Google
This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's bocks discoverablc online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automatcd qucrying.
We also ask that you:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain fivm automated querying Do nol send aulomated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project andhelping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep il légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search mcans it can bc used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite seveie.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders
discover the world's books while hclping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web
at |http : //books . google . com/|
Google
A propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d'utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public cl de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère.
A propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse fhttp: //books .google. com|
p
TVa\ p.3i8.4-'i-
Harvard Collège
Library
By Exchange
LES ROMANS DE LA ROSE
L'ENFANT
DE VOLUPTÉ
PAR
G. D'ANNUNZIO
TRADUIT DE LT F A LIEN'
PAR
G. HÉRELLE
Natura cosi mi dispone.
Leonardo da Vinci.
SEIZIÈME ÉDITION
U C - L \ r^
^ 1 ■ K
(^r
PARIS
calmann lévy, éditeur
UB AUBER 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 16
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1897
I
L'ENFANT DE VOLUPTÉ
TVa\ e-'i>8.4^^
Harvard Collège
library
By Exchange
I
J
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
DU MEME AUTEUR
Format in-18.
ÉPISCOPO ET C''^ 1 vol.
LES ROMANS DE LA ROSE
l'intrus 1 vol.
TRIOMPHE DE LA MORT 1 —
En 'préparation :
LES ROMANS DU LIS
LES VIERGES AUX ROCHERS 1 VOl.
LA GRACE 1 —
L*ANNONCIATION 1 —
Droits de tradaclion et de reproduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.
Coulommiers. - Imp. Paul BRODARD. — 797-96.
LES ROMANS DE LA ROSE
L'ENFANT
DE VOLUPTÉ
PAR
G. D'ANNUNZIO
TRADUIT DE L'ITALIEN
PAR
G. HÉRELLE
iS'alura œt\ mi dispone.
LEONARDO DA TINCI.
_s. . »
SEIZIEME EDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
S, RUE AUBER, 3
1897
J^CJL <*3\%.<v,^
MAAVARD COLLEQE IIBRART
BY EXCHANGE
^
Vu
r
\
\
V ,'
\v
\
L'ENFANT DE VOLUPTÉ
LIVRE PREMIER
I
Le mercredi de chaque semaine, André Sperelli avait
son couvert mis à la table de sa cousine la marquise
d'Ateleta.
Les salons de la marquise, au palais Roccagiovine,
étaient très fréquentés. Elle attirait surtout par sa
gaieté spirituelle, par la liberté de ses saillies, par son
infatigable sourire. Les traits fleuris de son visage rap-
pelaient certains profils de femmes dans les dessins de
Moreau le jeune et dans les vignettes de Gravelot. Ses
manières, ses goûts, ses façons de s'habiller avaient
quelque chose de pompadour ; et elle y mettait même
I . L'original a paru sous le titre : Il Piacere, Trêves éditeur.
Milan, 1889.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ
un peu d*affectation, tentée par la ressemblance singu-
lière qui lui donnait un air de famille avec la favorite
de Louis XV.
Un mardi soir, dans une loge du théâtre Valle, elle
avait dit en riant à son cousin :
— Viens demain sans faute, André. Il y a parmi
nos invités une personne intéressante, que dis-je?
fatale, Hélène Muti, veuve du duc de Scerni. Prémunis-
toi contre le maléfice... Tu es dans un moment de
faiblesse.
Et il avait répondu en riant :
— Si tu me le permets, ma cousine, je viendrai
sans armes ; que dis-je ? avec un air de victime. Cet
air est un appeau dont j'use depuis bien des soirs»
inutilement, hélas I
— Le sacrifice est prochain.
— La victime est prête.
Le lendemain soir, André vint au palais Roccagio-
vîne quelques minutes plus tôt que d'habitude, avec un
merveilleux gardénia à la boutonnière et une vague
inquiétude au fond de l'âme. Son coupé s'arrêta devant
le porche ; car l'allée était déjà prise par une autre
voiture, de laquelle une dame descendait. Les livrées,
les chevaux, tout le cérémonial de cette descente por-
taient la marque d'une grande maison. Le comte
entrevit une silhouette haute et svelte, une coifiure
étoilée de diamants, un petit pied qui se posa sur la
marche. Puis, pendant qu'il montait l'escalier, il put
voir la dame de dos.
Elle montait devant lui, lentement, mollement, avec
une sorte de rythme. Son manteau, doublé d'une four-
rure aussi neigeuse que le duvet des cygnes, n'était
plus maintenu par l'agrafe et lui glissait autour du
f
L'BNFANT DE VOLUPTE 6
•
buste, en laissant les épaules découvertes. Ces épaules
émergeaient, pâles comme l'ivoire poli, divisées par un
sillon délicat ; et les omoplates se perdaient sous les
dentelles du corsage avec je ne sais quelle fuyante et
douce inflexion d'ailes. Sur les épaules, le cou s'épa-
nouissait, agile et arrondi ; et les cheveux, tordus en
spirale, repliés depuis la nuque jusqu'au sommet de la
tête, y formaient un nœud sous la morsure des épingles
gemmées.
Cette harmonieuse ascension de la dame inconnue
donnait aux yeux du jeune homme im si vif plaisir
que, pour admirer, il s'arrêta un instant au premier
palier. La traîne faisait sur les marches un grand frou-
frou. Le domestique marchait derrière, iion pas dans
la piste du tapis rouge où avait marché sa maîtresse,
mais sur le côté, le long de la muraiUe, avec une gra-
vité irréprochable. Et le contraste entre cette magni-
fique créature et ce rigide automate était fort bizarre.
André sourit.
Dans l'antichambre, pendant que le domestique pre-
nait le manteau, la dame jeta im rapide regard au jeune
homme qui entrait. Celui-ci entendit annoncer :
— Son Excellence la duchesse de Scerni !
Aussitôt après :
— Monsieur le comte SpereUi-Fieschi d'Ugenta !
Et il lui plut que son nom eût été prononcé tout
contre le nom de cette femme.
Déjà se trouvaient au salon le marquis et la mar-
quise d'Ateleta, le baron et la baronne d'Isola, don
Philippe del Monte. Le feu flambait dans l'âtre ; quel-
ques divans étaient disposés à portée de la chaleur ;
quatre bananiers étalaient sur les dossiers bas leurs
larges feuilles veinées de sang.
4 L'ENFANT DE VOLUPTE
La marquise vint à la rencontre des arrivants et
leur dit avec son beau sourire inextinguible :
— Le hasard aimable rend inutile de vous présen-
ter Tun à l'autre . Mon cousin Sperelli, inclinez-vous
devant la divine Hélène.
André s'inclina profondément. La duchesse lui offrit
la main avec un geste plein de grâce, en le regardant
au fond des yeux.
— Je suis très heureuse de vous voir, monsieur.
J'ai beaucoup entendu parler de vous à Lucerne, l'été
passé, par un de vos amis, Jules Musellaro. J'étais, je
le confesse, un peu curieuse... Musellaro m'a même
donné à lire votre très précieuse Fable d'Hermaphro-
ditey et il m'a offert votre eau-forte du Sommeil, une
épreuve avant la lettre, un trésor. Vous avez en moi
une fervente admiratrice, ne l'oubliez pas.
Elle parlait avec de petites pauses. Elle avait la voix
si insinuante que cela donnait presque la sensation
d'une caresse charnelle ; et elle avait ce regard invo-
lontairement amoureux et voluptueux qui trouble tous
les hommes et allume soudain leurs désirs.
On annonça :
— Monsieur le chevalier Sakumi !
Et le huitième et dernier convive apparut.
C'était un secrétaire de la légation japonaise, petit
de taille, jaunâtre, avec des pommettes saillantes, avec
des yeux longs et obliques, injectés de sang, battus
sans cesse par les paupières. Il avait le corps trop gros
pour ses jambes trop grêles ; et il marchait la pointe
des pieds en dedans, comme si une ceinture lui eût
comprimé les hanches. Les basques de son habit étaient
trop larges ; son pantalon faisait une quantité de plis ;
sa cravate portait les marques très visibles d'une main
L'ENFANT DE TOLUPTÉ 5
inexpérimentée. On aurait dit un daimio tiré hors d'une
de ces armures de fer et de laque semblables à des
carapaces de crustacés monstrueux, puis fourré dans
les nippes d'un maître d'hôtel occidental. Mais, mal
gré sa gaucherie, il avait une expression malicieuse,
une sorte de finesse ironique dans les angles de la
bouche.
Au milieu du salon, il s'inclina. Son gibus lui tomba
des mains.
La baronne d'Isola, une blonde mignonne au front
tout couvert de boucles frisées, gracieuse et grima-
cière comme im jeune singe, dit de sa voix flûtée :
— Venez ici, Sakumi ; ici, près de moi !
Le chevalier japonais s'avançait en multipliant les
sourires et les révérences.
— Verrons-nous ce soir la princesse Issé ? lui de-
manda Françoise d'Ateleta, qui se plaisait à réunir
dans ses salons les échantillons les plus bizarres des
colonies exotiques de Rome, par amour pour la variété
pittoresque.
L'Asiatique répondit dans une langue barbare, à
peine intelligible, mêlée d'anglais, de français et d'ita-
lien.
D y eut un moment où tout le monde parlait. C'était
coname un chœur d'où s'élançaient de temps à autre,
pareils à des gerbes d'argent, les rires frais de la mar-
quise.
— Certainement, je vous ai déjà vue ; je ne sais
plus où, je ne sais plus quand, mais certainement je
vous ai vue, disait André Sperelli à la duchesse, debout
devant elle. Dans l'escalier, tandis que je vous regar-
dais monter, un souvenir indistinct s'élevait de ma
mémoire, quelque chose qui prenait forme suivant le
<
b L»ENFANT DE VOLUPTE
rythme de votre ascension, comme une image qui
naîtrait d'un air de musique... Je n'ai pas réussi à
tirer ce souvenir au clair ; mais, lorsque vous vous
êtes retournée, j'ai senti que votre profil répondait
incontestablement à cette image. Ce ne pouvait être
une divination ; c'était donc un obscur phénomène
de la mémoire. Certainement, je vous ai vue déjà.
Qui sait? Peut-être dans im songe, peut-être dans
une création d'art, peut-être aussi dans un monde
différent... dans une existence antérieure...
En prononçant cette dernière phrase, trop senti-
mentale et trop banale, il se mit à rire franchement,
comme pour prévenir un sourire incrédule ou iro-
nique. Hélène, au contraire, resta grave. « Écoutait-
elle, ou pensait-elle à autre chose? Acceptait-elle ce
genre de discours, ou voulait-elle, par cette gravité,
se divertir à ses dépens ? Entendait-elle favoriser
l'œuvre de séduction qu'il avait engagée avec tant de
soin, ou s'enfermait-elle dans l'indifférence et dans le
mutisme insouciant ? Bref, était-elle ou non une
femme inexpugnable pour lui ?... » André, perplexe,
interrogeait le mystère. Tous ceux qui ont l'habitude
de la séduction, les téméraires surtout, connaissent
bien cette perplexité que certaines femmes excitent
en se taisant.
Un domestique ouvrit la grande porte qui faisait
communiquer le salon avec la salle à manger.
La marquise mît son bras sous celui de Philippe
del Monte et donna l'exemple. Les autres suivirent.
— Allons, dit Hélène.
André crut remarquer qu'elle s'appuyait sur son
bras avec un peu d'abandon, a N'était-ce pas une
illusion de son désir ? Peut-être... » Il restait en
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 7
suspens, dans le doute ; mais, à chaque seconde qui
passait, il se sentait conquis plus intimement par la
douce magie ; à chaque seconde grandissait son
désir anxieux de pénétrer l'âme de cette femme.
— Ici, mon cousin, dit Françoise en lui désignant
une place à l'un des bouts de la table ovale.
Il était placé entre le baron d'Isola et la duchesse
de Scerni, avec le chevalier Sakumi en face. Sakumi
était entre la baronne d'Isola et Philippe del Monte.
Le marquis et la marquise occupaient les places
d'honneur. Sur la nappe scintillaient les porcelaines,
l'argenterie, les cristaux, les fleurs.
Très peu de femmes pouvaient rivaliser avec la
marquise d'Ateleta dans l'art de donner à dîner. Elle
mettait plus de soins à la préparation d'un menu qu'à
celle d'une toilette. Son goût exquis se révélait dans
les moindres choses, et elle était la souveraine arbitre
des élégances de la table. Ses fantaisies et ses raffine-
ments se propageaient chez toute la noblesse romaine.
Cet hiver-là, elle avait introduit la mode des chaînes
de fleurs suspendues d'un bout à l'autre entre les
grands candélabres, et aussi la mode du grêle vase de
Murano, laiteux et changeant comme l'opale, garni
d'une seule orchidée et placé devant chaque convive
parmi la rangée des verres.
— Fleur diabolique, dit Hélène Muti en prenant le
vase et en examinant de près l'orchidée sanglante et
diflbrme.
Elle avait la voix si richement timbrée que même
les paroles les plus communes et les phrases les plus
banales semblaient prendre dans sa bouche un mystérieux
accent et une grâce nouvelle. Tel ce roi de Phrygie
qui changeait en or tout ce que sa main touchait.
8 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Fleur symbolique entre vos doigts, murmura
André en regardant la dame qui, dans cette attitude,
était belle jusqu'au prodige.
Elle portait une robe d'un bleu très pâle, semée
de points d'argent, qui chatoyait sous d'anciennes
dentelles de Burano, blanches d'une blancheur indéfi-
nissable, avec une nuance fauve légère, si légère qu'à
peine était-elle perceptible. La fleur presque mons-
trueuse, qu'on aurait cru produite par un maléfice,
ondulait sur sa tige hors de ce tube fi'êle que l'artisan
devait avoir façonné d'un souflle dans une gemme
liquide.
— Mais je préfère les roses, dit Hélène en reposant
l'orchidée avec un geste de répulsion qui contre-
disait le mouvement de curiosité qu'elle avait eu
d'abord.
Et elle prit part à la conversation générale. Fran-
çoise parlait de la dernière réception à l'ambassade
d'Autriche.
— Vous avez vu madame de Cahen ? lui demanda
Hélène. Elle avait un costume de tulle jaune bariolé
d'une multitude de cohbris avec des yeux de rubis.
Une magnifique voUère dansante... Et lady Ouless,
vous l'avez vue ? Elle avait une jupe en tarlatane
blanche toute bigarrée d'algues marines et de poissons
rouges, et, par-dessus les algues et les poissons, une
autre jupe en tarlatane vert de mer. Vous l'avez vue?
Un aquarium du plus bel effet. . .
Et, après ces petites médisances, elle riait d'un rire
cordial qui lui mettait un tremblement léger au bas du
menton et aux narines.
Devant cette volubilité incompréhensible, André
restait encore dans le doute. Ces choses frivoles ou
L'ENFANT DE VOLUPTÉ Q
maEgnes sortaient des mêmes lèvres qui, tout à l'heure,
en prononçant une phrase très simple, l'avaient
troublé jusqu'au fond ; elles sortaient de la même
bouche qui, tout à l'heure, silencieuse, lui avait paru la
bouche de la Méduse de Léonard, cette humaine fleur
de l'âme rendue divine par le feu de la passion et par
l'angoisse de la mort. « Quelle était donc l'essence
véritable de cette créature? Avait-elle perception et
conscience de sa métamorphose incessante, ou restait-
elle impénétrable à elle-même et exclue de son propre
mystère? Dans ses expressions et dans ses manifes-
tations, combien entrait-il d'artifice et combien de
spontanéité? » Un besoin de connaître le tourmentait
jusque dans la délectation répandue en lui par le voisi-
nage de cette femme qu'il conunençait à aimer, a Ne
valait-il pas mieux, au contraire, s'abandonner ingénu-
ment à la douceur première et ineffable de l'amour
naissant? » Il vit Hélène faire le geste de mouiller ses
lèvres dans un vin blond comme un miel liquide. Il
choisit parmi les verres celui où le domestique avait
versé un vin semblable, et il but en même temps
qu'elle. Tous deux reposèrent ensemble sur la nappe le
verre de cristal. La simultanéité de l'acte fit qu'ils se
tournèrent l'un vers l'autre. Et ce regard les enflamma
tous deux beaucoup plus que la gorgée de vin.
— Vous ne parlez pas? lui dit Hélène, avec une
affectation de légèreté qui altérait un peu sa voix. Vous
avez pourtant la réputation d'être un causeur exquis...
Allons, réveillez-vous!
— Oh ! mon cousin, mon cousin ! s'écria Françoise
avec un air de commisération, tandis que Philippe del
Monte lui murmurait quelque chose à l'oreille.
André se mit à rire.
I.
lO L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Clicvalier Sakumi, c'est nous qui sommes taci-
turnes. Réveillons-nous !
Les longs yeux de l'Asiatique pétillèrent de malice,
plus rouges encore sur la rougeur sombre que les
vins lui allumaient aux pommettes. Jusqu'alors il avait
regardé la duchesse de Scerni avec l'expression exta-
tique d'un bonze en présence de la divinité. Sa large
face, qui semblait sortie d'une page classique d'O-kou-
sai, le grand imagier humoriste, rougeoyait entre les
chaînes de fleurs, comme une lune d'août.
— Sakumi est amoureux, reprit André à voix basse,
en se penchant vers Hélène.
— De qui?
— De vous. Vous ne vous en êtes point encore aperçue?
— Non.
— Regardez-le.
Hélène tourna la tête. Et l'amoureuse contemplation
du daïmio travesti appela soudain sur ses lèvres un rire
si peu dissimulé que le Japonais en reçut une blessure
et en garda une humiliation visible.
— Tenez ! dit-elle pour le dédommager, en déta-
chant de la guirlande un camélia blanc qu'elle jeta à
l'envoyé du Soleil-Levant. Trouvez une comparaison
i ma louange.
L'Asiatique porta le camélia à ses lèvres avec un
geste comique de dévotion.
— Ah ! ah ! Sakumi, dit la petite baronne d'Isola,
vous m'êtes infidèle I
Il balbutia quelques mots, le visage de plus en plus
allumé. Tous riaient sans se contraindre, comme si cet
étranger n'eût été invité que pour fournir aux autres un
sujet d'amusement. André se tourna en riant vers
Hélène.
i
L'ENFANT DE VOLUPTÉ II
Elle, la tête relevée et même un peu rejetée en
arrière, regardait furtivement le jeune homme, les
paupières mi-closes, avec un de ces indescriptibles re-
gards féminins qui semblent absorber, je dirais presque
boire, tout ce qu'il y a en Thomme préféré de plus
aimable, de plus désirable, de plus délectable, tout ce
qui a réveillé chez la femme cette exaltation de Tinstinct
sexuel, où la passion prend son principe. Ses cils très
longs voilaient Tiris incliné vers l'angle de l'orbite ;
et le blanc de ses yeux nageait dans une sorte de lu-
mière liquide, un peu azurée ; un tremblement presque
imperceptible remuait sa lèvre inférieure. Le rayon de
son regard semblait aller à la bouche d'André comme
à une douce proie.
Cette bouche, en effet, avait séduit Hélène. Pure de
forme, ardente de couleur, gonflée de sensualité, un
peu cruelle d'expression lorsqu'il la tenait fermée, cette
bouche juvénile rappelait, par une ressemblance singu-
Kère, le portrait de ce gentilhomme inconnu qui se
trouve à la galerie Borghèse, profonde et mystérieuse
œuvre d'art où les imaginations fascinées ont cru
reconnaître l'image du divin César Borgia peinte par
le divin Sonzio. Lorsque les lèvres s'ouvraient au sou-
rire, cette expression s'enfuyait ; et les dents blanches,
carrées, égales, d'une pureté extraordinaire, illuminaieni
une bouche aussi fraîche et joyeuse que celle d'un enfant.
Dès qu'André se retourna, Hélcne retira son regard,
mais pas assez vite pour que le jeune homme n'en sur-
prît point l'éclair. Et il en eut une joie si forte qu'il
sentit une flamme lui monter aux joues.
« Elle me veut I Elle me veut ! » pensa-t-il, exul-
tant, sûr d'avoir déjà conquis cette rare créature. Et il
pensa encore : « C'est une volupté jamais éprouvée »
t2 L'ENFANT DE VOLUPTlS
Autour d'eux, la conversation s'animait. Hélène lui
demanda :
— Vous resterez à Rome tout l'hiver ?
— Tout l'hiver, et plus encore, répondit André, à
qui cette simple question parut envelopper une pro-
messe d'amour.
— Vous y avez donc une installation ?
— Oui, palais Zuccari : domus aurea,
— A la Trinité des Monts ? Que vous êtes heureux !
— Pourquoi heureux ?
— Parce que vous habitez un lieu que j'aime.
— On y trouve, n'est-ce pas ? recueillie comme une
essence dans un vase, toute la souveraine douceur de
Rome.
— C'est vrai. Entre l'obélisqpie de la Trinité et la
colonne de la Conception, j'ai suspendu en ex-voto mon
cœur catholique et païen.
Elle rit de sa phrase. Il avait un madrigal sur les
lèvres au sujet de ce cœur suspendu ; mais il ne le
prononça point, car il lui déplaisait de prolonger le
dialogue sur ce ton faux et léger et de gâter ainsi
son intime jouissance. Il se tut.
Elle resta un instant pensive. Puis elle rentra dans
la conversation générale avec une vivacité plus grande
encore, prodiguant les saillies et les rires, faisant scin-
tiller ses dents et ses mots. Françoise médisait un peu
de la princesse de Ferentino, non sans finesse, en faisant
allusion à une récente et scabreuse aventure.
— A propos, la princesse annonce pour l'Epiphanie
une seconde vente de charité, dit le baron d'Isola. Vous
n'en savez rien encore ?
— Je suis dame patronnesse, répliqua Hélène Muti.
— Et vous êtes une patronnesse précieuse, dit Phi-
i
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l3
lippe del Monte, un homme sur la quarantaine, pres-
que entièrement chauve, subtil aiguiseur d'épigrammes,
avec une sorte de masque socratique où Tocil droit,
toujours en mouvement, scintillait de mille expressions
diverses, tandis que l'œil gauche restait toujours immo-
bile et prcsqpie vitrifié sous le monocle, comme si Tun
lui eût servi pour exprimer et l'autre pour voir. A la
vente de mai, vous avez reçu une pluie d'or.
— Oh I la vente de mai ! Quelle folie ! s'écria la mar-
quise d'Ateleta.
Les domestiques versaient le Champagne frappé. Elle
ajouta :
— Tu te rappelles, Hélène ? Nos boutiques étaient
voisines.
— Cinq louis pour ime gorgée ! Cinq louis pour une
bouchée ! se mit à crier Philippe del Monte, en imitan*;
plaisamment la voix d'un crieur.
Hélène Muti et la marquise riaient.
— Oui, oui, c'est vrai. Vous faisiez le boniment, Phi-
lippe, dit Françoise. Quel malheur que tu n'aies pas
été là, mon cousin I Pour cinq louis, tu aurais mange
un fruit où j'aurais d'abord imprimé mes dents ; et,
pour cinq autres louis, Hélène t'aurait fait boire du
Champagne dans le creux de sa main.
— Quel scandale I interrompit la baronne d'Isola
avec ime petite grimace d'horreur.
— Oh ! Mary I et toi, est-ce que tu ne vendais pas
aussi pour cinq louis des cigarettes que tu venais d'allu-
mer en les mouillant beaucoup? dit Françoise qui
riait toujours.
La marquise reprit, sentencieusement :
— Toute œuvre de charité est sainte. Moi, à force de
mordre dans les fruits, j'ai récolté environ deuxcentslouis.
l4 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Et VOUS ? demanda André Sperelli à Hélène,
en faisant un pénible effort pour sourire. Et vous,
avec votre coupe de chair?
— Moi, deux cent soixante-dix louis.
Tout le monde plaisantait, le marquis excepté.
C'était un homme déjà vieux, affligé d'une surdité
incurable, luisant de cosmétiques, maquillé d'une
teinture blondâtre, artificiel de la tête aux pieds. Il
ressemblait à un de ces mannequins qu'on voit dans
les musées de cires. De temps en temps, presque
toujours mal à propos, il émettait une sorte de petit
rire sec pareil au grincement d'une mécanique rouillée
qu'il aurait eue dans le corps.
— A un certain moment, reprit Hélène, le prix
de la gorgée monta jusqu'à dix louis. Vous enten-
dez ? Et, au dernier moment, ce fou de Galéas
Secinaro vint m'offrir un billet de cinq cents francs
pour que je m'essuie les mains à sa barbe blonde...
Comme toujours, chez les Ateleta, le dernier ser-
vice fut splendide : car le véritable luxe de la table
se montre au dessert. Mille choses exquises et rares
délectaient la vue non moins que le palais, disposées
avec art dans des assiettes de cristal garnies d'argent.
Les guirlandes de camélias et de violettes se recour-
baient entre les candélabres pampres du xviii® siècle
qu'égayaient des faunes et des nymphes. Et, sur les
tapisseries des murailles, les faunes et les nymphes
et toutes les figures charmantes de cette mythologie
pastorale, les Sylvandres et les Philis et les Rosa-
lindes, animaient de leur tendresse un de ces clairs
pays cythcréens nés de la fantaisie d'Antoine
Watteau.
La légère excitation amoureuse qui gagne les
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l5
esprits vers la fin d'un repas orné de femmes et de
fleurs se trahissait dans les discours et dans les
souvenirs de cette vente où les dames vendeuses,
poussées par ime ardente émulation à recueillir la
plus grosse somme possible, avaient attiré les ache-
teurs avec des témérités inouïes.
— Et vous avez accepté ? demanda André Sperelli
à la duchesse.
— J'ai sacrifié mes mains à la Bienfaisance,
répondit-elle. Vingt-cinq louis de plus I
— AU the perjumes of Arabia will not sweeten this
Uttle hand. . .
Il riait en répétant les paroles de lady Macbeth ;
mais, au fond, il éprouvait une souffrance confuse,
un tourment mal déterminé qui ressemblait à de la
jalousie. Tout d'un coup, il venait de discerner ce
je ne sais qpioi d'excessif et, pour ainsi dire, de courti-
sanesque qui parfois altérait im peu les grandes
manières de la noble dame. Certaines intonations de
sa voix et de son rire, certains de ses gestes, certaines
de ses attitudes, certains de ses regards exhalaient un
charme trop aphrodisiaque. Elle dispensait avec trop
de facilité la jouissance visuelle de ses grâces. Par
instants, sous les yeux de tous, peut-être sans le
vouloir, elle avait un geste, une posture, une expres-
sion qui, dans l'alcôve, aurait fait frissonner un
amant. Quiconque la regardait pouvait lui dérober
une étincelle de plaisir, pouvait l'envelopper d'imagi-
nations impures, deviner ses secrètes caresses. Elle
paraissait n'avoir été créée que pour les pratiques
d'amour, et Tair qu'elle respirait était continuelle-
ment embrasé par les désirs suscités autour d'elle.
André pensa : « Combien d'hommes l'ont possédée ?
l6 L'ENFANT DE VOLUPTE
Combien de souvenirs garde-t-elle, dans sa chair et
dans son âme ? »
Son cœur se gonflait comme d'un flot amer au
fond duquel bouillonnait toujours sa tyrannique
intolérance de toute possession imparfaite. Et il
n'arrivait pas à détacher ses yeux des mains d'Hélène.
Dans ces mains incomparables, délicates et blan-
ches, d'une transparence idéale, marquées de veines
glauques à peine visibles, dans ces paumes un peu
creusées et estompées de rose, où un chiromancien
aurait découvert d'obscurs entrelacs, dix, quinze,
vingt hommes avaient bu, l'un après l'autre, à prix
d'or. Il voyait les têtes de ces hommes inconnus se
pencher et humer le vin. Or Galéas Secinaro, un de
SCS amis, beau et gaillard gentilhomme, impériale-
ment barbu comme un Lucius Verus, était un rival
redoutable.
Alors, sous l'excitation de ces images, sa convoi-
tise grandit, si farouche, et une impatience l'envahit, si
torturante, qu'il lui semblait que le dîner ne pren-
drait jamais fin. « Ce soir même, pensa-t-il, j'aurai
d'elle une promesse. » Une anxiété intérieure le poi-
gnait, comme il arrive quand on a peur de laisser
échapper un bien visé par de nombreux émules.
Et sa vanité, incurable et insatiable, lui représentait
l'ivresse de la victoire.
— Toi qui es une grande innovatrice, disait Hélène
à Françoise, en se mouillant les doigts dans l'eau
tiède d'un bol de cristal azuré et bordé d'argent, tu
devrais ramener l'usage d'offrir l'eau pour les mains
après qu'on a quitté la table, avec l'aiguière et le
bassin d'autrefois. C'est vilain, cette modernité.
N'est-ce pas, Sperelli?
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l'y
Françoise se leva. Tous rimîtèrent. André, s'incli-
nant, offrit le bras à Hélène ; et elle le regarda sans
sourire, pendant qu'elle posait son bras nu sur celui
du jeune homme, avec lenteur. Ses dernières paroles
avaient été gaies et légères ; ce regard, au contraire,
était si grave et si profond qu'André se sentit prendre
Tâme.
— Demain soir, lui demanda-t-elle, allez-vous au
bal de l'ambassade de France ?
— Et vous? demanda André à son tour.
— Moi, oui.
-^ Moi, oui.
Ils sourirent comme deux amants*. Elle ajouta en
prenant un siège :
— Asseyez-vous.
Le divan était loin de la cheminée, adossé à la
queue du piano que recouvrait en partie la draperie
d'ime étoffe précieuse. A l'une des extrémités, une
grue de bronze tenait en son bec relevé un plateau
suspendu par trois petites chaînes, comme celui d'une
balance ; et le plaleau portait un roman nouveau et un
petit sabre japonais, un tuaki-zashi, dont la gaine, la
garde et la poignée étaient ornées de chrysanthèmes
d'argent.
Hélène prît le livre, qui n'était coupé qu'à moitié ;
elle en lut le titre ; puis elle le remit dans le plateau,
qui oscilla. Le sabre tomba sur le tapis. Elle et André
se penchèrent en même temps pour le ramasser, et
leurs mains se rencontrèrent. Remise debout, elle
examina la belle arme avec curiosité et la garda entre
ses mains, tandis qu'André lui parlait de ce nouveau
roman d'amour.
Lorsqu'il se tut, ses yeux restèrent fixés sur les
l8 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
bras d'Hélène, découverts jusqu'aux épaules. Ces bras
étaient si parfaits d'attache et de forme qu'ils lui rap-
pelaient la comparaison de Firenzuola : « le vase an-
tique fait de main de maître » ; et tels devaient être
« ceux de Pallas devant le berger ». Les doigts
jouaient sur les ciselures de l'arme, et les ongles polis
paraissaient continuer la finesse des gemmes qui or-
naient les doigts.
— Vous devez, si je ne me trompe, dit tout à coup
André en l'enveloppant de son regard comme d'une
flamme, vous devez être faite comme la Danaé du
Corrège. Je le sens, et même je le vois, d'après la
forme de vos mains.
— Oh ! Sperelli !
— N'imaginez-vous pas d'après la fleur la figure
entière de la plante? Sans nul doute, vous ressemblez
à la fille d'Acrisius recevant la pluie d'or, mais non
pas celle de la Vente de mai, grand Dieu I Vous con-
naissez le tableau de la galerie Borghèse ?
— Oui.
— Me suis-je trompé ?
c — Assez, Sperelli ; je vous en prie.
— Pourquoi?
Elle se tut. A présent, ils sentaient se resserrer le
cercle qui devait les enclore, les emprisonner rapide-
ment tous les deux. Ni l'un ni l'autre n'avait con-
science de cette rapidité. Deux ou trois heures après
s'être vus pour la première fois, ils se donnaient déjà
l'un à l'autre en pensée ; et cet abandon réciproque
leur paraissait naturel.
Après une pause, Hélène dit, sans le regarder :
— Vous êtes très jeune. Avez-vous déjà beaucoup
aimé?
L'ENFANT DE VOLUPTE IQ
n répondit par une autre question :
— Quel est, à votre avis, le souverain Amant?
celui dont l'imagination est assez puissante pour re-
trouver en une seule et unique fenmie tout Y Éternel
féminin, ou celui qui parcourt fugitivement au pas-
sage toutes les lèvres comme les notes d'un clavecin
idéal, jusqu'à ce qu'il ait trouvé l'accord sublime ?
— Je ne sais pas. Et vous?
— Moi non plus, je ne sais pas résoudre ce grand
problème. Mais, par instinct, j'ai parcouru le clavier, et
je crains d'avoir trouvé l'accord, à en juger du moins
par le pressentiment intérieur.
— Vous craigjiez ?
— Je crains ce que j'espère.
H parlait ce langage maniéré avec aisance, comme
pour atténuer, grâce à l'artifice des mots, la force de son
sentiment. Et Hélène se sentait prendre par cette voix
comme dans im filet, et tirer hors de la vie qui s'agitait
autour d'eux.
Un domestique annonça :
— Son Excellence la princesse de Micigliano 1
— Monsieur le comte de Gissi !
— Madame Chrysoloras 1
— Monsieur le marquis et madame la marquise
Massa d' Albe I
Les salons 9e peuplaient. De longues traînes
chatoyantes passaient sur le tapis rouge ; hors des
corsages constellés de diamants, brodés de perles, en-
luminés de fleurs, émergeaient des épaules nues ; les
chevelures scintillaient presque toutes de ces merveil-
leux joyaux héréditaires que l'on envie à la noblesse
romaine.
— Son Excellence la princesse de Ferentino I
20
L'ENFANT DE VOLUPTÉ )
— Son Excellence le duc de Grimiti 1
Déjà se formaient des groupes difTérents, des foyers
différents de malignité et de galanterie. Le groupe
principal, où il n'y avait que des hommes, se tenait
près du piano, autour de la duchesse de Scerni,. qui
s'était levée afin de tenir tête à cette sorte d'assaut.
La princesse de Ferentino s'approcha pour saluer son
amie avec un reproche.
— Pourquoi n'es-tu point venue aujourd'hui chez
Nini Santamarta? Nous t'attendions.
Elle était grande et maigre, avec d'étranges yeux
verts qui semblaient très lointains, au fond des orbites
sombres. Elle était habillée de noir, décolletée en
pointe sur la poitrine et sur le dos ; elle portait dans
ses cheveux d'un blond cendré un grand croissant de
brillants, comme Diane ; et elle agitait un large
éventail de plumes rouges avec des gestes brusques.
— Ce soir, Nini va chez madame Van Huffel.
— J'irai, moi aussi, plus tard, un instant, dît
Hélène. Je la verrai.
— Dites, Ugenta! fit la princesse en se tournant
vers André, je vous cherchais pour vous rappeler notre
rendez-vous. C'est demain jeudi. La vente du car-
dinal Immenraet commence à midi. Venez méprendre
à une heure.
— Je n'y manquerai pas, princesse.
— Il faut que j'obtienne à tout prix ce cristal de
roche.
— Mais vous aurez des concurrentes.
— Qui?
— Ma cousine.
— Et encore?
— Moi, dit Hélène.
\J
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 21
— Toi? Nous verrons.
A.utour d'eux, les hommes demandaient des expli-
cations. André Sperelli annonça solennellement :
— Une joute de dames au xix® siècle, pour un vase
de cristal de roche ayant appartenu à Niccolô Niccoli ;
vase sur lequel est gravé le Troyen Anchise dénouant
une des sandales de Vénus Aphrodite. Ce spectacle
sera donné gratis, demain, à une heure de l'après-
midi, à l'Hôtel des Ventes, rue Sixtine. Les concur-
rentes seront : la princesse de Ferenlino, la duchesse
de Scemi, la marquise d'Ateleta.
Tout le monde riait de l'annonce.
Grimiti demanda :
— Les paris sont-ils autorisés?
— La cote 1 la cote ! se mit à glapir Don Philippe
del Monte, en imitant la voix stridente du bookmaker
Stubbs.
La princesse de Ferentino lui donna sur l'épaule un
coup de son éventail rouge. Mais la facétie parut
bonne.
Les paris commencèrent. Comme il partait du
groupe des rires et des mots, d'autres dames et
d'autres hommes s'approchèrent pour prendre part à
l'hilarité. La nouvelle de la joute se répandait rapi-
dement ; elle prenait les proportions d'un événement
mondain ; elle occupait tous les beaux esprits.
— Donnez-moi le bras et faisons un tour, dit Hélène
Muti à André.
Lorsqu'ils furent loin du groupe, dans le salon voi-
sin, André lui serra le bras en murmurant :
— Merci 1
Elle s'appuyait sur lui, s'arrêtant de temps à autre
pour répondre aux saints. Elle semblait un peu lasse ;
22 L»ENFANT DE VOLUPTE
elle était pâle comme les perles de son collier. Tous ces
jeunes hommes élégants lui adressaient des compli-
ments vulgaires.
— Cette sottise m'écœure, dit-elle.
En se retournant, elle vit Sakumi qui la suivait, son
camélia blanc à la boutonnière, silencieux, les yeux
attendris, sans oser s'approcher. Elle lui envoya un
sourire miséricordieux.
— Pauvre Sakumi I
— Vous ne l'aviez pas remarqué encore ? demanda
André.
— Non.
— Lorsque nous étions assis près du piano, lui,
d'une embrasure de fenêtre, contemplait obstinément
vos mains jouant avec cette arme de son pays réduite
à couper les pages d'un livre occidental.
— Tout à l'heure ?
— Oui, tout à l'heure. Peut-être pensait-il : « Quelle
douce chose, de faire hara-kiri avec ce petit sabre orné
de chrysanthèmes qui semblent fleurir de la laqpie et
du fer sous la caresse de ses doigts I »
Elle ne sourit point. Sur son visage était descendu
un voile de tristesse et presque de souffrance. Ses
yeux, vaguement éclairés sous la paupière supérieure
comme par la blanche clarté d'une lampe, paraissaient
envahis d'une ombre plus profonde ; une expression
douloureuse abaissait les angles de sa bouche. Elle
tenait le bras droit pendant le long de sa robe, avec
son éventail et ses gants dans la main. Elle ne tendait
plus la main à ceux qui la saluaient et qui la com-
plimentaient ; elle n'écoutait plus personne.
— Qu'avez-vous ? lui demanda André.
— Rien. Il faut que j'aille chez madame Van Huffel.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 2$
Je vais prendre congé de Françoise. Conduisez-moi ;
et puis vous m'accompagnerez jusqu'à ma voiture.
Es rentrèrent dans le premier salon. Louis Gulli,
jeune musicien venu des Calabres natales pour cher-
cher fortune, noir et crépu comme un Arabe, exécu-
tait avec beaucoup d'âme la sonate en ut dièze mineur
de Beethoven. La marquise d'Ateleta, une de ses pro-
tectrices, se tenait debout près du piano, les yeux
fixés sur le clavier. Peu à peu, la musique grave et
suave enlaçait dans ses cercles tous ces esprits légers,
pareille à un remous lent, mais profond.
— Beethoven ! dit Hélène avec im accent presque
religieux, en s'arrêtant et en dégageant son bras de
celui d'André.
Pour écouter, elle resta debout près d'un bananier.
Elle avait le bras gauche étendu et mettait un gant,
avec une lenteur extrême. Dans cette attitude, la cam-
brure de ses reins apparaissait plus svelte ; toute sa
silhouette, continuée par la traîne, apparaissait plus
haute et plus droite ; l'ombre de la plante voilait et
en quelque sorte, spirituaUsait la pâleur de sa chair.
André la regarda ; et, pour lui, le vêtement se con-
tondit avec la personne.
« EUe sera mienne I pensait-il avec une sorte
d'ivresse ; car la sonate pathétique augmentait son
exaltation. Elle me serrera entre ses bras, sur son
cœur I »
B imagina qu'il se penchait et posait les lèvres sur
l'épaule d'Hélène. « Etait-eDe froide, cette peau dia-
phane, pareille à un lait très subtil que traverserait une
lumière d'or ?» Il eut un léger frisson et ferma les
paupières à demi, comme pour en prolonger la jouis-
sance, n aspirait le parfum de cette femme, une éma-
i
24 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
nation indéfinissable, fraîche, mais pourtant vertigineuse
comme une vapeur d'aromates. Tout son être insurgé
s'élançait avec ime irrésistible véhémence vers Téton-
nante créature. Il aurait voulu l'envelopper, l'attirer en
lui-même, l'absorber, la boire, la posséder de quelque
façon surhumaine.
Presque contrainte par le désir impétueux du jeune
homme, Hélène se tourna un peu ; et elle lui sourit
d!un sourire si fin, si immatériel, qu'il parut résulter,
non pas d'un mouvement de lèvres, mais bien d'une
irradiation de l'âme sm: les lèvres ; tandis que les
yeux, toujours tristes, restaient comme perdus dans le
lointain d'un rêve intérieur. Ainsi enveloppés d'ombre,
ils étaient vraiment les yeux de la Nuit, tels que
Léonard de Vinci les eût sans doute imaginés pour une
figure allégorique, après avoir vu à Milan Lucrèce Gri-
velli.
Et, dans la seconde que dura ce sourire, André se
sentit seul avec elle au milieu de la foule. Un immense
orgueil lui gonfla le cœur.
Puis, comme Hélène faisait le geste de mettre
l'autre gant :
— Non, pas celui-ci ! pria-t-il à voix basse.
Elle comprit et laissa sa main nue.
Il avait l'espérance de baiser cette main avant le
départ d'Hélène. Soudainement, une vision monta
dans son âme, celle de la Vente de mai, lorsque les
hommes lui buvaient le Champagne dans le creux
des deux paumes. Et, pour la seconde fois, il fut
piqué d'une jalousie aiguë.
Elle dit, en lui reprenant le bras :
— Maintenant, allons.
La sonate finie, les conversations se renouaient.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 25
plus animées. Le domestique annonça encore trois
ou quatre noms, entre autres celui de la princesse
Issé, qui entrait d'un petit pas incertain, vêtue à
l'européenne, le sourire sur son visage ovale, blanche
et menue comme une figurine de netske. Un mouve-
ment de curiosité se propagea dans le salon.
— Adieu, Françoise ; à demain, dit Hélène en
prenant congé de la marquise d'Ateleta.
— Tu pars si tôt ?
— On m'attend chez les Van Huffel. J'ai promis
une visite.
— Quel malheur ! Mary Dyce va chanter.
— Adieu. A demain.
— Prends ceci ; et adieu. Aimable cousin, accom-
pagnez-la.
La marquise lui offrit un bouquet de violettes
doubles, puis se détourna pour venir à la rencontre
de la princesse Issé, gracieusement. Mary Dyce,
vêtue de rouge, haute et ondoyante comme une
flamme, commençait à chanter.
— Je suis si lasse ! murmura Hélène en s'appuyant
sur André. Demandez, je vous prie, ma pelisse.
Il prit la pelisse des mains du domestique qui la
lui tendait. En aidant Hélène à la mettre, il lui
effleura l'épaule du bout des doigts et sentit qu'elle
frissonnait. L'antichambre était toute pleine de valets
en livrées diverses. La voix passionnée de Mary Dyce
apportait les paroles d'une romance de Schumann :
« Ich kann's nicht Jassen, nicht glauben,., »
Ils descendirent en silence. Le domestique était
parti devant pour faire avancer la voiture jusqu'au
pied de l'escalier. On entendait retentir le piafl'ement
des chevaux sous la voûte sonore. A chaque marche.
26 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
André sentait la pression légère du bras d'Hélène
qui s'abandonnait un peu, la tête relevée et même
insensiblement rejetée en arrière, les yeux mi-clos.
— Lorsque vous montiez, mon admiration vous
suivait, inaperçue. Maintenant que vous descendez,
mon amour vous accompagne, lui dit-il tout bas,
presque humblement, avec une pause hésitante entre
les derniers mots.
Elle ne répondit pas. Mais elle porta le bouquet de
violettes à ses narines et en aspira le parfum. Dans
ce geste, Tample manche du manteau glissa le long du
bras plus loin que le coude. La vue de cette chair
vive, sortant de dessous la pelisse comme une toujBe
de roses blanches hors de la neige, alluma davantage
encore le désir dans les sens du jeune homme, par
cette singulière vertu provocatrice que prend le nu
féminin mal caché sous une étoflfe épaisse et lourde.
Un petit frémissement lui vibrait aux lèvres, et il avait
peine à retenir de brûlantes paroles.
Mais la voiture attendait au bas de l'escalier, et le
valet de pied était à la portière.
— Chez madame Van HufiFel, ordonna la duchesse
en montant avec l'aide du comte.
Le valet de pied s'inclina, quitta la portière et reprit
sa place. Les chevaux piaffaient, soulevant des étin—
celles.
— Prenez garde I cria Hélène en tendant la main
au jeune homme.
Ses yeux et ses diamants scintillaient dans l'ombre.
« Être avec elle, là, dans l'ombre, et chercher son
cou avec la bouche, sous la peUsse parfumée ! » Il
aurait voulu dire :
— Emmenez-moi l
L'ENFANT DE VOLUPTE 27
Les chevaux piaffaient.
— Prenez garde ! répéta Hélène.
Il lui baisa la main ; il y pressa ses lèvres, comme
pour lui laisser sur la peau une empreinte de passion.
Puis il referma la portière qui claqua ; et, rapide, avec
un grand fracas, la voiture sortit du porche sur le
Forum.
II
Sons le déluge gris de la boue démocratique qui
submerge misérablement tant de choses belles et rares,
va disparaissant aussi peu à peu cette classe restreinte
de la vieille noblesse italienne où Ton gardait vivace, de
père en fils, une certaine tradition familiale de haute
culture, d'élégance et d'art. A cette classe que je
nommerais volontiers arcadienne, parce qu'elle a jeté
son plus vif éclat dans l'aimable vie du xvni® siècle,
appartenaient les SpereUi. L'urbanité, Tatticisme,
l'amour de toutes les délicatesses, la prédilection pour
les études singulières, la curiosité esthétique, la pas-
sion archéologique, la galanterie raffinée, étaient dans
la maison Sperelli des qualités héréditaires. En i466,
un Alexandre Sperelli porta à Frédéric d'Aragon, fils
de Ferdinand roi de Naples et frère d'Alphonse duc
de Calabre, le manuscrit in-folio contenant certaines
L'ENFANT DE VOLUPTE 29
poésies « moins grossières » des vieux écrivains
toscans, dont Laurent de Médicis lui avait fait la pro-
messe à Pise, en i465 ; et ce même Alexandre écrivit
sur la mort de la divine Simonette, en chœur avec
les doctes de son temps, une élégie latine, mélanco-
lique et molle, à Timitatîon de TibuUe. Dans le même
siècle, un autre Sperelli, nommé Etienne, se rendit
en Flandre, au milieu de la vie pompeuse, de Télé-
gance précieuse et du faste inouï des Bourguignons ;
et il s'établit à la cour de Charles le Téméraire, par
une alliance avec une famille flamande. Un de ses fils.
Juste, pratiqua la peinture sous la discipline de Jean
Gossaert ; et il vint en Italie avec son maître, à la
suite de Philippe de Bourgogne, ambassadeur de
l'empereur Maximilien près du pape Jules II, en
i5o8. Il se fixa à Florence, où la principale branche
de sa lignée continua de fleurir ; et il y eut pour
second maître Piero di Cosimo, le peintre gai et facile,
le puissant et harmonieux coloriste, dont le pinceau
ressuscitait librement les fables païennes. Ce même
Juste ne fut pas un artiste vulgaire ; mais il épuisa
toute sa vigueur en vains efforts pour concilier sa pri-
mitive éducation gothique avec l'esprit nouveau de la
Renaissance. Vers la seconde moitié du xvn® siècle,
la famille des Sperelli se transporta à Naples. C'est là
qu'en 1679 un Bartholomée Sperelli publia un traité
astrologique de Nativitatibus ; qu'en 1720, un Jean
Sperelli donna au théâtre un opéra-bouffe intitulé la
Fausline, puis une tragédie lyrique intitulée Procné;
qu'en 1756, un Charles Sperelli imprima un volume
de vers erotiques où il avait rimé quantité de badi-
na ges licencieux, avec l'élégance horacienne qui était
alors de mode. Louis SperelU, à la cour du roi lazza-
3o L'ENFANT DE VOLUPTE
rone et de la reine Caroline, fut meilleur poète et
homme d'une galanterie exquise. Il \ersifia très agréa-
blement, avec un certain épicurisme mélancolique et
tendre ; et il aima en fin amateur, et il eut d'innom-
brables aventures, quelques-unes célèbres, comme
celle avec la marquise de Bugnano qui s'empoisonna
par jalousie, et celle avec la comtesse de Chesterfield
qui mourut de consomption et qu'il pleura dans des
cantates, des odes, des sonnets et des élégies très
suaves, quoique un peu touffues.
Unique héritier, le comte André Sperelli-Fieschî
d'Ugenta continuait la tradition de la famille. C'était
véritablement le type idéal du jeune seigneur itaUen
du XIX® siècle, le légitime rejeton d'une race de gen-
tilshommes et d'artistes élégants, le dernier descen-
dant d'une lignée intellectuelle.
Il était pour ainsi dire tout imprégné d'art. Son
adolescence, nourrie d'études variées et profondes,
parut tenir du prodige. Jusqu'à vingt ans, il passa
alternativement des longues lectures aux longs voyages
en compagnie de son père, et il put achever son
extraordinaire éducation esthétique sous la direction
paternelle, sans nulle contrainte de pédagogue. Et ce
fut justement son père qui lui donna le goût des
choses de l'art, le culte passionné de la beauté, le mé-
pris paradoxal des préjugés, l'appétit du plaisir.
Ce père, qui avait grandi au milieu des dernières
splendeurs de la cour bourbonienne, savait vivre large-
ment ; il avait une science profonde de la vie volu-
ptueuse, jointe à une certaine inclination byronienne
vers le romantisme exalté. Son mariage même s'était
fait dans des circonstances presque tragiques, après
une passion furieuse. Ensuite, il avait troublé et tour—
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 3l
mente de toutes manières la paix conjugale. Finalement,
il s'était séparé de sa femme ; mais il avait toujours
gardé son fils près de lui, l'emmenant dans ses voyages
à travers toute l'Europe.
L'éducation d'André était donc une éducation
vivante, faite moins sur les livres que sur le spectacle
des réalités humaines. Son esprit était corrompu, non
seulement par la haute culture, mais aussi par l'expé-
rience ; et, chez lui, la curiosité s'aiguisait d'autant
plus que la connaissance s'élargissait davantage. Dès le
principe, il fut prodigue de lui-même : car la grande
force sensitive dont il était doué ne se lassait jamais
de fournir à sa prodigalité des trésors. Mais l'expansion
de cette force causait en lui la destruction d'une autre
force, de la Jorce morale, que son père déprimait sans
scrupule. Et il ne s'apercevait point que savie était un pro-
gressif rétrécissement de ses facultés, de ses espérances,
de son plaisir même, une sorte de renoncement pro-
gressif ; et qu'autour de lui le cercle se resserrait tou-
jours davantage, inexorablement, quoique avec lenteur.
Son père lui avait donné, entre autres, cette maxime
fondamentale : « Il faut Jaire sa propre vie comme
on fait une œuvre d'art. Il faut que la vie d'un homme
intellectuel soit son œuvre propre. La vraie supériorité
est là tout entière. »
Son père lui répétait aussi ce conseil : a II faut con-
server à tout pçix sa liberté complète, jusque dans
l'ivresse. Habere, non haberi; telle est la règle de
l'homme intellectuel. »
n lui disait : a Le regret est la vaine pâture d'un
esprit oisif. Et, pour éviter le regret, le meilleur moyen,
c'est d'occuper toujours son esprit de sensations nou-
velles et d'imaginations nouvelles. »
32 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Mais ces maximes volontaires, qui, à cause de leur
ambiguïté, pouvaient aussi être interprétées comme de
hautes règles morales, tombaient précisément dans une
nature involontaire, c'est-à-dire dans un homme chez
qui l'énergie personnelle était très débile.
Un autre germe paternel avait encore fructifié perfi-
dement dans l'âme d'André : le germe du sophisme. « Le
sophisme, disait cet imprudent éducateur, est au fond
de tout plaisir et de toute douleur humaine. Affiner
et multiplier les sophismes équivaut donc à affiner
et à multiplier son propre plaisir ou sa propre dou-
leur. Peut-être la science de la vie consiste-t-elle à
obscurcir la vérité. Le verbe est une chose profonde
où sont enfouies pour l'homme intellectuel d'iné-
puisables richesses. »
Ce germe avait trouvé dans le caractère malsain du
jeune homme un terrain propice. Peu à peu, chez
André, le mensonge vis-à-vis de lui-même plus encore
que vis-à-vis des autres devint une habitude si adhé-
rente à sa conscience qu'il finit par ne plus pouvoir
jamais être absolument sincère, par ne plus pouvoir
jamais reprendre la libre domination de lui-même.
La mort prématurée de son père le laissa seul, âgé
de vingt ans, maître d'une fortune considérable, séparé
de sa mère, à la merci de ses passions et de ses goûts.
Il passa quinze mois en Angleterre. Sa mère se maria
en secondes noces avec un ancien amant. Et il revint
à Rome, par goût.
Rome était son grand amour ; non pas la Rome des
Césars, mais la Rome des Papes ; non pas la Rome
des arcs de triomphe, des thermes, des forums, mais
la Rome des villas, des fontaines, des églises. Il aurait
donné le Colisée pour la ViUa Médicîs, le Campo Vac-
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 33
cîno pour la Place d'Espagne, l'Arc de Titus pour la
Fontaine des Tortues. La magnificence princière des
Colonna, des Doria, des Barberini, le séduisait beau-
coup plus que la majesté impériale en ruine. Et son
grand rêve, c'était de posséder un palais couronné
d'une corniche par Michel-Ange et peint à fresque par
les Carrache, comme le palais Farnèse ; une galerie
pleine de Raphaëls, de Titiens, de Dominiquins,
comme la galerie Borghèse; une villa comme celle
d'Alexandre Albani, où les buis profonds, le granit
rose d'Orient, le marbre blanc de Luni, les statues de
la Grèce, les peintures de la Renaissance et les souve-
nirs attachés aux lieux mêmes composeraient un enchan-
tement autour d'un sien amour superbe. Chez la mar-
quis d'Ateleta, sa cousine, dans un album de confessions
mondaines, à côté de la demande : « Que voudriez-vous
être ?» il avait écrit : « Prince romain. »
Arrivé à Rome vers la fin de septembre i884, il
installa son home dans le palais Zuccari, à la Trinité
des Monts, au haut de la tiède et délicieuse retraite
catholique où l'obélisque de Pie VI marque de son
ombre la fuite des Heures. Il consacra tout le mois
d'octobre aux soins de son ameublement ; puis, lorsque
les chambres furent décorées et prêtes, il eut dans sa
nouvelle demeure quelques jours d'invincible tristesse.
C'était un été de la Saint-Martin, un « printemps des
morts » grave et suave, où Rome se reposait, toute
d'or, comme une ville de l'extrême Orient, sous un
ciel presque laiteux, aussi diaphane que les ci eux qui
se reflètent dans les mers australes.
Cette langueur de l'air et de la lumière, où toutes
les choses semblaient perdre leur réalité et se faire
immatérielles, donnait au jeune homme un accable-
34 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
ment immense, une inexprimable sensation de mécon-
tentement, de déconfort, de solitude, de vide, de
nostalgie.
C'était vrai : il entrait maintenant dans une autre
phase de sa vie. Y trouverait-il enfin la femme et
l'œuvre capables de conquérir son cœur et de devenir
pour lui un but? — Il n'avait en lui-même ni la
sécurité de la force, ni le pressentiment de la gloire
ou du bonheur. Tout pénétré, tout imprégné d'art, il
n'avait produit encore aucune œuvre remarquable.
Avide d'amour et de plaisir, il n'avait jamais encore
ni complètement aimé ni joui de rien naïvement.
Torturé par un Idéal, il n'en portait pas encore
l'image bien distincte à la cime de ses pensées.
Abhorrant la douleur par nature et par éducation, il
était vulnérable de toutes parts, accessible de toutes
parts à la douleur.
Dans le tumulte de ses inclinations contradictoires,
il avait perdu toute volonté et toute moralité. La
volonté, en abdiquant, avait cédé le sceptre aux
instincts ; et le sens esthétique s'était substitué au
sens moral. Mais, précisément, ce sens esthétique
très subtil, très puissant, toujours actif, maintenait
son esprit dans un certain équilibre ; de sorte qu'on
pouvait dire que sa vie était une lutte continuelle de
forces contraires enfermée dans les limites de cet
équilibre instable. Les hommes d'intelligence, élevés
dans le culte de la Beauté, conservent toujours, même
en leurs pires dépravations, une espèce d'ordre.
Sur cette tristesse flottait encore le souvenir de
Constance Landbrooke, vaguement, comme un parfum
évaporé. Son amour pour Constance avait été un
amour très délicat ; et Constance était une femme
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 35
charmante. Elle ressemblait à une création de Thomas
Lawrence ; elle possédait toute la mignardise des
grâces féminmes chères à ce peintre des falbalas, des
dentelles, des velours, des yeux lumineux, des bou-
ches entr'ouvertes ; c'était une seconde incarnation de
la petite comtesse de Shaftesbury. Vive, bavarde, très
mobile, prodigue de diminutifs enfantins et de rires
carillonnants, facile aux tendresses imprévues, aux
mélancolies subites, aux rapides colères, elle apportait
dans Famour beaucoup de mouvement, beaucoup de
variété, beaucoup de caprices. Sa plus aimable qua-
lité était la fraîcheur, une fraîcheur tenace, continue,
de tous les moments. Lorsqu'elle s'éveillait après une
nuit de plaisir, elle était toute fringante ei pure
comme si elle venait de sortir du bain. En fait,
voici dans quelle attitude, son image revenait le plus
souvent à la mémoire d'André : il la voyait avec les
cheveux en partie épars sur le cou et en partie
ramenés au sommet de la tête par un peigne fait de
grecques d'or, avec l'iris nageant dans le blanc des
yeux comme une violette pâle sur du lait, avec la
bouche ouverte, humide, illuminée par les dents
riantes, dans le sang rosé des gencives, à l'ombre
des rideaux qui répandaient sur le lit une aube
d'un glauque argenté pareil à la lumière d'un antre
marin.
Mais le gazouillement mélodieux de Constance
Landbrooke avait passé sur l'âme d'André comme
une de ces musiques légères qui pour un temps
laissent dans l'esprit une ritournelle. Plus d'une fois
pendant ses mélancolies du soir, elle lui avait redit,
les yeux voilés de larmes : « / know you love me
uot. . 9 En effet, il ne 'aimait pas : elle ne comblait
36 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
pas son désir. Son idéal féminin était moins septen-
trional. Idéalement, ce qui l'attirait, c'était une de
ces courtisanes du xvi® siècle qui semblent porter sur
le visage un voile tissé par quelque sortilège noc-
turne.
En rencontrant Hélène Muti, duchesse de Scernî, il
pensa : « La voici I » Et tout son être eut un transport
de joie, dans le pressentiment de la possession.
m
Le jour suivant, rue Sixtîne, l'Hôtel des Ventes
était plein de gens du monde, venus pour assister à la
joute annoncée.
Il pleuvait fort. Dans les salles humides et basses
entrait, une lumière grise; le long des murs étaient
disposés en ordre plusieurs meubles de bois sculpté,
plusieurs grands diptyques et triptyques de Técole
toscane du xiv® siècle; quatre tapisseries flamandes
représentant V Histoire de Narcisse pendaient jusqu'à
terre; les majoliques de Métaure occupaient deux
longues vitrines ; les étoffes, poiu* la plupart ecclésias-
tiques, étaient, soit dépliées sur les sièges, soit amon-
celées sur les tables; les antiquités les plus rares, les
ivoires, les émaux, les cristaux, les gemmes gravées,
les médailles, les monnaies, les livres d^heures, les
manuscrits enluminés, les argenteries ciselées étaient
3
38 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
réunis dans une haute armoire \itrée, derrière la table
des commissaires-priseurs ; une odeur étrange, produite
par rhumidité du lieu et par toutes ces vieilles choses,
emplissait Tair.
Lorsque André Sperelli entra en compagnie de la
princesse de Ferentino, il eut un tremblement secret.
«Est-elle arrivée déjà?» pensait-il. Et, vite ses yeux
la cherchèrent.
Déjà elle était arrivée. Elle était assise devant la table
du commissaire-prisem:, entre le chevalier Davila et
Don Philippe del Monte. Elle avait posé sur le bord de
cette table ses gants et son manchon de loutre, d'où
sortait un bouquet de violettes. Elle tenait à la main
un petit bas-relief d'argent attribué à Caradosso Foppa,
et l'examinait avec une grande attention. Les objets
passaient de main en main le long de la table ; le
commissaire-priseur en faisait l'éloge à haute voix;
les personnes debout derrière la file des chaises se
penchaient pour regarder; puis l'enchère commençait.
Les chiffres se suivaient rapidement. Le commissaire-
priseur criait sans cesse :
— C'est bien vu, bien entendu?
Quelque amateur, stimulé par ce cri, jetait un
chiffre plus fort, en regardant ses concurrents. Alor
le commissaire-priseur criait, le marteau levé :
— Une fois I deux fois I trois Ibis !
Et il frappait sur la table : l'objet appartenait au
dernier offrant. Un murmure se propageait à l'en—
lour ; puis l'enchère recommençait. Le chevalier
Davila, un gentilhomme napolitain de taille gigan-
tesque et de manières presque féminines, célèbre col-
lexîtionneur et connaisseur en majoliques, donnait son
avis sur chaque pièce importante. A cette vente car-
L'ENFAKT DE VOLUPTÉ 89
dînalice, il y avait trois articles réellement « supé-
rieurs » : l'Histoire de Narcisse, la coupe de cristal de
roche et un heaume d'argent ciselé, ouvrage d'Antoine
Pollaiuolo, donné par la Seigneurie de Florence au
comte d'Urbin en 1472, pour récompense des services
rendus au temps de la prise de Vol terre.
— Voici la princesse, dit Philippe del Monte à
Hélène.
Hélène se leva pour saluer son amie.
— Déjà dans Tarène I s'écria la princesse de
Ferentino.
— Déjà.
— Et Françoise?
— Elle n'est pas encore venue.
Quatre ou cinq jeunes hommes élégants, le duc de
Grimiti, Robert Casteldieri, Ludovic Barbarisi, Jean
Rutolo, s'approchèrent. D'autres survinrent. Le fouet-
tement de la pluie couvrait les paroles.
Hélène tendit la main à Sperelli, franchement,
comme à tous les autres. Et il eut la sensation que ce
serrement de main l'éloignait d'elle. Hélène lui parut
froide et grave. Tous ses rêves se glacèrent et s'abi-
mèrent en une seconde ; les souvenirs de la soirée pré-
cédente se brouillèrent; les espérances s'éteignirent.
Qu'avait-elle? Ce n'était plus la même femme. Elle
était vêtue d'une longue pehsse de loutre et portait sur
la tête une espèce de toque, aussi de loutre. Dans
l'expression de son visage, il y avait quelque chose
d'âpre et de presque méprisant.
— Pour la coupe, dit-elle à la princesse, il faut
encore attendre.
Et elle se rassit.
Chaque objet passait par ses mains. Un centaure
4o L'ENFANT DE VOLUPTÉ
gravé en creux dans une sardoine, œuvre très fine qui
provenait peut-être du musée dispersé de Laurent-le-
Magnifique, la tenta ; elle prit part aux enchères.
Elle communiquait son ofiFre au commissaire-priseur,
d'une voix basse, sans lever les yeux sur lui. Un mo-
ment vint où les compétiteurs s'arrêtèrent, et la pierre
lui fut adjugée à bon compte.
— Excellente acquisition, dit André SpereUi, qui
se tenait debout derrière la chaise de Tacheteuse.
Hélène ne put réprimer un léger sursaut. Elle prit
la sardoine et la lui fit voir, en levant la main à la
hauteur de l'épaule, sans se retourner. C'était réelle-
ment une très belle chose.
— Ce pourrait être le centaure copié par Dona-
tello, ajouta André.
Et, dans son âme, en même temps que l'admira-
tion pour la chose belle, surgit l'admiration pour le
noble goût de la dame qui la possédait maintenant.
(( Elle est donc, en tout, une élue? pensa-t-il. Quels
plaisirs elle donnerait à un amant raffiné 1 » Dans son
imagination, elle grandissait; mais, en grandissant,
elle se dérobait à lui. La pleine sécurité de la visite
au soir se changeait en une sorte de déconfort, et les
doutes primitifs renaissaient. Il avait trop rêvé pen-
dant la nuit, les yeux ouverts, dans un bain de féli-
cité sans bornes, tandis que le souvenir d'un geste,
d'un sourire, d'un air de tête, d'un pli de vêtement,
le prenait et l'enlaçait comme un filet. Maintenant,
tout ce monde imaginaire s'écroulait misérablement au
contact de la réalité. Il n'avait pas revu dans les
yeux d'Hélène ce salut singulier qui avait tant occupé
sa pensée ; confondu parmi les autres, il n'avait ob-
tenu d'elle le privilège d'aucune distinction. « Pour
L'ENFANT DE VOLUPTÉ Al
quoi ? » Il se sentait humilié. Toute cette sotte gent
d'alentour l'irritait ; elles l'irritaient aussi, ces choses
qui captivaient l'attention d'Hélène ; il l'irritait, ce
Philippe del Monte qui se penchait dé temps en
temps vers elle, pour lui murmurer sans doute quel-
que médisance. La marquise d'Ateleta survint. Elle
était gaie, comme d'habitude. Son rire, au niilieu des
hommes qui déjà l'entouraient, fit retourner vivement
Don Philippe.
— Voici la trinité au complet, dit-il en se levant
André prit aussitôt la place vide près de la du-
chesse. Le subtil parfum des violettes lui vint jus-
qu'aux narines, et il murmura :
— Ce ne sont plus celles d'hier soir.
— Non, fit Hélène avec Iroideur.
Dans sa mobilité ondoyante et caressante comme
le flot, il y avait toujours la vague menace d'un froid
imprévu. Elle était sujette à des rigidités soudaines.
André se tut, sans comprendre.
— C'est bien vu, bien entendu ? criait le commis-
saire-priseur.
Les chiffres montaient. La joute était ardente
autour du heaume de PoUaiuolo. Même le chevalier
Davila entrait en lice. Il semblait que l'air s'échaufiFât
peu à peu et que le désir de ces choses belles et rares
s'emparât de tous les esprits. Le délire s'étendait
comme une contagion.
A Rome, cette année-là, l'amour du bibelot et du
bric-à-brac avait grandi jusqu'à l'excès ; tous les salons
de la noblesse et de la haute bourgeoisie étaient en-
combrés de « curiosités » ; toutes les dames taillaient
les coussins de leurs divans dans des chasubles ou
dans des chapes, et mettaient leurs roses dans un pot
42 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
de pharmacie ombrien ou dans une coupe de calcé-
doine. Les salles de vente étaient les rendez-vous de
prédilection, et les ventes étaient très fiéquentées.
Dans l'après-midi, à Theure du thé, les dames, par
élégance, arrivaient en disant : « Je viens de la vente
du peintre Campos. Grande animation. Des plats
hispano-arabes magnifiques I J'ai eu un joyau de
Marie Leczinska. Voyez. »
— C'est bien vu, bien entendu ?
Les chiffres montaient. Les amateurs se bouscu-
laient autour de la table. Entre les Nativités et les
Annonciations giottesques, les élégants faisaient assaut
de beau langage. Dans cette odeur de moisissure et
d'antiquailles, les dames apportaient le parfum de
leurs fourrures et surtout celui des violettes, parce
que tous les manchons en contenaient un petit bou-
quet, selon la mode charmante d'alors. La présence
de toutes ces personnes répandait dans l'air une tié-
deur délicieuse, comme dans une chapelle humide où
il y aurait eu beaucoup de fidèles. Dehors, la pluie
continuait de tomber et la lumière de s'affaiblir. On
alluma les petites flammes du gaz, et les deux clartés
diverses luttaient.
— Une fois 1 deux fois I trois fois I
Le coup de marteau mit lord Humplirey Heathfield
en possession du heaume florentin. L'enchère recom-
mença sur de petits objets, qui passaient de main en
main le long de la table. Hélène les prenait délica-
tement, les examinait et les déposait devant André,
sans rien dire. C'étaient des émaux, des ivoires, des
montres du xviii® siècle, des bijoux d'orfèvrerie
milanaise du temps de Philippe-le-More, des livres
d'heures écrits en lettres d'or sur des vélins colorés
L*ENFANT DE VOLUPTÉ 43
d'azur. Entre les doigts de la duchesse, C^s matières
précieuses semblaient acquérir plus de prix. Les
petites mains avaient parfois un léger tremblement
au contact des choses les plus désirables. André
regardait avec intensité ; et son imagination trans-
muait en caresse chaque mouvement de ces mains.
« Mais pourquoi déposait-elle les objets sur la
table, au lieu de les lui offrir ?» — Il prévint le
geste d'Hélène en tendant la main. Et, dès lors, les
ivoires, les émaux, les bijoux passèrent des doigts de
l'aimée dans ceux de l'amant, à qui ils commu-
niquaient un délice inexprimable. Il semblait qu'il
entrât en ces choses une parcelle du charme amou-
reux de cette femme, comme entre dans le fer un
peu de la vertu d'un aimant. C'était une véritable
sensation magnétique de délice, une de ces sensa-
tions aiguës et profondes qu'on n'éprouve guère
qu'aux débuts de l'amour et qui, différentes en cela de
toutes les autres, paraissent n'avoir ni siège physique
ni siège moral, mais résider dans un élément neutre
de notre être, dans un élément intermédiaire et de
nature inconnue.
André pensa pour la seconde fois : « C'est une
volupté jamais éprouvée, »
Une torpeur légère l'envahissait ; peu à peu, il
perdait conscience du lieu et du temps.
— Je vous conseille cette montre, lui dit Hélène,
avec un regard dont il ne comprit pas d'abord la
signification.
C'était une petite tête de mort, sculptée dans
l'ivoire avec une extraordinaire puissance d'imitation
anatomiquc. Chaque mâchoire portait une file de
diamants, et deux rubis scintillaient au fond des
44 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
orbites. Sup» le front était gravée cette devise : huit
HORA ; et, sur l'occiput, cette autre : tibi, hippo-
LYTA. Le crâne s'ouvrait comme une tabatière, bien
que la commissure fût presque invisible. Le batte-
ment intérieur donnait au crâne minuscule une
inexprimable apparence de vie. Ce joyau mortuaire,
offrande d'un artiste mystérieux à son aimée, avait dû
marquer les heures de Tivresse et avertir par son
symbole les âmes éprises.
En vérité, pour la mesure du temps, la Volupté
ne pouvait rien souhaiter de plus exquis ni de plus
suggestif. André pensa : « Me le conseille-t-elle pour
nous ? » Et cette pensée ressuscita toutes ses espérances,
les fit remonter tumultueusement d'entre les incer-
titudes. II se jeta dans Fenchère avec une sorte
d'enthousiasme. Deux ou trois compétiteurs acharnés
lui donnaient la réplique, entre autres Jean Rutolo
qui, ayant pour maîtresse Donna Hippolyta Albonico,
était tenté par l'inscription : tibi, hippolyta.
Bientôt, Rutolo et Sperelli restèrent seuls en concur-
rence. Les chiffres montaient plus haut que la valeur
réelle de l'objet, ce qui faisait sourire le commissaire-
priseur. A un certain moment, Jean Rutolo, vaincu
par l'obstination de son rival, cessa de répondre.
— C'est bien vu, bien entendu ?
L'amant d'Hippolyta, un peu pâle, cria un dernier
chiffre. Sperelli surenchérit. Il y eut un silence. Le
commissaire-priseur regardait les compétiteurs ; puis il
leva lentement son marteau, regardant toujours.
— Une fois ! deux fois ! trois fois !
La tête de mort resta au comte d'Ugenta. Un mur-
mure courut dans la salle. Une ondée de lumière
entra par le vitrage et fit resplendir les fonds dorés
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 45
des triptyques, aviva le front dolent d'une madone
siennoise et le petit chapeau gris de la princesse de
Ferentino, couvert d'écaillés d'acier.
— A quand la coupe? demanda la princesse avec
impatience.
Ses amis consultèrent le catalogue. Il n'y avait plus
d'espoir que la coupe du bizarre humaniste florentin
passât aux enchères ce jour-là. La grande concurrence
faisait que la vente avançait lentement. Il restait
encore une longue liste de menus objets, camées,
monnaies, médailles. Plusieurs antiquaires et le prince
Stroganow se disputaient chaque pièce. Tous ceux qui
attendaient eurent ime désillusion. La duchesse de
Scerni se leva pour partir.
— Adieu, SperelU, dit-elle. A ce soir, peut-être.
— Pourcjuoi dites-vous : « peut-être » ?
— Je ne me sens pas bien.
— Qu'avez-vous ?
Sans répondre, elle se tourna vers les autres en
saluant. Mais les autres suivaient son exemple ; ils
sortaient avec elle. Les jeunes hommes plaisantaient
sur le spectacle manqué. La marquise d'Ateleta riait ;
mais la princesse de Ferentino paraissait de fort mé-
chante humeur. Les valets de pied qui attendaient
dans le corridor firent avancer les voitures, comme à
la porte d'un théâtre ou d'une salle de concert.
— Vous ne venez point chez Laure Miano ? demanda
la marquise à Hélène.
— Non ; je rentre chez moi.
Elle attendit sur le bord du trottoir que son coupé
fût avancé. La pluie se dissipait ; entre les larges
nuées blanches, on apercevait quelques intervalles
d'azur ; un faisceau de rayons mettait des lueurs sur
3.
46 L'ENFANT DB VOLUPTÉ
les dalles. Et la jeune femme, inondée de cette clarté
d'un blond rose, dans son magnifique manteau qui
tombait avec des plis droits presque symétriques, était
très belle. Lorsque André entrevit l'intérieur du coupé
capitonné * de satin comme un boudoir et où luisait le
cylindre d'argent plein d'eau chaude destiné à tenir
tiède les petits pieds de la duchesse, le rêve de la
soirée précédente lui revint à l'esprit. « Être là, avec
elle, dans cette intimité si recueillie, dans cette tiédeur
faite de son haleine, dans le parfum des violettes fanées,
derrière les glaces embuées qui laissent à peine entre-
voir les rues couvertes de fange, les maisons grises,
la foule obscure ! »
Mais elle pencha légèrement la tête à la portière,
sans sourire ; et la voiture partit vers le palais Bar-
berini, laissant au jeune homme une vague tristesse,
une sorte de langueur découragée.
Elle avait dit ; « peut-être. » Elle pouvait donc ne
pas venir au palais Farnèse. Et alors ?
Ce doute l'accablait. La pensée de ne pas la revoir
lui était insupportable ; déjà toutes les heures passées
loin d'elle lui pesaient. Il se demandait à lui-même :
ce Je l'aime donc déjà tant ? » Son esprit semblait
enfermé dans un cercle où tourbillonnaient confusé-
ment tous les fantômes des sensations éprouvées en
présence de cette iemme. Soudain émergeaient de sa
mémoire, avec une exactitude singuUère, soit une
phrase d'elle, soit une intonation, une attitude, un
mouvement des yeux, la forme d'un divan où elle
s'était assise, le finale de la sonate de Beethoven, une
note de Mary Dyce, la figure du domestique qui se
tenait à la portière, une particularité quelconque ; et
ces images obscurcissaient par leur vivacité l'existence
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 4?
courante, se superposaient aux choses actuelles. Il lui
parlait mentalement ; il lui disait mentalement tout ce
qu'il lui dirait plus tard, en réalité, dans les entretiens
fiiturs. Il prévoyait les scènes, les hasards, les vicissi-
tudes, tous les troubles de Tamour, selon les sugges-
tions capricieuses de son désir. . . a De quelle façon se
donnerait-elle à lui, la première fois ? »
En montant l'escalier du palais Zuccari pour rentrer
chez lui, cette idée lui traversa Fesprit : « Elle vien-
drait là, sans nul doute... La rue Sixtine, la rue
Grégorienne, la place de la Trinité des Monts étaient
presque désertes, surtout à certaines heures. La maison
n'était habitée que par des étrangers. Elle pourrait
donc s'y aventurer sans crainte. Mais comment l'y
attirerait-il? — Son impatience était si grande qu'il
aurait voulu pouvoir dire : « Elle viendra demain I »
Il pensa : « Elle est libre. Elle n'est pas tenue par
la vigilance d'un mari. Personne ne peut lui demander
compte de ses absences, lussent-elles longues, fussent-
elles insolites. Elle est maîtresse de tous ses actes,
toujours. » Subitement, son esprit lui représenta des
journées entières, des nuits entières de volupté. Il re-
garda autour de lui, dans la chambre chaude, profonde,
secrète ; et ce luxe intense et rare, lait d'art exclusive-
ment, lui plut pour elle. Cet air attendait sa respira-
tion ; ces tapis demandaient à être ioulés par son pied ;
ces coussins voulaient l'empreinte de son corps.
« Elle aimera ma maison, pensa-t-il. Elle aimera
les choses que j'aime. » Cette pensée lui procurait une
indicible douceur ; et il lui semblait déjà qu'une âme
nouvelle, consciente de la joie prochaine, palpitât sous
les hauts plalonds.
n demanda le thé à son domestique et s'installa
.^8 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
devant la cheminée pour savourer à Taise les fictions de
son espérance. Il tira de l'étui la petite tête gemmée
et se mit à l'examiner avec attention. A la clarté du
feu, la mince denture de diamants brillait sur l'ivoire
jaunâtre et les deux rubis illuminaient l'ombre des
orbites. Sous le crâne poli résonnait l'incessante pul-
sation, le battement continu du temps : — ruit
HORA. — Quel artiste pouvait bien avoir eu pour son
Hippolyta cette superbe et libre fantaisie de mort, en
un siècle où les émailleurs ornaient de tendres idylles
les petites montres destinées à marquer pour des sigis-
bées l'heure des rendez-vous dans des parcs de
Watteau? La sculpture révélait une main savante,
vigoureuse, en possession d'un style propre ; elle était
digne en tout d'un maître du xv® siècle aussi pénétrant
que Verrocchio.
« Je vous conseille cette montre. » André souriait
un peu en se rappelant les paroles d'Hélène, pronon-
cées de si étrange façon après un silence si froid. —
Certainement, lorsqu'elle avait dit cette phrase, elle
pensait à l'amour ; elle pensait certainement aux pro-
chains rendez-vous d'amour. Mais pourquoi, plus tard,
clait-elle redevenue impénétrable? Pourquoi ne s'était-
elle plus souciée de lui? Qu'avait-elle? — André
s'égara dans cette recherche. Pourtant l'air chaud, la
mollesse du fauteuil, la lumière discrète, les reflets
changeants du feu , l'arôme du thé, toutes ces agréables
sensations ramenèrent son esprit aux erreurs déli-
cieuses. 11 allait rêvant sans but, comme en un fantas-
tique labyrinthe. Chez lui, la pensée prenait parfois la
vertu de l'opium : elle pouvait enivrer.
— Je me permets de rappeler à monsieur le comte
qu'il est attendu pour sept heures au palais Doria, lui
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 49*
dit à demi-voix son valet de chambre, qui avait aussi
pour fonction de lui rafraîchir la mémoire. Tout est-
prêt.
D passa, pour se vêtir, dans une chambre octogone,
le plus élégant vestiaire que pût désirer un jeune sei-
gneur moderne. En s'habillant, il avait pour sa per-
sonne une infinité de soins minutieux. Sur un grand-
sarcophage romain, transformé avec beaucoup de goût
en table de toilette, se trouvaient disposés en bel ordre
les mouchoirs de batiste les gants de bal, les porte-
cartes, les étuis à cigarettes, les fioles d'essences et.
cinq ou six gardénias frais dans de petits vases de por-
celaine azur : toutes ces choses vaines et frêles sur cetta
masse de pierre où était sculpté un cortège funèbre,.
œuvre d'un ciseau merveilleux.
IV
Au palais Dorîa, comme on causait de choses et
d'autres, la vieille duchesse Angelieri dit, à propos des
couches récentes de Laure Miano :
— Il paraît que Laure et Hélène Muti sont brouil-
lées.
— A cause de George, peut-être? demanda une
autre dame en riant.
— On le dit. C'est une histoire qui a commencé
cet été à Lucerne...
— Mais Laure n'était pas à Lucerne.
— Précisément. Mais son mari s'y trouvait. . .
— C'est, je crois, une méchanceté, rien de plus,
interrompit la comtesse florentine Blanche Dolcebuono.
George est maintenant à Paris.
André avait eatendu, malgré le bavardage d'Eugénie
Starnina qui, assise à sa droite, l'occupait sans trêve.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 5l
Les paroles de Blanche Dolcebuono ne suffisaient pas
pour adoucir la piqûre aignë. Il aurait voulu, du moins,
savoir la chose à fond. Mais la duchesse Angelieri re-
nonçait à continuer, et d'autres conversations s'entre-
croisaient parmi les grandes roses triomphantes de la
villa Pamphili.
« Quel était ce George? Peut-être le dernier amant
d'Hélène? Elle avait passé à Lucerne une partie de
l'été. Elle venait de Paris. Au sortir de la vente, elle
avait refusé d'aller chez Laure Miano. » Dans l'esprit
d'André, les apparences étaient contre elle, toutes.
Un désir atroce l'envahit de la revoir, de lui parler.
L'invitation au palais Farnèse était pour dix heures ; à
dix heures et demie, il s'y trouvait déjà, dans l'attente.
n attendit longtemps. Les salons s'emplissaient avec
rapidité ; le bal commençait. Dans la galerie d'Annibal
Carrache, les déesses romaines rivahsaient de beauté
avec les Arîanes, avec les Galatées, avec les Aurores,
avec les Dianes des fresques ; les couples tourbillon-
naient en exhalant des parfums ; les mains gantées des
dames pressaient l'épaule des cavaliers ; les têtes cons-
tellées de pierreries s'inclinaient ou se dressaient ; il y
avait des bouches entr'ouvertes qui brillaient comme la
pourpre, des épaules nues qui luisaient sous un voile
de moiteur éparse, des seins qui semblaient rompre le
corsage par la violence du halètement.
— Vous ne dansez point, Sperelli? demanda Ga-
brielle Barbarisi, une jeune fille brune comme Voliva
speciosa, tandis qu'elle passait au bras d'un cavalier, en
faisant palpiter delà main son éventail, et, du sourire, un
jsigne qu'elle avait dans une fossette au coin de la bouche.
— Plus tard, répondit André. Plus tard.
Insoucieux des présentations et des saints, il sentait
52 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
croître son tourment dans cette attente inutile ; et il
circulait de salle en salle, au hasard. Le « peut-être »
lui faisait craindre qu'Hélène ne vînt pas. « Et sî réel-
lement elle ne venait pas? Quand la reverrait-il ? »
Blanche Dolcebuono passait; et, sans savoir pour-
quoi, il se mit à son côté, lui disant mille choses aima-
bles : cette compagnie lui donnait un peu de soulage-
ment. Il aurait voulu lui parler d'Hélène, l'interroger,
se rassurer. L'orchestre attaqua une mazurka très lan-
goureuse ; et la comtesse florentine entra dans la danse
avec son cavalier.
Alors André se dirigea vers un groupe de jeunes
gens qui était près d'une porte. Là se trouvaient Ludo-
vic Barbarisi et le duc de Beffi, avec Philippe del
Gallo et Gino Bomminaco. Ils regardaient tourner les
couples, en échangeant des médisances un peu gros-
sières. Barbarisi racontait que, dansant une valse avec
la comtesse de Lucoli, il avait vu les deux rondeurs
de sa poitrine.
— ^îais comment?
— Essaie. Il suffit de plonger les regards dans le
corsage. Je t'assure que cela en vaut la peine...
— Avez-vous remarqué madame Chrysoloras ? Re-
gardez donc !
