ÉDITIONS EDOUARD G ARAND, MONTREAL.
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THELIBRARYOF
YorkUniversity
SPECIAL COLLECTIONS
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'Primç par la
force et par la QuaUtQ
Le Mystérieux
Monsieur de VAigîe
Roman canadien inédit
PAR
JVTme Â. B. LÂCERTE
Illustrations d'Albert Fournier
LACTION CANADIENNE
"LE ROMAN CANADIEN"
Editions Edouard Garand
1423, 1425, 1427, rue Ste-Elisabeth.
Montréal.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
A la même librairie
Le Spectre du Ravin, roman 25c
Roxane, roman 25c
L'Ombre du Beffroi, roman 25c
Le Bracelet de Fer, roman 25c
Le Mystérieux Monsieur de l'Aigle 25c
Tous droits de publication, de traduction, reproduction,
adaption au théâtre et au cinéma réservés par
Edouard Garand
1928
Copyright by Edouard Garand. 1928
De cet ouvrage il a été tiré 15 exemplaires sur papier spécial;
chacun de ces exemplaires est numéroté en rouge à la presse.
Première Partie
UNE ERREUR JUDICIAIRE
I
LA FILLE DU MARTYR
Dans une chambre pauvre, mais propre, sur
un lit étroit, mais d'une blancheur immaculée,
une malade est couchée. C'est une toute jeune
fille; elle n'a que seize, dix-sept ans à peine.
Son visage tout défait, ses traits étirés, ses
yeux cernés de bistre, ses lèvres pâles, disent
clairement qu'elle est atteinte d'une maladie
grave, peut-être mortelle.
Au chevet de ce lit de souffrance se tient le
rnédecin, un homme aux cheveux gris, dont le
visage, ordinairement jovial, a revêtu une ex-
pression de tristesse. Il frotte ses mains l'une
contre l'autre et il hoche la tête d'un air fort
significatif.
Non loin, est une femme fort corpulente,
Mme St. Onge, une voisine, qui, dans la bonté
de son coeur, est venue donner ses soins à la
malade. Pour le moment, elle est à mettre un
peu d'ordre sur une petite table couverte de
fioles de toutes formes et de toutes grandeurs.
Trois autres femmes du voisinages se tien-
nent debout au pied du lit.
— Que pensez-vous de votre malade, ce soir,
Docteur? demanda soudain Mme St-Onge.
— Ce que j'en pense?... Hélas! je le crains,
toute la science médicale au monde ne pourrait
la sauver.
— Ainsi, elle n'en reviendra pas, vous pen-
sez ?
— Oh! non! Elle est finie, la pauvre enfant,
je le crains . . . Voyez plutôt; elle est tout à
fait inconsciente, depuis ce matin.
(Mais en cela, le médecin se trompait. La
malade, quoiqu'elle n'eut pu donner signe de
vie, avait parfaitement conscience de ce qui se
faisait et de ce qui se disait autour d'elle).
— Pauvre Magdalena! Pauvre fille! fit une
voisine, en essuyant une larme.
— Mais elle serait cent fois mieux morte la
pauvre petite! fit une autre.
— Bien sûr que oui! amplifia la troisième
voisine. Elle n'a ni parents ni amis . . . Per-
sonne ne tient à s'associer avec elle, dans le
village . . .
4
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Aussi, ça se comprend! Qui veut être vu
en la compagnie de la fille d'Arcade Carlin. . .
de la fille du pendu?
"La fille du pendu"... Oui, c'était ainsi
qu'on la désignait. Car, hélas! son père était
monté sur l'échafaud, pour un crime (un meur-
tre) qu'il n'avait pas commis.
Ah! Cette exécution de son père! Ce meur-
tre légal! cette horrible erreur de la justice!..
Magdalena en avait été témoin, oui, témoin!..
Lorsque son père avait été arrêté, puis con-
duit en prison, une femme de la ville, une in-
fâme ménagère, avait pris Magdalena chez
elle. Ce ne fut que plus tard que l'on décou-
vrit la raison de cet acte charitable : la femme
avait haï la mère de Magdalena, et elle avait
juré de se venger. . . Mme Carlin était morte
depuis six ans; mais il restait sa fille, son uni-
que enfant; sur elle se vengerait la femme. Et
quelle atroce vengeance!.. Elle avait obligé
la pauvre petite d'assister, de l'une des fenê-
tres de sa maison, à l'exécution de son père.
Munie d'une courroie, la misérable frappait
l'enfant à coups redoublés, criant :
— Regarde, petite vermine! Regarde! Cela
te servira de leçon, plus tard. Tel père, telle
fille... Regarde... et souviens-toi!
Sur les toits des maisons avoisinant la pri-
son, les yeux hagards de l'enfant avaient vu
une grande quantité de monde; des curieux,
des gens affligés d'une curiosité morbide, mal-
saine, dont ils auraient dû rougir. Mais la
vraie délicatesse de sentiments est chose rare
en ce monde, et les gens se dérangent; que dis-
je? ils font des efforts inouis pour aller
"jouir" des spectacles les plus affreux, les plus
hideux, les plus révoltants.
Magdalena avait vu s'ouvrir la porte de la
de la prison. . . Elle avait vu son père, mar-
chant entre deux hommes, dont l'un, le curé
de la paroisse. . . Elle avait vu l'exécuteur at-
tendant sa victime, au pied de l'échafaud...
Elle avait vu le shérif, puis les policiers en-
tourant la cour de la prison . . . Les lèvres de
son père remuaient. . . il priait. . . Le prêtre
priait avec lui, ou lui parlait du ciel, de l'éter-
nité . . .
— Père! 0 père! avait crié l'enfant.
Il l'avait entendue. . . Il avait tendu ses bras
vers elle. . . puis il avait fait, de sa main droi-
te, le geste de la bénir. . . Oui, il l'avait bé-
nie. . . lui. . . son père. . . lui qui allait monter
sur l'échafaud dans quelques instants! Et
cette bénédiction du mourant serait toujours
précieuse à sa fille. . .
Mais Dieu avait eu pitié de Magdalena, car
au moment oii l'on posait sur la tête de son
père le capuchon noir, elle avait perdu con-
naissance. . .
La ménagère, ensuite, satisfaite de sa dia-
bolique vengeance, avait jeté l'enfant dehors,
immédiatement après l'exécution, ne l'ayant
prise chez elle que pour la martyriser; son but
était maintenant atteint; alors, elle la jetait
dehors comme un chien.
Pauvre, pauvre petite!.. Elle n'avait que
douze ans ... Il y avait de cela près de cinq
ans maintenant, et elle s'en souvenait comme
si c'eut été hier. . .
Que serait devenue la pauvre petite, si elle
n'eut rencontré sur son chemin un vieil ami de
son père, un nommé Zénon Lassève?..
Le "père Zénon", comme on l'appelait dans
le village de G. . ., était un "homme à tout fai-
re", devenant, à l'occasion, menuisier, jardinier
plombier, maçon, briquetier. De cette manière
il ne chômait guère.
Zénon Lassève était un homme de près de
six pieds. Il portait toute sa barbe, qui avait
grisonné, ainsi que ses cheveux, bien avant l'â-
ge. Ses traits, assez irréguliers, portaient
l'empreinte d'une excessive bonté.
Quel brave homme que le "père Zénon"!
Aussi, était-il estimé de tous, à cause de sa
bonté, d'abord, puis pour son incontestable
honhêteté.
Il possédait une maisonnette aux confins du
village. Il vivait là seul, car il ne s'était ja-
mais marié, et il était content aujourd'hui de
posséder un chez lui, oii il pouvait emmener la
petite orpheline, que tous baffouaient et inju-
riaient, sans pitié. On ne peut changer le
monde; il est porté à rendre les enfants res-
ponsables pour les péchés de leurs parents.
— Magdalena, avait dit le "père Zénon",
lorsque tous deux furent arrivés à sa maison,
tu vas demeurer avec moi toujours, doréna-
vant, et je remplacerai auprès de toi, autant
que faire se pourra, ton père, qui était mon
meilleur ami . . .
— Mon père! Oh! mon pauvre père! gémit
la petite.
• — Tu le sais, Magdalena; je le sais, moi
aussi, ton père n'a jamais commis le crime
pour lequel il vient de mourir. . . Ton père est
un martyr, petite; oui, un martyr; un innocent,
qui est monté sur l'échafaud, pour expier le
crime d'un autre. . . d'un inconnu. Je le répè-
te, je sais qu'il n'était pas coupable . . . Un au-
tre aussi le sait. . . mais il n'a rien dit; il a
même menti, par vengeance . . . Horrible ven-
geance qui, un jour, retombera sur le vengeur,
en malédiction!
Magdalena devint la fille du "père Zénon",
par acte d'adoption. Malgré tout, elle n'était
pas malheureuse. Pourtant, elle aurait aimé
aller à l'école, s'instruire un peu; mais, en dé-
pit de tous les efforts que fit son père adoptif,
il ne parvint pas à la faire accepter, dans au-
cune des deux classes du village. Les parents
n'allaient pas laisser leurs enfants traîner les
mêmes bancs d'école, respirer le même air que
"la fille du pendu"! Ils avaient protesté en
bloc, et le "père Zénon" avait dû se considérer
battu.
— Ecoute, petite, avait-il dit à Magdalena
un jour, puisque tu sais lire et écrire, je t'achè-
terai des livres et des cahiers, et tu continue-
ras à étudier. Hein? Qu'en penses-tu?
— Merci, père Zénon, merci! avait-elle ré-
pondu. Et puisque vous voulez bien m'acheter
des livres et des cahiers, je ne demande qu'à
étudier, afin d'essayer de m'instruire. Seule-
ment, je rencontrerai souvent des passages
difficiles, que je ne parviendrai jamais à dé-
chiffrer seule, je le crains ajouta-t-elle, en sou-
riant.
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
5
Mais elle ne devait pas rencontrer autant de
difficultés qu'elle le prévoyait, dans ses études,
car, une maîtresses d'école, une veuve de tren-
te-cinq ans à peu près, prit pitié de la pauvre
enfant, et, furtivement, le soir, elle se rendait
chez le "père Zénon", faire la classe à Magda-
lena.
— Mme d'Artois, avait dit le "père Zenon" à
la veuve, un soir. Dieu vous récompensera un
jour de ce que vous faites pour ma pauvre pe-
tite!
— Je l'aime cette enfant, voyez-vous, M.
Lassève; je l'ai toujours aimée, avait répondu
la veuve, et c'est mal, à mon sens, de la rendre
responsable du crime de son père . . .
— Oui, je sais tout ce que vous avez fait pour
la petite déjà, et je vous en suis excessivement
reconnaissant, croyez-le!.. Mais, Mme d'Ar-
tois, Arcade Carlin était innocent, répondit Zé-
non. Il est mort martyr; voilà!
Mme d'Artois jeta sur son interlocuteur un
coup d'oeil étonné.
— Pourtant, M. Lassève, répliqua-t-elle, vous
ne parviendrez jamais à faire virer de bord l'o-
pinion publique, vous savez!
— Vous croyez donc que Carlin était coupa-
ble de l'affreux crime pour lequel il est monté
sur l'échafaud, Mme d'Artois?
— Comment en douter. . . quand les preu-
ves. . . Mais, Magdalena, la pauvre petite! Que
je la plains!. . On ne l'entend jamais nommer
autrement que "la fille du pendu"... C'est
triste, infiniment triste!
— "La fille du martyr" devrait-on dire plu-
tôt, riposta Zénon Lassève. Moi, je sais que
Carlin n'était pas coupable . . . De plus, je
l'affirme, un autre aussi le sait. . . Le miséra-
ble, qui eut pu sauver un innocent, s'il eut vou-
lu parler... ou plutôt, s'il n'avait lâchement
menti !
Près de cinq ans s'étaient écoulés depuis le
jour où Mag-dalena s'en était allée demeurer
chez le "père Zénon". Mme d'Artois était res-
tée amie. Quelle bonne amie elle était pour
l'enfant, devenue jeune fille!
Malheureusement, Mme d'Artois avait été
nommée pour enseigner dans un autre village,
l'année précédente. Magdalena avait beau-
coup pleuré, lors du départ de l'excellente fem-
me, car elle s'était attachée à elle; n'avait-elle
pas été une véritable mère pour la petite or-
pheline ?
Lorsque Magdalena était tombée malade, il
y avait quelques semaines, elle avait, bien des
fois, pensé à Mme d'Artois ... Si elle eut été
dans le village, elle serait certainement venue
lui rendre visite souvent; elle l'eut même soi-
gnée avec dévouement et tendresse.
Malgré les longs jours écoulés, on faisait
encore assez souvent, à Magdalena, l'injure de
l'appeler "la fille du pendu". "Fille de mar-
tyr" se disait alors la pauvre enfant, afin de
se consoler.
Mais ces épreuves qu'elle avait eues à subir,
ces injures, ces affronts de chaque instant,
avaient miné sa santé. Un rhume, contracté
elle n'eut pu dire où ni comment, n'avait fait
que s'agraver, puis, un matin, elle s'était vue
dans l'impossibilité de quitter son lit. . . "Une
inflammation des poumons"; tel avait été le
verdict du médecin; une maladie grave, si gra-
ve qu'elle n'en reviendrait pas; c'était là aussi
l'opinion de tous . . . Comment se faisait-il
alors qu'elle ne s'en réjouissait pas ?.. La vie,
pour elle, ne serait qu'un tissu d'épreuves, un
calvaire!.. Elle n'avait pas d'amis, si on ex-
ceptait le "père Zénon" et Mme d'Artois ce-
pendant.. . Hors ces deux âmes dévouées et
sincères, personne au monde ne se souciait
d'elle, si ce n'était pour la blesser dans ses sen-
timents les plus chers : son culte pour la mé-
moire de son père. . .
Nous l'avons dit déjà, Magdalena allait at-
teindre ses dix-sept ans, et c'était bien jeune
pour mourir . . . trop jeune ... Il est vrai que
l'avenir ne lui réservait guère de bonheur. . .
mais le soleil de la jeunesse perçait quand mê-
me les nuages noirs accumulés à son horizon. .
Eh! bien, elle vieillirait à côté du "père Zé-
non"; plus tard, elle soignerait les rhumatis-
mes de son père adoptif, mais elle vivrait tou-
jours . . . L'avenir ne lui offrait aucune pro-
messe, il est vrai; tout de même, elle se cram-
ponnait à la vie de toutes les forces de son
être . . .
N'y aurait-il pas moyen de remédier à la si-
tuation si pénible où elle se trouvait?. . Hélas,
non!. . A moins de quitter G. . . à jamais; de
s'en aller loin, bien loin; là où personne ne la
connaîtrait; de changer d'identité et de nom..
Mais cela, c'était impossible, tout à fait impos-
sible!... Elle ne pouvait pas, à moins d'être
un monstre d'ingratitude, laisser celui qui l'a-
vait accueillie chez lui, alors qu'elle était aban-
donnée de tous. . . non, elle ne le pouvait pas!
Et elle allait atteindre ses dix-sept ans!. . .
A cet âge, on tient à vivre, et c'est pourquoi
Magdalena se cramponnait à l'existence. Mal-
gré le verdict du médecin, elle voulait vivre,
vivre quand même!.. Ses forces revenaient
d'ailleurs, elle en était certaine. . . Elle pou-
vait remuer ses doigts et ses pieds... Ses
bras seulement semblaient plutôt engourdis,
comme s'ils eussent été comprimés dans un
étau; mais cela reviendrait peut-être... Ses
paupières, cependant, étaient lourdes, lourdes
comme du plomb, et Magdalena ne parvenait
pas à les ouvrir. . . Elle essayait pourtant;
oh! comme elle essayait, la pauvre enfant!..
Si ses bras n'eussent été comme paralysés, elle
eut pu se frotter les yeux, du revers de ses
deux mains et cela eut aidé un peu, sans dou-
te....
Enfin! Ses yeux s'ouvrent... lentement...
Mais ils se referment aussitôt. . . Elle ne se
décourageait pas cependant. . . Encore un ef-
fort!.. Ah!..
Ses yeux venaient de s'ouvrir bien grands . .
Un cri s'était échappé de la poitrine de la ma-
lade, car, quoique ses yeux eussent été grands
ouverts, elle n'avait rien vu... rien!.. Elle
était aveugle... complètement aveugle!..
N'était-ce pas la plus épouvantable des calami-
tés, et ne valait pas mieux, cent fois, être mor-
te ? . . Des larmes brûlantes coulèrent sur ses
joues.
Mais une pensée lui vint, tout à coup; une
pensée qui l'encouragea et la consola un peu :
si ses yeux n'avaient rencontré que l'obscurité,
6
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
tout à l'heure, c'était probablement parce-
qu'elle était recouverte d'une couverture...
Oui, Magdalena se rappeJa avoir eu le frisson;
elle se rappela aussi s'être dit que ce terrible
frisson ce devait être la mort. . . On avait pro-
bablement jeté sur elle, alors, tout ce qu'on
avait trouvé, pouvant la réchauffer. . .
Eh! bien, il ne s'agissait que de soulever ces
couvertures!.. Ses bras... Elle parvint,
quoiqu'à grand'peine, à les remuer, puis à .es
lever un peu . . .
Par un suprême effort, elle souleva ce qui
l'empêchait de voir. . . de respirer aussi. . .
Ce qui la recouvrait venait d'être soulevé;
mais les forces lui manquant, Magdalena lais-
sa retomber la couverture qui, en tombant,
produit un son mat.
Cependant, dans l'espace d'un éclair, elle
avait pu voir un peu ce qui l'entourait. . . Sur
une petite table, elle avait aperçu un Crucifix,
de chaque côté duquel était un cierge allumé. .
et c'est tout. . .
Elle sentit qu'elle suffoquait. . . Il lui fau-
drait assez de force pour se débarrasser tout
à fait de ce qui la recouvrait, et gênait, de plus
en plus, sa respiration. . .
La malade réunit toutes ses forces, qu'elle
employa ensuite à soulever l'obstacle qui l'em-
pêchait de voir et de respirer à l'aise. . . Il est
bien vrai de dire qu'avec de la patience et de
la persévérance on vient à bout de tout; Mag-
dalena entendit un léger craquement, suivi du
bruit d'un objet pesant tombant sur le plan-
cher. . .
Elle voyait! Elle respirait!
En un clin d'oeil, elle fut assise. . .
Mais, aussitôt, un cri d'indicible terreur s'é-
chappa de sa poitrine, puis elle retomba, éva-
nouie . . .
Horreur!!!... Elle était couchée dans un
cercueil!
II
L'BOSCOT
Lorsque Martin Corbot obtint la charge de
maître de poste du village de G..., tous
avaient trouvé que ce n'était que juste; même
ceux qui avaient ambitionné la position, trou-
vaient bien le choix du Gouvernement.
— Il fallait toujours que quelqu'un eut cet
emploi! avait dit un homme de G. . ., un soir,
alors que plusieurs habitants du village étaient
réunis chez Jacques Lemil, propriétaire du
plus grand magasin général de la place,
— Oui, avait répliqué un autre, car ce pau-
vre Corbot! Il ne peut pas faire toutes sortes
d'ouvrages.
— C'est vrai! répliqua-t-on. Ça ne pourrait
travailler fort des deux bras, comme nous,
c'boscot.
— Mais ça travaille de la langue, par exem-
ple! avait répondu le "père Zénon", qui était
présent.
Tous rirent.
— Quant à cela, c'est la vérité vraie ce que
dit le "père Zénon! fit Jacques Lemil. Pour
avoir la langue mal pendue, l'boscot a mérité
qu'on lui décerne la palme!
— Tu l'as dit, Lemil! s'écria l'un des hommes
présents. Ça ne lui prend pas de temps, au
boscot, pour faire des choux et des raves, de la
réputation des plus honnêtes gens du village
et des environs. C'est méchant c'ga's-là!
— C'est méchant et c'est bête! s'écria quel-
qu'un.
— L'boscot est un homme dangereux, inter-
vint gravement le "père Zénon". On dirait
qu'il s'en prend à l'univers entier de ce qu'il est
difforme, ma foi!
— Cependant, peut-être que d'avoir obtenu la
charge de maître de poste, cela lui donnera
moins de temps pour s'occuper de ce qui bout
dans les marmites de ses voisins, ajouta Jac-
ques Lemil. Espérons-le!
— Oui, espérons-le! s'écrièrent-ils tous.
Par la conversation ci-haut, on comprendra
que Martin Corbot, dit l'boscot, n'était pas un
homme très aimable et qu'il ne jouissait pas
d'une grande popularité. Comme venait de le
dire le "père Zénon", ce bossu semblait blâmer
l'univers entier de ce qu'il était difforme et
laid . . . laid, à faire peur.
Tout d'abord, Martin Corbot était très petit
de taille; c'était à peine s'il mesurait quatre
pieds. Ses jambes grêles, terminées par des
pieds énormes; ses longs bras, aux mains de
géant; son corps frê.e comme celui d'un en-
fant; ses épaules très-hautes, surmontées d'u-
ne bosse;sa tête, grosse trois fois comme une
tête ordinaire; ses cheveux noirs et huileux;
son visage, dans lequel étaient des yeux noirs,
très noirs grands et perçants, (les uns disaient
méchants) sa bouche, qui faisait penser à une
caverne, et dont les lèvres, presque bleues,
semblaient toujours prêtes à cracher l'injure,
faisaient du boscot l'être le plus repoussant de
la terre. Martin Corbot n'était pas seulement
difforme; il boitait de la jambe gauche.
Pauvre diable! On eut pris pitié de lui, bien
sûr, s'il n'eut été si méchant, car il n'est per-
sonne au monde qui ne soit porté à plaindre
celui ou celle qui est infirme. Mais, l'boscot
abusait de son infirmité; éclaboussant d'in-
jures, souvent, des hommes de taille à le pul-
vériser, en un tour de main; maltraitant les
enfants, surtout ceux qui osaient lui faire l'in-
jure de l'appeler "l'boscot". Martin Corbot
insultait, aussi, les femmes les plus honnêtes,
les plus respectables, par des insinuations bê-
tes sur leur compte, ou sur le compte de leurs
maris. On prétendait que le bossu était res-
ponsable de bien des brouilles dans les ména-
ges, de séparations même, entre les époux qui
avaient paru les plus unis. Mais, que lui im-
portait ?.. Il en avait vu bien d'autres, l'bos-
cot!
Personne ne savait, au juste, d'oiî venait
l'boscot. Les vieux de l'endroit racontaient
que, il y avait trente ans, la vieille Prudence,
la diseuse d'horoscope de G..., que tous nom-
maient "la sorcière", était revenue au village,
un soir, après en avoir été absente pendant
plusieurs semaines, en tenant par la main un
enfant de dix ans, un vrai monstre de laideur,
A ceux qui avaient demandé à "la sorcière"
d'oii venait cet enfant, elle avait répondu :
— C'est l'enfant d'une de mes amies, qui
vient de mourir. Le petit se nomme Martin
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
7
Corbot, et c'est tout. . . tout ce qui concerne
les gens de G . . . , dans tous les cas, avait-elle
ajouté.
Martin avait été mis à l'école, et Prudence
avait fait comprendre à la maîtresse qu'elle
entendait qu' il ne devint pas le patira des au-
tres enfants... Le patira?.. Ce fut lui, le
petit bossu, qui fit des patira des autres éco-
liers. Hypocrite, menteur, lâche, traître, mé-
chant, il trouvait le moyen de faire punir ses
compagnons, pour des choses qu'il avait faites
lui-même, le plus souvent. N'osant se battre
franchement, comme ;es autres garçonnets, il
les frappait par derrière, au moment où ils s'y
attendaient le moins, et déjà, à cet âge, il se
fiait sur son infirmité, sachant bien qu'elle le
protégeait, en quelque sorte. Si quelqu'écolier
se vengeait, à la fin, ainsi qu'un chien battu,
l'boscot allait geindre et se lamenter à la maî-
tresse d'école; celle-ci punissait, alors, sévè-
rement le coupable, et le faisait rougir, devant
toute la classe, d'avoir osé s'attaquer à un in-
firme, un enfant sans défense. Sans défen-
se ?. . A dix ans, Martin Corbot était déjà. . .
favorisé de mains et de pieds énormes et il sa-
vait s'en servir. Plus d'un écolier portait, sou-
vent, des marques de coups de poing et de
coups de pied du bossu; ces coups étaient ad-
ministrés lâchement, alors qu'on ne s'y atten-
dait nullement, je l'ai dit plus haut; ils n'en
portaient pas moins pour cela.
La maîtresse d'école avait essayé de proté-
ger le petit monstre, en le faisant asseoir au-
près d'elle; alors, Martin Corbot s'était mis à
jouer des tours à celle qui essayait de le pro-
téger. Au moyen de braquettes, il avait, un
jour, cloué le bas de la jupe de la maîtresse
d'école (une toute jeune fille) à la tribune ser-
vant de piédestal à son pupitre, et lorsque
celle-ci avait voulu se lever, à la hâte, avec
l'intention de corriger un élève récalcitrant,
elle avait été retenue à la tribune, ce qui avait
fait rire toute la classe, le bossu le premier.
Une autre fois, il avait, par malice, renversé,
tout un encrier sur des cahiers que la maîtres-
se venait de corriger. Une autre fois encore,
il avait enfermé une souris dans le pupitre de
la maîtresse, ce qui avait effrayé la pauvre
jeune fille au point qu'elle avait presque per-
du connaissance.
Finalement, Martin Corbot avait été remis
à la vieille Prudence; on avait essayé de le
garder, dans les deux écoles du village; mais
c'était chose tout à fait impossible.
Alors, le curé entreprit l'instruction et l'é-
ducation du boscot; (rude tâche, cette derniè-
re, assurément) !
III
L'BOSCOT, AU PRESBYTERE
Le curé de G . . . était un homme du genre
du Curé d'Ars; tout dévouement, bonté, chari-
té, et doué d'une foi extraordinaire. Martin
Corbot aurait bientôt onze ans et il n'avait pas
encore fait sa première communion; le curé se
dit qu'il y avait du bon chez tous, et il allait
entreprendre d'essayer de découvrir les bons
points du bossu.
Tous les matins donc, à dix heures, on eut pu
voir Martin s'acheminer vers le presbytère, où
le curé lui faisait la classe jusqu'à midi, L'bos-
cot n'était pas dépourvu de talent et il possé-
dait une mémoire vraiment prodigieuse. Le
curé étant très patient, son élève fit de rapi-
des progrès.
Martin Corbot n'osait pas faire trop de far-
ces, au presbytère. Pourtant, il trouvait le
moyen de jouer des tours au curé qui se dé-
vouait tant pour lui; il cachait son étui à lu-
nettes; il enlevait l'image sainte marquant la
place du curé dans son bréviaire; surtout, il
se gorgeait de vin de messe, dont il n'avait
pas tardé à découvrir une bouteille, dans l'ar-
moire de la salle à manger.
Mais, quelqu'un veillait : c'était Espérance,
la ménagère du curé; une femme de près de
six pieds, pesant, pour le moins 200 livres.
Espérance avait constaté que certaines cho-
ses disparaissaient mystérieusement, depuis
quelque temps; le vin de messe d'abord, puis
le dessert du diner, qu'elle venait de mettre
sur la table, souvent. Comme elle soupçonnait
Martin Corbot (ça ne pouvait être que lui le
voleur), elle se mit à l'observer, sans qu'il s'en
doutât. Un jour, elle le vit enlever de la table
de la salle à manger, qui était toute servie
pour le diner, une orange et une grappe de rai-
sin, le modeste dessert de ce jour-là. En un
clin d'oeil, elle saisit le bossu par le bras, et
elle lui administra une vo.ée, oh! mais! une
volée, dont il devait garder longtemps le . . .
cuisant souvenir.
— Ah! s'écriait-elle, tout en frappant Martin
de la paume de ses mains, durcies par le tra-
vail. C'est toi, hein, l'boscot, qui voles le vin
de messe de dans l'armoire, et le dessert de sur
la table de M. :e Curé! Tiens! Tiens! vilain
bossu! Voilà pour t'apprendre à voler!. . Vo-
ler M. le Curé! Lui! Un saint, qui se prive de
tout, afin de pouvoir faire plus large la part
des pauvres! Tiens! Tiens! Et tiens encore!
La bonne Espérance tapait comme . . . une
sourde, et Martin criait, hurlait presque. Le
curé, qui venait de rentrer au presbytère,
après être allé sonner l'angelus du midi, s'em-
pressa d'accourir vers la salle à mang?r.
— Espérance! Espérance! s'écria-t-il. Com-
ment pouvez-vous maltraiter ainsi ce pauvre
petit infirme?
— ^Tenez, M. l'Curé, j'en ai assez de ça! ré-
pondit la ménagère. Car, respect que j'vous
dois, ce bossu, ça profite de son infirmité pour
faire des mauvais coups; il se dit qu'on le
prendra en pitié, quand même il ferait des cho-
ses pendables. C'est méchant, c'est voleur,
c'est. . .
— C'est assez. Espérance!
— C'est bon! C'est bon! Je me tais. Mais,
respect que j'vous dois, M. l'Curé. . .
— Dites-moi d'abord, Espérance, ce qu'a fait
Martin, pour que vous le maltraitiez ainsi?
— C'est un voleur aue Martin, M. l'Curé; un
vr?vi! Il bo^'t votrp vin de messe; il vole votre
dessert du diner; il. . .
— Pauvre enfant! fit le curé, en posant sa
main sur l'épaule du bossu. Sans doute, il est
privé chez lui. La vieille Prudence . . .
8
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Ah! Ne croyez pas ça, M. l'Curé! Pru-
dence, la "sorcière", a plus d'argent que vous
et moi, interrompit la ménagère. Non, ça
n'est pas privé chez lui, c'bossu; ça vole, par-
ce que c'est plein de mauvais instincts. C'est
de la vraie vermine, c'boscot, et, respect que
j'vous dois, M. l'Curé, je mettrais ça à la por-
te du presbytère, à votre place, et plus vite que
ça!
Tout de même, le bon curé continua à don-
ner des leçons à Martin Corbot, pendant trois
ans encore, puis, la vieille Prudence étant mor-
te, l'boscot jugea à propos d'interrompre ses
études. Dans tous les cas, il cessa de se ren-
dre au presbytère, au grand soulagement d'Es-
pérance; peut-être aussi au soulagement du
curé. Mais ce dernier était trop charitable
pour s'avouer, même à lui-même, qu'il avait
trouvée très ardue, presqu'impossible, la tâche
d'instruire, d'éduquer surtout l'boscot.
Plusieurs années s'écoulèrent. Martin Cor-
bot, réfugié dans la maison de la vieille Pru-
dence, vivait seul, sans amis.
Ça n'avait jamais pu garder même un chien,
ce bossu; il avait essayé d'en garder; mais,
comme il maltraitait les animaux, comme il
maltraitait les enfants qui avaient le malheur
de l'offenser, nul chien ne voulait rester avec
lui; aussitôt qu'il en avait la chance, il se sau-
vait et allait se réfugier ailleurs.
Un jour, un magnifique lévrier, que Martin
Corbot s'était procuré ... on ne savait trop
comment ni où, avait trouvé le moyen de s'en-
fuir de chez son maître, et il était allé se ré-
fugier chez Arcade Carlin.
— Tiens! Vois donc, Diane! s'était écrié Ar-
cade, en s'adressant à sa femme. C'est le
chien de Martin Corbot.
— La pauvre bête! avait dit Diane, en cares-
sant le lévrier. Sans doute, l'boscot a dû le
maltraiter, et le chien a trouvé le moyen de se
sauver. Qu'allons-nous en faire. Arcade?
— Le garder, si possibilité il y a. Tiens!
Voilà l'boscot! Il cherche son chien; il a dû le
voir entrer ici.
Le lévrier, en entendant le pas de son maî-
tre, se mit à trembler, puis il alla s-e coucher
sous la table, aux pieds de Diane, comme s'il
eut voulu demander à la jeune femme de le
protéger.
— Mon chien est ici ? demanda l'boscot, en-
trant, sans cérémonie, dans la cuisine des Car-
lin.
Au son de cette voix, Magdalena, âgée de
deux ans alors, se mit à pleurer, et le lévrier
se mit à hurler lamentablement.
— Oui, votre chien est ici, Martin Corbot,
répondit Arcade Carlin. Et puis, après ?
— Après? répéta le bossu. Après, il me le
faut mon chien, entendez-vous! Viens ici. toi!
ajouta-t-il, en s'adressant au lévrier. Viens,
que je t'administre la meilleure volée de ta vie,
pour t'apprendre à te sauver!
— Ecoutez, Corbot, fit Arcade, vous n'avez
pas le droit de maltraiter les bêtes, comme
vous le faites. Quant à ce chien, nous allons
le garder ici et je vous défie bien de venir le
chercher.
L'boscot injuria Arcade Carlin; il blasphé-
ma; il se mit en colère; mais enfin il abandon-
na le lévrier aux Carlin, moyennant la somme
de deux dollars, somme dont ces gens pou-
vaient mal disposer, car ils n'étaient pas ri-
ches, certes.
Après cet incident, l'boscot n'essaya plus de
garder de chiens; c'était parfaitement inutile
d'ailleurs. Martin Corbot était un de ces très
rares individus : un monstre, auquel même un
chien ne saurait s'attacher.
— C'est la plaie du village que l'boscot, avait
dit quelqu'un, un jour. Ça ne fait pas autre
chose, d'un jour de l'an à l'autre, que de se
mêler des affaires d'autrui. Oui, Martin Cor-
bot est la plaie de ce village!
Enfin, le bossu fut nommé maître de poste,
et tous s'en réjouirent; il aurait moins de
temps à sa disposition pour s'occuper des af-
faires de son prochain maintenant. On croyait
cela... Comme on se trompait!
IV
LES CARLIN
Jusqu'à l'âge de neuf ans. Arcade Carlin
avait vécu à la campagne. Son père, Moïse
Carlin était un cultivateur, possédant une bel-
le ferme, à quatre milles seulement de G...,
oii il vivait heureux, avec sa femme et son fils.
Mais, à l'âge de neuf ans. Arcade avait été
placé dans un séminaire. Selon Moïse Carlin
et sa femme, l'école de G. . . eut été suffisan-
te, pour commencer, puis plus tard, on eut en-
voyé Arcade à un collège agricole; mais on
avait compté sans le désir et l'aide pécunière
de la marraine d'Arcade, Mme Richepin, veuve
riche, demeurant à la Nouvelle Orléans.
Mme Richepin demeurait à la Nouvelle Or-
léans depuis trois ans seulement, depuis qu'el-
le avait épousé, en seconde -noce, un riche plan-
teur, mort deux ans après leur mariage. Son
mari, en mourant, avait légué à sa femme tous
ses biens.
Mme Richepin n'avait pas d'enfants; elle ne
possédait, de par le monde, disait-elle, qu'un
filleul : Arcade Carlin, et elle voulait qu'il re-
çut une bonne et solide instruction. Plus que
cela, lorsque son filleul sortirait du séminai-
re, elle désirait qu'il étudiât une profession
quelconque, et elle s'engageait à payer ses
cours, à l'université.
La riche marraine fournissait les fonds, et
elle ne mesquinait en rien; conséquemment, les
Carlins se rendirent à ses désirs.
Arcade perdit sa mère, alors qu'il venait de
terminer son cours classique au séminaire,
puis, deux ans plus tard, son père mourut.
Mais, sur son lit de mort. Moïse Carlin avait
fait promettre à son fils d'abandonner l'étude
du Droit, à laquelle il se livrait depuis deux
ans; de quitter l'université enfin; de se li-
vrer plutôt à la culture des terres dont il allait
hériter.
Arcade promit... Imprudente promesse
que celle-là, assurément!
Ce n'est ni au séminaire, ni à l'université
qu'on enseigne à cultiver la terre. L'agricul-
ture est un art qui s'apprend comme toute au-
tre chose, et ce n'est pas un garçon instruit
dans un tout autre but, qui peut devenir, d'un
jour à l'autre, un bon cultivateur.
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
9
En ce qui concernait Arcade Carlin, il arri-
va ce qui devait arriver; le jeune universitai-
re fit, de la culture de la terre, un fiasco, et en
moins de quatre ans, les hypothèques mangè-
rent tous ses profits. On vendit ses terres, et
il s'en alla demeurer à G. . ., emmenant avec
lui Diane, sa femme, et leur petite Magdalena,
un bébé de quinze mois.
A G..., il fallait vivre, n'est-ce pas? Arca-
de acheta une épicerie et essaya de gagner sa
vie en vendant sucre, beurre, graisse, farine,
€tc. etc. . Mais, n'est pas commerçant qui
veut, le commerce, tout comme l'agriculture,
est une chose qu'il faut avoir apprise. Au sé-
minaire, le cours commercial n'est, en quelque
sorte, qu'un supplément; c'est le cours classi-
que qui compte. L'épicerie, aussi, ce fut un
fiasco, et au bout de deux ans, Arcade Carlin
s'était trouvé ruiné, sans moyen de gagner
son pain et celui de sa famille.
Alors, il alla s'offrir pour commis et teneur
de livres chez Jacques Lemil, le marchand, et
il fut accepté. Le salaire n'était pas fort; on
avait peine à joindre les deux bouts; mais
qu'importe! on ne mourrait toujours pas de
faim! Pourtant, quand ils avaient payé le
loyer et acheté la nourriture qu'il fallait, pour
trois, il restait peu de chose pour se vêtir con-
venablement. Mais Diane était une femme ex-
traordinaire; courageuse, économe, travaillan-
te, elle savait tirer partie de tout; donc, à for-
ce d'économie, on venait à bout de vivre, quoi-
que bien pauvrement.
Magdalena avait six ans quand mourut sa
mère. Arcade Carlin fut terriblement décou-
ragé lorsqu'il perdit sa chère et fidèle compa-
gne. Qu'allaient-ils devenir, lui et sa peti-
te ? . . Qui prendrait soin de Magdalena,- tandis
qu'il travaillerait au magasin ? . .
La question fut vite réglée : Mme Lemil
s'offrit pour prendre soin de l'enfant. Elle
avait beaucoup aimé Mme Carlin et elle s'était
attachée à sa petite. Magdalena s'amuserait
avec Pierre et Lucile Lemil, durant les heures
de travail de son père. La chose était bien
simple, n'est-de pas ? Mais cet acte si simple
de charité rendait à Arcade Carlin un immen-
se service.
Deux autres années s'écoulèrent, puis Mme
Lemil mourut subitement, d'une maladie de
coeur, dont elle souffrait depuis quelques an-
nées.
Arcade plaça alors Magdalena à l'école. Il
l'emmenait avec lui, chaque matin, en se ren-
dant au magasin, et la ramenait à la maison,
après ses heures de travail. La maîtresse d'é-
cole, (Mme d'Artois, que nous connaissons),
gardait la petite avec elle après la classe,
c'est-à-dire, de quatre heures à six heures. On
ne pouvait demander mieux, et Arcade se di-
sait que, dans sa malchance, il était encore
chanceux de rencontrer des personnes chari-
tables et bonnes, telles que Mme Lemil et
Mme d'Artois.
Cependant, l'argent faisait défaut, chez les
Carlin. Diane n'était plus là pour conduire
les choses, et Arcade ne venait pas très bien à
bout de ses affaires. Il avait de petites dettes
qui commençaient à s'accumuler et ces dettes
le remplissaient de découragement. Et puis,
il y avait Magdalena. . .
Pauvre petite! Arcade soupirait profondé-
ment, lorsqu'il la regardait ... Il le savait, elle
n'était pas vêtue aussi bien que les autres en-
fants du village; sa robe n'était plus qu'un
chiffon, pièces sur pièces; son chapeau n'était
qu'une loque; ses chaussures étaient éculées et
elles prenaient eau, lorsqu'il pleuvait et que
les trottoirs étaient trempes . . . Que faire ? . .
S'il pouvait donc lui acheter un manteau bien
chaud, à Magdalena. . . L'automne s'en venait
et la petite aurait froid . . . Pouvait-il s'en-
detter encore ?. . S'endetter! Ce mot lui fai-
sait peur.
Cependant, ce serait la fête de Magdalena,
le 3 octobre, c'est-à-dire dans un mois; elle au-
rait onze ans, la chère petite. Si son père
pouvait donc lui faire cadeau d'un manteau!
Il en avait vu de si beaux, en bon tweed écos-
sais, garni de fourrures. Quel beau cadeau
de fête un tel manteau serait! Elle en avait
tant besoin aussi!.. Ah! ces fêtes anniver-
saires! Diane y tenait tant, de son vivant!
Malgré leur pauvreté, elle trouvait moyen de
faire un petit cadeau à son mari, ou à son en-
fant, le jour anniversaire de leur naissance...
Hélas! Tout cela, c'était passé... Pauvre
chère Diane! Pauvre petite Magdalena!
Soudain, il lui vint une idée : celle d'écrire à
sa riche marraine et lui demander du secours.
Sans doute, sa lettre resterait sans réponse,
car Mme Richepin avait été fort mécontente,
lorsque son filleul avait abandonné l'étude du
Droit, et elle lui avait écrit, lui disant qu'elle
ne lui pardonnerait jamais la sottise qu'il fai-
sait et elle lui défendait même de lui écrire, lui
assurant que s'il passait outre, ses lettres res-
teraient sans réponse, vu qu'elle considérait
qu'elle n'avait plus de filleul maintenant.
— Je peux toujours lui écrire, se disait Arca-
de. Si elle ne répond pas à ma lettre, je n'en
serai pas plus mal situé que je suis, en ce mo-
ment. Si je ne lui écris pas, je suis certain
qu'elle ne m'aidera pas, tandis que si je risque
une lettre, je cours une chance de... l'atten-
drir peut-être . . . Elle est très âgée mainte-
nant Mme Richepin, je crois... elle doit avoir
près de quatre-vingts ans ... A cet âge, on
doit chercher à faire la charité, et y aurait-il
acte plus charitable au monde que de nous ai-
der, dans notre réelle pauvreté ? . . Oui, je
vais écrire à ma marraine! Allons!
Immédiatement, Arcade écrivit à sa marrai-
ne une assez longue lettre. Il lui dit dans quel
embarras il était, et il lui demandait de lui
aider à sortir de ses difficultés.
A cette lettre, il joignit un portrait de Mag-
dalena, se disant que Mme Richepin ne pour-
rait résister au charme de la petite.
Ayant terminé sa lettre, il alla la poster au
village voisin. C'était un dimanche. Le
temps était idéal; une promenade de quatre
milles; deux pour aller, deux pour revenir, ça
ne serait qu'agréable et ça leur ferait du bien,
à lui et à Magdalena.
Arcade avait une raison pour préférer pos-
ter ses lettres ailleurs qu'au bureau de poste
de G . . . : Martin Corbot avait l'enviable ré-
10
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
putation d'ouvrir les lettres; celles qui arri-
vaient ou partaient de G. . . et qui pouvait l'in-
téresser. Il avait, prétendait-on, une manière
connue de lui seul, d'ouvrir les enveloppes les
mieux cachetées, de prendre connaissance des
lettres qu'elles contenaient et de recacheter les
enveloppes ensuite.
Chose certaine, c'est que les cartes postales
étaient toutes lues par le bossu.
— Tiens, disait-il, une carte pour vous, Bu-
pin. Votre belle-mère s'en vient passer un
mois chez-vous; voilà de quoi vous faire rigo-
ler, hein? Hé, hé hé!
Ou bien encore :
— Votre oncle Pierre a été bien malade, Cha-
pu. Encore un peu, vous héritiez de lui enfin.
Mais ii vous écrit une carte, lui-même, pour
vous annoncer qu'il se rétablit promptement.
Quelle bonne nouvelle pour vous n'est-ce pas ?
Vous qui attendez après l'argent de ce bon-
homme pour payer votre dette sur votre mai-
son! Hé hé hé!
Si Martin Corbot ne parlait pas des nouvel-
les contenues dans les lettres qui lui passaient
par les mains, ce n'était pas parcequ'il ne les
connaissait pas; mais il savait qu'il y allait de
sa p. ace, et bien sûr; seulement, en se taisant,
on ne pouvait amener aucune preuve contre
lui.
Ceci étant dit, on compredra qu'Arcade Car-
lin préféra marcher quatre milles, pour pos-
ter une lettre, plutôt que de la déposer au bu-
reau de poste de G.... Une missive adressée
à la Nouvelle Orléans eut certainement susci-
té la curiosité du bossu et il ne se serait fait
aucun scrupule de prendre connaissance de ce
qu'elle contenait.
Martin savait très bien à quoi s'en tenir,
à propos de la correspondance d'Arcade Car-
lin; c'est-à-dire qu'il avait découvert que ce-
lui-ci allait poster ses lettres les plus impor-
tantes, au village voisin. Carlin se défiait du
maître de poste de G. . ., hein? En retour, le
bossu détestait cordialement le père de Mag-
dalena. Arcade eut ri d'un grand coeur du
sentiment qu'il inspirait au boscot. . . Pour-
tant, ces êtres à moitié détraqués sont dange-
reux, excessivement dangereux; ajoutez à ce-
la l'envie que ressentait Martin Corbot pour
ceux qui étaient favorisés d'une taille souple et
droite, et vous comprendrez que le sort d'Ar-
cade n'était peut-être pas de ces plus envia-
bles. Si jamais l'boscot trouvait l'occasion de
lui jouer un de ses mauvais tours, il le ferait
sans scrupule.
La lettre adressée à Mme Richepin fut, bien
et dûment déposée au bureau de poste du vil-
lage voisin, ce dimanche après-midi, puis. Ar-
cade Carlin en attendit patiemment la répon-
se, de laquelle dépendait tant de choses.
Mais le temps s'écoula; la fête de Magdale-
na amva et passa, sans que son père eut mê-
me un accusé de réception de sa marraine.
V
ON NE CONNAIT PAS L'AVENIR
S'il y avait un homme au monde que Martin
Corbot détestait, c'était bien Arcade Carlin.
Il le détestait pour plusieurs raisons; la pre-
mière étant que ^e père de Magdalena ne riait
jamais des farces du bossu, surtout lorsque ce-
lui-ci, de sa voix fêlée, essayait de faire de l'es-
prit aux dépens de son prochain. Arcade ne
souriait même pas lorsque l'boscot insinuait
des choses détestables sur le compte de quel-
que personne du village ou d'ailleurs, et ce vi-
sage sérieux, au milieu de tant d'autres, que
contorsionnait le rire, cela déplaisait fort à
Martin; que dis-je? cela le mettait en colère.
— Voyez-vous, mes amis, avait répondu Ar-
cade, un jour, à ceux qui avaient l'air étonné
de le voir rester sérieux, quand tous riaient
des bons mots du bossu, je ne peux pas le trou-
ver comique, parcequ'il est si méchant, et aussi
parceque, je sais bien qu'aussitôt que nous
avons le dos tourné, c'est à nos dépends qu'il
essaie de faire de l'esprit, ou aux dépends de
ceux que nous estimons ou respectons le plus.
— Tu dis vrai, Carlin, avait affirmé Jac-
ques Lemil.
— Le bureau de poste, reprit Arcade, en sou-
riant, c'est comme le pont d'Avignon : "tout
le monde y passe". Rien ne me déplait comme
d'entendre l'boscot insinuer les pires choses
sur le compte de celui-ci ou de celui-là, de cel-
le-ci ou celle-là. Que voulez-vous, mes amis?
Je suis ainsi fait.
L'boscot avait une autre raison aussi pour
détester Arcade; voici : un jour que Martin se
promenait dans la rue principale du village,
un gamin lui avait jeté une injure, en passant:
— Hé, l'boscot!
Martin Corbot, fou dé colère, se mit à pour-
suivre le gamin qui venait de l'injurier; mais
ce dernier eut vite distancé le bossu.
En passant devant le magasin de Jacques
Lemil, l'enfant s'arrêta, puis, s'étant assuré
que l'boscot ne le poursuivait plus, il se mit à
jouer aux marbres, sur le trottoir, avec un
garçonnet de son âge. Tout à son jeu, il ne
s'aperçut pas que Martin Corbot venait de
tourner un coin de rue. Le bossu s'avançait à
pas de loup, et arrivé auprès du gamin qui ve-
nait de i'insulter, il le saisit par le collet, le
souleva de terre et lui administra des coups de
pied.
— Je vais t'apprendre à m'injurier, mon gar-
çon! criait Martin. Voilà, pour t'inculquer des
manières! Et les coups de pied de se succéder
rapidement.
L'enfant se mit à crier, ce qui finit par atti-
rer plusieurs personnes. Ils voulurent arra-
cher le gamin des mains du bossu; mais celui-
ci, rendu furieux par la colère, se mit à frap-
per la tête du garçonnet sur le trottoir. C'était
horrible! Les spectateurs entendaient la tête
de l'enfant frapper le madrier et cela faisait
pâlir les plus forts.
Jacques Lemil sortit de son magasin, pré-
cédé d'Arcade Carlin, et ce qu'ils virent les
cloua sur place, tout d'abord : le bossu, son
laid visage tout défait, l'écume aux lèvres était
en frais d'assommer l'enfant, qui ne criait plus
maintenant, mais qui saignait abondamment
du nez et de la bouche.
En un clin d'oeil. Arcade fut auprès du bos-
su, et bientôt, il se battait comme dix, pour lui
arracher sa victime. Il fut victorieux, à la
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
11
fin, mais non sans que Tboscot eut reçu, sur le
coin du menton, un coup de poing qui eut pour
effet de l'étourdir et de l'étendre sur le trot-
toir.
Un étrange silence accueillit la chute de
Martin Corbot. . . Il venait, il est vrai, d'as-
sommer, presque, un des enfants du village;
mais, Martin était difforme, infirme, et il pré-
sentait un tableau si grotesque, si repoussant,
étendu ainsi sur le trottoir, que la foule, qui
s'était assemblée, semblait se demander si le
bossu méritait le b.âme ou la pitié.
Jacques Lemil, aidé d'un des spectateurs de
cette scène révoltante, aidèrent au bossu à se
relever, et l'incident eut été clos peut-être, si,
à ce moment, une femme n'eut fendu la foule :
cette femme, c'était Laure Néry la mère du
garçonnet que Martin Corbot venait de mal-
traiter.
— C'est toi qui a presque tué mon enfant,
hein, sale bossu ? cria-t-elle, en s'avançant sur
Martin Corbot, les deux mains ouvertes, les on-
gles des doigts prêts à égratigner le visage du
boscot.
Mais Martin venait de prendre son élan et
de sauter à la gorge de Laure Néry. Ses énor-
mes mains, aux doigts d'une longueur déme-
surée et d'une force surprenante, incroyable
presque, prétendait-on, s'étaient cramponnés
à la gorge de la femme. Il l'eut vite étranglée,
si Arcade Carlin n'eut encore une fois interve-
nu; ce dernier tordit les poignets du bossu et
l'obligea ainsi de lâcher prise.
— Arcade Carlin, s'écria l'boscot, en ten-
dant vers le père de Magdalena ses deux
poings crispés, je me vengerai de ce que vous
m'avez fait aujourd'hui! Oui, je me vengerai!
Ecumant de rage, ce bon Martin était af-
freux à voir; ses yeux lançaient des flammes,
et sa bouche "allant d'une oreille à l'autre"
comme disait le **père Zénon" vomissait des
insultes, des menaces, des malédictions contre
Arcade, qui subissait toute cette avalanche
sans sourciller. Martin injuriait aussi tous
les spectateurs présents, les femmes, les en-
fants; bref, le village entier.
— Ecoute, Corbot, dit soudain Jacques Le-
mil, en s'approchant du bossu, que ça ne t'ar-
rive plus de maltraiter ainsi les enfants du vil-
lage! Si ça t'arrive encore, nous te ferons en-
fermer dans quelque maison de santé, car nous
considérerions que... qu'il te manque des bar-
deaux; voilà!
— Le gamin m'avait insulté! cria l'boscot.
— Oui, je sais. . . Mais, une autre fois, tu
ferais mieux de te plaindre aux parents des
gamins qui oseront t'insulter. Les parents
corrigeront leurs enfants . . . sans les assom-
mer cependant. . . Encore une fois, que ça ne
t'arrive plus d'agir comme tu viens de le faire;
entends-tu ?
— Depuis quand osez-vous me donner des or-
dres, M. Lemil? demanda effrontément le bos-
su. Je vous assure que . . .
— Lemil a parlé au nom de tous! s'écria un
des assistants.
—Oui! Oui!
^ — Lemil a raison, intervint le"père Zénon";
si ça t'arrive encore de nous. . . régaler de pa-
reilles scènes, nous te ferons enfermer dans un
asile de fous, Corbot!
— Vous n'êtes qu'une brute, Corbot! cria une
voix de femme.
— Oui, c'est vrai; Martin Corbot n'est qu'u-
ne brute! s'écrièrent tous ceux qui étaient
présents.
— Si G. . . était une ville, plutôt qu'un villa-
ge, Corbot, dit Arcade Carlin, vous seriez
arrêté et jeté en prison pour avoir à moitié
assommé cet enfant, tout à l'heure, et en prison
vous resteriez, jusqu'à ce que l'enfant soit
mieux. . . ou mort.
— Où est-il l'boscot? fit, tout à coup, une
voix de tonnerre.
Un homme venait d'appraître; un colosse.
Instinctivement, tous entourèrent le bossu,
pour le protéger.
— Ah! Le voilà, le monstre! vociféra le co-
losse, essayant de fendre la foule et d'appro-
cher de Martin Corbot. Mon enfant se meurt,
reprit-il; se meurt... entends-tu, vil bossu?
— 0 ciel! s'exclamèrent-ils tous.
— Le médecin dit que, s'il ne peut lui faire
reprendre connaissance, ou que s'il ne parvient
pas à arrêter l'hémorragie, d'ici un quart
d'heure, mon enfant va mourir.
— Est-ce bien vrai ce que vous nous dites-là,
Néry? demanda Jacques Lemil.
— Vrai? Je voudrais bien avoir menti, Le-
mil! répondit le pauvre père, avec un sanglot.
Nous n'avons que cet enfant. . . S'il meurt,
continua-t-il, en tendant le poing vers Martin
Corbot, s'il meurt, notre unique enfant, tu se-
ras pendu, sale bossu; oui, pendu par le cou,
jusqu'à ce que mort s'en suive. Et nous irons
tous te voir pendre, tous! Puis, lorsque ton
corps mal charpenté tombera sous la trappe,
nous entonnerons une chanson à boire. Car,
Dieu sait si le village sera bien débarrassé
d'une vermine comme toi, l'boscot!
Le colosse était fou de douleur. Tout en
parlant, il essayait de rejoindre Martin Cor-
bot; s'il l'eut rejoint, une tragédie s'en fut sui-
vie.
— Néry, intervint Arcade Carlin, en s'adres-
sant au colosse et essayant de le calmer, vous
feriez mieux de retourner auprès de votre en-
fant. . . mourant peut-être. Martin Corbot...
nous ne l'avons pas ménagé, croyez-le... il a
dû recevoir une leçon, dont il se souviendra
longtemps.
— Mais, si mon enfant meurt!... sanglota
le colosse.
— Martin Corbot sera pendu alors! hurla la
foule.
— Venez, Néry! dit Jacques Lemil. Carlin
et moi, nous allons vous reconduire chez-vous,
et si nous pouvons vous rendre quelque ser-
vice, nous le ferons de grand coeur. Venez!
Comme un enfant, le colosse se laissa em-
mener chez lui. Mais la foule, sympathique,
put l'entendre sangloter, tout en marchant en-
tre Arcade Carlin et Jacques Lemil.
Alors, tranquillement, silencieusement, cha-
cun retourna chez lui; l'boscot resta seul sur
le trottoir. Cet abandon de tous eut affecté
douloureusement tout autre que Martin Cor-
bot.
12
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
Disons, tout de suite, que l'enfant des Néry
ne mourut pas. Mais son expérience servit de
leçon aux autres enfants du villaj^e. Ils n'in-
juriaient plus Martin Corbot; au contraire,
aussitôt qu'ils l'apercevaient, même de loin,
ils fuyaient, à toutes jambes; l'boscot était un
homme dangereux; les gamins n'allaient pas
risquer de le croiser même, en chemin.
Si Martin eut eu, dans son atonomie, un or-
gane du nom de coeur, il eut souffert de se voir
craint ainsi; mais il est probable que, dans ce
corps difforme, le coeur n'était là que pour
pomper le sang des veines... pas pour autre
chose.
Quelque jours après les incidents que nous
venons de raconter, Martin Corbot rencontra
Arcade Carlin, dans la rue. Le bossu ne dit
mot, mais le regard chargé de haine et de me-
nace qu'il jeta sur le père de Magdalena en di-
sait long; l'occasion s'en présentant, Tboscot
se vengerait. Mais Arcade, ayant dépassé le
bossu, haussa les épaules et eut un sourire
méprisant.
Arcade n'eut aucun pressentiment ni ce
jour-là, ni les jours suivants, de la manière
dont Martin Corbot se vengerait de lui un
jour... un jour qui n'était pas très éloigné
peut-être.
Hélas! on ne connaît pas l'avenir!
VI
REVES D'OR
On était au 4 novembre. Il était six heures
du soir.
Arcade Carlin revenait chez lui, ses heu-
res de travail étant finies. Il s'en allait tout
droit à la maison maintenant, en quittant le
magasin, et Magdalena l'y précédait.
Magdalena venait d'atteindre ses onze ans.
Elle était bien jeune encore, il est vrai; mais
l'enfant, é.evée à l'école de l'adversité, de la
pauvreté, savait déjà se rendre utile. A quatre
heures, après la classe, elle revenait à la mai-
son, et après avoir appris ses leçons pour le
lendemain, elle allumait le poêle de la cuisine
^et préparait le souper.
La lettre qu'Acarde avait écrite à sa mar-
raine était restée sans réponse. Il s'y était at-
tendu, sans doute; tout de même, l'espoir est si
tenace au coeur de l'homme, qu'il avait espé-
ré mieux. . . et plus. Pendant un mois, il était
allé au bureau de poste chaque jour; mais, cha-
que jour, la réponse de Martin Corbot était la
même:
— Rien pour vous, M. Carlin.
Avec quelle joie l'boscot faisait cette répon-
se! Il se doutait bien qu'Arcade attendait une
lettre importante, et de le voir déçu ainsi, cha-
que jour, cela le remplissait d'une joie mé-
chante. Cette lettre, si impatiemment atten-
due, si jamais elle arrivait à l'adresse d'Ar-
cade Carlin, Martin Corbot se proposait bien
d'en prendre connaissance!
En ce soir du 4 novembre donc. Arcade, en
passant, devant le bureau de poste, entra, tout
machinalement, demander s'il y avait quelque
chose pour ui.
A son grand étonnemment, l'boscot, qui était
seul, pour le moment, répondit, de sa voix fê-
lée:
— Il y a une lettre pour vous, M. Carlin. Elle
vient de loin, ajouta-t-il; de la Nouvelle Or-
léans.
— Oui, je sais. Ma lettre, s'il vous plaitî
— La voici, fit Martin Corbot, en remettant
à Arcade une enveloppe longue et étroite.
— Merci, dit Arcade, en recevant l'enveloppe.
— Hé hé hé! rit le bossu. La riche marraine
envoie de l'argent à son filleul, sans doute.
— Qu'en savez-vous Corbot?... Est-ce que,
par hasard, vous auriez pris connaissance du
contenu de cette enveloppe?
— Ah! Bah! répondit l'boscot en haussant les
épaules et affectant un air de grand dédain.
Vos lettres ne m'intéressent guère, mon cher
M. Carlin. Ce que j'ai voulu dire, c'est que vo-
tre marraine étant très riche (ce n'est un se-
cret pour personne dans le village), j'ai suppo-
sé que, si elle prenait la peine de vous écrire,
c'était pour vous envoyer de l'argent. Eh! bien,
tant mieux pour vous, s'il en est ainsi!
— Merci, Corbot, répondit de nouveau Arca-
de.
— Un autre aussi qui est chanceux, dans no-
tre vi.lage, c'est Baptiste Dubien. Vous le sa-
vez, je le présume ? Dubien a vendu à une com-
pagnie américaine toutes ses terres, et elles
lui ont été payées comptant, pas plus tard
qu'hier... Dix mille dollars, Monsieur! Dix
billets de banque américains, de mille dollars
chacun. Le chançard! Ca me surprend fort que
vous n'ayez pas encore appris cette nouvelle;
elle court le vi.lage.
— Je sors si peu! répondit Arcade, en se diri^
géant vers la porte de sortie, car il lui tardait
beaucoup de prendre connaissance de la lettre
de sa marraine.
— Baptiste Dubien m'a montré ces dix billets
de banque, hier, alors que j'étais allé chez lui
par affaires, reprit Martin. Je lui ai conseillé
fortement de les déposer à la banque le p. us
tôt possible. Garder dix mille dollars chez soi,
ce n'est guère prudent. Qu'en pensez-vous ?
— Ce n'est certainement pas prudent; c'est
même dangereux à mon sens.
— Dubien doit faire son dépôt demain, m'a-t-
il dit.
— Je suis content pour Dubien; qu'il ait eu
tant de chance, je veux dire, fit Arcade. Dubien
est un brave et honnête homme. Au revoir, M.
Corbot!
— Au revoir, M. Carlin!
Lorsqu'Arcade eut quitté le bureau de poste,
le bossu se frotta les mains et se mit à rire.
— Hé hé hé! Hé hé hé! Ca ne pouvait pas
mieux s'adonner! En avant la grande scène
maintenant, M. Arcade Carlin! Tout vient à
point à qui sait attendre. Hé hé hé!
Ayant prononcé ces paroles ambiguës, l'bos-
cot, toujours frottant ses énormes mains l'une
contre l'autre, s'empressa de prendre p ace en
arrière du guichet, car des gens se présen-
taient pour réclamer leurs lettres et journaux.
Presque courant, Arcade Carlin arriva chez
lui. Il avait infiniment hâte de prendre con-
naissance de la lettre de Mme Richepin. Il eut
certes, préféré une lettre enrégistrée; la pers-
pective eut été plus belle, assurément!
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
13
A son arrivée, Magdalena accourut au-de-
Vant de lui et lui donna un baiser.
— Petit père! Cher petit père! s'écria-t-elle.
— Magdalena! Ma toute chérie! répondit-il,
en pressant la petite dans ses bras.
— Le souper sera prêt dans un tout petit
quart d'heure, père, dit Magdalena. Avez-vous
bien bien faim?
— Mais non! Prends le temps qu'il faut, chè-
re petite.
Tandis que sa fille continuait à préparer le
repas du soir. Arcade, d'une main qui tremblait
légèrement, ouvrit l'enveloppe contenant la let-
tre de sa marraine. Il vit un papier très épais,
qu'il s'empressa de déplier. Aussitôt, une ex-
clamation de surprise et de joie s'échappa de
sa poitrine; trois billets de banque américains,
de mille dollars chacun, venaient de tomber sur
ses genoux!
"Mon filleul, écrivait Mme Richepin,
Parce que tu es dans un grand embarras, je
te viens en aide; ci- joint, trois billets de banque
américains, de mille dollars chacun. Mais, que
ce soit entendu, c'est le dernier argent que tu
reçois de moi. Si jamais tu t'es fait illusion;
si jamais tu t'es imaginé, même un instant,
que je te léguerais quelque chose, à ma mort,
détrompe-toi, mon filleul!
Si je suis riche aujourd'hui, c'est grâce à
mon défunt mari, et il n'est que juste que les
biens qu'il m'a laissés retournent à ses neveux
et nièces, un jour, . . qui n'est pas éloigné
maintenant, car, tu le sais peut-être, j'ai qua-
tre-vingts ans passés.
Tâche donc de tirer le plus grand profit pos-
sible des $3,000.00 que je t'envoie; car, je le
répète, c'est le dernier argent que tu recevras
de ta marraine,
ANGELE S. RICHEPIN
P. S. Je n'ai pas fait enregistrer ma lettre,
parce qu'il y a trop de voleurs de lettres enre-
gistrées, depuis quelque temps. Je suis ferme-
ment convaincue que l'argent ci-joint court
moins de risque d'être volé, en te l'envoyant
dans une lettre qui passera presqu'inaperçue.
S'il vous plait accuser réception des $3,000.00
immédiatement.
A. S. R."
Trois mille dollars!.. Ce n'était pas croya-
ble!.. Cette somme dépassait toutes les espé-
rances, tous les rêves d'Arcade Carlin.
Cet argent serait déposé à la banque sans
retard, après qu'il eut payé ses dettes, c'est-à-
dire son compte chez Vaillant, l'épicier. Ce
compte se montait à soixante dollars, et com-
bien de nuits Arcade avait passées, sans som-
meil, à se demander comment il parviendrait à
acquitter cette dette.
Ensuite, il y avait différentes choses à ache-
ter pour Magdalena, la pauvre petite. Samedi,
c'est-à-dire le surlendemain, il emmènerait
l'enfant avec lui, à la ville, et il lui achèterait
un manteau bien chaud, garni de fourrure. Il
lui achèterait deux robes, oui, deux : une pour
la semaine, l'autre pour les dimanches. Il lui
faudrait un chapeau aussi à Magdalena, deux
peut-être. Non, un suffirait; mais, par exem-
ple, il lui achèterait deux paires de chaussu-
res; l'une, solide et forte, pour aller à l'école;
l'autre, plus fine, pour les dimanches.
A lui aussi, Arcade, il faudrait bien un par-
dessus, entendu que celui qu'il possédait était
tellement usé que le vent passait à travers. . .
Cependant il verrait! Ses dettes d'abord; du
linge pour Magdalena ensuite. Quant à lui eh!
bien, cela dépendrait de ce que ça coûterait
pour habiller convenablement la petite. Le res-
te des $3000.00 serait déposé à la banque, pas
plus tard que samedi.
— Le souper est prêt, père.
C'était la voix de Magdalena.
S'étant approché de la table. Arcade jeta uft
coup d'oeil sur sa fille, et il constata une cho-
se; c'était qu'elle venait de pleurer. Il prit
l'enfant sur ses genoux et lui demanda :
— Tu viens de pleurer, Magdalena? Qu'y a-
t-il?
— Rien, père, rien, répondit-elle en éclatant
en sanglots.
— On ne pleure pas sans raison, chérie. Dis-
moi pourquoi tu pleures? Quelqu'un t'a-t-il
fait de la peine, Magdalena ?
— C'est... C'est à l'école... Les élèves de
ma classe. . . elles m'appellent. . . "Haillon". . .
parce que. . . parce que je suis si. . . si pauvre-
ment habillée . . .
— Pauvre petite! Pauvre chère Magdalena!
murmura Arcade ,en pressant l'enfant contre
son coeur. Mais écoute, chérie, reprit-il, bien-
tôt, pas plus tard que dimanche, tu seras la
mieux mise des enfants du village. Comprends-
tu, Magdalena? Samedi, c'est-à-dire après de-
main, nous irons à la ville, tous deux, et je
t'achèterai un beau manteau garni de fourrure,
deux jolis robes, de bonnes chaussures et un
beau chapeau.
— Oh! fit la petite, en battant des mains.
— Tu verras! Tu verras, ma chérie! reprit
Arcade. On ne te lancera plus d'épithètes,
après dimanche.
— Mais fit Magdalene, le visage assombri
soudain, cela va coûter de l'argent, beaucoup
d'argent, toutes ces belles choses, n'est-ce pas,
père ?
— Sans doute, répondit Arcade, en souriant
tristement. N'était-ce pas pathétique d'enten-
dre une enfant de onze ans parler ainsi. Pau-
vre petite! Elle avait été tellement habituée à
l'économie aussi! Oui, ça va coûter de l'ar-
gent toutes ces choses, mon enfant, reprit-il,
mais nous en aurons à dépenser, à gogo, si
nous le désirons; ainsi, ne t'inquiète pas à ce
sujet, petite.
Magdalena ouvrit de grands yeux étonnés.
— Et je serai aussi bien habillée que Lucille
Lemil, petit père? demanda-t-elle.
— Mieux, beaucoup mieux, assura Arcade.
Et tiens, pendant que j'y pense, cours donc
chez Vaillant, l'épicier, et achète un bocal de
pêches confites, pour le souper; cela nous fera
un bon régal. Voici de l'argent pour payer les
pêches.
— Des pêches! Oh! des pêches confites pour
le souper! s'écria l'enfant.
— Et dis à M. Vaillant que je lui donnerai
les soixante dollars que je lui dois, au com-
14
LE MYSTERIEUX MONSIEUR UE L'AIGLE
mcnccment de la semaine prochain, Magdalena.
Va, j)etite.
On soupa gaimcnt; les pêches confites fu-
rent jugées excellentes.
Arcade Carlin était bien l'homme le plus
heureux de la terre, ce soir-là. Cependant, il y
avait une toute petite ombre à son bonheur :
le "père Zénon" son meilleur ami ,n'ecait pas
là, pour partager sa joie. Le "père Zénon" tra-
vaillait dans un vil. âge voisin et il ne serait de
retour que le lendemain soir; mais Arcade sa-
vait d'avance la part qu'il prendrait à la joie
de son ami.
Maintenant, cet argent qu'il venait de rece-
voir, où Arcade le mettrait-il, en attendant
qu'il put le déposer en sûreté, à la banque?..
$3000.00, c'était une grosse somme d'argent à
avoir dans la maison . . . Quel malheur qu'il n'y
eut pas de banque, au village!.. L n'y aurait
ciu'une chose à faire; déposer son argent dans
le coffre-fort de Jacques Lemil, le seul de
G. — et Lemil avait dit à Arcade, un jour,
moitié riant :
— Si jamais tu as des valeurs à déposer
quelque part. Carlin, je t'offre d'avance un
compartiment dans mon coffre-fort.
Oui, le coffre-fort de Jacques Lemil serait
un endroit sûr, en attendant que l'argent put
être déposé à la banque. . . Lemil veillait chez
lui, ce soir; il avait dit à Arcade qu'il atten-
dait Baptiste Dubien à veiiler; ce dernier étant
l'ami intime du marchand. Eh! bien, il irait
chez le marchand sans retard; il dormirait plus
tranquille ensuite, de savoir ses $3000.00 sûre-
té.
Arcade endossa son pardessus, et il allait
partir, quand, ayant jeté les yeux sur l'horlo-
ge de la salle, il vit qu'il passait neuf heures.
Neuf heures, c'était déjà tard, pour les gens
du village. Dubien avait dû retourner chez lui,
depuis au moins une demi heure, et Lemil de-
vait être couché; il n'allait pas le faire lever,
n'est-ce pas ? . . Non. Il lui faudrait trouver
une autre cachette pour ses $3000.00.
La première idée est toujours la meilleure,
dit-on. Si Arcade Carlin s'était rendu chez
Jacques Lemil, ce soir-là et y eut rencontré
Baptiste Dubien, une tragédie eut été évitée.
Mais il ne devait pas en être ainsi..'. Pauvre
Arcade Carlin! Pauvre Magdalena !
Arcade se dirigea vers sa chambre à cou-
cher et ouvrant l'un des tiroirs de son bureau
de toilette, il y prit une petite cassette, qu'il
ouvrit au moyen d'une minuscule clef; dans
la cassette ensuite, il déposa les trois mille dol-
lars, puis ayant placé le tout dans le fond du
tiroir, il jeta dessus une pile de linge.
Avant de se mettre au lit. Arcade voulut
relire la lettre de sa marraine, mais il ne la
trouva pas; elle était tombée dans la boîte à
bois de la cuisine, au milieu de divers chiffons
de papier, et il ne songea même pas à la cher-
cher là. Il se dit qu'il avait probablement laissé
la lettre dans sa chambre à coucher, lorsqu'il y
était allé, tout à l'heure, dans le but de cacher
l'argent dans la cassette; il la retrouverait de-
main. Pour le moment, il allait se mettre au lit,
car il avait sommeil. Magdalena dormait depuis
longtemps déjà.
Cette nuit-là, Magdalena rêva de manteaux
garnis de fourrure, de robes enjolivées de ru-
bans et de dentelles, de chaussures en cuir ver-
nis, de chapeaux ornés de f.eurs; voire même
d'un petit manchon en lapin blanc, doublé de
soie rose pâle . . .
Arcade Carlin, de son côté, fit des rêves
d'or...
Souvent, il ment le proverbe qui dit que les
événements proches s'annoncent en lançant en
avant leur ombre.
VII
TROIS MILLE DOLLARS
Il était huit heures moins vingt minutes,
lorsqu'Arcade s'éveilla, le lendemain matin.
D'un bond, il fut debout; il lui faudrait se
hâter, s'il ne vou ait pas arriver en retard au
magasin.
S'étant habillé, il se dirigea vers la cuisine.
Emplissant le poêle de chiffons de papier, qu'il
prit dans la boîte à bois, et les recouvrant de
bois sec, il eut vite fait du café, dont il but une
tasse, tout en grignotant un biscuit, puis,
après s'être assuré que tout était à l'ordre, il
parti pour le magasin, ayant soin de fermer la
porte de sa maison à clef, précaution qu'il ne
prenait pas souvent, à l'exemple des autres ha-
bitants de G. . ..
Aussitôt qu'Arcade eut mis le pied sur le
trottoir, il s'aperçut qu'il y avait quelque cho-
se d'inusité dans le village; les gens étaient
rassemblés par petits groupes et causaient
avec animation; ils paraissaient discuter quel-
que chose, quelqu'évènement extraordinaire.
Qu'était-ce donc?
S'il n'eut été si pressé d'arriver au magasin,
il se fut arrêté et eut demandé la cause de tant
d'excitation; mais il ne lui était jamais encore
arrivé d'être en retard; conséquemment, il ré-
sista à la curiosité, et passa droit son chemin.
Parvenu au bureau de poste, cependant, il
vit une foule de villageois rassemblés sur le
trottoir; il vit aussi Martin Corbot, debout sur
une caisse. Le bossu paraissait être en frais
de discourir.
Arcade s'approcha. A son arrivée cepen-
dant, l'boscot se tut subitement, et alors, tout
son auditoire se retourna et jeta sur Arcade
Carlin un regard . . . étrange. Ce dernier au-
rait désiré demander ce qu'il y avait; mais
tous ces visages tournés vers lui; ces visages
antipathiques, cela lui fit un effet singulier,
lui donna froid au coeur. . . et il passa, encore
une fois, son chemin.
Au magasin, Jacques Lemil l'attendait; il
lui dit :
— Ah! Te voilà enfin, Carlin!
— Suis-je en retard, Lemil ? demanda Arca-
de.
— Non! Non! Pas du tout! Mais j'avais
hâte de te voir arriver, car je ne pouvais lais-
ser le magasin et il me tarde d'aller aux nou-
velles. De nouveaux développements peut-
être . . .
— ^De quelles nouvelles parles-tu, Lemil?
j'ai vu des gens rassemblés par groupes, un
peu partout, et paraissant discuter quelqu'évè-
nement; mais, craignant être en retard...
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
15
— Comment! s'écria le marchand. Est-ce
que tu n'as pas appris la nouvelle, Carlin ?
L'affreuse nouvelle qui. . .
— Je n'ai rien appris, Lemil, et je te le de-
mande encore une fois, quelle est la nouvelle,
dont tu parles?
— Mais, mon pauvre ami, n'as-tu pas appris
que Baptiste Dubien a été. . .
— Volé, acheva Arcade.
— Tu le savais, alors?
— Non, je ne le savais pas. Mais, ayant ap-
pris que Baptiste Dubien avaint vendu ses ter-
res à une compagnie américaine, pour la som-
me de dix mille dollars, et qu'il avait, hier en-
core, cette somme d'argent chez lui, j'ai sup-
posé que. . .
— Quelle grave imprudence aussi que celle
qu'a commis Dubien! Pauvre, pauvre Dubien!
Je lui ai reproché son imprudence, hier soir,
lorsqu'il est venu passer la veillée avec moi;
je lui ai même conseillé d'aller chercher son
argent immédiatement et de le déposer dans
mon coffre-fort, pour la nuit. Hélas! il n'en
a rien fait; il a même ri de ma suggestion. . .
S'il avait suivi mon conseil pourtant ce pauvre
Dubien, aujourd'hui . . .
— "Plaie d'argent n'est jamais mortelle",
Lemil, fit Arcade en souriant. La nouvelle
est triste, bien sûr; cependant. . .
"Triste" n'est pas le mot à employer,
en ce cas, Carlin; le mot juste ce serait "tragi-
que".
— Tragique, dis-tu ?.. Je ne comprends
pas. . .
— C'est une tragédie, la plus épouvantable
des tragédies, résultat de l'imprudence qu'a
commise mon pauvre ami Dubien... Carlin,
le vol, ce n'est rien... Baptiste Dubien n'a
pas seulement été volé; il a été assassiné,
— Assassiné!
— Etranglé, dans son lit. Sans doute, il a
surpris le voleur, et celui-ci, se voyant décou-
vert, a étranglé ce pauvre Dubien. J'ai vu,
moi-même les traces qu'on laissé les dix doigts
de l'assassin, sur la gorge de mon ami.
— Que c'est épouvantable ce que tu m'ap-
prends là, Lemil!
— Dubien était mon meilleur ami, tu sais.
Carlin, et sa mort si tragique m'a horriblement
affecté.
— Je n'ai pas de misère à te croire, Lemil,
répondit Arcade. D'ailleurs, Baptiste Dubien
était un brave homme, estimé de tous. Pau-
vre Dubien!
Ainsi, Baptiste Dubien avait été assassiné!.
A.rcade se sentit pâlir. ... Si l'assassin de Du-
bien se fut douté que lui. Arcade, avait
$3000.00 chez lui, peut-être eut-il eu le même
sort que Dubien . . . peut-être sa petite Mag-
dalena eut-elle été assassinée, elle aussi . . .
Arcade frissonna.
— Je vois que tu trouves cela terrible, toi
aussi, cette mort tragique Arcade, fit Jacques
Lemil, car te voilà blanc comme un drap, et
tout défait.
— C'est terrible! répondit Arcade, et encore
une fois, il frissonna.
S'il pouvait aller chercher son argent immé-
diatement et le placer dans le coffre-fort du
magasin! Ces trois mille dollars. . . s'ils lui
étaient volés, quel affreux malheur!
— Lemil, balbutia-t-il, me permets-tu de re-
tourner chez moi, pour quelques instants seu-
lement ? Je . . .
Mais il se tut. Il allait annoncer au mar-
chand la nouvelle concernant l'argent qu'il
avait reçu de sa marraine, la veille; mais deux
ou trois pratiques venaient d'entrer dans le
magasin.
— Retourner chez toi, Carlin! Impossible,
mon cher! Je te l'ai dit, il faut que je sorte.
Je veux me rendre chez Dubien, car Sylvie, sa
fille, est seule, et je veux la ramener chez moi,
la pauvre enfant. Au revoir donc, ajouta-t-il,
en se dirigeant vers la porte de sortie.
— Seras-tu longtemps absent, Lemil?
— Je reviendrai le plus tôt possible. Carlin.
En attendant, je te laisse le magasin en soin.
Arcade ne put s'empêcher de soupirer, tant
sa déception était grande. Si Lemil avait vou-
lu y mettre un peu de sien. . . en moins d'un
quart d'heure, il eut eu le temps de se rendre
chez lui, d'y prendre son argent et revenir au
magasin.
Il s'approcha du comptoir, afin de servir les
trois hommes qui venaient d'entrer et qui at-
tendaient, sans doute, qu'on les servit.
— Bonjour, Messieurs, fit Arcade.
— Bonjour, Carlin, répondit l'un des trois
hommes.
— Qu'y a-t-il pour vous. Messieurs? deman-
da Arcade.
— Pas grand'chose, répondit l'un des hom-
mes, en riant.
— Nous étions venus plutôt pour parler du
meurtre de ce pauvre Dubien, avec Jacques
Lemil, dit un autre.
— M. Lemil a été obligé de sortir. . .
— Oui, je sais, dit le troisième homme. Mais,
n'est-ce pas que c'est épouvantable cette affai-
re. Carlin?
— On ne saurait imaginer rien de plus af-
freux! répondit Arcade.
— Je ne voudrais pas être dans les bottes de
l'assassin! dit le premier des trois hommes.
— Ni moi! Ni moi! s'écrièrent les autres.
— C'est une épouvantable tragédie! s'excla-
ma Arcade. Et cette pauvre petite Mlle Syl-
vie!... Que va-t-elle devenir?... Son oncle
mort, tout l'argent volé . . .
— Non? Vraiment?
— Dubien avait dix mille dollars en billets
de banque américain, vous savez? Le voleur
n'a pas tout pris.
— Je ne savais pas ... fit Arcade.
— Il reste de l'argent pour Mlle Sylvie, bien
sûr! Le voleur n'a pu mettre la main que sur
trois mille dollars.
— Trois mille dollars! cria presque Arcade.
— Oui, trois mille dollars seulement. . . Mais,
qu'avez-vous. Carlin?.. Vous êtes blanc
comme de la chaux. . .
— Qu'y a-t-il. Carlin? s'écria l'un des trois
hommes.
Tous trois, excessivement étonnés, regar-
daient Arcade, puis ils échangèrent un regard
entr'eux.
Arcade savait bien qu'il devait être très pâ-
le. Son sang se glaçait dans ses veines, et une
16
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
sueur froide lui couvrait le visage et les
mains. Allait-il s'évanouir? Et pourquoi?..
Il n'eut pu vraiment expliquer l'espèce de pa-
nique dont il venait d'être saisi... Etait-ce
un pressentiment? . .
Cette somme de trois mille dollars, qui avait
été volée à Baptiste Dubien... Trois mille
dollars en billets de banque américains...
N'était-ce pas une étrange coïncidence?..
Chez lui, Arcade avait, lui aussi, caché dans
une petite cassette, trois mille dollars, en bil-
lets de banque américains... Heureusement
qu'il y avait la lettre de Mme Richepin, expli-
quant la provenance de tout cet argent. . . La
lettre de Mme Richepin ?.. Où était-elle ? . .
Mier soir il avait voulu la relire, mais il ne
l'avait pas trouvé... Ah! S'il pouvait donc
retourner chez lui, chercher la lettre de sa
marraine, et la déposer, ainsi que les trois
trois mille dollars, dans le coffre-fort de Jac-
ques Lemil! . .
Trois mille dollars avaient été volés à Bap-
tiste Dubien, trois mille dollars!.. La somme
exacte qu'il avait reçue, lui, Arcade, de la Nou-
velle Orléans... Oui, c'était une étrange
coïncidence!.. O ciel! Si on allait le soup-
çonner?.. Impossible! Voleur! Assassin!
Lui, Arcade Carlin!.. Pourquoi cette pensée
lui était-elle venue seulement ? . .
Mais, comme il se sentait effrayé, tout à
coup! Et pourquoi tout était-il devenu si noir,
dans le magasin? On se serait cru du milieu
de la nuit. . .
Arcade frotta ses yeux du revers de ses
mains... mais l'obscurité persistait; que dis-
je? elle devenait à chaque instant plus grande,
semblait-il . . .
Soudain, ses doigts, qu'il avait, instinctive-
ment, cramponné au comptoir, s'ouvrirent et
il sentit qu'il tombait. . .
— Trois mille dollars! s'exclama-t-il, en tom-
bant. Ils sont à moi!. . . A moi. . . et à Mag-
dalena!
Ces paroles furent les dernières que pronon-
ça Arcade, avant de perdre connaissance tout
à fait.
VIII
"AU NOM DE LA LOI. .
Lorsqu'Arcade Carlin revint de son éva-
nouissement, il ne comprit pas, tout d'abord,
'e qui lui était arrivé. Il se vit, couché sur le
plancher, entre un comptoir et le mur; voilà
tout. Cependant, il revint, presqu'aussitôt, à
la connaissance des choses qui l'entourait, et
vite il se leva.
— Ah! Je me souviens maintenant! se dit-il.
J'ai, stupidement, perdu connaissance... Mais,
à propos de quoi?.. Oui! Oui! Nous par-
lions du meurtre de Baptiste Dubien et du vol
des trois mille dollars. . . J'ai été comme saisi
de panique, à l'énonciation de cette somme
d'argent; tout est devenu noir et j'ai cru que
j'allais mourir... puis... je ne me souviens
plus de rien après cela. . .
Il passa rapidement et à plusieurs reprises,
sa main sur son front, oii perlait encore une
transpiration froide comme de la glace. Il
regarda autour de lui et constata une chose qui
l'étonna beaucoup; il était seul, dans le maga-
sin... Avait-il été longtemps évanoui?..
Jetant les yeux sur l'horloge, il vit qu'il pas-
sait à peine neuf heures.
Mais, où était les trois hommes avec qui il
venait de causer?.. Ils l'avait donc aban-
donné, alors qu'il était sans connaissance?..
Etait-ce croyable ? . . . Laisser seul, quelqu'un
qui s'est évanoui ? . . Ne pas lui prodiguer des
soins?.. Le laisser revenir comme il le pour-
rait de son évanouissement, ou n'en pas reve-
nir du tout?.. Ce n'était pas humain cela!
Pourtant, ces hommes qu'il y avait, au maga-
sin, tout à l'heure, Arcade les connaissait, tous
trois; ils avaient la réputation d'être de bra-
ves et honnêtes gens... Pourquoi l'avaient-
ils abandonné?.. Il ne comprenait pas, et
vraiment, il ne se sentait pas la force d'es-
sayer à déchiffrer des énigmes, pour le mo-
ment. Sa faiblesse était si grande que ses
jambes ployaient sous lui, et ses mains étaient
agitées d'un tremblement qu'aucun effort de
sa volonté n'eut pu arrêter.
Le souvenir de ce qui avait été cause de son
évanouissement lui rêvant; en même temps,
lui revint la résolution de se rendre chez lui,
sans retard, y chercher la lettre de Mme Ri-
chepin, ainsi que les trois mille dollars qu'elle
lui avait envoyés, et de déposer le tout dans le
coffre-fort du magasin.
Arcade se préparait donc à partir, lors-
qu'entrèrent plusieurs pratiques, hommes et
femmes. Et ce ne fut que le commencement;
tout l'avant-midi, presque tout le village défi-
la dans le magasin, et ce qu'il y avait de plus
fâchant, c'était que ces gens n'achetaient rien,
ou presque rien. Ils semblaient n'être venus
là que par simple curiosité ou passe-temps, et
Arcade se demanda, plus d'une fois, ce qui
pouvait attirer. Ils ne faisaient que chuchot-
ter entr'eux; mais, comme pour se donner une
contenance, les hommes se faisaient montrer
des cols, des mouchoirs; les femmes, du fil, des
aiguilles, du ruban ou de la dentelle. . . qu'el-
les se gardaient bien d'acheter par exemple.
Et toujours ce chuchottement, qui finit par
énerver Arcade, à un tel point, qu'il se sur-
prit à répondre fort sèchement à ceux qui lui
adressaient la parole.
Désapointé de ne pouvoir quitter le maga-
sin, quand c'était si important pour lui de se
rendre chez lui immédiatement, Arcade sentait
devenir plus incontrôlable, à chaque instant, ce
tremblement de mains, qui paraissait lui être
resté, depuis son évanouissement. Il laissa
choir sur le comptoir, ou sur le plancher, plu-
sieurs pièces de marchandises, et le bruit que
produisaient ces pièces, en tombant, lui faisait
faire des sauts vraiment ridicules, tant son
énei'\'ement était grand. Cet énervement, ce
tremblement de ses mains, ses maladresses,
suscitaient les commentaires des pratiques,
c'était évident. Quand donc ce flot humain
cesserait-il d'envahir le magasin ? . . Quand
donc serait-il libre de s'en aller chez lui ? . .
Enfin, vers les onze heures et demie, le ma-
gasin se vida, et Arcade eut un soupir de sou-
lagement. S'adressant alors au garçon qui li-
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
17
vrait les marchandises, dans le village, et qui,
parfois, servait les pratiques, il dit :
— François, je vais te laisser le magasin en
soin. Je suis obligé d'aller chez moi.
— Vous êtes malade, M. Carlin? demanda le
garçon. Vous êtes certainement bien changé.
— Je. . . Je ne me sens pas très bien. . . bal-
butia Arcade. Mais je serai de retour dans
une heure, à peu près.
— C'est bien, M. Carlin, répondit François.
Ne vous inquiétez de rien; j'aurai l'oeil au ma-
gasin. . . et le bon!
— Merci, François ... Si M. Lemil revient,
avant mon retour, dis-lui. . . dis-lui. . . que j'ai
été obligé de retourner chez moi. Au revoir,
mon garçon!
— Au revoir, M. Carlin!
Arcade partit pour sa maison. Retrouve-
rait-il tout à l'ordre, en arrivant l'argent était-
il en sûreté, dans la petite casette, cachée sous
une pile de linge? . . Oh! Si quelqu'un était en-
tré chez lui, durant son absence et lui avait vo-
lé ses trois mille dollars! Quelle catastrophe!
Cette pensée lui fit hâter le pas; de fait, il
se mit à marcher si vite que cela attira l'atten-
tion de plus d'un. D'ailleurs, si Arcade eut
pris la peine d'observer ce qui se passait au-
tour de lui, il se fut aperçu que tous ceux qui
le regardaient passer, l'indiquaient du doigt et
chuchottaient entr'eux.
En passant devant l'école, la pensée de Mag-
dalena se présenta si clairement à l'esprit de
son père qu'il se mit à courir, tant il lui tardait
de constater qu'il n'était rien arrivé à sa peti-
te fortune; car, si l'argent lui avait été volé,
adieu aux beaux rêves qu'il avait faits pour
son enfant, et Magdalena en serait tellement
peinée, qu'elle en ferait assurément une mala-
die.
S'apercevant soudain qu'il courait, et qu'on
l'observait curieusement, Arcade se remit à
marcher posément. Mais, tout, à coup, il eut
une sensation désagréable et étrange : celle
d'être suivi.
Voulant en avoir le coeur net, il s'arrêta,
puis, faisant volte-face, il aperçut deux hom-
mes, des étrangers au village, et habillés à la
dernière mode, qui le suivaient. . . Mais, le
suivaient-ils vraiment?.. Ce n'était qu'une
supposition de sa part, en fin de compte, car
les étrangers causaient ensemble et ne parais-
saient pas s'occuper de lui.
Afin de s'assurer si ses suppositions étaient
correctes. Arcade enfila une petite rue (une
sorte de ruelle plutôt), puis, ayant marché
pendant quelques instants, il se retourna et re-
garda ce qui se passait derrière lui : oui les
hommes étaient là; ils le suivaient... Pour-
quoi?.. C'étaient des voleurs peut-être?..
Les vols, au grand jour, étaient choses rares
cependant!
— Il faut que je m'assure si ces hommes me
suivent, se dit-il. Je vais me diriger vers la
maison. Allons!
Ayant fait les détours, il se livra au même
jeu que précédemment. Mais les deux hom-
mes avaient disparu.
— Je me serai trompé, se dit Arcade. Je
suis nerveux à un tel point, depuis que j'ai ap-
pris la nouvelle du meurtre de Baptiste Dubi-
en et le vol de ces trois mille dollars! . . Trois
mille dollars!., reprit-il. Quelle singulière
coïncidence!
Après s'être, encore une fois, assuré qu'il
n'était pas suivi. Arcade pénétra dans sa
maison. Tout paraissait à l'ordre.
Se dirigeant à la hâte vers sa chambre à
coucher, qui ouvrait sur la salle d'entrée, près
de la cuisine, il s'empressa d'ouvrir le tiroir de
son bureau de toilette afin de s'assurer que la
cassette était bien là où il l'avait laissée...
Oui, la cassette était bien là où il l'avait mi-
se, Dieu merci! L'ouvrant, à l'aide d'une pe-
tite clef, il vit qu'elle contenait encore les trois
billets de banque américains de $1000.00 cha-
cun.
Déposant la cassette et son contenu sur le
bureau, Arcade se mit à chercher la lettre de
sa marraine; mais bientôt, il devint évident
qu'elle n'était pas dans la chambre à coucher.
Il se rendit donc dans la salle et là aussi, il
fit de minutieuses mais vaines recherches.
Dans la cuisine maintenant! Il se souvint,
tout à coup, qu'il avait lu la lettre de Mme Ri-
chepin, dans la cuisine, alors que Magdalena
était à préparer le souper. . . Mais, la lettre
fut introuvable ... et introuvée . . .
Soudain, les yeux d'Arcade Carlin tombèrent
sur la boîte à bois; la lettre était peut-être
tombée dedans... Hélas! La boîte était vi-
de! Il l'avait vidée lui-même, il s'en souvenait
à présent, ce matin-là!... Craignant d'arri-
ver en retard au magasin, il avait jeté tout le
contenu de la boîte dans le poêle, puis y ayant
ajouté du bois sec, il y avait mis le feu. . .
— Grand Dieu! s'exclama-t-il. J'ai brûlé la
lettre de Mme Richepin; la seule preuve que je
possédais que ces trois mille dollars me ve-
naient d'elle, qu'elle me les avait envoyés, dans
une lettre non-enrégistrée, de la Nouvelle Or-
léans!.. Que faire ? Que devenir ?. .
Une sueur d'angoisse pointa à son front. Il
tomba assis sur une des chaises de la cuisine
et, les deux coudes appuyés sur la table, il se
mit à sangloter tout haut, tout d'abord, puis il
se livra à d'amères réflexions . . . Dans quelle
affreux embarras le mettait la disparition de
la lettre de sa marraine! Quelles preuves
avait-il maintenant que ces trois mille dollars
lui venait de Mme Richepin?.. Ah! si cette
dame avait donc, pour une fois, agi comme la
généralité des gens; si elle lui eut envoyé cet
argent dans une lettre enrégistrée! . . Une let-
tre enrégistrée laisse des traces, et aujourd'hui
Arcade ne serait pas dans une situation aussi
précaire. . . Car, il pouvait pas se le cacher à
lui-même, il était dans un affreux pétrin; un
pétrin dont il sortirait très difficilement. . .
Il n'était plus question maintenant de dépo-
ser ces trois mille dollars dans le coffre-fort
de Jacques Lemil... Au contraire! Cet ar-
gent, il fallait le cacher. . . là où personne ne
pourrait le trouver. . . et cet argent devrait
rester dans sa cachette, tant que le voleur des
trois mille dollars de Baptiste Dubien n'au-
rait pas été découvert. . .
Mais, où cacher l'argent? Où?
Ah!... Arcade venait de découvrir une ca-
chette sûre : dans la cave, sous une des pier-
res plates qui recouvraient le sol... Oui, il
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
soulèverait une de ces pierres, au moyen d'un
levier, puis il creuserait un trou de quatre ou
cinq pieds dans la terre. Dans ce trou, il dé-
poserait la cassette, qu'il recouvrirait de terre
et sur laquelle il remettrait la pierre.
Courant dans sa chambre à coucher. Arca-
de se saisit de la cassette. Revenant dans la
cuisine ensuite, il souleva une trappe, décou-
vrant ainsi un escalier étroit et obscur.
A ce moment, il crut entendre un léger bruit
dans la salle d'entrée, et soudain, il se rappela
n'avoir pas fermé la porte à clef, en entrant
dans sa maison, tout à l'heure.
Arcade s'avança, sur la pointe des pieds, et
jeta un regard dans la salle, mais il ne vit
rien. Hâtivement, alors, il ferma à clef la
porte d'entrée et retourna à la cuisine.
Dans la cave, il trouverait, il le savait, une
pelle, une pioche et un levier. Il descendit
donc l'escalier étroit et obscur, et, comme il
venait de se convaincre qu'il était bien seul
dans sa maison, il ne prit pas la peine de fer-
mer la trappe derrière lui.
Arcade se mit à l'oeuvre, et bientôt, un trou
de cinq pieds de profondeur était creusé. S'em-
parant ensuite de la cassette, il se disposait à
la déposer dans le trou qu'il venait de creuser,
lorsqu'il eut l'idée de s'assurer si elle conte-
nait vraiment les trois mille dollars. Ce serait
si bête d'enterrer la cassette, sans être abso-
lument certain qu'elle contenait les trois bil-
lets de banque, de mille dollars chacun!
Oui, tout l'argent y était! Arcade compta,
deux fois de suite, les billets de banque, et il
allait les remettre dans la cassette, quand ils
lui furent arrachés des doigts . . .
Une main se posa, en même temps, sur son
épaule . . . puis, une voix qui, aux oreilles d'Ar-
cade Carlin, semblaient passer par mille trom-
pettes, dit :
— Arcade Carlin, au nom de la loi, je vous
arrête !
IX
TROUVE COUPABLE
Nous n'avons pas l'intention d'insister sur
le procès d'Arcade Carlin. D'ailleurs, nous sa-
vons d'avance qu'il ne parvint pas à prouver
son innocence.
Tout d'abord, on refusa de le croire, lors-
qu'il affirma que les $3000.00 lui avait été
envoyées de la Nouvelle-Orléans, dans une
lettre non enrégistrée. Alors, Arcade raconta
la conversation qu'il avait eue avec Martin
Corbot, au bureau de poste, le jour où la let-
tre de Mme Richepin lui était arrivée.
On se souvient de cette conversation ? . . .
Le bossu (qui, probablement, ne s'était guère
gêné pour prendre connaissance de la lettre
de Mme Richepin) avait félicité Arcade de sa
chance.
Mais rboscot, questionné et transquestionné
à ce sujet, devint parjure; il nia tout. Or, sur
la déposition de Martin Corbot, l'avocat d'Ar-
cade avait fondé de grandes espérances, et
voilà que tout croulait, comme un château de
cartes, à cause de l'horrible mensonge du bos-
su!
Hector Servant, tel était le nom de l'avocat
qui avait entrepris la tâche de défendre l'ac-
cusé, avait été retenu, et il serait payé par le
"père Zenon".
Hector Servant fit des démarches auprès de
la Compagnie américaine qui avait fait des
transactions avec Baptiste Dubien. Cette
Compagnie avait-elle gardé une liste des nu-
méros des billets de banque remis à Dubien?
Non, hélas! On n'avait pas pris cette précau-
tion . . .
Et puis, Arcade n'avait pas d'alibi; il avait
passé la soirée et la nuit du meurtre chez lui,
seul avec sa petite, Magdalena s'était couchée
vers les huit heures et demie, ce soir-là, et lui.
Arcade, s'était mis au lit vers les dix heures.
Non, personne n'était venu passer la veillée
avec lui, personne! Zenon Lassève, qui veil-
lait chez les Carlin tous les soirs, lorsqu'il était
au village, avait été absent et n'était revenu à
G... que le lendemain soir.
Certains propos tenus par Magdalena avaient
été répétés, de bouche en bouche. Le lende-
main du meurtre de Baptiste Dubien, la petite
ayant été injuriée par une de ses compagnes
de classe, à cause de ses presque haillons,
avait répondu :
— Laisse faire! Bientôt, je serai la mieux
mise des enfants du village, papa l'a dit! Pa-
pa va m'acheter un beau manteau garni de
fourrures, des belles robes, de belles chaussu-
res et un beau chapeau... aussi un manchon
en lapin blanc, doublé en soie rose pâle.
— Ce n'est pas vrai! s'était écriée la com-
pagne de Magdalena. Vous êtes trop pauvres
pour acheter de ces choses!
— Papa l'a dit! répéta Magdalena. Il dit
aussi que l'argent ne manquerait pas, à partir
d'aujourd'hui.
Thomas Vaillant, l'épicier, avait répété ce
que Magdalena avait dit, le soir où elle était
allée acheter des confitures, chez lui: Arcade
Carlin se proposait de payer, dans quelques
jours, la somme de soixante dollars qu'il devait
à l'épicier depuis longtemps. L'achat des con-
fitures et cette promesse de payer un compte
dont il avait désespéré, avaient grandement
surpris Thomas Vaillant, entendu qu'il savait
que le salaire d'Arcade suffisait à peine à les
faire vivre, lui et sa petite.
Enfin, les trois hommes qui étaient entrés
dans le magasin de Jacques Lemil, le lende-
main du meurtre de Baptiste Dubien, répétè-
rent les paroles qu'Arcade avait prononcées,
au moment de s'évanouir : "Trois mille dol-
lars!... avait-il dit. Ils sont à moi!.. .A
moi... et à Magdalena"!
Oui, tout condamnait Arcade Carlin! Son
irréprochable conduite, durant tant d'années,
son indéniable honnêteté, s'effaçaient devant le
crime horrible dont on le soupçonnait.
Inutile de le dire, Hector Servant avait télé-
graphié à Mme Richepin, demandant à cette
dame si elle avait envoyé, tout dernièrement,
dans une lettre non-enrégistrée, à son filleul,
Arcade Carlin, la somme de $3000.00, en billets
de banque américains, de mille dollars chacun.
Ce télégramme était resté sans réponse, ce
qui était quelque peu décourageant pour l'avo-
cat, pour son client surtout.
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
19
Le télégramme étant resté sans réponse, l'a-
vocat écrivit à Mme Richepin. Dans une let-
tre, c'était plus facile d'entrer dans les détails,
d'expliquer les circonstances. Hector Servant
dit à .a marraine d'Arcade dans quelle affreu-
se position se trouvait son filleul, et il la pri-
ait de répondre à la présente lettre immédiate-
ment, par dépêche télégraphique.
Cette lettre resta, elle aussi, sans réponse.
Alors, Hector Servant partit pour la Nouvelle
Orléans.
— Je rapporterai une déclaration de Mme
Richepin, signée devant témoins, dit-il à Ar-
cade. Ainsi, mon ami, patience et courage!
Encore quelques jours, et vos épreuves seront
finies!
— Je ne comprends, rien au silence de Mme
Richepin, répondit Arcade. E.le doit être ab-
sente de chez elle, ou bien elle est malade. . .
• — Patience, mon ami! répéta l'avocat. Vous
pensez bien que je ne m'attarderai pas en rou-
te; le temps d'aller et de revenir seulement. A
bientôt donc, et, encore une fois, patience et
courage!
— Puissiez-vous réussir dans votre mission,
M. Servant! fit Arcade d'une voix tremblante.
Mon Dieu! Que vais-je devenir?
— Essayez d'avoir confiance en moi, mon
ami, répondit l'avocat.
— Confiance?.. Oui, j'ai confiance en vous,
assurément, M. Servant! Mais je ne puis me
faire illusion, n'est-ce pas; je suis dans une
terrible position . . .
— Vous êtes innocent du crime dont on vous
accuse; je le prouverai et vous sauverai!
— Dieu vous entende!
Que le temps parut long au prisonnier, jus-
qu'au retour de son avocat! Ah! Combien il
lui tardait de reprendre sa p.ace parmi les hon-
nêtes gens! De revoir sa petite Magdalena!
De vivre, enfin! Car, ce n'était pas vivre que
d'être enfermé dans une cellule, en contact
journalier avec le crime et le vice, dans toute
son horreur!
Enfin, un soir, la porte de sa cellule s'ouvrit,
pour livrer passage à Hector Servant.
— M. Servant! cria Arcade, accourant au-de-
vant de son visiteur.
— Mon pauvre Carlin! répondit l'avocat. Pas
de chance, hélas!
Arcade sentit qu'il allait s'évanouir.
— Pas de chance, dites-vous, M. Servant?
questionna-t-il. Qu'y a-t-il donc?.. N'avez-
vous pas vu Mme Richepin ?.. Ou bien, aurait-
elle refusé de signer une déclaration ? . . Elle
est très-originale, ma marraine; mais je ne
crois pas qu'elle oserait pousser l'originalité
jusque là! En face de l'accusation qui pèse sur
moi . . .
L'avocat leva la main, comme pour imposer
silence au prisonnier.
— Ecoutez, Carlin! Je vous ai dit que nous
n'avions pas de chance... Nous sommes aux
prises avec un horrible guignon plutôt. . . et
c'est ... c'est tout simplement... tragique...
— Je... Je ne comprends pas... murmura
Arcade. N'avez-vous pas vu Mme Richepin,
M. Servant?
— Non, mon ami, je ne l'ai pas vue, répondit
tristement l'avocat. Le malheur a voulu que
le jour même de mon arrivée à la Nouvelle-
Orléans . . .
—Eh! bien?..
— Le jour de mon arrivée, dis-je, avaient eu
lieu les funérailles de Mme Richepin. . .
— Morte? cria Arcade. Morte? Et sans
avoir pu me justifier!! O mon Dieu! sanglota-
t-il, puis il tomba, presqu'évanoui, sur son gra-
bat.
— Morte, oui, morte! Elle est tombée ma-
lade, li y a à peu près trois semaines, au mo-
ment où el.e se préparait à aller rendre visite
à l'un des neveux de son mari; une attaque de
paralysie, paraît-il, et elle n'a pas, un seul ins-
tant, récouvré sa connaissance.
— Mon Dieu! Mon Dieu! sanglota Arcade.
— J'ai trouvé le télégramme que j'avais
adressé à votre marraine, ainsi que ma lettre;
ni l'un ni l'autre n'avait été ouvert même. J'ai
obtenu la permission de faire des recherches
parmi les papiers de Mme Richepin; j'espérais,
voyez-vous, mon ami, trouver la lettre que
vous aviez écrite à votre marraine, pour lui
demander de l'argent, ainsi que le portrait de
votre petite ... Je n'ai rien trouvé.
— Mais... N'est-ce pas étrange que ma
lettre et le portrait de Magdalena aient dispa-
ru ainsi?
— Les domestiques, que j'ai questionnés,
m'ont dit que Mme Richepin détruisait sa cor-
respondance, aussitôt après en avoir pris con-
naissance, dit l'avocat.
— Le portrait cependant. . .
— Quant au portrait, la seule explication qui
soit possible, c'est que Mme Richepin, crai-
gnant de se laisser attendrir par la vue de cet-
te photographie, et d'être tentée, conséquem-
ment, de léguer quelque chose à votre petite, à
sa mort, a préféré détruire ce qui pouvait la
rappeler à son souvenir... Hélas, Cardin, je
sais que vous êtes innocent; mais je crains
fort ne pouvoir vous sauver, faute de preuves.
— Que Dieu ait pitié de moi... et de ma
pauvre Magdalena! s'écria Arcade, au comble
du désespoir.
Pourtant, Hector Servant avait à coeur d'es-
sayer de sauver son client; conséquemment,
quelques jours après son retour de la Nouvelle
Orléans, il entra au bureau de poste de G. . .,
accompagné d'un détective; ce dernier, muni
d'un mandat de perquisition. Il était dix heu-
res du soir.
— Je viens faire une perquisition dans votre
maison, M. Corbot, dit le détective au bossu.
— Une perquisition! Chez moi! Mais, pour-
quoi? s'était écrié l'boscot, en pâlissant.
— Nons cherchons ces trois mille dollars qui
ont été volés à Baptiste Dubien, répondit Hec-
tor Servant.
— Chez moi! s'exclama le bossu.
— Nous avons le droit de les chercher là où
bon nous semble, fit l'avocat.
— Ces trois mille dollars... vous croyez les
trouver dans ma maison ? . .
— Je crois. . . Non, je suis certain d'une cho-
se, M. Corbot, c'est que vous avez toujours haï
M. Carlin, et que vous n'êtes pas un type pour
hésiter à faire . . . quoi que ce soit, pour assou-
vir votre haine, dit l'avocat.
