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Full text of "Le mystérieux monsieur de l'Aigle : roman canadien inʹedit"

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ÉDITIONS  EDOUARD  G ARAND, MONTREAL. 


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THELIBRARYOF 

YorkUniversity 

SPECIAL  COLLECTIONS 


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'Primç  par  la 
force  et  par  la  QuaUtQ 


Le  Mystérieux 

Monsieur  de  VAigîe 


Roman  canadien  inédit 


PAR 


JVTme  Â.  B.  LÂCERTE 


Illustrations  d'Albert  Fournier 


LACTION  CANADIENNE 


"LE  ROMAN  CANADIEN" 

Editions  Edouard  Garand 

1423,  1425,  1427,  rue  Ste-Elisabeth. 
Montréal. 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 
A  la  même  librairie 


Le  Spectre  du  Ravin,  roman   25c 

Roxane,  roman   25c 

L'Ombre  du  Beffroi,  roman   25c 

Le  Bracelet  de  Fer,  roman   25c 

Le  Mystérieux  Monsieur  de  l'Aigle   25c 


Tous  droits  de  publication,  de  traduction,  reproduction, 
adaption  au  théâtre  et  au  cinéma  réservés  par 
Edouard  Garand 

1928 

Copyright  by  Edouard  Garand.  1928 
De  cet  ouvrage  il  a  été  tiré  15  exemplaires  sur  papier  spécial; 


chacun  de  ces  exemplaires  est  numéroté  en  rouge  à  la  presse. 


Première  Partie 

UNE  ERREUR  JUDICIAIRE 
I 

LA  FILLE  DU  MARTYR 

Dans  une  chambre  pauvre,  mais  propre,  sur 
un  lit  étroit,  mais  d'une  blancheur  immaculée, 
une  malade  est  couchée.  C'est  une  toute  jeune 
fille;  elle  n'a  que  seize,  dix-sept  ans  à  peine. 
Son  visage  tout  défait,  ses  traits  étirés,  ses 
yeux  cernés  de  bistre,  ses  lèvres  pâles,  disent 
clairement  qu'elle  est  atteinte  d'une  maladie 
grave,  peut-être  mortelle. 

Au  chevet  de  ce  lit  de  souffrance  se  tient  le 
rnédecin,  un  homme  aux  cheveux  gris,  dont  le 
visage,  ordinairement  jovial,  a  revêtu  une  ex- 
pression de  tristesse.  Il  frotte  ses  mains  l'une 
contre  l'autre  et  il  hoche  la  tête  d'un  air  fort 
significatif. 

Non  loin,  est  une  femme  fort  corpulente, 
Mme  St.  Onge,  une  voisine,  qui,  dans  la  bonté 
de  son  coeur,  est  venue  donner  ses  soins  à  la 
malade.    Pour  le  moment,  elle  est  à  mettre  un 


peu  d'ordre  sur  une  petite  table  couverte  de 
fioles  de  toutes  formes  et  de  toutes  grandeurs. 

Trois  autres  femmes  du  voisinages  se  tien- 
nent debout  au  pied  du  lit. 

— Que  pensez-vous  de  votre  malade,  ce  soir, 
Docteur?  demanda  soudain  Mme  St-Onge. 

— Ce  que  j'en  pense?...  Hélas!  je  le  crains, 
toute  la  science  médicale  au  monde  ne  pourrait 
la  sauver. 

— Ainsi,  elle  n'en  reviendra  pas,  vous  pen- 
sez ? 

— Oh!  non!  Elle  est  finie,  la  pauvre  enfant, 
je  le  crains . . .  Voyez  plutôt;  elle  est  tout  à 
fait  inconsciente,  depuis  ce  matin. 

(Mais  en  cela,  le  médecin  se  trompait.  La 
malade,  quoiqu'elle  n'eut  pu  donner  signe  de 
vie,  avait  parfaitement  conscience  de  ce  qui  se 
faisait  et  de  ce  qui  se  disait  autour  d'elle). 

— Pauvre  Magdalena!  Pauvre  fille!  fit  une 
voisine,  en  essuyant  une  larme. 

— Mais  elle  serait  cent  fois  mieux  morte  la 
pauvre  petite!  fit  une  autre. 

— Bien  sûr  que  oui!  amplifia  la  troisième 
voisine.  Elle  n'a  ni  parents  ni  amis . . .  Per- 
sonne ne  tient  à  s'associer  avec  elle,  dans  le 
village . . . 


4 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Aussi,  ça  se  comprend!  Qui  veut  être  vu 
en  la  compagnie  de  la  fille  d'Arcade  Carlin. . . 
de  la  fille  du  pendu? 

"La  fille  du  pendu"...  Oui,  c'était  ainsi 
qu'on  la  désignait.  Car,  hélas!  son  père  était 
monté  sur  l'échafaud,  pour  un  crime  (un  meur- 
tre) qu'il  n'avait  pas  commis. 

Ah!  Cette  exécution  de  son  père!  Ce  meur- 
tre légal!  cette  horrible  erreur  de  la  justice!.. 
Magdalena  en  avait  été  témoin,  oui,  témoin!.. 

Lorsque  son  père  avait  été  arrêté,  puis  con- 
duit en  prison,  une  femme  de  la  ville,  une  in- 
fâme ménagère,  avait  pris  Magdalena  chez 
elle.  Ce  ne  fut  que  plus  tard  que  l'on  décou- 
vrit la  raison  de  cet  acte  charitable  :  la  femme 
avait  haï  la  mère  de  Magdalena,  et  elle  avait 
juré  de  se  venger. . .  Mme  Carlin  était  morte 
depuis  six  ans;  mais  il  restait  sa  fille,  son  uni- 
que enfant;  sur  elle  se  vengerait  la  femme.  Et 
quelle  atroce  vengeance!..  Elle  avait  obligé 
la  pauvre  petite  d'assister,  de  l'une  des  fenê- 
tres de  sa  maison,  à  l'exécution  de  son  père. 
Munie  d'une  courroie,  la  misérable  frappait 
l'enfant  à  coups  redoublés,  criant  : 

— Regarde,  petite  vermine!  Regarde!  Cela 
te  servira  de  leçon,  plus  tard.  Tel  père,  telle 
fille...  Regarde...  et  souviens-toi! 

Sur  les  toits  des  maisons  avoisinant  la  pri- 
son, les  yeux  hagards  de  l'enfant  avaient  vu 
une  grande  quantité  de  monde;  des  curieux, 
des  gens  affligés  d'une  curiosité  morbide,  mal- 
saine, dont  ils  auraient  dû  rougir.  Mais  la 
vraie  délicatesse  de  sentiments  est  chose  rare 
en  ce  monde,  et  les  gens  se  dérangent;  que  dis- 
je?  ils  font  des  efforts  inouis  pour  aller 
"jouir"  des  spectacles  les  plus  affreux,  les  plus 
hideux,  les  plus  révoltants. 

Magdalena  avait  vu  s'ouvrir  la  porte  de  la 
de  la  prison. . .  Elle  avait  vu  son  père,  mar- 
chant entre  deux  hommes,  dont  l'un,  le  curé 
de  la  paroisse. . .  Elle  avait  vu  l'exécuteur  at- 
tendant sa  victime,  au  pied  de  l'échafaud... 
Elle  avait  vu  le  shérif,  puis  les  policiers  en- 
tourant la  cour  de  la  prison . . .  Les  lèvres  de 
son  père  remuaient. . .  il  priait. . .  Le  prêtre 
priait  avec  lui,  ou  lui  parlait  du  ciel,  de  l'éter- 
nité . . . 

— Père!    0  père!  avait  crié  l'enfant. 

Il  l'avait  entendue. . .  Il  avait  tendu  ses  bras 
vers  elle. . .  puis  il  avait  fait,  de  sa  main  droi- 
te, le  geste  de  la  bénir. . .  Oui,  il  l'avait  bé- 
nie. . .  lui. . .  son  père. . .  lui  qui  allait  monter 
sur  l'échafaud  dans  quelques  instants!  Et 
cette  bénédiction  du  mourant  serait  toujours 
précieuse  à  sa  fille. . . 

Mais  Dieu  avait  eu  pitié  de  Magdalena,  car 
au  moment  oii  l'on  posait  sur  la  tête  de  son 
père  le  capuchon  noir,  elle  avait  perdu  con- 
naissance. . . 

La  ménagère,  ensuite,  satisfaite  de  sa  dia- 
bolique vengeance,  avait  jeté  l'enfant  dehors, 
immédiatement  après  l'exécution,  ne  l'ayant 
prise  chez  elle  que  pour  la  martyriser;  son  but 
était  maintenant  atteint;  alors,  elle  la  jetait 
dehors  comme  un  chien. 

Pauvre,  pauvre  petite!..  Elle  n'avait  que 
douze  ans ...  Il  y  avait  de  cela  près  de  cinq 
ans  maintenant,  et  elle  s'en  souvenait  comme 
si  c'eut  été  hier. . . 


Que  serait  devenue  la  pauvre  petite,  si  elle 
n'eut  rencontré  sur  son  chemin  un  vieil  ami  de 
son  père,  un  nommé  Zénon  Lassève?.. 

Le  "père  Zénon",  comme  on  l'appelait  dans 
le  village  de  G.  .  .,  était  un  "homme  à  tout  fai- 
re", devenant,  à  l'occasion,  menuisier,  jardinier 
plombier,  maçon,  briquetier.  De  cette  manière 
il  ne  chômait  guère. 

Zénon  Lassève  était  un  homme  de  près  de 
six  pieds.  Il  portait  toute  sa  barbe,  qui  avait 
grisonné,  ainsi  que  ses  cheveux,  bien  avant  l'â- 
ge. Ses  traits,  assez  irréguliers,  portaient 
l'empreinte  d'une  excessive  bonté. 

Quel  brave  homme  que  le  "père  Zénon"! 
Aussi,  était-il  estimé  de  tous,  à  cause  de  sa 
bonté,  d'abord,  puis  pour  son  incontestable 
honhêteté. 

Il  possédait  une  maisonnette  aux  confins  du 
village.  Il  vivait  là  seul,  car  il  ne  s'était  ja- 
mais marié,  et  il  était  content  aujourd'hui  de 
posséder  un  chez  lui,  oii  il  pouvait  emmener  la 
petite  orpheline,  que  tous  baffouaient  et  inju- 
riaient, sans  pitié.  On  ne  peut  changer  le 
monde;  il  est  porté  à  rendre  les  enfants  res- 
ponsables pour  les  péchés  de  leurs  parents. 

— Magdalena,  avait  dit  le  "père  Zénon", 
lorsque  tous  deux  furent  arrivés  à  sa  maison, 
tu  vas  demeurer  avec  moi  toujours,  doréna- 
vant, et  je  remplacerai  auprès  de  toi,  autant 
que  faire  se  pourra,  ton  père,  qui  était  mon 
meilleur  ami . . . 

— Mon  père!  Oh!  mon  pauvre  père!  gémit 
la  petite. 

• — Tu  le  sais,  Magdalena;  je  le  sais,  moi 
aussi,  ton  père  n'a  jamais  commis  le  crime 
pour  lequel  il  vient  de  mourir. . .  Ton  père  est 
un  martyr,  petite;  oui,  un  martyr;  un  innocent, 
qui  est  monté  sur  l'échafaud,  pour  expier  le 
crime  d'un  autre. .  .  d'un  inconnu.  Je  le  répè- 
te, je  sais  qu'il  n'était  pas  coupable .  . .  Un  au- 
tre aussi  le  sait. . .  mais  il  n'a  rien  dit;  il  a 
même  menti,  par  vengeance . . .  Horrible  ven- 
geance qui,  un  jour,  retombera  sur  le  vengeur, 
en  malédiction! 

Magdalena  devint  la  fille  du  "père  Zénon", 
par  acte  d'adoption.  Malgré  tout,  elle  n'était 
pas  malheureuse.  Pourtant,  elle  aurait  aimé 
aller  à  l'école,  s'instruire  un  peu;  mais,  en  dé- 
pit de  tous  les  efforts  que  fit  son  père  adoptif, 
il  ne  parvint  pas  à  la  faire  accepter,  dans  au- 
cune des  deux  classes  du  village.  Les  parents 
n'allaient  pas  laisser  leurs  enfants  traîner  les 
mêmes  bancs  d'école,  respirer  le  même  air  que 
"la  fille  du  pendu"!  Ils  avaient  protesté  en 
bloc,  et  le  "père  Zénon"  avait  dû  se  considérer 
battu. 

— Ecoute,  petite,  avait-il  dit  à  Magdalena 
un  jour,  puisque  tu  sais  lire  et  écrire,  je  t'achè- 
terai des  livres  et  des  cahiers,  et  tu  continue- 
ras à  étudier.    Hein?    Qu'en  penses-tu? 

— Merci,  père  Zénon,  merci!  avait-elle  ré- 
pondu. Et  puisque  vous  voulez  bien  m'acheter 
des  livres  et  des  cahiers,  je  ne  demande  qu'à 
étudier,  afin  d'essayer  de  m'instruire.  Seule- 
ment, je  rencontrerai  souvent  des  passages 
difficiles,  que  je  ne  parviendrai  jamais  à  dé- 
chiffrer seule,  je  le  crains  ajouta-t-elle,  en  sou- 
riant. 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


5 


Mais  elle  ne  devait  pas  rencontrer  autant  de 
difficultés  qu'elle  le  prévoyait,  dans  ses  études, 
car,  une  maîtresses  d'école,  une  veuve  de  tren- 
te-cinq ans  à  peu  près,  prit  pitié  de  la  pauvre 
enfant,  et,  furtivement,  le  soir,  elle  se  rendait 
chez  le  "père  Zénon",  faire  la  classe  à  Magda- 
lena. 

— Mme  d'Artois,  avait  dit  le  "père  Zenon"  à 
la  veuve,  un  soir.  Dieu  vous  récompensera  un 
jour  de  ce  que  vous  faites  pour  ma  pauvre  pe- 
tite! 

— Je  l'aime  cette  enfant,  voyez-vous,  M. 
Lassève;  je  l'ai  toujours  aimée,  avait  répondu 
la  veuve,  et  c'est  mal,  à  mon  sens,  de  la  rendre 
responsable  du  crime  de  son  père . . . 

— Oui,  je  sais  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour 
la  petite  déjà,  et  je  vous  en  suis  excessivement 
reconnaissant,  croyez-le!..  Mais,  Mme  d'Ar- 
tois, Arcade  Carlin  était  innocent,  répondit  Zé- 
non.   Il  est  mort  martyr;  voilà! 

Mme  d'Artois  jeta  sur  son  interlocuteur  un 
coup  d'oeil  étonné. 

— Pourtant,  M.  Lassève,  répliqua-t-elle,  vous 
ne  parviendrez  jamais  à  faire  virer  de  bord  l'o- 
pinion publique,  vous  savez! 

— Vous  croyez  donc  que  Carlin  était  coupa- 
ble de  l'affreux  crime  pour  lequel  il  est  monté 
sur  l'échafaud,  Mme  d'Artois? 

— Comment  en  douter. . .  quand  les  preu- 
ves. . .  Mais,  Magdalena,  la  pauvre  petite!  Que 
je  la  plains!. .  On  ne  l'entend  jamais  nommer 
autrement  que  "la  fille  du  pendu"...  C'est 
triste,  infiniment  triste! 

— "La  fille  du  martyr"  devrait-on  dire  plu- 
tôt, riposta  Zénon  Lassève.  Moi,  je  sais  que 
Carlin  n'était  pas  coupable . . .  De  plus,  je 
l'affirme,  un  autre  aussi  le  sait. . .  Le  miséra- 
ble, qui  eut  pu  sauver  un  innocent,  s'il  eut  vou- 
lu parler...  ou  plutôt,  s'il  n'avait  lâchement 
menti  ! 

Près  de  cinq  ans  s'étaient  écoulés  depuis  le 
jour  où  Mag-dalena  s'en  était  allée  demeurer 
chez  le  "père  Zénon".  Mme  d'Artois  était  res- 
tée amie.  Quelle  bonne  amie  elle  était  pour 
l'enfant,  devenue  jeune  fille! 

Malheureusement,  Mme  d'Artois  avait  été 
nommée  pour  enseigner  dans  un  autre  village, 
l'année  précédente.  Magdalena  avait  beau- 
coup pleuré,  lors  du  départ  de  l'excellente  fem- 
me, car  elle  s'était  attachée  à  elle;  n'avait-elle 
pas  été  une  véritable  mère  pour  la  petite  or- 
pheline ? 

Lorsque  Magdalena  était  tombée  malade,  il 
y  avait  quelques  semaines,  elle  avait,  bien  des 
fois,  pensé  à  Mme  d'Artois ...  Si  elle  eut  été 
dans  le  village,  elle  serait  certainement  venue 
lui  rendre  visite  souvent;  elle  l'eut  même  soi- 
gnée avec  dévouement  et  tendresse. 

Malgré  les  longs  jours  écoulés,  on  faisait 
encore  assez  souvent,  à  Magdalena,  l'injure  de 
l'appeler  "la  fille  du  pendu".  "Fille  de  mar- 
tyr" se  disait  alors  la  pauvre  enfant,  afin  de 
se  consoler. 

Mais  ces  épreuves  qu'elle  avait  eues  à  subir, 
ces  injures,  ces  affronts  de  chaque  instant, 
avaient  miné  sa  santé.  Un  rhume,  contracté 
elle  n'eut  pu  dire  où  ni  comment,  n'avait  fait 
que  s'agraver,  puis,  un  matin,  elle  s'était  vue 
dans  l'impossibilité  de  quitter  son  lit. . .  "Une 
inflammation  des    poumons";  tel  avait   été  le 


verdict  du  médecin;  une  maladie  grave,  si  gra- 
ve qu'elle  n'en  reviendrait  pas;  c'était  là  aussi 
l'opinion  de  tous . .  .  Comment  se  faisait-il 
alors  qu'elle  ne  s'en  réjouissait  pas  ?..  La  vie, 
pour  elle,  ne  serait  qu'un  tissu  d'épreuves,  un 
calvaire!..  Elle  n'avait  pas  d'amis,  si  on  ex- 
ceptait le  "père  Zénon"  et  Mme  d'Artois  ce- 
pendant.. .  Hors  ces  deux  âmes  dévouées  et 
sincères,  personne  au  monde  ne  se  souciait 
d'elle,  si  ce  n'était  pour  la  blesser  dans  ses  sen- 
timents les  plus  chers  :  son  culte  pour  la  mé- 
moire de  son  père. . . 

Nous  l'avons  dit  déjà,  Magdalena  allait  at- 
teindre ses  dix-sept  ans,  et  c'était  bien  jeune 
pour  mourir . . .  trop  jeune ...  Il  est  vrai  que 
l'avenir  ne  lui  réservait  guère  de  bonheur. . . 
mais  le  soleil  de  la  jeunesse  perçait  quand  mê- 
me les  nuages  noirs  accumulés  à  son  horizon. . 
Eh!  bien,  elle  vieillirait  à  côté  du  "père  Zé- 
non"; plus  tard,  elle  soignerait  les  rhumatis- 
mes de  son  père  adoptif,  mais  elle  vivrait  tou- 
jours . . .  L'avenir  ne  lui  offrait  aucune  pro- 
messe, il  est  vrai;  tout  de  même,  elle  se  cram- 
ponnait à  la  vie  de  toutes  les  forces  de  son 
être . . . 

N'y  aurait-il  pas  moyen  de  remédier  à  la  si- 
tuation si  pénible  où  elle  se  trouvait?. .  Hélas, 
non!. .  A  moins  de  quitter  G. . .  à  jamais;  de 
s'en  aller  loin,  bien  loin;  là  où  personne  ne  la 
connaîtrait;  de  changer  d'identité  et  de  nom.. 
Mais  cela,  c'était  impossible,  tout  à  fait  impos- 
sible!... Elle  ne  pouvait  pas,  à  moins  d'être 
un  monstre  d'ingratitude,  laisser  celui  qui  l'a- 
vait accueillie  chez  lui,  alors  qu'elle  était  aban- 
donnée de  tous. . .  non,  elle  ne  le  pouvait  pas! 

Et  elle  allait  atteindre  ses  dix-sept  ans!. . . 
A  cet  âge,  on  tient  à  vivre,  et  c'est  pourquoi 
Magdalena  se  cramponnait  à  l'existence.  Mal- 
gré le  verdict  du  médecin,  elle  voulait  vivre, 
vivre  quand  même!..  Ses  forces  revenaient 
d'ailleurs,  elle  en  était  certaine. . .  Elle  pou- 
vait remuer  ses  doigts  et  ses  pieds...  Ses 
bras  seulement  semblaient  plutôt  engourdis, 
comme  s'ils  eussent  été  comprimés  dans  un 
étau;  mais  cela  reviendrait  peut-être...  Ses 
paupières,  cependant,  étaient  lourdes,  lourdes 
comme  du  plomb,  et  Magdalena  ne  parvenait 
pas  à  les  ouvrir. . .  Elle  essayait  pourtant; 
oh!  comme  elle  essayait,  la  pauvre  enfant!.. 
Si  ses  bras  n'eussent  été  comme  paralysés,  elle 
eut  pu  se  frotter  les  yeux,  du  revers  de  ses 
deux  mains  et  cela  eut  aidé  un  peu,  sans  dou- 
te.... 

Enfin!  Ses  yeux  s'ouvrent...  lentement... 
Mais  ils  se  referment  aussitôt. . .  Elle  ne  se 
décourageait  pas  cependant. . .  Encore  un  ef- 
fort!.. Ah!.. 

Ses  yeux  venaient  de  s'ouvrir  bien  grands . . 
Un  cri  s'était  échappé  de  la  poitrine  de  la  ma- 
lade, car,  quoique  ses  yeux  eussent  été  grands 
ouverts,  elle  n'avait  rien  vu...  rien!..  Elle 
était  aveugle...  complètement  aveugle!.. 
N'était-ce  pas  la  plus  épouvantable  des  calami- 
tés, et  ne  valait  pas  mieux,  cent  fois,  être  mor- 
te ? . .  Des  larmes  brûlantes  coulèrent  sur  ses 
joues. 

Mais  une  pensée  lui  vint,  tout  à  coup;  une 
pensée  qui  l'encouragea  et  la  consola  un  peu  : 
si  ses  yeux  n'avaient  rencontré  que  l'obscurité, 


6 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


tout  à  l'heure,  c'était  probablement  parce- 
qu'elle  était  recouverte  d'une  couverture... 
Oui,  Magdalena  se  rappeJa  avoir  eu  le  frisson; 
elle  se  rappela  aussi  s'être  dit  que  ce  terrible 
frisson  ce  devait  être  la  mort.  .  .  On  avait  pro- 
bablement jeté  sur  elle,  alors,  tout  ce  qu'on 
avait  trouvé,  pouvant  la  réchauffer.  .  . 

Eh!  bien,  il  ne  s'agissait  que  de  soulever  ces 
couvertures!..  Ses  bras...  Elle  parvint, 
quoiqu'à  grand'peine,  à  les  remuer,  puis  à  .es 
lever  un  peu .  .  . 

Par  un  suprême  effort,  elle  souleva  ce  qui 
l'empêchait  de  voir.  .  .  de  respirer  aussi. .  . 

Ce  qui  la  recouvrait  venait  d'être  soulevé; 
mais  les  forces  lui  manquant,  Magdalena  lais- 
sa retomber  la  couverture  qui,  en  tombant, 
produit  un  son  mat. 

Cependant,  dans  l'espace  d'un  éclair,  elle 
avait  pu  voir  un  peu  ce  qui  l'entourait.  .  .  Sur 
une  petite  table,  elle  avait  aperçu  un  Crucifix, 
de  chaque  côté  duquel  était  un  cierge  allumé. . 
et  c'est  tout.  . . 

Elle  sentit  qu'elle  suffoquait.  .  .  Il  lui  fau- 
drait assez  de  force  pour  se  débarrasser  tout 
à  fait  de  ce  qui  la  recouvrait,  et  gênait,  de  plus 
en  plus,  sa  respiration.  .  . 

La  malade  réunit  toutes  ses  forces,  qu'elle 
employa  ensuite  à  soulever  l'obstacle  qui  l'em- 
pêchait de  voir  et  de  respirer  à  l'aise.  .  .  Il  est 
bien  vrai  de  dire  qu'avec  de  la  patience  et  de 
la  persévérance  on  vient  à  bout  de  tout;  Mag- 
dalena entendit  un  léger  craquement,  suivi  du 
bruit  d'un  objet  pesant  tombant  sur  le  plan- 
cher. .  . 

Elle  voyait!    Elle  respirait! 

En  un  clin  d'oeil,  elle  fut  assise.  .  . 

Mais,  aussitôt,  un  cri  d'indicible  terreur  s'é- 
chappa de  sa  poitrine,  puis  elle  retomba,  éva- 
nouie .  .  . 

Horreur!!!...  Elle  était  couchée  dans  un 
cercueil! 

II 

L'BOSCOT 

Lorsque  Martin  Corbot  obtint  la  charge  de 
maître  de  poste  du  village  de  G...,  tous 
avaient  trouvé  que  ce  n'était  que  juste;  même 
ceux  qui  avaient  ambitionné  la  position,  trou- 
vaient bien  le  choix  du  Gouvernement. 

— Il  fallait  toujours  que  quelqu'un  eut  cet 
emploi!  avait  dit  un  homme  de  G.  .  .,  un  soir, 
alors  que  plusieurs  habitants  du  village  étaient 
réunis  chez  Jacques  Lemil,  propriétaire  du 
plus  grand  magasin  général  de  la  place, 

— Oui,  avait  répliqué  un  autre,  car  ce  pau- 
vre Corbot!  Il  ne  peut  pas  faire  toutes  sortes 
d'ouvrages. 

— C'est  vrai!  répliqua-t-on.  Ça  ne  pourrait 
travailler  fort  des  deux  bras,  comme  nous, 
c'boscot. 

— Mais  ça  travaille  de  la  langue,  par  exem- 
ple! avait  répondu  le  "père  Zénon",  qui  était 
présent. 

Tous  rirent. 

— Quant  à  cela,  c'est  la  vérité  vraie  ce  que 
dit  le  "père  Zénon!  fit  Jacques  Lemil.  Pour 
avoir  la  langue  mal  pendue,  l'boscot  a  mérité 
qu'on  lui  décerne  la  palme! 


— Tu  l'as  dit,  Lemil!  s'écria  l'un  des  hommes 
présents.  Ça  ne  lui  prend  pas  de  temps,  au 
boscot,  pour  faire  des  choux  et  des  raves,  de  la 
réputation  des  plus  honnêtes  gens  du  village 
et  des  environs.    C'est  méchant  c'ga's-là! 

— C'est  méchant  et  c'est  bête!  s'écria  quel- 
qu'un. 

— L'boscot  est  un  homme  dangereux,  inter- 
vint gravement  le  "père  Zénon".  On  dirait 
qu'il  s'en  prend  à  l'univers  entier  de  ce  qu'il  est 
difforme,  ma  foi! 

— Cependant,  peut-être  que  d'avoir  obtenu  la 
charge  de  maître  de  poste,  cela  lui  donnera 
moins  de  temps  pour  s'occuper  de  ce  qui  bout 
dans  les  marmites  de  ses  voisins,  ajouta  Jac- 
ques Lemil.  Espérons-le! 

— Oui,  espérons-le!  s'écrièrent-ils  tous. 

Par  la  conversation  ci-haut,  on  comprendra 
que  Martin  Corbot,  dit  l'boscot,  n'était  pas  un 
homme  très  aimable  et  qu'il  ne  jouissait  pas 
d'une  grande  popularité.  Comme  venait  de  le 
dire  le  "père  Zénon",  ce  bossu  semblait  blâmer 
l'univers  entier  de  ce  qu'il  était  difforme  et 
laid .  .  .  laid,  à  faire  peur. 

Tout  d'abord,  Martin  Corbot  était  très  petit 
de  taille;  c'était  à  peine  s'il  mesurait  quatre 
pieds.  Ses  jambes  grêles,  terminées  par  des 
pieds  énormes;  ses  longs  bras,  aux  mains  de 
géant;  son  corps  frê.e  comme  celui  d'un  en- 
fant; ses  épaules  très-hautes,  surmontées  d'u- 
ne bosse;sa  tête,  grosse  trois  fois  comme  une 
tête  ordinaire;  ses  cheveux  noirs  et  huileux; 
son  visage,  dans  lequel  étaient  des  yeux  noirs, 
très  noirs  grands  et  perçants,  (les  uns  disaient 
méchants)  sa  bouche,  qui  faisait  penser  à  une 
caverne,  et  dont  les  lèvres,  presque  bleues, 
semblaient  toujours  prêtes  à  cracher  l'injure, 
faisaient  du  boscot  l'être  le  plus  repoussant  de 
la  terre.  Martin  Corbot  n'était  pas  seulement 
difforme;  il  boitait  de  la  jambe  gauche. 

Pauvre  diable!  On  eut  pris  pitié  de  lui,  bien 
sûr,  s'il  n'eut  été  si  méchant,  car  il  n'est  per- 
sonne au  monde  qui  ne  soit  porté  à  plaindre 
celui  ou  celle  qui  est  infirme.  Mais,  l'boscot 
abusait  de  son  infirmité;  éclaboussant  d'in- 
jures, souvent,  des  hommes  de  taille  à  le  pul- 
vériser, en  un  tour  de  main;  maltraitant  les 
enfants,  surtout  ceux  qui  osaient  lui  faire  l'in- 
jure de  l'appeler  "l'boscot".  Martin  Corbot 
insultait,  aussi,  les  femmes  les  plus  honnêtes, 
les  plus  respectables,  par  des  insinuations  bê- 
tes sur  leur  compte,  ou  sur  le  compte  de  leurs 
maris.  On  prétendait  que  le  bossu  était  res- 
ponsable de  bien  des  brouilles  dans  les  ména- 
ges, de  séparations  même,  entre  les  époux  qui 
avaient  paru  les  plus  unis.  Mais,  que  lui  im- 
portait ?..  Il  en  avait  vu  bien  d'autres,  l'bos- 
cot! 

Personne  ne  savait,  au  juste,  d'oiî  venait 
l'boscot.  Les  vieux  de  l'endroit  racontaient 
que,  il  y  avait  trente  ans,  la  vieille  Prudence, 
la  diseuse  d'horoscope  de  G...,  que  tous  nom- 
maient "la  sorcière",  était  revenue  au  village, 
un  soir,  après  en  avoir  été  absente  pendant 
plusieurs  semaines,  en  tenant  par  la  main  un 
enfant  de  dix  ans,  un  vrai  monstre  de  laideur, 

A  ceux  qui  avaient  demandé  à  "la  sorcière" 
d'oii  venait  cet  enfant,  elle  avait  répondu  : 

— C'est  l'enfant  d'une  de  mes  amies,  qui 
vient  de    mourir.    Le  petit  se    nomme  Martin 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


7 


Corbot,  et  c'est  tout. . .  tout  ce  qui  concerne 
les  gens  de  G . . . ,  dans  tous  les  cas,  avait-elle 
ajouté. 

Martin  avait  été  mis  à  l'école,  et  Prudence 
avait  fait  comprendre  à  la  maîtresse  qu'elle 
entendait  qu'  il  ne  devint  pas  le  patira  des  au- 
tres enfants...  Le  patira?..  Ce  fut  lui,  le 
petit  bossu,  qui  fit  des  patira  des  autres  éco- 
liers. Hypocrite,  menteur,  lâche,  traître,  mé- 
chant, il  trouvait  le  moyen  de  faire  punir  ses 
compagnons,  pour  des  choses  qu'il  avait  faites 
lui-même,  le  plus  souvent.  N'osant  se  battre 
franchement,  comme  ;es  autres  garçonnets,  il 
les  frappait  par  derrière,  au  moment  où  ils  s'y 
attendaient  le  moins,  et  déjà,  à  cet  âge,  il  se 
fiait  sur  son  infirmité,  sachant  bien  qu'elle  le 
protégeait,  en  quelque  sorte.  Si  quelqu'écolier 
se  vengeait,  à  la  fin,  ainsi  qu'un  chien  battu, 
l'boscot  allait  geindre  et  se  lamenter  à  la  maî- 
tresse d'école;  celle-ci  punissait,  alors,  sévè- 
rement le  coupable,  et  le  faisait  rougir,  devant 
toute  la  classe,  d'avoir  osé  s'attaquer  à  un  in- 
firme, un  enfant  sans  défense.  Sans  défen- 
se ?.  .  A  dix  ans,  Martin  Corbot  était  déjà.  .  . 
favorisé  de  mains  et  de  pieds  énormes  et  il  sa- 
vait s'en  servir.  Plus  d'un  écolier  portait,  sou- 
vent, des  marques  de  coups  de  poing  et  de 
coups  de  pied  du  bossu;  ces  coups  étaient  ad- 
ministrés lâchement,  alors  qu'on  ne  s'y  atten- 
dait nullement,  je  l'ai  dit  plus  haut;  ils  n'en 
portaient  pas  moins  pour  cela. 

La  maîtresse  d'école  avait  essayé  de  proté- 
ger le  petit  monstre,  en  le  faisant  asseoir  au- 
près d'elle;  alors,  Martin  Corbot  s'était  mis  à 
jouer  des  tours  à  celle  qui  essayait  de  le  pro- 
téger. Au  moyen  de  braquettes,  il  avait,  un 
jour,  cloué  le  bas  de  la  jupe  de  la  maîtresse 
d'école  (une  toute  jeune  fille)  à  la  tribune  ser- 
vant de  piédestal  à  son  pupitre,  et  lorsque 
celle-ci  avait  voulu  se  lever,  à  la  hâte,  avec 
l'intention  de  corriger  un  élève  récalcitrant, 
elle  avait  été  retenue  à  la  tribune,  ce  qui  avait 
fait  rire  toute  la  classe,  le  bossu  le  premier. 
Une  autre  fois,  il  avait,  par  malice,  renversé, 
tout  un  encrier  sur  des  cahiers  que  la  maîtres- 
se venait  de  corriger.  Une  autre  fois  encore, 
il  avait  enfermé  une  souris  dans  le  pupitre  de 
la  maîtresse,  ce  qui  avait  effrayé  la  pauvre 
jeune  fille  au  point  qu'elle  avait  presque  per- 
du connaissance. 

Finalement,  Martin  Corbot  avait  été  remis 
à  la  vieille  Prudence;  on  avait  essayé  de  le 
garder,  dans  les  deux  écoles  du  village;  mais 
c'était  chose  tout  à  fait  impossible. 

Alors,  le  curé  entreprit  l'instruction  et  l'é- 
ducation du  boscot;  (rude  tâche,  cette  derniè- 
re, assurément)  ! 

III 

L'BOSCOT,  AU  PRESBYTERE 

Le  curé  de  G .  .  .  était  un  homme  du  genre 
du  Curé  d'Ars;  tout  dévouement,  bonté,  chari- 
té, et  doué  d'une  foi  extraordinaire.  Martin 
Corbot  aurait  bientôt  onze  ans  et  il  n'avait  pas 
encore  fait  sa  première  communion;  le  curé  se 
dit  qu'il  y  avait  du  bon  chez  tous,  et  il  allait 
entreprendre  d'essayer  de  découvrir  les  bons 
points  du  bossu. 


Tous  les  matins  donc,  à  dix  heures,  on  eut  pu 
voir  Martin  s'acheminer  vers  le  presbytère,  où 
le  curé  lui  faisait  la  classe  jusqu'à  midi,  L'bos- 
cot n'était  pas  dépourvu  de  talent  et  il  possé- 
dait une  mémoire  vraiment  prodigieuse.  Le 
curé  étant  très  patient,  son  élève  fit  de  rapi- 
des progrès. 

Martin  Corbot  n'osait  pas  faire  trop  de  far- 
ces, au  presbytère.  Pourtant,  il  trouvait  le 
moyen  de  jouer  des  tours  au  curé  qui  se  dé- 
vouait tant  pour  lui;  il  cachait  son  étui  à  lu- 
nettes; il  enlevait  l'image  sainte  marquant  la 
place  du  curé  dans  son  bréviaire;  surtout,  il 
se  gorgeait  de  vin  de  messe,  dont  il  n'avait 
pas  tardé  à  découvrir  une  bouteille,  dans  l'ar- 
moire de  la  salle  à  manger. 

Mais,  quelqu'un  veillait  :  c'était  Espérance, 
la  ménagère  du  curé;  une  femme  de  près  de 
six  pieds,  pesant,  pour  le  moins  200  livres. 

Espérance  avait  constaté  que  certaines  cho- 
ses disparaissaient  mystérieusement,  depuis 
quelque  temps;  le  vin  de  messe  d'abord,  puis 
le  dessert  du  diner,  qu'elle  venait  de  mettre 
sur  la  table,  souvent.  Comme  elle  soupçonnait 
Martin  Corbot  (ça  ne  pouvait  être  que  lui  le 
voleur),  elle  se  mit  à  l'observer,  sans  qu'il  s'en 
doutât.  Un  jour,  elle  le  vit  enlever  de  la  table 
de  la  salle  à  manger,  qui  était  toute  servie 
pour  le  diner,  une  orange  et  une  grappe  de  rai- 
sin, le  modeste  dessert  de  ce  jour-là.  En  un 
clin  d'oeil,  elle  saisit  le  bossu  par  le  bras,  et 
elle  lui  administra  une  vo.ée,  oh!  mais!  une 
volée,  dont  il  devait  garder  longtemps  le .  .  . 
cuisant  souvenir. 

— Ah!  s'écriait-elle,  tout  en  frappant  Martin 
de  la  paume  de  ses  mains,  durcies  par  le  tra- 
vail. C'est  toi,  hein,  l'boscot,  qui  voles  le  vin 
de  messe  de  dans  l'armoire,  et  le  dessert  de  sur 
la  table  de  M.  :e  Curé!  Tiens!  Tiens!  vilain 
bossu!  Voilà  pour  t'apprendre  à  voler!. .  Vo- 
ler M.  le  Curé!  Lui!  Un  saint,  qui  se  prive  de 
tout,  afin  de  pouvoir  faire  plus  large  la  part 
des  pauvres!  Tiens!    Tiens!    Et  tiens  encore! 

La  bonne  Espérance  tapait  comme .  .  .  une 
sourde,  et  Martin  criait,  hurlait  presque.  Le 
curé,  qui  venait  de  rentrer  au  presbytère, 
après  être  allé  sonner  l'angelus  du  midi,  s'em- 
pressa d'accourir  vers  la  salle  à  mang?r. 

— Espérance!  Espérance!  s'écria-t-il.  Com- 
ment pouvez-vous  maltraiter  ainsi  ce  pauvre 
petit  infirme? 

— ^Tenez,  M.  l'Curé,  j'en  ai  assez  de  ça!  ré- 
pondit la  ménagère.  Car,  respect  que  j'vous 
dois,  ce  bossu,  ça  profite  de  son  infirmité  pour 
faire  des  mauvais  coups;  il  se  dit  qu'on  le 
prendra  en  pitié,  quand  même  il  ferait  des  cho- 
ses pendables.  C'est  méchant,  c'est  voleur, 
c'est.  .  . 

— C'est  assez.  Espérance! 

— C'est  bon!  C'est  bon!  Je  me  tais.  Mais, 
respect  que  j'vous  dois,  M.  l'Curé.  .  . 

— Dites-moi  d'abord,  Espérance,  ce  qu'a  fait 
Martin,  pour  que  vous  le  maltraitiez  ainsi? 

— C'est  un  voleur  aue  Martin,  M.  l'Curé;  un 
vr?vi!  Il  bo^'t  votrp  vin  de  messe;  il  vole  votre 
dessert  du  diner;  il. .  . 

— Pauvre  enfant!  fit  le  curé,  en  posant  sa 
main  sur  l'épaule  du  bossu.  Sans  doute,  il  est 
privé  chez  lui.    La  vieille  Prudence . . . 


8 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Ah!  Ne  croyez  pas  ça,  M.  l'Curé!  Pru- 
dence, la  "sorcière",  a  plus  d'argent  que  vous 
et  moi,  interrompit  la  ménagère.  Non,  ça 
n'est  pas  privé  chez  lui,  c'bossu;  ça  vole,  par- 
ce que  c'est  plein  de  mauvais  instincts.  C'est 
de  la  vraie  vermine,  c'boscot,  et,  respect  que 
j'vous  dois,  M.  l'Curé,  je  mettrais  ça  à  la  por- 
te du  presbytère,  à  votre  place,  et  plus  vite  que 
ça! 

Tout  de  même,  le  bon  curé  continua  à  don- 
ner des  leçons  à  Martin  Corbot,  pendant  trois 
ans  encore,  puis,  la  vieille  Prudence  étant  mor- 
te, l'boscot  jugea  à  propos  d'interrompre  ses 
études.  Dans  tous  les  cas,  il  cessa  de  se  ren- 
dre au  presbytère,  au  grand  soulagement  d'Es- 
pérance; peut-être  aussi  au  soulagement  du 
curé.  Mais  ce  dernier  était  trop  charitable 
pour  s'avouer,  même  à  lui-même,  qu'il  avait 
trouvée  très  ardue,  presqu'impossible,  la  tâche 
d'instruire,  d'éduquer  surtout  l'boscot. 

Plusieurs  années  s'écoulèrent.  Martin  Cor- 
bot,  réfugié  dans  la  maison  de  la  vieille  Pru- 
dence, vivait  seul,  sans  amis. 

Ça  n'avait  jamais  pu  garder  même  un  chien, 
ce  bossu;  il  avait  essayé  d'en  garder;  mais, 
comme  il  maltraitait  les  animaux,  comme  il 
maltraitait  les  enfants  qui  avaient  le  malheur 
de  l'offenser,  nul  chien  ne  voulait  rester  avec 
lui;  aussitôt  qu'il  en  avait  la  chance,  il  se  sau- 
vait et  allait  se  réfugier  ailleurs. 

Un  jour,  un  magnifique  lévrier,  que  Martin 
Corbot  s'était  procuré ...  on  ne  savait  trop 
comment  ni  où,  avait  trouvé  le  moyen  de  s'en- 
fuir de  chez  son  maître,  et  il  était  allé  se  ré- 
fugier chez  Arcade  Carlin. 

— Tiens!  Vois  donc,  Diane!  s'était  écrié  Ar- 
cade, en  s'adressant  à  sa  femme.  C'est  le 
chien  de  Martin  Corbot. 

— La  pauvre  bête!  avait  dit  Diane,  en  cares- 
sant le  lévrier.  Sans  doute,  l'boscot  a  dû  le 
maltraiter,  et  le  chien  a  trouvé  le  moyen  de  se 
sauver.    Qu'allons-nous  en  faire.  Arcade? 

— Le  garder,  si  possibilité  il  y  a.  Tiens! 
Voilà  l'boscot!  Il  cherche  son  chien;  il  a  dû  le 
voir  entrer  ici. 

Le  lévrier,  en  entendant  le  pas  de  son  maî- 
tre, se  mit  à  trembler,  puis  il  alla  s-e  coucher 
sous  la  table,  aux  pieds  de  Diane,  comme  s'il 
eut  voulu  demander  à  la  jeune  femme  de  le 
protéger. 

— Mon  chien  est  ici  ?  demanda  l'boscot,  en- 
trant, sans  cérémonie,  dans  la  cuisine  des  Car- 
lin. 

Au  son  de  cette  voix,  Magdalena,  âgée  de 
deux  ans  alors,  se  mit  à  pleurer,  et  le  lévrier 
se  mit  à  hurler  lamentablement. 

— Oui,  votre  chien  est  ici,  Martin  Corbot, 
répondit  Arcade  Carlin.    Et  puis,  après  ? 

— Après?  répéta  le  bossu.  Après,  il  me  le 
faut  mon  chien,  entendez-vous!  Viens  ici.  toi! 
ajouta-t-il,  en  s'adressant  au  lévrier.  Viens, 
que  je  t'administre  la  meilleure  volée  de  ta  vie, 
pour  t'apprendre  à  te  sauver! 

— Ecoutez,  Corbot,  fit  Arcade,  vous  n'avez 
pas  le  droit  de  maltraiter  les  bêtes,  comme 
vous  le  faites.  Quant  à  ce  chien,  nous  allons 
le  garder  ici  et  je  vous  défie  bien  de  venir  le 
chercher. 

L'boscot  injuria  Arcade  Carlin;  il  blasphé- 
ma; il  se  mit  en  colère;  mais  enfin  il  abandon- 


na le  lévrier  aux  Carlin,  moyennant  la  somme 
de  deux  dollars,  somme  dont  ces  gens  pou- 
vaient mal  disposer,  car  ils  n'étaient  pas  ri- 
ches, certes. 

Après  cet  incident,  l'boscot  n'essaya  plus  de 
garder  de  chiens;  c'était  parfaitement  inutile 
d'ailleurs.  Martin  Corbot  était  un  de  ces  très 
rares  individus  :  un  monstre,  auquel  même  un 
chien  ne  saurait  s'attacher. 

— C'est  la  plaie  du  village  que  l'boscot,  avait 
dit  quelqu'un,  un  jour.  Ça  ne  fait  pas  autre 
chose,  d'un  jour  de  l'an  à  l'autre,  que  de  se 
mêler  des  affaires  d'autrui.  Oui,  Martin  Cor- 
bot est  la  plaie  de  ce  village! 

Enfin,  le  bossu  fut  nommé  maître  de  poste, 
et  tous  s'en  réjouirent;  il  aurait  moins  de 
temps  à  sa  disposition  pour  s'occuper  des  af- 
faires de  son  prochain  maintenant.  On  croyait 
cela...    Comme  on  se  trompait! 

IV 

LES  CARLIN 

Jusqu'à  l'âge  de  neuf  ans.  Arcade  Carlin 
avait  vécu  à  la  campagne.  Son  père,  Moïse 
Carlin  était  un  cultivateur,  possédant  une  bel- 
le ferme,  à  quatre  milles  seulement  de  G..., 
oii  il  vivait  heureux,  avec  sa  femme  et  son  fils. 

Mais,  à  l'âge  de  neuf  ans.  Arcade  avait  été 
placé  dans  un  séminaire.  Selon  Moïse  Carlin 
et  sa  femme,  l'école  de  G.  . .  eut  été  suffisan- 
te, pour  commencer,  puis  plus  tard,  on  eut  en- 
voyé Arcade  à  un  collège  agricole;  mais  on 
avait  compté  sans  le  désir  et  l'aide  pécunière 
de  la  marraine  d'Arcade,  Mme  Richepin,  veuve 
riche,  demeurant  à  la  Nouvelle  Orléans. 

Mme  Richepin  demeurait  à  la  Nouvelle  Or- 
léans depuis  trois  ans  seulement,  depuis  qu'el- 
le avait  épousé,  en  seconde  -noce,  un  riche  plan- 
teur, mort  deux  ans  après  leur  mariage.  Son 
mari,  en  mourant,  avait  légué  à  sa  femme  tous 
ses  biens. 

Mme  Richepin  n'avait  pas  d'enfants;  elle  ne 
possédait,  de  par  le  monde,  disait-elle,  qu'un 
filleul  :  Arcade  Carlin,  et  elle  voulait  qu'il  re- 
çut une  bonne  et  solide  instruction.  Plus  que 
cela,  lorsque  son  filleul  sortirait  du  séminai- 
re, elle  désirait  qu'il  étudiât  une  profession 
quelconque,  et  elle  s'engageait  à  payer  ses 
cours,  à  l'université. 

La  riche  marraine  fournissait  les  fonds,  et 
elle  ne  mesquinait  en  rien;  conséquemment,  les 
Carlins  se  rendirent  à  ses  désirs. 

Arcade  perdit  sa  mère,  alors  qu'il  venait  de 
terminer  son  cours  classique  au  séminaire, 
puis,  deux  ans  plus  tard,  son  père  mourut. 
Mais,  sur  son  lit  de  mort.  Moïse  Carlin  avait 
fait  promettre  à  son  fils  d'abandonner  l'étude 
du  Droit,  à  laquelle  il  se  livrait  depuis  deux 
ans;  de  quitter  l'université  enfin;  de  se  li- 
vrer plutôt  à  la  culture  des  terres  dont  il  allait 
hériter. 

Arcade  promit...  Imprudente  promesse 
que  celle-là,  assurément! 

Ce  n'est  ni  au  séminaire,  ni  à  l'université 
qu'on  enseigne  à  cultiver  la  terre.  L'agricul- 
ture est  un  art  qui  s'apprend  comme  toute  au- 
tre chose,  et  ce  n'est  pas  un  garçon  instruit 
dans  un  tout  autre  but,  qui  peut  devenir,  d'un 
jour  à  l'autre,  un  bon  cultivateur. 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


9 


En  ce  qui  concernait  Arcade  Carlin,  il  arri- 
va ce  qui  devait  arriver;  le  jeune  universitai- 
re fit,  de  la  culture  de  la  terre,  un  fiasco,  et  en 
moins  de  quatre  ans,  les  hypothèques  mangè- 
rent tous  ses  profits.  On  vendit  ses  terres,  et 
il  s'en  alla  demeurer  à  G. . .,  emmenant  avec 
lui  Diane,  sa  femme,  et  leur  petite  Magdalena, 
un  bébé  de  quinze  mois. 

A  G...,  il  fallait  vivre,  n'est-ce  pas?  Arca- 
de acheta  une  épicerie  et  essaya  de  gagner  sa 
vie  en  vendant  sucre,  beurre,  graisse,  farine, 
€tc.  etc. .  Mais,  n'est  pas  commerçant  qui 
veut,  le  commerce,  tout  comme  l'agriculture, 
est  une  chose  qu'il  faut  avoir  apprise.  Au  sé- 
minaire, le  cours  commercial  n'est,  en  quelque 
sorte,  qu'un  supplément;  c'est  le  cours  classi- 
que qui  compte.  L'épicerie,  aussi,  ce  fut  un 
fiasco,  et  au  bout  de  deux  ans,  Arcade  Carlin 
s'était  trouvé  ruiné,  sans  moyen  de  gagner 
son  pain  et  celui  de  sa  famille. 

Alors,  il  alla  s'offrir  pour  commis  et  teneur 
de  livres  chez  Jacques  Lemil,  le  marchand,  et 
il  fut  accepté.  Le  salaire  n'était  pas  fort;  on 
avait  peine  à  joindre  les  deux  bouts;  mais 
qu'importe!  on  ne  mourrait  toujours  pas  de 
faim!  Pourtant,  quand  ils  avaient  payé  le 
loyer  et  acheté  la  nourriture  qu'il  fallait,  pour 
trois,  il  restait  peu  de  chose  pour  se  vêtir  con- 
venablement. Mais  Diane  était  une  femme  ex- 
traordinaire; courageuse,  économe,  travaillan- 
te, elle  savait  tirer  partie  de  tout;  donc,  à  for- 
ce d'économie,  on  venait  à  bout  de  vivre,  quoi- 
que bien  pauvrement. 

Magdalena  avait  six  ans  quand  mourut  sa 
mère.  Arcade  Carlin  fut  terriblement  décou- 
ragé lorsqu'il  perdit  sa  chère  et  fidèle  compa- 
gne. Qu'allaient-ils  devenir,  lui  et  sa  peti- 
te ?  . .  Qui  prendrait  soin  de  Magdalena,-  tandis 
qu'il  travaillerait  au  magasin  ?  .  . 

La  question  fut  vite  réglée  :  Mme  Lemil 
s'offrit  pour  prendre  soin  de  l'enfant.  Elle 
avait  beaucoup  aimé  Mme  Carlin  et  elle  s'était 
attachée  à  sa  petite.  Magdalena  s'amuserait 
avec  Pierre  et  Lucile  Lemil,  durant  les  heures 
de  travail  de  son  père.  La  chose  était  bien 
simple,  n'est-de  pas  ?  Mais  cet  acte  si  simple 
de  charité  rendait  à  Arcade  Carlin  un  immen- 
se service. 

Deux  autres  années  s'écoulèrent,  puis  Mme 
Lemil  mourut  subitement,  d'une  maladie  de 
coeur,  dont  elle  souffrait  depuis  quelques  an- 
nées. 

Arcade  plaça  alors  Magdalena  à  l'école.  Il 
l'emmenait  avec  lui,  chaque  matin,  en  se  ren- 
dant au  magasin,  et  la  ramenait  à  la  maison, 
après  ses  heures  de  travail.  La  maîtresse  d'é- 
cole, (Mme  d'Artois,  que  nous  connaissons), 
gardait  la  petite  avec  elle  après  la  classe, 
c'est-à-dire,  de  quatre  heures  à  six  heures.  On 
ne  pouvait  demander  mieux,  et  Arcade  se  di- 
sait que,  dans  sa  malchance,  il  était  encore 
chanceux  de  rencontrer  des  personnes  chari- 
tables et  bonnes,  telles  que  Mme  Lemil  et 
Mme  d'Artois. 

Cependant,  l'argent  faisait  défaut,  chez  les 
Carlin.  Diane  n'était  plus  là  pour  conduire 
les  choses,  et  Arcade  ne  venait  pas  très  bien  à 
bout  de  ses  affaires.  Il  avait  de  petites  dettes 
qui  commençaient  à  s'accumuler  et  ces  dettes 


le  remplissaient  de  découragement.  Et  puis, 
il  y  avait  Magdalena. . . 

Pauvre  petite!  Arcade  soupirait  profondé- 
ment, lorsqu'il  la  regardait ...  Il  le  savait,  elle 
n'était  pas  vêtue  aussi  bien  que  les  autres  en- 
fants du  village;  sa  robe  n'était  plus  qu'un 
chiffon,  pièces  sur  pièces;  son  chapeau  n'était 
qu'une  loque;  ses  chaussures  étaient  éculées  et 
elles  prenaient  eau,  lorsqu'il  pleuvait  et  que 
les  trottoirs  étaient  trempes . . .  Que  faire  ?  . . 
S'il  pouvait  donc  lui  acheter  un  manteau  bien 
chaud,  à  Magdalena. . .  L'automne  s'en  venait 
et  la  petite  aurait  froid . . .  Pouvait-il  s'en- 
detter encore  ?. .  S'endetter!  Ce  mot  lui  fai- 
sait peur. 

Cependant,  ce  serait  la  fête  de  Magdalena, 
le  3  octobre,  c'est-à-dire  dans  un  mois;  elle  au- 
rait onze  ans,  la  chère  petite.  Si  son  père 
pouvait  donc  lui  faire  cadeau  d'un  manteau! 
Il  en  avait  vu  de  si  beaux,  en  bon  tweed  écos- 
sais, garni  de  fourrures.  Quel  beau  cadeau 
de  fête  un  tel  manteau  serait!  Elle  en  avait 
tant  besoin  aussi!..  Ah!  ces  fêtes  anniver- 
saires! Diane  y  tenait  tant,  de  son  vivant! 
Malgré  leur  pauvreté,  elle  trouvait  moyen  de 
faire  un  petit  cadeau  à  son  mari,  ou  à  son  en- 
fant, le  jour  anniversaire  de  leur  naissance... 
Hélas!  Tout  cela,  c'était  passé...  Pauvre 
chère  Diane!    Pauvre  petite  Magdalena! 

Soudain,  il  lui  vint  une  idée  :  celle  d'écrire  à 
sa  riche  marraine  et  lui  demander  du  secours. 
Sans  doute,  sa  lettre  resterait  sans  réponse, 
car  Mme  Richepin  avait  été  fort  mécontente, 
lorsque  son  filleul  avait  abandonné  l'étude  du 
Droit,  et  elle  lui  avait  écrit,  lui  disant  qu'elle 
ne  lui  pardonnerait  jamais  la  sottise  qu'il  fai- 
sait et  elle  lui  défendait  même  de  lui  écrire,  lui 
assurant  que  s'il  passait  outre,  ses  lettres  res- 
teraient sans  réponse,  vu  qu'elle  considérait 
qu'elle  n'avait  plus  de  filleul  maintenant. 

— Je  peux  toujours  lui  écrire,  se  disait  Arca- 
de. Si  elle  ne  répond  pas  à  ma  lettre,  je  n'en 
serai  pas  plus  mal  situé  que  je  suis,  en  ce  mo- 
ment. Si  je  ne  lui  écris  pas,  je  suis  certain 
qu'elle  ne  m'aidera  pas,  tandis  que  si  je  risque 
une  lettre,  je  cours  une  chance  de...  l'atten- 
drir peut-être .  . .  Elle  est  très  âgée  mainte- 
nant Mme  Richepin,  je  crois...  elle  doit  avoir 
près  de  quatre-vingts  ans ...  A  cet  âge,  on 
doit  chercher  à  faire  la  charité,  et  y  aurait-il 
acte  plus  charitable  au  monde  que  de  nous  ai- 
der, dans  notre  réelle  pauvreté  ? .  .  Oui,  je 
vais  écrire  à  ma  marraine!  Allons! 

Immédiatement,  Arcade  écrivit  à  sa  marrai- 
ne une  assez  longue  lettre.  Il  lui  dit  dans  quel 
embarras  il  était,  et  il  lui  demandait  de  lui 
aider  à  sortir  de  ses  difficultés. 

A  cette  lettre,  il  joignit  un  portrait  de  Mag- 
dalena, se  disant  que  Mme  Richepin  ne  pour- 
rait résister  au  charme  de  la  petite. 

Ayant  terminé  sa  lettre,  il  alla  la  poster  au 
village  voisin.  C'était  un  dimanche.  Le 
temps  était  idéal;  une  promenade  de  quatre 
milles;  deux  pour  aller,  deux  pour  revenir,  ça 
ne  serait  qu'agréable  et  ça  leur  ferait  du  bien, 
à  lui  et  à  Magdalena. 

Arcade  avait  une  raison  pour  préférer  pos- 
ter ses  lettres  ailleurs  qu'au  bureau  de  poste 
de  G . . .  :    Martin    Corbot  avait  l'enviable  ré- 


10 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


putation  d'ouvrir  les  lettres;  celles  qui  arri- 
vaient ou  partaient  de  G.  .  .  et  qui  pouvait  l'in- 
téresser. Il  avait,  prétendait-on,  une  manière 
connue  de  lui  seul,  d'ouvrir  les  enveloppes  les 
mieux  cachetées,  de  prendre  connaissance  des 
lettres  qu'elles  contenaient  et  de  recacheter  les 
enveloppes  ensuite. 

Chose  certaine,  c'est  que  les  cartes  postales 
étaient  toutes  lues  par  le  bossu. 

— Tiens,  disait-il,  une  carte  pour  vous,  Bu- 
pin.  Votre  belle-mère  s'en  vient  passer  un 
mois  chez-vous;  voilà  de  quoi  vous  faire  rigo- 
ler, hein?    Hé,  hé  hé! 

Ou  bien  encore  : 

— Votre  oncle  Pierre  a  été  bien  malade,  Cha- 
pu.  Encore  un  peu,  vous  héritiez  de  lui  enfin. 
Mais  ii  vous  écrit  une  carte,  lui-même,  pour 
vous  annoncer  qu'il  se  rétablit  promptement. 
Quelle  bonne  nouvelle  pour  vous  n'est-ce  pas  ? 
Vous  qui  attendez  après  l'argent  de  ce  bon- 
homme pour  payer  votre  dette  sur  votre  mai- 
son!   Hé  hé  hé! 

Si  Martin  Corbot  ne  parlait  pas  des  nouvel- 
les contenues  dans  les  lettres  qui  lui  passaient 
par  les  mains,  ce  n'était  pas  parcequ'il  ne  les 
connaissait  pas;  mais  il  savait  qu'il  y  allait  de 
sa  p. ace,  et  bien  sûr;  seulement,  en  se  taisant, 
on  ne  pouvait  amener  aucune  preuve  contre 
lui. 

Ceci  étant  dit,  on  compredra  qu'Arcade  Car- 
lin préféra  marcher  quatre  milles,  pour  pos- 
ter une  lettre,  plutôt  que  de  la  déposer  au  bu- 
reau de  poste  de  G....  Une  missive  adressée 
à  la  Nouvelle  Orléans  eut  certainement  susci- 
té la  curiosité  du  bossu  et  il  ne  se  serait  fait 
aucun  scrupule  de  prendre  connaissance  de  ce 
qu'elle  contenait. 

Martin  savait  très  bien  à  quoi  s'en  tenir, 
à  propos  de  la  correspondance  d'Arcade  Car- 
lin; c'est-à-dire  qu'il  avait  découvert  que  ce- 
lui-ci allait  poster  ses  lettres  les  plus  impor- 
tantes, au  village  voisin.  Carlin  se  défiait  du 
maître  de  poste  de  G.  .  .,  hein?  En  retour,  le 
bossu  détestait  cordialement  le  père  de  Mag- 
dalena.  Arcade  eut  ri  d'un  grand  coeur  du 
sentiment  qu'il  inspirait  au  boscot.  . .  Pour- 
tant, ces  êtres  à  moitié  détraqués  sont  dange- 
reux, excessivement  dangereux;  ajoutez  à  ce- 
la l'envie  que  ressentait  Martin  Corbot  pour 
ceux  qui  étaient  favorisés  d'une  taille  souple  et 
droite,  et  vous  comprendrez  que  le  sort  d'Ar- 
cade n'était  peut-être  pas  de  ces  plus  envia- 
bles. Si  jamais  l'boscot  trouvait  l'occasion  de 
lui  jouer  un  de  ses  mauvais  tours,  il  le  ferait 
sans  scrupule. 

La  lettre  adressée  à  Mme  Richepin  fut,  bien 
et  dûment  déposée  au  bureau  de  poste  du  vil- 
lage voisin,  ce  dimanche  après-midi,  puis.  Ar- 
cade Carlin  en  attendit  patiemment  la  répon- 
se, de  laquelle  dépendait  tant  de  choses. 

Mais  le  temps  s'écoula;  la  fête  de  Magdale- 
na  amva  et  passa,  sans  que  son  père  eut  mê- 
me un  accusé  de  réception  de  sa  marraine. 

V 

ON  NE  CONNAIT  PAS  L'AVENIR 

S'il  y  avait  un  homme  au  monde  que  Martin 
Corbot  détestait,  c'était  bien  Arcade  Carlin. 


Il  le  détestait  pour  plusieurs  raisons;  la  pre- 
mière étant  que  ^e  père  de  Magdalena  ne  riait 
jamais  des  farces  du  bossu,  surtout  lorsque  ce- 
lui-ci, de  sa  voix  fêlée,  essayait  de  faire  de  l'es- 
prit aux  dépens  de  son  prochain.  Arcade  ne 
souriait  même  pas  lorsque  l'boscot  insinuait 
des  choses  détestables  sur  le  compte  de  quel- 
que personne  du  village  ou  d'ailleurs,  et  ce  vi- 
sage sérieux,  au  milieu  de  tant  d'autres,  que 
contorsionnait  le  rire,  cela  déplaisait  fort  à 
Martin;  que  dis-je?  cela  le  mettait  en  colère. 

— Voyez-vous,  mes  amis,  avait  répondu  Ar- 
cade, un  jour,  à  ceux  qui  avaient  l'air  étonné 
de  le  voir  rester  sérieux,  quand  tous  riaient 
des  bons  mots  du  bossu,  je  ne  peux  pas  le  trou- 
ver comique,  parcequ'il  est  si  méchant,  et  aussi 
parceque,  je  sais  bien  qu'aussitôt  que  nous 
avons  le  dos  tourné,  c'est  à  nos  dépends  qu'il 
essaie  de  faire  de  l'esprit,  ou  aux  dépends  de 
ceux  que  nous  estimons  ou  respectons   le  plus. 

— Tu  dis  vrai,  Carlin,  avait  affirmé  Jac- 
ques Lemil. 

— Le  bureau  de  poste,  reprit  Arcade,  en  sou- 
riant, c'est  comme  le  pont  d'Avignon  :  "tout 
le  monde  y  passe".  Rien  ne  me  déplait  comme 
d'entendre  l'boscot  insinuer  les  pires  choses 
sur  le  compte  de  celui-ci  ou  de  celui-là,  de  cel- 
le-ci ou  celle-là.  Que  voulez-vous,  mes  amis? 
Je  suis  ainsi  fait. 

L'boscot  avait  une  autre  raison  aussi  pour 
détester  Arcade;  voici  :  un  jour  que  Martin  se 
promenait  dans  la  rue  principale  du  village, 
un  gamin  lui  avait  jeté  une  injure,  en  passant: 

— Hé,  l'boscot! 

Martin  Corbot,  fou  dé  colère,  se  mit  à  pour- 
suivre le  gamin  qui  venait  de  l'injurier;  mais 
ce  dernier  eut  vite  distancé  le  bossu. 

En  passant  devant  le  magasin  de  Jacques 
Lemil,  l'enfant  s'arrêta,  puis,  s'étant  assuré 
que  l'boscot  ne  le  poursuivait  plus,  il  se  mit  à 
jouer  aux  marbres,  sur  le  trottoir,  avec  un 
garçonnet  de  son  âge.  Tout  à  son  jeu,  il  ne 
s'aperçut  pas  que  Martin  Corbot  venait  de 
tourner  un  coin  de  rue.  Le  bossu  s'avançait  à 
pas  de  loup,  et  arrivé  auprès  du  gamin  qui  ve- 
nait de  i'insulter,  il  le  saisit  par  le  collet,  le 
souleva  de  terre  et  lui  administra  des  coups  de 
pied. 

— Je  vais  t'apprendre  à  m'injurier,  mon  gar- 
çon! criait  Martin.  Voilà,  pour  t'inculquer  des 
manières!  Et  les  coups  de  pied  de  se  succéder 
rapidement. 

L'enfant  se  mit  à  crier,  ce  qui  finit  par  atti- 
rer plusieurs  personnes.  Ils  voulurent  arra- 
cher le  gamin  des  mains  du  bossu;  mais  celui- 
ci,  rendu  furieux  par  la  colère,  se  mit  à  frap- 
per la  tête  du  garçonnet  sur  le  trottoir.  C'était 
horrible!  Les  spectateurs  entendaient  la  tête 
de  l'enfant  frapper  le  madrier  et  cela  faisait 
pâlir  les  plus  forts. 

Jacques  Lemil  sortit  de  son  magasin,  pré- 
cédé d'Arcade  Carlin,  et  ce  qu'ils  virent  les 
cloua  sur  place,  tout  d'abord  :  le  bossu,  son 
laid  visage  tout  défait,  l'écume  aux  lèvres  était 
en  frais  d'assommer  l'enfant,  qui  ne  criait  plus 
maintenant,  mais  qui  saignait  abondamment 
du  nez  et  de  la  bouche. 

En  un  clin  d'oeil.  Arcade  fut  auprès  du  bos- 
su, et  bientôt,  il  se  battait  comme  dix,  pour  lui 
arracher  sa    victime.    Il  fut   victorieux,  à  la 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


11 


fin,  mais  non  sans  que  Tboscot  eut  reçu,  sur  le 
coin  du  menton,  un  coup  de  poing  qui  eut  pour 
effet  de  l'étourdir  et  de  l'étendre  sur  le  trot- 
toir. 

Un  étrange  silence  accueillit  la  chute  de 
Martin  Corbot.  .  .  Il  venait,  il  est  vrai,  d'as- 
sommer, presque,  un  des  enfants  du  village; 
mais,  Martin  était  difforme,  infirme,  et  il  pré- 
sentait un  tableau  si  grotesque,  si  repoussant, 
étendu  ainsi  sur  le  trottoir,  que  la  foule,  qui 
s'était  assemblée,  semblait  se  demander  si  le 
bossu  méritait  le  b.âme  ou  la  pitié. 

Jacques  Lemil,  aidé  d'un  des  spectateurs  de 
cette  scène  révoltante,  aidèrent  au  bossu  à  se 
relever,  et  l'incident  eut  été  clos  peut-être,  si, 
à  ce  moment,  une  femme  n'eut  fendu  la  foule  : 
cette  femme,  c'était  Laure  Néry  la  mère  du 
garçonnet  que  Martin  Corbot  venait  de  mal- 
traiter. 

— C'est  toi  qui  a  presque  tué  mon  enfant, 
hein,  sale  bossu  ?  cria-t-elle,  en  s'avançant  sur 
Martin  Corbot,  les  deux  mains  ouvertes,  les  on- 
gles des  doigts  prêts  à  égratigner  le  visage  du 
boscot. 

Mais  Martin  venait  de  prendre  son  élan  et 
de  sauter  à  la  gorge  de  Laure  Néry.  Ses  énor- 
mes mains,  aux  doigts  d'une  longueur  déme- 
surée et  d'une  force  surprenante,  incroyable 
presque,  prétendait-on,  s'étaient  cramponnés 
à  la  gorge  de  la  femme.  Il  l'eut  vite  étranglée, 
si  Arcade  Carlin  n'eut  encore  une  fois  interve- 
nu; ce  dernier  tordit  les  poignets  du  bossu  et 
l'obligea  ainsi  de  lâcher  prise. 

— Arcade  Carlin,  s'écria  l'boscot,  en  ten- 
dant vers  le  père  de  Magdalena  ses  deux 
poings  crispés,  je  me  vengerai  de  ce  que  vous 
m'avez  fait  aujourd'hui!    Oui,  je  me  vengerai! 

Ecumant  de  rage,  ce  bon  Martin  était  af- 
freux à  voir;  ses  yeux  lançaient  des  flammes, 
et  sa  bouche  "allant  d'une  oreille  à  l'autre" 
comme  disait  le  **père  Zénon"  vomissait  des 
insultes,  des  menaces,  des  malédictions  contre 
Arcade,  qui  subissait  toute  cette  avalanche 
sans  sourciller.  Martin  injuriait  aussi  tous 
les  spectateurs  présents,  les  femmes,  les  en- 
fants; bref,  le  village  entier. 

— Ecoute,  Corbot,  dit  soudain  Jacques  Le- 
mil, en  s'approchant  du  bossu,  que  ça  ne  t'ar- 
rive  plus  de  maltraiter  ainsi  les  enfants  du  vil- 
lage! Si  ça  t'arrive  encore,  nous  te  ferons  en- 
fermer dans  quelque  maison  de  santé,  car  nous 
considérerions  que... qu'il  te  manque  des  bar- 
deaux; voilà! 

— Le  gamin  m'avait  insulté!  cria  l'boscot. 

— Oui,  je  sais.  .  .  Mais,  une  autre  fois,  tu 
ferais  mieux  de  te  plaindre  aux  parents  des 
gamins  qui  oseront  t'insulter.  Les  parents 
corrigeront  leurs  enfants .  .  .  sans  les  assom- 
mer cependant.  .  .  Encore  une  fois,  que  ça  ne 
t'arrive  plus  d'agir  comme  tu  viens  de  le  faire; 
entends-tu  ? 

— Depuis  quand  osez-vous  me  donner  des  or- 
dres, M.  Lemil?  demanda  effrontément  le  bos- 
su.   Je  vous  assure  que .  . . 

— Lemil  a  parlé  au  nom  de  tous!  s'écria  un 
des  assistants. 

—Oui!  Oui! 
^  — Lemil  a  raison,  intervint  le"père  Zénon"; 
si  ça  t'arrive  encore  de  nous.  . .  régaler  de  pa- 


reilles scènes,  nous  te  ferons  enfermer  dans  un 
asile  de  fous,  Corbot! 

— Vous  n'êtes  qu'une  brute,  Corbot!  cria  une 
voix  de  femme. 

— Oui,  c'est  vrai;  Martin  Corbot  n'est  qu'u- 
ne brute!  s'écrièrent  tous  ceux  qui  étaient 
présents. 

— Si  G.  . .  était  une  ville,  plutôt  qu'un  villa- 
ge, Corbot,  dit  Arcade  Carlin,  vous  seriez 
arrêté  et  jeté  en  prison  pour  avoir  à  moitié 
assommé  cet  enfant,  tout  à  l'heure,  et  en  prison 
vous  resteriez,  jusqu'à  ce  que  l'enfant  soit 
mieux.  .  .  ou  mort. 

— Où  est-il  l'boscot?  fit,  tout  à  coup,  une 
voix  de  tonnerre. 

Un  homme  venait  d'appraître;  un  colosse. 
Instinctivement,  tous  entourèrent  le  bossu, 
pour  le  protéger. 

— Ah!  Le  voilà,  le  monstre!  vociféra  le  co- 
losse, essayant  de  fendre  la  foule  et  d'appro- 
cher de  Martin  Corbot.  Mon  enfant  se  meurt, 
reprit-il;  se  meurt...  entends-tu,  vil  bossu? 

— 0  ciel!  s'exclamèrent-ils  tous. 

— Le  médecin  dit  que,  s'il  ne  peut  lui  faire 
reprendre  connaissance,  ou  que  s'il  ne  parvient 
pas  à  arrêter  l'hémorragie,  d'ici  un  quart 
d'heure,  mon  enfant  va  mourir. 

— Est-ce  bien  vrai  ce  que  vous  nous  dites-là, 
Néry?  demanda  Jacques  Lemil. 

— Vrai?  Je  voudrais  bien  avoir  menti,  Le- 
mil! répondit  le  pauvre  père,  avec  un  sanglot. 
Nous  n'avons  que  cet  enfant.  .  .  S'il  meurt, 
continua-t-il,  en  tendant  le  poing  vers  Martin 
Corbot,  s'il  meurt,  notre  unique  enfant,  tu  se- 
ras pendu,  sale  bossu;  oui,  pendu  par  le  cou, 
jusqu'à  ce  que  mort  s'en  suive.  Et  nous  irons 
tous  te  voir  pendre,  tous!  Puis,  lorsque  ton 
corps  mal  charpenté  tombera  sous  la  trappe, 
nous  entonnerons  une  chanson  à  boire.  Car, 
Dieu  sait  si  le  village  sera  bien  débarrassé 
d'une  vermine  comme  toi,  l'boscot! 

Le  colosse  était  fou  de  douleur.  Tout  en 
parlant,  il  essayait  de  rejoindre  Martin  Cor- 
bot; s'il  l'eut  rejoint,  une  tragédie  s'en  fut  sui- 
vie. 

— Néry,  intervint  Arcade  Carlin,  en  s'adres- 
sant  au  colosse  et  essayant  de  le  calmer,  vous 
feriez  mieux  de  retourner  auprès  de  votre  en- 
fant. .  .  mourant  peut-être.  Martin  Corbot... 
nous  ne  l'avons  pas  ménagé,  croyez-le...  il  a 
dû  recevoir  une  leçon,  dont  il  se  souviendra 
longtemps. 

— Mais,  si  mon  enfant  meurt!...  sanglota 
le  colosse. 

— Martin  Corbot  sera  pendu  alors!  hurla  la 
foule. 

— Venez,  Néry!  dit  Jacques  Lemil.  Carlin 
et  moi,  nous  allons  vous  reconduire  chez-vous, 
et  si  nous  pouvons  vous  rendre  quelque  ser- 
vice, nous  le  ferons  de  grand  coeur.  Venez! 

Comme  un  enfant,  le  colosse  se  laissa  em- 
mener chez  lui.  Mais  la  foule,  sympathique, 
put  l'entendre  sangloter,  tout  en  marchant  en- 
tre Arcade  Carlin  et  Jacques  Lemil. 

Alors,  tranquillement,  silencieusement,  cha- 
cun retourna  chez  lui;  l'boscot  resta  seul  sur 
le  trottoir.  Cet  abandon  de  tous  eut  affecté 
douloureusement  tout  autre  que  Martin  Cor- 
bot. 


12 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


Disons,  tout  de  suite,  que  l'enfant  des  Néry 
ne  mourut  pas.  Mais  son  expérience  servit  de 
leçon  aux  autres  enfants  du  villaj^e.  Ils  n'in- 
juriaient plus  Martin  Corbot;  au  contraire, 
aussitôt  qu'ils  l'apercevaient,  même  de  loin, 
ils  fuyaient,  à  toutes  jambes;  l'boscot  était  un 
homme  dangereux;  les  gamins  n'allaient  pas 
risquer  de  le  croiser  même,  en  chemin. 

Si  Martin  eut  eu,  dans  son  atonomie,  un  or- 
gane du  nom  de  coeur,  il  eut  souffert  de  se  voir 
craint  ainsi;  mais  il  est  probable  que,  dans  ce 
corps  difforme,  le  coeur  n'était  là  que  pour 
pomper  le  sang  des  veines...  pas  pour  autre 
chose. 

Quelque  jours  après  les  incidents  que  nous 
venons  de  raconter,  Martin  Corbot  rencontra 
Arcade  Carlin,  dans  la  rue.  Le  bossu  ne  dit 
mot,  mais  le  regard  chargé  de  haine  et  de  me- 
nace qu'il  jeta  sur  le  père  de  Magdalena  en  di- 
sait long;  l'occasion  s'en  présentant,  Tboscot 
se  vengerait.  Mais  Arcade,  ayant  dépassé  le 
bossu,  haussa  les  épaules  et  eut  un  sourire 
méprisant. 

Arcade  n'eut  aucun  pressentiment  ni  ce 
jour-là,  ni  les  jours  suivants,  de  la  manière 
dont  Martin  Corbot  se  vengerait  de  lui  un 
jour...  un  jour  qui  n'était  pas  très  éloigné 
peut-être. 

Hélas!  on  ne  connaît  pas  l'avenir! 

VI 

REVES  D'OR 

On  était  au  4  novembre.  Il  était  six  heures 
du  soir. 

Arcade  Carlin  revenait  chez  lui,  ses  heu- 
res de  travail  étant  finies.  Il  s'en  allait  tout 
droit  à  la  maison  maintenant,  en  quittant  le 
magasin,  et  Magdalena  l'y  précédait. 

Magdalena  venait  d'atteindre  ses  onze  ans. 
Elle  était  bien  jeune  encore,  il  est  vrai;  mais 
l'enfant,  é.evée  à  l'école  de  l'adversité,  de  la 
pauvreté,  savait  déjà  se  rendre  utile.  A  quatre 
heures,  après  la  classe,  elle  revenait  à  la  mai- 
son, et  après  avoir  appris  ses  leçons  pour  le 
lendemain,  elle  allumait  le  poêle  de  la  cuisine 
^et  préparait  le  souper. 

La  lettre  qu'Acarde  avait  écrite  à  sa  mar- 
raine était  restée  sans  réponse.  Il  s'y  était  at- 
tendu, sans  doute;  tout  de  même,  l'espoir  est  si 
tenace  au  coeur  de  l'homme,  qu'il  avait  espé- 
ré mieux. .  .  et  plus.  Pendant  un  mois,  il  était 
allé  au  bureau  de  poste  chaque  jour;  mais,  cha- 
que jour,  la  réponse  de  Martin  Corbot  était  la 
même: 

— Rien  pour  vous,  M.  Carlin. 

Avec  quelle  joie  l'boscot  faisait  cette  répon- 
se! Il  se  doutait  bien  qu'Arcade  attendait  une 
lettre  importante,  et  de  le  voir  déçu  ainsi,  cha- 
que jour,  cela  le  remplissait  d'une  joie  mé- 
chante. Cette  lettre,  si  impatiemment  atten- 
due, si  jamais  elle  arrivait  à  l'adresse  d'Ar- 
cade Carlin,  Martin  Corbot  se  proposait  bien 
d'en  prendre  connaissance! 

En  ce  soir  du  4  novembre  donc.  Arcade,  en 
passant,  devant  le  bureau  de  poste,  entra,  tout 
machinalement,  demander  s'il  y  avait  quelque 
chose  pour  ui. 

A  son  grand  étonnemment,  l'boscot,  qui  était 


seul,  pour  le  moment,  répondit,  de  sa  voix  fê- 
lée: 

— Il  y  a  une  lettre  pour  vous,  M.  Carlin.  Elle 
vient  de  loin,  ajouta-t-il;  de  la  Nouvelle  Or- 
léans. 

— Oui,  je  sais.  Ma  lettre,  s'il  vous  plaitî 

— La  voici,  fit  Martin  Corbot,  en  remettant 
à  Arcade  une  enveloppe  longue  et  étroite. 

— Merci,  dit  Arcade,  en  recevant  l'enveloppe. 

— Hé  hé  hé!  rit  le  bossu.  La  riche  marraine 
envoie  de  l'argent  à  son  filleul,  sans  doute. 

— Qu'en  savez-vous  Corbot?...  Est-ce  que, 
par  hasard,  vous  auriez  pris  connaissance  du 
contenu  de  cette  enveloppe? 

— Ah!  Bah!  répondit  l'boscot  en  haussant  les 
épaules  et  affectant  un  air  de  grand  dédain. 
Vos  lettres  ne  m'intéressent  guère,  mon  cher 
M.  Carlin.  Ce  que  j'ai  voulu  dire,  c'est  que  vo- 
tre marraine  étant  très  riche  (ce  n'est  un  se- 
cret pour  personne  dans  le  village),  j'ai  suppo- 
sé que,  si  elle  prenait  la  peine  de  vous  écrire, 
c'était  pour  vous  envoyer  de  l'argent.  Eh!  bien, 
tant  mieux  pour  vous,  s'il  en  est  ainsi! 

— Merci,  Corbot,  répondit  de  nouveau  Arca- 
de. 

— Un  autre  aussi  qui  est  chanceux,  dans  no- 
tre vi.lage,  c'est  Baptiste  Dubien.  Vous  le  sa- 
vez, je  le  présume  ?  Dubien  a  vendu  à  une  com- 
pagnie américaine  toutes  ses  terres,  et  elles 
lui  ont  été  payées  comptant,  pas  plus  tard 
qu'hier...  Dix  mille  dollars,  Monsieur!  Dix 
billets  de  banque  américains,  de  mille  dollars 
chacun.  Le  chançard!  Ca  me  surprend  fort  que 
vous  n'ayez  pas  encore  appris  cette  nouvelle; 
elle  court  le  vi.lage. 

— Je  sors  si  peu!  répondit  Arcade,  en  se  diri^ 
géant  vers  la  porte  de  sortie,  car  il  lui  tardait 
beaucoup  de  prendre  connaissance  de  la  lettre 
de  sa  marraine. 

— Baptiste  Dubien  m'a  montré  ces  dix  billets 
de  banque,  hier,  alors  que  j'étais  allé  chez  lui 
par  affaires,  reprit  Martin.  Je  lui  ai  conseillé 
fortement  de  les  déposer  à  la  banque  le  p. us 
tôt  possible.  Garder  dix  mille  dollars  chez  soi, 
ce  n'est  guère  prudent.  Qu'en  pensez-vous  ? 

— Ce  n'est  certainement  pas  prudent;  c'est 
même  dangereux  à  mon  sens. 

— Dubien  doit  faire  son  dépôt  demain,  m'a-t- 
il  dit. 

— Je  suis  content  pour  Dubien;  qu'il  ait  eu 
tant  de  chance,  je  veux  dire,  fit  Arcade.  Dubien 
est  un  brave  et  honnête  homme.  Au  revoir,  M. 
Corbot! 

— Au  revoir,  M.  Carlin! 

Lorsqu'Arcade  eut  quitté  le  bureau  de  poste, 
le  bossu  se  frotta  les  mains  et  se  mit  à  rire. 

— Hé  hé  hé!  Hé  hé  hé!  Ca  ne  pouvait  pas 
mieux  s'adonner!  En  avant  la  grande  scène 
maintenant,  M.  Arcade  Carlin!  Tout  vient  à 
point  à  qui  sait  attendre.  Hé  hé  hé! 

Ayant  prononcé  ces  paroles  ambiguës,  l'bos- 
cot, toujours  frottant  ses  énormes  mains  l'une 
contre  l'autre,  s'empressa  de  prendre  p  ace  en 
arrière  du  guichet,  car  des  gens  se  présen- 
taient pour  réclamer  leurs  lettres  et  journaux. 

Presque  courant,  Arcade  Carlin  arriva  chez 
lui.  Il  avait  infiniment  hâte  de  prendre  con- 
naissance de  la  lettre  de  Mme  Richepin.  Il  eut 
certes,  préféré  une  lettre  enrégistrée;  la  pers- 
pective eut  été  plus  belle,  assurément! 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


13 


A  son  arrivée,  Magdalena  accourut  au-de- 
Vant  de  lui  et  lui  donna  un  baiser. 

— Petit  père!  Cher  petit  père!  s'écria-t-elle. 

— Magdalena!  Ma  toute  chérie!  répondit-il, 
en  pressant  la  petite  dans  ses  bras. 

— Le  souper  sera  prêt  dans  un  tout  petit 
quart  d'heure,  père,  dit  Magdalena.  Avez-vous 
bien  bien  faim? 

— Mais  non!  Prends  le  temps  qu'il  faut,  chè- 
re petite. 

Tandis  que  sa  fille  continuait  à  préparer  le 
repas  du  soir.  Arcade,  d'une  main  qui  tremblait 
légèrement,  ouvrit  l'enveloppe  contenant  la  let- 
tre de  sa  marraine.  Il  vit  un  papier  très  épais, 
qu'il  s'empressa  de  déplier.  Aussitôt,  une  ex- 
clamation de  surprise  et  de  joie  s'échappa  de 
sa  poitrine;  trois  billets  de  banque  américains, 
de  mille  dollars  chacun,  venaient  de  tomber  sur 
ses  genoux! 

"Mon  filleul,  écrivait  Mme  Richepin, 

Parce  que  tu  es  dans  un  grand  embarras,  je 
te  viens  en  aide;  ci- joint,  trois  billets  de  banque 
américains,  de  mille  dollars  chacun.  Mais,  que 
ce  soit  entendu,  c'est  le  dernier  argent  que  tu 
reçois  de  moi.  Si  jamais  tu  t'es  fait  illusion; 
si  jamais  tu  t'es  imaginé,  même  un  instant, 
que  je  te  léguerais  quelque  chose,  à  ma  mort, 
détrompe-toi,  mon  filleul! 

Si  je  suis  riche  aujourd'hui,  c'est  grâce  à 
mon  défunt  mari,  et  il  n'est  que  juste  que  les 
biens  qu'il  m'a  laissés  retournent  à  ses  neveux 
et  nièces,  un  jour, .  .  qui  n'est  pas  éloigné 
maintenant,  car,  tu  le  sais  peut-être,  j'ai  qua- 
tre-vingts ans  passés. 

Tâche  donc  de  tirer  le  plus  grand  profit  pos- 
sible des  $3,000.00  que  je  t'envoie;  car,  je  le 
répète,  c'est  le  dernier  argent  que  tu  recevras 
de  ta  marraine, 

ANGELE  S.  RICHEPIN 

P.  S.  Je  n'ai  pas  fait  enregistrer  ma  lettre, 
parce  qu'il  y  a  trop  de  voleurs  de  lettres  enre- 
gistrées, depuis  quelque  temps.  Je  suis  ferme- 
ment convaincue  que  l'argent  ci-joint  court 
moins  de  risque  d'être  volé,  en  te  l'envoyant 
dans  une  lettre  qui  passera  presqu'inaperçue. 

S'il  vous  plait  accuser  réception  des  $3,000.00 
immédiatement. 

A.  S.  R." 

Trois  mille  dollars!..  Ce  n'était  pas  croya- 
ble!.. Cette  somme  dépassait  toutes  les  espé- 
rances, tous  les  rêves  d'Arcade  Carlin. 

Cet  argent  serait  déposé  à  la  banque  sans 
retard,  après  qu'il  eut  payé  ses  dettes,  c'est-à- 
dire  son  compte  chez  Vaillant,  l'épicier.  Ce 
compte  se  montait  à  soixante  dollars,  et  com- 
bien de  nuits  Arcade  avait  passées,  sans  som- 
meil, à  se  demander  comment  il  parviendrait  à 
acquitter  cette  dette. 

Ensuite,  il  y  avait  différentes  choses  à  ache- 
ter pour  Magdalena,  la  pauvre  petite.  Samedi, 
c'est-à-dire  le  surlendemain,  il  emmènerait 
l'enfant  avec  lui,  à  la  ville,  et  il  lui  achèterait 
un  manteau  bien  chaud,  garni  de  fourrure.  Il 
lui  achèterait  deux  robes,  oui,  deux  :  une  pour 
la  semaine,  l'autre  pour  les  dimanches.  Il  lui 
faudrait  un  chapeau  aussi  à  Magdalena,  deux 
peut-être.  Non,  un  suffirait;  mais,  par  exem- 


ple, il  lui  achèterait  deux  paires  de  chaussu- 
res; l'une,  solide  et  forte,  pour  aller  à  l'école; 
l'autre,  plus  fine,  pour  les  dimanches. 

A  lui  aussi,  Arcade,  il  faudrait  bien  un  par- 
dessus, entendu  que  celui  qu'il  possédait  était 
tellement  usé  que  le  vent  passait  à  travers. . . 
Cependant  il  verrait!  Ses  dettes  d'abord;  du 
linge  pour  Magdalena  ensuite.  Quant  à  lui  eh! 
bien,  cela  dépendrait  de  ce  que  ça  coûterait 
pour  habiller  convenablement  la  petite.  Le  res- 
te des  $3000.00  serait  déposé  à  la  banque,  pas 
plus  tard  que  samedi. 

— Le  souper  est  prêt,  père. 

C'était  la  voix  de  Magdalena. 

S'étant  approché  de  la  table.  Arcade  jeta  uft 
coup  d'oeil  sur  sa  fille,  et  il  constata  une  cho- 
se; c'était  qu'elle  venait  de  pleurer.  Il  prit 
l'enfant  sur  ses  genoux  et  lui  demanda  : 

— Tu  viens  de  pleurer,  Magdalena?  Qu'y  a- 
t-il? 

— Rien,  père,  rien,  répondit-elle  en  éclatant 
en  sanglots. 

— On  ne  pleure  pas  sans  raison,  chérie.  Dis- 
moi  pourquoi  tu  pleures?  Quelqu'un  t'a-t-il 
fait  de  la  peine,  Magdalena  ? 

— C'est...  C'est  à  l'école...  Les  élèves  de 
ma  classe. . .  elles  m'appellent. . .  "Haillon". . . 
parce  que.  .  .  parce  que  je  suis  si.  . .  si  pauvre- 
ment habillée . . . 

— Pauvre  petite!  Pauvre  chère  Magdalena! 
murmura  Arcade  ,en  pressant  l'enfant  contre 
son  coeur.  Mais  écoute,  chérie,  reprit-il,  bien- 
tôt, pas  plus  tard  que  dimanche,  tu  seras  la 
mieux  mise  des  enfants  du  village.  Comprends- 
tu,  Magdalena?  Samedi,  c'est-à-dire  après  de- 
main, nous  irons  à  la  ville,  tous  deux,  et  je 
t'achèterai  un  beau  manteau  garni  de  fourrure, 
deux  jolis  robes,  de  bonnes  chaussures  et  un 
beau  chapeau. 

— Oh!  fit  la  petite,  en  battant  des  mains. 

— Tu  verras!  Tu  verras,  ma  chérie!  reprit 
Arcade.  On  ne  te  lancera  plus  d'épithètes, 
après  dimanche. 

— Mais  fit  Magdalene,  le  visage  assombri 
soudain,  cela  va  coûter  de  l'argent,  beaucoup 
d'argent,  toutes  ces  belles  choses,  n'est-ce  pas, 
père  ? 

— Sans  doute,  répondit  Arcade,  en  souriant 
tristement.  N'était-ce  pas  pathétique  d'enten- 
dre une  enfant  de  onze  ans  parler  ainsi.  Pau- 
vre petite!  Elle  avait  été  tellement  habituée  à 
l'économie  aussi!  Oui,  ça  va  coûter  de  l'ar- 
gent toutes  ces  choses,  mon  enfant,  reprit-il, 
mais  nous  en  aurons  à  dépenser,  à  gogo,  si 
nous  le  désirons;  ainsi,  ne  t'inquiète  pas  à  ce 
sujet,  petite. 

Magdalena  ouvrit  de  grands  yeux  étonnés. 

— Et  je  serai  aussi  bien  habillée  que  Lucille 
Lemil,  petit  père?  demanda-t-elle. 

— Mieux,  beaucoup  mieux,  assura  Arcade. 
Et  tiens,  pendant  que  j'y  pense,  cours  donc 
chez  Vaillant,  l'épicier,  et  achète  un  bocal  de 
pêches  confites,  pour  le  souper;  cela  nous  fera 
un  bon  régal.  Voici  de  l'argent  pour  payer  les 
pêches. 

— Des  pêches!  Oh!  des  pêches  confites  pour 
le  souper!  s'écria  l'enfant. 

— Et  dis  à  M.  Vaillant  que  je  lui  donnerai 
les  soixante    dollars  que  je  lui  dois,  au  com- 


14 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  UE  L'AIGLE 


mcnccment  de  la  semaine  prochain,  Magdalena. 
Va,  j)etite. 

On  soupa  gaimcnt;  les  pêches  confites  fu- 
rent jugées  excellentes. 

Arcade  Carlin  était  bien  l'homme  le  plus 
heureux  de  la  terre,  ce  soir-là.  Cependant,  il  y 
avait  une  toute  petite  ombre  à  son  bonheur  : 
le  "père  Zénon"  son  meilleur  ami  ,n'ecait  pas 
là,  pour  partager  sa  joie.  Le  "père  Zénon"  tra- 
vaillait dans  un  vil. âge  voisin  et  il  ne  serait  de 
retour  que  le  lendemain  soir;  mais  Arcade  sa- 
vait d'avance  la  part  qu'il  prendrait  à  la  joie 
de  son  ami. 

Maintenant,  cet  argent  qu'il  venait  de  rece- 
voir, où  Arcade  le  mettrait-il,  en  attendant 
qu'il  put  le  déposer  en  sûreté,  à  la  banque?.. 
$3000.00,  c'était  une  grosse  somme  d'argent  à 
avoir  dans  la  maison .  .  .  Quel  malheur  qu'il  n'y 
eut  pas  de  banque,  au  village!..  L  n'y  aurait 
ciu'une  chose  à  faire;  déposer  son  argent  dans 
le  coffre-fort  de  Jacques  Lemil,  le  seul  de 
G.  —  et  Lemil  avait  dit  à  Arcade,  un  jour, 
moitié  riant  : 

— Si  jamais  tu  as  des  valeurs  à  déposer 
quelque  part.  Carlin,  je  t'offre  d'avance  un 
compartiment  dans  mon  coffre-fort. 

Oui,  le  coffre-fort  de  Jacques  Lemil  serait 
un  endroit  sûr,  en  attendant  que  l'argent  put 
être  déposé  à  la  banque.  .  .  Lemil  veillait  chez 
lui,  ce  soir;  il  avait  dit  à  Arcade  qu'il  atten- 
dait Baptiste  Dubien  à  veiiler;  ce  dernier  étant 
l'ami  intime  du  marchand.  Eh!  bien,  il  irait 
chez  le  marchand  sans  retard;  il  dormirait  plus 
tranquille  ensuite,  de  savoir  ses  $3000.00  sûre- 
té. 

Arcade  endossa  son  pardessus,  et  il  allait 
partir,  quand,  ayant  jeté  les  yeux  sur  l'horlo- 
ge de  la  salle,  il  vit  qu'il  passait  neuf  heures. 

Neuf  heures,  c'était  déjà  tard,  pour  les  gens 
du  village.  Dubien  avait  dû  retourner  chez  lui, 
depuis  au  moins  une  demi  heure,  et  Lemil  de- 
vait être  couché;  il  n'allait  pas  le  faire  lever, 
n'est-ce  pas  ?  .  .  Non.  Il  lui  faudrait  trouver 
une  autre  cachette  pour  ses  $3000.00. 

La  première  idée  est  toujours  la  meilleure, 
dit-on.  Si  Arcade  Carlin  s'était  rendu  chez 
Jacques  Lemil,  ce  soir-là  et  y  eut  rencontré 
Baptiste  Dubien,  une  tragédie  eut  été  évitée. 
Mais  il  ne  devait  pas  en  être  ainsi..'.  Pauvre 
Arcade  Carlin!    Pauvre  Magdalena  ! 

Arcade  se  dirigea  vers  sa  chambre  à  cou- 
cher et  ouvrant  l'un  des  tiroirs  de  son  bureau 
de  toilette,  il  y  prit  une  petite  cassette,  qu'il 
ouvrit  au  moyen  d'une  minuscule  clef;  dans 
la  cassette  ensuite,  il  déposa  les  trois  mille  dol- 
lars, puis  ayant  placé  le  tout  dans  le  fond  du 
tiroir,  il  jeta  dessus  une  pile  de  linge. 

Avant  de  se  mettre  au  lit.  Arcade  voulut 
relire  la  lettre  de  sa  marraine,  mais  il  ne  la 
trouva  pas;  elle  était  tombée  dans  la  boîte  à 
bois  de  la  cuisine,  au  milieu  de  divers  chiffons 
de  papier,  et  il  ne  songea  même  pas  à  la  cher- 
cher là.  Il  se  dit  qu'il  avait  probablement  laissé 
la  lettre  dans  sa  chambre  à  coucher,  lorsqu'il  y 
était  allé,  tout  à  l'heure,  dans  le  but  de  cacher 
l'argent  dans  la  cassette;  il  la  retrouverait  de- 
main. Pour  le  moment,  il  allait  se  mettre  au  lit, 
car  il  avait  sommeil.  Magdalena  dormait  depuis 
longtemps  déjà. 

Cette  nuit-là,  Magdalena  rêva  de  manteaux 


garnis  de  fourrure,  de  robes  enjolivées  de  ru- 
bans et  de  dentelles,  de  chaussures  en  cuir  ver- 
nis, de  chapeaux  ornés  de  f.eurs;  voire  même 
d'un  petit  manchon  en  lapin  blanc,  doublé  de 
soie  rose  pâle .  .  . 

Arcade  Carlin,  de  son  côté,  fit  des  rêves 
d'or... 

Souvent,  il  ment  le  proverbe  qui  dit  que  les 
événements  proches  s'annoncent  en  lançant  en 
avant  leur  ombre. 

VII 

TROIS  MILLE  DOLLARS 

Il  était  huit  heures  moins  vingt  minutes, 
lorsqu'Arcade  s'éveilla,  le  lendemain  matin. 

D'un  bond,  il  fut  debout;  il  lui  faudrait  se 
hâter,  s'il  ne  vou  ait  pas  arriver  en  retard  au 
magasin. 

S'étant  habillé,  il  se  dirigea  vers  la  cuisine. 
Emplissant  le  poêle  de  chiffons  de  papier,  qu'il 
prit  dans  la  boîte  à  bois,  et  les  recouvrant  de 
bois  sec,  il  eut  vite  fait  du  café,  dont  il  but  une 
tasse,  tout  en  grignotant  un  biscuit,  puis, 
après  s'être  assuré  que  tout  était  à  l'ordre,  il 
parti  pour  le  magasin,  ayant  soin  de  fermer  la 
porte  de  sa  maison  à  clef,  précaution  qu'il  ne 
prenait  pas  souvent,  à  l'exemple  des  autres  ha- 
bitants de  G.  .  .. 

Aussitôt  qu'Arcade  eut  mis  le  pied  sur  le 
trottoir,  il  s'aperçut  qu'il  y  avait  quelque  cho- 
se d'inusité  dans  le  village;  les  gens  étaient 
rassemblés  par  petits  groupes  et  causaient 
avec  animation;  ils  paraissaient  discuter  quel- 
que chose,  quelqu'évènement  extraordinaire. 
Qu'était-ce  donc? 

S'il  n'eut  été  si  pressé  d'arriver  au  magasin, 
il  se  fut  arrêté  et  eut  demandé  la  cause  de  tant 
d'excitation;  mais  il  ne  lui  était  jamais  encore 
arrivé  d'être  en  retard;  conséquemment,  il  ré- 
sista à  la  curiosité,  et  passa    droit  son  chemin. 

Parvenu  au  bureau  de  poste,  cependant,  il 
vit  une  foule  de  villageois  rassemblés  sur  le 
trottoir;  il  vit  aussi  Martin  Corbot,  debout  sur 
une  caisse.  Le  bossu  paraissait  être  en  frais 
de  discourir. 

Arcade  s'approcha.  A  son  arrivée  cepen- 
dant, l'boscot  se  tut  subitement,  et  alors,  tout 
son  auditoire  se  retourna  et  jeta  sur  Arcade 
Carlin  un  regard .  .  .  étrange.  Ce  dernier  au- 
rait désiré  demander  ce  qu'il  y  avait;  mais 
tous  ces  visages  tournés  vers  lui;  ces  visages 
antipathiques,  cela  lui  fit  un  effet  singulier, 
lui  donna  froid  au  coeur.  .  .  et  il  passa,  encore 
une  fois,  son  chemin. 

Au  magasin,  Jacques  Lemil  l'attendait;  il 
lui  dit  : 

— Ah!    Te  voilà  enfin,  Carlin! 
— Suis-je  en  retard,  Lemil  ?  demanda  Arca- 
de. 

— Non!  Non!  Pas  du  tout!  Mais  j'avais 
hâte  de  te  voir  arriver,  car  je  ne  pouvais  lais- 
ser le  magasin  et  il  me  tarde  d'aller  aux  nou- 
velles. De  nouveaux  développements  peut- 
être  . .  . 

— ^De  quelles  nouvelles  parles-tu,  Lemil? 
j'ai  vu  des  gens  rassemblés  par  groupes,  un 
peu  partout,  et  paraissant  discuter  quelqu'évè- 
nement; mais,  craignant  être  en  retard... 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


15 


— Comment!  s'écria  le  marchand.  Est-ce 
que  tu  n'as  pas  appris  la  nouvelle,  Carlin  ? 
L'affreuse  nouvelle  qui. .  . 

— Je  n'ai  rien  appris,  Lemil,  et  je  te  le  de- 
mande encore  une  fois,  quelle  est  la  nouvelle, 
dont  tu  parles? 

— Mais,  mon  pauvre  ami,  n'as-tu  pas  appris 
que  Baptiste  Dubien  a  été. . . 

— Volé,  acheva  Arcade. 

— Tu  le  savais,  alors? 

— Non,  je  ne  le  savais  pas.  Mais,  ayant  ap- 
pris que  Baptiste  Dubien  avaint  vendu  ses  ter- 
res à  une  compagnie  américaine,  pour  la  som- 
me de  dix  mille  dollars,  et  qu'il  avait,  hier  en- 
core, cette  somme  d'argent  chez  lui,  j'ai  sup- 
posé que. . . 

— Quelle  grave  imprudence  aussi  que  celle 
qu'a  commis  Dubien!  Pauvre,  pauvre  Dubien! 
Je  lui  ai  reproché  son  imprudence,  hier  soir, 
lorsqu'il  est  venu  passer  la  veillée  avec  moi; 
je  lui  ai  même  conseillé  d'aller  chercher  son 
argent  immédiatement  et  de  le  déposer  dans 
mon  coffre-fort,  pour  la  nuit.  Hélas!  il  n'en 
a  rien  fait;  il  a  même  ri  de  ma  suggestion. .  . 
S'il  avait  suivi  mon  conseil  pourtant  ce  pauvre 
Dubien,  aujourd'hui . . . 

— "Plaie  d'argent  n'est  jamais  mortelle", 
Lemil,  fit  Arcade  en  souriant.  La  nouvelle 
est  triste,  bien  sûr;  cependant. . . 

 "Triste"    n'est  pas  le  mot  à  employer, 

en  ce  cas,  Carlin;  le  mot  juste  ce  serait  "tragi- 
que". 

— Tragique,  dis-tu  ?..  Je  ne  comprends 
pas. . . 

— C'est  une  tragédie,  la  plus  épouvantable 
des  tragédies,  résultat  de  l'imprudence  qu'a 
commise  mon  pauvre  ami  Dubien...  Carlin, 
le  vol,  ce  n'est  rien...  Baptiste  Dubien  n'a 
pas  seulement  été  volé;  il  a  été  assassiné, 

— Assassiné! 

— Etranglé,  dans  son  lit.  Sans  doute,  il  a 
surpris  le  voleur,  et  celui-ci,  se  voyant  décou- 
vert, a  étranglé  ce  pauvre  Dubien.  J'ai  vu, 
moi-même  les  traces  qu'on  laissé  les  dix  doigts 
de  l'assassin,  sur  la  gorge  de  mon  ami. 

— Que  c'est  épouvantable  ce  que  tu  m'ap- 
prends là,  Lemil! 

— Dubien  était  mon  meilleur  ami,  tu  sais. 
Carlin,  et  sa  mort  si  tragique  m'a  horriblement 
affecté. 

— Je  n'ai  pas  de  misère  à  te  croire,  Lemil, 
répondit  Arcade.  D'ailleurs,  Baptiste  Dubien 
était  un  brave  homme,  estimé  de  tous.  Pau- 
vre Dubien! 

Ainsi,  Baptiste  Dubien  avait  été  assassiné!. 
A.rcade  se  sentit  pâlir. ...  Si  l'assassin  de  Du- 
bien se  fut  douté  que  lui.  Arcade,  avait 
$3000.00  chez  lui,  peut-être  eut-il  eu  le  même 
sort  que  Dubien . . .  peut-être  sa  petite  Mag- 
dalena  eut-elle  été  assassinée,  elle  aussi . . . 
Arcade  frissonna. 

— Je  vois  que  tu  trouves  cela  terrible,  toi 
aussi,  cette  mort  tragique  Arcade,  fit  Jacques 
Lemil,  car  te  voilà  blanc  comme  un  drap,  et 
tout  défait. 

— C'est  terrible!  répondit  Arcade,  et  encore 
une  fois,  il  frissonna. 

S'il  pouvait  aller  chercher  son  argent  immé- 
diatement et  le    placer  dans  le    coffre-fort  du 


magasin!  Ces  trois  mille  dollars. . .  s'ils  lui 
étaient  volés,  quel  affreux  malheur! 

— Lemil,  balbutia-t-il,  me  permets-tu  de  re- 
tourner chez  moi,  pour  quelques  instants  seu- 
lement ?    Je . . . 

Mais  il  se  tut.  Il  allait  annoncer  au  mar- 
chand la  nouvelle  concernant  l'argent  qu'il 
avait  reçu  de  sa  marraine,  la  veille;  mais  deux 
ou  trois  pratiques  venaient  d'entrer  dans  le 
magasin. 

— Retourner  chez  toi,  Carlin!  Impossible, 
mon  cher!  Je  te  l'ai  dit,  il  faut  que  je  sorte. 
Je  veux  me  rendre  chez  Dubien,  car  Sylvie,  sa 
fille,  est  seule,  et  je  veux  la  ramener  chez  moi, 
la  pauvre  enfant.  Au  revoir  donc,  ajouta-t-il, 
en  se  dirigeant  vers  la  porte  de  sortie. 

— Seras-tu  longtemps  absent,  Lemil? 

— Je  reviendrai  le  plus  tôt  possible.  Carlin. 
En  attendant,  je  te  laisse  le  magasin  en  soin. 

Arcade  ne  put  s'empêcher  de  soupirer,  tant 
sa  déception  était  grande.  Si  Lemil  avait  vou- 
lu y  mettre  un  peu  de  sien. . .  en  moins  d'un 
quart  d'heure,  il  eut  eu  le  temps  de  se  rendre 
chez  lui,  d'y  prendre  son  argent  et  revenir  au 
magasin. 

Il  s'approcha  du  comptoir,  afin  de  servir  les 
trois  hommes  qui  venaient  d'entrer  et  qui  at- 
tendaient, sans  doute,  qu'on  les  servit. 

— Bonjour,  Messieurs,  fit  Arcade. 

— Bonjour,  Carlin,  répondit  l'un  des  trois 
hommes. 

— Qu'y  a-t-il  pour  vous.  Messieurs?  deman- 
da Arcade. 

— Pas  grand'chose,  répondit  l'un  des  hom- 
mes, en  riant. 

— Nous  étions  venus  plutôt  pour  parler  du 
meurtre  de  ce  pauvre  Dubien,  avec  Jacques 
Lemil,  dit  un  autre. 

— M.  Lemil  a  été  obligé  de  sortir.  .  . 

— Oui,  je  sais,  dit  le  troisième  homme.  Mais, 
n'est-ce  pas  que  c'est  épouvantable  cette  affai- 
re. Carlin? 

— On  ne  saurait  imaginer  rien  de  plus  af- 
freux! répondit  Arcade. 

— Je  ne  voudrais  pas  être  dans  les  bottes  de 
l'assassin!  dit  le  premier  des  trois  hommes. 

— Ni  moi!    Ni  moi!  s'écrièrent  les  autres. 

— C'est  une  épouvantable  tragédie!  s'excla- 
ma Arcade.  Et  cette  pauvre  petite  Mlle  Syl- 
vie!... Que  va-t-elle  devenir?...  Son  oncle 
mort,  tout  l'argent  volé . . . 

— Non?  Vraiment? 

— Dubien  avait  dix  mille  dollars  en  billets 
de  banque  américain,  vous  savez?  Le  voleur 
n'a  pas  tout  pris. 

— Je  ne  savais  pas ...  fit  Arcade. 

— Il  reste  de  l'argent  pour  Mlle  Sylvie,  bien 
sûr!  Le  voleur  n'a  pu  mettre  la  main  que  sur 
trois  mille  dollars. 

— Trois  mille  dollars!  cria  presque  Arcade. 

— Oui,  trois  mille  dollars  seulement. . .  Mais, 
qu'avez-vous.  Carlin?..  Vous  êtes  blanc 
comme  de  la  chaux.  .  . 

— Qu'y  a-t-il.  Carlin?  s'écria  l'un  des  trois 
hommes. 

Tous  trois,  excessivement  étonnés,  regar- 
daient Arcade,  puis  ils  échangèrent  un  regard 
entr'eux. 

Arcade  savait  bien  qu'il  devait  être  très  pâ- 
le.   Son  sang  se  glaçait  dans  ses  veines,  et  une 


16 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


sueur  froide  lui  couvrait  le  visage  et  les 
mains.  Allait-il  s'évanouir?  Et  pourquoi?.. 
Il  n'eut  pu  vraiment  expliquer  l'espèce  de  pa- 
nique dont  il  venait  d'être  saisi...  Etait-ce 
un  pressentiment? . . 

Cette  somme  de  trois  mille  dollars,  qui  avait 
été  volée  à  Baptiste  Dubien...  Trois  mille 
dollars  en  billets  de  banque  américains... 
N'était-ce  pas  une  étrange  coïncidence?.. 
Chez  lui,  Arcade  avait,  lui  aussi,  caché  dans 
une  petite  cassette,  trois  mille  dollars,  en  bil- 
lets de  banque  américains...  Heureusement 
qu'il  y  avait  la  lettre  de  Mme  Richepin,  expli- 
quant la  provenance  de  tout  cet  argent. . .  La 
lettre  de  Mme  Richepin  ?..  Où  était-elle  ?  . . 
Mier  soir  il  avait  voulu  la  relire,  mais  il  ne 
l'avait  pas  trouvé...  Ah!  S'il  pouvait  donc 
retourner  chez  lui,  chercher  la  lettre  de  sa 
marraine,  et  la  déposer,  ainsi  que  les  trois 
trois  mille  dollars,  dans  le  coffre-fort  de  Jac- 
ques Lemil! . . 

Trois  mille  dollars  avaient  été  volés  à  Bap- 
tiste Dubien,  trois  mille  dollars!..  La  somme 
exacte  qu'il  avait  reçue,  lui, Arcade,  de  la  Nou- 
velle Orléans...  Oui,  c'était  une  étrange 
coïncidence!..  O  ciel!  Si  on  allait  le  soup- 
çonner?.. Impossible!  Voleur!  Assassin! 
Lui,  Arcade  Carlin!..  Pourquoi  cette  pensée 
lui  était-elle  venue  seulement  ?  .  . 

Mais,  comme  il  se  sentait  effrayé,  tout  à 
coup!  Et  pourquoi  tout  était-il  devenu  si  noir, 
dans  le  magasin?  On  se  serait  cru  du  milieu 
de  la  nuit.  .  . 

Arcade  frotta  ses  yeux  du  revers  de  ses 
mains...  mais  l'obscurité  persistait;  que  dis- 
je?  elle  devenait  à  chaque  instant  plus  grande, 
semblait-il . .  . 

Soudain,  ses  doigts,  qu'il  avait,  instinctive- 
ment, cramponné  au  comptoir,  s'ouvrirent  et 
il  sentit  qu'il  tombait. . . 

— Trois  mille  dollars!  s'exclama-t-il,  en  tom- 
bant. Ils  sont  à  moi!. . .  A  moi. . .  et  à  Mag- 
dalena! 

Ces  paroles  furent  les  dernières  que  pronon- 
ça Arcade,  avant  de  perdre  connaissance  tout 
à  fait. 

VIII 

"AU  NOM  DE  LA  LOI.  . 

Lorsqu'Arcade  Carlin  revint  de  son  éva- 
nouissement, il  ne  comprit  pas,  tout  d'abord, 
'e  qui  lui  était  arrivé.  Il  se  vit,  couché  sur  le 
plancher,  entre  un  comptoir  et  le  mur;  voilà 
tout.  Cependant,  il  revint,  presqu'aussitôt,  à 
la  connaissance  des  choses  qui  l'entourait,  et 
vite  il  se  leva. 

— Ah!  Je  me  souviens  maintenant!  se  dit-il. 
J'ai,  stupidement,  perdu  connaissance...  Mais, 
à  propos  de  quoi?..  Oui!  Oui!  Nous  par- 
lions du  meurtre  de  Baptiste  Dubien  et  du  vol 
des  trois  mille  dollars.  .  .  J'ai  été  comme  saisi 
de  panique,  à  l'énonciation  de  cette  somme 
d'argent;  tout  est  devenu  noir  et  j'ai  cru  que 
j'allais  mourir...  puis...  je  ne  me  souviens 
plus  de  rien  après  cela. .  . 

Il  passa  rapidement  et  à  plusieurs  reprises, 
sa  main  sur  son  front,  oii  perlait  encore  une 
transpiration    froide    comme  de  la    glace.  Il 


regarda  autour  de  lui  et  constata  une  chose  qui 
l'étonna  beaucoup;  il  était  seul,  dans  le  maga- 
sin... Avait-il  été  longtemps  évanoui?.. 
Jetant  les  yeux  sur  l'horloge,  il  vit  qu'il  pas- 
sait à  peine  neuf  heures. 

Mais,  où  était  les  trois  hommes  avec  qui  il 
venait  de  causer?..  Ils  l'avait  donc  aban- 
donné, alors  qu'il  était  sans  connaissance?.. 
Etait-ce  croyable  ?  .  .  .  Laisser  seul,  quelqu'un 
qui  s'est  évanoui  ?  . .  Ne  pas  lui  prodiguer  des 
soins?..  Le  laisser  revenir  comme  il  le  pour- 
rait de  son  évanouissement,  ou  n'en  pas  reve- 
nir du  tout?..  Ce  n'était  pas  humain  cela! 
Pourtant,  ces  hommes  qu'il  y  avait,  au  maga- 
sin, tout  à  l'heure,  Arcade  les  connaissait,  tous 
trois;  ils  avaient  la  réputation  d'être  de  bra- 
ves et  honnêtes  gens...  Pourquoi  l'avaient- 
ils  abandonné?..  Il  ne  comprenait  pas,  et 
vraiment,  il  ne  se  sentait  pas  la  force  d'es- 
sayer à  déchiffrer  des  énigmes,  pour  le  mo- 
ment. Sa  faiblesse  était  si  grande  que  ses 
jambes  ployaient  sous  lui,  et  ses  mains  étaient 
agitées  d'un  tremblement  qu'aucun  effort  de 
sa  volonté  n'eut  pu  arrêter. 

Le  souvenir  de  ce  qui  avait  été  cause  de  son 
évanouissement  lui  rêvant;  en  même  temps, 
lui  revint  la  résolution  de  se  rendre  chez  lui, 
sans  retard,  y  chercher  la  lettre  de  Mme  Ri- 
chepin, ainsi  que  les  trois  mille  dollars  qu'elle 
lui  avait  envoyés,  et  de  déposer  le  tout  dans  le 
coffre-fort  du  magasin. 

Arcade  se  préparait  donc  à  partir,  lors- 
qu'entrèrent  plusieurs  pratiques,  hommes  et 
femmes.  Et  ce  ne  fut  que  le  commencement; 
tout  l'avant-midi,  presque  tout  le  village  défi- 
la dans  le  magasin,  et  ce  qu'il  y  avait  de  plus 
fâchant,  c'était  que  ces  gens  n'achetaient  rien, 
ou  presque  rien.  Ils  semblaient  n'être  venus 
là  que  par  simple  curiosité  ou  passe-temps,  et 
Arcade  se  demanda,  plus  d'une  fois,  ce  qui 
pouvait  attirer.  Ils  ne  faisaient  que  chuchot- 
ter  entr'eux;  mais,  comme  pour  se  donner  une 
contenance,  les  hommes  se  faisaient  montrer 
des  cols,  des  mouchoirs;  les  femmes,  du  fil,  des 
aiguilles,  du  ruban  ou  de  la  dentelle.  .  .  qu'el- 
les se  gardaient  bien  d'acheter  par  exemple. 
Et  toujours  ce  chuchottement,  qui  finit  par 
énerver  Arcade,  à  un  tel  point,  qu'il  se  sur- 
prit à  répondre  fort  sèchement  à  ceux  qui  lui 
adressaient  la  parole. 

Désapointé  de  ne  pouvoir  quitter  le  maga- 
sin, quand  c'était  si  important  pour  lui  de  se 
rendre  chez  lui  immédiatement,  Arcade  sentait 
devenir  plus  incontrôlable,  à  chaque  instant,  ce 
tremblement  de  mains,  qui  paraissait  lui  être 
resté,  depuis  son  évanouissement.  Il  laissa 
choir  sur  le  comptoir,  ou  sur  le  plancher,  plu- 
sieurs pièces  de  marchandises,  et  le  bruit  que 
produisaient  ces  pièces,  en  tombant,  lui  faisait 
faire  des  sauts  vraiment  ridicules,  tant  son 
énei'\'ement  était  grand.  Cet  énervement,  ce 
tremblement  de  ses  mains,  ses  maladresses, 
suscitaient  les  commentaires  des  pratiques, 
c'était  évident.  Quand  donc  ce  flot  humain 
cesserait-il  d'envahir  le  magasin  ?  . .  Quand 
donc  serait-il  libre  de  s'en  aller  chez  lui  ?  .  . 

Enfin,  vers  les  onze  heures  et  demie,  le  ma- 
gasin se  vida,  et  Arcade  eut  un  soupir  de  sou- 
lagement.   S'adressant  alors  au  garçon  qui  li- 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


17 


vrait  les  marchandises,  dans  le  village,  et  qui, 
parfois,  servait  les  pratiques,  il  dit  : 

— François,  je  vais  te  laisser  le  magasin  en 
soin.   Je  suis  obligé  d'aller  chez  moi. 

— Vous  êtes  malade,  M.  Carlin?  demanda  le 
garçon.    Vous  êtes  certainement  bien  changé. 

— Je. . .  Je  ne  me  sens  pas  très  bien. . .  bal- 
butia Arcade.  Mais  je  serai  de  retour  dans 
une  heure,  à  peu  près. 

— C'est  bien,  M.  Carlin,  répondit  François. 
Ne  vous  inquiétez  de  rien;  j'aurai  l'oeil  au  ma- 
gasin. . .  et  le  bon! 

— Merci,  François ...  Si  M.  Lemil  revient, 
avant  mon  retour,  dis-lui. . .  dis-lui. . .  que  j'ai 
été  obligé  de  retourner  chez  moi.  Au  revoir, 
mon  garçon! 

— Au  revoir,  M.  Carlin! 

Arcade  partit  pour  sa  maison.  Retrouve- 
rait-il tout  à  l'ordre,  en  arrivant  l'argent  était- 
il  en  sûreté,  dans  la  petite  casette,  cachée  sous 
une  pile  de  linge? . .  Oh!  Si  quelqu'un  était  en- 
tré chez  lui,  durant  son  absence  et  lui  avait  vo- 
lé ses  trois  mille  dollars!    Quelle  catastrophe! 

Cette  pensée  lui  fit  hâter  le  pas;  de  fait,  il 
se  mit  à  marcher  si  vite  que  cela  attira  l'atten- 
tion de  plus  d'un.  D'ailleurs,  si  Arcade  eut 
pris  la  peine  d'observer  ce  qui  se  passait  au- 
tour de  lui,  il  se  fut  aperçu  que  tous  ceux  qui 
le  regardaient  passer,  l'indiquaient  du  doigt  et 
chuchottaient  entr'eux. 

En  passant  devant  l'école,  la  pensée  de  Mag- 
dalena  se  présenta  si  clairement  à  l'esprit  de 
son  père  qu'il  se  mit  à  courir,  tant  il  lui  tardait 
de  constater  qu'il  n'était  rien  arrivé  à  sa  peti- 
te fortune;  car,  si  l'argent  lui  avait  été  volé, 
adieu  aux  beaux  rêves  qu'il  avait  faits  pour 
son  enfant,  et  Magdalena  en  serait  tellement 
peinée,  qu'elle  en  ferait  assurément  une  mala- 
die. 

S'apercevant  soudain  qu'il  courait,  et  qu'on 
l'observait  curieusement,  Arcade  se  remit  à 
marcher  posément.  Mais,  tout,  à  coup,  il  eut 
une  sensation  désagréable  et  étrange  :  celle 
d'être  suivi. 

Voulant  en  avoir  le  coeur  net,  il  s'arrêta, 
puis,  faisant  volte-face,  il  aperçut  deux  hom- 
mes, des  étrangers  au  village,  et  habillés  à  la 
dernière  mode,  qui  le  suivaient. .  .  Mais,  le 
suivaient-ils  vraiment?..  Ce  n'était  qu'une 
supposition  de  sa  part,  en  fin  de  compte,  car 
les  étrangers  causaient  ensemble  et  ne  parais- 
saient pas  s'occuper  de  lui. 

Afin  de  s'assurer  si  ses  suppositions  étaient 
correctes.  Arcade  enfila  une  petite  rue  (une 
sorte  de  ruelle  plutôt),  puis,  ayant  marché 
pendant  quelques  instants,  il  se  retourna  et  re- 
garda ce  qui  se  passait  derrière  lui  :  oui  les 
hommes  étaient  là;  ils  le  suivaient...  Pour- 
quoi?.. C'étaient  des  voleurs  peut-être?.. 
Les  vols,  au  grand  jour,  étaient  choses  rares 
cependant! 

— Il  faut  que  je  m'assure  si  ces  hommes  me 
suivent,  se  dit-il.  Je  vais  me  diriger  vers  la 
maison.  Allons! 

Ayant  fait  les  détours,  il  se  livra  au  même 
jeu  que  précédemment.  Mais  les  deux  hom- 
mes avaient  disparu. 

— Je  me  serai  trompé,  se  dit  Arcade.  Je 
suis  nerveux  à  un  tel  point,  depuis  que  j'ai  ap- 
pris la  nouvelle  du  meurtre  de  Baptiste  Dubi- 


en  et  le  vol  de  ces  trois  mille  dollars! . .  Trois 
mille  dollars!.,  reprit-il.  Quelle  singulière 
coïncidence! 

Après  s'être,  encore  une  fois,  assuré  qu'il 
n'était  pas  suivi.  Arcade  pénétra  dans  sa 
maison.    Tout  paraissait  à  l'ordre. 

Se  dirigeant  à  la  hâte  vers  sa  chambre  à 
coucher,  qui  ouvrait  sur  la  salle  d'entrée,  près 
de  la  cuisine,  il  s'empressa  d'ouvrir  le  tiroir  de 
son  bureau  de  toilette  afin  de  s'assurer  que  la 
cassette    était  bien  là  où  il    l'avait  laissée... 

Oui,  la  cassette  était  bien  là  où  il  l'avait  mi- 
se, Dieu  merci!  L'ouvrant,  à  l'aide  d'une  pe- 
tite clef,  il  vit  qu'elle  contenait  encore  les  trois 
billets  de  banque  américains  de  $1000.00  cha- 
cun. 

Déposant  la  cassette  et  son  contenu  sur  le 
bureau,  Arcade  se  mit  à  chercher  la  lettre  de 
sa  marraine;  mais  bientôt,  il  devint  évident 
qu'elle  n'était  pas  dans  la  chambre  à  coucher. 
Il  se  rendit  donc  dans  la  salle  et  là  aussi,  il 
fit  de  minutieuses  mais  vaines  recherches. 

Dans  la  cuisine  maintenant!  Il  se  souvint, 
tout  à  coup,  qu'il  avait  lu  la  lettre  de  Mme  Ri- 
chepin,  dans  la  cuisine,  alors  que  Magdalena 
était  à  préparer  le  souper. . .  Mais,  la  lettre 
fut  introuvable ...  et  introuvée .  . . 

Soudain,  les  yeux  d'Arcade  Carlin  tombèrent 
sur  la  boîte  à  bois;  la  lettre  était  peut-être 
tombée  dedans...  Hélas!  La  boîte  était  vi- 
de! Il  l'avait  vidée  lui-même,  il  s'en  souvenait 
à  présent,  ce  matin-là!...  Craignant  d'arri- 
ver en  retard  au  magasin,  il  avait  jeté  tout  le 
contenu  de  la  boîte  dans  le  poêle,  puis  y  ayant 
ajouté  du  bois  sec,  il  y  avait  mis  le  feu. .  . 

— Grand  Dieu!  s'exclama-t-il.  J'ai  brûlé  la 
lettre  de  Mme  Richepin;  la  seule  preuve  que  je 
possédais  que  ces  trois  mille  dollars  me  ve- 
naient d'elle,  qu'elle  me  les  avait  envoyés,  dans 
une  lettre  non-enrégistrée,  de  la  Nouvelle  Or- 
léans!..   Que  faire  ?    Que  devenir  ?. . 

Une  sueur  d'angoisse  pointa  à  son  front.  Il 
tomba  assis  sur  une  des  chaises  de  la  cuisine 
et,  les  deux  coudes  appuyés  sur  la  table,  il  se 
mit  à  sangloter  tout  haut,  tout  d'abord,  puis  il 
se  livra  à  d'amères  réflexions . . .  Dans  quelle 
affreux  embarras  le  mettait  la  disparition  de 
la  lettre  de  sa  marraine!  Quelles  preuves 
avait-il  maintenant  que  ces  trois  mille  dollars 
lui  venait  de  Mme  Richepin?..  Ah!  si  cette 
dame  avait  donc,  pour  une  fois,  agi  comme  la 
généralité  des  gens;  si  elle  lui  eut  envoyé  cet 
argent  dans  une  lettre  enrégistrée! .  .  Une  let- 
tre enrégistrée  laisse  des  traces,  et  aujourd'hui 
Arcade  ne  serait  pas  dans  une  situation  aussi 
précaire.  . .  Car,  il  pouvait  pas  se  le  cacher  à 
lui-même,  il  était  dans  un  affreux  pétrin;  un 
pétrin  dont  il  sortirait  très  difficilement. .  . 

Il  n'était  plus  question  maintenant  de  dépo- 
ser ces  trois  mille  dollars  dans  le  coffre-fort 
de  Jacques  Lemil...  Au  contraire!  Cet  ar- 
gent, il  fallait  le  cacher. . .  là  où  personne  ne 
pourrait  le  trouver.  .  .  et  cet  argent  devrait 
rester  dans  sa  cachette,  tant  que  le  voleur  des 
trois  mille  dollars  de  Baptiste  Dubien  n'au- 
rait pas  été  découvert. . . 

Mais,  où  cacher  l'argent?  Où? 

Ah!...  Arcade  venait  de  découvrir  une  ca- 
chette sûre  :  dans  la  cave,  sous  une  des  pier- 
res plates  qui  recouvraient  le  sol...   Oui,  il 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


soulèverait  une  de  ces  pierres,  au  moyen  d'un 
levier,  puis  il  creuserait  un  trou  de  quatre  ou 
cinq  pieds  dans  la  terre.  Dans  ce  trou,  il  dé- 
poserait la  cassette,  qu'il  recouvrirait  de  terre 
et  sur  laquelle  il  remettrait  la  pierre. 

Courant  dans  sa  chambre  à  coucher.  Arca- 
de se  saisit  de  la  cassette.  Revenant  dans  la 
cuisine  ensuite,  il  souleva  une  trappe,  décou- 
vrant ainsi  un  escalier  étroit  et  obscur. 

A  ce  moment,  il  crut  entendre  un  léger  bruit 
dans  la  salle  d'entrée,  et  soudain,  il  se  rappela 
n'avoir  pas  fermé  la  porte  à  clef,  en  entrant 
dans  sa  maison,  tout  à  l'heure. 

Arcade  s'avança,  sur  la  pointe  des  pieds,  et 
jeta  un  regard  dans  la  salle,  mais  il  ne  vit 
rien.  Hâtivement,  alors,  il  ferma  à  clef  la 
porte  d'entrée  et  retourna  à  la  cuisine. 

Dans  la  cave,  il  trouverait,  il  le  savait,  une 
pelle,  une  pioche  et  un  levier.  Il  descendit 
donc  l'escalier  étroit  et  obscur,  et,  comme  il 
venait  de  se  convaincre  qu'il  était  bien  seul 
dans  sa  maison,  il  ne  prit  pas  la  peine  de  fer- 
mer la  trappe  derrière  lui. 

Arcade  se  mit  à  l'oeuvre,  et  bientôt,  un  trou 
de  cinq  pieds  de  profondeur  était  creusé.  S'em- 
parant  ensuite  de  la  cassette,  il  se  disposait  à 
la  déposer  dans  le  trou  qu'il  venait  de  creuser, 
lorsqu'il  eut  l'idée  de  s'assurer  si  elle  conte- 
nait vraiment  les  trois  mille  dollars.  Ce  serait 
si  bête  d'enterrer  la  cassette,  sans  être  abso- 
lument certain  qu'elle  contenait  les  trois  bil- 
lets de  banque,  de  mille  dollars  chacun! 

Oui,  tout  l'argent  y  était!  Arcade  compta, 
deux  fois  de  suite,  les  billets  de  banque,  et  il 
allait  les  remettre  dans  la  cassette,  quand  ils 
lui  furent  arrachés  des  doigts . . . 

Une  main  se  posa,  en  même  temps,  sur  son 
épaule .  .  .  puis,  une  voix  qui,  aux  oreilles  d'Ar- 
cade Carlin,  semblaient  passer  par  mille  trom- 
pettes, dit  : 

— Arcade  Carlin,  au  nom  de  la  loi,  je  vous 
arrête  ! 

IX 

TROUVE  COUPABLE 

Nous  n'avons  pas  l'intention  d'insister  sur 
le  procès  d'Arcade  Carlin.  D'ailleurs,  nous  sa- 
vons d'avance  qu'il  ne  parvint  pas  à  prouver 
son  innocence. 

Tout  d'abord,  on  refusa  de  le  croire,  lors- 
qu'il affirma  que  les  $3000.00  lui  avait  été 
envoyées  de  la  Nouvelle-Orléans,  dans  une 
lettre  non  enrégistrée.  Alors,  Arcade  raconta 
la  conversation  qu'il  avait  eue  avec  Martin 
Corbot,  au  bureau  de  poste,  le  jour  où  la  let- 
tre de  Mme  Richepin  lui  était  arrivée. 

On  se  souvient  de  cette  conversation  ? .  . . 
Le  bossu  (qui,  probablement,  ne  s'était  guère 
gêné  pour  prendre  connaissance  de  la  lettre 
de  Mme  Richepin)  avait  félicité  Arcade  de  sa 
chance. 

Mais  rboscot,  questionné  et  transquestionné 
à  ce  sujet,  devint  parjure;  il  nia  tout.  Or,  sur 
la  déposition  de  Martin  Corbot,  l'avocat  d'Ar- 
cade avait  fondé  de  grandes  espérances,  et 
voilà  que  tout  croulait,  comme  un  château  de 
cartes,  à  cause  de  l'horrible  mensonge  du  bos- 
su! 


Hector  Servant,  tel  était  le  nom  de  l'avocat 
qui  avait  entrepris  la  tâche  de  défendre  l'ac- 
cusé, avait  été  retenu,  et  il  serait  payé  par  le 
"père  Zenon". 

Hector  Servant  fit  des  démarches  auprès  de 
la  Compagnie  américaine  qui  avait  fait  des 
transactions  avec  Baptiste  Dubien.  Cette 
Compagnie  avait-elle  gardé  une  liste  des  nu- 
méros des  billets  de  banque  remis  à  Dubien? 
Non,  hélas!  On  n'avait  pas  pris  cette  précau- 
tion .  .  . 

Et  puis,  Arcade  n'avait  pas  d'alibi;  il  avait 
passé  la  soirée  et  la  nuit  du  meurtre  chez  lui, 
seul  avec  sa  petite,  Magdalena  s'était  couchée 
vers  les  huit  heures  et  demie,  ce  soir-là,  et  lui. 
Arcade,  s'était  mis  au  lit  vers  les  dix  heures. 
Non,  personne  n'était  venu  passer  la  veillée 
avec  lui,  personne!  Zenon  Lassève,  qui  veil- 
lait chez  les  Carlin  tous  les  soirs,  lorsqu'il  était 
au  village,  avait  été  absent  et  n'était  revenu  à 
G...  que  le  lendemain  soir. 

Certains  propos  tenus  par  Magdalena  avaient 
été  répétés,  de  bouche  en  bouche.  Le  lende- 
main du  meurtre  de  Baptiste  Dubien,  la  petite 
ayant  été  injuriée  par  une  de  ses  compagnes 
de  classe,  à  cause  de  ses  presque  haillons, 
avait  répondu  : 

— Laisse  faire!  Bientôt,  je  serai  la  mieux 
mise  des  enfants  du  village,  papa  l'a  dit!  Pa- 
pa va  m'acheter  un  beau  manteau  garni  de 
fourrures,  des  belles  robes,  de  belles  chaussu- 
res et  un  beau  chapeau...  aussi  un  manchon 
en  lapin  blanc,  doublé  en  soie  rose  pâle. 

— Ce  n'est  pas  vrai!  s'était  écriée  la  com- 
pagne de  Magdalena.  Vous  êtes  trop  pauvres 
pour  acheter  de  ces  choses! 

— Papa  l'a  dit!  répéta  Magdalena.  Il  dit 
aussi  que  l'argent  ne  manquerait  pas,  à  partir 
d'aujourd'hui. 

Thomas  Vaillant,  l'épicier,  avait  répété  ce 
que  Magdalena  avait  dit,  le  soir  où  elle  était 
allée  acheter  des  confitures,  chez  lui:  Arcade 
Carlin  se  proposait  de  payer,  dans  quelques 
jours,  la  somme  de  soixante  dollars  qu'il  devait 
à  l'épicier  depuis  longtemps.  L'achat  des  con- 
fitures et  cette  promesse  de  payer  un  compte 
dont  il  avait  désespéré,  avaient  grandement 
surpris  Thomas  Vaillant,  entendu  qu'il  savait 
que  le  salaire  d'Arcade  suffisait  à  peine  à  les 
faire  vivre,  lui  et  sa  petite. 

Enfin,  les  trois  hommes  qui  étaient  entrés 
dans  le  magasin  de  Jacques  Lemil,  le  lende- 
main du  meurtre  de  Baptiste  Dubien,  répétè- 
rent les  paroles  qu'Arcade  avait  prononcées, 
au  moment  de  s'évanouir  :  "Trois  mille  dol- 
lars!... avait-il  dit.  Ils  sont  à  moi!..  .A 
moi...  et  à  Magdalena"! 

Oui,  tout  condamnait  Arcade  Carlin!  Son 
irréprochable  conduite,  durant  tant  d'années, 
son  indéniable  honnêteté,  s'effaçaient  devant  le 
crime  horrible  dont  on  le  soupçonnait. 

Inutile  de  le  dire,  Hector  Servant  avait  télé- 
graphié à  Mme  Richepin,  demandant  à  cette 
dame  si  elle  avait  envoyé,  tout  dernièrement, 
dans  une  lettre  non-enrégistrée,  à  son  filleul, 
Arcade  Carlin,  la  somme  de  $3000.00,  en  billets 
de  banque  américains,  de  mille  dollars  chacun. 
Ce  télégramme  était  resté  sans  réponse,  ce 
qui  était  quelque  peu  décourageant  pour  l'avo- 
cat, pour  son  client  surtout. 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


19 


Le  télégramme  étant  resté  sans  réponse,  l'a- 
vocat écrivit  à  Mme  Richepin.  Dans  une  let- 
tre, c'était  plus  facile  d'entrer  dans  les  détails, 
d'expliquer  les  circonstances.  Hector  Servant 
dit  à  .a  marraine  d'Arcade  dans  quelle  affreu- 
se position  se  trouvait  son  filleul,  et  il  la  pri- 
ait de  répondre  à  la  présente  lettre  immédiate- 
ment, par  dépêche  télégraphique. 

Cette  lettre  resta,  elle  aussi,  sans  réponse. 
Alors,  Hector  Servant  partit  pour  la  Nouvelle 
Orléans. 

— Je  rapporterai  une  déclaration  de  Mme 
Richepin,  signée  devant  témoins,  dit-il  à  Ar- 
cade. Ainsi,  mon  ami,  patience  et  courage! 
Encore  quelques  jours,  et  vos  épreuves  seront 
finies! 

— Je  ne  comprends,  rien  au  silence  de  Mme 
Richepin,  répondit  Arcade.  E.le  doit  être  ab- 
sente de  chez  elle,  ou  bien  elle  est  malade.  .  . 

• — Patience,  mon  ami!  répéta  l'avocat.  Vous 
pensez  bien  que  je  ne  m'attarderai  pas  en  rou- 
te; le  temps  d'aller  et  de  revenir  seulement.  A 
bientôt  donc,  et,  encore  une  fois,  patience  et 
courage! 

— Puissiez-vous  réussir  dans  votre  mission, 
M.  Servant!  fit  Arcade  d'une  voix  tremblante. 
Mon  Dieu!    Que  vais-je  devenir? 

— Essayez  d'avoir  confiance  en  moi,  mon 
ami,  répondit  l'avocat. 

— Confiance?..  Oui,  j'ai  confiance  en  vous, 
assurément,  M.  Servant!  Mais  je  ne  puis  me 
faire  illusion,  n'est-ce  pas;  je  suis  dans  une 
terrible  position . . . 

— Vous  êtes  innocent  du  crime  dont  on  vous 
accuse;  je  le  prouverai  et  vous  sauverai! 

— Dieu  vous  entende! 

Que  le  temps  parut  long  au  prisonnier,  jus- 
qu'au retour  de  son  avocat!  Ah!  Combien  il 
lui  tardait  de  reprendre  sa  p.ace  parmi  les  hon- 
nêtes gens!  De  revoir  sa  petite  Magdalena! 
De  vivre,  enfin!  Car,  ce  n'était  pas  vivre  que 
d'être  enfermé  dans  une  cellule,  en  contact 
journalier  avec  le  crime  et  le  vice,  dans  toute 
son  horreur! 

Enfin,  un  soir,  la  porte  de  sa  cellule  s'ouvrit, 
pour  livrer  passage  à  Hector  Servant. 

— M.  Servant!  cria  Arcade,  accourant  au-de- 
vant de  son  visiteur. 

— Mon  pauvre  Carlin!  répondit  l'avocat.  Pas 
de  chance,  hélas! 

Arcade  sentit  qu'il  allait  s'évanouir. 

— Pas  de  chance,  dites-vous,  M.  Servant? 
questionna-t-il.  Qu'y  a-t-il  donc?..  N'avez- 
vous  pas  vu  Mme  Richepin  ?..  Ou  bien,  aurait- 
elle  refusé  de  signer  une  déclaration  ?  .  .  Elle 
est  très-originale,  ma  marraine;  mais  je  ne 
crois  pas  qu'elle  oserait  pousser  l'originalité 
jusque  là!  En  face  de  l'accusation  qui  pèse  sur 
moi .  .  . 

L'avocat  leva  la  main,  comme  pour  imposer 
silence  au  prisonnier. 

— Ecoutez,  Carlin!  Je  vous  ai  dit  que  nous 
n'avions  pas  de  chance...  Nous  sommes  aux 
prises  avec  un  horrible  guignon  plutôt. . .  et 
c'est  ...  c'est  tout  simplement...  tragique... 

— Je...  Je  ne  comprends  pas...  murmura 
Arcade.  N'avez-vous  pas  vu  Mme  Richepin, 
M.  Servant? 

— Non,  mon  ami,  je  ne  l'ai  pas  vue,  répondit 
tristement  l'avocat.    Le  malheur  a  voulu  que 


le  jour    même  de  mon    arrivée  à  la  Nouvelle- 
Orléans  .  . . 
—Eh!  bien?.. 

— Le  jour  de  mon  arrivée,  dis-je,  avaient  eu 
lieu  les  funérailles  de  Mme  Richepin. .  . 

— Morte?  cria  Arcade.  Morte?  Et  sans 
avoir  pu  me  justifier!!  O  mon  Dieu!  sanglota- 
t-il,  puis  il  tomba,  presqu'évanoui,  sur  son  gra- 
bat. 

— Morte,  oui,  morte!  Elle  est  tombée  ma- 
lade, li  y  a  à  peu  près  trois  semaines,  au  mo- 
ment où  el.e  se  préparait  à  aller  rendre  visite 
à  l'un  des  neveux  de  son  mari;  une  attaque  de 
paralysie,  paraît-il,  et  elle  n'a  pas,  un  seul  ins- 
tant, récouvré  sa  connaissance. 

— Mon  Dieu!    Mon  Dieu!  sanglota  Arcade. 

— J'ai  trouvé  le  télégramme  que  j'avais 
adressé  à  votre  marraine,  ainsi  que  ma  lettre; 
ni  l'un  ni  l'autre  n'avait  été  ouvert  même.  J'ai 
obtenu  la  permission  de  faire  des  recherches 
parmi  les  papiers  de  Mme  Richepin;  j'espérais, 
voyez-vous,  mon  ami,  trouver  la  lettre  que 
vous  aviez  écrite  à  votre  marraine,  pour  lui 
demander  de  l'argent,  ainsi  que  le  portrait  de 
votre  petite ...  Je  n'ai  rien  trouvé. 

— Mais...  N'est-ce  pas  étrange  que  ma 
lettre  et  le  portrait  de  Magdalena  aient  dispa- 
ru ainsi? 

— Les  domestiques,  que  j'ai  questionnés, 
m'ont  dit  que  Mme  Richepin  détruisait  sa  cor- 
respondance, aussitôt  après  en  avoir  pris  con- 
naissance, dit  l'avocat. 

— Le  portrait  cependant.  . . 

— Quant  au  portrait,  la  seule  explication  qui 
soit  possible,  c'est  que  Mme  Richepin,  crai- 
gnant de  se  laisser  attendrir  par  la  vue  de  cet- 
te photographie,  et  d'être  tentée,  conséquem- 
ment,  de  léguer  quelque  chose  à  votre  petite,  à 
sa  mort,  a  préféré  détruire  ce  qui  pouvait  la 
rappeler  à  son  souvenir...  Hélas,  Cardin,  je 
sais  que  vous  êtes  innocent;  mais  je  crains 
fort  ne  pouvoir  vous  sauver,  faute  de  preuves. 

— Que  Dieu  ait  pitié  de  moi...  et  de  ma 
pauvre  Magdalena!  s'écria  Arcade,  au  comble 
du  désespoir. 

Pourtant,  Hector  Servant  avait  à  coeur  d'es- 
sayer de  sauver  son  client;  conséquemment, 
quelques  jours  après  son  retour  de  la  Nouvelle 
Orléans,  il  entra  au  bureau  de  poste  de  G. . ., 
accompagné  d'un  détective;  ce  dernier,  muni 
d'un  mandat  de  perquisition.  Il  était  dix  heu- 
res du  soir. 

— Je  viens  faire  une  perquisition  dans  votre 
maison,  M.  Corbot,  dit  le  détective  au  bossu. 

— Une  perquisition!  Chez  moi!  Mais,  pour- 
quoi?   s'était  écrié  l'boscot,  en  pâlissant. 

— Nons  cherchons  ces  trois  mille  dollars  qui 
ont  été  volés  à  Baptiste  Dubien,  répondit  Hec- 
tor Servant. 