Le duc de Beffi montrait une danseuse qui, pareille
à une prêtresse d'Alma Tadema, avait un flamboiement
de cheveux roux sur un front blanc comme un marbre
de Luni. Son corsage était attaché aux épaules par un
simole ruban.
Bomminaco se mit à disserter sur l'odeur singuHère
qu'ont les femmes rousses.
— Cette odeur-là, tu la connais bien, dit Barbarisi
avec malice.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 53
— Pourquoi?
— La Micigliano...
Le jeune homme fut manifestement flatté d'entendre
nommer une de ses maîtresses. Au lieu de protester,
il rit. Puis, s'adressant à Sperelli :
— Qu'as-tu, ce soir ? Tout à l'heure, ta cousine te
cherchait. Elle danse maintenant avec mon frère. La
voici.
— Regarde ! s'écria Philippe del Gallo. L'Albonico
est revenue. Elle danse avec Jean.
— Hélène Muti est revenue aussi depuis une se-
maine, fît Ludovic. La belle créature I
— Elle est ici?
— Je ne l'ai pas vue encore.
André eut au cœur un sursaut : il redoutait qu'une
de ces bouches ne proférât contre Hélène quelque ma-
lignité. Mais le passage de la princesse Issé, au bras
du ministre de Danemark, fit dévier la conversation.
Néanmoins, pour savoir, pour découvrir, il se sentait
poussé par une curiosité téméraire à ramener le dis-
cours sur le nom de l'aimée ; mais il n'osa pas. La ma-
zurka finissait; le groupe se dispersait, ce Elle ne
vient pas ! Elle ne vient pas I » Son inquiétude se-
crète grandissait si cruellement qu'il eut envie d'aban-
donner les salons : le contact de cette foule lui était
intolérable.
En se retournant, il vit apparaître sm* le seuil de la
galerie la duchesse de Scerni au bras de l'ambassa-
deur de France. Un instant, leurs regards se rencon-
trèrent ; et, pendant cet instant, leurs yeux parurent
s'attirer, se pénétrer, se boire. Tous deux sentirent
qu'ils se cherchaient l'un l'autre ; à un certain moment,
tous deux sentirent, au milieu du bruit, descendre sur
54 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
leur âme un silence et un abîme s'ouvrir où tout le
monde environnant disparut sous la violence d'une
pensée unique.
Elle s'avançait dans la galerie peinte par le Carrache,
où la presse était moindre ; et sa longue traîne de
brocart blanc la suivait sur le plancher comme une
onde lourde. Ainsi blanche et simple, elle passait en
toin-nant la tête pour répondre aux nombreux saints,
avec un air de fatigue manifeste, avec un sourire un
peu forcé qui lui fronçait les angles de la bouche,
tandis que ses yeux semblaient plus grands sous le
front exsangue. Cette pâleur extrême donnait, non
pas au front seulement, mais à toutes les lignes du
visage, une ténuité d'apparition lunaire. Ce n'était plus
ni la femme assise à la table des Ateleta, ni celle de
l'Hôtel des Ventes, ni celle arrêtée un instant sur le
trottoir de la rue Sixtine. A cette heure, sa beauté
avait une expression d'idéalité souveraine, qui parais-
sait plus splendide au milieu des autres femmes
échauffées par la danse, excitées, trop remuantes, un
peu convulsées. Des hommes la regardaient et res-
taient pensifs. Même dans les esprits les plus obtus et
les plus vides, elle mettait un trouble, une inquiétude,
une indéfinissable aspiration. Quiconque avait le cœur
libre imaginait avec un frémissement profond l'amour
de cette femme ; quiconque avait une maîtresse éprou-
vait un regret obscur en rêvant dans son cœur
mal satisfait une jouissance inconnue ; quiconque
portait en soi, ouverte par une autre femme, la plaie
d'une jalousie ou d'une tromperie, sentait bien qu'il
pourrait guérir.
Elle s'avançait parmi les hommages, enveloppée par
le regard des hommes. Au bout de la galerie, elle
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 55
rejoignit un groupe de dames qui parlaient avec
animation en agitant leurs éventails, sous la fresque
de Persée et de Phinée pétrifié. Il y avait la prin-
cesse de Ferentino, Hortense Massa d'Albe, la mar-
quise Daddi-Tosinghi, Blanche Dolcebuono.
— Pourquoi si tard? lui demanda cette dernière.
— J'ai beaucoup hésité avant de venir ; je ne me
sens pas bien.
— En eflfet, tu es pâle.
— Je crois que je vais avoir encore ma névralgie
faciale, comme Tan passé.
— Dieu t'en préserve I
— Regarde madame de la Boissière, Hélène, dit
Giovanella Daddi, de son étrange voix rauque. Ne
dirait-on pas un dromadaire habillé en cardinal, avec
une perruque jaune ?
Les dames se mirent à rire en chœur, dans la
palpitation des éventails. Des salles voisines arrivaient
les premières notes d'ime valse hongroise. Les cava-
liers se présentèrent. André put enfin offrir le bras à
Hélène et l'emmener avec lui.
— J'ai cru que l'attente me ferait mourir. Si vous
n'étiez pas venue, Hélène, je serais allé vous cher-
cher n'importe où. Lorsque je vous ai vu entrer, j'ai
eu peine à retenir un cri. C'est le second soir que je
vous vois ; mais il me semble déjà que je vous aime
depuis une éternité. Penser à vous, à vous seule,
toujours, c'est maintenant la vie de ma vie...
n proférait ces paroles d'amour à voix basse, sans
la regarder, les yeux fixés devant lui ; et elle l'écou-
tait dans la même attitude, impassible en apparence,
presque marmoréenne. II restait peu de monde dans
la galerie. Le long des murs, entre les bustes des
56 L*ENPANT DE VOLUPTÉ
Césars, les cristaux dépolis des lampes en forme de
lis versaient une lumière égale, sans excès. La pro-
fusion des plantes vertes et fleuries donnait l'image
d'une serre somptueuse. Les ondes de la musique se
propageaient dans l'air chaud, sous les voûtes sonores,
glissant sur toute cette mythologie comme une brise
sur un fastueux jardin.
— M'aimerez-vous ? demanda-t-il. Dites-moi que
vous m'aimerez !
Elle répondit avec lenteur :
— Je ne suis venue que pour vous.
— Dites-moi que vous m'aimerez ! répéta*-t^il,
tandis que tout le sang de ses veines affluait à son
cœur comme un torrent de joie.
Elle répondit :
— Peut-être.
Et elle le regarda de ce même regard qui, le soir
précédent, lui avait semblé une divine promesse, de
cet indéfinissable regard qui donnait à la chair comme
la sensation d'un attouchement tendre et velouté.
Puis ils se turent tous les deux ; et ils écoutèrent
l'enveloppante musique de la danse qui, tour à tour,
se faisait lente comme un murmure ou s'emportait
comme un tourbillon soudain.
— Voulez-vous que nous dansions? demanda-t-îl, avec
un frisson intérieur à la pensée de l'enlacer dans ses bras.
Elle hésita un peu, puis elle répondit :
— Non ; je ne veux pas.
Et, comme elle voyait la duchesse de Bugnara, sa
tante maternelle, entrer dans la galerie avec la princesse
Alberoni et l'ambassadrice de France :
— Maintenant, soyez prudent, ajouta-t-elle ; laissez-
moi.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 67
Elle lui tendit sa main gantée et alla rejoindre les
trois dames, seule, d'un pas rythmique et léger. Sa
longue traîne blanche donnait à sa personne et à sa
démarche une grâce souveraine ; et l'ampleur, la pe-
santeur du brocart contrastaient avec la finesse de sa
ceinture. André, la suivant des yeux, se répétait men-
talement la phrase qu'elle avait dite : ce Je ne suis
venue que pour vous. » — Si belle, elle n'élait venue
que pour lui, pour lui seul 1 — Soudain, du fond du
cœur, il lui remonta un reste de l'amertume qu'y avait
mise le propos de la duchesse Angelieri. L'orchestre se
lançait impétueusement dans une reprise... Et jamais
il n'oublia ni cette musique, ni cette subite angoisse,
ni l'attitude de cette femme, ni la splendeur de l'étoffe
traînée, ni le moindre pli, ni la plus petite ombre, ni
aucime particularité de cette minute suprême.
Peu après, Hélène avait quitté le palais Farnèse
presque lùrtivement, sans prendre congé ni d'André
ni de personne. Elle était donc restée au bal une demi-
heure à peine. Son amant Tavait cherchée dans tous les
salons, longuement et vainement.
Le lendemain matin, il envoya un domestique au
palais Barberini pour prendre des nouvelles ; et il ap-
prit qu'elle était malade. Le soir, il y alla lui-même,
avec Tespoir d'être reçu ; mais une femme de chambre
lui dit que madame souffrait beaucoup et ne voulait
voir personne. Le samedi, vers les cinq heures de
l'après-midi, il y retourna, espérant toujours.
Il sortit à pied du palais Zuccari. Un crépuscule
bleuâtre et cendré, assez lugubre, s'étendait peu à peu
sur Rome comme un pesant vélum. Déjà sur la place
Barberini, autour de la fontaine, les lanternes brûlaient
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 69
avec de petites flammes très pâles, comme des cierges
autour d'un cercueil ; et le Triton, privé de son âme
liquide et sonore, ne jetait plus d'eau. Par la rue en
pente descendaient des chariots attelés de deux ou trois
chevaux mis en file et des bandes d'ouvriers revenant
de la ville haute. Quelques-uns, bras dessus bras des-
sous, se dandinaient en chantant à gorge déployée ime
chanson obscène.
Il s'arrêta pour leur livrer passage. Deux ou trois de
ces figures rougeâtres et louches restèrent gravées dans
sa mémoire. D remarqua qu'un charretier avait une
main bandée, et que le bandage était maculé de sang. Il
en remarqua un autre, agenouillé sur son chariot, la
face livide, les orbites caves, la bouche contractée,
comme un homme empoisonné. Les paroles de la
chanson se m jlaient aux cris gutturaux, aux coups de
fouet, au bruit des roues, au tintement des sonnailles,
aux injures, aux blasphèmes, aux rires âpres.
Sa tristesse s'aggrava. Il se trouvait dans une dispo-
sition d'esprit étrange. La sensibilité de ses nerls était si
aiguë que la moindre impression faite sur lui par les
choses extérieures ressemblait à une profonde blessure.
Tandis qu'une pensée fixe occupait et tourmentait tout
son être, il avait tout son être exposé aux heurts de la
vie environnante. Malgré toute la distraction de son
intelligence et toute l'inertie de sa volonté, ses sens res-
taient vigilants et actifs ; et il n'avait de cette activité
qu'une conscience inexacte. Des groupes de sensations lui
traversaient l'âme à l'improviste, pareils à de grandes
fantasmagories dans une chambre noire ; et cela le
troublait, l'efi'rayait. Les nuages du couchant, la som-
bre masse du Triton dans un cercle de lumières bla-
fardes, cette descente barbare de brutes humaines et de
6o L'ENFANT DE VOLUPTE
bêtes énormes, ces cris, ces chansons, ces blasphèmes
exaspéraient sa tristesse, suscitaient dans son cœur une
crainte vague et comme un pressentiment tragique.
Une voiture fermée sortait du jardin. Il vit se
pencher à la glace une figiure de femme qui saluait;
mais il ne la reconnut pas. Le palais se dressait devant
lui, vaste comme une demeure royale ; les fenêtres du
premier étage brillaient de reflets violacés ; au faîte, une
lueur faible s'attardait ; une autre voitm*e fermée sortait
du porche.
— Si je pouvais la voir I pensa-t>-il en s'arrêtant.
Il ralentissait le pas, pour prolonger son incertitude
et son espérance. Dans cet édifice si vaste, elle lui
semblait très lointaine, presque perdue.
La voiture s'arrêta; et un homme tendit la tête à la
portière, appelant :
— André I
C'était le duc de Grimiti, un de ses parents.
— Tu vas chez la duchesse? demanda-t-il avec un
fin sourire.
— Oui, répondit André, pour prendre des nouvelles.
Tu sais qu'elle est souffrante ?
— Je sais. J'en viens. Elle se trouve mieux.
— Reçoit-elle?
— Moi, non. Mais toi, peut-être.
Et Grimiti se mit à rire malicieusement, à travers la
fumée de sa cigarette.
— Je ne comprends pas, fit André sérieux.
— Suffît. Déjà le bruit court que tu es en faveiur.
On me l'a dit hier soir chez les Pallavicini. Une de tes
amies, je te jure I
André fit un geste d'impatience et se retourna pour
partir.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 6l
— Bonne chance ! lui cria le duc.
André entra sous le porche. Au fond de lui-même,
sa vanité jouissait de cet on-dit si vite répandu. Il se
sentait plus hardi maintenant, plus léger, presque
joyeux, plein d'un contentement intime. Les paroles de
Grimiti avaient subitement relevé son courage, comme
une gorgée d'un cordial. Tandis qu'il montait l'escalier,
son espérance grandissait. Lorsqu'il fut devant la porte,
il attendit, pour calmer son émoi. Il sonna.
Le domestique le reconnut et lui dit aussitôt :
— Si monsieur le comte a la bonté d'attendre un
instant, je vais avertir ce Mademoiselle » .
Il se mit à marcher d'un bout à l'autre de l'immense
antichambre, où il lui semblait que se répercutât tout
le timiulte de son sang. Les flambeaux de fer forgé
illuminaient inégalement le cuir des parois, les coffres
sculptés, les bustes antiques sur des piédestaux garnis
de brocatelle. Sous un baldaquin, brodées magnifique-
ment, resplendissaient les armes ducales : une licorne
d'or sur champ de gueules. Au milieu d'une table était
un plat de bronze chargé de cartes de visite ; et, en y
jetant les yeux, André aperçut celle que Grimiti venait
d'y laisser. . . a Bonne chance ! » Cet ironique augure
lui sonnait encore aux oreilles.
« Mademoiselle j> parut et dit :
• — Madame la duchesse se sent un peu mieux. Je
crois que monsieur le comte peut entrer un moment.
Venez avec moi, s'il vous plaît.
C'était une femme d'une jeunesse déjà fanée, plutôt
mince, vêtue de noir, avec des yeux qui scintillaient
bizarrement entre des boucles postiches d'un blond fade.
Elle avait le pas et le geste légers, presque furtifs,
conmie les gens qui ont l'habitude de vivre autour des
4
62 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
malades, ou de vaquer à des fonctions délicates, ou
d'exécuter des ordres secrets.
— Venez, monsieur le comte.
Elle précédait le visiteur dans Tenfilade des chambres
à peine éclairées, sur les tapis épais qui assourdissaient
tous les bruits; et le jeune homme, malgré Tin-
domptable tumulte de son âme, éprouvait contre elle
un sentiment instinctif de répulsion, sans savoir pour-
quoi.
Arrivée à une porte que masquaient deux tapisseries
encadrées de velours rouge, de l'époque des Médicis,
elle s'arrêta et dit :
— Je passe devant pour annoncer monsieur le comte.
Je le prie d'attendre ici.
Une voix, la voix d'Hélène, appela de l'intérieur :
— Christine I
A ce son inattendu, André sentit ses veines frémir si
furieusement qu'il pensa : c< Je vais m'évanouir. » Il
avait comme le pressentiment indistinct de quelque
félicité surnaturelle qui dépasserait son attente, qui
excéderait ses rêves, qui serait au-dessus de ses forces.
c( Elle était là, derrière cette porte. » Toute notion
de la réalité désertait son esprit. Il lui semblait avoir
jadis imaginé, en peintre ou en poète, une pareille
aventure d'amour, dans ces mêmes circonstances, avec
ce même décor, avec ce même fond, avec ce même
mystère; et un autre, un personnage fictif créé par
lui, en était le héros. A cette heure, par un étrange
phénomène d'imagination, cette idéale fiction d'art se
confondait avec l'événement réel; et cela lui causait
une inexprimable sensation d'égarement. — Chaque
tapisserie portait une figure symbolique. Le Silence el
le Sommeil, deux éphèbes, sveltes et longs comme
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 63
aurait pu les dessiner le Primatice, gardaient la porte.
Et c'était lui, c'était lui-même qui, devant celte porte,
attendait ; et, au delà du seuil, dans le lit peut-être,
respirait la divine aimée. — Cette respiration, il croyait
l'entendre dans le battement de ses artères.
Enfin, « Mademoiselle » ressortit. A voix basse,
avec un sourire, en relevant de la main le lourd tissu :
— Veuillez entrer, dit-elle.
Et elle s'effaça. André entra.
D'abord, il eut l'impression d'un air très chaud,
presque suffocant ; dans cet air, il sentit la singulière
odeur du chloroforme ; à travers l'ombre, il aperçut
quelque chose de rouge, le damas rouge des tentures,
les courtines du lit ; il entendit la voix lasse d'Hélène,
qui murmurait :
— Je vous remercie d'être venu, André. Je vais
mieux.
Il s'avança jusqu'au lit, avec un peu d'hésitation :
sous cette lumière faible, il ne voyait pas distincte-
ment les objets.
Elle souriait, la tête enfoncée sur les oreillers,
languissante, dans la pénombre. Un bandeau de laine
blanche lui couvrait le front et les joues en passant
sous le menton, comme une guimpe monacale, et le
teint du visage n'était pas moins blanc que ce bandeau.
Lçs angles externes de ses paupières se resserraient
par la doidoureuse contraction des nerfs irrités ; de
temps à autre, la paupière inférieure avait un petit
tremblement involontaire ; et l'œil était humide, infini-
ment suave, comme voilé par une larme qui n'aurait
pu sourdre, presque implorant sous les cils qui fré-
missaient.
Quand le jeune homme la vit de près, une ten-
64 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
dresse immense lui envahit le cœur. Elle tira une main
de dessous la couverture et la lui tendit, avec un geste
très lent. Il se courba, s'agenouilla presque sur le bord
du lit ; et il se mit à couvrir de rapides baisers frô-
leurs cette main brûlante, ce poignet aux pulsations
précipitées.
— Hélène, Hélène, mon amour !
Hélène avait fermé les yeux, comme pour savourer
plus intimement le flot de volupté qui lui remontait le
long du bras, inondait le haut de sa poitrine, péné-
trait ses fibres les plus secrètes. Elle tournait la main
sous cette bouche, pour en sentir les baisers sur la
paume, sur le revers, entre les doigts, tout autour du
poignet, sur chaque veine, dans tous les pores.
— Assez I murmura-t-elle en rouvrant les yeux.
Et, de sa main un peu engourdie, elle eflBieura les
cheveux d'André. Dans cette caresse si fugitive, il y
avait tant d'abandon que ce fut sur l'âme de l'amant
comme la feuille de rose sur la coupe pleine : la pas-
sion déborda. Ses lèvres tremblaient sous une onde
confuse de paroles qu'il ne proférait pas, qu'il ne
savait pas dire. Il avait la sensation violente et divine
d'une vie qui se dilaterait au delà de ses organes.
— Quelle douceur, n'est-ce pas ? dit Hélène à voix
basse, en répétant son geste câlin.
Et un frisson lui parcourut le corps, visible à tra-
vers les couvertures épaisses. André fit un mouvement
pour lui reprendre la main. Mais elle supplia :
— Non... Comme cela, reste conMne cela ! Tu me
plais.
En lui appuyant sur la tempe, elle le força de poser
la tête au bord du lit, de sorte qu'il sentait contre
sa joue la forme d'un genou. Puis elle le regarda un
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 35
peu, en lui caressant toujours les cheveux ; et, d'une
voix qui mourait de délice^ tandis qu'entre les cils pas
sait comme im éclair blanc, elle reprit en traînant sur
les mots :
— Combien tu me plais !
Il y avait une inexprimable séduction voluptueuse
dans l'ouverture de ses lèvres, alors qu'elle prononçait
l'unique syllabe de ce verbe, si fluide et si sensuel
dans une bouche de femme.
— Encore ! murmura l'amant, dont les sens lan-
guissaient de passion sous la caresse de ces doigts,
sous la câlinerie de cette parole. Dis encore I Parle I
— Tu me plais, répétait-elle, voyant les regards
d'André fixés sur ses lèvres et ayant peut-être
conscience de la fascination qu'elle exhalait par cette
parole.
Puis, ils se turent tous les deux. Chacun sentait la
présence de l'autre fluer et se mélanger à son sang,
tant qu'enfin le sang de l'amant devint la vie de la
maîtresse, le sang de la maîtresse devint la vie de
l'amant. Un silence profond élargissait la chambre t
le Christ en croix de Guido Reni rendait religieuse
l'ombre des courtines ; la rumeur de la ville arrivait
comme le murmure d'un flot très lointain.
Alors, par un mouvement subit, Hélène se souleva
du lit, serra dans ses deux paumes la tête d'André
l'attira, lui soufila son désir au visage, le baisa,
retomba, s'offrit.
... Ensuite, elle fut prise d'une immense tristesse,
de cette tristesse obscure qui est au fond de tous les
bonheurs humains comme Tonde amère est à l'embou-
chure de tous les fleuves. Gisante, elle tenait hors de
la couverture ses bras abandonnés le long des flancs,
4.
C6 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
ses mains renversées, presque mortes, agitées par
moments d'un faible sursaut ; et elle regardait André
avec des yeux grands ouverts, d'un regard continu,
immobile, intolérable. Une à ime, ses larmes commen-
cèrent à couler ; et elles descendaient sur ses joues,
une à une, silencieusement.
— Qu'as-tu, Hélène ? Dis-moi, qu*as-tu ? lui
demandait-il, en lui saisissant les poignets, en se
penchant pour boire les larmes dans ses cils.
Elle serrait les dents et les lèvres pour réprimer
un sanglot.
— Rien. Adieu. Laisse-ûioi, je t'en prie 1 Tu me
reverras demain. Pars.
Sa voix et son geste furent si suppliants qu'André
obéit.
— Adieu, dit-il.
Et il la baisa sur la bouche, avec tendresse, goûtant
la saveur des gouttes salées, se mouillant des laihies
brûlantes.
— Adieu I Aime-moi I Souviens-loi 1
En repassant lé seuil, il crut entendre derrière lui
un éclat de sanglots. Il s'éloigna, un peu incertain,
vacillant comme un homme qui n'aurait pas la vue
bien sûre. Il gardait dans les sens l'odeur persistante
du chloroforme, pareille à une vapeur d'ivresse ; mais,
à chaque pas, quelque chose d'intime lui échappait,
se dispersait dans l'air ; et, par une impulsion instinc-
tive, il aurait voulu se ressaisir, se refermer, se
replier, empêcher cette dispersion. Devant lui, les
appartements étaient muets et déserts. Sur le seuil
d'une porte, ce Mademoiselle » parut, sans aucun
bruit de pas, sans aucun froufrou de vêtements,
comme un fantôme.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ G7
— Par ici, monsieur le comte ; vous vous trompez
de chemin.
Elle souriait d'une manière ambiguë et irritante ;
et la curiosité rendait plus perçants ses yeux gris.
André ne parla pas. De nouveau la présence de cette
femme lui était importune, le troublait, suscitait en
lui une vague répulsion, une colère.
A peine sous le porche, il respira comme un
homme délivré d'une angoisse. La fontaine mettait
parmi les arbres im clapotement étouflFé, que rompait
parfois un bruit clair et sonore; tout le ciel étincelait
d'étoiles, que des lambeaux de nuages enveloppaient
comme de longues chevelures cendrées ou comme
de vastes filets noirs ; entre les colosses de pierre,
k travers les grilles, apparaissaient et disparaissaient
les lanternes des voitures en course ; dans l'air iioid
se répandait le souffle de la vie urbaine ; les cloches
sonnaient, lointaines et proches. Il avait enfin l'en-
tière conscience de sa félicité.
VI
Depuis lors, une félicité pleine, oublieuse, effrénée,
toujours nouvelle, les saisit Tun et l'autre. La passion
les enA^eloppa, les rendit insouciants de tout ce qui
n'aurait pas été pour l'un et l'autre une jouissance im-
médiate. Admirablement façonnés de corps et d'esprit
pour la pratique des plaisirs les plus hauts et les plus
rares, tous deux poursuivaient sans trêve l'Absolu, le
Suprême, l'Inaccessible ; et ils allaient si loin que, par-
fois, une obscure inquiétude les prenait jusque dans
leurs plus grands oublis, comme si une voix fût mon-
tée du fond de leur être pour les avertir d'un châti-
ment inconnu, d'un terme très proche. De leur
lassitude même, le désir renaissait plus subtil, plus
téméraire, plus imprudent ; à mesure qu'ils s'enivraient
davantage, la chimère de leur cœur grandissait, s'agi-
tait, engendrait de nouveaux rêves ; ils semblaient ne
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 69
plus trouver d'apaisement que dans reflfort et Text^ès,
comme une forte flamme n'atteint toute son intensité
que par la violence des rafales. Parfois, une source
inopinée de plaisir s'ouvrait en leur âme, comme une
eau vive jaillit sous le talon d'un homme qui marche
à l'aventure dans le dédale d'un bois ; et ils y buvaient
sans mesure, jusqu'à l'épuiser. Parfois, sous le souffle
des désirs, leur âme, par une hallucination singulière,
concevait l'image décevante d'une existence plus
large, plus libre, plus puissante, « ultra-délicieuse » ;
et ils s'y plongeaient, ils s'y délectaient, ils y respi-
raient comme dans leur atmosphère natale. Les finesses
et les délicatesses du sentiment et de l'imagination alter-
naient pour eux avec d'aveugles fureurs de sensualité.
Ils n'apportaient ni l'un ni l'autre aucune réserve
aux prodigalités mutuelles de la chair et de l'esprit.
Ils éprouvaient une joie indicible à déchirer tous les
voiles, à découvrir tous les secrets, à violer tous les
mystères.
— Quel étrange amour ! lui disait Hélène en se
rappelant les tout premiers jours, son indisposition,
son consentement rapide. Je me serais donnée à toi le
soir même où je t'ai vu.
Elle en ressentait une sorte d'orgueil.
Et son amant lui disait :
— Ce soir-là, sur le seuil, quand j'entendis annon-
cer ton nom si près du mien, j'eus — pourquoi ? je
ne sais — j'eus la certitude que ma vie était liée à
la tienne pour toujours.
Ils croyaient ce qu'ils disaient. Ils relurent ensemble
l'élégie romaine de Gœthe : « Lass dich, Geliebte,
nicht reun dass du mir so schnell dich ergeben... Ne te
repens pas, ô mon aimée, de t'être donnée si vite! »
70 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Pour eux comme pour le chantre divin de Faus-
tine, Rome s'illuminait d'une lumière nouvelle. Par-
tout où ils passaient, ils laissaient un souvenir d'amour.
Les églises écartées de l'Aventin : Sainte-Sabine avec
ses belles colonnes en marbre de Paros, le joli jardin
de Sainte-Marie-du-Prieuré, le campanile de Sainte-
Marie-en-Cosmedin, pareil à une vivante stèle rose
dans l'azur, connaissaient bien leur amour. Les villas
des cardinaux et des princes : la villa Pamphili qui se
mire dans ses fontaines et dans son lac, .toute gra-
cieuse et molle, où chacjue boscjuet semble abriter une
^i^ble idylle et où les balustres de pierre et les fûts
des arbres semblent rivaliser en nombre ; la villa
Albani, froide et muette comme un cloître, bocage de
marbres sculptés et musée de buis centenaires, où,
sous les vestibules et les portiques, entre les colonnes
de granit, les cariatides et les hermès, symboles d'im-
mobilité, contemplent l'immuable symétrie de la ver-
dure ; et la villa Médicis, qui ressemble à une forêt
d'émeraude se ramifiant sous une lumière surnaturelle ;
et la villa Ludovisi, un peu sauvage, embaumée de
violettes, consacrée par la présence de la Junon
qu'adora Goethe, au temps où les platanes et les cy-
près, que l'on put croire immortels, frissonnaient déjà
dans le pressentiment des enchères et de la mort ;
toutes les villas patriciennes, gloire souveraine de Rome,
connaissaient bien leur amour. Les galeries de tableaux
et de statues : la salle du palais Borghèse où, devant
la Danaé, Hélène souriait comme devant la révélation
d'elle-même ; et la salle des miroirs où son image
passait entre les Amours de Cîro Ferri et les guirlandes
de Mario de' Fiori ; la chambre d'Héliodore, animée
prodigieusement de la plus forte palpitation de vie que
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 7I
Raphaël ait su infuser à l'inertie d'un mur ; et l'appar-
tement des Borgia, où la fantaisie du Pinturicchio se
déroule en un merveilleux tissus d'histoires, de fables,
de rêves, de caprices, d'artifices et de hardiesses ; et la
chambre de Galatée, où s'épand je ne sais quelle pure
fraîcheur, quelle inextinguible sérénité de lumière ; et
le cabinet de l'Hermaphrodite, où le doux monstre, né
de la volupté d'une nymphe et d'un demi-dieu, allonge
sa forme ambiguë parmi les feux des pierres fines ;
tous les séjours solitaires de la Beauté connaissaient
bien leur amour.
Ils comprenaient le cri sublime du poète : « Fine
Welt zwar bist Du, o Rom!,.. Rome, tu es vrai-
ment un monde! Mais, sans l'amour, le monde ne
serait pas le monde, Rome même ne serait pas Rome. »
Et l'escalier de la Trinité, glorifié par l'ascension lente
du soleil, devenait l'escalier de l'Unique par l'ascension
de la toute belle Hélène Muti.
Souvent Hélène prenait plaisir à gagner par ces
degrés la douce retraite du palais Zuccari. Elle mon-
tait lentement, dans la bande d'ombre ; mais son âme
courait, rapide, jusqu'au sommet. Nombreuses lurent
les heures de délices que mesura la petite tête d'ivoire
dédiée à Hippolyta, cette tête qu'elle approchait parfois
de son oreille avec un geste enfantin, appuyant l'autre
joue sur la poitrine de l'aimé pour écouter simultané-
ment la fuite des secondes et les palpitations de ce
cœur. André lui paraissait toujours nouveau. Par-
fois, elle restait comme stupéfaite devant l'infatigable
vitaUté de cet esprit et de ce corps. Parfois, sous les
caresses, elle laissait échapper un cri où s'exhalait toute
la terrible angoisse de son être terrassé par la violence
de la sensation. Parfois, entre les bras de l'aimé, elle
72 L'ENFANT DE VOLUPTE
était prise d'une sorte de torpeur extatique où elle
croyait, par la transfusion d'une autre vie, devenir une
cr&iture diaphane, légère, fluide, immatérielle, très
puTo; tandis que les pulsations de la vie, dans leur
multitude, lui rappelaient l'innombrable frisson d'une
mer calme en été. Parfois, sur cette poitrine chérie,
après les caresses, elle sentait en elle-même la volupté
s'apaiser, s'aplanir, s'assoupir : telle une eau bouillon-
nante qui peu à peu retombe ; mais, s'il respirait plus
fort ou s'il faisait le moindre mouvement, elle sentait
de nouveau comme une onde inefiTable la traverser de
la tête aux pieds, vibrer en s'atténuant et, enfin, mou-
rir. Cette « spiritualisation » de la jouissance char-
nelle, produite par la parfaite affinité des deux corps,
était peut^tre, entre tous les phénomènes de leur pas-
sion, le plus remarquable. Parfois, Hélène avait des
larmes plus douces que des baisers.
Et, dans les baisers, quelle douceur profonde ! Il y
a des bouches de femmes qui paraissent enflammer
d'amour l'haleine au passage. Elles s'avivent d'un sang
plus riche que la pourpre ou se glacent d'une pâleur
d'agonie ; elles s'illuminent de la bonté d'un consente-
ment ou s'assombrissent d'une ombre de dédain ; elles
s'épanouissent de plaisir ou se tordent de souffrance :
elles portent toujours en elles une énigme qui trouble
les rêveurs, et qui les attire, et qui les captive. Une
discorde continuelle entre l'expression de lèvres et celle
des yeux engendre le mystère ; il semble qu'une âme
double s'y révèle avec une double beauté: joyeuse et
triste, glaciale et ardente, cruelle et bénigne, humble
et hautaine, souriante et ironique ; et cette ambiguïté
suscite l'inquiétude chez ceux qui se complaisent aux
choses obscures. Deux artistes du xv* siècle, médita-
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 78
lîfs, pourchasscurs infatigables d'un idéal rare et su-
prême, psychologues pénétrants auxquels on doit peut-
être les plus subtiles analyses de la physionomie
humaine, plongés sans cesse dans Tétude et dans la
recherche des difficultés les plus ardues et des secrets
les plus occultes, Botticelli et Vinci, ont compris et
rendu par les moyens variés de leur art l'inexprimable
séduction de ces bouches.
André trouvait dans les baisers d'Hélène la quintes-
sence de la volupté. Nulle union d'amour ne leur sem-
blait plus complète et plus parfaite. Parfois, ils croyaient
sentir la fleur vive de leurs âmes s'efiTeuiller sous la
pression des lèvres, en répandant par toutes leurs veines
un suc de délice, jusqu'au cœur; et, parfois, ils avaient
au cœur comme l'illusoire sensation d'un fruit tendre
et humide qui s'y fondrait. Pour prolonger cette
saveur, ils retenaient leur respiration jusqu'à se sentir
mourir d'angoisse, tandis que les mains de l'une trem-
blaient sur les tempes de l'autre, éperdument. Après
s'être détachés, ils se regardaient avec des yeux flot-
tant dans im nuage de torpeur. Et elle disait, d'une
voix un peu rauque, sans sourire :
— Nous en mourrons 1
Parfois il attendait, renversé, les paupières closes.
Et elle, qui connaissait cet artifice, avec une langueur
préméditée, se penchait pour le baiser. Lui, dans son
aveuglement volontaire, plein d'une présensibilité
vague, ne savait pas où ce baiser se poserait.
Pendant la minute d'attente et d'incertitude, ime
anxiété furieuse lui agitait tous les membres, aussi
intense que l'horreur d'un homme aux yeux bandés
qui serait sous la menace d'un sceau de feu. Lors-
qu'enfin les lèvres l'atteignaient, il avait peine à
5
74 L*ENFANT DE VOLLPTÉ
retenir un cri. Et la torture de cette minute lui
plaisait ; car il arrive souvent qu'en amour la souf-
france a plus d'attrait que le délice.
Hélène aussi, par ce singulier esprit d'imitation qui
pousse les amants à rendre exactement une caresse,
voulait essayer à son tour.
— Il me semble, disait-elle en fermant les yeux, il
me semble que tous les pores de ma peau sont comme
un million de petites bouches qui halètent vers la
tienne, pâmées du désir d'être élues, jalouses l'une
de l'autre...
Et alors, par équité, il se mettait à la couvrir de
baisers drus et rapides, parcourant tout ce beau corps
sans y laisser la moindre place intacte, sans ralentir
jamais son œuvre. Et elle riait, heureuse, avec la
sensation qu'on l'enveloppait comme d'un invisible
vêtement ; elle riait et gémissait, délirante, sous la
furie des baisers qui s'emportaient en tempête ; elle
riait et pleurait, éperdue, incapable de supporter plus
longtemps cette dévorante ardeur.
Et, soudain, elle emprisonnait dans ses bras le cou
de l'aimé, l'enchaînait de ses cheveux, l'étreignait
comme une proie palpitante. Et lui, lassé, heureux
de se soumettre, restait captif en ces liens. Et elle
s'écriait :
— Comme tu es jeune I Comme tu es jeune!
En lui, malgré toutes les corruptions, malgré
toutes les dispersions, la jeunesse résistait, persistait,
métal inaltérable, arôme tenace. Cette splendeur de
jeunesse vraie était sa qualité la plus précieuse. A la
grande flamme de la passion, tout ce qu'il avait de
faux, d'artificiel, de vain, se consumait comme sur un
bûcher. Après la dissolution produite par l'abus de
L'ENFANT DE VOLUPTE ^5
l'analyse et par ractîon isolée des énergies intérieures,
il revenait maintenant à l'unité des lorces, de l'aclion,
de la vie ; il reconquérait la primitive confiance ; il
aimait juvénilement. Certains de ses abandons sem-
blaient d'un entant crédule ; certaines de ses fantaisies
étaient pleines de fraîcheur et de grâce légère.
— Quelquefois, lui disait Hélène, ma tendresse
pour toi se îait plus délicate que celle d'une amante.
Elle devient... comment dirai-je ? presque mater-
nelle.
André riait, parce qu'elle était à peine son aînée de
trois ans. Et il lui disait :
— Quelquefois, la communion de nos esprits me
semble si chaste que je voudrais t'appeler ma sœur,
en te baisant les mains.
Ces purifications, ces exaltations trompeuses du
sentiment advenaient toujours aux languissantes accal-
mies du plaisir, lorsque, dans le repos de la chair,
l'âme éprouvait un vague besoin d'idéalité. Alors aussi
ressuscitaient chez le jeune honmie les idéales aspi-
rations vers l'art qu'il aimait ; et c'était dans son
intelligence un tumulte de toutes les formes jadis
cherchées et contemplées, qui demandaient à se pro-
duire : et les ^paroles du monologue gœthîen le stimu-
laient : « A quoi servirait sous tes yeux l'ardente
nature, que pourraient autour de toi les formes de l'art,
si la force créatrice ne t'emplissait point l'âme de
passion, si elle n'affluait point au bout de tes doigts,
continuellement, pour l'œuvre future? » La pensée
de réjouir sa maîtresse par un vers nombreux ou par
une noble Ugne le poussa au travail. Il écrivit la
Simone ; et il fit deux eaux-iortes, le Zodiaque et la
Coupe d* Alexandre,
^6 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Dans la pratique de l'art, il préférait les instruments
difficiles, exacts, parfaits, incorruptibles : la métrique
et la gravure ; et il visait à continuer et à renouveler
les formes italiennes traditionnelles, avec sévérité, en
se rattachant aux poètes du a stil novo » et aux
peintres précurseurs de la Renaissance. Son esprit
était essentiellement yor/ne/. Il aimait l'expression plus
que la pensée. Ses essais littéraires étaient des exer-
cices, des jeux, des études, des recherches, des expé-
riences techniques, des curiosités. Il pensait, avec
Taine, qu'il est plus difficile de composer six beaux
vers que de gagner une bataille rangée. Sa Fable
d'Hermaphrodite imitait en sa structure la Fable
d'Orphée, d'Ange Politien ; et elle avait des strophes
extraordinaires de délicatesse, de puissance et de
musique, surtout dans les chœurs de monstres
hybrides, centaures, sirènes et sphinx. Sa nouvelle
tragédie, la Simone^ de forme brève, avait une saveur
très singulière. Toute rimée qu'elle était dans les
anciens modes toscans, elle semblait conçue par
un poète anglais du siècle d'Elisabeth sur une
nouvelle du Décaméron ; et elle possédait quelque
chose du charme doux et étrange qu'ont certains
petits drames de Shakespeare.
Au frontispice de l'Exemplaire unique, le poète
signa ainsi son œuvre : a. s. calcographus aqua
FORTI SIBI TIBI FECIT.
Le cuivre l'attirait plus que le papier, l'acide
nitrique plus que l'encre, la pointe plus que la plume.
Déjà un de ses ancêtres. Juste Sperelli, avait essayé
de la gravure. Certaines estampes de lui, exécutées
aux environs de 1620, révélaient manifestement
l'influence d'Antoine PoUaiuolo, par la profondeur et
L'ENFANT DE VOLUPTE 77
par râpreté du dessin. André usait de la facture
libre de Rembrandt et de la manière noire chère aux
aquafortistes anglais de l'école de Green, de Dixon,
d'Earlom. Il avait fait son éducation d'après tous les
modèles, il avait étudié séparément l'effet cherché par
chaque graveur, il s'était mis à l'école d'Albert Durer
et du Parmesan, de Marc Antoine et d'Holbein,
d'Annibal Carrache et de Mac Ardell, du Guide et de
Callot, de Toschi et de Gérard Audran ; mais, devant
la plaque de cuivre, voici quelle était son intention
propre : éclaircir par les effets de lumière de Rem-
brandt les élégances de dessin des artistes florentins
du XV* siècle appartenant à la seconde génération,
comme Sandro Botticelli, Domenico Ghirlandajo et
Filippino Lippî.
Ses deux dernières eaux-fortes représentaient, en
deux épisodes d'amour, deux aspects de la beauté
d'Hélène; et elles empruntaient leur titre aux acces-
soires.
Parmi les choses les plus précieuses que possédait
André Sperelli, se trouvait une courtepointe en soie fine,
de couleur azur passé, autour de laquelle tournaient
les douze signes brodés du zodiaque, chacun avec sa
légende : Aries, Taurus, Gemini, Cancer, Léo, Virgo,
Libra, Scorpius, Arcitenens, Caper, Amphora, Pisces,
en caractères gothiques. Un soleil d'or occupait le
centre du cercle; les figures animales, dessinées dans
un style archaïsant qui rappelait celui des mosaïques,
avaient un éclat extraordinaire. L'étoffe entière était
digne de draper une couche impériale. Et, en effet, elle
provenait du trousseau de Blanche Marie Sforza, nièce
de Ludovic le More, qui devint femme de l'empereur
Maximilien.
78 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
La nudité d'Hélène ne pouvait pas avoir ime draperie
plus riche. Parfois, tandis qu'André était dans la pièce
voisine, elle se dévêtait à la hâte, s'étendait sous la
courtepointe merveilleuse et appelait son poète. Et,
'juand il accourait, elle s'ofl'rait à ses yeux comme une
divinité enveloppée dans une zone de firmament. Elle
se levait parfois pour venir devant le loyer, traînant
la draperie sidérale après elle. Frileuse, elle se serrait,
des deux bras, dans la soie; et elle marchait pieds nus,
à petits pas, pour ne point s'embarrasser dans l'abon-
dance des plis. Le soleil lui resplendissait sur les épaules
à travers les cheveux dénoués ; le Sagittaire lui perçait
la gorge de sa javeline ; un grand lambeau du zodiaque
rampait derrière elle sur le tapis, emportant les roses
qu'elle venait d'eflcuiller.
L'une des eaux-fortes représentait précisément Hé-
lène endormie sous les signes célestes. La forme fémi-
nine apparaissait moulée par les plis de l'étofTe, la tête
abandonnée au bord du Ut, un peu en dehors, les che-
veux pleuvant jusqu'à terre, un bras pendant et l'autre
posé le long du flanc. Les parties découvertes, la face,
le haut de la poitrine et les bras, étaient très lumi-
neuses ; et la pointe avait rendu avec beaucoup de puis-
sance le scintillement des broderies dans la pénombre et
le mystère des symboles. Un grand lévrier blanc,
Famulus, frère de celui qui pose la tête sur les genoux
de la comtesse d'Arundel dans le tableau de Rubens,
tendait le cou vers la dame, les yeux braqués, en arrêt
sur les quatre pattes, dessiné avec une heureuse har-
diesse de raccourci. Le fond de la chambre était opulent
et sombre.
La seconde eau-forte avait pour motif le grand bassin
d'argent qu'Hélène avait hérité de sa tante Flaminia.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 79
C'était un bassin historiqae; et il s'appelait la Coupe
d'Alexandre. Il avait été donné à la princesse de Bisenti
par César Borgia, lors de son départ pour la France,
où ce prince allait porter à Louis XII la bulle de divorce
et les dispenses de mariage. On attribuait à Raphaël le
dessin des figures qui en faisaient le tour et de celles
qui surgissaient du bord, en face l'une de l'autre.
Il s'appelait la Coupe d'Alexandre parce qu'il avait
élé composé en mémoire de cette coupe prodigieuse où,
dans les grands i'estins, le roi de Macédoine avait cou-
tume de boire prodigieusement. Des troupes de sagit-
taires contournaient les flancs du vase, tumultueux,
les arcs tendus, avec les admirables attitudes de ceux
que Raphaël peignit nus et décochant leurs flèches
contre l'Hermès, dans la fresque de la salle décorée par
Jean-François Bolognesi, au palais Borghèse. Ils pour-
suivaient une grande Chimère qui faisait saillie comme
une anse au-dessus du bord, tandis que, sur le bord
opposé, bondissait le jeune sagittaire Bellérophon, l'arc
tendu contre le monstre. Les ornements de la base et
du bord avaient une rare élégance. L'intérieur était
doré comme celui d'un ciboire. Le métal était sonore
comme un instrument. Le poids était de trois cents
livres. La forme entière était harmonieuse.
Souvent, par caprice, Hélène prenait dans cette
coupe son bain du matin. Elle pouvait, sinon s'y étendre,
du moins y plonger toute sa personne; et, en vérité,
rien n'égalait la grâce souveraine de ce corps ramassé
dans cette eau que la dorure teignait de reflets ténus,
indescriptibles : car, après tant d'années, le métal
n'était pas encore argent et l'or se mourait.
Épris de trois formes diversement nobles, de la
(enmie, de la coupe et du lévrier, l'aqualorUste avait
8o L'ENFANT DE VOLUPTÉ
trouvé une très belle composition de lignes : la femme,
debout dans le bassin, nue, appuyée d'une main sur la
saillie de la Chimère et de l'autre sur la saillie du Bel-
lérophon, s'allongeait en avant pour agacer le chien
qui, plié en arc, les pattes antérieures abaissées et les
pattes postérieures droites, pareil à un félin qui va bon-
dir, tendait vers elle son museau long et effilé comme
celui d'un brochet.
Jamais André Sperelli n'avait savouré ni souffert
plus ardemment l'attentive anxiété de l'artiste qui sur-
veille l'aveugle et irréparable action de l'acide ; jamais
il n'avait appliqué une patience plus aiguë au travail
si délicat de la pointe sèche sur les rudesses des pas-
sages. Réellement, il était né graveur sur cuivre,
comme Lucas de Leyde. Il possédait une science ad-
mirable — ou, peut-être, un sens rare — de toutes
les moindres particularités de temps et de degré qui
peuvent concourir à varier infiniment sur le cuivre
l'efficacité de Teau-forte. Non seulement la pratique,
la diligence et l'intdligence, mais surtout ce sens natif
presque infaillible l'avertissait du moment juste, de
l'instant exact où la corrosion arrivait à donner telle
valeur précise d'ombre que, dans l'intention de l'ar-
tiste, l'estampe devait offrir. Et cette maîtrise spiri-
tuelle sur la force brutale, ce pouvoir de lui infuser
pour ainsi dire une âme esthétique, ce sentiment de je
ne sais quelle occulte correspondance entre les pulsa-
tions de son poignet et la morsure progressive de l'acide,
c'était son enivrant orgueil, sa torturante joie.
Il semblait à Hélène qu'elle était déifiée par son
amant comme Isotta de Rimini dans les indestructi-
bles médailles que Sigismond Malatesta fit frapper à sa
gloire. Cependant, les jours où André se meltait à
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 8l
l'œuvre, elle devenait triste, taciturne et soupirante,
comme sous l'empire d'une secrète angoisse. Et elle
avait de telles effusions de tendresse soudaine, mêlées
de tant de larmes et de sanglots si mal contenus, que
le jeune homme en demeurait étonné, plein de soup-
çons, sans comprendre.
Un soir, ils revenaient à cheval de l'Aventin, par la
pente de la rue Sainte-Sabine, ayant encore dans les
yeux la grande vision des palais impériaux incendiés
par le soleil couchant, rouges de flamme entre les
cyprès noirâtres que pénétrait une poussière d'or. La
tristesse d'Hélène s'était communiquée à son amant, et
ils chevauchaient en silence. Devant l'église Sainte-
Sabine, André dit en arrêtant sa monture :
— Tu te souviens ?
Quelques poules qui becquetaient en paix parmi les
touffes d'herbe se dispersèrent aux aboiements de Fa-
mulus. La place était tranquille et modeste conune le
parvis d'une église de village ; mais les murs avaient ce
singulier éclat de lumière que reflètent les édifices de
Rome « à l'heure du Titien ».
Hélène s'arrêta aussi.
— Comme elle parait loin, celte journée 1 dit-elle
avec un petit tremblement dans la voix.
En effet, c'était un souvenir déjà perdu dans l'infini
du temps, comme si leur amour eût duré des mois et
des années. Les paroles d'Hélène avaient suscité dans
l'âme d'André cette illusion étrange, et, en même
temps, une inquiétude. Elle se mit à rappeler tous les
détails de leur visite à l'église Sainte-Sabine, par une
après-midi de janvier, sous un soleil précoce. Elle
s'étendait avec insistance sur des minuties; et, par
5.
82 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
instants, elle s'interrompait comme quand on suit,
outre les mots qu'on prononce, une pensée qu'on
n'exprime pas. André crut sentir un regret dans la
voix d'Hélène, a Que pouvait-elle bien regretter ? Leur
passion n'avait-elle pas devant elle des jours plus doux
encore? N'était-ce pas déjà la Rome printanière, si
clémente aux amours? » Perplexe, il ne l'écoutait plus.
Les chevaux descendaient au pas, l'un à côté de l'autre,
soufflant fortement des naseaux ou rapprochant leurs
bouches comme pour se faire des confidences. Famulus
allait devant et derrière, en course perpétuelle.
— Tu te souviens, continua Hélène, tu te souviens
de ce îrère qui vint nous ouvrir ?
— Oui, oui...
— De quels yeux stupéfaits il nous regarda I C'était
un nain sans barbe, tout rugueux. Pour aller prendre
les clefs de l'église, il nous laissa seuls dans le vesti-
bule ; et tu me donnas un baiser. Tu te souviens ?
— Oui.
— Et tous ces barils, dans le vestibule 1 Et cette
odeur de vin, pendant que le frère nous expliquait les
histoires sculptées sur la porte de cyprès. Et puis, la
Madone du Rosaire ! Tu te souviens ? L'explication te
fit rire ; et moi, t'entendant rire, je ne pus m'empêcher
de rire aussi ; et nous rîmes si fort au nez du pauvre
diable qu'il se troubla et n'ouvrit plus la bouche, pas
même à la fin pour te dire merci...
Elle reprit, après une pause :
— Et à Saint-Alexis, quand tu ne voulais pas me
laisser voir la coupole par le trou de la serrure ! Comme
nous avons ri, là aussi !
De nouveau, elle se tut. Un cortège d'hommes mon-
taient la chaussée avec un cercueil, suivis d'une voiture
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 83
publique pleine de parents qui pleuraient. Le mort
allait au cimetière des Israélites. C'était un enterrement
muet et froid. Tous ces hommes au nez crochu et aux
yeux rapaces se ressemblaient comme des frères.
Pour laisser passage au cortège, les deux chevaux
se séparèrent et prirent chacun un côté, en rasant la
muraille ; et les amants se regardèrent par-dessus le
mort, émus d'une tristesse croissante.
Lorsqu'ils se rapprochèrent, André demanda :
— Qu'as-tu donc ? A quoi penses-tu ?
Avant de répondre, elle hésita. Elle tenait les yeux
baissés sur le cou de l'animal, qu'elle caressait du
pommeau de son stick, irrésolue et pâle.
— A quoi penses-tu ? répéta le jeune homme.
— Eh bien ! je vais te le dire. Je pars mercredi ; je
ne sais pour comJjien de temps ; peut-être pour long-
temps, peut-être pour toujours; je ne sais... Notre
amour se rompt par ma faute ; mais ne me demande
pas comment, ne me demande pas pourquoi, ne me
demande rien, je t'en prie I Je ne pourrais pas te ré-
pondre.
André la regarda, presque incrédule. La chose lui
paraissait si impossible qu'elle ne le fit pas souflrir.
— C'est une plaisanterie, n'est-ce pas, Hélène ?
Elle hocha la tête pour faire signe que non. Sa
gorge s'était serrée, et, subitement, elle mit son cheval
au trot. Derrière eux, les cloches de Sainte-Sabine et
de Sainte-Prisca commencèrent à tinter dans le crépu-
scule. Ils trottaient en silence, éveillant les échos sous
les arcs, sous les temples, dans les ruines solitaires et
vides. Ils laissèrent sur leur gauche Saint-Georges-en
Vélabre qui gardait encore une lueur vermeille sur les
briques de son campanile, comme en ce lointain jour
84 L'ENFANT DE VOLUPTE
de bonheur. Ils côtoyèrent le Forum romain et le
Forum de Nerva, déjà envahis par une ombre bleuâtre
pareille à celle des glaciers pendant la nuit. Ils s'arrê-
tèrent à l'Arc des Pantani, où les attendaient leurs
palefreniers et leurs voitures.
A peine descendue de cheval, Hélène tendit la main
à André, en évitant de le regarder dans les yeux. Elle
paraissait avoir grande hâte de s'éloigner.
— Eh bien ? lui demanda-t-il, en l'aidant à monter
dans sa voiture.
•— A demain I Ce soir, non.
VII
Le paysage sabîn s'étendait devant eux sous une
lumière idéale, conune un de ces paysages rêvés où
les choses paraissent être visibles de loin par une irra-
diation qui en prolongerait les contours.
La voiture fermée roulait avec un bruit égal, au trot ;
les murs des vieilles villas patriciennes défilaient devant
les portières, blanchâtres, comme vacillantes, avec un
mouvement continu et doux. De temps à autre se
présentait une grande grille de fer, à travers laquelle
on apercevait une allée flanquée de hauts buis, ou un
cloître de verdure habité par des statues antiques, ou
un long portique végétal sous lequel riaient çà et là
des rayons de soleil pâle.
Hélène se taisait, enveloppée dans son ample pelisse
de loutre, le voile abaissé sur le visage, les mains gan-
tées de chamois. André aspirait avec délices la subtile
86 L*ENFANT DE VOLUPTÉ
odeur d'héliotrope qu'exhalait la fourrure précieuse,
tandis qu'il sentait contre son propre bras la forme du
bras d'Hélène. Ils se croyaient tous les deux loin des
hommes, seuls; mais, à Timproviste, passait un car-
rosse noir de prélat, ou un buttero à cheval, ou une
troupe d'ecclésiastiques violets, ou un troupeau de
bœufs.
A quelque distance du pont, elle dit :
— Descendons.
Dans la campagne, la lumière froide et claire res-
semblait à une eau de source ; et, comme les arbres
ondulaient au vent, l'ondulation paraissait se commu-
niquer du même coup à toutes choses.
Elle dit, en se serrant contre lui et en chancelant
sur le sol raboteux :
— Je pars ce soir. C'est la dernière fois...
Puis elle se tut ; puis, avec des pauses, elle reparla
encore de la nécessité du départ, de la nécessité de la
rupture, sur un ton plein de tristesse. Le vent furieux
lui enlevait les paroles aux lèvres. Elle poursuivait. Il
l'interrompit en lui prenant la main et en cherchant
des doigts sous les boutons la chair du poignet.
— Tais-toi 1 Tais-toi I
Ils avançaient, luttant contre l'assaut des rafales. Et
lui, près de cette femme, dans cette solitude profonde
et solennelle, sentit brusquement entrer en son âme
comme l'orgueil d'une vie plus libre, comme un flot
surabondant de forces.
— Non, non, ne pars pas I Je te veux encore,
toujours...
Il lui mit le poignet à nu et glissa ses doigts sous la
manche, lui tourmentant la peau d'une caresse inquiète
et pleine de désirs.
L'ENPANr DE VOLUPTÉ 87
Elle lui jeta un de ces regards qui l'enivraient
comme des coupBs de vin. Le pont, tout près d'eux
maintenant, rougeoyait dans une illumination de
soleil. Le fleuve semblait immobile et métallique en
toute la longueur de sa sinuosité. Les joncs se cour-
baient sur la rive et les eaux secouaient légèrement des
perches plantées dans la glaise pour soutenir des filets.
Alors il essaya de la toucher par les souvenirs. Il
lui parla des premiers jours, du bal au palais Farnèse,
d'une partie de chasse à la campagne du Divin
Amour, des rencontres matinales sur la place
d'Espagne, devant les vitrines des orfèvres, ou dans la
tranquille et aristocratique rue Sixtine, lorsqu'elle
sortait du palais Barberini suivie par les boucjuetières
qui lui offraient des roses dans des corbeilles.
— Tu te souviens ! Tu te souviens I
— Oui.
— Et la soirée des fleurs, au début... quand je
vins avec toutes ces fleurs... Tu étais seule, au coin
de la fenêtre ; tu lisais. Tu te souviens ?
— Ouï, oui.
— J'entrai. Tu te retournas à peine ; tu m'accueillis
durement. Qu'avais-tu P Je ne sais. Je déposai la
botte de fleurs sur le guéridon et j'attendis. D'abord,
tu parlas de choses insignifiantes, sans volonté et
sans plaisir. Je pensais, découragé : « Elle ne m'aime
donc plus ! » Mais le parfum était fort ; il emplissait
toute la chambre. Je te vois toujours, quand tu saisis
à deux mains le bouquet et que tu y plongeas toute
ta figure, en aspirant. Relevée, ta figure paraissait
exsangue ; tes yeux paraissaient noyés dans une sorte
d'ivresse...
— Continue, continue I dit Hélène d'une voix
88 L'ENFANT DE VOLUPTE
faible, penchée sur le parapet, magnétisée par la
fascination des eaux courantes.
— Et puis, sur le divan... tu te souviens P Je
t'avais renversée, et je te couvrais de fleurs la poitrine,
les bras, la face. Tu te relevais à tout moment pour
m' offrir ta bouche, ta gorge, tes paupières mi-closes.
Entre ta peau et mes lèvres, je sentais les feuilles de
rose, froides et molles. Si je te baisais le cou, tu
frissonnais par tout le corps et tu étendais les mains
pour m'écarter. Oh 1 alors... Tu avais la tête plongée
dans les coussins, la poitrine cachée sous les roses,
les bras nus jusqu'au coude ; et rien n'était plus
amoureux et plus doux que le petit tremblement de tes
mains pâles sur mes tempes. Tu te souviens P
— Oui. Continue 1
n continuait, avec une tendresse croissante. Grisé
de ses propres paroles, il perdait presque la conscience
de ce qu'il disait. Hélène, les épaules tournées à la
lumière, se penchait peu à peu vers lui. A travers les
vêtements, ils sentaient le contact indécis de leur corps.
Sous eux, les eaux de la rivière glissaient, lentes et
froides à voir ; les grands joncs grêles, pareils à des
chevelures, se coiu-bant à chaque soufiSe, y plongeaient
avec de larges fluctuations.
Ils cessèrent de parler ; mais ils se regardaient, et ils
avaient dans les oreilles un bourdonnement continu qui
se prolongeait à l'infini et qui semblait emporter une
partie de leur être, comme si quelque chose de sonore
se fût échappé de leur cerveau même et dilaté jusqu'à
remplir toute la campagne.
Hélène se redressa.
— Partons, dit-elle. J'ai soil. Où pourrait-on avoir
de l'eau ?
L»ENFANT DE VOLUPTÉ 89
Us se dirigèrent vers Taubcrge, au delà du pont. Des
charretiers dételaient leurs chevaux, avec des impré-
cations bruyantes. Le soleil couchant frappait d'un
coup de lumière le groupe des bêtes et des hommes.
A leur entrée, les gens de l'auberge n'eurent aucun
mouvement de surprise. Trois ou quatre individus gre-
lottants de fièvre étaient autour d'un brasero carré,
taciturnes et jaunes. Un bouvier au poil roux somnolait
dans un coin, tenant encore entre les dents sa pipe
éteinte. Deux jeunes garçons, hâves et louches, jouaient
aux cartes et se guettaient pendant les pauses avec un
regard d'une ardeur bestiale. L'hôtesse, une femme obèse,
avait sur les bras \m bambin qu'elle berçait lourdement.
Tandis qu'Hélène buvait dans un verre grossier, la
femme se lamentait en lui montrant le bambin :
— Regardez, madame I Regardez, madame!
Tous les membres de la pauvre créature étaient
d'une maigreur pitoyable; ses lèvres violacées étaient
parsemées de points blanchâtres; l'intérieur de sa
bouche était couvert de grumeaux laiteux. Il semblait
que la vie eût déjà quitté ce petit corps, ne laissant
qu'une matière sur laquelle végétaient les moisissures.
— Tâtez, madame, comme ses mains sont froides. Il
ne peut plus boire, il ne peut plus avaler, il ne peut
plus dormir...
La femme sanglotait. Les fiévreux regardaient avec
des yeux pleins d'une prostration infinie. Les sanglots
de l'enfant donnèrent aux deux garçons un mouvement
d'impatience.
— Viens, viens ! dit André à Hélène en lui saisissant le
bras, après avoir jeté sur la table une pièce de monnaie.
Et il l'entraîna dehors. Ils revinrent ensemble vers
le pont. Maintenant, le cours de l'Anio allait s'embra-
go L'ENFANT DE VOLUPTE
sant des feux du soir. Une ligne scialillante traversait
l'arche; et, dans le lointain, les eaux prenaient une
couleur roussie plus luisante, comme s'il y eût flotté des
taches d'huile ou de bitume. La campagne accidentée,
semblable à un océan de ruines, avait une teinte violette
uniforme. Vers la ville, le ciel devenait plus rouge.
— Pauvre créature I murmura Hélène avec un
accent de compassion profonde.
Et elle se serra au bras d'André.
Le vent faisait rage ; une troupe de corneilles passa
dans l'air incendié, très haut, en croassant.
Alors, tout d'un coup, à l'aspect de cette solitude,
une sorte d'exaltation passionnelle s'empara de leurs
deux âmes. Quelque chose de tragique et d'héroïque
parut entrer dans leur amour. Les cimes de leur passion
flamboyèrent sous les reflets du couchant tumultueux.
Hélène s'arrêta.
— Je n'en puis plus, dit-elle, haletante.
La voiture était loin, immobile à la place où ils
l'avaient quittée.
— Encore un peu, Hélène I Encore un peu I Veux-tu
que je te soutienne P
Emporté par un indomptable élan lyrique, il laissa
libre cours à ses paroles.
« Pourquoi voulait-elle partir P Pourquoi voulait-elle
rompre l'enchantement? Désormais, leurs destins n'é-
taîent-ils pas liés d'une manière indissoluble? Il avait
besoin d'elle pour vivre ; il avait besoin de ses yeux, de
sa voix, de sa pensée... Il était tout imprégné de cet
amour ; il avait tout le sang brûlé comme par un poi-
son, sans remède. Pourquoi voulait-elle fuir? Il s'en-
lacerait à elle, il l'étoufleraît d'abord sur son cœur.
Non, cela ne pouvait pas être. Jamais ! jamais ! »
L'ENFANT DB VOLUPTÉ gi
Hélène l'écoutaît, tête basse, luttant contre le vent,
sans répondre. Au bout de quelques minutes, elle leva
le bras pour faire signe au cocher d'avancer. Les che-
vaux piâfièrent.
— Vous arrêterez à la Porte Pie, dit-elle en montant
dans la voiture avec André.
Et, d'un mouvement subit, elle s'offrit au désir de
son amant qui lui baisa la bouche, le front, les che-
veux, les yeux, la gorge, avidement, rapidement, sans
plus respirer.
— Hélène I Hélène I
Une vive lueur pénétra dans la voiture, reflétée par
les maisons couleur de brique. Sur la route s'appro-
chait le trot sonore de plusieurs chevaux.
Hélène, se pliant sur l'épaule de l'aimé avec une
immense douceur de soumission, dit :
— Adieu, mon amour I Adieu, adieu 1
Comme elle se relevait, sur la droite et sur la gau-
che passèrent au grand trot dix ou douze cavaliers en
habit rouge qui revenaient de la chasse au renard. Un
d'eux, le duc de Beffi, en rasant la voiture, se pencha
sur le pommeau de la selle pour regarder par la portière.
André ne parla plus. Il sentait maintenant tout son
être défaillir dans un accablement infini. Une fois la
première révolte apaisée, l'enfantine faiblesse de sa
nature lui inspirait un besoin de larmes. Il aurait voulu
se plier, s'humilier, prier, émouvoir par ses pleurs la
pitié de cette femme. Il avait la sensation confuse et
obtuse d'un vertige ; et un froid subtil le prenait à la
nuque, lui pénétrait la racine des cheveux.
— Adieu, répéta Hélène.
La voiture s'arrêtait sous l'arceau do la Porte Pie. Il
lui fallut descendre.
VIII
Cet adieu au grand aîr, voulu par Hélène, ne
résolut aucun des doutes qu'André avait dans l'âme.
(( Quelles pouvaient être les secrètes raisons de ce départ
subit? » Il cherchait vainement à pénétrer le mys-
tère ; les doutes Taccablaient.
Pendant les premiers jours, les assauts de la douleur
et du désir furent si cruels qu'il pensa mourir. La
jalousie qui, après les premiers accès, s'était dissipée
devant l'ardeur persistante d'Hélène, ressuscitait en lui,
évoquée par les imaginations impures ; et le soupçon
qu'il y eût un homme au fond de cette ténébreuse in-
trigue lui causait un tourment insupportable. Parfois, il
se sentait envahi d'une basse colère contre l'absente,
d'une rancœur amère, presque d'un besoin de ven-
geance, comme si elle l'eût mystifié et trahi pour se
livrer à un autre amant. Parfois aussi, il croyait ne
L*ENFAIfT DB VOLUPTE qS
plus la désirer, ne plus Taîmer, ne l'avoir jamais aimée.
Ce n'était pas pour lui un phénomène nouveau, cette
cessation passagère d'un sentiment, cette sorte de syn-
cope spirituelle qui, au milieu d'un bal par exemple,
lui rendait complètement étrangère la femme adorée,
liii permettait de prendre part à un souper joyeux,
une heure après en avoir bu les larmes. Mais ces
oublis ne duraient pas. Le printemps romain fleurissait
avec une allégresse inouïe ; la ville de travertin et de
briques absorbait la lumière comme une forêt avide ;
les fontaines papales se dressaient dans un ciel plus
limpide qu'une pierre précieuse ; la place d'Espagne
était embaumée comme une roseraie ; et la Trinité
des Monts, au sommet du grand escalier peuplé d'en-
tants, ressemblait à un dôme d'or.
Sous les excitations qui lui venaient de la nouvelle
beauté de Rome, tout ce qui lui restait du philtre
d'Hélène dans le sang et dans l'âme se ravivait, se
raUumait. Et il était troublé jusqu'au fond par d'in-
vincibles angoisses, par d'implacables tumultes, par
d'indéfinissables langueurs, comme en un étrange re-
nouveau de sa puberté. Un soir, chez les Dolcebuono,
après le thé, comme il était resté le dernier dans le
salon plein de fleurs où vibrait encore une cachucha de
Raff, il parla d'amour à Blanche ; et il n'eut pas lieu
de s'en repentir, ni ce soir-là, ni plus tard.
Son aventure avec Hélène Muti lui avait immédiate-
ment donné aux yeux des femmes un haut degré de
prestige. Un soufiOie de faveur l'enveloppa ; et bientôt,
par un effet que produit souvent la contagion du désir,
ses succès devinrent surprenants. D'ailleurs, sa réputa-
tion d'artiste mystérieux le servait ; il avait écrit sur
l'album de la princesse de Ferentino deux sonnets res-
94 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
tés célèbres, où, comme en un diptyque ambigu, il
louait tour à tour une bouche diabolique et une boucht
angélique, celle qui perd les âmes et celle qui dit : Ave.
Il répondit aux avances sans une minute d'hésita-
tion. A cette sorte de recueillement opéré en lui par
Tempire exclusif d'Hélène, succédait maintenant une
sorte de dissolution. N'étant plus retenues par les liens
de feu qui les serraient en un faisceau, ses énergies re-
tournaient à leur désordre primitif. Ne pouvant plus se
conformer, s'adapter, s'assimiler i une forme supérieure
et dominatrice, son âme ondoyante, variable, fluide,
virtuelle, se transformait, de déformait, prenait toutes
les formes. Il passait d'un amour à un autre avec une
incroyable légèreté ; il caressait plusieurs amours à la
fois ; il tissait sans scrupule une grande trame de trom-
peries, d'artifices, de mensonges, pour y prendre au-
tant de proies que possible. L'habitude de la fausseté
lui émoussait la conscience. Mais en lui persistait un
instanct vivace, impitoyablement vivace : le dégoût de
tout ce qui l'attirait sans le captiver. Sa volonté, inutile
comme une épée de mauvaise trempe, était une arme
pendue au flanc d'un homme ivre ou inerte.
Parfois cependant le souvenir d'Hélène, reparu à
l'improviste, lui remplissait le cœur ; et alors., ou bien
il essayait de se soustraire aux mélancolies du regret,
ou bien au contraire il se faisait un plaisir de revivre,
en son imagination viciée, l'outrance de cette vie et d'y
trouver un stimulant pour de nouvelles amours. Il se
répétait volontiers à lui-même les paroles du Lied :
« Rappelle-toi les jours éteints 1 Et pose sur les lèvres
de la seconde- des baisers aussi doux que ceux donnés
à la première, il n'y a pas longtemps ! » Mais déjà la
seconde lui était sortie de l'âme. Au début, il avait
L'ENFANT DE VOLUPTé gS
parlé d'amour à Blanche Dolcebuono presque sans y
penser, parce qu'il subissait, d'instinct, le charme d'un
reflet, parce que cette femme était l'amie d'Hélène.
Peut-être aussi germait en son cœur la petite graine
de sympathie semée par les paroles de la comtesse
florentine, au dîner chez les Doria. Qui saurait dire par
quel mystérieux progrès un contact quelconque, spiri-
tuel ou matériel, même insignifiant, entre un homme et
une femme, peut engendrer et nourrir chez tous deux un
sentiment latent, inaperçu, insoupçonné, que, longtemps
après, tout d'un coup, les circonstances leront surgir?
Blanche était le type idéal de la beauté florentine,
leUe que l'a rendue Ghirlandajo dans le portrait de
Jeanne Tornabuoni qui est à Sainte-Marie-Nouvelle.
Elle avait un clair visage ovale, le front large, haut et
candide, la bouche aflable, le nez un peu relevé, les yeux
de cette couleur d'un bistre sombre louée par Firen-
zuola. Elle aimait à disposer ses cheveux en bandeaux
débordant sur les tempes jusqu'au milieu des joues,
selon la mode ancienne. Son nom lui convenait bien :
elle apportait dans la vie mondaine une bonté native,
une grande indulgence, une courtoisie égale pour tous,
un parler mélodieux. En somme, c'était une de ces
femmes aimables, sans profondeur ni d'intelligence ni
d'âme, un peu indolentes, qui semblent nées pour vivre
en gaieté, pour se bercer en de discrètes amours comme
les oiseaux sur les branches fleuries.
Lorsqu'elle entendit les phrases d'André, elle s'écria,
avec une gracieuse surprise :
— Oubliez-vous si vite Hélène ?
Puis, après quelques jom's de gracieuses hésitations,
il lui plut de céder ; et souvent elle parlait d'Hélène
au jeune infidèle, sans jalousie, avec candeur.
gG L»ENFANT DE VOLUPTÉ
t
— Mais comment se fait-il qu'elle soit partie cette
année plus tôt que d'habitude? lui demanda-t-elle un
jour, en souriant.
— Je rignore, répondit André, qui ne put dissimu-
ler un peu d'impatience et d'amertume.
— Alors, tout est fini, bien fini ?
— ■• Je vous en prie. Blanche, parions de nous-mêmes !
interrompit-il d'une voix altérée.
Ces discours le troublaient et l'irritaient.
Elle resta un moment songeuse, comme si elle eût
cherché à deviner une énigme ; puis elle sourit en
secouant la tête, comme quelqu'un qui renonce, avec
une ombre fugitive de mélancolie dans les yeux.
— C'est l'amour I dit-elle.
Et elle rendit à André ses caresses.
André, la possédant, possédait avec elle toutes les
gentilles dames florentines du xv® siècle, celles pour qui
le Magnifique chantait :
E'si vede in ogni lato
Che'l proverbio dice il vero,
Che ciascun muta penslcro
Come rocchio è separato.
Vedesi cambiare amore ;
Come rocchio sta di lunge,
Cosi sta di lunge il ocre :
Perche appresso un altro il punge,
Col quai tosto e'si cengiunge
Con piacere et con diletto... *
I . « On voit bien partout la vérité du proverbe : que toujours
la pensée change quand l'œil n'est plus à portée. On voit
l'inconstance en amour, et, dès que rœil s'éloigne, le cœur
aussi s'éloigne ; car ensuite un autre objet le frappe, auquel
bientôt il s'attaci]^ avec plaisir et délice... »
L'ENFANT DE VOLUPTÉ
97
L*été venu, lorsqu'elle fut sur le point de quitter
Rome, à Theure des adieux, elle lui dit, sans cacher
sa douce émotion :
— Quand nous nous reverrons, vous ne m'aimerez
plus, je le sais. C'est l'amour. Mais souvenez-vous
d'une amie I
Il ne l'aimait pas. Cependant, par les journées
chaudes et lourdes d'ennui, certaines cadences molles
de cette voix lui revenaient dans l'âme comme la
magie d'une rime et lui suggéraient la vision d'un
jardin rafraîchi par des fontaines, où Blanche, en
compagnie d'autres femmes, se serait promenée en
jouant de la viole et en chantant, comme dans une
vignette du Songe de Polyphile.
Et Blanche disparut. Et d'autres lui succédèrent,
parfois deux ensemble : Barbarella Viti, la mascula,
ime superbe tête d'éphèbe, telle que l'aurait peinte
Euphronios au fond d'une coupe ; la comtesse de
Lucoli, la dame aux tiu-quoises, une Circé de Dosso
Dossi, avec de très larges yeux pleins de perfidie,
changeants comme les mers d'automne, gris, bleus,
verts, indéfinissables ; Liliane Theed, une lady de
vingt-deux ans, resplendissante de cette prodigieuse
carnation faite de lumière, de roses et de lait que
possèdent seuls les babies des grandes familles anglaises
peints par Reynolds et Gainsborough ; la marquise de
Chauny, une beauté du Directoire, une Récamier au
long et pur ovale, au cou de cygne, aux seins droits,
aux bras de bacchante ; Donna Isotta Cellesi, la dame
aux émeraudes, qui tournait avec une lente majesté
bovine sa tête d'impératrice parmi la scintillation des
énormes gemmes héréditaires ; la princesse Kalliwoda,
la dame sans joyaux, qui, sous la fragilité de ses
6
Â
gS L'ENFANT DE VOLUPTÉ
formes, avait des nerfs d'acier pour le plaisir et, dans
la délicatesse de ses traits de cire, ouvrait des yeux
voraces de lionne.
Chacun de ces amours lui apporta une dégradation
nouvelle ; chacun l'enivra d'une mauvaise ivresse,
sans le satisfaire ; chacun lui enseigna quelque parti-
cularité, quelque subtilité du vice qui lui était encore
inconnue. Il avait en lui-même les germes de toutes
les inlections. Corrupteur, il se corrompait. Le men-
songe engluait son flme comme d'une matière
visqueuse et froide qui chaque jour devenait plus
tenace ; la perversion des sens lui faisait rechercher
et cultiver chez ses maîtresses tout ce qu'elles avaient
de moins noble et de moins pur. Une basse curiosité
le poussait à choisir les lemmes qui avaient la pire
réputation ; un goût cruel de souillure le poussait à
séduire les femmes réputées les plus honnêtes. Entre
les bras de l'une, il se rappelait une caresse de l'autre.
Et parfois, — ce fut surtout lorsque l'annonce du
second mariage d'Hélène avec lord Humphrey Heath-
field eut rouvert pour quelque temps sa blessm:e, — il
lui plaisait de substituer à la nudité présente la nudité
rêvée d'Hélène, de donner la lorme tangible pour
support à la volupté idéale ; et il entretenait cette
image avec un eftort si intense qu'à la fin son imagi-
nation parvenait presque à posséder l'ombre comme
ime réalité.
Cependant, il n'avait aucun culte pour les souvenirs
de son ancien bonheur ; et ces souvenirs lui fournis-
saient même des prétextes pour quelque nouvelle
aventure. Par exemple, ce fut à la galerie Borghèse,
dans la mémorable salle des miroirs, qu'il obtint de
Liliane Theed la première promesse ; ce lut à la villa
L'ENFANT DE VOLUPTÉ QQ
Médicis, dans le mémorable escalier vert qui conduit
au Belvédère, qu'il entrelaça ses doigts aux longs
doigts d'Angélique de Chauny ; et ce fut le petit crâne
d'ivoire ayant appartenu au cardinal Immenraet, le
joyau funèbre marqué au nom d'une Hippolyta
inconnue, qui éveilla en lui le caprice de tenter Donna
Hippolyta Albonico.
IX
Donna Hippolyta Albonîco avait dans toute sa
personne un grand air de noblesse et ressemblait un
peu à Marie-Madeleine d'Autriche, femme de Cosme II
de Médicis, dont le portrait par Juste Suttermans est
à Florence, chez les Corsini. Elle aimait les vêtements
somptueux, les brocarts, les velours, les dentelles. Les
larges fraises médicéennes semblaient être la mode la
plus propre à faire valoir la beauté de sa tête royale.
Un jour de courses, dans la tribune, André Spcrellî
voulait obtenir de Donna Hippolyta qu'elle vînt le len-
demain au palais Zuccari prendre le mystérieux ivoire
marqué à son nom. Elle s'en défendait, partagée entre
la prudence et la curiosité. A chaque phrase un peu
hardie du jeune homme, elle fronçait les sourcils ;
mais, en même temps, un sourire involontaire lui for-
çait la bouche. Et le chapeau orné de plumes blanches
L'ENFANT DE VOLUPTE lOl
le fond de Fombrelle ornée de dentelles blanches,
faisaient à sa tête un cadre d'une harmonie sin-
gulière.
— Tibi, Hippolyta ! Donc, vous viendrez ? Je vous
attendrai toute l'après-midi, depuis deux heures jus-
qu'au soir. C'est entendu?
— Mais vous êtes fou I
— Qu'avez-vous à craindre? Je jure à Votre Ma-
jesté de ne pas seulement lui dérober un gant. Selon
sa royale coutume. Elle demeurera assise comme sur
im trône ; et, même en prenant une tasse de thé. Elle
pourra, s'il Lui plaît, ne pas déposer le sceptre invisible
qu'EUe porte toujours en son impérieuse main. A ces
conditions, daigne-t-EUe m'octroyer cette grâce ?
— Non.
Mais elle souriait : car elle se complaisait à entendre
exalter cet air majestueux qui était sa gloire. Et Spe-
relli continuait de la tenter, toujours sur un ton de
badinage ou de prière, en joignant à la séduction de
la parole l'obsession d'un regard obstiné, subtil, péné-
trant, de ce regard indéfinissable qui semble déshabiller
les femmes, les voir nues à travers lès vêtements, tou-
cher leur peau vive.
— Je ne veux pas que vous me regardiez ainsi, fît
Donna Hippolyta presque offensée, avec une rougeur
légère.
Il restait peu de monde dans la tribune. Dames et
messieurs se promenaient sur l'herbe, le long de la bar-
rière, ou entouraient le cheval vainqueur, ou pariaient
aux guichets des bookmakers hurlants, sous le soleil
incertain qui appaiaissait et disparaissait entre les clairs
archipels des nuages.
— Descendons, dit-elle, sans remarquer les yeux
6.
102 L'ENFANT DE VOLUPTé
vigilants de Jean Rutolo, qui se tenait appuyé à la
rampe de l'escalier.
•Lorsque, pour descendre, ils passèrent devant lui,
André lui dit :
— Au revoir, Rutolo, à bientôt I Nous allons courir,
n'est-ce pas?
Rutolo s'inclina profondément devant Donna Hippo-
lyta, et une flamme soudaine lui colora le visage. Il
avait cru sentir dans le salut du comte une nuance de
dérision. Accoudé à la rampe, il continuait de suivre
des yeux le couple & travers l'enceinte. Il souiDfrait visi-
blement.
— Rutolo, prenez garde à vous I lui dit avec un
sourire méchant la comtesse de Lucoli, qui descendait
l'escalier de fer au bras de Philippe del Monte.
Il reçut le coup en plein cœur.
Donna Hippolyta et le comte d'Ugenta, après avoir
poussé jusque sous la plate-forme des juges, revenaient
vers la tribune. Hippolyta tenait le manche de son
ombrelle sur l'épaule, en le faisant virer entre ses
doigts; et la coupole blanche lui toiu:nait derrière la tête
comme une auréole, le flot des dentelles s'agitait et se
soulevait incessamment. Au centre de ce cercle mobile,
elle riait, par instants, de ce que lui disait le jeune
homme; et une rougeur légère colorait encore la
noble pâleur de son visage. De temps à autre, ils
s'arrêtaient tous les deux.
Jean Rutolo, sous prétexte d'examiner les chevaux
qui entraient dans la piste, dirigea vers eux sa lorgnette.
Ses mains tremblaient. Chaque sourire, chaque geste,
chaque attitude d'Hippolyta lui donnait une atroce
douleur. Lorsqu'il abaissa la lorgnette, il était blême.
Dans les yeux que son aimée fixait maintenant sur André,
L'ENFANT DE VOLUPTÉ I03
il avait surpris ces regards qu'il connaissait bien, ceux
qui jadis l'avaient illuminé d'espérance. Il lui sembla
que tout s'eftondrait autour de lui. Un long amour,
tranché par ce regard, finissait irréparablement. Le
soleil n'était plus le soleil ; la vie n'était plus la vie.
On allait donner le signal de la troisième course, et
la tribune se repeuplait avec rapidité. Les dames mon-
taient debout sur les banquettes. Un murmure courait
le long des gradins, semblable à une brise sur un
jardin en pente. La cloche sonna. Les chevaux parti-
rent comme une volée de flèches.
— Je courrai en votre honneur. Donna Hyppolyta,
lui dit André lorsqu'il prit congé d'elle pour se pré-
parer à la course suivante, celle des « gentlemen ».
Tibi, Hippolyta, semper.
Elle lui serra la main fortement, en manière de
bon augure, sans songer que Rutolo devait courir
aussi. Un peu plus tard, lorsqu'elle aperçut son amant
qui, tout pâle, descendait seul, la cruauté ingénue de
l'indififérence régnait dans ses beaux yeux sombres. Sous
l'invasion du nouvel amour, le vieil amour lui tombait
de l'âme comme une dépouille inerte. Elle n'appar-
tenait plus à cet honune ; eUe ne lui était plus liée par
aucun lien, puisqu'elle avait cessé de l'aimer.
« n me l'a prise », pensait Rutolo en s'acheminant
vers la tribune du Jockey-Club, dans l'herbe qui lui
semblait s'enfoncer sous ses pieds comme du sable.
Devant lui, à peu de distance, l'autre marchait d'un
pas ferme et dégagé. Dans la longue redingote grise,
sa personne haute et souple avait cette élégance spéciale
et inimitable que seule peut donner la race. Il fumait.
Rutolo, venant par derrière, sentait à chaque bouflée
l'odeur de la cigarette; et c'était pour lui une repu-
I04 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
gnance insupportable, un dégoût qui lui faisait lever le
cœur, comme si cette odeur eût été un poison.
Le duc de Beffi et Paul Caligaro étaient à la porte
du pesage, déjà en tenue de course. Le duc, pour
éprouver l'élasticité de sa culotte de peau ou la force
de ses jarrets, se penchait, avec un mouvement de
gymnaste, sur ses jambes écartées. Le petit Caligaro
maudissait la pluie nocturne qui avait alourdi le ter-
rain.
— Avec Mallecho, dit-il à Sperelli, tu as beaucoup
de chances.
Jean Rutolo entendit ce présage, et son cœur se
serra. Il fondait sur la victoire une vague espérance.
Il se représentait l'avantage que lui donneraient sur
son ennemi une course gagnée et un duel heureux.
Tandis qu'il changeait de vêtements, chacun de ses
gestes trahissait la préoccupation.
— Voici un homme qui, avant de monter à cheval. Voit
le tombeau ouvert, dit le duc de Beffi en lui posant la
main sur l'épaule avec un geste comique. Ecce homo
novus.
André Sperelli avait en ce moment-là l'esprit gai,
et il poussa un de ces francs éclats de rire qui étaient
la plus séduisante effusion de sa jeunesse.
— Pourquoi riez-vous? lui demanda Rutolo, blême,
hors de lui, en le fixant de dessous ses sourcils
froncés.