20
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Et ainsi, sur de simples soupçons. . , com-
mença rboscot.
— Rangez-vous, et laissez-nous entrer, M.
Corbot! dit le détective d'une voix rude. Je
n'ai pas de temps à perdre en pourparlers, si
je veux prendre le train de minuit dans dix,
pour la vil.e, ce soir.
— Entrez, Messieurs! répondit le bossu, et.,
grand bien vous fasse! ajouta-t-il, avec un ri-
canement, qui sonnait faux pourtant.
La perquisition eut lieu; mais on ne trouva
rien.
— Eh! bien? demanda Martin, d'un ton
gouailleur, au moment où les deux hommes se
disposaient à partir.
— Nous n'avons rien trouvé, répondit le dé-
tective, qui partit aussitôt, se dirigeant vers
la gare.
— Non, nous n'avons rien trouvé, M. Corbot,
répéta Hector Servant. Tout de même, je vous
soupçonne d'avoir fait quelque... farce... et
je vous soupçonnerai toujours.
—Ah! Bah! fit l'boscot.
— Je le répète, je vous soupçonnerai toujours
et quoiqu'il arrive à mon client, j'aurai l'oeil
sur vous, dit l'avocat. Vous comprenez ce que
je veux dire, hein? . . Vous aurez soin de mar-
cher droit, dorénavant, car, au premier faux
pas que vous ferez, que vous ébaucherez seu-
lement, quand ça ne serait que dans cinq, dix,
quinze ans d'ici, je... je vous rejoindrai bien,
Martin Corbot, et alors, gare à vous!
— Vous me menacez, je crois. Monsieur? de-
manda Martin.
— Je vous avertis, M. Martin Corbot, répon-
dit Hector Servant. Eh! bien, ajouta-t-il,
adieu! .Au revoir peut-être! A bientôt, je
n'en doute pas! acheva-t-il, gouailleur à son
tour.
Le procès d'Arcade Carlin ne traîna pas.
Malgré toute la peine qu'il se donna, tous les
efforts qu'il fit, Hector Servant ne parvint pas
à prouver l'innocence de son client.
Arcade Carlin fut condamné à mort, et il
expira sur l'échaf aud le crime d'un autre • • -
Ce fut la plus tragique des erreurs judici-
aires!
Fin de la première partie
Deuxième Partie
THEO
I
HORREURS
Nous avons laissé Magdalena, au moment où
elle venait de s'évanouir, après avoir constaté
qu'elle était couchée dans un cercueil!
Son évanouissement ne fut pas de longue
durée. Bientôt, elle ouvrit les yeux, et aussi-
tôt, lui revint la connaissance de ce qui l'en-
tourait... Allait-elle s'évanouir de nouveau?
Elle se sentait faible, faible comme un enfant;
incapable, conséquemment, de réagir contre
l'excessive frayeur qui l'envahissait... Elle
savait si bien ce que rencontreraient ses yeux.
lorsqu'elle les. ouvrirait : ces décors funèbres,
le cercueil, le crucifix, entre deux cierges allu-
més... Non, elle ne pourrait pas supporter
cela! . .
Pourtant, elle n'allait pas risquer de se ren-
dormir. . . Elle venait de se réveiller d'un
sommeil léthargique, qui avait trompé les plus
connaissants... Ne devait-elle pas une gran-
de reconnaissance envers Dieu?.. Encore
quelques heures probablement de ce sommeil
qui ressemblait tant à la mort, et on l'eut en-
terrée vivante! . .
Une sueur d'angoisse mouilla ses tempes à
cette pensée... Elle sentit qu'elle allait s'é-
vanouir de nouveau, si elle n'essayait pas de
réagir contre l'horreur qu'elle ressentait. . . et
si elle s'évanouissait, en reviendrait-elle encore
cette fois?
Allons! Du courage! Enfin de compte, il
ne s'agisait que de se raisonner un peu! Elle
était vivante, vivante! Par un simple effort
de sa volonté, elle pouvait, si elle le désirait,
quitter immédiatement sa couche funèbre;
devait-elle hésiter, même un instant?. .
Magdalena ouvrit grands les yeux et elle es-
saya de s'habituer à son entourage. . . Ce fut
affreux, et le coeur lui manqua plus d'une fois.
Mais enfin, elle se leva debout dans son cer-
cueil, puis, en un élan, elle sauta par terre. . .
Ses jambes pourraient-elles la supporter?..
Elle avait été si malade, et elle venait de pas-
ser par de si épouvantables trancesî
Oui, ses jambes la supportaient... Elle
essaya quelques pas et fut toute étonnée de
constater que sa démarche était assurée.
Tout de même, ce fut d'un pas quelque peu
hésitant qu'elle se dirigea vers la table sur la-
quelle était le crucifix, et les cierges allumés.
S'étant agenouillée, elle fit un acte sincère
de remerciment; n'avait-elle pas été sauvée
de la plus horrible des morts ?.. Si elle se fut
éveillée quelques heures plus tard, alors qu'elle
eut été enterrée!. . Six pieds de terre sur son
cercueil!.. L'épouvantable désespoir qu'elle
aurait éprouvé!.. Puis, la mort par la suffo-
cation! . .
— O mon Dieu, combien je vous remercie!
s'écria-t-elle, en éclatant en sanglots.
S'étant relevée, elle se trouva en face d'un
petit miroir, dont le "père Zenon" se servait
lorsqu'il se faisait la barbe. Un cri s'échappa
de sa poitrine, puis elle se retourna, croyant
qu'il y avait une autre personne qu'elle dans la
salle. . . Car. . . non! . . Ça ne pouvait être
Magdalena Carlin, cette jeune fille dont le vi-
sage se reflétait dans la glace!.. Ces joues
creusées et blanches comme . . . comme la mort
ces lèvres, blanches aussi; ces yeux cernés de
bistre, ces grands yeux bruns, qui lui man-
geaient littéralement la figure!. .
De nouveau, Magdalena se retourna et re-
garda derrière elle... Elle était seule, bien
seule dans la pièce ... Ce visage si effrayant
à voir, c'était le sien!.. N'était-ce pas épou-
vantable, et redeviendrait- elle jamais comme
elle l'était auparavant ? . .
Il y avait quelque chose de fort étrange
aussi dans son apparence, hors ce qu'elle ve-
nait de constater.. Qu'était-ce donc?.. Ah!..
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
21
Elle passa ses deux mains en arrière de sa tête
et aussitôt, elle eut une excxamation doulou-
reuse : sa chevelure avait été coupée!..
Elle avait été fière, à bon droit, de ses che-
veux; long-s, abondants, fins comme de la soie
en écheveaux, noirs comme l'aile du corbeau et
ondulant légèrement... Des larmes perlèrent
à ses longs cils, puis, des frissons la secou-
èrent; elle venait de comprendre! Le^père Ze-
non" avait dû lui-même couper les cheveux de
sa ûAe adoptive, au moment où on allait la dé-
poser dans son cercueil; ces cheveux il avait
voulu les garder en souvenir d'elle...
Magdalena se détourna; elle ne voulait plus
regarder dans le miroir puisque cela lui cau-
sait de si pénibles impressions. Mais, tout à
coup, ses yeux tombèrent sur la robe dont elle
était habiLée. C'était une de ces robes en
grosse mousseline blanche, aux garnitures dé-
coupées au fer. . . Un suaire! O ciel!
Fébrilement, elle se dévêtit, déchirant, plus
d'une fois, la robe, dans sa hâte de s'en déba-
rasser, après quoi elle courut à une grande
garde-robe qu'il y avait à l'une des extrémités
de la salle près de la porte d'entrée, et saisis-
sant un long manteau bleu marin qui y était
accroché, e.le s'en recouvrit.
Retournant se placer devant le miroir, elle
eut la satisfaction de voir qu'un changement
s'était opéré dans son apparence. Sans doute,
ses joues étaient encore creuses et pâles; ses
yeux étaient encore ridiculement grands, et
cernés de bistre; mais un peu de rose lui était
venu aux lèvres, et son regard était moins ter-
ne.
Quel bonheur que celui de vivre; de sentir
ses forces lui revenir et de savoir que son sang
coulait, plus chaud, dans ses veines!
Soudain, Magdalena sourit. Quelle sensa-
tion dans le viLage, lorsqu'on apprendrait la.,
résurrection de Magdalena Carlin! Elle de-
viendrait un objet de curiosité . . . Chacun
voudrait connaître les impressions qu'elle
avait ressenties, lorsqu'elle s'était vue cou-
chée dans un cercueil. . . Et le **père Zenon"?
il serait fou de joie de retrouver vivante, sa fil-
le adoptive. Et elle, Magdalena . . .
Mais, à quoi songeait-e.le ? Allait-elle re-
prendre la routine ordinaire ? Redevenir la
"fille du pendu", avec qui nul n'osait s'asso-
cier ?.. Ce serait folie, quand elle pouvait si
facilement disparaître . . . Magdalena Carlin
serait morte pour tous . . . Dans quelques heu-
res, si elle réussissait dans le projet qui ve-
nait de germer dans son esprit, on enterrerait
un cercueil. . . vide, et celle qu'il était supposé
contenir serait loin, tandis qu'on chanterait
son libéra . . .
Se dirigeant vers une chambre à coucher
voisine de la salle, et essayant de ne pas voir
le cercueil, en passant, Magdalena alla directe-
ment vers le lit et en enleva le traversin.
Retournant dans la salle ensuite, elle s'ap-
procha, en tremblant, du cercueil, dans lequel
elle plaça le traversin, qu'elle recouvrit du lin-
ceul dont on l'avait enveloppée, puis, malgré
qu'elle frissonnât d'horreur, elle souleva un
bout du cercueil afin d'en constater le poids . . .
Mais, non; ça ne ferait pas. . . il ne pesait pas
assez.
Deux morceaux de bois, enveloppés dans le
traversin, donnèrent plus de pesanteur au cer-
cueil . . . Oui, c'était à peu près le poids que
pesait Magdalena; c'était très bien ainsi!
Bientôt, le couvercle du cercueil avait été
vissé en place. Il ne restait plus à Magdalena
qu'à partir. Personne ne songerait à dévisser
le couvercle, car, qui, à part du **père Zenon"
tiendrait à la revoir? Elle ne courait donc
pas grand risque.
Mais, le "père Zenon" où était-il ? . . N'était-
ce pas étrange qu'il fut absent ?.. Il revien-
drait sous peu, sans doute, car ça ne pouvait
être que lui qui avait allumé les cierges qui
achevaient de se consumer, de chaque côté du
crucifix. Il serait inquiet, à cause de ces cier-
ges et il reviendrait bientôt . . . Et, quand il
reviendrait, essayerait-il de dévisser le cou-
vercle du cercueil, pour revoir, une dernière
fois, sa fille adoptive qu'il avait tant aimée?
Comme pour répondre aux questions qu'elle
venait de se poser, des pas retentirent au de-
hors. . . Ces pas s'approchaient de la maison. .
Une clef fut insérée dans la porte, et Magda-
lena n'eut que juste le temps de courir se ca-
cher dans la garde-robe, quand le "père Zenon"
pénétra dans la salle.
II
LE COMPLICE
En pénétrant dans la maison, le "père Ze-
non" jeta immédiatement les yeux sur le cer-
cueil, et aussitôt, il enleva son chapeau, puis,
s'étant agenouillé, il fit le signe de la croix et
ses lèvres murmurèrent une prière.
Magdalena, de la garde-robe où elle s'était
réfugiée et dont elle avait laissé la porte en-
tr'ouverte d'un pouce ou deux, pouvait suivre
tous les mouvements de son père adoptif.
Après avoir prié quelques instants, le "pè-
re Zenon" s'approcha de la table sur laquelle
était le crucifix. Les cierges achevaient de se
consumer; il les remplaça donc par d'autres.
S'avançant ensuite auprès du cercueil, il
croisa ses bras sur sa poitrine et sembla se li-
vrer à de tristes et sombres pensées, car des
larmes coulaient lentement sur ses joues. Il
se demandait ce que serait sa vie, maintenant
que Magdalena était morte... Chose certaine,
c'est qu'il s'en irait de G. . .,. . . D'ailleurs, la
chose avait été décidée entre lui et Magdalena,
avant qu'elle tombât malade... Sa maison,
au "père Zenon" était vendue à Jacques Lemil.
Le marchand l'avait achetée pour son fils Pier-
re, qui venait de se marier avec Sylvie Dubien.
La maison avait été vendue toute meublée et
l'acquéreur en avait payé d'avance la moitié
de la somme convenue entre eux : c'est-à-dire
$500.00; la balance serait payée en dedans
d'un an.
Tous, dans le village, savaient que le "père
Zenon" devait partir, et maintenant que Mag-
dalena n'était plus, on s'attendait à ce qu'il
partit bientôt; dans trois ou quatre jours, pro-
bablement. Il ne s'en était pas caché; il s'en
irait bien loin; dans la province d'Ontario,
chez son frère, qui demeurait près de la ville
de Toronto. . .
22
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Pauvre Magdalena! dit-il, entre haut et
bas. Pauvre chère petite! Combien elle avait
hâte de quitter le village, pour n'y jamais re-
venir! Elle ne parlait que de ce. a, la chère en-
fant. . . Le fait est qu'elle n'était pas heureu-
se ici. Quoiqu'elle affectât toujours une gran-
de gaité, en ma présence, je l'ai surprise, plus
d'une fois, à pleurer en cachette... Il n'est
rien de pire qu'un villageois, aussi, pour gar-
der la mémoire des événements... Dans une
ville, il y a longtemps que l'exécution de ce
pauvre Arcade serait oubliée; ici, c'est comme
si ça s'était passé hier, et Magda.ena en a tou-
jours souffert. Oh! La pauvre petite!
Le "père Zenon" alla vers une tablette, sur
laquelle il prit une boîte d'allumettes, puis se
dirigeant au côté de la cuisine, il s'assit auprès
d'une table et se mit à fumer, le visage tourné
vers la salle. Mais il n'aspira que quelques
bouffées de tabac; on eut dit que quelque chose
d'indéfinissable, d'irrésistib.e, l'attirait dans la
salle.
Magdalena, de sa cachette, vit son père
adoptif s'approcher, encore une fois, du cer-
cueil... Elle l'entendit soupirer profondé-
ment. . . Soudain, il se pencha et fit mine de
soulever le couvercle du cercueil. N'y parve-
nant pas il se mit à l'examiner de près, et un
grand étonnement parut dans ses yeux.
— C'est étrange! murmura-t-il. Je ne me
souviens pas d'avoir vissé le couvercle du cer-
cueil; il me semb.e que je n'avais fait que le
poser dessus. . . Qu'est-ce que ça veut dire? . .
De nouveau, il essaya d'enlever le couver-
cle. De nouveau, il se pencha, examina les
visses, puis il commença à les dévisser.
— Personne n'a pu entrer ici durant mon
absence, bien sûr! se dit-il. Mais, comment se
fait-il que le couvercle du cercueil soit vissé?.
L'aurai-je vissé moi-même, par distraction?..
C'est presqu'impossible! Je me souviens que
je m'étais dit que je laisserais le cercueil ou-
vert, jusqu'au matin, car je savais que je vou-
drais revoir Magdalena une dernière fois...
C'est étrange, très très étrange!
Les visses ayant été en.evées, le "père Ze-
non" souleva, assez brusquement le couvercle.
Ausitôt, un cri s'échappa de sa poitrine. . . A
travers la vitre, que voyait-il? Quelque cho-
se d'informe, recouvert d'un suaire, du suaire
dont Magdalena avait été enveloppée!... O
ciel! O ciel! Quelqu'un avait donc pénétré
dans la maison durant son absence et volé le
cadavre de sa fille adoptive ? . . Ces sortes de
profanations n'étaient pas très rares, il le sa-
vait. . . Mais, qu'on eut enlevé le cadavre de
Magda'ena! . .
— Mon Dieu! Mon Dieu! sanglota-t-il. Quel
crime! Quel sacrilège! Magdalena! Mag-
dalena!
— -"Père Zenon", fit une voix alors.
— Hein ? cria-t-il presque.
— "Père Zenon"! Ne craignez rien; je...
— C'est. . . C'est la voix de Magdalena! bal-
butia le "père Zenon".
— C'est Magdalena qui vous parle... Ecou-
tez...
— Magdalena! ... Où es-tu donc ? . . . Je. . .
— Je suis ici. . . Encore une fois, ne craignez
rien, répéta la jeune fille, en s'avançant dans
la sa. le.
— Magdalena! balbutia le "père Zenon" en
faisant un mouvement de recul. C'est...
C'est l'ombre de . . .
— C'est Magdalena, bien vivante, cher "père
Zenon"... Je me suis...
— Magdalena! Vivante! s'exclama-t-il. Est-
ce que. . . Est-ce que je rêve?
— Vous êtes bien éveillé et vous ne rêvez
pas, répondit-elle. Je. . . Je me suis éveillée. . .
J'étais couchée dans... dans un cercueil... O
mon Dieu! sanglota-t-elle.
— Cie.! O ciel! Magdalena!... Et tu dis t'ê-
tre éveillée dans... dans ton cercueil! Oh!
Que c'est épouvantable! Et tu étais seule!...
J'étais allé prendre l'air un peu... Si j'eusse
été ici, au moins!... O Magdalena! Viens,
viens, que je te presse dans mes bras, afin de
m'assurer que c'est bien toi; que tu n'es pas
une ombre; que tu es bien vivante. . .
Il tendit ses bras vers la jeune fille, qui, s'é-
tant approchée, se suspendit au cou de son pè-
re adoptif et éclata en sanglots convulsifs.
— Ca été si épouvantable! ne cessait-elle de
dire et de redire. Quand j'ai eu constaté que
j'étais couchée dans un cercueil... Oh!...
ajouta-t-e.le en frissonnant.
Devant ses yeux repassa toute l'horrible scè-
ne et elle se sentit faible tout à coup.
— Viens t'asseoir dans la cuisine avec moi,
Magdalena, fit le "père Zenon" voulant éloi-
gner sa fille adoptive des décors funèbres qui
les entouraient. Raconte-moi tout maintenant,
si tu le peux, ma Magdalena, reprit-il, lors-
qu'elle fut installée auprès de lui. O ma pau-
vre, pauvre petite!
Elle lui raconta tout ce qui s'était passé :
son réveil, dans le cercueil; l'horreur qu'elle
en avait ressenti; son évanouissement, etc.,
etc.
— O ma pauvre enfant! s'écria le "père Ze-
non" lorsqu'elle lui eut tout raconté. Et dire
que tu étais seule, pour supporter toutes ces
horreurs!... Longtemps, je me reprocherai
d'être sorti... Si j'avais été ici... à nous
deux, c'eut été moins épouvantable... Mais,
Dieu soit béni; te voilà vivante, ma Magdale-
na!
— Quel sort affreux aurait été le mien, si je
ne m'étais éveillée que quelques heures plus
tard! O mon Dieu! ajouta-t-elle, en pleurant.
— Essayons de ne plus penser à ces choses,
ma chérie. . . Tu es vivante; pour cela, remer-
çions la divine Providence!
— Est-ce le jour? Est-ce la nuit, "père Ze-
non"? demanda Magdalena soudain. Est-ce
la lune ou bien le soleil levant qu'on aperçoit,
à travers les stores baissées ?
— Il est cinq heures et demie du matin, ré-
pondit le "père Zenon", après avoir regardé
l'heure à sa montre. Cinq heures et demie,
répéta-t-il; aussitôt que Tangelus sera sonné,
dans une demi-heure maintenant, j'irai au
presbytère, avertir M. le Curé de ce qui vient
de se passer, car, à sept heures devaient avoir
lieu. . .
— Mes funérailles, acheva Magdalena, en
frissonnant.
— . . . Oui, pauvre chère enfant. . . Mais, il
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
23
y a quelque chose que je ne comprends pas,
Magdalena. . .
— Qu'est-ce donc, petit père?
— Ce traversin... dans le cercueil... Pour-
quoi est-il là? Non, vraiment, je n'y com-
prends rien!
— Je vais vous expliquer la chose, alors . . .
Mais, d'abord, dites-moi, cher, cher "père Ze-
non"; vous m'aimez bien, n'est-ce pas? de-
manda la jeune fille, câline.
— Si je t'aime! O Magdalena! Je n'aurais
pu aimer une enfant à moi plus que je t'aime,
je le sais!
— Alors. . . vous seriez disposé à faire beau-
coup pour moi, pour mon bonheur à venir? . . .
— Je me demande s'il y a quelque chose au
monde que je ne serais prêt à faire pour toi . . .
Pourrais-je te refuser quelque chose, ma ché-
rie, à toi qui viens de... ressusciter, en quel-
que sorte, de la mort?
— Eh! bien; écoutez ce que je vais vous pro-
poser, "père Zenon". . . Je vous l'ai dit tout à
l'heure, il y va de mon bonheur... Voici : il
faut que les funérailles de Magdalena Carlin
aient réellement lieu, ce matin. Vous compre-
nez bien ce que je veux dire, n'est-ce pas ?
— Mais, non, ma fille, je ne comprends pas. . .
— Je veux disparaître, "père Zenon"... Je
veux que Magdalena Carlin soit morte, pour
tous... qu'elle soit enterrée, ce matin même,
dans le cimetière de ce village. . . Moi, je m'en
irai. . . loin, loin; si loin, qu'on n'entendra plus
jamais parler de moi ... Je changerai de
nom. . . Je. . .
— Impossible, Magdalena, impossible! Sais-
tu, ma pauvre enfant, ce que tu médites de
faire, et dont tu veux me rendre complice ? . . .
O ma petite, ce serait mal, si mal! Et, de
plus, une telle chose serait punissable par la
loi, je crois, si jamais nous étions découverts.
— Découverts ? Mais, nous ne le serons ja-
mais! Je m'en irai. . .
— Tu t'en iras, dis-tu? Seule, Magdalena?
Certes, non! Jamais je ne consentirai à cela!
Si tu pars, je t'accompagne... Mais, inutile
de...
— Ecoutez, "père Zenon", écoutez, je vous en
prie! Si vous saviez tout ce que j'ai enduré
d'insultes, dans ce village...
— Je sais! Hélas, je le sais! Cependant,
renonce au projet que tu as formé, ma fille,
car. . .
Magdalena leva soudain la main, comme
pour imposer silence à son compagnon. Des
pas s'approchaient de la maison...
— Quelqu'un vient! murmura-t-elle. Il est
trop tard maintenant! Il n'y a plus à hésiter,
petit père... Vite! ajouta-t-elle. Remettons
les visses au cercueil . . . Magdalena Carlin est
morte. . . Qu'on enterre un cercueil vide! Moi,
je disparaîtrai, et vous m'y aiderez, je le sais;
même, vous m'accompagnerez là où j'irai, si
vous le désirez. Vite, "père Zenon"! Vite!
Magdalena courut vers le cercueil, et com-
me un otomate, son père adoptif la suivit. En
sa présence, elle remit les visses au couvercle,
et il la laissait faire, sans proférer un mot;
mais son visage était blanc comme un mort.
— Courage, petit père! fit-elle, en lui don-
nant un baiser.
— Nous avons tort, Magdalena! balbutia le
"père Zenon", bien tort!
— Ne quittez pas les abords du cercueil, lui
recommanda-t-elle, et tout se passera bien, je
le prédis. . . Moi, je monte dans ma chambre à
coucher, dont je fermerai la porte à clef. . .
Plus tard, dans le courant de la journée, nous
ferons des projets, et, dans deux ou trois
jours. Dieu aidant, nous aurons quitté G . . .
pour toujours.
— Je t'avouerai, Magdalena, que j'ai pres-
que peur, balbutia le "père Zenon". Le risque
affreux que nous courons...
— Ah! fit Magdalena, en pleurant, j'ai tant
souffert, dans ce village, tant! Morte; elle est
morte, la "fille du pendu", à partir de ce mo-
ment. . . Mais, voilà le village qui s'éveille, re-
prit-elle; on entend marcher, dehors et bien-
tôt, les curieux voudront entrer ici. . . Je cours
m'enfermer dans ma chambre. . . vous m'y re-
trouverez, après les... funérailles... Au re-
voir, cher bon "père Zenon"! Au revoir, et...
courage!
— Au revoir, ma fille, répondit-il, presque
machinalement. Dieu te garde... et nous par-
donne !
III
CI-GIT MAGDALENA CARLIN
Il y avait à peu près dix minutes que Mag-
dalena était rendue dans sa chambre à cou-
cher, dont elle avait eu la précaution de fer-
mer la porte à clef, quand elle entendit des
piétinements et des murmures de voix, dans la
salle, en bas. Des gens curieux, peut-être
sympathiques, étaient arrivés, dans l'espoir de
revoir, une dernière fois, dans son cercueil, la
"fille du pendu". Mais, ce,le-ci savait que son
père adoptif ferait bonne garde et qu'il in-
venterait une raison quelconque, pour refuser
d'ouvrir le cercueil.
— Pauvre "père Zenon"! se disait Magdale-
na. Que je le plains! Oui, je le plains de tout
mon coeur! Par quelles trances, par quelles
angoisses il va passer, d'ici à ce que le cer-
cueil soit bien et duement enterré!... Mais,
il le fallait! Dieu veuille que tout se passe,
sans accident! Oh! Combien il me tarde de
voir revenir le "père Zenon" de l'église, du ci-
metière! Alors seulement, je serai retirée
d'inquiétude . . .
Il devait y avoir une assez grande quantité
de gens, en bas, car les piétinements augmen-
taient, et les voix parvenaient jusqu'à la cham-
bre où Magdalena s'était retirée.
Bientôt, les piétinements devinrent plus dis-
tincts... puis, des pas lents et pesants s'a-
cheminèrent vers la porte d'entrée : on allait
partir pour l'église.
Bien cachée, derrière des rideaux de mous-
seline épaisse, la jeune fille se hazarda à re-
garder par la fenêtre. Elle vit les gens se
former en procession. Soudain, toutes les tê-
tes se découvrirent, car venaient d'apparaître
Jacques Lemil et son fils Pierre, portant le
cercueil. L'église n'étant pas loin de la mai-
son, le "père Zenon" n'avait pas jugé à propos
24
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
de louer le corbillard, pour les funérailles de
Magdalena.
Ah! Le voilà le "père Zenon"! Il sort le
dernier, car il a dû prendre la précaution de
fermer à clef la porte de la maison, après s'ê-
tre assuré que tout le monde en était parti.
Magdalena vit défiler ses propres funérail-
les... Elle vit le cortège pénétrer dans l'égli-
se... Elle entendit la cloche tinter lentement
le glas. . .
Elle n'était pas sans comprendre, certes, la
gravité de ce qu'ils avaient fait, elle et son
père adoptif . . . Elle savait bien qu'ils pé-
chaient, tous deux, contre la loi humaine...
et la loi divine. . . Ce service qui se chanterait,
dans quelques instants, sur un cercueil vide. . .
Quelle moquerie, et combien cette moquerie de-
vait déplaire à Dieu!
— Mon Dieu, pria-t-elle, puissent les chants
et les prières qui se disent sur un cercueil vide,
en ce moment, s'élever vers vous en supplica-
tions, pour le repos de l'âme de mon bien-aimé
père!
Cette courte prière la consola un peu.
Quittant sa fenêtre ensuite, elle s'agenouilla
et récita le rosaire, après quoi, s'étant assise,
elle attendit. . .
Tout à coup, la cloche de l'église tinta; c'é-
tait le libéra.
Magdalena se leva et s'approcha, de nou-
veau, de la fenêtre. Bientôt, elle vit le con-
voi se dirigeant vers le cimetière, qui était en
arrière de l'église et qu'elle ne pouvait consé-
quemment pas apercevoir, de sa chambre . . .
Le dernier acte du plus émouvant des drames
allait se dérouler dans le cimetière : le cer-
cueil, sensé contenir les restes mortels de
Magdalena Carlin, serait, dans quelques ins-
tants, descendu dans une fosse et recouvert
de six pieds de terre...
Des larmes coulaient, pressées, sur les joues
de la jeune fille... Elle songeait . aux terri-
bles émotions par lesquelles devait passer son
père adoptif, en ce moment. . . S'il survenait
quelqu'accident! . . . Si, en maniant le cercueil,
quelque chose arrivait, . . Ces deux morceaux
de bois, par exemple, qui avaient été enroulés
dans le traversin. . . s'il fallait, par qu'elqu'hor-
rible malchance, qu'ils se fussent déplacés,
dans le transport, de la maison à l'église, et
qu'ils se missent à rouler dans le cercueil! A
cette pensée, Magdalena sentit ses cheveux se
dresser sur sa tête et son sang se glacer dans
ses veines.
— 0 Dieu tout-puissant, s'écria-t-elle, en joi-
gnant les mains, ne permettez pas cela, ne le
permettez pas! Ca serait si, si épouvantable,
mon Dieu! Ne le permettez pas! Ne le per-
mettez pas! Je n'ai pas voulu vous offenser,
mon Dieu, reprit-elle; je désirais seulement
me protéger moi-même. N'appesantissez pas
votre main sur moi, je vous en supplie. Sei-
gneur!
N'étaient-ils pas longtemps, bien long-
temps, dans le cimetière? Ne devraient-ils pas
en être revenus maintenant? Qu'y avait-il?
Bien sûr, quelque chose était arrivé... N'au-
rait-on pas eu le temps d'enterrer deux, trois
cercueils ? . . . Oui, il devait être arrivé quel-
que chose... Et le "père Zenon", qu'advien-
drait-il de lui, si quelque catastrophe était sur-
venue? Ce pauvre "père Zenon", qui avait
tant essayé pourtant de combattre l'idée de sa
fille adoptive; celle de se faire passer pour
morte... Ciel! Pourquoi n'avait-elle pas eu
la pensée de lier les morceaux de bois au tra-
versin, au moyen de fortes cordes ? S'il fal-
lait! S'il fallait! Car, elle ne pouvait plus
en douter, lui semblait-il, il était arrivé quel-
que chose... Pas une âme ne paraissait, aux
abords du cimetière... ils étaient tous auprès
de la fosse. . . à regarder le cercueil. . . vide. . .
et bientôt, une foule hurlante se dirigerait
vers la maison; on viendrait demander à la
"fille du pendu" compte de sa conduite...
Elle crut qu'elle allait s'évanouir. . . Ses
jambes se dérobaient sous elle... elle allait
tomber. , .
Mais voilà qu'on quittait le cimetière, en-
fin! Non, il n'était rien arrivé, car tous cau-
saient entr'eux, puis se séparaient par petits
groupes; chacun retournait chez soi.
— O mon Dieu, soyez béni, mille fois béni!
s'écria Magdalena.
Voici le "père Zenon"! Il s'en revient à la
maison, mais il n'est pas seul; Jacques Lemil
et son fils l'accompagnent. Magdalena ne put
s'empêcher de sourire tristement, car elle de-
vinait bien que son père adoptif eut de beau-
coup préféré n'être pas accompagné. Mais
peut-être ces deux hommes n'entreraient-ils
pas dans la maison ? C'était à espérer.
Dans tous les cas, comme d'autres personnes
se dirigeaient du même côté que le "père Ze-
non" et les Lemil, et que, probablement, ils ne
manqueraient pas de jeter les yeux sur la
maison, de laquelle venait de sortir un cer-
cueil, la jeune fille se retira de la fenêtre. Il
ne fallait pas risquer qu'on l'entrevit, et quoi-
que les rideaux fussent très épais et que le
risque d'être vue n'était pas grand, on sait
qu'un excès de prudence n'a jamais nui.
Jacques Lemil et son fils furent à peu près
dix minutes dans la maison. Le "père Zenon"
parlait, très fort, et Magdalena comprit pour-
quoi; c'était pour l'avertir qu'il n'était pas
seul.
Ces dix minutes que le marchand et son fils
passèrent dans la maison, parurent longues
comme dix heures à la jeune fille. Elle s'était
assise sur son lit et elle n'osait pas bouger.
Le moindre bruit, le moindre craquement du
plancher la trahirait.
Soudain, elle porta la main à son coeur et
elle sentit qu'elle pâlissait : il lui était resté
une sorte de rhume, de sa dernière maladie
et à chaque instant, une petite toux sèche lui
venait. Elle sentit qu'elle allait tousser! Ce
serait terrible! Que faire?
Vite elle cacha son visage dans ses oreillers,
ce qui étouffa le bruit qu'elle dut faire en tous-
sant. Mais, n'avait-elle pas été entendue, d'en
bas ?.. .
Craintivement, elle leva la tête et écouta...
Mais, voilà qu'elle entendit le bruit de chaises
remuées; les Lemil se préparaient à partir. . .
Quel soulagement pour le"père Zenon"! Et
pour elle, Magdalena! Qu'ils avaient été long-
temps ces deux hommes, et quel martyr avait
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
25
dû endurer son père adoptif ; de quelle frayeur
il avait dû être envahi!
— Tu as Fair épuisé, Lassève, totalement
épuisé! fit la voix de Jacques Lemil.
— ^Je n'ai pas dormi, depuis plusieurs nuits,
vois-tu, répondit l'interpellé.
— Alors, tu ferais bien de déjeuner d'abord,
puis de te mettre au lit et essayer de dormir.
Tu finirais par tomber malade; il n'est rien
de pire que le manque de sommeil.
— Je suivrai probablement ton conseil, Le-
mil...
— Si j'étais toi, continua le marchand, je fer-
merais à clef les portes de la maison, afin de
n'être dérangé par personne et je me couche-
rais le plus tôt possible.
— Merci, répondit le "père Zenon". Ton con-
seil est sage, mon ami, et je vais le suivre.
— Au revoir, donc, Lassève!
— Au revoir, Lemil! Merci de tes sympa-
thies! Au revoir, Pierre, mon garçon!
Enfin! Enfin! Ils étaient partis! La porte
de la maison venait d'être fermée., à clef; de
cela, Magdalena était bien sûre. Tout de
même, elle ne bougea pas; elle attendrait que
son père adoptif montât la trouver.
Cela ne tarda guère. Elle l'entendit monter
l'escalier, puis se diriger vers sa chambre.
■ — Magdalena! fit-il, après avoir frappé à la
porte.
— Oui, "père Zenon", répondit-elle, courant
ouvrir.
- Il entra en chancelant. Son visage était
blanc comme la mort.
— 0 mon Dieu, que ça été épouvantable! s'é-
cria-t-il, en se laissant tomber sur un siège et
s'épongeant le front de son mouchoir.
— Pauvre petit père! Pauvre, pauvre petit
père fit Magdalena, entourant de ses bras le
cou de son père adoptif et lui donnant un bai-
ser.
— J'ai. . . J'ai failli trahir notre secret. . . je
ne sais combien de fois, Magdalena, reprit-il.
Il me semblait qu'on me soupçonnait. . . que
sais-je?. . . Je le répète, ma fille, ça été épou-
vantable !
— Mais tout s'est bien passé, n'est-ce pas?
— Oui, tout s'est bien passé. . . et pour cela,
que Dieu soit béni!. . . Mais, ma fille, aussi-
tôt que faire se pourra, nous quitterons G....
— Je ne demande qu'à partir alors ? Ce soir ?
— Demain soir. . . Attendons à demain soir,
voulez-vous? J'ai quelques préparatifs à fai-
re... vous aussi, petit père. . . Oui, nous par-
tirons demain soir, aussitôt que tombera l'obs-
curité.
— Demain soir; c'est entendu! Vers les onze
heures, nous partirons. A cette heure-là, le
village est endormi depuis longtemps . . . En
attendant, Magdalena, tu devras rester dans
ta chambre à coucher. . . Je monterai tes re-
pas ici. . . Ça ne sera pas gai pour toi; mais,
que veux-tu ?
— Ne craignez rien, je ne commettrai au-
cune imprudence. Ee, quant à trouver le
temps long, j'en doute, car je vais être fort oc-
cupée.
-*-Je descends préparer le déjeuner, dit le
"père Zenon" en se levant. Au revoir, Magda-
lena. J'entends Froufrou qui demande qu'on
lui ouvre la porte; vais-je le laisser monter
ici?
— Oui! Oui! répondit, en souriant, la jeune
fille. Froufrou me tiendra compagnie,
s'étant dirigé vers la cuisine, il ouvrit la porte
Le "père Zenon" descendit dans la salle, puis
à un petit chien épagneul, tout noir, tout fri-
sé; c'est Froufrou. En quelques bonds, il mon-
ta l'escalier et vint demander admission dans
la chambre de Magdalena.
— Froufrou! Cher beau Froufrou! s'écria-
t-elle. Viens me tenir compagnie... Mais,
qu'allons nous faire de toi ? . . Nous ne pouvons
t'emmener avec nous... et nous partons de-
main... Demain... reprit-elle. Demain,
nous quitterons pour toujours ce village!..
Oh! combien il me tarde de partir. . . de m'en
aller loin, bien loin d'ici. . . à la grâce de Dieu!
IV
A LA GRACE DE DIEU
On était au lendemain des funérailles. Il
était six heures du soir.
Dans sa cuisine, le "père Zenon" était occupé
à préparer le souper. Sur une table, près du
poêle, était un plateau, contenant une assiette,
une tasse, une saucoupe et un petit service à
thé; ce plateau, on l'a deviné, était destiné à
Magdalena qui, ainsi qu'il avait été convenu
entre elle et son père adoptif, ne quittait pas,
même un instant, sa chambre à coucher.
Malgré qu'elle fut, en quelque sorte, pri-
sonnière dans sa chambre, ces deux jours n'a-
vaient pas paru trop longs à la jeune fille, car
elle avait été très occupée à tailler, faufiler,
coudre, ajuster; bref, à faire ses derniers pré-
paratifs de voyage.
Cette nuit-là, on devait partir. Ce serait
une nuit sans lune; de fait, le temps était à la
pluie; même, il était tombé de petites ondées,
depuis midi. Certes, ce n'était pas un temps
idéal, pour eux qui allaient parcourir, à pied,
une longue distance, avant de se risquer de
prendre un train. Ils iraient. . . ils ne sa-
vaient trop où encore. . . là où les conduiraient
le destin... Comme l'avait dit Magdalena, la
veille; ils iraient. . . à la grâce de Dieu. . .
Pendant que sa fille adoptive était occupée
dans sa chambre à coucher, dont elle tenait
continuellement la porte fermée à clef, le"pè-
re Zenon" trouvait quelques raisons pour s'oc-
cuper autour de la maison, afin de donner le
change à qui prendrait la peine de l'observer.
Car, il vit bien qu'on l'observait. Non pas
qu'on eut aucun soupçon à son égard, bien sûr;
mais par simple curiosité. Oui, le"père Zenon"
savait que les villageois étaient curieux, et
qu'ils devaient se demander souvent "comment
le vieux s'arrangeait, tout seul, dans sa maison
maintenant". Ne pouvant voir ce qui se pas-
sait, par les châssis de la salle, dont les stores
étaient baissées, en signe de deuil, on inventait
mille prétextes pour venir frapper à la porte
de la cuisine.
Durant la veillée, le soir des funérailles, la
salle avait été éclairée, et elle le serait encore
ce soir. Le "père Zenon", la veille, s'y était
installé, pour y lire son journal, bien en vue de
26
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
l'une des fenêtres de la cuisine, afin de donner
aux curieux la chance de le voir et de parler
ensuite, entr'eux, de ce qu'ils avaient vu.
Quant à Magdalena, ce n'est que lorsque les
lumières s'éteignaient, en bas, qu'elle voyait
son père adoptif et causait avec lui; alors que
ce dernier était sensé être allé se coucher, il
veillait avec la jeune fi. le, et tous deux fai-
saient des projets de voyage, d'avenir. Inu-
tile de le dire, ces veillées devaient se passer
dans l'obscurité, car aucune lumière ne devait
être vue, dans la chambre de Magdalena.
Pour revenir au lendemain des funérailles,
le "pèr.e Zenon" ayant déposé sur le plateau le
souper de Magda.ena, alla le lui porter, dans
sa chambre.
Lorsqu'il eut frappé à la porte, il entendit
d'abord un joyeux aboiement de Froufrou, puis
la voix de la jeune fille lui disant :
— Un instant, "père Zenon", s'il vous plait.
— Prends ton temps, ma fille; je ne suis nul-
lement pressé.
Après quelques piétinements, Magdalena ou-
vrit la porte de sa chambre, et le "père Zenon"
entra. Mais en apercevant ]a jeune fille, il eut
une exclamation de surprise et il faillit laisser
choir sur le plancher le plateau qu'il tenait à
la main. Car, Magdalena portait un costume
complet de gar;on, et ce costume la changeait
totalement.
— Magdalena... balbutia le "père Zenon".
Mais . . .
— Que pensez-vous de mon nouvel acoutre-
naent, petit père? demanda-t-elle. N'est-ce
pas que c'est un bon déguisement?
— Tu as l'air d'un garçonnet de quinze ans
au plus, répondit le "père Zenon", et vraiment,
ce déguisement est le meilleur que l'on puisse
imaginer.
— J'ai taillé et cousu, sans relâche, pour fi-
nir es costume à temps, dit-elle. Cette serge
grise... vous vous souvenez peut-être que
nous l'avions achetée, à la ville, pour que je
m'en confectionne une robe?
— Oui, je m'en souviens.
— Nous en avions acheté de la grise et de la
brune. La serge brune, je l'emporte; je m'en
ferai un autre costume, plus tard.
— Tu es extraordinaire, Magdalena, extra-
ordinaire! Je te savais adroite à l'aiguille,
mais . . .
— Aussitôt que vous le pourrez, "père Zenon",
montez me tenir compagnie, n'est-ce pas ?
Nous avons des projets à faire pour notre dé-
part et notre voyage.
—C'est entendu, ma fille! A tout à l'heure!
J'éteindrai les lumières de bonne heure, ce
soir, et je viendrai te rejoindre ici.
Neuf heures et demie venaient de sonner,
lorsque le "père Zenon" retourna rejoindre
Magdalena. Elle portait encore son costume
masculin, et quoique son père adoptif s'y fut
attendu, il ne put réprimer un mouvement d'é-
tonnement en l'apercevant.
— Quel ganti. garçonnet tu fais, Magdalena!
s'écria-t-il.
— Vous trouvez, petit père? répondit-elle en
riant.
— Certes!
— Du moment que c'est un bon déguisement,
je me déclare satisfaite.
— Nous allons être obligés de marcher toute
la nuit, afin de nous éloigner de ce village le
plus possible, dit le "père Zenon". Au lever du
soleil, nous devrions être déjà loin. Et, Mag-
da.ana... Mais, reprit-il aussitôt, je ne dois
plus te nommer par ton nom : Magdalena...
il va falloir que tu en choisisses un autre.
— Oui. J'y ai bien pensé et je. . .
— Ecoute. J'avais, autrefois, un petit frère
jumeau, que j'aimais de tout mon coeur. . . Il
est mort à l'âge de quinze ans. . . Si tu vou-
lais me faire un grand plaisir, ma fille, tu
prendrais son nom. . .
— Mais, sans doute! Comment se nommait-
il votre petit frère jumeau, "père Zenon"?
— Il se nommait Théodule.
Dans l'ombre, Magdalena fit une petite
moue. "Théodule"; ce nom lui paraissait trop
ancien, trop long; elle eut préféré s'appeler
Jean, Paul, ou quelqu'autre nom de ce genre.
— Tu n'aimes pas ce nom, Magdalena? de-
manda le "père Zenon" Alors, choisis-en un
autre, ma fille.
— Pas du tout! répondit la jeune fille. Théo-
dule, ce sera très bien. Je n'y ai qu'une objec-
tion; c'est que c'est trop long. Abrègeons-le;
dorénavant, je me nommerai Théo... Théo
Lassève, pour vous servir! ajouta-t-elle, en
souriant et soulevant sa casquette.
— Théo. . . Oui, ce sera joli, répondit le "pè-
re Zenon", et je te remercie Magda'ena, d'a-
voir. . .
Mais elle l'interrompit :
— "Théo", s'il vous plait, et non "Magdale-
na". Il va falloir commencer dès maintenant,
sans quoi nous risquerions de nous tromper un
jour, ce qui pourrait entraîner de désagréables
résultats. Je me nomme Théo Lassève, con-
tinua-t-elle; je suis votre neveu. Vous êtes
mon oncle; mon oncle Zenon, à partir de ce
moment. Qu'en dites-vous ?
— Je dis que c'est très bien . . . Théo, mon
neveu.
— C'est entendu alors, mon oncle! répondit
Magdalena.
— Et maintenant, où irons-nous, en partant
d'ici ?
— Dirigeons-nous vers l'est. Prenons :e
chemin qui conduit à Levis . . . Nous marche-
rons toute la nuit. Demain, nous nous instal-
lerons dans quelque bois, puis nous repren-
drons notre route, aussitôt qu'il fera noir.
Après demain, peut-être pourrons-nous nous
risquer à prendre le train.
— Ce sera absolument comme tu le désire-
ras, ma fille... Théo, je veux dire. J'ai pré-
paré tout un panier de provisions de bouche, et
j'apporte un petit bidon, dans lequel nous fe-
rons du thé. lorsque nous le désirerons. Qu'ap-
porte-tu, toi, Théo?
— Je n'apporte qu'une petite valise, mon on-
cle, et tout est prêt pour quand sonnera l'heu-
re de partir, de ouitter, pour toujours. Dieu
merci, ce viKage, oii j'ai tant souffert.
Tous deux continuèrent à causer, à faire des
projets, et l'heure passa assez vite. A un mo-
ment donné, Magdalena s'approcha de la fe-
nêtre et regarda dehors. Pas une lumière ne
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
27
se voyait dans le village; tous étaient couchés
dormaient, depuis longtemps, sur leurs deux
oreilles.
—Descendons! fit-elle. Il doit être tard; ce
sera bientôt l'heure de partir, je crois.
Ils descendirent dans la sal e. Froufrou,
comme s'il eut compris qu'on allait l'abandon-
ner, se jetait littérallement dans le chemin de
Magdalena et il haletait, comme s'il venait de
faire une longue course.
— Pauvre Froufrou! Pauvre petite bête! dit
Magdalena, en caressant le chien. Tu vas
beaucoup t'ennuyer de nous, je sais!.. Ne
pourrions-nous pas l'emmener avec nous, mon
oncle? demanda-t-e!le.
— Impossible... Théo, impossible! Froufrou
ne serait qu'un embarras, tu le penses bien.
— Que va-t-il devenir?
— Ne sois pas inquiète à son sujet. Demain
matin, par le premier courrier, Jacques Lemil
recevra, en même temps que la clef de la mai-
son, une lettre de moi, lui disant que nous lui
avons laissé le chien en soin.
— Tout de même, fit Magdalena, avec un ser-
rement de coeur, ça semble triste, presqu'in-
humain d'abandonner Froufrou ainsi. Voilà
deux ans que nous l'avons, et il nous aime
tant! ajouta-t-e.le d'une voix remplie de lar-
mes.
— Allons! Allons! Sois raisonnable, je te
prie! répondit Zenon. Et vois, il est onze heu-
res moins le quart; c'est le temps de partir!
Ils avaient résolu de quitter la maison par
la porte de la cuisine, entendu que, en arrière
de leur demeure, à quelques pas seulement,
était un petit bois, dans lequel ils pourraient
cheminer jusqu'au prochain vil age.
Froufrou, voyant ses maîtres en frais de
l'abandonner, se mit à se plaindre, puis il s'ap-
procha de Magdalena, et lui lécha le visage et
les mains, essayant, par tous les moyens pos-
sibles, de se faire emmener. Sa jeune maî-
tresse pleurait franchement; ça lui semblait
vraiment inhumain d'abandonner la pauvre
petite bête. Cependant, elle n'osait rien dire,
afin de ne pas mécontenter son père adoptif.
On partit. Quelques pas seulement à faire
et on atteignit le petit bois. Mais soudain,
Magdalena s'arrêta.
— Qui a-t-il? demanda Zenon Lassève, en
s'adressant à la jeune fille.
— Froufrou . . . balbutia-t-elle. Ecoutez-le
donc pleurer!
En effet, le chien pleurait; on eut dit la voix
d'un être humain.
— Viens, Théo! insista Zenon.
— Je ne puis pas abandonner Froufrou ainsi!
ainsi! pleura-t-elle. Oh! Mon oncle! Mon
oncle! Je veux l'emmener avec nous!
— C'est de l'enfantiLage, dit Zenon. Mais
enfin, puisqu'il le faut!. .
Tous deux retournèrent à la maison, et bien-
tôt, Magdalena emportait Froufrou dans ses
bras, afin qu'il n'aboyat pas, puis ils se diri-
gèrent, de nouveau vers le petit bois.
Zenon Lassève et Magdalena Carlin avaient
quitté G..., pour n'y plus jamais revenir...
Ils s'en allaient. . . à la grâce de Dieu.
V
PREMIERES ETAPES
Ils marchaient d'un bon pas, car ils vou-
laient, à tout prix, être loin de G. . ., au lever
du soleil. Froufrou les précédait ou les sui-
vait, tout joyeux, mais n'aboyant pas, comme
s'il eut compris que ce n'était pas le temps de
faire du bruit.
Deux heures durant, ils marchèrent; mais
bientôt, Zenon Lassève s'aperçut que son "ne-
veu" rallentissait le pas. Pauvre Magdalena!
Elle relevait d'une grave maladie et ses forces
n'étaient pas encore tout à fait revenues, inu-
tile de le dire.
Vers une heure et demie du matin, ils par-
vinrent à proximité d'un village. Ls résolu-
rent de s'arrêter et se reposer un peu; ce se-
rait folie d'essayer de procéder plus loin, pour
le moment, Magdalena étant presque totale-
ment épuisée.
Ils s'assirent sur le bord du chemin, puis,
après s'être restaurés un peu, Zenon alla à la
découverte. Il ne fut pas longtemps absent;
bientôt il revint et dit à Magdalena :
— Théo, j'ai découvert que nous sommes tout
près d'une gare. Si tu ne crains pas de rester
seul, j'aimerais aller faire une petite promena-
de dans la direction de cette gare.
— C'est bien, al.ez mon oncle, répondit-elle.
Je n'ai pas peur; Froufrou veillera sur moi,
tout en me tenant compagnie.
— ^D'ailleurs, ce n'est qu'à quelques pas d'ici.
Un appel de toi, et je reviens ilîico.
— C'est fort bien! Allez, mon oncle!
Il fut absent un quart d'heure à peu près.
Lorsqu'il revint, il dit, s'asseyant auprès de la
jeune fille :
— Comment aimerais-tu faire le reste du
trajet en wagon, Théo?
— Le reste du trajet, mon oncle? demanda-
t-e'le, en riant. Mais, d'abord, où allons-nous?
— Ma foi, je n'en sais rien, répondit Zenon,
riant à son tour.
— Et puis, en wagon, nous serions vus et re-
connus, je le sais. Non, c'est impraticable, se-
lon moi.
— Ecoute, dit Zenon. Il ne s'agit pas de
prendre un train de passagers, mais un train
de marchandises.
— Un train de marchandises? Je ne com-
prends pas votre idée, mon oncle. Nous ne se-
rions pas admis et. . .
— Admis! Bien sûr que non!
—Alors ? . .
— Nous prendrons passage à bord, sans en
demander permission; voilà! Il y a, à cette
gare dont je viens, un train de marchandises,
arrêté, pour réparations. Par une conversa-
tion que j'ai surprise entre les hommes de sec-
tion, je sais que le train repartira dans moins
d'une heure. Il se dirige vers la Rivière-du-
Loup . , .
— La Rivière-du-Loup! Si loin que cela!
Oh! Quel bonheur de s'en aller si loin de G. . . !
Si, seulement, c'était possible! s'écria Magda-
lena.
— C'est possible, Théo. Si tu veux avoir
confiance en moi, suivre toutes mes instruc-
28
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
tions, sans hésiter, dans deux jours, trois au
plus, nous serons à la Rivière-du-Loup, ou, du
moins, dans ses environs.
— Je suivrai fidèlement vos instructions,
promit-elle.
— Je suis parvenu à briser les scellées de
l'un des wagons, reprit Zenon Lassève; c'est
un wagon fermé et j'ai vu qu'il contenait trois
boîtes à piano seulement. En usant de pré-
cautions, nous pourrons prendre place dans ce
wagon, sans qu'on s'en doute. Mais, je t'en
avertis, Théo, ça ne sera pas précisément gai
ce voyage que nous allons faire. . . dans ce wa-
gon fermé il fera noir comme sous terre.
— Qu'importe, mon oncle! Je suis prête à
tout risquer, si vous le désirez.
— Alors, partons immédiatement! Nous
avons des provisions de bouche pour trois ou
quatre jours et, en passant, j'ai rempli d'eau le
bidon qui devait nous servir à faire du thé.
Prends le chien dans tes bras, afin qu'il n'aboie
pas, et apporte ta petite valise; moi, je me
charge de mes propres bagages et du bidon.
— Je suis prête à vous suivre, répondit Mag-
dalena.
— Lorsque nous serons arrivés au wagon,
continua Zenon, j'y monterai, d'abord. En-
suite, tu me tendras mes bagages, les tiens, et
le chien, puis tu monteras dans le train; je t'y
aiderai. Allons! Et marchons à pas de loup.
— Il y a certainement quelques risques à
courir; cela, je l'avoue. Mais, si nous étions
découverts, il ne me resterait qu'à payer notre
passage. Tu sais que je porte sur moi plus de
trois cents dollars. Allons!
Nous l'avons dit déjà, la nuit était très noi-
re. Depuis près d'une heure, il tombait une pe-
tite pluie fine, bien désagréable, et Magdalena
se réjouisait à la pensée d'être bientôt à l'abri.
Un seul fanal éclairait la plate-forme de la
gare. Le wagon fermé dont Zenon Lassève
avait parlé, était assez éloigné de ce. fanal pour
qu'il n'y eut pas de danger, pour eux, d'être
aperçus; de plus, c'était du côté opposé de la
porte du wagon en question que travaillaient
les hommes de section.
Tout se passa ainsi qu'il avait été convenu,
entre Zenon et Magdalena. Mais, lorsque la
porte du wagon eut été refermée et qu'il fit
noir comme sous terre, la jeune fille ne put
s'empêcher de crier.
— O ciel! Quelle obscurité! s'écria-t-elle. Je
ne pourrai jamais endurer cela, jamais!
— Chut! fit Zenon, Suis-moi, ajouta-t-il, en
s'emparant de la main de sa compagne.
Il l'entraîna à l'extrémité opposée à la por-
te du wagon, dont le plancher était recouvert
de paille, et quand il l'eut fait asseoir auprès
de lui, il lui dit tout bas :
— Sois brave, Théo, je te prie! Nous ne se-
rons pas condamnés à l'obscurité complète,
d'ailleurs, car, j'ai vu deux fanaux accrochés
au mur de ce wagon, et je ne doute pas qu'ils
soient remplis d'huile. Aussitôt que le train
se remettra en mouvement, j'allumerai l'un
de ces fanaux. Pour le moment, gardons-nous
de faire du bruit. . . et vois à ce que Froufrou
n'aboie pas.
Le temps leur parut long; mais enfin, le
train se remit en marche. Aussitôt, Zenon se
dirigea vers l'autre extrémité du wagon, s'é-
clairant au moyen d'allumettes et bientôt, il
atteignit les fanaux. Oui, ainsi qu'il l'avait
espéré, tous deux contenaient de l'huile! Quel-
le chance!
En un clin d'oeil, l'un des fanaux fut allumé,
ce qui suscita une exclamation de joie, de la
part de Magdalena.
— De la lumière, enfin! dit-elle, en souriant,
quand Zenon fut parvenu auprès d'elle. Quel
bienfait que la lumière, n'est-ce pas, mon on-
cle?
— C'est certainement moins lugubre, plus
gai ainsi, Théo.
— Je me sentais toute triste, reprit-elle;
mais voilà que je me remets à envisager l'ave-
nir avec plus de confiance . . . grâce à ce fanal
allumé.
— L'important pour toi maintenant, je crois,
fit Zenon Lassève, c'est de dormir. Heureuse-
ment, le plancher de ce wagon est couvert de
paille, dont je vais te faire un bon lit, bien
propre, bien moelleux. Tiens, ajouta-t-il, au
bout de quelques instants, tu seras couchée,
là-dessus, comme une reine.
Magdalena fut bientôt endormie, tandis que
son père adoptif, tout en fumant sa pipe, se
livrait à ses pensées et essayait d'ébaucher
des projets d'avenir. . . Le train se dirigeait
vers la Rivière du Loup... dans les environs
de cette ville, il y aurait sûrement moyen de
gagner sa vie... Il y avait cela de commode,
pour un "homme à tout faire"; c'était que ses
moyens de subsistance l'accompagnaient tou-
jours et partout où il allait. . . Il ne regrettait
pas d'avoir quitté G. . . et chose certaine, Mag-
dalena ne le regretterait jamais, elle non
plus... Si seulement ils savaient, tous deux,
où le sort les entraînait...
— Il est une chose certaine cependant, se di-
sait-il, c'est que nous devrons avoir quitté ce
wagon, avant que le train arrive à la Rivière
du Loup. Tout ce que je demande, c'est que
nous soyons favorisés par l'obscurité; en plein
jour, ce serait presqu'impossible pour nous de
descendre du train sans être vus... Quelle
heure peut-il bien être ? se demanda-t-il tout
à coup. Ah! Il est déjà neuf heures! Neuf
heures du matin... ajouta-t-il; nous devons
être bien loin de G. . .
Une heure plus tard, Magdalena s'éveillait
en sursaut.
— Oh! fit-elle, en se frottant les yeux. Je
ne savais plus où j'étais... J'ai rêvé... J'ai
fait le rêve le plus épouvantable, mon oncle!....
J'ai rêvé qu'on m'enterrait vivante... J'en-
tendais tomber les pelletées de terre sur mon
cercueil. . . O ciel! Quel bonheur que de vi\Te!
Un train de marchandises n'est pas aussi
régulier qu'un train de passagers; à tout pro-
pos, celui sur lequel Magdalena et son père
adoptif avaient pris passage s'arrêtait, ou
bien était mis sur une voie d'évitement.
A neuf heures du soir, le train fit un assez
long arrêt. Zenon Lassève, au moyen d'un
tourne-vis, qu'il prit dans sa valise, qui conte-
nait plus d'outils que d'articles de toilette, ou-
vrit, d'un cran, la porte du wagon et regarda
dehors.
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
29
— Nous sommes arrêtés à Lévis, dit-il, en
retournant auprès de Magdalena.
— A Lévis? Déjà!
— Oui, déjà. Et, Théo, si le train continue
son chemin, nous devrions être à la Rivière
du Loup vers les deux heures du matin.
Pourrait-on demander mieux? En se gui-
dant sur sa montre, Zenon calculerait facile-
ment le temps, et au dernier arrêt que ferait
le train, non loin de la Rivière du Loup, lui et
Magdalena en descendraient, et ils ne risque-
raient pas trop d'être vus.
En fin de compte, on ne fut que dix minutes
à Lévis. Le train s'étant remis en marche,
Zenon, les yeux sur le cadran de sa montre,
comptait les heures.
Enfin, vers une heure et demie du matin, le
train s'arrêta de nouveau; on approchait de
la Rivière du Loup.
Debout près de la porte du wagon, les bras
chargés de leurs bagages et de Froufrou, nos
amis attendirent leur chance. Soudain, Zenon
se pencha et dit à sa compagne :
— Viens, Théo! C'est le temps!
VI
AU PIED DU ROCHER MALIN
-Le train s'était arrêté à rase campagne, et
si ce n'eut été de l'obscurité qu'il faisait, ils
n'auraient pu s'esquiver facilement.
Au moyen de son fidèle tourne-vis, Zenon
Lassève ouvrit de nouveau la porte du vi^agon
et observa les alentours.
— Je vais descendre du train le premier, dit-
il à la jeune fille. Descends immédiatement
après moi; mais garde-toi bien de faire du
bruit.
— Ne craignez rien, mon oncle.
Aussitôt dit, aussitôt fait; Zenon sauta sur
le sol, et aussitôt, Magdalena suivit son exem-
ple.
— Heureusement, il fait bien noir, murmura
Zenon, à l'oreille de son "neveu", car, il n'y
a pas même un arbuste, sous lequel nous pour-
rions nous cacher.
— Là-bas... fit Magdalena, en désignant la
droite. Ne dirait-on pas une forêt?
Au loin, en effet, on distinguait, malgré
l'obscurité, un3 masse confuse bornant l'hori-
^ors: des arbres, probablement.
—Je sais ce que c'est! fit Zenon; ce sont les
Monts Notre-Dame. Mais nous en sommes
loin. Pourtant, nous allons nous diriger par
là. Viens, Théo, et marchons sans bruit.
Il y avait à peu près cinq minutes qu'ils
marchaient, lorsqu'ils entendirent le bruit du
-rain de marchandises, qui se remettait en
inouvement. Ils respirèrent, soulagés.
Magdalena donna à Froufrou sa liberté, et
il en profita aussitôt pour courir et aboyer
joyeusement.
— Nous approchons des montagnes, mon on-
cle, fit soudain la jeune fille. Peut-être y trou-
verons-nous quelque grotte naturelle, dans la-
quelle nous pourrons passer la nuit.
— Je l'espère, répondit Zenon, car, j'ai vrai-
ment sommeil. Et puis, la nuit porte conseil,
comme tu sais, Théo; lorsqu'il fera jour, nous
ferons des projets définitifs d'avenir. Ah!
ajouta-t-il, voici les montagnes!
— Ciel. Qu'il fait noir! s'écria Magdalena.
Mais à peine se fut-elle exclamée, qu'elle
aperçut la lueur d'une allumette et bientôt,
Zenon Lassève eut allumé un des fanaux du
wagon, qu'il s'était approprié.
— Oh! Vous avez apporté l'un des fanaux!
s'écria la jeune fille- Quelle bonne idée vous
avez eue là, mon oncle!
— Je me suis approprié ce fanal, sans scru-
pule aucun; à sa place, vois-tu, j'ai laissé un
billet de banque, qu'on ne manquera pas de
trouver.
— Maintenant, cherchons une grotte! J'es-
père qu'il y en a!
— En voici une, justement, fit Zenon. Il y
en a même deux qui se touchent; nous aurons,
ainsi, chacun notre chambre à coucher, oii
nous ne manquerons pas de dormir comme des
loirs. . .
— Tandis que Froufrou fera bonne garde,
supplémenta Magdalena, en souriant. Bonne
nuit, mon oncle Zenon!
— Bonne nuit, Théo, mon neveu!
Le soleil brillait, radieux, lorsqu'ils s'éveil-
lèrent; ce serait une journée idéale. Il soufflait
une petite brise rafraîchissante^ qui aiderait à
supporter la chaleur.
Zenon eut vite fait un feu clair, sur lequel
le bidon fut déposé; une bonne tasse de thé
les réconforterait bientôt, tous deux.
— Cet endroit est magnifique, n'est-ce pas?
demanda Magdalena, tout tn déjeûnant. J'ai-
merais y passer au moins un jour ou deux.
— Ce serait agréable, je n'en doute pas, ré-
pondit Zenon; mais, c'est tout à fait impossi-
ble. Nos provisions sont presqu'épuisées; il
nous faut les renouveler le plus tôt possible.
— Nous allons donc quitter cet endroit en-
chanté, aujourd'hui même ?
— Nous nous mettrons en route dans le cou-
rant de l'avant-midi, Théo. Il le faut, vois-tu!
— C'est bien. Je serai prêt. . . Mais, quelle
route prendrons-nous?
— Je connais peu cette partie du pays, je l'a-
voue. . . Seulement, je sais que nous nous di-
rigerons vers la Rivière du Loup, tout d'abord;
c'est là que nous renouvellerons nos provi-
sions. De plus, je veux acheter deux bonnes
couvertures de voyage; une pour toi et une
pour moi, car nous en avons bien besoin.
— En quittant la Rivière du Loup, où irons-
nous ?
— En quittant la Rivière du Loup, nous tom-
berons presqu'immédiatement, je crois, dans
le Old Mountain Road, qui nous conduira...
Dieu sait où.
— Allons pour la Rivière du Loup d'abord,
pour le Old Mountain Road ensuite! s'écria
Magdalena. Y trouverons-nous des habi-
tants... sur le Old Mountain Road, je veux
dire ?
—Oui . . . Du moins, je le crois . . . Des fer-
mes isolées, probablement, où nous pourrons,
si nous le désirons, passer quelques jours, à
nous reposer; où nous pourrons aussi prendre
des renseignements sur la topographie de ce
pays, ce qui nous sera très utile.
Vers les dix heures de l'avant-midi, nos
30
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
voyageurs se remirent en route, et le soir, ils
couchaient à la Rivière du Loup, dans un hôtel
de troisième ordre, il est vrai, mais d'une ex-
trême propreté. Ils apprécièrent si bien l'idée
de manger à une table bien servie, de coucher
dans des lits confortables, qu'ils y passèrent
trois jours.
Quand, enfin, bien approvisionnés, ils quittè-
rent la Rivière du Loup, ils savaient à quoi s'en
tenir sur les environs; ils savaient aussi (à peu
près du moins) oii ils iraient demeurer. Car,
le lendemain de leur arrivée, ils allèrent faire
une petite promenade à la pointe, et voici ce
qu'ils virent : au loin, un groupe d'îles; plus
loin encore, une pointe, s'avançant dans le
fleuve St-Laurent. Ayant demandé les noms
de ces îles et de cette pointe, on leur répondit :
— Ces îles, ce sont les Pèlerins.
— Sont-elles habitées?
— Non, pas encore; mais on y érigera bien-
tôt un phare, paraît-il.
— Et cette pointe, qu'on aperçoit d'ici ?
— C'est la Pointe Saint-André.
— Personne n'habite là, non plus?
— Personne. Ce n'est qu'un amoncelement
de rochers... fort pittoresques, il est vrai;
mais. . .
— Y a-t-il un village du nom de Saint-An-
dré, non loin de cette pointe?
— Oui, il y a un village, mais, faut l'dire vi-
te; quelques maisons seulement, groupées au-
tour de l'église.
— Pour revenir à la Pointe Saint André, de-
manda Zenon Lassève, est-ce une île ou une
presqu'île ?
— C'est une île, à marée haute : une pres-
qu'île, à marée basse, Monsieur,
— Ah! oui! Je comprends. Merci de vos
renseignements, mon ami!
— Il n'y a pas d'quoi, Monsieur!
S'étant reposés, trois jours durant, à la Ri-
vière-du-Loup, nos amis se mirent en route
pour le village de Saint André. Ils n'avaient
aucun plan préconçu; tout ce qu'ils, désiraient,
pour le moment, c'était d'arriver à destination;
là, ils aviseraient.
Le cheminement sur le Old Mountain Road
fut pénible. Ce n'était que montées et descen-
tes; de plus, la chaleur était grande, et Zenon
ne fut pas lent à s'apercevoir que Magdalena
était à bout de forces.
Heureusement, ils s'arrêtèrent à une ferme
isolée où l'on consentit à les garder deux jours,
moyennant finances. Puis, un soir, le fermier
chez qui ils s'étaient retirés, leur annonça qu'il
avait affaire à Notre-Dame du Portage, le len-
demain. Zenon s'arrangea avec lui pour qu'il
les emmenât, lui et Magdalena; de cette maniè-
re, ils parcourraient en voiture et sans fatigue,
la plus grande partie du chemin qu'il leur res-
tait encore à faire.
Ils partirent donc, après avoir remercié sin-
cèrement et payé généreusement la fermière.
Vers les quatre heures de l'après-midi, le
fermier dit à Zenon :
— Nous voici rendus au Rocher Malin, et
vous allez être obligés de descendre ici, mes
amis, si vous vous rendez à Saint André. Moi,
voyez-vous, je prends par la gauche.
— Je vous remercie de votre bonté, jeune
homme, répondit Zenon. Vous nous avez ren-
du un très grand service et nous avez exempté
beaucoup de chemin, que nous aurions été
obligés de parcourir à pied.
— Tant mieux! Tant mieux, si j'ai pu vous
rendre service. Au revoir, M. Lassève! Au
revoir, Théo, mon garçon!
— Au revoir! Et encore merci!
Quand la voiture du fermier eut disparu à
l'un des tournants de la route, Zenon demanda
à Magdalena :
— Désires-tu que nous continuons notre che-
min, ce soir, Théo?
— Pourquoi ne pas attendre à demain, mon
oncle ?
— Comme tu voudras, cher enfant! Es-tu
toujours décidé d'aller vivre sur la Pointe
Saint André?
— Sans doute. . .
— J'ai dans l'idée que ça ne sera pas foli-
chon, sur cette pointe; mais enfin, puisque tu
y tiens. . .
— Nous serons... ou, du moins, je serai si
en sûreté là, mon oncle! soupira Magdalena.
Et puis . . .
— Nous ferons absolument ce que tu vou-
dras, Théo, assura Zenon.
— En attendant, et puisque nous ne sommes
pas pressés, pourquoi ne passons-nous pas la
nuit ici? Bien abrités, par cet énorme rocher,
nous serons frais et dispos pour continuer no-
tre route.
— C'est bien, répondit Zenon. Soupons d'a-
bord; ensuite, nous irons faire une petite pro-
menade aux alentours, puis nous dormirons.
Bientôt, l'obscurité enveloppait de ses voi-
les opaques le Rocher Malin, au pied duquel
dormaient Zenon Lassève et Théo, son "ne-
veu", sous la garde de Froufrou.
VII
PECHEURS ET BATELIERS
— Mon père a fait bâtir maison,
Frigon don, dessus l'aviron!
L'a fait bâtir à trois pignons,
Tortille, morfille,
Arrangeur de faucilles,
Effileur de couteaux,
Rac'modeur de ciseaux,
Bonjour, Lutin!
Fringue fringue
Su' l'aviringue,
Fringon don
Dessus l'aviron!
L'a fait bâtir à trois pignons,
Fringon don, dessus l'aviron!
Sont trois charpentiers qui la font.
Tortille, morfille,
Arrangeur de faucilles,
Effileur de couteaux,
Rac'modeur de ciseaux,
Bonjour, Lutin!
Fringue fringue
Su' l'aviringue,
Fringon don
Dessus l'aviron!
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
31
— Vous avez le coeur gai, ce matin, mon on-
cle!
— Théo! D'où viens-tu donc?
— De par là. . .
— De par là, dis-tu, Théo? Mais, où cela?
— J'ai trouvé l'eau si belle
Que je m'y suis baigné, chanta Magdalena.
— Ah! Je vois... Mais, tu fais bien atten-
tion, n'est-ce pas? demanda Zenon Lassève.
Tu ne sais pas nager, ne l'oublie pas; si tu
arrivais dans quelque trou ... Il y a le trou
aux marsouins, non loin d'ici...
— Ne craignez rien, mon oncle. Je connais
les bons endroits pour me baigner... Mais,
je disais, tout à l'heure, que vous paraissiez
avoir le coeur gai, ce matin. Je vous enten-
dais chanter, de l'endroit où je me baignais.
— Sans doute que j'ai le coeur gai! répondit
Zenon, en souriant. Pourquoi pas ? . . . N'es-
tu pas heureux, toi aussi, Théo ?
— Heureux? Certes, je le suis! Il n'est
pas d'endroit au monde de plus beau, de plus
pittoresque que la Pointe Saint André!
— Beau... pittoresque... Plus que prati-
que, je crois, fit Zenon en riant. Ces ro-
chers ...
— Puisque nous trouvons à gagner notre
vie ici, mon oncle, pourquoi nous plaidrions-
nous, je vous le demande ?
— Tu as raison, mon garçon! Nous som-
mes devenus pêcheurs à la ligne, toi et moi;
de plus, grâce à notre chaloupe La Mouette,
nous gagnons aussi beaucoup d'argent à con-
duire les excursionnistes aux îles Pé.erins, de
temps à autre.
— Que pourrait-on désirer de plus... ou de
mieux, oncle Zenon? Et puis, depuis un mois
seulement que nous sommes ici, nous possé-
dons une bonne maison à nous , . .
— Une hutte, tout au plus . . .
— Mais, oui! Notre propriété est connu
sous le nom de La Hutte; même les habitants
de Saint André la nomment ainsi,
— Dans tous les cas, nous sommes proprié-
taires, et tant que durera l'été, nous n'aurons
aucune raison de nous plaindre, bien sûr. L'hi-
ver, par exemple, ce sera toute autre chose,
je le crains fort.
— L'hiver, mon oncle ? Je ne redoute pas
l'hiver.
— Non, sans doute; mais c'est parce que tu
es jeune et que tu es, naturellement, porté à
voir tout en rose. Pourtant, l'hiver, ici, ça ne
manquera pas d'être rude. . . pour ne pas dire
ennuyant. . . A moins que. . .
— A moins que. . . quoi, oncle Zenon?
— A moins que nous nous achetions un che-
val, à l'automne.
— Un cheval? Mais, mon oncle...
— Ecoute, Théo! Lorsque le fleuve St-Lau-
rent ne charira plus que des glaces, que nous
ne pourrons plus nous livrer à la pêche, ni
nous distraire par des promenades en chalou-
pe, un cheval et une voiture. . .
— Mais, il n'y a pas de chemin de voiture,
même de piéton sur cette pointe!
— L'hiver, il y en aura un, car la neige ni-
velle tout, et l'été prochain j'en ferai un che-
min, à coups de pique. Oui, un cheval, ça va
nous devenir presqu'indispensable, l'hiver, et
aussitôt que j'en trouverai un à acheter à un
prix raisonnab-e, je le ferai. Je crois que nous
allons faire joliment d'argent, cet été, tu sais,
Théo, avec la pêche et ces traversées aux Pè-
lerins... D'ailleurs, il ne faut pas risquer
d'être pris par l'ennui durant le long hiver.
— L'ennui ? . . Pour ma part, oncle Zenon, je
sais bien ce que je ferai durant nos longues
soirées d'hiver; je vais me livrer à l'étude de
la botanique. Peut-être même ferez-vous ces
études avec moi?
— Moi, Théo? répondit Zenon- en riant.
— Pourquoi pas ? demanda Magdalena. Et
puis, pour chasser l'ennui, mon oncle, j'ai ma
mandoline, que vous m'avez achetée, à ia Ri-
vière-du-Loup, pour remplacer celle que j'ai
dû laisser à G, . ..
— Ah! s'écria Zenon, si j'avais pu t'acheter
aussi un piano, pour remplacer celui que tu as
laissé, au village, là-bas! Je suis sûr que tu
t'ennuies souvent de ton piano, hein, Théo ?
Une ombre légère parut, un instant, gur le
visage de Magdalena; mais, presqu'aussitôt,
elle sourit, afin de ne pas peiner son père adop-
tif.
— ^Ma mandoline me suffit, dit-elle. Et
voyez comme eLe m'est utile, non seulement à
me distraire, mais pour satisfaire le caprice
de ceux que nous traversons aux Pèlerins.
Vous le savez, plus d'un excursioniste m'a de-
mandé déjà d'apporter ma mandoline, afin d'en
jouer et de chanter, durant la traversée; cela
leur donne, disent-ils, l'illusion d'être en gon-
dole et de se promener à Venise. Et Magda-
lena rit d'un grand coeur,
— Oui, c'est vrai, répondit Zenon, en riant,
lui aussi,
—Théo! Théo! Aie! Théo!
C'est un appel, venant du côté opposé à l'en-
droit où se tenaient Magdalena et Zenon;
c'est-à-dire, du côté du village de Saint-André.
— Des excursionistes aux Pèlerins, sans dou-
te, fit Zenon.
— Oui, je viens! répondit la jeune fille.
Escaladant sans peine les rochers, elle ar-
riva bientôt à l'endroit d'où lui était parvenu
l'appel.
— Tiens! Bonjour, Séverin! fit-elle, en por-
tant la main à sa casquette. Qu'y a-t-il pour
votre service ?
Séverin Rocques était un homme du viFaere
de Saint- André; en plus d'une occasion déjà,
il avait donné aux habitants de la pointe des
preuves d'intérêt et d'amitié, et même, un jour
que Zenon et Magdalena étaient allés au vil-
lage, par afi'aire, il avait insisté à les garder
à souper chez lui. Séverin était célibataire;
il vivait seul, dans une maisonnette proprette,
avec sa vieille mère.
— Ce sont ces dames qui désirent aller aux
Pèlerins, répondit-i', en désignant deux mai-
gres et sèches Anglaises, qui venaient de fran-
chir le rocher sur leouel se tenait Magdalena.
— C'est vous être Théo, le batelier? demanda
l'une de ces dames.
— Oui, Madame, répondit Magdalena, tout
en échangeant un regard avec Séverin, qui
riait dans ses barbes.
32
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AI(;LE
— Au revoir, Théo, mon garçon! Et bonne
chance! dit Séverin, qui, aussitôt, se dirigea
vers le village de Saint-André.
— Au revoir, Séverin! Et merci! fit la jeune
fille.
— Vous conduire nous à les îles Pèlerins?
demanda l'une des Anglaises. Mon amie, Miss
Grant, et moi, nous vouloir y aller à ces îles;
nous le vouloir, oh!
— C'est bien. Madame, nous vous y condui-
rons, mon oncle et moi, répondit Magdalena.
Veuillez me suivre, vous et Miss Grant.
— Vous apporter le mandoline à vous, Théo?
— Oui, certainement, si vous le désirez.
— Et vous en jouer, du mandoline, et chanter
aussi pour nous?
— Certainement, si ça peut vous faire plai-
sir.
— Oh!.. Cela rappeler à nous Venise, où
nous être allées l'année dernière. Eh, Miss
Grant ?
— Yes! Yes!
On le sait, ce n'était pas la première fois
que Zenon Lassève conduisait des excursionis-
tes aux Pèlerins; lui et son "neveu" étaient de-
venus bateliers, aussi bien que pêcheurs à la
ligne.
La traversée, aller et retour, se fit agréable-
ment. Le soleil était radieux; il n'y avait pas
un souffle de brise, et La Mouette glisait dou-
cement sur les eaux bleues du fleuve St-Lau-
rent. Magdalena, assise à l'arrière Froufrou
à ses pieds, amusait Miss Grant et sa compa-
gne en chantant et s'accompagnant sur sa
mandoline.
Il était sept heures du soir, lorsqu'on revint
à la Pointe Saint-André. Un billet de banque
d'assez haute dénomination paya amplement
les bateliers pour leur peine.
— Tu dois être fatigué, Théo ? demanda Ze-
non Lassève, alors qu'ils étaient à table, ce
soir-là.
— Pas trop, mon oncle; un peu seulement.
Mais je suis si heureux ici, que je ne ressens
presque jamais de fatigue.
— Tu te reposeras demain, car il est assez
rare que nous ayons des excursionistes aux
Pèlerins deux jours de suite. Vers les quatre
heures de l'après-midi seulement, nous irons à
la pêche. Après demain matin, jeudi, je dois
livrer trois douzaines de poisons à l'hôtel du
Portage, comme tu le sais.
— C'est bien, nous essayerons de persuader
le poisson de se laisser prendre, répondit, en
riant, Magdalena. Mais, demain avant-midi,
j'ai une petite excursion, de projettée... Si
vous désirez m'accompagner, mon oncle. . .
— Une excursion, dis-tu ? Où cela, mon gar-
çon ?
— Je veux escalader ce rocher, dit-elle, en
désignant une sorte de cap qu'on pouvait aper-
cevoir de fort loin.
— Théo, dit Zenon, je suis toujours si in-
quiet lorsque tu t'aventures trop loin. . .
— Il n'y a pas d'inquiétude à y avoir à mon
sujet, oncle Zenon.
— Ces rochers, pourtant. . . ils sont glissants
comme des miroirs, à certains endroits. Or,
une chute. . .
— Ne craignez rien, mon onc.e! J'ai le pied
solide comme. . . comme un chevreuil. Je veux
tant voir ce qu'il y a par delà cet immense ro-
cher!
— Ce qu'il y a? . . Je puis te le dire, moi, et
t'épargner une difficile ascension, fit Zenon en
souriant. Par delà cet immense rocher, il y
a... des rochers, et encore des rochers; voilà
tout.
— Qui sait?., murmura Magdalena.
Le lendemain matin, vers les neuf heures,
après avoir fait le petit ménage de La Hutte,
Magdalena se prépara à partir pour son ex-
cursion.
Elle était bien modeste La Hutte, construite
par Zenon Lassève, à l'extrémité de la pointe
Saint-André. Elle n'était que d'une seule piè-
ce, grande, il est vrai et toujours d'une extrê-
me propreté, avec son plancher peinturé en
jaune, sur lequel étaient tendus deux chemins
de catalognes. Une table solide et stationnai-
re; deux bancs, de chaque côté de cette table;
deux armoires, dont l'une pour la vaisselle et
l'autre pour le linge; deux lits, dont un, à
l'avant de la pièce et l'autre à l'arrière; ce der-
nier caché par des portières durant la nuit, car
c'était là la chambre à coucher de Magdalena.
Comme on le voit, très rudimentaire était
aussi l'ameublement de La Hutte que Zenon
avait confectionnée lui-même. Il y avait, ce-
pendant, deux meubles très-confortables: un
fauteuil et une chaise berceuse; dans le fau-
teuil, Zenon Lassève passait bien des veillées,
à écouter Magdalena lui faire la lecture à hau-
te voix, ou bien à jouer de la mandoline, tout
en se berçant doucement dans sa chaise ber-
ceuse.
La Hutte "tournait le dos" au village Saint-
André. La porte d'entrée avait donc vue sur
le fleuve St-Laurent. Cette porte, vitrée du
haut au bas, et trois longues et larges fenê-
tres, laissaient libre accès au soleil, à la lu-
mière, et permettait le regard de s'étendre
dans toutes les directions.
Il était neuf heures et demie, lorsque Mag-
dalena, accompagnée de Froufrou, partit pour
son excursion. Inutile de dire si Zenon lui
avait fait des recommandations, avant son
départ, et s'il la suivit des yeux aussi long-
temps qu'il le put, lorsqu'elle fut partie.
Malgré son amour des aventures, Magdale-
na dut s'avouer à elle-même que le chemin
était difficile, très difficile, par endroits.
Plus d'une fois aussi, elle se vit obligée de re-
venir sur ses pas, de redescendre un rocher
difficilement escaladé, pour aller au secours de
Froufrou.
— O Froufrou! s'écria-t-elle. à un moment
donné, et s'adressant à son chien, comme si
elle eut senti le besoin d'entendre sa propre
voix, au milieu du silence qui l'entourait. O
Froufrou! Si j'avais su que tu serais si mal-
adroit, si malcommode, que tu ne pourrais pas
escalader les rochers, sans mon aide, je t'au-
rais laissé à la maison!
Mais le chien fit une mine si déconfite, aux
reproches de sa jeune maîtresse, que celle-ci
ne put s'empêcher de le prendre dans ses bras
et de lui donner un baiser, sur le front, entre
les deux yeux; la paix était faite.
Enfin, elle atteignit le sommet du rocher, et
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
33
aussitôt, ses yeux se portèrent vers La Hutte,
qu'elle distinguait bien, de l'endroit où elle se
trouvait. Zenon, occupé, en arrière de sa mai-
son, leva soudain la tête et aperçut Magdalena.
Il lui fit des signaux avec son chapeau et la
jeune fille se hâta de lui rendre.
Zenon vit ensuite sa fille adoptive se tour-
ner du côté du fleuve; longtemps, elle contem-
pla les flots, les Pèlerins, la pointe de la Ri-
vière-du-Loup . . .
Tournant le dos au fleuve, tout à coup, elle
regarda le village de Saint-André, après quoi,
tournant le dos à La Hutte, elle regarda long-
temps, longtemps du côté opposé. Zenon la
vit s'avancer sur l'extrême bord du rocher, se
pencher, comme si elle eut observé attentive-
ment quelque chose, puis, faire un geste de
profond étonnement.
Aussitôt, elle quitta hâtivement son point
d'observation et revint, presque courant, vers
La Hutte.
VIII
LA MYSTERIEUSE RESIDENCE
— Mon oncle, dit Magdalena, aussitôt qu'elle
arriva, toute essoufflée, auprès de son père
adoptif, j'ai fait une découverte, une grande
découverte !
— Oui? Qu'as-tu donc découvert, cher en-
fant?
—Ce n'est pas pour rien que j'ai entrepris
d'escalader ce rocher, ce matin, je vous l'as-
sure! J'étais presque certaine de découvrir
autre chose que des rochers, de l'autre côté . , .
Je ne m'étais pas trompé.
—Eh! bien, Théo?
— Vous vous souvenez peut-être, mon oncle,
d'un jour où nous étions en chaloupe, en route
pour le Portage, et que nous avions remarqué
la forme particulière des rochers? A un cer-
tain endroit surtout, ces rochers affectaient
les contours d'un véritable château . . .
— Oui, je me souviens, répondit Zenon. Mais
je me souviens aussi t'avoir conseillé de te dé-
fier de ton imagination, ajouta-t-il en riant, car
je te sais porté à avoir certaines illusions d'op-
tiques qui . . .
— Cette fois, cependant, je ne m'étais pas
trompée, annonça Magdalena. Ce que nous
avions pris pour un simple entassement de ro-
chers, c'était une résidence, un vrai château!
— Allons donc!
— Ne m'avez-vous pas dit que nous étions
les seuls habitants de la Pointe Saint-André,
oncle Zenon?
— Bien sûr que je te l'ai dit!
— Alors, vous vous êtes trompé, car, par de-
là cet immense rocher que je viens d'escalader,
il y en a un autre, beaucoup plus haut, plus
imposant ... et il sert, ce rocher, de mur prin-
cipal à un véritable château . . .
— Illusion d'optique . . . murmura Zenon, en
haussant légèrement les épaules.
— Illusion d'optique, dites-vous, mon oncle ? .
Non, je vous le certifie! Le château en ques-
tion est habité . . .
— Par des hiboux probablement . . .
— Vous êtes dans l'erreur, cher oncle, assu-
ra Magdalena. J'ai vu quelqu'un, un homme,
un jardinier sans doute, travailler la terre, au-
tour de ce château. . . Nous avons des voisins;
voilà!
— Mais, mon pauvre enfant, s'il y avait là
une résidence, nous l'apercevrions, tu le pen-
ses bien, quand nous passons en chaloupe.
• — Je ne le crois pas . . . Devant la maison,
qui doit être immense et construite toute en
pierre, ce qui fait qu'elle peut être confondue
facilement avec les rochers qui l'entourent, de-
vant la maison, dis-je, est une vraie forêt de sa-
pins, à travers laquelle il est impossible, je
crois, d'apercevoir la maison, à moins d'y faire
bien attention. Je vous assure, mon oncle,
qu'il y a une sorte de château, de l'autre côté
du rocher que je viens d'escalader; un château
habité, car j'ai vu de la fumée s'échapper de
l'une de ses énormes cheminées de pierre.
— Ainsi, comme tu le disais tout à l'heure,
Théo, nous avons des voisins ?
— Oui, nous avons des voisins . . . J'ai cru
aussi apercevoir une petite baie, dans laquelle
était un yacth à vapeur.
— Il est étrange que des gens de Saint-An-
dré ne nous aient pas dit qu'il y avait d'autres
personnes que nous installées en cet endroit,
ne trouves-tu pas? demanda Zenon. Tu dois
te souvenir qu'ils m'ont affirmé que nous étions
les seuls habitants de la pointe,
— Peut-être que les gens de Saint-André ne
savent seulement pas qu'il y a une résidence,
répondit Magdalena. Le rocher si imposant
qui sert de mur principal à ce . . . château,
tourne le dos au village et il cache complète-
ment le reste de la construction. Si les gens
qui habitent cette mystérieuse demeure, ce
château mystérieux...
— Mystérieux ? . .
— Mais, sans doute! rit Magdalena. Il est
évident que ce ne sont pas des gens ordinaires
qui demeurent là! Encore une fois, l'énorme
rocher cache complètement cette résidence qui,
je le répète, tourne le dos au village de Saint-
André et qui, tout comme La Hutte, a vue sur
le fleuve.
— Sans vouloir nous mêler de ce qui ne nous
concerne pas, Théo, fit Zenon nous essayerons
de discerner ton château, lorsque nous irons au
Portage, demain avant-midi. Ce que je vais
rire, si tu t'es trompé! ajouta-t-il, riant d'a-
vance.
— C'est bon, mon oncle, je vous donne la per-
mission de rire... si je me suis trompée, ré-
pondit Magdalena en souriant.
— Dans tous les cas, si tu ne t'es pas trom-
pée; si véritablement quelqu'un a élu domicile
au pied de ce rocher que tu dis être énorme,
c'est qu'ils désirent vivre dans un complet iso-
lement et. . . ce n'est pas nous qui allons les
déranger ou nous mêler de leurs affaires!
— Bien sûr que non, oncle Zenon! Tout de
même, je serais curieuse de savoir qui habite
là. . . Peut-être y a-t-il toute une famille. . .
des jeunes filles, avec qui je pourrais sympa-
thiser. . .
— Ou quelque jeune garçon de ton âge, Théo,
rappela Zenon, en accentuant ses paroles.
— C'est vrai... J'oubliais... fit-elle, en ri-
ant. Les jeunes filles du "château mystérieux"
34
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
ne sauraient fraterniser avec Théo, pêcheur et
batelier. Ha ha ha!
— Mon enfant, dit Zenon, tu ne regrettes pas,
parfois, d'avoir revêtu le costume masculin?
— Je ne l'ai pas encore regretté, croyez-le.
C'est infiniment commode ce costume à cause
de la vie mi-sauvage que nous menons ici.
— J'espère que tu ne le regretteras jamais,
Théo!
— Jamais! Pourquoi le regretterais-je ?
— Ah! Qui sait? murmura Zenon.
Le lendemain matin, à sept heures, ils par-
taient, tous deux, en chaloupe, pour le Porta-
ge; ils allaient livrer à l'hôtel le poisson pro-
mis. Le temps était admirable.
Ils passèrent devant le rocher que Magda-
lena avait escaladé la veille, puis i.s arrivè-
rent à proximité du second rocher; celui qui,
d'après la jeune fille, servait de mur principal
au "château mystérieux".
— Voici le rocher dont je vous ai parlé, mon
oncle!
— Oui. . . Mais je ne vois rien. . . rien. , . que
des rochers et des sapins.
— Ces sapins cachent la plus belle résidence
qu'on puisse imaginer, j'en suis certaine, ré-
pondit-elle.
— Et ils la cachent si bien, Théo, qu'on ne la
voit pas du tout, rit Zenon.
— C'est singulier. . . balbutia Magdalena.
C'est en vain qu'ils essayèrent de distinguer
autre chose que du roc et des sapins; s'il y
avait là une résidence, peu de gens devaient
s'en douter.
Ayant dépassé le rocher, Magdalena et son
compagnon se retournèrent, d'un commun ac-
cord, puis Zenon approcha sa chaloupe du riva-
ge et examina les alentours avec attention.
Aussitôt, une exclamation de surprise lui
échappa.
De l'endroit où ils se trouvaient maintenant,
ils apercevaient distinctement le "château
mystérieux", avec ses larges cheminées, ses
deux grosses tours, sa porte-cochère, puis son
terrain, à fond de pierre, soigneusement entre-
tenu.
Du côté ouest de la maison était une petite
baie, dont les eaux tranquilles miroitaient au
soleil matinal; dans cette baie naturelle était
ancré un coquet yacth à vapeur, dont on aper-
cevait la charpente blanche, les cuivres polis,
les banquettes recouvertes de velours bleu.
De grands sapins cachaient entièrement la
baie.
N'accusons pas nos amis d'indiscrétion; ils
étaient seulement curieux de constater, par
eux mêmes, si vraiment d'autres qu'eux ha-
bitaient la Pointe Saint-André dont, à venir
jusqu'à la veille, ils s'étaient cru les seuls ha-
bitants.
Dans le "château mystérieux" pour parler
comme Magdalena, tous devaient dormir enco-
re. Mais, qui demeurait là?.. Quelqu'hermite,
sans doute... D'ailleurs, à quoi bon le savoir?
De La Hutte au "château mystérieux", la dis-
tance était grande, si grande que ni Zenon
Lassève ni son "neveu" ne frayeraient jamais
avec ces gens; les châtelains ne s'associent pas
aux pêcheurs et bateliers généralement, n'est-
ce pas?
Zenon donna quelques coups d'avirons et La
Mouette quitta les environs de l'intrigante de-
meure.
Lorsqu'ils revinrent du Portage, et qu'ils
passèrent, de nouveau à proximité du rocher,
ils ne purent s'empêcher de s'approcher encore
une fois du rivage et de jeter un coup d'oeil
sur la mystérieuse résidence. Une blanche fu-
mée s'échappait de l'une de ses cheminées. Ils
virent aussi une femme ou jeune fille portant
le costume de domestique; elle arrosait des
fieurs contenues dans de larges vases en pier-
re qui étaient placés de chaque côté des mar-
ches en pierre, aussi conduisant à la maison.
Mais craignant d'être vus, Zenon s'éloigna
vite du rivage, et bientôt, lui et sa compagne
étaient de retour à leur modeste hutte.
IX
IL NE FAUT JURER DE RIEN
D'avoir découvert qu'ils n'étaient pas les
seuls habitants de la Pointe Saint-André, cela
ne changea en rien la manière de vivre, les
habitudes et occupations de Zenon Lassève et
son "neveu". Ils continuaient à se livrer à la
pêche, à traverser les excursionistes aux Pè-
lerins et à aller, une fois la semaine, porter du
poisson à l'hôtel du Portage.
Seulement, ils ne s'approchaient plus de la
grève, lorsqu'ils passaient à proximité du
deuxième rocher, que Magdalena nommait le
Roc du Nouveau Testament.
— Ces deux rochers, mon oncle, dit-elle à
Zenon, un jour, je les ai nommés Les Testa-
ments. Notre rocher, à nous, c'est le Roc de
L'Ancien Testament; l'autre, c'est le Roc du
Nouveau Testament.
— Je n'oublierai pas, Théo.
Quoiqu'ils ne longeassent plus la grève
maintenant, en se rendant au Portage, ils re-
gardaient toujours, assez curieusement, l'em-
placement du "château mystérieux", et ils ne
furent pas lents à constater une chose; c'était
que à moins de savoir qu'il y avait là une de-
meure, il était impossible de la distinguer à
travers les sapins, vraiment altiers, à cet en-
droit. Ceux qui habitaient là étaient bien ca-
chés; si c'était leur intention de se dérober aux
regards, ils n'auraient pu choisir un lieu plus
discret, plus sûr. Même la petite baie où était
ancré le yacth, était, à cause des sapins qui la
bordaient, invisible excepté d'un certain angle.
— Savez-vous, oncle Zenon, dit Magdalena,
lorsqu'ils furent de retour chez eux, même les
gens de Saint- André ignorent qu'il y a sur cet-
te pointe une autre maison que la nôtre? Je
les ai questionnés adroitement et j'ai facile-
ment constaté le chose.
Eh! bien, Théo, mon garçon, puisque les
gens du "château mystérieux" recherchent la
solitude et le ... mystère, laissons-les faire.
Ce ne sont pas de nos affaires d'ailleurs, et il
ne peut y avoir rien de commun entre nous et
eux, tu le penses bien.
— Mais . . . qui peut demeurer là ?
— Quelque type excentrique et sa non moins
excentrique famille, sans doute.
— Comme vous le dites, mon oncle, ça ne
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
35
nous concerne pas les excentricités de ces gens,
fit Magdalena... D'ailleurs, ajouta-t-elle, en
souriant, en fait d'excentricité, peut-être pour-
rait-on nous taxer d'en donner la preuve nous
aussi, en choisissant la Pointe Saint-André
pour y vivre, comme nous l'avons fait, et quoi-
que nous soyons si heureux ici, plus d'un serait
porté peut-être à hausser les épaules et à s'é-
tonner de notre choix.
Tout de même, d'avoir appris, par hazard,
qu'ils avaient des voisins, qu'il y avait, non
loin d'eux des êtres humains, alors qu'ils s'é-
taient cru seuls, sur la pointe, cela ne man-
quait pas d'intéresser grandement la jeune fil-
le. Sans compagnes ou compagnons de son
âge avec qui on peut échanger ses idées par-
fois, c'est quelque peu déprimant, lorsqu'on a
dix-sept ans. Il est vrai qu'elle n'avait jamais
eu beaucoup d'amis, pauvre Magdalena! Mais,
au moins, à G. . ., quand elle faisait quelques
courses, soit dans des magasins ou ailleurs,
elle avait l'occasion d'échanger quelques paro-
les avec des personnes de ses connaissances.
A la Pointe Saint-André, ce n'était pas la
même chose, on le pense bien. Pas de maga-
sins là, où l'on pouvait aller passer un quart
d'heure ou une demi-heure, si on le désirait;
seulement des rochers, des rochers sans fin...
et c'est pourquoi Magdalena se sentait un peu
excitée à la pensée d'avoir des voisins; c'est
pourquoi aussi elle aurait si vivement désiré
faire leur connaissance.
Pourtant, elle ne s'ennuyait jamais. Le
fleuve, le magnifique fleuve St-Laurent, cou-
lait devant la porte d'entrée de La Hutte et
la jeune fille lui trouvait toujours des charmes
nouveaux. Ensuite, elle était constamment
occupée; elle devait tenir leur maison bien
propre, réparer son linge et celui de son père
adoptif, faire la cuisine, etc., etc. Dans l'a-
près-midi, lors qu'on n'allait pas à la. pêche,
et tandis que Zenon sciait ou fendait du bois,
en vue de l'hiver, qui était loin encore il est
vrai, mais qui finirait par arriver, Magdalena
partait, accompagnée de Froufrou et elle al-
lait à la recherche de fleurs et de plants. Ces
fleurs, ces plants, elle les pressait ensuite
avec soin, puis eAe les collait dans son her-
bier. Durant les longues soirées de l'automne
et de l'hiver, elle classifierait ces fleurs et ces
plants tout en se livrant sérieusement à l'é-
tude de la botanique. Zenon lui avait promis
(et une promesse de Zenon ça valait de l'or)
de faire venir de Québec ou de Montréal le
meilleur traité de botanique qu'il pourrait se
procurer; un volume illustré en couleurs et
enrichi de belles et grandes planchettes.
Mais, ces fleurs et plants que Magdalena
cueillit elle ne les pressait pas tous; les plus
belles, les plus beaux étaient cirés. Elle
avait déjà, dans des boîtes en carton, une
grande quantité de fleurs et de feuilles cirées.
Elle réussissait très bien, et cela lui procurait
une agréable distraction. Car, quoiqu'elle
fut dans la presqu'obligation de porter le cos-
tume masculin, pour quelque temps encore du
moins, et qu'elle s'appelât Théo, notre jeune
héroine était femme, dans l'âme; elle aimait
les fleurs, la musique, les enfants, les occupa-
tions féminines. D'un autre côté, elle aimait
aussi la vie en plein air, comme toute autre
jeune personne jouissant d'une excellente san-
té et étant bien équilibrée.
N'oublions pas que Magdalena avait aussi,
pour se distraire et s'amuser, sa chère mando-
line. Ah! si seulement elle n'avait pas été
obligée de se défaire de son piano! Non pas
qu'elle fut une musicienne extraordinaire peut-
être; mais elle jouait de cet instrument avec
goût, et souvent, bien bien souvent, depuis
qu'el.e et son père adoptif habitaient la Poin-
te Saint-André ses doigts lui démangeaient,
littéralement, tant ils sentaient le besoin de se
poser sur un clavier.
Un jour, qu'elle et Zenon étaient allés à
l'hôtel du Portage y porter du poisson, elle
s'était avancée dans l'un des corridors de l'hô-
tel et, par une porte entr'ouverte, avait aper-
çu le sa.on. Or, au fond de la pièce, était un
piano carré. L'instrument était ouvert. Mal-
gré elle, Magdalena avait senti ses doigts re-
muer, comme pour exécuter quelque mélodie,
puis, sans qu'elle s'en aperçut, des larmes lui
étaient venues aux yeux, tant la vue de l'ins-
trument lui rappelait les heures heureuses
qu'elle avait passés, à G. . ., en face de son pi-
ano.
— Eh! bien, Théo! avait dit, soudain, la voix
de l'hôtelier. Trouves-tu cela beau ce salon?
— C'est . . . C'est le piano, avait-elle balbu-
tié.
— Le piano, hein? Ah! oui, le piano...
C'est un magnifique instrument n'est-ce pas?
Je ne l'ai acheté que le mois dernier. C'est
un piano de la meilleure manufacture aussi,
tu sais!
Cela, Magdalena l'avait remarqué.
L'hôtelier vit les yeux du petit pêcheur et
batelier dévorer l'instrument et cela l'intri-
gua fort. Il se mit à rire. Mais comme il
était bon, au fond quoique très rude d'appa-
rence, il demanda :
— Sais-tu jouer du piano, par hazard, mon
petit?
— Oui . . . LTn peu . . . répondit-elle.
— Tiens! Tiens! Voyez-vous cela? Ce pe-
tit pêcheur à la ligne qui sait taper du piano!
fit l'hôtelier, en riant.
— Me permettez-vous d'essayer? demanda
Magdalena, dont la voix tremblait de désir.
— Hein? L'essayer? . . . Bien. . . Je ne sais
pas. . .
— Oh! Ne me refusez pas, M. l'hôtelier!
— Il n'y a pas de danger que tu le brises, au
moins? Un piano, tu sais Théo, mon garçon,
ça coûte de l'argent, beaucoup d'argent et...
— Je ne le briserai pas, soyez-en assuré, ré-
pondit Magdalena en souriant.
Elle courut presque, vers l'instrument, puis
elle se mit à jouer.
Elle ne joua rien de bien extraordinaire;
seulement une petite sonate, simple, mais jo-
lie. L'hôtelier était vraiment épaté.
— Encore, Théo! Encore! s'écria-t-il, en ap-
plaudissant.
Et elle joua encore. Magdalena exécuta
plusieurs morceaux, ses doigts agiles et sou-
ples se posant amoureusement sur chaque no-
te.
Bravo! Bravo!
36
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
La jeune musicienne se retourna, et elle fut
étonnée de voir plusieurs personnes debout,
dans l'encadrement de la porte du salon; c'é-
tait des pensionnaires de l'hôtel.
— Dis donc, fit l'un d'eux, en s'adressant à
Magdalena, tu m'as l'air de posséder un vrai
talent musical, petit! Je t'ai entendu jouer
de la mandoline déjà, et tu en joues en artiste!
— Où donc as-tu appris la musique, Théo?
demanda l'hôtelier.
Mais Magdalena ne fut pas dans l'embarras
de répondre, car Zenon l'appelait, de dehors;
elle s'excusa donc et se hâta d'aller rejoindre
son père adoptif.
Après cet incident, elle fut obligée de se
surveiller, afin que Zenon ne s'aperçut pas
combien son piano lui manquait.
— Sais-tu, Théo, dit, un jour Zenon Lassève,
sais-tu que nous voilà déjà rendus aux der-
niers jours de juillet? Le temps passe vite,
très vite, n'est-ce pas?
— Certes, mon oircle! répondit Magdalena.
— Le mois d'août, c'est le mois précurseur
de l'automne, selon moi, reprit Zenon. Les
jours sont déjà plus courts, les nuits plus
fraîches... Que les beaux jours sont courts!
c'est le cas de le dire, ajouta-t-il, en riant.
Cet après-midi-là, ils allèrent à la pêche.
Or, tandis qu'ils essayaient à persuader le
poisson de se laisser prendre, ils entendirent
le bruit d'un engin à vapeur. S'étant retour-
nés, ils virent un yacht, peinturé en blanc, aux
cuivres polis, aux coussins de velours gros bleu
se détachant du rivage.
— C'est le yacht du propriétaire du "château
mystérieux'", dit Magdalena.
— Oui. Je le reconnais répondit son compa-
gnon. Il passe trop loin et trop rapidement
cependant, pour qu'on puisse lire son non, à
l'arrière.
Le yacht ne contenait qu'une seule personne,
(à part de celui qui était à l'engin) : un hom-
me, assis à l'arrière et qui paraissait lire. Im-
possible de voir son visage, qu'ombrageait la
palette de sa casquette; impossoible, consé-
quemment, de deviner s'il était jeune ou vieux.
Un instant pourtant, il leva la tête de sur
son livre et regarda la barque des pêcheurs,
mais aussitôt, il se replongea dans sa lecture.
Bientôt le yacht dépassait La Mouette, ne lais-
sant sur son passage qu'un léger sillage.
— Il aurait bien pu nous saluer, ce monsieur,
comme ça se fait par ici, entre navigateurs!
fit Magdalena, d'un ton quelque peu dépité.
Il est bien désagréable le propriétaire du "châ-
teau mystérieux", n'est-ce pas, mon oncle?
— S'il est venu s'installer sur cette pointe
avec l'intention de vivre dans la solitude et in-
cognito, Théo... commença Zenon.
— Qu'importe! Il aurait pu nous saluer, ou
nous faire un signe de la main comme c'est
l'habitude ici! C'est un désagréable personna-
ge!
Cette rencontre fit comprendre, plus que ja-
mais, à Magdalena et à son père adoptif, la
distance qui existait et qui existerait toujours
probablement, entre La Hutte et le "château
mystérieux". Si la jeune fille avait caressé
l'illusion de pouvoir s'associer, un jour, avec
les jeunes filles ou garçons de l'intrigante de-
meure, elle dut être grandement désillusion-
née.
— Il est bien désagréable ce monsieur qui
habite le "château mystérieux" se dit-elle, ce
soir-là, au moment de s'endormir. Oui, il est
bien désagréable... Je le déteste presque ce
type! ajouta-t-elle. Oui, je le déteste... et
je le détesterai toujours!
Théo, le petit pêcheur et batelier, ne savait
pas; il n'avait pas appris encore qu'il ne faut
jurer de rien.
X
LE RESULTAT D'UNE IMPRUDENCE
Près de deux semaines se sont écoulées, de-
puis les événements racontés dans le précé-
dent chapitre.
Quoique nos amis fussent allés à la pêche
presque chaque jour, qu'ils eussent, plus d'une
fois, traversé des excursionistes aux Pèlerins
et qu'ils fussent allés deux fois au Portage, il
ne revirent qu'une fois et de loin, le yacht qui
les avait tant intéressés. . . ou, du moins, qui
avait tant intéressé Magdalena.
La jeune fille essayait d'oublier qu'ils
avaient des voisins; d'ailleurs, à quoi bon pen-
ser à ces gens qui ne s'occupaient pas d'eux,
qui paraissaient vouloir les ignorer complète-
ment même ?
Un matin, Magdalena étant sortie de La
Hutte de bonne heure et ayant jeté un regard
autour d'elle, eut une exclamation de profond
étonnement. Elle appela Zenon immédiate-
ment :
— Mon oncle! O mon oncle!
— Oui, Théo! Je viens!
— Vite, mon oncle! Vite!
— Qu'y a-t-il? demanda Zenon, lorsqu'il fut
arrivé euprès de sa fille adoptive.
— Voyez donc! s'écria-t-elle. Les Pèlerins..