— Chez  moi!  s'exclama  le  bossu. 

— Nous  avons  le  droit  de  les  chercher  là  où 
bon  nous  semble,  fit  l'avocat. 

— Ces  trois  mille  dollars...  vous  croyez  les 
trouver  dans  ma  maison  ?  . . 

— Je  crois.  .  .  Non,  je  suis  certain  d'une  cho- 
se, M.  Corbot,  c'est  que  vous  avez  toujours  haï 
M.  Carlin,  et  que  vous  n'êtes  pas  un  type  pour 
hésiter  à  faire .  .  .  quoi  que  ce  soit,  pour  assou- 
vir votre  haine,  dit  l'avocat. 


20 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Et  ainsi,  sur  de  simples  soupçons.  .  ,  com- 
mença rboscot. 

— Rangez-vous,  et  laissez-nous  entrer,  M. 
Corbot!  dit  le  détective  d'une  voix  rude.  Je 
n'ai  pas  de  temps  à  perdre  en  pourparlers,  si 
je  veux  prendre  le  train  de  minuit  dans  dix, 
pour  la  vil.e,  ce  soir. 

— Entrez,  Messieurs!  répondit  le  bossu,  et., 
grand  bien  vous  fasse!  ajouta-t-il,  avec  un  ri- 
canement, qui  sonnait  faux  pourtant. 

La  perquisition  eut  lieu;  mais  on  ne  trouva 
rien. 

— Eh!  bien?  demanda  Martin,  d'un  ton 
gouailleur,  au  moment  où  les  deux  hommes  se 
disposaient  à  partir. 

— Nous  n'avons  rien  trouvé,  répondit  le  dé- 
tective, qui  partit  aussitôt,  se  dirigeant  vers 
la  gare. 

— Non,  nous  n'avons  rien  trouvé,  M.  Corbot, 
répéta  Hector  Servant.  Tout  de  même,  je  vous 
soupçonne  d'avoir  fait  quelque...  farce...  et 
je  vous  soupçonnerai  toujours. 

—Ah!    Bah!  fit  l'boscot. 

— Je  le  répète,  je  vous  soupçonnerai  toujours 
et  quoiqu'il  arrive  à  mon  client,  j'aurai  l'oeil 
sur  vous,  dit  l'avocat.  Vous  comprenez  ce  que 
je  veux  dire,  hein? . .  Vous  aurez  soin  de  mar- 
cher droit,  dorénavant,  car,  au  premier  faux 
pas  que  vous  ferez,  que  vous  ébaucherez  seu- 
lement, quand  ça  ne  serait  que  dans  cinq,  dix, 
quinze  ans  d'ici,  je...  je  vous  rejoindrai  bien, 
Martin  Corbot,  et  alors,  gare  à  vous! 

— Vous  me  menacez,  je  crois.  Monsieur?  de- 
manda Martin. 

— Je  vous  avertis,  M.  Martin  Corbot,  répon- 
dit Hector  Servant.  Eh!  bien,  ajouta-t-il, 
adieu!  .Au  revoir  peut-être!  A  bientôt,  je 
n'en  doute  pas!  acheva-t-il,  gouailleur  à  son 
tour. 

Le  procès  d'Arcade  Carlin  ne  traîna  pas. 
Malgré  toute  la  peine  qu'il  se  donna,  tous  les 
efforts  qu'il  fit,  Hector  Servant  ne  parvint  pas 
à  prouver  l'innocence  de  son  client. 

Arcade  Carlin  fut  condamné  à  mort,  et  il 
expira  sur  l'échaf aud  le  crime  d'un  autre  •  •  - 

Ce  fut  la  plus  tragique  des  erreurs  judici- 
aires! 

Fin  de  la  première  partie 

Deuxième  Partie 

THEO 
I 

HORREURS 

Nous  avons  laissé  Magdalena,  au  moment  où 
elle  venait  de  s'évanouir,  après  avoir  constaté 
qu'elle  était  couchée  dans  un  cercueil! 

Son  évanouissement  ne  fut  pas  de  longue 
durée.  Bientôt,  elle  ouvrit  les  yeux,  et  aussi- 
tôt, lui  revint  la  connaissance  de  ce  qui  l'en- 
tourait... Allait-elle  s'évanouir  de  nouveau? 
Elle  se  sentait  faible,  faible  comme  un  enfant; 
incapable,  conséquemment,  de  réagir  contre 
l'excessive  frayeur  qui  l'envahissait...  Elle 
savait  si  bien  ce  que  rencontreraient  ses  yeux. 


lorsqu'elle  les.  ouvrirait  :  ces  décors  funèbres, 
le  cercueil,  le  crucifix,  entre  deux  cierges  allu- 
més... Non,  elle  ne  pourrait  pas  supporter 
cela! . . 

Pourtant,  elle  n'allait  pas  risquer  de  se  ren- 
dormir. .  .  Elle  venait  de  se  réveiller  d'un 
sommeil  léthargique,  qui  avait  trompé  les  plus 
connaissants...  Ne  devait-elle  pas  une  gran- 
de reconnaissance  envers  Dieu?..  Encore 
quelques  heures  probablement  de  ce  sommeil 
qui  ressemblait  tant  à  la  mort,  et  on  l'eut  en- 
terrée vivante! .  . 

Une  sueur  d'angoisse  mouilla  ses  tempes  à 
cette  pensée...  Elle  sentit  qu'elle  allait  s'é- 
vanouir de  nouveau,  si  elle  n'essayait  pas  de 
réagir  contre  l'horreur  qu'elle  ressentait. .  .  et 
si  elle  s'évanouissait,  en  reviendrait-elle  encore 
cette  fois? 

Allons!  Du  courage!  Enfin  de  compte,  il 
ne  s'agisait  que  de  se  raisonner  un  peu!  Elle 
était  vivante,  vivante!  Par  un  simple  effort 
de  sa  volonté,  elle  pouvait,  si  elle  le  désirait, 
quitter  immédiatement  sa  couche  funèbre; 
devait-elle  hésiter,  même  un  instant?.  . 

Magdalena  ouvrit  grands  les  yeux  et  elle  es- 
saya de  s'habituer  à  son  entourage.  .  .  Ce  fut 
affreux,  et  le  coeur  lui  manqua  plus  d'une  fois. 
Mais  enfin,  elle  se  leva  debout  dans  son  cer- 
cueil, puis,  en  un  élan,  elle  sauta  par  terre. .  . 
Ses  jambes  pourraient-elles  la  supporter?.. 
Elle  avait  été  si  malade,  et  elle  venait  de  pas- 
ser par  de  si  épouvantables  trancesî 

Oui,  ses  jambes  la  supportaient...  Elle 
essaya  quelques  pas  et  fut  toute  étonnée  de 
constater  que  sa  démarche  était  assurée. 

Tout  de  même,  ce  fut  d'un  pas  quelque  peu 
hésitant  qu'elle  se  dirigea  vers  la  table  sur  la- 
quelle était  le    crucifix,  et  les  cierges  allumés. 

S'étant  agenouillée,  elle  fit  un  acte  sincère 
de  remerciment;  n'avait-elle  pas  été  sauvée 
de  la  plus  horrible  des  morts  ?..  Si  elle  se  fut 
éveillée  quelques  heures  plus  tard,  alors  qu'elle 
eut  été  enterrée!. .  Six  pieds  de  terre  sur  son 
cercueil!..  L'épouvantable  désespoir  qu'elle 
aurait  éprouvé!..  Puis,  la  mort  par  la  suffo- 
cation! .  . 

— O  mon  Dieu,  combien  je  vous  remercie! 
s'écria-t-elle,  en  éclatant  en  sanglots. 

S'étant  relevée,  elle  se  trouva  en  face  d'un 
petit  miroir,  dont  le  "père  Zenon"  se  servait 
lorsqu'il  se  faisait  la  barbe.  Un  cri  s'échappa 
de  sa  poitrine,  puis  elle  se  retourna,  croyant 
qu'il  y  avait  une  autre  personne  qu'elle  dans  la 
salle.  .  .  Car.  . .  non! .  .  Ça  ne  pouvait  être 
Magdalena  Carlin,  cette  jeune  fille  dont  le  vi- 
sage se  reflétait  dans  la  glace!..  Ces  joues 
creusées  et  blanches  comme .  .  .  comme  la  mort 
ces  lèvres,  blanches  aussi;  ces  yeux  cernés  de 
bistre,  ces  grands  yeux  bruns,  qui  lui  man- 
geaient littéralement  la  figure!.  . 

De  nouveau,  Magdalena  se  retourna  et  re- 
garda derrière  elle...  Elle  était  seule,  bien 
seule  dans  la  pièce ...  Ce  visage  si  effrayant 
à  voir,  c'était  le  sien!..  N'était-ce  pas  épou- 
vantable, et  redeviendrait-  elle  jamais  comme 
elle  l'était  auparavant  ?  .  . 

Il  y  avait  quelque  chose  de  fort  étrange 
aussi  dans  son  apparence,  hors  ce  qu'elle  ve- 
nait de  constater..  Qu'était-ce  donc?..  Ah!.. 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


21 


Elle  passa  ses  deux  mains  en  arrière  de  sa  tête 
et  aussitôt,  elle  eut  une  excxamation  doulou- 
reuse :  sa  chevelure  avait  été  coupée!.. 

Elle  avait  été  fière,  à  bon  droit,  de  ses  che- 
veux; long-s,  abondants,  fins  comme  de  la  soie 
en  écheveaux,  noirs  comme  l'aile  du  corbeau  et 
ondulant  légèrement...  Des  larmes  perlèrent 
à  ses  longs  cils,  puis,  des  frissons  la  secou- 
èrent; elle  venait  de  comprendre!  Le^père  Ze- 
non" avait  dû  lui-même  couper  les  cheveux  de 
sa  ûAe  adoptive,  au  moment  où  on  allait  la  dé- 
poser dans  son  cercueil;  ces  cheveux  il  avait 
voulu  les  garder  en  souvenir  d'elle... 

Magdalena  se  détourna;  elle  ne  voulait  plus 
regarder  dans  le  miroir  puisque  cela  lui  cau- 
sait de  si  pénibles  impressions.  Mais,  tout  à 
coup,  ses  yeux  tombèrent  sur  la  robe  dont  elle 
était  habiLée.  C'était  une  de  ces  robes  en 
grosse  mousseline  blanche,  aux  garnitures  dé- 
coupées au  fer.  . .    Un  suaire!    O  ciel! 

Fébrilement,  elle  se  dévêtit,  déchirant,  plus 
d'une  fois,  la  robe,  dans  sa  hâte  de  s'en  déba- 
rasser,  après  quoi  elle  courut  à  une  grande 
garde-robe  qu'il  y  avait  à  l'une  des  extrémités 
de  la  salle  près  de  la  porte  d'entrée,  et  saisis- 
sant un  long  manteau  bleu  marin  qui  y  était 
accroché,  e.le  s'en  recouvrit. 

Retournant  se  placer  devant  le  miroir,  elle 
eut  la  satisfaction  de  voir  qu'un  changement 
s'était  opéré  dans  son  apparence.  Sans  doute, 
ses  joues  étaient  encore  creuses  et  pâles;  ses 
yeux  étaient  encore  ridiculement  grands,  et 
cernés  de  bistre;  mais  un  peu  de  rose  lui  était 
venu  aux  lèvres,  et  son  regard  était  moins  ter- 
ne. 

Quel  bonheur  que  celui  de  vivre;  de  sentir 
ses  forces  lui  revenir  et  de  savoir  que  son  sang 
coulait,  plus  chaud,  dans  ses  veines! 

Soudain,  Magdalena  sourit.  Quelle  sensa- 
tion dans  le  viLage,  lorsqu'on  apprendrait  la., 
résurrection  de  Magdalena  Carlin!  Elle  de- 
viendrait un  objet  de  curiosité .  . .  Chacun 
voudrait  connaître  les  impressions  qu'elle 
avait  ressenties,  lorsqu'elle  s'était  vue  cou- 
chée dans  un  cercueil.  .  .  Et  le  **père  Zenon"? 
il  serait  fou  de  joie  de  retrouver  vivante,  sa  fil- 
le adoptive.    Et  elle,  Magdalena .  . . 

Mais,  à  quoi  songeait-e.le  ?  Allait-elle  re- 
prendre la  routine  ordinaire  ?  Redevenir  la 
"fille  du  pendu",  avec  qui  nul  n'osait  s'asso- 
cier ?..  Ce  serait  folie,  quand  elle  pouvait  si 
facilement  disparaître . .  .  Magdalena  Carlin 
serait  morte  pour  tous .  . .  Dans  quelques  heu- 
res, si  elle  réussissait  dans  le  projet  qui  ve- 
nait de  germer  dans  son  esprit,  on  enterrerait 
un  cercueil.  . .  vide,  et  celle  qu'il  était  supposé 
contenir  serait  loin,  tandis  qu'on  chanterait 
son  libéra . .  . 

Se  dirigeant  vers  une  chambre  à  coucher 
voisine  de  la  salle,  et  essayant  de  ne  pas  voir 
le  cercueil,  en  passant,  Magdalena  alla  directe- 
ment vers  le  lit  et  en  enleva  le  traversin. 

Retournant  dans  la  salle  ensuite,  elle  s'ap- 
procha, en  tremblant,  du  cercueil,  dans  lequel 
elle  plaça  le  traversin,  qu'elle  recouvrit  du  lin- 
ceul dont  on  l'avait  enveloppée,  puis,  malgré 
qu'elle  frissonnât  d'horreur,  elle  souleva  un 
bout  du  cercueil  afin  d'en  constater  le  poids . .  . 
Mais,  non;  ça  ne  ferait  pas. . .  il  ne  pesait  pas 
assez. 


Deux  morceaux  de  bois,  enveloppés  dans  le 
traversin,  donnèrent  plus  de  pesanteur  au  cer- 
cueil .  .  .  Oui,  c'était  à  peu  près  le  poids  que 
pesait  Magdalena;  c'était  très  bien  ainsi! 

Bientôt,  le  couvercle  du  cercueil  avait  été 
vissé  en  place.  Il  ne  restait  plus  à  Magdalena 
qu'à  partir.  Personne  ne  songerait  à  dévisser 
le  couvercle,  car,  qui,  à  part  du  **père  Zenon" 
tiendrait  à  la  revoir?  Elle  ne  courait  donc 
pas  grand  risque. 

Mais,  le  "père  Zenon"  où  était-il  ?  . .  N'était- 
ce  pas  étrange  qu'il  fut  absent  ?..  Il  revien- 
drait sous  peu,  sans  doute,  car  ça  ne  pouvait 
être  que  lui  qui  avait  allumé  les  cierges  qui 
achevaient  de  se  consumer,  de  chaque  côté  du 
crucifix.  Il  serait  inquiet,  à  cause  de  ces  cier- 
ges et  il  reviendrait  bientôt . .  .  Et,  quand  il 
reviendrait,  essayerait-il  de  dévisser  le  cou- 
vercle du  cercueil,  pour  revoir,  une  dernière 
fois,  sa  fille  adoptive  qu'il  avait  tant  aimée? 

Comme  pour  répondre  aux  questions  qu'elle 
venait  de  se  poser,  des  pas  retentirent  au  de- 
hors. . .  Ces  pas  s'approchaient  de  la  maison.  . 
Une  clef  fut  insérée  dans  la  porte,  et  Magda- 
lena n'eut  que  juste  le  temps  de  courir  se  ca- 
cher dans  la  garde-robe,  quand  le  "père  Zenon" 
pénétra  dans  la  salle. 

II 

LE  COMPLICE 

En  pénétrant  dans  la  maison,  le  "père  Ze- 
non" jeta  immédiatement  les  yeux  sur  le  cer- 
cueil, et  aussitôt,  il  enleva  son  chapeau,  puis, 
s'étant  agenouillé,  il  fit  le  signe  de  la  croix  et 
ses  lèvres  murmurèrent  une  prière. 

Magdalena,  de  la  garde-robe  où  elle  s'était 
réfugiée  et  dont  elle  avait  laissé  la  porte  en- 
tr'ouverte  d'un  pouce  ou  deux,  pouvait  suivre 
tous  les  mouvements  de  son  père  adoptif. 

Après  avoir  prié  quelques  instants,  le  "pè- 
re Zenon"  s'approcha  de  la  table  sur  laquelle 
était  le  crucifix.  Les  cierges  achevaient  de  se 
consumer;  il  les  remplaça  donc  par  d'autres. 

S'avançant  ensuite  auprès  du  cercueil,  il 
croisa  ses  bras  sur  sa  poitrine  et  sembla  se  li- 
vrer à  de  tristes  et  sombres  pensées,  car  des 
larmes  coulaient  lentement  sur  ses  joues.  Il 
se  demandait  ce  que  serait  sa  vie,  maintenant 
que  Magdalena  était  morte...  Chose  certaine, 
c'est  qu'il  s'en  irait  de  G.  . .,.  .  .  D'ailleurs,  la 
chose  avait  été  décidée  entre  lui  et  Magdalena, 
avant  qu'elle  tombât  malade...  Sa  maison, 
au  "père  Zenon"  était  vendue  à  Jacques  Lemil. 
Le  marchand  l'avait  achetée  pour  son  fils  Pier- 
re, qui  venait  de  se  marier  avec  Sylvie  Dubien. 
La  maison  avait  été  vendue  toute  meublée  et 
l'acquéreur  en  avait  payé  d'avance  la  moitié 
de  la  somme  convenue  entre  eux  :  c'est-à-dire 
$500.00;  la  balance  serait  payée  en  dedans 
d'un  an. 

Tous,  dans  le  village,  savaient  que  le  "père 
Zenon"  devait  partir,  et  maintenant  que  Mag- 
dalena n'était  plus,  on  s'attendait  à  ce  qu'il 
partit  bientôt;  dans  trois  ou  quatre  jours,  pro- 
bablement. Il  ne  s'en  était  pas  caché;  il  s'en 
irait  bien  loin;  dans  la  province  d'Ontario, 
chez  son  frère,  qui  demeurait  près  de  la  ville 
de  Toronto. . . 


22 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Pauvre  Magdalena!  dit-il,  entre  haut  et 
bas.  Pauvre  chère  petite!  Combien  elle  avait 
hâte  de  quitter  le  village,  pour  n'y  jamais  re- 
venir! Elle  ne  parlait  que  de  ce. a,  la  chère  en- 
fant. .  .  Le  fait  est  qu'elle  n'était  pas  heureu- 
se ici.  Quoiqu'elle  affectât  toujours  une  gran- 
de gaité,  en  ma  présence,  je  l'ai  surprise,  plus 
d'une  fois,  à  pleurer  en  cachette...  Il  n'est 
rien  de  pire  qu'un  villageois,  aussi,  pour  gar- 
der la  mémoire  des  événements...  Dans  une 
ville,  il  y  a  longtemps  que  l'exécution  de  ce 
pauvre  Arcade  serait  oubliée;  ici,  c'est  comme 
si  ça  s'était  passé  hier,  et  Magda.ena  en  a  tou- 
jours souffert.  Oh!  La  pauvre  petite! 

Le  "père  Zenon"  alla  vers  une  tablette,  sur 
laquelle  il  prit  une  boîte  d'allumettes,  puis  se 
dirigeant  au  côté  de  la  cuisine,  il  s'assit  auprès 
d'une  table  et  se  mit  à  fumer,  le  visage  tourné 
vers  la  salle.  Mais  il  n'aspira  que  quelques 
bouffées  de  tabac;  on  eut  dit  que  quelque  chose 
d'indéfinissable,  d'irrésistib.e,  l'attirait  dans  la 
salle. 

Magdalena,  de  sa  cachette,  vit  son  père 
adoptif  s'approcher,  encore  une  fois,  du  cer- 
cueil... Elle  l'entendit  soupirer  profondé- 
ment. .  .  Soudain,  il  se  pencha  et  fit  mine  de 
soulever  le  couvercle  du  cercueil.  N'y  parve- 
nant pas  il  se  mit  à  l'examiner  de  près,  et  un 
grand  étonnement  parut  dans  ses  yeux. 

— C'est  étrange!  murmura-t-il.  Je  ne  me 
souviens  pas  d'avoir  vissé  le  couvercle  du  cer- 
cueil; il  me  semb.e  que  je  n'avais  fait  que  le 
poser  dessus.  .  .    Qu'est-ce  que  ça  veut  dire?  .  . 

De  nouveau,  il  essaya  d'enlever  le  couver- 
cle. De  nouveau,  il  se  pencha,  examina  les 
visses,  puis  il  commença  à  les  dévisser. 

— Personne  n'a  pu  entrer  ici  durant  mon 
absence,  bien  sûr!  se  dit-il.  Mais,  comment  se 
fait-il  que  le  couvercle  du  cercueil  soit  vissé?. 
L'aurai-je  vissé  moi-même,  par  distraction?.. 
C'est  presqu'impossible!  Je  me  souviens  que 
je  m'étais  dit  que  je  laisserais  le  cercueil  ou- 
vert, jusqu'au  matin,  car  je  savais  que  je  vou- 
drais revoir  Magdalena  une  dernière  fois... 
C'est  étrange,  très  très  étrange! 

Les  visses  ayant  été  en.evées,  le  "père  Ze- 
non" souleva,  assez  brusquement  le  couvercle. 
Ausitôt,  un  cri  s'échappa  de  sa  poitrine. .  .  A 
travers  la  vitre,  que  voyait-il?  Quelque  cho- 
se d'informe,  recouvert  d'un  suaire,  du  suaire 
dont  Magdalena  avait  été  enveloppée!...  O 
ciel!  O  ciel!  Quelqu'un  avait  donc  pénétré 
dans  la  maison  durant  son  absence  et  volé  le 
cadavre  de  sa  fille  adoptive  ?  .  .  Ces  sortes  de 
profanations  n'étaient  pas  très  rares,  il  le  sa- 
vait. .  .  Mais,  qu'on  eut  enlevé  le  cadavre  de 
Magda'ena! .  . 

— Mon  Dieu!  Mon  Dieu!  sanglota-t-il.  Quel 
crime!  Quel  sacrilège!  Magdalena!  Mag- 
dalena! 

— -"Père  Zenon",  fit  une  voix  alors. 

— Hein  ?  cria-t-il  presque. 

— "Père  Zenon"!    Ne  craignez  rien;  je... 

— C'est.  .  .  C'est  la  voix  de  Magdalena!  bal- 
butia le  "père  Zenon". 

— C'est  Magdalena  qui  vous  parle...  Ecou- 
tez... 

— Magdalena! ...  Où  es-tu  donc  ?  .  .  .  Je.  .  . 
— Je  suis  ici.  .  .  Encore  une  fois,  ne  craignez 


rien,  répéta  la  jeune  fille,  en  s'avançant  dans 
la  sa. le. 

— Magdalena!  balbutia  le  "père  Zenon"  en 
faisant  un  mouvement  de  recul.  C'est... 
C'est  l'ombre  de .  .  . 

— C'est  Magdalena,  bien  vivante,  cher  "père 
Zenon"...  Je  me  suis... 

— Magdalena!  Vivante!  s'exclama-t-il.  Est- 
ce  que.  .  .  Est-ce  que  je  rêve? 

— Vous  êtes  bien  éveillé  et  vous  ne  rêvez 
pas,  répondit-elle.  Je.  . .  Je  me  suis  éveillée. . . 
J'étais  couchée  dans...  dans  un  cercueil...  O 
mon  Dieu!  sanglota-t-elle. 

— Cie.!  O  ciel!  Magdalena!...  Et  tu  dis  t'ê- 
tre  éveillée  dans...  dans  ton  cercueil!  Oh! 
Que  c'est  épouvantable!  Et  tu  étais  seule!... 
J'étais  allé  prendre  l'air  un  peu...  Si  j'eusse 
été  ici,  au  moins!...  O  Magdalena!  Viens, 
viens,  que  je  te  presse  dans  mes  bras,  afin  de 
m'assurer  que  c'est  bien  toi;  que  tu  n'es  pas 
une  ombre;  que  tu  es  bien  vivante.  .  . 

Il  tendit  ses  bras  vers  la  jeune  fille,  qui,  s'é- 
tant  approchée,  se  suspendit  au  cou  de  son  pè- 
re adoptif  et  éclata  en  sanglots  convulsifs. 

— Ca  été  si  épouvantable!  ne  cessait-elle  de 
dire  et  de  redire.  Quand  j'ai  eu  constaté  que 
j'étais  couchée  dans  un  cercueil...  Oh!... 
ajouta-t-e.le  en  frissonnant. 

Devant  ses  yeux  repassa  toute  l'horrible  scè- 
ne et  elle  se  sentit  faible  tout  à  coup. 

— Viens  t'asseoir  dans  la  cuisine  avec  moi, 
Magdalena,  fit  le  "père  Zenon"  voulant  éloi- 
gner sa  fille  adoptive  des  décors  funèbres  qui 
les  entouraient.  Raconte-moi  tout  maintenant, 
si  tu  le  peux,  ma  Magdalena,  reprit-il,  lors- 
qu'elle fut  installée  auprès  de  lui.  O  ma  pau- 
vre, pauvre  petite! 

Elle  lui  raconta  tout  ce  qui  s'était  passé  : 
son  réveil,  dans  le  cercueil;  l'horreur  qu'elle 
en  avait  ressenti;  son  évanouissement,  etc., 
etc. 

— O  ma  pauvre  enfant!  s'écria  le  "père  Ze- 
non" lorsqu'elle  lui  eut  tout  raconté.  Et  dire 
que  tu  étais  seule,  pour  supporter  toutes  ces 
horreurs!...  Longtemps,  je  me  reprocherai 
d'être  sorti...  Si  j'avais  été  ici...  à  nous 
deux,  c'eut  été  moins  épouvantable...  Mais, 
Dieu  soit  béni;  te  voilà  vivante,  ma  Magdale- 
na! 

— Quel  sort  affreux  aurait  été  le  mien,  si  je 
ne  m'étais  éveillée  que  quelques  heures  plus 
tard!  O  mon  Dieu!  ajouta-t-elle,  en  pleurant. 

— Essayons  de  ne  plus  penser  à  ces  choses, 
ma  chérie.  .  .  Tu  es  vivante;  pour  cela,  remer- 
çions  la  divine  Providence! 

— Est-ce  le  jour?  Est-ce  la  nuit,  "père  Ze- 
non"? demanda  Magdalena  soudain.  Est-ce 
la  lune  ou  bien  le  soleil  levant  qu'on  aperçoit, 
à  travers  les  stores  baissées  ? 

— Il  est  cinq  heures  et  demie  du  matin,  ré- 
pondit le  "père  Zenon",  après  avoir  regardé 
l'heure  à  sa  montre.  Cinq  heures  et  demie, 
répéta-t-il;  aussitôt  que  Tangelus  sera  sonné, 
dans  une  demi-heure  maintenant,  j'irai  au 
presbytère,  avertir  M.  le  Curé  de  ce  qui  vient 
de  se  passer,  car,  à  sept  heures  devaient  avoir 
lieu.  .  . 

— Mes  funérailles,  acheva  Magdalena,  en 
frissonnant. 

— .  .  .  Oui,  pauvre  chère  enfant.  .  .   Mais,  il 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


23 


y  a  quelque  chose  que  je  ne  comprends  pas, 
Magdalena. . . 

— Qu'est-ce  donc,  petit  père? 

— Ce  traversin...  dans  le  cercueil...  Pour- 
quoi est-il  là?  Non,  vraiment,  je  n'y  com- 
prends rien! 

— Je  vais  vous  expliquer  la  chose,  alors . . . 
Mais,  d'abord,  dites-moi,  cher,  cher  "père  Ze- 
non"; vous  m'aimez  bien,  n'est-ce  pas?  de- 
manda la  jeune  fille,  câline. 

— Si  je  t'aime!  O  Magdalena!  Je  n'aurais 
pu  aimer  une  enfant  à  moi  plus  que  je  t'aime, 
je  le  sais! 

— Alors. . .  vous  seriez  disposé  à  faire  beau- 
coup pour  moi,  pour  mon  bonheur  à  venir? . . . 

— Je  me  demande  s'il  y  a  quelque  chose  au 
monde  que  je  ne  serais  prêt  à  faire  pour  toi . . . 
Pourrais-je  te  refuser  quelque  chose,  ma  ché- 
rie, à  toi  qui  viens  de...  ressusciter,  en  quel- 
que sorte,  de  la  mort? 

— Eh!  bien;  écoutez  ce  que  je  vais  vous  pro- 
poser, "père  Zenon". . .  Je  vous  l'ai  dit  tout  à 
l'heure,  il  y  va  de  mon  bonheur...  Voici  :  il 
faut  que  les  funérailles  de  Magdalena  Carlin 
aient  réellement  lieu,  ce  matin.  Vous  compre- 
nez bien  ce  que  je  veux  dire,  n'est-ce  pas  ? 

— Mais,  non,  ma  fille,  je  ne  comprends  pas. . . 

— Je  veux  disparaître,  "père  Zenon"...  Je 
veux  que  Magdalena  Carlin  soit  morte,  pour 
tous...  qu'elle  soit  enterrée,  ce  matin  même, 
dans  le  cimetière  de  ce  village. .  .  Moi,  je  m'en 
irai. .  .  loin,  loin;  si  loin,  qu'on  n'entendra  plus 
jamais  parler  de  moi ...  Je  changerai  de 
nom. . .  Je. . . 

— Impossible,  Magdalena,  impossible!  Sais- 
tu,  ma  pauvre  enfant,  ce  que  tu  médites  de 
faire,  et  dont  tu  veux  me  rendre  complice  ?  . .  . 
O  ma  petite,  ce  serait  mal,  si  mal!  Et,  de 
plus,  une  telle  chose  serait  punissable  par  la 
loi,  je  crois,  si  jamais  nous  étions  découverts. 

— Découverts  ?  Mais,  nous  ne  le  serons  ja- 
mais!   Je  m'en  irai.  .  . 

— Tu  t'en  iras,  dis-tu?  Seule,  Magdalena? 
Certes,  non!  Jamais  je  ne  consentirai  à  cela! 
Si  tu  pars,  je  t'accompagne...  Mais,  inutile 
de... 

— Ecoutez,  "père  Zenon",  écoutez,  je  vous  en 
prie!  Si  vous  saviez  tout  ce  que  j'ai  enduré 
d'insultes,  dans  ce  village... 

— Je  sais!  Hélas,  je  le  sais!  Cependant, 
renonce  au  projet  que  tu  as  formé,  ma  fille, 
car. . . 

Magdalena  leva  soudain  la  main,  comme 
pour  imposer  silence  à  son  compagnon.  Des 
pas  s'approchaient  de  la  maison... 

— Quelqu'un  vient!  murmura-t-elle.  Il  est 
trop  tard  maintenant!  Il  n'y  a  plus  à  hésiter, 
petit  père...  Vite!  ajouta-t-elle.  Remettons 
les  visses  au  cercueil . . .  Magdalena  Carlin  est 
morte. . .  Qu'on  enterre  un  cercueil  vide!  Moi, 
je  disparaîtrai,  et  vous  m'y  aiderez,  je  le  sais; 
même,  vous  m'accompagnerez  là  où  j'irai,  si 
vous  le  désirez.    Vite,  "père  Zenon"!  Vite! 

Magdalena  courut  vers  le  cercueil,  et  com- 
me un  otomate,  son  père  adoptif  la  suivit.  En 
sa  présence,  elle  remit  les  visses  au  couvercle, 
et  il  la  laissait  faire,  sans  proférer  un  mot; 
mais  son  visage  était  blanc  comme  un  mort. 

— Courage,  petit  père!  fit-elle,  en  lui  don- 
nant un  baiser. 


— Nous  avons  tort,  Magdalena!  balbutia  le 
"père  Zenon",  bien  tort! 

— Ne  quittez  pas  les  abords  du  cercueil,  lui 
recommanda-t-elle,  et  tout  se  passera  bien,  je 
le  prédis.  .  .  Moi,  je  monte  dans  ma  chambre  à 
coucher,  dont  je  fermerai  la  porte  à  clef.  .  . 
Plus  tard,  dans  le  courant  de  la  journée,  nous 
ferons  des  projets,  et,  dans  deux  ou  trois 
jours.  Dieu  aidant,  nous  aurons  quitté  G . . . 
pour  toujours. 

— Je  t'avouerai,  Magdalena,  que  j'ai  pres- 
que peur,  balbutia  le  "père  Zenon".  Le  risque 
affreux  que  nous  courons... 

— Ah!  fit  Magdalena,  en  pleurant,  j'ai  tant 
souffert,  dans  ce  village,  tant!  Morte;  elle  est 
morte,  la  "fille  du  pendu",  à  partir  de  ce  mo- 
ment. . .  Mais,  voilà  le  village  qui  s'éveille,  re- 
prit-elle; on  entend  marcher,  dehors  et  bien- 
tôt, les  curieux  voudront  entrer  ici. . .  Je  cours 
m'enfermer  dans  ma  chambre.  .  .  vous  m'y  re- 
trouverez, après  les...  funérailles...  Au  re- 
voir, cher  bon  "père  Zenon"!  Au  revoir,  et... 
courage! 

— Au  revoir,  ma  fille,  répondit-il,  presque 
machinalement.  Dieu  te  garde...  et  nous  par- 
donne ! 

III 

CI-GIT  MAGDALENA  CARLIN 

Il  y  avait  à  peu  près  dix  minutes  que  Mag- 
dalena était  rendue  dans  sa  chambre  à  cou- 
cher, dont  elle  avait  eu  la  précaution  de  fer- 
mer la  porte  à  clef,  quand  elle  entendit  des 
piétinements  et  des  murmures  de  voix,  dans  la 
salle,  en  bas.  Des  gens  curieux,  peut-être 
sympathiques,  étaient  arrivés,  dans  l'espoir  de 
revoir,  une  dernière  fois,  dans  son  cercueil,  la 
"fille  du  pendu".  Mais,  ce,le-ci  savait  que  son 
père  adoptif  ferait  bonne  garde  et  qu'il  in- 
venterait une  raison  quelconque,  pour  refuser 
d'ouvrir  le  cercueil. 

— Pauvre  "père  Zenon"!  se  disait  Magdale- 
na. Que  je  le  plains!  Oui,  je  le  plains  de  tout 
mon  coeur!  Par  quelles  trances,  par  quelles 
angoisses  il  va  passer,  d'ici  à  ce  que  le  cer- 
cueil soit  bien  et  duement  enterré!...  Mais, 
il  le  fallait!  Dieu  veuille  que  tout  se  passe, 
sans  accident!  Oh!  Combien  il  me  tarde  de 
voir  revenir  le  "père  Zenon"  de  l'église,  du  ci- 
metière! Alors  seulement,  je  serai  retirée 
d'inquiétude . . . 

Il  devait  y  avoir  une  assez  grande  quantité 
de  gens,  en  bas,  car  les  piétinements  augmen- 
taient, et  les  voix  parvenaient  jusqu'à  la  cham- 
bre où  Magdalena  s'était  retirée. 

Bientôt,  les  piétinements  devinrent  plus  dis- 
tincts... puis,  des  pas  lents  et  pesants  s'a- 
cheminèrent vers  la  porte  d'entrée  :  on  allait 
partir  pour  l'église. 

Bien  cachée,  derrière  des  rideaux  de  mous- 
seline épaisse,  la  jeune  fille  se  hazarda  à  re- 
garder par  la  fenêtre.  Elle  vit  les  gens  se 
former  en  procession.  Soudain,  toutes  les  tê- 
tes se  découvrirent,  car  venaient  d'apparaître 
Jacques  Lemil  et  son  fils  Pierre,  portant  le 
cercueil.  L'église  n'étant  pas  loin  de  la  mai- 
son, le  "père  Zenon"  n'avait  pas  jugé  à  propos 


24 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


de  louer  le  corbillard,  pour  les  funérailles  de 
Magdalena. 

Ah!  Le  voilà  le  "père  Zenon"!  Il  sort  le 
dernier,  car  il  a  dû  prendre  la  précaution  de 
fermer  à  clef  la  porte  de  la  maison,  après  s'ê- 
tre assuré  que  tout  le  monde  en  était  parti. 

Magdalena  vit  défiler  ses  propres  funérail- 
les... Elle  vit  le  cortège  pénétrer  dans  l'égli- 
se... Elle  entendit  la  cloche  tinter  lentement 
le  glas. . . 

Elle  n'était  pas  sans  comprendre,  certes,  la 
gravité  de  ce  qu'ils  avaient  fait,  elle  et  son 
père  adoptif . .  .  Elle  savait  bien  qu'ils  pé- 
chaient, tous  deux,  contre  la  loi  humaine... 
et  la  loi  divine.  .  .  Ce  service  qui  se  chanterait, 
dans  quelques  instants,  sur  un  cercueil  vide. . . 
Quelle  moquerie,  et  combien  cette  moquerie  de- 
vait déplaire  à  Dieu! 

— Mon  Dieu,  pria-t-elle,  puissent  les  chants 
et  les  prières  qui  se  disent  sur  un  cercueil  vide, 
en  ce  moment,  s'élever  vers  vous  en  supplica- 
tions, pour  le  repos  de  l'âme  de  mon  bien-aimé 
père! 

Cette  courte  prière  la  consola  un  peu. 

Quittant  sa  fenêtre  ensuite,  elle  s'agenouilla 
et  récita  le  rosaire,  après  quoi,  s'étant  assise, 
elle  attendit. . . 

Tout  à  coup,  la  cloche  de  l'église  tinta;  c'é- 
tait le  libéra. 

Magdalena  se  leva  et  s'approcha,  de  nou- 
veau, de  la  fenêtre.  Bientôt,  elle  vit  le  con- 
voi se  dirigeant  vers  le  cimetière,  qui  était  en 
arrière  de  l'église  et  qu'elle  ne  pouvait  consé- 
quemment  pas  apercevoir,  de  sa  chambre . . . 
Le  dernier  acte  du  plus  émouvant  des  drames 
allait  se  dérouler  dans  le  cimetière  :  le  cer- 
cueil, sensé  contenir  les  restes  mortels  de 
Magdalena  Carlin,  serait,  dans  quelques  ins- 
tants, descendu  dans  une  fosse  et  recouvert 
de  six  pieds  de  terre... 

Des  larmes  coulaient,  pressées,  sur  les  joues 
de  la  jeune  fille...  Elle  songeait .  aux  terri- 
bles émotions  par  lesquelles  devait  passer  son 
père  adoptif,  en  ce  moment. . .  S'il  survenait 
quelqu'accident! .  .  .  Si,  en  maniant  le  cercueil, 
quelque  chose  arrivait,  .  .  Ces  deux  morceaux 
de  bois,  par  exemple,  qui  avaient  été  enroulés 
dans  le  traversin. .  .  s'il  fallait,  par  qu'elqu'hor- 
rible  malchance,  qu'ils  se  fussent  déplacés, 
dans  le  transport,  de  la  maison  à  l'église,  et 
qu'ils  se  missent  à  rouler  dans  le  cercueil!  A 
cette  pensée,  Magdalena  sentit  ses  cheveux  se 
dresser  sur  sa  tête  et  son  sang  se  glacer  dans 
ses  veines. 

— 0  Dieu  tout-puissant,  s'écria-t-elle,  en  joi- 
gnant les  mains,  ne  permettez  pas  cela,  ne  le 
permettez  pas!  Ca  serait  si,  si  épouvantable, 
mon  Dieu!  Ne  le  permettez  pas!  Ne  le  per- 
mettez pas!  Je  n'ai  pas  voulu  vous  offenser, 
mon  Dieu,  reprit-elle;  je  désirais  seulement 
me  protéger  moi-même.  N'appesantissez  pas 
votre  main  sur  moi,  je  vous  en  supplie.  Sei- 
gneur! 

N'étaient-ils  pas  longtemps,  bien  long- 
temps, dans  le  cimetière?  Ne  devraient-ils  pas 
en  être  revenus  maintenant?  Qu'y  avait-il? 
Bien  sûr,  quelque  chose  était  arrivé...  N'au- 
rait-on pas  eu  le  temps  d'enterrer  deux,  trois 
cercueils  ?  .  . .  Oui,  il  devait  être  arrivé  quel- 
que chose...  Et  le  "père  Zenon",  qu'advien- 


drait-il de  lui,  si  quelque  catastrophe  était  sur- 
venue? Ce  pauvre  "père  Zenon",  qui  avait 
tant  essayé  pourtant  de  combattre  l'idée  de  sa 
fille  adoptive;  celle  de  se  faire  passer  pour 
morte...  Ciel!  Pourquoi  n'avait-elle  pas  eu 
la  pensée  de  lier  les  morceaux  de  bois  au  tra- 
versin, au  moyen  de  fortes  cordes  ?  S'il  fal- 
lait! S'il  fallait!  Car,  elle  ne  pouvait  plus 
en  douter,  lui  semblait-il,  il  était  arrivé  quel- 
que chose...  Pas  une  âme  ne  paraissait,  aux 
abords  du  cimetière...  ils  étaient  tous  auprès 
de  la  fosse. . .  à  regarder  le  cercueil. .  .  vide.  .  . 
et  bientôt,  une  foule  hurlante  se  dirigerait 
vers  la  maison;  on  viendrait  demander  à  la 
"fille  du  pendu"  compte  de  sa  conduite... 

Elle  crut  qu'elle  allait  s'évanouir. .  .  Ses 
jambes  se  dérobaient  sous  elle...  elle  allait 
tomber. , . 

Mais  voilà  qu'on  quittait  le  cimetière,  en- 
fin! Non,  il  n'était  rien  arrivé,  car  tous  cau- 
saient entr'eux,  puis  se  séparaient  par  petits 
groupes;  chacun  retournait  chez  soi. 

— O  mon  Dieu,  soyez  béni,  mille  fois  béni! 
s'écria  Magdalena. 

Voici  le  "père  Zenon"!  Il  s'en  revient  à  la 
maison,  mais  il  n'est  pas  seul;  Jacques  Lemil 
et  son  fils  l'accompagnent.  Magdalena  ne  put 
s'empêcher  de  sourire  tristement,  car  elle  de- 
vinait bien  que  son  père  adoptif  eut  de  beau- 
coup préféré  n'être  pas  accompagné.  Mais 
peut-être  ces  deux  hommes  n'entreraient-ils 
pas  dans  la  maison  ?    C'était  à  espérer. 

Dans  tous  les  cas,  comme  d'autres  personnes 
se  dirigeaient  du  même  côté  que  le  "père  Ze- 
non" et  les  Lemil,  et  que,  probablement,  ils  ne 
manqueraient  pas  de  jeter  les  yeux  sur  la 
maison,  de  laquelle  venait  de  sortir  un  cer- 
cueil, la  jeune  fille  se  retira  de  la  fenêtre.  Il 
ne  fallait  pas  risquer  qu'on  l'entrevit,  et  quoi- 
que les  rideaux  fussent  très  épais  et  que  le 
risque  d'être  vue  n'était  pas  grand,  on  sait 
qu'un  excès  de  prudence  n'a  jamais  nui. 

Jacques  Lemil  et  son  fils  furent  à  peu  près 
dix  minutes  dans  la  maison.  Le  "père  Zenon" 
parlait,  très  fort,  et  Magdalena  comprit  pour- 
quoi; c'était  pour  l'avertir  qu'il  n'était  pas 
seul. 

Ces  dix  minutes  que  le  marchand  et  son  fils 
passèrent  dans  la  maison,  parurent  longues 
comme  dix  heures  à  la  jeune  fille.  Elle  s'était 
assise  sur  son  lit  et  elle  n'osait  pas  bouger. 
Le  moindre  bruit,  le  moindre  craquement  du 
plancher  la  trahirait. 

Soudain,  elle  porta  la  main  à  son  coeur  et 
elle  sentit  qu'elle  pâlissait  :  il  lui  était  resté 
une  sorte  de  rhume,  de  sa  dernière  maladie 
et  à  chaque  instant,  une  petite  toux  sèche  lui 
venait.  Elle  sentit  qu'elle  allait  tousser!  Ce 
serait  terrible!    Que  faire? 

Vite  elle  cacha  son  visage  dans  ses  oreillers, 
ce  qui  étouffa  le  bruit  qu'elle  dut  faire  en  tous- 
sant. Mais,  n'avait-elle  pas  été  entendue,  d'en 
bas  ?.. . 

Craintivement,  elle  leva  la  tête  et  écouta... 
Mais,  voilà  qu'elle  entendit  le  bruit  de  chaises 
remuées;  les  Lemil  se  préparaient  à  partir.  .  . 
Quel  soulagement  pour  le"père  Zenon"!  Et 
pour  elle,  Magdalena!  Qu'ils  avaient  été  long- 
temps ces  deux  hommes,  et  quel  martyr  avait 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


25 


dû  endurer  son  père  adoptif ;  de  quelle  frayeur 
il  avait  dû  être  envahi! 

— Tu  as  Fair  épuisé,  Lassève,  totalement 
épuisé!  fit  la  voix  de  Jacques  Lemil. 

— ^Je  n'ai  pas  dormi,  depuis  plusieurs  nuits, 
vois-tu,  répondit  l'interpellé. 

— Alors,  tu  ferais  bien  de  déjeuner  d'abord, 
puis  de  te  mettre  au  lit  et  essayer  de  dormir. 
Tu  finirais  par  tomber  malade;  il  n'est  rien 
de  pire  que  le  manque  de  sommeil. 

— Je  suivrai  probablement  ton  conseil,  Le- 
mil... 

— Si  j'étais  toi,  continua  le  marchand,  je  fer- 
merais à  clef  les  portes  de  la  maison,  afin  de 
n'être  dérangé  par  personne  et  je  me  couche- 
rais le  plus  tôt  possible. 

— Merci,  répondit  le  "père  Zenon".  Ton  con- 
seil est  sage,  mon  ami,  et  je  vais  le  suivre. 

— Au  revoir,  donc,  Lassève! 

— Au  revoir,  Lemil!  Merci  de  tes  sympa- 
thies! Au  revoir,  Pierre,  mon  garçon! 

Enfin!  Enfin!  Ils  étaient  partis!  La  porte 
de  la  maison  venait  d'être  fermée.,  à  clef;  de 
cela,  Magdalena  était  bien  sûre.  Tout  de 
même,  elle  ne  bougea  pas;  elle  attendrait  que 
son  père  adoptif  montât  la  trouver. 

Cela  ne  tarda  guère.  Elle  l'entendit  monter 
l'escalier,  puis  se  diriger  vers  sa  chambre. 

■ — Magdalena!  fit-il,  après  avoir  frappé  à  la 
porte. 

— Oui,  "père  Zenon",  répondit-elle,  courant 
ouvrir. 

-  Il  entra  en  chancelant.  Son  visage  était 
blanc  comme  la  mort. 

— 0  mon  Dieu,  que  ça  été  épouvantable!  s'é- 
cria-t-il,  en  se  laissant  tomber  sur  un  siège  et 
s'épongeant  le  front  de  son  mouchoir. 

— Pauvre  petit  père!  Pauvre,  pauvre  petit 
père  fit  Magdalena,  entourant  de  ses  bras  le 
cou  de  son  père  adoptif  et  lui  donnant  un  bai- 
ser. 

— J'ai. .  .  J'ai  failli  trahir  notre  secret.  .  .  je 
ne  sais  combien  de  fois,  Magdalena,  reprit-il. 
Il  me  semblait  qu'on  me  soupçonnait. . .  que 
sais-je?. . .  Je  le  répète,  ma  fille,  ça  été  épou- 
vantable ! 

— Mais  tout  s'est  bien  passé,  n'est-ce  pas? 

— Oui,  tout  s'est  bien  passé. . .  et  pour  cela, 
que  Dieu  soit  béni!.  .  .  Mais,  ma  fille,  aussi- 
tôt que  faire  se  pourra,  nous  quitterons  G.... 

— Je  ne  demande  qu'à  partir  alors  ?  Ce  soir  ? 

— Demain  soir.  .  .  Attendons  à  demain  soir, 
voulez-vous?  J'ai  quelques  préparatifs  à  fai- 
re... vous  aussi,  petit  père. . .  Oui,  nous  par- 
tirons demain  soir,  aussitôt  que  tombera  l'obs- 
curité. 

— Demain  soir;  c'est  entendu!  Vers  les  onze 
heures,  nous  partirons.  A  cette  heure-là,  le 
village  est  endormi  depuis  longtemps .  . .  En 
attendant,  Magdalena,  tu  devras  rester  dans 
ta  chambre  à  coucher.  .  .  Je  monterai  tes  re- 
pas ici. . .  Ça  ne  sera  pas  gai  pour  toi;  mais, 
que  veux-tu  ? 

— Ne  craignez  rien,  je  ne  commettrai  au- 
cune imprudence.  Ee,  quant  à  trouver  le 
temps  long,  j'en  doute,  car  je  vais  être  fort  oc- 
cupée. 

-*-Je  descends  préparer  le  déjeuner,  dit  le 
"père  Zenon"  en  se  levant.  Au  revoir,  Magda- 
lena.   J'entends  Froufrou    qui  demande  qu'on 


lui  ouvre  la  porte;  vais-je  le  laisser  monter 
ici? 

— Oui!    Oui!  répondit,  en    souriant,  la  jeune 
fille.    Froufrou  me  tiendra  compagnie, 
s'étant  dirigé  vers  la  cuisine,  il  ouvrit  la  porte 

Le  "père  Zenon"  descendit  dans  la  salle,  puis 
à  un  petit  chien  épagneul,  tout  noir,  tout  fri- 
sé; c'est  Froufrou.  En  quelques  bonds,  il  mon- 
ta l'escalier  et  vint  demander  admission  dans 
la  chambre  de  Magdalena. 

— Froufrou!  Cher  beau  Froufrou!  s'écria- 
t-elle.  Viens  me  tenir  compagnie...  Mais, 
qu'allons  nous  faire  de  toi  ? . .  Nous  ne  pouvons 
t'emmener  avec  nous...  et  nous  partons  de- 
main... Demain...  reprit-elle.  Demain, 
nous  quitterons  pour  toujours  ce  village!.. 
Oh!  combien  il  me  tarde  de  partir.  . .  de  m'en 
aller  loin,  bien  loin  d'ici. . .  à  la  grâce  de  Dieu! 

IV 

A  LA  GRACE  DE  DIEU 

On  était  au  lendemain  des  funérailles.  Il 
était  six  heures  du  soir. 

Dans  sa  cuisine,  le  "père  Zenon"  était  occupé 
à  préparer  le  souper.  Sur  une  table,  près  du 
poêle,  était  un  plateau,  contenant  une  assiette, 
une  tasse,  une  saucoupe  et  un  petit  service  à 
thé;  ce  plateau,  on  l'a  deviné,  était  destiné  à 
Magdalena  qui,  ainsi  qu'il  avait  été  convenu 
entre  elle  et  son  père  adoptif,  ne  quittait  pas, 
même  un  instant,  sa  chambre  à  coucher. 

Malgré  qu'elle  fut,  en  quelque  sorte,  pri- 
sonnière dans  sa  chambre,  ces  deux  jours  n'a- 
vaient pas  paru  trop  longs  à  la  jeune  fille,  car 
elle  avait  été  très  occupée  à  tailler,  faufiler, 
coudre,  ajuster;  bref,  à  faire  ses  derniers  pré- 
paratifs de  voyage. 

Cette  nuit-là,  on  devait  partir.  Ce  serait 
une  nuit  sans  lune;  de  fait,  le  temps  était  à  la 
pluie;  même,  il  était  tombé  de  petites  ondées, 
depuis  midi.  Certes,  ce  n'était  pas  un  temps 
idéal,  pour  eux  qui  allaient  parcourir,  à  pied, 
une  longue  distance,  avant  de  se  risquer  de 
prendre  un  train.  Ils  iraient.  .  .  ils  ne  sa- 
vaient trop  où  encore.  .  .  là  où  les  conduiraient 
le  destin...  Comme  l'avait  dit  Magdalena,  la 
veille;  ils  iraient. .  .  à  la  grâce  de  Dieu. . . 

Pendant  que  sa  fille  adoptive  était  occupée 
dans  sa  chambre  à  coucher,  dont  elle  tenait 
continuellement  la  porte  fermée  à  clef,  le"pè- 
re  Zenon"  trouvait  quelques  raisons  pour  s'oc- 
cuper autour  de  la  maison,  afin  de  donner  le 
change  à  qui  prendrait  la  peine  de  l'observer. 
Car,  il  vit  bien  qu'on  l'observait.  Non  pas 
qu'on  eut  aucun  soupçon  à  son  égard,  bien  sûr; 
mais  par  simple  curiosité.  Oui,  le"père  Zenon" 
savait  que  les  villageois  étaient  curieux,  et 
qu'ils  devaient  se  demander  souvent  "comment 
le  vieux  s'arrangeait,  tout  seul,  dans  sa  maison 
maintenant".  Ne  pouvant  voir  ce  qui  se  pas- 
sait, par  les  châssis  de  la  salle,  dont  les  stores 
étaient  baissées,  en  signe  de  deuil,  on  inventait 
mille  prétextes  pour  venir  frapper  à  la  porte 
de  la  cuisine. 

Durant  la  veillée,  le  soir  des  funérailles,  la 
salle  avait  été  éclairée,  et  elle  le  serait  encore 
ce  soir.  Le  "père  Zenon",  la  veille,  s'y  était 
installé,  pour  y  lire  son  journal,  bien  en  vue  de 


26 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


l'une  des  fenêtres  de  la  cuisine,  afin  de  donner 
aux  curieux  la  chance  de  le  voir  et  de  parler 
ensuite,  entr'eux,  de  ce  qu'ils  avaient  vu. 

Quant  à  Magdalena,  ce  n'est  que  lorsque  les 
lumières  s'éteignaient,  en  bas,  qu'elle  voyait 
son  père  adoptif  et  causait  avec  lui;  alors  que 
ce  dernier  était  sensé  être  allé  se  coucher,  il 
veillait  avec  la  jeune  fi. le,  et  tous  deux  fai- 
saient des  projets  de  voyage,  d'avenir.  Inu- 
tile de  le  dire,  ces  veillées  devaient  se  passer 
dans  l'obscurité,  car  aucune  lumière  ne  devait 
être  vue,  dans  la  chambre  de  Magdalena. 

Pour  revenir  au  lendemain  des  funérailles, 
le  "pèr.e  Zenon"  ayant  déposé  sur  le  plateau  le 
souper  de  Magda.ena,  alla  le  lui  porter,  dans 
sa  chambre. 

Lorsqu'il  eut  frappé  à  la  porte,  il  entendit 
d'abord  un  joyeux  aboiement  de  Froufrou,  puis 
la  voix  de  la  jeune  fille  lui  disant  : 

— Un  instant,  "père    Zenon",  s'il  vous  plait. 

— Prends  ton  temps,  ma  fille;  je  ne  suis  nul- 
lement pressé. 

Après  quelques  piétinements,  Magdalena  ou- 
vrit la  porte  de  sa  chambre,  et  le  "père  Zenon" 
entra.  Mais  en  apercevant  ]a  jeune  fille,  il  eut 
une  exclamation  de  surprise  et  il  faillit  laisser 
choir  sur  le  plancher  le  plateau  qu'il  tenait  à 
la  main.  Car,  Magdalena  portait  un  costume 
complet  de  gar;on,  et  ce  costume  la  changeait 
totalement. 

— Magdalena...  balbutia  le  "père  Zenon". 
Mais .  .  . 

— Que  pensez-vous  de  mon  nouvel  acoutre- 
naent,  petit  père?  demanda-t-elle.  N'est-ce 
pas  que  c'est  un  bon  déguisement? 

— Tu  as  l'air  d'un  garçonnet  de  quinze  ans 
au  plus,  répondit  le  "père  Zenon",  et  vraiment, 
ce  déguisement  est  le  meilleur  que  l'on  puisse 
imaginer. 

— J'ai  taillé  et  cousu,  sans  relâche,  pour  fi- 
nir es  costume  à  temps,  dit-elle.  Cette  serge 
grise...  vous  vous  souvenez  peut-être  que 
nous  l'avions  achetée,  à  la  ville,  pour  que  je 
m'en  confectionne  une  robe? 

— Oui,  je  m'en  souviens. 

— Nous  en  avions  acheté  de  la  grise  et  de  la 
brune.  La  serge  brune,  je  l'emporte;  je  m'en 
ferai  un  autre  costume,  plus  tard. 

— Tu  es  extraordinaire,  Magdalena,  extra- 
ordinaire! Je  te  savais  adroite  à  l'aiguille, 
mais .  .  . 

— Aussitôt  que  vous  le  pourrez,  "père  Zenon", 
montez  me  tenir  compagnie,  n'est-ce  pas  ? 
Nous  avons  des  projets  à  faire  pour  notre  dé- 
part et  notre  voyage. 

—C'est  entendu,  ma  fille!  A  tout  à  l'heure! 
J'éteindrai  les  lumières  de  bonne  heure,  ce 
soir,  et  je  viendrai  te  rejoindre  ici. 

Neuf  heures  et  demie  venaient  de  sonner, 
lorsque  le  "père  Zenon"  retourna  rejoindre 
Magdalena.  Elle  portait  encore  son  costume 
masculin,  et  quoique  son  père  adoptif  s'y  fut 
attendu,  il  ne  put  réprimer  un  mouvement  d'é- 
tonnement  en  l'apercevant. 

— Quel  ganti.  garçonnet  tu  fais,  Magdalena! 
s'écria-t-il. 

— Vous  trouvez,  petit  père?  répondit-elle  en 
riant. 

— Certes! 


— Du  moment  que  c'est  un  bon  déguisement, 
je  me  déclare  satisfaite. 

— Nous  allons  être  obligés  de  marcher  toute 
la  nuit,  afin  de  nous  éloigner  de  ce  village  le 
plus  possible,  dit  le  "père  Zenon".  Au  lever  du 
soleil,  nous  devrions  être  déjà  loin.  Et,  Mag- 
da.ana...  Mais,  reprit-il  aussitôt,  je  ne  dois 
plus  te  nommer  par  ton  nom  :  Magdalena... 
il  va  falloir  que  tu  en  choisisses  un  autre. 

— Oui.   J'y  ai  bien  pensé  et  je.  .  . 

— Ecoute.  J'avais,  autrefois,  un  petit  frère 
jumeau,  que  j'aimais  de  tout  mon  coeur.  .  .  Il 
est  mort  à  l'âge  de  quinze  ans.  .  .  Si  tu  vou- 
lais me  faire  un  grand  plaisir,  ma  fille,  tu 
prendrais  son  nom.  .  . 

— Mais,  sans  doute!  Comment  se  nommait- 
il  votre  petit  frère  jumeau,  "père  Zenon"? 

— Il  se  nommait  Théodule. 

Dans  l'ombre,  Magdalena  fit  une  petite 
moue.  "Théodule";  ce  nom  lui  paraissait  trop 
ancien,  trop  long;  elle  eut  préféré  s'appeler 
Jean,  Paul,  ou  quelqu'autre  nom  de  ce  genre. 

— Tu  n'aimes  pas  ce  nom,  Magdalena?  de- 
manda le  "père  Zenon"  Alors,  choisis-en  un 
autre,  ma  fille. 

— Pas  du  tout!  répondit  la  jeune  fille.  Théo- 
dule, ce  sera  très  bien.  Je  n'y  ai  qu'une  objec- 
tion; c'est  que  c'est  trop  long.  Abrègeons-le; 
dorénavant,  je  me  nommerai  Théo...  Théo 
Lassève,  pour  vous  servir!  ajouta-t-elle,  en 
souriant  et  soulevant  sa  casquette. 

— Théo.  .  .  Oui,  ce  sera  joli,  répondit  le  "pè- 
re Zenon",  et  je  te  remercie  Magda'ena,  d'a- 
voir. .  . 

Mais  elle  l'interrompit  : 

— "Théo",  s'il  vous  plait,  et  non  "Magdale- 
na". Il  va  falloir  commencer  dès  maintenant, 
sans  quoi  nous  risquerions  de  nous  tromper  un 
jour,  ce  qui  pourrait  entraîner  de  désagréables 
résultats.  Je  me  nomme  Théo  Lassève,  con- 
tinua-t-elle;  je  suis  votre  neveu.  Vous  êtes 
mon  oncle;  mon  oncle  Zenon,  à  partir  de  ce 
moment.    Qu'en  dites-vous  ? 

— Je  dis  que  c'est  très  bien .  .  .  Théo,  mon 
neveu. 

— C'est  entendu  alors,  mon  oncle!  répondit 
Magdalena. 

— Et  maintenant,  où  irons-nous,  en  partant 
d'ici  ? 

— Dirigeons-nous  vers  l'est.  Prenons  :e 
chemin  qui  conduit  à  Levis . .  .  Nous  marche- 
rons toute  la  nuit.  Demain,  nous  nous  instal- 
lerons dans  quelque  bois,  puis  nous  repren- 
drons notre  route,  aussitôt  qu'il  fera  noir. 
Après  demain,  peut-être  pourrons-nous  nous 
risquer  à  prendre  le  train. 

— Ce  sera  absolument  comme  tu  le  désire- 
ras, ma  fille...  Théo,  je  veux  dire.  J'ai  pré- 
paré tout  un  panier  de  provisions  de  bouche,  et 
j'apporte  un  petit  bidon,  dans  lequel  nous  fe- 
rons du  thé.  lorsque  nous  le  désirerons.  Qu'ap- 
porte-tu,  toi,  Théo? 

— Je  n'apporte  qu'une  petite  valise,  mon  on- 
cle, et  tout  est  prêt  pour  quand  sonnera  l'heu- 
re de  partir,  de  ouitter,  pour  toujours.  Dieu 
merci,  ce  viKage,  oii  j'ai  tant  souffert. 

Tous  deux  continuèrent  à  causer,  à  faire  des 
projets,  et  l'heure  passa  assez  vite.  A  un  mo- 
ment donné,  Magdalena  s'approcha  de  la  fe- 
nêtre et  regarda   dehors.    Pas  une    lumière  ne 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


27 


se  voyait  dans  le  village;  tous  étaient  couchés 
dormaient,  depuis  longtemps,  sur  leurs  deux 
oreilles. 

—Descendons!  fit-elle.  Il  doit  être  tard;  ce 
sera  bientôt  l'heure  de  partir,  je  crois. 

Ils  descendirent  dans  la  sal  e.  Froufrou, 
comme  s'il  eut  compris  qu'on  allait  l'abandon- 
ner, se  jetait  littérallement  dans  le  chemin  de 
Magdalena  et  il  haletait,  comme  s'il  venait  de 
faire  une  longue  course. 

— Pauvre  Froufrou!  Pauvre  petite  bête!  dit 
Magdalena,  en  caressant  le  chien.  Tu  vas 
beaucoup  t'ennuyer  de  nous,  je  sais!..  Ne 
pourrions-nous  pas  l'emmener  avec  nous,  mon 
oncle?  demanda-t-e!le. 

— Impossible...  Théo,  impossible!  Froufrou 
ne  serait  qu'un  embarras,  tu  le  penses  bien. 

— Que  va-t-il  devenir? 

— Ne  sois  pas  inquiète  à  son  sujet.  Demain 
matin,  par  le  premier  courrier,  Jacques  Lemil 
recevra,  en  même  temps  que  la  clef  de  la  mai- 
son, une  lettre  de  moi,  lui  disant  que  nous  lui 
avons  laissé  le  chien  en  soin. 

— Tout  de  même,  fit  Magdalena,  avec  un  ser- 
rement de  coeur,  ça  semble  triste,  presqu'in- 
humain  d'abandonner  Froufrou  ainsi.  Voilà 
deux  ans  que  nous  l'avons,  et  il  nous  aime 
tant!  ajouta-t-e.le  d'une  voix  remplie  de  lar- 
mes. 

— Allons!  Allons!  Sois  raisonnable,  je  te 
prie!  répondit  Zenon.  Et  vois,  il  est  onze  heu- 
res moins  le  quart;  c'est  le  temps  de  partir! 

Ils  avaient  résolu  de  quitter  la  maison  par 
la  porte  de  la  cuisine,  entendu  que,  en  arrière 
de  leur  demeure,  à  quelques  pas  seulement, 
était  un  petit  bois,  dans  lequel  ils  pourraient 
cheminer  jusqu'au  prochain  vil  age. 

Froufrou,  voyant  ses  maîtres  en  frais  de 
l'abandonner,  se  mit  à  se  plaindre,  puis  il  s'ap- 
procha de  Magdalena,  et  lui  lécha  le  visage  et 
les  mains,  essayant,  par  tous  les  moyens  pos- 
sibles, de  se  faire  emmener.  Sa  jeune  maî- 
tresse pleurait  franchement;  ça  lui  semblait 
vraiment  inhumain  d'abandonner  la  pauvre 
petite  bête.  Cependant,  elle  n'osait  rien  dire, 
afin  de  ne  pas  mécontenter  son  père  adoptif. 

On  partit.  Quelques  pas  seulement  à  faire 
et  on  atteignit  le  petit  bois.  Mais  soudain, 
Magdalena  s'arrêta. 

— Qui  a-t-il?  demanda  Zenon  Lassève,  en 
s'adressant  à  la  jeune  fille. 

— Froufrou .  .  .  balbutia-t-elle.  Ecoutez-le 
donc  pleurer! 

En  effet,  le  chien  pleurait;  on  eut  dit  la  voix 
d'un  être  humain. 

— Viens,  Théo!  insista  Zenon. 

— Je  ne  puis  pas  abandonner  Froufrou  ainsi! 
ainsi!  pleura-t-elle.  Oh!  Mon  oncle!  Mon 
oncle!    Je  veux  l'emmener  avec  nous! 

— C'est  de  l'enfantiLage,  dit  Zenon.  Mais 
enfin,  puisqu'il  le  faut!.  . 

Tous  deux  retournèrent  à  la  maison,  et  bien- 
tôt, Magdalena  emportait  Froufrou  dans  ses 
bras,  afin  qu'il  n'aboyat  pas,  puis  ils  se  diri- 
gèrent, de  nouveau  vers  le  petit  bois. 

Zenon  Lassève  et  Magdalena  Carlin  avaient 
quitté  G...,  pour  n'y  plus  jamais  revenir... 

Ils  s'en  allaient. . .  à  la  grâce  de  Dieu. 


V 

PREMIERES  ETAPES 

Ils  marchaient  d'un  bon  pas,  car  ils  vou- 
laient, à  tout  prix,  être  loin  de  G.  .  .,  au  lever 
du  soleil.  Froufrou  les  précédait  ou  les  sui- 
vait, tout  joyeux,  mais  n'aboyant  pas,  comme 
s'il  eut  compris  que  ce  n'était  pas  le  temps  de 
faire  du  bruit. 

Deux  heures  durant,  ils  marchèrent;  mais 
bientôt,  Zenon  Lassève  s'aperçut  que  son  "ne- 
veu" rallentissait  le  pas.  Pauvre  Magdalena! 
Elle  relevait  d'une  grave  maladie  et  ses  forces 
n'étaient  pas  encore  tout  à  fait  revenues,  inu- 
tile de  le  dire. 

Vers  une  heure  et  demie  du  matin,  ils  par- 
vinrent à  proximité  d'un  village.  Ls  résolu- 
rent de  s'arrêter  et  se  reposer  un  peu;  ce  se- 
rait folie  d'essayer  de  procéder  plus  loin,  pour 
le  moment,  Magdalena  étant  presque  totale- 
ment épuisée. 

Ils  s'assirent  sur  le  bord  du  chemin,  puis, 
après  s'être  restaurés  un  peu,  Zenon  alla  à  la 
découverte.  Il  ne  fut  pas  longtemps  absent; 
bientôt  il  revint  et  dit  à  Magdalena  : 

— Théo,  j'ai  découvert  que  nous  sommes  tout 
près  d'une  gare.  Si  tu  ne  crains  pas  de  rester 
seul,  j'aimerais  aller  faire  une  petite  promena- 
de dans  la  direction  de  cette  gare. 

— C'est  bien,  al.ez  mon  oncle,  répondit-elle. 
Je  n'ai  pas  peur;  Froufrou  veillera  sur  moi, 
tout  en  me  tenant  compagnie. 

— ^D'ailleurs,  ce  n'est  qu'à  quelques  pas  d'ici. 
Un  appel  de  toi,  et  je  reviens  ilîico. 

— C'est  fort  bien!    Allez,  mon  oncle! 

Il  fut  absent  un  quart  d'heure  à  peu  près. 
Lorsqu'il  revint,  il  dit,  s'asseyant  auprès  de  la 
jeune  fille  : 

— Comment  aimerais-tu  faire  le  reste  du 
trajet  en  wagon,  Théo? 

— Le  reste  du  trajet,  mon  oncle?  demanda- 
t-e'le,  en  riant.    Mais,  d'abord,  où  allons-nous? 

— Ma  foi,  je  n'en  sais  rien,  répondit  Zenon, 
riant  à  son  tour. 

— Et  puis,  en  wagon,  nous  serions  vus  et  re- 
connus, je  le  sais.  Non,  c'est  impraticable,  se- 
lon moi. 

— Ecoute,  dit  Zenon.  Il  ne  s'agit  pas  de 
prendre  un  train  de  passagers,  mais  un  train 
de  marchandises. 

— Un  train  de  marchandises?  Je  ne  com- 
prends pas  votre  idée,  mon  oncle.  Nous  ne  se- 
rions pas  admis  et.  . . 

— Admis!    Bien  sûr  que  non! 

—Alors  ?  .  . 

— Nous  prendrons  passage  à  bord,  sans  en 
demander  permission;  voilà!  Il  y  a,  à  cette 
gare  dont  je  viens,  un  train  de  marchandises, 
arrêté,  pour  réparations.  Par  une  conversa- 
tion que  j'ai  surprise  entre  les  hommes  de  sec- 
tion, je  sais  que  le  train  repartira  dans  moins 
d'une  heure.  Il  se  dirige  vers  la  Rivière-du- 
Loup . , . 

— La  Rivière-du-Loup!  Si  loin  que  cela! 
Oh!  Quel  bonheur  de  s'en  aller  si  loin  de  G.  .  .  ! 
Si,  seulement,  c'était  possible!  s'écria  Magda- 
lena. 

— C'est  possible,  Théo.  Si  tu  veux  avoir 
confiance  en    moi,  suivre  toutes    mes  instruc- 


28 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


tions,  sans  hésiter,  dans  deux  jours,  trois  au 
plus,  nous  serons  à  la  Rivière-du-Loup,  ou,  du 
moins,  dans  ses  environs. 

— Je  suivrai  fidèlement  vos  instructions, 
promit-elle. 

— Je  suis  parvenu  à  briser  les  scellées  de 
l'un  des  wagons,  reprit  Zenon  Lassève;  c'est 
un  wagon  fermé  et  j'ai  vu  qu'il  contenait  trois 
boîtes  à  piano  seulement.  En  usant  de  pré- 
cautions, nous  pourrons  prendre  place  dans  ce 
wagon,  sans  qu'on  s'en  doute.  Mais,  je  t'en 
avertis,  Théo,  ça  ne  sera  pas  précisément  gai 
ce  voyage  que  nous  allons  faire. . .  dans  ce  wa- 
gon fermé  il  fera  noir  comme  sous  terre. 

— Qu'importe,  mon  oncle!  Je  suis  prête  à 
tout  risquer,  si  vous  le  désirez. 

— Alors,  partons  immédiatement!  Nous 
avons  des  provisions  de  bouche  pour  trois  ou 
quatre  jours  et,  en  passant,  j'ai  rempli  d'eau  le 
bidon  qui  devait  nous  servir  à  faire  du  thé. 
Prends  le  chien  dans  tes  bras,  afin  qu'il  n'aboie 
pas,  et  apporte  ta  petite  valise;  moi,  je  me 
charge  de  mes  propres  bagages  et  du  bidon. 

— Je  suis  prête  à  vous  suivre,  répondit  Mag- 
dalena. 

— Lorsque  nous  serons  arrivés  au  wagon, 
continua  Zenon,  j'y  monterai,  d'abord.  En- 
suite, tu  me  tendras  mes  bagages,  les  tiens,  et 
le  chien,  puis  tu  monteras  dans  le  train;  je  t'y 
aiderai.    Allons!    Et  marchons  à  pas  de  loup. 

— Il  y  a  certainement  quelques  risques  à 
courir;  cela,  je  l'avoue.  Mais,  si  nous  étions 
découverts,  il  ne  me  resterait  qu'à  payer  notre 
passage.  Tu  sais  que  je  porte  sur  moi  plus  de 
trois  cents  dollars.  Allons! 

Nous  l'avons  dit  déjà,  la  nuit  était  très  noi- 
re. Depuis  près  d'une  heure,  il  tombait  une  pe- 
tite pluie  fine,  bien  désagréable,  et  Magdalena 
se  réjouisait  à  la  pensée  d'être  bientôt  à  l'abri. 

Un  seul  fanal  éclairait  la  plate-forme  de  la 
gare.  Le  wagon  fermé  dont  Zenon  Lassève 
avait  parlé,  était  assez  éloigné  de  ce. fanal  pour 
qu'il  n'y  eut  pas  de  danger,  pour  eux,  d'être 
aperçus;  de  plus,  c'était  du  côté  opposé  de  la 
porte  du  wagon  en  question  que  travaillaient 
les  hommes  de  section. 

Tout  se  passa  ainsi  qu'il  avait  été  convenu, 
entre  Zenon  et  Magdalena.  Mais,  lorsque  la 
porte  du  wagon  eut  été  refermée  et  qu'il  fit 
noir  comme  sous  terre,  la  jeune  fille  ne  put 
s'empêcher  de  crier. 

— O  ciel!  Quelle  obscurité!  s'écria-t-elle.  Je 
ne  pourrai  jamais  endurer  cela,  jamais! 

— Chut!  fit  Zenon,  Suis-moi,  ajouta-t-il,  en 
s'emparant  de  la  main  de  sa  compagne. 

Il  l'entraîna  à  l'extrémité  opposée  à  la  por- 
te du  wagon,  dont  le  plancher  était  recouvert 
de  paille,  et  quand  il  l'eut  fait  asseoir  auprès 
de  lui,  il  lui  dit  tout  bas  : 

— Sois  brave,  Théo,  je  te  prie!  Nous  ne  se- 
rons pas  condamnés  à  l'obscurité  complète, 
d'ailleurs,  car,  j'ai  vu  deux  fanaux  accrochés 
au  mur  de  ce  wagon,  et  je  ne  doute  pas  qu'ils 
soient  remplis  d'huile.  Aussitôt  que  le  train 
se  remettra  en  mouvement,  j'allumerai  l'un 
de  ces  fanaux.  Pour  le  moment,  gardons-nous 
de  faire  du  bruit. .  .  et  vois  à  ce  que  Froufrou 
n'aboie  pas. 

Le  temps  leur  parut  long;  mais  enfin,  le 
train  se  remit  en  marche.  Aussitôt,  Zenon  se 


dirigea  vers  l'autre  extrémité  du  wagon,  s'é- 
clairant  au  moyen  d'allumettes  et  bientôt,  il 
atteignit  les  fanaux.  Oui,  ainsi  qu'il  l'avait 
espéré,  tous  deux  contenaient  de  l'huile!  Quel- 
le chance! 

En  un  clin  d'oeil,  l'un  des  fanaux  fut  allumé, 
ce  qui  suscita  une  exclamation  de  joie,  de  la 
part  de  Magdalena. 

— De  la  lumière,  enfin!  dit-elle,  en  souriant, 
quand  Zenon  fut  parvenu  auprès  d'elle.  Quel 
bienfait  que  la  lumière,  n'est-ce  pas,  mon  on- 
cle? 

— C'est  certainement  moins  lugubre,  plus 
gai  ainsi,  Théo. 

— Je  me  sentais  toute  triste,  reprit-elle; 
mais  voilà  que  je  me  remets  à  envisager  l'ave- 
nir avec  plus  de  confiance . . .  grâce  à  ce  fanal 
allumé. 

— L'important  pour  toi  maintenant,  je  crois, 
fit  Zenon  Lassève,  c'est  de  dormir.  Heureuse- 
ment, le  plancher  de  ce  wagon  est  couvert  de 
paille,  dont  je  vais  te  faire  un  bon  lit,  bien 
propre,  bien  moelleux.  Tiens,  ajouta-t-il,  au 
bout  de  quelques  instants,  tu  seras  couchée, 
là-dessus,  comme  une  reine. 

Magdalena  fut  bientôt  endormie,  tandis  que 
son  père  adoptif,  tout  en  fumant  sa  pipe,  se 
livrait  à  ses  pensées  et  essayait  d'ébaucher 
des  projets  d'avenir.  .  .  Le  train  se  dirigeait 
vers  la  Rivière  du  Loup...  dans  les  environs 
de  cette  ville,  il  y  aurait  sûrement  moyen  de 
gagner  sa  vie...  Il  y  avait  cela  de  commode, 
pour  un  "homme  à  tout  faire";  c'était  que  ses 
moyens  de  subsistance  l'accompagnaient  tou- 
jours et  partout  où  il  allait.  . .  Il  ne  regrettait 
pas  d'avoir  quitté  G. .  .  et  chose  certaine,  Mag- 
dalena ne  le  regretterait  jamais,  elle  non 
plus...  Si  seulement  ils  savaient,  tous  deux, 
où  le  sort  les  entraînait... 

— Il  est  une  chose  certaine  cependant,  se  di- 
sait-il, c'est  que  nous  devrons  avoir  quitté  ce 
wagon,  avant  que  le  train  arrive  à  la  Rivière 
du  Loup.  Tout  ce  que  je  demande,  c'est  que 
nous  soyons  favorisés  par  l'obscurité;  en  plein 
jour,  ce  serait  presqu'impossible  pour  nous  de 
descendre  du  train  sans  être  vus...  Quelle 
heure  peut-il  bien  être  ?  se  demanda-t-il  tout 
à  coup.  Ah!  Il  est  déjà  neuf  heures!  Neuf 
heures  du  matin...  ajouta-t-il;  nous  devons 
être  bien  loin  de  G.  . . 

Une  heure  plus  tard,  Magdalena  s'éveillait 
en  sursaut. 

— Oh!  fit-elle,  en  se  frottant  les  yeux.  Je 
ne  savais  plus  où  j'étais...  J'ai  rêvé...  J'ai 
fait  le  rêve  le  plus  épouvantable,  mon  oncle!.... 
J'ai  rêvé  qu'on  m'enterrait  vivante...  J'en- 
tendais tomber  les  pelletées  de  terre  sur  mon 
cercueil.  .  .  O  ciel!  Quel  bonheur  que  de  vi\Te! 

Un  train  de  marchandises  n'est  pas  aussi 
régulier  qu'un  train  de  passagers;  à  tout  pro- 
pos, celui  sur  lequel  Magdalena  et  son  père 
adoptif  avaient  pris  passage  s'arrêtait,  ou 
bien  était  mis  sur  une  voie  d'évitement. 

A  neuf  heures  du  soir,  le  train  fit  un  assez 
long  arrêt.  Zenon  Lassève,  au  moyen  d'un 
tourne-vis,  qu'il  prit  dans  sa  valise,  qui  conte- 
nait plus  d'outils  que  d'articles  de  toilette,  ou- 
vrit, d'un  cran,  la  porte  du  wagon  et  regarda 
dehors. 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


29 


— Nous  sommes  arrêtés  à  Lévis,  dit-il,  en 
retournant  auprès  de  Magdalena. 
— A  Lévis?  Déjà! 

— Oui,  déjà.  Et,  Théo,  si  le  train  continue 
son  chemin,  nous  devrions  être  à  la  Rivière 
du  Loup  vers  les  deux  heures  du  matin. 

Pourrait-on  demander  mieux?  En  se  gui- 
dant sur  sa  montre,  Zenon  calculerait  facile- 
ment le  temps,  et  au  dernier  arrêt  que  ferait 
le  train,  non  loin  de  la  Rivière  du  Loup,  lui  et 
Magdalena  en  descendraient,  et  ils  ne  risque- 
raient pas  trop  d'être  vus. 

En  fin  de  compte,  on  ne  fut  que  dix  minutes 
à  Lévis.  Le  train  s'étant  remis  en  marche, 
Zenon,  les  yeux  sur  le  cadran  de  sa  montre, 
comptait  les  heures. 

Enfin,  vers  une  heure  et  demie  du  matin,  le 
train  s'arrêta  de  nouveau;  on  approchait  de 
la  Rivière  du  Loup. 

Debout  près  de  la  porte  du  wagon,  les  bras 
chargés  de  leurs  bagages  et  de  Froufrou,  nos 
amis  attendirent  leur  chance.  Soudain,  Zenon 
se  pencha  et  dit  à  sa  compagne  : 

— Viens,  Théo!    C'est  le  temps! 

VI 

AU  PIED  DU  ROCHER  MALIN 

-Le  train  s'était  arrêté  à  rase  campagne,  et 
si  ce  n'eut  été  de  l'obscurité  qu'il  faisait,  ils 
n'auraient  pu  s'esquiver  facilement. 

Au  moyen  de  son  fidèle  tourne-vis,  Zenon 
Lassève  ouvrit  de  nouveau  la  porte  du  vi^agon 
et  observa  les  alentours. 

— Je  vais  descendre  du  train  le  premier,  dit- 
il  à  la  jeune  fille.  Descends  immédiatement 
après  moi;  mais  garde-toi  bien  de  faire  du 
bruit. 

— Ne  craignez  rien,  mon  oncle. 

Aussitôt  dit,  aussitôt  fait;  Zenon  sauta  sur 
le  sol,  et  aussitôt,  Magdalena  suivit  son  exem- 
ple. 

— Heureusement,  il  fait  bien  noir,  murmura 
Zenon,  à  l'oreille  de  son  "neveu",  car,  il  n'y 
a  pas  même  un  arbuste,  sous  lequel  nous  pour- 
rions nous  cacher. 

— Là-bas...  fit  Magdalena,  en  désignant  la 
droite.    Ne  dirait-on  pas  une  forêt? 

Au  loin,  en  effet,  on  distinguait,  malgré 
l'obscurité,  un3  masse  confuse  bornant  l'hori- 
^ors:  des  arbres,  probablement. 

—Je  sais  ce  que  c'est!  fit  Zenon;  ce  sont  les 
Monts  Notre-Dame.  Mais  nous  en  sommes 
loin.  Pourtant,  nous  allons  nous  diriger  par 
là.    Viens,  Théo,  et  marchons  sans  bruit. 

Il  y  avait  à  peu  près  cinq  minutes  qu'ils 
marchaient,  lorsqu'ils  entendirent  le  bruit  du 
-rain  de  marchandises,  qui  se  remettait  en 
inouvement.    Ils  respirèrent,  soulagés. 

Magdalena  donna  à  Froufrou  sa  liberté,  et 
il  en  profita  aussitôt  pour  courir  et  aboyer 
joyeusement. 

— Nous  approchons  des  montagnes,  mon  on- 
cle, fit  soudain  la  jeune  fille.  Peut-être  y  trou- 
verons-nous quelque  grotte  naturelle,  dans  la- 
quelle nous  pourrons  passer  la  nuit. 

— Je  l'espère,  répondit  Zenon,  car,  j'ai  vrai- 
ment sommeil.  Et  puis,  la  nuit  porte  conseil, 
comme  tu  sais,  Théo;  lorsqu'il  fera  jour,  nous 


ferons  des  projets  définitifs  d'avenir.  Ah! 
ajouta-t-il,  voici  les  montagnes! 

— Ciel.    Qu'il  fait  noir!  s'écria  Magdalena. 

Mais  à  peine  se  fut-elle  exclamée,  qu'elle 
aperçut  la  lueur  d'une  allumette  et  bientôt, 
Zenon  Lassève  eut  allumé  un  des  fanaux  du 
wagon,  qu'il  s'était  approprié. 

— Oh!  Vous  avez  apporté  l'un  des  fanaux! 
s'écria  la  jeune  fille-  Quelle  bonne  idée  vous 
avez  eue  là,  mon  oncle! 

— Je  me  suis  approprié  ce  fanal,  sans  scru- 
pule aucun;  à  sa  place,  vois-tu,  j'ai  laissé  un 
billet  de  banque,  qu'on  ne  manquera  pas  de 
trouver. 

— Maintenant,  cherchons  une  grotte!  J'es- 
père qu'il  y  en  a! 

— En  voici  une,  justement,  fit  Zenon.  Il  y 
en  a  même  deux  qui  se  touchent;  nous  aurons, 
ainsi,  chacun  notre  chambre  à  coucher,  oii 
nous  ne  manquerons  pas  de  dormir  comme  des 
loirs.  .  . 

— Tandis  que  Froufrou  fera  bonne  garde, 
supplémenta  Magdalena,  en  souriant.  Bonne 
nuit,  mon  oncle  Zenon! 

— Bonne  nuit,  Théo,  mon  neveu! 

Le  soleil  brillait,  radieux,  lorsqu'ils  s'éveil- 
lèrent; ce  serait  une  journée  idéale.  Il  soufflait 
une  petite  brise  rafraîchissante^  qui  aiderait  à 
supporter  la  chaleur. 

Zenon  eut  vite  fait  un  feu  clair,  sur  lequel 
le  bidon  fut  déposé;  une  bonne  tasse  de  thé 
les  réconforterait  bientôt,  tous  deux. 

— Cet  endroit  est  magnifique,  n'est-ce  pas? 
demanda  Magdalena,  tout  tn  déjeûnant.  J'ai- 
merais y  passer  au  moins  un  jour  ou  deux. 

— Ce  serait  agréable,  je  n'en  doute  pas,  ré- 
pondit Zenon;  mais,  c'est  tout  à  fait  impossi- 
ble. Nos  provisions  sont  presqu'épuisées;  il 
nous  faut  les  renouveler  le  plus  tôt  possible. 

— Nous  allons  donc  quitter  cet  endroit  en- 
chanté, aujourd'hui  même  ? 

— Nous  nous  mettrons  en  route  dans  le  cou- 
rant de  l'avant-midi,  Théo.    Il  le  faut,  vois-tu! 

— C'est  bien.  Je  serai  prêt.  .  .  Mais,  quelle 
route  prendrons-nous? 

— Je  connais  peu  cette  partie  du  pays,  je  l'a- 
voue. .  .  Seulement,  je  sais  que  nous  nous  di- 
rigerons vers  la  Rivière  du  Loup,  tout  d'abord; 
c'est  là  que  nous  renouvellerons  nos  provi- 
sions. De  plus,  je  veux  acheter  deux  bonnes 
couvertures  de  voyage;  une  pour  toi  et  une 
pour  moi,  car  nous  en  avons  bien  besoin. 

— En  quittant  la  Rivière  du  Loup,  où  irons- 
nous  ? 

— En  quittant  la  Rivière  du  Loup,  nous  tom- 
berons presqu'immédiatement,  je  crois,  dans 
le  Old  Mountain  Road,  qui  nous  conduira... 
Dieu  sait  où. 

— Allons  pour  la  Rivière  du  Loup  d'abord, 
pour  le  Old  Mountain  Road  ensuite!  s'écria 
Magdalena.  Y  trouverons-nous  des  habi- 
tants... sur  le  Old  Mountain  Road,  je  veux 
dire  ? 

—Oui . . .  Du  moins,  je  le  crois .  . .  Des  fer- 
mes isolées,  probablement,  où  nous  pourrons, 
si  nous  le  désirons,  passer  quelques  jours,  à 
nous  reposer;  où  nous  pourrons  aussi  prendre 
des  renseignements  sur  la  topographie  de  ce 
pays,  ce  qui  nous  sera  très  utile. 

Vers  les  dix  heures  de  l'avant-midi,  nos 


30 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


voyageurs  se  remirent  en  route,  et  le  soir,  ils 
couchaient  à  la  Rivière  du  Loup,  dans  un  hôtel 
de  troisième  ordre,  il  est  vrai,  mais  d'une  ex- 
trême propreté.  Ils  apprécièrent  si  bien  l'idée 
de  manger  à  une  table  bien  servie,  de  coucher 
dans  des  lits  confortables,  qu'ils  y  passèrent 
trois  jours. 

Quand,  enfin,  bien  approvisionnés,  ils  quittè- 
rent la  Rivière  du  Loup,  ils  savaient  à  quoi  s'en 
tenir  sur  les  environs;  ils  savaient  aussi  (à  peu 
près  du  moins)  oii  ils  iraient  demeurer.  Car, 
le  lendemain  de  leur  arrivée,  ils  allèrent  faire 
une  petite  promenade  à  la  pointe,  et  voici  ce 
qu'ils  virent  :  au  loin,  un  groupe  d'îles;  plus 
loin  encore,  une  pointe,  s'avançant  dans  le 
fleuve  St-Laurent.  Ayant  demandé  les  noms 
de  ces  îles  et  de  cette  pointe,  on  leur  répondit  : 

— Ces  îles,  ce  sont  les  Pèlerins. 

— Sont-elles  habitées? 

— Non,  pas  encore;  mais  on  y  érigera  bien- 
tôt un  phare,  paraît-il. 

— Et  cette  pointe,  qu'on  aperçoit  d'ici  ? 

— C'est  la  Pointe  Saint-André. 

— Personne  n'habite  là,  non  plus? 

— Personne.  Ce  n'est  qu'un  amoncelement 
de  rochers...  fort  pittoresques,  il  est  vrai; 
mais. . . 

— Y  a-t-il  un  village  du  nom  de  Saint-An- 
dré, non  loin  de  cette  pointe? 

— Oui,  il  y  a  un  village,  mais,  faut  l'dire  vi- 
te; quelques  maisons  seulement,  groupées  au- 
tour de  l'église. 

— Pour  revenir  à  la  Pointe  Saint  André,  de- 
manda Zenon  Lassève,  est-ce  une  île  ou  une 
presqu'île  ? 

— C'est  une  île,  à  marée  haute  :  une  pres- 
qu'île, à  marée  basse,  Monsieur, 

— Ah!  oui!  Je  comprends.  Merci  de  vos 
renseignements,  mon  ami! 

— Il  n'y  a  pas  d'quoi,  Monsieur! 

S'étant  reposés,  trois  jours  durant,  à  la  Ri- 
vière-du-Loup,  nos  amis  se  mirent  en  route 
pour  le  village  de  Saint  André.  Ils  n'avaient 
aucun  plan  préconçu;  tout  ce  qu'ils,  désiraient, 
pour  le  moment,  c'était  d'arriver  à  destination; 
là,  ils  aviseraient. 

Le  cheminement  sur  le  Old  Mountain  Road 
fut  pénible.  Ce  n'était  que  montées  et  descen- 
tes; de  plus,  la  chaleur  était  grande,  et  Zenon 
ne  fut  pas  lent  à  s'apercevoir  que  Magdalena 
était  à  bout  de  forces. 

Heureusement,  ils  s'arrêtèrent  à  une  ferme 
isolée  où  l'on  consentit  à  les  garder  deux  jours, 
moyennant  finances.  Puis,  un  soir,  le  fermier 
chez  qui  ils  s'étaient  retirés,  leur  annonça  qu'il 
avait  affaire  à  Notre-Dame  du  Portage,  le  len- 
demain. Zenon  s'arrangea  avec  lui  pour  qu'il 
les  emmenât,  lui  et  Magdalena;  de  cette  maniè- 
re, ils  parcourraient  en  voiture  et  sans  fatigue, 
la  plus  grande  partie  du  chemin  qu'il  leur  res- 
tait encore  à  faire. 

Ils  partirent  donc,  après  avoir  remercié  sin- 
cèrement et  payé    généreusement  la  fermière. 

Vers  les  quatre  heures  de  l'après-midi,  le 
fermier  dit  à  Zenon  : 

— Nous  voici  rendus  au  Rocher  Malin,  et 
vous  allez  être  obligés  de  descendre  ici,  mes 
amis,  si  vous  vous  rendez  à  Saint  André.  Moi, 
voyez-vous,  je  prends  par  la  gauche. 


— Je  vous  remercie  de  votre  bonté,  jeune 
homme,  répondit  Zenon.  Vous  nous  avez  ren- 
du un  très  grand  service  et  nous  avez  exempté 
beaucoup  de  chemin,  que  nous  aurions  été 
obligés  de  parcourir  à  pied. 

— Tant  mieux!  Tant  mieux,  si  j'ai  pu  vous 
rendre  service.  Au  revoir,  M.  Lassève!  Au 
revoir,  Théo,  mon  garçon! 

— Au  revoir!    Et  encore  merci! 

Quand  la  voiture  du  fermier  eut  disparu  à 
l'un  des  tournants  de  la  route,  Zenon  demanda 
à  Magdalena  : 

— Désires-tu  que  nous  continuons  notre  che- 
min, ce  soir,  Théo? 

— Pourquoi  ne  pas  attendre  à  demain,  mon 
oncle  ? 

— Comme  tu  voudras,  cher  enfant!  Es-tu 
toujours  décidé  d'aller  vivre  sur  la  Pointe 
Saint  André? 

— Sans  doute.  .  . 

— J'ai  dans  l'idée  que  ça  ne  sera  pas  foli- 
chon, sur  cette  pointe;  mais  enfin,  puisque  tu 
y  tiens.  .  . 

— Nous  serons...  ou,  du  moins,  je  serai  si 
en  sûreté  là,  mon  oncle!  soupira  Magdalena. 
Et  puis .  .  . 

— Nous  ferons  absolument  ce  que  tu  vou- 
dras, Théo,  assura  Zenon. 

— En  attendant,  et  puisque  nous  ne  sommes 
pas  pressés,  pourquoi  ne  passons-nous  pas  la 
nuit  ici?  Bien  abrités,  par  cet  énorme  rocher, 
nous  serons  frais  et  dispos  pour  continuer  no- 
tre route. 

— C'est  bien,  répondit  Zenon.  Soupons  d'a- 
bord; ensuite,  nous  irons  faire  une  petite  pro- 
menade aux  alentours,  puis  nous  dormirons. 

Bientôt,  l'obscurité  enveloppait  de  ses  voi- 
les opaques  le  Rocher  Malin,  au  pied  duquel 
dormaient  Zenon  Lassève  et  Théo,  son  "ne- 
veu", sous  la  garde  de  Froufrou. 

VII 

PECHEURS  ET  BATELIERS 

— Mon  père  a  fait  bâtir  maison, 
Frigon  don,  dessus  l'aviron! 
L'a  fait  bâtir  à  trois  pignons, 
Tortille,  morfille, 
Arrangeur  de  faucilles, 
Effileur  de  couteaux, 
Rac'modeur  de  ciseaux, 
Bonjour,  Lutin! 
Fringue  fringue 
Su'  l'aviringue, 
Fringon  don 
Dessus  l'aviron! 

L'a  fait  bâtir  à  trois  pignons, 

Fringon  don,  dessus  l'aviron! 

Sont  trois  charpentiers  qui  la  font. 

Tortille,  morfille, 

Arrangeur  de  faucilles, 

Effileur  de  couteaux, 

Rac'modeur  de  ciseaux, 

Bonjour,  Lutin! 

Fringue  fringue 

Su'  l'aviringue, 

Fringon  don 

Dessus  l'aviron! 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


31 


— Vous  avez  le  coeur  gai,  ce  matin,  mon  on- 
cle! 

— Théo!    D'où  viens-tu  donc? 
— De  par  là. . . 

— De  par  là,  dis-tu,  Théo?    Mais,  où  cela? 

—  J'ai  trouvé  l'eau  si  belle 

Que  je  m'y  suis  baigné,  chanta  Magdalena. 

— Ah!  Je  vois...  Mais,  tu  fais  bien  atten- 
tion, n'est-ce  pas?  demanda  Zenon  Lassève. 
Tu  ne  sais  pas  nager,  ne  l'oublie  pas;  si  tu 
arrivais  dans  quelque  trou ...  Il  y  a  le  trou 
aux  marsouins,  non  loin  d'ici... 

— Ne  craignez  rien,  mon  oncle.  Je  connais 
les  bons  endroits  pour  me  baigner...  Mais, 
je  disais,  tout  à  l'heure,  que  vous  paraissiez 
avoir  le  coeur  gai,  ce  matin.  Je  vous  enten- 
dais chanter,  de  l'endroit  où  je  me  baignais. 

— Sans  doute  que  j'ai  le  coeur  gai!  répondit 
Zenon,  en  souriant.  Pourquoi  pas  ?  . .  .  N'es- 
tu  pas  heureux,  toi  aussi,  Théo  ? 

— Heureux?  Certes,  je  le  suis!  Il  n'est 
pas  d'endroit  au  monde  de  plus  beau,  de  plus 
pittoresque  que  la  Pointe  Saint  André! 

— Beau...  pittoresque...  Plus  que  prati- 
que, je  crois,  fit  Zenon  en  riant.  Ces  ro- 
chers ... 

— Puisque  nous  trouvons  à  gagner  notre 
vie  ici,  mon  oncle,  pourquoi  nous  plaidrions- 
nous,  je  vous  le  demande  ? 

— Tu  as  raison,  mon  garçon!  Nous  som- 
mes devenus  pêcheurs  à  la  ligne,  toi  et  moi; 
de  plus,  grâce  à  notre  chaloupe  La  Mouette, 
nous  gagnons  aussi  beaucoup  d'argent  à  con- 
duire les  excursionnistes  aux  îles  Pé.erins,  de 
temps  à  autre. 

— Que  pourrait-on  désirer  de  plus...  ou  de 
mieux,  oncle  Zenon?  Et  puis,  depuis  un  mois 
seulement  que  nous  sommes  ici,  nous  possé- 
dons une  bonne  maison  à  nous ,  .  . 

— Une  hutte,  tout  au  plus .  .  . 

— Mais,  oui!  Notre  propriété  est  connu 
sous  le  nom  de  La  Hutte;  même  les  habitants 
de  Saint  André  la  nomment  ainsi, 

— Dans  tous  les  cas,  nous  sommes  proprié- 
taires, et  tant  que  durera  l'été,  nous  n'aurons 
aucune  raison  de  nous  plaindre,  bien  sûr.  L'hi- 
ver, par  exemple,  ce  sera  toute  autre  chose, 
je  le  crains  fort. 

— L'hiver,  mon  oncle  ?  Je  ne  redoute  pas 
l'hiver. 

— Non,  sans  doute;  mais  c'est  parce  que  tu 
es  jeune  et  que  tu  es,  naturellement,  porté  à 
voir  tout  en  rose.  Pourtant,  l'hiver,  ici,  ça  ne 
manquera  pas  d'être  rude.  . .  pour  ne  pas  dire 
ennuyant.  .  .  A  moins  que.  .  . 

— A  moins  que.  .  .  quoi,  oncle  Zenon? 

— A  moins  que  nous  nous  achetions  un  che- 
val, à  l'automne. 

— Un  cheval?    Mais,  mon  oncle... 

— Ecoute,  Théo!  Lorsque  le  fleuve  St-Lau- 
rent  ne  charira  plus  que  des  glaces,  que  nous 
ne  pourrons  plus  nous  livrer  à  la  pêche,  ni 
nous  distraire  par  des  promenades  en  chalou- 
pe, un  cheval  et  une  voiture.  .  . 

— Mais,  il  n'y  a  pas  de  chemin  de  voiture, 
même  de  piéton  sur  cette  pointe! 

— L'hiver,  il  y  en  aura  un,  car  la  neige  ni- 
velle tout,  et   l'été  prochain  j'en    ferai  un  che- 


min, à  coups  de  pique.  Oui,  un  cheval,  ça  va 
nous  devenir  presqu'indispensable,  l'hiver,  et 
aussitôt  que  j'en  trouverai  un  à  acheter  à  un 
prix  raisonnab-e,  je  le  ferai.  Je  crois  que  nous 
allons  faire  joliment  d'argent,  cet  été,  tu  sais, 
Théo,  avec  la  pêche  et  ces  traversées  aux  Pè- 
lerins... D'ailleurs,  il  ne  faut  pas  risquer 
d'être  pris  par  l'ennui  durant  le  long  hiver. 

— L'ennui  ?  . .  Pour  ma  part,  oncle  Zenon,  je 
sais  bien  ce  que  je  ferai  durant  nos  longues 
soirées  d'hiver;  je  vais  me  livrer  à  l'étude  de 
la  botanique.  Peut-être  même  ferez-vous  ces 
études  avec  moi? 

— Moi,  Théo?  répondit  Zenon- en  riant. 

— Pourquoi  pas  ?  demanda  Magdalena.  Et 
puis,  pour  chasser  l'ennui,  mon  oncle,  j'ai  ma 
mandoline,  que  vous  m'avez  achetée,  à  ia  Ri- 
vière-du-Loup,  pour  remplacer  celle  que  j'ai 
dû  laisser  à  G,  . .. 

— Ah!  s'écria  Zenon,  si  j'avais  pu  t'acheter 
aussi  un  piano,  pour  remplacer  celui  que  tu  as 
laissé,  au  village,  là-bas!  Je  suis  sûr  que  tu 
t'ennuies  souvent  de  ton  piano,  hein,  Théo  ? 

Une  ombre  légère  parut,  un  instant,  gur  le 
visage  de  Magdalena;  mais,  presqu'aussitôt, 
elle  sourit,  afin  de  ne  pas  peiner  son  père  adop- 
tif. 

— ^Ma  mandoline  me  suffit,  dit-elle.  Et 
voyez  comme  eLe  m'est  utile,  non  seulement  à 
me  distraire,  mais  pour  satisfaire  le  caprice 
de  ceux  que  nous  traversons  aux  Pèlerins. 
Vous  le  savez,  plus  d'un  excursioniste  m'a  de- 
mandé déjà  d'apporter  ma  mandoline,  afin  d'en 
jouer  et  de  chanter,  durant  la  traversée;  cela 
leur  donne,  disent-ils,  l'illusion  d'être  en  gon- 
dole et  de  se  promener  à  Venise.  Et  Magda- 
lena rit  d'un  grand  coeur, 

— Oui,  c'est  vrai,  répondit  Zenon,  en  riant, 
lui  aussi, 

—Théo!    Théo!  Aie!  Théo! 

C'est  un  appel,  venant  du  côté  opposé  à  l'en- 
droit où  se  tenaient  Magdalena  et  Zenon; 
c'est-à-dire,  du  côté  du  village  de  Saint-André. 

— Des  excursionistes  aux  Pèlerins,  sans  dou- 
te, fit  Zenon. 

— Oui,  je  viens!  répondit  la  jeune  fille. 

Escaladant  sans  peine  les  rochers,  elle  ar- 
riva bientôt  à  l'endroit  d'où  lui  était  parvenu 
l'appel. 

— Tiens!  Bonjour,  Séverin!  fit-elle,  en  por- 
tant la  main  à  sa  casquette.  Qu'y  a-t-il  pour 
votre  service  ? 

Séverin  Rocques  était  un  homme  du  viFaere 
de  Saint- André;  en  plus  d'une  occasion  déjà, 
il  avait  donné  aux  habitants  de  la  pointe  des 
preuves  d'intérêt  et  d'amitié,  et  même,  un  jour 
que  Zenon  et  Magdalena  étaient  allés  au  vil- 
lage, par  afi'aire,  il  avait  insisté  à  les  garder 
à  souper  chez  lui.  Séverin  était  célibataire; 
il  vivait  seul,  dans  une  maisonnette  proprette, 
avec  sa  vieille  mère. 

— Ce  sont  ces  dames  qui  désirent  aller  aux 
Pèlerins,  répondit-i',  en  désignant  deux  mai- 
gres et  sèches  Anglaises,  qui  venaient  de  fran- 
chir le  rocher  sur  leouel  se  tenait  Magdalena. 

— C'est  vous  être  Théo,  le  batelier?  demanda 
l'une  de  ces  dames. 

— Oui,  Madame,  répondit  Magdalena,  tout 
en  échangeant  un  regard  avec  Séverin,  qui 
riait  dans  ses  barbes. 


32 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AI(;LE 


— Au  revoir,  Théo,  mon  garçon!  Et  bonne 
chance!  dit  Séverin,  qui,  aussitôt,  se  dirigea 
vers  le  village  de  Saint-André. 

— Au  revoir,  Séverin!  Et  merci!  fit  la  jeune 
fille. 

— Vous  conduire  nous  à  les  îles  Pèlerins? 
demanda  l'une  des  Anglaises.  Mon  amie,  Miss 
Grant,  et  moi,  nous  vouloir  y  aller  à  ces  îles; 
nous  le  vouloir,  oh! 

— C'est  bien.  Madame,  nous  vous  y  condui- 
rons, mon  oncle  et  moi,  répondit  Magdalena. 
Veuillez  me  suivre,  vous  et  Miss  Grant. 

— Vous  apporter  le  mandoline  à  vous,  Théo? 

— Oui,  certainement,  si  vous  le  désirez. 

— Et  vous  en  jouer,  du  mandoline,  et  chanter 
aussi  pour  nous? 

— Certainement,  si  ça  peut  vous  faire  plai- 
sir. 

— Oh!..  Cela  rappeler  à  nous  Venise,  où 
nous  être  allées  l'année  dernière.  Eh,  Miss 
Grant  ? 

— Yes!  Yes! 

On  le  sait,  ce  n'était  pas  la  première  fois 
que  Zenon  Lassève  conduisait  des  excursionis- 
tes  aux  Pèlerins;  lui  et  son  "neveu"  étaient  de- 
venus bateliers,  aussi  bien  que  pêcheurs  à  la 
ligne. 

La  traversée,  aller  et  retour,  se  fit  agréable- 
ment. Le  soleil  était  radieux;  il  n'y  avait  pas 
un  souffle  de  brise,  et  La  Mouette  glisait  dou- 
cement sur  les  eaux  bleues  du  fleuve  St-Lau- 
rent.  Magdalena,  assise  à  l'arrière  Froufrou 
à  ses  pieds,  amusait  Miss  Grant  et  sa  compa- 
gne en  chantant  et  s'accompagnant  sur  sa 
mandoline. 

Il  était  sept  heures  du  soir,  lorsqu'on  revint 
à  la  Pointe  Saint-André.  Un  billet  de  banque 
d'assez  haute  dénomination  paya  amplement 
les  bateliers  pour  leur  peine. 

— Tu  dois  être  fatigué,  Théo  ?  demanda  Ze- 
non Lassève,  alors  qu'ils  étaient  à  table,  ce 
soir-là. 

— Pas  trop,  mon  oncle;  un  peu  seulement. 
Mais  je  suis  si  heureux  ici,  que  je  ne  ressens 
presque  jamais  de  fatigue. 

— Tu  te  reposeras  demain,  car  il  est  assez 
rare  que  nous  ayons  des  excursionistes  aux 
Pèlerins  deux  jours  de  suite.  Vers  les  quatre 
heures  de  l'après-midi  seulement,  nous  irons  à 
la  pêche.  Après  demain  matin,  jeudi,  je  dois 
livrer  trois  douzaines  de  poisons  à  l'hôtel  du 
Portage,  comme  tu  le  sais. 

— C'est  bien,  nous  essayerons  de  persuader 
le  poisson  de  se  laisser  prendre,  répondit,  en 
riant,  Magdalena.  Mais,  demain  avant-midi, 
j'ai  une  petite  excursion,  de  projettée...  Si 
vous  désirez  m'accompagner,  mon  oncle.  .  . 

— Une  excursion,  dis-tu  ?  Où  cela,  mon  gar- 
çon ? 

— Je  veux  escalader  ce  rocher,  dit-elle,  en 
désignant  une  sorte  de  cap  qu'on  pouvait  aper- 
cevoir de  fort  loin. 

— Théo,  dit  Zenon,  je  suis  toujours  si  in- 
quiet lorsque  tu  t'aventures  trop  loin.  .  . 

— Il  n'y  a  pas  d'inquiétude  à  y  avoir  à  mon 
sujet,  oncle  Zenon. 

— Ces  rochers,  pourtant.  .  .  ils  sont  glissants 
comme  des  miroirs,  à  certains  endroits.  Or, 
une  chute.  .  . 

— Ne  craignez  rien,  mon  onc.e!    J'ai  le  pied 


solide  comme. . .  comme  un  chevreuil.  Je  veux 
tant  voir  ce  qu'il  y  a  par  delà  cet  immense  ro- 
cher! 

— Ce  qu'il  y  a?  .  .  Je  puis  te  le  dire,  moi,  et 
t'épargner  une  difficile  ascension,  fit  Zenon  en 
souriant.  Par  delà  cet  immense  rocher,  il  y 
a...  des  rochers,  et  encore  des  rochers;  voilà 
tout. 

— Qui  sait?.,  murmura  Magdalena. 

Le  lendemain  matin,  vers  les  neuf  heures, 
après  avoir  fait  le  petit  ménage  de  La  Hutte, 
Magdalena  se  prépara  à  partir  pour  son  ex- 
cursion. 

Elle  était  bien  modeste  La  Hutte,  construite 
par  Zenon  Lassève,  à  l'extrémité  de  la  pointe 
Saint-André.  Elle  n'était  que  d'une  seule  piè- 
ce, grande,  il  est  vrai  et  toujours  d'une  extrê- 
me propreté,  avec  son  plancher  peinturé  en 
jaune,  sur  lequel  étaient  tendus  deux  chemins 
de  catalognes.  Une  table  solide  et  stationnai- 
re;  deux  bancs,  de  chaque  côté  de  cette  table; 
deux  armoires,  dont  l'une  pour  la  vaisselle  et 
l'autre  pour  le  linge;  deux  lits,  dont  un,  à 
l'avant  de  la  pièce  et  l'autre  à  l'arrière;  ce  der- 
nier caché  par  des  portières  durant  la  nuit,  car 
c'était  là  la  chambre  à  coucher  de  Magdalena. 

Comme  on  le  voit,  très  rudimentaire  était 
aussi  l'ameublement  de  La  Hutte  que  Zenon 
avait  confectionnée  lui-même.  Il  y  avait,  ce- 
pendant, deux  meubles  très-confortables:  un 
fauteuil  et  une  chaise  berceuse;  dans  le  fau- 
teuil, Zenon  Lassève  passait  bien  des  veillées, 
à  écouter  Magdalena  lui  faire  la  lecture  à  hau- 
te voix,  ou  bien  à  jouer  de  la  mandoline,  tout 
en  se  berçant  doucement  dans  sa  chaise  ber- 
ceuse. 

La  Hutte  "tournait  le  dos"  au  village  Saint- 
André.  La  porte  d'entrée  avait  donc  vue  sur 
le  fleuve  St-Laurent.  Cette  porte,  vitrée  du 
haut  au  bas,  et  trois  longues  et  larges  fenê- 
tres, laissaient  libre  accès  au  soleil,  à  la  lu- 
mière, et  permettait  le  regard  de  s'étendre 
dans  toutes  les  directions. 

Il  était  neuf  heures  et  demie,  lorsque  Mag- 
dalena, accompagnée  de  Froufrou,  partit  pour 
son  excursion.  Inutile  de  dire  si  Zenon  lui 
avait  fait  des  recommandations,  avant  son 
départ,  et  s'il  la  suivit  des  yeux  aussi  long- 
temps qu'il  le  put,  lorsqu'elle  fut  partie. 

Malgré  son  amour  des  aventures,  Magdale- 
na dut  s'avouer  à  elle-même  que  le  chemin 
était  difficile,  très  difficile,  par  endroits. 
Plus  d'une  fois  aussi,  elle  se  vit  obligée  de  re- 
venir sur  ses  pas,  de  redescendre  un  rocher 
difficilement  escaladé,  pour  aller  au  secours  de 
Froufrou. 

— O  Froufrou!  s'écria-t-elle.  à  un  moment 
donné,  et  s'adressant  à  son  chien,  comme  si 
elle  eut  senti  le  besoin  d'entendre  sa  propre 
voix,  au  milieu  du  silence  qui  l'entourait.  O 
Froufrou!  Si  j'avais  su  que  tu  serais  si  mal- 
adroit, si  malcommode,  que  tu  ne  pourrais  pas 
escalader  les  rochers,  sans  mon  aide,  je  t'au- 
rais laissé  à  la  maison! 

Mais  le  chien  fit  une  mine  si  déconfite,  aux 
reproches  de  sa  jeune  maîtresse,  que  celle-ci 
ne  put  s'empêcher  de  le  prendre  dans  ses  bras 
et  de  lui  donner  un  baiser,  sur  le  front,  entre 
les  deux  yeux;  la  paix  était  faite. 

Enfin,  elle  atteignit  le  sommet  du  rocher,  et 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


33 


aussitôt,  ses  yeux  se  portèrent  vers  La  Hutte, 
qu'elle  distinguait  bien,  de  l'endroit  où  elle  se 
trouvait.  Zenon,  occupé,  en  arrière  de  sa  mai- 
son, leva  soudain  la  tête  et  aperçut  Magdalena. 
Il  lui  fit  des  signaux  avec  son  chapeau  et  la 
jeune  fille  se  hâta  de  lui  rendre. 

Zenon  vit  ensuite  sa  fille  adoptive  se  tour- 
ner du  côté  du  fleuve;  longtemps,  elle  contem- 
pla les  flots,  les  Pèlerins,  la  pointe  de  la  Ri- 
vière-du-Loup . . . 

Tournant  le  dos  au  fleuve,  tout  à  coup,  elle 
regarda  le  village  de  Saint-André,  après  quoi, 
tournant  le  dos  à  La  Hutte,  elle  regarda  long- 
temps, longtemps  du  côté  opposé.  Zenon  la 
vit  s'avancer  sur  l'extrême  bord  du  rocher,  se 
pencher,  comme  si  elle  eut  observé  attentive- 
ment quelque  chose,  puis,  faire  un  geste  de 
profond  étonnement. 

Aussitôt,  elle  quitta  hâtivement  son  point 
d'observation  et  revint,  presque  courant,  vers 
La  Hutte. 

VIII 

LA  MYSTERIEUSE  RESIDENCE 

— Mon  oncle,  dit  Magdalena,  aussitôt  qu'elle 
arriva,  toute  essoufflée,  auprès  de  son  père 
adoptif,  j'ai  fait  une  découverte,  une  grande 
découverte  ! 

— Oui?  Qu'as-tu  donc  découvert,  cher  en- 
fant? 

—Ce  n'est  pas  pour  rien  que  j'ai  entrepris 
d'escalader  ce  rocher,  ce  matin,  je  vous  l'as- 
sure! J'étais  presque  certaine  de  découvrir 
autre  chose  que  des  rochers,  de  l'autre  côté . , . 
Je  ne  m'étais  pas  trompé. 

—Eh!  bien,  Théo? 

— Vous  vous  souvenez  peut-être,  mon  oncle, 
d'un  jour  où  nous  étions  en  chaloupe,  en  route 
pour  le  Portage,  et  que  nous  avions  remarqué 
la  forme  particulière  des  rochers?  A  un  cer- 
tain endroit  surtout,  ces  rochers  affectaient 
les  contours  d'un  véritable  château . . . 

— Oui,  je  me  souviens,  répondit  Zenon.  Mais 
je  me  souviens  aussi  t'avoir  conseillé  de  te  dé- 
fier de  ton  imagination,  ajouta-t-il  en  riant,  car 
je  te  sais  porté  à  avoir  certaines  illusions  d'op- 
tiques qui . . . 

— Cette  fois,  cependant,  je  ne  m'étais  pas 
trompée,  annonça  Magdalena.  Ce  que  nous 
avions  pris  pour  un  simple  entassement  de  ro- 
chers, c'était  une  résidence,  un  vrai  château! 

— Allons  donc! 

— Ne  m'avez-vous  pas  dit  que  nous  étions 
les  seuls  habitants  de  la  Pointe  Saint-André, 
oncle  Zenon? 

— Bien  sûr  que  je  te  l'ai  dit! 

— Alors,  vous  vous  êtes  trompé,  car,  par  de- 
là cet  immense  rocher  que  je  viens  d'escalader, 
il  y  en  a  un  autre,  beaucoup  plus  haut,  plus 
imposant ...  et  il  sert,  ce  rocher,  de  mur  prin- 
cipal à  un  véritable  château . . . 

— Illusion  d'optique . . .  murmura  Zenon,  en 
haussant  légèrement  les  épaules. 

— Illusion  d'optique,  dites-vous,  mon  oncle  ?  . 
Non,  je  vous  le  certifie!  Le  château  en  ques- 
tion est  habité . . . 

— Par  des  hiboux  probablement . . . 

— Vous  êtes  dans  l'erreur,  cher  oncle,  assu- 


ra Magdalena.  J'ai  vu  quelqu'un,  un  homme, 
un  jardinier  sans  doute,  travailler  la  terre,  au- 
tour de  ce  château. . .  Nous  avons  des  voisins; 
voilà! 

— Mais,  mon  pauvre  enfant,  s'il  y  avait  là 
une  résidence,  nous  l'apercevrions,  tu  le  pen- 
ses bien,  quand  nous  passons  en  chaloupe. 

• — Je  ne  le  crois  pas . . .  Devant  la  maison, 
qui  doit  être  immense  et  construite  toute  en 
pierre,  ce  qui  fait  qu'elle  peut  être  confondue 
facilement  avec  les  rochers  qui  l'entourent,  de- 
vant la  maison,  dis-je,  est  une  vraie  forêt  de  sa- 
pins, à  travers  laquelle  il  est  impossible,  je 
crois,  d'apercevoir  la  maison,  à  moins  d'y  faire 
bien  attention.  Je  vous  assure,  mon  oncle, 
qu'il  y  a  une  sorte  de  château,  de  l'autre  côté 
du  rocher  que  je  viens  d'escalader;  un  château 
habité,  car  j'ai  vu  de  la  fumée  s'échapper  de 
l'une  de  ses  énormes  cheminées  de  pierre. 

— Ainsi,  comme  tu  le  disais  tout  à  l'heure, 
Théo,  nous  avons  des  voisins  ? 

— Oui,  nous  avons  des  voisins . . .  J'ai  cru 
aussi  apercevoir  une  petite  baie,  dans  laquelle 
était  un  yacth  à  vapeur. 

— Il  est  étrange  que  des  gens  de  Saint-An- 
dré ne  nous  aient  pas  dit  qu'il  y  avait  d'autres 
personnes  que  nous  installées  en  cet  endroit, 
ne  trouves-tu  pas?  demanda  Zenon.  Tu  dois 
te  souvenir  qu'ils  m'ont  affirmé  que  nous  étions 
les  seuls  habitants  de  la  pointe, 

— Peut-être  que  les  gens  de  Saint-André  ne 
savent  seulement  pas  qu'il  y  a  une  résidence, 
répondit  Magdalena.  Le  rocher  si  imposant 
qui  sert  de  mur  principal  à  ce . . .  château, 
tourne  le  dos  au  village  et  il  cache  complète- 
ment le  reste  de  la  construction.  Si  les  gens 
qui  habitent  cette  mystérieuse  demeure,  ce 
château  mystérieux... 

— Mystérieux  ?  . . 

— Mais,  sans  doute!  rit  Magdalena.  Il  est 
évident  que  ce  ne  sont  pas  des  gens  ordinaires 
qui  demeurent  là!  Encore  une  fois,  l'énorme 
rocher  cache  complètement  cette  résidence  qui, 
je  le  répète,  tourne  le  dos  au  village  de  Saint- 
André  et  qui,  tout  comme  La  Hutte,  a  vue  sur 
le  fleuve. 

— Sans  vouloir  nous  mêler  de  ce  qui  ne  nous 
concerne  pas,  Théo,  fit  Zenon  nous  essayerons 
de  discerner  ton  château,  lorsque  nous  irons  au 
Portage,  demain  avant-midi.  Ce  que  je  vais 
rire,  si  tu  t'es  trompé!  ajouta-t-il,  riant  d'a- 
vance. 

— C'est  bon,  mon  oncle,  je  vous  donne  la  per- 
mission de  rire...  si  je  me  suis  trompée,  ré- 
pondit Magdalena  en  souriant. 

— Dans  tous  les  cas,  si  tu  ne  t'es  pas  trom- 
pée; si  véritablement  quelqu'un  a  élu  domicile 
au  pied  de  ce  rocher  que  tu  dis  être  énorme, 
c'est  qu'ils  désirent  vivre  dans  un  complet  iso- 
lement et. . .  ce  n'est  pas  nous  qui  allons  les 
déranger  ou  nous  mêler  de  leurs  affaires! 

— Bien  sûr  que  non,  oncle  Zenon!  Tout  de 
même,  je  serais  curieuse  de  savoir  qui  habite 
là. . .  Peut-être  y  a-t-il  toute  une  famille. . . 
des  jeunes  filles,  avec  qui  je  pourrais  sympa- 
thiser. . . 

— Ou  quelque  jeune  garçon  de  ton  âge,  Théo, 
rappela  Zenon,  en  accentuant  ses  paroles. 

— C'est  vrai...  J'oubliais...  fit-elle,  en  ri- 
ant.  Les  jeunes  filles  du  "château  mystérieux" 


34 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


ne  sauraient  fraterniser  avec  Théo,  pêcheur  et 
batelier.    Ha  ha  ha! 

— Mon  enfant,  dit  Zenon,  tu  ne  regrettes  pas, 
parfois,  d'avoir  revêtu  le  costume  masculin? 

— Je  ne  l'ai  pas  encore  regretté,  croyez-le. 
C'est  infiniment  commode  ce  costume  à  cause 
de  la  vie  mi-sauvage  que  nous  menons  ici. 

— J'espère  que  tu  ne  le  regretteras  jamais, 
Théo! 

— Jamais!    Pourquoi  le  regretterais-je ? 

— Ah!  Qui  sait?  murmura  Zenon. 

Le  lendemain  matin,  à  sept  heures,  ils  par- 
taient, tous  deux,  en  chaloupe,  pour  le  Porta- 
ge; ils  allaient  livrer  à  l'hôtel  le  poisson  pro- 
mis.   Le  temps  était  admirable. 

Ils  passèrent  devant  le  rocher  que  Magda- 
lena  avait  escaladé  la  veille,  puis  i.s  arrivè- 
rent à  proximité  du  second  rocher;  celui  qui, 
d'après  la  jeune  fille,  servait  de  mur  principal 
au  "château  mystérieux". 

— Voici  le  rocher  dont  je  vous  ai  parlé,  mon 
oncle! 

— Oui.  .  .  Mais  je  ne  vois  rien. .  .  rien.  ,  .  que 
des  rochers  et  des  sapins. 

— Ces  sapins  cachent  la  plus  belle  résidence 
qu'on  puisse  imaginer,  j'en  suis  certaine,  ré- 
pondit-elle. 

— Et  ils  la  cachent  si  bien,  Théo,  qu'on  ne  la 
voit  pas  du  tout,  rit  Zenon. 

— C'est  singulier.  .  .  balbutia  Magdalena. 

C'est  en  vain  qu'ils  essayèrent  de  distinguer 
autre  chose  que  du  roc  et  des  sapins;  s'il  y 
avait  là  une  résidence,  peu  de  gens  devaient 
s'en  douter. 

Ayant  dépassé  le  rocher,  Magdalena  et  son 
compagnon  se  retournèrent,  d'un  commun  ac- 
cord, puis  Zenon  approcha  sa  chaloupe  du  riva- 
ge et  examina  les  alentours  avec  attention. 
Aussitôt,  une  exclamation  de  surprise  lui 
échappa. 

De  l'endroit  où  ils  se  trouvaient  maintenant, 
ils  apercevaient  distinctement  le  "château 
mystérieux",  avec  ses  larges  cheminées,  ses 
deux  grosses  tours,  sa  porte-cochère,  puis  son 
terrain,  à  fond  de  pierre,  soigneusement  entre- 
tenu. 

Du  côté  ouest  de  la  maison  était  une  petite 
baie,  dont  les  eaux  tranquilles  miroitaient  au 
soleil  matinal;  dans  cette  baie  naturelle  était 
ancré  un  coquet  yacth  à  vapeur,  dont  on  aper- 
cevait la  charpente  blanche,  les  cuivres  polis, 
les  banquettes  recouvertes  de  velours  bleu. 
De  grands  sapins  cachaient  entièrement  la 
baie. 

N'accusons  pas  nos  amis  d'indiscrétion;  ils 
étaient  seulement  curieux  de  constater,  par 
eux  mêmes,  si  vraiment  d'autres  qu'eux  ha- 
bitaient la  Pointe  Saint-André  dont,  à  venir 
jusqu'à  la  veille,  ils  s'étaient  cru  les  seuls  ha- 
bitants. 

Dans  le  "château  mystérieux"  pour  parler 
comme  Magdalena,  tous  devaient  dormir  enco- 
re. Mais,  qui  demeurait  là?..  Quelqu'hermite, 
sans  doute...  D'ailleurs,  à  quoi  bon  le  savoir? 
De  La  Hutte  au  "château  mystérieux",  la  dis- 
tance était  grande,  si  grande  que  ni  Zenon 
Lassève  ni  son  "neveu"  ne  frayeraient  jamais 
avec  ces  gens;  les  châtelains  ne  s'associent  pas 
aux  pêcheurs  et  bateliers  généralement,  n'est- 
ce  pas? 


Zenon  donna  quelques  coups  d'avirons  et  La 
Mouette  quitta  les  environs  de  l'intrigante  de- 
meure. 

Lorsqu'ils  revinrent  du  Portage,  et  qu'ils 
passèrent,  de  nouveau  à  proximité  du  rocher, 
ils  ne  purent  s'empêcher  de  s'approcher  encore 
une  fois  du  rivage  et  de  jeter  un  coup  d'oeil 
sur  la  mystérieuse  résidence.  Une  blanche  fu- 
mée s'échappait  de  l'une  de  ses  cheminées.  Ils 
virent  aussi  une  femme  ou  jeune  fille  portant 
le  costume  de  domestique;  elle  arrosait  des 
fieurs  contenues  dans  de  larges  vases  en  pier- 
re qui  étaient  placés  de  chaque  côté  des  mar- 
ches en  pierre,  aussi  conduisant  à  la  maison. 

Mais  craignant  d'être  vus,  Zenon  s'éloigna 
vite  du  rivage,  et  bientôt,  lui  et  sa  compagne 
étaient  de  retour  à  leur  modeste  hutte. 

IX 

IL  NE  FAUT  JURER  DE  RIEN 

D'avoir  découvert  qu'ils  n'étaient  pas  les 
seuls  habitants  de  la  Pointe  Saint-André,  cela 
ne  changea  en  rien  la  manière  de  vivre,  les 
habitudes  et  occupations  de  Zenon  Lassève  et 
son  "neveu".  Ils  continuaient  à  se  livrer  à  la 
pêche,  à  traverser  les  excursionistes  aux  Pè- 
lerins et  à  aller,  une  fois  la  semaine,  porter  du 
poisson  à  l'hôtel  du  Portage. 

Seulement,  ils  ne  s'approchaient  plus  de  la 
grève,  lorsqu'ils  passaient  à  proximité  du 
deuxième  rocher,  que  Magdalena  nommait  le 
Roc  du  Nouveau  Testament. 

— Ces  deux  rochers,  mon  oncle,  dit-elle  à 
Zenon,  un  jour,  je  les  ai  nommés  Les  Testa- 
ments. Notre  rocher,  à  nous,  c'est  le  Roc  de 
L'Ancien  Testament;  l'autre,  c'est  le  Roc  du 
Nouveau  Testament. 

— Je  n'oublierai  pas,  Théo. 

Quoiqu'ils  ne  longeassent  plus  la  grève 
maintenant,  en  se  rendant  au  Portage,  ils  re- 
gardaient toujours,  assez  curieusement,  l'em- 
placement du  "château  mystérieux",  et  ils  ne 
furent  pas  lents  à  constater  une  chose;  c'était 
que  à  moins  de  savoir  qu'il  y  avait  là  une  de- 
meure, il  était  impossible  de  la  distinguer  à 
travers  les  sapins,  vraiment  altiers,  à  cet  en- 
droit. Ceux  qui  habitaient  là  étaient  bien  ca- 
chés; si  c'était  leur  intention  de  se  dérober  aux 
regards,  ils  n'auraient  pu  choisir  un  lieu  plus 
discret,  plus  sûr.  Même  la  petite  baie  où  était 
ancré  le  yacth,  était,  à  cause  des  sapins  qui  la 
bordaient,  invisible  excepté  d'un  certain  angle. 

— Savez-vous,  oncle  Zenon,  dit  Magdalena, 
lorsqu'ils  furent  de  retour  chez  eux,  même  les 
gens  de  Saint- André  ignorent  qu'il  y  a  sur  cet- 
te pointe  une  autre  maison  que  la  nôtre?  Je 
les  ai  questionnés  adroitement  et  j'ai  facile- 
ment constaté  le  chose. 

Eh!  bien,  Théo,  mon  garçon,  puisque  les 
gens  du  "château  mystérieux"  recherchent  la 
solitude  et  le  ...  mystère,  laissons-les  faire. 
Ce  ne  sont  pas  de  nos  affaires  d'ailleurs,  et  il 
ne  peut  y  avoir  rien  de  commun  entre  nous  et 
eux,  tu  le  penses  bien. 

— Mais .  .  .  qui  peut  demeurer  là  ? 

— Quelque  type  excentrique  et  sa  non  moins 
excentrique  famille,  sans  doute. 

— Comme    vous  le  dites,    mon  oncle,    ça  ne 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


35 


nous  concerne  pas  les  excentricités  de  ces  gens, 
fit  Magdalena...  D'ailleurs,  ajouta-t-elle,  en 
souriant,  en  fait  d'excentricité,  peut-être  pour- 
rait-on nous  taxer  d'en  donner  la  preuve  nous 
aussi,  en  choisissant  la  Pointe  Saint-André 
pour  y  vivre,  comme  nous  l'avons  fait,  et  quoi- 
que nous  soyons  si  heureux  ici,  plus  d'un  serait 
porté  peut-être  à  hausser  les  épaules  et  à  s'é- 
tonner de  notre  choix. 

Tout  de  même,  d'avoir  appris,  par  hazard, 
qu'ils  avaient  des  voisins,  qu'il  y  avait,  non 
loin  d'eux  des  êtres  humains,  alors  qu'ils  s'é- 
taient cru  seuls,  sur  la  pointe,  cela  ne  man- 
quait pas  d'intéresser  grandement  la  jeune  fil- 
le. Sans  compagnes  ou  compagnons  de  son 
âge  avec  qui  on  peut  échanger  ses  idées  par- 
fois, c'est  quelque  peu  déprimant,  lorsqu'on  a 
dix-sept  ans.  Il  est  vrai  qu'elle  n'avait  jamais 
eu  beaucoup  d'amis,  pauvre  Magdalena!  Mais, 
au  moins,  à  G.  . .,  quand  elle  faisait  quelques 
courses,  soit  dans  des  magasins  ou  ailleurs, 
elle  avait  l'occasion  d'échanger  quelques  paro- 
les avec  des  personnes  de  ses  connaissances. 

A  la  Pointe  Saint-André,  ce  n'était  pas  la 
même  chose,  on  le  pense  bien.  Pas  de  maga- 
sins là,  où  l'on  pouvait  aller  passer  un  quart 
d'heure  ou  une  demi-heure,  si  on  le  désirait; 
seulement  des  rochers,  des  rochers  sans  fin... 
et  c'est  pourquoi  Magdalena  se  sentait  un  peu 
excitée  à  la  pensée  d'avoir  des  voisins;  c'est 
pourquoi  aussi  elle  aurait  si  vivement  désiré 
faire  leur  connaissance. 

Pourtant,  elle  ne  s'ennuyait  jamais.  Le 
fleuve,  le  magnifique  fleuve  St-Laurent,  cou- 
lait devant  la  porte  d'entrée  de  La  Hutte  et 
la  jeune  fille  lui  trouvait  toujours  des  charmes 
nouveaux.  Ensuite,  elle  était  constamment 
occupée;  elle  devait  tenir  leur  maison  bien 
propre,  réparer  son  linge  et  celui  de  son  père 
adoptif,  faire  la  cuisine,  etc.,  etc.  Dans  l'a- 
près-midi, lors  qu'on  n'allait  pas  à  la. pêche, 
et  tandis  que  Zenon  sciait  ou  fendait  du  bois, 
en  vue  de  l'hiver,  qui  était  loin  encore  il  est 
vrai,  mais  qui  finirait  par  arriver,  Magdalena 
partait,  accompagnée  de  Froufrou  et  elle  al- 
lait à  la  recherche  de  fleurs  et  de  plants.  Ces 
fleurs,  ces  plants,  elle  les  pressait  ensuite 
avec  soin,  puis  eAe  les  collait  dans  son  her- 
bier. Durant  les  longues  soirées  de  l'automne 
et  de  l'hiver,  elle  classifierait  ces  fleurs  et  ces 
plants  tout  en  se  livrant  sérieusement  à  l'é- 
tude de  la  botanique.  Zenon  lui  avait  promis 
(et  une  promesse  de  Zenon  ça  valait  de  l'or) 
de  faire  venir  de  Québec  ou  de  Montréal  le 
meilleur  traité  de  botanique  qu'il  pourrait  se 
procurer;  un  volume  illustré  en  couleurs  et 
enrichi  de  belles  et  grandes  planchettes. 

Mais,  ces  fleurs  et  plants  que  Magdalena 
cueillit  elle  ne  les  pressait  pas  tous;  les  plus 
belles,  les  plus  beaux  étaient  cirés.  Elle 
avait  déjà,  dans  des  boîtes  en  carton,  une 
grande  quantité  de  fleurs  et  de  feuilles  cirées. 
Elle  réussissait  très  bien,  et  cela  lui  procurait 
une  agréable  distraction.  Car,  quoiqu'elle 
fut  dans  la  presqu'obligation  de  porter  le  cos- 
tume masculin,  pour  quelque  temps  encore  du 
moins,  et  qu'elle  s'appelât  Théo,  notre  jeune 
héroine  était  femme,  dans  l'âme;  elle  aimait 
les  fleurs,  la  musique,  les  enfants,  les  occupa- 
tions féminines.    D'un  autre  côté,  elle  aimait 


aussi  la  vie  en  plein  air,  comme  toute  autre 
jeune  personne  jouissant  d'une  excellente  san- 
té et  étant  bien  équilibrée. 

N'oublions  pas  que  Magdalena  avait  aussi, 
pour  se  distraire  et  s'amuser,  sa  chère  mando- 
line. Ah!  si  seulement  elle  n'avait  pas  été 
obligée  de  se  défaire  de  son  piano!  Non  pas 
qu'elle  fut  une  musicienne  extraordinaire  peut- 
être;  mais  elle  jouait  de  cet  instrument  avec 
goût,  et  souvent,  bien  bien  souvent,  depuis 
qu'el.e  et  son  père  adoptif  habitaient  la  Poin- 
te Saint-André  ses  doigts  lui  démangeaient, 
littéralement,  tant  ils  sentaient  le  besoin  de  se 
poser  sur  un  clavier. 

Un  jour,  qu'elle  et  Zenon  étaient  allés  à 
l'hôtel  du  Portage  y  porter  du  poisson,  elle 
s'était  avancée  dans  l'un  des  corridors  de  l'hô- 
tel et,  par  une  porte  entr'ouverte,  avait  aper- 
çu le  sa.on.  Or,  au  fond  de  la  pièce,  était  un 
piano  carré.  L'instrument  était  ouvert.  Mal- 
gré elle,  Magdalena  avait  senti  ses  doigts  re- 
muer, comme  pour  exécuter  quelque  mélodie, 
puis,  sans  qu'elle  s'en  aperçut,  des  larmes  lui 
étaient  venues  aux  yeux,  tant  la  vue  de  l'ins- 
trument lui  rappelait  les  heures  heureuses 
qu'elle  avait  passés,  à  G.  .  .,  en  face  de  son  pi- 
ano. 

— Eh!  bien,  Théo!  avait  dit,  soudain,  la  voix 
de  l'hôtelier.    Trouves-tu  cela  beau  ce  salon? 

— C'est  . . .  C'est  le  piano,  avait-elle  balbu- 
tié. 

— Le  piano,  hein?  Ah!  oui,  le  piano... 
C'est  un  magnifique  instrument  n'est-ce  pas? 
Je  ne  l'ai  acheté  que  le  mois  dernier.  C'est 
un  piano  de  la  meilleure  manufacture  aussi, 
tu  sais! 

Cela,  Magdalena  l'avait  remarqué. 

L'hôtelier  vit  les  yeux  du  petit  pêcheur  et 
batelier  dévorer  l'instrument  et  cela  l'intri- 
gua fort.  Il  se  mit  à  rire.  Mais  comme  il 
était  bon,  au  fond  quoique  très  rude  d'appa- 
rence, il  demanda  : 

— Sais-tu  jouer  du  piano,  par  hazard,  mon 
petit? 

— Oui .  . .  LTn  peu .  . .  répondit-elle. 

— Tiens!  Tiens!  Voyez-vous  cela?  Ce  pe- 
tit pêcheur  à  la  ligne  qui  sait  taper  du  piano! 
fit  l'hôtelier,  en  riant. 

— Me  permettez-vous  d'essayer?  demanda 
Magdalena,  dont  la  voix  tremblait  de  désir. 

— Hein?  L'essayer?  . . .  Bien. . .  Je  ne  sais 
pas. . . 

— Oh!    Ne  me  refusez  pas,  M.  l'hôtelier! 

— Il  n'y  a  pas  de  danger  que  tu  le  brises,  au 
moins?  Un  piano,  tu  sais  Théo,  mon  garçon, 
ça  coûte  de  l'argent,  beaucoup  d'argent  et... 

— Je  ne  le  briserai  pas,  soyez-en  assuré,  ré- 
pondit Magdalena  en  souriant. 

Elle  courut  presque,  vers  l'instrument,  puis 
elle  se  mit  à  jouer. 

Elle  ne  joua  rien  de  bien  extraordinaire; 
seulement  une  petite  sonate,  simple,  mais  jo- 
lie.   L'hôtelier  était  vraiment  épaté. 

— Encore,  Théo!  Encore!  s'écria-t-il,  en  ap- 
plaudissant. 

Et  elle  joua  encore.  Magdalena  exécuta 
plusieurs  morceaux,  ses  doigts  agiles  et  sou- 
ples se  posant  amoureusement  sur  chaque  no- 
te. 

Bravo!  Bravo! 


36 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


La  jeune  musicienne  se  retourna,  et  elle  fut 
étonnée  de  voir  plusieurs  personnes  debout, 
dans  l'encadrement  de  la  porte  du  salon;  c'é- 
tait des  pensionnaires  de  l'hôtel. 

— Dis  donc,  fit  l'un  d'eux,  en  s'adressant  à 
Magdalena,  tu  m'as  l'air  de  posséder  un  vrai 
talent  musical,  petit!  Je  t'ai  entendu  jouer 
de  la  mandoline  déjà,  et  tu  en  joues  en  artiste! 

— Où  donc  as-tu  appris  la  musique,  Théo? 
demanda  l'hôtelier. 

Mais  Magdalena  ne  fut  pas  dans  l'embarras 
de  répondre,  car  Zenon  l'appelait,  de  dehors; 
elle  s'excusa  donc  et  se  hâta  d'aller  rejoindre 
son  père  adoptif. 

Après  cet  incident,  elle  fut  obligée  de  se 
surveiller,  afin  que  Zenon  ne  s'aperçut  pas 
combien  son  piano  lui  manquait. 

— Sais-tu,  Théo,  dit,  un  jour  Zenon  Lassève, 
sais-tu  que  nous  voilà  déjà  rendus  aux  der- 
niers jours  de  juillet?  Le  temps  passe  vite, 
très  vite,  n'est-ce  pas? 

— Certes,  mon  oircle!  répondit  Magdalena. 

— Le  mois  d'août,  c'est  le  mois  précurseur 
de  l'automne,  selon  moi,  reprit  Zenon.  Les 
jours  sont  déjà  plus  courts,  les  nuits  plus 
fraîches...  Que  les  beaux  jours  sont  courts! 
c'est  le  cas  de  le  dire,  ajouta-t-il,  en  riant. 

Cet  après-midi-là,  ils  allèrent  à  la  pêche. 
Or,  tandis  qu'ils  essayaient  à  persuader  le 
poisson  de  se  laisser  prendre,  ils  entendirent 
le  bruit  d'un  engin  à  vapeur.  S'étant  retour- 
nés, ils  virent  un  yacht,  peinturé  en  blanc,  aux 
cuivres  polis,  aux  coussins  de  velours  gros  bleu 
se  détachant  du  rivage. 

— C'est  le  yacht  du  propriétaire  du  "château 
mystérieux'",  dit  Magdalena. 

— Oui.  Je  le  reconnais  répondit  son  compa- 
gnon. Il  passe  trop  loin  et  trop  rapidement 
cependant,  pour  qu'on  puisse  lire  son  non,  à 
l'arrière. 

Le  yacht  ne  contenait  qu'une  seule  personne, 
(à  part  de  celui  qui  était  à  l'engin)  :  un  hom- 
me, assis  à  l'arrière  et  qui  paraissait  lire.  Im- 
possible de  voir  son  visage,  qu'ombrageait  la 
palette  de  sa  casquette;  impossoible,  consé- 
quemment,  de  deviner  s'il  était  jeune  ou  vieux. 

Un  instant  pourtant,  il  leva  la  tête  de  sur 
son  livre  et  regarda  la  barque  des  pêcheurs, 
mais  aussitôt,  il  se  replongea  dans  sa  lecture. 
Bientôt  le  yacht  dépassait  La  Mouette,  ne  lais- 
sant sur  son  passage  qu'un  léger  sillage. 

— Il  aurait  bien  pu  nous  saluer,  ce  monsieur, 
comme  ça  se  fait  par  ici,  entre  navigateurs! 
fit  Magdalena,  d'un  ton  quelque  peu  dépité. 
Il  est  bien  désagréable  le  propriétaire  du  "châ- 
teau mystérieux",  n'est-ce  pas,  mon  oncle? 

— S'il  est  venu  s'installer  sur  cette  pointe 
avec  l'intention  de  vivre  dans  la  solitude  et  in- 
cognito, Théo...  commença  Zenon. 

— Qu'importe!  Il  aurait  pu  nous  saluer,  ou 
nous  faire  un  signe  de  la  main  comme  c'est 
l'habitude  ici!  C'est  un  désagréable  personna- 
ge! 

Cette  rencontre  fit  comprendre,  plus  que  ja- 
mais, à  Magdalena  et  à  son  père  adoptif,  la 
distance  qui  existait  et  qui  existerait  toujours 
probablement,  entre  La  Hutte  et  le  "château 
mystérieux".  Si  la  jeune  fille  avait  caressé 
l'illusion  de  pouvoir  s'associer,  un  jour,  avec 
les  jeunes  filles  ou  garçons  de  l'intrigante  de- 


meure, elle  dut  être  grandement  désillusion- 
née. 

— Il  est  bien  désagréable  ce  monsieur  qui 
habite  le  "château  mystérieux"  se  dit-elle,  ce 
soir-là,  au  moment  de  s'endormir.  Oui,  il  est 
bien  désagréable...  Je  le  déteste  presque  ce 
type!  ajouta-t-elle.  Oui,  je  le  déteste...  et 
je  le  détesterai  toujours! 

Théo,  le  petit  pêcheur  et  batelier,  ne  savait 
pas;  il  n'avait  pas  appris  encore  qu'il  ne  faut 
jurer  de  rien. 

X 

LE  RESULTAT  D'UNE  IMPRUDENCE 

Près  de  deux  semaines  se  sont  écoulées,  de- 
puis les  événements  racontés  dans  le  précé- 
dent chapitre. 

Quoique  nos  amis  fussent  allés  à  la  pêche 
presque  chaque  jour,  qu'ils  eussent,  plus  d'une 
fois,  traversé  des  excursionistes  aux  Pèlerins 
et  qu'ils  fussent  allés  deux  fois  au  Portage,  il 
ne  revirent  qu'une  fois  et  de  loin,  le  yacht  qui 
les  avait  tant  intéressés. .  .  ou,  du  moins,  qui 
avait  tant  intéressé  Magdalena. 