— Il me semble, répliqua Sperelli sans s'émouvoir,
que vous me parlez sur un ton un peu vif, mon cher.
— Eh bien ?
— Pensez de mon rire ce qu'il vous plaira.
— Je pense qu'il est sot.
Sperelli bondit en avant, la cravache levée. Par
L'ENFANT DE VOLUPTÉ I05
miracle, Caligaro put lui retenir le bras. D'autres
paroles violentes éclatèrent. Don Marc-Antoine Spada
survint et entendit l'altercation.
— Assez, mes enfants, dit-il. Vous savez tous les
deux ce que vous aurez à faire demain. Pour l'instant,
il s'agit de courir.
Les deux adversaires finirent de s'habiller en silence.
Puis ils sortirent. Déjà le bruit de la querelle s'était
répandu dans l'enceinte et montait dans les tribunes;
et l'on attendait la course avec d'autant plus d'impa-
tience. La comtesse de Lucoli, par une perfidie raffi-
née, annonça la chose à Donna Hippolyta Albonico.
Celle-ci, sans laisser paraître le moindre trouble, ré-
pondit :
— C'est dommage. Ils paraissaient bons amis.
La nouvelle volait siu: les jolies bouches féminines,
en se transformant. La foule s'agitait autour des
bookmakers. Mallecko, le cheval du comted*Ugenta,.et
Brummel, le cheval du marquis Rutolo, étaient favoris;
venaient ensuite Satirist, au duc de Beffi, et Carbonilla,
au comte Caligaro. Cependant, les fins connaisseurs
avaient peu de confiance dans les deux premiers, con-
vaincus que l'excitation nerveuse de leurs cavaliers
serait inévitablement nuisible à la course.
Mais André Sperelli était calme, presque joyeux. Le
sentiment de la supériorité qu'il avait sur son adver-
saire lui donnait de l'assurance. D'ailleurs, son goût
chevaleresque pour les aventures périlleuses, hérité d'un
père byronien, lui faisait voir la situation sous un jour
glorieux; et la générosité native de son sang juvénile
s'éveillait en face du danger. Tout d'un coup. Donna
Hippolyta Albonico s'était dressée à la cime de son âme,
plus désirable et plus belle
I06 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Le cœur palpitant, il vint au devant de son cheval
comme au .devant d'un ami qui lui aurait apporté la
nouvelle attendue d'un bonheur. Il lui caressa douce-
ment les naseaux; et l'œil de l'animal, cet œil où la
noblesse de la race allumait une flamme inextinguible,
l'enivra comme un magnétique regard de iemme.
— C'est ime grande iournée, Mailecho, murmu-
rait-il en lé flattant. Il faut vaincre I
Son entraîneur, un petit honune roux qui fixait au
passage des regards aigus sur les autres chevaux tenus
en main par les palefreniers, dit d'une voix rauque :
— No doubt,
Mailecho était un bai magnifique, provenant des
écuries du baron de Schickler. Il unissait à l'élégance
élancée des formes une extraordinaire puissance de
reins. Son poil luisant et fin, sous lequel apparaissaient,
au poitrail et aux flancs, les réseaux des veines, sem-
blait exhaler du feu, tant était grande l'ardeur de sa
vitalité. Très bon sauteur, il avait souvent porté son
maître dans les chasses par-dessus tous les obstacles de
la campagne romaine, sur n'importe quel terrain, sans
se dérober jamais ni devant une triple barrière ni
devant un mur, toujours à la queue des chiens, intré-
pidement. Un « hop ! » de son cavalier l'excitait plus
qu'un coup d'éperon, et une caresse le faisait frémir.
Avant de monter h cheval, André examina soigneu-
sement la bride et les élrivières, vérifia chaque boucle
et chaque sangle; puis il sauta en selle, souriant. L'en-
traîneur témoigna sa confiance par un geste expressif,
en regardant s'éloigner son maître.
Auprès des tableaux de la cote, la foule des parieurs
persistait. André sentit tous les yeux fixés sur sa per-
sonne. Il se tourna vers la tribune de droite pour voir
L'ENFANT DE VOLUPTÉ IO7
Hîppolyta Albonico; mais, dans cette multitude de
femmes il ne put rien distinguer. Il salua au passage
Liliane Theed, qui connaissait bien les galops de Mal--
lecho derrière les renards et derrière les chimères. La
marquise d'Ateleta, informée de l'altercation, lui fît un
signe de reproche.
— Quelle est la cote de Mallecho? demanda-t-il à
Ludovic Barbarisi.
Tandis qu'il gagnait le poteau du départ, il réflé-
chissait froidement à la méthode qu'il suivrait pour
vaincre; et il considérait devant lui ses trois concur-
rents, calculait la force et la science de chacun. Paul
Galigaro était un démon de malice, rompu comme un
ockey à toutes les ruses du métier ; mais, si Carbonilla
avait de la vitesse, elle avait peu de résista n ce. Le duc
de Beffi, cavalier de haute école qui avait gagné plus
d'un match en Angleterre, montait un animal d'hu-
meur difficile qui pouvait refuser l'obstacle. Jean Rutolo
montait au contraire une béte excellente et bien dressée;
mais, s'il était vigoureux, il avait trop de lougue ; et puis,
c'était la première fois qu'il prenait part à une course
publique. De plus, il devait être dans un état de nervosité
terrible, comme cela se voyait à de nombreux indices.
André pensait, en le regardant : « Sans doute, ma
victoire d'aujourd'hui influera sur mon duel de demain.
Ici et là, il perdra la têle. Il îaut que je reste calme sur
les deux terrains. » Puis il pensa encore : « Qu'est-ce
qu'éprouvera dans l'âme Donna Hippolyta? » II lui
sembla qu'il y avait autoiu: de lui un silence inaccou-
tumé, n mesura de l'œil la distance qui le séparait de
la première haie ; il remarqua sur la piste un caillou
luisant ; il s'aperçut que Rutolo l'observait ; il eut un
ii'émissement par tout le corps.
I08 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
La cloche donna le signal ; mais Brummel avait pris
son élan avant les autres et le départ fut jugé mauvais.
La seconde fois, toujours par la faute de Brummel, il
y eut encore faux départ. Sperelli et le duc de Beffi
échangèrent un sourire furtif.
Le troisième départ fut bon. Immédiatement, Brum-
mel se détacha du peloton, rasant la barrière. Les trois
autres chevaux suivirent en ligne pendant un moment;
ils sautèrent bien la première haie, puis la seconde.
Chacun des trois cavaliers jouait un jeu différent. Le
duc de Beffi tâchait de se maintenir dans le peloton,
pour que, devant les obstacles, Satirist fût excité par
l'exemple. Caligaro modérait la fougue de Carbonilla,
afin d'en ménager les forces pour les derniers cinq
cents mètres. Sperelli augmentait graduellement sa vi-
tesse, avec l'intention de rattraper son ennemi à proxi-
mité de l'obstacle le plus difficile. En effet, Mallecho
prit bientôt l'avance sur ses deux compagnons et se mit
à serrer Brummel de très près.
Rutolo entendit derrière lui ce galop pressant, et il
fut pris d'une telle anxiété que sa vue se brouilla. Tout
se confondit à ses yeux, comme s'il eût été sur le point
de perdre connaissance. Il faisait un immense effort
pour tenir ses éperons piqués au ventre de sa mon-
ture, saisi de terreur à la pensée que ses forces pour-
raient le trahir. Il avait dans les oreilles un bour-
donnement confus, et, parmi ce bourdonnement, il
distinguait le cri bref et sec d'André Sperelli :
— Hop I hop I
Mallecho, plus sensible à la voix qu'à toute autre
excitation, dévorait l'espace intermédiaire ; il n'était
plus qu'à deux ou trois longueurs de Brummel ; il
allait le rejoindre et le dépasser.
L'EKFANT DE VOLUPTÉ lOQ
— Hop I
Une haute barrière traversait la piste. Comme Ru-
tolo avait perdu toute conscience et ne conservait qu'un
furieux instinct de rester collé à son cheval et de le
pousser en avant n'importe comment, il ne la vit point.
Brummel sauta ; mais, mal secondé par son cavalier,
il se heurta les jambes de derrière, et il retomba si
mal de l'autre côté que son cavalier perdit les étriers,
sans toutefois quitter la selle. Il n'en continua pas
moins de courir. Maintenant, André Sperelli menait
le train ; Jean Rutolo, sans avoir repris les étriers,
venait second, suivi de près par Caligaro ; le duc de
BefQ, retardé par un refus de Satirist, venait dernier.
Ils passèrent dans cet ordre sous les tribunes ; ils en-
tendirent une clameur confuse, qui se dissipa.
Dans les tribunes, tous les esprits étaient en sus-
pens. Quelques spectateurs signalaient à haute voix les
péripéties de la course. A chaque changement dans
l'ordre des chevaux, de nombreuses exclamations s'é-
levaient au milieu d'un long murmure ; et les dames
en avaient le frisson. Donna Hippolyta Albonico,
montée droite sur une banquette, appuyée aux épaules
de son mari debout devant elle, regardait sans la
moindre émotion apparente, avec un merveilleux em-
pire sur elle-même ; cependant, ses lèvres trop serrées
et le plissement presque imperceptible de son front
auraient pu révéler l'eflFort à un observateur. A un cer-
tain moment, elle retira ses mains de dessus les épaules
de son mari : craignait de se trahir par quelque
mouvement involontaire.
— Sperelli est tombé, annonça tout haut la comtesse
de Lucoli.
En sautant, MallecKo avait posé le pied à faux dans
IIO L'ENFANT DE VOLUPTÉ
l'herbe humide et fléchi sur les genoux ; mais il s'était
immédiatement relevé. André lui avait glissé sur le
cou, sans accident, et, avec une promptitude fou-
droyante, s'était remis en selle, pendant que Rutolo et
Caligaro le rejoignaient. Brummel, tout meurtri qu'il
était aux membres postérieurs, faisait des prodiges
et montrait sa générosité de pur sang. Carbonilla dé-
ployait enfin toute sa vitesse, conduite par son cavalier
avec un art admirable. Il y avait encore huit cents
mètres environ, avant le poteau d'arrivée.
Sperelli vit que la victoire allait lui échapper ; et,
pour la ressaisir, il recueillit tous ses esprits. Dressé
sur lesétriers, courbé sur la crinière, il jetait d'instant
en instant ce cri bref, sec, perçant, qui avait tant de
pouvoir sur le noble animal. Tandis que Brummel et
Carbonilla, fatigués par la lourdeur du terrain, per-
daient de leur vigueur, Mallecho augmentait la véhé-
mence de son élan, était sur le point de reconquérir
sa place, effleurait déjà la victoire du feu de ses
naseaux. Le dernier obstacle franchi, il dépassait
Brummel, atteignait de la tête l'épaule de Carbonilla^
A cent mètres environ du but, il rasait la barrière,
filait, filait, et laissait la jument noire de Caligaro à
dix longueurs en arrière. La cloche sonna ; un applau-
dissement retentit dans toutes les tribunes comme
une sourde crépitation de grêle ; une clameur se pro-
pagea dans la foule, sur la pelouse inondée de soleil.
En rentrant au pesage, André pensait : « Aujourd'hui,
la fortune est pour moi. Sera-t-elle encore pour moi
demain ? » Et, sentant venir à lui le vent du triomphe,
il eut contre l'obscur péril du lendemain un soulève-
ment de colère. Ce péril, c'était tout de suite qu'il
aurait voulu l'afironter, le jour même, sur l'heure.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ III
sans aucun délai» pour jouir d'une double victoire
et mordre ensuite au firuit que lui offrirait la main
d'Hippolyta. Tout son être s'enflammait d'un orgueil
sauvage à la pensée de posséder par droit de conquête
violente cette femme superbe. Son imagination lui
représentait un bonbeur nouveau pour lui, comme une
volupté d'autres temps, alors que les chevaliers,
dénouant les cheveux de leurs dames avec des mains
homicides et caressantes, y plongeaient leur front en-
core mouillé par la fatigue du combat et leur bouche
encore amère des injures proférées. Il était envahi de
cette ivresse inexplicable que donnent à certains hommes
intellectuels l'exercice de leur force physique, l'ex-
périence de leur courage et la révélation de leur bru-
talité. Ce qui subsiste de la férocité originelle au fond
de notre être remonte parfois à la surface avec une
véhémence étrange, et, même sous la mesquine élé-
gance de l'habit moderne, notre cœur se gonfle parfois
de je ne sais quelle fureur sanguinaire et rêve de
carnage. André Sperelli aspirait l'exhalaison chaude et
ftcre de son cheval, et, de tous les parfums délicats
préférés par lui jusqu'alors, nul n'avait jamais donné
à ses sens lin plaisir plus aigu.
 peine eut-il quitté la selle, il fut entouré d'amies et
d'amis qui le félicitaient. McUlecho, essoufllé, toutfumant
et écumant, s'ébrouait en allongeant le cou et en se-
couant la bride. Ses flancs s'abaissaient et se soule-
vaient par un mouvement continu, si fort qu'ils sem-
blaient éclater ; ses muscles tremblaient sous la peau
comme la corde d'un arc après la détente ; ses yeux
dilatés et injectés de sang avaient la cruauté des yeux
de fauves ; son poil, tigré maintenant de larges taches
plus sombres, s'ouvrait par endroits en épis sous les
112 L'ENFANT DÉ VOLUPTU
ruisseaux de sueur ; rincessante vibration de tout son
corps faisait pitié et attendrissait, comme la souflVance
d'une créature humaine.
— Poor fellow ! murmura Liliane Theed.
André lui examina les genoux pour voir s'il s'était
blessé dans sa chute. Les genoux étaient intacts. Alors,
flattant lentement le cou de l'animal, il lui dit avec
un indéfinissable accent de douceur :
— Va, Mallecho, va !
Et il le suivit des yeux pendant qu'il s'éloignait.
Puis, lorsqu'il eut changé de costume, il se mit en
quête de Ludovic Barbarisi et du baron de Santa-
Margherita.
Tous deux acceptèrent la mission de l'assister dans
son affaire avec le marquis Rutolo. Il les pria de hâter
les choses.
— Réglez tout d'ici à ce soir : demain, à une heure
de l'après-midi, il tant que je sois libre. Mais vous
me laisserez dormir au moins jusqu'à neuf heures. Je
dînerai chez la princesse de Ferentino ; puis je passe-
rai au palais Giustiniani ; puis j'irai au cercle, mais
tard. Vous savez où me trouver. Merci, mes amis, et
à bientôt.
Il monta dans la tribune, mais il évita de s'appro-
cher immédiatement de Donna Hippolyta. Il souriait
de se sentir enveloppé de regards féminins. Beaucoup
de belles mains se tendaient vers lui ; beaucoup de
belles voix l'appelaient « André », familièrement;
quelques-unes, même, y mettaient une certaine affec-
tation. Les femmes qui avaient parié pour son cheval
lui disaient le chiffre de leur gain : dix louis, vingt
louis. D'autres lui demandèrent avec curiosité :
— Vous vous battez?
L'ENFANT DE VOLUPTÉ Il3
n lui semblait avoir atteint en un seul jour le som-
met de la gloire mondaine. Il était sorti vainqueur
d'une course héroïque ; il avait conquis une maîtresse
nouvelle, magnifique et sereine comme une dogaresse ;
il avait provoqué un honmie en duel à mort ; et voici
qu'il passait tranquille et courtois, ni plus ni moins
que d'habitude, parmi les sourires de ces femmes
dont il connaissait les grâces les plus secrètes. Ne
voyait-il pas sur le flanc gauche d'Isotta Cellesi, à
travers toute cette claire fraîcheur d'étofies printa-
nières, le signe blond, pareil à une petite pièce d'or ;
et la poitrine incomparable de Julie Moceto, polie
comme une double coupe d'ivoire, pure comme un
torse antique? N'entendait-il pas dans la voix sonore
de Barbarella Viti une autre voix indéfinissable, qui
répétait sans cesse une parole enivrante; et dans le
rire ingénu d'Aurore Seymour un autre son indéfinis-
sable, rauque et guttural, qui rappelait un peu le ron-
ronnement des chats près du foyer ou le roucoule-
ment des tourterelles dans le bocage ? Ne savait-il pas
les dépravations de la comtesse de Lucoli qui s'inspi-
rait des livres galants et des pierres gravées ; et les
invincibles pudeurs de Françoise Daddi qui, dans les
pâmoisons suprêmes, pareille à une agonisante, in-
voquait le nom de Dieu? Elles étaient là, presque
toutes les femmes qu'il avait trompées ou qui l'avaient
trompé, et elles lui souriaient.
— Voici le héros 1 dit le mari d'Hippolyta en lui
tendant la main et en pressant la sienne d'une vigou-
reuse étreinte, avec une insolite amabilité.
— Oui, un vrai héros, ajouta Donna Hippolyta sur
le ton insignifiant d'un compliment obligé, en afiectant
de ne pas connaître le drame.
Iï4 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Sperelli s'inclina et passa outre : il éprouvait je ne
sais quel embarras devant cette étrange affabilité du
mari. Il eut Tftme traversée du soupçon que ce mari
lui était reconnaissant d'avoir cherché querelle à
l'amant de sa femme, et la lâcheté de cet honmie le fit
sourire. Lorsqu'il se retourna, les regards d'Hippolyla
se rencontrèrent, se mêlèrent avec les siens.
Au retour, monté sur le mail-coach du prince de
Ferentino, il vit Rutolo s'enfuir vers Rome dans une
petite voiture à deux roues, au trot serré d'un grand
cheval rouan qu'il conduisait penché en avant, la tête
basse et le cigare aux dents, sans faire attention aux
agents de police qui lui criaient de prendre la file.
Dans le fond, Rome se dessinait en noir sur une
bande de lumière jaune soufre ; et, par-dessus cette
bande de lumière, au sommet de la basilique de
Saint-Jean, les statues se dressaient dans un ciel
violet, agrandies. Alors, André se rendit bien compte
de tout le mal qu'il faisait souffrir à cette âme.
Le soir, au palaîs Gîustînîanî, André dit à Hîppo-
lyta Albonico :
— Il est donc entendu que demain, de deux à cinq
heures, je vous attendrai.
Elle aurait voulu lui demander :
— Gomment? Vous ne vous battez pas demain?
Mais elle n'osa pas.
— C'est promis, répondit-elle.
Quelques instants après, le mari s'approcha d'André
et lui prit le bras, avec un empressement affectueux,
pour lui demander des nouvelles de son duel. C'était
un homme encore jeune, blond, élégant, aux cheveux
très rares, à l'œil blanchâtre, avec deux canines en
saillie hors des lèvres. Il avait un léger bégaiement.
— Eh bien ? Eh bien ? C'est pour demain ?
André ne parvenait pas à vaincre sa répugnance ; et
Il6 ' L'ENFANT DE VOLUPTÉ
il restait le bras pendant, pour signifier qu'il n'aimait
pas cette familiarité. Lorsqu'il vit entrer le baron de
Santa-Margherita, il se dégagea et dit :
— Excusez-moi, monsieur. J'ai besoin de parler à
Santa-Margherita.
Le baron l'accueillit par cette phrase :
— Tout est réglé.
— Bien. Pour quelle heure?
— Pour dix heures et demie, à la villa Sciarra.
Épée et gant de salle. A outrance.
— Qui sont les deux autres témoins ?
— Robert Casteldieri et Charles de Souza. Nous
avons vite expédié TaJOTaire, en évitant les formalités.
Rutolo avait déjà choisi ses témoins. Nous avons
rédigé le procès-verbal au cercle, sans discussion.
Tâche de ne pas te coucher trop tard, je t'en prie. Tu
dois être fatigué.
Par insouciance, en sortant du palais Giustiniani,
André alla au Cercle des Chasses et se mit à jouer
avec les « sportsmen » .napolitains. Vers deux heures
du matin, Santa-Margherita vint le surprendre, lô
contraignit à quitter la salle de jeu et voulut le recon-
duire à pied jusqu'au palais Zuccari.
— Mon cher, lui remontrait-il en chemin, tu es
trop téméraire. En ces occasions-là, une imprudence
peut être fatale. Pour conserver sa vigueur intacte, un
bon tireur doit prendre autant de soin de sa personne
qu'en prend un bon ténor pour conserver sa voix. Le
poignet est aussi délicat que le larynx ; les articu-
lations des jambes sont aus^i délicates que les cordes
vocales. Le mécanisme se ressent du moindre désordre ;
l'instrument se fausse et n'obéit plus. Après une nuit
d'amour, de jeu ou de débauche, Tépée de Camille
L'ENFAÎÏT DE VOLUPTÉ II7
Agrippa lui-même ne saurait plus aller droit au but,
ses parades ne pourraient plus être exactes et rapides.
Or, une erreur d'un millimètre suffît pour qu'on re-
çoive trois pouces de fer dans le corps.
Ils étaient à l'entrée de la rue des Condotti et ils
voyaient, dans le fond, la place d'Espagne illuminée
par la pleine lune, l'escalier inondé de blancheur, la
Trinité des Monts dressée dans l'azur suave.
— Sans doute, continua le baron, tu as beaucoup
d'avantages sur ton adversaire : entre autres, le sang-
froid et la pratique du terrain. Je t'ai vu à Paris contre
Gavaudan. Tu te souviens? Un grand et beau duel!
Tu t'es battu comme un dieu.
André se mit à rire de satisfaction. L'éloge donné
par cet insigne duelliste lui gonflait le cœur d'orgueil,
lui mettait dans les nerfs une surabondance de force.
Instinctivement, il serrait sa canne entre ses doigts et
esquissait la répétition du coup fameux qui avait
transpercé le bras du marquis de Gavaudan, le 12 dé-
cembre i885.
— C'était, dit-il, une riposte droite après parade
de contre de tierce.
Le baron reprit :
— Sur la planche, Rutolo est un tireur prudent;
sur le terrain, il s'emballe. Il ne s'est battu qu'une
seule fois, avec mon cousin Cassibile, et cela ne lui a
pas réussi. En attaquant, il fait un grand abus de « une,
deux », et de « une, deux, trois ». Les coups d'arrêt
et les coups avec demi-volte* pourront te servir. Jus-
I • Inquartata, coup abandonné par rescrimc française et conservé
par l'escrime italienne : on se jette de côté, en pivotant sur le
pied droit, et on tend le fer.
Il8 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
tement, c'est par un coup avec demi-volte qu'à la se-
conde reprise mon cousin l'a touché. Et c'est ton fort,
ces coups-là. Aie donc l'œil toujours ouvert, et tâche
de garder ta distance. Tu feras bien de ne pas oublier
que tu as en face de toi un homme à qui tu as pris,
dit-on, sa maîtresse, et sur qui tu as levé la cravache.
Ils arrivaient à la place d'Espagne. La Barcaccia
faisait un clapotement rauque et étouffé, luisante sous
la lune qui s'y reflétait du haut de la colonne chré-
tienne. Quatre ou cinq voitures publiques stationnaient
à la file, avec leurs lanternes allumées. De la rue du
Babuino venaient un tintement de clochettes et une
sourde rumeur de pas, comme d'un troupeau qui che-
mine.
Au bas de l'escalier, le baron prit congé :
— Adieu. A demain. Je viendrai avec Ludovic
quelques minutes avant neuf heures. Tu feras un petit
assaut pour te dérouiller. Je me charge du médecin.
Va ; dors un bon somme.
André se mit à monter l'escalier. Au premier terre-
plein, il s'arrêta pour écouter le tintement de clo-
chettes qui s'approchait. A vrai dire, il se sentait un
peu las et même un peu triste, au fond du cœur.
Après la surexcitation que lui avaient mise dans le sang
cette conversation d'escrime et ce rappel de sa bra-
voure, une sorte d'inquiétude l'envahissait, confuse
encore, mêlée de doute et de mécontentement. Ses
nerfs, trop tendus pendant cette journée violente et
fiévreuse, se relâchaient enfin sous la clémence de la
nuit printanière. « Pourquoi, sans passion, par simple
caprice, par pure vanité, par pure arrogance, avait-il
pris plaisir à éveiller une haine et à meurtrir un cœur
d'homme? » La pensée de l'horrible douleur qui
L'ENFANT DE VOLUPTÉ II9
devait torturer son ennemi lui inspira une sorte de pitié,
dans cette nuit si douce. L'image d'Hélène lui traversa
l'âme comme un éclaîr; sa mémoire lui représenta les
angoisses endurées un an auparavant, lorsqu'il l'avait
perdue, et les jalousies, et les colères, et les découra-
gements indicibles. — Alors aussi les nuits étaient lim-
pides, tranquilles, sillonnées de parfums ; et pourtant,
comme elles lui pesaient ! — Il aspira l'air, où mon-
taient les haleines des roses fleiu-ies dans les petits jar-
dins latéraux; et il regarda en bas, sur la place, le
troupeau qui passait.
L'épaisse toison blanch&tre des brebis serrées s'avan-
çait avec une fluctuation continue, en une seule masse
mobile, pareille à une eau fangeuse qui aurait inondé
le pavé. Quelques bêlements grêles se mêlaient au tinte-
ment des clochettes; d'autres bêlements, plus grêles,
plus timides, leur répondaient; de temps à autre les
bergers, chevauchant par derrière et sur les flancs,
jetaient un cri et allongeaient leur gaule. Et la lune
donnait à ce passage de moutons au milieu de la grande
cité endormie un mystère de chose vue en rêve.
André se rappela une nuit sereine de février, où,
en sortant d'un bal à l'ambassade d'Angleterre, Hélène
et lui avaient rencontré, dans la rue du Vingt-Sep-
tembre, un troupeau qui avait obligé leur voiture à
s'arrêter. Hélène, penchée à la glace, regardait les bre-
bis passer contre les roues et montrait du doigt les
petits agneaux, avec une allégresse enfantine; et il
tenait son visage à côté du visage d'Hélène, les yeux
à demi fermés, attentif au piétinement, aux bêlements^
au tintement des clochettes.
Pourquoi tous ces souvenirs d'Hélène lui revenaient*
ils maintenant à l'esprit? — Il se remit à monter
120 L*E!ÇFA?îT DE VOLUPTÉ
lentçment. La montée lui fit mieux sentir le poids de
sa lassitude ; ses genoux pliaient sous lui. Soudain,
ridée de la mort jaillit dans son âme comme un éclair.
« Si j'étais tué? Si je recevais une mauvaise bles-
sure qui me rendrait infirme pour la vie ? » Son avi-
dité de vivre et de jouir s'insurgea contre cette pensée
lugubre. Il se dit à lui-même : « Il faut vaincre. » Et
il vit tous les avantages que lui procurerait cette se-
conde victoire : le prestige du succès, la gloire de la
prouesse, les baisers d'Hippolyta, de nouvelles amours,
de nouveaux plaisirs, de nouveaux caprices.
Alors, maîtrisant toute agitation, il se rappela ce
que réclamait l'hygiène de sa force. Il dormit jusqu'au
moment où il fut réveillé par l'arrivée de ses témoins ;
il prit sa douche habituelle ; il fit étendre sur le plan-
cher la bande de linoléum ; et il invita Santa-Marghe-
rita à lui servir un moment de plastron, puis Barbarisi
à faire un court assaut, pendant lequel il exécuta avec
précision plusieurs coups d'arrêt.
— Excellent poignet, dit le baron en le félicitant.
Après l'assaut, Sperelli prit deux tasses de thé et
quelques biscuits. Il choisit un pantalon très large,
une paire de chaussures commodes à talons très bas,
une chemise peu empesée ; il prépara son gant, le
mouillant légèrement sur la paume et le parsemant de
résine pulvérisée; il y adapta une courroie de cuir
pour attacher la garde au poignet ; il examina la lame
et la pointe des deux épées ; il n'oublia aucune pré-
caution, aucune minutie.
Quand il fut prêt :
— Partons, dit-il. Il serait bon d'arriver au rendez-
vous avant les autres. Et le médecin ?
— Il nous attend là-bas.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 121
Dans l'escalier, André rencontra le duc de Grimiti,
venu de la part de la marquise d'Ateleta.
— Je vous suivrai jusqu'à la villa, dit le duc, et je
rapporterai immédiatement les nouvelles à Françoise.
Ils descendirent tous ensemble. Le duc monta dans
son buggy en saluant. Les autres montèrent dans une
voiture fermée. André n'affectait pas la bonne humeur :
faire des mots avant un duel grave lui semblait d'un
goût détestable ; mais il était fort tranquille. Il fumait
en écoutant Santa-Margherita et Barbarisi discuter, à
propos d'un cas récent, s'il était licite ou non d'user
de la main gauche contre l'adversaire. De temps à
autre, il se penchait à la portière pour regarder dans
la rue.
Rome, en cette matinée de mai, resplendissait sous
la caresse du soleil. Le long du trajet, une fontaine
illuminait de son rire argentin une petite place encore
plongée dans l'ombre ; la grande porte d'un palais
laissait voir le fond d'une cour ornée de portiques et
de statues; aux architraves baroques d'une égUse en
travertin pendaient les tentures du mois de Marie. Sur
le pont, le Tibre apparut, miroitant, fuyant parmi les
maisons verdâtres vers l'île de Saint-Bartholomée.
Après une montée courte, toute la ville se découvrit,
immense, auguste, radieuse, hérissée de campaniles,
de colonnes et d'obélisques, couronnée de coupoles et
de rotondes, nettement gravée en plein azur comme
une citadelle.
— Ave, Roma, moriturus te salutat ! fit André Spe-
relli, en jetant le bout de sa cigarette.
Et il ajouta :
— En vérité, mes chers amis, im coup d'épée
m'ennuierait fort ce matin.
122 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Ils étaient dans la villa Sciarra, déjà déshonorée à
demi par les constructeurs de maisons neuves ; et ils
suivaient ime avenue de lauriers hauts et sveltes, entre
deux haies de roses. Santa-Margherita, mettant la tête
à la portière, vit une autre voiture arrêtée devant la
villa, sur l'esplanade, et dit :
— Ils nous attendent.
n regarda sa montre. Ils étaient de dix minutes en
avance sur l'heure fixée. Santa-Margherita fit arrêter
la voiture et se dirigea vers les adversaires avec le
second témoin et le chirurgien. André attendit dans
l'avenue. Mentalement, il se mit à détailler certains
moyens d'attaque et de défense dont il espérait le suc-
cès ; mais les merveilles errantes de la lumière et de
l'ombre dans l'entrelacement des lauriers lui don-
naient des distractions. Tandis que son âme méditait
la blessure à faire, ses regards s'attachaient à l'aspect
des rameaux agités par la brise matinale ; et les arbres,
suaves comme dans les amoureuses allégories de
Pétrarque, soupiraient srnr cette tête préoccupée du
coup mortel.
Barbarisi vint l'appeler en disant :
— Tout est préparé. Le gardien a ouvert la villa.
Nous avons à notre disposition les chambres du rez-
de-chaussée ; ce sera très commode. Viens te désha-
biller.
André le suivit. Pendant qu'il se déshabillait, les
deux médecins ouvraient leurs trousses, où reluisaient
les petits instruments d'acier. L'un, jeune encore,
était pâle, chauve, avec des mains féminines, une
bouche un peu dure, une contraction continuelle et
très visible dans la mâchoire inférieure extraordinai—
rement développée. L'autre était \m homme déjà
L'ENFANT DE TOLUPTÉ 123
mûr, membru, avec une face tachetée de lentilles,
une barbe roussfttre, un cou de taureau. Le premier
semblait l'antithèse physique du second ; et cette
diversité sollicitait l'attention curieuse de Sperelli. Ils
préparaient sur une table les bandages et Teau phéni-
quée pour désinfecter les lames. L'odeur de l'acide se
répandait dans la chambre.
Quand Sperelli se fut apprêté, il sortit sur l'espla-
nade avec son témoin et les médecins. Encore une
lois, le spectacle de Rome à travers les lauriers attira
ses regards et lui fît palpiter le cœur. L'impatience
l'envahit. Il aurait voulu être déjà en garde et entendre
le commandement de l'attaque. Il lui semblait avoir
dans la main le coup décisif, la victoire.
— Tu es prêt ? lui demanda Santa-Margherita en
venant à sa rencontre.
— Oui, prêt.
Le terrain choisi, sur le flanc de la villa, était à
Tombre, semé de sable fin et battu. Déjà Rutolo se
tenait à l'autre extrémité, avec Robert Gasteldieri et
Charles de Souza. Chacun avait pris un air grave,
presque solennel. Les deux adversaires furent placés en
face l'un de l'autre. Ils se regardèrent. Santa-Marghe-
rita, qui avait la direction du combat, s'aperçut que la
chemise de Rutolo était fortement empesée, trop
raide, avec un col trop haut ; et il en fit l'observation
au témoin Casteldieri. Casteldieri échangea quelques
mots avec son client ; et Sperelli vit soudain le feu
monter au visage de Rutolo, qui enleva sa chemise
d'un geste résolu. Lui-même, avec une tranquillité
froide, suivit cet exemple ; il releva son pantalon ; il
prit des mains de Santa-Margherita le gant, la cour-
roie et l'épée ; il s'arma très soigneusenent, puis agita
124 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
son arme pour s'assurer qu'il l'avait bien en main.
Dans ce mouvement, son biceps saillit, très visible,
dénotant un loog exercice du bras et la vigueur
acquise.
Quand les deux adversaires allongèrent leurs épées
pour prendre la distance, celle de Rutolo oscillait dans
sa main convulsée. Après les paroles d'usage sur la
loyauté du combat, le baron de Santa-Margherita
commanda d'une voix vibrante et virile :
— Messieurs, en garde !
Les deux adversaires tombèrent en garde simulta-
nément, Rutolo en battant du pied, Sperelli en
fléchissant avec légèreté. Rutolo était de stature
moyenne, très fluet, tout nerfs, avec une figure
olivâtre à laquelle donnaient de la hardiesse les mous-
taches relevées en croc et la petite mouche pointue
sur le menton, à la manière de Charles I" dans les
portraits de Van Dyck. Sperelli était plus haut de
taille, plus élancé, plus correct, très beau d'attitude,
tranquille et bien d'aplomb dans un équilibre de grâce
et de force ; et toute sa personne exprimait un dédain
de grand seigneur. Ils se regardaient l'un l'autre dans
les yeux ; et chacun éprouvait intérieurement un indé-
finissable frisson à la vue de cette chair nue contre
laquelle il pointait sa lame fine. Dans le silence, on
entendait le frais murmure de la fontaine mêlé au-
frôlement de la brise sur les rosiers grimpants, où
tremblotaient d'innombrables roses blanches et jaunes.
— Allez ! commanda le baron.
André Sperelli attendait de Rutolo une attaque
impétueuse ; mais celui-ci ne bougea pas. Pendant une
5ninute, ils restèrent tous deux à s'étudier, sans
prendre le contact du fer, presque immobiles. Sperelli,
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 125
fléchissant plus encore sur les jarrets, en garde basse,
se découvrit tout à fait pour mettre Tépée en tierce, et
provoqua son adversaire par l'insolence de ses yeux
et par un appel du pied. Rutolo fit un pas en avant,
avec une feinte de coup droit qu'il accompagna d'un
cri, à la manière de certains tireurs siciliens, et le
combat commença.
Sperelli n'engageait aucune action décisive, se con-
tentant presque toujours de parer, contraignant son
adversaire à découvrir toutes ses intentions, à épuiser
tous ses moyens, à déployer toutes les variétés de son
jeu. Ses parades nettes et rapides, sans rompre, avaient
une admirable précision, comme s'il eût été sur la
planche, dans une séance d'escrime, en face d'un fleuret
moucheté. Rutolo attaquait au contraire avec ardeur,
accompagnant chaque coup d'un cri étoufle semblable
à celui des bûcherons qui manient la hache.
— Halte ! commanda Santa-Margherita, dont les yeux
attentifs ne perdaient aucun mouvement des deux épées.
Et il s'approcha de Rutolo.
— Vous êtes touché, dit-il, si je ne me trompe.
En effet, Rutolo avait une éraflure à l'avant-bras,
mais si légère qu'il n'y eut pas même besoin de taffe-
tas. Cependant il haletait; et sa pâleur extrême, mate
jusqu'à la lividité, manifestait sa colère contenue. Spe-
relli, souriant, dit tout bas à Barbarisi :
— Maintenant, je connais mon homme. Je lui met-
trai un œillet sous le sein droit. Regarde bien la se-
conde reprise.
Sans y faire attention, il avait posé à terre la pointe
de son épée. Le docteur chauve, l'homme h la grande
mâchoire, s'approcha avec une éponge imbibée d'eau
phéniquée et désinfecta de nouveau la lame.
126 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Par Dieu! murmura André à Barbarisi. Il
m'a tout l'air d'un jeteur de sorts. Ma lame va se
casser.
Un merle siffla dans les arbres. Çà et là, sur les ro-
siers, une rose s'effeuiDait et se dispersait à la brise.
Quelques nuages bas montaient à la rencontre du soleil,
légers, pareils à des toisons, et se dissolvaient en flo~
cons, et se dissipaient doucement.
— En garde !
Rutolo, conscient de son infériorité, résolut désespé-
rément de gêner le jeu de son adversaire en Tatta-
c[uant de très près, en raccourcissant la distance
jusqu'au corps-à-corps, et en lui coupant ainsi toute
continuité d'action. Pour cela, il avait l'avantage de la
petite taille, d'un corps agile, mince, flexible, qui offrait
très peu de cible aux coups.
— Allez!
Sperelli prévoyait déjà que Rutolo avancerait de cette
façon, avec ses feintes ordinaires. Il se tenait en garde,
arqué comme une arbalète prête à la détente, guettant
le moment.
— Halte 1 cria Santa-Margherita.
La poitrine de Rutolo saignait un peu. L'épée avait
pénétré sous le sein droit, presque jusqu'à la côte. Les
médecins accoururent. Mais le blessé, d'une voix rude
où l'on sentait un tremblement de colère, dit aussitôt
à Gasteldieri :
— Ce n'est rien. Je veux continuer.
Il refusa d'entrer dans la viDa pour le pansement. Le
docteur chauve, après avoir pressé le petit trou à peine
saignant et y avoir fait un lavage antiseptique, appliqua
un simple morceau de sparadrap et dit :
— Vous pouvez continuer.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ I27
Sur rinvitation de Casteldieri, le baron commanda
sans tarder la troisième reprise.
— En garde I
Sperelli s'aperçut du péril. Devant lui son adversaire,
tout ramassé sur les jarrets, pour ainsi dire masqué
derrière la pointe de sa lame, paraissait résolu à un su-
prême effort. Ses yeux avaient un éclat singulier, et,
par l'excessive tension des muscles, sa cuisse gauche
tremblait fortement. Cette fois, pour éviter le choc,
André se préparait à se jeter de côté et à répéter le
coup décisif qui avait réussi à Cassibile ; le disque blanc
de sparadrap sur la poitrine de son adversaire lui servait
de cible. C'était là qu'il voulait toucher encore, mais
pour rencontrer l'espace intercostal et non plus la cote.
Aux alentours, le silence semblait plus profond ; tous les
assistants comprenaient la volonté homicide qui animait
ces deux hommes ; et ils étaient pris d'angoisse, ils avaient
le cœur serré, à la pensée qu'il leur faudrait peut-être
rapporter chez lui un mort ou un mourant. Le soleil^
voilé par les nuages moutonnants, épanchait une lumière
presque laiteuse ; tour à tour, les plantes bruissaient et
cessaient de bruire ; le merle continuait à sifQer , invisible.
—Allez!
Rutolo chargea son adversaire, avec deux tours
d'épée et un coup de seconde. SpereUi para et riposta,
en rompant d'une semelle. Rutolo, fmieux, avançait
avec des coups très rapides, presque tous dans la ligne
basse, sans plus les accompagner de cris. Devant cette
lurie, Sperelli ne se déconcertait point ; il tâchait
d'éviter le corps-à-corps, parait vigoureusement et
ripostait avec tant de rudesse qu'il aurait pu chaque
fois traverser son ennemi de part en part. La cuisse
de Rutolo saig'nait près de l'aine.
128 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Halte I cria Santa-Margherita, dès qu'il s'en
aperçut.
Mais, au même instant, SpereDi parait en quarte
basse, ne trouvait plus le fer de Rutolo et recevait le
coup en pleine poitrine. Il tomba défaillant dans les
bras de Barbarisi.
— Plaie pénétrante de poitrine, au niveau du qua-
trième espace intercostal gauche, intéressant superfi-
ciellement le poumon, annonça le chirurgien à cou de
taureau, dans la chambre où l'on avait transporté le
blessé .
LIVRE DEUXIÈME
Après la terrible blessure, après une sorte d'agonie
longue et lente, André renaissait enfin de corps et
d'esprit, comme un homme neuf, comme une créa-
ture qui, d'un bain glacé dans la mort, sortirait ou-
blieuse et vide. Le passé avait pour sa mémoire un
éloignement sans perspective, comme pour les yeux le
ciel étoile s'étend sur un champ plat, quoique les astres
soient à des distances inégales. Les tumidtes se paci-
fiaient, la fange tombait au fond, son âme se purifiait.
n rentrait dans le sein de la nature mère et sentait
qu'elle lui infusait maternellement la bonté et la force.
Hôte de sa cousine au château de Schifanoia, il re-
venait à l'existence en face de la mer. Il mesurait sa res-
piration sur la respiration large et tranquille des flots ;
il rassérénait sa pensée à la sérénité des horizons.
Peu à peu, dans ses loisirs attentifs et recueillis, son
l3o L'ENFANT DE VOLUPTÉ
esprit se détendait, se déployait, s'épanouissait, se rele«
vait doucement, comme l'herbe foulée dans im sentier.
C'étaient les derniers jours d'août. Une quiétude
extatique régnait sur la mer ; les eaux étaient si trans-
parentes qu'elles répétaient chaque image avec une
exactitude parfaite, et leur ligne extrême se perdait si
bien dans le ciel que les deux éléments paraissaient être
un élément unique, impalpable, surnaturel. Le vaste
amphithéâtre des collines, peuplé d'oliviers, d'orangers,
de pins, de toutes les plus nobles formes de la végé-
tation italique, plein d'un silence religieux, était, non
plus une multitude de choses, mais une chose unique
sous le soleil commun.
Le jeune homme, étendu à l'ombre, ou adossé à un
tronc, ou assis sur une pierre, croyait sentir en lui-
même couler le fleuve de la vie.
Qu'étaient devenus ses vanités et ses cruautés, ses
artifices et ses mensonges? Qu'étaient devenus les
amours, et les iUusions, et les désillusions, et les dé-
goûts, et les incurables répugnances après le plaisir ?
Qu'étaient devenues ces immondes et éphémères amours
qui lui laissaient dans la bouche comme l'étrange
âcreté d'un fruit coupé avec un couteau d'acier ? Il ne
voulait plus se souvenir de rien. Son âme avait fait
un grand renoncement; et, en cessant de désirer,
elle avait trouvé le repos.
Die Sterne, die begehrt mon nicht,
Man freut sich ihrer PrachL
€ Les étoiles, on ne les désire pas, mais on jouit
de leur splendeur. » Alors, pour la première fois, le
jeune homme connut toute l'harmonieuse poésie des
ciels d'été.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l3l
C'étaient les dernières nuits d'août, sans lune.
Innombrable, dans la coupole profonde, palpitait la
-vie ardente des constellations. Les Ourses, le Cygne,
Hercule, le Bouvier, Cassiopée scintillaient avec un
frémissentient si rapide et si fort qu'ils semblaient
presque s'être rapprochés de la terre, avoir pénétré
dans l'atmosphère terrestre. La Voie lactée se déroulait
comme un royal fleuve aérien, comme un confluent
de rivières paradisiaques, comme une immense coulée
silencieuse dont le « miro gurge » entraînerait une
poussière de minéraux célestes roulés sur un lit de
cristal entre des phalanges de fleiu's. Par intervafles,
de brillants météores sillonnaient l'air immobile, avec
le glissement léger et muet d'une goutte d'eau sur
une plaque de diamant. La respiration de la mer, lente
et solennelle, sufiisait pour mesurer la paix de la nuit
sans la troubler, et les pauses en étaient plus douces
que la musique.
n se laissait aller ingénument aux rêveries et aux
charmes fugitifs de la convalescence. Il retrouvait des
sensations oubliées de sa jeunesse, cette impression de
fraîcheur que donnent au sang jeune les haleines du
vent salé, ces effets indicibles que font sur l'âme
vierge les jeux de la lumière, les ombres, les couleurs,
les odeurs des eaux. La mer était pour lui, non seule-
ment im délice des yeux, mais encore une source
intarissable de paix où s'abreuvaient ses pensées, une
magique fontaine de jouvence où son corps reprenait
la santé et son esprit la noblesse. La mer avait pour
lui l'attraction mystérieuse d'une patrie ; et il s'aban-
donnait à elle avec une confiance filiale, comme un
fils faible dans les bras d'une mère toute-puissante. Et
il en recevait un réconfort : nul, en effet, n'a jamais
l32 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
confié vainement à la mer sa douleur, son désîr ou
son rêve.
Pour lui, la mer avait toujours un langage profond,
plein de révélations soudaines, d'illuminations impré-
vues, de significations inattendues. Elle lui faisait
découvrir dans le secret de son âme une plaie encore
vive, quoique latente, et elle la faisait saigner ; mais
ensuite le baume était plus suave. Elle réveillait dans
son cœur une chimère assoupie, et elle Texcitait si bien
qu'il en sentait de nouveau les griSes ; mais ensuite
elle la tuait et l'ensevelissait pour toujours dans son
cœur. Elle évoquait dans sa mémoire une souvenance,
et elle l'avivait si bien qu'il soufirait toute l'amertume
du regret pour les choses irrémédiablement enfuies ;
mais ensuite elle lui prodiguait la douceur d'un oubli
sans fin. En face de la grande consolatrice, rien dans
cette âme ne restait celé.
A certaines heures, sous l'empire continu d'une teUe
influence, sous la tyrannie persistante d'une telle fasci-
nation, le convalescent éprouvait une sorte d'égare-
ment et presque d'effroi, comme si cet empire et cette
tyrannie eussent été insupportables pour sa faiblesse.
A certaines heures, le colloque incessant de son âme
et de la mer lui donnait un vague sentiment de pros-
tration, comme si ce verbe sublime eût fait trop de
violence à l'étroitesse de son esprit avide de com-
prendre l'incompréhensible. Une tristesse des eaux le
bouleversait comme un désastre.
Un jour, il se vit perdu. Des vapeurs sanglantes et
malignes, flamboyant à l'horizon, jetaient des lueurs
de sang et d'or sur les eaux sombres ; im enchevê-
trement de nuages pourpres s'élevait de ces vapeurs,
pareil à une mêlée de centaures monstrueux sur un
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l33
volcan en éruption; et, dans cette lumière tragique,
un funèbre cortège de voiles triangulaires se déroulait
en noir à l'extrême limite des eaux. C'étaient des
voiles d'une indescriptible teinte, sinistres comme des
emblèmes de mort, marquées de croix et de figures
ténébreuses : on aurait dit des voiles de navires qui
auraient transporté des cadavres de pestiférés vers
quelque île maudite peuplée de faméliques vautours.
Un sentiment humain de terreur et de douleur pesait
sur cette mer ; une lourdeur d'agonie écrasait cette
atmosphère. Le flot ruisselant des blessures de ces
monstres enlacés ne s'arrêtait pas; il grossissait en
torrents, il rougissait les eaux dans toute leur étendue
jusqu'au rivage, il prenait çà et là des teintes violacées
et verdâtres, comme de sang corrompu. De temps à
autre, l'enchevêtrement s'écroulait, les corps se défor-
maient ou se déchiraient, des lambeaux sanglants
pendaient au bord du cratère ou disparaissaient
engloutis dans l'abîme. Puis, après ce grand écroule-
ment, les géants régénérés se redressaient pour la lutte,
plus atroces ; l'entassement se reformait, plus énorme ;
le massacre recommençait, plus vermeil, jusqu'au
moment où les combattants exsangues s'aflaissaient
dans la cendre du crépuscule, inanimés et mis en
pièces, sur le volcan à demi éteint.
C'était comme un épisode de quelque titanomachie
barbare, un spectacle héroïque vu à travers une longue
suite de siècles dans un ciel fabuleux. André, l'âme en
suspens, suivait toutes les péripéties de la lutte.
Habitué aux tombées paisibles de l'ombre dans la séré-
nité de l'été déclinant, il sentait ce soir-là l'insolite
discorde des choses le secouer, l'exalter, le bouleverser
avec une violence étrange. D'abord, ce lut comme une
l34 L'ENFANT DE VOLUPTé
angoisse confuse, tumultueuse, pleine de palpitations
sans cause connue. Fasciné par le couchant belliqueux,
il n'arrivait pas encore à voir clair en lui-même. Mais,
lorsque la pluie de cendre crépusculaire eut éteint la
bataille et que la mer fut comme un immense marais
couleur de plomb, il crut entendre dans l'ombre le cri
de son âme, le cri d'autres âmes.
Et il y eut en lui comme un obscur naufrage dans
les ténèbres. Mille voix appelaient à l'aide, imploraient
du secours, maudissaient la mort : des voix connues,
des voix qu'il avait écoutées jadis — voix de créatures
humaines, ou voix de fantômes ? — il ne savait plus
maintenant les distinguer l'une de l'autre I Elles appe-
laient, elles imploraient, elles maudissaient en vain, se
sentant périr ; étoufiees par l'onde vorace, elles allaient
s'affaiblissant ; elles devenaient débiles, lointaines,
entrecoupées, méconnaissables; elles devenaient un
gémissement ; elles s'éteignaient ; elles ne remontaient
plus.
n restait seul. De toute sa jeunesse, de toute son
existence antérieure, de toutes ses aspirations idéales,
rien ne subsistait. La seule chose qui subsistât en lui,
c'était un froid abîme vide, et, autour de lui, une
nature impassible, source éternelle de douleur pour
l'âme solitaire. Toute espérance était morte; toute
voix était muette ; toute ancre était rompue. A quoi
bon vivre ?
Subitement, l'image d'Hélène ressuscita dans sa
mémoire. Puis d'autres images de femmes se super-
posèrent à celle-là, se confondirent avec elle, la disper-
sèrent, se dispersèrent. D ne réussit à en fixer aucune.
Toutes, en se dissipant, semblaient sourire d'un sou-
rire hostile; et, en se dissipant, toutes semblaient
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l35
emporter avec elles quelque chose de lui. Quoi? Il ne
savait. Une détresse indicible l'accabla ; il eut comme
une sensation glacée de vieillesse; ses yeux se rem-
plirent de larmes. Un avertissement tragique lui résonna
dans le cœur : « Trop tard I »
Les récentes douceurs de la paix et de la mélancolie
lui parurent une illusion enfuie et déjà lointaine ; il se
les représenta presque comme les jouissances d'un
autre esprit, d'un esprit nouveau et étranger qui,
après s'être introduit en lui, aurait déjà disparu. Il lui
sembla que désormais son âme vieillie serait incapable
de se renouveler et de se relever. « Trop tard I Trop
tard I » Et, de ses yeux voilés, il regardait les étoiles
s'allumant ime à une sur sa pauvre tête, dans la nuit
profonde.
Au point du jour, il eut un agréable réveil, un de ces
réveils, frais et limpides que seide connaît l'Adolescence
dans le triomphe de ses printemps. Le matin était
merveilleux, et, rien que de le respirer, c'était une
béatitude immense. Toutes les choses vivaient dans
la félicité de la lumière ; les. collines semblaient voilées
d'un argent diaphane et vibrantes d'un frisson alerte;
la mer semblait traversée par des rivières de lait,
par des fleuves de cristal, par des ruisseaux d'éme-
raude, par mille courants qui formaient comme le
mobile réseau d'un labyrinthe liquide. Une sorte de
joie nuptiale et de grâce religieuse émanait de la con-
corde de la mer, de la terre et du ciel.
n respirait, il regardait, il écoulait, un peu étonné.
Pendant son sommeil, sa fièvre s'était guérie. Dans la
nuit, bercé par le chœur des eaux comme par une voix
l36 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
amie et fidèle, il avait fermé les yeux. Quiconque s'en-
dort au son de cette voix repose avec une trantjuillité
réparatrice. Même la voix berceuse d'une mère ne pro-
cure pas à Tentant qui souffre un sommeil aussi pur et
bienfaisant.
Il regardait, il écoutait, silencieux, recueilli, attendri,
laissant pénétrer en lui-même ce flot de vie immor-
telle. Jamais la musique sacrée d'un grand maître, ni
un offertoire de Haydn, ni un Te Deum de Mozart,
ne lui avait donné l'émotion que lui donnaient main-
tenant les simples carillons des églises lointaines sa-
luant l'ascension du jour dans les cieux du Seigneur.
n était jeune encore ! Il sentait son âme se gonfler et
déborder d'émotion. Quelque chose comme un rêve,
vague mais sublime, planait sur son cœur : quelque
chose qui ressemblait à un voile ondoyant au tra-
vers duquel aurait resplendi le mystérieux trésor du
bonheur. Jusqu'alors, il avait toujours su ce qu'il dési-
rait et n'avait presque jamais trouvé plaisir à désirer en
vain. Maintenant, il n'aurait pas pu exprimer son désir:
il ne savait pas. Mais, sans aucun doute, la chose dé-
sirée devait être infiniment suave, puisque c'était déjà
une suavité de la désirer.
Les vers de la Chimère, dans le Roi de Chypre, des
vers anciens, presque oubHés, lui revinrent à la mé-
moire, vibrèrent comme un appel caressant :
...Veux-tu combattre? — tuer? voir des fleuves de
sang ? — de grands monceaux d'or ? des troupeaux de femmes
— captives ? des esclaves ? d'autres, d'autres proies ? Veux-
tu — faire vivre un marbre ? ériger un temple ? — com-
poser un hymne immortel ? Veux- tu (écoute, — ô jeune
homme, écoute!) veux-tu divinement — aimer?...
L'ENFANT DE VOLUPTÉ iSy
La Chimère lui répétait tout bas, dans le secret du
cœur, avec des pauses obscures :
Écoute, — ô jeune homme, écoute I Veux-tu divine-
ment — aimer ?
n eut un léger sourire, et il pensa : a Aimer qui ?
l'Art? Une femme? Quelle femme? » Hélène lui apparut
lointaine, perdue, morte, étrangère; les autres lui ap-
parurent plus lointaines encore, mortes pour toujours.
Donc, il était libre. Pourquoi s'attacher de nouveau à
une poursuite inutile et périlleuse? Ce qu'il désirait, au
fond du cœur, c'était de se donner librement et par
reconnaissance à un être plus haut et plus pur. Mais
cet être, où le trouver?
Il descendit dans le parc; il chemina lentement sous
les arbres, sans pensée .précise. Une brise légère
effleurait les cimes; par moments, les feuilles froissées
s'agitaient comme s'il eût passé au travers une troupe
d'écureuils; des lambeaux de ciel apparaissaient entre
les branches comme des yeux d'azur sous des paupières
vertes. Parvenu à sa retraite lavorite, sorte de lucus
minuscule où régnait un Hermès à quatre visages
plongé dans une quadruple méditation, il fit halte et
s'assit sur l'herbe, les épaules appuyées au socle de la
statue, le visage tourné vers la mer. Devant lui, des
troncs droits et inégaux comme les roseaux de la flûte
de Pan coupaient l'outremer; autour de lui, les acanthes
déployaient avec une suprême élégance les touffes de
leur feuillage, symétriquement taillées comme dans le
chapiteau de Callimaque.
Les vers de Salmacis, dans la Fable d'Hermaphro^
dite, lui revinrent à la mémoire :
S.
l38 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Nobles acanthes, ô vous qui, dans les terrestres —
bocages, symbolisez la paix, hautes couronnes — déforme
pure ; ô vous, souples corbeilles — que le Silence tresse
d'une main légère — pour recueillir la fleur des Rêves —
silvestres 1 Quel obscur et doux charme avez-vous pu ver-
ser — de votre feuillage sur le bel éphèbe ? — Il dort,
nu ; et son bras lui soutient la tête.
D'autres vers lui revinrent à la mémoire, d'autres
encore, d'autres encore, tumultueusement. Son âme
s'emplit toute d'une musique de rimes et de syllabes
rythmées. Il était heureux : spontanée, imprévue, cette
agitation poétique lui donnait un inexprimable délice,
n écoutait les sons en lui-même, se complaisant aux
riches images, aux épithètes rares, aux métaphores
lumineuses, aux harmonies recherchées, à tous les
subtils raffinements qui variaient son style et sa mé-
trique, à tous les mystérieux artifices de l'endécasyllabe
appris des admirables poètes du xrv® siècle et surtout
de Pétrarque. De nouveau, la magie des vers subjugua
son esprit ; et la sentence d'un poète contemporain lui
souriait singulièrement : — a Le Vers est tout. »
Le Vers est tout. Pour créer la beauté des rêves et
dégager l'essence des choses, aucun instrument d'art
n'est plus puissant, plus subtil, plus acéré, plus multi-
forme, plus exact, plus docile, plus fidèle. Le Vers
est tout, le vers peut tout. Il peut rendre les plus
secrets mouvements de la sensibilité humaine et révéler
par le son d'une syllabe les plus profondes analogies ;
il peut définir l'indéfinissable et exprimer l'inexprima-
ble ; il peut embrasser l'illimité, sonder l'abîme, fran-
chir les limites de l'être, descendre aux sources mêmes
de la vie ; il peut enivrer comme le vin, ravir comme
l'extf^e : U peyt posséda en même temps notre âme
L'ENFANT DE VOLUPTÉ iSq
et notre corps ; il peut enfin atteindre l'Absolu. Un
vers parfait est absolu, immuable, immortel ; il retient
en soi la parole avec la cohésion du diamant ; il en-
terme la pensée comme dans im cercle précis que
nulle force ne pourra jamais rompre ; il devient indé-
pendant de toute entrave et de toute sujétion ; il n'ap-
partient plus à l'artiste, mais il est à tous et à personne,
comme l'espace, comme la lumière, comme toutes les
choses immanentes et perpétuelles. Une pensée exacte-
ment rendue dans ua vers parfait est une pensée qui
existait déjà, pré formée, dans la profondeur obscure
de la langue. Extraite par le poète, elle continue à
exister dans la conscience des hommes. Le plus grand
poète est donc celui qui sait découvrir, dégager, extraire
le plus grand nombre de ces idéales préformations.
Lorsque le poète est sur le point de découvrir un
de ces vers éternels, il en est averti par un divin tor-
rent de joie qui, soudain, envahit tout son être. Quelle
joie serait plus forte P
Dans la langueur de son sang, dans la faiblesse de sa
chair, par la suggestion des paysages nobles et calmes
André avait eu la vague illusion qu'une vie morale
nouvelle s'éveillait peu à peu dans les profondeurs de
son âme étonnée. Mais maintenant, guidé par le Vers
magique, il reprenait conscience de lui-même et retrou-
vait le sentiment qui devait rester toujours son maître
vrai et unique : le sentiment de la voluptueuse Beauté.
Il considéra l'Hermès comme un auditeur imagi-
naire et entreprit de composer des sonnets. Sur l'aspi-
ration renaissante qui le ramenait à la Femme, flottait
comme une vapeur mystique. Un rêve pieux de pureté
voilait son désir obscur. Et, à l'ombre du simulacre
païen, il se plut à évoquer une Madone rayonnante
l4o L'ENFANT DE VOLUPTÉ
de candeur, dans Tattitude solennelle de la com-
munion.
En composant, il s'étudiait lui-même avec curiosité.
Il n'avait pas fait de vers depuis fort longtemps. Cet
intervalle de repos n'aurait-il pas nui à son habileté
technique ? Il lui semblait que les rimes, sortant une à
une de son cerveau, avaient une grâce nouvelle. La
consonance venait d'elle-même, sans qu'il l'eût cher-
chée ; et les pensées naissaient avec la rime. Puis tout
à coup, un obstacle arrêtait le courant ; un vers résis-
tait ; tout se disloquait comme une mosaïque désagré-
gée; les syllabes luttaient contre la contrainte de la
mesure ; un mot musical et lumineux, qu'il aimait, se
trouvait exclu par la sévérité du rylhme, en dépit de
tous ses efforts ; une rime engendrait une idée nouvelle,
inattendue, qui le séduisait, qui le détournait de l'idée
primitive ; une épithète, quelque rare et exacte qu'elle
fut, avait une sonorité trop faible ; et la strophe était
comme une médaille mal venue par la faute d'un fon-
deur inexpérimenté qui n'aurait pas su calculer la
quantité de métal en fusion nécessaire pour remplir le
coin. Avec une patience ingénieuse, il remettait le métal
au creuset, et recommençait tout. Enfin la strophe
venait, pleine et précise ; çà et là, quelque vers avait
une âpreté étrange, mais agréable ; à travers les ondoie-
ments du rythme, la symétrie apparaissait très claire.
Tout le sonnet, dans son unité, vivait et respirait comme
une créature libre et parfaite.
Ainsi composait-il, tantôt rapidement et tantôt len-
tement, avec une jouissance jamais éprouvée ; et ce lieu
recueilli semblait vraiment créé par la fantaisie d'un
œgipan solitaire, subtil ouvrier d'églogues. A mesure
que le jour grandissait, la mer dardait des éclairs entre
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l4l
les troncs, comme entre les colonnes d'un portique de-
jaspe; les acanthes corinthienneB étaient comme les
chapiteaux rabattus de ces colonnes végétales ; dans
l'air, glauque comme l'ombre d'un antre lacustre, le
soleil jetait par moments des flèches, des anneaux et
des disques d'or. Aima Tadéma y aurait sans doute
imaginé une Sapho à la chevelure de violette, assise
sous l'Hermès de marbre, poétisant sur la lyre à sept
cordes, entourée d'im chœur de jeunes filles aux che-
veux de flamme, pâles et attentives à boire dans le
vers adonien la pure harmonie de chaque strophe.
Lorsqu'il eut achevé les quatre sonnets, il poussa un
soupir et les récita sans parole, avec une emphase inté-
rieure. Ensuite il les écrivit sur la base quadrangu-
laire de l'Hermès, un sur chaque face, dans cet ordre :
Hermès quadrangulaire, tes quatre fronts — savent-ils
la nouvelle merveilleuse? — Des esprits, en chantant,
sortent des obscures — retraites de mon cœur, agiles et
légers.
Toutes sources impures, mon cœur vaillant — les a
fermées ; toutes choses impures, il les a chassées — loin
de lui ; toutes flammes ignominieuses, il les a — étouf-
fées ; devant l'Assiégeant, il a rompu tous les ponts.
Des esprits montent en chantant. J'entends bien — -
leur hymne ; et, de mon péril même — un rire me
prend, inextinguible et triomphal.
Pâle, oui, mais comme un roi, je jouis — de sentir
dans mon cœur mon âme riante, — tandis que je regarde
le Mal désormais vaincu, fixement.
I42 L'ENFANT DE YOLUPTÉ
II
Mon âme rit de ses amours lointaines, — tandis que je
regarde fixement le Mal, désormais vaincu, — qui m'avait
poussé en ces dédales de feu — comme en des forêts nour-
ries par des volcans.
A cette heure, dans le grand cercle des douleurs hu-
maines — elle entre, novice, vêtue d'hyacinthe, — laissant
derrière elle le labyrinthe fallacieux — où rugissaient les
beaux montres païens.
Plus ne Tétreint aucun Sphinx aux griffes d'or, — plus
ne la pétrifie aucune Gorgone, — plus ne l'ensorcelle
aucune Sirène par son chant berceur.
Au sommet du cercle, très haute, toute blanche, — une
Reine, dans l'attitude liturgique de la communion — tient
entre ses doigts purs l'Hostie sainte.
III
Loin des embûches, loin des colères, — loin des atteintes.
Elle demeure paisible et forte, — étant celle qui, jusqu'à
la mort, peut — connaître le Mal sans le subir.
— « vous qui parfumez tous les vents, — vous qui
avez la seigneurie de toutes les portes, — je mets à vos
pieds mon destin. — Daignez, ô reine, y consentir I
» Elle flamboie comme un soleil — dans votre main
pure, cette Hostie désirée. — Ne verrai-je jamais le geste
qui consent P »
Et Elle, bénigne à qui se prosterne, — dit en me donnant
la communion : — « C'est ton Bien que je t'oflre ; le voici,
prends-le. »
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l43
IV
Elle dît : « Je suis la Rose surnaturelle — éclose du
sein de la Beauté. — Je suis celle qui verse Tivresse
suprême. — Je suis celle qui exalte et qui apaise.
» Laboure avec des larmes. Ame douloureuse, — pour
moissonner avec des chants d'allégresse. — Après un long
douloir, ma douceur — passera en douceur tout le reste. »
Ainsi soit-il, ô Reine I Et puisse mon cœur dégorger
— des fleuves de sang, et puissent ces fleuves inonder le
monde, — et puisse la douleur immortelle le régénérer !
Et puissent ces vastes remous me rouler — et me sub-
merger, pourvu que, du fond de Tabîme, — je voie sur
mon ftme invaincue pleuvoir ta lumière I
DIE XII SBPTEMBRIS MDGGGLXXXVI.
II
Schîfanoîa se dressait sur la hauteur, à l'endroit où
la chaîne des collines, après avoir longé le littoral et
embrassé la mer comme dans un amphithéâtre, se
repliait vers l'intérieur et s'abaissait vers la plaine.
Construit par le cardinal Alphonse Carafa d'Ateleta
dans la seconde moitié du xvin® siècle, le château
avait cependant une certaine pureté de style. Il formait
un quadrilatère haut de deux étages, où les colon-
nades alternaient avec les appartements ; et les baies
de ces colonnades donnaient à l'édifice de la légèreté
et de l'élégance : caries colonnes et les pilastres ioniques
semblaient dessinés et mis en harmonie par Vignole.
C'était un vrai palais d'été, ouvert aux vents de la
mer. Du côté des jardins en pente, un vestibule menait
sur un beau perron à double escalier, qui descendait
vers une plate-forme entourée de balustres de pierre
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l45
comme une vaste terrasse et ornée de deux fontaines.
A chaque bout de cette plate-forme, d'autres escaliers,
interrompus par d'autres plates-lormes, se prolon-
geaient jusqu'en bas de la pente, et venaient finir
presque au bord de la mer ; et, du terre-plein inférieur,
ils oflEraient à la vue les sept replis de leur serpente-
ment, parmi la verdure superbe et les fourrés de roses.
La merveille de Schifanoia, c'étaient les rosiers et les
cyprès. Les rosiers, de toutes les espèces, de toutes les
saisons, étaient suffisants « pour en tirer neuf ou dix
muytz d'eaue rose » , comme aurait dit le poète du
Vergier d'honneur. Les cyprès, aigus et sombres, plus
hiératiques que des pyramides, plus énigmatiques que
des obélisques, ne le cédaient ni à ceux de la villa
d'Esté, ni à ceux de la villa Mondragone, ni à tant
d'autres géants qui croissent dans les glorieuses villas
romaines.
La marquise d'Ateleta avait coutume de passer à
Schifanoia l'été et ime partie de l'automne. Bien
qu'elle fût des plus mondaines, elle aimait la cam-
pagne, la liberté champêtre; et elle aimait aussi à re-
cevoir des amis. Elle avait eu pour André, pendant
sa convalescence, des soins et des empressements de
grande sœur, presque de mère, sans se lasser jamais.
Une affection profonde la liait à son cousin. Elle était
pour lui pleine d'indulgences et de pardons ; elle était
une amie bonne et franche, capable de comprendre
beaucoup de choses, vive, toujours gaie, toujours pi-
quante; elle avait à la fois de l'esprit et de l'âme.
Depuis près d'un an, elle avait dépassé la trentaine ;
mais elle conservait ime admirable vivacité juvénile et
un grand charme; car elle possédait ce qui fut le
secret de madame de Pompadour, cette <( beauté sans
1^6 L'ENFANT DE VOLUPTE
traits » qui s'avive de grâces imprévues. Elle pos-
sédait aussi une vertu rare, celle qu'on appelle com-
munément « le tact ». Son délicat génie féminin lui
servait de guide infaillible. Dans ses relations avec ses
nombreuses connaissances, elle savait garder toujours et
en toute occasion l'attitude qu'il fallait; jamais elle
ne commettait d'erreur, jamais elle ne pesait sur la vie
d'autrui, jamais elle n'était ni ne devenait importune ;
elle faisait toujours à propos chacune de ses actions,
prononçait toujours à propos chacune de ses paroles.
Son attitude envers André, pendant cette convalescence
un peu étrange et inégale, n'aurait pu certainement
être plus parfaite. Elle s'ingéniait de toutes les façons à
ne pas le troubler et à obtenir que personne ne le
troublât; elle lui laissait une liberté absolue; elle
affectait de ne pas remarquer ses bizarreries et ses mé-
lancolies; elle ne l'ennuyait jamais de questions in-
discrètes ; elle s'arrangeait de telle sorte que sa compa-
gnie lui fût légère aux heures de réunion inévitable; elle
allait même jusqu'à renoncer en sa présence aux mots
d esprit, pour lui épargner la fatigue d'un sourire
forcé.
André comprenait cette finesse et lui en était recon-
naissant.
Le 12 septembre, après les sonnets de l'Hermès,
comme il rentrait au château avec une gaieté inaccou-
tumée, il rencontra Françoise sur le perron et il lui
baisa les mains, en disant d'un ton de plaisanterie :
— Ma cousine j'ai trouvé la Vérité et la Voie.
— Alléluia I fit Françoise en élevant ses beaux bras
gracieux. Alléluia I
Et elle descendit au jardin, tandis qu'André remon-
tait à son appartement, le cœur allégé.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 1^7
Un peu plus tard, il entendit frapper doucement à sa
porte ; et la voix de Françoise demanda :
— Puis-je entrer?
Elle entra, portant dans le creux de sa jupe une
grande botte de roses roses, blanches, jaunes, ver-
meilles, purpurines. Les imes, épanouies et claiies
comme celles de la villa Pamphili, très fraîches et tout
emperlées, avaient au fond de leur calice je ne sais
(juoi de cristallin ; d'autres avaient les pétales serrés et
une richesse de couleur qui rappelait la magnificence
fameuse des pourpres de Tyr et de Sidon; d'autres
semblaient des boules de neige odorante et donnaient
une étrange envie de les mordre et de les manger;
d'autres étaient de chair, de chair véritable, vo-
luptueuses comme les plus voluptueux contours d'un
corps féminin, avec un subtil réseau de veines. Les
gradations infinies du rouge, depuis le cramoisi violent
jusqu'à la couleur passée de la fraise mûre, se mêlaient
aux plus fines et presque insensibles variations du blanc,
depuis la candeur de la neige immaculée jusqu'à la
couleur indéfinissable du lait qu'on vient de traire, de
l'hostie, de la moelle de roseau, de l'argent mat, de
l'albâtre et de l'opale.
— C'est fête aujourd'hui, dit-elle en riant.
Et les fleurs lui couvraient la poitrine presque jusqu'à
la gorge.
— Merci I merci! merci! répétait André en l'aidant à
déposer la botte sur la table, sur les Uvres, sur les
albums, sur les cartons à dessin. Rosa rosarufn!
Lorsqu'elle fut débarrassée, elle rassembla tous les
vases épars dans l'appartement et se mit à les empUr
de roses, composant nombre de bouquets distincts, avec
un choix qui révélait chez elle un goût rare. Tout en
1^8. Ii'ENFANT DE VOLUPTÉ
faisant son choix et en composant les bouquets, elle
parlait de mille choses ^vec un gai babil, comme si
elle eût voulu se dédommager de l'économie de paroles
et de rires dont elle avait usé jusqu'alors avec André,
par égard pour la mélancolie taciturne de son cousin.
Entre autres choses, elle lui dit :
— Le i5, nous aurons une belle visiteuse : Marie
Ferres y Capdevila, la femme du ministre plénipoten-
tiaire de Guatemala. Tu la connais?
— Je ne crois pas.
— C'est vrai, tu ne peux pas la connaître. Elle est
revenue en Italie depuis quelques mois seulement ;
mais elle passera l'hiver à Rome, où son mari vient
d'être nommé. C'est une de mes amies d'enfance, et
je l'aime beaucoup. Pendant trois ans, nous avons été
ensemble à Florence, chez les religieuses de l'Annon-
ciation ; mais elle est plus jeune que moi.
— Elle est Américaine ?
— Non, Italienne, et, qui plus est, Siennoise. Née
Bandinelli, elle a été baptisée avec l'eau de la Fontaine
Gaie. Mais, par nature, elle est plutôt mélancolique;
et si douce ! L'histoire de son mariage n'est guère
réjouissante. Ce Ferrés n'a rien de sympathique.
Mais ils ont une fillette qui est un amour. Tu verras ;
pâle, pâle, avec une masse de cheveux, des yeux
démesurés. Elle ressemble beaucoup à sa mère...
Regarde, André, si on ne dirait pas que cette rose
est de velours ? Et cette autre ? Je la mangerais. Mais
regarde donc : c'est tout à fait une crème idéale. Quel
délice !
Elle continuait de choisir les roses et de parler avec
grâce. Un flot de parfum, aussi enivrant qu'un vin de
cent ans, montait des fleurs amassées ; quelques
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 1^9
coroDes s'effeuillaîent et se prenaient dans les plis de
sa robe; devant la fenêtre, sous le soleil blond, la
pointe sombre d'un cyprès se montrait à peine. Et
dans la mémoire d'André chantait avec insistance,
pareil à une phrase musicale, ce vers de Pétrarque :
Co8Î partia le rose e le parole.
Le surlendemain, dans la matinée, pour payer sa
dette, il offrit à la marquise d'Ateleta un sonnet
curieusement façonné à la mode ancienne et manus-
crit sur ua véUn orné d'enluminures dans le goût de
celles qui rient sur les missels d'Attavante et de Libérale
de Vérone :
Schifanoia de Ferrare * (ô gloire d'Esté I) — dans ses
murs que Cessa et Gosme Tura couvrirent — à l'envi de
triomphantes divinités, — n'a jamais vu d'aussi joyeuses
fêtes.
Monna Francesca, dans le creux de sa robe, — a porté
en pâture à son hôte autant de roses — que peut-être en
eut jamais le Ciel — pour ceindre vos têtes, ô blancs
angelets I
Elle parlait et elle choisissait les fleurs, — si charmante
que je pensai : « N'est-ce point — une Grâce venue sans
doute par les chemins du Soleil P »
L'ivresse des parfums me donna le vertige. — Et un
vers de Pétrarque prit son essor : — « Ainsi distribuait-
elle les roses et les paroles. »
I. n existe à Ferrare un palais Schifanoia fSans- Souci) d(Scor6
de fresques du xv^ sicclc.
III
Le i5 septembre, un mercredi, la nouvelle vîsîteuse
arrivait.
La marquise, avec Ferdinand son fils aîné et avec
André, alla au devant d'elle jusqu'à la station de
Rovigliano. Pendant que la voiture descendait la route
ombragée de grands peupliers, la marquise parlait à
André de son amie avec beaucoup de bienveillance.
— Je crois qu'elle te plaira, dit-elle en manière de
conclusion.
Puis elle se mit à rire, comme si une pensée im-
prévue venait de lui traverser l'esprit.
— Pourquoi ris-tu ? demanda André.
— Je fais un rapprochement.
— Quel rapprochement ?
— Devine.
— Je ne sais pas.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l5l
— Eh bien I je pensais à une autre présentation que
je t'avais aussi annoncée en l'accompagnant d'ime
prophétie joyeuse, il y a tantôt deux ans. Tu te
rappelles ?
— Ahl
— Je ris, parce (jue, cette fois encore, il s'agit
d'ime inconnue, et que, cette fois encore, je pourrais
être... une involontaire providence.
— Oh!
— Mais le cas est bien différent ; ou plutôt ce qui
est difierent, c'est l'héroïne du drame possible.
— Tu veux dire...
— Marie est une turris eburnea»
— Et moi, je suis maintenant un vas spirituale.
— Vois donc ! j'oubliais que tu as enfin trouvé la
Vérité et la Voie ! a Mon âme rit de ses amours loin-
taines... D
— Tu cites mes vers?
— Je les sais par cœur.
— Que cela est aimable 1
— D'ailleurs, cher cousin, cette « blanche Reine »
qui tient l'Hostie entre ses doigts purs m'est suspecte.
l']lle m'a tout l'air d'une forme creuse, d'une robe
sans corps, à la merci de l'âme quelconque, âme
d'ange ou de démon, qui aurait l'intention d'y entrer,
de te donner la conununion et de faire a le geste qui
consent ».
— Quel sacrilège ! quel sacrilège !
— Prends garde à toi, surveille bien la robe et
fais quantité d'exorcismes... Mais je retombe dans les
prophéties ! Vraiment, prophétiser est une de mes
faiblesses.
— Nous sommes arrivés, ma cousine.
l52 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Ils riaient tous les deux. Ils étaient en avance de
quelques minutes sur Theure du train. Ferdinand,
un enfant de douze ans, souffreteux, apportait un
bouquet de roses pour l'offrir à Donna Marie. Après
l'entretien précédent, André se sentait allègre, léger,
très alerte, comme s'il fût rentré tout d'un coup dans
sa première existence de frivolité et de folie ; et c'était
une sensation inexplicable. Il lui semblait qu'un
iouffle féminin, une tentation vague, venait de lui
traverser le cerveau. Il choisit dans le bouquet de
Ferdinand une rose-thé et la mit à sa boutonnière ; il
donna un rapide coup d'œil à son vêtement d'été; il
regarda avec complaisance ses mains très soignées, que
la maladie avait rendues plus fines et plus blanches. Il
fit tout cela sans réflexion, par un instinct de vanité
tout à coup réveillé en lui.
— Voici le train, dit Ferdinand.
La marquise s'avança pour souhaiter la bienvenue à
l'arrivante qui, penchée à la portière, saluait déjà de
la main et faisait des signes de tête, tout enveloppée
d'un grand voile gris perle sous lequel disparaissait à
moitié son chapeau de paille noire.
— Françoise ! Françoise ! s'écriait-elle avec une
tendre effusion de joie.
Le timbre de cette voix fit sur André une impres-
sion singulière; il lui rappela vaguement une voix
connue. Laquelle?
Marie Ferrés descendit d'un saut rapide et agile;
et, d'un geste plein de grâce, elle releva son voile
épais et se découvrit la bouche pour embrasser son
amie. Subitement, cette femme élancée et ondulante
sous le manteau de voyage, cette femme voilée dont il
n'apercevait que la bouche et le menton, eut pour
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l53
André une séduction profonde. Tout son être, abusé
en ces derniers temps par une apparence de liberté
reconq[uise, était prêt à subir la fascination féminine.
A peine ranimées au souffle d'une femme, les cendres
redevenaient des étincelles.
— Marie, je te présente mon cousin, le comte André
Sperelli-Fieschi d*Ugenta.
André s'inclina. La bouche de la jeune femme s'ou-
vrit pour un sourire qui parut mystérieux, parce que
la gaze lustrée du voile cachait le reste de la face.
Ensuite la marquise présenta André à Don Manuel
Ferrés y Capdevila. Puis elle dit, en caressant les
cheveux de la fillette qui regardait le jeune homme
avec de doux yeux étonnés :
— Voici Delphine.
Dans la voiture, André prit place en face de Marie,
à côté de Manuel Ferrés; Elle n'avait pas encore
enlevé son voile; elle tenait sur ses genoux le bouquet
de Ferdinand, et, de temps à autre, elle en respirait le
parfum, tout en répondant aux questions de la mar-
quise. André ne s'était pas trompé : il y avait dans
cette voix quelques notes de la voix d'Hélène Muti,
plus exquises. Une curiosité impatiente l'envahit de
voir ce visage caché, d'en connaître la couleur et l'ex-
pression.
Elle disait :
— Manuel partira vendredi. Il viendra me reprendre
plus tard.
— Très tard, espérons-le I souhaita cordialement
Françoise. Dans un mois et plus, n'est-ce pas. Don
Manuel? Et le mieux ne serait-il pas de quitter la
campagne tous ensemble, le même jour? Nous reste-
rons à Schifanoia jusqu'au i®' novembre, pas davantage.
9-
l54 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Si ma mère ne m'attendait point, je resterais
volontiers avec toi. Mais j'ai promis absolument d'être
à Sienne pour le 17 octobre, anniversaire de la nais-
sance de Delphine.
— - Quel malheur I Le 20 octobre, c'est la fête des
Donations à RovigUano ; une fête si belle et si étrange !
— Gomment faire? Si je manquais à ma promesse,
ce serait certainement un grand chagrin pour ma mère.
Elle adore Delphine...
Le mari se taisait; il devait être taciturne de nature.
C'était un homme de taiQe moyenne, un peu obèse,
un peu chauve, avec une peau de couleur singulière,
d'une pâleur intermédiaire entre le verdàtre et le vio-
lacé, sur laquelle le blanc de l'œil brillait dans les mou-
vements du regard comme celui d'un œil d'émail sur
certaines têtes antiques en bronze. Ses moustaches
noires, dures, taillées également comme les poils d'une
brosse, abritaient une bouche brutale et sardonique.
Cet homme paraissait tout imprégné de bile. D pouvait
avoir quarante ans ou un peu plus. Il avait en sa personne
quelque chose d'équivoque et de sournois qui n'échap-
pait pas à un observateur : cet indéfinissable aspect de
vice qu'ont les générations produites par un mélange
de races abâtardies et grandissant dans le désordre.
— Delphine, regarde les orangers couverts de fleurs !
s'écria Marie en dlongeant la main au passage pour
cueillir une brindille.
Dans le voisinage de Schifanoia, la route montait
entre deux bois d'orangers ; et les branches étaient si
hautes qu'elles donnaient de l'ombre. Sous cette ombre
soupirait l'haleine d'un vent marin, lourd d'un parfum
qu'on aurait pu boire à pleines gorgées conmie une eau
rafraîchissante.
L*E?JPANT DE VOLUPTÉ l55
Delphine s'était agenouillée sur le cotissin et se pen-
chait hors de la voiture pour saisir les branches. Sa
mère l'entourait d'un bras pour la soutenir.
— Prends garde ! dit-elle. Prends garde I Tu pour-
rais tomber. Attends un peu que j'ôte mon voile. S'il
te plaît, Françoise, aide-moi.
Et elle inclina la tête vers son amie, pour que celle-
ci détachât le voile du chapeau. Dans ce mouvement,
le bouquet de roses tomba. André s'empressa de le
ramasser; et, lorsqu'il se releva pour l'offrir, il vit
enfin à découvert tout le visage de Marie.
— Merci, dit-elle.
Elle avait le visage ovale, peut-être allongé un peu
trop, mais si peu que rien, de cet aristocratique allon-
gement qu'exagéraient volontiers au xv° siècle les
artistes chercheurs d'élégance. Les traits délicats
avaient celle subtile expression de souffrance et de lassi-
tude qui donne aux Vierges leur charme humain dans
les tondi florentins du temps de Cosme. Une ombre
morbide, suave, pareille à la fusion de deux teintes dia-
phanes, d'un violet et d'im azur idéalement tendres,
environnait ses yeux où s'épanouissait un iauve iris
d'ange brun. Ses cheveux lui chargeaient le front et les
tempes comme une lourde couronne, accumulés et
tordus sur la nuque. Par devant, les boucles avaient
l'épaisseur et la disposition de celles qui forment une
sorte de casque à l'Antinous Farnèse. Rien ne surpas-
sait en grâce cette tête si fine, qui semblait peiner sous
le fardeau comme sous un châtiment divin.
— Mon Dieu! s'écria-t-elle en essayant d'alléger
avec ses mains le poids des tresses ramassées et com-
primées sous la paille du chapeau. J'ai toute la tête
endolorie comme si j'étais restée une heure suspendue
l56 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
par les cheveux. Je ne puis être longtemps sans les
dénouer ; ils me fatiguent trop. C'est ime véritable ser-
"âtude.
— Tu te rappelles, demanda Françoise, en pension,
quand nous étions toutes à vouloir te les peigner? Cela
amenait chaque jour de grandes disputes. Figure-toi,
André, qu'à la fin il y eut même du sang répandu.