Où sont-ils ? . . . On dirait qu'ils se sont en-
gloutis sous les flots, durant la nuit!
— C'est la brume, mon enfant, répondit Ze-
non, la terrible brume. L'automne n'est pas
bien loin maintenant; il s'en vient vite, hélas!
— Mais. . . C'est. . . c'est lugubre cette bru-
me, mon oncle! Quand se lève a-t-elle? Se-
ra-ce ainsi toute la journée?
— Non, oh! non. Vers les neuf heures pro-
bablement, lorsque le soleil aura pris de la for-
ce, la brume se dissipera. Mais, Théo, finies
sont les excursions aux Pèlerins maintenant!
— Pourquoi donc ?
— Parceque la brume est la chose la plus
dangereuse qu'on puisse imaginer, mon gar-
çon. Sans avertissement aucun, elle se lève
soudain et nous enveloppe de sa mante oua-
tée... Alors, si nous sommes sur l'eau, nous
pouvons nous considérer perdus.
— O ciel! C'est épouvantable ce que vous me
dites là! s'écria Magdalena.
— Epouvantable, tu l'as dit, Théo. Impossi-
ble de se diriger, dans la brume, et on pour-
rait s'en aller, à la dérive jusque . . . jusqu'au
golfe, sans même s'en apercevoir, excepté
quand il serait trop tard. Ou bien encore no-
tre chaloupe se briserait contre quelque ro-
cher, contre les Pèlerins même, ou contre cet-
T.E MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
37
te pointe où nous sommes en ce moment, puis
nous coulerions à fond, en quelques instants.
Ainsi, comme tu le* vois, j'avais raison de dire
tout à l'heure : "finies nos excursions aux Pè-
lerins"! pour cet été du moins.
— Alors, plus de promenades sur l'eau?
Plus de pêche à la ligne ? Plus de voyages au
Portage ?
— Je ne veux pas dire exactement cela, ré-
pondit Zenon; seu.ement, nous devrons, doré-
navant, choisir nos heures. Entre dix heures
i de l'avant-midi et quatre heures de l'après-
I midi, il n'y a pas trop de risques à courir.
— Tant mieux! s'écria la jeune fille. Ainsi,
demain, nous irons au Portage, comme d'habi-
tude?
— Bien sûr! Nous serons prudents, et tout
se passera bien, tu verras. Vers les dix heu-
res, cet avant-midi, nous irons à la pêche.
Ainsi que Zenon Lassève l'avait prédit, la
brume se dispersa entre les neuf et dix heures
' de l'avant-midi, et Magdalena trouva admira-
ble de voir le blanc rideau se lever et dévoiler,
petit à petit, les Pèlerins et leurs environs,
puis la pointe de la Rivière-du-Loup.
— On dirait une draperie, se levant lente-
ment sur un splendide décor de théâtre, n'est-
ce pas, oncle Zenon? s'exclama-t-elle.
Fort impressionnée et enthousiasmée de ce
qu'eDe venait de voir, Magdalena, se retirant
à l'écart, composa ce qui suit :
LE PELERIN
Quand je le vis, certain matin,
Dans une attitude mystique,
Vêtu de sa grise tunique.
Je l'admirai, le Pèlerin.
Qu'il me paraissait imposant!...
Il me sembla qu'une atmosphère
L'enveloppait étrangement.
L'enveloppait étrangement.
Voyez: le Pèlerin dévot.
Pour accomplir un voeu peut-être.
Comme le fit, jadis, le Maître,
Marche, sans crainte, sur le flot.
Où va-t-il le bon Pèlerin? . . .
Qui dira vers quel sanctuaire
Il ira porter sa prière,
Ou chanter son pieux refrain? . . .
Midi. . , Le soleil radieux
De ses rayons dorés éclaire
Du Pèlerin la route austère. . .
Je n'en puis détacher mes yeux.
J'aperçois des milliers d'oiseaux
Voltigeant autour de sa tête,
Chantant, comme en un jour de fête.
Un cantique étrange et sans mots.
Bientôt, il se mêle à ces chants
Une voix grondante, sonore. . .
Ecoutez ! . . . On l'entend encore . . .
D'oii nous arrivent ces accents? . . .
On ne le sait. . . Plus d'un prétend
Que, cette chanson monotonne.
C'est le Pèlerin qui l'entonne . . .
D'autres en accusent le vent.
C'est le soir. . . Le soleil couchant
De son rayon oblique irise
Du Pèlerin la robe grise;
Mais il y reste indiffèrent.
Les chers oiseaux, à pleine voix.
Chantent l'hymne du crépuscule
Tout près du Pèlerin. . . Mais nulle
Est son émotion. . . Pourquoi?
Je vous le dirai franchement :
Le Pèlerin. . . il est en pierre;
Ce n'est qu'un rocher solitaire.
Au beau milieu du Saint-Laurent.
Mais, quand je le vis, un matin.
Dans une attitude mystique.
Vêtu de sa grise tunique.
Que je l'aimai, le Pèlerin!
Cependant vers les quatre heures de l'après-
midi, il fut évident qu'on allait avoir encore de
la brume. Lentement mais sûrement, elle se
leva, et vers les cinq heures, tout le paysage
environnant était caché sous ses denses replis.
Une impression d'infinie tristesse s'empara de
Magdalena; mais eLe réagit contre ce senti-
ment, car, elle le savait bien, si on voulait que
l'isolement ne devînt pas intolérable, il fallait
essayer de voir les choses toujours de leur
bon côté, ou du moins, espérer de meilleurs
jours.
Le lendemain matin, la brume persista jus-
qu'à vers les dix heures. Lorsqu'elle se dis-
sipa enfin elle découvrit un firmament gris, es-
tompé de nuages plus gris encore, presque
noirs.
— Mauvaise journée pour aller au Portage,
Théo! dit Zenon, en observant l'horizon. Je
crois que j'irai sans toi, si tu n'as pas peur de
rester seul.
— Y aller sans moi! Oh! non, mon oncle!
Je n'ai pas peur de la brume assez pour me
priver de vous accompagner au Portage. Je
vous l'assure, et nous emmènerons Froufrou,
comme d'habitude. N'est-ce pas. Froufrou que
tu viendras avec nous ?
Le chien se mit à aboyer joyeusement et à
tourner sur lui-même, comme s'il eut compris
qu'il s'agissait d'une promenade et qu'on allait
l'emmener.
— Comme tu voudras, Théo, répondit Zenon.
Dans tous les cas, nous partirons immédiate-
ment après le diner; tiens-toi prêt. D'ici là,
le temps va peut-être se décider à se remettre
un peu.
Zenon eut bien envie de renoncer complète-
ment à son excursion au Portage quand il vit
comment le temps, ou plutôt le firmament se
comportait. Mais il avait promis à l'hôtelier
de lui apporter du poisson pour le lendemain,
un vendredi, et il n'aimait pas à le désappoin-
ter. Quoiqu'il eut de beaucoup préféré ne pas
38
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
emmener Magdalena avec lui; d'un autre côté,
il n'aimait pas la laisser seule à La Hutte.
Vers midi pourtant, le soleil se montra et
une brise légère dispersa les nuages. On com-
mençait même à entrevoir le fond bleu du fir-
mament.
—Tiens! Voilà le firmament qui se "dé-
crasse"! pour parler comme Séverin Rocques
dit Zenon, en riant et s'adressant à Magdalena.
Nous allons profiter du beau temps et partir
immédiatement pour le Portage. Nous ne
nous amuserons pas là, et nous reviendrons le
plus tôt posible. Qu'en dis-tu, Théo?
— Je suis de votre avis, oncle Zenon. Par-
tons!
Ils partirent. Mais bientôt, il fut évident
que le soleil n'avait voulu faire qu'une très
très courte apparition, car il y avait à peine
une demi-heure que Zenon et sa compagne na-
viguaient, quand le ciel se chargea de nuages,
de gros nuages noirs et courroucés.
— Nous aurions infiniment mieux fait de ne
pas partir, se dit Zenon.
Enfin, on arriva au Portage. Le poisson fut
remis à l'hôtelier, puis nos amis se disposèrent
à s'en retourner chez eux.
— Temps incertain, Lassève! fit l'hôtelier,
lorsqu'il eut remis à Zenon le prix demandé
pour :e poisson.
— Très incertain, répondit Zenon. Si ce
n'eût été que je vous avais promis de vous ap-
porter du poisson aujourd'hui, je ne me serais
pas risqué sur l'eau.
— Vous feriez peut-être mieux de ne pas ris-
quer de retourner chez-vous maintenant, con-
seilla l'hôtelier.
— Il le faut, répondit Zenon.
— Je vous garderai bien jusqu'à demain, tous
deux, et pour rien encore, si vous préférez
rester, Lassève, reprit l'hôtelier. Croyez-moi,
vous faites mieux d'attendre à demain pour
partir.
— Impossible! D'ailleurs, je n'accepterais
pas votre hospitalité gratuitement, dit Zenon,
non sans fierté. Tout de même, je vous re-
mercie de l'offre généreuse. . .
— Gratuitement, dites-vous? Pas la miette!
Théo me dédommagerait en nous faisant un
peu de musique, ce soir. Nous allons avoir
de la danse et. . .
— Une autre fois, une autre fois, répondit
Zenon. Encore merci, cependant; mais, je le
répète, nous préférons retourner chez-nous. Ce
fut dit d'un ton final. Viens, Théo!
— Vous avez tort de partir, grandement tort!
leur dit l'hôtelier, au moment où La Mouette
quittait le rivage, puis il rentra dans son hôtel
en haussant les épaules.
Mais précisément au moment oii la chaloupe
quittait les abords de l'hôtel, le soleil parut,
brillant et chaud (trop brillant, trop chaud, au-
raient pu dire à Zenon Lassève des personnes
d'expérience). Cependant, ce soleil semblait
rire et se moquer des craintes exprimées par
l'hôtelier, et ses rayons mirent un peu de con-
fiance au coeur de Zenon. Tout en maniant
les avirons avec courage, il se dit qu'ils se-
raient vite de retour à la Pointe Saint-André
et en parfaite sûreté à La Hutte.
— Mon oncle! O mon oncle! Voyez donc...
Le gros poisson!
Magdalena indiqua, à sa droite, un point où
l'eau était agitée.
—Où ce'a, Théo?
— Là! A votre gauche à vous, à ma droite-
à moi! Oh! Si vous vouliez diriger La Mouet-
te de ce côté! Nous ferions une excellente pê-
che. Nous avons nos lignes. . ,
— Tu n'y penses pas, pauvre enfant! L'im-
portant, pour nous, en ce moment, c'est d'
nous en aller tout droit chez-nous. Or. . .
— Le poisson! Il vient encore de sauter!
cria Magdalena. C'est un gros, un énorme
poisson! Oh! s'il vous plaît, mon oncle!
Zenon regarda dans la direction indiquée...
et ce fut sa perte. Il vit en effet, que l'eau
était très agitée, et même il aperçut distincte-
ment deux poissons sortir, un instant, des
flots. Cela lui parut irrésistible!
En un clin d'oei], Zenon eut préparé les deux
lignes de pêche, et bientôt, leur chaloupe arri-
vait à l'endroit enchanté... ou plutôt, pois-
sonneux.
Si Zenon Lassève eut eu plus d'expérience,
il se serait bien gardé de se laisser tenter ain-
si; il eut su que, en cette saison, nul ne dor.
s'attarder, sans raison grave, sur le fleuve St-
Laurent. La brume... Il avait essayé d'ex-
pliquer à Magdalena ce que c'était que la bru-
me; il lui avait parlé de ses multiples danger?:
cependant, jamais il n'avait expérimenté 1;
chose, et il est bien vrai de dire qu'expérienc
passe science.
Ce fut une pêche extraordinaire qu'ils firent ;
chacun d'eux prit cinq gros poissons. Il e>-
vrai qu'il y mirent beaucoup de temps, beau-
coup plus de temps qu'ils ne se l'imaginaient.
Un hurlement lamentable de Froufrou fit
soudain lever la tête à Magdalena. et aussitôt,
une exclamation de surprise et de frayeur jail-
lit de sa poitrine.
— Qu'y a-t-il, Théo? demanda Zenon.
Elle ne répondit pas en paroles; mais, d'un
geste expressif, elle désigna l'alentour.
— La brume! s'écria Zenon. Elle nous en-
toure de toutes parts!
— Ciel! O ciel! Qu'allons-nous devenir? fit
Magdalena.
— 'Hélas! Hélas! répondit Zenon. Nous
sommes égarés dans la brume et, je le crains
fort, c'en est fait de nous!
— Mon Dieu, ayez pitié de nous! sang^.ota
Magdalena, tandis que Froufrou à l'avant de
la chaloupe, continuait à hurler lamentable-
ment.
XI
LE SAUVETEUR
Nous l'avons dit plus d'une fois déjà, Zenon
Lassève était "homme à tout faire"; nous au-
rions dû préciser cependant, qu'il était hom-
me à tout faire, sur terre, car il n'était pas
marin: loin, bien loin de là! En face de la ter-
rible extrémité où lui et Magdalena se trou-
vaient, il ne savait trop qu'imaginer.
La brume les entourait ; une brume si dense,
qu'on n'apercevait aucun objet, à plus de six
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
39
pieds de soi. Oui, ils étaient perdus sur le fleu-
ve et i^s ne savaient plus par où se diriger.
Ah! La brume est une terrible chose; silen-
cieuse, sinistre, elle rampe vers vous, sans
avertissement aucun. On le sait d'avance,
lorsqu'un orage se prépare : le tonnerre gronde
au loin; de rapides éclairs sillonnent les nues.
Même une tempête de vent a ses avertisse-
ments : la brise soupire et pleure, puis, si vous
êtes sur l'eau, sa surface se ride soudain, de
petites vagues se forment; votre embarcation
se met à danser sur les flots. Alors, vous sa-
vez que la tempête n'est pas loin et vous pre-
nez des précautions en conséquence.
Mais la brume!.. Elle vient de l'on ne sait
oii; elle s'avance lentement, mais sûrement et
sans bruit; elle rampe vers vous, sans que
vous vous en doutiez même, et tout à coup,
vous êtes enveloppé dans ses replis blancs et
humides.
Zenon Lassève savait ces choses et c'est
pourquoi il se sentait, en ce moment, envahi
par le plus profond des découragements.
■ — Mon Dieu! Que faire? balbutia-t-il.
— Mon oncle, dit Magdalena, il faut nous diri-
ger tout droit sur le portage. Il n'y a qu'à tra-
verser le fleuve, en fin de compte, et nous ne
pouvons pas manquer d'atterrir.
— Tu crois? fit Zenon d'un ton où perçait
le doute.
— J'en suis sûre!
— -JEh! bien, voilà!
Il fit virer la chaloupe de bord, dans l'inten-
tion de piquer droit sur le Portage.
Un choc. Le bruit de quelque chose qui se
déchire, et La Mouette fut rejetée en arrière
avec force, à une distance d'une douzaine de
pieds peut-être.
— Ciel! Nous venons de frapper un rocher
quelconque! s'écria Zenon, et notre chalou-
pe. . .
— ^Un rocher, mon oncle ? Alors, s'il y a là un
rocher, il faut essayer de l'atteindre et y dé-
barquer, ne pensez-vous pas?
— Si nous le pouvons . . .
— Nous le pouvons, je crois, et il est préféra-
ble d'avoir un rocher sous ses pieds plutôt
que je ne sais combien de brasses d'eau.
— ^Tu as raison, Théo. Je vais essayer de
retrouver ce rocher.
Zenon donna quelques coups d'avirons dans
la direction opposée à celle qu'il allait prendre,
tout d'abord; il essaya, à l'aide de l'un des
avirons, de localiser le rocher contre lequel
La Mouette venait de se heurter. . . Inutile-
ment. . . D'ailleurs, rien de plus facile que de
se tromper de direction au milieu de la brume.
Tout à coup, Magdalena s'écria :
— Mon oncle! Mon oncle! Il y a de l'eau
dans la chaloupe!
■ — De l'eau? Alors, que Dieu ait pitié de
nous, car nous sommes bien perdus, cette fois!
La Mouette, c'était évident, avait reçu une
blessure, plus ou moins grave, en se heurtant
contre le rocher, tout à l'heure, et, sans doute,
elle allait couler à fond, entraînant avec elle
ceux qu'elle contenait.
L'eau envahissait la chaloupe. . . lentement
peut-être, mais sûrement...
— Vidons cette eau! cria Zenon. Le bidon...
il doit être près de toi, Théo. Vite! Vite!
— Le voici le bidon, mon oncle!
Magdalena se mit à vider l'eau qui commen-
çait à envahir la chaloupe; mais l'eau gagnait
sur elle. Bientôt, ils en auraient jusqu'à mi-
jambes.
Zenon jeta par-dessus bord les poissons qu'ils
avaient pris, et pour lesquels lui et la jeune
fille avaient, pour ainsi dire, risqué leur vie;
cela allégea leur embarcation quelque peu.
Mais ce ne fut que pour quelques instants.
L'eau montait toujours... Elle atteindrait
leurs genoux, puis La Mouette coulerait à fond!
— Au secours! cria Magdalena.
Hélas! La brume met, en quelque sorte, une
sourdine à la voix et rien ne répondit à son ap-
pel.
—Attends, Théo, fit Zénon.
D'un petit' coffre il retira un porte-voix dans
lequel il se mit à souffler à plusieurs reprises.
O joie! Un autre porte-voix venait de ré-
pondre!
— Au secours! Au secours! cria Zenon, à
travers le porte-voix.
— Où êtes-vous? demanda l'autre porte-
voix.
—Ici, tout près!... Nous sommes perdus
dans la brume ! . . . Notre chaloupe est cre-
vée! ... Et nous coulons!
— Courage! fit l'autre porte-voîx. Nous al-
lons aller à votre secours!
— Venez vite alors!
— 'Continuez à crier dans votre porte-voix!
J'y vais!
Ils avaient de l'eau jusqu'aux genoux main-
tenant. La Mouette donnait une forte bande
par tribord.
— C'est fini! sanglottait Magdalena. Nous
coulons, "père Zenon"!
— Courage, Magdalena, courage! Dieu est
bon; Il nous enverra du secours avant qu'il
soit trop tard.
— 0 petit père, que c'est épouvantable!
— ^Magdalena, ma pauvre petite, si tu étais
donc restée à La Hutte, ainsi que je t'avais de-
mandé de le faire!
— Si, plutôt, je ne vous avais pas entraînée
hors de notre route, petit père, répondit Mag-
dalena, dans le but de pêcher du poisson! C'est
de ma faute, de ma faute!
— Vite! Vite! Nous coulons! cria Zenon,
dans son porte-voix.
— Jamais ils n'arriveront à temps! pleura la
jeune fille. D'ailleurs, écoutez donc Froufrou
hurler la mot!
— Magdalena, ma petite, fit Zenon, nous al-
lons être obligés d'abandonner la chaloupe...
— C'est la chaloupe qui nous abandonne plu-
tôt, petit père!
— Oui! Oui! Je sais, pauvre enfant!.. Mais,
Magdalena, je te sauverai sois-en assurée. Je
nage comme un poisson; je te prendrai donc
sur mon dos et je te maintiendrai au-dessus
de l'eau jusqu'à ce que le secours nous arrive.
— Mon Dieu! Mon Dieu! O petit père, que
j'ai peur! Je ne sais si. . .
— Aie confiance en moi, ma chérie, reprit Ze-
non; je le répète, je te sauverai. Allons, peti-
te, c'est le temps de sauter à l'eau, si nous ne
40
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
voulons pas que notre chaloupe nous entraîne
avec elle. Suspends-toi à mon cou Magdalena,
et ne crains rien!
— Où êtes-vous? fit une voix soudain.
■ — Ici! Ici! Au secours!
Une chaloupe, conduite par un homme re-
couvert d'un imperméable et coiffé d'un large
chapeau en toile cirée, venait d'apparaître; elle
touchait bientôt à La Mouette; celle-ci venait
de faire quelques soubresauts d'agonie; elle
allait s'enfoncer sous les flots.
— Sautez! fit l'homme! Hâtez-vous!
Ils ne se firent pas prier.
■ — Saute, Théo! cria Zenon.
En un bond, Magdalena fut rendue à bord
de la chaloupe de sauvetatge.
— Sautez^ mon oncle! cria-t-elle ensuite.
Bientôt, tous deux, même Froufrou, qui avait
cessé de hurler, était en sûreté dans la chalou-
pe.
Quand à La Mouette, après avoir roulé sur
elle-même deux ou trois fois, elle s'enfonça
dans l'eau. . .
— Notre pauvre chaloupe, ne put s'empêcher
de dire Zenon.
— Elle nous a rendu bien des services, mon
oncle!
— Eusèbe, cria leur sauveteur, dans son por-
te-voix.
— Oui! Oui! Monsieur, répondit un autre
porte-voix.
—Haie! Et dépêche-toi !
Alors Zenon s'aperçut que la chaloupe était
liée, à quelque rivage probablement, au moyen
d'un cable. Le sauveteur ramait vite, tandis
que le cable halait de son mieux. Sage précau-
tion que ce cable, sans lequel leur sauveteur
aurait pu, lui-même, s'égarer, avec eux, dans
la brume.
Enfin, nos amis purent distinguer la char-
pente d'un yacth, auquel ils accostèrent bien-
tôt. Les yacths n'étaient pas rares, en ces ré-
gions, l'été, vu que les touristes se rendaient
assez nombreux passer la belle saison à Notre-
Dame du Portage.
Leur sauveteur monta dans le yacth, puis il
tendit la main à Magdalena d'abord, à Zenon
ensuite. Froufrou n'attendit pas d'invitation;
aussitôt que ses maîtres eussent été rendus à
bord, il y sauta, à son tour.
C'était un véritable bijou que le yacth dans
lequel Zenon Lassève et Magdalena venaient
de monter. Ses cuivres polis et brillants com-
me de l'or; ses banquettes, couvertes de cous-
sins en velour gros bleu; ses boiseries émail-
lées de blanc, puis une table servie, couverte
de porcelaines, de verre taillé et d'argenteries
de grande valeur; tout dénotait le luxe et di-
sait hautement que le propriétaire du yacth
était l'un des favorisés de ce monde.
Zenon avait remarqué, à l'avant du yacth,
un aigle doré, aux ailes largement tendues,
puis, le nom du Yacth à l'arrière, peint en gros-
ses lettres bleues : L'Aiglon.
— Vous le voyez, dit, en souriant, le proprié-
taire du yacth, en s'adressant aux naufragés
et en désignant la table mise, je vous atten-
dais pour souper.
Ce disant, il enleva son chapeau et son im-
perméable, qu'il remit à Eusèbe, et Magdalena
fut fort étonnée de se trouver en face d'un jeu-
ne homme de haute stature, aux cheveux
blonds, aux yeux bleus foncés et à la mousta-
che couleur d'épis murs.
— Monsieur, dit Zçnon, en tendant la main à
leur sauveteur, vous nous avez sauvé la vie.
Sans vous... Comment vous remercier? ajou-
ta-t-il.
— Je suis heureux que nous nous soyons trou-
vé là, à point, Eusèbe, mon domestique, et moi,
croyez-le! répondit le jene homme.
— Vous aussi, peut-être, vous vous êtes éga-
ré dans la brume? demanda Zenon.
— Pas tout à fait, répondit, en souriant, le
propriétaire du yacth. Nous avons aperçu la
brume à temps et nous avons pu accoster ici.
— Où sommes-nous donc, à ce moment?
— ^Nous sommes à l'Ile aux Lièvres, vis-à-vis
le Portage.
— L'Ile aux Lièvres? s'écria Zenon Oh! heu-
reusement que nous ne nous sommes pas adon-
nés à passer de l'autre côté de cette île, qui pa-
raît être si étroite; si cela était arrivé , nous
étions perdus.
— Tout est bien qui finit bien, répliqua, en
riant, le jeune homme. Il me fait plaisir d-
vous offrir l'hospitalité sur l'Aiglon. Demain,
aussitôt que la brume sera dissipée, nous ver-
rons ce que nous pourrons faire pour ren-
flouer votre chaloupe.
— Sera-ce possible, pensez-vous? demanda
Zenon.
— Je l'espère.
— Je vous avouerai que c'est une grande per-
te pour nous que celle de notre chaloupe. Mon-
sieur, et. . .
— Nous ferons de notre mieux, dans tous les
cas. En attendant, veuillez me suivre. Mon-
sieur.. .
— Je vais me présenter moi-même, Monsieur,
dit Zenon, en souriant : je suis pêcheur et ba-
telier, et je me nomme Zenon Lassève. Voici
mon neveu Théo, ajoutat-il, en désignant Mag-
dalena; lui aussi est pêcheur et batelier.
— Je suis heureux de faire votre connaissan-
ce, M. Lassève. ainsi que celle de Théo, votre
neveu, répondit le jeune homme, en tendant
la main à nos deux amis.
— Nous demeurons à la Pointe Saint-André,
reprit Zenon.
— Moi aussi, je demeure à la pointe Saint-An-
dré ,dit le propriétaire de L'Aiglon.
— A la pointe? Vraiment?
Magdalena et son père adoptif échangèrent
un regard : ce jeune home était à n'en pas
douter "l'hermite" du "château mystérieux". _
— Puisque nous habitons le même endroit,
M. Lassève, reprit le jeune homme, nous som-
mes voisins.
— Je suis bien aise de l'apprendre, répondit
Zenon.
— Je possède, à la Pointe Saint André, un pe-
tit domaine, que j'ai nommé L'Aire...
— L'Aire?., répétèrent Zenon et Magdalena.
— Quel nom singulier, pour un domaine! fit
la jeune fille.
Le jeune homme sourit.
— L'Aire... vous trouvez ce nom singulier,
mon petit ami? demanda-t-il?
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
41
— Certes! s'exclama Magdalena. Pourquoi
ce nom?... L'aire, c'est...
— C'est le nid de l'aig'le, acheva le jeune hom-
me, et c'est pourquoi j'ai nommé mon domai-
ne ainsi... C'est le nom qui lui convient,
voyez-vous, car moi, je me nomme Claude de
L'Aigle.
Fin de la deuxième partie.
Troisième Partie
LES ISOLES
I
A PROPOS DE MONSIEUR DE L'AIGLE
Magdalena était seule dans La Hutte. Elle
cousait. Dans une pièce de serge brune, elle
se confectionnait un nouveau "costume mascu-
lin. Son costume gris du printemps dernier
avait vu de meilleurs jours, et il était temps
qu'elle renouvelât sa garde-robe, ou plutôt son
trousseau.
Le silence régnait dans La Hutte, silence
qu'interrompait, de temps en temps, le bruit
de coups de marteau, venant du dehors; Zenon
Lassève était en frais de construire un assez
grand bâtiment, du côté ouest de sa maison,
car il était résolu, plus que jamais, de s'ache-
ter un cheval et une cariole pour l'hiver, et il
prenait ses mesures en conséquence.
— Sais-tu, Théo, avait-il dit à Magdalena. la
veille, que nous avons accumulé près de qua-
tre cents dollars, cet été, à faire la pêche et à
conduire les excursionistes aux Pèlerins?
— Quatre cents dollars! C'est beaucoup, n'est-
ce pas, mon oncle?
— C'est plus que je n'avais espéré, je t'assu-
re! Nous pourrons garder un cheval, l'hiver
prochain, avec cet argent, je crois.
— Tant mieux! fit la jeune fille. Ce sera une
agréable distraction que des promenades sur
la belle neige blanche.
Mais, tout en piquant l'aiguille dans l'étof-
fe, cet après-midi où nous la retrouvons, Mag-
dalena se livrait à ses pensées. Elle songeait
à des événements tout récents : leur voyage
au Portage, alors qu'ils s'étaient égarés dans
la brume, son père adoptif et elle: l'accident
arrivé à leur chaloupe; puis leur sauvetage...
Et puis encore, leur... sauveteur... Elle
voyait la haute taille de Claude de L'Aigle; ses
cheveux blonds, ses yeux bleus très foncés, sa
moustache dorée... Elle ne l'avait pas revu,
•depuis ... et peut-être . . . peut-être que cela
l'attristait un peu, plus qu'on serait porté à le
croire... plus qu'elle le croyait elle-même...
Quelle réception princière leur avait été fai-
te, sur L'Aiglon! M. de L'Aigle les avait re-
çus comme s'ils eussent été de vieilles con-
naissances. Il s'était montré plein d'égards
pour eux. . . surtout pour Magdalena, qu'il ap-
pelait : "Théo, mon petit ami".
Après le souper, il les avait conduits dans un
minuscule salon, contenant un piano, et quelle
belle veillée ils avaient passée tous trois, Mag-
dalena, Zenon et M. de L'Aigle. M. de L'Aigle
était bon pianiste; de plus, il possédait une bel-
le voix, et puis, il avait, à bord de L'Aiglon
tout un répertoire d'opéra. Lui et la jeune fil-
le chantèrent ensemble des extraits de Mignon
de Faust, des Cloches de Corneville, de Car-
men, etc., etc. Minuit avait sonné depuis
longtemps, lorsqu'ils songèrent à aller se re-
poser.
Claude de L'Aigle avait conduit Magdalena
à la porte d'un vrai bijou de cabine, et dit :
— Je vous cède ma cabine, Théo.*
— Oh! non! avait répondu Magdalena. Je ne
peux pas m'emparer de votre cabine ainsi, M.
de L'Aigle! Les banquettes...
— Les banquéttes sont bonnes pour des hom-
mes forts et vigoureux comme M. Lassève et
moi, avait répondu le propriétaire du yacth en
souriant.
— Mais... Moi, je ...
— Pardon, mon petit ami, mais, je vous ai
entendu tousser, plus d'une fois, depuis que
vous êtes à mon bord, et. . .
— Ce n'est rien cette toux, je vous l'assure!
s'était écriée la jeune fille; ce n'est qu'une
sorte d'enrouement passager qui m'est resté,
depuis que j'ai eu une inflammation des pou-
mons, le printemps dernier.
— Raison de plus, pour que vous ne passiez
pas la nuit au grand air! répondit Claude.
D'ailleurs, reprit-il en souriant, sur L'Aiglon,
je suis le maître, après Dieu, et il faut m'obéir
mon petit ami.
— Puisque je suis obligée d'obéir, avait dit
Magdalena, souriant à son tour, je n'ai qu'à
me résigner, après tout. Bonsoir donc, M. de
L'Aigle! Bonne nuit! Bons rêves, et... merci!
Quelle nuit paisible elle avait passée, dans le
lit confortable et moelleux, occupant presque
tout l'espace du bijou de cabine, ne s'éveil-
lant qu'assez tard, le lendemain matin.
Lorsqu'elle sortit de la cabine, elle vit que,
sur le pont, la table était mise pour le déjeu-
ner, et Eusèbe était là, l'attendant pour la ser-
vir.
— ^Vous avez bien dormi, je l'espère, M. Théo?
demanda le domestique.
— Merci. Eusèbe, j'ai dormi, sans m'éveiller,
même une fois. Où est. . . où sont. . . les autres;
je veux dire, M. de L'Aigle et mon oncle ?
— Ils sont débarqués sur l'île, M. Théo. Nous
allons essayer de renflouer votre chaloupe,
vous savez.
— ^Ah! oui! fit la jeune fille. Notre pauvre
Mouette! Sans doute, ils ont besoin de vous,
Eusèbe?
— Oui, M. Théo, ils ont besoin de moi; mais
M. de L'Aigle. . .
— Allez leur aider alors, commanda-t-elle, en
souriant. Moi, je n'ai pas besoin de vous, Eu-
sèbe; je m'arrangerai bien tout seul.
— Si vraiment vous pouvez vous passer de
mes services... commença le domestique.
— Je m'en passerai très bien.
— Alors j'y vais. Vous trouverez tout sur la
table, M. Théo, et. . .
— Est-ce vous qui avez fait ce café, Eusèbe?
avait demandé la jeune fille.
— Mais, oui, M. Théo! Est-ce que...
— Il est exquis, exquis! Jamais je n'en ai bu
42
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AI(;LE
(le pareil. Vous me donnerez votre recette,
n'est-ce pas?
— Avec plaisir, M. Théo! avait répondu Eusè-
be, assurément trôs-flatté.
— Allez maintenant! J'espère que vous réus-
sirez à. renflouer La Mouette.
— Nous y réussirons, j'en suis convaincu.
Et ils avaient réussi. A ce moment, La
Mouette, bien réparée et peinturée de frais, se
balançait au bout de son amarre, non loin de
la maison. Mais ça n'avait pas été une petite
affaire que le renflouage de la chaloupe, et ce
ne fut que vers les deux heures de l'après-midi
que L'Aiglon avait pu débarquer ses passagers
en face de La Hutte.
Près de trois semaines s'étaient écoulées,
depuis ces événements... On n'avait plus revu
M. de L'Aigle, ni son yacth, même de loin...
Deux larmes s'échappèrent des yeux de Mag-
dalena et tombèrent sur l'étoffe sombre qu'el-
le cousait; on eut dit deux grosses perles. M.
de L'Aigle avait été si bon, si bon pour le petit
pêcheur Théo, et hélas! pauvre Magdalena!
A part de Zenon Lassève et Mme d'Artois, per-
sonne ne l'avait aimée, personne même chez les
plus charitables, les mieux intentionnés, une
sorte de défiance, de mépris envers la "fille
du pendu". . .
En revanche, le propriétaire de L'Aiglon
avait été parfait pour elle, oui, parfait. Il n'é-
tait donc pas surprenant qu'elle pensât à lui
souvent et qu'elle aimât à revivre les heures
passées à bord de ses yacth. . . Sans cesse, elle
revoyait son sourire aimable et bon... quoi-
qu'un peu énigmatique peut-être, lorsqu'il
adressait la parole à son "petit ami"...
Une chose avait grandement étonné Magda-
lena pourtant. Lorsqu'elle et son père adoptif
étaient revenus chez eux, après leur séjour
sur L'Aiglon, Zenon avait dit à la jeune fille :
— Nous n'avons pas à nous plaindre de la ré-
ception que nous a faite M. de L'Aigle, hein,
Théo?
— Certes, mon oncle! avait-elle répondu. II
nous a reçus princièrement!
— ^Comme devait le faire, il est vrai, tout par-
fait gentilhomme, avait achevé Zenon. Les
naufragés recueillis à son bord, avaient, en
quelque sorte, droit à ses attentions. Tout de
même, M. de L'Aigle nous a reçus comme si,
nous aussi, nous habitions un château, ajouta-
t-il en souriant.
— Mon oncle, fit Magdalena, toute songeuse,
il doit bien s'ennuyer en son domaine L'Aire,
M. de L'Aigle. Il demeure là. seul, avec des
domestiques, nous a-t-il dit.
— Je présume cependant qu'il trouve le
moyen de se distraire, tout comme nous le fai-
sons, nous. Il possède, nous a-t-il dit aussi,
une splendide bibliothèque, des serres super-
bes; et puis, il est musicien. Avec tout cela
il n'a aucune raison de s'ennuyer, ce me sem-
ble.
— Tout de même, c'est une vie joliment mo-
notone, pour un jeune homme, ne trouvez-vous
pas, oncle Zenon?
— Je n'appellerais pas M. de L'Aigle "un jeu-
ne homme". Théo, dit Zenon en souriant.
— Comment? Que voulez-vous dire? M. de
L'Aigle n'est pas jeune?
— M. de L'Aigle ne verra plus ses trente-cinq
ans, je crois, cher enfant.
— Allons donc!
— Il a l'air beaucoup plus jeune que son âge,
tu sais, Théo, M. de L'Aigle est grisonné aux
tempes et. . .
— Vous me surprenez, oncle Zenon! Vrai-
ment, je n'en reviens pas! Ne vous trompez-
vous pas?
— Non, je ne me trompe pas. Si M. de L'Ai-
gle était brun, on verrait immédiatement ses
cheveux gris; mais une chevelure blonde ca-
che, souvent, une multitude de cheveux gris ou
blancs.
— Je le répète, je n'en reviens pas! s'écria
Magdalena.
— Crois-le, Théo, notre voisin n'est pas loin
de la quarantaine... s'il l'a pas dépassée déjà.
Toute à l'étonnement qu'elle venait de res-
sentir, Magdalena fut longtemps silencieuse,
puis elle demanda :
— Mon oncle, aviez-vous déjà vu M. de
L'Aigle quelque part... avant que nous l'aper-
cevions sur L'Aiglon, hier, je veux dire ?
— Si je l'avais déjà vu? Mais non! Pourquoi
me demandes-tu cela, Théo?
— Parce que, lorsque je l'ai aperçu, moi. j'ai
eu l'impression de ne pas le voir pour la' pre-
mière fois . . .
— Vraiment? fit Zenon. Eh bien, tu l'auras
peut-être vu soit au Portage, soit à la Rivière
du Loup... Il a souvent affaire au Portage,
nous a-t-il dit.
— Ça se peut que je l'aie vu au Portage, ré-
pondit-elle. Mais, chose certaine, c'est qu'hier,
ce n'était pas la première fois que je voyais
M. de L'Aigle, je l'affirme... Je ne sais si
nous le reverrons... ajouta-t-elle, songeuse.
— ^Ce n'est guère probable... et il serait pré-
férable, je crois, que nous nous disions que nos
relations avec le propriétaire de L'Aire sont fi-
nies pour toujours, Théo.
— J'espère que non pourtant... murmura
Magdalena, d'une voix légèrement tremblan-
te.
Zenon Lassève jeta sur la jeune fille un re-
gard perçant, puis, ayant secoué la tête d'un
air assez triste, il sortit de La Hutte en soupi-
rant.
II
LA FAMILLE ROCQUES
Le seul ami, le seul visiteur qu'avaient les
Lassève, c'était Séverin Rocques. Séverin ar-
rivait à La Hutte "sans tambour ni trompette",
à propos de tout et de rien, et toujours il était
le très bien accueilli. Quand il le pouvait, il res-
tait à diner ou à souper. Mais cela ne lui ar-
rivait pas souvent, car il n'aimait pas à lais-
ser seule sa mère, qu'il adorait, et dont il était
continuellement inquiet.
Il y avait eu une trégédie dans la vie des
Rocques et Mme Rocques n'en revenait pas. Il
est vrai que cette tragédie avait eu lieu seule-
ment à la fin de l'hiver précédent. Mme Roc-
ques était totalement changée, depuis; de for-
te et bien portant qu'elle avait toujours été, elle
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
43
était devenue faible comme une enfant et sa
santé laissait beaucoup à désirer.
Mme Rocques était devenue veuve, il y avait
quinze ans, alors que ses deux fils, Séverin et
Pierre étaient âgés respectivement de dix-huit
et de seize ans. A sa mort, Sixtin Rocques
avait légué à sa femme ses biens_ consistant
en deux terres, dont l'une cultivable et culti-
vée, et l'autre en bois debout. Malgré leur jeu-
Ine âge, Séverin et Pierre s'étaient livrés à la
culture de leur terre, et quoiqu'ils rejoignissent
à peine les deux bouts, ils parvenaient à vivre
et à donner à leur mère tout le confort désira-
ble.
Mais, il y avait cinq ans, Pierre, pris de la
fièvre des aventures, était parti pour le Nord-
Ouest. Mme Rocques n'avait pus vu, sans
une secrète peine, son benjamin la quitter. Il
I partit quand même, plein d'enthousiasme et
d'ardeur, et abandonnant à son frère aîné la
part des terres qui lui reviendrait, de droit,
après le décès de leur mère.
Pierre réussit assez bien, dans le Nord-
Ouest. Il s'était établi dans l'Alberta. Ses
lettres arrivaient régulièrement et étaient lit-
téralement dévorées, par Mme Rocques, et
aussi par Séverin, qui chérissait profondément
son frère.
D'après ses lettres, Pierre demeurait dans
un petit chantier, à plus d'un mille de tout
voisinage. Ses terres s'étendaient presqu'à
perte de vue, et il possédait déjà un ranch, à
près d'un quart de mille de sa maison.
Un de ces jours, avait-il écrit, dans sa der-
nière lettre, il enverrait à sa mère l'argent
nécessaire et elle irait le voir. Cette nouvelle,
ce projet de son fils, avait comblé de joie le
coeur de cette pauvre Mme Rocques. Puis, une
semaine, deux, trois avaient passé, sans qu'elle
reçut d'autres nouvelles, La dernière lettre
de Pierre avait été datée du 13 février. . . De-
puis . . .
Une nouvelle affreuse parvint à Mme Roc-
ques, un jour : son fils Pierre avait été lâche-
ment assassiné, dans son chantier. Les jou-
naux en parlèrent, dans le temps, et voici les
détails qu'on eut pu en lire : Deux hommes, qui
passaient en voiture devant le chantier de Pi-
erre Rocques, avaient entendu la détonation
d'un revolver. Vite, ils avaient couru vers la
maison, à la porte de laquelle ils arrivèrent au
moment où le meurtrier en sortait, portant à
la main une arme à feu, dont le canon fumait
encore. Inutile de le dire, l'assassin fut arrê-
té, jugé, puis condamné à mort. Le vol avait
été le mobile du crime, car on avait trouvé sur
la personne du meurtrier, la somme de deux
cents dollars, les modestes économies de la vic-
time.
Séverin avait redoublé d'affection et de bons
soins pour sa mère, après cette tragédie; il
avait essayé aussi, par tous les moyens à sa
disposition, de lui procurer des distractions. Ce
fut inutile cependant; bien souvent, il la sur-
prenait à pleurer, et bien vite, il constata que
ses forces diminuaient, de jour en jour.
Lorsque Pierre les avait quittés, Séverin
avait proposé à sa mère de louer leur maison,
sur la terre, et de s'en aller demeurer au villa-
ge, et aujourd'hui, il était content d'avoir eu
cette inspiration, car, à Saint André, Mme
Rocques était entourée de ses amies. Leur
terre serait, désormais, cultivée "de moitié";
c'est-à-dire que le fermier voisin s'en occupe-
rait, ferait les semences, les récoltes, et qu'il
garderait la moitié des profits pour lui, Séve-
rin se contentant de l'autre moitié.
Séverin était "aux oiseaux" maintenant
qu'il demeurait au village. Il n'avait jamais
aimé à cultiver la terre; il préférait, de beau-
coup se livrer à la sculpture du bois, pour la-
quelle il avait de grandes aptitudes et dont il
ne tarda pas à faire un grand succès.
Un jour, Séverin arriva à La Hutte. Magda-
lena accourut au-devant de lui, et Zenon, du
toit du bâtiment qu'il était à couvrir en bar-
deaux, lui cria un gai bonjour.
— Bonjour, M. Lassève! répondit Séverin.
Bonjour, Théo! Comment va?
— Attendez, je descends, annonça Zenon.
— Au contraire, c'est moi qui monte, répli-
qua Séverin, en riant.
— Non! Non!
— Oui! Oui! N'y a-t-il pas de l'ouvrage
pour moi, là-haut, M. Lassève?
— Il y en a assurément! Venez m'aider à
poser du bardeau!
— J'y vais! fit Séverin.
— Théo, dit Zenon en riant donne l'autre
marteau et des clous à Séverin.
— Vraiment, mon oncle, dit Magdalena, d'un
ton presque scandalisé, vous recevez vos amis
bien sans cérémonie!
— C'est ainsi que j'aime à être reçu, fit leur
visiteur; de plus, tu sais, Théo, je ne cherche
qu'à me rendre utile.
— Comment se porte Mme Rocques? deman-
da la jeune fille, lorsqu'elle eut remis à Séve-
rin les clous et le marteau.
— Ça ne va pas trop mal, de ce temps-ci,
mon garçon, merci. Elle n'est pas forte cepen-
dant la pauvre mère; mais. . .
— Je me propose d'aller lui rendre visite, un
de ces jours; la prochaine fois que mon oncle
aura affaire au village, je l'accompagnerai.
Peut-être sera-ce cette semaine.
— Je vais lui dire cela alors et elle va être
fort contente. Ma mère t'aime beaucoup, tu
sais, Théo.
— Chère bonne Mme Rocques! J'irai, sans
faute, la voir.
Lorsque Séverin fut rendu sur le toit du bâ-
timent, il demanda à Zenon :
— Qu'est-ce que c'est que cette construction
que vous êtes à faire ?
— C'est une grange, une remise et une éta-
ble combinées. Je vous l'ai dit déjà, mon ami,
je vais garder un cheval l'hiver prochain.
— C'est une excellente idée et je vous en fé-
licite! fit Séverin. Je vous souhaite de mettre
la main sur un cheval comme le mien, M. Las-
sève.
— Oh! Je n'ai pas cette ambition, croyez-le,
Séverin! répondit Zenon en souriant. Je sais
que "Rex" est considéré le meilleur cheval de
Saint-André, du Portage, et même de la Rivi-
ère-du-Loup.
— Et ça n'a pas encore cinq ans. Monsieur!
s'écria Séverin, qui ne manquait jamais de s'en-
thousiasmer, lorsqu'il parlait de son cheval.
44
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Moi, voyez-vous, reprit Zenon, ce que je
veux c'est un cheval bien ordinaire, mais doux,
facile à mener, que je pourrais laisser entre
les mains de Théo, si nécessité il y avait.
— Aimeriez-vous que je m'occupe de vous
trouver un cheval, M. Lassève ? demanda Séve-
rin.
— Je vous en serais, certes, fort obligé! Je
ne pourrais pas payer cher. . .
— C'est bien; je m'en occuperai. Vous le
voulez, pour quand?
— Pas avant le mois de novembre, pas avant
les neiges, quoique j'aie déjà commencé à faire
un chemin, au pic, un chemin d'été, s'entend.
— Je m'en suis aperçu, répondit Séverin en
souriant. Si vous construisiez des petits ponts
en madriers, aux pires endroits. . .
— C'est ce que j'ai l'intention de faiye, aussi-
tôt que j'aurai fini ces bâtiments, répondit
Zenon.
— Je vous y aiderai. Même, nous pourrions
construire un grand pont, en forts madriers, de
la pointe au village. . . On peut toujours es-
sayer.
On garda Séverin à diner. Vers les trois,
heures de l'après-midi, il partit, promettant de
revenir le lendemain, donner un coup de main à
Zenon.
Mais le lendemain, il ne vint pas, le surlen-
demain non plus.
— L doit y avoir quelque chose d'extraordi-
naire chez les Rocques! fit Zenon, après le di-
ner, ce jour-là. Je dois aller au village ache-
ter des clous; je me rendrai chez eux. Dési-
res-tu m'accompagner, Théo ?
— Non, pas aujourd'hui, mon oncle.
— Peut-être que Mme Rocques est malade . . .
— Je le crains fort.
— Dans tous les cas, je le saurai bientôt, dit
Zenon. Tiens! reprit-il, voici Benjamin Duval,
le voisin des Rocques, qui s'en vient ici!
— Bonjour, M. Lassève! Bonjour, Théo! fit
Benjamin Duval.
— Bonjour, M. Duval! répondit Zenon. Vous
êtes le bienvenu! Entrez, et prenez un siège.
— Avez-vous diné, M. Duval? demanda Mag-
dalena.
— Merci, mon garçon, mais j'ai diné avant
de partir de chez-nous. . . ou plutôt de chez
Séverin, répondit Benjamin.
— De chez Séverin, dites-vous, M. Duval ?
— Oui. Je suis porteur de mauvaises nou-
velles, dit-il. Mme Rocques... C'est Séverin
qui m'envoie. . .
— Qu'est-ce donc? demanda Magdalena.
Mme Rocques est malade, n'est-ce pas? Je
m'en suis douté.
— Mme Rocques est. . . morte, Théo.
— Morte!
— Morte subitement, ce matin, annonça Ben-
jamin. Elle avait lu, avant-hier, dans un jour-
nal, que la date de l'exécution du meurtrier de
son fils Pierre avait été fixée aux premiers
jours de septembre, c'est-à-dire dans quelques
jours maintenant. . . Cela lui a rappelé de
trop pénibles souvenirs à cette pauvre Mme
Rocques... Elle est devenue inconsolable...
Ce matin, Séverin l'a trouvée morte dans son
lit.
— Pauvre Mme Rocques! Pauvre Séverin!
pleura Magdalena.
— Ça doit être un rude coup pour Séverin,
qui avait un vrai culte pour sa mère! fit Zenon.
— Séverin a pensé que vous reviendriez avec
moi, au village, peut-être, reprit Benjamin. Les
funérailles de Mme Rocques auront lieu après
demain.
— Nous ne pourrions pas facilement vous ac-
compagner aujourd'hui, je le crains, répondit
Zenon; mais demain, nous irons chez Séverin
et y resterons jusqu'après les funérailles.
— Je répéterai cela à Séverin alors, dit Ben-
jamin Duval en se levant. Au revoir, M. Las-
sève! Au revoir, Théo!
Après le départ ae Benjamin, et lorsqu'ils
eurent parlé longuement ensemble du décès de
Mme Rocques, Zenon retourna à sa construc-
tion et Magdalena se mit à travailler, sans
perdre un instant; elle voulait confectionner
une croix en fleurs cirées, qu'elle déposerait, le
lendemain, sur le cercueil de la pauvre défun-
te. Dans un morceau de carton, elle découpa
une croix de douze pouces à peu près. Ce car-
ton, elle le recouvrit ensuite d'un papier vert,
matelassant la face de la croix de ouate, au
préalable. Dans ce coussin elle planta des
fleurs et feuiLes cirées. Au centre, elle mit
une splendide rose. Cette rose avait fait
partie d'un bouquet qui lui avait été
donné, un jour, alors qu'elle et Zenon avaient
traversé une dame aux Pèlerins. Dans le bou-
quet, Magdalena avait trouvé six roses (ses
fleurs préférées) et vite, avant qu'el.es eussent
perdu de leur fraîcheur, elle les avait cirées.
C'est avec joie qu'elle sacrifiait l'un de ses tré-
sors, pour la croix mortuaire qu'elle était à
faire en ce moment.
Zenon ne ménagea pas ses exclamations de
surprise et d'admiration lorsque la jeune fille
lui montra, durant la veiLée, la croix qu'elle
venait de terminer.
— Quels doigts de fée tu as, Théo! fit-il, et
de quel goût exquis tu es doué! Quel plaisir
tu vas faire à ce bon Séverin, lorsque tu dépo-
seras cette magnifique croix sur le cercueil de
sa mère, demain!
Zenon avait dit vrai; lorsque Magdalena dé-
posa, devant Séverin, la croix qu'elle s'était
donnée tant de peine à faire, le pauvre garçon
éclata en sanglots.
— Et c'est toi qui as fait cela, Théo! s'écria-
t-il.
— Oui, Séverin, et chaque fleur que j'ai po-
sée sur cette croix a été accompagné d'unAve
pour le repos de l'âme de cette pauvre Mme
Rocques.
— Tu es un ange, je crois, Théo!
— Ainsi, vous êtes content, Séverin?
— Content? s'exclama-t-il. Ma mère, elle
aussi, est contente, je crois car il me semble
qu'elle nous sourit, à tous deux, à ce moment.
— Chose certaine, dans tous les cas, répondit
Magdalena, avec quelque chose de mystiqu*
dans le regard, c'est que votre mère ne connaît
plus que le sourire maintenant... car elle est
au ciel. . . avec son fi s Pierre.
— Comme tu dis cela, mon petit! Tu crois
vraiment que ma mère a rencontré Pierre, là-
haut, et qu'ils se sont reconnus ?
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
45
— Si je le crois? j'en suis fermement con-
vaincu, Séverin, répondit gravement Magdale-
na.
Le lendemain après-midi, les Lassève re-
tournèrent chez eux.
— Merci, mes bons amis! Merci d'être venus
s'écria Séverin, au moment ou Zenon et sa fille
adoptive se préparaient à partir.
— Venez nous voir quand vous le pourrez,
Séverin, et venez souvent. Vous êtes, vous le
savez, toujours le très bienvenu, et il vaut mi-
eux, pour vous ne pas rester "Seul ici.
— J'irai, oui, bien sûr, j'irai... peut-être
avant la fin de la semaine, promit-il.
En arrivant à La Hutte, Magdalena aper-
çut, au loin, quelqu'un assis sur un rocher et
qui paraisait les attendre. C'était un homme
de haute stature, habillé de gris ... M. de L'Ai-
gle?... Elle le crut, tout d'abord; mais Ze-
non l'eut vite détrompée.
— Tiens! Vois donc, Théo, fit-il. Ce mon-
sieur ... Je l'ai vu déjà, à l'hôtel du Portage . .
H a nom M. Mance, je crois. Il n'est pas seul
non plus, continua Zenon; deux dames l'accom-
pagnent... Sans doute, ils ont affaire à nous.
Que peuvent-ils bien nous vouloir?
— Nous le saurons bientôt, car ils s'en vien-
nent par ici, répondit Magdalena.
En effet, M. Mance et les dames qui l'accom-
pagnaient se dirigeaient vers La Hutte.
— Et j'ai cru, pour un instant, que cet hom-
me était M. de L'Aigle! se disait tristement la
jeiîne fille. Pourquoi l'ai-je cru, et pourquoi
viendrait-il nous rendre visite? Il nous a se-
courus, alors que nous étions perdus dans la
brume; mais cela ne veut pas dire qu'il se sou-
vient même de nous!
Elle soupira profondément, puis deux lar-
mes brûlantes et amères coulèrent sur ses
joues.
Pauvre Magdalena!
III
COMMERAGES
— Bonjour, M. Lassève! Bonjour, Théo! dit
M. Mance, lorsqu'il fut arrivé auprès de nos
amis.
— Bonjour, Monsieur! répondit Zenon, tan-
dis que, dans ses yeux on eut pu lire un grand
point . d'interrogation. Que voulaient ces
gens?
-—Mme Mance, ma femme; Mlle Hélène Gué-
rin, ma nièce, reprit M. Mance, présentant ain-
si les deux dames qui l'accompagnaient.
— Nous sommes venus ici vous présenter une
requête, M. Lassève, fit Mme Mance, en sou-
riant. . . ou plutôt, c'est à votre neveu que nous
avons véritablement affaire.
— Qu'est-ce donc? demanda Magdalena.
— Voici : vous le savez, sans doute, l'hôtel
du Portage va fermer ses portes dans quel-
ques jours, car lundi, nous retournons tous
dans nos villes respectives; la saison des villé-
giatures est finie, hélas!
— Oui, je sais, répondit Zenon. L'été, c'est
si court!
— Eh! bien, ce soir, nous avons un bal, à l'hô-
tel, un grand bal, continua Mme Mance; des
gens viendront jusque de la Rivière-du-Loup
pour y assister.
— Oui? interrogea poliment Zenon, que le
bal projeté n'intéressait guère.
— Ce sera quelque chose de chic, d'extra-
chic, M. Lassève! fit Hélène Guérin. Jamais il
n'y aura eu rien d'approchant, au Portage.
— Je n'en doute pas, répondit Zenon, qui
avait peine à dissimuler complètement l'ennui
qu'il ressentait; que pouvait bien leur faire, à
Magdalena et à lui, ce bal ?
— Et le bal sera suivi d'un réveillon à tout
casser! ajouta M. Mance.
— La requête que nous voulons faire, c'est
celle-ci, dit Hélène; que Théo vienne jouer du
piano, ce soir, pour nous faire danser. Ne re-
fusez pas, M. Lassève, je vous prie!
— Ce n'est pas à moi de refuser ou d'accep-
ter. Mademoiselle Guérin, répondit Zenon;
c'est à Théo de décider la chose.
— Ne refusez pas, Théo! fit Mme Mance.
Nous ne demandons pas vos services gratuite-
ment, croyez-le; vous serez grassement payé,
je vous l'assure!
— Pour moi . . . pour mon oncle non plus, ce
n'est pas une question d'argent répondit Mag-
dalena, et j'accepte votre offre avec plaisir. . .
du moment que mon oncle m'accompagnera au
Portage.
— Eh! bien, M. Lassève, qu'en dites-vous?
— Si Théo est résolu d'accepter, je ne le lais-
serai certainement pas partir seul, dit Zenon.
C'est entendu alors, nous irons.
— Hourah! s'exclama M. Mance.
— Vous apporterez votre mandoline, n'est-ce
pas, Théo? demanda Hélène?
— Certainement, si vous le désirez.
— Que diriez-vous de l'idée de partir immé-
diatement? demanda Mme Mance. Notre cha-
loupe est amarrée ici, tout près, et notre voitu-
re nous attend au village de Saint-André.
— Ah! Pourquoi partir si tôt? s'écria Hé-
lène Guérin. C'est si beau ici, si pittoresque,
si sauvage, si . . .
— 'Vous ne partirez pas sans prendre une tas-
se de café, je l'espère, dit Magdalena. Ce sera
prêt dans quelques instants.
— Et ça ne sera pas de refus, mon garçon,
répondit M. Mance.
—C'est bien gentil à vous d'y avoir pensé,
Théo! s'écria Mme Mance.
^Oui, bien sûr! amplifia Hélène.
— Tiens! Un yacht! fit alors Mme Mance.
— Mais, oui! Un yacht! Un yacht qui res-
semble à celui de M. de L'Aigle. . . de loin, du
moins, fit Hélène.
Magdalena, qui se disposait à se rendre à
la maison, préparer le café, s'arrêta et jeta un
regard sur le fleuve. Oui, L'Aiglon venait de
sortir de sa petite baie et il se dirigeait vers le
Portage, ou vers la Rivière-du-Loup.
— Que ferait, dans ces environs, le yacht de
M. de L'Aigle, je te le demande, Hélène? dit
Mme Mance.
— Je n'en sais rien, chère tante... D'ail-
leurs, je n'ai pas dit que ce yacht était L'Ai-
glon; je trouve seulement qu'il lui ressemble..
— Tout comme un yacht ressemble à un au-
tre yacht, hein, Hélène? fit M. Mance. Quant
à M. de L'Aigle . . .
46
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Il est... Dieu sait où, dans le moment,
acheva Hélène, non sans quelque dépit dans la
voix.
— Et au grand désespoir de bien des jeunes
filles de mes connaissances, rit M. Mance, ta-
quin.
— J'espère, mon oncle, que quand vous par-
lez de "certaines jeunes filles" vous ne faites
pas allusion à moi! dit Hélène, rougissant mal-
gré elle.
— Si la coiffure te fait, ma bonne. . . com-
mença M. Mance, M. de L'Aigle est très popu-
laire parmi les dames, je sais.
— Mon cher, fit Mme Mance, laisse donc Hé-"
lène tranquille! On n'est pas toujours disposé
à entendre à rire, tu sais. Dans tous les cas,
reprit-elle M. de L'Aigle n'est toujours pas à
l'hôte, de la Rivière-du-Loup, puisque nous
avons essayé de le voir, afin de l'inviter au bal
de ce soir.
Il serait difficile, pour ne pas dire impossi-
ble, de suivre les agissemenes du mystérieux
M. de L'Aigle, je crois, rit Hélène.
— "Le mystérieux M. de L'Aigle" dis-tu, Hé-
lène? demanda Mme Mance. Je t'en prie, ma
chère! Où as-tu pris cela? Je ne vois rien de
mystérieux dans les agissements de ce mon-
sieur, moi.
— Je disais cela pour badiner, chère tante,
fit la repentante Hélène. Voyez-vous, reprit-
eJe, personne ne sait au juste, où demeure M.
de L'Aigle, quelles sont ses occupations, etc.
etc.
— Ce ne sont pas les affaires de qui que ce
soit, non plus, que je sache, réprimanda Mme
Mance. Tout le monde sait que M. de L'Aigle
demeure, de préférence, à la Rivière-du-Loup. .
Quant à ses occupations, je crois qu'elles sont
nulles; M. de L'Aigle est un rentier, un riche
rentier, tout simplement.
— Tout de même, je le trouve . . . étrange,
parfois, moi, M. de L'Aigle, ma tante!
— Ma chère Hélène, répondit la bonne da-
me, légèrement scandalisée, j'espère que tu
ne te mettras pas à répéter les commérages de
Miss Grant et de ses compagnes anglaises, à
propos de M. de L'Aigle. . . ou à pi'opos de qui
que ce soit? Ce monsieur que nous nous per-
mettons de discuter, dans le moment, est aima-
ble, charmant, parfait de manières et. . .
■ — Je ne vous contredirai pas, chère tante, ré-
pondit Hélène. Pour ma part, tout ce que j'ai
à reprocher à M, de L'Aigle, c'est d'aimer trop
à se faire désirer. . . S'il acceptait plus sou-
vent les invitations qui lui sont faites, ou s'il
prenait la peine de nous rendre visite, de temps
à autre, comme font les autres messieurs de
nos connaissances, je serais porté à dire, tout
comme vous, que M. de L'Aigle est parfait.
Magdalena n'en écouta pas davantage. Elle
se dirigea vers La Hutte, et bientôt eLe prépa-
rait du café pour leurs visiteurs.
— "Le mystérieux M. de L'Aigle".... se
disait-elle, tout en versant le café dans les tas-
ses. Que c'est ridicule ces commérages qui se
font parmi les oisifs de ce monde! Mystéri-
eux?... Pas du tout! Il est aimable, bon,
charmant, d'une courtoisie exquise... Mysté-
rieux? Non! Non! Certes, non!
Mais ces paroles d'Hélène Guérin lui revien-
draient à la mémoire un jour. . . un jour oîi elle
serait en proie à des engoisses te. les que l'ima-
gination la plus extravagante n'en poun-ait in-
venter de pires
IV
LE BAL ET SES INCIDENTS
Il était quatre heures de l'après-midi, lors-
qu'on partit pour le Portage. JLe temps étant
idéal, la promenade en voiture, ce fut un véri-
table rêve pour Magdalena et Zenon.
A l'hôtel, deux chambres confortables fu-
rent mises à la disposition de nos amis. L'hô-
telier pouvait disposer facilement de ces pièces,
vu que, déjà, plusieurs de ses pensionnaires de
l'été étaient retournés dans leurs quartiers
d'hiver.
A huit heures, le bal commença. C'était au
temps des danses simples, peu compliquées,
très-correctes, telles que le lancier, le quadril-
le; voire même, parfois, le menuet-valse.
C'est un lancier qui ouvrit le bal, ce soir-là,
à l'hôtel du Portage, et il fut suivi de bien
d'autres. En face du piano était un grand mi-
roir, et la jeune musicienne pouvait ainsi sui-
vre les évolutions des danseurs, ce qui l'inté-
ressait et l'empêchait, en quelque sorte, de sen-
tir sa fatigue. Car quoiqu'elle aimât la musi-
que à la folie, elle avait les doigts bien fati-
gués, lorsque, vers les neuf heures et demie, on
résolut de se reposer. Un petit programme
vocal et instrumental fut alors exécuté, pro-
gramme auquel Magdalena dut contribuer sa
part en jouant deux morceaux de mandoline,
avec Hé.ène Guérin au piano, comme accompa-
gnatrice. Elle dut chanter aussi, tout en s'ac-
compagnant sur son instrument. Si le succès,
les applaudissements font oublier les fatigues,
reposent, en un mot, elle dut se considérer tout
à fait reposée, car elle fut très-applaudie.
Le programme vocal et instrumental ayant
prie fin, un quadrille se forma et la danse re-
prit de plus behe.
Soudain, Magdalena sentit ses doigts se rai-
dir sur les notes du piano, et elle constata
qu'elle venait de manquer à la mesure. . . C'est
que, grâce au miroir qui lui faisait face, elle
venait d'apercevoir, dans l'encadrement de la
porte du salon, une figure qu'elle connaissait. .
ou, du moins, qu'elle n'avait pas oub.iée. . .
qu'elle n'oublierait probablement jamais . . .
Cette taille bien découpée; cette chevelure
blonde; ces yeux bleus très foncés; cette mous-
tache dorée... C'était Claude de L'Aigle!
Avait-il reconnu le petit musicien ? Elle le
crut, tout d'abord; mais el.e n'en était pas cer-
taine.
Une certaine excitation régna aussitôt, dans
le salon, à l'apparition de M. de L'Aigle. Puis
il y eut des exclamations de surprise et de
bienvenue, des chuchottements, et le quadrille
commencé resta inachevé.
— M. de L'Aigle! Quelle surprise! fit une
voix de femme.
— Que c'est aimable à vous de vous être
rendu à notre invitation! s'écria Hélène Guérin.
— J'ai trouvé votre invitation, à mon hôtel,
cet après-midi, Ml'e Guérin, répondit la voix
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
47
de Claude, et rien que le son de cette voix don-
na à Magdalena une grande envie de pleurer,
sans qu'elle comprit pourquoi.
— Et vous avez été tenté de l'accepter, notre
invitation, n'est-ce pas, M. de L'Aigle ? deman-
da Hélène.
— Je n'ai pu résister à la tentation, comme
vous voyez, répliqua Claude en s'inclinant de-
vant la jeune fille.
Magdalena ne se retourna pas sur son siège;
elle regardait fixément dans le miroir, voilà
tout. M. de L'Aigle, se disait-elle, avait dû
reconnaître le petit pêcheur Théo, celui dont il
avait sauvé la vie, il n'y avait pas si longtemps,
celui qu'il avait recueilli, avec son oncle, à
bord de son yacht L'Aiglon. Cependant. . .
Deux fois, leurs yeux, à tous deux, s'étaient
rencontrés, dans la glace; malgré elle, quoi-
qu'elle essayât de s'en empêcher, elle avait
rougi tlmidemeint, chaque fois.
Mais un autre quadrille se formait et Claude
de L'Aigle allait le danser avec Hélène Guérin.
Ce quadrille parut interminable à Magda-
lena. Dans le miroir, elle voyait Claude cau-
ser et rire avec sa compagne. Souvent même,
il se penchait sur Hélène, comme pour enten-
dre mieux ce qu'elle lui disait, et alors, o ciel!
comme Magdalena se sentait triste tout à
coup! Que la vie lui paraissait terne, inutile,
vide! Pour la première fois, depuis qu'elle
était à la Pointe Saint-André, notre héroïne
envia le sort des jeunes fille plus fortunées
qu'elle; de celles qui n'étaient pas dans l'obli-
gation de se déguiser sous des vêtements mas-
culins. E.le se disait que, si elle eut été vêtue
comme c'était son droit. . . son devoir peut-
être de l'être, M. de L'Aigle se serait cru obli-
gé, en quelque sorte, par simple courtoisie, de
venir la saluer, de lui adresser la parole, s'in-
former de sa santé et lui dire quelqu'aimable
chose . . . Mais au petit pêcheur à la ligne, au
simple batelier, au musicien, payé pour faire
danser, qu'aurait bien pu dire l'aristocratique
M. de L'Aigle ? . . . Zenon Lassève avait-il eu le
pressentiment de ce qui se passerait, ce soir,
dans le salon de l'hôtel, lorsqu'il avait deman-
dé à "Théo", un jour, s'il ne regretterait ja-
mais d'avoir endossé l'habit masculin ? . . .
Le coeur lui faisait bien mal à ce moment,
la pauvre enfant. . . Allait-elle pleurer, là,
dans ce salon, devant M. de L'Aigle, devant
tout ce monde?... Non! Non! Il ne fallait
pas!
Mais, ce fut incontrôlable; bientôt, des lar-
mes s'échappèrent de ses yeux et vinrent tom-
ber sur le clavier du piano . . . Heureusement,
personne ne faisait attention à elle . . . Per-
sonne ne prenait la peine de l'observer. . . Per-
sonne ? . . . Ses yeux venaient de rencontrer
ceux de Claude . . . Avait-elle réellement vu
de la sympathie dans son regard? . . . Un mo-
ment, elle le crut; mais il se penchait de nou-
veau sur Hélène, dont la conversation parais-
sait l'intéresser au plus haut point.
Enfin, le quadrille prit fin. Ce serait bientôt
l'heure du goûter; en attendant, on se mit à
causer. Magdalena, tout en feuilletant de la
musique, prêtait l'oreille à ce qui se disait,
—Ainsi, Mme Mance, disait Claude de L'Ai-
gle, en s'adressant à la tante d'Hélène, vous
vous proposez de quitter ces parages lundi?
— Il le faut, hélas! répondit l'interpellée.
— Le Portage se dépeuple, lentement, mais
sûrement, reprit Claude. Déjà, presque tous
les fournils sont fermés. . .
— Savez-vous, M. de L'Aigle, dit Hélène, en
riant, je ne comprends pas très bien pourquoi
on appelle ces petites cabanes à côté des mai-
sons de ce village; des fournils? Si l'on con-
sulte son Larousse, on y lit que fournil est "un
Weu où est le four et où l'on pétrit la pâte".
Or...
— Il serait difficile, je crois, de trouver la vé-
ritable signification du mot, en ce qui concerne
ces petites cabanes à côté des grandes mai-
sons; probablement que jadis, elles servaient
véritablement de lieu où l'on pétrissait et fai-
sait cuire la pâte . . . Aujourd'hui, les fournils
servent de demeure aux habitants du Portage,
durant l'été. Ils louent, à un joli prix, leur de-
meure, durant la belle saison, et se retirent
dans leurs fournils. L'automne venu, ils ont
un bon magot mis de côté, pour leurs dépenses
de l'hiver, expliqua Claude à la jeune fiLe.
— Si vous saviez comme il m'en coûte de re-
tourner à la ville, M. de L'Aigle! fit Mme Man-
ce. Depuis que je suis ici, je me suis débaras-
sée complètement de ces maux de tête qui me
font tant souffrir.
— C'est un lieu de santé que le Portage et ses
environs, dit une autre dame. Il y a rarement
de funérailles par ici, dit-on.
— Il y en a eu, des funérailles, ce matin mê-
me, à Saint-André, non loin d'ici cependant, ré-
pliqua, en souriant, Mme Mance.
— Ah! oui! Cette Mme Rocques! dit une au-
tre personne présente. Elle est décédée subi-
tement, parait-il, et c'est assez tragique.
— Tragique? Pourquoi? demandèrent plu-
sieurs personnes.
— N'est-ce pas toujours tragique une mort
subite? fit Mme Mance. Et puis cette pauvre
femme est morte d'avoir appris soudainement
que le meurtrier de son fils allait expier son
crime sur l'échafaud, dans quelques jours.
— Ah! Bah! s'écria l'un des hommes pré-
sents. Il me semble que Mme Rocques aurait
dû se réjouir plutôt, à cette nouvelle.
—Oh! Shocking! Shocking! s'exclama l'u-
ne de nos connaissances. Miss Grant. Vous
parlez étrange, very étrange. Monsieur! Moi,
you know, je faire circuler un pétition, for abo-
lir le peine de mort.
—Vraiment? fit l'interpellé. Eh! bien. Miss
Grant, chacun de nous a droit à ses idées; moi,
je trouve que celui qui a assassiné son pro-
chain a mérité la mort; voilà! ^ _
—Oh! Shocking! Shocking! répéta la vieil-
le demoiselle en se couvrant le visage de ses
deux mains. ^ .
Je la signerai votre pétition, moi, Miss
Grant! fit Mme Mance. S'il y a une chose hor-
rible, attroce, c'est la pendaison!
—Mieux vaut l'échafaud que la guillotine ce-
pendant, dit Hélène Guérin. J'ai vu une gra-
vure, il y a quelque temps. . . _ , t»t-
Vous ne signeriez pas la pétition de Miss
Grant, Mlle Guérin? demanda l'une des dames
présentes.
48
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Au contraire, je la signerais . . . Vous
n'aurez qu'à me présenter votre pétition, Miss
Grant, ajouta-t-elle; je vous donnerai ma si-
gnature.
— Merci, Helen, my dear! répondit Miss
Grant.
— Mon oncle n'est pas pour cela, lui. . . pour
l'abolition de la peine de mort, je veux dire,
reprit Hélène, en souriant à M. Mance.
— Non Hélène, je ne suis pas pour l'aboli-
tion de la peine de mort, tu l'as deviné, et moi
aussi, je trouve que celui qui a tué mérite de
mourir.
— Qu'en pense M. de L'Aigle? questionna
Hélène, en s'adressant à Claude, que cette con-
versation paraissait beaucoup ennuyer, ou dé-
plaire.
— Ma foi, je n'en pense trop rien. . .
— Oh! Sûrement, M. de L'Aigle, s'écria
l'impulsive Hélène, vous êtes contre la peine de
mort, j'en suis certaine!
Claude haussa les épaules, puis il répondit :
— Je le répète, je ne sais trop . . . Mais,
Mlle Guérin, je crois fermement que si la pei-
ne de mort était abolie, il ne ferait pas bon
pour aucun de nous de nous promener, après
le soleil couché, sans être armé jusqu'aux
dents. Les gens aux instincts meurtriers (et
ils sont moins rares qu'on serait porté à le
croire, parait-il) auraient beau jeu de nous as-
somer, et ils ne se gêneraient plus, s'ils n'a-
vaient la crainte d'expier leur crime sur l'é-
chafaud.
— Vous pensez cela, M. de L'Aigle?
— Vous m'avez demandé mon opinion sur le
sujet, Mlle Guérin; je viens de vous la donner,
répondit-il en s'inclinant.
— Hein! Vous voyez. Miss Grant, ce qui
pourrait vous arriver, à vous comme à nous, si
vous parveniez à faire adopter votre pétition,
dit M. Mance moitié riant, car il aimait, par-
dessus tout, à taquiner les gens. .
— Cela ne pas changer les idées à moi, pas
du tout! assura Miss Grant.
— D'après M. de L'Aigle, pourtant. . .
— Oh! Je vous prie, M. Mance, n'attachez
pas trop d'importance à ce que je viens de dire!
fit Claude. J'ai dit ce que j'en pense; voilà
tout. Je crois réellement que, vous et moi, M.
Mance; que nous ici ce soir; que les habitants
de ce pays; que tous, nous sommes en quelque
sorte protégés par l'ombre sinistre de l'écha-
faud.
— Brrrrr! fit Hélène, en frissonnant. Quel-
le conversation, pour un soir de bal!
— Parlons d'autre chose, de grâce! s'écria
Mme Mance.
— Je me demande comment il se fait que
nous ayons abordé un sujet aussi lugubre? dit
quelqu'un.
— C'était à propos de cette Mme Rocques. . .
commença Hélène.
Mais voilà que l'hôtelier entrait dans le sa-
lon, suivi de ses domestiques les bras chargés
de plateaux; on allait servir des rafraîchisse-
ments.
V
LE BAISER
Il serait difficile de définir les impressions
ressenties par Magdalena, durant la conversa-
tion ci-haut.
"L'ombre de l'échafaud" avait dit M. de
L'Aigle! Elle, Magdalena Carlin, n'avait-elle
pas été élevée, n'avait-elle pas grandi à l'om-
bre de l'échafaud?... Et, puisqu'il en était
ainsi; puisqu'en réalité elle était la fille d'un
pendu (quoiqu'innocent) qu'aurait-elle jamais
de commun avec le fier, l'orgueilleux, l'aristo-
cratique M. de L'Aigle... qu'elle aimait éper-
duement, depuis le jour où elle l'avait aperçu,
sur L'Aiglon!. • .
Oui, elle ne pouvait plus se le cacher à elle-
même; elle l'aimait! Elle l'aimait follement!
Qu'importait la différence d'âge qui existait
entr'eux? . . . Elle l'aimait!, . . Elle avait
été, elle n'en pouvait douter, réellement mal-
heureuse, de ne l'avoir pas revu. . .
Sans doute, M. de L'Aigle la prenait pour un
garçonnet : "Théo, mon petit ami". . . Mais ne
s'était-elle pas demandée, tout à l'heure, si elle
ne ferait pas bien de se défaire de son dégui-
sement; se faire connaître sous son véritable
nom (sous le nom de Magdalena Lassève, nous
voulons dire, puisqu'elle était la fille de Zenon
Lassève, par acte d'adoption). Elle s'était dit,
aussi, qu'elle trouverait le moyen d'expliquer,
d'une manière ou d'une autre, la raison de ses
vêtements masculins, puis. . . puis. . .
Hélas! La conversation qui venait d'avoir
lieu lui faisait comprendre qu'il ne pouvait y
avoir rien, non rien, pas même de l'amitié, en-
tre la fille du pendu et le propriétaire de
L'Aire. ."L'ombre de l'échafaud" avait-il dit;
si elle protégeait quelques uns, cette ombre,
elle assombrissait sa vie, à elle, elle l'avait tou-
jours assombrie. . . Jamais elle ne devait rê-
ver le bonheur; l'ombre de l'échafaud l'en in-
terdirait toujours.
— Vous ne partez pas, sûrement, M. de L'Ai-
gle!
— Il le faut, Mlle Guérin. Je retourne à la
Rivière-du-Loup, car j'ai quelques prépara-
tifs à faire, en vue d'un voyage de quelques
semaines; je dois prendre le train demain ma-
tin.
— Ne partez pas sans prendre quelques ra-
fraîchissements, au moins! insista Mme Man-
ce.
— Impossible, Mme Mance! Cela me retar-
derait trop.
Il partait!... Pourtant, ce serait mieux
ainsi, se dit Magdalena. De le savoir leur voi-
sin et ne jamais le voir. . . N'était-ce pas pré-
férable qu'elle se dit qu'il était absent de chez
lui, et pour longtemps? . . . Mais il allait par-
tir!... Pauvre Magdalena! Pauvre petite!..
Cette fois, elle ne put retenir ses larmes; elle
sentit qu'elle allait sangloter.
Elle quitta précipitemment le salon, sans
que personne... ou presque personne, ne fit
attention à elle.
Elle arriva dans un corridor désert, à l'ex-
trémité duquel était une porte ouvrant sur une
véranda, ayant vue sur le fleuve. C'est là
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
49
qu'elle résolut de se retirer, pour le moment du
moins, jusqu'à ce que sa peine fut calmée.
Il n'y avait personne sur la véranda; tous
étaient dans le salon. Magdalena s'assit sur
un banc et se livra à une véritable crise de dé-
couragement et de larmes. Elle avait le coeur
brisé, lui semblait-il. . . Bientôt, de longs san-
glots s'échappèrent de sa poitrine. . .
— Théo, mon petit ami!
—M. de L'Aigle! Oh! M. de L'Aigle!
— Théo, mon petit ami, dites-moi, pourquoi
ces pleurs? demanda Claude de L'Aigle, en
s'assayant auprès de la jeune fille. Allons!
Nous sommes amis n'est-ce pas, vous et moi?
Il faut me confier vos peines.
— Je ... Je... ne sais pas... Je... Je
suis fatigué, je crois, répondit-elle, éclatant,
encore une fois en sanglots.
— Fatigué? . . . Bien sûr que vous l'êtes! De-
puis huit heures, me dit-on, que vous jouez du
piano, pour faire danser un tas d'imbéciles!. . .
Que leur fait, à eux, que le petit musicien ait
les doigts presque paralysés de fatigue, je vous
le demande!
— Voyez-vous, M. de L'Aigle, dit-elle, ils
vont me payer pour jouer du piano et. . .
— Ah! oui, et ils sont gens à exiger qu'on
leur en donne pour leur argent. Pauvre Théo!
Mais il ne faut pas pleurer, mon petit ami.
Est-ce qu'on vous a servi des rafraîchisse-
ments ?
— Non. Mais je n'en veux pas ... Je ne
pourrais pas avaler une seule bouchée . . .
Je . . . De nouveau elle fondit en larmes.
— Vous me faites beaucoup de peine quand
vous pleurez ainsi, Théo! Allons! Attendez-
moi ici; je reviens dans quelques instants.
Il revint, au bout d'un certain temps, et
Magdalena eut une exclamation de surprise en
l'apercevant, car il portait, avec précautions,
un plateau contenant tasses, saucoupes, assiet-
tes, un petit service à thé en argent et divers
plats couverts de serviettes bien blanches.
— Nous allons prendre le goûter ensemble,
dit Claude, en déposant le plateau sur le banc
à côté de la jeune fille.
— Je ne peux pas manger... Je ne peux
pas, M. de L'Aigle!
— Même pour me tenir compagnie, mon petit
ami ? . . . Voyez-vous, moi, je dois partir, tout à
l'heure, et comme j'ai plusieurs milles à faire
en voiture, puisque je me rends à la Rivière-
du-Loup, j'aimerais à me réconforter un peu
auparavant. Si vous refusez de manger cepen-
dant, Théo, je partirai sans manger, moi aussi.
— Mais, pourquoi, M. de L'Aigle?
— Nous allons manger ensemble, ou bien...
N'est-ce pas que ce sera agréable, seulement
vous et moi, mon petit ami?
— Nous ne serons pas seuls longtemps, je
crois, M. de L'Aigle, répondit Magdalena en
souriant à travers ses larmes. L'hôtelier leur
dira, dans le salon, que vous êtes ici et on ne
manquera pas de venir vous. . . enlever.
— Oh! Non! fit Claude, en riant d'un rire
que Magdalena trouva très jeune. Un billet de
banque, glissé adroitement dans la main du di-
gne hôtelier, au moment où je lui enlevais ce
plateau, lui fermera la bouche, soyez-en assu-
ré.
Et voilà M. de L'Aigle, celui qui, sans s'en
douter peut-être, en imposait tant au petit pê-
cheur et batelier, en frai's de verser du café
dans des tasses, d'étendre une serviette sur les
genoux de son compagnon (?) ; de lui présen-
ter tartines et gâteaux.
En un clin d'oeil, les impressions de découra-
gement et de tristesse qui avaient envahi l'â-
me de la jeune fille s'envolèrent à tire d'ailes,
et bientôt, on eut pu l'entendre rire d'un bon
coeur d'une saillie de Claude.
— Bon! C'est mieux ainsi! s'écria Claude,
en entendant ce rire si frais. La vie est plutôt
belle, en fin de compte, vous savez, Théo, et il
vaut toujours mieux essayer de voir le bon cô-
té des choses. . . S'il fallait se laisser abattre
à la première épreuve, au premier chagrin...
— Des épreuves ... du chagrin . . . Vous n'a-
vez jamais dû en avoir, vous, M. de L'Aigle,
fit Magdalena en souriant.
— Non? Vous pensez? répondit Claude,
dont le visage se rembrunit soudain. Quelles
visions passèrent devant ses yeux ? . . . Qui
eut pu le dire ? . . . Chose certaine, c'est que,
dans l'ombre, il se mordait les lèvres, et on eut
pu le voir pâlir.
— Mais, non! Quelles épreuves auriez-vous
pu avoir, je vous le demande? . . . Dans votre
magnifique domaine L'Aire
— Pauvre enfant, répondit-il, on ne parvient
pas à mon âge, sans avoir souffert, vous de-
devez le comprendre . . . D'abord, la vie soli-
taire que je mène . . .
— Mais! C'est parce que vous le voulez ainsi!
s'écria-t-elle. Pourquoi menez-vous une vie
solitaire. M. de L'Aigle? reprit-elle. Tout le
monde parait tant vous estimer, vous appré-
cier, vous aimer, et. . .
— Hein ? Tout le monde m'aime, dites-vous,
Théo? Ah! En voilà une bonne! Qu'est-ce
qui vous fait dire cela, mon petit ami ?
— Lorsque vous êtes arrivé, dans le salon, ce
soir, les dames et jeunes filles étaient si con-
tentes de vous voir! Même, on a interrompu
le quadrille, pour vous souhaiter la bienve-
nue. . . Moi, je pense que si on ne vous aimait
pas, on n'agirait pas ainsi, fit naïvement Mag-
dalena.
Un sourire sceptique erra, un moment, sur
les lèvres de Claude. Ce sourire, la jeune fille
ne le vit pas; sans doute, l'eut-elle vu, qu'elle
n'en aurait pas compris la signification.
— Théo, mon petit ami, dit soudain Claude,
désirant changer le sujet de la conversation,
savez-vous, j'aurais un service à vous deman-
der.
— Un service à me demander? Vous, M. de
L'Aigle? A moi?
— Oui... Seriez-vous disposé à me le ren-
dre?
— Bien sûr! Si je le puis... Mais je ne
vois pas ce que. . .
— Théo, voulez-vous répéter après moi : "Je
promets de vous rendre le service demandé, si
c'est possible".
Magdalena répéta les paroles de Claude.
— Il s'agit du piano de L'Aiglon, dit-il. Tous
les automnes, dès les premiers jours d'octobre,
mon yacht est emballé, pour l'hiver, et le piano
est transporté à L'Aire. . . Or, j'ai pensé que,
50
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
cette année, vous me permettriez de le faire
transporter chez-vous plutôt. . .
Magdalena sourit finement,
— Ce service que vous désirez que je vous
rende, cache, très imparfaitement, un acte
de bonté de votre part, M. de L'Aigle, fit-elle.
Vous savez parceque je vous l'ai dit, que nous
n'avons pas de piano à La Hutte. . .
— Eh! bien, disons que nous nous rendons
mutuellement service, dans cette affaire, mon
petit ami, acquiessa Claude. Le piano de L'Ai-
glon ne m'est d'aucune utilité, à L'Aire, puis-
que je possède un piano de concert et que ce-
lui du yacht reste fermé. Ne serait-il pas pré-
férable qu'il servit à quelqu'un?.. Si vous
consentez, Théo, nous transporterons le piano
chez-vous, dans les derniers jours de septem-
bre.
"Nous transporterons", avait-il... Ainsi, il
viendrait lui-même à La Hutte? ... Il sur-
veillerait, en personne, le transport du piano?
Magdalena ne se sentit pas de force à rejeter
une telle chance de le revoir. Elle accepta.
— Votre oncle ? . . . Il n'aura pas d'objec-
tions, n'est-ce pas ?
— Mon oncle fait tout ce que je lui demande
de faire, M. de L'Aigle, répondit-eîle; il ne me
contrarie jamais en rien.
— M. Lassève est le modèle des oncles alors!
rit Claude. Maintenant, mon petit ami, il faut
que je vous quitte.
— Déjà! s'écria Magdalena.
— Je suis même un peu en retard. Mais,
avant de partir, nous allons boire un. verre de
vin, à la santé l'un de l'autre, n'est-ce pas?
Il versa du vin dans deux verres et en tendit
un à la jeune fille.
— Au succès de toutes vos entreprises, Théo!
fit Claude, en levant son verre. A votre bon-
heur!
— Au succès de votre voyage et de vos en-
treprises, M. de L'Aigle! répondit Magdalena,
en imitant le geste de Claude.
Alors, il arriva une chose assez curieuse :
Claude de L'Aigle devint blanc comme la mort,
et le verre, qu'il allait porter à ses lèvres, s'é-
chappa de ses doigts et tomba sur le plancher.
— Qu'y a-t-il? s'écria la jeune fille, grande-
ment effrayée et s'élançant vers son compa-
gnon. M. de L'Aigle! Vous êtes malade?
Instinctivement, elle entourait de ses deux
mains le bras de Claude, tandis que ses yeux,
démesurément agrandis, se fixaient sur son vi-
sage.
— Ce... Ce n'est... rien, mon petit ami,
parvint à articuler Claude, essayant de souri-
re. Une petite douleur au coeur... J'y suis
sujet. . . Ce n'est rien, rien. . .
Sans proférer un mot, elle lui présenta son
propre verre de vin.
— Buvez, je vous prie! dit-elle.
Docile comme un enfant, il obéit, en souri-
ant.
— Merci, Théo! dit-il, en lui remettant le ver-
re. Et maintenant, adieu!
— Vous vous sentez mieux ?
— Je me porte à merveille, grâce à vos bons
soins... Au revoir! A la fin de septembre,
mon petit ami! dit Claude, en tendant la main
à la jeune fille.
— Oui. . . A ]a fin de septembre. . .
Il fit quelques pas dans la direction du cor-
ridor, puis il revint.
— Théo, dit-il, vous le savez, quoique nous
soyons devenus amis jurés, vous et moi, il ex-
iste une grande différence d'âge entre nous?
— Oui, je sais. . . Mais ça ne fait rien, ré-
pondit la naïve enfant.
Dans l'ombre, Claude sourit de sa naïveté;
mais il eut été difficile de définir la nature de
ce sourire.
— Si je m'étais marié, à l'âge où d'autres se
marient généralement, reprit Claude, j'aurais,
probablement, aujourd'hui, un fils de votre âge,
Théo, et si j'étais au moment de le quitter pour
quelques semaines, je déposerais un baiser sur
son front. . . Théo, laissez-moi vous donner,
avant de partir, un baiser d'adieu!
Sans hésiter, et pleurant d'émotion, Magda-
lena leva sur Claude son pur visage; et lui,
révérencieusement, posa ses lèvres brûlantes
sur le front de la jeune fille, puis il partit hâ-
tivement, sans se retourner, même une seule
fois. . .
Bientôt, Magdalena entendit le bruit d'une
voiture quittant les abords de l'hôtel; c'était
Claude de L'Aigle qui partait. . . A celle qui
l'aimait si éperduement, il ne restait que le
souvenir du baiser qu'il lui avait donné.
VI
"THEO, LE FLEURISTE"
Magdalena venait d'effacer d'un calendrier,
que Séverin lui avait donné, la date du 11 sep-
tembre.
— Que les jours sont lents à passer! murmu-
ra-t-elle. Encore dix-neuf jours, avant la fin
de septembre! Dix-neuf jours, avant de le re-
voir! Viendra-t-il, ainsi qu'il l'a promis?...
Accompagnera-t-il ses domestiques, lors qu'ils
transporteront le piano de L'Aiglon ici ?.. .
O ciel! Que le temps va me paraître intermi-
nable, d'ici la fin du mois!
Elle était encore à l'âge heureux oii le temps
ne passe jamais assez vite. Il est vrai que, de-
puis le soir du bal, elle ne vivait que pour le
moment où elle reverrait Claude de L'Aigle.
Il avait été question de Claude une fois, en-
tre Magdalena et Zenon, le lendemain de leur
retour du Portage.
— J'ai oublié de vous dire, mon oncle, que
M. de L'Aigle était au bal, avant-hier soir.
— Oui? Vraiment? avait répondu Zenon.
Alors, c'est Mlle Guérin qui a dû être conten-
te!
— Pourquoi dites-vous cela, mon oncle ?
— Ne l'as-tu pas entendu dire, lorsqu'ils sont
venus nous chercher ici, que M. de L'Aigle se-
rait parfait, s'il se rendait plus souvent aux
invitations qui lui étaient faites ?
— Ah! oui, je me souviens... ils ont dansé
ensemble, lui et elle. . .
— As-tu eu l'occasion de causer avec M. de
L'Aigle, Théo ?
— Oui. Nous avons causé ensemble quel-
ques instants.
Sans qu'elle en eut l'intention, elle induisait
Zenon dans deux erreurs, par cette réponse
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
51
qu'elle venait de lui faire; la première, il crut
que la conversation entre Claude et Magdalena
avait eu lieu dans le salon, en la présence de
tous; la seconde, qu'ils n'avaient échangé que
quelques paroles.
— Imaginez-vous, oncle Zenon, reprit la jeu-
ne fille, que M. de L'Aigle m'a demandé si
nous lui rendrions un service . . .
— Un service? Nous! A M. de L'Aigle!
— Voilà précisément ce que je lui ai répondu,
rit-elle.
— Eh! bien, cher enfant, dit Zenon, si réelle-
ment nous pouvons lui rendre service, nous
n'hésiterons certainement pas; il nous en a
rendu un fameux, lui, la fois qu'il nous a se-
courus!. . . Ce service, quel est-il?
— Il m'a demandé si nous lui permettrions
de faire transporter ici le piano de L'Aiglon,
pour la saison d'hiver.
— Ah! Bah! s'exclama Zenon. Il ne s'agit
pas ...
— Je sais, mon oncle! J'ai dit à M. de L'Ai-
gle que ce service qu'il demandait de nous ne
voilait qu'imparfaitement un acte de bonté de
sa part. . .
— Et qu'a-t-il répondu à cela ?
— Il a ri, puis il a avoué franchement que
c'était vrai; mais il a ajouté que ce serait nous
rendre mutuellement service que de lui permet-
tre de faire transporter son piano ici.
— Et tu as accepté, n'est-ce pas?
— Oui, j'ai accepté, en mon nom et au vôtre.
Ai-je eu tort, mon oncle?
— Mais non, Théo... Seulement, l'automne
prochain, si l'été est aussi productif qu'il a été
cette année, je t'achèterai un piano, et un
beau! En attendant, celui de L'Aiglon te dis-
traira.
Si Magdalena n'eut été continuellement oc-
cupée, elle se fut ennuyée ferme; elle se fut
livrée à la tristesse et cela eut produit une ca-
tastrophe. Lorsqu'elle se sentait envahie par
le spleen, elle ne manquait jamais de se dire
que si elle et son père adoptif vivaient dans
l'isolement, sur la Pointe Saint-André, c'était
parcequ'elle l'avait vou^u. Prise d'un irrésis-
tible besoin de se dérober aux yeux de ceux
qui l'avaient connue jadis, après sa. . . résur-
rection, elle avait jeté son dévolu sur cette
masse de rochers, sur cette pointe où peu de
gens venaient. Et aujourd'hui, elle serait
triste, maussade ? . . . Ce serait prouver sa re-
connaissance envers celui qui l'aimait tomme
un père, d'une singulière façon vraiment!
D'ailleurs, elle devait avoir bientôt un sur-
croit d'occupations, d'occupations agréables
aussi, et cela, grâce à ce bon Séverin Rocques.
Un matin, il arriva à La Hutte; c'était sa
première visite, depuis le décès de sa mère.
— Ah! Séverin! s'écria Zenon Lassève, qui
selon son habitude était à travailler à la cons-
truction de ses bâtiments.
— Je reviens, M. Lassève! répondit Séverin,
en se dirigeant vers la maison. J'ai affaire à
Théo d'abord.
— Théo est là. Entrez tout droit, Séverin.
— O Séverin! fit Magdalena, accourant au-
devant de son visiteur. Quel plaisir de vous
voir!
— Je suis venu de bonne heure, n'est-ce pas,
Théo? Et, plus que cela, j'ai l'intention de
passer la journée ici et de ne retourner que
tard cet après-midi. . . si vous voulez me gar-
der, j'entends.
— Plus vous serez de temps avec nous, plus
nous serons contents; de cela vous ne sauriez
douter, Séverin, répondit la jeune fille.
— Je te dirai bien, mon garçon, reprit Séve-
rin, que j'ai spécialement affaire à toi. Voici :
tu sais, la belle, belle croix de fleurs cirées que
tu avais faite, lors du décès de ma mère ? . . .
Eh! bien, je l'ai mise sous un globe, que j'ai
fait venir de la ville de Québec, car je veux la
garder précieusement en ne pas l'exposer à la
poussière. Maintenant, il faut que je t'ap-
prenne que ce pauvre Benjamin Duval a perdu
sa femme; elle est morte hier, d'une conges-
tion des poumons. Elle n'a été que six jours
malade.
— Ah! La pauvre femme!
— Duval m'a donc demandé, ce matin, si tu
lui ferais une croix de fleurs cirées pour dépo-
ser sur le cercueil de sa femme.
— Bien sûr que j'en ferai une, Séverin! Ce
bon M. Duval
— Je la lui apporterai ce soir. Et voici pour
te payer, dit Séverin, en déposant trois dol-
lars sur la table.
— Non! Non, Séverin! Je ferai la croix,
avec plaisir et pour rien.
— Ecoute, Théo, Duval est capable de payer.
Je lui ai demandé trois dollars et il a trouvé
que ce n'était pas trop cher.
Magdalena hésita quelques instants, puis
elle dit:
— Si j'accepte cet argent, c'est parce que
j'aimerais à acheter différentes choses dont
j'aurais bien besoin pour ce travail des croix
de fleurs. D'abord, il me faudrait du velours
vert-mousse, comme j'en ai vu dans une vitri-
ne, à la Rivière-du-Loup. Il me faudrait aus-
si de la broche très fine et de la ouate. Un de
ces jours, lorsque vous irez à la Rivière-du-
Loup, Séverin, voudriez-vous m'emmener avec
vous ? . . . Ou bien, je demanderai de me faire
certaines commissions, si vous voulez bien vous
en charger?
—Je m'en chargerai avec plaisir, tu le pen-
ses bien, mon garçon, ou bien, je t'emmènerai
avec moi, ce qui sera de beaucoup préférable.
Ce soir-là, lorsque Séverin retourna au vil-
lage, il apportait, avec grand soin, la croix
mortuaire, pour Benjamin Duval, et celui-ci ne
manqua pas d'admirer le travail fait par "le
petit pêcheur", et de la faire admirer par ses
amis.
Quelques jours plus tard, Séverin revenait à
La Hutte, portant un paquet sous chaque bras.
— Théo, dit-il, en déposant l'un des paquets
sur la table, je t'ai apporté du carton; je sais
que tu en as toujours besoin. Ce sont des boî-
tes qui appartenaient à ma mère. J'espère que
le carton te sera utile ?
— Utile? Certes, oui! Et merci, mon bon
Séverin! répondit Magdalena. Vous pensez à
tout, vraiment!
— Et puis, reprit le brave garçon, en hési-
tant un peu, comme s'il n'eut pas été tout à
fait certain de la réception qui serait faite à
l'autre paquet, j'ai eu affaire à la Rivière-du-
52
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Oh! Oh! s'exclama-t-elle. Le beau, beau
Loup, hier, et j'en ai profité pour t'acheter
queifiues petites choses, dont tu as souvent
besoin aussi.
— Ce disant, il présenta à la jeune fille le se-
cond paquet, qu'elle se hâta d'ouvrir,
velours!
— C'est bien cela, n'est-ce pas? je veux di-
re, c'est bien la nuance que tu désirais avoir?
Vert-mousse, tu m'avais dit. . .
— Oui, c'est bien cels, Séverin, et il y en a. . .
Mais, il y en a. . .
— Cinq verges.
— Cinq verges! Ça dû coûter gros d'argent,
cinq verges de velours?
— Ça n'a rien coûté du tout, mon garçon, car
voici: je suis allé à un magasin oii l'on me de-
vait un joli denier, depuis assez longtemps.
J'avais réparé des meubles pour eux et négli-
gé ensuite de leur présenter mon compte.
Hier, je me suis fait payer en marchandises.
Tu trouveras aussi, dans le paquet, de la ouate,
du fil, et de la broche, la plus fine que j'aie pu
trouver; j'espère qu'elle fera ton affaire ?
— Comment vous remercier, Séverin! s'écria
Magdalena. Mon once va vous rembourser
tout cela immédiatement.
— Me rembourser? Pas la miette! Si je
veux te faire un petit cadeau, Théo, j'en ai
bien le droit, hein?
— Mais. . . Cinq verges de velours, à. . . A
combien, Séverin? . . .
— N'en parlons plus ou bien, je vais me fâ-
cher! menaça Séverin. Si tu me voyais quand
je suis dans une de mes colères, mon garçon, tu
tremblerais par anticipation!
— Je n'aurais pas peur, fit Magdalena en
riant.
— J'ai aussi autre chose à te dire, Théo, con-
tinua Séverin. J'ai apporté à la Rivière-du-
Loup, hier la belle croix que tu avais faite pour
ma mère, et je me suis rendu chez l'entrepre-
neur des pompes funèbres, afin de la lui mon-
trer. " — Qui a fait cela" ? m'a-t-il demandé, et
moi de répondre, effronté comme un page :
" — Cette croix vient de chez "Théo, le fleu-
riste".
— "Théo, le fleuriste"? répéta Magdalena.
— Eh! oui! Et je ne riais pas du tout, je te
prie de le croire; au contraire, j'étais sérieux
comme un juge. " — Où demeure "Théo, le
fleuriste"? me demanda l'entrepreneur. " — Il
demeure à Saint-André, ai-je répondu, et lais-
sez-moi vous dire que je suis fort étonné que
vous ne le connaissiez pas, de réputation, au
moins".
— Ha ha ha! rit Magdalena.
— Le court et le long de l'histoire, c'est que
l'entrepreneur m'a donné une commande pour
toi: trois croix et trois couronnes, pour les-
quelles il consent à te payer vingt dollars.
— Vingt doLars! Vingt?
— Ce n'est pas un prix exhorbitant, tu sais,
Théo, puisqu'il les revendra à cinq ou six dol-
lars chacune, assura Séverin. Tiens, ajouta-t-
11, voici la commande; je lui ai promis le tout
pour le 15 octobre. Et, mon garçon, n'oublie
pas de coller, en arrière de chaque croix, de
chaque couronne, et aussi sur les boîtes les
contenant, une étiquette portant les mots :
"Théo, le fleuriste", cela a son importance.
Ce brave Séverin venait d'ouvrir une nouvel-
le carrière à Magdalena. Nous l'avons dit dé-
jà, elle aimait passionnément les fleurs; sa
nouvelle occupation promettait donc d'être, en
môme temps que lucrative, des plus agréables.
Elle se mit à l'oeuvre, dès le lendemain, tra-
vaillant consciencieusement et bien, afin de
mériter la réputation qui lui avait été faite par
Séverin, auprès de l'entrepreneur de la Rivi-
ère-du-Loup.
Malgré le désir qu'elle avait de voir arriver
la fin du mois de septembre, le temps ne lui pa-
rut pas trop long, grâce à ses nouvelles occu-
pations.
Mais un jour, elle dut effacer du calendrier
la date du 30 septembre, et cette nuit-là, elle
s'endormit en pleurant : M. de L'Aig.e n'avait
pas tenu sa promesse; sans doute, elle ne le
reverrait plus jamais!
vn
PERPLEXITES DE ZENON
On était au 3 octobre. La veille, Zenon avait
dit à Magdalena :
— Sais-tu, Théo, j'ai envie de construire une
aile à notre maison.
— Oui, mon oncle ? fit-elle, en souriant, car
elle savait, depuis longtemps que son père
adoptif avait la toquade des constructions.
— Tu ne me demandes pas à quoi servira cet-
te aile, Théo ?
— Je me le demande à moi-même cependant,
mon oncle! Pourquoi une aile à La Hutte, qui
me parait assez grande, te. le qu'elle est?
— C'est un atelier que je veux construire, en
arrière, du côté est; cet atelier me serait d'une
grande utilité, vois-tu.
— Alors, oncle Zenon, construisez-vous en
un! Vous n'avez pas besoin de mon consente-
ment pour ce faire, assûrément! dit Magdale-
na en riant.
— Sans doute que j'ai besoin de ton consen-
tement, mon garçon! Ça va t'ennuyer peut-
être, d'entendre des coups de marteau, à la
journée ?
— Oh! Ça ne me fera rien du tout, répondit
la jeune fille; j'y suis habituée. Ne vous gê-
nez aucunement pour moi, je vous prie, et cons-
truisez votre atelier.
— Séverin viendra demain et nous nous con-
sulterons ensemble, lui et moi. Il a promis de
m'aider, afin que tout soit fini pour la fin du
mois.
Magdalena ne put s'empêcher de sourire,
après que Zenon l'eut quitté; avec sa manie
pour les constructions, son "oncle" eut cons-
truit tout un village sur la Pointe Saint-André
s'il l'avait pu, probablement.
Le lendemain fut consacré par les deux hom-
mes, Zenon et Séverin nous voulons dire, à se
consulter, à prendre des mesures, etc. etc. La
porte conduisant à l'atelier serait percé, faite,
puis posée tout de suite, et tandis que Zenon
ferait cette porte, Séverin s'occuperait à se
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
53
procurer le bois de construction nécessaire à
la nouvelle aile.
— Séverin va me donner un maître coup de
main, pour mon atelier, Théo, dit Zenon, ce
soir-là.
— Tant mieux, mon oncle . . . Séverin est un
bon ami pour nous.
— Tu Tas dit! Séverin a le meilleur coeur
qu'on puisse imaginer, et il nous est tout dé-
voué; je trouve que nous sommes chanceux
d'avoir un tel ami.
— Moi aussi, je trouve cela. Quand revien-
dra-t-il maintenant?
— Demain peut-être . . . après demain, cer-
tain, et nous nous mettrons à l'ouvrage tout
de bon.
Le lendemain, dans l'après-midi, alors que
Magdalena était à terminer une croix en fleurs
cirées, la dernière de la commande de l'entre-
preneur de la Rivière-du-Loup, elle entendit
parler Zenon, dehors. Séverin était arrivé et
l'atelier serait probablement en marche bien-
tôt.
La porte de La Hutte s'ouvrit. La jeune
fille entendit, de nouveau, la voix de Zenon; il
disait :
— Il va falloir deux ou trois forts madriers.
Je vais aller les chercher, si vous voulez bien
m'attendre.
Elle entendit les pas de son père adoptif se
diriger vers les bâtiments; puis d'autres pas
entrer dans la maison. Froufrou se mit à
aboyer joyeusement.
— Bonjour, Séverin! dit Magdalena, sans se
retourner, ni même lever les yeux de sur son
ouvrage. Excusez-moi si je vous reçois avec
un tel sans cérémonie; mais je suis si occupée
et si pressée!
— Théo, mon petit ami, répondit une voix,
tandis ou'une main se posait sur l'épaule de la
jeune fille.
— M. de L'Aigle! s*écria-t-elle, rougissant
et pâlissant, tour à tour. Oh! M. de l'Aigle!
— Vous ne m'attendiez pas, mon petit ami?
— Vous. . . vous aviez dit. . . la fin de sep-
tembre . . . balbutia Magdalena, avec, dans la
voix, un tremblement qu'elle ne put maîtriser.
— C'est vrai, Théo, j'avais dit la fin de sep-
tembre, et nous n'en sommes pas bien loin,
vous l'avouerez, n'est-ce pas? dit Claude en
souriant. Mais j'ai été plus longtemps absent
que je m'y attendais ... Si je suis en retard de
quelques jours, il faut me le pardonner. Vous
ne m'^n voulez pas, je l'espère, mon petit ami?
— ^Vous en vouloir!
— Non; je vois bien que vous ne me garde-
rez pas rancune ... et nous sommes toujours
amis, de bons amis, vous et moi, n'est-ce pas ?
fit Claude en tendant la main à la jeune fille.
— Certes! répondit-elle, en posant sa main
dans celle de celui qu'elle aimait en secret.
— Je vois que vous êtes à confectionner d'ad-
mirables choses, dit-il, en désignant la croix de
fleurs cirées, que Magdalena avait laissé choir
sur la table, à l'arrivée de son visiteur. "Théo
le fleuriste", c'est vous ?
— Oui, répondit-elle, en riant. Mais, com-
ment savez-vous ? . . .
— J'ai vu de votre ouvrage, à la Rivière-du-
Loup; cependant, je n'étais pas absolument
certain que ce fut vous "Théo, le fleuriste".
— C'est Séverin qui a eu l'idée de me dési-
gner sous ce nom, dit Magdalena en souriant;
il a cru que . . .
— Séverin ? . . . Un ami à vous et à votre
oncle, sans doute?
— Oh! oui, l'un de nos amis. Il est le fils de
cette pauvre Mme Rocques qui est décédée si
subitement, tout dernièrement . . . vous vous
en souvenez? On a parlé de ce décès, au bal
du Portage... son fils ayant été assassiné...
— Oui! Oui! Je me souviens!
— Séverin et mon oncle s'occupent, ensemble,
de constructions. Nous sommes toujours con-
tents de le voir, étant si isolés ici!
— L'isolement ne vous pèse pas trop, Théo?
— Non ... Je suis continuellement occupée,
voyez-vous.