La  jeune  fille  essayait  d'oublier  qu'ils 
avaient  des  voisins;  d'ailleurs,  à  quoi  bon  pen- 
ser à  ces  gens  qui  ne  s'occupaient  pas  d'eux, 
qui  paraissaient  vouloir  les  ignorer  complète- 
ment même  ? 

Un  matin,  Magdalena  étant  sortie  de  La 
Hutte  de  bonne  heure  et  ayant  jeté  un  regard 
autour  d'elle,  eut  une  exclamation  de  profond 
étonnement.  Elle  appela  Zenon  immédiate- 
ment : 

— Mon  oncle!    O  mon  oncle! 

— Oui,  Théo!    Je  viens! 

— Vite,  mon  oncle!  Vite! 

— Qu'y  a-t-il?  demanda  Zenon,  lorsqu'il  fut 
arrivé  euprès  de  sa  fille  adoptive. 

— Voyez  donc!  s'écria-t-elle.  Les  Pèlerins.. 
Où  sont-ils  ?  . . .  On  dirait  qu'ils  se  sont  en- 
gloutis sous  les  flots,  durant  la  nuit! 

— C'est  la  brume,  mon  enfant,  répondit  Ze- 
non, la  terrible  brume.  L'automne  n'est  pas 
bien  loin  maintenant;  il  s'en  vient  vite,  hélas! 

— Mais. . .  C'est. . .  c'est  lugubre  cette  bru- 
me, mon  oncle!  Quand  se  lève  a-t-elle?  Se- 
ra-ce ainsi  toute  la  journée? 

— Non,  oh!  non.  Vers  les  neuf  heures  pro- 
bablement, lorsque  le  soleil  aura  pris  de  la  for- 
ce, la  brume  se  dissipera.  Mais,  Théo,  finies 
sont  les  excursions  aux  Pèlerins  maintenant! 

— Pourquoi  donc  ? 

— Parceque  la  brume  est  la  chose  la  plus 
dangereuse  qu'on  puisse  imaginer,  mon  gar- 
çon. Sans  avertissement  aucun,  elle  se  lève 
soudain  et  nous  enveloppe  de  sa  mante  oua- 
tée... Alors,  si  nous  sommes  sur  l'eau,  nous 
pouvons  nous  considérer  perdus. 

— O  ciel!  C'est  épouvantable  ce  que  vous  me 
dites  là!  s'écria  Magdalena. 

— Epouvantable,  tu  l'as  dit,  Théo.  Impossi- 
ble de  se  diriger,  dans  la  brume,  et  on  pour- 
rait s'en  aller,  à  la  dérive  jusque .  . .  jusqu'au 
golfe,  sans  même  s'en  apercevoir,  excepté 
quand  il  serait  trop  tard.  Ou  bien  encore  no- 
tre chaloupe  se  briserait  contre  quelque  ro- 
cher, contre  les  Pèlerins  même,  ou  contre  cet- 


T.E  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


37 


te  pointe  où  nous  sommes  en  ce  moment,  puis 
nous  coulerions  à  fond,  en  quelques  instants. 
Ainsi,  comme  tu  le*  vois,  j'avais  raison  de  dire 
tout  à  l'heure  :  "finies  nos  excursions  aux  Pè- 
lerins"!   pour  cet  été  du  moins. 

— Alors,  plus  de  promenades  sur  l'eau? 
Plus  de  pêche  à  la  ligne  ?  Plus  de  voyages  au 
Portage  ? 

— Je  ne  veux  pas  dire  exactement  cela,  ré- 
pondit Zenon;  seu.ement,  nous    devrons,  doré- 
navant, choisir  nos  heures.    Entre  dix  heures 
i    de  l'avant-midi    et  quatre  heures  de  l'après- 
I    midi,  il  n'y  a  pas  trop  de  risques  à  courir. 

— Tant  mieux!  s'écria  la  jeune  fille.  Ainsi, 
demain,  nous  irons  au  Portage,  comme  d'habi- 
tude? 

— Bien  sûr!  Nous  serons  prudents,  et  tout 
se  passera  bien,  tu  verras.  Vers  les  dix  heu- 
res, cet  avant-midi,  nous  irons  à  la  pêche. 

Ainsi  que  Zenon  Lassève  l'avait  prédit,  la 
brume  se  dispersa  entre  les  neuf  et  dix  heures 
'  de  l'avant-midi,  et  Magdalena  trouva  admira- 
ble de  voir  le  blanc  rideau  se  lever  et  dévoiler, 
petit  à  petit,  les  Pèlerins  et  leurs  environs, 
puis  la  pointe  de  la  Rivière-du-Loup. 

— On  dirait  une  draperie,  se  levant  lente- 
ment sur  un  splendide  décor  de  théâtre,  n'est- 
ce  pas,  oncle  Zenon?  s'exclama-t-elle. 

Fort  impressionnée  et  enthousiasmée  de  ce 
qu'eDe  venait  de  voir,  Magdalena,  se  retirant 
à  l'écart,  composa  ce  qui  suit  : 

LE  PELERIN 

Quand  je  le  vis,  certain  matin, 
Dans  une  attitude  mystique, 
Vêtu  de  sa  grise  tunique. 
Je  l'admirai,  le  Pèlerin. 

Qu'il  me  paraissait  imposant!... 
Il  me  sembla  qu'une  atmosphère 
L'enveloppait  étrangement. 
L'enveloppait  étrangement. 

Voyez:  le  Pèlerin  dévot. 
Pour  accomplir  un  voeu  peut-être. 
Comme  le  fit,  jadis,  le  Maître, 
Marche,  sans  crainte,  sur  le  flot. 

Où  va-t-il  le  bon  Pèlerin?  . . . 
Qui  dira  vers  quel  sanctuaire 
Il  ira  porter  sa  prière, 
Ou  chanter  son  pieux  refrain?  . . . 


Midi. . ,  Le  soleil  radieux 
De  ses  rayons  dorés  éclaire 
Du  Pèlerin  la  route  austère. . . 
Je  n'en  puis  détacher  mes  yeux. 

J'aperçois  des  milliers  d'oiseaux 
Voltigeant  autour  de  sa  tête, 
Chantant,  comme  en  un  jour  de  fête. 
Un  cantique  étrange  et  sans  mots. 

Bientôt,  il  se  mêle  à  ces  chants 
Une  voix  grondante,  sonore. .  . 
Ecoutez  ! .  . .  On  l'entend  encore . . . 
D'oii  nous  arrivent  ces  accents?  . . . 


On  ne  le  sait. . .  Plus  d'un  prétend 
Que,  cette  chanson  monotonne. 
C'est  le  Pèlerin  qui  l'entonne . . . 
D'autres  en  accusent  le  vent. 


C'est  le  soir. . .  Le  soleil  couchant 
De  son  rayon  oblique  irise 
Du  Pèlerin  la  robe  grise; 
Mais  il  y  reste  indiffèrent. 

Les  chers  oiseaux,  à  pleine  voix. 
Chantent  l'hymne  du  crépuscule 
Tout  près  du  Pèlerin. . .  Mais  nulle 
Est  son  émotion. . .  Pourquoi? 

Je  vous  le  dirai  franchement  : 
Le  Pèlerin. . .  il  est  en  pierre; 
Ce  n'est  qu'un  rocher  solitaire. 
Au  beau  milieu  du  Saint-Laurent. 

Mais,  quand  je  le  vis,  un  matin. 
Dans  une  attitude  mystique. 
Vêtu  de  sa  grise  tunique. 
Que  je  l'aimai,  le  Pèlerin! 

Cependant  vers  les  quatre  heures  de  l'après- 
midi,  il  fut  évident  qu'on  allait  avoir  encore  de 
la  brume.  Lentement  mais  sûrement,  elle  se 
leva,  et  vers  les  cinq  heures,  tout  le  paysage 
environnant  était  caché  sous  ses  denses  replis. 
Une  impression  d'infinie  tristesse  s'empara  de 
Magdalena;  mais  eLe  réagit  contre  ce  senti- 
ment, car,  elle  le  savait  bien,  si  on  voulait  que 
l'isolement  ne  devînt  pas  intolérable,  il  fallait 
essayer  de  voir  les  choses  toujours  de  leur 
bon  côté,  ou  du  moins,  espérer  de  meilleurs 
jours. 

Le  lendemain  matin,  la  brume  persista  jus- 
qu'à vers  les  dix  heures.  Lorsqu'elle  se  dis- 
sipa enfin  elle  découvrit  un  firmament  gris,  es- 
tompé de  nuages  plus  gris  encore,  presque 
noirs. 

— Mauvaise  journée  pour  aller  au  Portage, 
Théo!  dit  Zenon,  en  observant  l'horizon.  Je 
crois  que  j'irai  sans  toi,  si  tu  n'as  pas  peur  de 
rester  seul. 

— Y  aller  sans  moi!  Oh!  non,  mon  oncle! 
Je  n'ai  pas  peur  de  la  brume  assez  pour  me 
priver  de  vous  accompagner  au  Portage.  Je 
vous  l'assure,  et  nous  emmènerons  Froufrou, 
comme  d'habitude.  N'est-ce  pas.  Froufrou  que 
tu  viendras  avec  nous  ? 

Le  chien  se  mit  à  aboyer  joyeusement  et  à 
tourner  sur  lui-même,  comme  s'il  eut  compris 
qu'il  s'agissait  d'une  promenade  et  qu'on  allait 
l'emmener. 

— Comme  tu  voudras,  Théo,  répondit  Zenon. 
Dans  tous  les  cas,  nous  partirons  immédiate- 
ment après  le  diner;  tiens-toi  prêt.  D'ici  là, 
le  temps  va  peut-être  se  décider  à  se  remettre 
un  peu. 

Zenon  eut  bien  envie  de  renoncer  complète- 
ment à  son  excursion  au  Portage  quand  il  vit 
comment  le  temps,  ou  plutôt  le  firmament  se 
comportait.  Mais  il  avait  promis  à  l'hôtelier 
de  lui  apporter  du  poisson  pour  le  lendemain, 
un  vendredi,  et  il  n'aimait  pas  à  le  désappoin- 
ter.   Quoiqu'il  eut  de  beaucoup  préféré  ne  pas 


38 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


emmener  Magdalena  avec  lui;  d'un  autre  côté, 
il  n'aimait  pas  la  laisser  seule  à  La  Hutte. 

Vers  midi  pourtant,  le  soleil  se  montra  et 
une  brise  légère  dispersa  les  nuages.  On  com- 
mençait même  à  entrevoir  le  fond  bleu  du  fir- 
mament. 

—Tiens!  Voilà  le  firmament  qui  se  "dé- 
crasse"! pour  parler  comme  Séverin  Rocques 
dit  Zenon,  en  riant  et  s'adressant  à  Magdalena. 
Nous  allons  profiter  du  beau  temps  et  partir 
immédiatement  pour  le  Portage.  Nous  ne 
nous  amuserons  pas  là,  et  nous  reviendrons  le 
plus  tôt  posible.    Qu'en  dis-tu,  Théo? 

— Je  suis  de  votre  avis,  oncle  Zenon.  Par- 
tons! 

Ils  partirent.  Mais  bientôt,  il  fut  évident 
que  le  soleil  n'avait  voulu  faire  qu'une  très 
très  courte  apparition,  car  il  y  avait  à  peine 
une  demi-heure  que  Zenon  et  sa  compagne  na- 
viguaient, quand  le  ciel  se  chargea  de  nuages, 
de  gros  nuages  noirs  et  courroucés. 

— Nous  aurions  infiniment  mieux  fait  de  ne 
pas  partir,  se  dit  Zenon. 

Enfin,  on  arriva  au  Portage.  Le  poisson  fut 
remis  à  l'hôtelier,  puis  nos  amis  se  disposèrent 
à  s'en  retourner  chez  eux. 

— Temps  incertain,  Lassève!  fit  l'hôtelier, 
lorsqu'il  eut  remis  à  Zenon  le  prix  demandé 
pour  :e  poisson. 

— Très  incertain,  répondit  Zenon.  Si  ce 
n'eût  été  que  je  vous  avais  promis  de  vous  ap- 
porter du  poisson  aujourd'hui,  je  ne  me  serais 
pas  risqué  sur  l'eau. 

— Vous  feriez  peut-être  mieux  de  ne  pas  ris- 
quer de  retourner  chez-vous  maintenant,  con- 
seilla l'hôtelier. 

— Il  le  faut,  répondit  Zenon. 

— Je  vous  garderai  bien  jusqu'à  demain,  tous 
deux,  et  pour  rien  encore,  si  vous  préférez 
rester,  Lassève,  reprit  l'hôtelier.  Croyez-moi, 
vous  faites  mieux  d'attendre  à  demain  pour 
partir. 

— Impossible!  D'ailleurs,  je  n'accepterais 
pas  votre  hospitalité  gratuitement,  dit  Zenon, 
non  sans  fierté.  Tout  de  même,  je  vous  re- 
mercie de  l'offre  généreuse.  .  . 

— Gratuitement,  dites-vous?  Pas  la  miette! 
Théo  me  dédommagerait  en  nous  faisant  un 
peu  de  musique,  ce  soir.  Nous  allons  avoir 
de  la  danse  et.  .  . 

— Une  autre  fois,  une  autre  fois,  répondit 
Zenon.  Encore  merci,  cependant;  mais,  je  le 
répète,  nous  préférons  retourner  chez-nous.  Ce 
fut  dit  d'un  ton  final.    Viens,  Théo! 

— Vous  avez  tort  de  partir,  grandement  tort! 
leur  dit  l'hôtelier,  au  moment  où  La  Mouette 
quittait  le  rivage,  puis  il  rentra  dans  son  hôtel 
en  haussant  les  épaules. 

Mais  précisément  au  moment  oii  la  chaloupe 
quittait  les  abords  de  l'hôtel,  le  soleil  parut, 
brillant  et  chaud  (trop  brillant,  trop  chaud,  au- 
raient pu  dire  à  Zenon  Lassève  des  personnes 
d'expérience).  Cependant,  ce  soleil  semblait 
rire  et  se  moquer  des  craintes  exprimées  par 
l'hôtelier,  et  ses  rayons  mirent  un  peu  de  con- 
fiance au  coeur  de  Zenon.  Tout  en  maniant 
les  avirons  avec  courage,  il  se  dit  qu'ils  se- 
raient vite  de  retour  à  la  Pointe  Saint-André 
et  en  parfaite  sûreté  à  La  Hutte. 


— Mon  oncle!  O  mon  oncle!  Voyez  donc... 
Le  gros  poisson! 

Magdalena  indiqua,  à  sa  droite,  un  point  où 
l'eau  était  agitée. 

—Où  ce'a,  Théo? 

— Là!  A  votre  gauche  à  vous,  à  ma  droite- 
à  moi!  Oh!  Si  vous  vouliez  diriger  La  Mouet- 
te de  ce  côté!  Nous  ferions  une  excellente  pê- 
che.   Nous  avons  nos  lignes.  .  , 

— Tu  n'y  penses  pas,  pauvre  enfant!  L'im- 
portant, pour  nous,  en  ce  moment,  c'est  d' 
nous  en  aller  tout  droit  chez-nous.    Or.  .  . 

— Le  poisson!  Il  vient  encore  de  sauter! 
cria  Magdalena.  C'est  un  gros,  un  énorme 
poisson!    Oh!  s'il  vous  plaît,  mon  oncle! 

Zenon  regarda  dans  la  direction  indiquée... 
et  ce  fut  sa  perte.  Il  vit  en  effet,  que  l'eau 
était  très  agitée,  et  même  il  aperçut  distincte- 
ment deux  poissons  sortir,  un  instant,  des 
flots.    Cela  lui  parut  irrésistible! 

En  un  clin  d'oei],  Zenon  eut  préparé  les  deux 
lignes  de  pêche,  et  bientôt,  leur  chaloupe  arri- 
vait à  l'endroit  enchanté...  ou  plutôt,  pois- 
sonneux. 

Si  Zenon  Lassève  eut  eu  plus  d'expérience, 
il  se  serait  bien  gardé  de  se  laisser  tenter  ain- 
si; il  eut  su  que,  en  cette  saison,  nul  ne  dor. 
s'attarder,  sans  raison  grave,  sur  le  fleuve  St- 
Laurent.  La  brume...  Il  avait  essayé  d'ex- 
pliquer à  Magdalena  ce  que  c'était  que  la  bru- 
me; il  lui  avait  parlé  de  ses  multiples  danger?: 
cependant,  jamais  il  n'avait  expérimenté  1; 
chose,  et  il  est  bien  vrai  de  dire  qu'expérienc 
passe  science. 

Ce  fut  une  pêche  extraordinaire  qu'ils  firent  ; 
chacun  d'eux  prit  cinq  gros  poissons.  Il  e>- 
vrai  qu'il  y  mirent  beaucoup  de  temps,  beau- 
coup plus  de  temps  qu'ils  ne  se  l'imaginaient. 

Un  hurlement  lamentable  de  Froufrou  fit 
soudain  lever  la  tête  à  Magdalena.  et  aussitôt, 
une  exclamation  de  surprise  et  de  frayeur  jail- 
lit de  sa  poitrine. 

— Qu'y  a-t-il,  Théo?  demanda  Zenon. 

Elle  ne  répondit  pas  en  paroles;  mais,  d'un 
geste  expressif,  elle  désigna  l'alentour. 

— La  brume!  s'écria  Zenon.  Elle  nous  en- 
toure de  toutes  parts! 

— Ciel!  O  ciel!  Qu'allons-nous  devenir?  fit 
Magdalena. 

— 'Hélas!  Hélas!  répondit  Zenon.  Nous 
sommes  égarés  dans  la  brume  et,  je  le  crains 
fort,  c'en  est  fait  de  nous! 

— Mon  Dieu,  ayez  pitié  de  nous!  sang^.ota 
Magdalena,  tandis  que  Froufrou  à  l'avant  de 
la  chaloupe,  continuait  à  hurler  lamentable- 
ment. 

XI 

LE  SAUVETEUR 

Nous  l'avons  dit  plus  d'une  fois  déjà,  Zenon 
Lassève  était  "homme  à  tout  faire";  nous  au- 
rions dû  préciser  cependant,  qu'il  était  hom- 
me à  tout  faire,  sur  terre,  car  il  n'était  pas 
marin:  loin,  bien  loin  de  là!  En  face  de  la  ter- 
rible extrémité  où  lui  et  Magdalena  se  trou- 
vaient, il  ne  savait  trop  qu'imaginer. 

La  brume  les  entourait  ;  une  brume  si  dense, 
qu'on    n'apercevait  aucun  objet,  à  plus  de  six 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


39 


pieds  de  soi.  Oui,  ils  étaient  perdus  sur  le  fleu- 
ve et  i^s  ne  savaient  plus  par  où  se  diriger. 

Ah!  La  brume  est  une  terrible  chose;  silen- 
cieuse, sinistre,  elle  rampe  vers  vous,  sans 
avertissement  aucun.  On  le  sait  d'avance, 
lorsqu'un  orage  se  prépare  :  le  tonnerre  gronde 
au  loin;  de  rapides  éclairs  sillonnent  les  nues. 
Même  une  tempête  de  vent  a  ses  avertisse- 
ments :  la  brise  soupire  et  pleure,  puis,  si  vous 
êtes  sur  l'eau,  sa  surface  se  ride  soudain,  de 
petites  vagues  se  forment;  votre  embarcation 
se  met  à  danser  sur  les  flots.  Alors,  vous  sa- 
vez que  la  tempête  n'est  pas  loin  et  vous  pre- 
nez des  précautions  en  conséquence. 

Mais  la  brume!..  Elle  vient  de  l'on  ne  sait 
oii;  elle  s'avance  lentement,  mais  sûrement  et 
sans  bruit;  elle  rampe  vers  vous,  sans  que 
vous  vous  en  doutiez  même,  et  tout  à  coup, 
vous  êtes  enveloppé  dans  ses  replis  blancs  et 
humides. 

Zenon  Lassève  savait  ces  choses  et  c'est 
pourquoi  il  se  sentait,  en  ce  moment,  envahi 
par  le  plus  profond  des  découragements. 

■ — Mon  Dieu!     Que  faire?  balbutia-t-il. 

— Mon  oncle,  dit  Magdalena,  il  faut  nous  diri- 
ger tout  droit  sur  le  portage.  Il  n'y  a  qu'à  tra- 
verser le  fleuve,  en  fin  de  compte,  et  nous  ne 
pouvons  pas  manquer  d'atterrir. 

— Tu  crois?  fit  Zenon  d'un  ton  où  perçait 
le  doute. 

— J'en  suis  sûre! 

— -JEh!  bien,  voilà! 

Il  fit  virer  la  chaloupe  de  bord,  dans  l'inten- 
tion de  piquer  droit  sur  le  Portage. 

Un  choc.  Le  bruit  de  quelque  chose  qui  se 
déchire,  et  La  Mouette  fut  rejetée  en  arrière 
avec  force,  à  une  distance  d'une  douzaine  de 
pieds  peut-être. 

— Ciel!  Nous  venons  de  frapper  un  rocher 
quelconque!  s'écria  Zenon,  et  notre  chalou- 
pe. . . 

— ^Un  rocher,  mon  oncle  ?  Alors,  s'il  y  a  là  un 
rocher,  il  faut  essayer  de  l'atteindre  et  y  dé- 
barquer, ne  pensez-vous  pas? 

— Si  nous  le  pouvons . . . 

— Nous  le  pouvons,  je  crois,  et  il  est  préféra- 
ble d'avoir  un  rocher  sous  ses  pieds  plutôt 
que  je  ne  sais  combien  de  brasses  d'eau. 

— ^Tu  as  raison,  Théo.  Je  vais  essayer  de 
retrouver  ce  rocher. 

Zenon  donna  quelques  coups  d'avirons  dans 
la  direction  opposée  à  celle  qu'il  allait  prendre, 
tout  d'abord;  il  essaya,  à  l'aide  de  l'un  des 
avirons,  de  localiser  le  rocher  contre  lequel 
La  Mouette  venait  de  se  heurter.  .  .  Inutile- 
ment. .  .  D'ailleurs,  rien  de  plus  facile  que  de 
se  tromper  de  direction  au  milieu  de  la  brume. 

Tout  à  coup,  Magdalena  s'écria  : 

— Mon  oncle!  Mon  oncle!  Il  y  a  de  l'eau 
dans  la  chaloupe! 

■ — De  l'eau?  Alors,  que  Dieu  ait  pitié  de 
nous,  car  nous  sommes  bien  perdus,  cette  fois! 

La  Mouette,  c'était  évident,  avait  reçu  une 
blessure,  plus  ou  moins  grave,  en  se  heurtant 
contre  le  rocher,  tout  à  l'heure,  et,  sans  doute, 
elle  allait  couler  à  fond,  entraînant  avec  elle 
ceux  qu'elle  contenait. 

L'eau  envahissait  la  chaloupe. . .  lentement 
peut-être,  mais  sûrement... 


— Vidons  cette  eau!  cria  Zenon.  Le  bidon... 
il  doit  être  près  de  toi,  Théo.  Vite!  Vite! 

— Le  voici  le  bidon,  mon  oncle! 

Magdalena  se  mit  à  vider  l'eau  qui  commen- 
çait à  envahir  la  chaloupe;  mais  l'eau  gagnait 
sur  elle.  Bientôt,  ils  en  auraient  jusqu'à  mi- 
jambes. 

Zenon  jeta  par-dessus  bord  les  poissons  qu'ils 
avaient  pris,  et  pour  lesquels  lui  et  la  jeune 
fille  avaient,  pour  ainsi  dire,  risqué  leur  vie; 
cela  allégea  leur  embarcation  quelque  peu. 
Mais  ce  ne  fut  que  pour  quelques  instants. 

L'eau  montait  toujours...  Elle  atteindrait 
leurs  genoux,  puis  La  Mouette  coulerait  à  fond! 

— Au  secours!  cria  Magdalena. 

Hélas!  La  brume  met,  en  quelque  sorte,  une 
sourdine  à  la  voix  et  rien  ne  répondit  à  son  ap- 
pel. 

—Attends,  Théo,  fit  Zénon. 

D'un  petit'  coffre  il  retira  un  porte-voix  dans 
lequel  il  se  mit  à  souffler  à  plusieurs  reprises. 

O  joie!  Un  autre  porte-voix  venait  de  ré- 
pondre! 

— Au  secours!  Au  secours!  cria  Zenon,  à 
travers  le  porte-voix. 

— Où  êtes-vous?  demanda  l'autre  porte- 
voix. 

—Ici,  tout  près!...  Nous  sommes  perdus 
dans  la  brume  ! . . .  Notre  chaloupe  est  cre- 
vée! ...  Et  nous  coulons! 

— Courage!  fit  l'autre  porte-voîx.  Nous  al- 
lons aller  à  votre  secours! 

— Venez  vite  alors! 

— 'Continuez  à  crier  dans  votre  porte-voix! 
J'y  vais! 

Ils  avaient  de  l'eau  jusqu'aux  genoux  main- 
tenant. La  Mouette  donnait  une  forte  bande 
par  tribord. 

— C'est  fini!  sanglottait  Magdalena.  Nous 
coulons,  "père  Zenon"! 

— Courage,  Magdalena,  courage!  Dieu  est 
bon;  Il  nous  enverra  du  secours  avant  qu'il 
soit  trop  tard. 

— 0  petit  père,  que  c'est  épouvantable! 

— ^Magdalena,  ma  pauvre  petite,  si  tu  étais 
donc  restée  à  La  Hutte,  ainsi  que  je  t'avais  de- 
mandé de  le  faire! 

— Si,  plutôt,  je  ne  vous  avais  pas  entraînée 
hors  de  notre  route,  petit  père,  répondit  Mag- 
dalena, dans  le  but  de  pêcher  du  poisson!  C'est 
de  ma  faute,  de  ma  faute! 

— Vite!  Vite!  Nous  coulons!  cria  Zenon, 
dans  son  porte-voix. 

— Jamais  ils  n'arriveront  à  temps!  pleura  la 
jeune  fille.  D'ailleurs,  écoutez  donc  Froufrou 
hurler  la  mot! 

— Magdalena,  ma  petite,  fit  Zenon,  nous  al- 
lons être  obligés  d'abandonner  la  chaloupe... 

— C'est  la  chaloupe  qui  nous  abandonne  plu- 
tôt, petit  père! 

— Oui!  Oui!  Je  sais,  pauvre  enfant!..  Mais, 
Magdalena,  je  te  sauverai  sois-en  assurée.  Je 
nage  comme  un  poisson;  je  te  prendrai  donc 
sur  mon  dos  et  je  te  maintiendrai  au-dessus 
de  l'eau  jusqu'à  ce  que  le  secours  nous  arrive. 

— Mon  Dieu!  Mon  Dieu!  O  petit  père,  que 
j'ai  peur!    Je  ne  sais  si. . . 

— Aie  confiance  en  moi,  ma  chérie,  reprit  Ze- 
non; je  le  répète,  je  te  sauverai.  Allons,  peti- 
te, c'est  le  temps  de  sauter  à  l'eau,  si  nous  ne 


40 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


voulons  pas  que  notre  chaloupe  nous  entraîne 
avec  elle.  Suspends-toi  à  mon  cou  Magdalena, 
et  ne  crains  rien! 

— Où  êtes-vous?  fit  une  voix  soudain. 

■ — Ici!    Ici!    Au  secours! 

Une  chaloupe,  conduite  par  un  homme  re- 
couvert d'un  imperméable  et  coiffé  d'un  large 
chapeau  en  toile  cirée,  venait  d'apparaître;  elle 
touchait  bientôt  à  La  Mouette;  celle-ci  venait 
de  faire  quelques  soubresauts  d'agonie;  elle 
allait  s'enfoncer  sous  les  flots. 

— Sautez!    fit  l'homme!  Hâtez-vous! 

Ils  ne  se  firent  pas  prier. 

■ — Saute,  Théo!  cria  Zenon. 

En  un  bond,  Magdalena  fut  rendue  à  bord 
de  la  chaloupe  de  sauvetatge. 

— Sautez^  mon  oncle!    cria-t-elle  ensuite. 

Bientôt,  tous  deux,  même  Froufrou,  qui  avait 
cessé  de  hurler,  était  en  sûreté  dans  la  chalou- 
pe. 

Quand  à  La  Mouette,  après  avoir  roulé  sur 
elle-même  deux  ou  trois  fois,  elle  s'enfonça 
dans  l'eau. . . 

— Notre  pauvre  chaloupe,  ne  put  s'empêcher 
de  dire  Zenon. 

— Elle  nous  a  rendu  bien  des  services,  mon 
oncle! 

— Eusèbe,  cria  leur  sauveteur,  dans  son  por- 
te-voix. 

— Oui!  Oui!  Monsieur,  répondit  un  autre 
porte-voix. 

—Haie!    Et  dépêche-toi  ! 

Alors  Zenon  s'aperçut  que  la  chaloupe  était 
liée,  à  quelque  rivage  probablement,  au  moyen 
d'un  cable.  Le  sauveteur  ramait  vite,  tandis 
que  le  cable  halait  de  son  mieux.  Sage  précau- 
tion que  ce  cable,  sans  lequel  leur  sauveteur 
aurait  pu,  lui-même,  s'égarer,  avec  eux,  dans 
la  brume. 

Enfin,  nos  amis  purent  distinguer  la  char- 
pente d'un  yacth,  auquel  ils  accostèrent  bien- 
tôt. Les  yacths  n'étaient  pas  rares,  en  ces  ré- 
gions, l'été,  vu  que  les  touristes  se  rendaient 
assez  nombreux  passer  la  belle  saison  à  Notre- 
Dame  du  Portage. 

Leur  sauveteur  monta  dans  le  yacth,  puis  il 
tendit  la  main  à  Magdalena  d'abord,  à  Zenon 
ensuite.  Froufrou  n'attendit  pas  d'invitation; 
aussitôt  que  ses  maîtres  eussent  été  rendus  à 
bord,  il  y  sauta,  à  son  tour. 

C'était  un  véritable  bijou  que  le  yacth  dans 
lequel  Zenon  Lassève  et  Magdalena  venaient 
de  monter.  Ses  cuivres  polis  et  brillants  com- 
me de  l'or;  ses  banquettes,  couvertes  de  cous- 
sins en  velour  gros  bleu;  ses  boiseries  émail- 
lées  de  blanc,  puis  une  table  servie,  couverte 
de  porcelaines,  de  verre  taillé  et  d'argenteries 
de  grande  valeur;  tout  dénotait  le  luxe  et  di- 
sait hautement  que  le  propriétaire  du  yacth 
était  l'un  des  favorisés  de  ce  monde. 

Zenon  avait  remarqué,  à  l'avant  du  yacth, 
un  aigle  doré,  aux  ailes  largement  tendues, 
puis,  le  nom  du  Yacth  à  l'arrière,  peint  en  gros- 
ses lettres  bleues  :  L'Aiglon. 

— Vous  le  voyez,  dit,  en  souriant,  le  proprié- 
taire du  yacth,  en  s'adressant  aux  naufragés 
et  en  désignant  la  table  mise,  je  vous  atten- 
dais pour  souper. 

Ce  disant,  il  enleva  son  chapeau  et  son  im- 
perméable, qu'il  remit  à  Eusèbe,  et  Magdalena 


fut  fort  étonnée  de  se  trouver  en  face  d'un  jeu- 
ne homme  de  haute  stature,  aux  cheveux 
blonds,  aux  yeux  bleus  foncés  et  à  la  mousta- 
che couleur  d'épis  murs. 

— Monsieur,  dit  Zçnon,  en  tendant  la  main  à 
leur  sauveteur,  vous  nous  avez  sauvé  la  vie. 
Sans  vous...  Comment  vous  remercier?  ajou- 
ta-t-il. 

— Je  suis  heureux  que  nous  nous  soyons  trou- 
vé là,  à  point,  Eusèbe,  mon  domestique,  et  moi, 
croyez-le!  répondit  le  jene  homme. 

— Vous  aussi,  peut-être,  vous  vous  êtes  éga- 
ré dans  la  brume?  demanda  Zenon. 

— Pas  tout  à  fait,  répondit,  en  souriant,  le 
propriétaire  du  yacth.  Nous  avons  aperçu  la 
brume  à  temps  et  nous  avons  pu  accoster  ici. 

— Où  sommes-nous  donc,  à  ce  moment? 

— ^Nous  sommes  à  l'Ile  aux  Lièvres,  vis-à-vis 
le  Portage. 

— L'Ile  aux  Lièvres?  s'écria  Zenon  Oh!  heu- 
reusement que  nous  ne  nous  sommes  pas  adon- 
nés à  passer  de  l'autre  côté  de  cette  île,  qui  pa- 
raît être  si  étroite;  si  cela  était  arrivé  ,  nous 
étions  perdus. 

— Tout  est  bien  qui  finit  bien,  répliqua,  en 
riant,  le  jeune  homme.  Il  me  fait  plaisir  d- 
vous  offrir  l'hospitalité  sur  l'Aiglon.  Demain, 
aussitôt  que  la  brume  sera  dissipée,  nous  ver- 
rons ce  que  nous  pourrons  faire  pour  ren- 
flouer votre  chaloupe. 

— Sera-ce  possible,  pensez-vous?  demanda 
Zenon. 

— Je  l'espère. 

— Je  vous  avouerai  que  c'est  une  grande  per- 
te pour  nous  que  celle  de  notre  chaloupe.  Mon- 
sieur, et. . . 

— Nous  ferons  de  notre  mieux,  dans  tous  les 
cas.  En  attendant,  veuillez  me  suivre.  Mon- 
sieur..  . 

— Je  vais  me  présenter  moi-même,  Monsieur, 
dit  Zenon,  en  souriant  :  je  suis  pêcheur  et  ba- 
telier, et  je  me  nomme  Zenon  Lassève.  Voici 
mon  neveu  Théo,  ajoutat-il,  en  désignant  Mag- 
dalena; lui  aussi  est  pêcheur  et  batelier. 

— Je  suis  heureux  de  faire  votre  connaissan- 
ce, M.  Lassève.  ainsi  que  celle  de  Théo,  votre 
neveu,  répondit  le  jeune  homme,  en  tendant 
la  main  à  nos  deux  amis. 

— Nous  demeurons  à  la  Pointe  Saint-André, 
reprit  Zenon. 

— Moi  aussi,  je  demeure  à  la  pointe  Saint-An- 
dré ,dit  le  propriétaire  de  L'Aiglon. 

— A  la  pointe?  Vraiment? 

Magdalena  et  son  père  adoptif  échangèrent 
un  regard  :  ce  jeune  home  était  à  n'en  pas 
douter  "l'hermite"  du  "château  mystérieux". _ 

— Puisque  nous  habitons  le  même  endroit, 
M.  Lassève,  reprit  le  jeune  homme,  nous  som- 
mes voisins. 

— Je  suis  bien  aise  de  l'apprendre,  répondit 
Zenon. 

— Je  possède,  à  la  Pointe  Saint  André,  un  pe- 
tit domaine,  que  j'ai  nommé  L'Aire... 

— L'Aire?.,  répétèrent  Zenon  et  Magdalena. 

— Quel  nom  singulier,  pour  un  domaine!  fit 
la  jeune  fille. 

Le  jeune  homme  sourit. 

— L'Aire...  vous  trouvez  ce  nom  singulier, 
mon  petit  ami?  demanda-t-il? 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


41 


— Certes!  s'exclama  Magdalena.  Pourquoi 
ce  nom?...  L'aire,  c'est... 

— C'est  le  nid  de  l'aig'le,  acheva  le  jeune  hom- 
me, et  c'est  pourquoi  j'ai  nommé  mon  domai- 
ne ainsi...  C'est  le  nom  qui  lui  convient, 
voyez-vous,  car  moi,  je  me  nomme  Claude  de 
L'Aigle. 

Fin  de  la  deuxième  partie. 

Troisième  Partie 

LES  ISOLES 
I 

A  PROPOS  DE  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 

Magdalena  était  seule  dans  La  Hutte.  Elle 
cousait.  Dans  une  pièce  de  serge  brune,  elle 
se  confectionnait  un  nouveau  "costume  mascu- 
lin. Son  costume  gris  du  printemps  dernier 
avait  vu  de  meilleurs  jours,  et  il  était  temps 
qu'elle  renouvelât  sa  garde-robe,  ou  plutôt  son 
trousseau. 

Le  silence  régnait  dans  La  Hutte,  silence 
qu'interrompait,  de  temps  en  temps,  le  bruit 
de  coups  de  marteau,  venant  du  dehors;  Zenon 
Lassève  était  en  frais  de  construire  un  assez 
grand  bâtiment,  du  côté  ouest  de  sa  maison, 
car  il  était  résolu,  plus  que  jamais,  de  s'ache- 
ter un  cheval  et  une  cariole  pour  l'hiver,  et  il 
prenait  ses  mesures  en  conséquence. 

— Sais-tu,  Théo,  avait-il  dit  à  Magdalena.  la 
veille,  que  nous  avons  accumulé  près  de  qua- 
tre cents  dollars,  cet  été,  à  faire  la  pêche  et  à 
conduire  les  excursionistes  aux  Pèlerins? 

— Quatre  cents  dollars!  C'est  beaucoup,  n'est- 
ce  pas,  mon  oncle? 

— C'est  plus  que  je  n'avais  espéré,  je  t'assu- 
re! Nous  pourrons  garder  un  cheval,  l'hiver 
prochain,  avec  cet  argent,  je  crois. 

— Tant  mieux!  fit  la  jeune  fille.  Ce  sera  une 
agréable  distraction  que  des  promenades  sur 
la  belle  neige  blanche. 

Mais,  tout  en  piquant  l'aiguille  dans  l'étof- 
fe, cet  après-midi  où  nous  la  retrouvons,  Mag- 
dalena se  livrait  à  ses  pensées.  Elle  songeait 
à  des  événements  tout  récents  :  leur  voyage 
au  Portage,  alors  qu'ils  s'étaient  égarés  dans 
la  brume,  son  père  adoptif  et  elle:  l'accident 
arrivé  à  leur  chaloupe;  puis  leur  sauvetage... 

Et  puis  encore,  leur...  sauveteur...  Elle 
voyait  la  haute  taille  de  Claude  de  L'Aigle;  ses 
cheveux  blonds,  ses  yeux  bleus  très  foncés,  sa 
moustache  dorée...  Elle  ne  l'avait  pas  revu, 
•depuis ...  et  peut-être . . .  peut-être  que  cela 
l'attristait  un  peu,  plus  qu'on  serait  porté  à  le 
croire...  plus  qu'elle  le  croyait  elle-même... 

Quelle  réception  princière  leur  avait  été  fai- 
te, sur  L'Aiglon!  M.  de  L'Aigle  les  avait  re- 
çus comme  s'ils  eussent  été  de  vieilles  con- 
naissances. Il  s'était  montré  plein  d'égards 
pour  eux. . .  surtout  pour  Magdalena,  qu'il  ap- 
pelait :  "Théo,  mon  petit  ami". 

Après  le  souper,  il  les  avait  conduits  dans  un 
minuscule  salon,  contenant  un  piano,  et  quelle 
belle  veillée  ils  avaient  passée  tous  trois,  Mag- 
dalena, Zenon  et  M.  de  L'Aigle.    M.  de  L'Aigle 


était  bon  pianiste;  de  plus,  il  possédait  une  bel- 
le voix,  et  puis,  il    avait,  à  bord  de  L'Aiglon 
tout  un  répertoire  d'opéra.    Lui  et  la  jeune  fil- 
le chantèrent  ensemble  des  extraits  de  Mignon 
de  Faust,  des  Cloches  de  Corneville,  de  Car- 
men,  etc.,   etc.     Minuit   avait   sonné  depuis 
longtemps,  lorsqu'ils  songèrent  à  aller  se  re- 
poser. 

Claude  de  L'Aigle  avait  conduit  Magdalena 
à  la  porte  d'un  vrai  bijou  de  cabine,  et  dit  : 

— Je  vous  cède  ma  cabine,  Théo.* 

— Oh!  non!  avait  répondu  Magdalena.  Je  ne 
peux  pas  m'emparer  de  votre  cabine  ainsi,  M. 
de  L'Aigle!    Les  banquettes... 

— Les  banquéttes  sont  bonnes  pour  des  hom- 
mes forts  et  vigoureux  comme  M.  Lassève  et 
moi,  avait  répondu  le  propriétaire  du  yacth  en 
souriant. 

— Mais...  Moi,  je  ... 

— Pardon,  mon  petit  ami,  mais,  je  vous  ai 
entendu  tousser,  plus  d'une  fois,  depuis  que 
vous  êtes  à  mon  bord,  et. . . 

— Ce  n'est  rien  cette  toux,  je  vous  l'assure! 
s'était  écriée  la  jeune  fille;  ce  n'est  qu'une 
sorte  d'enrouement  passager  qui  m'est  resté, 
depuis  que  j'ai  eu  une  inflammation  des  pou- 
mons, le  printemps  dernier. 

— Raison  de  plus,  pour  que  vous  ne  passiez 
pas  la  nuit  au  grand  air!  répondit  Claude. 
D'ailleurs,  reprit-il  en  souriant,  sur  L'Aiglon, 
je  suis  le  maître,  après  Dieu,  et  il  faut  m'obéir 
mon  petit  ami. 

— Puisque  je  suis  obligée  d'obéir,  avait  dit 
Magdalena,  souriant  à  son  tour,  je  n'ai  qu'à 
me  résigner,  après  tout.  Bonsoir  donc,  M.  de 
L'Aigle!  Bonne  nuit!  Bons  rêves,  et...  merci! 

Quelle  nuit  paisible  elle  avait  passée,  dans  le 
lit  confortable  et  moelleux,  occupant  presque 
tout  l'espace  du  bijou  de  cabine,  ne  s'éveil- 
lant  qu'assez  tard,  le  lendemain  matin. 

Lorsqu'elle  sortit  de  la  cabine,  elle  vit  que, 
sur  le  pont,  la  table  était  mise  pour  le  déjeu- 
ner, et  Eusèbe  était  là,  l'attendant  pour  la  ser- 
vir. 

— ^Vous  avez  bien  dormi,  je  l'espère,  M.  Théo? 
demanda  le  domestique. 

— Merci.  Eusèbe,  j'ai  dormi,  sans  m'éveiller, 
même  une  fois.  Où  est. . .  où  sont. . .  les  autres; 
je  veux  dire,  M.  de  L'Aigle  et  mon  oncle  ? 

— Ils  sont  débarqués  sur  l'île,  M.  Théo.  Nous 
allons  essayer  de  renflouer  votre  chaloupe, 
vous  savez. 

— ^Ah!  oui!  fit  la  jeune  fille.  Notre  pauvre 
Mouette!  Sans  doute,  ils  ont  besoin  de  vous, 
Eusèbe? 

— Oui,  M.  Théo,  ils  ont  besoin  de  moi;  mais 
M.  de  L'Aigle. . . 

— Allez  leur  aider  alors,  commanda-t-elle,  en 
souriant.  Moi,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous,  Eu- 
sèbe; je  m'arrangerai  bien  tout  seul. 

— Si  vraiment  vous  pouvez  vous  passer  de 
mes  services...  commença  le  domestique. 

— Je  m'en  passerai  très  bien. 

— Alors  j'y  vais.  Vous  trouverez  tout  sur  la 
table,  M.  Théo,  et. . . 

— Est-ce  vous  qui  avez  fait  ce  café,  Eusèbe? 
avait  demandé  la  jeune  fille. 

— Mais,  oui,  M.  Théo!  Est-ce  que... 

— Il  est  exquis,  exquis!    Jamais  je  n'en  ai  bu 


42 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AI(;LE 


(le  pareil.  Vous  me  donnerez  votre  recette, 
n'est-ce  pas? 

— Avec  plaisir,  M.  Théo!  avait  répondu  Eusè- 
be,  assurément  trôs-flatté. 

— Allez  maintenant!  J'espère  que  vous  réus- 
sirez à.  renflouer  La  Mouette. 

— Nous  y  réussirons,  j'en  suis  convaincu. 

Et  ils  avaient  réussi.  A  ce  moment,  La 
Mouette,  bien  réparée  et  peinturée  de  frais,  se 
balançait  au  bout  de  son  amarre,  non  loin  de 
la  maison.  Mais  ça  n'avait  pas  été  une  petite 
affaire  que  le  renflouage  de  la  chaloupe,  et  ce 
ne  fut  que  vers  les  deux  heures  de  l'après-midi 
que  L'Aiglon  avait  pu  débarquer  ses  passagers 
en  face  de  La  Hutte. 

Près  de  trois  semaines  s'étaient  écoulées, 
depuis  ces  événements...  On  n'avait  plus  revu 
M.  de  L'Aigle,  ni  son  yacth,  même  de  loin... 

Deux  larmes  s'échappèrent  des  yeux  de  Mag- 
dalena  et  tombèrent  sur  l'étoffe  sombre  qu'el- 
le cousait;  on  eut  dit  deux  grosses  perles.  M. 
de  L'Aigle  avait  été  si  bon,  si  bon  pour  le  petit 
pêcheur  Théo,  et  hélas!  pauvre  Magdalena! 
A  part  de  Zenon  Lassève  et  Mme  d'Artois,  per- 
sonne ne  l'avait  aimée,  personne  même  chez  les 
plus  charitables,  les  mieux  intentionnés,  une 
sorte  de  défiance,  de  mépris  envers  la  "fille 
du  pendu". . . 

En  revanche,  le  propriétaire  de  L'Aiglon 
avait  été  parfait  pour  elle,  oui,  parfait.  Il  n'é- 
tait donc  pas  surprenant  qu'elle  pensât  à  lui 
souvent  et  qu'elle  aimât  à  revivre  les  heures 
passées  à  bord  de  ses  yacth. . .  Sans  cesse,  elle 
revoyait  son  sourire  aimable  et  bon...  quoi- 
qu'un peu  énigmatique  peut-être,  lorsqu'il 
adressait  la  parole  à  son  "petit  ami"... 

Une  chose  avait  grandement  étonné  Magda- 
lena pourtant.  Lorsqu'elle  et  son  père  adoptif 
étaient  revenus  chez  eux,  après  leur  séjour 
sur  L'Aiglon,  Zenon  avait  dit  à  la  jeune  fille  : 

— Nous  n'avons  pas  à  nous  plaindre  de  la  ré- 
ception que  nous  a  faite  M.  de  L'Aigle,  hein, 
Théo? 

— Certes,  mon  oncle!  avait-elle  répondu.  II 
nous  a  reçus  princièrement! 

— ^Comme  devait  le  faire,  il  est  vrai,  tout  par- 
fait gentilhomme,  avait  achevé  Zenon.  Les 
naufragés  recueillis  à  son  bord,  avaient,  en 
quelque  sorte,  droit  à  ses  attentions.  Tout  de 
même,  M.  de  L'Aigle  nous  a  reçus  comme  si, 
nous  aussi,  nous  habitions  un  château,  ajouta- 
t-il  en  souriant. 

— Mon  oncle,  fit  Magdalena,  toute  songeuse, 
il  doit  bien  s'ennuyer  en  son  domaine  L'Aire, 
M.  de  L'Aigle.  Il  demeure  là.  seul,  avec  des 
domestiques,  nous  a-t-il  dit. 

— Je  présume  cependant  qu'il  trouve  le 
moyen  de  se  distraire,  tout  comme  nous  le  fai- 
sons, nous.  Il  possède,  nous  a-t-il  dit  aussi, 
une  splendide  bibliothèque,  des  serres  super- 
bes; et  puis,  il  est  musicien.  Avec  tout  cela 
il  n'a  aucune  raison  de  s'ennuyer,  ce  me  sem- 
ble. 

— Tout  de  même,  c'est  une  vie  joliment  mo- 
notone, pour  un  jeune  homme,  ne  trouvez-vous 
pas,  oncle  Zenon? 

— Je  n'appellerais  pas  M.  de  L'Aigle  "un  jeu- 
ne homme".  Théo,  dit  Zenon  en  souriant. 

— Comment?  Que  voulez-vous  dire?  M.  de 
L'Aigle  n'est  pas  jeune? 


— M.  de  L'Aigle  ne  verra  plus  ses  trente-cinq 
ans,  je  crois,  cher  enfant. 
— Allons  donc! 

— Il  a  l'air  beaucoup  plus  jeune  que  son  âge, 
tu  sais,  Théo,  M.  de  L'Aigle  est  grisonné  aux 
tempes  et. . . 

— Vous  me  surprenez,  oncle  Zenon!  Vrai- 
ment, je  n'en  reviens  pas!  Ne  vous  trompez- 
vous  pas? 

— Non,  je  ne  me  trompe  pas.  Si  M.  de  L'Ai- 
gle était  brun,  on  verrait  immédiatement  ses 
cheveux  gris;  mais  une  chevelure  blonde  ca- 
che, souvent,  une  multitude  de  cheveux  gris  ou 
blancs. 

— Je  le  répète,  je  n'en  reviens  pas!  s'écria 
Magdalena. 

— Crois-le,  Théo,  notre  voisin  n'est  pas  loin 
de  la  quarantaine...  s'il  l'a  pas  dépassée  déjà. 

Toute  à  l'étonnement  qu'elle  venait  de  res- 
sentir, Magdalena  fut  longtemps  silencieuse, 
puis  elle  demanda  : 

— Mon  oncle,  aviez-vous  déjà  vu  M.  de 
L'Aigle  quelque  part...  avant  que  nous  l'aper- 
cevions sur  L'Aiglon,  hier,  je  veux  dire  ? 

— Si  je  l'avais  déjà  vu?  Mais  non!  Pourquoi 
me  demandes-tu  cela,  Théo? 

— Parce  que,  lorsque  je  l'ai  aperçu,  moi.  j'ai 
eu  l'impression  de  ne  pas  le  voir  pour  la'  pre- 
mière fois . . . 

— Vraiment?  fit  Zenon.  Eh  bien,  tu  l'auras 
peut-être  vu  soit  au  Portage,  soit  à  la  Rivière 
du  Loup...  Il  a  souvent  affaire  au  Portage, 
nous  a-t-il  dit. 

— Ça  se  peut  que  je  l'aie  vu  au  Portage,  ré- 
pondit-elle. Mais,  chose  certaine,  c'est  qu'hier, 
ce  n'était  pas  la  première  fois  que  je  voyais 
M.  de  L'Aigle,  je  l'affirme...  Je  ne  sais  si 
nous  le  reverrons...  ajouta-t-elle,  songeuse. 

— ^Ce  n'est  guère  probable...  et  il  serait  pré- 
férable, je  crois,  que  nous  nous  disions  que  nos 
relations  avec  le  propriétaire  de  L'Aire  sont  fi- 
nies pour  toujours,  Théo. 

— J'espère  que  non  pourtant...  murmura 
Magdalena,  d'une  voix  légèrement  tremblan- 
te. 

Zenon  Lassève  jeta  sur  la  jeune  fille  un  re- 
gard perçant,  puis,  ayant  secoué  la  tête  d'un 
air  assez  triste,  il  sortit  de  La  Hutte  en  soupi- 
rant. 

II 

LA  FAMILLE  ROCQUES 

Le  seul  ami,  le  seul  visiteur  qu'avaient  les 
Lassève,  c'était  Séverin  Rocques.  Séverin  ar- 
rivait à  La  Hutte  "sans  tambour  ni  trompette", 
à  propos  de  tout  et  de  rien,  et  toujours  il  était 
le  très  bien  accueilli.  Quand  il  le  pouvait,  il  res- 
tait à  diner  ou  à  souper.  Mais  cela  ne  lui  ar- 
rivait pas  souvent,  car  il  n'aimait  pas  à  lais- 
ser seule  sa  mère,  qu'il  adorait,  et  dont  il  était 
continuellement  inquiet. 

Il  y  avait  eu  une  trégédie  dans  la  vie  des 
Rocques  et  Mme  Rocques  n'en  revenait  pas.  Il 
est  vrai  que  cette  tragédie  avait  eu  lieu  seule- 
ment à  la  fin  de  l'hiver  précédent.  Mme  Roc- 
ques était  totalement  changée,  depuis;  de  for- 
te et  bien  portant  qu'elle  avait  toujours  été,  elle 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


43 


était  devenue  faible  comme  une  enfant  et  sa 
santé  laissait  beaucoup  à  désirer. 

Mme  Rocques  était  devenue  veuve,  il  y  avait 
quinze  ans,  alors  que  ses  deux  fils,  Séverin  et 
Pierre  étaient  âgés  respectivement  de  dix-huit 
et  de  seize  ans.  A  sa  mort,  Sixtin  Rocques 
avait  légué  à  sa  femme  ses  biens_  consistant 
en  deux  terres,  dont  l'une  cultivable  et  culti- 
vée, et  l'autre  en  bois  debout.    Malgré  leur  jeu- 

Ine  âge,  Séverin  et  Pierre  s'étaient  livrés  à  la 
culture  de  leur  terre,  et  quoiqu'ils  rejoignissent 
à  peine  les  deux  bouts,  ils  parvenaient  à  vivre 
et  à  donner  à  leur  mère  tout  le  confort  désira- 
ble. 

Mais,  il  y  avait  cinq  ans,  Pierre,  pris  de  la 
fièvre  des  aventures,  était  parti  pour  le  Nord- 
Ouest.  Mme  Rocques  n'avait  pus  vu,  sans 
une  secrète  peine,  son  benjamin  la  quitter.  Il 
I  partit  quand  même,  plein  d'enthousiasme  et 
d'ardeur,  et  abandonnant  à  son  frère  aîné  la 
part  des  terres  qui  lui  reviendrait,  de  droit, 
après  le  décès  de  leur  mère. 

Pierre  réussit  assez  bien,  dans  le  Nord- 
Ouest.  Il  s'était  établi  dans  l'Alberta.  Ses 
lettres  arrivaient  régulièrement  et  étaient  lit- 
téralement dévorées,  par  Mme  Rocques,  et 
aussi  par  Séverin,  qui  chérissait  profondément 
son  frère. 

D'après  ses  lettres,  Pierre  demeurait  dans 
un  petit  chantier,  à  plus  d'un  mille  de  tout 
voisinage.  Ses  terres  s'étendaient  presqu'à 
perte  de  vue,  et  il  possédait  déjà  un  ranch,  à 
près  d'un  quart  de  mille  de  sa  maison. 

Un  de  ces  jours,  avait-il  écrit,  dans  sa  der- 
nière lettre,  il  enverrait  à  sa  mère  l'argent 
nécessaire  et  elle  irait  le  voir.  Cette  nouvelle, 
ce  projet  de  son  fils,  avait  comblé  de  joie  le 
coeur  de  cette  pauvre  Mme  Rocques.  Puis,  une 
semaine,  deux,  trois  avaient  passé,  sans  qu'elle 
reçut  d'autres  nouvelles,  La  dernière  lettre 
de  Pierre  avait  été  datée  du  13  février. . .  De- 
puis . . . 

Une  nouvelle  affreuse  parvint  à  Mme  Roc- 
ques, un  jour  :  son  fils  Pierre  avait  été  lâche- 
ment assassiné,  dans  son  chantier.  Les  jou- 
naux  en  parlèrent,  dans  le  temps,  et  voici  les 
détails  qu'on  eut  pu  en  lire  :  Deux  hommes,  qui 
passaient  en  voiture  devant  le  chantier  de  Pi- 
erre Rocques,  avaient  entendu  la  détonation 
d'un  revolver.  Vite,  ils  avaient  couru  vers  la 
maison,  à  la  porte  de  laquelle  ils  arrivèrent  au 
moment  où  le  meurtrier  en  sortait,  portant  à 
la  main  une  arme  à  feu,  dont  le  canon  fumait 
encore.  Inutile  de  le  dire,  l'assassin  fut  arrê- 
té, jugé,  puis  condamné  à  mort.  Le  vol  avait 
été  le  mobile  du  crime,  car  on  avait  trouvé  sur 
la  personne  du  meurtrier,  la  somme  de  deux 
cents  dollars,  les  modestes  économies  de  la  vic- 
time. 

Séverin  avait  redoublé  d'affection  et  de  bons 
soins  pour  sa  mère,  après  cette  tragédie;  il 
avait  essayé  aussi,  par  tous  les  moyens  à  sa 
disposition,  de  lui  procurer  des  distractions.  Ce 
fut  inutile  cependant;  bien  souvent,  il  la  sur- 
prenait à  pleurer,  et  bien  vite,  il  constata  que 
ses  forces  diminuaient,  de  jour  en  jour. 

Lorsque  Pierre  les  avait  quittés,  Séverin 
avait  proposé  à  sa  mère  de  louer  leur  maison, 
sur  la  terre,  et  de  s'en  aller  demeurer  au  villa- 
ge, et  aujourd'hui,   il  était  content  d'avoir  eu 


cette  inspiration,  car,  à  Saint  André,  Mme 
Rocques  était  entourée  de  ses  amies.  Leur 
terre  serait,  désormais,  cultivée  "de  moitié"; 
c'est-à-dire  que  le  fermier  voisin  s'en  occupe- 
rait, ferait  les  semences,  les  récoltes,  et  qu'il 
garderait  la  moitié  des  profits  pour  lui,  Séve- 
rin se  contentant  de  l'autre  moitié. 

Séverin  était  "aux  oiseaux"  maintenant 
qu'il  demeurait  au  village.  Il  n'avait  jamais 
aimé  à  cultiver  la  terre;  il  préférait,  de  beau- 
coup se  livrer  à  la  sculpture  du  bois,  pour  la- 
quelle il  avait  de  grandes  aptitudes  et  dont  il 
ne  tarda  pas  à  faire  un  grand  succès. 

Un  jour,  Séverin  arriva  à  La  Hutte.  Magda- 
lena  accourut  au-devant  de  lui,  et  Zenon,  du 
toit  du  bâtiment  qu'il  était  à  couvrir  en  bar- 
deaux, lui  cria  un  gai  bonjour. 

— Bonjour,  M.  Lassève!  répondit  Séverin. 
Bonjour,  Théo!    Comment  va? 

— Attendez,  je  descends,  annonça  Zenon. 

— Au  contraire,  c'est  moi  qui  monte,  répli- 
qua Séverin,  en  riant. 

— Non!  Non! 

— Oui!  Oui!  N'y  a-t-il  pas  de  l'ouvrage 
pour  moi,  là-haut,  M.  Lassève? 

— Il  y  en  a  assurément!  Venez  m'aider  à 
poser  du  bardeau! 

— J'y  vais!  fit  Séverin. 

— Théo,  dit  Zenon  en  riant  donne  l'autre 
marteau  et  des  clous  à  Séverin. 

— Vraiment,  mon  oncle,  dit  Magdalena,  d'un 
ton  presque  scandalisé,  vous  recevez  vos  amis 
bien  sans  cérémonie! 

— C'est  ainsi  que  j'aime  à  être  reçu,  fit  leur 
visiteur;  de  plus,  tu  sais,  Théo,  je  ne  cherche 
qu'à  me  rendre  utile. 

— Comment  se  porte  Mme  Rocques?  deman- 
da la  jeune  fille,  lorsqu'elle  eut  remis  à  Séve- 
rin les  clous  et  le  marteau. 

— Ça  ne  va  pas  trop  mal,  de  ce  temps-ci, 
mon  garçon,  merci.  Elle  n'est  pas  forte  cepen- 
dant la  pauvre  mère;  mais. . . 

— Je  me  propose  d'aller  lui  rendre  visite,  un 
de  ces  jours;  la  prochaine  fois  que  mon  oncle 
aura  affaire  au  village,  je  l'accompagnerai. 
Peut-être  sera-ce  cette  semaine. 

— Je  vais  lui  dire  cela  alors  et  elle  va  être 
fort  contente.  Ma  mère  t'aime  beaucoup,  tu 
sais,  Théo. 

— Chère  bonne  Mme  Rocques!  J'irai,  sans 
faute,  la  voir. 

Lorsque  Séverin  fut  rendu  sur  le  toit  du  bâ- 
timent, il  demanda  à  Zenon  : 

— Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  construction 
que  vous  êtes  à  faire  ? 

— C'est  une  grange,  une  remise  et  une  éta- 
ble  combinées.  Je  vous  l'ai  dit  déjà,  mon  ami, 
je  vais  garder  un  cheval  l'hiver  prochain. 

— C'est  une  excellente  idée  et  je  vous  en  fé- 
licite! fit  Séverin.  Je  vous  souhaite  de  mettre 
la  main  sur  un  cheval  comme  le  mien,  M.  Las- 
sève. 

— Oh!  Je  n'ai  pas  cette  ambition,  croyez-le, 
Séverin!  répondit  Zenon  en  souriant.  Je  sais 
que  "Rex"  est  considéré  le  meilleur  cheval  de 
Saint-André,  du  Portage,  et  même  de  la  Rivi- 
ère-du-Loup. 

— Et  ça  n'a  pas  encore  cinq  ans.  Monsieur! 
s'écria  Séverin,  qui  ne  manquait  jamais  de  s'en- 
thousiasmer, lorsqu'il  parlait  de  son  cheval. 


44 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Moi,  voyez-vous,  reprit  Zenon,  ce  que  je 
veux  c'est  un  cheval  bien  ordinaire,  mais  doux, 
facile  à  mener,  que  je  pourrais  laisser  entre 
les  mains  de  Théo,  si  nécessité  il  y  avait. 

— Aimeriez-vous  que  je  m'occupe  de  vous 
trouver  un  cheval,  M.  Lassève  ?  demanda  Séve- 
rin. 

— Je  vous  en  serais,  certes,  fort  obligé!  Je 
ne  pourrais  pas  payer  cher.  .  . 

— C'est  bien;  je  m'en  occuperai.  Vous  le 
voulez,  pour  quand? 

— Pas  avant  le  mois  de  novembre,  pas  avant 
les  neiges,  quoique  j'aie  déjà  commencé  à  faire 
un  chemin,  au  pic,  un  chemin  d'été,  s'entend. 

— Je  m'en  suis  aperçu,  répondit  Séverin  en 
souriant.  Si  vous  construisiez  des  petits  ponts 
en  madriers,  aux  pires  endroits.  . . 

— C'est  ce  que  j'ai  l'intention  de  faiye,  aussi- 
tôt que  j'aurai  fini  ces  bâtiments,  répondit 
Zenon. 

— Je  vous  y  aiderai.  Même,  nous  pourrions 
construire  un  grand  pont,  en  forts  madriers,  de 
la  pointe  au  village. . .  On  peut  toujours  es- 
sayer. 

On  garda  Séverin  à  diner.  Vers  les  trois, 
heures  de  l'après-midi,  il  partit,  promettant  de 
revenir  le  lendemain,  donner  un  coup  de  main  à 
Zenon. 

Mais  le  lendemain,  il  ne  vint  pas,  le  surlen- 
demain non  plus. 

— L  doit  y  avoir  quelque  chose  d'extraordi- 
naire chez  les  Rocques!  fit  Zenon,  après  le  di- 
ner, ce  jour-là.  Je  dois  aller  au  village  ache- 
ter des  clous;  je  me  rendrai  chez  eux.  Dési- 
res-tu m'accompagner,  Théo  ? 

— Non,  pas  aujourd'hui,  mon  oncle. 

— Peut-être  que  Mme  Rocques  est  malade . . . 

— Je  le  crains  fort. 

— Dans  tous  les  cas,  je  le  saurai  bientôt,  dit 
Zenon.  Tiens!  reprit-il,  voici  Benjamin  Duval, 
le  voisin  des  Rocques,  qui  s'en  vient  ici! 

— Bonjour,  M.  Lassève!  Bonjour,  Théo!  fit 
Benjamin  Duval. 

— Bonjour,  M.  Duval!  répondit  Zenon.  Vous 
êtes  le  bienvenu!    Entrez,  et  prenez  un  siège. 

— Avez-vous  diné,  M.  Duval?  demanda  Mag- 
dalena. 

— Merci,  mon  garçon,  mais  j'ai  diné  avant 
de  partir  de  chez-nous.  .  .  ou  plutôt  de  chez 
Séverin,  répondit  Benjamin. 

— De  chez  Séverin,  dites-vous,  M.  Duval  ? 

— Oui.  Je  suis  porteur  de  mauvaises  nou- 
velles, dit-il.  Mme  Rocques...  C'est  Séverin 
qui  m'envoie. . . 

— Qu'est-ce  donc?  demanda  Magdalena. 
Mme  Rocques  est  malade,  n'est-ce  pas?  Je 
m'en  suis  douté. 

— Mme  Rocques  est. . .  morte,  Théo. 

— Morte! 

— Morte  subitement,  ce  matin,  annonça  Ben- 
jamin. Elle  avait  lu,  avant-hier,  dans  un  jour- 
nal, que  la  date  de  l'exécution  du  meurtrier  de 
son  fils  Pierre  avait  été  fixée  aux  premiers 
jours  de  septembre,  c'est-à-dire  dans  quelques 
jours  maintenant.  .  .  Cela  lui  a  rappelé  de 
trop  pénibles  souvenirs  à  cette  pauvre  Mme 
Rocques...  Elle  est  devenue  inconsolable... 
Ce  matin,  Séverin  l'a  trouvée  morte  dans  son 
lit. 


— Pauvre  Mme  Rocques!  Pauvre  Séverin! 
pleura  Magdalena. 

— Ça  doit  être  un  rude  coup  pour  Séverin, 
qui  avait  un  vrai  culte  pour  sa  mère!  fit  Zenon. 

— Séverin  a  pensé  que  vous  reviendriez  avec 
moi,  au  village,  peut-être,  reprit  Benjamin.  Les 
funérailles  de  Mme  Rocques  auront  lieu  après 
demain. 

— Nous  ne  pourrions  pas  facilement  vous  ac- 
compagner aujourd'hui,  je  le  crains,  répondit 
Zenon;  mais  demain,  nous  irons  chez  Séverin 
et  y  resterons  jusqu'après  les  funérailles. 

— Je  répéterai  cela  à  Séverin  alors,  dit  Ben- 
jamin Duval  en  se  levant.  Au  revoir,  M.  Las- 
sève!  Au  revoir,  Théo! 

Après  le  départ  ae  Benjamin,  et  lorsqu'ils 
eurent  parlé  longuement  ensemble  du  décès  de 
Mme  Rocques,  Zenon  retourna  à  sa  construc- 
tion et  Magdalena  se  mit  à  travailler,  sans 
perdre  un  instant;  elle  voulait  confectionner 
une  croix  en  fleurs  cirées,  qu'elle  déposerait,  le 
lendemain,  sur  le  cercueil  de  la  pauvre  défun- 
te. Dans  un  morceau  de  carton,  elle  découpa 
une  croix  de  douze  pouces  à  peu  près.  Ce  car- 
ton, elle  le  recouvrit  ensuite  d'un  papier  vert, 
matelassant  la  face  de  la  croix  de  ouate,  au 
préalable.  Dans  ce  coussin  elle  planta  des 
fleurs  et  feuiLes  cirées.  Au  centre,  elle  mit 
une  splendide  rose.  Cette  rose  avait  fait 
partie  d'un  bouquet  qui  lui  avait  été 
donné,  un  jour,  alors  qu'elle  et  Zenon  avaient 
traversé  une  dame  aux  Pèlerins.  Dans  le  bou- 
quet, Magdalena  avait  trouvé  six  roses  (ses 
fleurs  préférées)  et  vite,  avant  qu'el.es  eussent 
perdu  de  leur  fraîcheur,  elle  les  avait  cirées. 
C'est  avec  joie  qu'elle  sacrifiait  l'un  de  ses  tré- 
sors, pour  la  croix  mortuaire  qu'elle  était  à 
faire  en  ce  moment. 

Zenon  ne  ménagea  pas  ses  exclamations  de 
surprise  et  d'admiration  lorsque  la  jeune  fille 
lui  montra,  durant  la  veiLée,  la  croix  qu'elle 
venait  de  terminer. 

— Quels  doigts  de  fée  tu  as,  Théo!  fit-il,  et 
de  quel  goût  exquis  tu  es  doué!  Quel  plaisir 
tu  vas  faire  à  ce  bon  Séverin,  lorsque  tu  dépo- 
seras cette  magnifique  croix  sur  le  cercueil  de 
sa  mère,  demain! 

Zenon  avait  dit  vrai;  lorsque  Magdalena  dé- 
posa, devant  Séverin,  la  croix  qu'elle  s'était 
donnée  tant  de  peine  à  faire,  le  pauvre  garçon 
éclata  en  sanglots. 

— Et  c'est  toi  qui  as  fait  cela,  Théo!  s'écria- 
t-il. 

— Oui,  Séverin,  et  chaque  fleur  que  j'ai  po- 
sée sur  cette  croix  a  été  accompagné  d'unAve 
pour  le  repos  de  l'âme  de  cette  pauvre  Mme 
Rocques. 

— Tu  es  un  ange,  je  crois,  Théo! 

— Ainsi,  vous  êtes  content,  Séverin? 

— Content?  s'exclama-t-il.  Ma  mère,  elle 
aussi,  est  contente,  je  crois  car  il  me  semble 
qu'elle  nous  sourit,  à  tous  deux,  à  ce  moment. 

— Chose  certaine,  dans  tous  les  cas,  répondit 
Magdalena,  avec  quelque  chose  de  mystiqu* 
dans  le  regard,  c'est  que  votre  mère  ne  connaît 
plus  que  le  sourire  maintenant...  car  elle  est 
au  ciel. . .  avec  son  fi  s  Pierre. 

— Comme  tu  dis  cela,  mon  petit!  Tu  crois 
vraiment  que  ma  mère  a  rencontré  Pierre,  là- 
haut,  et  qu'ils  se  sont  reconnus  ? 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


45 


— Si  je  le  crois?  j'en  suis  fermement  con- 
vaincu, Séverin,  répondit  gravement  Magdale- 
na. 

Le  lendemain  après-midi,  les  Lassève  re- 
tournèrent chez  eux. 

— Merci,  mes  bons  amis!  Merci  d'être  venus 
s'écria  Séverin,  au  moment  ou  Zenon  et  sa  fille 
adoptive  se  préparaient  à  partir. 

— Venez  nous  voir  quand  vous  le  pourrez, 
Séverin,  et  venez  souvent.  Vous  êtes,  vous  le 
savez,  toujours  le  très  bienvenu,  et  il  vaut  mi- 
eux, pour  vous  ne  pas  rester  "Seul  ici. 

— J'irai,  oui,  bien  sûr,  j'irai...  peut-être 
avant  la  fin  de  la  semaine,  promit-il. 

En  arrivant  à  La  Hutte,  Magdalena  aper- 
çut, au  loin,  quelqu'un  assis  sur  un  rocher  et 
qui  paraisait  les  attendre.  C'était  un  homme 
de  haute  stature,  habillé  de  gris ...  M.  de  L'Ai- 
gle?... Elle  le  crut,  tout  d'abord;  mais  Ze- 
non l'eut  vite  détrompée. 

— Tiens!  Vois  donc,  Théo,  fit-il.  Ce  mon- 
sieur ...  Je  l'ai  vu  déjà,  à  l'hôtel  du  Portage . . 
H  a  nom  M.  Mance,  je  crois.  Il  n'est  pas  seul 
non  plus,  continua  Zenon;  deux  dames  l'accom- 
pagnent... Sans  doute,  ils  ont  affaire  à  nous. 
Que  peuvent-ils  bien  nous  vouloir? 

— Nous  le  saurons  bientôt,  car  ils  s'en  vien- 
nent par  ici,  répondit  Magdalena. 

En  effet,  M.  Mance  et  les  dames  qui  l'accom- 
pagnaient se  dirigeaient  vers  La  Hutte. 

— Et  j'ai  cru,  pour  un  instant,  que  cet  hom- 
me était  M.  de  L'Aigle!  se  disait  tristement  la 
jeiîne  fille.  Pourquoi  l'ai-je  cru,  et  pourquoi 
viendrait-il  nous  rendre  visite?  Il  nous  a  se- 
courus, alors  que  nous  étions  perdus  dans  la 
brume;  mais  cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  se  sou- 
vient même  de  nous! 

Elle  soupira  profondément,  puis  deux  lar- 
mes brûlantes  et  amères  coulèrent  sur  ses 
joues. 

Pauvre  Magdalena! 

III 

COMMERAGES 

— Bonjour,  M.  Lassève!  Bonjour,  Théo!  dit 
M.  Mance,  lorsqu'il  fut  arrivé  auprès  de  nos 
amis. 

— Bonjour,  Monsieur!  répondit  Zenon,  tan- 
dis que,  dans  ses  yeux  on  eut  pu  lire  un  grand 
point  .  d'interrogation.  Que  voulaient  ces 
gens? 

-—Mme  Mance,  ma  femme;  Mlle  Hélène  Gué- 
rin,  ma  nièce,  reprit  M.  Mance,  présentant  ain- 
si les  deux  dames  qui  l'accompagnaient. 

— Nous  sommes  venus  ici  vous  présenter  une 
requête,  M.  Lassève,  fit  Mme  Mance,  en  sou- 
riant. . .  ou  plutôt,  c'est  à  votre  neveu  que  nous 
avons  véritablement  affaire. 

— Qu'est-ce  donc?  demanda  Magdalena. 

— Voici  :  vous  le  savez,  sans  doute,  l'hôtel 
du  Portage  va  fermer  ses  portes  dans  quel- 
ques jours,  car  lundi,  nous  retournons  tous 
dans  nos  villes  respectives;  la  saison  des  villé- 
giatures est  finie,  hélas! 

— Oui,  je  sais,  répondit  Zenon.  L'été,  c'est 
si  court! 

— Eh!  bien,  ce  soir,  nous  avons  un  bal,  à  l'hô- 
tel, un   grand  bal,  continua  Mme    Mance;  des 


gens  viendront  jusque  de  la  Rivière-du-Loup 
pour  y  assister. 

— Oui?  interrogea  poliment  Zenon,  que  le 
bal  projeté  n'intéressait  guère. 

— Ce  sera  quelque  chose  de  chic,  d'extra- 
chic,  M.  Lassève!  fit  Hélène  Guérin.  Jamais  il 
n'y  aura  eu  rien  d'approchant,  au  Portage. 

— Je  n'en  doute  pas,  répondit  Zenon,  qui 
avait  peine  à  dissimuler  complètement  l'ennui 
qu'il  ressentait;  que  pouvait  bien  leur  faire,  à 
Magdalena  et  à  lui,  ce  bal  ? 

— Et  le  bal  sera  suivi  d'un  réveillon  à  tout 
casser!  ajouta  M.  Mance. 

— La  requête  que  nous  voulons  faire,  c'est 
celle-ci,  dit  Hélène;  que  Théo  vienne  jouer  du 
piano,  ce  soir,  pour  nous  faire  danser.  Ne  re- 
fusez pas,  M.  Lassève,  je  vous  prie! 

— Ce  n'est  pas  à  moi  de  refuser  ou  d'accep- 
ter. Mademoiselle  Guérin,  répondit  Zenon; 
c'est  à  Théo  de  décider  la  chose. 

— Ne  refusez  pas,  Théo!  fit  Mme  Mance. 
Nous  ne  demandons  pas  vos  services  gratuite- 
ment, croyez-le;  vous  serez  grassement  payé, 
je  vous  l'assure! 

— Pour  moi . . .  pour  mon  oncle  non  plus,  ce 
n'est  pas  une  question  d'argent  répondit  Mag- 
dalena, et  j'accepte  votre  offre  avec  plaisir. . . 
du  moment  que  mon  oncle  m'accompagnera  au 
Portage. 

— Eh!  bien,  M.  Lassève,  qu'en  dites-vous? 

— Si  Théo  est  résolu  d'accepter,  je  ne  le  lais- 
serai certainement  pas  partir  seul,  dit  Zenon. 
C'est  entendu  alors,  nous  irons. 

— Hourah!  s'exclama  M.  Mance. 

— Vous  apporterez  votre  mandoline,  n'est-ce 
pas,  Théo?  demanda  Hélène? 

— Certainement,  si  vous  le  désirez. 

— Que  diriez-vous  de  l'idée  de  partir  immé- 
diatement? demanda  Mme  Mance.  Notre  cha- 
loupe est  amarrée  ici,  tout  près,  et  notre  voitu- 
re nous  attend  au  village  de  Saint-André. 

— Ah!  Pourquoi  partir  si  tôt?  s'écria  Hé- 
lène Guérin.  C'est  si  beau  ici,  si  pittoresque, 
si  sauvage,  si . . . 

— 'Vous  ne  partirez  pas  sans  prendre  une  tas- 
se de  café,  je  l'espère,  dit  Magdalena.  Ce  sera 
prêt  dans  quelques  instants. 

— Et  ça  ne  sera  pas  de  refus,  mon  garçon, 
répondit  M.  Mance. 

—C'est  bien  gentil  à  vous  d'y  avoir  pensé, 
Théo!  s'écria  Mme  Mance. 

^Oui,  bien  sûr!  amplifia  Hélène. 

— Tiens!    Un  yacht!  fit  alors  Mme  Mance. 

— Mais,  oui!  Un  yacht!  Un  yacht  qui  res- 
semble à  celui  de  M.  de  L'Aigle. . .  de  loin,  du 
moins,  fit  Hélène. 

Magdalena,  qui  se  disposait  à  se  rendre  à 
la  maison,  préparer  le  café,  s'arrêta  et  jeta  un 
regard  sur  le  fleuve.  Oui,  L'Aiglon  venait  de 
sortir  de  sa  petite  baie  et  il  se  dirigeait  vers  le 
Portage,  ou  vers  la  Rivière-du-Loup. 

— Que  ferait,  dans  ces  environs,  le  yacht  de 
M.  de  L'Aigle,  je  te  le  demande,  Hélène?  dit 
Mme  Mance. 

— Je  n'en  sais  rien,  chère  tante...  D'ail- 
leurs, je  n'ai  pas  dit  que  ce  yacht  était  L'Ai- 
glon; je  trouve  seulement  qu'il  lui  ressemble.. 

— Tout  comme  un  yacht  ressemble  à  un  au- 
tre yacht,  hein,  Hélène?  fit  M.  Mance.  Quant 
à  M.  de  L'Aigle . . . 


46 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Il  est...  Dieu  sait  où,  dans  le  moment, 
acheva  Hélène,  non  sans  quelque  dépit  dans  la 
voix. 

— Et  au  grand  désespoir  de  bien  des  jeunes 
filles  de  mes  connaissances,  rit  M.  Mance,  ta- 
quin. 

— J'espère,  mon  oncle,  que  quand  vous  par- 
lez de  "certaines  jeunes  filles"  vous  ne  faites 
pas  allusion  à  moi!  dit  Hélène,  rougissant  mal- 
gré elle. 

— Si  la  coiffure  te  fait,  ma  bonne.  .  .  com- 
mença M.  Mance,  M.  de  L'Aigle  est  très  popu- 
laire parmi  les  dames,  je  sais. 

— Mon  cher,  fit  Mme  Mance,  laisse  donc  Hé-" 
lène  tranquille!  On  n'est  pas  toujours  disposé 
à  entendre  à  rire,  tu  sais.  Dans  tous  les  cas, 
reprit-elle  M.  de  L'Aigle  n'est  toujours  pas  à 
l'hôte,  de  la  Rivière-du-Loup,  puisque  nous 
avons  essayé  de  le  voir,  afin  de  l'inviter  au  bal 
de  ce  soir. 

Il  serait  difficile,  pour  ne  pas  dire  impossi- 
ble, de  suivre  les  agissemenes  du  mystérieux 
M.  de  L'Aigle,  je  crois,  rit  Hélène. 

— "Le  mystérieux  M.  de  L'Aigle"  dis-tu,  Hé- 
lène? demanda  Mme  Mance.  Je  t'en  prie,  ma 
chère!  Où  as-tu  pris  cela?  Je  ne  vois  rien  de 
mystérieux  dans  les  agissements  de  ce  mon- 
sieur, moi. 

— Je  disais  cela  pour  badiner,  chère  tante, 
fit  la  repentante  Hélène.  Voyez-vous,  reprit- 
eJe,  personne  ne  sait  au  juste,  où  demeure  M. 
de  L'Aigle,  quelles  sont  ses  occupations,  etc. 
etc. 

— Ce  ne  sont  pas  les  affaires  de  qui  que  ce 
soit,  non  plus,  que  je  sache,  réprimanda  Mme 
Mance.  Tout  le  monde  sait  que  M.  de  L'Aigle 
demeure,  de  préférence,  à  la  Rivière-du-Loup. . 
Quant  à  ses  occupations,  je  crois  qu'elles  sont 
nulles;  M.  de  L'Aigle  est  un  rentier,  un  riche 
rentier,  tout  simplement. 

— Tout  de    même,  je  le  trouve .  .  .  étrange, 
parfois,  moi,  M.  de  L'Aigle,  ma  tante! 

— Ma  chère  Hélène,  répondit  la  bonne  da- 
me, légèrement  scandalisée,  j'espère  que  tu 
ne  te  mettras  pas  à  répéter  les  commérages  de 
Miss  Grant  et  de  ses  compagnes  anglaises,  à 
propos  de  M.  de  L'Aigle.  .  .  ou  à  pi'opos  de  qui 
que  ce  soit?  Ce  monsieur  que  nous  nous  per- 
mettons de  discuter,  dans  le  moment,  est  aima- 
ble, charmant,  parfait  de  manières  et.  .  . 

■ — Je  ne  vous  contredirai  pas,  chère  tante,  ré- 
pondit Hélène.  Pour  ma  part,  tout  ce  que  j'ai 
à  reprocher  à  M,  de  L'Aigle,  c'est  d'aimer  trop 
à  se  faire  désirer.  .  .  S'il  acceptait  plus  sou- 
vent les  invitations  qui  lui  sont  faites,  ou  s'il 
prenait  la  peine  de  nous  rendre  visite,  de  temps 
à  autre,  comme  font  les  autres  messieurs  de 
nos  connaissances,  je  serais  porté  à  dire,  tout 
comme  vous,  que  M.  de  L'Aigle  est  parfait. 

Magdalena  n'en  écouta  pas  davantage.  Elle 
se  dirigea  vers  La  Hutte,  et  bientôt  eLe  prépa- 
rait du  café  pour  leurs  visiteurs. 

— "Le  mystérieux  M.  de  L'Aigle"....  se 
disait-elle,  tout  en  versant  le  café  dans  les  tas- 
ses. Que  c'est  ridicule  ces  commérages  qui  se 
font  parmi  les  oisifs  de  ce  monde!  Mystéri- 
eux?... Pas  du  tout!  Il  est  aimable,  bon, 
charmant,  d'une  courtoisie  exquise...  Mysté- 
rieux?   Non!    Non!    Certes,  non! 

Mais  ces  paroles  d'Hélène  Guérin  lui  revien- 


draient à  la  mémoire  un  jour.  .  .  un  jour  oîi  elle 
serait  en  proie  à  des  engoisses  te. les  que  l'ima- 
gination la  plus  extravagante  n'en  poun-ait  in- 
venter de  pires 

IV 

LE  BAL  ET  SES  INCIDENTS 

Il  était  quatre  heures  de  l'après-midi,  lors- 
qu'on partit  pour  le  Portage.  JLe  temps  étant 
idéal,  la  promenade  en  voiture,  ce  fut  un  véri- 
table rêve  pour  Magdalena  et  Zenon. 

A  l'hôtel,  deux  chambres  confortables  fu- 
rent mises  à  la  disposition  de  nos  amis.  L'hô- 
telier pouvait  disposer  facilement  de  ces  pièces, 
vu  que,  déjà,  plusieurs  de  ses  pensionnaires  de 
l'été  étaient  retournés  dans  leurs  quartiers 
d'hiver. 

A  huit  heures,  le  bal  commença.  C'était  au 
temps  des  danses  simples,  peu  compliquées, 
très-correctes,  telles  que  le  lancier,  le  quadril- 
le; voire  même,  parfois,  le  menuet-valse. 

C'est  un  lancier  qui  ouvrit  le  bal,  ce  soir-là, 
à  l'hôtel  du  Portage,  et  il  fut  suivi  de  bien 
d'autres.  En  face  du  piano  était  un  grand  mi- 
roir, et  la  jeune  musicienne  pouvait  ainsi  sui- 
vre les  évolutions  des  danseurs,  ce  qui  l'inté- 
ressait et  l'empêchait,  en  quelque  sorte,  de  sen- 
tir sa  fatigue.  Car  quoiqu'elle  aimât  la  musi- 
que à  la  folie,  elle  avait  les  doigts  bien  fati- 
gués, lorsque,  vers  les  neuf  heures  et  demie,  on 
résolut  de  se  reposer.  Un  petit  programme 
vocal  et  instrumental  fut  alors  exécuté,  pro- 
gramme auquel  Magdalena  dut  contribuer  sa 
part  en  jouant  deux  morceaux  de  mandoline, 
avec  Hé.ène  Guérin  au  piano,  comme  accompa- 
gnatrice. Elle  dut  chanter  aussi,  tout  en  s'ac- 
compagnant  sur  son  instrument.  Si  le  succès, 
les  applaudissements  font  oublier  les  fatigues, 
reposent,  en  un  mot,  elle  dut  se  considérer  tout 
à  fait  reposée,  car  elle  fut  très-applaudie. 

Le  programme  vocal  et  instrumental  ayant 
prie  fin,  un  quadrille  se  forma  et  la  danse  re- 
prit de  plus  behe. 

Soudain,  Magdalena  sentit  ses  doigts  se  rai- 
dir sur  les  notes  du  piano,  et  elle  constata 
qu'elle  venait  de  manquer  à  la  mesure.  .  .  C'est 
que,  grâce  au  miroir  qui  lui  faisait  face,  elle 
venait  d'apercevoir,  dans  l'encadrement  de  la 
porte  du  salon,  une  figure  qu'elle  connaissait.  . 
ou,  du  moins,  qu'elle  n'avait  pas  oub.iée.  .  . 
qu'elle  n'oublierait  probablement  jamais .  .  . 
Cette  taille  bien  découpée;  cette  chevelure 
blonde;  ces  yeux  bleus  très  foncés;  cette  mous- 
tache dorée...  C'était  Claude  de  L'Aigle! 
Avait-il  reconnu  le  petit  musicien  ?  Elle  le 
crut,  tout  d'abord;  mais  el.e  n'en  était  pas  cer- 
taine. 

Une  certaine  excitation  régna  aussitôt,  dans 
le  salon,  à  l'apparition  de  M.  de  L'Aigle.  Puis 
il  y  eut  des  exclamations  de  surprise  et  de 
bienvenue,  des  chuchottements,  et  le  quadrille 
commencé  resta  inachevé. 

— M.  de  L'Aigle!  Quelle  surprise!  fit  une 
voix  de  femme. 

—  Que  c'est  aimable  à  vous  de  vous  être 
rendu  à  notre  invitation!  s'écria  Hélène  Guérin. 

— J'ai  trouvé  votre  invitation,  à  mon  hôtel, 
cet  après-midi,  Ml'e  Guérin,    répondit  la  voix 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


47 


de  Claude,  et  rien  que  le  son  de  cette  voix  don- 
na à  Magdalena  une  grande  envie  de  pleurer, 
sans  qu'elle  comprit  pourquoi. 

— Et  vous  avez  été  tenté  de  l'accepter,  notre 
invitation,  n'est-ce  pas,  M.  de  L'Aigle  ?  deman- 
da Hélène. 

— Je  n'ai  pu  résister  à  la  tentation,  comme 
vous  voyez,  répliqua  Claude  en  s'inclinant  de- 
vant la  jeune  fille. 

Magdalena  ne  se  retourna  pas  sur  son  siège; 
elle  regardait  fixément  dans  le  miroir,  voilà 
tout.  M.  de  L'Aigle,  se  disait-elle,  avait  dû 
reconnaître  le  petit  pêcheur  Théo,  celui  dont  il 
avait  sauvé  la  vie,  il  n'y  avait  pas  si  longtemps, 
celui  qu'il  avait  recueilli,  avec  son  oncle,  à 
bord  de  son  yacht  L'Aiglon.  Cependant. . . 
Deux  fois,  leurs  yeux,  à  tous  deux,  s'étaient 
rencontrés,  dans  la  glace;  malgré  elle,  quoi- 
qu'elle essayât  de  s'en  empêcher,  elle  avait 
rougi  tlmidemeint,  chaque  fois. 

Mais  un  autre  quadrille  se  formait  et  Claude 
de  L'Aigle  allait  le  danser  avec  Hélène  Guérin. 

Ce  quadrille  parut  interminable  à  Magda- 
lena. Dans  le  miroir,  elle  voyait  Claude  cau- 
ser et  rire  avec  sa  compagne.  Souvent  même, 
il  se  penchait  sur  Hélène,  comme  pour  enten- 
dre mieux  ce  qu'elle  lui  disait,  et  alors,  o  ciel! 
comme  Magdalena  se  sentait  triste  tout  à 
coup!  Que  la  vie  lui  paraissait  terne,  inutile, 
vide!  Pour  la  première  fois,  depuis  qu'elle 
était  à  la  Pointe  Saint-André,  notre  héroïne 
envia  le  sort  des  jeunes  fille  plus  fortunées 
qu'elle;  de  celles  qui  n'étaient  pas  dans  l'obli- 
gation de  se  déguiser  sous  des  vêtements  mas- 
culins. E.le  se  disait  que,  si  elle  eut  été  vêtue 
comme  c'était  son  droit.  . .  son  devoir  peut- 
être  de  l'être,  M.  de  L'Aigle  se  serait  cru  obli- 
gé, en  quelque  sorte,  par  simple  courtoisie,  de 
venir  la  saluer,  de  lui  adresser  la  parole,  s'in- 
former de  sa  santé  et  lui  dire  quelqu'aimable 
chose .  . .  Mais  au  petit  pêcheur  à  la  ligne,  au 
simple  batelier,  au  musicien,  payé  pour  faire 
danser,  qu'aurait  bien  pu  dire  l'aristocratique 
M.  de  L'Aigle  ?  .  . .  Zenon  Lassève  avait-il  eu  le 
pressentiment  de  ce  qui  se  passerait,  ce  soir, 
dans  le  salon  de  l'hôtel,  lorsqu'il  avait  deman- 
dé à  "Théo",  un  jour,  s'il  ne  regretterait  ja- 
mais d'avoir  endossé  l'habit  masculin  ?  . . . 

Le  coeur  lui  faisait  bien  mal  à  ce  moment, 
la  pauvre  enfant. . .  Allait-elle  pleurer,  là, 
dans  ce  salon,  devant  M.  de  L'Aigle,  devant 
tout  ce  monde?...  Non!  Non!  Il  ne  fallait 
pas! 

Mais,  ce  fut  incontrôlable;  bientôt,  des  lar- 
mes s'échappèrent  de  ses  yeux  et  vinrent  tom- 
ber sur  le  clavier  du  piano . . .  Heureusement, 
personne  ne  faisait  attention  à  elle . . .  Per- 
sonne ne  prenait  la  peine  de  l'observer.  .  .  Per- 
sonne ?  . . .  Ses  yeux  venaient  de  rencontrer 
ceux  de  Claude . . .  Avait-elle  réellement  vu 
de  la  sympathie  dans  son  regard?  . . .  Un  mo- 
ment, elle  le  crut;  mais  il  se  penchait  de  nou- 
veau sur  Hélène,  dont  la  conversation  parais- 
sait l'intéresser  au  plus  haut  point. 

Enfin,  le  quadrille  prit  fin.  Ce  serait  bientôt 
l'heure  du  goûter;  en  attendant,  on  se  mit  à 
causer.  Magdalena,  tout  en  feuilletant  de  la 
musique,  prêtait  l'oreille  à  ce  qui  se  disait, 

—Ainsi,  Mme  Mance,  disait  Claude  de  L'Ai- 


gle, en  s'adressant  à  la  tante  d'Hélène,  vous 
vous  proposez  de  quitter  ces  parages  lundi? 

— Il  le  faut,  hélas!  répondit  l'interpellée. 

— Le  Portage  se  dépeuple,  lentement,  mais 
sûrement,  reprit  Claude.  Déjà,  presque  tous 
les  fournils  sont  fermés. .  . 

— Savez-vous,  M.  de  L'Aigle,  dit  Hélène,  en 
riant,  je  ne  comprends  pas  très  bien  pourquoi 
on  appelle  ces  petites  cabanes  à  côté  des  mai- 
sons de  ce  village;  des  fournils?  Si  l'on  con- 
sulte son  Larousse,  on  y  lit  que  fournil  est  "un 
Weu  où  est  le  four  et  où  l'on  pétrit  la  pâte". 
Or... 

— Il  serait  difficile,  je  crois,  de  trouver  la  vé- 
ritable signification  du  mot,  en  ce  qui  concerne 
ces  petites  cabanes  à  côté  des  grandes  mai- 
sons; probablement  que  jadis,  elles  servaient 
véritablement  de  lieu  où  l'on  pétrissait  et  fai- 
sait cuire  la  pâte . . .  Aujourd'hui,  les  fournils 
servent  de  demeure  aux  habitants  du  Portage, 
durant  l'été.  Ils  louent,  à  un  joli  prix,  leur  de- 
meure, durant  la  belle  saison,  et  se  retirent 
dans  leurs  fournils.  L'automne  venu,  ils  ont 
un  bon  magot  mis  de  côté,  pour  leurs  dépenses 
de  l'hiver,  expliqua  Claude  à  la  jeune  fiLe. 

— Si  vous  saviez  comme  il  m'en  coûte  de  re- 
tourner à  la  ville,  M.  de  L'Aigle!  fit  Mme  Man- 
ce. Depuis  que  je  suis  ici,  je  me  suis  débaras- 
sée  complètement  de  ces  maux  de  tête  qui  me 
font  tant  souffrir. 

— C'est  un  lieu  de  santé  que  le  Portage  et  ses 
environs,  dit  une  autre  dame.  Il  y  a  rarement 
de  funérailles  par  ici,  dit-on. 

— Il  y  en  a  eu,  des  funérailles,  ce  matin  mê- 
me, à  Saint-André,  non  loin  d'ici  cependant,  ré- 
pliqua, en  souriant,  Mme  Mance. 

— Ah!  oui!  Cette  Mme  Rocques!  dit  une  au- 
tre personne  présente.  Elle  est  décédée  subi- 
tement, parait-il,  et  c'est  assez  tragique. 

— Tragique?  Pourquoi?  demandèrent  plu- 
sieurs personnes. 

— N'est-ce  pas  toujours  tragique  une  mort 
subite?  fit  Mme  Mance.  Et  puis  cette  pauvre 
femme  est  morte  d'avoir  appris  soudainement 
que  le  meurtrier  de  son  fils  allait  expier  son 
crime  sur  l'échafaud,  dans  quelques  jours. 

— Ah!  Bah!  s'écria  l'un  des  hommes  pré- 
sents. Il  me  semble  que  Mme  Rocques  aurait 
dû  se  réjouir  plutôt,  à  cette  nouvelle. 

—Oh!  Shocking!  Shocking!  s'exclama  l'u- 
ne de  nos  connaissances.  Miss  Grant.  Vous 
parlez  étrange,  very  étrange.  Monsieur!  Moi, 
you  know,  je  faire  circuler  un  pétition,  for  abo- 
lir le  peine  de  mort. 

—Vraiment?  fit  l'interpellé.  Eh!  bien.  Miss 
Grant,  chacun  de  nous  a  droit  à  ses  idées;  moi, 
je  trouve  que  celui  qui  a  assassiné  son  pro- 
chain a  mérité  la  mort;  voilà!  ^  _ 

—Oh!  Shocking!  Shocking!  répéta  la  vieil- 
le demoiselle  en  se  couvrant  le  visage  de  ses 
deux  mains.  ^  . 

 Je  la    signerai  votre    pétition,  moi,  Miss 

Grant!  fit  Mme  Mance.  S'il  y  a  une  chose  hor- 
rible, attroce,  c'est  la  pendaison! 

—Mieux  vaut  l'échafaud  que  la  guillotine  ce- 
pendant, dit  Hélène  Guérin.  J'ai  vu  une  gra- 
vure, il  y  a  quelque  temps. . .       _      ,  t»t- 

 Vous  ne  signeriez  pas  la  pétition  de  Miss 

Grant,  Mlle  Guérin?  demanda  l'une  des  dames 
présentes. 


48 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Au  contraire,  je  la  signerais .  . .  Vous 
n'aurez  qu'à  me  présenter  votre  pétition,  Miss 
Grant,  ajouta-t-elle;  je  vous  donnerai  ma  si- 
gnature. 

— Merci,  Helen,  my  dear!  répondit  Miss 
Grant. 

— Mon  oncle  n'est  pas  pour  cela,  lui.  .  .  pour 
l'abolition  de  la  peine  de  mort,  je  veux  dire, 
reprit  Hélène,  en  souriant  à  M.  Mance. 

— Non  Hélène,  je  ne  suis  pas  pour  l'aboli- 
tion de  la  peine  de  mort,  tu  l'as  deviné,  et  moi 
aussi,  je  trouve  que  celui  qui  a  tué  mérite  de 
mourir. 

— Qu'en  pense  M.  de  L'Aigle?  questionna 
Hélène,  en  s'adressant  à  Claude,  que  cette  con- 
versation paraissait  beaucoup  ennuyer,  ou  dé- 
plaire. 

— Ma  foi,  je  n'en  pense  trop  rien.  . . 

— Oh!  Sûrement,  M.  de  L'Aigle,  s'écria 
l'impulsive  Hélène,  vous  êtes  contre  la  peine  de 
mort,  j'en  suis  certaine! 

Claude  haussa  les  épaules,  puis  il  répondit  : 

— Je  le  répète,  je  ne  sais  trop . .  .  Mais, 
Mlle  Guérin,  je  crois  fermement  que  si  la  pei- 
ne de  mort  était  abolie,  il  ne  ferait  pas  bon 
pour  aucun  de  nous  de  nous  promener,  après 
le  soleil  couché,  sans  être  armé  jusqu'aux 
dents.  Les  gens  aux  instincts  meurtriers  (et 
ils  sont  moins  rares  qu'on  serait  porté  à  le 
croire,  parait-il)  auraient  beau  jeu  de  nous  as- 
somer,  et  ils  ne  se  gêneraient  plus,  s'ils  n'a- 
vaient la  crainte  d'expier  leur  crime  sur  l'é- 
chafaud. 

— Vous  pensez  cela,  M.  de  L'Aigle? 

— Vous  m'avez  demandé  mon  opinion  sur  le 
sujet,  Mlle  Guérin;  je  viens  de  vous  la  donner, 
répondit-il  en  s'inclinant. 

— Hein!  Vous  voyez.  Miss  Grant,  ce  qui 
pourrait  vous  arriver,  à  vous  comme  à  nous,  si 
vous  parveniez  à  faire  adopter  votre  pétition, 
dit  M.  Mance  moitié  riant,  car  il  aimait,  par- 
dessus tout,  à  taquiner  les  gens.  . 

— Cela  ne  pas  changer  les  idées  à  moi,  pas 
du  tout!  assura  Miss  Grant. 

— D'après  M.  de  L'Aigle,  pourtant. . . 

— Oh!  Je  vous  prie,  M.  Mance,  n'attachez 
pas  trop  d'importance  à  ce  que  je  viens  de  dire! 
fit  Claude.  J'ai  dit  ce  que  j'en  pense;  voilà 
tout.  Je  crois  réellement  que,  vous  et  moi,  M. 
Mance;  que  nous  ici  ce  soir;  que  les  habitants 
de  ce  pays;  que  tous,  nous  sommes  en  quelque 
sorte  protégés  par  l'ombre  sinistre  de  l'écha- 
faud. 

— Brrrrr!  fit  Hélène,  en  frissonnant.  Quel- 
le conversation,  pour  un  soir  de  bal! 

— Parlons  d'autre  chose,  de  grâce!  s'écria 
Mme  Mance. 

— Je  me  demande  comment  il  se  fait  que 
nous  ayons  abordé  un  sujet  aussi  lugubre?  dit 
quelqu'un. 

— C'était  à  propos  de  cette  Mme  Rocques. . . 
commença  Hélène. 

Mais  voilà  que  l'hôtelier  entrait  dans  le  sa- 
lon, suivi  de  ses  domestiques  les  bras  chargés 
de  plateaux;  on  allait  servir  des  rafraîchisse- 
ments. 


V 

LE  BAISER 

Il  serait  difficile  de  définir  les  impressions 
ressenties  par  Magdalena,  durant  la  conversa- 
tion ci-haut. 

"L'ombre  de  l'échafaud"  avait  dit  M.  de 
L'Aigle!  Elle,  Magdalena  Carlin,  n'avait-elle 
pas  été  élevée,  n'avait-elle  pas  grandi  à  l'om- 
bre de  l'échafaud?...  Et,  puisqu'il  en  était 
ainsi;  puisqu'en  réalité  elle  était  la  fille  d'un 
pendu  (quoiqu'innocent)  qu'aurait-elle  jamais 
de  commun  avec  le  fier,  l'orgueilleux,  l'aristo- 
cratique M.  de  L'Aigle...  qu'elle  aimait  éper- 
duement,  depuis  le  jour  où  elle  l'avait  aperçu, 
sur  L'Aiglon!.  •  . 

Oui,  elle  ne  pouvait  plus  se  le  cacher  à  elle- 
même;  elle  l'aimait!  Elle  l'aimait  follement! 
Qu'importait  la  différence  d'âge  qui  existait 
entr'eux?  . .  .  Elle  l'aimait!,  .  .  Elle  avait 
été,  elle  n'en  pouvait  douter,  réellement  mal- 
heureuse, de  ne  l'avoir  pas  revu.  .  . 

Sans  doute,  M.  de  L'Aigle  la  prenait  pour  un 
garçonnet  :  "Théo,  mon  petit  ami". .  .  Mais  ne 
s'était-elle  pas  demandée,  tout  à  l'heure,  si  elle 
ne  ferait  pas  bien  de  se  défaire  de  son  dégui- 
sement; se  faire  connaître  sous  son  véritable 
nom  (sous  le  nom  de  Magdalena  Lassève,  nous 
voulons  dire,  puisqu'elle  était  la  fille  de  Zenon 
Lassève,  par  acte  d'adoption).  Elle  s'était  dit, 
aussi,  qu'elle  trouverait  le  moyen  d'expliquer, 
d'une  manière  ou  d'une  autre,  la  raison  de  ses 
vêtements  masculins,  puis.  . .  puis.  . . 

Hélas!  La  conversation  qui  venait  d'avoir 
lieu  lui  faisait  comprendre  qu'il  ne  pouvait  y 
avoir  rien,  non  rien,  pas  même  de  l'amitié,  en- 
tre la  fille  du  pendu  et  le  propriétaire  de 
L'Aire.  ."L'ombre  de  l'échafaud"  avait-il  dit; 
si  elle  protégeait  quelques  uns,  cette  ombre, 
elle  assombrissait  sa  vie,  à  elle,  elle  l'avait  tou- 
jours assombrie. . .  Jamais  elle  ne  devait  rê- 
ver le  bonheur;  l'ombre  de  l'échafaud  l'en  in- 
terdirait toujours. 

— Vous  ne  partez  pas,  sûrement,  M.  de  L'Ai- 
gle! 

— Il  le  faut,  Mlle  Guérin.  Je  retourne  à  la 
Rivière-du-Loup,  car  j'ai  quelques  prépara- 
tifs à  faire,  en  vue  d'un  voyage  de  quelques 
semaines;  je  dois  prendre  le  train  demain  ma- 
tin. 

— Ne  partez  pas  sans  prendre  quelques  ra- 
fraîchissements, au  moins!  insista  Mme  Man- 
ce. 

— Impossible,  Mme  Mance!  Cela  me  retar- 
derait trop. 

Il  partait!...  Pourtant,  ce  serait  mieux 
ainsi,  se  dit  Magdalena.  De  le  savoir  leur  voi- 
sin et  ne  jamais  le  voir.  .  .  N'était-ce  pas  pré- 
férable qu'elle  se  dit  qu'il  était  absent  de  chez 
lui,  et  pour  longtemps?  .  .  .  Mais  il  allait  par- 
tir!... Pauvre  Magdalena!  Pauvre  petite!.. 
Cette  fois,  elle  ne  put  retenir  ses  larmes;  elle 
sentit  qu'elle  allait  sangloter. 

Elle  quitta  précipitemment  le  salon,  sans 
que  personne...  ou  presque  personne,  ne  fit 
attention  à  elle. 

Elle  arriva  dans  un  corridor  désert,  à  l'ex- 
trémité duquel  était  une  porte  ouvrant  sur  une 
véranda,  ayant  vue  sur  le  fleuve.     C'est  là 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


49 


qu'elle  résolut  de  se  retirer,  pour  le  moment  du 
moins,  jusqu'à  ce  que  sa  peine  fut  calmée. 

Il  n'y  avait  personne  sur  la  véranda;  tous 
étaient  dans  le  salon.  Magdalena  s'assit  sur 
un  banc  et  se  livra  à  une  véritable  crise  de  dé- 
couragement et  de  larmes.  Elle  avait  le  coeur 
brisé,  lui  semblait-il. . .  Bientôt,  de  longs  san- 
glots s'échappèrent  de  sa  poitrine. . . 

— Théo,  mon  petit  ami! 

—M.  de  L'Aigle!  Oh!  M.  de  L'Aigle! 

— Théo,  mon  petit  ami,  dites-moi,  pourquoi 
ces  pleurs?  demanda  Claude  de  L'Aigle,  en 
s'assayant  auprès  de  la  jeune  fille.  Allons! 
Nous  sommes  amis  n'est-ce  pas,  vous  et  moi? 
Il  faut  me  confier  vos  peines. 

— Je  ...  Je...  ne  sais  pas...  Je...  Je 
suis  fatigué,  je  crois,  répondit-elle,  éclatant, 
encore  une  fois  en  sanglots. 

— Fatigué?  . . .  Bien  sûr  que  vous  l'êtes!  De- 
puis huit  heures,  me  dit-on,  que  vous  jouez  du 
piano,  pour  faire  danser  un  tas  d'imbéciles!. . . 
Que  leur  fait,  à  eux,  que  le  petit  musicien  ait 
les  doigts  presque  paralysés  de  fatigue,  je  vous 
le  demande! 

— Voyez-vous,  M.  de  L'Aigle,  dit-elle,  ils 
vont  me  payer  pour  jouer  du  piano  et. . . 

— Ah!  oui,  et  ils  sont  gens  à  exiger  qu'on 
leur  en  donne  pour  leur  argent.  Pauvre  Théo! 
Mais  il  ne  faut  pas  pleurer,  mon  petit  ami. 
Est-ce  qu'on  vous  a  servi  des  rafraîchisse- 
ments ? 

— Non.  Mais  je  n'en  veux  pas ...  Je  ne 
pourrais  pas  avaler  une  seule  bouchée . . . 
Je . . .  De  nouveau  elle  fondit  en  larmes. 

— Vous  me  faites  beaucoup  de  peine  quand 
vous  pleurez  ainsi,  Théo!  Allons!  Attendez- 
moi  ici;  je  reviens  dans  quelques  instants. 

Il  revint,  au  bout  d'un  certain  temps,  et 
Magdalena  eut  une  exclamation  de  surprise  en 
l'apercevant,  car  il  portait,  avec  précautions, 
un  plateau  contenant  tasses,  saucoupes,  assiet- 
tes, un  petit  service  à  thé  en  argent  et  divers 
plats  couverts  de  serviettes  bien  blanches. 

— Nous  allons  prendre  le  goûter  ensemble, 
dit  Claude,  en  déposant  le  plateau  sur  le  banc 
à  côté  de  la  jeune  fille. 

— Je  ne  peux  pas  manger...  Je  ne  peux 
pas,  M.  de  L'Aigle! 

— Même  pour  me  tenir  compagnie,  mon  petit 
ami  ?  . . .  Voyez-vous,  moi,  je  dois  partir,  tout  à 
l'heure,  et  comme  j'ai  plusieurs  milles  à  faire 
en  voiture,  puisque  je  me  rends  à  la  Rivière- 
du-Loup,  j'aimerais  à  me  réconforter  un  peu 
auparavant.  Si  vous  refusez  de  manger  cepen- 
dant, Théo,  je  partirai  sans  manger,  moi  aussi. 

— Mais,  pourquoi,  M.  de  L'Aigle? 

— Nous  allons  manger  ensemble,  ou  bien... 
N'est-ce  pas  que  ce  sera  agréable,  seulement 
vous  et  moi,  mon  petit  ami? 

— Nous  ne  serons  pas  seuls  longtemps,  je 
crois,  M.  de  L'Aigle,  répondit  Magdalena  en 
souriant  à  travers  ses  larmes.  L'hôtelier  leur 
dira,  dans  le  salon,  que  vous  êtes  ici  et  on  ne 
manquera  pas  de  venir  vous. . .  enlever. 

— Oh!  Non!  fit  Claude,  en  riant  d'un  rire 
que  Magdalena  trouva  très  jeune.  Un  billet  de 
banque,  glissé  adroitement  dans  la  main  du  di- 
gne hôtelier,  au  moment  où  je  lui  enlevais  ce 
plateau,  lui  fermera  la  bouche,  soyez-en  assu- 
ré. 


Et  voilà  M.  de  L'Aigle,  celui  qui,  sans  s'en 
douter  peut-être,  en  imposait  tant  au  petit  pê- 
cheur et  batelier,  en  frai's  de  verser  du  café 
dans  des  tasses,  d'étendre  une  serviette  sur  les 
genoux  de  son  compagnon  (?)  ;  de  lui  présen- 
ter tartines  et  gâteaux. 

En  un  clin  d'oeil,  les  impressions  de  découra- 
gement et  de  tristesse  qui  avaient  envahi  l'â- 
me de  la  jeune  fille  s'envolèrent  à  tire  d'ailes, 
et  bientôt,  on  eut  pu  l'entendre  rire  d'un  bon 
coeur  d'une  saillie  de  Claude. 

— Bon!  C'est  mieux  ainsi!  s'écria  Claude, 
en  entendant  ce  rire  si  frais.  La  vie  est  plutôt 
belle,  en  fin  de  compte,  vous  savez,  Théo,  et  il 
vaut  toujours  mieux  essayer  de  voir  le  bon  cô- 
té des  choses. . .  S'il  fallait  se  laisser  abattre 
à  la  première  épreuve,  au  premier  chagrin... 

— Des  épreuves ...  du  chagrin . . .  Vous  n'a- 
vez jamais  dû  en  avoir,  vous,  M.  de  L'Aigle, 
fit  Magdalena  en  souriant. 

— Non?  Vous  pensez?  répondit  Claude, 
dont  le  visage  se  rembrunit  soudain.  Quelles 
visions  passèrent  devant  ses  yeux  ?  . . .  Qui 
eut  pu  le  dire  ?  . . .  Chose  certaine,  c'est  que, 
dans  l'ombre,  il  se  mordait  les  lèvres,  et  on  eut 
pu  le  voir  pâlir. 

— Mais,  non!  Quelles  épreuves  auriez-vous 
pu  avoir,  je  vous  le  demande? . . .  Dans  votre 
magnifique  domaine  L'Aire 

— Pauvre  enfant,  répondit-il,  on  ne  parvient 
pas  à  mon  âge,  sans  avoir  souffert,  vous  de- 
devez  le  comprendre . . .  D'abord,  la  vie  soli- 
taire que  je  mène . . . 

— Mais!  C'est  parce  que  vous  le  voulez  ainsi! 
s'écria-t-elle.  Pourquoi  menez-vous  une  vie 
solitaire.  M.  de  L'Aigle?  reprit-elle.  Tout  le 
monde  parait  tant  vous  estimer,  vous  appré- 
cier, vous  aimer,  et. . . 

— Hein  ?  Tout  le  monde  m'aime,  dites-vous, 
Théo?  Ah!  En  voilà  une  bonne!  Qu'est-ce 
qui  vous  fait  dire  cela,  mon  petit  ami  ? 

— Lorsque  vous  êtes  arrivé,  dans  le  salon,  ce 
soir,  les  dames  et  jeunes  filles  étaient  si  con- 
tentes de  vous  voir!  Même,  on  a  interrompu 
le  quadrille,  pour  vous  souhaiter  la  bienve- 
nue. . .  Moi,  je  pense  que  si  on  ne  vous  aimait 
pas,  on  n'agirait  pas  ainsi,  fit  naïvement  Mag- 
dalena. 

Un  sourire  sceptique  erra,  un  moment,  sur 
les  lèvres  de  Claude.  Ce  sourire,  la  jeune  fille 
ne  le  vit  pas;  sans  doute,  l'eut-elle  vu,  qu'elle 
n'en  aurait  pas  compris  la  signification. 

— Théo,  mon  petit  ami,  dit  soudain  Claude, 
désirant  changer  le  sujet  de  la  conversation, 
savez-vous,  j'aurais  un  service  à  vous  deman- 
der. 

— Un  service  à  me  demander?  Vous,  M.  de 
L'Aigle?    A  moi? 

— Oui...  Seriez-vous  disposé  à  me  le  ren- 
dre? 

— Bien  sûr!  Si  je  le  puis...  Mais  je  ne 
vois  pas  ce  que. . . 

— Théo,  voulez-vous  répéter  après  moi  :  "Je 
promets  de  vous  rendre  le  service  demandé,  si 
c'est  possible". 

Magdalena  répéta  les  paroles  de  Claude. 

— Il  s'agit  du  piano  de  L'Aiglon,  dit-il.  Tous 
les  automnes,  dès  les  premiers  jours  d'octobre, 
mon  yacht  est  emballé,  pour  l'hiver,  et  le  piano 
est  transporté  à  L'Aire. . .    Or,  j'ai  pensé  que, 


50 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


cette  année,  vous  me  permettriez  de  le  faire 
transporter  chez-vous  plutôt.  .  . 

Magdalena  sourit  finement, 

— Ce  service  que  vous  désirez  que  je  vous 
rende,  cache,  très  imparfaitement,  un  acte 
de  bonté  de  votre  part,  M.  de  L'Aigle,  fit-elle. 
Vous  savez  parceque  je  vous  l'ai  dit,  que  nous 
n'avons  pas  de  piano  à  La  Hutte.  .  . 

— Eh!  bien,  disons  que  nous  nous  rendons 
mutuellement  service,  dans  cette  affaire,  mon 
petit  ami,  acquiessa  Claude.  Le  piano  de  L'Ai- 
glon ne  m'est  d'aucune  utilité,  à  L'Aire,  puis- 
que je  possède  un  piano  de  concert  et  que  ce- 
lui du  yacht  reste  fermé.  Ne  serait-il  pas  pré- 
férable qu'il  servit  à  quelqu'un?..  Si  vous 
consentez,  Théo,  nous  transporterons  le  piano 
chez-vous,  dans  les  derniers  jours  de  septem- 
bre. 

"Nous  transporterons",  avait-il...  Ainsi,  il 
viendrait  lui-même  à  La  Hutte? ...  Il  sur- 
veillerait, en  personne,  le  transport  du  piano? 
Magdalena  ne  se  sentit  pas  de  force  à  rejeter 
une  telle  chance  de  le  revoir.    Elle  accepta. 

— Votre  oncle  ?  . .  .  Il  n'aura  pas  d'objec- 
tions, n'est-ce  pas  ? 

— Mon  oncle  fait  tout  ce  que  je  lui  demande 
de  faire,  M.  de  L'Aigle,  répondit-eîle;  il  ne  me 
contrarie  jamais  en  rien. 

— M.  Lassève  est  le  modèle  des  oncles  alors! 
rit  Claude.  Maintenant,  mon  petit  ami,  il  faut 
que  je  vous  quitte. 

— Déjà!  s'écria  Magdalena. 

— Je  suis  même  un  peu  en  retard.  Mais, 
avant  de  partir,  nous  allons  boire  un.  verre  de 
vin,  à  la  santé  l'un  de  l'autre,  n'est-ce  pas? 

Il  versa  du  vin  dans  deux  verres  et  en  tendit 
un  à  la  jeune  fille. 

— Au  succès  de  toutes  vos  entreprises,  Théo! 
fit  Claude,  en  levant  son  verre.  A  votre  bon- 
heur! 

— Au  succès  de  votre  voyage  et  de  vos  en- 
treprises, M.  de  L'Aigle!  répondit  Magdalena, 
en  imitant  le  geste  de  Claude. 

Alors,  il  arriva  une  chose  assez  curieuse  : 
Claude  de  L'Aigle  devint  blanc  comme  la  mort, 
et  le  verre,  qu'il  allait  porter  à  ses  lèvres,  s'é- 
chappa de  ses  doigts  et  tomba  sur  le  plancher. 

— Qu'y  a-t-il?  s'écria  la  jeune  fille,  grande- 
ment effrayée  et  s'élançant  vers  son  compa- 
gnon.   M.  de  L'Aigle!    Vous  êtes  malade? 

Instinctivement,  elle  entourait  de  ses  deux 
mains  le  bras  de  Claude,  tandis  que  ses  yeux, 
démesurément  agrandis,  se  fixaient  sur  son  vi- 
sage. 

— Ce...  Ce  n'est...  rien,  mon  petit  ami, 
parvint  à  articuler  Claude,  essayant  de  souri- 
re. Une  petite  douleur  au  coeur...  J'y  suis 
sujet. . .    Ce  n'est  rien,  rien. . . 

Sans  proférer  un  mot,  elle  lui  présenta  son 
propre  verre  de  vin. 

— Buvez,  je  vous  prie!  dit-elle. 

Docile  comme  un  enfant,  il  obéit,  en  souri- 
ant. 

— Merci,  Théo!  dit-il,  en  lui  remettant  le  ver- 
re.   Et  maintenant,  adieu! 

— Vous  vous  sentez  mieux  ? 

— Je  me  porte  à  merveille,  grâce  à  vos  bons 
soins...  Au  revoir!  A  la  fin  de  septembre, 
mon  petit  ami!  dit  Claude,  en  tendant  la  main 
à  la  jeune  fille. 


— Oui.  .  .    A  ]a  fin  de  septembre.  .  . 

Il  fit  quelques  pas  dans  la  direction  du  cor- 
ridor, puis  il  revint. 

— Théo,  dit-il,  vous  le  savez,  quoique  nous 
soyons  devenus  amis  jurés,  vous  et  moi,  il  ex- 
iste une  grande  différence  d'âge  entre  nous? 

— Oui,  je  sais.  .  .  Mais  ça  ne  fait  rien,  ré- 
pondit la  naïve  enfant. 

Dans  l'ombre,  Claude  sourit  de  sa  naïveté; 
mais  il  eut  été  difficile  de  définir  la  nature  de 
ce  sourire. 

— Si  je  m'étais  marié,  à  l'âge  où  d'autres  se 
marient  généralement,  reprit  Claude,  j'aurais, 
probablement,  aujourd'hui,  un  fils  de  votre  âge, 
Théo,  et  si  j'étais  au  moment  de  le  quitter  pour 
quelques  semaines,  je  déposerais  un  baiser  sur 
son  front. .  .  Théo,  laissez-moi  vous  donner, 
avant  de  partir,  un  baiser  d'adieu! 

Sans  hésiter,  et  pleurant  d'émotion,  Magda- 
lena leva  sur  Claude  son  pur  visage;  et  lui, 
révérencieusement,  posa  ses  lèvres  brûlantes 
sur  le  front  de  la  jeune  fille,  puis  il  partit  hâ- 
tivement, sans  se  retourner,  même  une  seule 
fois. . . 

Bientôt,  Magdalena  entendit  le  bruit  d'une 
voiture  quittant  les  abords  de  l'hôtel;  c'était 
Claude  de  L'Aigle  qui  partait.  .  .  A  celle  qui 
l'aimait  si  éperduement,  il  ne  restait  que  le 
souvenir  du  baiser  qu'il  lui  avait  donné. 

VI 

"THEO,  LE  FLEURISTE" 

Magdalena  venait  d'effacer  d'un  calendrier, 
que  Séverin  lui  avait  donné,  la  date  du  11  sep- 
tembre. 

— Que  les  jours  sont  lents  à  passer!  murmu- 
ra-t-elle.  Encore  dix-neuf  jours,  avant  la  fin 
de  septembre!  Dix-neuf  jours,  avant  de  le  re- 
voir! Viendra-t-il,  ainsi  qu'il  l'a  promis?... 
Accompagnera-t-il  ses  domestiques,  lors  qu'ils 
transporteront  le  piano  de  L'Aiglon  ici  ?..  . 
O  ciel!  Que  le  temps  va  me  paraître  intermi- 
nable, d'ici  la  fin  du  mois! 

Elle  était  encore  à  l'âge  heureux  oii  le  temps 
ne  passe  jamais  assez  vite.  Il  est  vrai  que,  de- 
puis le  soir  du  bal,  elle  ne  vivait  que  pour  le 
moment  où  elle  reverrait  Claude  de  L'Aigle. 

Il  avait  été  question  de  Claude  une  fois,  en- 
tre Magdalena  et  Zenon,  le  lendemain  de  leur 
retour  du  Portage. 

— J'ai  oublié  de  vous  dire,  mon  oncle,  que 
M.  de  L'Aigle  était  au  bal,  avant-hier  soir. 

— Oui?  Vraiment?  avait  répondu  Zenon. 
Alors,  c'est  Mlle  Guérin  qui  a  dû  être  conten- 
te! 

— Pourquoi  dites-vous  cela,  mon  oncle  ? 

— Ne  l'as-tu  pas  entendu  dire,  lorsqu'ils  sont 
venus  nous  chercher  ici,  que  M.  de  L'Aigle  se- 
rait parfait,  s'il  se  rendait  plus  souvent  aux 
invitations  qui  lui  étaient  faites  ? 

— Ah!  oui,  je  me  souviens...  ils  ont  dansé 
ensemble,  lui  et  elle. . . 

— As-tu  eu  l'occasion  de  causer  avec  M.  de 
L'Aigle,  Théo  ? 

— Oui.  Nous  avons  causé  ensemble  quel- 
ques instants. 

Sans  qu'elle  en  eut  l'intention,  elle  induisait 
Zenon    dans  deux   erreurs,  par  cette  réponse 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


51 


qu'elle  venait  de  lui  faire;  la  première,  il  crut 
que  la  conversation  entre  Claude  et  Magdalena 
avait  eu  lieu  dans  le  salon,  en  la  présence  de 
tous;  la  seconde,  qu'ils  n'avaient  échangé  que 
quelques  paroles. 

— Imaginez-vous,  oncle  Zenon,  reprit  la  jeu- 
ne fille,  que  M.  de  L'Aigle  m'a  demandé  si 
nous  lui  rendrions  un  service .  . . 

— Un  service?    Nous!    A  M.  de  L'Aigle! 

— Voilà  précisément  ce  que  je  lui  ai  répondu, 
rit-elle. 

— Eh!  bien,  cher  enfant,  dit  Zenon,  si  réelle- 
ment nous  pouvons  lui  rendre  service,  nous 
n'hésiterons  certainement  pas;  il  nous  en  a 
rendu  un  fameux,  lui,  la  fois  qu'il  nous  a  se- 
courus!. .  .    Ce  service,  quel  est-il? 

— Il  m'a  demandé  si  nous  lui  permettrions 
de  faire  transporter  ici  le  piano  de  L'Aiglon, 
pour  la  saison  d'hiver. 

— Ah!  Bah!  s'exclama  Zenon.  Il  ne  s'agit 
pas ... 

— Je  sais,  mon  oncle!  J'ai  dit  à  M.  de  L'Ai- 
gle que  ce  service  qu'il  demandait  de  nous  ne 
voilait  qu'imparfaitement  un  acte  de  bonté  de 
sa  part. . . 

— Et  qu'a-t-il  répondu  à  cela  ? 

— Il  a  ri,  puis  il  a  avoué  franchement  que 
c'était  vrai;  mais  il  a  ajouté  que  ce  serait  nous 
rendre  mutuellement  service  que  de  lui  permet- 
tre de  faire  transporter  son  piano  ici. 

— Et  tu  as  accepté,  n'est-ce  pas? 

— Oui,  j'ai  accepté,  en  mon  nom  et  au  vôtre. 
Ai-je  eu  tort,  mon  oncle? 

— Mais  non,  Théo...  Seulement,  l'automne 
prochain,  si  l'été  est  aussi  productif  qu'il  a  été 
cette  année,  je  t'achèterai  un  piano,  et  un 
beau!  En  attendant,  celui  de  L'Aiglon  te  dis- 
traira. 

Si  Magdalena  n'eut  été  continuellement  oc- 
cupée, elle  se  fut  ennuyée  ferme;  elle  se  fut 
livrée  à  la  tristesse  et  cela  eut  produit  une  ca- 
tastrophe. Lorsqu'elle  se  sentait  envahie  par 
le  spleen,  elle  ne  manquait  jamais  de  se  dire 
que  si  elle  et  son  père  adoptif  vivaient  dans 
l'isolement,  sur  la  Pointe  Saint-André,  c'était 
parcequ'elle  l'avait  vou^u.  Prise  d'un  irrésis- 
tible besoin  de  se  dérober  aux  yeux  de  ceux 
qui  l'avaient  connue  jadis,  après  sa.  . .  résur- 
rection, elle  avait  jeté  son  dévolu  sur  cette 
masse  de  rochers,  sur  cette  pointe  où  peu  de 
gens  venaient.  Et  aujourd'hui,  elle  serait 
triste,  maussade  ?  . . .  Ce  serait  prouver  sa  re- 
connaissance envers  celui  qui  l'aimait  tomme 
un  père,  d'une  singulière  façon  vraiment! 

D'ailleurs,  elle  devait  avoir  bientôt  un  sur- 
croit d'occupations,  d'occupations  agréables 
aussi,  et  cela,  grâce  à  ce  bon  Séverin  Rocques. 

Un  matin,  il  arriva  à  La  Hutte;  c'était  sa 
première  visite,  depuis  le  décès  de  sa  mère. 

— Ah!  Séverin!  s'écria  Zenon  Lassève,  qui 
selon  son  habitude  était  à  travailler  à  la  cons- 
truction de  ses  bâtiments. 

— Je  reviens,  M.  Lassève!  répondit  Séverin, 
en  se  dirigeant  vers  la  maison.  J'ai  affaire  à 
Théo  d'abord. 

— Théo  est  là.  Entrez  tout  droit,  Séverin. 

— O  Séverin!  fit  Magdalena,  accourant  au- 
devant  de  son  visiteur.  Quel  plaisir  de  vous 
voir! 

— Je  suis  venu  de  bonne   heure,  n'est-ce  pas, 


Théo?  Et,  plus  que  cela,  j'ai  l'intention  de 
passer  la  journée  ici  et  de  ne  retourner  que 
tard  cet  après-midi. . .  si  vous  voulez  me  gar- 
der, j'entends. 

— Plus  vous  serez  de  temps  avec  nous,  plus 
nous  serons  contents;  de  cela  vous  ne  sauriez 
douter,  Séverin,  répondit  la  jeune  fille. 

— Je  te  dirai  bien,  mon  garçon,  reprit  Séve- 
rin, que  j'ai  spécialement  affaire  à  toi.  Voici  : 
tu  sais,  la  belle,  belle  croix  de  fleurs  cirées  que 
tu  avais  faite,  lors  du  décès  de  ma  mère  ?  .  . . 
Eh!  bien,  je  l'ai  mise  sous  un  globe,  que  j'ai 
fait  venir  de  la  ville  de  Québec,  car  je  veux  la 
garder  précieusement  en  ne  pas  l'exposer  à  la 
poussière.  Maintenant,  il  faut  que  je  t'ap- 
prenne que  ce  pauvre  Benjamin  Duval  a  perdu 
sa  femme;  elle  est  morte  hier,  d'une  conges- 
tion des  poumons.  Elle  n'a  été  que  six  jours 
malade. 

— Ah!    La  pauvre  femme! 

— Duval  m'a  donc  demandé,  ce  matin,  si  tu 
lui  ferais  une  croix  de  fleurs  cirées  pour  dépo- 
ser sur  le  cercueil  de  sa  femme. 

— Bien  sûr  que  j'en  ferai  une,  Séverin!  Ce 
bon  M.  Duval 

— Je  la  lui  apporterai  ce  soir.  Et  voici  pour 
te  payer,  dit  Séverin,  en  déposant  trois  dol- 
lars sur  la  table. 

— Non!  Non,  Séverin!  Je  ferai  la  croix, 
avec  plaisir  et  pour  rien. 

— Ecoute,  Théo,  Duval  est  capable  de  payer. 
Je  lui  ai  demandé  trois  dollars  et  il  a  trouvé 
que  ce  n'était  pas  trop  cher. 

Magdalena  hésita  quelques  instants,  puis 
elle  dit: 

— Si  j'accepte  cet  argent,  c'est  parce  que 
j'aimerais  à  acheter  différentes  choses  dont 
j'aurais  bien  besoin  pour  ce  travail  des  croix 
de  fleurs.  D'abord,  il  me  faudrait  du  velours 
vert-mousse,  comme  j'en  ai  vu  dans  une  vitri- 
ne, à  la  Rivière-du-Loup.  Il  me  faudrait  aus- 
si de  la  broche  très  fine  et  de  la  ouate.  Un  de 
ces  jours,  lorsque  vous  irez  à  la  Rivière-du- 
Loup,  Séverin,  voudriez-vous  m'emmener  avec 
vous  ?  . . .  Ou  bien,  je  demanderai  de  me  faire 
certaines  commissions,  si  vous  voulez  bien  vous 
en  charger? 

—Je  m'en  chargerai  avec  plaisir,  tu  le  pen- 
ses bien,  mon  garçon,  ou  bien,  je  t'emmènerai 
avec  moi,  ce  qui  sera  de  beaucoup  préférable. 

Ce  soir-là,  lorsque  Séverin  retourna  au  vil- 
lage, il  apportait,  avec  grand  soin,  la  croix 
mortuaire,  pour  Benjamin  Duval,  et  celui-ci  ne 
manqua  pas  d'admirer  le  travail  fait  par  "le 
petit  pêcheur",  et  de  la  faire  admirer  par  ses 
amis. 

Quelques  jours  plus  tard,  Séverin  revenait  à 
La  Hutte,  portant  un  paquet  sous  chaque  bras. 

— Théo,  dit-il,  en  déposant  l'un  des  paquets 
sur  la  table,  je  t'ai  apporté  du  carton;  je  sais 
que  tu  en  as  toujours  besoin.  Ce  sont  des  boî- 
tes qui  appartenaient  à  ma  mère.  J'espère  que 
le  carton  te  sera  utile  ? 

— Utile?  Certes,  oui!  Et  merci,  mon  bon 
Séverin!  répondit  Magdalena.  Vous  pensez  à 
tout,  vraiment! 

— Et  puis,  reprit  le  brave  garçon,  en  hési- 
tant un  peu,  comme  s'il  n'eut  pas  été  tout  à 
fait  certain  de  la  réception  qui  serait  faite  à 
l'autre  paquet,   j'ai  eu  affaire  à  la  Rivière-du- 


52 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Oh!  Oh!  s'exclama-t-elle.  Le  beau,  beau 
Loup,  hier,  et  j'en  ai  profité  pour  t'acheter 
queifiues  petites  choses,  dont  tu  as  souvent 
besoin  aussi. 

— Ce  disant,  il  présenta  à  la  jeune  fille  le  se- 
cond paquet,  qu'elle  se  hâta  d'ouvrir, 
velours! 

— C'est  bien  cela,  n'est-ce  pas?  je  veux  di- 
re, c'est  bien  la  nuance  que  tu  désirais  avoir? 
Vert-mousse,  tu  m'avais  dit.  . . 

— Oui,  c'est  bien  cels,  Séverin,  et  il  y  en  a. . . 
Mais,  il  y  en  a. . . 

— Cinq  verges. 

— Cinq  verges!  Ça  dû  coûter  gros  d'argent, 
cinq  verges  de  velours? 

— Ça  n'a  rien  coûté  du  tout,  mon  garçon,  car 
voici:  je  suis  allé  à  un  magasin  oii  l'on  me  de- 
vait un  joli  denier,  depuis  assez  longtemps. 
J'avais  réparé  des  meubles  pour  eux  et  négli- 
gé ensuite  de  leur  présenter  mon  compte. 
Hier,  je  me  suis  fait  payer  en  marchandises. 
Tu  trouveras  aussi,  dans  le  paquet,  de  la  ouate, 
du  fil,  et  de  la  broche,  la  plus  fine  que  j'aie  pu 
trouver;  j'espère  qu'elle  fera  ton  affaire  ? 

— Comment  vous  remercier,  Séverin!  s'écria 
Magdalena.  Mon  once  va  vous  rembourser 
tout  cela  immédiatement. 

— Me  rembourser?  Pas  la  miette!  Si  je 
veux  te  faire  un  petit  cadeau,  Théo,  j'en  ai 
bien  le  droit,  hein? 

— Mais. . .  Cinq  verges  de  velours,  à. . .  A 
combien,  Séverin?  . . . 

— N'en  parlons  plus  ou  bien,  je  vais  me  fâ- 
cher! menaça  Séverin.  Si  tu  me  voyais  quand 
je  suis  dans  une  de  mes  colères,  mon  garçon,  tu 
tremblerais  par  anticipation! 

— Je  n'aurais  pas  peur,  fit  Magdalena  en 
riant. 

— J'ai  aussi  autre  chose  à  te  dire,  Théo,  con- 
tinua Séverin.  J'ai  apporté  à  la  Rivière-du- 
Loup,  hier  la  belle  croix  que  tu  avais  faite  pour 
ma  mère,  et  je  me  suis  rendu  chez  l'entrepre- 
neur des  pompes  funèbres,  afin  de  la  lui  mon- 
trer. " — Qui  a  fait  cela"  ?  m'a-t-il  demandé,  et 
moi  de    répondre,  effronté    comme  un    page  : 

" — Cette  croix  vient  de  chez  "Théo,  le  fleu- 
riste". 

— "Théo,  le  fleuriste"?  répéta  Magdalena. 

— Eh!  oui!  Et  je  ne  riais  pas  du  tout,  je  te 
prie  de  le  croire;  au  contraire,  j'étais  sérieux 
comme  un  juge.  " — Où  demeure  "Théo,  le 
fleuriste"?  me  demanda  l'entrepreneur.  " —  Il 
demeure  à  Saint-André,  ai-je  répondu,  et  lais- 
sez-moi vous  dire  que  je  suis  fort  étonné  que 
vous  ne  le  connaissiez  pas,  de  réputation,  au 
moins". 

— Ha  ha  ha!  rit  Magdalena. 

— Le  court  et  le  long  de  l'histoire,  c'est  que 
l'entrepreneur  m'a  donné  une  commande  pour 
toi:  trois  croix  et  trois  couronnes,  pour  les- 
quelles il  consent  à  te  payer  vingt  dollars. 

— Vingt  doLars!  Vingt? 

— Ce  n'est  pas  un  prix  exhorbitant,  tu  sais, 
Théo,  puisqu'il  les  revendra  à  cinq  ou  six  dol- 
lars chacune,  assura  Séverin.  Tiens,  ajouta-t- 
11,  voici  la  commande;  je  lui  ai  promis  le  tout 
pour  le  15  octobre.  Et,  mon  garçon,  n'oublie 
pas  de  coller,  en  arrière  de  chaque  croix,  de 
chaque  couronne,  et  aussi  sur  les  boîtes  les 


contenant,  une  étiquette  portant  les  mots  : 
"Théo,  le  fleuriste",  cela  a  son  importance. 

Ce  brave  Séverin  venait  d'ouvrir  une  nouvel- 
le carrière  à  Magdalena.  Nous  l'avons  dit  dé- 
jà, elle  aimait  passionnément  les  fleurs;  sa 
nouvelle  occupation  promettait  donc  d'être,  en 
môme  temps  que  lucrative,  des  plus  agréables. 

Elle  se  mit  à  l'oeuvre,  dès  le  lendemain,  tra- 
vaillant consciencieusement  et  bien,  afin  de 
mériter  la  réputation  qui  lui  avait  été  faite  par 
Séverin,  auprès  de  l'entrepreneur  de  la  Rivi- 
ère-du-Loup. 

Malgré  le  désir  qu'elle  avait  de  voir  arriver 
la  fin  du  mois  de  septembre,  le  temps  ne  lui  pa- 
rut pas  trop  long,  grâce  à  ses  nouvelles  occu- 
pations. 

Mais  un  jour,  elle  dut  effacer  du  calendrier 
la  date  du  30  septembre,  et  cette  nuit-là,  elle 
s'endormit  en  pleurant  :  M.  de  L'Aig.e  n'avait 
pas  tenu  sa  promesse;  sans  doute,  elle  ne  le 
reverrait  plus  jamais! 


vn 

PERPLEXITES  DE  ZENON 


On  était  au  3  octobre.  La  veille,  Zenon  avait 
dit  à  Magdalena  : 

— Sais-tu,  Théo,  j'ai  envie  de  construire  une 
aile  à  notre  maison. 

— Oui,  mon  oncle  ?  fit-elle,  en  souriant,  car 
elle  savait,  depuis  longtemps  que  son  père 
adoptif  avait  la  toquade  des  constructions. 

— Tu  ne  me  demandes  pas  à  quoi  servira  cet- 
te aile,  Théo  ? 

— Je  me  le  demande  à  moi-même  cependant, 
mon  oncle!  Pourquoi  une  aile  à  La  Hutte,  qui 
me  parait  assez  grande,  te. le  qu'elle  est? 

— C'est  un  atelier  que  je  veux  construire,  en 
arrière,  du  côté  est;  cet  atelier  me  serait  d'une 
grande  utilité,  vois-tu. 

— Alors,  oncle  Zenon,  construisez-vous  en 
un!  Vous  n'avez  pas  besoin  de  mon  consente- 
ment pour  ce  faire,  assûrément!  dit  Magdale- 
na en  riant. 

— Sans  doute  que  j'ai  besoin  de  ton  consen- 
tement, mon  garçon!  Ça  va  t'ennuyer  peut- 
être,  d'entendre  des  coups  de  marteau,  à  la 
journée  ? 

— Oh!  Ça  ne  me  fera  rien  du  tout,  répondit 
la  jeune  fille;  j'y  suis  habituée.  Ne  vous  gê- 
nez aucunement  pour  moi,  je  vous  prie,  et  cons- 
truisez votre  atelier. 

— Séverin  viendra  demain  et  nous  nous  con- 
sulterons ensemble,  lui  et  moi.  Il  a  promis  de 
m'aider,  afin  que  tout  soit  fini  pour  la  fin  du 
mois. 

Magdalena  ne  put  s'empêcher  de  sourire, 
après  que  Zenon  l'eut  quitté;  avec  sa  manie 
pour  les  constructions,  son  "oncle"  eut  cons- 
truit tout  un  village  sur  la  Pointe  Saint-André 
s'il  l'avait  pu,  probablement. 

Le  lendemain  fut  consacré  par  les  deux  hom- 
mes, Zenon  et  Séverin  nous  voulons  dire,  à  se 
consulter,  à  prendre  des  mesures,  etc.  etc.  La 
porte  conduisant  à  l'atelier  serait  percé,  faite, 
puis  posée  tout  de  suite,  et  tandis  que  Zenon 
ferait   cette  porte,    Séverin  s'occuperait    à  se 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


53 


procurer  le  bois  de  construction  nécessaire  à 
la  nouvelle  aile. 

— Séverin  va  me  donner  un  maître  coup  de 
main,  pour  mon  atelier,  Théo,  dit  Zenon,  ce 
soir-là. 

— Tant  mieux,  mon  oncle . . .  Séverin  est  un 
bon  ami  pour  nous. 

— Tu  Tas  dit!  Séverin  a  le  meilleur  coeur 
qu'on  puisse  imaginer,  et  il  nous  est  tout  dé- 
voué; je  trouve  que  nous  sommes  chanceux 
d'avoir  un  tel  ami. 

— Moi  aussi,  je  trouve  cela.  Quand  revien- 
dra-t-il  maintenant? 

— Demain  peut-être . . .  après  demain,  cer- 
tain, et  nous  nous  mettrons  à  l'ouvrage  tout 
de  bon. 

Le  lendemain,  dans  l'après-midi,  alors  que 
Magdalena  était  à  terminer  une  croix  en  fleurs 
cirées,  la  dernière  de  la  commande  de  l'entre- 
preneur de  la  Rivière-du-Loup,  elle  entendit 
parler  Zenon,  dehors.  Séverin  était  arrivé  et 
l'atelier  serait  probablement  en  marche  bien- 
tôt. 

La  porte  de  La  Hutte  s'ouvrit.  La  jeune 
fille  entendit,  de  nouveau,  la  voix  de  Zenon;  il 
disait  : 

— Il  va  falloir  deux  ou  trois  forts  madriers. 
Je  vais  aller  les  chercher,  si  vous  voulez  bien 
m'attendre. 

Elle  entendit  les  pas  de  son  père  adoptif  se 
diriger  vers  les  bâtiments;  puis  d'autres  pas 
entrer  dans  la  maison.  Froufrou  se  mit  à 
aboyer  joyeusement. 

— Bonjour,  Séverin!  dit  Magdalena,  sans  se 
retourner,  ni  même  lever  les  yeux  de  sur  son 
ouvrage.  Excusez-moi  si  je  vous  reçois  avec 
un  tel  sans  cérémonie;  mais  je  suis  si  occupée 
et  si  pressée! 

— Théo,  mon  petit  ami,  répondit  une  voix, 
tandis  ou'une  main  se  posait  sur  l'épaule  de  la 
jeune  fille. 

— M.  de  L'Aigle!  s*écria-t-elle,  rougissant 
et  pâlissant,  tour  à  tour.    Oh!  M.  de  l'Aigle! 

— Vous  ne  m'attendiez  pas,  mon  petit  ami? 

— Vous. . .  vous  aviez  dit. . .  la  fin  de  sep- 
tembre . . .  balbutia  Magdalena,  avec,  dans  la 
voix,  un  tremblement  qu'elle  ne  put  maîtriser. 

— C'est  vrai,  Théo,  j'avais  dit  la  fin  de  sep- 
tembre, et  nous  n'en  sommes  pas  bien  loin, 
vous  l'avouerez,  n'est-ce  pas?  dit  Claude  en 
souriant.  Mais  j'ai  été  plus  longtemps  absent 
que  je  m'y  attendais ...  Si  je  suis  en  retard  de 
quelques  jours,  il  faut  me  le  pardonner.  Vous 
ne  m'^n  voulez  pas,  je  l'espère,  mon  petit  ami? 

— ^Vous  en  vouloir! 

— Non;  je  vois  bien  que  vous  ne  me  garde- 
rez pas  rancune ...  et  nous  sommes  toujours 
amis,  de  bons  amis,  vous  et  moi,  n'est-ce  pas  ? 
fit  Claude  en  tendant  la  main  à  la  jeune  fille. 

— Certes!  répondit-elle,  en  posant  sa  main 
dans  celle  de  celui  qu'elle  aimait  en  secret. 

— Je  vois  que  vous  êtes  à  confectionner  d'ad- 
mirables choses,  dit-il,  en  désignant  la  croix  de 
fleurs  cirées,  que  Magdalena  avait  laissé  choir 
sur  la  table,  à  l'arrivée  de  son  visiteur.  "Théo 
le  fleuriste",  c'est  vous  ? 

— Oui,  répondit-elle,  en  riant.  Mais,  com- 
ment savez-vous  ?  . . . 

— J'ai  vu  de  votre  ouvrage,  à  la  Rivière-du- 
Loup;  cependant,    je  n'étais  pas  absolument 


certain  que  ce  fut  vous  "Théo,  le  fleuriste". 

— C'est  Séverin  qui  a  eu  l'idée  de  me  dési- 
gner sous  ce  nom,  dit  Magdalena  en  souriant; 
il  a  cru  que .  . . 

— Séverin  ? . . .  Un  ami  à  vous  et  à  votre 
oncle,  sans  doute? 

— Oh!  oui,  l'un  de  nos  amis.  Il  est  le  fils  de 
cette  pauvre  Mme  Rocques  qui  est  décédée  si 
subitement,  tout  dernièrement . . .  vous  vous 
en  souvenez?  On  a  parlé  de  ce  décès,  au  bal 
du  Portage...  son  fils  ayant  été  assassiné... 