Ah I je n'oublierai jamais la scène entre Charlotte Fior-
delise et Gabrielle Vanni. C'était un délire. Peigner
Marie Bandinelli, c'était l'ambition de toutes les pen-
sionnaires, grandes et petites. L'épidémie avait gagné
tout le pensionnat; et il s'ensuivit des interdictions,
des réprimandes, des rigueurs, jusqu'à des menaces de
couper les cheveux. ïu te rappelles, Marie .^ Toutes nos
âmes étaient enlacées par ce beau serpent noir qui te
pendait jusqu'aux talons. Et le coup de ciseaux que
Gabrielle Vanni, jalouse, te donna par trahison ! Vrai,
Gabrielle avait perdu la tête. Tu te souviens?
Donna Marie souriait, du sourire mélancolique et
comme enchanté d'une personne qui rêve. Elle avait la
bouche mi-close, avec la lèvre supérieure dépassant un
peu la lèvre inférieure, mais si peu que cela se voyait
à peine ; et les angles s'abaissaient douloureusement, et
le pli était noyé dans l'ombre. Et tout cela lui donnait
une expression de tristesse et de bonté, mais avec un
mélange de cette fierté où se révèle l'élévation morale
de ceux qui ont beaucoup souffert et qui ont su soufl'rir.
André songea que nulle de ses amies ne lui avait livré
une semblable chevelure, une forêt si vaste et si téné-
breuse pour s'y perdre. L'histoire de toutes ces jeunes
filles éprises d'une tresse, enflammées de passion et de
ialousie, folles de mettre le peigne et les doigts dans
le vivant trésor, lui parut un aimable et poétique épi-
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 167
sode de la vie de couvent ; et, dans son imagination,
la femme aux opulents cheveux s'illumina vaguement
comme l'héroïne d'un conte ou d'une légende chrétienne
qui décrirait l'enfance d'une sainte destinée au martyre
et à la glorification future. En même temps, une idée
d'art se levait dans son esprit. Quelle richesse et quelle
variété de lignes pourraient fournir au dessin d'une
figure de femme les divers enroulements de ces noirs
cheveux massifs !
Noirs, ils ne l'étaient pas véritablement. Le lende-
main, à table, André les observa en im point où ils
étaient touchés par la réverbération du soleil. Ils
avaient des reflets sombres de violette, de ces reflets
qu'a l'acier éprouvé par la flamme, ou parfois encore
une certaine espèce de paUssandre poli ; et ils n'étaient
point compactes : au contraire, jusque dans leur épais-
seur, ils restaient détachés l'un de l'autre, pénétrés
d'air et comme respirants. Les trois lumineuses et
mélodieuses épithètes d'Alcée allaient naturellement à
Marie : « loxXox a^vi [jLetXix6[/.eiBe... » Elle parlait avec
finesse, révélant un esprit délicat et enclin aux choses
de l'intelligence, aux raffinements du goût, au plaisir
esthétique. Elle avait une culture abondande et variée,
l'imagination riche, la parole colorée de ceux qui ont
vu beaucoup de pays, vécu sous divers cUmats, connu
des peuples difierents. Et André sentait comme une
brise exotique autour d'elle ; il sentait émaner d'elle
une séduction étrange, un charme composé du vague
fantôme des choses lointaines qu'elle avait regardées,
des spectacles qu'elle conservait encore dans les yeux,
des souvenirs qui lui remplissaient l'âme. C'était un
charme indéfinissable, inexprimable ; c'était comme
si elle eût porté en sa personne une trace de la lumière
l58 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
OÙ elle s'était baignée, des parfums qu'elle avait respi-
res, des idiomes qu'elle avait entendus ; c'était comme
si elle eût porté en elle-même, confuses, vaporeuses,
indistinctes, toutes les magies de ces pays du soleil.
Le soir, dans le grand salon qui donnait sur le vesti-
bule, elle s'approcha du piano et, l'ouvrant pour l'es-
sayer, dit :
— Joues-tu encore, toi, Françoise?
— Oh 1 non, répondit la marquise. Voilà des an-
nées que je n'étudie plus. Ecouter, tout simplement,
me paraît un plaisir préférable. Cependant, je me
donne l'air de protéger l'art ; et, pendant l'hiver, chez
moi, je préside volontiers à l'exécution d'un peu de
bonne musique. N'est-ce pas, André?
— Ma cousine est trop modeste, madame. Elle est
quelque chose de plus qu'une protectrice ; elle restaure
le bon goût. Cette année même, en février, chez elle,
par ses soins, ont été exécutés deux quintettes, un
quatuor et im trio de Boccherini, et, de plus, un qua-
tuor de Cherubini : de la musique presque entièrement
oubliée, mais admirable et toujours jeune. Les Adagios
et les Menuets de Boccherini sont d'une fraîcheur déli-
cieuse ; les Finales seuls me semblent un peu vieillis. Vous
connaissez certainement quelque chose de ce maître...
— Je me souviens d'avoir, il y a quatre ou cinq
ans, entendu un quintette de lui au Conservatoire de
Bruxelles; et il m'a semblé magnifique, très neuf,
plein d'épisodes inattendus. Je me rappelle fort bien
qu'en certains passages le quintette était ramené au
duo par l'emploi de l'unisson ; mais les effets produits
par la différence des timbres étaient d'une finesse
extraordinaire. Je n'ai rien retrouvé de semblable dans
aucune autre composition instrumentale.
. L'EWFANT DE VOLUPTE iBq
Elle parlait musique avec la délicatesse d'une con-
naisseuse ; et, pour traduire le sentiment que suscitait
en elle soit un certain morceau, soit l'œuvre entière
d'im certain maître, elle trouvait des expressions ingé-
nieuses et des images hardies.
— J*ai exécuté et entendu beaucoup de musique,
dit-elle; et, de chaque symphonie, de chaque sonate,
de chaque nocturne, de chaque morceau pris à part,
je garde une image visible, une impression de forme
et de couleur, une figure, un groupe de figures, un
paysage ; si bien que tous mes morceaux préférés por-
tent un nom en rapport avec l'image . J'ai, par exemple,
la Sonate des quarante brus de Priam, le Nocturne de
la Belle au Bois dormant, la Gavotte des Dames jaunes,
la Gigue du Moulin, le Prélude de la Goutte d'eau, et
ainsi de suite.
Elle se mit à rire d'un rire faible qui, sur cette
bouche dolente, avait une indicible grâce et surprenait
comme un éclair imprévu.
— Tu te rappelles, Françoise, à la pension, tous les
commentaires dont nous affligions les marges de la
musique du pauvre Chopin, de notre divin Frédéric ?
Tu étais ma complice. Un jour, après de graves dis-
cussions, nous changeâmes tous les titres de Schumann,
et chaque titre nouveau avait une longue note expli-
cative. Je conserve encore ces papiers en souvenir.
Maintenant, lorsque je joue les Myrtes et les Feuilles
d'Album, toutes ces annotations mystérieuses me sont
incompréhensibles : mon émotion et ma vision sont
devenues très différentes ; et c'est un plaisir délicat de
comparer le sentiment actuel au sentiment passé, la
nouvelle image à l'ancienne. Ce plaisir ressemble à
celui qu'on éprouve quand on relit son propre journal;
l6o L'ENFANT DE VOLUPTÉ
mais il est peut-être plus mélancolique et plus intense.
Généralement, le journal donne la description des évé-
nements réels, la chronicjue des jours heureux et des
jours tristes, la trace grise ou rose laissée par la vie
qui s'enfuit; au contraire, les notes prises en marge
d'un livre de musique pendant la jeunesse sont les
fragments du poème secret d'une âme qui éclôt, les
effusions lyriques de notre idéal intact, l'histoire de
nos rêves. Quel langage ! Quelles paroles ! Tu te rap-
pelles, Françoise?
Elle parlait avec une entière confiance, peut-être
avec un peu d'exaltation d'esprit, comme une femme
qui, longtemps obsédée par la fréquentation forcée de
gens inférieurs ou par des spectacles vulgaires, aurait
l'irrésistible besoin d'ouvrir son intelligence et son
cœur h un souffle de vie plus pure. André, en l'écou-
tant, éprouvait pour elle un sentiment très doux qui
ressemblait à de la gratitude. Il lui semblait qu'en
parlant devant lui et avec lui de telles choses, elle lui
donnait une aimable preuve de bienveillance et lui
permettait presque de s'approcher d'elle. Il croyait
entrevoir des coins de ce monde intérieur, moins
encore par le sens des paroles prononcées que par les
sons et les modulations de cette voix. De nouveau, il
reconnaissait les accents de Vautre,
C'était une voix ambiguë, double, pour ainsi dire
bissexuelle ; une voix à deux timbres, une voix d'an-
drogyne. Le timbre viril, bas et un peu voilé, s'amol-
lissait, s'éclaircissait, se féminisait par moments, avec
des transitions si harmonieusese que Toreille de l'au-
diteur en était à la fois surprise, caressée et inquiétée.
Gomme une musique qui passe du ton mineur au
ton majeur ou qui» s'étant échappée en douloureuses
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l6l
dissonances, revient après plusieurs mesures au ton
fondamental, telle cette voix, par intervalles, opérait
son changement. Et c'était le timbre féminin qui rap-
pelait Vautre.
Ce phénomène était si singulier qu'il suffisait à lui
seul pour occuper l'âme de l'auditeur, indépendam-
ment du sens attaché aux paroles. Or, plus les paroles,
par le rythme ou par la modulation, gagnent en valeur
musicale, plus elles perdent en valeur symboUque. De
fait, après quelques minutes d'attention, l'âme cédait
au mystérieux enchantement et restait suspendue dans
l'attente et dans le désir de la douce cadence, comme à
l'audition d'une mélodie exécutée sur un instrument.
— Vous chantez? demanda André à Marie, avec une
sorte de timidité.
— Un peu, répondit-elle.
— Chante donc quelque chose, pria Françoise.
Elle consentit.
— Mais, dit-elle, j'indiquerai seulement ; car,
depuis plus d'un an, j'ai perdu toute ma force.
Dans la pièce voisine. Don Manuel jouait avec le
marquis d'Ateleta, sans un bruit, sans un mot. Dans
le salon, la lumière se répandait à travers un grand
abat-jour japonais, tamisée et rouge. L'air de la mer
passait entre les colonnes du vestibule et agitait par ins-
tants les hautes portières de Karamanie, apportant d'en
bas le parfum des jardins. Par les entre-colonnements,
on voyait les cimes des cyprès, massives, noires comme
l'ébène, sur un ciel diaphane tout palpitant d'étoiles.
Marie dit en se mettant au piano :
— Puisque nous en sommes à la vieille musique, je
fredonnerai une mélodie de Paisiello dans Nina Pazza,
une chose divine.
102 L'E.NFANT DE VOLUPTÉ
Elle chantait en s'accompagnant. Dans le feu du
chant, les deux timbres de sa voix se fondaient comme
deux métaux précieux et composaient un unique métal,
sonore, chaud, flexible, vibrant. La mélodie de Pai-
siello, simple, pure, spontanée, pleine de délicieuse
langueur et de tristesse ailée, sur un accompagnement
très clair, s'épanchait de cette belle bouche dolente et
s'élevait avec une telle flamme de passion que le con-
valescent, troublé jusqu'au fond de l'être, sentait passer
le long de ses veines les notes une à une, comme si
dans son corps le sang se fût arrêté pour écouter. Un
froid subtil gagnait la racine de ses cheveux ; des om-
bres rapides et épaisses lui tombaient sur les prunelles ;
il haletait d'anxiété. Dans ses nerfs encore malades, la
sensation devint si poignante qu'il dut laire un effort
pour retenir des larmes prêtes à jaiDir.
— Oh ! ma chère Marie 1 s'écria Françoise en posant
un tendre baiser sur les cheveux de la chanteuse, lors-
qu'elle se tut.
André resta sans parole, assis dans son fauteuil, les
épaules tournées à la lumière, le visage dans l'ombre.
— Encore ! reprit Françoise.
Et elle chanta encore une Ariette d'Antoine SaUerî.
Ensuite elle joua une Toccata de Léonard Léo, une
Gavotte de Rameau et une Gigue de Sébastien Bach.
Sous ses doigts revivait merveilleusement la musique
du xvm° siècle, si mélancolique dans les airs de danse,
ces airs qui semblent faits pour être dansés en une
languissante après-midi de l'été de la Saint-Martin,
dans un parc abandonné, au milieu de fontaines deve-
nues muettes et de piédestaux sans statues, sur un tapis
de roses mortes, par des couples d'amants tout près de
n'aimer plus.
IV
— Jetez-moi une de vos tresses, pour que je monte !
cria Sperelli en riant, debout sur le perron, à Donna
Marie qui se trouvait dans la loggia contiguë à son
appartement, entre deux colonnes.
C'était le matin. Elle se tenait au soleil pour faire
sécher ses cheveux mouillés, qui l'enveloppaient toute
comme un velours d'un beau violet profond, où trans-
paraissait la pâleur mate de son visage. Le store de
toile, relevé à demi, d'une vive couleur orangée, lui
mettait au-dessus de la tête la belle frise noire de sa
bordure, dans le style des frises qui décorent les anti-
ques vases grecs de la Campanie ; et, si elle avait eu
autour des tempes une couronne de narcisses, si elle
avait eu près d'elle une de ces grandes lyres à neuf
cordes où Ton voit peintes à l'encaustique les figures
d'Apollon et d'un lévrier, elle aurait ressemblé à une
l6/i L»ENFANT DE VOLUPTÉ
élève de l'école de Mytilène ou à une musicienne au
repos, mais telle qu'aurait pu l'imaginer un préra-
phaélite.
Elle répondit en plaisantant, non sans se retirer un
peu :
— Vous, jetez-moi un madrigal.
— Je vais l'écrire en votre honneur sur le marbre
d'un balustre, à la dernière terrasse. Vous viendrez le
lire plus tard, quand vous serez prête.
André se mit à descendre lentement les escaliers qui
menaient jusqu'à la dernière terrasse. En cette matinée
de septembre, son âme se dilatait avec ses poumons.
Le jour avait une sorte de sainteté ; la mer semblait
resplendir d'une lumière qui lui fût propre, comme si,
dans les profondeurs, eussent vécu des sources magiques
de rayons ; toutes les choses étaient pénétrées de soleil.
Il descendait en s'arrêtant de temps à autre. La
pensée que la Siennoise le regardait peut-être encore
du haut de la loggia, lui causait im trouble indéfini,
lui mettait dans la poitrine ime violente palpitation,
le rendait timide comme un adolescent qui aime pour
la première fois. Il goûtait une béatitude ineffable à
respirer cette atmosphère chaude et limpide qu'elle
respirait aussi et où son corps se baignait. Une onde
immense de tendresse lui jaillissait du cœur, se disper-
sait au loin sur les arbres, sur les pierres, sur la mer,
comme sur des êtres amis et confidents. Il était poussé
comme par un besoin d'adoration soumise, humble,
pure ; comme par un besoin de pUer les genoux, de
joindre les mains et d'ofirir cet amour vague et muet
dont lui-même n'aurait pu dire ce que c'était au juste.
H croyait sentir que la bonté des choses venait à lui et
se mêlait, débordante, à sa propre bonté.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l65
« Je l'aîme donc? » se demanda-t-il. Mais il n'osa
pas regarder en son âme et réfléchir : il avait peur
que cet enchantement subtil ne se dissipât, ne s'efiaçât
comme un rêve à l'aube.
« Je l'aime? Et que pense-t-elle? Et, si elle vient
seule, lui dirai-je que je l'aime? » Il se complaisait à
s'interroger, et à ne pas répondre, et à interrompre la
réponse de son cœur par une demande nouvelle, et à
prolonger cette incertitude, torturante et délicieuse en
même temps. « Non, non; je ne lui dirai pas que je
l'aime. Elle est au-dessus de toutes les autres. »
n se retourna ; et, là-haut, dans la loggia, en plein
soleil, il aperçut encore la forme féminine, indistincte.
Peut-être l'avait-elle suivi des yeux et de la pensée,
jusqu'en bas, longuement. Une curiosité enfantine lui
fit prononcer le nom à haute voix, sur la terrasse soli-
taire ; il le répéta deux ou trois fois, en s'écoutant •
« Marie! Marie 1 » Jamais aucun mot, jamais aucun
nom ne lui avait paru plus suave, plus mélodieux, plus
caressant. Et il pensa qu'il serait heureux si elle lui per-
mettait de l'appeler simplement Marie, comme une sœur.
Cette créature d'élite, qui avait tant d'âme, lui ins-
pirait im très haut sentiment de dévotion et de sou-
mission. Si on lui eût demandé quelle serait pour lui
la plus douce des choses, il aurait répondu, en toute
sincérité : n Lui obéir » . Rien ne lui aurait causé autant
de douleur que d'être jugé par elle un homme vulgaire.
De nulle autre femme autant que d'elle il n'aurait voulu
être admiré, loué, compris dans son intelligence, dans
son goût, dans ses recherches, dans ses aspirations
d'artiste, dans son idéal, dans ses rêves, dans la partie
la plus noble de son esprit et de sa vie. Son ambition
la plus ardente était de lui rempUr le cœur.
l66 L'ENFANT DE TOLUPTÉ
Depuis déjà dix jours elle vivait à Schifanoia; et,
dans ces dix jours, comme elle l'avait entièrement
conquis ! Leurs entretiens sur les terrasses, ou sur les
bancs épars à l'ombre, ou le long des allées bordées de
rosiers, duraient parfois des heures et des heures, tan-
dis que Delphine courait comme une petite gazelle
par le dédale des orangers. Elle avait dans la causerie
une abondance admirable; elle répandait un trésor
d'observations délicates et pénétrantes. Quelquefois, elle
se révélait elle-même avec une candeur pleine de
grâce; quelquefois, à propos de ses voyages, par
une seule phrase pittoresque, elle évoquait chez André
de larges visions de pays et d'océans lointains. Et, de
son côté, il mettait un soin continuel à lui montrer sa
valeur, l'étendue de sa culture, le raffinement de son
éducation, la rare délicatesse de sa sensibilité ; et un
orgueil immense souleva tout son être lorsqu'elle lui
dit avec un accent de sincérité, après la lecture de la
Fable d* Hermaphrodite :
— Aucune musique ne m'a enivrée comme ce poème,
et aucune statue ne m'a donné de la beauté une impres-
sion plus harmonique. Certains vers me pom:suivent
sans trêve et me poursuivront très longtemps sans
doute. Ils sont si intenses !
Maintenant, assis sur la balustrade, il repensait à ces
paroles. Marie n'était plus dans la loggia, et le store
cachait tout l'intervalle entre les colonnes.
Elle allait peut-être descendre. Devait-il, selon sa
promesse, lui écrire xm madrigal? Mais le petit sup-
plice de faire des vers à la hâte lui parut insupportable,
dans ce jardin grandiose et voluptueux où le soleil de
septembre taisait éclore une sorte de printemps surna-
turel. Pourquoi dissiper cette rare émotion dans un jeu
L'ENTANT DE VOLUPTÉ 167
hâtif de rimes ? Pourquoi rétrécir ce vaste sentiment
dans un bref soupir rythmé? Il résolut de manquer à
sa promesse, et, toujours assis, se mit à regarder sur
l'horizon des eaux les voiles qui flamboyaient comme
des torches éclipsant le soleil.
Mais, à mesure que le temps fuyait, son anxiété
devenait plus forte; et il se retoiurnait toutes les mi-
nutes pour voir si, au sommet de l'escalier, entre les
colonnes du vestibule, n'apparaissait pas une forme
féminine. « Était-ce donc un rendez-vous d'amour?
La Siennoise venait-elle le rejoindre pour un entretien
secret? Supposait-elle chez lui cette anxiété? »
Son cœur lui dit : « La voilà 1 » C'était elle.
C'était elle qui descendait lentement, seule. Sur la
première terrasse, près d'une des fontames, elle s'arrêta.
André la suivait des yeux, en suspens; et chacun de
ses gestes, chacun de ses pas, chacune de ses attitudes
lui donnait une palpitation, comme si ce mouvement,
ce pas, cette démarche eussent été des signes, eussent
été un langage.
Elle s'engagea dans la succession d'allées et de ter-
rasses entrecoupées d'arbres et de buissons. Sa per-
sonne apparaissait et disparaissait, tantôt complètement,
tantôt de la ceinture jusqu'en haut ; ou bien encore
elle émergeait de la tote au-dessus d'un rosier. Parfois,
le fouiUis des rameaux la cachait pour un instant ;
aux endroits les moins touffus, on voyait passer sa robe
sombre ou briller la paille claire de son chapeau. Plus
die approchait, plus elle allait avec lenteur, s'attardant
parmi les haies de verdure, s'arrêtant à regarder les
cyprès, se penchant pour ramasser une poignée de
femlles tombées. De Tavant-dernière terrasse, elle salua
de la main André qui l'attendait debout sur la dernière
l68 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
marche ; et elle lui jeta les feuilles ramassées qui s'é-
parpillèrent comme un vol de papillons et qui, trem-
blotant, flottant l'une plus et l'autre moins, se posèrent
enfin sur la pierre avec une mollesse de neige.
— Eh bien ? demanda-t-elle, du milieu de la rampe.
André plia les genoux sur la marche en élevant les
mains.
— Rien ! confessa-t-il. Je vous demande pardon ;
mais vous et le soleil, ce matin, remplissez les cieux
de trop de douceur. Adoremus.
La confession était sincère et l'adoration aussi, mal-
gré le tour plaisant donné à l'une et à l'autre. Et cer-
tainement la Siennoise comprit cette sincérité ; car elle
rougit un peu et dit avec une vivacité singulière :
— Levez-vous I levez-vous !
n se leva. Elle lui tendit la main.
— Je vous pardonne, ajouta-t-elle, parce que vous
êtes un convalescent.
Elle portait un vêtement d'une étrange couleur de
rouille, d'une couleur de safian passée, indéfinissable,
d'xme de ces couleurs dites esthétiques qu'on trouve
dans les paysages du divin Automne, dans ceux des
Primitifs et dans ceux de Dante-Gabriel Rossetti. La
jupe était disposée en larges plis, droits et réguliers,
qui partaient de dessous les bras. Un large ruban vert
de mer, pâle comme une turquoise malade, attaché en
guise de ceinture par un seul grand nœud, lui retom-
bait le long du flanc. Les manches, très amples, très
souples, plissées de plis nombreux à l'entournure, se
resserraient au poignet. Un autre ruban vert de mer,
très étroit, lui ceignait le col, attaché à gauche par un
petit nœud. Un ruban pareil liait l'extrémité de la
prodigieuse tresse tombant de dessous un chapeau de
L'ENFATNT^DE VOLUPTÉ 169
paille où s'enroulait une couronne de jacinthes sem-
blable à celle de la Pandore d'Âlma Tadéma. Un seul
bijou, une grosse turquoise de Perse, en forme de
scarabée, avec des caractères gravés comme siu: un
talisman, fermait le col sous le menton.
EUe dit :
— Attendons Delphine. Puis, nous irons jusqu'à la
grille de la Cybèle. Voulez-vous?
Elle avait pour le convalescent des égards délicats.
André était encore très pâle, très amaigri ; et cette
maigreur lui avait extraordinairement agrandi les
yeux, de sorte que l'expression sensuelle de sa bouche
un peu saillante faisait un contraste bizarre et attirant
avec le reste de son visage.
— Oui, répondit-il. Et je vous en suis même re-
connaissant.
Puis, après une courte hésitation :
— Ce matin, vous me permettrez quelques silences ?
— Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Il me semble que j'ai perdu la parole et que je
ne sais rien dire. Mais, parfois, les silences peuvent
devenir lourds, ennuyeux et même troublants, s'ils se
prolongent. Voilà pourquoi je vous demande si, pen-
dant notre promenade, vous me permettrez de me
taire et de vous écouter.
— Alors, nous nous tairons ensemble, dit-eUe avec
un faible sourire.
Et elle regarda vers le château, visiblement impa-
tiente.
— Comme Delphine est longue à venir 1
André demanda :
— Françoise étaitrelle déjà levée, quand vous êtes
descendue ?
10
I-yO L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— On! non. Elle est d'une paresse incroyable...
Voici Delphine. La voyez-vous ?
La fillette arrivait rapidement, suivie de sa gouveçr
nante. Invisible sur la pente des escaliers, elle réappa-
raissait sur les terrasses qu'elle traversait en courant.
Dans le vent de la course, ses cheveux dénoués lui on-
doyaient aux épaules, sous un large chapeau de paille
couronné de pavots. Lorsqu'elle fut à la dernière
marche, elle ouvrit les bras à sa mère et l'embrassa
vingt fois sur les joues. Puis elle dit :
— Bonjour, André!
Et elle lui tendit le front, dans une attitude enfan-
tine d'une adorable grâce.
C'était une créature fragile et vibrante comme un
instrument qui serait formé d'une substance sensible.
Sa chair, trop délicate, semblait presque ne pas réussir
à cacher ni même à voiler la splendem: de l'esprit qui,
comme une flamme dans une lampe précieuse, y vivait
d'une vie active et douce.
— Mon amour I murmura la mère en l'enveloppant
d'un regard où s'exhalait toute la tendresse d'une âme
possédée par cette unique affection.
Et cette parole, ce regard, cette expression, cette
caresse donnèrent à André une sorte de jalousie, une
sorte de découragement, comme s'il eût senti que
l'âme de cette femme s'éloignait, se dérobait à lui pour
toujours, lui devenait inaccessible.
La gouvernante demanda la permission de remonter
au château. Ils prirent l'allée des orangers. Delphine
poussait son cerceau en courant devant eux; et ses
jambes droites, serrées dans les bas noirs, un peu
longues, de cette longueur efifilée des statuettes de
Tanagra, se mouvaient avec une agilité rythmique.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ I7I
— Vous me semblez un peu triste maintenant, dit
la Siennoise au jeune homme; et pourtant vous étiez
gai, tout à l'heure, lorsque vous êtes descendu.
Quelque pensée vous tourmente peul>-être? Ou peut-
être ne vous sentez-vous pas bien?
Elle faisait ces questions d'une manière presque fra-
ternelle, grave et suave, qui invitait à la confiance. Le
convalescent eut l'envie timide, comme la vague tenta-
lion, de mettre son bras sous le bras de cette sœur et
de se laisser conduire par elle en silence, à travers
cette ombre et ce parfum, sur ce sol parsemé de fleurs
d'oranger, dans ce sentier que mesuraient les vieux
Termes revêtus de mousse. Il lui semblait qu'il était
revenu aux premiers jours après la maladie, à ces jours
inoubliables de langueur, de bonheur, d'inconscience ;
et qu'il avait besoin d'un appui amical, d'un guide
affectueux, d'un bras familier. Ce désir devint si fort
que les mots lui montaient spontanément aux lèvres
pour l'exprimer. Mais, au contraire, il répondit :
— Non, madame; je me sens très bien. Merci. C'est
septembre qui m'étourdit un peu,..
Elle le regarda comme si elle eût douté que cette
réponse fût sincère. Puis, pour éviter le silence après
la phrase évasive, elle demanda encore :
— Parmi les mois tempérés, lequel préférez-vous,
d'avril ou de septembre?
— Je préfère septembre. Il est plus féminin, plus
discret, plus mystérieux, Il ressemble à un printemps
vu en rêve. Alors les plantes, perdant lentement leurs
forces, perdent aussi quelque chose de leur réalité.
Regardez la mer, là-bas. N'offre-t-elle pas l'image
d'une atmosphère plutôt que d'un amas d'eau? Jamais
les alliances de la mer et du ciel ne sont aussi poé-
172 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
tiques et profondes cju'en septembre. Et la terre?
Lorsqu'en cette saison je regarde la campagne, je pense
toujours, sans savoir pourquoi, à une belle femme qui
vient d'enfanter, qui repose dans un lit blanc et qui
sourit d'un sourire étonné, pâle, inextinguible. Est-ce
une impression juste? Il y a, ce me semble, quelque
chose de la stupeur et de la béatitude puerpérales, dans
un paysage de septembre.
Ils étaient presque au bout du sentier. Certaines
gaines adhéraient si étroitement aux souches des oran-
gers qu'elles formaient avec eux un seul tronc, végétal
et marmoréen ; et les fruits innombrables, les uns déjà
tout dorés, d'autres tachés d'or et de vert, d'autres
entièrement verts, pendaient sur les têtes des Termes
qui semblaient être les gardiens et les génies tutélaires
d'arbres sacrés et intangibles. — Pourquoi André fut-
il assailli d'une inquiétude et d'une anxiété inattendue
en approchant du lieu où, quinze jours auparavant, il
avait écrit les sonnets de la délivrance? Pourquoi fut-il
partagé entre la crainte et Fespoir qu'elle les découvrît
et les déchiffrât? Pourquoi certains de ces vers lui
revinrent-ils à Tesprit détachés des autres, comme
l'expression de son sentiment actuel, de son aspiration
actuelle, du nouveau rêve qu'enfermait son cœur?
vous qui parfumez tous les vents, — vous qui avez
la seigneurie de toutes les portes, — je mets à vos pieds
mon destin. — Daignez, ô Reine, y consentir I
C'était vrai ! c'était vrai ! Il l'aimait ; il mettait toute
son âme aux pieds de cette femme ; il n'avait qu'un
seul désir, humble et immense : être la terre sous ses
pas.
— Que c'est beau ici I s'écria la Siennoise en pénétrant
L'ENFANT DE VOLUPTÉ lyî
dans le domaine de THermès à quatre visages, dans le
paradis des acanthes. Quelle odeur étrange I
En effet, l'air était imprégné d'une odeur de musc ;
et on aurait pu croire à l'invisible présence d'un insecte
ou d'un reptile musqué. L'ombre était mystérieuse, et
les lignes de lumière qui traversaient le feuillage déjà
touché par le mal d'autonme étaient pareilles à des
rayons de lune qui traverseraient les vitraux historié."^
d'une cathédrale. Un sentiment mixte, païen et chré-
tien, émanait de cette retraite, comme d'un tableau
mythologique peint par un primitif pieux.
— Regardez, regardez Delphine ! ajouta-t-elle.
Et sa voix exprimait l'émotion c[ue donne un spec-
tacle de beauté.
Delphine avait tressé adroitement ime guirlande avec
des brindilles d'oranger en fleur ; et, par une soudaine
fantaisie d'enfant, elle voulait enguirlander la divinité
de pierre. Mais, comme elle n'atteignait pas jusqu'au
sommet, elle s'efforçait de réussir dans son entreprise
en se haussant sur la pointe des pieds, en élevant le
bras, en s'allongeant le plus qu'elle pouvait; et sa
forme grêle, élégante et vive, contrastait avec la forme
rigide, carrée et solennelle de la statue : telle une tige
de lis au pied d'un chêne. Tous ses efforts étaient
vains.
Alors la mère souriante lui vint en aide. Elle lui prit
des mains la guirlande, qu'elle posa sur les quatre
fronts pensifs. Involontairement, son regard tomba sur
les inscriptions.
— Qui a écrit ces vers? demanda-t-elle à André,
surprise et joyeuse. C'est vous ? Oui, je reconnais votre
écriture.
Et, pour lire, elle se mit vite à genoux dans l'herbe,
10.
174 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
curieuse, presque avide. Par imitation, Delphine se
pencha derrière sa mère en lui entourant le cou de ses
bras et en avançant son visage contre la joue mater-
nelle. Marie lisait tout bas. Et ces deux figures fémi-
nines, penchées au pied de la haute pierre enguirlandée,
dans la lumière incertaine, entre les acanthes symbo-
Hques, formaient im groupe si harmonieux de Hgnes
et de couleurs que le poète resta quelques instants
dominé par le seul plaisir esthétique et par la pure
admiration.
Mais bientôt l'obscure jalousie vînt le tourmenter
encore. Cette créature fragile, enlacée si étroitement à
sa mère, si intimement confondue avec l'âme de sa
mère, lui apparut comme une ennemie. Il lui sembla
qu'un obstacle insurmontable se dressait contre son
amour, contre son désir, contre son espérance. Il n'était
pas jaloux du mari, mais il était jaloux de la fille. Ce
qu'il voulait de cette femme, c'était moins en posséder
la chair qu'en posséder l'âme ; et posséder cette âme
tout entière, en posséder toutes les tendresses, toutes
les joies, toutes les craintes, toutes les angoisses, tous
les rêves ; bref, posséder la vie totale de cette âme, et
pouvoir dire : « Je suis la vie de sa vie. »
Et au contraire, c'était la fille, qui possédait tout
cela, incontestablement, absolument, continuellement.
Lorsque l'adorée s'éloignait pour quelques minutes, il
semblait qu'alors manquât à la mère un élément es-
sentiel de sa propre existence. Une transfiguration
subite et manifeste advenait en elle, lorsque après une
courte absence de la fillette elle entendait de nouveau
la voix enfantine. Quelquefois, involontairement, par
une correspondance secrète et comme par la loi d'un
commun rythme vital, elle répétait un geste de sa fille.
L'EISFAKT DE VOLUPTÉ 176
un sourire, une attitude, un air de tête. Quelquefois,
lors(jue sa fille reposait ou dormait, elle avait des mo-
ments de contemplation si profonde qu'elle semblait
perdre conscience de tout le reste pour s'identifier à
l'être qu'elle contemplait. Quand elle adressait la parole
à son adorée, sa parole était une caresse et sa bouche
n'avait plus aucune marque de douleur. Quand elle
en recevait les baisers, un tremblement agitait ses
lèvres, et ses yeux aux cils palpitants se remplissaient
d'une indescriptible joie, comme les yeux d'une bien-
heureuse en extase. Quand elle causait avec d'autres
personnes ou quand elle écoutait, il semblait qu'elle
eût par instants comme une suspension soudaine de
pensée, comme une absence momentanée d'esprit ; et
c'était pour sa fille, pour elle, toujours pour elle.
André souffrait comme d'une perte irréparable,
comme d'une espérance éteinte. « Qui pourrait jamais
rompre cette chaîne? Qui pourrait conquérir une part,
la moindre part de ce cœur? A cette heure, à cette
heure même, la fille ne lui ravissait-elle pas quelque
chose? »
En effet, par jeu, Delphine voulait contraindre sa
mère à demeurer agenouillée. Elle s'abandonnait et
s'attachait de tout son poids au cou de Marie, en
criant parmi les rires :
— Non, non, non! Tu ne te relèveras pas I
Et, lorsque la mère ouvrait la bouche pour parler,
elle lui mettait ses petites mains sur la bouche pour
l'empêcher de parler, et elle la faisait rire, et puis elle
lui bandait les yeux avec la tresse ; et, s'échaufiant,
s'enivrant à ce jeu, elle ne voulait pas finir.
André la regardait, avec l'impression que, par tout
ce remuement, elle chassait loin de sa mère, et dévas-
176 L'EIHFANT DE VOLUPTÉ
tait et dispersait tout ce que la lecture des vers avait
peut-être lait fleurir.
Lorsque enfin la jeune femme eut réussi à se délivrer
de ce doux tyran, elle dit à son compagnon, sur le
visage de qui elle lisait la contrariété :
— Pardonnez-moi, André. Il y a des jours où Del-
phine a de ces folies.
Puis, d'une main légère, elle remit en ordre les plis
de sa robe. Elle avait sous les yeux une flamme subtile ;
elle avait aussi la respiration un peu haletante. Elle re-
prit, en souriant d'un sourire auquel cette insolite ani-
mation du sang donnait un singulier éclat :
— Et pardonnez-lui, en récompense de son incon-
scient présage. N'a-t-elle pas eu tout à l'heure l'inspi-
ration de poser une couronne nuptiale sur votre poésie
qui célèbre une communion nuptiale? Ce symbole est
le sceau de l'alliance.
— Je vous remercie toutes les deux, répondit André,
qu'elle venait pour la première fois d'appeler par son
simple prénom.
Cette familiarité inattendue et ces bonnes paroles
ramenaient la confiance dans son âme. Delphine s'était
éloignée par une des allées, en courant.
— Ces vers sont un document moral, n'est-ce pas?
Vous me les donnerez, pour que je les conserve.
Il aurait voulu dire :
— Ils vont à vous naturellement, aujourd'hui. Ils
sont vôtres, ils parlent de vous, ils vous implorent.
Mais il dit simplement :
— Je vous les donnerai.
Us reprirent leur chemin vers la statue de la Cybèle.
Avant de quitter le bosquet, Marie se retourna vers
l'Hermès, comme si quelqu'un l'eût rappelée : et son
L'ENFANT DE VOLUPTE I77
front paraissait lourd de pensées. André lui demanda
humblement :
— A quoi pensez-vous ?
Elle répondit :
— Je pense à vous.
— Et (jue pensez- vous de moi ?
— Je pense à votre vie passée, que je ne connais
point. Vous avez beaucoup souffert?
— J'ai beaucoup péché.
— Et beaucoup aimé aussi?
— Je ne sais pas. Peut-être l'amour n'est-il point
ce que j'ai senti. Peut-être suis-je destiné à aimer
encore. Vraiment, je ne sais pas.
Elle se tut. Ils marchèrent à côté l'un de l'autre un
bout de chemin. Sur la droite, le sentier était bordé de
grands lauriers interrompus à intervalles égaux par un
cyprès; et la mer riante apparaissait et disparaissait
dans le fond, entre les feuillages légers, bleue comme
la fleur du lin. Sur la gauche, il y avait un talus avec
une sorte de paroi semblable au dossier d'un très long
I anc de pierre et qui portait sur la crête, répétés dans
toute la longueur, l'écu des Ateleta et un alérion, alter-
nativement. Au-dessous de chacun des écus et de cha-
cun des alérions, il y avait un mascaron sculpté dont
la bouche, par un petit tuyau saillant, versait de l'eau
dans une série de vasques en forme de sarcophages et
ornées de bas-reliefs mythologiques. Ces bouches de-
vaient être au nombre de cent, puisqu'on disait:
« l'allée des Cent Fontaines » ; mais quelques-unes,
obstruées par le temps, ne coulaient plus, et d'autres
coulaient à peine. Beaucoup d'écus étaient brisés, et la
mousse en avait recouvert les armoiries ; beaucoup
d alérions étaient décapités, et les figures des bas-reliefs
lyS L'ENFANT DE VOLUPTÉ
apparaissaîent parmi la mousse comme des pièces d'ar-
genterie mal cachées sous un vieux velours en lam-
beaux. Dans les vasques, sur Teau plus limpide et plus
verte qu'une émeraude, tremblaient des cheveux de
Vénus où voguaient des feuilles de roses tombées des
buissons d'en haut; et les tuyaux survivants produi-
saient un chant rauque et suave qui courait sur la
rumeur de la mer comme une mélodie sur un accom-
pagnement.
— Entendez- vous ? demanda Marie qui s'était arrê-
tée et prêtait l'oreille, prise à l'enchantement de ce
murmure. La musique de l'onde amère et la musique
de l'eau douce !
Elle était au milieu du sentier, un peu penchée vers
les fontaines, séduite surtout par la mélodie, le doigt
levé vers la bouche, dans l'attitude involontaire de
celui qui écoute en ayant peur d'être troublé. André,
plus rapproché des vasques, la voyait se dresser sur
un fond de verdure frêle et mystique, le fond de
verdure ombrien d'une Annonciation ou d'une Nativité.
— Marie ! murmura le convalescent, qui avait le
cœur gonflé de tendresse. Marie, Marie...
C'était pour lui une volupté ineffable, de mêler ce
nom à cette musique des eaux. Sans le regarder, elle
mit son doigt sur sa bouche, pour lui faire signe de se
taire.
— Pardonnez-moi, dit-il, vaincu par l'émotion;
mais je ne puis plus résister. C'est mon âme qui vous
appelle !
Une étrange exaltation sentimentale s'était emparée
de lui ; les cimes lyriques de son ame s'étaient allu-
mées et flamboyaient ; l'heure, la lumière, le lieu,
toutes les choses environnantes lui suggéraient l'a-
L'ENFANT DE VOLUPTÉ I79
mour ; depuis les limites extrêmes de la mer jusqu'aux
humbles capillaires des fontaines, tout lui paraissait
enserré dans un même cercle magique ; et le centre du
cercle, c'était cette femme.
— Vous ne saurez jamais, reprît-il à voix basse,
comme s'il eût craint de l'oSenser, vous ne saurez
jamais à quel point mon âme est vôtre.
Elle devint encore plus pâle, comme si tout le sang
de ses veines eût reflué vers son cœur. Elle ne dit
rien ; elle évita de le regarder. D'ime voix im peu alté-
rée, elle appela :
— Delphine !
L'enfant ne répondît pas : elle s'était sans doute
avancée entre les arbres jusqu'au bout du sentier.
— Delphine ! répéta-t-elle plus fort, avec une sorte
d'effroi.
Durant l'attente qui suivit le cri, on entendait chan-
ter les eatix dans le silence qui semblait s'élargir.
— Delphine !
Un Irôlement vint d'entre les feuilles, comme au
passage d'une chevrette ; et l'enfant déboucha du
fourré, lestement, tenant de ses deux mains son cha-
peau de paille plein jusqu'au bord des petits fruits
rouges qu'elle avait cueillis sur un arbousier. La fatigue
et la course l'empourpraient ; des ronces restaient
accrochées à la laine de son vêtement, et quelques
feuilles s'embarrassaient dans ses cheveux rebelles.
— Oh ! maman, viens, viens avec moi !
Elle voulait entraîner sa mère pom: cueillir d'autres
bmts.
— Là-bas, il y en a une forêt ; des quantités, des
quantités ! Viens avec moi, maman ; viens !
— Non, mon amour ; je t'en prie. Il est tard.
l8o L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Viens l
— Il est trop tard.
— Viens! Viens!
Cette insistance obligea la mère à céder et à se lais-
ser conduire par la main.
— Il y a un chemin pour aller au bois d'arbousiers
sans passer par le fourré, dit Sperelli.
— Tu entends, Delphine ? Il y a im chemin meil-
leur.
— Non, maman. Viens avec moi 1
Delphine l'entraîna du côté de la mer, entre les
lauriers sauvages. André suivait ; et il était heureux de
pouvoir regarder librement devant lui la personne de
l'aimée, de pouvoir la boire avec les yeux, de pouvoir
surprendre tous les mouvements divers et tous les
rythmes interrompus de cette marche sur une pente
mégale, parmi les obstacles des troncs, parmi les en-
chevêtrements des cépées, parmi les résistances des
branches. Mais, tandis que ses yeux se repaissaient de
toutes ces choses, son âme se préoccupait surtout d'une
attitude et d'une expression. — Oh ! cette pâleur, cette
pâleur soudaine, lorsqu'il avait dit tout bas les graves
paroles 1 Oh I le son indéfinissable de cette voix appe-
lant Delphine I
— Est-ce loin encore? demanda Marie.
— Non, non, maman. C'est ici; nous y sommes.
Lorsqu'ils furent arrivés, une sorte de timidité
s'empara du jeune homme. Depuis qu'il avait parlé,
ses yeux n'avaient pas encore rencontré les yeux de
Marie. Que pensait-elle? Qu'éprouvait-elle? De quel
regard le regarderait-elle?
— Nous y voici I cria la fiUette.
En eûbt, les lauriers allaient s'éclaircissant et la mer
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l8l
apparaissait plus libre. Tout h coup, le bois d'arbou-
siers rougeoya comme une forêt de coraux terrestres
qui, à l'extrémité de leurs branches, auraient porté de
larges touffes de fleurs.
Marie murmura :
-— Quelle merveille!
Le bois merveilleux fleurissait et fructifiait dans
une anse recourbée comme un hippodrome, profonde
et ensoleillée, où toute la douceur de ce rivage se
recueillait délicieusement. Les troncs des arbousiers,
élancés et sveltes, vermeils pour la plupart, quelques-
uns jaunâtres, portaient de grandes feuilles lui-
santes, vertes par-dessus et glauques par-dessous,
immobiles dans l'air calme. Les grappes fleuries,
pareilles à des bouquets de muguet, blanches et rosées,
innombrables, pendaient aux cimes des jeunes bran-
ches ; et, aux cimes des vieilles branches, pendaient les
baies rouges et orangées. Chaque pied en avait une
charge; et la magnificence fastueuse des fleurs, des
fruits, des feuilles et des tiges s'étalait sur le vif azur
de la mer avec l'invraisemblable intensité d'un rêve,
comme un reste de quelque jardin fabuleux.
— Quelle merveille 1
Marie avançait lentement; elle ne tenait plus la
main de Delphine, qui courait folle de joie, avec le
seul désir de dépouiller tout le bois. André osa dire :
— Me pardonnez-vous? Je ne voulais pas vous
offenser. Même, en vous voyant si haute, si loin de
moi, si pure, je croyais que jamais, jamais, je ne vous
parlerais de mon secret, que je ne vous demanderais
jamais un consentement, que je ne me mettrais jamais
en travers de votre chemin. Depuis que je vous connais,
j'ai beaucoup songé à vous, le jour et la nuit, mais
II
iSa L'ENFANT DE VOLUPTÉ
sans espoir et sans but. Je sais que vous ne m'aimez
pas et que vous ne pouvez pas m'aimer. Et néan-
moins, croyez-moi, je renoncerais à toutes les pro-
messes de la vie pour vivre dans \m petit coin de votre
cœur. . .
Elle continuait de cheminer lentement, sous les
arbres pailletés de lumière, qui étendaient sur sa tête
leurs bouquets pendants, leurs jolies grappes blanches
et rosées.
— Croyez-moi ; Marie, croyez-moi. Si Ton me
disait maintenant d'abandonner toute vanité et tout
orgueil, tout désir et toute ambition, le plus cher sou-
venir du passé, la plus douce flatterie de l'avenir, et
de vivre uniquement en vous et pour vous, sans demain
et sans hier, sans aucune autre attache, sans aucune
autre préférence, hors du monde, entièrement perdu
dans votre être, pour toujours, jusqu'à la mort, je
n'hésiterais pas, non, je n'hésiterais pas! Croyez-moi.
Vous m'avez regardé et parlé, souri et répondu ; vous
vous êtes assise à côté de moi, et vous êtes restée
muette et pensive ; vous avez, à côté de moi, vécu de
votre existence intérieure, de cette invisible et inacces-
sible existence que je ne connais pas, que je ne con-
naîtrai jamais ; et votre âme a pris la mienne jusqu'au
fond, sans se troubler, sans se douter de rien, comme
la mer boit un fleuve... Que vous lait mon amour?
Que vous fait l'amour? C'est une parole trop souvent
profanée, un sentiment trop souvent falsifié. Je ne
vous oflre pas l'amour. Mais refaserez-vous d'accepter
l'humble tribut, le tribut de dévotion qu'oflie mon
esprit à un être plus noble et plus haut?
Elle continuait de cheminer, lentement, la tête basse,
très pâle, exsangue, vers un banc placé à la limite du
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l83
boîs, en face de la mer. En y arrivant, elle s'y laissa
tomber avec une sorte d'abandon, silencieuse; et
André s'assit près d'elle, lui parlant toujours.
Le banc formait un large hémicycle de marbre
blanc, muni d'un dossier dans toute sa longueur,
lisse, luisant, sans autre ornement qu'une patte de
lion sculptée à chaque bout en manière de support; et
il rappelait ces bancs antiques sur lesquels, dans les
îles de l'Archipel, dans la Grande Grèce et à Pompél,
les femmes passaient le temps à écouter les lectures
des poètes, à l'ombre des lauriers roses, devant l'in-
fini de la mer. Les arbousiers y mettaient l'ombre de
leurs fleurs et de leurs fruits, plus encore que de leurs
feuilles; et le contraste du marbre y avivait le corail
des tiges.
— J'aime tout ce que vous aimez ; vous possédez
tout ce que je cherche. La pitié qui me viendrait de
vous me serait plus précieuse que la passion de toute
autre femme. Je sens que votre main sur mon cœiu: y
ferait germer une seconde jeunesse, beaucoup plus pure
que la première, et beaucoup plus forte. L'éternel
ondoiement qu'est ma vie intérieure se reposerait en
vous, trouverait en vous le calme et la sécurité. Mon
esprit inquiet et mécontent, travaillé par ime conti-
nuelle discorde d'attractions et de répulsions, de goûts
et de dégoûts, éternellement et irrémédiablement seul,
trouverait dans le vôtre un refuge contre le doute qui
souille toute idéalité, qui abat tout vouloir, qui affai-
blit toute force. D'autres sont plus malheureux ; mais
je ne sais pas s'il y eut jamais au monde un homme
moins heureux que moi.
n faisait siennes les paroles d'Obermann. Dans cette
sorte d'ivresse sentimentale, toutes ses mélancoUes lui
l84 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
remoritaîent aux lèvres ; et le son même de sa voix,
humble et un peu tremblant, augmentait son émotion.
— Je n'ose pas dire mes pensées. Près de vous,
pendant ce peu de jours, depuis que je vous connais,
j'ai eu des moments d'oubli si complet que j'ai cru
presque revenir aux tout premiers temps de ma conva-
lescence, alors que vivait en moi le sentiment profond
d'une autre vie. Le passé, l'avenir n'étaient plus : c'était
même comme si le premier n'eût jamais été, comme
si le second ne dût jamais être. Le monde n'était pour
moi qu'une illusion informe et obscure. Quelque chose
comme un rêve s'élevait sur mon âme, quelque chose
de vague et de grand, un voile qui ondoyait, tantôt
opaque et tantôt diaphane, à travers lequel resplendis-
sait ou cessait de resplendir un mystérieux trésor. En
ces moments, que saviez-vous de moi ? Sans doute alors
votre âme était loin, bien loin, très loin I Cependant,
votre seule présence visible suffisait à me donner
l'ivresse ; et je la sentais couler comme du sang dans
mes veines, envahir mon esprit comme un sentiment
surhumain.
Elle se taisait, immobile, la tête droite, le buste
dressé, les mains posées sur les genoux, dans l'attitude
de quelqu'un dont le courage se raidit par un suprême
effort contre une langueur envahissante. Mais sa bouche,
l'expression de sa bouche vainement serrée avec vio-
lence, trahissait une sorte de volupté douloureuse.
— Je n'ose pas dire mes pensées. Marie, Marie,
me pardonnez-vous? N'est-ce pas que vous me par-
donnez P
De derrière le siège, deux petites mains s'allongèrent
pour aveugler les yeux maternels ; et une voix cria,
palpitante d'allégresse :
L'ENFANT DE VOLUPTÉ l85
— Devine ! devine 1
Elle sourit en s'abandonnant sur le dossier : Delphine
l'attirait de ses mains qui lui pressaient les paupières.
Et aussitôt, avec une étrange clarté, André vit ce léger
sourire dissiper sur cette bouche tout le trouble obscur
de l'expression première, effacer toute trace qui aurait
pu lui paraître l'indice d'un consentement ou d'un
aveu, mettre en fuite toute ombre incertaine qui aurait
pu se convertir dans son âme en lueur d'espérance. Et
il resta comme un homme trompé par une coupe qu'il
aurait crue pleine et qui n'offrirait que de l'air à ses
lèvres altérées.
— Devine !
La fillette couvrait la tête maternelle de baisers forts
et rapides, avec une sorte de irénésie, en lui faisant
peut-être un peu mal.
— Je sais qui c'est, je sais qui c'est, disait la mère
aveuglée. Lâche-moi !
— Et que me donneras-tu, si je te lâche ?
— Ce que tu voudras.
— Je veux un cheval pour rapporter mes arbouses
à la maison. Viens voir ce que j'en ai !
Elle fit le tour du banc et prit sa mère par la main.
Celle-ci se leva, non sans quelque peine, et, lorsqu'elle
fut debout, battit plusieurs fois des paupières comme
pour ôter de ses yeux un éblouissement. André se leva
aussi. Tous les deux suivirent Delphine.
L'enfant terrible avait dépouillé de ses fruits presque
la moitié du bois. Sur les branches basses, il ne restait
pas une baie. A l'aide d'un roseau trouvé je ne sais où,
elle avait fait une prodigieuse récolte, puis ramassé
toutes les arbouses en un seul tas qui, par l'intensité
de ses teintes, ressemblait sur le sol brun à un tas de
l86 L'EÎIFAÎIT DE VOLUPTÉ
charbons ardents. Mais les touOTes de fleurs ne l'avaient
pas séduite : elles pendaient, blanches, rosées, nuancées
de jaune, presque diaphanes, plus délicates que des
grappes d'acacia, plus jolies que du muguet, baignées
dans la lumière diffuse conmie dans la transparence
d'un lait ambré.
— Oh! Delphine, Delphine! qu'as-tu fait? s'écria
Marie en regardant cette dévastation.
La fillette riait, heureuse, devant la pyramide ver-
meille.
— Il faudra laisser tout id.
— Non, non. . .
D'abord, elle ne voulait pas. Puis elle réfléchit ; et
elle dit comme pour elle-même avec des yeux brillants :
— La biche viendra les manger.
Peut-être venait-elle d'apercevoir le bel animal
errant en liberté dans le parc; et la pensée d'avoir
amoncelé pour lui cette nourriture la satisfît, en allu-
mant son imagination déjà pleine de labiés où les biches
sont des fées bonnes et puissantes qui reposent sur des
coussins de velours et boivent dans des coupes de sa-
phir. Elle se tut, songeuse, voyant déjà peut-être le bel
animal fauve se repaître d'arbouses sous les arbustes en
fleur.
— AUons-nous-en, dit la mère : il est tard.
Elle tenait Delphine par la main et cheminait sous
les arbustes en fleur. A la limite du bois, elle s'arrêta
pour contempler la mer.
Les eaux, recueillant les reflets des nuages, avaient
l'apparence d'une immense étoffe de soie, morbide,
fluide, chatoyante, ondulée de larges plis ; et les nuages
blanc et or, isolés les uns des autres mais émergeant
tous d'une même zone, ressemblaient à des statues
L'ENFANT DE VOLUPTÉ X87
chryséléphantînes enveloppées de voiles ténus et dres-
sées sur un pont sans arches.
Silencieux, André détacha d'un arhousîer une toufle
de fleurs si fournie qu'elle faisait plier le rameau sous
son poids, et il l'oSrit à Marie. Elle, en la recevant, le
regarda, mais n'ouvrit point la bouche.
Ds reprirent les sentiers. Maintenant Delphine par-
lait, parlait avec abondance, répétant cent fois les
mêmes choses, entêtée de la biche, mélangeant les
fantaisies les plus étranges, inventant de longues his-
toires monotones, confondant un conte avec un autre,
embrouillant des aventures où elle se perdait elle-même.
Elle parlait, parlait avec une sorte d'inconscience,
comme si l'air du matin l'eût grisée; autour de sa
biche elle faisait venir des fils et des filles de roi, des
cendrillons, de petites reines, des mages, des monstres,
tous les personnages des royaumes imaginaires, en
foule, tumultueusement, comme dans la métamorphose
continuelle d'un rêve. Elle parlait de la même façon
qu'un oiseau gazouille, avec des modulations mélo-
dieuses, parfois avec des suites de sons qui n'étaient
pas des paroles et où s'épanchait l'onde musicale déjà
commencée, — tel le frémissement d'une corde pen-
dant la pause, — lorsqu'en cet esprit enfantin la liai-
son de l'idée et du signe verbal venait à s'interrompre.
Marie et André ne parlaient ni n'écoutaient. Mais il
leur semblait que la cantilène de la fillette couvrait le
murmure de leurs pensées : car, en pensant, ils avaient
''impression que je ne sais quoi de sonore s'échappait
de leur cerveau, quelque chose que, dans le silence,
on aurait pu percevoir physiquement ; et, si Delphine
se taisait une seconde, ils éprouvaient une étrange sen-
sation d'inquiétude et d'appréhension, comme si ce
l88 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
silence eût menacé de dévoiler, de mettre à nu leur
âme.
L'allée des Cent Fontaines apparut dans une pers-
pective fuyante où les jets et les miroirs de Teau met-
taient une fine scintillation de cristal, une mobile trans-
parence de jade. Un paon perché sur un des écus prit
son vol, en faisant tomber au-dessous de lui dans une
vasque des roses effeuillées. Quelques pas plus loin,
André reconnut la vasque devant laquelle Marie lui
avait dit :
— Entendez-vous?
Dans le domaine de l'Hermès, l'odeur de musc
s'étai^ dissipée. L'Hermès, pensif sous sa guirlande,
était constellé par les rayons qui s'insinuaient dans les
interstices du feuillage. Les merles chantaient, se répon-
dant. Delphine, prise d'un nouveau caprice, demanda .
— Maman, rends-moi la guirlande.
— Non. Laissons-la. Pourquoi veux-tu la reprendre?
— Rends-la-moi, pour que je la porte à Murielle.
— Murielle la gâterait.
— Rends-la-moi, je t'en prie!
La mère regarda André, Il s'approcha de la statue et
enleva la guirlande, qu'il rendit à Delphine. Dans
leurs esprits exaltés, la superstition, — un des troubles
obscurs que l'amour suscite même chez les êtres intel-
lectuels, — prêta tout de suite à cet insignifiant épi-
sode le mystère d'une allégorie. Il leur sembla que,
dans ce fait si simple, un symbole était caché. Us ne
savaient pas bien lequel, mais ils s'en préoccupaient.
Un vers tourmentait André :
Ne verrai-je jamais le geste qui consent?
A mesure que le bout du sentier se rapprochait.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 189
une angoîsse plus cruelle opprimait son cœur ; et il
aurait donné la moitié de son sang pour une parole de
cette femme. Elle fat cent fois sur le point de parler,
mais elle ne parla pas.
— Regarde là-bas, maman ! Vois-tu Ferdinand,
Murielle, Richard? dit Delphine, qui venait d'aperce-
voir au bout du sentier les enfants de la marquise.
Et elle se mit à courir, en agitant la couronne r
— Murielle 1 Murielle! Murielle 1
II.
Marie Ferrés était restée fidèle à l'habitude juvénile
de noter cpiotidiennement dans son Journal intime les
pensées, les joies, les tristesses, les rêves, les agita-
tions, les aspirations, les regrets, les espérances, toutes
les vicissitudes de sa vie intérieure, tous les épisodes
de sa vie extérieure, composant ainsi une sorte d'Itiné-
raire de l'Ame qu'elle aimait parfois à relire pour en
tirer des indications sur la route à suivre et pour y
retrouver la trace des choses mortes depuis longtemps.
Contrainte par les circonstances à se replier conti-
nuellement sur elle-même, toujours close en sa pureté
comme en une tour d'ivoire incorruptible et inacces-
s.ble, elle trouvait un soulagement et un réconfort
dans cette espèce de confession quotidienne confiée à
la page blanche du hvre secret. Là, elle se lamentait
de ses peines, s'abandonnait aux larmes, cherchait &
L'ENFANT DE VOLUPTÉ IQI
pénétrer les énigmes de son cœur, interrogeait sa
conscience, reprenait courage par la prière, se retrem-
pait dans la méditation, éloignait d'elle toute faiblesse
et toute vaine image, remettait son esprit entre les
mains du Seigneur. Et toutes les pages resplen-
dissaient de la même lumière, d'une lumière de
Vérité.
*
i5 SEPTEMBRE (scHiF anoia). — Commc je me
sens lasse I Le voyage m'a un peu fatiguée ; l'air de la
mer et de la campagne m'a un peu étourdie. J'ai
besoin de repos , et déjà il me semble que je savoure
d'avance la bonté du sommeil et la douceur du réveil
de demain. Je m'éveillerai dans la maison amie et
hospitalière de Françoise, dans cette Schîfanoia qui a
des roses si belles et des cyprès si grands ; et je
m'éveillerai avec plusieurs semaines de paix devant
moi, vingt jours d'existence spirituelle, davantage
peut-être. Je suis très reconnaissante à Françoise de
son invitation. En la revoyant, c'est une sœur que j'ai
revue. Que de changements en moi. et combien p^o-
fonds, depuis les belles années florentines !
Aujourd'hui, à propos de mes cheveux, Françoise
rappelait les passions et les mélancolies de ce temps-là,
et Charlotte Fiordehse, et Gabrielle Vanni, et toute
cette lointaine histoire qu'il me semble maintenant,
non pas avoir vécue, mais lue dans un vieux livre
oublié, ou vue en rêve. Mes cheveux ne sont pas
tombés, mais il est tombé de moi bien d'autres choses
plus vivantes. Autant de cheveux sur ma tête, autant
de gerbes de douleur dans ma destinée.
iga L'ENFANT DE VOLUPTE
Mais pourquoi la tristesse me reprend-elle? Pourquoi
les souvenirs me font-ils si mal? Pourquoi, de temps
à autre, ma résignation est-elle ébranlée ? Il ne sert à
rien de se lamenter sur une tombe, et le passé est
comme une tombe qui ne rend plus ses morts. Mon
Dieu ! faites que je me le rappelle une fois pour tou-
jours !
Françoise est jeune encore ; et elle conserve cette
belle et franche gaieté qui, chez les religieuses de
l'Annonciation, fascinait si étrangement mon esprit un
peu sombre. Elle a une grande et rare vertu : elle est
enjouée, mais eUe sait comprendre les douleurs
d'autrui, et elle sait aussi les adoucir par sa pitié
sympathique. Elle est surtout une femme d'intelli-
gence, de goûls élevés, une parfaite maîtresse de
maison, une amie qui n'est jamais à charge. Peut-
être se complaît-elle un peu trop à lancer des mots et
des phrases acérées ; mais ses flèches ont toujours une
pointe d'or et sont décochées avec une grâce inimi-
table. Certes, de toutes les grandes mondaines que
j'ai connues, c'est la plus fine ; et, de toutes mes
amies, c'est la préférée.
Ses enfants ne lui ressemblent guère; ils ne sont
pas beaux. Mais la fillette, Murielle, est très gentille :
elle a un rire Umpide et les yeux de sa mère. EUe a
fait à Delphine les honneurs de la maison avec une
amabiUté accompUe de petite dame. Elle héritera cer-
tainement des nobles manières materneUes.
Delphine semble heureuse. Elle a déjà exploré la
plus grande partie du jardin ; elle est descendue jus-
qu'à la mer, elle a dévalé par tous les escaliers ; et elle
est venue me raconter des merveilles, haletante, dévo-
rant les mots, avec une sorte d'éblouissement dans les
L'ENFANT DE VOLUPXé IqS
yeux. EUe répétait souvent le nom de sa nouvelle amie,
Murielle. C'est un nom gracieux qui, sur sa bouche,
devient plus gracieux encore.
EUe dort, et profondément. Quand ses yeux sont
fermés, les cils lui font au haut des joues une ombre
longue, longue. Ce soir, le cousin de Françoise s'en
émerveillait, et il répétait un vers de Shakespeare
dans la Tempête, un très beau vers sur les cils de
Miranda.
Le parfum est trop fort dans cette chambre. Avant
de s'endormir, Delphine a voulu garder près de son lit
le bouquet de roses. Mais, à présent qu'elle dort, je
vais l'enlever et le mettre au frais dans la loggia.
Je suis lasse ; et j'ai pourtant écrit trois ou quatre
pages. J'ai sommeil; et je voudrais pourtant prolonger
encore cette langueur indéfinie de mon âme ondoyant
en je ne sais quelle tendresse diffuse hors de moi et
autour de moi. Depuissilongtemps, si longtemps, je ne
m'étais pas sentie entourée d'un peu de bienveillance !
Françoise est très bonne, et je lui suis très recon-
naissante.
Je viens de porter le vase de roses dans la loggia ;
et j'y suis restée quelques minutes à écouter la nuit,
retenue par le regret de perdre dans l'aveuglement du
sommeil des heures qui s'écoulent sous un si beau ciel.
La voix des fontaines et la voix de la mer font un
accord étrange. Les cyprès, devant moi, semblaient
être les colonnes du firmament; les étoiles brillaient
juste sur leurs cimes et y mettaient une flamme.
Pourquoi, la nuit, l'onde des parfums a-t-elle quelque
chose qui parle, a-t-elle une signification, un langage ?
Non ; la nuit, les fleurs ne dorment pas.
igd L'ENFAIVT DE VOLUPTÉ
i6 SEPTEMBRE. — Après-mîdi délîcieuse, passée
presque toute en conversations avec Françoise, dans la
loggia, sur les terrasses, le long des avenues, en tous
les lieux découverts de ce château qui semble édifié
par un prince poète pour oublier un chagrin. Le nom
du palais de Ferrare est un nom qui lui convient à
merveille.
Françoise m*a fait lire un sonnet du comte Sperelli
écrit sur vélin : im rien, d'une rare finesse. Ce Sperelli
est un esprit d'élite, et très intense. A table, ce matin,
il a dit deux ou trois choses très belles. Il est conva-
lescent d'une terrible blessure reçue en duel, à Rome,
au mois de mai dernier. Dans les actes, dans les
paroles, dans le regard, il a cette espèce d'abandon
a£jctueux et tendre qui est propre aux convalescents,
à ceux (jui sortent des mains de la mort. Il doit être
fort jeiine ; mais il doit avoir beaucoup vécu, et d'une
vie inquiète. Il porte les marques de la lutte.
Soirée délicieuse, de conversation intime, de musique
intime, après le dîner. Peut-être ai-je parlé trop ; ou,
du moins, avec trop de chaleur. Mais Françoise m'é-
coutait, me secondait ; et aussi le comte Sperelli.
Dans une conversation qui n'est pas vulgaire, un des
plaisirs les plus hauts consiste justement à sentir que
le même degré de chaleur anime toutes les intelligences
présentes. Alors seulement les paroles prennent un son
de sincérité et donnent une jouissance suprême à qui
les prononce et à qui les écoute.
En musique, le cousin de Françoise est un connais-
L'ENFANT DE VOLUPTé IQS
seur rafliné. Il aime beaucoup les maîtres du xvin® siè-
cle et spécialement, parmi les compositeurs pour
clavecin, Dominique Scarlatti. Mais son plus ardent
amour est Sébastien Bach. Chopin lui plaît peu ;
Beethoven le pénètre trop profondément et le trouble
trop. Pour la musique sacrée, après le Beethoven de la
Missasolemnis, il ne trouve que Mozart qui puisse être
comparé à Bach. « En aucune messe peut-être, a-t-il
dit, la voix du surnaturel n'atteint à la religieuse terreur
qui éclate dans le Tuba mirum et dans le Requiem.
Non, ce n'était pas un Grec, un platonicien, un pur cher-
cheur de la grâce, de la beauté et de la sérénité, celui
qui eut du surnaturel un sentiment assez prolond pour
créer musicalement le fantôme du Commandeur... »
Il a dit ces paroles et d'autres encore avec ce
singuUer accent que prennent en parlant d'art les
hommes qui s'absorbent continuellement dans la
recherche de choses élevées et difficiles.
Et puis, en m'écoutant, il avait une étrange expres-
sion, comme de stupeur et quelquefois d'anxiétc.
Presqpie toujours je m'adressais des yeux à Françoise ;
et, cependant, je sentais qu'il avait le regard fixé sur
moi avec une insistance qui me donnait de la gêne,
mais qui ne m'ofiensait point. Il doit encore être
malade, faible, en proie à sa sensibilité. Enfin il m'a
demandé : « Vous chantez? » du même ton dont il
m'aurait demandé : « Vous m'aimez ? »
J'ai chanté un air de Paisiello et un autre de Salieri.
J'ai joué un peu de musique du xvin® siècle. J'avais
la voix chaude et la main heureuse.
Il ne m'a lait aucim éloge. Il est resté silencieux.
Pourquoi ?
Delphine dormait déjà, en haut, dans sa chambre.
196 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Lorsque je suis montée pour la voir, je l'ai trouvée
endormie, mais avec les cils humides comme si elle
eût pleuré. Pauvre amour 1 Dorothy m'a dit que ma
voix arrivait distinctement jusqu'ici, et que Delphine
s'est réveillée de son premier sommeil, et qu'elle s'est
mise à sangloter, et qu'elle voulait descendre.
Toujours, quand je chante, elle pleure.
Maintenant, elle dort. Mais, de temps à autre, sa
respiration devient plus rapide, ressemble à un sanglot
contenu et met dans ma propre respiration une
oppression vague, comme un besoin de répondre à ce
sanglot inconscient, à ce chagrin que le sommeil n'a
pas apaisé. Pauvre amour !
Qui joue du piano en bas? Quelqu'un, avec la
sourdine, cherche la gavotte de Rameau, une gavotte
pleine de fascinante mélancolie, celle que je jouais tout
à l'heure. Qui cela peut-il bien être? Françoise est
remontée avec moi ; il est tard.
Je me suis accoudée dans la loggia. Le vestibule
est obscur ; il ne reste de lumière que dans la salle
voisine, celle où le marquis et Manuel jouent encore.
La gavotte cesse. Quelqu'un descend au jardin par
le perron.
Mon Dieu ! pourquoi suis-je si attentive, si vigi-
lante, si curieuse ? Pourquoi, cette nuit, les bruits me
donnent-ils une secousse intérieure ?
Delphine s'éveille, m'appelle.
* *
17 SEPTEMBRE. — Mauucl est parti ce matin.
Nous l'avons accompagné jusqu'à la station de Rovi-
gliano. U reviendra me prendre vers le 10 octobre.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ - I97
et nous irons à Sienne, chez ma mère. Je resterai
probablement à Sienne avec Delphine jusqu'au nouvel
an : deux ou trois mois. Je reverrai la Loge du Pape,
et la Fontaine Gaie, et mon beau Dôme blanc et noir,
cette chère demeure de la Sainte Vierge où une partie
de mon âme est encore à prier, près de la chapelle
Chigi, en un endroit que connaissent bien mes
genoux.
J'ai toujours l'image de cet endroit claire dans la
mémoire. A mon retour, je m'agenouillerai au point
précis où j'avais coutume de le faire, exactement,
mieux que s'il y était resté deux trous profonds. Et là,
je retrouverai cette partie de mon âme occupée encore
à prier, sous l'azur constellé de la voûte qui se mire
dans le marbre comme un ciel nocturne dans une eau
tranquille.
Certainement, rien n'est changé. Dans la chapelle
précieuse, pleine d'une ombre palpitante, d'une obscu-
rité animée par les reflets des pierres fines, les lampes
brûlaient ; et la lumière semblait se recueillir toute
dans l'étroit cercle d'huile où se nourrissait leur petite
flamme, comme dans une Umpide topaze. Peu à peu,
sous mon regard attentif, le marbre historié prenait
une pâleur moins froide et comme une tiédeur d'ivoire
blond ; peu à peu entrait dans le marbre la vie pâle
des créatures célestes et se répandait dans les formes
marmoréennes la vague transparence d'une chair
angélique.
Combien ardente et spontanée était ma prière I Si je
lisais la Philothée de saint François, il me semblait que
les mots descendaient sur mon cœur comme des larmes
de miel, comme des gouttes de lait. Si je me mettais
vn méditation, il me semblait que je cheminais dans
igS L'ENFANT DE VOLUPTÉ
les voies secrètes de mon âme comme dans mi jardin
de délice où les rossignols auraient chanté sur les arbres
en fleurs et où les colombes auraient roucoulé au bord
des ruisseaux de la Grâce divine. La dévotion versait
en moi un calme plein de fraîcheur et de parfums,
m'épanouissait dans l'âme les saintes primevères des
fiorettiy m'enguirlandait de roses mystiques et de lis
surnaturels. Et, dans ma vieille Sienne, dans la vieille
cité de la Vierge, ce que j'entendais par-dessus toutes
les voix, c'étaient les appels des cloches.
* *
i8 SEPTEMBRE, — Hcurc d'indéfinissablc torture,
D me semble que je suis condamnée à rassembler, à
rapprocher, à rajuster, à recomposer les fragments
d'un rêve dont une partie serait sur le point de se
réaliser confusément hors de moi, tandis que l'autre
partie s'agiterait confusément au fond de mon cœur.
Et je peine, je peine, sans réussir jamais à le recom-
poser tout entier.
*
lit Ht
19 SEPTEMBRE. — Autrc torture. Il y a bien long-
temps, quelqu'un m'a chanté une chanson, mais sans
la finir. Aujourd'hui, quelqu'un reprend cette chanson
au point où elle avait été interrompue; mais, depuis
bien longtemps, j'ai oublié le commencement. Et,
tandis que je cherche à m'en souvenir pour le rattacher
à ce qui suit, mon âme s'égare : elle ne retrouve pas
les anciens accents et ne jouit pas des nouveaux.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ IQQ
20 SEPTEMBRE. — Après déjeuTïer, André Sperelli
nous a invitées, Françoise et moi, à venir voir dans son
appartement les dessins qui lui sont arrivés hier de
Rome.
On peut dire que, cet après-midi, un art tout entier
nous a passé sous les yeux, un art étudié et analysé par
le crayon d'un dessinateur. J'ai eu une des jouissances
les plus fortes de ma vie.
Ces dessins, tous de la main de Sperelli, sont ses
études, ses croquis, ses notes, les souvenirs qu'il a re-
cueillis çà et là dans toutes les galeries de l'Europe;
c'est, pourrais-je dire, son bréviaire, un merveilleux
bréviaire où chaque vieux maître a sa page suprême,
la page qui résume sa manière, qui met en évidence
les beautés les plus hautes et les plus originales de son
œuvre.
n me semble que je suis enivrée d'art ; j'ai le cerveau
plein de lignes et de figures ; et, dans la confusion de
ce tumulte, ce que je vois toujours, ce sont les femmes
créées par les Primitifs, les inoubliables têtes de Saintes
et de Vierges, celles qui, dans la vieille Sienne, sou-
riaient à mon enfance religieuse du haut des fresques
de Taddeo et de Simone. Toutes ces attitudes nobles
et graves pour recevoir une fleur offerte par un ange,
pour poser les doigts sur un livre ouvert, pour se
pencher vers l'Enfant, pour soutenir sur les genoux le
corps de Jésus, pour bénir, pour agoniser, pour monter
au Paradis, toutes ces choses pures, sincères et pro-
fondes attendrissent et apitoient jusqu'au fond de l'âme ;
et elles s'impriment pour toujours dans la mémoire.
\
k
200 L'ENFANT DE VOLUPTE
comme un spectacle d'humaine tristesse vu dans la
réalité de la vie, dans la réalité de la mort.
Aujourd'hui, une à une, les femmes des Primitifs
défilaient devant nos yeux. Françoise et moi, nous étions
assises sur un divan bas, avec un grand pupitre en face
de nous, et, sur le pupitre, le portefeuille de cuir con-
tenant les dessins que l'auteur, assis du côté opposé,
passait en revue lentement et commentait au fur et à
mesure. Chaque fois, je voyais sa main prendre le
feuillet et le remettre sur l'autre plat du portefeuille
avec ime délicatesse singulière; et, chaque fois, je
sentais en moi-même un commencement de frisson,
comme si cette main allait me toucher. Pourquoi?
A un certain moment, son siège lui parut sans
doute incommode, et il s'agenouilla sur le tapis, en
continuant de tourner les feuillets. Lorsqu'il parlait»
il s'adressait presque toujours à moi, et il avait l'air»
non pas de me donner une leçon, mais de raisonner
avec une personne qui s'y connaîtrait aussi bien que
lui-même ; et, au fond de mon être, je sentais un con-
tentement mêlé de reconnaissance. Lorsque je poussais
un cri d'admiration, il me regardait avec un sourire
que j'ai encore présent, mais que je ne sais pas définir.
Deux ou trois fois, Françoise appuya familièrement le
bras sur son épaule, sans faire attention. En voyant la
tête du premier-né de Moïse copiée sur la fresque de
Sandro Botticelli, à la chapelle Sixtine, elle dit :
— Cette tête a un peu de ton expression, quand tu
es mélancolique.
En voyant la tête de l'archange Michel, un mor-
ceau de la Madone de Pavie peinte par le Pérugin, elle
dit:
— Julie Moceto lui ressemble, n'est-ce pas?
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 20I
Au lieu de répondre, il a tourné le feuillet un peu
plus vite. Alors elle a reprit en riant :
— Loin d'ici les images du péché I
Cette Julie Moceto ne serait-elle pas une femme
qu'il aurait aimée autrefois? Le feuillet toiu-né, un dé-
sir incompréhensible m'a prise de revoir l'archange
Michel, de l'examiner avec plus d'attention. N'était-ce
que de la curiosité?
Je ne sais. Je n'ose regarder dans le secret de mon
cœur. J'aime mieux temporiser, me tromper moi-
même. Le courage me manque pour affronter la lutte.
Je suis pusillanime.
Cependant, l'heure est douce. J'ai une excitation
d'esprit, une ardeur d'imagination, comme si j'avais
bu beaucoup de tasses de thé très fort. Je n'ai aucune
envie de me coucher. La nuit est tiède comme en août ;
le ciel est clair mais voilé, pareil à un tissu de perles ;
la mer a une respiration lente et basse, mais les fon-
taines remplissent les pauses. La loggia m'attire.
Rêvons un peu. A quoi rêver?
Non, sois prudente. Prie, couche-toi et dors.
21 SEPTEMBRE. — Hékslilfaut donc recommencer
toujours le pénible labeur et remonter la pente déjà
gravie!
22 SEPTEMBRE. — Il m'a douué xm volume de ses
poésies, la Fable d'Hermaprodite : le vingt et unième
des vingt-cinq exemplaires, imprimé sur vélin, avec
deux épreuves du iiontispice avant la lettre.
202 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
C'est une œuvre singulière où se cache un sens mys-
térieux et profond, bien que Félément musical y pré-
domine, emportant l'âme dans une magie de sons
inouïe, et enveloppant les pensées qui scintillent comme
une poudre d'or et de diamant dans un fleuve limpide.
Les chœurs des Centaïu-es, des Sirènes et des Sphinx
causent un trouble indéfinissable, éveillent dans l'oreille
et dans l'esprit une inquiétude et une curiosité non
satisfaites, qui résultent du continuel contraste d'im
sentiment double, d'une aspiration double, d'ime na-
ture double, humaine et bestiale. Mais avec quelle
pureté, pour ainsi dire visible, la forme idéale de l'An-
drogyne se dessine parmi les chœurs tumultueux des
monstres ! Nulle musique ne m'a enivrée comme ce
poème, nulle statue ne m'a donné de la beauté une
impression plus harmonique. Certains vers me pour-
suivent sans trêve, et me poursuivront très longtemps
peut-être. Ils sont si intenses !
De jour en jour, d'heure en heure, sans trêve, il
conquiert davantage mon intelligence et mon âme, en
dépit de ma volonté, en dépit de ma résistance. Ses
paroles, ses regards, ses gestes, ses moindres mouve-
ments m'entrent dans le cœur.
*
* *
23 SEPTEMBRE. — Lorsquc uous causons ensemble,
je sens parfois que sa parole est comme un écho de
mon esprit.
Parfois, il m'arrive de sentir qu'une subite fasci-
nation, une attraction aveugle, ime violence déraison-
nable, me poussent à dire une phrase, à prononcer un
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 203
mot qui pourrait révéler ma faiblesse. Je ne me sauve
que par miracle ; et alors succède un intervalle de si-
lence pendant lequel je suis agitée d'un terrible trem-
blement intérieur. Lorsque je reprends la parole, je dis
une chose frivole et insignifiante, sur un ton léger;
mais il me semble qu'une flamme court sous la peau de
mon visage, comme si j'allais rougir. S'il saisissait cette
seconde pour me regarder résolument dans les yeux,
je serais perdue.
Ce soir, j'ai fait beaucoup de musique, du Bach et
du Schumann. Comme l'autre soir, il était assis à ma
droite, un peu en arrière, dans le fauteuil de cuir. De
temps en temps, à la fin de chaque morceau, il se
levait et, penché sur mon épaule, feuilletait le livre
pour m'indiquer une autre Fugue, un autre Inter-
mezzo, une autre Improvisation. Ensuite il se rasseyait
et il écoutait, immobile, profondément absorbé, les
yeux fixés siu* moi, me faisant sentir sa présence.
Comprenait-il combien de moi-même, de ma
pensée, de ma tristesse, de mon être intime, passait
dans cette musique d'autrui ?
(( Musique, clef d'argent qui ouvre la fontaine des
pleurs où l'esprit boit jusqu'à ce que la raison s'égare ;
délicieux tombeau de tant d'alarmes où leur mère,
l'Inquiétude, pareille à un eniant qui dort, repose as-
soupie parmi les fleurs... » (shellet).
La nuit est menaçante. Un vent chaud et humide
souffle dans le jardin, et ses sombres gémissements se
prolongent dans l'obscurité, puis tombent, puis re-
commencent plus forts. Les cimes des cyprès oscillent
204 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
SOUS un ciel presque noir, où les étoiles semblent à
demi éteintes. Une bande de nuages traverse l'espace
de Tun à l'autre horizon, tailladée, contournée, plus
noire que le ciel, semblable à la chevelure tragique
d'une Méduse. Dans l'obscurité, la mer est invisible;
mais elle sanglote comme une immense et inconsolable
douleur, seule.
Quelle est donc cette épouvante P II me semble que
la nuit me présage un malheur prochain, et qu'à ce
présage répond dans le fond de moi-même un remords
indéfini. Le Prélude de Bach m'obsède encore ; il se
mêle dans mon âme au frémissement du vent et au
sanglot de la mer.
N'était-ce pas quelque chose de moi-même qui, tout
à l'heure, pleurait dans la nuit?
Une âme pleurait et gémissait, oppressée par l'an-
goisse ; une âme pleurait, gémissait, appelait Dieu,
demandait son pardon, implorait un secours, poussait
une prière qui montait vers le ciel comme une flamme.
Elle appelait et elle était écoutée; elle priait et elle
était exaucée ; elle recevait la lumière d'en haut, jetait
des cris d'allégresse, saisissait enfin la Paix et la Vérité,
se reposait dans la clémence du Seigneur.
Toujours ma fille me réconforte. Elle me guérit de
mes fièvres comme un baimie sublime.
Elle dort, dans l'ombre éclaircie par la lampe aussi
douce que la lune. Sa figure, blanche de la blanche
fraîcheur d'une rose blanche, semble s'abîmer dans
l'abondance des cheveux bruns. On dirait qu'à peine
le fin tissu de ses paupières réussit à voiler la lumière
de ses yeux. Je me penche sur elle, je la regarde ; et
toutes les voix de la nuit meurent pour moi ; et, pour
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 205
moi, le silence n'est plus mesuré que par la respiration
rythinique de sa vie.
Elle sent le voisinage de sa mère. Elle soulève un
bras, et le laisse retomber ; elle sourit d'une bouche
qui s'épanouit comme une fleur perlière; et, pendant
un instant, apparaît entre ses cils une splendeur pareille
à l'humide splendeur argentée de la pulpe d'un aspho-
dèle. Plus je la contemple et plus elle prend à mes
yeux l'aspect d'une créature immatérielle, d'un être
formé de l'élément as dreams are made on.
D'où vient que, pour donner une idée de sa beauté
et de sa spiritualité, ce qui monte spontanément à la
mémoire, ce sont des images et des expressions de
Shakespeare, de ce poète puissant, sauvage et atroce,
dont les lèvres versent un miel si doux ?
Elle grandira, nourrie et enveloppée de la flamme
de mon amour, de mon grand, de mon unique
amour. . .
Desdémone, Ophélie, Gordelia, Juliette I Titania 1
O Miranda I
«
2 4 SEPTEMBRE. — Je ne sais pas prendre une
résolution ; je ne sais pas arrêter un projet. Je
m'abandonne un peu à ce sentiment si nouveau, les
yeux fermés sur le péril lointain, les oreilles fermées
aux sages avertissements de la conscience, avec la
témérité palpitante de celui qui, pour cueillir des
violettes, s'aventiu'e sur le bord d'un gouffre au fond
duquel rugit un torrent vorace.
Il ne saura rien de ma bouche ; je ne saurai rien
de la sienne. Pendant un court moment, nos âmes
206 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
monteront ensemble sur les collinesde l'Idéal, boiront
ensemble aux intarissables fontaines ; puis chacune
reprendra sa voie avec plus de confiance, avec une soif
jmoins ardente.