-r'iv cément. Il faut être très-occupé, ou
bien avoir une toquade quelconque, pour trou-
Vt^' la V.- toieiaoïe, ici. Votre toquade, à vous,
mon petit ami, je le devine, c'est. . . les fleurs.
Est-ce que je me trompe ? Vous devez beau-
coup aimer les fleurs, Théo?
— Si j'aime les fleurs! s'écria-t-elle. Je les
aime toutes... les roses je les adore!
— Vraiment?... Alors, nos goûts sont les
mêmes; moi aussi, j'aime les fleurs. Et les
roses!. . . Quand je vous dirai qu'il y a deux
grandes serres, à L'Aire, et que l'une d'elle ne
contient que des roses. . .
— Seulement que des roses? ... Oh! Ça doit
être splendide!
— Il y a là des roses de toutes les nuances . . .
J'ai, surtout, un spécimen de roses couleur sau-
mon, qui sont. . . incomparables. Xavier, mon
jardinier, est une perle, aussi!
En écoutant parler Claude, les yeux de Mag-
dalena rayonnaient comme des étoiles . . . Que
ça devait être beau L'Aire, quand ça ne serait
que pour ses serres, surtout celle des roses!...
Une serre entière remplie de roses!!
— ^Je vais étudier la botanique, cet hiver,
confia-t-elle à Claude. J'attends, d'un jour à
l'autre, un traité que mon oncle fait venir de
Québec. Donc, la botanique va devenir ma to-
quade... Et vous, M. de L'Aigle, quelle est
votre toquade ... si vous en avez une ?
— Ma toquade, à moi, c'est l'astronomie. J'ai,
à L'Aire, un observatoire, dans lequel je passe
bien des heures de la nuit, souvent. Aimez-
vous à étudier les astres, Théo ?
— Je ne les comprends pas, je l'avoue hum-
blement. Mais, ça doit être une étude fort in-
téressante, l'astronomie ?
— Moi, je la trouve intéressante, bien sûr,
répondit Claude en souriant. Il m'arrive sou-
vent de partir pour des régions assez lointai-
nes dans le but de faire quelques observations
astronomiques, ou bien pour assister à quel-
que conférence sur ce sujet. Et puis, lors-
qu'on annonce un phénomène atmosphérique,
je vais l'étudier du plus près possible.
— L'astronomie, c'est la science dont l'origi-
ne se perd dans la nuit des temps, je sais, dit
Magdalena, et c'est trop profond pour moi.
— Contentez-vous de la botanique, mon pe-
tit ami, conseilla Claude. La jeunesse et les
fleurs . . . l'un ne va pas sans l'autre, ce me
semble. Que je voudrais . . .
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
Ce qu'il eut voulu devait demeurer un se-
cret, car, à ce moment, il se fit du bruit, dehors,
puis la por^-e de La Hutte s'ouvrit assez brus-
quement.
— Qu'est-ce? demanda Magdalena.
— C'est le piano qu'on est en frais de trans-
porter ici, répondit Claude,
— Le piano?... Ah! oui, le piano!
Dieu sait pourtant si elle l'avait désiré ce
piano; mais, pour le moment, elle l'avait com-
plètement oublié. Dans sa joie de revoir Clau-
de, la question du piano était bien secondaire. .
Nous le répétons; nous ne saurions trop le ré-
péter: pauvre Magdalena!
Eusèbe et Xavier maniaient, tous deux l'ins-
trument, qui, en somme, ne pesait pas exces-
sivement. Zenon suivait les deux domestiques,
apportant le banc du piano.
En entrant dans la maison, Zenon jeta sur
Magdalena et Claude un regard quelque peu
perplexe: de quoi avaient-ils bien pu causer,
durant tout ce temps, ces deux-là?. . . Il com-
mençait à avoir certains soupçons concernant
les sentiments de Magdalena envers Claude de
L'Aigle... Il avait vu la jeune fille rêveuse
parfois, triste, sans cause, souvent... Est-ce
que la pauvre enfant entretiendrait des idées
sentimentales à l'égard du propriétaire de
L'Aire?... Quelle sottise!... D'abord, il ex-
istait une grande différence d'âge entr'eux, et
puis, comment Magdalena expliquerait-elle ja-
mais à Claude la raison de son déguisement?...
Il lui faudrait lui expliquer pourquoi elle avait
endossé le costume masculin... et cela l'obli-
gerait à d'autres explications, presqu'impossi-
bles à donner, à moins qu'elle fut résolue à di-
re qu'elle était la fille d'un mort sur l'écha-
faud. . .
Chose certaine, c'est que Magdalena avait
l'air très émue, un peu énervée, dans le mo-
ment; Zenon la vit, à plusieurs reprises, se
mordiller les lèvres, et il connaissait la signi-
fication de cela. . , Instinctivement, ses yeux
se portèrent sur Claude; il le vit souriant, mais
froid. Sans doute! A quoi donc s'était-il at-
tendu ? . . . Evidemment, M. de L'Aigle en
imposait légèrement au petit pêcheur et ba-
telier, et il n'était probablement pas sans s'en
apercevoir. . . Eh! bien, le propriétaire de
L'Aire retournerait chez lui, tout à l'heure, et
on ne le verrait qu'au printemps, lorsqu'il vien-
drait chercher son piano. . .
De ces diverses réflexions de Zenon, il ne
faudrait pas conclure qu'il n'estimait pas Clau-
de, ou qu'il oubliait le service rendu. Certes,
non! Seulement, sa première pensée était tou-
jours pour Magdalena, la fille de son ami mar-
tyr, et par-dessus tout au monde, il la voulait
heureuse.
— C'est un grand service que nous vous ren-
dons, M. de L'Aigle, dit Zenon à Claude, en
riant et désignant le piano.
— Disons plutôt que c'est un service que nous
nous rendons mutuellement, M. Lassève; c'est
ce qui avait été entendu entre Théo et moi,
vous savez.
• — Dans tous les cas, ce sera une grande dis-
traction pour le cher enfant, durant les veil-
lées, qui sont déjà longues.
— Tant mieux, alors, tant mieux! fit Claude.
— Désirez-vous fumer, M. de L'Aigle? de-
manda Zenon. Je n'ai que du tabac canadien à
vous offrir; mais je vous l'offre de bon coeur.
Claude sortit deux cigares de la poche de
son pardessus et en offrit un à Zenon.
— Essayez un de ces cigares, suggéra-t-il;
je les ai achetés à Québec, en passant, et je
les crois bons. Je pense que leur saveur vou?
plaira.
— Tandis que vous allez fumer, tous deux,
moi, je vais préparer du café. Le café sera
bon, je le certifie, dit Magdalena; c'est la recet-
te d'Eusèbe, qu'il m'a donnée, alors que nous
étions sur L'Aiglon ... Je crois que vous ai-
merez aussi mes petits gâteaux, M. de L'Ai-
gle.
— Ne vous donnez donc pas tant de peint
mon petit ami! fit Claude.
— Ça me fait plaisir, croyez-le.
Bientôt, le calé était fait, puis servi sur une
nappe en grosse toile bien blanche, sur le coin
de la table.
Magdalena versa le café dans des tasses en
pierre. Ce n'était pas la porcelaine fine, le
verre taillé, les argenteries de valeur de L'Ai-
glon bien sûr: mais c'était ce qu'on avait de
mieux à La Hutte.
Peut-être l'aristocratique M. de L'Aigle
éprouva-t-il quelques frissons intérieurs lors-
que ses lèvres devinrent en contact avec les
tasses épaisses; sans doute, il réprima avec
peine d'autres frissons lorsqu'il se vit obligé
de faire fondre le sucre, au fond de sa tasse,
au moyen d'une cuillère en plomb. S'il en fut
ainsi, il n'en laissa certainement rien paraître.
Mais il trouva le café exquis, ainsi que les pe-
tits gâteaux, et il ne manqua pas d'en féliciter
son "petit ami"; après quoi il se leva pour
partir.
—Vous partez déjà, M. de L'Aigle?
Non, ce n'est pas Magdalena qui vient de
parler; c'est Zenon. Mais cette exclamation
était sur les lèvres de la jeune fille; si elle se
tait, c'est parce qu'elle a le coeur trop groi
pour pouvoir proférer même un mot.
— Il le faut, M. Lassève. Rien ne me serait
plus agréable que de pouvoir prolonger ma
visite, croyez-le; mais, à cette saison, vous It
savez, il faut compter avec la brume.
— C'est vrai. . . répondit Zenon.
A ce moment, Eusèbe entrait dans la mai
son, après en avoir reçu l'autorisation; le do
mestique portait un paquet assez volumineuA,
qu'il déposa -^ur la table, puis il se retira.
— Ce sont les opéras et autres morceaux de
musique qu'il y avait sur L'Aielon. Théo, dit
Claude, en désignant le paquet qu'Eusèbe ve-
nait de déposer. J'ai pensé que vous aimeriez
à déchiffrer tout cela, ajouta-t-il en souriant.
— Oh! Merci, M. de L'Aigle! répondit Mag-
dalena. J'espère cependant, reprit-elle, que
vous ne vous privez pas de cette musique pour
moi?
— Pas du tout! Pas du tout, mon petit ami!
Et maintenant, au revoir, M. Lassève! Au re-
voir, Théo!
Il était parti! . . .
Magdalena essaya de se consoler en regar-
dant le piano, en* feuilletant la musique que
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
55
Claude lui avait laissée; mais rien ne pouvait
la consoler, rien!
Et tandis que Zenon Lassève, dehors, chan-
tait à plein gosier, tout en plantant des clous
dans la porte qu'il était à faire pour son fu-
tur atelier, affaissée sur le siège qu'avait oc-
cupé Claude de L'Aigle, durant sa trop courte
visite à La Hutte, Magdalena pleurait silen-
cieusement.
VIII
REX
C'était une grande affaire que l'installation
du piano de L'Aiglon, à La Hutte; une bonne
affaire aussi et, dés le premier soir, Magdale-
na jouissait pleinement du plaisir de jouer de
cet instrument qu'elle aimait tant. Et les
soirs suivants, ce fut la même jouissance. Pla-
cée devant le piano, tandis que Zenon et Sé-
verin causaient ensemble, elle déchiffrait des
parties d'opéras, passe-temps excessivement
agréable pour e.le, puisqu'elle lisait si facile-
ment la musique, à première vue.
— Théo, chante-nous donc cette partie des
Cloches de Cornéville, que tu as chantée avec
M. de L'Aigle, à bord de L'Aiglon, demanda
Zenon, certain soir. C'était si joli!
Mais cela, Magdalena ne le pouvait pas; elle
savait d'avance que la voix lui manquerait,
aussitôt qu'elle essayerait de chanter la pre-
mière note de cet opéra qu'elle et Claude
avaient chanté ensemble. Alors, pour ne pas
mécontenter son père adoptif, elle chanta au-
tre chose, croyant le tromper ainsi.
— Ce n'est pas cela que je voulais dire, Théo,
annonça Zenon; mais ce que tu viens de chan-
ter, c'est aussi très beau.
— Beau! Vous l'avez dit, M. Lassève! s'é-
cria Séverin. Quelle belle voix tu as, Théo;
on dirait une voix parfaite de femme.
A cause de la présence du piano à La Hutte;
à cause aussi du degré d'intimité qui existait
entre les Lassève et Séverin, on n'avait pu ca-
cher à ce dernier, plus longtemps, ce qui con-
cernait Claude de L'Aigle, tout en lui faisant
promettre de n'en souffler mot à âme qui vi-
ve. Séverin avait promis de se taire et on
pouvait se fier à sa promesse; comme celle de
tout honnête homme, sa parole valait de l'or.
Inutile de dire si Séverin avait été étonné
d'apprendre qu'il y avait un si splendide do-
maine que L'Aire sur la Pointe Saint- André;
ce domaine, personne, au village, n'en soup-
çonnait même l'existence.
On était au 10 octobre. Il était temps de
livrer à l'entrepreneur de la Rivière-du-Loup
le reste de sa commande, c'est-à-dire les deux
croix et la couronne, que Magdalena avait ter-
minées.
— Séverin, dit-elle, un soir, au moment où
le brave garçon se disposait à retourner chez
lui, après avoir travaillé comme dix, toute la
journée, à la construction nouvelle, nous vou-
lons dire à l'aile, ce sera demain le 10 du
mois. Les croix et la couronne de fleurs ci-
rées étant terminées, ne serait-ce pas le temps
de les livrer à l'entrepreneur de la Rivière-du-
Loup ?
— Bien sûr! s'écria Séverin. Demain, ça ne
sera pas trop tôt. J'irai donc à la Rivière-du-
Loup. . . Mais... j'y songe!... Pourquoi ne
m'accompagneriez-vous pas, tous deux? Hein,
M. Lassève?
— Je pourrais difficilement laisser mes tra-
vaux. . . commença Zenon.
— Nous travaillerons double, après demain,
M. Lassève, si vous vouiez prendre un congé
demain. Venez! Vous pourrez juger, par
vous-même, des qualités de Rex. Il va nous
mener à la Rivière-du-Loup et nous en rame-
ner en un crac!
— Mon oncle, dites "oui" ! implora Magdale-
na. Pensez-y! Une si belle promenade, et le
temps est si beau!
— Mais, Séverin, dit Zenon, en riant, je
croyais que vous vouliez tenir "Théo, le fleu-
riste" dans l'ombre et le mystère, ou, du moins^
incognito!
— C'est vrai... murmura Séverin. Je ne
tiens pas à ce que l'entrepreneur le voie...
Je lui ai dit que j'étais l'agent de "Théo, le
fleuriste" et... Ah! Tiens! Voici: arrivés à
la Rivière-du-Loup, je vous conduirai tous deux
chez Mme Fabien, une amie de ma mère. Moi,
je me rendrai chez l'entrepreneur, puis j'irai
vous rejoindre ensuite. Nous dînerons chez
Mme Fabien... moyennant finances, c'est en-
tendu, car elle n'est pas bien fortunée cette
bonne dame. Mais, Théo, si jamais tu n'as
mangé des oeufs pondus du matin; du miel
sentant le trèfle; du beurre goûtant la crème,
la vraie crème, je t'assure que tu vas te ré-
galer chez Mme Fabien!
— L'eau m'en vient à la bouche, Séverin!
s'écria Magdalena, en riant.
— Vous l'aimerez, cette amie de ma mère,
je vous l'assure, M. Lassève! Quant à toi,
Théo, je prédis que Mme Fabien va vouloir
t'embrasser sur les deux joues, en t'aperce-
vant!
— Je l'aime déjà cette bonne Mme Fabien,
sans même l'avoir vue, dit la jeune fille en
souriant. D'ailleurs, n'était-elle pas l'amie de
Mme Rocques, que je chérissais tant.
— Ainsi, c'est décidé? Vous m'accompagne-
rez à la Rivière-du-Loup, M. Lassève, Théo?
— Pourrions-nous refuser une si belle offre!
s'exclama Zenon.
— Cher oncle! s'écria Magdalena, entourant
de ses bras le cou de Zenon. Ca m'aurait fait
tant de peine, si vous aviez refusé! Et, Séve-
rin. . . j'ai quelque chose à vous demander. . .
— "Demandez et vous recevrez" a dit le Sei-
gneur.
— Oui, je sais. . . Eh! bien, voici : me laisse-
rez-vous conduire le cheval? Que ça me fe-
rait plaisir!
— Impossible, mon garçon, impossible! pro-
testa Zenon. Tu n'as jamais conduit un che-
val de ta vie, et Rex. . .
— Rex ? . . . On peut le conduire avec un fil,
M. Lassève, répondit Séverin.
— Tout de même . . .
— Ecoutez, M. Lassève! Si Théo désire con-
duire Rex, laissez-le faire. Je serai assis à
ses côtés et lui donnerai sa première leçon.
Ne craignez rien; je vous promets que tout
ira bien.
56
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Du moment que vous serez là, tout près,
Séverin. . . Je sais que je puis me fier à vous.
Le lendemain matin, à dix heures, on par-
tait pour la Rivière-du-Loup.
Mais, d'abord, il y avait eu des exclamations
d'admiration, de la part de Zenon et de Mag-
dalena, en apercevant Rex, un grand cheval
gris-pommelé, doux comme un agneau, habi-
tué au monde et essayant de leur prouver de
l'amitié par des hochements de tête, des hé-
nissements en sourdine, lorsqu'on le flattait,
ou qu'on avait l'air seulement de s'occuper de
lui.
Magdalena n'avait jamais touché à un che-
val de sa vie, et elle était quelque peu timi-
de; elle eut vraiment peur même, lorsque Rex
s'approcha d'elle et posa sa grande tête sur
son épaule. Zenon qui, lui non plus, n'était
pas habitué aux chevaux, ne put s'empêcher
de crier.
— Théo! Séverin! Le cheval!
— Ne craignez rien, M. Lassève, dit Séverin.
Il n'y a aucun danger, Théo, ajouta-t-il. Rex
te fait tout simplement des façons, pensant
que tu as peut-être une pomme ou un mor-
ceaux de sucre à lui donner.
— Je lui ai apporté deux pommes et un mor-
ceau de sucre, Séverin.
— Alors, crois-le, mon garçon, il le sait, rit
Séverin. Donne-lui une pomme, Théo et, en-
core une fois, ne crains rien.
Mais Magdalena présenta la pomme à Séve-
rin, en lui disant :
— Donnez-la lui, vous; moi, j'ai peur.
— Peur? Peur de Rex? Allons! Donne-lui la
pomme, dans ta main, Théo!
Elle obéit, quoique timidement. Soudain
pourtant, elle fit un léger cri; on eut pu voir
pâlir Zenon.
— Qu'y a-t-il, Théo? demanda-t-il. Le che-
val t'a-t-il mordu?
— Non... Je ne le crois pas... J'ai senti
ses lèvres sur mes doigts... J'ai eu bien
peur. . .
— C'est parce que tu ne sais pas présenter
quelque chose à un cheval, dit Séverin. Tu
as dû prendre la pomme dans tes doigts et
l'offrir ainsi à Rex.
— Mais, oui!
— Ce n'est pas ainsi qu'il faut faire; tu ris-
quais de te faire mordre accidentellement. Rex,
ne te mordrait pas volontairement pour tou-
te.. . l'avoine de la province, tu sais, mon gar-
çon, fit Séverin, en riant; mais en voulant sai-
sir la pomme, tout à l'heure, il aurait pu te
saisir, en même temps, les doigts, sans le fai-
re exprès. Tiens, reprit-il, regarde comment
je m'y prends, moi.
Il retira une pomme de la poche de son par-
dessus et la tendit à Rex.
— Vois-tu, expliqua-t-il à Magdalena, je
mets la pomme dans la paume de ma main,
sans y toucher avec mes doigts; de cette ma-
nière, le cheval prend le fruit gentiment avec
ses lèvres, et il n'y a aucun danger. Offre-lui
en une de cette manière maintenant, Théo.
— Séverin, intervint Zenon, peut-être serait-
il préférable que . . .
— Allons, allons, M. Lassève! Il faut que
l'enfant s'habitue aux chevaux, puisque vous
vous proposez d'en garder un, vous-même.
— Je n'ai pas peur, Séverin, fit Magdalena.
— Il ne faut pas avoir peur des chevaux,
non plus, Théo; ils sont parfaitement inoffen-
sifs, lorsqu'ils sont bien traités.
L'offre de la pomme à Rex, ce fut un suc-
cès, et aussi l'offre d'un morceau de sucre.
— Chère belle bête! s'écria Magdalena, en
flattant le cheval. Combien vous devez l'ai-
mer, Séverin!
— Je ne me déferais pas de Rex pour tous
les biens de ce monde, sache-le, mon petit.
— Je le crois sans peine! dit Zenon.
Magdalena s'installa sur le premier siège
de la voiture, et Séverin s'assit à côté d'elle,
afin d'être prêt à s'emparer des rubans, quand
nécessité il y aurait.
— Je ferais bien peut-être de faire mon acte
de contrition, avant de partir, Théo,^ dit Ze-
non, en riant. Puisque c'est toi qui mènes. . .
— 0 mon oncle! rit la jeune fille, à son tour.
Tenez, ajouta-t-elle, je vous confie Froufrou;
il serait de trop sur notre siège et il me nui-
rait.. . Et maintenant, tenez-vous bien, oncle
Zenon; nous allons partir!
— Pour tous les péchés de ma vie, pardon,
Seigneur, pardon! dit Zenon d'un air si comi-
que que Magdalena et Séverin rirent d'un
grand coeur.
— Marche, Rex! Beau cheval, marche!
Elle était au comble de ses joies la chère
enfant. Que c'était agréable de conduire une
aussi excellente bête que Rex! Séverin l'a-
vait bien dit; on eut pu le conduire avec un
fil-
Cependant, il y eut des rencontres à faire et
Séverin dut prendre les rubans des mains de
la jeune conductrice.
— Vois-tu, lui dit-il, ça demande un peu de
pratique pour les rencontres. Il est vrai que
Rex se jette de côté, de lui-même; mais il
faut pouvoir juger de l'espace et de la distan-
ce, sans quoi on irait se jeter dans quelque
fossé.
On arrivait au Portage, lorsque Séverin
aperçut, venant à leur rencontre, un fringuant
équipage : deux chevaux, noirs comme la nuit,
dont l'attelage, aux ornements d'argent, lui-
saient au soleil; ces chevaux étaient attelés à
une luxueuse berline. En un clin d'oeil, le ri-
che équipage eut croisé la modeste voiture
contenant nos trois amis. Heureusement, Sé-
verin avait saisi les rubans, car Magdalena
venait d'avoir une grande surprise : la berline
contenait un homme, et cet homme c'était
Claude de L'Aigle.
—Tiens! C'est M. de L'Aigle, qui vient de
nous croiser! s'écria Zenon. L'as-tu reconnu,
Théo ?
— Oui. Il ne nous a pas vus cependant; il
était à lire, je crois, ou à consulter des notes.
Mais j'ai reconnu M. de L'Aigle; j'ai aussi re-
connu Eusèbe, qui conduisait les chevaux.
—Ah! C'est là l'équipage de ce mysté-
rieux M. de L'Aigle! fit Sévevrin. J'ai vu cet
équipage souvent. . . M. de L'Aigle aussi, je
l'ai vu déjà, sans savoir qui il était, naturelle-
ment.
— Alors, M. de L'Aigle est connu, au village
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
57
Saint-André, sans qu'on sache son nom, ni où
il demeure ?
— Non, M. Lassève. M. de L'Aigle n'est
pas connu, à Saint-André, pas même de vue.
Je crois qu'il fait transporter son équipage sur
un bac, aussitôt qu'il a quitté le Portage...
J'ai vu ce bac souvent, sans en comprendre
l'utilité.
— Probablement que l'accès de L'Aire est
trop difficile, du moins durant cette saison,
pour que M. de L'Aigle puisse procéder autre-
ment, répondit Zenon, et cette réponse termi-
na la conversation, en ce qui concernait Claude
et ses affaires.
Le reste du voyage se fit sans autres inci-
dents dignes d'être rapportés.
Enfin, on arriva devant une maison blanche,
aux contrevents verts, perdue au milieu d'une
minuscule forêt d'érable.
— C'est ici que demeure Mme Fabien, dit Sé-
verin. Venez! ajouta-t-il, en s'adressant à Ze-
non et à Magdalena, après avoir attaché Rex à
un arbre.
Nos deux amis hésitèrent, durant l'espace de
quelques instants; ils éprouvaient cette sorte
de gêne qu'on éprouve généralement à se pré-
senter chez des inconnus. Séverin, il est vrai,
leur avait dit des choses merveilleuses sur le
compte de Mme Fabien; mais, il faut si peu,
souvent, pour se sentir de trop; un regard...
un silence . . . une intonation froide ... un rien,
suffit pour faire comprendre à un étranger
qu'il n'est pas le très bienvenu.
Leur hésitation fut de courte durée, pour-
tant, et bientôt, ils furent à côté de Séverin,
lorsque celui-ci frappa à la porte de la maison.
La porte venait d'être ouverte par une fem-
me d'une soixantaine d'années, aux cheveux
blancs, aux yeux bleus, très doux; de fait, la
bonté rayonnait dans toute sa personne.
— Séverin! s'exclama-t-elle. Enfin! Tu t'es
décidé de venir me voir! Entre, Séverin, en-
tre! Tu es le bienvenu mille fois, ainsi que tes
amis!
— Hein! semblait dire le regard de Séverin
à ses compagnons. Je vous l'avais bien dit
que vous seriez les bienvenus! Mme Fabien,
fit-il, lorsqu'il eut donné deux résonnants bai-
sers à cette bonne dame, je vous présente M.
Lassève, de la Pointe Saint- André et. . .
— Je suis heureuse de faire votre connais-
sance, M. Lassève, répondit la brave femme,
et laissez-moi vous assurer que vous êtes le
très-bienvenu, ajouta-t-elle, en tendant la main
à Zenon.
— Merci, Madame, dit Zenon, en s'inclinant
devant Mme Fabien.
— Je vous présente, maintenant, Théo, le ne-
veu de M. Lassève, aussi de la Pointe, continua
Séverin, attirant Magdalena auprès de Mme
Fabien.
— Oh! Le bel enfant! s'écria Mme Fabien,
en donnant un baiser à la jeune fille, qui sou-
rit et rougit en même temps.
Elle jeta, machinalement, les yeux sur Séve-
rin, et elle faillit éclater de rire, en le voyant
lui faire un clin d'oeil: ce clin d'oeil tout com-
me le regard de tout à l'heure, disait si claire-
ment :
— Hein! Je te l'avais bien dit qu'elle t'em-
brasserait la brave femme!
IX
UNE JOYEUSE SURPRISE
Leur excursion à la Rivière-du-Loup leur fit
du bien à tous. Magdalena paraissait plus
joyeuse; on eut pu l'entendre chanter dans et
autour de La Hutte, tout en vaquant à ses oc-
cupations journalières.
La réception si cordiale que leur avait fait
cette bonne Mme Fabien les avait impression-
nés très favorablement, et même, ils l'avaient
invitée à venir leur rendre visite, à la pointe;
Mme Fabien avait accepté. Pas avant l'été,
bien sûr; mais elle irait, durant la prochaine
belle saison. On ne l'oublierait pas; Séverin
irait la chercher en voiture, quand le temps en
serait venu.
Une chose avait fait grand plaisir à Magda-
lena : au moment où ils allaient partir, pour
retourner à Saint-André, Mme Fabien avait
remis à la jeune fille un gros bouquet de fleurs
variées.
— Je sais que tu aimes les fleurs, petit, lui
avait-elle dit, car je t'ai vu les admirer, dans le
jardin.
— Si j'aime les fleurs. Madame! s'était écriée
Magdalena. Et c'est pour moi, pour moi, ce
splendide bouquet?
— Bien sûr, cher enfant.
— Oh! Comment vous remercier, Mme Fa-
bien!
—-Je suis contente de te faire plaisir, Théo,
avait répondu la bonne dame. L'année pro-
chaine, par exemple, tu viendras me voir dans
le mois de juin ou de juillet; les fleurs sont
dans toute leur splendeur alors, et tu seras à
même d'en cueillir autant que tu en voudras.
—Que vous êtes bonne, Mme Fabien! s'était
écriée la jeune fille, en donnant un baiser à la
brave femme.
Ces fleurs,- inutile de le dire, Magdalena en
prit grand soin; même, pour le voyage de re-
tour, elle céda sa place à son père adoptif, sur
le premier siège, préférant le second, afin de
pouvoir avoir l'oeil à son bouquet.
Ce fut donc au tour de Zenon Lassève de
prendre des leçons, en retournant à Saint-An-
dré. Il s'y entendait peu lui-même, n'ayant
jamais possédé de cheval et n'en ayant con-
duit que rarement, dans sa vie.
— Dois-je dire mon acte de contrition, à mon
tour, mon oncle ? demanda Magdalena, en riant
au moment où l'on partait.
— "La prudence est la mère de la sûreté'*
cita Zenon, riant d'un bon coeur lui aussi.
Arrivée à La Hutte, le premier soin de notre
héroïne fut pour ses fleurs. Le lendemain,
elle allait les cirer toutes, si possible, elle ci-
rerait aussi les plus belles feuilles. Le bou-
quet entier fut donc mis dans un grand pot
rempli d'eau, qui fut ensuite placé sur la ta-
ble.
— Quel splendide centre de table, hein, mon
oncle? s'écria-t-elle, lorsqu'ils se fussent at-
tablés pour le souper.
— On ne se prive de rien, à La Hutte, n'est-
58
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE I/AIGLE
ce pas, Théo? répondit Zenon en riant. Mme
Fabien t'a fait là un cadeau que tu apprécies
fort, je sais, ajouta-t-il, en désignant le centre
de table.
— Rien au monde n'est pu me faire plus plai-
sir, je vous l'assure!
Le lendemain et les jours suivants, Magdale-
na fut fort occupée avec ses fleurs, dont elle ne
perdit pas une seule. A part cela, elle était
aussi à faire des "formes" de croix, de couron-
nes et d'ancres. Ces formes, préparées à l'a-
vance ainsi, lui permettrait de remplir les com-
mandes plus vite, lorsqu'elle en recevrait, ce
qui ne saurait manquer.
Séverin, lorsqu'il avait remis à "Théo, le
fleuriste", les vingt dollars qui lui revenaient
prix de l'ouvrage fait pour l'entrepreneur de la
Rivière-du-Loup, lui avait dit :
— Tiens, Théo, voici l'argent qui te revient.
J'en ai donné un reçu à l'entrepreneur et il
m'a demandé si tu serais disposé à prendre
d'autres commandes, un peu plus tard.
— Et qu'avez-vous répondu, Séverin?
— J'ai répondu que j'étais l'agent de "Théo,
le fleuriste" et que je pouvais lui assurer (à
l'entrepreneur, s'entend) que ses commandes
seraient remplies du moment qu'il t'accorde-
rait le temps nécessaire pour un travail aussi
délicat.
— Vous avez bien fait, Séverin, et je me tien-
dra" i prêt en conséquence.
Elle avait voulu remettre à Zenon les vingt
dollars qu'elle avait gâgnés, mais il avait re-
fusé de les prendre.
— Pas la miette, mon garçon, pas la miette!
avait-il répondu. Cet argent est à toi; garde-
le. On ne sait jamais quand tu pourrais en
avoir besoin.
Le temps passe vite quand on est occupé, et
un jour, Magdalena constata que le mois d'oc-
tobre achevait. Le temps était au beau fixe,
quoique froid.
Un après-midi, elle alla faire une promena-
de à pied, accompagnée du fidèle Froufrou. En
passant près de l'aile, à laquelle son père adop-
tif et Séverin étaient à travailler, elle voulut
s'approcher, pour leur parler.
— N'approche pas de trop près, Théo! s'écria
Zenon, moitié riant. Tu as promis, tu sais, de
ne pas essayer de voir l'intérieur de mon ate-
lier, avant que ce soit complètement fini.
— C'est vrai, mon oncle, répondit-elle, en
souriant. Mais, est-ce que vous l'achevez vo-
tre construction ?
— Oui, mon gar on. Nous espérons met-
tre la dernière main ce soir, demain, le plus
tard... J'aurai quelque chose à te proposer
au su iet de cette aile, Théo.
— Je prêterai une oreille attentive à votre
proposition, je vous le promets et, inutile de
vous dire qu'elle est adoptée d'avance, qu'elle
qu'elle soit. En attendant, au revoir, mon on-
cle! Au revoir, Séverin! Je m'en vais faire
une petite promenade avec Froufrou.
— C'est un beau temps pour marcher, dit
Séverin.
— Merci, Théo; mais ça dépendra de... de
l'atelier. . . Si nous le terminons ce soir, il
est plus que probable que je retourne à Saint-
André, quitte à revenir demain. Je te rever-
rai à ton retour, d'ailleurs.
Les deux hommes, occupés à travailler, ne
s'aperçurent pas du chemin qu'avait pris Mag-
dalena. Mais soudain, Séverin, ayant levé la
tête, s'écria :
— M. Lassève, voyez donc où Théo est ren-
du!
Zenon leva la tête, à son tour. Il ne fut pas
très surpris de voir la jeune fille debout sur
le Roc de L'ancien Testament; il ne fut pas
étonné non plus de la voir leur tourner le dos
et regarder fixément dans la direction du Roc
du Nouveau Testament, c'est-k-dire, de L'ai-
re.. . La demeure de M. de L'Aigle... Et
Magdalena la pauvre enfant... Malgré lui,
il soupira et Séverin l'entendit.
— Théo regarde du côté de la demeure de M.
de L'Aigle, Séverin, annonça-t-il, d'un ton un
peu froid.
— Ne l'aimez-vous pas ce M. de L'Aigle?
demanda Séverin.
— Mais, oui! C'est un charmant type. Il a
été parfait pour nous, et je l'estime beaucoup.
— Ah!... Je pensais... murmura tout bas
Séverin,
Enfin, Magdalena quitta le rocher et s'en
vint vers La Hutte; les deux hommes l'y atten-
daient. Zenon, sans en avoir l'air, l'observa,
du coin de l'oeil, et il crut qu'elle avait pleuré,
ce qui eut pour effet de l'attrister.
— Théo, annonça-t-il pourtant, l'atelier est
terminé. Il ne reste plus que quelques petits
détails; mais ça ne presse pas, pour le moment.
— Vous avez dû beaucoup travailler, tous
deux, vous et Séverin, mon oncle, répondit la
jeune fille, pour terminer cette construction si
vite; mais vous devez être contents que ce soit
fini.
— Nous n'en sommes pas fâchés, pour te di-
re le vrai!. . . Et maintenant, voici ce que j'a-
vais à te proposer : faisons l'inauguration de
i'atelier, demain soir.
— Et comment nous y prendrons-nous? de-
manda-t-elle gravement.
— D'abord, nous aurons un souper "à tout
casser", à six heures juste, puis. . .
— Un souper?... Je pourrais faire un bon
pâté au poulet, mon oncle; nous avons du pou-
let en boîtes et . . .
— Humm! fit Séverin, en humectant ses lè-
vres avec sa langue. Que ça va être bon!
J'en ai déjà mangé de tes pâtés au poulet, tu
sais, Théo, et vrai, ça avait goût de revenez-y!
Je suis invité, pour l'inauguration, et, je t'en
avertis, je ne manquerai pas d'y être.
— Je ne doute pas que vous soyez invité, Sé-
verin, et vous avez bien gagné de l'être aussi!
Si mon oncle a un bel atelier aujourd'hui, c'est
grâce, un peu, beaucoup, à l'aide que vous lui
avez donné, j'en suis sûre.
— C'est entendu, alors, hein, Théo? demanda
Zenon.
— Certainement, mon oncle!
— Fort bien!. . A six heures moins le quart,
demain soir, tu nous joueras quelque chose de
gai, sur le piano, comme manière d'introduc-
tion, ou d'ouverture, puis nous ouvrirons la
porte de l'atelier, afin de te procurer l'occasion
d'admirer notre ouvrage, ou plutôt, notre chef-
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
59
d'oeuvre; ensuite, nous souperons. N'est-ce
pas que c'est un joli programme, Théo?
— Oui. C'est un joli programme, et je vous
félicite de l'avoir organisé!
La préparation du souper ne fut pas laissée
à Magdalena seule, car, tandis que Zenon plan-
tait les derniers clous, dans son atelier, Séve-
rin pelait les patates, battait les oeufs, et se
rendait utile de diverses manières. De plus, ie
brave garçon avait apporté, de Saint-André, ce
matin-là, une chopine de crème, qu'il avait pro-
mis de fouetter lui-même; cette crème fouet-
tée accompagnée de petits gâteaux, dont la
jeune fille avait le secret, ce serait un dessert
si succulent que l'eau en venait à la bouche de
Séverin, rien que d'y penser.
Six heures moins le quart. . .
Le programme, tracé, la veille, par Zenon,
serait suivit à la lettre.
Comme il avait été convenu, Magdalena se
mit au piano et joua une marche entraînante,
dont Zenon et Séverin, sans même s'en rendre
compte, battaient la mesure sur le plancher
avec leurs pieds.
Six heures moins cinq minutes...
Magdalena s'avança près de la porte de la
nouvelle aile, en compagnie des deux hommes,
et Zenon lui remit une petite clef.
— ^Oh! La belle clef d'or! s'écria-t-elle.
Elle est en cuivre, mais polie au point de
ressembler à de l'or. C'est à toi que revient
l'honneur d'ouvrir la porte, Théo, répondit Ze-
non.
Elle mit la clef dans la serrure ... et la por-
te s'ouvrit. . .
Une exclamation d'étonnement et de joie
s'échappa de ses lèvres, car, au lieu de l'atelier
qu'elle s'était attendue à voir, elle venait de dé-
couvrir que la nouvelle aile était une coquette
chambre à coucher. Le lit, fixe, était recou-
vert de draps bien blancs et de couvertures;
d'oreillers, encaissées dans des taies d'oreil-
lers aux fines broderies, et qui avaient appar-
tenues à cette pauvre Mme Rocques. Un petit
chiffonier servait de support à un set à toilette,
acheté avec les économies de Séverin. En face
du lit était un foyer fait de cailloux de diffé-
rentes couleurs formes et grosseurs, cimentées
en semble. Le foyer était grand, et on pouvait
y faire une bonne flambée; pour le moment, un
feu clair y brûlait. Au dessus du foyer et al-
lant jusqu'au plafond étaient des tablettes
contenant des livres; la modeste bibliothèque
de Mme Rocques. Les murs et le plafond
étaient peinturés de blanc, ce qui faisait que la
pièce, quoique toute petite, paraissait assez
grande. Deux larges fenêtres laissaient péné-
trer l'air et le soleil; mais, ce soir, la chambre
était éclairée au moyen d'une lampe sous un
dôme en porcelaine, suspendue au plafond.
— Mon oncle!... Séverin!... C'est tout ce
que put dire Magdalena.
Comment aimes-tu mon atelier, Théo, hein?
demanda Zenon dont la voix tremblait légère-
ment, car il se sentait très ému de l'émotion et
la joie de sa fille adoptive.
—C'est la plus grande et la plus belle sur-
prise que j'aie eu de ma vie! . . .
— J'aurais bien voulu que ce soit prêt pour
l'anniversaire de ta naissance, c'est-à-dire au
commencement de ce mois, tu sais, Théo; mais
je m'y suis pris trop tard.
— Maintenant, tu comprends pourquoi nous
tenions à garder le secret, n'est-ce pas ? fit Sé-
verin, qui, assurément, n'était pas beaucoup
moins ému que Zenon.
— Oui, je le comprends... Mais, comment
vous remercier. . .
— Puisses-tu passer des heures agréables
dans ta nouvelle chambre, Théo, dit Séverin et
n'y faire que des rêves d'or!
Magdalena pleurait franchement. Elle en-
tourait de ses bras le cou de ses deux amis.
— Braves coeurs! pleurait-elle. Elle est si
jolie, si coquette cette chambre à coucher! . . .
Puis, les couvertures du lit; les taies d'oreil-
lers, les livres ... Je sais d'où viennent tou-
tes ces belles choses, Séverin! Merci, à tous
deux! Oh! des milliers de fois m.erci!
Ce fut donc un grand succès que l'inaugu-
ration de ia nouvelle aile, car le repas fut jugé
excellent.
Après le souper, les deux hommes donnèrent
congé à Magdalena, et c'est eux qui lavèrent la
vaisselle, balayèrent le plancher, et remirent
tout à l'ordre, car ils savaient bien que la jeu-
ne fille aimerait à se faire, tout de suite, une
petite installation dans sa chambre à coucher.
Enfin, tous trois s'assirent autour de la ta-
ble et Zenon se mit à mêler un jeu de cartes,
car on se disposait à jouer à la bataille en-
semble. Mais voilà que Séverin, au lieu de
"couper", lorsque Zenon lui présenta les cartes,
fit un geste de refus et dit :
— Tout à l'heure, M. Lassève, voulez-
vous ? . . . Mes amis, ajouta-t-il, veuillez m'é-
couter pendant quelques instants . . . J'ai quel-
que chose à vous dire. . . ou plutôt, à vous pro-
poser.
— Nous vous écoutons, Séverin, répondit Ze-
non Lassève.
X
ATTRISTANTE PERSPECTIVE
Nous allons dire, en quelques mots, ce que
Séverin avait à proposer : c'était qu'on l'ad-
mit à La Hutte, pour y passer rhiver;_ pour y
passer peut-être même le reste de ses jours.
Depuis la mort de sa mère, il avait quitté la
maison qu'ils avaient habitée ensemble, puis il
avait loué deux pièces, chez des gens du nom
de Charmeuse. L'une de ces pièces lui servait
d'atelier; l'autre, de chambre à coucher. Quant
à ses repas, il les prenait chez les Charmeuse,
gens qui ne lui étaient aucunement sympathi-
ques.
A La Hutte... eh! bien, ce serait l'idéal.
Lui et Zenon travailleraient ensemble. Leur
métiers se complétaient l'un l'autre : Zenon
étant bon menuisier, Séverin étant sculpteur
de bois; à deux, ils pourraient gagner gros, du
moins, durant les mois d'hiver, quitte à re-
prendre la pêche, lorsqu'arriverait l'été, s'ils le
désiraient. Mais, le point le plus important
dans tout cela, c'était la réelle amitié qui liait
les deux hommes et leur profonde affection, à
tous deux, pour Théo. . . qui le leur rendait
bien.
GO
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Topez là, Séverin! s'écria Zenon.
— Cher bon Séverin! s'exclama Magdalena,
entourant de ses bras le cou du brave j^arçon.
Rien ne nous sera plus agréable que de vous
avoir avec nous toujours! N'est-ce pas mon
oncle ?
— A partir de ce moment, vous êtes de la fa-
mille, Séverin, dit Zenon. Aussitôt que vous le
pourrez, arrivez-nous pour tout de bon.
— Et que ce soit bientôt! fit Magdalena. En-
tendez-vous, Séverin?
— Mes amis... Mes bons amis... balbu-
tia Séverin, puis il s'essuya les yeux avec son
mouchoir. Satanée pipe! ajouta-t-il; elle
m'envoie toujours de la fumée dans les yeux!
Zenon et Magdalena sourirent; eux aussi
avaient les paupières humides.
— Si vous le voulez, M. Lassève, proposa Sé-
verin, nous nous installerons une petite bouti-
que dans votre remise. Il n'y aurait qu'à faire
une cloison puis nous pourrons chauffer cette
boutique avec un poêle à l'huile; j'en ai un, à
la maison, qui chauffe comme un engin.
— Vous pourrez travailler dans la maison,
tous deux, Séverin, dit Magdalena. Vous aurez
plus chaud et. . .
— Oui, je sais, Théo... Mais pour les gros
ouvrages, puis le vernissage, une boutique à
part vaudrait infiniment mieux.
— Nous ferons la cloison; ce sera une affaire
de rien d'ailleurs.
— Oui. A nous deux, M. Lassêve, ça ira vite.
— Nous nous mettrons à l'oeuvre, quand vous
le désirerez, Séverin.
— Quant à la question d'un cheval, reprit Sé-
verin, inutile de dire qu'elle se trouve toute ré-
glée, n'est-ce pas?
— Rex... murmura Magdalena.
— Mais, oui, Théo, Rex! Et c'est lui qui va
être tout fier, quand, je le conduirai ici et que
nous l'installerons dans sa maison neuve... je
veux dire l'écurie confortable que vous avez
construite, M. Lassève, ajouta-t-il.
— Pensez-y, mon garçon, si nous allons en
avoir un beau cheval, hein! fit Zenon, en riant
et s'adressant à la jeune fille. Moi qui n'avais
rêvé rien de mieux qu'un simple cheval de tra-
vail. . . pas cher. . .
— Quant au foin et à l'avoine, continua Sé-
verin, je n'aurai qu'à en faire transporter de
ma grange, sur ma terre. Il y en a en quanti-
té, vous le pensez bien! Je ferai charroyer aus-
si du bois, de ma terre à bois, pour l'hiver; il
y en a de coupé . . .
— J'en ai du bois, vous savez, Séverin.
— Oui, je sais, fit-il avec un sourire amusé.
Mais, vous n'avez pas d'idée de ce que sont nos
hivers; il vaut mieux y être préparé. Le bois,
voyez-vous, ça passe comme de la paille, du-
rant les grands froids.
— Et vous viendrez bientôt vous installer ici,
Séverin? demanda Magdalena. Cette semaine
peut-être ?
— Je le voudrais bien, cher enfant; mais il va
falloir attendre que le grand pont soit cons-
truit, avant que je puisse déménager. . . Non
que j'aie grand'chose à déménager; seulement,
il y a le pupitre qui appartenait à ma mère, et
la chaise qui va avec. . .
— Oh! je m'en souviens de ce pupitre! s'é-
cria la jeune fille. Cette bonne Mme Rocques
en était si fière, parce que c'était vous qui l'a-
viez fait. C'est un meuble si coquet, si beau!
— Le pupitre contient des casiers, des ti-
roirs, et une grande place pour écrire. C'est
un meuble auquel je tiens fort, à cause de
l'attachement qu'y avait ma mère. Puis il y
a un fauteuil, et aussi une chaise berceuse,
qui trouvera facilement place dans la chambre
à coucher de Théo.
— Il y a place, dans La Hutte pour toutes
choses auxquelles vous tenez, Séverin, croyez-
le, dit Zenon.
— Merci, M. Lassève; mais c'est à peu près
tout. . . excepté la lingerie : draps de lits, taies
d'oreillers, serviettes, couvre-pieds, et choses
de ce genre, puis un tout petit service à thé
en véritable porcelaine, auquel ma mère te-
nait beaucoup... Et c'est tout.
— En fin de compte, fit Zenon en souriant,
c'est vous qui nous faites une faveur, et une
grande, en venant demeurer avec nous!
— C'est vrai, dit Magdalena, La Hutte va
devenir une maison si bien montée, que nous
allons être obligés d'en changer le nom.
— Maintenant, parlons du pont; il va falloir
nous y mettre bientôt.
— Nous nous y mettrons dès demain, si vous
le désirez, M. Lassève.
— Je suis de votre avis, Séverin. Le plus
tôt nous nous y mettrons, le plus tôt il sera
prêt. . .
— Et le plus tôt Séverin s'en viendra s'ins-
taller ici, acheva Magdalena.
— Nous commencerons donc demain, décida
Zenon.
Malgré toute la diligence qu'ils y mirent ce-
pendant, ce n'est qu'à la fin du mois de no-
vembre que le pont fut terminé et que Séverin
put déménager et s'installer, pour toujours,
tous l'espéraient, à La Hutte. Rex fut ins-
tallé dans sa "maison neuve"; l'express, la ca-
riole et le sleigh furent rangés dans la remise;
la grange regorgeait de foin et d'avoine; la
cloison, séparant la remise de la boutique, était
faite; le pupitre et autres meubles; la lingerie,
la vaisselle étaient à leur place dans La Hutte,
et nos amis étaient heureux.
Mais lorsque, dans le mois de décembre, Sé-
verin annonça qu'il irait passer le temps des
"fêtes" à Lévis, chez sa tante Lefranc, la seu-
le soeur de sa mère, Zenon et Magdalena se
sentirent tout attristés.
— Pourquoi ne m'accompagnez-vous pas? de-
manda Séverin.
— Impossible! s'écria Zenon.
— Vous êtes invités, tous deux, vous savez!
Tiens, Théo, lis donc tout haut cette page de
la lettre de ma tante.
Magdalena lut ce qui suit :
"Tu me parles sans cesse de M. Lassève et
du jeune Théo, son neveu, chez qui tu demeu-
res maintenant, cher Séverin, et je suis bien
contente de savoir que tu as de si bons amis.
Rien ne nous ferait plus plaisir, à tous, ici,
que s'ils voulaient t'accompagner, lorsque tu
viendras passer les fêtes avec nous. Invite
donc M. Lassève et son neveu, de ma part et
de la part de toute la famille. M. Lassève
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
61
s'entendra bien avec ton oncle, j'en suis sûre;
quant à Théo, il y a assez de jeunesses ici
pour qu'il ne s'ennuie pas. La maison est
grande; il y a place pour trois amis, crois-le.
Si tu m'écris qu'ils t'accompagneront, j'en se-
rai fort heureuse... nous le serons tous."
— Quelle aimable dame que Mme Lefranc!
s'écria Zenon, lorsque Magdalena eut lu ce
passage de la lettre de la tante de Séverin.
— N'est-ce pas, mon oncle que c'est bien gen-
til de sa part de nous inviter ainsi ?
—Gentil? Tu l'as dit, Théo!
— C'est sincère, voyez-vous, fit Séverin. Vous
feriez mieux de vous décider à venir à Lévis
avec moi, vous et Théo, M. Lassève.
— Et qui prendrait soin de Rex, durant no-
tre absence, Séverin?
— Rex?... Eh! bien, Rex, nous le mettrons
en pension quelque part.
— En pension? Non! Non! Nous en se-
rions inquiets; vous le premier, Séverin. Ce-
pendant, si Théo aime à vous accompagner et
vous tenez à l'emmener, je lui donne permis-
sion de partir.
Magdalena eut aimé infiniment aller à Lé-
vis; cela lui aurait procuré la chance aussi de
visiter la ville de Québec, dont elle avait tant
lu, tant entendu parler; mais elle ne pouvait
pas laisser son père adoptif seul, surtout du-
rant le temps des "fêtes".
Séverin, malgré le plaisir qu'il aurait eu à
emmener "Théo" avec lui, comprit bien le sen-
timent auquel il obéissait, en refusant de l'ac-
compagner et il n'insista pas.
— Une autre fois, dit Magdalena. L'année
prochaine peut-être, n'est-ce pas, mon oncle?
—Peut-être . . . Dans tous les cas, nous som-
mes fort reconnaissants envers Mme Lefranc
pour sa gracieuse invitation, Séverin. Vous le
lui direz, s'il vous plaît.
— Vous allez partir l'avant-veille de Noël,
avez-vous dit, Séverin? demanda Magdalena?
Mais, quand reviendrez-vous ?
— Le surlendemain des Rois, sans y man-
quer, mon garçon.
Il partit donc, le 23 décembre. Zenon et
Magdalena allèrent le mener en cariole, jus-
qu'à la Rivière-du-Loup, ne revenant à la Poin-
te Saint-André que le lendemain, après le dé-
part du train.
Magdalena ne put s'empêcher de soupirer,
lorsqu'ils furent de retour à La Hutte. Ils se-
raient bien seuls, bien isolés, elle et son père
adoptif, durant cette époque de réjouissance
dans les familles, et attristante était la pers-
pective de ce temps des "fêtes" sur la Pointe
Saint- André!
XI
DE "LA HUTTE" A "L'AIRE"
C'était la veille du Jour de l'An, dans l'a-
près-midi.
Magdalena était seule dans La Hutte. Ze-
non était allé au village, acheter des provi-
sions; il s'agissait de différentes choses, telles
que raisins, épices, mêlasse, etc., dont la jeune
fille avait besoin pour un gâteau qu'elle vou-
lait faire, pour le lendemain.
En attendant le retour de Zenon, qui ne pou-
vait tarder maintenant, elle se dit qu'elle fe-
rait des beignes. Oui, elle avait tous les in-
grédients qu'il fallait : lait, sucre, beurre,
oeufs, farine, etc.
Se recouvrant d'un long tablier, elle déposa
sur la table ce qu'il lui fallait et elle se dispo-
sait à casser des oeufs, lorsqu'elle entendit un
bruit de grelots. Elle ne pouvait voir ce qui
se passait dehors, les vitres étant gelées; mais
elle se dit :
— Voilà déjà mon oncle qui revient du villa-
ge. Il m'avait dit, aussi, qu'il ne ferait qu'al-
ler et revenir. C'est qu'il sait que j'attends
après ce qu'il va m'apporter. Cher oncle Ze-
non! Je vais le féliciter d'avoir été si prompt.
On frappait à la porte de La Hutte.
— Entrez, mon oncle! cria Magdalena. Tiens!
se dit-elle ensuite, la porte est fermée à clef
et mon oncle le sait bien, puisque c'est lui qui
m'a recommandé de prendre cette précaution,
lorsque je suis seule dans la maison.
Elle courut ouvrir, et elle se trouva en face
de . . . Claude de L'Aigle.
— M. de L'Aigle!... balbutia-t-elle.
— Théo, mon petit ami! répondit Claude.
— M. de L'Aigle! . . . répéta-t-elle. Puis, s'a-
percevant soudain qu'elle manquait à toutes
les règles de l'hospitalité, elle ajouta : Entrez,
je vous prie. Vous êtes le bienvenu!
— Ca va bien ici? demanda-t-il, lorsqu'il se
fut assis sur le siège que la jeune fille lui
avait offert et qu'elle eut pris place en face de
lui.
— Merci, M. de L'Aigle, oui, ça va bien. Mon
oncle est allé au village, mais il ne tardera
pas à revenir. Oh! excusez-moi, ajouta-t-elle,
en rougissant et enlevant prestement son ta-
blier. J'étais en frais de confectionner des
desserts, pour demain.
— Comment avez-vous passé le jour de Noël,
Théo?
— Assez bien, répondit-elle. Nous étions
seuls, mon oncle et moi; Séverin est allé à Lé-
vis y passer le temps des fêtes.
— Séverin ? . . .
— M. Séverin Rocque, expliqua Magdalena.
Il demeure avec nous maintenant et nous l'ai-
mons beaucoup, mon oncle et moi; il est si
bon, si dévoué!
— Et faites-vous encore des croix et des cou-
ronnes de fleurs cirées, mon petit ami?
— Oui, M. de L'Aigle. Je travaille pour l'en-
trepreneur de la Rivière-du-Loup presque con-
tinuellement, depuis quelque temps.
— Ah! A propos de fleurs, je vous dis que
les serres de L'Aire regorgent littéralement de
fleurs, de ce temps-ci. Les roses surtout. . .
on dirait qu'elles se sont donné le mot pour
fleurir toutes, à l'occasion des fêtes.
— Que ça doit être beau! soupira la jeune
fille qui, les yeux grands, la bouche entr'ou-
verte, écoutait parler Claude.
— Si vous voyez les roses de nuance sau-
mon! Il y en a des masses!
Elle porta la main à son coeur. Que ce de-
vait être splendide toutes ces roses, et que M.
de L'Aigle était bon de les lui décrire ainsi!
— Ah! Voilà mon oncle! s'écria-t-elle, enten-
62
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DÈ L'AIGLE
dant un bruit de grelots. Il va être si surpris
et si content de vous voir!
Zenon n'avait pas pris le temps de dételer
Rex, bien sûr, car déjà il entrait dans la mai-
son, les bras chargés de divers parquets.
— M. de L'Aigle! dit-il, puis, ayant déposé
les paquets sur la table, il tendit la main à
leur visiteur.
— Vous êtes en bonne santé, M. Lassève, me
dit Théo?
— Oui, merci. Je savais que vous étiez ici,
car j'ai vu votre équipage, près de la maison.
Vous êtes le bienvenu!
— A mon tour de vous dire merci, M. Las-
sève, fit Claude.
— C'est bien aimable à vous de venir nous
voir, en ce temps des "fêtes", M. de L'Aigle,
dit Zenon. On a beau se dire que c'est une
époque comme une autre, il me semble qu'on
se sent plus isolé, quand on songe à ces réu-
nions de familles et d'amis, un peu partout;
ne trouvez-vous pas ?
— Je suis exactement de votre opinion, M.
Lassève, répondit Claude, et c'est pourquoi, en
vue de demain, j'ai pensé que ce serait ridicu-
le pour nous, isolés sur cette pointe, de pas-
ser le jour de l'an chacun chez soi. Qu'en pen-
sez-vous vous-même? Qu'en pense Théo?
— Vous avez, sans doute, raison, M. de L'Ai-
gle, et si vous aimez à accepter notre très
humb.e hospitalité, nous vous l'offrons de grand
coeur. La Hutte est... commença Zenon.
— Vous n'avez pas saisi mon idée, interrom-
pit Claude. Je suis venu vous chercher, tous
deux.
— Nous chercher! s'écrièrent, en même temps
Zenon et Magdalena.
— Mais, oui! J'avais espéré que vous vien-
driez célébrer le jour de l'an, avec moi, à L'Ai-
re, M. Lassève.
— Impossible! fit Zenon. Merci, tout de mê-
me, pour votre invitation; nous ne pouvons
pas l'accepter cependant.
— 0 mon oncle! s'exclama Magdalena, avec
des larmes dans la voix.
— Eh! bien, mon garçon?
— Pourquoi refuser l'invitation de M. de
L'Aigle, oncle Zenon? Ce serait si charmant
de passer le jour de l'an tous ensemble à
L'Aire! Les serres... La serre des roses...
M. de L'Aigle vient de m'en parler. 0 mon
onc'e! Dites oui, mon oncle!
— Mon cher enfant, répondit Zenon, qui
prendrait soin de Rex, si nous partions? Un
cheval souffrirait à rester pendant toute une
journée, sans boire ni manger,
— Rex? dit Claude. Votre cheval, sans dou-
te? La question serait vite réglée, en ce qui
le concerne. Retournons à L'Aire avec deux
voitures. Il y a amplement place dans mes
écuries pour votre cheval, et dans mes remi-
ses pour votre cariole. Allons! Qu'en dites-
vous, M. Lassève ?
Si Zenon eut eu le choix, il eut de beaucoup
préféré passer le lendemain tranquillement
chez lui, avec Magdalena; mais il ne pouvait
refuser l'invitation de Claude sans faire de la
peine à la jeune fille, il le savait bien.
— Nous acceptons votre aimable invitation,
avec grand plaisir, répondit-il. Nous sommes
prêts à partir, quand vous le désirerez, M. de
L'Aigle.
— Alors, puisque vous le voulez bien, M.
Lassève, nous partirons le plus tôt possible^
proposa Claude. Le chemin, d'ici à L'Aire,
n'est pas entretenu par le gouvernement, com-
me vous le savez, ajouta-t-il en riant. Il faut
aller lentement, si nous voulons cheminer sû-
rement. Il est déjà trois heures et demie d'ail-
leurs, et l'obscurité tombe vite et de bonne
heure à cette saison. Vous n'avez pas dételé
votre cheval, n'est-ce pas?
— Non, répondit Zenon.
— Mais vous allez prendre une tasse de café
avant de partir, M. de L'Aigle ? demanda Mag-
dalena.
Une tasse de café!. . . Il se rappela, en fris-
sonnant, les tasses épaisses, les cuillères en
plomb et il eut presqu'un haut-le-coeur le fas-
tidieux M. de L'Aigle.
— Non, merci, mon petit ami, dit-il. Cela
nous retarderait trop. Il vaut mieux que nous
partions immédiatement.
— Vous avez oublié d'inclure Froufrou dans
votre invitation, M. de L'Aigle, fit-elle en sou-
riant et en désignant le chien qui, entendant
prononcer son nom, se mit à aboyer et tour-
ner sur lui-même. Froufrou est un chien
bien élevé, vous savez, et puis, nous ne pou-
vons pas le laisser ici.
— Froufrou est le bienvenu, du moment qu'il
fera bon ménage avec Diavolo, notre chat...
ou plutôt le chat de Candide, notre cuisinière»
répondit Claude, en riant.
— Diavolo? C'est là le nom de votre chat?
Il est donc mauvais ? S'il allait arracher les
yeux à mon chien!
— Diavolo porte ce nom parce qu'il est noir
comme du charbon et que ses yeux ressem-
blent à des boules de feu, dans l'obscurité; à
part cela, Diavolo est le chat le plus paisible
de l'univers, Théo, et je sais qu'il sera très
poli pour Froufrou.
— Oh! alors, tant mieux!
— Allons! Partons! Il est grand temps, je
crois.
Aussitôt que les deux hommes furent sortis,
Magdalena se hâta de placer dans une petite
valise son costume brun, qu'elle n'avait mis
que deux fois, et l'habit bleu marin de Zenon,
dans lequel il paraissait si bien, puis, s'étant
assurée que tout était à l'ordre, que le feu était
éteint, ou à peu près, dans le poêle de la salle,
elle sortit à son tour. Froufrou sur ses talons.
Claude l'attendait à la porte de la maison.
— -Venez, Théo, lui dit-il, en lui tendant la
main.
Il la conduisit à sa propre voiture et lui dit
d'y prendre place.
— Je ne puis pas accepter votre voiture, M.
de L'Aigle, dit Magdalena; je vais m'en aller
avec mon oncle.
— Pardon, mon petit ami, mais c'est moi qui
vais m'en aller avec M. Lassève. Nous avons
mille choses à discuter ensemble, votre oncle
et moi, d'ailleurs, vous savez.
— Faut-il que j'obéisse, encore cette fois?
demanda-t-elle en souriant.
— S'i. vous plaît, Théo!
— Vous n'aimerez pas cela . . . notre cariole.
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
63
je veux dire; elle n'est pas aussi cojifortable
que la vôtre, je vous en avertis! fit-elle en ri-
ant.
Mais les chevaux s'impatientaient, et Clau-
de dût quitter hâtivement Magdalena et aller
rejoindre Zenon dans sa cariole. L'équipage
de L'Aire venait le premier, suivi de la cariole
des Lassève.
On partit. Inutile de dire que Froufrou oc-
cupait, lui aussi, une place dans la voiture de
M. de L'Aigle. On allait lentement, très len-
tement. Ainsi que l'avait dit Claude, le che-
min, de La Hutte à L'Aire n'était certes pas
entretenu par le gouvernement, et quoique ce
chemin fut tracé et indiqué au moyen de bali-
ses, la moindre déviation eut entraîné une ca-
tastrophe; on pourrait arriver entre deux ro-
chers, dans quelque précipice. Heureusement,
les chevaux de Claude étaient bien dressés, et
quoiqu'ils rongeassent leurs mords de bride
parfois, leur instinct était infaillible; ils sa-
vaient qu'un faux pas pourrait leur coûter
peut-être la vie, à tous.
Quant à Rex, il suivait tranquillement l'é-
quipage qui le précédait; on pouvait se fier à
lui; lui aussi était bien dressé, et il compre-
nait.. . autant qu'un cheval peut comprendre,
du moins.
Le Roc de L'Ancien Testament fut dépassé.
Au loin, très au loin encore, on apercevait le
Roc du Nouveau Testament qui servait de mur
principal à la résidence de Claude de L'Aigle.
Comme il tardait à Magdalena d'être arrivée
à L'Aire! Combien de fois elle avait rêvé d'ê-
tre reçue là! Mais aussi, combien peu elle
avait cru y pénétrer un jouï"!
— Et dire que mon oncle allait refuser l'in-
vitation de M. de L'Aigle! se dit-elle. Jamais
je ne m'en serais consolée, jamais! Il est vrai
que ses raisons étaient bonnes, à mon oncle,
et que, ma'gré le désir que j'avais d'aller pas-
ser le Jour de l'An à L'Aire, je n'aurais pas
consenti, moi non plus, à laisser Rex, sans
nourriture et sans eau, pendant toute une jour-
née. Heureusement, il y a place dans les écu-
ries de L'Aire pour notre cheval!
On approchait du Roc du Nouveau Testa-
ment.
— Que c'est donc gentil, de la part de M. de
L'Aigle, d'être venu nous chercher! pensait
encore Magdalena. Est-il aimable et bon!...
Et est-ce surprenant que je... je... l'aime?
Claude... murmura-t-elle ensuite; c'est un
nom si doux; oui, c'est un nom qui signifie bon-
té, ce me semble . . . Sûrement, Dieu le bénira
pour sa gentillesse envers "Théo, le pauvre
petit pêcheur et batelier", ajoute-t-elle, tandis
qu'un sourire entr'ouvrait ses lèvres. Oui, que
Dieu vous bénisse, Claude! Moi, je ne puis
que vous être reconnaissante et... et... vous
aimer !
Elle sentit qu'elle allait pleurer; mais elle
parvint à refouler ses larmes. On arriverait
bientôt à destination.
En effet, la cariole venait de tourner à gau-
che, et de pénétrer sous une énorme porte-co-
chère. Les chevaux décrivirent une courbe
savante devant de larges marches en pir -re.
De chaque côté de ces marches, Magdalena vit
cle hautes colonnes, chacune d'elles supportant
un immense aigle, en pierre aussi; on était ar-
rivé à L'Aire, le "château" de Claude de L'Ai-
gle.
"L'AIRE"
L'Aire était, véritablement, un château; il
n'y avait pas de doute là-dessus, et lorsque
Magdalena pénétra dans un vaste corridor, sui-
vie de Claude, une exclamation d'admiration
s'échappa de sa bouche.
Le corridor d'entrée de L'Aire c'était plutôt
une immense pièce, au plafond et aux murs en
marbre blanc et au plancher en mosaique. Du
côté droit, en entrant, était une grande che-
minée, dans laquelle brûlait des bûches de bois
franc. De chaque côté de ce corridor, des por-
tes doubles, vitrées, laissaient entrevoir des
pièces somptueuses : les salons, la bibliothè-
que, le fumoir, la salle à diner, la salle à dé-
jeuner. Au fond, un escalier, aussi en marbre
blanc devait conduire aux chambres du deuxiè-
me palier. Les premières marches de cet es-
calier étaient très larges, puis elles al. aient se
rétrécissant. Une galerie aux garde-corps en
fer ouvragé, entourait le corridor, au deuxiè-
me étage; chacun pouvait quitter sa chambre
à coucher ou son boudoir, s'installer sur cette
galerie et voir ce qui se passait en bas, si tel
était son désir. Dix fenêtres étroites mais très
longues, aux vitres coloriées représentant cha-
cune, un dessin quelconque, éclairaient la piè-
ce. . . durant le jour; pour le moment, elle était
éclairée au moyen de splendides candélabres,
au verre découpé. Il y avait, sur des consoles,
des statues de marbre et de bronze, au centre,
sur une colonne, était un énorme aigle en bron-
ze.
— Soyez le bienvenu à L'Aire, Théo, mon pe-
tit ami! dit Claude, aussitôt qu'ils eurent mis
le pied dans le corridor, tous deux.
— C'est. , . C'est magnifique! s'écria Mag-
dalena. Jamais je n'ai vu rien d'aussi beau
que ce corridor, M. de L'x'^.igle.
— Approchez-vous du feu, Théo, fit Claude,
en présentant un siège à la jeune fille. Vous
devez être à moitié gelé ?
— Je n'ai pas froid du tout, répondit-elle en
souriant. Votre voiture était tellement con-
fortable, voyez-vous!
— Tant mieux! Tant mieux!
Il tira sur le cordon d'une sonnette et au
bout de quelques instants parut une jeune ser-
vante, à qui Claude dit :
— Rosine, allez donc dire à Xavier de venir
ici immédiatement.
— Bientôt, un homme, petit de taille et por-
tant toute sa barbe, arriva dans le corridor.
— Xavier, lui dit Claude, allez donc dételer
le cheval de M. Lassève. Et dites à M. Las-
sève que nous l'attendons.
— Bien, Monsieur, répondit Xavier.
Zenon parut être, lui aussi, très émerveillé
de la beauté du corridor.
— Approchez-vous du feu, M. Lassève, lui
dit Claude. Et que je vous répète ce que je
viens de dire à Théo : vous êtes le bienvenu!
— Merci, M. de L'Aigle, répondit Zenon
64
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
L'Aire est une sorte de palais enchanté, je
crois, ajouta-t-il en souriant.
Tous trois causèrent, pendant un quart
d'heure à peu près, puis Claude proposa :
— Maintenant, si vous voulez me suivre, je
vais vous conduire à la bibliothèque; c'est dans
cette pièce que je reçois toujours mes meil-
leurs amis.
Ils se dirigèrent vers la gauche du corridor,
et Claude ayant ouvert des portes vitrées, ils
pénétrèrent dans la bibliothèque.
— Oh! s'écria Magdalena. Tous ces livres!
— Vous aimez les livres, la lecture, Théo ?
— Certes, M. de L'Aigle! Lorsque je vois
une grande quantité de livres je voudrais les
avoir tous lus. . . ou bien pouvoir les lire tous!
—J'ai vu la bibliothèque publique de la ville
de Québec, fit Zenon; la vôtre est plus consi-
dérable, n'est-ce pas, M. de L'Aigle?
— Je le crois... non, j'en suis sûr, répondit
Claude en souriant.
La bibliothèque était une pièce ronde (le
premier plancher de l'une des tours de L'Aire).
Les pans étaient couverts de livres. Des com-
partiments vitrés, allant d'un plancher à l'au-
tre, préservaient de la poussière des milliers
de volumes, que Magdalena dévorait des yeux,
car elle aimait passionnément la lecture.
— Sans doute, ce sont tous des ouvrages très
sérieux? demanda-t-elle, en désignant les li-
vres. Des traités scientifiques et choses de ce
genre ?
— Mais, non, Théo! Voyez-vous tout ce
pan, entre cette fenêtre et la porte? Il con-
tient des romans sensationnels, des récits de
voyages et d'aventures, et le reste. Et, tenez!
Ici, il y a des traités de botanique, des albums,
illustrés en couleurs, de toutes les fleurs de
l'univers. Je suis certain que cela vous inté-
resserait, mon petit ami, et inutile de vous le
dire, ces traités, ces albums sont à votre dis-
position entière.
— Merci, fit la jeune fille. Ah! ajouta-t-elle,
vous ne devez jamais vous ennuyer; cette
splendide bibliothèque...
— Et les serres. . .
— Oh! oui, les serres...
— Nous ferons une visite aux serres, après
le diner, n'est-ce pas, Théo ?
— Combien j'ai hâte!
— Vous n'avez pas peur des serres... de
l'Aigle, mon petit ami? demanda Claude en
riant.
— Non, je n'en ai pas peur; les serres fleu-
ries et parfumées ne m'effraient aucunement,
répondit Magdalena, riant, elle aussi.
Eusèbe venait d'entrer dans la bibliothèque.
Il déposa un plateau sur le coin d'une table,
puis il sortit. Claude servit du café à ses vi-
siteurs et il leur offrit des gâteaux.
En buvant l'exceKent café, dans des tasses
en porcelaine fine, Magdalena pensa, tout à
coup, aux tasses épaisses de La Hutte, et elle
se demanda comment elle avait pu se décider
à offrir du café dans ces tasses à M. de l'Aigle.
Le breuvage était certainement plus délecta-
ble dans des tasses en porcelaine. Et les cuil-
lères, et le sucrier, et la cafetière en argent!
Elle remarqua, en passant, que le couvert du
sucrier et celui de la cafetière étaient surmon-
tés d'un petit aigle, aux ailes largement ten-
dues. Quel luxe dans cette demeure, et qu'il
devait être fortuné M. de l'Aigle pour. . .
— Certainement, disait Claude, à ce moment,
je vais vous faire conduire à vos chambres res-
pectives, vous et Théo, M. Lassève, puisque
vous le désirez. Mais, encore une fois, rien ne
presse.
— Je disais à M. de L'Aigle, Théo, fit Zenon,
que nous aimerions à changer d'habits, toi et
moi. Nous sommes partis dans nos habits de
tous les jours, étant si pressés et. . .
— Oui, c'est vrai, répondit Magdalena.
Claude ayant sonné, Rosine entra dans la
bibliothèque.
— Conduisez M. Lassève et M. Théo à leurs
chambres respectives, Rosine, dit-il. Je res-
terai ici, reprit-il, en s'adressant à Zenon; si
vous aimez venir me rejoindre, tout à l'heure,
vous serez le bienvenu. Dans tous les cas,
nous dinons à six heures et demie; la première
cloche sonnera à six heures juste, et la deuxiè-
me à six heures et quart.
— Je viendrai vous rejoindre ici dans moins
de dix minutes, quant à moi, M. de L'Aigle, fit
Zenon.
— Moi aussi . . . peut-être, ajouta Magdalena,
en souriant. Mais, je ne promets rien, car je
suis un peu fatiguée; j'aimerai à me reposer,
jusqu'à l'heure du diner, sans doute. Au re-
voir, M. de L'Aigle!
— Au revoir, Théo, mon petit ami!
C'était encore une merveille que la chambre
coucher qui avait été réservée à Magdalena.
Grande, richement meublée, éclairée de trois
grandes fenêtres. A droite, était une sorte
d'alcôve que fermaient des portières en peluche
rouge. Vis-à-vis la porte d'entrée, c'était un
mur plein; la jeune fille devina que ce mur
c'était le Roc du Nouveau Testament et cela
ne manqua pas de l'impressionner un peu.
Près de ce mur était le lit, une luxueuse affai-
re, toute de dentelles, de broderies et de satin
rouge. En face du lit était un foyer, dans le-
quel brûlait un feu clair; devant ce foyer, un
canapé large et confortable, semblait inviter
au repos. Notre héroïne entrevit des articles
de toilette en argent, dispersés un peu partout,
et sur lesquels se jouaient, en ce moment, les
rayons de la lampe, que Rosine venait de dé-
poser sur une petite table, à la tête du lit.
Restée seule, Magdalena se dirigea vers
l'alcôve, à sa droite. C'était un grand alcôve;
bien des gens s'en seraient contentés pour une
chambre à coucher. Là, elle vit des cuvettes
en argent, des pots à l'eau de diverses gran-
deurs et formes, en argent aussi, des sei'\-iet-
tes en toile, des savons parfumés. Deux gran-
des armoires, à même le mur, devaient servir
de garde-robe.
S'étant lavé le visage et les mains dans l'eau
parfumée contenue dans un des pots en ar-
gent, la jeune fille vint s'installer sur le cana-
pé, près du foyer, et bientôt, elle dormait pro-
fondément.
C'est la preiiiière cloche annonçant le diner
qui l'éveilla; mais comme il n'était que six
heures, elle préféra faire la paresse encore du-
rant un quart d'heure. Lorsque la cloche son-
na pour la deuxième fois, elle sortit de sa
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
65
Soudain ils la virent retomber sur ses coussins les yeux clos, la bouche entr'ouverte. Ils la.
crurent morte. Page 95.
66
LE MYSTERIEUX iMONSIEUR DE L'AIGLE
chambre. Dans le corridor, elle rencontra Eu-
sèbe; il paraissait l'attendre,
— J'ai reçu l'ordre de vous conduire dans la
salle à manger, M. Théo, dit le domestique.
— Mon oncle? M. Lassève? . . .
— M. Lassève est descendu depuis longtemps,
M. Théo. Veuillez me suivre.
En passant dans le corridor, elle vit, de cha-
que côté, des chambres à coucher luxueuses,
comme la sienne; des boudoirs, des alcôves, etc.
etc. Inutile de le dire, des tapis de velours
assourdissaient les pas; de ces tapis il y en
avait dans toutes les parties de la maison.
La dernière cloche pour le diner sonnait,
quand Magdalena entra dans la salle à manger.
Encore une pièce luxueuse, celle-là, avec ses
buffets, croulant, littéralement, sous le poids
d'argenteries de grande valeur; ses cabinets
vitrés, remplis de plateaux, de vases, etc. en
verre taillé ou en la plus fine des porcelaines.
Claude de L'Aigle et Zenon, debout près
d'un foyer allumé, attendaient Magdalena, tout
en causant ensemble.
— Suis-je en retard ? demanda-t-elle.
— Pas du tout! répondit Claude. Vous vous
êtes bien reposé, mon petit ami, je l'espère ?
— Oui, merci. Je l'avoue, j'ai dormi profon-
dément, jusqu'à la première cloche annonçant
le diner.
On se mit à table. Jamais nos humbles amis
n'avaient vu autant de couteaux, de fourchet-
tes, de cuillères, de verres de différentes for-
mes et grandeurs pour un seul couvert. Aussi,
avouons-le, ils en étaient quelque peu emba-
rassés. Mais, du coin de l'oeil, ils suivaient tous
les mouvements de Claude et ils faisaient com-
me lui; de cette manière, ils étaient certains de
ne pas faire de gaffes. Tout de même, ils eu-
rent un soupir de soulagement lorsque le re-
pas fut terminé et que le maître de la maison
leur proposa de se rendre aux serres, tel que
promis.
XIII
LES JOYAUX VIVANTS.
Oh! Les serres de L'Aire! Magdalena n'en
revenait pas! Eclairées par de nombreuses
mais minuscules lampes suspendues, elles res-
semblaient à de vrais paradis terrestres à la
pauvre enfant, qui aimait tant les fleurs.
Xavier fit les honneurs des serres; c'était, en
quelque sorte, son droit puisque c'était grâce
à ses soins et à ses connaissances en botanique
que les serres de L'Aire surpassaient en beau-
té tout ce qu'on aurait pu imaginer.
— Jamais je n'ai vu d'aussi belles fleurs de
ma vie! s'écria la jeune fille. Et il y en a tant!
Et toutes paraissent si. . . vivantes!
— C'est à Xavier, ici présent, qu'en revient
l'honneur, Théo, dit Claude en souriant. Je
vous l'ai dit peut-être? Xavier est une perle,
en son genre, une vraie.
— Vous êtes un artiste, un véritable artiste,
Xavier! s'exclama Magdalena. Que c'est beau!
Les fleurs sont des joyaux vivants, les plus
beaux de la terre!
Après cela, Xavier aurait fait tout au mon-
de pour rendre service au "petit pêcheur et ba-
telier", croyez-le! Le féliciter! Admirer ses
fleurs si sincèrement! Ah! Voilà qui ré-
chauffait le coeur par exemple! Il avait vu
tant de gens visiter les serres de L'Aire d'un
air indifférent, et cela lui avait toujours si
grandement déplu à ce pauvre Xavier!
— La serre aux roses maintenant! fit Claude.
Elle est éclairée, n'est-ce pas, Xavier?
— Mais, oui. Monsieur!
On traversa un corridor, et bientôt, on péné-
trait dans la serre aux roses.
Si Magdalena s'était extasiée devant les
fleurs de l'autre serre, dans celle des roses, el-
le demeura muette d'admiration; c'est-à-dire
que ses lèvres ne proférèrent pas un son; mais
la pâleur de ses joues, ses yeux agrandis et
brillants comme des étoiles, ses mains croisées
sur sa poitrine comme pour comprimer les
battements de son coeur, parlaient assez haut.
Jamais, non jamais elle n'avait rêvé même
rien d'approchant la beauté de la serre aux ro-
ses! Claude lui en avait parlé; il avait essayé
de la lui décrire. . . mais, la voir, c'était toute
autre chose.
Nous l'avons dit, elle adorait les roses. Or,
dans cette serre, elles étaient là en extraordi-
naire quantité et de toutes les nuances imagi-
nables : des rouges, des blanches, des jaunes,
des roses. . . La "masse de roses couleur sau-
mon" dont Claude lui avait parlé, c'était ce
qu'il y avait de plus splendide!
— O ciel! Que Dieu est bon d'avoir créé les
roses! murmura-t-elle.
Sans peut-être s'en rendre compte, les trois
hommes, c'est-à-dire Claude, Zenon et Xavier
inclinèrent révérencieusement la tête, à cette
exclamation de la jeune fille.
— Je vais vous en cueillir un gros bouquet,
M. Théo, dit Xavier, en s'emparant d'une paire
de ciseaux, qu'il prit sur une petite table.
— Oh! non, Xavier! s'écria Magdalena. Ne
touchez pas aux roses, je vous prie!
— Mais ... M. Théo . . .
— N'y touchez pas, Xavier! répéta-t-elle.
Elles sont si belles ainsi!... Les voir arra-
chées à leurs tiges. . . il me semble que ce se-
rait assister à une sorte d'exécution. . . Merci,
tout de même, Xavier! Je pourrai revenir les
voir, n'est-ce-pas ?
— Certes, M. Théo! répondit le jardinier.
Voyez-vous, M. Théo, moi aussi, j'aime les ro-
ses, j'aime donc, conséquemment, qui les aime.
— 'Viens, Théo! dit Zenon alors, c'est assez
d'émotions pour un soir, je crois.
— C'est bien, mon oncle; je vous obéis. Mais,
je vais y rêver à ces roses, je le sais.
Cependant, malgré sa soumission, Zenon dut
l'arracher littéralement à la serre aux roses.
— Ce brave Xavier serait prêt à donner sa
vie pour vous désormais, je crois, Théo, fit
Claude en riant, aussitôt qu'ils eurent quitté
la serre.
— Pourquoi dites-vous cela, M. de L'Aigle?
demanda Magdalena.
— Vous avez admiré ses fleurs si sincère-
ment! J'ai vu Xavier froncer les sourcils et
presque serrer les poings, alors que ceux qui
visitaient les serres disaient, du bout des lè-
vres souvent : "C'est joli, très-joli"! puis en-
suite parlaient d'autre chose.
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
67
— "Joli" ne semble pas le qualificatif appro-
prié non plus, répondit la jeune fille. J'aime-
rais mieux ne rien dire du tout. Vos serres ne
sont pas jolies, M. de L'Aigle; elles sont splen-
dides!
Claude conduisit ses invités au salon, la piè-
ce la plus vaste et la plus somptueuse de L'Ai-
re, ce qui n'est pas peu dire. Là était le piano
de concert dont il avait parlé à Magdalena. Il
y avait aussi d'autres instruments : une har-
pe, un violon, un violoncelle, une guitare, une
mandoline; décidemment, le propriétaire de
L'Aire était un grand musicien devant l'Eter-
nel.
Une des premières choses qui frappa les yeux
de notre héroïne, en entrant dans le salon,
après le piano s'entend, ce fut un grand por-
trait à l'huile, représentant une jeune femme
blonde, aux yeux bleus, et qui paraissait sou-
rire de son cadre. Magdalena ressentit une pe-
tite douleur dans les régions du coeur, en re-
gardant ce portrait. . . Qui était cette femme,
pour que M. de L'Aigle lui donnât une place
d'honneur ainsi dans sa maison ? . . . Mais
peut-être était-ce sa soeur ? . . . N'avait-elle
pas, tout comme Claude, les cheveux blonds,
les yeux bleus ? . . .
— C'est votre soeur, cette dame, M. de L'Ai-
gle? demanda-t-e!le, en désignant le portrait.
— Je n'ai ni soeur, ni frère; je n'en ai ja-
mais eu, Théo, répondit-il. Cette dame, qui
nous sourit de son cadre, c'est ma cousine
Thaïs, Mme de Saint-Georges.
— Ah! fit-elle, vraiment? Elle avait une
grande envie de pleurer la pauvre enfant. El-
le est bien belle, ajouta-t-elle.
— Jolie, tout au plus, dit Claude, d'un ton in-
différent qui plut étrangément à Magdalena.
Mme de Saint-Georges est veuve, continua-t-il,
sans se douter, bien sûr, de l'impression de tris-
tesse dont son "petit ami" venait d'être envahi,
à l'énoncé de cette nouvelle. Elle demeure à
Toronto. Nous sommes amis, Thaïs et moi,
depuis l'enfance, quoique je sois de cinq ans
plus âgé qu'elle. Nous n'avons pas l'occasion
de nous rencontrer bien souvent, mais nous
correspondons assez régulièrement, elle et moi.
Mais, voyez ce petit cabinet, ajouta-t-il; on
prétend que le bois en a été sculpté par un des
plus grands artistes du monde.
— C'est superbe! s'écria-t-elle.
Elle pensa à ce bon Séverin. S'il lui était
donc donné de voir ce cabinet, il essayerait, el-
le en était sûre, de l'imiter. Malgré elle, elle
sourit.
— Eh! bien, n'allons-nous pas avoir un peu de
chant et de musique, ce soir? demanda tout à
coup Zenon.
— Tout de suite, M. Lassève! répondit Clau-
de, en souriant. Venez, Théo, mon petit ami!
Le reste de la veiLée se passa à faire de la
musique et à chanter, puis vers les dix heures
et demie, Magdalena se retira pour la nuit,
laissant les deux hommes se rendre au fumoir,
pour au moins une heure encore.
Mais avant de se mettre au lit, elle écrivit,
presque d'un trait, les vers suivants, en pen-
sant à la serre aux roses, qui l'avait tant émer-
veillée.
NE TOUCHEZ PAS A LA ROSE
Oh! NE touchez pas à la rose!...
Si vous tenez à la cueillir.
Vous la verrez bientôt mourir;
La rose est si fragile chose!
Oh! NE touchez pas à la rose!...
Oh! NE touchez pas à la rose!...
De son calice parfumé
Tout l'univers est embaumé;
La rose est une exquise chose!
Oh! NE touchez pas à la rose!...
Oh! NE touchez pas à la rose!...
Vraiment, elle est un don du ciel. . .
La cueillir serait criminel;
La rose est si splendide chose!
Oh! NE touchez pas à la rose!...
Oh! NE touchez pas à la rose!...
Pourquoi commettre un tel délit ? . . .
De sa tige elle vous sourit;
La rose est si charmante chose!
Oh! NE touchez pas à la rose!...
Oh! NE touchez pas à la rose!...
Car, ne vous l'a-t-on jamais dit
Que, même dans le ciel fleurit
La rose? .Ah! .la mystique chose!
Oh! NE touchez pas à la rose!...
XIV
PAS FURTIFS
A peine sa tête eut-elle touché son oreiller,
que Magdalena s'endormit.
Elle dormit profondément et paisiblement,
jusqu'à vers les trois heures du matin, heure à
laquelle elle s'éveilla en sursaut, sous l'effet
d'un rêve étrange: elle venait d'assister à un
combat sanglant entre les trois aigles de L'Ai-
re; nous voulons dire les deux aigles en pierre
à l'entrée de la maison, et l'aigle en bronze du
corridor. Dans son rêve, elle avait voulu sé-
parer les oiseaux de proie; mais voilà que l'ai-
gle de bronze s'était élancé vers elle, les ser-
res prêtes à la saisir. Alors, elle s'était éveil-
lée, le visage couvert d'une transpiration gla-
cée.
— Quel rêve stupide je viens de faire! se dit-
elle, souriant, malgré tout et se frottant les
yeux du revers de ses mains. J'espère que ça
ne m'arrivera plus ... On dit que, en chan-
geant de position, cela change aussi la nature
de ses rêves. Allons!
A moitié éveillée, elle se retourna dans son
lit et elle allait se rendormir, lorsqu'elle leva
soudain la tête de sur son oreiller et écouta . . .
Qu'entendait-elle ? . . . Des pas f urtif s, dans
le corridor? . . . Oui. . . Quelqu'un marchait,
avec d'infinies précautions . . . Magdalena en-
tendait craquer le plancher. . . Ces pas. . . Ce
craquement... Ils venaient de l'une des ex-
trémités du corridor... Ils approchaient de
sa chambre ... ils étaient tout près de sa por-
te maintenent... Ils venaient de s'arrêter. . .
Le souffle suspendu, la poitrine haletante,
Magdalena écoutait. . . Elle s'était assise sur
68
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE I/AIGLE
son lit. Ses yeux démesurément ouverts
étaient remplis de frayeur; ses lèvres trem-
blantes étaient blanches comme ses joues,
desquelles tout le sang semblait s'être retiré.
Le coeur palpitant, la pauvre enfant s'atten-
dait, à chaque instant, à ce qu'une main es-
sayât d'ouvrir la porte de sa chambre qui, heu-
reusement, était fermée à clef.
Mais voilà que les pas s'éloignaient. . . Ils
continuaient leur chemin, vers l'extrémité op-
posée de celle d'où ils étaient venus.
— C'est parceque je suis dans une maison
étrangère que je suis si nerveuse se dit-elle.
Si quelqu'un trouve à propos de se promener
dans les corridors, ça ne me concerne réelle-
ment pas.
Tout de même, elle leva plus haute la mèche
de sa lampe, puis, domptant, à force de volon-
té, un reste de frayeur, elle se leva et jeta deux
morceaux de bois sur les braises que contenait
le foyer.
Rassurée, jusqu'à un certain point ensuite,
elle se coucha. Mais à peine eut-elle fermé les
yeux qu'elle les rouvrit tout grands. Les pas
de tout à l'heure... Ces pas furtifs... ces
craquements du plancher... Elle les enten-
dait de nouveau. . . Non plus dans le corridor;
mais dans sa chambre! Oui, dans l'alcôve!...
Ces pas, elle les entendait clairement... Par
moments, ils paraissaient venir de l'autre bout
de l'alcôve ... en d'autres moments, ils s'ap-
prochaient des lourds rideaux de peluche . . .
Magdalena s'attendait de voir apparaître, d'un
instant à l'autre, soit une main, soit un visage,
entre les portières.
Elle eut voulu crier, appeler : "Mon oncle"!
elle était trop véritablement effrayée cepen-
dant pour qu'aucun son sortit de sa bouche.
Et ces pas . . . Ces pas furtifs, dans l'alcô-
ve!.. . Il y avait là quelqu'un elle ne pouvait
avoir aucun doute là-dessus, car Magdalena
n'était pas superstitieuse; elle ne croyait con-
séquemment pas aux revenants.
A ce moment, elle entendit frapper à la por-
te, et une voix lui parvint par le trou de la ser-
rure :
—Théo!
— Mon oncle! s'écria-t-elle.
Elle courut ouvrir, et Zenon, marchant sur
la pointe des pieds, entra.
— Qu'y a-t-il, Théo? demanda-t-il, parlant
bas. Je t'ai entendu aller et venir; je crai-
gnais que tu fusses malade. . . Et tu l'es ma-
lade, n'est-ce pas, mon enfant ? Comme te voi-
là pâle et défait!
— Non, je ne suis pas malade, répondit Mag-
dalena, parlant bas, elle aussi. J'ai... j'ai
peur, par exemple!
— Peur ? . . . Peur de quoi, Théo ?
— N'avez-vous pas entendu ces pas furtifs
dans le corridor, tout à l'heure, mon oncle? . . .
Ces craquements du plancher, c'était. . . sinis-
tre!
— Non, je n*ai rien entendu.
— Ils venaient de l'autre extrémité du corri-
dor. . . ils se sont arrêtés près de la porte de
ma chambre, puis ils se sont éloignés.
— Je n'ai rien entendu, je le répète, répondit
Zenon. Peut-être as-tu rêvé, Théo?
— J'étais éveillée comme je le suis en ce mo-
ment, mon oncle.
— Eh! bien, puisque les pas se sont éloignés,
tu n'as plus rien à craindre, n'est-ce pas?
— Mon oncle, fit Magdalena, il y a quelqu'un
dans cette chambre.
—Hein! Tu dis?...
— Je dis qu'il y a quelqu'un dans cette cham-
bre. . . Là. . . dans cet alcôve. . .
— Allons donc!
— Ecoutez! . . .
Zenon écouta, mais il n'entendit rien.
— Tu as rêvé, mon garçon, fit-il en souriant.
— Ecoutez! Ecoutez! N'entendez-vous rien?
Zenon prêta, de nouveau, l'oreille et, cette
fois, il parvint un bruit étrange, comme celui
que ferait une personne marchant avec une ex-
trême précaution. Le plancher craquait. . ,
Ces craquements arrivaient évidemment de
l'alcôve. . .
— Il faut aller voir qui est là dit Zenon, s'em-
parant de la lampe et se dirigeant vers l'alcô-
ve.
— Ne me laissez pas seule ici! supplia Mag-
dalena, pâle jusqu'aux lèvres. J'ai peur, ex-
cessivement peur!
— Désires-tu m'accompagner ? Veux-tu te
charger de la lampe, Théo?
— Oui! Oui! Donnez-moi la lampe!
Tous deux se dirigèrent vers l'alcôve, dont
les portières étaient hermétiquement fermées.
— Mon oncle! Prenez garde, mon oncle!
Qui sait ce que cachent ces rideaux?
Brusquement, Zenon ouvrit les portières et
jeta un coup d'oeil dans l'alcôve ... H n'y
avait personne... Pourtant, lui et Magdale-
na avaient bien entendu des pas allant et ve-
nant dans cette pièce, tout à l'heure!
L'alcôve, quoique grand, n'avait pas de fe-
nêtres, puisque le Roc du Nouveau Testament
lui servait de mur principal, tout comme à la
chambre à coucher y attenant. Il n'y avait pas
de porte non plus; la seule manière d'y péné-
trer étant au moyen de la chambre à coucher.
— Tu le vois, Théo, il n'y a personne ici, fit
Zenon, après avoir ouvert les portes des gar-
de-robes et examiné tous les coins et recoins de
l'alcôve.
— Mais alors ? . . .
— Ces craquements qui t'ont tant effrayée,
proviennent des planchers de cette maison, tout
simplement. Qui peut expliquer cela?...
Probablement que le bois des planchers a été
posé avant qu'il fut tout à fait sec et il conti-
nue à "travailler"; voilà. Probablement aus-
si que les gens de la maison sont habitués à ces
craquements et qu'ils ne s'en aperçoivent mê-
me plus.
— C'est la première fois que j'entends parler
de pareille chose, répondit Magdalena.
— Pas moi, fit Zenon. Quelqu'un que j'ai
connu déjà avait loué une maison dont les plan-
chers craquaient continuellement et dont les
portes se fermaient brusquement comme sous
des mains invisibles. Il n'y resta pas long-
temps, car il considérait cela comme étant pour
le moins désagréable.
— Je le crois sans peine!
— Cette maison dont je te parle ne se louait
que rarement; les locataires n'aimaient pas ces
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
69
bruits et ils déménageaient dans d'autres lo-
gements, aussitôt qu'ils le pouvaient. . . ce qui
était assez ridicule, selon moi, dit Zenon en
riant, car rien n'est moins dangereux que des
planchers qui craquent.
— C'est curieux qu'on n'entende pas craquer
les planchers de cette maison durant le jour,
n'est-ce pas, mon oncle?
— Durant le jour, vois-tu, Théo, il y a du va
et vient; on n'y porte pas attention. Et main-
tenant, mon garçon, tu ferais bien de te met-
tre au lit et de dormir. Moi, je vais m'instal-
1er sur le canapé et lire; de cette manière, ton
énervement se passera. Allons! Couche-toi,
mon garçon, et dors!
La première cloche sonnant le déjeuner
éveilla Magdalena. Jetant les yeux sur le ca-
dran ornant la cheminée, elle vit qu'il était
huit heures et demie; on devait déjeuner à neuf
heures alors.
Elle fut vite debout, et s'approchant de l'une
des fenêtres, elle vit que le vent soufflait en
tempête. La neige tombait par gros flocons
serrés et il poudrait à ne pouvoir distinguer
rien, à plus d'une dixaine de pieds de soi. Cet-
te tempête allait intervenir avec les plans de
M. de L'Aigle; il avait dit, la veille, qu'on irait
tous à la grand'messe à l'église du Portage.
Impossible de sortir par un pareil temps; on
risquerait de s'égarer en route; plus que cela,
on ne pourrait suivre le chemin balisé, le seul
praticable.
En efltet, comment distinguer les balises, à
travers ces nuages blancs que soulevait le
vent?
Lorsque Magdalena sortit dans le corridor,
elle vit Eusèbe, qui l'attendait, pour la condui-
re dans la salle à déjeuner, pièce fort coquette,
qu'elle n'avait pas encore vue. Claude de L'Ai-
gle et Zenon Lassève l'y avait précédée.
— Vous avez passé une bonne nuit, je l'es-
père, Théo? demanda Claude, en tendant la
main à son "petit ami".
Elle échangea un regard rapide avec Zenon,
mais elle répondit :
— Merci, M. de L'Aigle, j'ai bien dormi. Vous
aussi, sans doute?
— J'ai dormi comme un loir, merci, Théo,
Comme on achevait de déjeuner, Eusèbe en-
tra dans la salle et déposa sur la table, près de
Claude, une corbeille en osier contenant des
pommes et des morceaux de sucre du pays,
puis il se retira.
— Mes amis, dit le propriétaire de L'Aire,
j'ai l'habitude de faire une tournée aux écuries
chaque matin, après le déjeuner. Si vous dési-
rez m'accompagner, vous êtes les bienvenus.
— Certes, nous vous accompagnerons! répon-
dit Zenon. Rien ne nous fera plus plaisir; de
plus, nous avons hâte de revoir Rex; n'est-ce
pas, Théo?
— Vous venez d'exprimer mes sentiments,
mon oncle, fit Magdalena en souriant. Il nous
fera grand plaisir de vous accompagner, M. de
L'Aigle, ajouta-t-elle.
— Alors, allons! dit Claude, en se levant de
table, exemple que suivirent ses visiteurs.
Après s'être vêtus chaudement, tous trois,
ils se dirigèrent vers les écuries, vaste bâti-
ment en pierre, du côté droit de la maison.
— Les écuries de L'Aire sont mieux tenues
que bien des maisons, M. de L'Aigle, observa
Zenon en riant.
— Pietro, mon homme d'écurie, est un trésor,
un vrai, répondit Claude.
— Je le vois bien, dit Zenon.
Sur un passage large et bien éclairé s'ou-
vraient les stalles. Chaque cheval était chez
lui et libre de prendre ses ébats comme il le dé-
sirait. Des barrières en fer forgé allant pres-
que d'un plancher à l'autre, fermaient les stal-
les.
Les deux premiers compartiments servaient
d'abri aux chevaux d'équipage. Nous l'avons
dit, ces chevaux étaient noirs comme la nuit;
c'était aussi de fougueuses bêtes.
Lorsqu'on s'approcha de la première stalle,
le cheval qu'elle contenait se mit à ruer, à re-
nâcler, à se mater, puis, les oreilles couchées,
les dents découvertes et marchant seulement
sur ses pattes de derrière, comme si c'eut été
une chose bien naturelle chez lui, il s'élança
vers la barrière, avec l'évidente intention de
foncer dessus. Zenon saisit Magdalena par les
épaules et la plaça derrière lui.
— Quel cheval vicieux! s'écria-t~il. Comment
pouvez-vous garder de pareilles bêtes, M. de
L'Aigle?
— Eh! bien, Lucifer!
C'est Claude qui venait de parler au cheval.
Aussitôt, il se produisit une sorte de phéno-
mène : Lucifer se mit sur ses quatre pattes,
puis dressant les oreilles et doux comme un
agneau, il s'approcha de la barrière, recevant
de la main de son maître deux pommes et un
morceau de sucre, qu'il mangea en" hochant la
tête d'un air satisfait.
Arrivé à la stalle voisine de celle de Luci-
fer, ce fut à recommancer : le cheval rua _ à
plus d'une reprise, il se mâta, coucha des oreil-
les, montra toutes ses dents, et même, la tête
baissée et renâclant avec force, il se précipita
vers la barrière.
— Eh! bien, Inferno!
Et le même phénomène que tout à l'heure se
produisit : Inferno devint doux comme un
agneau, à la voix de son maître.
— Tout de même! marmotta Zenon. Je ne
garderais pas de chevaux de cette trempe pour
tout l'or du monde!
— Rex! Oh! Cher beau Rex! fit soudain
Magdalena, car on venait d'arriver à la stalle
contenant le cheval de Séverin.
Rex hennissait tout bas et il piochait le pon-
tage pour prouver son contentement. Lorsqu'il
s'approcha de la barrière, ce fut gentiment,
les oreilles pointées, les yeux doux.
Claude présenta la corbeille à la jeune fille et
c'est elle qui offrit à Rex deux pommes et un
morceau de sucre.
Les deux stalles suivantes étaient vides.
— L'été, elles contiennent chacune un che-
val de selle, expliqua Claude. Je n'en garde
qu'un durant l'hiver; il est dans le dernier
compartiment.
Ils se dirigèrent vers la dernière stalle et
lorsqu'ils y arrivèrent, un cri d'étonnement et
d'admiration s'échappa des lèvres de Magdale-
na et de Zenon. Ils virent un cheval blanc,
tout blanc; si blanc que ce n'était presque pas
70
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AI(;LE
croyable. Debout, bien posé sur ses quatre
pattes très fines, il regardait son maître et les
étrangers qui l'accompagnaient de ses yeux
très-grands et doux comme ceux d'une gazelle.
— Est-il en marbre ? demanda Magdalena, en
désignant le cheval.
— Oh non! répondit Claude en riant. Albinos
est de chair et d'os; mais il aime quelque peu
à poser, je crois.
— Jamais je n'ai vu si belle bête de ma vie!
s'écria-t-elle. Et n'est-ce pas que ses yeux
sont étranges ? . . . Si grands, si doux, si cal-
mes... Ils me produisent un effet singulier
vraiment!
— Je suis content que vous admiriez tant Al-
binos, Théo, fit Claude en souriant. C'est une
bête unique en son genre aussi, et le meilleur
cheval de selle qu'on puisse désirer. Je n'en
ai vu qu'un qui peut lui être comparé et je l'ai
acheté; il me sera expédié le printemps pro-
chain, de Victoria... Viens, Albinos, ajouta-t-
il, en tendant une pomme au cheval.
Albinos s'avança tranquillement, ses pattes
fines semblant à peine effleurer le plancher.
Délicatement, sans se presser, il prit la pom-
me que lui tendait son maître et la mangea.
— Aimeriez-vous à lui offrir une pomme,
mon petit ami? demanda Claude à Magdalena.
— Il n'y a pas de danger, n'est-ce pas, M. de
L'Aigle? demanda Zenon. On ne sait jamais,
voyez-vous... Un étranger...
- — Ne craignez rien, M. Lassève. Appelez-
le, Théo.
— Viens, Albinos! dit la jeune fille.
Mais quand le cheval arriva près d'elle et
qu'il la regarda avec ses yeux caimes et doux,
la pomme s'échappa des doigts de la jeune fille
et roula sur le pontage jusqu'à l'une des ex-
trémités de la stalle.
—Eh! bien, Théo?
— C'est stupide de ma part, je sais, mon on-
cle; mais je. . . je me suis sentie nerveux tout
à coup.
Cependant, elle présenta un morceau de su-
cre au cheval, et même, passant son bras en-
tre les barreaux de la barrière, elle le flatta
doucement. Albinos se laissa faire, puis, lors-
que Magdalena retira sa main, il la regarda
fixément de ses yeux quelques peu étranges.
— M. de L'Aigle, dit-elle en souriant, lors-
qu'on fut attablé pour le lunch, vous possédez
des chevaux... singuliers...
— Vous trouvez, Théo?
— Oh! oui! . . . Lucifer et Inferno. . . ils
sont... terrib'es! Albinos... il est... étran-
ge...
—Allons, Théo! Allons! s'exclama Zenon.
Albinos est un cheval extraordinairement beau;
une bête comme je n'en avais jamais vue de
ma vie, excepté sculptée dans le marbre; mais
il n'a rien d'étrange assurément!
— Ses yeux. , .
Mais personne ne l'entendit, car, à ce mo-
ment, un rayon de soleil pénétra dans la salle
à manger.
— Ah! Voilà le soleil! s'écria Claude. M.
Lassève, Théo, ajouta-t-il, vous allez pouvoir
juger de l'effet des vitres coloriées du corridor
d'entrée et examiner les dessins de chaque
châssis enfin. Si vous le voulez bien, nous
nous rendrons là immédiatement, afin de pro-
fiter de ce rayon de soleil.
— Oh! oui! s'exclama Magdalena. Il est si
beau ce corridor! Et quand le soleil le pénè-
tre à travers les fenêtres, ça doit être splen-
dide!
C'était splendide en effet. Les vitres colo-
riées jetaient mille feux dans le corridor. Clau-
de se mit en frais d'expliquer à ses amis les
sujets des tableaux que représentait chaque
châssis.
En passant près de l'aigle en bronze, Magda-
lena ne put s'empêcher de se reculer un peu.
— Avez-vous peur de l'aigle de bronze, Théo?
demanda Claude en riant.
— ... Presque... répondit-eHe. Je vous ra-
conterai le rêve que j'ai fait la nuit dernière,
M. de L'Aigle, et vous comprendrez pourquoi
je . . .
— Tout songe mensonge, mon petit ami!
— Que c'est magnifique ce corridor... mal-
gré l'aigle de bronze! dit la jeune fille en sou-
riant. On dirait une cathédrale!
— Maintenant, mes amis, dit Claude, si vous
voulez me suivre dans mon étude, je vais vous
montrer ce globe céleste dont je vous ai parlé
ce matin. Puisque nous avons projeté de pas-
ser une partie de la veillée dans mon observa-
toire, à étudier les astres, à travers le télesco-
pe, le globe que je vais vous montrer ne man-
quera pas de vous intéresser, j'en suis certain.
Lorsqu'ils entrèrent dans l'étude, Magdale-
na et Zenon virent une jeune fille aux che-
veux très roux, aux yeux bleus très pâles, ins-
tallée auprès d'une table, dans un coin, et oc-
cupée à écrire. Elle leva la tête et jeta un
regard quelque peu scrutateur sur nos amis;
mais, rassurée, sans doute, elle fit une petite
inclinaison de la tête et se remit à écrire.
Et ce fut là la première rencontre entre
Magdalena et Euphémie Cotonnier, la secré-
taire de Claude de L'Aigle.
XV
LA SECRETAIRE
Euphémie Cotonnier était secrétaire de
Claude de L'Aigle depuis le mois d'octobre
précédent seulement.
Jamais Claude n'aurait songé à engager une
secrétaire probablement, si Candide, la cuisi-
nière de L'Aire, depuis bien des années, ne le
lui en eut suggéré l'idée.
Un après-midi du mois de juillet, alors que
Claude était occupé dans son étude, quelqu'un
frappa à la porte; c'était Candide. Ayant re-
çu la permission d'entrer, elle dit :
— J'vous d'mande bien pardon de m'présen-
ter ainsi, M. de L'Aigle; mais j'désirerais beau-
coup vous parler d'ma nièce Euphémie.
— Oui? fit Claude. Je vous écoute. Candide.
— Voici, M. de L'Aigle : Euphémie est la
fille, ou plutôt l'enfant unique de mon unique
soeur, Mme Cotonnier. Lorsqu'Alexis Coton-
nier, mon beau-frère, mourut, il y a dix-sept
ans, il laissait ma pauvre soeur dans 'a pres-
que misère, avec une petite fille de deux ans
sur les bras : Euphémie, j'veux dire. Mais
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
71
Euphémie était une enfant extraordinaire,
oui, extraordinaire, M. de L'Aigle, car, elle
n'avait pas encore quatre ans qu'elle esseyait
déjà d'iire dans des gros livres. A six ans,
elle était dev'nue une véritable prodige, et sa
mère la mit à l'école. A douze ans, elle l'en
retirait; Euphémie en savait plus long qu'les
maîtresses.
— ^Un talent extraordinaire, en effet! fit
Claude, que le récit de Candide commençait à
ennuyer légèrement.
— Bien, pour continuer, ma soeur est pau-
vre. Elle ne possède qu'une sorte de petit
chantier, à L'Ilet, et elle vit du produit d'son
jardin... qui n'est pas grand. C'pendant, elle
résolut d'mettre Euphémie pensionnaire dans
un couvent.
— • h! bah! Une excellente servante perdue
pour quelque bonne maison, sans doute, se dit
Claude.
— Je promis à ma soeur d'iui aider. C'était
facile pour moi d'ie faire, ayant un si bon sa-
laire ici, et Euphémie fut envoyée au couvent,
continua Candide. L'année dernière, elle ter-
mina ses études avec grand honneur : des mé-
dailles, des diplômes, des livres, des couron-
nes... si elle en a eus! Eh! bien, l'automne
dernier, elle était engagée comme maîtresse
d'école. Mais elle n'a pu avoir d'engagement
pour l'automne prochain... Alors, j'ai pensé,
M. de L'Aigle, que... que vous l'engageriez
peut-être comme secrétaire.