— Oui!    Oui!    Je  me  souviens! 

— Séverin  et  mon  oncle  s'occupent,  ensemble, 
de  constructions.  Nous  sommes  toujours  con- 
tents de  le  voir,  étant  si  isolés  ici! 

— L'isolement  ne  vous  pèse  pas  trop,  Théo? 

— Non ...  Je  suis  continuellement  occupée, 
voyez-vous. 

-r'iv  cément.  Il  faut  être  très-occupé,  ou 
bien  avoir  une  toquade  quelconque,  pour  trou- 
Vt^'  la  V.-  toieiaoïe,  ici.  Votre  toquade,  à  vous, 
mon  petit  ami,  je  le  devine,  c'est. . .  les  fleurs. 
Est-ce  que  je  me  trompe  ?  Vous  devez  beau- 
coup aimer  les  fleurs,  Théo? 

— Si  j'aime  les  fleurs!  s'écria-t-elle.  Je  les 
aime  toutes...  les  roses  je  les  adore! 

— Vraiment?...  Alors,  nos  goûts  sont  les 
mêmes;  moi  aussi,  j'aime  les  fleurs.  Et  les 
roses!. . .  Quand  je  vous  dirai  qu'il  y  a  deux 
grandes  serres,  à  L'Aire,  et  que  l'une  d'elle  ne 
contient  que  des  roses. . . 

— Seulement  que  des  roses? ...  Oh!  Ça  doit 
être  splendide! 

— Il  y  a  là  des  roses  de  toutes  les  nuances . . . 
J'ai,  surtout,  un  spécimen  de  roses  couleur  sau- 
mon, qui  sont. . .  incomparables.  Xavier,  mon 
jardinier,  est  une  perle,  aussi! 

En  écoutant  parler  Claude,  les  yeux  de  Mag- 
dalena rayonnaient  comme  des  étoiles . . .  Que 
ça  devait  être  beau  L'Aire,  quand  ça  ne  serait 
que  pour  ses  serres,  surtout  celle  des  roses!... 
Une  serre  entière  remplie  de  roses!! 

— ^Je  vais  étudier  la  botanique,  cet  hiver, 
confia-t-elle  à  Claude.  J'attends,  d'un  jour  à 
l'autre,  un  traité  que  mon  oncle  fait  venir  de 
Québec.  Donc,  la  botanique  va  devenir  ma  to- 
quade... Et  vous,  M.  de  L'Aigle,  quelle  est 
votre  toquade ...  si  vous  en  avez  une  ? 

— Ma  toquade,  à  moi,  c'est  l'astronomie.  J'ai, 
à  L'Aire,  un  observatoire,  dans  lequel  je  passe 
bien  des  heures  de  la  nuit,  souvent.  Aimez- 
vous  à  étudier  les  astres,  Théo  ? 

— Je  ne  les  comprends  pas,  je  l'avoue  hum- 
blement. Mais,  ça  doit  être  une  étude  fort  in- 
téressante, l'astronomie  ? 

— Moi,  je  la  trouve  intéressante,  bien  sûr, 
répondit  Claude  en  souriant.  Il  m'arrive  sou- 
vent de  partir  pour  des  régions  assez  lointai- 
nes dans  le  but  de  faire  quelques  observations 
astronomiques,  ou  bien  pour  assister  à  quel- 
que conférence  sur  ce  sujet.  Et  puis,  lors- 
qu'on annonce  un  phénomène  atmosphérique, 
je  vais  l'étudier  du  plus  près  possible. 

— L'astronomie,  c'est  la  science  dont  l'origi- 
ne se  perd  dans  la  nuit  des  temps,  je  sais,  dit 
Magdalena,  et  c'est  trop  profond  pour  moi. 

— Contentez-vous  de  la  botanique,  mon  pe- 
tit ami,  conseilla  Claude.  La  jeunesse  et  les 
fleurs . . .  l'un  ne  va  pas  sans  l'autre,  ce  me 
semble.   Que  je  voudrais . . . 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


Ce  qu'il  eut  voulu  devait  demeurer  un  se- 
cret, car,  à  ce  moment,  il  se  fit  du  bruit,  dehors, 
puis  la  por^-e  de  La  Hutte  s'ouvrit  assez  brus- 
quement. 

— Qu'est-ce?  demanda  Magdalena. 

— C'est  le  piano  qu'on  est  en  frais  de  trans- 
porter ici,  répondit  Claude, 

— Le  piano?...    Ah!  oui,  le  piano! 

Dieu  sait  pourtant  si  elle  l'avait  désiré  ce 
piano;  mais,  pour  le  moment,  elle  l'avait  com- 
plètement oublié.  Dans  sa  joie  de  revoir  Clau- 
de, la  question  du  piano  était  bien  secondaire.  . 
Nous  le  répétons;  nous  ne  saurions  trop  le  ré- 
péter: pauvre  Magdalena! 

Eusèbe  et  Xavier  maniaient,  tous  deux  l'ins- 
trument, qui,  en  somme,  ne  pesait  pas  exces- 
sivement. Zenon  suivait  les  deux  domestiques, 
apportant  le  banc  du  piano. 

En  entrant  dans  la  maison,  Zenon  jeta  sur 
Magdalena  et  Claude  un  regard  quelque  peu 
perplexe:  de  quoi  avaient-ils  bien  pu  causer, 
durant  tout  ce  temps,  ces  deux-là?. . .  Il  com- 
mençait à  avoir  certains  soupçons  concernant 
les  sentiments  de  Magdalena  envers  Claude  de 
L'Aigle...  Il  avait  vu  la  jeune  fille  rêveuse 
parfois,  triste,  sans  cause,  souvent...  Est-ce 
que  la  pauvre  enfant  entretiendrait  des  idées 
sentimentales  à  l'égard  du  propriétaire  de 
L'Aire?...  Quelle  sottise!...  D'abord,  il  ex- 
istait une  grande  différence  d'âge  entr'eux,  et 
puis,  comment  Magdalena  expliquerait-elle  ja- 
mais à  Claude  la  raison  de  son  déguisement?... 
Il  lui  faudrait  lui  expliquer  pourquoi  elle  avait 
endossé  le  costume  masculin...  et  cela  l'obli- 
gerait à  d'autres  explications,  presqu'impossi- 
bles  à  donner,  à  moins  qu'elle  fut  résolue  à  di- 
re qu'elle  était  la  fille  d'un  mort  sur  l'écha- 
faud. . . 

Chose  certaine,  c'est  que  Magdalena  avait 
l'air  très  émue,  un  peu  énervée,  dans  le  mo- 
ment; Zenon  la  vit,  à  plusieurs  reprises,  se 
mordiller  les  lèvres,  et  il  connaissait  la  signi- 
fication de  cela.  .  ,  Instinctivement,  ses  yeux 
se  portèrent  sur  Claude;  il  le  vit  souriant,  mais 
froid.  Sans  doute!  A  quoi  donc  s'était-il  at- 
tendu ? .  . .  Evidemment,  M.  de  L'Aigle  en 
imposait  légèrement  au  petit  pêcheur  et  ba- 
telier, et  il  n'était  probablement  pas  sans  s'en 
apercevoir.  .  .  Eh!  bien,  le  propriétaire  de 
L'Aire  retournerait  chez  lui,  tout  à  l'heure,  et 
on  ne  le  verrait  qu'au  printemps,  lorsqu'il  vien- 
drait chercher  son  piano.  . . 

De  ces  diverses  réflexions  de  Zenon,  il  ne 
faudrait  pas  conclure  qu'il  n'estimait  pas  Clau- 
de, ou  qu'il  oubliait  le  service  rendu.  Certes, 
non!  Seulement,  sa  première  pensée  était  tou- 
jours pour  Magdalena,  la  fille  de  son  ami  mar- 
tyr, et  par-dessus  tout  au  monde,  il  la  voulait 
heureuse. 

— C'est  un  grand  service  que  nous  vous  ren- 
dons, M.  de  L'Aigle,  dit  Zenon  à  Claude,  en 
riant  et  désignant  le  piano. 

— Disons  plutôt  que  c'est  un  service  que  nous 
nous  rendons  mutuellement,  M.  Lassève;  c'est 
ce  qui  avait  été  entendu  entre  Théo  et  moi, 
vous  savez. 

• — Dans  tous  les  cas,  ce  sera  une  grande  dis- 
traction pour  le  cher  enfant,  durant  les  veil- 
lées, qui  sont  déjà  longues. 

— Tant  mieux,  alors,  tant  mieux!  fit  Claude. 


— Désirez-vous  fumer,  M.  de  L'Aigle?  de- 
manda Zenon.  Je  n'ai  que  du  tabac  canadien  à 
vous  offrir;  mais  je    vous  l'offre  de  bon  coeur. 

Claude  sortit  deux  cigares  de  la  poche  de 
son  pardessus  et  en  offrit  un  à  Zenon. 

— Essayez  un  de  ces  cigares,  suggéra-t-il; 
je  les  ai  achetés  à  Québec,  en  passant,  et  je 
les  crois  bons.  Je  pense  que  leur  saveur  vou? 
plaira. 

— Tandis  que  vous  allez  fumer,  tous  deux, 
moi,  je  vais  préparer  du  café.  Le  café  sera 
bon,  je  le  certifie,  dit  Magdalena;  c'est  la  recet- 
te d'Eusèbe,  qu'il  m'a  donnée,  alors  que  nous 
étions  sur  L'Aiglon ...  Je  crois  que  vous  ai- 
merez aussi  mes  petits  gâteaux,  M.  de  L'Ai- 
gle. 

— Ne  vous  donnez  donc  pas  tant  de  peint 
mon  petit  ami!  fit  Claude. 

— Ça  me  fait  plaisir,  croyez-le. 

Bientôt,  le  calé  était  fait,  puis  servi  sur  une 
nappe  en  grosse  toile  bien  blanche,  sur  le  coin 
de  la  table. 

Magdalena  versa  le  café  dans  des  tasses  en 
pierre.  Ce  n'était  pas  la  porcelaine  fine,  le 
verre  taillé,  les  argenteries  de  valeur  de  L'Ai- 
glon bien  sûr:  mais  c'était  ce  qu'on  avait  de 
mieux  à  La  Hutte. 

Peut-être  l'aristocratique  M.  de  L'Aigle 
éprouva-t-il  quelques  frissons  intérieurs  lors- 
que ses  lèvres  devinrent  en  contact  avec  les 
tasses  épaisses;  sans  doute,  il  réprima  avec 
peine  d'autres  frissons  lorsqu'il  se  vit  obligé 
de  faire  fondre  le  sucre,  au  fond  de  sa  tasse, 
au  moyen  d'une  cuillère  en  plomb.  S'il  en  fut 
ainsi,  il  n'en  laissa  certainement  rien  paraître. 
Mais  il  trouva  le  café  exquis,  ainsi  que  les  pe- 
tits gâteaux,  et  il  ne  manqua  pas  d'en  féliciter 
son  "petit  ami";  après  quoi  il  se  leva  pour 
partir. 

—Vous  partez  déjà,  M.  de  L'Aigle? 

Non,  ce  n'est  pas  Magdalena  qui  vient  de 
parler;  c'est  Zenon.  Mais  cette  exclamation 
était  sur  les  lèvres  de  la  jeune  fille;  si  elle  se 
tait,  c'est  parce  qu'elle  a  le  coeur  trop  groi 
pour  pouvoir  proférer  même  un  mot. 

— Il  le  faut,  M.  Lassève.  Rien  ne  me  serait 
plus  agréable  que  de  pouvoir  prolonger  ma 
visite,  croyez-le;  mais,  à  cette  saison,  vous  It 
savez,  il  faut  compter  avec  la  brume. 

— C'est  vrai.  .  .  répondit  Zenon. 

A  ce  moment,  Eusèbe  entrait  dans  la  mai 
son,  après  en  avoir  reçu  l'autorisation;  le  do 
mestique  portait  un  paquet  assez  volumineuA, 
qu'il  déposa  -^ur  la  table,  puis  il  se  retira. 

— Ce  sont  les  opéras  et  autres  morceaux  de 
musique  qu'il  y  avait  sur  L'Aielon.  Théo,  dit 
Claude,  en  désignant  le  paquet  qu'Eusèbe  ve- 
nait de  déposer.  J'ai  pensé  que  vous  aimeriez 
à  déchiffrer  tout  cela,  ajouta-t-il  en  souriant. 

— Oh!  Merci,  M.  de  L'Aigle!  répondit  Mag- 
dalena. J'espère  cependant,  reprit-elle,  que 
vous  ne  vous  privez  pas  de  cette  musique  pour 
moi? 

— Pas  du  tout!  Pas  du  tout,  mon  petit  ami! 
Et  maintenant,  au  revoir,  M.  Lassève!  Au  re- 
voir, Théo! 

Il  était  parti! . . . 

Magdalena  essaya  de  se  consoler  en  regar- 
dant le  piano,  en*  feuilletant  la  musique  que 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


55 


Claude  lui  avait  laissée;  mais  rien  ne  pouvait 
la  consoler,  rien! 

Et  tandis  que  Zenon  Lassève,  dehors,  chan- 
tait à  plein  gosier,  tout  en  plantant  des  clous 
dans  la  porte  qu'il  était  à  faire  pour  son  fu- 
tur atelier,  affaissée  sur  le  siège  qu'avait  oc- 
cupé Claude  de  L'Aigle,  durant  sa  trop  courte 
visite  à  La  Hutte,  Magdalena  pleurait  silen- 
cieusement. 

VIII 
REX 

C'était  une  grande  affaire  que  l'installation 
du  piano  de  L'Aiglon,  à  La  Hutte;  une  bonne 
affaire  aussi  et,  dés  le  premier  soir,  Magdale- 
na jouissait  pleinement  du  plaisir  de  jouer  de 
cet  instrument  qu'elle  aimait  tant.  Et  les 
soirs  suivants,  ce  fut  la  même  jouissance.  Pla- 
cée devant  le  piano,  tandis  que  Zenon  et  Sé- 
verin  causaient  ensemble,  elle  déchiffrait  des 
parties  d'opéras,  passe-temps  excessivement 
agréable  pour  e.le,  puisqu'elle  lisait  si  facile- 
ment la  musique,  à  première  vue. 

— Théo,  chante-nous  donc  cette  partie  des 
Cloches  de  Cornéville,  que  tu  as  chantée  avec 
M.  de  L'Aigle,  à  bord  de  L'Aiglon,  demanda 
Zenon,  certain  soir.    C'était  si  joli! 

Mais  cela,  Magdalena  ne  le  pouvait  pas;  elle 
savait  d'avance  que  la  voix  lui  manquerait, 
aussitôt  qu'elle  essayerait  de  chanter  la  pre- 
mière note  de  cet  opéra  qu'elle  et  Claude 
avaient  chanté  ensemble.  Alors,  pour  ne  pas 
mécontenter  son  père  adoptif,  elle  chanta  au- 
tre chose,  croyant  le  tromper  ainsi. 

— Ce  n'est  pas  cela  que  je  voulais  dire,  Théo, 
annonça  Zenon;  mais  ce  que  tu  viens  de  chan- 
ter, c'est  aussi  très  beau. 

— Beau!  Vous  l'avez  dit,  M.  Lassève!  s'é- 
cria Séverin.  Quelle  belle  voix  tu  as,  Théo; 
on  dirait  une  voix  parfaite  de  femme. 

A  cause  de  la  présence  du  piano  à  La  Hutte; 
à  cause  aussi  du  degré  d'intimité  qui  existait 
entre  les  Lassève  et  Séverin,  on  n'avait  pu  ca- 
cher à  ce  dernier,  plus  longtemps,  ce  qui  con- 
cernait Claude  de  L'Aigle,  tout  en  lui  faisant 
promettre  de  n'en  souffler  mot  à  âme  qui  vi- 
ve. Séverin  avait  promis  de  se  taire  et  on 
pouvait  se  fier  à  sa  promesse;  comme  celle  de 
tout  honnête  homme,  sa  parole  valait  de  l'or. 

Inutile  de  dire  si  Séverin  avait  été  étonné 
d'apprendre  qu'il  y  avait  un  si  splendide  do- 
maine que  L'Aire  sur  la  Pointe  Saint- André; 
ce  domaine,  personne,  au  village,  n'en  soup- 
çonnait même  l'existence. 

On  était  au  10  octobre.  Il  était  temps  de 
livrer  à  l'entrepreneur  de  la  Rivière-du-Loup 
le  reste  de  sa  commande,  c'est-à-dire  les  deux 
croix  et  la  couronne,  que  Magdalena  avait  ter- 
minées. 

— Séverin,  dit-elle,  un  soir,  au  moment  où 
le  brave  garçon  se  disposait  à  retourner  chez 
lui,  après  avoir  travaillé  comme  dix,  toute  la 
journée,  à  la  construction  nouvelle,  nous  vou- 
lons dire  à  l'aile,  ce  sera  demain  le  10  du 
mois.  Les  croix  et  la  couronne  de  fleurs  ci- 
rées étant  terminées,  ne  serait-ce  pas  le  temps 
de  les  livrer  à  l'entrepreneur  de  la  Rivière-du- 
Loup  ? 


— Bien  sûr!  s'écria  Séverin.  Demain,  ça  ne 
sera  pas  trop  tôt.  J'irai  donc  à  la  Rivière-du- 
Loup.  .  .  Mais...  j'y  songe!...  Pourquoi  ne 
m'accompagneriez-vous  pas,  tous  deux?  Hein, 
M.  Lassève? 

— Je  pourrais  difficilement  laisser  mes  tra- 
vaux. . .  commença  Zenon. 

— Nous  travaillerons  double,  après  demain, 
M.  Lassève,  si  vous  vouiez  prendre  un  congé 
demain.  Venez!  Vous  pourrez  juger,  par 
vous-même,  des  qualités  de  Rex.  Il  va  nous 
mener  à  la  Rivière-du-Loup  et  nous  en  rame- 
ner en  un  crac! 

— Mon  oncle,  dites  "oui"  !  implora  Magdale- 
na. Pensez-y!  Une  si  belle  promenade,  et  le 
temps  est  si  beau! 

— Mais,  Séverin,  dit  Zenon,  en  riant,  je 
croyais  que  vous  vouliez  tenir  "Théo,  le  fleu- 
riste" dans  l'ombre  et  le  mystère,  ou,  du  moins^ 
incognito! 

— C'est  vrai...  murmura  Séverin.  Je  ne 
tiens  pas  à  ce  que  l'entrepreneur  le  voie... 
Je  lui  ai  dit  que  j'étais  l'agent  de  "Théo,  le 
fleuriste"  et...  Ah!  Tiens!  Voici:  arrivés  à 
la  Rivière-du-Loup,  je  vous  conduirai  tous  deux 
chez  Mme  Fabien,  une  amie  de  ma  mère.  Moi, 
je  me  rendrai  chez  l'entrepreneur,  puis  j'irai 
vous  rejoindre  ensuite.  Nous  dînerons  chez 
Mme  Fabien...  moyennant  finances,  c'est  en- 
tendu, car  elle  n'est  pas  bien  fortunée  cette 
bonne  dame.  Mais,  Théo,  si  jamais  tu  n'as 
mangé  des  oeufs  pondus  du  matin;  du  miel 
sentant  le  trèfle;  du  beurre  goûtant  la  crème, 
la  vraie  crème,  je  t'assure  que  tu  vas  te  ré- 
galer chez  Mme  Fabien! 

— L'eau  m'en  vient  à  la  bouche,  Séverin! 
s'écria  Magdalena,  en  riant. 

— Vous  l'aimerez,  cette  amie  de  ma  mère, 
je  vous  l'assure,  M.  Lassève!  Quant  à  toi, 
Théo,  je  prédis  que  Mme  Fabien  va  vouloir 
t'embrasser  sur  les  deux  joues,  en  t'aperce- 
vant! 

— Je  l'aime  déjà  cette  bonne  Mme  Fabien, 
sans  même  l'avoir  vue,  dit  la  jeune  fille  en 
souriant.  D'ailleurs,  n'était-elle  pas  l'amie  de 
Mme  Rocques,  que  je  chérissais  tant. 

— Ainsi,  c'est  décidé?  Vous  m'accompagne- 
rez à  la  Rivière-du-Loup,  M.  Lassève,  Théo? 

— Pourrions-nous  refuser  une  si  belle  offre! 
s'exclama  Zenon. 

— Cher  oncle!  s'écria  Magdalena,  entourant 
de  ses  bras  le  cou  de  Zenon.  Ca  m'aurait  fait 
tant  de  peine,  si  vous  aviez  refusé!  Et,  Séve- 
rin. . .  j'ai  quelque  chose  à  vous  demander. . . 

— "Demandez  et  vous  recevrez"  a  dit  le  Sei- 
gneur. 

— Oui,  je  sais. . .  Eh!  bien,  voici  :  me  laisse- 
rez-vous  conduire  le  cheval?  Que  ça  me  fe- 
rait plaisir! 

— Impossible,  mon  garçon,  impossible!  pro- 
testa Zenon.  Tu  n'as  jamais  conduit  un  che- 
val de  ta  vie,  et  Rex. . . 

— Rex  ? . . .  On  peut  le  conduire  avec  un  fil, 
M.  Lassève,  répondit  Séverin. 

— Tout  de  même .  .  . 

— Ecoutez,  M.  Lassève!  Si  Théo  désire  con- 
duire Rex,  laissez-le  faire.  Je  serai  assis  à 
ses  côtés  et  lui  donnerai  sa  première  leçon. 
Ne  craignez  rien;  je  vous  promets  que  tout 
ira  bien. 


56 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Du  moment  que  vous  serez  là,  tout  près, 
Séverin.  .  .  Je  sais  que  je  puis  me  fier  à  vous. 

Le  lendemain  matin,  à  dix  heures,  on  par- 
tait pour  la  Rivière-du-Loup. 

Mais,  d'abord,  il  y  avait  eu  des  exclamations 
d'admiration,  de  la  part  de  Zenon  et  de  Mag- 
dalena,  en  apercevant  Rex,  un  grand  cheval 
gris-pommelé,  doux  comme  un  agneau,  habi- 
tué au  monde  et  essayant  de  leur  prouver  de 
l'amitié  par  des  hochements  de  tête,  des  hé- 
nissements  en  sourdine,  lorsqu'on  le  flattait, 
ou  qu'on  avait  l'air  seulement  de  s'occuper  de 
lui. 

Magdalena  n'avait  jamais  touché  à  un  che- 
val de  sa  vie,  et  elle  était  quelque  peu  timi- 
de; elle  eut  vraiment  peur  même,  lorsque  Rex 
s'approcha  d'elle  et  posa  sa  grande  tête  sur 
son  épaule.  Zenon  qui,  lui  non  plus,  n'était 
pas  habitué  aux  chevaux,  ne  put  s'empêcher 
de  crier. 

— Théo!  Séverin!  Le  cheval! 

— Ne  craignez  rien,  M.  Lassève,  dit  Séverin. 
Il  n'y  a  aucun  danger,  Théo,  ajouta-t-il.  Rex 
te  fait  tout  simplement  des  façons,  pensant 
que  tu  as  peut-être  une  pomme  ou  un  mor- 
ceaux de  sucre  à  lui  donner. 

— Je  lui  ai  apporté  deux  pommes  et  un  mor- 
ceau de  sucre,  Séverin. 

— Alors,  crois-le,  mon  garçon,  il  le  sait,  rit 
Séverin.  Donne-lui  une  pomme,  Théo  et,  en- 
core une  fois,  ne  crains  rien. 

Mais  Magdalena  présenta  la  pomme  à  Séve- 
rin, en  lui  disant  : 

— Donnez-la  lui,  vous;  moi,  j'ai  peur. 

— Peur?  Peur  de  Rex?  Allons!  Donne-lui  la 
pomme,  dans  ta  main,  Théo! 

Elle  obéit,  quoique  timidement.  Soudain 
pourtant,  elle  fit  un  léger  cri;  on  eut  pu  voir 
pâlir  Zenon. 

— Qu'y  a-t-il,  Théo?  demanda-t-il.  Le  che- 
val t'a-t-il  mordu? 

— Non...  Je  ne  le  crois  pas...  J'ai  senti 
ses  lèvres  sur  mes  doigts...  J'ai  eu  bien 
peur. . . 

— C'est  parce  que  tu  ne  sais  pas  présenter 
quelque  chose  à  un  cheval,  dit  Séverin.  Tu 
as  dû  prendre  la  pomme  dans  tes  doigts  et 
l'offrir  ainsi  à  Rex. 

— Mais,  oui! 

— Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  faut  faire;  tu  ris- 
quais de  te  faire  mordre  accidentellement.  Rex, 
ne  te  mordrait  pas  volontairement  pour  tou- 
te.. .  l'avoine  de  la  province,  tu  sais,  mon  gar- 
çon, fit  Séverin,  en  riant;  mais  en  voulant  sai- 
sir la  pomme,  tout  à  l'heure,  il  aurait  pu  te 
saisir,  en  même  temps,  les  doigts,  sans  le  fai- 
re exprès.  Tiens,  reprit-il,  regarde  comment 
je  m'y  prends,  moi. 

Il  retira  une  pomme  de  la  poche  de  son  par- 
dessus et  la  tendit  à  Rex. 

— Vois-tu,  expliqua-t-il  à  Magdalena,  je 
mets  la  pomme  dans  la  paume  de  ma  main, 
sans  y  toucher  avec  mes  doigts;  de  cette  ma- 
nière, le  cheval  prend  le  fruit  gentiment  avec 
ses  lèvres,  et  il  n'y  a  aucun  danger.  Offre-lui 
en  une  de  cette  manière  maintenant,  Théo. 

— Séverin,  intervint  Zenon,  peut-être  serait- 
il  préférable  que .  . . 

— Allons,  allons,  M.  Lassève!  Il  faut  que 
l'enfant  s'habitue  aux  chevaux,  puisque  vous 


vous  proposez  d'en  garder  un,  vous-même. 

— Je  n'ai  pas  peur,  Séverin,  fit  Magdalena. 

— Il  ne  faut  pas  avoir  peur  des  chevaux, 
non  plus,  Théo;  ils  sont  parfaitement  inoffen- 
sifs, lorsqu'ils  sont  bien  traités. 

L'offre  de  la  pomme  à  Rex,  ce  fut  un  suc- 
cès, et  aussi  l'offre  d'un  morceau  de  sucre. 

— Chère  belle  bête!  s'écria  Magdalena,  en 
flattant  le  cheval.  Combien  vous  devez  l'ai- 
mer, Séverin! 

— Je  ne  me  déferais  pas  de  Rex  pour  tous 
les  biens  de  ce  monde,  sache-le,  mon  petit. 

— Je  le  crois  sans  peine!  dit  Zenon. 

Magdalena  s'installa  sur  le  premier  siège 
de  la  voiture,  et  Séverin  s'assit  à  côté  d'elle, 
afin  d'être  prêt  à  s'emparer  des  rubans,  quand 
nécessité  il  y  aurait. 

— Je  ferais  bien  peut-être  de  faire  mon  acte 
de  contrition,  avant  de  partir,  Théo,^  dit  Ze- 
non, en  riant.    Puisque  c'est  toi  qui  mènes. .  . 

— 0  mon  oncle!  rit  la  jeune  fille,  à  son  tour. 
Tenez,  ajouta-t-elle,  je  vous  confie  Froufrou; 
il  serait  de  trop  sur  notre  siège  et  il  me  nui- 
rait.. .  Et  maintenant,  tenez-vous  bien,  oncle 
Zenon;  nous  allons  partir! 

— Pour  tous  les  péchés  de  ma  vie,  pardon, 
Seigneur,  pardon!  dit  Zenon  d'un  air  si  comi- 
que que  Magdalena  et  Séverin  rirent  d'un 
grand  coeur. 

— Marche,  Rex!    Beau  cheval,  marche! 

Elle  était  au  comble  de  ses  joies  la  chère 
enfant.  Que  c'était  agréable  de  conduire  une 
aussi  excellente  bête  que  Rex!  Séverin  l'a- 
vait bien  dit;  on  eut  pu  le  conduire  avec  un 
fil- 

Cependant,  il  y  eut  des  rencontres  à  faire  et 
Séverin  dut  prendre  les  rubans  des  mains  de 
la  jeune  conductrice. 

— Vois-tu,  lui  dit-il,  ça  demande  un  peu  de 
pratique  pour  les  rencontres.  Il  est  vrai  que 
Rex  se  jette  de  côté,  de  lui-même;  mais  il 
faut  pouvoir  juger  de  l'espace  et  de  la  distan- 
ce, sans  quoi  on  irait  se  jeter  dans  quelque 
fossé. 

On  arrivait  au  Portage,  lorsque  Séverin 
aperçut,  venant  à  leur  rencontre,  un  fringuant 
équipage  :  deux  chevaux,  noirs  comme  la  nuit, 
dont  l'attelage,  aux  ornements  d'argent,  lui- 
saient au  soleil;  ces  chevaux  étaient  attelés  à 
une  luxueuse  berline.  En  un  clin  d'oeil,  le  ri- 
che équipage  eut  croisé  la  modeste  voiture 
contenant  nos  trois  amis.  Heureusement,  Sé- 
verin avait  saisi  les  rubans,  car  Magdalena 
venait  d'avoir  une  grande  surprise  :  la  berline 
contenait  un  homme,  et  cet  homme  c'était 
Claude  de  L'Aigle. 

—Tiens!  C'est  M.  de  L'Aigle,  qui  vient  de 
nous  croiser!  s'écria  Zenon.  L'as-tu  reconnu, 
Théo  ? 

— Oui.  Il  ne  nous  a  pas  vus  cependant;  il 
était  à  lire,  je  crois,  ou  à  consulter  des  notes. 
Mais  j'ai  reconnu  M.  de  L'Aigle;  j'ai  aussi  re- 
connu Eusèbe,  qui  conduisait  les  chevaux. 

—Ah!  C'est  là  l'équipage  de  ce  mysté- 
rieux M.  de  L'Aigle!  fit  Sévevrin.  J'ai  vu  cet 
équipage  souvent.  . .  M.  de  L'Aigle  aussi,  je 
l'ai  vu  déjà,  sans  savoir  qui  il  était,  naturelle- 
ment. 

— Alors,  M.  de  L'Aigle  est  connu,  au  village 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


57 


Saint-André,  sans  qu'on  sache  son  nom,  ni  où 
il  demeure  ? 

— Non,  M.  Lassève.  M.  de  L'Aigle  n'est 
pas  connu,  à  Saint-André,  pas  même  de  vue. 
Je  crois  qu'il  fait  transporter  son  équipage  sur 
un  bac,  aussitôt  qu'il  a  quitté  le  Portage... 
J'ai  vu  ce  bac  souvent,  sans  en  comprendre 
l'utilité. 

— Probablement  que  l'accès  de  L'Aire  est 
trop  difficile,  du  moins  durant  cette  saison, 
pour  que  M.  de  L'Aigle  puisse  procéder  autre- 
ment, répondit  Zenon,  et  cette  réponse  termi- 
na la  conversation,  en  ce  qui  concernait  Claude 
et  ses  affaires. 

Le  reste  du  voyage  se  fit  sans  autres  inci- 
dents dignes  d'être  rapportés. 

Enfin,  on  arriva  devant  une  maison  blanche, 
aux  contrevents  verts,  perdue  au  milieu  d'une 
minuscule  forêt  d'érable. 

— C'est  ici  que  demeure  Mme  Fabien,  dit  Sé- 
verin.  Venez!  ajouta-t-il,  en  s'adressant  à  Ze- 
non et  à  Magdalena,  après  avoir  attaché  Rex  à 
un  arbre. 

Nos  deux  amis  hésitèrent,  durant  l'espace  de 
quelques  instants;  ils  éprouvaient  cette  sorte 
de  gêne  qu'on  éprouve  généralement  à  se  pré- 
senter chez  des  inconnus.  Séverin,  il  est  vrai, 
leur  avait  dit  des  choses  merveilleuses  sur  le 
compte  de  Mme  Fabien;  mais,  il  faut  si  peu, 
souvent,  pour  se  sentir  de  trop;  un  regard... 
un  silence . . .  une  intonation  froide ...  un  rien, 
suffit  pour  faire  comprendre  à  un  étranger 
qu'il  n'est  pas  le  très  bienvenu. 

Leur  hésitation  fut  de  courte  durée,  pour- 
tant, et  bientôt,  ils  furent  à  côté  de  Séverin, 
lorsque  celui-ci  frappa  à  la  porte  de  la  maison. 

La  porte  venait  d'être  ouverte  par  une  fem- 
me d'une  soixantaine  d'années,  aux  cheveux 
blancs,  aux  yeux  bleus,  très  doux;  de  fait,  la 
bonté  rayonnait  dans  toute  sa  personne. 

— Séverin!  s'exclama-t-elle.  Enfin!  Tu  t'es 
décidé  de  venir  me  voir!  Entre,  Séverin,  en- 
tre! Tu  es  le  bienvenu  mille  fois,  ainsi  que  tes 
amis! 

— Hein!  semblait  dire  le  regard  de  Séverin 
à  ses  compagnons.  Je  vous  l'avais  bien  dit 
que  vous  seriez  les  bienvenus!  Mme  Fabien, 
fit-il,  lorsqu'il  eut  donné  deux  résonnants  bai- 
sers à  cette  bonne  dame,  je  vous  présente  M. 
Lassève,  de  la  Pointe  Saint- André  et. . . 

— Je  suis  heureuse  de  faire  votre  connais- 
sance, M.  Lassève,  répondit  la  brave  femme, 
et  laissez-moi  vous  assurer  que  vous  êtes  le 
très-bienvenu,  ajouta-t-elle,  en  tendant  la  main 
à  Zenon. 

— Merci,  Madame,  dit  Zenon,  en  s'inclinant 
devant  Mme  Fabien. 

— Je  vous  présente,  maintenant,  Théo,  le  ne- 
veu de  M.  Lassève,  aussi  de  la  Pointe,  continua 
Séverin,  attirant  Magdalena  auprès  de  Mme 
Fabien. 

— Oh!  Le  bel  enfant!  s'écria  Mme  Fabien, 
en  donnant  un  baiser  à  la  jeune  fille,  qui  sou- 
rit et  rougit  en  même  temps. 

Elle  jeta,  machinalement,  les  yeux  sur  Séve- 
rin, et  elle  faillit  éclater  de  rire,  en  le  voyant 
lui  faire  un  clin  d'oeil:  ce  clin  d'oeil  tout  com- 
me le  regard  de  tout  à  l'heure,  disait  si  claire- 
ment : 


— Hein!  Je  te  l'avais  bien  dit  qu'elle  t'em- 
brasserait la  brave  femme! 

IX 

UNE  JOYEUSE  SURPRISE 

Leur  excursion  à  la  Rivière-du-Loup  leur  fit 
du  bien  à  tous.  Magdalena  paraissait  plus 
joyeuse;  on  eut  pu  l'entendre  chanter  dans  et 
autour  de  La  Hutte,  tout  en  vaquant  à  ses  oc- 
cupations journalières. 

La  réception  si  cordiale  que  leur  avait  fait 
cette  bonne  Mme  Fabien  les  avait  impression- 
nés très  favorablement,  et  même,  ils  l'avaient 
invitée  à  venir  leur  rendre  visite,  à  la  pointe; 
Mme  Fabien  avait  accepté.  Pas  avant  l'été, 
bien  sûr;  mais  elle  irait,  durant  la  prochaine 
belle  saison.  On  ne  l'oublierait  pas;  Séverin 
irait  la  chercher  en  voiture,  quand  le  temps  en 
serait  venu. 

Une  chose  avait  fait  grand  plaisir  à  Magda- 
lena :  au  moment  où  ils  allaient  partir,  pour 
retourner  à  Saint-André,  Mme  Fabien  avait 
remis  à  la  jeune  fille  un  gros  bouquet  de  fleurs 
variées. 

— Je  sais  que  tu  aimes  les  fleurs,  petit,  lui 
avait-elle  dit,  car  je  t'ai  vu  les  admirer,  dans  le 
jardin. 

— Si  j'aime  les  fleurs.  Madame!  s'était  écriée 
Magdalena.  Et  c'est  pour  moi,  pour  moi,  ce 
splendide  bouquet? 

— Bien  sûr,  cher  enfant. 

— Oh!  Comment  vous  remercier,  Mme  Fa- 
bien! 

—-Je  suis  contente  de  te  faire  plaisir,  Théo, 
avait  répondu  la  bonne  dame.  L'année  pro- 
chaine, par  exemple,  tu  viendras  me  voir  dans 
le  mois  de  juin  ou  de  juillet;  les  fleurs  sont 
dans  toute  leur  splendeur  alors,  et  tu  seras  à 
même  d'en  cueillir  autant  que  tu  en  voudras. 

—Que  vous  êtes  bonne,  Mme  Fabien!  s'était 
écriée  la  jeune  fille,  en  donnant  un  baiser  à  la 
brave  femme. 

Ces  fleurs,- inutile  de  le  dire,  Magdalena  en 
prit  grand  soin;  même,  pour  le  voyage  de  re- 
tour, elle  céda  sa  place  à  son  père  adoptif,  sur 
le  premier  siège,  préférant  le  second,  afin  de 
pouvoir  avoir  l'oeil  à  son  bouquet. 

Ce  fut  donc  au  tour  de  Zenon  Lassève  de 
prendre  des  leçons,  en  retournant  à  Saint-An- 
dré. Il  s'y  entendait  peu  lui-même,  n'ayant 
jamais  possédé  de  cheval  et  n'en  ayant  con- 
duit que  rarement,  dans  sa  vie. 

— Dois-je  dire  mon  acte  de  contrition,  à  mon 
tour,  mon  oncle  ?  demanda  Magdalena,  en  riant 
au  moment  où  l'on  partait. 

— "La  prudence  est  la  mère  de  la  sûreté'* 
cita  Zenon,  riant  d'un  bon  coeur  lui  aussi. 

Arrivée  à  La  Hutte,  le  premier  soin  de  notre 
héroïne  fut  pour  ses  fleurs.  Le  lendemain, 
elle  allait  les  cirer  toutes,  si  possible,  elle  ci- 
rerait aussi  les  plus  belles  feuilles.  Le  bou- 
quet entier  fut  donc  mis  dans  un  grand  pot 
rempli  d'eau,  qui  fut  ensuite  placé  sur  la  ta- 
ble. 

— Quel  splendide  centre  de  table,  hein,  mon 
oncle?  s'écria-t-elle,  lorsqu'ils  se  fussent  at- 
tablés pour  le  souper. 

— On  ne  se  prive  de  rien,  à  La  Hutte,  n'est- 


58 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  I/AIGLE 


ce  pas,  Théo?  répondit  Zenon  en  riant.  Mme 
Fabien  t'a  fait  là  un  cadeau  que  tu  apprécies 
fort,  je  sais,  ajouta-t-il,  en  désignant  le  centre 
de  table. 

— Rien  au  monde  n'est  pu  me  faire  plus  plai- 
sir, je  vous  l'assure! 

Le  lendemain  et  les  jours  suivants,  Magdale- 
na  fut  fort  occupée  avec  ses  fleurs,  dont  elle  ne 
perdit  pas  une  seule.  A  part  cela,  elle  était 
aussi  à  faire  des  "formes"  de  croix,  de  couron- 
nes et  d'ancres.  Ces  formes,  préparées  à  l'a- 
vance ainsi,  lui  permettrait  de  remplir  les  com- 
mandes plus  vite,  lorsqu'elle  en  recevrait,  ce 
qui  ne  saurait  manquer. 

Séverin,  lorsqu'il  avait  remis  à  "Théo,  le 
fleuriste",  les  vingt  dollars  qui  lui  revenaient 
prix  de  l'ouvrage  fait  pour  l'entrepreneur  de  la 
Rivière-du-Loup,  lui  avait  dit  : 

— Tiens,  Théo,  voici  l'argent  qui  te  revient. 
J'en  ai  donné  un  reçu  à  l'entrepreneur  et  il 
m'a  demandé  si  tu  serais  disposé  à  prendre 
d'autres  commandes,  un  peu  plus  tard. 

— Et  qu'avez-vous  répondu,  Séverin? 

— J'ai  répondu  que  j'étais  l'agent  de  "Théo, 
le  fleuriste"  et  que  je  pouvais  lui  assurer  (à 
l'entrepreneur,  s'entend)  que  ses  commandes 
seraient  remplies  du  moment  qu'il  t'accorde- 
rait le  temps  nécessaire  pour  un  travail  aussi 
délicat. 

— Vous  avez  bien  fait,  Séverin,  et  je  me  tien- 
dra" i  prêt  en  conséquence. 

Elle  avait  voulu  remettre  à  Zenon  les  vingt 
dollars  qu'elle  avait  gâgnés,  mais  il  avait  re- 
fusé de  les  prendre. 

— Pas  la  miette,  mon  garçon,  pas  la  miette! 
avait-il  répondu.  Cet  argent  est  à  toi;  garde- 
le.  On  ne  sait  jamais  quand  tu  pourrais  en 
avoir  besoin. 

Le  temps  passe  vite  quand  on  est  occupé,  et 
un  jour,  Magdalena  constata  que  le  mois  d'oc- 
tobre achevait.  Le  temps  était  au  beau  fixe, 
quoique  froid. 

Un  après-midi,  elle  alla  faire  une  promena- 
de à  pied,  accompagnée  du  fidèle  Froufrou.  En 
passant  près  de  l'aile,  à  laquelle  son  père  adop- 
tif  et  Séverin  étaient  à  travailler,  elle  voulut 
s'approcher,  pour  leur  parler. 

— N'approche  pas  de  trop  près,  Théo!  s'écria 
Zenon,  moitié  riant.  Tu  as  promis,  tu  sais,  de 
ne  pas  essayer  de  voir  l'intérieur  de  mon  ate- 
lier, avant  que  ce  soit  complètement  fini. 

— C'est  vrai,  mon  oncle,  répondit-elle,  en 
souriant.  Mais,  est-ce  que  vous  l'achevez  vo- 
tre construction  ? 

— Oui,  mon  gar  on.  Nous  espérons  met- 
tre la  dernière  main  ce  soir,  demain,  le  plus 
tard...  J'aurai  quelque  chose  à  te  proposer 
au  su  iet  de  cette  aile,  Théo. 

— Je  prêterai  une  oreille  attentive  à  votre 
proposition,  je  vous  le  promets  et,  inutile  de 
vous  dire  qu'elle  est  adoptée  d'avance,  qu'elle 
qu'elle  soit.  En  attendant,  au  revoir,  mon  on- 
cle! Au  revoir,  Séverin!  Je  m'en  vais  faire 
une  petite  promenade  avec  Froufrou. 

— C'est  un  beau  temps  pour  marcher,  dit 
Séverin. 

— Merci,  Théo;  mais  ça  dépendra  de...  de 
l'atelier.  .  .  Si  nous  le  terminons  ce  soir,  il 
est  plus  que  probable  que  je  retourne  à  Saint- 


André,  quitte  à  revenir  demain.  Je  te  rever- 
rai à  ton  retour,  d'ailleurs. 

Les  deux  hommes,  occupés  à  travailler,  ne 
s'aperçurent  pas  du  chemin  qu'avait  pris  Mag- 
dalena. Mais  soudain,  Séverin,  ayant  levé  la 
tête,  s'écria  : 

— M.  Lassève,  voyez  donc  où  Théo  est  ren- 
du! 

Zenon  leva  la  tête,  à  son  tour.  Il  ne  fut  pas 
très  surpris  de  voir  la  jeune  fille  debout  sur 
le  Roc  de  L'ancien  Testament;  il  ne  fut  pas 
étonné  non  plus  de  la  voir  leur  tourner  le  dos 
et  regarder  fixément  dans  la  direction  du  Roc 
du  Nouveau  Testament,  c'est-k-dire,  de  L'ai- 
re..  .  La  demeure  de  M.  de  L'Aigle...  Et 
Magdalena  la  pauvre  enfant...  Malgré  lui, 
il  soupira  et  Séverin  l'entendit. 

— Théo  regarde  du  côté  de  la  demeure  de  M. 
de  L'Aigle,  Séverin,  annonça-t-il,  d'un  ton  un 
peu  froid. 

— Ne  l'aimez-vous  pas  ce  M.  de  L'Aigle? 
demanda  Séverin. 

— Mais,  oui!  C'est  un  charmant  type.  Il  a 
été  parfait  pour  nous,  et  je  l'estime  beaucoup. 

— Ah!...  Je  pensais...  murmura  tout  bas 
Séverin, 

Enfin,  Magdalena  quitta  le  rocher  et  s'en 
vint  vers  La  Hutte;  les  deux  hommes  l'y  atten- 
daient. Zenon,  sans  en  avoir  l'air,  l'observa, 
du  coin  de  l'oeil,  et  il  crut  qu'elle  avait  pleuré, 
ce  qui  eut  pour  effet  de  l'attrister. 

— Théo,  annonça-t-il  pourtant,  l'atelier  est 
terminé.  Il  ne  reste  plus  que  quelques  petits 
détails;  mais  ça  ne  presse  pas,  pour  le  moment. 

— Vous  avez  dû  beaucoup  travailler,  tous 
deux,  vous  et  Séverin,  mon  oncle,  répondit  la 
jeune  fille,  pour  terminer  cette  construction  si 
vite;  mais  vous  devez  être  contents  que  ce  soit 
fini. 

— Nous  n'en  sommes  pas  fâchés,  pour  te  di- 
re le  vrai!. . .  Et  maintenant,  voici  ce  que  j'a- 
vais à  te  proposer  :  faisons  l'inauguration  de 
i'atelier,  demain  soir. 

— Et  comment  nous  y  prendrons-nous?  de- 
manda-t-elle  gravement. 

— D'abord,  nous  aurons  un  souper  "à  tout 
casser",  à  six  heures  juste,  puis.  .  . 

— Un  souper?...  Je  pourrais  faire  un  bon 
pâté  au  poulet,  mon  oncle;  nous  avons  du  pou- 
let en  boîtes  et .  .  . 

— Humm!  fit  Séverin,  en  humectant  ses  lè- 
vres avec  sa  langue.  Que  ça  va  être  bon! 
J'en  ai  déjà  mangé  de  tes  pâtés  au  poulet,  tu 
sais,  Théo,  et  vrai,  ça  avait  goût  de  revenez-y! 
Je  suis  invité,  pour  l'inauguration,  et,  je  t'en 
avertis,  je  ne  manquerai  pas  d'y  être. 

— Je  ne  doute  pas  que  vous  soyez  invité,  Sé- 
verin, et  vous  avez  bien  gagné  de  l'être  aussi! 
Si  mon  oncle  a  un  bel  atelier  aujourd'hui,  c'est 
grâce,  un  peu,  beaucoup,  à  l'aide  que  vous  lui 
avez  donné,  j'en  suis  sûre. 

— C'est  entendu,  alors,  hein,  Théo?  demanda 
Zenon. 

— Certainement,  mon  oncle! 

— Fort  bien!.  .  A  six  heures  moins  le  quart, 
demain  soir,  tu  nous  joueras  quelque  chose  de 
gai,  sur  le  piano,  comme  manière  d'introduc- 
tion, ou  d'ouverture,  puis  nous  ouvrirons  la 
porte  de  l'atelier,  afin  de  te  procurer  l'occasion 
d'admirer  notre  ouvrage,  ou  plutôt,  notre  chef- 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


59 


d'oeuvre;  ensuite,  nous  souperons.  N'est-ce 
pas  que  c'est  un  joli  programme,  Théo? 

— Oui.  C'est  un  joli  programme,  et  je  vous 
félicite  de  l'avoir  organisé! 

La  préparation  du  souper  ne  fut  pas  laissée 
à  Magdalena  seule,  car,  tandis  que  Zenon  plan- 
tait les  derniers  clous,  dans  son  atelier,  Séve- 
rin  pelait  les  patates,  battait  les  oeufs,  et  se 
rendait  utile  de  diverses  manières.  De  plus,  ie 
brave  garçon  avait  apporté,  de  Saint-André,  ce 
matin-là,  une  chopine  de  crème,  qu'il  avait  pro- 
mis de  fouetter  lui-même;  cette  crème  fouet- 
tée accompagnée  de  petits  gâteaux,  dont  la 
jeune  fille  avait  le  secret,  ce  serait  un  dessert 
si  succulent  que  l'eau  en  venait  à  la  bouche  de 
Séverin,  rien  que  d'y  penser. 

Six  heures  moins  le  quart.  . . 

Le  programme,  tracé,  la  veille,  par  Zenon, 
serait  suivit  à  la  lettre. 

Comme  il  avait  été  convenu,  Magdalena  se 
mit  au  piano  et  joua  une  marche  entraînante, 
dont  Zenon  et  Séverin,  sans  même  s'en  rendre 
compte,  battaient  la  mesure  sur  le  plancher 
avec  leurs  pieds. 

Six  heures  moins  cinq  minutes... 

Magdalena  s'avança  près  de  la  porte  de  la 
nouvelle  aile,  en  compagnie  des  deux  hommes, 
et  Zenon  lui  remit  une  petite  clef. 

— ^Oh!    La  belle  clef  d'or!  s'écria-t-elle. 

Elle  est  en  cuivre,  mais  polie  au  point  de 
ressembler  à  de  l'or.  C'est  à  toi  que  revient 
l'honneur  d'ouvrir  la  porte,  Théo,  répondit  Ze- 
non. 

Elle  mit  la  clef  dans  la  serrure ...  et  la  por- 
te s'ouvrit. .  . 

Une  exclamation  d'étonnement  et  de  joie 
s'échappa  de  ses  lèvres,  car,  au  lieu  de  l'atelier 
qu'elle  s'était  attendue  à  voir,  elle  venait  de  dé- 
couvrir que  la  nouvelle  aile  était  une  coquette 
chambre  à  coucher.  Le  lit,  fixe,  était  recou- 
vert de  draps  bien  blancs  et  de  couvertures; 
d'oreillers,  encaissées  dans  des  taies  d'oreil- 
lers aux  fines  broderies,  et  qui  avaient  appar- 
tenues à  cette  pauvre  Mme  Rocques.  Un  petit 
chiffonier  servait  de  support  à  un  set  à  toilette, 
acheté  avec  les  économies  de  Séverin.  En  face 
du  lit  était  un  foyer  fait  de  cailloux  de  diffé- 
rentes couleurs  formes  et  grosseurs,  cimentées 
en  semble.  Le  foyer  était  grand,  et  on  pouvait 
y  faire  une  bonne  flambée;  pour  le  moment,  un 
feu  clair  y  brûlait.  Au  dessus  du  foyer  et  al- 
lant jusqu'au  plafond  étaient  des  tablettes 
contenant  des  livres;  la  modeste  bibliothèque 
de  Mme  Rocques.  Les  murs  et  le  plafond 
étaient  peinturés  de  blanc,  ce  qui  faisait  que  la 
pièce,  quoique  toute  petite,  paraissait  assez 
grande.  Deux  larges  fenêtres  laissaient  péné- 
trer l'air  et  le  soleil;  mais,  ce  soir,  la  chambre 
était  éclairée  au  moyen  d'une  lampe  sous  un 
dôme  en  porcelaine,  suspendue  au  plafond. 

— Mon  oncle!...  Séverin!...  C'est  tout  ce 
que  put  dire  Magdalena. 

Comment  aimes-tu  mon  atelier,  Théo,  hein? 
demanda  Zenon  dont  la  voix  tremblait  légère- 
ment, car  il  se  sentait  très  ému  de  l'émotion  et 
la  joie  de  sa  fille  adoptive. 

—C'est  la  plus  grande  et  la  plus  belle  sur- 
prise que  j'aie  eu  de  ma  vie! .  .  . 

— J'aurais  bien  voulu  que  ce  soit  prêt  pour 
l'anniversaire  de  ta    naissance,  c'est-à-dire  au 


commencement  de  ce  mois,  tu  sais,  Théo;  mais 
je  m'y  suis  pris  trop  tard. 

— Maintenant,  tu  comprends  pourquoi  nous 
tenions  à  garder  le  secret,  n'est-ce  pas  ?  fit  Sé- 
verin, qui,  assurément,  n'était  pas  beaucoup 
moins  ému  que  Zenon. 

— Oui,  je  le  comprends...  Mais,  comment 
vous  remercier. . . 

— Puisses-tu  passer  des  heures  agréables 
dans  ta  nouvelle  chambre,  Théo,  dit  Séverin  et 
n'y  faire  que  des  rêves  d'or! 

Magdalena  pleurait  franchement.  Elle  en- 
tourait de  ses  bras  le  cou  de  ses  deux  amis. 

— Braves  coeurs!  pleurait-elle.  Elle  est  si 
jolie,  si  coquette  cette  chambre  à  coucher! . . . 
Puis,  les  couvertures  du  lit;  les  taies  d'oreil- 
lers, les  livres ...  Je  sais  d'où  viennent  tou- 
tes ces  belles  choses,  Séverin!  Merci,  à  tous 
deux!    Oh!  des  milliers  de  fois  m.erci! 

Ce  fut  donc  un  grand  succès  que  l'inaugu- 
ration de  ia  nouvelle  aile,  car  le  repas  fut  jugé 
excellent. 

Après  le  souper,  les  deux  hommes  donnèrent 
congé  à  Magdalena,  et  c'est  eux  qui  lavèrent  la 
vaisselle,  balayèrent  le  plancher,  et  remirent 
tout  à  l'ordre,  car  ils  savaient  bien  que  la  jeu- 
ne fille  aimerait  à  se  faire,  tout  de  suite,  une 
petite  installation  dans  sa  chambre  à  coucher. 

Enfin,  tous  trois  s'assirent  autour  de  la  ta- 
ble et  Zenon  se  mit  à  mêler  un  jeu  de  cartes, 
car  on  se  disposait  à  jouer  à  la  bataille  en- 
semble. Mais  voilà  que  Séverin,  au  lieu  de 
"couper",  lorsque  Zenon  lui  présenta  les  cartes, 
fit  un  geste  de  refus  et  dit  : 

— Tout  à  l'heure,  M.  Lassève,  voulez- 
vous  ?  .  .  .  Mes  amis,  ajouta-t-il,  veuillez  m'é- 
couter  pendant  quelques  instants .  .  .  J'ai  quel- 
que chose  à  vous  dire.  . .  ou  plutôt,  à  vous  pro- 
poser. 

— Nous  vous  écoutons,  Séverin,  répondit  Ze- 
non Lassève. 

X 

ATTRISTANTE  PERSPECTIVE 

Nous  allons  dire,  en  quelques  mots,  ce  que 
Séverin  avait  à  proposer  :  c'était  qu'on  l'ad- 
mit à  La  Hutte,  pour  y  passer  rhiver;_  pour  y 
passer  peut-être  même  le  reste  de  ses  jours. 

Depuis  la  mort  de  sa  mère,  il  avait  quitté  la 
maison  qu'ils  avaient  habitée  ensemble,  puis  il 
avait  loué  deux  pièces,  chez  des  gens  du  nom 
de  Charmeuse.  L'une  de  ces  pièces  lui  servait 
d'atelier;  l'autre,  de  chambre  à  coucher.  Quant 
à  ses  repas,  il  les  prenait  chez  les  Charmeuse, 
gens  qui  ne  lui  étaient  aucunement  sympathi- 
ques. 

A  La  Hutte...  eh!  bien,  ce  serait  l'idéal. 
Lui  et  Zenon  travailleraient  ensemble.  Leur 
métiers  se  complétaient  l'un  l'autre  :  Zenon 
étant  bon  menuisier,  Séverin  étant  sculpteur 
de  bois;  à  deux,  ils  pourraient  gagner  gros,  du 
moins,  durant  les  mois  d'hiver,  quitte  à  re- 
prendre la  pêche,  lorsqu'arriverait  l'été,  s'ils  le 
désiraient.  Mais,  le  point  le  plus  important 
dans  tout  cela,  c'était  la  réelle  amitié  qui  liait 
les  deux  hommes  et  leur  profonde  affection,  à 
tous  deux,  pour  Théo.  .  .  qui  le  leur  rendait 
bien. 


GO 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Topez  là,  Séverin!  s'écria  Zenon. 

— Cher  bon  Séverin!  s'exclama  Magdalena, 
entourant  de  ses  bras  le  cou  du  brave  j^arçon. 
Rien  ne  nous  sera  plus  agréable  que  de  vous 
avoir  avec  nous  toujours!  N'est-ce  pas  mon 
oncle  ? 

— A  partir  de  ce  moment,  vous  êtes  de  la  fa- 
mille, Séverin,  dit  Zenon.  Aussitôt  que  vous  le 
pourrez,  arrivez-nous  pour  tout  de  bon. 

— Et  que  ce  soit  bientôt!  fit  Magdalena.  En- 
tendez-vous, Séverin? 

— Mes  amis...  Mes  bons  amis...  balbu- 
tia Séverin,  puis  il  s'essuya  les  yeux  avec  son 
mouchoir.  Satanée  pipe!  ajouta-t-il;  elle 
m'envoie  toujours  de  la    fumée  dans  les  yeux! 

Zenon  et  Magdalena  sourirent;  eux  aussi 
avaient  les  paupières  humides. 

— Si  vous  le  voulez,  M.  Lassève,  proposa  Sé- 
verin, nous  nous  installerons  une  petite  bouti- 
que dans  votre  remise.  Il  n'y  aurait  qu'à  faire 
une  cloison  puis  nous  pourrons  chauffer  cette 
boutique  avec  un  poêle  à  l'huile;  j'en  ai  un,  à 
la  maison,  qui  chauffe  comme  un  engin. 

— Vous  pourrez  travailler  dans  la  maison, 
tous  deux,  Séverin,  dit  Magdalena.  Vous  aurez 
plus  chaud  et. .  . 

— Oui,  je  sais,  Théo...  Mais  pour  les  gros 
ouvrages,  puis  le  vernissage,  une  boutique  à 
part  vaudrait  infiniment  mieux. 

— Nous  ferons  la  cloison;  ce  sera  une  affaire 
de  rien  d'ailleurs. 

— Oui.   A  nous  deux,  M.  Lassêve,  ça  ira  vite. 

— Nous  nous  mettrons  à  l'oeuvre,  quand  vous 
le  désirerez,  Séverin. 

— Quant  à  la  question  d'un  cheval,  reprit  Sé- 
verin, inutile  de  dire  qu'elle  se  trouve  toute  ré- 
glée, n'est-ce  pas? 

— Rex...  murmura  Magdalena. 

— Mais,  oui,  Théo,  Rex!  Et  c'est  lui  qui  va 
être  tout  fier,  quand,  je  le  conduirai  ici  et  que 
nous  l'installerons  dans  sa  maison  neuve...  je 
veux  dire  l'écurie  confortable  que  vous  avez 
construite,  M.  Lassève,  ajouta-t-il. 

— Pensez-y,  mon  garçon,  si  nous  allons  en 
avoir  un  beau  cheval,  hein!  fit  Zenon,  en  riant 
et  s'adressant  à  la  jeune  fille.  Moi  qui  n'avais 
rêvé  rien  de  mieux  qu'un  simple  cheval  de  tra- 
vail. .  .  pas  cher. . . 

— Quant  au  foin  et  à  l'avoine,  continua  Sé- 
verin, je  n'aurai  qu'à  en  faire  transporter  de 
ma  grange,  sur  ma  terre.  Il  y  en  a  en  quanti- 
té, vous  le  pensez  bien!  Je  ferai  charroyer  aus- 
si du  bois,  de  ma  terre  à  bois,  pour  l'hiver;  il 
y  en  a  de  coupé . .  . 

— J'en  ai  du  bois,  vous  savez,  Séverin. 

— Oui,  je  sais,  fit-il  avec  un  sourire  amusé. 
Mais,  vous  n'avez  pas  d'idée  de  ce  que  sont  nos 
hivers;  il  vaut  mieux  y  être  préparé.  Le  bois, 
voyez-vous,  ça  passe  comme  de  la  paille,  du- 
rant les  grands  froids. 

— Et  vous  viendrez  bientôt  vous  installer  ici, 
Séverin?  demanda  Magdalena.  Cette  semaine 
peut-être  ? 

— Je  le  voudrais  bien,  cher  enfant;  mais  il  va 
falloir  attendre  que  le  grand  pont  soit  cons- 
truit, avant  que  je  puisse  déménager. . .  Non 
que  j'aie  grand'chose  à  déménager;  seulement, 
il  y  a  le  pupitre  qui  appartenait  à  ma  mère,  et 
la  chaise  qui  va  avec.  .  . 

— Oh!  je  m'en  souviens  de  ce  pupitre!  s'é- 


cria la  jeune  fille.  Cette  bonne  Mme  Rocques 
en  était  si  fière,  parce  que  c'était  vous  qui  l'a- 
viez fait.    C'est  un  meuble  si  coquet,  si  beau! 

— Le  pupitre  contient  des  casiers,  des  ti- 
roirs, et  une  grande  place  pour  écrire.  C'est 
un  meuble  auquel  je  tiens  fort,  à  cause  de 
l'attachement  qu'y  avait  ma  mère.  Puis  il  y 
a  un  fauteuil,  et  aussi  une  chaise  berceuse, 
qui  trouvera  facilement  place  dans  la  chambre 
à  coucher  de  Théo. 

— Il  y  a  place,  dans  La  Hutte  pour  toutes 
choses  auxquelles  vous  tenez,  Séverin,  croyez- 
le,  dit  Zenon. 

— Merci,  M.  Lassève;  mais  c'est  à  peu  près 
tout. . .  excepté  la  lingerie  :  draps  de  lits,  taies 
d'oreillers,  serviettes,  couvre-pieds,  et  choses 
de  ce  genre,  puis  un  tout  petit  service  à  thé 
en  véritable  porcelaine,  auquel  ma  mère  te- 
nait beaucoup...  Et  c'est  tout. 

— En  fin  de  compte,  fit  Zenon  en  souriant, 
c'est  vous  qui  nous  faites  une  faveur,  et  une 
grande,  en  venant  demeurer  avec  nous! 

— C'est  vrai,  dit  Magdalena,  La  Hutte  va 
devenir  une  maison  si  bien  montée,  que  nous 
allons  être  obligés  d'en  changer  le  nom. 

— Maintenant,  parlons  du  pont;  il  va  falloir 
nous  y  mettre  bientôt. 

— Nous  nous  y  mettrons  dès  demain,  si  vous 
le  désirez,  M.  Lassève. 

— Je  suis  de  votre  avis,  Séverin.  Le  plus 
tôt  nous  nous  y  mettrons,  le  plus  tôt  il  sera 
prêt. . . 

— Et  le  plus  tôt  Séverin  s'en  viendra  s'ins- 
taller ici,  acheva  Magdalena. 

— Nous  commencerons  donc  demain,  décida 
Zenon. 

Malgré  toute  la  diligence  qu'ils  y  mirent  ce- 
pendant, ce  n'est  qu'à  la  fin  du  mois  de  no- 
vembre que  le  pont  fut  terminé  et  que  Séverin 
put  déménager  et  s'installer,  pour  toujours, 
tous  l'espéraient,  à  La  Hutte.  Rex  fut  ins- 
tallé dans  sa  "maison  neuve";  l'express,  la  ca- 
riole  et  le  sleigh  furent  rangés  dans  la  remise; 
la  grange  regorgeait  de  foin  et  d'avoine;  la 
cloison,  séparant  la  remise  de  la  boutique,  était 
faite;  le  pupitre  et  autres  meubles;  la  lingerie, 
la  vaisselle  étaient  à  leur  place  dans  La  Hutte, 
et  nos  amis  étaient  heureux. 

Mais  lorsque,  dans  le  mois  de  décembre,  Sé- 
verin annonça  qu'il  irait  passer  le  temps  des 
"fêtes"  à  Lévis,  chez  sa  tante  Lefranc,  la  seu- 
le soeur  de  sa  mère,  Zenon  et  Magdalena  se 
sentirent  tout  attristés. 

— Pourquoi  ne  m'accompagnez-vous  pas?  de- 
manda Séverin. 

— Impossible!  s'écria  Zenon. 

— Vous  êtes  invités,  tous  deux,  vous  savez! 
Tiens,  Théo,  lis  donc  tout  haut  cette  page  de 
la  lettre  de  ma  tante. 

Magdalena  lut  ce  qui  suit  : 

"Tu  me  parles  sans  cesse  de  M.  Lassève  et 
du  jeune  Théo,  son  neveu,  chez  qui  tu  demeu- 
res maintenant,  cher  Séverin,  et  je  suis  bien 
contente  de  savoir  que  tu  as  de  si  bons  amis. 
Rien  ne  nous  ferait  plus  plaisir,  à  tous,  ici, 
que  s'ils  voulaient  t'accompagner,  lorsque  tu 
viendras  passer  les  fêtes  avec  nous.  Invite 
donc  M.  Lassève  et  son  neveu,  de  ma  part  et 
de  la  part  de  toute  la  famille.    M.  Lassève 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


61 


s'entendra  bien  avec  ton  oncle,  j'en  suis  sûre; 
quant  à  Théo,  il  y  a  assez  de  jeunesses  ici 
pour  qu'il  ne  s'ennuie  pas.  La  maison  est 
grande;  il  y  a  place  pour  trois  amis,  crois-le. 
Si  tu  m'écris  qu'ils  t'accompagneront,  j'en  se- 
rai fort  heureuse...  nous  le  serons  tous." 

— Quelle  aimable  dame  que  Mme  Lefranc! 
s'écria  Zenon,  lorsque  Magdalena  eut  lu  ce 
passage  de  la  lettre  de  la  tante  de  Séverin. 

— N'est-ce  pas,  mon  oncle  que  c'est  bien  gen- 
til de  sa  part  de  nous  inviter  ainsi  ? 

—Gentil?    Tu  l'as  dit,  Théo! 

— C'est  sincère,  voyez-vous,  fit  Séverin.  Vous 
feriez  mieux  de  vous  décider  à  venir  à  Lévis 
avec  moi,  vous  et  Théo,  M.  Lassève. 

— Et  qui  prendrait  soin  de  Rex,  durant  no- 
tre absence,  Séverin? 

— Rex?...  Eh!  bien,  Rex,  nous  le  mettrons 
en  pension  quelque  part. 

— En  pension?  Non!  Non!  Nous  en  se- 
rions inquiets;  vous  le  premier,  Séverin.  Ce- 
pendant, si  Théo  aime  à  vous  accompagner  et 
vous  tenez  à  l'emmener,  je  lui  donne  permis- 
sion de  partir. 

Magdalena  eut  aimé  infiniment  aller  à  Lé- 
vis; cela  lui  aurait  procuré  la  chance  aussi  de 
visiter  la  ville  de  Québec,  dont  elle  avait  tant 
lu,  tant  entendu  parler;  mais  elle  ne  pouvait 
pas  laisser  son  père  adoptif  seul,  surtout  du- 
rant le  temps  des  "fêtes". 

Séverin,  malgré  le  plaisir  qu'il  aurait  eu  à 
emmener  "Théo"  avec  lui,  comprit  bien  le  sen- 
timent auquel  il  obéissait,  en  refusant  de  l'ac- 
compagner et  il  n'insista  pas. 

— Une  autre  fois,  dit  Magdalena.  L'année 
prochaine  peut-être,  n'est-ce  pas,  mon  oncle? 

—Peut-être . . .  Dans  tous  les  cas,  nous  som- 
mes fort  reconnaissants  envers  Mme  Lefranc 
pour  sa  gracieuse  invitation,  Séverin.  Vous  le 
lui  direz,  s'il  vous  plaît. 

— Vous  allez  partir  l'avant-veille  de  Noël, 
avez-vous  dit,  Séverin?  demanda  Magdalena? 
Mais,  quand  reviendrez-vous  ? 

— Le  surlendemain  des  Rois,  sans  y  man- 
quer, mon  garçon. 

Il  partit  donc,  le  23  décembre.  Zenon  et 
Magdalena  allèrent  le  mener  en  cariole,  jus- 
qu'à la  Rivière-du-Loup,  ne  revenant  à  la  Poin- 
te Saint-André  que  le  lendemain,  après  le  dé- 
part du  train. 

Magdalena  ne  put  s'empêcher  de  soupirer, 
lorsqu'ils  furent  de  retour  à  La  Hutte.  Ils  se- 
raient bien  seuls,  bien  isolés,  elle  et  son  père 
adoptif,  durant  cette  époque  de  réjouissance 
dans  les  familles,  et  attristante  était  la  pers- 
pective de  ce  temps  des  "fêtes"  sur  la  Pointe 
Saint- André! 

XI 

DE  "LA  HUTTE"  A  "L'AIRE" 

C'était  la  veille  du  Jour  de  l'An,  dans  l'a- 
près-midi. 

Magdalena  était  seule  dans  La  Hutte.  Ze- 
non était  allé  au  village,  acheter  des  provi- 
sions; il  s'agissait  de  différentes  choses,  telles 
que  raisins,  épices,  mêlasse,  etc.,  dont  la  jeune 
fille  avait  besoin  pour  un  gâteau  qu'elle  vou- 
lait faire,  pour  le  lendemain. 


En  attendant  le  retour  de  Zenon,  qui  ne  pou- 
vait tarder  maintenant,  elle  se  dit  qu'elle  fe- 
rait des  beignes.  Oui,  elle  avait  tous  les  in- 
grédients qu'il  fallait  :  lait,  sucre,  beurre, 
oeufs,  farine,  etc. 

Se  recouvrant  d'un  long  tablier,  elle  déposa 
sur  la  table  ce  qu'il  lui  fallait  et  elle  se  dispo- 
sait à  casser  des  oeufs,  lorsqu'elle  entendit  un 
bruit  de  grelots.  Elle  ne  pouvait  voir  ce  qui 
se  passait  dehors,  les  vitres  étant  gelées;  mais 
elle  se  dit  : 

— Voilà  déjà  mon  oncle  qui  revient  du  villa- 
ge. Il  m'avait  dit,  aussi,  qu'il  ne  ferait  qu'al- 
ler et  revenir.  C'est  qu'il  sait  que  j'attends 
après  ce  qu'il  va  m'apporter.  Cher  oncle  Ze- 
non!   Je  vais  le  féliciter  d'avoir  été  si  prompt. 

On  frappait  à  la  porte  de  La  Hutte. 

— Entrez,  mon  oncle!  cria  Magdalena.  Tiens! 
se  dit-elle  ensuite,  la  porte  est  fermée  à  clef 
et  mon  oncle  le  sait  bien,  puisque  c'est  lui  qui 
m'a  recommandé  de  prendre  cette  précaution, 
lorsque  je  suis  seule  dans  la  maison. 

Elle  courut  ouvrir,  et  elle  se  trouva  en  face 
de . . .  Claude  de  L'Aigle. 

— M.  de  L'Aigle!...  balbutia-t-elle. 

— Théo,  mon  petit  ami!  répondit  Claude. 

— M.  de  L'Aigle! . . .  répéta-t-elle.  Puis,  s'a- 
percevant  soudain  qu'elle  manquait  à  toutes 
les  règles  de  l'hospitalité,  elle  ajouta  :  Entrez, 
je  vous  prie.    Vous  êtes  le  bienvenu! 

— Ca  va  bien  ici?  demanda-t-il,  lorsqu'il  se 
fut  assis  sur  le  siège  que  la  jeune  fille  lui 
avait  offert  et  qu'elle  eut  pris  place  en  face  de 
lui. 

— Merci,  M.  de  L'Aigle,  oui,  ça  va  bien.  Mon 
oncle  est  allé  au  village,  mais  il  ne  tardera 
pas  à  revenir.  Oh!  excusez-moi,  ajouta-t-elle, 
en  rougissant  et  enlevant  prestement  son  ta- 
blier. J'étais  en  frais  de  confectionner  des 
desserts,  pour  demain. 

— Comment  avez-vous  passé  le  jour  de  Noël, 
Théo? 

— Assez  bien,  répondit-elle.  Nous  étions 
seuls,  mon  oncle  et  moi;  Séverin  est  allé  à  Lé- 
vis y  passer  le  temps  des  fêtes. 

— Séverin  ?  . . . 

— M.  Séverin  Rocque,  expliqua  Magdalena. 
Il  demeure  avec  nous  maintenant  et  nous  l'ai- 
mons beaucoup,  mon  oncle  et  moi;  il  est  si 
bon,  si  dévoué! 

— Et  faites-vous  encore  des  croix  et  des  cou- 
ronnes de  fleurs  cirées,  mon  petit  ami? 

— Oui,  M.  de  L'Aigle.  Je  travaille  pour  l'en- 
trepreneur de  la  Rivière-du-Loup  presque  con- 
tinuellement, depuis  quelque  temps. 

— Ah!  A  propos  de  fleurs,  je  vous  dis  que 
les  serres  de  L'Aire  regorgent  littéralement  de 
fleurs,  de  ce  temps-ci.  Les  roses  surtout. . . 
on  dirait  qu'elles  se  sont  donné  le  mot  pour 
fleurir  toutes,  à  l'occasion  des  fêtes. 

— Que  ça  doit  être  beau!  soupira  la  jeune 
fille  qui,  les  yeux  grands,  la  bouche  entr'ou- 
verte,  écoutait  parler  Claude. 

— Si  vous  voyez  les  roses  de  nuance  sau- 
mon!   Il  y  en  a  des  masses! 

Elle  porta  la  main  à  son  coeur.  Que  ce  de- 
vait être  splendide  toutes  ces  roses,  et  que  M. 
de  L'Aigle  était  bon  de  les  lui  décrire  ainsi! 

— Ah!  Voilà  mon  oncle!  s'écria-t-elle,  enten- 


62 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DÈ  L'AIGLE 


dant  un  bruit  de  grelots.  Il  va  être  si  surpris 
et  si  content  de  vous  voir! 

Zenon  n'avait  pas  pris  le  temps  de  dételer 
Rex,  bien  sûr,  car  déjà  il  entrait  dans  la  mai- 
son, les  bras  chargés  de  divers  parquets. 

— M.  de  L'Aigle!  dit-il,  puis,  ayant  déposé 
les  paquets  sur  la  table,  il  tendit  la  main  à 
leur  visiteur. 

— Vous  êtes  en  bonne  santé,  M.  Lassève,  me 
dit  Théo? 

— Oui,  merci.  Je  savais  que  vous  étiez  ici, 
car  j'ai  vu  votre  équipage,  près  de  la  maison. 
Vous  êtes  le  bienvenu! 

— A  mon  tour  de  vous  dire  merci,  M.  Las- 
sève,  fit  Claude. 

— C'est  bien  aimable  à  vous  de  venir  nous 
voir,  en  ce  temps  des  "fêtes",  M.  de  L'Aigle, 
dit  Zenon.  On  a  beau  se  dire  que  c'est  une 
époque  comme  une  autre,  il  me  semble  qu'on 
se  sent  plus  isolé,  quand  on  songe  à  ces  réu- 
nions de  familles  et  d'amis,  un  peu  partout; 
ne  trouvez-vous  pas  ? 

— Je  suis  exactement  de  votre  opinion,  M. 
Lassève,  répondit  Claude,  et  c'est  pourquoi,  en 
vue  de  demain,  j'ai  pensé  que  ce  serait  ridicu- 
le pour  nous,  isolés  sur  cette  pointe,  de  pas- 
ser le  jour  de  l'an  chacun  chez  soi.  Qu'en  pen- 
sez-vous vous-même?    Qu'en  pense  Théo? 

— Vous  avez,  sans  doute,  raison,  M.  de  L'Ai- 
gle, et  si  vous  aimez  à  accepter  notre  très 
humb.e  hospitalité,  nous  vous  l'offrons  de  grand 
coeur.    La  Hutte  est...  commença  Zenon. 

— Vous  n'avez  pas  saisi  mon  idée,  interrom- 
pit Claude.  Je  suis  venu  vous  chercher,  tous 
deux. 

— Nous  chercher!  s'écrièrent,  en  même  temps 
Zenon  et  Magdalena. 

— Mais,  oui!  J'avais  espéré  que  vous  vien- 
driez célébrer  le  jour  de  l'an,  avec  moi,  à  L'Ai- 
re, M.  Lassève. 

— Impossible!  fit  Zenon.  Merci,  tout  de  mê- 
me, pour  votre  invitation;  nous  ne  pouvons 
pas  l'accepter  cependant. 

— 0  mon  oncle!  s'exclama  Magdalena,  avec 
des  larmes  dans  la  voix. 

— Eh!  bien,  mon  garçon? 

— Pourquoi  refuser  l'invitation  de  M.  de 
L'Aigle,  oncle  Zenon?  Ce  serait  si  charmant 
de  passer  le  jour  de  l'an  tous  ensemble  à 
L'Aire!  Les  serres...  La  serre  des  roses... 
M.  de  L'Aigle  vient  de  m'en  parler.  0  mon 
onc'e!    Dites  oui,  mon  oncle! 

— Mon  cher  enfant,  répondit  Zenon,  qui 
prendrait  soin  de  Rex,  si  nous  partions?  Un 
cheval  souffrirait  à  rester  pendant  toute  une 
journée,  sans  boire  ni  manger, 

— Rex?  dit  Claude.  Votre  cheval,  sans  dou- 
te? La  question  serait  vite  réglée,  en  ce  qui 
le  concerne.  Retournons  à  L'Aire  avec  deux 
voitures.  Il  y  a  amplement  place  dans  mes 
écuries  pour  votre  cheval,  et  dans  mes  remi- 
ses pour  votre  cariole.  Allons!  Qu'en  dites- 
vous,  M.  Lassève  ? 

Si  Zenon  eut  eu  le  choix,  il  eut  de  beaucoup 
préféré  passer  le  lendemain  tranquillement 
chez  lui,  avec  Magdalena;  mais  il  ne  pouvait 
refuser  l'invitation  de  Claude  sans  faire  de  la 
peine  à  la  jeune  fille,  il  le  savait  bien. 

— Nous  acceptons  votre  aimable  invitation, 
avec  grand  plaisir,  répondit-il.    Nous  sommes 


prêts  à  partir,  quand  vous  le  désirerez,  M.  de 
L'Aigle. 

— Alors,  puisque  vous  le  voulez  bien,  M. 
Lassève,  nous  partirons  le  plus  tôt  possible^ 
proposa  Claude.  Le  chemin,  d'ici  à  L'Aire, 
n'est  pas  entretenu  par  le  gouvernement,  com- 
me vous  le  savez,  ajouta-t-il  en  riant.  Il  faut 
aller  lentement,  si  nous  voulons  cheminer  sû- 
rement. Il  est  déjà  trois  heures  et  demie  d'ail- 
leurs, et  l'obscurité  tombe  vite  et  de  bonne 
heure  à  cette  saison.  Vous  n'avez  pas  dételé 
votre  cheval,  n'est-ce  pas? 

— Non,  répondit  Zenon. 

— Mais  vous  allez  prendre  une  tasse  de  café 
avant  de  partir,  M.  de  L'Aigle  ?  demanda  Mag- 
dalena. 

Une  tasse  de  café!. . .  Il  se  rappela,  en  fris- 
sonnant, les  tasses  épaisses,  les  cuillères  en 
plomb  et  il  eut  presqu'un  haut-le-coeur  le  fas- 
tidieux M.  de  L'Aigle. 

— Non,  merci,  mon  petit  ami,  dit-il.  Cela 
nous  retarderait  trop.  Il  vaut  mieux  que  nous 
partions  immédiatement. 

— Vous  avez  oublié  d'inclure  Froufrou  dans 
votre  invitation,  M.  de  L'Aigle,  fit-elle  en  sou- 
riant et  en  désignant  le  chien  qui,  entendant 
prononcer  son  nom,  se  mit  à  aboyer  et  tour- 
ner sur  lui-même.  Froufrou  est  un  chien 
bien  élevé,  vous  savez,  et  puis,  nous  ne  pou- 
vons pas  le  laisser  ici. 

— Froufrou  est  le  bienvenu,  du  moment  qu'il 
fera  bon  ménage  avec  Diavolo,  notre  chat... 
ou  plutôt  le  chat  de  Candide,  notre  cuisinière» 
répondit  Claude,  en  riant. 

— Diavolo?  C'est  là  le  nom  de  votre  chat? 
Il  est  donc  mauvais  ?  S'il  allait  arracher  les 
yeux  à  mon  chien! 

— Diavolo  porte  ce  nom  parce  qu'il  est  noir 
comme  du  charbon  et  que  ses  yeux  ressem- 
blent à  des  boules  de  feu,  dans  l'obscurité;  à 
part  cela,  Diavolo  est  le  chat  le  plus  paisible 
de  l'univers,  Théo,  et  je  sais  qu'il  sera  très 
poli  pour  Froufrou. 

— Oh!  alors,  tant  mieux! 

— Allons!  Partons!  Il  est  grand  temps,  je 
crois. 

Aussitôt  que  les  deux  hommes  furent  sortis, 
Magdalena  se  hâta  de  placer  dans  une  petite 
valise  son  costume  brun,  qu'elle  n'avait  mis 
que  deux  fois,  et  l'habit  bleu  marin  de  Zenon, 
dans  lequel  il  paraissait  si  bien,  puis,  s'étant 
assurée  que  tout  était  à  l'ordre,  que  le  feu  était 
éteint,  ou  à  peu  près,  dans  le  poêle  de  la  salle, 
elle  sortit  à  son  tour.  Froufrou  sur  ses  talons. 
Claude  l'attendait  à  la  porte  de  la  maison. 

— -Venez,  Théo,  lui  dit-il,  en  lui  tendant  la 
main. 

Il  la  conduisit  à  sa  propre  voiture  et  lui  dit 
d'y  prendre  place. 

— Je  ne  puis  pas  accepter  votre  voiture,  M. 
de  L'Aigle,  dit  Magdalena;  je  vais  m'en  aller 
avec  mon  oncle. 

— Pardon,  mon  petit  ami,  mais  c'est  moi  qui 
vais  m'en  aller  avec  M.  Lassève.  Nous  avons 
mille  choses  à  discuter  ensemble,  votre  oncle 
et  moi,  d'ailleurs,  vous  savez. 

— Faut-il  que  j'obéisse,  encore  cette  fois? 
demanda-t-elle  en  souriant. 

— S'i.  vous  plaît,  Théo! 

— Vous  n'aimerez  pas  cela .  .  .  notre  cariole. 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


63 


je  veux  dire;  elle  n'est  pas  aussi  cojifortable 
que  la  vôtre,  je  vous  en  avertis!  fit-elle  en  ri- 
ant. 

Mais  les  chevaux  s'impatientaient,  et  Clau- 
de dût  quitter  hâtivement  Magdalena  et  aller 
rejoindre  Zenon  dans  sa  cariole.  L'équipage 
de  L'Aire  venait  le  premier,  suivi  de  la  cariole 
des  Lassève. 

On  partit.  Inutile  de  dire  que  Froufrou  oc- 
cupait, lui  aussi,  une  place  dans  la  voiture  de 
M.  de  L'Aigle.  On  allait  lentement,  très  len- 
tement. Ainsi  que  l'avait  dit  Claude,  le  che- 
min, de  La  Hutte  à  L'Aire  n'était  certes  pas 
entretenu  par  le  gouvernement,  et  quoique  ce 
chemin  fut  tracé  et  indiqué  au  moyen  de  bali- 
ses, la  moindre  déviation  eut  entraîné  une  ca- 
tastrophe; on  pourrait  arriver  entre  deux  ro- 
chers, dans  quelque  précipice.  Heureusement, 
les  chevaux  de  Claude  étaient  bien  dressés,  et 
quoiqu'ils  rongeassent  leurs  mords  de  bride 
parfois,  leur  instinct  était  infaillible;  ils  sa- 
vaient qu'un  faux  pas  pourrait  leur  coûter 
peut-être  la  vie,  à  tous. 

Quant  à  Rex,  il  suivait  tranquillement  l'é- 
quipage qui  le  précédait;  on  pouvait  se  fier  à 
lui;  lui  aussi  était  bien  dressé,  et  il  compre- 
nait.. .  autant  qu'un  cheval  peut  comprendre, 
du  moins. 

Le  Roc  de  L'Ancien  Testament  fut  dépassé. 
Au  loin,  très  au  loin  encore,  on  apercevait  le 
Roc  du  Nouveau  Testament  qui  servait  de  mur 
principal  à  la  résidence  de  Claude  de  L'Aigle. 
Comme  il  tardait  à  Magdalena  d'être  arrivée 
à  L'Aire!  Combien  de  fois  elle  avait  rêvé  d'ê- 
tre reçue  là!  Mais  aussi,  combien  peu  elle 
avait  cru  y  pénétrer  un  jouï"! 

— Et  dire  que  mon  oncle  allait  refuser  l'in- 
vitation de  M.  de  L'Aigle!  se  dit-elle.  Jamais 
je  ne  m'en  serais  consolée,  jamais!  Il  est  vrai 
que  ses  raisons  étaient  bonnes,  à  mon  oncle, 
et  que,  ma'gré  le  désir  que  j'avais  d'aller  pas- 
ser le  Jour  de  l'An  à  L'Aire,  je  n'aurais  pas 
consenti,  moi  non  plus,  à  laisser  Rex,  sans 
nourriture  et  sans  eau,  pendant  toute  une  jour- 
née. Heureusement,  il  y  a  place  dans  les  écu- 
ries de  L'Aire  pour  notre  cheval! 

On  approchait  du  Roc  du  Nouveau  Testa- 
ment. 

— Que  c'est  donc  gentil,  de  la  part  de  M.  de 
L'Aigle,  d'être  venu  nous  chercher!  pensait 
encore  Magdalena.  Est-il  aimable  et  bon!... 
Et  est-ce  surprenant  que  je...  je...  l'aime? 
Claude...  murmura-t-elle  ensuite;  c'est  un 
nom  si  doux;  oui,  c'est  un  nom  qui  signifie  bon- 
té, ce  me  semble .  .  .  Sûrement,  Dieu  le  bénira 
pour  sa  gentillesse  envers  "Théo,  le  pauvre 
petit  pêcheur  et  batelier",  ajoute-t-elle,  tandis 
qu'un  sourire  entr'ouvrait  ses  lèvres.  Oui,  que 
Dieu  vous  bénisse,  Claude!  Moi,  je  ne  puis 
que  vous  être  reconnaissante  et...  et...  vous 
aimer  ! 

Elle  sentit  qu'elle  allait  pleurer;  mais  elle 
parvint  à  refouler  ses  larmes.  On  arriverait 
bientôt  à  destination. 

En  effet,  la  cariole  venait  de  tourner  à  gau- 
che, et  de  pénétrer  sous  une  énorme  porte-co- 
chère.  Les  chevaux  décrivirent  une  courbe 
savante  devant  de  larges  marches  en  pir  -re. 
De  chaque  côté  de  ces  marches,  Magdalena  vit 
cle  hautes  colonnes,  chacune  d'elles  supportant 


un  immense  aigle,  en  pierre  aussi;  on  était  ar- 
rivé à  L'Aire,  le  "château"  de  Claude  de  L'Ai- 
gle. 

"L'AIRE" 

L'Aire  était,  véritablement,  un  château;  il 
n'y  avait  pas  de  doute  là-dessus,  et  lorsque 
Magdalena  pénétra  dans  un  vaste  corridor,  sui- 
vie de  Claude,  une  exclamation  d'admiration 
s'échappa  de  sa  bouche. 

Le  corridor  d'entrée  de  L'Aire  c'était  plutôt 
une  immense  pièce,  au  plafond  et  aux  murs  en 
marbre  blanc  et  au  plancher  en  mosaique.  Du 
côté  droit,  en  entrant,  était  une  grande  che- 
minée, dans  laquelle  brûlait  des  bûches  de  bois 
franc.  De  chaque  côté  de  ce  corridor,  des  por- 
tes doubles,  vitrées,  laissaient  entrevoir  des 
pièces  somptueuses  :  les  salons,  la  bibliothè- 
que, le  fumoir,  la  salle  à  diner,  la  salle  à  dé- 
jeuner. Au  fond,  un  escalier,  aussi  en  marbre 
blanc  devait  conduire  aux  chambres  du  deuxiè- 
me palier.  Les  premières  marches  de  cet  es- 
calier étaient  très  larges,  puis  elles  al. aient  se 
rétrécissant.  Une  galerie  aux  garde-corps  en 
fer  ouvragé,  entourait  le  corridor,  au  deuxiè- 
me étage;  chacun  pouvait  quitter  sa  chambre 
à  coucher  ou  son  boudoir,  s'installer  sur  cette 
galerie  et  voir  ce  qui  se  passait  en  bas,  si  tel 
était  son  désir.  Dix  fenêtres  étroites  mais  très 
longues,  aux  vitres  coloriées  représentant  cha- 
cune, un  dessin  quelconque,  éclairaient  la  piè- 
ce. .  .  durant  le  jour;  pour  le  moment,  elle  était 
éclairée  au  moyen  de  splendides  candélabres, 
au  verre  découpé.  Il  y  avait,  sur  des  consoles, 
des  statues  de  marbre  et  de  bronze,  au  centre, 
sur  une  colonne,  était  un  énorme  aigle  en  bron- 
ze. 

— Soyez  le  bienvenu  à  L'Aire,  Théo,  mon  pe- 
tit ami!  dit  Claude,  aussitôt  qu'ils  eurent  mis 
le  pied  dans  le  corridor,  tous  deux. 

— C'est.  ,  .  C'est  magnifique!  s'écria  Mag- 
dalena. Jamais  je  n'ai  vu  rien  d'aussi  beau 
que  ce  corridor,  M.  de  L'x'^.igle. 

— Approchez-vous  du  feu,  Théo,  fit  Claude, 
en  présentant  un  siège  à  la  jeune  fille.  Vous 
devez  être  à  moitié  gelé  ? 

— Je  n'ai  pas  froid  du  tout,  répondit-elle  en 
souriant.  Votre  voiture  était  tellement  con- 
fortable, voyez-vous! 

— Tant  mieux!    Tant  mieux! 

Il  tira  sur  le  cordon  d'une  sonnette  et  au 
bout  de  quelques  instants  parut  une  jeune  ser- 
vante, à  qui  Claude  dit  : 

— Rosine,  allez  donc  dire  à  Xavier  de  venir 
ici  immédiatement. 

— Bientôt,  un  homme,  petit  de  taille  et  por- 
tant toute  sa  barbe,  arriva  dans  le  corridor. 

— Xavier,  lui  dit  Claude,  allez  donc  dételer 
le  cheval  de  M.  Lassève.  Et  dites  à  M.  Las- 
sève  que  nous  l'attendons. 

— Bien,  Monsieur,  répondit  Xavier. 

Zenon  parut  être,  lui  aussi,  très  émerveillé 
de  la  beauté  du  corridor. 

— Approchez-vous  du  feu,  M.  Lassève,  lui 
dit  Claude.  Et  que  je  vous  répète  ce  que  je 
viens  de  dire  à  Théo  :  vous  êtes  le  bienvenu! 

— Merci,    M.   de    L'Aigle,   répondit  Zenon 


64 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


L'Aire  est  une  sorte  de  palais  enchanté,  je 
crois,  ajouta-t-il  en  souriant. 

Tous  trois  causèrent,  pendant  un  quart 
d'heure  à  peu  près,  puis  Claude  proposa  : 

— Maintenant,  si  vous  voulez  me  suivre,  je 
vais  vous  conduire  à  la  bibliothèque;  c'est  dans 
cette  pièce  que  je  reçois  toujours  mes  meil- 
leurs amis. 

Ils  se  dirigèrent  vers  la  gauche  du  corridor, 
et  Claude  ayant  ouvert  des  portes  vitrées,  ils 
pénétrèrent  dans  la  bibliothèque. 

— Oh!  s'écria  Magdalena.    Tous  ces  livres! 

— Vous  aimez  les  livres,  la  lecture,  Théo  ? 

— Certes,  M.  de  L'Aigle!  Lorsque  je  vois 
une  grande  quantité  de  livres  je  voudrais  les 
avoir  tous  lus.  .  .  ou  bien  pouvoir  les  lire  tous! 

—J'ai  vu  la  bibliothèque  publique  de  la  ville 
de  Québec,  fit  Zenon;  la  vôtre  est  plus  consi- 
dérable, n'est-ce  pas,  M.  de  L'Aigle? 

— Je  le  crois...  non,  j'en  suis  sûr,  répondit 
Claude  en  souriant. 

La  bibliothèque  était  une  pièce  ronde  (le 
premier  plancher  de  l'une  des  tours  de  L'Aire). 
Les  pans  étaient  couverts  de  livres.  Des  com- 
partiments vitrés,  allant  d'un  plancher  à  l'au- 
tre, préservaient  de  la  poussière  des  milliers 
de  volumes,  que  Magdalena  dévorait  des  yeux, 
car  elle  aimait  passionnément  la  lecture. 

— Sans  doute,  ce  sont  tous  des  ouvrages  très 
sérieux?  demanda-t-elle,  en  désignant  les  li- 
vres. Des  traités  scientifiques  et  choses  de  ce 
genre  ? 

— Mais,  non,  Théo!  Voyez-vous  tout  ce 
pan,  entre  cette  fenêtre  et  la  porte?  Il  con- 
tient des  romans  sensationnels,  des  récits  de 
voyages  et  d'aventures,  et  le  reste.  Et,  tenez! 
Ici,  il  y  a  des  traités  de  botanique,  des  albums, 
illustrés  en  couleurs,  de  toutes  les  fleurs  de 
l'univers.  Je  suis  certain  que  cela  vous  inté- 
resserait, mon  petit  ami,  et  inutile  de  vous  le 
dire,  ces  traités,  ces  albums  sont  à  votre  dis- 
position entière. 

— Merci,  fit  la  jeune  fille.  Ah!  ajouta-t-elle, 
vous  ne  devez  jamais  vous  ennuyer;  cette 
splendide  bibliothèque... 

— Et  les  serres. . . 

— Oh!  oui,  les  serres... 

— Nous  ferons  une  visite  aux  serres,  après 
le  diner,  n'est-ce  pas,  Théo  ? 
— Combien  j'ai  hâte! 

— Vous  n'avez  pas  peur  des  serres...  de 
l'Aigle,  mon  petit  ami?  demanda  Claude  en 
riant. 

— Non,  je  n'en  ai  pas  peur;  les  serres  fleu- 
ries et  parfumées  ne  m'effraient  aucunement, 
répondit  Magdalena,  riant,  elle  aussi. 

Eusèbe  venait  d'entrer  dans  la  bibliothèque. 
Il  déposa  un  plateau  sur  le  coin  d'une  table, 
puis  il  sortit.  Claude  servit  du  café  à  ses  vi- 
siteurs et  il  leur  offrit  des  gâteaux. 

En  buvant  l'exceKent  café,  dans  des  tasses 
en  porcelaine  fine,  Magdalena  pensa,  tout  à 
coup,  aux  tasses  épaisses  de  La  Hutte,  et  elle 
se  demanda  comment  elle  avait  pu  se  décider 
à  offrir  du  café  dans  ces  tasses  à  M.  de  l'Aigle. 
Le  breuvage  était  certainement  plus  délecta- 
ble dans  des  tasses  en  porcelaine.  Et  les  cuil- 
lères, et  le  sucrier,  et  la  cafetière  en  argent! 
Elle  remarqua,  en  passant,  que  le  couvert  du 
sucrier  et  celui  de  la  cafetière  étaient  surmon- 


tés d'un  petit  aigle,  aux  ailes  largement  ten- 
dues. Quel  luxe  dans  cette  demeure,  et  qu'il 
devait  être  fortuné  M.  de  l'Aigle  pour.  .  . 

— Certainement,  disait  Claude,  à  ce  moment, 
je  vais  vous  faire  conduire  à  vos  chambres  res- 
pectives, vous  et  Théo,  M.  Lassève,  puisque 
vous  le  désirez.  Mais,  encore  une  fois,  rien  ne 
presse. 

— Je  disais  à  M.  de  L'Aigle,  Théo,  fit  Zenon, 
que  nous  aimerions  à  changer  d'habits,  toi  et 
moi.  Nous  sommes  partis  dans  nos  habits  de 
tous  les  jours,  étant  si  pressés  et. . . 

— Oui,  c'est  vrai,  répondit  Magdalena. 

Claude  ayant  sonné,  Rosine  entra  dans  la 
bibliothèque. 

— Conduisez  M.  Lassève  et  M.  Théo  à  leurs 
chambres  respectives,  Rosine,  dit-il.  Je  res- 
terai ici,  reprit-il,  en  s'adressant  à  Zenon;  si 
vous  aimez  venir  me  rejoindre,  tout  à  l'heure, 
vous  serez  le  bienvenu.  Dans  tous  les  cas, 
nous  dinons  à  six  heures  et  demie;  la  première 
cloche  sonnera  à  six  heures  juste,  et  la  deuxiè- 
me à  six  heures  et  quart. 

— Je  viendrai  vous  rejoindre  ici  dans  moins 
de  dix  minutes,  quant  à  moi,  M.  de  L'Aigle,  fit 
Zenon. 

— Moi  aussi .  .  .  peut-être,  ajouta  Magdalena, 
en  souriant.  Mais,  je  ne  promets  rien,  car  je 
suis  un  peu  fatiguée;  j'aimerai  à  me  reposer, 
jusqu'à  l'heure  du  diner,  sans  doute.  Au  re- 
voir, M.  de  L'Aigle! 

— Au  revoir,  Théo,  mon  petit  ami! 

C'était  encore  une  merveille  que  la  chambre 
coucher  qui  avait  été  réservée  à  Magdalena. 
Grande,  richement  meublée,  éclairée  de  trois 
grandes  fenêtres.  A  droite,  était  une  sorte 
d'alcôve  que  fermaient  des  portières  en  peluche 
rouge.  Vis-à-vis  la  porte  d'entrée,  c'était  un 
mur  plein;  la  jeune  fille  devina  que  ce  mur 
c'était  le  Roc  du  Nouveau  Testament  et  cela 
ne  manqua  pas  de  l'impressionner  un  peu. 
Près  de  ce  mur  était  le  lit,  une  luxueuse  affai- 
re, toute  de  dentelles,  de  broderies  et  de  satin 
rouge.  En  face  du  lit  était  un  foyer,  dans  le- 
quel brûlait  un  feu  clair;  devant  ce  foyer,  un 
canapé  large  et  confortable,  semblait  inviter 
au  repos.  Notre  héroïne  entrevit  des  articles 
de  toilette  en  argent,  dispersés  un  peu  partout, 
et  sur  lesquels  se  jouaient,  en  ce  moment,  les 
rayons  de  la  lampe,  que  Rosine  venait  de  dé- 
poser sur  une  petite  table,  à  la  tête  du  lit. 

Restée  seule,  Magdalena  se  dirigea  vers 
l'alcôve,  à  sa  droite.  C'était  un  grand  alcôve; 
bien  des  gens  s'en  seraient  contentés  pour  une 
chambre  à  coucher.  Là,  elle  vit  des  cuvettes 
en  argent,  des  pots  à  l'eau  de  diverses  gran- 
deurs et  formes,  en  argent  aussi,  des  sei'\-iet- 
tes  en  toile,  des  savons  parfumés.  Deux  gran- 
des armoires,  à  même  le  mur,  devaient  servir 
de  garde-robe. 

S'étant  lavé  le  visage  et  les  mains  dans  l'eau 
parfumée  contenue  dans  un  des  pots  en  ar- 
gent, la  jeune  fille  vint  s'installer  sur  le  cana- 
pé, près  du  foyer,  et  bientôt,  elle  dormait  pro- 
fondément. 

C'est  la  preiiiière  cloche  annonçant  le  diner 
qui  l'éveilla;  mais  comme  il  n'était  que  six 
heures,  elle  préféra  faire  la  paresse  encore  du- 
rant un  quart  d'heure.  Lorsque  la  cloche  son- 
na pour  la  deuxième  fois,  elle  sortit  de  sa 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


65 


Soudain  ils  la  virent  retomber  sur  ses  coussins  les  yeux  clos,  la  bouche  entr'ouverte.   Ils  la. 

crurent  morte.   Page  95. 


66 


LE  MYSTERIEUX  iMONSIEUR  DE  L'AIGLE 


chambre.  Dans  le  corridor,  elle  rencontra  Eu- 
sèbe;  il  paraissait  l'attendre, 

— J'ai  reçu  l'ordre  de  vous  conduire  dans  la 
salle  à  manger,  M.  Théo,  dit  le  domestique. 

— Mon  oncle?  M.  Lassève?  .  .  . 

— M.  Lassève  est  descendu  depuis  longtemps, 
M.  Théo.    Veuillez  me  suivre. 

En  passant  dans  le  corridor,  elle  vit,  de  cha- 
que côté,  des  chambres  à  coucher  luxueuses, 
comme  la  sienne;  des  boudoirs,  des  alcôves,  etc. 
etc.  Inutile  de  le  dire,  des  tapis  de  velours 
assourdissaient  les  pas;  de  ces  tapis  il  y  en 
avait  dans  toutes  les  parties  de  la  maison. 

La  dernière  cloche  pour  le  diner  sonnait, 
quand  Magdalena  entra  dans  la  salle  à  manger. 
Encore  une  pièce  luxueuse,  celle-là,  avec  ses 
buffets,  croulant,  littéralement,  sous  le  poids 
d'argenteries  de  grande  valeur;  ses  cabinets 
vitrés,  remplis  de  plateaux,  de  vases,  etc.  en 
verre  taillé  ou  en  la  plus  fine  des  porcelaines. 

Claude  de  L'Aigle  et  Zenon,  debout  près 
d'un  foyer  allumé,  attendaient  Magdalena,  tout 
en  causant  ensemble. 

— Suis-je  en  retard  ?  demanda-t-elle. 

— Pas  du  tout!  répondit  Claude.  Vous  vous 
êtes  bien  reposé,  mon  petit  ami,  je  l'espère  ? 

— Oui,  merci.  Je  l'avoue,  j'ai  dormi  profon- 
dément, jusqu'à  la  première  cloche  annonçant 
le  diner. 

On  se  mit  à  table.  Jamais  nos  humbles  amis 
n'avaient  vu  autant  de  couteaux,  de  fourchet- 
tes, de  cuillères,  de  verres  de  différentes  for- 
mes et  grandeurs  pour  un  seul  couvert.  Aussi, 
avouons-le,  ils  en  étaient  quelque  peu  emba- 
rassés.  Mais,  du  coin  de  l'oeil,  ils  suivaient  tous 
les  mouvements  de  Claude  et  ils  faisaient  com- 
me lui;  de  cette  manière,  ils  étaient  certains  de 
ne  pas  faire  de  gaffes.  Tout  de  même,  ils  eu- 
rent un  soupir  de  soulagement  lorsque  le  re- 
pas fut  terminé  et  que  le  maître  de  la  maison 
leur  proposa  de  se  rendre  aux  serres,  tel  que 
promis. 

XIII 

LES  JOYAUX  VIVANTS. 

Oh!  Les  serres  de  L'Aire!  Magdalena  n'en 
revenait  pas!  Eclairées  par  de  nombreuses 
mais  minuscules  lampes  suspendues,  elles  res- 
semblaient à  de  vrais  paradis  terrestres  à  la 
pauvre  enfant,  qui  aimait  tant  les  fleurs. 

Xavier  fit  les  honneurs  des  serres;  c'était,  en 
quelque  sorte,  son  droit  puisque  c'était  grâce 
à  ses  soins  et  à  ses  connaissances  en  botanique 
que  les  serres  de  L'Aire  surpassaient  en  beau- 
té tout  ce  qu'on  aurait  pu  imaginer. 

— Jamais  je  n'ai  vu  d'aussi  belles  fleurs  de 
ma  vie!  s'écria  la  jeune  fille.  Et  il  y  en  a  tant! 
Et  toutes  paraissent  si. . .  vivantes! 

— C'est  à  Xavier,  ici  présent,  qu'en  revient 
l'honneur,  Théo,  dit  Claude  en  souriant.  Je 
vous  l'ai  dit  peut-être?  Xavier  est  une  perle, 
en  son  genre,  une  vraie. 

— Vous  êtes  un  artiste,  un  véritable  artiste, 
Xavier!  s'exclama  Magdalena.  Que  c'est  beau! 
Les  fleurs  sont  des  joyaux  vivants,  les  plus 
beaux  de  la  terre! 

Après  cela,  Xavier  aurait  fait  tout  au  mon- 
de pour  rendre  service  au  "petit  pêcheur  et  ba- 


telier", croyez-le!  Le  féliciter!  Admirer  ses 
fleurs  si  sincèrement!  Ah!  Voilà  qui  ré- 
chauffait le  coeur  par  exemple!  Il  avait  vu 
tant  de  gens  visiter  les  serres  de  L'Aire  d'un 
air  indifférent,  et  cela  lui  avait  toujours  si 
grandement  déplu  à   ce  pauvre  Xavier! 

— La  serre  aux  roses  maintenant!  fit  Claude. 
Elle  est  éclairée,  n'est-ce  pas,  Xavier? 

— Mais,  oui.  Monsieur! 

On  traversa  un  corridor,  et  bientôt,  on  péné- 
trait dans  la  serre  aux  roses. 

Si  Magdalena  s'était  extasiée  devant  les 
fleurs  de  l'autre  serre,  dans  celle  des  roses,  el- 
le demeura  muette  d'admiration;  c'est-à-dire 
que  ses  lèvres  ne  proférèrent  pas  un  son;  mais 
la  pâleur  de  ses  joues,  ses  yeux  agrandis  et 
brillants  comme  des  étoiles,  ses  mains  croisées 
sur  sa  poitrine  comme  pour  comprimer  les 
battements  de  son  coeur,  parlaient  assez  haut. 
Jamais,  non  jamais  elle  n'avait  rêvé  même 
rien  d'approchant  la  beauté  de  la  serre  aux  ro- 
ses! Claude  lui  en  avait  parlé;  il  avait  essayé 
de  la  lui  décrire.  .  .  mais,  la  voir,  c'était  toute 
autre  chose. 

Nous  l'avons  dit,  elle  adorait  les  roses.  Or, 
dans  cette  serre,  elles  étaient  là  en  extraordi- 
naire quantité  et  de  toutes  les  nuances  imagi- 
nables :  des  rouges,  des  blanches,  des  jaunes, 
des  roses.  .  .  La  "masse  de  roses  couleur  sau- 
mon" dont  Claude  lui  avait  parlé,  c'était  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  splendide! 

— O  ciel!  Que  Dieu  est  bon  d'avoir  créé  les 
roses!  murmura-t-elle. 

Sans  peut-être  s'en  rendre  compte,  les  trois 
hommes,  c'est-à-dire  Claude,  Zenon  et  Xavier 
inclinèrent  révérencieusement  la  tête,  à  cette 
exclamation  de  la  jeune  fille. 

— Je  vais  vous  en  cueillir  un  gros  bouquet, 
M.  Théo,  dit  Xavier,  en  s'emparant  d'une  paire 
de  ciseaux,  qu'il  prit  sur  une  petite  table. 

— Oh!  non,  Xavier!  s'écria  Magdalena.  Ne 
touchez  pas  aux  roses,  je  vous  prie! 

— Mais ...  M.  Théo . . . 

— N'y  touchez  pas,  Xavier!  répéta-t-elle. 
Elles  sont  si  belles  ainsi!...  Les  voir  arra- 
chées à  leurs  tiges.  .  .  il  me  semble  que  ce  se- 
rait assister  à  une  sorte  d'exécution.  .  .  Merci, 
tout  de  même,  Xavier!  Je  pourrai  revenir  les 
voir,  n'est-ce-pas  ? 

— Certes,  M.  Théo!  répondit  le  jardinier. 
Voyez-vous,  M.  Théo,  moi  aussi,  j'aime  les  ro- 
ses, j'aime  donc,  conséquemment,  qui  les  aime. 

— 'Viens,  Théo!  dit  Zenon  alors,  c'est  assez 
d'émotions  pour  un  soir,  je  crois. 

— C'est  bien,  mon  oncle;  je  vous  obéis.  Mais, 
je  vais  y  rêver  à  ces  roses,  je  le  sais. 

Cependant,  malgré  sa  soumission,  Zenon  dut 
l'arracher  littéralement  à  la  serre  aux  roses. 

— Ce  brave  Xavier  serait  prêt  à  donner  sa 
vie  pour  vous  désormais,  je  crois,  Théo,  fit 
Claude  en  riant,  aussitôt  qu'ils  eurent  quitté 
la  serre. 

— Pourquoi  dites-vous  cela,  M.  de  L'Aigle? 
demanda  Magdalena. 

— Vous  avez  admiré  ses  fleurs  si  sincère- 
ment! J'ai  vu  Xavier  froncer  les  sourcils  et 
presque  serrer  les  poings,  alors  que  ceux  qui 
visitaient  les  serres  disaient,  du  bout  des  lè- 
vres souvent  :  "C'est  joli,  très-joli"!  puis  en- 
suite parlaient  d'autre  chose. 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


67 


— "Joli"  ne  semble  pas  le  qualificatif  appro- 
prié non  plus,  répondit  la  jeune  fille.  J'aime- 
rais mieux  ne  rien  dire  du  tout.  Vos  serres  ne 
sont  pas  jolies,  M.  de  L'Aigle;  elles  sont  splen- 
dides! 

Claude  conduisit  ses  invités  au  salon,  la  piè- 
ce la  plus  vaste  et  la  plus  somptueuse  de  L'Ai- 
re, ce  qui  n'est  pas  peu  dire.  Là  était  le  piano 
de  concert  dont  il  avait  parlé  à  Magdalena.  Il 
y  avait  aussi  d'autres  instruments  :  une  har- 
pe, un  violon,  un  violoncelle,  une  guitare,  une 
mandoline;  décidemment,  le  propriétaire  de 
L'Aire  était  un  grand  musicien  devant  l'Eter- 
nel. 

Une  des  premières  choses  qui  frappa  les  yeux 
de  notre  héroïne,  en  entrant  dans  le  salon, 
après  le  piano  s'entend,  ce  fut  un  grand  por- 
trait à  l'huile,  représentant  une  jeune  femme 
blonde,  aux  yeux  bleus,  et  qui  paraissait  sou- 
rire de  son  cadre.  Magdalena  ressentit  une  pe- 
tite douleur  dans  les  régions  du  coeur,  en  re- 
gardant ce  portrait. . .  Qui  était  cette  femme, 
pour  que  M.  de  L'Aigle  lui  donnât  une  place 
d'honneur  ainsi  dans  sa  maison  ? . . .  Mais 
peut-être  était-ce  sa  soeur  ?  . . .  N'avait-elle 
pas,  tout  comme  Claude,  les  cheveux  blonds, 
les  yeux  bleus  ?  . .  . 

— C'est  votre  soeur,  cette  dame,  M.  de  L'Ai- 
gle? demanda-t-e!le,  en  désignant  le  portrait. 

— Je  n'ai  ni  soeur,  ni  frère;  je  n'en  ai  ja- 
mais eu,  Théo,  répondit-il.  Cette  dame,  qui 
nous  sourit  de  son  cadre,  c'est  ma  cousine 
Thaïs,  Mme  de  Saint-Georges. 

— Ah!  fit-elle,  vraiment?  Elle  avait  une 
grande  envie  de  pleurer  la  pauvre  enfant.  El- 
le est  bien  belle,  ajouta-t-elle. 

— Jolie,  tout  au  plus,  dit  Claude,  d'un  ton  in- 
différent qui  plut  étrangément  à  Magdalena. 
Mme  de  Saint-Georges  est  veuve,  continua-t-il, 
sans  se  douter,  bien  sûr,  de  l'impression  de  tris- 
tesse dont  son  "petit  ami"  venait  d'être  envahi, 
à  l'énoncé  de  cette  nouvelle.  Elle  demeure  à 
Toronto.  Nous  sommes  amis,  Thaïs  et  moi, 
depuis  l'enfance,  quoique  je  sois  de  cinq  ans 
plus  âgé  qu'elle.  Nous  n'avons  pas  l'occasion 
de  nous  rencontrer  bien  souvent,  mais  nous 
correspondons  assez  régulièrement,  elle  et  moi. 
Mais,  voyez  ce  petit  cabinet,  ajouta-t-il;  on 
prétend  que  le  bois  en  a  été  sculpté  par  un  des 
plus  grands  artistes  du  monde. 

— C'est  superbe!  s'écria-t-elle. 

Elle  pensa  à  ce  bon  Séverin.  S'il  lui  était 
donc  donné  de  voir  ce  cabinet,  il  essayerait,  el- 
le en  était  sûre,  de  l'imiter.  Malgré  elle,  elle 
sourit. 

— Eh!  bien,  n'allons-nous  pas  avoir  un  peu  de 
chant  et  de  musique,  ce  soir?  demanda  tout  à 
coup  Zenon. 

— Tout  de  suite,  M.  Lassève!  répondit  Clau- 
de, en  souriant.    Venez,  Théo,  mon  petit  ami! 

Le  reste  de  la  veiLée  se  passa  à  faire  de  la 
musique  et  à  chanter,  puis  vers  les  dix  heures 
et  demie,  Magdalena  se  retira  pour  la  nuit, 
laissant  les  deux  hommes  se  rendre  au  fumoir, 
pour  au  moins  une  heure  encore. 

Mais  avant  de  se  mettre  au  lit,  elle  écrivit, 
presque  d'un  trait,  les  vers  suivants,  en  pen- 
sant à  la  serre  aux  roses,  qui  l'avait  tant  émer- 
veillée. 


NE  TOUCHEZ  PAS  A  LA  ROSE 

Oh!    NE  touchez  pas  à  la  rose!... 

Si  vous  tenez  à  la  cueillir. 

Vous  la  verrez  bientôt  mourir; 

La  rose  est  si  fragile  chose! 

Oh!    NE  touchez  pas  à  la  rose!... 

Oh!    NE  touchez  pas  à  la  rose!... 

De  son  calice  parfumé 

Tout  l'univers  est  embaumé; 

La  rose  est  une  exquise  chose! 

Oh!    NE  touchez  pas  à  la  rose!... 

Oh!    NE  touchez  pas  à  la  rose!... 
Vraiment,  elle  est  un  don  du  ciel. . . 
La  cueillir  serait  criminel; 
La  rose  est  si  splendide  chose! 
Oh!    NE  touchez  pas  à  la  rose!... 

Oh!    NE  touchez  pas  à  la  rose!... 
Pourquoi  commettre  un  tel  délit  ?  . . . 
De  sa  tige  elle  vous  sourit; 
La  rose  est  si  charmante  chose! 
Oh!    NE  touchez  pas  à  la  rose!... 

Oh!    NE  touchez  pas  à  la  rose!... 
Car,  ne  vous  l'a-t-on  jamais  dit 
Que,  même  dans  le  ciel  fleurit 
La  rose?        .Ah!  .la  mystique  chose! 
Oh!    NE  touchez  pas  à  la  rose!... 

XIV 
PAS  FURTIFS 

A  peine  sa  tête  eut-elle  touché  son  oreiller, 
que  Magdalena  s'endormit. 

Elle  dormit  profondément  et  paisiblement, 
jusqu'à  vers  les  trois  heures  du  matin,  heure  à 
laquelle  elle  s'éveilla  en  sursaut,  sous  l'effet 
d'un  rêve  étrange:  elle  venait  d'assister  à  un 
combat  sanglant  entre  les  trois  aigles  de  L'Ai- 
re; nous  voulons  dire  les  deux  aigles  en  pierre 
à  l'entrée  de  la  maison,  et  l'aigle  en  bronze  du 
corridor.  Dans  son  rêve,  elle  avait  voulu  sé- 
parer les  oiseaux  de  proie;  mais  voilà  que  l'ai- 
gle de  bronze  s'était  élancé  vers  elle,  les  ser- 
res prêtes  à  la  saisir.  Alors,  elle  s'était  éveil- 
lée, le  visage  couvert  d'une  transpiration  gla- 
cée. 

— Quel  rêve  stupide  je  viens  de  faire!  se  dit- 
elle,  souriant,  malgré  tout  et  se  frottant  les 
yeux  du  revers  de  ses  mains.  J'espère  que  ça 
ne  m'arrivera  plus ...  On  dit  que,  en  chan- 
geant de  position,  cela  change  aussi  la  nature 
de  ses  rêves.  Allons! 

A  moitié  éveillée,  elle  se  retourna  dans  son 
lit  et  elle  allait  se  rendormir,  lorsqu'elle  leva 
soudain  la  tête  de  sur  son  oreiller  et  écouta . . . 
Qu'entendait-elle  ?  . . .  Des  pas  f  urtif  s,  dans 
le  corridor?  . . .  Oui.  . .  Quelqu'un  marchait, 
avec  d'infinies  précautions . . .  Magdalena  en- 
tendait craquer  le  plancher. . .  Ces  pas. . .  Ce 
craquement...  Ils  venaient  de  l'une  des  ex- 
trémités du  corridor...  Ils  approchaient  de 
sa  chambre ...  ils  étaient  tout  près  de  sa  por- 
te maintenent...    Ils  venaient  de  s'arrêter. . . 

Le  souffle  suspendu,  la  poitrine  haletante, 
Magdalena  écoutait. . .    Elle  s'était  assise  sur 


68 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  I/AIGLE 


son  lit.  Ses  yeux  démesurément  ouverts 
étaient  remplis  de  frayeur;  ses  lèvres  trem- 
blantes étaient  blanches  comme  ses  joues, 
desquelles  tout  le  sang  semblait  s'être  retiré. 
Le  coeur  palpitant,  la  pauvre  enfant  s'atten- 
dait, à  chaque  instant,  à  ce  qu'une  main  es- 
sayât d'ouvrir  la  porte  de  sa  chambre  qui,  heu- 
reusement, était  fermée  à  clef. 

Mais  voilà  que  les  pas  s'éloignaient. . .  Ils 
continuaient  leur  chemin,  vers  l'extrémité  op- 
posée de  celle  d'où  ils  étaient  venus. 

— C'est  parceque  je  suis  dans  une  maison 
étrangère  que  je  suis  si  nerveuse  se  dit-elle. 
Si  quelqu'un  trouve  à  propos  de  se  promener 
dans  les  corridors,  ça  ne  me  concerne  réelle- 
ment pas. 

Tout  de  même,  elle  leva  plus  haute  la  mèche 
de  sa  lampe,  puis,  domptant,  à  force  de  volon- 
té, un  reste  de  frayeur,  elle  se  leva  et  jeta  deux 
morceaux  de  bois  sur  les  braises  que  contenait 
le  foyer. 

Rassurée,  jusqu'à  un  certain  point  ensuite, 
elle  se  coucha.  Mais  à  peine  eut-elle  fermé  les 
yeux  qu'elle  les  rouvrit  tout  grands.  Les  pas 
de  tout  à  l'heure...  Ces  pas  furtifs...  ces 
craquements  du  plancher...  Elle  les  enten- 
dait de  nouveau. . .  Non  plus  dans  le  corridor; 
mais  dans  sa  chambre!  Oui,  dans  l'alcôve!... 
Ces  pas,  elle  les  entendait  clairement...  Par 
moments,  ils  paraissaient  venir  de  l'autre  bout 
de  l'alcôve ...  en  d'autres  moments,  ils  s'ap- 
prochaient des  lourds  rideaux  de  peluche . . . 
Magdalena  s'attendait  de  voir  apparaître,  d'un 
instant  à  l'autre,  soit  une  main,  soit  un  visage, 
entre  les  portières. 

Elle  eut  voulu  crier,  appeler  :  "Mon  oncle"! 
elle  était  trop  véritablement  effrayée  cepen- 
dant pour  qu'aucun  son  sortit  de  sa  bouche. 

Et  ces  pas . . .  Ces  pas  furtifs,  dans  l'alcô- 
ve!.. .  Il  y  avait  là  quelqu'un  elle  ne  pouvait 
avoir  aucun  doute  là-dessus,  car  Magdalena 
n'était  pas  superstitieuse;  elle  ne  croyait  con- 
séquemment  pas  aux  revenants. 

A  ce  moment,  elle  entendit  frapper  à  la  por- 
te, et  une  voix  lui  parvint  par  le  trou  de  la  ser- 
rure : 

—Théo! 

— Mon  oncle!  s'écria-t-elle. 

Elle  courut  ouvrir,  et  Zenon,  marchant  sur 
la  pointe  des  pieds,  entra. 

— Qu'y  a-t-il,  Théo?  demanda-t-il,  parlant 
bas.  Je  t'ai  entendu  aller  et  venir;  je  crai- 
gnais que  tu  fusses  malade. . .  Et  tu  l'es  ma- 
lade, n'est-ce  pas,  mon  enfant  ?  Comme  te  voi- 
là pâle  et  défait! 

— Non,  je  ne  suis  pas  malade,  répondit  Mag- 
dalena, parlant  bas,  elle  aussi.  J'ai...  j'ai 
peur,  par  exemple! 

— Peur  ?  . . .    Peur  de  quoi,  Théo  ? 

— N'avez-vous  pas  entendu  ces  pas  furtifs 
dans  le  corridor,  tout  à  l'heure,  mon  oncle? . . . 
Ces  craquements  du  plancher,  c'était. . .  sinis- 
tre! 

— Non,  je  n*ai  rien  entendu. 

— Ils  venaient  de  l'autre  extrémité  du  corri- 
dor. . .  ils  se  sont  arrêtés  près  de  la  porte  de 
ma  chambre,  puis  ils  se  sont  éloignés. 

— Je  n'ai  rien  entendu,  je  le  répète,  répondit 
Zenon.   Peut-être  as-tu  rêvé,  Théo? 


— J'étais  éveillée  comme  je  le  suis  en  ce  mo- 
ment, mon  oncle. 

— Eh!  bien,  puisque  les  pas  se  sont  éloignés, 
tu  n'as  plus  rien  à  craindre,  n'est-ce  pas? 

— Mon  oncle,  fit  Magdalena,  il  y  a  quelqu'un 
dans  cette  chambre. 

—Hein!    Tu  dis?... 

— Je  dis  qu'il  y  a  quelqu'un  dans  cette  cham- 
bre. . .    Là. . .  dans  cet  alcôve. . . 
— Allons  donc! 
— Ecoutez! . . . 

Zenon  écouta,  mais  il  n'entendit  rien. 

— Tu  as  rêvé,  mon  garçon,  fit-il  en  souriant. 

— Ecoutez!    Ecoutez!  N'entendez-vous  rien? 

Zenon  prêta,  de  nouveau,  l'oreille  et,  cette 
fois,  il  parvint  un  bruit  étrange,  comme  celui 
que  ferait  une  personne  marchant  avec  une  ex- 
trême précaution.  Le  plancher  craquait. . , 
Ces  craquements  arrivaient  évidemment  de 
l'alcôve. . . 

— Il  faut  aller  voir  qui  est  là  dit  Zenon,  s'em- 
parant  de  la  lampe  et  se  dirigeant  vers  l'alcô- 
ve. 

— Ne  me  laissez  pas  seule  ici!  supplia  Mag- 
dalena, pâle  jusqu'aux  lèvres.  J'ai  peur,  ex- 
cessivement peur! 

— Désires-tu  m'accompagner  ?  Veux-tu  te 
charger  de  la  lampe,  Théo? 

— Oui!    Oui!    Donnez-moi  la  lampe! 

Tous  deux  se  dirigèrent  vers  l'alcôve,  dont 
les  portières  étaient  hermétiquement  fermées. 

— Mon  oncle!  Prenez  garde,  mon  oncle! 
Qui  sait  ce  que  cachent  ces  rideaux? 

Brusquement,  Zenon  ouvrit  les  portières  et 
jeta  un  coup  d'oeil  dans  l'alcôve ...  H  n'y 
avait  personne...  Pourtant,  lui  et  Magdale- 
na avaient  bien  entendu  des  pas  allant  et  ve- 
nant dans  cette  pièce,  tout  à  l'heure! 

L'alcôve,  quoique  grand,  n'avait  pas  de  fe- 
nêtres, puisque  le  Roc  du  Nouveau  Testament 
lui  servait  de  mur  principal,  tout  comme  à  la 
chambre  à  coucher  y  attenant.  Il  n'y  avait  pas 
de  porte  non  plus;  la  seule  manière  d'y  péné- 
trer étant  au  moyen  de  la  chambre  à  coucher. 

— Tu  le  vois,  Théo,  il  n'y  a  personne  ici,  fit 
Zenon,  après  avoir  ouvert  les  portes  des  gar- 
de-robes et  examiné  tous  les  coins  et  recoins  de 
l'alcôve. 

— Mais  alors  ? . . . 

— Ces  craquements  qui  t'ont  tant  effrayée, 
proviennent  des  planchers  de  cette  maison,  tout 
simplement.  Qui  peut  expliquer  cela?... 
Probablement  que  le  bois  des  planchers  a  été 
posé  avant  qu'il  fut  tout  à  fait  sec  et  il  conti- 
nue à  "travailler";  voilà.  Probablement  aus- 
si que  les  gens  de  la  maison  sont  habitués  à  ces 
craquements  et  qu'ils  ne  s'en  aperçoivent  mê- 
me plus. 

— C'est  la  première  fois  que  j'entends  parler 
de  pareille  chose,  répondit  Magdalena. 

— Pas  moi,  fit  Zenon.  Quelqu'un  que  j'ai 
connu  déjà  avait  loué  une  maison  dont  les  plan- 
chers craquaient  continuellement  et  dont  les 
portes  se  fermaient  brusquement  comme  sous 
des  mains  invisibles.  Il  n'y  resta  pas  long- 
temps, car  il  considérait  cela  comme  étant  pour 
le  moins  désagréable. 

— Je  le  crois  sans  peine! 

— Cette  maison  dont  je  te  parle  ne  se  louait 
que  rarement;  les  locataires  n'aimaient  pas  ces 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


69 


bruits  et  ils  déménageaient  dans  d'autres  lo- 
gements, aussitôt  qu'ils  le  pouvaient. . .  ce  qui 
était  assez  ridicule,  selon  moi,  dit  Zenon  en 
riant,  car  rien  n'est  moins  dangereux  que  des 
planchers  qui  craquent. 

— C'est  curieux  qu'on  n'entende  pas  craquer 
les  planchers  de  cette  maison  durant  le  jour, 
n'est-ce  pas,  mon  oncle? 

— Durant  le  jour,  vois-tu,  Théo,  il  y  a  du  va 
et  vient;  on  n'y  porte  pas  attention.  Et  main- 
tenant, mon  garçon,  tu  ferais  bien  de  te  met- 
tre au  lit  et  de  dormir.  Moi,  je  vais  m'instal- 
1er  sur  le  canapé  et  lire;  de  cette  manière,  ton 
énervement  se  passera.  Allons!  Couche-toi, 
mon  garçon,  et  dors! 

La  première  cloche  sonnant  le  déjeuner 
éveilla  Magdalena.  Jetant  les  yeux  sur  le  ca- 
dran ornant  la  cheminée,  elle  vit  qu'il  était 
huit  heures  et  demie;  on  devait  déjeuner  à  neuf 
heures  alors. 

Elle  fut  vite  debout,  et  s'approchant  de  l'une 
des  fenêtres,  elle  vit  que  le  vent  soufflait  en 
tempête.  La  neige  tombait  par  gros  flocons 
serrés  et  il  poudrait  à  ne  pouvoir  distinguer 
rien,  à  plus  d'une  dixaine  de  pieds  de  soi.  Cet- 
te tempête  allait  intervenir  avec  les  plans  de 
M.  de  L'Aigle;  il  avait  dit,  la  veille,  qu'on  irait 
tous  à  la    grand'messe  à  l'église    du  Portage. 

Impossible  de  sortir  par  un  pareil  temps;  on 
risquerait  de  s'égarer  en  route;  plus  que  cela, 
on  ne  pourrait  suivre  le  chemin  balisé,  le  seul 
praticable. 

En  efltet,  comment  distinguer  les  balises,  à 
travers  ces  nuages  blancs  que  soulevait  le 
vent? 

Lorsque  Magdalena  sortit  dans  le  corridor, 
elle  vit  Eusèbe,  qui  l'attendait,  pour  la  condui- 
re dans  la  salle  à  déjeuner,  pièce  fort  coquette, 
qu'elle  n'avait  pas  encore  vue.  Claude  de  L'Ai- 
gle et  Zenon  Lassève  l'y  avait  précédée. 

— Vous  avez  passé  une  bonne  nuit,  je  l'es- 
père, Théo?  demanda  Claude,  en  tendant  la 
main  à  son  "petit  ami". 

Elle  échangea  un  regard  rapide  avec  Zenon, 
mais  elle  répondit  : 

— Merci,  M.  de  L'Aigle,  j'ai  bien  dormi.  Vous 
aussi,  sans  doute? 

— J'ai  dormi  comme  un  loir,  merci,  Théo, 

Comme  on  achevait  de  déjeuner,  Eusèbe  en- 
tra dans  la  salle  et  déposa  sur  la  table,  près  de 
Claude,  une  corbeille  en  osier  contenant  des 
pommes  et  des  morceaux  de  sucre  du  pays, 
puis  il  se  retira. 

— Mes  amis,  dit  le  propriétaire  de  L'Aire, 
j'ai  l'habitude  de  faire  une  tournée  aux  écuries 
chaque  matin,  après  le  déjeuner.  Si  vous  dési- 
rez m'accompagner,  vous  êtes  les  bienvenus. 

— Certes,  nous  vous  accompagnerons!  répon- 
dit Zenon.  Rien  ne  nous  fera  plus  plaisir;  de 
plus,  nous  avons  hâte  de  revoir  Rex;  n'est-ce 
pas,  Théo? 

— Vous  venez  d'exprimer  mes  sentiments, 
mon  oncle,  fit  Magdalena  en  souriant.  Il  nous 
fera  grand  plaisir  de  vous  accompagner,  M.  de 
L'Aigle,  ajouta-t-elle. 

— Alors,  allons!  dit  Claude,  en  se  levant  de 
table,  exemple  que  suivirent  ses  visiteurs. 

Après  s'être  vêtus  chaudement,  tous  trois, 
ils  se  dirigèrent  vers  les  écuries,  vaste  bâti- 
ment en  pierre,  du  côté  droit  de  la  maison. 


— Les  écuries  de  L'Aire  sont  mieux  tenues 
que  bien  des  maisons,  M.  de  L'Aigle,  observa 
Zenon  en  riant. 

— Pietro,  mon  homme  d'écurie,  est  un  trésor, 
un  vrai,  répondit  Claude. 

— Je  le  vois  bien,  dit  Zenon. 

Sur  un  passage  large  et  bien  éclairé  s'ou- 
vraient les  stalles.  Chaque  cheval  était  chez 
lui  et  libre  de  prendre  ses  ébats  comme  il  le  dé- 
sirait. Des  barrières  en  fer  forgé  allant  pres- 
que d'un  plancher  à  l'autre,  fermaient  les  stal- 
les. 

Les  deux  premiers  compartiments  servaient 
d'abri  aux  chevaux  d'équipage.  Nous  l'avons 
dit,  ces  chevaux  étaient  noirs  comme  la  nuit; 
c'était  aussi  de  fougueuses  bêtes. 

Lorsqu'on  s'approcha  de  la  première  stalle, 
le  cheval  qu'elle  contenait  se  mit  à  ruer,  à  re- 
nâcler, à  se  mater,  puis,  les  oreilles  couchées, 
les  dents  découvertes  et  marchant  seulement 
sur  ses  pattes  de  derrière,  comme  si  c'eut  été 
une  chose  bien  naturelle  chez  lui,  il  s'élança 
vers  la  barrière,  avec  l'évidente  intention  de 
foncer  dessus.  Zenon  saisit  Magdalena  par  les 
épaules  et  la  plaça  derrière  lui. 

— Quel  cheval  vicieux!  s'écria-t~il.  Comment 
pouvez-vous  garder  de  pareilles  bêtes,  M.  de 
L'Aigle? 

— Eh!  bien,  Lucifer! 

C'est  Claude  qui  venait  de  parler  au  cheval. 
Aussitôt,  il  se  produisit  une  sorte  de  phéno- 
mène :  Lucifer  se  mit  sur  ses  quatre  pattes, 
puis  dressant  les  oreilles  et  doux  comme  un 
agneau,  il  s'approcha  de  la  barrière,  recevant 
de  la  main  de  son  maître  deux  pommes  et  un 
morceau  de  sucre,  qu'il  mangea  en"  hochant  la 
tête  d'un  air  satisfait. 

Arrivé  à  la  stalle  voisine  de  celle  de  Luci- 
fer, ce  fut  à  recommancer  :  le  cheval  rua  _  à 
plus  d'une  reprise,  il  se  mâta,  coucha  des  oreil- 
les, montra  toutes  ses  dents,  et  même,  la  tête 
baissée  et  renâclant  avec  force,  il  se  précipita 
vers  la  barrière. 

— Eh!  bien,  Inferno! 

Et  le  même  phénomène  que  tout  à  l'heure  se 
produisit  :  Inferno  devint  doux  comme  un 
agneau,  à  la  voix  de  son  maître. 

— Tout  de  même!  marmotta  Zenon.  Je  ne 
garderais  pas  de  chevaux  de  cette  trempe  pour 
tout  l'or  du  monde! 

— Rex!  Oh!  Cher  beau  Rex!  fit  soudain 
Magdalena,  car  on  venait  d'arriver  à  la  stalle 
contenant  le  cheval  de  Séverin. 

Rex  hennissait  tout  bas  et  il  piochait  le  pon- 
tage  pour  prouver  son  contentement.  Lorsqu'il 
s'approcha  de  la  barrière,  ce  fut  gentiment, 
les  oreilles  pointées,  les  yeux  doux. 

Claude  présenta  la  corbeille  à  la  jeune  fille  et 
c'est  elle  qui  offrit  à  Rex  deux  pommes  et  un 
morceau  de  sucre. 

Les  deux  stalles  suivantes  étaient  vides. 

— L'été,  elles  contiennent  chacune  un  che- 
val de  selle,  expliqua  Claude.  Je  n'en  garde 
qu'un  durant  l'hiver;  il  est  dans  le  dernier 
compartiment. 

Ils  se  dirigèrent  vers  la  dernière  stalle  et 
lorsqu'ils  y  arrivèrent,  un  cri  d'étonnement  et 
d'admiration  s'échappa  des  lèvres  de  Magdale- 
na et  de  Zenon.  Ils  virent  un  cheval  blanc, 
tout  blanc;  si  blanc  que  ce  n'était  presque  pas 


70 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AI(;LE 


croyable.  Debout,  bien  posé  sur  ses  quatre 
pattes  très  fines,  il  regardait  son  maître  et  les 
étrangers  qui  l'accompagnaient  de  ses  yeux 
très-grands  et  doux  comme  ceux  d'une  gazelle. 

— Est-il  en  marbre  ?  demanda  Magdalena,  en 
désignant  le  cheval. 

— Oh  non!  répondit  Claude  en  riant.  Albinos 
est  de  chair  et  d'os;  mais  il  aime  quelque  peu 
à  poser,  je  crois. 

— Jamais  je  n'ai  vu  si  belle  bête  de  ma  vie! 
s'écria-t-elle.  Et  n'est-ce  pas  que  ses  yeux 
sont  étranges  ?  . .  .  Si  grands,  si  doux,  si  cal- 
mes... Ils  me  produisent  un  effet  singulier 
vraiment! 

— Je  suis  content  que  vous  admiriez  tant  Al- 
binos, Théo,  fit  Claude  en  souriant.  C'est  une 
bête  unique  en  son  genre  aussi,  et  le  meilleur 
cheval  de  selle  qu'on  puisse  désirer.  Je  n'en 
ai  vu  qu'un  qui  peut  lui  être  comparé  et  je  l'ai 
acheté;  il  me  sera  expédié  le  printemps  pro- 
chain, de  Victoria...  Viens,  Albinos,  ajouta-t- 
il,  en  tendant  une  pomme  au  cheval. 

Albinos  s'avança  tranquillement,  ses  pattes 
fines  semblant  à  peine  effleurer  le  plancher. 
Délicatement,  sans  se  presser,  il  prit  la  pom- 
me que  lui  tendait  son  maître  et  la  mangea. 

— Aimeriez-vous  à  lui  offrir  une  pomme, 
mon  petit  ami?  demanda  Claude  à  Magdalena. 

— Il  n'y  a  pas  de  danger,  n'est-ce  pas,  M.  de 
L'Aigle?  demanda  Zenon.  On  ne  sait  jamais, 
voyez-vous...  Un  étranger... 

- — Ne  craignez  rien,  M.  Lassève.  Appelez- 
le,  Théo. 

— Viens,  Albinos!  dit  la  jeune  fille. 

Mais  quand  le  cheval  arriva  près  d'elle  et 
qu'il  la  regarda  avec  ses  yeux  caimes  et  doux, 
la  pomme  s'échappa  des  doigts  de  la  jeune  fille 
et  roula  sur  le  pontage  jusqu'à  l'une  des  ex- 
trémités de  la  stalle. 

—Eh!  bien,  Théo? 

— C'est  stupide  de  ma  part,  je  sais,  mon  on- 
cle; mais  je.  . .  je  me  suis  sentie  nerveux  tout 
à  coup. 

Cependant,  elle  présenta  un  morceau  de  su- 
cre au  cheval,  et  même,  passant  son  bras  en- 
tre les  barreaux  de  la  barrière,  elle  le  flatta 
doucement.  Albinos  se  laissa  faire,  puis,  lors- 
que Magdalena  retira  sa  main,  il  la  regarda 
fixément  de  ses  yeux  quelques  peu  étranges. 

— M.  de  L'Aigle,  dit-elle  en  souriant,  lors- 
qu'on fut  attablé  pour  le  lunch,  vous  possédez 
des  chevaux...  singuliers... 

— Vous  trouvez,  Théo? 

— Oh!  oui! .  .  .  Lucifer  et  Inferno.  .  .  ils 
sont...  terrib'es!  Albinos...  il  est...  étran- 
ge... 

—Allons,  Théo!  Allons!  s'exclama  Zenon. 
Albinos  est  un  cheval  extraordinairement  beau; 
une  bête  comme  je  n'en  avais  jamais  vue  de 
ma  vie,  excepté  sculptée  dans  le  marbre;  mais 
il  n'a  rien  d'étrange  assurément! 

— Ses  yeux. , . 

Mais  personne  ne  l'entendit,  car,  à  ce  mo- 
ment, un  rayon  de  soleil  pénétra  dans  la  salle 
à  manger. 

— Ah!  Voilà  le  soleil!  s'écria  Claude.  M. 
Lassève,  Théo,  ajouta-t-il,  vous  allez  pouvoir 
juger  de  l'effet  des  vitres  coloriées  du  corridor 
d'entrée  et  examiner  les  dessins  de  chaque 


châssis  enfin.  Si  vous  le  voulez  bien,  nous 
nous  rendrons  là  immédiatement,  afin  de  pro- 
fiter de  ce  rayon  de  soleil. 

— Oh!  oui!  s'exclama  Magdalena.  Il  est  si 
beau  ce  corridor!  Et  quand  le  soleil  le  pénè- 
tre à  travers  les  fenêtres,  ça  doit  être  splen- 
dide! 

C'était  splendide  en  effet.  Les  vitres  colo- 
riées jetaient  mille  feux  dans  le  corridor.  Clau- 
de se  mit  en  frais  d'expliquer  à  ses  amis  les 
sujets  des  tableaux  que  représentait  chaque 
châssis. 

En  passant  près  de  l'aigle  en  bronze,  Magda- 
lena ne  put  s'empêcher  de  se  reculer  un  peu. 

— Avez-vous  peur  de  l'aigle  de  bronze,  Théo? 
demanda  Claude  en  riant. 

— ...  Presque...  répondit-eHe.  Je  vous  ra- 
conterai le  rêve  que  j'ai  fait  la  nuit  dernière, 
M.  de  L'Aigle,  et  vous  comprendrez  pourquoi 
je . . . 

— Tout  songe  mensonge,  mon  petit  ami! 

— Que  c'est  magnifique  ce  corridor...  mal- 
gré l'aigle  de  bronze!  dit  la  jeune  fille  en  sou- 
riant.   On  dirait  une  cathédrale! 

— Maintenant,  mes  amis,  dit  Claude,  si  vous 
voulez  me  suivre  dans  mon  étude,  je  vais  vous 
montrer  ce  globe  céleste  dont  je  vous  ai  parlé 
ce  matin.  Puisque  nous  avons  projeté  de  pas- 
ser une  partie  de  la  veillée  dans  mon  observa- 
toire, à  étudier  les  astres,  à  travers  le  télesco- 
pe, le  globe  que  je  vais  vous  montrer  ne  man- 
quera pas  de  vous  intéresser,  j'en  suis  certain. 

Lorsqu'ils  entrèrent  dans  l'étude,  Magdale- 
na et  Zenon  virent  une  jeune  fille  aux  che- 
veux très  roux,  aux  yeux  bleus  très  pâles,  ins- 
tallée auprès  d'une  table,  dans  un  coin,  et  oc- 
cupée à  écrire.  Elle  leva  la  tête  et  jeta  un 
regard  quelque  peu  scrutateur  sur  nos  amis; 
mais,  rassurée,  sans  doute,  elle  fit  une  petite 
inclinaison  de  la  tête  et  se  remit  à  écrire. 

Et  ce  fut  là  la  première  rencontre  entre 
Magdalena  et  Euphémie  Cotonnier,  la  secré- 
taire de  Claude  de  L'Aigle. 

XV 

LA  SECRETAIRE 

Euphémie  Cotonnier  était  secrétaire  de 
Claude  de  L'Aigle  depuis  le  mois  d'octobre 
précédent  seulement. 

Jamais  Claude  n'aurait  songé  à  engager  une 
secrétaire  probablement,  si  Candide,  la  cuisi- 
nière de  L'Aire,  depuis  bien  des  années,  ne  le 
lui  en  eut  suggéré  l'idée. 

Un  après-midi  du  mois  de  juillet,  alors  que 
Claude  était  occupé  dans  son  étude,  quelqu'un 
frappa  à  la  porte;  c'était  Candide.  Ayant  re- 
çu la  permission  d'entrer,  elle  dit  : 

— J'vous  d'mande  bien  pardon  de  m'présen- 
ter  ainsi,  M.  de  L'Aigle;  mais  j'désirerais  beau- 
coup vous  parler  d'ma  nièce  Euphémie. 

— Oui?  fit  Claude.    Je  vous  écoute.  Candide. 

— Voici,  M.  de  L'Aigle  :  Euphémie  est  la 
fille,  ou  plutôt  l'enfant  unique  de  mon  unique 
soeur,  Mme  Cotonnier.  Lorsqu'Alexis  Coton- 
nier, mon  beau-frère,  mourut,  il  y  a  dix-sept 
ans,  il  laissait  ma  pauvre  soeur  dans  'a  pres- 
que misère,  avec  une  petite  fille  de  deux  ans 
sur  les  bras  :   Euphémie,  j'veux  dire.  Mais 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


71 


Euphémie  était  une  enfant  extraordinaire, 
oui,  extraordinaire,  M.  de  L'Aigle,  car,  elle 
n'avait  pas  encore  quatre  ans  qu'elle  esseyait 
déjà  d'iire  dans  des  gros  livres.  A  six  ans, 
elle  était  dev'nue  une  véritable  prodige,  et  sa 
mère  la  mit  à  l'école.  A  douze  ans,  elle  l'en 
retirait;  Euphémie  en  savait  plus  long  qu'les 
maîtresses. 

— ^Un  talent  extraordinaire,  en  effet!  fit 
Claude,  que  le  récit  de  Candide  commençait  à 
ennuyer  légèrement. 

— Bien,  pour  continuer,  ma  soeur  est  pau- 
vre. Elle  ne  possède  qu'une  sorte  de  petit 
chantier,  à  L'Ilet,  et  elle  vit  du  produit  d'son 
jardin...  qui  n'est  pas  grand.  C'pendant,  elle 
résolut  d'mettre  Euphémie  pensionnaire  dans 
un  couvent. 

— •  h!  bah!  Une  excellente  servante  perdue 
pour  quelque  bonne  maison,  sans  doute,  se  dit 
Claude. 