Gomme l'air est tranquille, cet après-midi I La
mer a la blancheur bleuâtre et laiteuse d'une opale,
d'un verre de Murano ; et, çà et là, elle est comme un
cristal terni par une haleine.
Je lis Shelley, un poète qu'il aime, le divin Ariel
qui se nourrit de lumière et parle la langue des
esprits. Il est nuit. Cette allégorie se dresse devant
moi, visible :
« Une porte de sombre diamant s'ouvre sur le
grand chemin de la vie, que nous suivons tous : un
souterrain immense et ravagé. Autour de nous fait
furie une perpétuelle mêlée d'ombres semblables aux
nuages inquiets qui se pressent dans une crevasse de
quelque montagne escarpée, se perdant au sommet
dans les tourbillons du ciel supérieur. Et beaucoup de
gens passent d'un pas insoucieux devant ce portique,
sans savoir qu'une ombre suit les traces de chaque
passant jusqu'au lieu où les morts attendent en paix
leur nouveau compagnon. Mais d'autres, que pousse
une pensée plus curieuse, s'arrêtent pour regarder.
Ces derniers sont en très petit nombre; et ils apprennent
là bien peu de chose, sinon que des ombres les suivent
partout où ils vont. »
L'Ombre est derrière moi, si près qu'elle me touche
presque. Je la sens qui me regarde... C'est comme
hier, en faisant de la musique : je sentais son regard,
mais je ne le voyais pas.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 2O7
*
25 SEPTEMBRE. — MoD Dicu, moii Dlcu ! Avec
quelle voix il m*a appelée, avec quel tremblement !
J'ai cru que mon cœur se brisait dans ma poitrine et
que j'allais m'évanouir.
— Vous ne saurez jamais, m'a-t-il dit, vous ne
saurez jamais à quel point mon âme est vôtre.
Nous étions dans l'allée des Fontaines. J'écoutais
les eaux. Je n'ai plus rien vu, rien entendu; il m'a
semblé que les choses s'éloignaient, que le sol s'en-
fonçait et que ma vie se dissipait avec tout le reste.
J'ai fait un effort surhumain ; et le nom de Delphine
m'est venu aux lèvres, et une envie folle m'a prise de
courir vers elle, de fuir, de me sauver. Ce nom, je
l'ai crié trois fois. Dans les intervalles, mon cœur ne
palpitait plus, mes poignets ne battaient plus, ma
bouche n'avait plus d'haleine...
* *
26 SEPTEMBRE. — Est-ce vTai ? N'est-ce pas une
illusion de mon esprit dévoyé ? Mais pourquoi l'heure
d'hier me paraît-elle si lointaine, si irréelle ?
n m'a parlé une seconde fois, longuement, à mon
côté pendant que je cheminais sous les arbres, prise
de vertige. Sous quels arbres ? C'était comme si j'eusse
cheminé dans les chemins secrets de mon âme, parmi
les fleurs nées de mon âme, en écoutant les paroles
d'un esprit invisible qui se serait autrefois nourri de
mon âme.
J'entends encore les paroles délicieuses et terribles.
ao8 L'ESFANT DE VOLUPTÉ
Il disait :
— Je renoncerais à toutes les promesses de la vie
pour vivre dans un petit coin de votre cœur...
Il disait :
— ... Hors du monde, entièrement perdu dans votre
être, pour toujours, jusqu'à la mort...
Il disait :
— La pitié qui me viendrait de vous me serait plus
chère que la passion de toute autre femme... Votre
seule présence suffisait pour me donner l'ivresse. Je la
sentais couler comme du sang dans mes veines, envahir
mon esprit comme un sentiment surhumain...
*
* *
27 SEPTEMBRE. — A la lîsière du bois, quand il
a cueilli cette fleur et me l'a ofiTerte, ne l'ai-je pas
appelé Vie de ma vie ?
Quand nous avons repassé par l'allée des Fontaines,
devant cette fontaine où il m'avait parlé d'abord, ne
l'ai-je pas appelé Vie de ma vie?
Quand il a enlevé la couronne de l'Hermès et l'a
rendue à ma fille, ne m'a-t-il pas fait entendre que la
femme exaltée dans ces vers était déjà déchue, et que
moi, moi seule, j'étais son espérance? Et alors, ne
l'ai-je pas appelé Vie de ma vie?
* *
28 SEPTEMBRE. — Gommc le recueillement a été
long à venir!... Depuis cette heure-là, que d'heures
j'ai employées à lutter et à peiner pour rentrer dans ma
vraie conscience, pour voir les choses sous leur vrai
L'ENFANT DE VOLUPTÉ
209
jour, poui* juger révénement avec un jugement ferme
et calme, pour démêler, pour décider, pour recon-
naître mon devoir ! Je m'échappais à moi-même ; mon
esprit se perdait ; ma volonté se dérobait ; tous mes
eflorts étaient vains. Par une sorte d'instinct, j'évitais
de rester seule avec lui ; je me tenais toujours près de
Françoise et de ma fille, ou je restais dans cette
chambre comme dans un refuge. Lorsque mes yeux
rencontraient les siens, il me semblait lire dans les
siens une profonde et suppliante tristesse. Ne sait-il pas
combien, combien, combien je l'aime?
Il ne le sait pas ; il ne le saura jamais. Telle est ma
volonté. Tel est mon devoir. Courage !
Mon Dieu, venez-moi en aide !
29 SEPTEMBRE. — Pourquoi a-t-il parlé? Pour-
quoi a-t-il voulu rompre le silencieux enchantement
où mon âme se berçait, presque sans remords, presque
sans peur? Pourquoi a-t-il voulu déchirer les voiles
flottants de l'incertitude et me mettre en face de son
amour dévoilé? Désormais, je ne puis plus temporiser,
je ne puis plus ni me faire illusion, ni me permettre
une faiblesse, ni m'abandonner à une langueur. Le
péril est là, certain, découvert, manifeste; et il m'attire,
me donne le vertige comme un abîme. Une seconde
de langueur, de faiblesse, et je suis perdue.
Je me demande : — Est-ce une douleur sincère,
est-ce un regret sincère que me cause cette révélation
inattendue? D'où vient que je pense toujours à ces
paroles? D'où vient que, si je me les répète à moi-
19.
2IO L'ENFANT DE VOLUPTÉ
même, un flot înefTable de volupté me traverse l'âme?
Pourquoi un frisson me court-il dans les moelles,
quand j'imagine que je pourrais entendre d'autres pa-
roles, d'autres paroles encore ?
Un vers de Shakespeare dans As you like it :
Who ever lov^d, thai lov'd not atjirst sighÛ
Nuit, — Les mouvements de mon âme prennent
une forme d'interrogations, d'énigmes. Je m'interroge
sans cesse, et je ne réponds jamais. Je n'ai pas eu le
courage de me regarder jusqu'au fond, de reconnaître
exactement mon état, de prendre une résolution vrai-
ment forte et loyale. Je suis pusillanime, je suis lâche;
j'ai peur de la douleur ; je veux souffrir le moins pos-
sible. Je veux ondoyer encore, temporiser, déguiser,
chercher mon salut dans des subterfuges, me cacher,
au lieu d'affronter à visage découvert la bataille déci-
sive.
Voici le fait: je crains de rester seule avec lui,
d'avoir avec lui un entretien grave ; et ma vie à Schi-
fanoia n'est plus qu'une suite de petites ruses, de petits
détours, de petits prétextes pour éviter sa compagnie,
n faut que je choisisse : ou bien je renoncerai absolu-
ment à cet amour, et il entendra ma parole triste mais
ferme ; ou bien je l'accepterai en ce qu'il a de pur, et
il recevra mon consentement spirituel.
A cette heure, je me demande : « Qu'est-ce que je
veux? De ces deux routes, laquelle choisir? Le renon-
cement? Le consentement? »
Mon Dieu, mon Dieu I répondez pour moi, illuminez-
moi !
Renoncer, c'est maintenant comme arracher avec
L'E?ÏFANT DE VOLUPTE 211
mes ongles une partie vive de mon cœur. Mon angoisse
sera immense, mon supplice dépassera les limites de
toute torture. Mais, avec la grâce de Dieu, cet héroïsme
sera couronné par la résignation, sera récompensé par
la divine douceur qui suit chaque énergique essor,
chaque relèvement moral, chaque triomphe de l'âme
sur la peur de souffrir.
Je renoncerai. Ma fille gardera la possession de
tout, tout mon être, de toute, toute ma vie. Là est le
devoir.
Laboure avec des larmes. Ame douloureuse, — pour
moissonner avec des chants d'allégresse I
3o SEPTEMBRE. — Eu écrivaut ces pages, je me
sens un peu plus calme ; je reconquiers, momentané-
ment du moins, un peu d'équilibre; j'envisage avec
plus de lucidité mon infortune, et il me senAle que
mon cœur s'allège comme après une confession.
Oh I si je pouvais me confesser ! Si je pouvais de-
mander conseil et aide à mon vieil ami, à mon vieux
consolateur !
Dans mes tribulations, ce qui me soutient plus que
tout le reste, c'est la pensée que je reverrai bientôt Dom
Louis, que je lui parlerai, que je lui montrerai toutes
mes blessures, que je lui découvrirai toutes mes ter-
reurs, que je lui demanderai un baume pour tous mes
maux, comme autrefois, comme au temps où sa parole
clémente et profonde appelait des larmes de tendresse
dans mes yeux qui ne connaissaient pas encore l'amer-
tume d'autres larmes ni la brûlure bien plus terrible
de la sécheresse.
212 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Me comprendra-t-il encore? Comprendra-t-îl les
obscures angoisses de la femme aussi bien qu'il com-
prenait les mélancolies vagues et fugitives de la jeune
fille ? Reverrai-je se pencher vers moi, dans l'attitude
de la miséricorde et de la compassion, ce beau fi ont cou-
ronné de cheveux blancs, illuminé de sainteté, pur
comme l'hostie dans le ciboire, béni par la main du
Seigneur ?
Dans la chapelle, après la messe, j'ai joué sur
l'orgue de la musique de Bach et de Chérubini. J'ai
joué le même prélude que l'autre soir.
Une âme pleurait et gémissait, oppressée par l'an-
goisse ; une âme pleurait, gémissait, appelait Dieu, de-
mandait son pardon, implorait un secours, poussait une
prière qui montait vers le ciel comme une flamme. Elle
appelait et elle était écoutée ; elle priait et elle était
exaucée ; elle recevait la lumière d'en haut, jetait des
cris d'allégresse, saisissait enfin la Paix et la Vérité,
se reposait dans la clémence du Seigneur.
L'orgue n'est pas grand; la chapelle n'est pas
grande ; et, néanmoins, mon âme s'est dilatée comme
dans une basilique, s'est élevée comme dans une im-
mense coupole, a touché le sommet idéal où resplendit
le signe des signes, dans l'azur paradisiaque, dans le
sublime éther.
Nuit. — Hélas I hélas I Rien ne me calme ; rien ne
me donne une heure, une minute, une seconde d'ou-
bli. Rien ne pourra me guérir ; nul rêve de mon in-
telligence n'eflacera le rêve de mon cœur. Hélas !
Mon angoisse est mortelle. Je sens que ma blessure
est incurable ; le cœur me fait mal comme si on me
le serrait, me le comprimait, me le déchirait pour
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 2l3
toujours. Ma douleur morale est si forte qu'elle se
change en une douleur physique, en une torture
atroce, intolérable. Je sais bien que je suis exaltée,
que je suis en proie à une sorte de foUe ; mais je ne
peux pas me vaincre, je ne peux pas me contenir, je
ne peux pas reprendre ma raison. Non, je ne peux
pas, je ne peux pas !
C*est donc cela, l'amour ?
Il est parti ce matin à cheval, accompagné d'un do-
mestique, sans que je Taie vu. J'ai passé toute ma
matinée dans la chapelle. A l'heure du déjeuner, il
n'était pas encore revenu. Son absence me faisait souffrir
à tel point que j'étais stupéfaite de l'acuité de ma souf-
france. Je suis rentrée dans ma chambre ; pour adou-
cir ma peine, j'ai écrit une page de mon Journal, une
page religieuse, en me réchaufi'ant au souvenir de ma
foi de jeune fille ; ensuite j'ai lu quelques passages de
YEpipsychidion de Shelley ; ensuite je suis descendue
dans le parc pour chercher Delphine. En faisant
tout cela, je pensais à lui ; et cette pensée maîtresse
me dominait, me tyrannisait, me tourmentait sans
trêve.
Quand j'ai de nouveau entendu sa voix, je me trou-
vais sur la première terrasse. Il parlait avec Françoise
dans le vestibule. Françoise s'était avancée sur le seuil
pour m'appeler d'en haut :
— Viens donc I
En remontant l'escalier, je sentais mes genoux flé-
chir, n m'a saluée, m'a tendu la main ; et peut-être
a-t-il remarqué le tremblement de la mienne, car j'ai
vu quelque chose qui passait dans ses yeux, rapide-
ment. Nous nous sommes assis sur les chaises-longues
de paille, dans le vestibule, en face de la mer. Il a dit
2l4 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
qu'il était très fatigué, et il s'est mis à fumer en
racontant sa promenade.
Il était allé jusqu'à Vicomile, où il avait fait une
halte.
— Vicomile, a-t-il dit, possède trois merveilles : un
bois de pins, une tour et un ostensoir du xv® siècle.
Figurez-vous, entre la mer et la colline, un bois de
pins tout plein d'étangs qui multiplient les arbres à
l'infini ; et un campanile de vieux style lombard qui
remonte certainement au xi® siècle, un tronc de pierre
chargé de sirènes, de paons, de serpents, de chimères,
d'hippogriffes, de mille monstres et de mille fleurs ; et
un ostensoir d'argent doré, émaillé, gravé et ciselé, de
forme gothico-byzantine, avec un pressentiment de la
Renaissance, ime œuvre de Gallucci, cet artiste presque
ignoré qui est un grand précurseur de Benvenuto...
En parlant, il s'adressait à moi. C'est étrange,
comme je me rappelle avec exactitude toutes ses paroles.
Je pourrais transcrire sa conversation d'un bout à
l'autre, avec les menues particularités les plus insigni-
fiantes ; s'il y avait un moyen, je pourrais reproduire
chaque modulation de sa voix.
Il nous a montré deuic ou trois petits dessins au
crayon, sur son carnet. Puis il s'est remis à parler des
merveilles de Vicomile, avec cette chaleur qu'il a
lorsqu'il parle de choses belles, avec cet enthousiasme
pour l'art qui est une de ses plus puissantes séduc^
tions.
— J'ai promis au chanoine de revenir demain. Nous
irons, n'est-ce pas, Françoise ? Il faut que Donna Marie
connaisse Vicomile.
Oh I mon nom sur sa bouche I S'il y avait un
moyen, je pourrais reproduire le mouvement exact.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 2l5
l'ouverture de ses lèvres, lorsqu'il a proféré chaque
syllabe des deux mots: « Donna Marie ». Mais, ce que
je ne pourrais jamais exprimer, c'est ma propre émo-
tion ; ce que je ne pourrais jamais redire, c'est le
foisonnement de choses inconnues, inopinées, insoup-
çonnées que réveille en mon être la présence de cet
homme.
Nous sommes restés assis jusqu'à l'heure du diner.
Françoise, contre son habitude, avait l'air un peu mé-
lancolique. A un certain moment, le silence est tombé
sur nous, très lourd. Mais, entre lui et moi, s'est en-
gagé un de ces colloques de silence où l'âme exhale
l'Indicible et entend le murmure des pensées. Il me
disait des choses qui me faisaient languir de douceur
sur le coussin, des choses que jamais plus sa bouche ne
pourra me répéter, que jamais plus ne pourront ouïr
mes oreilles.
Devant nous, les cyprès inmiobiles, légers à la vue,
comme sublimés dans un bain d'éther, incendiés par
le soleil, semblaient porter une flamme à leur sommet,
ainsi que des cierges votifs. La mer avait la couleur
verte d'une feuille d'aloès, et, par endroits, la couleur
bleu clair d'une turquoise liquéfiée : c'était une indes-
criptible délicatesse de pâleurs, une diffusion de lumière
angélique, où chaque voile offrait l'image d'un ange
qui aurait nagé. Et l'harmonie des parfums alanguis
par l'Automne était l'âme de ce jour déclinant.
Oh ! la mort sereine de septembre !
Encore un mois fini, perdu, tombé dans l'abîme.
Adieu!
Une tristesse immense m'accable. Elle est si grande,
la partie de moi-même qu'emporte avec soi cette partie
du temps I J'ai vécu plus en quinze jours qu'en quinze
2l6 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
années ; et il me semble que jamais une de mes Ion—
gués semaines de douleur n'a égalé en tortiu-e poignante
cette courte semaine de passion. Le cœur me fait mal ;
ma tête s'égare; je sens au fond de moi une chose
obscure et brûlante, une chose qui s'est révélée soudain
comme une infection morbide et qui commence à me
corrompre le sang et l'âme, msdgré toute volonté,
malgré tout remède : le Désir.
J'en ai honte et horreur, comme d'une ignominie,
comme d'un sacrilège, comme d'ime profanation ; j'en
ai une frayeiu: folle et désespérée, comme d'un ennemi
perfide qui, pour pénétrer dans la citadelle, connaîtrait
des voies inconnues de moi-même.
Et voici que je veille dans la nuit ; et, en écrivant
cette page avec la fièvre qu'ont les amants lorsqu'ils
écrivent leurs lettres d'amour, je n'entends point la
respiration de ma fille qui dort. Elle dort en paix;
elle ne sait pas combien l'âme de sa mère est loin
d'elle...
*
Ht «
i^' OCTOBRE. — Mes yeux voient en lui ce qu'ils
ne voyaient pas auparavant. Lorsqu'il parle, je regarde
sa bouche ; et le jeu, la couleur de ses lèvres m'occu-
pent plus que le son et le sens de ses paroles.
2 OCTOBRE. — C'est aujourd'hui samedi; c'est
aujourd'hui le huitième jour depuis le jour inoubliable :
25 septembre 1886.
Par un hasard singulier, quoique je n'évite plus de
g.
L'ENFANT DE VOLUPTE 217
me trouver seule avec lui, quoique je désire même la
venue du moment redoutable et héroïque, ce moment,
par un hasard singulier, n'est pas venu encore.
Aujourd'hui, Françoise ne m'a pas quittée un
instant. Nous avons fait le matin une promenade à cheval
sur la route de Rovigliano ; et nous avons passé au
piano presque tout l'après-midi. Elle a voulu que je
lui joue des danses du xvi^ siècle, puis la Sonate en/a
dihe mineur et la célèbre Toccata de Muzio Clementi,
puis deux ou trois Caprices de Dominique Scarlatti ;
et elle a voulu que je lui chante certains morceaux
des Frauenliehe de Schumann. Quels contrastes 1
Françoise n'est plus gaie comme autrefois, comme
elle l'était encore aux jours qui ont suivi mon arrivée.
Souvent elle devient pensive ; et quand elle rit, quand
elle plaisante, sa gaieté me parait artificielle. Je lui
ai demandé :
— As-tu quelque préoccupation qui te tourmente ?
Elle m'a répondu, en affectant la surprise :
— Pourquoi?
J'ai ajouté:
— Je te vois un peu triste.
Et elle :
— Triste? Oh I non. Tu te trompes.
Puis elle s'est mise à rire, mais d'un rire involon-
tairement amer.
Gela m'afflige et me donne une inquiétude vague.
Nous irons à Vicomile demain, dans l'après-midi,
n m'a demandé :
— Auriez-vous la force de venir à cheval ? A cheval»
nous pourrions traverser tout le bois de pins...
i3
2l8 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Puis il m'a dit encore :
— Relisez, dans les Odes de SheUey à Jane, la
Recollection.
Nous irons donc à cheval ; et c'est à cheval aussi
que viendra Françoise. Les autres, y compris Del-
phine, viendront en mail-coach.
Dans quelle étrange disposition d'esprit je me
trouve ce soir ! J'ai comme une colère sourde et âpre
au fond du cœur, sans savoir pourquoi ; j'ai comme
une impatience de moi-même, de ma vie, de tout.
Mon irritation nerveuse est si forte que, de temps à
autre, je suis prise d'une folle envie de crier, de m'en-
foncer les ongles dans la chair, de me briser les doigts
contre la muraille, de provoquer une souffrance maté-
rielle quelconque pour me soustraire à cet insupportable
malaise intérieur, à cette insupportable détresse. Il me
semble que j'ai le haut de la poitrine serré par un
nœud de feu, la gorge étranglée par un sanglot qui
ne veut pas sortir, la tête vide, tour à tour glacée et
brûlante ; et, de temps à autre, je sens passer en moi
une sorte d'angoisse subite, une terreur irréfléchie que
je ne parviens ni à repousser ni à dominer. Et, quel-
quefois, à travers mon cerveau, jaillissent des images
et des pensées involontaires qui montent de je ne sais
quelles profondeurs de mon être : des images et des
pensées indignes. Et je languis, je défaille, comme
une femme plongée dans im amour enlaçant. Et néan-
moins, non, non I ce n'est pas une volupté.
*
3 OCTOBRE. — Comme notre ftmeestfaible et misé-
rable I Gomme elle est sans défense contre les réveils et
L'ENFAMT DE VOLUPTÉ 2ig
les assauts de tous les instincts les moins nobles et les
moins purs assoupis dans l'obscurité de notre vie in-
consciente, dans l'abîme inexploré où les rêves aveugles
naissent des aveugles sensations I
Un rêve peut empoisonner une âme; une seule
pensée involontaire peut corrompre une volonté.
Nous partons pour Vicomile. Delphine est dans la
joie. C'est un jour religieux : c'est la fête de Notre-
Dame du Rosaire. Courage, mon cœur I
4 OCTOBRE. — Aucun courage.
Ma journée d'hier a été si pleine de petits incidents
et de grandes émotions, si joyeuse et si triste, si étran-
gement agitée que je me perds quand j'essaie de m'en
souvenir. Et déjà, devant un seul souvenir, tous les
autres pâlissent et se dissipent. Tous I
Après avoir visité la tour et admiré l'ostensoir, nous
nous préparâmes à repartir de Vicomile vers cinq heures
et demie. Françoise était latiguée; et, plutôt que de
remonter à cheval, elle préféra revenir avec le mail-
coach. Nous suivîmes le mail un bout de chemin,
tantôt derrière et tantôt à côté. Du haut de la voiture,
Delphine et Murielle agitaient vers nous de longs ro-
seaux fleuris et riaient en nous menaçant avec leurs
beaux panaches violâtres.
C'était une soirée très tranquille, sans brise. Le soleil
allait descendre derrière la colline de Rovigliano, dans
un ciel aussi rosé qu'un ciel de l'extrême Orient. Il
pleuvait partout des roses, des roses, des roses, si lentes,
si épaisses, si molles qu'on aurait dit une tombée de
220 L'ENFAÎÏT DE VOLUPTÉ
neîge dans une aurore. Lorsque le soleil disparut, les
roses, plus abondantes, se répandirent jusqu'à l'horizon
opposé, se dispersant, s'effeuillant dans un azur très clair,
argentin, indéfinissable, pareil à celui qui s'arrondit
sur les sommets des montagnes couvertes de glace.
Il me disait de temps à autre :
— Regardez la tour de Vicomile... Regardez la
coupole de Saint-Gonzalve...
Quand les pins furent en vue, il me demanda :
— Traversons-nous?
La grande route côtoyait le bois en décrivant une
large courbe et en se rapprochant de la mer, de sorte
qu'au sommet de l'arc elle atteignait presque le rivage.
Déjà le bois était sombre, d'un vert ténébreux, conune
si Tombre se f&t amassée sur les cimes des arbres sans
obscurcir encore la limpidité de l'air supérieur. Mais,
sous bois, les étangs resplendissaient d'une lumière
intense et profonde, conune des lambeaux d'im ciel
beaucoup plus pur que le ciel déployé sur nos têtes.
Sans attendre ma réponse, il dit à Françoise :
— Nous allons traverser le bois. Nous vous retrou-
verons sur la route, de l'autre côté, au pont de l'Évéque.
Et il retint son cheval.
Pourquoi ai-je consenti? Pourquoi l'ai-je suivi?
J'avais dans les yeux une sorte d'éblouissement; il me
semblait que j'étais sous l'influence d'une fascination con-
fuse ; il me semblait que ce paysage, cette lumière, cet
incident, tout ce concours de circonstances étaient pour
moi, non pas des choses nouvelles, mais des choses qui
déjà me seraient arrivées jadis, dans une autre existence,
et qui maintenant m'arriveraientpour la seconde fois...
Cette impression ne peut se traduire. Il me semblait
donc que cette heure, que ces instants déjà vécus
L'ENFANT DE VOLUPTE 221
n'étaient point indépendants de moi, mais qu'ils ap-
partenaient à mon être et qu'ils avaient avec ma per-
sonne un lien si naturel et si indissoluble que je n'aurais
pas pu m'empêcher de les revivre précisément de cette
façon et que c'était pour moi une nécessité de les re-
vivre ainsi. Cette nécessité, j'en avais la sensation très
claire. L'inertie de mon vouloir était absolue. C'était
comme lorsqu'un fait de la vie reparaît en songe avec
des détails qui s'ajoutent à la vérité et qui différent de
la vérité. Je ne réussis pas à décrire même une faible
partie de ce phénomène étrange.
Entre mon âme et le paysage, il y avait une secrète
correspondance, une affinité mystérieuse. Il semblait
que l'image du bois dans l'eau des étangs fût vraiment
l'image rêvée de la scène réelle. Comme dans le
poème de Shelley, chaque étang paraissait un ciel
étroit qui se serait enfoncé dans un monde souterrain,
un firmament de lumière rosée étendu sur la terre
obscure, plus profond que la nuit profonde, plus pur
que le jour, et où les arbres se seraient développé de la
même façon que dans l'air supérieur, mais avec des
formes et des teintes plus parfaites que tous ceux qui
ondoyaient en cet endroit. Et des vues délicieuses,
comme on n'en vit jamais à la surface de notre monde,
y étaient peintes par l'amour de l'eau pour la belle
forêt; et, dans toute leur profondeur, elles étaient
pénétrées d'une clarté élyséenne, d'une atmosphère sans
variations, d'un crépuscule plus doux que le nôtre.
De quel lointain des âges nous revenait cette heure-là ?
Nous allions au pas, silencieusement. Les cris rares
des pies, l'allure et le souffle des chevaux ne trou-
blaient point la paix environnante qui, de minute en
minute, semblait devenir plus large et plus magique.
222 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Pourquoî voulut-il rompre cette magie dont nous
étions les créateurs?
Il parla ; il versa sur mon âme un flot de paroles
ardentes, folles, presque insensées, qui dans le silence de
ces arbres me faisaient peur, parce qu'elles y prenaient
quelque chose de surhumain, quelque chose d'indéfî-
nissailement étrange et fascinant. Il ne fut pas humble
et soumis comme dans le parc ; il ne me dit pas ses
espérances timides et découragées, ses aspirations
presque mystiques, ses incurables tristesses; il ne
supplia pas, il n'implora pas. Il avait la voix de la
passion, audacieuse et forte : une voix que je ne lui
connaissais point.
— Vous m'aimez, vous m'aimez I Vous ne pouvez
pas ne pas m'aimer ! Dites-moi que vous m'aimez !
Son cheval marchait tout près du mien. Et je le
sentais m'efileurer ; et je croyais aussi sentir sur ma
joue son haleine, l'ardeur de ses paroles ; et je crai-
gnais de défaillir d'angoisse et de tomber dans ses
Iras.
— Dites-moi que vous m'aimez, répétait-il obstiné-
ment, impitoyablement. Dites-moi que vous m'aimez !
Dans l'exaspération terrible que me donnait sa voix
pressante, je crois que je lui dis (fut-ce dans im cri
ou dans un sanglot ?) éperdue :
— Je vous aime ! je vous aime 1 je vous aime !
Et je lançai mon cheval à bride abattue, dans le
chemin à peine frayé, parmi le fourré des pins, sans
savoir ce que je faisais.
Il me suivait en criant :
— Marie ! Marie ! arrêtez-vous ! Vous vous ferez du
mal. . .
Je ne m'arrêtai pas. Je ne sais comment mon cheval
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 223
évita les troncs ; je ne sais comment je ne tombai point.
Je suis incapable de redire l'impression que me
donnait pendant cette course la lorêt sombre entre-
coupée par les larges flaques luisantes des étangs.
Lorsque enfin je débouchai sur la route, du côté
opposé, près du pont, il me sembla que je sortais
d'une hallucination.
n me dît, avec une sorte de violence :
— Vous vouliez donc vous tuer ?
Nous entendîmes le bruit de la voiture qui s'appro-
chait, et nous allâmes au-devant d'elle. Il voulait me
parler encore.
— Taisez-vous, je vous en supplie, par pitié !
implorai-je, car je sentais mes forces défaillir.
Il se tut. Puis, avec une assurance qui me stupéfia,
il dit à Françoise :
— Quel malheur que tu ne sois pas venue ! C'était
un enchantement...
Et il continua de parler, sans embarras, d'une façon
naturelle, comme s'il n'était rien survenu; même,
avec une certaine gaieté. Et je lui étais reconnaissante
de cette dissimulation qui me sauvait, sans doute :
car, si j'avais dû parler moi-même, je me serais
certainement trahie ; et, si nous avions gardé le silence
tous les deux, cela aurait probablement éveillé les
soupçons de Françoise.
Un peu plus loin commença la montée vers
Schifanoia. Oh! l'immense mélancolie du soir! Le
premier quartier de la lune brillait dans un ciel tendre,
un peu vert, où mes yeux, mes yeux seulement peut-
être, distinguaient encore une légère nuance de rose,
de ce rose qui éclairait les étangs, là-bas, dans h
forêt.
Q24 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
*
4|t *
5 OCTOBRE. — n sait maintenant (jue je Taîme; ille
sait de ma bouche. Je n'ai plus d'autre ressource que
la fuite. Voilà où j'en suis arrivée !
Lorsqu'il me regarde, il a au fond des yeux une
lueur singulière qu'il n'avait pas d'abord. Aujourd'hui,
pendant une courte absence de Françoise, il m'a pris la
main en faisant le geste de la baiser. J'ai réussi à la
retirer, et j'ai surpris sur ses lèvres émues un petit
tremblement, comme l'image du baiser non donné ; et
ce geste m'est resté dans la mémoire, et il m'obsède,
il m'obsède!
6 OCTOBRE. — Le 25 septembre, sur le banc de
marbre, dans le bois d'arbousiers, il m'a dit : « Je
sais que vous ne m'aimez pas et que vous ne pouvez
pas m'aimer. » Le 3 octobre, il m'a dit : a Vous
m'aimez, vous m'aimez, vous ne pouvez pas ne pas
m'aimer. »
En présence de Françoise, il m'a demandé si je lui
permettrais de faire une étude de mes mains. J'ai
consenti. Il commencera aujourd'hui.
Et je suis palpitante et anxieuse, comme si je devais
prêter mes mains à une torture inconnue.
Nuit. — Elle a commencé, la lente, la suave,
l'indéfinissable torture.
Il dessinait au crayon et à la sanguine. Ma main
L*ENFANT DE TOLUPt£ 225
droite était posée sur un morceau de velours. Il y avait
sur la table un vase de Corée, jaunâtre et tacheté
comme une peau de python ; et, dans le vase, il y avait
un bouquet d'orchidées, de ces plantes grotesques et
multiformes pour lesquelles Françoise a un goût cu-
rieux. Les unes, vertes de ce vert animal qu'ont cer-
taines sauterelles, pendaient en forme de petites urnes
étrusques, le couvercle un peu soulevé. D'autres, au
bout d'une tige d'argent, portaient une fleur à cinq
pétales, avec un petit calice jaune dedans et blanc
dehors. D'autres portaient une petite ampoule violacée,
et, sur les flancs de l'ampoule, deux longs filaments; et
elles faisaient penser à quelque minuscule roi des contes
de fées, très goitreux, avec une barbe partagée en deux
tresses selon la mode orientale. D'autres enfin portaient
une quantité de fleurs jaunes, pareilles à des angelets en
robe longue qui planeraient les bras levés et l'auréole
derrière la tâte.
Lorsqu'il me semblait impossible de supporter plus
longtemps mon supplice, je les regardais; et leurs
formes rares m'occupaient un instant, éveillaient en
moi un souvenir fugitif de leur pays d'origine, me
mettaient dans l'esprit je ne sais quel égarement pas-
sager, n dessinait, sans rien dire; ses yeux allaient con-
tinuellement du papier âmes mains ; deux outroisfois,
ils se sont détournés vers le vase. A un certain moment,
il s'est levé et a dit :
— Pardon!
Et il a pris le vase, l'a porté sur une autre table.
Pourquoi? Je l'ignore. Ensuite, il s'est remis à des-
siner plus franchement, comme débarrassé d'une chose
gênante.
Je ne saurais dire ce que ses yeux me faisaient
i3.
226 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
éprouver. Il me semblait que j'offrais à son explo*
ralion, non pas ma main nue, mais une partie nue
de mon âme ; et que son regard la pénétrait jusqu'au
fond, qu'il en découvrait les recoins les plus secrets.
Jamais ma main ne m'avait donné une pareille sensa-*
tion; jamais elle ne m'avait paru aussi vivante, aussi
expressive, aussi intimement liée à mon cœur, aussi
dépendante de mon existence interne, aussi révélatrice.
Sous l'influence de son regard, je la sentais agitée d'une
vibration imperceptible mais continue; et cette vibra-
tion se propageait jusqu'au centre de mon être. Par-
fois, ce frisson devenait plus tort et plus visible; et, si
son regard était trop intense, une envie instinctive me
prenait de retirer ma main; et cette envie, c'était de la
pudeur.
Parfois, il restait les yeux fixes, longuement, sans
dessiner ; et j'avais l'impression qu'il buvait par les pu-
pilles quelque chose de moi, ou qu'il me faisait une
caresse plus molle que le velours où reposait ma main.
De temps à autre, tandis qu'il se tenait penché sur la
feuille, peut-être pour transfuser dans la ligne ce qu'il
avait bu de moi, un sourire léger lui passait sur la
bouche, mais si léger que je pouvais à peine le sur-
prendre. Et, je ne sais pourquoi, ce sourire me donnait
au haut de la poitrine un tremblement déplaisir. Deux
ou trois fois encore, j'ai vu reparaître sur ses lèvres
l'image d'un baiser.
De temps à autre, la curiosité prenait le dessus, et
je lui demandais :
— Eh bien ?
Françoise était assise au piano, nous tournant les
épaules ; et elle promenait les doigts sur les touches,
cherchant à retrouver la gavotte de Rameau, la Gavotte
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 227
des Dames jaunes, celle que j'ai tant jouée et qui
demeurera le souvenir musical de ma villégiature a
Schilanoia. Elle étouffait les notes avec la pédale et
s'interrompait souvent. Et ces interruptions de l'air et
de la cadence, dont mon oreille habituée comblait par
avance les lacunes, me donnaient une autre inquiétude.
Brusquement, elle a frappé une touche très lort, à
plusieurs reprises, comme sous le heurt d'une impa-
tience nerveuse; et elle s'est levée, elle est allée se
pencher sur le dessin.
Je l'ai regardée. J'ai compris.
n me manquait encore cette amertume. Dieu me
réservait cette dernière épreuve, la plus cruelle. Que
sa volonté soit faite !
7 OCTOBRE. — Je n'ai qu'une seule pensée, qu'un
seul désir, qu'un seul projet : partir, partir, partir.
Je suis à bout de iorces. Je languis, je meurs de
mon amour ; et cette découverte inattendue multipUe
mes ait reuses tristesses. Que pense- t-elle de moiP
Que croit-elle? Elle l'aime donc? Et depuis quand?
Et le sait-il? Ou bien au contraire n'en a-t-il aucun
soupçon ?. . .
Mon Dieu, mon Dieu! Ma raison s'égare, mes
forces m'abandonnent; le sentiment de la réalité me
fuit. Par intervalles, ma douleur a une pause, comme
la tempête lorsque les furies des ouragans s'équilibrent
en une immobilité muette, pour se déchaîner ensuite
avec plus de violence. Je reste dans une sorte de stu-
peur, la tête lourde, les membres las et rompus
comme si l'on m'eût rouée de coups ; et, tandis que
aaS L'ENFANT DE VOLUPTÉ
ma douleur se recueille pour me donner un nouvel
assaut, je ne parviens pas à recueillir ma volonté.
Que pense-t^-elle de moi? Que pense-t-elle ? Que
croit>-elle ?
Oh ! être méconnue par elle, par ma meilleure
amie, par celle qui m'est la plus chère, par celle à
qui j'ai toujours ouvert mon cœur ! C'est la suprême
amertume ; c'est l'épreuve la plus cruelle que Dieu
puisse réserver à qui a fait du sacrifice la loi de sa vie.
Il faut que je lui parle avant mon départ. Il faut
qu'elle sache tout de moi et que je sache tout d'elle.
C'est le devoir.
Nuit. — Vers cinq heures, elle m'a proposé une
promenade en voiture sur la route de Rovigliano. Nous
sommes allées seules, en voiture découverte. Je pen-
sais, toute tremblante: « Je vais lui parler. » Mais
mon tremblement intérieur m'ôtait tout courage. S'at-
tendait-elle à recevoir mes confidences? Je n'en sais
rien.
Nous sommes restées longtemps muettes, écoutant
le trot égal des deux chevaux, regardant les arbres et
les haies qui bordaient la route. De temps à autre, par
une phrase brève ou par un signe, elle me taisait re-
marquer une particularité du paysage automnal.
Cette heure était imprégnée de tous les enchante-
ments humains de l'automne. Sur la colline, les rayons
obliques du crépuscule embrasaient la sourde et har-
monieuse richesse des feuillages près de mourir. Sous
le souffle persistant du vent grec pendant la nouvelle
lune, une agonie précoce envahit les arbres des régions
côtières. Et l'or, l'ambre, le safran, l'amaranthe, le
mauve, le pourpre, les teintes les plus passées, les
L'ENFANT DE VOLUPTE 229
touches les plus violentes et les plus délicates se mê-
laient en un accord profond dont aucune mélodie de
printemps ne surpassera jamais la douceur.
Elle m'indiqua des acacias en disant :
— Regarde ! Ne dirait-on pas qu'ils sont fleuris ?
Déjà secs, les acacias, s'argentaient d'un blanc un
peu rose, comme les amandiers en mars, sur un ciel
turquoise qui se rapprochait du cendré.
Pour commencer, après un intervalle de silence, je
dis:
— Manuel arrivera sûrement samedi. J'attends
demain sa dépêche. Et nous partirons dimanche par
le train du matin. Tu as été très bonne pour moi,
pendant mon séjour ; je te suis très reconnaissante. . .
Ma voix tremblait un peu ; une immense tendresse
me gonflait le cœur. Elle m'a pris une main et l'a
conservée dans la sienne, sans me parler, sans me
regarder. Et nous sommes restées un long moment
taciturnes, nous tenant par la main.
Puis elle m'a demandé :
— Combien de temps comptes-tu rester chez ta mère?
Je lui ai répondu :
— Jusqu'au nouvel an, j'espère, et peut-être da-
vantage.
— Si longtemps ?
Nous avons recommencé à nous taire. Je sentais
déjà que je n'aurais point le courage d'affronter l'expli-
cation, et je sentais aussi que cette explication était
moins nécessaire maintenant. Il me semblait qu'enfin
Françoise se rapprochait, me comprenait, me recon-
naissait, redevenait pour moi une bonne sœur. Ma
tristesse attirait sa tristesse, comme la lune attire les
eaux de la mer.
23o L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Ecoute ! me dit-elle.
Un chant venait jusqu'à nous, un chant de paysannes^
large, déployé, religieux comme un chant grégorien-
Plus loin, nous avons vu les chanteuses. Elles sor-
taient d'un champ de tournesols desséchés, cheminant
à la file comme une théorie religieuse. Et les tour-
nesols, au sommet des longues tiges soufrées et dégar-
nies de feuilles, portaient leurs grands disques sans
couronnes de pétales et sans charge de graine, mais
pareils dans leur nudité à des emblèmes Uturgiques,
à de pâles ostensoirs d'or.
Mon émotion s'est accrue. Derrière nous, le chant
s'affaiblissait dans le crépuscule. Nous avons traversé
Rovigliano, où s'allumaient déjà les lumières; pub
nous sommes revenues sur la grande route. Le son
des cloches se perdait derrière nous. Un vent humide
courait dans les cimes des arbres, qui répandaient sur
la route blanche une ombre bleuâtre et dans l'air une
ombre liquide comme de l'eau.
— Tu n'as pas froid ? m'a-t-elle demandé.
Et elle a ordonné au valet de pied d'étendre un
plaid et au cocher de retourner vers la maison.
Dans le campanile de Rovigliano, une cloche tintait
encore, à larges tintements, comme pour une solen-
nité religieuse ; et il semblait que l'onde des sons
propageât dans le vent une onde de froid. Un même
sentiment fit que nous nous serrâmes l'une contre
l'autre, en remontant la couverture sur nos genoux et
en nous communiquant l'une à l'autre un frisson. La
voiture entrait dans le bourg, au pas.
— Que signifie cette cloche? a-t-elle murmuré
d'une voix qui ne paraissait plus être la sienne.
J'ai répondu :
L'ENFANT I>E VOLUPTÉ^ 23l
— C'est, si je ne me trompe, pour le Viatique...
En effet, un peu plus loin, nous avons vu le prêtre
entrer par une porte, tandis qu'un clerc tenait l'om-
brelle haute et que deux autres clercs tenaient les
lanternes allumées, droits contre les chambranles, sur
le seuil. Dans cette maison, une seule fenêtre était
éclairée, celle du chrétien qui agonisait cr attendant
les Saintes Huiles. Des ombres ténues apparaissaient
sur la clarté ; dans le rectangle jaune, comme agrandi
par le silence, se dessinait légèrement tout le drame
mystérieux de la mort.
Le valet de pied, se penchant un peu du haut du
siège, a demandé tout bas :
— Qui va mourir?
L'interpellé a répondu un nom de femme, dans son
dialecte.
J'aurais voulu étouffer le bruit des roues sur les
pierres, j'aurais voulu rendre muet notre passage en
ce lieu où allait passer le souffle d'un esprit. Certai-
nement, Françoise éprouvait la même émotion.
La voiture rejoignit la route de Schifanoia et reprit
le trot. La lune, cerclée d'un halo, resplendissait
comme une opale dans un lait diaphane. Une traînée
de nuages montait de la mer et se développait peu à
peu en forme de spirale, comme une fumée qui
s'enroule. La mer agitée couvrait de son grondement
tous les autres bruits. Non, jamais, je crois, tristesse
plus lourde n'étreignit deux âmes.
J'ai senti sur mes joues froides une tiédeur, et je
me suis retournée vers Françoise pour voir si elle
s'était aperçue que je pleurais. J'ai rencontré ses
yeux pleins de larmes. Et nous sommes restées
muettes» l'une près de l'autre, la bouche serrée, les
222 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Pourquoi voulut-il rompre cette magie dont noua
étions les créateurs?
Il parla ; il versa sur mon âme un flot de paroles
ardentes, folles, presque insensées, qui dans le silence de
ces arbres me faisaient peur, parce qu'elles y prenaient
quelque chose de surhumain, quelque chose d'indéfî-
nissablement étrange et fascinant. Il ne fut pas humble
et soumis comme dans le parc ; il ne me dit pas ses
espérances timides et découragées, ses aspirations
presque mystiques, ses incurables tristesses; il ne
supplia pas, il n'implora pas. Il avait la voix de la
passion, audacieuse et forte : une voix que je ne lui
connaissais point.
— Vous m'aimez, vous m'aimez ! Vous ne pouvez
pas ne pas m'aimer ! Dites-moi que vous m'aimez 1
Son cheval marchait tout près du mien. Et je le
sentais m'eJBBeurer ; et je croyais aussi sentir sur ma
joue son haleine, l'ardeur de ses paroles ; et je crai-
gnais de défaillir d'angoisse et de tomber dans ses
îras.
— Dites-moi que vous m'aimez, répétait-il obstiné-
ment, impitoyablement. Dites-moi que vous m'aimez !
Dans l'exaspération terrible que me donnait sa voix
pressante, je crois que je lui dis (fut-ce dans un cri
ou dans un sanglot ?) éperdue :
— Je vous aime ! je vous aime I je vous aime !
Et je lançai mon cheval à bride abattue, dans le
chemin à peine frayé, parmi le fourré des pins, sans
savoir ce que je faisais.
Il me suivait en criant :
— Marie ! Marie ! arrêtez-vous I Vous vous ferez du
mal. . .
Je ne m'arrêtai pas. Je ne sais comment mon cheval
li'ENPANT DE VOLUPTÉ 223
évita les troncs ; je ne sais comment je ne tombai poînt.
Je suis incapable de redire l'impression que me
donnait pendant cette course la forêt sombre entre-
coujpée par les larges flaques luisantes des étangs.
Lorsque enfin je débouchai sur la route, du côté
opposé, près du pont, il me sembla que je sortais
d'une hallucination.
n me dit, avec une sorte de violence :
— Vous vouliez donc vous tuer ?
Nous entendîmes le bruit de la voiture qui s'appro-
chait, et nous allâmes au-devant d'elle. Il voulait me
parler encore.
— Taisez-vous, je vous en supplie, par pitié 1
implorai-je, car je sentais mes forces défaillir.
n se tut. Puis, avec une assurance qui me stupéfia,
il dit à Françoise :
— Quel malheur que tu ne sois pas venue I C'était
un enchantement...
Et il continua de parler, sans embarras, d'une façon
naturelle, comme s'il n'était rien survenu; même,
avec une certaine gaieté. Et je lui étais reconnaissante
de cette dissimulation qui me sauvait, sans doute :
car, si j'avais dû parler moi-même, je me serais
certainement trahie ; et, si nous avions gardé le silence
tous les deux, cela aurait probablement éveillé les
soupçons de Françoise.
Un peu plus loin commença la montée vers
Schifanoia. Oh! l'immense mélancolie du soir! Le
premier quartier de la lune brillait dans un ciel tendre,
un peu vert, où mes yeux, mes yeux seulement peut-
être, distinguaient encore une légère nuance de rose,
de ce rose qui éclairait les étangs, là-bas, dans la
forêt.
234 L'ENFANT DE VOLUPTE
9 OCTOBRE, nuit, — Tout le jour, tout le jour, il
a cherché une occasion de me parler. Sa souffrance
était manifeste. Et moi, tout le jour, j*ai cherché à lui
échapper, par crainte qu'il ne me jetât dans l'âme
d'autres semences de douleur, de désir, de regret, de
remords. J'ai triomphé ; j'ai été forte et héroïque. Je
vous en remercie, mon Dieu 1
Cette nuit est la dernière. Demain matin, nous par-
tirons. Tout sera fini.
Tout sera fini ? Une voix me parle, tout au fond ;
et je ne la comprends pas, mais je sais qu'elle me parle
de désastres lointains, inconnus mais inévitables, mys-
térieux mais inéluctables comme la mort. L'avenir est
aussi lugubre qu'un cimetière plein de fosses déjà
creusées et prêtes à recevoir des cadavres ; et sur ce
cimetière, çà et là, brûlent des fanaux pâles que je dis-
tingue à peine ; et j'ignore s'ils brûlent pour m'attîrer
vers le péril ou pour m'indiquer une voie de salut.
J'ai relu mon Journal attentivement, lentement,
depuis le i5 septembre, jour de mon arrivée. Quelle
différence entre cette première nuit et cette dernière !
J'écrivais : « Je m'éveillerai dans la maison amie et
hospitalière de Françoise, dans cette Schifanoia qui a
des roses si belles et des cyprès si grands ; et je m'é-
veillerai avec plusieurs semaines de paix devant moi,
vingt jours d'existence spirituelle, davantage peut-
être... » Hélas! Où la paix s'en est-elle allée? Et ces
roses si belles, pourquoi ont-elles été si perfides ? Peut-
être, à partir de cette nuit-là, dans la loggia, ai-je trop
ouvert mon cœur aux parfums, tandis que Delphine
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 235
dormait. Maintenant la lune d'octobre inonde le ciel ;
et je vois à travers les vitres, noires et immuables, les
pointes des cyprès qui, cette nuit-là, touchaient les
étoiles.
De ce prélude, je ne puis répéter qu'une seule
phrase en cette triste fin : a Autant de cheveux sur
ma tête, autant de gerbes de douleur dans ma desti-
née. » Les gerbes se multiplient, grandissent, ondoient
comme une mer; et il n'est pas encore extrait de la
mine, le fer dont on forgera la faux pour les faucher.
Je pars. Qu'adviendra-t-il de lui quand je serai
absente ? Qu'adviendra-t-il de Françoise ?
Le changement de Françoise reste toujours incom-
préhensible, inexplicable. C'est une énigme qui me
torture et me confond. Elle l'aime ! Et depuis quand?
Et le sait-il ?
Confesse, ô mon âme, ta nouvelle misère. Une
autre infection t'empoisonne : tu es jalouse.
Mais je suis prête aux plus atroces souffrances ; je
sais le martyre qui m'attend ; je sais que les supplices
d'aujourd'hui ne sont rien en comparaison des supplices
prochains, de la terrible croix où mes pensées attache-
ront mon âme pour la dévorer. Je suis prête. Ce que
je demande, ô mon Dieu, c'est seulement une trêve,
une courte trêve pour les heures qui restent. Demain,
j'aurai besoin de toute ma force.
Avec quelle étrangeté, parfois, dans les vicissitudes
de la vie, les circonstances extérieures se ressemblent,
se reproduisent I Ce soir, dans le salon, il me semblait
que j'étais revenue à la soirée du i6 septembre, lorsque
j'ai joué et chanté, lorsque j'ai commencé à me
préoccuper de lui. Ce soir encore, j'étais assise au
piano ; et la même lumière sombre éclairait le salon ;
236 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
et Manuel et le marquis étaient au jeu dans la chambre
contiguë ; et j'ai joué la Gavotte des Dames jaunes,
celle qui plaît tant à Françoise et que cherchait quel-
qu'un, le i6 septembre, tandis que je veillais dans mes
premières inquiétudes nocturnes.
Des dames blondes, qui ne sont plus tout à fait
jeunes mais qui sortent à peine de la jeunesse, vêtues
d'une soie passée couleur de chrysanthème jaune, la
dansent avec des cavaUers adolescents vêtus de rose,
un peu ennuyés, qui portent dans leur cœur l'image
d'autres femmes plus belles, la flamme d'un désir nou-
veau. Et elles la dansent en un salon trop vaste, dont
tous les murs sont couverts de miroirs ; elles la dansent
sur un plancher marqueté d'amarante et de cèdre, sous
un grand lustre de cristal dont les bougies sont près
de se consumer et ne se consument jamais. Et, sur
leurs bouches un peu fanées, les dames ont un sourire
faible mais inextinguible ; et les cavaUers ont dans les
yeux un immense ennui. Et une horloge à pendule
marque toujours la même heure ; et les miroirs répè-
tent, répètent toujours les mêmes attitudes; et la
gavotte continue, continue, toujours douce, toujours
lente, toujours égale, éternellement, comme un supplice
d'amour.
Cette mélancolie m'attire. .
Je ne sais pourquoi, mon âme se porte vers ce genre
de souffrance; elle est séduite par la perpétuité, par
l'uniformité, par la monotonie d'une douleur unique.
Elle accepterait volontiers pour la vie entière un fardeau
énorme, mais défini et immuable, au lieu de l'insta-
biUté, des vicissitudes imprévues, des alternatives im-
prévues. Tout habituée qu'elle est à souffrir, elle s'effiaie
de l'incertain, elle redoute les surprises, elle redoute
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 287
les heurts brusques. Cette nuit, sans une seconde
d'hésitation, elle accepterait d'être condamnée à la
plus atroce douleur, sous condition d'être garantie
contre les embûches inconnues de l'avenir.
Mon Dieu, mon Dieu, d'où me vient cette aveugle
terreur? Prenez-moi sous votre garde ! Je remets mon
âme entre vos mains.
Mais c'est assez. Ce triste et vain bavardage, au
lieu d'alléger mon angoisse, la rend plus écrasante.
Les yeux me font mal ; et je sais bien pourtant que
je ne les fermerai pas.
Je suis sûre qu'il ne dort point, lui. Lorsque je suis
remontée dans ma chambre, il allait prendre la place
du marquis à la table de jeu, en face de mon mari.
Jouent-ils encore? Sans doute, en jouant, il pense et
il soufiTre. Quelles peuvent être ses pensées? Quelle
peut être sa- soufiTiance?
Non, je n'ai pas sommeil. Je vais dans la loggia. Je
veux savoir s'ils jouent encore ou s'il est rentré dans
son appartement. Ses fenêtres sont à l'angle du second
étage.
La nuit est claire et humide. La salle où l'on joue
est illuminée. Je suis restée dans la loggia, longtemps,
les yeux fixés sur cette clarté qui se reflétait contre un
cyprès en se mêlant à la clarté de la lune. Je tremble
toute. Je ne saurais redire l'impression presque tra-
gique que me font ces fenêtres illuminées, derrière les-
quelles ces deux hommes jouent» l'un en face de l'autre,
dans le grand silence de la nuit à peine interrompu
par les sanglots étouffés de la mer. Et ils joueront
peut-être jusqu'à l'aube, s'il veut être complaisant pour
la terrible passion de mon mari. Jusqu'à l'aube, nous
238 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
«
serons trois à veiller, sans repos, en proie à notre
passion.
Mais que pense-t-il? Qaelle est sa torture? Je ne
"sais ce que je donnerais en ce moment pour le voir,
pour pouvoir le regarder jusqu'à l'aube, même à
travers les vitres, dans l'humidité de la nuit, tremblant
comme je tremble. Les pensées les plus folles passent
en moi comme des éclairs et m'éblouissent, rapides,
confuses. J'ai un commencement de mauvaise ivresse ;
j'éprouve comme une incitation sourde à faire quelque
chose d'audacieux et d'irréparable; je sens le vertige
de la perdition. Oui, je sens que je m'ôterais du cœur
ce poids énorme, que je m'arracherais de la gorge ce
nœud qui m'étouffe, si maintenant, dans la nuit, dans
le silence, je me mettais à crier de toutes les forces de
mon âme : « Je t'aime ! je t'aime 1 je t'aime ! »
LIVRE TROISIÈME
I
Quelques jours après le départ des Ferrés, lesAteleta
et André repartirent aussi pour Rome. Françoise,
contrairement à son habitude, avait voulu abréger sa
villégiature à Schifanoia.
André, après un petit séjour à Naples, arriva à
Rome le 2^ octobre, un dimanche, par la première
grande pluie matinale d'automne. Lorsqu'il rentra dans
son appartement du palais Zuccari, dans le home pré-
cieux et délicieux, il éprouva un plaisir extraordinaire,
n crut y retrouver une partie de lui-même, quelque
chose qui lui manquait. Presque rien n'y était changé.
Chaque chose y conservait encore à ses yeux cette
inexprimable apparence de vie que revêtent les objets
matériels au milieu desquels on a longuement aimé,
rêvé, joui et soufiert. La vieille Jenny et Térence
avaient pris soin des moindres détails ; Stéphane avait
2^0 L'EKFANT DE VOLUPTÉ
préparé, avec un raffinement exquis, tout le confort
pour le retour du maître.
Il pleuvait. André resta quelque temps à la fenêtre,
le liont contre les vitres, regardant Rome, la grande
ville chérie, qui apparaissait au fond toute cendrée, avec
des taches d'argent çà et là, selon les rapides alterna-
tives de la pluie poussée et repoussée par le vent capri-
cieux dans une atmosphère d'un gris uniforme où se
répandait par intervalles une clarté vite éteinte, comme
un sourire fugitif. Contemplée par son obélisque soli-
taire, la place de la Trinité des Monts était déserte. Le
long du mur qui joint l'église à la villa Médicis, les
arbres de l'avenue s'agitaient, déjà dépouillés à demi,
noirâtres et rougeâtres sous la pluie et sous le vent. Le
Pincio verdoyait encore, comme une île dans un lac
brumeux.
En regardant, André avait, non pas une pensée pré-
cise, mais un pêle-mêle confus de pensées; et le senti-
ment qui, dans son âme, dominait tous les autres,
c'était le réveil soudain et puissant de son vieil amour
pour Rome, pour cette Rome si douce, pour cette
Rome immense, auguste, unique, pour la cité des cités,
toujours jeune et toujours nouvelle et toujours mysté-
rieuse, comme la mer.
n pleuvait, il pleuvait. Sur le mont Mario, le ciel
s'embrumait, les nuages s'amoncelaient, prenaient la
couleur bleu sombre d'une eau profonde, s'étendaient
vers le Janicule, s'abaissaient sur le Vatican. La coupole
de Saint-Pierre touchait par le sommet et semblait sup-
porter cet entassement énorme, pareille à une gigan-
tesque pile de plomb. Entre les innombrables raies
obliques de la pluie, un brouillard s'avançait lente-
ment, comparable à un voile très fin qui passerait à
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 2^1
travers des cordes d'acier tendues et sans cesse vibrantes.
Aucun bruit plus fort n'interrompait le bruit monotone
de Taverse.
— Quelle heure est-il? demanda André à Stéphane,
en se retournant.
Il était environ neuf heures. Comme il se sentait un
peu fatigué, il résolut de dormir. Il résolut aussi de ne voir
personne ce jour-là et de passer la soirée chez lui, dans
le recueillement. Puisqu'il allait rentrer dans la grande
vie romaine, il voulait, avant de reprendre ce vieil
exercice, se livrer à une petite méditation et à une
petite préparation, se fixer une règle, discuter avec lui-
même le plan de sa conduite future.
Il dit à Stéphane :
— Si on vient me demander, répondez que je ne
suis pas encore revenu. Avertissez le concierge. Aver-
tissez James que je n'ai pas besoin de lui pendant la
journée, mais qu'il vienne prendre les ordres ce soir.
Faites-moi préparer pour trois heures un déjeuner
très léger, et le dîner pour neuf heures. C'est tout.
Il s'endormit presque immédiatement. A deux
heures, son domestique l'éveilla et lui annonça que le
duc de Grimiti s'était présenté dans la matinée, ayant
su de madame la marquise d'Ateleta que monsieur le
comte était de retour.
— Eh bien ?
— Monsieur le duc a dit qu'il reviendrait avant ce
soir.
— Pleut-il encore? Ouvrez les volets tout grands.
Il ne pleuvait plus. Le ciel s'était éclairci. Une
bande de soleil pâle entra dans la chambre et inonda
la tapisserie de la Vierge avec l'enfant Jésus et Etienne
Sperelli, tapisserie que Juste avait rapportée de
i4
2^2 L'ENFANT DE VOLUPTé
Flandre en i5o8. Et les yeux d'André parcoururent
les murailles avec lenteur, regardant les tapisseries
fifies, les teintes harmonieuses, les pieux personnages
qui avaient été les témoins de tant de plaisirs, qui
avaient souri aux joyeux réveils, qui avaient rendu
aussi moins tristes les insomnies du blessé. Toutes ces
choses familières et chères semblaient lui souhaiter la
bienvenue. Il les regardait avec un contentement
singulier. L'image de Marie Ferrés lui monta dans
l'âme.
n se souleva un peu sur les oreillers, alluma une
cigarette et s'abandonna au cours de ses pensées avec
une nonchalance voluptueuse. Un bien-être inac-
coutumé lui envahissait les membres, et son esprit se
trouvait dans une heureuse disposition. Ses fantaisies
s'entrelaçaient aux spirales de la fumée, dans cette
lumière adoucie où les couleurs et les formes prenaient
une incertitude plus suave.
Au lieu de retourner vers le passé, son imagination
se portait spontanément vers l'avenir. — Il reverrait
Marie dans deux mois, dans trois mois... qui sait?
beaucoup plus tôt peut-être ; et alors il renouerait cet
amour, qui avait pour lui tant d'obscures promesses
et tant de secrètes attractions. Ce serait son véritable
second amour, avec la profondeur, la douceur et la
tristesse d'un second amour. Pour un homme intel-
lectuel, Marie paraissait être l'Amante Idéale, Y Amie
avec des hanches, selon l'expression de Baudelaire, la
parfaite Consolatrix, celle qui réconforte, et qui par-
donne, et qui sait pardonner. A coup sûr, lorsqu'elle
avait marqué dans le volume de Shelley ces deux vers
douloureux, elle avait dû répéter en son cœur d'autres
paroles ; et, en lisant le poème tout entier, elle avait
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 243
dû pleurer comme la Dame magnétique et penser
longuement à la cure de pitié, à la miraculeuse
guérison. ce I can never be thine ! » Pourquoi jamais?
Ce jour-là, dans le bois de Vicomile, elle lui avait
répondu avec trop d'angoisse passionnée : « Je vous
aime ! je vous aime ! je vous aime ! »
Il entendait encore la voix de Marie, l'inoubliable
voix... Évoquée par cette voix, Hélène Muti réapparut
à sa pensée, se rapprocha de l'autre, se confondit avec
l'autre, lui tourna peu à peu l'esprit vers des images
de volupté. Le lit où il reposait, les choses qui l'en-
touraient, témoins et complices des anciennes amours,
tout allait lui suggérant peu à peu des images de
volupté. Dans sa rêverie curieuse, il se mit à dévêtir
la Siennoise, à l'envelopper de son désir, à lui prêter
des attitudes d'abandon, à se la figurer entre ses bras.
Et la possession réelle de cette femme si chaste et si
pure lui sembla être l'ivresse la plus haute, la plus
neuve, la plus rare à laquelle il pût atteindre ; et cette
chambre lui parut être le lieu le plus digne d'abriter
cette ivresse, car il donnerait au doux secret une
singulière saveur de prolanation et de sacrilège.
La chambre était religieuse comme une chapelle.
André y avait réuni presque toutes les étoffes d'église
qu'il possédait et presque toutes ses tapisseries à sujets
sacrés. Le lit se dressait sur une estrade de trois
marches, dans l'ombre d'un baldaquin en velours
ciselé du xvi® siècle, de fabrication vénitienne, avec un
fond d'argent doré et des ornements d'un rouge éteint,
à reliefs en cannetille d'or ; et ce velours devait avoir
servi jadis au culte, car le dessin portait des inscri-
ptions latines et les fruits du Sacrifice : le raisin et les
épis. Une petite tapisserie flamande, très fine, brochée
244 L'ENFANT DB VOLUPTÉ
d'or de Chypre, représentant une Annonciation, gar-
nissait le chevet du lit. D'autres tapisseries, aux armes
des Sperelli, tendaient les murs, encadrées par le haut
et par le bas de bandes en manière de bordures, où
étaient brodés des épisodes de la vie de la sainte Vierge
et des histoires de martyrs, d'apôtres, de prophètes.
Un devant d'autel représentant la parabole des vierges
sages et des vierges folles, avec deux morceaux de
pluvial, revêtait la cheminée. Quelques précieux
meubles de sacristie, en bois sculpté, du xv* siècle,
complétaient le pieux ameublement, joints à quelques
majoliques de Luca délia Robbia et à de grands
fauteuils dont le dossier et le siège étaient recouverts
de morceaux de dalmatiques représentant les scènes de
la Création. Partout, avec un goût ingénieux, on avait
utilisé pour la décoration ou pour le confort diverses
étoffes liturgiques : bourses de calices, voiles, mani-
pules, étoles, chasubles, légiles. Sur la tablette de la
cheminée, comme sur un autel, resplendissait un
grand triptyque d'Hans Memling, une Adoration des
Mages, qui mettait dans la chambre une irradiation
de chef-d'œuvre.
Certaines inscriptions brochées reproduisaient, parmi
les paroles de la Salutation angélique, le nom de Marie ;
le grand sigle M était répété plusieurs fois, et il était
même exécuté une fois en broderie de perles et de
grenats. « Lorsqu'elle entrera dans ce lieu, pensait
l'organisateur exquis de toutes ces choses, ne croira-t-elle
point qu'elle entre dans sa Gloire P » Et il se complut lon-
guement à imaginer l'aventure profane au milieu des
scènes sacrées ; et, une fois de plus, le sens esthétique
et le raffinement de la sensualité dominèrent et faussèrent
en lui le sentiment simple et humain de l'amour.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 245
Stéphane frappa en disant :
— Je me permets d'avertir monsieur le comte qu'il
est déjà trois heures.
André se leva et passa pour s'habiller dans la pièce
octogone. Le soleil, perçant les petits rideaux de den-
telle, faisait scintiller les carreaux de faïence hispano-
mauresque, les mille objets d'argent et de cristal, les
bas-reliefs du sarcophage antique. Ces reflets chatoyants
mettaient dans l'air une mobilité gaie. André se sen-
tait allègre, parfaitement guéri, plein de vitalité. Il
éprouvait une joie inexprimable à se retrouver dans
son home. Tout ce qu'il y avait en lui de plus capri-
cieux, de plus frivole, de plus mondain, se réveillait à
l'improviste. On aurait dit que les choses environnantes
avaient le pouvoir de ressusciter en lui l'homme d'au-
trefois. Sa curiosité, son élasticité, son ubiquité spiri-
tuelles reparaissaient. Déjà il commençait à éprouver
le besoin de se répandre, de revoir des amis et des
amies, de se donner des jouissances. Il remarqua qu'il
avait beaucoup d'appétit ; et il ordonna au domestique
de lui servir le déjeuner.
n dînait rarement à la maison ; mais, pour les cas
extraordinaires, pour quelque fin lunch d'amour ou
pour quelque petit souper galant, il avait une salle à
manger décorée des tapisseries napolitaines de haute
lice, que Charles Sperelli avait commandées en 1766
au Romain Pierre Duranti, tapissier du roi, sur les des-
sins de Jérôme Storace. Les sept panneaux des murailles
représentaient des épisodes d'amour bachique, avec
une copieuse magnificence à la Rubens ; et les portiè-
res, les bandeaux des portes et ceux des fenêtres repré-
sentaient des fruits et des fleurs. Les ors pâles et fauves,
prédominants, formaient avec les chairs perlées, les
i4.
2^6 L'ENFATfT DE VOLUPTÉ
cinabres et les bleus sombres, un accord à la fois doux
et chaud.
— Quand le duc de Grimîti reviendra, vous le ferez
entrer, dit-il au domestique.
Là aussi le soleil, déclinant vers le mont Mario,
dardait ses rayons. On entendait le roulement des voi-
tures sur la place de la Trinité. Après la pluie, toute
la blondeur lumineuse de l'octobre romain semblait se
répandre sur Rome.
— Ouvrez les croisées, dit-il au valet de chambre.
Le roulement devint plus fort ; Tair tiède entra ; les
rideaux eurent une ondulation légère.
— Rome divine I pensa-t-il en regardant le ciel par
l'ouverture des grands rideaux.
Et une irrésistible curiosité l'attira vers la fenêtre.
Rome apparaissait, d'une couleur d'ardoise très
claire, avec des lignes un peu indécises comme dans
une peinture pâlie, sous un ciel de Claude Lorrain,
humide et frais, semé de nuages diaphanes dont les
nobles groupes donnaient aux intervalles libres une
indescriptible finesse, comme les fleurs donnent à la
verdure une grâce nouvelle. Dans les lointains, sur les
hauteurs fuyantes, l'ardoise, insensiblement, se chan-
geait en améthyste. De longues et subtiles traînées de
vapeurs glissaient à travers les cyprès du mont Mario,
pareilles à des chevelures coulant dans un peigne de
bronze. Tout proches, les pins du Pincio dressaient
leurs parasols dorés. Sur la place, l'obélisque de Pie VI
ressemblait à une stèle d'agate. Dans cette riche
lumière automnale, toutes les choses prenaient une
apparence de trésors.
— Rome divine !
Il ne pouvait se rassasier de ce spectacle. 11 regarda
L'E>'FA?«T DE VOLUPTÉ 2^7
passer, au bas de Téglise, une troupe de clercs rouges;
puis le carrosse d'un prélat, noir, avec deux chevaux
noirs aux longues queues; puis d'autres voitures dé-
couvertes, où étaient des dames et de petits enfants. Il
reconnut la princesse de Ferentino avec Barbarella
Yiti; puis, la comtesse de Lucoli conduisant deux
poneys, suivie de son chien danois. Un souffle de son
ancienne vie lui passa sur Tâme, le troubla, lui donna
un remuement de désirs indéterminés.
n se retira et se remit à table. Devant lui, le soleil
allumait les cristaux; sur la muraille, il allumait une
danse de satyres autour d'un Silène.
Le domestique annonça :
— Monsieur le duc avec deux messieurs.
Le duc de Grimiti, Ludovic Barbarisi et Jules Mu-
sellaro entrèrent, tandis qu'André se levait pour aller
au devant d'eux. Ds l'embrassèrent tous les trois.
— Jules ! s'écria André, qui revoyait cet ami après
deux ans et davantage. Depuis quand es-tu à Rome?
— Depuis une semaine. Je voulais t'écrire à Schi-
ianoia; mais j'ai préféré attendre ton retour. Comment
vas-tu.^ Bien, ce me semble; mais je te trouve un peu
maigri. C'est à Rome seulement que j'ai su ton duel
et ta blessure; sans quoi, je serais revenu de l'Inde
pour t'ofirir mes services. Au commencement de mai,
j'étais à Padmavati, dans le Bahar... J'ai tant de choses
à te raconter !
— Et moi donc I
Ils se serrèrent une seconde fois les mains, cordiale-
ment. Sperelli paraissait tout heureux. Nul ami ne lui
était plus cher que ce Musellaro, d'une intelligence si
noble, d'un esprit si pénétrant, d'une culture si
fine.
248 l'enfa:«t de volupté
— Roger, Ludovic, asseyez-vous. Et toi, Jules,
prends cette chaise.
n offrit des cigarettes, du thé, des liqueurs. La con-
versation devint très animée. Grimiti et Barbarisi don-
naient des nouvelles de Rome, en débitaient la petite
chronique. La fumée montait, colorée par les rayons
presque horizontaux du soleil ; les tapisseries s'harmo-
nisaient en une couleur chaude et grasse; Parome du
thé se mêlait à Todeur du tabac.
— Je t'ai rapporté un sac de thé, dit Musellaro à
Sperelli ; du thé bien meilleur que celui que buvait ton
fameux Kien-Loung.
— Ah! tu te souviens, à Londres, quand nous
faisions le thé selon la méthode poétique du grand
empereur?
— Tu sais, dit Grimiti, la blonde Clara Green est à
Rome. Je Fai vue dimanche à la villa Borghèse. Elle
m'a reconnu, elle m'a salué, elle a fait arrêter sa voi-
ture. Toujours aussi belle. Tu te souviens de sa passion
pour toi et de ses persécutions lorsque tu étais amou-
reux de Constance Landbrooke? Tout de suite elle
m'a demandé de tes nouvelles, avant même de m'en
demander des miennes...
— Je la reverrai volontiers. Mais s'habille-t-elle
encore en vert et metnelle des tournesols sur son cha-
peau ?
— Non, non. EUr a p > ir toujours abjuré l'esthéti-
cisme, à ce qu'il pcra .. Elle est devenue folle des
plumes. Dimanche, elle portait un grand chapeau à la
Montpensier, avec une plume fabuleuse.
— Cette année, dit Barbarisi, nous avons une
'extraordinaire abondance de demi-mondaines. Sans
compter Clara Green, il y en a trois ou quatre qui ne
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 2^9
manquent pas d'agrément. Julie Arici a le corps très
beau et les extrémités suffisamment aristocratiques.
Revenue aussi, la Silva, dont avant-hier notre ami
Musellaro a fait la conquête avec une peau de panthère.
Revenue, Marie Fortune, mais brouillée avec Charles
de Souza, que Roger remplace pour le moment...
— La saison est donc déjà en pleine fleur .î^
— Oui, Tannée est plus précoce que jamais, pour
les pécheresses et pour les impeccables.
— Et quelles sont les impeccables déjà rentrées à
Rome?
— Presque toutes : la Moceto, la Viti, les deux
sœurs Daddi, la princesse de Micigliano, Laure Miano,
la marquise Massa d'Albe, la comtesse LucoU...
— La comtesse Lucoli, je l'ai vue tout à l'heure de
ma fenêtre. J'ai vu aussi ta cousine avec Barbarella
Viti.
— Ma cousine est ici jusqu'à demain. Demain,
elle doit retourner à Frascati. Elle donnera mercredi
une fête dans sa villa, une espèce de garden-party à
la manière de la princesse de Sagan. Le costume n'est
pas de rigueur ; mais toutes les dames porteront des
chapeaux Louis XV ou Directoire. Nous y serons.
— Tu ne vas pas quitter Rome de si tôt, j'espère?
demanda le duc de Grimiti à André.
— J'y resterai jusqu'aux premiers jours de novem-
bre. Puis j'irai passer quinze jours en France pour
remonter mon écurie ; et je rentrerai à Rome vers la
fin du mois.
— A propos, Lionnet Lanza vend Campomorto, dit
Ludovic. Tu connais ce cheval : une bête magnifique,
un excellent sauteur. Gela ferait bien ton affaire.
— Et le prix ?
a5o L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Quinze mille, je crois.
— C'est à voir.
— Lionnet se marie prochainement. Cet été, à Aix-
les-Bains, il s'est fiancé avec la Ginosa.
— J'oubliais de te dire, fit Musellaro, que Galéas
Secinaro t'envoie ses amitiés. Nous sommes revenus de
l'Inde ensemble. Si je te contais les prouesses de Galéas
pendant le voyage I II est maintenant à Palerme ; mais
il viendra à Rome en janvier.
— Gino Bomminaco t'envoie aussi ses amitiés,
ajouta Barbarisi.
— Ah I ah ! s'écria le duc en riant. Il faut, André,
que tu te fasses conter par Gino son aventure avec
Julie Moceto... Tu serais, je crois, en mesure de nous
fournir quelques renseignements sur JuUe...
Ludovic aussi se mit à rire.
— Je sais, dit Musellaro, que tu as fait dans Rome
de merveilleux ravages. Tous mes compliments !
— Dites-moi, dites-moi l'afventure ? interrogeait
André avec une curiosité impatiente.
Ces discours l'excitaient. Stimulé par ses amis, il
s'engagea dans un dialogue sur la beauté des femmes,
beaucoup moins châtié que celui de Firenzuola. Après
sa longue abstinence, il se faisait en lui un réveil des
sensualités anciennes ; et il parlait avec une chaleur
intime et profonde, en grand connaisseur du nu, se
complaisant aux expressions les plus colorées, subtili-
sant comme un artiste et comme un libertin. Et, en
efi'et, le dialogue de ces quatre jeunes seigneurs entre
ces délicieuses tapisseries bachiques, si quelqu'un
l'avait recueilli, aurait pu devenir le vrai Breviarium
arcanum de la corruption élégante en ce xix® siècle
finissant.
L'ENFANT DE VOLUPTE 25l
Le jour mourait ; mais l'air, retenant la clarté
comme une éponge retient Teau, était encore imbibé
de lumière. Par la fenêtre, on voyait à Thorizon une
bande orangée sur laquelle se dessinaient les cyprès
du mont Mario, nets comme les dents d'un grand râteau
d'ébène. De temps à autre, on entendait croasser des
vols de corneilles qui s'assemblaient sur les toits de la
villa Médicis pour descendre ensuite à la villa Borghèse,
dans l'étroite vallée du Sommeil.
— Que fais-tu ce soir ? demanda Barbarisi à André.
— Je n'en sais rien.
— Alors, accompagne-nous. A huit heures, nous
dînons chez Doney, au Théâtre-National. Il s'agit
d'inaugurer le nouveau restaurant, et même les cabi-
nets particuliers du nouveau restaurant. Là, du moins,
nous n'aurons pas à subir, après les huîtres, l'aphro-
disiaque nudité de la Judith ou de la Baigneuse ^ comme
au café de Rome. Poivre académique sur des huîtres
artificielles...
— Viens avec nous, viens avec nous ! insista Musel-
laro.
— Avec nous trois, dit le duc, il y aura Julie Aricî,
la Silva et Marie Fortune... Tiens! une bonne idée!
Amène Clara Green.
— Excellente, l'idée, reprit Ludovic.
— Mais où trouverai-je Clara Green ?
— A l'Hôtel de l'Europe, tout près, place d'Espa-
gne. Un petit mot de toi fera son bonheur. Tu peux
être sûr qu'elle lâchera tout autre engagement.
Le projet plut à André.
— n vaut mieux, dit-il, que j'aille la voir. Elle doit
être rentrée chez elle. Qu'en penses-tu, Roger?
— Habille-toi et sortons vite.
252 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Ils sortirent. Clara Green venait de rentrer à l'hôtel.
Elle accueillit André avec une joie enfantine. Sans
doute elle aurait préféré dîner en tête à tête avec lui ;
mais elle accepta l'invitation sans se faire prier. Elle
écrivit un billet pour se libérer d'un engagement anté-
rieur ; elle envoya à une amie la clef d'une loge. Elle
paraissait heureuse. Elle se mit à raconter une foule
d'histoire sentimentales; elle lui jura qu'elle n'avait
jamais pu l'oublier. En parlant, elle prenait les mains
d'André dans les siennes.
— / love y ou more than any words can say, Andrew! . . .
Elle était jeune encore. Avec son profil pur et droit,
couronné de blonds cheveux qui se partageaient sur le
front en lui faisant une coiffure très basse, elle avait
l'air d'une beauté grecque de Keepsake, Une certaine
affectation esthétique lui restait de son amour pour le
poète-peintre Adolphus Jeckyll, lequel imitait en poésie
la manière de Keats et en peinture celle d'Holman
Hunt, ciselant des sonnets obscurs et peignant des
sujets empruntés à la Vita nuova. Elle avait posé pour
une Sibylla palmifera et pour une Vierge au Lys. Elle
avait posé une fois aussi devant André pour une étude
de tête qui devait servir à l'eau-forte d'Isabetta dans
la nouvelle de Boccace. L'art l'avait donc ennoblie.
Mais, au fond, elle ne possédait aucune qualité spirituelle ;
et même, à la longue, elle devenait un peu ennuyeuse
par suite de ce certain sentimentalisme romanesque
assez fréquent chez les femmes galantes anglaises et qui
fait un contraste étrange avec les dépravations de leur
lasciveté.
— MVho would hâve thought we should stand again
together, Andrew !
Une heure après. André la quitta et revint au palais
L'BNFANT DE VOLUPTÉ 253
Zuccari par le petit escalier qui mène de la place Mi-
gnanelli à la Trinité. En cette douce soirée d'octobre,
le bruit de la ville arrivait jusqu'au petit escalier soli-
taire. Les étoiles scintillaient dans un ciel humide et
pur. Au bas du palais Gasteldelfino, à travers une
petite grille, les arbustes, baignés d'une clarté mysté-
rieuse, agitaient des ombres vagues, sans un frôlement,
comme des plantes marines qui flotteraient au fond
d'un aquarium. Du palais, par une fenêtre aux rideaux
rouges éclairés, venait le son d'un piano. Les cloches
de l'église tintèrent. André sentit soudain son cœur lui
peser. Soudain, le souvenir de Marie Ferrés l'envahit
et suscita en lui une émotion confuse de regret et
presque de remords. « Que faisait-elle à cette heure?
Pensait-elle? Soufifrait-«lle? » Avec l'image de la Sien-
noise surgit en sa mémoire la vieille cité toscane, le
Dôme blanc et noir, la Loge, la Fontaine. Une lourde
tristesse l'accabla. Il lui sembla que, du fond de son
cœur, quelque chose s'était envolé ; et il ne savait pas
bien ce que c'était, mais il en était afEligé comme d'une
perte irréparable.
n repensa à son projet du matin : une soirée de so-
litude dans l'appartement où elle viendrait peut-être
un jour ; une soirée mélancolique, mais douce, en
compagnie des souvenirs et des rêves, en compagnie
de l'âme de l'aimée ; une soirée de méditation et de
recueiDement I — Gonmie il était resté fidèle à son
projet I n dînerait tout à l'heure avec des amis et des
femmes; et, sans aucun doute, il s'en irait ensuite
avec Clara Green.
Son remords lui fut si intolérable, lui devint une
telle torture, qu'il s'habilla plus vite que d'habitude,
sauta dans son coupé et se fit conduire à l'hôtel plus
i5
254 L'ENFANT DE VOT UPTÉ
tôt qu'a n'était convenu. Clara était déjà prête. Il lui
offrit de faire un tour en voiture dans les rues de Rome,
pour attendre huit heures.
Ils passèrent par la rue du Babuino, contournèrent
l'obélisque de la place du Peuple, remontèrent le Corso
et prirent à droite la rue de la Fontaine -Borghèse ;
puis, par Montecitorio, ils revinrent au Corso qu'ils
suivirent jusqu'à la place de Venise ; et, de là, ils ga-
gnèrent le Théâtre-National. Clara babillait sans trêve
et se penchait à chaque instant vers le jeune homme
pour lui effleurer d'un baiser le coin de la bouche,
dissimulant cette caresse furtive derrière un éventail
de plumes blanches qui exhalait une très fine odeur
de white-rose. Mais André paraissait ne pas entendre
et ne répondait à cette caresse que par un vague sou-
rire.
— Che pensif demandai-trelle en prononçant les
mots italiens avec une légère incertitude d'accent qui
était une grâce.
— A rien, dit-il en lui prenant une main qui n'avait
pas de gant et dont il regarda les bagues.
— Chi lo sa ? soupira-t-elle, en donnant une sin-
gulière expression à ces trois monosyllabes que les
femmes étrangères apprennent tout de suite, parce
qu'elles croient y trouver contenue toute la mélan-
colie de l'amour italien. Chi lo sa ?
Et elle ajouta, sur un ton de prière :
— Love me this evening, Andrew l
André lui mit un baiser sur l'oreille, lui passa un
bras autour de la taille, lui dit quantité de iadaises,
changea d'humeur. Le Corso était populeux, les
vitrines resplendissaient, les vendeurs de journaux
glapissaient, les voitures publiques et les voitures de
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 255
maître croisaient leur coupé ; depuis la place Colonna
jusqu'à la place de Venise s'épandait toute la vivante
animation des soirées romaines.
Lorsqu'ils entrèrent chez Doney, il était huit heures
dix minutes. Déjà les six autres convives étaient
arrivés. André salua les personnes présentes et, con-
duisant Clara Green par la main :
— Voici, dit-il, miss Clara Green, ancilla Domini,
Sihylla palmijera, candida puella.
— Ora pro nobis ! répondirent en chœur Musel-
laro, Barbarisi et Grimiti.
Les fenmies rirent, mais sans comprendre. Clara
sourit ; elle venait d'ôter son manteau et apparaissait
en robe blanche, simple, courte, la poitrine et le dos
décolletés en pointe, avec un ruban vert de mer sur
l'épaule gauche, et deux émeraudes aux oreilles ; nulle-
ment gênée par le triple examen de Julie Arici, de
Bébé Silva et de Marie Fortune.
Musellaro et Grimiti la connaissaient. Barbarisi lui
fut présenté.
kxiàxè disait :
— Mercedes Silva, surnommée Bébé, chicaperoguapa.
— Marie Fortune, la beauté talisman, véritable
Fortune publique. .. pour notre Rome qui a la fortune
de la posséder.
Puis, se tournant vers Barbarisi :
— Fais-nous l'honneur de nous présenter à cette
dame, qui, si je ne me trompe, est la divine Julie
Farnèse.
— Non : Julie Arici, interrompit-elle.