— Hein! Comme secrétaire! Mais, ma pau-
vre Candide, je n'ai nullement besoin de secré-
taire, je vous l'assure!
— Oh! oui. Monsieur, vous en avez besoin!
assura Candide. Vous êtes continuellement
plongé dans les écritures, et Euphémie . . .
— J'y songerai. Candide, promit Claude, qui
avait hâte de se débarasser de la cuisinière
afin de se remettre au travail.
— Ah! J'vous remercie bien, M. de L'Aigle!
Mais, j'voudrais vous montrer la dernière let-
tre que j'ai reçue d'Euphémie. Non pour que
vous la lisiez, ça n'vous intéresserait pas, mais
pour que vous voyez par vous-même comme
elle a une belle main d'écriture.
Ce disant, elle présenta à Claude une let-
tre ouverte; celui-ci y jeta les yeux et il vit
qu'en effet Euphémie Cotonnier possédait une
belle écriture; nette, moulée, très lisible. (Si
Claude de L'Aigle eut été expert en fait d'é-
critures, il eut vu bien des choses dans cel'e
d'Euphémie Cotonnier et il eut refusé, illico
refusé, de l'engager comme secrétaire, de l'ad-
mettre dans sa maison même).
— C'est, en effet, une belle écriture .que celle
de votre nièce, Candide, dit-il. Quant à l'en-
gager comme secrétaire, j'y songerai.
— Demain, Monsieur de L'Aigle? Aurez-
vous décidé la chose pour demain ?
— Demain? Vous êtes expéditive, ma bonne
Candide, répondit-il en riant. Mais c'est en-
tendu; demain, je vous ferai connaître ma dé-
cision.
— Oh! merci, mille et mil e fois merci! s'ex-
clama la cuisinière. Voyez-vous, M. de L'Ai-
gle, continua-t-elle, vous n'aurez pas à crain-
dre qu'Euphémie soit de trop, à L'Aire, vous
n'ia verrez qu'à ses heures de travail. Je
m'charge de voir à c'qu'elle ne vous ennuie
pas par sa présence, excepté lorsque vous au-
rez besoin d'elle.
— Je compte sur vous pour cela, Candide.
— Mais, reprit Candide, qu'est-ce qu'Eusèbe
m'a dit, hier, Monsieur de L'Aigle? Que vous
vouliez faire faire une Catalogne pour votre
bibliothèque? Une Catalogne? Euphémie...
je ne crois pas qu'elle puisse vous aider pour
cela, car, entre nous, la pauvre enfant est jo-
liment propre à rien, si on la sort d'ses lectu-
res et d'ses écritures.
Claude s'éclata de rire.
— Il s'agit d'un catalogue pour ma bibliothè-
que, Candide, et non d'une Catalogne. Ce n'est
pas précisément la même chose. Ha! ha! ha!
— Ah! J'comprends alors... jusqu'à un cer-
tain point. . . Je n'voyais pas non plus pour-
quoi une Catalogne pour la bibliothèque, dont
l'plancher est couvert d'un si beau tapis de
Turquie! Encore une fois, j'vous remercie
d'avoir bien voulu m'écouter. . . Je r'viendrai
demain, connaître votre décision ... A la mê-
me heure?
— Oui, revenez, à la même heure.
Candide retourna à ses fourneaux; Claude
se remit à "ses écritures". . . et bientôt, il ou-
bliait complètement l'incident Euphémie Co-
tonnier; si complètement que, lorsque la cuisi-
nière se présenta de nouveau à son étude, le
lendemain, tel que convenu, il se demanda,
tout d'abord, ce qu'elle pouvait bien ]ui vou-
loir. Quand elle lui demanda ce qu'il avait
décidé concernant sa nièce, il répondit :
— Je n'ai pas eu le temps d'y penser encore,
je l'avoue, ma pauvre Candide.
— Ah! Monsieur! s'écria la brave femme,
tandis que deux larmes coulaient sur ses joues.
Claude de L'Aigle était ce qu'on est conve-
nu d'appeler "un vrai bon garçon"; il se lais-
sait influencer assez facilement; de plus, il
détestait pardessus tout au monde, les larmes.
Rien ne l'impatientait comme de voir pleurer
quelqu'un... surtout lorsqu'il se sentait en
quelque sorte, responsable de ces pleurs.
— Allons! Allons! dit-il à Candide. Ne pleu-
rez pas ainsi; écrivez plutôt à votre nière et
dites-lui que je l'engage comme secrétaire.
Elle pourra commencer son travail dès les pre-
miers jours d'octobre. Quant au salaire...
Il nomma une somme qui fit ouvrir les yeux
à Candide. Quelle bonne nouvelle pour la pau-
vre enfant.
En effet, lorsqu'Euphémie re^ut la lettre de
sa tante (écrite par Rosine) lui annonçant
qu'elle pourrait se présenter à L'Aire, dans les
premiers jours d'octobre, la jeune fille fut lit-
téralement folle de joie.
Mais. . . ce qui fait la joie des uns, fait par-
fois le désespoir des autres; Mme Cotonnier
pleura toutes ses larmes, lorsqu'elle apprit la
nouvelle. L'année précédente, Euphémie avait
enseigné la classe. Or, l'école qui lui avait été
préposée consistait aussi en un logement de
quatre pièces et Mme Cotonnier avait tenu
maison pour sa fil e. Logées, chauffées, éclai-
rées, une jolie demeure à leur disposition, sans
compter le salaire de sa fille. . . Jamais la pau-
vre femme n'avait connu tant de luxe de sa vie.
Combien elle eut désiré qu'Euphémie acceptât
72
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
la charpie de la même école, à l'automne, puis-
qu'elle lui avait été offerte! Mais elle avait
refusé. Elle avait d'autres ambitions vrai-
ment! Devenir la secrétaire de M. de L'Aigle;
obtenir son entrée à L'Aire; c'étaient là cho-
ses de la plus haute importance.
— Une fois installée à L'Aire en qualité de
secrétaire, se disait la jeune illusionnée, je n'en
sortirai plus. M. de L'Aigle est célibataire...
Je me rendrai si utile, si agréable, si indispen-
sable même que. . . D'ailleurs, rien ne créa l'in-
timité comme un contact journalier. . . Oui,
que j'entre à L'Aire seulement et, je le jure,
je n'en sortirai plus... "Madame de L'Aigle,
de L'Aire"... ajouta-t-elle avec complaisance;
ce titre sera le mien un jour. . . bientôt peut-
être.
Est-il surprenant qu'avec de telles ambi-
tions, Euphémie resta sourde aux pleurs et
aux supplications de sa mère? Hormis^ d'a-
voir le coeur à la bonne place, c'eut été im-
possible, et Euphémie...
Mais, pauvre Euphémie! Pauvre fille! Et
aussi , pauvre Claude! Qu'il était loin de soup-
çonner sa future secrétaire de comploter con-
tre sa liberté de célibataire! L'eut-il soupçon-
né cependant, cela l'eut probablement fort
amusé.
A la fin de la première semaine d'octobre
donc, de fait, le lendemain du transport du
piano de L'Aiglon à La Hutte, Euphémie par-
tit pour la Pointe Saint-André.
XVI
AMERES DECEPTIONS
Claude de L'Aigle était à lire, dans la bi-
bliothèque, lorsqu'Eusèbe vint lui annoncer
qu'il y avait, dans le corridor d'entrée, une de-
moiselle qui demandait à lui parler.
— Qui est-ce? demanda Claude.
— C'est Mlle Cotonnier, M. Claude, répondit
Eusèbe.
— Mlle Cotonnier?... Et que me veut-elle
Mlle Cotonnier?
— Elle dit qu'elle a été engagée comme se-
crétaire ici, dit la domestique.
— Ah! oui! fit Claude. Je l'avais complète-
ment oubliée. Fais entrer Mlle Cotonnier, Eu-
sèbe.
En apercevant Euphémie, Claude ne put
s'empêcher de se dire : "Elle a passé loin de
la beauté Mlle Euphémie! De plus, elle doit
être prétentieuse et affectée".
Il ne se trompait pas. Quant à son apparen-
ce personnelle, Euphémie n'était peut-être pas
de celles dont on dit : "Ciel! Qu'elle est lai-
de!"; mais elle n'était certainement pas jolie,
avec ses cheveux très roux, ses yeux très pâ-
les, son nez franchement retroussé, et sa bou-
che, dont la lèvre supérieure, trop courte, dé-
couvrait trois dents trop longues, trop larges,
quoique saines et blanches. De plus, Euphé-
mie était très grande (trop, pour être élégan-
te, ou du moins gracieuse), très mince (trop
mince, car on eut dit qu'elle allait casser, à la
ligne de la taille). Ses épaules, légèrement
courbées, donnait aussi un air assez gauche
à la future secrétaire.
Que dire du caractère d'Kiuphémie Coton-
nier? Nous en jugerons, plus tard; pour le
moment, qu'il nous suffise de dire que Claude
l'avait jugée correctement; la nièce de la cui-
sinière de L'Aire était ridiculement prétentieu-
se et affectée.
— Mlle Cotonnier? fit Claude, en se levant
pour la recevoir.
Il la salua, sans lui tendre la main; chose
qu'Euphémie remarqua, mais dont elle se con-
sola vite en se disant que, sans doute, cette
omission de la part de M, de L'Aigle était du
meilleur goût, tout à fait dans le ton.
— Oui, M. de L'Aigle, je suis Mlle Cotonnier.
J'aurais voulu arriver au commencement de
cette semaine, mais je ne l'ai pu.
■ — Ca ne fait aucune différence, répondit
Claude. J'étais absent; donc, rien ne pres-
sait. Vous êtes venue pour rester?
Un peu de rose était monté aux joues ordi-
nairement pâles d'Euphémie, à cette question.
Venue pour rester ? . . . Certes, oui ! Elle com-
prenait bien cependant dans quel sens M. de
L'Aigle avait parlé, car elle ne manquait cer-
tainement pas d'intelligence; elle ne manquait
pas d'un certain instinct non plus, qui rempla-
çait, chez elle, le tact qui lui manquait, sou-
vent.
— Oui, je suis venue pour rester, M. de L'Ai-
gle, répondit-elle. Si vous désirez que je me
mette à l'oeuvre immédiatement. . .
— Pas du tout! Il est déjà trois heures d'ail-
leurs. Votre travail commencera à dix heu-
res, chaque matin, pour se terminer à cinq
heures de l'après-midi. Mais, je m'explique
mal; je devrais dire, de dix heures à midi, puis
de deux heures à cinq. Trouvez-vous ces heu-
res trop longues?
— Trop longues? Elles sont très courtes,
au contraire.
— Je vous en avertis, Mlle Cotonnier, ça ne
sera pas une sinécure que votre position de
secrétaire, fit Claude en souriant- Mes ma-
nuscrits sont difficiles à déchiffrer; ce sont
d'affreux brouillons, qu'il vous faudra dé-
brouiller; voilà.
— Je peux vous assurer d'avance, je crois,
M. de L'Aigle, que j'en viendrai bien à bout. . .
Puis-je vous demander sur quel sujet vous
écrivez ?
— Sur l'astronomie. Sujet un peu aride,
n'est-ce pas?
— Aride! Certes, non! J'aime l'astronomie
à la folie et je m'y entends quelque peu. Je
ne demande qu'à me renseigner davantage en
cette science, en recopiant vos manuscrits, M.
de L'Aigle.
Cette bonne Euphémie mentait en assurant
qu'elle s'intéressait à l'évolution des astres.
Au pensionnat, à l'heure de la leçon d'astro-
nomie, elle avait généralement trouvé le moyen
de s'esquiver, tant cela l'ennuyait. Mais elle
se dit qu'il valait mieux poser à la jeune fille
savante, se faire passer pour une espèce de
bas bleu auprès de M. de L'Aigle.
— Tant mieux alors! fit Claude. Avez-vous
vu votre tante ? demanda-t-il.
Le visage de la secrétaire se rembrunit.
Pourquoi M. de L'Aigle lui rappelait-il sa pa-
renté avec la cuisinière de L'Aire? Voulait-il
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE 73
tracer, en quelque sorte, une ligne de démar-
cation entre eux, c'est-à-dire entre lui et son
employée ?
— Non, M. de L'Aigle, je ne l'ai pas vue. Je
ne faisais qu'arriver à L'Aire, lorsque votre
domestique m'a introduite auprès de vous.
Claude tira sur le cordon d'une sonnette et
Rosine se présenta.
— Rosine, demanda-t-il, savez-vous si la
chambre de Mlle Cotonnier est prête ?
— Oui, M. de L'Aigle, elle est prête; Candide
s'en est occupée.
— Vous allez conduire Mlle Cotonnier à sa
chambre, continua-t-il, en désignant Euphémie,
(qui, certainement, *'se prend des airs" pen-
sait Rosine), puis vous avertirez Candide de
l'arrivée de sa nièce.
— Venez, Mlle Cotonnier, dit Rosine.
— Au revoir, Mlle Cotonnier, dit Claude, en
s'inclinant.
Comprenant que M. de L'Aigle lui signifiait
son congé, pour le moment, Euphémie quitta
la bibliothèque, précédée de la fille de cham-
bre.
Toutes deux se dirigèrent vers le fond du
corridor d'entrée, et Rosine ayant ouvert une
porte, elles arrivèrent au pied d'un escalier
dérobé conduisant au deuxième étage. Eu-
phémie vit, en passant, des chambres à cou-
cher splendides, avec boudoirs ou alcôves leur
attenant. EJe crut, tout d'abord, que l'une
de ces pièces lui était réservée, mais elle fut
vite détrompée.
• — 'Votre chambre est au troisième, lui dit
Rosine.
Parvenues au troisième, la fille de chambre
indiqua une pièce, à sa gauche.
— Est-ce cette chambre que je vais occuper?
demanda la secrétaire.
— Oui, Mlle Cotonnier, et Candide s'est don-
née beaucoup de peine pour rendre cette pièce
attrayante, je vous l'assure.
— Qui couche sur ce palier?
— Mais . . . Candide et moi, puis, à l'autre
extrémité de ce corridor, il y a les chambres
de Xavier et de Pietro.
— Et qui sont Xavier et Pietro, s'il vous
plaît?
— Xavier est le jardinier; Pietro, l'homme
d'écurie.
—Ah! fit Euphémie. Ah!
Elle allait donc être reléguée au rang des
domestiques! Qu'il paraissait loin, à ce mo-
ment, le rêve qu'elle avait caressé, de régner,
un jour, à L'Aire!
— Le deuxième palier est réservé à M. de
L'Aigle, sans doute? demanda-t-elle ensuite.
— Oui, à M. de L'Aigle et à ses visiteurs . . .
lorsqu'il y en a. Eusèbe, lui aussi, couche au
second, car il est attaché au service personnel
de M. de L'Aigle... Eh! bien, au revoir, Mlle
Cotonnier; je vais dire à Candide que vous
êtes arrivée. Elle va être contente; car il
y a plus de huit jours qu'elle vous attend.
— Ne la dérangez pas, je vous prie... com-
mença Euphémie. Mais déjà Rosine descen-
dait l'escalier dérobé; elle allait à la recherche
de Candide.
Euphémie, restée seule, versa des larmes de
•désappointement et de rage... Quelle décep-
tion! La plus amère imaginable ! Reléguée
parmi les domestiques! A quoi pouvait bien
penser M. de L'Aigle? Il aurait dû donner à
sa secrétaire une des chambres à coucher du
deuxième étage . . . Au lieu de cela . . . Pour-
tant, jamais Euphémie n'avait possédé une
chambre aussi belle, aussi vaste, aussi confor-
table que celle dans laquelle elle était, en ce
moment. Ainsi que l'avait dit Rosine, Candi-
de s'était donnée beaucoup de peine pour ren-
dre la pièce attrayante, et elle y avait réussi.
L'ameublement était coquet et joli; un tapis,
aux couleurs discrètes, couvrait le plancher;
des rideaux de mousseline blanche ornaient les
portes et fenêtres, dont il y avait deux et qui
ouvraient sur un balcon. Entre les deux por-
tes-fenêtres était un pupitre, que la cuisiniè-
re avait fait descendre du grenier, et qui avait
été repoli, frotté, vernis, au point d'avoir l'air
d'arriver tout droit de chez le meublier. Un
fauteuil confortable, un canapé et deux chai-
ses, dont une berceuse, complétaient l'ameu-
blement.
Nous le répétons, jamais Euphémie n'avait
été si luxueusement logée : elle était née dans
un pauvre chantier contenant deux pièces seu-
lement; au couvent, elle avait occupé une étroi-
te couchette dans le dortoir rempli d'élèves; à
l'école qu'elle avait habitée avec sa mère, les
chambres étaient toutes petites. Elle aurait
dû se considérer chanceuse, dans sa position
actuelle... Mais, voyez-vous, elle avait rêvé
toute autre chose la pauvre fille. . . Il est vrai
qu'elle était mise, en quelque sorte, au rang
des domestiques; c'est-à-dire qu'elle allait ha-
biter les mêmes quartiers qu'eux. Le mieux,
c'eut été pour elle de faire contre mauvaise
fortune bon coeur et essayer de comprendre
que si M. de L'Aigle avait consenti à l'engager
comme secrétaire, c'avait été pour faire plaisir
à sa fidèle cuisinière; que c'était aussi chose
entendue qu'il n'aurait pas à s'occuper de sa
secrétaire, hors ses heures de travail.
Pour une raison ou pour une autre (parce
qu'elle était occupée à ses fourneaux sans dou-
te), Candide ne vint pas frapper à la porte de
chambre de sa nièce, ce dont cette dernière ne
se plaignit pas.
Euphémie résolut de se reposer, en atten-
dant l'heure du dîner, qui se prenait toujours
à six heures et demie, à L'Aire, elle le savait.
Elle s'étendit donc sur le canapé de sa cham-
bre et s'endormit.
La première cloche annonçant le dîner l'é-
veilla. Aussitôt, elle se leva et regarda l'heu-
re à sa montre. Ayant constaté qu'il était six
heures, elle procéda à sa toilette. Avec ses
dernières économies, elle s'était acheté une
robe en dentelle noire, dans laquelle elle pa-
raissait bien. Elle avait assez de notions des
convenances et de l'étiquette pour savoir qu'on
devait s'habiller pour le dîner, dans une mai-
son comme L'Aire.
Elle achevait de se vêtir, lorsque sonna la
deuxième cloche pour le dîner, et aussitôt, elle
quitta sa chambre. Sans doute, elle rencon-
trerait un domestique, qui la conduirait dans
la salle à manger.
Elle se disposait à descendre au premier
étage, lorsqu'elle entendit des pas lourds mon-
74
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
tant l'escalier dérobé. Elle fronça légèrement
les sourcils; ces pas, elle les reconnaissait :
c'étaient ceux de sa tante. Elle s'arrêta et
attendit.
— Euphémie! s'écria Candide, lorsqu'elle ar-
riva, hors d'haleine, auprès de sa nièce et
qu'elle lui eut donné un baiser — dont Euphé-
mie se serait bien passée pourtant. — J'n'ai
pu monter te voir plus tôt, étant trop occupée;
mais, me voilà! Comment te portes-tu, ma
petite? Et comment était ta mère, lorsque tu
l'as quittée?
— Merci, ma tante, nous nous portons bien,
toutes deux.
— Et ta chambre? Comment l'as-tu aimée,
hein ?
Euphémie fit une moue, que sa tante ne vit
pas cependant.
— On ne saurait désirer mieux, répondit-elle,
avec une sincérité... douteuse. Mais, ma tan-
te, laissez-moi passer, s'il vous plait.
— Mais, où vas-tu donc, si pressée et si en-
dimanchée, Euphémie? demanda Candide. Te
voilà mise comme... comme la reine d'An-
gleterre!
— Je me rends à la salle à manger, tante
Candide. La deuxième cloche du dîner est son-
née et. . .
— A la salle à manger, dis-tu! cria presque
Candide. Dans la salle à manger! Mais...
— Ma tante, j'arriverai en retard, pour sûr,
si vous me retenez plus longtemps et M. de
L'Aigle. . .
— Comment! Tu crois que tu vas prendre
tes repas dans la salle à manger, avec M. de
L'Aigle!
— Sans doute. . . Ne me retenez pas, ma tan-
te.
— Ma pauvre Euphémie! Je te conseille for-
tement de ne pas essayer cela, si tu ne veux
pas perdre ta position de secrétaire avant mê-
me de l'occuper. Ne cherche pas à imposer ta
présence à M. de L'Aigle, ma fille- Crois-moi,
c'est dans ton intérêt que j'parle. D'ailleurs,
j'iui ai promis. . .
— Je ne comprends pas bien ce que vous
voulez dire, tante Candide! répondit Euphémie,
avec un frisson intérieur, car, hélas! elle ne
comprenait que trop.
— Tu dois prendre tes repas avec moi, et
Rosine et Eusèbe, et Xavier dans notre salle à
manger, à nous. Ce n'est pas la grandiose
salle du maître de la maison, mais c'est une
joJe petite pièce tout de même que celle dans
laquelle nous prenons nos repas. Nous dînons
à sept heures. Rosine viendra te chercher
quand le temps sera venu. Au revoir, ma fille!
Euphémie retourna dans sa chambre et. . .
elle attendit. . . Sa tante se trompait, bien sûr,
et dans quelques instants, on viendrait l'aver-
tir que M. de L'Aigle l'attendait pour dîner.
Mais la troisième cloche sonna, à six heures
et demie... Cinq, dix, quinze minutes s'écou-
lèrent, puis quinze autres... et Rosine vint
chercher Euphémie pour dîner dans les
quartiers des domestiques.
Cependant, l'espoir est tenace aux coeurs
des humains; Euphémie se dit que M. de -L'Ai-
gle ne manquerait pas de lui demander, le len-
demain, pourquoi elle n'était pas descendue
dîner avec lui, la veille. Hélas! Hélas! Pau-
vre fille! Elle était restée insensible aux lar-
mes et aux supplications de sa mère; elle était
partie pour L'Aire quand même; e.le était
punie pour son manque de coeur; Claude s'in-
forma de la manière dont sa tante l'avait ins-
tallée; il lui demanda si elle était satisfaite et
confortable dans sa chambre... et c'est tout.
Claude de L'Aigle constata vite que Mlle
Cotonnier était le modèle des secrétaires; elle
déchiffrait les manuscrits les p.us illisibles
très facilement; el.e écrivait très lisiblement et
très correctement; on n'aurait pu désirer
mieux. Elle avait bien ses petites particula-
rités, il est vrai; mais qui n'en a pas? La cu-
riosité paraissait être son défaut dominant:
Claude l'avait surprise, plus d'une fois, exami-
nant les adresses des lettres qu'il recevait, et
il avait dû recommander à Eusèbe de lui re-
mettre son courrier personnellement, plutôt
que de le déposer sur sa table à écrire, comme
il avait toujours eu l'habitude de le faire.
Claude était toujours très courtois envers
sa secrétaire, comme il l'était envers toutes
les dames d'ailleurs, et cette courtoisie, si na-
turelle chez lui, nourrissait les illusions d'Eu-
phémie. Elle ne désespérait pas de se faire
aimer un jour du propriétaire de L'Aire. Il
devait beaucoup s'ennuyer cet homme, seul
dans son domaine comme il l'était. Car, ja-
mais personne ne venait lui rendre visite. De-
puis près de trois mois qu'elle demeurait avec
lui, jamais elle n'avait eu connaisance de l'ar-
rivée de qui que ce fut, ni homme, ni femme. . .
en ce qui concernait ces dernières, il y avait
de quoi se réjouir, lui semblait-il.
Mais voilà que, le 1er janvier, alors qu'elle
faisait sa correspondance personnelle dans l'é-
tude, elle avait vu la porte s'ouvrir pour livrer
passage à M. de L'Aigle, accompagné de deux
étrangers. Elle avait jeté sur eux un coup
d'oeil perçant et rapide, mais aussitôt, elle
avait été complètement rassurée. Il n'y avait
rien d'inquiétant non plus pour ses ambitieux
projets d'avenir dans l'apparence des compa-
gnons de Claude de L'Aigle : un tranquille
vieillard et un timide garçonnet!
XVII
LE RETOUR A LA HUTTE
Zenon et Magdalena venaient de quitter
L'Aire; ils retournaient chez eux, après avoir
passé près de deux jours avec Claude.
On était au lendemain du Jour de l'An; il
était deux heures de l'après-midi. Ils s'étaient
proposés de partir dans l'avant-midi; mais on
avait fait la grasse matinée, vu qu'on s'était
couché fort tard. Il était une heure du matin
lorsque Claude et ses visiteurs s'étaient déci-
dés enfin à quitter l'observatoire, après avoir
étudié les astres, à travers le télescope, un
télescope puissant, que le propriétaire de L'Ai-
re s'était procuré, à grand frais. Il passait
deux heures, lorsque chacun s'était retiré dans
sa chambre à coucher. S'il y eut des pas fur-
tifs, des craquements du plancher, le reste de
cette nuit-là, soit dans le corridor, soit dans
l'alcôve attenant à sa chambre, Magdalena ne
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
75
les entendit certes pas, car elle dormit, tout
d'un trait, jusqu'à dix heures du matin.
Notre héroïne n'avait pu retenir ses larmes,
au moment de dire adieu à leur hôte. Son sé-
jour à L'Aire avait passé comme un rêve, et
elle se demandait quand elle reverrait Claude
maintenant.
— Adieu, M. de L'Aig.e, et merci!
Elle n'en put dire davantage, car elle ve-
nait d'éclater en sanglots.
— Au revoir plutôt, mon petit ami! répondit
Claude. Je regrette de vous voir partir si tôt.
Il est malheureux que votre oncle n'ait pas
consenti à passer au moins le reste de la se-
maine ici.
— Je n'oublierai jamais cette visite que nous
venons de faire, dit Magdalena. D'ailleurs,
je n'aurai qu'à jeter les yeux sur cette belle,
belle petite bague, pour y penser, ajouta-t-elle,
en levant sa main gauche, à l'annulaire de la-
quelle brillait une bague en or, surmontée d'un
escarboucle d'une valeur bien plus grande
qu'elle ne le supposait. En effet, l'escarboucle
est beaucoup plus rare que le diamant; consé-
quemment, il est d'un prix très élevé.
— Ce n'est pas grand'chose cette bague, vous
le savez, Théo; mais vous avez promis de la
porter toujours, en souvenir de votre séjour
chez moi, rappelez-vous en.
Cette bague dont il était question entr'eux,
voici comment Magdalena l'avait en sa pos-
session. Au dîner du Jour de l'An, au moment
du dessert, Eusèbe avait apporté et placé près
de son maître un plateau contenant une dizai-
ne de verres et deux carafes de vin. A côté
de ce plateau, il mit un gâteau glacé de blanc,
dont le dessin, en sucre rose, représentait un
aigle, aux ailes largement tendues. Se diri-
geant ensuite vers les portes de la salle à man-
ger, il les ouvrit toutes grandes et aussitôt
entraient les domestiques : Candide, Rosine,
Xavier, Pietro, précédés d'Euphémie Cotonnier.
Certes, Euphémie avait hésité avant de se
décider à accompagner "la domesticité" on le
pense bien. Mais elle n'avait jamais vu la
salle à manger et la curiosité l'avait emporté
sur ses autres sentiments.
A l'arrivée d'Euphémie et des domestiques,
C'aude se leva et leur dit :
— Mes amis, à l'encontre de ce que nous fai-
sons chaque année, nous allons manger ensem-
ble le gâteau des Rois, le premier jour de l'an.
Si j'avance ainsi la date, c'est à cause de mes
visiteurs, ajouta-t-il, en désignant Zenon et
Magdalena, car je désire qu'ils assistent à cet-
te petite cérémonie annuelle. Ce gâteau, je
vous en avertis toujours fidèlement, contient
une bague; donc défiez-vous! continua-t-il en
souriant. La légende veut que ceLe ou celui
qui trouve la bague dans son morceau de gâ-
teau, se marie, avant la fin de l'année. . .
— Oh! Vraiment! fit Euphémie, d'un ton très
affecté et essayant de rougir, ce à quoi elle ne
réussit guère.
Les domestiques la regardèrent avec étonne-
ment; ce n'était pas l'habitude d'interrompre
M. de L'Aigle lorsqu'il adressait la parole à
ces gens.
— Tais-toi, Euphémie dit, tout bas, Candide.
— Approchez-vous, mes amis, reprit Claude.
Tous s'approchèrent et Claude versa du vin
dans des verres, il coupa le gâteau, puis il fit
signe à chacun de se servir, après quoi il ser-
vit ses invités et se servit lui-même.
Zenon et Magdalena s'étaient levés, eux aus-
si, à l'arrivée des domestiques.
— A votre santé, mes amis! fit Claude, en le-
vant son verre.
— A la santé de M. de L'Aigle, notre bon
maître! répondirent les domestiques. A son
bonheur, à sa prospérité!
Tous burent et mangèrent du gâteau.
Soudain, Magdalena fit un léger cri : ses
dents venaient de rencontrer un objet résis-
tant, qu'eLe se hâta de retirer de sa bouche.
— C'est... C'est... la bague... balbutia-t-
elle, en rougissant.
— Ah! s'exclama Claude, en souriant, Mes-
dames et Messieurs, ajouta-t-il, c'est M. Théo
Lassève qui a trouvé la bague, dans son mor-
ceau de gâteau.
— Vive M. Théo Lassève! s'écrièrent-ils.
— La légende . . . commença Euphémie, en
riant d'un rire forcé (combien elle eut désiré
trouver la bague! Qui sait quels résultats
cela eut eu) !
— La légende, en effet... répondit Claude.
— M. Théo. Lassève n'est qu'un garçonnet. . .
— C'est vrai, et il semble que la légende n'a
pas de sens, en ce cas, répondit Claude en sou-
riant. Comme le dit Mlle Cotonnier, M. Théo
n'est qu'un garçonnet . . . Cependant . . .
— Vive M. Théo! répétèrent les domestiques,
puis ils se disposèrent à quitter la salle à man-
ger.
— Je vous souhaite une bonne et heureuse an-
née, mes amis! dit Claude.
— Bonne et heureuse année, M. de L'Aigle!
firent-ils tous, puis ils retournèrent dans leurs
quartiers, toujours précédés d'Euphémie.
— Eusèbe! appela Claude. Va nettoyer
cette bague. Elle a été cuite avec le gâteau et
...ça y parait, ajouta-t-il en souriant.
Il fit à son domestique un signe presqu'im-
perceptible. Celui-ci sortit, emportant la ba-
gue. Mais il revint bientôt et présenta à Mag-
dalena, sur un petit plateau, le joyeau nettoyé,
dont la pierre luisait comme un soleil.
— Cette bague . . . N'est-elle pas d'une gran-
de valeur, M. de L'Aigle? demanda Zenon,
d'un ton grave.
— Mais non! Un simple anneau d'or surmon-
té d'un petit rubis, affirma Clande, sans même
rougir d'un pareil mensonge. Il faut que vous
promettiez de la porter toujours, Théo, ajou-
ta-t-il en riant.
— Je promets de la porter toujours, répon-
dit Magdalena, avec, peut-être, un peu plus
de solennité que n'en demandait l'occasion.
Mais tout ceci s'était passé la veille. Le
moment des adieux était venu. Zenon Lassè-
ve avait remercié Claude de son hospitalité
si généreuse et il l'avait invité à venir leur
rendre leur visite sous peu, si possible.
Au moment où la cariole emportant nos
deux amis allait quitter le terrain de L'Aire,
Eusèbe arriva en courant et leur ayant fait
signe de l'attendre, il remit à Magdalena deux
paquets assez volumineux.
— Cette boite, c'est Xavier qui vous l'envoie,
76
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
M. Théo, fit le domestique; cet autre paquet
vient (le Candide.
— Qu'est-ce donc, Eusèbe?
— Je ne sais pas, M. Théo, répondit Eusèbe,
Bon voyage. Messieurs, ajouta-t-il. J'espère
que vous trouverez les chemins bien passables.
M. de L'Aigle m'a envoyé examiner la route,
ce matin; je ne crois pas que la tempête d'hier
ait fait beaucoup de ravages. Vous n'aurez
qu'à suivre les balises d'ailleurs.
— Merci, Eusèbe, répondit Zenon. Marche,
Rex ajouta-t-il, et l'on partit.
Rex avançait lentement et tout alla bien,
pendant une demi-heure à peu près. Mais sou-
dain, le cheval s'arrêta et, pointant les oreilles,
se mit à renâcler très fort.
— Qu'a donc Rex? demanda Magdalena.
— Je ne sais pas, Théo, Il voit quelque cho-
se que nous ne voyons pas, nous, ou bien. . .
— Ou bien il pressent quelque danger.
— Quel danger veux-tu qu'il pressente, mon
garçon? Allons, Rex! Marche! Beau che-
val, marche!
Rex avança de quelques pas, puis il s'arrê-
ta de nouveau et se mit à piocher le sol.
— Ah! fit Zenon tout à coup. On n'aper-
çoit plus les balises!
— O ciel! s'écria Magdalena. La tempête
d'hier. . .
— Oui la tempête a fait des siennes, c'est
évident. Il est évident aussi qu'Eusèbe n'a
pas poussé ses investigations jusqu'ici. . . Com-
ment allons-nous passer à travers ce banc de
neige, je te le demande!
— Pourquoi la neige s'est-elle accumulée ain-
si à cet endroit, mon oncle?
— Cet endroit est très exposé au vent,
Théo... Ce qu'il y a d'embêtant, c'est que,
sous ces bancs de neige, ou tout à côté, il y a
peut-être des presque précipices.
— Qu'allons-nous faire, oncle Zenon ? Re-
tourner à L'Aire?
— Retourner à L'Aire? Certes^ non! je
vais descendre de voiture et conduire le che-
val par la bride. Tiens, mon garçon, je te
charge des rubans.
— Mais, mon oncle. . .Le danger pour vous. . .
— C'est le seul moyen, cher enfant. Quant
au danger que je cours, il est absolument nul.
Ce disant, Zenon descendît de la cariole et
il essaya un peu le terrain, avant d'y risquer
le cheval. Il fit bien, car, à peine eut-il fait
dix pas qu'il arriva dans un trou assez pro-
fond.
—Mon oncle! Mon oncle! cria Magdalena.
— Ce n'est rien, Théo, fit Zenon, en se re-
levant. Seulement, il va me falloir une gaule,
afin de pouvoir tâter le chemin avant de m'y
aventurer de nouveau. Attends! il doit y a-
voir une petite hachette sous le siège de la
cariole?
— Oui. La voilà!
Avec la hachette, Zenon coupa une forte
branche de sapin, après quoi il se mit en mar-
che. Enfin, il trouva un terrain moins acciden-
té. Prenant Rex par la bride, il l'entraîna à
sa suite.
Mais ce fut un long et pénible cheminement.
Heureusement, le temps était assez doux. S'il
eût fait froid, tous deux auraient pâti et il
serait survenu peut-être quelque catastrophe.
Heureusement, aussi ils rencontrèrent des
bouts de chemin balisés.
Tout de même partis de L'Aire à deux heu-
res de l'après-midi, ce ne fut que vers cinq
heures du soir qu'ils arrivèrent à La Hutte.
Ce trajet, accompli en une heure à l'aller, se
fit en trois heures, au retour.
Mais tout a une fin en ce monde, même les
cheminements les plus difficiles, et ils finirent
à arriver. Tandis que Zenon dételait Rex, sa
fille adoptive allumait le feu dans le poêle de
la salle et faisait une grande flambée dans
le foyer de sa chambre à coucher.
La boite venant de Xavier fut ouverte en-
suite; elle contenait des roses, et il y en a-
vait! Bien empaquetées, elles n'avaient pas
souffert du froid. Magdalena s'empressa de
les mettre dans l'eau. Elle ne put s'empêcher
de pleurer en apercevant ces fleurs, qui lui
rappelaient les plus belles heures de sa vie,
si tôt, trop tôt écoulées. L'Aire... ses serres
splendides . . . Les reverrait-elle jamais ?
Mais elle ne se livra pas longtemps à ces
tristes pensées; Zenon venait d'entrer et il
était affamé et à moitié gelé.
— L'eau chante déjà, dans la bombe, mon
oncle, lui dit-elle; nous allons pouvoir boire
une bonne tasse de thé bien chaud, en atten-
dant l'heure du souper. Approchez-vous du
poêle; il répand une chaleur que vous ne
manquerez pas d'apprécier, j'en suis certaine.
— Nous ne nous ferons pas prier pour man-
ger une bouchée, ni toi ni moi, n'est-ce pas
Théo? fit Zenon, en s'approchant du feu.
Quant à moi, je t'avoue que je meurs de faim.
— Je vais organiser un souper quelconque,
répondit la jeune fille. Heureurement nous
avons des provisions en conserves. Le pain
va nous manquer, c'est vrai; mais nous nous
en passerons, aussi philosophiquement que po-
sible. Moi aussi, j'ai bien faim.
Tout en parlant, elle enlevait les ficelles du
paquet venant de Candide.
— O mon oncle! s'exclama-t-elle . Voyez
donc! Le cadeau de cette bonne Candide...
La brave femme prévoyait que nous arrive-
rions ici peut-être en retard, très affamés, et
qu'il n'y aurait, naturellement rien de prêt
pour le souper.
Le cadeau de Candide consistait en deux
volailles rôties, farcies aux fines herbes; des
pommes de terre, cuites dans la sauce des
volailles ; un pot de gelée et un gros pain,
qu'elle avait cuit elle-même.
— Elle a été bien inspirée cette bonne Can-
dide! dit Zenon en souriant.
— Quel festin, n'est-ce pas mon oncle! Le
souper est tout cuit; il ne suffit que de le ré-
chauffer sur un feu doux.
— Vive Candide! s'exclama Zenon, mis en
joie par le festin en perspective. Elle nous
sauve la vie, vraiment!
Bientôt tout deux se mettaient à table et,
est-ce nécessaire de dire que l'appétit ne man-
qua pas? Ils dévorèrent littéralement des
mets exquis, dus à la prévoyance de la cui-
sinière de L'Aire. Mais ils savaient bien que
Candide n'avait agi que d'après l'inspiration
de Claude et à sa suggestion.
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
Il n'était pas tard, ce soir-là, quand nos amis
se couchèrent; ils étaient épuisés de fatigue,
après leur rude cheminement de l'après-midi.
Magdalena rêva qu'elle était encore à L'Ai-
re, dans la serre aux roses, avec Claude . . .
Lorsque, le lendemain matin, elle se réveilla
dans sa chambre à coucher, à la Hutte, ce fut
incontrôlable; elle fondit en larmes.
XVIII
ENTRE BONNES MAINS
Les "Fêtes" étaient, longtemps, choses du
passé. Le printemps, s'il n'était pas encore
arrivé, ne tarderait guère; on était au 15 mars.
L'hiver s'était écoulé agréablement pour nos
amis de la Hutte. Occupés, du matin au soir,
le temps s'était passé vite. Magdalena tra-
vaillait régulièrement maintenant, pour l'en-
trepreneur de la Rivière-du-Loup. De plus
elle s'était livrée à l'étude sérieuse de la bota-
nique, il y avait le piano de L'Aiglon qui lui
avait procuré bien des heures charmantes.
Zenon et Séverin étaient devenus des meu-
bliers, en règle, et les commandes n'ayant pas
fait défaut, ils avaient accumulé une jolie
somme, à force de travail et d'économie.
Or en ce jour du 15 mars, au moment où l'on
sortait de table, après le repas du midi, Séve-
rin annonça qu'il irait réparer le garde-corps
du grand pont et planter, en même temps, des
clous dans certains de ses madriers qui lui
paraissaient n'avoir toute la solidité voulue.
— J'aimerais à vous accompagner, Séverin,
dit Magdalena. Le temps est beau, le soleil
si radieux!
—Mais, certainement! Viens, Théo! Je se-
rai bien content de ta compagnie. Venez-
vous, M. Lassève?
— Non. Je veux finir de vernir ce buffet,
que nous devons livrer demain.
— Alors, nous partirons, Théo et moi, aus-
sitôt que nous aurons lavé la vaisselle et ba-
layé le plancher.
La Hutte avait changé d'aspect depuis l'au-
tomne précédent; depuis que Séverin y avait
établi ses pénates, nous voulons dire. Le bra-
ve garçon avait fait des siennes, et la salle
d'entrée n'était plus aussi rustique que la pre-
mière fois que nous y avons introduit nos lec-
teurs. D'abord, la table n'était plus fixée au
plancher; elle avait, en outre, été polie, teinte,
vernie, et ses quatre pattes ornées de têtes et
portraits de lions, sculptés dans le bois. Les
bancs avaient été, eux aussi, façonnés tels que
la table. Le pupitre et la chaise de Mme Roc-
ques, le piano, une petite armoire à vaisselle,
vitrée, les sièges confortables; tout cela don-
nait un cachet d'aise et de prospérité.
Magdalena et Séverin partirent, aussitôt
que tout eut été remis à l'ordre dans la salle,
après le dîner. Froufrou eut bien voulu les
accompagner, mais ce pauvre Froufrou s'était
presqu'arrachée une griffe et il boitillait et
souffrait, depuis trois jours. On dut donc le
laisser à la maison.
Lorsqu'ils furent parvenus au pont, Magda-
lena dit à son compagnon:
— Si vous n'avez pas besoin de moi, Séverin,
je vais aller faire une petite promenade dans
cette direction. Elle désigna les Rocs des Tes-
taments.
— Ne t'éloigne pas trop, n'est-ce pas, Théo?
Je serais inquiet. Et fais attention; les ro-
chers sont très glissants, à cette saison. Une
chute . . ,
— Ne craignez rien, Séverin. Je n'irai pas
loin d'ailleurs; je resterai à portée de votre
voix.
Marchant la tête baissée, afin de pouvoir
voir et éviter les endroits où la neige fondue
coulait en vraies cascades, Magdalena se li-
vrait à ses pensées. Est-il nécessaire de dire
qu'elle pensait surtout à Claude ? Où était-il ?
Etait-il chez-lui, ou bien était-il absent? Il
l'avait dit qu'il s'absentait assez souvent...
Toujours est-il qu'elle ne l'avait pas revu, de-
puis leur visite à L'Aire. • . Elle appelait le
mois de mai de tous ses voeux, sachant bien
qu'il accompagnerait ses domestiques, lors-
qu'ils viendraient chercher le piano de L'Aigloit
à la Hutte. Le mois de mai . . . Oui, il avait
dit le mois de mai. . .Combien il était loin en-
core ce mois tant désiré!
Tout à coup, elle arrive contre un obstacle . . .
quelque chose de charnu. . . Vite elle leva les
yeux, et aussitôt, un cri s'échappa de ses lè-
vres, car Albinos, le cheval de selle de Claude
de L'Aigle, lui barrait le chemin.
• — Albinos! s'écria Magdalena, au comble
de l'étonnement.
Entendant prononcer son nom et reconnais-
peut-être celle qui l'avait prononcé, le cheval
se mit à hennir, et jamais la jeune fille n'avait
entendu pareil hennissement. Alors, Magdale-
na vit qu'Albinos avait une bride au cou; si
elle ne l'avait pas remarquée plus tôt, c'était
que cette bride était blanche. Elle vit autre
chose: une selle sur le dos du cheval; une sel-
le, blanche aussi, dont les étriers étaient vides;
ces étriers vides semblaient raconter quelque
drame, quelque tragédie.
— O ciel! s'écria-t-elle. Un accident! AP^
binos, ajouta-t-elle, s'adressant au cheval com*-
me s'il eut pu la comprendre, où est ton maf-^
tre?
Albinos gémit de nouveau d'une façon plain-
tive, tandis que ses yeux calmes et doux pa-
raissaient attristés soudain.
— Séverin! appela Magdalena. Venez! Ve-
nez vite
— Oui, je viens, Théo! répondit la voix de
Sévérin, et au bout de quelques instants, il pa»
rut à l'un des détours de la route.
— Qu'y a-t-il? demanda-t-il. ^
— Ce cheval. . .Voyez, il. . .
— Oh! C'est Albinos, bien sûr! s'exclama
Séverin, en désignant le cheval. Le cheval de
M. de L'Aigle, n'est-ce pas, Théo?
— Oui, c'est le cheval de M. de L'Aigle, ré-
pondit la jeune fille. Et voyez donc, ^verin;
la selle ... les étriers vides ... Il est arrivé un
accident! ajouta-t-elle, en sanglotant. Qu'al-
lons-nous faire? M. de L'Aigle. . .
— Il faut le trouver, voilà!
— Le trouver? Mais, où le trouver, où?
— Ou je me trompe fort, ou ce cheval va nous
conduire droit à son maître, mon garçon. Je
78
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
vais tourner la tête d'Albinos du côté d'où il
vient et peut-être ... Qui sait?
— Essayons toujours, dit-elle. O mon Dieu!
M. de L'Aigle! S'il a été victime de quelqu'ac-
cident, Séverin, je... je...
— Allons! Allons! Ne pleure pas ainsi!
Sois un homme, Théo! fit Séverin. Tiens!
reprit-il. Voilà le cheval dans sa bonne direc-
tion; nous allons le suivre... 11 va nous con-
duire à son maître, j'en jurerais.
Albinos marchait lentement, comme s'il eut
compris que des êtres humains le suivaient, et
qu'il devait régler son pas sur le leur. De
temps à autre, il tournait la tête du côté de
Magdalena, ou de Séverin; on eut dit qu'il
comprenait ce qu'on attendait de lui. Alors,
nos amis encourageaient le cheval de la voix ou
par une caresse.
Le Roc de l'Ancien Testament venait d'être
dépassé... Ils marchaient depuis longtemps
leur semblait-il; Magdalena se dit que le che-
val retournait à son écurie, tout simplement.
— De ce train, nous finirons par arriver à
L'Aire, Séverin, fit-elle soudain. Je crains
bien que nous ne puissions pas nous fier à
l'instinct d'Albinos... qui n'est qu'un cheval,
après tout.
Comme pour donner le démenti à ce qu'elle
venait de dire. Albinos s'arrêta et, la tête tour-
née vers la gauche de la route, il hennit plain-
tivement. Nos amis embrassèrent, d'un coup
d'oeil, les environs; ils virent les rochers a-
bruptes et glissants. . .puis, au pied de l'un de
ces rochers. ..un objet confus.
— M. de L'Aigle! C'est lui! cria Magdalena,
en désignant l'objet au pied du rocher.
— Je le crois, répondit Séverin.
Tous deux se précipitèrent vers le rocher. . .
Ils ne s'étaient pas trompés; là gisait Claude
de L'Aigle, baignant dans son sang.
— Il est mort! sanglota Magdalena. O ciel!
Il est mort M. de L'Aigle!
— Il vit, Théo! répondit Séverin, lorsqu'il
eut posé sa main sur le coeur du blessé. Mais
il faut le transporter à La Hutte sans perdre
un instant.
— Il est tombé de cheval et. . .
— Non, il n'est pas tombé de son cheval; il
a dû plutôt escalader ce rocher, qui doit être
glissant comme une glace et...
— Comment le transporterons-nous à la mai-
son? Il faut nous hâter! Il baigne dans son
sang. Mon Dieu! Mon Dieu!
— Aurais-tu peur de monter à cheval, mon
garçon ?
— Non, Séverin. Vous voulez dire Albinos ?
— Oui. Monte sur Albinos et rends-toi à
La Hutte. Dis à M. Lassève d'atteler Rex au
sleigh et de venir ici immédiatement. Il ne
pourra pas manquer de me voir. Va, Théo.
Zenon, les bras chargés de bois de chauffa-
ge, se dirigeait vers la maison, lorsqu'il aper-
çut Magdalena montée sur Albinos, qu'il re-
connut immédiatement. Il comprit vite qu'il
devait y avoir eu un accident. Jetant sa bras-
sée de bois sur le sol, il accourut au-devant de
la jeune fille.
— Théo! s'écria-t-il. Il est arrivé quelque
chose ... à M. de L'Aigle ?
— Oh! Mon oncle! Mon oncle! sanglota
Magdalena taut en sautant par terre. Il est
arrivé un terrible accident à M. de L'Aigle!
Séverin et moi nous l'avonc trouvé, baignant
dans son sang. . . 11 a dû tomber d'un rocher. . .
Vite, mon oncle! Attelez Rex au sleigh et
allez à son secours! C'est passé le Roc de
l'Ancien Testament. Séverin vous attend.
Sans perdre de temps à poser d'inutiles ques-
tions, Zenon lit ce qu'on lui demandait de faire
et bientôt, le sleigh se dirigeait vers le lieu de
l'accident, tandis qu'Albinos était installé pro-
visoirement, dans la remise.
Occupée à préparer pour le blessé, le lit de
Zenon (ce lit , on s'en souvient, était tout près
de la porte d'entrée) Magdalena entendit un
bruit de grelots et au bout de quelques ins-
tants, Zenon et Séverin entrèrent dans la mai-
son, portant entr'eux Claude de L'Aigle tou-
jours évanoui.
— Théo, dit Zenon, pendant que nous allons
mettre M. de L'Aigle au lit et l'installer le plus
confortablement possible, tu vas aller au vil-
lage chercher le médecin. Dis-lui seulement
que nous avons trouvé, au pied d'un rocher,
un homme blessé. Va, mon garçon! Le sleigh
est à la porte et je n'ai pas dételé Rex, inuti-
le de te le dire.
Heureusement, le médecin était chez lui et
Magdalena put le ramener avec elle, après
lui avoir expliqué l'accident qui était arrivé.
— Il a une blessure profonde à la tête, dit-
elle, et comme son bras gauche était replié
sous lui lorsque nous l'avons trouvé, nous crai-
gnons fort qu'il ait le bras cassé.
Voici quel fut le verdict du médecin: conges-
tion cérébrale, causée par une grave blessure
à la tête; de plus fracture du bras gauche. Ça
serait long. Le malade resterait inconscient
pendant plusieurs jours; il aurait des crises
de délire, des accès de fièvre intense et son
état exigeait des soins constants.
A peine le médecin fut-il parti, qu'Eusèbe
arriva à La Hutte. Son maître était allé faire
une petite promenade à cheval et il n'était pas
revenu. Lui, Eusèbe, et tout le personnel de
L'Aire avaient été presque fous d'inquiétude.
Mais enfin, il avait retrouvé M. Claude.
Le domestique avait fait tout le trajet, de
L'Aire à La Hutte, à pieds mais il retourna
à cheval sur Albinos. Une chose le consolait
dans le malheur qui venait d'arriver: M. Clau-
de était entre bonnes mains. Dieu merci!
XIX
CE QUI DEVAIT ARRIVER
Claude de L'Aigle fut malade trois semai-
nes, et ces trois semaines, Magdalena se dit
qu'elle ne les oublierait jamais ae sa vie. Par
quelles angoisses elle avait passé!
La blessure que Claude s'était fait à la tête
avait failli lui jouer un mauvais tour. Il a-
vait été presque continuellement inconscient
Il avait eu de terribles crises de délire. Sa
température avait atteint 104 dégrés. Tout
cela, c'était horrible, pour celle qui l'aimait
si éperduement; ç'avait été vraiment intolé-
rable.
Mais depuis trois ou quatre jours seulement,
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
79
ça allait mieux, et quoique son bras lui cau-
serait probablement des ennuis et des souf-
frances pendant un certain temps encore,
Claude passait la plus grande partie du jour
assis dans un fauteuil, entouré de couvertures
et d'oreillers.
On était au mois d'avril; le beau mois du
renouveau. Il était quatre heures de l'après-
midi. Un gai soleil pénétrait dans la salle de
La Hutte, lorsque nous retrouvons Claude.
Installé confortablement dans un fauteuil, il
paraissait dormir.
Non loin, Magdalena, recouverte d'un tabli-
er à manches dans lequel elle ressemblait à
une fillette, était à préparer de la limonade
pour le malade. Zenon était occupé dehors,
et Séverin était allé à la Rivière-du-Loup a-
cheter des outils; parti ce matin-là, il ne re-
viendrait que le lendemain, dans le courant
de la journée.
La limonade étant faite et mise dans un pot
de terre brune, Magdalena, marchant sur la
pointe des pieds, alla la placer sur une table,
à la portée du malade. Jetant un coup d'oeil
sur Claude afin de s'assurer que ses couver-
tures et ses oreillers étaient en place et qu'il
dormait paisiblement, elle fut tout étonnée de
constater qu'il avait les yeux grands ouverts
et qu'il la regardait en souriant.
— Oh! M. de L'Aigle! fit-elle. Je croyais
que vous dormiez. . .Je viens de faire de la li-
monade fraîche, continua-t-elle; désirez-vous
en boire?
Elle avança la main, dans l'intention de ver-
ser de la limonade dans un verre; mais sa
main fut saisie au passage, et la voix de Claude
murmura :
— Magdalena!
Elle fut tellement surprise que ses jambes
se dérobèrent sous elle et elle tomba assise
sur une chaise faisant face au fauteuil du ma-
lade.
— Magdalena! répéta-t-il.
— Vous . . . Vous savez ? balbutia-t-elle, pâ-
le jusqu'aux lèvres.
Puisque M. le L'Aigle savait son nom de
baptême, peut-être savait-il aussi son nom de
famille... le nom de son père, mort sur l'é-
chafaud! Elle frissonna de la tête aux pieds;
elle crut vraiment qu'elle allait s'évanouir.
— Je sais . . . Oui, je sais que "Théo le pe-
tit pêcheur et batelier", est véritablement Mag-
dalena, sous un déguisement. . .
— Mais . . . Comment le savez-vous ? Et de-
puis quand ? Je ne comprends pas . . .
— Je le sais, depuis le premier moment où
je vous ai vue, Magdalena . . . Vous vous rap-
pelez en quelles circonstances nous nous som-
mes rencontrés, n'est-ce pas ? Vous vous rap-
pelez comme la brume était épaisse ? ^ Si é-
paisse même que, lorsque je suis allé à votre
secours, ma chaloupe touchait presqu'à la vo-
tre, sans que vous le sachiez ou que je le sache
moi-même. Or j'ai surpris une conversation
entre vous et M. Lassève; ce dernier essayait
de vous rassurer; il vous sauverait la vie, di-
sait-il, car il savait nager... Mais il se repro-
chait amèrement de ne pas vous avoir laissée
à La Hutte, ce jour-là ... Ace moment où le
péril était si proche, il vous appelait par vo-
tre véritable nom.
— Je ... Je me souviens . . . murmura la jeu-
ne fille, avec un soupir de soulagement. Elle
avait craint de si affreuses choses!
— Moi, je ne disais mot, continua Claude,
car j'essayais de me guider sur vos voix
n'ayant pas d'autre moyen de m'orienter dans
la brume . . . Quelle fut donc ma surprise quand
sur L'Aiglon, je vis au lieu d'une jeune fille
du nom de Magdalena, un garçonnet du nom
de Théo.
— Et vous saviez tout le temps! Ce n'est
presque pas croyable!
— Mais, oui, je savais tout le temps! rit
Claude. Et ajouta-t-il d'un ton grave, je sais
autre chose aussi, Magdalena...
— Qu'est-ce donc? demanda-t-elle, effrayée.
— Depuis ce premier instant oii je vous ai
aperçue, Magdalena, je sais... je sais que je
vous aime!
— Impossible! s'écria-t-elle.
— Impossible ? Pourquoi dites-vous que c'est
impossible, Magdalena? Vous êtes charmante,
ma chérie; vous voir, vous connaître, c'est
vous aimer. . . Et vous, mon aimée? Dites-moi,
dites! M'aimez-vous, un peu, en retour? Avec
la douce naïveté qui vous est propre, vous m'a-
vez dit déjà que la différence d'âge qui exis-
te entre nous "ça ne faisait rien". .. M'aimez-
vous, chère enfant? Répondez franchement,
je vous prie!
— Je. . .Je. . .Oh! M. de L'Aigle, vous ne
devriez pas me... me questionner ainsi!
— Répondez oui ou non seulement, mm ai-
mée! implora Claude. Si vous me répondez
oui, je serai le plus heureux du monde... si
vous me répondez non... eh! bien, je serai
infiniment malheureux; mais, chère enfant,
j'endurerai mon mal en silence et ne vous im-
portunerai jamais. Magdalena, répondez-moi
franchement, m'aimez-vous ?
— Oui. . .balbutia-t-elle, en rougissant et en
détournant la tête.
— Ma bien-aimée! s'exclama-t-il, en entou-
rant de son bras valide la taille de la jeune fil-
le. Et vous deviendrez ma femme bientôt?
— Votre femme?
— N'est-ce pas, ma chérie? Ah! si vous sa-
viez comme ma maison me parait grande, vide,
triste, depuis que vous êtes venue l'égayer par
votre présence! Dites, Magdalena, quand de-
viendrez-vous ma femme?
— Oh! Mais! M. de L'Aigle! Pas main-
tenant. . .Pas avant. . . je ne sais quand. . .
— Le mois prochain peut-être?
— Impossible! répondit-elle, heureuse quand
même de se savoir tant aimée.
— Eh! bien, alors disons dans les premiers
jours de juin, consentit généreusement Claude.
— Je... Je.. Le temps est court et...
— Ne vous tarde-t-il pas que nous ne nous
séparions, plus, ma chérie?
— Oui, sans doute. . .Cependant. . .Et puis,
il y a mon oncle... Je ne sais ce qu'il dira...
— Me permettez-vous de parler à M. Lassè-
ve ce soir, Magdalena ? Vous le savez, je re-
tourne chez moi demain avant-midi.
— Oui, vous pouvez lui parler, si vous le dé-
sirez . . .
80
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Vous ne m'avez pas dit encore si vous
m'acceptiez pour époux? dit Claude.
— Je... Je vous accepte, car. . .car .. .moi
aussi, je vous aime. . .depuis le premier mo-
ment de notre rencontre, répondit-elle, en ca-
chant son visage sur l'épaule de Claude.
— Magdalena. Ma bien-aimée! Mon ange!
Vous êtes ma fiancée chérie, dès ce moment-
ci, et, n'est-ce pas que nous nous marierons
dans les premiers jours du mois de juin?
— Oui, M. de L'Aigle, si...
— Je me nomme Claude, Magdalena.
— Oui. . .Claude, murmura-t-elle. Mais, je
dois vous expliquer, tout d'abord, pourquoi je
porte le costume masculin. . .commença-t-elle,
tout en se demandant quelle explication elle
allait bien donner.
— Pourquoi m'expliquer ce que je comprends
très bien, ma pauvre enfant?
— Ce que. . . Ce que vous comprenez, dites-
vous ?
— Sans doute! Obligée de vivre au milieu du
plus sauvage des décors, seule avec votre on-
cle, rien ne pouvait mieux vous protéger que de
vous faire passer pour un garçonnet.
Magdalena était trop jeune, trop naïve peut-
être pour discerner tout le tact que renfermait
cette explication de Claude. Il soupçonnait un
mystère, bien sûr; mais il se disait que ça
ne le concernait nullement. Tout ce dont il é-
tait convaincu c'était que ce mystère n'avait
aucun caractère de gravité, encore moins de
culpabilité.
La jeune fille soupira, soulagée. Combien
elle eut voulu cependant, n'avoir aucun secret
pour son fiancé! Mais, c'était impossible.
Si elle dévoilait l'un des secrets de sa vie, il
lui faudrait les dévoiler tous; autant dire qu'el-
le renonçait à Claude à l'instant et pour tou-
jours.
— Voilà votre oncle, Magdalena! fit Claude,
intendant des pas s'approcher de la maison. Ce
soir, après le souper, je lui parlerai.
— C'est entendu, répondit-elle, puis elle cou-
rut s'enfermer dans sa chambre, car elle ne
pouvait se résoudre à rencontrer le regard de
son père adoptif, dans l'état d'émotion où elle
était; tout de suite, il eut deviné qu'il venait de
se passer quelque chose entre elle et Claude.
Après le souper, elle saisit le premier pré-
texte venu pour retourner à sa chambre; mais
à travers la porte fermée, elle pouvait enten-
dre les voix des deux hommes. Elle ne saisis-
sait pas ce qu'ils disaient, mais les exclama-
tions étonnées de Zenon Lassève, puis la voix
plus calme de Claude de L'Aigle, racontaient
assez clairement ce qui se passait.
Ils causèrent ensemble pendant une longue
heure, puis Magdalena entendit les pas de Ze-
non s'approcher de sa chambre. Il frappa à
la porte et elle courut ouvrir.
— Viens, Magdalena, dit-il d'une voix grave.
Je sais tout et. . .
— Magdalena, fit Claude, lorsque la jeune fil-
le fut arrivée auprès de lui, votre oncle a don-
né son consentement à notre mariage . . . Que
Dieu le bénisse pour cela!
— 0 Claude! dit-elle, en posant sa main dans
celle de son fiancé.
— N'est-ce pas que nous nous marierons dès
les premiers jours de juin, ma toute chérie?
— Oui, mon Claude, dès les premiers jours de
juin... si mon oncle n'y a pas d'objections...;
— Et, écoutez, ma bien-aimée. . .nous parti-
rons, immédiatement après notre mariage
pour l'Europe, où nous passerons deux ou trois
mois, ce projet vous agréé-t-il?
— Pour l'Europe! s'écria Magdalena. Oh!
Mon oncle, reprit-elle, en s'adressant à Zenon,
avez-vous entendu ce que vient de dire. . .Clau-
de? Un voyage de deux ou trois mois en Eu-
rope!
— Ce sera certainement un splendide voya-
ge de noces! répondit Zenon.
— Moi qui n'ai jamais voyagé de ma vie!
dit-elle. Et il y a tant de choses que je dési-
re voir, de l'autre côté d^ l'océan; des choses
dont j'ai lu souvent, mais que je pensais bien
ne jamais voir!
— Ainsi, mon plan vous va tout plein, ma
chérie ? demanda Claude.
— Certes! répondit-elle.
— M. Lassève et moi, nous avons décidé de
bien des choses. . .Votre oncle a promis de
vous répéter toute la conversation que nous
venons d'avoir ensemble; je suis...
— Vous êtes fatigué, je crois, M. de L'Aigle,
acheva Zenon. Je n'aurais pas dû vous lais-
ser parler si longtemps, car vos forces ne sont
pas encore tout à fait revenues, il s'en manque!
Je répéterai fidèlement toute notre conver-
sation à Magdalena, je vous le promets. Mais,
si vous voulez suivre mon conseil, que je crois
sage vous vous mettrez au lit immédiatement.
— Mon oncle a raison, Claude, dit Magdalena.
Il y a de grands cercles noirs sous vos yeux;
vous devez être bien fatigué.
— Je vous obéis, répondit Claude en se le-
vant. M. Lassève, ajouta-t-il, me permettez-
vous de donner un baiser à ma chère et douce
fiancée ?
— Je vous le permets. . . si elle n'a pas d'ob-
jections, s'entend, fit Zenon, moitié grave, moi-
tié sonriant.
Magdalena pleura beaucoup, lorsque Claude
partit, le lendemain avant-midi; mais ses lar-
mes furent assez vite sèchées par le sourire;
la séparation serait de courte durée. Claude
avait promis de revenir dans une huitaine de
jours, si les chemins étaient passables.
Elle était décidée à une chose: quand son
fiancé reviendrait, il la trouverait vêtue com-
me elle devait l'être. Dès le lendemain, elle
ferait venir, de la ville de Québec, du matériel,
dont elle se confectionnerait deux ou trois ro-
bes, simples mais jolies.
Dès le lendemain aussi, Zenon commence-
rait à annoncer à ses connaissances du villa-
ge de Saint-André que Théo allait le quitter;
qu'il retournerait dans la Province d'Ontario,
sa mère le faisant demander. Il saurait bien
se prendre un air désolé en annonçant cette
nouvelle, car on ne manquerait pas de le plain-
dre de perdre ainsi son neveu qu'il aimait tant!
A cause des mauvais chemins, à cause de la
saison, personne ne s'aventurerait sur la Poin-
te Saint -André; il n'y avait donc pas de danger
qu'on découvrit le pot aux roses.
Séverin. . .Eh! bien, Séverin était resté
muet d'étonnement lorsque Zenon lui avait ap-
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
81
pris ce qui s'était passé durant son absence:
Théo, une jeune fille déguisée, ayant nom Maî?-
dalena! Et elle allait épouser ce M. de L'Ai-
gle qu'il avait entendu désigner, même à son
dernier voyage à la Rivière-du-Loup, du nom du
"mystérieux M. de L'Aigle" ! Mais, bah! Ça
ne signifiait rien cela après tout, et la petite
serait heureuse dans ce magnifique domaine
L'Aire, dont on disait de si merveilleuses cho-
ses !
Le temps passait vite, vite, surtout pour
Zénon et Sévérin, qui ne voyaient pas sans
appréhension arriver le jour où Magdalena les
quitterait. Claude était venu aussi souvent
qu'il l'avait pu à La Hutte, voir sa chère fian-
cée. A son dernier voyage, il avait dit, au
moment de partir:
— Magdalena, ma toute chérie, je ne revien-
drai que le 2 juin, jour fixé pour notre maria-
ge. A six heures précises, le matin du 2 juin
(dans huit jours maintenant), L'Aiglon mouil-
lera devant La Hutte. Vous serez prête, n'est-
ce pas, ma Magda ?
— Je serai prête, mon Claude, avait-elle ré-
pondu en se suspendant au cou de son fiancé.
— Que je t'aime, Magdalena !
— Que je t'aime, Claude !
— Je vous rendrai si heureuse, ma toute
chérie !
— Je le sais, mon aimé î
— A bientôt, ma douce fiancée !
— A bientôt, mon fiancé chéri!
XX
SAGES CONSEILS
Dans la salle d'entrée de La Hutte, Magda-
lena et Zenon sont assis. Il est sept heures
du soir. Chacun d'eux est occupé à sa manière:
Zenon est à polir un morceau de bois découpé
avec du papier sablé; Magdalena travaille à
son trousseau. Claude lui a bien recommandé
pourtant de ne pas se fatiguer à coudre.
— Votre trousseau, Magdalena, lui avait-il
dit, tout dernièrement, vous l'achèterez soit à
Paris, soit à Londres. Ne vous fatiguez pas
inutilement, ma chérie.
Cependant, elle n'allait pas se marier sans
trousseau; elle en aurait un, tout modeste
fut-il.
Soudain, Zenon déposa sur la table le mor-
ceau de bois qu'il était à polir et dit:
— Magdalena, je profite de ce que Séverin
est allé au village pour te demander une ques-
tion ... Y répondras-tu ?
— Certainement, mon oncle. (Il avait été
convenu entr'eux qu'elle continuerait à donner
à Zenon le titre d'oncle). Quelle question dé-
sirez-vous me poser? ... Je vous écoute. . .
— Bien... Voici... As-tu dit à M. de
L'Aigle... l'as-tu mis au courant des... des
événements de ta vie, Magdalena ?
— Vous voulez parler de . . .
—De . . . tout !
— Je n'ai certainement pas dit à Claude que
mon père était mort sur l'échafaud, oncle Ze-
non, si c'est à cela que vous faites allusion.
— Ton père est mort martyr, ma fille.
— Je le sais bien! Mais, qui le croit, à part
de vous et moi... et peut-être l'avocat qui a
essayé de défendre mon père, en cour? Même
Mme d'Artois, qui nous était si dévouée pour-
tant, croyait mon père coupable de vol et de
meurtre . . .
— Mais, M. de L'Aigle ... si tu lui racontais
tout, ma fille... commença Zenon.
— Jamais! Jamais! cria-t-elle. Croyez-vous
vraiment que, le sachant, il m'épouserait...
dans six jours maintenant ?
— Il t'aime tant, Magdalena! Que lui ferait,
à lui, de savoir ce qui en est ... ou plutôt ce
qui en fut?... Et puis, il y a ce sommeil
léthargique dont tu t'es éveillée et qui t'a
suggéré l'idée de te faire passer pour morte. . .
Dans cette affaire, je prendrai ma part de res-
ponsabilité et. . .
— Mon oncle, c'est parfaitement inutile de
me parler ainsi! Je ne lui dirai rien à Claude,
rien, entendez-vous, rien!... sanglota-t-elle.
— Oh! ma pauvre Magdalena!...
— Il dit qu'il comprend pourquoi j'ai endossé
le costume masculin...
— Il feint de l'avoir compris, chère enfant!
M. de L'Aigle n'est pas un naïf, que je sache.
— Claude est... parfait, mon oncle!
— Bien sûr! Bien sûr! s'empressa d'acquies-
ser Zenon. Mais, écoute, ne te marie pas sans
tout lui dire à ton fiancé, ma fille! Une fem-
me ne doit avoir aucun secret pour son mari.
Ce secret pèserait sur ta conscience continuel-
lement et t'empêcherait d'être tout à fait heu-
reuse. O Magdalena, laisse-moi aller à L'Aire,
demain, et tout raconter à M. de L'Aigle! Il
t'aime trop pour que ça lui fasse de différen-
ce.. . Et quel soulagement pour toi ensuite
que celui de savoir...
— Cher oncle, pourquoi parler pour ne rien
dire? s'exclama Magdalena en pleurant. Vo-
tre conseil est sage, je le sais; mais j'aime trop
Claude pour risquer de... de le perdre.
— Pourtant, chère petite, ce serait infiniment
pire s'il découvrait un jour, de lui-même...
— Il ne découvrira jamais . . . quoi que ce soit,
assura-t-elle. N'en parlons plus, cher oncle
Zenon; c'est me rendre misérable pour rien...
Je suis Magdalena Lassève et. . . je n'ai pas de
passé.
— Comme tu voudras, Magdalena! répondit,
en soupirant, Zenon. Puisses-tu ne jamais re-
gretter ta décision, pauvre enfant ! ajouta-t-il-
en se levant. C'est, tu l'avoues toi-même, un
sage conseil que je viens de te donner. C'est
dans ton intérêt que je t'ai parlé; parce que
je t'aime plus que tout au monde et que je dé-
sire tant te voir heureuse . . . Mais puisque
tu juges à propos de passer outre. . .
— Mon oncle! Mon oncle! Cher, cher oncle
Zenon! Ne me croyez pas ingrate, je vous
prie! Je ne le suis pas! Seulement, je ne
peux pas me décider à suivre votre conseil,
tout sage soit-il. Vous ne m'en voulez pas,
n'est-ce pas ? demanda-t-elle en entourant de
ses bras le cou de Zenon Lassève, tandis que
des larmes pressées coulaient sur ses joues.
— T'en vouloir, chère enfant? Assurément,
non ! Et, je le répète, puisses-tu être heu-
reuse, ma chérie; aussi heureuse que tu mé-
rites, certes, de l'être! s'écria Zenon qui, lui
aussi, pleurait.
Puis il s'empressa de quitter la salle, car il
82
LE MYSTERIEUX MONSIEUR PE L'AIGLE
pressentait qu'il allait éclater en sanglots de-
vant sa fille adoptive.
Dans le biudoir luxueux d'une splendide ré-
sidence, située dans une des rues les plus aris-
tocratiques de la ville de Toronto, une femme
est assise. Une femme blonde, pas très jeune,
mais jolie encore et d'apparence fort distin-
guée.
En face d'elle est un monsieur aux cheveux
blonds, aux yeux bleus très foncés, à la mous-
tache dorée. Tous deux causent ensemble,
tout en buvant du thé et en mangeant des
gâteaux.
— Ainsi, Claude, dit la dame, continuant évi-
demment une conversation, vous vous mariez
dans six jours ?
— Oui, Thaïs, je me marie dans six jours.
— Elle doit être extraordinairement char-
mante et attrayante celle qui vous a décidé
enfin à renoncer au célibat! fit Thaïs en sou-
riant.
— Magdalena est charmante, attrayante, en
effet! Vous la connaîtrez, un jour, je l'espère,
Thaïs, et vous l'aimerez, j'en suis sûr.
— Vous ne m'avez pas dit . . . votre Magda-
lena est-elle veuve, ou bien célibataire, comme
vous ?
Claude rit d'un grand coeur.
— Ma chère cousine, répondit-il, vous avez
l'air de croire que ma fiancée est de mon âge
à peu près... Détrompez-vous; elle n'a pas
vingt ans.
— Ah! Vraiment! Vous allez épouser... une
enfant alors?
— Une exquise enfant... Et, Thaïs, vous
ne le croirez pas peut-être, mais, elle m'aime...
pour moi-même... Cela doit vous étonner;
mais il en Qst ainsi. J'ai laissé loin derrière
moi l'âge des illusions, vous le savez, et je
vous certifie que Magdalena m'eut épousé
quand même, si j'eusse été pauvre et si j'eusse
habité une masure, au lieu d'une sorte de
château.
— Je le crois sans peine, Claude, assura
Thaïs. Ça ne m'étonne pas le moindrement
que votre fiancée vous aime "pour vous-même".
Vous êtes tout à fait charmant, vous savez,
mon cousin, ajouta-t-elle en souriant. Eh !
bien, j'espère que vous serez parfaitement
heureux tous deux !
— Merci, ma bonne cousine, répondit-il. Puis
il se fit un silence.
— Claude, demanda-t-elle, tout à coup, lui
avez-vous dit, à Magdalena ? . . . L'avez-vous
avertie ? . . . L'avez-vous mise au courant de...
de... vous savez ce dont je veux parler...
— Non, Thaïs, je ne lui ai pas dit; je ne l'ai
pas averti; je ne l'ai pas mise au courant de. . .
ce dont vous parlez.
— O Claude! fit Thaïs, d'un ton de reproche,
— Je n'ai pas trouvé que c'était nécessaire...
Je n'ai pas questionné Magdalena sur son pas-
sé; conséquemment. . .
— Le passé d'une jeune fille de vingt ans!
dit Thaïs en riant. Mon cher Claude! A quoi
pensez-vous ?
— Eh! bien, n'ayant pas demandé à ma fian-
cée de me rendre compte des années pendant
lesquelles elle m'était inconnue, j'ai trouvé que,
de mon côté, je n'avais pas de compte s à ren-
dre; voilà!
— Mon cher cousin, ne faites pas cela! Ne
vous mariez pas sans tout dire à Magdalena!
Vous feriez la plus grande des sottises, dont
vous ne tarderiez pas à vous repentir amère-
ment!
— Ma bonne cousine, fit Claude froidement,
de quoi parlez-vous, en fin de compte?... Je
n'ai rien à. . . à. . . dévoiler à Magdalena; il n'y
a rien dans le passé, ni dans le présent, qu'il
soit nécesaire qu'elle sache.
— Mais, Claude! Elle finira infailliblement
par découvrir. . .
— Elle ne découvrira rien.
— Ah! Qui sait?... Une remarque faite
par quelqu'un, dans la rue ou ailleurs, au mo-
ment où vous passeriez, en compagnie de votre
femme... car, vous êtes plus connu que vous
le pensez peut-être, et ce qui concerne le "mys-
tériex M. de L'Aigle" intrigue et intéresse bien
des gens... Et puis, il suffirait d'une lettre
que vous laisseriez traîner ou que vous oublie-
riez quelque part dans votre maison, ou bien
encore d'un voyage dont vous pourriez diffici-
lement expliquer le motif. . .
— Ne craignez rien de ce genre. Thaïs, ré-
pondit-il en se levant pour partir. Le silence
est d'or, vous savez, ma cousine, ajouta-t-il en
souriant; n'ayant pas jugé à propos de dévoiler
certaines choses, je continuerai à me taire.
— Est-ce sage ? . . . Et puisque votre fiancée
vous aime tant, quelle différence cela lui fe-
rait-il de savoir. . .
— Magdalena est très jeune, Thaïs, et puis,
elle a en moi une confiance entière... C'est
la seule réponse que je puisse vous donner.
— Vous avez tort, bien tort, Claude! s'excla-
ma Thaïs. Si Magdalena apprend les choses
par d'autres que vous, ça lui paraîtra plus . . .
plus... dramatique (dois-je dire ''dramati-
que"?) que si vous les lui appreniez vous-
même. O Claude! Claude!
— N'en parlons plus, voulez-vous, Thaïs?
Vos conseils, je le sais, sont dictés par la sa-
gesse... mais je ne peux pas les suivre.
— Dites plutôt que vous ne voulez pas les
suivre, mon ami.
— Comme vous voudrez, ma cousine. Je
vous remercie, tout de même de l'intérêt que
vous portez à mon futur bonheur. . . et à celui
de Magdalena. J'espère que vous serez son
amie, à ma douce fiancée, ma femme bientôt?
— De cela vous pouvez être certain. Je le
répète, j'espère que vous serez heureux tous
deux! Je serai avec vous, par la pensée, le 2
juin.
— Adieu, alors, Thaïs. Il est grand temps
que je parte, car je ne peux pas risquer de
manquer le train.
— Ainsi, je vous attendrai, à votre retour
d'Europe, n'est-ce pas? Vous m'avez promis
d'arrêter ici en passant.
— Nous n'y manquerons pas, ma cousine-
Merci.
— Il m'a fait grand plaisir de vous voir,
Claude. Adieu, et bon voyage... à la Pointe
Saint- André; bon voyage en Europe aussi!
— Adieu, et encore merci. Thaïs!
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
83
Mais lorsque Claude fut parti, sa cousine
ne put s'empêcher de soupirer tout en disant:
— Ce pauvre Claude! Combien il a tort
d'avoir un secret pour sa fiancée, sa femme
dans quelques jours! Magdalena finira par
découvrir que son mari lui cache quelque cho-
se, bien sûr, et elle en sera malheureuse...
ils en seront malheureux tous deux... Mais,
je l'ai promis, je serai une bonne amie pour
la jeune Mme de L'Aigle... Pauvre petite!
Puisse-t-elle être heureuse . . . puissent-ils être
heureux tous deux!
k XXI
[ MAGDALENA DE L'AIGLE
i Les cloches de l'église du village de Saint-
André tintent l'angelus du matin. Au niême
instant, on peut voir, franchissant le seuil de
La Hutte, une radieuse jeune fille, accompa-
gnée de trois hommes. La jeune fille, c'est
Magdalena Carlin (dit Lassève), et ceux qui
l'accompagnent sont Claude de L'Aigle, Zenon
Lassève et Séverin Locques.
On est au 2 juin, date fixée pour le mariage
de Magdalena et de Claude.
La jeune fiancée est belle à ravir dans un
costume gris perle, un chapeau de la même
nuance, des gants et des souliers dito. Elle
ne porte aucun joyau, excepté à l'annulaire de
sa main gauche, une petite bague surmontée
d'un escarboucle, qui jette des feux éblouis-
sants sous les rayons du soleil levant. Dans
sa main droite cependant, elle tient un énorme
bouquet de roses de nuance saumon; dans ce
bouquet, elle enfouit, à chaque instant, son
joli visage, tandis que ses grands yeux bruns,
doux et rêveurs, s'humectent de larmes; lar-
mes de joie, bien sûr, puisqu'elle sera bientôt
l'épouse de celui qu'elle aime si éperduement
et depuis si longtemps: son Claude! Son tant
aimé! !
En face de La Hutte, L'Aiglon est mouillé.
La chaloupe du yacht et La Mouette se balan-
cent au bout de leurs amarres, au pied d'un
rocher. Bientôt, les deux embarcations se dé-
tachent du rivage et se dirigent vers L'Aiglon;
l'une d'elles contient Magdalena et son père
adoptif; l'autre, Claude de L'Aigle et Séverin
Rocques.
Arrivé sur L'Aiglon, Séverin dépose sur le
pont deux petites valises, puis, ayant fait ses
adieux à Magdalena, non sans pleurer un peu,
le brave garçon saute dans La Mouette et re-
tourne à la Pointe Saint- André.
L'Aiglon cingle vers la Rivière-du-Loup, em-
portant les futurs mariés et Zenon Lassève.
A neuf heures, ils prennent le train pour Lé-
vis. Arrivés à cette ville, ils traversent immé-
diatement à Québec et se font conduire au
meilleur hôtel.
A quatre heures de l'après-midi, Magdalena
et Zenon, Claude et son témoin, un avocat de
la ville de Québec, se dirigent vers la basili-
que, où doit avoir lieu la cérémonie du mariage.
Le temps, qui avait été très beau, lorsqu'ils
avaient quitté Saint- André, s'était renfrogné;
une pluie fine tombait et le tonnerre grondait
au loin.
— Ah! dit Magdalena, au moment de prendre
place dans la voiture pour se rendre à l'église,
j'avais espéré que le temps serait idéal au-
jourd'hui, Claude! et ses yeux se remplirent
de larmes.
— Ce n'est qu'un nuage qui passe, ma ché-
rie, répondit Claude en souriant.
— C'est, dit-on, de mauvais augure de la
pluie le jour de son mariage . . . murmura la
jeune fille.
— Allons donc! fit Claude. Seriez-vous su-
perstitieuse, ma Magda ?
— J'espère que non, répondit-elle. Mais, oh!
combien je voudrais voir sourire le soleil, en
ce jour !
— Il sourira bientôt, vous verrez!
On arriva à la basilique. Comme on met-
tait le pied dans le portique, il survint un
éclair, accompagné d'un coup de tonnerre si
terrible qu'on eut cru que l'église allait s'écrou-
ler. Magdalena cria, puis elle devint pâle
comme une morte.
— Claude! Mon oncle!
— Voyons, Magdalena !
— J'ai peur! fit-elle. Peut-être... peut-être
vaudrait-il mieux remettre notre mariage à . . .
à plus tard . . .
— Ma chérie! s'écria Claude. Sûrement,
vous m'aimez assez pour essayer de surmonter
votre peur ? . . . Que peuvent les éléments
contre notre bonheur, notre avenir?
— Vous avez raison, Claude ! Pardon de
m'être laissée aller à de pareils enfantillages!
Je vous promets que je ne recommencerai
plus, ajouta-t-elle en souriant.
— Venez, alors, mon aimée; le prêtre nous
attend.
L'église était brillamment illuminée. Clau-
de n'avait rien épargné pour que le saint lieu
eut une apparence de grande fête.
La cérémonie de mariage commença, et tout
alla bien, jusqu'à ce que vint le moment où
Claude devait remettre au prêtre l'anneau de
mariage. Cet anneau, il le retira de la po-
che de son veston, mais au moment de s'en
dessaisir, il lui échappa des doigts et roula
par terre. On le chercha. Ceux qui, par cu-
riosité, étaient entrés dans l'église (et ils é-
taient assez nombreux) se mirent de la par-
tie; mais l'anneau resta introuvable. Peut-
être avait-il été ramassé par quelque person-
ne peu scrupuleuse, qui se l'était approprié...
toujours est-il que l'anneau avait disparu.
Hâtivement, Claude enleva de son petit doigt
un anneau qu'il portait toujours (c'était l'an-
neau de mariage de sa mère) et il le remit au
prêtre; celui-ci procéda alors à la cérémonie.
Magdalena n'aurait pu devenir plus pâle
qu'elle l'était. En voyant l'anneau rouler par
terre, tout à l'heure, elle avait, tout d'abord,
souri de la maladresse de Claude. Mais lors-
que l'anneau devint introuvable, son visage
s'était rembruni. On a beau n'être pas super-
titieux, on peut être impressionnable; tout
conspirait, semblait-il à la jeune fille, pour je-
ter une ombre sur ce jour, qui aurait dû être
le plus beau, le plus brillant, le plus heureux
de sa vie!
Mais lorsqu'elle vit son fiancé remettre au
prêtre l'anneau de mariage de sa mère, elle
crut qu'elle allait s'évanouir ... Comment!
L'anneau d'une morte! Cela ne lui porterait-
84
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
il pas malheur? Elle devint si pâle, que Ze-
non, qui lisait Magdalena comme un livre,
comprit bien ce qu'elle venait de ressentir,
et il lui saisit le bras, craignant qu'elle ne s'é-
vanouit.
p]nfin, le prêtre prononça les derniers mots
liant les époux l'un à l'autre. Le registre fut
signé ensuite; Magdalena Carlin n'existait plus
tout de bon, cette fois; elle était devenue Mag-
dalena de L'Aigle.
A dix heures, ce soir-là, Zenon disait adieu
aux nouveaux époux, à bord du navire qui al-
lait les transporter en Europe. Le lendemain,
il retournait à Saint-André.
— Ciel! que va être ma vie, maintenant que
Magdalena m'a quitté ? se demandait-il, au
moment oii il quittait le train, à la Rivière-du-
Loup, le lendemain soir. Oh! La chère petite!
ajouta-t-il, parlant haut cette fois, sans mê-
me s'en apercevoir. Puisse-t-elle être heu-
reuse cette pauvre Magdalena!
— Amen! fit une voix près de lui.
— Séverin! s'écria Zenon. Vous êtes ve-
nu me chercher?
— J'ai pensé que vous préféreriez coucher
à La Hutte ce soir, plutôt qu'à la Rivière-
du-Loup, M. Lassève, répondit Séverin.
— Certes! Quoique ça ne sera pas gai La
Hutte, sans Magdalena, n'est-ce, pas Séverin?
— Il va falloir essayer de nous faire une rai-
son, voyez-vous, M. Lassève.
— C'est vrai... Mais, Séverin, combien tris-
te eût été mon retour à La Hutte ce soir, si
j'eusse été seul! Dieu vous bénisse, mon ami,
d'avoir eu l'idée de venir avec nous!
Les deux hommes parlèrent de Magdalena
tout le long du chemin, de la Rivière-du-Loup
à la Pointe Saint-André.
— La chère enfant! fit Séverin, comme on
approchait de La Hutte. Dieu fasse qu'elle
soit heureuse toujours!
Et ce fut au tour de Zenon de répondre:
— Amen!
Fin de la troisième partie.
Quatrième Partie
L'OMBRE DE L'ECHAFAUD
I
LA COMPAGNE.
Dans un modeste quartier de la ville de
Montréal, un homme se promenait. Il mar-
chait lentement, car la chaleur était suffo-
cante. De temps à autre, il s'arrêtait, regar-
dait les numéros des maisons, consultait un
calepin, puis continuait son chemin en soupi-
rant. Cet homme était grand (il devait me-
surer près de six pieds); il portait toute sa
barbe, qui avait dû grisonner avant le temps.
Dans un habit bleu-marin, acheté tout fait
mais lui sayant bien, il paraissait... ce qu'il
était inconstablement: un homme de la cam-
pagne, venu à la ville pour affaires.
— Pouf! qu'il fait chaud! s'écria-t-il sou-
dain, en s'épongeant le front avec son mou-
choir. Comment des êtres humains peuvent-
ils. ..cuire, dans pareille fournaise et n'en pas
mourir? Allons! reprit-il. Je devrais ap-
procher du numéro que je cherche. .. 167. . .
169... 171... C'est plus loin beaucoup plus
loin, puisque je veux le numéro 243... Pour-
quoi n'ai-je pas pris une voiture aussi! Je
n'y ai pas pensé, voilà! Par chez-nous, les
distances ne nous embarrassent guère... Mais
ici... et par cette chaleur!
Il enleva son chapeau, comme pour exposer
son front à la brise. . .absente. . .De la bri-
se? Pauvre homme! Il s'était, pour un ins-
tant, fait l'illusion d'être "par chez lui" ,
sans doute... On devinait qu'il était habi-
tué aux larges horizons, aux brises rairai-
chissantes passant à travers les paysages iso-
lés.
— Non! s'exclama-t-il tout-à-coup. Me voi-
là dans les 200 enfin! Je commence à croire
que je finirai par arriver à destination .. .225
. . .227. . . Je brûle, comme ça se dit, par chez-
nous, lorsqu'on joue à certains jeux de socié-
té.. .239. .241. . .243. . .C'est ici! Mais non,
je me trompe! Celle que je cherche ne peut
pas habiter une si belle maison; c'est impos-
sible! Une maison en pierres de taille! Bah!
Elle est trop pauvre pour se payer pareil lu-
xe, bien sûr! Pourtant ... C'est assurément le
numéro 243 qui est écrit sur mon calepin. . .
Il retira un calepin de la poche de son habit
et le consulta de nouveau, 243... C'est bien
cela! Hormis que je ne sois plus sur la bon-
ne rue? Je vais aller voir, au coin; le nom de
la rue est sur un poteau.
Il s'achemina vers le poteau en question et
s'assura qu'il était vraiment là où l'adresse
l'indiquait.
— C'est curieux, tout de même! reprit-il. Le
numéro 243 est une maison de riches, tandis
que celle que je cherche gagne péniblement
sa vie à donner des leçons de musique, à cin-
quante sous le cachet... Que faire? Dois-je
sonner à cette porte et m'informer? Je se-
rai peut-être mal reçu . . .
Avec l'inexpérience d'un campagnard n'ayant
que très rarement affaires à la ville, il igno-
rait que, parfois, les façades en pierres de tail-
le cachent de grandes misères. . . Il ne savait
pas que, plus souvent qu'autrement, ces riches
façades recellent des chambres pauvres et obs-
cures dans lesquelles vivent misérablement
des malheureux, des miséreux même.
Domptant un reste d'hésitation, l'homme
dont nous nous occupons pour le moment, ré-
solut de sonner au numéro 243. On prit beau-
coup de temps à se décider à ouvrir; mais en-
fin, il entendit des pas lents, un bruit de sa-
vates traînant sur le plancher, puis la porte
fut ouverte par une femme en kimono, la con-
cierge, évidemment, qui lui demanda d'une voix
assez rude:
— Eh! bien? Qu'est-ce qu'il y a pour vous?
— Pardon, Madame, dit l'homme de la cam-
pagne. Je vois bien que je me suis trompé de
maison. Pardon! Excusez! répéta-t-il, en fai-
sant un pas en arrière.
— Qui est-ce que vous cherchez? demanda
la femme. Si ce n'est pas trop indiscret de
vous le demander. . .
— Je cherche une madame d'Artois.
— Mme. d'Artois ? La maitresse de musi-
que ?
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
85
—Oui Oui!
— C'est ici qu'elle demeure. Au troisième
étage, la deuxième porte, à gauche...
— Merci, Madame! Merci! répondit l'hom-
me en franchissant le seuil de la porte. J'es-
père que Mme d'Artois est chez elle, en ce mo-
ment?
— Oh! oui, elle est chez elle, répondit la
femme. Elle me laisse toujours sa clef, lors-
qu'elle sort. . .quoiqu'il n'y ait pas grand cho-
se à voler dans sa chambre, je vous en passe
mon billet! Car, pour être pauvre, elle est
pauvre cette dame! Je disais à Armandine,
(Armandine, c'est ma fille, Monsieur, et com-
ment je viendrais à bout de mon affaire sans
elle, je me le demande souvent, car il y en a
de l'ouvrage dans cette maison! Mais Arman-
dine! Ca n'a que dix-huit ans, Monsieur, et
c'est déjà une femme de ménage comme il y en
a peu)! Je disais donc à Armandine, pas plus
tard qu'hier, que j'étais certaine d'une chose;
c'était que Mme d'Artois ne mangeait pas tou-
jours à sa faim.
— Mon Dieu! fit l'auditeur de la concierge.
N'exagérez-vous pas quelque peu les faits. Ma-
dame?
— Non, Monsieur, je n'exagère nullement, je
vous l'assure! Bien des fois j'ai invité Mme
d'Artois à prendre une tasse de thé avec nous,
avec moi et Armandine je veux dire, sachant
bien qu'elle (Mme d'Artois) n'avait pas dû
manger plus qu'un repas, de toute la journée.
Mais c'est fière, cette dame, trop fière pour ac-
cepter notre invitation, je ne vous dis que ça!
— Vous avez dis au troisième étage, n'est-ce
pas? demanda l'homme, voulant interrompre
le verbiage de la concierge.
— Oui, Monsieur, au troisième, la deuxième
porte, à gauche. . . Et j'espère que vous lui en-
verrez des élèves à Mme d'Artois! Voyez-vous
tous ses élèves sont partis pour la campagne
et la bonne dame me doit un mois de loyer.
Non que je craigne de perdre de l'argent avec
elle, car, comme je le disais à Armandine l'au-
tre jour, ce n'est pas Mme d'Artois qui parti-
rait avec un mois de loyer, pour sûr! Seule-
ment ce n'est pas avant la fin de septembre
qu'elle pourra me donner même un accompte.
Si, au moins, jusque là . . .
— Au revoir, Madame, dit l'homme de la cam-
pagne, décidé, à tous prix, de mettre fin à ce
flot de paroles.
Hâtivement, il franchit les deux escaliers
conduisant au troisième étage, et bientôt, il
frappait à la deuxième porte, à gauche. Epin-
glée sur l'un des panneaux de cette porte était
une carte de visite, sur laquelle on pouvait
lire: "Madame d'Artois, Leçons de piano, à
domicile".
Il entendit des pas se diriger vers la porte
. , . Rien n'indique l'état d'âme d'une personne,
ou son caractère, comme ses pas; il y a des
pas lents et mésurés, des pas alertes, hâtifs,
des pas découragés, f atigués . . . Les pas de
Mme d'Artois indiquaient soit le décourage-
ment soit une grande fatigue, physique et
morale.
Mais la porte fut ouverte, et aussitôt, une
exclamation de surprise et d'excessive joie
jaillit des lèvres de Mme d'Artois (une de
nos connaissances d'autrefois, on s'en sou-
vient).
— M. Lassève! Oh! M. Lassève!
— Mme d'Artois! Chère Mme d'Artois! fit
notre ami de la Pointe Saint-André. Comment
vous portez-vous ? Chère Madame ?
— Bien . . . Assez bien . . . Mais, entrez, je vous
prie! Vous êtes le bienvenu des milliers et
des milliers de fois! Oh! Quel bonheur de
vous revoir! s'écria-t-eile, en se rangeant
pour laisser passer son visiteur.
La chambre dans laquelle pénétra Zenon
Lassève, meublée pauvrement, très pauvrement
de meubles à moitié défoncés, la chambre dis-
je, était étroite, obscure une sorte d'alcôve
que n'éclairait qu'une étroite fenêtre. "Eclai-
rait" n'est pas le mot approprié; la fenêtre en
question servait, tout au plus, à aérer la pièce,
car, à moins de six pieds de cette fenêtre s'é-
levait le mur d'un bâtiment de cinq à six étages
ce qui, nécessairement, obscursissait la pièce
davantage. Un bec de gaz était allumé, éclai-
rant l'alcôve plus ou moins bien. Cette lumiè-
re artificielle augmentait la chaleur de la
pièce; de plus, elle jetait une "odeur de mort",
qui frappait fort désagréablement l'odorat de
qui venait du dehors. Pauvre Zenon Lassève!
Il avait espéré pouvoir se rafraîchir un peu
dans cette maison en pierres de taille! C'était
pire, bien pire que dehors!
— Depuis quand êtez-vous à Montréal, M.
Lassève? demanda Mme d'Artois, lorsqu'ils
eurent pris place, chacun, sur l'un des fauteuils
à moitié démolis que contenait la chambre.
— Depuis hier soir seulement, répondit Ze-
non. Vous le voyez, ajouta-t-il en souriant, je
n'ai pas retardé à venir vous rendre visite.
— Que je suis heureuse, heureuse de vous
voir! Jamais je ne pourrais vous le dire assez!
— J'ai des excuses à vous faire, Mme d'Ar-
tois. La lettre de ... de condoléances que vous
m'avez écrite, lors de. .du. . .décès de Magda-
lena, est restée sans réponse. Je le regrette . . .
Mais les circonstances. . .Dans tous les cas,
j'avais gardé votre adresse, comme vous le vo-
yez.
— Je suis retournée à G. . ., depuis que vous
en êtes parti. J'y ai passé trois jours, dit Mme
d'Artois. J'avais espéré y trouver des élèves
pour le piano; mais j'ai vite compris que je
n'y ferais pas mon affaire. On m'a parlé de
la dernière maladie de cette pauvre petite Mag-
dalena, de son décès, de ses funérailles. . .Pau-
vre, pauvre Magdalena! Vous le savez, M.
Lassève, je l'aimais cette enfant comme si elle
eut été ma fille!
— Elle vous aimait, elle aussi, et jamais elle
n'a oublié les bontés que vous avez eues pour
elle répondit Zenon. Qui avez-vous vu à G. . .,
Mme d'Artois? reprit-il.
— Je n'ai vu que les Lemil; ils m'avaient in-
vitée à passer une journée chez eux. Vous le
savez sans doute, Jacque Lemil est remarié . . .
— Non, je ne le savais pas.
— Il a épousé une jeune fille de Montréal.
Je suis aussi allée chez Pierre Lemil; j'ai donc
revu votre maison, M. Lassève; rien n'y était
changé. Inutile de vous dire que ce sont eux,
les Lemil, qui m'ont appris que vous aviez
quitté G..., le lendemain des funérailles de
Magdalena et que vous étiez allé demeurer
86
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
dans la province d'Ontario, près de la ville de
Toronto. . ..
— J'avais dit, en effet, que je m'en irais de-
meurer près de Toronto; mais j'ai changé d'i-
dée. J'ai pris une toute autre direction.
— Oui? Vraiment?
— Je demeure à la Pointe Saint-André, plus
loin que la Rivière-du-Loup en bas... C'est un
endroit sauvage, très sauvage. Je m'y suis
construit une maison, que les gens du village
Saint-André nomment La Hutte.
— Et vous demeurez là, seul?
— Non. Pas seul, Mme d'Artois. Mon ne-
veu, Théo est avec moi... ou plutôt, il était
avec moi, jusqu'à il y a une douzaine de jours.
— Je ne savais pas que vous aviez un neveu,
M. Lassève. . . Mais, vous dites qu'il est parti
d'avec vous ? Vous êtes donc seul mainte-
nant?
— Un homme de Saint-André demeure avec
moi; un M. Rocques ...Séverin Rocques...
C'est un brave garçon que Séverin; si bon, si
dévoué! Il demeure à La Hutte depuis l'au-
tomne dernier. Nous nous aimons comme des
frères, lui et moi.
— Oh! Alors, tant mieux!
— Lorsque vous êtes allée à G. . ., Mme d'Ar-
tois, que vous a dit Jacques Lemil? ... A pro-
pos de . . . des . . . funérailles de Magdalena, je
veux dire?
— Mais. . . Il m'a dit. . . Je sais qu'il était
porteur, .7vec son fils Pierre, et M. Lemil m'a
assuré que vous aviez fait très bien les choses;
que les funérailles de Magdalena étaient les
plus belles, les plus imposantes qu'il y avait
eues encore à G. . ..
— Mme d'Artois, fit gravement Zenon, j'ai
quelque chose à vous dire... Quelque chose
qui va vous surprendre énormément. . . Oui,
attendez-vous à être surprise, car je vais vous
raconter un fait. . . inoui, tout à fait inoui. . .
— Qu'est-ce donc? demanda Mme d'Artois,
en ouvrant grands les yeux.
— C'est. . . C'est à propos de. . . de. . . Mag-
dalena... de ses... ses... funérailles...
— Je suis tout oreilles, M. Lassève.
— Jacques Lemil vous a raconté tout 6e qu'il
savait, commença Zenon en hésitant un peu. . .
Il est une chose cependant qu'il ne savait pas,
qu'il ne sait pas, qu'il ne saura jamais; une
chose que je suis seul... avec une autre, à
savoir. . .
— Vous m'intriguez fort, M. Lassève!
— Je le répète, attendez-vous à être surpri-
se... peut-être même quelque peu scandali-
sée, Mme d'Artois. . . Mais, voici: le jour des
funérailles de Magdalena, dans le cimetière de
G. . ., on a enterré un ... un. . .cercueil vide.
— Vide! cria Mme d'Artois. Vide! Que vou-
lez-vous dire, M. Lassève?
— Je veux dire que Magdalena, que le mé-
decin avait déclarée morte, n'était qu'endormie
d'un sommeil léthargique...
— Mon Dieu! 0 mon Dieu!
— La pauvre enfant s'est éveillée. . . dans un
cercueil, alors qu'elle était seule, la nuit, dans
la maison. . . Elle aurait pu en mourir, ou en
perdre la raison, la pauvre chère petite!
— Je n'en reviens pas! exclama Mme d'Ar-
tois. Magdalena... Magdalena que j'ai tant
pleurée pour morte . . .
— Oui, Magdalena vit... c'est elle qui, dé-
guisée en garçonnet, a vécu avec moi, depuis,
sur la Pointe Saint-André, faisant, comme moi,
les métiers de pécheur et de batelier,
— C'est extraordinaire, presqu'incroyable!
— Mais, que je vous raconte les faits tels
qu'ils se sont passés.
Zenon raconta à Mme d'Artois ce que nous
savons déjà. Il ajouta que Magdalena s'étant
éveillée de son sommeil léthargique, avait ré-
solu de disparaître, quitter G. . ., à jamais; de
passer pour morte enfin.
— Vous le pensez bien, acheva-t-il, je me suis
opposé de toutes mes forces à cette idée de
Magdalena, sachant bien que ce serait mal,
très mal; mais j'ai fini par céder aux instances
de la pauvre enfant, de devenir son complice
en un mot. Le surlendemain de ses supposées
funérailles, durant la nuit, Magdalena, dégui-
sée parfaitement dans un costume masculin,
quittait G. . . pour toujours; je l'accompagnais.
Cachés dans un wagon de marchandises en-
suite, nous nous rendîmes jusqu'à la Rivière-
du-Loup, et déjà quelques jours plus tard, à
la Pointe Saint-André, où nous avons toujours
demeuré, depuis.
— Je le répète, c'est presqu'incroyable, ce
que vous venez de me raconter, M. Lassève!...
Magdalena, vivante!... Magdalena, à la
Pointe Saint- André! .. . Mais, non, ne m'avez-
vous pas dit, tout à l'heure, que votre neveu
Théo était parti?
— Oui, Théo, ou plutôt Magdalena, est par-
tie pour l'Europe, le 2 de ce mois; elle sera
absente tout l'été.
— Partie pour l'Europe, avez-vous dit?
— En voyage de noces, Mme d'Artois, répon-
dit Zenon en souriant. Magdalena n'est plus
Magdalena Carlin, ni Magdalena Lassève, com-
me elle se nommait parfois; elle a nom main-
tenant Magdalena de L'Aigle. Elle a épousé,
le 2 de ce mois, M. Claude de L'Aigle, un riche
rentier, habitant un véritable château, aussi
sur la Pointe Saint-André.
Et alors, Zenon raconta tout ce qui s'était
passé, depuis qu'ils habitaient la Pointe Saint-
André. Mme d'Artois n'en revenait pas! Mag-
dalena mariée et faisant, avec son mari, une
tournée de quelques mois en Europe!
— Alors, M. de l'Aigle sait tout ce qui con-
cerne Magdalena, sans doute, M. Lassève? de-
manda-t-elle.
— Non, hélas! répondit Zenon. Magdalena,
malheureusement, a voulu garder le secret du
passé. Dieu veuille qu'elle ne s'en repente
pas un jour!
— C'est. . . C'est regrettable. . . qu'elle n'ait
pas tout dit à M. de L'Aigle.
— J'ai même offert à Magdalena d'aller moi-
même à L'Aire (ainsi nomme-t-on la propriété
de M. de L'Aigle) et tout raconter à son fian-
cé; Magdalena n'a jamais voulu y consentir.
Elle aimait trop son Claude, disait-elle, pour
risquer de le perdre.
— Ah! c'est malheureux, infiniment malheu-
reux! Ce secret lui pèsera et l'empêchera
d'être parfaitement heureuse peut-être. Pau-
vre Magdalena!
— Vous ai-je dit, Mme d'Artois, qu'il existe
une grande différence d'âge entre Magdalena
et son mari?
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE 87
— Quelques années sans doute ?
— M. de L'Aigle a, pour le moins, quarante
ans.
— Vraiment! Ah!... Mais, comment lui a-t-
elle expliqué le costume masculin qu'elle por-
tait, M. Lassève ?
— Elle ne lui a rien expliqué du tout. M.
de L'Aigle a feint (feint, comprenez-vous) de
croire que Magdalena se vêtait ainsi pour se
protéger, au milieu du pays sauvage où elle
était obligée de vivre ... Et maintenant, Mme
d'Artois, je cherche une personne qui accepte-
rait la position de compagne de Magdalena, à
L'Aire, s'entend. . .
— Compagne, dites-vous ? . . . Son mari. . .
— Oui, je sais. Mais, voici: Magdalena, à
son retour de voyage, va se trouver, tout à
coup, à avoir de grandes responsabilités. La
conduite d'une maison comme L'Aire et tout
son personnel, ce n'est pas une petite affaire
vous le pensez bien! Or, la pauvre enfant n'a
que peu d'expérience, comme vous le savez.
De plus, M. de L'Aigle a souvent affaire à
s'absenter; Magdalena aurait donc besoin d'une
surveillante pour les domestiques, qui serait
en même temps sa dame de compagnie. La
dame de compagnie, surveillante en même
temps, sera traitée sur un pied d'égalité par
les maîtres de la maison, inutile de vous le
dire . . .
— 0 ciel! fit Mme d'Artois, en posant sa
main sur son coeur. Une telle chance ce se-
rait. . .
— Ce serait une bonne et belle position, je
crois, répondit Zenon en souriant, que celle
de compagne de Mme de L'Aigle, de L'Aire;
connaissez-vous quelque dame qui aimerait à
l'accepter ?
— M. Lassève! M. Lassève! s'exclama Mme
d'Artois. Est-ce que vraiment vous auriez
pensé à moi? Est-ce que vous m'offrez cette
position? A moi! A moi, qui, plus souvent
qu'autrement, ne sais si je pourrai manger à
ma faim, d'un jour à l'autre? A moi, qui me
meurs, dans ce misérable alcôve, faute d'air et
de lumière?
Elle éclata en sanglots; sa joie était trop
grande, semblait-il.
— Nous avons discuté la chose, plus d'une
fois, Magdalena, M. de L'Aigle et moi, Mme
d'Artois, répondit Zenon, très ému, assurément,
de la joie de la pauvre femme. C'est votre
nom qui a été suggéré. Magdalena n'oublie
pas . . . pas plus que moi d'ailleurs, vos bon-
tés d'autrefois. Donc, puisque vous seriez dis-
posée à venir demeurer sur la Pointe Saint-
André . . .
— Disposée à y aller? Certes! ... Et quand
sera-ce? Au retour des mariés?
— Ah! Mais, non! Magdalena et son mari
aimeraient que vous vous installiez à L'Aire
le plus tôt possible. Mais, j'oubliais, voici
une lettre qui va tout vous expliquer, dit Ze-
non, en remettant une enveloppe cachetée à
Mme d'Artois.
— L'écriture de Magdalena . . . murmura-t-
elle.
Elle lut la lettre, d'un bout à l'autre, non
sans pleurer un peu.
— Quand seriez-vous prête à partir? deman-
da Zenon, lorsque Mme d'Artois eut pris con-
naissance de sa lettre. Demain ? . . .
— Oui, demain, dit la pauvre femme. Grâce
à l'argent contenu dans la lettre de Magdalena,
je pourrai payer mes petites dettes, dès au-
jourd'hui, et être prête à partir demain, si
vous le désirez, M. Lassève.