— Je  promis  à  ma  soeur  d'iui  aider.  C'était 
facile  pour  moi  d'ie  faire,  ayant  un  si  bon  sa- 
laire ici,  et  Euphémie  fut  envoyée  au  couvent, 
continua  Candide.  L'année  dernière,  elle  ter- 
mina ses  études  avec  grand  honneur  :  des  mé- 
dailles, des  diplômes,  des  livres,  des  couron- 
nes... si  elle  en  a  eus!  Eh!  bien,  l'automne 
dernier,  elle  était  engagée  comme  maîtresse 
d'école.  Mais  elle  n'a  pu  avoir  d'engagement 
pour  l'automne  prochain...  Alors,  j'ai  pensé, 
M.  de  L'Aigle,  que...  que  vous  l'engageriez 
peut-être  comme  secrétaire. 

— Hein!  Comme  secrétaire!  Mais,  ma  pau- 
vre Candide,  je  n'ai  nullement  besoin  de  secré- 
taire, je  vous  l'assure! 

— Oh!  oui.  Monsieur,  vous  en  avez  besoin! 
assura  Candide.  Vous  êtes  continuellement 
plongé  dans  les  écritures,  et  Euphémie . . . 

— J'y  songerai.  Candide,  promit  Claude,  qui 
avait  hâte  de  se  débarasser  de  la  cuisinière 
afin  de  se  remettre  au  travail. 

— Ah!  J'vous  remercie  bien,  M.  de  L'Aigle! 
Mais,  j'voudrais  vous  montrer  la  dernière  let- 
tre que  j'ai  reçue  d'Euphémie.  Non  pour  que 
vous  la  lisiez,  ça  n'vous  intéresserait  pas,  mais 
pour  que  vous  voyez  par  vous-même  comme 
elle  a  une  belle  main  d'écriture. 

Ce  disant,  elle  présenta  à  Claude  une  let- 
tre ouverte;  celui-ci  y  jeta  les  yeux  et  il  vit 
qu'en  effet  Euphémie  Cotonnier  possédait  une 
belle  écriture;  nette,  moulée,  très  lisible.  (Si 
Claude  de  L'Aigle  eut  été  expert  en  fait  d'é- 
critures, il  eut  vu  bien  des  choses  dans  cel'e 
d'Euphémie  Cotonnier  et  il  eut  refusé,  illico 
refusé,  de  l'engager  comme  secrétaire,  de  l'ad- 
mettre dans  sa  maison  même). 

— C'est,  en  effet,  une  belle  écriture  .que  celle 
de  votre  nièce,  Candide,  dit-il.  Quant  à  l'en- 
gager comme  secrétaire,  j'y  songerai. 

— Demain,   Monsieur  de   L'Aigle?  Aurez- 
vous  décidé  la  chose  pour  demain  ? 

— Demain?  Vous  êtes  expéditive,  ma  bonne 
Candide,  répondit-il  en  riant.  Mais  c'est  en- 
tendu; demain,  je  vous  ferai  connaître  ma  dé- 
cision. 

— Oh!  merci,  mille  et  mil  e  fois  merci!  s'ex- 
clama la  cuisinière.  Voyez-vous,  M.  de  L'Ai- 
gle, continua-t-elle,  vous  n'aurez  pas  à  crain- 
dre qu'Euphémie  soit  de  trop,  à  L'Aire,  vous 
n'ia  verrez  qu'à  ses  heures  de  travail.  Je 


m'charge  de  voir  à  c'qu'elle  ne  vous  ennuie 
pas  par  sa  présence,  excepté  lorsque  vous  au- 
rez besoin  d'elle. 

— Je  compte  sur  vous  pour  cela,  Candide. 

— Mais,  reprit  Candide,  qu'est-ce  qu'Eusèbe 
m'a  dit,  hier,  Monsieur  de  L'Aigle?  Que  vous 
vouliez  faire  faire  une  Catalogne  pour  votre 
bibliothèque?  Une  Catalogne?  Euphémie... 
je  ne  crois  pas  qu'elle  puisse  vous  aider  pour 
cela,  car,  entre  nous,  la  pauvre  enfant  est  jo- 
liment propre  à  rien,  si  on  la  sort  d'ses  lectu- 
res et  d'ses  écritures. 

Claude  s'éclata  de  rire. 

— Il  s'agit  d'un  catalogue  pour  ma  bibliothè- 
que, Candide,  et  non  d'une  Catalogne.  Ce  n'est 
pas  précisément  la  même  chose.    Ha!  ha!  ha! 

— Ah!  J'comprends  alors...  jusqu'à  un  cer- 
tain point. .  .  Je  n'voyais  pas  non  plus  pour- 
quoi une  Catalogne  pour  la  bibliothèque,  dont 
l'plancher  est  couvert  d'un  si  beau  tapis  de 
Turquie!  Encore  une  fois,  j'vous  remercie 
d'avoir  bien  voulu  m'écouter. . .  Je  r'viendrai 
demain,  connaître  votre  décision ...  A  la  mê- 
me heure? 

— Oui,  revenez,  à  la  même  heure. 

Candide  retourna  à  ses  fourneaux;  Claude 
se  remit  à  "ses  écritures".  .  .  et  bientôt,  il  ou- 
bliait complètement  l'incident  Euphémie  Co- 
tonnier; si  complètement  que,  lorsque  la  cuisi- 
nière se  présenta  de  nouveau  à  son  étude,  le 
lendemain,  tel  que  convenu,  il  se  demanda, 
tout  d'abord,  ce  qu'elle  pouvait  bien  ]ui  vou- 
loir. Quand  elle  lui  demanda  ce  qu'il  avait 
décidé  concernant  sa  nièce,  il  répondit  : 

— Je  n'ai  pas  eu  le  temps  d'y  penser  encore, 
je  l'avoue,  ma  pauvre  Candide. 

— Ah!  Monsieur!  s'écria  la  brave  femme, 
tandis  que  deux  larmes  coulaient  sur  ses  joues. 

Claude  de  L'Aigle  était  ce  qu'on  est  conve- 
nu d'appeler  "un  vrai  bon  garçon";  il  se  lais- 
sait influencer  assez  facilement;  de  plus,  il 
détestait  pardessus  tout  au  monde,  les  larmes. 
Rien  ne  l'impatientait  comme  de  voir  pleurer 
quelqu'un...  surtout  lorsqu'il  se  sentait  en 
quelque  sorte,  responsable  de  ces  pleurs. 

— Allons!  Allons!  dit-il  à  Candide.  Ne  pleu- 
rez pas  ainsi;  écrivez  plutôt  à  votre  nière  et 
dites-lui  que  je  l'engage  comme  secrétaire. 
Elle  pourra  commencer  son  travail  dès  les  pre- 
miers jours  d'octobre.    Quant  au  salaire... 

Il  nomma  une  somme  qui  fit  ouvrir  les  yeux 
à  Candide.  Quelle  bonne  nouvelle  pour  la  pau- 
vre enfant. 

En  effet,  lorsqu'Euphémie  re^ut  la  lettre  de 
sa  tante  (écrite  par  Rosine)  lui  annonçant 
qu'elle  pourrait  se  présenter  à  L'Aire,  dans  les 
premiers  jours  d'octobre,  la  jeune  fille  fut  lit- 
téralement folle  de  joie. 

Mais.  .  .  ce  qui  fait  la  joie  des  uns,  fait  par- 
fois le  désespoir  des  autres;  Mme  Cotonnier 
pleura  toutes  ses  larmes,  lorsqu'elle  apprit  la 
nouvelle.  L'année  précédente,  Euphémie  avait 
enseigné  la  classe.  Or,  l'école  qui  lui  avait  été 
préposée  consistait  aussi  en  un  logement  de 
quatre  pièces  et  Mme  Cotonnier  avait  tenu 
maison  pour  sa  fil  e.  Logées,  chauffées,  éclai- 
rées, une  jolie  demeure  à  leur  disposition,  sans 
compter  le  salaire  de  sa  fille.  .  .  Jamais  la  pau- 
vre femme  n'avait  connu  tant  de  luxe  de  sa  vie. 
Combien  elle  eut  désiré  qu'Euphémie  acceptât 


72 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


la  charpie  de  la  même  école,  à  l'automne,  puis- 
qu'elle lui  avait  été  offerte!  Mais  elle  avait 
refusé.  Elle  avait  d'autres  ambitions  vrai- 
ment! Devenir  la  secrétaire  de  M.  de  L'Aigle; 
obtenir  son  entrée  à  L'Aire;  c'étaient  là  cho- 
ses de  la  plus  haute  importance. 

— Une  fois  installée  à  L'Aire  en  qualité  de 
secrétaire,  se  disait  la  jeune  illusionnée,  je  n'en 
sortirai  plus.  M.  de  L'Aigle  est  célibataire... 
Je  me  rendrai  si  utile,  si  agréable,  si  indispen- 
sable même  que. . .  D'ailleurs,  rien  ne  créa  l'in- 
timité comme  un  contact  journalier. . .  Oui, 
que  j'entre  à  L'Aire  seulement  et,  je  le  jure, 
je  n'en  sortirai  plus...  "Madame  de  L'Aigle, 
de  L'Aire"...  ajouta-t-elle  avec  complaisance; 
ce  titre  sera  le  mien  un  jour. . .  bientôt  peut- 
être. 

Est-il  surprenant  qu'avec  de  telles  ambi- 
tions, Euphémie  resta  sourde  aux  pleurs  et 
aux  supplications  de  sa  mère?  Hormis^  d'a- 
voir le  coeur  à  la  bonne  place,  c'eut  été  im- 
possible, et  Euphémie... 

Mais,  pauvre  Euphémie!  Pauvre  fille!  Et 
aussi  ,  pauvre  Claude!  Qu'il  était  loin  de  soup- 
çonner sa  future  secrétaire  de  comploter  con- 
tre sa  liberté  de  célibataire!  L'eut-il  soupçon- 
né cependant,  cela  l'eut  probablement  fort 
amusé. 

A  la  fin  de  la  première  semaine  d'octobre 
donc,  de  fait,  le  lendemain  du  transport  du 
piano  de  L'Aiglon  à  La  Hutte,  Euphémie  par- 
tit pour  la  Pointe  Saint-André. 

XVI 

AMERES  DECEPTIONS 

Claude  de  L'Aigle  était  à  lire,  dans  la  bi- 
bliothèque, lorsqu'Eusèbe  vint  lui  annoncer 
qu'il  y  avait,  dans  le  corridor  d'entrée,  une  de- 
moiselle qui  demandait  à  lui  parler. 

— Qui  est-ce?  demanda  Claude. 

— C'est  Mlle  Cotonnier,  M.  Claude,  répondit 
Eusèbe. 

— Mlle  Cotonnier?...  Et  que  me  veut-elle 
Mlle  Cotonnier? 

— Elle  dit  qu'elle  a  été  engagée  comme  se- 
crétaire ici,  dit  la  domestique. 

— Ah!  oui!  fit  Claude.  Je  l'avais  complète- 
ment oubliée.  Fais  entrer  Mlle  Cotonnier,  Eu- 
sèbe. 

En  apercevant  Euphémie,  Claude  ne  put 
s'empêcher  de  se  dire  :  "Elle  a  passé  loin  de 
la  beauté  Mlle  Euphémie!  De  plus,  elle  doit 
être  prétentieuse  et  affectée". 

Il  ne  se  trompait  pas.  Quant  à  son  apparen- 
ce personnelle,  Euphémie  n'était  peut-être  pas 
de  celles  dont  on  dit  :  "Ciel!  Qu'elle  est  lai- 
de!"; mais  elle  n'était  certainement  pas  jolie, 
avec  ses  cheveux  très  roux,  ses  yeux  très  pâ- 
les, son  nez  franchement  retroussé,  et  sa  bou- 
che, dont  la  lèvre  supérieure,  trop  courte,  dé- 
couvrait trois  dents  trop  longues,  trop  larges, 
quoique  saines  et  blanches.  De  plus,  Euphé- 
mie était  très  grande  (trop,  pour  être  élégan- 
te, ou  du  moins  gracieuse),  très  mince  (trop 
mince,  car  on  eut  dit  qu'elle  allait  casser,  à  la 
ligne  de  la  taille).  Ses  épaules,  légèrement 
courbées,  donnait  aussi  un  air  assez  gauche 
à  la  future  secrétaire. 


Que  dire  du  caractère  d'Kiuphémie  Coton- 
nier? Nous  en  jugerons,  plus  tard;  pour  le 
moment,  qu'il  nous  suffise  de  dire  que  Claude 
l'avait  jugée  correctement;  la  nièce  de  la  cui- 
sinière de  L'Aire  était  ridiculement  prétentieu- 
se et  affectée. 

— Mlle  Cotonnier?  fit  Claude,  en  se  levant 
pour  la  recevoir. 

Il  la  salua,  sans  lui  tendre  la  main;  chose 
qu'Euphémie  remarqua,  mais  dont  elle  se  con- 
sola vite  en  se  disant  que,  sans  doute,  cette 
omission  de  la  part  de  M,  de  L'Aigle  était  du 
meilleur  goût,  tout  à  fait  dans  le  ton. 

— Oui,  M.  de  L'Aigle,  je  suis  Mlle  Cotonnier. 
J'aurais  voulu  arriver  au  commencement  de 
cette  semaine,  mais  je  ne  l'ai  pu. 

■ — Ca  ne  fait  aucune  différence,  répondit 
Claude.  J'étais  absent;  donc,  rien  ne  pres- 
sait.   Vous  êtes  venue  pour  rester? 

Un  peu  de  rose  était  monté  aux  joues  ordi- 
nairement pâles  d'Euphémie,  à  cette  question. 
Venue  pour  rester  ?  . . .  Certes,  oui  !  Elle  com- 
prenait bien  cependant  dans  quel  sens  M.  de 
L'Aigle  avait  parlé,  car  elle  ne  manquait  cer- 
tainement pas  d'intelligence;  elle  ne  manquait 
pas  d'un  certain  instinct  non  plus,  qui  rempla- 
çait, chez  elle,  le  tact  qui  lui  manquait,  sou- 
vent. 

— Oui,  je  suis  venue  pour  rester,  M.  de  L'Ai- 
gle, répondit-elle.  Si  vous  désirez  que  je  me 
mette  à  l'oeuvre  immédiatement. . . 

— Pas  du  tout!  Il  est  déjà  trois  heures  d'ail- 
leurs. Votre  travail  commencera  à  dix  heu- 
res, chaque  matin,  pour  se  terminer  à  cinq 
heures  de  l'après-midi.  Mais,  je  m'explique 
mal;  je  devrais  dire,  de  dix  heures  à  midi,  puis 
de  deux  heures  à  cinq.  Trouvez-vous  ces  heu- 
res trop  longues? 

— Trop  longues?  Elles  sont  très  courtes, 
au  contraire. 

— Je  vous  en  avertis,  Mlle  Cotonnier,  ça  ne 
sera  pas  une  sinécure  que  votre  position  de 
secrétaire,  fit  Claude  en  souriant-  Mes  ma- 
nuscrits sont  difficiles  à  déchiffrer;  ce  sont 
d'affreux  brouillons,  qu'il  vous  faudra  dé- 
brouiller; voilà. 

— Je  peux  vous  assurer  d'avance,  je  crois, 
M.  de  L'Aigle,  que  j'en  viendrai  bien  à  bout. . . 
Puis-je  vous  demander  sur  quel  sujet  vous 
écrivez  ? 

— Sur  l'astronomie.  Sujet  un  peu  aride, 
n'est-ce  pas? 

— Aride!  Certes,  non!  J'aime  l'astronomie 
à  la  folie  et  je  m'y  entends  quelque  peu.  Je 
ne  demande  qu'à  me  renseigner  davantage  en 
cette  science,  en  recopiant  vos  manuscrits,  M. 
de  L'Aigle. 

Cette  bonne  Euphémie  mentait  en  assurant 
qu'elle  s'intéressait  à  l'évolution  des  astres. 
Au  pensionnat,  à  l'heure  de  la  leçon  d'astro- 
nomie, elle  avait  généralement  trouvé  le  moyen 
de  s'esquiver,  tant  cela  l'ennuyait.  Mais  elle 
se  dit  qu'il  valait  mieux  poser  à  la  jeune  fille 
savante,  se  faire  passer  pour  une  espèce  de 
bas  bleu  auprès  de  M.  de  L'Aigle. 

— Tant  mieux  alors!  fit  Claude.  Avez-vous 
vu  votre  tante  ?  demanda-t-il. 

Le  visage  de  la  secrétaire  se  rembrunit. 
Pourquoi  M.  de  L'Aigle  lui  rappelait-il  sa  pa- 
renté avec  la  cuisinière  de  L'Aire?  Voulait-il 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE  73 


tracer,  en  quelque  sorte,  une  ligne  de  démar- 
cation entre  eux,  c'est-à-dire  entre  lui  et  son 
employée  ? 

— Non,  M.  de  L'Aigle,  je  ne  l'ai  pas  vue.  Je 
ne  faisais  qu'arriver  à  L'Aire,  lorsque  votre 
domestique  m'a  introduite  auprès  de  vous. 

Claude  tira  sur  le  cordon  d'une  sonnette  et 
Rosine  se  présenta. 

— Rosine,  demanda-t-il,  savez-vous  si  la 
chambre  de  Mlle  Cotonnier  est  prête  ? 

— Oui,  M.  de  L'Aigle,  elle  est  prête;  Candide 
s'en  est  occupée. 

— Vous  allez  conduire  Mlle  Cotonnier  à  sa 
chambre,  continua-t-il,  en  désignant  Euphémie, 
(qui,  certainement,  *'se  prend  des  airs"  pen- 
sait Rosine),  puis  vous  avertirez  Candide  de 
l'arrivée  de  sa  nièce. 

— Venez,  Mlle  Cotonnier,  dit  Rosine. 

— Au  revoir,  Mlle  Cotonnier,  dit  Claude,  en 
s'inclinant. 

Comprenant  que  M.  de  L'Aigle  lui  signifiait 
son  congé,  pour  le  moment,  Euphémie  quitta 
la  bibliothèque,  précédée  de  la  fille  de  cham- 
bre. 

Toutes  deux  se  dirigèrent  vers  le  fond  du 
corridor  d'entrée,  et  Rosine  ayant  ouvert  une 
porte,  elles  arrivèrent  au  pied  d'un  escalier 
dérobé  conduisant  au  deuxième  étage.  Eu- 
phémie vit,  en  passant,  des  chambres  à  cou- 
cher splendides,  avec  boudoirs  ou  alcôves  leur 
attenant.  EJe  crut,  tout  d'abord,  que  l'une 
de  ces  pièces  lui  était  réservée,  mais  elle  fut 
vite  détrompée. 

• — 'Votre  chambre  est  au  troisième,  lui  dit 
Rosine. 

Parvenues  au  troisième,  la  fille  de  chambre 
indiqua  une  pièce,  à  sa  gauche. 

— Est-ce  cette  chambre  que  je  vais  occuper? 
demanda  la  secrétaire. 

— Oui,  Mlle  Cotonnier,  et  Candide  s'est  don- 
née beaucoup  de  peine  pour  rendre  cette  pièce 
attrayante,  je  vous  l'assure. 

— Qui  couche  sur  ce  palier? 

— Mais . . .  Candide  et  moi,  puis,  à  l'autre 
extrémité  de  ce  corridor,  il  y  a  les  chambres 
de  Xavier  et  de  Pietro. 

— Et  qui  sont  Xavier  et  Pietro,  s'il  vous 
plaît? 

— Xavier  est  le  jardinier;  Pietro,  l'homme 
d'écurie. 

—Ah!  fit  Euphémie.  Ah! 

Elle  allait  donc  être  reléguée  au  rang  des 
domestiques!  Qu'il  paraissait  loin,  à  ce  mo- 
ment, le  rêve  qu'elle  avait  caressé,  de  régner, 
un  jour,  à  L'Aire! 

— Le  deuxième  palier  est  réservé  à  M.  de 
L'Aigle,  sans  doute?  demanda-t-elle  ensuite. 

— Oui,  à  M.  de  L'Aigle  et  à  ses  visiteurs . . . 
lorsqu'il  y  en  a.  Eusèbe,  lui  aussi,  couche  au 
second,  car  il  est  attaché  au  service  personnel 
de  M.  de  L'Aigle...  Eh!  bien,  au  revoir,  Mlle 
Cotonnier;  je  vais  dire  à  Candide  que  vous 
êtes  arrivée.  Elle  va  être  contente;  car  il 
y  a  plus  de  huit  jours  qu'elle  vous  attend. 

— Ne  la  dérangez  pas,  je  vous  prie...  com- 
mença Euphémie.  Mais  déjà  Rosine  descen- 
dait l'escalier  dérobé;  elle  allait  à  la  recherche 
de  Candide. 

Euphémie,  restée  seule,  versa  des  larmes  de 
•désappointement  et  de  rage...  Quelle  décep- 


tion! La  plus  amère  imaginable  !  Reléguée 
parmi  les  domestiques!  A  quoi  pouvait  bien 
penser  M.  de  L'Aigle?  Il  aurait  dû  donner  à 
sa  secrétaire  une  des  chambres  à  coucher  du 
deuxième  étage . . .  Au  lieu  de  cela . . .  Pour- 
tant, jamais  Euphémie  n'avait  possédé  une 
chambre  aussi  belle,  aussi  vaste,  aussi  confor- 
table que  celle  dans  laquelle  elle  était,  en  ce 
moment.  Ainsi  que  l'avait  dit  Rosine,  Candi- 
de s'était  donnée  beaucoup  de  peine  pour  ren- 
dre la  pièce  attrayante,  et  elle  y  avait  réussi. 
L'ameublement  était  coquet  et  joli;  un  tapis, 
aux  couleurs  discrètes,  couvrait  le  plancher; 
des  rideaux  de  mousseline  blanche  ornaient  les 
portes  et  fenêtres,  dont  il  y  avait  deux  et  qui 
ouvraient  sur  un  balcon.  Entre  les  deux  por- 
tes-fenêtres était  un  pupitre,  que  la  cuisiniè- 
re avait  fait  descendre  du  grenier,  et  qui  avait 
été  repoli,  frotté,  vernis,  au  point  d'avoir  l'air 
d'arriver  tout  droit  de  chez  le  meublier.  Un 
fauteuil  confortable,  un  canapé  et  deux  chai- 
ses, dont  une  berceuse,  complétaient  l'ameu- 
blement. 

Nous  le  répétons,  jamais  Euphémie  n'avait 
été  si  luxueusement  logée  :  elle  était  née  dans 
un  pauvre  chantier  contenant  deux  pièces  seu- 
lement; au  couvent,  elle  avait  occupé  une  étroi- 
te couchette  dans  le  dortoir  rempli  d'élèves;  à 
l'école  qu'elle  avait  habitée  avec  sa  mère,  les 
chambres  étaient  toutes  petites.  Elle  aurait 
dû  se  considérer  chanceuse,  dans  sa  position 
actuelle...  Mais,  voyez-vous,  elle  avait  rêvé 
toute  autre  chose  la  pauvre  fille. . .  Il  est  vrai 
qu'elle  était  mise,  en  quelque  sorte,  au  rang 
des  domestiques;  c'est-à-dire  qu'elle  allait  ha- 
biter les  mêmes  quartiers  qu'eux.  Le  mieux, 
c'eut  été  pour  elle  de  faire  contre  mauvaise 
fortune  bon  coeur  et  essayer  de  comprendre 
que  si  M.  de  L'Aigle  avait  consenti  à  l'engager 
comme  secrétaire,  c'avait  été  pour  faire  plaisir 
à  sa  fidèle  cuisinière;  que  c'était  aussi  chose 
entendue  qu'il  n'aurait  pas  à  s'occuper  de  sa 
secrétaire,  hors  ses  heures  de  travail. 

Pour  une  raison  ou  pour  une  autre  (parce 
qu'elle  était  occupée  à  ses  fourneaux  sans  dou- 
te), Candide  ne  vint  pas  frapper  à  la  porte  de 
chambre  de  sa  nièce,  ce  dont  cette  dernière  ne 
se  plaignit  pas. 

Euphémie  résolut  de  se  reposer,  en  atten- 
dant l'heure  du  dîner,  qui  se  prenait  toujours 
à  six  heures  et  demie,  à  L'Aire,  elle  le  savait. 
Elle  s'étendit  donc  sur  le  canapé  de  sa  cham- 
bre et  s'endormit. 

La  première  cloche  annonçant  le  dîner  l'é- 
veilla. Aussitôt,  elle  se  leva  et  regarda  l'heu- 
re à  sa  montre.  Ayant  constaté  qu'il  était  six 
heures,  elle  procéda  à  sa  toilette.  Avec  ses 
dernières  économies,  elle  s'était  acheté  une 
robe  en  dentelle  noire,  dans  laquelle  elle  pa- 
raissait bien.  Elle  avait  assez  de  notions  des 
convenances  et  de  l'étiquette  pour  savoir  qu'on 
devait  s'habiller  pour  le  dîner,  dans  une  mai- 
son comme  L'Aire. 

Elle  achevait  de  se  vêtir,  lorsque  sonna  la 
deuxième  cloche  pour  le  dîner,  et  aussitôt,  elle 
quitta  sa  chambre.  Sans  doute,  elle  rencon- 
trerait un  domestique,  qui  la  conduirait  dans 
la  salle  à  manger. 

Elle  se  disposait  à  descendre  au  premier 
étage,  lorsqu'elle  entendit  des  pas  lourds  mon- 


74 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


tant  l'escalier  dérobé.  Elle  fronça  légèrement 
les  sourcils;  ces  pas,  elle  les  reconnaissait  : 
c'étaient  ceux  de  sa  tante.  Elle  s'arrêta  et 
attendit. 

— Euphémie!  s'écria  Candide,  lorsqu'elle  ar- 
riva, hors  d'haleine,  auprès  de  sa  nièce  et 
qu'elle  lui  eut  donné  un  baiser  —  dont  Euphé- 
mie se  serait  bien  passée  pourtant.  —  J'n'ai 
pu  monter  te  voir  plus  tôt,  étant  trop  occupée; 
mais,  me  voilà!  Comment  te  portes-tu,  ma 
petite?  Et  comment  était  ta  mère,  lorsque  tu 
l'as  quittée? 

— Merci,  ma  tante,  nous  nous  portons  bien, 
toutes  deux. 

— Et  ta  chambre?  Comment  l'as-tu  aimée, 
hein  ? 

Euphémie  fit  une  moue,  que  sa  tante  ne  vit 
pas  cependant. 

— On  ne  saurait  désirer  mieux,  répondit-elle, 
avec  une  sincérité...  douteuse.  Mais,  ma  tan- 
te, laissez-moi  passer,  s'il  vous  plait. 

— Mais,  où  vas-tu  donc,  si  pressée  et  si  en- 
dimanchée, Euphémie?  demanda  Candide.  Te 
voilà  mise  comme...  comme  la  reine  d'An- 
gleterre! 

— Je  me  rends  à  la  salle  à  manger,  tante 
Candide.  La  deuxième  cloche  du  dîner  est  son- 
née et. . . 

— A  la  salle  à  manger,  dis-tu!  cria  presque 
Candide.    Dans  la  salle  à  manger!  Mais... 

— Ma  tante,  j'arriverai  en  retard,  pour  sûr, 
si  vous  me  retenez  plus  longtemps  et  M.  de 
L'Aigle. .  . 

— Comment!  Tu  crois  que  tu  vas  prendre 
tes  repas  dans  la  salle  à  manger,  avec  M.  de 
L'Aigle! 

— Sans  doute. . .  Ne  me  retenez  pas,  ma  tan- 
te. 

— Ma  pauvre  Euphémie!  Je  te  conseille  for- 
tement de  ne  pas  essayer  cela,  si  tu  ne  veux 
pas  perdre  ta  position  de  secrétaire  avant  mê- 
me de  l'occuper.  Ne  cherche  pas  à  imposer  ta 
présence  à  M.  de  L'Aigle,  ma  fille-  Crois-moi, 
c'est  dans  ton  intérêt  que  j'parle.  D'ailleurs, 
j'iui  ai  promis. . . 

— Je  ne  comprends  pas  bien  ce  que  vous 
voulez  dire,  tante  Candide!  répondit  Euphémie, 
avec  un  frisson  intérieur,  car,  hélas!  elle  ne 
comprenait  que  trop. 

— Tu  dois  prendre  tes  repas  avec  moi,  et 
Rosine  et  Eusèbe,  et  Xavier  dans  notre  salle  à 
manger,  à  nous.  Ce  n'est  pas  la  grandiose 
salle  du  maître  de  la  maison,  mais  c'est  une 
joJe  petite  pièce  tout  de  même  que  celle  dans 
laquelle  nous  prenons  nos  repas.  Nous  dînons 
à  sept  heures.  Rosine  viendra  te  chercher 
quand  le  temps  sera  venu.    Au  revoir,  ma  fille! 

Euphémie  retourna  dans  sa  chambre  et. . . 
elle  attendit. . .  Sa  tante  se  trompait,  bien  sûr, 
et  dans  quelques  instants,  on  viendrait  l'aver- 
tir que  M.  de  L'Aigle  l'attendait  pour  dîner. 

Mais  la  troisième  cloche  sonna,  à  six  heures 
et  demie...  Cinq,  dix,  quinze  minutes  s'écou- 
lèrent, puis  quinze  autres...   et  Rosine  vint 

chercher  Euphémie  pour  dîner   dans  les 

quartiers  des  domestiques. 

Cependant,  l'espoir  est  tenace  aux  coeurs 
des  humains;  Euphémie  se  dit  que  M.  de -L'Ai- 
gle ne  manquerait  pas  de  lui  demander,  le  len- 
demain, pourquoi  elle  n'était  pas  descendue 


dîner  avec  lui,  la  veille.  Hélas!  Hélas!  Pau- 
vre fille!  Elle  était  restée  insensible  aux  lar- 
mes et  aux  supplications  de  sa  mère;  elle  était 
partie  pour  L'Aire  quand  même;  e.le  était 
punie  pour  son  manque  de  coeur;  Claude  s'in- 
forma de  la  manière  dont  sa  tante  l'avait  ins- 
tallée; il  lui  demanda  si  elle  était  satisfaite  et 
confortable  dans  sa  chambre...  et  c'est  tout. 

Claude  de  L'Aigle  constata  vite  que  Mlle 
Cotonnier  était  le  modèle  des  secrétaires;  elle 
déchiffrait  les  manuscrits  les  p.us  illisibles 
très  facilement;  el.e  écrivait  très  lisiblement  et 
très  correctement;  on  n'aurait  pu  désirer 
mieux.  Elle  avait  bien  ses  petites  particula- 
rités, il  est  vrai;  mais  qui  n'en  a  pas?  La  cu- 
riosité paraissait  être  son  défaut  dominant: 
Claude  l'avait  surprise,  plus  d'une  fois,  exami- 
nant les  adresses  des  lettres  qu'il  recevait,  et 
il  avait  dû  recommander  à  Eusèbe  de  lui  re- 
mettre son  courrier  personnellement,  plutôt 
que  de  le  déposer  sur  sa  table  à  écrire,  comme 
il  avait  toujours  eu  l'habitude  de  le  faire. 

Claude  était  toujours  très  courtois  envers 
sa  secrétaire,  comme  il  l'était  envers  toutes 
les  dames  d'ailleurs,  et  cette  courtoisie,  si  na- 
turelle chez  lui,  nourrissait  les  illusions  d'Eu- 
phémie.  Elle  ne  désespérait  pas  de  se  faire 
aimer  un  jour  du  propriétaire  de  L'Aire.  Il 
devait  beaucoup  s'ennuyer  cet  homme,  seul 
dans  son  domaine  comme  il  l'était.  Car,  ja- 
mais personne  ne  venait  lui  rendre  visite.  De- 
puis près  de  trois  mois  qu'elle  demeurait  avec 
lui,  jamais  elle  n'avait  eu  connaisance  de  l'ar- 
rivée de  qui  que  ce  fut,  ni  homme,  ni  femme. . . 
en  ce  qui  concernait  ces  dernières,  il  y  avait 
de  quoi  se  réjouir,  lui  semblait-il. 

Mais  voilà  que,  le  1er  janvier,  alors  qu'elle 
faisait  sa  correspondance  personnelle  dans  l'é- 
tude, elle  avait  vu  la  porte  s'ouvrir  pour  livrer 
passage  à  M.  de  L'Aigle,  accompagné  de  deux 
étrangers.  Elle  avait  jeté  sur  eux  un  coup 
d'oeil  perçant  et  rapide,  mais  aussitôt,  elle 
avait  été  complètement  rassurée.  Il  n'y  avait 
rien  d'inquiétant  non  plus  pour  ses  ambitieux 
projets  d'avenir  dans  l'apparence  des  compa- 
gnons de  Claude  de  L'Aigle  :  un  tranquille 
vieillard  et  un  timide  garçonnet! 

XVII 

LE  RETOUR  A  LA  HUTTE 

Zenon  et  Magdalena  venaient  de  quitter 
L'Aire;  ils  retournaient  chez  eux,  après  avoir 
passé  près  de  deux  jours  avec  Claude. 

On  était  au  lendemain  du  Jour  de  l'An;  il 
était  deux  heures  de  l'après-midi.  Ils  s'étaient 
proposés  de  partir  dans  l'avant-midi;  mais  on 
avait  fait  la  grasse  matinée,  vu  qu'on  s'était 
couché  fort  tard.  Il  était  une  heure  du  matin 
lorsque  Claude  et  ses  visiteurs  s'étaient  déci- 
dés enfin  à  quitter  l'observatoire,  après  avoir 
étudié  les  astres,  à  travers  le  télescope,  un 
télescope  puissant,  que  le  propriétaire  de  L'Ai- 
re s'était  procuré,  à  grand  frais.  Il  passait 
deux  heures,  lorsque  chacun  s'était  retiré  dans 
sa  chambre  à  coucher.  S'il  y  eut  des  pas  fur- 
tifs,  des  craquements  du  plancher,  le  reste  de 
cette  nuit-là,  soit  dans  le  corridor,  soit  dans 
l'alcôve  attenant  à  sa  chambre,  Magdalena  ne 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


75 


les  entendit  certes  pas,  car  elle  dormit,  tout 
d'un  trait,  jusqu'à  dix  heures  du  matin. 

Notre  héroïne  n'avait  pu  retenir  ses  larmes, 
au  moment  de  dire  adieu  à  leur  hôte.  Son  sé- 
jour à  L'Aire  avait  passé  comme  un  rêve,  et 
elle  se  demandait  quand  elle  reverrait  Claude 
maintenant. 

— Adieu,  M.  de  L'Aig.e,  et  merci! 

Elle  n'en  put  dire  davantage,  car  elle  ve- 
nait d'éclater  en  sanglots. 

— Au  revoir  plutôt,  mon  petit  ami!  répondit 
Claude.  Je  regrette  de  vous  voir  partir  si  tôt. 
Il  est  malheureux  que  votre  oncle  n'ait  pas 
consenti  à  passer  au  moins  le  reste  de  la  se- 
maine ici. 

— Je  n'oublierai  jamais  cette  visite  que  nous 
venons  de  faire,  dit  Magdalena.  D'ailleurs, 
je  n'aurai  qu'à  jeter  les  yeux  sur  cette  belle, 
belle  petite  bague,  pour  y  penser,  ajouta-t-elle, 
en  levant  sa  main  gauche,  à  l'annulaire  de  la- 
quelle brillait  une  bague  en  or,  surmontée  d'un 
escarboucle  d'une  valeur  bien  plus  grande 
qu'elle  ne  le  supposait.  En  effet,  l'escarboucle 
est  beaucoup  plus  rare  que  le  diamant;  consé- 
quemment,  il  est  d'un  prix  très  élevé. 

— Ce  n'est  pas  grand'chose  cette  bague,  vous 
le  savez,  Théo;  mais  vous  avez  promis  de  la 
porter  toujours,  en  souvenir  de  votre  séjour 
chez  moi,  rappelez-vous  en. 

Cette  bague  dont  il  était  question  entr'eux, 
voici  comment  Magdalena  l'avait  en  sa  pos- 
session. Au  dîner  du  Jour  de  l'An,  au  moment 
du  dessert,  Eusèbe  avait  apporté  et  placé  près 
de  son  maître  un  plateau  contenant  une  dizai- 
ne de  verres  et  deux  carafes  de  vin.  A  côté 
de  ce  plateau,  il  mit  un  gâteau  glacé  de  blanc, 
dont  le  dessin,  en  sucre  rose,  représentait  un 
aigle,  aux  ailes  largement  tendues.  Se  diri- 
geant ensuite  vers  les  portes  de  la  salle  à  man- 
ger, il  les  ouvrit  toutes  grandes  et  aussitôt 
entraient  les  domestiques  :  Candide,  Rosine, 
Xavier,  Pietro,  précédés  d'Euphémie  Cotonnier. 

Certes,  Euphémie  avait  hésité  avant  de  se 
décider  à  accompagner  "la  domesticité"  on  le 
pense  bien.  Mais  elle  n'avait  jamais  vu  la 
salle  à  manger  et  la  curiosité  l'avait  emporté 
sur  ses  autres  sentiments. 

A  l'arrivée  d'Euphémie  et  des  domestiques, 
C'aude  se  leva  et  leur  dit  : 

— Mes  amis,  à  l'encontre  de  ce  que  nous  fai- 
sons chaque  année,  nous  allons  manger  ensem- 
ble le  gâteau  des  Rois,  le  premier  jour  de  l'an. 
Si  j'avance  ainsi  la  date,  c'est  à  cause  de  mes 
visiteurs,  ajouta-t-il,  en  désignant  Zenon  et 
Magdalena,  car  je  désire  qu'ils  assistent  à  cet- 
te petite  cérémonie  annuelle.  Ce  gâteau,  je 
vous  en  avertis  toujours  fidèlement,  contient 
une  bague;  donc  défiez-vous!  continua-t-il  en 
souriant.  La  légende  veut  que  ceLe  ou  celui 
qui  trouve  la  bague  dans  son  morceau  de  gâ- 
teau, se  marie,  avant  la  fin  de  l'année. .  . 

— Oh!  Vraiment!  fit  Euphémie,  d'un  ton  très 
affecté  et  essayant  de  rougir,  ce  à  quoi  elle  ne 
réussit  guère. 

Les  domestiques  la  regardèrent  avec  étonne- 
ment;  ce  n'était  pas  l'habitude  d'interrompre 
M.  de  L'Aigle  lorsqu'il  adressait  la  parole  à 
ces  gens. 

— Tais-toi,  Euphémie  dit,  tout  bas,  Candide. 
— Approchez-vous,  mes  amis,  reprit  Claude. 


Tous  s'approchèrent  et  Claude  versa  du  vin 
dans  des  verres,  il  coupa  le  gâteau,  puis  il  fit 
signe  à  chacun  de  se  servir,  après  quoi  il  ser- 
vit ses  invités  et  se  servit  lui-même. 

Zenon  et  Magdalena  s'étaient  levés,  eux  aus- 
si, à  l'arrivée  des  domestiques. 

— A  votre  santé,  mes  amis!  fit  Claude,  en  le- 
vant son  verre. 

— A  la  santé  de  M.  de  L'Aigle,  notre  bon 
maître!  répondirent  les  domestiques.  A  son 
bonheur,  à  sa  prospérité! 

Tous  burent  et  mangèrent  du  gâteau. 

Soudain,  Magdalena  fit  un  léger  cri  :  ses 
dents  venaient  de  rencontrer  un  objet  résis- 
tant, qu'eLe  se  hâta  de  retirer  de  sa  bouche. 

— C'est...  C'est...  la  bague...  balbutia-t- 
elle,  en  rougissant. 

— Ah!  s'exclama  Claude,  en  souriant,  Mes- 
dames et  Messieurs,  ajouta-t-il,  c'est  M.  Théo 
Lassève  qui  a  trouvé  la  bague,  dans  son  mor- 
ceau de  gâteau. 

— Vive  M.  Théo  Lassève!  s'écrièrent-ils. 

— La  légende . . .  commença  Euphémie,  en 
riant  d'un  rire  forcé  (combien  elle  eut  désiré 
trouver  la  bague!  Qui  sait  quels  résultats 
cela  eut  eu)  ! 

— La  légende,  en  effet...  répondit  Claude. 

— M.  Théo.  Lassève  n'est  qu'un  garçonnet. . . 

— C'est  vrai,  et  il  semble  que  la  légende  n'a 
pas  de  sens,  en  ce  cas,  répondit  Claude  en  sou- 
riant. Comme  le  dit  Mlle  Cotonnier,  M.  Théo 
n'est  qu'un  garçonnet . . .  Cependant . . . 

— Vive  M.  Théo!  répétèrent  les  domestiques, 
puis  ils  se  disposèrent  à  quitter  la  salle  à  man- 
ger. 

— Je  vous  souhaite  une  bonne  et  heureuse  an- 
née, mes  amis!    dit  Claude. 

— Bonne  et  heureuse  année,  M.  de  L'Aigle! 
firent-ils  tous,  puis  ils  retournèrent  dans  leurs 
quartiers,  toujours  précédés  d'Euphémie. 

— Eusèbe!  appela  Claude.  Va  nettoyer 
cette  bague.  Elle  a  été  cuite  avec  le  gâteau  et 
...ça  y  parait,  ajouta-t-il  en  souriant. 

Il  fit  à  son  domestique  un  signe  presqu'im- 
perceptible.  Celui-ci  sortit,  emportant  la  ba- 
gue. Mais  il  revint  bientôt  et  présenta  à  Mag- 
dalena, sur  un  petit  plateau,  le  joyeau  nettoyé, 
dont  la  pierre  luisait  comme  un  soleil. 

— Cette  bague . . .  N'est-elle  pas  d'une  gran- 
de valeur,  M.  de  L'Aigle?  demanda  Zenon, 
d'un  ton  grave. 

— Mais  non!  Un  simple  anneau  d'or  surmon- 
té d'un  petit  rubis,  affirma  Clande,  sans  même 
rougir  d'un  pareil  mensonge.  Il  faut  que  vous 
promettiez  de  la  porter  toujours,  Théo,  ajou- 
ta-t-il en  riant. 

— Je  promets  de  la  porter  toujours,  répon- 
dit Magdalena,  avec,  peut-être,  un  peu  plus 
de  solennité  que  n'en  demandait  l'occasion. 

Mais  tout  ceci  s'était  passé  la  veille.  Le 
moment  des  adieux  était  venu.  Zenon  Lassè- 
ve avait  remercié  Claude  de  son  hospitalité 
si  généreuse  et  il  l'avait  invité  à  venir  leur 
rendre  leur  visite  sous  peu,  si  possible. 

Au  moment  où  la  cariole  emportant  nos 
deux  amis  allait  quitter  le  terrain  de  L'Aire, 
Eusèbe  arriva  en  courant  et  leur  ayant  fait 
signe  de  l'attendre,  il  remit  à  Magdalena  deux 
paquets  assez  volumineux. 

— Cette  boite,  c'est  Xavier  qui  vous  l'envoie, 


76 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


M.  Théo,  fit  le  domestique;  cet  autre  paquet 
vient  (le  Candide. 

— Qu'est-ce  donc,  Eusèbe? 

— Je  ne  sais  pas,  M.  Théo,  répondit  Eusèbe, 
Bon  voyage.  Messieurs,  ajouta-t-il.  J'espère 
que  vous  trouverez  les  chemins  bien  passables. 
M.  de  L'Aigle  m'a  envoyé  examiner  la  route, 
ce  matin;  je  ne  crois  pas  que  la  tempête  d'hier 
ait  fait  beaucoup  de  ravages.  Vous  n'aurez 
qu'à  suivre  les  balises  d'ailleurs. 

— Merci,  Eusèbe,  répondit  Zenon.  Marche, 
Rex    ajouta-t-il,  et  l'on  partit. 

Rex  avançait  lentement  et  tout  alla  bien, 
pendant  une  demi-heure  à  peu  près.  Mais  sou- 
dain, le  cheval  s'arrêta  et,  pointant  les  oreilles, 
se  mit  à  renâcler  très  fort. 

— Qu'a  donc  Rex?    demanda  Magdalena. 

— Je  ne  sais  pas,  Théo,  Il  voit  quelque  cho- 
se que  nous  ne  voyons  pas,  nous,  ou  bien. . . 

—  Ou  bien  il  pressent  quelque  danger. 

— Quel  danger  veux-tu  qu'il  pressente,  mon 
garçon?  Allons,  Rex!  Marche!  Beau  che- 
val, marche! 

Rex  avança  de  quelques  pas,  puis  il  s'arrê- 
ta de  nouveau  et  se  mit  à  piocher  le  sol. 

— Ah!  fit  Zenon  tout  à  coup.  On  n'aper- 
çoit plus  les  balises! 

— O  ciel!  s'écria  Magdalena.  La  tempête 
d'hier. . . 

— Oui  la  tempête  a  fait  des  siennes,  c'est 
évident.  Il  est  évident  aussi  qu'Eusèbe  n'a 
pas  poussé  ses  investigations  jusqu'ici. . .  Com- 
ment allons-nous  passer  à  travers  ce  banc  de 
neige,  je  te  le  demande! 

— Pourquoi  la  neige  s'est-elle  accumulée  ain- 
si à  cet  endroit,  mon  oncle? 

— Cet  endroit  est  très  exposé  au  vent, 
Théo...  Ce  qu'il  y  a  d'embêtant,  c'est  que, 
sous  ces  bancs  de  neige,  ou  tout  à  côté,  il  y  a 
peut-être  des  presque  précipices. 

— Qu'allons-nous  faire,  oncle  Zenon  ?  Re- 
tourner à  L'Aire? 

— Retourner  à  L'Aire?  Certes^  non!  je 
vais  descendre  de  voiture  et  conduire  le  che- 
val par  la  bride.  Tiens,  mon  garçon,  je  te 
charge  des  rubans. 

— Mais,  mon  oncle. .  .Le  danger  pour  vous. . . 

— C'est  le  seul  moyen,  cher  enfant.  Quant 
au  danger  que  je  cours,  il  est  absolument  nul. 

Ce  disant,  Zenon  descendît  de  la  cariole  et 
il  essaya  un  peu  le  terrain,  avant  d'y  risquer 
le  cheval.  Il  fit  bien,  car,  à  peine  eut-il  fait 
dix  pas  qu'il  arriva  dans  un  trou  assez  pro- 
fond. 

—Mon  oncle!    Mon  oncle!    cria  Magdalena. 

— Ce  n'est  rien,  Théo,  fit  Zenon,  en  se  re- 
levant. Seulement,  il  va  me  falloir  une  gaule, 
afin  de  pouvoir  tâter  le  chemin  avant  de  m'y 
aventurer  de  nouveau.  Attends!  il  doit  y  a- 
voir  une  petite  hachette  sous  le  siège  de  la 
cariole? 

— Oui.    La  voilà! 

Avec  la  hachette,  Zenon  coupa  une  forte 
branche  de  sapin,  après  quoi  il  se  mit  en  mar- 
che. Enfin,  il  trouva  un  terrain  moins  acciden- 
té. Prenant  Rex  par  la  bride,  il  l'entraîna  à 
sa  suite. 

Mais  ce  fut  un  long  et  pénible  cheminement. 
Heureusement,  le  temps  était  assez  doux.  S'il 
eût  fait  froid,  tous  deux  auraient  pâti  et  il 


serait  survenu  peut-être  quelque  catastrophe. 
Heureusement,  aussi  ils  rencontrèrent  des 
bouts  de  chemin  balisés. 

Tout  de  même  partis  de  L'Aire  à  deux  heu- 
res de  l'après-midi,  ce  ne  fut  que  vers  cinq 
heures  du  soir  qu'ils  arrivèrent  à  La  Hutte. 
Ce  trajet,  accompli  en  une  heure  à  l'aller,  se 
fit  en  trois  heures,  au  retour. 

Mais  tout  a  une  fin  en  ce  monde,  même  les 
cheminements  les  plus  difficiles,  et  ils  finirent 
à  arriver.  Tandis  que  Zenon  dételait  Rex,  sa 
fille  adoptive  allumait  le  feu  dans  le  poêle  de 
la  salle  et  faisait  une  grande  flambée  dans 
le  foyer  de  sa  chambre  à  coucher. 

La  boite  venant  de  Xavier  fut  ouverte  en- 
suite; elle  contenait  des  roses,  et  il  y  en  a- 
vait!  Bien  empaquetées,  elles  n'avaient  pas 
souffert  du  froid.  Magdalena  s'empressa  de 
les  mettre  dans  l'eau.  Elle  ne  put  s'empêcher 
de  pleurer  en  apercevant  ces  fleurs,  qui  lui 
rappelaient  les  plus  belles  heures  de  sa  vie, 
si  tôt,  trop  tôt  écoulées.  L'Aire...  ses  serres 
splendides . . .  Les  reverrait-elle  jamais  ? 

Mais  elle  ne  se  livra  pas  longtemps  à  ces 
tristes  pensées;  Zenon  venait  d'entrer  et  il 
était  affamé  et  à  moitié  gelé. 

— L'eau  chante  déjà,  dans  la  bombe,  mon 
oncle,  lui  dit-elle;  nous  allons  pouvoir  boire 
une  bonne  tasse  de  thé  bien  chaud,  en  atten- 
dant l'heure  du  souper.  Approchez-vous  du 
poêle;  il  répand  une  chaleur  que  vous  ne 
manquerez    pas  d'apprécier,  j'en  suis  certaine. 

— Nous  ne  nous  ferons  pas  prier  pour  man- 
ger une  bouchée,  ni  toi  ni  moi,  n'est-ce  pas 
Théo?  fit  Zenon,  en  s'approchant  du  feu. 
Quant  à  moi,  je  t'avoue  que  je  meurs  de  faim. 

— Je  vais  organiser  un  souper  quelconque, 
répondit  la  jeune  fille.  Heureurement  nous 
avons  des  provisions  en  conserves.  Le  pain 
va  nous  manquer,  c'est  vrai;  mais  nous  nous 
en  passerons,  aussi  philosophiquement  que  po- 
sible.    Moi  aussi,  j'ai  bien  faim. 

Tout  en  parlant,  elle  enlevait  les  ficelles  du 
paquet  venant  de  Candide. 

— O  mon  oncle!  s'exclama-t-elle  .  Voyez 
donc!  Le  cadeau  de  cette  bonne  Candide... 
La  brave  femme  prévoyait  que  nous  arrive- 
rions ici  peut-être  en  retard,  très  affamés,  et 
qu'il  n'y  aurait,  naturellement  rien  de  prêt 
pour  le  souper. 

Le  cadeau  de  Candide  consistait  en  deux 
volailles  rôties,  farcies  aux  fines  herbes;  des 
pommes  de  terre,  cuites  dans  la  sauce  des 
volailles  ;  un  pot  de  gelée  et  un  gros  pain, 
qu'elle  avait  cuit  elle-même. 

— Elle  a  été  bien  inspirée  cette  bonne  Can- 
dide!   dit  Zenon  en  souriant. 

— Quel  festin,  n'est-ce  pas  mon  oncle!  Le 
souper  est  tout  cuit;  il  ne  suffit  que  de  le  ré- 
chauffer sur  un  feu  doux. 

— Vive  Candide!  s'exclama  Zenon,  mis  en 
joie  par  le  festin  en  perspective.  Elle  nous 
sauve  la  vie,  vraiment! 

Bientôt  tout  deux  se  mettaient  à  table  et, 
est-ce  nécessaire  de  dire  que  l'appétit  ne  man- 
qua pas?  Ils  dévorèrent  littéralement  des 
mets  exquis,  dus  à  la  prévoyance  de  la  cui- 
sinière de  L'Aire.  Mais  ils  savaient  bien  que 
Candide  n'avait  agi  que  d'après  l'inspiration 
de  Claude  et  à  sa  suggestion. 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


Il  n'était  pas  tard,  ce  soir-là,  quand  nos  amis 
se  couchèrent;  ils  étaient  épuisés  de  fatigue, 
après  leur  rude  cheminement  de  l'après-midi. 
Magdalena  rêva  qu'elle  était  encore  à  L'Ai- 
re, dans  la  serre  aux  roses,  avec  Claude . . . 
Lorsque,  le  lendemain  matin,  elle  se  réveilla 
dans  sa  chambre  à  coucher,  à  la  Hutte,  ce  fut 
incontrôlable;  elle  fondit  en  larmes. 

XVIII 

ENTRE  BONNES  MAINS 

Les  "Fêtes"  étaient,  longtemps,  choses  du 
passé.  Le  printemps,  s'il  n'était  pas  encore 
arrivé,  ne  tarderait  guère;  on  était  au  15  mars. 

L'hiver  s'était  écoulé  agréablement  pour  nos 
amis  de  la  Hutte.  Occupés,  du  matin  au  soir, 
le  temps  s'était  passé  vite.  Magdalena  tra- 
vaillait régulièrement  maintenant,  pour  l'en- 
trepreneur de  la  Rivière-du-Loup.  De  plus 
elle  s'était  livrée  à  l'étude  sérieuse  de  la  bota- 
nique, il  y  avait  le  piano  de  L'Aiglon  qui  lui 
avait  procuré  bien  des  heures  charmantes. 

Zenon  et  Séverin  étaient  devenus  des  meu- 
bliers,  en  règle,  et  les  commandes  n'ayant  pas 
fait  défaut,  ils  avaient  accumulé  une  jolie 
somme,  à  force  de  travail  et  d'économie. 

Or  en  ce  jour  du  15  mars,  au  moment  où  l'on 
sortait  de  table,  après  le  repas  du  midi,  Séve- 
rin annonça  qu'il  irait  réparer  le  garde-corps 
du  grand  pont  et  planter,  en  même  temps,  des 
clous  dans  certains  de  ses  madriers  qui  lui 
paraissaient  n'avoir  toute  la  solidité  voulue. 

— J'aimerais  à  vous  accompagner,  Séverin, 
dit  Magdalena.  Le  temps  est  beau,  le  soleil 
si  radieux! 

—Mais,  certainement!  Viens,  Théo!  Je  se- 
rai bien  content  de  ta  compagnie.  Venez- 
vous,  M.  Lassève? 

— Non.  Je  veux  finir  de  vernir  ce  buffet, 
que  nous  devons  livrer  demain. 

— Alors,  nous  partirons,  Théo  et  moi,  aus- 
sitôt que  nous  aurons  lavé  la  vaisselle  et  ba- 
layé le  plancher. 

La  Hutte  avait  changé  d'aspect  depuis  l'au- 
tomne précédent;  depuis  que  Séverin  y  avait 
établi  ses  pénates,  nous  voulons  dire.  Le  bra- 
ve garçon  avait  fait  des  siennes,  et  la  salle 
d'entrée  n'était  plus  aussi  rustique  que  la  pre- 
mière fois  que  nous  y  avons  introduit  nos  lec- 
teurs. D'abord,  la  table  n'était  plus  fixée  au 
plancher;  elle  avait,  en  outre,  été  polie,  teinte, 
vernie,  et  ses  quatre  pattes  ornées  de  têtes  et 
portraits  de  lions,  sculptés  dans  le  bois.  Les 
bancs  avaient  été,  eux  aussi,  façonnés  tels  que 
la  table.  Le  pupitre  et  la  chaise  de  Mme  Roc- 
ques,  le  piano,  une  petite  armoire  à  vaisselle, 
vitrée,  les  sièges  confortables;  tout  cela  don- 
nait un  cachet  d'aise  et  de  prospérité. 

Magdalena  et  Séverin  partirent,  aussitôt 
que  tout  eut  été  remis  à  l'ordre  dans  la  salle, 
après  le  dîner.  Froufrou  eut  bien  voulu  les 
accompagner,  mais  ce  pauvre  Froufrou  s'était 
presqu'arrachée  une  griffe  et  il  boitillait  et 
souffrait,  depuis  trois  jours.  On  dut  donc  le 
laisser  à  la  maison. 

Lorsqu'ils  furent  parvenus  au  pont,  Magda- 
lena dit  à  son  compagnon: 

— Si  vous  n'avez  pas  besoin  de  moi,  Séverin, 


je  vais  aller  faire  une  petite  promenade  dans 
cette  direction.  Elle  désigna  les  Rocs  des  Tes- 
taments. 

— Ne  t'éloigne  pas  trop,  n'est-ce  pas,  Théo? 
Je  serais  inquiet.  Et  fais  attention;  les  ro- 
chers sont  très  glissants,  à  cette  saison.  Une 
chute . . , 

— Ne  craignez  rien,  Séverin.  Je  n'irai  pas 
loin  d'ailleurs;  je  resterai  à  portée  de  votre 
voix. 

Marchant  la  tête  baissée,  afin  de  pouvoir 
voir  et  éviter  les  endroits  où  la  neige  fondue 
coulait  en  vraies  cascades,  Magdalena  se  li- 
vrait à  ses  pensées.  Est-il  nécessaire  de  dire 
qu'elle  pensait  surtout  à  Claude  ?  Où  était-il  ? 
Etait-il  chez-lui,  ou  bien  était-il  absent?  Il 
l'avait  dit  qu'il  s'absentait  assez  souvent... 
Toujours  est-il  qu'elle  ne  l'avait  pas  revu,  de- 
puis leur  visite  à  L'Aire.  • .  Elle  appelait  le 
mois  de  mai  de  tous  ses  voeux,  sachant  bien 
qu'il  accompagnerait  ses  domestiques,  lors- 
qu'ils viendraient  chercher  le  piano  de  L'Aigloit 
à  la  Hutte.  Le  mois  de  mai . . .  Oui,  il  avait 
dit  le  mois  de  mai. .  .Combien  il  était  loin  en- 
core ce  mois  tant  désiré! 

Tout  à  coup,  elle  arrive  contre  un  obstacle . . . 
quelque  chose  de  charnu. . .  Vite  elle  leva  les 
yeux,  et  aussitôt,  un  cri  s'échappa  de  ses  lè- 
vres, car  Albinos,  le  cheval  de  selle  de  Claude 
de  L'Aigle,  lui  barrait  le  chemin. 

• — Albinos!  s'écria  Magdalena,  au  comble 
de  l'étonnement. 

Entendant  prononcer  son  nom  et  reconnais- 
peut-être  celle  qui  l'avait  prononcé,  le  cheval 
se  mit  à  hennir,  et  jamais  la  jeune  fille  n'avait 
entendu  pareil  hennissement.  Alors,  Magdale- 
na vit  qu'Albinos  avait  une  bride  au  cou;  si 
elle  ne  l'avait  pas  remarquée  plus  tôt,  c'était 
que  cette  bride  était  blanche.  Elle  vit  autre 
chose:  une  selle  sur  le  dos  du  cheval;  une  sel- 
le, blanche  aussi,  dont  les  étriers  étaient  vides; 
ces  étriers  vides  semblaient  raconter  quelque 
drame,  quelque  tragédie. 

— O  ciel!  s'écria-t-elle.  Un  accident!  AP^ 
binos,  ajouta-t-elle,  s'adressant  au  cheval  com*- 
me  s'il  eut  pu  la  comprendre,  où  est  ton  maf-^ 
tre? 

Albinos  gémit  de  nouveau  d'une  façon  plain- 
tive, tandis  que  ses  yeux  calmes  et  doux  pa- 
raissaient attristés  soudain. 

— Séverin!  appela  Magdalena.  Venez!  Ve- 
nez vite 

— Oui,  je  viens,  Théo!  répondit  la  voix  de 
Sévérin,  et  au  bout  de  quelques  instants,  il  pa» 
rut  à  l'un  des  détours  de  la  route. 

— Qu'y  a-t-il?    demanda-t-il.  ^ 

— Ce  cheval. .  .Voyez,  il. . . 

— Oh!  C'est  Albinos,  bien  sûr!  s'exclama 
Séverin,  en  désignant  le  cheval.  Le  cheval  de 
M.  de  L'Aigle,  n'est-ce  pas,  Théo? 

— Oui,  c'est  le  cheval  de  M.  de  L'Aigle,  ré- 
pondit la  jeune  fille.  Et  voyez  donc,  ^verin; 
la  selle ...  les  étriers  vides ...  Il  est  arrivé  un 
accident!  ajouta-t-elle,  en  sanglotant.  Qu'al- 
lons-nous faire?    M.  de  L'Aigle. . . 

— Il  faut  le  trouver,  voilà! 

— Le  trouver?    Mais,  où  le  trouver,  où? 

— Ou  je  me  trompe  fort,  ou  ce  cheval  va  nous 
conduire  droit  à  son  maître,  mon  garçon.  Je 


78 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


vais  tourner  la  tête  d'Albinos  du  côté  d'où  il 
vient  et  peut-être ...  Qui  sait? 

— Essayons  toujours,  dit-elle.  O  mon  Dieu! 
M.  de  L'Aigle!  S'il  a  été  victime  de  quelqu'ac- 
cident,  Séverin,  je... je... 

— Allons!  Allons!  Ne  pleure  pas  ainsi! 
Sois  un  homme,  Théo!  fit  Séverin.  Tiens! 
reprit-il.  Voilà  le  cheval  dans  sa  bonne  direc- 
tion; nous  allons  le  suivre...  11  va  nous  con- 
duire à  son  maître,  j'en  jurerais. 

Albinos  marchait  lentement,  comme  s'il  eut 
compris  que  des  êtres  humains  le  suivaient,  et 
qu'il  devait  régler  son  pas  sur  le  leur.  De 
temps  à  autre,  il  tournait  la  tête  du  côté  de 
Magdalena,  ou  de  Séverin;  on  eut  dit  qu'il 
comprenait  ce  qu'on  attendait  de  lui.  Alors, 
nos  amis  encourageaient  le  cheval  de  la  voix  ou 
par  une  caresse. 

Le  Roc  de  l'Ancien  Testament  venait  d'être 
dépassé...  Ils  marchaient  depuis  longtemps 
leur  semblait-il;  Magdalena  se  dit  que  le  che- 
val retournait  à  son  écurie,  tout  simplement. 

— De  ce  train,  nous  finirons  par  arriver  à 
L'Aire,  Séverin,  fit-elle  soudain.  Je  crains 
bien  que  nous  ne  puissions  pas  nous  fier  à 
l'instinct  d'Albinos...  qui  n'est  qu'un  cheval, 
après  tout. 

Comme  pour  donner  le  démenti  à  ce  qu'elle 
venait  de  dire.  Albinos  s'arrêta  et,  la  tête  tour- 
née vers  la  gauche  de  la  route,  il  hennit  plain- 
tivement. Nos  amis  embrassèrent,  d'un  coup 
d'oeil,  les  environs;  ils  virent  les  rochers  a- 
bruptes  et  glissants. .  .puis,  au  pied  de  l'un  de 
ces  rochers. ..un  objet  confus. 

— M.  de  L'Aigle!  C'est  lui!  cria  Magdalena, 
en  désignant  l'objet  au  pied  du  rocher. 

— Je  le  crois,  répondit  Séverin. 

Tous  deux  se  précipitèrent  vers  le  rocher. . . 
Ils  ne  s'étaient  pas  trompés;  là  gisait  Claude 
de  L'Aigle,  baignant  dans  son  sang. 

— Il  est  mort!  sanglota  Magdalena.  O  ciel! 
Il  est  mort  M.  de  L'Aigle! 

— Il  vit,  Théo!  répondit  Séverin,  lorsqu'il 
eut  posé  sa  main  sur  le  coeur  du  blessé.  Mais 
il  faut  le  transporter  à  La  Hutte  sans  perdre 
un  instant. 

— Il  est  tombé  de  cheval  et.  . . 

— Non,  il  n'est  pas  tombé  de  son  cheval;  il 
a  dû  plutôt  escalader  ce  rocher,  qui  doit  être 
glissant  comme  une  glace  et... 

— Comment  le  transporterons-nous  à  la  mai- 
son? Il  faut  nous  hâter!  Il  baigne  dans  son 
sang.    Mon  Dieu!     Mon  Dieu! 

— Aurais-tu  peur  de  monter  à  cheval,  mon 
garçon  ? 

— Non,  Séverin.    Vous  voulez  dire  Albinos  ? 

— Oui.  Monte  sur  Albinos  et  rends-toi  à 
La  Hutte.  Dis  à  M.  Lassève  d'atteler  Rex  au 
sleigh  et  de  venir  ici  immédiatement.  Il  ne 
pourra  pas  manquer  de  me  voir.    Va,  Théo. 

Zenon,  les  bras  chargés  de  bois  de  chauffa- 
ge, se  dirigeait  vers  la  maison,  lorsqu'il  aper- 
çut Magdalena  montée  sur  Albinos,  qu'il  re- 
connut immédiatement.  Il  comprit  vite  qu'il 
devait  y  avoir  eu  un  accident.  Jetant  sa  bras- 
sée de  bois  sur  le  sol,  il  accourut  au-devant  de 
la  jeune  fille. 

— Théo!  s'écria-t-il.  Il  est  arrivé  quelque 
chose ...  à  M.  de  L'Aigle  ? 

— Oh!    Mon  oncle!    Mon  oncle!  sanglota 


Magdalena  taut  en  sautant  par  terre.  Il  est 
arrivé  un  terrible  accident  à  M.  de  L'Aigle! 
Séverin  et  moi  nous  l'avonc  trouvé,  baignant 
dans  son  sang.  .  .  11  a  dû  tomber  d'un  rocher.  . . 
Vite,  mon  oncle!  Attelez  Rex  au  sleigh  et 
allez  à  son  secours!  C'est  passé  le  Roc  de 
l'Ancien  Testament.    Séverin  vous  attend. 

Sans  perdre  de  temps  à  poser  d'inutiles  ques- 
tions, Zenon  lit  ce  qu'on  lui  demandait  de  faire 
et  bientôt,  le  sleigh  se  dirigeait  vers  le  lieu  de 
l'accident,  tandis  qu'Albinos  était  installé  pro- 
visoirement, dans  la  remise. 

Occupée  à  préparer  pour  le  blessé,  le  lit  de 
Zenon  (ce  lit  ,  on  s'en  souvient,  était  tout  près 
de  la  porte  d'entrée)  Magdalena  entendit  un 
bruit  de  grelots  et  au  bout  de  quelques  ins- 
tants, Zenon  et  Séverin  entrèrent  dans  la  mai- 
son, portant  entr'eux  Claude  de  L'Aigle  tou- 
jours évanoui. 

— Théo,  dit  Zenon,  pendant  que  nous  allons 
mettre  M.  de  L'Aigle  au  lit  et  l'installer  le  plus 
confortablement  possible,  tu  vas  aller  au  vil- 
lage chercher  le  médecin.  Dis-lui  seulement 
que  nous  avons  trouvé,  au  pied  d'un  rocher, 
un  homme  blessé.  Va,  mon  garçon!  Le  sleigh 
est  à  la  porte  et  je  n'ai  pas  dételé  Rex,  inuti- 
le de  te  le  dire. 

Heureusement,  le  médecin  était  chez  lui  et 
Magdalena  put  le  ramener  avec  elle,  après 
lui  avoir  expliqué  l'accident  qui  était  arrivé. 

— Il  a  une  blessure  profonde  à  la  tête,  dit- 
elle,  et  comme  son  bras  gauche  était  replié 
sous  lui  lorsque  nous  l'avons  trouvé,  nous  crai- 
gnons fort  qu'il  ait  le  bras  cassé. 

Voici  quel  fut  le  verdict  du  médecin:  conges- 
tion cérébrale,  causée  par  une  grave  blessure 
à  la  tête;  de  plus  fracture  du  bras  gauche.  Ça 
serait  long.  Le  malade  resterait  inconscient 
pendant  plusieurs  jours;  il  aurait  des  crises 
de  délire,  des  accès  de  fièvre  intense  et  son 
état  exigeait  des  soins  constants. 

A  peine  le  médecin  fut-il  parti,  qu'Eusèbe 
arriva  à  La  Hutte.  Son  maître  était  allé  faire 
une  petite  promenade  à  cheval  et  il  n'était  pas 
revenu.  Lui,  Eusèbe,  et  tout  le  personnel  de 
L'Aire  avaient  été  presque  fous  d'inquiétude. 
Mais  enfin,  il  avait  retrouvé  M.  Claude. 

Le  domestique  avait  fait  tout  le  trajet,  de 
L'Aire  à  La  Hutte,  à  pieds  mais  il  retourna 
à  cheval  sur  Albinos.  Une  chose  le  consolait 
dans  le  malheur  qui  venait  d'arriver:  M.  Clau- 
de était  entre  bonnes  mains.  Dieu  merci! 

XIX 

CE  QUI  DEVAIT  ARRIVER 

Claude  de  L'Aigle  fut  malade  trois  semai- 
nes, et  ces  trois  semaines,  Magdalena  se  dit 
qu'elle  ne  les  oublierait  jamais  ae  sa  vie.  Par 
quelles  angoisses  elle  avait  passé! 

La  blessure  que  Claude  s'était  fait  à  la  tête 
avait  failli  lui  jouer  un  mauvais  tour.  Il  a- 
vait  été  presque  continuellement  inconscient 
Il  avait  eu  de  terribles  crises  de  délire.  Sa 
température  avait  atteint  104  dégrés.  Tout 
cela,  c'était  horrible,  pour  celle  qui  l'aimait 
si  éperduement;  ç'avait  été  vraiment  intolé- 
rable. 

Mais  depuis  trois  ou  quatre  jours  seulement, 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


79 


ça  allait  mieux,  et  quoique  son  bras  lui  cau- 
serait probablement  des  ennuis  et  des  souf- 
frances pendant  un  certain  temps  encore, 
Claude  passait  la  plus  grande  partie  du  jour 
assis  dans  un  fauteuil,  entouré  de  couvertures 
et  d'oreillers. 

On  était  au  mois  d'avril;  le  beau  mois  du 
renouveau.  Il  était  quatre  heures  de  l'après- 
midi.  Un  gai  soleil  pénétrait  dans  la  salle  de 
La  Hutte,  lorsque  nous  retrouvons  Claude. 
Installé  confortablement  dans  un  fauteuil,  il 
paraissait  dormir. 

Non  loin,  Magdalena,  recouverte  d'un  tabli- 
er à  manches  dans  lequel  elle  ressemblait  à 
une  fillette,  était  à  préparer  de  la  limonade 
pour  le  malade.  Zenon  était  occupé  dehors, 
et  Séverin  était  allé  à  la  Rivière-du-Loup  a- 
cheter  des  outils;  parti  ce  matin-là,  il  ne  re- 
viendrait que  le  lendemain,  dans  le  courant 
de  la  journée. 

La  limonade  étant  faite  et  mise  dans  un  pot 
de  terre  brune,  Magdalena,  marchant  sur  la 
pointe  des  pieds,  alla  la  placer  sur  une  table, 
à  la  portée  du  malade.  Jetant  un  coup  d'oeil 
sur  Claude  afin  de  s'assurer  que  ses  couver- 
tures et  ses  oreillers  étaient  en  place  et  qu'il 
dormait  paisiblement,  elle  fut  tout  étonnée  de 
constater  qu'il  avait  les  yeux  grands  ouverts 
et  qu'il  la  regardait  en  souriant. 

— Oh!  M.  de  L'Aigle!  fit-elle.  Je  croyais 
que  vous  dormiez. .  .Je  viens  de  faire  de  la  li- 
monade fraîche,  continua-t-elle;  désirez-vous 
en  boire? 

Elle  avança  la  main,  dans  l'intention  de  ver- 
ser de  la  limonade  dans  un  verre;  mais  sa 
main  fut  saisie  au  passage,  et  la  voix  de  Claude 
murmura  : 

— Magdalena! 

Elle  fut  tellement  surprise  que  ses  jambes 
se  dérobèrent  sous  elle  et  elle  tomba  assise 
sur  une  chaise  faisant  face  au  fauteuil  du  ma- 
lade. 

— Magdalena!  répéta-t-il. 

— Vous . . .  Vous  savez  ?  balbutia-t-elle,  pâ- 
le jusqu'aux  lèvres. 

Puisque  M.  le  L'Aigle  savait  son  nom  de 
baptême,  peut-être  savait-il  aussi  son  nom  de 
famille... le  nom  de  son  père,  mort  sur  l'é- 
chafaud!  Elle  frissonna  de  la  tête  aux  pieds; 
elle  crut  vraiment  qu'elle  allait  s'évanouir. 

— Je  sais . . .  Oui,  je  sais  que  "Théo  le  pe- 
tit pêcheur  et  batelier",  est  véritablement  Mag- 
dalena, sous  un  déguisement. . . 

— Mais  . . .  Comment  le  savez-vous  ?  Et  de- 
puis quand  ?    Je  ne  comprends  pas . . . 

— Je  le  sais,  depuis  le  premier  moment  où 
je  vous  ai  vue,  Magdalena . . .  Vous  vous  rap- 
pelez en  quelles  circonstances  nous  nous  som- 
mes rencontrés,  n'est-ce  pas  ?  Vous  vous  rap- 
pelez comme  la  brume  était  épaisse  ?  ^  Si  é- 
paisse  même  que,  lorsque  je  suis  allé  à  votre 
secours,  ma  chaloupe  touchait  presqu'à  la  vo- 
tre, sans  que  vous  le  sachiez  ou  que  je  le  sache 
moi-même.  Or  j'ai  surpris  une  conversation 
entre  vous  et  M.  Lassève;  ce  dernier  essayait 
de  vous  rassurer;  il  vous  sauverait  la  vie,  di- 
sait-il, car  il  savait  nager... Mais  il  se  repro- 
chait amèrement  de  ne  pas  vous  avoir  laissée 
à  La  Hutte,  ce  jour-là ...  Ace  moment  où  le 


péril  était  si  proche,  il  vous  appelait  par  vo- 
tre véritable  nom. 

— Je ...  Je  me  souviens .  .  .  murmura  la  jeu- 
ne fille,  avec  un  soupir  de  soulagement.  Elle 
avait  craint  de  si  affreuses  choses! 

— Moi,  je  ne  disais  mot,  continua  Claude, 
car  j'essayais  de  me  guider  sur  vos  voix 
n'ayant  pas  d'autre  moyen  de  m'orienter  dans 
la  brume . . .  Quelle  fut  donc  ma  surprise  quand 
sur  L'Aiglon,  je  vis  au  lieu  d'une  jeune  fille 
du  nom  de  Magdalena,  un  garçonnet  du  nom 
de  Théo. 

— Et  vous  saviez  tout  le  temps!  Ce  n'est 
presque  pas  croyable! 

— Mais,  oui,  je  savais  tout  le  temps!  rit 
Claude.  Et  ajouta-t-il  d'un  ton  grave,  je  sais 
autre  chose  aussi,  Magdalena... 

— Qu'est-ce  donc?  demanda-t-elle,  effrayée. 

— Depuis  ce  premier  instant  oii  je  vous  ai 
aperçue,  Magdalena,  je  sais... je  sais  que  je 
vous  aime! 

— Impossible!  s'écria-t-elle. 

— Impossible  ?  Pourquoi  dites-vous  que  c'est 
impossible,  Magdalena?  Vous  êtes  charmante, 
ma  chérie;  vous  voir,  vous  connaître,  c'est 
vous  aimer.  . .  Et  vous,  mon  aimée?  Dites-moi, 
dites!  M'aimez-vous,  un  peu,  en  retour?  Avec 
la  douce  naïveté  qui  vous  est  propre,  vous  m'a- 
vez dit  déjà  que  la  différence  d'âge  qui  exis- 
te entre  nous  "ça  ne  faisait  rien". .. M'aimez- 
vous,  chère  enfant?  Répondez  franchement, 
je  vous  prie! 

— Je. .  .Je. .  .Oh!  M.  de  L'Aigle,  vous  ne 
devriez  pas  me... me  questionner  ainsi! 

— Répondez  oui  ou  non  seulement,  mm  ai- 
mée! implora  Claude.  Si  vous  me  répondez 
oui,  je  serai  le  plus  heureux  du  monde...  si 
vous  me  répondez  non...  eh!  bien,  je  serai 
infiniment  malheureux;  mais,  chère  enfant, 
j'endurerai  mon  mal  en  silence  et  ne  vous  im- 
portunerai jamais.  Magdalena,  répondez-moi 
franchement,  m'aimez-vous  ? 

— Oui. .  .balbutia-t-elle,  en  rougissant  et  en 
détournant  la  tête. 

— Ma  bien-aimée!  s'exclama-t-il,  en  entou- 
rant de  son  bras  valide  la  taille  de  la  jeune  fil- 
le.   Et  vous  deviendrez  ma  femme  bientôt? 

— Votre  femme? 

— N'est-ce  pas,  ma  chérie?  Ah!  si  vous  sa- 
viez comme  ma  maison  me  parait  grande,  vide, 
triste,  depuis  que  vous  êtes  venue  l'égayer  par 
votre  présence!  Dites,  Magdalena,  quand  de- 
viendrez-vous  ma  femme? 

— Oh!  Mais!  M.  de  L'Aigle!  Pas  main- 
tenant. .  .Pas  avant. . .  je  ne  sais  quand. . . 

— Le  mois  prochain  peut-être? 

— Impossible!  répondit-elle,  heureuse  quand 
même  de  se  savoir  tant  aimée. 

— Eh!  bien,  alors  disons  dans  les  premiers 
jours  de  juin,  consentit  généreusement  Claude. 

— Je... Je.. Le  temps  est  court  et... 

— Ne  vous  tarde-t-il  pas  que  nous  ne  nous 
séparions,  plus,  ma  chérie? 

— Oui,  sans  doute. .  .Cependant. .  .Et  puis, 
il  y  a  mon  oncle... Je  ne  sais  ce  qu'il  dira... 

— Me  permettez-vous  de  parler  à  M.  Lassè- 
ve ce  soir,  Magdalena  ?  Vous  le  savez,  je  re- 
tourne chez  moi  demain  avant-midi. 

— Oui,  vous  pouvez  lui  parler,  si  vous  le  dé- 
sirez . . . 


80 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Vous  ne  m'avez  pas  dit  encore  si  vous 
m'acceptiez  pour  époux?    dit  Claude. 

— Je...  Je  vous  accepte,  car. .  .car ..  .moi 
aussi,  je  vous  aime. .  .depuis  le  premier  mo- 
ment de  notre  rencontre,  répondit-elle,  en  ca- 
chant son  visage  sur  l'épaule  de  Claude. 

— Magdalena.  Ma  bien-aimée!  Mon  ange! 
Vous  êtes  ma  fiancée  chérie,  dès  ce  moment- 
ci,  et,  n'est-ce  pas  que  nous  nous  marierons 
dans  les  premiers  jours  du  mois  de  juin? 

— Oui,  M.  de  L'Aigle,  si... 

— Je  me  nomme  Claude,  Magdalena. 

— Oui. .  .Claude,  murmura-t-elle.  Mais,  je 
dois  vous  expliquer,  tout  d'abord,  pourquoi  je 
porte  le  costume  masculin. .  .commença-t-elle, 
tout  en  se  demandant  quelle  explication  elle 
allait  bien  donner. 

— Pourquoi  m'expliquer  ce  que  je  comprends 
très  bien,  ma  pauvre  enfant? 

— Ce  que. . .  Ce  que  vous  comprenez,  dites- 
vous  ? 

— Sans  doute!  Obligée  de  vivre  au  milieu  du 
plus  sauvage  des  décors,  seule  avec  votre  on- 
cle, rien  ne  pouvait  mieux  vous  protéger  que  de 
vous  faire  passer  pour  un  garçonnet. 

Magdalena  était  trop  jeune,  trop  naïve  peut- 
être  pour  discerner  tout  le  tact  que  renfermait 
cette  explication  de  Claude.  Il  soupçonnait  un 
mystère,  bien  sûr;  mais  il  se  disait  que  ça 
ne  le  concernait  nullement.  Tout  ce  dont  il  é- 
tait  convaincu  c'était  que  ce  mystère  n'avait 
aucun  caractère  de  gravité,  encore  moins  de 
culpabilité. 

La  jeune  fille  soupira,  soulagée.  Combien 
elle  eut  voulu  cependant,  n'avoir  aucun  secret 
pour  son  fiancé!  Mais,  c'était  impossible. 
Si  elle  dévoilait  l'un  des  secrets  de  sa  vie,  il 
lui  faudrait  les  dévoiler  tous;  autant  dire  qu'el- 
le renonçait  à  Claude  à  l'instant  et  pour  tou- 
jours. 

— Voilà  votre  oncle,  Magdalena!  fit  Claude, 
intendant  des  pas  s'approcher  de  la  maison.  Ce 
soir,  après  le  souper,  je  lui  parlerai. 

— C'est  entendu,  répondit-elle,  puis  elle  cou- 
rut s'enfermer  dans  sa  chambre,  car  elle  ne 
pouvait  se  résoudre  à  rencontrer  le  regard  de 
son  père  adoptif,  dans  l'état  d'émotion  où  elle 
était;  tout  de  suite,  il  eut  deviné  qu'il  venait  de 
se  passer  quelque  chose  entre  elle  et  Claude. 

Après  le  souper,  elle  saisit  le  premier  pré- 
texte venu  pour  retourner  à  sa  chambre;  mais 
à  travers  la  porte  fermée,  elle  pouvait  enten- 
dre les  voix  des  deux  hommes.  Elle  ne  saisis- 
sait pas  ce  qu'ils  disaient,  mais  les  exclama- 
tions étonnées  de  Zenon  Lassève,  puis  la  voix 
plus  calme  de  Claude  de  L'Aigle,  racontaient 
assez  clairement  ce  qui  se  passait. 

Ils  causèrent  ensemble  pendant  une  longue 
heure,  puis  Magdalena  entendit  les  pas  de  Ze- 
non s'approcher  de  sa  chambre.  Il  frappa  à 
la  porte  et  elle  courut  ouvrir. 

— Viens,  Magdalena,  dit-il  d'une  voix  grave. 
Je  sais  tout  et. .  . 

— Magdalena,  fit  Claude,  lorsque  la  jeune  fil- 
le fut  arrivée  auprès  de  lui,  votre  oncle  a  don- 
né son  consentement  à  notre  mariage . . .  Que 
Dieu  le  bénisse  pour  cela! 

— 0  Claude!  dit-elle,  en  posant  sa  main  dans 
celle  de  son  fiancé. 

— N'est-ce  pas  que  nous  nous  marierons  dès 


les  premiers  jours  de  juin,  ma  toute  chérie? 

— Oui,  mon  Claude,  dès  les  premiers  jours  de 
juin... si  mon  oncle  n'y  a  pas  d'objections...; 

— Et,  écoutez,  ma  bien-aimée. .  .nous  parti- 
rons, immédiatement  après  notre  mariage 
pour  l'Europe,  où  nous  passerons  deux  ou  trois 
mois,  ce  projet  vous  agréé-t-il? 

— Pour  l'Europe!  s'écria  Magdalena.  Oh! 
Mon  oncle,  reprit-elle,  en  s'adressant  à  Zenon, 
avez-vous  entendu  ce  que  vient  de  dire. .  .Clau- 
de? Un  voyage  de  deux  ou  trois  mois  en  Eu- 
rope! 

— Ce  sera  certainement  un  splendide  voya- 
ge de  noces!    répondit  Zenon. 

— Moi  qui  n'ai  jamais  voyagé  de  ma  vie! 
dit-elle.  Et  il  y  a  tant  de  choses  que  je  dési- 
re voir,  de  l'autre  côté  d^  l'océan;  des  choses 
dont  j'ai  lu  souvent,  mais  que  je  pensais  bien 
ne  jamais  voir! 

— Ainsi,  mon  plan  vous  va  tout  plein,  ma 
chérie  ?    demanda  Claude. 

— Certes!  répondit-elle. 

— M.  Lassève  et  moi,  nous  avons  décidé  de 
bien  des  choses. .  .Votre  oncle  a  promis  de 
vous  répéter  toute  la  conversation  que  nous 
venons  d'avoir  ensemble;  je  suis... 

— Vous  êtes  fatigué,  je  crois,  M.  de  L'Aigle, 
acheva  Zenon.  Je  n'aurais  pas  dû  vous  lais- 
ser parler  si  longtemps,  car  vos  forces  ne  sont 
pas  encore  tout  à  fait  revenues,  il  s'en  manque! 
Je  répéterai  fidèlement  toute  notre  conver- 
sation à  Magdalena,  je  vous  le  promets.  Mais, 
si  vous  voulez  suivre  mon  conseil,  que  je  crois 
sage  vous  vous  mettrez  au  lit  immédiatement. 
— Mon  oncle  a  raison,  Claude,  dit  Magdalena. 
Il  y  a  de  grands  cercles  noirs  sous  vos  yeux; 
vous  devez  être  bien  fatigué. 

— Je  vous  obéis,  répondit  Claude  en  se  le- 
vant. M.  Lassève,  ajouta-t-il,  me  permettez- 
vous  de  donner  un  baiser  à  ma  chère  et  douce 
fiancée  ? 

— Je  vous  le  permets. . .  si  elle  n'a  pas  d'ob- 
jections, s'entend,  fit  Zenon,  moitié  grave,  moi- 
tié sonriant. 

Magdalena  pleura  beaucoup,  lorsque  Claude 
partit,  le  lendemain  avant-midi;  mais  ses  lar- 
mes furent  assez  vite  sèchées  par  le  sourire; 
la  séparation  serait  de  courte  durée.  Claude 
avait  promis  de  revenir  dans  une  huitaine  de 
jours,  si  les  chemins  étaient  passables. 

Elle  était  décidée  à  une  chose:  quand  son 
fiancé  reviendrait,  il  la  trouverait  vêtue  com- 
me elle  devait  l'être.  Dès  le  lendemain,  elle 
ferait  venir,  de  la  ville  de  Québec,  du  matériel, 
dont  elle  se  confectionnerait  deux  ou  trois  ro- 
bes, simples  mais  jolies. 

Dès  le  lendemain  aussi,  Zenon  commence- 
rait à  annoncer  à  ses  connaissances  du  villa- 
ge de  Saint-André  que  Théo  allait  le  quitter; 
qu'il  retournerait  dans  la  Province  d'Ontario, 
sa  mère  le  faisant  demander.  Il  saurait  bien 
se  prendre  un  air  désolé  en  annonçant  cette 
nouvelle,  car  on  ne  manquerait  pas  de  le  plain- 
dre de  perdre  ainsi  son  neveu  qu'il  aimait  tant! 
A  cause  des  mauvais  chemins,  à  cause  de  la 
saison,  personne  ne  s'aventurerait  sur  la  Poin- 
te Saint -André;  il  n'y  avait  donc  pas  de  danger 
qu'on  découvrit  le  pot  aux  roses. 

Séverin.  .  .Eh!  bien,  Séverin  était  resté 
muet  d'étonnement  lorsque  Zenon  lui  avait  ap- 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


81 


pris  ce  qui  s'était  passé  durant  son  absence: 
Théo,  une  jeune  fille  déguisée,  ayant  nom  Maî?- 
dalena!  Et  elle  allait  épouser  ce  M.  de  L'Ai- 
gle qu'il  avait  entendu  désigner,  même  à  son 
dernier  voyage  à  la  Rivière-du-Loup,  du  nom  du 
"mystérieux  M.  de  L'Aigle"  !  Mais,  bah!  Ça 
ne  signifiait  rien  cela  après  tout,  et  la  petite 
serait  heureuse  dans  ce  magnifique  domaine 
L'Aire,  dont  on  disait  de  si  merveilleuses  cho- 
ses ! 

Le  temps  passait  vite,  vite,  surtout  pour 
Zénon  et  Sévérin,  qui  ne  voyaient  pas  sans 
appréhension  arriver  le  jour  où  Magdalena  les 
quitterait.  Claude  était  venu  aussi  souvent 
qu'il  l'avait  pu  à  La  Hutte,  voir  sa  chère  fian- 
cée. A  son  dernier  voyage,  il  avait  dit,  au 
moment  de  partir: 

— Magdalena,  ma  toute  chérie,  je  ne  revien- 
drai que  le  2  juin,  jour  fixé  pour  notre  maria- 
ge. A  six  heures  précises,  le  matin  du  2  juin 
(dans  huit  jours  maintenant),  L'Aiglon  mouil- 
lera devant  La  Hutte.  Vous  serez  prête,  n'est- 
ce  pas,  ma  Magda  ? 

— Je  serai  prête,  mon  Claude,  avait-elle  ré- 
pondu en  se  suspendant  au  cou  de  son  fiancé. 

— Que  je  t'aime,  Magdalena  ! 

— Que  je  t'aime,  Claude  ! 

— Je  vous  rendrai  si  heureuse,  ma  toute 
chérie  ! 

— Je  le  sais,  mon  aimé  î 

— A  bientôt,  ma  douce  fiancée  ! 

— A  bientôt,  mon  fiancé  chéri! 

XX 

SAGES  CONSEILS 

Dans  la  salle  d'entrée  de  La  Hutte,  Magda- 
lena et  Zenon  sont  assis.  Il  est  sept  heures 
du  soir.  Chacun  d'eux  est  occupé  à  sa  manière: 
Zenon  est  à  polir  un  morceau  de  bois  découpé 
avec  du  papier  sablé;  Magdalena  travaille  à 
son  trousseau.  Claude  lui  a  bien  recommandé 
pourtant  de  ne  pas  se  fatiguer  à  coudre. 

— Votre  trousseau,  Magdalena,  lui  avait-il 
dit,  tout  dernièrement,  vous  l'achèterez  soit  à 
Paris,  soit  à  Londres.  Ne  vous  fatiguez  pas 
inutilement,  ma  chérie. 

Cependant,  elle  n'allait  pas  se  marier  sans 
trousseau;  elle  en  aurait  un,  tout  modeste 
fut-il. 

Soudain,  Zenon  déposa  sur  la  table  le  mor- 
ceau de  bois  qu'il  était  à  polir  et  dit: 

— Magdalena,  je  profite  de  ce  que  Séverin 
est  allé  au  village  pour  te  demander  une  ques- 
tion ...    Y  répondras-tu  ? 

— Certainement,  mon  oncle.  (Il  avait  été 
convenu  entr'eux  qu'elle  continuerait  à  donner 
à  Zenon  le  titre  d'oncle).  Quelle  question  dé- 
sirez-vous me  poser?  ...    Je  vous  écoute. . . 

— Bien...  Voici...  As-tu  dit  à  M.  de 
L'Aigle...  l'as-tu  mis  au  courant  des...  des 
événements  de  ta  vie,  Magdalena  ? 

— Vous  voulez  parler  de . . . 

—De . . .  tout  ! 

— Je  n'ai  certainement  pas  dit  à  Claude  que 
mon  père  était  mort  sur  l'échafaud,  oncle  Ze- 
non, si  c'est  à  cela  que  vous  faites  allusion. 

— Ton  père  est  mort  martyr,  ma  fille. 

— Je  le  sais  bien!  Mais,  qui  le  croit,  à  part 
de  vous  et  moi...  et  peut-être  l'avocat  qui  a 


essayé  de  défendre  mon  père,  en  cour?  Même 
Mme  d'Artois,  qui  nous  était  si  dévouée  pour- 
tant, croyait  mon  père  coupable  de  vol  et  de 
meurtre . . . 

— Mais,  M.  de  L'Aigle ...  si  tu  lui  racontais 
tout,  ma  fille...  commença  Zenon. 

— Jamais!  Jamais!  cria-t-elle.  Croyez-vous 
vraiment  que,  le  sachant,  il  m'épouserait... 
dans  six  jours  maintenant  ? 

— Il  t'aime  tant,  Magdalena!  Que  lui  ferait, 
à  lui,  de  savoir  ce  qui  en  est ...  ou  plutôt  ce 
qui  en  fut?...  Et  puis,  il  y  a  ce  sommeil 
léthargique  dont  tu  t'es  éveillée  et  qui  t'a 
suggéré  l'idée  de  te  faire  passer  pour  morte. . . 
Dans  cette  affaire,  je  prendrai  ma  part  de  res- 
ponsabilité et. . . 

— Mon  oncle,  c'est  parfaitement  inutile  de 
me  parler  ainsi!  Je  ne  lui  dirai  rien  à  Claude, 
rien,  entendez-vous,  rien!...  sanglota-t-elle. 

— Oh!  ma  pauvre  Magdalena!... 

— Il  dit  qu'il  comprend  pourquoi  j'ai  endossé 
le  costume  masculin... 

— Il  feint  de  l'avoir  compris,  chère  enfant! 
M.  de  L'Aigle  n'est  pas  un  naïf,  que  je  sache. 

— Claude  est...  parfait,  mon  oncle! 

— Bien  sûr!  Bien  sûr!  s'empressa  d'acquies- 
ser  Zenon.  Mais,  écoute,  ne  te  marie  pas  sans 
tout  lui  dire  à  ton  fiancé,  ma  fille!  Une  fem- 
me ne  doit  avoir  aucun  secret  pour  son  mari. 
Ce  secret  pèserait  sur  ta  conscience  continuel- 
lement et  t'empêcherait  d'être  tout  à  fait  heu- 
reuse. O  Magdalena,  laisse-moi  aller  à  L'Aire, 
demain,  et  tout  raconter  à  M.  de  L'Aigle!  Il 
t'aime  trop  pour  que  ça  lui  fasse  de  différen- 
ce.. .  Et  quel  soulagement  pour  toi  ensuite 
que  celui  de  savoir... 

— Cher  oncle,  pourquoi  parler  pour  ne  rien 
dire?  s'exclama  Magdalena  en  pleurant.  Vo- 
tre conseil  est  sage,  je  le  sais;  mais  j'aime  trop 
Claude  pour  risquer  de...  de  le  perdre. 

— Pourtant,  chère  petite,  ce  serait  infiniment 
pire  s'il  découvrait  un  jour,  de  lui-même... 

— Il  ne  découvrira  jamais . . .  quoi  que  ce  soit, 
assura-t-elle.  N'en  parlons  plus,  cher  oncle 
Zenon;  c'est  me  rendre  misérable  pour  rien... 
Je  suis  Magdalena  Lassève  et. . .  je  n'ai  pas  de 
passé. 

— Comme  tu  voudras,  Magdalena!  répondit, 
en  soupirant,  Zenon.  Puisses-tu  ne  jamais  re- 
gretter ta  décision,  pauvre  enfant  !  ajouta-t-il- 
en  se  levant.  C'est,  tu  l'avoues  toi-même,  un 
sage  conseil  que  je  viens  de  te  donner.  C'est 
dans  ton  intérêt  que  je  t'ai  parlé;  parce  que 
je  t'aime  plus  que  tout  au  monde  et  que  je  dé- 
sire tant  te  voir  heureuse . . .  Mais  puisque 
tu  juges  à  propos  de  passer  outre. . . 

— Mon  oncle!  Mon  oncle!  Cher,  cher  oncle 
Zenon!  Ne  me  croyez  pas  ingrate,  je  vous 
prie!  Je  ne  le  suis  pas!  Seulement,  je  ne 
peux  pas  me  décider  à  suivre  votre  conseil, 
tout  sage  soit-il.  Vous  ne  m'en  voulez  pas, 
n'est-ce  pas  ?  demanda-t-elle  en  entourant  de 
ses  bras  le  cou  de  Zenon  Lassève,  tandis  que 
des  larmes  pressées  coulaient  sur  ses  joues. 

— T'en  vouloir,  chère  enfant?  Assurément, 
non  !  Et,  je  le  répète,  puisses-tu  être  heu- 
reuse, ma  chérie;  aussi  heureuse  que  tu  mé- 
rites, certes,  de  l'être!  s'écria  Zenon  qui,  lui 
aussi,  pleurait. 

Puis  il  s'empressa  de  quitter  la  salle,  car  il 


82 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  PE  L'AIGLE 


pressentait  qu'il  allait  éclater  en  sanglots  de- 
vant sa  fille  adoptive. 


Dans  le  biudoir  luxueux  d'une  splendide  ré- 
sidence, située  dans  une  des  rues  les  plus  aris- 
tocratiques de  la  ville  de  Toronto,  une  femme 
est  assise.  Une  femme  blonde,  pas  très  jeune, 
mais  jolie  encore  et  d'apparence  fort  distin- 
guée. 

En  face  d'elle  est  un  monsieur  aux  cheveux 
blonds,  aux  yeux  bleus  très  foncés,  à  la  mous- 
tache dorée.  Tous  deux  causent  ensemble, 
tout  en  buvant  du  thé  et  en  mangeant  des 
gâteaux. 

— Ainsi,  Claude,  dit  la  dame,  continuant  évi- 
demment une  conversation,  vous  vous  mariez 
dans  six  jours  ? 

— Oui,  Thaïs,  je  me  marie  dans  six  jours. 

— Elle  doit  être  extraordinairement  char- 
mante et  attrayante  celle  qui  vous  a  décidé 
enfin  à  renoncer  au  célibat!  fit  Thaïs  en  sou- 
riant. 

— Magdalena  est  charmante,  attrayante,  en 
effet!  Vous  la  connaîtrez,  un  jour,  je  l'espère, 
Thaïs,  et  vous  l'aimerez,  j'en  suis  sûr. 

— Vous  ne  m'avez  pas  dit  . .  .  votre  Magda- 
lena est-elle  veuve,  ou  bien  célibataire,  comme 
vous  ? 

Claude  rit  d'un  grand  coeur. 

— Ma  chère  cousine,  répondit-il,  vous  avez 
l'air  de  croire  que  ma  fiancée  est  de  mon  âge 
à  peu  près...  Détrompez-vous;  elle  n'a  pas 
vingt  ans. 

— Ah!  Vraiment!  Vous  allez  épouser...  une 
enfant  alors? 

— Une  exquise  enfant...  Et,  Thaïs,  vous 
ne  le  croirez  pas  peut-être,  mais,  elle  m'aime... 
pour  moi-même...  Cela  doit  vous  étonner; 
mais  il  en  Qst  ainsi.  J'ai  laissé  loin  derrière 
moi  l'âge  des  illusions,  vous  le  savez,  et  je 
vous  certifie  que  Magdalena  m'eut  épousé 
quand  même,  si  j'eusse  été  pauvre  et  si  j'eusse 
habité  une  masure,  au  lieu  d'une  sorte  de 
château. 

— Je  le  crois  sans  peine,  Claude,  assura 
Thaïs.  Ça  ne  m'étonne  pas  le  moindrement 
que  votre  fiancée  vous  aime  "pour  vous-même". 
Vous  êtes  tout  à  fait  charmant,  vous  savez, 
mon  cousin,  ajouta-t-elle  en  souriant.  Eh  ! 
bien,  j'espère  que  vous  serez  parfaitement 
heureux  tous  deux  ! 

— Merci,  ma  bonne  cousine,  répondit-il.  Puis 
il  se  fit  un  silence. 

— Claude,  demanda-t-elle,  tout  à  coup,  lui 
avez-vous  dit,  à  Magdalena  ?  . . .  L'avez-vous 
avertie  ?  . . .  L'avez-vous  mise  au  courant  de... 
de...  vous  savez  ce  dont  je  veux  parler... 

— Non,  Thaïs,  je  ne  lui  ai  pas  dit;  je  ne  l'ai 
pas  averti;  je  ne  l'ai  pas  mise  au  courant  de. . . 
ce  dont  vous  parlez. 

— O  Claude!  fit  Thaïs,  d'un  ton  de  reproche, 

— Je  n'ai  pas  trouvé  que  c'était  nécessaire... 
Je  n'ai  pas  questionné  Magdalena  sur  son  pas- 
sé; conséquemment. .  . 

— Le  passé  d'une  jeune  fille  de  vingt  ans! 
dit  Thaïs  en  riant.  Mon  cher  Claude!  A  quoi 
pensez-vous  ? 

— Eh!  bien,  n'ayant  pas  demandé  à  ma  fian- 


cée de  me  rendre  compte  des  années  pendant 
lesquelles  elle  m'était  inconnue,  j'ai  trouvé  que, 
de  mon  côté,  je  n'avais  pas  de  compte  s  à  ren- 
dre; voilà! 

— Mon  cher  cousin,  ne  faites  pas  cela!  Ne 
vous  mariez  pas  sans  tout  dire  à  Magdalena! 
Vous  feriez  la  plus  grande  des  sottises,  dont 
vous  ne  tarderiez  pas  à  vous  repentir  amère- 
ment! 

— Ma  bonne  cousine,  fit  Claude  froidement, 
de  quoi  parlez-vous,  en  fin  de  compte?...  Je 
n'ai  rien  à. .  .  à.  .  .  dévoiler  à  Magdalena;  il  n'y 
a  rien  dans  le  passé,  ni  dans  le  présent,  qu'il 
soit  nécesaire  qu'elle  sache. 

— Mais,  Claude!  Elle  finira  infailliblement 
par  découvrir.  .  . 

— Elle  ne  découvrira  rien. 

— Ah!  Qui  sait?...  Une  remarque  faite 
par  quelqu'un,  dans  la  rue  ou  ailleurs,  au  mo- 
ment où  vous  passeriez,  en  compagnie  de  votre 
femme...  car,  vous  êtes  plus  connu  que  vous 
le  pensez  peut-être,  et  ce  qui  concerne  le  "mys- 
tériex  M.  de  L'Aigle"  intrigue  et  intéresse  bien 
des  gens...  Et  puis,  il  suffirait  d'une  lettre 
que  vous  laisseriez  traîner  ou  que  vous  oublie- 
riez quelque  part  dans  votre  maison,  ou  bien 
encore  d'un  voyage  dont  vous  pourriez  diffici- 
lement expliquer  le  motif. . . 

— Ne  craignez  rien  de  ce  genre.  Thaïs,  ré- 
pondit-il en  se  levant  pour  partir.  Le  silence 
est  d'or,  vous  savez,  ma  cousine,  ajouta-t-il  en 
souriant;  n'ayant  pas  jugé  à  propos  de  dévoiler 
certaines  choses,  je  continuerai  à  me  taire. 

— Est-ce  sage  ?  .  . .  Et  puisque  votre  fiancée 
vous  aime  tant,  quelle  différence  cela  lui  fe- 
rait-il de  savoir. . . 

— Magdalena  est  très  jeune,  Thaïs,  et  puis, 
elle  a  en  moi  une  confiance  entière...  C'est 
la  seule  réponse  que  je  puisse  vous  donner. 

— Vous  avez  tort,  bien  tort,  Claude!  s'excla- 
ma Thaïs.  Si  Magdalena  apprend  les  choses 
par  d'autres  que  vous,  ça  lui  paraîtra  plus .  . . 
plus...  dramatique  (dois-je  dire  ''dramati- 
que"?) que  si  vous  les  lui  appreniez  vous- 
même.    O  Claude!  Claude! 

— N'en  parlons  plus,  voulez-vous,  Thaïs? 
Vos  conseils,  je  le  sais,  sont  dictés  par  la  sa- 
gesse... mais  je  ne  peux  pas  les  suivre. 

— Dites  plutôt  que  vous  ne  voulez  pas  les 
suivre,  mon  ami. 

— Comme  vous  voudrez,  ma  cousine.  Je 
vous  remercie,  tout  de  même  de  l'intérêt  que 
vous  portez  à  mon  futur  bonheur.  . .  et  à  celui 
de  Magdalena.  J'espère  que  vous  serez  son 
amie,  à  ma  douce  fiancée,  ma  femme  bientôt? 

— De  cela  vous  pouvez  être  certain.  Je  le 
répète,  j'espère  que  vous  serez  heureux  tous 
deux!  Je  serai  avec  vous,  par  la  pensée,  le  2 
juin. 

— Adieu,  alors,  Thaïs.  Il  est  grand  temps 
que  je  parte,  car  je  ne  peux  pas  risquer  de 
manquer  le  train. 

— Ainsi,  je  vous  attendrai,  à  votre  retour 
d'Europe,  n'est-ce  pas?  Vous  m'avez  promis 
d'arrêter  ici  en  passant. 

— Nous  n'y  manquerons  pas,  ma  cousine- 
Merci. 

— Il  m'a  fait  grand  plaisir  de  vous  voir, 
Claude.  Adieu,  et  bon  voyage...  à  la  Pointe 
Saint- André;  bon  voyage  en  Europe  aussi! 

— Adieu,  et  encore  merci.  Thaïs! 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


83 


Mais  lorsque  Claude  fut  parti,  sa  cousine 
ne  put  s'empêcher  de  soupirer  tout  en  disant: 

— Ce  pauvre  Claude!  Combien  il  a  tort 
d'avoir  un  secret  pour  sa  fiancée,  sa  femme 
dans  quelques  jours!  Magdalena  finira  par 
découvrir  que  son  mari  lui  cache  quelque  cho- 
se, bien  sûr,  et  elle  en  sera  malheureuse... 
ils  en  seront  malheureux  tous  deux...  Mais, 
je  l'ai  promis,  je  serai  une  bonne  amie  pour 
la  jeune  Mme  de  L'Aigle...  Pauvre  petite! 
Puisse-t-elle  être  heureuse .  . .  puissent-ils  être 
heureux  tous  deux! 

k  XXI 

[  MAGDALENA  DE  L'AIGLE 

i  Les  cloches  de  l'église  du  village  de  Saint- 
André  tintent  l'angelus  du  matin.  Au  niême 
instant,  on  peut  voir,  franchissant  le  seuil  de 
La  Hutte,  une  radieuse  jeune  fille,  accompa- 
gnée de  trois  hommes.  La  jeune  fille,  c'est 
Magdalena  Carlin  (dit  Lassève),  et  ceux  qui 
l'accompagnent  sont  Claude  de  L'Aigle,  Zenon 
Lassève  et  Séverin  Locques. 

On  est  au  2  juin,  date  fixée  pour  le  mariage 
de  Magdalena  et  de  Claude. 

La  jeune  fiancée  est  belle  à  ravir  dans  un 
costume  gris  perle,  un  chapeau  de  la  même 
nuance,  des  gants  et  des  souliers  dito.  Elle 
ne  porte  aucun  joyau,  excepté  à  l'annulaire  de 
sa  main  gauche,  une  petite  bague  surmontée 
d'un  escarboucle,  qui  jette  des  feux  éblouis- 
sants sous  les  rayons  du  soleil  levant.  Dans 
sa  main  droite  cependant,  elle  tient  un  énorme 
bouquet  de  roses  de  nuance  saumon;  dans  ce 
bouquet,  elle  enfouit,  à  chaque  instant,  son 
joli  visage,  tandis  que  ses  grands  yeux  bruns, 
doux  et  rêveurs,  s'humectent  de  larmes;  lar- 
mes de  joie,  bien  sûr,  puisqu'elle  sera  bientôt 
l'épouse  de  celui  qu'elle  aime  si  éperduement 
et  depuis  si  longtemps:  son  Claude!  Son  tant 
aimé!  ! 

En  face  de  La  Hutte,  L'Aiglon  est  mouillé. 
La  chaloupe  du  yacht  et  La  Mouette  se  balan- 
cent au  bout  de  leurs  amarres,  au  pied  d'un 
rocher.  Bientôt,  les  deux  embarcations  se  dé- 
tachent du  rivage  et  se  dirigent  vers  L'Aiglon; 
l'une  d'elles  contient  Magdalena  et  son  père 
adoptif;  l'autre,  Claude  de  L'Aigle  et  Séverin 
Rocques. 

Arrivé  sur  L'Aiglon,  Séverin  dépose  sur  le 
pont  deux  petites  valises,  puis,  ayant  fait  ses 
adieux  à  Magdalena,  non  sans  pleurer  un  peu, 
le  brave  garçon  saute  dans  La  Mouette  et  re- 
tourne à  la  Pointe  Saint- André. 

L'Aiglon  cingle  vers  la  Rivière-du-Loup,  em- 
portant les  futurs  mariés  et  Zenon  Lassève. 
A  neuf  heures,  ils  prennent  le  train  pour  Lé- 
vis.  Arrivés  à  cette  ville,  ils  traversent  immé- 
diatement à  Québec  et  se  font  conduire  au 
meilleur  hôtel. 

A  quatre  heures  de  l'après-midi,  Magdalena 
et  Zenon,  Claude  et  son  témoin,  un  avocat  de 
la  ville  de  Québec,  se  dirigent  vers  la  basili- 
que, où  doit  avoir  lieu  la  cérémonie  du  mariage. 

Le  temps,  qui  avait  été  très  beau,  lorsqu'ils 
avaient  quitté  Saint- André,  s'était  renfrogné; 
une  pluie  fine  tombait  et  le  tonnerre  grondait 
au  loin. 

— Ah!  dit  Magdalena,  au  moment  de  prendre 


place  dans  la  voiture  pour  se  rendre  à  l'église, 
j'avais  espéré  que  le  temps  serait  idéal  au- 
jourd'hui, Claude!  et  ses  yeux  se  remplirent 
de  larmes. 

— Ce  n'est  qu'un  nuage  qui  passe,  ma  ché- 
rie, répondit  Claude  en  souriant. 

— C'est,  dit-on,  de  mauvais  augure  de  la 
pluie  le  jour  de  son  mariage . . .  murmura  la 
jeune  fille. 

— Allons  donc!  fit  Claude.  Seriez-vous  su- 
perstitieuse, ma  Magda  ? 

— J'espère  que  non,  répondit-elle.  Mais,  oh! 
combien  je  voudrais  voir  sourire  le  soleil,  en 
ce  jour  ! 

— Il  sourira  bientôt,  vous  verrez! 

On  arriva  à  la  basilique.  Comme  on  met- 
tait le  pied  dans  le  portique,  il  survint  un 
éclair,  accompagné  d'un  coup  de  tonnerre  si 
terrible  qu'on  eut  cru  que  l'église  allait  s'écrou- 
ler. Magdalena  cria,  puis  elle  devint  pâle 
comme  une  morte. 

— Claude!    Mon  oncle! 

— Voyons,  Magdalena  ! 

— J'ai  peur!  fit-elle.  Peut-être...  peut-être 
vaudrait-il  mieux  remettre  notre  mariage  à . . . 
à  plus  tard .  . . 

— Ma  chérie!  s'écria  Claude.  Sûrement, 
vous  m'aimez  assez  pour  essayer  de  surmonter 
votre  peur  ?  . . .  Que  peuvent  les  éléments 
contre  notre  bonheur,  notre  avenir? 

— Vous  avez  raison,  Claude  !  Pardon  de 
m'être  laissée  aller  à  de  pareils  enfantillages! 
Je  vous  promets  que  je  ne  recommencerai 
plus,  ajouta-t-elle  en  souriant. 

— Venez,  alors,  mon  aimée;  le  prêtre  nous 
attend. 

L'église  était  brillamment  illuminée.  Clau- 
de n'avait  rien  épargné  pour  que  le  saint  lieu 
eut  une  apparence  de  grande  fête. 

La  cérémonie  de  mariage  commença,  et  tout 
alla  bien,  jusqu'à  ce  que  vint  le  moment  où 
Claude  devait  remettre  au  prêtre  l'anneau  de 
mariage.  Cet  anneau,  il  le  retira  de  la  po- 
che de  son  veston,  mais  au  moment  de  s'en 
dessaisir,  il  lui  échappa  des  doigts  et  roula 
par  terre.  On  le  chercha.  Ceux  qui,  par  cu- 
riosité, étaient  entrés  dans  l'église  (et  ils  é- 
taient  assez  nombreux)  se  mirent  de  la  par- 
tie; mais  l'anneau  resta  introuvable.  Peut- 
être  avait-il  été  ramassé  par  quelque  person- 
ne peu  scrupuleuse,  qui  se  l'était  approprié... 
toujours  est-il  que  l'anneau  avait  disparu. 

Hâtivement,  Claude  enleva  de  son  petit  doigt 
un  anneau  qu'il  portait  toujours  (c'était  l'an- 
neau de  mariage  de  sa  mère)  et  il  le  remit  au 
prêtre;  celui-ci  procéda  alors  à  la  cérémonie. 

Magdalena  n'aurait  pu  devenir  plus  pâle 
qu'elle  l'était.  En  voyant  l'anneau  rouler  par 
terre,  tout  à  l'heure,  elle  avait,  tout  d'abord, 
souri  de  la  maladresse  de  Claude.  Mais  lors- 
que l'anneau  devint  introuvable,  son  visage 
s'était  rembruni.  On  a  beau  n'être  pas  super- 
titieux,  on  peut  être  impressionnable;  tout 
conspirait,  semblait-il  à  la  jeune  fille,  pour  je- 
ter une  ombre  sur  ce  jour,  qui  aurait  dû  être 
le  plus  beau,  le  plus  brillant,  le  plus  heureux 
de  sa  vie! 

Mais  lorsqu'elle  vit  son  fiancé  remettre  au 
prêtre  l'anneau  de  mariage  de  sa  mère,  elle 
crut  qu'elle  allait  s'évanouir ...  Comment! 
L'anneau  d'une  morte!    Cela  ne  lui  porterait- 


84 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


il  pas  malheur?  Elle  devint  si  pâle,  que  Ze- 
non, qui  lisait  Magdalena  comme  un  livre, 
comprit  bien  ce  qu'elle  venait  de  ressentir, 
et  il  lui  saisit  le  bras,  craignant  qu'elle  ne  s'é- 
vanouit. 

p]nfin,  le  prêtre  prononça  les  derniers  mots 
liant  les  époux  l'un  à  l'autre.  Le  registre  fut 
signé  ensuite;  Magdalena  Carlin  n'existait  plus 
tout  de  bon,  cette  fois;  elle  était  devenue  Mag- 
dalena de  L'Aigle. 

A  dix  heures,  ce  soir-là,  Zenon  disait  adieu 
aux  nouveaux  époux,  à  bord  du  navire  qui  al- 
lait les  transporter  en  Europe.  Le  lendemain, 
il  retournait  à  Saint-André. 

— Ciel!  que  va  être  ma  vie,  maintenant  que 
Magdalena  m'a  quitté  ?  se  demandait-il,  au 
moment  oii  il  quittait  le  train,  à  la  Rivière-du- 
Loup,  le  lendemain  soir.  Oh!  La  chère  petite! 
ajouta-t-il,  parlant  haut  cette  fois,  sans  mê- 
me s'en  apercevoir.  Puisse-t-elle  être  heu- 
reuse cette  pauvre  Magdalena! 

— Amen!    fit  une  voix  près  de  lui. 

— Séverin!  s'écria  Zenon.  Vous  êtes  ve- 
nu me  chercher? 

— J'ai  pensé  que  vous  préféreriez  coucher 
à  La  Hutte  ce  soir,  plutôt  qu'à  la  Rivière- 
du-Loup,  M.  Lassève,  répondit  Séverin. 

— Certes!  Quoique  ça  ne  sera  pas  gai  La 
Hutte,  sans  Magdalena,  n'est-ce,  pas  Séverin? 

— Il  va  falloir  essayer  de  nous  faire  une  rai- 
son, voyez-vous,  M.  Lassève. 

— C'est  vrai... Mais,  Séverin,  combien  tris- 
te eût  été  mon  retour  à  La  Hutte  ce  soir,  si 
j'eusse  été  seul!  Dieu  vous  bénisse,  mon  ami, 
d'avoir  eu  l'idée  de  venir  avec  nous! 

Les  deux  hommes  parlèrent  de  Magdalena 
tout  le  long  du  chemin,  de  la  Rivière-du-Loup 
à  la  Pointe  Saint-André. 

— La  chère  enfant!  fit  Séverin,  comme  on 
approchait  de  La  Hutte.  Dieu  fasse  qu'elle 
soit  heureuse  toujours! 

Et  ce  fut  au  tour  de  Zenon  de  répondre: 

— Amen! 

Fin  de  la  troisième  partie. 

Quatrième  Partie 

L'OMBRE  DE  L'ECHAFAUD 
I 

LA  COMPAGNE. 

Dans  un  modeste  quartier  de  la  ville  de 
Montréal,  un  homme  se  promenait.  Il  mar- 
chait lentement,  car  la  chaleur  était  suffo- 
cante. De  temps  à  autre,  il  s'arrêtait,  regar- 
dait les  numéros  des  maisons,  consultait  un 
calepin,  puis  continuait  son  chemin  en  soupi- 
rant. Cet  homme  était  grand  (il  devait  me- 
surer près  de  six  pieds);  il  portait  toute  sa 
barbe,  qui  avait  dû  grisonner  avant  le  temps. 
Dans  un  habit  bleu-marin,  acheté  tout  fait 
mais  lui  sayant  bien,  il  paraissait...  ce  qu'il 
était  inconstablement:  un  homme  de  la  cam- 
pagne, venu  à  la  ville  pour  affaires. 

— Pouf!  qu'il  fait  chaud!  s'écria-t-il  sou- 
dain, en  s'épongeant  le  front  avec  son  mou- 
choir. Comment  des  êtres  humains  peuvent- 
ils.  ..cuire,  dans  pareille  fournaise  et  n'en  pas 


mourir?  Allons!  reprit-il.  Je  devrais  ap- 
procher du  numéro  que  je  cherche. ..  167. . . 
169...  171...  C'est  plus  loin  beaucoup  plus 
loin,  puisque  je  veux  le  numéro  243...  Pour- 
quoi n'ai-je  pas  pris  une  voiture  aussi!  Je 
n'y  ai  pas  pensé,  voilà!  Par  chez-nous,  les 
distances  ne  nous  embarrassent  guère... Mais 
ici... et  par  cette  chaleur! 

Il  enleva  son  chapeau,  comme  pour  exposer 
son  front  à  la  brise. .  .absente. .  .De  la  bri- 
se? Pauvre  homme!  Il  s'était,  pour  un  ins- 
tant, fait  l'illusion  d'être  "par  chez  lui"  , 
sans  doute... On  devinait  qu'il  était  habi- 
tué aux  larges  horizons,  aux  brises  rairai- 
chissantes  passant  à  travers  les  paysages  iso- 
lés. 

— Non!  s'exclama-t-il  tout-à-coup.  Me  voi- 
là dans  les  200  enfin!  Je  commence  à  croire 
que  je  finirai  par  arriver  à  destination ..  .225 
. .  .227. .  .  Je  brûle,  comme  ça  se  dit,  par  chez- 
nous,  lorsqu'on  joue  à  certains  jeux  de  socié- 
té..  .239.  .241.  .  .243. .  .C'est  ici!  Mais  non, 
je  me  trompe!  Celle  que  je  cherche  ne  peut 
pas  habiter  une  si  belle  maison;  c'est  impos- 
sible! Une  maison  en  pierres  de  taille!  Bah! 
Elle  est  trop  pauvre  pour  se  payer  pareil  lu- 
xe, bien  sûr!  Pourtant ...  C'est  assurément  le 
numéro  243  qui  est  écrit  sur  mon  calepin.  . . 

Il  retira  un  calepin  de  la  poche  de  son  habit 
et  le  consulta  de  nouveau,  243... C'est  bien 
cela!  Hormis  que  je  ne  sois  plus  sur  la  bon- 
ne rue?  Je  vais  aller  voir,  au  coin;  le  nom  de 
la  rue  est  sur  un  poteau. 

Il  s'achemina  vers  le  poteau  en  question  et 
s'assura  qu'il  était  vraiment  là  où  l'adresse 
l'indiquait. 

— C'est  curieux,  tout  de  même!  reprit-il.  Le 
numéro  243  est  une  maison  de  riches,  tandis 
que  celle  que  je  cherche  gagne  péniblement 
sa  vie  à  donner  des  leçons  de  musique,  à  cin- 
quante sous  le  cachet...  Que  faire?  Dois-je 
sonner  à  cette  porte  et  m'informer?  Je  se- 
rai peut-être  mal  reçu . . . 

Avec  l'inexpérience  d'un  campagnard  n'ayant 
que  très  rarement  affaires  à  la  ville,  il  igno- 
rait que,  parfois,  les  façades  en  pierres  de  tail- 
le cachent  de  grandes  misères. . .  Il  ne  savait 
pas  que,  plus  souvent  qu'autrement,  ces  riches 
façades  recellent  des  chambres  pauvres  et  obs- 
cures dans  lesquelles  vivent  misérablement 
des  malheureux,  des  miséreux  même. 

Domptant  un  reste  d'hésitation,  l'homme 
dont  nous  nous  occupons  pour  le  moment,  ré- 
solut de  sonner  au  numéro  243.  On  prit  beau- 
coup de  temps  à  se  décider  à  ouvrir;  mais  en- 
fin, il  entendit  des  pas  lents,  un  bruit  de  sa- 
vates traînant  sur  le  plancher,  puis  la  porte 
fut  ouverte  par  une  femme  en  kimono,  la  con- 
cierge, évidemment,  qui  lui  demanda  d'une  voix 
assez  rude: 

— Eh!  bien?    Qu'est-ce  qu'il  y  a  pour  vous? 

— Pardon,  Madame,  dit  l'homme  de  la  cam- 
pagne. Je  vois  bien  que  je  me  suis  trompé  de 
maison.  Pardon!  Excusez!  répéta-t-il,  en  fai- 
sant un  pas  en  arrière. 

— Qui  est-ce  que  vous  cherchez?  demanda 
la  femme.  Si  ce  n'est  pas  trop  indiscret  de 
vous  le  demander. . . 

— Je  cherche  une  madame  d'Artois. 

— Mme.  d'Artois  ?  La  maitresse  de  musi- 
que ? 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


85 


—Oui  Oui! 

— C'est  ici  qu'elle  demeure.  Au  troisième 
étage,  la  deuxième  porte,  à  gauche... 

— Merci,  Madame!  Merci!  répondit  l'hom- 
me en  franchissant  le  seuil  de  la  porte.  J'es- 
père que  Mme  d'Artois  est  chez  elle,  en  ce  mo- 
ment? 

— Oh!  oui,  elle  est  chez  elle,  répondit  la 
femme.  Elle  me  laisse  toujours  sa  clef,  lors- 
qu'elle sort. .  .quoiqu'il  n'y  ait  pas  grand  cho- 
se à  voler  dans  sa  chambre,  je  vous  en  passe 
mon  billet!  Car,  pour  être  pauvre,  elle  est 
pauvre  cette  dame!  Je  disais  à  Armandine, 
(Armandine,  c'est  ma  fille,  Monsieur,  et  com- 
ment je  viendrais  à  bout  de  mon  affaire  sans 
elle,  je  me  le  demande  souvent,  car  il  y  en  a 
de  l'ouvrage  dans  cette  maison!  Mais  Arman- 
dine! Ca  n'a  que  dix-huit  ans,  Monsieur,  et 
c'est  déjà  une  femme  de  ménage  comme  il  y  en 
a  peu)!  Je  disais  donc  à  Armandine,  pas  plus 
tard  qu'hier,  que  j'étais  certaine  d'une  chose; 
c'était  que  Mme  d'Artois  ne  mangeait  pas  tou- 
jours à  sa  faim. 

— Mon  Dieu!  fit  l'auditeur  de  la  concierge. 
N'exagérez-vous  pas  quelque  peu  les  faits.  Ma- 
dame? 

— Non,  Monsieur,  je  n'exagère  nullement,  je 
vous  l'assure!  Bien  des  fois  j'ai  invité  Mme 
d'Artois  à  prendre  une  tasse  de  thé  avec  nous, 
avec  moi  et  Armandine  je  veux  dire,  sachant 
bien  qu'elle  (Mme  d'Artois)  n'avait  pas  dû 
manger  plus  qu'un  repas,  de  toute  la  journée. 
Mais  c'est  fière,  cette  dame,  trop  fière  pour  ac- 
cepter notre  invitation,  je  ne  vous  dis  que  ça! 

— Vous  avez  dis  au  troisième  étage,  n'est-ce 
pas?  demanda  l'homme,  voulant  interrompre 
le  verbiage  de  la  concierge. 

— Oui,  Monsieur,  au  troisième,  la  deuxième 
porte,  à  gauche. . .  Et  j'espère  que  vous  lui  en- 
verrez des  élèves  à  Mme  d'Artois!  Voyez-vous 
tous  ses  élèves  sont  partis  pour  la  campagne 
et  la  bonne  dame  me  doit  un  mois  de  loyer. 
Non  que  je  craigne  de  perdre  de  l'argent  avec 
elle,  car,  comme  je  le  disais  à  Armandine  l'au- 
tre jour,  ce  n'est  pas  Mme  d'Artois  qui  parti- 
rait avec  un  mois  de  loyer,  pour  sûr!  Seule- 
ment ce  n'est  pas  avant  la  fin  de  septembre 
qu'elle  pourra  me  donner  même  un  accompte. 
Si,  au  moins,  jusque  là . . . 

— Au  revoir,  Madame,  dit  l'homme  de  la  cam- 
pagne, décidé,  à  tous  prix,  de  mettre  fin  à  ce 
flot  de  paroles. 

Hâtivement,  il  franchit  les  deux  escaliers 
conduisant  au  troisième  étage,  et  bientôt,  il 
frappait  à  la  deuxième  porte,  à  gauche.  Epin- 
glée  sur  l'un  des  panneaux  de  cette  porte  était 
une  carte  de  visite,  sur  laquelle  on  pouvait 
lire:  "Madame  d'Artois,  Leçons  de  piano,  à 
domicile". 

Il  entendit  des  pas  se  diriger  vers  la  porte 
. , .  Rien  n'indique  l'état  d'âme  d'une  personne, 
ou  son  caractère,  comme  ses  pas;  il  y  a  des 
pas  lents  et  mésurés,  des  pas  alertes,  hâtifs, 
des  pas  découragés,  f  atigués . . .  Les  pas  de 
Mme  d'Artois  indiquaient  soit  le  décourage- 
ment soit  une  grande  fatigue,  physique  et 
morale. 

Mais  la  porte  fut  ouverte,  et  aussitôt,  une 
exclamation  de  surprise  et  d'excessive  joie 
jaillit  des  lèvres  de  Mme  d'Artois  (une  de 
nos    connaissances    d'autrefois,  on    s'en  sou- 


vient). 

— M.  Lassève!    Oh!    M.  Lassève! 

— Mme  d'Artois!  Chère  Mme  d'Artois!  fit 
notre  ami  de  la  Pointe  Saint-André.  Comment 
vous  portez-vous  ?     Chère  Madame  ? 

— Bien . . .  Assez  bien . . .  Mais,  entrez,  je  vous 
prie!  Vous  êtes  le  bienvenu  des  milliers  et 
des  milliers  de  fois!  Oh!  Quel  bonheur  de 
vous  revoir!  s'écria-t-eile,  en  se  rangeant 
pour  laisser  passer  son  visiteur. 

La  chambre  dans  laquelle  pénétra  Zenon 
Lassève,  meublée  pauvrement,  très  pauvrement 
de  meubles  à  moitié  défoncés,  la  chambre  dis- 
je,  était  étroite,  obscure  une  sorte  d'alcôve 
que  n'éclairait  qu'une  étroite  fenêtre.  "Eclai- 
rait" n'est  pas  le  mot  approprié;  la  fenêtre  en 
question  servait,  tout  au  plus,  à  aérer  la  pièce, 
car,  à  moins  de  six  pieds  de  cette  fenêtre  s'é- 
levait le  mur  d'un  bâtiment  de  cinq  à  six  étages 
ce  qui,  nécessairement,  obscursissait  la  pièce 
davantage.  Un  bec  de  gaz  était  allumé,  éclai- 
rant l'alcôve  plus  ou  moins  bien.  Cette  lumiè- 
re artificielle  augmentait  la  chaleur  de  la 
pièce;  de  plus,  elle  jetait  une  "odeur  de  mort", 
qui  frappait  fort  désagréablement  l'odorat  de 
qui  venait  du  dehors.  Pauvre  Zenon  Lassève! 
Il  avait  espéré  pouvoir  se  rafraîchir  un  peu 
dans  cette  maison  en  pierres  de  taille!  C'était 
pire,  bien  pire  que  dehors! 

— Depuis  quand  êtez-vous  à  Montréal,  M. 
Lassève?  demanda  Mme  d'Artois,  lorsqu'ils 
eurent  pris  place,  chacun,  sur  l'un  des  fauteuils 
à  moitié  démolis  que  contenait  la  chambre. 

— Depuis  hier  soir  seulement,  répondit  Ze- 
non. Vous  le  voyez,  ajouta-t-il  en  souriant,  je 
n'ai  pas  retardé  à  venir  vous  rendre  visite. 

— Que  je  suis  heureuse,  heureuse  de  vous 
voir!   Jamais  je  ne  pourrais  vous  le  dire  assez! 

— J'ai  des  excuses  à  vous  faire,  Mme  d'Ar- 
tois. La  lettre  de ...  de  condoléances  que  vous 
m'avez  écrite,  lors  de.  .du. .  .décès  de  Magda- 
lena,  est  restée  sans  réponse.  Je  le  regrette . . . 
Mais  les  circonstances. .  .Dans  tous  les  cas, 
j'avais  gardé  votre  adresse,  comme  vous  le  vo- 
yez. 

— Je  suis  retournée  à  G. . .,  depuis  que  vous 
en  êtes  parti.  J'y  ai  passé  trois  jours,  dit  Mme 
d'Artois.  J'avais  espéré  y  trouver  des  élèves 
pour  le  piano;  mais  j'ai  vite  compris  que  je 
n'y  ferais  pas  mon  affaire.  On  m'a  parlé  de 
la  dernière  maladie  de  cette  pauvre  petite  Mag- 
dalena,  de  son  décès,  de  ses  funérailles. .  .Pau- 
vre, pauvre  Magdalena!  Vous  le  savez,  M. 
Lassève,  je  l'aimais  cette  enfant  comme  si  elle 
eut  été  ma  fille! 

— Elle  vous  aimait,  elle  aussi,  et  jamais  elle 
n'a  oublié  les  bontés  que  vous  avez  eues  pour 
elle  répondit  Zenon.  Qui  avez-vous  vu  à  G. . ., 
Mme  d'Artois?  reprit-il. 

— Je  n'ai  vu  que  les  Lemil;  ils  m'avaient  in- 
vitée à  passer  une  journée  chez  eux.  Vous  le 
savez  sans  doute,  Jacque  Lemil  est  remarié . . . 

— Non,  je  ne  le  savais  pas. 

— Il  a  épousé  une  jeune  fille  de  Montréal. 
Je  suis  aussi  allée  chez  Pierre  Lemil;  j'ai  donc 
revu  votre  maison,  M.  Lassève;  rien  n'y  était 
changé.  Inutile  de  vous  dire  que  ce  sont  eux, 
les  Lemil,  qui  m'ont  appris  que  vous  aviez 
quitté  G...,  le  lendemain  des  funérailles  de 
Magdalena    et  que   vous  étiez  allé  demeurer 


86 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


dans  la  province  d'Ontario,  près  de  la  ville  de 
Toronto.  .  .. 

— J'avais  dit,  en  effet,  que  je  m'en  irais  de- 
meurer près  de  Toronto;  mais  j'ai  changé  d'i- 
dée.   J'ai  pris  une  toute  autre  direction. 

— Oui?  Vraiment? 

— Je  demeure  à  la  Pointe  Saint-André,  plus 
loin  que  la  Rivière-du-Loup  en  bas... C'est  un 
endroit  sauvage,  très  sauvage.  Je  m'y  suis 
construit  une  maison,  que  les  gens  du  village 
Saint-André  nomment  La  Hutte. 

— Et  vous  demeurez  là,  seul? 

— Non.  Pas  seul,  Mme  d'Artois.  Mon  ne- 
veu, Théo  est  avec  moi... ou  plutôt,  il  était 
avec  moi,  jusqu'à  il  y  a  une  douzaine  de  jours. 

— Je  ne  savais  pas  que  vous  aviez  un  neveu, 
M.  Lassève.  .  . Mais,  vous  dites  qu'il  est  parti 
d'avec  vous  ?  Vous  êtes  donc  seul  mainte- 
nant? 

— Un  homme  de  Saint-André  demeure  avec 
moi;  un  M.  Rocques  ...Séverin  Rocques... 
C'est  un  brave  garçon  que  Séverin;  si  bon,  si 
dévoué!  Il  demeure  à  La  Hutte  depuis  l'au- 
tomne dernier.  Nous  nous  aimons  comme  des 
frères,  lui  et  moi. 

— Oh!    Alors,  tant  mieux! 

— Lorsque  vous  êtes  allée  à  G.  .  .,  Mme  d'Ar- 
tois, que  vous  a  dit  Jacques  Lemil? ...  A  pro- 
pos de . . .  des . . .  funérailles  de  Magdalena,  je 
veux  dire? 

— Mais.  .  .  Il  m'a  dit.  .  .  Je  sais  qu'il  était 
porteur,  .7vec  son  fils  Pierre,  et  M.  Lemil  m'a 
assuré  que  vous  aviez  fait  très  bien  les  choses; 
que  les  funérailles  de  Magdalena  étaient  les 
plus  belles,  les  plus  imposantes  qu'il  y  avait 
eues  encore  à  G.  .  .. 

— Mme  d'Artois,  fit  gravement  Zenon,  j'ai 
quelque  chose  à  vous  dire...  Quelque  chose 
qui  va  vous  surprendre  énormément.  .  .  Oui, 
attendez-vous  à  être  surprise,  car  je  vais  vous 
raconter  un  fait.  .  .  inoui,  tout  à  fait  inoui.  . . 

— Qu'est-ce  donc?  demanda  Mme  d'Artois, 
en  ouvrant  grands  les  yeux. 

— C'est. .  .  C'est  à  propos  de.  .  .  de. . .  Mag- 
dalena... de  ses...  ses...  funérailles... 

— Je  suis  tout  oreilles,  M.  Lassève. 

— Jacques  Lemil  vous  a  raconté  tout  6e  qu'il 
savait,  commença  Zenon  en  hésitant  un  peu. .  . 
Il  est  une  chose  cependant  qu'il  ne  savait  pas, 
qu'il  ne  sait  pas,  qu'il  ne  saura  jamais;  une 
chose  que  je  suis  seul...  avec  une  autre,  à 
savoir. .  . 

— Vous  m'intriguez  fort,  M.  Lassève! 

— Je  le  répète,  attendez-vous  à  être  surpri- 
se... peut-être  même  quelque  peu  scandali- 
sée, Mme  d'Artois.  . .  Mais,  voici:  le  jour  des 
funérailles  de  Magdalena,  dans  le  cimetière  de 
G.  .  .,  on  a    enterré  un  ...  un.  .  .cercueil  vide. 

— Vide!  cria  Mme  d'Artois.  Vide!  Que  vou- 
lez-vous dire,  M.  Lassève? 

— Je  veux  dire  que  Magdalena,  que  le  mé- 
decin avait  déclarée  morte,  n'était  qu'endormie 
d'un  sommeil  léthargique... 

— Mon  Dieu!    0  mon  Dieu! 

— La  pauvre  enfant  s'est  éveillée.  . .  dans  un 
cercueil,  alors  qu'elle  était  seule,  la  nuit,  dans 
la  maison.  .  .  Elle  aurait  pu  en  mourir,  ou  en 
perdre  la  raison,  la  pauvre  chère  petite! 

— Je  n'en  reviens  pas!  exclama  Mme  d'Ar- 
tois. Magdalena...  Magdalena  que  j'ai  tant 
pleurée  pour  morte . . . 


— Oui,  Magdalena  vit...  c'est  elle  qui,  dé- 
guisée en  garçonnet,  a  vécu  avec  moi,  depuis, 
sur  la  Pointe  Saint-André,  faisant,  comme  moi, 
les  métiers  de  pécheur  et  de  batelier, 

— C'est  extraordinaire,  presqu'incroyable! 

— Mais,  que  je  vous  raconte  les  faits  tels 
qu'ils  se  sont  passés. 

Zenon  raconta  à  Mme  d'Artois  ce  que  nous 
savons  déjà.  Il  ajouta  que  Magdalena  s'étant 
éveillée  de  son  sommeil  léthargique,  avait  ré- 
solu de  disparaître,  quitter  G.  .  .,  à  jamais;  de 
passer  pour  morte  enfin. 

— Vous  le  pensez  bien,  acheva-t-il,  je  me  suis 
opposé  de  toutes  mes  forces  à  cette  idée  de 
Magdalena,  sachant  bien  que  ce  serait  mal, 
très  mal;  mais  j'ai  fini  par  céder  aux  instances 
de  la  pauvre  enfant,  de  devenir  son  complice 
en  un  mot.  Le  surlendemain  de  ses  supposées 
funérailles,  durant  la  nuit,  Magdalena,  dégui- 
sée parfaitement  dans  un  costume  masculin, 
quittait  G.  . .  pour  toujours;  je  l'accompagnais. 
Cachés  dans  un  wagon  de  marchandises  en- 
suite, nous  nous  rendîmes  jusqu'à  la  Rivière- 
du-Loup,  et  déjà  quelques  jours  plus  tard,  à 
la  Pointe  Saint-André,  où  nous  avons  toujours 
demeuré,  depuis. 

— Je  le  répète,  c'est  presqu'incroyable,  ce 
que  vous  venez  de  me  raconter,  M.  Lassève!... 
Magdalena,  vivante!...  Magdalena,  à  la 
Pointe  Saint- André!  ..  .  Mais,  non,  ne  m'avez- 
vous  pas  dit,  tout  à  l'heure,  que  votre  neveu 
Théo  était  parti? 

— Oui,  Théo,  ou  plutôt  Magdalena,  est  par- 
tie pour  l'Europe,  le  2  de  ce  mois;  elle  sera 
absente  tout  l'été. 

— Partie  pour  l'Europe,  avez-vous  dit? 

— En  voyage  de  noces,  Mme  d'Artois,  répon- 
dit Zenon  en  souriant.  Magdalena  n'est  plus 
Magdalena  Carlin,  ni  Magdalena  Lassève,  com- 
me elle  se  nommait  parfois;  elle  a  nom  main- 
tenant Magdalena  de  L'Aigle.  Elle  a  épousé, 
le  2  de  ce  mois,  M.  Claude  de  L'Aigle,  un  riche 
rentier,  habitant  un  véritable  château,  aussi 
sur  la  Pointe  Saint-André. 

Et  alors,  Zenon  raconta  tout  ce  qui  s'était 
passé,  depuis  qu'ils  habitaient  la  Pointe  Saint- 
André.  Mme  d'Artois  n'en  revenait  pas!  Mag- 
dalena mariée  et  faisant,  avec  son  mari,  une 
tournée  de  quelques  mois  en  Europe! 

— Alors,  M.  de  l'Aigle  sait  tout  ce  qui  con- 
cerne Magdalena,  sans  doute,  M.  Lassève?  de- 
manda-t-elle. 

— Non,  hélas!  répondit  Zenon.  Magdalena, 
malheureusement,  a  voulu  garder  le  secret  du 
passé.  Dieu  veuille  qu'elle  ne  s'en  repente 
pas  un  jour! 

— C'est.  .  .  C'est  regrettable.  .  .  qu'elle  n'ait 
pas  tout  dit  à  M.  de  L'Aigle. 

— J'ai  même  offert  à  Magdalena  d'aller  moi- 
même  à  L'Aire  (ainsi  nomme-t-on  la  propriété 
de  M.  de  L'Aigle)  et  tout  raconter  à  son  fian- 
cé; Magdalena  n'a  jamais  voulu  y  consentir. 
Elle  aimait  trop  son  Claude,  disait-elle,  pour 
risquer  de  le  perdre. 

— Ah!  c'est  malheureux,  infiniment  malheu- 
reux! Ce  secret  lui  pèsera  et  l'empêchera 
d'être  parfaitement  heureuse  peut-être.  Pau- 
vre Magdalena! 

— Vous  ai-je  dit,  Mme  d'Artois,  qu'il  existe 
une  grande  différence  d'âge  entre  Magdalena 
et  son  mari? 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE  87 


— Quelques  années  sans  doute  ? 
— M.  de  L'Aigle  a,  pour  le  moins,  quarante 
ans. 

— Vraiment!  Ah!...  Mais,  comment  lui  a-t- 
elle  expliqué  le  costume  masculin  qu'elle  por- 
tait, M.  Lassève  ? 

— Elle  ne  lui  a  rien  expliqué  du  tout.  M. 
de  L'Aigle  a  feint  (feint,  comprenez-vous)  de 
croire  que  Magdalena  se  vêtait  ainsi  pour  se 
protéger,  au  milieu  du  pays  sauvage  où  elle 
était  obligée  de  vivre ...  Et  maintenant,  Mme 
d'Artois,  je  cherche  une  personne  qui  accepte- 
rait la  position  de  compagne  de  Magdalena,  à 
L'Aire,  s'entend. . . 

— Compagne,  dites-vous  ?  . . .     Son  mari. . . 

— Oui,  je  sais.  Mais,  voici:  Magdalena,  à 
son  retour  de  voyage,  va  se  trouver,  tout  à 
coup,  à  avoir  de  grandes  responsabilités.  La 
conduite  d'une  maison  comme  L'Aire  et  tout 
son  personnel,  ce  n'est  pas  une  petite  affaire 
vous  le  pensez  bien!  Or,  la  pauvre  enfant  n'a 
que  peu  d'expérience,  comme  vous  le  savez. 
De  plus,  M.  de  L'Aigle  a  souvent  affaire  à 
s'absenter;  Magdalena  aurait  donc  besoin  d'une 
surveillante  pour  les  domestiques,  qui  serait 
en  même  temps  sa  dame  de  compagnie.  La 
dame  de  compagnie,  surveillante  en  même 
temps,  sera  traitée  sur  un  pied  d'égalité  par 
les  maîtres  de  la  maison,  inutile  de  vous  le 
dire . . . 

— 0  ciel!  fit  Mme  d'Artois,  en  posant  sa 
main  sur  son  coeur.  Une  telle  chance  ce  se- 
rait. . . 

— Ce  serait  une  bonne  et  belle  position,  je 
crois,  répondit  Zenon  en  souriant,  que  celle 
de  compagne  de  Mme  de  L'Aigle,  de  L'Aire; 
connaissez-vous  quelque  dame  qui  aimerait  à 
l'accepter  ? 

— M.  Lassève!  M.  Lassève!  s'exclama  Mme 
d'Artois.  Est-ce  que  vraiment  vous  auriez 
pensé  à  moi?  Est-ce  que  vous  m'offrez  cette 
position?  A  moi!  A  moi,  qui,  plus  souvent 
qu'autrement,  ne  sais  si  je  pourrai  manger  à 
ma  faim,  d'un  jour  à  l'autre?  A  moi,  qui  me 
meurs,  dans  ce  misérable  alcôve,  faute  d'air  et 
de  lumière? 

Elle  éclata  en  sanglots;  sa  joie  était  trop 
grande,  semblait-il. 

— Nous  avons  discuté  la  chose,  plus  d'une 
fois,  Magdalena,  M.  de  L'Aigle  et  moi,  Mme 
d'Artois,  répondit  Zenon,  très  ému,  assurément, 
de  la  joie  de  la  pauvre  femme.  C'est  votre 
nom  qui  a  été  suggéré.  Magdalena  n'oublie 
pas . . .  pas  plus  que  moi  d'ailleurs,  vos  bon- 
tés d'autrefois.  Donc,  puisque  vous  seriez  dis- 
posée à  venir  demeurer  sur  la  Pointe  Saint- 
André  . . . 

— Disposée  à  y  aller?  Certes! ...  Et  quand 
sera-ce?    Au  retour  des  mariés? 

— Ah!  Mais,  non!  Magdalena  et  son  mari 
aimeraient  que  vous  vous  installiez  à  L'Aire 
le  plus  tôt  possible.  Mais,  j'oubliais,  voici 
une  lettre  qui  va  tout  vous  expliquer,  dit  Ze- 
non, en  remettant  une  enveloppe  cachetée  à 
Mme  d'Artois. 

— L'écriture  de  Magdalena . . .  murmura-t- 
elle. 

Elle  lut  la  lettre,  d'un  bout  à  l'autre,  non 
sans  pleurer  un  peu. 
— Quand  seriez-vous  prête  à  partir?  deman- 


da Zenon,  lorsque  Mme  d'Artois  eut  pris  con- 
naissance de  sa  lettre.    Demain  ?  . . . 

— Oui,  demain,  dit  la  pauvre  femme.  Grâce 
à  l'argent  contenu  dans  la  lettre  de  Magdalena, 
je  pourrai  payer  mes  petites  dettes,  dès  au- 
jourd'hui, et  être  prête  à  partir  demain,  si 
vous  le  désirez,  M.  Lassève. 