— Je vous demande pardon ; mais, pour le croire,
j'ai besoin de recueillir toute ma bonne loi et de
consulter le Pinturicchio dans la Cinquième Salie.
a56 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Il disait ces balivernes sans rire, s'amusant à com-
bler de stupeur ou de colère la douce ignorance de
ces jolies bécasses. Lorsqu'il était dans le « demi-
monde », il avait une manière et un style à lui. Pour
éloigner l'ennui, il se mettait à faire des phrases
grotesques, à lancer d'énormes paradoxes, de féroces
impertinences dissimulées sous l'équivoque des expres-
sions, des subtilités incompréhensibles, des madrigaux
énigmatiques, le tout dans une langue originale, aussi
mêlée qu'un argot, riche de mille saveurs diverses
comme une olla podrida rabelaisienne, chargée de
fortes épices et de morceaux succulents. Nul mieux
que lui ne savait raconter une historiette grasse, une
anecdote scandaleuse, une aventure à la Casanova. En
matière de volupté, nul mieux que lui ne savait
trouver le mot cru, mais précis et puissant, le vrai
vocable de chair et d'os, la phrase pleine de moelle
substantielle, la phrase qui vit, respire et palpite
comme la chose dont elle représente la forme, capable
de communiquer à l'auditeur bon juge un double
plaisir, non seulement de l'esprit mais des sens, une
joie ressemblant un peu à celle que donnent certaines
peintures des grands maîtres coloristes, empâtées de
pourpre et de lait, baignées comme dans la transpa-
rence d'un ambre liquide, imprégnées d'un or chaud
et inextinguiblement lumineux comme un sang
inmiortel.
— Qui est-ce, le Pinturicchio ? demanda Juhe Arici
à Barbarisi.
— Le Pinturicchio I s'écria André. Un superficiel
badigeonneur de murailles, qui eut naguère la fantaisie
de vous peindre sur une porte dans les appartements
du pape. N'y pensez plus. Il est mort.
L'ENPANT DE VOLUPTÉ 267
— Mais comment ?. . .
— Oh ! d'une manière épouvantable ! Sa femme
était la maîtresse d'un soldat de Pérouse en garnison à
Sienne... Demandez-en des nouvelles à Ludovic. Il
sait tout ; mais il ne vous en a jamais parlé, par crainte
de vous faire de la peine. Bébé, je t'avertis qu'à table
le prince de Galles ne commence à fumer qu'entre le
deuxième et le troisième plat ; jamais plus tôt. Toi, tu
anticipes un peu.
Bébé avait allumé une cigarette ; et elle avalait des
huîtres pendant que la fimiée lui sortait par les
narines. Elle ressemblait à un collégien sans sexe, à un
petit hermaphrodite vicieux : pâle, maigre, avec des
yeux avivés par la fièvre et par le charbon, avec une
bouche trop rouge, avec des cheveux courts, laineux,
un peu frisés, qui lui couvraient la tête comme une
toque d'astrakan. Elle tenait encastré dans l'orbite de
l'œil gauche un carreau rond ; elle portait un haut
col empesé, une cravate blanche, un gilet ouvert, ime
jaquette noire de coupe masculine, un gardénia à la
boutonnière ; elle affectait des allures de dandy et
parlait d'une voix rauque. Et ce qui séduisait en elle,
ce qui tentait, c'était justement cette empreinte de
vice, de dépravation, de monstruosité, qu'elle avait
dans l'aspect, dans l'attitude, dans le langage. Sal y
DÎmienta.
Marie Fortune, au contraire, avait le type un peu
bovin; c'était une Madame de Parabère qui commençait
à engraisser. Gomme la belle maîtresse du Régent, elle
avait la chair blanche, d'une blancheur mate et pro-
fonde, une de ces chairs infatigables et insatiables que
le plaisir nourrit et épanouit. Ses yeux, tendres violettes,
nageaient dans une ombre azurée ; sa bouche, toujours
258 L'ENFANT DE VOLUPTi
à demi déclose, montrait dans mie ombre rosée une
vague lueur de nacre, comme un coquillage qui s'en-
tr 'ouvre.
Julie Arici plaisait beaucoup à Sperelli par son teint
doré où s'ouvraient deux grands yeux de velours, d'un
moelleux velours châtain qui prenait parfois des reflets
presque fauves. Son nez un peu charnu et ses lèvres
grosses, fraîches, saignantes, très fermes, donnaient au
bas de son visage une expression de douce bestialité.
Les dents canines, trop fortes, lui relevaient les coins
de la bouche; et comme ses lèvres, ainsi relevées, se
séchaient et lui causaient sans doute une gêne légère»
elle les mouillait à chaque instant avec la pointe de sa
langue. Et on voyait à chaque instant cette pointe
courir sur la barrière des dents, pareille à un pétale
humide de rose grasse sur une rangée de petites
amandes nues.
— Julie, dit André en lui regardant la bouche,
saint Bernardin, dans un de ses sermons, a pour vous
une épithète merveilleuse. Et cela non plus, je parie
que vous ne le saviez pas !
Julie se mit à rire, d'un rire bête mais magnifique,
qui lui découvrait un peu les gencives; et dans l'agita-
tion de l'hilarité, il émanait d'elle un parfum plus aigu,
comme d'un buisson fleuri que l'on secoue.
— Que me donnerez-vous, reprit André, si, de même
qu'on extrairait du trésor d'une cathédrale mie pierre
aphrodisiaque, j'extrais du sermon sacré le voluptueux
vocable, pour vous en faire l'offrande?
— Je ne sais pas, répondit-elle en riant toujours,
avec un verre de chablis entre ses doigts assez fins et
longuets. Tout ce que vous voudrez.
— Le substantif de l'adjectif.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ ' sBq
— Vous dites?
— Nous en reparlerons. Le mot est : linguatîca.
Messire Ludovic, ajoutez à vos litanies cette appella-
tion : ({ Rosa linguatica, oblecta nos!,,. »
— Quel malheur, dit Musellaro, que tu ne sois
point à la table d'un prince du xvi® siècle, entre une
Violante et une Impéria, avec Jules Romain, l'Arétin
et Marc Antoine I
II
L'année mourait doucement. Le soleil de la Saint
Sylvestre épandait dans le ciel de Rome une tiédeur
voilée, dorée, très molle, presque printanière. Les rues
étaient populeuses comme pendant les dimanches de
mai. Sur la place Barberini, sur la place d'Espagne,
une multitude de voitures passaient, rapides; et, des
deux places, une rumeur confuse et continue montait
à la Trinité des Monts et à la rue Sixtine, arrivait jus-
qu'au palais Zuccari en s'amortissant.
Les chambres s'emplissaient peu à peu du parfum
exhalé par les vases pleins de fleurs fraîches. Les roses,
lourdes et épanouies, plongeaient dans des coupes de
cristal qui s'élargissaient comme des Us de diamant à
lige d'or, semblables à celles qui se dressent derrière
la Vierge dans le tondo de Botticelli, à la galerie Bor-
ghèse. Nulle autre forme de coupe n'égale cette forme
en élégance : dans leur prison diaphane, les fleurs sem-
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 261
blent se spiritualiser et donnent mieux l'image d'une
religieuse ou d'une amoureuse ofifrande.
André attendait Hélène Muti.
Il l'avait rencontrée la veille au matin, dans la rue
des Condotti, regardant les étalages. Elle était revenue
à Rome depuis quelques jours seulement, après une
longue absence. Cette rencontre imprévue leur avait
causé à tous deux une vive émotion ; mais, en ce lieu
public, ils avaient été contraints d'observer une réserve
polie, cérémonieuse, presque froide. André lui avait
dit, d'un air grave et un peu triste, en la regardant
au fond des yeux :
— J'ai tant de choses à vous raconter I Voulez-
vous, Hélène, venir chez moi demain? Rien n'est
changé dans notre home.
Et elle avait répondu simplement :
— Oui ; je viendrai. Attendez-moi vers quatre
heures. Moi aussi, j'ai quelque chose à vous dire. Pour
le moment, laissez-moi.
Elle avait accepté l'invitation tout de suite, sans
hésiter une seconde, sans poser de conditions, sans
avoir l'air d'attribuer à la chose aucune importance.
Et cette promptitude même avait d'abord éveillé chez
André une sorte de préoccupation vague. Viendrait-
elle en amie ou en amante ? Viendrait-elle pour renouer
le lien d'amour ou pour briser toute espérance? Que
s'était-il passé dans cette âme durant ces deux ans?
n n'en savait rien ; mais il gardait encore la sensation
que lui avait donnée le regard d'Hélène dans la rue,
lorsqu'il s'était incUné pour la saluer. C'était toujours
le même regard, si doux, si profond, si séduisant,
entre les longs cils ; et le souvenir persistant de ce
regard évoquait en lui la volupté de l'ancien amour.
i5.
262 L'ENFANT DE VOIiUPTé
Toutes les choses environnantes révélaient une
amoureuse sollicitude. Le bois de genévrier flambait
dans râtre ; la table à thé était prête, avec des tasses
et des soucoupes en majolique de Castel-Durante
décorées de petits sujets mythologiques peints par
Luzio Dolci, modèles anciens d'une grâce inimitable
où des hexamètres d'Ovide, écrits en caractères cur-
sifs, se lisaient sous les figures. La lumière entrait,
tempérée par les grands rideaux de brocatelle rouge
semés de grenades d'argent, de feuillages et de devises.
Comme le soleil déclinant frappait les vitres, la trame
fleurie des petits rideaux de dentelle se dessinait siur
le tapis.
L'horloge de la Trinité des Monts sonna trois heures
et demie. Elle ne viendrait que dans une demi-
heure.
André se leva du divan où il était étendu et alla
ouvrir une fenêtre ; puis il se promena de long en
large à travers la chambre ; puis il ouvrit un livre, en
lut quelcjues lignes, le referma ; puis il chercha quel-
que chose autour de lui, d'un regard incertain.
L'anxiété de l'attente était si douloureuse qu'il avait
besoin de se mouvoir, d'agir, de distraire son malaise
moral par un acte matériel. Il se pencha vers la che-
minée, prit les pincettes pour attiser le feu, mit sur le
brasier ardent une nouvelle bûche de genévrier. Le bra-
sier s'écroula : les charbons lancèrent une gerbe d'étin-
celles et roulèrent jusque sur le garde-cendre de métal
qui protégeait le tapis ; la flamme se divisa en quantité
de petites langues bleuâtres qui disparaissaient et repa-
raissaient ; les tisons fumèrent.
Alors, dans l'esprit de l'amant impatient, un souvenir
surgit, (tétait là, devant cette cheminée, que jadis
l'ENFANT DE VOLUPTÉ 203
Hélène aimait à s'attarder avant de se revêtir. Elle
avait beaucoup d*art pour entasser de grandes bûches
sur les chenets. Elle prenait à deux mains les lourdes
pincettes et renversait légèrement la tête en arrière,
pour éviter les étincelles. Dans cette attitude un peu
gênante, les mouvements des muscles et l'ondoiement
des ombres faisaient que son corps, sur le tapis, sem-
blait sourire par toutes les jointures, par tous les plis,
par toutes les fossettes, baigné d'une pâleur d'ambre
qui rappelait la Danaé du Corrège. Et justement elle
avait les extrémités un peu corrégiennes, les mains et
les pieds petits, d'une souplesse pour ainsi dire végé-
tale, comme la Daphné des statues au tout premier
commencement de la mythique métamorphose.
Cette besogne à peine finie, le bois s'embrasait et
jetait soudain de grandes lueurs. Dans la chambre,
cette chaude lumière rougeâtre luttait un instant contre
le glacial crépuscule qui pénétrait par les vitres. L'odeur
du genévrier flambant donnait un léger vertige. Hélène,
devant ce brasier ardent, semblait prise d'une folie
enfantine. Elle avait l'habitude un peu cruelle d'efleuiller
sur le tapis, à la fin de chaque entrevue d'amour,
toutes les fleurs des vases. Et lorsque, rhabillée, elle
revenait dans la chambre en mettant ses gants ou en
attachant le fermoir d'un bracelet, elle souriait au
milieu de cette dévastation ; et rien n'égalait la grâce
du geste, chaque lois répété, par lequel elle relevait un
peu sa jupe et avançait d'abord un pied, puis l'autre,
pour que son amant agenouillé renouât les lacets de sa
chaussure.
Le lieu n'était presque pas changé. De toutes ces
choses qu'Hélène avaient vues et touchées, montaient
en foule les souvenirs ; et les images du temps lointain
264 t'ENFATTT DE VOLUPTÉ
revivaient tumultueusement. Après deux années bien-
tôt, Hélène allait franchir de nouveau le seuil de celte
chambre. Dans une demi-heure elle s'assoirait sur ce
fauteuil; elle ôterait son voile, un peu haletante comme
autrefois, et elle parlerait. Toutes ces choses enten-
draient de nouveau sa voix, peut-être aussi son rire,
après deux années !
« Quel geste ferai-je en l'accueillant? Quelles
paroles lui dirai-je ? »
Il éprouvait une anxiété sincère ; il s'était repris à
aimer cette femme sincèrement. Mais chez lui, l'ex-
pression verbale et plastique des sentiments était tou-
jours si artificielle, si distante de la simplicité et de la
sincérité, que, par habitude, il recourait à la prépara-
tion, même lorsqu'il avait l'âme très profondément
émue.
n essaya d'imaginer la scène; il composa diverses
phrases ; il chercha des yeux l'endroit le plus propice
pour l'entretien. Puis, se levant, il alla regarder dans
un miroir s'il avait la pâleur qui était de mise en cette
circonstance. Et, dans le miroir, son regard s'arrêta
sur les tempes, à la naissance des cheveux, là où jadis
Hélène avait coutume de mettre un baiser délicat. Il
ouvrit les lèvres pour constater la pureté parfaite de ses
dents et la fraîcheur de ses gencives, se souvenant
qu'autrefois sa bouche plaisait par-dessus tout à Hélène.
Jamais sa vanité de jeune homme corrompu et eflé-
miné ne négligeait en amour aucun efiTet de grâce ou
de toilette.
a Quel geste ferai-je en l'accueillant? Quelles paroles
lui dirai-je? »
Les minutes fuyaient, et son esprit s'égarait.
Il était l'heure moins deux ou trois minutes. Son
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 265
anxiété devint si forte qu'elle le suffoquait presque. Il
retourna près de la fenêtre et regarda l'escalier de la
Trinité. C'était par cet escalier qu'autrefois Hélène
arrivait au rendez-vous. Lorsqu'elle posait le pied sur
la dernière marche, elle s'arrêtait un instant ; puis,
rapide, elle traversait la place devant le palais Castel-
delfino. Si la place était silencieuse, on entendait son
pas un peu ondoyant résonner sur le pavé.
La pendule frappa quatre heures. De la place
d'Espagne et du Pincio venait un bruit de voitures. Il
y avait beaucoup de promeneurs sous les arbres, de-
vant la villa Médicis. Au bas de l'église, deux femmes,
assises sur le banc de pierre, surveillaient des enfants
qui couraient autour de l'obélisque. L'obélisque, in-
vesti par le soleil couchant, était tout rose et projetait
une ombre longue, oblique, bleuâtre. A mesure que
le jour tombait, l'air fraîchissait. Dans le fond, la
ville se peignait en or sur un ciel très pâle, où déjà les
cyprès du mont Mario se dessinaient en noir.
André tressaillit. Il vit une ombre apparaître au
sommet du petit escaUer qui côtoie le palais Gasteldel-
fino et descend sur la place MignaneUi. Mais ce n'était
pas Hélène; c'était une dame qui, d'un pas lent,
tourna par la rue Grégorienne.
a Si elle ne venait point P )» se demanda-t-il en
quittant la fenêtre. Et, comme il sortait de l'air froid,
il sentit plus molle la tiédeur de la chambre, plus aigu
le parfum des genévriers et des roses, plus mysté-
rieuse la pénombre des rideaux et des portières. En ce
moment précis, la chambre semblait toute prête à
recevoir la femme désirée. Il pensa à la sensation
qu'aurait Hélène en y entrant. Sans doute elle ne pour-
rait se défendie contre cette douceur si pleine de sou-
266 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
venances ; elle perdrait tout d'un coup la notion du
temps et de la réalité ; elle croirait se trouver encore à
un rendez-vous habituel, n'avoir jamais interrompu
cette pratique de volupté, être toujours l'Hélène d'au-
trefois. Puisque rien n'était changé dans le théâtre de
l'amour, pourquoi l'amour serait-il changé ? Certaine-
ment elle éprouverait la profonde séduction de ces
choses aimées autrefois.
Alors l'attente suscita en lui une torture nouvelle.
Les esprits affinés par l'habitude de la contemplation
imaginaire et du songe poétique attribuent aux choses
une âme sensible et variable comme l'âme humaine ;
et, dans chaque chose, dans les formes, dans les cou-
leurs, dans les sons, dans les parfums, ils croient re-
connaître un symbole transparent, l'emblème d'une
émotion ou d'une pensée ; et, dans chaque phénomène,
dans chaq^e combinaison de phénomènes, ils croient
deviner un état psychique, une signification morale.
Quelquefois, la vision est si lucide qu'elle produit en
ces esprits une angoisse : ils se sentent comme étouffés
par le débordement de la vie qui se révêi.e à eux, et
ils s'épouvantent des iantômes qu'ils ont cré
Dans l'aspect des choses environnantes, An3s^ ^^
se refléter sa propre angoisse. Comme son désir se cl^s-
sipait inutilement dans l'attente et que ses nerfs s'affaî"
blissaient, il lui parut de même que l'amoureustl
essence des choses s'évaporait
ment. A ses yeux, tous ces
avait tant aimé, joui et souffert, avaient emprunté quel-
que chose de sa sensibilité propre. Ils n'étaient pas seu- \
lement les témoins de ses amours, de ses plaisirs, de
ses tristesses : ils en prenaient aussi leur part. Dans ^
son souvenir, chaque forme, chaque couleur s'harmo- y '
JVC Cl que ses neris s anaiT
même que Tamoureust^
it et se dissipait inutile-\
\ objets parmi lesquels il ^
L'ENFANT DE VOLUPTlÊ 267
nisait avec une image féminine, était une note dans
un accord de beauté, un élément dans une extase de
passion. La nature même de ses goûts le portait à re-
chercher en amour des jouissances multiples : l'enivre-
ment compliqué de tous les sens, les hautes émotions
intellectuelles, les abandons du sentiment, les emporte-
ments de la brutalité. Et, comme il procédait à cette
recherche avec art, en esthéticien, il tirait naturelle-
ment du monde des choses une grande partie de son
ivresse. Cet histrion délicat ne comprenait point la
comédie de l'amour sans les décors.
 cet égard, sa demeure était un théâtre parfait, et il
était lui-même un très habile metteur en scène. Mais
presque toujours, il entrait tout entier dans son arti-
fice ; il y dépensait avec prodigalité sa richesse ; il s'y
oubliait si bien qu'il restait souvent trompé par sa trom-
perie, pris au piège qu'il avait tendu, blessé par ses
propres armes : tel un enchanteur qui s'emprisonnerait
dans le cercle de ses enchantements.
Autour d'André, tout avait revêtu cette inexprimable
apparence de vie qu'acquièrent, par exemple, les objets
sacrés, les emblèmes d'une religion, les instruments
d'un culte, toutes les figures sur lesquelles s'accumule
la méditation humaine, ou desquelles l'imagination
humaine s'élance vers des hauteurs idéales. De même
qu'après beaucoup d'années un flacon exhale encore le
parfum de l'essence qu'il a contenue, de même certains
objets conservaient pour lui quelque vague parcelle de
l'amour dont les avait illuminés et imprégnés ce chi-
mérique amant. Et ces objets lui causaient une exci-
tation si forte qu'il en était troublé parfois comme de
la présence d'un pouvoir surnaturel.
Réellement, on aurait dit qu'il percevait une aphro-
268 L'ENFAKT DE VOLUPTÉ
disiaque virtualité latente en chacune de ces choses, et
qu'il la sentait par moments s'échapper, se répandre, pal-
piter autour de lui. Alors, s'il était entre les bras d'une
maîtresse, il se donnait à lui-même, il donnait au corps
et à l'âme de l'aimée une de ces fêtes suprêmes dont
le seul souvenir suffit à éclairer une vie entière. Mais,
s'il était seul, une angoisse lourde, un regret inexpri-
mable l'oppressaient, à la pensée que ce grand et rare
apprêt d'amour se perdait inutilement.
Inutilement I Dans les hautes coupes florentines, les
roses, attendant elles aussi, exhalaient toute leur intime
douceur. Sur le divan, sur la muraille, les versets
d'argent qui célébraient la femme et le vin, si harmo-
nieusement mêlés aux couleurs indéfinissables de la
soie dans le tapis persan du xvi® siècle, scintillaient
sous les rayons du couchant, en un angle nettement
dessiné par la fenêtre ; et ils rendaient plus diaphane
l'ombre voisine, ils répandaient sur les coussins une
lueur tombante. Partout alentour l'ombre était dia-
phane et riche, comme animée de cette vague palpita-
tion lumineuse qu'ont les sanctuaires obscurs où un
trésor est recelé. Le feu pétillait dans l'âtre ; et, selon
l'image de Shelley, chacune de ses flammes était
comme une gemme dissoute dans une lumière tou-
jours mobile. Il semblait à André qu'en cet instant
précis chaque forme, chaque couleur, chaque parfum
rendit la fleur la plus délicate de son essence. Et elle
ne venait pas, elle ne venait pas I
Alors, pour la première fois, le mari se présenta à
sa pensée.
Hélène n'était plus Ubre. Quelques mois après son
soudain départ de Rome, elle avait renoncé à la belle
liberté du veuvage pour épouser en secondes noces un
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 269
gentilhomme anglais, lord Humphrey Heathfield.
André avait appris ce mariage par une chronique mon-
daine, en octobre i885 ; et, dans toutes les villégiatures
de l'automne romain, il avait entendu faire sur la nou-
velle lady Helen Heathfield une infinité de commen-
taires. Il se souvenait aussi d'avoir une dizaine de fois,
l'hiver précédent, rencontré ce lord Humphrey aux
samedis de la princesse Giustiniani-Bandini et aux
ventes publiques. C'était un homme de quarante ans,
d'un blond cendré, chauve sur les tempes, presque
blême, avec des yeux clairs et perçants, avec un grand
front saillant et sillonné de veines. Son nom, Heatfield,
était bien celui du lieutenant général qui fut le héros
de la défense de Gibraltar, immortaUsé aussi par le
pinceau de Reynolds.
Quelle part cet homme avait-il dans la vie d'Hé-
lène? Quels liens, outre ceux du mariage, attachaient
Hélène à cet homme? Quelles transformations le con-
tact physique et moral de ce mari avait-il opérées en
elle?
Ces énigmes se dressèrent dans son âme tout d'un
coup, tumultueusement. Et, au miheu du tumulte, une
image lui apparut, nette, précise... Et sa douleur fut
si intolérable qu'il se leva, avec le bond instinctif d'un
homme qui se sent blessé à l'improviste. Il traversa la
pièce, sortit dans l'antichambre, tendit l'oreille par
l'entre-bâillement de la porte. Cinq heures moins un
quart allaient sonner.
Bientôt, il entendit dans l'escaUer un bruit de pas,
un froufrou de robe, une respiration essoufflée. Certai-
nement une femme montait. Son sang courut avec
tant de violence qu'énervé par la longue attente il avait
peur de défaillir et de tomber. Il entendit pourtant un
270 L'ENFART DE VOLUPTÉ
pied féminin qui se posait sur les dernières marches ; il
entendit une respiration plus longue, puis un pas sur
le palier, sur le seuil. Hélène entra.
— Hélène 1 Enfin 1
n y avait dans ce cri une si profonde expression de
l'angoisse soufferte que sur les lèvres d'Hélène apparut
un indéfinissable sourire où se mêlaient le plaisir et la
pitié. Il lui prit la main droite, dégantée ; il l'attira
dans la chambre. Elle haletait encore; mais elle avait,
sous le voile noir, diffuse par tout le visage, une légère
flamme.
— Pardonnez-moi, André! Mais je n'ai pas pu me
rendre libre plus tôt. Beaucoup de visites... beaucoup de
lettres à répondre... Il y a des journées fatigantes. Je
n'en puis plus. Comme il fait chaud îcil Quel par-
fum !
Elle était encore debout au milieu de la chambre,
un peu indécise et préoccupée, bien que sa parole fût
rapide et alerte. Un manteau de velours, dont les man-
ches de style Empire, très bouffantes par en haut, se
resserraient ensuite et se boutonnaient au poignet, avec
un immense collet de renard bleu pour unique garni-
ture, enveloppait toute sa personne sans lui ôter la
grâce de la sveltesse. Elle regardait André avec des yeux
pleins d'un vague sourire qui en voilait la vivacité pé-
nétrante. Elle reprit :
— Vous êtes un peu changé. Je ne saurais dire en
quoi. Par exemple, vous avez maintenant à la bouche
un pli amer que je ne vous connaissais pas.
Elle prononça ces mots sur un ton de familiarité
affectueuse. Sa voix, en résonnant dans la chambre»
causait à André un plaisir si vif qu'il s'écria :
— Parlez, Hélène! Parlez encore!
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 27I
Elle se mît à rire.
— Pourquoi? demanda-t-elle.
Il répondit en lui prenant la main :
— Vous le savez.
Elle retira sa main et regarda le jeune homme jus-
qu'au fond des yeux.
— Je ne sais plus rien, moi.
— Vous avez donc changé?
— Oui, beaucoup changé.
Ils devenaient graves. La réponse d'Hélène avait su-
bitement éclairci le problème. André comprit; et, avec
cette intuition rapide et nette qui n'est pas rare chez
certains esprits exercés à l'analyse de l'être intérieur, il
entrevit la disposition morale de la visiteuse et devina
le développement de la scène qui allait suivre. D'ail-
leurs, il était déjà subjugué par la fascination de cette
femme, comme autrefois; et, en outre, ime curiosité
le piquait fortement. Il dit :
— Vous ne vous asseyez pas?
— Je vais m'asseoir un moment.
— Là, sur ce fauteuil.
« Oui, mon fauteuil I » allait-elle dire, par un mou-
vement irréfléchi : car elle venait de le reconnaître ;
mais elle se retint.
C'était un siège large et profond, recouvert d'im cuir
ancien semé de pâles chimères en relief, dans le goût
de celui qui tapisse les parois d'une salle au palais
Chigi. Le cuir avait pris cette teinte chaude et opulente
qui rappelle certains fonds de portraits vénitiens, ou
un beau bronze gardant à peine quelques traces de
dorure, ou une fine écaille de tortue au travers de
laquelle luirait une feuille d'or. Un grand coussin taillé
dans une dalmatique de couleur très amortie, de cette
272 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
couleur que les marchands de soie florentins appelaient
rosa di graogo, rendait le dossier moelleux.
Hélène s'assit. Elle posa sur le bord de la table à
thé son gant droit et son porte-cartes, mince fourreau
d'argent poU où était gravée une devise. Puis elle ôta
son voile, en élevant les bras pour défaire le nœud der-
rière la tête ; et cette gracieuse attitude éveilla des
reflets de lumière dans le velours, aux aisselles, le long
des manches, le long du buste. Le feu était très ar-
dent. Pour se protéger, elle étendit sa main nue, qui
s'éclaira comme un albâtre rose; et, dans ce geste,
ses bagues scintillèrent.
— Couvrez le feu, je vous prie, dit-elle. Il fait trop
chaud.
— Vous n'aimez donc plus la flamme? Vous qui
jadis étiez une salamandre I Ce foyer garde le souvenir..
— Ne remuez pas les souvenirs, interrompit-elle.
Couvrez le feu et allumez les bougies. Moi, je vais faire
le thé.
— Vous ne voulez pas ôter votre manteau?
— Non : il faut que je m'en aille tout à l'heure. U
est déjà tard.
— Mais vous étoufferez.
Elle se leva, avec un petit mouvement d'impatience.
— Alors, aidez-moi.
André, en ôtant le manteau, sentit le parfum d'Hé-
lène. Ce n'était plus celui d'autrefois ; mais il était si
délicieux qu'il lui alla jusqu'au cœur.
— Vous avez changé de parfum, dit-il avec un accent
singulier.
Elle répondit simplement:
— Oui. Celui-ci vous plaît-il ?
André tenait encore le manteau entre les mains. Il
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 278
enfonça son visage dans la fourrure du collet, plus
parfumée par le contact de la peau et des cheveux.
Puis il demanda :
— Comment le nommez-vous ?
— n n*a pas de nom.
Elle se rassit sur le fauteuil, dans la clarté de la
flamme. Elle avait une robe noire toute garnie de den-
telles, où brillaient d'innombrables petites perles de
jais et d'acier.
Le crépuscule expirait contre les vitres. Sur les can-
délabres de fer forgé, André alluma des bougies torses,
d'une couleur orangée très vive. Puis il tira l'écran
devant la cheminée.
Pendant cette pause, tous les deux, au fond de
l'âme, étaient perplexes. Hélène n'avait ni l'exacte
conscience de l'heure ni la maîtrise d'elle-même ; en
dépit de son effort, elle ne parvenait pas à ressaisir le
motif de sa démarche, à retrouver ses intentions, à
reprendre sa volonté. Devant cet homme à qui l'avait
jadis attachée une passion si forte, en ce Ueu où elle
avait vécu sa vie la plus ardente, elle sentait peu à peu
ses idées vaciller, se. dissoudre, s'anéantir. Elle était
sur le point d'entrer dans cet état délicieux de fluidité
sentimentale où l'âme reçoit des vicissitudes extérieures
tous ses mouvements, toutes ses attitudes, toutes ses
formes, comme une vapeur aérienne les reçoit des va-
riations atmosphériques. Avant de s'y abandonner, elle
hésitait.
André dit à voix basse, presque humblement :
— C'est bien comme cela ?
EUe sourit sans répondre: ces paroles lui avaient
donné une indéfinissable joie, comme un tremblement
de bonheur au haut de la poitrine. Elle entreprit sa
274 L'ENFANT DE YOLUPT^
minutieuse besogne ; elle alluma la lampe sous la
bouilloire ; elle ouvrit la boite de laque où était le thé ;
elle mit dans la théière la quantité voulue de ieuilles
aromatiques ; puis elle prépara deux tasses. Ses gestes
étaient lents et un peu indécis, comme il arrive lors-
qu'on agissant on a Tâme préoccupée d'autre chose ;
ses mains, très blanches et très pures, avaient dans leurs
mouvements une légèreté de papillons, et semblaient, non
pas toucher, mais effleurer à peine les objets ; de ses
gestes, de ses mains, de tout l'ondoiement souple de
sa personne émanait je ne sais quel subtil effluve de
volupté, qui enveloppait l'amant comme d'une caresse.
André, assis tout près, la regardait avec des yeux
mi-clos, buvant par les pupilles la voluptueuse fasci-
nation qui lui venait d'elle. C'était comme si chacun
des mouvements de cette femme lui fût devenu tan-
gible idéalement. Quel amoureux n'a pas ressenti cette
inexprimable jouissance, où il semble que le pouvoir
sensitif du toucher s'affine jusqu'à recevoir la sensation
sans l'immédiate matériaUté du contact ?
Us se taisaient l'un et l'autre. Hélène s'était aban-
donnée sur le coussin, et elle attendait que l'eau
bouillit. Les yeux sur la flamme bleuâtre de la lampe,
elle retirait et remettait alternativement ses bagues,
perdue dans une apparence de rêve. Ce n'était pas
un rêve; c'était plutôt comme une réminiscence vague,
ondoyante, confuse, fugitive. Tous les souvenirs de
l'amour passé lui remontaient à l'esprit, mais brouillés ;
et ils lui donnaient une impression indistincte, dont
elle ne savait pas si c'était du plaisir ou de la douleur.
Cela ressemblait à rindcfinissable parfum d'un gros
bouquet de fleurs fanées, où chaque fleur a perdu la
vivacité propre de ses teintes et de sa fragrance. Elle
L'EWFANT DE VOLUPTÉ 276
semblait porter en elle le dernier soupir des souve-
nances déjà évanouies, la dernière trace des joies déjà
disparues, le dernier frisson de la félicité déjà morte,
quelque chose de pareil à une brume incertaine d'où
émergeraient des images sans nom, sans contour,
mutilées. Elle ne savait pas si c'était du' plaisir ou de
la douleur ; mais, peu à peu, cette agitation mysté-
rieuse, cette inquiétude indéfinissable grandissaient et
lui gonflaient l'âme de délice et d'amertinne. Les
pressentiments obscurs, les émois occultes, les regrets
inavoués, les craintes superstitieuses, les aspirations
combattues, les douleurs réprimées, les rêves étouffés,
les désirs non satisfaits, tous ces éléments troubles dont
sa vie intérieure était composée, tout maintenant
fermentait et se soulevait en tempête.
Elle se taisait, recueillie en elle-même. Et, alors que
son cœur débordait presque, elle se plaisait à en
accroître encore l'émotion par le silence. Cette émotion,
la parole l'aurait dissipée.
L'eau se mit à bouillir en chantant doucement.
Lui, sur le siège bas, le coude appuyé au genou et
le menton dans la main, regardait si fixement la belle
créature qu'Hélène, sans se retourner, sentait sur sa
personne ce regard fiévreux et en éprouvait une sorte
de malaise physique. En la regardant, il pensait :
« Cette femme, je l'ai possédée, un jour. » Et, pour
s'en convaincre, il se répétait à lui-même cette affirma-
tion; et il taisait, pour s'en convaincre, un effort
mental, rappelait à sa mémoire certaines caresses,
essayait de la revoir dans ses bras. Mais la certitude
de la possession lui échappait. Hélène lui paraissait
une femme nouvelle, qui ne lui avait jamais appar-
tenu, qu'il n'avait jamais étreinte.
276 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
En vérité, elle était plus désirable encore qu'autre-
fois. L'énigme plastique de sa beauté était plus
obscure encore et plus attirante. Sa tête au front étroit,
au nez droit, aux sourcils arqués, d'un dessin si pur,
si ferme, si antique qu'elle semblait sortie du disque
d'une médaille syracusaine, avait dans les yeux et dans
la bouche un singulier contraste d'expression : cette
expression passionnée, ambiguë, surhumaine, que
seuls quelques maitres imbus de toute la profonde
corruption de l'art ont su donner à d'immortels types
de femme comme Monna Lisa et Nelly O'Brien.
« Un autre, à présent, la possède, pensait-il en la
regardant. D'autres mains la touchent, d'autres lèvres
la baisent. » Et, tandis qu'il ne réussissait pas à former
dans son esprit l'image de son bonheur passé, il
revoyait au contraire l'autre image avec une précision
implacable. Et une fureur l'envahissait de savoir, de
découvrir, d'interroger : une fureur délirante.
La vapeur de l'eau chaude fuyait par la conmiissure
du couvercle. Hélène se pencha vers la table pour
verser siu* le thé quelques gouttes d'eau ; puis elle mit
deux morceaux de sucre dans une seule tasse ; puis
elle versa encore de l'eau sur le thé ; puis elle éteignit
la flamme bleuâtre. Elle fit tout cela avec un soin
presque tendre, mais sans se tourner jamais vers
André. Maintenant, le tumulte de son âme se résolvait
en un si mol attendrissement qu'elle sentait sa gorge
se serrer et ses yeux se mouiller, sans pouvoir s'en
défendre. Toutes les pensées contradictoires, toutes les
agitations et tous les troubles de son cœur se conden-
saient maintenant dans une larme.
En faisant un geste, elle heurta le porte-cartes d'ar-
gent, qui tomba sur le tapis. André le ramassa et y
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 277
lut la devise sentimentale : From Dreamland — A stran-
ger hither ; Du Pays du Rêve — Étrangère ici.
Comme il levait les yeux, Hélène lui offrit la tasse
fumante, avec un sourire que cette larme voilait un
peu.
Il vit ce voile ; et, devant cette marque inattendue
de tendresse, il fut saisi d'un tel élan d'amour et de
reconnaissance qu'il reposa la tasse, s'agenouilla, prit
la main d'Hélène, y imprima ses lèvres.
— Hélène I Hélène !
D lui parlait à voix basse, agenouillé, de très près,
comme s'il eût voulu lui boire le souffle. Son ardeur
était sincère, bien que ses paroles mentissent par ins-
tants. « Il l'aimait, il l'avait toujours aimée, il
n'avait jamais pu l'oublier, jamais I En la retrouvant,
il avait senti toute sa passion s'insurger avec tant de
violence que cela lui avait donné une sorte de terreur,
d'épouvante anxieuse, comme s'il eût entrevu dans un
éclair le bouleversement de toute sa vie. »
— Taisez-vous, taisez-vous ! dit Hélène très pâle,
avec une expression de douleiu*.
André poursuivait, toujours à genoux, s'enflammant
aux images évoquées de la passion. « Il avait senti
que, dans sa fuite soudaine, elle emportait avec elle
la majeure et la meilleure partie de lui-même. Depuis. . .
H ne saurait jamais dire la misère de ses jours, l'angoisse
de ses regrets, la continuelle, l'implacable, la dévorante
torture intérieure. Sa tristesse grandissait, rompait toutes
les digues. Il était terrassé. Au fond de toutes choses,
il n'y avait pour lui que le désespoir. Pour lui, la fuite
du temps était un supplice intolérable. Il regrettait moins
les jours heureux qu'il ne s'affligeait des jours écoulés
sans profit pour le bonheur. Ceux-là lui avaient du
16
278 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
moins laissé un souvenir; ceux-ci ne lui laissaient
qu'un regret profond, une sorte de remords... Sa vie
se consumait elle-même, ravagée en secret par la
flamme inextinguible d'un désir unique, par l'incurable
dégoût de toute autre jouissance. Parfois, des emporte-
ments furieux de convoitise l'assaillaient, des ardeurs
désespérées vers le plaisir ; et c'était comme une rébel-
lion violente de son cœur inassouvi, comme le sursaut
de l'espérance qui ne se résignait pas à mourir. Parfois
aussi, il éprouvait comme un anéantissement et frisson-
nait devant les grands abîmes vides de son être : de
tout l'incendie de sa jeunesse, il ne lui restait qu'une
poignée de cendres. Parfois aussi, à la façon d'un de
ces rêves qui se dissipent vers l'aube, tout son passé,
tout son présent se dissolvaient, se détachaient de sa
conscience, tombaient comme une fragile dépouille,
comme une enveloppe vaine : il ne se souvenait plus de
rien, il ressemblait à un homme qui sort d'une longue
maladie, à un convalescent plein de stupeur. Il oubliait,
enfin; il sentait son âme entrer doucement dans la
mort... Mais, tout à coup, du fond de cette tranquil-
lité oublieuse, jaillissait une douleur nouvelle; et
l'idole abattue se redressait plus haute, comme un
rejeton indestructible. Elle, elle! voilà l'idole qui en-
sorcelait toutes les volontés de son cœur, qui brisait
toutes les forces de son intelligence, qui occupait les
voies les plus secrètes de son âme et les fermait à toute
autre passion, à toute autre douleur, à tout autre rêve,
pour toujours, pour toujours !... »
Il mentait ; mais son éloquence était si chaude, sa
voix si pénétrante, la caresse de ses mains si amou-
reuse qu'Hélène fut envahie d'une immense douceur.
— Tais-toi ! dit-elle. Je ne dois point t'écouter ; je
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 279
ne suis plus tienne; je ne pourrai plus être tienne,
jamais. Tais-toi 1 Tais-toi!
— Écoute !
— Non, je ne le veux pas. Adieu. Il faut que je
parte. Adieu, André. Il est tard ; laisse-moi.
Elle dégagea sa main de l'étreinte du jeune homme ;
et, triomphant de toute sa langueur secrète, elle fit un
mouvement pour se lever.
— Alors, pourquoi es-tu venue? demanda-t-il d'une
voix un peu rauque, en l'empêchant de se mettre debout.
Quelque légère cpi'eût été la violence, elle fronça
les sourcils ; et, avant de répondre, elle hésita.
— Je suis venue, reprit-elle avec une lenteur me-
surée, en regardant son amant au fond des yeux, je
suis venue parce que tu m'as appelée. Pour l'amour
d'autrefois, pour la façon dont cet amour a été rompu,
pour le long silence obscur de l'absence, je ne pouvais
pas sans dureté opposer un refus à ton invitation. Et
puis, je voulais te dire ce que je t'ai dit : que je ne
suis plus tienne, que je ne pourrai plus être tienne,
jamais. Voilà ce que je voulais te dire, loyalement,
pour t'éviter et pour m'éviter toute illusion douloureuse,
tout péril, toute amertume dans l'avenir. Comprends-lu?
André pencha la tête jusqu'à toucher presque les
genoux d'Hélène, silencieusement. Elle lui caressa les
cheveux d'un geste autrefois familier.
— Et puis, continua-t-elle, d'une voix qui mit un
frisson dans toutes les veines d'André, et puis... je
voulais te dire que je t'aime, que je t'aime autant que
jadis, que tu es encore l'âme de mon âme, et que je
veux être pour toi la plus chère des sœurs, la plus
douce des amies. Comprends-tu ?
André ne bougea pas. Elle lui prit les tempes dans
28o L'ENFANT DE VOLUPTÉ
les deux mains, lui releva la tête, le contraignit à la
regarder dans les yeux.
— Comprends-tu P répéta-t-elle d'une voix encore
plus tendre et plus basse.
Ses yeux, dans Tombre des longs cils, semblaient
comme baignés d'une huile très pure et très fluide. Sa
bouche entr'ouverte avait un petit tremblement à la
lèvre supérieure.
— Non, tu ne m'aimais pas ; non, tu ne m'aimes
pas ! s'écria-t-il enfin, en écartant de ses tempes les
mains d'Hélène et en se reculant ; car il sentait déjà
couler dans ses veines le feu que ces prunelles exhalaient
même involontairement, et il éprouvait une plus âpre
douleur d'avoir perdu la possession physique de cette
femme si belle. Non, tu ne m'aimais pas I Jadis, tu as
eu le cœur de tuer ton amour à l'improviste, comme
par trahison, alors qu'il te donnait sa suprême ivresse.
Tu t'es enfuie, tu m'as abandonné, tu m'as laissé seul,
consterné, endolori, gisant, alors que j'étais encore
aveuglé par tes promesses. Non, tu ne m'aimais pas ;
non, tu ne m'aimes pas ! Après une si longue absence,
si pleine de mystères, muette et inexorable ; après une
si longue attente, où j'ai consumé la fleur de ma vie
à nourrir une tristesse qui m'était chère parce qu'elle
me venait de toi ; après tant de bonheur et après tant
de détresse, vois ! tu reviens en ce lieu où chaque chose
conserve pour nous un souvenir encore vivant, et tu
me dis d'une voix suave : « Je ne suis plus tienne ;
adieu. » Oh ! non, tu ne m'aimes pas !
— Ingrat, ingrat ! s'exclama-t-elle, émue par la voix
presque courroucée du jeune homme. .Que sais-tu des
événements et que sais-tii de ma souffrance? Qu'en
sais-tu ?
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 281
— Je n'en sais rien et je n'en veux rien savoir,
répliqua-t-il avec dureté, en l'enveloppant d'un regard
un peu trouble, au fond duquel brillait la fièvre de ses
désirs. Ce que je sais, c'est qu'un jour tu as été mienne,
tout entière, avec un abandon sans réserve, avec une
volupté sans mesure, plus complètement que jamais
aucune autre femme ; et je sais encore que ni mon
esprit ni ma chair n'oublieront jamais cette ivresse. . .
— Tais-toi !
— Que m'importe ta pitié de sœur ? En dépit de ta
volonté, tu me l'oflFres avec des regards d'amante, et
tes mains ne peuvent me toucher sans un tremblement.
J'ai vu trop souvent tes yeux s'éteindre de volupté ; tes
mains m'ont trop souvent senti frémir. J'ai le désir de toi !
Excité par ses propres paroles, il lui serra très fort
les poignets et rapprocha tellement son visage qu'elle
eut sur la bouche la chaleur de son haleine.
— J'ai le désir de toi, plus que jamais 1 continua-
t-il en cherchant à l'attirer vers le baiser, en lui passant
un bras autour de la taille. Souviens-toi ! souviens-toi !
Elle se leva en le repoussant. Elle frissonnait toute.
— Non, je ne veux pas. Tu m'entends?
Il n'entendait rien. Il se rapprochait encore, les bras
allongés pour la saisir, très pâle, résolu.
— Souffrirais-tu, cria-t-elle d'une voix qui s'étran-
glait, révoltée de cette violence, souffrirais-tu de par-
tager mon corps avec un autre P
Elle avait proféré cette question cruelle sans réfléchir.
Et maintenant, elle regardait son amant, les yeux
dilatés, anxieuse, presque éperdue, comme il arrive
lorsque, pour se défendre, on a frappé sans mesurer la
force du coup et que l'on craint d'avoir blessé trop
profondément.
i6.
282 L'ENFANT DE VOLUPTE
L'ardeur d'André tomba soudain, et son visage
exprima une douleur si accablante qu'Hélène en eut
le cœur percé.
Après un intervalle de silence, il dit :
— Adieu.
Dans cette seule parole, il y avait l'amertiune
de toutes les paroles qu'il s'était rentrées dans la
gorge.
Elle répondit doucement :
— Adieu. Pardonne-moi.
Ils sentirent l'un et l'autre la nécessité de mettre fin,
pour ce soir-là, au périlleux entretien. André afiecta
les formes d'une courtoisie presque exagérée. Hélène
devint plus douce encore, presque humble ; un trem-
blement continuel l'agitait.
Elle prit son manteau sur la chaise. André l'aida,
avec des façons empressées. Comme elle n'arrivait pas
à mettre un bras dans une manche, il lui dirigea la
main, en l'efiEleurant à peine. Puis il lui présenta son
chapeau et son voile.
— Il y a une glace dans la chambre voisine. Si
vous vouliez...
— Non, merci.
Sur la muraille, à côté de la cheminée, pendait un
petit miroir ancien, dont le cadre était orné de figu-
rines sculptées d'un style si alerte et si libre qu'elles
semblaient modelées dans un or malléable plutôt que
dans le bois. C'était une chose charmante, sortie sans
nul doute des mains de quelque artiste délicat du
XV® siècle pour refléter la grâce d'une princesse ou
d'une courtisane. Maintes fois, au temps heureux,
Hélène avait attaché son voile devant ce cristal terni et
taché qui avait une apparence d'eau trouble, un peu
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 283
verdâtre... A présent, elle se ressouvenait... Elle se
dirigea vers le miroir.
Lorsqu'elle vit son image apparaître au fond, elle
eut une impression singulière. Un flot de tristesse plus
lourde lui traversa l'esprit. Mais elle ne parla point.
André la regardait, les yeux tendus vers elle.
Quand elle fut prête, elle dit :
— Il doit être très tard.
— Très tard, non. Six heures, peut-être.
— J'ai renvoyé ma voiture. Je vous serais bien re-
connaissante de me faire prendre une voiture fermée.
— Vous permettez que je vous laisse seule une
minute? Je n'ai personne à la maison.
Elle consentit.
— Donnez vous-même l'adresse au cocher, s'il vous
plaît : Hôtel du Quirinal.
Il sortit et referma la porte. Elle resta seule.
Rapidement, elle promena les yeux autour d'elle,
embrassa toute la chambre d'un indéfinissable regard,
s'arrêta aux coupes de fleurs. Les murs lui semblaient
plus larges, la voûte lui semblait plus haute. En regar-
dant, elle avait comme une sensation de vertige qui
commence. Elle ne s'apercevait plus du parfom; mais
l'air devait être brûlant et lourd comme celui d'une
serre. L'image d'André lui apparaissait en une sorte
d'éclair intermittent ; elle avait dans les oreilles quelque
vague écho de sa voix. Allait-elle se trouver mal? —
Ohl quel délice ce serait de fermer les yeux et de
s'abandonner à cette langueur I
Elle se secoua; elle alla ouvrir la fenêtre; elle respira
le vent. Ranimée, elle se retourna vers la chambre. Les
flammes pâles des bougies oscillaient en agitant sur les
murailles des ombres légères. Le loyer ne flambait
284 L'ETÎFANT DE VOLUPTÉ
plus, mais les tisons illuminaient en partie les figures
sacrées de Técran fait avec un morceau de vitrail
d'église. La tasse de thé était restée siu* le bord de la
table, froide, intacte. Le coussin du fauteuil gardait
encore l'empreinte du corps qui s'y était enfoncé.
Toutes les choses d'alentour respiraient une mélancolie
confuse, qui afiQuait et se concentrait dans le cœur d'Hé-
lène. Ce faible cœur succombait sous le fardeau crois-
sant, était écrasé par l'insupportable angoisse.
— Mon Dieu ! mon Dieu !
Elle aurait voulu fuir. Une bouflTée de vent plus vive
gonfla les rideaux, agita les flammes des bougies, sou-
leva un bruit de frôlement. Elle tressaillit, frissonna;
et, presque sans le vouloir, elle appela :
— André!
Sa voix, ce nom dans le silence, lui donnèrent un
étrange sursaut, comme si cette voix et ce nom ne
fussent pas sortis de sa bouche. « Pourquoi André
tardait-il? » Elle se mit aux écoutes. On n'entendait
que la rumeur sourde, profonde, indistincte de la vie
urbaine, dans ce soir de la Saint-Sylvestre. Aucune
voiture ne passait sur la place de la Trinité des Monts.
Comme le vent, de temps à autre, soufflait par rafales,
elle alla refermer la fenêtre ; et elle entrevît la cime de
l'obélisque, noire sur le ciel étoile.
Peut-être André n'avait-il pas trouvé tout de suite
une voiture fermée sur la place Barberini. Pour atten-
dre, elle s'assit sur le divan ; et elle tâchait d'apaiser
sa folle agitation, elle évitait de regarder dans son âme,
elle faisait effort pour attacher son attention aux choses
extérieures. Ses yeux furent attirés par les figures de
l'écran, que les tisons presque éteints éclairaient à peine.
Plus haut, sur la saillie de la cheminée, une des coupes
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 285
de fleurs laissait tomber les pétales d'une grande rose
blanche qui s'effeuillait peu à peu, alanguie, molle,
avec quelque chose de féminin et de charnel. Les pé-
tales concaves se posaient délicatement sur le marbre,
pareils aux flocons d'une neige tombante.
(( Gomme alors elle était douce, cette neige odorante !
pensa-t-elle. Les roses effeuillées parsemaient les tapis,
les divans, les fauteuils. Et elle riait, heureuse, au mi-
lieu de cette dévastation; et son amant, heureux, était
à ses pieds. »
Mais elle entendit une voiture qui s'arrêtait dans la
rue, devant la porte; et elle se leva en secouant sa tête
endolorie, comme pour chasser cette sorte d'engour-
dissement qui la paralysait. Prescpie aussitôt, André
rentra, haletant.
— Pardonnez-moi, dit-il. Mais je n'ai pas trouvé le
concierge et je suis descendu jusqu'à la place d'Es-
pagne. La voiture vous attend.
— Merci, dit Hélène, en le regardant timidement à
travers son voile noir.
n était sérieux et pâle, mais» v.alme.
— Mumps arrivera sans doute demain, ajouta-t-elle
d'une voix faible. Je vous écrirai un mot pour vous dire
quand je pourrai vous revoir.
— Merci, dit André.
— Adieu donc, reprit-elle en lui tendant la main.
— Voulez-vous que je vous accompagne jusqu'en
bas dans la rue? Il n'y a personne.
— Oui, accompagnez-moi.
Elle regardait autour d'elle, un peu hésitante
— Vous avez oublié quelque chose? demanda André.
Elle regarda les fleurs ; mais elle répondit :
— Ahl oui; mon porte-cartes...
286 L'ENFANT DE VOLUPTE
André courut prendre le porte-cartes sur la table à
llié. En le lui présentant, il dit :
— A stranger hither'i
— No, my dear. Afriend.
Elle fit cette réponse vivement, d'une voix très ani-
mée. Puis, tout d'un coup, avec un sourire à elle, indécis
entre la supplication et la séduction, mélangé de crainte
et de tendresse, et sur lequel trembla le bord du voile
qui descendait jusqu'à la lèvre supérieure en laissant
libre toute la bouche :
— Give me a rose?
André alla d'un vase à l'autre, enleva toutes les roses, les
serra en une grosse botte qu'il avait peine à tenir dans les
mains. Quelques-unes tombèrent, d'autres s'eflfeuillèrent.
— Elles étaient pour vous, toutes, dit-il, sans re-
garder l'aimée.
Hélène sortit, la tête basse, silencieuse, suivie d'André.
Ils descendirent l'escalier, toujours en silence. André
voyait sa nuque, si fraîche, si délicate, où, sous le
nœud du voile, les petites boucles noires se mêlaient à
la fourrure cendrée.
— Hélène! appela-t-il tout bas, incapable de dominer
plus longtemps la passion dévorante qui lui gonflait le
cœur.
Elle se retourna en mettant son index sur ses lèvres
pour lui faire signe de se taire, d'un geste douloureux
qui priait ; mais elle avait dans les prunelles une lueur.
Elle hâta le pas, monta en voiture, sentit qu'il lui
posait les roses sur les genoux.
— Adieu ! adieu !
Et, lorsque la voiture partit, elle se laissa aller en
arrière, épuisée, éclatant en sanglots, déchirant les roses
de ses pauvres mains convulsées.
III
Elle étaît venue, elle était venue ! Elle était rentrée
dans ce lieu où chaque chose gardait pour elle un sou-
venir, et elle avait dit : « Je ne suis plus tienne, je ne
pourrai plus être tienne, jamais. » Elle lui avait jeté
ce cri : a SouflTrirais-tu de partager mon corps avec
im autre ? » Oui ! elle avait osé lui jeter cette phrase,
en ce lieu, à l'aspect de ces choses I
Une douleur atroce, immense, faite de mille bles-
sures distinctes Tune de l'autre et plus perçantes lune
que l'autre, s'empara de lui et l'exaspéra. De nouveau
la passion l'enveloppa de mille feux, ralluma en lui
une inextinguible ardeur pour cette fenmie qui n'était
plus sienne, réveilla dans sa mémoire les moindres
particularités des voluptés passées, les images de toutes
les caresses, de toutes les outrances folles qui ne ras-
sasiaient ni ne contentaient leur désir sans cesse re-
288 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
naissant. Et néanmoins, dans chacune de ses imagina-
tions, persistait la même difficulté étrange à identifier
l'Hélène d'autrefois avec l'Hélène d'aujourd'hui. Tandis
que les souvenirs de la possession Temhrasaient et le
torturaient, la certitude de la possession lui échappait;
l'Hélène d'aujourd'hui lui paraissait une femme nou-
velle, jamais possédée, jamais étreinte... Le désir lui
causa de si violentes tortures qu'il crut en mourir.
L'impureté l'infecta comme un poison.
L'impureté, qa alors la flamme ailée de l'âme enve-
loppait d'un voile sacré, entourait d'un mystère presque
divin, se montrait maintenant, sans le voile et sans le
mystère de la flamme, comme une lasciveté exclusive-
ment charnelle, comme une hasse déhanche. Et il sen-
tait que son ardeur d'aujourd'hui n'était pas l'Amour,
qu'elle n'avait plus rien de commun avec l'Amour...
Non, ce n'était pas l'Amour. Car elle lui avait crié :
a Souffrirais-tu de partager mon corps avec un autre P s>
Eh hien I oui, il l'aurait souffert I
Il l'aurait prise sans répugnance, telle quelle, souil-
lée par l'embrassement d'un autre; il aurait mis sa
caresse sur la caresse d'un autre ; il aurait, imprimé
son baiser sur le baiser d'un autre.
Rien en lui, non, rien ne demeurait intact. Le
souvenir même de sa grande passion se corrompait
misérablement, se salissait, s'avilissait. La dernière
lueur d'espérance était éteinte. Il avait enfin touché le
fond, pour ne plus remonter jamais.
Cependant une horrible fureur l'envahit d'abattre
l'idole qui, malgré tout, se dressait encore, haute et
énigmatique, devant sa pensée. Avec une cruauté
cynique, il se mit à l'insulter, à la saper, à la mutiler.
Cette analyse destructive dont il avait déjà fait siu: lui-
L'ENFAKT DE VOLUPTÉ 289
même Texpérience, il en usa contre Hélène. Tous les
problèmes obscurs auxquels il avait autrefois voulu se
soustraire, il entreprit maintenant de les résoudre ; de
tous les soupçons qui autrefois se présentaient et se
dissipaient sans laisser de trace, il étudia maintenant
l'origine, retrouva la justification, obtint la confirma-
tion. Il s'imaginait que cette rageuse besogne lui
apporterait un soulagement ; mais il ne faisait qu'ac-
croître sa souffrance, irriter son mal, élargir ses plaies.
Quel avait été le motif réel du départ d'Hélène, en
mars i885.^ — Beaucoup de bruits divers avaient
couru en ce temps-là, et aussi au moment où elle s'é-
tait remariée avec Humphrey Heathfield. Mais la vérité,
la seule vérité, c'était ce que lui dit un soir Jules Musel-
laro à la sortie d'un théâtre, par hasard, entre autres
bavardages en l'air ; et André fut immédiatement con-
vaincu. Hélène Muti s'en était allée pour des raisons
d'argent, pour combiner une « opération » qui devait
la tirer d'embarras pécuniaires très graves où l'avait
mise une excessive prodigalité. Son mariage avec lord
Heathfield l'avait sauvée d'un désastre. Cet Heathfield,
marquis de Mount Edgcumbe et comte de Bradford,
possédait une fortune considérable et était allié à la
plus haute noblesse anglaise. Hélène avait su arranger
ses affaires avec beaucoup d'adresse, avait su détourner
le péril avec une habileté prodigieuse. Certes, ses trois
ans de veuvage ne semblaient pas avoir été un chaste
intermède préparatoire aux secondes noces. Ni chaste,
ni même prudent. Mais, sans aucun doute, Hélène
était une femme supérieure. . .
— Oui, mon cher, une femme supérieure I répéta
Musellaro. Et tu le sais bien.
André se tut.
17
3gO L»EKFA1fT DE TOI«UPTE
— Mais je ne te conseille pas de renouer avec elle,
continua Musellaro en jetant sa cigarette, qui s'était
éteinte pendant qu'il bavardait. Rallumer un amour,
c'est comme raUumer ime cigarette. Le tabac s'empoi-
sonne, et l'amour aussi. Allons-nous prendre une tasse
de thé chez la Moceto? Elle m'a dit qu'on peut aller
chez elle après le théâtre. Il n'est pas trop tard.
Ils se trouvaient sous le palais Borghèse.
— Vas-y, toi, dit André. Moi, je rentre à la maison
pour dormir. La chasse d'aujourd'hui m'a un peu
fatigué. Mes compliments à Donna Julie... Bonne
chance I
Musellaro monta. André continua de descendre vers
la Trinité, par la Fontaine Borghèse et par la rue des
Condotti. C'était une nuit de janvier, froide et sereine,
une de ces merveilleuses nuits hivernales qui font de
Rome une ville d'argent fin enfermée dans une sphère
de diamant. La lune pleine, au miUeu du ciel, versait
la triple pureté de la lumière, du froid et du silence.
Il cheminait sous la lune conmie un somnambule,
n'ayant conscience que de sa douleur. Le dernier coup
était porté ; l'idole s'écroulait ; rien ne restait debout
sur les ruines ; c'était la fin de tout, pour toujours.
(( Ainsi, c'était vrai : jamais elle ne l'avait aimé ! Sans
hésiter, elle avait conclu un mariage d'intérêt. Et, à
cette heure, elle prenait devant lui une attitude de
martyre, elle s'enveloppait dans un voile d'épouse
inviolable! » Un rire amer lui montait du cœur.
Ensuite, une colère sourde le poussa contre cette femme
et l'aveugla. Les souvenirs de la passion furent impuis-
sants. Tout le passé lui apparut comme une grande
tromperie, comme un grand mensonge, énorme et cruel ;
et cet homme qui s'était fait dans la vie une habitude de
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 29I
la tromperie et du mensonge, cet homme qui avait
trompé et menti tant de fois, sentit que la fraude d'au-
trui Tofifensait, Findignait, lui répugnait comme une
faute impardonnable, comme une monstruosité inexcu-
sable, et, de plus, inexplicable. Il ne parvenait pas à
s'expliquer comment Hélène avait pu commettre un tel
crime ; et, bien qu'il ne le comprît pas, il lui refusait
toute possibilité de justification, il repoussait l'hypo-
thèse qu'une cause secrète quelconque l'eût déterminée
à cette fuite soudaine. H ne réussissait à voir que le
fait brutal, la bassesse, la vulgarité ; la vulgarité surtout,
grossière, manifeste, odieuse, sans nuUe circonstance
atténuante. En somme, voici de quoi il s'agissait : une
passion en apparence sincère, jurée protonde et inex-
tinguible, avait été rompue pour une affaire d'argent,
pour un intérêt matériel, pour un arrangement com-
mercial.
« Ingrat ! ingrat I Que sais-tu des événements et que
saish-tu de ma souffrance ? Qu'en sais-tu ? » Ces paroles
d'Hélène lui revinrent à la mémoire, précises ; toutes
les paroles qu'elle avait dites, depuis le commence-
ment jusqu'à la fin de l'entretien devant la cheminée,
lui revinrent à la mémoire : les paroles de tendresse,
les offres de fraternité, toutes ces phrases sentimentales.
Et il repensa aussi à la larme qui lui avait voilé les
yeux, à ses changements de physionomie, à son trem-
blement, à sa voix s'étranglant dans l'adieu, lorsqu'il
lui avait posé sur les genoux la botte de roses.
« Pourquoi donc avait-elle consenti à venir ? Pourquoi
avait-elle voulu jouer ce rôle, provoquer cette scène,
ourdir ce nouveau drame ou cette nouvelle comédie?
Pourquoi? »
D était arrivé au haut de l'escalier, sur la place
292 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
déserte. Subîtcment, la beauté de la nuit lui donna
une aspiration vague mais navrée vers un Bien in-
connu ; rimage de la Siennoise lui traversa l'esprit ; il
eut au cœur une palpitation forte, comme sous le
heurt d'un désir ; il pensa au bonheur de tenir les
mains de Marie dans les siennes, de courber son front
sur le sein de Marie, de sentir qu'elle le consolait sans
paroles, par sa seule pitié. Ce besoin de pitié, de refuge,
de compassion, fut comme le dernier sursaut de son
âme qui ne se résignait pas à périr. Il baissa la tête
et rentra à la maison, sans plus se retourner pour
regarder la nuit.
Térence, qui l'attendait dans l'antichambre, le suivit
dans la chambre à coucher, où il y avait du feu. Il lui
demanda :
— Monsieur le comte va se mettre au lit tout de
suite ?
— Non, Térence. Apporte-moi du thé, répondit-il
en s'asseyant devant le feu et en tendant les mains vers
la flamme.
Il tremblait d'un petit tremblement nerveux. Il
avait prononcé ces mots avec une étrange douceur ; il
avait appelé le domestique par son prénom ; il l'avait
tutoyé.
— Monsieur le comte a froid? demanda Térence
avec un affectueux empressement, encouragé par l'affa-
bilité de son maître.
Et il se pencha sur les chenets pour raviver le feu,
où il mit de nouvelles bûches. C'était un vieux servi-
teur de la maison SpereUi; il avait été de longues
années au service du père d'André, et son dévouement
pour le jeune homme allait Jusqu'à l'idolâtrie. Aucune
créature humaine ne lui seniblait plus belle, plus noble.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ SQS
plus sacrée. Il appartenait réellement à cette race idéale
cpii fournissait les fidèles serviteurs aux romans d'au-
trefois. Mais, à la différence des serviteurs de roman,
il parlait peu, ne donnait pas de conseils, ne s'occupait
de rien (jue d'obéir.
— C'est bien comme cela, dit André en tâchant de
vaincre son tremblement convulsif et en se rappro-
chant du feu.
A cette heure mauvaise, la présence du vieillard lui
donnait une singuUère émotion. C'était une émotion
un peu semblable à la faiblesse qui, en présence d'une
personne très bonne, gagne les hommes résolus au
suicide. Jamais autant qu'à cette heure le vieillard
n'avait évoqué en lui la pensée de son père, la mémoire
du cher défunt, le deuil du grand ami perdu. Jamais
autant qu'à cette heure il n'avait éprouvé le besoin
d'un réconfort intime, de la voix et de la main pater-
nelles. Le père, qu'aurait-il dit, s'il avait vu son fils
terrassé par l'horrible détresse? Comment l'aurait-il
soulagé ? Qu'aurait-il pu faire pour lui ?
Sa pensée allait au mort avec un regret immense.
Et il n'avait pas même l'ombre d'un soupçon que la
cause lointaine de sa détresse fût dans l'ambiguïté des
enseignements paternels.
Térence apporta le thé. Puis il se mit à préparer le
lit, lentement, avec une sollicitude presque féminine,
sans oublier aucune chose, comme s'il eût voulu
assurer jusqu'au lendemain à son maitre un repos
parfait, un sommeil imperturbable. André suivait des
yeux tous ses gestes, avec une émotion croissante, au
fond de laquelle il y avait aussi comme un vague
sentiment de pudeur. Cela lui faisait mal, de voir la
peine que ce bon vieillard prenait autour de ce lit où
agA L'ENFAWT DE VOLUPTÉ
avalent passé tant d'amours immondes : il lui semblait
que ces mains séniles en remuaient inconsciemment
toutes les impuretés.
— Va doimir, Térence, lui dit-il. Je n'ai plus
besoin de rien.
Il resta seul devant le feu, seul avec son cœur, seul
avec sa tristesse. Agité par son tourment intérieur, il
se leva, se promena de long en large. La vision de la
tête d'Hélène sur l'oreiller découvert l'obsédait. Chaque
fois qu'il se retournait en arrivant à la ienêtre, il
croyait la voir et il avait un sursaut. L'extrême
faiblesse de ses nerfs favorisait tous les désordres de son
imagination. L'image hallucinante devenait plus in-
tense. Il s'arrêta, cacha sa figure dans ses mains pour
contenir son trouble. Ensuite il tira la courtepointe
sur l'oreiller, et il alla se rasseoir.
Alors une autre image lui monta dans l'âme : Hélène
entre les bras du mari ; — cette fois encore avec une
implacable netteté.
Ce mari, André e connaissait mieux maintenant.
Le soir même, au théâtre, dans une loge, Hélène les
avait présentés l'un à l'autre ; et il avait pu l'observer
attentivement, minutieusement, avec une curiosité
aiguë, comme pour en tirer quelque révélation, comme
pour lui arracher un secret. Il entendait encore la
voix de cet homme, une voix d'un timbre bizarre, un
peu criarde, qui donnait au début de chaque phrase
une intonation interrogative ; et il revoyait ces yeux
très clairs sous un grand front convexe, ces yeux qui
prenaient parfois des reflets morts d'yeux de verre ou
qui s'animaient d'un éclat indescriptible, rappelant un
peu le regard d'un maniaque. Et il revoyait aussi ces
mains blanchâtres, molles, semées d'un duvet très
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 296
blond, qui dans chacun de leurs mouvements, pour
prendre le binocle, pour déployer le nàouchoir, pour
se poser sur le devant de la loge, pour feuilleter le
livret de Topera, avaient quelque chose d'obscène : des
mains empreintes de vice, des mains sadiques.
Il voyait ces mains toucher le corps nu d'Hélène,
ce corps si beau, le profaner de leurs audacieuses
caresses... Quelle horreur !
C'était un supplice intolérable. H se leva de nou-
veau, alla ouvrir la fenêtre, frissonna sous la bise, se
secoua. La Trinité des Monts resplendissait dans l'azur,
profilée en traits nets, comme gravée dans un marbre
& peine tdinté de rose. Plus bas, Rome avait xm éclat
cristallin, comme une ville qui serait creusée dans un
glacier.
Ce calme froid et limpide ramena son esprit vers là
réahté, lui rendit la conscience vraie de son état. H
referma la fenêtre et retourna s'asseoir. De nouveau
l'énigme d'Hélène l'attira ; les questions revinrent se
poser en tumulte, l'obsédèrent. Mais il eut la force de
les classer, de les coordonner, de les examiner une à
une, avec une lucidité étrange. Plus il avançait dans
l'analyse, plus sa lucidité croissait; et il jouissait de son
oeuvre cruelle comme d'une vengeance. Enfin il lui
semblait avoir mis une âme à nu, avoir pénétré un
mystère. H lui semblait enfin posséder Hélène plus
intimement qu'il ne l'avait possédée aux jours de
l'ivresse.
Qu'était-ce que cette fenmie ?
C'était un esprit sans équilibre dans un corps volup-
tueux. Comme toutes les créatures avides de plaisir,
elle avait pour base de son être moral un égoïsme
démesuré. Sa faculté dominante et, pour ainsi dirOf
296 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
son axe intellectuel, c'était l'imagination : une imagi-
nation romanesque, nourrie de lectures très diverses,
directement dépendante du sexe, continuellement sti-
mulée par la névrose. Douée d'une certaine intelli-
gence, élevée dans le luxe d'une princière maison
romaine, dans ce luxe papal fait d'art et d'histoire, elle
avait reçu une vague teinture esthétique, elle avait
acquis un goût élégant ; et de plus, ayant bien com-
pris le caractère de sa beauté, elle cherchait, avec
d'adroites simulations et avec une mimique savante, à
en rehausser la spiritualité par un nimbe captieux
d'idéal.
Aussi apportait-elle dans la comédie humaine des
éléments très dangereux; et elle y était une occasion
de ruine et de désordre plus que si elle eût fait profes-
sion publique d'impudicité.
Sous l'ardeur de l'imagination, chacun de ses ca-
prices prenait une apparence pathétique. Elle était la
femme des passions foudroyantes, des incendies sou-
dains. Elle recouvrait de flammes éthérées les besoins
de sa chair et savait transformer en noble sentiment
un vulgaire appétit...
Tel était le jugement féroce porté par André sur la
femme adorée jadis. Il poursuivait son impitoyable
examen sans s'arrêter devant les plus beaux souvenirs.
Au fond de tous les actes et de toutes les paroles d'Hé-
lène, il trouvait l'artifice, l'étude, l'habileté, une admi-
rable désinvolture pour exécuter un thème de fantaisie,
pour réciter un rôle dramatique, pour combiner une
scène extraordinaire. Il n'épargna aucun des plus mé-
morables épisodes : ni la première rencontre au diner
chez les Ateleta, ni la vente du cardinal Immenraet,
ni le bal à l'ambassade de France, ni le don soudain
L'ENFANT DE VOLUPTE 297
d'elle-même dans la chambre rouge du palais Barberini,
ni l'adieu dans la campagne sabine, par cette soirée de
mars. Le magique breuvage qui l'avait enivré autrefois
lui paraissait maintenant une mixture perfide.
Néanmoins, quelquefois, il lui arrivait de rester
perplexe, comme si, en pénétrant dans l'âme d'Hélène,
il eût pénétré dans son âme propre, et comme s'il eût
dans la fausseté de cette femme retrouvé sa propre
fausseté. Il y avait tant d'affinités entre leurs deux na-
tures I Et, insensiblement, son mépris se changea en
indulgence ironique : car il comprenait. Il comprenait
tout ce qu'il retrouvait en lui-même.
Alors, avec une lucidité froide, il arrêta son plan de
conduite.
Toutes les particularités de l'entretien qui avait eu
lieu plus d'une semaine auparavant, le jour de la Saint-
Sylvestre, lui revinrent à la mémoire ; et il se complut
à reconstruire la scène avec une sorte de cynique sou-
rire intérieur, mais sans aucune indignation, sans au-
cune agitation, en souriant d'Hélène et en souriant de
lui-même. — Pourquoi elle était venue ? Elle était venue
parce que ce rendez-vous impromptu avec un ancien
amant, dans un heu qu'elle connaissait, après un in-
tervalle de deux années, lui avait paru étrange, avait
tenté son esprit avide d'émotions rares, avait tenté sa
fantaisie et sa curiosité. Ce qu'elle se proposait main-
tenant, c'était de voir à quelles situations neuves et à
quelles intrigues neuves l'amènerait ce jeu hardi. Ce
qui l'attirait, c'était peut-être la nouveauté d'un amour
platonique avec le même personnage qui avait été déjà
l'objet de sa passion sensuelle. Comme toujours elle
avait mis une certaine ardeur à imaginer un tel sen-
timent ; et, d'ailleurs, il se pouvait aussi qu'elle crût
»7-
298 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
à sa propre sincérité, et que cette sincérité illasoîre
lui eût fourni ses accents de profonde tendresse, ses
attitudes éplorées, ses larmes. Ce qui lui arrivait, c'était
un phénomène bien connu : elle finissait par croire
véritable et durable un mouvement artificiel et fugitif de
son âme ; elle avait, pour ainsi dire, une hallucination
sentimentale, comme d'autres ont une hallucination
physique. Elle perdait la conscience de son mensonge;
elle ne savait plus si elle était dans le vrai ou dans le
faux, dans la sincérité ou dans la fiction.
Or, c'était précisément ce même phénomène moral
qui se répétait sans cesse en lui. Par conséquent, il
n'aurait pas pu l'accuser sans injustice. Mais, naturel-
lement, cette découverte lui enlevait tout espoir de
plaisirs qui ne fussent pas charnels. Désormais, la dé-
fiance lui interdisait toutes les douceurs de l'abandon,
toutes les ivresses de l'esprit. Tromper une femme
confiante et fidèle, se réchauffer à une grande flamme
excitée par une feinte ardeur, dominer une âme par
l'artifice, la posséder tout entière et la faire vibrer
comme un instrument, habei'e, non haberi, cela peut
être une haute jouissance ; mais tromper en sachant
qu'on est trompé, c'est une sotte et stérile besogne, un
jeu fastidieux et inutile.
Il devait donc obtenir qu'Hélène renonçât à l'idée
d'être une sœur et lui revînt entre les bras comme jadis.
Il devait reprendre possession de cette femme si belle,
tirer de sa beauté la plus grande somme possible de
plaisir, et s'affranchir pour jamais de cette passion par
la satiété. Mais une tdle entreprise exigeait de la pru-
dence et de la patience. Déjà, dans le premier entre-
tien, son ardeur violente lui avait mal réussi. Évidem-
ment, elle fondait son projet d'impeccabilité sur :a
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 299
fameuse phrase : « SouflTrirais-tu de partager mon corps
avec un autre? w Le ressort de la grande machination
platonique, c'était cette sainte horreur des partages. Du
reste, il se pouvait qu'au fond, tout au fond, cette hor-
reur fût sincère. Presque toutes les femmes qui se sont
adonnées à l'amour, si elles viennent à convoler en
justes noces, affectent dans les premiers temps de leur
mariage ime pureté farouche et se mettent à faire pro-
fession d'honnêteté conjugale avec une franche résolu-
tion. Or, il se pouvait qu'Hélène aussi fût prise du
commun scrupule. Et, en ce cas, rien ne serait pire
que de l'attaquer de front et de heurter ouvertement
sa nouvelle vertu. Il convenait, au contraire, de se-
conder ses aspirations spirituelles, de l'accepter comme
(( la plus chère des sœurs, la plus douce des amies »,
de l'enivrer d'idéal, de platoniser avec adresse; puis,
peu à peu, de l'amener d'une fraternité candide à une
amitié voluptueuse, et d'une amitié voluptueuse au
total abandon de sa personne. Vraisemblablement, les
transitions seraient très rapides. Tout dépendait de
l'occasion. . .
Ainsi raisonnait André Sperelli, devant le foyer qui
avait illuminé son amante Hélène, toute nue, enve-
loppée dans le Zodiaque, riant parmi les roses éparses.
Et sur lui pesait une lassitude immense, ime lassitude
qui n'appelait pas le sommeil, une lassitude si vide et
si désolée qu'elle ressemblait à un besoin de mourir,
tandis que le feu s'éteignait sur les landiers et que le
breuvage se refroidissait dans la tasse.
IV
Les jours suivants, il attendit en vain le billet
promis. « Je vous écrirai un mot pour vous dire quand
je pourrai vous voir. » Hélène avait donc l'intention de
lui donner un nouveau rendez-vous. Mais en quel en-
droit? Encore au palais Zuccarî? Commettrait-elle cette
seconde imprudence? L'incertitude lui causait d'indi-
cibles tortures, et il passait toutes ses heures à cher-
cher un moyen quelconque pour la rencontrer, pour la
voir. Il alla plusieurs fois à l'Hôtel du Quirinal, dans
l'espoir d'être reçu ; mais elle était toujours absente. Un
soir, au théâtre, il la revit avec son mari, avec
« Mumps » , comme elle disait. En causant de choses
frivoles, de la musique, des chanteurs, des femmes qui
étaient là, il mit dans son regard une tristesse sup-
pliante. Elle se montra très occupée de son installa-
tion : — elle allait rentrer au palais Barberini, dans
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 3oi
son ancien appartement, qu'elle faisait agrandir; et elle
était toujours avec les tapissiers à donner des ordres, à
disposer les choses.
— Vous demeurerez longtemps à Rome? lui de-
manda André.
— Oui, répondit-elle. Rome sera notre résidence
d'hiver.
Et elle ajouta, un instant après :
— Vous pourriez nous donner quelques bons con-
seils pour l'ameublement. Venez donc au palais, un de
ces matins. J'y suis toujours de dix heures à midi.
n profita d'un moment où lord Heathfîeld causait
avec Jules Musellaro, qui venait d'entrer dans la loge ;
et il lui demanda, en la regardant au fond des yeux :
— Demain?
Elle répondit avec simplicité, comme si elle n'eût
pas pris garde à l'accent de la demande :
— Oui, c'est cela.
Le lendemain matin, sur les onze heures, il vint à
pied par la rue Sixtine, la place Barberini et la mon-
tée des Quatre-Fontaines. Ce chemin lui était bien
connu, n s'imagina qu'il retrouvait les impressions de
jadis; il eut une illusion d'un instant; son cœur se
dilata. La fontaine du Bernin brillait au soleil d'une
façon singuKère, comme si les dauphins, la conque et
le triton, par une métamorphose interrompue, se
fussent changés en un matière plus diaphane que la
pierre, mais qui ne serait pas encore du cristal. L'acti-
vité laborieuse de la Rome nouvelle emplissait de bruit
la place et les rues voisines. Au milieu des chariots et
des chevaux, de sauvages enfants se démenaient pour
offrir des violettes.
Lorsqu'il eut passé la grille et pénétré dans le jar-
3o2 L'ENFAWT DE VOLUPTE
din, il sentit qu'un tremblement le prenait, et il pensa :
<c Je Paime donc encore? je la rêve donc encore? »
Il croyait reconnaître son tremblement d'autrefois. Il
regarda le grand palais radieux, et son esprit s'envola
vers l'époque où cette demeure, par certaines aubes
froides et brumeuses, prenait à ses yeux un aspect
d'enchantement. C'était aux tout premiers temps de
son bonheur ; il sortait chaud de baisers, plein de la
récente ivresse ; les cloches de la Trinité des Monts,
de Saint-Isidore, des Capucins, sonnaient V Angélus
dans le jour naissant, avec des carillons amortis,
comme si elles eussent été beaucoup plus lointaines ;
des feux rougeoyaient à l'angle de la rue, autour des
chaudières d'asphalte ; une troupe de chèvres se tenait
le long du mur blanchâtre, au pied d'une maison
endormie ; les appels des marchands d'eau-de-vie se
perdaient dans le brouillard...
Il sentit remonter du fond de son être ces sensations
oubliées ; un moment, il sentit passer sur son âme une
onde de l'ancien amour ; un moment, il essaya de se
figurer qu'Hélène était l'Hélène de jadis, et que les
choses tristes n'étaient pas vraies, et que son bonheur
n'avait pas pris fin. Mais toute cette eflfervescence illu-
soire tomba dès qu'il eut franchi le seuil et aperçu le
marquis de Mount Edgcumbe qui venait au-devant de
lui, le sourire aux lèvres, ce sourire fin et un peu
ambigu.
Alors, le suppUce commença.
Hélène parut et lui tendit la main en présence de
son mari, très cordialement.
— Bravo, André! dit-elle. Vous allez nous aider...
Elle parlait, elle gesticulait avec beaucoup d'entrain.
Elle avait l'air très juvénile. Elle portait une jaquette
L'ENFAWT DE VOLUPTÉ 3o3
de drap bleu sombre, dont les bords, le col droit et
les manches étaient garnis d'astrakan noir ; et un cor-
donnet de laine, tressé sur l'astrakan, y faisait une
délicate broderie. Elle tenait ime main dans la poche,
très gracieuse d'attitude ; et, de l'autre main, elle indi-
quait les tentures, les meubles, les tableaux. Elle de-
mandait conseil.
— Où mettriez-vous ces deux coffres? Regardez.
Mumps les a trouvés à Lucqpies. Les peintures sont de
votre Botticein... Ou mettriez-vous ces tapisseries?...
André reconnut les quatre tapisseries de l'Histoire
de Narcisse, qui étaient à la vente du cardinal Immen-
raet. Il regarda Hélène, mais il ne put rencontrer ses
yeux. Une irritation sourde le prit, contre elle, contre
le mari, contre toutes ces choses. Il aurait voulu s'en
aller; mais il dut mettre son bon goût au service des
époux Heathfield ; il dut subir aussi l'érudition archéo-
logique de « Mumps », qui était un collectionneur
passionné et qui prétendit lui faire voir quelques-imes
de ses trouvailles. Il reconnut dans une vitrine le
heaume de PoUaiuolo et, dans une autre, la coupe de
cristal de roche qui avait appartenu à Niccolô Niccoli.
La présence de cette coupe en ce lieu lui causa un
trouble étrange, lui fit passer dans l'esprit l'éclair de
soupçons fous. Cette coupe était donc tombée entre les
mains de lord Heathfield?... Après la fameuse joute
demeurée sans résultat, personne ne s'était plus occupé
de l'objet rare, personne n'était revenu le lendemain à
la vente ; ce zèle éphémère avait langui, avait passé,
comme tout passe dans la vie mondaine ; et le cristal
de roche avait été abandonné à la concurrence d'autres
amateurs. La chose était tpute naturelle ; mais, en ce
moment, elle parut à André fort extraordinaire.
3o4 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Avec intention, il s'arrêta devant la vitrine et regarda
longuement la coupe précieuse où l'histoire de Vénus
et d'Anchise scintillait, comme gravée dans un piu* dia-
mant.
— Niccolô Niccoli 1 dit Hélène, en prononçant ce
nom avec un accent indéfinissable, où le jeune homme
crut sentir un peu de mélancolie.
Le mari venait de passer dans la chambre voisine
pour ouvrir une armoire.
— Souvenez-vous 1 Souvene»-vous 1 murmura
André en se tournant vers elle.
— Je me souviens.
— Quand pourrai-je donc vous voir ?
— Je ne sais pas.
— Vous m'avez promis...
Lord Heathfîeld revint. Us passèrent dans une autre
pièce, continuèrent la visite de l'appartement. Partout
les tapissiers posaient des tentures, dressaient des
rideaux, transportaient des meubles. André, chaque
fois qu'Hélène lui demandait un conseil, avait im ef-
fort à faire pour répondre, pour vaincre sa mauvaise
humeur, pour dompter son impatience. A un certain
moment où le mari parlait avec un de ces hommes,
il dit tout bas, sans plus dissimuler son ennui :
— Pourquoi m'avoir imposé cette torture ? J'espé-
rais vous trouver seule .
Sur le seuil d'une porte, le chapeau d'Hélène
heurta une portière mal posée et pencha tout d'un
côté. Elle appela Mumps en riant, pour lui défaire le
nœud de son voile. Et André vit ces mains odieuses
délaire le nœud sur la nuque de la femme désh'ée,
effleurer les petits Irisons nçirs, ces frisons vivants qui
jadis exhalaient sous les baisers un parfum mystérieux.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 3o5
ne ressemblant à aucun des parfums connus, mais plus
suave, plus enivrant que tous les autres.
Il se hâta de prendre congé, sous prétexte qu'il
était attendu à déjeuner.
— Nous viendrons nous installer ici définitivement
le mardi i®' février, lui dit Hélène. Et j'espère qu'alors
vous serez un de nos habitués.
André s'inclina.
Il aurait bien donné quelque chose pour ne pas tou-
cher la main de lord Heathfield. En s'en allant, il était
plein de rancune, de jalousie, de dégoût.