— C'est bien! répondit Zenon, en se levant
pour partir. Demain soir, vous coucherez à la
Rivière-du-Loup, dans une chambre bien fraî-
che. Après demain, nous serons à La Hutte,
où vous passerez quelques jours, avec Séverin
et moi, je l'espère, quitte à vous rendre à
L'Aire, seulement quand il vous plaira.
— Est-ce que je rêve ? . . . fit Mme d'Artois,
en souriant un peu tristement.
— A demain donc, Mme d'Artois! reprit
Zenon. Je serai à la porte, avec une voiture,
à huit heures précises.
— A demain, M. Lassève! Et merci, merci
du plus profond du coeur! Que Dieu vous bé-
nisse, vous, Magdalena et M. de L'Aigle, pour
votre exquise bonté envers moi !
II
LE RETOUR DES MARIES
Deux mois se sont écoulés depuis les événe-
ments rapportés dans le précédent chapitre,
et Mme d'Artois, installée à L'Aire, ne fait
que commencer à comprendre qu'elle en avait
fini de chambres obscures et mal aérées, de
meubles à moitié démolis et de repas... pro-
blématiques. Elle se rendait compte enfin
d'une chose, c'était qu'elle vivrait désormais
dans un château; qu'elle occuperait une posi-
tion sûre et très enviable: celle de surveillante
du personnel de L'Aire, de compagne de Mag-
dalena, qu'elle avait toujours tant aimée.
Les domestiques avaient montré beaucoup
de respect et de soumission envers Mme d'Ar-
tois, et ils lui étaient déjà dévoués. C'est
qu'elle avait eu un tour spécial de leur faire
comprendre qu'elle remplaçait, en quelque sor-
te, la maîtresse de la maison, du moins, jus-
qu'à son retour de voyage.
Ça n'avait pas été une surprise pour les do-
mestiques de L'Aire de voir arriver Mme d'Ar-
tois non plus, car Claude de L'Aigle, avant son
départ, leur avait annoncé la chose; ils s'y
étaient donc attendus conséquemment.
Quant à la surveillante, elle se déclarait sa-
tisfaite du personnel de L'Aire: Eusèbe était,
on s'en doute bien, le domestique le mieux
dressé qu'on put désirer.
Candide avait pris en bonne part les conseils
de Mme d'Artois; il s'était fait joliment de
gaspillage à la cuisine; on avait l'habitude de
jeter "les choux gras" assez souvent. La nou-
velle surveillante avait su mettre un frein à
cela, doucement, gentiment, mais fermement,
et maintenant Candide s'arrangeait pour tirer
partie de tout.
Xavier prétendait que Mme d'Artois était
la perfection même . . . Voyez-vous, elle s'y
connaissait très bien en botanique, et elle
avait causé avec lui sur ce sujet (le plus inté-
ressant au monde, assurait Xavier). Puis elle
avait admiré les serres de L'Aire, "les plus
belles, les mieux entretenues que j'ai vues de
88
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
ma vie, avait-elle affirmé, et j'en ai vu plus
d'une".
Pietro disait, à qui voulait l'entendre, que
"la dame" s'y connaissait en chevaux; c'était
tout dire, n'est-ce pas? VAle n'avait pas craint
d'offrir des pommes et des morceaux de sucre,
dans sa main, à Lucifer et Inferno; elle avait,
aussi, beaucoup admiré Albinos; de plus, elle
avait dit à Pietro qu'il tenait les écuries de
L'Aire comme des salons.
Quant à Rosine... Eh! bien, Rosine ne ju-
rait plus que par Mme d'Artois; en retour,
celle-ci aimait beaucoup la jeune fille de cham-
bre. Rosine possédait une bonne et solide
instruction et Mme d'Artois n'avait pas tardé
à constater la chose. Elle aurait pu remplir
les fonctions de secrétaire, tout aussi bien
qu'Euphémie Cotonnier, car Rosine avait gra-
dué dans un des meilleurs couvents de la ville
de Québec et elle pouvait montrer des diplômes
attestant ses capicités.
— Alors, Rosine, avait demandé Mme d'Ar-
tois, pourquoi avez-vous accepté une position
aussi humble que celle de fille de chambre?
— Parce que, voyez-vous. Madame, je ne pou-
vais pas attendre la chance de trouver autre
chose; il me fallait travailler tout de suite.
Ma mère est une invalide depuis trois ans, et
j'ai un frère de quinze ans qui est infirme, trop
infirme pour pouvoir gagner sa vie jamais.
Ils sont en pension tous deux, ma mère et mon
pauvre frère, et cette pension il faut qu'elle
soit payée. J'ai trouvé une position ici et je me
suis hâtée de la prendre. Je retire un bon
salaire; il y a près de deux ans que je suis à
L'Aire.
— Vous êtes une noble enfant, Rosine! s'était
écrié Mme d'Artois. Je vous aime bien.
— Et moi. Madame!... Il n'y a rien au
monde que je ne serais prête à faire pour
vous! s'exclama Rosine.
— Votre affection m'est précieuse, chère en-
fant; mais, si vous voulez me la prouver réel-
lement, vous serez toute dévouée à Mme de
L'Aigle.
- — Je le serai, je le jure!
— Vous l'aimerez tant, aussi!... Je connais
Mme de L'Aigle depuis qu'elle était enfant;
elle possède de belles et grandes qualités, et
puis, elle est si douce, si bonne!
— Je suis toute disposée à aimer Mme de
L'Aigle, assura la jeune fille.
Le lendemain de l'arrivée de Mme d'Artois
à L'Aire, lorsqu'elle se leva, vers les huit
heures du matin, ses yeux étaient cerclés de
noir, sa démarche était fatiguée; il était évi-
dent qu'elle n'avait pas dormi de la nuit. Après
le déjeuner, ayant rencontré Rosine dans un
corridor, elle lui dit:
— Venez donc me trouver, à la bibliothèque,
dans un quart d'heure; j'ai à vous parler.
— Certainement, Madame! répondit Rosine.
Je puis vous y suivre immédiatement, si vous
le désirez.
— Venez, alors!
Mme d'Artois s'installa près de la table à
écrire et, sans préambule, elle demanda:
— Vous m'avez dit, Rosine, que vous étiez à
L'Aire depuis près de deux ans, n'est-ce pas?
— Oui, Madame. Il y aura deux ans, en sep-
tembre prochain, que je suis ici.
— Vous allez pouvoir me renseigner, j'en suis
sûre, sur certaine... chose... qui m'intrigue
fort. . .
— Qu'est-ce donc. Madame?
— Vous pourrez m'expliquer facilement, sans
doute, la provenance de ces pas furtifs qu'on
entend, dans cette maison, la nuit? . . . Vous le
savez, Rosine, je couche seule sur le deuxième
palier, puisqu'Eusèbe occupe une chambre au
troisième, pendant l'absence de M. de L'Aigle-
Or, la nuit dernière, j'ai distinctement entendu
des pas dans le corridor, puis ensuite, dans
l'alcôve faisant suite à ma chambre à cou-
cher. . . Je n'ai pas dormi de la nuit. Pour-
tant, Dieu sait que je ne suis ni superstitieuse
ni nerveuse!
— Oh! Madame! fit Rosine. Combien je re-
grette qu'une sorte de timidité de ma part
m'ait empêchée de vous avertir, hier soir. . .
— M'avertir? Mais... Que se passe-t-il
dans cette maison, la nuit, Rosine? Quelque
chose d'étrange assurément!
— Non, non. Madame, croyez-le! Il n'y a
rien d'étrange; seulement, quelque chose d'un
peu hors de l'ordinaire; voilà! Ces bruits que
vous avez entendus et que vous avez pris pour
des pas furtifs, ce ne sont que les planchers
qui craquent. La maison "travaille", voyez-
vous; le bois des planchers se "place", et c'est
tout. M. de L'Aigle, trouvant, lui-même, ces
bruits désagréables, a fait tout au monde pour
y rémédier; il a été jusqu'à faire venir le meil-
leur architecte de la ville de Québec; mais il
n'y a rien à faire.
— C'est... C'est quelque peu... sinistre ces
craquements des planchers, n'est-ce pas, Ro-
sine? dit Mme d'Artois.
— On finit par s'y habituer. Quant à moi, je
n'en fais plus de cas. Quand on sait à quoi
s'en tenir. . . Mais les étrangers devraient être
avertis, et on les avertit. . . quand on y pense;
seulement, souvent, on oublie... Je me sou-
viens, dans le temps des "fêtes", cette année,
il y avait, en visite ici, M. Lassève de La Hut-
te et son neveu, M. Théo Lassève, un garçon-
net d'une quinzaine d'années au plus. . .
—Ah! fit Mme d'Artois. Ah! Eh! bien?
— Je sais que M. Théo a eu bien peur des
craquements du plancher, contirrua Rosine,
quoiqu'il n'en ait pas soufflé mot à M. de L'Ai-
gle. Mais je l'ai entendu aller et venir, dans
sa chambre à coucher (celle que vous occupez
maintenant, Mme d'Artois). Pauvre enfant!
Comme je le plaignais!
— Rosine, demanda soudain Mme d'Artois,
que me répondriez-vous si je vous demandais
de coucher dans nia chambre . . . pour quelques
nuits au moins... jusqu'à ce que je me sois
habituée aux bruits de cette maison. Il y a un
canapé très confortable ... Je coucherai sur le
canapé et vous céderai mon lit. , .
— C'est entendu, Mme d'Artois, répondit la
jeune fille; je coucherai dans votre chambre,
tant que M. et Mme de L'Aigle ne seront pas
de retour, si vous le désirez. Je me contenterai
très bien du canapé et, vous n'en sauriez dou-
ter, je me considère bien heureuse de pouvoir
vous rendre ce léger service!
— Merci, Rosine!... Il serait préférable que
personne ne se douterait. . .
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
89
— Personne ne se doutera de rien; je serai
muette comme une carpe, répondit Rosine en
souriant.
La jeune fille de chambre était donc devenue
la compagne fidèle et toute dévouée de Mme
d'Artois. Cette dernière aimait à se faire ac-
compagner de Rosine, lorsqu'elle sortait. L'é-
quipage de L'Aire, ainsi que L'Aiglon étaient
à la disposition de la surveillante et compa-
gne. Certes, elle n'en abusait pas; mais, qua-
tre fois, elle avait eu affaire au Portage et
elle y était allée en voiture, puis, deux fois,
elle avait eu des achats à faire à la Rivière-
du-Loup et elle s'y était rendue en yacth; cha-
que fois, elle s'était fait accompagner de Ro-
sine. Euphémie Cotonnier en pâlissait de dé-
pit.
— C'est moi qui devrais accompagner Mme
d'Artois, se disait Euphémie; je suis la secré-
taire de M. de L'Aigle et il me semble que ma
compagnie serait de beaucoup préférable à cel-
le de la fille de chambre! Vraiment... j'en
suis rendue à désirer le retour de M. de L'Ai-
gle... et de sa femme... Lorsque Mme de
L'Aigle sera arrivée, Mme d'Artois sera relé-
guée au troisième plan, pour le moins. Que
je la déteste cette femme! Que je la déteste!
Le fait est que, de son côté, Mme d'Artois
n'aimait guère la secrétaire de M. de L'Aigle.
Mlle Cotonnier paraissait être affectée d'une
curiosité malsaine, morbide, en ce qui concer-
nait Magdalena, et cela avait le don de dé-
plaire excessivement à la surveillante et com-
pagne. D'ailleurs, Mme d'Artois avait lu en-
tre les lignes; elle avait vite compris qu'Eu-
phémie avait été grandement déçue du maria-
ge du maître de la maison. Il était évident
que cette pauvre fille avait rêvé de devenir, un
jour, la femme du propriétaire de L'Aire. Au
fond, c'était plutôt comique, si on comparait
Euphémie à Magdalena!
— Je vous assure, Mme d'Artois, avait dit
Euphémie, un jour, que M. de L'Aigle nous a
surpris grandement! Ne voilà-t-il pas qu'il
part, un beau matin, sans rien dire, et le len-
demain, nous apprenons qu'il est marié, de la
veille, à une jeune fille de la ville de Québec. . .
— M. de L'Aigle a trouvé, probablement,
qu'il n'avait de comptes à rendre à qui que ce
fut, Mlle Cotonnier, avait répondu, un peu sè-
chement, Mme d'Artois.
— Oh! Sans doute! Sans doute! Mais, pour-
quoi tant de... mystère, je vous le demande?
avait répliqué Euphémie, avec un petit rire dé-
sagréable, qui eut l'heur de déplaire à Mme
d'Artois. Vous la connaissez bien Mme de
L'Aigle, parait-il, Mme d'Artois?
— Je la connais depuis l'enfance, avait ré-
pondu brièvement Mme d'Artois.
— Elle est très jeune, dit-on; dix-huit ans au
plus? Et M. de L'Aigle qui certainement dé-
passe quarante ans! Il est assez rare que ça
fasse, ces ménages, où la différence d'âge est
si grande. Ca tourne mal, généralement, ces
sortes de mariages.
— Espérons que ça ne tournera pas mal, cet-
te fois, Mlle Cotonnier, avait répondu Mme
d'Artois froidement. Mme de L'Aigle mérite
d'être heureuse, et elle le sera, je n'en doute
pas. Quant à M. de L'Aigle, je ne le connais
pas; mais. . .
— Vous le savez, sans doute, Mme d'Artois,
on désigne le propriétaire de L'Aire sous le
nom du "mystérieux Monsieur de L'Aigle",
avait annoncé Euphémie, en riant, d'un rire
quelque peu méchant.
— "Le mystérieux Monsieur de L'Aigle", di-
tes-vous? s'était écriée Mme d'Artois. C'est
bien ridicule vraiment! Je présume que, M.
de L'Aigle, ne jugeant pas à propos de racon-
ter ses affaires à tout venant, est soupçonné
de cacher quelque chose; d'avoir des secrets
mystérieux à voiler. Ah! Bah! Je déteste les
commérages, Mlle Cotonnier, et, laissez-moi
vous le dire, quand on possède un peu d'édu-
cation, on ne se mêle pas des qu'en-dira-t-on.
— Oh! Bien! Vous ne tarderez guère à vous
en apercevoir, vous-même... Car M. de L'Ai-
gle est... étrange, parfois, Mme d'Artois.
— Si je m'apercevais de quoique ce soit de
ce genre, Mlle Cotonnier, avait répondu Mme
d'Artois, je garderais mes réflexions pour moi-
même. . . Et j'espère que vous ferez de même,
dorénavant.
— Je n'ai pas d'ordres à recevoir de vous, que
je sache, Mme la surveillante! s'était exclam-
mée Euphémie, pâle de colère. Et puis...
— Et puis, Mlle Cotonnier, rien n'est vilain
comme de discuter, sous son propre toit, les
faits et gestes de celui dont on mange le pain.
Je verrai à ce que cette conversation ne se
renouvelle pas, croyez-le!
Non, décidément, Mme d'Artois n'aimait pas
Euphémie. Heureusement, se disait-elle, la se-
crétaire se tenait dans l'étude ou bien dans sa
chambre à coucher et elle prenait ses repas
avec les domestiques. Dans tous les cas, la
surveillante se proposait de surveiller la se-
crétaire, et si Mlle Cotonnier essayait de se
mêler de ce qui ne la concernait pas, Mme d'Ar-
tois conseillerait à Magdalena de la faire chas-
ser de L'Aire.
— Rosine, dit, le lendemain de sa conversa-
tion avec Euphémie, Mme d'Artois à la fille de
chambre, avez-vous déjà entendu parler du
"mystérieux Monsieur de L'Aigle"?
• — Oui, Mme d'Artois, répondit Rosine, et
fort souvent. Cependant, j'ai toujours trouvé
cela un tant soit peu ridicule.
— Mais . . . Pourquoi le désigne-t-on ainsi,
Rosine? Le savez-vous?
— Non, je ne le sais pas. Seulement, M. de
L'Aigle est très froid, très réservé, très hau-
tain, et c'est pourquoi on le taxe d'être mysté-
rieux, sans doute.
— Vous avez raison, Rosine, et ce que vous
venez de me dire me rassure. Voyez-vous,
chère enfant, je n'aime guère ce qui est mysté-
rieux. . .
— M. de L'Aigle est un parfait gentilhomme,
Mme d'Artois et je suis certaine que Mme de
L'Aigle est la plus heureuse des femmes.
— Merci de me parler ainsi, Rosine! J'aime
tant Mme de L'Aigle et je la veux si heureuse!
— Tout de même, se disait la fille de cham-
bre, ça ne doit pas être pour rien qu'on le
nomme le "mystérieux Monsieur de L'Aigle"!
Mais ce n'est probablement qu'un préjugé et
je suis certaine qu'elle sera parfaitement heu-
90
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
reuse la chère petite Mme de L'Aigle.
A la date du 9 août, une lettre de Magdalena
arriva à L'Aire, à l'adresse de Mme d'Artois,
puis une autre arriva à La Hutte, à l'adresse
de Zenon Lassève, Magdalena leur annonçait
leur retour pour le 28. A cette date, L'Aiglon
devrait aller au-devant d'eux, à la Rivière-du-
Loup; les mariés comptaient arriver à L'Aire
entre midi et une heure, ce jour-là.
Aussitôt après la réception de cette missive,
Mmes d'Artois résolut de faire faire un grand
ménage. Toute la maison serait nettoyée, de
la cave au grenier, afin que tout fut propre
comme un sou neuf, à l'arrivée de M. et Mme
de L'Aigle. Des femmes furent engagées et
bientôt le nettoyage se faisait et tout marchait
"comme sur des roulettes" pour parler comme
Candide.
Enfin, le 28 août, le yacth L'Aiglon ayant été
signalé, entre midi et une heure, Zenon Lassè-
ve, Mme d'Artois et Séverin Rocques s'instal-
laient à l'entrée de la petite baie, pour y at-
tendre celle qui occupait sans cesse leurs pen-
sées... Zenon se demandait s'il retrouverait
Magdalena telle qu'elle les avait quittés; c'est-
à-dire heureuse... Ah! Comme il l'espérait!
La première impression est généralement la
plus juste et il leur tardait à ces trois nobles
coeurs de lire le visage de la jeune mariée. . .
Qu'exprimerait-il ? . . . Le bonheur parfait, ou
bien le désenchantement?. . . Ils le savaient, le
plus léger nuage sur le front de leur chérie les
rendraient infiniment malheureux. . .
Mais, le yacth approchait, il approchait vi-
te... puis il accosta... Claude de L'Aigle en
descendit et il tendit la main à une radieuse
jeune femme, vêtue d'un élégant costume pari-
sien: c'était Magdalena! Ses yeux brillants
comme des étoiles, son sourire charmant et
ému disaient clairement combien elle était heu-
reuse.
III
L'ANNIVERSAIRE
Celui qui a dit : "Le bonheur n'a .pas d'his-
toire", a émis une vérité vraie, et c'est pour-
quoi, lorsque nous retrouvons tous nos amis, à
L'Aire pour célébrer l'anniversaire du mariage
de Claude et de Magdalena, nous sommes quel-
que peu embarrassés pour raconter les événe-
ments, voire même les incidents de l'année qui
venait de s'écouler.
Non, le bonheur n'a pas d'histoire : l'horizon
des jeunes mariés avait été sans le moindre
nuage; ils s'adoraient tous deux et ne vivaient
que pour le bonheur l'un de l'autre. Que dire
de plus?
Sans doute, la vie était assez monotone, sur
la Pointe Saint-André. Ceux qui habitaient là,
soit à L'Aire, soit à La Hutte, étaient bien iso-
lés et les distractions étaient rares. Cepen-
dant, cette monotonie n'était pas sans charme.
Tout d'abord, les mariés, occupés l'un de l'au-
tre, i<rnoi'aient jusqu'à l'ombre de l'ennui.
Mme d'Artois, à peine accoutumée au confort
et au luxe qui l'entourait, en était encore à se
demander parfois si elle ne rêvait pas et si
elle n'allait pas s'éveiller, un de ces matins,
dans son triste alcôve de jadis. D'ailleurs, la
surveillante et compagne était toujours fort
occupée et les occupations, on le sait, sont les
meilleurs chasse-spleen qui soient. Quant aux
domestiques, ils étaient habitués au genre de
vie qu'on menait, à L'Aire, et ils ne s'en plai-
gnaient pas.
Après le retour des mariés de leur voyage de
noces, et durant tout le mois de septembre et
d'octobre, l'automne ayant été exceptionnelle-
ment beau, Claude et Magdalena, presque tou-
jours accompagnés de Mme d'Artois, avaient
fait bien des excursions, dans L'Aiglon, soit
aux Pèlerins, soit à l'île aux Lièvres, soit au
Portage, ou à la Rivière-du-Loup. Puis il y
avait eu les promenades en voiture ou à che-
val.
Le cheval que Claude avait acheté, à Victo-
ria, et qui ressemblait tant à Albinos, était
installé dans les écuries de L'Aire, mainte-
nant. C'était une superbe bête, qu'on pouvait
confondre facilement avec Albinos.
— Mais je préfère Albinos, tout de même,
avait dit Magdalena à son mari un jour, quoi-
que la diff'érence entr'eux soit presque nul-
le. . . La nouvelle bête est vraiment le spectre
d'Albinos, ne trouves-tu pas, Claude ? avait-
elle ajouté en riant.
— Tiens! s'était écrié Claude. Tu viens de
me suggérer un nom pour notre nouvelle ac-
quisition : nous la nommerons Spectre...
Spectre, tu sais... le Spectre d'Albinos, tu
comprends.
Lorsqu'ils sortaient à cheval tous deux, mon-
tés sur Albinos et Spectre, ces splendides bê-
tes, blanches comme de l'albâtre, produisaient
une certaine sensation dans le village de Saint-
André et même au Portage.
— Quels chevaux superbes, hein! disait-on.
— Quels sont ces gens ? demandait parfois
un étranger.
— Ce sont les gens de L'Aire, un splendide
domaine, sur la Pointe Saint- André .. . Ce
monsieur, c'est M. de L'Aigle; on dit qu'il ado-
re sa jeune femme, qui le lui rend bien d'ail-
leurs.
— Il peut bien l'aimer! s'exclamait-on. Elle
est bien belle!
— Elle est charmante et douce aussi Mme
de L'Aigle!
Lorsqu'arriva l'automne, que L'Aiglon eut
été emballé et que le chemin carossable n'exis-
tait plus, Claude et sa femme durent se con-
tenter de ne plus sortir qu'à cheval, ou bien,
ils faisaient de longues marches sur la Pointe,
accompagnés du fidèle Froufrou.
Les veillées se passaient toujours agréable-
ment, à L'Aire; même, on les trouvait géné-
ralement trop courtes. Soit qu'on fit la lec-
ture à haute voix dans la bibliothèque ou dans
le corridor d'entrée, soit qu'on fit de la musi-
que, dans le salon. Ordinairement. Mme d'Ar-
tois se mettait au piano et accompagnait Clau-
de et Magdalena, qui jouaient, eux, soit la
harpe, soit la mandoline, soit la guitare, soit
le violon, ou le violoncelle. Cela formait un
harmonieux trio, et même, les domestiques
laissaient entr'ouvertes leurs portes de cham-
bre, afin de pouvoir jouir de ces concerts. Les
mariés avaient apporté une grande quantité
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
91
de musique d'orchestre, de l'Europe, et rien ne
les amusait comme de déchiffrer les partitions
les plus difficiles. De plus, Magdalena prenait
des leçons de h-arpe, de son mari, et déjà, elle
jouait de cet instrument fort joliment.
Pour les "fêtes", on avait eu la visite de
Thaïs, Mme de St-Georges. Elle avait passé
quinze jours à L'Aire et elle avait été la très
bienvenue. Magdalena aimait beaucoup Thaïs,
qu'elle avait connue intimement, ayant passé
près d'une semaine chez elle, à Toronto, à leur
retour d'Europe. Inutile de le dire, Zenon
Lassève et Séverin Rocques avaient pris les
dîners de Noël, du jour de l'an et des Rois, à
L'Aire, eux aussi, et ils s'étaient déclares en-
chantés de Mme de St-Georges.
Dans les premiers jours du mois de mars,
Claude dut s'absenter. Une lettre, reçue, un
matin, l'obligeait à partir, sans retard. Ce
fut le premier chagrin de Magdalena que le
départ de son mari. Mais elle s'était promise
d'être raisonnable, de ne pas faire de "scè-
nes", en ces occasions. Même avant de se ma-
rier, elle savait que Claude s'absentait assez
souvent, pour assister à des conférences sur
l'astronomie, etc., etc., et elle s'était jurée à
elle-même qu'elle ne s'opposerait jamais à son
départ.
— Seras-tu longtemps absent, mon Claude?
lui avait-elle demandé seulement.
— Quatre ou cinq jours, au plus, ma Magda,
lui avait-il répondu. Je ne te laisse pas seu-
le, heureusement; Mme d'Artois est avec toi,
et je sais qu'elle prendra bien soin de toi, ma
chérie.
Ces cinq jours avaient, malgré toute sa bon-
ne volonté, paru longs à la jeune femme, quoi-
qu'elle eut trouvé le moyen de se distraire.
Tout d'abord, le lendemain du départ de son
mari, elle avait proposé à Mme d'Artois de
l'accompagner à La Hutte.
— Mais, comment vous proposez-vous d'y al-
ler, Magdalena? avait demandé Mme d'Ar-
tois. Les chemins sont impassables, vous le
savez . . . Sûrement, vous ne songez pas à fai-
re le trajet à cheval?
— Oh! non, bien sûr! Quoiqu'Eusèbe serait
une bonne escorte. Mais je ne tiens pas à me
rendre à La Hutte ainsi. . . Nous pouvons fort
bien marcher jusque là, n'est-ce pas?
— Marcher jusqu'à La Hutte, Magdalena!
s'écria Mme d'Artois.
— Pourquoi pas? Ce n'est pas une bien
longue marche et. . .
— Oh! Pour moi, ce n'est rien; mais je crain-
drais que cela vous fatigue énormément, Mag-
dalena!
— Je ne le crois pas... Et puis, le médecin
m'a prescrit des promenades en plein air, à
pied surtout. . . Il est dix heures. En partant,
sans retard, nous arriverons à La Hutte pour
le dîner.
— Nous pouvons toujours essayer. . .
— Ce sera un véritable pique-nique, Mme
d'Artois, dit Magdalena en souriant. Nous em-
porterons des provisions dans un panier. Il
doit y avoir quelque chose, de cuit, à la cuisine;
quelque chose de bon, n'est-ce pas?
— Je vais m'en assurer, répondit Mme d'Ar-
tois en se levant et quittant le corridor d'en-
trée, où venait d'avoir lieu cette conversation.
Bientôt, elle revint et annonça que Candide
allait préparer un panier de mets fort délecta-
bles; entr'autres, des perdrix, toutes prêtes à
être mangées. Rosine apporterait le panier,
aussitôt que ce serait prêt.
Lorsque Magdalena revint dans le corridor,
accompagnée de Mme d'Artois, toutes deux
habillées et prêtes à partir, Rosine arrivait,
chargée du panier de provisions.
— Merci, Rosine, dit Mme d'Artois.
Magdalena jeta les yeux sur la fille de cham-
bre et elle ne put s'empêcher de sourire : évi-
demment, Rosine eut donné tout au monde
pour les accompagner.
Magdalena, tout comme Mme d'Artois, ai-
mait beaucoup la jeune fille, qui lui était toute
dévouée d'ailleurs; elle lui dit donc :
— Nous allons à La Hutte, Rosine. Aimeriez-
vous à nous accompagner?
— Oh! Madame! s'écria Rosine, au comble
du bonheur. Quelle bonté de votre part! Moi
qui aime tant M. Lassève et M. Rocques!
— Nous allons vous emmener, Rosine, mais
hâtez-vous, car nous partons dans moins de
dix minutes.
— Le temps de mettre mon chapeau et mon
manteau et je reviens, Madame, promit la jeu-
ne fille.
— Dites à Candide, ou à Eusèbe, si vous le
rencontrez, qu'il n'est pas certain que nous
revenions ce soir. Je serai peut-être trop fa-
tiguée; nous coucherons probablement à La
Hutte.
— Bien, Madame, répondit Rosine, qui par-
tit, presque courant.
Il était dix heures et quart quand les trois
femmes partirent, accompagnées de Froufrou,
qui les précédait en aboyant joyeusement. La
distance n'était pas longue, de L'Aire à La
Hutte, et sur un terrain planche, ce n'eut été
qu'une promenade agréable de trois quarts
d'heure à peu près. Mais le sentier était fort
accidenté; il fallait parfois escalader des ro-
chers, puis les redescendre ensuite. Ce qui
fait que, arrivée à moitié chemin, Mme d'Ar-
tois s'aperçut que Magdalena paraissait fati-
guée, ce qui ne manqua pas d'inquiéter beau-
coup la surveillante et compagne. Et pas un
endroit où l'on pouvait se reposer! Les ro-
chers étaient encore recouverts de neige; c'eut
été imprudent de s'y installer, de s'y attarder
même.
Enfin, on arriva à La Hutte. La surprise et
la joie de Zenon Lassève et de Séverin , Roc-
ques furent excessives, on n'en doute pas; mais
lorsqu'ils apprirent que les trois femmes
avaient parcouru le trajet à pied, Zenon trem-
bla pour Magdalena.
— N'est-ce pas très imprudent ce que tu as
fait, Magdalena? demanda-t-il.
— Je ne crois pas, mon oncle. Je suis un
peu fatiguée il est vrai; mais je vais me repo-
ser un peu, et bientôt, ça n'y paraîtra plus.
Chose certaine, cependant, c'est que je ne re-
tournerai pas à L'Aire aujourd'hui.
— Je le crois bien! s'écrièrent-ils tous.
— Si, au moins. . . commença Zenon.
— Ne soyez pas inquiet à mon sujet, je vous
02
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
prie, oncle Zenon, fit Magdalena. Cette mar-
che me fera beaucoup plus de bien que de mal,
j'en suis convaincue.
— Je l'espère! murmura Zenon.
La jeune femme consentit cependant à se re-
tirer dans sa chambre et de se coucher, jus-
qu'à l'heure du diner et tandis que Mme d'Ar-
tois, aidée de Rosine préparaient le repas.
Lorsqu'elle prit place à table, un peu plus tard,
Magdalena se déclara parfaitement remise de
ses fatigues.
— Sais-tu, Magdalena, lui annonça Zenon,
je vais construire une cabane à mi-chemin,
entre L'Aire et La Hutte, dès le mois de mai;
ça sera un lieu de repos, qui pourra se chauffer
facilement, à l'aide d'un poêle à l'huile. Hein?
Qu'en penses-tu?
— Je pense... J'ai toujours pensé, mon on-
cle, que vous finiriez par construire tout un vil-
lage sur la Pointe Saint-André, répondit, en
riant, la jeune femme. Mais votre idée est ex-
cellente et je l'approuve fort.
Depuis qu'on était à La Hutte et tandis que
Zenon Lassève et Magdalena causaient ensem-
ble, Mme d'Artois paraissait mal à l'aise. Il
avait été convenu qu'en la présence d'étran-
gers, Zenon appelerait Magdalena "Mme de
L'Aigle" et que celle-ci appellerait Zenon "M.
Lassève". En agissant ainsi, on éviterait bien
des commentaires. Or, ne voilà-t-il pas qu'ils
avaient oublié, tous deux, la présence de la fil-
le de chambre de L'Aire. . .
Après le diner, alors que Magdalena, accom-
pagnée de Zenon et de Séverin, était allée ren-
dre visite à Rex, Rosine dit à Mme d'Artois :
— Mme d'Artois, j'ai vu que vous paraissiez
mal à l'aise, tout à l'heure; de fait, depuis no-
tre arrivée à La Hutte... Mais, ne crai-
gnez rien, chère Madame, je continuerai à être
discrète.
— Vous . . . continuerez ... à être discrète,
Rosine ? . . . Que voulez-vous dire ?
— J'ai deviné tout de suite ... ou plutôt, j'ai
reconnu immédiatement Mme de L'Aigle, à
son retour de voyage de noces . . . Théo, le pe-
tit pêcheur et batelier. . . Oui, je l'ai recon-
nue . . .
— O ciel! s'écria Mme d'Artois.
— Ne craignez rien, Madame, reprit Rosine,
car je suis seule, à L'Aire qui ait reconnu Mme
de L'Aigle. Je me suis tue, vous le pensez
bien, et je continuerai à me taire. Que Mme
de L'Aigle ait jugé à propos de se déguiser en
garçonnet, lorsqu'elle était jeune fille
alors qu'elle était obligée de mener une vie tout
à fait sauvage, sur cette pointe, cela n'a pas de
quoi étonner, et, chose certaine, ce ne sont pas
les affaires de qui que ce soit. Ainsi, Mme
d'Artois, ne soyez plus mal à l'aise, ni inquiè-
te, lorsque Mme de L'Aigle donnera à M. Las-
sève le titre d'oncle, en ma présence, ou que M.
Lassève tutoiera Mme de L'Aigle... je suis,
vous le savez, toute dévouée à Madame; j'aime-
rais mieux mourir que de la trahir!
— Cela, je le crois sans peine, Rosine!
— Vous m'excusez bien d'avoir abordé ce su-
jet, n'est-ce pas, Mme d'Artois ? . . . C'est par-
ce que . . .
— Je comprends parfaitement, Rosine et je
vous remercie de m'avoir rassurée. Et puis, je
tiens à ajouter que, si quelqu'un, à L'Aire, de-
vait reconnaître Mme de L'Aigle, je préfère
que ce soit vous, plutôt qu'un ou une autre, dit
Mme d'Artois en souriant. Je ne crois pas que
personne autre que vous ne soupçonne. . .
— Non, personne. Je m'en suis assurée,
adroitement, Mme d'Artois.
Zenon accompagna les trois femmes, lors-
qu'elles retournèrent à L'Aire le lendemain
après-midi, ne revenant lui-même à La Hutte
que le surlendemain.
— Tout cela créait des distractions. Le reste
du temps, jusqu'au retour de Claude, Magdale-
na l'employa à lire, à broder, à pratiquer la
harpe, ou bien elle errait dans les serres, à la
grande joie de Xavier. Celui-ci n'avait pas
manqué de parler, plus d'une fois, à Mme de
L'Aigle, du jeune garçonnet, M. Théo, le ne-
veu de M. Lassève de La Hutte; combien cet
enfant avait admiré les serres de L'Aire, sur-
tout celle des roses!
— Tout comme vous. Madame, cet enfant
adorait les roses, avait dit Xavier à la jeune
femme. Cher petit! avait-il ajouté. Je pense
à lui souvent!
— Où est-il maintenant ce garçonnet, Xa-
vier? avait demandé Magdalena, afin de s'as-
surer que le jardinier n'avait aucun soupçon.
— Ah! Il est allé retrouver sa mère, loin,
bien loin... dans la province d'Ontario, ce
cher petit.
Claude revint de son voyage enfin, et la joie
régna de nouveau en maître à L'Aire, mais sur-
tout dans le coeur de Magdalena, qui aimait
tant son mari.
Le printemps commença de bonne heure, cet-
te année-là et ce fut une saison exceptionnelle-
ment belle.
Dès les derniers jours de mai, on commença
à faire de grands préparatifs, en vue de célé-
brer l'anniversaire du mariage de Claude et de
Magdalena, et le 2 juin, L'Aire était en fête.
Nos amis de La Hutte étaient présents, inuti-
le de le dire.
Or, au moment où l'on se mettait à table
pour le grand dîner d'anniversaire, on enten-
dit sonner à la porte d'entrée. Claude et Mag-
dalena, Mme d'Artois et les invités se regar-
dèrent étonnés : il était rare, on le pense bien,
qu'on eut des visiteurs, à L'Aire.
Soudain, des pas pressés s'approchèrent de
la salle à manger, puis la porte ayant été ou-
verte par Eusèbe, celui-ci annonça :
— Madame de St-Georges!
— Thaïs! s'écria Magdalena, accourant au-
devant de leur visiteuse.
— Pensiez-vous vraiment, braves gens, dit
Thaïs en riant, que vous alliez célébrer l'anni-
versaire de votre mariage, sans moi ?
— Vous êtes la bienvenue mille et mille fois,
Thaïs, vous n'en doutez pas! répondit Claude.
— Oh! Magdalena m'a invitée, par lettre,
vous savez, Claude, et je suis venue. Me voi-
là! Et même, je vous en avertis, je me propo-
se d'être toute une semaine ici.
Aussitôt que vint l'obscurité, ce soir-là,
L'Aiglon, tout pavoisé, se détacha du rivage et
alla se poster à un mille au large. Le yacht
contenait tous nos amis. Alors, des feux d'ar-
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
93
tifice furent lancés, du rivage et du yacht, et
cela dura plus qu'une heure.
Il était minuit, lorsque Magdalena sa décla-
rant lasse, se retira dans sa chambre. Thaïs
était, depuis près d'une heure, dans les bras de
Morphée, car elle était un peu fatiguée de son
voyage.
Magdalena, revêtue d'un négligé, venait de
s'installer dans un fauteuil avec un livre, (car
elle allait lire, jusqu'à ce que le sommeil la
prit), lorsqu'on frappa à sa porte de chambre.
— Entrez! dit-elle. Ah! ajouta-t-elle aussi-
tôt. C'est vous, Mme d'Artois ? Asseyez-vous
je suis contente que vous veniez me tenir com-
pagnie.
— Vous devez être bien fatiguée, Magdalena!
s'écria Mme d'Artois.
— Un peu, je l'avoue . . . Mais, Mme d'Ar-
tois, je suis si heureuse, si heureuse! N'est-ce
pas qu'il a été parfait ce jour anniversaire de
notre mariage?
— Certes, oui!... Je crois, Magdalena...
non, j'en suis sûre... que vous êtes la femme
la plus heureuse du monde.
— Vous pouvez en être sûre, répondit la jeu-
ne femme en souriant. Claude est le modèle
des maris et. . . Mais, reprit-elle, tandis qu'un
léger nuage paraissait un instant sur son front,
dites-moi franchement, Mme d'Artois . . .
croyez-vous que nous ayons le . . . le droit d'ê-
tre aussi parfaitement heureux que nous le
sommes, Claude et moi, en ce monde?
— Mais. . . Sans doute, chère enfant! Pour-
quoi pas? En voilà une étrange question!
—Pourtant... Je... Je... ne sais pas...
murmura la jeune femme. Ne sommes-nous
pas en ce monde pour souffrir, pour gagner le
ciel ? . . .
— Allons! Allons, Magdalena! s'écria Mme
d'Artois. Vous êtes heureuse parce que vous
méritez de l'être . . .
— Ah! Mme d'Artois! Combien de femmes,
en ce monde, toutes à leur devoir pourtant, qui
mériteraient d'être heureuses et qui ne le sont
pas!
— Je ne conteste pas cela, ma pauvre en-
fant... Vous êtes plus chanceuse que bien
d'autres; voilà. Le bonheur, fondé sur Tac-
complissement de son devoir, n'a pas lieu d'in-
quiéter.. . d'effrayer, encore moins, croyez-le.
— Non, n'est-ce pas ? . . . Par moments, ce-
pendant, je me demande si . . . si . . . ça peut du-
rer.. . ce bonheur... Je suis trop heureuse,
voyez-vous, ma bonne amie, fit Magdalena en
frissonnant. On dirait, parfois, le calme par-
fait avant la tempête . . . Pe at-être que nous
avons de grandes épreuves en réserve . . .
— Voyons, Magdalena! Ne vous mettez pas
martel en tête, je vous prie! Couchez-vous
plutôt, chère enfant et essayez de dormir. Vous
êtes fatiguée, ça se comprend, et c'est pour-
quoi il vous passe de telles idées dans l'esprit.
Demain, il n'y paraîtra' plus et, je le prédis,
vous redeviendrez gaie comme pinson.
Mais le charmant visage de la jeune femme
restait attristé.
— Mme d'Artois, dit-elle, d'une voix rem-
plie de larmes, comprenez-vous cela? mon bon-
heur me fait peur. . . oui, peur. . . C'est com-
me si javais le pressentiment de... de...
quelque catastrophe. . . que sais- je? ... Il
me semble, souvent, qu'il faut qu'il arrive quel-
que chose. Et elle fondit en sanglots, au grand
découragement de Mme d'Artois.
— Ma pauvre enfant, fit Mme d'Artois, sui-
vez mon conseil: couchez-vous et dormez. Vous
êtes épuisée de fatigue et profondément éner-
vée, en ce moment. Je vais vous préparer une
potion calmante immédiatement. Quand vous
aurez bien dormi, vous vous sentirez mieux, et
demain, je vous le prédis, vous serez la premiè-
re à rire de ce que vous appelez vos "pressen-
timents".
La potion calmante ayant été préparée,
Magdalena la but docilement et bientôt, Mme
d'Artois eut la satisfaction de voir la jeune
femme plus calme, déjà presque reposée.
— Bonne nuit, Magdalena, dit-elle en dépo-
sant un baiser sur le front de la jeune femme.
Et puissiez-vous être heureuse toujours, com-
me vous l'avez été, en ce jour anniversaire de
votre mariage!
— Merci, chère Mme d'Artois! Et bonne
nuit, à vous aussi, répondit Magdalena, d'une
voix remplie de sommeil.
IV
TEMPETE ET ENTETE
Le pressentiment de Magdalena n'en était
pas un réellement, car on n'eut pu rêver une
vie plus paisible, plus heureuse, que celle que
l'on mena, à L'Aire, tout cet été-là.
Disons, d'abord, qu'on n'avait pas voulu en-
tendre parler du départ de Thaïs, au bout d'u-
ne semaine. La chaleur était intolérable, du-
rant ce mois de juin et Mme de St.-Georges se-
rait mieux, elle le comprenait bien, à la Pointe
Saint-André qu'à la ville. Sans doute, durant
le jour, la chaleur était grande, même à la
Pointe, et on devait s'enfermer dans la maison,
dont les vastes pièces étaient toujours fraîches.
Mais aussitôt le soleil couché, il s'élevait une
petite brise rafraîchissante et alors, on partait
en excursion sur L'Aiglon et on passait des
heures et des heures à naviguer sur le fleuve.
Ce ne fut que dans la première semaine de
juillet que Mme de St.-Georges quitta ses amis.
Claude et Magdalena allèrent la reconduire
jusqu'à Québec, où ils passèrent quelques jours
ensuite, à courir les magasins et à s'amuser.
Les mois de juillet et aoiit furent plus agré-
ables, car, à part quelques jours d'intense cha-
leur, la température était devenue plus sup-
portable. Les premiers jours de septembre fu-
rent splendides, mais vers le milieu de ce mois,
le temps changea subitement. Il fit réelle-
ment froid et on dut allumer les feux de chemi-
née dans presque toutes les pièces de L'Aire.
Octobre s'annonça par une tempête de vent, et
durant tout le mois, il venta, presque sans ré-
pit. Le vent se plaignait, il pleurait, il gémis-
sait, il sifflait, il hurlait autour de la Pointe
Saint-André, et c'était on ne peut plus lugu-
bre.
Malheureusement, Magdalena avait une hor-
rible peur du vent; elle avait hérité de cette
peur de sa mère, disait-elle. Cela n'était pas
sans inquiéter beaucoup Claude. Il voyait,
04
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
souvent, sa jeune femme pâlir, au bruit du
vent; parfois aussi, elle faisait le geste un peu
enfantin de poser ses mains sur ses oreilles,
afin de ne pas entendre.
— Pourquoi as-tu tant peur du vent, ma pau-
vre chérie? lui demanda Claude un jour. Tu
le sais bien pourtant, notre maison est bâtie à
même le roc, pour ainsi dire; il n'y a, consé-
quemment, aucun danger.
— Je sais, Claude, répondit-elle. Mai» c'est
incontrôlable, vois-tu! J'ai peur. . . et on ne
raisonne pas avec la peur.
On était au 20 octobre. La journée avait été
belle. Le vent s'était tu, au grand soulage-
ment de Magdalena et de tous ceux qui s'inté-
ressaient à la jeune femme. Vers le soir ce-
pendant, il s'éleva une assez forte brise, et
bientôt, ce fut "le grand concert des éléments"
pour parler comme Claude de L'Aigle. Le vent
faisait certainement des siennes, ce soir-là; on
l'entendait gémir plaintivement, ou bien hur-
ler avec rage; on eut dit les lamentations d'une
âme tourmentée ou perdue.
Magdalena, Claude et Mme d'Artois s'étaient
réunis dans la bibliothèque, après le dîner. La
jeune femme installée sur une chaise-longue,
feuilletait distraitement un catalogue de fleurs.
Claude écrivait; Mme d'Artois tricottait de la
laine blanche, confectionnant quelque petit vê-
tement délicat.
— Mme d'Artois, dit tout à coup Magdalena,
n'est-ce pas étrange que chaque saison ait ses
inconvénients, ses ennuis, etc. ? Voyez donc :
l'hiver, c'est le froid; l'été, c'est le tonnerre; le
printemps, c'est la pluie, et l'automne, c'est le
vent. Oh! s'écria-t-elle. Entendez-vous ces
horribles sifflements?
— Pourtant, Magdalena, répondit Mme d'Ar-
tois, n'y a-t-il pas quelque chose de grandiose
dans ce branle-bas ? . . . Ces sifflements ... ne
dirait-on pas une mélodie que jouerait une cla-
rinette ? . . . Et ces sourds grondements . . .
— Ah! Combien je vous envie de pouvoir
poétiser la tempête ainsi! Moi, je ne le puis
pas... J'ai trop peur. O ciel! Quelle la-
mentations!... Ecoutez! Ecoutez! N'est-ce
pas épouvantable!
— Ma pauvre enfant... commença Claude.
— Claude, fit la jeune femme, pense-tu qu'il
peut y avoir des navigateurs en danger, ce
soir?... Songes-y. .. Quelqu'un qui serait
sur le fleuve, au milieu de cette tempête!
— Impossible, Magdalena! Personne n'ose-
rait se risquer, loin du rivage, à cette saison,
sois-en assurée. Ainsi...
Soudain, le vent se tut; il se tut complète-
ment. Le silence se fit, un silence sinistre; un
silence qu'on eut dit rempli de menaces, et qui
sembla effrayer Magdalena encore plus que le
branle-bas de tout à l'heure. Instinctivement,
Claude et Mme d'Artois avaient jeté les yeux
sur la jeune femme. Ils la virent très-pâle;
ils virent aussi de larges cercles noirs sous ses
yeux terriblement effrayés.
Aussi naturellement qu'il le put, Claude quit-
ta sa table à écrire; il s'approcha de sa femme
et l'entoura de ses bras, .puis il se mit à lui
parler de choses et autres. Mme d'Artois lais-
sa tomber son tricot sur ses genoux et ses yeux
se fixèrent sur Magdalena, car, elle aussi, était
très-inquiète au sujet de la jeune femme.
Le silence dont nous venons de parler, ne
dura que quelques secondes. Le vent, qui sem-
blait avoir réuni toutes ses forces durant cette
brève accalmie, se mit à gronder sourdement,
mais au loin. Tout à coup, il se produisit des
sifflements, des gémissements, des hurlements
lamentables, qui paraissaient s'approcher tou-
jours davantage. Ce fut un terrible fracas.
Les châssis et les portes de L'Aire furent se-
coués comme sous la poussée de puissantes
mains; les planchers craquèrent, au point qu'on
eut pu croire qu'ils allaient s'entr'ouvrir et que
tous allaient être précipités dans le vide. Joi-
gnez à cela des cris et des piétinements; car le
personnel de la maison, pris de panique, accou-
rait vers la bibliothèque, dont les portes, ou-
vertes brusquement, livrèrent bientôt passage
à Euphémie Cotonnier et aux domestiques af-
folés de peur.
— Que Dieu ait pitié de nous! cria Candide.
C'est un tremblement de terre, un tremblement
de terre!
— C'est la fin du monde! fit Rosine, en se si-
gnant.
— 0 mon Dieu! s'exclama Euphémie.
— Silence! ordonna Claude.
— C'est terrible, terrible! fit Euphémie.
— Encore une fois, je vous l'ordonne, silence!
s'exclama Claude. Ce n'est qu'une sorte de
cyclone que nous venons d'avoir, ne le compre-
nez-vous pas? C'est déjà passé. Ayez plus
d'égard envers votre maîtresse, ajouta-t-il, en
désignant Magdalena; ne voyez-vous pas com-
me Mme de L'Aigle est effrayée?
— 0 Madame, Madame! pleura Rosine, en.
s'approchant de Magdalena et s'agenouillant
près de sa chaise-longue. Vous n'avez plus
peur, n'est-ce pas, Magdalena? ... M. de L'Ai-
gle vient de le dire, le danger, s'il y en a eu,
est déjà passé.
— Pardonnez-nous, Madame! fit Candide,
s'approchant, à son tour, de Magdalena. Nous
sommes des égoïstes vraiment! ajouta-t-elle,
tandis que des larmes coulaient sur ses joues.
Nous aurions dû songer à vous, tout d'abord.
Votre frayeur est passée maintenant, n'est-ce
pas. Madame?
— Je n'ai plus peur du tout, Candide, répon-
dit la jeune femme, avec un pâle sourire. Ne
vous désolez pas ainsi, Rosine, reprit-elle,
voyant la fille de chambre pleurer. Ce n'était
qu'un coup de vent; tous, nous nous sommes
effrayés à tort, évidemment.
— Pardonnez notre manque de tact, fit Xa-
vier, en s'adressant à Claude et à Magdalena.
Combien nous regrettons. . .
— C'est bien, mes amis, n'en parlons plus,
dit Claude, et puisque Mme de L'Aigle est re-
venue de sa frayeur, tout est bien qui finit bien,
ajouta-t-il en souriant.
— Merci, Monsieur, répondit Xavier en se di-
rigeant vers la porte, suivi d'Euphémie Coton-
nier et des domestiques.
— Monsieur, fit Piétro, au moment de fran-
chir le seuil de la bibliothèque, Eusèbe est de
retour du village.
— Comment! ?'écria Magdalena. Eusèbe est
allé au village! Par ce temps!
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
95
— Eusèbe est allé au bureau de poste, ma
chérie, répondit Claude en souriant. Le temps
était beau lorsqu'il est parti, Magdalena...
Piétro, ajouta-t-il, en s'adressant à l'homme
d'écurie, dites à Eusèbe d'apporter ici le cour-
rier.
— Notre égoïsme est impardonnable, Mada-
me! dit Rosine, au moment de quitter la bibli-
othèque et parlant au nom de tous. Mais...
— Non, mes amis, non! répondit Magdalena
en souriant. Il n'y a rien d'impardonnable, ni
de répréhensible dans ce que vous avez fait.
On ne contrôle pas la peur, je sais. . . D'ail-
leurs, reprit-elle, avec cette amabilité et cette
douceur qui la rendaient si chère à tous ceux
avec qui elle devenait en contact, s'il était ar-
rivé quelque catastrophe, tout à l'heure, il va-
lait mieux que nous fussions ensemble, afin de
pouvoir nous secourir les uns les autres.
— Mer-'i, Madame! Et que Dieu vous bénis-
se pour \vytre bonté! s'écria Candide. Pais tous
quittèrent définitivement la bibliothèque.
— C'est un ange que Madame! dit la cuisi-
nière, lorsqu'ils furent tous rendus dans le cor-
ridor.
— Un ange de douceur et de bonté! supplé-
menta Rosine.
Euphémie Cotonnier eut un sourire mépri-
sant.
— N'empêche que M. de l'Aigle ne nous a pas
ménagés! dit-elle à sa tante. Si ses yeux eus-
sent été des pistolets, je crois bien que nous se-
rions morts maintenant. Il avait l'air telle-
ment en colère, lorsque nous avor'^ envahi la
bibliothèque!
— Aussi, nous avons manqué de réflexion et
de délicatesse, répondit Candide. Nous au-
rions dû songer à Madame, dont la sancé re-
quiert tant de ménagement. Pauvre petite da-
me! Que les anges la protègent!
— Ah! Bah! fit Euphémie, en haussant les
épaules.
— Perds-tu la tête, Euphémie! cria presque
Candide.
— Ça m'ennuie, à la fin, tout ce train- train à
propos de Mme de L'Aigle!
— Dans tous les cas, M. de L'Aigle avait rai-
son d'être en colère contre nous tout à l'heure,
fit Candide. Nous aurions pu faire un tort
irréparable à Madame. . . Mais! . . . Elle au-
rait pu' en mourir!
— Quelle tragédie! s'écria Euphémie, en écla-
tant de rire, au grand scandale de sa tante.
Mais, revenons à la bibliothèque, où Eusèbe
venait d'apporter le courrier,
— Une lettre pour toi, ma toute chérie, dit
Claude en s'approchant de Magdalena. Je
-crois reconnaître l'écriture, ajouta-t-il en sou-
riant.
— C'est Thaïs qui m'écrit, répondit Magda-
lena. Chère Thaïs!
—Voici aussi une revue, continua Claude,
ainsi qu'un journal.
— Merci, mon Claude! répondit la jeune fem-
me, en décachetant sa lettre.
— Aimeriez-vous jeter les yeux sur ce jour-
nal, Mme d'Artois ?
— Non, merci, M. de L'Aigle, répondit la da-
ine de compagnie. Je n'aime pas à laisser
mon tricot, car je tiens à terminer ce petit gi-
let ce soir, si possible.
— Ah! Je comprends! fit Claude en souriant,
puis il retourna prendre place près de sa ta-
ble à écrire et il se mit à dépouiller son cour-
rier.
Tout en tricottant, Mme d'Artois observait
Magdalena; elle la vit sourire en lisant la let-
tre de Thaïs.
— Cette bonne Thaïs m'annonce qu'elle m'en-
voie un collis par le prochain courrier, dit Mag-
dalena soudain; elle ajoute que je devrais rece-
voir son envoi d'un jour à l'autre. Chère
Thaïs!
— Bien sûr répondit Claude, souriant, à son
tour.
— Et moi aussi je m'en doute, dit la jeune
femme, avec quelque chose d'infiniment tendre
dans le regard. Cette bonne Thaïs!
Elle ouvrit ensuite la revue et la parcourut
des yeux, s'arrêtant à quelques articles qui
l'intéressaient et en faisant lecture à haute
voix. Puis elle déplia le journal; du fauteuil
où elle était assise, Mme d'Artois pouvait voir
l'entête de la première page; un entête en let-
tres noires et grasses. Elle ne distinguait pas
de tiv^<^i il s'agissait, car elle était légèrement
myope, Mais elle savait bien qu'il devait être
question de quelqu'évènement à sensation.
Mme d'Artois venait d'abaisser les yeux sur
son tricot, lorsqu'un cri retentit; ce cri, c'était
Magdalena qui l'avait jeté :
—Claude!
En un clin d'oeil, Claude de L'Aigle et Mme
d'Artois furent debout et en quelques enjam-
bées, auprès de Magdalena. Ils virent la jeune
lemme les joues blanches comme de la cire, les
lèvres aussi blanches que le reste de son visa-
ge; elle tendait vers son mari ses deux bras en
un geste qui semblait implorer son secours, ou
sa protection. Soudain, ils la virent retomber
sur ses coussins, les yeux clos, la bouche entr-
ouverte; ils la crurent morte.
— Magdalena! cria Claude. Magdalena! 0
ma chérie! Ma bien-aimée! Qu'y a-t-il, mon
Dieu? Qu'y a-t-il?
— Elle s'est évanouie! annonça Mme d'Artois.
Vite, M. de L'Aigle! De l'eau! Du cognac!
Tout en frictionnant les tempes et les mains
de la jeune femme, Mme d'Artois ne put s'em-
pêcher de remarquer une chose : c'était que le
journal, dont l'entête était, probablement, res-
ponsable de l'évanouissement de Magdalena,
le journal, dis-je, avait glissé entre la chaise-
longue et le mur.
Mais Claude revenait aveé l'eau et le cognac.
Mme d'Artois humecta les lèvres de Magdale-
na avec de la boisson; elle eut voulu lui en fai-
re avaler au moins une gorgée, mais la jeune
femme avait les dents tellement serrées, qu'on
n'eut pu en faire passer même une goutte. On
dut se contenter de lui faire respirer le cognac,
et lui en frictionner le visage et les paumes des
mains. . . Ce fut inutile; Magdalena ne reve-
nait pas de son évanouissement; seulement, des
plaintes inarticulées s'échappaient, par mo-
ments, de sa bouche.
Soudain, on eut pu voir pâlir Mme d'Artois
et la voir frissonner, tandis qu'une sueur froide
inondait son front : elle venait de constater
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
certains tressaillements chez la malade, et
comme elle ne manquait pas d'expérience, elle
croyait savoir ce que ces tressaillements vou-
laient dire.
— Un médecin! Vite! Un médecin, M. de
L'Aigle! dit-elle à Claude qui, aussi pâle que la
malade, ne cessait de se lamenter et de pleurer.
Claude tira sur le cordon d'une sonnette et
Eusèbe arriva aussitôt dans la bibliothèque.
En voyant l'état dans lequel était Magdalena,
le domestique eut un geste désolé.
— Mme de L'Aigle... murmura-t-il.
— Vite, Eusèbe! cria Claude. Le médecin;
celui de Saint-André! Selle Albinos et mène-
le ventre à ten'e! 0 mon Dieu! O mon Dieu!
— Pauvre M. Claude! balbutia le domesti-
que. Et pauvre petite Madame!
— Pourvu que le médecin soit chez lui...
murmura Mme d'Artois, après qu'Eusèbe eut
quitté la bibliothèque.
— Vous croyez Magdalena en danger, Mme
d'Artois? demanda Claude, éclatant en san-
glots.
— Hélas! je le crains, M. de L'Aigle!
— Que... Que craignez-vous? demanda-t-il.
— Je n'ose exprimer mon opinion . . . Atten-
dons le médecin.
— Attendre? Attendre? Quand la vie de
ma bien-aimée est en jeu!
— Il n'y a pas autre chose à faire, M. de
L'Aigle et. . .
— Oh! dit Claude, en marchant de long en
large et se tordant les mains dans son déses-
poir. Qu'ai-je fait à Dieu, pour qu'il m'éprou-
ve si affreusement.
— S'il vous plait, ne parlez pas ainsi! implo-
ra Mme d'Artois. C'est... C'est blasphé-
mer. . . presque. . . Il n'y a pas que les mé-
chants ou les coupables qui soient éprouvés,
ici-bas, voyez-vous!... Et puis, nous sommes
entre les mains de Dieu; le mieux, c'est d'a-
voir confiance en Lui et de le prier, si nous le
pouvons. Lui seul est tout-puissant, ne l'ou-
blions pas.
Après cela, Claude ne dit plus rien. Age-
nouillé près de la chaise-longue, il sanglotait
tout haut, tandis que, dehors, la tempête de
vent faisait rage. Mme d'Artois avait raison,
tout à l'heure; il n'y avait qu'à attendre le mé-
decin; oh! combien il lui tardait de le voir ar-
river!
On était allé à la recherche de Rosine, et
tandis que la fille de chambre humectait de co-
gnac les lèvres de la malade, Mme d'Artois
éventait doucement la jeune femme ou bien lui
frictionnait les paumes des mains. Mais, à
quoi servait?... Magdalena était toujours
dans le même état. Il n'y avait pas à en dou-
ter; elle était en danger, et seul, le Grand Mé-
decin pouvait la sauver. Inconsciemment,
Mme d'Artois se mit à prier tout haut.
V
CE QU'ANNONÇAIT L'ENTETE
Le Docteur Thyrol était installé à Saint-An-
dré depuis deux ans seulement. La malchance
l'ayant poursuivi, à la ville, il avait résolu de
tenter fortune dans un village.
C'était un bien brave homme, le Docteur
Thyrol; un homme capable aussi. Mais, que
voulez-vous? de jeunes médecins étaient venus
s'établir dans le même quartier que lui, à la
ville, et vite, ils lui avaient enlevé sa clientèle.
Ces jeunes médecins soignaient les malades au
moyen de procédés modernes et, presqu'in-
consciemment, sans malice assurément, l'hom-
me plus âgé avait été abandonné. Pourtant,
il en avait soigné et guéri plus d'un et en plus
d'une occasion! Ainsi va le monde et il n'y a
pas à le changer: le nouveau l'intrigue et l'at-
tire toujours.
Le Docteur Thyrol avait cinquante-cinq ans.
Il était marié, et sa femme était une personne
intelligente, aimable, intellectuelle et très
douée. Sans doute, Mme Thyrol eut de beau-
coup préféré ne pas quitter la ville, où elle
avait toujours vécu; mais elle savait que "qui
prend mari prend pays", et elle avait essayé
de paraître gaie à la pensée d'aller demeurer
à Saint-André, afin de ne pas décourager son
époux.
Bien vite, les villageois étaient accourus au
bureau de leur médecin et tous avaient en lui
une extrême confiance; confiance bien placée,
on le sait, La clientèle devint nombreuse,
quoique peu payante, à cause du tarif, qui n'é-
tait pas aussi élevé pour les médecins de cam-
pagne que pour les médecins des villes. Qui
expliquera le pourquoi de cela ? , . . Car, on ne
saurait en douter, rien n'est fatigant et épui-
sant comme la pratique de la médecine à la
campagne.
M. et Mme Thyrol s'arrangeaient bien cepen-
dant, à Saint-André, où les loyers étaient peu
chers et le coût de la vie peu élevé.
Mme Thyrol avait une ambition, ou plutôt
un désir, pourtant; c'était que son mari eut
pour clients les de L'Aigle. Mais M. et Mme
de L'Aigle se faisaient soigner par un méde-
cin de la Rivière-du-Loup et ils ne l'abandon-
neraient pas pour celui de Saint- André. Il y
avait aussi le personel de L'Aire; ce serait de
bonnes pratiques pour son mari que ces gens . . .
Inutile d'y penser cependant.
Mais, un soir du mois d'octobre, vers les on-
ze heures, on frappa à la porte de la maison
des Thyrol. Le médecin sortit sur le balcon
du deuxième étage et il vit un homme monté
sur un grand cheval, blanc comme de l'albâtre.
— Qui est là ? demanda-t-il.
— C'est Eusèbe, un domestique de L'Aire,
lui fut-il répondu. Vous êtes le Docteur Thy-
rol, n'est-ce pas?
— Oui, je suis le Docteur Thyrol. Qu'y a-t-
il?
— Je suis venu vous chercher, Docteur. Mme
de L'Aigle. . . Elle est très malade.
— Mme de L'Aigle? Ah! Je descends dans
quelques instants.
— Il vous faudra faire le trajet à cheval,
tout comme moi, Docteur, dit Eusèbe. J'espè-
re que votre cheval. . .
— Jumbo, mon cheval, est aussi une bonne
bête de selle, assura le médecin.
Tout en endossant ses habits, le Docteur
Thyrol disait à sa femme :
— Leola, on vient me chercher. C'est un do-
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
mestique de L'Aire. Mme de L'Aigle est très
mal parait-il.
— Ah!... La pauvre petite femme! répon-
dit Mme Thyrol, sa première pensée étant tou-
te de compassion pour la jeune malade.
— Je ne reviendrai que lorsqu'on n'aura plus
besoin de moi, Leola, dit le médecin. Ainsi, ne
sois pas inquiète si je retardais mon retour
d'une journée, de deux même.
— Enfin! se disait Mme Thyrol, après le
départ de son mari. Ernest va donc avoir ses
entrées à L'Aire! Une fois qu'il y aura été ad-
mis comme médecin, je suis sûre qu'il y reste-
ra, car, pour être un bon médecin, Ernest n'a
pas son pareil!
Lorsque le docteur Thyrol pénétra à L'^^i-
re, il fut vraiment épaté du luxe qui l'entou-
rait. Qui aurait pu soupçonner qu'il y avait
un pareil château sur cette pointe isolée! Etant
entré dans la bibliothèque, la plus belle, la
plus considérable, la plus riche du pays assu-
rait-on, et voyant Magdalena étendue, sans
connaissance, sur une chaise-longue, il fut pris
d'une grande compassion. Il se trouvait en fa-
ce d'une toute jeune femme, entourée de luxe;
d'une femme qui n'était jamais à la peine d'ex-
primer un désir probablement, puisque ses
moindres caprices devaient être satisfaits im-
médiatement.. . Cependant, elle allait peut-
être mourir! . . . Car le médecin n'eut pas plus
tôt jeté les yeux sur la malade qu'il comprit
que son état était très critique.
— T-Depuis quand Mme de L'Aigle est-elle
dans cet état? demanda le médecin, lorsqu'il
eut tâté le poulx et ausculté le coeur de la
malade
— Depuis ... Je ne sais pas . . . balbutia Clau-
de, d'une voix remplie de sanglots.
— Nous avons essayé de ramener Mme de
L'Aigle à sa connaissance par tous les moyens
possibles, d'abord; mais, n'y parvenant pas,
nous vous avons envoyé chercher immédiate-
ment, docteur, répondit Mme d'Artois.
— Qu'est-ce qui a déterminé cet évanouisse-
ment? demanda le docteur Thyrol, s'adressan^^
à Mme d'Artois, cette fois.
Elle pâlit. Il lui faudrait donc raconter l'in-
cident de l'entête du journal? Or, qui pour-
rait dire quels résultats cela aurait pour l'a-
venir? Malheureusement, Magdalena avait
des secrets à cacher et... Cependant, son de-
voir lui dictait de communiquer au médecin ce
qu'elle soupçonnait.
— Élle a excessivement peur du vent, fit sou-
dain la voix de Claude, et cette sorte de cy-
clone que nous avons eu, l'a horriblement ef-
frayée. Puis, il s'est produit une panique par-
mi les domestiques . . .
Mais le médecin n'écoutait plus les explica-
tions qu'on lui donnait; penché sur Magdalena,
il la vit tressaillir deux ou trois fois . . . Allait-
elle reprendre connaissance? Non. C'était
plutôt infiniment grave et dangereux ces tres-
saillements ... Il fronça les sourcils et une ex-
pression d'inquiétude se peignit sur son visa-
ge.
Levant les yeux, le regard du docteur Thy-
rol croisa celui de Mme d'Artois; elle aussi
avait compris; elle aussi pressentait l'état de
gravité de la jeune femme, c'était évident.
-Il va falloir transporter Mme d/ ^ Aigle
dans sa chambre, la déshabiller et l^M^^^^
lit immédiatement, dit le médecin.
— La chambre de Mme de L'A|^®
deuxième; comment la transport/- demanda
Mme d'Artois. Ce canapé, reprfelle, en dé-
signant le large et confortable/^^^P®
bibliothèque.
— Lorsque la malade reviendA ^ sa connais-
sance, il serait préférable qi/% '^^î dans
sa chambre à coucher, je cro*' médecin.
Jeune fille, ajouta-t-il, en s'A^ssant a Rosnie
qui, retirée un peu à l'écA pleurait toutes
ses larmes, ayez donc la fite de dire au do-
mestique qui est venu me /ercher chez moi, de
venir ici, sans perdre ly mstant. Vous^ me
pardonnerez bien, n'est-/ P^s, M. de L Aigle,
si je me permets de (finer des ordres dans
votre maison ? Ce n'e/ ni le temps ni l'occa-
sion de. . .
—Donnez les ordr^ il faut, docteur, re-
pondit Claude; non s/ilement aux domestiques,
mais à nous aussj/^ ajouta-t-il en désignant
Mme d'Artois. M/ femme! Ma Magdalena!
O mon Dieu! san^^^-'^-^^'^ , x»*- i
Nous transposerons Mme de L'Aigle au
deuxième, dans A chaise-longue; en prenant
d'infinies précayions, nous y réussirons, dit le
médecin. . , , -, -, ^
Magdalena installée dans sa chambre et
couchée dans/on Ht. Elle était toujours éva-
nouie. Le dateur Thyrol et Mme d'Artois
étaient aup'âs d'elle; Rosine était allée cher-
cher un supplément de couvertures, dans une
autre pièc^; Claude, dans le corridor, marchait
de long ei large; il était littéralement fou d'in-
^"stmdaii» Magdalena eut un de ces tressail-
lements<liii avaient tant effrayé Mme d'Artois.
Le médecin, encore cette fois, fronça les sour-
cils; x'e nouveau aussi, ses yeux rencontrèrent
ceux de l'amie de la jeune malade.
--Ces tressaillements. Docteur. . . murmu-
ra-t-elle. Ce sont. . .
— Ce sont de légères convulsions. Madame,
répondit-il.
— Mon Dieu! s'écria Mme d'Artois. Mais!
Elle va mourir cette enfant!
—Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir,
répondit le médecin. Mais, ajouta-t-il, pauvre
petite femme! Je crains fort de ne pouvoir la
tirer de là!
— Ce serait ... 0 ciel ! Ce serait épouvanta-
ble! Elle qui est si heureuse, qui est adorée
de son mari, aimée de tous... Sauvez-la, doc-
teur! Sauvez-la! Oh! la pauvre petite!
— -Vous pensez bien que je ferai l'impossible
pour la sauver; Dieu fera le reste... Il faut
d'abord, des bouteilles d'eau chaude à ses pieds,
puis de la glace sur sa tête.
— Je vais m'en occuper immédiatement, ré-
pondit Mme d'Artois. Rosine, reprit-elle, s'a-
dressant à la fille de chambre, qui venait d'en-
trer, restez ici avec le docteur; moi, j'ai affai-
re en bas.
En mettant le pied dans le corridor, Mme
d'Artois se trouva en face de Claude; son vi-
sage tout décomposé disait jusqu'à quel point
il était inquiet.
—Magdalena? demanda-t-il, d'une voix.
9S
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
trembl.ite. Quo dit le médecin, Mme d'Ar-
tois?
— Je r. peux pas vous cacher que la pauvre
enfant es bien malade, M. de L'Aigle, répon-
dit Mme 'Artois en fondant en larmes. Le
médecin vtt des bouteilles d'eau chaude pour
les pieds de^agdalena, et de la glace pour sa
tête. Je vai voir à cela immédiatement.
— Elle n'a as repris connaissance alors?
— Non. Pas ncore, et c'est là ce qui inquiète
le médecm. l.^g, vous serez averti, M. de
L'Aigle, aussitô qu'elle reprendra connaissan-
ce. Pauvre Magalena! Elle avait, sans dou-
te, le pressentimet de ce qui lui arrive aujour-
d'hui, lorsque, le anniversaire de son ma-
riage, elle me disa que son bonheur lui fai-
sait peur; qu'il lui^gmblait qu'il ne pouvait
durer.
— Elle vous a dit cela ma pauvre chérie,
Mme d'Artois? sangU,a Claude. Mon Dieu!
ajouta-t-il, s'il fallait ue je perde ma bien-
aimée!
—Ne désespérons pas conseilla Mme d'Ar-
tois. Le docteur Thyroi^'a l'air d'un hom-
me très capable; ayons confiance en lui...
Mais, surtout, mettons ^^tre confiance en
Dieu !
Arrivée dans la cuisine, Xnie d'Artois fut
très surprise d'y apercevoir -andide. Ayant
appris que Mme de L'Aigle tait malade et
supposant qu'on aurait besoin d'eau chaude,
la cuisinière avait allumé le paie et mis la
bombe sur le feu.
—Vous m'apporterez les boueilles d'eau
chaude dans la bibliothèque, Candde lui dit
Mme d'Artois, et s'il vous plait din à Eusèbe
de casser de la glace et d'en monter immédia-
tement au médecin.
Elle courut presque, à la biblioti^que en-
suite, car elle voulait voir le journal dvnt l'en-
tête avait été presque fatal à Magdale^a.
Oui, le journal était encore là où il était
tombé, et vite, Mme d'Artois s'en empara-
S'approchant de la table à écrire, sur laquelle
brûlait une lampe, elle jeta un coup d'oeil sur
la première page, à l'entête de laquelle elle lut:
"DECOUVERTE D'UNE AFFREUSE
ERREUR JUDICIAIRE.
Arcade Carlin, de G . . . , mort sur l'échaf aud,
il y a huit ans était innocent du crime dont il
fut accusé.
Martin Corbot (dit l'boscot) confesse le dou-
ble crime de vcl et d'assassinat. Arrestation
du meurtrier".
L'article référant à ce terrible drame était
de quatre colonnes complètes; mais, inutile de
le dire, Mme d'Artois n'avait pas le temps de
le lire. D'ailleurs, elle crut vraiment qu'elle
allait, elle aussi, s'évanouir. Elle comprenait
si bien ce qu'avaient dû être les sentiments de
la fille d'Arcade Carlin en lisant cet entête!
—Pauvre Magdalena! Pauvre, pauvre en-
fant! se disait Mme d'Artois, en pleurant.
Combien elle va regretter... si elle vit... de
n'avoir pas tout dit à son mari! Sans doute,
elle lui racontera tout maintenant, de crainte
que les journaux, en parlant du drame d'il y
a huit ans, "ne mentionnent le nom de la fille
d'Arcade Carlin... Magdalena... C'est un
nom assez rare... Et puis, on dira qu'elle a
été adoptée par Zenon Lassève... Ils sont si
indiscrets les journaux!
Elle s'assit près de la table à écrire et elle
éclata en sanglots.
— Et lui. M, de L'Aigle... comment pren-
dra-t-il cette nouvelle? Il est bien bon M. de
L'Aigle; il adore sa femme aussi... mais il
est si... si... correct, si... si fier, si... si
aristocrate, si... si hautain et froid! 0 mon
Dieu! Est-ce que l'heure des épreuves aurait
sonné pour la pauvre petite? Est-ce que l'om-
bre de l'échafaud va se dresser, dorénavant,
entre Magdalena et son mari; son mari qu'elle
aime si follement? Je le crains... oui, je le
crains!
Mais entendant, dans le corridor, le pas
lourd de Candide, Mme d'Artois glissa le ma-
lencontreux journal dans sa poche de robe, se
proposant de le lire aussitôt qu'elle en aurait
la chance.
VI
CLAUDETTE
Toute cette nuit-là et toute la journée du
lendemain, jusqu'à onze heures du soir, Mag-
dalena resta dans le même état.
Mme d'Artois était seule auprès du lit de
la malade, lorsque celle-ci revint à la connais-
sance de ce qui l'entourait.
— Madame d'Artois... murmura-t-elle.
— Magdalena! s'écria Mme d'Artois, au com-
ble de l'étonnement et de la joie, :ar le doc-
teur Thyrol lui avait confié ses craintes, ce
jour-là :
— Madame, avait-il dit, je crains fort que
Mme de L'Aigle ne revienne plus jamais de
cet évanouissement. Le poulx est très faible
et l'action du coeur se fait à peine sentir. . .
— Mon Dieu! s'était écriée Mme d'Artois.
Sûrement! Sûrement, docteur, vous allez
pouvoir la sauver?
— -l'ai fait tout ce que j'ai pu. Madame; Dieu
fera le reste, avait répondu le médecin, d'un
ton où perçait le découragement.
Mais revenons à Magdalena, au moment oii
elle venait d'ouvrir les yeux.
— Oii suis-je? balbuti'a-t-elle.
^ — Dans votre chambre à coucher, ma chérie,
où nous vous avons transportée, répondit, Mme
d'Artois.
— J'ai donc été malade?
— Oui. Un peu, Magdalena. Rien de bien
grave, vous savez, fit Mme d'Artois en es-
sayant de sourire, afin de ne pas effrayer la
jeune femme.
— Claude... murmura-t-elle en jetant un
coup d'oeil autour d'elle.
— M. de L'Aigle. . . Je vais aller le chercher.
Il m'a bien recommandé de l'en avertir, aussi-
tôt que vous seriez mieux. Je vais avertir le
médecin aussi car. . .
—Le médecin, dites-vous? Vous avez fait
venir le médecin? J'ai donc été bien malade?
— Je vais vous dire franchement ce qui en
est, Magdalena : vous avez eu peur du vent,
très peur, et vous vous êtes évanouie; c'est
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
99
pourquoi M. de L'Aigle a fait venir le méde-
cin.
— Le vent... Ah! oui, le vent... Vente-t-il
encore? demanda la malade qui, évidemment,
était sous l'impression qu'elle n'avait été
qu'une heure ou deux sans connaissance.
— Non, chère enfant, il n'y a plus un seul
souffle de brise.
— Ah! Tant mieux!
Le docteur Thyrol s'était jeté, tout habillé,
sur le canapé du boudoir. Mme d'Artois alla
l'éveiller.
— Qu'y a-t~il? demanda-t-il. Mme de L'Ai-
gle. . . Elle n'est pas. . .
— Elle a repris connaissance, docteur, fit
Mme d'Artois en souriant.
—Oh! Vraiment?
— Oui. Je vais vous conduire auprès d'elle,
puis je courrai avertir M. de L'Aigle.
Magdalena reconnut immédiatement le doc-
teur Thyrol, car c'est lui qui avait été appelé
à La Hutte, lors de l'accident arrivé à Claude
de L'Aigle, (on se souvient de cet accident).
Mais le médecin lui, n'avait certes pas recon-
nu en Mme de L'Aigle le jeune pêcheur et ba-
telier Théo, inutile de le dire.
Sans qu'on comprit comment cela se faisait,
la bonne nouvelle se répandit immédiatement
dans toute la maison : Mme de L'Aigle avait
repris connaissance, et quoique les domesti-
ques continueraient à être fort inquiets au su-
jet de la jeune femme; quoique, pour quelques
heures, quelques jours encore peut-être, ils de-
vaient se garder de faire le moindre bruit;
qu'ils marcheraient sur la pointe des pieds et
qu'ils chuchotteraient entr'eux, ils espéraient
maintenant que l'Ange de la mort avait dé-
ployé ses ailes et avait quitté les abords de
L'Aire.
Chose étrange, Magdalena ne paraissait pas
se rappeler de ce qui avait été cause de son
évanouissement, et cela soulageait beaucoup
Mme d'Artois. Elle avait tant craint des scè-
nes, des crises nerveuses, ou bien des ques-
tions, auxquelles il lui aurait été difficile de
répondre! Qui sait? Il arrivait parfois qu'un
malade oubliait complètement, pour un certain
temps du moins, la raison qui avait déterminé
sa maladie... Sans doute, Magdalena se rap-
pelerait un jour; mais de nouveaux devoirs
allaient remplir sa vie et le souvenir de ce
qui s'était passé serait peut-être très lent à
venir. C'était à espérer! Connaissant la jeu-
ne femme comme elle la connaissait, sa com-
pagne savait bien que, la mémoire lui reve-
nant, elle souffrirait et beaucoup. Pauvre
Magdalena! Elle avait voulu garder, vis-à-vis
de son mari, le secret de son passé; aujour-
d'hui, son passé la confrontait et menaçait de
troubler sa vie, jusque-là si paisible.
— Que Dieu la protège, la pauvre petite! pri-
ait Mme d'Artois.
Zenon Lassève était à L'Aire, depuis quel-
ques heures. Mme d'Artois avait suggéré à
Claude l'idée de l'envoyer chercher.
— Ce n'est pas que je sois sous l'impression
qu'il y a du danger, M. de L'Aigle, avait-elle
dit, faisant, sans scrupule, ce léger menson-
ge; seulement, M. Lassève aime Magdalena
comme si elle était sa fille et il me semble que
sa place est ici.
— Qu'Eusèbe se rende à La Hutte sans re-
tard, avait répondu Claude, et qu'il en ramène
M. Lassève.
Mais quoique Zenon Lassève fut sous le mê-
me toit qu'elle, Mme d'Artois n'avait pas eu
encore l'occasion de l'entretenir seul. Il igno-
rait donc la cause de l'évanouissement de Mag-
dalena et à moins qu'il ne lut les journaux, ce
qui était peu probable, sous les circonstances,
il croirait, tout comme Claude, que la jeune
famme avait eu peur du vent, au point de s'é-
vanouir.
Quoique Mme de L'Aigle ne fut plus dans
un danger immédiat, elle n'était pas encore
"hors du bois" pour parler comme le docteur
Thyrol. Claude, Zenon Lassève, Mme d'Ar-
tois, les domestiques, connurent bien des heu-
res d'inquiétude, d'angoisses même.
Enfin, le 24 octobre, à sept heures du ma-
tin, une autre nouvelle circula dans la maison:
une héritière était née aux de L'Aigle; une
belle enfant, bien constituée et ayant bonne
envie de vivre, si on pouvait en juger par la
force de ses poumons. Quant à la jeune mère,
elle était. Dieu merci! aussi bien portante
qu'il était permis de l'espérer, sous les cir-
constances.
Ce ne fut que le surlendemain de la nais-
sance de l'enfant que le docteur Thyrol retour-
na chez lui- Il savait pouvoir, en toute sûreté,
laisser sa malade aux soins dévoués de Mme
d'Artois et de Rosine. Il reviendrait, tous les
deux jours cependant, pendant une semaine
encore et il amènerait Leola, sa femme, avec
lui, vers la fin de la semaine, puisque Mme
de L'Aigle avait exprimé le désir de faire sa
connaissance.
Bientôt, plus tôt qu'on ne l'avait espéré,
Magdalena fut en pleine convalescence, puis,
enfin, elle put quitter sa chambre et prendre
part à la vie commune. C'est alors qu'on ré-
solut de faire baptiser la petite héritière et de
donner un grand banquet pour la circonstance.
Le curé de Saint-André vint à L'Aire et bap-
tisa l'enfant lui-même, puis il présida au ban-
quet, auquel avaient été conviés Zenon Lassè-
ve, Séverin Rocques, le docteur Thyrol et Mme
Thyrol.
Les parrain et marraine furent Zenon Las-
sève et Mme d'Artois. L'héritière des de L'Ai-
gle reçut, au baptême, le nom de Claudette.
VII
L'IDOLE
Claudette, à six mois, était l'idole de tous, à
L'Aire. Magdalena et Claude l'adoraient, inu-
tile de le dire, n'est-ce pas? Mme d'Artois
assurait qu'il n'existait nulle part, de par le
monde, de bébé aussi parfait que sa petite fil-
leule. Rosine était littéralement folle de la
mignonne, qu'on lui avait donnée en soin. Car,
depuis la naissance de Claudette, Rosine n'é-
tait plus fille de chambre; elle était devenue
bonne d'enfant. Plus tard, elle aurait le titre
de gouvernante. Une jeune fille du village,
une orpheline du nom de Suzelle Desbois, qui
100
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
avait été chaleureusement recommandée aux
de L'Aigle par le docteur et Mme Thyrol, rem-
plissait les fonctions de fille de chambre main-
tenant. Mais, pour continuer notre énuméra-
tion : Candide ne regrettait qu'une chose, c'é-
tait que la petite Claudette fut encore trop
jeune pour manger de ces mets exquis que la
cuisinière de L'Aire savait si bien confection-
ner. Cela viendrait, avec le temps; en atten-
dant, Candide tenait bien propres les bouteil-
les contenant le lait du bébé. Eusèbe, d'ha-
bitude froid et quelque peu gourmé, se déri-
dait lorsqu'il apercevait Claudette dans les
bras de Mme de L'Aigle, de Mme d'Artois ou
de Rosine. Xavier disait à qui voulait l'en-
tendre que le cher petit ange avait hérité du
^oût de sa mère pour les fleurs, pour les roses
surtout. Lorsque Claudette pleurait, on n'a-
vait qu'à lui présenter une rose (dont on avait
eu soin d'arracher les épines, on le pense bien)
et elle se consolait aussitôt; c'est dire, n'est-ce
pas que le jardinier rafollait de l'enfant. Quant
à Pietro, il faisait déjà des projets dans les-
quels Claudette jouerait le premier rôle un
jour. N'avait-il pas vu, alors qu'il était allé à
Québec, par affaires pour son maître, tout der-
nièrement, n'avait-il pas vu dis-je, une paire
de pony, attelés à un bij'ou de petite voiture?
Depuis, il rêvait de pony semblables, qui se-
raient installés dans les stalles voisines de cel-
le de Spectre ... Ils seraient blancs ces pony,
blancs comme du lait... ou plutôt, non! ils
seraient de nuance crème, avec crinières et
queues noires. . . Ce serait lui, Pietro qui, plus
tard (Oh! beaucoup plus tard, bien sûr) don-
nerait les premières leçons à Mlle Claudette;
il lui montrerait à tenir les rubans de la main
gauche, le fouet de la main droite, etc., etc.
La première fois que Claudette avait souri,
la nouvelle s'en était répandue dans toute la
maison, et Eusèbe était allé aux écuries an-
noncer la chose à Pietro. Affectant un air
froid, moqueur même, il dit :
— Il y a beaucoup d'excitation, dans le mo-
ment, à la maison, je vous le dis, Pietro!
— Vraiment? s'écria l'homme d'écurie, sou-
dainement inquiet. La petite?
— Oui, la petite. . . Elle a souri, parait-il, fit
Eusèbe d'un ton qu'il essaya de rendre sarcas-
tique. ^ N'est-ce pas que c'est extraordinaire ?
— Bien sûr que c'est extraordinaire! répon-
dit, de bonne foi, l'homme d'écurie. Elle est si
jeune encore la chère mignonne!
— Sans doute! Sans doute! répondit Eusèbe
d'un ton qu'il parvint à rendre indifférent.
Mais, cette folle de Rosine. . .
— Ah! Mais! Tiens! Je vous connais, vous,
mon bon! s'exclama Pietro, en clignant de
ToeiL^ Vous adorez la petite; oui, vous l'ado-
rez; je le sais, et quoique vous aimiez à vous
prendre "des airs", je suis convaincu d'une
chose; c'est que vous êtes tout aussi excité
que les autres, en ce moment et la preuve en
est que vous avez pris la peine de venir m'an-
noncer la nouvelle, ici.
— Allons donc! fit Eusèbe en haussant les
épaules.
Tout de même, il se hâta de retourner à la
maison, car il espérait rencontrer Rosine dans
un des corridors et avoir la chance de l'enten-
dre lui raconter "l'événement", dans tou3 ses
détails.
Lorsque Claudette avait gazouillé pour la
première fois, on se l'était dit. Les uns pré-
tendaient même qu'elle disait : "papa", "ma-
man". A six mois! N'était-ce pas extraordi-
naire? Mais, aussi, jamais il ne s'était vu un
bébé qui put être comparé à leur trésor!
La seule qui ne fut pas enthousiasmée au su-
jet de l'héritière des de L'Aigle c'était, est-ce
nécessaire de le dire? Euphémie Cotonnier.
Elle n'avait que des paroles sarcastiques à l'a-
dresse de sa tante et des autres domestiques.
Elle ne ménageait pas Rosine; elle ne ména-
geait pas Suzelle non plus; ne cessant de les
ridiculiser au sujet du bébé, que toutes deux
adoptaient. De fait elle était devenue telle-
ment désagréable cette pauvre Euphémie,
qu'elle se faisait détester de tous. Elle conti-
nuait à occuper les quartiers des domestiques,
tandis que Rosine, depuis qu'elle était devenue
bonne d'enfant, occupait l'une des chambres
du deuxième palier; cela seul eut suffi pour
mettre en colère la secrétaire de M. de L'Ai-
gle.
— Cette bonne d'enfant, qui est installée sur
le deuxième palier! avait-elle dit un jour à
Candide. Et Suzelle, la fille de chambre, qui
passe toutes ses veillées, elle aussi, sur le
deuxième palier, en compagnie de Rosine!
C'est. . . c'est révoltant, à la fin, et il me prend
envie parfois, de démissionner comme secrétai-
re de M. de L'Aigle, ma tante, et d'essayer de
m'engager ailleurs . . . dans une maison mieux
organisée que celle-ci.
— Chose certaine, Euphémie, avait répondu
Candide d'un ton mécontent, c'est que tu te
verrais obligée de chercher à t'engagcr ail-
leurs, de quitter L'Aire en deux temps, si tes
paroles étaient répétées soit à M. de L'Aigle,
soit à Mme de L'Aigle.
— Eh! bien, c'est assez ennuyant ici que...
— Pourquoi n'avoir pas fait ce que je t'ai
conseillé, dès ton arrivée à L'Aire? Pour-
quoi n'es-tu pas devenue amie avec Rosine, plu-
tôt que de la traiter comme une servante ordi-
naire? Mme d'Artois m'a dit que Rosine était
tout aussi instruite que toi; elle a même ajou-
té qu'elle avait reçu une meilleure éducation
que toi.
— Oh! Cette Mme d'Artois! En voilà une
que je déteste!
— Vois donc Suzelle, reprit Candide, sans re-
lever l'exclamation de sa nièce; elle passe tou-
tes ses veillées avec Rosine; elles lisent tou-
tes deux, elles brodent, elles tricottent, elles
causent. . .
— M'associer avec une bonne d'enfant et une
fille de chambre!
— Ah! tiens! Tu m'impatientes, à la fin, Eu-
phémie! Je me suis pourtant donnée assez de
peine pour te faire entrer ici; mais si tu n'es
pas satisfaite, ma fille, tu fais aussi bien de
t'en aller.
Mais Euphémie eut bien garde de s'en aller,
car, malgré tout, malgré qu'elle se considérât
humiliée souvent, jamais elle n'avait vécu au
milieu de tant de confort que depuis qu'elle
était à L'Aire.
— Oh! Mlle Cotonnier, lui avait dit Rosine,
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
101
un jour qu'elle avait rencontré la sécrétaire
dans un corridor, avez-vous vu comme elle est
belle, belle, notre petite Claudette?
Ce-disant, elle s'était approchée d'Euphémie
et avait découvert le doux visage du bébé qu'el-
le tenait dans ses bras.
— Ah! Laissez-moi, hein, Rosine! s'était
écriée Euphémie, en repoussant rudement la
bonne d'enfant, ça m'ennuie, moi, des bébés!
Magdalena, qui passait, à cet instant, l'en-
tendit. Elle jeta un regard étonné sur la sé-
crétaire et celle-ci eut la bonne grâce de rou-
gir.
Chaque soir, après le dîner, Magdalena
allait rendre visite à Claudette et s'assurer
que tout était à l'ordre pour la nuit. La cham-
bre de la petite était une grande pièce, dans
laquelle le soleil pénétrait librement, à tra-
vers quatre longues et larges fenêtres. Atte-
nant à cette chambre était un boudoir, dont
Rosine avait eu l'idée, tout d'abord, de faire sa
propre chambre à coucher; mais elle avait fait
mieux que cela; elle partageait la même pièce
que Claudette; de cette manière, elle possédait
un boudoir, ce dont elle n'était pas peu fière.
Dans ce boudoir elle et Suzelle passaient d'a-
gréables veillées. Si on avait demandé à Ro-
sine qu'elle était la personne la plus heureuse
du monde, elle eut répondu :
— C'est Mme de L'Aigle... Ensuite, c'est
moi, puis Suzelle. Pensez-y! J'ai la charge
de Claudette, un vrai petit ange du bon Dieu;
je partage même sa chambre. De plus, je ne
me prive vraiment de rien, puisque j'ai aussi
mon boudoir privé, eut-elle ajouté en riant.
Un soir du mois de mai, Claude étant allé
inspecter certaines améliorations que ses do-
mestiques étaient à faire sur le chemin de voi-
ture, Magdalena et Mme d'Artois s'installèrent
dans le corridor d'entrée et causèrent ensemble.
Mme d'Artois était toujours très étonnée de
constater que Magdalena ne s'était jamais rap-
pelée de cet entête de journal qui pourtant l'a-
vait impressionnée au point de la conduire à
deux doigts de la mort. Elle s'attendait, cha-
que jour, à ce qu'un incident quelconque se pro-
duisit qui lui rappellerait la chose. Le procès
de Martin Corbot devait être à la veille d'avoir
lieu. Quel effet ce procès aurait-il sur la jeu-
ne femme? Mme d'Artois ne pouvait pas em-
pêcher Magdalena de lire les journaux, bien
sûr . . . alors . . .
— Je monte dire bonsoir à ma petite chérie,
Mme d'Artois, dit soudain Magdalena, inter-
rompant les réflexions de son amie. Désirez-
vous m'accompagner ?
— Certes, oui, Magdalena! La chère mi-
gnonne! Je vous dis que ce bébé est une vraie
merveille de finesse et de beauté! Que vous
devez être heureuse de posséder pareil trésor!
— Je le suis, croyez-le! répondit Magdalena
en souriant.
Pénétrant dans la chambre de Claudette, les
deux femmes se dirigèrent vers le berceau, un
vrai nid de broderies et de dentelles; de plus
un véritable chef -d'oeuvre de sculpture, car ce
berceau était un cadeau de Séverin. L'enfant
dormait, les poings fermés. La jeune mère et
Mme d'Artois l'admirèrent pendant quelques
instants; mais craignant de l'éveiller, chacune
d'elles déposa un baiser sur le front de la mi-
gnonne, puis elles se disposaient à quitter la
pièce, lorsqu'elles entendirent les voix de Ro-
sine et de Suzelle, dans le boudoir; alors, Mag-
dalena et sa compagne prirent la direction de
cette pièce.
— Oh! Mme de L'Aigle! s'écria Rosine, en
se levant; exemple que suivit Suzelle.
— Ah! Vous êtes à faire de la broderie? de-
manda Magdalena, en désignant l'ouvrage que
les deux jeunes filles tenaient à la main. C'est
un très agréable passe-temps. Mais, que bro-
dez-vous donc?
— C'est un patron que j'ai trouvé, dans un li-
vre de modes, que Mme d'Artois m'a prêté,
Madame, répondit Rosine, car Suzelle était
bien trop timide pour parler; elle se conten-
tait de rougir. Nous sommes à broder un pe-
tit trousseau pour Claudette. . . et ça sera joli,
je crois.
— Chères enfants! fit Magdalena, dont les
yeux devinrent humides. Mais, c'est que c'est
magnifique! Voyez-donc, Mme d'Artois!
— C'est un patron difficile; et vous l'exécu-
tez bien, toutes deux, dit Mme d'Artois. Qui
vous a montré à broder ainsi?
— Moi, je l'ai appris au couvent, répondit Ro-
sine.
— Et Rosine m'a donné des leçons, à moi,
acheva Suzelle.
— Voyez-vous. Madame, dit Rosine en sou-
riant et s'adressant à Magdalena, travailler
pour la chère petite, c'est un véritable bonheur
pour nous, Suzelle et moi. Le beau petit ange!
Nous l'aimons tant!
— Vous êtes de bonnes et aimables jeunes
filles, toutes deux! s'écria la jeune mère, gran-
dement émue assurément. Vous vous plaisez,
à L'Aire, Suzelle? demanda-t-elle.
— 0 Madame! Si je m'y plais! Jamais je
n'ai été aussi heureuse de ma vie! répondit la
fille de chambre,
— Tant mieux! dit Magdalena. Je tiens à
ce que tous soient heureux ici.
Au lieu de retourner au corridor d'entrée,
Magdalena et Mme d'Artois se rendirent à la
bibliothèque.
— Tiens! s'écria Magdalena. Le courrier
est donc arrivé déjà. Ah! ajouta-t-elle aussi-
tôt, d'un ton déçu, il n'y a pas de lettres; seu-
lement des journaux et une revue!
Mme d'Artois s'empara de la revue; la jeune
femme déplia un journal et pendant quelques
instants, on eut pu entendre le bruit de papier
froissé. Mais tout à coup :
— Oh! Oh! Je me souviens!
C'était la voix de Magdalena qui venait de
se faire entendre.
— Qu'y a-t-il ? demanda vivement Mme d'Ar-
tois, en s'approchant de la jeune femme, dont
le visage était blanc comme un linge.
— Mon père. . . murmura Magdalena. Sa
mort. . . sur l'échafaud. . . Il était innocent. . .
Martin Corbot, l'boscot. . . Oh! Mme d'Artois!
je sais, maintenant; je sais ce qui a déterminé
cette maladie que j'ai eue. O ciel! 0 ciel!
— Magdalena, chère enfant, ne vous déso-
lez pas ainsi, je vous en prie!... M. de L'Ai-
gle ... Il pourrait entrer ici, d'une minute à
l'autre . . . Comment lui expliqueriez-vous . . .
102
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Ah! Mme d'Artois... Claude... Il fi-
nira par tout découvrir... Il devinera que
c'est moi Magdalena Carlin; que je suis la fille
d'un pendu, et quoiqu'il fut un innocent, un
martyr, mon pauvre père, Claude, qu'en pen-
sera-t-il ? . . . On a commencé le procès du
boscot... Les journaux parleront de la fille
d'Arcade Carlin qui avait été adoptée par Ze-
non Lassève... Que faire, mon Dieu! que
faire?... Que feriez-vous, à ma place, Mme
d'Artois ? Lui diriez-vous, à Claude, avant
qu'il apprenne tout par les journaux?
— Peut-être vaudrait-il mieux qu'il appren-
drait tout de vous, Magdalena, répondit Mme
d'Artois. Cependant, chère enfant, je ne peux
pas vous donner de conseils à ce sujet. Mais,
après tout, reprit-elle, votre père était inno-
cent; s'il est monté sur l'échafaud, il est mort
martyr et non coupable.
— Claude me reprochera de ne pas l'avoir
mis au courant, avant notre mariage peut-
être. . . murmura la jeune femme.
— Je ne le crois pas, Magdalena. Non, réel-
lement, je ne crois pas que votre mari vous
fasse de reproches.
— Demain, oui, demain, je lui dirai tout! fit
la jeune femme, résolue soudain. Et ça ne se-
ra pas trop tôt non plus. Qui sait ce que con-
tiendront les journaux de demain soir?
— Je crois que c'est une sage résolution que
vous venez de prendre, ma chérie.
— 0 ciel! Si Claude me fait des reproches,
je ne m'en consolerai jamais! s'exclama Mag-
dalena en fondant en larmes.
— Votre mari vous adore et. . . Mais, voilà
M. de L'Aigle! Montez à votre chambre vous
baigner les yeux, Magdalena, conseilla Mme
d'Artois. Vous avez pleuré, et ça se voit.
Magdalena s'esquiva. Elle ne revint à la
bibliothèque que lorsqu'elle fut certaine que
les larmes qu'elle venait de verser n'avaient
laissé aucune trace.
VIII
COMMENT CLAUDE PRIT LA NOUVELLE
Le lendemain avant-midi, Claude étant allé
au Portage par affaires, Mme d'Artois racon-
ta à Magdalena ce qu'elle savait à propos de
l'arrestation de Martin Corbot. Les détails
qu'elle donna, elle les avait lus dans différents
journaux.
D'abord, Martin Corbot, on le sait, détestait
Arcade Carlin et il cherchait un moyen de se
venger de lui; ce moyen il le trouva lorsque
Baptiste Dubien vendit ses terres à une Com-
pagnie Américaine pour la somme de $10,000.
Le hazard, ou plutôt la guignon, qui se plait
à jouer de bien mauvais tours souvent, voulut
qu'Arcade Carlin, à la même époque, reçut de
sa riche marraine un cadeau de $3.000, en bil-
lets de banque américains. L'boscot, qui ne se
gênait guère pour prendre connaissance des
lettres qui passaient par le bureau de poste,
n'avait pas hésité à ouvrir celle de Mme Riche-
pin à son filleul. Après avoir lu cette missive
et constaté qu'elle contenait une somme d'ar-
gent; constatant aussi que la lettre n'avait pas
été enrégistrée, le bossu se dit que sa ven-
geance était proche. . . et quelle vengeance!
Donc, la veille du jour où Baptiste Dubien
devait aller déposer son argent à la banque,
vers les onze heures du soir, Martin Corbot,
certain que tout le village dormait, quitta fur-
tivement le bureau de poste, au-dessus duquel
il avait son logement, et s'achemina vers la
demeure de Dubien. Certes, il n'avait pas l'in-
tention de commettre un meurtre; il voulait
seulement s'approprier la somme de S3.000, et
s'arranger ensuite pour qu'on accusât Arcade
Carlin de ce vol. Plus tard, beaucoup plus tard,
Martin Corbot se disait qu'il trouverait bien
l'occasion de jouir de ces $3.000, lui-même.
L'boscot savait que Baptiste Dubien avait
mis son argent dans une enveloppe cachetée et
que cette enveloppe était dans le tiroir du lave-
mains de sa chambre à coucher. Or, rien de
plus facile que de s'en emparer, entendu sur-
tout que ce pauvre Dubien se ventait, assez
souvent, "de dormir si dur, que la maison pou-
vait bien lui tomber dessus, sans que ça l'éveil-
lât".
Cependant, il eut fallu que Martin Corbot
comptât sur l'inquiétude de Baptiste Dubien,
à propos de ses $10,000. On ne peut dormir
sur ses deux oreilles quand on a une petite for-
tune dans sa maison; une fortune qui, certaine-
ment, devait susciter la cupidité de plus d'un.
L'boscot pénétra facilement dans la maison
et à pas de loup, il se rendit dans la chambre
de Baptiste Dubien. Le lave-main était tout
près du lit. Ne faisant pas plus de bruit qu'un
chat, ou un tigre, le voleur s'approcha du meu-
ble en question et se mit à tirer sur le tiroir.
Mais voilà que Dubien venait de remuer, puis
de s'asseoir tout droit dans son lit.
— Martin Corbot. . . murmura-t-il, tandis
qu'un expression d'étonnement paraissait sur
son visage. Que. . . que venez-vous faire ici?
Silence, ou je. . .
— Au vol. . . commença Baptiste Dubien.
Mais, en un bond, l'boscot fut sur lui, l'é-
treignant à la gorge de ses énormes mains, qui
possédaient une force vraiment extraordinai-
re, on le sait.
En quelques secondes, ce fut fait : Baptiste
Dubien était retombé sur ses oreillers, mort,
étranglé, et Martin Corbot était devenu un as-
sassin
Le monstre qui venait de commettre cet hor-
rible meurtre ne donna aucun signe d'émotion,
ni de repentir. S'étant assuré que sa victime
ne respirait plus, il ouvrit le tiroir du lave-
mains, y prit l'enveloppe cachetée et l'ayant
ouverte, en retira trois billets de banque de
$1.000 chacun.
Ensuite, toujours à pas de loup, il quitta
la chambre de Baptiste Dubien, puis la maison,
et bientôt il rentrait chez lui.
On se souvient de ce qui s'était passé. Le
lendemain. Arcade Carlin était arrêté pour le
double crime de vol et d'assassinat.
Le bossu frottait l'une contre l'autre ses
énormes mains. Il ne cessait de rire et de se
féliciter du beau tour qu'il avait joué à Arca-
de Carlin. Tout avait si bien réussi! Quel
succès! Quelle vengeance! Il délirait de joie
le vilain boscot.
Mais ce fut un délire d'assez courte durée.
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
103
Un soir, vers les neuf heures et demie, le bu-
reau de poste étant fermé, Martin Corbot s'é-
tait installé sur un canapé, et il lisait, avec une
joie méchante, un journal dans lequel il était
question de l'assassinat de Baptiste Dubien et
du vol des $3.000. Le journal contenait, en
plus, un portrait de l'homme assassiné et aus-
si celui d'Arcade Carlin, l'accusé. Pourrait-on
désirer plus complète vengeance? . . . Ah! Ar-
cade Carlin l'avait méprisé, lui, Martin Corbot;
il avait affecté de ne jamais rire de ses farces,
hein? Eh! bien, aujourd'hui...
A ce moment, on frappa à la porte.
— Qui est là ? demanda l'boscot.
— C'est moi, répondit une voix que le bossu
ne reconnut pas.
— Qui, vous ? . . . Si c'est pour votre malle,
ne venez pas me badrer! Le bureau est fer-
mé, vous devriez le savoir.
— Laissez-moi entrer, Corbot, lui dit-on.
— Que me voulez-vous ? . . . Et pourquoi ne
^ites-vous pas votre nom ?
— J'ai absolument affaire à vous, fit-on, du
dehors. Si vous r'fusez de m'iaisser entrer,
tant pis pour vous!
Maugréant, l'boscot alla ouvrir et il se trou-
va en face d'un homme en haillons, un pitoya-
ble individu, dont le nom de famille, ainsi que
le prénom étaient Job, Job Job était bien le
chemineau le plus sale, le plus dégoûtant, le
plus repoussant de la terre.
— Job Job! s'écria Martin Corbot! Que viens-
tu faire ici ?
— Je vous l'ai dit, j'ai affaire à vous.
— Ah! Va-t-en! cria l'boscot, essayant de
refermer la porte sur le chemineau.
Mais Job Job s'était jeté sur la porte, l'a-
vait ouverte d'une poussée et bientôt, il était
en possession de l'une des chaises de la salle
d'entrée.
— J'suis venu vous d'mander à souper, an-
nonça-t-il.
— A souper? Impossible, mon bon, répondit
le bossu. Sors! ordonna-t-iL Sors immédia-
tement, immédiatement, entends-tu, sale gué-
nilleux!
— Je n'ai pas mangé depuis hier soir, Martin
Corbot.
-y-Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse, à
moi, que tu n'aies pas mangé depuis hier soir,
je te le demande! Sors d'ici, et plus vite que
ça! dit Martin Corbot, en s'élançant sur le che-
mineau, les mains ouvertes, les doigts croches,
comme pour étrangler.
— Hein! Quoi! s'exclama Job Job, Vous
voulez m'étrangler, peut-être, Corbot..*. com-
me vous avez étranglé ce pauvre M. Dubien?
Le bossu fit un pas en arrière et une pâleur
livide couvrit soudain son visage si monstru-
eusement laid.
— Comment? . . . Qu'as-tu dit. Job Job? . . .
Tu sais donc ? . . . balbutia-t-il.
. — J'sais tout... tout, entendez-vous, répon-
dit le chemineau. J'vous ai vu. . . ce soir-là. . .
J'ai même pénétré dans la maison d'Monsieur
Dubien derrière vous... J'vous ai vu étran-
gler votre homme, en un tour de main, Martin
Corbot. . . J'vous ai vu aussi prendre l'argent
dans l'enveloppe et...
— Eh! bien, tu as vu trop de choses, mon pau-
vre Job Job, fit l'boscot en riant d'un rire ef-
frayant. A ton tour maintenant!
Encore une fois, il s'élança sur le chemineau.
Mais presqu'aussitôt, il recula et, de nouveau,
il pâlit; car Job Job venait de pointer sur lui
un revolver chargé à sept coups.
— Il est chargé, soyez-en certain, fit Job Job,
en désignant le revolver. Me prenez-vous pour
un imbécile, Corbot? ajouta-t-il en riant.
Pensez-vous que je m'risquerais, sans être ar-
mé, dans la maison d'un assassin tel que vous ?
Pas si bête!
A partir de ce soir-là, Martin Corbot devint
un homme poursuivi; poursuivi par Job Job,
qui se mit à exercer un terrible chantage sur
le meurtrier.
Cette poursuite, ce chantage, durèrent huit
ans, puis, un soir, l'boscot résolut d'en finir et
de se débarasser à jamais de Job. Il sui-
vit le chemineau, lorsque celui-ci quitta le bu-
reau de poste, une nuit, après lui avoir extor-
qué une jolie somme d'argent, et, à l'aide d'un
gourdin dont il s'était muni, il l'assomma et le
laissa sur le trottoir, pour mort.