— C'est  bien!  répondit  Zenon,  en  se  levant 
pour  partir.  Demain  soir,  vous  coucherez  à  la 
Rivière-du-Loup,  dans  une  chambre  bien  fraî- 
che. Après  demain,  nous  serons  à  La  Hutte, 
où  vous  passerez  quelques  jours,  avec  Séverin 
et  moi,  je  l'espère,  quitte  à  vous  rendre  à 
L'Aire,  seulement  quand  il  vous  plaira. 

— Est-ce  que  je  rêve  ?  . . .  fit  Mme  d'Artois, 
en  souriant  un  peu  tristement. 

— A  demain  donc,  Mme  d'Artois!  reprit 
Zenon.  Je  serai  à  la  porte,  avec  une  voiture, 
à  huit  heures  précises. 

— A  demain,  M.  Lassève!  Et  merci,  merci 
du  plus  profond  du  coeur!  Que  Dieu  vous  bé- 
nisse, vous,  Magdalena  et  M.  de  L'Aigle,  pour 
votre  exquise  bonté  envers  moi  ! 

II 

LE  RETOUR  DES  MARIES 

Deux  mois  se  sont  écoulés  depuis  les  événe- 
ments rapportés  dans  le  précédent  chapitre, 
et  Mme  d'Artois,  installée  à  L'Aire,  ne  fait 
que  commencer  à  comprendre  qu'elle  en  avait 
fini  de  chambres  obscures  et  mal  aérées,  de 
meubles  à  moitié  démolis  et  de  repas...  pro- 
blématiques. Elle  se  rendait  compte  enfin 
d'une  chose,  c'était  qu'elle  vivrait  désormais 
dans  un  château;  qu'elle  occuperait  une  posi- 
tion sûre  et  très  enviable:  celle  de  surveillante 
du  personnel  de  L'Aire,  de  compagne  de  Mag- 
dalena, qu'elle  avait  toujours  tant  aimée. 

Les  domestiques  avaient  montré  beaucoup 
de  respect  et  de  soumission  envers  Mme  d'Ar- 
tois, et  ils  lui  étaient  déjà  dévoués.  C'est 
qu'elle  avait  eu  un  tour  spécial  de  leur  faire 
comprendre  qu'elle  remplaçait,  en  quelque  sor- 
te, la  maîtresse  de  la  maison,  du  moins,  jus- 
qu'à son  retour  de  voyage. 

Ça  n'avait  pas  été  une  surprise  pour  les  do- 
mestiques de  L'Aire  de  voir  arriver  Mme  d'Ar- 
tois non  plus,  car  Claude  de  L'Aigle,  avant  son 
départ,  leur  avait  annoncé  la  chose;  ils  s'y 
étaient  donc  attendus  conséquemment. 

Quant  à  la  surveillante,  elle  se  déclarait  sa- 
tisfaite du  personnel  de  L'Aire:  Eusèbe  était, 
on  s'en  doute  bien,  le  domestique  le  mieux 
dressé  qu'on  put  désirer. 

Candide  avait  pris  en  bonne  part  les  conseils 
de  Mme  d'Artois;  il  s'était  fait  joliment  de 
gaspillage  à  la  cuisine;  on  avait  l'habitude  de 
jeter  "les  choux  gras"  assez  souvent.  La  nou- 
velle surveillante  avait  su  mettre  un  frein  à 
cela,  doucement,  gentiment,  mais  fermement, 
et  maintenant  Candide  s'arrangeait  pour  tirer 
partie  de  tout. 

Xavier  prétendait  que  Mme  d'Artois  était 
la  perfection  même . . .  Voyez-vous,  elle  s'y 
connaissait  très  bien  en  botanique,  et  elle 
avait  causé  avec  lui  sur  ce  sujet  (le  plus  inté- 
ressant au  monde,  assurait  Xavier).  Puis  elle 
avait  admiré  les  serres  de  L'Aire,  "les  plus 
belles,  les  mieux  entretenues  que  j'ai  vues  de 


88 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


ma  vie,  avait-elle  affirmé,  et  j'en  ai  vu  plus 
d'une". 

Pietro  disait,  à  qui  voulait  l'entendre,  que 
"la  dame"  s'y  connaissait  en  chevaux;  c'était 
tout  dire,  n'est-ce  pas?  VAle  n'avait  pas  craint 
d'offrir  des  pommes  et  des  morceaux  de  sucre, 
dans  sa  main,  à  Lucifer  et  Inferno;  elle  avait, 
aussi,  beaucoup  admiré  Albinos;  de  plus,  elle 
avait  dit  à  Pietro  qu'il  tenait  les  écuries  de 
L'Aire  comme  des  salons. 

Quant  à  Rosine...  Eh!  bien,  Rosine  ne  ju- 
rait plus  que  par  Mme  d'Artois;  en  retour, 
celle-ci  aimait  beaucoup  la  jeune  fille  de  cham- 
bre. Rosine  possédait  une  bonne  et  solide 
instruction  et  Mme  d'Artois  n'avait  pas  tardé 
à  constater  la  chose.  Elle  aurait  pu  remplir 
les  fonctions  de  secrétaire,  tout  aussi  bien 
qu'Euphémie  Cotonnier,  car  Rosine  avait  gra- 
dué dans  un  des  meilleurs  couvents  de  la  ville 
de  Québec  et  elle  pouvait  montrer  des  diplômes 
attestant  ses  capicités. 

— Alors,  Rosine,  avait  demandé  Mme  d'Ar- 
tois, pourquoi  avez-vous  accepté  une  position 
aussi  humble  que  celle  de  fille  de  chambre? 

— Parce  que,  voyez-vous.  Madame,  je  ne  pou- 
vais pas  attendre  la  chance  de  trouver  autre 
chose;  il  me  fallait  travailler  tout  de  suite. 
Ma  mère  est  une  invalide  depuis  trois  ans,  et 
j'ai  un  frère  de  quinze  ans  qui  est  infirme,  trop 
infirme  pour  pouvoir  gagner  sa  vie  jamais. 
Ils  sont  en  pension  tous  deux,  ma  mère  et  mon 
pauvre  frère,  et  cette  pension  il  faut  qu'elle 
soit  payée.  J'ai  trouvé  une  position  ici  et  je  me 
suis  hâtée  de  la  prendre.  Je  retire  un  bon 
salaire;  il  y  a  près  de  deux  ans  que  je  suis  à 
L'Aire. 

— Vous  êtes  une  noble  enfant,  Rosine!  s'était 
écrié  Mme  d'Artois.    Je  vous  aime  bien. 

— Et  moi.  Madame!...  Il  n'y  a  rien  au 
monde  que  je  ne  serais  prête  à  faire  pour 
vous!  s'exclama  Rosine. 

— Votre  affection  m'est  précieuse,  chère  en- 
fant; mais,  si  vous  voulez  me  la  prouver  réel- 
lement, vous  serez  toute  dévouée  à  Mme  de 
L'Aigle. 

- — Je  le  serai,  je  le  jure! 

— Vous  l'aimerez  tant,  aussi!...  Je  connais 
Mme  de  L'Aigle  depuis  qu'elle  était  enfant; 
elle  possède  de  belles  et  grandes  qualités,  et 
puis,  elle  est  si  douce,  si  bonne! 

— Je  suis  toute  disposée  à  aimer  Mme  de 
L'Aigle,  assura  la  jeune  fille. 

Le  lendemain  de  l'arrivée  de  Mme  d'Artois 
à  L'Aire,  lorsqu'elle  se  leva,  vers  les  huit 
heures  du  matin,  ses  yeux  étaient  cerclés  de 
noir,  sa  démarche  était  fatiguée;  il  était  évi- 
dent qu'elle  n'avait  pas  dormi  de  la  nuit.  Après 
le  déjeuner,  ayant  rencontré  Rosine  dans  un 
corridor,  elle  lui  dit: 

— Venez  donc  me  trouver,  à  la  bibliothèque, 
dans  un  quart  d'heure;  j'ai  à  vous  parler. 

— Certainement,  Madame!  répondit  Rosine. 
Je  puis  vous  y  suivre  immédiatement,  si  vous 
le  désirez. 

— Venez,  alors! 

Mme  d'Artois  s'installa  près  de  la  table  à 
écrire  et,  sans  préambule,  elle  demanda: 

— Vous  m'avez  dit,  Rosine,  que  vous  étiez  à 
L'Aire  depuis  près  de  deux  ans,  n'est-ce  pas? 

— Oui,  Madame.  Il  y  aura  deux  ans,  en  sep- 
tembre prochain,  que  je  suis  ici. 


— Vous  allez  pouvoir  me  renseigner,  j'en  suis 
sûre,  sur  certaine...  chose...  qui  m'intrigue 
fort. . . 

— Qu'est-ce  donc.  Madame? 

— Vous  pourrez  m'expliquer  facilement,  sans 
doute,  la  provenance  de  ces  pas  furtifs  qu'on 
entend,  dans  cette  maison,  la  nuit?  . . .  Vous  le 
savez,  Rosine,  je  couche  seule  sur  le  deuxième 
palier,  puisqu'Eusèbe  occupe  une  chambre  au 
troisième,  pendant  l'absence  de  M.  de  L'Aigle- 
Or,  la  nuit  dernière,  j'ai  distinctement  entendu 
des  pas  dans  le  corridor,  puis  ensuite,  dans 
l'alcôve  faisant  suite  à  ma  chambre  à  cou- 
cher. . .  Je  n'ai  pas  dormi  de  la  nuit.  Pour- 
tant, Dieu  sait  que  je  ne  suis  ni  superstitieuse 
ni  nerveuse! 

— Oh!  Madame!  fit  Rosine.  Combien  je  re- 
grette qu'une  sorte  de  timidité  de  ma  part 
m'ait  empêchée  de  vous  avertir,  hier  soir. . . 

— M'avertir?  Mais...  Que  se  passe-t-il 
dans  cette  maison,  la  nuit,  Rosine?  Quelque 
chose  d'étrange  assurément! 

— Non,  non.  Madame,  croyez-le!  Il  n'y  a 
rien  d'étrange;  seulement,  quelque  chose  d'un 
peu  hors  de  l'ordinaire;  voilà!  Ces  bruits  que 
vous  avez  entendus  et  que  vous  avez  pris  pour 
des  pas  furtifs,  ce  ne  sont  que  les  planchers 
qui  craquent.  La  maison  "travaille",  voyez- 
vous;  le  bois  des  planchers  se  "place",  et  c'est 
tout.  M.  de  L'Aigle,  trouvant,  lui-même,  ces 
bruits  désagréables,  a  fait  tout  au  monde  pour 
y  rémédier;  il  a  été  jusqu'à  faire  venir  le  meil- 
leur architecte  de  la  ville  de  Québec;  mais  il 
n'y  a  rien  à  faire. 

— C'est...  C'est  quelque  peu...  sinistre  ces 
craquements  des  planchers,  n'est-ce  pas,  Ro- 
sine? dit  Mme  d'Artois. 

— On  finit  par  s'y  habituer.  Quant  à  moi,  je 
n'en  fais  plus  de  cas.  Quand  on  sait  à  quoi 
s'en  tenir. . .  Mais  les  étrangers  devraient  être 
avertis,  et  on  les  avertit. . .  quand  on  y  pense; 
seulement,  souvent,  on  oublie...  Je  me  sou- 
viens, dans  le  temps  des  "fêtes",  cette  année, 
il  y  avait,  en  visite  ici,  M.  Lassève  de  La  Hut- 
te et  son  neveu,  M.  Théo  Lassève,  un  garçon- 
net d'une  quinzaine  d'années  au  plus.  .  . 

—Ah!  fit  Mme  d'Artois.    Ah!  Eh!  bien? 

— Je  sais  que  M.  Théo  a  eu  bien  peur  des 
craquements  du  plancher,  contirrua  Rosine, 
quoiqu'il  n'en  ait  pas  soufflé  mot  à  M.  de  L'Ai- 
gle. Mais  je  l'ai  entendu  aller  et  venir,  dans 
sa  chambre  à  coucher  (celle  que  vous  occupez 
maintenant,  Mme  d'Artois).  Pauvre  enfant! 
Comme  je  le  plaignais! 

— Rosine,  demanda  soudain  Mme  d'Artois, 
que  me  répondriez-vous  si  je  vous  demandais 
de  coucher  dans  nia  chambre . .  .  pour  quelques 
nuits  au  moins...  jusqu'à  ce  que  je  me  sois 
habituée  aux  bruits  de  cette  maison.  Il  y  a  un 
canapé  très  confortable ...  Je  coucherai  sur  le 
canapé  et  vous  céderai  mon  lit. , . 

— C'est  entendu,  Mme  d'Artois,  répondit  la 
jeune  fille;  je  coucherai  dans  votre  chambre, 
tant  que  M.  et  Mme  de  L'Aigle  ne  seront  pas 
de  retour,  si  vous  le  désirez.  Je  me  contenterai 
très  bien  du  canapé  et,  vous  n'en  sauriez  dou- 
ter, je  me  considère  bien  heureuse  de  pouvoir 
vous  rendre  ce  léger  service! 

— Merci,  Rosine!...  Il  serait  préférable  que 
personne  ne  se  douterait. . . 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


89 


— Personne  ne  se  doutera  de  rien;  je  serai 
muette  comme  une  carpe,  répondit  Rosine  en 
souriant. 

La  jeune  fille  de  chambre  était  donc  devenue 
la  compagne  fidèle  et  toute  dévouée  de  Mme 
d'Artois.  Cette  dernière  aimait  à  se  faire  ac- 
compagner de  Rosine,  lorsqu'elle  sortait.  L'é- 
quipage de  L'Aire,  ainsi  que  L'Aiglon  étaient 
à  la  disposition  de  la  surveillante  et  compa- 
gne. Certes,  elle  n'en  abusait  pas;  mais,  qua- 
tre fois,  elle  avait  eu  affaire  au  Portage  et 
elle  y  était  allée  en  voiture,  puis,  deux  fois, 
elle  avait  eu  des  achats  à  faire  à  la  Rivière- 
du-Loup  et  elle  s'y  était  rendue  en  yacth;  cha- 
que fois,  elle  s'était  fait  accompagner  de  Ro- 
sine. Euphémie  Cotonnier  en  pâlissait  de  dé- 
pit. 

— C'est  moi  qui  devrais  accompagner  Mme 
d'Artois,  se  disait  Euphémie;  je  suis  la  secré- 
taire de  M.  de  L'Aigle  et  il  me  semble  que  ma 
compagnie  serait  de  beaucoup  préférable  à  cel- 
le de  la  fille  de  chambre!  Vraiment...  j'en 
suis  rendue  à  désirer  le  retour  de  M.  de  L'Ai- 
gle... et  de  sa  femme...  Lorsque  Mme  de 
L'Aigle  sera  arrivée,  Mme  d'Artois  sera  relé- 
guée au  troisième  plan,  pour  le  moins.  Que 
je  la  déteste  cette  femme!    Que  je  la  déteste! 

Le  fait  est  que,  de  son  côté,  Mme  d'Artois 
n'aimait  guère  la  secrétaire  de  M.  de  L'Aigle. 
Mlle  Cotonnier  paraissait  être  affectée  d'une 
curiosité  malsaine,  morbide,  en  ce  qui  concer- 
nait Magdalena,  et  cela  avait  le  don  de  dé- 
plaire excessivement  à  la  surveillante  et  com- 
pagne. D'ailleurs,  Mme  d'Artois  avait  lu  en- 
tre les  lignes;  elle  avait  vite  compris  qu'Eu- 
phémie  avait  été  grandement  déçue  du  maria- 
ge du  maître  de  la  maison.  Il  était  évident 
que  cette  pauvre  fille  avait  rêvé  de  devenir,  un 
jour,  la  femme  du  propriétaire  de  L'Aire.  Au 
fond,  c'était  plutôt  comique,  si  on  comparait 
Euphémie  à  Magdalena! 

— Je  vous  assure,  Mme  d'Artois,  avait  dit 
Euphémie,  un  jour,  que  M.  de  L'Aigle  nous  a 
surpris  grandement!  Ne  voilà-t-il  pas  qu'il 
part,  un  beau  matin,  sans  rien  dire,  et  le  len- 
demain, nous  apprenons  qu'il  est  marié,  de  la 
veille,  à  une  jeune  fille  de  la  ville  de  Québec. . . 

— M.  de  L'Aigle  a  trouvé,  probablement, 
qu'il  n'avait  de  comptes  à  rendre  à  qui  que  ce 
fut,  Mlle  Cotonnier,  avait  répondu,  un  peu  sè- 
chement, Mme  d'Artois. 

— Oh!  Sans  doute!  Sans  doute!  Mais,  pour- 
quoi tant  de...  mystère,  je  vous  le  demande? 
avait  répliqué  Euphémie,  avec  un  petit  rire  dé- 
sagréable, qui  eut  l'heur  de  déplaire  à  Mme 
d'Artois.  Vous  la  connaissez  bien  Mme  de 
L'Aigle,  parait-il,  Mme  d'Artois? 

— Je  la  connais  depuis  l'enfance,  avait  ré- 
pondu brièvement  Mme  d'Artois. 

— Elle  est  très  jeune,  dit-on;  dix-huit  ans  au 
plus?  Et  M.  de  L'Aigle  qui  certainement  dé- 
passe quarante  ans!  Il  est  assez  rare  que  ça 
fasse,  ces  ménages,  où  la  différence  d'âge  est 
si  grande.  Ca  tourne  mal,  généralement,  ces 
sortes  de  mariages. 

— Espérons  que  ça  ne  tournera  pas  mal,  cet- 
te fois,  Mlle  Cotonnier,  avait  répondu  Mme 
d'Artois  froidement.  Mme  de  L'Aigle  mérite 
d'être  heureuse,  et  elle  le  sera,  je  n'en  doute 


pas.  Quant  à  M.  de  L'Aigle,  je  ne  le  connais 
pas;  mais.  . . 

— Vous  le  savez,  sans  doute,  Mme  d'Artois, 
on  désigne  le  propriétaire  de  L'Aire  sous  le 
nom  du  "mystérieux  Monsieur  de  L'Aigle", 
avait  annoncé  Euphémie,  en  riant,  d'un  rire 
quelque  peu  méchant. 

— "Le  mystérieux  Monsieur  de  L'Aigle",  di- 
tes-vous? s'était  écriée  Mme  d'Artois.  C'est 
bien  ridicule  vraiment!  Je  présume  que,  M. 
de  L'Aigle,  ne  jugeant  pas  à  propos  de  racon- 
ter ses  affaires  à  tout  venant,  est  soupçonné 
de  cacher  quelque  chose;  d'avoir  des  secrets 
mystérieux  à  voiler.  Ah!  Bah!  Je  déteste  les 
commérages,  Mlle  Cotonnier,  et,  laissez-moi 
vous  le  dire,  quand  on  possède  un  peu  d'édu- 
cation, on  ne  se  mêle  pas  des  qu'en-dira-t-on. 

— Oh!  Bien!  Vous  ne  tarderez  guère  à  vous 
en  apercevoir,  vous-même...  Car  M.  de  L'Ai- 
gle est...  étrange,  parfois,  Mme  d'Artois. 

— Si  je  m'apercevais  de  quoique  ce  soit  de 
ce  genre,  Mlle  Cotonnier,  avait  répondu  Mme 
d'Artois,  je  garderais  mes  réflexions  pour  moi- 
même.  . .  Et  j'espère  que  vous  ferez  de  même, 
dorénavant. 

— Je  n'ai  pas  d'ordres  à  recevoir  de  vous,  que 
je  sache,  Mme  la  surveillante!  s'était  exclam- 
mée  Euphémie,  pâle  de  colère.    Et  puis... 

— Et  puis,  Mlle  Cotonnier,  rien  n'est  vilain 
comme  de  discuter,  sous  son  propre  toit,  les 
faits  et  gestes  de  celui  dont  on  mange  le  pain. 
Je  verrai  à  ce  que  cette  conversation  ne  se 
renouvelle  pas,  croyez-le! 

Non,  décidément,  Mme  d'Artois  n'aimait  pas 
Euphémie.  Heureusement,  se  disait-elle,  la  se- 
crétaire se  tenait  dans  l'étude  ou  bien  dans  sa 
chambre  à  coucher  et  elle  prenait  ses  repas 
avec  les  domestiques.  Dans  tous  les  cas,  la 
surveillante  se  proposait  de  surveiller  la  se- 
crétaire, et  si  Mlle  Cotonnier  essayait  de  se 
mêler  de  ce  qui  ne  la  concernait  pas,  Mme  d'Ar- 
tois conseillerait  à  Magdalena  de  la  faire  chas- 
ser de  L'Aire. 

— Rosine,  dit,  le  lendemain  de  sa  conversa- 
tion avec  Euphémie,  Mme  d'Artois  à  la  fille  de 
chambre,  avez-vous  déjà  entendu  parler  du 
"mystérieux  Monsieur  de  L'Aigle"? 

• — Oui,  Mme  d'Artois,  répondit  Rosine,  et 
fort  souvent.  Cependant,  j'ai  toujours  trouvé 
cela  un  tant  soit  peu  ridicule. 

— Mais . . .  Pourquoi  le  désigne-t-on  ainsi, 
Rosine?    Le  savez-vous? 

— Non,  je  ne  le  sais  pas.  Seulement,  M.  de 
L'Aigle  est  très  froid,  très  réservé,  très  hau- 
tain, et  c'est  pourquoi  on  le  taxe  d'être  mysté- 
rieux, sans  doute. 

— Vous  avez  raison,  Rosine,  et  ce  que  vous 
venez  de  me  dire  me  rassure.  Voyez-vous, 
chère  enfant,  je  n'aime  guère  ce  qui  est  mysté- 
rieux. . . 

— M.  de  L'Aigle  est  un  parfait  gentilhomme, 
Mme  d'Artois  et  je  suis  certaine  que  Mme  de 
L'Aigle  est  la  plus  heureuse  des  femmes. 

— Merci  de  me  parler  ainsi,  Rosine!  J'aime 
tant  Mme  de  L'Aigle  et  je  la  veux  si  heureuse! 

— Tout  de  même,  se  disait  la  fille  de  cham- 
bre, ça  ne  doit  pas  être  pour  rien  qu'on  le 
nomme  le  "mystérieux  Monsieur  de  L'Aigle"! 
Mais  ce  n'est  probablement  qu'un  préjugé  et 
je  suis  certaine  qu'elle  sera  parfaitement  heu- 


90 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


reuse  la  chère  petite  Mme  de  L'Aigle. 

A  la  date  du  9  août,  une  lettre  de  Magdalena 
arriva  à  L'Aire,  à  l'adresse  de  Mme  d'Artois, 
puis  une  autre  arriva  à  La  Hutte,  à  l'adresse 
de  Zenon  Lassève,  Magdalena  leur  annonçait 
leur  retour  pour  le  28.  A  cette  date,  L'Aiglon 
devrait  aller  au-devant  d'eux,  à  la  Rivière-du- 
Loup;  les  mariés  comptaient  arriver  à  L'Aire 
entre  midi  et  une  heure,  ce  jour-là. 

Aussitôt  après  la  réception  de  cette  missive, 
Mmes  d'Artois  résolut  de  faire  faire  un  grand 
ménage.  Toute  la  maison  serait  nettoyée,  de 
la  cave  au  grenier,  afin  que  tout  fut  propre 
comme  un  sou  neuf,  à  l'arrivée  de  M.  et  Mme 
de  L'Aigle.  Des  femmes  furent  engagées  et 
bientôt  le  nettoyage  se  faisait  et  tout  marchait 
"comme  sur  des  roulettes"  pour  parler  comme 
Candide. 

Enfin,  le  28  août,  le  yacth  L'Aiglon  ayant  été 
signalé,  entre  midi  et  une  heure,  Zenon  Lassè- 
ve, Mme  d'Artois  et  Séverin  Rocques  s'instal- 
laient à  l'entrée  de  la  petite  baie,  pour  y  at- 
tendre celle  qui  occupait  sans  cesse  leurs  pen- 
sées... Zenon  se  demandait  s'il  retrouverait 
Magdalena  telle  qu'elle  les  avait  quittés;  c'est- 
à-dire  heureuse...  Ah!  Comme  il  l'espérait! 

La  première  impression  est  généralement  la 
plus  juste  et  il  leur  tardait  à  ces  trois  nobles 
coeurs  de  lire  le  visage  de  la  jeune  mariée.  .  . 
Qu'exprimerait-il  ?  . .  .  Le  bonheur  parfait,  ou 
bien  le  désenchantement?. .  .  Ils  le  savaient,  le 
plus  léger  nuage  sur  le  front  de  leur  chérie  les 
rendraient  infiniment  malheureux.  .  . 

Mais,  le  yacth  approchait,  il  approchait  vi- 
te... puis  il  accosta...  Claude  de  L'Aigle  en 
descendit  et  il  tendit  la  main  à  une  radieuse 
jeune  femme,  vêtue  d'un  élégant  costume  pari- 
sien: c'était  Magdalena!  Ses  yeux  brillants 
comme  des  étoiles,  son  sourire  charmant  et 
ému  disaient  clairement  combien  elle  était  heu- 
reuse. 

III 

L'ANNIVERSAIRE 

Celui  qui  a  dit  :  "Le  bonheur  n'a  .pas  d'his- 
toire", a  émis  une  vérité  vraie,  et  c'est  pour- 
quoi, lorsque  nous  retrouvons  tous  nos  amis,  à 
L'Aire  pour  célébrer  l'anniversaire  du  mariage 
de  Claude  et  de  Magdalena,  nous  sommes  quel- 
que peu  embarrassés  pour  raconter  les  événe- 
ments, voire  même  les  incidents  de  l'année  qui 
venait  de  s'écouler. 

Non,  le  bonheur  n'a  pas  d'histoire  :  l'horizon 
des  jeunes  mariés  avait  été  sans  le  moindre 
nuage;  ils  s'adoraient  tous  deux  et  ne  vivaient 
que  pour  le  bonheur  l'un  de  l'autre.  Que  dire 
de  plus? 

Sans  doute,  la  vie  était  assez  monotone,  sur 
la  Pointe  Saint-André.  Ceux  qui  habitaient  là, 
soit  à  L'Aire,  soit  à  La  Hutte,  étaient  bien  iso- 
lés et  les  distractions  étaient  rares.  Cepen- 
dant, cette  monotonie  n'était  pas  sans  charme. 
Tout  d'abord,  les  mariés,  occupés  l'un  de  l'au- 
tre, i<rnoi'aient  jusqu'à  l'ombre  de  l'ennui. 
Mme  d'Artois,  à  peine  accoutumée  au  confort 
et  au  luxe  qui  l'entourait,  en  était  encore  à  se 
demander  parfois  si  elle  ne  rêvait  pas  et  si 
elle  n'allait  pas  s'éveiller,  un  de  ces  matins, 


dans  son  triste  alcôve  de  jadis.  D'ailleurs,  la 
surveillante  et  compagne  était  toujours  fort 
occupée  et  les  occupations,  on  le  sait,  sont  les 
meilleurs  chasse-spleen  qui  soient.  Quant  aux 
domestiques,  ils  étaient  habitués  au  genre  de 
vie  qu'on  menait,  à  L'Aire,  et  ils  ne  s'en  plai- 
gnaient pas. 

Après  le  retour  des  mariés  de  leur  voyage  de 
noces,  et  durant  tout  le  mois  de  septembre  et 
d'octobre,  l'automne  ayant  été  exceptionnelle- 
ment beau,  Claude  et  Magdalena,  presque  tou- 
jours accompagnés  de  Mme  d'Artois,  avaient 
fait  bien  des  excursions,  dans  L'Aiglon,  soit 
aux  Pèlerins,  soit  à  l'île  aux  Lièvres,  soit  au 
Portage,  ou  à  la  Rivière-du-Loup.  Puis  il  y 
avait  eu  les  promenades  en  voiture  ou  à  che- 
val. 

Le  cheval  que  Claude  avait  acheté,  à  Victo- 
ria, et  qui  ressemblait  tant  à  Albinos,  était 
installé  dans  les  écuries  de  L'Aire,  mainte- 
nant. C'était  une  superbe  bête,  qu'on  pouvait 
confondre  facilement  avec  Albinos. 

— Mais  je  préfère  Albinos,  tout  de  même, 
avait  dit  Magdalena  à  son  mari  un  jour,  quoi- 
que la  diff'érence  entr'eux  soit  presque  nul- 
le. .  .  La  nouvelle  bête  est  vraiment  le  spectre 
d'Albinos,  ne  trouves-tu  pas,  Claude  ?  avait- 
elle  ajouté  en  riant. 

— Tiens!  s'était  écrié  Claude.  Tu  viens  de 
me  suggérer  un  nom  pour  notre  nouvelle  ac- 
quisition :  nous  la  nommerons  Spectre... 
Spectre,  tu  sais...  le  Spectre  d'Albinos,  tu 
comprends. 

Lorsqu'ils  sortaient  à  cheval  tous  deux,  mon- 
tés sur  Albinos  et  Spectre,  ces  splendides  bê- 
tes, blanches  comme  de  l'albâtre,  produisaient 
une  certaine  sensation  dans  le  village  de  Saint- 
André  et  même  au  Portage. 

— Quels  chevaux  superbes,  hein!  disait-on. 

— Quels  sont  ces  gens  ?  demandait  parfois 
un  étranger. 

— Ce  sont  les  gens  de  L'Aire,  un  splendide 
domaine,  sur  la  Pointe  Saint- André ..  .  Ce 
monsieur,  c'est  M.  de  L'Aigle;  on  dit  qu'il  ado- 
re sa  jeune  femme,  qui  le  lui  rend  bien  d'ail- 
leurs. 

— Il  peut  bien  l'aimer!  s'exclamait-on.  Elle 
est  bien  belle! 

— Elle  est  charmante  et  douce  aussi  Mme 
de  L'Aigle! 

Lorsqu'arriva  l'automne,  que  L'Aiglon  eut 
été  emballé  et  que  le  chemin  carossable  n'exis- 
tait plus,  Claude  et  sa  femme  durent  se  con- 
tenter de  ne  plus  sortir  qu'à  cheval,  ou  bien, 
ils  faisaient  de  longues  marches  sur  la  Pointe, 
accompagnés  du  fidèle  Froufrou. 

Les  veillées  se  passaient  toujours  agréable- 
ment, à  L'Aire;  même,  on  les  trouvait  géné- 
ralement trop  courtes.  Soit  qu'on  fit  la  lec- 
ture à  haute  voix  dans  la  bibliothèque  ou  dans 
le  corridor  d'entrée,  soit  qu'on  fit  de  la  musi- 
que, dans  le  salon.  Ordinairement.  Mme  d'Ar- 
tois se  mettait  au  piano  et  accompagnait  Clau- 
de et  Magdalena,  qui  jouaient,  eux,  soit  la 
harpe,  soit  la  mandoline,  soit  la  guitare,  soit 
le  violon,  ou  le  violoncelle.  Cela  formait  un 
harmonieux  trio,  et  même,  les  domestiques 
laissaient  entr'ouvertes  leurs  portes  de  cham- 
bre, afin  de  pouvoir  jouir  de  ces  concerts.  Les 
mariés  avaient  apporté  une  grande  quantité 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


91 


de  musique  d'orchestre,  de  l'Europe,  et  rien  ne 
les  amusait  comme  de  déchiffrer  les  partitions 
les  plus  difficiles.  De  plus,  Magdalena  prenait 
des  leçons  de  h-arpe,  de  son  mari,  et  déjà,  elle 
jouait  de  cet  instrument  fort  joliment. 

Pour  les  "fêtes",  on  avait  eu  la  visite  de 
Thaïs,  Mme  de  St-Georges.  Elle  avait  passé 
quinze  jours  à  L'Aire  et  elle  avait  été  la  très 
bienvenue.  Magdalena  aimait  beaucoup  Thaïs, 
qu'elle  avait  connue  intimement,  ayant  passé 
près  d'une  semaine  chez  elle,  à  Toronto,  à  leur 
retour  d'Europe.  Inutile  de  le  dire,  Zenon 
Lassève  et  Séverin  Rocques  avaient  pris  les 
dîners  de  Noël,  du  jour  de  l'an  et  des  Rois,  à 
L'Aire,  eux  aussi,  et  ils  s'étaient  déclares  en- 
chantés de  Mme  de  St-Georges. 

Dans  les  premiers  jours  du  mois  de  mars, 
Claude  dut  s'absenter.  Une  lettre,  reçue,  un 
matin,  l'obligeait  à  partir,  sans  retard.  Ce 
fut  le  premier  chagrin  de  Magdalena  que  le 
départ  de  son  mari.  Mais  elle  s'était  promise 
d'être  raisonnable,  de  ne  pas  faire  de  "scè- 
nes", en  ces  occasions.  Même  avant  de  se  ma- 
rier, elle  savait  que  Claude  s'absentait  assez 
souvent,  pour  assister  à  des  conférences  sur 
l'astronomie,  etc.,  etc.,  et  elle  s'était  jurée  à 
elle-même  qu'elle  ne  s'opposerait  jamais  à  son 
départ. 

— Seras-tu  longtemps  absent,  mon  Claude? 
lui  avait-elle  demandé  seulement. 

— Quatre  ou  cinq  jours,  au  plus,  ma  Magda, 
lui  avait-il  répondu.  Je  ne  te  laisse  pas  seu- 
le, heureusement;  Mme  d'Artois  est  avec  toi, 
et  je  sais  qu'elle  prendra  bien  soin  de  toi,  ma 
chérie. 

Ces  cinq  jours  avaient,  malgré  toute  sa  bon- 
ne volonté,  paru  longs  à  la  jeune  femme,  quoi- 
qu'elle eut  trouvé  le  moyen  de  se  distraire. 
Tout  d'abord,  le  lendemain  du  départ  de  son 
mari,  elle  avait  proposé  à  Mme  d'Artois  de 
l'accompagner  à  La  Hutte. 

— Mais,  comment  vous  proposez-vous  d'y  al- 
ler, Magdalena?  avait  demandé  Mme  d'Ar- 
tois. Les  chemins  sont  impassables,  vous  le 
savez . . .  Sûrement,  vous  ne  songez  pas  à  fai- 
re le  trajet  à  cheval? 

— Oh!  non,  bien  sûr!  Quoiqu'Eusèbe  serait 
une  bonne  escorte.  Mais  je  ne  tiens  pas  à  me 
rendre  à  La  Hutte  ainsi. . .  Nous  pouvons  fort 
bien  marcher  jusque  là,  n'est-ce  pas? 

— Marcher  jusqu'à  La  Hutte,  Magdalena! 
s'écria  Mme  d'Artois. 

— Pourquoi  pas?  Ce  n'est  pas  une  bien 
longue  marche  et. .  . 

— Oh!  Pour  moi,  ce  n'est  rien;  mais  je  crain- 
drais que  cela  vous  fatigue  énormément,  Mag- 
dalena! 

— Je  ne  le  crois  pas...  Et  puis,  le  médecin 
m'a  prescrit  des  promenades  en  plein  air,  à 
pied  surtout.  . .  Il  est  dix  heures.  En  partant, 
sans  retard,  nous  arriverons  à  La  Hutte  pour 
le  dîner. 

— Nous  pouvons  toujours  essayer. . . 

— Ce  sera  un  véritable  pique-nique,  Mme 
d'Artois,  dit  Magdalena  en  souriant.  Nous  em- 
porterons des  provisions  dans  un  panier.  Il 
doit  y  avoir  quelque  chose,  de  cuit,  à  la  cuisine; 
quelque  chose  de  bon,  n'est-ce  pas? 

— Je  vais  m'en  assurer,  répondit  Mme  d'Ar- 


tois en  se  levant  et  quittant  le  corridor  d'en- 
trée, où  venait  d'avoir  lieu  cette  conversation. 

Bientôt,  elle  revint  et  annonça  que  Candide 
allait  préparer  un  panier  de  mets  fort  délecta- 
bles; entr'autres,  des  perdrix,  toutes  prêtes  à 
être  mangées.  Rosine  apporterait  le  panier, 
aussitôt  que  ce  serait  prêt. 

Lorsque  Magdalena  revint  dans  le  corridor, 
accompagnée  de  Mme  d'Artois,  toutes  deux 
habillées  et  prêtes  à  partir,  Rosine  arrivait, 
chargée  du  panier  de  provisions. 

— Merci,  Rosine,  dit  Mme  d'Artois. 

Magdalena  jeta  les  yeux  sur  la  fille  de  cham- 
bre et  elle  ne  put  s'empêcher  de  sourire  :  évi- 
demment, Rosine  eut  donné  tout  au  monde 
pour  les  accompagner. 

Magdalena,  tout  comme  Mme  d'Artois,  ai- 
mait beaucoup  la  jeune  fille,  qui  lui  était  toute 
dévouée  d'ailleurs;  elle  lui  dit  donc  : 

— Nous  allons  à  La  Hutte,  Rosine.  Aimeriez- 
vous  à  nous  accompagner? 

— Oh!  Madame!  s'écria  Rosine,  au  comble 
du  bonheur.  Quelle  bonté  de  votre  part!  Moi 
qui  aime  tant  M.  Lassève  et  M.  Rocques! 

— Nous  allons  vous  emmener,  Rosine,  mais 
hâtez-vous,  car  nous  partons  dans  moins  de 
dix  minutes. 

— Le  temps  de  mettre  mon  chapeau  et  mon 
manteau  et  je  reviens,  Madame,  promit  la  jeu- 
ne fille. 

— Dites  à  Candide,  ou  à  Eusèbe,  si  vous  le 
rencontrez,  qu'il  n'est  pas  certain  que  nous 
revenions  ce  soir.  Je  serai  peut-être  trop  fa- 
tiguée; nous  coucherons  probablement  à  La 
Hutte. 

— Bien,  Madame,  répondit  Rosine,  qui  par- 
tit, presque  courant. 

Il  était  dix  heures  et  quart  quand  les  trois 
femmes  partirent,  accompagnées  de  Froufrou, 
qui  les  précédait  en  aboyant  joyeusement.  La 
distance  n'était  pas  longue,  de  L'Aire  à  La 
Hutte,  et  sur  un  terrain  planche,  ce  n'eut  été 
qu'une  promenade  agréable  de  trois  quarts 
d'heure  à  peu  près.  Mais  le  sentier  était  fort 
accidenté;  il  fallait  parfois  escalader  des  ro- 
chers, puis  les  redescendre  ensuite.  Ce  qui 
fait  que,  arrivée  à  moitié  chemin,  Mme  d'Ar- 
tois s'aperçut  que  Magdalena  paraissait  fati- 
guée, ce  qui  ne  manqua  pas  d'inquiéter  beau- 
coup la  surveillante  et  compagne.  Et  pas  un 
endroit  où  l'on  pouvait  se  reposer!  Les  ro- 
chers étaient  encore  recouverts  de  neige;  c'eut 
été  imprudent  de  s'y  installer,  de  s'y  attarder 
même. 

Enfin,  on  arriva  à  La  Hutte.  La  surprise  et 
la  joie  de  Zenon  Lassève  et  de  Séverin  ,  Roc- 
ques furent  excessives,  on  n'en  doute  pas;  mais 
lorsqu'ils  apprirent  que  les  trois  femmes 
avaient  parcouru  le  trajet  à  pied,  Zenon  trem- 
bla pour  Magdalena. 

— N'est-ce  pas  très  imprudent  ce  que  tu  as 
fait,  Magdalena?  demanda-t-il. 

— Je  ne  crois  pas,  mon  oncle.  Je  suis  un 
peu  fatiguée  il  est  vrai;  mais  je  vais  me  repo- 
ser un  peu,  et  bientôt,  ça  n'y  paraîtra  plus. 
Chose  certaine,  cependant,  c'est  que  je  ne  re- 
tournerai pas  à  L'Aire  aujourd'hui. 

— Je  le  crois  bien!  s'écrièrent-ils  tous. 

— Si,  au  moins.  .  .  commença  Zenon. 

— Ne  soyez  pas  inquiet  à  mon  sujet,  je  vous 


02 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


prie,  oncle  Zenon,  fit  Magdalena.  Cette  mar- 
che me  fera  beaucoup  plus  de  bien  que  de  mal, 
j'en  suis  convaincue. 

— Je  l'espère!  murmura  Zenon. 

La  jeune  femme  consentit  cependant  à  se  re- 
tirer dans  sa  chambre  et  de  se  coucher,  jus- 
qu'à l'heure  du  diner  et  tandis  que  Mme  d'Ar- 
tois, aidée  de  Rosine  préparaient  le  repas. 
Lorsqu'elle  prit  place  à  table,  un  peu  plus  tard, 
Magdalena  se  déclara  parfaitement  remise  de 
ses  fatigues. 

— Sais-tu,  Magdalena,  lui  annonça  Zenon, 
je  vais  construire  une  cabane  à  mi-chemin, 
entre  L'Aire  et  La  Hutte,  dès  le  mois  de  mai; 
ça  sera  un  lieu  de  repos,  qui  pourra  se  chauffer 
facilement,  à  l'aide  d'un  poêle  à  l'huile.  Hein? 
Qu'en  penses-tu? 

— Je  pense...  J'ai  toujours  pensé,  mon  on- 
cle, que  vous  finiriez  par  construire  tout  un  vil- 
lage sur  la  Pointe  Saint-André,  répondit,  en 
riant,  la  jeune  femme.  Mais  votre  idée  est  ex- 
cellente et  je  l'approuve  fort. 

Depuis  qu'on  était  à  La  Hutte  et  tandis  que 
Zenon  Lassève  et  Magdalena  causaient  ensem- 
ble, Mme  d'Artois  paraissait  mal  à  l'aise.  Il 
avait  été  convenu  qu'en  la  présence  d'étran- 
gers, Zenon  appelerait  Magdalena  "Mme  de 
L'Aigle"  et  que  celle-ci  appellerait  Zenon  "M. 
Lassève".  En  agissant  ainsi,  on  éviterait  bien 
des  commentaires.  Or,  ne  voilà-t-il  pas  qu'ils 
avaient  oublié,  tous  deux,  la  présence  de  la  fil- 
le de  chambre  de  L'Aire. . . 

Après  le  diner,  alors  que  Magdalena,  accom- 
pagnée de  Zenon  et  de  Séverin,  était  allée  ren- 
dre visite  à  Rex,  Rosine  dit  à  Mme  d'Artois  : 

— Mme  d'Artois,  j'ai  vu  que  vous  paraissiez 
mal  à  l'aise,  tout  à  l'heure;  de  fait,  depuis  no- 
tre arrivée  à  La  Hutte...  Mais,  ne  crai- 
gnez rien,  chère  Madame,  je  continuerai  à  être 
discrète. 

— Vous . . .  continuerez ...  à  être  discrète, 
Rosine  ?  . . .    Que  voulez-vous  dire  ? 

— J'ai  deviné  tout  de  suite ...  ou  plutôt,  j'ai 
reconnu  immédiatement  Mme  de  L'Aigle,  à 
son  retour  de  voyage  de  noces . . .  Théo,  le  pe- 
tit pêcheur  et  batelier. . .  Oui,  je  l'ai  recon- 
nue . . . 

— O  ciel!  s'écria  Mme  d'Artois. 

— Ne  craignez  rien,  Madame,  reprit  Rosine, 
car  je  suis  seule,  à  L'Aire  qui  ait  reconnu  Mme 
de  L'Aigle.  Je  me  suis  tue,  vous  le  pensez 
bien,  et  je  continuerai  à  me  taire.  Que  Mme 
de  L'Aigle  ait  jugé  à  propos  de  se  déguiser  en 
garçonnet,  lorsqu'elle  était  jeune  fille 
alors  qu'elle  était  obligée  de  mener  une  vie  tout 
à  fait  sauvage,  sur  cette  pointe,  cela  n'a  pas  de 
quoi  étonner,  et,  chose  certaine,  ce  ne  sont  pas 
les  affaires  de  qui  que  ce  soit.  Ainsi,  Mme 
d'Artois,  ne  soyez  plus  mal  à  l'aise,  ni  inquiè- 
te, lorsque  Mme  de  L'Aigle  donnera  à  M.  Las- 
sève le  titre  d'oncle,  en  ma  présence,  ou  que  M. 
Lassève  tutoiera  Mme  de  L'Aigle...  je  suis, 
vous  le  savez,  toute  dévouée  à  Madame;  j'aime- 
rais mieux  mourir  que  de  la  trahir! 

— Cela,  je  le  crois  sans  peine,  Rosine! 

— Vous  m'excusez  bien  d'avoir  abordé  ce  su- 
jet, n'est-ce  pas,  Mme  d'Artois  ?  . . .  C'est  par- 
ce que . . . 

— Je  comprends  parfaitement,  Rosine  et  je 
vous  remercie  de  m'avoir  rassurée.  Et  puis,  je 


tiens  à  ajouter  que,  si  quelqu'un,  à  L'Aire,  de- 
vait reconnaître  Mme  de  L'Aigle,  je  préfère 
que  ce  soit  vous,  plutôt  qu'un  ou  une  autre,  dit 
Mme  d'Artois  en  souriant.  Je  ne  crois  pas  que 
personne  autre  que  vous  ne  soupçonne. . . 

— Non,  personne.  Je  m'en  suis  assurée, 
adroitement,  Mme  d'Artois. 

Zenon  accompagna  les  trois  femmes,  lors- 
qu'elles retournèrent  à  L'Aire  le  lendemain 
après-midi,  ne  revenant  lui-même  à  La  Hutte 
que  le  surlendemain. 

— Tout  cela  créait  des  distractions.  Le  reste 
du  temps,  jusqu'au  retour  de  Claude,  Magdale- 
na l'employa  à  lire,  à  broder,  à  pratiquer  la 
harpe,  ou  bien  elle  errait  dans  les  serres,  à  la 
grande  joie  de  Xavier.  Celui-ci  n'avait  pas 
manqué  de  parler,  plus  d'une  fois,  à  Mme  de 
L'Aigle,  du  jeune  garçonnet,  M.  Théo,  le  ne- 
veu de  M.  Lassève  de  La  Hutte;  combien  cet 
enfant  avait  admiré  les  serres  de  L'Aire,  sur- 
tout celle  des  roses! 

— Tout  comme  vous.  Madame,  cet  enfant 
adorait  les  roses,  avait  dit  Xavier  à  la  jeune 
femme.  Cher  petit!  avait-il  ajouté.  Je  pense 
à  lui  souvent! 

— Où  est-il  maintenant  ce  garçonnet,  Xa- 
vier? avait  demandé  Magdalena,  afin  de  s'as- 
surer que  le    jardinier  n'avait  aucun  soupçon. 

— Ah!  Il  est  allé  retrouver  sa  mère,  loin, 
bien  loin...  dans  la  province  d'Ontario,  ce 
cher  petit. 

Claude  revint  de  son  voyage  enfin,  et  la  joie 
régna  de  nouveau  en  maître  à  L'Aire,  mais  sur- 
tout dans  le  coeur  de  Magdalena,  qui  aimait 
tant  son  mari. 

Le  printemps  commença  de  bonne  heure,  cet- 
te année-là  et  ce  fut  une  saison  exceptionnelle- 
ment belle. 

Dès  les  derniers  jours  de  mai,  on  commença 
à  faire  de  grands  préparatifs,  en  vue  de  célé- 
brer l'anniversaire  du  mariage  de  Claude  et  de 
Magdalena,  et  le  2  juin,  L'Aire  était  en  fête. 
Nos  amis  de  La  Hutte  étaient  présents,  inuti- 
le de  le  dire. 

Or,  au  moment  où  l'on  se  mettait  à  table 
pour  le  grand  dîner  d'anniversaire,  on  enten- 
dit sonner  à  la  porte  d'entrée.  Claude  et  Mag- 
dalena, Mme  d'Artois  et  les  invités  se  regar- 
dèrent étonnés  :  il  était  rare,  on  le  pense  bien, 
qu'on  eut  des  visiteurs,  à  L'Aire. 

Soudain,  des  pas  pressés  s'approchèrent  de 
la  salle  à  manger,  puis  la  porte  ayant  été  ou- 
verte par  Eusèbe,  celui-ci  annonça  : 

— Madame  de  St-Georges! 

— Thaïs!  s'écria  Magdalena,  accourant  au- 
devant  de  leur  visiteuse. 

— Pensiez-vous  vraiment,  braves  gens,  dit 
Thaïs  en  riant,  que  vous  alliez  célébrer  l'anni- 
versaire de  votre  mariage,  sans  moi  ? 

— Vous  êtes  la  bienvenue  mille  et  mille  fois, 
Thaïs,  vous  n'en  doutez  pas!  répondit  Claude. 

— Oh!  Magdalena  m'a  invitée,  par  lettre, 
vous  savez,  Claude,  et  je  suis  venue.  Me  voi- 
là! Et  même,  je  vous  en  avertis,  je  me  propo- 
se d'être  toute  une  semaine  ici. 

Aussitôt  que  vint  l'obscurité,  ce  soir-là, 
L'Aiglon,  tout  pavoisé,  se  détacha  du  rivage  et 
alla  se  poster  à  un  mille  au  large.  Le  yacht 
contenait  tous  nos  amis.    Alors,  des  feux  d'ar- 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


93 


tifice  furent  lancés,  du  rivage  et  du  yacht,  et 
cela  dura  plus  qu'une  heure. 

Il  était  minuit,  lorsque  Magdalena  sa  décla- 
rant lasse,  se  retira  dans  sa  chambre.  Thaïs 
était,  depuis  près  d'une  heure,  dans  les  bras  de 
Morphée,  car  elle  était  un  peu  fatiguée  de  son 
voyage. 

Magdalena,  revêtue  d'un  négligé,  venait  de 
s'installer  dans  un  fauteuil  avec  un  livre,  (car 
elle  allait  lire,  jusqu'à  ce  que  le  sommeil  la 
prit),  lorsqu'on  frappa  à  sa  porte  de  chambre. 

— Entrez!  dit-elle.  Ah!  ajouta-t-elle  aussi- 
tôt. C'est  vous,  Mme  d'Artois  ?  Asseyez-vous 
je  suis  contente  que  vous  veniez  me  tenir  com- 
pagnie. 

— Vous  devez  être  bien  fatiguée,  Magdalena! 
s'écria  Mme  d'Artois. 

— Un  peu,  je  l'avoue . . .  Mais,  Mme  d'Ar- 
tois, je  suis  si  heureuse,  si  heureuse!  N'est-ce 
pas  qu'il  a  été  parfait  ce  jour  anniversaire  de 
notre  mariage? 

— Certes,  oui!...  Je  crois,  Magdalena... 
non,  j'en  suis  sûre...  que  vous  êtes  la  femme 
la  plus  heureuse  du  monde. 

— Vous  pouvez  en  être  sûre,  répondit  la  jeu- 
ne femme  en  souriant.  Claude  est  le  modèle 
des  maris  et. . .  Mais,  reprit-elle,  tandis  qu'un 
léger  nuage  paraissait  un  instant  sur  son  front, 
dites-moi  franchement,  Mme  d'Artois . . . 
croyez-vous  que  nous  ayons  le . . .  le  droit  d'ê- 
tre aussi  parfaitement  heureux  que  nous  le 
sommes,  Claude  et  moi,  en  ce  monde? 

— Mais. . .  Sans  doute,  chère  enfant!  Pour- 
quoi pas?    En  voilà  une  étrange  question! 

—Pourtant...  Je...  Je...  ne  sais  pas... 
murmura  la  jeune  femme.  Ne  sommes-nous 
pas  en  ce  monde  pour  souffrir,  pour  gagner  le 
ciel  ? . . . 

— Allons!  Allons,  Magdalena!  s'écria  Mme 
d'Artois.  Vous  êtes  heureuse  parce  que  vous 
méritez  de  l'être . . . 

— Ah!  Mme  d'Artois!  Combien  de  femmes, 
en  ce  monde,  toutes  à  leur  devoir  pourtant,  qui 
mériteraient  d'être  heureuses  et  qui  ne  le  sont 
pas! 

— Je  ne  conteste  pas  cela,  ma  pauvre  en- 
fant... Vous  êtes  plus  chanceuse  que  bien 
d'autres;  voilà.  Le  bonheur,  fondé  sur  Tac- 
complissement  de  son  devoir,  n'a  pas  lieu  d'in- 
quiéter.. .  d'effrayer,  encore  moins,  croyez-le. 

— Non,  n'est-ce  pas  ?  . . .  Par  moments,  ce- 
pendant, je  me  demande  si . . .  si . . .  ça  peut  du- 
rer.. .  ce  bonheur...  Je  suis  trop  heureuse, 
voyez-vous,  ma  bonne  amie,  fit  Magdalena  en 
frissonnant.  On  dirait,  parfois,  le  calme  par- 
fait avant  la  tempête . . .  Pe  at-être  que  nous 
avons  de  grandes  épreuves  en  réserve . . . 

— Voyons,  Magdalena!  Ne  vous  mettez  pas 
martel  en  tête,  je  vous  prie!  Couchez-vous 
plutôt,  chère  enfant  et  essayez  de  dormir.  Vous 
êtes  fatiguée,  ça  se  comprend,  et  c'est  pour- 
quoi il  vous  passe  de  telles  idées  dans  l'esprit. 
Demain,  il  n'y  paraîtra'  plus  et,  je  le  prédis, 
vous  redeviendrez  gaie  comme  pinson. 

Mais  le  charmant  visage  de  la  jeune  femme 
restait  attristé. 

— Mme  d'Artois,  dit-elle,  d'une  voix  rem- 
plie de  larmes,  comprenez-vous  cela?  mon  bon- 
heur me  fait  peur. . .  oui,  peur. . .  C'est  com- 
me   si  javais    le    pressentiment   de...  de... 


quelque  catastrophe. . .  que  sais- je?  ...  Il 
me  semble,  souvent,  qu'il  faut  qu'il  arrive  quel- 
que chose.  Et  elle  fondit  en  sanglots,  au  grand 
découragement  de  Mme  d'Artois. 

— Ma  pauvre  enfant,  fit  Mme  d'Artois,  sui- 
vez mon  conseil:  couchez-vous  et  dormez.  Vous 
êtes  épuisée  de  fatigue  et  profondément  éner- 
vée, en  ce  moment.  Je  vais  vous  préparer  une 
potion  calmante  immédiatement.  Quand  vous 
aurez  bien  dormi,  vous  vous  sentirez  mieux,  et 
demain,  je  vous  le  prédis,  vous  serez  la  premiè- 
re à  rire  de  ce  que  vous  appelez  vos  "pressen- 
timents". 

La  potion  calmante  ayant  été  préparée, 
Magdalena  la  but  docilement  et  bientôt,  Mme 
d'Artois  eut  la  satisfaction  de  voir  la  jeune 
femme  plus  calme,  déjà  presque  reposée. 

— Bonne  nuit,  Magdalena,  dit-elle  en  dépo- 
sant un  baiser  sur  le  front  de  la  jeune  femme. 
Et  puissiez-vous  être  heureuse  toujours,  com- 
me vous  l'avez  été,  en  ce  jour  anniversaire  de 
votre  mariage! 

— Merci,  chère  Mme  d'Artois!  Et  bonne 
nuit,  à  vous  aussi,  répondit  Magdalena,  d'une 
voix  remplie  de  sommeil. 

IV 

TEMPETE  ET  ENTETE 

Le  pressentiment  de  Magdalena  n'en  était 
pas  un  réellement,  car  on  n'eut  pu  rêver  une 
vie  plus  paisible,  plus  heureuse,  que  celle  que 
l'on  mena,  à  L'Aire,  tout  cet  été-là. 

Disons,  d'abord,  qu'on  n'avait  pas  voulu  en- 
tendre parler  du  départ  de  Thaïs,  au  bout  d'u- 
ne semaine.  La  chaleur  était  intolérable,  du- 
rant ce  mois  de  juin  et  Mme  de  St.-Georges  se- 
rait mieux,  elle  le  comprenait  bien,  à  la  Pointe 
Saint-André  qu'à  la  ville.  Sans  doute,  durant 
le  jour,  la  chaleur  était  grande,  même  à  la 
Pointe,  et  on  devait  s'enfermer  dans  la  maison, 
dont  les  vastes  pièces  étaient  toujours  fraîches. 
Mais  aussitôt  le  soleil  couché,  il  s'élevait  une 
petite  brise  rafraîchissante  et  alors,  on  partait 
en  excursion  sur  L'Aiglon  et  on  passait  des 
heures  et  des  heures  à  naviguer  sur  le  fleuve. 

Ce  ne  fut  que  dans  la  première  semaine  de 
juillet  que  Mme  de  St.-Georges  quitta  ses  amis. 
Claude  et  Magdalena  allèrent  la  reconduire 
jusqu'à  Québec,  où  ils  passèrent  quelques  jours 
ensuite,  à  courir  les  magasins  et  à  s'amuser. 

Les  mois  de  juillet  et  aoiit  furent  plus  agré- 
ables, car,  à  part  quelques  jours  d'intense  cha- 
leur, la  température  était  devenue  plus  sup- 
portable. Les  premiers  jours  de  septembre  fu- 
rent splendides,  mais  vers  le  milieu  de  ce  mois, 
le  temps  changea  subitement.  Il  fit  réelle- 
ment froid  et  on  dut  allumer  les  feux  de  chemi- 
née dans  presque  toutes  les  pièces  de  L'Aire. 
Octobre  s'annonça  par  une  tempête  de  vent,  et 
durant  tout  le  mois,  il  venta,  presque  sans  ré- 
pit. Le  vent  se  plaignait,  il  pleurait,  il  gémis- 
sait, il  sifflait,  il  hurlait  autour  de  la  Pointe 
Saint-André,  et  c'était  on  ne  peut  plus  lugu- 
bre. 

Malheureusement,  Magdalena  avait  une  hor- 
rible peur  du  vent;  elle  avait  hérité  de  cette 
peur  de  sa  mère,  disait-elle.  Cela  n'était  pas 
sans    inquiéter  beaucoup    Claude.    Il  voyait, 


04 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


souvent,  sa  jeune  femme  pâlir,  au  bruit  du 
vent;  parfois  aussi,  elle  faisait  le  geste  un  peu 
enfantin  de  poser  ses  mains  sur  ses  oreilles, 
afin  de  ne  pas  entendre. 

— Pourquoi  as-tu  tant  peur  du  vent,  ma  pau- 
vre chérie?  lui  demanda  Claude  un  jour.  Tu 
le  sais  bien  pourtant,  notre  maison  est  bâtie  à 
même  le  roc,  pour  ainsi  dire;  il  n'y  a,  consé- 
quemment,  aucun  danger. 

— Je  sais,  Claude,  répondit-elle.  Mai»  c'est 
incontrôlable,  vois-tu!  J'ai  peur.  .  .  et  on  ne 
raisonne  pas  avec  la  peur. 

On  était  au  20  octobre.  La  journée  avait  été 
belle.  Le  vent  s'était  tu,  au  grand  soulage- 
ment de  Magdalena  et  de  tous  ceux  qui  s'inté- 
ressaient à  la  jeune  femme.  Vers  le  soir  ce- 
pendant, il  s'éleva  une  assez  forte  brise,  et 
bientôt,  ce  fut  "le  grand  concert  des  éléments" 
pour  parler  comme  Claude  de  L'Aigle.  Le  vent 
faisait  certainement  des  siennes,  ce  soir-là;  on 
l'entendait  gémir  plaintivement,  ou  bien  hur- 
ler avec  rage;  on  eut  dit  les  lamentations  d'une 
âme  tourmentée  ou  perdue. 

Magdalena,  Claude  et  Mme  d'Artois  s'étaient 
réunis  dans  la  bibliothèque,  après  le  dîner.  La 
jeune  femme  installée  sur  une  chaise-longue, 
feuilletait  distraitement  un  catalogue  de  fleurs. 
Claude  écrivait;  Mme  d'Artois  tricottait  de  la 
laine  blanche,  confectionnant  quelque  petit  vê- 
tement délicat. 

— Mme  d'Artois,  dit  tout  à  coup  Magdalena, 
n'est-ce  pas  étrange  que  chaque  saison  ait  ses 
inconvénients,  ses  ennuis,  etc.  ?  Voyez  donc  : 
l'hiver,  c'est  le  froid;  l'été,  c'est  le  tonnerre;  le 
printemps,  c'est  la  pluie,  et  l'automne,  c'est  le 
vent.  Oh!  s'écria-t-elle.  Entendez-vous  ces 
horribles  sifflements? 

— Pourtant,  Magdalena,  répondit  Mme  d'Ar- 
tois, n'y  a-t-il  pas  quelque  chose  de  grandiose 
dans  ce  branle-bas  ?  .  . .  Ces  sifflements ...  ne 
dirait-on  pas  une  mélodie  que  jouerait  une  cla- 
rinette ?  .  .  .     Et  ces  sourds  grondements . .  . 

— Ah!  Combien  je  vous  envie  de  pouvoir 
poétiser  la  tempête  ainsi!  Moi,  je  ne  le  puis 
pas...  J'ai  trop  peur.  O  ciel!  Quelle  la- 
mentations!... Ecoutez!  Ecoutez!  N'est-ce 
pas  épouvantable! 

— Ma  pauvre  enfant...  commença  Claude. 

— Claude,  fit  la  jeune  femme,  pense-tu  qu'il 
peut  y  avoir  des  navigateurs  en  danger,  ce 
soir?...  Songes-y. ..  Quelqu'un  qui  serait 
sur  le  fleuve,  au  milieu  de  cette  tempête! 

— Impossible,  Magdalena!  Personne  n'ose- 
rait se  risquer,  loin  du  rivage,  à  cette  saison, 
sois-en  assurée.  Ainsi... 

Soudain,  le  vent  se  tut;  il  se  tut  complète- 
ment. Le  silence  se  fit,  un  silence  sinistre;  un 
silence  qu'on  eut  dit  rempli  de  menaces,  et  qui 
sembla  effrayer  Magdalena  encore  plus  que  le 
branle-bas  de  tout  à  l'heure.  Instinctivement, 
Claude  et  Mme  d'Artois  avaient  jeté  les  yeux 
sur  la  jeune  femme.  Ils  la  virent  très-pâle; 
ils  virent  aussi  de  larges  cercles  noirs  sous  ses 
yeux  terriblement  effrayés. 

Aussi  naturellement  qu'il  le  put,  Claude  quit- 
ta sa  table  à  écrire;  il  s'approcha  de  sa  femme 
et  l'entoura  de  ses  bras,  .puis  il  se  mit  à  lui 
parler  de  choses  et  autres.  Mme  d'Artois  lais- 
sa tomber  son  tricot  sur  ses  genoux  et  ses  yeux 


se  fixèrent  sur  Magdalena,  car,  elle  aussi,  était 
très-inquiète  au  sujet  de  la  jeune  femme. 

Le  silence  dont  nous  venons  de  parler,  ne 
dura  que  quelques  secondes.  Le  vent,  qui  sem- 
blait avoir  réuni  toutes  ses  forces  durant  cette 
brève  accalmie,  se  mit  à  gronder  sourdement, 
mais  au  loin.  Tout  à  coup,  il  se  produisit  des 
sifflements,  des  gémissements,  des  hurlements 
lamentables,  qui  paraissaient  s'approcher  tou- 
jours davantage.  Ce  fut  un  terrible  fracas. 
Les  châssis  et  les  portes  de  L'Aire  furent  se- 
coués comme  sous  la  poussée  de  puissantes 
mains;  les  planchers  craquèrent,  au  point  qu'on 
eut  pu  croire  qu'ils  allaient  s'entr'ouvrir  et  que 
tous  allaient  être  précipités  dans  le  vide.  Joi- 
gnez à  cela  des  cris  et  des  piétinements;  car  le 
personnel  de  la  maison,  pris  de  panique,  accou- 
rait vers  la  bibliothèque,  dont  les  portes,  ou- 
vertes brusquement,  livrèrent  bientôt  passage 
à  Euphémie  Cotonnier  et  aux  domestiques  af- 
folés de  peur. 

— Que  Dieu  ait  pitié  de  nous!  cria  Candide. 
C'est  un  tremblement  de  terre,  un  tremblement 
de  terre! 

— C'est  la  fin  du  monde!  fit  Rosine,  en  se  si- 
gnant. 

— 0  mon  Dieu!  s'exclama  Euphémie. 

— Silence!  ordonna  Claude. 

— C'est  terrible,  terrible!  fit  Euphémie. 

— Encore  une  fois,  je  vous  l'ordonne,  silence! 
s'exclama  Claude.  Ce  n'est  qu'une  sorte  de 
cyclone  que  nous  venons  d'avoir,  ne  le  compre- 
nez-vous pas?  C'est  déjà  passé.  Ayez  plus 
d'égard  envers  votre  maîtresse,  ajouta-t-il,  en 
désignant  Magdalena;  ne  voyez-vous  pas  com- 
me Mme  de  L'Aigle  est  effrayée? 

— 0  Madame,  Madame!  pleura  Rosine,  en. 
s'approchant  de  Magdalena  et  s'agenouillant 
près  de  sa  chaise-longue.  Vous  n'avez  plus 
peur,  n'est-ce  pas,  Magdalena?  ...  M.  de  L'Ai- 
gle vient  de  le  dire,  le  danger,  s'il  y  en  a  eu, 
est  déjà  passé. 

— Pardonnez-nous,  Madame!  fit  Candide, 
s'approchant,  à  son  tour,  de  Magdalena.  Nous 
sommes  des  égoïstes  vraiment!  ajouta-t-elle, 
tandis  que  des  larmes  coulaient  sur  ses  joues. 
Nous  aurions  dû  songer  à  vous,  tout  d'abord. 
Votre  frayeur  est  passée  maintenant,  n'est-ce 
pas.  Madame? 

— Je  n'ai  plus  peur  du  tout,  Candide,  répon- 
dit la  jeune  femme,  avec  un  pâle  sourire.  Ne 
vous  désolez  pas  ainsi,  Rosine,  reprit-elle, 
voyant  la  fille  de  chambre  pleurer.  Ce  n'était 
qu'un  coup  de  vent;  tous,  nous  nous  sommes 
effrayés  à  tort,  évidemment. 

— Pardonnez  notre  manque  de  tact,  fit  Xa- 
vier, en  s'adressant  à  Claude  et  à  Magdalena. 
Combien  nous  regrettons.  .  . 

— C'est  bien,  mes  amis,  n'en  parlons  plus, 
dit  Claude,  et  puisque  Mme  de  L'Aigle  est  re- 
venue de  sa  frayeur,  tout  est  bien  qui  finit  bien, 
ajouta-t-il  en  souriant. 

— Merci,  Monsieur,  répondit  Xavier  en  se  di- 
rigeant vers  la  porte,  suivi  d'Euphémie  Coton- 
nier et  des  domestiques. 

— Monsieur,  fit  Piétro,  au  moment  de  fran- 
chir le  seuil  de  la  bibliothèque,  Eusèbe  est  de 
retour  du  village. 

— Comment!  ?'écria  Magdalena.  Eusèbe  est 
allé  au  village!    Par  ce  temps! 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


95 


— Eusèbe  est  allé  au  bureau  de  poste,  ma 
chérie,  répondit  Claude  en  souriant.  Le  temps 
était  beau  lorsqu'il  est  parti,  Magdalena... 
Piétro,  ajouta-t-il,  en  s'adressant  à  l'homme 
d'écurie,  dites  à  Eusèbe  d'apporter  ici  le  cour- 
rier. 

— Notre  égoïsme  est  impardonnable,  Mada- 
me! dit  Rosine,  au  moment  de  quitter  la  bibli- 
othèque et  parlant  au    nom  de  tous.  Mais... 

— Non,  mes  amis,  non!  répondit  Magdalena 
en  souriant.  Il  n'y  a  rien  d'impardonnable,  ni 
de  répréhensible  dans  ce  que  vous  avez  fait. 
On  ne  contrôle  pas  la  peur,  je  sais. .  .  D'ail- 
leurs, reprit-elle,  avec  cette  amabilité  et  cette 
douceur  qui  la  rendaient  si  chère  à  tous  ceux 
avec  qui  elle  devenait  en  contact,  s'il  était  ar- 
rivé quelque  catastrophe,  tout  à  l'heure,  il  va- 
lait mieux  que  nous  fussions  ensemble,  afin  de 
pouvoir  nous  secourir  les  uns  les  autres. 

— Mer-'i,  Madame!  Et  que  Dieu  vous  bénis- 
se pour  \vytre  bonté!  s'écria  Candide.  Pais  tous 
quittèrent  définitivement  la  bibliothèque. 

— C'est  un  ange  que  Madame!  dit  la  cuisi- 
nière, lorsqu'ils  furent  tous  rendus  dans  le  cor- 
ridor. 

— Un  ange  de  douceur  et  de  bonté!  supplé- 
menta  Rosine. 

Euphémie  Cotonnier  eut  un  sourire  mépri- 
sant. 

— N'empêche  que  M.  de  l'Aigle  ne  nous  a  pas 
ménagés!  dit-elle  à  sa  tante.  Si  ses  yeux  eus- 
sent été  des  pistolets,  je  crois  bien  que  nous  se- 
rions morts  maintenant.  Il  avait  l'air  telle- 
ment en  colère,  lorsque  nous  avor'^  envahi  la 
bibliothèque! 

— Aussi,  nous  avons  manqué  de  réflexion  et 
de  délicatesse,  répondit  Candide.  Nous  au- 
rions dû  songer  à  Madame,  dont  la  sancé  re- 
quiert tant  de  ménagement.  Pauvre  petite  da- 
me!   Que  les  anges  la  protègent! 

— Ah!  Bah!  fit  Euphémie,  en  haussant  les 
épaules. 

— Perds-tu  la  tête,  Euphémie!  cria  presque 
Candide. 

— Ça  m'ennuie,  à  la  fin,  tout  ce  train- train  à 
propos  de  Mme  de  L'Aigle! 

— Dans  tous  les  cas,  M.  de  L'Aigle  avait  rai- 
son d'être  en  colère  contre  nous  tout  à  l'heure, 
fit  Candide.  Nous  aurions  pu  faire  un  tort 
irréparable  à  Madame.  . .  Mais! . .  .  Elle  au- 
rait pu' en  mourir! 

— Quelle  tragédie!  s'écria  Euphémie,  en  écla- 
tant de  rire,  au  grand  scandale  de  sa  tante. 

Mais,  revenons  à  la  bibliothèque,  où  Eusèbe 
venait  d'apporter  le  courrier, 

— Une  lettre  pour  toi,  ma  toute  chérie,  dit 
Claude  en  s'approchant  de  Magdalena.  Je 
-crois  reconnaître  l'écriture,  ajouta-t-il  en  sou- 
riant. 

— C'est  Thaïs  qui  m'écrit,  répondit  Magda- 
lena.   Chère  Thaïs! 

—Voici  aussi  une  revue,  continua  Claude, 
ainsi  qu'un  journal. 

— Merci,  mon  Claude!  répondit  la  jeune  fem- 
me, en  décachetant  sa  lettre. 

— Aimeriez-vous  jeter  les  yeux  sur  ce  jour- 
nal, Mme  d'Artois  ? 

— Non,  merci,  M.  de  L'Aigle,  répondit  la  da- 
ine de    compagnie.    Je    n'aime    pas  à  laisser 


mon  tricot,  car  je  tiens  à  terminer  ce  petit  gi- 
let ce  soir,  si  possible. 

— Ah!  Je  comprends!  fit  Claude  en  souriant, 
puis  il  retourna  prendre  place  près  de  sa  ta- 
ble à  écrire  et  il  se  mit  à  dépouiller  son  cour- 
rier. 

Tout  en  tricottant,  Mme  d'Artois  observait 
Magdalena;  elle  la  vit  sourire  en  lisant  la  let- 
tre de  Thaïs. 

— Cette  bonne  Thaïs  m'annonce  qu'elle  m'en- 
voie un  collis  par  le  prochain  courrier,  dit  Mag- 
dalena soudain;  elle  ajoute  que  je  devrais  rece- 
voir son  envoi  d'un  jour  à  l'autre.  Chère 
Thaïs! 

— Bien  sûr  répondit  Claude,  souriant,  à  son 
tour. 

— Et  moi  aussi  je  m'en  doute,  dit  la  jeune 
femme,  avec  quelque  chose  d'infiniment  tendre 
dans  le  regard.    Cette  bonne  Thaïs! 

Elle  ouvrit  ensuite  la  revue  et  la  parcourut 
des  yeux,  s'arrêtant  à  quelques  articles  qui 
l'intéressaient  et  en  faisant  lecture  à  haute 
voix.  Puis  elle  déplia  le  journal;  du  fauteuil 
où  elle  était  assise,  Mme  d'Artois  pouvait  voir 
l'entête  de  la  première  page;  un  entête  en  let- 
tres noires  et  grasses.  Elle  ne  distinguait  pas 
de  tiv^<^i  il  s'agissait,  car  elle  était  légèrement 
myope,  Mais  elle  savait  bien  qu'il  devait  être 
question  de  quelqu'évènement  à  sensation. 

Mme  d'Artois  venait  d'abaisser  les  yeux  sur 
son  tricot,  lorsqu'un  cri  retentit;  ce  cri,  c'était 
Magdalena  qui  l'avait  jeté  : 

—Claude! 

En  un  clin  d'oeil,  Claude  de  L'Aigle  et  Mme 
d'Artois  furent  debout  et  en  quelques  enjam- 
bées, auprès  de  Magdalena.  Ils  virent  la  jeune 
lemme  les  joues  blanches  comme  de  la  cire,  les 
lèvres  aussi  blanches  que  le  reste  de  son  visa- 
ge; elle  tendait  vers  son  mari  ses  deux  bras  en 
un  geste  qui  semblait  implorer  son  secours,  ou 
sa  protection.  Soudain,  ils  la  virent  retomber 
sur  ses  coussins,  les  yeux  clos,  la  bouche  entr- 
ouverte; ils  la  crurent  morte. 

— Magdalena!  cria  Claude.  Magdalena!  0 
ma  chérie!  Ma  bien-aimée!  Qu'y  a-t-il,  mon 
Dieu?    Qu'y  a-t-il? 

— Elle  s'est  évanouie!  annonça  Mme  d'Artois. 
Vite,  M.  de  L'Aigle!    De  l'eau!    Du  cognac! 

Tout  en  frictionnant  les  tempes  et  les  mains 
de  la  jeune  femme,  Mme  d'Artois  ne  put  s'em- 
pêcher de  remarquer  une  chose  :  c'était  que  le 
journal,  dont  l'entête  était,  probablement,  res- 
ponsable de  l'évanouissement  de  Magdalena, 
le  journal,  dis-je,  avait  glissé  entre  la  chaise- 
longue  et  le  mur. 

Mais  Claude  revenait  aveé  l'eau  et  le  cognac. 
Mme  d'Artois  humecta  les  lèvres  de  Magdale- 
na avec  de  la  boisson;  elle  eut  voulu  lui  en  fai- 
re avaler  au  moins  une  gorgée,  mais  la  jeune 
femme  avait  les  dents  tellement  serrées,  qu'on 
n'eut  pu  en  faire  passer  même  une  goutte.  On 
dut  se  contenter  de  lui  faire  respirer  le  cognac, 
et  lui  en  frictionner  le  visage  et  les  paumes  des 
mains.  .  .  Ce  fut  inutile;  Magdalena  ne  reve- 
nait pas  de  son  évanouissement;  seulement,  des 
plaintes  inarticulées  s'échappaient,  par  mo- 
ments, de  sa  bouche. 

Soudain,  on  eut  pu  voir  pâlir  Mme  d'Artois 
et  la  voir  frissonner,  tandis  qu'une  sueur  froide 
inondait    son  front  :    elle  venait  de  constater 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


certains  tressaillements  chez  la  malade,  et 
comme  elle  ne  manquait  pas  d'expérience,  elle 
croyait  savoir  ce  que  ces  tressaillements  vou- 
laient dire. 

— Un  médecin!  Vite!  Un  médecin,  M.  de 
L'Aigle!  dit-elle  à  Claude  qui,  aussi  pâle  que  la 
malade,  ne  cessait  de  se  lamenter  et  de  pleurer. 

Claude  tira  sur  le  cordon  d'une  sonnette  et 
Eusèbe  arriva  aussitôt  dans  la  bibliothèque. 
En  voyant  l'état  dans  lequel  était  Magdalena, 
le  domestique  eut  un  geste  désolé. 

— Mme  de  L'Aigle...  murmura-t-il. 

— Vite,  Eusèbe!  cria  Claude.  Le  médecin; 
celui  de  Saint-André!  Selle  Albinos  et  mène- 
le  ventre  à  ten'e!    0  mon  Dieu!  O  mon  Dieu! 

— Pauvre  M.  Claude!  balbutia  le  domesti- 
que.   Et  pauvre  petite  Madame! 

— Pourvu  que  le  médecin  soit  chez  lui... 
murmura  Mme  d'Artois,  après  qu'Eusèbe  eut 
quitté  la  bibliothèque. 

— Vous  croyez  Magdalena  en  danger,  Mme 
d'Artois?  demanda  Claude,  éclatant  en  san- 
glots. 

— Hélas!  je  le  crains,  M.  de  L'Aigle! 

— Que...  Que  craignez-vous?  demanda-t-il. 

— Je  n'ose  exprimer  mon  opinion . . .  Atten- 
dons le  médecin. 

— Attendre?  Attendre?  Quand  la  vie  de 
ma  bien-aimée  est  en  jeu! 

— Il  n'y  a  pas  autre  chose  à  faire,  M.  de 
L'Aigle  et. . . 

— Oh!  dit  Claude,  en  marchant  de  long  en 
large  et  se  tordant  les  mains  dans  son  déses- 
poir. Qu'ai-je  fait  à  Dieu,  pour  qu'il  m'éprou- 
ve si  affreusement. 

— S'il  vous  plait,  ne  parlez  pas  ainsi!  implo- 
ra Mme  d'Artois.  C'est...  C'est  blasphé- 
mer. . .  presque. . .  Il  n'y  a  pas  que  les  mé- 
chants ou  les  coupables  qui  soient  éprouvés, 
ici-bas,  voyez-vous!...  Et  puis,  nous  sommes 
entre  les  mains  de  Dieu;  le  mieux,  c'est  d'a- 
voir confiance  en  Lui  et  de  le  prier,  si  nous  le 
pouvons.  Lui  seul  est  tout-puissant,  ne  l'ou- 
blions pas. 

Après  cela,  Claude  ne  dit  plus  rien.  Age- 
nouillé près  de  la  chaise-longue,  il  sanglotait 
tout  haut,  tandis  que,  dehors,  la  tempête  de 
vent  faisait  rage.  Mme  d'Artois  avait  raison, 
tout  à  l'heure;  il  n'y  avait  qu'à  attendre  le  mé- 
decin; oh!  combien  il  lui  tardait  de  le  voir  ar- 
river! 

On  était  allé  à  la  recherche  de  Rosine,  et 
tandis  que  la  fille  de  chambre  humectait  de  co- 
gnac les  lèvres  de  la  malade,  Mme  d'Artois 
éventait  doucement  la  jeune  femme  ou  bien  lui 
frictionnait  les  paumes  des  mains.  Mais,  à 
quoi  servait?...  Magdalena  était  toujours 
dans  le  même  état.  Il  n'y  avait  pas  à  en  dou- 
ter; elle  était  en  danger,  et  seul,  le  Grand  Mé- 
decin pouvait  la  sauver.  Inconsciemment, 
Mme  d'Artois  se  mit  à  prier  tout  haut. 

V 

CE  QU'ANNONÇAIT  L'ENTETE 

Le  Docteur  Thyrol  était  installé  à  Saint-An- 
dré depuis  deux  ans  seulement.  La  malchance 
l'ayant  poursuivi,  à  la  ville,  il  avait  résolu  de 
tenter  fortune  dans  un  village. 


C'était  un  bien  brave  homme,  le  Docteur 
Thyrol;  un  homme  capable  aussi.  Mais,  que 
voulez-vous?  de  jeunes  médecins  étaient  venus 
s'établir  dans  le  même  quartier  que  lui,  à  la 
ville,  et  vite,  ils  lui  avaient  enlevé  sa  clientèle. 
Ces  jeunes  médecins  soignaient  les  malades  au 
moyen  de  procédés  modernes  et,  presqu'in- 
consciemment,  sans  malice  assurément,  l'hom- 
me plus  âgé  avait  été  abandonné.  Pourtant, 
il  en  avait  soigné  et  guéri  plus  d'un  et  en  plus 
d'une  occasion!  Ainsi  va  le  monde  et  il  n'y  a 
pas  à  le  changer:  le  nouveau  l'intrigue  et  l'at- 
tire toujours. 

Le  Docteur  Thyrol  avait  cinquante-cinq  ans. 
Il  était  marié,  et  sa  femme  était  une  personne 
intelligente,  aimable,  intellectuelle  et  très 
douée.  Sans  doute,  Mme  Thyrol  eut  de  beau- 
coup préféré  ne  pas  quitter  la  ville,  où  elle 
avait  toujours  vécu;  mais  elle  savait  que  "qui 
prend  mari  prend  pays",  et  elle  avait  essayé 
de  paraître  gaie  à  la  pensée  d'aller  demeurer 
à  Saint-André,  afin  de  ne  pas  décourager  son 
époux. 

Bien  vite,  les  villageois  étaient  accourus  au 
bureau  de  leur  médecin  et  tous  avaient  en  lui 
une  extrême  confiance;  confiance  bien  placée, 
on  le  sait,  La  clientèle  devint  nombreuse, 
quoique  peu  payante,  à  cause  du  tarif,  qui  n'é- 
tait pas  aussi  élevé  pour  les  médecins  de  cam- 
pagne que  pour  les  médecins  des  villes.  Qui 
expliquera  le  pourquoi  de  cela  ?  ,  .  .  Car,  on  ne 
saurait  en  douter,  rien  n'est  fatigant  et  épui- 
sant comme  la  pratique  de  la  médecine  à  la 
campagne. 

M.  et  Mme  Thyrol  s'arrangeaient  bien  cepen- 
dant, à  Saint-André,  où  les  loyers  étaient  peu 
chers  et  le  coût  de  la  vie  peu  élevé. 

Mme  Thyrol  avait  une  ambition,  ou  plutôt 
un  désir,  pourtant;  c'était  que  son  mari  eut 
pour  clients  les  de  L'Aigle.  Mais  M.  et  Mme 
de  L'Aigle  se  faisaient  soigner  par  un  méde- 
cin de  la  Rivière-du-Loup  et  ils  ne  l'abandon- 
neraient pas  pour  celui  de  Saint- André.  Il  y 
avait  aussi  le  personel  de  L'Aire;  ce  serait  de 
bonnes  pratiques  pour  son  mari  que  ces  gens . . . 
Inutile  d'y  penser  cependant. 

Mais,  un  soir  du  mois  d'octobre,  vers  les  on- 
ze heures,  on  frappa  à  la  porte  de  la  maison 
des  Thyrol.  Le  médecin  sortit  sur  le  balcon 
du  deuxième  étage  et  il  vit  un  homme  monté 
sur  un  grand  cheval,  blanc  comme  de  l'albâtre. 

— Qui  est  là  ?  demanda-t-il. 

— C'est  Eusèbe,  un  domestique  de  L'Aire, 
lui  fut-il  répondu.  Vous  êtes  le  Docteur  Thy- 
rol, n'est-ce  pas? 

— Oui,  je  suis  le  Docteur  Thyrol.  Qu'y  a-t- 
il? 

— Je  suis  venu  vous  chercher,  Docteur.  Mme 
de  L'Aigle.  .  .    Elle  est  très  malade. 

— Mme  de  L'Aigle?  Ah!  Je  descends  dans 
quelques  instants. 

— Il  vous  faudra  faire  le  trajet  à  cheval, 
tout  comme  moi,  Docteur,  dit  Eusèbe.  J'espè- 
re que  votre  cheval.  .  . 

— Jumbo,  mon  cheval,  est  aussi  une  bonne 
bête  de  selle,  assura  le  médecin. 

Tout  en  endossant  ses  habits,  le  Docteur 
Thyrol  disait  à  sa  femme  : 

— Leola,  on  vient  me  chercher.    C'est  un  do- 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


mestique  de  L'Aire.  Mme  de  L'Aigle  est  très 
mal  parait-il. 

— Ah!...  La  pauvre  petite  femme!  répon- 
dit Mme  Thyrol,  sa  première  pensée  étant  tou- 
te de  compassion  pour  la  jeune  malade. 

— Je  ne  reviendrai  que  lorsqu'on  n'aura  plus 
besoin  de  moi,  Leola,  dit  le  médecin.  Ainsi,  ne 
sois  pas  inquiète  si  je  retardais  mon  retour 
d'une  journée,  de  deux  même. 

— Enfin!  se  disait  Mme  Thyrol,  après  le 
départ  de  son  mari.  Ernest  va  donc  avoir  ses 
entrées  à  L'Aire!  Une  fois  qu'il  y  aura  été  ad- 
mis comme  médecin,  je  suis  sûre  qu'il  y  reste- 
ra, car,  pour  être  un  bon  médecin,  Ernest  n'a 
pas  son  pareil! 

Lorsque  le  docteur  Thyrol  pénétra  à  L'^^i- 
re,  il  fut  vraiment  épaté  du  luxe  qui  l'entou- 
rait. Qui  aurait  pu  soupçonner  qu'il  y  avait 
un  pareil  château  sur  cette  pointe  isolée!  Etant 
entré  dans  la  bibliothèque,  la  plus  belle,  la 
plus  considérable,  la  plus  riche  du  pays  assu- 
rait-on, et  voyant  Magdalena  étendue,  sans 
connaissance,  sur  une  chaise-longue,  il  fut  pris 
d'une  grande  compassion.  Il  se  trouvait  en  fa- 
ce d'une  toute  jeune  femme,  entourée  de  luxe; 
d'une  femme  qui  n'était  jamais  à  la  peine  d'ex- 
primer un  désir  probablement,  puisque  ses 
moindres  caprices  devaient  être  satisfaits  im- 
médiatement.. .  Cependant,  elle  allait  peut- 
être  mourir! . . .  Car  le  médecin  n'eut  pas  plus 
tôt  jeté  les  yeux  sur  la  malade  qu'il  comprit 
que  son  état  était  très  critique. 

— T-Depuis  quand  Mme  de  L'Aigle  est-elle 
dans  cet  état?  demanda  le  médecin,  lorsqu'il 
eut  tâté  le  poulx  et  ausculté  le  coeur  de  la 
malade 

— Depuis ...  Je  ne  sais  pas . . .  balbutia  Clau- 
de, d'une  voix  remplie  de  sanglots. 

— Nous  avons  essayé  de  ramener  Mme  de 
L'Aigle  à  sa  connaissance  par  tous  les  moyens 
possibles,  d'abord;  mais,  n'y  parvenant  pas, 
nous  vous  avons  envoyé  chercher  immédiate- 
ment, docteur,  répondit  Mme  d'Artois. 

— Qu'est-ce  qui  a  déterminé  cet  évanouisse- 
ment? demanda  le  docteur  Thyrol,  s'adressan^^ 
à  Mme  d'Artois,  cette  fois. 

Elle  pâlit.  Il  lui  faudrait  donc  raconter  l'in- 
cident de  l'entête  du  journal?  Or,  qui  pour- 
rait dire  quels  résultats  cela  aurait  pour  l'a- 
venir? Malheureusement,  Magdalena  avait 
des  secrets  à  cacher  et...  Cependant,  son  de- 
voir lui  dictait  de  communiquer  au  médecin  ce 
qu'elle  soupçonnait. 

— Élle  a  excessivement  peur  du  vent,  fit  sou- 
dain la  voix  de  Claude,  et  cette  sorte  de  cy- 
clone que  nous  avons  eu,  l'a  horriblement  ef- 
frayée. Puis,  il  s'est  produit  une  panique  par- 
mi les  domestiques . . . 

Mais  le  médecin  n'écoutait  plus  les  explica- 
tions qu'on  lui  donnait;  penché  sur  Magdalena, 
il  la  vit  tressaillir  deux  ou  trois  fois . . .  Allait- 
elle  reprendre  connaissance?  Non.  C'était 
plutôt  infiniment  grave  et  dangereux  ces  tres- 
saillements ...  Il  fronça  les  sourcils  et  une  ex- 
pression d'inquiétude  se  peignit  sur  son  visa- 
ge. 

Levant  les  yeux,  le  regard  du  docteur  Thy- 
rol croisa  celui  de  Mme  d'Artois;  elle  aussi 
avait  compris;  elle  aussi  pressentait  l'état  de 
gravité  de  la  jeune  femme,  c'était  évident. 


-Il  va  falloir  transporter  Mme  d/  ^  Aigle 
dans  sa  chambre,  la  déshabiller  et  l^M^^^^ 
lit  immédiatement,  dit  le  médecin. 

— La  chambre  de  Mme  de  L'A|^® 
deuxième;  comment  la  transport/-  demanda 
Mme  d'Artois.  Ce  canapé,  reprfelle,  en  dé- 
signant le  large  et  confortable/^^^P® 
bibliothèque. 

— Lorsque  la  malade  reviendA  ^  sa  connais- 
sance, il  serait  préférable  qi/%  '^^î  dans 
sa  chambre  à  coucher,  je  cro*'  médecin. 
Jeune  fille,  ajouta-t-il,  en  s'A^ssant  a  Rosnie 
qui,  retirée  un  peu  à  l'écA  pleurait  toutes 
ses  larmes,  ayez  donc  la  fite  de  dire  au  do- 
mestique qui  est  venu  me  /ercher  chez  moi,  de 
venir  ici,  sans  perdre  ly  mstant.  Vous^  me 
pardonnerez  bien,  n'est-/  P^s,  M.  de  L  Aigle, 
si  je  me  permets  de  (finer  des  ordres  dans 
votre  maison  ?  Ce  n'e/  ni  le  temps  ni  l'occa- 
sion de. . . 

—Donnez  les  ordr^  il  faut,  docteur,  re- 
pondit Claude;  non  s/ilement  aux  domestiques, 
mais  à  nous  aussj/^  ajouta-t-il  en  désignant 
Mme  d'Artois.    M/ femme!    Ma  Magdalena! 

O  mon  Dieu!  san^^^-'^-^^'^       ,    x»*-  i 

 Nous  transposerons  Mme  de  L'Aigle  au 

deuxième,  dans  A  chaise-longue;  en  prenant 
d'infinies  précayions,  nous  y  réussirons,  dit  le 

médecin.  .         ,    ,  -,      -,  ^ 

Magdalena  installée  dans  sa  chambre  et 
couchée  dans/on  Ht.  Elle  était  toujours  éva- 
nouie. Le  dateur  Thyrol  et  Mme  d'Artois 
étaient  aup'âs  d'elle;  Rosine  était  allée  cher- 
cher un  supplément  de  couvertures,  dans  une 
autre  pièc^;  Claude,  dans  le  corridor,  marchait 
de  long  ei  large;  il  était  littéralement  fou  d'in- 

^"stmdaii»  Magdalena  eut  un  de  ces  tressail- 
lements<liii  avaient  tant  effrayé  Mme  d'Artois. 
Le  médecin,  encore  cette  fois,  fronça  les  sour- 
cils; x'e  nouveau  aussi,  ses  yeux  rencontrèrent 
ceux  de  l'amie  de  la  jeune  malade. 

--Ces  tressaillements.  Docteur. . .  murmu- 
ra-t-elle.    Ce  sont. . . 

— Ce  sont  de  légères  convulsions.  Madame, 
répondit-il. 

— Mon  Dieu!  s'écria  Mme  d'Artois.  Mais! 
Elle  va  mourir  cette  enfant! 

—Tant  qu'il  y  a  de  la  vie,  il  y  a  de  l'espoir, 
répondit  le  médecin.  Mais,  ajouta-t-il,  pauvre 
petite  femme!  Je  crains  fort  de  ne  pouvoir  la 
tirer  de  là! 

— Ce  serait ...  0  ciel  !  Ce  serait  épouvanta- 
ble! Elle  qui  est  si  heureuse,  qui  est  adorée 
de  son  mari,  aimée  de  tous...  Sauvez-la,  doc- 
teur!   Sauvez-la!    Oh!  la  pauvre  petite! 

— -Vous  pensez  bien  que  je  ferai  l'impossible 
pour  la  sauver;  Dieu  fera  le  reste...  Il  faut 
d'abord,  des  bouteilles  d'eau  chaude  à  ses  pieds, 
puis  de  la  glace  sur  sa  tête. 

— Je  vais  m'en  occuper  immédiatement,  ré- 
pondit Mme  d'Artois.  Rosine,  reprit-elle,  s'a- 
dressant  à  la  fille  de  chambre,  qui  venait  d'en- 
trer, restez  ici  avec  le  docteur;  moi,  j'ai  affai- 
re en  bas. 

En  mettant  le  pied  dans  le  corridor,  Mme 
d'Artois  se  trouva  en  face  de  Claude;  son  vi- 
sage tout  décomposé  disait  jusqu'à  quel  point 
il  était  inquiet. 

—Magdalena?     demanda-t-il,    d'une  voix. 


9S 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


trembl.ite.  Quo  dit  le  médecin,  Mme  d'Ar- 
tois? 

— Je  r.  peux  pas  vous  cacher  que  la  pauvre 
enfant  es  bien  malade,  M.  de  L'Aigle,  répon- 
dit Mme  'Artois  en  fondant  en  larmes.  Le 
médecin  vtt  des  bouteilles  d'eau  chaude  pour 
les  pieds  de^agdalena,  et  de  la  glace  pour  sa 
tête.    Je  vai  voir  à  cela  immédiatement. 

— Elle  n'a  as  repris  connaissance  alors? 

— Non.  Pas  ncore,  et  c'est  là  ce  qui  inquiète 
le  médecm.  l.^g,  vous  serez  averti,  M.  de 
L'Aigle,  aussitô  qu'elle  reprendra  connaissan- 
ce. Pauvre  Magalena!  Elle  avait,  sans  dou- 
te, le  pressentimet  de  ce  qui  lui  arrive  aujour- 
d'hui, lorsque,  le  anniversaire  de  son  ma- 
riage, elle  me  disa  que  son  bonheur  lui  fai- 
sait peur;  qu'il  lui^gmblait  qu'il  ne  pouvait 
durer. 

— Elle  vous  a  dit  cela  ma  pauvre  chérie, 
Mme  d'Artois?  sangU,a  Claude.  Mon  Dieu! 
ajouta-t-il,  s'il  fallait  ue  je  perde  ma  bien- 
aimée! 

—Ne  désespérons  pas  conseilla  Mme  d'Ar- 
tois. Le  docteur  Thyroi^'a  l'air  d'un  hom- 
me très  capable;  ayons  confiance  en  lui... 
Mais,  surtout,  mettons  ^^tre  confiance  en 
Dieu  ! 

Arrivée  dans  la  cuisine,  Xnie  d'Artois  fut 
très  surprise  d'y  apercevoir -andide.  Ayant 
appris  que  Mme  de  L'Aigle  tait  malade  et 
supposant  qu'on  aurait  besoin  d'eau  chaude, 
la  cuisinière  avait  allumé  le  paie  et  mis  la 
bombe  sur  le  feu. 

—Vous  m'apporterez  les  boueilles  d'eau 
chaude  dans  la  bibliothèque,  Candde  lui  dit 
Mme  d'Artois,  et  s'il  vous  plait  din  à  Eusèbe 
de  casser  de  la  glace  et  d'en  monter  immédia- 
tement au  médecin. 

Elle  courut  presque,  à  la  biblioti^que  en- 
suite, car  elle  voulait  voir  le  journal  dvnt  l'en- 
tête avait  été  presque  fatal  à  Magdale^a. 

Oui,  le  journal  était  encore  là  où  il  était 
tombé,  et  vite,  Mme  d'Artois  s'en  empara- 
S'approchant  de  la  table  à  écrire,  sur  laquelle 
brûlait  une  lampe,  elle  jeta  un  coup  d'oeil  sur 
la  première  page,  à  l'entête  de  laquelle  elle  lut: 

"DECOUVERTE  D'UNE  AFFREUSE 
ERREUR  JUDICIAIRE. 

Arcade  Carlin,  de  G .  .  . ,  mort  sur  l'échaf aud, 
il  y  a  huit  ans  était  innocent  du  crime  dont  il 
fut  accusé. 

Martin  Corbot  (dit  l'boscot)  confesse  le  dou- 
ble crime  de  vcl  et  d'assassinat.  Arrestation 
du  meurtrier". 

L'article  référant  à  ce  terrible  drame  était 
de  quatre  colonnes  complètes;  mais,  inutile  de 
le  dire,  Mme  d'Artois  n'avait  pas  le  temps  de 
le  lire.  D'ailleurs,  elle  crut  vraiment  qu'elle 
allait,  elle  aussi,  s'évanouir.  Elle  comprenait 
si  bien  ce  qu'avaient  dû  être  les  sentiments  de 
la  fille  d'Arcade  Carlin  en  lisant  cet  entête! 

—Pauvre  Magdalena!  Pauvre,  pauvre  en- 
fant! se  disait  Mme  d'Artois,  en  pleurant. 
Combien  elle  va  regretter...  si  elle  vit...  de 
n'avoir  pas  tout  dit  à  son  mari!  Sans  doute, 
elle  lui  racontera  tout  maintenant,  de  crainte 
que  les  journaux,  en  parlant  du  drame  d'il  y 


a  huit  ans,  "ne  mentionnent  le  nom  de  la  fille 
d'Arcade  Carlin...  Magdalena...  C'est  un 
nom  assez  rare...  Et  puis,  on  dira  qu'elle  a 
été  adoptée  par  Zenon  Lassève...  Ils  sont  si 
indiscrets  les  journaux! 

Elle  s'assit  près  de  la  table  à  écrire  et  elle 
éclata  en  sanglots. 

— Et  lui.  M,  de  L'Aigle...  comment  pren- 
dra-t-il  cette  nouvelle?  Il  est  bien  bon  M.  de 
L'Aigle;  il  adore  sa  femme  aussi...  mais  il 
est  si...  si...  correct,  si...  si  fier,  si...  si 
aristocrate,  si...  si  hautain  et  froid!  0  mon 
Dieu!  Est-ce  que  l'heure  des  épreuves  aurait 
sonné  pour  la  pauvre  petite?  Est-ce  que  l'om- 
bre de  l'échafaud  va  se  dresser,  dorénavant, 
entre  Magdalena  et  son  mari;  son  mari  qu'elle 
aime  si  follement?  Je  le  crains...  oui,  je  le 
crains! 

Mais  entendant,  dans  le  corridor,  le  pas 
lourd  de  Candide,  Mme  d'Artois  glissa  le  ma- 
lencontreux journal  dans  sa  poche  de  robe,  se 
proposant  de  le  lire  aussitôt  qu'elle  en  aurait 
la  chance. 

VI 

CLAUDETTE 

Toute  cette  nuit-là  et  toute  la  journée  du 
lendemain,  jusqu'à  onze  heures  du  soir,  Mag- 
dalena resta  dans  le  même  état. 

Mme  d'Artois  était  seule  auprès  du  lit  de 
la  malade,  lorsque  celle-ci  revint  à  la  connais- 
sance de  ce  qui  l'entourait. 

— Madame  d'Artois...  murmura-t-elle. 

— Magdalena!  s'écria  Mme  d'Artois,  au  com- 
ble de  l'étonnement  et  de  la  joie,  :ar  le  doc- 
teur Thyrol  lui  avait  confié  ses  craintes,  ce 
jour-là  : 

— Madame,  avait-il  dit,  je  crains  fort  que 
Mme  de  L'Aigle  ne  revienne  plus  jamais  de 
cet  évanouissement.  Le  poulx  est  très  faible 
et  l'action  du  coeur  se  fait  à  peine  sentir.  . . 

— Mon  Dieu!  s'était  écriée  Mme  d'Artois. 
Sûrement!  Sûrement,  docteur,  vous  allez 
pouvoir  la  sauver? 

— -l'ai  fait  tout  ce  que  j'ai  pu.  Madame;  Dieu 
fera  le  reste,  avait  répondu  le  médecin,  d'un 
ton  où  perçait  le  découragement. 

Mais  revenons  à  Magdalena,  au  moment  oii 
elle  venait  d'ouvrir  les  yeux. 

— Oii  suis-je?  balbuti'a-t-elle. 
^ — Dans  votre  chambre  à  coucher,  ma  chérie, 
où  nous  vous  avons  transportée,  répondit,  Mme 
d'Artois. 

— J'ai  donc  été  malade? 

— Oui.  Un  peu,  Magdalena.  Rien  de  bien 
grave,  vous  savez,  fit  Mme  d'Artois  en  es- 
sayant de  sourire,  afin  de  ne  pas  effrayer  la 
jeune  femme. 

— Claude...  murmura-t-elle  en  jetant  un 
coup  d'oeil  autour  d'elle. 

— M.  de  L'Aigle.  .  .  Je  vais  aller  le  chercher. 
Il  m'a  bien  recommandé  de  l'en  avertir,  aussi- 
tôt que  vous  seriez  mieux.  Je  vais  avertir  le 
médecin  aussi  car. . . 

—Le  médecin,  dites-vous?  Vous  avez  fait 
venir  le  médecin?    J'ai  donc  été  bien  malade? 

— Je  vais  vous  dire  franchement  ce  qui  en 
est,  Magdalena  :  vous  avez  eu  peur  du  vent, 
très  peur,  et  vous  vous  êtes  évanouie;  c'est 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


99 


pourquoi  M.  de  L'Aigle  a  fait  venir  le  méde- 
cin. 

— Le  vent...  Ah!  oui,  le  vent...  Vente-t-il 
encore?  demanda  la  malade  qui,  évidemment, 
était  sous  l'impression  qu'elle  n'avait  été 
qu'une  heure  ou  deux  sans  connaissance. 

— Non,  chère  enfant,  il  n'y  a  plus  un  seul 
souffle  de  brise. 

— Ah!    Tant  mieux! 

Le  docteur  Thyrol  s'était  jeté,  tout  habillé, 
sur  le  canapé  du  boudoir.  Mme  d'Artois  alla 
l'éveiller. 

— Qu'y  a-t~il?  demanda-t-il.  Mme  de  L'Ai- 
gle. .  .  Elle  n'est  pas. . . 

— Elle  a  repris  connaissance,  docteur,  fit 
Mme  d'Artois  en  souriant. 

—Oh!  Vraiment? 

— Oui.  Je  vais  vous  conduire  auprès  d'elle, 
puis  je  courrai  avertir  M.  de  L'Aigle. 

Magdalena  reconnut  immédiatement  le  doc- 
teur Thyrol,  car  c'est  lui  qui  avait  été  appelé 
à  La  Hutte,  lors  de  l'accident  arrivé  à  Claude 
de  L'Aigle,  (on  se  souvient  de  cet  accident). 
Mais  le  médecin  lui,  n'avait  certes  pas  recon- 
nu en  Mme  de  L'Aigle  le  jeune  pêcheur  et  ba- 
telier Théo,  inutile  de  le  dire. 

Sans  qu'on  comprit  comment  cela  se  faisait, 
la  bonne  nouvelle  se  répandit  immédiatement 
dans  toute  la  maison  :  Mme  de  L'Aigle  avait 
repris  connaissance,  et  quoique  les  domesti- 
ques continueraient  à  être  fort  inquiets  au  su- 
jet de  la  jeune  femme;  quoique,  pour  quelques 
heures,  quelques  jours  encore  peut-être,  ils  de- 
vaient se  garder  de  faire  le  moindre  bruit; 
qu'ils  marcheraient  sur  la  pointe  des  pieds  et 
qu'ils  chuchotteraient  entr'eux,  ils  espéraient 
maintenant  que  l'Ange  de  la  mort  avait  dé- 
ployé ses  ailes  et  avait  quitté  les  abords  de 
L'Aire. 

Chose  étrange,  Magdalena  ne  paraissait  pas 
se  rappeler  de  ce  qui  avait  été  cause  de  son 
évanouissement,  et  cela  soulageait  beaucoup 
Mme  d'Artois.  Elle  avait  tant  craint  des  scè- 
nes, des  crises  nerveuses,  ou  bien  des  ques- 
tions, auxquelles  il  lui  aurait  été  difficile  de 
répondre!  Qui  sait?  Il  arrivait  parfois  qu'un 
malade  oubliait  complètement,  pour  un  certain 
temps  du  moins,  la  raison  qui  avait  déterminé 
sa  maladie...  Sans  doute,  Magdalena  se  rap- 
pelerait  un  jour;  mais  de  nouveaux  devoirs 
allaient  remplir  sa  vie  et  le  souvenir  de  ce 
qui  s'était  passé  serait  peut-être  très  lent  à 
venir.  C'était  à  espérer!  Connaissant  la  jeu- 
ne femme  comme  elle  la  connaissait,  sa  com- 
pagne savait  bien  que,  la  mémoire  lui  reve- 
nant, elle  souffrirait  et  beaucoup.  Pauvre 
Magdalena!  Elle  avait  voulu  garder,  vis-à-vis 
de  son  mari,  le  secret  de  son  passé;  aujour- 
d'hui, son  passé  la  confrontait  et  menaçait  de 
troubler  sa  vie,  jusque-là  si  paisible. 

— Que  Dieu  la  protège,  la  pauvre  petite!  pri- 
ait Mme  d'Artois. 

Zenon  Lassève  était  à  L'Aire,  depuis  quel- 
ques heures.  Mme  d'Artois  avait  suggéré  à 
Claude  l'idée  de  l'envoyer  chercher. 

— Ce  n'est  pas  que  je  sois  sous  l'impression 
qu'il  y  a  du  danger,  M.  de  L'Aigle,  avait-elle 
dit,  faisant,  sans  scrupule,  ce  léger  menson- 
ge;  seulement,  M.  Lassève  aime  Magdalena 


comme  si  elle  était  sa  fille  et  il  me  semble  que 
sa  place  est  ici. 

— Qu'Eusèbe  se  rende  à  La  Hutte  sans  re- 
tard, avait  répondu  Claude,  et  qu'il  en  ramène 
M.  Lassève. 

Mais  quoique  Zenon  Lassève  fut  sous  le  mê- 
me toit  qu'elle,  Mme  d'Artois  n'avait  pas  eu 
encore  l'occasion  de  l'entretenir  seul.  Il  igno- 
rait donc  la  cause  de  l'évanouissement  de  Mag- 
dalena et  à  moins  qu'il  ne  lut  les  journaux,  ce 
qui  était  peu  probable,  sous  les  circonstances, 
il  croirait,  tout  comme  Claude,  que  la  jeune 
famme  avait  eu  peur  du  vent,  au  point  de  s'é- 
vanouir. 

Quoique  Mme  de  L'Aigle  ne  fut  plus  dans 
un  danger  immédiat,  elle  n'était  pas  encore 
"hors  du  bois"  pour  parler  comme  le  docteur 
Thyrol.  Claude,  Zenon  Lassève,  Mme  d'Ar- 
tois, les  domestiques,  connurent  bien  des  heu- 
res d'inquiétude,  d'angoisses  même. 

Enfin,  le  24  octobre,  à  sept  heures  du  ma- 
tin, une  autre  nouvelle  circula  dans  la  maison: 
une  héritière  était  née  aux  de  L'Aigle;  une 
belle  enfant,  bien  constituée  et  ayant  bonne 
envie  de  vivre,  si  on  pouvait  en  juger  par  la 
force  de  ses  poumons.  Quant  à  la  jeune  mère, 
elle  était.  Dieu  merci!  aussi  bien  portante 
qu'il  était  permis  de  l'espérer,  sous  les  cir- 
constances. 

Ce  ne  fut  que  le  surlendemain  de  la  nais- 
sance de  l'enfant  que  le  docteur  Thyrol  retour- 
na chez  lui-  Il  savait  pouvoir,  en  toute  sûreté, 
laisser  sa  malade  aux  soins  dévoués  de  Mme 
d'Artois  et  de  Rosine.  Il  reviendrait,  tous  les 
deux  jours  cependant,  pendant  une  semaine 
encore  et  il  amènerait  Leola,  sa  femme,  avec 
lui,  vers  la  fin  de  la  semaine,  puisque  Mme 
de  L'Aigle  avait  exprimé  le  désir  de  faire  sa 
connaissance. 

Bientôt,  plus  tôt  qu'on  ne  l'avait  espéré, 
Magdalena  fut  en  pleine  convalescence,  puis, 
enfin,  elle  put  quitter  sa  chambre  et  prendre 
part  à  la  vie  commune.  C'est  alors  qu'on  ré- 
solut de  faire  baptiser  la  petite  héritière  et  de 
donner  un  grand  banquet  pour  la  circonstance. 

Le  curé  de  Saint-André  vint  à  L'Aire  et  bap- 
tisa l'enfant  lui-même,  puis  il  présida  au  ban- 
quet, auquel  avaient  été  conviés  Zenon  Lassè- 
ve, Séverin  Rocques,  le  docteur  Thyrol  et  Mme 
Thyrol. 

Les  parrain  et  marraine  furent  Zenon  Las- 
sève et  Mme  d'Artois.  L'héritière  des  de  L'Ai- 
gle reçut,  au  baptême,  le  nom  de  Claudette. 

VII 

L'IDOLE 

Claudette,  à  six  mois,  était  l'idole  de  tous,  à 
L'Aire.  Magdalena  et  Claude  l'adoraient,  inu- 
tile de  le  dire,  n'est-ce  pas?  Mme  d'Artois 
assurait  qu'il  n'existait  nulle  part,  de  par  le 
monde,  de  bébé  aussi  parfait  que  sa  petite  fil- 
leule. Rosine  était  littéralement  folle  de  la 
mignonne,  qu'on  lui  avait  donnée  en  soin.  Car, 
depuis  la  naissance  de  Claudette,  Rosine  n'é- 
tait plus  fille  de  chambre;  elle  était  devenue 
bonne  d'enfant.  Plus  tard,  elle  aurait  le  titre 
de  gouvernante.  Une  jeune  fille  du  village, 
une  orpheline  du  nom  de  Suzelle  Desbois,  qui 


100 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


avait  été  chaleureusement  recommandée  aux 
de  L'Aigle  par  le  docteur  et  Mme  Thyrol,  rem- 
plissait les  fonctions  de  fille  de  chambre  main- 
tenant. Mais,  pour  continuer  notre  énuméra- 
tion  :  Candide  ne  regrettait  qu'une  chose,  c'é- 
tait que  la  petite  Claudette  fut  encore  trop 
jeune  pour  manger  de  ces  mets  exquis  que  la 
cuisinière  de  L'Aire  savait  si  bien  confection- 
ner. Cela  viendrait,  avec  le  temps;  en  atten- 
dant, Candide  tenait  bien  propres  les  bouteil- 
les contenant  le  lait  du  bébé.  Eusèbe,  d'ha- 
bitude froid  et  quelque  peu  gourmé,  se  déri- 
dait lorsqu'il  apercevait  Claudette  dans  les 
bras  de  Mme  de  L'Aigle,  de  Mme  d'Artois  ou 
de  Rosine.  Xavier  disait  à  qui  voulait  l'en- 
tendre que  le  cher  petit  ange  avait  hérité  du 
^oût  de  sa  mère  pour  les  fleurs,  pour  les  roses 
surtout.  Lorsque  Claudette  pleurait,  on  n'a- 
vait qu'à  lui  présenter  une  rose  (dont  on  avait 
eu  soin  d'arracher  les  épines,  on  le  pense  bien) 
et  elle  se  consolait  aussitôt;  c'est  dire,  n'est-ce 
pas  que  le  jardinier  rafollait  de  l'enfant.  Quant 
à  Pietro,  il  faisait  déjà  des  projets  dans  les- 
quels Claudette  jouerait  le  premier  rôle  un 
jour.  N'avait-il  pas  vu,  alors  qu'il  était  allé  à 
Québec,  par  affaires  pour  son  maître,  tout  der- 
nièrement, n'avait-il  pas  vu  dis-je,  une  paire 
de  pony,  attelés  à  un  bij'ou  de  petite  voiture? 
Depuis,  il  rêvait  de  pony  semblables,  qui  se- 
raient installés  dans  les  stalles  voisines  de  cel- 
le de  Spectre ...  Ils  seraient  blancs  ces  pony, 
blancs  comme  du  lait...  ou  plutôt,  non!  ils 
seraient  de  nuance  crème,  avec  crinières  et 
queues  noires. . .  Ce  serait  lui,  Pietro  qui,  plus 
tard  (Oh!  beaucoup  plus  tard,  bien  sûr)  don- 
nerait les  premières  leçons  à  Mlle  Claudette; 
il  lui  montrerait  à  tenir  les  rubans  de  la  main 
gauche,  le  fouet  de  la  main  droite,  etc.,  etc. 

La  première  fois  que  Claudette  avait  souri, 
la  nouvelle  s'en  était  répandue  dans  toute  la 
maison,  et  Eusèbe  était  allé  aux  écuries  an- 
noncer la  chose  à  Pietro.  Affectant  un  air 
froid,  moqueur  même,  il  dit  : 

— Il  y  a  beaucoup  d'excitation,  dans  le  mo- 
ment, à  la  maison,  je  vous  le  dis,  Pietro! 

— Vraiment?  s'écria  l'homme  d'écurie,  sou- 
dainement inquiet.    La  petite? 

— Oui,  la  petite. . .  Elle  a  souri,  parait-il,  fit 
Eusèbe  d'un  ton  qu'il  essaya  de  rendre  sarcas- 
tique.  ^  N'est-ce  pas  que  c'est  extraordinaire  ? 

— Bien  sûr  que  c'est  extraordinaire!  répon- 
dit, de  bonne  foi,  l'homme  d'écurie.  Elle  est  si 
jeune  encore  la  chère  mignonne! 

— Sans  doute!  Sans  doute!  répondit  Eusèbe 
d'un  ton  qu'il  parvint  à  rendre  indifférent. 
Mais,  cette  folle  de  Rosine. . . 

— Ah!  Mais!  Tiens!  Je  vous  connais,  vous, 
mon  bon!  s'exclama  Pietro,  en  clignant  de 
ToeiL^  Vous  adorez  la  petite;  oui,  vous  l'ado- 
rez; je  le  sais,  et  quoique  vous  aimiez  à  vous 
prendre  "des  airs",  je  suis  convaincu  d'une 
chose;  c'est  que  vous  êtes  tout  aussi  excité 
que  les  autres,  en  ce  moment  et  la  preuve  en 
est  que  vous  avez  pris  la  peine  de  venir  m'an- 
noncer  la  nouvelle,  ici. 

— Allons  donc!  fit  Eusèbe  en  haussant  les 
épaules. 

Tout  de  même,  il  se  hâta  de  retourner  à  la 
maison,  car  il  espérait  rencontrer  Rosine  dans 
un  des  corridors  et  avoir  la  chance  de  l'enten- 


dre lui  raconter  "l'événement",  dans  tou3  ses 
détails. 

Lorsque  Claudette  avait  gazouillé  pour  la 
première  fois,  on  se  l'était  dit.  Les  uns  pré- 
tendaient même  qu'elle  disait  :  "papa",  "ma- 
man". A  six  mois!  N'était-ce  pas  extraordi- 
naire? Mais,  aussi,  jamais  il  ne  s'était  vu  un 
bébé  qui  put  être  comparé  à  leur  trésor! 

La  seule  qui  ne  fut  pas  enthousiasmée  au  su- 
jet de  l'héritière  des  de  L'Aigle  c'était,  est-ce 
nécessaire  de  le  dire?  Euphémie  Cotonnier. 
Elle  n'avait  que  des  paroles  sarcastiques  à  l'a- 
dresse de  sa  tante  et  des  autres  domestiques. 
Elle  ne  ménageait  pas  Rosine;  elle  ne  ména- 
geait pas  Suzelle  non  plus;  ne  cessant  de  les 
ridiculiser  au  sujet  du  bébé,  que  toutes  deux 
adoptaient.  De  fait  elle  était  devenue  telle- 
ment désagréable  cette  pauvre  Euphémie, 
qu'elle  se  faisait  détester  de  tous.  Elle  conti- 
nuait à  occuper  les  quartiers  des  domestiques, 
tandis  que  Rosine,  depuis  qu'elle  était  devenue 
bonne  d'enfant,  occupait  l'une  des  chambres 
du  deuxième  palier;  cela  seul  eut  suffi  pour 
mettre  en  colère  la  secrétaire  de  M.  de  L'Ai- 
gle. 

— Cette  bonne  d'enfant,  qui  est  installée  sur 
le  deuxième  palier!  avait-elle  dit  un  jour  à 
Candide.  Et  Suzelle,  la  fille  de  chambre,  qui 
passe  toutes  ses  veillées,  elle  aussi,  sur  le 
deuxième  palier,  en  compagnie  de  Rosine! 
C'est. . .  c'est  révoltant,  à  la  fin,  et  il  me  prend 
envie  parfois,  de  démissionner  comme  secrétai- 
re de  M.  de  L'Aigle,  ma  tante,  et  d'essayer  de 
m'engager  ailleurs . . .  dans  une  maison  mieux 
organisée  que  celle-ci. 

— Chose  certaine,  Euphémie,  avait  répondu 
Candide  d'un  ton  mécontent,  c'est  que  tu  te 
verrais  obligée  de  chercher  à  t'engagcr  ail- 
leurs, de  quitter  L'Aire  en  deux  temps,  si  tes 
paroles  étaient  répétées  soit  à  M.  de  L'Aigle, 
soit  à  Mme  de  L'Aigle. 

— Eh!  bien,  c'est  assez  ennuyant  ici  que... 

— Pourquoi  n'avoir  pas  fait  ce  que  je  t'ai 
conseillé,  dès  ton  arrivée  à  L'Aire?  Pour- 
quoi n'es-tu  pas  devenue  amie  avec  Rosine,  plu- 
tôt que  de  la  traiter  comme  une  servante  ordi- 
naire? Mme  d'Artois  m'a  dit  que  Rosine  était 
tout  aussi  instruite  que  toi;  elle  a  même  ajou- 
té qu'elle  avait  reçu  une  meilleure  éducation 
que  toi. 

— Oh!  Cette  Mme  d'Artois!  En  voilà  une 
que  je  déteste! 

— Vois  donc  Suzelle,  reprit  Candide,  sans  re- 
lever l'exclamation  de  sa  nièce;  elle  passe  tou- 
tes ses  veillées  avec  Rosine;  elles  lisent  tou- 
tes deux,  elles  brodent,  elles  tricottent,  elles 
causent.  . . 

— M'associer  avec  une  bonne  d'enfant  et  une 
fille  de  chambre! 

— Ah!  tiens!  Tu  m'impatientes,  à  la  fin,  Eu- 
phémie! Je  me  suis  pourtant  donnée  assez  de 
peine  pour  te  faire  entrer  ici;  mais  si  tu  n'es 
pas  satisfaite,  ma  fille,  tu  fais  aussi  bien  de 
t'en  aller. 

Mais  Euphémie  eut  bien  garde  de  s'en  aller, 
car,  malgré  tout,  malgré  qu'elle  se  considérât 
humiliée  souvent,  jamais  elle  n'avait  vécu  au 
milieu  de  tant  de  confort  que  depuis  qu'elle 
était  à  L'Aire. 

— Oh!  Mlle  Cotonnier,  lui  avait  dit  Rosine, 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


101 


un  jour  qu'elle  avait  rencontré  la  sécrétaire 
dans  un  corridor,  avez-vous  vu  comme  elle  est 
belle,  belle,  notre  petite  Claudette? 

Ce-disant,  elle  s'était  approchée  d'Euphémie 
et  avait  découvert  le  doux  visage  du  bébé  qu'el- 
le tenait  dans  ses  bras. 

— Ah!  Laissez-moi,  hein,  Rosine!  s'était 
écriée  Euphémie,  en  repoussant  rudement  la 
bonne  d'enfant,  ça  m'ennuie,  moi,  des  bébés! 

Magdalena,  qui  passait,  à  cet  instant,  l'en- 
tendit. Elle  jeta  un  regard  étonné  sur  la  sé- 
crétaire et  celle-ci  eut  la  bonne  grâce  de  rou- 
gir. 

Chaque  soir,  après  le  dîner,  Magdalena 
allait  rendre  visite  à  Claudette  et  s'assurer 
que  tout  était  à  l'ordre  pour  la  nuit.  La  cham- 
bre de  la  petite  était  une  grande  pièce,  dans 
laquelle  le  soleil  pénétrait  librement,  à  tra- 
vers quatre  longues  et  larges  fenêtres.  Atte- 
nant à  cette  chambre  était  un  boudoir,  dont 
Rosine  avait  eu  l'idée,  tout  d'abord,  de  faire  sa 
propre  chambre  à  coucher;  mais  elle  avait  fait 
mieux  que  cela;  elle  partageait  la  même  pièce 
que  Claudette;  de  cette  manière,  elle  possédait 
un  boudoir,  ce  dont  elle  n'était  pas  peu  fière. 
Dans  ce  boudoir  elle  et  Suzelle  passaient  d'a- 
gréables veillées.  Si  on  avait  demandé  à  Ro- 
sine qu'elle  était  la  personne  la  plus  heureuse 
du  monde,  elle  eut  répondu  : 

— C'est  Mme  de  L'Aigle...  Ensuite,  c'est 
moi,  puis  Suzelle.  Pensez-y!  J'ai  la  charge 
de  Claudette,  un  vrai  petit  ange  du  bon  Dieu; 
je  partage  même  sa  chambre.  De  plus,  je  ne 
me  prive  vraiment  de  rien,  puisque  j'ai  aussi 
mon  boudoir  privé,  eut-elle  ajouté  en  riant. 

Un  soir  du  mois  de  mai,  Claude  étant  allé 
inspecter  certaines  améliorations  que  ses  do- 
mestiques étaient  à  faire  sur  le  chemin  de  voi- 
ture, Magdalena  et  Mme  d'Artois  s'installèrent 
dans  le  corridor  d'entrée  et  causèrent  ensemble. 
Mme  d'Artois  était  toujours  très  étonnée  de 
constater  que  Magdalena  ne  s'était  jamais  rap- 
pelée de  cet  entête  de  journal  qui  pourtant  l'a- 
vait impressionnée  au  point  de  la  conduire  à 
deux  doigts  de  la  mort.  Elle  s'attendait,  cha- 
que jour,  à  ce  qu'un  incident  quelconque  se  pro- 
duisit qui  lui  rappellerait  la  chose.  Le  procès 
de  Martin  Corbot  devait  être  à  la  veille  d'avoir 
lieu.  Quel  effet  ce  procès  aurait-il  sur  la  jeu- 
ne femme?  Mme  d'Artois  ne  pouvait  pas  em- 
pêcher Magdalena  de  lire  les  journaux,  bien 
sûr . . .  alors . . . 

— Je  monte  dire  bonsoir  à  ma  petite  chérie, 
Mme  d'Artois,  dit  soudain  Magdalena,  inter- 
rompant les  réflexions  de  son  amie.  Désirez- 
vous  m'accompagner  ? 

— Certes,  oui,  Magdalena!  La  chère  mi- 
gnonne! Je  vous  dis  que  ce  bébé  est  une  vraie 
merveille  de  finesse  et  de  beauté!  Que  vous 
devez  être  heureuse  de  posséder  pareil  trésor! 

— Je  le  suis,  croyez-le!  répondit  Magdalena 
en  souriant. 

Pénétrant  dans  la  chambre  de  Claudette,  les 
deux  femmes  se  dirigèrent  vers  le  berceau,  un 
vrai  nid  de  broderies  et  de  dentelles;  de  plus 
un  véritable  chef -d'oeuvre  de  sculpture,  car  ce 
berceau  était  un  cadeau  de  Séverin.  L'enfant 
dormait,  les  poings  fermés.  La  jeune  mère  et 
Mme  d'Artois  l'admirèrent  pendant  quelques 
instants;  mais  craignant  de  l'éveiller,  chacune 


d'elles  déposa  un  baiser  sur  le  front  de  la  mi- 
gnonne, puis  elles  se  disposaient  à  quitter  la 
pièce,  lorsqu'elles  entendirent  les  voix  de  Ro- 
sine et  de  Suzelle,  dans  le  boudoir;  alors,  Mag- 
dalena et  sa  compagne  prirent  la  direction  de 
cette  pièce. 

— Oh!  Mme  de  L'Aigle!  s'écria  Rosine,  en 
se  levant;  exemple  que  suivit  Suzelle. 

— Ah!  Vous  êtes  à  faire  de  la  broderie?  de- 
manda Magdalena,  en  désignant  l'ouvrage  que 
les  deux  jeunes  filles  tenaient  à  la  main.  C'est 
un  très  agréable  passe-temps.  Mais,  que  bro- 
dez-vous donc? 

— C'est  un  patron  que  j'ai  trouvé,  dans  un  li- 
vre de  modes,  que  Mme  d'Artois  m'a  prêté, 
Madame,  répondit  Rosine,  car  Suzelle  était 
bien  trop  timide  pour  parler;  elle  se  conten- 
tait de  rougir.  Nous  sommes  à  broder  un  pe- 
tit trousseau  pour  Claudette. . .  et  ça  sera  joli, 
je  crois. 

— Chères  enfants!  fit  Magdalena,  dont  les 
yeux  devinrent  humides.  Mais,  c'est  que  c'est 
magnifique!    Voyez-donc,  Mme  d'Artois! 

— C'est  un  patron  difficile;  et  vous  l'exécu- 
tez bien,  toutes  deux,  dit  Mme  d'Artois.  Qui 
vous  a  montré  à  broder  ainsi? 

— Moi,  je  l'ai  appris  au  couvent,  répondit  Ro- 
sine. 

— Et  Rosine  m'a  donné  des  leçons,  à  moi, 
acheva  Suzelle. 

— Voyez-vous.  Madame,  dit  Rosine  en  sou- 
riant et  s'adressant  à  Magdalena,  travailler 
pour  la  chère  petite,  c'est  un  véritable  bonheur 
pour  nous,  Suzelle  et  moi.  Le  beau  petit  ange! 
Nous  l'aimons  tant! 

— Vous  êtes  de  bonnes  et  aimables  jeunes 
filles,  toutes  deux!  s'écria  la  jeune  mère,  gran- 
dement émue  assurément.  Vous  vous  plaisez, 
à  L'Aire,  Suzelle?  demanda-t-elle. 

— 0  Madame!  Si  je  m'y  plais!  Jamais  je 
n'ai  été  aussi  heureuse  de  ma  vie!  répondit  la 
fille  de  chambre, 

— Tant  mieux!  dit  Magdalena.  Je  tiens  à 
ce  que  tous  soient  heureux  ici. 

Au  lieu  de  retourner  au  corridor  d'entrée, 
Magdalena  et  Mme  d'Artois  se  rendirent  à  la 
bibliothèque. 

— Tiens!  s'écria  Magdalena.  Le  courrier 
est  donc  arrivé  déjà.  Ah!  ajouta-t-elle  aussi- 
tôt, d'un  ton  déçu,  il  n'y  a  pas  de  lettres;  seu- 
lement des  journaux  et  une  revue! 

Mme  d'Artois  s'empara  de  la  revue;  la  jeune 
femme  déplia  un  journal  et  pendant  quelques 
instants,  on  eut  pu  entendre  le  bruit  de  papier 
froissé.    Mais  tout  à  coup  : 

— Oh!    Oh!    Je  me  souviens! 

C'était  la  voix  de  Magdalena  qui  venait  de 
se  faire  entendre. 

— Qu'y  a-t-il  ?  demanda  vivement  Mme  d'Ar- 
tois, en  s'approchant  de  la  jeune  femme,  dont 
le  visage  était  blanc  comme  un  linge. 

— Mon  père. . .  murmura  Magdalena.  Sa 
mort. . .  sur  l'échafaud. . .  Il  était  innocent. . . 
Martin  Corbot,  l'boscot. . .  Oh!  Mme  d'Artois! 
je  sais,  maintenant;  je  sais  ce  qui  a  déterminé 
cette  maladie  que  j'ai  eue.    O  ciel!    0  ciel! 

— Magdalena,  chère  enfant,  ne  vous  déso- 
lez pas  ainsi,  je  vous  en  prie!...  M.  de  L'Ai- 
gle ...  Il  pourrait  entrer  ici,  d'une  minute  à 
l'autre . . .     Comment  lui  expliqueriez-vous . . . 


102 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Ah!  Mme  d'Artois...  Claude...  Il  fi- 
nira par  tout  découvrir...  Il  devinera  que 
c'est  moi  Magdalena  Carlin;  que  je  suis  la  fille 
d'un  pendu,  et  quoiqu'il  fut  un  innocent,  un 
martyr,  mon  pauvre  père,  Claude,  qu'en  pen- 
sera-t-il  ?  .  .  .  On  a  commencé  le  procès  du 
boscot...  Les  journaux  parleront  de  la  fille 
d'Arcade  Carlin  qui  avait  été  adoptée  par  Ze- 
non Lassève...  Que  faire,  mon  Dieu!  que 
faire?...  Que  feriez-vous,  à  ma  place,  Mme 
d'Artois  ?  Lui  diriez-vous,  à  Claude,  avant 
qu'il  apprenne  tout  par  les  journaux? 

— Peut-être  vaudrait-il  mieux  qu'il  appren- 
drait tout  de  vous,  Magdalena,  répondit  Mme 
d'Artois.  Cependant,  chère  enfant,  je  ne  peux 
pas  vous  donner  de  conseils  à  ce  sujet.  Mais, 
après  tout,  reprit-elle,  votre  père  était  inno- 
cent; s'il  est  monté  sur  l'échafaud,  il  est  mort 
martyr  et  non  coupable. 

— Claude  me  reprochera  de  ne  pas  l'avoir 
mis  au  courant,  avant  notre  mariage  peut- 
être.  .  .  murmura  la  jeune  femme. 

— Je  ne  le  crois  pas,  Magdalena.  Non,  réel- 
lement, je  ne  crois  pas  que  votre  mari  vous 
fasse  de  reproches. 

— Demain,  oui,  demain,  je  lui  dirai  tout!  fit 
la  jeune  femme,  résolue  soudain.  Et  ça  ne  se- 
ra pas  trop  tôt  non  plus.  Qui  sait  ce  que  con- 
tiendront les  journaux  de  demain  soir? 

— Je  crois  que  c'est  une  sage  résolution  que 
vous  venez  de  prendre,  ma  chérie. 

— 0  ciel!  Si  Claude  me  fait  des  reproches, 
je  ne  m'en  consolerai  jamais!  s'exclama  Mag- 
dalena en  fondant  en  larmes. 

— Votre  mari  vous  adore  et.  .  .  Mais,  voilà 
M.  de  L'Aigle!  Montez  à  votre  chambre  vous 
baigner  les  yeux,  Magdalena,  conseilla  Mme 
d'Artois.    Vous  avez  pleuré,  et  ça  se  voit. 

Magdalena  s'esquiva.  Elle  ne  revint  à  la 
bibliothèque  que  lorsqu'elle  fut  certaine  que 
les  larmes  qu'elle  venait  de  verser  n'avaient 
laissé  aucune  trace. 

VIII 

COMMENT  CLAUDE  PRIT  LA  NOUVELLE 

Le  lendemain  avant-midi,  Claude  étant  allé 
au  Portage  par  affaires,  Mme  d'Artois  racon- 
ta à  Magdalena  ce  qu'elle  savait  à  propos  de 
l'arrestation  de  Martin  Corbot.  Les  détails 
qu'elle  donna,  elle  les  avait  lus  dans  différents 
journaux. 

D'abord,  Martin  Corbot,  on  le  sait,  détestait 
Arcade  Carlin  et  il  cherchait  un  moyen  de  se 
venger  de  lui;  ce  moyen  il  le  trouva  lorsque 
Baptiste  Dubien  vendit  ses  terres  à  une  Com- 
pagnie Américaine  pour  la  somme  de  $10,000. 

Le  hazard,  ou  plutôt  la  guignon,  qui  se  plait 
à  jouer  de  bien  mauvais  tours  souvent,  voulut 
qu'Arcade  Carlin,  à  la  même  époque,  reçut  de 
sa  riche  marraine  un  cadeau  de  $3.000,  en  bil- 
lets de  banque  américains.  L'boscot,  qui  ne  se 
gênait  guère  pour  prendre  connaissance  des 
lettres  qui  passaient  par  le  bureau  de  poste, 
n'avait  pas  hésité  à  ouvrir  celle  de  Mme  Riche- 
pin  à  son  filleul.  Après  avoir  lu  cette  missive 
et  constaté  qu'elle  contenait  une  somme  d'ar- 
gent; constatant  aussi  que  la  lettre  n'avait  pas 
été    enrégistrée,  le    bossu  se  dit  que    sa  ven- 


geance était  proche.  . .  et  quelle  vengeance! 

Donc,  la  veille  du  jour  où  Baptiste  Dubien 
devait  aller  déposer  son  argent  à  la  banque, 
vers  les  onze  heures  du  soir,  Martin  Corbot, 
certain  que  tout  le  village  dormait,  quitta  fur- 
tivement le  bureau  de  poste,  au-dessus  duquel 
il  avait  son  logement,  et  s'achemina  vers  la 
demeure  de  Dubien.  Certes,  il  n'avait  pas  l'in- 
tention de  commettre  un  meurtre;  il  voulait 
seulement  s'approprier  la  somme  de  S3.000,  et 
s'arranger  ensuite  pour  qu'on  accusât  Arcade 
Carlin  de  ce  vol.  Plus  tard,  beaucoup  plus  tard, 
Martin  Corbot  se  disait  qu'il  trouverait  bien 
l'occasion  de  jouir  de  ces  $3.000,  lui-même. 

L'boscot  savait  que  Baptiste  Dubien  avait 
mis  son  argent  dans  une  enveloppe  cachetée  et 
que  cette  enveloppe  était  dans  le  tiroir  du  lave- 
mains  de  sa  chambre  à  coucher.  Or,  rien  de 
plus  facile  que  de  s'en  emparer,  entendu  sur- 
tout que  ce  pauvre  Dubien  se  ventait,  assez 
souvent,  "de  dormir  si  dur,  que  la  maison  pou- 
vait bien  lui  tomber  dessus,  sans  que  ça  l'éveil- 
lât". 

Cependant,  il  eut  fallu  que  Martin  Corbot 
comptât  sur  l'inquiétude  de  Baptiste  Dubien, 
à  propos  de  ses  $10,000.  On  ne  peut  dormir 
sur  ses  deux  oreilles  quand  on  a  une  petite  for- 
tune dans  sa  maison;  une  fortune  qui,  certaine- 
ment, devait  susciter  la  cupidité  de  plus  d'un. 

L'boscot  pénétra  facilement  dans  la  maison 
et  à  pas  de  loup,  il  se  rendit  dans  la  chambre 
de  Baptiste  Dubien.  Le  lave-main  était  tout 
près  du  lit.  Ne  faisant  pas  plus  de  bruit  qu'un 
chat,  ou  un  tigre,  le  voleur  s'approcha  du  meu- 
ble en  question  et  se  mit  à  tirer  sur  le  tiroir. 
Mais  voilà  que  Dubien  venait  de  remuer,  puis 
de  s'asseoir  tout  droit  dans  son  lit. 

— Martin  Corbot.  .  .  murmura-t-il,  tandis 
qu'un  expression  d'étonnement  paraissait  sur 
son  visage.  Que.  .  .  que  venez-vous  faire  ici? 
Silence,  ou  je.  .  . 

— Au  vol.  .  .  commença  Baptiste  Dubien. 

Mais,  en  un  bond,  l'boscot  fut  sur  lui,  l'é- 
treignant  à  la  gorge  de  ses  énormes  mains,  qui 
possédaient  une  force  vraiment  extraordinai- 
re, on  le  sait. 

En  quelques  secondes,  ce  fut  fait  :  Baptiste 
Dubien  était  retombé  sur  ses  oreillers,  mort, 
étranglé,  et  Martin  Corbot  était  devenu  un  as- 
sassin 

Le  monstre  qui  venait  de  commettre  cet  hor- 
rible meurtre  ne  donna  aucun  signe  d'émotion, 
ni  de  repentir.  S'étant  assuré  que  sa  victime 
ne  respirait  plus,  il  ouvrit  le  tiroir  du  lave- 
mains,  y  prit  l'enveloppe  cachetée  et  l'ayant 
ouverte,  en  retira  trois  billets  de  banque  de 
$1.000  chacun. 

Ensuite,  toujours  à  pas  de  loup,  il  quitta 
la  chambre  de  Baptiste  Dubien,  puis  la  maison, 
et  bientôt  il  rentrait  chez  lui. 

On  se  souvient  de  ce  qui  s'était  passé.  Le 
lendemain.  Arcade  Carlin  était  arrêté  pour  le 
double  crime  de  vol  et  d'assassinat. 

Le  bossu  frottait  l'une  contre  l'autre  ses 
énormes  mains.  Il  ne  cessait  de  rire  et  de  se 
féliciter  du  beau  tour  qu'il  avait  joué  à  Arca- 
de Carlin.  Tout  avait  si  bien  réussi!  Quel 
succès!  Quelle  vengeance!  Il  délirait  de  joie 
le  vilain  boscot. 

Mais  ce  fut  un  délire  d'assez  courte  durée. 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


103 


Un  soir,  vers  les  neuf  heures  et  demie,  le  bu- 
reau de  poste  étant  fermé,  Martin  Corbot  s'é- 
tait installé  sur  un  canapé,  et  il  lisait,  avec  une 
joie  méchante,  un  journal  dans  lequel  il  était 
question  de  l'assassinat  de  Baptiste  Dubien  et 
du  vol  des  $3.000.  Le  journal  contenait,  en 
plus,  un  portrait  de  l'homme  assassiné  et  aus- 
si celui  d'Arcade  Carlin,  l'accusé.  Pourrait-on 
désirer  plus  complète  vengeance?  .  .  .  Ah!  Ar- 
cade Carlin  l'avait  méprisé,  lui,  Martin  Corbot; 
il  avait  affecté  de  ne  jamais  rire  de  ses  farces, 
hein?  Eh!  bien,  aujourd'hui... 
A  ce  moment,  on  frappa  à  la  porte. 
— Qui  est  là  ?  demanda  l'boscot. 
— C'est  moi,  répondit  une  voix  que  le  bossu 
ne  reconnut  pas. 

— Qui,  vous  ?  .  . .  Si  c'est  pour  votre  malle, 
ne  venez  pas  me  badrer!  Le  bureau  est  fer- 
mé, vous  devriez  le  savoir. 

— Laissez-moi  entrer,  Corbot,  lui  dit-on. 
— Que  me  voulez-vous  ?  .  .  .    Et  pourquoi  ne 
^ites-vous  pas  votre  nom  ? 

— J'ai  absolument  affaire  à  vous,  fit-on,  du 
dehors.  Si  vous  r'fusez  de  m'iaisser  entrer, 
tant  pis  pour  vous! 

Maugréant,  l'boscot  alla  ouvrir  et  il  se  trou- 
va en  face  d'un  homme  en  haillons,  un  pitoya- 
ble individu,  dont  le  nom  de  famille,  ainsi  que 
le  prénom  étaient  Job,  Job  Job  était  bien  le 
chemineau  le  plus  sale,  le  plus  dégoûtant,  le 
plus  repoussant  de  la  terre. 

— Job  Job!  s'écria  Martin  Corbot!  Que  viens- 
tu  faire  ici  ? 

— Je  vous  l'ai  dit,  j'ai  affaire  à  vous. 
— Ah!    Va-t-en!  cria  l'boscot,    essayant  de 
refermer  la  porte  sur  le  chemineau. 

Mais  Job  Job  s'était  jeté  sur  la  porte,  l'a- 
vait ouverte  d'une  poussée  et  bientôt,  il  était 
en  possession  de  l'une  des  chaises  de  la  salle 
d'entrée. 

— J'suis  venu  vous    d'mander  à  souper,  an- 
nonça-t-il. 

— A  souper?  Impossible,  mon  bon,  répondit 
le  bossu.  Sors!  ordonna-t-iL  Sors  immédia- 
tement, immédiatement,  entends-tu,  sale  gué- 
nilleux! 

— Je  n'ai  pas  mangé  depuis  hier  soir,  Martin 
Corbot. 

-y-Qu'est-ce  que  tu  veux  que  ça  me  fasse,  à 
moi,  que  tu  n'aies  pas  mangé  depuis  hier  soir, 
je  te  le  demande!  Sors  d'ici,  et  plus  vite  que 
ça!  dit  Martin  Corbot,  en  s'élançant  sur  le  che- 
mineau, les  mains  ouvertes,  les  doigts  croches, 
comme  pour  étrangler. 

— Hein!  Quoi!  s'exclama  Job  Job,  Vous 
voulez  m'étrangler,  peut-être,  Corbot..*.  com- 
me vous  avez    étranglé  ce  pauvre  M.  Dubien? 

Le  bossu  fit  un  pas  en  arrière  et  une  pâleur 
livide  couvrit  soudain  son  visage  si  monstru- 
eusement laid. 

— Comment?  .  .  .     Qu'as-tu  dit.  Job  Job?  .  .  . 
Tu  sais  donc  ?  . . .  balbutia-t-il. 

. — J'sais  tout...  tout,  entendez-vous,  répon- 
dit le  chemineau.  J'vous  ai  vu.  .  .  ce  soir-là.  .  . 
J'ai  même  pénétré  dans  la  maison  d'Monsieur 
Dubien  derrière  vous...  J'vous  ai  vu  étran- 
gler votre  homme,  en  un  tour  de  main,  Martin 
Corbot. .  .  J'vous  ai  vu  aussi  prendre  l'argent 
dans  l'enveloppe  et... 

— Eh!  bien,  tu  as  vu  trop  de  choses,  mon  pau- 


vre Job  Job,  fit  l'boscot  en  riant  d'un  rire  ef- 
frayant.   A  ton  tour  maintenant! 

Encore  une  fois,  il  s'élança  sur  le  chemineau. 
Mais  presqu'aussitôt,  il  recula  et,  de  nouveau, 
il  pâlit;  car  Job  Job  venait  de  pointer  sur  lui 
un  revolver  chargé  à  sept  coups. 

— Il  est  chargé,  soyez-en  certain,  fit  Job  Job, 
en  désignant  le  revolver.  Me  prenez-vous  pour 
un  imbécile,  Corbot?  ajouta-t-il  en  riant. 
Pensez-vous  que  je  m'risquerais,  sans  être  ar- 
mé, dans  la  maison  d'un  assassin  tel  que  vous  ? 
Pas  si  bête! 

A  partir  de  ce  soir-là,  Martin  Corbot  devint 
un  homme  poursuivi;  poursuivi  par  Job  Job, 
qui  se  mit  à  exercer  un  terrible  chantage  sur 
le  meurtrier. 

Cette  poursuite,  ce  chantage,  durèrent  huit 
ans,  puis,  un  soir,  l'boscot  résolut  d'en  finir  et 
de  se  débarasser  à  jamais  de  Job.  Il  sui- 
vit le  chemineau,  lorsque  celui-ci  quitta  le  bu- 
reau de  poste,  une  nuit,  après  lui  avoir  extor- 
qué une  jolie  somme  d'argent,  et,  à  l'aide  d'un 
gourdin  dont  il  s'était  muni,  il  l'assomma  et  le 
laissa  sur  le  trottoir,  pour  mort. 

Mais  Job  Job  n'était  pas  mort.  Il  vécut  mê- 
me jusqu'à  l'aurore  et  avant  de  mourir  il  dé- 
voila tout  ce  qu'il  savait  concernant  l'assassi- 
nat de  Baptiste  Dubien  et  la  culpabilité  de 
Martin  Corbot.  On  prit  en  écrit  sa  confession, 
qu'il  signa,  puis,  vers  les  huit  heures,  au  mo- 
ment où  l'boscot  allait  ouvrir  le  bureau  de  pos- 
te, il  était  arrêté  et  conduit  en  prison.  Les 
trois  mille  dollars  furent  trouvés  "sous  le 
deuxième  madrier  du  plancher  de  la  cuisine", 
ainsi  que  l'avait  dit  Job  Job. 