Le même soir, à une heure avancée, entrant par
hasard au Cercle où depuis longtemps il ne montait
plus, il aperçut à une table de jeu Don Manuel Fer-
rés y Capdevila, le ministre de Guatemala. Il s'em-
pressa de le saluer, lui demanda des nouvelles de
Donna Marie, de Delphine.
— Sont-elles encore à Sienne? Quand viendront-
elles ?
Le ministre, qui se souvenait d'avoir gagné quel-
ques milliers de francs au jeune comte pendant la
dernière soirée de Schifanoia, répondit à cet empres-
sement avec beaucoup de courtoisie. Il avait reconnu
en Sperelli un joueur admirable, de haut style, parfait.
— Elles sont ici toutes les deux depuis quelques
joL^rs ; elles sont arrivées lundi. Marie est bien fâchée
de n'avoir pas trouvé la marquise d'Ateleta. Je crois
L'ENFANT DE VOLUPTJ 307
qu'une visite de vous lui ferait grand plaisir. Nous
demeurons rue Nationale. Voici l'adresse exacte.
Et il donna une de ses cartes à André ; puis il se
remit au jeu.
André fut appelé par le duc de BefiB, cpii se trouvait
dans un groupe de gentilshommes.
— Pourquoi n'es-tu pas venu ce matin à Cento
Celle ? lui demanda le duc.
— J'avais un autre rendez-vous, répondit André
sans réfléchir, en manière d'excuse banale.
Le duc se mit à ricaner, et ses amis firent chorus.
— Un rendez-vous rue des Quatre-Fontaines ?
— Cela se pourrait.
— Gela se pourrait? Ludovic t'a vu entrer au
palais Barberini.
— Et toi, où étais-tu P demanda André à Bar-
barisi.
— Chez ma tante Saviano.
— Ah!
— Je ne sais, continua le duc de BefB, si tu as
fait meilleure chasse que nous ; mais nous avons eu un
laisser-courre de quarante-deux minutes et nous avons
pris deux renards. Jeudi, on chassera aux Trois-Fon-
taines.
— Et non pas aux Quatre-Fontaines, tu entends
bienP fit observer Bomminaco, avec son habituelle
gravité comique.
Les amis rirent de la plaisanterie, et le rire gagna
André lui-même. Cette malignité ne lui déplaisait
pas. Bien plus, maintenant que c'était un bruit sans
fondement, il était bien aise que ses amis crussent
renouée sa relation avec Hélène. Il se détourna pour
causer avec Musellaro, qui arrivait. Par quelques
3o8 L'ETÏFANT DE VOLUPTÉ
paroles venues jusqu'à son oreille, il s'aperçut que
dans le groupe on parlait de lord Heathfîeld.
— Je l'ai connu à Londres, il y a six ou sept ans,
disait le duc de BeiE. Il était lord of the Bedchamber
du prince de Galles, ce me semble...
Puis la voix s'abaissa. Le duc devait raconter des
choses énormes. L'oreille d'André, parmi des lambeaux
de phrases licencieuses, distingua deux ou trois fois le
titre d'un journal fameux dans l'histoire des scandales
de Londres, la Pall Mail Gazette. Il aurait voulu
écouter : une curiosité terrible l'envahissait. Son imagi-
nation lui représenta les mains de lord Heathfîeld, ces
mains pâles, si expressives, si significatives, si révéla-
trices, ces mains inoubUables. Mais Musellaro conti-
nuait de parler ; il dit :
— Sortons, je te raconterai...
Dans l'escalier, ils trouvèrent le comte Albonîco qui
montait. Le comte portait le deuil de Donna Hippo-
lyta. André s'arrêta pour lui demander des détails sur
le douloureux événement. Il avait appris le malheur
en novembre, à Paris, par Guy Montelatici, cousin
de Donna Hippolyta.
— Était-ce vraiment le typhus?
Le veuf blondasse et terne cueillit au vol cette
occasion d'épancher son chagrin. Il promenait main-
tenant ce chagrin comme il avait promené autrefois la
beauté de sa femme. Le bégaiement rendait ses paroles
larmoyantes; et on aurait dit que, d'un moment à
l'autre, ses yeux blanchâtres allaient se vider comme
deux poches de pus.
Musellaro, qui voyait l'élégie du veuf traîner un
peu en longueur, pressa André en disant :
— Fais attention ; nous allons être en retard.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ SOQ
André prit congé, renvoyant à une prochaîne ren-
contre la suite de cette commémoration funèbre; et il
sortit avec Musellaro.
Les paroles du comte Albonîco avaient réveillé chez
lui rémotion singulière qui, à Paris, l'avait dominé
pendant quelques jours après la nouvelle de cette mort :
une émotion mêlée d'un désir douloureux et ensuite d'une
sorte de complaisance. Pendant ces jours-là, l'image
de Donna Hippolyta, presque perdue dans l'oubli, lui
avait réapparu à travers la période de la maladie et de
la convalescence, à travers tant d'autres vicissitudes,
à travers l'amour de Marie Ferrés, très lointaine,
mais enveloppée de je ne sais quelle idéalité. Il avait
obtenu d'elle un consentement ; et, bien qu'il ne l'eût
pas possédée, il lui devait une des plus grandes
ivresses humaines : l'ivresse de la victoire sur un
rival, d'une victoire bruyante, en présence de la
femme désirée. Pendant ces jours-là, le désir qu'il
n'avait pu satisfaire avait ressuscité ; et, sous l'empire
de l'imagination, l'impossibilité de satisfaire jamais ce
désir lui avait donné une inquiétude indicible, des
heures de véritable suppUce. Plus tard, entre le désir
et le regret, un autre sentiment était né : le sentiment
poétique de la beauté idéahsée par la mort. Il lui
plaisait que son aventure se terminât ainsi, pour
toujours. Cette femme non possédée, mais pour la
conquête de laquelle il avait été sur le point de perdre
la vie, cette femme à peine connue se dressait, unique
et intacte, à la cime de sa pensée, dans une transfigu-
ration divine. Tibi, Hippolyta, semper !
Musellaro racontait à André comment JuUe Moceto
s'était rendue.
— Elle est donc venue aujourd'hui, vers deux
3lO L'ENFANT DE VOLUPTE
heures, disait-il ; et, dans son enthousiasme, il donnait
quantité de détails sur la rare et secrète beauté de
la Pandore inféconde.
— Tu as raison : une merveilleuse coupe
d'ivoire. . .
Quelques jours auparavant, dans la nuit de pleine
lune, après le théâtre, lorsque son sum était monté
seul au palais Borghèse, André avait éprouvé une
piqûre légère. Cette piqûre presque imperceptible
recommençait maintenant à se faire sentir ; et elle lui
donnait une mauvaise humeur mal définie, mais au
fond de laquelle, pêle-mêle avec les souvenirs, s'agi-
taient peut-être la jalousie, Tenvie et cette suprême
intolérance, égoïste et tyrannique, qui était dans sa
natm-e et qui le poussait parfois à désirer prescpie la
destruction d'une fenmie qu'il avait élue et possédée,
pour qu'elle ne pût désormais appartenir à personne.
Nul ne devait boire au verre où il avait bu. Le
souvenir de son passage devait suffire à combler une
vie entière. Ses maîtresses devaient rester éternellement
fidèles à son infidélité. Tel était le rêve de son orgueil.
D'ailleurs, il trouvait déplaisante la publication, la
divulgation d'un secret de beauté. Certes, si le Disco-
bole de Myron, ou le Doryphore de Polyclète, ou la
Vénus de Cnide lui avait appartenu, son premier soin
aurait été d'enfermer le chef-d'œuvre dans un lieu
inaccessible et d'en réserver la jouissance poiu: lui
seul, par crainte que la jouissance d'autrui ne dimi-
nuât la sienne propre. Mais alors, pourquoi avait-il
concouru lui-même à la publication de ce secret P
Pourquoi avait-il stimulé lui-même la curiosité de son
ami? Pourquoi avait-il lui-même souhaité à cet ami
bonne chance P En outre, la iacilité avec laquelle cette
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 3ll
femme s'était donnée lui inspirait de la colère et du
dégoût, l'humiliait aussi un peu.
— Où allons-nous? demanda Musellaro en s'arrêtanl
sur la place de Venise.
Au fond de ses émotions et de ses pensées diverses,
André conservait dans Tâme le trouble suscité par sa
rencontre avec Don Manuel 3t l'image éblouissante de
la Siennoise. Et précisément, au milieu de ces pertur-
bations passagères, une sorte d'anxiété l'attirait vers la
maison de l'aimée.
— Je rentre chez moi, répondit-il. Passons par la
rue Nationale. Fais-moi la conduite.
A partir de cet instant, il n'écouta plus ce que lui
disait Musellaro. La pensée de Marie le domina tout
entier. En arrivant devant le théâtre, il eut une seconde
d'hésitation : il ne savait pas s'il devait choisir le trot-
toir de droite ou celui de gauche. Pour reconnaître
la maison, il voulait lire les numéros sur les portes.
— Mais qu'as-tu donc ? lui demanda son ami.
— Rien. Je t'écoute.
D regarda un numéro et calcula que la maison
devait être à gauche, pas très loin, probablement dans
le voisinage de la Villa Aldobrandini. Les grands pins
de la villa apparurent, légers dans le ciel étoile ; la
nuit était glaciale, mais sereine ; la Tour des Milices
dressait sa masse carrée, sombre parmi les étoiles ; les
lauriers qui croissent sur la muraille de Servius dor-
maient à la lueur des lanternes, immobiles.
Quelques numéros encore, et ils arriveraient à celui
indiqué sur la carte de Don Manuel. André tremblait
comme si Marie eût dû venir à sa rencontre... Il
passa au ras de la grande porte et ne put s'empêcher
de regarder en l'air.
3l2 L'ENFANT DE VOLUPTE
— Que regardes-tu donc? lui demanda Musellaro.
— Rien. Donne-moi une cigarette. Marchons plus
vite : il tait froid.
Ils suivirent la rue Nationale jusqu'aux Quatre-
Fontaines, en silence. La préoccupation d'André était
manifeste. Musellaro lui dit :
— Tu as certainement quelque chose qui te tour-
mente.
André se sentait le cœur si gros qu'il fut sur le
point de se laisser aller aux confidences. Mais il se
maîtrisa. Il était encore sous l'impression des méchan-
cetés entendues au Cercle, du récit de Jules, de toute
cette indiscrétion étourdie qu'il avait provoquée lui-
même, qu'il avait professée lui-même. L'absence com-
plète de mystère dans la bonne fortune, la com-
plaisance vaniteuse des amants qui acceptent les
plaisanteries et les sourires d'autrui, l'indifférence
cynique avec laquelle ceux d'hier vantent les
qualités de leur maîtresse à ceux qui sont déjà en
voie de la prendre, et l'affectation avec laquelle les
premiers donnent aux seconds des conseils pour
atteindre plus vite le but, et l'empressement avec
lequel les seconds donnent aux premiers les plus
minutieux détails sur le rendez-vous obtenu, afin de
savoir si la manière dont cette femme vient de se livrer
concorde avec celle dont elle s'était Uvrée d'autres fois,
et les cessions, et les concessions, et les successions,
bret, toutes les petites et grandes lâchetés qui font
cortège aux doux adultères mondains, tout cela lui
parut réduire l'amour à une promiscuité insipide et
immonde, à une vulgarité ignoble, à une prostitution
innommable. Les souvenirs de Schi*<Anoia lui traver-
sèrent l'âme comme des parlums vivifiants. L'image
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 3l3
de la Siennoise resplendissait en lui de clartés si
fortes qu'il en était presque étonné ; et ce qu'il voyait
plus distinctement» plus lumineusemen que tout le
reste, c'était l'attitude qu'elle avait prise dans le bois
de Vicomile en prononçant les brûlantes paroles. Ces
paroles, les entendrait-il encore de cette bouche?
Qu'avait fait Marie, qu'avait-elle pensé, comment
avait-elle vécu, depuis le jour de la séparation ?. . . Son
trouble intérieur croissait à chaque pas. Semblables à
des fantasmagories mobiles et fuyantes, des fragments
de visions lui traversaient l'esprit : un coin de paysage,
un lambeau de mer, un escalier dans les fourrés de
roses, l'intérieur d'une chambre, tous les lieux où un
sentiment était né, où une douceur s'était épanchée,
où elle avait répandu le charme de sa personne. Et il
éprouvait un frissonnement profond à penser qu'elle
gardait peut-être encore dans son cœur la passion
vivante, qu'elle avait peut-être souflert et pleuré, peut-
être aussi rêvé et espéré. Qui sait?
— Eh bien? dit Jules Musellaro, comment vont
tes affaires avec lady Heathfîeld ?
Ils descendaient la rue des Quatre-Fontaines et se
trouvaient devant le palais Barberini. A travers les
grilles, entre les colonnes de pierre, le jardin appa-
raissait plongé dans l'ombre, animé par un faible
murmure de jets d'eaux, dominé par la masse blanche
de l'édifice où le portique seul avait encore de la lumière.
— Tu dis? demanda André.
— Gomment vont tes aflTaires avec Hélène ?
André regarda le palais. Il crut sentir en ce moment
dans son cœur une grande indifférence, la mort vraie
du désir, le renoncement final ; et, pour répondre, il
trouva une phrase quelconque :
i8
3i4 l'eufaht de voLUPTé
— Je suis ton conseil. Je ne rallume pas la ciga-
rette...
— Et cependant» pour cette fois, cela en vaudrait
peut-être la peine. L'as-tu bien regardée? Il me
semble qu'elle est embellie; il me semble, comment
dirai-je? qu'elle a quelque chose de nouveau... Nou-
veau, non; je m'explicjue mal. Elle est devenue plus
intense, sans rien perdre du caractère de sa beauté ;
elle est, pourrait-on dire, plus Hélène que l'Hélène d'il
y a deux ou trois ans; bref, elle s'est « quintessen-
ciée ». Effet de son second printemps, sans doute:
car je crois qu'elle frise de bien près la trentaine.
Qu'en penses-tu ?
André sentit que ces paroles l'aiguillonnaient et le
rallumaient. Pour raviver et exaspérer le désir d'un
homme, rien ne vaut l'éloge fait par un autre de lar
femme qu'il a trop longtemps possédée ou trop long-
temps désirée. Il y a des amours agonisants qui se
prolongent encore par Tefiet de l'envie d'autrui, de
l'admiration d'autrui ; car l'amant dégoûté ou las
redoute de renoncer à ce qu'il possède ou à ce qu'il
assiège en faveur d'un rival possible.
— Qu'en penses-tu ? Et puis, faire de cet Heath-
fîeld un Ménélas, ce doit être un plaisir extraordinaire.
— Je le crois aussi, dit André, en s'efforçant de
prendre le ton tiivole de son ami. Nous verrons.
LIVRE QUATRIÈME
I
— Marie, laissez à cette minute sa douceur ! Laissez-
moi exprimer tout ce que je pense !
Elle se leva. Doucement, sans colère, sans sévé-
rité, avec une émotion manifeste dans la voix, elle dit :
— Pardon, je ne puis pas vous écouter. Vous me
faites trop de mal.
— Je me tairai donc. Mais restez, Marie, je vous
en conjure !
Elle se rassit. C'était comme au temps de Schifa-
noia. Rien ne surpassait la grâce de cette tête si fine,
qui semblait peiner sous la masse profonde des che^
veux comme sous un châtiment divin. Une ombre
morbide, suave, pareille à la fusion de deux teintes
diaphanes, d'un violet et d'un azur idéalement tendres,
environnait ses yeux où s'épanouissait un fauve iris
d'ange brun.
3l6 L»ENFANT DE VOLUPTÉ
— Je ne voulais, reprît André humblement, je ne
voulais que vous rappeler mes paroles de jadis, celles
que vous avez écoutées un matin, dans le parc, sur le
banc de marbre, à l'ombre des arbousiers, en une
heure inoubliable que ma mémoire garde comme une
chose sainte...
— Je me les rappelle.
— Eh bien 1 Marie, depuis ce jour-là, ma misère
est devenue plus triste, plus sombre, plus cruelle. Je
ne saurai jamais vous dire toutes mes souffrances,
toutes mes abjections ; je ne saurai jamais vous dire
combien de fois mon âme vous a invoquée, comme
dans les affres de la mort ; je ne saurai jamais vous
dire quel était le frisson de bonheur, l'élan de tout
mon être vers l'espérance, s'il m'arrivait d'oser croire
un moment que mon souvenir vivait peut-être encore
dans votre cœur.
Il parlait avec le même accent qu'en cette matinée
lointaine ; il semblait repris de la même ivresse pas-
sionnée. Toutes ses mélancolies lui remontaient aux
lèvres. Et elle l'écoutait la tête penchée, immobile,
presque dans la même attitude que l'autre fois ; et sa
bouche, l'expression de sa bouche, qu'elle tenait en
vain serrée avec violence, comme l'autre fois, trahis-
sait une sorte de volupté douloureuse.
— Vous rappelez-vous Vicomile? Vous rappelez-
vous le bois que nous avons traversé seuls, en cette
soirée d'octobre?
Donna Marie fit un léger signe de tête, comme pour
dire oui.
— Et aussi la réponse que vous m'avez faite? ajouta
le jeune homme, d'une voix plus basse, mais avec
une expression intense de passion contenue, en s'in*
L'ENFANT DE VOLUPTÉ *dl'J
clinant beaucoup vers elle comme pour regarder au
fond de ses yeux, qu'elle tenait toujours à terre.
Enfin, elle les releva sur lui, ces bons yeux dolents
pleins de pitié.
— Je me rappelle tout, tout, tout, dit-elle. Pour-
quoi devrais-je vous cacher mon âme? Vous êtes un
esprit noble et grand, et j'ai foi en votre générosité.
Pourquoi devrais-je me conduire avec vous comme
une iemme vulgaire ? Ce soir-là, ne vous ai-je pas
avoué que je vous aimais?,.. Votre question contient
une autre question, je le comprends bien : vous voulez
savoir si je vous aime encore.
Elle hésita une seconde. Ses lèvres tremblèrent.
— Je vous aime.
— Marie !
— Mais votre devoir est de renoncer pour jamais à
mon amour et de vous éloigner de moi ; votre devoir
est de vous montrer noble, grand, généreux, en
m'épargnant une lutte qui m'effraie. J'ai beaucoup
souffert, et j'ai su souffrir ; mais la pensée d'avoir à
vous combattre, d'avoir à me défendre contre vous,
me donne une terreur folle. Vous ne savez pas au prix
de quels sacrifices j'avais réussi à obtenir le calme du
cœur; vous ne savez pas à quels rêves superbes et
chers j'avais dû renoncer... Pauvres rêves ! Si je suis
devenue une autre femme, c'est parce qu'il me fallait
devenir une autre femme; si je suis devenue une
femme ordinaire, c'est parce que mon devoir l'exi-
geait.
Elle avait dans la voix une mélancolie grave et
suave.
— En vous rencontrant, j'ai senti tout d'un coup
renaître en moi les vieux rêves, j'ai senti revivre mon
18.
3l8 L'ENFANT DE VOLUPTé
âme de jadis ; et, pendant les premiers jours, je me
suis abandonnée à cette douceur en fermant les yeux
sur le péril lointain. Je pensais : a II ne saura rien de
ma bouche ; je ne saurai rien de la sienne. » J'étais
presque sans remords, presque sans crainte. Mais vous
m'avez parlé; vous m'avez dit des paroles que je
n'avais jamais entendues; vous m'avez arraché un
aveu. Le péril m'apparut, certain, dévoilé, manifeste...
Et je m'abandonnai à un nouveau rêve. Vos angoisses
me serraient le cœur, me faisaient une peine profonde.
Je pensais : « L'impureté l'a souillé. Oh ! si j'avais le
pouvoir de le rendre pur 1 Combien je serais heureuse
d'être l'holocauste de sa régénération I » Votre tris-
tesse attirait la mienne. Je prévoyais bien que je serais
peut-être impuissante à vous consoler; mais j'espérais
que peut-être vous éprouveriez un soulagement à sen-
tir une âme répondre un éternel amen aux exigences
de votre douleur.
Elle prononça cette dernière phrase avec tant d'exal-
tation spirituelle sur tout le visage qu'André lut envahi
par un flot de joie presque mystique ; et, en ce mo-
ment, son seul désir était de lui prendre les deux
mains et d'exhaler sur ces chères mains inunaculées
son ivresse ineffable.
— Mais ce n'est pas possible, ce n'est pas possible !
poursuivit-elle, branlant la tête en signe de regret.
Nous devons renoncer pour toujours à toute espérance.
La vie est implacable. Sans le vouloir, vous briseriez
une existence entière, et plus d'une peut-être...
— Marie, Marie, ne dites point de pareilles choses !
interrompit le jeune homme en s'inclinant de nouveau
vers elle et lui prenant une main, non pas avec impé*
tuosité, mais avec une sorte de timidité suppliante,
L'ENFANT DE VOLUPTÉ Sig
comme si, avant d'accomplir cet acte, il eût attendu
une marque de consentement. Je ferai ce que vous
voudrez ; je serai humble et soimiis ; ma seule ambi-
tion est de vous obéir ; mon vœu unique est de mou-
rir en invoquant votre nom. Renoncer à vous, c'est
renoncer au salut, retomber pour toujours dans la
ruine, s'abîmer irrémédiablement. Je vous aime comme
nulle parole humaine ne pourra l'exprimer jamais. J'ai
besoin de vous. Vous seule êtes vraie; vous êtes la
Vérité que cherche mon esprit. Tout le reste est vain ;
tout le reste est néant. Renoncer à vous, c'est comme
entrer dans la mort. Mais, si le sacrifice de moi-même
peut vous conserver la paix, je vous dois ce sacrifice.
N'ayez pas peur, Marie. Je ne vous ferai aucun mal.
Il lui tenait la main dans la sienne, mais ne la ser-
rait pas. Sa voix n'avait point de flamme ; elle était
humble, désolée, désolante, pleine d'une immense dé-
tresse. Et la pitié faisait si bien illusion à Marie, qu'elle
ne retira pas sa main et s'abandonna pendant quelques
minutes à la pure volupté de ce léger contact. C'était
pour elle une volupté si subtile qu'elle semblait n'avoir
pas de répercussion physique ; c'était comme si une
essence fluide, partant du plus profond de son cœur,
lui eût afflué le long du bras jusqu'aux doigts et se fût
épanchée par le bout des doigts en une onde ineffable-
ment harmonieuse. Et, lorsqu'il se tut, les paroles
dites dans le parc, en cette matinée inoubliable, revin-
rent à la mémoire de Marie, ravivées par le son récent
de la voix qu'elle venait d'entendre : a Votre seule
présence visible suffisait à me donner l'ivresse ; et je la
sentais couler comme du sang dans mes veines, en-
vahir mon esprit comme un sentiment surhumain... »
Il y eut im intervalle de silence. De temps à autre.
320 L'ENFANT DE VOLUPTE
on entendait le vent secouer les vitres des fenêtres.
Avec le vent arrivait une clameur lointaine, mêlée au
roulement des voitures. La lumière entrait, froide et
limpide comme une eau de source ; l'ombre se ramas-
sait dans les angles et aux plis des rideaux faits d'étoffes
orientales ; ça et là, sur les meubles, luisaient des
incrustations de jade, d'ivoire, de nacre; un grand
Bouddha doré apparaissait dans le fond, sous un ba-
nanier paradisiaque. Ces formes exotiques prêtaient au
salon un peu de leur mystère.
— A quoi pensez-vous maintenant? demanda André.
Ne pensez-vous pas à la façon dont je dois finir ?
EUe semblait absorbée dans une méditation perplexe.
Elle avait un air irrésolu, comme si elle eût écouté
deux voix intérieures.
— Je ne saurais vous dire, répondit-elle en se pas-
sant la main sur le front d'un geste rapide, je ne sau-
rais vous dire quel pressentiment étrange m'accable
depuis longtemps. Non, je ne saurais; mais j'ai
peur.
Et, après une pause :
— Quand je pense que vous souffrez, que vous êtes
malade, pauvre ami, et que je ne pourrai pas alléger
votre peine, et que je vous manquerai à l'heure de
votre angoisse, et que j'ignorerai même si vous m'avez
appelée... Mon Dieul
Il y avait dans sa voix défaillante un tremblement
de pleurs, comme si sa gorge se fût étranglée. André
tenait la tête basse, sans rien dire.
— Quand ie pense que mon âme vous suivra tou-
jours, toujours, et que jamais, jamais, elle ne pourra
se confondre avec la vôtre, qu'elle ne pourra jamais être
comprise de vousl Pauvre amour I
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 321
Elle avait la voix mouillée de larmes, la bouche con-
tractée par la douleur.
— Ne m'abandonnez pasl Ne m'abandonnez pas!
s'écria le jeune homme en lui saisissant les deux mains,
presque agenouillé, en proie à une vive exaltation. Je
ne vous demanderai rien ; je ne veux de vous que la
pitié. La pitié qui me viendrait de vous me serait plus
précieuse que la passion de toute autre femme, vous le
savez bien! Seules, vos mains pourront me guérir,
pourront me ramener à la vie, me relever de ma bas-
sesse, me rendre la foi, m'affranchir de toutes les
choses mauvaises qui m'infectent et m'emplissent d'hor-
reur. Oh! chères, chères mains !.. .
n se coui ba pour les baiser ; il y tint sa bouche pressée
longuement. Les yeux mi-clos, en signe de suprême
douceur, il disait tout bas, avec un accent indéfinissable :
— Je sens que vous tremblez.
Elle se leva, tremblante, éperdue, plus pâle qu'en
cette matinée mémorable où elle cheminait sous les
fleurs. Le vent secouait les vitres; une clameur arri-
vait, comme d'une foule mutinée. Les cris que le vent
apportait du Quirinal accrurent son agitation.
— Adieu. Je vous en prie, André ; ne demeurez pas ici
plus longtemps. Vous me reverrez une autre fois, quand
vous voudrez. Mais maintenant, adieu. Je vous en priel
— Où vous reverrai-je ?
— Demain, au concert. Adieu.
Elle était bouleversée comme si elle eût commis une
faute. Elle le reconduisit jusqu'à la porte du salon.
Restée seule, elle hésita, ne sachant que faire, dominée
encore par la frayeur. Elle sentait le tour de ses yeux,
ses joues et ses tempes brûler d'une violente ardeur,
tandis que des frissons lui couraient par tout le corps.
322 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Mais elle gardait sur les mains, persistante comme Tin
sceau, l'impression de la bouche aimée, et cette im-
pression était délicieuse, et elle l'aurait voulue indélé-
bile comme un sceau divin.
Elle regarda autour d'elle. Dans le salon, la lumière
diminuait, les formes se noyaient d'ombre, le grand
Bouddha recueillait sur sa dorure une clarté étrange.
Tour à tour, on entendait et on cessait d'entendre les
cris. Elle alla vers une fenêtre, l'ouvrit, tendit le front.
Un vent glacial soufflait sur la chaussée où déjà, vers
la place des Termes, commençaient à s'allumer les
lanternes. En face, les arbres de la Villa Âldobrandini
se balançaient, à peine teintés d'un reflet rougeâtre.
Sur la Tour des Milices pendait un énorme nuage ara-
moisi, solitaire dans le ciel.
La soirée lui parut lugubre. Elle se retira ; elle alla
s'asseoir à la même place où l'entretien avait eu lieu.
• — Pourquoi Delphine ne revenait-elle pas ? — Elle
aurait voulu se dérober à toute réflexion, à toute mé-
ditation ; et, néanmoins, une faiblesse incompréhensible
la retenait à celte place où, quelques minutes aupara-
vant, André avait respiré, avait parlé, avait exhalé son
amour et sa douleur. Les efforts, les résolutions, les
contritions, les oraisons, les pénitences de quatre mois
se dissipaient, s'effaçaient, devenaient inutiles, en
une seconde. Elle retombait, plus lasse et plus défaite,
sans volonté et sans pouvoir contre la crise morale qui
la surprenait, contre les sentiments qui la boulever-
saient; et tandis qu'elle s'abandonnait à l'angoisse et à
la langueur d'une conscience où défaillait tout courage,
elle avait la sensation que, dans l'ombre du salon,
quelque chose de lui flottait encore et l'enveloppait
toute d'une caresse infiniment suave.
II
Le lendemaîn, elle arriva au Palais des Sabini, le
cœur palpitant sous un bouquet de violettes.
Déjà André l'attendait à la porte de la salle. En lui
serrant la main, il lui dit :
— Merci.
Il la conduisit à un fauteuil et se plaça près d'elle. Il
lui dit :
— Je croyais que l'attente me ferait mourir d'an-
goisse. J'avais si peur que vous ne vinssiez pas! Gomme
je vous suis reconnaissant!
n lui dit :
— Hier, très tard, j'ai passé devant votre maison.
J'ai vu de la lumière à une de vos fenêtres, à
la troisième fenêtre vers le Quirinal. Je ne sais ce
que j'aurais d')nné pour être certain que vous étiez
là...
32^ L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Il lui demanda encore :
— Qui vous a donné ces violettes ?
— C'est Delphine, répondit-elle.
— Delphine vous a-t-elle raconté notre rencontre
de ce matin sur la place d'Espagne ?
— Oui, tout.
Le concert commença par un Quartetto de M en—
delssohn. La salle était déjà presque entièrement
occupée. L'auditoire se composait en grande partie de
dames étrangères ; et c'était un auditoire de femmes
blondes, pleines de modestie dans le costume, pleines
de recueillement dans les attitudes, silencieuses et
religieuses commes en un lieu sacré. L'onde de la
musique, passant sur des têtes immobiles coiffées de
chapeaux sombres, se dilatait dans une lumière d'or,
dans une lumière qui coulait d'en haut, tamisée par
les rideaux jaunes, éclaircie par les parois blanches et
nues. Et la vieille salle sans ornement, cette salle où,
sur la blancheur uniforme, restaient à peine quelques
traces de frise et où les pauvres portières bleuâtres
menaçaient de tomber, cette salle avait l'apparence
d'un lieu qui, resté clos pendant un siècle, aurait été
rouvert justement ce jour-là. Mais cette teinte de
vieillesse, cet air de pauvreté, cette nudité des parois
ajoutaient je ne sais quelle étrange saveur à la
jouissance exquise de l'audition ; et, en raison du
contraste, cette jouissance y paraissait plus intime,
plus profonde, plus pure. C'était le mercredi 2 février ;
à Montecitorio, le Parlement discutait sur le massacre
de Dogali ; les rues et les places voisines regorgeaient
de peuple et de soldats.
Les souvenirs musicaux de Schifanoia remontèrent
à l'esprit des deux amants ; im reflet de cet automne
L'EîïFAIfT DE VOLUPTÉ 325
illumina leurs pensées. Le Menuet de Mendelssohn
évcquait pour eux la vision de la villa au bord de la
mer, des salons embaumés par les jardins en pente,
du vestibule où se dressaient entre les colonnes les
hautes cimes des cyprès et où les voiles de feu se déta-
chaient sur une zone de mer sereine.
De temps à autre, André, se penchant un peu vers
la Siennoise, lui demandait tout bas :
— A quoi pensez-vous ?
Elle répondait par un sourire si faible qu'à peine
parvenait-il à le surprendre. Elle dit :
— Vous vous rappelez le 28 septembre?
André n'avait pas ce souvenir bien distinct dans la
mémoire ; néanmoins, de la tête, il fît signe que oui.
L'Andante, calme et solennel, dominé par une haute
mélodie pathétique, avait abouti, après de larges
développements, à une explosion de douleur. Le Finale
s'attardait en un rythme monotone, plein de lassitude.
EUe dit :
— C'est le tour de votre Bach.
Et, quand la musique recommença, ils éprouvèrent
tous deux un besoin instinctif de se rapprocher.
Leurs coudes s'effleuraient. A la fin de chaque mor-
ceau, André se penchait vers elle pour lire sur le
programme déployé qu'elle tenait à la main ; et, dans
ce geste, il lui pressait le bras, respirait l'odeur de ses
-violettes, lui communiquait un frisson de délice.
L'Adagio avait un chant d'un si puissant essor, il
prenait une telle envolée vers les sommets de l'extase,
il s'élargissait dans l'infini avec tant d'assurance, qu'il
parut être la voix d'une créature surhumaine qui
épancherait dans le rythme la joie d'une immortelle
victoire. Le torrent irrésistible emportait tous les
19
326 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
esprits. Quand la musique eut cessé, le frisson des
instruments persista quelques secondes encore dans
les nerfs des auditeurs. Un murmure courut d'un
bout à l'autre de la salle. Retardés, les applaudisse-
ments éclatèrent avec plus de véhémence.
Ils se regardèrent l'un l'autre, les yeux chargés de
rêve. La musique continuait ; la lumière se iaisait plus
discrète ; ime tiédeur délicieuse adoucissait l'air ; les
violettes attiédies exhalaient un parfum plus fort. André
avait presque l'illusion d'être seul avec elle, parce qu'il
ne voyait autour de lui personne qu'il connût.
n se trompait. S'étant retourné pendant une pause,
il aperçut Hélène Muti debout au fond de la salle, en
compagnie de la princesse de Ferentino. Immédiate-
ment, leurs regards se rencontrèrent. Il la salua de
loin. Et il lui sembla qu'il surprenait sur les lèvres d'Hé-
lène un sourire singulier.
— Qui saluez-vous ? demanda Marie en se retournant
& son tour. Qui sont ces dames ?
— Lady Heathfield et la princesse de Ferentino.
Elle crut sentir un trouble dans la voix d'André.
— Laquelle des deux est la princesse de Ferentino ?
— La blonde.
— L'autre est très belle.
André se tut.
— Mais est-ce une Anglaise ? demanda-t-elle encore.
— Non, c'est une Romaine ; elle est veuve du duc de
Scerni et mariée en secondes noces à lord Heathfield.
— Elle est très belle.
André s'empressa de s'informer :
— Que va-t-on jouer maintenant ?
— Le Quatuor de Brahms, en do mineur»
— Vous le connaissez ?
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 827
— Non,
— La seconde partie est merveîUeuse.
Il parlait pour cacher son inquiétude.
— Quand vous reverrai-je ?
— Je ne sais.
— Demain?
Elle hésita. Il semblait qu'une ombre légère lui fût
descendue sur le visage.
— Demain, s'il fait soleil, répondit-elle, je viendrai
avec Delphine à la place d'Espagne, vers midi.
— Et s'il ne fait pas soleil ?
— Samedi soir, j'irai chez la comtesse Starnîna...
La musique recommençait. La première partie ex-
primait un combat sombre et viril, plein de vigueur.
Ensuite la romance exprima un ressouvenir passionné
mais très triste, suivi d'un relèvement lent, indécis et
débile, vers une aube très lointaine. Une claire phrase
mélodique se développait en profondes modulations.
C'était un sentiment très différent de celui qui animait
l'Adagio de Bach ; c'était plus humain, plus terrestre,
plus élégiaque. Dans cette musique passait un souille
de Beethoven.
André fut pris d'une anxiété si terrible qu'il crai-
gnit de se trahir. Toute la douceur d'auparavant se
convertit pour lui en amertume. Il n'avait pas une
conscience exacte de ce qu'était sa souffrance nou-
velle; il ne savait ni se recueillir ni se dominer; il
flottait, perdu, entre le charme de la musique et
l'attraction exercée sur lui par les deux femmes ; mais
aucune de ces trois forces ne le pénétrait jusqu'au fond ;
il éprouvait une sensation indéfinissable, comme celle
d'un vide où auraient résonné sans cesse de grands
coups suivis d'un écho douloureux ; et sa pensée se
328 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
brisait en mille fragments, se désagrégeait, s'émîettait ;
et les images des deux femmes se superposaient, se
confondaient, se détruisaient Tune l'autre, sans cju'il
lui fût possible d'arriver à les disjoindre, d'arriver à
définir son sentiment pour l'une et son sentiment pour
l'autre. Et, par-dessus ce douloureux trouble intime,
s'agitait l'inquiétude produite par la réalité immédiate,
par le souci des expédients pratiques. Il avait surpris
un changement léger dans l'attitude de Marie Ferres
à son égard ; et il croyait sentir le regard d'Hélène,
persistant et fixe; et il ne réussissait pas à trouver
la contenance qu'il devait prendre; il ne savait pas
s'il devait accompagner Marie lorsqu'elle sortirait de
la salle ou s'il devait s'approcher d'Hélène; il ne savait
pas non plus si cet incident lui serait favorable ou
nuisible près de l'une et près de l'autre.
A la fin du morceau, Marie se leva.
— Je m'en vais, dit-elle.
— Vous n'attendez pas la fin ?
— Non. Je dois être rentrée pour cinq heures.
— Rappelez-vous, demain matin...
Elle lui tendit la main. C'était peut-être la chaleur
de la salle close qui avivait sa pâleur d'une faible
flamme. Un manteau de velours, d'une sombre cou-
leur de plomb, bordé d'une large garniture de chin-
chilla, enveloppait toute sa personne ; et, dans l'entre-
bâillement de la fourrure cendrée, les violettes mouraient,
exquises. En sortant, elle marchait avec une si souve-
raine élégance que plusieurs des dames assises se
retournèrent pour la suivre des yeux. Et ce fut la
première fois qu'André, dans cette créature spirituelle,
dans cette pure madone de Sienne, vit la femme du
monde.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ Ssg
C'était la troisième partie du quatuor. Déjà la
lumière du jour décroissait, et l'on releva les rideaux
jaunes comme dans une église. D'autres dames quittè-
rent la salle. Des chuchotements bourdonnaient çà et
là. Dans l'auditoire commençaient la fatigue et l'inatten-
tion qui marquent toujours la fin d'un concert. Par
un de ces bizarres et brusques phénomènes d'élasticité
morale et de versatilité, Sperelli éprouva une sensation
de soulagement presque gaie. Tout d'un coup, il oublia
ses préoccupations sentimentales et passionnelles ; et la
seule chose qui apparut clairement à sa vanité et à sa
corruption, ce fut le côté galant de l'aventure. Il eut la
pensée que la Siennoise, en lui accordant ces rendez-
vous innocents, avait déjà mis le pied sur la douce
pente au bas de laquelle est le péché, inévitable même
pour les âmes les plus vigilantes ; il eut la pensée que
peut-être un peu de jalousie pousserait Hélène à lui
retomber entre les bras, et qu'ainsi l'une des deux
intrigues pourrait seconder l'autre ; il eut la pensée
que justement c'était peut-être une crainte vague, un
pressentiment jaloux qui avaient pressé Marie de con-
sentir si vite au rendez-vous prochain. Il se trouvait
donc sur la voie d'une double conquête ; et il sourit en
faisant réflexion que, dans les deux entreprises, la
difficulté se présentait sous le même aspect : les deux
femmes voulaient jouer près de lui le rôle de sœurs,
et il s'agissait de les transformer en maîtresses. Il
remarqua encore, non sans sourire, d'autres ressem-
blances entre les deux cas : « Oh ! cette voix ! Comme
elles étaient étranges dans la voix de Marie, les into-
nations d'Hélène! » L'éclair d'une pensée folle lui
traversa l'esprit : cette voix pouvait être pour lui l'élé-
ment d'un travail d'imagination ; en vertu de cette
330 L'ENFANT DB VOLUPTÉ
singulière aflSnité de timbre, il pouvait fondre les deux
beautés en une seule et posséder ainsi une troisième
beauté imaginaire, plus complexe, plus parfaite, plus
vraie, parce qu'elle serait idéale. . .
La troisième partie, exécutée avec un style impec-
cable, finissait parmi les applaudissements. André se
leva et s'approcha d'Hélène.
— Vous voici, Ugenta 1 lui dit la princesse de
Ferentino. Où étiez-vous donc jusqu'à présent? Au
pays du Tendre ?
— Et cette inconnue? fit Hélène sur un ton léger,
en respirant un bouquet de violettes retiré de son man-
chon de martre.
— C'est une grande amie de ma cousine : Donna
Marie Ferrés y Capdevila, femme du nouveau ministre
de Guatemala, répondit André sans se troubler. Une
belle créature, très fine. Elle était chez Françoise à
Schifanoia, en septembre.
— Et Françoise? interrompit Hélène. Savez-vous
quand elle doit revenir ?
— J'ai de ses nouvelles, toutes fraîches, de San
Remo. Ferdinand va mieux. Mais je crains qu'elle ne
doive prolonger là-bas son séjour pendant un mois
encore, et peut-être davantage.
— Quel malheur I
Le Finale du quatuor commençait, très court. Hélène
et la princesse avaient pris deux chaises, dans le fond,
contre la muraille, sous la glace pâle qui reflétait la
salle mélancolique. Hélène écoutait, la tête penchée,
en faisant couler entre ses doigts les extrémités d'un
luisant boa de martre. Quand le concert fut fini :
— Accompagnez-nous, dit-elle à André.
En montant dans sa voiture après la princesse, elle dit :
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 33l
— Montez aussi. Nous laisserons Eve au palais
Fiano. Ensuite, je vous déposerai où vous voudrez.
— Merci.
D accepta. En arrivant au Corso, la voiture fut obli-
gée de ralentir : la chaussée était encombrée d'une
ioule tumultueuse. De la place de Montecitorio et de
la place Colonna venaient des clameurs qui se propa-
geaient comme un bruit de houle, qui s'élevaient, tom-
baient, se relevaient, mêlées aux éclats des clairons.
Dans le soir cendré et froid, Témeute grandissait;
rhorreur du massacre lointain faisait hurler la popu-
lace ; des hommes iendaient la presse en courant et
en agitant des paquets de journaux ; sur les clameurs,
distinctement, se détachait le nom de l'Afrique.
André regarda par la portière.
— Pour quatre cents brutes, mortes en brutes!
murmura-t-il en se retirant.
— Que dites-vous là I s'écria la princesse de Ferentino.
A l'angle du palais Ghigi, le tumulte ressemblait à
une bagarre. La voiture fut contrainte de s'arrêter.
Hélène se pencha pour voir ; et son visage, sortant de
l'ombre, s'illuminant à la lueur du gaz et aux reflets
du crépuscule, apparut d'une blancheur presque
funèbre, d'une blancheur glacée, un peu livide, qui
réveilla chez André le souvenir d'une tête déjà vue —
il ne savait plus quand, il ne savait plus où, — dans
quelque musée, dans quelque chapelle.
— Nous sommes arrivés, dit la princesse, lorsque la
voiture atteignit enfin le palais Fiano. Adieu, nous
nous retrouverons ce soir chez la duchesse Angelieri.
Adieu, Ugenta. Venez-vous demain déjeuner à la mai-
son ? Vous y trouverez Hélène, Barbarella Viti et mon
cousin.
332 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— A quelle heure ?
— A midi et demi.
— C'est entendu.
La princesse descendit. Le valet de pied attendait un
ordre.
— Oà voulez-vous que je vous mène? demanda
Hélène à Sperelli, qui avait déjà pris auprès d'elle la
place de la princesse.
— Far, Jar away, . .
— Allons, dites! Chez vous?
Et, sans attendre la réponse :
— A la Trinité des Monts, palais Zuccari.
Le valet de pied ferma la portière. La voiture re-
partit au trot et tourna par la rue Frattina, laissant en
arrière la foule, les cris, les rumeurs.
— Oh ! Hélène, après si longtemps. . . s*écria-t-il en
se penchant pour regarder celle qu'il convoitait.
Elle s'était retirée dans l'ombre, tout au fond, comme
pour éviter un contact.
Au passage, la clarté d'une vitrine traversa l'ombre;
et il vit qu'Hélène, toute blanche, souriait d'un sou-
rire attirant.
Toujours souriant du même sourire, elle ôla de son
cou, avec un geste agile, le long boa de martre, et elle
le jeta autour du cou d'André, en guise de lacet. On
aurait dit que c'était un jeu. Mais, de ce moelleux
lacet, parfumé du même parfum qu'il avait senti dans
le renard bleu, elle attira le jeune homme et lui oflFrit
ses lèvres, sans parler.
Leurs deux bouches se rappelèrent les délices d'au-
trefois, ces unions terribles et suaves qui duraient jus-
qu'à l'angoisse et donnaient au cœur la sensation d'un
fruit fondant et humide de rosée. Pour en prolonger la
V
L»ENFANT DE VOLUPTÉ 333
saveur, ils retenaient leur haleine. La voiture, quittant
la rue des Deux-Boucheries, monta par la rue du Tri-
ton, tourna dans la rue Sixtine, s'arrêta devant le palais
Zuccari.
Hélène repoussa vivement le jeune homme et lui dit
d'une voix un peu voilée:
— Descends. Adieu.
— Quand viendras-tu?
— Qui sait ?
Le domestique ouvrit la portière. André descendit.
La voiture tourna de nouveau pour reprendre la rue
Sixtine. André, tout vibrant encore, les yeux encore
noyés dans un nuage de torpeur, regardait si derrière
la glace n'apparaîtrait pas le visage d'Hélène ; mais il
ne vit rien. La voiture s'éloigna.
En remontant l'escalier, il pensait : « Enfin, voilà
qu'elle se convertit ! » Il lui restait dans la tête une
vapeur d'ivresse ; il lui restait dans la bouche le goût
du baiser ; il lui restait dans les pupilles l'éclair du sou-
rire avec lequel Hélène lui avait jeté au cou cette sorte
de serpent luisant et embaumé. — Et Marie Ferrés ?
— Sans nul doute, il devait à la Siennoise cette volupté
inattendue. Dans l'acte bizarre et capricieux d'Hélène,
il y avait sûrement un peu de jalousie naissante. Peut-
être, par crainte qu'il ne lui échappât, avait-elle voulu
l'attacher, l'allécher, l'allumer d'une soif nouvelle.
« M'aime-t-elle? Ne m'aime-t-elle pas? » Et que lui
importait de le savoir? A quoi cela pouvait-il lui servir?
Désormais, l'enchantement était rompu. Jamais aucun
miracle ne pourrait ressusciter la moindre parcelle du
bonheur défunt. L'unique chose à faire, c'était de
s'occ.iper de la chair, qui était encore divine.
Il se complut longuement à méditer sur cette
19.
334 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
aventure. Il goûta surtout la façon élégante et singu-
lière dont Hélène avait donné de la saveur à sa
fantaisie. Et l'image du boa évoqua l'image de la
tresse de Marie, évocpia confusément tous les rêves
d'amour qu'il avait rêvés sur cette ample chevelure
virginale dont s'éprenaient jadis les élèves du couvent
florentin. Il confondit de nouveau ses deux désirs ; il
considéra fixement la double image; il entrevit la
troisième Amante, l'idéale.
Il avait l'esprit tourné à la réflexion. Tout en
s'habillant pour le dîner, il se redisait : 4 Hier,
grande scène de passion, où peu s'en est fallu qu'il y
ait eu des larmes répandues ; aujourd'hui, petite
scène muette de sensualité. Et il me semblait hier que
j'étais sincère dans mon émotion, comme tout à
l'heure j'étais sincère dans ma sensation. De plus,
aujourd'hui même, une heure avant le baiser d'Hélène,
j'avais eu un moment d'envolée lyrique auprès de
Marie. De tout cela, il ne subsiste pas trace. Demain,
c'est sûr, je recommencerai. Je suis chimérique,
incohérent, inconsistant, caméléonesque I . . . Mes efforts
vers l'unité, quels qu'ils fussent, resteraient toujours
vains. Je n'ai plus qu'à me résigner. Ma loi est dans
ce seul mot : Nunc. Que la volonté de la loi s'accom-
plisse I »
Il se mit à rire de lui-même. Et, à partir de cette
heure, il céda à sa nature sans aucime retenue.
Sans aucune retenue, sans aucun égard, sans aucun
remords, il appliqua toutes ses facultés à meltre en
œuvre ses imaginations malsaines. Pour vaincre les
résistances de Marie Ferrés, il usa des plus subtils
artifices, des ruses les plus raffinées, la trompant
justement sur les choses de l'âme et sur la vie intime
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 335
du cœur. Pour mener de front les deux aventures,
pour conquérir la nouvelle maîtresse et pour recon-
quérir l'ancienne, pour tirer parti de chaque circons-
tance dans Tune et l'autre entreprise, il se jeta dans
une infinité de contretemps, d'embarras, de situations
bizarres ; et, pour en sortir, il recourut à quantité de
mensonges, de complications mesquines, de subter-
fuges dégradants, de basses supercheries. La bonté, la
loyauté, la candeur de Marie ne le désarmaient pas.
Il avait pris pour principe de son œuvre de séduction
ce verset d'un psaume : Asperges me hyssopo, et
mundabor ; lavabis me, et super nivem dealbabor. La
pauvre créature croyait sauver une âme, racheter une
intelligence, purifier par sa propre pureté un homme
souillé ; elle gardait une foi profonde aux paroles
inoubliables entendues dans le parc, le jour de l'Epi-
phanie de l'Amour, en face de la mer, sous les arbres
fleuris. Et justement c'était cette loi qui la récon-
lorlait, qui la soutenait au milieu des luttes chrétiennes
où sa conscience était déchirée, qui repoussait loin
d'elle le soupçon, qui l'enivrait d'une sorte de mysti-
cisme voluptueux où elle répandait les trésors de sa
tendresse, le flot recueilli de ses langueurs, la fleur la
plus douce de sa vie.
Pour la première fois, peut-être, André se trouvait
en présence d'ime vraie passion, d'un de ces grands
sentiments léminins, si rares, qui illuminent d'un
magnifique et terrible éclair le ciel gris et variable des
amours humaines. Il ne s'en soucia point. Il se fit
l'impitoyable bourreau de lui-même et de la pauvre
créature.
III
Le jeudi 3 février, sur la place d'Espagne, comme
il avait été convenu au concert, André la renconlra
devant l'étalage d'un orfèvre antiquaire, avec Delphine.
A peine eut-elle entendu son salut, qu'elle se retourna ;
et une flamme colora sa pâleur. Ils regardèrent
ensemble les joyaux du xviii® siècle, les boucles et les
diadèmes de strass, les épingles et les montres
émaillées, les tabatières d'or, d'ivoire, d'écaillé, tous
ces jolis bibelots d'un siècle mort, qui, dans la limpide
clarté matinale, avaient un aspect d'harmonieuse
richesse. Autour d'eux, les marchands de fleurs, avec
leurs paniers, allaient oflrant les jonquilles jaunes et
blanches, les violettes doubles, de longues branches
d'amandier. Un souifle de printemps passait dans
l'air. La colonne de l'Immaculée-Conception montait
agile dans le soleil, comme une tîge, avec la Rosa
L'ENFANT DE VOLUPTÉ SSy
mystica au sommet ; la Barcaccia était chargée de
diamants ; l'escalier de la Trinité ouvrait joyeusement
ses bras vers l'église de Charles VIII, dont les deux
tours se dressaient dans un azur ennobli par les
nuages, dans un vieux ciel du Piranèse.
— Quelle merveille ! s'écria la Siennoisé. Comme
vous avez raison d'être amoureux de Rome I
— Oh ! vous ne la connaissez pas encore, répondit
André. Je voudrais être votre guide...
Elle sourit.
— ... accomplir avec vous, ce printemps, un pèle-
rinage sentimenlal.
Elle souriait, et toute sa personne avait pris une
apparence moins triste, moins grave. Son costume du
matin avait une sobre élégance, mais il révélait la fine
ingéniosité d'un goût expert aux choses de l'art, aux
délicatesses de la couleur. Sa jaquette croisée, d'un drap
gris tirant un peu sur le vert et garnie de loutre aux
bords, s'ouvrait sur un gilet de loutre. Et, comme la
coupe était d'un style exquis, l'accord de ces deux tons,
de ce gris indescriptible et de ce fauve opulent, était
une joie pour les yeux.
Elle demanda :
— Où êtes-vous allé, hier soir?
— Je suis sorti du concert quelques minutes après
vous ; je suis rentré à la maison ; et j'y suis resté, parce
que j'ai cru y sentir la présence de votre esprit. J'ai
beaucoup pensé. N'avez-vous pas senti ma pensée ?
— Non, je ne l'ai pas sentie. J'ai eu, moi, une
soirée sombre, sans savoir pourquoi. Il me semblait
que j'étais si seule I
La comtesse de Lucoli passa dans un dog-cart,
conduisant un cheval rouan. Julie Moceto, à pied.
338 L'E>'FAWT DE VOLUPTÉ
passa en compagnie de Jules Musellaro. Isolta Cellesî
passa.
André saluait. Marie Ferres lui demandait les noms
de ces dames. Celui de la Moceto ne fut pas nouveau
pour elle. Elle se rappela le jour où Françoise l'avait
prononcé en voyant le Saint-Michel du Pérugin,
lorsqu* André feuilletait ses dessins, à Schifanoia ; et elle
suivit du regard l'ancienne aimée de son aimé. Une
inquiétude Tétreignait. Tout ce qui rattachait André à
sa vie antérieure lui donnait ombrage. Elle aurait voulu
que cette vie, ignorée d'elle, n'eût jamais existé; elle
aurait voulu l'abolir toute de la mémoire de cet homme
qui s'y était plongé si avidement, qui s'en était retiré
avec tant de lassitude, tant de pertes, tant de bles-
sures. « Vivre uniquement en vous et pour vous, sans
hier et sans demain, sans aucune autre attache, sans
aucune autre préférence, hors du monde... » Voilà ce
qu'il avait dit. Oh ! quel rêve !
Et une inquiétude différente étreignait André : ce
serait bientôt l'heure du déjeuner auquel l'avait invité
la princesse de Ferentino.
— De quel côté vous dirigez-vous? demanda-t-il.
— Delphine et moi, nous avons pris du thé et des
sandwiches chez Nazzari, avec l'intention de profiter du
soleil. Nous monterons au Pincio et nous visiterons la
villa Médicis. Si vous voulez nous accompagner...
n eut une pénible hésitation. « Le Pincio, la villa
Médicis, par une après-midi de février, avec elle ! »
Mais il ne pouvait pas manquer à l'invitation ; et, d'ail-
leurs, il éprouvait une anxieuse curiosité de revoir Hé-
lène après la scène de la veiUe : car il était bien allé
au palais Angelîeri, mais elle n'y avait point paru. Il
dit, avec un air désolé :
L'ENFANT DE VOLUPTÉ SSfl
— Quelle malchance! je suis invité à déjeuner, et je
ne puis disposer que d'un quart d'heure. J'ai accepté
cette invitation la semaine dernière. Mais, si j'avais
su, j'aurais trouvé un moyen pour me délier de tout
engagement. Quelle malchance!
— Allez ; ne perdez pas de temps. Vous vous feriez
attendre...
Il regarda sa montre.
— Je puis encore vous accompagner un peu .
— Maman, dit Delphine, montons par l'escalier.
J'y suis montée hier avec miss Dorothy. Si tu
voyais I
Comme ils étaient dans le voisinage du Babuino,
ils tournèrent pour traverser la place. Un enfant les
suivait, s'ente tant à leur offrir une grande branche
d'amandier, qu'André acheta et offrit à Delphine. Des
dames blondes sortaient des hôtels avec le Bœdeker
rouge h la main ; les pesantes voitures de louage à
deux chevaux se croisaient avec un miroitement métal-
lique sur leurs garnitures à la vieille mode ; les mar-
chands de fleurs tendaient vers les étrangères leurs
paniers combles, en vociférant à l'envi .
— Faites-moi la promesse, dit-il à Marie en
posant le pied sur la première marche, faites-moi la
promesse que vous n'entrerez pas à la villa Médicis
sans moi. Pour aujourd'hui, renoncez à cette visite.
Je vous en prie !
Elle semblait préoccupée d'une pensée triste. Elle dit :
— J'y renoncerai.
— Merci !
Devant eux s'élevait l'escalier triomphal, dont la
pierre échauffée exhalait une douce tiédeur ; et celte
pierre avait un ton d'argenterie ancienne, qui rappelait
34o L'ENFANT DE VOLUPTÉ
celui des fontaines de Schifanoia. Delphine les précé-
dait en courant avec la branche fleurie ; et, au vent de
la course, quelques menus pétales rosés s'envolaient
comme des papillons.
Un regret aigu perça le cœur du jeune homme. II
se figura toutes les douceurs d'une promenade senti-
mentale dans les sentiers des Médicis, sous les buis
muets, à cette première heure de l'après-midi.
— Chez qui allez-vous? demanda Marie après un
intervalle de silence.
— Chez la vieille princesse Alberoni, répondit-il.
Une table catholique.
Il mentait encore une fois ; car un instinct l'aver-
tissait que, peut-être le nom de la Ferentino éveil-
lerait un soupçon chez Marie.
— Alors, adieu ! ajouta-t-eUe en lui tendant la main.
— Non, je vais jusqu'à la place. J'ai ma voiture qui
m'y attend. Regardez : voici la maison que j'habite.
Et il désigna le palais Zuccari, la douce retraite
inondée de soleil, qui faisait penser à une serre étrange,
devenue opaque et brune par l'effet du temps.
Marie regarda.
— Maintenant que vous la connaissez, y viendrez-
vous quelquefois... en esprit?
— En esprit, toujours.
— Avant samedi, ne pourrai-je pas vous revoir?
— Ce sera difficile.
Ils se quittèrent. Marie, avec Delphine, s'engagea
dans l'avenue bordée d'arbres. André monta dans sa
voiture et s'éloigna par la rue Grégorienne.
Il arriva chez la princesse de Ferentino avec quel-
ques minutes de retard. II présenta ses excuses.
Hélène était là, en compagnie de son mari.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 34l
Le déjeuner fut servi dans une salle à manger très
gaie, décorée de tapisseries barberines représentant des
bambochades dans le style de Pierre Loar. Au milieu
de ce beau décor grotesque du xvii® siècle, commença
un feu scintillant et pétillant de médisances. Les trois
daines avaient Tesprit joyeux et prompt. Barbarella Viti
riait de son vibrant rire masculin, renversant un peu
en arrière sa belle tête d'éphèbe ; et ses yeux noirs se
rencontraient trop souvent avec les yeux verts de la
princesse. Hélène faisait des mots avec un entrain
extraordinaire ; et elle semblait à André si distante»
si étrangère, si insoucieuse, qu'il eut presque un
doute : « Ai-je donc rêvé, hier soir ? » Ludovic Bar-
barisi et le prince de Ferentino excitaient les dames. Le
marquis de Mount Edgcumbe se chargeait d'ennuyer
son « jeune ami » en lui demandant des renseigne-
ments sur les ventes prochaines et en lui parlant d'une
édition rarissime du Métamorphoseon d'Apulée, qu'il
avait acquise quelques jours auparavant pour quinze
cent vingt francs : l'édition de Rome, 1/169, in-folio.
Il s'interrompait de temps à autre pour observer un
geste de Barbarella ; et alors passait dans ses yeux un
regard de maniaque et dans ses mains odieuses un
tremblement singulier.
L'irritation, le dégoût, l'agacement grandirent chez
Sperelli à tel point qu'il ne réussissait plus à les dissimuler.
— Vous êtes de mauvaise humeur, Ugenta ! lui dit
la princesse de Ferentino.
— Un peu. Mallecho est malade.
Alors Barbarisi l'importuna de mille questions sur la
maladie du cheval. Et puis Mount Edgcumbe recom-
mença son histoire du Métamorphoseon. Et la Ferentino
dit en riant :
342 L'EMFANT DE VOLUPTÉ
— Tu sais, Ludovic ? Hier, au concert du Quîntelte,
nous l'avons surpris flirtant avec une inconnue.
— C'est vrai, fit Hélène.
— Une inconnue ? s'écria Ludovic.
— Oui ; maïs tu pourras, sans doute, nous donner
des renseignements. C'est la fenmie du nouveau mi-
nistre de Guatemala.
— Ah ! je sais.
— Eh bien ?
— Pour le moment, je ne connais que le ministre.
Je le vois jouer au cercle toutes les nuits.
— Dites, Ugenta, a-t-elle été déjà reçue par la
reine?
— Je l'ignore, princesse, repartit André avec un
peu d'impatience dans la voix.
Ce caquetage lui devenait insupportable ; et la gaieté
d'Hélène lui donnait une horrible torture ; et le voi-
sinage du mari le dégoûtait plus que jamais. S'il était
en colère, c'était moins contre ces gens-là que contre
lui-même. Au fond de son irritation s'agitait un regret
confus de la félicité qu'il avait refusée tout à l'heure.
Son cœur, déçu et offensé par l'attitude cruelle
d'Hélène, se retournait vers l'autre avec un repentir
poignant ; et il la voyait pensive, dans l'allée solitaire,
plus belle et plus noble que jamais.
La princesse se leva, tous se levèrent pour passer
dans le salon voisin. Barbarella courut ouvrir le piano,
qui disparaissait sous un vaste caparaçon ancien de
velours rouge broché d'or mat ; et elle se mit à fre-
donner la Tarentelle de Bizet dédiée à Christine Nilsson.
Hélène et Eve se penchaient sur elle pour lire la
musique. En arrière, Ludovic se tenait debout, fumant
une cigarette. Le prince avait disparu.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 343
Mais lord HeathGeld ne lâchait pas André. Il l'avait
attiré dans l'embrasure d'une fenêtre et lui parlait de
certaines petites coupes d'Urbania à sujets erotiques,
dont il avait fait l'acquisition à la vente du chevalier
Davila ; et cette voix criarde aux fastidieuses intona-
tions interrogatives, et ces gestes qui indiquaient les
dimensions des coupes, et ce regard tantôt mort et
tantôt perçant sous un énorme front convexe, bref,
tout cet extérieur odieux était pour André un supplice
si intolérable qu'il en serrait les dents, comme un
patient sous le couteau du chirurgien.
n n'avait plus qu'un seul désir : s'en aller. Il rêvait
de courir au Pîncio ; il espérait y retrouver Marie et
la mener à la villa Médicis. H pouvait être deux
heures. Par la fenêtre, il apercevait la corniche d<î la
maison d'en face, resplendissante de soleil dans le ciel
bleu. En se retournant, il voyait au piano le groupe
des jeunes femmes, dans la lueur vermeille qu'un
iaisceau de rayons faisait jaillir du caparaçon de
velours. A cette lueur se mêlait la fumée légère de la
cigarette ; et les bavardages, les rires s'entremêlaient
aux accords que les doigts de Barbarella Viti cher-
chaient au hasard sur les touches. Ludovic dit tout
bas quelques mots à l'oreille de sa cousine ; et la cou-
sine, sans doute, en fit part à ses amies, car il y eut
de nouveau un brouhaha clair et sonore, comme d'un
collier de perles qui se défileraient sur un bassin d'ar-
gent. Et Barbarella reprit l'Allégretto de Bizet, à mi-
voix :
— Tra la la, . . Le papillon s'est envole. . . Tra la la, . .
André attendait le moment propice pour interrompre
le discours de Mount Edgcumbe et se retirer. Mais le
collectionneur débitait une série de périodes liées les
344 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
unes aux autres, sans intervalles, sans arrêts. Un arrêt
aurait sauvé le martyr ; mais cet arrêt ne venait pas,
et l'anxiété de la victime croissait de minute en minute.
— Oui, le papillon s'est envolé... Oui!... Ah ! ah !
ah ! ah ! ah !...
André regarda sa montre.
— Déjà deux heures ! Excusez-moi, marquis ; il
faut que je parte.
Et, s'approchant du groupe :
— Excusez-moi, princesse. A deux heures, j'ai
dans mon écurie une consultation de vétérinaires.
Il prit congé en grande hâte. Hélène lui offrît le
bout des doigts à serrer. Barbarella lui offrit un fon-
dant et lui dit :
— Portez-le de ma part à ce pauvre Mallecho.
Ludovic voulait l'accompagner.
— Non. Reste.
André s'inclina et sortit. Il descendit l'escalier en
un clin d'oeil. Il sauta dans sa voiture, criant au
cocher :
— Vite, au Pincio I
Il était envahi par un désir fou de rejoindre Marie
Ferrés, de retrouver ce bonheur auquel il avait renoncé
naguère. Le trot serré de ses chevaux ne lui semblait
pas assez rapide. Il regardait anxieusement, pour voir
apparaître enfin la Trinité des Monts, l'avenue bordée
d'arbres, les grilles.
La voiture franchit les grilles. Il ordonna au cocher
de modérer l'allure des chevaux et de parcourir toutes
les allées. Son cœur tressautait chaque fois que, de
loin, entre les arbres, apparaissait ime figure de
femme; mais cette recherche fut vaine. Il descendit
sur l'esplanade ; il s'engagea dans les petites allées
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 345
interdites aux voitures ; il explora tous les coîns, sans
succès. Les personnes assises sur les bancs le suivaient
des yeux avec curiosité : car son inquiétude était
manifeste.
Comme la villa Borghèse était ouverte, le Plncio
reposait tranquille sous le sourire languissant de
février. De rares voitures et de rares piétons inter-
rompaient la paix de la colline. Les arbres encore
nus, blanchâtres, parfois un peu violets, dressaient
leurs rameaux dans un ciel délicat, parsemé de toiles
d'araignées très fines que le vent déchirait et détruisait
de son soufiEIe. Les pins, les cyprès, tous les arbres
verts prenaient un peu de la commune pâleur, se
ternissaient, se décoloraient, se fondaient dans la
monotonie commune. La diversité des troncs et la
hachure des rameaux sur le ciel rendaient plus solen-
nelle l'uniformité des hermès.
Ne flottait-il pas encore dans cette atmosphère
quelque chose de la tristesse de Donna Marie ? Appuyé
à la grille de la villa Médicis, André resta plusieurs
minutes comme écrasé sous un poids énorme.
IV
Les jours suivants, la double poursuite continua
avec les mêmes tortures, avec de pires tortures, avec
de plus odieux mensonges. Par un phénomène qui
n'est point rare dans la bassesse morale des hommes
ntellectuels, il avait maintenant une terrible lucidité
de conscience, une lucidité sans interruptions, sans
obscurcissements, sans éclipses. Il savait ce qu'il
iaisait, et il jugeait ensuite ce qu'il avait fait. Chez
lui, le mépris de soi-même allait de pair avec l'inertie
de la volonté.
Mais justement ses inégalités d'humeur, ses incer-
titudes, ses étranges silences et ses étranges effusions,
bref, toutes les singularités d'allure que comportait im
tel état d'âme, augmentaient et excitaient la compas-
sion exaltée de la Siennoise. Elle le voyait souffrir, et
cela lui inspirait du chagrin et de la tendresse. Elle
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 3^7
pensait : « Peu à peu, je le guérirai. » Mais, peu à
peu, sans y prendre garde, elle perdait sa force et
inclinait vers le désir du malade.
Elle inclinait doucement.
Dans le salon de la comtesse Starnina, elle eut un
indicible frisson lorsqu'elle sentit le regard d'André
sur ses épaules et sur ses bras nus. C'était la pre~
mière fois qu'André la voyait en robe de bal. Il ne
connaissait d'elle que le visage et les mains. Ce soir-
là, les épaules lui parurent d'une forme exquise, et les
bras aussi, bien qu'ils fussent peut-être un peu
maigres.
Elle était habillée d'un brocart couleur d'ivoire,
garni de zibeline. Une fine bande de zibeline, courant
autour de l'échancrure du corsage, donnait à la chair
une indescriptible finesse ; et, depuis l'attache du cou
jusqu'au haut des bras, la ligne des épaules, un peu
tombante, avait cette chute gracieuse qui est un signe
d'aristocratie physique, très rare aujourd'hui. Sur les
cheveux abondants, disposés de la laçon que Veroc-
chio préférait pour ses bustes, ne resplendissait ni
une gemme ni ime fleur.
En deux ou trois occasions propices, André lui
murmura des paroles d'admiration et de passion.
— C'est la première fois que nous nous voyons
<c dans le monde », lui dit-il. Donnez-moi un gant,
en souvenir.
— Non.
— Pourquoi, Marie?
— Non, non. Taisez-vous.
— Oh I vos mains ! Vous rappelez-vous quand je
les dessinais, à Schifanoia ? Il me semble que j'ai un
droit sur elles ; il me semble que vous devriez m'en
348 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
accorder la possession et tjue, de toute votre personne,
«lies sont ce qui est le plus intimement animé par
votre âme, le plus spiritualisé, je dirais presque le
plus pur... Mains de bonté, mains de pardon...
Comme je serais heureux de posséder au moins un
gant, une apparence, un fantôme de leur forme, une
dépouille parfumée de leur parfum !... Vous me
donnerez un gant avant de partir?
Elle ne répondit plus. L'entretien tomba. Un peu
plus tard, priée de se mettre au piano, elle y con-
sentit, ôta ses gants, les posa sur le pupitre. Ses doigts,
sortis des fines gaines, apparurent très blancs, fuselés,
chargés de bagues. Sur Tannulaire de la main gauche
brillaient les feux vifs d'une grande opale.
Elle joua les deux Sonates-Fantaisies de Beethoven
{op. 27). L'une, dédiée à Juliette Guicciardi, expri-
mait un renoncement sans espoir, racontait le réveil
après un rêve trop longtemps rêvé. L'autre, dès les
premières mesures de l'andante, par son rythme plein
et suave, indiquait un repos après la tempête ; puis,
traversant les inquiétudes du second morceau, se di-
latait en un adagio d'une sérénité lumineuse, et finis-
sait par un allégro où il y avait un soulèvement de
courage et comme une ardeur.
Au milieu de cet auditoire attentif, André sentit
qu'elle jouait pour lui seul. De temps à autre, ses
yeux allaient des doigts de la musicienne aux longs
gants qui pendaient du pupitre, conservant l'empreinte
de ces doigts, conservant une grâce inexprimable en
cette petite ouverture du poignet où tout à l'heure se
laissait entrevoir à peine, à peine, un peu de la peau
féminine.
Marie se leva, dans un cercle d'éloges. Elle ne reprit
L'ENFAIST DE VOLUPTÉ 3^9
point ses gants ; elle s'éloigna. André eut alors la
tentation de les dérober. « Ne les avait-elle pas, peut-
être, laissés là pour lui ? » Mais il n'en voulait qu'im.
Ramenée une seconde fois au piano par Tinsistance
de la comtesse Starnina, Marie enleva ses gants du
pupitre et les plaça à l'extrémité du clavier, dans
l'ombre. Puis elle ioua la gavotte de Rameau, la Ga-
votte des dames jaunes, l'inoubliable danse de l'Ennui
et de l'Amour. « Des dames blondes, qui ne sont plus
jeunes... »
André la regardait fixement, avec un peu de palpi-
tation. Lorsqu'elle se leva, elle ne reprit qu'un des
deux gants. Elle laissa l'autre dans l'ombre, sur le
clavier, pour lui.
Trois jours après, alors que Rome stupéfaite s'était
réveillée sous la neige, André trouva chez lui ce
billet :
« Mardi, 2 heures de l'après-midi, — Ce soir, entre
onze heures et minuit, vous m'attendrez dans une
voiture en face du palais Barberini, hors de la grille.
Si je ne suis pas venue à minuit, vous pourrez partir
A stranger. »
Le ton de ce billet était romanesque et mystérieux.
N'était-ce pas en souvenir du 25 mars i885 que la
marquise de Mount Edgcumbe lui donnait ce rendez-
vous en voiture ? N'avait-elle pas l'intention de repren-
dre l'aventure de la même façon qu'elle l'avait inter-
rompue ? Et pourquoi ce mot : stranger ? André eut
un sourire. Il revenait d'une visite faite à Marie, d'une
très douce visite ; et son esprit inclinait plus vers la
Siennoise que vers l'autre. Il avait encore dans l'oreille
l'écho attardé des vagues et gentilles paroles que la
ao
35o L'ESFAKT DE VOLUPTÉ
Siennoîse avait dites en regardant avec lui au travers
des vitres la neige qui tombait, suave comme la fleur
du pêcher ou la fleur du pommier, sur les arbres de la
villa Aldobrandini, déjà gagnés par un pressentiment
de la saison nouvelle. Mais, avant de sortir pour dîner,
il donna à Stéphane des ordres très précis.
A onze heures, il était devant le palais, dévoré
d'anxiété et d'impatience. La nouveauté de l'aventure,
le spectacle de la nuit neigeuse, le mystère, l'incerti-
tude , enflammaient son imagination , l'emportaient
hors du réel.
Sur Rome, en cette mémorable nuit de février, res-
plendissait une pleine lune fabuleuse, d'une clarté teUe
qu'on n'en avait jamais vue. Dans l'immense resplen-
dissement, tous les objets semblaient exister d'une
existence de rêve, semblaient des formes impalpables
comme celles d'un météore, semblaient être visibles de
loin par une fantastique irradiation de leurs contours.
La neige recouvrait tous les barreaux des grilles, en
cachait le fer, formait un ouvrage de broderie plus
irêle et plus léger qu'un filigrane ; et les colosses vêtus
de blanc le soutenaient comme les chênes soutiennent
les toiles des araignées. Le parterre fleurissait, pareil
à une immobile forêt de lis énormes et diflbrmes, tout
de glace ; c'était un jardin possédé par une incanta-
tion lunaire, un léthargique jardin de Sélénè. Muet,
solonnel, profond, le palais Barberini s'élevait dans
le ciel ; toutes ses parties saillantes grandissaient,
radieuses de blancheur, répandant une ombre bleuâtre
aussi diaphane qu'une lumière ; et ces blancheurs et
ces ombres superposaient à l'architecture réelle de
l'édifice le fantôme d'une prodigieuse architecture à la
manière de l'Arioste.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 35l
n attendait, penché pour voir : et, sous la fascina-
tion de cette merveille, il sentait que les fantômes ca-
ressés de Tamour se réveillaient en lui, que les sommets
lyriques de son sentiment recommençaient à scintiller
comme les lances glacées des grilles sous la lune. Mais
il ne savait pas encore laqueUe des deux femmes il
aurait préférée dans ce décor fantastique : Hélène
Heathfield vêtue de pourpre, ou Marie Ferrés vêtue
d'hermine. Et, comme son esprit s'attardait complai-
samment à l'incertitude de la préférence, il advenait
que, dans l'anxiété de l'attente, se mêlaient et se con-
fondaient étrangement deux anxiétés : la vraie pour
Hélène, l'imaginaire pour Marie.
Dans le silence, une horloge voisine sonna, d'un son
clair et vibrant ; et chaque coup semblait fendre dans
l'air quelque chose de cristallin. L'horloge de la Tri-
nité des Monts répondit à cet appel ; puis vint la ré-
ponse de l'horloge du Quirinal ; puis d'autres réponses
d'horloges lointaines arrivèrent, affaiblies. Il était onze
heures et quart.
André, braquant les yeux, regarda vers le portique.
« Oserait-elle traverser à pied le jardin? » Il imagina
la personne d'Hélène dans l'éblouissante blancheur. Et,
spontanément, la personne de la Siennoise reparut,
obscurcit l'autre, triompha de la blancheur, candida
super nivem. Cette nuit de lune et de neige était donc
sous la domination de Marie, comme sous une invin-
cible influence astrale. De la souveraine pureté des
choses naissait l'image de l'amante pure, symbolique-
ment. La force du symbole subjuguait l'esprit du poite.
Alors, regardant toujours si l'autre venait, il s'aban-
donna au rcve que lui suggéraient les apparences des
choses.
352 L'EÎSFANT DE VOLUPTé
C'était un rêve poétique, presque mystique. Il atten-
dait Marie. Marie avait choisi cette nuit de surnaturelle
blancheur pour immoler sa propre blancheur au désir
de l'aimé. Toutes les choses blanches d'alentour se fai-
saient compUces de la grande immolation, attendaient
pour dire amen et ave au passage de la sœur. Le silence
vivait.
« La voici qui vient : incedit per lilia et super hi-
vem. Elle vient, enveloppée d'hermine; elle porte les
cheveux serrés et cachés sous des bandelettes ; son pas
est plus léger que son ombre ; la lune et la neige sont
moins pâles qu'elle. Ave.
» Une ombre, azurée comme une lumière qui se
colore dans un saphir, l'accompagne. Les lis énormes
et difformes ne s'inclinent pas : la gelée les a raidis,
les a rendus pareils aux asphodèles qui illuminent les
sentiers de l'Hadès. Et pourtant, comme ceux des
paradis chrétiens, ils ont une voix ; et ils disent :
Amen.
» L'adorée va s'immoler. Ainsi soit-il ! Déjà elle
approche de celui qui l'attend : froide et muette, mais
avec des yeux qui brûlent et qui parlent. Et lui,
d'abord, sur les mains, sur les chères mains qui
ferment les blessures et ouvrent les rêves, il met son
baiser. Ainsi soit-il !
» De ci, de là, s'effacent les églises aux colonnes
altières, dont la neige illustre les faites de volutes et
d'acanthes magiques ; s'effacent les forums profonds,
ensevelis sous la neige, noyés dans une lueur bleuâtre
où se dressent vers la lune des ruines d'arcs et de por-
tiques plus inconsistants que leurs propres ombres ;
s'effacent les fontaines sculptées en des roches de cris-
tal, qui versent, non de l'eau, mais de la lumière.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 353
» Et puis, sur les lèvres, sur les chères lèvres qui
ne connaissent pas les paroles fausses, il met son bai-
ser. Hors des bandelettes dénouées, les cheveux se
répandent comme un grand flot sombre où semblent
ramassées toutes les ténèbres nocturnes mises en fuite
par la neige et par la lune. Comis suis obumbrabit
tibi, et sub comis peccabit. Amen. »
Et l'autre ne venait pas ! Dans le silence, dans la
poésie, recommencèrent à tomber les heures des
hommes, sonnées par les tours et les campaniles
romains. Quelques voitures, sans aucun bruit, descen-
daient par les Quatre Fontaines vers la place ou mon-
taient à Sainte-Marie-Majeure, péniblement ; et, dans
la clarté, les lanternes étaient jaunes comme des
topazes. Il semblait que, sous la nuit parvenue au
milieu de sa course, la clarté grandît et devînt plus
limpide. Les filigranes des grilles chatoyaient comme
si leurs broderies d'argent se fussent couvertes de
gemmes. Dans le palais, de larges cercles de lumière
éblouissante resplendissaient sur les vitres, pareils à des
écus de diamant.
André pensa : ce Si elle ne venait point? »
L'étrange flot de lyrisme passé sur son ame au
nom de Marie avait submergé l'anxiété de l'attente,
avait apaisé son impatience, avait trompé son désir.
Un moment, la pensée qu'elle ne viendrait pas lui
sourit. Mais, ensuite, le tourment de Tincertitude re-
commença, plus fort; et il fut troublé par l'image du
bonheur qu'il aurait eu dans cette voiture tiède où les
roses exhalaient un parfum si doux. Et, comme au
jour de la Saint-Sylvestre, sa souffrance était avivée
pas une vanité : il regrettait surtout que ces délicats
apprêts d'amour se perdissent inutilement.
90.
354 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Dans la voiture, le froid était tempéré par la cha-
leur continue que répandait la bouillotte de métal
pleine d'eau chaude. Une botte de roses blanches, nei-
geuses, lunaires, était posée sur la tablette. Une peau
d'ours blanc réchauffait les genoux. Tout révélait la
recherche d'une sorte de symphonie en blanc majeur.
Et, pour la troisième fois, les heures sonnèrent. Il
était minuit moins le quart. L'attente durait depuis
trop longtemps ; André se fatiguait et s'irritait. Dans
l'appartement d'Hélène, aux fenctres de Taile gauche,
on ne voyait pas d'autre lumière que la lumière exté-
rieure de la lune. « Viendrait-elle? Et de quelle façon?
En cachette? Sous un prétexte? Lequel? Lord Heath-
field était certainement à Rome. Comment pourrait-
elle justifier son absence nocturne? » De nouveau
s'exaspérèrent dans l'âme de l'ancien amant les âpres
curiosités; de nouveau la jalousie le mordit et la con-
voitise l'enflamma. Il se rappelait le mot joyeux de
Musellaro sur le mari; et il se proposait de reprendre
Hélène à tout prix, par plaisir et par vengeance. —
Oh ! si elle était venue !
Une voiture arriva et entra dans le jardin. Il se
pencha pour regarder; il reconnut les chevaux d'Hc-
lène; il entrevit à l'intérieur uiie figure de femme. La
voiture disparut sous le portique . Il demeura perplexe.
« Elle était donc sortie? Et elle rentrait seule? ». Il
braqua sur le portique un regard aigu. La voiture,
traversant le jardin, ressortait sur la chaussée et s'en-
gageait dans la rue Rasella ; elle était vide.
Dans deux ou trois minutes, l'heure serait passée;
et Hélène ne venait pas !
L'heure sonna. Une angoisse terrible étreignit son
cœur déçu. Elle ne venait pas !
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 355
Ne pouvant comprendre les causes de cette inexacti-
tude, il s'en prit à elle. Il eut un mouvement soudain
de colère; il eut même le brusque soupçon qu'elle
avait voulu lui infliger une humiliation, un châtiment,
ou bien qu'elle avait voulu se passer un caprice, exas-
pérer un désir. Il ordonna au cocher, par le porte-
voix :
— Place du Quirinal.
Il cédait à l'attraction de Marie Ferrés ; il s'abandon-
nait une fois encore au vague sentiment de tendresse
qui, depuis sa visite de l'après-midi, lui avait laissé
dans Fàme un parfum et suggéré des pensées, des
images de poésie. La désillusion récente qui, à ses
yeux, prouvait l'indifférence et la méchanceté d'Hé-
lène, le poussait avec force vers l'amour et la bonté de
la Siennoise. Son regret de la belle nuit perdue allait
croissant, mais sous l'influence du rêve qu'il avait rêvé
tout à l'heure. Et c'était, en vérité, une des nuits les
plus belles que le ciel de Rome eût connues; c'était un
de ces spectacles qui oppriment Tesprit humain d'une
immense tristesse, parce qu'ils surpassent toute puis-
sance d'admiration.
La place du Quirinal s'étalait toute blanche, élargie
par la blancheur, solitaire, rayonnant comme une
acropole olympienne sur la cité silencieuse. A l'entour,
les édiQces se dressaient, imposants, dans le ciel pro-
fond; au palais du Roi, la haute porte papale du
Bemin, surmontée de la loggia, donnait à la vue Til-
lusion qu'elle se détachait des murs, qu'elle s'avançait,
qu'elle s'isolait en sa magnificence monstrueuse, sem-
blable à un mausolée sculpté dans une pierre sidérale ;
au palais de la Consulta, les riches architraves du
Fuga, faisant saillie sur les colonnes, étaient transfi-
356 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
gurées par les étranges entassements de la neige.
Divins, au milieu de la blancheur unie, les colosses
semblaient dominer tout le reste. Les attitudes des
Dioscures et des chevaux s'élargissaient dans la lumière;
les amples croupes brillaient comme sous des caparaçons
gemmés ; il y avait des brillants sur les épaules et sur
le bas levé de chaque demi-dieu. Et, au-dessus entre
les chevaux, s'élançait l'obélisque; et, au-dessous
s'ouvrait la vasque de la fontaine; et le jet d'eau et
l'aiguille de pierre montaient vers la lune, pareils à une
tige de diamant et à une tige de granit.
Une solennité auguste descendait du monument. En
face, Rome s'abîmait comme dans un silence de mort,
immobile, vide, pareille à une cité endormie par un
pouvoir fatal. Les maisons, les églises, les tours, toutes
les forêts confuses et mêlées des architectures païenne
et chrétienne, se fondaient en une seule forêt informe,
entre les hauteurs du Janicule et le mont Mario perdus
dans une vapeur argentée, très lointains, d'une imma-
térialité inexprimable, ressemblant un peu à des hori-
zons de paysage lunaire, évoquant dans l'esprit la
vision de je ne sais quel astre à demi éteint qu'habite-
raient des âmes. La coupole de Saint-Pierre, lumi-
neuse d'un singulier bleu métallique dans le bleu de
l'air, se dressait gigantesque et si voisine qu'elle pa-
raissait tangible. Et les deux jeunes Héros, fîls du
Cygne, rayonnants de beauté dans cette immense blan-
cheur comme dans une apothéose de leur origine, sem-
blaient être les immortels Génies de Rome veillant sur
le sommeil de la ville sacrée.