Mais Job Job n'était pas mort. Il vécut mê-
me jusqu'à l'aurore et avant de mourir il dé-
voila tout ce qu'il savait concernant l'assassi-
nat de Baptiste Dubien et la culpabilité de
Martin Corbot. On prit en écrit sa confession,
qu'il signa, puis, vers les huit heures, au mo-
ment où l'boscot allait ouvrir le bureau de pos-
te, il était arrêté et conduit en prison. Les
trois mille dollars furent trouvés "sous le
deuxième madrier du plancher de la cuisine",
ainsi que l'avait dit Job Job.
Ce récit que Mme d'Artois venait de lui fai-
re, Magdalena l'avait écouté en pleurant. Mais
elle était résolue, plus que jamais, de tout ra-
conter à son mari. En fin de compte, l'inno-
cence de son père (dont ni elle, ni Zenon Las-
sève n'avait jamais douté d'ailleurs) était re-
connue maintenant et elle n'avait pas à rou-
gir de lui; loin de là!
Il est vrai que Claude pourrait lui reprocher
son silence; il reprocherait peut-être à Magda-
lena de l'avoir épousé sans lui dire que son pè-
re était mort sur l'échafaud. . .
— Ah! Qui sait? se disait-elle. Malgré
tout l'amour qu'il avait pour moi, peut-être
Claude eut-il hésité avant d'épouser la fille
d'un pendu, tout innocent fut-il. . . 0 ciel! Au-
rai-je la force, le courage de tout lui racon-
ter?... S'il allait me repousser ensuite, ou
me mépriser, ou me hair ? . . . Cependant, je
n'ai pas le choix; je ne puis courir le risque
qu'il apprenne la chose par les journaux, ce
qui arriverait infailliblement... Ce soir...
oui, pas plus tard que ce soir, je lui dirai...
Dieu veuille qu'il ne me fasse pas de reproches;
j'en mourrais!
Dans le courant de l'après-midi, Claude pro-
posa à Magdalena une promenade à cheval.
Le temps était admirable et une bonne chevau-
chée leur ferait du bien à tous deux.
— ^9 t^ t^'-or"^ pâle, ma chérie, lui dit-il. Tu
n'es pas malade ?
— Mais, non! Pas du tout, Claude.
— Vous aussi, vous êtes pâle, Mme d'Artois,
reprit Claude. Qu'y a-t-il? Quelque chose
va-t-il mal ici? Claudette. . .
104
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Si je suis pâle, M. de L'Aigle, répondit
Mme d'Artois, c'est que je suis menacée de la
migraine, je crois. Quant à Magdalena, elle a
besoin d'un peu d'exercice en plein air tout
simplement.
Claude et Magdalena se rendirent jusqu'au
Portage. En revenant, et au moment de pas-
ser près du Rocher Malin, Magdalena dit :
— Claude, pourquoi contournons-nous tou-
jours ce rocher, plutôt que de passer devant?
— C'est à cause de l'ombre qu'il projette, et
qui effraie étrangement les chevaux. Ce n'est
pas sans raison que ce rocher est désigné du
nom de Rocher Malin, tu sais, Magdalena; il a
été cause de plus d'un accidx^nt, dit-on.
— Vraiment? fit la jeune femme. Ça m'a
l'air d'être un rocher comme un autre pourtant.
— Tiens, reprit Claude, regarde comme c'est
curieux cette ombre qu'il projette! Cette om-
bre, les chevaux ne se l'expliquent pas et ça
les effraie énormément. Il est rare qu'un che-
val passe devant le Rocher Malin sans pren-
dre le mors aux dents, ou bien, il se jette dans
le fleuve, avec celle ou celui qui le monte ou le
mène, car, vois comme le chemin est étroit...
et le fleuve est tout près.
— Ah! Bah! fit Magdalena. Albinos pas-
serait devant le Rocher Malin sans faire de sot-
tise, j'en suis sûre.
— Ce serait folie d'essayer cependant.
— N'est-ce pas. Albinos, que tu n'aurais pas
peur de l'ombre du Rocher Malin? dit-elle, en
flattant le cou de sa monture. Je vais bien
voir d'ailleurs ajouta-t-elle. Au revoir, Clau-
de!
— Où vas-tu, Magdalena? cria Claude, fou
d'épouvante.
Mais déjà, elle avait donné à Albinos un lé-
ger coup de crevache et le cheval s'était élan-
cé èn avant du sinistre rocher, ou plutôt du ro-
cher à l'ombre sinistre.
C'était un chemin excessivement dangereux,
sur lequel ne passaient que peu de gens et Al-
binos fit bien des "cérémonies" avant de se dé-
cider à passer dans l'ombre projeté par le ro-
cher : il se cabra tout droit, plus d'une fois;
il plongea; il fit des sauts de côté, comme s'il
eut voulu se jeter dans le fleuve; de plus, il re-
nâclait très fort, signe qu'il était véritable-
ment effrayé. Mais Magdalena l'encourageait
de la voix, et enfin, après avoir couru mille
dangers dans l'espace de quelques secondes,
elle arriva de l'autre côté du rocher, où Clau-
de l'attendait, monté sur Spectre.
— Magdalena... balbutia-t-il. Pourquoi...
as-tu agi ainsi?
Claude était très pâle; il était facile de de-
viner qu'il venait de passer par de terribles an-
goisses.
— 0 Claude! répondit-elle, repentante tout
de suite. J'ai voulu faire une expérience...
J'étais sûre, d'ailleurs, qu'Albinos passerait
devant le Rocher Malin et. . .
— J'ai cru que c'en était fait de toi, Magda-
lena! fit Claude d'une voix tremblante. Je
voulais te suivre; mais Spectre n'a jamais vou-
lu passer. . . Ma chérie, promets-moi que tu
ne courras plus jamais de pareils risques.
— Je te le promets, Claude! J'ai fait une
sottise, je l'avoue; j'ai risqué ma vie probable-
ment, pour satisfaire une fantaisie. Quel
égoïsme de ma part! J'aurais dû songer à
l'inquiétude dans laquelle tu serais, mon ai-
mé... Tu me pardonnes, n'est-ce pas, Clau-
de?
— Te pardonner! répondit-il en souriant, un
peu tristement il est vrai, car il était encore
sous l'effet de l'horrible peur que lui avait cau-
sé l'escapade de sa femme. Il n'y a rien au
monde, non rien, que je ne serais prêt à te par-
donner, ma Magdalena!
— Non, n'est-ce pas? demanda-t-elle vive-
ment. Tu ne pourrais m'en vouloir longtemps
pour quoique ce soit, hein, mon Claude?
— T'en vouloir? Jamais!
— Merci, mon cher aimé! s'écria-t-elle. Je
me souviendrai de cela, en temps et lieu et. . .
— Que veux-tu dire par ces paroles, chère
enfant? demanda-t-il en souriant.
Mais Magdalena venait de donner un com-
mandement à Albinos, qui prit aussitôt un
temps de galop, et Spectre suivit l'exemple de
son compagnon.
Après le dîner, que les deux époux prirent
seuls, car Mme d'Artois souffrait trop de la
migraine pour se joindre à eux, Magdalena ré-
solut de tout dire à son mari. Eusèbe était
allé au bureau de poste; il serait de retour
bientôt avec les journaux... les journaux qui,
sans doute, seraient remplis des détails du
procès de Martin Corbot.
— Claude, dit-elle, en s'emparant du bras de
son mari qui, debout près d'une fenêtre, re-
gardait le coucher du soleil.
— Eh! bien, ma chérie? lui demanda-t-il,
en entourant de son bras libre la taille de la
jeune femme.
— J'ai. . . J'ai quelque chose à te dire, Clau-
de, fit-elle, en appuyant sa tête sur l'épaule de
son mari. C'est quelque chose qui... quelque
chose que. . . que j'aurais dû te dire il y a long-
temps; même avant notre mariage...
— Hein! s'écria Claude, assurément fort
étonné d'un tel préambule.
— C'est à propos de. . . de. . . ce procès qui a
lieu, de ce temps-ci. . . Tu sais. . . le procès de
ce bossu. . . Martin Corbot. . .
— Ma chère Magdalena! s'exclama Claude en
riant. Que peux-tu bien avoir à démêler avec
cette affaire, je te le demande?... L'boscot,
comme on l'appelle . . .
— Ce n'est pas du boscot que j'ai à t'entre-
tenir, mon mari, mais de. . . d'Arcade Carlin. .
celui qui est mort sur l'échafaud, quoiqu'il fut
innocent. . .
Claude jeta sur Magdalena un regard péné-
trant et elle le vit pâlir légèrement.
— Je. . . Je ne comprends pas, Magdalena. . .
Explique-toi, je te prie, balbutia Claude de
L'Aigle, dont les lèvres devinrent soudain blan-
ches comme de la cire.
— Arcade Carlin. . . fit Magdalena, les lè\Tes
tremblantes, le visage très pâle, Arcade Car-
lin. . . cet innocent. . . ce martyr, était, . . était
mon . . . mon père, Claude . . . Avant mon ma-
riage, je me nommais véritablement Magdale-
na Carlin, quoique j'eusse pris le nom de mon
père adoptif.
— O juste ciel! s'exclama Claude.
Son bras quitta brusquement la taille de sa
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
105
femme et il fit deux ou trois pas en arrière,
tandis que, de la main, il ébauchait le geste de
repousser Magdalena. Quelque chose, une ex-
pression inexplicable parut dans ses yeux et
ses lèvres entr'ouvertes laissaient passer son
souffle pressé.
— Claude! Claude! supplia Magdalena, en
s'élançant vers son mari.
— Non! Non! N'approche pas! s'écria-t-il.
Tu aurais dû me dire, reprit-il; jamais je. . .
Mais il se tut subitement. Son visage était
devenu rigide, et ses yeux, fixés sur la jeune
femme, semblaient, à l'imagination surexcitée
de celle-ci, devenir de plus en plus grands, de
plus en plus sombres, à chaque instant.
— Mais, mon Claude . . . parvint-elle à balbu-
tier.
Il ne proféra plus un seul mot; seulement, il
jeta sur sa femme un regard vraiment étrange,
puis, tournant vivement sur son talon, il quit-
ta la bibliothèque et bientôt la maison.
— Jamais il ne me pardonnera! Il me mé-
prise... Il me hait... O mon Dieu! sanglota
Magdalena, en proie à un immense désespoir.
IX
AME TORTUREE
Elle ne fit pas de scène. Elle ne versa pas
une seule larme. Elle avait le coeur brisé,
tout simplement. Claude! Son Claude! Il
l'avait repoussée ... Il n'avait pu pardonner à
Magdalena de l'avoir épousé, sans le mettre
au courant du drame de jadis . . . Quoique son
père eut été innocent, il était mort sur l'écha-
faud, et Claude de L'Aigle, si fier, si... si
correct, ne pouvait l'oublier...
Ce pauvre Claude! Sans doute, il considé-
rait qu'on l'avait trompé; plus que cela, qu'on
lui avait tendu une sorte de piège, en gardant
le silence, et il en voudrait toujours à sa fem-
me et à Zenon Lassève de n'avoir pas dévoilé
le passé, alors qu'il en aurait été temps enco-
re.. .
Domptant, le mieux qu'elle le put, le besoin
de pleurer, Magdalena se dirigea vers la cham-
bre de Claudette. Rosine et Suzelle étaient à
causer ensemble dans le boudoir, dont la porte
était presqu'entièrement fermée. Les deux
jeunes filles parlaient de la petite; des progrès
marquants qu'elle faisait, chaque jour. La jeu-
ne mère eut un sourire attendri, puis, s'age-
nouillant auprès du berceau, elle éclata en san-
.glots. Et c'est alors qu'elle eut une des plus
grandes tentations de sa vie : celle de partir
avec son enfant; de quitter L'Aire, cette nuit-
là même et pour toujours; de retourner à La
Hutte, où Zenon et Séverin les accueilleraient,
toutes deux, si joyeusement. . . Là, à La Hutte,
elle n'aurait à craindre ni les regards froids,
ni les sourires méprisants, ni les reproches...
Car elle était convaincue que Claude allait la
mépriser profondément, désormais; qu'il re-
fuserait de comprendre comme elle l'aimait,
comme elle l'avait toujours aimé; il se dirait
qu'elle l'avait épousé, malgré leur différence
d'âge, non par amour, mais par intérêt, et aus-
si pour effacer le passé et le nom qu'elle avait
porté. . . ou plutôt, celui qu'elle aurait dû por-
ï;er. . .
Oui, elle partirait, avec Claudette! Il est
vrai que cela créerait un scandale; une femme
ne quitte pas le toit conjugal, sans retour, à
moins d'avoir une raison grave pour ce faire,
et toujours, c'est elle, la femme, qui est blâ-
mée . . . Mais pouvait-elle continuer à vivre
sous le même toit que Claude maintenant
qu'elle était sûre qu'il ne l'aimait plus? Elle
attendrait cependant, et quand tout dormirait,
à L'Aire, elle s'enfuirait, emportant son enfant
dans ses bras . . . Pauvre chère petite Claudet-
te! Sans doute, elle aussi serait considérée de
trop dans la maison maintenant!
Soudain, elle sourit amèrement et une ex-
pression quelque peu ironique parut dans ses
yeux : à quoi pensait-elle? Fuir? S'en aller?
Ah! Elle n'avait qu'à attendre au lendemain
et Claude lui suggérerait la chose lui-même.
Il s'arrangerait pour avoir une entrevue avec
sa femme et, froidement, il lui dirait de s'en
retourner. . . d'où elle venait. . . Bien sûr, il ne
l'empêcherait pas d'emmener Claudette avec
elle, quoiqu'il aimât l'enfant à la folie... Eh!
bien, elle attendrait au lendemain; ça serait
de beaucoup préférable et on éviterait une es-
clandre en agissant ainsi.
Retournant dans sa chambre à coucher, elle
résolut de se mettre au lit. Non qu'elle eut le
moindrement sommeil — loin de là — mais
elle souffrait d'un léger mal de tête, et puis. . .
et puis . . . que ferait-elle, seule toute la veil-
lée ? Car Claude était rentré; elle l'avait en-
tendu marcher dans la bibliothèque, en bas...
Certes, elle ne s'était pas attendue à ce qu'il
vint lui parler; mais son indifférence... oh!
que son indifférence la blessait au coeur!
Magdalena fondit en larme, et longtemps el-
le pleura. Ces larmes la sauvèrent de quel-
que grave maladie peut-être; chose certaine,
c'est qu'elles soulagèrent sa pauvre âme tortu-
rée.
Elle se coucha; mais elle ne dormit guère.
Lorsque son mari monta dans sa chambre, qui
n'était séparée de celle de sa femme que par
un boudoir, il passait minuit. Cependant, elle
en eut connaissance et elle enfouit son visage
dans ses oreillers, afin qu'il n'entendit pas ses
sanglots.
Ce ne fut que vers les cinq heures du matin
qu'elle put dormir enfin. Elle venait de pas-
ser la plus affreuse nuit imaginable; une nuit
qui laisserait ses traces tant qu'elle vivrait.
Elle avait revécu le passé; elle avait essayé
d'envisager l'avenir le plus froidement possi-
ble. Et puis, elle avait pris des résolutions
pour le lendemain; ces résolutions elle les tien-
drait. C'est pourquoi, lorsque sonna la pre-
mière cloche pour le déjeuner, elle se leva et
commença à s'habiller. Cependant, en se re-
gardant dans une glace, elle fut vraiment ten-
tée de rester dans sa chambre, car elle était
pitoyable à voir : les yeux cernés de bistre, les
joues pâles, les lèvres blanches... De se voir
ainsi, cela lui rappela la nuit où elle s'était
éveillée dans son cercueil; lorsqu'elle s'était
vue, dans un miroir, cette nuit-là, elle s'était
fait peur à elle-même... elle ne s'était pas
reconnue . . .
Mais, qu'importait, cette fois! Qu'elle pa-
rut bien ou mal, qu'est-ce que cela signifiait,
106
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
puisque Claude ne l'aimait plus, qu'il la mé-
prisait, qu'il la haïssait même?
Allons! La dernière cloche du déjeuner ve-
nait de sonner. Magdalena avait entendu
Mme d'Artois quitter sa chambre et descendre
précipitamment l'escalier, craignant d'être en
retard sans doute.
A son tour, la jeune femme descendit dans
la salle à déjeuner. A son arrivée, Claude et
Mme d'Artois, qui étaient à causer ensemble,
se turent subitement et la regardèrent avec
un sympathique étonnement. Magdalena le
savait bien, elle était changée à faire peur.
Ainsi qu'il avait toujours l'habitude de le
faire, Claude alla au-devant de sa femme et
lui présenta le bras afin de la conduire à son
siège, après quoi il dit à Eusèbe :
— Apporte un verre de vin à Mme de L'Ai-
gle.
— Non! Non! protesta Magdalena.
--Un peu de vin vous fera du bien, j'en suis
sûre, intervint Mme d'Artois en s'adressant à
Magdalena. Votre mal de tête a dû vous faire
passer la nuit blanche... J'espère que vous
vous sentez mieux, ce matin ?
Magdalena le comprit, Mme d'Artois parlait
pour la galerie, ou, du moins, pour Eu-
sèbe ou pour tout autre domestique qui se se-
rait trouvé aux alentours de la salle à dé-
jeuner. La dame de compagnie devait se rap-
peler de ce que la jeune femme lui avait dit,
la veille; c'est-à-dire qu'elle allait tout avouer
à son mari, et elle devait deviner que les cho-
ses ne s'étaient pas passées ainsi qu'elle l'a-
vait espéré.
Le vin mit un peu de couleur aux joues et
aux lèvres de Magdalena; mais elle ne put
avaler une seule bouchée. Elle but seulement
quelques gorgées de café, puis, après le dé-
jeuner, qui fut silencieux, au lieu d'accompa-
gner son mari aux écuries, cômme elle le fai-
sait d'ordinaire, elle monta dans son boudoir et
là, elle se livra à de douloureuses réflexions. . .
Que lui réservait cette journée . qui venait de
commencer? Sans doute, il y aurait des ex-
plications entre elle et son mari et . . . Proba-
blement, Claude la ferait demander, ou il mon-
terait la trouver dans son boudoir, et il lui di-
rait froidement de s'en aller. Car la vie ne
serait plus tenable, à L'Aire maintenant; son
mari la méprisait, il la haïssait; il valait mieux
cent fois se séparer...
A cette pensée d'une séparation toute pro-
che, elle versa des larmes amères. Il n'y
avait pas encore deux ans qu'ils étaient ma-
riés, et déjà, c'était fini leur bonheur; ce bon-
heur si grand dont ils avaient joui depuis leur
mariage!
Eh! bien, elle partirait... Après tout, elle
n'aurait qu'à reprendre sa vie de jadis, à La
Hutte. Elle y avait été pleinement heureuse;
pourquoi ne le serait-elle pas encore? Elle le
savait d'avance; elle serait la bienvenue. Ze-
non et Séverin la combleraient de bontés et ils
adoreraient Claudette, tous deux. Elle re-
prendrait, elle, Magdalena, la coquette cham-
bre à coucher qui avait été construite expressé-
ment pour elle et où elle s'était trouvée logée
comme une reine ... Il y aurait place, dans
cette chambre, pour le berceau de sa petite . . .
Oui. elle reprendrait sa vie d'avant son ma-
riage et elle parviendrait à s'en contenter...
Mais, à quoi bon se faire illusion; essayer
de se convaincre de ces choses. . . Non, elle ne
pouvait se le cacher à elle-même, sa vie de
jadis, elle ne pourrait jamais la reprendre
oii elle l'avait laissée... La Hutte, pour elle,
avait perdu beaucoup de son charme d'autre-
fois... depuis qu'elle habitait un château...
Non qu'elle fut devenue le moindrement snob
la chère enfant; mais, comme l'avait dit Ze-
non Lassève un jour : "De la hutte au château,
il y a loin. . . "
Èt puis... Mais surtout... Claude! Son
Claude! Il l'avait tant aimée! Il l'avait en-
tourée de soins si prévenants, si délicats! Elle
allait donc le quitter, ne plus jamais le re-
voir? Impossible! Elle en mourrait... Mê-
me sa petite, sa Claudette, ne pourrait lui
suffire, la consoler!
— Ah! se disait-elle. Si j'avais suivi les con-
seils de mon père adoptif ; si j'avais tout dit à
Claude, alors que nous étions fiancés tous
deux. . . Il m'aurait quittée, sans doute; mais
la douleur que j'en aurais ressentie ne saurait
être comparée à celle d'aujourd'hui... C'est
que je suis épouse et mère, et mon mari et
mon enfant sont ce que j'ai de plus cher au
monde. . . Claude! 0 Claude! Mon mari bien-
aimé! Ciel! 0 ciel! ajouta-t-elle en éclatant
en sanglots.
Mais des pas s'approchaient de son bou-
doir... Elle sentit son coeur se serrer, car
elle eut le pressentiment que l'heure était ve-
nue et que son mari allait lui demander des
explications et... la chasser.
— Qui est là? demanda-t-elle, entendant
frapper à sa porte.
— C'est moi... Suzelle, Madame.
— Entrez! répondit Magdalena. Eh! bien,
qu'y a-t-il. Suzelle? demanda-t-elle aussitôt,
afin d'empêcher la fille de chambre de s'avan-
cer dans la pièce, car elle ne voulait pas que
les domestiques la vissent pleurer, ou. du
moins, s'aperçussent qu'elle venait de pleurer.
— C'est M. de L'Aigle. Madame, dit Suzel-
le. Monsieur désire s'entretenir avec vous et
il demande s'il doit monter ici ou si vous pré-
férez aller le rejoindre, dans la bibliothèque.
— Je vais descendre à la bibliothèque. Dites
à M. de L'Aigle que j'irai le trouver là dans
un quart d'heure, Suzelle, fit Magdalena.
Après le départ de la jeune fille, la jeune
femme se hâta de baigner son visage dans de
l'eau froide; Claude non plus ne ■ devait pas
r>'apercevoir qu'elle avait pleuré, puis elle se
disposa à descendre trouver son mari.
Ses yeux firent le tour de son boudoir et de
sa chambre à coucher; deux pièces luxueuses,
aux tentures vieux rose et or, aux boiseries
émaillées de blanc. Claude n'avait certes rien
épargné pour rendre attrayantes les pièces ré-
servées à sa chère Magdalena. et il y avait
pleinement réussi.
Les mains de la jeune femme se posèrent,
avec un geste caressant sur les mille riens qui
ornaient les cheminées, les tables, les guéri-
dons... Ah! ces bibelots! Qu'ils tiennent fort
au coeur de toute femme! Il y avait des sou-
venirs de voyage; de leur voyage en Europe
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
107
surtout, qui lui étaient précieux et chers à
plus d'un titre... Bientôt, toutes ces choses,
ces souvenirs de jours heureux, ne lui appar-
tiendraient plus; elle serait forcée d'en faire
le sacrifice . . .
Mais, qu'était-ce, après tout, ces objets,
et qu'elle s'en serait passée volontiers, du mo-
ment que son mari lui serait resté . . . Son
mari!... Ah! L'heure allait sonner où il lui
faudrait lui dire adieu pour toujours... Et
elle l'aimait tant! Depuis le premier mo-
ment où elle l'avait aperçu, sur L'Aiglon, elle
l'avait aimé... C'est parce qu'elle l'avait trop
aimé; parce qu'elle avait craint de le perdre,
qu'elle avait eu des secrets pour lui. . . Secrets
maudits, qui, aujourd'hui, allaient la séparer à
jamais de son bien-aimé!
— Ombre maudite de l'échafaud! ne put-elle
s'empêcher de s'écrier soudain, tu me hante-
ras donc jusqu'à la fin de mes jours ?
Mais à quoi bon se désoler ainsi ? A quoi
servait de se révolter contre son malheureux
sort? Claude l'attendait; il lui fallait se hâ-
ter! Elle irait le rejoindre, à la bibliothèque,
et puis. . . à la grâce de Dieu!
Quittant son boudoir, elle sortit dans le cor-
ridor, ses pieds ne faisant pas le moindre
bruit sur les riches tapis de velours.
Avant de descendre l'imposant escalier de
marbre blanc conduisant au premier plancher,
elle resta quelque temps sur la galerie entou-
rant le corridor d'entrée, et penchée sur la
rampë de fer forgé, elle embrassa d'un regard
ce qui l'environnait... Quel luxe! Ses yeux
tombèrent sur l'aigle de bronze et elle fut se-
couée d'un frisson.
— Mon rêve... se dit-elle. L'aigle de bron-
ze, me poursuivant comme pour m'enserrer
dans ses puissants talons... Mon Dieu! Mon
Dieu!
Mais craignant d'attirer l'attention de quel-
que domestique, que le hazard aurait pu con-
duire dans le corridor, Magdalena descendit
l'escalier en soupirant. Bientôt, toute trem-
blante, elle entrait dans la bibliothèque, où
Claude, son mari, l'attendait.
Fin de la quatrième Partie.
Cinquième Partie
LE SECRET DE CLAUDE
I
"LE COURRIER, MONSIEUR CLAUDE" I
En arrivant dans la bibliothèque, Magdalena
vit Claude, qui marchait de long en large; il
paraissait nerveux et agité. En apercevant sa
femme cependant, il accourut au-devant d'elle
et lui offrit un fauteuil, dans lequel elle tomba
plutôt qu'elle ne s'assit.
— Que va-t-il me dire? se demandait-elle.
Ah! Je le sais bien; il me dira tout simple-
ment de m'en aller; que nous ne pouvons plus
habiter sous le même toit ... Il me fera des
reproches. . . 0 ciel! Qu'il me tarde que cette
entrevue soit finie!
Quelle fut donc sa surprise, en voyant son
mari se jeter à genou auprès de son fauteuil
et lui dire :
— Magdalena! Ma bien-aimée! Pardonne-
moi si j'ai paru un peu brusque, hier! J'ai
été tellement... étonné... tellement peiné de
ce que tu m'as appris, que vraiment, je ne me
rendais pas tout à fait compte de mes ac-
tions . . . Magdalena, dis que tu me pardon-
nes!
— Claude! murmura-t-elle. 0 Claude!
— Pauvre chère aimée! Ne va .pas croire
que ce que tu m'as dit a pu changer mes sen-
timents envers toi, au moins! Au contraire;
je t'aime plus que je t'ai jamais aimée peut-
être, parce que tu as tant souffert, sans le mé-
riter, certes!
— Mon Claude, tu m'as fait tant de peine
hier! sanglota-t-elle. Lorsque tu m'as re-
poussée, ah! j'ai cru que j'allais en mourir!
— Repoussée, dis-tu? Non! Non! Je ne t'ai
pas repoussée, ma chérie; tu te l'es imaginée
seulement. . . Dis que tu me pardonnes la pei-
ne que j'ai pu te faire... involontairement,
crois-le.
— Te pardonner! s'écria-t-elle. O mon Clau-
de!... Je pensais que... que tu allais me
chasser et , . .
— Te chasser! Ma pauvre enfant! Te chas-
ser! Mais! Que serait la vie sans toi; que se-
rait cette maison sans ta présence, chère,
chère adorée ?
— Ainsi, Claude, tu veux dire que nous allions
reprendre le fil de notre vie toi et moi, com-
me. . . s'il ne s'était rien passé entre nous?
— Certes! répondit-il.
— Pourtant, je ne veux plus avoir de secrets
pour toi et je vais te raconter tous les inci-
dents de ma vie, jusqu'au jour où nous nous
sommes rencontrés pour la première fois, sur
L'Aiglon... Mon pauvre père!... Il était
innocent, quoiqu'il soit mort sur l'échafaud, tu
le sais.
— Oui! Oui! N'en parlons plus, ma chérie!
s'écria Claude en pâlissant légèrement.
— Nous n'en parlerons plus . . . Seulement,
tous le reconnaissent aujourd'hui, il était in-
nocent; les véritables meurtriers ce sont ceux
qui lui ont infligé une mort si cruelle, si in-
fâmante. . . Lui, mon père, est mort martyr.
— Je t'en supplie, ma chérie, n'en parlons
plus. Ce sujet ne saurait que t'attrister et. . .
moi aussi, fit Claude d'une voix altérée.
Le sujet l'énervait, lui déplaisait aussi,
c'était évident, et sa femme ne fut pas lente à
s'en apercevoir. Elle lui parla donc d'autre
chose: de sa vie, à G...; des rebuffades dont
elle avait été presque journellement l'objet,
alors qu'elle ne possédait qu'une véritable
amie, à part de son "oère adoptif ; cette bonne
Mme d'Artois. Magdalena parla de la lon-
gue et pénible maladie Qu'elle avait eue; de son
sommeil léthargique; de son réveil; des funé-
railles et de l'enterrement du cercueil vide.
Elle raconta en détails sa fuite de G. . ., dé-
guisée en garçonnet, une nuit, avec Zenon Las-
sève, et sa vie, depuis lors, sur la Pointe
Saint-André, sous le nom de Théo.
— Maintenant, ajouta-t-elle, en souriant un
peu tristement, te voilà au courant de toutes
108
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
les épisodes de ma vie. Je n'ai plus et je n'au-
rai jamais de secrets pour toi. Vois-tu, Clau-
de, reprit-elle, mon oncle Zenon m'avait con-
seillé de tout te dire, de ne pas me marier avec
ce secret sur ma conscience... Sais-tu pour-
quoi je ne l'ai pas écouté?
— Non, Magdalena, je ne le sais pas. Mais
qu'importe après tout.
— C'est que je craignais de te perdre. . . Je
me disais que tu ne voudrais pas épouser "la
fille d'un pendu" pour parler comme les stu-
pides gens de G. . ..
— 0 ma chère bien-aimée! Pauvre petite
martyre va! s'exclama Claude, en pressant sa
femme dans ses bras.
— Claude, demanda-t-elle soudain, réponds-
moi franchement; m'aurais-tu épousée, quand
même, si tu avais su . . .
Hésita-t-il avant de répondre? Magdalena
ne le saurait jamais au juste. Et puis, quand
il aurait été muet durant l'espace de quelques
secondes, ce mutisme ne pouvait-il être mis sur
le compte des émotions de toutes sortes par
lesquelles il venait de passer?
— Si je t'aurais épousée quand même, ma
chérie ? s'écria-t-il enfin. Peux-tu en dou-
ter?... Ah! oui, je t'aurais épousée, quand
ça n'aurait été que pour réparer. . .
— Réparer ? . . . Que veux-tu dire, Claude ?
s'exclama-t-elle.
— Mais . . . répondit-il, en bégayant un peu,
je veux dire. . . pour réparer les injustices, le
mal que t'a fait la vie, le monde, ma bien-ai-
mée, ou plutôt, pour te faire oublier toutes tes
épreuves, en t'entourant de soins et de tendres-
ses. . .
— Ce que tu as si bien su faire, mon mari,
interrompit-elle en souriant tendrement. O
mon Claude, tu as toujours été si bon pour
moi!
Quand Mme d'Artois apprit que le malen-
tendu entre les deux époux n'existait plus, elle
en fut très heureuse. Ça n'avait été qu'un nu-
age, après tout; mais ce nuage avait menacé,
pour un instant, d'assombrir leur ciel conju-
gal.
Ce printemps-là fut assez froid; on se se-
rait cru en automne plutôt. Il y eut cependant
des jours ensoleillés où l'on sentait qu'il fai-
sait bon vivre et où l'on était tenté de s'écrier
avec le poète : "Oh! Qu'il est bon Celui qui
créa le printemps"!
Lorsque revint la date du 2 juin, on célébra
le deuxième anniversaire du mariage de Clau-
de et de Magdalena. Ce fut une belle fête, en-
core, cette fois, quoique Mme de St. Georges ne
vint pas surprendre ses amis à l'heure du dî-
ner, ainsi qu'elle l'avait fait l'année précéden-
te. Thaïs était partie pour l'Europe avec une
de ses cousines, elle y serait un temps indéfi-
ni. Le docteur Thyrol et sa femme rempla-
cèrent Thaïs; ils vinrent dîner à L'Aire et y
passer la veillée. Zenon et Séverin étaient
aussi de la fête.
Il se faisait tard quand les invités retour-
nèrent chez eux. Le médecin et sa femme ac-
ceptèrent de prendre place dans la voiture de
Zenon et de Séverin.
— Sais-tu, Esnest, dit Mme Thyrol, lorsqu'el-
le et son mari furent de retour dans leur mai-
son, ce soir-là, je crois que M. et Mme de L'Ai-
gle sont les gens les plus heureux du monde.
— Je le crois, moi aussi, répondit le médecin,
Mme de L'Aigle est gentille et charmante;
quant à M. de L'Aigle c'est un parfait gentil-
homme.
— Il est plutôt froid M. de L'Aigle, je trou-
ve, et aussi très hautain cependant... N'es-
tu pas de mon opinion, Elrnest?
— Peut-être as-tu raison, Leola; mais il est
fort agréable causeur et il est d'une hospita-
lité!...
— Je voudrais bien savoir pourquoi on le
nomme si souvent : "le mystérieux M. de L'Ai-
gle".. . fit Mme Thyrol, songeuse. Il doit y
avoir des raisons pour cela... J'espère, pour
sa pauvre petite femme. . .
—Tut! Tut! dit le docteur Thyrol en haus-
sant les épaules. Sornettes que cela, oui sor-
nettes! M. de L'Aigle est très réservé et on ne
le comprend pas tout à fait, voilà tout; c'est
pourquoi on le taxe d'être mystérieux-
— Mais, Ernest, fit Leola, s'il y a du mystère
quelque part, c'est triste pour cette pauvre pe-
tite Mme de L'Aigle, vois-tu. . .
Elle se tut subitement, car, ayant jeté les
yeux sur son mari, elle venait de constater
qu'il ne l'écoutait plus, et pour cause : il s'était
endormi.
Après la fête anniversaire de leur mariage,
la vie s'écoula sans incidents dignes d'être
rapportés, pour Claude et Magdalena, jusqu'à
la date du 20 juin quand survint quelque chose,
que Mme d'Artois trouva pour le moins sin-
gulier.
On veillait sur la terrasse. Sur un rocher
plat, tout près de l'eau, Magdalena était assi-
se, Claudette endormie dans ses bras. Sur un
banc rustique, non loin de la maison, Claude
fumait un cigare dont l'arôme s'élevait dans
l'air pur du soir; les yeux posés sur sa femme,
il paraissait l'admirer, ainsi que l'enfant qu'el-
le berçait doucement. Au pied de l'une des co-
lonnes supportant un des aigles de pierre, Mme
d'Artois s'était installée; elle tricottait des
chaussettes pour sa petite filleule. Une gran-
de tranquillité régnait partout.
Soudain, cette tranquillité fut interrompue
par des pas s'approchant de la terrasse : c'était
Eusèbe, revenant du bureau de poste; il s'a-
cheminait vers Claude de L'Aigle. Machina-
lement, Mme d'Artois suivait le domestique du
regard. Elle le vit s'approcher de son maître,
qui continuait à fumer. Mais tout à coup, le
cigare s'échappa des lèvres de Claude et tom-
ba sur le sol, puis ses yeux s'ouvrirent très
grands, comme effrayés. Pourquoi ? . . . Qui
eut pu le dire? Il ne s'était produit rien que
de bien ordinaire pourtant : Eusèbe venait de
poser sur le banc des lettres et journaux, en di-
sant :
— Le courrier, M. Claude!
Mais ces paroles avaient, assurément, une
certaine signification pour Claude de L'Aigle,
car, Mme d'Artois, qui l'observait, sans trop
s'en rendre compte peut-être, le vit pâlir légè-
rement et échanger avec son domestique un re-
gard plein de mystère. Elle le vit, ensuite,
s'emparer de l'une des lettres qu'on venait de
lui remettre et la glisser dans une des poches
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
109
intérieures de son habit, tandis que ses yeux al-
laient vivement vers Magdalena, comme pour
s'assurer qu'elle n'avait eu connaissance de
rien de ce qui venait de se passer. La dame
de compagnie remarqua aussi, en passant, que
l'enveloppe contenant la lettre (malencontreu-
se évidemment) était longue et étroite.
Magdalena n'avait pas eu connaissance de la
pantomime entre le domestique et son maître;
elle continuait à bercer son enfant, tout en
murmurant un chant doux et léger. Mme
d'Artois cependant, qui venait d'être témoin du
petit drame silencieux, se sentit secouée d'un
frisson et son coeur fut étreint comme d'un fu-
neste pressentiment.
II
LE MENSONGE
Claude de L'Aigle était absent depuis la veil-
le. Il était parti le lendemain de l'arrivée de
la "mystérieuse lettre" pour parler comme
Mme d'Artois, lorsqu'elle faisait ses réflexions
in petto. Il avait été appelé à Québec, pour
une assemblée d'astronomes; assemblée impor-
tante, qu'il ne saurait manquer, avait-il an-
noncé.
— S'il ne faisait pas si chaud, avait dit Mag-
dalena, lorsque son mari lui eut appris qu'il
partait, je t'accompagnerais à Québec. Le fait
est que j'aurais affaire dans les magasins...
Penses-tu qu'il fait plus chaud à la ville qu'ici,
Claude ?
— Infiniment plus, ma chérie, avait-il répon-
du vivement. Je te conseille d'attendre. Nous
irons à Québec quand tu le voudras; le mois
prochain, si tu le désires.
— Evidemment, se disait Mme d'Artois, qui
était présente, M. de L'Aigle ne tient pas à ce
que sa femme l'accompagne. . . J'espère qu'elle
ne s'en aperçoit pas, la chère enfant!
Magdalena aurait aimé aller passer un jour
ou deux à La Hutte pendant l'absence de Clau-
de, avec Claudette, Rosine et Mme d'Artois;
mais il pleuvait à boire debout et elle dut re-
noncer à son projet. Son mari absent et la
pluie tombant à verse! Pouvait-on imaginer
rien de plus déprimant?
Le surlendemain du départ de Claude, alors
que Magdalena était dans la serre des roses,
elle entendit la voix d'Euphémie Cotonnier ve-
nant de l'étude; elle causait avec quelqu'un, sa
tante probablement. La jeune femme fut lé-
gèrement surprise, sans être très intéressée,
car elle avait été sous l'impression que la se-
crétaire était absente de L'Aire, depuis quel-
ques jours.
— Puisque M. de L'Aigle est parti pour Qué-
bec, disait Candide, continuant, évidemment,
une conversation commencée, tu aurais pu res-
ter encore une journée ou deux avec ta mère,
Euphémie.
— Vous dites que M. de L'Aigle est allé à
Québec? A Québec, ma tante?
— Mais, oui. J'ai entendu Monsieur dire ce-
la à Madame, la veille de son départ, alors
que je passais dans un corridor.
— Ha ha ha! rit Euphémie.
— Eh! bien, ma bonne, qu'est-ce qui t'amuse
tant, hein?
— M. de L'Aigle est allé, non à Québec, mais
à Montréal, tante Candide. J'étais à côté de
lui, près du guichet de la gare, avant hier ma-
tin, lorsqu'il a demandé un billet de première
pour Montréal.
— Ma pauvre Euphémie, répondit Candide,
ce ne sont pas précisément de nos affaires où
M. de L'Aigle est allé, je crois. Qu'il soit par-
ti pour Montréal ou pour Québec, ça ne nous
concerne pas, que je sache.
— Vous avez raison, ma tante, et M. de L'Ai-
gle peut dire ce qui lui plait à sa trop naïve,
trop crédule épouse, fit Euphémie, toujours
riant; mais de dire qu'il va dans une ville
quand il a l'intention d'aller dans une autre,,
cela prouve qu'ils sont presque toujours inex-
plicables les agissements du "mystérieux M.
de L'Aigle", n'est-ce pas?
Magdalena n'en écouta pas davantage. Elle
se dirigea vers le corridor d'entrée et dit à
Mme d'Artois qui y était installée avec son.
tricot :
— Mme d'Artois, Claude a bien dit, n'est-ce
pas, qu'il allait à Québec ?
— Oui, certainement! lui fut-il répondu.
— Je viens d'entendre une conversation en-
tre Mlle Cotonnier et sa tante; elle prétend,
Mlle Cotonnier je veux dire, que Claude a pris
un billet pour Montréal et non pour Québec,
avant-hier matin. N'est-ce pas étrange?
— Je ne me fierais pas trop... aux oreilles
de Mlle Cotonnier, si j'étais vous, Magdalena,.
dit Mme d'Artois.
— Mais, elle dit qu'elle était tout à côté de
mon mari, au guichet de la gare, et qu'elle l'a
entendu demander un billet de première pour
Montréal.
— Alors, quelque chose sera survenu, au der-
nier moment, pour forcer M. de L'Aigle à chan-
ger son itinéraire, chère enfant, assura la da-
me de compagnie d'un ton tranquille, quoique
son coeur se serrât, sans trop comprendre
pour quelle raison.
— Je lui demanderai, à Claude, pourquoi il a
changé ses plans au dernier moment dit la jeu-
ne femme. Il a dû avoir des raisons sérieu-
ses pour ce faire, ne le pensez-vous pas?
— J'en suis convaincue, Magdalena.
Restée seule dans le corridor, Mme d'Artois,
se livra à ses réflexions :
— Heureusement, se disait-elle, Magdalena.
ne prend pas cet incident à coeur. Elle a une
telle confiance en son mari... Ah! Tant
mieux! Moi, je n'en puis dire autant; je com-
mence à croire que ce n'est pas sans raison;
qu'on l'appelle le "mystérieux M. de L'Aigle";,
J'espère que je le soupçonne à tort. . . Je don-
nerais volontiers la moitié de mon salaire pour
savoir si M. de L'Aigle est allé à Montréal plu-
tôt qu'à Québec, et pourquoi il a trompé sa
femme de cette façon... Il avait des raisons,
bien sûr, pour dire qu'il allait dans une ville,
quand il avait l'intention d'aller dans une au-
tre . . . Car, pour croire qu'il a changé son iti-
néraire au dernier moment, je n'en crois rien,
absolument rien... Oui, je donnerais beau-
coup pour savoir à quoi m'en tenir!
110
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AKiLE
Quelqu'un qui eut pu renseigner Mme d'Ar-
tois sur les agissements de Claude de L'Aigle,
et qui l'eut fait pour rien, c'était Séverin Roc-
ques.
Séverin n'avait pas voulu laisser seul Zenon
Lassève, dans le temps des "fêtes"; il avait
donc remis sa visite chez sa tante Lefranc, à
l'été. Or, un bon matin, les deux hommes,
(Zenon et Séverin) avaient quitté la Pointe
Saint-André, en voiture, en route pour la Ri-
vière-du-Loup, car Séverin partait pour Mont-
réal, où il avait affaire; il se proposait d'arrê-
ter à Lévis, à son voyage de retour.
Etant arrivé à la gare de la Rivière-du-Loup
un peu en retard, Séverin était accouru au gui-
chet, acheter un billet de seconde classe pour
Montréal.
— Car, disait-il souvent à qui voulait l'en-
tendre, pourquoi prendrais-je un billet de pre-
mière, quand je voyage, puisque je passe tout
mon temps dans le wagon de deuxième classe,
à fumer?
Comme Séverin allait sauter dans le train,
il aperçut Claude de L'Aigle, accompagné d'un
homme portant sa valise; il se dirigeait vers
le Pullman. Séverin eut pu lui parler, lui
dire un "bonjour", en passant; mais le mari
de Magdalena lui en avait toujours imposé
quelque peu. Le brave garçon se disait (bien
à tort assurément) qu'il n'était que toléré, à
L'Aire, à cause de Zenon Lassève... Et puis,
s'il eut adressé la parole à M. de L'Aigle, ce-
lui-ci se serait cru obligé probablement de
lui offrir un siège dans le wagon de luxe, ce
qui eut beaucoup embarassé l'humble villa-
geois de Saint-André.
Arrivé à Lévis, Séverin prit passage à bord
du traversier, pour Québec, en même temps
que Claude; mais, pas plus qu'à la gare de la
Rivière-du-Loup, ce dernier ne le vit.
A la gare de Québec, l'après-midi de ce mê-
me jour, Séverin vit, encore une fois, le pro-
priétaire de L'Aire, qui, lui aussi, prenait le
train.
— Nous voyageons de compagnie, M. de
L'Aigle et moi, à ce qu'il parait! se disait-il
en souriant. Je présume qu'il se rend à Mont-
réal, lui aussi.
Le lendemain, dans une des principales rues
de la ville, Séverin aperçut, de nouveau, Clau-
de, sans que celui-ci le vit. Séverin remarqua
que Claude avait l'air préoccupé.
— Ma foi! se dit-il, moitié riant, c'est com-
me un sort! J'aperçois M. de L'Aigle, à tout
propos, sans qu'il me voie, lui... C'est quel-
que peu... curieux l'effet que ces rencontres
me font. . . Ne dirait-on pas que je le pour-
suis, cet homme... que je le... surveille...
que je le... guette? Ah! Bah! Suis- je ridi-
cule un peu! Dans tous les cas, il va retour-
ner à Saint-André aujourd'hui ou demain le
plus tard probablement; il n'est jamais long-
temps absent de L'Aire. . . Eh! bien, pour dire
le vrai, je ne serai pas fâché de constater qu'il
est retourné chez lui... Sans que je puisse
m'expliquer pourquoi, il me semble qu'il y a
quelque chose de... de... sinistre dans ces
rencontres d'un homme qui est tout à fait in-
conscient de ma présence ainsi... C'est com-
me si je rencontrais un... un revenant...
une. . . ombre, ou, du moins, un être étrange;
oui, étrange, car, on dirait que ce n'est pas le
même personnage M, de L'Aigle de L'Aire et
le M. de L'Aigle qui se promené, seul et pré-
occupé, dans les rues de la ville. . . Mais, tiens!
Je ne peux pas définir au juste l'impression
que je ressens à l'égard du mari de Magdale-
na; tout ce que je sais, c'est que j'ai hâte qu'il
retourne chez lui et que j'en aie fini de le voir
à tout bout d'champ ainsi!
Mais il n'en avait pas fini; il s'en manquait
de beaucoup!
Lorsque Claude revint chez lui, après avoir
été absent six jours, sa femme lui fit, comme
toujours, une chaleureuse réception. Le temps
lui avait paru bien long. Il avait plu conti-
nuellement et elle avait été portée au spleen.
Ce fut donc une joie pour elle de revoir son
mari.
Installée dans la bibliothèque, après le dî-
ner, le soir du retour de Claude et alors que
celui-ci dépouillait son courrier, Magdalena de-
manda soudain :
— Claude, est-ce à Québec ou à Montréal que
tu es allé ?
Mme d'Artois leva les yeux de sur son tri-
cot et regarda fixément Claude de L'Aigle. El-
le le vit rougir légèrement et elle remarqua
que sa réponse était un peu lente à venir; il se
demandait, probablement, s'il allait dire la vé-
rité ou non.
— Je suis allé à Montréal, ma chérie, répon-
dit-il.
— Tu m'avais dit...
— Oui, je sais. Un télégramme, reçu le soir
même de mon arrivée à la Rivière-du-Loup,
m'annonçait que l'assemblée du Club Astro-
nomique aurait lieu à Montréal, plutôt qu'à
Québec.
— Mais, Claude, fit Magdalena, s'il était ar-
rivé quelque chose ici, comment aurais-je pu
t'en avertir? Te croyant à Québec, j'aurais
adressé un télégramme à l'hôtel L. . . de cette
ville, oiî nous nous retirons toujours.
— C'est vrai, tu as raison, chère enfant...
Je n'avais pas pensé à cela. Une autre fois,
si pareille chose arrivait, je t'en avertirais im-
médiatement. Je te demande bien pardon d'a-
voir agi si sottement, Magdalena.
— Oh! Il n'y a rien à pardonner, cher Clau-
de, puisqu'il n'y a eu, heureusement, aucune
occasion de t'envoyer un message, fit la jeune
femme en souriant. N'en parlons plus.
Evidemment, Magdalena ajoutait foi aux ex-
plications de son mari.
— Tant mieux! Oh! Tant mieux! se disait
Mme d'Artois. Quant à moi, je suis positive
d'une chose; c'est que M. de L'Aigle vient de
mentir. . . Il y a certainement quelque chose de
fort mystérieux dans la vie de cet homme...
Si au moins, Magdalena peut continuer à avoir
en lui une confiance aussi entière... Car, le
jour où elle soupçonnera son mari de la trom-
per, ou de lui cacher quelque chose, elle en
sera infiniment malheureuse... Eh! bien, je
veillerai ... et je la protégerai, la pauvre peti-
te, si jamais il y a lieu!
Dix jours plus tard, Séverin Rocques reve-
nait à La Hutte, à la grande joie de Zenon Las-
sève, qui s'était beaucoup ennuyé de son com-
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
111
pagnon. Pourtant c'était un Séverin tout
changé; sa belle humeur semblait s'être en-
fuie et il était distrait, inquiet et nerveux. La
première question qu'il posa, ce fut :
— M. de L'Aigle est-il de retour à L'Aire, M.
Lassève ?
— Mais, oui, Séverin! M. de L'Aigle est de
retour depuis une dizaine de jours au moins.
Je les ai vus, hier; lui et Magdalena, je veux
dire. Ils sont venus ici, avec la petite. Ils
étaient superbes de santé et de bonne humeur,
tous trois.
— Ah! Tant mieux! s'était écrié Séverin.
Tout bas, il avait murmuré : "Pauvre Magda-
lena! Que Dieu la garde, la chère enfant! O
ciel! Si elle se doutait de... de... ce que
j'ai découvert, durant mon voyage, elle en
mourrait, oui, elle en mourrait, pour sûr! "
Qu'avait donc Séverin Rocques ? Quelle dé-
couverte avait-il faite?
III
INEXPLICABLE ATTITUDE DE SEVERIN
Quelques jours après le retour de Séverin,
Claude et Magdalena vinrent à La Hutte.
— Ah! Séverin! s'écria Magdalena en aper-
cevant le brave garçon. Y a-t-il longtemps
que vous êtes de retour ?
— Depuis quelques jours seulement, Magda-
lena, répondit-il. Claudette?
— Nous ne l'avons pas emmenée, parce qu'el-
le dormait, au moment où nous nous dispo-
sions à partir, dit la jeune femme.
— Vous avez fait un bon voyage, M. Roc-
ques? questionna Claude.
— Merci, M. de L'Aigle, j'ai fait un excellent
voyage, répondit Séverin d'un ton froid qui les
surprit tous, surtout Magdalena.
Il ne vit pas, probablement, la main que
Claude lui tendait, parce qu'il était à offrir
une chaise à Magdalena.
— Vous vous êtes rendu jusqu'à Montréal,
Séverin? Ceci de Magdalena.
— Oui, je me suis rendu jusqu'à Montréal,
dit-il, en jetant sur Claude de L'Aigle un re-
gard que Magdalena surprit en passant et
dont elle ne comprit pas du tout la significa-
tion.
— Qu'a donc Séverin? se demanda-t-elle. Il
n'est certainement pas comme d'habitude...
On dirait que son voyage lui a laissé de péni-
bles impressions ... Et puis, est-ce qu'il n'ai-
merait pas Claude ? Je n'avais jamais re-
marqué ce dernier fait avant aujourd'hui;
mais, assurément, il a l'air d'en vouloir à mon
mari pour quelque chose . . . Qu'est-ce ? Clau-
de l'aurait-il offensé... sans le vouloir? Car,
il n'offenserait personne volontairement mon
cher mari!
Les de L'Aigle furent une heure à peu près
à La Hutte. Magdalena était parvenue à
échanger quelques mots avec Zenon Lassève,
à propos de Séverin :
— Il y a quelque chose qui le tracasse, c'est
certain, avait-elle dit. Il me semble qu'il n'est
plus le même.
— Il est ainsi, depuis son retour de voyage.
répondit Zenon; mais, tu le penses bien, ma
fille, je ne l'ai pas questionné.
— On dirait que Séverin en veut à Claude,
oncle Zenon, fit la jeune femme, dont les yeux
se remplirent de larmes.
— En vouloir à Claude! A ton mari! Al-
lons donc! Ma pauvre enfant, tu sais bien que
c'est impossible! Pourquoi lui en voudrait-il
d'ailleurs, je te le demande?
— Dans tous les cas, si Séverin a des ennuis,
j'en suis fort peinée ... Il parait avoir perdu
sa belle gaité. . . d'avant son voyage.
Après le départ de leurs visiteurs, Séverin
dit à Zenon :
— Magdalena parait être très heureuse,
n'est-ce pas.
— Je crois bien qu'elle est la femme la plus
heureuse du monde, répondit Zenon en sou-
riant. Comment pourrait-il en être autrement
d'ailleurs? Son mari la comble de prévenan-
ces et de bontés.
— Elle n'a que ce qu'elle mérite, en fin de
compte, fit Séverin. Puisse-t-elle être heureu-
se toujours la chère enfant!
— Savez-vous, mon ami, dit Zenon en riant
d'un bon coeur, Magdalena s'imagine des cho-
ses et. . .
— Elle s'imagine des choses, dites-vous, M.
Lassève? Quelles choses ?
— Pour commencer, elle est inquiète à votre
sujet, Séverin.
— A mon sujet? A moi? Comment donc
cela?
— Elle m'a dit que vous paraissiez soucieux,
ennuyé, à propos de quelque chose... Elle a
même ajouté. . . Ah! mais, c'est si ridicule que
je ne le répéterai pas, je crois.
— Il faut me le répéter, au contraire, M.
Lassève, dit Séverin en souriant. Car les re-
marques que Magdalena auraient pu passer
sur son compte ne devaient avoir rien de bien
préjudiciables à son caractère, à lui Séverin.
— Puisque vous tenez à ce que je vous ré-
pète ses paroles, les voici : "Je crois qu'il y a
quelque chose qui tracasse Séverin... et puis,
on dirait qu'il en veut à Claude". Ha ha ha!
rit Zenon; que Séverin en voulut à M. de L'Ai-
gle, cela lui semblait être du plus grand co-
mique.
— Magdalena a dit cela? balbutia Séverin.
— Eh! oui! s'écria Zenon, riant de plus belle.
On n'en veut pas aux gens qui ne nous ont
rien fait, n'est-ce pas, et M. de L'Aigle...
— Ne m'a rien fait pour que je lui en veuille.
Au contraire; il a toujours été d'une parfaite
amabilité envers moi.
— Donc, Magdalena se trompe.
— C'est incontestable.
Plusieurs fois, durant les semaines qui sui-
virent, Zenon se rendit à L'Aire. . . seul; Sé-
verin avait toujours quelque raison pour l'em-
pêcher de l'accompagner. Magdalena ne fut
pas sans remarquer l'absence du brave gar-
çon et, quoiqu'elle n'en dit rien, cela lui fai-
sait de la peine.
Vers le milieu d'août, Zenon revint à La
Hutte, après en avoir été absent deux jours, et
il était évident que quelque chose le peinait
beaucoup. Séverin le questionna immédiate-
ment :
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Il y a quelque chose, M. Lassève, fit-il.
Qu'est-ce? Magdalena...
— Magdalena, la pauvre enfant, est pres-
qu'au désespoir!
— Mon Dieu! s'exclama Séverin. Elle a donc
découvert. . .
— Hein? fit Zenon. Que voulez-vous dire,
Séverin ?
— Rien. . . Oh! rien. . . Mais, vous ne m'a-
vez pas expliqué encore. . .
— Je vous dis que ça arrache 1-3 coeur de voir
le désespoir de la pauvre enfant... Quelle
catastrophe aussi!
— Son mari lui a donc fait de la peine ?
— M. de L'Aigle?... Ecoutez donc, mon
pauvre ami, s'écria Zenon, au comble de Téton-
nement, Magdalena avait raison, en fin de
compte, de dire que vous en vouliez à son ma-
ri!. . . Si elle a tant de peine, ce n'est certai-
nement pas de la faute de M. do L'Aigle, ni de
qui que ce soit en ce monde; tout de même, la
pauvre enfant est terriblement éprouvée, car
Claudette est malade, bien malade.
— Claudette? Ah! Qu'a-t-elhi la chère mi-
gnonne, M. Lassève ?
— La dyphtérie, assure le docteur Thyrol.
Je vous l'ai dit, Magdalena et son mari sont au
désespoir, tous deux... Je vais retourner à
L'Aire demain. Ne m'accompagnerez-vous
pas, Séverin?
—Je verrai... Si je le puis.... répondit le
pauvre garçon, se disant qu'il trouverait bien
quelque raison pour ne pas accompagner son
ami, le lendemain. Heureusement que les de
L'Aigle n'étaient pas partis pour voyage, re-
prit-il. Ne devaient-ils pas aller à Québec?
— Ils devaient partir, ce soir même. Pau-
vres gens! C'est une vraie pitié de les voir!
Oui, la mignonne Claudette était très mala-
de et la tristesse régnait \\ L'Aire. Pendant
deux mortelles semaines, l'enfant; fut en dan-
ger. Mais le docteur Thyrol parvint à la ti-
rer de là, et dans les premiers jours de septem-
bre, Zenon put rapporter à La llutt^ la nou-
velle que la petite serait bientô!: convalescen-
te, nouvelle qui réjouit Séveriîi à un tel point
qu'il se mit à exécuter un pas seul dans la trai-
le d'entrée.
Certain jour, vers la fin de septembre, Sé-
verin partit pour la "Villa Magda", située à
mi-chemin entre La Hutte et L'Aire. Car, Ze-
non avait réalisé son rêve du printemps pré-
cédent, n avait dit qu'il bâti';ait une cabane,
à mi-chemin, entre les deux maisons; mais,
avec sa manie des constructions, la cabane
s'était changée en une jolie maisonnette toute
blanche. Au dessus de la porte d'entrée, on
pouvait apercevoir, découpé dan.5 le boi.s : "Vil-
la Magda"; on le devinait, c'était Séverin qui
avait découpé ces mots, de son ciseau si habi-
le. Magdalena, ainsi que Claude, avaient été
fort touchés de la gracieuse idée de ces deux
hommes de coeur : Zenon et Sév^erin.
En ce jour dont nous parions, Séverin se
rendait à la "villa", y faire certaines répara-
tions, ou améliorations. La scie, le marteau,
le rabot sous le bras, il marchait lentement, la
tête baissée. . . Etait-ce bien Séverin Rocques,
cet homme sombre qui cheminait ainsi?...
Qu'avait-il?... On ne l'entendait ni siffler,
ni chanter, ainsi qu'il avait l'habitude de le
faire... Au contraire; le regard terne, les
lèvres sérieuses, il paraissait être en proie à
de douloureuses pensées. Parfois, ses yeux se
portaient dans la direction du Roc du Nou-
veau Testament, alors, il palissait un peu et il
marmottait des phrases incohérente-^.
Enfin, il arriva à destination. Très absor-
bé dans ses pensées, ce ne fut que lorsqu'il eut
franchi le seuil de la Villa Ma^da qu'il s'aper-
çut que Claude de L'Aigle y écait installé.
— Tiens! M. Rocques! .l'écria Claude. Ça
va bien ? demanda-t-il, en tendant la main à
Séverin.
Mais Séverin, en frais de déposer ses outils
par terre, ne vit pas, sans doute, la main qui
lui était tendue.
— Merci, ça va bien, répondit-il seulement.
Et Magdalena ? Et Claudette ?
— Magdalena est en excellente santé. Quant
à Claudette, elle rayonne de santé, elle aussi,
ainsi que de bonne humeur, la mignonne, dit
Claude en souriant.
— Ah! Tant mieux, tant mieux!
— Vous n'êtes pas venu, une seule fois, voir
Claudette, tandis qu'elle était si malade, M.
Rocques? fit Claude. Mais piîat-être avez-vous
peur de la dyphtérie?
— Non, je n'ai pas peur de la dyphtérie, et
j'ai été mortellement inquiet tout le t-:imps que
la petite a été si mal. Mais, comme je n'avais
pas d'affaire chez-vous, M. de L'Aigle, je me
contentais des nouvelles que M. Lassève m'ap-
portait, de Claudette, presque chaque jour.
— Ah! Et pourquoi n'êtes-vous pas venu,
vous-même, prendre des nouvelles
— Parce que, je le répète, je n'ai pas d'af-
faire chez-vous, répliqua rudement Séverin.
Je suis très-particulier de la société que je
choisis, voyez-vous, ajouta-t-il, avec un souri-
re qui eut l'heur de déplaire grandement à son
interlocuteur.
— Vous... Vous voulez m'insulter, je crois,
M. Rocques? s'exclama Claude en pâlissant.
Vous venez de. . .
— Monsieur, dit Séverin, je suis allé en voya-
ge, il y a quelques semaines, vous le savez; or,
j'ai eu... l'honneur de voyager en même
temps que vous . . .
— C'est un honneur que vous avez dû parta-
ger avec bien d'autres, répondit Claude, avec
un sourire sarcastique.
— J'étais sur le même train que vous, reprit
Séverin, sans s'arrêter à ce que Claude venait
de lui dire. J'étais sur le traversier, de Levis à
Québec; et j'ai pris, encore, le méni3 train que
vous, dans cette dernière ville; en môme temps
que vous, j'arrivais à Montréal...
— Eh! bien? fit Claude, d'une voix tremblan-
te, quoique d'un ton impatienté.
— J'ai eu l'occasion de vous voir, de nouveau,
durant mon séjour à Montréal continua Séve-
rin. Je vous ai vu. . . plus d'une fois. . . J'ai. . .
j'ai assisté à. . . à. . . l'une de ces. . . ces. . . as-
semblées... du club Astronomique, ajouta-t-il,
avec un sourire méprisant. Ah! Vous pâlis-
sez, M. de L'Aigle? . . . Oui, j'étais là. . . J'é-
tais présent, . . et je sais.
— Mon Dieu! 0 mon Dieu! balbutia Clau-
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
113
de, les lèvres blanches comme de la cire. M.
Rocques, je. . .
— Ah! Taisez-vous, M. de L'Aigle! Je le
sais ... Ce qu'il y a d'étrange, c'est que vous
ayez pu garder votre... secret, si longtemps;
que d'autres ne vous aient pas découvert en-
core... Magdalena, la pauvre petite!... Si
elle soupçonnait seulement ce que je sais, eile
en mourrait.
— M. Lassève? questionna Claude, Il sait,
lui aussi, sans doute? Vous vous êtes em-
pressé de le mettre au courant probablement,
M. Rocques?
— Pour qui me prenez-vous, M. de L.' Aigle ?
s'écria Séverin, fort en colère. Je me suis
bien gardé de faire part de mes découvertes au
père adoptif de votre femme; ce que je sais,
je le garde pour moi seul et je prie Dieu que le
hazard ne fasse jamais que Magdalena décou-
vre qui. . . quel homme elle a épousé!
— Nous prions Dieu pour la même chose,
M. Rocques, fit Claude avec un sourire qui dé-
plut fort à son interlocuteur.
— Monsieur, s'exclama Séverin, rouge de co-
lère, vous êtes M. de L'Aigle, le riche rentier,
le presque millionnaire, dont plus d'un envie je
sort. . . Moi, je ne suis qu'un humble et pau-
vre villageois. . . Mais, tonnerre! Je ne chan-
gerais pas de place avec vous pour tous les
biens de la terre!
— Ne prenez-vous pas la chose un peu trop
au tragique, M. Rocques? dit Claude, avec un
sourire sarcastique. Après tout, si vous con-
sidériez les choses plus froidement...
Séverin haussa dédaigneusement les épau-
les, puis il répondit :
— Je ne suis pas de votre trempe, M. de L'Ai-
gle et ne puis considérer les choses sous un as-
pect moins tragique... Tragique!... Ça ne
saurait l'être plus, selon moi... Dans tous
les cas, ne craignez pas que je dévoile ce que je
sais à qui que ce soit au monde, de peur que ça
arrive aux oreilles de Magdalena un jour...
C'est à elle que je pense ... et à la mignonne
Claudette . . . Quel avenir pour cette enfant,
si l'on apprenait ce que j'ai découvert!. . .
— Je vous remercie, M. Rocques, fit Claude;
je me fie à votre discrétion; j'ai votre parole, et
j'y compte.
— Adieu, Monsieur, répondit seulement Sé-
verin. Puis, rassemblant ses outils, il quitta
précipitamment la Villa Magda.
IV
MADAME D'ARTOIS EST INTRIGUEE
Un soir du mois de novembre, Claude de
L'Aigle reçut une autre de ces enveloppes lon-
gues et étroites, dont le contenu le faisait tou-
jours frémir et qui avaient le don d'intriguer
extrêmement Mme d'Artois. Cette d^irnière
avait jeté les yeux sur Magdalena, en aperce-
vant l'enveloppe, mais la jeune femme était
à examiner un catalogue; elle ne vit donc pas
son mari jeter dans les flammes du foyer l'en-
veloppe en question, contenant et contenu,
après avoir lu les quelques lignes qu'elle ren-
fermait.
Ce ne fut que vers la fin de la veillée que
Claude dit à sa femme :
— Je vais être obligé de partir pour Montréal,
Magdalena.
— Vraiment, Claude? Alors, je vais t'ac-
compagner, cette fois. Tu le sais, la maladie
de Claudette a retardé mon voyage, et j'ai
beaucoup d'achats à faire, en vue des ''fêtes".
— Mais, Magdalena... commença Claude,
~— Je serai prête à temps, ne crains rien, re-
prit-elle en souriant.
— Ma chérie, dit-il, c'est mal choisir ton
temps pour voyager. Je vais être obligé d'as-
sister aux assemblées et conférences du Club
Astronomique et tu seras seule à l'hôtel. De
plus, tu ne pourrais courir, seule, les maga-
sins, n'est-ce pas ? . . . Attends plutôt, Magda-
lena; dans la première semaine de décembre,
ainsi qu'il avait été convenu entre nous, nous
irons à Montréal tous deux et y passerons tout
le temps que tu voudras.
— Pourquoi faire deux voyages quand un suf-
fit, mon Claude? demanda-t-elle. Quant à
rester seule à l'hôtel ou à courir seule les ma-
gasins, il y a un moyen de rémédier à cela;
nous emmènerons Mme d'Artois avec nous.
— Je préférerais de beaucoup que tu atten-
des à plus tard, balbutia Claude, et Mme d'Ar-
tois remarqua qu'il avait l'air d'être très en-
nuyé, ou très découragé, de la persistance de
sa femme.
— Claude, demanda cette dernière soudain,
tandis que son visage exprimait le plus grand
étonnement, est-ce que vraiment tu refuses de
m'emmener avec toi à Montréal?
— Refuser? Ma pauvre enfant! Peux-tu
avoir de pareilles idées! répondit-il avec un ri-
re qui sonnait faux, du moins, aux oreilles de
Mme d'Artois. Ce que j'en dis, reprit-il, c'est
pour toi, afin que ton voyage soit agréable au-
tant que possible... J'avais pensé, vois-tu,
que nous aurions couru les magasins et thé-
âtres ensemble, pendant notre séjour à Mon-
tréal.
— Alors, mon mari, répliqua Magdalena en
riant, puisque tu n'as pas de raisons plus gra-
ves que cela à donner, j'y suis résolue, je t'ac-
compagne, ou plutôt, nous t'accompagnons,
Mme d'Artois et moi. . . Et, ça me fait pen-
ser! Il faut que j'aille immédiatement parler
à Rosine; elle a préparé toute une liste de cho-
ses que je devrai acheter pour Claudette. Je
ne serai pas longtemps!
Ce disant, elle quitta la bibliothèque, où ve-
d'avoir lieu la conversation ci-dessus.
Après le départ de Magdalena, Mme d'Ar-
tois parut très absorbée dans son tricot; mais
ses pensées allaient plus vite encore que ses
aiguilles.
— Evidemment, se disait-elle, M. de L'Aigle
ne veut pas que sa femme l'accompagne à Mon-
tréal. Magdalena ne s'en doute pas cependant,
heureusement... heureusement... pour elle;
mais malheureusement pour son mari... M.
de L'Aigle doit avoir de bien graves raisons
pour préférer voyager seul, lui qui recherche
avidement et toujours la compagnie de sa fem-
me.... C'est assez mystérieux, et combien je
me défie de ce que je ne comprends pas!...
Magdalena, la pauvre enfant. . .
— Mme d'Artois, fit Claude, interrompant
soudain les pensées de cette dame, ne pourriez-
114
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
vous pas dissuader Magdalena de son idée de
faire ce voyage à Montréal avec moi?
— Je ne sais pas... balbutia Mme d'Artois-
Je puis toujours essayer, reprit-elle. Cepen-
dant, M. de L'Aigle, si elle est résolue de vous
accompagner, je crains fort qu'elle persiste
dans sa résolution; de plus, elle m'en voudrait
peut-être, si j'intervenais.
— Mon Dieu! s'écria Claude. Il ne faut pas
qu'elle m'accompagne, il ne le faut pas! Pour
l'amour du ciel, faites votre possible pour l'en
empêcher, Mme d'Artois et ma reconnaissan-
ce envers vous sera éternelle!
• — Je ferai de mon mieux. . .
— Il m'est impossible, tout à fait impossible
de vous expliquer mes raisons; mais elles sont
graves; de fait, je n'exagère en rien en vous
affirmant qu'il y va du bonheur de Magdalena
qu'elle ne fasse pas ce voyage avec moi, dit
Claude, la voix tremblante, le geste nerveux.
— Je... Je ne comprends absolument rien à
vos paroles, M. de L'Aigle, répondit, assez
froidement, Mme d'Artois; mais je ferai tout
en mon pouvoir pour faire revenir votre fem-
me sur sa décision. . . Je ne puis dire, ni faire
plus.
Pourtant, elle n'y réussit pas, car, le lende-
main après-midi, Claude, accompagné de Mag-
dalena et de Mme d'Artois, quittait la Pointe
Saint- André, en route pour la Rivière-du-Loup,
via Montréal.
Le voyage, accompli au milieu de tout le con-
fort et le luxe possible, fut on ne peut plus
agréable et se fit sans incidents dignes d'êtr^e
rapportés. Cependant, la dame de compagnie
ne pouvait manquer de remarquer que Claude
était nerveux et distrait.
Le lendemain de leur arrivée à Montréal, à
deux heures de l'après-midi, Claude se disposa
à sortir; il allait à l'assemblée du Club Astro-
nomique, qui, disait-il, commençait à deux heu-
res et demie.
— Au revoir, ma chérie, dit-il à sa femme, au
moment de partir. Je serai probablement de
retour à l'hôtel bien avant toi, ajouta-t-il, car
nos assemblées ajournent toujours à cinq heu-
res précises.
— Au revoir, mon Claude! répondit Magda-
lena, en se suspendant au cou de son mari.
Nous, Mme d'Artois et moi, nous ne sortirons
que plus tard; entre trois et quatre heures.
Mme d'Artois commandera une voiture, puis-
que tu nous as conseillé de le faire. Tu sais,
ajouta-t-elle, en souriant, j'ai beaucoup, beau-
coup de choses à acheter et je veux faire tous
mes achats aujourd'hui, si possible. Ca va te
coûter gros d'argent, mon aimé, je t'en avertis!
— Ma Magda, répondit-il, en pressant sa
femme dans ses bras, achète tout ce que tu
voudras... Je serais excessivement malheu-
reux, si je pensais que tu te gênes, pour sa-
tisfaire même le plus léger caprice.
— Mon Claude! Mon adoré! murmura-t-elle.
Que tu es bon pour moi et que je t'aime!
Aussitôt que son mari eut quitté leur salon
privé, où cette conversation venait d'avoir
lieu, Magdalena s'approcha de la fenêtre, oii
elle resta pendant quelques minutes. Tout à
coup, elle se retourna, et on eut pu lire une
expression d'étonnement et de grande décep-
tion dans ses yeux.
— Mme d'Artois, dit-elle à sa compagne,
n'est-ce pas étrange? J'ai eu beau observer
tous les gens qui passent dans la rue, devant
cet hôtel, je n'ai pu apercevoir Claude.
— M, de L'Aigle a sans doute pris une voi-
ture, à la porte de l'hôtel, Magdalena; c'est
pourquoi vous ne l'avez pas vu.
— Ah! Peut-être, répondit-elle. Mais, sa-
vez-vous, ajouta-t-elle en souriant un peu tris-
tement, je suis si désappointée de n'avoir pas
vu passer mon mari, de ma fenêtre, que, pour
un rien, je pleurerais.
— Vous êtes une enfant gâtée, ma chère, fit
Mme d'Artois, souriant, elle aussi, et c'est
pourquoi vous êtes portée à prendre à coeur la
moindre petite contrariété.
Il était trois heures et quart, lorsque les
deux femmes furent prêtes à partir. Elles son-
nèrent, pour commander la voiture, puis elles
attendirent que l'un des garçons de l'hôtel vint
frapper à la porte de leur salon. Mais il ne
vint pas.
Quelque chose allait mal à la cloche, évi-
demment, et ça ne fonctionnait pas. Mme
d'Artois descendit au premier plancher com-
mander la voiture elle-même.
Ayant commandé la voiture et donné l'or-
dre, en même temps, de réparer la cloche de
leur salon, elle voulut remonter au deuxième,
rejoindre Magdalena. Mais au lieu de se di-
riger vers l'escalier principal, elle enfila, sans
s'en apercevoir, un corridor qui tournait à gau-
che. Dans les hôtels d'autrefois, les corridors
formaient de véritables labyrinthes et il était
facile de s'y égarer : c'est ce que venait de
faire Mme d'Artois.
Bientôt, cependant, elle vit qu'elle s'était
trompée de direction; elle résolut donc de s'in-
former de son chemin. Pour ce faire, elle frap-
perait à la porte du fumoir, qui était à sa droi-
te.
S'approchant du fumoir, dont la porte était
entr'ouverte, Mme d'Artois se disposait à y
frapper, lorsqu'elle fit un pas en arrière et
une expression de profond étonnement se pei-
gnit sur son visage; même, elle pâlit légère-
ment, car, tournant le dos au corridor et li-
sant un journal, était. . . Claude de L'Aigle!
Son pardessus, son chapeau et sa canne
avaient été jetés sur une table, non loin; évi-
demment, il n'avait pas quitté l'hôtel un seul
instant!
Très absorbé dans sa lecture, Claude ne
tourna pas la tête; il ne vit donc pas la dame
de compagnie de sa femme qui l'observait, as-
surément fort intriguée.
— Il n'a pas quitté l'hôtel, se disait Mme
d'Artois. Son départ, ce n'était qu'une comé-
die jouée pour notre délectation... Et c'est
pourquoi cette pauvre Magdalena a cherché en
vain à le voir passer dans la rue. tout à l'heu-
re... En quittant notre salon, il est venu di-
rectement ici, dans ce fumoir, où il est tou-
jours resté depuis, sûr qu'il était que sa fem-
me ne se risquerait pas dans les corridors de
ce palier... Qu'est-ce que cela veut dire?
Pourquoi ce mystère? Qu'y a-t-il, et qui est-
ce M. de L'Aigle, en fin de compte ? "Le mys-
LE MYSTERIEUX xMONSIEUR DE L'AIGLE
115
térieux Monsieur de L'Aigle"... Ce n'est cer-
tes pas sans raison qu'on le nomme ainsi. Mais,
il faut que je me hâte! Si Magdalena, inquiè-
te de mon absence, se décidait à venir à ma
recherche et quelle me trouverait ici! Quelle
catastrophe! Elle qui aime tant son mari et
qui a en lui une si entière confiance!
V
ETRANGES INCIDENTS
Claude était installé dans leur salon privé,
lorsque, vers les six heures et demie, les deux
femmes revinrent de leur excursion dans les
magasins,
— 0 Claude! s'écria Magdalena en aperce-
vant son mari. Y a-t-il bien longtemps que
tu es de retour?
— Mais, non, ma chérie, répondit-il, depuis
trois petits quarts d'heure seulement. Et avez-
vous dévalisé tous les magasins de la ville ?
demanda-t-il en souriant.
— Presque tous, fit la jeune femme, souriant,
elle aussi. Que j'ai donc acheté de choses, et
de belles choses! ajouta-t-elle. Demain ma-
tin, on va me les expédier.
— J'ai bien hâte de voir tout cela, dit Claude.
— Ca bien été, à ton assemblée, Claude? Tu
n'es pas arrivé en retard?
— Tout a bien été, Magdalena, et je suis ar-
rivé à temps, assura-t-il, "sans rougir d'un tel
mensonge", se disait Mme d'Artois.
Après le dîner, il offrit aux deux femmes de
les conduire au théâtre; mais Magdalena se
déclara un peu fatiguée de ses courses de l'a-
près-midi et Mme d'Artois dit avoir l'inten-
tion d'aller passer la veillée avec une de ses
amies, qui demeurait non loin de l'hôtel.
Il eut été difficile de dire si Claude de L'Ai-
gle fut déçu ou soulagé de leur décision; Mme
d'Artois était convaincue qu'il en avait éprouvé
du soulagement; pour une raison ou pour une
autre, il ne tenait pas à sortir.
Les deux époux passèrent la veillée tran-
quillement dans leur salon, la porte entr'ou-
verte, à écouter l'orchestre de l'hôtel, qui jou-
ait, dans le grand salon, en bas, et c'est là que
les retrouva Mme d'Artois, lorsqu'elle revint
de visiter son amie.
— Vous avez passé une agréable veillée, je
l'espère? lui demanda Claude.
— Très agréable, je vous remercie, M. de
L'Aigle. Mon amie ne m'attendait pas; sa
surprise a été grande en m'apercevant.
— Nous, nous sommes restés ici, à écouter
la musique, Mme d'Artois, fit Magdalena. Ah!
ajouta-t-elle aussitôt, voilà que c'est fini déjà;
l'orchestre joue O Canada !
— Vous ne vous asseyez pas, Mme d'Artois ?
demanda Claude.
— Non, merci. Je crois que je vais me reti-
rer pour la nuit. Je suis un peu fatiguée...
Vous aussi, Magdalena, vous devez être lasse ?
— Je l'avoue, répondit l'interpellée en souri-
ant, et je crois que nous allons suivre votre
exemple. Qu'en dis-tu, Claude ?
— Comme tu voudras, ma chérie.
Ayant échangé des "bonsoir", chacun se re-
tira dans sa chambre. Mme d'Artois occupait
une pièce vis-à-vis le salon privé. Faisant
suite au salon étaient les chambres des deux
époux, séparées l'une de l'autre seulement par
quatre grosses colonnes. D'épaisses portières,
qui pouvaient se fermer complètement, don-
naient à chacun l'illusion d'occuper une cham-
bre séparée. Ces portières, cependant, n'é-
taient tirées qu'à moitié, car Magdalena n'ai-
mait pas à se sentir trop seule dans sa cham-
bre d'hôtel; cela la rendait nerveuse.
Aussitôt couchée, la jeune femme s'endor-
mit profondément. Vers le matin, elle fit un
rêve qui l'effraya grandement : elle rêva qu'un
malfaiteur avait pénétré dans la chambre de
son mari. Ce malfaiteur, elle le voyait si
clairement! Il était recouvert d'un pardessus
sombre, dont le collet était relevé au moyen
d'un foulard noir qui lui cachait la bouche et
le menton; une casquette, dont la palette était
rabattue ,lui cachait le front et les yeux. Quel
sinistre personnage! Et que faisait-il dar's
la chambre de Claude?
De ce rêve elle s'éveilla subitement, et ins-
tinctivement, ses yeux se portèrent vers la
chambre de son mari. Aussitôt, elle tressail-
lit et une grande terreur l'envahit : son rêve
de tout à l'heure devenait une réalité; il y
avait réellement un malfaiteur dans la cham-
bre de Claude!
La pièce qu'occupait son mari était éclairée,
quoique faiblement, et Magdalena vit, debout,
non loin du lit de Claude, l'homme ... le mal-
faiteur de son rêve! Oui, le pardessus sombre,
le collet relevé, le foulard noir, la casquette. . .
Ciel! O ciel! Claude! Son Claude! Il allait
être assassiné peut-être, dans son sommeil, si
elle ne parvenait pas à l'avertir.
Elle voulut appeler son mari, attirer son at-
tention sur le danger qui le menaçait; mais nul
son ne sortit de sa bouche. C'est qu'elle se
sentait tout à coup presque paralysée de ter-
reur; le malfaiteur venait de retirer de la po-
che de son pantalon un objet brillant : un re-
volver! Oui, Magdalena en était certaine, c'é-
tait un revolver! La lumière n'étant pas bien
bonne, elle n'eut pu en jurer; mais. . .
— Claude! Claude! cria-t-elle enfin.
L'homme se retourna, puis, ayant déposé
sur une table, sans que Magdalena s'en aper-
çut, l'objet qu'il avait tenu dans sa main, il fit
quelques pas dans la direction de la chambre
de la jeune femme; celle-ci le regardait s'ap-
procher les yeux fous de frayeur.
Mais voilà que celui qu'elle avait pris pour
un malfaiteur enlevait sa casquette et son fou-
lard, en même temps qu'il rabattait le collet
de son pardessus et Magdalena reconnut, en
celui qui l'avait tant effrayée... Claude, son
mari ! !
— Claude! s'écria-t-elle. C'est toi, Claude!
— Mais, oui, Magdalena, c'est moi, répondit-
il, en s'approchant du lit de sa femme. T'ai-je
effrayée à ce point, pauvre enfant?
— Claude! répéta-t-elle, comme si elle n'eut
pu en croire ses yeux. Quelle heure est-il
donc ?
— Il est six heures précises, ma chérie, ré-
pondit-il, en regardant l'heure à sa montre.
— Six heures seulement ! fit-elle. Mais !
D'où viens-tu à cette heure et ainsi accoutré?
116
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE I7AIGLE
Je. . . Je ne comprends pas, Claude. . . et je. . .
je. . . n'aime pas cela. . . J'ai. . . j'ai. . . peur. . .
et je ne sais de quoi, ajouta-t-elle éclatant en
sanglots.
N'était-ce pas très étrange ce qui arrivait?
Magdalena eut une impression passagère d'in-
quiétude et un souvenir lui revint, rapide, si
rapide que ce ne fut que comme un éclair...
et puis... qui donc avait dit devant elle déjà,
en parlant de Claude : "le mystérieux Mon-
sieur de L'Aigle" ? Mystérieux? Certes! Et
à moins qu'il ne parvint à expliquer. . .
— Magdalena! Pourquoi ces pleurs? de-
manda-t-il d'un ton quelque peu sévère. Quel
enfantillage de ta part!
— Explique-moi alors. . ,
— Allons, mon aimée, je vais tout t'expli-
quer, bien sûr! D'abord, que je te dise que je
n'ai jamais pu dormir dans un lit auquel je ne
suis pas habitué. Donc, n'ayant pas fermé
l'oeil de la nuit et me sentant pris d'un vio-
lent mal de tête, ce matin, j'ai résolu d'aller
faire une petite promenade dehors, sachant
bien que le grand air me ferait du bien . . .
— Et tu te sens mieux, mon Claude ? deman-
da Magdalena, d'une voix inquiète et encore
toute remplie de larmes.
— Oui, je me sens mieux; je suis même tout
à fait guéri.
— Tant mieux, mon aimé... Mais, tout de
même, je ne comprends pas encore, Claude...
Pourquoi cette casquette... et ce foulard...
qui te donnent un air si... si... je ne sais
comment m'exprimer vraiment. . . Je veux dire
que ce foulard et cette casquette te déguisent
complètement... Oui, on dirait... on dirait
un déguisement, Claude! De fait, je ne t'^ai,
pas reconnu tout à l'heure.
— Je puis facilement t'expliquer et le fou-
lard et la casquette, ma Magda, répondit-il en
souriant, quoique son visage fut très pâle; il
fait froid, vois-tu, et le foulard n'était pas de
trop. Quant à la casquette... eh! bien, je ne
pouvais pas me promener, à cinq heures du
matin, dans les rues de la ville, coiffé d'un
chapeau haut-de-forme, n'est-ce pas, sans ris-
quer d'être arrêté par la police et me faire
enfermer dans quelque maison de- santé, car
on m'eut pris certainement pour un insensé,
ajouta-t-il en riant d'un rire "jaune" comme
ça se dit parfois.
— Mais, le... le revolver, Claude! s'exclama
la jeune femme d'un ton fort effrayé.
Claude de L'Aigle n'aurait pas pu devenir
plus pâle qu'il l'était. Une expression de
grand malaise parut sur son visage.
— Le... revolver, dis-tu, Magdalena? Je...
Je ne sais pas ce que tu veux dire... Tu as
rêvé, pauvre enfant.
— Non! Non! Je ne l'ai pas rêvé, je l'affir-
me. Tu tenais un revolver dans tes mains! Je
ne pouvais le distinguer parfaitement, il est
vrai; mais j'ai aperçu quelque chose de bril-
lant et . . .
— Ah! Je comprends! répondit Claude, riant,
encore cette fois, d'un rire forcé, qui trompa sa
femme, tout de même. Cette chose brillante
que tu as vue, ce n'était que mon étui à ciga-
rettes; tiens, regarde!
Ce disant, il retira de la poche de son panta-
lon un étui à cigarette en argent et le montra
à sa femme.
— J'ai bien cru que c'était un revolver pour-
tant. . . balbutia-t-elle. Je suis bien, bien con-
tente de m'étre trompée, ajouta-t-elle.
On le sait, Claude venait de conter un men-
songe, car nous l'avons vu déposer un revolver
sur la table, dans sa chambre, avant d'aller
rejoindre sa femme. A cet homme si correct
d'habitude, il devait répugner de mentir; mais,
sans doute, il se disait que nécessité fait loi
souvent.
Quant aux explications qu'il venait de don-
ner à Magdalena, à des oreilles plus expéri-
mentées, à une personne moins naïve, plus
soupçonneuse, elles eussent paru peu... fran-
ches; de plus, elles auraient donné l'impression
d'un . . . discours appris et récité par coeur en-
suite; Mme d'Artois par exemple, ne s'y fut
pas laissée prendre. Mais Magdalena avait,
on l'a constaté plus d'une fois déjà, une con-
fiance illimitée en son mari. Son Claude ne
pouvait mentir, encore moins la tromper!
— Mon aimé, dit-elle soudain, si nous pou-
vions donc retourner à Saint-André aujour-
d'hui! Malheureusement, c'est impossible, car
on doit me livrer les marchandises que j'ai
achetées hier, dans le courant de l'avant-midi.
Demain matin, par exemple, nous partirons.
— Mais si tu préfères que nous prolongions
notre séjour à Montréal, Magdalena, ne te gê-
ne aucunement; ne change aucun de tes pro-
jets pour moi.
— Puisque tu souffres d'insomnie, mon Clau-
de, je . . .
— Chère enfant, une nuit ou deux sans som-
meil, ça n'a jamais fait mourir qui que ce soit
encore, protesta-t-il en riant; conséquem-
ment ...
— Nous partirons demain, c'est décidé!
Claude de L'Aigle eut un soupir de soula-
gement; il n'y avait pas à en douter, il avait
hâte de partir de Montréal, de retourner chez
lui.
De retour dans sa chambre, il enleva preste-
ment son revolver de sur la table et le glissa
entre le matelas et le bois de son lit, puis il se
coucha et bientôt, il s'endormit.
Lorsqu'il s'éveilla, il constata qu'il était
grand jour. Magdalena s'était levée, car il ne
la vit pas dans sa chambre; elle devait être
dans leur salon ou bien dans celle de Mme
d'Artois. S'emparant de son revolver il l'ou-
vrit et se mit à en extraire les balles; mais
bientôt, il changea d'idée; remettant les balles
en place, il referma le revolver en murmu-
rant :
— Ce serait folie vraiment. . . On ne sait
pas. . . Et tant que je ne serai pas en. . . sûre-
té, il vaut mieux être prudent.
Il remit le revolver dans la poche de son
pantalon, puis s'étant habillé, il alla rejoindre
sa femme dans leur salon, où le déjeuner ve-
nait d'être servi.
Durant l'avant-midi, les marchandises que
Magdalena avait achetées la veille arrivèrent
à l'hôtel et Claude dut admirer les achats de
sa femme, la félicitant de son bon goût, etc.,
etc.
— Sais-tu, Claude, je crois que je vais re-
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
iir
tourner dans les magasins cet après-midi. Je
veux acheter des petits cadeaux pour nos do-
mestiques; ça leur fera tant plaisir. Nous ac-
compagneras-tu ?
— Si tu voulais m'excuser, Magdalena, ré-
pondit-il; je voudrais bien profiter de mon sé-
jour ici pour assister à l'assemblée de notre
club, encore aujourd'hui ... Il y aura une con-
férence que je n'aime pas à manquer. Un as-
tronome de renom doit parler et. . .
Magdalena fit la moue . . . presque. Aussi-
tôt, pourtant, elle s'en repentit. Son pauvre
Claude! Bien sûr, il devait aimer à se trouver
en compagnie d'autres hommes, de temps à
autres; ce serait vraiment égoïste de la part
de sa femme d'essayer de le priver d'une dis-
traction si légitime! Quoiqu'elle fut excessi-
vement désappointée du refus de son mari de
l'accompagner, elle n'en fit rien paraître.
A deux heures, Claude partit "pour le fu-'
moir, en bas" se dit Mme d'Artois et elle ré-
solut de s'en assurer, donc, saisissant le pre-
mier prétexte venu, une demi-heure plus tard,
elle descendit au premier étage, et s'arrêtant
en face de la porte du fumoir, elle aperçut
Claude de L'Aigle, installé, tout comme la veil-
le, dans un fauteuil, à lire un journal.
— C'est la chose la plus curieuse! se dit Mme
d'Artois, lorsqu'elle fut de retour dans sa
chambre. Les agissements de cet homme sont
des plus étranges! Pourquoi prétend-il cou-
rir à des assemblées et vient-il passer son
temps dans le fumoir plutôt? Pourquoi trom-
pe-t-il sa femme ainsi? S'il lui disait tout
bonnement qu'il désire aller passer une heure
ou deux dans le fumoir, en compagnie d'autres
messieurs, il sait bien qu'elle n'y verrait au-
cune objection. Mais, voilà; il faut qu'il...
justifie ces voyages si mystérieux, qu'il est
obligé de faire de temps à autre. Ces voya-
ges. . . Dans quel but les fait-il? Ah! qui me
le dira?
La comédie de la veille se joua, de nouveau,
au retour des deux femmes, ce soir-là, et Mme
d'Artois, qui était, par-dessus tout, très fran-
che, et qui aimait Magdalena plus que tout au
monde, se sentait fort attristée, en songeant à
l'avenir. M. de L'Aigle trompait sa femme!
Il avait des secrets pour elle! Pauvre, pauvre
Magdalena! Si jamais elle avait le moindre
soupçon sur le compte de son mari, elle serait
la plus malheureuse des femmes!
— Mais je veillerai sur elle, sur son bon-
heur, se disait la dame de compagnie. La chè-
re enfant qui m'a retirée de la pauvreté, alors
que je vivais si misérablement, dans mon triste
alcôve, en cette ville! Je ne saurais oublier
jamais ce que je lui dois, à moins d'être un
monstre d'ingratitude, et si l'occasion se pré-
sentait, un jour, de lui prouver ma reconnais-
sance en la protégeant comme si elle était ma
fille, je la protégerai.
Le lendemain matin, les de L'Aigle et Mme
d'Artois quittèrent la ville de Montréal pour
retourner à Saint-André. Claude eut un sou-
pir de soulagement, lorsqu'il eut mis le pied
dans le Pullman. Enfin, on allait partir!
Au moment où le train quittait la gare, un
homme, rude d'aspect, arriva sur la plate-for-
me. Les yeux furieux, il examinait avec at-
tention chaque wagon qui passait. Lorsque
vint le tour du Pullman, plusieurs passagers
virent cet homme lever le poing d'un geste
menaçant; ils l'entendirent aussi proférer des
paroles, qui n'étaient pas des bénédictions.
Tous ceux qui eurent connaissance de ce dra-
me, se regardèrent, étonnés, semblant se de-
mander, les uns les autres, lequel d'entr'eux
l'individu menaçait ainsi. Bien vite, le wagon
passa cependant, et bientôt, on perdit l'incon-
nu de vue.
En ce qui concerne ceux qui nous intéres-
sent particulièrement, Mme d'Artois crut d'a-
bord qu'elle avait été seule à avoir connaissan-
ce de l'incident que nous venons de citer. Ce-
pendant, ayant, presqu'insciemment, jeté les
yeux sur Claude de L'Aigle, elle le vit devenir
très pâle, tandis que son regard inquiet allait
de l'inconnu à Magdalena; comme il arrivait
souvent, il voulait s'assurer que sa femme n'a-
vait pas eu connaissance de ce qui venait de se
passer; mais cette dernière tournait le dos à
la fenêtre et s'amusait à observer les passa-
gers; elle ne s'était apperçue de rien.
— Encore du mystère, se dit Mme d'Artois.
Car, aussi vrai que le soleil se couchera ce
soir, c'est M. de L'Aigle que cet homme mena-
çait du poing . . . Ciel ! Que peut donc avoir *à
démêler l'aristocratique M. de L'Aigle avec un
individu de cette sorte?
Mais s'apercevant soudain qu'elle avait les
yeux fixés sur Claude et que celui-ci en avait
connaissance, Mme d'Artois s'empara d'un
journal et fit mine d'être très absorbée dans la
lecture de ses colonnes.
VI
LA MALENCONTREUSE LETTRE
C'était certainement, nous ne pouvons trop
le répéter, une vie monotone que celle que l'on
menait à L'Aire, et si chacun n'eut eu des oc-
cupations pour se distraire, c'eut été quelque
peu ennuyant. Il est vrai que Claudette égayait
prodigieusement la maison. Claudette, que
tous adoraient; Claudette, à la voix de qui tous
obéissaient, tous s'inclinaient. Claudette à
trois ans; mais c'était un prodige! Elle était
à croquer cette enfant, avec son babil si char-
mant, son rire si frais. Qu'eut été L'Aire, sans
elle? Aussi, tous, maîtres et domestiques,
idolâtraient Claudette . . . excepté Euphémie
Cotonnier; cela c'est entendu.
Le temps avait passé vite, malgré tout, de-
puis le voyage que Claude avait fait, à Mont-
réal, en compagnie de sa femme et de Mme
d'Artois. Soit que le Club Astronomique n'eut
pas eu d'assemblées importantes, depuis, soit
pour toute autre raison, Claude de L'Aigle ne
recevait plus de ces enveloppes longues et
étroites contenant ces sortes de sommations,
auxquelles il paraissait se croire obligé d'obéir.
Lorsque nous retrouvons nos amis, un soir
du mois d'avril, ils sont à veiller dans le corri-
dor d'entrée. Ils sont tous là ceux qui nous
intéressent : Magdalena, Claude, Claudette et
Mme d'Artois. Claudette n'aime guère à se
coucher de bonne heure et elle sait fort bien
le faire entendre à ses parents, en frappant le
plancher de son pied mignon et s'écriant :
lis
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
— Claudette pas dodo!
Ce qui a toujours pour effet de les faire rire
tous d'un grand coeur. Pour le moment, l'en-
fant, installée sur l'épaule de son père, se fait
promener de long en lai'ge et fait entendre de
joyeux éclats de rire. Magdalena, assise près
du foyer, regarde cette jolie scène familiale et
sourit, émue. Mme d'Artois tricotte, tout en
souriant à sa petite filleule.
— Le courrier, M, Claude!
Ces paroles prononcées tout à coup par Eu-
sèbe, eurent pour effet de faire sursauter Mme
d'Artois et de faire froncer les sourcils à Clau-
de de L'Aigle. Celui-ci déposa Claudette par
terre, ce qui fit que l'enfant protesta haute-
ment d'un tel traitement, d'un tel sans-gêne.
Une enveloppe longue et étroite fut saisie
par Claude, et presto! elle disparut comme
par enchantement dans une des poches inté-
rieures de son habit. Magdalena, occupée à
consoler Claudette, ne s'était aperçue de rien.
Mme d'Artois, par exemple, avait tout vu et
elle ne put s'empêcher de soupirer.
Les autres lettres, n'avaient probablement
pas grande importance, car Claude les déposa
sur un guéridon et s'approchant de Magdalena,
il lui enleva l'enfant et la mit de nouveau sur
son épaule, reprenant ensuite sa promenade
de long en large, au grand bonheur de la peti-
te.
Un peu plus tard, profitant d'un moment où
sa femme était allée dire bonsoir à Claudette,
celle-ci ayant enfin consenti à se laisser mettre
au lit par Rosine, Claude ouvrit l'enveloppe
longue et étroite qu'il avait reçue des mains
d'Eusèbe et en retira une lettre très courte,
qu'il lut d'un trait. Chose étrange; cette fois,
au lieu de pâlir et de frémir, une expression
de soulagement se repandit sur ses traits, puis
il jeta la lettre au feu. Mme d'Artois ne fut
donc pas grandement surprise de ne pas enten-
dre Claude de L'Aigle annoncer, durant la
veillée, son départ pour le lendemain. Non, la
missive arrivée ce soir-là, contenait quelque
chose qui causait plutôt de la joie à celui qui
l'avait reçue.
Ce ne fut que deux semaines plus tard que
Mme d'Artois eut, en quelque sorte l'e mot de
l'énigme. Une autre enveloppe longue et étroi-
te arriva, et Claude annonça, cette fois, qu'il
partait le lendemain pour Montréal.
— Une assemblée très importante, Magdale-
na, ajouta-t-il. Mais j'ai quelque chose à t'an-
noncer à ce sujet; quelque chose qui ne te dé-
plaira pas, je crois : j'ai démissionné comme
membre du Club Astronomique.
— Démissionné, Claude ? Pourquoi ? J'es-
père, mon mari, que tu ne t'es pas imaginé que
j'avais des objections à ce que tu. . .
— Non, non, ma chérie! Au contraire, je t'ai
toujours trouvée on ne peut plus raisonnable.
Si j'ai démissionné, c'est parce que ça com-
mence à m'ennuyer ces voyages, à tout propos.
Quand je voyagerai, dorénavant, je pourrai me
faire accompagner de ma petite femme, ajouta-
t-il en entourant Magdalena de ses bras.
— Ainsi, se disait la dame de compagnie, la
lettre qu'il a reçue il y a quinze jours, c'était
pour lui annoncer qu'il n'aurait plus à s'absen-
ter. . . Ce "Club Astronomique" qui, j'en suis
fermement convaincue, n'existe que dans l'i-
magination de M. de L'Aigle; ce club, dis-je, ne
lui servira plus de... de sommations... Le
mystère (\u\ enveloppe ces voyages restera
donc un mystère; mais, au moins, je ne trem-
blerai plus, de crainte que Magdalena ne dé-
couvre quelque chose qui pourrait la rendre
malheureuse.
Au grand soulagement de Mme d'Artois, et
à celui de Claude aussi sans doute, Magdalena
ne parla pas d'accompagner son mari. L'état
de sa santé laissait à désirer et elle était peu
disposée à voyager.
Le lendemain après-midi, au moment de par-
tir pour la Rivière-du-Loup, où Magdalena al-
lait le reconduire en voiture, Claude paraissait
soucieux et inquiet; quelque chose le tracas-
sait, le tracassait beaucoup, car il était très
pâle et une expression de découragement se
lisait sur son visage.
— Mme d'Artois, parvint-il à dire tout bas à
la dame de compagnie, alors qu'ils étaient seuls
tous deux pour quelques instants, dans le cor-
ridor d'entrée, j'ai perdu un papier. . . une let-
tre très importante ... Si vous la trouvez . . .
C'est une enveloppe longue et étroite. . . Je ne
comprends pas comment j'ai pu la perdre...
S'il fallait que Magdalena mette la main des-
sus. . .
— Je chercherai cette lettre, M. de L'Aigle,
répondit Mme d'Artois d'un ton qu'elle ne par-
vint pas à rendre froid, ni même indifférent,
car Claude lui inspirait plutôt de la pitié, dans
l'état d'énervement et d'inquiétude où il était.
Oui, elle le plaignait cet homme, si bon, si par-
fait pour sa femme, en fin de compte... et
puis, fier et hautain comme il l'était, comme il
devait souffrir et comme devait lui répugner
d'être obligé de se mettre à la merci de la
compagne payée de sa femme! Quelque chose
disait à Mme d'Artois que la lettre perdue, ou
plutôt égarée, si elle la trouvait, cette lettre
dis-je, lui révélerait le secret de la vie de Clau-
de de L'Aigle, et celui-ci le savait bien. Mais
il était dans une impasse, dont il ne pouvait
sortir sans l'aide d'une personne discrète et
dévouée.
— Si vous trouvez la lettre, vous la mettrez
en lieu sûr, n'est-ce pas, reprit Claude, et me
la donnerez, à mon retour?
— Certainement, M. de L'Aigle! répondit-
elle. Vous pouvez compter sur moi.
— Dieu veuille que ce soit vous qui la trou-
viez alors! s'écria-t-il. Et qu'il vous bénisse
pour votre bonté! Rappelez-vous; c'est pour
Magdalena que je vous implore, pour son bon-
heur.
— Je comprends parfaitement, M. de L'Aigle,
et je ferai l'impossible pour trouver cette let-
tre, murmura la dame de compagnie, au mo-
ment où Magdalena arrivait dans le corridor,
habillée et prête à partir.
Comme elle la chercha cette lettre, ^ cette
pauvre Mme d'Artois! Dans la chambré à cou-
cher de Claude d'abord, dans celle de Magda-
lena, dans son boudoir, dans la bibliothèque,
dans les salons, dans le corridor d'entrée, dans
le fumoir, puis dans l'étude, aussitôt qu'Euphé-
mie Cotonnier eut quitté cette pièce, un peu
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
après cinq heures. Vaines recherches! La
lettre fut introuvable!
Découragée, elle essaya de passer son temps,
jusqu'au retour de Mag'dalena, soit à tricotter,
soit à lire; mais à chaque instant, elle jetait
là son tricot ou son livre et recommençait ses
recherches.
Lorsque la jeune femme revint de la Rivière-
du-Loup, vers les dix heures du soir, la lettre
n'avait pas été trouvée encore.
C'est Mme d'Artois qui, chaque matin,
époussetait le pupitre et la table à écrire de
l'étude. Claude lui avait imposé cette tâche,
car il se plaignait que les domestiques déran-
geaient ses papiers, ou bien jetaient au panier,
souvent, des documents importants.
Profitant de ce qu'elle était seule dans l'é-
tude, le lendemain matin, elle fit de nouvelles
recherches. Cette lettre, après tout, était
quelque part dans la maison et il était impé-
rieux qu'elle fut trouvée. , . Si Magdalena met-
tait la main dessus par hazard! Sans qu'elle
en connut le contenu; sans qu'elle put le devi-
ner même, Mme d'Artois frissonna à la pensée
que d'autres qu'elle pussent trouver la lettre
et la lire.
Chaque papier, sur le pupitre et sur la table
à écrire, fut examiné avec grand soin avant
d'être remis à sa place... Mais l'enveloppe
longue et étroite et le document qu'elle conte-
nait n'y étaient pas! A quoi servait de cher-
cher plus longtemps? Mme d'Artois se dit
qu'elle ne pouvait pas s'éterniser dans l'étude.
Eh! bien, elle ferait d'autres recherches, ail-
leurs; des recherches plus minutieuses que cel-
les de la veille, dans la bibliothèque surtout.
Allons !
Soupirant, désappointée, elle s'empara d'un
panier contenant des chiffons de papier; ces
chiffons, elle les jeteraient dans le foyer du
corridor d'entrée, où brûlait un feu clair.
Le panier était près du pupitre; si près,
qu'il était collé dessus. En le retirant, Mme
d'Artois vit un papier, et un peu plus loin,
une enveloppe longue et étroite qui avaient dû
glisser entre le pupitre et le panier, sans qu'on
s'en aperçut; c'était la lettre en question, la
malencontreuse lettre à laquelle Claude de
L'Aigle attachait une si grande importance!
Elle se saisit de l'enveloppe et de la lettre.
Maintenant, qu'allait-elle faire? Devait-elle
remettre le papier dans l'enveloppe, sans le
lire? Ne serait-ce pas très imprudent? Peut-
être n'était-ce qu'un document sans importan-
ce qu'elle tenait à la main, et s'il en était ain-
si, ce serait folie de n'en prendre pas connais-
sance. . . Si, par excès de délicatesse et de
discrétion, elle mettait ce papier en lieu sûr,
sans en avoir pris connaissance au préalable et
que le véritable papier trainat quelque part
dans la maison, quelle catastrophe pourrait se
produire! Non! Cette lettre il lui fallait la
lire; sa conscience lui dictait clairement son
devoir et si elle voulait protéger Magdalena,
elle la lirait à l'instant!
Elle allait déplier la missive, écrite sur un
papier très mince, lorsqu'elle se retourna et
regarda par-dessus son épaule; elle n'était
plus seule dans l'étude! Il y avait quelqu'un
là, non loin! Ces pas furtifs, qui se rappro-
chaient à chaque instant... Mais bientôt, elle
sourit. . . Ce n'était que les planchers qui cra-
quaient... Ces craquements du plancher...
elle n'avait jamais pu s'y habituer tout à fait
et elle trouvait cela pour le moins désagréable;
si désagréable que, vraiment, L'Aire, malgré
tout son confort, tout son luxe, ne lui parais-
sait pas être une demeure bien désirable. Heu-
reusement, les de L'Aigle venaient d'acheter
une splendide propriété, un véritable domaine,
près de la ville de Toronto, et c'est là qu'on
passerait désormais au moins tous les hivers.
Mais voyons! Cette lettre! Pourquoi tant
hésiter à l'ouvrir? Il est vrai que, pour toute
personne de bonne éducation, lire une lettre qui
ne lui est pas destinée, c'est une grave affaire;
cela répugne à la délicatesse; il semble qu'on
commet un délit.
Quelques gouttes de transpiration perlaient
aux tempes de Mme d'Artois et ses mains trem-
blaient un peu quand, enfin, elle déplia le pa-
pier. . .
Elle n'en lut qu'une ligne... La lettre s'é-
chappa de ses doigts... Elle devint blanche
comme une morte et ses yeux se cernèrent de
noir tout à coup. Ses jambes se dérobèrent
sous elle et elle tomba assise sur le canapé de
l'étude. Allait-elle perdre connaissance ?
— O mon Dieu! murmura-t-elle.
A ce moment, elle entendit des pas légers se
dirigeant vers l'étude; c'était Magdalena!
Folle de terreur à la pensée que la jeune
femme allait la découvrir dans l'état où elle
était et qu'elle devinerait qu'il y avait quel-
que chose d'anormal, Mme d'Artois, les mains
tremblantes, mit la lettre dans son enveloppe
et cacha le tout entre les coussins du canapé.
— Mme d'Artois, dit Magdalena, entrant dans
l'étude en souriant, venez donc voir Claudette
dans son beau manteau neuf; elle... Mais!
fit-elle soudain. Vous êtes malade?
— Non, non, Magdalena! parvint à articuler
la dame de compagnie.
— Vous . . . Vous avez l'air d'une . . . morte,
ma pauvre amie! Qu'y a-t-il?
— Une toute petite attaque de la migrai-
ne... Ce n'est rien vraiment; ça se passera
aussitôt que je me serai reposée un peu.
— Vite, alors! Allez vous mettre au lit!
s'écria la jeune femme. Jamais je ne vous al
vue si changée de ma vie!
— Tout à l'heure, Magdalena.