Ce  récit  que  Mme  d'Artois  venait  de  lui  fai- 
re, Magdalena  l'avait  écouté  en  pleurant.  Mais 
elle  était  résolue,  plus  que  jamais,  de  tout  ra- 
conter à  son  mari.  En  fin  de  compte,  l'inno- 
cence de  son  père  (dont  ni  elle,  ni  Zenon  Las- 
sève  n'avait  jamais  douté  d'ailleurs)  était  re- 
connue maintenant  et  elle  n'avait  pas  à  rou- 
gir de  lui;  loin  de  là! 

Il  est  vrai  que  Claude  pourrait  lui  reprocher 
son  silence;  il  reprocherait  peut-être  à  Magda- 
lena de  l'avoir  épousé  sans  lui  dire  que  son  pè- 
re était  mort  sur  l'échafaud.  .  . 

— Ah!  Qui  sait?  se  disait-elle.  Malgré 
tout  l'amour  qu'il  avait  pour  moi,  peut-être 
Claude  eut-il  hésité  avant  d'épouser  la  fille 
d'un  pendu,  tout  innocent  fut-il.  .  .  0  ciel!  Au- 
rai-je  la  force,  le  courage  de  tout  lui  racon- 
ter?... S'il  allait  me  repousser  ensuite,  ou 
me  mépriser,  ou  me  hair  ?  .  .  .  Cependant,  je 
n'ai  pas  le  choix;  je  ne  puis  courir  le  risque 
qu'il  apprenne  la  chose  par  les  journaux,  ce 
qui  arriverait  infailliblement...  Ce  soir... 
oui,  pas  plus  tard  que  ce  soir,  je  lui  dirai... 
Dieu  veuille  qu'il  ne  me  fasse  pas  de  reproches; 
j'en  mourrais! 

Dans  le  courant  de  l'après-midi,  Claude  pro- 
posa à  Magdalena  une  promenade  à  cheval. 
Le  temps  était  admirable  et  une  bonne  chevau- 
chée leur  ferait  du  bien  à  tous  deux. 

—  ^9  t^  t^'-or"^  pâle,  ma  chérie,  lui  dit-il.  Tu 
n'es  pas  malade  ? 

— Mais,  non!    Pas  du  tout,  Claude. 
— Vous  aussi,  vous  êtes  pâle,  Mme  d'Artois, 
reprit    Claude.    Qu'y  a-t-il?    Quelque  chose 
va-t-il  mal  ici?    Claudette.  .  . 


104 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Si  je  suis  pâle,  M.  de  L'Aigle,  répondit 
Mme  d'Artois,  c'est  que  je  suis  menacée  de  la 
migraine,  je  crois.  Quant  à  Magdalena,  elle  a 
besoin  d'un  peu  d'exercice  en  plein  air  tout 
simplement. 

Claude  et  Magdalena  se  rendirent  jusqu'au 
Portage.  En  revenant,  et  au  moment  de  pas- 
ser près  du  Rocher  Malin,  Magdalena  dit  : 

— Claude,  pourquoi  contournons-nous  tou- 
jours ce  rocher,  plutôt  que  de  passer  devant? 

— C'est  à  cause  de  l'ombre  qu'il  projette,  et 
qui  effraie  étrangement  les  chevaux.  Ce  n'est 
pas  sans  raison  que  ce  rocher  est  désigné  du 
nom  de  Rocher  Malin,  tu  sais,  Magdalena;  il  a 
été  cause  de  plus  d'un  accidx^nt,  dit-on. 

— Vraiment?  fit  la  jeune  femme.  Ça  m'a 
l'air  d'être  un  rocher  comme  un  autre  pourtant. 

— Tiens,  reprit  Claude,  regarde  comme  c'est 
curieux  cette  ombre  qu'il  projette!  Cette  om- 
bre, les  chevaux  ne  se  l'expliquent  pas  et  ça 
les  effraie  énormément.  Il  est  rare  qu'un  che- 
val passe  devant  le  Rocher  Malin  sans  pren- 
dre le  mors  aux  dents,  ou  bien,  il  se  jette  dans 
le  fleuve,  avec  celle  ou  celui  qui  le  monte  ou  le 
mène,  car,  vois  comme  le  chemin  est  étroit... 
et  le  fleuve  est  tout  près. 

— Ah!  Bah!  fit  Magdalena.  Albinos  pas- 
serait devant  le  Rocher  Malin  sans  faire  de  sot- 
tise, j'en  suis  sûre. 

— Ce  serait  folie  d'essayer  cependant. 

— N'est-ce  pas.  Albinos,  que  tu  n'aurais  pas 
peur  de  l'ombre  du  Rocher  Malin?  dit-elle,  en 
flattant  le  cou  de  sa  monture.  Je  vais  bien 
voir  d'ailleurs  ajouta-t-elle.  Au  revoir,  Clau- 
de! 

— Où  vas-tu,  Magdalena?  cria  Claude,  fou 
d'épouvante. 

Mais  déjà,  elle  avait  donné  à  Albinos  un  lé- 
ger coup  de  crevache  et  le  cheval  s'était  élan- 
cé èn  avant  du  sinistre  rocher,  ou  plutôt  du  ro- 
cher à  l'ombre  sinistre. 

C'était  un  chemin  excessivement  dangereux, 
sur  lequel  ne  passaient  que  peu  de  gens  et  Al- 
binos fit  bien  des  "cérémonies"  avant  de  se  dé- 
cider à  passer  dans  l'ombre  projeté  par  le  ro- 
cher :  il  se  cabra  tout  droit,  plus  d'une  fois; 
il  plongea;  il  fit  des  sauts  de  côté,  comme  s'il 
eut  voulu  se  jeter  dans  le  fleuve;  de  plus,  il  re- 
nâclait très  fort,  signe  qu'il  était  véritable- 
ment effrayé.  Mais  Magdalena  l'encourageait 
de  la  voix,  et  enfin,  après  avoir  couru  mille 
dangers  dans  l'espace  de  quelques  secondes, 
elle  arriva  de  l'autre  côté  du  rocher,  où  Clau- 
de l'attendait,  monté  sur  Spectre. 

— Magdalena...  balbutia-t-il.  Pourquoi... 
as-tu  agi  ainsi? 

Claude  était  très  pâle;  il  était  facile  de  de- 
viner qu'il  venait  de  passer  par  de  terribles  an- 
goisses. 

— 0  Claude!  répondit-elle,  repentante  tout 
de  suite.  J'ai  voulu  faire  une  expérience... 
J'étais  sûre,  d'ailleurs,  qu'Albinos  passerait 
devant  le  Rocher  Malin  et.  .  . 

— J'ai  cru  que  c'en  était  fait  de  toi,  Magda- 
lena! fit  Claude  d'une  voix  tremblante.  Je 
voulais  te  suivre;  mais  Spectre  n'a  jamais  vou- 
lu passer.  . .  Ma  chérie,  promets-moi  que  tu 
ne  courras  plus  jamais  de  pareils  risques. 

— Je  te  le  promets,  Claude!  J'ai  fait  une 
sottise,  je  l'avoue;  j'ai  risqué  ma  vie  probable- 


ment, pour  satisfaire  une  fantaisie.  Quel 
égoïsme  de  ma  part!  J'aurais  dû  songer  à 
l'inquiétude  dans  laquelle  tu  serais,  mon  ai- 
mé... Tu  me  pardonnes,  n'est-ce  pas,  Clau- 
de? 

— Te  pardonner!  répondit-il  en  souriant,  un 
peu  tristement  il  est  vrai,  car  il  était  encore 
sous  l'effet  de  l'horrible  peur  que  lui  avait  cau- 
sé l'escapade  de  sa  femme.  Il  n'y  a  rien  au 
monde,  non  rien,  que  je  ne  serais  prêt  à  te  par- 
donner, ma  Magdalena! 

— Non,  n'est-ce  pas?  demanda-t-elle  vive- 
ment. Tu  ne  pourrais  m'en  vouloir  longtemps 
pour  quoique  ce  soit,  hein,  mon  Claude? 

— T'en  vouloir?  Jamais! 

— Merci,  mon  cher  aimé!  s'écria-t-elle.  Je 
me  souviendrai  de  cela,  en  temps  et  lieu  et. . . 

— Que  veux-tu  dire  par  ces  paroles,  chère 
enfant?  demanda-t-il  en  souriant. 

Mais  Magdalena  venait  de  donner  un  com- 
mandement à  Albinos,  qui  prit  aussitôt  un 
temps  de  galop,  et  Spectre  suivit  l'exemple  de 
son  compagnon. 

Après  le  dîner,  que  les  deux  époux  prirent 
seuls,  car  Mme  d'Artois  souffrait  trop  de  la 
migraine  pour  se  joindre  à  eux,  Magdalena  ré- 
solut de  tout  dire  à  son  mari.  Eusèbe  était 
allé  au  bureau  de  poste;  il  serait  de  retour 
bientôt  avec  les  journaux...  les  journaux  qui, 
sans  doute,  seraient  remplis  des  détails  du 
procès  de  Martin  Corbot. 

— Claude,  dit-elle,  en  s'emparant  du  bras  de 
son  mari  qui,  debout  près  d'une  fenêtre,  re- 
gardait le  coucher  du  soleil. 

— Eh!  bien,  ma  chérie?  lui  demanda-t-il, 
en  entourant  de  son  bras  libre  la  taille  de  la 
jeune  femme. 

— J'ai. . .  J'ai  quelque  chose  à  te  dire,  Clau- 
de, fit-elle,  en  appuyant  sa  tête  sur  l'épaule  de 
son  mari.  C'est  quelque  chose  qui...  quelque 
chose  que. . .  que  j'aurais  dû  te  dire  il  y  a  long- 
temps; même  avant  notre  mariage... 

— Hein!  s'écria  Claude,  assurément  fort 
étonné  d'un  tel  préambule. 

— C'est  à  propos  de. . .  de. . .  ce  procès  qui  a 
lieu,  de  ce  temps-ci. . .  Tu  sais. . .  le  procès  de 
ce  bossu. .  .  Martin  Corbot. .  . 

— Ma  chère  Magdalena!  s'exclama  Claude  en 
riant.  Que  peux-tu  bien  avoir  à  démêler  avec 
cette  affaire,  je  te  le  demande?...  L'boscot, 
comme  on  l'appelle .  .  . 

— Ce  n'est  pas  du  boscot  que  j'ai  à  t'entre- 
tenir,  mon  mari,  mais  de.  .  .  d'Arcade  Carlin. . 
celui  qui  est  mort  sur  l'échafaud,  quoiqu'il  fut 
innocent. . . 

Claude  jeta  sur  Magdalena  un  regard  péné- 
trant et  elle  le  vit  pâlir  légèrement. 

— Je.  . .  Je  ne  comprends  pas,  Magdalena.  .  . 
Explique-toi,  je  te  prie,  balbutia  Claude  de 
L'Aigle,  dont  les  lèvres  devinrent  soudain  blan- 
ches comme  de  la  cire. 

— Arcade  Carlin.  . .  fit  Magdalena,  les  lè\Tes 
tremblantes,  le  visage  très  pâle,  Arcade  Car- 
lin. .  .  cet  innocent. .  .  ce  martyr,  était,  .  .  était 
mon . .  .  mon  père,  Claude .  .  .  Avant  mon  ma- 
riage, je  me  nommais  véritablement  Magdale- 
na Carlin,  quoique  j'eusse  pris  le  nom  de  mon 
père  adoptif. 

— O  juste  ciel!  s'exclama  Claude. 

Son  bras  quitta  brusquement  la  taille  de  sa 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


105 


femme  et  il  fit  deux  ou  trois  pas  en  arrière, 
tandis  que,  de  la  main,  il  ébauchait  le  geste  de 
repousser  Magdalena.  Quelque  chose,  une  ex- 
pression inexplicable  parut  dans  ses  yeux  et 
ses  lèvres  entr'ouvertes  laissaient  passer  son 
souffle  pressé. 

— Claude!  Claude!  supplia  Magdalena,  en 
s'élançant  vers  son  mari. 

— Non!  Non!  N'approche  pas!  s'écria-t-il. 
Tu  aurais  dû  me  dire,  reprit-il;  jamais  je. . . 

Mais  il  se  tut  subitement.  Son  visage  était 
devenu  rigide,  et  ses  yeux,  fixés  sur  la  jeune 
femme,  semblaient,  à  l'imagination  surexcitée 
de  celle-ci,  devenir  de  plus  en  plus  grands,  de 
plus  en  plus  sombres,  à  chaque  instant. 

— Mais,  mon  Claude . . .  parvint-elle  à  balbu- 
tier. 

Il  ne  proféra  plus  un  seul  mot;  seulement,  il 
jeta  sur  sa  femme  un  regard  vraiment  étrange, 
puis,  tournant  vivement  sur  son  talon,  il  quit- 
ta la  bibliothèque  et  bientôt  la  maison. 

— Jamais  il  ne  me  pardonnera!  Il  me  mé- 
prise... Il  me  hait...  O  mon  Dieu!  sanglota 
Magdalena,  en  proie  à  un  immense  désespoir. 

IX 

AME  TORTUREE 

Elle  ne  fit  pas  de  scène.  Elle  ne  versa  pas 
une  seule  larme.  Elle  avait  le  coeur  brisé, 
tout  simplement.  Claude!  Son  Claude!  Il 
l'avait  repoussée ...  Il  n'avait  pu  pardonner  à 
Magdalena  de  l'avoir  épousé,  sans  le  mettre 
au  courant  du  drame  de  jadis . . .  Quoique  son 
père  eut  été  innocent,  il  était  mort  sur  l'écha- 
faud,  et  Claude  de  L'Aigle,  si  fier,  si...  si 
correct,  ne  pouvait  l'oublier... 

Ce  pauvre  Claude!  Sans  doute,  il  considé- 
rait qu'on  l'avait  trompé;  plus  que  cela,  qu'on 
lui  avait  tendu  une  sorte  de  piège,  en  gardant 
le  silence,  et  il  en  voudrait  toujours  à  sa  fem- 
me et  à  Zenon  Lassève  de  n'avoir  pas  dévoilé 
le  passé,  alors  qu'il  en  aurait  été  temps  enco- 
re.. . 

Domptant,  le  mieux  qu'elle  le  put,  le  besoin 
de  pleurer,  Magdalena  se  dirigea  vers  la  cham- 
bre de  Claudette.  Rosine  et  Suzelle  étaient  à 
causer  ensemble  dans  le  boudoir,  dont  la  porte 
était  presqu'entièrement  fermée.  Les  deux 
jeunes  filles  parlaient  de  la  petite;  des  progrès 
marquants  qu'elle  faisait,  chaque  jour.  La  jeu- 
ne mère  eut  un  sourire  attendri,  puis,  s'age- 
nouillant  auprès  du  berceau,  elle  éclata  en  san- 
.glots.  Et  c'est  alors  qu'elle  eut  une  des  plus 
grandes  tentations  de  sa  vie  :  celle  de  partir 
avec  son  enfant;  de  quitter  L'Aire,  cette  nuit- 
là  même  et  pour  toujours;  de  retourner  à  La 
Hutte,  où  Zenon  et  Séverin  les  accueilleraient, 
toutes  deux,  si  joyeusement. . .  Là,  à  La  Hutte, 
elle  n'aurait  à  craindre  ni  les  regards  froids, 
ni  les  sourires  méprisants,  ni  les  reproches... 
Car  elle  était  convaincue  que  Claude  allait  la 
mépriser  profondément,  désormais;  qu'il  re- 
fuserait de  comprendre  comme  elle  l'aimait, 
comme  elle  l'avait  toujours  aimé;  il  se  dirait 
qu'elle  l'avait  épousé,  malgré  leur  différence 
d'âge,  non  par  amour,  mais  par  intérêt,  et  aus- 
si pour  effacer  le  passé  et  le  nom  qu'elle  avait 
porté. . .  ou  plutôt,  celui  qu'elle  aurait  dû  por- 
ï;er. . . 


Oui,  elle  partirait,  avec  Claudette!  Il  est 
vrai  que  cela  créerait  un  scandale;  une  femme 
ne  quitte  pas  le  toit  conjugal,  sans  retour,  à 
moins  d'avoir  une  raison  grave  pour  ce  faire, 
et  toujours,  c'est  elle,  la  femme,  qui  est  blâ- 
mée . . .  Mais  pouvait-elle  continuer  à  vivre 
sous  le  même  toit  que  Claude  maintenant 
qu'elle  était  sûre  qu'il  ne  l'aimait  plus?  Elle 
attendrait  cependant,  et  quand  tout  dormirait, 
à  L'Aire,  elle  s'enfuirait,  emportant  son  enfant 
dans  ses  bras . . .  Pauvre  chère  petite  Claudet- 
te! Sans  doute,  elle  aussi  serait  considérée  de 
trop  dans  la  maison  maintenant! 

Soudain,  elle  sourit  amèrement  et  une  ex- 
pression quelque  peu  ironique  parut  dans  ses 
yeux  :  à  quoi  pensait-elle?  Fuir?  S'en  aller? 
Ah!  Elle  n'avait  qu'à  attendre  au  lendemain 
et  Claude  lui  suggérerait  la  chose  lui-même. 
Il  s'arrangerait  pour  avoir  une  entrevue  avec 
sa  femme  et,  froidement,  il  lui  dirait  de  s'en 
retourner. . .  d'où  elle  venait. . .  Bien  sûr,  il  ne 
l'empêcherait  pas  d'emmener  Claudette  avec 
elle,  quoiqu'il  aimât  l'enfant  à  la  folie...  Eh! 
bien,  elle  attendrait  au  lendemain;  ça  serait 
de  beaucoup  préférable  et  on  éviterait  une  es- 
clandre en  agissant  ainsi. 

Retournant  dans  sa  chambre  à  coucher,  elle 
résolut  de  se  mettre  au  lit.  Non  qu'elle  eut  le 
moindrement  sommeil  —  loin  de  là  —  mais 
elle  souffrait  d'un  léger  mal  de  tête,  et  puis. . . 
et  puis . . .  que  ferait-elle,  seule  toute  la  veil- 
lée ?  Car  Claude  était  rentré;  elle  l'avait  en- 
tendu marcher  dans  la  bibliothèque,  en  bas... 
Certes,  elle  ne  s'était  pas  attendue  à  ce  qu'il 
vint  lui  parler;  mais  son  indifférence...  oh! 
que  son  indifférence  la  blessait  au  coeur! 

Magdalena  fondit  en  larme,  et  longtemps  el- 
le pleura.  Ces  larmes  la  sauvèrent  de  quel- 
que grave  maladie  peut-être;  chose  certaine, 
c'est  qu'elles  soulagèrent  sa  pauvre  âme  tortu- 
rée. 

Elle  se  coucha;  mais  elle  ne  dormit  guère. 
Lorsque  son  mari  monta  dans  sa  chambre,  qui 
n'était  séparée  de  celle  de  sa  femme  que  par 
un  boudoir,  il  passait  minuit.  Cependant,  elle 
en  eut  connaissance  et  elle  enfouit  son  visage 
dans  ses  oreillers,  afin  qu'il  n'entendit  pas  ses 
sanglots. 

Ce  ne  fut  que  vers  les  cinq  heures  du  matin 
qu'elle  put  dormir  enfin.  Elle  venait  de  pas- 
ser la  plus  affreuse  nuit  imaginable;  une  nuit 
qui  laisserait  ses  traces  tant  qu'elle  vivrait. 
Elle  avait  revécu  le  passé;  elle  avait  essayé 
d'envisager  l'avenir  le  plus  froidement  possi- 
ble. Et  puis,  elle  avait  pris  des  résolutions 
pour  le  lendemain;  ces  résolutions  elle  les  tien- 
drait. C'est  pourquoi,  lorsque  sonna  la  pre- 
mière cloche  pour  le  déjeuner,  elle  se  leva  et 
commença  à  s'habiller.  Cependant,  en  se  re- 
gardant dans  une  glace,  elle  fut  vraiment  ten- 
tée de  rester  dans  sa  chambre,  car  elle  était 
pitoyable  à  voir  :  les  yeux  cernés  de  bistre,  les 
joues  pâles,  les  lèvres  blanches...  De  se  voir 
ainsi,  cela  lui  rappela  la  nuit  où  elle  s'était 
éveillée  dans  son  cercueil;  lorsqu'elle  s'était 
vue,  dans  un  miroir,  cette  nuit-là,  elle  s'était 
fait  peur  à  elle-même...  elle  ne  s'était  pas 
reconnue . . . 

Mais,  qu'importait,  cette  fois!  Qu'elle  pa- 
rut bien  ou  mal,  qu'est-ce  que  cela  signifiait, 


106 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


puisque  Claude  ne  l'aimait  plus,  qu'il  la  mé- 
prisait, qu'il  la  haïssait  même? 

Allons!  La  dernière  cloche  du  déjeuner  ve- 
nait de  sonner.  Magdalena  avait  entendu 
Mme  d'Artois  quitter  sa  chambre  et  descendre 
précipitamment  l'escalier,  craignant  d'être  en 
retard  sans  doute. 

A  son  tour,  la  jeune  femme  descendit  dans 
la  salle  à  déjeuner.  A  son  arrivée,  Claude  et 
Mme  d'Artois,  qui  étaient  à  causer  ensemble, 
se  turent  subitement  et  la  regardèrent  avec 
un  sympathique  étonnement.  Magdalena  le 
savait  bien,  elle  était  changée  à  faire  peur. 

Ainsi  qu'il  avait  toujours  l'habitude  de  le 
faire,  Claude  alla  au-devant  de  sa  femme  et 
lui  présenta  le  bras  afin  de  la  conduire  à  son 
siège,  après  quoi  il  dit  à  Eusèbe  : 

— Apporte  un  verre  de  vin  à  Mme  de  L'Ai- 
gle. 

— Non!  Non!  protesta  Magdalena. 

--Un  peu  de  vin  vous  fera  du  bien,  j'en  suis 
sûre,  intervint  Mme  d'Artois  en  s'adressant  à 
Magdalena.  Votre  mal  de  tête  a  dû  vous  faire 
passer  la  nuit  blanche...  J'espère  que  vous 
vous  sentez  mieux,  ce  matin  ? 

Magdalena  le  comprit,  Mme  d'Artois  parlait 
pour  la  galerie,  ou,  du  moins,  pour  Eu- 
sèbe ou  pour  tout  autre  domestique  qui  se  se- 
rait trouvé  aux  alentours  de  la  salle  à  dé- 
jeuner. La  dame  de  compagnie  devait  se  rap- 
peler de  ce  que  la  jeune  femme  lui  avait  dit, 
la  veille;  c'est-à-dire  qu'elle  allait  tout  avouer 
à  son  mari,  et  elle  devait  deviner  que  les  cho- 
ses ne  s'étaient  pas  passées  ainsi  qu'elle  l'a- 
vait espéré. 

Le  vin  mit  un  peu  de  couleur  aux  joues  et 
aux  lèvres  de  Magdalena;  mais  elle  ne  put 
avaler  une  seule  bouchée.  Elle  but  seulement 
quelques  gorgées  de  café,  puis,  après  le  dé- 
jeuner, qui  fut  silencieux,  au  lieu  d'accompa- 
gner son  mari  aux  écuries,  cômme  elle  le  fai- 
sait d'ordinaire,  elle  monta  dans  son  boudoir  et 
là,  elle  se  livra  à  de  douloureuses  réflexions.  . . 
Que  lui  réservait  cette  journée .  qui  venait  de 
commencer?  Sans  doute,  il  y  aurait  des  ex- 
plications entre  elle  et  son  mari  et . . .  Proba- 
blement, Claude  la  ferait  demander,  ou  il  mon- 
terait la  trouver  dans  son  boudoir,  et  il  lui  di- 
rait froidement  de  s'en  aller.  Car  la  vie  ne 
serait  plus  tenable,  à  L'Aire  maintenant;  son 
mari  la  méprisait,  il  la  haïssait;  il  valait  mieux 
cent  fois  se  séparer... 

A  cette  pensée  d'une  séparation  toute  pro- 
che, elle  versa  des  larmes  amères.  Il  n'y 
avait  pas  encore  deux  ans  qu'ils  étaient  ma- 
riés, et  déjà,  c'était  fini  leur  bonheur;  ce  bon- 
heur si  grand  dont  ils  avaient  joui  depuis  leur 
mariage! 

Eh!  bien,  elle  partirait...  Après  tout,  elle 
n'aurait  qu'à  reprendre  sa  vie  de  jadis,  à  La 
Hutte.  Elle  y  avait  été  pleinement  heureuse; 
pourquoi  ne  le  serait-elle  pas  encore?  Elle  le 
savait  d'avance;  elle  serait  la  bienvenue.  Ze- 
non et  Séverin  la  combleraient  de  bontés  et  ils 
adoreraient  Claudette,  tous  deux.  Elle  re- 
prendrait, elle,  Magdalena,  la  coquette  cham- 
bre à  coucher  qui  avait  été  construite  expressé- 
ment pour  elle  et  où  elle  s'était  trouvée  logée 
comme  une  reine ...  Il  y  aurait  place,  dans 
cette  chambre,  pour  le  berceau  de  sa  petite . . . 


Oui.  elle  reprendrait  sa  vie  d'avant  son  ma- 
riage et  elle  parviendrait  à  s'en  contenter... 

Mais,  à  quoi  bon  se  faire  illusion;  essayer 
de  se  convaincre  de  ces  choses.  .  .  Non,  elle  ne 
pouvait  se  le  cacher  à  elle-même,  sa  vie  de 
jadis,  elle  ne  pourrait  jamais  la  reprendre 
oii  elle  l'avait  laissée...  La  Hutte,  pour  elle, 
avait  perdu  beaucoup  de  son  charme  d'autre- 
fois... depuis  qu'elle  habitait  un  château... 
Non  qu'elle  fut  devenue  le  moindrement  snob 
la  chère  enfant;  mais,  comme  l'avait  dit  Ze- 
non Lassève  un  jour  :  "De  la  hutte  au  château, 
il  y  a  loin.  .  .  " 

Èt  puis...  Mais  surtout...  Claude!  Son 
Claude!  Il  l'avait  tant  aimée!  Il  l'avait  en- 
tourée de  soins  si  prévenants,  si  délicats!  Elle 
allait  donc  le  quitter,  ne  plus  jamais  le  re- 
voir? Impossible!  Elle  en  mourrait...  Mê- 
me sa  petite,  sa  Claudette,  ne  pourrait  lui 
suffire,  la  consoler! 

— Ah!  se  disait-elle.  Si  j'avais  suivi  les  con- 
seils de  mon  père  adoptif  ;  si  j'avais  tout  dit  à 
Claude,  alors  que  nous  étions  fiancés  tous 
deux.  .  .  Il  m'aurait  quittée,  sans  doute;  mais 
la  douleur  que  j'en  aurais  ressentie  ne  saurait 
être  comparée  à  celle  d'aujourd'hui...  C'est 
que  je  suis  épouse  et  mère,  et  mon  mari  et 
mon  enfant  sont  ce  que  j'ai  de  plus  cher  au 
monde.  .  .  Claude!  0  Claude!  Mon  mari  bien- 
aimé!  Ciel!  0  ciel!  ajouta-t-elle  en  éclatant 
en  sanglots. 

Mais  des  pas  s'approchaient  de  son  bou- 
doir... Elle  sentit  son  coeur  se  serrer,  car 
elle  eut  le  pressentiment  que  l'heure  était  ve- 
nue et  que  son  mari  allait  lui  demander  des 
explications  et...  la  chasser. 

— Qui  est  là?  demanda-t-elle,  entendant 
frapper  à  sa  porte. 

— C'est  moi...  Suzelle,  Madame. 
— Entrez!  répondit  Magdalena.  Eh!  bien, 
qu'y  a-t-il.  Suzelle?  demanda-t-elle  aussitôt, 
afin  d'empêcher  la  fille  de  chambre  de  s'avan- 
cer dans  la  pièce,  car  elle  ne  voulait  pas  que 
les  domestiques  la  vissent  pleurer,  ou.  du 
moins,  s'aperçussent  qu'elle  venait  de  pleurer. 

— C'est  M.  de  L'Aigle.  Madame,  dit  Suzel- 
le. Monsieur  désire  s'entretenir  avec  vous  et 
il  demande  s'il  doit  monter  ici  ou  si  vous  pré- 
férez aller  le  rejoindre,  dans  la  bibliothèque. 

— Je  vais  descendre  à  la  bibliothèque.  Dites 
à  M.  de  L'Aigle  que  j'irai  le  trouver  là  dans 
un  quart  d'heure,  Suzelle,  fit  Magdalena. 

Après  le  départ  de  la  jeune  fille,  la  jeune 
femme  se  hâta  de  baigner  son  visage  dans  de 
l'eau  froide;  Claude  non  plus  ne  ■  devait  pas 
r>'apercevoir  qu'elle  avait  pleuré,  puis  elle  se 
disposa  à  descendre  trouver  son  mari. 

Ses  yeux  firent  le  tour  de  son  boudoir  et  de 
sa  chambre  à  coucher;  deux  pièces  luxueuses, 
aux  tentures  vieux  rose  et  or,  aux  boiseries 
émaillées  de  blanc.  Claude  n'avait  certes  rien 
épargné  pour  rendre  attrayantes  les  pièces  ré- 
servées à  sa  chère  Magdalena.  et  il  y  avait 
pleinement  réussi. 

Les  mains  de  la  jeune  femme  se  posèrent, 
avec  un  geste  caressant  sur  les  mille  riens  qui 
ornaient  les  cheminées,  les  tables,  les  guéri- 
dons... Ah!  ces  bibelots!  Qu'ils  tiennent  fort 
au  coeur  de  toute  femme!  Il  y  avait  des  sou- 
venirs de  voyage;  de  leur  voyage  en  Europe 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


107 


surtout,  qui  lui  étaient  précieux  et  chers  à 
plus  d'un  titre...  Bientôt,  toutes  ces  choses, 
ces  souvenirs  de  jours  heureux,  ne  lui  appar- 
tiendraient plus;  elle  serait  forcée  d'en  faire 
le  sacrifice .  .  . 

Mais,  qu'était-ce,  après  tout,  ces  objets, 
et  qu'elle  s'en  serait  passée  volontiers,  du  mo- 
ment que  son  mari  lui  serait  resté .  .  .  Son 
mari!...  Ah!  L'heure  allait  sonner  où  il  lui 
faudrait  lui  dire  adieu  pour  toujours...  Et 
elle  l'aimait  tant!  Depuis  le  premier  mo- 
ment où  elle  l'avait  aperçu,  sur  L'Aiglon,  elle 
l'avait  aimé...  C'est  parce  qu'elle  l'avait  trop 
aimé;  parce  qu'elle  avait  craint  de  le  perdre, 
qu'elle  avait  eu  des  secrets  pour  lui.  .  .  Secrets 
maudits,  qui,  aujourd'hui,  allaient  la  séparer  à 
jamais  de  son  bien-aimé! 

— Ombre  maudite  de  l'échafaud!  ne  put-elle 
s'empêcher  de  s'écrier  soudain,  tu  me  hante- 
ras donc  jusqu'à  la  fin  de  mes  jours  ? 

Mais  à  quoi  bon  se  désoler  ainsi  ?  A  quoi 
servait  de  se  révolter  contre  son  malheureux 
sort?  Claude  l'attendait;  il  lui  fallait  se  hâ- 
ter! Elle  irait  le  rejoindre,  à  la  bibliothèque, 
et  puis.  .  .  à  la  grâce  de  Dieu! 

Quittant  son  boudoir,  elle  sortit  dans  le  cor- 
ridor, ses  pieds  ne  faisant  pas  le  moindre 
bruit  sur  les  riches  tapis  de  velours. 

Avant  de  descendre  l'imposant  escalier  de 
marbre  blanc  conduisant  au  premier  plancher, 
elle  resta  quelque  temps  sur  la  galerie  entou- 
rant le  corridor  d'entrée,  et  penchée  sur  la 
rampë  de  fer  forgé,  elle  embrassa  d'un  regard 
ce  qui  l'environnait...  Quel  luxe!  Ses  yeux 
tombèrent  sur  l'aigle  de  bronze  et  elle  fut  se- 
couée d'un  frisson. 

— Mon  rêve...  se  dit-elle.  L'aigle  de  bron- 
ze, me  poursuivant  comme  pour  m'enserrer 
dans  ses  puissants  talons...  Mon  Dieu!  Mon 
Dieu! 

Mais  craignant  d'attirer  l'attention  de  quel- 
que domestique,  que  le  hazard  aurait  pu  con- 
duire dans  le  corridor,  Magdalena  descendit 
l'escalier  en  soupirant.  Bientôt,  toute  trem- 
blante, elle  entrait  dans  la  bibliothèque,  où 
Claude,  son  mari,  l'attendait. 

Fin  de  la  quatrième  Partie. 

Cinquième  Partie 

LE  SECRET  DE  CLAUDE 
I 

"LE  COURRIER,  MONSIEUR  CLAUDE"  I 

En  arrivant  dans  la  bibliothèque,  Magdalena 
vit  Claude,  qui  marchait  de  long  en  large;  il 
paraissait  nerveux  et  agité.  En  apercevant  sa 
femme  cependant,  il  accourut  au-devant  d'elle 
et  lui  offrit  un  fauteuil,  dans  lequel  elle  tomba 
plutôt  qu'elle  ne  s'assit. 

— Que  va-t-il  me  dire?  se  demandait-elle. 
Ah!  Je  le  sais  bien;  il  me  dira  tout  simple- 
ment de  m'en  aller;  que  nous  ne  pouvons  plus 
habiter  sous  le  même  toit ...  Il  me  fera  des 
reproches.  .  .  0  ciel!  Qu'il  me  tarde  que  cette 
entrevue  soit  finie! 


Quelle  fut  donc  sa  surprise,  en  voyant  son 
mari  se  jeter  à  genou  auprès  de  son  fauteuil 
et  lui  dire  : 

— Magdalena!  Ma  bien-aimée!  Pardonne- 
moi  si  j'ai  paru  un  peu  brusque,  hier!  J'ai 
été  tellement...  étonné...  tellement  peiné  de 
ce  que  tu  m'as  appris,  que  vraiment,  je  ne  me 
rendais  pas  tout  à  fait  compte  de  mes  ac- 
tions .  .  .  Magdalena,  dis  que  tu  me  pardon- 
nes! 

— Claude!    murmura-t-elle.    0  Claude! 

— Pauvre  chère  aimée!  Ne  va  .pas  croire 
que  ce  que  tu  m'as  dit  a  pu  changer  mes  sen- 
timents envers  toi,  au  moins!  Au  contraire; 
je  t'aime  plus  que  je  t'ai  jamais  aimée  peut- 
être,  parce  que  tu  as  tant  souffert,  sans  le  mé- 
riter, certes! 

— Mon  Claude,  tu  m'as  fait  tant  de  peine 
hier!  sanglota-t-elle.  Lorsque  tu  m'as  re- 
poussée, ah!    j'ai  cru  que  j'allais  en  mourir! 

— Repoussée,  dis-tu?  Non!  Non!  Je  ne  t'ai 
pas  repoussée,  ma  chérie;  tu  te  l'es  imaginée 
seulement.  .  .  Dis  que  tu  me  pardonnes  la  pei- 
ne que  j'ai  pu  te  faire...  involontairement, 
crois-le. 

— Te  pardonner!  s'écria-t-elle.  O  mon  Clau- 
de!... Je  pensais  que...  que  tu  allais  me 
chasser  et ,  .  . 

— Te  chasser!  Ma  pauvre  enfant!  Te  chas- 
ser! Mais!  Que  serait  la  vie  sans  toi;  que  se- 
rait cette  maison  sans  ta  présence,  chère, 
chère  adorée  ? 

— Ainsi,  Claude,  tu  veux  dire  que  nous  allions 
reprendre  le  fil  de  notre  vie  toi  et  moi,  com- 
me. .  .  s'il  ne  s'était  rien  passé  entre  nous? 

— Certes!  répondit-il. 

— Pourtant,  je  ne  veux  plus  avoir  de  secrets 
pour  toi  et  je  vais  te  raconter  tous  les  inci- 
dents de  ma  vie,  jusqu'au  jour  où  nous  nous 
sommes  rencontrés  pour  la  première  fois,  sur 
L'Aiglon...  Mon  pauvre  père!...  Il  était 
innocent,  quoiqu'il  soit  mort  sur  l'échafaud,  tu 
le  sais. 

— Oui!  Oui!  N'en  parlons  plus,  ma  chérie! 
s'écria  Claude  en  pâlissant  légèrement. 

— Nous  n'en  parlerons  plus .  .  .  Seulement, 
tous  le  reconnaissent  aujourd'hui,  il  était  in- 
nocent; les  véritables  meurtriers  ce  sont  ceux 
qui  lui  ont  infligé  une  mort  si  cruelle,  si  in- 
fâmante.  .  .  Lui,  mon  père,  est  mort  martyr. 

— Je  t'en  supplie,  ma  chérie,  n'en  parlons 
plus.  Ce  sujet  ne  saurait  que  t'attrister  et.  .  . 
moi  aussi,  fit  Claude  d'une  voix  altérée. 

Le  sujet  l'énervait,  lui  déplaisait  aussi, 
c'était  évident,  et  sa  femme  ne  fut  pas  lente  à 
s'en  apercevoir.  Elle  lui  parla  donc  d'autre 
chose:  de  sa  vie,  à  G...;  des  rebuffades  dont 
elle  avait  été  presque  journellement  l'objet, 
alors  qu'elle  ne  possédait  qu'une  véritable 
amie,  à  part  de  son  "oère  adoptif  ;  cette  bonne 
Mme  d'Artois.  Magdalena  parla  de  la  lon- 
gue et  pénible  maladie  Qu'elle  avait  eue;  de  son 
sommeil  léthargique;  de  son  réveil;  des  funé- 
railles et  de  l'enterrement  du  cercueil  vide. 
Elle  raconta  en  détails  sa  fuite  de  G.  .  .,  dé- 
guisée en  garçonnet,  une  nuit,  avec  Zenon  Las- 
sève,  et  sa  vie,  depuis  lors,  sur  la  Pointe 
Saint-André,  sous  le  nom  de  Théo. 

— Maintenant,  ajouta-t-elle,  en  souriant  un 
peu  tristement,  te    voilà  au  courant  de  toutes 


108 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


les  épisodes  de  ma  vie.  Je  n'ai  plus  et  je  n'au- 
rai jamais  de  secrets  pour  toi.  Vois-tu,  Clau- 
de, reprit-elle,  mon  oncle  Zenon  m'avait  con- 
seillé de  tout  te  dire,  de  ne  pas  me  marier  avec 
ce  secret  sur  ma  conscience...  Sais-tu  pour- 
quoi je  ne  l'ai  pas  écouté? 

— Non,  Magdalena,  je  ne  le  sais  pas.  Mais 
qu'importe  après  tout. 

— C'est  que  je  craignais  de  te  perdre. . .  Je 
me  disais  que  tu  ne  voudrais  pas  épouser  "la 
fille  d'un  pendu"  pour  parler  comme  les  stu- 
pides  gens  de  G. . .. 

— 0  ma  chère  bien-aimée!  Pauvre  petite 
martyre  va!  s'exclama  Claude,  en  pressant  sa 
femme  dans  ses  bras. 

— Claude,  demanda-t-elle  soudain,  réponds- 
moi  franchement;  m'aurais-tu  épousée,  quand 
même,  si  tu  avais  su .  . . 

Hésita-t-il  avant  de  répondre?  Magdalena 
ne  le  saurait  jamais  au  juste.  Et  puis,  quand 
il  aurait  été  muet  durant  l'espace  de  quelques 
secondes,  ce  mutisme  ne  pouvait-il  être  mis  sur 
le  compte  des  émotions  de  toutes  sortes  par 
lesquelles  il  venait  de  passer? 

— Si  je  t'aurais  épousée  quand  même,  ma 
chérie  ?  s'écria-t-il  enfin.  Peux-tu  en  dou- 
ter?... Ah!  oui,  je  t'aurais  épousée,  quand 
ça  n'aurait  été  que  pour  réparer.  .  . 

— Réparer  ?  . . .  Que  veux-tu  dire,  Claude  ? 
s'exclama-t-elle. 

— Mais . .  .  répondit-il,  en  bégayant  un  peu, 
je  veux  dire. .  .  pour  réparer  les  injustices,  le 
mal  que  t'a  fait  la  vie,  le  monde,  ma  bien-ai- 
mée, ou  plutôt,  pour  te  faire  oublier  toutes  tes 
épreuves,  en  t'entourant  de  soins  et  de  tendres- 
ses. . . 

— Ce  que  tu  as  si  bien  su  faire,  mon  mari, 
interrompit-elle  en  souriant  tendrement.  O 
mon  Claude,  tu  as  toujours  été  si  bon  pour 
moi! 

Quand  Mme  d'Artois  apprit  que  le  malen- 
tendu entre  les  deux  époux  n'existait  plus,  elle 
en  fut  très  heureuse.  Ça  n'avait  été  qu'un  nu- 
age, après  tout;  mais  ce  nuage  avait  menacé, 
pour  un  instant,  d'assombrir  leur  ciel  conju- 
gal. 

Ce  printemps-là  fut  assez  froid;  on  se  se- 
rait cru  en  automne  plutôt.  Il  y  eut  cependant 
des  jours  ensoleillés  où  l'on  sentait  qu'il  fai- 
sait bon  vivre  et  où  l'on  était  tenté  de  s'écrier 
avec  le  poète  :  "Oh!  Qu'il  est  bon  Celui  qui 
créa  le  printemps"! 

Lorsque  revint  la  date  du  2  juin,  on  célébra 
le  deuxième  anniversaire  du  mariage  de  Clau- 
de et  de  Magdalena.  Ce  fut  une  belle  fête,  en- 
core, cette  fois,  quoique  Mme  de  St.  Georges  ne 
vint  pas  surprendre  ses  amis  à  l'heure  du  dî- 
ner, ainsi  qu'elle  l'avait  fait  l'année  précéden- 
te. Thaïs  était  partie  pour  l'Europe  avec  une 
de  ses  cousines,  elle  y  serait  un  temps  indéfi- 
ni. Le  docteur  Thyrol  et  sa  femme  rempla- 
cèrent Thaïs;  ils  vinrent  dîner  à  L'Aire  et  y 
passer  la  veillée.  Zenon  et  Séverin  étaient 
aussi  de  la  fête. 

Il  se  faisait  tard  quand  les  invités  retour- 
nèrent chez  eux.  Le  médecin  et  sa  femme  ac- 
ceptèrent de  prendre  place  dans  la  voiture  de 
Zenon  et  de  Séverin. 

— Sais-tu,  Esnest,  dit  Mme  Thyrol,  lorsqu'el- 
le et  son  mari  furent  de  retour  dans  leur  mai- 


son, ce  soir-là,  je  crois  que  M.  et  Mme  de  L'Ai- 
gle sont  les  gens  les  plus  heureux  du  monde. 

— Je  le  crois,  moi  aussi,  répondit  le  médecin, 
Mme  de  L'Aigle  est  gentille  et  charmante; 
quant  à  M.  de  L'Aigle  c'est  un  parfait  gentil- 
homme. 

— Il  est  plutôt  froid  M.  de  L'Aigle,  je  trou- 
ve, et  aussi  très  hautain  cependant...  N'es- 
tu  pas  de  mon  opinion,  Elrnest? 

— Peut-être  as-tu  raison,  Leola;  mais  il  est 
fort  agréable  causeur  et  il  est  d'une  hospita- 
lité!... 

— Je  voudrais  bien  savoir  pourquoi  on  le 
nomme  si  souvent  :  "le  mystérieux  M.  de  L'Ai- 
gle".. .  fit  Mme  Thyrol,  songeuse.  Il  doit  y 
avoir  des  raisons  pour  cela...  J'espère,  pour 
sa  pauvre  petite  femme. . . 

—Tut!  Tut!  dit  le  docteur  Thyrol  en  haus- 
sant les  épaules.  Sornettes  que  cela,  oui  sor- 
nettes! M.  de  L'Aigle  est  très  réservé  et  on  ne 
le  comprend  pas  tout  à  fait,  voilà  tout;  c'est 
pourquoi  on  le  taxe  d'être  mystérieux- 

— Mais,  Ernest,  fit  Leola,  s'il  y  a  du  mystère 
quelque  part,  c'est  triste  pour  cette  pauvre  pe- 
tite Mme  de  L'Aigle,  vois-tu.  . . 

Elle  se  tut  subitement,  car,  ayant  jeté  les 
yeux  sur  son  mari,  elle  venait  de  constater 
qu'il  ne  l'écoutait  plus,  et  pour  cause  :  il  s'était 
endormi. 

Après  la  fête  anniversaire  de  leur  mariage, 
la  vie  s'écoula  sans  incidents  dignes  d'être 
rapportés,  pour  Claude  et  Magdalena,  jusqu'à 
la  date  du  20  juin  quand  survint  quelque  chose, 
que  Mme  d'Artois  trouva  pour  le  moins  sin- 
gulier. 

On  veillait  sur  la  terrasse.  Sur  un  rocher 
plat,  tout  près  de  l'eau,  Magdalena  était  assi- 
se, Claudette  endormie  dans  ses  bras.  Sur  un 
banc  rustique,  non  loin  de  la  maison,  Claude 
fumait  un  cigare  dont  l'arôme  s'élevait  dans 
l'air  pur  du  soir;  les  yeux  posés  sur  sa  femme, 
il  paraissait  l'admirer,  ainsi  que  l'enfant  qu'el- 
le berçait  doucement.  Au  pied  de  l'une  des  co- 
lonnes supportant  un  des  aigles  de  pierre,  Mme 
d'Artois  s'était  installée;  elle  tricottait  des 
chaussettes  pour  sa  petite  filleule.  Une  gran- 
de tranquillité  régnait  partout. 

Soudain,  cette  tranquillité  fut  interrompue 
par  des  pas  s'approchant  de  la  terrasse  :  c'était 
Eusèbe,  revenant  du  bureau  de  poste;  il  s'a- 
cheminait vers  Claude  de  L'Aigle.  Machina- 
lement, Mme  d'Artois  suivait  le  domestique  du 
regard.  Elle  le  vit  s'approcher  de  son  maître, 
qui  continuait  à  fumer.  Mais  tout  à  coup,  le 
cigare  s'échappa  des  lèvres  de  Claude  et  tom- 
ba sur  le  sol,  puis  ses  yeux  s'ouvrirent  très 
grands,  comme  effrayés.  Pourquoi  ?  .  .  .  Qui 
eut  pu  le  dire?  Il  ne  s'était  produit  rien  que 
de  bien  ordinaire  pourtant  :  Eusèbe  venait  de 
poser  sur  le  banc  des  lettres  et  journaux,  en  di- 
sant : 

— Le  courrier,  M.  Claude! 

Mais  ces  paroles  avaient,  assurément,  une 
certaine  signification  pour  Claude  de  L'Aigle, 
car,  Mme  d'Artois,  qui  l'observait,  sans  trop 
s'en  rendre  compte  peut-être,  le  vit  pâlir  légè- 
rement et  échanger  avec  son  domestique  un  re- 
gard plein  de  mystère.  Elle  le  vit,  ensuite, 
s'emparer  de  l'une  des  lettres  qu'on  venait  de 
lui  remettre  et  la  glisser  dans  une  des  poches 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


109 


intérieures  de  son  habit,  tandis  que  ses  yeux  al- 
laient vivement  vers  Magdalena,  comme  pour 
s'assurer  qu'elle  n'avait  eu  connaissance  de 
rien  de  ce  qui  venait  de  se  passer.  La  dame 
de  compagnie  remarqua  aussi,  en  passant,  que 
l'enveloppe  contenant  la  lettre  (malencontreu- 
se évidemment)  était  longue  et  étroite. 

Magdalena  n'avait  pas  eu  connaissance  de  la 
pantomime  entre  le  domestique  et  son  maître; 
elle  continuait  à  bercer  son  enfant,  tout  en 
murmurant  un  chant  doux  et  léger.  Mme 
d'Artois  cependant,  qui  venait  d'être  témoin  du 
petit  drame  silencieux,  se  sentit  secouée  d'un 
frisson  et  son  coeur  fut  étreint  comme  d'un  fu- 
neste pressentiment. 

II 

LE  MENSONGE 

Claude  de  L'Aigle  était  absent  depuis  la  veil- 
le. Il  était  parti  le  lendemain  de  l'arrivée  de 
la  "mystérieuse  lettre"  pour  parler  comme 
Mme  d'Artois,  lorsqu'elle  faisait  ses  réflexions 
in  petto.  Il  avait  été  appelé  à  Québec,  pour 
une  assemblée  d'astronomes;  assemblée  impor- 
tante, qu'il  ne  saurait  manquer,  avait-il  an- 
noncé. 

— S'il  ne  faisait  pas  si  chaud,  avait  dit  Mag- 
dalena, lorsque  son  mari  lui  eut  appris  qu'il 
partait,  je  t'accompagnerais  à  Québec.  Le  fait 
est  que  j'aurais  affaire  dans  les  magasins... 
Penses-tu  qu'il  fait  plus  chaud  à  la  ville  qu'ici, 
Claude  ? 

— Infiniment  plus,  ma  chérie,  avait-il  répon- 
du vivement.  Je  te  conseille  d'attendre.  Nous 
irons  à  Québec  quand  tu  le  voudras;  le  mois 
prochain,  si  tu  le  désires. 

— Evidemment,  se  disait  Mme  d'Artois,  qui 
était  présente,  M.  de  L'Aigle  ne  tient  pas  à  ce 
que  sa  femme  l'accompagne. . .  J'espère  qu'elle 
ne  s'en  aperçoit  pas,  la  chère  enfant! 

Magdalena  aurait  aimé  aller  passer  un  jour 
ou  deux  à  La  Hutte  pendant  l'absence  de  Clau- 
de, avec  Claudette,  Rosine  et  Mme  d'Artois; 
mais  il  pleuvait  à  boire  debout  et  elle  dut  re- 
noncer à  son  projet.  Son  mari  absent  et  la 
pluie  tombant  à  verse!  Pouvait-on  imaginer 
rien  de  plus  déprimant? 

Le  surlendemain  du  départ  de  Claude,  alors 
que  Magdalena  était  dans  la  serre  des  roses, 
elle  entendit  la  voix  d'Euphémie  Cotonnier  ve- 
nant de  l'étude;  elle  causait  avec  quelqu'un,  sa 
tante  probablement.  La  jeune  femme  fut  lé- 
gèrement surprise,  sans  être  très  intéressée, 
car  elle  avait  été  sous  l'impression  que  la  se- 
crétaire était  absente  de  L'Aire,  depuis  quel- 
ques jours. 

— Puisque  M.  de  L'Aigle  est  parti  pour  Qué- 
bec, disait  Candide,  continuant,  évidemment, 
une  conversation  commencée,  tu  aurais  pu  res- 
ter encore  une  journée  ou  deux  avec  ta  mère, 
Euphémie. 

— Vous  dites  que  M.  de  L'Aigle  est  allé  à 
Québec?    A  Québec,  ma  tante? 

— Mais,  oui.  J'ai  entendu  Monsieur  dire  ce- 
la à  Madame,  la  veille  de  son  départ,  alors 
que  je  passais  dans  un  corridor. 

— Ha  ha  ha!  rit  Euphémie. 


— Eh!  bien,  ma  bonne,  qu'est-ce  qui  t'amuse 
tant,  hein? 

— M.  de  L'Aigle  est  allé,  non  à  Québec,  mais 
à  Montréal,  tante  Candide.  J'étais  à  côté  de 
lui,  près  du  guichet  de  la  gare,  avant  hier  ma- 
tin, lorsqu'il  a  demandé  un  billet  de  première 
pour  Montréal. 

— Ma  pauvre  Euphémie,  répondit  Candide, 
ce  ne  sont  pas  précisément  de  nos  affaires  où 
M.  de  L'Aigle  est  allé,  je  crois.  Qu'il  soit  par- 
ti pour  Montréal  ou  pour  Québec,  ça  ne  nous 
concerne  pas,  que  je  sache. 

— Vous  avez  raison,  ma  tante,  et  M.  de  L'Ai- 
gle peut  dire  ce  qui  lui  plait  à  sa  trop  naïve, 
trop  crédule  épouse,  fit  Euphémie,  toujours 
riant;  mais  de  dire  qu'il  va  dans  une  ville 
quand  il  a  l'intention  d'aller  dans  une  autre,, 
cela  prouve  qu'ils  sont  presque  toujours  inex- 
plicables les  agissements  du  "mystérieux  M. 
de  L'Aigle",  n'est-ce  pas? 

Magdalena  n'en  écouta  pas  davantage.  Elle 
se  dirigea  vers  le  corridor  d'entrée  et  dit  à 
Mme  d'Artois  qui  y  était  installée  avec  son. 
tricot  : 

— Mme  d'Artois,  Claude  a  bien  dit,  n'est-ce 
pas,  qu'il  allait  à  Québec  ? 

— Oui,  certainement!  lui  fut-il  répondu. 

— Je  viens  d'entendre  une  conversation  en- 
tre Mlle  Cotonnier  et  sa  tante;  elle  prétend, 
Mlle  Cotonnier  je  veux  dire,  que  Claude  a  pris 
un  billet  pour  Montréal  et  non  pour  Québec, 
avant-hier  matin.    N'est-ce  pas  étrange? 

— Je  ne  me  fierais  pas  trop...  aux  oreilles 
de  Mlle  Cotonnier,  si  j'étais  vous,  Magdalena,. 
dit  Mme  d'Artois. 

— Mais,  elle  dit  qu'elle  était  tout  à  côté  de 
mon  mari,  au  guichet  de  la  gare,  et  qu'elle  l'a 
entendu  demander  un  billet  de  première  pour 
Montréal. 

— Alors,  quelque  chose  sera  survenu,  au  der- 
nier moment,  pour  forcer  M.  de  L'Aigle  à  chan- 
ger son  itinéraire,  chère  enfant,  assura  la  da- 
me de  compagnie  d'un  ton  tranquille,  quoique 
son  coeur  se  serrât,  sans  trop  comprendre 
pour  quelle  raison. 

— Je  lui  demanderai,  à  Claude,  pourquoi  il  a 
changé  ses  plans  au  dernier  moment  dit  la  jeu- 
ne femme.  Il  a  dû  avoir  des  raisons  sérieu- 
ses pour  ce  faire,  ne  le  pensez-vous  pas? 

— J'en  suis  convaincue,  Magdalena. 

Restée  seule  dans  le  corridor,  Mme  d'Artois, 
se  livra  à  ses  réflexions  : 

— Heureusement,  se  disait-elle,  Magdalena. 
ne  prend  pas  cet  incident  à  coeur.  Elle  a  une 
telle  confiance  en  son  mari...  Ah!  Tant 
mieux!  Moi,  je  n'en  puis  dire  autant;  je  com- 
mence à  croire  que  ce  n'est  pas  sans  raison; 
qu'on  l'appelle  le  "mystérieux  M.  de  L'Aigle";, 
J'espère  que  je  le  soupçonne  à  tort. . .  Je  don- 
nerais volontiers  la  moitié  de  mon  salaire  pour 
savoir  si  M.  de  L'Aigle  est  allé  à  Montréal  plu- 
tôt qu'à  Québec,  et  pourquoi  il  a  trompé  sa 
femme  de  cette  façon...  Il  avait  des  raisons, 
bien  sûr,  pour  dire  qu'il  allait  dans  une  ville, 
quand  il  avait  l'intention  d'aller  dans  une  au- 
tre . .  .  Car,  pour  croire  qu'il  a  changé  son  iti- 
néraire au  dernier  moment,  je  n'en  crois  rien, 
absolument  rien...  Oui,  je  donnerais  beau- 
coup pour  savoir  à  quoi  m'en  tenir! 


110 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AKiLE 


Quelqu'un  qui  eut  pu  renseigner  Mme  d'Ar- 
tois sur  les  agissements  de  Claude  de  L'Aigle, 
et  qui  l'eut  fait  pour  rien,  c'était  Séverin  Roc- 
ques. 

Séverin  n'avait  pas  voulu  laisser  seul  Zenon 
Lassève,  dans  le  temps  des  "fêtes";  il  avait 
donc  remis  sa  visite  chez  sa  tante  Lefranc,  à 
l'été.  Or,  un  bon  matin,  les  deux  hommes, 
(Zenon  et  Séverin)  avaient  quitté  la  Pointe 
Saint-André,  en  voiture,  en  route  pour  la  Ri- 
vière-du-Loup,  car  Séverin  partait  pour  Mont- 
réal, où  il  avait  affaire;  il  se  proposait  d'arrê- 
ter à  Lévis,  à  son  voyage  de  retour. 

Etant  arrivé  à  la  gare  de  la  Rivière-du-Loup 
un  peu  en  retard,  Séverin  était  accouru  au  gui- 
chet, acheter  un  billet  de  seconde  classe  pour 
Montréal. 

— Car,  disait-il  souvent  à  qui  voulait  l'en- 
tendre, pourquoi  prendrais-je  un  billet  de  pre- 
mière, quand  je  voyage,  puisque  je  passe  tout 
mon  temps  dans  le  wagon  de  deuxième  classe, 
à  fumer? 

Comme  Séverin  allait  sauter  dans  le  train, 
il  aperçut  Claude  de  L'Aigle,  accompagné  d'un 
homme  portant  sa  valise;  il  se  dirigeait  vers 
le  Pullman.  Séverin  eut  pu  lui  parler,  lui 
dire  un  "bonjour",  en  passant;  mais  le  mari 
de  Magdalena  lui  en  avait  toujours  imposé 
quelque  peu.  Le  brave  garçon  se  disait  (bien 
à  tort  assurément)  qu'il  n'était  que  toléré,  à 
L'Aire,  à  cause  de  Zenon  Lassève...  Et  puis, 
s'il  eut  adressé  la  parole  à  M.  de  L'Aigle,  ce- 
lui-ci se  serait  cru  obligé  probablement  de 
lui  offrir  un  siège  dans  le  wagon  de  luxe,  ce 
qui  eut  beaucoup  embarassé  l'humble  villa- 
geois de  Saint-André. 

Arrivé  à  Lévis,  Séverin  prit  passage  à  bord 
du  traversier,  pour  Québec,  en  même  temps 
que  Claude;  mais,  pas  plus  qu'à  la  gare  de  la 
Rivière-du-Loup,  ce  dernier  ne  le  vit. 

A  la  gare  de  Québec,  l'après-midi  de  ce  mê- 
me jour,  Séverin  vit,  encore  une  fois,  le  pro- 
priétaire de  L'Aire,  qui,  lui  aussi,  prenait  le 
train. 

— Nous  voyageons  de  compagnie,  M.  de 
L'Aigle  et  moi,  à  ce  qu'il  parait!  se  disait-il 
en  souriant.  Je  présume  qu'il  se  rend  à  Mont- 
réal, lui  aussi. 

Le  lendemain,  dans  une  des  principales  rues 
de  la  ville,  Séverin  aperçut,  de  nouveau,  Clau- 
de, sans  que  celui-ci  le  vit.  Séverin  remarqua 
que  Claude  avait  l'air  préoccupé. 

— Ma  foi!  se  dit-il,  moitié  riant,  c'est  com- 
me un  sort!  J'aperçois  M.  de  L'Aigle,  à  tout 
propos,  sans  qu'il  me  voie,  lui...  C'est  quel- 
que peu...  curieux  l'effet  que  ces  rencontres 
me  font.  .  .  Ne  dirait-on  pas  que  je  le  pour- 
suis, cet  homme...  que  je  le...  surveille... 
que  je  le...  guette?  Ah!  Bah!  Suis- je  ridi- 
cule un  peu!  Dans  tous  les  cas,  il  va  retour- 
ner à  Saint-André  aujourd'hui  ou  demain  le 
plus  tard  probablement;  il  n'est  jamais  long- 
temps absent  de  L'Aire.  .  .  Eh!  bien,  pour  dire 
le  vrai,  je  ne  serai  pas  fâché  de  constater  qu'il 
est  retourné  chez  lui...  Sans  que  je  puisse 
m'expliquer  pourquoi,  il  me  semble  qu'il  y  a 
quelque  chose  de...  de...  sinistre  dans  ces 
rencontres  d'un  homme  qui  est  tout  à  fait  in- 
conscient de  ma  présence  ainsi...  C'est  com- 
me si  je  rencontrais  un...   un  revenant... 


une.  .  .  ombre,  ou,  du  moins,  un  être  étrange; 
oui,  étrange,  car,  on  dirait  que  ce  n'est  pas  le 
même  personnage  M,  de  L'Aigle  de  L'Aire  et 
le  M.  de  L'Aigle  qui  se  promené,  seul  et  pré- 
occupé, dans  les  rues  de  la  ville.  .  .  Mais,  tiens! 
Je  ne  peux  pas  définir  au  juste  l'impression 
que  je  ressens  à  l'égard  du  mari  de  Magdale- 
na; tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  j'ai  hâte  qu'il 
retourne  chez  lui  et  que  j'en  aie  fini  de  le  voir 
à  tout  bout  d'champ  ainsi! 

Mais  il  n'en  avait  pas  fini;  il  s'en  manquait 
de  beaucoup! 

Lorsque  Claude  revint  chez  lui,  après  avoir 
été  absent  six  jours,  sa  femme  lui  fit,  comme 
toujours,  une  chaleureuse  réception.  Le  temps 
lui  avait  paru  bien  long.  Il  avait  plu  conti- 
nuellement et  elle  avait  été  portée  au  spleen. 
Ce  fut  donc  une  joie  pour  elle  de  revoir  son 
mari. 

Installée  dans  la  bibliothèque,  après  le  dî- 
ner, le  soir  du  retour  de  Claude  et  alors  que 
celui-ci  dépouillait  son  courrier,  Magdalena  de- 
manda soudain  : 

— Claude,  est-ce  à  Québec  ou  à  Montréal  que 
tu  es  allé  ? 

Mme  d'Artois  leva  les  yeux  de  sur  son  tri- 
cot et  regarda  fixément  Claude  de  L'Aigle.  El- 
le le  vit  rougir  légèrement  et  elle  remarqua 
que  sa  réponse  était  un  peu  lente  à  venir;  il  se 
demandait,  probablement,  s'il  allait  dire  la  vé- 
rité ou  non. 

— Je  suis  allé  à  Montréal,  ma  chérie,  répon- 
dit-il. 

— Tu  m'avais  dit... 

— Oui,  je  sais.  Un  télégramme,  reçu  le  soir 
même  de  mon  arrivée  à  la  Rivière-du-Loup, 
m'annonçait  que  l'assemblée  du  Club  Astro- 
nomique aurait  lieu  à  Montréal,  plutôt  qu'à 
Québec. 

— Mais,  Claude,  fit  Magdalena,  s'il  était  ar- 
rivé quelque  chose  ici,  comment  aurais-je  pu 
t'en  avertir?  Te  croyant  à  Québec,  j'aurais 
adressé  un  télégramme  à  l'hôtel  L.  .  .  de  cette 
ville,  oiî  nous  nous  retirons  toujours. 

— C'est  vrai,  tu  as  raison,  chère  enfant... 
Je  n'avais  pas  pensé  à  cela.  Une  autre  fois, 
si  pareille  chose  arrivait,  je  t'en  avertirais  im- 
médiatement. Je  te  demande  bien  pardon  d'a- 
voir agi  si  sottement,  Magdalena. 

— Oh!  Il  n'y  a  rien  à  pardonner,  cher  Clau- 
de, puisqu'il  n'y  a  eu,  heureusement,  aucune 
occasion  de  t'envoyer  un  message,  fit  la  jeune 
femme  en  souriant.    N'en  parlons  plus. 

Evidemment,  Magdalena  ajoutait  foi  aux  ex- 
plications de  son  mari. 

— Tant  mieux!  Oh!  Tant  mieux!  se  disait 
Mme  d'Artois.  Quant  à  moi,  je  suis  positive 
d'une  chose;  c'est  que  M.  de  L'Aigle  vient  de 
mentir.  .  .  Il  y  a  certainement  quelque  chose  de 
fort  mystérieux  dans  la  vie  de  cet  homme... 
Si  au  moins,  Magdalena  peut  continuer  à  avoir 
en  lui  une  confiance  aussi  entière...  Car,  le 
jour  où  elle  soupçonnera  son  mari  de  la  trom- 
per, ou  de  lui  cacher  quelque  chose,  elle  en 
sera  infiniment  malheureuse...  Eh!  bien,  je 
veillerai ...  et  je  la  protégerai,  la  pauvre  peti- 
te, si  jamais  il  y  a  lieu! 

Dix  jours  plus  tard,  Séverin  Rocques  reve- 
nait à  La  Hutte,  à  la  grande  joie  de  Zenon  Las- 
sève, qui  s'était  beaucoup  ennuyé  de  son  com- 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


111 


pagnon.  Pourtant  c'était  un  Séverin  tout 
changé;  sa  belle  humeur  semblait  s'être  en- 
fuie et  il  était  distrait,  inquiet  et  nerveux.  La 
première  question  qu'il  posa,  ce  fut  : 

— M.  de  L'Aigle  est-il  de  retour  à  L'Aire,  M. 
Lassève  ? 

— Mais,  oui,  Séverin!  M.  de  L'Aigle  est  de 
retour  depuis  une  dizaine  de  jours  au  moins. 
Je  les  ai  vus,  hier;  lui  et  Magdalena,  je  veux 
dire.  Ils  sont  venus  ici,  avec  la  petite.  Ils 
étaient  superbes  de  santé  et  de  bonne  humeur, 
tous  trois. 

— Ah!  Tant  mieux!  s'était  écrié  Séverin. 
Tout  bas,  il  avait  murmuré  :  "Pauvre  Magda- 
lena! Que  Dieu  la  garde,  la  chère  enfant!  O 
ciel!  Si  elle  se  doutait  de...  de...  ce  que 
j'ai  découvert,  durant  mon  voyage,  elle  en 
mourrait,  oui,  elle  en  mourrait,  pour  sûr!  " 

Qu'avait  donc  Séverin  Rocques  ?  Quelle  dé- 
couverte avait-il  faite? 

III 

INEXPLICABLE  ATTITUDE  DE  SEVERIN 

Quelques  jours  après  le  retour  de  Séverin, 
Claude  et  Magdalena  vinrent  à  La  Hutte. 

— Ah!  Séverin!  s'écria  Magdalena  en  aper- 
cevant le  brave  garçon.  Y  a-t-il  longtemps 
que  vous  êtes  de  retour  ? 

— Depuis  quelques  jours  seulement,  Magda- 
lena, répondit-il.  Claudette? 

— Nous  ne  l'avons  pas  emmenée,  parce  qu'el- 
le dormait,  au  moment  où  nous  nous  dispo- 
sions à  partir,  dit  la  jeune  femme. 

— Vous  avez  fait  un  bon  voyage,  M.  Roc- 
ques? questionna  Claude. 

— Merci,  M.  de  L'Aigle,  j'ai  fait  un  excellent 
voyage,  répondit  Séverin  d'un  ton  froid  qui  les 
surprit  tous,  surtout  Magdalena. 

Il  ne  vit  pas,  probablement,  la  main  que 
Claude  lui  tendait,  parce  qu'il  était  à  offrir 
une  chaise  à  Magdalena. 

— Vous  vous  êtes  rendu  jusqu'à  Montréal, 
Séverin?    Ceci  de  Magdalena. 

— Oui,  je  me  suis  rendu  jusqu'à  Montréal, 
dit-il,  en  jetant  sur  Claude  de  L'Aigle  un  re- 
gard que  Magdalena  surprit  en  passant  et 
dont  elle  ne  comprit  pas  du  tout  la  significa- 
tion. 

— Qu'a  donc  Séverin?  se  demanda-t-elle.  Il 
n'est  certainement  pas  comme  d'habitude... 
On  dirait  que  son  voyage  lui  a  laissé  de  péni- 
bles impressions ...  Et  puis,  est-ce  qu'il  n'ai- 
merait pas  Claude  ?  Je  n'avais  jamais  re- 
marqué ce  dernier  fait  avant  aujourd'hui; 
mais,  assurément,  il  a  l'air  d'en  vouloir  à  mon 
mari  pour  quelque  chose .  . .  Qu'est-ce  ?  Clau- 
de l'aurait-il  offensé...  sans  le  vouloir?  Car, 
il  n'offenserait  personne  volontairement  mon 
cher  mari! 

Les  de  L'Aigle  furent  une  heure  à  peu  près 
à  La  Hutte.  Magdalena  était  parvenue  à 
échanger  quelques  mots  avec  Zenon  Lassève, 
à  propos  de  Séverin  : 

— Il  y  a  quelque  chose  qui  le  tracasse,  c'est 
certain,  avait-elle  dit.  Il  me  semble  qu'il  n'est 
plus  le  même. 

— Il  est  ainsi,  depuis  son  retour  de  voyage. 


répondit  Zenon;  mais,  tu  le  penses  bien,  ma 
fille,  je  ne  l'ai  pas  questionné. 

— On  dirait  que  Séverin  en  veut  à  Claude, 
oncle  Zenon,  fit  la  jeune  femme,  dont  les  yeux 
se  remplirent  de  larmes. 

— En  vouloir  à  Claude!  A  ton  mari!  Al- 
lons donc!  Ma  pauvre  enfant,  tu  sais  bien  que 
c'est  impossible!  Pourquoi  lui  en  voudrait-il 
d'ailleurs,  je  te  le  demande? 

— Dans  tous  les  cas,  si  Séverin  a  des  ennuis, 
j'en  suis  fort  peinée ...  Il  parait  avoir  perdu 
sa  belle  gaité.  .  .  d'avant  son  voyage. 

Après  le  départ  de  leurs  visiteurs,  Séverin 
dit  à  Zenon  : 

— Magdalena  parait  être  très  heureuse, 
n'est-ce  pas. 

— Je  crois  bien  qu'elle  est  la  femme  la  plus 
heureuse  du  monde,  répondit  Zenon  en  sou- 
riant. Comment  pourrait-il  en  être  autrement 
d'ailleurs?  Son  mari  la  comble  de  prévenan- 
ces et  de  bontés. 

— Elle  n'a  que  ce  qu'elle  mérite,  en  fin  de 
compte,  fit  Séverin.  Puisse-t-elle  être  heureu- 
se toujours  la  chère  enfant! 

— Savez-vous,  mon  ami,  dit  Zenon  en  riant 
d'un  bon  coeur,  Magdalena  s'imagine  des  cho- 
ses et. . . 

— Elle  s'imagine  des  choses,  dites-vous,  M. 
Lassève?    Quelles  choses  ? 

— Pour  commencer,  elle  est  inquiète  à  votre 
sujet,  Séverin. 

— A  mon  sujet?  A  moi?  Comment  donc 
cela? 

— Elle  m'a  dit  que  vous  paraissiez  soucieux, 
ennuyé,  à  propos  de  quelque  chose...  Elle  a 
même  ajouté.  . .  Ah!  mais,  c'est  si  ridicule  que 
je  ne  le  répéterai  pas,  je  crois. 

— Il  faut  me  le  répéter,  au  contraire,  M. 
Lassève,  dit  Séverin  en  souriant.  Car  les  re- 
marques que  Magdalena  auraient  pu  passer 
sur  son  compte  ne  devaient  avoir  rien  de  bien 
préjudiciables  à  son  caractère,  à  lui  Séverin. 

— Puisque  vous  tenez  à  ce  que  je  vous  ré- 
pète ses  paroles,  les  voici  :  "Je  crois  qu'il  y  a 
quelque  chose  qui  tracasse  Séverin...  et  puis, 
on  dirait  qu'il  en  veut  à  Claude".  Ha  ha  ha! 
rit  Zenon;  que  Séverin  en  voulut  à  M.  de  L'Ai- 
gle, cela  lui  semblait  être  du  plus  grand  co- 
mique. 

— Magdalena  a  dit  cela?  balbutia  Séverin. 

— Eh!  oui!  s'écria  Zenon,  riant  de  plus  belle. 
On  n'en  veut  pas  aux  gens  qui  ne  nous  ont 
rien  fait,  n'est-ce  pas,  et  M.  de  L'Aigle... 

— Ne  m'a  rien  fait  pour  que  je  lui  en  veuille. 
Au  contraire;  il  a  toujours  été  d'une  parfaite 
amabilité  envers  moi. 

— Donc,  Magdalena  se  trompe. 

— C'est  incontestable. 

Plusieurs  fois,  durant  les  semaines  qui  sui- 
virent, Zenon  se  rendit  à  L'Aire. .  .  seul;  Sé- 
verin avait  toujours  quelque  raison  pour  l'em- 
pêcher de  l'accompagner.  Magdalena  ne  fut 
pas  sans  remarquer  l'absence  du  brave  gar- 
çon et,  quoiqu'elle  n'en  dit  rien,  cela  lui  fai- 
sait de  la  peine. 

Vers  le  milieu  d'août,  Zenon  revint  à  La 
Hutte,  après  en  avoir  été  absent  deux  jours,  et 
il  était  évident  que  quelque  chose  le  peinait 
beaucoup.  Séverin  le  questionna  immédiate- 
ment : 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Il  y  a  quelque  chose,  M.  Lassève,  fit-il. 
Qu'est-ce?  Magdalena... 

— Magdalena,  la  pauvre  enfant,  est  pres- 
qu'au  désespoir! 

— Mon  Dieu!  s'exclama  Séverin.  Elle  a  donc 
découvert. . . 

— Hein?  fit  Zenon.  Que  voulez-vous  dire, 
Séverin  ? 

— Rien. . .  Oh!  rien. . .  Mais,  vous  ne  m'a- 
vez pas  expliqué  encore. . . 

— Je  vous  dis  que  ça  arrache  1-3  coeur  de  voir 
le  désespoir  de  la  pauvre  enfant...  Quelle 
catastrophe  aussi! 

— Son  mari  lui  a  donc  fait  de  la  peine  ? 

— M.  de  L'Aigle?...  Ecoutez  donc,  mon 
pauvre  ami,  s'écria  Zenon,  au  comble  de  Téton- 
nement,  Magdalena  avait  raison,  en  fin  de 
compte,  de  dire  que  vous  en  vouliez  à  son  ma- 
ri!. . .  Si  elle  a  tant  de  peine,  ce  n'est  certai- 
nement pas  de  la  faute  de  M.  do  L'Aigle,  ni  de 
qui  que  ce  soit  en  ce  monde;  tout  de  même,  la 
pauvre  enfant  est  terriblement  éprouvée,  car 
Claudette  est  malade,  bien  malade. 

— Claudette?  Ah!  Qu'a-t-elhi  la  chère  mi- 
gnonne, M.  Lassève  ? 

— La  dyphtérie,  assure  le  docteur  Thyrol. 
Je  vous  l'ai  dit,  Magdalena  et  son  mari  sont  au 
désespoir,  tous  deux...  Je  vais  retourner  à 
L'Aire  demain.  Ne  m'accompagnerez-vous 
pas,  Séverin? 

—Je  verrai...  Si  je  le  puis....  répondit  le 
pauvre  garçon,  se  disant  qu'il  trouverait  bien 
quelque  raison  pour  ne  pas  accompagner  son 
ami,  le  lendemain.  Heureusement  que  les  de 
L'Aigle  n'étaient  pas  partis  pour  voyage,  re- 
prit-il.   Ne  devaient-ils  pas  aller  à  Québec? 

— Ils  devaient  partir,  ce  soir  même.  Pau- 
vres gens!    C'est  une  vraie  pitié  de  les  voir! 

Oui,  la  mignonne  Claudette  était  très  mala- 
de et  la  tristesse  régnait  \\  L'Aire.  Pendant 
deux  mortelles  semaines,  l'enfant;  fut  en  dan- 
ger. Mais  le  docteur  Thyrol  parvint  à  la  ti- 
rer de  là,  et  dans  les  premiers  jours  de  septem- 
bre, Zenon  put  rapporter  à  La  llutt^  la  nou- 
velle que  la  petite  serait  bientô!:  convalescen- 
te, nouvelle  qui  réjouit  Séveriîi  à  un  tel  point 
qu'il  se  mit  à  exécuter  un  pas  seul  dans  la  trai- 
le  d'entrée. 

Certain  jour,  vers  la  fin  de  septembre,  Sé- 
verin partit  pour  la  "Villa  Magda",  située  à 
mi-chemin  entre  La  Hutte  et  L'Aire.  Car,  Ze- 
non avait  réalisé  son  rêve  du  printemps  pré- 
cédent, n  avait  dit  qu'il  bâti';ait  une  cabane, 
à  mi-chemin,  entre  les  deux  maisons;  mais, 
avec  sa  manie  des  constructions,  la  cabane 
s'était  changée  en  une  jolie  maisonnette  toute 
blanche.  Au  dessus  de  la  porte  d'entrée,  on 
pouvait  apercevoir,  découpé  dan.5  le  boi.s  :  "Vil- 
la Magda";  on  le  devinait,  c'était  Séverin  qui 
avait  découpé  ces  mots,  de  son  ciseau  si  habi- 
le. Magdalena,  ainsi  que  Claude,  avaient  été 
fort  touchés  de  la  gracieuse  idée  de  ces  deux 
hommes  de  coeur  :  Zenon  et  Sév^erin. 

En  ce  jour  dont  nous  parions,  Séverin  se 
rendait  à  la  "villa",  y  faire  certaines  répara- 
tions, ou  améliorations.  La  scie,  le  marteau, 
le  rabot  sous  le  bras,  il  marchait  lentement,  la 
tête  baissée.  .  .  Etait-ce  bien  Séverin  Rocques, 
cet  homme  sombre  qui  cheminait  ainsi?... 
Qu'avait-il?...    On  ne  l'entendait    ni  siffler, 


ni  chanter,  ainsi  qu'il  avait  l'habitude  de  le 
faire...  Au  contraire;  le  regard  terne,  les 
lèvres  sérieuses,  il  paraissait  être  en  proie  à 
de  douloureuses  pensées.  Parfois,  ses  yeux  se 
portaient  dans  la  direction  du  Roc  du  Nou- 
veau Testament,  alors,  il  palissait  un  peu  et  il 
marmottait  des  phrases  incohérente-^. 

Enfin,  il  arriva  à  destination.  Très  absor- 
bé dans  ses  pensées,  ce  ne  fut  que  lorsqu'il  eut 
franchi  le  seuil  de  la  Villa  Ma^da  qu'il  s'aper- 
çut que  Claude  de  L'Aigle  y  écait  installé. 

— Tiens!  M.  Rocques!  .l'écria  Claude.  Ça 
va  bien  ?  demanda-t-il,  en  tendant  la  main  à 
Séverin. 

Mais  Séverin,  en  frais  de  déposer  ses  outils 
par  terre,  ne  vit  pas,  sans  doute,  la  main  qui 
lui  était  tendue. 

— Merci,  ça  va  bien,  répondit-il  seulement. 
Et  Magdalena  ?    Et  Claudette  ? 

— Magdalena  est  en  excellente  santé.  Quant 
à  Claudette,  elle  rayonne  de  santé,  elle  aussi, 
ainsi  que  de  bonne  humeur,  la  mignonne,  dit 
Claude  en  souriant. 

— Ah!    Tant  mieux,  tant  mieux! 

— Vous  n'êtes  pas  venu,  une  seule  fois,  voir 
Claudette,  tandis  qu'elle  était  si  malade,  M. 
Rocques?  fit  Claude.  Mais  piîat-être  avez-vous 
peur  de  la  dyphtérie? 

— Non,  je  n'ai  pas  peur  de  la  dyphtérie,  et 
j'ai  été  mortellement  inquiet  tout  le  t-:imps  que 
la  petite  a  été  si  mal.  Mais,  comme  je  n'avais 
pas  d'affaire  chez-vous,  M.  de  L'Aigle,  je  me 
contentais  des  nouvelles  que  M.  Lassève  m'ap- 
portait, de  Claudette,  presque  chaque  jour. 

— Ah!  Et  pourquoi  n'êtes-vous  pas  venu, 
vous-même,  prendre  des  nouvelles 

— Parce  que,  je  le  répète,  je  n'ai  pas  d'af- 
faire chez-vous,  répliqua  rudement  Séverin. 
Je  suis  très-particulier  de  la  société  que  je 
choisis,  voyez-vous,  ajouta-t-il,  avec  un  souri- 
re qui  eut  l'heur  de  déplaire  grandement  à  son 
interlocuteur. 

— Vous...  Vous  voulez  m'insulter,  je  crois, 
M.  Rocques?  s'exclama  Claude  en  pâlissant. 
Vous  venez  de. . . 

— Monsieur,  dit  Séverin,  je  suis  allé  en  voya- 
ge, il  y  a  quelques  semaines,  vous  le  savez;  or, 
j'ai  eu...  l'honneur  de  voyager  en  même 
temps  que  vous . .  . 

— C'est  un  honneur  que  vous  avez  dû  parta- 
ger avec  bien  d'autres,  répondit  Claude,  avec 
un  sourire  sarcastique. 

— J'étais  sur  le  même  train  que  vous,  reprit 
Séverin,  sans  s'arrêter  à  ce  que  Claude  venait 
de  lui  dire.  J'étais  sur  le  traversier,  de  Levis  à 
Québec;  et  j'ai  pris,  encore,  le  méni3  train  que 
vous,  dans  cette  dernière  ville;  en  môme  temps 
que  vous,  j'arrivais  à  Montréal... 

— Eh!  bien?  fit  Claude,  d'une  voix  tremblan- 
te, quoique  d'un  ton  impatienté. 

— J'ai  eu  l'occasion  de  vous  voir,  de  nouveau, 
durant  mon  séjour  à  Montréal  continua  Séve- 
rin. Je  vous  ai  vu.  .  .  plus  d'une  fois. .  .  J'ai.  . . 
j'ai  assisté  à.  .  .  à.  . .  l'une  de  ces. . .  ces. . .  as- 
semblées... du  club  Astronomique,  ajouta-t-il, 
avec  un  sourire  méprisant.  Ah!  Vous  pâlis- 
sez, M.  de  L'Aigle?  . . .  Oui,  j'étais  là. . .  J'é- 
tais présent, .  .  et  je  sais. 

— Mon  Dieu!    0  mon  Dieu!    balbutia  Clau- 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


113 


de,  les  lèvres  blanches  comme  de  la  cire.  M. 
Rocques,  je. . . 

— Ah!  Taisez-vous,  M.  de  L'Aigle!  Je  le 
sais ...  Ce  qu'il  y  a  d'étrange,  c'est  que  vous 
ayez  pu  garder  votre...  secret,  si  longtemps; 
que  d'autres  ne  vous  aient  pas  découvert  en- 
core... Magdalena,  la  pauvre  petite!...  Si 
elle  soupçonnait  seulement  ce  que  je  sais,  eile 
en  mourrait. 

— M.  Lassève?  questionna  Claude,  Il  sait, 
lui  aussi,  sans  doute?  Vous  vous  êtes  em- 
pressé de  le  mettre  au  courant  probablement, 
M.  Rocques? 

— Pour  qui  me  prenez-vous,  M.  de  L.' Aigle  ? 
s'écria  Séverin,  fort  en  colère.  Je  me  suis 
bien  gardé  de  faire  part  de  mes  découvertes  au 
père  adoptif  de  votre  femme;  ce  que  je  sais, 
je  le  garde  pour  moi  seul  et  je  prie  Dieu  que  le 
hazard  ne  fasse  jamais  que  Magdalena  décou- 
vre qui. . .  quel  homme  elle  a  épousé! 

— Nous  prions  Dieu  pour  la  même  chose, 
M.  Rocques,  fit  Claude  avec  un  sourire  qui  dé- 
plut fort  à  son  interlocuteur. 

— Monsieur,  s'exclama  Séverin,  rouge  de  co- 
lère, vous  êtes  M.  de  L'Aigle,  le  riche  rentier, 
le  presque  millionnaire,  dont  plus  d'un  envie  je 
sort. . .  Moi,  je  ne  suis  qu'un  humble  et  pau- 
vre villageois. . .  Mais,  tonnerre!  Je  ne  chan- 
gerais pas  de  place  avec  vous  pour  tous  les 
biens  de  la  terre! 

— Ne  prenez-vous  pas  la  chose  un  peu  trop 
au  tragique,  M.  Rocques?  dit  Claude,  avec  un 
sourire  sarcastique.  Après  tout,  si  vous  con- 
sidériez les  choses  plus  froidement... 

Séverin  haussa  dédaigneusement  les  épau- 
les, puis  il  répondit  : 

— Je  ne  suis  pas  de  votre  trempe,  M.  de  L'Ai- 
gle et  ne  puis  considérer  les  choses  sous  un  as- 
pect moins  tragique...  Tragique!...  Ça  ne 
saurait  l'être  plus,  selon  moi...  Dans  tous 
les  cas,  ne  craignez  pas  que  je  dévoile  ce  que  je 
sais  à  qui  que  ce  soit  au  monde,  de  peur  que  ça 
arrive  aux  oreilles  de  Magdalena  un  jour... 
C'est  à  elle  que  je  pense ...  et  à  la  mignonne 
Claudette .  . .  Quel  avenir  pour  cette  enfant, 
si  l'on  apprenait  ce  que  j'ai  découvert!.  . . 

— Je  vous  remercie,  M.  Rocques,  fit  Claude; 
je  me  fie  à  votre  discrétion;  j'ai  votre  parole,  et 
j'y  compte. 

— Adieu,  Monsieur,  répondit  seulement  Sé- 
verin. Puis,  rassemblant  ses  outils,  il  quitta 
précipitamment  la  Villa  Magda. 

IV 

MADAME  D'ARTOIS  EST  INTRIGUEE 

Un  soir  du  mois  de  novembre,  Claude  de 
L'Aigle  reçut  une  autre  de  ces  enveloppes  lon- 
gues et  étroites,  dont  le  contenu  le  faisait  tou- 
jours frémir  et  qui  avaient  le  don  d'intriguer 
extrêmement  Mme  d'Artois.  Cette  d^irnière 
avait  jeté  les  yeux  sur  Magdalena,  en  aperce- 
vant l'enveloppe,  mais  la  jeune  femme  était 
à  examiner  un  catalogue;  elle  ne  vit  donc  pas 
son  mari  jeter  dans  les  flammes  du  foyer  l'en- 
veloppe en  question,  contenant  et  contenu, 
après  avoir  lu  les  quelques  lignes  qu'elle  ren- 
fermait. 

Ce  ne  fut   que  vers  la  fin  de   la  veillée  que 
Claude  dit  à  sa  femme  : 


— Je  vais  être  obligé  de  partir  pour  Montréal, 
Magdalena. 

— Vraiment,  Claude?  Alors,  je  vais  t'ac- 
compagner,  cette  fois.  Tu  le  sais,  la  maladie 
de  Claudette  a  retardé  mon  voyage,  et  j'ai 
beaucoup  d'achats  à  faire,  en  vue  des  ''fêtes". 

— Mais,  Magdalena...  commença  Claude, 

~— Je  serai  prête  à  temps,  ne  crains  rien,  re- 
prit-elle en  souriant. 

— Ma  chérie,  dit-il,  c'est  mal  choisir  ton 
temps  pour  voyager.  Je  vais  être  obligé  d'as- 
sister aux  assemblées  et  conférences  du  Club 
Astronomique  et  tu  seras  seule  à  l'hôtel.  De 
plus,  tu  ne  pourrais  courir,  seule,  les  maga- 
sins, n'est-ce  pas  ?  . . .  Attends  plutôt,  Magda- 
lena; dans  la  première  semaine  de  décembre, 
ainsi  qu'il  avait  été  convenu  entre  nous,  nous 
irons  à  Montréal  tous  deux  et  y  passerons  tout 
le  temps  que  tu  voudras. 

— Pourquoi  faire  deux  voyages  quand  un  suf- 
fit, mon  Claude?  demanda-t-elle.  Quant  à 
rester  seule  à  l'hôtel  ou  à  courir  seule  les  ma- 
gasins, il  y  a  un  moyen  de  rémédier  à  cela; 
nous  emmènerons  Mme  d'Artois  avec  nous. 

— Je  préférerais  de  beaucoup  que  tu  atten- 
des à  plus  tard,  balbutia  Claude,  et  Mme  d'Ar- 
tois remarqua  qu'il  avait  l'air  d'être  très  en- 
nuyé, ou  très  découragé,  de  la  persistance  de 
sa  femme. 

— Claude,  demanda  cette  dernière  soudain, 
tandis  que  son  visage  exprimait  le  plus  grand 
étonnement,  est-ce  que  vraiment  tu  refuses  de 
m'emmener  avec  toi  à  Montréal? 

— Refuser?  Ma  pauvre  enfant!  Peux-tu 
avoir  de  pareilles  idées!  répondit-il  avec  un  ri- 
re qui  sonnait  faux,  du  moins,  aux  oreilles  de 
Mme  d'Artois.  Ce  que  j'en  dis,  reprit-il,  c'est 
pour  toi,  afin  que  ton  voyage  soit  agréable  au- 
tant que  possible...  J'avais  pensé,  vois-tu, 
que  nous  aurions  couru  les  magasins  et  thé- 
âtres ensemble,  pendant  notre  séjour  à  Mon- 
tréal. 

— Alors,  mon  mari,  répliqua  Magdalena  en 
riant,  puisque  tu  n'as  pas  de  raisons  plus  gra- 
ves que  cela  à  donner,  j'y  suis  résolue,  je  t'ac- 
compagne, ou  plutôt,  nous  t'accompagnons, 
Mme  d'Artois  et  moi. . .  Et,  ça  me  fait  pen- 
ser! Il  faut  que  j'aille  immédiatement  parler 
à  Rosine;  elle  a  préparé  toute  une  liste  de  cho- 
ses que  je  devrai  acheter  pour  Claudette.  Je 
ne  serai  pas  longtemps! 

Ce  disant,  elle  quitta  la  bibliothèque,  où  ve- 
d'avoir  lieu  la  conversation  ci-dessus. 

Après  le  départ  de  Magdalena,  Mme  d'Ar- 
tois parut  très  absorbée  dans  son  tricot;  mais 
ses  pensées  allaient  plus  vite  encore  que  ses 
aiguilles. 

— Evidemment,  se  disait-elle,  M.  de  L'Aigle 
ne  veut  pas  que  sa  femme  l'accompagne  à  Mon- 
tréal. Magdalena  ne  s'en  doute  pas  cependant, 
heureusement...  heureusement...  pour  elle; 
mais  malheureusement  pour  son  mari...  M. 
de  L'Aigle  doit  avoir  de  bien  graves  raisons 
pour  préférer  voyager  seul,  lui  qui  recherche 
avidement  et  toujours  la  compagnie  de  sa  fem- 
me.... C'est  assez  mystérieux,  et  combien  je 
me  défie  de  ce  que  je  ne  comprends  pas!... 
Magdalena,  la  pauvre  enfant. . . 

— Mme  d'Artois,  fit  Claude,  interrompant 
soudain  les  pensées  de  cette  dame,  ne  pourriez- 


114 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


vous  pas  dissuader  Magdalena  de  son  idée  de 
faire  ce  voyage  à  Montréal  avec  moi? 

— Je  ne  sais  pas...  balbutia  Mme  d'Artois- 
Je  puis  toujours  essayer,  reprit-elle.  Cepen- 
dant, M.  de  L'Aigle,  si  elle  est  résolue  de  vous 
accompagner,  je  crains  fort  qu'elle  persiste 
dans  sa  résolution;  de  plus,  elle  m'en  voudrait 
peut-être,  si  j'intervenais. 

— Mon  Dieu!  s'écria  Claude.  Il  ne  faut  pas 
qu'elle  m'accompagne,  il  ne  le  faut  pas!  Pour 
l'amour  du  ciel,  faites  votre  possible  pour  l'en 
empêcher,  Mme  d'Artois  et  ma  reconnaissan- 
ce envers  vous  sera  éternelle! 

• — Je  ferai  de  mon  mieux.  . . 

— Il  m'est  impossible,  tout  à  fait  impossible 
de  vous  expliquer  mes  raisons;  mais  elles  sont 
graves;  de  fait,  je  n'exagère  en  rien  en  vous 
affirmant  qu'il  y  va  du  bonheur  de  Magdalena 
qu'elle  ne  fasse  pas  ce  voyage  avec  moi,  dit 
Claude,  la  voix  tremblante,  le  geste  nerveux. 

— Je...  Je  ne  comprends  absolument  rien  à 
vos  paroles,  M.  de  L'Aigle,  répondit,  assez 
froidement,  Mme  d'Artois;  mais  je  ferai  tout 
en  mon  pouvoir  pour  faire  revenir  votre  fem- 
me sur  sa  décision. . .  Je  ne  puis  dire,  ni  faire 
plus. 

Pourtant,  elle  n'y  réussit  pas,  car,  le  lende- 
main après-midi,  Claude,  accompagné  de  Mag- 
dalena et  de  Mme  d'Artois,  quittait  la  Pointe 
Saint- André,  en  route  pour  la  Rivière-du-Loup, 
via  Montréal. 

Le  voyage,  accompli  au  milieu  de  tout  le  con- 
fort et  le  luxe  possible,  fut  on  ne  peut  plus 
agréable  et  se  fit  sans  incidents  dignes  d'êtr^e 
rapportés.  Cependant,  la  dame  de  compagnie 
ne  pouvait  manquer  de  remarquer  que  Claude 
était  nerveux  et  distrait. 

Le  lendemain  de  leur  arrivée  à  Montréal,  à 
deux  heures  de  l'après-midi,  Claude  se  disposa 
à  sortir;  il  allait  à  l'assemblée  du  Club  Astro- 
nomique, qui,  disait-il,  commençait  à  deux  heu- 
res et  demie. 

— Au  revoir,  ma  chérie,  dit-il  à  sa  femme,  au 
moment  de  partir.  Je  serai  probablement  de 
retour  à  l'hôtel  bien  avant  toi,  ajouta-t-il,  car 
nos  assemblées  ajournent  toujours  à  cinq  heu- 
res précises. 

— Au  revoir,  mon  Claude!  répondit  Magda- 
lena, en  se  suspendant  au  cou  de  son  mari. 
Nous,  Mme  d'Artois  et  moi,  nous  ne  sortirons 
que  plus  tard;  entre  trois  et  quatre  heures. 
Mme  d'Artois  commandera  une  voiture,  puis- 
que tu  nous  as  conseillé  de  le  faire.  Tu  sais, 
ajouta-t-elle,  en  souriant,  j'ai  beaucoup,  beau- 
coup de  choses  à  acheter  et  je  veux  faire  tous 
mes  achats  aujourd'hui,  si  possible.  Ca  va  te 
coûter  gros  d'argent,  mon  aimé,  je  t'en  avertis! 

— Ma  Magda,  répondit-il,  en  pressant  sa 
femme  dans  ses  bras,  achète  tout  ce  que  tu 
voudras...  Je  serais  excessivement  malheu- 
reux, si  je  pensais  que  tu  te  gênes,  pour  sa- 
tisfaire même  le  plus  léger  caprice. 

— Mon  Claude!  Mon  adoré!  murmura-t-elle. 
Que  tu  es  bon  pour  moi  et  que  je  t'aime! 

Aussitôt  que  son  mari  eut  quitté  leur  salon 
privé,  où  cette  conversation  venait  d'avoir 
lieu,  Magdalena  s'approcha  de  la  fenêtre,  oii 
elle  resta  pendant  quelques  minutes.  Tout  à 
coup,  elle  se  retourna,  et  on  eut  pu  lire  une 


expression  d'étonnement  et  de  grande  décep- 
tion dans  ses  yeux. 

— Mme  d'Artois,  dit-elle  à  sa  compagne, 
n'est-ce  pas  étrange?  J'ai  eu  beau  observer 
tous  les  gens  qui  passent  dans  la  rue,  devant 
cet  hôtel,  je  n'ai  pu  apercevoir  Claude. 

— M,  de  L'Aigle  a  sans  doute  pris  une  voi- 
ture, à  la  porte  de  l'hôtel,  Magdalena;  c'est 
pourquoi  vous  ne  l'avez  pas  vu. 

— Ah!  Peut-être,  répondit-elle.  Mais,  sa- 
vez-vous,  ajouta-t-elle  en  souriant  un  peu  tris- 
tement, je  suis  si  désappointée  de  n'avoir  pas 
vu  passer  mon  mari,  de  ma  fenêtre,  que,  pour 
un  rien,  je  pleurerais. 

— Vous  êtes  une  enfant  gâtée,  ma  chère,  fit 
Mme  d'Artois,  souriant,  elle  aussi,  et  c'est 
pourquoi  vous  êtes  portée  à  prendre  à  coeur  la 
moindre  petite  contrariété. 

Il  était  trois  heures  et  quart,  lorsque  les 
deux  femmes  furent  prêtes  à  partir.  Elles  son- 
nèrent, pour  commander  la  voiture,  puis  elles 
attendirent  que  l'un  des  garçons  de  l'hôtel  vint 
frapper  à  la  porte  de  leur  salon.  Mais  il  ne 
vint  pas. 

Quelque  chose  allait  mal  à  la  cloche,  évi- 
demment, et  ça  ne  fonctionnait  pas.  Mme 
d'Artois  descendit  au  premier  plancher  com- 
mander la  voiture  elle-même. 

Ayant  commandé  la  voiture  et  donné  l'or- 
dre, en  même  temps,  de  réparer  la  cloche  de 
leur  salon,  elle  voulut  remonter  au  deuxième, 
rejoindre  Magdalena.  Mais  au  lieu  de  se  di- 
riger vers  l'escalier  principal,  elle  enfila,  sans 
s'en  apercevoir,  un  corridor  qui  tournait  à  gau- 
che. Dans  les  hôtels  d'autrefois,  les  corridors 
formaient  de  véritables  labyrinthes  et  il  était 
facile  de  s'y  égarer  :  c'est  ce  que  venait  de 
faire  Mme  d'Artois. 

Bientôt,  cependant,  elle  vit  qu'elle  s'était 
trompée  de  direction;  elle  résolut  donc  de  s'in- 
former de  son  chemin.  Pour  ce  faire,  elle  frap- 
perait à  la  porte  du  fumoir,  qui  était  à  sa  droi- 
te. 

S'approchant  du  fumoir,  dont  la  porte  était 
entr'ouverte,  Mme  d'Artois  se  disposait  à  y 
frapper,  lorsqu'elle  fit  un  pas  en  arrière  et 
une  expression  de  profond  étonnement  se  pei- 
gnit sur  son  visage;  même,  elle  pâlit  légère- 
ment, car,  tournant  le  dos  au  corridor  et  li- 
sant un  journal,  était.  .  .  Claude  de  L'Aigle! 
Son  pardessus,  son  chapeau  et  sa  canne 
avaient  été  jetés  sur  une  table,  non  loin;  évi- 
demment, il  n'avait  pas  quitté  l'hôtel  un  seul 
instant! 

Très  absorbé  dans  sa  lecture,  Claude  ne 
tourna  pas  la  tête;  il  ne  vit  donc  pas  la  dame 
de  compagnie  de  sa  femme  qui  l'observait,  as- 
surément fort  intriguée. 

— Il  n'a  pas  quitté  l'hôtel,  se  disait  Mme 
d'Artois.  Son  départ,  ce  n'était  qu'une  comé- 
die jouée  pour  notre  délectation...  Et  c'est 
pourquoi  cette  pauvre  Magdalena  a  cherché  en 
vain  à  le  voir  passer  dans  la  rue.  tout  à  l'heu- 
re... En  quittant  notre  salon,  il  est  venu  di- 
rectement ici,  dans  ce  fumoir,  où  il  est  tou- 
jours resté  depuis,  sûr  qu'il  était  que  sa  fem- 
me ne  se  risquerait  pas  dans  les  corridors  de 
ce  palier...  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire? 
Pourquoi  ce  mystère?  Qu'y  a-t-il,  et  qui  est- 
ce  M.  de  L'Aigle,  en  fin  de  compte  ?    "Le  mys- 


LE  MYSTERIEUX  xMONSIEUR  DE  L'AIGLE 


115 


térieux  Monsieur  de  L'Aigle"...  Ce  n'est  cer- 
tes pas  sans  raison  qu'on  le  nomme  ainsi.  Mais, 
il  faut  que  je  me  hâte!  Si  Magdalena,  inquiè- 
te de  mon  absence,  se  décidait  à  venir  à  ma 
recherche  et  quelle  me  trouverait  ici!  Quelle 
catastrophe!  Elle  qui  aime  tant  son  mari  et 
qui  a  en  lui  une  si  entière  confiance! 

V 

ETRANGES  INCIDENTS 

Claude  était  installé  dans  leur  salon  privé, 
lorsque,  vers  les  six  heures  et  demie,  les  deux 
femmes  revinrent  de  leur  excursion  dans  les 
magasins, 

— 0  Claude!  s'écria  Magdalena  en  aperce- 
vant son  mari.  Y  a-t-il  bien  longtemps  que 
tu  es  de  retour? 

— Mais,  non,  ma  chérie,  répondit-il,  depuis 
trois  petits  quarts  d'heure  seulement.  Et  avez- 
vous  dévalisé  tous  les  magasins  de  la  ville  ? 
demanda-t-il  en  souriant. 

— Presque  tous,  fit  la  jeune  femme,  souriant, 
elle  aussi.  Que  j'ai  donc  acheté  de  choses,  et 
de  belles  choses!  ajouta-t-elle.  Demain  ma- 
tin, on  va  me  les  expédier. 

— J'ai  bien  hâte  de  voir  tout  cela,  dit  Claude. 

— Ca  bien  été,  à  ton  assemblée,  Claude?  Tu 
n'es  pas  arrivé  en  retard? 

— Tout  a  bien  été,  Magdalena,  et  je  suis  ar- 
rivé à  temps,  assura-t-il,  "sans  rougir  d'un  tel 
mensonge",  se  disait  Mme  d'Artois. 

Après  le  dîner,  il  offrit  aux  deux  femmes  de 
les  conduire  au  théâtre;  mais  Magdalena  se 
déclara  un  peu  fatiguée  de  ses  courses  de  l'a- 
près-midi et  Mme  d'Artois  dit  avoir  l'inten- 
tion d'aller  passer  la  veillée  avec  une  de  ses 
amies,  qui  demeurait  non  loin  de  l'hôtel. 

Il  eut  été  difficile  de  dire  si  Claude  de  L'Ai- 
gle fut  déçu  ou  soulagé  de  leur  décision;  Mme 
d'Artois  était  convaincue  qu'il  en  avait  éprouvé 
du  soulagement;  pour  une  raison  ou  pour  une 
autre,  il  ne  tenait  pas  à  sortir. 

Les  deux  époux  passèrent  la  veillée  tran- 
quillement dans  leur  salon,  la  porte  entr'ou- 
verte,  à  écouter  l'orchestre  de  l'hôtel,  qui  jou- 
ait, dans  le  grand  salon,  en  bas,  et  c'est  là  que 
les  retrouva  Mme  d'Artois,  lorsqu'elle  revint 
de  visiter  son  amie. 

— Vous  avez  passé  une  agréable  veillée,  je 
l'espère?  lui  demanda  Claude. 

— Très  agréable,  je  vous  remercie,  M.  de 
L'Aigle.  Mon  amie  ne  m'attendait  pas;  sa 
surprise  a  été  grande  en  m'apercevant. 

— Nous,  nous  sommes  restés  ici,  à  écouter 
la  musique,  Mme  d'Artois,  fit  Magdalena.  Ah! 
ajouta-t-elle  aussitôt,  voilà  que  c'est  fini  déjà; 
l'orchestre  joue  O  Canada  ! 

— Vous  ne  vous  asseyez  pas,  Mme  d'Artois  ? 
demanda  Claude. 

— Non,  merci.  Je  crois  que  je  vais  me  reti- 
rer pour  la  nuit.  Je  suis  un  peu  fatiguée... 
Vous  aussi,  Magdalena,  vous  devez  être  lasse  ? 

— Je  l'avoue,  répondit  l'interpellée  en  souri- 
ant, et  je  crois  que  nous  allons  suivre  votre 
exemple.    Qu'en  dis-tu,  Claude  ? 

— Comme  tu  voudras,  ma  chérie. 

Ayant  échangé  des  "bonsoir",  chacun  se  re- 
tira dans  sa  chambre.    Mme  d'Artois  occupait 


une  pièce  vis-à-vis  le  salon  privé.  Faisant 
suite  au  salon  étaient  les  chambres  des  deux 
époux,  séparées  l'une  de  l'autre  seulement  par 
quatre  grosses  colonnes.  D'épaisses  portières, 
qui  pouvaient  se  fermer  complètement,  don- 
naient à  chacun  l'illusion  d'occuper  une  cham- 
bre séparée.  Ces  portières,  cependant,  n'é- 
taient tirées  qu'à  moitié,  car  Magdalena  n'ai- 
mait pas  à  se  sentir  trop  seule  dans  sa  cham- 
bre d'hôtel;  cela  la  rendait  nerveuse. 

Aussitôt  couchée,  la  jeune  femme  s'endor- 
mit profondément.  Vers  le  matin,  elle  fit  un 
rêve  qui  l'effraya  grandement  :  elle  rêva  qu'un 
malfaiteur  avait  pénétré  dans  la  chambre  de 
son  mari.  Ce  malfaiteur,  elle  le  voyait  si 
clairement!  Il  était  recouvert  d'un  pardessus 
sombre,  dont  le  collet  était  relevé  au  moyen 
d'un  foulard  noir  qui  lui  cachait  la  bouche  et 
le  menton;  une  casquette,  dont  la  palette  était 
rabattue  ,lui  cachait  le  front  et  les  yeux.  Quel 
sinistre  personnage!  Et  que  faisait-il  dar's 
la  chambre  de  Claude? 

De  ce  rêve  elle  s'éveilla  subitement,  et  ins- 
tinctivement, ses  yeux  se  portèrent  vers  la 
chambre  de  son  mari.  Aussitôt,  elle  tressail- 
lit et  une  grande  terreur  l'envahit  :  son  rêve 
de  tout  à  l'heure  devenait  une  réalité;  il  y 
avait  réellement  un  malfaiteur  dans  la  cham- 
bre de  Claude! 

La  pièce  qu'occupait  son  mari  était  éclairée, 
quoique  faiblement,  et  Magdalena  vit,  debout, 
non  loin  du  lit  de  Claude,  l'homme ...  le  mal- 
faiteur de  son  rêve!  Oui,  le  pardessus  sombre, 
le  collet  relevé,  le  foulard  noir,  la  casquette. . . 
Ciel!  O  ciel!  Claude!  Son  Claude!  Il  allait 
être  assassiné  peut-être,  dans  son  sommeil,  si 
elle  ne  parvenait  pas  à  l'avertir. 

Elle  voulut  appeler  son  mari,  attirer  son  at- 
tention sur  le  danger  qui  le  menaçait;  mais  nul 
son  ne  sortit  de  sa  bouche.  C'est  qu'elle  se 
sentait  tout  à  coup  presque  paralysée  de  ter- 
reur; le  malfaiteur  venait  de  retirer  de  la  po- 
che de  son  pantalon  un  objet  brillant  :  un  re- 
volver! Oui,  Magdalena  en  était  certaine,  c'é- 
tait un  revolver!  La  lumière  n'étant  pas  bien 
bonne,  elle  n'eut  pu  en  jurer;  mais. .  . 

— Claude!    Claude!  cria-t-elle  enfin. 

L'homme  se  retourna,  puis,  ayant  déposé 
sur  une  table,  sans  que  Magdalena  s'en  aper- 
çut, l'objet  qu'il  avait  tenu  dans  sa  main,  il  fit 
quelques  pas  dans  la  direction  de  la  chambre 
de  la  jeune  femme;  celle-ci  le  regardait  s'ap- 
procher les  yeux  fous  de  frayeur. 

Mais  voilà  que  celui  qu'elle  avait  pris  pour 
un  malfaiteur  enlevait  sa  casquette  et  son  fou- 
lard, en  même  temps  qu'il  rabattait  le  collet 
de  son  pardessus  et  Magdalena  reconnut,  en 
celui  qui  l'avait  tant  effrayée...  Claude,  son 
mari  !  ! 

— Claude!  s'écria-t-elle.    C'est  toi,  Claude! 

— Mais,  oui,  Magdalena,  c'est  moi,  répondit- 
il,  en  s'approchant  du  lit  de  sa  femme.  T'ai-je 
effrayée  à  ce  point,  pauvre  enfant? 

— Claude!  répéta-t-elle,  comme  si  elle  n'eut 
pu  en  croire  ses  yeux.  Quelle  heure  est-il 
donc  ? 

— Il  est  six  heures  précises,  ma  chérie,  ré- 
pondit-il, en  regardant  l'heure  à  sa  montre. 

— Six  heures  seulement  !  fit-elle.  Mais  ! 
D'où  viens-tu  à  cette  heure  et  ainsi  accoutré? 


116 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  I7AIGLE 


Je. . .  Je  ne  comprends  pas,  Claude. . .  et  je. . . 
je. .  .  n'aime  pas  cela. . .  J'ai. . .  j'ai. . .  peur. .  . 
et  je  ne  sais  de  quoi,  ajouta-t-elle  éclatant  en 
sanglots. 

N'était-ce  pas  très  étrange  ce  qui  arrivait? 
Magdalena  eut  une  impression  passagère  d'in- 
quiétude et  un  souvenir  lui  revint,  rapide,  si 
rapide  que  ce  ne  fut  que  comme  un  éclair... 
et  puis...  qui  donc  avait  dit  devant  elle  déjà, 
en  parlant  de  Claude  :  "le  mystérieux  Mon- 
sieur de  L'Aigle"  ?  Mystérieux?  Certes!  Et 
à  moins  qu'il  ne  parvint  à  expliquer. . . 

— Magdalena!  Pourquoi  ces  pleurs?  de- 
manda-t-il  d'un  ton  quelque  peu  sévère.  Quel 
enfantillage  de  ta  part! 

— Explique-moi  alors. . , 

— Allons,  mon  aimée,  je  vais  tout  t'expli- 
quer,  bien  sûr!  D'abord,  que  je  te  dise  que  je 
n'ai  jamais  pu  dormir  dans  un  lit  auquel  je  ne 
suis  pas  habitué.  Donc,  n'ayant  pas  fermé 
l'oeil  de  la  nuit  et  me  sentant  pris  d'un  vio- 
lent mal  de  tête,  ce  matin,  j'ai  résolu  d'aller 
faire  une  petite  promenade  dehors,  sachant 
bien  que  le  grand  air  me  ferait  du  bien . . . 

— Et  tu  te  sens  mieux,  mon  Claude  ?  deman- 
da Magdalena,  d'une  voix  inquiète  et  encore 
toute  remplie  de  larmes. 

— Oui,  je  me  sens  mieux;  je  suis  même  tout 
à  fait  guéri. 

— Tant  mieux,  mon  aimé...  Mais,  tout  de 
même,  je  ne  comprends  pas  encore,  Claude... 
Pourquoi  cette  casquette...  et  ce  foulard... 
qui  te  donnent  un  air  si...  si...  je  ne  sais 
comment  m'exprimer  vraiment. . .  Je  veux  dire 
que  ce  foulard  et  cette  casquette  te  déguisent 
complètement...  Oui,  on  dirait...  on  dirait 
un  déguisement,  Claude!  De  fait,  je  ne  t'^ai, 
pas  reconnu  tout  à  l'heure. 

— Je  puis  facilement  t'expliquer  et  le  fou- 
lard et  la  casquette,  ma  Magda,  répondit-il  en 
souriant,  quoique  son  visage  fut  très  pâle;  il 
fait  froid,  vois-tu,  et  le  foulard  n'était  pas  de 
trop.  Quant  à  la  casquette...  eh!  bien,  je  ne 
pouvais  pas  me  promener,  à  cinq  heures  du 
matin,  dans  les  rues  de  la  ville,  coiffé  d'un 
chapeau  haut-de-forme,  n'est-ce  pas,  sans  ris- 
quer d'être  arrêté  par  la  police  et  me  faire 
enfermer  dans  quelque  maison  de-  santé,  car 
on  m'eut  pris  certainement  pour  un  insensé, 
ajouta-t-il  en  riant  d'un  rire  "jaune"  comme 
ça  se  dit  parfois. 

— Mais,  le...  le  revolver,  Claude!  s'exclama 
la  jeune  femme  d'un  ton  fort  effrayé. 

Claude  de  L'Aigle  n'aurait  pas  pu  devenir 
plus  pâle  qu'il  l'était.  Une  expression  de 
grand  malaise  parut  sur  son  visage. 

— Le...  revolver,  dis-tu,  Magdalena?  Je... 
Je  ne  sais  pas  ce  que  tu  veux  dire...  Tu  as 
rêvé,  pauvre  enfant. 

— Non!  Non!  Je  ne  l'ai  pas  rêvé,  je  l'affir- 
me. Tu  tenais  un  revolver  dans  tes  mains!  Je 
ne  pouvais  le  distinguer  parfaitement,  il  est 
vrai;  mais  j'ai  aperçu  quelque  chose  de  bril- 
lant et . . . 

— Ah!  Je  comprends!  répondit  Claude,  riant, 
encore  cette  fois,  d'un  rire  forcé,  qui  trompa  sa 
femme,  tout  de  même.  Cette  chose  brillante 
que  tu  as  vue,  ce  n'était  que  mon  étui  à  ciga- 
rettes; tiens,  regarde! 

Ce  disant,  il  retira  de  la  poche  de  son  panta- 


lon un  étui  à  cigarette  en  argent  et  le  montra 
à  sa  femme. 

— J'ai  bien  cru  que  c'était  un  revolver  pour- 
tant. .  .  balbutia-t-elle.  Je  suis  bien,  bien  con- 
tente de  m'étre  trompée,  ajouta-t-elle. 

On  le  sait,  Claude  venait  de  conter  un  men- 
songe, car  nous  l'avons  vu  déposer  un  revolver 
sur  la  table,  dans  sa  chambre,  avant  d'aller 
rejoindre  sa  femme.  A  cet  homme  si  correct 
d'habitude,  il  devait  répugner  de  mentir;  mais, 
sans  doute,  il  se  disait  que  nécessité  fait  loi 
souvent. 

Quant  aux  explications  qu'il  venait  de  don- 
ner à  Magdalena,  à  des  oreilles  plus  expéri- 
mentées, à  une  personne  moins  naïve,  plus 
soupçonneuse,  elles  eussent  paru  peu...  fran- 
ches; de  plus,  elles  auraient  donné  l'impression 
d'un . . .  discours  appris  et  récité  par  coeur  en- 
suite; Mme  d'Artois  par  exemple,  ne  s'y  fut 
pas  laissée  prendre.  Mais  Magdalena  avait, 
on  l'a  constaté  plus  d'une  fois  déjà,  une  con- 
fiance illimitée  en  son  mari.  Son  Claude  ne 
pouvait  mentir,  encore  moins  la  tromper! 

— Mon  aimé,  dit-elle  soudain,  si  nous  pou- 
vions donc  retourner  à  Saint-André  aujour- 
d'hui! Malheureusement,  c'est  impossible,  car 
on  doit  me  livrer  les  marchandises  que  j'ai 
achetées  hier,  dans  le  courant  de  l'avant-midi. 
Demain  matin,  par  exemple,  nous  partirons. 

— Mais  si  tu  préfères  que  nous  prolongions 
notre  séjour  à  Montréal,  Magdalena,  ne  te  gê- 
ne aucunement;  ne  change  aucun  de  tes  pro- 
jets pour  moi. 

— Puisque  tu  souffres  d'insomnie,  mon  Clau- 
de, je . . . 

— Chère  enfant,  une  nuit  ou  deux  sans  som- 
meil, ça  n'a  jamais  fait  mourir  qui  que  ce  soit 
encore,  protesta-t-il  en  riant;  conséquem- 
ment ... 

— Nous  partirons  demain,  c'est  décidé! 

Claude  de  L'Aigle  eut  un  soupir  de  soula- 
gement; il  n'y  avait  pas  à  en  douter,  il  avait 
hâte  de  partir  de  Montréal,  de  retourner  chez 
lui. 

De  retour  dans  sa  chambre,  il  enleva  preste- 
ment son  revolver  de  sur  la  table  et  le  glissa 
entre  le  matelas  et  le  bois  de  son  lit,  puis  il  se 
coucha  et  bientôt,  il  s'endormit. 

Lorsqu'il  s'éveilla,  il  constata  qu'il  était 
grand  jour.  Magdalena  s'était  levée,  car  il  ne 
la  vit  pas  dans  sa  chambre;  elle  devait  être 
dans  leur  salon  ou  bien  dans  celle  de  Mme 
d'Artois.  S'emparant  de  son  revolver  il  l'ou- 
vrit et  se  mit  à  en  extraire  les  balles;  mais 
bientôt,  il  changea  d'idée;  remettant  les  balles 
en  place,  il  referma  le  revolver  en  murmu- 
rant : 

— Ce  serait  folie  vraiment. .  .  On  ne  sait 
pas.  .  .  Et  tant  que  je  ne  serai  pas  en. . .  sûre- 
té, il  vaut  mieux  être  prudent. 

Il  remit  le  revolver  dans  la  poche  de  son 
pantalon,  puis  s'étant  habillé,  il  alla  rejoindre 
sa  femme  dans  leur  salon,  où  le  déjeuner  ve- 
nait d'être  servi. 

Durant  l'avant-midi,  les  marchandises  que 
Magdalena  avait  achetées  la  veille  arrivèrent 
à  l'hôtel  et  Claude  dut  admirer  les  achats  de 
sa  femme,  la  félicitant  de  son  bon  goût,  etc., 
etc. 

— Sais-tu,  Claude,  je  crois  que  je  vais  re- 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


iir 


tourner  dans  les  magasins  cet  après-midi.  Je 
veux  acheter  des  petits  cadeaux  pour  nos  do- 
mestiques; ça  leur  fera  tant  plaisir.  Nous  ac- 
compagneras-tu ? 

— Si  tu  voulais  m'excuser,  Magdalena,  ré- 
pondit-il; je  voudrais  bien  profiter  de  mon  sé- 
jour ici  pour  assister  à  l'assemblée  de  notre 
club,  encore  aujourd'hui ...  Il  y  aura  une  con- 
férence que  je  n'aime  pas  à  manquer.  Un  as- 
tronome de  renom  doit  parler  et. . . 

Magdalena  fit  la  moue . . .  presque.  Aussi- 
tôt, pourtant,  elle  s'en  repentit.  Son  pauvre 
Claude!  Bien  sûr,  il  devait  aimer  à  se  trouver 
en  compagnie  d'autres  hommes,  de  temps  à 
autres;  ce  serait  vraiment  égoïste  de  la  part 
de  sa  femme  d'essayer  de  le  priver  d'une  dis- 
traction si  légitime!  Quoiqu'elle  fut  excessi- 
vement désappointée  du  refus  de  son  mari  de 
l'accompagner,  elle  n'en  fit  rien  paraître. 

A  deux  heures,  Claude  partit  "pour  le  fu-' 
moir,  en  bas"  se  dit  Mme  d'Artois  et  elle  ré- 
solut de  s'en  assurer,  donc,  saisissant  le  pre- 
mier prétexte  venu,  une  demi-heure  plus  tard, 
elle  descendit  au  premier  étage,  et  s'arrêtant 
en  face  de  la  porte  du  fumoir,  elle  aperçut 
Claude  de  L'Aigle,  installé,  tout  comme  la  veil- 
le, dans  un  fauteuil,  à  lire  un  journal. 

— C'est  la  chose  la  plus  curieuse!  se  dit  Mme 
d'Artois,  lorsqu'elle  fut  de  retour  dans  sa 
chambre.  Les  agissements  de  cet  homme  sont 
des  plus  étranges!  Pourquoi  prétend-il  cou- 
rir à  des  assemblées  et  vient-il  passer  son 
temps  dans  le  fumoir  plutôt?  Pourquoi  trom- 
pe-t-il  sa  femme  ainsi?  S'il  lui  disait  tout 
bonnement  qu'il  désire  aller  passer  une  heure 
ou  deux  dans  le  fumoir,  en  compagnie  d'autres 
messieurs,  il  sait  bien  qu'elle  n'y  verrait  au- 
cune objection.  Mais,  voilà;  il  faut  qu'il... 
justifie  ces  voyages  si  mystérieux,  qu'il  est 
obligé  de  faire  de  temps  à  autre.  Ces  voya- 
ges. . .  Dans  quel  but  les  fait-il?  Ah!  qui  me 
le  dira? 

La  comédie  de  la  veille  se  joua,  de  nouveau, 
au  retour  des  deux  femmes,  ce  soir-là,  et  Mme 
d'Artois,  qui  était,  par-dessus  tout,  très  fran- 
che, et  qui  aimait  Magdalena  plus  que  tout  au 
monde,  se  sentait  fort  attristée,  en  songeant  à 
l'avenir.  M.  de  L'Aigle  trompait  sa  femme! 
Il  avait  des  secrets  pour  elle!  Pauvre,  pauvre 
Magdalena!  Si  jamais  elle  avait  le  moindre 
soupçon  sur  le  compte  de  son  mari,  elle  serait 
la  plus  malheureuse  des  femmes! 

— Mais  je  veillerai  sur  elle,  sur  son  bon- 
heur, se  disait  la  dame  de  compagnie.  La  chè- 
re enfant  qui  m'a  retirée  de  la  pauvreté,  alors 
que  je  vivais  si  misérablement,  dans  mon  triste 
alcôve,  en  cette  ville!  Je  ne  saurais  oublier 
jamais  ce  que  je  lui  dois,  à  moins  d'être  un 
monstre  d'ingratitude,  et  si  l'occasion  se  pré- 
sentait, un  jour,  de  lui  prouver  ma  reconnais- 
sance en  la  protégeant  comme  si  elle  était  ma 
fille,  je  la  protégerai. 

Le  lendemain  matin,  les  de  L'Aigle  et  Mme 
d'Artois  quittèrent  la  ville  de  Montréal  pour 
retourner  à  Saint-André.  Claude  eut  un  sou- 
pir de  soulagement,  lorsqu'il  eut  mis  le  pied 
dans  le  Pullman.    Enfin,  on  allait  partir! 

Au  moment  où  le  train  quittait  la  gare,  un 
homme,  rude  d'aspect,  arriva  sur  la  plate-for- 
me.   Les  yeux  furieux,  il  examinait  avec  at- 


tention chaque  wagon  qui  passait.  Lorsque 
vint  le  tour  du  Pullman,  plusieurs  passagers 
virent  cet  homme  lever  le  poing  d'un  geste 
menaçant;  ils  l'entendirent  aussi  proférer  des 
paroles,  qui  n'étaient  pas  des  bénédictions. 
Tous  ceux  qui  eurent  connaissance  de  ce  dra- 
me, se  regardèrent,  étonnés,  semblant  se  de- 
mander, les  uns  les  autres,  lequel  d'entr'eux 
l'individu  menaçait  ainsi.  Bien  vite,  le  wagon 
passa  cependant,  et  bientôt,  on  perdit  l'incon- 
nu de  vue. 

En  ce  qui  concerne  ceux  qui  nous  intéres- 
sent particulièrement,  Mme  d'Artois  crut  d'a- 
bord qu'elle  avait  été  seule  à  avoir  connaissan- 
ce de  l'incident  que  nous  venons  de  citer.  Ce- 
pendant, ayant,  presqu'insciemment,  jeté  les 
yeux  sur  Claude  de  L'Aigle,  elle  le  vit  devenir 
très  pâle,  tandis  que  son  regard  inquiet  allait 
de  l'inconnu  à  Magdalena;  comme  il  arrivait 
souvent,  il  voulait  s'assurer  que  sa  femme  n'a- 
vait pas  eu  connaissance  de  ce  qui  venait  de  se 
passer;  mais  cette  dernière  tournait  le  dos  à 
la  fenêtre  et  s'amusait  à  observer  les  passa- 
gers; elle  ne  s'était  apperçue  de  rien. 

— Encore  du  mystère,  se  dit  Mme  d'Artois. 
Car,  aussi  vrai  que  le  soleil  se  couchera  ce 
soir,  c'est  M.  de  L'Aigle  que  cet  homme  mena- 
çait du  poing . . .  Ciel  !  Que  peut  donc  avoir  *à 
démêler  l'aristocratique  M.  de  L'Aigle  avec  un 
individu  de  cette  sorte? 

Mais  s'apercevant  soudain  qu'elle  avait  les 
yeux  fixés  sur  Claude  et  que  celui-ci  en  avait 
connaissance,  Mme  d'Artois  s'empara  d'un 
journal  et  fit  mine  d'être  très  absorbée  dans  la 
lecture  de  ses  colonnes. 

VI 

LA  MALENCONTREUSE  LETTRE 

C'était  certainement,  nous  ne  pouvons  trop 
le  répéter,  une  vie  monotone  que  celle  que  l'on 
menait  à  L'Aire,  et  si  chacun  n'eut  eu  des  oc- 
cupations pour  se  distraire,  c'eut  été  quelque 
peu  ennuyant.  Il  est  vrai  que  Claudette  égayait 
prodigieusement  la  maison.  Claudette,  que 
tous  adoraient;  Claudette,  à  la  voix  de  qui  tous 
obéissaient,  tous  s'inclinaient.  Claudette  à 
trois  ans;  mais  c'était  un  prodige!  Elle  était 
à  croquer  cette  enfant,  avec  son  babil  si  char- 
mant, son  rire  si  frais.  Qu'eut  été  L'Aire,  sans 
elle?  Aussi,  tous,  maîtres  et  domestiques, 
idolâtraient  Claudette . . .  excepté  Euphémie 
Cotonnier;  cela  c'est  entendu. 

Le  temps  avait  passé  vite,  malgré  tout,  de- 
puis le  voyage  que  Claude  avait  fait,  à  Mont- 
réal, en  compagnie  de  sa  femme  et  de  Mme 
d'Artois.  Soit  que  le  Club  Astronomique  n'eut 
pas  eu  d'assemblées  importantes,  depuis,  soit 
pour  toute  autre  raison,  Claude  de  L'Aigle  ne 
recevait  plus  de  ces  enveloppes  longues  et 
étroites  contenant  ces  sortes  de  sommations, 
auxquelles  il  paraissait  se  croire  obligé  d'obéir. 

Lorsque  nous  retrouvons  nos  amis,  un  soir 
du  mois  d'avril,  ils  sont  à  veiller  dans  le  corri- 
dor d'entrée.  Ils  sont  tous  là  ceux  qui  nous 
intéressent  :  Magdalena,  Claude,  Claudette  et 
Mme  d'Artois.  Claudette  n'aime  guère  à  se 
coucher  de  bonne  heure  et  elle  sait  fort  bien 
le  faire  entendre  à  ses  parents,  en  frappant  le 
plancher  de  son  pied  mignon  et  s'écriant  : 


lis 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


— Claudette  pas  dodo! 

Ce  qui  a  toujours  pour  effet  de  les  faire  rire 
tous  d'un  grand  coeur.  Pour  le  moment,  l'en- 
fant, installée  sur  l'épaule  de  son  père,  se  fait 
promener  de  long  en  lai'ge  et  fait  entendre  de 
joyeux  éclats  de  rire.  Magdalena,  assise  près 
du  foyer,  regarde  cette  jolie  scène  familiale  et 
sourit,  émue.  Mme  d'Artois  tricotte,  tout  en 
souriant  à  sa  petite  filleule. 

— Le  courrier,  M,  Claude! 

Ces  paroles  prononcées  tout  à  coup  par  Eu- 
sèbe,  eurent  pour  effet  de  faire  sursauter  Mme 
d'Artois  et  de  faire  froncer  les  sourcils  à  Clau- 
de de  L'Aigle.  Celui-ci  déposa  Claudette  par 
terre,  ce  qui  fit  que  l'enfant  protesta  haute- 
ment d'un  tel  traitement,  d'un  tel  sans-gêne. 

Une  enveloppe  longue  et  étroite  fut  saisie 
par  Claude,  et  presto!  elle  disparut  comme 
par  enchantement  dans  une  des  poches  inté- 
rieures de  son  habit.  Magdalena,  occupée  à 
consoler  Claudette,  ne  s'était  aperçue  de  rien. 
Mme  d'Artois,  par  exemple,  avait  tout  vu  et 
elle  ne  put  s'empêcher  de  soupirer. 

Les  autres  lettres,  n'avaient  probablement 
pas  grande  importance,  car  Claude  les  déposa 
sur  un  guéridon  et  s'approchant  de  Magdalena, 
il  lui  enleva  l'enfant  et  la  mit  de  nouveau  sur 
son  épaule,  reprenant  ensuite  sa  promenade 
de  long  en  large,  au  grand  bonheur  de  la  peti- 
te. 

Un  peu  plus  tard,  profitant  d'un  moment  où 
sa  femme  était  allée  dire  bonsoir  à  Claudette, 
celle-ci  ayant  enfin  consenti  à  se  laisser  mettre 
au  lit  par  Rosine,  Claude  ouvrit  l'enveloppe 
longue  et  étroite  qu'il  avait  reçue  des  mains 
d'Eusèbe  et  en  retira  une  lettre  très  courte, 
qu'il  lut  d'un  trait.  Chose  étrange;  cette  fois, 
au  lieu  de  pâlir  et  de  frémir,  une  expression 
de  soulagement  se  repandit  sur  ses  traits,  puis 
il  jeta  la  lettre  au  feu.  Mme  d'Artois  ne  fut 
donc  pas  grandement  surprise  de  ne  pas  enten- 
dre Claude  de  L'Aigle  annoncer,  durant  la 
veillée,  son  départ  pour  le  lendemain.  Non,  la 
missive  arrivée  ce  soir-là,  contenait  quelque 
chose  qui  causait  plutôt  de  la  joie  à  celui  qui 
l'avait  reçue. 

Ce  ne  fut  que  deux  semaines  plus  tard  que 
Mme  d'Artois  eut,  en  quelque  sorte  l'e  mot  de 
l'énigme.  Une  autre  enveloppe  longue  et  étroi- 
te arriva,  et  Claude  annonça,  cette  fois,  qu'il 
partait  le  lendemain  pour  Montréal. 

— Une  assemblée  très  importante,  Magdale- 
na, ajouta-t-il.  Mais  j'ai  quelque  chose  à  t'an- 
noncer  à  ce  sujet;  quelque  chose  qui  ne  te  dé- 
plaira pas,  je  crois  :  j'ai  démissionné  comme 
membre  du  Club  Astronomique. 

— Démissionné,  Claude  ?  Pourquoi  ?  J'es- 
père, mon  mari,  que  tu  ne  t'es  pas  imaginé  que 
j'avais  des  objections  à  ce  que  tu.  . . 

— Non,  non,  ma  chérie!  Au  contraire,  je  t'ai 
toujours  trouvée  on  ne  peut  plus  raisonnable. 
Si  j'ai  démissionné,  c'est  parce  que  ça  com- 
mence à  m'ennuyer  ces  voyages,  à  tout  propos. 
Quand  je  voyagerai,  dorénavant,  je  pourrai  me 
faire  accompagner  de  ma  petite  femme,  ajouta- 
t-il  en  entourant  Magdalena  de  ses  bras. 

— Ainsi,  se  disait  la  dame  de  compagnie,  la 
lettre  qu'il  a  reçue  il  y  a  quinze  jours,  c'était 
pour  lui  annoncer  qu'il  n'aurait  plus  à  s'absen- 
ter. .  .  Ce  "Club  Astronomique"  qui,  j'en  suis 


fermement  convaincue,  n'existe  que  dans  l'i- 
magination de  M.  de  L'Aigle;  ce  club,  dis-je,  ne 
lui  servira  plus  de...  de  sommations...  Le 
mystère  (\u\  enveloppe  ces  voyages  restera 
donc  un  mystère;  mais,  au  moins,  je  ne  trem- 
blerai plus,  de  crainte  que  Magdalena  ne  dé- 
couvre quelque  chose  qui  pourrait  la  rendre 
malheureuse. 

Au  grand  soulagement  de  Mme  d'Artois,  et 
à  celui  de  Claude  aussi  sans  doute,  Magdalena 
ne  parla  pas  d'accompagner  son  mari.  L'état 
de  sa  santé  laissait  à  désirer  et  elle  était  peu 
disposée  à  voyager. 

Le  lendemain  après-midi,  au  moment  de  par- 
tir pour  la  Rivière-du-Loup,  où  Magdalena  al- 
lait le  reconduire  en  voiture,  Claude  paraissait 
soucieux  et  inquiet;  quelque  chose  le  tracas- 
sait, le  tracassait  beaucoup,  car  il  était  très 
pâle  et  une  expression  de  découragement  se 
lisait  sur  son  visage. 

— Mme  d'Artois,  parvint-il  à  dire  tout  bas  à 
la  dame  de  compagnie,  alors  qu'ils  étaient  seuls 
tous  deux  pour  quelques  instants,  dans  le  cor- 
ridor d'entrée,  j'ai  perdu  un  papier. .  .  une  let- 
tre très  importante ...  Si  vous  la  trouvez . . . 
C'est  une  enveloppe  longue  et  étroite.  .  .  Je  ne 
comprends  pas  comment  j'ai  pu  la  perdre... 
S'il  fallait  que  Magdalena  mette  la  main  des- 
sus. . . 

— Je  chercherai  cette  lettre,  M.  de  L'Aigle, 
répondit  Mme  d'Artois  d'un  ton  qu'elle  ne  par- 
vint pas  à  rendre  froid,  ni  même  indifférent, 
car  Claude  lui  inspirait  plutôt  de  la  pitié,  dans 
l'état  d'énervement  et  d'inquiétude  où  il  était. 
Oui,  elle  le  plaignait  cet  homme,  si  bon,  si  par- 
fait pour  sa  femme,  en  fin  de  compte...  et 
puis,  fier  et  hautain  comme  il  l'était,  comme  il 
devait  souffrir  et  comme  devait  lui  répugner 
d'être  obligé  de  se  mettre  à  la  merci  de  la 
compagne  payée  de  sa  femme!  Quelque  chose 
disait  à  Mme  d'Artois  que  la  lettre  perdue,  ou 
plutôt  égarée,  si  elle  la  trouvait,  cette  lettre 
dis-je,  lui  révélerait  le  secret  de  la  vie  de  Clau- 
de de  L'Aigle,  et  celui-ci  le  savait  bien.  Mais 
il  était  dans  une  impasse,  dont  il  ne  pouvait 
sortir  sans  l'aide  d'une  personne  discrète  et 
dévouée. 

— Si  vous  trouvez  la  lettre,  vous  la  mettrez 
en  lieu  sûr,  n'est-ce  pas,  reprit  Claude,  et  me 
la  donnerez,  à  mon  retour? 

— Certainement,  M.  de  L'Aigle!  répondit- 
elle.    Vous  pouvez  compter  sur  moi. 

— Dieu  veuille  que  ce  soit  vous  qui  la  trou- 
viez alors!  s'écria-t-il.  Et  qu'il  vous  bénisse 
pour  votre  bonté!  Rappelez-vous;  c'est  pour 
Magdalena  que  je  vous  implore,  pour  son  bon- 
heur. 

— Je  comprends  parfaitement,  M.  de  L'Aigle, 
et  je  ferai  l'impossible  pour  trouver  cette  let- 
tre, murmura  la  dame  de  compagnie,  au  mo- 
ment où  Magdalena  arrivait  dans  le  corridor, 
habillée  et  prête  à  partir. 

Comme  elle  la  chercha  cette  lettre,  ^  cette 
pauvre  Mme  d'Artois!  Dans  la  chambré  à  cou- 
cher de  Claude  d'abord,  dans  celle  de  Magda- 
lena, dans  son  boudoir,  dans  la  bibliothèque, 
dans  les  salons,  dans  le  corridor  d'entrée,  dans 
le  fumoir,  puis  dans  l'étude,  aussitôt  qu'Euphé- 
mie  Cotonnier  eut  quitté  cette  pièce,  un  peu 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


après  cinq  heures.  Vaines  recherches!  La 
lettre  fut  introuvable! 

Découragée,  elle  essaya  de  passer  son  temps, 
jusqu'au  retour  de  Mag'dalena,  soit  à  tricotter, 
soit  à  lire;  mais  à  chaque  instant,  elle  jetait 
là  son  tricot  ou  son  livre  et  recommençait  ses 
recherches. 

Lorsque  la  jeune  femme  revint  de  la  Rivière- 
du-Loup,  vers  les  dix  heures  du  soir,  la  lettre 
n'avait  pas  été  trouvée  encore. 

C'est  Mme  d'Artois  qui,  chaque  matin, 
époussetait  le  pupitre  et  la  table  à  écrire  de 
l'étude.  Claude  lui  avait  imposé  cette  tâche, 
car  il  se  plaignait  que  les  domestiques  déran- 
geaient ses  papiers,  ou  bien  jetaient  au  panier, 
souvent,  des  documents  importants. 

Profitant  de  ce  qu'elle  était  seule  dans  l'é- 
tude, le  lendemain  matin,  elle  fit  de  nouvelles 
recherches.  Cette  lettre,  après  tout,  était 
quelque  part  dans  la  maison  et  il  était  impé- 
rieux qu'elle  fut  trouvée.  , .  Si  Magdalena  met- 
tait la  main  dessus  par  hazard!  Sans  qu'elle 
en  connut  le  contenu;  sans  qu'elle  put  le  devi- 
ner même,  Mme  d'Artois  frissonna  à  la  pensée 
que  d'autres  qu'elle  pussent  trouver  la  lettre 
et  la  lire. 

Chaque  papier,  sur  le  pupitre  et  sur  la  table 
à  écrire,  fut  examiné  avec  grand  soin  avant 
d'être  remis  à  sa  place...  Mais  l'enveloppe 
longue  et  étroite  et  le  document  qu'elle  conte- 
nait n'y  étaient  pas!  A  quoi  servait  de  cher- 
cher plus  longtemps?  Mme  d'Artois  se  dit 
qu'elle  ne  pouvait  pas  s'éterniser  dans  l'étude. 
Eh!  bien,  elle  ferait  d'autres  recherches,  ail- 
leurs; des  recherches  plus  minutieuses  que  cel- 
les de  la  veille,  dans  la  bibliothèque  surtout. 
Allons  ! 

Soupirant,  désappointée,  elle  s'empara  d'un 
panier  contenant  des  chiffons  de  papier;  ces 
chiffons,  elle  les  jeteraient  dans  le  foyer  du 
corridor  d'entrée,  où  brûlait  un  feu  clair. 

Le  panier  était  près  du  pupitre;  si  près, 
qu'il  était  collé  dessus.  En  le  retirant,  Mme 
d'Artois  vit  un  papier,  et  un  peu  plus  loin, 
une  enveloppe  longue  et  étroite  qui  avaient  dû 
glisser  entre  le  pupitre  et  le  panier,  sans  qu'on 
s'en  aperçut;  c'était  la  lettre  en  question,  la 
malencontreuse  lettre  à  laquelle  Claude  de 
L'Aigle  attachait  une  si  grande  importance! 

Elle  se  saisit  de  l'enveloppe  et  de  la  lettre. 
Maintenant,  qu'allait-elle  faire?  Devait-elle 
remettre  le  papier  dans  l'enveloppe,  sans  le 
lire?  Ne  serait-ce  pas  très  imprudent?  Peut- 
être  n'était-ce  qu'un  document  sans  importan- 
ce qu'elle  tenait  à  la  main,  et  s'il  en  était  ain- 
si, ce  serait  folie  de  n'en  prendre  pas  connais- 
sance. . .  Si,  par  excès  de  délicatesse  et  de 
discrétion,  elle  mettait  ce  papier  en  lieu  sûr, 
sans  en  avoir  pris  connaissance  au  préalable  et 
que  le  véritable  papier  trainat  quelque  part 
dans  la  maison,  quelle  catastrophe  pourrait  se 
produire!  Non!  Cette  lettre  il  lui  fallait  la 
lire;  sa  conscience  lui  dictait  clairement  son 
devoir  et  si  elle  voulait  protéger  Magdalena, 
elle  la  lirait  à  l'instant! 

Elle  allait  déplier  la  missive,  écrite  sur  un 
papier  très  mince,  lorsqu'elle  se  retourna  et 
regarda  par-dessus  son  épaule;  elle  n'était 
plus  seule  dans  l'étude!  Il  y  avait  quelqu'un 
là,  non  loin!    Ces  pas  furtifs,  qui  se  rappro- 


chaient à  chaque  instant...  Mais  bientôt,  elle 
sourit. .  .  Ce  n'était  que  les  planchers  qui  cra- 
quaient... Ces  craquements  du  plancher... 
elle  n'avait  jamais  pu  s'y  habituer  tout  à  fait 
et  elle  trouvait  cela  pour  le  moins  désagréable; 
si  désagréable  que,  vraiment,  L'Aire,  malgré 
tout  son  confort,  tout  son  luxe,  ne  lui  parais- 
sait pas  être  une  demeure  bien  désirable.  Heu- 
reusement, les  de  L'Aigle  venaient  d'acheter 
une  splendide  propriété,  un  véritable  domaine, 
près  de  la  ville  de  Toronto,  et  c'est  là  qu'on 
passerait  désormais  au  moins  tous  les  hivers. 

Mais  voyons!  Cette  lettre!  Pourquoi  tant 
hésiter  à  l'ouvrir?  Il  est  vrai  que,  pour  toute 
personne  de  bonne  éducation,  lire  une  lettre  qui 
ne  lui  est  pas  destinée,  c'est  une  grave  affaire; 
cela  répugne  à  la  délicatesse;  il  semble  qu'on 
commet  un  délit. 

Quelques  gouttes  de  transpiration  perlaient 
aux  tempes  de  Mme  d'Artois  et  ses  mains  trem- 
blaient un  peu  quand,  enfin,  elle  déplia  le  pa- 
pier. . . 

Elle  n'en  lut  qu'une  ligne...  La  lettre  s'é- 
chappa de  ses  doigts...  Elle  devint  blanche 
comme  une  morte  et  ses  yeux  se  cernèrent  de 
noir  tout  à  coup.  Ses  jambes  se  dérobèrent 
sous  elle  et  elle  tomba  assise  sur  le  canapé  de 
l'étude.    Allait-elle  perdre  connaissance  ? 

— O  mon  Dieu!  murmura-t-elle. 

A  ce  moment,  elle  entendit  des  pas  légers  se 
dirigeant  vers  l'étude;  c'était  Magdalena! 

Folle  de  terreur  à  la  pensée  que  la  jeune 
femme  allait  la  découvrir  dans  l'état  où  elle 
était  et  qu'elle  devinerait  qu'il  y  avait  quel- 
que chose  d'anormal,  Mme  d'Artois,  les  mains 
tremblantes,  mit  la  lettre  dans  son  enveloppe 
et  cacha  le  tout  entre  les  coussins  du  canapé. 

— Mme  d'Artois,  dit  Magdalena,  entrant  dans 
l'étude  en  souriant,  venez  donc  voir  Claudette 
dans  son  beau  manteau  neuf;  elle...  Mais! 
fit-elle  soudain.    Vous  êtes  malade? 

— Non,  non,  Magdalena!  parvint  à  articuler 
la  dame  de  compagnie. 

— Vous .  .  .  Vous  avez  l'air  d'une .  .  .  morte, 
ma  pauvre  amie!    Qu'y  a-t-il? 

— Une  toute  petite  attaque  de  la  migrai- 
ne... Ce  n'est  rien  vraiment;  ça  se  passera 
aussitôt  que  je  me  serai  reposée  un  peu. 

— Vite,  alors!  Allez  vous  mettre  au  lit! 
s'écria  la  jeune  femme.  Jamais  je  ne  vous  al 
vue  si  changée  de  ma  vie! 

— Tout  à  l'heure,  Magdalena. 

— Tout  de  suite,  je  vous  prie!  Venez! 

— C'est  bien,  je  vous  suis. 

Les  deux  femmes  quittèrent  l'étude.  Mme 
d'Artois  s'installa  sur  le  canapé  de  la  biblio- 
thèque, disant  qu'elle  préférait  s'y  reposer  un 
peu  avant  de  monter  à  sa  chambre  et  se  met- 
tre au  lit. 