— Tout de suite, je vous prie! Venez!
— C'est bien, je vous suis.
Les deux femmes quittèrent l'étude. Mme
d'Artois s'installa sur le canapé de la biblio-
thèque, disant qu'elle préférait s'y reposer un
peu avant de monter à sa chambre et se met-
tre au lit.
Profitant d'un moment où Magdalena était
allée, elle-même, commander une tasse de thé
bien fort pour "la malade", celle-ci partit à la
course dans la direction de l'étude, et vite, elle
s'empara de l'enveloppe contenant la malen-
contreuse lettre. Quelques instants plus tard,
quand la jeune femme revint à la bibliothèque,
Mme d'Artois se dit trop mal à l'aise pour pou-
voir avaler même une gorgée de thé.
— Je crois que je vais me retirer dans ma
chambre pour une heure à peu près. Ce n'est
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
que (lu repos qu'il me faut. Le sommeil; voi-
là qui me remettra complètement, je crois,
Magdalena.
Elle se rendit donc dans sa chambre à cou-
cher, et après en avoir fermé la porte avec
soin, elle ouvrit un petit coffret en bois (un ca-
deau de Séverin) au moyen d'une clef qu'elle
portait à son cou. Dans ce coffret elle jeta
l'enveloppe longue et étroite, sans même l'ou-
vrir. Ainsi qu'elle l'avait promis, elle la re-
mettrait à Claude immédiatement, à son re-
tour.
Epuisée par tant d'émotions, elle s'étendit
sur le canapé de sa chambre, non pour dormir,
mais pour pleurer.
— Pauvre Magdalena! Pauvre chère enfant!
disait-elle à travers ses larmes. O Dieu tout-
puissant, protégez-la! Ne permettez pas qu'el-
le découvre jamais ce que je viens de découvrir,
moi! Elle en mourrait!. . . Et quand je pense
à M. de L'Aigle. . . cet homme si correct, si
hautain... quand je me dis que... Non, ce
n'est presque pas croyable, et si je ne venais
pas de voir les preuves, en blanc et en noir, je
ne le croirais pas. . . Mais Magdalena, la pau-
vre chère petite!... Et Claudette, l'innocen-
te mignonne! Ah! c'est à en perdre la rai-
son!
Mais lorsque Mme d'Artois descendit rejoin-
dre Magdalena dans la salle à manger, à l'heu-
re du lunch, il ne restait presque plus de tra-
ces des émotions par lesquelles elle venait de
passer; même, elle trouva le moyen de sourire
à la jeune femme et de la rassurer complète-
ment au sujet de sa migraine.
On le sait, plus d'une physionomie souriante
cache, souvent, un coeur saignant.
VII
QUATRE DANS LE SECRET
Cet après-midi-là, Magdalena sortit en voi-
ture, disant qu'elle ne serait de retour que pour
le dîner, car elle se proposait d'aller rendre vi-
site à Mme Thyrol et lui emmener Claudette,
que la femme du médecin désirait tant voir.
Mme d'Artois, prétextant un peu de fatigue,
refusa d'accompagner la jeune femme; mais
une demi-heure après le départ de cette derni-
ère, la dame de compagnie sortit à son tour,
avec l'intention de faire une longue promena-
de à pied; elle voulait être seule avec ses pen-
sées.
Pensées peu gaies assurément; tristes, au
contraire, infiniment tristes et bouleversan-
tes. La lettre qu'elle avait trouvée, ce matin-
là, lui causait une impression d'excessive
frayeur, car elle se disait que Magdalena fini-
rait, infailliblement par découvrir tout ce qui
concernait son mari. C'était presque miracu-
leux qu'elle fut restée dans l'ignorance jus-
qu'alors; elle avait été protégée visiblement
par la divine Providence.
Le souvenir du voyage qu'elles avaient
fait, à Montréal, avec Claude revint à la pen-
sée de Mme d'Artois.
— M. de L'Aigle pouvait bien essayer, par
tous les moyens, d'empêcher sa femme de l'ac-
compagner! se disait-elle. Quel risque il cou-
rait d'être découvert aussi! On serait presque
porté à le plaindre ce pauvre homme; il doit
être continuellement sur des épines, surtout
depuis son mariage. . . Dire qu'ils se sont ma-
riés, ces deux-là, ayant un secret l'un pour l'au-
tre! Mauvaise affaire assurément!... Mais
le secret de M. de L'Aigle est infiniment plus
grave que celui de Magdalena, oui, infiniment
plus!
Soudain, une pensée lui vint; une pensée si
affreuse qu'une sueur froide inonda son visa-
ge et elle dut s'asseoir, ses jambes refusant
tout à coup de la porter. Assise sur un rocher,
les yeux démesurément grands, les lèvres ter-
riblement pâles, les mains tremblantes, elle
crut vraiment, cette fois, qu'elle allait s'éva-
nouir.
— Non! Non! s'exclama-t-elle, tout en s'é-
pongeant le front avec son mouchoir. C'est
impossible! Je prends plaisir à me torturer
moi-même... Ça ne se peut pas! Ce serait
horrible, si horrible, mon Dieu!
Elle parut faire un certain calcul mental,
puis cachant son visage dans ses mains, com-
me si elle eut voulu qu'ils ne vissent pas l'hor-
rible tableau que son imagination venait de
susciter, elle s'écria :
— Je ne me trompe pas! M. de L'Aigle a. . .
0 Dieu tout-puissant, faites, faites que Magda-
lena ne découvre jamais le terrible secret de
son mari! Elle en mourrait, ou bien elle en
perdrait la raison!
Se levant, elle continua son chemin. Sa dé-
marche était hésitante, et à chaque instant,
elle s'arrêtait pour murmurer :
— Non! Non! C'est impossible! Dieu ne
voudrait pas!... Pourtant, je dois me rendre
à l'évidence... Oh! Pauvre, pauvre Magda-
lena!
Le bruit de coups de marteau ou de pic lui
arrivèrent, venant de la direction de la Villa
Magda.
— C'est M. Lassève ou Séverin qui travail-
lent, tout près de la villa, se dit-elle. J'espère
que je n'ai pas le visage trop défait, ajouta-t-
elle; je ne voudrais pas exciter les soupçons
de M. Lassève, pour tout au monde!
A un détour du sentier, elle aperçut Séverin
Rocques. Il enlevait, avec un pic, la glace qui
recouvrait encore les rochers entourant la vil-
la... Séverin... Un souvenir le concernant
revint à la pensée de Mme d'Artois... C'é-
tait depuis le retour de se brave garçon, d'un
voyage qu'il avait fait à Montréal, en même
temps que Claude de L'Aigle, que Séverin avait
cessé complètement ses visites à L'Aire. Son
attitude aussi avait été étrange vis-à-vis du
mari de Magdalena. La jeune femme lui avait
dit, à elle, Mme d'Artois, que Séverin avait l'air
d'en vouloir à Claude pour quelque chose. La
dame de compagnie avait bien ri de cela, dans
le temps; ça lui paraissait fort ridicule aussi
que M. Rocques en voulut à M. de L'Aigle...
Non, il ne lui en voulait pas; seulement, il
avait dû découvrir. . . bien des choses, durant
son voyage à Montréal et cela lui avait inspi-
ré de l'inimitié, du mépris même pour Clau-
de...
— Il faut que je découvre si Séverin sait
quelque chose! se disait Mme d'Artois, et je le
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
121
saurai! Je me disais, ce matin, que nous étions
deux. . . non, trois, à connaître le secret de M.
de L'Aigle : Eusèbe, Mme de St-Georges et
moi; car je suis positive maintenant que Thaïs
n'est pas sans savoir à quoi s'en tenir. . . Cer-
taines choses... certains regards échangés
entr'eux; je veux dire entre elle et son cousin,
me reviennent à la mémoire... Est-ce que
Séverin serait renseigné, lui aussi ? . . . Alors,
nous serions quatre dans le secret... Quatre,
c'est beaucoup . . . Un secret que quatre per-
sonnes connaissent (à part de l'intéressé), ça
n'en est plus un... Cependant, ni Mme de
St-Georges, ni Séverin, ni Eusèbe, ni moi, nous
ne desserrerons les dents jamais! . . .
Mme d'Artois approchait de la Villa Magda.
— Allo, Séverin! cria-t-elle.
Séverin leva la tête et apercevant celle qui
venait de l'interpeller, il jeta sur les rochers
son pic et sa pelle et accourut au-devant d'elle.
— Mme d'Artois! s'exclama-t-il. Quelle bel-
le surprise que celle de vous voir! Comment
vous portez-vous, chère Madame?
— Assez bien, merci, Séverin.
— Vous êtes un peu pâle, je trouve . . .
— Un léger mal de tête; mais la marche, de
L'Aire ici, m'a fait beaucoup de bien. N'est-
ce pas que nous avons une température idéale,
Séverin ?
Tout en parlant, elle était entrée dans la Vil-
la Magda, où le poêle à l'huile, allumé, jetait
une douce chaleur.
— Avec un pareil soleil, dit Séverin, répon-
dant ainsi à la dernière observation de Mme
d'Artois, on a le pressentiment de l'été qui s'en
vient.
— Venez vous asseoir auprès de moi et me
tenir compagnie, Séverin, fit Mme d'Artois. Il
y a longtemps que je vous ai vu et il me sem-
ble que j'ai une infinité de choses à vous dire.
— Je ne vous demande pas de nouvelles de
Magdalena, répondit Séverin, car elle est pas-
sée ici en voiture, tout à l'heure et je lui ai
parlé.
— Elle est allée rendre visite à Mme Thy-
rol. . . Magdalena n'était pas seule; elle était
accompagnée de Claudette et de . . . Rosine,
n'est-ce pas, Séverin ? demanda Mme d'Artois,
avec un sourire quelque peu malicieux.
— Oui, répondit-il, en rougissant légèrement,
ce qui parut amuser beaucoup sa compagne.
Mais, Madame, vous avez donc deviné ? . . .
— Sans doute! rit Mme d'Artois. Il y a long-
temps que je sais que vous admirez Rosine,
mon pauvre ami, et que Rosine . . .
— Rosine ne l'a pas deviné même, encore . . .
— Le lui avez-vous demandé?
— Demandé ? . . . Non, car Rosine n'a que
faire de l'admiration d'un vieux garçon comme
moi. . . Si j'osais lui dire les sentiments qu'el-
le m'inspire, il est plus que probable qu'elle me
rirait au nez.
— Essayez, Séverin; je vous le conseille for-
tement, recommanda Mme d'Artois. Puis,
changeant brusquement de sujet : "Magdalena
vous a-t-elle dit que M, de L'Aigle était ab-
sent?"
Le visage de Séverin, de souriant qu'il ve-
nait d'être, devint sérieux et froid.
— Non, elle ne me l'a pas dit; mais je le sa-
vais, annonça-t-il.
— Vous . . . Vous le saviez, Séverin ? . . . Qui
vous avait renseigné?
Comme s'il eut craint d'en avoir trop dit, il
se hâta de répondre :
— M. de L'Aigle s'absente souvent, n'est-ce
pas, et. . .
— N'essayez pas d'expliquer. . . ce que je
comprends très bien, mon ami, fit Mme d'Ar-
tois d'un ton grave. Je sais, voyez-vous . . .
J'ai découvert, tout comme vous d'ailleurs, le
but de ces voyages de M. de L'Aigle . . .
— Découvert ? . . . Vous dites que vous avez
découvert le but de ?.. . Non, c'est impossi-
ble! s'écria le brave garçon. Que... que vou-
lez-vous dire ?
— Je veux dire que je sais parfaitement
pourquoi vous avez cessé tout à coup de venir
à L'Aire, mon bon Séverin. . . J'ai. . . Je me
suis rappelée les . . . dates, les circonstances . . .
Vous avez fait un voyage à Montréal, en même
temps que M. de L'Aigle, Séverin, et c'est de-
puis lors que . . .
— Je. . . Je ne comprends rien à votre lan-
gage, chère Madame... commença-t-il. Si
j'ai cessé mes visites à L'Aire, c'est à cause de
mes occupations. . .
— Allons! Allons, Séverin! Vous compre-
nez fort bien ce que je veux dire, au contrai-
re!... Dites-moi, mon ami, alors que vous
étiez à Montréal, n'avez-vous pas vu. . . ou
rencontré le mari de Magdalena... sans qu'il
vous ait vu, lui? Répondez-moi franchement,
Séverin!
— Oui, répondit-il. Mais, reprit-il, qui a bien
pu vous dire ? . . .
— Que vous importe! s'écria Mme d'Artois.
Je sais, voyez-vous!... Je devine autre chose
aussi . . . Vous ne me demandez pas ce que
c'est?
— Je suis tellement étonné, répondit Séve-
rin, que vraiment, je préfère ne pas trop vous
questionner. . . Pourtant, je serais curieux de
savoir ce que vous croyez avoir deviné.
— Voici alors: je devine que lors de ce voya-
ge que vous fites à Montréal, en même temps
que M. de L'Aigle, vous avez dû assister à...
à une de. . . de ces. . . ces assemblées qui. . .
— O ciel! s'écria Séverin. Il se leva d'un
bond et se mit à arpenter le plancher. Son
visage était blanc comme de la ci^e.
— Vous le voyez, Séverin, je sais. . .
— Mais, comment avez-vous appris ? . . .
— M. de L'Aigle, au moment de partir, hier,
m'a confié qu'il avait perdu une lettre, reçue
la veille; cette lettre avait, prétendait-il, une
grande, une terrible importance. Magdalena
ne devait pas la voir cette lettre, au risque
d'une catastrophe . . .
— Une lettre?... Ah! Je crois compren-
dre!
— M. de L'Aigle m'a demandé, en grâce de
chercher cette lettre. . . de la trouver si possi-
ble et de la lui remettre, à son retour. Or. . .
— Et vous l'avez trouvée ? . . .
— Oui, mon ami, je l'ai trouvée, ce matin;
c'est la lettre convoquant M. de L'Aigle à...
à l'assemblée ... du ... du Club Astronomi-
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
que. . . une assemblée, dans le genre de celle à
laquelle vous aviez assisté, vous.
— Oh! Mme d'Artois, s'exclama Séverin, en
pâlissant davantage, n'avez-vous pas été...
épouvantée, lorsque vous avez appris le secret
de cet homme? Epouvantée pour Magdalena,
je veux dire ?
— Mon épouvante a été telle, Séverin, que
j'ai failli m'évanouir.
— Je le crois sans peine!
— Ce secret de M. de L'Aigle, nous sommes
plusieurs à le savoir maintenant. . .
— Plusieurs, dites-vous? Mais! Il y a vous
€t moi. . .
— Et Mme de St-Georges, et Eusèbe.
— C'est bien vrai!
— Cependant, à nous quatre, nous garderons
le secret et jamais Magdalena ne s'en doutera
même. D'ailleurs, Séverin, le risque sera beau-
coup moins grand maintenant, puisque M. de
L'Aigle a démissionné... comme membre
du... du Club Astronomique, vous savez.
— Démissionné ?
— Mais, oui! Ce voyage est le dernier qu'il
fait. . . Vous comprenez ce que je veux dire?
— On se demande comment il se fait qu'un
homme si... si distingué que M. de L'Aigle
soit. . . soit. . .
— C'est incompréhensible, en effet, mon ami,
répondit Mme d'Artois, et il est probable que
nous n'aurons jamais la solution de cela. Dans
tous les cas . . .
— J'ai juré à M. de L'Aigle que je ne desser-
rerais jamais les dents sur ce que je sais de
lui.
— Je suis prête à jurer la même chose, fît
Mme d'Artois... Séverin, ajouta-t-elle très
gravement, faisons un serment solennel; celui
de ne jamais révéler à âme qui vive ce que
nous savons,
— J'en fais le serment! Je le jure! dit le
brave garçon en levant la main.
— Et moi aussi, je le jure! s'écria Mme d'Ar-
tois, levant la main, elle aussi.
Certes, il serait gardé fidèlement le secret de
Claude par ces deux sincères amis de Magda-
lena!
VIII
CHANTAGE
Magdalena était allée à la Rivière-du-Loup.
Partie à dix heures de l'avant-midi, elle ne se-
rait de retour que vers les sept heures du soir.
Claude étant absent, elle avait projeté ce voya-
ge, la veille, avec Mme Thyrol; elles passe-
raient la journée ensemble, toutes deux, à cou-
rir les magasins et à s'amuser.
Onze heures de l'avant-midi venaient de son-
ner. Mme d'Artois, occupée dans sa chambre
à coucher, entendit tout à coup frapper à sa
porte
— Entrez! dit-elle. Ah! ajouta-t-elle aus-
sitôt. C'est vous, Suzelle? Qu'y a-t-il, ma
petite ?
— Mme d'Artois, annonça la fille de cham-
bre, M. de L'Aigle est en bas et il désire vous
parler.
— M. de L'Aigle? Il est donc de retour?
— Il ne fait qu'arriver, répondit Suzelle.
— C'est bien. Je vais descendre immédiate-
ment.
Quand la jeune fille eut quitté sa chambre,
Mme d'Artois ouvrit le coffret contenant la
lettre qu'elle avait trouvée, dans l'étude. Cet-
te lettre, elle la glissa dans sa poche de robe,
puis elle descendit à la bibliothèque, où Claude
l'attendait.
— J'ai été fort surprise d'apprendre, par Su-
zelle, que vous étiez de retour, M. de L'Aigle,
dit-elle. Cette pauvre Magdalena va tant re-
gretter d'être sortie! Elle est allée passer la
journée à la Rivière-du-Loup, en compagnie de
Mme Thyrol. Elle était loin de vous attendre
si tôt.
— Je savais que Magdalena était absente,
Mme d'Artois, répondit Claude.
— Vous le saviez, dites-vous?
— Oui. Nous nous sommes croisés en che-
min.
— Vraiment ? Alors . . .
— Magdalena ne m'a pas vu; mais moi, j'ai,
naturellement, reconnu notre équipage.
— Vous avez à me parler? questionna la da-
me de compagnie.
— Oui, Madame... Je voulais vous deman-
der si. . . si vous aviez trouvé cette lettre. . .
que . . . dont. . .
— Je l'ai trouvée. La voici, M. de L'Aigle,
répondit-elle, en tendant à Claude l'enveloppe
longue et étroite dont il a été question déjà.
— Merci, Madame! s'écria Claude, avec un
soupir de soulagement et arrachant littérale-
ment l'enveloppe des mains de Mme d'Artois.
Vous... vous avez pris connaissance de cette
lettre, je le présume? demanda-t-il.
— Oui. J'ai dû en prendre connaissance...
Pouvais-je faire autrement ? . . . Devais-je ris-
quer de mettre en sûreté une lettre sans im-
portance et laisser traîner dans la maison le
véritable document?
— Bien sûr que non! C'eut été ridicule...
tragique en même temps... Et, qu'avez-vous
à me dire, Mme d'Artois ?
— Rien, M, de L'Aigle.
— Rien? Vraiment? Ni récriminations, ni
reproches, ni même de malédictions ? fit Claude
avec un sourire quelque peu narquois.
— Je le répète, je n'ai rien, absolument rien
à dire. M. de L'Aigle. Il nê m'appartient pas
de vous... vous juger... Savez-vous, ajou-
ta-t-elle avec un sourire qui avait quelque
chose de pathétiaue, je suis portée à vous
plaindre plutôt qu'à vous blâmer.
— Votre charité est exquise; elle ne connaît
pas de bornes, dit-il en souriant, et je. . .
— Si j'avais aupris votre... secret lorsque
vous courtisiez Magdalena, j'aurais fait, je ne
m'en cache pas, tout au monde pour empêcher
le mariage, car... Oh! s'exclama-t-elle sou-
dain, en cachant son visage dans ses deux
mains, dites-moi, M. de L'Aigle, depuis com-
bien d'années avez-vous. . . avez-vous. . . ce se-
cret ?
— Depuis près de quinze ans. Madame.
— O mon Dieu! 0 mon Dieu! Alors, c'est
vous qui... Maître tout-puissant! C'est hor-
rible, horrible!
— Je sais à quoi vous pensez ... à quoi vous
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
123
faites allusion, Mme d'Artois, dit Claude d'une
voix grave. Oui, c'est moi qui. . . qui. . . Est-
ce nécessaire de prononcer certaines paroles,
que vous dévinez, j'en suis sûr?
— Non! Non! Ne les prononcez pas ces pa-
roles, au moins! s'écria Mme d'Artois en écla-
tant en sanglots. Oh! Pauvre Magdalena!
— Je comprends, croyez-le, toute... l'hor-
reur de la situation... On ne saurait ima-
giner rien de pire, de plus tragique. . .
— Et Magdalena qui a tant confiance en
vous! Mais! La chère enfant vous adore, M.
de L'Aigle! Si elle savait!. . .
— Que voulez-vous que j'y fasse, Mme d'Ar-
tois ?
— Rien. . . Excepté faire tout en votre pou-
voir pour que votre femme ne découvre jamais
votre secret.
— Elle ne le découvrira jamais, si cela dé-
pend de moi. . . et de vous aussi, j'en suis con-
vaincu. Vous le savez, j'ai... j'ai... démis-
sionné comme... comme membre de... du
Club Astronomique... C'est fini, Dieu merci,
ce chapitre de ma vie. Ce voyage que je viens
de faire est le dernier. . . de ce genre.
— Tant mieux. Seigneur!
— ^Vous me méprisez beaucoup, n'est-ce pas,
Mme d'Artois ? demanda Claude, d'une voix
qui tremblait légèrement,
— Je méprise. . . je hais. . . votre secret, M.
de L'Aigle. . . Je trouve épouvantable la pen-
sée que j'ai vécu sous le même toit qu'un . . .
Ah! Quand je me dis qu'au retour de chacun
de ces voyages, de ces... assemblées, Magda-
lena reçoit, heureuse et confiante, vos caresses,
vos baisers!... Vraiment, c'est... excusez le
mot, je vous prie; mais je trouve que c'est ré-
voltant!
— Je suis profondément peiné de vous ins-
pirer tant de mépris, Mme d'Artois, croyez-le!
fit Claude gravement.
— Je viens de vous le dire, c'est votre secret
que je méprise et que je hais, répondit Mme
d'Artois. Quant à vous personnellement, M. de
L'Aigle, pourquoi vous mépriserais-je ? Je ne
ressens envers vous que la plus grande recon-
naissance... Lorsque M. Lassève est venu
me chercher, dans mon triste alcôve, à Mon-
tréal, où je courais le risque de mourir de faim
et de misère; qu'il m'a dit que c'était Magda-
lena qui avait suggéré mon nom, comme sur-
veillante et compagne ici, et que vous aviez
généreusement et joyeusement acquiessé à son
désir, je me suis jurée que j'essayerais de vous
prouver que vous n'obligiez pas une ingrate. . .
Et maintenant, M. de L'Aigle, je vous conseil-
le fortement de brûler cette lettre immédiate-
ment, ajouta-t-elle, en désignant l'enveloppe
longue et étroite que Claude avait tenue dans
sa main, depuis que Mme d'Artois la lui avait
remise.
Regardant dans l'enveloppe, afin de s'assu-
rer qu'elle contenait bien le papier compromet-
tant pour lui, Claude de L'Aigle s'empressa de
la jeter dans les flammes du foyer, contenant
et contenu.
— Madame, fit-il ensuite, en s'adressant à la
fidèle amie de Magdalena, je ne sais comment
vous exprimer ma reconnaissance pour l'ex-
traordinaire service que vous m'avez rendu...
— N'en parlons pas! N'en parlons plus! dit-
elle. Que ce soit un chapitre clos pour tou-
jours, et que jamais nous n'y fassions même
la moindre allusion.
Nous devons protéger Magdalena et arranger
les choses pour qu'elle n'aie jamais l'ombre
d'un soupçon à votre égard. Ensevelissons
donc, pour toujours, votre terrible secret, votre
horrible passé, dont la pensée fait frémir.
— Madame, répondit Claude, je vous remer-
cie, encore une fois!. . . Vous le dévinez, sans
doute, d'incontrôlables circonstances m'ont
obligé de suivre le. . . chemin que j'ai suivi. . .
Désirez-vous que je vous relate ces circons-
tances ?
— Non, M. de L'Aigle! Vous venez de le dire,
il y a eu des circonstances incontrôlables...
Qu'un homme aussi distingué que vous, ait...
Mais, c'est entendu que nous n'en parlerons
plus! L'important, c'est de veiller à ce que
Magdalena ignore, toute sa vie, votre secret, la
pauvre chère enfant! Au revoir, M. de L'aigle.
— Au revoir. Madame, et merci! s'écria Clau-
de. Puis il ajouta : "Je vous verrai à l'heure
du lunch, n'est-ce pas ? "
— Certainement! assura-t-elle, en quittant la
bibliothèque.
Ce n'est qu'après le lunch que Claude se ren-
dit dans son étude- Il fut légèrement surpris
de n'y pas trouver la secrétaire; mais comme
cette demoiselle ne lui était pas tout à fait
indispensable, il oublia vite son absence. Il
avait beaucoup d'ouvrage à faire d'ailleurs,
surtout des corrections à son dernier manus-
crit, et bientôt, il était plongé dans ses pape-
rasses, par-dessus la tête.
Quatre heures de l'après-midi venaient de
sonner, quand Euphémie Cotonnier entra dans
l'étude enfin.
— Je vous demande bien pardon de n'avoir
pas été à mon pupitre encore, aujourd'hui, M.
de L'Aigle, dit-elle; je. . .
— Il n'y a rien à pardonner, Mlle Cotonnier,
répondit Claude. Vous n'êtes pas malade?
— Un peu... Je me sens mieux mainte-
nant. . . Mais, M. de L'Aigle, je me vois dans
l'obligation d'abandonner ma position de se-
crétaire ici.
— Oui? fit-il. Il éprouva plutôt du soulage-
ment, à l'énoncé de cette nouvelle, car il n'a-
vait jamais pu digérer tout à fait sa secrétai-
re.
— La raison pour laquelle je démisionne, re-
prit Euphémie, c'est que j'aurai des revenus
dorénavant et je ne serai plus forcée de tra-
vailler, du moins, pas constamment.
— Je vous félicite de votre bonne fortune,
Mlle Cotonnier!
— Vous ne me demandez pas d'oià me vien-
dront ces revenus, M. de L'Aigle? Je vais...
hériter de dix mille dollars . . .
— Vraiment? J'en suis heureux pour vous,
croyez-le!
— Dix mille dollars, à six pour cent, cela me
donnera un revenu de six cents dollars par an-
née; c'est assez beau, n'est-ce pas?
— Certainement! Et si je ne m'informe pas
de la source de vos revenus, c'est parce que. . .
— Parce que cela ne vous intéresse nullement
peut-être? Pourtant, M. de L'Aigle, dit Eu-
124
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
phcniic avec un rire désaj^réable, la chose com-
porte plus d'intérêt pour vous que vous ne le
supposez, puisque le capital sur lequel je comp-
te, c'est-à-dire les dix mille dollars, c'est vous
qui allez me les donner.
— Hein? Moi! Moi, je vous donnerai une
pareille somme ? Vous déraisonnez, je crois,
Mlle Cotonnier! fit Claude, à la fois mécontent
et amusé. Lui, servir des rentes à sa secré-
taire! C'était très comique au fond!
— Je possède toute ma raison, croyez-le, M.
de L'Aigle, répondit Euphémie, et la preuve
en est que j'ai un papier. . . une lettre à vous
vendre pour la somme de dix mille dollars;
une lettre qui, pour vous, vaut infiniment plus
que cela; de fait, j'aurais dû vous en deman-
der le double.
— Je ... je ne comprends pas . . . balbutia
Claude en pâlissant, car il ne comprenait que
trop.
— Oh! oui, vous comprenez très bien, au con-
traire! s'exclama Euphémie. Cette lettre, que
je vous céderai pour la somme convenue, voici
ce qu'elle contient, ajouta-t-elle.
Elle se pencha sur Claude et lui dit quelques
mots à l'oreille.
— O ciel! fit-il.
— Ne vous faites pas illusion, M. de L'Aigle,
continua la secrétaire; l'enveloppe que Mme
d'Artois a dû vous remettre ce matin, ne con-
tenait qu'un papier sans intérêt et sans valeur
pour vous; le véritable document, c'est moi
qui l'ai en ma possession.
— Et comment êtes-vous parvenu à voler ce
papier? interrogea-t-il d'une voix tremblante.
— '"Voler" est un gros mot, rit Euphémie;
mais passons! Mme d'Artois, ayant quitté
l'étude pour quelques instants, en compagnie
de Mme de L'Aigle; cette dernière étant en-
trée ici au moment où sa dame de compagnie
venait de trouver la fameuse lettre, Mme d'Ar-
tois, dis-je, avait caché le précieux papier en
sûreté, pensait-elle, entre ces coussins, ajouta-
t-elle en désignant le canapé de l'étude. J'ai
tout simplement mis une lettre inachevée dans
l'enveloppe, à la place du véritable document.
— Ah! Je comprends! fit Claude d'un ton
de dédain et de mépris.
— Ha ha ha! Mme d'Artois n'y a vu que du
feu! Ha ha ha! Cette lettre, si importante
pour vous, je le répète, je l'ai en ma posses-
sion, et je vous la céderai pour la somme de
dix mille dollars.
— Chantage... murmura Claude.
— Chantage, si vous aimez. Appelez cela
du nom qu'il vous plaira! Mais, si vous refu-
sez... si vous hésitez même à me donner la
somme demandée, ce soir même, cette lettre
sera remise, par moi, à Mme de L'Aigle . . .
autrefois Magdalena Carlin...
— Comment! Vous savez cela aussi!
— Sans doute que je le sais! Je n'ai pas
perdu mon temps ici; de plus, j'ai suivi tous
les détails du procès de Martin Corbot, dit
l'boscot, dans les journaux... La fille d'Ar-
cade Carlin, celui qui est mort sur l'échafaud,
quoiqu'innocent, s'appelait Magdalena, (nom
assez rare, vous en conviendrez) et elle fut
adoptée par un Zenon Lassève, homme à tout
faire, du village de G. . . Bah! C'est clair com-
me de l'eau do roche! Eh bien, M. de L'Aigle,
qu'avez-vous décidé? Allez-vous me donner la
somme demandée, ou dois-je remettre la let-
tre à Mme de L'Aigle?
— Ni l'un, ni l'autre, répondit-il.
— Ah! Vraiment?
— Mlle Cotonnier, reprit Claude tristement,
que vous ai-je fait pour que vous me menaciez
ainsi? Je vous ai engagée comme secrétaire,
alors que je n'avais pas réellement besoin de
vous, pour faire plaisir à votre tante et aussi,
pour vous retirer, vous et votre mère, d'une
situation précaire... N'avez-vous pas été bien
traitée ici, et de quoi désirez-vous vous ven-
ger?
— Bien traitée, dites-vous! s'écria-t-elle,
d'un ton mécontent. Bien traitée vraiment!
Mise au rang des domestiques, couchant sur le
même plancher qu'eux, mangeant dans leurs
quartiers... Bien traitée! Hem!
— Comment? Que voulez-vous dire?
— Je veux dire que j'occupe la position de se-
crétaire ici et non celle d'une servante... Ma
chambre est au troisième et...
— Mais, Mlle Cotonnier, répondit Claude,
l'air très étonné. H y a certaines ' situations
sur lesquelles je ne devrais pas être obligé
d'attirer votre attention, ce me semble! En-
tr'autres; j'étais célibataire, lorsque vous êtes
entrée comme secrétaire ici; il était bien na-
turel et. . . convenable que vous soyez sous le
chaperonnage de votre tante Candide.
— Dans tous les cas, laissons cela, voulez-
vous, M. de L'Aigle; parlons plutôt de ces dix
mille dollars. . .
— Que je ne vous donnerai certainement pas!
interrompit-il.
— C'est fort bien; je sais ce qu'il me reste à
faire, répondit Euphémie en se dirigeant vers
la porte de l'étude.
— Attendez! s'exclama Claude, en levant la
main.
On frappait à la porte de l'étude, et Claude
ayant donné l'ordre d'entrer, Eusèbe parut sur
le seuil.
— Vous avez sonné, M. Claude? demanda le
domestique.
— Oui. Ferme la porte à clef, tout d'abord
et apporte-moi la clef.
—C'est fait, M. Claude, fit Eusèbe.
— Maintenant, reprit Claude, en désignant
Euphémie, tu vois cette . . . personne ? Elle a
volé une lettre m'appartenant, et cette lettre
il me la faut!
— Est-ce? commença Eusèbe.
— C'est... c'est la lettre me convoquant
à ... à Montréal.
— Juste ciel! s'écria le domestique.
— Va chercher Mme d'Artois et emmène-la
ici, sans retard.
Lorsque Mme d'Artois arriva dans l'étude et
que Claude l'eut mise au courant de la situa-
tion, la dame de compagnie crut qu'elle allait
s'évanouir; une lettre si importante, si com-
promettante pour M. de L'Aigle entre les
mains de cette fille sans scrupule et sans
coeur!
— Personne au monde ne m'empêchera de re-
mettre cette lettre à Mme de L'Aigle, cria Eu-
phémie, personne!
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
125
— Vous vous trompez, Mlle Cotonnier, ré-
pondit Claude. Dès cet instant, vous êtes pri-
sonnière ici, et, inutile de vous le dire, vous ne
pourrez pas approcher de Mme de L'Aigle; pas
même du personnel de L'Aire.
— Non, hein? Eh! bien, je ferai un autre
usage du papier que je possède; je ferai pu-
blier dans un journal de la Rivière-du-Loup un
article vous concernant, cher M. de L'Aigle.
Je connais un jeune homme, un nouvelliste,
qui ne demandera pas mieux que de faire con-
naître au public ce qu'est l'aristocratique M.
de L'Aigle de L'Aire.
— Oh! La vilaine! s'écria Mme d'Artois.
Heureusement, il n'y a pas un journal au mon-
de qui ferait pareille chose!
— Nous verrons bien! répondit Euphémie
avec un rire méchant. Ambroise, le nouvellis-
te, vous savez, ferait tout au monde pour moi,
— Mme d'Artois, Eusèbe, dit Claude, vous al-
lez conduire Mlle Cotonnier dans sa chambre à
coucher et l'y enfermer à clef. Mme d'Artois,
continua-t-il vous ferez une perquisition sur la
personne de Mlle Cotonnier, et, pendant ce
temps, Eusèbe, tu feras des recherches dans la
chambre de cette demoiselle. Il me faut cette
lettre! Mlle Cotonnier sera retenue prison-
nière jusqu'à... jusqu'à nouvel ordre. Allez!
— Je proteste! s'écria Euphémie. Vous n'a-
vez pas le droit de . . .
■ — Protestez, tant qu'il vous plaira, Mlle Co-
tonnier, répondit Claude. Vous serez prison-
nière, tant que vous ne m'aurez pas remis la
lettre que vous avez volée et que vous n'aurez
pas juré, sur la Bible, de garder pour vous
seule ce que votre indélicatesse et votre indis-
crétion vous ont fait découvrir.
— Cela, je ne le jurerai jamais! cria Euphé-
mie, pâle de colère.
Malgré ses protestations réitérées, elle fut
conduite à sa chambre, où elle serait, ainsi que
l'avait dit le maître de la maison, prisonnière,
sous la garde d'Eusèbe, jusqu'à ce qu'elle eut
changé de dispositions et d'idées.
IX
LA POURSUITE
Une tranquillité parfaite régnait à L'Aire.
Il était onze heures du soir. Magdalena, un
peu fatiguée de son excursion à la Rivière-du-
Loup, dormait paisiblement dans sa chambre,
sans se douter certes des nuages qui s'accu-
mulaient sur sa tête et qui pouvaient, à chaque
instant, obscurcir l'horizon de sa vie, ou de
l'orage qui grondait et qui, assurément allait
éclater et la foudroyer à moins que ses amis
ne parvinssent à la dérober au danger qui la
menaçait.
Claude, installé dans la bibliothèque, es-
sayait à lire ou à écrire; mais en vain. Trop
de pensées se pressaient dans son cerveau pour
qu'il put lire même un paragraphe, écrire mê-
me une ligne. Ces pensées . . . Elles étaient
les mêmes que celles de Mme d'Artois, eh ce
moment. Celle-ci, enfermée dans sa chambre,
se torturait l'esprit et essayait en vain de re-
tenir ses larmes.
— Quel enfantillage de la part de M. de L'Ai-
gle, se disait-elle, que d'enfermer Euphémie
Cotonnier dans sa chambre et de l'y retenir
prisonnière! A quoi cela seirvira-t-il, je me le
demande? Aussitôt qu'on lui donnera sa li-
berté, elle parlera, quand ça ne serait que pour
se venger. Cette fille ne pourra pas être gar-
dée à vue indéfiniment; il faudra bien qu'on
finisse par la laisser partir... Alors, elle
ébruitera partout ce qu'elle sait : elle essaye-
ra même à communiquer avec Magdalena, soit
personnellement, soit par lettre, et à suppo-
ser qu'elle n'y parviendrait pas, elle s'arran-
gera pour que le secret de M. de L'Aigle de-
vienne propriété publique, et cela avant long-
temps... Ah! La situation est vraiment dé-
sespérée, selon moi! Inutile de faire appel aux
bons sentiments de Mlle Cotonnier; elle en est
totalement dépourvue; d'ailleurs, une jeune
fille qui est dure pour sa propre mère, ne sau-
rait avoir de coeur pour personne d'autre...
Pauvre Magdalena!. . . Je viens de la voir; elle
dort paisiblement. . . Comme elle est loin de se
douter des angoisses par lesquelles nous pas-
sons, en ce moment, M. de L'Aigle, Eusèbe et
moi; angoisses causées par la plus horrible
des inquiétudes à son sujet... O ciel! Qu'al-
lons nous devenir tous; qu'allons-nous devenir?
Et pendant ce temps, que devenait Euphé-
mie Cotonnier?
Aussitôt que Mme d'Artois et Eusèbe eurent
quitté sa chambre, cette bonne Euphémie tom-
ba assise sur le bord de son lit et partit d'un
rire prolongé, mais silencieux. La lettre était
restée introuvable, malgré toutes les recher-
ches qui avaient été faites sur sa personne et
dans sa chambre. C'était assez comique, se
disait-elle, car, cette malencontreuse lettre, el-
le pouvait mettre la main dessus quand il lui
plairait. Dieu sait qu'elle n'avait pas eu
grand'confiance en la cachette qu'elle avait dé-
couverte; cependant, elle en valait bien une
autre, n'est-ce pas, puisque, malgré tout le
zèle qu'on avait déployé, elle était restée in-
trouvable.
S'approchant, à pas de loup, de la porte de
sa chambre, Euphémie regarda par le trou de
la serrure : Eusèbe montait la garde, quoique
la porte fut fermée à clef; il considérait qu'il
y avait des précautions à prendre, évidemment.
Poussant le verrou, à l'intérieur, afin de s'as-
surer de n'être dérangée par qui que ce fut, la
secrétaire se dirigea vers la porte-fenêtre ou-
vrant sur le balcon. Accrochée au garde-corps
en fer forgé était une sacoche grise; Euphé-
mie, s'en emparant, l'ouvrit et s'assura que le
contenu y était encore; un papier long, étroit
et très mince, sur lequel trois ou quatre lignes
seulement étaient écrites. Retirant la lettre
de son réceptacle, la jeune fille la déplia et y
jeta les yeux, tandis qu'un rire méchant s'é-
chappait de ses lèvres.
— Ah! M. de L'Aigle, je vous tiens; vous ne
pouvez pas m'échapper! murmura-t-elle, entre
ses dents. Vous avez fait fi de votre secrétai-
re, hein; vous l'avez mise au rang de vos do-
mestiques; aujourd'hui, elle se venge... et
elle se venge, en même temps de la. . . poupée
que vous avez épousée... Car, aussi vrai que
j'existe, demain matin, cette lettre, à laquelle
vous attachez une si grande importance (non
12G
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
sans raison il est vrai) sera remise à Ambroi-
se, mon ami, le nouvelliste, et quand même il
n'aurait pas le droit d'en faire un article à
sensation pour les colonnes du journal où il est
employé, je le connais ce bon Ambroise; il
aura vite fait de communiquer à ses connais-
sances et amis ce que cette lettre lui aura ap-
prise, ajouta-t-elle en remettant dans la saco-
che le papier compromettant et accrochant de
nouveau la sacoche au garde-corps du balcon.
A sept heures, Eusèbe vint lui apporter son
dîner, puis il revint, à huit heures, chercher le
plateau, prenant la précaution, chaque fois, de
fermer la porte à clef, en entrant et en sor-
tant de la chambre.
De huit heures à dix heures, Euphémie s'a-
musa à lire. A dix heures, elle enleva la ro-
be qu'elle portait et en revêtit une autre, à la
jupe courte, après quoi elle se mit au lit, toute
habillée, faisant autant de bruit possible, afin
qu'Eusèbe l'entendit.
S'étant tournée et retournée plusieurs fois
dans son lit, pour donner le change au domes-
tique qui faisait la garde dans le corridor, elle
finit par s'endormir; mais elle ne dormit pas
longtemps. Eveillée en sursaut, elle consulta
sa montre et vit qu'il passait minuit. L'heure
avait sonné! Elle allait partir, quitter furti-
vement L'Aire! Sa vengeance était proche et
ce pauvre Claude n'avait qu'à se bien tenir!
Tous ses plans étaient faits à l'avance. Se
levant sans bruit, cette bonne Euphémie se di-
rigea vers le balcon et prestement, elle s'em-
para de la sacoche grise contenant la lettre
compromettante pour Claude de L'Aigle. Tou-
jours à pas de loup, elle s'approcha ensuite du
pupitre, dans lequel elle prit une longue corde
à linge enroulée; cette corde avait servi, jadis,
à tenir en place le couvercle de sa valise, qui,
étant vieille, ne fermait pas sans cela.
L'Aire, après tout, n'avait pas été construite
en vue d'en faire une prison, et pour une per-
sonne quelque peu ingénieuse, il était assez
facile de s'en échapper. La corde, à linge, at-
tachée au garde-corps du balcon, atteignait
presque le sol; la secrétaire aurait à exécuter,
il est vrai, un saut de six ou sept pieds; mais
cela ne l'embarrassait guère.
Ayant noué la corde au garde-corps et passé
la sacoche grise à son bras, Euphémie se dis-
posa à partir. Nul remords ne lui venait, à la
misérable, à la pensée de faire du tort à Clau-
de de_ L'Aigle, à celui qui l'avait engagée com-
me secrétaire, par excès de bonté, et qui lui
avait rendu sa tâche la plus facile et la plus
facile et la plus agréable possible. Pas un re-
gret ne lui vint non plus de quitter cette mai-
son où elle avait été si bien traitée; cette mai-
son où, jadis, ellle avait espéré de régner un
jour. Oui, elle avait, pendant plusieurs mois,
caressé le rêve de devenir Mme de L'Aigle, de
L'Aire, cette pauvre Euphémie; au lieu de ce-
la, elle en était réduite à quitter la maison
furtivement la nuit, au moyen d'une corde à
linge nouée au garde-corps d'un balcon...
Mais allons! Le temps pressait!
Escaladant le garde-corps, Euphémie parvint
à se suspendre à la corde et aussitôt, elle se
laissa glisser jusqu'en bas et si rapidement,
que ses mains saignaient lorsqu'elle mit pied
sur le sol; mais ce n'était qu'un détail.
Marchant sur la pointe des pieds, elle se di-
rigea vers les écuries; c'était à cheval qu'elle
fuirait. Non qu'elle fut bonne écuyère; loin
de là; jamais elle n'était montée en selle de sa
vie. Elle se fierait sur sa chance ordinaire;
voilà tout.
Les portes de l'écurie n'étant pas fermées à
clef, Euphémie les ouvrit sans bruit et entra.
Lucifer et Inferno exécutèrent bien quelques
ruades très réussies; mais elle n'en fit aucun
cas, d'autant qu'elle savait bien que les ruades
ou piétinements des chevaux ne pouvaient s'en-
tendre de la maison.
C'est Spectro qui fut étonné de voir une
personne qui lui était presqu'inconnue entrer
dans sa stalle, lui passer une bride au cou et
lui poser une selle sur le dos! Au milieu de
la nuit! Jamais il ne lui était arrivé pareille
chose, depuis surtout ce long voyage qu'il avait
fait, il y avait quelques années, dans un four-
gon, pour venir dans cette partie du pays.
Au moment où Euphémie saisissait Spectro
par la bride, ce dernier jeta les yeux dehors
et vit qu'il faisait bien clair. C'était donc le
jour? Il s'était, sans doute trompé; on n'é-
tait pas au milieu de la nuit, et l'astre qui
brillait ce devait être le soleil et non la lune.
Au lieu de passer devant L'Aire, Euphémie
contourna le Roc de l'Ancien Testament, tenant
Spectro par la bride. Ses yeux cherchèrent un
rocher assez haut, sur lequel elle monterait et
au moyen duquel elle pourrait s'installer sur
le dos de sa monture... Ah! Voilà précisé-
ment son affaire!
Bientôt, Spectro était conduit auprès du ro-
cher, et la jeune fille, non sans trembler un
peu de peur, parvint à s'asseoir sur le cheval.
— Marche, Spectro! commanda-t-elle ensuite»
Le cheval, en bête docile, se détacha du ro-
cher et partit au pas . . . L'amazone en herbe
crut qu'elle allait mourir de frayeur. N'étant
jamais allée à cheval, il lui sembla qu'elle était
montée sur la plus haute éminence, et à cha-
que mouvement de sa monture, elle crut que
c'en était fait d'elle; qu'elle allait piquer une
tête et s'assommer sur les rochers qui pa-
vaient la route. Mais elle dompta ses craintes,
à force d'énergie et de courage; au lieu d'a-
baisser ses yeux vers le sol, qui lui paraissait
être à, au moins vingt-cinq pieds de là où elle
était juchée, elle regarda droit devant elle; de
cette manière, elle évitait le vertige, dont, in-
failliblement, elle eut fini par être saisie.
Toujours allant le pas, Spectro atteignit le
pont reliant la pointe à St-André, et tant
qu'on fut dans le village, il maintint la même
allure. Mais une fois les maisons dépassées,
il partit au petit trot. Pau\iL^ Euphémie Co-
tonnier! Elle fut secouée d'une telle façon
qu'elle dut se mordre les lèvres jusqu'au sang
pour s'empêcher de crier. Pour une véritable
écuyère, ou un véritable écuyer, rien n'est doux
et agréable comme le trot d'un cheval; mais
pour celui ou celle qui ne s'y connaît pas, c'est
une vraie torture.
La première question que vous pose un maî-
tre d'équitation, c'en est une qui semble ne
pas être très à propos, bien sûr : *'Etes-vous
musicien ... ou musicienne ? — Un peu, répond
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
127
rélève, ne voulant pas avoir l'air de se vanter.
— Alors, reprend le maître, vous avez des no-
tions de la mesure; cela va vous aider considé-
rablement, quand vous commencerez à faire
trotter votre monture : comptez, en vous ré-
glant sur les pas du cheval : une, deux, trois,
puis, appuyez fortement votre pied gauche sur
l'étrier et sautez... Ensuite, recommencez".
Certains élèves apprennent ce secret dès la
première leçon; d'autres y mettent plus de
temps.
Or, Euphémie ne s'y entendait nullement,
on le pense bien, et, nous le répétons, elle fut
secouée, au point de croire qu'elle allait se...
disloquer complètement. Spectro couchait des
oreilles et rongeait son mors de bride, car ça
le fatiguait excessivement cette personne qui
résistait à tous ses mouvements ainsi.
Soudain, la jeune fille arrêta sa monture et
écouta... Non, elle ne s'était pas trompée...
Quelqu'un la suivait... ou la poursuivait...
Elle entendait distinctement, quoique de loin
encore, le bruit des sabots d'un cheval, qui se
rapprochait rapidement... Eusèbe? Ca ne
pouvait être que lui . . . Eusèbe, monté sur Al-
binos sans doute; il avait découvert la fuite
de sa prisonnière et il s'était mis à sa pour-
suite . . .
On n'était pas très loin de Notre-Dame du
Portage... Là-bas... tout là-bas, une masse
sombre se dressait; c'était le Rocher Malin...
Si elle pouvait l'atteindre à temps, Euphémie
se dit qu'elle y serait en sûreté. Vu la su-
perstition des gens du pays, même Eusèbe n'o-
serait pas passer devant ce rocher surtout
cette nuit, où la lune brillait dans tout son
éclat. Elle était donc sauvée!
Euphémie Cotonnier frappa, de sa main ou-
verte, la croupe de Spectro; le cheval, peu ha-
bitué à pareil traitement, partit à fond de
train.
X
L'OMBRE SINISTRE
C'était, en effet, Eusèbe, monté sur Albinos,
qui poursuivait la secrétaire de Claude de
L'Aigle.
Le domestique, ayant fait la garde dans le
corridor jusque vers les dix heures, résolut de
se jeter sur un canapé, pour se reposer un peu.
Afin d'éviter quelqu'esclandre peut-être de la
part de la jeune fille, il avait placé le canapé
en travers de la porte de chambre; de cette
manière, et pour le cas où Euphémie posséde-
rait une clef, elle aussi, elle ne pourrait cer-
tainement pas faire de farces, sans qu'il s'en
aperçut.
Installé confortablement (trop confortable-
ment) sur le canapé, Eusèbe finit par s'en-
dormir. . . Pendant combien de temps dormit-
il? Il n'eut pu le dire au juste; mais, lors-
qu'il s'éveilla, il constata que ce qui l'avait tiré
de son sommeil c'était un fort courant d'air,
venant de la chambre de la secrétaire.
— Le balcon! s'écria-t-il. Elle s'est enfuie
par le balcon! Elle a dû fabriquer un cable
avec ses draps ou choses de ce genre et. . . O
ciel! Et je dormais, au lieu d'être sur mes
gardes! Que dira M. Claude? Bien sûr, il
me fera des reproches . . . que je n'aurai pas
volés d'ailleurs.
Il voulut ouvrir la porte de chambre, mais
elle était fermée au verrou, à l'intérieur. Col-
lant son oeil au trou de la serrure, il essaya
de voir ce qui se passait. . . s'il se passait quel-
que chose; mais, quoique la lune brillât dans
tout son éclat, on ne pouvait distinguer que
très confusément les objets.
— Il faut que je la suive . . . que je la pour-
suive! se dit-il, et Dieu veuille que je la rejoi-
gne! Mlle Cotonnier, en liberté, c'est comme
un loup ou un tigre qui se serait échappé de
sa cage et qui menacerait de semer partout,
sur son passage, la destruction et la mort. . .
Moi qui prétends tant aimer M. Claude et lui
être si dévoué! Dire que je dormais stupide-
ment, pendant que la secrétaire s'enfuyait!
Marchant sans faire le moindre bruit, le do-
mestique descendit l'escalier dérobé, arrivant
ainsi dans un étroit corridor conduisant à la
cuisine. S'emparant d'un chapeau et d'un par-
dessus qu'il vit, accrochés au mur, il sortit de
la maison.
Se dirigeant du côté où était la chambre
d'Euphémie, il aperçut, ouverte, la porte du
balcon, puis, nouée au garde-corps, une longue
corde à linge.
— Oui, elle s'est enfuie par là! murmura-t-il.
Quelle direction a-t-elle prise? Sans doute,
celle du pont, puisqu'elle doit aller vers la Ri-
vière-du-Loup. . . Eh! bien, je la rejoindrai
cette demoiselle; je la ramènerai à L'Aire et,
cette fois-là, je ferai bonne garde! Allons!
Il allait partir, lorsqu'il crut entendre une
sorte de gémissement, de plainte, venant du
côté des écuries. Il écouta... Ces gémisse-
ments, ces plaintes c'étaient les hennissements
d'Albinos; on eut dit que le cheval sanglotait.
— Quelque chose se passe aux écuries, pen-
sa-t-il. Je vais aller voir... Peut-être Mlle
Cotonnier est-elle là, ou bien... Je vais m'as-
surer de ce qu'il y a, dans tous les cas.
Contournant la maison, Eusèbe prit la di-
rection des écuries, et plus il en approchait,
plus Albinos hennissait.
Enfin, il arriva à destination. Il passa der-
rière les stalles des chevaux de trait, qui se
démenaient de la plus belle façon, puis il s'ar-
rêta près de la stalle de Spectro; elle était vi-
de! Machinalement, les yeux du domestique
se portèrent sur les crochets, auxquels les sel-
les et brides étaient toujours accrochées et il
vit que la selle de Magdalena n'y était plus.
— Ciel! se dit-il. Cette demoiselle est partie
à cheval... sur Spectro! Elle sait donc con-
duire une bête de selle? Elle doit, puisqu'elle
a choisi ce moyen pour s'enfuir. . . J'espère,
pour Mlle Cotonnier, qu'elle est bonne écuyère,
car Spectro n'est pas commode tous les
jours... ni toutes les nuits... Pauvre Albi-
nos! continua-t-il, en s'adressant au cheval,
qui ne bénissait plus maintenant, mais qui pio-
chait et renâclait sans cesse. Tu t'ennuies de
ton compagnon, hein? Eh! bien, nous allons
nous mettre à la poursuite de Spectro, toi et
moi, et le rattrapper, si possible.
En un tour de main. Albinos fut sellé, prêt à
128
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
partir, et bientôt, cavalier et monture pre-
naient le chemin conduisant à St-André.
Eusèbe avait laissé le villag^e loin derrière
lui, lorsqu'il aperçut un cavalier venant à sa
rencontre; il le reconnut aussitôt; c'était le
docteur Thyrol, monté sur son cheval Jumbo.
Eusèbe! s'écria le médecin, lorsque son che-
val fut nez à nez avec Albinos. Venez-vous
de chez-nous? Y a-t-il quelqu'un de malade, à
L'Aire?
— Non, M. le docteur, je ne viens pas de
chez vous, répondit le domestique, et tout le
monde est en bonne santé, à L'Aire. Je suis,
en ce moment, à la poursuite de Mlle Coton-
nier.
— Mlle Cotonnier? La secrétaire de M. de
L'Aigle ?
— Elle-même î Vous ne l'auriez pas rencon-
trée, par hazard . . . montée sur Spectro ?
— Non, je ne l'ai pas rencontrée. Voyez-
vous, Eusèbe, je viens de chez les Terreault,
qui demeurent, vous le savez peut-être, sur
un chemin privé. . . Mais, pourquoi la secrétai-
re est-elle partie en chevauchée nocturne ain-
si?
— Je n'en sais rien, M. le docteur. J'ai en-
tendu hennir, pleurer presque Albinos et je
suis allé voir, aux écuries, ce qu'il y avait;
Spectro n'était plus dans sa stalle et la selle
de Mme de L'Aigle avait disparu . . . ainsi que
la secrétaire.
— C'est étrange, n'est-ce pas?
— Très étrange, en effet; mais Mlle Coton-
nier. . .
— Vous n'avez pas d'objections à ce que je
vous accompagne et que je vous aide dans vos
recherches ? demanda le docteur Thyrol.
Eusèbe hésita quelques instants avant de
répondre ... Il y avait la lettre . . . S'il arri-
vait que le médecin mit la main dessus! Mais
son hésitation fut de courte durée, et comme
s'il eut eu le pressentiment d'événements à
venir et dont, pour sa propre sûreté, il valait
mieux qu'il eut un témoin, Eusèbe répondit :
— Certes, M. le docteur, je serai très honoré
de votre compagnie... Écoutez! ajouta-t-il
aussitôt. N'est-ce pas le trot d'un cheval
qu'on entend ?
Le docteur Thyrol prêta l'oreille pendant
quelques instants.
— Oui, énonça-t-il, c'est bien le trot d'un
cheval qu'on entend; mais si c'est Spectro, il
est loin encore.
— Au galop alors, au grand galop! Cou-
rons, ventre à terre! Il faut que je rattrappe
cette personne le plus tôt possible!
I^e médecin fit faire volte-face à son cheva?
et celui-ci, suivant l'exemple d'Albinos, partit
au galop.
On approchait du Rocher Malin quand, tout
à coup, Eusèbe se leva debout sur ses étriers
et du doigt il désigna une écuyère, montée sur
\n cheval blanc.
— Mlle Cotonnier... murmura-t-il.
— Oui, c'est bien la secrétaire, ajouta le mé-
decin.
— Aussi vrai que j'existe, elle se propose de
passer devant le Rocher Malin!
— Et vous pensez que Spectro... murmura
le docteur Thyrol.
— Spectro ne passera jamais dans l'ombre
de ce rocher, répondit Eusèbe d'une voix alté-
rée. Mlle Cotonnier! Mlle Cotonnier! cria-t-
il ensuite.
Mais Eluphémie venait de se retourner et d'a-
percevoir ceux qui la suivaient. Elle avait
frappé, de la paume de sa main, la croupe de
Spectro qui, aussitôt, s'élançait, affolé, dans
l'ombre du Rocher Malin.
— Pour l'amour du ciel! cria le domestloue.
Arrêtez, Mlle Cotonnier, arrêtez, pendant qu'il
en est temps encore! Spectro ne voudra pas
passer devant le rocher! Arrêtez! Arrêtez!
Un éclat de rire seulement lui répondit.
— Elle est perdue, la malheureuse!
— Peut-être que... commença le médecin.
Mais des cris, des cris perçants, désespérés,
lui répondirent.
— O Dieu tout-puissant! firent les deux hom-
mes ensemble.
Ils étaient accourus de l'autre côté du Ro-
cher Malin, et le spectacle qui s'offrait à leurs
yeux les firent frissonner et pâlir : Spectro
avait pris le mors aux dents. Affolé, effrayé
de l'ombre sinistre projettée par le Rocher
Malin, il s'était mâté tout droit, puis, aux cris
perçants d'Euphémie, il changea soudain de
tactiques; il se mit à plonger et à ruer. L'é-
cuyère, dans sa frayeur, avait lâché la bride
et, folle d'épouvante, elle s'était cramponnée
au cou de sa monture.
— Tenez ferme, Mlle Cotonnier! cria Eusèbe.
Nous allons à votre secours!
Les deux hommes se mirent à courir. Mais
il était trop tard : Euphémie venait d'être pro-
jettée sur le sol, ou plutôt sur le roc... Elle
ne bougeait plus.
Spectro, délivré de son fardeau, voulut quit-
ter au plus tôt les abords du Rocher Malin;
mais, le terrain était glissant, fait de cailloux
comme il l'était, et il tomba. Dans les efforts
qu'il fit pour se relever, il roula sur la secrétai-
re de Claude de L'Aigle, l'écrasant, du coup.
• — Pauvre fille! Ah! pauvre fille! s'écria Eu-
sèbe, en détournant la tête.
— Si elle ne s'est pas fracturée le crâne en
tombant, elle vient d'être écrasée sous le poids
du cheval, répondit gravement le médecin.
Les deux hommes étaient arrivés sur le lieu
de la tragédie. Le docteur Thyrol, après avoir
fait un examen sommaire, déclara qu'Euphé-
mie Cotonnier était morte, et que la cause de
sa mort était la chute qu'elle avait faite et qui
lui avait défoncé la cervelle.
— Nous ne pouvons pas la laisser là, ajouta-
t-il. Si ça ne vous coûte pas de rester seul
avec la morte, Eusèbe, je vais me rendre chez
les Fauteux, qui demeurent tout près d'ici;
nous improviserons une civière et transporte-
ront le corps chez eux, en attendant que nous
prenions d'autres mesures.
— C'est bien, M. le docteur, répondit le do-
mestique; je vous attendrai ici.
Aussitôt que le médecin fut parti, Eusèbe
alla s'assurer de ce qu'était devenu Spectro;
il le vit qui, tranquillement, mangeait de l'her-
be, à côté d'Albinos et de Jumbo.
Retournant auprès du corps d'Euphémie Co-
tonnier, il se mit à observer les alentours, se
demandant pourquoi les chevaux avaient tant
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
129
Deur du Rocher Malin, et vite il le comprit :
le chemin, de chaque côté du rocher, était droit
et clair, puis, brusquement, l'ombre sinistre
du Rocher Malin coupait, en quelque sorte, la
route, semblant vouloir leur barrer le passage.
Cette ombre, les chevaux ne se l'expliquaient
pas, et voilà.
Mais, à quoi songeait-il ? A quel enfantil-
lage passait-il son temps? Comment! Il étu-
diait la topographie du pays, quand la lettre,
si compromettante pour son maître, n'avait
pas encore été retrouvée?
Vite, Eusèbe se pencha sur la morte... Elle
devait l'avoir cette lettre... Dans une saco-
che sans doute, ou dans l'une des poches de
son manteau? Il fit des recherches... il ne
trouva rien... Serait-il obligé de faire d'au-
tres recherches, plus minutieuses, sur ce corps ?
Combien cela lui répugnait! Pourtant, il le
faudrait; son maître d'abord, ses sentiments
personnels ensuite!
Cette tâche lui fut épargnée; presqu'à ses
pieds, il venait d'apercevoir une sacoche grise;
s'il ne l'avait pas vue plus tôt, c'était que, grâ-
ce à sa couleur, elle se confondait facilement
avec les rochers environnants.
La lettre. . . Oui, la voici! A la clarté de la
lune, Eusèbe en prit connaissance, afin de s'as-
surer que c'était bien cela, puis il l'enfouit
dans une des poches intérieures de son habit.
Un petit calepin rempli de notes, trouvé aussi
dans la sacoche, prit le même chemin, car, qui
savait ce qu'il pouvait contenir? Peut-être
des choses compromettantes pour M. de L'Ai-
gle.
S'étant assuré que la sacoche ne contenait
plus que des objets sans importance, sans va-
leur pour son maître, Eusèbe la remit là où
il l'avait prise. Il n'en eut que juste le temps;
des pas s'approchaient; c'étaient ceux du doc-
teur Thyrol et des Fauteux, père et fils, por-
tant une civière.
Cette pauvre Euphémie Cotonnier! A part
de sa mère et de sa tante Candide, qui la pleu-
ra? Pas Claude de L'Aigle, bien sûr! Ni
Mme d'Artois! Tous deux furent excessive-
ment soulagés du décès si opportun de la se-
crétaire.
La conscience de Mme d'Artois se révolta
même dU soulagement qu'elle éprouvait de la
mort de la pauvre malheureuse; "on n'a pas
le droit, se disait-elle, de se réjouir du décès
de qui que ce soit". Pour calmer ses remords
donc, l'amie de Magdalena paya le prix de
trois messes pour le repos de l'âme d'Euphé-
mie Cotonnier.
XI
CE QU'ETAIT MONSIEUR DE L'AIGLE
Ce printemps-là passa comme un rêve, pour
nos amis de la Pointe Saint-André.
Le 2 juin, on célébra le cinquième anniver-
saire du mariage des de L'Aigle. Zenon Las-
sève, le docteur Thyrol et sa femme étaient
venus à L'Aire pour la circonstance. On avait
attendu, un peu, Mme de St-Georges; mais cel-
le-ci s'était vue dans l'impossibilité de partir,
au dernier moment.
"Ma chère Magdalena, avait-elle écrit, à ce
propos, je ne saurais vous dire combien gran-
de est ma déception de ne pouvoir assister à
la fête anniversaire de votre mariage! Mais,
attendez-moi pour le 3 octobre; j'y serai. Puis-
que vous devez, en ce jour de votre fête à vous,
célébrer aussi celle de Claudette, (dire qu'elle
aura quatre ans la mignonne! Que le temps
passe vite et que ça nous fait vieillir ces pe-
tits) ! je disais donc que rien ne m'empêche-
rait d'être avec vous le 3 octobre; j'arriverai
même dans les derniers jours de septembre-
Il me tarde infiniment de vous revoir, tous;
depuis près d'un an que nous ne nous sommes
pas vus.
"Quand venez-vous prendre possession du
splendide domaine que vous avez acheté, dans
ces parages ? J'espère que vous n'avez pas
changé d'idée et que vous serez mes presque
voisins, l'hiver prochain".
Par cet extrait de la lettre de Thaïs, on
comprendra que les de L'Aigle avaient bien
des projets de former; d'abord, pour le 3 oc-
tobre, puis pour l'hiver suivant.
La fête de Claudette tombant à la fin d'oc-
tobre, Claude et Magdalena avaient décidé d'en
avancer la date, afin de pouvoir organiser une
fête champêtre pour l'occasion. On célébre-
rait donc, en même temps, l'anniversaire de la
mère et de l'enfant et on ferait quelque chose
de bien.
Lorsque nous retrouvons nos amis, au mi-
lieu du mois de septembre, les préparatifs pour
la fête en vue allaient bon train. Il y aurait
beaucoup d'invités; des enfants surtout; le
docteur Thyrol et sa femme se chargeraient
de réunir tout un groupe de petits et de les
faire transporter à L'Aire. Il y aurait grand
festin, puis jeux et danses sur la terrasse et,
si le temps était exceptionnellement beau, une
excursion serait orï^anisée à bord de L'Aiglon,
jusqu'au Brandy Pot, avec arrêt à l'Ile aux
Lièvres, soit à l'aller, soit au retour.
Un gracieux kiosque était déjà en construc-
tion, pour la circonstance. Ce kiosque, dont le
plan avait été dessiné par Séverin Rocques,
servirait à abriter un petit orchestre, qu'on
ferait venir de la Rivière-du-Loup.
Il était trois heures de l'après-midi. Dans
la maison, tout était tranquille : Claudette dor-
mait, dans sa chambre, en haut, sous la garde
de Rosine; Mme d'Artois, retirée à la bibliothè-
que, était à écrire une lettre, et Magdalena,
debout près de la porte du corridor d'entrée,
regardait travailler Claude, Zenon et Eusèbe;
tous trois étaient à ériger le fameux kiosque.
Le bruit sonore des coups de marteau, le chant
monotone de la scie, les gémissements du ra-
bot, arrivaient distinctement à la jeune femme.
Elle souriait, l'heureuse mère, en regardant
travailler les trois hommes; ils y mettaient
tant d'ardeur aussi! On eut dit que leur vie —
ou leur réputation — dépendait de leur suc-
cès. . .
Zenon, juché sur un échafaudage, tenait à
la main l'extrémité d'un cable. Ce cable ser-
vait à hisser jusqu'en haut les poteaux en
bois tournés, véritables charpentes du kios-
que. Ces poteaux étant numérotés, Eusèbe
130
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
les disposaient par numéro d'ordre, tandis que
Claude, au pied de l'échafaudage, attendait
qu'on lui apportât les poteaux, auxquels il de-
vait glisser un noeud coulant, tout préparé à
l'autre extrémité du cable.
— Voici le numéro 1, M. Claude, fit tout à
coup la voix du domestique.
S'approchant de son maître, Eusèbe plaça le
poteau debout, près de lui... puis...
Mme d'Artois, occupée à adresser la lettre
qu'elle venait d'écrire, leva soudain la tête...
Des pas s'approchaient de la bibliothèque...
des pas inconnus. . . singuliers; on eut dit quel-
qu'un qui eut zigzagué en marchant. Puis,
à travers les portes vitrées, la dame de com-
pagnie aperçut Magdalena... Mais, était-ce
bien Magdalena qui s'avançait ainsi? Etait-
ce la jeune femme de Claude de L'Aigle, cette
personne, qui avait l'air d'avoir vieilli, tout à
coup, de vingt ans? Magdalena? Impossi-
ble! Ces joues, ces tempeâ creusées, ces lè-
vres blanches, ces yeux effrayés, hagards, dé-
sespérés même, qu'entouraient de larges cer-
cles, noirs comme du charbon! Non! Ca ne
pouvait être Magdalena!
Pourtant, c'était bien elle, la femme tant en-
viée de Claude de L'Aigle! Toujours zigza-
guant, elle entra dans la bibliothèque et tom-
ba sur la tête de Mme d'Artois. En un clin
d'oeil, celle-ci fut auprès de la jeune femme.
— Magdalena! s'écria-t-elle. Qu'y a-t-il, ma
pauvre enfant?
— Mme d'Artois... parvint-elle à balbutier,
tandis que ses yeux désespérés se fixaient sur
sa fidèle amie. Je suis . . . je suis . . . maudite,
maudite. . . Claudette aussi!
Des sanglots, d'horribles sanglots la secouè-
rent, puis elle s'évanouit.
Le premier mouvement de Mme d'Artois ce
fut d'appeler Claude; mais un je ne sais quoi,
un instinct quelconque lui fit changer d'idée.
Elle courut plutôt vers un petit cabinet, où
elle savait trouver du cognac, et bientôt, elle
frottait de cette boisson les lèvres et les tem-
pes de la jeune femme, et celle-ci ne tarda pas
à ouvrir les yeux. Aussitôt, le souvenir de ce
qui l'engoissait tant lui revint et elle s'écria,
en cachant dans ses mains tremblantes son
pauvre visage si altéré :
— Oh! L'horrible chose que je viens de dé-
couvrir ! !
Mme d'Artois n'eut pu proférer une seule
parole, quand même elle l'eut voulu... Qu'a-
vait découvert Magdalena? Etait-ce... était-
ce le secret de Claude de L'Aigle; ce secret
qu'on avait tant essayé de lui cacher; ce se-
cret qui avait, pour ainsi dire, coûté la vie à
Euphémie Cotonnier ? Impossible ! Cepen-
dant. . .
— Mme d'Artois, reprit Magdalena, parlant
avec beaucoup de difficulté, car ses lèvres
tremblaient et ses dents claquaient affreuse-
ment, je vais m'en aller d'ici... et emmener
Claudette.
— Vous en aller? Mais, ma pauvre enfant.
— Je vous l'ai dit; je suis maudite, maudite!
— Vous êtes malade. . . ou bien, quelque cho-
se vous a beaucoup effrayée, chère petite, ré-
pondit Mme d'Artois. Laissez-moi aller cher-
cher votre mari.
— Non! Non! cria la jeune femme.
A ce moment, Claude entra dans la biblio-
thèque en sifflotant; il venait chercher un tour-
ne-vis. Soudain, il apperçut Magdalena. Il
fit un pas en arrière, tout d'abord, tant il fut
surpris de son apparence, puis, il voulut s'ap-
procher du fauteuil oii elle était assise.
— Magdalena! s'exclama-t-il. Magdalena!
Tu es malade? Tu. . .
— Va-t-en! Oh! Va-t-en! cria-t-elle.
— Mais... commença Claude.
— Va-t-en ! répéta-t-elle. Ne m'approche
pas!
Claude jeta les yeux sur Mme d'Artois, com-
me pour lui demander l'explication de l'attitu-
de de sa femme envers lui; mais la dame de
compagnie lui fit un signe presqu'impersepti-
ble et il quitta immédiatement la bibliothèque.
— Cet homme... Vous voyez cet homme...
dit Magdalena en désignant son mari qui, hâ-
tivement, quittait la maison; eh! bien, je le
méprise et je le hais. . . autant que je l'ai res-
pecté et aimé jusqu'ici- Il est méprisable aus-
si! Ah! si vous saviez! acheva-t-elle en écla-
tant, de nouveau, en sanglots.
— Je ne comprends pas. . .
— Non, hein? Ecoutez, Mme d'Artois, je
vais vous dire ce que je viens de découvrir. . .
Mais d'abord, parlons du drame qui, alors que
j'étais encore enfant, a fait de moi une orphe-
line; je veux parler de la mort ignornineuse de
mon pauvre père... L'ombre de l'échafaud a
toujours, depuis, assombri mon existence...
Combien de fois je revois, par la pensée, par
le souvenir, l'exécution de mon père; exécu-
tion à laquelle m'a obligée d'assister, vous le
savez, une femme indigne, sans entrailles et
sans coeur. . .
— Pourquoi rappeler de tels souvenirs, ma
chérie? fit Mme d'Artois.
— Pourquoi? répondit-elle en riant d'un
rire qui avait quelque chose d'effrayant. Par-
ce qu'il faut un... un prologue à ce qui va
suivre... Je disais donc que je revis souvent
le drame de jadis. . . Au pied de l'échafaud. je
les revois tous. . . tous. . . Mon père. . . le prê-
tre. . . je pourrais peindre leurs traits, de mé-
moire. . . Un seul visage resta toujours confus
dans mes souvenirs : celui de l'exécuteur. . .
du bourreau ...
Mme d'Artois faillit crier. Les mains cram-
ponnées au fauteuil sur lequel était Magdale-
na, elle devint soudain aussi pâle, aussi dé-
faite que la jeune femme et elle tremblait tel-
lement qu'elle craignit de tomber.
— Le bourreau, comprenez-vous, mon amie,
reprit Magdalena, très excitée. J'essayais,
mais en vain, de me remémorer ses traits . . .
Maintenant, je sais! L'exécuteur de mon pè-
re, le bourreau; un de ces êtres que tous fuient
et méprisent, dont les mains pataugent conti-
nuellement dans le sang humain; ce meurtrier
légal, c'est Claude de L'Aigle !
Mme d'Artois crut qu'elle allait s'éva-
nouir.. . Ainsi, malgré toutes les précautions
qu'on avait prises, Magdalena avait tout décou-
vert ? . . . Comment cela se faisait-il ? Qui
avait parlé ? . . . Pas Eusèbe, bien sûr, et Ze-
non Lassève ne savait rien.
— Magdalena . . . parvint-elle à articuler.
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
131
— Vous ne comprenez donc pas? s'écria la
jeune temme. Lorsque, j'ai apperçu M. de
L'Aigle sur son yatch L'Aiglon, alors qu'il ve-
nait de nous sauver la vie à mon oncle Zenon
et à moi, je me suis dit que je ne le voyais pas
pour la première fois. Mais de là à le soup-
çonner d'être l'exécuteur de mon père il y
avait loin, et quoique, devant moi, souvent, on
l'appelait '*le mystérieux Monsieur de L'Aigle",
je trouvais cela ridicule tout simplement. . .
Tout à l'heure. . . O mon Dieu! Je l'ai recon-
nu; c'était lui, lui ! Horreur ! Horreur !
Elle fut secouée d'un terrible frisson.
— Ma pauvre petite . . .
— Ah! Je sais, voyez-vous, je sais! Je les
regardais travailler, tout à l'heure, mon oncle
Zenon, Eusèbe et lui. . . A un moment donné,
Eusèbe plaça à côté de mon mari un poteau,
afin qu'il y attachât un cable. . .
— O ciel! O ciel! s'écria Mme d'Artois, qui
venait d'avoir le mot de l'énigme. Personne
n'avait commis d'indiscrétion alors; c'est le ha-
zard qui ...
— Vous avez donc compris, Mme d'Artois ?
demanda Magdalena, d'une voix méconnaissa-
ble. Au mouvement que fit mon mari en je-
tant le noeud coulant pardessus le poteau, je
l'ai reconnu! C'est bien lui l'exécuteur de mon
père, le méprisable bourreau... et moi... et
moi... je suis maudite!
— -Voulez-vous me permettre de dire . . .
— Non! Non! Taisez-vous! Qu'auriez-vous
à dire, d'ailleurs? Je le répète, je sais... Le
mystérieux M. de L'Aigle; celui qui en impose
à tous par son attitude si froide, si hautaine,
n'est que l'exécuteur public, un méprisable
bourreau... O Dieu tout-puissant! Et cet
homme est mon mari, le père de ma fille! J'en
mourrai de honte et de désespoir; oui, j'espère
que j'en mourrai, car je ne saurais vivre, avec
une si horrible certitude!
Mme d'Artois se demandait ce qu'elle allait
faire, quelle attitude elle allait prendre . . . Es-
sayer de parler raison à Magdalena ? Elle le
savait d'avance, ce serait inutile... Lui dic-
ter son devoir; c'est-à-dire lui faire compren-
dre qu'elle devait pardonner à son mari et ou-
blier, si possible, ce que le hazard lui avait
appris; lui dire qu'elle était obligée de tolérer
tout, quand çe ne serait qu'à cause de Claudet-
te?
Non. Cela amènerait des résultats plutôt
funestes peut-être ... Il ne restait qu'une cho-
se à faire et elle le ferait, quand même cela
lui répugnait et qu'elle trouvait cela horrible.
(Elle devint tout simplement une héroïne la
bonne amie de Magdalena, en cette tragique
circonstance). Et c'est pourquoi lorsque la
jeune femme leva ses yeux désespérés, cher-
chant, dans le regard de sa compagne la sym-
pathie à laquelle elle aspirait, à laquelle elle
avait certes droit, elle la vit qui... riait si-
liencieusement.
— Comment! Vous riez? s'écria-t-elle. Avez-
vous perdu la raison, Mme d'Artois ?
— Je vous prie bien de me pardonner, Mag-
dalena, répondit la dame de compagnie, fei-
gnant d'être prise d'un incontrôlable fou-rire;
mais, votre récit voyez-vous... M. de L'Aigle
l'exécuteur public... le bourreau! C'est du
plus grand comique, selon moi!
— Mais... balbutia Magdalena, car déjà,
l'impression ressentie si vivement tout à l'heu-
re s'effaçait rapidement et sûrement. Dieu le
voulait ainsi. Ils étaient mari et femme, ces
deux-là, Claude et Magdalena, puis, ils avaient
un enfant.
— Vous n'êtes pas la seule cependant qui se
soit trompée sur l'identité d'une personne,
ainsi, reprit Mme d'Artois, décidée à faire l'im-
possible pour convaincre la jeune femme qu'el-
le avait fait erreur. Je me souviens, moi, ajou-
ta-t-elle, improvisant avec un remarquable
brio, qu'un jour, à la gare de Montréal, je me
suis jetée dans les bras d'un inconnu et je l'ai
embrassé, le prenant pour mon frère. Ha ha
ha!
Magdalena sourit.
— Tous, tant que nous sommes, nous avons
notre "double" en ce monde, vous savez, Mag-
dalena. . .
— Vous croyez, vraiment?
— Non seulement, je crois, mais je sais! Il
y a, quelque part sur le globe terrestre, quel-
qu'un qui vous ressemble, quelqu'un qui me
ressemble à moi aussi; donc. . .
— ^Ainsi... j'aurais pu me tromper... en ce
qui concerne Claude ?
— Mais, certainement! M. de L'Aigle serait
fort étonné... et mécontent, (à moins qu'il
ne prit la chose sur son côté comique), s'il sa-
vait pour qui... ou quoi vous l'avez pris, ma
pauvre enfant, fit l'héroïque femme, feignant
toujours d'être très amusée.
— Je l'ai repoussé, tout à l'heure Claude...
murmura Magdalena; je lui ai dit de s'en al-
ler. . .
— Il ne vous en gardera pas rancune, j'en
suis sûre.
— Il me fera d'amers reproches . . .
— Je ne le crois pas, ma chérie... Laissez-
moi arranger cela, voulez-vous, avec M. de
L'Aigle, puis je vous l'enverrai ici, dans quel-
ques instants.
— Vous. . . vous ne lui direz pas. . .
— Certes, non!
Elle sortit de la bibliothèque et alla à la re-
cherche de Claude. Elle mit celui-ci briève-
ment au courant de ce qui venait de se passer.
— Ainsi, Mme d'Artois, elle sait? s'écria-t-il
en pâlissant affreusement.
— Elle est certaine de s'être trompée main-
tenant, répondit la dame de compagnie. Allez
la trouver; elle vous attend dans la bibliothè-
que.
Lorsqu'ils se rencontrèrent, tous trois, à
l'heure du dîner, Mme d'Artois eut la satisfac-
tion de constater que son plan, si héroïque,
avait pleinement réussi et que la paix et la
confiance étaient revenues pour toujours, elle
l'espérait, dans le coeur de Magdalena.
XII
VILLA MAGDA
Un dernier coup d'oeil, s'il vous plait, amis
lecteurs, sur ceux que nous avons suivis à tra-
vers tant de péripéties, d'épreuves et de joies.
Franchissons une espace de trois années et
allons rendre visite aux de L'Aigle, avant de
leur dire adieu pour toujours. Mais nous les
132
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AIGLE
chercherions en vain à L'Aire, sur la Pointe
Saint- André; ils n'y sont plus. Ils habitent,
sur les bords du lac Ontario, une riante, belle
et confortable demeure, qui fait penser aux
manoirs de jadis, et qui est connue, dans les
alentours, sous le nom de la Villa Magda.
C'est Claude de L'Aigle qui l'a nommée ainsi,
en l'honneur de sa femme d'abord, puis en sou-
venir de la salle d'attente, ou de repos, là-bas,
sur la Pointe.
De splendides terrains entourent la Villa
Magda; on dirait un parc en miniature, où les
fontaines et les jets d'eau entretiennent tou-
jours une douce fraîcheur, et où les fleurs les
plus variées croissent en extraordinaire quan-
tité; nonobstant cependant les immenses ser-
res, s'étendant en ailes, de chaque côté de la
villa, et dont l'une regorge de roses.
Quant à la villa elle-même, elle est construi-
te en stuco blanc, qui reluit comme du cristal
au soleil, ou aux rayons plus discrets de la
lune. Des vérandas et balcons en fer forgé
ornementent toute la façade. Il n'y a ni tours
ni tourelles, bien sûr, comme à L'Aire; mais
ceux qui passent sur le chemin s'écrient, en
apercevant la Villa Magda : "Que voilà une
maison à mon goût! Ses pièces doivent être
si vastes, si confortables! Et voyez donc ces
magnifiques serres! Qu'ils doivent être heu-
reux ceux qui demeurent là! "
L'Aire avait donc été abandonnée? Non,
pas tout à fait. On y passait encore quelques
semaines de la belle saison. Mais, nécessaire-
ment, ce n'était plus la somptueuse demeure
de jadis; les terrains n'étaient plus entrete-
nus; voilà pour l'extérieur, puis, on avait fait
transporter à la Villa Magda les meubles les
plus luxueux de la maison, les tableaux, les
oeuvres d'art, les candélabres de prix, etc.,
etc. Déjà, l'une des grandes cheminées s'é-
croulait; il viendrait un temps sans doute où
il ne resterait que des ruines de ce qui avait
été un château, des ruines qui finiraient par
se confondre avec les rochers des alentours.
Tout le personnel de L'Aire ayait suivi les
de L'Aigle dans la province d'Ontario, excepté
Rosine cependant, qui avait épousé Séverin
Rocques, et Suzelle était devenue bonne d'en-
fants à sa place. Rosine était donc restée à
Saint-André et Magdalena se disait qu'elle
n'aurait jamais d'inquiétudes au sujet de son
père adoptif maintenant; elle savait que Ro-
sine aurait bien soin de lui. Les de L'Aigle
avaient proposé à Zenon de les suivre; il y au-
rait place pour lui, et amplement, à la Villa
Magda; mais il n'avait pas voulu quitter la
La Hutte.
En ce qui concerne l'ex-bonne de Claudette,
elle n'était pas partie les mains vides, de
L'Aire; les de L'Aigle l'avaient comblée de ca-
deaux, puis, à l'occasion de la naisance de son
premier enfant, Magdalena lui avait envoyé,
de Toronto, la plus belle, la plus complète
layette qu'elle put trouver.
Un grand événement avait eu lieu depuis que
les de L'Aigle demeuraient dans les environs
de Toronto; un fils leur était né. Mme de
Saint-Georges s'était considérée très honorée
d'être demandée à devenir marraine du nou-
veau-né.
— Mais, qui sera le parrain ? avait-elle de-
mandé en souriant.
— C'est à vous de choisir, Thaïs, avait ré-
pondu Magdalena.
— Parmi tous vos admirateurs, ma cousi-
ne. . .
— Ah! Taisez-vous donc, Claude! fit-elle en
riant. Pourquoi ne choisirais-je pas l'admira-
teur d'une autre plutôt; le docteur Magny par
exemple, ajouta-t-elle en jetant sur Mme d'Ar-
tois un regard à la fois taquin et malin.
— Oh oui, le docteur Magny! Et je suis bien
certaine qu'il acceptera avec plaisir, dit Mag-
dalena. Qu'en pensez-vous, Mme d'Artois?
— Sans doute. . . Je veux dire que le docteur
Magny sera probablement fort honoré de vo-
tre choix, Mme de Saint-Georges, répondit
Mme d'Artois en rougissant légèrement.
Sans raison apparente, tous pouffèrent de
rire.
On aimait à taquiner la dame de compagnie
à propos du médecin. Heureusement elle en-
tendait bien à rire; d'ailleurs, il était évident
pour tous que le docteur Magny faisait la cour
à la veuve, et les amis de celle-ci s'en réjouis-
saient, car les de L'Aigle disaient à qui voulait
les entendre qu'il n'y avait pas d'homme plus
estimable, plus aimable que leur voisin. Il ne
pratiquait plus depuis quelques années, vivant
de rentes bien gagnées; tout de même, per-
sonne ne frappait en vain à sa porte, ni le
jour, ni la nuit; il était obligé de soulager
l'humanité souffrante, disait-il, puisqu'il était
médecin. Le docteur Magny demeurait dans
une grande et belle maison entourée de magni-
fiques terrains; ces terrains touchaient à ceux
de la Villa Magda.
— Quel nom allons-nous donner à votre fils,
Claude ? avait demandé Thaïs, la veille du jour
fixé pour le baptême.
— Nous le nommerons Claude, répondit Mag-
dalena.
— Claude? Vraiment?
— C'est très malcommode deux qui portent
le même nom, dans la même maison, ne trou-
ves-tu pas, ma chérie? objecta l'heureux père.
— Et vous avez déjà Claudette, dit Zenon
Lassève, qui était venu à la Villa Magda pour
la circonstance.
— N'aurais-tu pas un autre nom à suggérer
alors, mon Claude ? demanda la jeune mère.
— •. . . Oui . . . J'aimerais que notre fils por-
terait le nom d'un petit pêcheur et batelier, que
j'ai connu jadis et qui m'était cher. . .
— Et il se nommait? questionna Thaïs.
— Il se nommait Théo.
— Théo... C'est un joli nom, assura le doc-
teur Magny; mais ce n'est qu'une abréviation,
n'est-ce pas?
Magdalena avait rougi et échangé un souri-
re avec son mari, son père adoptif. et Mme
d'Artois; tous trois étaient dans le secret; ils
avaient -bien connu le petit pêcheur et batelier
qui se nommait Théo, jadis.
Quelques semaines après le baptême du jeu-
ne citoyen Théo de L'Aigle, Mme d'Artois an-
nonça à ses amis qu'elle allait épouser, dans
un mois, le docteur Magny.
— Chère Mme d'Artois! s'était écriée Mag-
dalena, quoique je regrette de vous voir nous
LE MYSTERIEUX MONSIEUR DE L'AÎGLE
13S
quitter, je ne puis que me réjouir de la nou-
velle que vous venez de nous donner. Le doc-
teur Magny est si charmant, si bon, et ensuite,
je me console un peu de vous perdre, puisque
vous serez notre voisine.
— Je vous félicite. Madame! avait dit Clau-
de. Le docteur Magny surtout mérite d'être
félicité. . . Comme le dit Magdalena, vous nous
manquerez beaucoup; mais nous ne sommes
pas des égoïstes, je l'espère, et nous prenons
une très large part à votre bonheur.
— Magdalena, fit la dame de compagnie, ja-
mais je ne me serais décidée de vous quitter
si vous aviez continué à demeurer à L'Aire,
sur la Pointe, là-bas; vous y viviez si seule, si
retirée! Mais ici, vous avez tant de connais-
sances et d'amis; vous êtes invitée et vous as-
sistez à tant de fonctions mondaines; vous re-
cevez tant aussi! Et puis, vous avez deux
enfants maintenant; vous...
— Je comprends parfaitement, fit la jeune
femme. Vous vous seriez sacrifiée pour moi,
jusqu'à la fin de vos jours, s'il l'eut fallu, chère
bonne amie... Heureusement que...
— M. de L'Aigle, interrompit Mme d'Artois,
vous avez bien fait de venir demeurer ici...
L'Aire était un splendide domaine, sans doute;
mais votre femme y était trop isolée.
— Vous avez raison, répondit Claude. Mag-
dalena est trop jeune pour vivre dans l'isole-
ment; il lui faut les distractions et les plaisirs
de son âge.
La Villa Magda fut en fête pendant bien des
jours, à l'occasion du mariage de Mme d'Ar-
tois au docteur Magny. Les nouveaux mariés,
à leur retour d'un court voyage de noces, du-
rent assister à des dîners, des réceptions, des
soirées donnés en leur honneur par les de
L'Aigle, et aussi par Mme de Saint-Georges.
En ce qui concerne directement notre héroï-
ne, jamais plus un seul soupçon ne lui vint, au
sujet de Claude. Elle était, et elle serait tou-
jours une des femmes les plus heureuses de
l'univers. Son mari la comblait de soins af-
fectueux et constants et ses enfants, vigoureux
et bien portants, grandissaient autour d'elle.
Souvent, lorsque Magdalena entendait les
cris joyeux de Claudette et de Théo, soit dans
les corridors de la Villa Magda, soit sur la ter-
rasse, elle se tournait vers son mari et, le coeur
débordant d'émotion, elle lui disait :
— N'est-ce pas que notre bonheur est grand,
mon Claude!
Quant à Claude, il se considérait l'homme le
plus heureux de la terre, surtout depuis qu'il
avait changé d'environs et de manière de vivre.
Dans la province d'Ontario, où il avait élu do-
micile, jamais personne ne songeait à le nom-
mer, même tout bas, "le mystérieux Monsieur
de L'Aigle".
Fin de la Cinquième et dernière Partie.
134
LA VIE CANADIENNE
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Première partie
UNE ERREUR JUDICIAIRE
Chap. I— La Fille du Martyr .... 3
Chap. II— L'Boscot 6
Chap. III — L'Boscot au presbytère. . 7
Chap. IV— Les Carlin 8
Chap. V — On ne connaît pas l'ave-
nir 10
Chap. VI— Rêves d'or 12
Chap. VII — Trois mille dollars ... 14
Chap. VIII — "Au nom de la loi..." 16
Chap. IX — Trouvé coupable .... 18
Deuxième partie
THEO
Chap. I — Horreurs 20
Chap. II — Le complice 21
Chap. III— Ci-git Magdalena Carhn. 23
Chap. IV — A la grâce de Dieu ... 25
Chap. V — Premières étapes 27
Chap. VI — Au pied du Rocher Malin 29
Chap. VII — Pêcheurs et bateliers . . 30
Chap. VIII — La mystérieuse résiden-
ce 33
Chap. IX — Il ne faut jurer de rien. . 34
Chap. X — Le résultat d'une impru-
dence 36
Chap. XI — Le sauveteur . . . . ". .38
Fin de la deuxième partie
Troisième partie
LES ISOLES
Chap. I — A propos de monsieur de
l'Aigle 41
Chap. II — La famille Rocques ... 42
Chap. III — Commérages 45
Chap. IV — Le bal et ses incidents. . 46
Chap. V — Le baiser 48
Chap. VI— "Théo, le fleuriste" ... 50
Chap. VII— Perplexités de Zénon . . 52
Chap. VIII— Rex 55
Chap. IX — Une joyeuse surprise . . 57
Pages
Chap. XI— De "La Hutte" à "L'Aire" 61
Chap. X — Attristante perspective . . 59
Chap. XII— "L'Aire" 63
Chap. XIII — Les joyaux vivants . . 66
Chap. XIV— Pas furtifs 67
Chap. XV — Le secrétaire 70
Chap. XVI — Amères déceptions ... 72
Chap. XVII— Le retour à la Hutte. . 74
Chap. XVIII — ^Entre bonnes mains. . 77
Chap. XIX — Ce qui devait arriver . . 78
Chap. XX — Sages conseils 81
Chap. XXI— Magdalena de L'Aigle.. 83
Quatrième partie
L'OMBRE DE L'ECHAFAUD
Chap. I — La campagne 84
Chap. 11^ — Le retour des mariés ... 87
Chap. III — L'anniversaire 90
Chap. IV— Tempête et entête .... 93
Chap. V — Ce qu'annonçait l'entête. . 96
Chap. VI— Claudette 98
Chap. VII— L'idole 99
Chap. VIII — Comment Claude prit la
nouvelle 102
Chap. IX — Ame torturée 105
Cinquième partie
LE SECRET DE CLAUDE
Chap. I — "Le courrier, monsieur
Claude" 107
Chap. II — Le mensonge 109
Chap. III — Inexplicable attitude de
Séverin 111
Chap. IV — Madame D'Artois est in-
triguée 113
Chap. V — Etranges incidents . . .115
Chap. VI — La malencontreuse lettre 117
Chap. VII — Quatre dans le secret. . 120
Chap. VIII— Chantage 122
Chap. IX— La poursuite 125
Chap. X — L'ombre sinistre 127
Chap. XI — Ce qu'était monsieur de
l'Aigle 129
Chap. XII— La villa Magda . . . .131
FIN
LA VIE CANADIENNE
135
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les meilleurs romans! Méfiez-vous des imitations.
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Nombreux sont les accidents critiques qu'on observe chez la
femme, soit à la formation, soit normalement, soit à l'époque du
retour d*âge, l'âge critique entre tous. Ce sont des irrégularités,
des malaises, des bouffées de chaleur, des vertiges, des étouffements
et des angoisses, accompagnées souvent d'hémorragies diverses et
plus ou moins abondantes: ce sont des palpitations de coeur, des
douleurs et des névralgies; parfois la femme souffre de dyspepsie,
de gastralgie, et de constipation purement nerveuse. Enfin la mau-
vaise circulation du sang engendre une foule de maladies telles que
les varices, la phlébite, les hémorraoides, et les congestions de toute
te nature. Il existe cependant un endroit où vous trouverez le
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CE SUPPLÉMENT EST DÉTACHABLE
LA VIE CANADIENNE
LITTÉRATURE ET LITTÉRATEURS
(SUPPLÉMENT AU "ROMAN CANADIEN")
No. 21 MENSUEL
CE QUI FAIT LE SUCCES DU "ROMAN CANADIEN
Si, parmi les innombrables publications qui sont offertes au lecteur canadien»
français, "LE ROMAN CANADIEN" a su prendre une des premières places; si, dès sa
naissance, elle s'est imposée et a conquis la faveur du public; si, elle a vu chaque jour sa
clientèle s'étendre, sa vogue grandir, et son succès devenir plus éclatant, elle le doit à
SES CONTEURS: é
Qui sont non pas d'obscurs feuilletonnistes anonymes, mais bien les écrivains
canadiens les plus célèbres et les plus réputés, les romanciers les plus en vue et les plus
aimés du public, des maîtres enfin, comme Jean Féron, Andrée Jarret, J E. Larivière,
Henri Doutremont, N. M. Mathé, Mme A. B. Lacerte, J, F. Simon, et tant d'autres dont
le nom est synonyme de succès et qui tous, rivalisent de zèle, d'imagination et talent pour
faire du "ROMAN CANADIEN" la publication la plus attrayante et la plus passionnante.
SES ROMANS:
Qui, tous inédits, tous écrits spécialement pour ses lecteurs sont aussi captivant
qu'originaux. Fertiles en péripéties de toutes sortes, et touchant successivement à tous
les genres, drame, histoire, comédie, voyage, police science, fantaisie etc — ils forment
dans leur infinie variété un recueil de récits poignants, saisissants, où l'homme apparaît
parfois dans toute sa noblesse, parfois dans toute son infamie, où passent les femmes
dévouées jusqu'au martyre et les criminelles exaltées jusqu'à la folie, où se multiplient
les émotions les surprises et les coups de théâtre.
SES ILLUSTRATIONS:
Qui ajoutent à ces récits un attrait qu'on ne saurait trouver ailleurs en accroissent
encore l'intérêt. Un roman sans illustration c'est une maison sans fenêtres! et une pu-
blication vraiment moderne, vraiment soignée ne saurait s'en passer. C'est ce qu'a com-
pris "LE ROMAN CANADIEN" qui n'a pas reculé devant les sacrifices d'argent pour se-
mer son texte de dessins d'artistes du rerroir permettant ainsi au lecteur de suivre l'ac-
tion pas à pas et de vivre vraiment la vie des héros dont les exploits lui sont contés.
SA COUVERTURE:
En couleurs d'une si haute tenue artistique et dont l'exécutic.n est confiée au maître
illustrateur ALBERT FOURNIER, qui — sans faire appel à des procédés trop faciles et
trop communs, sans inutiles débauches de couleurs et sans choquer jamais le goût des
plus délicats, et des plus difficiles — sait à mereille exécuter de sa plume habile les com-
positions les plus originales et les plus saisissantes, évoquant d'une façon magistrale les
scènes les plus violentes, les plus tragiques, les plus sentimentales, et les drames les plus
sombres et le plus terribles.
SON PROGRAMME:
En un mot, qui est de distraire et de récréer ses lecteurs, de leur faire vivre les
aventures les plus étranges et les plus passionnantes, de leur apporter les émotions les
plus intenses et les plus inattendues, tout en restant avant tout une publication honnête,
morale et saine, formant par son ensemble la bibliothèque familiale la plus riche et la
plus variée, pouvant être lue par tout le monde et donnant pour un prix modique les
chefs-d'oeuvre inédits des maîtres du roman canadien.
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LA VIE CANADIENNE
Mme A.-B. Lacerte
L'ART D I\) I N
POEME
MUSICAL
Madame A.-B. Liacerte
(Composé au son du Carillon, dans la Tour
du Parlement)
LE CARILLON
Père de ce poème, ô carillon superbe.
Du sommet de la tour, aux heures résonnant.
Chaque note lancée est pour nous une gerbe
De souvenirs, émis mélodieusement!
Souvenir, rappelant la fête jubilaire;
Souvenir de tous ceux qui se sont illustrés
Et dont nous conservons la mémoire si chère;
Souvenir éternel d.e héros trépassés!
Comme parle à nos coeurs chaque note soîiore.
Et que chacun de nom se plait à l'écouter!
Carillon de la tour, sonnez, sonnez encore;
Chantez de ce pays la gloire et la beauté!
I
— DO —
(JADIS)
De tous les arts, le plus sublime,
Le plus parfait, le plus charmant, "
Qui, du Beau plane sur la cime,
C'est la MUSIQUE, assurément!
Car, bien avant que cette terre.
Ou le ciel, même, soit créé.
L'esprit de Dieu dans l'espace erre.
De mélodie accompagné. . .
Cette mélodie, à toute heure.
Se perçoit dans l'éther; pourtant
Toujours invisible demeure
L'orchestre, que Lui seul entend.
Plus tard, tandis qu'Adam et sa compagne
Chantent ensemble un hymne au Créateur,
L'orchestre, au ciel, chaque fois accompagne
Tout doucement leur chant adorateur. . .
Et l'harmonie en l'univers abonde;
La terre semble être* bien près des cieux . . .
Mais le péché vient assombrir h monde;
L'orchestre, alors, se fait silencieux.
Il
— RE —
(AUJOURD'HUI)
Or, aujourd'hui, dans toute la nature,
Comme jadis, parfois nous entendons
Une MUSIQUE... En l'atmosphère pure
Flottent encor de mélodieux sons :
Chaque matin, quand la légère brise
Vient agiter les feuilles de nos bois.
On croit ouir comme une harpe exquise.
Accompagnant de la forêt .les voix.
Et le ruiseau, qui, sans cesse, babille,^
En serpentant à travers champs et prés.
Joyeusement, dans le soleil qui brille.
Ou sous la lune aux rayons diaprés !
Dans la forêt, lorsque, sous la rafale.
L'herbe s'incline, en murmurant un chant.
C'est une simple et belle pastorale.
Que l'on écoute avec ravissement.
Le jour entier, sous la verte charmille,
Des gais oiseaux s'entend le gazouillis ...
Quel doux refrain î... Quand l'étoile scintille,
Le rossignol dit ses trilles jolis.
III
— MI —
(ICI-BAS)
L'ORAGE
Le ciel se couvre d'un nuage
A l'aspect menaçant...
Bientôt arrivera l'orage;
La peur glace le sang.
Entendez-vous?. . . La foudre gronde,
Le vent ])leure et se plaint. . .
Se rapprochant chaque seconde,
Yoici l'orchestre enfin!
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LA VIE CANADIENNE
139
LA VIE CANADIENNE
LITTÉRATURE ET LITTÉRATEURS
(Supplément au "Roman Canadien")
Publié dans le but de mettre plv^ de
vie dans le monde littéraire Canadien et
de coopérer à l'oeuvre du "Roman Ca-
nadien''.
Nou^ recevrons avec plaisir tous mor
nuscrits que l'on voudra bien nous sou-
mettre et si refusés, seront retournés à
nos frais.
Correspondance, adressez :
"La Vie Canadienne''
Casier postal 969
MONTREAL
Ce n'est plus une main légère
Jouant fa mi re do!
Les chromatiques, en colère,
Vont toujours crescendo.
La grandiose symphonie î
]^]t combien imposant
]^st ce chef-d'oeuvre d'harmonie.
Dans la basse roulant !
•Soudain s'éloigne le tonnerre...
Puis tout devient muet. . .
Moins lourde se fait l'atmosphère,
Et l'orchestre se tait. . .
Alors, la brise joue un thème.
Doucement en mineur;
En une émotion extrême,
On l'écoute, rêveur.
IV
~FA —
LE CALME
Quand le soleil projette
Son doux rayonnement.
Tranquillité parfaite;
Pas un soufle de vent.
Mais dans le grand silence.
On croit ouir soudain
Le rythme, la cadence
D'un suave refrain :
Dans ,1'espace voltige
I7n brillant papillon,
Et son aile... ô prodige!
Produit un léger son;
On dirait une lyre
Aux teintes de vermeil,
Résonnant, en délire.
Sous le brillant soleiil.
Puis une myriade
D'insectes, de non loin,
Pour chanter une aubade.
Au papillon se joint.
Quoi de plus magnifique !
Et combien ravissant
Doit être ce cantique
Au Maître tout-puissant ! !
V
— SOL —
NOS TEMPLES
Notes exquises
Qui, si souvent,
Dans nos églises
L'oreille entend;
L'orgue sonore
Nous attendrit;
Humble, on adore
L'Etre infini.
VI
— LA —
AU CIEL
Silence au cieL . . Doucement, le Grand-
[ Maître
Laisse courir sur une harpe d'or
Ses doigts divins; oh! que touchant doit être
Pour les élus, chaque son, chaque accord !
Pieusement, tout l'orchestre angélique,
Pour rendre hommage au majestueux Roi,
Reprend la strophe... Admirable MUSIQUE,
Belle, au delà de ce que l'on conçoit !
VII
— SI --
VERS DIEU
Les brises, les ruisseaux, les arbres, ile
[feuillage,
L'oiseau, le papillon, le brin d'herbe, la fleur,
S'unissent pour chanter, et tous rendent
[hommage,
En un choeur harmonique, au divin Créateur.
L'art divin est le seul qui soit vraiment
[mystique. . ,
Au ciel, c'est l'hosanna du Dieu de Majesté...
Enivrant l'âme humaine ici-bas, la
[MUSIQUE
Ravira les élus durant l'éternité.
Mme A.-B. LACERTE
LA VIK CANADIKNNK
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). —L'Iris Bleu Par .1. VZ. Larivière
2 —Le Massacre de Lachine, épuisé par XXX
3. — Ma cousine Mandine Par N. M. Mathé f2ième édition)
4. — Les Fantômes Blancs, épuisé par Aulia Richffort
5. — La Métisse Par Jean Féron
6. — Gaston Chambrun Par J F. Simon
7— Le I^ys de Sang Par Henri Doutremont
S.— Le Spectre du Ravin Par Mme A. B. Lacerte
9. — Le Médaillon Fatal Par André Jarret
10. — L' Aveugle de St-Eustache, 2ème édition . . Par Jean Féron
D.—Nypsia Par Henri Doutremont
12.— Fierté de Race Par Jean Féron
IZ. -Roxane Par Mme A. B. Lacerte
14. — La Revanche d'une Race, épuisé par Jean Féron
\5.—L'ETpiatrice Par André Jarret
16.— L'Associée Silencieuse Par J. E. L,arivière
n.—L'Omhre du Beffroi Par Mme A. B. Lacerte
18. — La Besace d'Amour Par Jean Féron
19. — Le Grand Sépulcre Blanc Par Emile Lavoie
20. — Les Cachots d'Haldimand Par Jfan Féron
21. — La Cité dans les Fers Par Ubald Faquin
22. - La Taverne du Diable Par Jean Féron
23. --Le Trésor de Bigot Par Alexandre Huot
24. — Le Patriote, 1937-38 Par Jean Féron
23— Le Mort qu'on Venge Par Ubald Faquin
26 -Le Manchot de Frontenac Par Jtan Féron
27. -Fleu rlointaine Par François Provençal
28. - La Ceinture Fléchée Par Alexandre Huot
29. - Le Bracelet de Fer I^^>ar Mme A. B. Lacerte
30. La Digue Dorée, Roman des Quatre .... p^^j, Ubald Faquin. Alexandre Huot.
Jean Féron, Jules Larivière
31. - -Besace de Haine Par Jean Féron
.".2 — Le Lutteur Par Ubald Faquin
3? —Le Siège de Québec Far Jean Féron
34. — Le Mystère des Mille-Iles l'ar Pierre Hartex
35 — Le Drapeau Blanc Par Jean Féron
36. — Les Caprices du Coeur Par Ubald Faquin
37 — Les Trois Grenadiers Par .Iran Féron
38 -1/ Impératrice de l'Ungava Par Alexandre Huot
39. — Le mi/stérieux monsieur de l'aigle Par Mme A. B. Lacerte
PARAITRONT PROCHAINEMENT
40. — Le Mendiant Noir Far Marc Leb?l
— Tj^E.<ipion des Habits Rouges Par Jran Féron
42. — L7'e aux Massacres Par Prosper Wil'.aume
43 — Le Massacre dans le tcrnple Par Ubald Faquin
44 — Bois sinistre Par Mme A. B. Lacerte
LE ROMAN CANADIEN
1423-1425-1427, rue Ste-Elisabeth
Casier Postal 969, - Tél. Lancaster 6586 MONTREAL
L'Anglifié est-il un traître à sa race ?
Cette question, qui peut se poser aujourd'hui, était posée
en 1837. Mais les idées étaient converties en actes et le
sang coula... Le spectre de la guerre, l'un des Quatre
Cavaliers de l'Apocalypse, rugissait. . .
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LIVRE -SOUVENIR
Par J. L. K. LAFLAMME
Compte rendu officiel des Fêtes du Centenaire de
Sir Georges-Etienne Cartier et description des fêtes
qui ont eu lieu à l'occasion de Térection de monu-
I ments à la mémoire du grand homme d"Etat cana-
§ dien-francais.
Ouvrage publié à la demande exp?'esse de
Mlle Hortense Cartier^ de Cannes (France),
et sous le patronage de
SON ALTESSE ROYALE LE DUC DE CONNAUGHT
Ancien gouvcrnour-gcncral du Canada et patron du Centenaire.
SON EXCEUENCE LE DUC DE DEVONSHIRE,
Gouverncur-gcncral 'du Canada, à l'époque des Fêtes.
I L'HON. SIR ROBERT BORDEN
Premier Ministre du Canada, lors des Fêtes.
I L'HON. SIR LOMER GOUIN
>J Premier Ministre de la Province de Québec, lors des Fêtes.
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