Profitant  d'un  moment  où  Magdalena  était 
allée,  elle-même,  commander  une  tasse  de  thé 
bien  fort  pour  "la  malade",  celle-ci  partit  à  la 
course  dans  la  direction  de  l'étude,  et  vite,  elle 
s'empara  de  l'enveloppe  contenant  la  malen- 
contreuse lettre.  Quelques  instants  plus  tard, 
quand  la  jeune  femme  revint  à  la  bibliothèque, 
Mme  d'Artois  se  dit  trop  mal  à  l'aise  pour  pou- 
voir avaler  même  une  gorgée  de  thé. 

— Je  crois  que  je  vais  me  retirer  dans  ma 
chambre  pour  une  heure  à  peu  près.    Ce  n'est 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


que  (lu  repos  qu'il  me  faut.  Le  sommeil;  voi- 
là qui  me  remettra  complètement,  je  crois, 
Magdalena. 

Elle  se  rendit  donc  dans  sa  chambre  à  cou- 
cher, et  après  en  avoir  fermé  la  porte  avec 
soin,  elle  ouvrit  un  petit  coffret  en  bois  (un  ca- 
deau de  Séverin)  au  moyen  d'une  clef  qu'elle 
portait  à  son  cou.  Dans  ce  coffret  elle  jeta 
l'enveloppe  longue  et  étroite,  sans  même  l'ou- 
vrir. Ainsi  qu'elle  l'avait  promis,  elle  la  re- 
mettrait à  Claude  immédiatement,  à  son  re- 
tour. 

Epuisée  par  tant  d'émotions,  elle  s'étendit 
sur  le  canapé  de  sa  chambre,  non  pour  dormir, 
mais  pour  pleurer. 

— Pauvre  Magdalena!  Pauvre  chère  enfant! 
disait-elle  à  travers  ses  larmes.  O  Dieu  tout- 
puissant,  protégez-la!  Ne  permettez  pas  qu'el- 
le découvre  jamais  ce  que  je  viens  de  découvrir, 
moi!  Elle  en  mourrait!. . .  Et  quand  je  pense 
à  M.  de  L'Aigle. . .  cet  homme  si  correct,  si 
hautain...  quand  je  me  dis  que...  Non,  ce 
n'est  presque  pas  croyable,  et  si  je  ne  venais 
pas  de  voir  les  preuves,  en  blanc  et  en  noir,  je 
ne  le  croirais  pas. . .  Mais  Magdalena,  la  pau- 
vre chère  petite!...  Et  Claudette,  l'innocen- 
te mignonne!  Ah!  c'est  à  en  perdre  la  rai- 
son! 

Mais  lorsque  Mme  d'Artois  descendit  rejoin- 
dre Magdalena  dans  la  salle  à  manger,  à  l'heu- 
re du  lunch,  il  ne  restait  presque  plus  de  tra- 
ces des  émotions  par  lesquelles  elle  venait  de 
passer;  même,  elle  trouva  le  moyen  de  sourire 
à  la  jeune  femme  et  de  la  rassurer  complète- 
ment au  sujet  de  sa  migraine. 

On  le  sait,  plus  d'une  physionomie  souriante 
cache,  souvent,  un  coeur  saignant. 

VII 

QUATRE  DANS  LE  SECRET 

Cet  après-midi-là,  Magdalena  sortit  en  voi- 
ture, disant  qu'elle  ne  serait  de  retour  que  pour 
le  dîner,  car  elle  se  proposait  d'aller  rendre  vi- 
site à  Mme  Thyrol  et  lui  emmener  Claudette, 
que  la  femme  du  médecin  désirait  tant  voir. 

Mme  d'Artois,  prétextant  un  peu  de  fatigue, 
refusa  d'accompagner  la  jeune  femme;  mais 
une  demi-heure  après  le  départ  de  cette  derni- 
ère, la  dame  de  compagnie  sortit  à  son  tour, 
avec  l'intention  de  faire  une  longue  promena- 
de à  pied;  elle  voulait  être  seule  avec  ses  pen- 
sées. 

Pensées  peu  gaies  assurément;  tristes,  au 
contraire,  infiniment  tristes  et  bouleversan- 
tes. La  lettre  qu'elle  avait  trouvée,  ce  matin- 
là,  lui  causait  une  impression  d'excessive 
frayeur,  car  elle  se  disait  que  Magdalena  fini- 
rait, infailliblement  par  découvrir  tout  ce  qui 
concernait  son  mari.  C'était  presque  miracu- 
leux qu'elle  fut  restée  dans  l'ignorance  jus- 
qu'alors; elle  avait  été  protégée  visiblement 
par  la  divine  Providence. 

Le  souvenir  du  voyage  qu'elles  avaient 
fait,  à  Montréal,  avec  Claude  revint  à  la  pen- 
sée de  Mme  d'Artois. 

—  M.  de  L'Aigle  pouvait  bien  essayer,  par 
tous  les  moyens,  d'empêcher  sa  femme  de  l'ac- 
compagner! se  disait-elle.    Quel  risque  il  cou- 


rait d'être  découvert  aussi!  On  serait  presque 
porté  à  le  plaindre  ce  pauvre  homme;  il  doit 
être  continuellement  sur  des  épines,  surtout 
depuis  son  mariage. . .  Dire  qu'ils  se  sont  ma- 
riés, ces  deux-là,  ayant  un  secret  l'un  pour  l'au- 
tre! Mauvaise  affaire  assurément!...  Mais 
le  secret  de  M.  de  L'Aigle  est  infiniment  plus 
grave  que  celui  de  Magdalena,  oui,  infiniment 
plus! 

Soudain,  une  pensée  lui  vint;  une  pensée  si 
affreuse  qu'une  sueur  froide  inonda  son  visa- 
ge et  elle  dut  s'asseoir,  ses  jambes  refusant 
tout  à  coup  de  la  porter.  Assise  sur  un  rocher, 
les  yeux  démesurément  grands,  les  lèvres  ter- 
riblement pâles,  les  mains  tremblantes,  elle 
crut  vraiment,  cette  fois,  qu'elle  allait  s'éva- 
nouir. 

— Non!  Non!  s'exclama-t-elle,  tout  en  s'é- 
pongeant  le  front  avec  son  mouchoir.  C'est 
impossible!  Je  prends  plaisir  à  me  torturer 
moi-même...  Ça  ne  se  peut  pas!  Ce  serait 
horrible,  si  horrible,  mon  Dieu! 

Elle  parut  faire  un  certain  calcul  mental, 
puis  cachant  son  visage  dans  ses  mains,  com- 
me si  elle  eut  voulu  qu'ils  ne  vissent  pas  l'hor- 
rible tableau  que  son  imagination  venait  de 
susciter,  elle  s'écria  : 

— Je  ne  me  trompe  pas!  M.  de  L'Aigle  a. . . 
0  Dieu  tout-puissant,  faites,  faites  que  Magda- 
lena ne  découvre  jamais  le  terrible  secret  de 
son  mari!  Elle  en  mourrait,  ou  bien  elle  en 
perdrait  la  raison! 

Se  levant,  elle  continua  son  chemin.  Sa  dé- 
marche était  hésitante,  et  à  chaque  instant, 
elle  s'arrêtait  pour  murmurer  : 

— Non!  Non!  C'est  impossible!  Dieu  ne 
voudrait  pas!...  Pourtant,  je  dois  me  rendre 
à  l'évidence...  Oh!  Pauvre,  pauvre  Magda- 
lena! 

Le  bruit  de  coups  de  marteau  ou  de  pic  lui 
arrivèrent,  venant  de  la  direction  de  la  Villa 
Magda. 

— C'est  M.  Lassève  ou  Séverin  qui  travail- 
lent, tout  près  de  la  villa,  se  dit-elle.  J'espère 
que  je  n'ai  pas  le  visage  trop  défait,  ajouta-t- 
elle;  je  ne  voudrais  pas  exciter  les  soupçons 
de  M.  Lassève,  pour  tout  au  monde! 

A  un  détour  du  sentier,  elle  aperçut  Séverin 
Rocques.  Il  enlevait,  avec  un  pic,  la  glace  qui 
recouvrait  encore  les  rochers  entourant  la  vil- 
la... Séverin...  Un  souvenir  le  concernant 
revint  à  la  pensée  de  Mme  d'Artois...  C'é- 
tait depuis  le  retour  de  se  brave  garçon,  d'un 
voyage  qu'il  avait  fait  à  Montréal,  en  même 
temps  que  Claude  de  L'Aigle,  que  Séverin  avait 
cessé  complètement  ses  visites  à  L'Aire.  Son 
attitude  aussi  avait  été  étrange  vis-à-vis  du 
mari  de  Magdalena.  La  jeune  femme  lui  avait 
dit,  à  elle,  Mme  d'Artois,  que  Séverin  avait  l'air 
d'en  vouloir  à  Claude  pour  quelque  chose.  La 
dame  de  compagnie  avait  bien  ri  de  cela,  dans 
le  temps;  ça  lui  paraissait  fort  ridicule  aussi 
que  M.  Rocques  en  voulut  à  M.  de  L'Aigle... 
Non,  il  ne  lui  en  voulait  pas;  seulement,  il 
avait  dû  découvrir.  .  .  bien  des  choses,  durant 
son  voyage  à  Montréal  et  cela  lui  avait  inspi- 
ré de  l'inimitié,  du  mépris  même  pour  Clau- 
de... 

— Il  faut  que  je  découvre  si  Séverin  sait 
quelque  chose!  se  disait  Mme  d'Artois,  et  je  le 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


121 


saurai!  Je  me  disais,  ce  matin,  que  nous  étions 
deux. . .  non,  trois,  à  connaître  le  secret  de  M. 
de  L'Aigle  :  Eusèbe,  Mme  de  St-Georges  et 
moi;  car  je  suis  positive  maintenant  que  Thaïs 
n'est  pas  sans  savoir  à  quoi  s'en  tenir. . .  Cer- 
taines choses...  certains  regards  échangés 
entr'eux;  je  veux  dire  entre  elle  et  son  cousin, 
me  reviennent  à  la  mémoire...  Est-ce  que 
Séverin  serait  renseigné,  lui  aussi  ?  . . .  Alors, 
nous  serions  quatre  dans  le  secret...  Quatre, 
c'est  beaucoup . . .  Un  secret  que  quatre  per- 
sonnes connaissent  (à  part  de  l'intéressé),  ça 
n'en  est  plus  un...  Cependant,  ni  Mme  de 
St-Georges,  ni  Séverin,  ni  Eusèbe,  ni  moi,  nous 
ne  desserrerons  les  dents  jamais! . . . 

Mme  d'Artois  approchait  de  la  Villa  Magda. 

— Allo,  Séverin!  cria-t-elle. 

Séverin  leva  la  tête  et  apercevant  celle  qui 
venait  de  l'interpeller,  il  jeta  sur  les  rochers 
son  pic  et  sa  pelle  et  accourut  au-devant  d'elle. 

— Mme  d'Artois!  s'exclama-t-il.  Quelle  bel- 
le surprise  que  celle  de  vous  voir!  Comment 
vous  portez-vous,  chère  Madame? 

— Assez  bien,  merci,  Séverin. 

— Vous  êtes  un  peu  pâle,  je  trouve . . . 

— Un  léger  mal  de  tête;  mais  la  marche,  de 
L'Aire  ici,  m'a  fait  beaucoup  de  bien.  N'est- 
ce  pas  que  nous  avons  une  température  idéale, 
Séverin  ? 

Tout  en  parlant,  elle  était  entrée  dans  la  Vil- 
la Magda,  où  le  poêle  à  l'huile,  allumé,  jetait 
une  douce  chaleur. 

— Avec  un  pareil  soleil,  dit  Séverin,  répon- 
dant ainsi  à  la  dernière  observation  de  Mme 
d'Artois,  on  a  le  pressentiment  de  l'été  qui  s'en 
vient. 

— Venez  vous  asseoir  auprès  de  moi  et  me 
tenir  compagnie,  Séverin,  fit  Mme  d'Artois.  Il 
y  a  longtemps  que  je  vous  ai  vu  et  il  me  sem- 
ble que  j'ai  une  infinité  de  choses  à  vous  dire. 

— Je  ne  vous  demande  pas  de  nouvelles  de 
Magdalena,  répondit  Séverin,  car  elle  est  pas- 
sée ici  en  voiture,  tout  à  l'heure  et  je  lui  ai 
parlé. 

— Elle  est  allée  rendre  visite  à  Mme  Thy- 
rol. . .  Magdalena  n'était  pas  seule;  elle  était 
accompagnée  de  Claudette  et  de . . .  Rosine, 
n'est-ce  pas,  Séverin  ?  demanda  Mme  d'Artois, 
avec  un  sourire  quelque  peu  malicieux. 

— Oui,  répondit-il,  en  rougissant  légèrement, 
ce  qui  parut  amuser  beaucoup  sa  compagne. 
Mais,  Madame,  vous  avez  donc  deviné  ? . . . 

— Sans  doute!  rit  Mme  d'Artois.  Il  y  a  long- 
temps que  je  sais  que  vous  admirez  Rosine, 
mon  pauvre  ami,  et  que  Rosine . . . 

— Rosine  ne  l'a  pas  deviné  même,  encore . . . 

— Le  lui  avez-vous  demandé? 

— Demandé  ?  . . .  Non,  car  Rosine  n'a  que 
faire  de  l'admiration  d'un  vieux  garçon  comme 
moi. . .  Si  j'osais  lui  dire  les  sentiments  qu'el- 
le m'inspire,  il  est  plus  que  probable  qu'elle  me 
rirait  au  nez. 

— Essayez,  Séverin;  je  vous  le  conseille  for- 
tement, recommanda  Mme  d'Artois.  Puis, 
changeant  brusquement  de  sujet  :  "Magdalena 
vous  a-t-elle  dit  que  M,  de  L'Aigle  était  ab- 
sent?" 

Le  visage  de  Séverin,  de  souriant  qu'il  ve- 
nait d'être,  devint  sérieux  et  froid. 


— Non,  elle  ne  me  l'a  pas  dit;  mais  je  le  sa- 
vais, annonça-t-il. 

— Vous . . .  Vous  le  saviez,  Séverin  ?  . . .  Qui 
vous  avait  renseigné? 

Comme  s'il  eut  craint  d'en  avoir  trop  dit,  il 
se  hâta  de  répondre  : 

— M.  de  L'Aigle  s'absente  souvent,  n'est-ce 
pas,  et. . . 

— N'essayez  pas  d'expliquer. . .  ce  que  je 
comprends  très  bien,  mon  ami,  fit  Mme  d'Ar- 
tois d'un  ton  grave.  Je  sais,  voyez-vous . . . 
J'ai  découvert,  tout  comme  vous  d'ailleurs,  le 
but  de  ces  voyages  de  M.  de  L'Aigle . . . 

— Découvert  ?  . . .  Vous  dites  que  vous  avez 
découvert  le  but  de  ?.. .  Non,  c'est  impossi- 
ble! s'écria  le  brave  garçon.  Que...  que  vou- 
lez-vous dire  ? 

— Je  veux  dire  que  je  sais  parfaitement 
pourquoi  vous  avez  cessé  tout  à  coup  de  venir 
à  L'Aire,  mon  bon  Séverin. . .  J'ai. . .  Je  me 
suis  rappelée  les . . .  dates,  les  circonstances . . . 
Vous  avez  fait  un  voyage  à  Montréal,  en  même 
temps  que  M.  de  L'Aigle,  Séverin,  et  c'est  de- 
puis lors  que . . . 

— Je. . .  Je  ne  comprends  rien  à  votre  lan- 
gage, chère  Madame...  commença-t-il.  Si 
j'ai  cessé  mes  visites  à  L'Aire,  c'est  à  cause  de 
mes  occupations. . . 

— Allons!  Allons,  Séverin!  Vous  compre- 
nez fort  bien  ce  que  je  veux  dire,  au  contrai- 
re!... Dites-moi,  mon  ami,  alors  que  vous 
étiez  à  Montréal,  n'avez-vous  pas  vu. . .  ou 
rencontré  le  mari  de  Magdalena...  sans  qu'il 
vous  ait  vu,  lui?  Répondez-moi  franchement, 
Séverin! 

— Oui,  répondit-il.  Mais,  reprit-il,  qui  a  bien 
pu  vous  dire  ?  . . . 

— Que  vous  importe!  s'écria  Mme  d'Artois. 
Je  sais,  voyez-vous!...  Je  devine  autre  chose 
aussi . . .  Vous  ne  me  demandez  pas  ce  que 
c'est? 

— Je  suis  tellement  étonné,  répondit  Séve- 
rin, que  vraiment,  je  préfère  ne  pas  trop  vous 
questionner.  .  .  Pourtant,  je  serais  curieux  de 
savoir  ce  que  vous  croyez  avoir  deviné. 

— Voici  alors:  je  devine  que  lors  de  ce  voya- 
ge que  vous  fites  à  Montréal,  en  même  temps 
que  M.  de  L'Aigle,  vous  avez  dû  assister  à... 
à  une  de. . .  de  ces. . .  ces  assemblées  qui. . . 

— O  ciel!  s'écria  Séverin.  Il  se  leva  d'un 
bond  et  se  mit  à  arpenter  le  plancher.  Son 
visage  était  blanc  comme  de  la  ci^e. 

— Vous  le  voyez,  Séverin,  je  sais. . . 

— Mais,  comment  avez-vous  appris  ?  . . . 

— M.  de  L'Aigle,  au  moment  de  partir,  hier, 
m'a  confié  qu'il  avait  perdu  une  lettre,  reçue 
la  veille;  cette  lettre  avait,  prétendait-il,  une 
grande,  une  terrible  importance.  Magdalena 
ne  devait  pas  la  voir  cette  lettre,  au  risque 
d'une  catastrophe . . . 

— Une  lettre?...  Ah!  Je  crois  compren- 
dre! 

— M.  de  L'Aigle  m'a  demandé,  en  grâce  de 
chercher  cette  lettre. . .  de  la  trouver  si  possi- 
ble et  de  la  lui  remettre,  à  son  retour.    Or. . . 

— Et  vous  l'avez  trouvée  ?  .  . . 

— Oui,  mon  ami,  je  l'ai  trouvée,  ce  matin; 
c'est  la  lettre  convoquant  M.  de  L'Aigle  à... 
à  l'assemblée ...    du ...  du  Club  Astronomi- 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


que.  .  .  une  assemblée,  dans  le  genre  de  celle  à 
laquelle  vous  aviez  assisté,  vous. 

— Oh!  Mme  d'Artois,  s'exclama  Séverin,  en 
pâlissant  davantage,  n'avez-vous  pas  été... 
épouvantée,  lorsque  vous  avez  appris  le  secret 
de  cet  homme?  Epouvantée  pour  Magdalena, 
je  veux  dire  ? 

— Mon  épouvante  a  été  telle,  Séverin,  que 
j'ai  failli  m'évanouir. 

— Je  le  crois  sans  peine! 

— Ce  secret  de  M.  de  L'Aigle,  nous  sommes 
plusieurs  à  le  savoir  maintenant.  .  . 

— Plusieurs,  dites-vous?  Mais!  Il  y  a  vous 
€t  moi.  .  . 

— Et  Mme  de  St-Georges,  et  Eusèbe. 

— C'est  bien  vrai! 

— Cependant,  à  nous  quatre,  nous  garderons 
le  secret  et  jamais  Magdalena  ne  s'en  doutera 
même.  D'ailleurs,  Séverin,  le  risque  sera  beau- 
coup moins  grand  maintenant,  puisque  M.  de 
L'Aigle  a  démissionné...  comme  membre 
du...  du  Club  Astronomique,  vous  savez. 

— Démissionné  ? 

— Mais,  oui!  Ce  voyage  est  le  dernier  qu'il 
fait.  .  .    Vous  comprenez  ce  que  je  veux  dire? 

— On  se  demande  comment  il  se  fait  qu'un 
homme  si...  si  distingué  que  M.  de  L'Aigle 
soit.  .  .  soit.  .  . 

— C'est  incompréhensible,  en  effet,  mon  ami, 
répondit  Mme  d'Artois,  et  il  est  probable  que 
nous  n'aurons  jamais  la  solution  de  cela.  Dans 
tous  les  cas .  .  . 

— J'ai  juré  à  M.  de  L'Aigle  que  je  ne  desser- 
rerais jamais  les  dents  sur  ce  que  je  sais  de 
lui. 

— Je  suis  prête  à  jurer  la  même  chose,  fît 
Mme  d'Artois...  Séverin,  ajouta-t-elle  très 
gravement,  faisons  un  serment  solennel;  celui 
de  ne  jamais  révéler  à  âme  qui  vive  ce  que 
nous  savons, 

— J'en  fais  le  serment!  Je  le  jure!  dit  le 
brave  garçon  en  levant  la  main. 

— Et  moi  aussi,  je  le  jure!  s'écria  Mme  d'Ar- 
tois, levant  la  main,  elle  aussi. 

Certes,  il  serait  gardé  fidèlement  le  secret  de 
Claude  par  ces  deux  sincères  amis  de  Magda- 
lena! 

VIII 
CHANTAGE 

Magdalena  était  allée  à  la  Rivière-du-Loup. 
Partie  à  dix  heures  de  l'avant-midi,  elle  ne  se- 
rait de  retour  que  vers  les  sept  heures  du  soir. 
Claude  étant  absent,  elle  avait  projeté  ce  voya- 
ge, la  veille,  avec  Mme  Thyrol;  elles  passe- 
raient la  journée  ensemble,  toutes  deux,  à  cou- 
rir les  magasins  et  à  s'amuser. 

Onze  heures  de  l'avant-midi  venaient  de  son- 
ner. Mme  d'Artois,  occupée  dans  sa  chambre 
à  coucher,  entendit  tout  à  coup  frapper  à  sa 
porte 

— Entrez!  dit-elle.  Ah!  ajouta-t-elle  aus- 
sitôt. C'est  vous,  Suzelle?  Qu'y  a-t-il,  ma 
petite  ? 

— Mme  d'Artois,  annonça  la  fille  de  cham- 
bre, M.  de  L'Aigle  est  en  bas  et  il  désire  vous 
parler. 

— M.  de  L'Aigle?    Il  est  donc  de  retour? 


— Il  ne  fait  qu'arriver,  répondit  Suzelle. 
— C'est  bien.    Je  vais  descendre  immédiate- 
ment. 

Quand  la  jeune  fille  eut  quitté  sa  chambre, 
Mme  d'Artois  ouvrit  le  coffret  contenant  la 
lettre  qu'elle  avait  trouvée,  dans  l'étude.  Cet- 
te lettre,  elle  la  glissa  dans  sa  poche  de  robe, 
puis  elle  descendit  à  la  bibliothèque,  où  Claude 
l'attendait. 

— J'ai  été  fort  surprise  d'apprendre,  par  Su- 
zelle, que  vous  étiez  de  retour,  M.  de  L'Aigle, 
dit-elle.  Cette  pauvre  Magdalena  va  tant  re- 
gretter d'être  sortie!  Elle  est  allée  passer  la 
journée  à  la  Rivière-du-Loup,  en  compagnie  de 
Mme  Thyrol.  Elle  était  loin  de  vous  attendre 
si  tôt. 

— Je  savais  que  Magdalena  était  absente, 
Mme  d'Artois,  répondit  Claude. 

— Vous  le  saviez,  dites-vous? 

— Oui.  Nous  nous  sommes  croisés  en  che- 
min. 

— Vraiment  ?    Alors .  .  . 

— Magdalena  ne  m'a  pas  vu;  mais  moi,  j'ai, 
naturellement,  reconnu  notre  équipage. 

— Vous  avez  à  me  parler?  questionna  la  da- 
me de  compagnie. 

— Oui,  Madame...  Je  voulais  vous  deman- 
der si.  .  .  si  vous  aviez  trouvé  cette  lettre.  .  . 
que . . .  dont. . . 

— Je  l'ai  trouvée.  La  voici,  M.  de  L'Aigle, 
répondit-elle,  en  tendant  à  Claude  l'enveloppe 
longue  et  étroite  dont  il  a  été  question  déjà. 

— Merci,  Madame!  s'écria  Claude,  avec  un 
soupir  de  soulagement  et  arrachant  littérale- 
ment l'enveloppe  des  mains  de  Mme  d'Artois. 
Vous...  vous  avez  pris  connaissance  de  cette 
lettre,  je  le  présume?  demanda-t-il. 

— Oui.  J'ai  dû  en  prendre  connaissance... 
Pouvais-je  faire  autrement  ?  .  .  .  Devais-je  ris- 
quer de  mettre  en  sûreté  une  lettre  sans  im- 
portance et  laisser  traîner  dans  la  maison  le 
véritable  document? 

— Bien  sûr  que  non!  C'eut  été  ridicule... 
tragique  en  même  temps...  Et,  qu'avez-vous 
à  me  dire,  Mme  d'Artois  ? 

— Rien,  M,  de  L'Aigle. 

— Rien?  Vraiment?  Ni  récriminations,  ni 
reproches,  ni  même  de  malédictions  ?  fit  Claude 
avec  un  sourire  quelque  peu  narquois. 

— Je  le  répète,  je  n'ai  rien,  absolument  rien 
à  dire.  M.  de  L'Aigle.  Il  nê  m'appartient  pas 
de  vous...  vous  juger...  Savez-vous,  ajou- 
ta-t-elle avec  un  sourire  qui  avait  quelque 
chose  de  pathétiaue,  je  suis  portée  à  vous 
plaindre  plutôt  qu'à  vous  blâmer. 

— Votre  charité  est  exquise;  elle  ne  connaît 
pas  de  bornes,  dit-il  en  souriant,  et  je.  .  . 

— Si  j'avais  aupris  votre...  secret  lorsque 
vous  courtisiez  Magdalena,  j'aurais  fait,  je  ne 
m'en  cache  pas,  tout  au  monde  pour  empêcher 
le  mariage,  car...  Oh!  s'exclama-t-elle  sou- 
dain, en  cachant  son  visage  dans  ses  deux 
mains,  dites-moi,  M.  de  L'Aigle,  depuis  com- 
bien d'années  avez-vous.  .  .  avez-vous.  .  .  ce  se- 
cret ? 

— Depuis  près  de  quinze  ans.  Madame. 

— O  mon  Dieu!  0  mon  Dieu!  Alors,  c'est 
vous  qui...  Maître  tout-puissant!  C'est  hor- 
rible, horrible! 

— Je  sais  à  quoi  vous  pensez ...  à  quoi  vous 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


123 


faites  allusion,  Mme  d'Artois,  dit  Claude  d'une 
voix  grave.  Oui,  c'est  moi  qui.  .  .  qui.  . .  Est- 
ce  nécessaire  de  prononcer  certaines  paroles, 
que  vous  dévinez,  j'en  suis  sûr? 

— Non!  Non!  Ne  les  prononcez  pas  ces  pa- 
roles, au  moins!  s'écria  Mme  d'Artois  en  écla- 
tant en  sanglots.    Oh!    Pauvre  Magdalena! 

— Je  comprends,  croyez-le,  toute...  l'hor- 
reur de  la  situation...  On  ne  saurait  ima- 
giner rien  de  pire,  de  plus  tragique. .  . 

— Et  Magdalena  qui  a  tant  confiance  en 
vous!  Mais!  La  chère  enfant  vous  adore,  M. 
de  L'Aigle!    Si  elle  savait!. .  . 

— Que  voulez-vous  que  j'y  fasse,  Mme  d'Ar- 
tois ? 

— Rien.  .  .  Excepté  faire  tout  en  votre  pou- 
voir pour  que  votre  femme  ne  découvre  jamais 
votre  secret. 

— Elle  ne  le  découvrira  jamais,  si  cela  dé- 
pend de  moi.  .  .  et  de  vous  aussi,  j'en  suis  con- 
vaincu. Vous  le  savez,  j'ai...  j'ai...  démis- 
sionné comme...  comme  membre  de...  du 
Club  Astronomique...  C'est  fini,  Dieu  merci, 
ce  chapitre  de  ma  vie.  Ce  voyage  que  je  viens 
de  faire  est  le  dernier. .  .  de  ce  genre. 

— Tant  mieux.  Seigneur! 

— ^Vous  me  méprisez  beaucoup,  n'est-ce  pas, 
Mme  d'Artois  ?  demanda  Claude,  d'une  voix 
qui  tremblait  légèrement, 

— Je  méprise.  .  .  je  hais. .  .  votre  secret,  M. 
de  L'Aigle. . .  Je  trouve  épouvantable  la  pen- 
sée que  j'ai  vécu  sous  le  même  toit  qu'un .  .  . 
Ah!  Quand  je  me  dis  qu'au  retour  de  chacun 
de  ces  voyages,  de  ces...  assemblées,  Magda- 
lena reçoit,  heureuse  et  confiante,  vos  caresses, 
vos  baisers!...  Vraiment,  c'est...  excusez  le 
mot,  je  vous  prie;  mais  je  trouve  que  c'est  ré- 
voltant! 

— Je  suis  profondément  peiné  de  vous  ins- 
pirer tant  de  mépris,  Mme  d'Artois,  croyez-le! 
fit  Claude  gravement. 

— Je  viens  de  vous  le  dire,  c'est  votre  secret 
que  je  méprise  et  que  je  hais,  répondit  Mme 
d'Artois.  Quant  à  vous  personnellement,  M.  de 
L'Aigle,  pourquoi  vous  mépriserais-je  ?  Je  ne 
ressens  envers  vous  que  la  plus  grande  recon- 
naissance... Lorsque  M.  Lassève  est  venu 
me  chercher,  dans  mon  triste  alcôve,  à  Mon- 
tréal, où  je  courais  le  risque  de  mourir  de  faim 
et  de  misère;  qu'il  m'a  dit  que  c'était  Magda- 
lena qui  avait  suggéré  mon  nom,  comme  sur- 
veillante et  compagne  ici,  et  que  vous  aviez 
généreusement  et  joyeusement  acquiessé  à  son 
désir,  je  me  suis  jurée  que  j'essayerais  de  vous 
prouver  que  vous  n'obligiez  pas  une  ingrate.  . . 
Et  maintenant,  M.  de  L'Aigle,  je  vous  conseil- 
le fortement  de  brûler  cette  lettre  immédiate- 
ment, ajouta-t-elle,  en  désignant  l'enveloppe 
longue  et  étroite  que  Claude  avait  tenue  dans 
sa  main,  depuis  que  Mme  d'Artois  la  lui  avait 
remise. 

Regardant  dans  l'enveloppe,  afin  de  s'assu- 
rer qu'elle  contenait  bien  le  papier  compromet- 
tant pour  lui,  Claude  de  L'Aigle  s'empressa  de 
la  jeter  dans  les  flammes  du  foyer,  contenant 
et  contenu. 

— Madame,  fit-il  ensuite,  en  s'adressant  à  la 
fidèle  amie  de  Magdalena,  je  ne  sais  comment 
vous  exprimer  ma  reconnaissance  pour  l'ex- 
traordinaire service  que  vous  m'avez  rendu... 


— N'en  parlons  pas!  N'en  parlons  plus!  dit- 
elle.  Que  ce  soit  un  chapitre  clos  pour  tou- 
jours, et  que  jamais  nous  n'y  fassions  même 
la  moindre  allusion. 

Nous  devons  protéger  Magdalena  et  arranger 
les  choses  pour  qu'elle  n'aie  jamais  l'ombre 
d'un  soupçon  à  votre  égard.  Ensevelissons 
donc,  pour  toujours,  votre  terrible  secret,  votre 
horrible  passé,  dont  la  pensée  fait  frémir. 

— Madame,  répondit  Claude,  je  vous  remer- 
cie, encore  une  fois!.  . .  Vous  le  dévinez,  sans 
doute,  d'incontrôlables  circonstances  m'ont 
obligé  de  suivre  le. . .  chemin  que  j'ai  suivi. . . 
Désirez-vous  que  je  vous  relate  ces  circons- 
tances ? 

— Non,  M.  de  L'Aigle!  Vous  venez  de  le  dire, 
il  y  a  eu  des  circonstances  incontrôlables... 
Qu'un  homme  aussi  distingué  que  vous,  ait... 
Mais,  c'est  entendu  que  nous  n'en  parlerons 
plus!  L'important,  c'est  de  veiller  à  ce  que 
Magdalena  ignore,  toute  sa  vie,  votre  secret,  la 
pauvre  chère  enfant!    Au  revoir,  M.  de  L'aigle. 

— Au  revoir.  Madame,  et  merci!  s'écria  Clau- 
de. Puis  il  ajouta  :  "Je  vous  verrai  à  l'heure 
du  lunch,  n'est-ce  pas  ?  " 

— Certainement!  assura-t-elle,  en  quittant  la 
bibliothèque. 

Ce  n'est  qu'après  le  lunch  que  Claude  se  ren- 
dit dans  son  étude-  Il  fut  légèrement  surpris 
de  n'y  pas  trouver  la  secrétaire;  mais  comme 
cette  demoiselle  ne  lui  était  pas  tout  à  fait 
indispensable,  il  oublia  vite  son  absence.  Il 
avait  beaucoup  d'ouvrage  à  faire  d'ailleurs, 
surtout  des  corrections  à  son  dernier  manus- 
crit, et  bientôt,  il  était  plongé  dans  ses  pape- 
rasses, par-dessus  la  tête. 

Quatre  heures  de  l'après-midi  venaient  de 
sonner,  quand  Euphémie  Cotonnier  entra  dans 
l'étude  enfin. 

— Je  vous  demande  bien  pardon  de  n'avoir 
pas  été  à  mon  pupitre  encore,  aujourd'hui,  M. 
de  L'Aigle,  dit-elle;  je. . . 

— Il  n'y  a  rien  à  pardonner,  Mlle  Cotonnier, 
répondit  Claude.    Vous  n'êtes  pas  malade? 

— Un  peu...  Je  me  sens  mieux  mainte- 
nant. .  .  Mais,  M.  de  L'Aigle,  je  me  vois  dans 
l'obligation  d'abandonner  ma  position  de  se- 
crétaire ici. 

— Oui?  fit-il.  Il  éprouva  plutôt  du  soulage- 
ment, à  l'énoncé  de  cette  nouvelle,  car  il  n'a- 
vait jamais  pu  digérer  tout  à  fait  sa  secrétai- 
re. 

— La  raison  pour  laquelle  je  démisionne,  re- 
prit Euphémie,  c'est  que  j'aurai  des  revenus 
dorénavant  et  je  ne  serai  plus  forcée  de  tra- 
vailler, du  moins,  pas  constamment. 

— Je  vous  félicite  de  votre  bonne  fortune, 
Mlle  Cotonnier! 

— Vous  ne  me  demandez  pas  d'oià  me  vien- 
dront ces  revenus,  M.  de  L'Aigle?  Je  vais... 
hériter  de  dix  mille  dollars .  .  . 

— Vraiment?  J'en  suis  heureux  pour  vous, 
croyez-le! 

— Dix  mille  dollars,  à  six  pour  cent,  cela  me 
donnera  un  revenu  de  six  cents  dollars  par  an- 
née; c'est  assez  beau,  n'est-ce  pas? 

— Certainement!  Et  si  je  ne  m'informe  pas 
de  la  source  de  vos  revenus,  c'est  parce  que.  . . 

— Parce  que  cela  ne  vous  intéresse  nullement 
peut-être?    Pourtant,  M.  de  L'Aigle,  dit  Eu- 


124 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


phcniic  avec  un  rire  désaj^réable,  la  chose  com- 
porte plus  d'intérêt  pour  vous  que  vous  ne  le 
supposez,  puisque  le  capital  sur  lequel  je  comp- 
te, c'est-à-dire  les  dix  mille  dollars,  c'est  vous 
qui  allez  me  les  donner. 

— Hein?  Moi!  Moi,  je  vous  donnerai  une 
pareille  somme  ?  Vous  déraisonnez,  je  crois, 
Mlle  Cotonnier!  fit  Claude,  à  la  fois  mécontent 
et  amusé.  Lui,  servir  des  rentes  à  sa  secré- 
taire!   C'était  très  comique  au  fond! 

— Je  possède  toute  ma  raison,  croyez-le,  M. 
de  L'Aigle,  répondit  Euphémie,  et  la  preuve 
en  est  que  j'ai  un  papier.  .  .  une  lettre  à  vous 
vendre  pour  la  somme  de  dix  mille  dollars; 
une  lettre  qui,  pour  vous,  vaut  infiniment  plus 
que  cela;  de  fait,  j'aurais  dû  vous  en  deman- 
der le  double. 

— Je ...  je  ne  comprends  pas . . .  balbutia 
Claude  en  pâlissant,  car  il  ne  comprenait  que 
trop. 

— Oh!  oui,  vous  comprenez  très  bien,  au  con- 
traire! s'exclama  Euphémie.  Cette  lettre,  que 
je  vous  céderai  pour  la  somme  convenue,  voici 
ce  qu'elle  contient,  ajouta-t-elle. 

Elle  se  pencha  sur  Claude  et  lui  dit  quelques 
mots  à  l'oreille. 

— O  ciel!  fit-il. 

— Ne  vous  faites  pas  illusion,  M.  de  L'Aigle, 
continua  la  secrétaire;  l'enveloppe  que  Mme 
d'Artois  a  dû  vous  remettre  ce  matin,  ne  con- 
tenait qu'un  papier  sans  intérêt  et  sans  valeur 
pour  vous;  le  véritable  document,  c'est  moi 
qui  l'ai  en  ma  possession. 

— Et  comment  êtes-vous  parvenu  à  voler  ce 
papier?  interrogea-t-il  d'une  voix  tremblante. 

— '"Voler"  est  un  gros  mot,  rit  Euphémie; 
mais  passons!  Mme  d'Artois,  ayant  quitté 
l'étude  pour  quelques  instants,  en  compagnie 
de  Mme  de  L'Aigle;  cette  dernière  étant  en- 
trée ici  au  moment  où  sa  dame  de  compagnie 
venait  de  trouver  la  fameuse  lettre,  Mme  d'Ar- 
tois, dis-je,  avait  caché  le  précieux  papier  en 
sûreté,  pensait-elle,  entre  ces  coussins,  ajouta- 
t-elle  en  désignant  le  canapé  de  l'étude.  J'ai 
tout  simplement  mis  une  lettre  inachevée  dans 
l'enveloppe,  à  la  place  du  véritable  document. 

— Ah!  Je  comprends!  fit  Claude  d'un  ton 
de  dédain  et  de  mépris. 

— Ha  ha  ha!  Mme  d'Artois  n'y  a  vu  que  du 
feu!  Ha  ha  ha!  Cette  lettre,  si  importante 
pour  vous,  je  le  répète,  je  l'ai  en  ma  posses- 
sion, et  je  vous  la  céderai  pour  la  somme  de 
dix  mille  dollars. 

— Chantage...  murmura  Claude. 

— Chantage,  si  vous  aimez.  Appelez  cela 
du  nom  qu'il  vous  plaira!  Mais,  si  vous  refu- 
sez... si  vous  hésitez  même  à  me  donner  la 
somme  demandée,  ce  soir  même,  cette  lettre 
sera  remise,  par  moi,  à  Mme  de  L'Aigle . . . 
autrefois  Magdalena  Carlin... 

— Comment!    Vous  savez  cela  aussi! 

— Sans  doute  que  je  le  sais!  Je  n'ai  pas 
perdu  mon  temps  ici;  de  plus,  j'ai  suivi  tous 
les  détails  du  procès  de  Martin  Corbot,  dit 
l'boscot,  dans  les  journaux...  La  fille  d'Ar- 
cade Carlin,  celui  qui  est  mort  sur  l'échafaud, 
quoiqu'innocent,  s'appelait  Magdalena,  (nom 
assez  rare,  vous  en  conviendrez)  et  elle  fut 
adoptée  par  un  Zenon  Lassève,  homme  à  tout 
faire,  du  village  de  G. . .  Bah!    C'est  clair  com- 


me de  l'eau  do  roche!  Eh  bien,  M.  de  L'Aigle, 
qu'avez-vous  décidé?  Allez-vous  me  donner  la 
somme  demandée,  ou  dois-je  remettre  la  let- 
tre à  Mme  de  L'Aigle? 

— Ni  l'un,  ni  l'autre,  répondit-il. 

— Ah!  Vraiment? 

— Mlle  Cotonnier,  reprit  Claude  tristement, 
que  vous  ai-je  fait  pour  que  vous  me  menaciez 
ainsi?  Je  vous  ai  engagée  comme  secrétaire, 
alors  que  je  n'avais  pas  réellement  besoin  de 
vous,  pour  faire  plaisir  à  votre  tante  et  aussi, 
pour  vous  retirer,  vous  et  votre  mère,  d'une 
situation  précaire...  N'avez-vous  pas  été  bien 
traitée  ici,  et  de  quoi  désirez-vous  vous  ven- 
ger? 

— Bien  traitée,  dites-vous!  s'écria-t-elle, 
d'un  ton  mécontent.  Bien  traitée  vraiment! 
Mise  au  rang  des  domestiques,  couchant  sur  le 
même  plancher  qu'eux,  mangeant  dans  leurs 
quartiers...  Bien  traitée!  Hem! 

— Comment?    Que  voulez-vous  dire? 

— Je  veux  dire  que  j'occupe  la  position  de  se- 
crétaire ici  et  non  celle  d'une  servante...  Ma 
chambre  est  au  troisième  et... 

— Mais,  Mlle  Cotonnier,  répondit  Claude, 
l'air  très  étonné.  H  y  a  certaines  ' situations 
sur  lesquelles  je  ne  devrais  pas  être  obligé 
d'attirer  votre  attention,  ce  me  semble!  En- 
tr'autres;  j'étais  célibataire,  lorsque  vous  êtes 
entrée  comme  secrétaire  ici;  il  était  bien  na- 
turel et. . .  convenable  que  vous  soyez  sous  le 
chaperonnage  de  votre  tante  Candide. 

— Dans  tous  les  cas,  laissons  cela,  voulez- 
vous,  M.  de  L'Aigle;  parlons  plutôt  de  ces  dix 
mille  dollars. . . 

— Que  je  ne  vous  donnerai  certainement  pas! 
interrompit-il. 

— C'est  fort  bien;  je  sais  ce  qu'il  me  reste  à 
faire,  répondit  Euphémie  en  se  dirigeant  vers 
la  porte  de  l'étude. 

— Attendez!  s'exclama  Claude,  en  levant  la 
main. 

On  frappait  à  la  porte  de  l'étude,  et  Claude 
ayant  donné  l'ordre  d'entrer,  Eusèbe  parut  sur 
le  seuil. 

— Vous  avez  sonné,  M.  Claude?  demanda  le 
domestique. 

— Oui.  Ferme  la  porte  à  clef,  tout  d'abord 
et  apporte-moi  la  clef. 

—C'est  fait,  M.  Claude,  fit  Eusèbe. 

— Maintenant,  reprit  Claude,  en  désignant 
Euphémie,  tu  vois  cette . . .  personne  ?  Elle  a 
volé  une  lettre  m'appartenant,  et  cette  lettre 
il  me  la  faut! 

— Est-ce?    commença  Eusèbe. 

— C'est...  c'est  la  lettre  me  convoquant 
à ...  à  Montréal. 

— Juste  ciel!  s'écria  le  domestique. 

— Va  chercher  Mme  d'Artois  et  emmène-la 
ici,  sans  retard. 

Lorsque  Mme  d'Artois  arriva  dans  l'étude  et 
que  Claude  l'eut  mise  au  courant  de  la  situa- 
tion, la  dame  de  compagnie  crut  qu'elle  allait 
s'évanouir;  une  lettre  si  importante,  si  com- 
promettante pour  M.  de  L'Aigle  entre  les 
mains  de  cette  fille  sans  scrupule  et  sans 
coeur! 

— Personne  au  monde  ne  m'empêchera  de  re- 
mettre cette  lettre  à  Mme  de  L'Aigle,  cria  Eu- 
phémie, personne! 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


125 


— Vous  vous  trompez,  Mlle  Cotonnier,  ré- 
pondit Claude.  Dès  cet  instant,  vous  êtes  pri- 
sonnière ici,  et,  inutile  de  vous  le  dire,  vous  ne 
pourrez  pas  approcher  de  Mme  de  L'Aigle;  pas 
même  du  personnel  de  L'Aire. 

— Non,  hein?  Eh!  bien,  je  ferai  un  autre 
usage  du  papier  que  je  possède;  je  ferai  pu- 
blier dans  un  journal  de  la  Rivière-du-Loup  un 
article  vous  concernant,  cher  M.  de  L'Aigle. 
Je  connais  un  jeune  homme,  un  nouvelliste, 
qui  ne  demandera  pas  mieux  que  de  faire  con- 
naître au  public  ce  qu'est  l'aristocratique  M. 
de  L'Aigle  de  L'Aire. 

— Oh!  La  vilaine!  s'écria  Mme  d'Artois. 
Heureusement,  il  n'y  a  pas  un  journal  au  mon- 
de qui  ferait  pareille  chose! 

— Nous  verrons  bien!  répondit  Euphémie 
avec  un  rire  méchant.  Ambroise,  le  nouvellis- 
te, vous  savez,  ferait  tout  au  monde  pour  moi, 

— Mme  d'Artois,  Eusèbe,  dit  Claude,  vous  al- 
lez conduire  Mlle  Cotonnier  dans  sa  chambre  à 
coucher  et  l'y  enfermer  à  clef.  Mme  d'Artois, 
continua-t-il  vous  ferez  une  perquisition  sur  la 
personne  de  Mlle  Cotonnier,  et,  pendant  ce 
temps,  Eusèbe,  tu  feras  des  recherches  dans  la 
chambre  de  cette  demoiselle.  Il  me  faut  cette 
lettre!  Mlle  Cotonnier  sera  retenue  prison- 
nière jusqu'à...  jusqu'à  nouvel  ordre.  Allez! 

— Je  proteste!  s'écria  Euphémie.  Vous  n'a- 
vez pas  le  droit  de . . . 

■ — Protestez,  tant  qu'il  vous  plaira,  Mlle  Co- 
tonnier, répondit  Claude.  Vous  serez  prison- 
nière, tant  que  vous  ne  m'aurez  pas  remis  la 
lettre  que  vous  avez  volée  et  que  vous  n'aurez 
pas  juré,  sur  la  Bible,  de  garder  pour  vous 
seule  ce  que  votre  indélicatesse  et  votre  indis- 
crétion vous  ont  fait  découvrir. 

— Cela,  je  ne  le  jurerai  jamais!  cria  Euphé- 
mie, pâle  de  colère. 

Malgré  ses  protestations  réitérées,  elle  fut 
conduite  à  sa  chambre,  où  elle  serait,  ainsi  que 
l'avait  dit  le  maître  de  la  maison,  prisonnière, 
sous  la  garde  d'Eusèbe,  jusqu'à  ce  qu'elle  eut 
changé  de  dispositions  et  d'idées. 

IX 

LA  POURSUITE 

Une  tranquillité  parfaite  régnait  à  L'Aire. 
Il  était  onze  heures  du  soir.  Magdalena,  un 
peu  fatiguée  de  son  excursion  à  la  Rivière-du- 
Loup,  dormait  paisiblement  dans  sa  chambre, 
sans  se  douter  certes  des  nuages  qui  s'accu- 
mulaient sur  sa  tête  et  qui  pouvaient,  à  chaque 
instant,  obscurcir  l'horizon  de  sa  vie,  ou  de 
l'orage  qui  grondait  et  qui,  assurément  allait 
éclater  et  la  foudroyer  à  moins  que  ses  amis 
ne  parvinssent  à  la  dérober  au  danger  qui  la 
menaçait. 

Claude,  installé  dans  la  bibliothèque,  es- 
sayait à  lire  ou  à  écrire;  mais  en  vain.  Trop 
de  pensées  se  pressaient  dans  son  cerveau  pour 
qu'il  put  lire  même  un  paragraphe,  écrire  mê- 
me une  ligne.  Ces  pensées . . .  Elles  étaient 
les  mêmes  que  celles  de  Mme  d'Artois,  eh  ce 
moment.  Celle-ci,  enfermée  dans  sa  chambre, 
se  torturait  l'esprit  et  essayait  en  vain  de  re- 
tenir ses  larmes. 

— Quel  enfantillage  de  la  part  de  M.  de  L'Ai- 


gle, se  disait-elle,  que  d'enfermer  Euphémie 
Cotonnier  dans  sa  chambre  et  de  l'y  retenir 
prisonnière!  A  quoi  cela  seirvira-t-il,  je  me  le 
demande?  Aussitôt  qu'on  lui  donnera  sa  li- 
berté, elle  parlera,  quand  ça  ne  serait  que  pour 
se  venger.  Cette  fille  ne  pourra  pas  être  gar- 
dée à  vue  indéfiniment;  il  faudra  bien  qu'on 
finisse  par  la  laisser  partir...  Alors,  elle 
ébruitera  partout  ce  qu'elle  sait  :  elle  essaye- 
ra même  à  communiquer  avec  Magdalena,  soit 
personnellement,  soit  par  lettre,  et  à  suppo- 
ser qu'elle  n'y  parviendrait  pas,  elle  s'arran- 
gera pour  que  le  secret  de  M.  de  L'Aigle  de- 
vienne propriété  publique,  et  cela  avant  long- 
temps... Ah!  La  situation  est  vraiment  dé- 
sespérée, selon  moi!  Inutile  de  faire  appel  aux 
bons  sentiments  de  Mlle  Cotonnier;  elle  en  est 
totalement  dépourvue;  d'ailleurs,  une  jeune 
fille  qui  est  dure  pour  sa  propre  mère,  ne  sau- 
rait avoir  de  coeur  pour  personne  d'autre... 
Pauvre  Magdalena!. .  .  Je  viens  de  la  voir;  elle 
dort  paisiblement. . .  Comme  elle  est  loin  de  se 
douter  des  angoisses  par  lesquelles  nous  pas- 
sons, en  ce  moment,  M.  de  L'Aigle,  Eusèbe  et 
moi;  angoisses  causées  par  la  plus  horrible 
des  inquiétudes  à  son  sujet...  O  ciel!  Qu'al- 
lons nous  devenir  tous;  qu'allons-nous  devenir? 

Et  pendant  ce  temps,  que  devenait  Euphé- 
mie Cotonnier? 

Aussitôt  que  Mme  d'Artois  et  Eusèbe  eurent 
quitté  sa  chambre,  cette  bonne  Euphémie  tom- 
ba assise  sur  le  bord  de  son  lit  et  partit  d'un 
rire  prolongé,  mais  silencieux.  La  lettre  était 
restée  introuvable,  malgré  toutes  les  recher- 
ches qui  avaient  été  faites  sur  sa  personne  et 
dans  sa  chambre.  C'était  assez  comique,  se 
disait-elle,  car,  cette  malencontreuse  lettre,  el- 
le pouvait  mettre  la  main  dessus  quand  il  lui 
plairait.  Dieu  sait  qu'elle  n'avait  pas  eu 
grand'confiance  en  la  cachette  qu'elle  avait  dé- 
couverte; cependant,  elle  en  valait  bien  une 
autre,  n'est-ce  pas,  puisque,  malgré  tout  le 
zèle  qu'on  avait  déployé,  elle  était  restée  in- 
trouvable. 

S'approchant,  à  pas  de  loup,  de  la  porte  de 
sa  chambre,  Euphémie  regarda  par  le  trou  de 
la  serrure  :  Eusèbe  montait  la  garde,  quoique 
la  porte  fut  fermée  à  clef;  il  considérait  qu'il 
y  avait  des  précautions  à  prendre,  évidemment. 

Poussant  le  verrou,  à  l'intérieur,  afin  de  s'as- 
surer de  n'être  dérangée  par  qui  que  ce  fut,  la 
secrétaire  se  dirigea  vers  la  porte-fenêtre  ou- 
vrant sur  le  balcon.  Accrochée  au  garde-corps 
en  fer  forgé  était  une  sacoche  grise;  Euphé- 
mie, s'en  emparant,  l'ouvrit  et  s'assura  que  le 
contenu  y  était  encore;  un  papier  long,  étroit 
et  très  mince,  sur  lequel  trois  ou  quatre  lignes 
seulement  étaient  écrites.  Retirant  la  lettre 
de  son  réceptacle,  la  jeune  fille  la  déplia  et  y 
jeta  les  yeux,  tandis  qu'un  rire  méchant  s'é- 
chappait de  ses  lèvres. 

— Ah!  M.  de  L'Aigle,  je  vous  tiens;  vous  ne 
pouvez  pas  m'échapper!  murmura-t-elle,  entre 
ses  dents.  Vous  avez  fait  fi  de  votre  secrétai- 
re, hein;  vous  l'avez  mise  au  rang  de  vos  do- 
mestiques; aujourd'hui,  elle  se  venge...  et 
elle  se  venge,  en  même  temps  de  la. . .  poupée 
que  vous  avez  épousée...  Car,  aussi  vrai  que 
j'existe,  demain  matin,  cette  lettre,  à  laquelle 
vous  attachez  une  si  grande  importance  (non 


12G 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


sans  raison  il  est  vrai)  sera  remise  à  Ambroi- 
se,  mon  ami,  le  nouvelliste,  et  quand  même  il 
n'aurait  pas  le  droit  d'en  faire  un  article  à 
sensation  pour  les  colonnes  du  journal  où  il  est 
employé,  je  le  connais  ce  bon  Ambroise;  il 
aura  vite  fait  de  communiquer  à  ses  connais- 
sances et  amis  ce  que  cette  lettre  lui  aura  ap- 
prise, ajouta-t-elle  en  remettant  dans  la  saco- 
che le  papier  compromettant  et  accrochant  de 
nouveau  la  sacoche  au  garde-corps  du  balcon. 

A  sept  heures,  Eusèbe  vint  lui  apporter  son 
dîner,  puis  il  revint,  à  huit  heures,  chercher  le 
plateau,  prenant  la  précaution,  chaque  fois,  de 
fermer  la  porte  à  clef,  en  entrant  et  en  sor- 
tant de  la  chambre. 

De  huit  heures  à  dix  heures,  Euphémie  s'a- 
musa à  lire.  A  dix  heures,  elle  enleva  la  ro- 
be qu'elle  portait  et  en  revêtit  une  autre,  à  la 
jupe  courte,  après  quoi  elle  se  mit  au  lit,  toute 
habillée,  faisant  autant  de  bruit  possible,  afin 
qu'Eusèbe  l'entendit. 

S'étant  tournée  et  retournée  plusieurs  fois 
dans  son  lit,  pour  donner  le  change  au  domes- 
tique qui  faisait  la  garde  dans  le  corridor,  elle 
finit  par  s'endormir;  mais  elle  ne  dormit  pas 
longtemps.  Eveillée  en  sursaut,  elle  consulta 
sa  montre  et  vit  qu'il  passait  minuit.  L'heure 
avait  sonné!  Elle  allait  partir,  quitter  furti- 
vement L'Aire!  Sa  vengeance  était  proche  et 
ce  pauvre  Claude  n'avait  qu'à  se  bien  tenir! 

Tous  ses  plans  étaient  faits  à  l'avance.  Se 
levant  sans  bruit,  cette  bonne  Euphémie  se  di- 
rigea vers  le  balcon  et  prestement,  elle  s'em- 
para de  la  sacoche  grise  contenant  la  lettre 
compromettante  pour  Claude  de  L'Aigle.  Tou- 
jours à  pas  de  loup,  elle  s'approcha  ensuite  du 
pupitre,  dans  lequel  elle  prit  une  longue  corde 
à  linge  enroulée;  cette  corde  avait  servi,  jadis, 
à  tenir  en  place  le  couvercle  de  sa  valise,  qui, 
étant  vieille,  ne  fermait  pas  sans  cela. 

L'Aire,  après  tout,  n'avait  pas  été  construite 
en  vue  d'en  faire  une  prison,  et  pour  une  per- 
sonne quelque  peu  ingénieuse,  il  était  assez 
facile  de  s'en  échapper.  La  corde,  à  linge,  at- 
tachée au  garde-corps  du  balcon,  atteignait 
presque  le  sol;  la  secrétaire  aurait  à  exécuter, 
il  est  vrai,  un  saut  de  six  ou  sept  pieds;  mais 
cela  ne  l'embarrassait  guère. 

Ayant  noué  la  corde  au  garde-corps  et  passé 
la  sacoche  grise  à  son  bras,  Euphémie  se  dis- 
posa à  partir.  Nul  remords  ne  lui  venait,  à  la 
misérable,  à  la  pensée  de  faire  du  tort  à  Clau- 
de de_  L'Aigle,  à  celui  qui  l'avait  engagée  com- 
me secrétaire,  par  excès  de  bonté,  et  qui  lui 
avait  rendu  sa  tâche  la  plus  facile  et  la  plus 
facile  et  la  plus  agréable  possible.  Pas  un  re- 
gret ne  lui  vint  non  plus  de  quitter  cette  mai- 
son où  elle  avait  été  si  bien  traitée;  cette  mai- 
son où,  jadis,  ellle  avait  espéré  de  régner  un 
jour.  Oui,  elle  avait,  pendant  plusieurs  mois, 
caressé  le  rêve  de  devenir  Mme  de  L'Aigle,  de 
L'Aire,  cette  pauvre  Euphémie;  au  lieu  de  ce- 
la, elle  en  était  réduite  à  quitter  la  maison 
furtivement  la  nuit,  au  moyen  d'une  corde  à 
linge  nouée  au  garde-corps  d'un  balcon... 
Mais  allons!    Le  temps  pressait! 

Escaladant  le  garde-corps,  Euphémie  parvint 
à  se  suspendre  à  la  corde  et  aussitôt,  elle  se 
laissa  glisser  jusqu'en  bas  et  si  rapidement, 
que  ses  mains  saignaient  lorsqu'elle  mit  pied 


sur  le  sol;  mais  ce  n'était  qu'un  détail. 

Marchant  sur  la  pointe  des  pieds,  elle  se  di- 
rigea vers  les  écuries;  c'était  à  cheval  qu'elle 
fuirait.  Non  qu'elle  fut  bonne  écuyère;  loin 
de  là;  jamais  elle  n'était  montée  en  selle  de  sa 
vie.  Elle  se  fierait  sur  sa  chance  ordinaire; 
voilà  tout. 

Les  portes  de  l'écurie  n'étant  pas  fermées  à 
clef,  Euphémie  les  ouvrit  sans  bruit  et  entra. 
Lucifer  et  Inferno  exécutèrent  bien  quelques 
ruades  très  réussies;  mais  elle  n'en  fit  aucun 
cas,  d'autant  qu'elle  savait  bien  que  les  ruades 
ou  piétinements  des  chevaux  ne  pouvaient  s'en- 
tendre de  la  maison. 

C'est  Spectro  qui  fut  étonné  de  voir  une 
personne  qui  lui  était  presqu'inconnue  entrer 
dans  sa  stalle,  lui  passer  une  bride  au  cou  et 
lui  poser  une  selle  sur  le  dos!  Au  milieu  de 
la  nuit!  Jamais  il  ne  lui  était  arrivé  pareille 
chose,  depuis  surtout  ce  long  voyage  qu'il  avait 
fait,  il  y  avait  quelques  années,  dans  un  four- 
gon, pour  venir  dans  cette  partie  du  pays. 

Au  moment  où  Euphémie  saisissait  Spectro 
par  la  bride,  ce  dernier  jeta  les  yeux  dehors 
et  vit  qu'il  faisait  bien  clair.  C'était  donc  le 
jour?  Il  s'était,  sans  doute  trompé;  on  n'é- 
tait pas  au  milieu  de  la  nuit,  et  l'astre  qui 
brillait  ce  devait  être  le  soleil  et  non  la  lune. 

Au  lieu  de  passer  devant  L'Aire,  Euphémie 
contourna  le  Roc  de  l'Ancien  Testament,  tenant 
Spectro  par  la  bride.  Ses  yeux  cherchèrent  un 
rocher  assez  haut,  sur  lequel  elle  monterait  et 
au  moyen  duquel  elle  pourrait  s'installer  sur 
le  dos  de  sa  monture...  Ah!  Voilà  précisé- 
ment son  affaire! 

Bientôt,  Spectro  était  conduit  auprès  du  ro- 
cher, et  la  jeune  fille,  non  sans  trembler  un 
peu  de  peur,  parvint  à  s'asseoir  sur  le  cheval. 

— Marche,  Spectro!  commanda-t-elle  ensuite» 

Le  cheval,  en  bête  docile,  se  détacha  du  ro- 
cher et  partit  au  pas .  .  .  L'amazone  en  herbe 
crut  qu'elle  allait  mourir  de  frayeur.  N'étant 
jamais  allée  à  cheval,  il  lui  sembla  qu'elle  était 
montée  sur  la  plus  haute  éminence,  et  à  cha- 
que mouvement  de  sa  monture,  elle  crut  que 
c'en  était  fait  d'elle;  qu'elle  allait  piquer  une 
tête  et  s'assommer  sur  les  rochers  qui  pa- 
vaient la  route.  Mais  elle  dompta  ses  craintes, 
à  force  d'énergie  et  de  courage;  au  lieu  d'a- 
baisser ses  yeux  vers  le  sol,  qui  lui  paraissait 
être  à,  au  moins  vingt-cinq  pieds  de  là  où  elle 
était  juchée,  elle  regarda  droit  devant  elle;  de 
cette  manière,  elle  évitait  le  vertige,  dont,  in- 
failliblement, elle  eut  fini  par  être  saisie. 

Toujours  allant  le  pas,  Spectro  atteignit  le 
pont  reliant  la  pointe  à  St-André,  et  tant 
qu'on  fut  dans  le  village,  il  maintint  la  même 
allure.  Mais  une  fois  les  maisons  dépassées, 
il  partit  au  petit  trot.  Pau\iL^  Euphémie  Co- 
tonnier! Elle  fut  secouée  d'une  telle  façon 
qu'elle  dut  se  mordre  les  lèvres  jusqu'au  sang 
pour  s'empêcher  de  crier.  Pour  une  véritable 
écuyère,  ou  un  véritable  écuyer,  rien  n'est  doux 
et  agréable  comme  le  trot  d'un  cheval;  mais 
pour  celui  ou  celle  qui  ne  s'y  connaît  pas,  c'est 
une  vraie  torture. 

La  première  question  que  vous  pose  un  maî- 
tre d'équitation,  c'en  est  une  qui  semble  ne 
pas  être  très  à  propos,  bien  sûr  :  *'Etes-vous 
musicien ...  ou  musicienne  ?  —  Un  peu,  répond 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


127 


rélève,  ne  voulant  pas  avoir  l'air  de  se  vanter. 
—  Alors,  reprend  le  maître,  vous  avez  des  no- 
tions de  la  mesure;  cela  va  vous  aider  considé- 
rablement, quand  vous  commencerez  à  faire 
trotter  votre  monture  :  comptez,  en  vous  ré- 
glant sur  les  pas  du  cheval  :  une,  deux,  trois, 
puis,  appuyez  fortement  votre  pied  gauche  sur 
l'étrier  et  sautez...  Ensuite,  recommencez". 
Certains  élèves  apprennent  ce  secret  dès  la 
première  leçon;  d'autres  y  mettent  plus  de 
temps. 

Or,  Euphémie  ne  s'y  entendait  nullement, 
on  le  pense  bien,  et,  nous  le  répétons,  elle  fut 
secouée,  au  point  de  croire  qu'elle  allait  se... 
disloquer  complètement.  Spectro  couchait  des 
oreilles  et  rongeait  son  mors  de  bride,  car  ça 
le  fatiguait  excessivement  cette  personne  qui 
résistait  à  tous  ses  mouvements  ainsi. 

Soudain,  la  jeune  fille  arrêta  sa  monture  et 
écouta...  Non,  elle  ne  s'était  pas  trompée... 
Quelqu'un  la  suivait...  ou  la  poursuivait... 
Elle  entendait  distinctement,  quoique  de  loin 
encore,  le  bruit  des  sabots  d'un  cheval,  qui  se 
rapprochait  rapidement...  Eusèbe?  Ca  ne 
pouvait  être  que  lui .  . .  Eusèbe,  monté  sur  Al- 
binos sans  doute;  il  avait  découvert  la  fuite 
de  sa  prisonnière  et  il  s'était  mis  à  sa  pour- 
suite .  . . 

On  n'était  pas  très  loin  de  Notre-Dame  du 
Portage...  Là-bas...  tout  là-bas,  une  masse 
sombre  se  dressait;  c'était  le  Rocher  Malin... 
Si  elle  pouvait  l'atteindre  à  temps,  Euphémie 
se  dit  qu'elle  y  serait  en  sûreté.  Vu  la  su- 
perstition des  gens  du  pays,  même  Eusèbe  n'o- 
serait pas  passer  devant  ce  rocher  surtout 
cette  nuit,  où  la  lune  brillait  dans  tout  son 
éclat.    Elle  était  donc  sauvée! 

Euphémie  Cotonnier  frappa,  de  sa  main  ou- 
verte, la  croupe  de  Spectro;  le  cheval,  peu  ha- 
bitué à  pareil  traitement,  partit  à  fond  de 
train. 

X 

L'OMBRE  SINISTRE 

C'était,  en  effet,  Eusèbe,  monté  sur  Albinos, 
qui  poursuivait  la  secrétaire  de  Claude  de 
L'Aigle. 

Le  domestique,  ayant  fait  la  garde  dans  le 
corridor  jusque  vers  les  dix  heures,  résolut  de 
se  jeter  sur  un  canapé,  pour  se  reposer  un  peu. 
Afin  d'éviter  quelqu'esclandre  peut-être  de  la 
part  de  la  jeune  fille,  il  avait  placé  le  canapé 
en  travers  de  la  porte  de  chambre;  de  cette 
manière,  et  pour  le  cas  où  Euphémie  posséde- 
rait une  clef,  elle  aussi,  elle  ne  pourrait  cer- 
tainement pas  faire  de  farces,  sans  qu'il  s'en 
aperçut. 

Installé  confortablement  (trop  confortable- 
ment) sur  le  canapé,  Eusèbe  finit  par  s'en- 
dormir. .  .  Pendant  combien  de  temps  dormit- 
il?  Il  n'eut  pu  le  dire  au  juste;  mais,  lors- 
qu'il s'éveilla,  il  constata  que  ce  qui  l'avait  tiré 
de  son  sommeil  c'était  un  fort  courant  d'air, 
venant  de  la  chambre  de  la  secrétaire. 

— Le  balcon!  s'écria-t-il.  Elle  s'est  enfuie 
par  le  balcon!  Elle  a  dû  fabriquer  un  cable 
avec  ses  draps  ou  choses  de  ce  genre  et.  .  .  O 
ciel!    Et  je  dormais,  au  lieu  d'être  sur  mes 


gardes!  Que  dira  M.  Claude?  Bien  sûr,  il 
me  fera  des  reproches . . .  que  je  n'aurai  pas 
volés  d'ailleurs. 

Il  voulut  ouvrir  la  porte  de  chambre,  mais 
elle  était  fermée  au  verrou,  à  l'intérieur.  Col- 
lant son  oeil  au  trou  de  la  serrure,  il  essaya 
de  voir  ce  qui  se  passait.  .  .  s'il  se  passait  quel- 
que chose;  mais,  quoique  la  lune  brillât  dans 
tout  son  éclat,  on  ne  pouvait  distinguer  que 
très  confusément  les  objets. 

— Il  faut  que  je  la  suive .  .  .  que  je  la  pour- 
suive! se  dit-il,  et  Dieu  veuille  que  je  la  rejoi- 
gne! Mlle  Cotonnier,  en  liberté,  c'est  comme 
un  loup  ou  un  tigre  qui  se  serait  échappé  de 
sa  cage  et  qui  menacerait  de  semer  partout, 
sur  son  passage,  la  destruction  et  la  mort. . . 
Moi  qui  prétends  tant  aimer  M.  Claude  et  lui 
être  si  dévoué!  Dire  que  je  dormais  stupide- 
ment, pendant  que  la  secrétaire  s'enfuyait! 

Marchant  sans  faire  le  moindre  bruit,  le  do- 
mestique descendit  l'escalier  dérobé,  arrivant 
ainsi  dans  un  étroit  corridor  conduisant  à  la 
cuisine.  S'emparant  d'un  chapeau  et  d'un  par- 
dessus qu'il  vit,  accrochés  au  mur,  il  sortit  de 
la  maison. 

Se  dirigeant  du  côté  où  était  la  chambre 
d'Euphémie,  il  aperçut,  ouverte,  la  porte  du 
balcon,  puis,  nouée  au  garde-corps,  une  longue 
corde  à  linge. 

— Oui,  elle  s'est  enfuie  par  là!  murmura-t-il. 
Quelle  direction  a-t-elle  prise?  Sans  doute, 
celle  du  pont,  puisqu'elle  doit  aller  vers  la  Ri- 
vière-du-Loup.  . .  Eh!  bien,  je  la  rejoindrai 
cette  demoiselle;  je  la  ramènerai  à  L'Aire  et, 
cette  fois-là,  je  ferai  bonne  garde!  Allons! 

Il  allait  partir,  lorsqu'il  crut  entendre  une 
sorte  de  gémissement,  de  plainte,  venant  du 
côté  des  écuries.  Il  écouta...  Ces  gémisse- 
ments, ces  plaintes  c'étaient  les  hennissements 
d'Albinos;  on  eut  dit  que  le  cheval  sanglotait. 

— Quelque  chose  se  passe  aux  écuries,  pen- 
sa-t-il.  Je  vais  aller  voir...  Peut-être  Mlle 
Cotonnier  est-elle  là,  ou  bien...  Je  vais  m'as- 
surer  de  ce  qu'il  y  a,  dans  tous  les  cas. 

Contournant  la  maison,  Eusèbe  prit  la  di- 
rection des  écuries,  et  plus  il  en  approchait, 
plus  Albinos  hennissait. 

Enfin,  il  arriva  à  destination.  Il  passa  der- 
rière les  stalles  des  chevaux  de  trait,  qui  se 
démenaient  de  la  plus  belle  façon,  puis  il  s'ar- 
rêta près  de  la  stalle  de  Spectro;  elle  était  vi- 
de! Machinalement,  les  yeux  du  domestique 
se  portèrent  sur  les  crochets,  auxquels  les  sel- 
les et  brides  étaient  toujours  accrochées  et  il 
vit  que  la  selle  de  Magdalena  n'y  était  plus. 

— Ciel!  se  dit-il.  Cette  demoiselle  est  partie 
à  cheval...  sur  Spectro!  Elle  sait  donc  con- 
duire une  bête  de  selle?  Elle  doit,  puisqu'elle 
a  choisi  ce  moyen  pour  s'enfuir.  .  .  J'espère, 
pour  Mlle  Cotonnier,  qu'elle  est  bonne  écuyère, 
car  Spectro  n'est  pas  commode  tous  les 
jours...  ni  toutes  les  nuits...  Pauvre  Albi- 
nos! continua-t-il,  en  s'adressant  au  cheval, 
qui  ne  bénissait  plus  maintenant,  mais  qui  pio- 
chait et  renâclait  sans  cesse.  Tu  t'ennuies  de 
ton  compagnon,  hein?  Eh!  bien,  nous  allons 
nous  mettre  à  la  poursuite  de  Spectro,  toi  et 
moi,  et  le  rattrapper,  si  possible. 

En  un  tour  de  main.  Albinos  fut  sellé,  prêt  à 


128 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


partir,  et  bientôt,  cavalier  et  monture  pre- 
naient le  chemin  conduisant  à  St-André. 

Eusèbe  avait  laissé  le  villag^e  loin  derrière 
lui,  lorsqu'il  aperçut  un  cavalier  venant  à  sa 
rencontre;  il  le  reconnut  aussitôt;  c'était  le 
docteur  Thyrol,  monté  sur  son  cheval  Jumbo. 

Eusèbe!  s'écria  le  médecin,  lorsque  son  che- 
val fut  nez  à  nez  avec  Albinos.  Venez-vous 
de  chez-nous?  Y  a-t-il  quelqu'un  de  malade,  à 
L'Aire? 

— Non,  M.  le  docteur,  je  ne  viens  pas  de 
chez  vous,  répondit  le  domestique,  et  tout  le 
monde  est  en  bonne  santé,  à  L'Aire.  Je  suis, 
en  ce  moment,  à  la  poursuite  de  Mlle  Coton- 
nier. 

— Mlle  Cotonnier?  La  secrétaire  de  M.  de 
L'Aigle  ? 

— Elle-même  î  Vous  ne  l'auriez  pas  rencon- 
trée, par  hazard . .  .  montée  sur  Spectro  ? 

— Non,  je  ne  l'ai  pas  rencontrée.  Voyez- 
vous,  Eusèbe,  je  viens  de  chez  les  Terreault, 
qui  demeurent,  vous  le  savez  peut-être,  sur 
un  chemin  privé. . .  Mais,  pourquoi  la  secrétai- 
re est-elle  partie  en  chevauchée  nocturne  ain- 
si? 

— Je  n'en  sais  rien,  M.  le  docteur.  J'ai  en- 
tendu hennir,  pleurer  presque  Albinos  et  je 
suis  allé  voir,  aux  écuries,  ce  qu'il  y  avait; 
Spectro  n'était  plus  dans  sa  stalle  et  la  selle 
de  Mme  de  L'Aigle  avait  disparu . . .  ainsi  que 
la  secrétaire. 

— C'est  étrange,  n'est-ce  pas? 

— Très  étrange,  en  effet;  mais  Mlle  Coton- 
nier. . . 

— Vous  n'avez  pas  d'objections  à  ce  que  je 
vous  accompagne  et  que  je  vous  aide  dans  vos 
recherches  ?  demanda  le  docteur  Thyrol. 

Eusèbe  hésita  quelques  instants  avant  de 
répondre ...  Il  y  avait  la  lettre . . .  S'il  arri- 
vait que  le  médecin  mit  la  main  dessus!  Mais 
son  hésitation  fut  de  courte  durée,  et  comme 
s'il  eut  eu  le  pressentiment  d'événements  à 
venir  et  dont,  pour  sa  propre  sûreté,  il  valait 
mieux  qu'il  eut  un  témoin,  Eusèbe  répondit  : 

— Certes,  M.  le  docteur,  je  serai  très  honoré 
de  votre  compagnie...  Écoutez!  ajouta-t-il 
aussitôt.  N'est-ce  pas  le  trot  d'un  cheval 
qu'on  entend  ? 

Le  docteur  Thyrol  prêta  l'oreille  pendant 
quelques  instants. 

— Oui,  énonça-t-il,  c'est  bien  le  trot  d'un 
cheval  qu'on  entend;  mais  si  c'est  Spectro,  il 
est  loin  encore. 

— Au  galop  alors,  au  grand  galop!  Cou- 
rons, ventre  à  terre!  Il  faut  que  je  rattrappe 
cette  personne  le  plus  tôt  possible! 

I^e  médecin  fit  faire  volte-face  à  son  cheva? 
et  celui-ci,  suivant  l'exemple  d'Albinos,  partit 
au  galop. 

On  approchait  du  Rocher  Malin  quand,  tout 
à  coup,  Eusèbe  se  leva  debout  sur  ses  étriers 
et  du  doigt  il  désigna  une  écuyère,  montée  sur 
\n  cheval  blanc. 

— Mlle  Cotonnier...  murmura-t-il. 

— Oui,  c'est  bien  la  secrétaire,  ajouta  le  mé- 
decin. 

— Aussi  vrai  que  j'existe,  elle  se  propose  de 
passer  devant  le  Rocher  Malin! 

— Et  vous  pensez  que  Spectro...  murmura 
le  docteur  Thyrol. 


— Spectro  ne  passera  jamais  dans  l'ombre 
de  ce  rocher,  répondit  Eusèbe  d'une  voix  alté- 
rée. Mlle  Cotonnier!  Mlle  Cotonnier!  cria-t- 
il  ensuite. 

Mais  Eluphémie  venait  de  se  retourner  et  d'a- 
percevoir ceux  qui  la  suivaient.  Elle  avait 
frappé,  de  la  paume  de  sa  main,  la  croupe  de 
Spectro  qui,  aussitôt,  s'élançait,  affolé,  dans 
l'ombre  du  Rocher  Malin. 

— Pour  l'amour  du  ciel!  cria  le  domestloue. 
Arrêtez,  Mlle  Cotonnier,  arrêtez,  pendant  qu'il 
en  est  temps  encore!  Spectro  ne  voudra  pas 
passer  devant  le  rocher!    Arrêtez!  Arrêtez! 

Un  éclat  de  rire  seulement  lui  répondit. 

— Elle  est  perdue,  la  malheureuse! 

— Peut-être  que...  commença  le  médecin. 
Mais  des  cris,  des  cris  perçants,  désespérés, 
lui  répondirent. 

— O  Dieu  tout-puissant!  firent  les  deux  hom- 
mes ensemble. 

Ils  étaient  accourus  de  l'autre  côté  du  Ro- 
cher Malin,  et  le  spectacle  qui  s'offrait  à  leurs 
yeux  les  firent  frissonner  et  pâlir  :  Spectro 
avait  pris  le  mors  aux  dents.  Affolé,  effrayé 
de  l'ombre  sinistre  projettée  par  le  Rocher 
Malin,  il  s'était  mâté  tout  droit,  puis,  aux  cris 
perçants  d'Euphémie,  il  changea  soudain  de 
tactiques;  il  se  mit  à  plonger  et  à  ruer.  L'é- 
cuyère,  dans  sa  frayeur,  avait  lâché  la  bride 
et,  folle  d'épouvante,  elle  s'était  cramponnée 
au  cou  de  sa  monture. 

— Tenez  ferme,  Mlle  Cotonnier!  cria  Eusèbe. 
Nous  allons  à  votre  secours! 

Les  deux  hommes  se  mirent  à  courir.  Mais 
il  était  trop  tard  :  Euphémie  venait  d'être  pro- 
jettée sur  le  sol,  ou  plutôt  sur  le  roc...  Elle 
ne  bougeait  plus. 

Spectro,  délivré  de  son  fardeau,  voulut  quit- 
ter au  plus  tôt  les  abords  du  Rocher  Malin; 
mais,  le  terrain  était  glissant,  fait  de  cailloux 
comme  il  l'était,  et  il  tomba.  Dans  les  efforts 
qu'il  fit  pour  se  relever,  il  roula  sur  la  secrétai- 
re de  Claude  de  L'Aigle,  l'écrasant,  du  coup. 

• — Pauvre  fille!  Ah!  pauvre  fille!  s'écria  Eu- 
sèbe, en  détournant  la  tête. 

— Si  elle  ne  s'est  pas  fracturée  le  crâne  en 
tombant,  elle  vient  d'être  écrasée  sous  le  poids 
du  cheval,  répondit  gravement  le  médecin. 

Les  deux  hommes  étaient  arrivés  sur  le  lieu 
de  la  tragédie.  Le  docteur  Thyrol,  après  avoir 
fait  un  examen  sommaire,  déclara  qu'Euphé- 
mie  Cotonnier  était  morte,  et  que  la  cause  de 
sa  mort  était  la  chute  qu'elle  avait  faite  et  qui 
lui  avait  défoncé  la  cervelle. 

— Nous  ne  pouvons  pas  la  laisser  là,  ajouta- 
t-il.  Si  ça  ne  vous  coûte  pas  de  rester  seul 
avec  la  morte,  Eusèbe,  je  vais  me  rendre  chez 
les  Fauteux,  qui  demeurent  tout  près  d'ici; 
nous  improviserons  une  civière  et  transporte- 
ront le  corps  chez  eux,  en  attendant  que  nous 
prenions  d'autres  mesures. 

— C'est  bien,  M.  le  docteur,  répondit  le  do- 
mestique; je  vous  attendrai  ici. 

Aussitôt  que  le  médecin  fut  parti,  Eusèbe 
alla  s'assurer  de  ce  qu'était  devenu  Spectro; 
il  le  vit  qui,  tranquillement,  mangeait  de  l'her- 
be, à  côté  d'Albinos  et  de  Jumbo. 

Retournant  auprès  du  corps  d'Euphémie  Co- 
tonnier, il  se  mit  à  observer  les  alentours,  se 
demandant  pourquoi  les  chevaux  avaient  tant 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


129 


Deur  du  Rocher  Malin,  et  vite  il  le  comprit  : 
le  chemin,  de  chaque  côté  du  rocher,  était  droit 
et  clair,  puis,  brusquement,  l'ombre  sinistre 
du  Rocher  Malin  coupait,  en  quelque  sorte,  la 
route,  semblant  vouloir  leur  barrer  le  passage. 
Cette  ombre,  les  chevaux  ne  se  l'expliquaient 
pas,  et  voilà. 

Mais,  à  quoi  songeait-il  ?  A  quel  enfantil- 
lage passait-il  son  temps?  Comment!  Il  étu- 
diait la  topographie  du  pays,  quand  la  lettre, 
si  compromettante  pour  son  maître,  n'avait 
pas  encore  été  retrouvée? 

Vite,  Eusèbe  se  pencha  sur  la  morte...  Elle 
devait  l'avoir  cette  lettre...  Dans  une  saco- 
che sans  doute,  ou  dans  l'une  des  poches  de 
son  manteau?  Il  fit  des  recherches...  il  ne 
trouva  rien...  Serait-il  obligé  de  faire  d'au- 
tres recherches,  plus  minutieuses,  sur  ce  corps  ? 
Combien  cela  lui  répugnait!  Pourtant,  il  le 
faudrait;  son  maître  d'abord,  ses  sentiments 
personnels  ensuite! 

Cette  tâche  lui  fut  épargnée;  presqu'à  ses 
pieds,  il  venait  d'apercevoir  une  sacoche  grise; 
s'il  ne  l'avait  pas  vue  plus  tôt,  c'était  que,  grâ- 
ce à  sa  couleur,  elle  se  confondait  facilement 
avec  les  rochers  environnants. 

La  lettre.  .  .  Oui,  la  voici!  A  la  clarté  de  la 
lune,  Eusèbe  en  prit  connaissance,  afin  de  s'as- 
surer que  c'était  bien  cela,  puis  il  l'enfouit 
dans  une  des  poches  intérieures  de  son  habit. 
Un  petit  calepin  rempli  de  notes,  trouvé  aussi 
dans  la  sacoche,  prit  le  même  chemin,  car,  qui 
savait  ce  qu'il  pouvait  contenir?  Peut-être 
des  choses  compromettantes  pour  M.  de  L'Ai- 
gle. 

S'étant  assuré  que  la  sacoche  ne  contenait 
plus  que  des  objets  sans  importance,  sans  va- 
leur pour  son  maître,  Eusèbe  la  remit  là  où 
il  l'avait  prise.  Il  n'en  eut  que  juste  le  temps; 
des  pas  s'approchaient;  c'étaient  ceux  du  doc- 
teur Thyrol  et  des  Fauteux,  père  et  fils,  por- 
tant une  civière. 

Cette  pauvre  Euphémie  Cotonnier!  A  part 
de  sa  mère  et  de  sa  tante  Candide,  qui  la  pleu- 
ra? Pas  Claude  de  L'Aigle,  bien  sûr!  Ni 
Mme  d'Artois!  Tous  deux  furent  excessive- 
ment soulagés  du  décès  si  opportun  de  la  se- 
crétaire. 

La  conscience  de  Mme  d'Artois  se  révolta 
même  dU  soulagement  qu'elle  éprouvait  de  la 
mort  de  la  pauvre  malheureuse;  "on  n'a  pas 
le  droit,  se  disait-elle,  de  se  réjouir  du  décès 
de  qui  que  ce  soit".  Pour  calmer  ses  remords 
donc,  l'amie  de  Magdalena  paya  le  prix  de 
trois  messes  pour  le  repos  de  l'âme  d'Euphé- 
mie  Cotonnier. 

XI 

CE  QU'ETAIT  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 

Ce  printemps-là  passa  comme  un  rêve,  pour 
nos  amis  de  la  Pointe  Saint-André. 

Le  2  juin,  on  célébra  le  cinquième  anniver- 
saire du  mariage  des  de  L'Aigle.  Zenon  Las- 
sève,  le  docteur  Thyrol  et  sa  femme  étaient 
venus  à  L'Aire  pour  la  circonstance.  On  avait 
attendu,  un  peu,  Mme  de  St-Georges;  mais  cel- 
le-ci s'était  vue  dans  l'impossibilité  de  partir, 
au  dernier  moment. 


"Ma  chère  Magdalena,  avait-elle  écrit,  à  ce 
propos,  je  ne  saurais  vous  dire  combien  gran- 
de est  ma  déception  de  ne  pouvoir  assister  à 
la  fête  anniversaire  de  votre  mariage!  Mais, 
attendez-moi  pour  le  3  octobre;  j'y  serai.  Puis- 
que vous  devez,  en  ce  jour  de  votre  fête  à  vous, 
célébrer  aussi  celle  de  Claudette,  (dire  qu'elle 
aura  quatre  ans  la  mignonne!  Que  le  temps 
passe  vite  et  que  ça  nous  fait  vieillir  ces  pe- 
tits) !  je  disais  donc  que  rien  ne  m'empêche- 
rait d'être  avec  vous  le  3  octobre;  j'arriverai 
même  dans  les  derniers  jours  de  septembre- 
Il  me  tarde  infiniment  de  vous  revoir,  tous; 
depuis  près  d'un  an  que  nous  ne  nous  sommes 
pas  vus. 

"Quand  venez-vous  prendre  possession  du 
splendide  domaine  que  vous  avez  acheté,  dans 
ces  parages  ?  J'espère  que  vous  n'avez  pas 
changé  d'idée  et  que  vous  serez  mes  presque 
voisins,  l'hiver  prochain". 

Par  cet  extrait  de  la  lettre  de  Thaïs,  on 
comprendra  que  les  de  L'Aigle  avaient  bien 
des  projets  de  former;  d'abord,  pour  le  3  oc- 
tobre, puis  pour  l'hiver  suivant. 

La  fête  de  Claudette  tombant  à  la  fin  d'oc- 
tobre, Claude  et  Magdalena  avaient  décidé  d'en 
avancer  la  date,  afin  de  pouvoir  organiser  une 
fête  champêtre  pour  l'occasion.  On  célébre- 
rait donc,  en  même  temps,  l'anniversaire  de  la 
mère  et  de  l'enfant  et  on  ferait  quelque  chose 
de  bien. 

Lorsque  nous  retrouvons  nos  amis,  au  mi- 
lieu du  mois  de  septembre,  les  préparatifs  pour 
la  fête  en  vue  allaient  bon  train.  Il  y  aurait 
beaucoup  d'invités;  des  enfants  surtout;  le 
docteur  Thyrol  et  sa  femme  se  chargeraient 
de  réunir  tout  un  groupe  de  petits  et  de  les 
faire  transporter  à  L'Aire.  Il  y  aurait  grand 
festin,  puis  jeux  et  danses  sur  la  terrasse  et, 
si  le  temps  était  exceptionnellement  beau,  une 
excursion  serait  orï^anisée  à  bord  de  L'Aiglon, 
jusqu'au  Brandy  Pot,  avec  arrêt  à  l'Ile  aux 
Lièvres,  soit  à  l'aller,  soit  au  retour. 

Un  gracieux  kiosque  était  déjà  en  construc- 
tion, pour  la  circonstance.  Ce  kiosque,  dont  le 
plan  avait  été  dessiné  par  Séverin  Rocques, 
servirait  à  abriter  un  petit  orchestre,  qu'on 
ferait  venir  de  la  Rivière-du-Loup. 

Il  était  trois  heures  de  l'après-midi.  Dans 
la  maison,  tout  était  tranquille  :  Claudette  dor- 
mait, dans  sa  chambre,  en  haut,  sous  la  garde 
de  Rosine;  Mme  d'Artois,  retirée  à  la  bibliothè- 
que, était  à  écrire  une  lettre,  et  Magdalena, 
debout  près  de  la  porte  du  corridor  d'entrée, 
regardait  travailler  Claude,  Zenon  et  Eusèbe; 
tous  trois  étaient  à  ériger  le  fameux  kiosque. 
Le  bruit  sonore  des  coups  de  marteau,  le  chant 
monotone  de  la  scie,  les  gémissements  du  ra- 
bot, arrivaient  distinctement  à  la  jeune  femme. 

Elle  souriait,  l'heureuse  mère,  en  regardant 
travailler  les  trois  hommes;  ils  y  mettaient 
tant  d'ardeur  aussi!  On  eut  dit  que  leur  vie  — 
ou  leur  réputation  —  dépendait  de  leur  suc- 
cès. . . 

Zenon,  juché  sur  un  échafaudage,  tenait  à 
la  main  l'extrémité  d'un  cable.  Ce  cable  ser- 
vait à  hisser  jusqu'en  haut  les  poteaux  en 
bois  tournés,  véritables  charpentes  du  kios- 
que.    Ces  poteaux  étant  numérotés,  Eusèbe 


130 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


les  disposaient  par  numéro  d'ordre,  tandis  que 
Claude,  au  pied  de  l'échafaudage,  attendait 
qu'on  lui  apportât  les  poteaux,  auxquels  il  de- 
vait glisser  un  noeud  coulant,  tout  préparé  à 
l'autre  extrémité  du  cable. 

— Voici  le  numéro  1,  M.  Claude,  fit  tout  à 
coup  la  voix  du  domestique. 

S'approchant  de  son  maître,  Eusèbe  plaça  le 
poteau  debout,  près  de  lui...  puis... 

Mme  d'Artois,  occupée  à  adresser  la  lettre 
qu'elle  venait  d'écrire,  leva  soudain  la  tête... 
Des  pas  s'approchaient  de  la  bibliothèque... 
des  pas  inconnus.  .  .  singuliers;  on  eut  dit  quel- 
qu'un qui  eut  zigzagué  en  marchant.  Puis, 
à  travers  les  portes  vitrées,  la  dame  de  com- 
pagnie aperçut  Magdalena...  Mais,  était-ce 
bien  Magdalena  qui  s'avançait  ainsi?  Etait- 
ce  la  jeune  femme  de  Claude  de  L'Aigle,  cette 
personne,  qui  avait  l'air  d'avoir  vieilli,  tout  à 
coup,  de  vingt  ans?  Magdalena?  Impossi- 
ble! Ces  joues,  ces  tempeâ  creusées,  ces  lè- 
vres blanches,  ces  yeux  effrayés,  hagards,  dé- 
sespérés même,  qu'entouraient  de  larges  cer- 
cles, noirs  comme  du  charbon!  Non!  Ca  ne 
pouvait  être  Magdalena! 

Pourtant,  c'était  bien  elle,  la  femme  tant  en- 
viée de  Claude  de  L'Aigle!  Toujours  zigza- 
guant, elle  entra  dans  la  bibliothèque  et  tom- 
ba sur  la  tête  de  Mme  d'Artois.  En  un  clin 
d'oeil,  celle-ci  fut  auprès  de  la  jeune  femme. 

— Magdalena!  s'écria-t-elle.  Qu'y  a-t-il,  ma 
pauvre  enfant? 

— Mme  d'Artois...  parvint-elle  à  balbutier, 
tandis  que  ses  yeux  désespérés  se  fixaient  sur 
sa  fidèle  amie.  Je  suis . . .  je  suis .  .  .  maudite, 
maudite.  .  .  Claudette  aussi! 

Des  sanglots,  d'horribles  sanglots  la  secouè- 
rent, puis  elle  s'évanouit. 

Le  premier  mouvement  de  Mme  d'Artois  ce 
fut  d'appeler  Claude;  mais  un  je  ne  sais  quoi, 
un  instinct  quelconque  lui  fit  changer  d'idée. 
Elle  courut  plutôt  vers  un  petit  cabinet,  où 
elle  savait  trouver  du  cognac,  et  bientôt,  elle 
frottait  de  cette  boisson  les  lèvres  et  les  tem- 
pes de  la  jeune  femme,  et  celle-ci  ne  tarda  pas 
à  ouvrir  les  yeux.  Aussitôt,  le  souvenir  de  ce 
qui  l'engoissait  tant  lui  revint  et  elle  s'écria, 
en  cachant  dans  ses  mains  tremblantes  son 
pauvre  visage  si  altéré  : 

— Oh!  L'horrible  chose  que  je  viens  de  dé- 
couvrir !  ! 

Mme  d'Artois  n'eut  pu  proférer  une  seule 
parole,  quand  même  elle  l'eut  voulu...  Qu'a- 
vait découvert  Magdalena?  Etait-ce...  était- 
ce  le  secret  de  Claude  de  L'Aigle;  ce  secret 
qu'on  avait  tant  essayé  de  lui  cacher;  ce  se- 
cret qui  avait,  pour  ainsi  dire,  coûté  la  vie  à 
Euphémie  Cotonnier  ?  Impossible  !  Cepen- 
dant. .  . 

— Mme  d'Artois,  reprit  Magdalena,  parlant 
avec  beaucoup  de  difficulté,  car  ses  lèvres 
tremblaient  et  ses  dents  claquaient  affreuse- 
ment, je  vais  m'en  aller  d'ici...  et  emmener 
Claudette. 

— Vous  en  aller?    Mais,  ma  pauvre  enfant. 

— Je  vous  l'ai  dit;  je  suis  maudite,  maudite! 

— Vous  êtes  malade.  . .  ou  bien,  quelque  cho- 
se vous  a  beaucoup  effrayée,  chère  petite,  ré- 
pondit Mme  d'Artois.  Laissez-moi  aller  cher- 
cher votre  mari. 


— Non!    Non!  cria  la  jeune  femme. 

A  ce  moment,  Claude  entra  dans  la  biblio- 
thèque en  sifflotant;  il  venait  chercher  un  tour- 
ne-vis. Soudain,  il  apperçut  Magdalena.  Il 
fit  un  pas  en  arrière,  tout  d'abord,  tant  il  fut 
surpris  de  son  apparence,  puis,  il  voulut  s'ap- 
procher du  fauteuil  oii  elle  était  assise. 

— Magdalena!  s'exclama-t-il.  Magdalena! 
Tu  es  malade?    Tu.  .  . 

— Va-t-en!     Oh!     Va-t-en!  cria-t-elle. 

— Mais...  commença  Claude. 

— Va-t-en  !  répéta-t-elle.  Ne  m'approche 
pas! 

Claude  jeta  les  yeux  sur  Mme  d'Artois,  com- 
me pour  lui  demander  l'explication  de  l'attitu- 
de de  sa  femme  envers  lui;  mais  la  dame  de 
compagnie  lui  fit  un  signe  presqu'impersepti- 
ble  et  il  quitta  immédiatement  la  bibliothèque. 

— Cet  homme...  Vous  voyez  cet  homme... 
dit  Magdalena  en  désignant  son  mari  qui,  hâ- 
tivement, quittait  la  maison;  eh!  bien,  je  le 
méprise  et  je  le  hais.  .  .  autant  que  je  l'ai  res- 
pecté et  aimé  jusqu'ici-  Il  est  méprisable  aus- 
si! Ah!  si  vous  saviez!  acheva-t-elle  en  écla- 
tant, de  nouveau,  en  sanglots. 

— Je  ne  comprends  pas.  .  . 

— Non,  hein?  Ecoutez,  Mme  d'Artois,  je 
vais  vous  dire  ce  que  je  viens  de  découvrir.  . . 
Mais  d'abord,  parlons  du  drame  qui,  alors  que 
j'étais  encore  enfant,  a  fait  de  moi  une  orphe- 
line; je  veux  parler  de  la  mort  ignornineuse  de 
mon  pauvre  père...  L'ombre  de  l'échafaud  a 
toujours,  depuis,  assombri  mon  existence... 
Combien  de  fois  je  revois,  par  la  pensée,  par 
le  souvenir,  l'exécution  de  mon  père;  exécu- 
tion à  laquelle  m'a  obligée  d'assister,  vous  le 
savez,  une  femme  indigne,  sans  entrailles  et 
sans  coeur. . . 

— Pourquoi  rappeler  de  tels  souvenirs,  ma 
chérie?  fit  Mme  d'Artois. 

— Pourquoi?  répondit-elle  en  riant  d'un 
rire  qui  avait  quelque  chose  d'effrayant.  Par- 
ce qu'il  faut  un...  un  prologue  à  ce  qui  va 
suivre...  Je  disais  donc  que  je  revis  souvent 
le  drame  de  jadis.  .  .  Au  pied  de  l'échafaud.  je 
les  revois  tous.  .  .  tous.  .  .  Mon  père.  .  .  le  prê- 
tre. .  .  je  pourrais  peindre  leurs  traits,  de  mé- 
moire. .  .  Un  seul  visage  resta  toujours  confus 
dans  mes  souvenirs  :  celui  de  l'exécuteur.  .  . 
du  bourreau ... 

Mme  d'Artois  faillit  crier.  Les  mains  cram- 
ponnées au  fauteuil  sur  lequel  était  Magdale- 
na, elle  devint  soudain  aussi  pâle,  aussi  dé- 
faite que  la  jeune  femme  et  elle  tremblait  tel- 
lement qu'elle  craignit  de  tomber. 

— Le  bourreau,  comprenez-vous,  mon  amie, 
reprit  Magdalena,  très  excitée.  J'essayais, 
mais  en  vain,  de  me  remémorer  ses  traits .  .  . 
Maintenant,  je  sais!  L'exécuteur  de  mon  pè- 
re, le  bourreau;  un  de  ces  êtres  que  tous  fuient 
et  méprisent,  dont  les  mains  pataugent  conti- 
nuellement dans  le  sang  humain;  ce  meurtrier 
légal,  c'est  Claude  de  L'Aigle  ! 

Mme  d'Artois  crut  qu'elle  allait  s'éva- 
nouir.. .  Ainsi,  malgré  toutes  les  précautions 
qu'on  avait  prises,  Magdalena  avait  tout  décou- 
vert ? . . .  Comment  cela  se  faisait-il  ?  Qui 
avait  parlé  ? .  . .  Pas  Eusèbe,  bien  sûr,  et  Ze- 
non Lassève  ne  savait  rien. 

— Magdalena .  .  .  parvint-elle  à  articuler. 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


131 


— Vous  ne  comprenez  donc  pas?  s'écria  la 
jeune  temme.  Lorsque,  j'ai  apperçu  M.  de 
L'Aigle  sur  son  yatch  L'Aiglon,  alors  qu'il  ve- 
nait de  nous  sauver  la  vie  à  mon  oncle  Zenon 
et  à  moi,  je  me  suis  dit  que  je  ne  le  voyais  pas 
pour  la  première  fois.  Mais  de  là  à  le  soup- 
çonner d'être  l'exécuteur  de  mon  père  il  y 
avait  loin,  et  quoique,  devant  moi,  souvent,  on 
l'appelait  '*le  mystérieux  Monsieur  de  L'Aigle", 
je  trouvais  cela  ridicule  tout  simplement. .  . 
Tout  à  l'heure.  .  .  O  mon  Dieu!  Je  l'ai  recon- 
nu; c'était  lui,  lui  !    Horreur  !    Horreur  ! 

Elle  fut  secouée  d'un  terrible  frisson. 

— Ma  pauvre  petite . . . 

— Ah!  Je  sais,  voyez-vous,  je  sais!  Je  les 
regardais  travailler,  tout  à  l'heure,  mon  oncle 
Zenon,  Eusèbe  et  lui.  .  .  A  un  moment  donné, 
Eusèbe  plaça  à  côté  de  mon  mari  un  poteau, 
afin  qu'il  y  attachât  un  cable.  . . 

— O  ciel!  O  ciel!  s'écria  Mme  d'Artois,  qui 
venait  d'avoir  le  mot  de  l'énigme.  Personne 
n'avait  commis  d'indiscrétion  alors;  c'est  le  ha- 
zard  qui ... 

— Vous  avez  donc  compris,  Mme  d'Artois  ? 
demanda  Magdalena,  d'une  voix  méconnaissa- 
ble. Au  mouvement  que  fit  mon  mari  en  je- 
tant le  noeud  coulant  pardessus  le  poteau,  je 
l'ai  reconnu!  C'est  bien  lui  l'exécuteur  de  mon 
père,  le  méprisable  bourreau...  et  moi...  et 
moi...  je  suis  maudite! 

— -Voulez-vous  me  permettre  de  dire .  .  . 

— Non!  Non!  Taisez-vous!  Qu'auriez-vous 
à  dire,  d'ailleurs?  Je  le  répète,  je  sais...  Le 
mystérieux  M.  de  L'Aigle;  celui  qui  en  impose 
à  tous  par  son  attitude  si  froide,  si  hautaine, 
n'est  que  l'exécuteur  public,  un  méprisable 
bourreau...  O  Dieu  tout-puissant!  Et  cet 
homme  est  mon  mari,  le  père  de  ma  fille!  J'en 
mourrai  de  honte  et  de  désespoir;  oui,  j'espère 
que  j'en  mourrai,  car  je  ne  saurais  vivre,  avec 
une  si  horrible  certitude! 

Mme  d'Artois  se  demandait  ce  qu'elle  allait 
faire,  quelle  attitude  elle  allait  prendre .  .  .  Es- 
sayer de  parler  raison  à  Magdalena  ?  Elle  le 
savait  d'avance,  ce  serait  inutile...  Lui  dic- 
ter son  devoir;  c'est-à-dire  lui  faire  compren- 
dre qu'elle  devait  pardonner  à  son  mari  et  ou- 
blier, si  possible,  ce  que  le  hazard  lui  avait 
appris;  lui  dire  qu'elle  était  obligée  de  tolérer 
tout,  quand  çe  ne  serait  qu'à  cause  de  Claudet- 
te? 

Non.  Cela  amènerait  des  résultats  plutôt 
funestes  peut-être ...  Il  ne  restait  qu'une  cho- 
se à  faire  et  elle  le  ferait,  quand  même  cela 
lui  répugnait  et  qu'elle  trouvait  cela  horrible. 
(Elle  devint  tout  simplement  une  héroïne  la 
bonne  amie  de  Magdalena,  en  cette  tragique 
circonstance).  Et  c'est  pourquoi  lorsque  la 
jeune  femme  leva  ses  yeux  désespérés,  cher- 
chant, dans  le  regard  de  sa  compagne  la  sym- 
pathie à  laquelle  elle  aspirait,  à  laquelle  elle 
avait  certes  droit,  elle  la  vit  qui...  riait  si- 
liencieusement. 

— Comment!  Vous  riez?  s'écria-t-elle.  Avez- 
vous  perdu  la  raison,  Mme  d'Artois  ? 

— Je  vous  prie  bien  de  me  pardonner,  Mag- 
dalena, répondit  la  dame  de  compagnie,  fei- 
gnant d'être  prise  d'un  incontrôlable  fou-rire; 
mais,  votre  récit  voyez-vous...  M.  de  L'Aigle 
l'exécuteur  public...  le  bourreau!  C'est  du 
plus  grand  comique,  selon  moi! 


— Mais...  balbutia  Magdalena,  car  déjà, 
l'impression  ressentie  si  vivement  tout  à  l'heu- 
re s'effaçait  rapidement  et  sûrement.  Dieu  le 
voulait  ainsi.  Ils  étaient  mari  et  femme,  ces 
deux-là,  Claude  et  Magdalena,  puis,  ils  avaient 
un  enfant. 

— Vous  n'êtes  pas  la  seule  cependant  qui  se 
soit  trompée  sur  l'identité  d'une  personne, 
ainsi,  reprit  Mme  d'Artois,  décidée  à  faire  l'im- 
possible pour  convaincre  la  jeune  femme  qu'el- 
le avait  fait  erreur.  Je  me  souviens,  moi,  ajou- 
ta-t-elle,  improvisant  avec  un  remarquable 
brio,  qu'un  jour,  à  la  gare  de  Montréal,  je  me 
suis  jetée  dans  les  bras  d'un  inconnu  et  je  l'ai 
embrassé,  le  prenant  pour  mon  frère.  Ha  ha 
ha! 

Magdalena  sourit. 

— Tous,  tant  que  nous  sommes,  nous  avons 
notre  "double"  en  ce  monde,  vous  savez,  Mag- 
dalena. .  . 

— Vous  croyez,  vraiment? 

— Non  seulement,  je  crois,  mais  je  sais!  Il 
y  a,  quelque  part  sur  le  globe  terrestre,  quel- 
qu'un qui  vous  ressemble,  quelqu'un  qui  me 
ressemble  à  moi  aussi;  donc.  .  . 

— ^Ainsi...  j'aurais  pu  me  tromper...  en  ce 
qui  concerne  Claude  ? 

— Mais,  certainement!  M.  de  L'Aigle  serait 
fort  étonné...  et  mécontent,  (à  moins  qu'il 
ne  prit  la  chose  sur  son  côté  comique),  s'il  sa- 
vait pour  qui...  ou  quoi  vous  l'avez  pris,  ma 
pauvre  enfant,  fit  l'héroïque  femme,  feignant 
toujours  d'être  très  amusée. 

— Je  l'ai  repoussé,  tout  à  l'heure  Claude... 
murmura  Magdalena;  je  lui  ai  dit  de  s'en  al- 
ler. . . 

— Il  ne  vous  en  gardera  pas  rancune,  j'en 
suis  sûre. 

— Il  me  fera  d'amers  reproches . .  . 

— Je  ne  le  crois  pas,  ma  chérie...  Laissez- 
moi  arranger  cela,  voulez-vous,  avec  M.  de 
L'Aigle,  puis  je  vous  l'enverrai  ici,  dans  quel- 
ques instants. 

— Vous. . .  vous  ne  lui  direz  pas. . . 

— Certes,  non! 

Elle  sortit  de  la  bibliothèque  et  alla  à  la  re- 
cherche de  Claude.  Elle  mit  celui-ci  briève- 
ment au  courant  de  ce  qui  venait  de  se  passer. 

— Ainsi,  Mme  d'Artois,  elle  sait?  s'écria-t-il 
en  pâlissant  affreusement. 

— Elle  est  certaine  de  s'être  trompée  main- 
tenant, répondit  la  dame  de  compagnie.  Allez 
la  trouver;  elle  vous  attend  dans  la  bibliothè- 
que. 

Lorsqu'ils  se  rencontrèrent,  tous  trois,  à 
l'heure  du  dîner,  Mme  d'Artois  eut  la  satisfac- 
tion de  constater  que  son  plan,  si  héroïque, 
avait  pleinement  réussi  et  que  la  paix  et  la 
confiance  étaient  revenues  pour  toujours,  elle 
l'espérait,  dans  le  coeur  de  Magdalena. 

XII 

VILLA  MAGDA 

Un  dernier  coup  d'oeil,  s'il  vous  plait,  amis 
lecteurs,  sur  ceux  que  nous  avons  suivis  à  tra- 
vers tant  de  péripéties,  d'épreuves  et  de  joies. 

Franchissons  une  espace  de  trois  années  et 
allons  rendre  visite  aux  de  L'Aigle,  avant  de 
leur  dire  adieu  pour  toujours.    Mais  nous  les 


132 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AIGLE 


chercherions  en  vain  à  L'Aire,  sur  la  Pointe 
Saint- André;  ils  n'y  sont  plus.  Ils  habitent, 
sur  les  bords  du  lac  Ontario,  une  riante,  belle 
et  confortable  demeure,  qui  fait  penser  aux 
manoirs  de  jadis,  et  qui  est  connue,  dans  les 
alentours,  sous  le  nom  de  la  Villa  Magda. 
C'est  Claude  de  L'Aigle  qui  l'a  nommée  ainsi, 
en  l'honneur  de  sa  femme  d'abord,  puis  en  sou- 
venir de  la  salle  d'attente,  ou  de  repos,  là-bas, 
sur  la  Pointe. 

De  splendides  terrains  entourent  la  Villa 
Magda;  on  dirait  un  parc  en  miniature,  où  les 
fontaines  et  les  jets  d'eau  entretiennent  tou- 
jours une  douce  fraîcheur,  et  où  les  fleurs  les 
plus  variées  croissent  en  extraordinaire  quan- 
tité; nonobstant  cependant  les  immenses  ser- 
res, s'étendant  en  ailes,  de  chaque  côté  de  la 
villa,  et  dont  l'une  regorge  de  roses. 

Quant  à  la  villa  elle-même,  elle  est  construi- 
te en  stuco  blanc,  qui  reluit  comme  du  cristal 
au  soleil,  ou  aux  rayons  plus  discrets  de  la 
lune.  Des  vérandas  et  balcons  en  fer  forgé 
ornementent  toute  la  façade.  Il  n'y  a  ni  tours 
ni  tourelles,  bien  sûr,  comme  à  L'Aire;  mais 
ceux  qui  passent  sur  le  chemin  s'écrient,  en 
apercevant  la  Villa  Magda  :  "Que  voilà  une 
maison  à  mon  goût!  Ses  pièces  doivent  être 
si  vastes,  si  confortables!  Et  voyez  donc  ces 
magnifiques  serres!  Qu'ils  doivent  être  heu- 
reux ceux  qui  demeurent  là!  " 

L'Aire  avait  donc  été  abandonnée?  Non, 
pas  tout  à  fait.  On  y  passait  encore  quelques 
semaines  de  la  belle  saison.  Mais,  nécessaire- 
ment, ce  n'était  plus  la  somptueuse  demeure 
de  jadis;  les  terrains  n'étaient  plus  entrete- 
nus; voilà  pour  l'extérieur,  puis,  on  avait  fait 
transporter  à  la  Villa  Magda  les  meubles  les 
plus  luxueux  de  la  maison,  les  tableaux,  les 
oeuvres  d'art,  les  candélabres  de  prix,  etc., 
etc.  Déjà,  l'une  des  grandes  cheminées  s'é- 
croulait; il  viendrait  un  temps  sans  doute  où 
il  ne  resterait  que  des  ruines  de  ce  qui  avait 
été  un  château,  des  ruines  qui  finiraient  par 
se  confondre  avec  les  rochers  des  alentours. 

Tout  le  personnel  de  L'Aire  ayait  suivi  les 
de  L'Aigle  dans  la  province  d'Ontario,  excepté 
Rosine  cependant,  qui  avait  épousé  Séverin 
Rocques,  et  Suzelle  était  devenue  bonne  d'en- 
fants à  sa  place.  Rosine  était  donc  restée  à 
Saint-André  et  Magdalena  se  disait  qu'elle 
n'aurait  jamais  d'inquiétudes  au  sujet  de  son 
père  adoptif  maintenant;  elle  savait  que  Ro- 
sine aurait  bien  soin  de  lui.  Les  de  L'Aigle 
avaient  proposé  à  Zenon  de  les  suivre;  il  y  au- 
rait place  pour  lui,  et  amplement,  à  la  Villa 
Magda;  mais  il  n'avait  pas  voulu  quitter  la 
La  Hutte. 

En  ce  qui  concerne  l'ex-bonne  de  Claudette, 
elle  n'était  pas  partie  les  mains  vides,  de 
L'Aire;  les  de  L'Aigle  l'avaient  comblée  de  ca- 
deaux, puis,  à  l'occasion  de  la  naisance  de  son 
premier  enfant,  Magdalena  lui  avait  envoyé, 
de  Toronto,  la  plus  belle,  la  plus  complète 
layette  qu'elle  put  trouver. 

Un  grand  événement  avait  eu  lieu  depuis  que 
les  de  L'Aigle  demeuraient  dans  les  environs 
de  Toronto;  un  fils  leur  était  né.  Mme  de 
Saint-Georges  s'était  considérée  très  honorée 
d'être  demandée  à  devenir  marraine  du  nou- 
veau-né. 


— Mais,  qui  sera  le  parrain  ?  avait-elle  de- 
mandé en  souriant. 

— C'est  à  vous  de  choisir,  Thaïs,  avait  ré- 
pondu Magdalena. 

— Parmi  tous  vos  admirateurs,  ma  cousi- 
ne. .  . 

— Ah!  Taisez-vous  donc,  Claude!  fit-elle  en 
riant.  Pourquoi  ne  choisirais-je  pas  l'admira- 
teur d'une  autre  plutôt;  le  docteur  Magny  par 
exemple,  ajouta-t-elle  en  jetant  sur  Mme  d'Ar- 
tois un  regard  à  la  fois  taquin  et  malin. 

— Oh  oui,  le  docteur  Magny!  Et  je  suis  bien 
certaine  qu'il  acceptera  avec  plaisir,  dit  Mag- 
dalena.   Qu'en  pensez-vous,  Mme  d'Artois? 

— Sans  doute.  .  .  Je  veux  dire  que  le  docteur 
Magny  sera  probablement  fort  honoré  de  vo- 
tre choix,  Mme  de  Saint-Georges,  répondit 
Mme  d'Artois  en  rougissant  légèrement. 

Sans  raison  apparente,  tous  pouffèrent  de 
rire. 

On  aimait  à  taquiner  la  dame  de  compagnie 
à  propos  du  médecin.  Heureusement  elle  en- 
tendait bien  à  rire;  d'ailleurs,  il  était  évident 
pour  tous  que  le  docteur  Magny  faisait  la  cour 
à  la  veuve,  et  les  amis  de  celle-ci  s'en  réjouis- 
saient, car  les  de  L'Aigle  disaient  à  qui  voulait 
les  entendre  qu'il  n'y  avait  pas  d'homme  plus 
estimable,  plus  aimable  que  leur  voisin.  Il  ne 
pratiquait  plus  depuis  quelques  années,  vivant 
de  rentes  bien  gagnées;  tout  de  même,  per- 
sonne ne  frappait  en  vain  à  sa  porte,  ni  le 
jour,  ni  la  nuit;  il  était  obligé  de  soulager 
l'humanité  souffrante,  disait-il,  puisqu'il  était 
médecin.  Le  docteur  Magny  demeurait  dans 
une  grande  et  belle  maison  entourée  de  magni- 
fiques terrains;  ces  terrains  touchaient  à  ceux 
de  la  Villa  Magda. 

— Quel  nom  allons-nous  donner  à  votre  fils, 
Claude  ?  avait  demandé  Thaïs,  la  veille  du  jour 
fixé  pour  le  baptême. 

— Nous  le  nommerons  Claude,  répondit  Mag- 
dalena. 

— Claude?  Vraiment? 

— C'est  très  malcommode  deux  qui  portent 
le  même  nom,  dans  la  même  maison,  ne  trou- 
ves-tu pas,  ma  chérie?  objecta  l'heureux  père. 

— Et  vous  avez  déjà  Claudette,  dit  Zenon 
Lassève,  qui  était  venu  à  la  Villa  Magda  pour 
la  circonstance. 

— N'aurais-tu  pas  un  autre  nom  à  suggérer 
alors,  mon  Claude  ?  demanda  la  jeune  mère. 

— •.  .  .  Oui  .  .  .  J'aimerais  que  notre  fils  por- 
terait le  nom  d'un  petit  pêcheur  et  batelier,  que 
j'ai  connu  jadis  et  qui  m'était  cher.  .  . 

— Et  il  se  nommait?  questionna  Thaïs. 

— Il  se  nommait  Théo. 

— Théo...  C'est  un  joli  nom,  assura  le  doc- 
teur Magny;  mais  ce  n'est  qu'une  abréviation, 
n'est-ce  pas? 

Magdalena  avait  rougi  et  échangé  un  souri- 
re avec  son  mari,  son  père  adoptif.  et  Mme 
d'Artois;  tous  trois  étaient  dans  le  secret;  ils 
avaient  -bien  connu  le  petit  pêcheur  et  batelier 
qui  se  nommait  Théo,  jadis. 

Quelques  semaines  après  le  baptême  du  jeu- 
ne citoyen  Théo  de  L'Aigle,  Mme  d'Artois  an- 
nonça à  ses  amis  qu'elle  allait  épouser,  dans 
un  mois,  le  docteur  Magny. 

— Chère  Mme  d'Artois!  s'était  écriée  Mag- 
dalena, quoique  je  regrette  de  vous  voir  nous 


LE  MYSTERIEUX  MONSIEUR  DE  L'AÎGLE 


13S 


quitter,  je  ne  puis  que  me  réjouir  de  la  nou- 
velle que  vous  venez  de  nous  donner.  Le  doc- 
teur Magny  est  si  charmant,  si  bon,  et  ensuite, 
je  me  console  un  peu  de  vous  perdre,  puisque 
vous  serez  notre  voisine. 

— Je  vous  félicite.  Madame!  avait  dit  Clau- 
de. Le  docteur  Magny  surtout  mérite  d'être 
félicité. .  .  Comme  le  dit  Magdalena,  vous  nous 
manquerez  beaucoup;  mais  nous  ne  sommes 
pas  des  égoïstes,  je  l'espère,  et  nous  prenons 
une  très  large  part  à  votre  bonheur. 

— Magdalena,  fit  la  dame  de  compagnie,  ja- 
mais je  ne  me  serais  décidée  de  vous  quitter 
si  vous  aviez  continué  à  demeurer  à  L'Aire, 
sur  la  Pointe,  là-bas;  vous  y  viviez  si  seule,  si 
retirée!  Mais  ici,  vous  avez  tant  de  connais- 
sances et  d'amis;  vous  êtes  invitée  et  vous  as- 
sistez à  tant  de  fonctions  mondaines;  vous  re- 
cevez tant  aussi!  Et  puis,  vous  avez  deux 
enfants  maintenant;  vous... 

— Je  comprends  parfaitement,  fit  la  jeune 
femme.  Vous  vous  seriez  sacrifiée  pour  moi, 
jusqu'à  la  fin  de  vos  jours,  s'il  l'eut  fallu,  chère 
bonne  amie...  Heureusement  que... 

— M.  de  L'Aigle,  interrompit  Mme  d'Artois, 
vous  avez  bien  fait  de  venir  demeurer  ici... 
L'Aire  était  un  splendide  domaine,  sans  doute; 
mais  votre  femme  y  était  trop  isolée. 

— Vous  avez  raison,  répondit  Claude.  Mag- 
dalena est  trop  jeune  pour  vivre  dans  l'isole- 
ment; il  lui  faut  les  distractions  et  les  plaisirs 
de  son  âge. 


La  Villa  Magda  fut  en  fête  pendant  bien  des 
jours,  à  l'occasion  du  mariage  de  Mme  d'Ar- 
tois au  docteur  Magny.  Les  nouveaux  mariés, 
à  leur  retour  d'un  court  voyage  de  noces,  du- 
rent assister  à  des  dîners,  des  réceptions,  des 
soirées  donnés  en  leur  honneur  par  les  de 
L'Aigle,  et  aussi  par  Mme  de  Saint-Georges. 

En  ce  qui  concerne  directement  notre  héroï- 
ne, jamais  plus  un  seul  soupçon  ne  lui  vint,  au 
sujet  de  Claude.  Elle  était,  et  elle  serait  tou- 
jours une  des  femmes  les  plus  heureuses  de 
l'univers.  Son  mari  la  comblait  de  soins  af- 
fectueux et  constants  et  ses  enfants,  vigoureux 
et  bien  portants,  grandissaient  autour  d'elle. 

Souvent,  lorsque  Magdalena  entendait  les 
cris  joyeux  de  Claudette  et  de  Théo,  soit  dans 
les  corridors  de  la  Villa  Magda,  soit  sur  la  ter- 
rasse, elle  se  tournait  vers  son  mari  et,  le  coeur 
débordant  d'émotion,  elle  lui  disait  : 

— N'est-ce  pas  que  notre  bonheur  est  grand, 
mon  Claude! 

Quant  à  Claude,  il  se  considérait  l'homme  le 
plus  heureux  de  la  terre,  surtout  depuis  qu'il 
avait  changé  d'environs  et  de  manière  de  vivre. 
Dans  la  province  d'Ontario,  où  il  avait  élu  do- 
micile, jamais  personne  ne  songeait  à  le  nom- 
mer, même  tout  bas,  "le  mystérieux  Monsieur 
de  L'Aigle". 

Fin  de  la  Cinquième  et  dernière  Partie. 


134 


LA  VIE  CANADIENNE 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 

Première  partie 
UNE  ERREUR  JUDICIAIRE 


Chap.  I— La  Fille  du  Martyr  ....  3 

Chap.  II— L'Boscot  6 

Chap.  III — L'Boscot  au  presbytère.  .  7 

Chap.  IV— Les  Carlin  8 

Chap.  V — On  ne  connaît  pas  l'ave- 
nir  10 

Chap.  VI— Rêves  d'or  12 

Chap.  VII — Trois  mille  dollars  ...  14 
Chap.  VIII — "Au  nom  de  la  loi..."  16 
Chap.  IX — Trouvé  coupable  ....  18 

Deuxième  partie 
THEO 

Chap.  I — Horreurs   20 

Chap.  II — Le  complice   21 

Chap.  III— Ci-git  Magdalena  Carhn.  23 

Chap.  IV — A  la  grâce  de  Dieu  ...  25 

Chap.  V — Premières  étapes   27 

Chap.  VI — Au  pied  du  Rocher  Malin  29 
Chap.  VII — Pêcheurs  et  bateliers  .  .  30 
Chap.  VIII — La  mystérieuse  résiden- 
ce   33 

Chap.  IX — Il  ne  faut  jurer  de  rien.  .  34 
Chap.  X — Le  résultat  d'une  impru- 
dence   36 

Chap.  XI — Le  sauveteur  .   .   .   .  ".  .38 
Fin  de  la  deuxième  partie 


Troisième  partie 
LES  ISOLES 
Chap.  I — A  propos  de  monsieur  de 


l'Aigle  41 

Chap.  II — La  famille  Rocques  ...  42 

Chap.  III — Commérages  45 

Chap.  IV — Le  bal  et  ses  incidents.  .  46 

Chap.  V — Le  baiser  48 

Chap.  VI— "Théo,  le  fleuriste"  ...  50 
Chap.  VII— Perplexités  de  Zénon  .  .  52 

Chap.  VIII— Rex  55 

Chap.  IX — Une  joyeuse  surprise  .   .  57 


Pages 


Chap.  XI— De  "La  Hutte"  à  "L'Aire"  61 

Chap.  X — Attristante  perspective  .  .  59 

Chap.  XII— "L'Aire"   63 

Chap.  XIII — Les  joyaux  vivants  .   .  66 

Chap.  XIV— Pas  furtifs   67 

Chap.  XV — Le  secrétaire   70 

Chap.  XVI — Amères  déceptions  ...  72 

Chap.  XVII— Le  retour  à  la  Hutte.  .  74 

Chap.  XVIII — ^Entre  bonnes  mains.  .  77 

Chap.  XIX — Ce  qui  devait  arriver  .  .  78 

Chap.  XX — Sages  conseils   81 

Chap.  XXI— Magdalena  de  L'Aigle..  83 

Quatrième  partie 

L'OMBRE  DE  L'ECHAFAUD 

Chap.  I — La  campagne  84 

Chap.  11^ — Le  retour  des  mariés  ...  87 

Chap.  III — L'anniversaire  90 

Chap.  IV— Tempête  et  entête  ....  93 
Chap.  V — Ce  qu'annonçait  l'entête.  .  96 

Chap.  VI— Claudette  98 

Chap.  VII— L'idole  99 

Chap.  VIII — Comment  Claude  prit  la 

nouvelle  102 

Chap.  IX — Ame  torturée  105 

Cinquième  partie 

LE  SECRET  DE  CLAUDE 

Chap.  I  —  "Le    courrier,  monsieur 

Claude"  107 

Chap.  II — Le  mensonge  109 

Chap.  III — Inexplicable  attitude  de 

Séverin  111 

Chap.  IV — Madame  D'Artois  est  in- 
triguée  113 

Chap.  V — Etranges  incidents  .  .  .115 
Chap.  VI — La  malencontreuse  lettre  117 
Chap.  VII — Quatre  dans  le  secret.  .  120 

Chap.  VIII— Chantage  122 

Chap.  IX— La  poursuite  125 

Chap.  X — L'ombre  sinistre  127 

Chap.  XI — Ce  qu'était  monsieur  de 

l'Aigle  129 

Chap.  XII— La  villa  Magda  .   .   .  .131 


FIN 


LA  VIE  CANADIENNE 


135 


Paraîtra  le  mois  prochain 

Le  Mendiant  Noir 

Roman  Canadien  inédit 

Par    J.-M.  LEBEL 


Un  roman  mystérieux,  attrayant  rempli  d'amour  et  d'aventures 
UN  DRAME  DE  L'HISTOIRE 


Les  Editions  Edouard  Garand  se  spécialisant  dans 
"Le  Roman  Canadien  possède  les  meilleurs  auteurs  et 
les  meilleurs  romans!  Méfiez-vous  des  imitations. 


SANTÉ  DES  DAMES 

Nombreux  sont  les  accidents  critiques  qu'on  observe  chez  la 
femme,  soit  à  la  formation,  soit  normalement,  soit  à  l'époque  du 
retour  d*âge,  l'âge  critique  entre  tous.  Ce  sont  des  irrégularités, 
des  malaises,  des  bouffées  de  chaleur,  des  vertiges,  des  étouffements 
et  des  angoisses,  accompagnées  souvent  d'hémorragies  diverses  et 
plus  ou  moins  abondantes:  ce  sont  des  palpitations  de  coeur,  des 
douleurs  et  des  névralgies;  parfois  la  femme  souffre  de  dyspepsie, 
de  gastralgie,  et  de  constipation  purement  nerveuse.  Enfin  la  mau- 
vaise circulation  du  sang  engendre  une  foule  de  maladies  telles  que 
les  varices,  la  phlébite,  les  hémorraoides,  et  les  congestions  de  toute 
te  nature.  Il  existe  cependant  un  endroit  où  vous  trouverez  le 
moyen  de  prévenir  ou  d'améliorer  toujours  ces  infirmités;  c'est  en 
consultant  à  : 

L'Institut  de 
Prophylaxie  de  Montréal 

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136 


LA  VIE  CANADIENNE 


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tures garanties  faites  par  les  experts  de 

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sont  ce  qui  se  fait  de  mieux  en  ville. 
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la  surveillance  du  Gouvernement 
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en  entrepôt  pendant  des  années. 

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LA  VIE  CANADIENNE 

LITTÉRATURE  ET  LITTÉRATEURS 

(SUPPLÉMENT  AU  "ROMAN  CANADIEN") 


No.  21  MENSUEL 


CE  QUI  FAIT  LE  SUCCES  DU  "ROMAN  CANADIEN 


Si,  parmi  les  innombrables  publications  qui  sont  offertes  au  lecteur  canadien» 
français,  "LE  ROMAN  CANADIEN"  a  su  prendre  une  des  premières  places;  si,  dès  sa 
naissance,  elle  s'est  imposée  et  a  conquis  la  faveur  du  public;  si,  elle  a  vu  chaque  jour  sa 
clientèle  s'étendre,  sa  vogue  grandir,  et  son  succès  devenir  plus  éclatant,  elle  le  doit  à 

SES  CONTEURS:  é 

Qui  sont  non  pas  d'obscurs  feuilletonnistes  anonymes,  mais  bien  les  écrivains 
canadiens  les  plus  célèbres  et  les  plus  réputés,  les  romanciers  les  plus  en  vue  et  les  plus 
aimés  du  public,  des  maîtres  enfin,  comme  Jean  Féron,  Andrée  Jarret,  J  E.  Larivière, 
Henri  Doutremont,  N.  M.  Mathé,  Mme  A.  B.  Lacerte,  J,  F.  Simon,  et  tant  d'autres  dont 
le  nom  est  synonyme  de  succès  et  qui  tous,  rivalisent  de  zèle,  d'imagination  et  talent  pour 
faire  du  "ROMAN  CANADIEN"  la  publication  la  plus  attrayante  et  la  plus  passionnante. 

SES  ROMANS: 

Qui,  tous  inédits,  tous  écrits  spécialement  pour  ses  lecteurs  sont  aussi  captivant 
qu'originaux.  Fertiles  en  péripéties  de  toutes  sortes,  et  touchant  successivement  à  tous 
les  genres,  drame,  histoire,  comédie,  voyage,  police  science,  fantaisie  etc — ils  forment 
dans  leur  infinie  variété  un  recueil  de  récits  poignants,  saisissants,  où  l'homme  apparaît 
parfois  dans  toute  sa  noblesse,  parfois  dans  toute  son  infamie,  où  passent  les  femmes 
dévouées  jusqu'au  martyre  et  les  criminelles  exaltées  jusqu'à  la  folie,  où  se  multiplient 
les  émotions  les  surprises  et  les  coups  de  théâtre. 

SES  ILLUSTRATIONS: 

Qui  ajoutent  à  ces  récits  un  attrait  qu'on  ne  saurait  trouver  ailleurs  en  accroissent 
encore  l'intérêt.  Un  roman  sans  illustration  c'est  une  maison  sans  fenêtres!  et  une  pu- 
blication vraiment  moderne,  vraiment  soignée  ne  saurait  s'en  passer.  C'est  ce  qu'a  com- 
pris "LE  ROMAN  CANADIEN"  qui  n'a  pas  reculé  devant  les  sacrifices  d'argent  pour  se- 
mer son  texte  de  dessins  d'artistes  du  rerroir  permettant  ainsi  au  lecteur  de  suivre  l'ac- 
tion pas  à  pas  et  de  vivre  vraiment  la  vie  des  héros  dont  les  exploits  lui  sont  contés. 

SA  COUVERTURE: 

En  couleurs  d'une  si  haute  tenue  artistique  et  dont  l'exécutic.n  est  confiée  au  maître 
illustrateur  ALBERT  FOURNIER,  qui  —  sans  faire  appel  à  des  procédés  trop  faciles  et 
trop  communs,  sans  inutiles  débauches  de  couleurs  et  sans  choquer  jamais  le  goût  des 
plus  délicats,  et  des  plus  difficiles  —  sait  à  mereille  exécuter  de  sa  plume  habile  les  com- 
positions les  plus  originales  et  les  plus  saisissantes,  évoquant  d'une  façon  magistrale  les 
scènes  les  plus  violentes,  les  plus  tragiques,  les  plus  sentimentales,  et  les  drames  les  plus 
sombres  et  le  plus  terribles. 

SON  PROGRAMME: 

En  un  mot,  qui  est  de  distraire  et  de  récréer  ses  lecteurs,  de  leur  faire  vivre  les 
aventures  les  plus  étranges  et  les  plus  passionnantes,  de  leur  apporter  les  émotions  les 
plus  intenses  et  les  plus  inattendues,  tout  en  restant  avant  tout  une  publication  honnête, 
morale  et  saine,  formant  par  son  ensemble  la  bibliothèque  familiale  la  plus  riche  et  la 
plus  variée,  pouvant  être  lue  par  tout  le  monde  et  donnant  pour  un  prix  modique  les 
chefs-d'oeuvre  inédits  des  maîtres  du  roman  canadien. 


138 


LA  VIE  CANADIENNE 


Mme  A.-B.  Lacerte 


L'ART   D  I\)  I  N 


POEME 

MUSICAL 


Madame  A.-B.  Liacerte 

(Composé  au  son  du  Carillon,  dans  la  Tour 
du  Parlement) 

LE  CARILLON 
Père  de  ce  poème,  ô  carillon  superbe. 
Du  sommet  de  la  tour,  aux  heures  résonnant. 
Chaque  note  lancée  est  pour  nous  une  gerbe 
De  souvenirs,  émis  mélodieusement! 
Souvenir,  rappelant  la  fête  jubilaire; 
Souvenir  de  tous  ceux  qui  se  sont  illustrés 
Et  dont  nous  conservons  la  mémoire  si  chère; 
Souvenir  éternel  d.e  héros  trépassés! 
Comme  parle  à  nos  coeurs  chaque  note  soîiore. 
Et  que  chacun  de  nom  se  plait  à  l'écouter! 
Carillon  de  la  tour,  sonnez,  sonnez  encore; 
Chantez  de  ce  pays  la  gloire  et  la  beauté! 

I 

—  DO  — 

(JADIS) 
De  tous  les  arts,  le  plus  sublime, 
Le  plus  parfait,  le  plus  charmant,  " 
Qui,  du  Beau  plane  sur  la  cime, 
C'est  la  MUSIQUE,  assurément! 
Car,  bien  avant  que  cette  terre. 
Ou  le  ciel,  même,  soit  créé. 
L'esprit  de  Dieu  dans  l'espace  erre. 
De  mélodie  accompagné. . . 

Cette  mélodie,  à  toute  heure. 
Se  perçoit  dans  l'éther;  pourtant 
Toujours  invisible  demeure 
L'orchestre,  que  Lui  seul  entend. 
Plus  tard,  tandis  qu'Adam  et  sa  compagne 
Chantent  ensemble  un  hymne  au  Créateur, 


L'orchestre,  au  ciel,  chaque  fois  accompagne 
Tout  doucement  leur  chant  adorateur.  . . 
Et  l'harmonie  en  l'univers  abonde; 
La  terre  semble  être*  bien  près  des  cieux . .  . 
Mais  le  péché  vient  assombrir  h  monde; 
L'orchestre,  alors,  se  fait  silencieux. 
Il 

—  RE  — 
(AUJOURD'HUI) 
Or,  aujourd'hui,  dans  toute  la  nature, 
Comme  jadis,  parfois  nous  entendons 
Une  MUSIQUE...    En  l'atmosphère  pure 
Flottent  encor  de  mélodieux  sons  : 
Chaque  matin,  quand  la  légère  brise 
Vient  agiter  les  feuilles  de  nos  bois. 
On  croit  ouir  comme  une  harpe  exquise. 
Accompagnant  de  la  forêt  .les  voix. 
Et  le  ruiseau,  qui,  sans  cesse,  babille,^ 
En  serpentant  à  travers  champs  et  prés. 
Joyeusement,  dans  le  soleil  qui  brille. 
Ou  sous  la  lune  aux  rayons  diaprés  ! 
Dans  la  forêt,  lorsque,  sous  la  rafale. 
L'herbe  s'incline,  en  murmurant  un  chant. 
C'est  une  simple  et  belle  pastorale. 
Que  l'on  écoute  avec  ravissement. 
Le  jour  entier,  sous  la  verte  charmille, 
Des  gais  oiseaux  s'entend  le  gazouillis ... 
Quel  doux  refrain  î...  Quand  l'étoile  scintille, 
Le  rossignol  dit  ses  trilles  jolis. 

III 

—  MI  — 
(ICI-BAS) 
L'ORAGE 
Le  ciel  se  couvre  d'un  nuage 
A  l'aspect  menaçant... 
Bientôt  arrivera  l'orage; 
La  peur  glace  le  sang. 
Entendez-vous?. . .    La  foudre  gronde, 
Le  vent  ])leure  et  se  plaint.  .  . 
Se  rapprochant  chaque  seconde, 
Yoici  l'orchestre  enfin! 


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LA  VIE  CANADIENNE 


139 


LA  VIE  CANADIENNE 

LITTÉRATURE    ET  LITTÉRATEURS 
(Supplément  au  "Roman  Canadien") 


Publié  dans  le  but  de  mettre  plv^  de 
vie  dans  le  monde  littéraire  Canadien  et 
de  coopérer  à  l'oeuvre  du  "Roman  Ca- 
nadien''. 


Nou^  recevrons  avec  plaisir  tous  mor 
nuscrits  que  l'on  voudra  bien  nous  sou- 
mettre et  si  refusés,  seront  retournés  à 
nos  frais. 


Correspondance,  adressez  : 
"La  Vie  Canadienne'' 

Casier  postal  969 
MONTREAL 


Ce  n'est  plus  une  main  légère 

Jouant  fa  mi  re  do! 

Les  chromatiques,  en  colère, 

Vont  toujours  crescendo. 

La  grandiose  symphonie  î 

]^]t  combien  imposant 

]^st  ce  chef-d'oeuvre  d'harmonie. 

Dans  la  basse  roulant  ! 

•Soudain  s'éloigne  le  tonnerre... 
Puis  tout  devient  muet.  . . 
Moins  lourde  se  fait  l'atmosphère, 
Et  l'orchestre  se  tait.  .  . 
Alors,  la  brise  joue  un  thème. 
Doucement  en  mineur; 
En  une  émotion  extrême, 
On  l'écoute,  rêveur. 

IV 

~FA  — 
LE  CALME 

Quand  le  soleil  projette 
Son  doux  rayonnement. 
Tranquillité  parfaite; 
Pas  un  soufle  de  vent. 
Mais  dans  le  grand  silence. 
On  croit  ouir  soudain 
Le  rythme,  la  cadence 
D'un  suave  refrain  : 
Dans  ,1'espace  voltige 
I7n  brillant  papillon, 


Et  son  aile...  ô  prodige! 
Produit  un  léger  son; 
On  dirait  une  lyre 
Aux  teintes  de  vermeil, 
Résonnant,  en  délire. 
Sous  le  brillant  soleiil. 
Puis  une  myriade 
D'insectes,  de  non  loin, 
Pour  chanter  une  aubade. 
Au  papillon  se  joint. 
Quoi  de  plus  magnifique  ! 
Et  combien  ravissant 
Doit  être  ce  cantique 
Au  Maître  tout-puissant  !  ! 

V 

—  SOL  — 
NOS  TEMPLES 
Notes  exquises 
Qui,  si  souvent, 
Dans  nos  églises 
L'oreille  entend; 
L'orgue  sonore 
Nous  attendrit; 
Humble,  on  adore 
L'Etre  infini. 

VI 

—  LA  — 
AU  CIEL 

Silence  au  cieL  .  .    Doucement,  le  Grand- 

[  Maître 

Laisse  courir  sur  une  harpe  d'or 
Ses  doigts  divins;  oh!  que  touchant  doit  être 
Pour  les  élus,  chaque  son,  chaque  accord  ! 
Pieusement,  tout  l'orchestre  angélique, 
Pour  rendre  hommage  au  majestueux  Roi, 
Reprend  la  strophe...  Admirable  MUSIQUE, 
Belle,  au  delà  de  ce  que  l'on  conçoit  ! 

VII 

—  SI  -- 
VERS  DIEU 

Les  brises,  les  ruisseaux,  les  arbres,  ile 

[feuillage, 

L'oiseau,  le  papillon,  le  brin  d'herbe,  la  fleur, 
S'unissent  pour  chanter,  et  tous  rendent 

[hommage, 

En  un  choeur  harmonique,  au  divin  Créateur. 
L'art  divin  est  le  seul  qui  soit  vraiment 

[mystique. . , 

Au  ciel,  c'est  l'hosanna  du  Dieu  de  Majesté... 
Enivrant  l'âme  humaine  ici-bas,  la 

[MUSIQUE 
Ravira  les  élus  durant  l'éternité. 

Mme  A.-B.  LACERTE 


LA  VIK  CANADIKNNK 


VOLUMES  PARUS  DANS  LA  COLLECTION 

). —L'Iris  Bleu   Par  .1.  VZ.  Larivière 

2  —Le  Massacre  de  Lachine,  épuisé   par  XXX 

3.  — Ma  cousine  Mandine   Par  N.  M.  Mathé  f2ième  édition) 

4.  —  Les  Fantômes  Blancs,  épuisé   par  Aulia  Richffort 

5.  — La  Métisse   Par  Jean  Féron 

6.  — Gaston  Chambrun   Par  J  F.  Simon 

7— Le  I^ys  de  Sang   Par  Henri  Doutremont 

S.— Le  Spectre  du  Ravin   Par  Mme  A.  B.  Lacerte 

9. — Le  Médaillon  Fatal   Par  André  Jarret 

10. — L' Aveugle  de  St-Eustache,  2ème  édition  .   .  Par  Jean  Féron 

D.—Nypsia   Par  Henri  Doutremont 

12.— Fierté  de  Race   Par  Jean  Féron 

IZ.  -Roxane   Par  Mme  A.  B.  Lacerte 

14. — La  Revanche  d'une  Race,  épuisé   par  Jean  Féron 

\5.—L'ETpiatrice   Par  André  Jarret 

16.— L'Associée  Silencieuse   Par  J.  E.  L,arivière 

n.—L'Omhre  du  Beffroi   Par  Mme  A.  B.  Lacerte 

18.  — La  Besace  d'Amour   Par  Jean  Féron 

19.  — Le  Grand  Sépulcre  Blanc   Par  Emile  Lavoie 

20.  — Les  Cachots  d'Haldimand   Par  Jfan  Féron 

21.  — La  Cité  dans  les  Fers   Par  Ubald  Faquin 

22.  -  La  Taverne  du  Diable   Par  Jean  Féron 

23.  --Le  Trésor  de  Bigot   Par  Alexandre  Huot 

24.  — Le  Patriote,  1937-38    Par  Jean  Féron 

23— Le  Mort  qu'on  Venge   Par  Ubald  Faquin 

26    -Le  Manchot  de  Frontenac   Par  Jtan  Féron 

27.  -Fleu  rlointaine   Par  François  Provençal 

28.  -  La  Ceinture  Fléchée   Par  Alexandre  Huot 

29.  -  Le  Bracelet  de  Fer   I^^>ar  Mme  A.  B.  Lacerte 

30.  La  Digue  Dorée,  Roman  des  Quatre  ....  p^^j,  Ubald  Faquin.  Alexandre  Huot. 

Jean  Féron,  Jules  Larivière 

31.  - -Besace  de  Haine   Par  Jean  Féron 

.".2  — Le  Lutteur   Par  Ubald  Faquin 

3?  —Le  Siège  de  Québec   Far  Jean  Féron 

34. — Le  Mystère  des  Mille-Iles   l'ar  Pierre  Hartex 

35 — Le  Drapeau  Blanc   Par  Jean  Féron 

36. — Les  Caprices  du  Coeur   Par  Ubald  Faquin 

37  — Les  Trois  Grenadiers   Par  .Iran  Féron 

38  -1/ Impératrice  de  l'Ungava   Par  Alexandre  Huot 

39.  — Le  mi/stérieux  monsieur  de  l'aigle   Par  Mme  A.  B.  Lacerte 

PARAITRONT  PROCHAINEMENT 

40.  — Le  Mendiant  Noir   Far  Marc  Leb?l 

— Tj^E.<ipion  des  Habits  Rouges   Par  Jran  Féron 

42. — L7'e  aux  Massacres   Par  Prosper  Wil'.aume 

43  — Le  Massacre  dans  le  tcrnple   Par  Ubald  Faquin 

44 — Bois  sinistre   Par  Mme  A.  B.  Lacerte 

LE  ROMAN  CANADIEN 

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L'Anglifié  est-il  un  traître  à  sa  race  ? 

Cette  question,   qui   peut  se   poser  aujourd'hui,   était  posée 
en  1837.     Mais  les  idées  étaient  converties  en  actes  et  le 
sang  coula...     Le   spectre   de   la  guerre,    l'un   des  Quatre 
Cavaliers  de  l'Apocalypse,  rugissait.  .  . 
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"L'ESPION  DES  HABITS  ROUGES",  par  JEAN  FERON 

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VIENT  DE  PARAITRE 

Le  Centenaire  Cartier 

LIVRE -SOUVENIR 


Par  J.  L.  K.  LAFLAMME 

Compte  rendu  officiel  des  Fêtes  du  Centenaire  de 
Sir  Georges-Etienne  Cartier  et  description  des  fêtes 
qui  ont  eu  lieu  à  l'occasion  de  Térection  de  monu- 
I  ments  à  la  mémoire  du  grand  homme  d"Etat  cana- 
§  dien-francais. 

Ouvrage  publié  à  la  demande  exp?'esse  de 
Mlle  Hortense  Cartier^  de  Cannes  (France), 
et  sous  le  patronage  de 

SON  ALTESSE  ROYALE  LE  DUC  DE  CONNAUGHT 

Ancien  gouvcrnour-gcncral  du  Canada  et  patron  du  Centenaire. 

SON  EXCEUENCE  LE  DUC  DE  DEVONSHIRE, 

Gouverncur-gcncral  'du  Canada,  à  l'époque  des  Fêtes. 

I  L'HON.  SIR  ROBERT  BORDEN 

Premier  Ministre  du  Canada,  lors  des  Fêtes. 

I  L'HON.  SIR  LOMER  GOUIN 

>J  Premier  Ministre  de  la  Province  de  Québec,  lors  des  Fêtes. 

I  PRIX  DU  VOLOIE  :  S5.00. 

^  Vendu  par  souscription. 

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