La voiture s'arrêta devant le palais royal et y resta
longtemps. Le poète s'était remis à suivre son irréali-
sable rêve. Et Marie était toute proche; elle aussi»
L'ENFANT DE VOLUPTÉ ^67
peut-être, veillait et rêvait ; elle aussi, peut-être, sentait
peser sur son cœur rimmcnsité de la nuit et en mou-
rait d'angoisse. Vainement !
La voiture, avec lenteur, passa devant la porté close
de Marie Ferrés, tandis qu'en haut les vitres des fenêtres
reflétaient la pleine lune regardant les jardins sus-
pendus des Aldobrandini, où les arbres se dressaient,
prodiges aériens. Et, devant la porte de Marie, en
hommage, le poète jeta sur la neige la botte de roses
blanches.
— J'ai vu; j'ai deviné... J'étais derrière les vitres
depuis bien longtemps. Je ne pouvais me résoudre à
m'en aller. Toute cette blancheur m'attirait... J'ai vu
la voiture passer lentement dans la neige. J'avais
senti que c'était vous, avant de vous voir jeter les
roses. Nulle parole ne saura jamais vous dire la ten-
dresse de mes larmes. J'ai pleuré pour vous, d'amour;
et j'ai pleuré pour les roses, de pitié. Pauvres roses !
Il me semblait que, sur cette neige, elles devaient
vivre, souffrir et agoniser. D me semblait, comment
dire ? il me semblait qu'elles m'appelaient, qu'elles se
lamentaient comme des créatures abandonnées. Quand
votre voiture s'éloigna, je me mis à les regarder par
la fenêtre. Je fus sur le point de descendre dans la
rue, pour les prendre. Mais le domestique attendait
encore dans l'antichambre. J'imaginai mille moyens.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 359
sans réussir à en trouver un seul praticable. Cela me
mit au désespoir... Vous souriez? C'est vrai: je ne
sais quelle folie m'avait prise. J'épiais les passants
avec une attention anxieuse, les yeux pleins de
larmes. S'ils avaient piétiné les roses, ils m'auraient
piétiné le cœur. Et, dans ce supplice, je me sentais
heureuse ; j'étais heureuse de votre amour, de votre
acte si délicat, si passionné, de votre douceur, de votre
bonté... Quand je m'endormis, j'étais heureuse et
triste ; les roses, elles, devaient être déjà mourantes.
Après quelcpies heures de sommeil, le bruit des pelles
sur le pavé me réveilla. On enlevait la neige, juste-
ment devant notre porte. Je restai aux écoutes ; et le
bruit et les voix, qui continuèrent jusqu'après l'aube,
me causaient tant de mélancolie ! . . . Pauvres roses !
Mais elles demeureront toujours vivantes dans ma
mémoire. Il y a des souvenirs qui suffisent à em-
baumer une âme pour toujours... M'aimez-vous beau-
coup, André?
Et, après une hésitation :
— N'aimez-vous que moi? Avez-vous oublié tout
le reste ? Toutes vos pensées m'appartiennent-elles ?
Elle palpitait et tremblait.
— Je souffre... de votre vie antérieure, de celle
que je ne connais pas ; je souffre de vos souvenirs
de toutes les empreintes que garde peut-être encore
votre esprit, de tout ce qu'en vous je ne pourrai
jamais comprendre et jamais posséder. Oh I si je par-
venais à vous donner l'oubli de tout ! J'entends sans
cesse vos paroles, André, vos toutes premières paroles.
Je crois que je les entendrai à l'instant de ma mort...
Elle palpitait et tremblait, sous le heurt de la pas
sion victorieuse.
36o L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Je VOUS aime chaque jour davantage, chaque
jour davantage!
Il Tenivra de paroles suaves et profondes ; il fut
plus ardent qu'elle; il lui raconta le rêve de cette
nuit de neige, et son désir désespéré, et l'utile histoire
des roses, et cent autres imaginations lyriques. Il la
croyait tout près de s'abandonner ; il lui voyait les
yeux noyés dans un flot de langueur plus débordant ;
il voyait apparaître sur sa bouche dolente cette con-
traction inexprimable qui est comme la dissimulation
d'une instinctive tendance physique au baiser; il
voyait ses mains, des mains fines et fortes, des mains
d'archange, frémir comme les cordes d'un instrument
et exprimer toute l'angoisse de son âme. « Si je pou-
vais aujourd'hui lui ravir im seul baiser fugitif, pen-
sait-il, je me serais beaucoup rapproché du terme
après lequel je soupire. »
Mais elle, consciente du péril, se leva soudain, en
s'excusant; et elle tira la sonnette, demanda le thé
au domestique, fit prier miss Dorothy d'amener
Delphine au salon. Puis, se tournant vers André avec
un peu d'agitation convulsive :
— Cela vaut mieux, dit-elle. Pardonnez-moi.
Et, depuis ce jour, elle évita de le recevoir aux
jours où il n'y avait pas chez elle, comme le mardi et
le samedi, réception ouverte.
Néanmoins, elle se laissa conduire par André en de
longues pérégrinations à travers la Rome des empe-
reurs et la Rome des papes, dans les villas, dans les
musées, dans les égUses, dans les ruines. Où Hélène
Muti avait passé, passa Marie Ferrés. Bien souvent,
les choses visitées suggéraient au poète les mêmes
effusions d'éloquence qu'Hélène avait déjà entendues.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 36l
Bien souvent un souvenir l'emportait loin de la réalité
présente et le troublait à Timproviste.
— A quoi pensez-vous en ce moment ? lui deman-
dait Marie en le regardant au fond des pupilles, avec
une ombre de soupçon.
Et il répondait :
— A vous, toujours à vous. Il me prend comme
une curiosité de regarder au dedans de moi pour voir
s'il me reste encore quelque minime partie de mon
âme qui ne soit point en la possession de votre âme,
quelque minime repli que n'ait point pénétré votre
lumière. C'est comme une exploration intérieure que
je fais pour vous, puisque vous ne pouvez pas la
faire. Eh bien ! Marie, désormais, je n'ai plus rien à
vous offrir. Vous avez sur tout mon être une domi-
nation absolue. Jamais, je crois, nulle créature
humaine n'a été plus intimement possédée par une
autre créature humaine, en esprit. Si ma bouche
s'unissait à la vôtre, ma vie se transfuserait dans la
vôtre ; et je crois que j'en mourrais.
Elle avait foi en ces discours, parce que la voix de
son amant leur prêtait la flamme de la vérité.
Un jour, ils étaient sur le Belvédère de la villa Médicis ;
et ils regardaient, sous les larges et sombres voûtes des
buis, l'or du soleil mourir lentement et la villa Borghèse
encore nue se submerger lentement dans une vapeur
violacée. Envahie d'une tristesse soudaine, elle dit :
— Qui sait combien de fois vous êtes venu en ce
lieu, pour vous sentir aimer !
D répondit, avec l'accent d'un homme perdu dans
im rêve :
— Je ne sais pas; je ne me souviens pas. Que
dites-vous donc ?
ai
362 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Elle se tut. Puis elle se leva pour lire les inscrip-
tions sur les pilastres du petit temple. C'étaient, pour
la plupart, des inscriptions d'amants, de jeunes époux,
de contemplateurs solitaires. Toutes exprimaient un
sentiment d'amour, triste ou joyeux ; elles chantaient
les louanges d'une belle ou pleuraient un bien perdu;
elles racontaient un ardent baiser ou une extase
languissante ; elles remerciaient les vieux buis hospi-
taliers, indiquaient un asile secret aux heureux visi-
teurs de demain, notaient la singularité d'un crépuscule
contemplé. Sous le charme féminin, tous, amants ou
époux, avaient été saisis d'un enthousiasme lyrique,
dans ce petit Belvédère isolé où conduit un escalier de
pierre tapissé d'une mousse aussi riche que du velours.
Les murs parlaient; et une mélancoUe indéfinissable
émanait de ces voix inconnues d'amours défunts, une
mélancolie presque sépulcrale, comme celle des
épilaphes d'une chapelle.
Tout à coup, Marie se tourna vers André :
— Vous y êtes venu, vous aussi, dit-elle.
Il répondit, en la regardant, avec le même accent
que tout à l'heure :
— Je ne sais pas ; je ne me souviens pas. Je ne
me souviens plus de rien. Je vous aime.
Elle lut. C'était une épigramme de Gœthe écrite de
la main d'André, un distique, celui qui commence
par : a Sage, wie lebst du?,.. Dis, comment vis-tu?
— Je vis ! Et, s'il m'était donné de vivre cent et cent
siècles, je me souhaiterais seulement que demain fût
comme aujourd'hui. » Et, au-dessous, il y avait une
date : Die ultima fehruarii 1885; puis un nom : Helena
Amyclœa.
Elle dit :
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 363
— Allons-nous-en.
La voûte des buis faisait pleuvoir des ténèbres sur
l'escalier de pierre tapissé de velours. Il demanda :
— Voulez-vous vous appuyer?
— Non, merci, répondit-elle.
Ils descendirent en silence, lentement. Tous deux
avaient le cœur lourd.
Après un intervalle, elle dit :
— Vous étiez heureux, il y a deux ans.
Et lui, avec une obstination préméditée :
— Je ne sais pas ; je ne me souviens pas.
En ce crépuscule vert, le bosquet était mystérieux.
Les troncs et les branches s'élançaient avec des en-
lacements et des allongements serpentins. Çà et là,
une feuille luisait comme un œil d'émeraude, dans
l'ombre.
Après un intervalle, elle reprit :
— Qui était cette Hélène ?
— Je ne sais pas ; je ne me souviens pas. Je ne
me souviens plus de rien. Je vous aime. Je n'aime
que vous. Je ne pense qu'à vous. Je vis pour vous
seule. Je ne sais plus rien ; je ne me souviens plus de
rien ; je ne désire plus rien, excepté votre amour.
Aucun fil ne me rattache à ma vie d'autrefois. Main-
tenant, je suis hors du monde, entièrement perdu dans
votre être. Je suis dans votre sang et dans votre âme ;
je me sens dans chaque palpitation de vos artères ; je
ne vous touche pas, et cependant je me confonds avec
vous comme si je vous tenais sans cesse entre mes
bras, sur ma bouche, sur mon cœur. Je vous aime et
vous m'aimez ; et cela dure depuis des siècles, durera
pendant des siècles, toujours. Auprès de vous, pensant
à vous, vivant de vous, j'ai la sensation de l'infini.
364 L'ENFANT DE VOLUPTE
de réternel. Je vous aime et vous m'aimez. Je ne sais
pas autre chose ; je ne me souviens pas d'autre chose...
Sur la tristesse, sur les soupçons, il versait une
onde d'éloquence enflammée et douce. Et elle écoutait,
droite devant les balustres de la large terrasse qui
s'étend à la lisière du bosquet.
— Est-ce vrai? Est-ce vrai? répétait-elle d'une
voix éteinte, qui était comme Técho affaibli d'un cri
intérieur de son âme. Est-ce vrai ?
— Oui, c'est vrai ; et cela seul est vrai. Tout le
reste n'est qu'un rêve. Je vous aime et vous m'aimez.
Et vous me possédez comme je vous possède. Je vous
sais si profondément mienne que je ne vous demande
pas de caresses ; je ne vous demande aucune preuve
d'amour. J'attends. Ce qui m'est cher par-dessus toutes
choses, c'est de vous obéir. Je ne vous demande pas
de caresses ; mais je les sens dans votre voix, dans
votre regard, dans vos attitudes, dans vos moindres
gestes. Tout ce qui me vient de vous est pour moi
aussi enivrant qu'un baiser ; et, quand j'effleure votre
main, je ne saurais dire quelle est la plus forte, de
la volupté de mes sens ou de l'exaltation de mon esprit.
Il lui posa la main sur la main, légèrement. Et
elle trembla, séduite, prise d'un désir fou de se pencher
vers lui, de lui offrir enfin ses lèvres, son baiser, toute
sa personne. Il lui sembla — car elle ajoutait foi aux
paroles d'André — il lui sembla qu'un tel acte le lierait
à elle par le dernier nœud, par un nœud indissoluble.
Elle croyait qu'elle allait s'évanouir, se dissoudre,
mourir. C'était comme si tous les tumultes de la pas-
sion dont elle avait déjà souffert lui eussent gonflé le
cœur, eussent accru le tumulte de la passion présente.
C'était comme si, en cette seconde, se fussent réveillées
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 365
toutes les émotions ressenties depuis le jour où elle
avait connu cet homme. Les roses de Schifanoia refleu-
rissaient parmi les lauriers et les buis de la viUa
Médicis.
— J'attends, Marie. Je ne vous demande rien. Je
reste fidèle à mes promesses. J'attends l'heure suprême.
Cette heure viendra, je le seus ; car la force de l'amour
est invincible. Et toutes vos craintes, toutes vos ter-
reurs disparaîtront ; et la conMnunion des corps vous
semblera aussi pure que la communion des âmes : car
toutes les flammes ont la même pureté...
De sa main sans gant, il pressait la main dégantée
de Marie. Le jardin semblait désert. Du palais de
l'Académie de France ne venait aucun bruit, aucune
voix. On entendait, clair dans le silence, le murmure
de la fontaine au milieu de l'esplanade ; les avenues
s'allongeaient vers le Pincio, droites, comme enfermées
entre deux murailles de bronze sur lesquelles ne mourait
pas encore la dorure du soir; l'immobilité de toutes
les formes oiBfrait l'image d'un labyrinthe pétrifié ;
autour de la vasque, les cimes des roseaux n'étaient
pas moins immobiles dans l'air que les statues.
— n me semble, dit la Siennoise en fermant à demi
les yeux, que je me trouve sur une des terrasses de
Schifanoia, très loin, très loin de Rome, seule... avec
toi. Je ferme les yeux, et je vois la mer.
De son amour et du silence, elle voyait naître un
grand rêve qui se dilatait dans le couchant. Sous le
regard d'André, elle se lut ; et elle sourit un peu. Elle
avait dit : avec toi ! En prononçant ces trois syllabes,
elle avait fermé les yeux ; et sa bouche avait paru plus
lumineuse, comme si se fût recueillie sur ses lèvres la
splendeur voilée par les paupières et par les cils.
366 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Il me semble que toutes ces choses n'existent
point hors de mon être, mais que tu les a créées dans
mon âme, pour ma joie. Cette illusion profonde, je la
retrouve chaque fois que je suis devant un spectacle de
beauté et que tu es auprès de moi.
Elle parlait lentement, avec des pauses, comme si
sa voix eût été l'écho tardif d'une autre voix insaisis-
sable aux sens. Cela donnait à ses paroles un accent
singulier, un son mystérieux, de sorte qu'elles sem-
blaient venir des plus secrètes profondeurs de son
être; elles n'étaient plus le vulgaire symbole impai^
fait ; elles devenaient une expression intense, trans-
cendante, plus frémissante de vie, d'une signification
plus ample.
« De ses lèvres, comme d'une jacinthe pleine d'une
rosée de miel, tombe goutte à goutte un murmure
liquide qui fait mourir les sens de passion, doux,
comme les pauses de la musique planétaire entendue
dans l'extase. » Le poète se rappelait ces vers de
Shelley. Il les redit à Marie, gagné par l'émotion de
l'aimée, pénétré par le charme de l'heure, exalté par
les apparences des choses. Un tremblement le prit,
lorsqu'il voulut lui adresser à son tour le tutoiement
mystique.
— Jamais, en aucun de mes plus hauts rêves spi-
rituels, je n'étais parvenu à imaginer une telle hau-
teur. Tu t'élèves par-dessus toutes mes chimères, tu
resplendis par-dessus toutes les splendeurs de ma
pensée, tu m'illumines d'une lumière qui est presque
insoutenable pour moi...
Elle se tenait droite devant les balustres, les mains
posées sur la pierre, la tête haute, plus pâle qu'en ce
matin mémorable où elle cheminait sous les fleurs.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 867
Les larmes emplissaient ses yeux mi-clos, luisaient
entre ses cils ; et, lorsqu'elle promenait ses regards
autour d'elle, elle voyait le ciel devenir tout rose à tra-
vers le voile de ses pleurs.
Dans le ciel, il pleuvait des roses, comme en ce
soir d'octobre où le soleil, mourant derrière la colline
de Rovigiiano, allumait les étangs sous les pins de
Vicomile. « H pleuvait partout des roses, des roses,
des roses, si lentes, si épaisses, si molles, qu'on aurait
dit une tombée de neige dans une aurore. » La villa
Médicis, éternellement verte et sans fleurs, recevait
sur les cimes de ses rigides murailles végétales cette
douce pluie de pétales innombrables tombés des jar-
dins célestes.
EUe se retourna pour descendre. André la suivit.
Es cheminèrent en silence vers l'escalier; ils regar-
dèrent le bois qui s'étendait entre la terrasse et le Bel-
védère. Il semblait que la clarté s'arrêtât sur la lisière,
là où se dressaient les deux hermès gardiens, et qu'elle
n'eût pas la puissance de rompre les ténèbres ; et ces
arbres semblaient se ramifier dans une autre atmo-
sphère ou dans une eau sombre, dans un fond marin,
pareils à des végétations océaniques.
Elle fut prise d'une peur soudaine ; elle hâta le pas
vers l'escalier, descendit cinq ou six marches ; et elle
s'arrêta, éperdue, palpitante. EUe entendait dans le
silence le battement de ses artères qui se dilatait
comme un grondement énorme. La villa Médicis
avait disparu maintenant ; l'escalier était resserré entre
deux murailles, humide, gris, rompu par les herbes,
triste comme celui d'une prison souterraine. Elle vit
André se pencher vers elle, d'un mouvement imprévu»
pour lui baiser la bouche.
368 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Non, non, André!... Non!
n étendait les mains pour la retenir, pour la con-
traindre.
— Non!
Ëperdument, elle lui saisit une main, la porta à ses
lèvTes ; et elle la baisa deux, trois fois éperdument.
Puis elle se mit à courir jusqu'en bas de l'escalier,
vers la porte, comme une folle.
— Marie I Marie I Arrêtez-vous !
Ils se rejoignirent devant la porte close, pâles,
haletants, secoués d'un tremblement terrible, fixant
l'un sur l'autre des yeux altérés, ayant dans les oreilles
le bourdonnement de leur sang, ayant à la gorge la
sensation d'étouiSer. Et, en même temps, d'un même
élan, ils s'étreignirent, s'embrassèrent.
Elle dit, craignant de s'évanouir, s'appuyant à la
porte, avec un geste de prière suprême :
— Assez ! . . . je meurs !
Ils restèrent une minute lun en face de l'autre,
sans se toucher. Il semblait que tout le silence de
Rome s'appesantît sur eux, dans ce lieu étroit ceint de
hautes murailles, semblable à une tombe découverte.
On entendait, distinct, le croassement des corbeaux
qui s'assemblaient sur les toits du palais ou traversaient
le ciel. De nouveau, une peur étrange saisit le cœur
de Marie. Elle jeta en l'air, vers le faîte des murailles, un
regard épouvanté. Elle dit, faisant effort sur elle-même :
— Nous pouvons sortir, maintenant. Ouvrez, je
vous prie.
Et, dans sa hâte furieuse, sa main rencontra celle
d'André sur la poignée de la porte.
Et, lorsqu'elle passa au ras des deux colonnes de
granit, sous le jasmin sans fleurs, André dit :
L'ENFANT DE VOLUPTE 869
— Regarde I Le jasmin va fleurir !
Elle ne se retourna point, mais elle sourit; et ce sou-
rire était infiniment triste, plein des ombres que jetait
en son âme la réapparition subite du nom inscrit sur
le Belvédère. Et, tandis qu'elle cheminait dans l'avenue
mystérieuse, elle sentait que tout son sang gardait la
flamme du baiser ; et une implacable angoisse lui
gra\ait ce nom, oh I ce nom ! dans le cœur.
21.
M
Le marquis de Mount Edgcumbe, en ouvrant la
grande armoire secrète, la bibliothècjue clandestine,
disait à Sperelli :
— Vous devriez me dessiner les fermoirs. Le volume
est in-4**, daté de Lampsaque, 1784. Les gravures me
semblent très fines. Jugez-en.
Il tendit à André le livre rare, orné de vignettes
voluptueuses.
— Voici une figure très importante, ajouta-t-îl en
désignant du doigt une des vignettes. C'est une chose
que je ne connaissais pas encore. Aucun de mes au-
teurs n'en fait mention...
n ne cessait de parler, discutant chaque détail, sui-
vant les lignes du dessin avec son doigt blanchâtre
semé de poils sur la première phalange et terminé
par un ongle pointu, luisant, un peu livide comme un
L'ENFANT DE VOLUPtS 87!
ongle de quadrumane. Ses paroles entraient dans
l'oreille de Sperelli avec un grincement atroce.
— Voici une édition hollandaise de Pétrone, qui
est magnifique. Et voici YErotopœgnion, imprimé à
Paris en 1798. Vous connaissez le poème attribué à
John Wilkes, An essay on woman ? En voici une édi-
tion de 1763.
La coUectîon était très riche. Elle comprenait tout
ce que l'esprit humain, au cours des siècles, a produit
de plus infâme et de plus raffiné pour servir de
commentaire à l'hymne antique en l'honneur du dieu
de Lampsaque.
Le collectionneur prenait les livres sur les rayons
de l'armoire et les montrait à son jeune ami, en par-
lant sans interruption. Ses mains se faisaient cares-
santes pour toucher les livres reliés en peaux et en
étoffes précieuses. A chaque instant, il avait un sourire
subtil. Et, dans ses yeux gris, sous son énorme front
convexe, un éclair de folie passait.
— Je possède aussi l'édition princeps des épîgrammes
de Martial, celle de Venise, imprimée par Vindelin
de Spire, in-folio. Voyez... Les fermoirs sont d'un
maître. Cette composition emblématique est de grand
style.
Sperelli écoutait et regardait, avec une stupeur qui
se changeait peu à peu en horreur et en douleur. Ses
yeux étaient sans cesse attirés par un portrait d'Hélène,
pendu à la muraille sur le damas rouge.
— C'est le portrait d'Hélène, peint par Frédéric
Leighton. . . Mais regardez ce livre I Le frontispice, les
titres, les initiales, les encadrements réunissent tout ce
que nous connaissons de plus exquis en matière d'ico-
nographie galante... Regardez ces fermoirs I
372 L'ENFANT DE VOLUPTé
La reliure était admirable. Une peau de requin, ru-
gueuse et âpre comme celle qui garnit la garde des
sabres japonais, couvrait les deux plats et le dos ; les
fermoirs et les clous, d'un bronze très riche en argent,
ciselés a\ec une rare élégance, rappelaient les plus
beaux ouvrages en fer du xvi® siècle.
— L'auteur, Francis Redgrave, est mort dans un
asile d'aliénés. C'était un jeime artiste de génie. Je
possède toutes ses études. Je vais vous les montrer.
Le collectionneur s'animait. D sortit pour aller
prendre l'album dans la chambre voisine. Son pas
était un peu sautillant et mal assuré, comme celui
d'un homme qui porte déjà en soi un germe de para-
lysie, un commencement de maladie de la moelle épi-
nière; son buste demeurait rigide, sans seconder le
mouvement des jambes, pareil à un buste d'automate.
André Sperelli le suivit du regard jusqu'au seuil,
inquiet. Lorsqu'il fut seul, une affreuse angoisse le
prit. La chambre, tapissée de damas rouge sombre,
comme celle où Hélène s'était donnée k lui deux ans
auparavant, lui apparut tragique et lugubre. C'étaient
peut-être ces mêmes tapisseries qui avaient entendu les
paroles d'Hélène : « Tu me plais ! » L'armoire ouverte
laissait voir les files de livres obscènes, les reliures
bizarres, estampées de symboles phalliques. A la mu-
raille pendait le portrait de lady Heathfield, près d'une
copie de la Nelly O^Brien de Reynolds. Du fond de la
toile, les deux créatures regardaient avec la même
intensité pénétrante, avec la même ardeur de passion,
avec la même flamme de désir sensuel, avec la même
éloquence prodigieuse ; toutes deux avaient la bouche
ambiguë, énigmatique, sibylline, la bouche des infati-
gables et inexorables buveuses d'âmes ; et toutes deux
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 378
avaient le front marmoréen, ûnmaculé, d'une pureté
inaltérablement radieuse.
— Pauvre Redgrave ! dit lord Heathfield en ren-
trant avec le portefeuille des dessins. Assurément, c'était
im génie. Jamais' imagination erotique n'a surpassé
la sienne. Regardez! Regardez I... Quel style! Re-
gardez I...
Il s'éloigna un instant pour aller refermer la porte.
Puis il revint vers la table, près de la fenêtre ; et il se
remit à feuilleter le recueil sous les yeux de Sperelli,
parlant sans cesse et indiquant de son doigt siniiesque,
eMé conune une arme, les particularités de chaque
figure.
U parlait dans sa langue, donnant à chaque commen-
cement de phrase une intonation interrogative, et à
chaque fin de phrase une chute monotone, lastidieuse.
Certaines de ses paroles déchiraient l'oreille d'André
comme un son aigre de fer qu'on racle, comme le
grincement d'une lame d'acier sur une plaque de cristal.
Et les dessins défilaient, dessins épouvantables, où
se révélait la terrible fièvre qui avait pris la main du
dessinateur, la terrible démence qui avait pris son cer»
veau.
— Voici maintenant, dit lord Heathfield, l'ouvrage
qui a inspiré ces chefs-d'œuvre. . . Un livre précieux l
Le plus rare des livres rarissimes!... Vous ne connais*
sez pas Daniel Maclisius?...
Lord Heathfield tendit à Sperelli le traité introu-
vable. Il s'échauffait de plus en plus, à parler de plai-
sirs cruels. Ses tempes chauves s'empourpraient, le»
veines de son front se gonflaient ; à chaque moment,
sa bouche se contractait, un peu convulsée. Et ses
mains, ses mains odieuses» faisaient des gestes brefs.
374 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
mais rapides, tandis que ses coudes gardaient leur ri-
gidité de paralysie. En lui, la bête immonde, laide et
féroce, apparaissait sans voiles. Et, dans Timagination
d'André, se dressaient toutes les horreurs du liberti-
nage anglais, les exploits de la « Noire Armée » sur
les trottoirs de Londres, la chasse implacable aux
« vierges vertes », les lupanars de West-End et de
THalfousn Street, les maisons élégantes d'Anna Ro-
semberg et de la Jefferies, les boudoirs secrets qui,
capitonnés du plancher au plafond, étoufient les cris
perçants que la torture arrache aux victimes..,
— Mumps ! Mumps ! Vous êtes seul?
C'était la voix d'Hélène. Elle frappait doucement à
l'une des portes.
— Mumps !
André tressaillit ; tout son sang lui fit un voile sur
les yeux, lui alluma le front, lui mit un bourdonne-
ment dans les oreilles, comme si un vertige brusque
aUait le saisir. Au milieu du trouble que lui avaient
causé ces livres, ces figures, les discours de cet homme,
un instinct furieux remontait des aveugles profondeurs
de son être, la même impulsion qu'il avait déjà éprou-
vée un jour, sur le champ de courses, après la défaite
de Rutolo, dans les acres exhalaisons de son cheval
fumant. Le fantôme d'un crime d'amour le tenta, puis
se dissipa, rapide comme un éclair : tuer cet homme,
prendre cette femme de force, satisfaire sa terrible
convoitise, puis se tuer aussi.
— Non, je ne suis pas sexd, répondit le mari sans
ouvrir la porte. Dans quelques minutes, je vous amè-
nerai au salon le comte Sperelli, qui est ici avec moi.
Il replaça le livre dans l'armoire ; il referma le por-
tefeuille et le reporta dans la chambre voisine.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 875
André aurait donné n'importe quoi pour se sous-
traire au supplice qui l'attendait ; et, en même temps,
ce supplice exerçait sur lui une attraction. Une lois
encore son regard se leva sur la muraille rouge, vers
le cadre sombre où brillait la face exsangue d'Hélène,
cette face aux yeux qui suivaient, à la bouche sibyl-
line. Une fascination pénétrante et continue émanait
de cette immobilité impérieuse. Cette pâleur unique
dominait tragiquement toute l'ombre rouge de la
chambre. Et, une fois encore, il sentit que sa passion
était inguérissable.
— Voulez-vous passer au salon? demanda le mari
en reparaissant sur le seuil, parfaitement remis et tran-
quille. Ainsi, vous me dessinerez les fermoirs?...
André répondit :
— J'essayerai.
n ne parvenait pas à réprimer son tremblement inté-
rieur. Dans le salon, Hélène le regarda curieusement,
avec un irritant sourire.
— Que faisiez-vous là-bas? lui demanda-t-elle,
sans cesser de sourire de la même façon.
— Votre mari me montrait des bibelots précieux.
— Ah!
Elle avait la bouche sardonique, un certain air
gouailleur, une moquerie manifeste dans la voix. Elle
s'installa sur un large divan recouvert d'un tapis de
Boukhara couleur amarante sur lequel languissaient
de pâles coussins et, sur les coussins, des palmes d'or
éteintes. Et elle se mit à parler de choses mondaines,
mais d'une voix qui s'insinuait jusque dans les veines
d'André comme un invisible feu.
Deux ou trois fois, il surprit le regard do lord
Heathfield fixé sur sa femme ; et ce regard lui parut
876 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
chargé de toutes les infamies remuées tout à l'heure.
De nouveau, la pensée criminelle traversa son esprit.
Toutes ses fibres tremblaient. Il se dressa livide.
Lord HeaLhfield lui dit :
— Vous partez déjà? Qu'avez-vous donc?
Et il sourit d'un sourire étrange.
Sperelli s'inclinait. Hélène, sans se troubler, lui
tendit la main. Le marquis l'accompagna jusqu'à la
porte, en répétant tout bas :
— Je vous recommande mes fermoirs.
Lorsqu* André fut sous le portique, il vit une voiture
qui s'avançait dans l'avenue. Un gentilhomme à grande
barbe blonde mit la tête à la portière. C'était Galéas
Secinaro.
Et, tout d'un coup, remonta dans son esprit le sou-
venir de la vente de Mai, avec l'épisode de la sonmie
offerte par Galéas pour obtenir qu'Hélène Muti essuyât
à cette barbe ses beaux doigts mouillés de Champagne.
Il hâta le pas, sortit dans la rue. Il avait la sensation
obtuse et confuse d'un bruit assourdissant qui s'échap-
pait du fond de son cerveau.
Celait une après-midi d'avril finissant, chaude et
humide. Le soleil apparaissait et disparaissait entre
les nuages floconneux et lents. La paresse du sirocco
engourdissait Rome.
Sur le trottoir de la rue Sixtine, il aperçut devant
lui une dame qui s'acheminait lentement vers la Tri-
nité. Il reconnut Marie Ferrés. Il regarda sa montre :
cinq heures allaient sonner ; dans quelques minutes,
ce serait l'heure habituelle du rendez-vous. Marie se
rendait certainement au palais Zuccari.
^
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 877
n hâta le pas pour la rejoindre. Lorsqu'il fut près
d'elle, il l'appela par son nom.
— Marie !
Elle eut un sursaut.
— Comment? Tu es ici? Je montais chez toi. Il est
cinq heures.
— Moins quelques minutes. Je courais pour t'at-
tendre. Pardonne-moi.
— Tu es tout pâle, tout bouleversé... Qu'as-tu ?•
D'où viens-tu ?
Elle fronça les sourcils, en le regardant fixement à
travers son voile.
— Je viens de mon écurie, répliqua André, qui
soutint ce regard sans rougir, comme s'il n'avait plus
eu de sang dans les veines. Un cheval, auquel je tenais,
beaucoup, s'est blessé au genou par la faute du jockey.
Aussi, dimanche, ne pourra-t-il pas courir le Derby.
Cela me chagrine et m'irrite. Pardonne-moi. Je me
suis attardé sans y prendre garde. Mais il n'est que
cinq heures moins quelques minutes...
— C'est bien. Adieu. Je m'en vais.
Ils étaient sur la place de la Trinité. EUe s'arrêta
brusquement et lui tendit la main. Elle gardait encore
un pli entre les sourcils. Parmi sa grande douceur,,
elle avait parfois des impatiences presque rudes et des
mouvements altiers qui la transfiguraient.
— Non, Marie ! Viens. Sois bonne. Je monte pour
t'altendre. Continue jusqu'aux grilles du Pincio, et
reviens sur tes pas. Veux-tu ?
L'horloge de la Trinité des Monts sonna cinq heures.
— Tu entends? ajouta-t-il.
Elle dit, après une courte hésitation :
— Je viendrai.
i
SyS L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Mercî. Je t'aime 1
— Je t'aime aussi.
Ils se séparèrent.
Marie Ferres continua son chemin, traversa la place
entra dans l'avenue bordée d'arbres. Au-dessus de sa
tête, le long de la muraille, le souffle languissant du
sirocco faisait par intervalles courir dans les arbres
verts un murmure. Dans la tiédeur humide de l'air,
des ondes subtiles de parfums coulaient et s'évanouis-
saient. Les nuages paraissaient plus bas; des troupes
d'hirondelles rasaient presque le sol. Et, dans cette
énervante lourdeur, il y avait une mollesse qui atten-
drissait le cœur passionné de la Siennoise.
Depuis qu'elle s'était rendue au désir d'André, son
cœur s'agitait dans un bonheur sillonné d'inquiétudes
profondes. Tout son sang chrétien s'embrasait aux
voluptés jamais éprouvées de la passion et se glaçait
aux terreurs de la faute. Sa passion était souveraine,
débordante, immense, si despotique qu'elle lui ôtait
souvent pour de longues heures le souvenir de sa fille.
Elle allait parfois jusqu'à oublier, jusqu'à négliger
Delphine ! Et ensuite elle avait des retours brusques
de remords, de repentir, de tendresse ; et elle couvrait
de baisers et de larmes la tête de sa fille étonnée, en
sanglotant avec un horrible désespoir, comme sur la
tête d'une morte.
Tout son être s'avivait à cette flamme, s'affinait,
s'aiguisait, acquérait une sensibilité prodigieuse, une
sorte de lucidité prescîente, une faculté divinatoire qui
lui donnait d'étranges tortures. Presque à chaque
mensonge d'André, elle sentait une ombre passer sur
son âme, elle éprouvait une inquiétude indéfinie qui
parfois se condensait en forme' de soupçon. Et le
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 879
soupçon la dévorait, lui rendait amers les baisers, acres
les caresses, jusqu'à l'heure où il se dissipait sous les
transports et les ardeurs de l'incompréhensible amant.
Elle était jalouse. La jalousie était son tourment
implacable ; non pas la jalousie du présent, mais celle
du passé. Par l'eflFet de cette cruauté que les personnes
jalouses exercent contre elles-mêmes, elle aurait voulu
lire dans la mémoire d'André, en découvrir tous les
souvenirs, retrouver toutes les traces qu'y avait laissées
les anciennes maîtresses, savoir, savoir... La question
qui lui venait le plus souvent aux lèvres, lorsqu' André
demeurait silencieux, c'était : « A quoi penses-tu ? »
Et, au moment où elle proférait ces mots, une ombre
inévitable lui passait dans les yeux et sur l'âme, un
inévitable flot de tristesse lui montait du cœur.
Aujourd'hui encore, quand il était survenu h
l'improviste, n'avait-elle pas senti poindre en elle un
soupçon instinctif? Un éclair de lucidité lui avait
même traversé l'esprit : elle avait eu l'idée qu'André
venait du palais Barberini, de chez lady Heathfield.
Elle savait qu'André avait été l'amant de cette
femme ; elle savait que cette femme s'appelait Hélène ;
elle savait enfin que c'était l'Hélène de l'inscription :
a Ich lebe!... » Le distique de Gœthe lui retentissait
douloureusement sur le cœur. Ce cri lyrique lui
donnait la mesure de l'amour d'André pour cette
femme si belle. Il devait l'avoir immensément aimée !
En marchant sous les arbres, elle se rappelait l'appa-
rition d'Hélène dans la salle de concert, au palais des
Sabini, et le trouble mal dissimulé de l'ancien amant.
Elle se rappelait la terrible émotion qui l'avait prise
elle-même, un soir, à une fête de l'ambassade d'Au-
triche, lorsque la comtesse Starnina lui avait dit,
380 L'EPIPAWT DE VOLUPTÉ
en voyant passer Hélène : a Lady Heatfîeld te pialt-
elle ? C'était, et je crois que c'est encore, une grande
passion de notre ami Sperelli. »
a Je crois que c'est encore... » Que de tortures
causées par cette phrase! Elle avait suivi des yeux
sa grande rivale, obstinément, parmi la loule élégante ;
et son regard s'était rencontré plus d'une fois avec le
regard de l'autre ; et cela lui avait donné un frisson
indéfinissable. Puis, le même soir, présentées l'une à
l'autre par la baronne de Bœckhorst, au milieu de la
foule, elles avaient échangé une simple inclination de
têle. Et cette muette inclination s'était répétée, par la
suite, dans les occasions assez rares où Marie Ferres
avait traversé une réunion mondaine.
Pourquoi les doutes, assoupis ou étouffés sous le
flot des ivresses, ressuscitaient-ils avec tant de violence?
Pourquoi ne parvenait-elle point à les réprimer, à les
écarter? Pourquoi, au fond d'elle-même, toutes ces
inquiétudes suscitées par le moindre heurt du soupçon?
En marchant sous les arbres, elle sentait croître sa
détresse. Son cœur n'était point satisfait ; le rêve éclos
de son cœur, pendant la matinée mystique, sous les
arbres fleuris, en face de la mer, ne s'était point
réalisé. La partie la plus pure et la plus belle de cet
amour était restée là-bas, dans le bosquet solitaire,
dans la symbolique forêt qui fleurit et ti-uctifie en lace
de l'infini perpétuellement contemplé.
Elle s'arrêta devant le parapet qui regarde Saint-
Sebastianello. Les vieux chênes verts, d'une verdure si
sombre qu'elle paraissait presque noire, étendaient sur
la fontaine une ^toiture factice et sans vie. Les troncs
portaient de larges blessures, comblées avec de la
chaux et des briques, comme les brèches d'une
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 38l
muraille. — Oh ! les jeunes arbousiers rayonnant et
respirant dans la lumière I — L'eau, dégouttant de la
haute vasque de granit dans le bassin inférieur, jetait
par intervalles un éclat de gémissements, comme un
cœur qui s'emplit d'angoisse et puis déborde en tor-
rents de larmes. — Oh I la mélodie des Cent Fon-
taines, dans l'avenue des lauriers ! — La ville gisait,
morte, comme ensevelie sous la cendre d'un volcan
invisible, silencieuse et funèbre comme une \ille
ravagée par la peste, énorme, informe, dominée par
la coupole qui s'élevait de son sein comme une nuée.
— Oh ! la mer I la mer sereine I
Elle sentait croître sa détresse. Une menace obscure
lui venait des choses. Elle lut saisie de ce même sen-
timent de crainte qu'elle avait déjà éprouvé tant de
fois. Dans son esprit chrétien flamboya la pensée du
châtiment.
Et néanmoins, à la pensée que son amant l'atten-
dait, elle frémit jusqu'au plus profond de son être ; à la
pensée des baisers, des caresses, des folles paroles, elle
sentit s'embraser tout son sang et son âme défaillir.
Le frisson de la passion l'emporta sur la crainte de
Dieu. Et elle se dirigea vers la demeure de son amant
aussi palpitante, aussi bouleversée que pour un pre-
mier rendez-vous.
— Ah ! enfin ! s'écria André en la recevant dans ses
bras, en buvant le souiBQe de sa bouche haletante.
n lui prit une main, la serra contre sa poitrine,
lui dit :
— Sens mon cœur. Si tu avais tardé une minute de
plus, il se serait brisé.
Au lieu de la main, elle appuya la joue. Il lui mit
un baiser sur la nuque.
382 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Tu l'entendsbattre ?
— Oui ; et il me parle.
— Que te dit-il ?
— Que tu ne m'aimes pas.
— Que te dit-il? répéta le jeune homme en lui
mordant la nuque et en l'empcchant de se relever.
Elle rit.
— Que tu m'aimes.
Elle ôta son manteau, son chapeau, ses gants. Elle
alla respirer les bouquets de lilas blanc qui emplis-
saient les hautes coupes florentines, pareilles à ceUes
du tondo de la galerie Borghèse. Elle avait sur les
tapis un pas d'une légèreté extraordinaire, et rien
n'était plus gracieux que le geste simple dont elle
enfonçait son visage dans les touffes délicates.
Avec les dents, elle coupa l'extrémité d'une grappe
et, la tenant à la bouche, hors des lèvres :
— Prends ! dit-elle.
Ils s'embrassèrent longuement, longuement, au
milieu du parfum.
Il dit, d une voix un peu changée, en l'attirant à lui:
— Viens...
— Non, André ; il est trop tard. Aujourd'hui, non.
Restons ici. Je te ferai du thé...
Elle lui prit la main, entrelaça ses doigts aux doigts
de son amant.
— Je ne sais ce que j'ai. Je me sens le cœur si
gros de tendresse que j'aurais presque envie de pleurer.
Ses paroles tremblaient ; ses yeux se mouillaient.
— Oh I si je pouvais ne pas te quitter, rester ici
toute la soirée 1
Elle avait le cœur si gros que cela lui donnait des
accents d'une indéfinissable mélancolie.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 383
— Quand je pense que tu ne connaîtras jamais tout
mon amour ! Quand je pense que je ne pourrai jamais
connaître le tien I M'aimes-tu? Dis-le-moi, redis-le-moi
toujours, cent fois, mille fois, sans te lasser. Tu m'aimes?
— Ne le sais-tu pas ?
— Non, je ne le sais pas.
Elle proféra ces mots d'mie voix si basse qu'André
les entendit à peine.
— Marie!
Elle pencha la tête sur la poitrine d'André, silen-
cieusement; elle y appuya son front, en attendant
qu'il parlât, comme pour écouter son cœur.
Il regarda cette pauvre tête courbée sous le poids
du pressentiment; il sentit la pression légère de ce
iront noble et triste sur sa poitrine endurcie par le
mensonge, cuirassée de fausseté. Une anxieuse émo-
tion l'étreignit ; une pitié humaine lui serra la gorge.
Et ce mouvement de son âme se résolut en paroles qui
mentaient, prêta le tremblement de la sincérité à des
paroles qui mentaient.
— Tu ne le sais pas!.,. Ta voix s'est faite basse; le
souffle s'est éteint sur tes lèvres; au fond de toi-même,
quelque chose a protesté contre ce que tu disais ; tous
les souvenirs de notre amour, tous, ont protesté contre
ce que tu disais. Oh I tu ne sais pas si je t'aime!...
Elle restait courbée, écoutant, palpitant, reconnais-
sant ou croyant reconnaître dans la voix émue du jeune
homme l'accent vrai de la passion, l'accent enivrant
qu'elle supposait inimitable. Et il lui parlait presque à
l'oreille, dans le silence de la chambre, lui mettant
sur le cou sa chaude haleine, avec des pauses plus
douces que des paroles.
— Avoir une pensée unique, continuelle, de toutes
384 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
les heures, de tous les instants... ne point concevoir
d'autre bonheur que ce bonheur surhumain irradié
sur mon être par ta seule présence. . . vivre tout le jour
•dans l'attente inquiète, furieuse, terrible, du moment
où je te reverrai... après ton départ, nourrir l'image
de tes caresses et te posséder encore dans un fantôme
presque tangible... te sentir, quand je dors, te sentir
sur mon cœur, vivante, réelle, palpable, mêlée à mon
sang, mêlée à ma vie... et croire en toi seule, jurer
par toi seule, mettre en toi seule ma foi, ma force,
mon orgueil, tout mon univers, tout ce que je rêve et
tout ce que j'espère...
Elle releva son visage baigné de larmes. Il se tut,
arrêtant avec ses lèvres les gouttes tièdes qui lui cou-
laient sur les joues. Elle pleurait et souriait, lui cares-
^nt les cheveux de ses mains tremblantes, éperdue,
secouée par les sanglots.
— Mon âme, ma chère âme !
Il la fit asseoir; il s'agenouilla devant elle, sans cesser
de lui baiser les paupières. Tout à coup, il eut un
«ursaut : il venait de sentir sur ses lèvres la rapide
palpitation des longs cils de Marie, comme d'une aile
inquiète. C'était une caresse que jadis Hélène lui faisait
-en riant, vingt fois de suite; et cette caresse, Marie
l'avait apprise de lui ; et, sous cette caresse, il lui était
arrivé souvent d'évoquer l'image de Yautre.
Le sursaut fit sourire Marie. Et, comme elle avait
encore, luisante entre les cils, une larme attardée :
— Bois-la aussi, dit-elle.
Et, comme il la buvait, elle se mit à rire, sans se
douter de rien.
Ses pleurs avaient cessé ; elle était presque joyeuse,
rassurée, pleine de grâces.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 385
— ■ Je vais te faire du thé, dit-elle.
— Non, reste assise.
Tout à coup, dans son esprit, l'image d'Hélène
venait de s'interposer.
— Laisse-moi me lever, pria-t-ellc, en dégageant
son buste de l'étreinte. Je veux que tu boives mon thé.
Tu en sentiras le parfum t'aller jusqu'à l'âme.
Elle parlait d'un thé précieux, reçu de Calcutta,
dont elle avait fait présent la veille à André,
Elle se leva et alla s'asseoir stir le siège aux chi-
mères, où continuait à mourir, exquise, la couleur
rosa di gruogo de l'ancienne dalmatique. Sur la petite
table brillaient encore les fines majoliques de Castel-
Durante.
En préparant le thé, elle disait mille choses gentilles;
elle épanchait sa bonté et sa tendresse avec un entier
abandon; elle jouissait ingénument de cette chère
intimité secrète, dans cette chambre tranquille, au
milieu de ce luxe raffine. Derrière elle, comme der-
rière la Vierge du tondo de BotticeUi, se dressaient
les coupes de cristal couronnées par les grappes de
iilas blanc; et ses mains d'archange se mouvaient
parmi les petits sujets mythologiques de Luzio Dolci
et les hexamètres d'Ovide.
— A quoi penses-tu ? deraanda-t-elle à André qui
se tenait près d'elle, assis sur le tapis, la tête appuyée
contre un bras du siège.
— Je t' écoute. Parle encore!
— Je n'ai plus rien à dire.
— Parle 1 Dis-moi mille et mille choses...
— Quelles choses ?
— Les choses que toi seule sais dire.
D faisait bercer par la voix de Marie l'angoisse qui
386 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
lui venait de Yauire ; il faisait animer par la voix de
Marie le fantôme de Yautre.
— Sens-tu ? s'écria Marie en versant Teau bouil-
lante sur les feuilles aromatiques.
Un parfum violent se répandait dans l'air avec la
vapeur. André l'aspira. Puis, fermant les yeux :
— Tu m'enivres, dit-il, très pâle.
Puis, renversant la tête en arrière :
— Embrasse-moi I dit-il.
Et, au premier frôlement des lèvres, il tressaillit si
fort que Marie en fut étonnée.
Elle versa le breuvage dans une tasse et le lui offrit
avec un sourire mystérieux.
— Prends garde. C'est un philtre.
Il refusa la tasse.
— Ce n'est point de cette façon que je veux boire.
— Pourquoi ?
— Je veux boire.?, sur tes lèvres.
— Comment?
— Comme ceci : prends une gorgée... que tu n'ava-
leras pas.
— C'est encore trop chaud.
Elle riait du caprice de son amant. Lui, toujours
pâle, avait quelque chose de tendu et de pénible dans
tous les traits. Ils attendirent que le thé refroidît. De
temps à autre, elle approchait les lèvres du bord de
la tasse pour essayer ; puis elle riait, d'un petit rire
frais qui ne semblait pas être le sien.
— Maintenant, on peut boire, annonça-t-elle.
— Eh bien ! prends une bonne gorgée. Comme ceci.
Elle serrait les lèvres pour retenir le breuvage ; mais
elle avait un rire dans ses grands yeux, auxquels les
larmes récentes avaient donné plus d'éclat.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 887
— Laisse couler, tout doucement.
Et il but, dans un baiser. Comme elle se sentait a
bout de respiration, elle pressait le buveur trop lent en
lui serrant les tempes.
— Mon Dieu ! tu voulais donc jn'étouffer ?
Elle s'abandonna sur le coussin comme pour se re-
poser, languissante, heureuse.
— Quelle saveur avait-il ? Tu m'as aussi bu l'âme.
Je me sens toute vide.
Il restait grave, les yeux fixes.
— A quoi penses-tu ? lui demanda-t-elle de nou-
veau, en se redressant tout d'un coup et en lui posant
un doigt au milieu du front, comme pour arrêter la
pensée invisible.
— A rien, répondit-il. Je ne pensais pas. Je suivais
intérieurement les effets du philtre...
Alors, elle voulut essayer à son tour ; et elle but sur
les lèvres d'André, avec délices. Puis, pressant une
main sur son cœur et poussant un long soupir :
— Gomme cela me plaît ! s*écria-t-elle.
André frissonna. Ces mots, ne les avait-elle pas dits
avec le même accent qu'Hélène, le soir où Hélène
s'était donnée? N'était-ce pas la même phrase? Il re-
gardait sa bouche.
— Répète.
— Quoi ?
— Ce (jue tu viens de dire.
— Pourquoi ?
— C'est une parole si douce, (juand tu la prononces ! . . .
Toi, tu ne peux pas comprendre... Répète.
Elle souriait, sans deviner rien, un peu troublée par
le regard étrange de son amant, presque timide.
— Eh bien... cela me plaît 1
388 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
— Et moi ?
— Tu dis ?
— Et moi, je te...?
Perplexe, elle le regardait se tordre à ses pieds, ha-
gard, dans l'attente des mots qu'il voulait lui arracher.
— Et moi?...
— Oh ! toi... tu me plais.
— Gomme cela! comme celai... Répète encore!
Encore !
Elle consentait, sans deviner rien. II éprouvait un
spasme et une volupté indicibles.
— Pourquoi fermes-tu les yeux? demanda-t-elle,
non par soupçon, mais pour qu'il expliquât ce qu'il
ressentait.
— Pour mourir.
Il posa la tête sur les genoux de Marie et resta
quelques minutes dans cette attitude, silencieux, som-
bre. Elle lui caressait doucement les cheveux, les
tempes, le front, ce front si pâle où s'agitait le rêve
infâme. Autour d'eux, la chambre se noyait d'ombre,
et le parfum mélangé des fleurs et du breuvage flottait ;
les formes se fondaient en une seule apparence, har-
monieuse et riche, sans réalité.
Après un intervalle :
— Lève-toi, mon amour, dit-elle. Il faut que je te
quitte, n est tard.
Il se leva, suppliant :
— Reste encore un peu avec moi 1
Et de nouveau il l'attira sur le divan, où les coussins
jetaient des lueurs dans l'ombre. Dans l'ombre, il la
renversa brusquement, lui saisit la tête, lui couvrit la
face de baisers. Son ardeur était presque de la colère.
Il s'imaginait qu'il serrait la tête de Vautre ; et il
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 889
s'imaginait cette tête souillée par les lèvres du mari ;
et, au lieu d'en avoir du dégoût, il en avait un désir
plus sauvage. Des bas-fonds de l'instinct remontaient
à sa conscience toutes les sensations troubles qu'il avait
éprouvées en présence de cet homme ; et, dans les
baisers, ces choses ignobles passaient sur les joues, sur le
front, sur les cheveux, sur le cou, sur les lèvres de Marie.
— Non, laisse-moi ! cria-t-elle en se dégageant de
son étreinte par un effort.
Et elle courut vers la table à thé, pour allumer les
bougies.
— Soyez sage, dit-elle encore, un peu haletante,
avec un air d'aimable fâcherie.
Il était resté sur le divan et la regardait, silencieux.
Elle alla vers la muraille, au coin de la cheminée,
là où pendait le petit miroir ancien ; et elle mit son
chapeau et son voile, devant la glace ternie qui avait
une apparence d'eau trouble, un peu verdâtre.
— Gomme cela me chagrine de te quitter, ce
soir !... murmura-t-elle, attristée par la mélancolie de
l'heure. Ce soir plus que les autres fois...
Dans la chambre, la lumière violacée du crépuscule
luttait contre la lumière des bougies. La tasse de thé
était sur le bord de la table, froide, diminuée de deux
gorgées. Au sommet des hautes coupes de cristal, les
grappes de lilas paraissaient plus blanches. Le coussin
du fauteuil conservait l'empreinte du corps qui s'y était
enloncé.
La cloche de la Trinité des Monts se mit à
sonner.
— Mon Dieu comme il est lardl fit la pauvre
créature en s'approchant d'André. Aide-moi à mettre
mon manteau.
aa.
390 L'ENFAKT DE VOLUPTi
Il rétreîgnit de nouveau dans ses bras, la couvrît
de baisers furieux, aveuglément, éperdument, avec
une ardeur dévorante, sans rien dire, étoufTant la
plainte sur cette bouche, étouffant sur cette bouche la
fureur presque invincible qui lui venait de crier le
nom d'Hélène. Et, sur l'être infortuné qui ne devinait
rien, il consomma l'horrible sacrilège...
Elle, après un moment, d'une voix éteinte :
— Tu me prends ma vie, dit-elle.
Elle semblait heureuse de cette véhémence pas-
sionnée.
Et encore :
— Mon âme, ma chère ftme, mienne tout entière !
Et encore, avec bonheur :
— Je sens ton cœur qui bat... si fort, si fort I
Enfin, en soupirant :
— Laisse-moi... Il faut que je parte.
André était blême et. bouleversé comme un homi-
cide.
— Qu'as-tu? lui demanda-t-elle avec tendresse,
n essaya de sourire et répondit :
— Jamais je n'avais éprouvé d'émotion aussi pro-
fonde. Je croyais mourir.
n alla vers une des coupes, prit la botte de fleurs
qu'il offrit à Marie, la reconduisit vers la porte, la
pressa presque de partir : chaque geste, chaque regard,
chaque parole de cette femme lui causait un insup-
portable déchirement.
— Adieu, mon amour ! lui dit sur le seuil la pauvre
créature, avec sa tendresse infinie. Pense à moi I
VII
Le 20 maî, dans la matinée, comme André Sperellî
remontait le Corso baigné de soleil, il s'entendit
appeler devant la grande porte du Cercle.
n y avait là, sur le trottoir, un groupe de gen-
tilshommes qui s'amusaient à voir passer les femmes
et à médire. C'étaient Jules Musellaro, Ludovic
Barbarisi, le duc de Grimiti, Galéas Secinaro, Gino
Bomminaco et quelques autres encore.
— Tu ne sais pas l'événement de celte nuit? lui
demanda Barbarisi.
— Non. Quel événement ?
— Don Manuel Ferrés, le ministre de Guatemala..
— Eh bien?
— On l'a surpris au jeu en train de tricher.
Sperelli resta maître de lui-même, malgré les
regards des assistants qui l'épiaient avec une curiosité
maligne.
Sga L'EWFANT DE VOLUPTÉ
— Gomment cela ?
— Galéas était présent et jouait à la même table.
Le prince Secinaro se mit à donner des détails.
Sperelli n'affecta point l'indifférence. Au contraire,
il écoulait avec un air attentif et grave. Il dit enfin :
— Cela m'ennuie beaucoup.
Il resta quelques minutes dans le groupe, puis salua
ses amis.
— Quel chemin prends-tu ? lui demanda Secinaro.
— Je rentre à la maison.
— Alors, je t'accompagne un moment.
, Ils descendirent vers la rue des Gondotti. Depuis la
place de Venise jusqu'à la place du Peuple, le Gorso
était comme un joyeux fleuve de soleil. Les femmes,
en clairs vêtements printaniers, se promenaient le long
des étalages scintillants. La princesse de Ferentino
passa avec Barbarella Viti sous une ombrelle de
dentelles ; puis Blanche Dolcebuono ; puis la jeune
épouse de Lionnet Lanza.
— Tu le connaissais, ce Ferrés? demanda Galéas &
Sperelli, qui restait taciturne.
— Oui ; j'ai fait connaissance avec lui l'an dernier,
à Schifanoia, chez ma cousine Ateleta. Sa femme est
une grande amie de Françoise. Aussi cette affaire
m'ennuie-t-elle beaucoup. Il faudrait tâcher qu'elle eût
le moins de publicité possible. En m'y aidant, tu me
rendrais service...
Galéas s'y offrit avec un cordial empressement.
— Je crois, dit-il, qu'on éviterait en partie le scan-
dale, si le ministre envoyait sa démission à son gou-
vernement sans aucun retard, comme le lui a enjoint
le président du Gercle. Mais le ministre s'y refuse.
Cette nuit, il prenait l'attitude d'un hontmie offensé, il
L'ENFANT DE VOLUPTÉ Sgî
haussait la voix. Et pourtant, les preuves étaient là I II
faudrait lui faire comprendre...
Tout en marchant, ils continuèrent à causer de la
chose. Sperelli savait gré à Secinaro de son empres-
sement. Et Secinaro était prédisposé par cette conver-
sation intime aux confidences amicales.
Au coin de la rue des Condotti, ils aperçurent lady
Mount Edgcumbe qui suivait le trottoir de gauche, le
long des magasins japonais, avec son allure molle,
rythmique et ensorceleuse.
— Voici Donna Hélène, dit Galéas.
Us la regardèrent tous deux, et ils sentirent tous deux
Ja fascination de cette marche rythmique. Mais le
regard d'André pénétra sous les vêtements, y revit les
formes connues, le dos divin...
Lorsqu'ils l'eurent rejointe, ils la saluèrent ensemble
et la dépassèrent. Ils ne pouvaient plus la voir, mais
elle les voyait. Et ce fut pour André un supplice tout
nouveau que de cheminer côte à côte avec un rival
sous les yeux de la femme convoitée, en pensant que
ces terribles yeux se délectaient peut-être à fa're un
rapprochement. Il se compara mentalement à Secinaro.
Secinaro avait le type bovin d'un Lucius Verus
blond aux yeux bleus ; et, dans l'abondairce magnifique
de sa barbe d'or, rougeoyait une bouche sans nulle
expression, mais belle. Il était grand, carré, vigoureux,
d'une élégance sans finesse mais pleine de désinvolture.
— Eh bien? lui demanda Sperelli, rendu auda-
cieux par un affolement invincible. Tes affaires sont-
elles en bon point ?
Avec cet homme, il savait pouvoir parler de cette
manière.
Galéas se tourna vers André, d'un air moitié surpris
3g4 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
et moitié scrutateur: il n'attendait pas de lui une
pareille question, et moins encore une question posée
d'un ton si leste et si parfaitement calme. André
souriait.
— Oh I que mon siège a duré longtemps I répondit
le prince barbu. Un temps immémorial, avec des
reprises diverses, et toujours sans succès. J'arrivais
toujours trop tard : quelqu'un avait pris la place d'as-
saut avec moi. Mais je n'ai point perdu courage.
J'étais convaincu que, tôt ou tard, mon tour viendrait.
Attendre pour atteindre. Effectivement...
— Quoi?
— ^ Lady Healhfied m'est plus clémente que la
duchesse de Scerni. J'aurai, j'espère, l'honneur très
enviable d'être inscrit après toi sur la liste...
Et il partit d'un rire un peu vulgaire, qui découvrit
ses dents blanches.
— Je crois que mes hauts faits de l'Inde, ébruités
par Jules Musellaro, ont ajouté à ma barbe quelques
fils héroïques d'une irrésistible vertu.
— Ces jours-ci, ta barbe doit frémir de souvenirs...
— Quels souvenirs ?
— Des souvenirs bachiques.
— Je ne ctomprends pas.
— Gomment ! Tu oubUes la fameuse vente de mai
i884?
— Regarde un peu ! C'est toi qui m'y fais penser.
Oui, le troisième anniversaire tombe, je crois, un de ces
jours... Mais tu n'y étais pas. Qui donc t'a conté?...
— Tu es trop curieux, mon cher.
— Dis-le-moi, je t'en prie.
— Songe plutôt à tirer parti de cet anniversaire
avec habileté ; et donne-moi vite des nouvelles.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ SqB
— Quand nous reverrons-nous?
— Quand tu voudras.
— Dîne avec moi ce soir, vers huit heures, au
Cercle. Comme cela, nous pourrons ensuite nous
occuper ensemhle de l'autre affaire.
— C'est entendu. Adieu, Barbe d'Or. Cours !
Es se séparèrent sur la place d'Espagne, au bas de
l'escalier ; et, comme Hélène, traversait la place dans
la direction de la rue des Deux-Boucheries pour monter
aux Quatre-Fontaines, Secinaro la rejoignit et l'ac-
compagna.
Après son effort pour dissimuler, André se sentait
le cœur si horriblement lourd qu'il craignait presque
de ne pouvoir le traîner jusqu'au haut des marches.
Mais il était sûr maintenant que, par la suite, Secinaro
lui confierait tout; et cela lui semblait presque un
avantage remporté ! Par une sorte d'ébriété, par une
sorte de folie résultant de son excessive souffrance, il
allait aveuglément au devant de tortures nouvelles, de
plus en plus déchirantes, de plus en plus insensées ; il ag-
gravait et compliquait de mille manières l'état de son
âme ; il passait de perversions en perversions, d'aberra-
tions en aberrations, d'atrocités en atrocités, sans pouvoir
désormais se retenir, sans avoir un instant d'arrêt dans
sa chute vertigineuse. Il était comme dévoré par une
fièvre inextinguible, dont la chaleur aurait fait éclore
dans les obscurs abîmes de sa substance tous les germes
des luxures humaines. Chacune de ses pensées, chacun
de ses sentiments était marqué de la même tache.
Et cependant, c'était la tromperie même qui le liait
d'un lien si fort à la femme trompée. Son esprit s'était
si étrangement adapté à cette monstrueuse comédie qu'il
n'était presque plus capable de concevoir un autre mode
3g6 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
de volupté, un autre mode de douleur. Cette incarna—
tion d'une femme dans une autre n'était plus un effet
de la passion exaspérée ; c'était une habitude de vice et,
par suite, un besoin impérieux, une nécessité. Dès lors,
l'instrument inconscient de ce vice lui était devenu
aussi nécessaire que le vice même. Par un phénomène
de dépravation sensuelle, il était presque arrivé à croire
que la réelle possession d'Hélène ne lui aurait pas
donné la rare et violente secousse de volupté que lui
donnait cette possession imaginaire. Il était presque
arrivé à ne plus pouvoir, dans ses rêves d'amoiu*, sé-
parer les deux femmes Time de l'autre. Et, de même
qu'il se figurait diminué le bonheur que lui vaudrait la
possession réelle de l'une, de même aussi sentait-il tous
ses nerfs obtus lorsque, par lassitude morale, il se
trouvait sans interposition d'image en la présence réelle
de l'autre.
n fut donc atterré par la pensée que la catastrophe
de Don Manuel Ferrés lui ferait perdre Marie.
Lorsque, vers le soir, elle vint au rendez-vous, il
s'aperçut immédiatement que la pauvre créature igno-
rait encore son malheur. Mais, le jour suivant, elle
arriva haletante, bouleversée, pâle comme une morte ;
et elle se jeta dans ses bras en se cachant le visage; et
il lui dit, parmi les sanglots :
— Tu sais?...
La nouvelle s'était répandue. Le scandale était inévi-
table; la ruine était sans remède. Il y eut ensuite des
jours désespérés de torture, pendant lesquels Marie,
restée seule après le départ précipité du tricheur, aban-
donnée par le peu d'amies qu'elle avait, persécutée par
les créanciers innombrables de son mari, perdue au
milieu des formalités légales des saisies, au milieu des
L'ENFANT DE VOLUPTE 897
huissiers, des usuriers et autres drôles de cette espèce,
fît preuve d'une vaillance héroïque, mais sans réussir à
éviter le désastre final, qui anéantit tout espoir.
Et elle ne voulut accepter de son amant aucun se-
cours ; elle ne lui dit rien de son martyre, alors même
qu'il lui reprochait la brièveté de ses visites d'amour ;
elle ne se lamenta jamais ; elle sut trouver encore pour
lui un sourire moins triste ; elle sut obéir encore à la
passion capricieuse de l'aimé, répandre sur la tcte de
son bourreau les plus chaudes tendresses de son
âme.
Ses pressentiments n'avaient pas été menteurs. Tout
s'écroulait autour d'elle. Le châtiment la foudroyait à
rimproviste.
Et elle n'eut aucun regret d'avoir cédé à son amant ;
elle ne se repentit point de s'être livrée avec tant
d'abandon; elle ne gémit point sur sa pureté perdue.
Sa seule douleur, plus forte que tout remords et que
toute crainte, plus forte que toute autre douleur, ce fut
de penser qu'elle devrait partir, qu'elle devrait s'éloi-
gner, qu'elle devrait se séparer de l'homme qui était la
vie de sa vie.
— mon ami, j'en mourrai. Je vais mourir loin
de toi, seule, seule. Tu ne me fermeras point les
yeux...
Elle lui parlait de sa mort avec un sourire profond,
plein de certitude résignée. André lui faisait luire encore
dans l'esprit l'éclair décevant d'une espérance, lui jetait
au cœur le germe d'un rêve, d'un tourment futur !
— Non, je ne te laisserai pas mourir. Tu seras
encore mienne, et pour longtemps. Notre amout
connaîtra encore des jours heureux.
Il lui parlait de l'avenir prochain. « Il s'établiraii
a3
SgS ' L'ENFANT DE VOLUPTÉ
à Florence ; de là, il irait souvent à Sienne, sous
prétexte d'études ; il y demeurerait des mois entiers,
copiant quelque peinture ancienne, recherchant quelque
ancienne chronique. Leur amour mystérieux aurait
son nid secret dans une rue déserte, ou dans un fau-
bourg, à la campagne, en une villa décorée de
majoUques et entourée d'un verger. Elle saurait bien
trouver une heure pour leur amour. Quelquefois
aussi, elle viendrait passer à Florence une semaine,
une grande semaine de bonheur. Us promèneraient
leur idylle sur le coteau de Fiesole, par un septembre
doux comme un avril ; et les cyprès de Montughi ne
seraient pas moins cléments que les cyprès de Schi-
lanoia. »
— Si c'était vrai ! Si c'était vrai 1 soupirait Marie.
— Tu ne me crois pas ?
— Oui, je te crois ; mais mon cœur me dit que
toutes ces choses, trop douces, resteront un rêve.
Elle voulait qu'André la prît dans ses bras, longue-
ment ; et elle demeurait appuyée contre sa poitrine,
sans rien dire, s'y pelotonnant toute comme pour se
cacher, avec le geste et le frisson d'une personne
malade ou d'une personne menacée qui aurait besoin
de protection. Elle demandait à André des caresses
légères, de celles que, dans son langage d'amour, elle
appelait des <c caresses d'âme », de celles qui l'atten-
drissaient et la faisaient fondre en larmes plus douces
que toutes les voluptés. Elle ne pouvait pas com-
prendre comment il se iaisait qu'en ces heures de
spiritualité suprême, en ces douloureuses dernières
minutes de passion, en ces minutes d'adieu, son
amant ne voulût pas se contenter de lui baiser les
mains.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ SqQ
Elle suppliait, presque ofiensée par Tâpre désir
d'André :
— Non, mon amour I D me semble que tu es plus
près de moi, plus serré contre moi, plus confondu
avec mon être, quand tu t'assieds à mon côté, quand
tu me prends la main, quand tu me regardes au fond
des yeux, quand tu me dis les choses que toi seul
sais dire. Il me semble que les autres caresses nous
éloignent, qu'elles mettent entre toi et moi je ne sais
quelle ombre... Je ne sais... je rends mal ce que je
pense... Après les autres caresses, je me sens si
triste, si triste... je ne sais... je me sens si lasse, d'une
lassitude si mauvaise I
Elle suppliait, humble, soumise, craignant de lui
déplaire. Elle ne faisait qu'évoquer des souvenirs, des
souvenirs anciens et récents, se rappelant jusqu'aux
plus petits détails, jusqu'aux plus fugitives paroles,
jusqu'aux menus faits les plus insignifiants, qui avaient
eu pour elle une signification. C'était vers les tout
premiers jours de Schifanoia que son cœur retournait
de préférence.
— Tu te rappelles? Tu te rappelles?...
Et soudain les larmes inondaient ses yeux afQigés.
Un soir, André lui demanda, pensant au mari :
— Depuis que je te connais, as-tu toujours été
toute à moi?
— Toujours.
— Je ne parle point de l'âme...
— Silence !... Oui, toujours tienne, toute.
Et lui qui, en cela, n'avait jamais cru aucune de ses
maîtresses adultères, crut à la parole de Marie, sans
avoir même l'ombre d'un doute sur la vérité qu'elle
affirmait.
400 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Il la crut ; tout en la profanant et en la trompant
sans retenue, il savait qu'il était aimé par une âme
haute et fière, il savait qu'il se trouvait en présence
d'une grande et terrible passion, il avait enfin une
égale conscience de cette grandeur et de sa propre
lâcheté. Il se savait, oui, il se savait immensément
aimé ; et parfois, dans la fièvre de ses imaginations,
il allait jusqu'à mordre la bouche de la douce
créature, pour ne pas crier un nom qui lui remontait
invinciblement à la gorge ; et la bonne et dolente
bouche, inconsciente, saignait dans un sourire et
disait :
— Même ainsi, tu ne me fais pas mal.
VIII
Dans quelques jours, il faudrait se dire adieu. Miss
Dorothy avait conduit Delphine à Sienne et était re-
venue pour aider Marie Ferrés dans les ennuis si
pénibles des derniers moments et pour raccompagner
pendant le voyage. A Sienne, dans la maison de sa
mère, on ne connaissait pas la vérité. Delphine non
plus ne savait rien. Marie s'était bornée à écrire que
Don Manuel avait été rappelé tout à coup par son gou-
vernement. Et elle s'apprêtait à partir ; elle s'apprêtait
à laisser ces chambres, pleines de choses aimées, aux
mains des commissaires-priseurs qui avaient déjà dressé
l'inventaire et fixé la date de la vente : lundi 20 juin,
à dix heures du matin.
Le soir du 9 juin, au moment de quitter André,
elle cherchait un gant perdu. En cherchant, elle vit
sur une table les poésies de Shelley, ce même volume
402 L»EÎÎFANT DE VOLUPTÉ
qu'André lui avait prêté à Schifanoia, ce volume où
elle avait lu la Recollection avant l'excursion de Vico—
mile, ce cher et triste volume où elle avait marqué
avec l'ongle les deux vers :
And Jorget me y Jor I can never
Be thine!
Elle le prit avec une émotion visible ; elle le feuilleta ;
elle retrouva la page, les traits d'ongle, les deux vers.
— Never ! murmura-t-elle en hochant la tête. Tu
te souviens ?... Et il y a de cela huit mois à peine !
Elle resta un peu pensive ; elle feuilleta encore le
volume ; elle y lut quelques autres vers.
— C'est notre poète, ajouta-t-elle. Que de fois tu
m'as promis de me conduire au cimetière anglais ! Tu
te souviens? Nous devions porter des fleurs sur sa
tombe... Veux-tu que nous y allions? Tu m'y con-
duiras avant mon départ. Ce sera ma dernière pro-
menade.
Il dit :
— Nous pouvons y aller demain.
Ils y allèrent quand déjà le soleil déclinait. Dans la
voiture lermée, elle tenait sur ses genoux une botte de
roses, ns passèrent sous l'Aventin planté d'arbres. Ils
entrevirent, amarrés dans le port de Ripa Grande, les
bateaux chargés de vins de Sicile.
Dans le voisinage du cimetière, ils descendirent de
voiture et continuèrent à pied jusqu'à la grille, taci-
turnes. Au fond de son âme, Marie sentait qu'elle
n'allait pas seulement porter des fleurs sur le tombeau
d'un poète, mais qu'en ce Ueu de mort elle allait pleurer
aussi quelque chose d'elle-même, quelque chose d'ir-
réparablement perdu. Un fragment de Shefley, lu la
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 4o3
nuit, dans Tinsomnie, lui résonnait au fond de l'âme,
tandis qu'elle regardait les cyprès dressés vers le ciel,
de l'autre côté de la muraille blanchie.
« La Mort est ici, et la Mort est là. Partout la Mort
est à l'œuvre ; autour de nous, en nous, au-dessus de
nous, au-dessous de nous, c'est la Mort ; et nous-
mêmes ne sommes que Mort.
» La Mort a mis son empreinte et son sceau sur
tout ce que nous sommes, sur tout ce que nous sen-
tons, sur tout ce que nous connaissons et redoutons.
» D'abord meurent nos plaisirs, et puis nos espé-
rances, et puis nos effrois ; et, quand tout cela est
mort, la poussière appelle la poussière, et nous mou-
rons aussi.
» Toutes les choses que nous aimons et qui nous
sont aussi chères que nous-mêmes, doivent se dissoudre
et périr. Tel est notre cruel destin. L'amour, l'amour
même devrait mourir, encore que tout le reste ne
mourût pas... »
En franchissant le seuil, elle mit son bras sous celui
d'André, prise d'un petit frisson.
Le cimetière était solitaire. Le long de la muraille,
quelques jardiniers arrosaient les plantes en balançant
leur arrosoir d'un mouvement égal et continu, silen-
cieusement. Les cyprès funèbres s'élevaient, droits et
immobiles dans l'air ; seules leurs cimes, dorées par le
soleil, avaient un léger tremblement. Entre les troncs
rigides et verdâtres comme s'ils eussent été de travertin,
se dressaient les tombes blanches, les pierres carrées,
les colonnes brisées, les urnes, les sarcophages. De la
sombre masse des cyprès descendait une ombre mys-
térieuse, une paix religieuse, une sorte de douceur
humaine, comme d'une roche dure descend une eau
4o4 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
limpide et bienfaisante. Cette régularité persistante des
formes végétales et celte blancheur discrète des marbres
sépulcraux donnaient à Tâme une sensation de repos
grave et suave. Mais, au milieu des troncs alignés
comme les tuyaux sonores d'un orgue et au milieu des
monuments funéraires, les lauriers-roses ondoyaient
avec grâce, tout empourprés de fraîches touffes de
fleurs ; les rosiers s'effeuillaient à chaque souffle de la
brise, semant sur Therbe leur neige odorante ; les
eucalyptus inclinaient leurs pâles chevelures qui s'ar-
gentaient et se désargentaient tour à tour; les saules
versaient mollement sur les croix et sur les couronnes
les pleurs de leur feuillage ; çà et là, les cactus élalaient
la magnificence de leurs bouquets blancs, pareils à des
essaims de papillons endormis ou à des aigrettes de
plumes précieuses. Et, de temps à autre, le silence
était interrompu par le cri de quelques oiseaux dis-
persés.
André, indiquant le sommet de Téminence, dit à
son amie :
— Le tombeau du poète est là-haut, dans le voi-
sinage de cette ruine, à gauche, sous la dernière tour.
Elle se sépara de lui pour monter par les sentiers
étroits, entre les haies basses des myrtes. Elle mar-
chait devant, et il la suivait. Elle avait le pas un peu
fatigué; elle s'arrêtait à chaque instant, se retournait à
chaque instant pour lui sourire. Elle était vêtue de
noir ; elle portait sur le visage un voile noir qui lui
tombait jusqu'à la lèvre supérieure ; et son faible sou-
rire tremblait sous l'ourlet noir, s'ombrait d'une ombre
de deuil. Son menton ovale était plus blanc et plus pur
que les roses qu'elle tenait à la main.
Gomme elle se retournait, une rose vint à s'effeuiller.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 4o5
Pour en ramasser les pétales sur le sentier, André se
courba devant elle. Elle le regarda. Il mit les genoux
en terre et dit :
— Adorée !
Un souvenir apparut dans l'Ame de Marie, aussi net
qu'une vision.
— Tu te souviens, dit-elle, de cette matinée à Schi-
fanoia, lorsque je t'ai lancé une poignée de feuilles, du
haut de Tavant-dernière terrasse ? Tu plias le genou
sur la marche, pendant que je descendais... Ce temps-
là, je ne sais comment, me semble si près et si loin 1
n me semble que je l'ai vécu hier et que je l'ai vécu
il y a un siècle. Mais peut-être l'ai-je seulement vécu
en rêve.
Entre les haies basses des myrtes, ils atteignirent la
dernière tour à gauche, près de laquelle se trouve le
tombeau du poète et celui de Trelawny. Le jasmin qui
grimpe sur l'antique ruine était en fleur : mais il ne
restait des violettes que leur épaisse verdure. Les cimes
des cyprès arrivaient à la ligne du regard et tremblo-
taient, illuminées plus vivement par les dernières rou-
geurs du soleil qui se couchait derrière la croix noire
du mont Testaccio. Un nuage violacé, bordé d'or ar-
dent, naviguait dans le ciel vers l'Aventin.
a Ici reposent deux amis, dont les vies furent liées
l'une à l'autre. Que leur mémoire aussi vive ensemble,
maintenant qu'ils gisent sous la tombe; et que leurs
ossements ne soient point séparés, puisque, dans la vie,
leurs deux cœurs ne faisaient qu'un seul cœur. . . for
their two hearts in lije were single hearted ! »
Marie répéta le dernier vers. Puis, mue par une
pensée délicate, elle dit à André :
— Défais-moi mon voile.
23.
4o6 L'ENFANT DE VOLUPTé
Et elle s'approcha, la tête un peu renversée, pour
qu'il défît le nœud sur la nuque. Les doigts d'André lui
effleuraient les cheveux, ces longs cheveux qui, lors-
qu'ils étaient épars, semblaient vivre comme ime forêt,
d'une vie douce et profonde ; ces cheveux à l'ombre
desquels il avait savouré tant de fois la volupté de ses
mensonges, évoqué dans de fois ime perfide image.
Elle lui dit :
— Merci I
Et elle ôta son voile de dessus son visage, et elle
regarda André avec des yeux un peu éblouis. Elle ap-
paraissait dans toute sa beauté. Elle avait autour des
orbites un cercle plus sombre et plus creux ; mais ses
pupilles briUaient d'une flamme plus pénétrante. Les
boucles épaisses des cheveux adhéraient à ses tempes
comme des grappes de jacinthes brunes. Un peu vio-
lettes. Par l'effet du contraste, le milieu du front, dé-
couvert et libre, resplendissait d'une blancheur presque
lunaire. Tous les traits s'étaient affinés et avaient perdu
quelque chose de leur matérialité, à la flamme perpé-
tuelle de l'amour et de la douleur.
Elle enroula dans le voile noir les tiges des roses,
noua les deux bouts avec grand soin, puis aspira le
parfum en plongeant son visage dans le bouquet. Puis,
elle déposa ce bouquet sur la simple pierre où était
gravé le nom du poète. Et son geste eut une indéfi-
nissable expression, qu'André ne put comprendre.
Us avancèrent pour chercher la tombe de Keats, le
poète d*Endymion.
André, s'arrêtant pour regarder en arrière dans la
direction de la tour, lui demanda :
— Ces roses, comment as-tu fait pour les avoir?
Elle sourit encore, mais avec les yeux humides.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ ^O']
— Ce sont les tiennes, celles de la nuit de neige, qui
ont refleuri celte nuit... Tu ne le crois pas?
Le vent du soir se levait; et, derrière la colline, le
ciel avait partout une couleur diffuse d'or, au milieu de
laquelle se dissolvait le nuage comme consumé par
un bûcher. Sur ce champ de lumière, les cyprès en
ligne étaient plus imposants et plus mystiques, tout
pénétrés de rayons et vibrants à la pointe de leurs
cimes. En haut de l'avenue centrale, la statue de Psyché
avait pris une pâleur de chair. Les lauriers-roses se
dressaient dans le fond, pareils à de mobiles coupoles
de pourpre. Le croissant de la lune montait sur la py-
ramide de Gestius, à travers im ciel glauque et profond
comme l'eau d'un golfe en repos.
Ils redescendirent par l'avenue du milieu, jusqu'à la
grille. Le long de la muraille, les jardiniers conti-
nuaient à arroser les plantes en balançant leur arrosoir
d'un mouvement égal et continu, silencieusement.
Deux autres hommes, tenant par les bords un drap
mortuaire de velours et d'argent, le battaient avec force;
et la poussière, en se dispersant, jetait des lueurs bra-
sillantes. De l'Aventin venait un son de cloches.
Marie se serra au bras d'André : elle succombait à
l'angoisse ; elle sentait à chaque pas le sol lui manquer
sous les pieds, pareille à une blessée qui laisserait tout
son sang le long du chemin. Et, à peine dans la voi-
ture, elle éclata en larmes désespérées, sanglotant sur
l'épaule de son amant :
— Je meurs I
Mais elle ne mourait pas.
IX
Deux jours après, André déjeunait avec Galéas
Secinaro, à une table du Café de Rome. C'était une
matinée chaude. Le café, presque désert, était noyé
d*ombre et d'ennui. Les domesticjues somnolaient,
parmi le bourdonnement des mouches.
— Donc, racontait le prince barbu, sachant qu'elle
aime à se donner dans des circonstances extraordi-
naires et bizarres, j'ai osé...
Il racontait crûment la façon très audacieuse dont il
était parvenu à prendre lady Heathfield; il racontait
sans scrupules et sans réticences, n'omettant aucune
particularité, louant l'excellence de Tacquisition pour
un connaissem*. De temps en temps, il s'interrompait
pour mettre le couteau dans une pièce de viande suc-
culente et saignante qui fumait, ou pour vider un verre
de vin rouge. Tout son maintien exprimait la santé et
la force.
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 409
André Sperelli alluma une cigarette. En dépit de ses
efforts, il ne réussissait pas à avaler une bouchée, à
vaincre la répugnance de son estomac que serrait im
horrible tremblement. Lorsque Secinaro lui versait du
vin, avec le vin il buvait le poison.
A un certain moment, le prince, malgré son peu de
subtilité, conçut un doute; et il regarda l'ancien amant
d'Hélène. Celui-ci, à part le manque d'appétit, ne don-
nait aucun signe de trouble; il lançait en l'air les
nuiges de fumée avec beaucoup de calme et souriait au
joyeux narrateur, de son habituel sourire nuancé
d'ironie.
Le prince dit :
— Elle viendra chez moi aujourd'hui pour la pre*
mière fois.
— Chez toi? aujourd'hui?
— Oui.
— Ce mois-ci, à Rome, est un mois excellent poiur
l'amour. L'après-midi, de trois à six, chaque nid
abrite son couple...
— Effectivement, interrompit Galéas, c'est à trois
heures qu'elle doit venir.
Tous deux regardèrent leur montre. André de-
manda :
— Partons-nous?
— Partons, répondit Galéas en se levant. Nous
remonterons ensemble la rue des Gondotti. Je vais
prendre des fleurs chez Cardella. Mais dis-moi,
puisque tu sais : quelles sont les fleurs qu'Hélène
préfère?
André se mit à rire, et un mot atroce lui vint sur
les lèvres. Mais il répondit avec insouciance :
— Les roses, autrefois.
4lO L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Devant la Barcaccia, ils se séparèrent.
A cette heure, la place d'Espagne avait déjà son
apparence déserte de l'été. Quelq^ies ouvriers restau-
raient une conduite ; et un monceau de terre, desséché
par le soleil, jetait des tourbillons de poussière dans
les souflSes chauds du vent. L'escalier de la Trinité
resplendissait, blanc et déàert.
André monta, lentement, lentement, s'arrêtant toutes
les deux ou trois marches, comme s'il eût traîné un
fardeau énorme. Il rentra chez lui; il resta dans sa
chambre, sur son lit, jusqu'à deux heures trois quarts.
A deux heures trois quarts, il sortit. Il prit la rue
Sixtine, continua par la rue des Quatre-Fontaines,
dépassa le palais Barberini ; il s'arrêta à quelque
distance devant les rayons d'un bouquiniste, pour
attendre trois heures. Le bouquiniste, un petit hoomie
tout rugueux et parcheminé comme une tortue décré-
pite, lui odrit des livres. Il choisissait im à un ses
meilleurs volumes et les lui mettait sous les yeux, en
nasillant avec une monotonie insupportable. Trois
heures allaient sonner dans quelques minutes. André
regardait les titres des livres, surveillait les grilles du
palais, entendait confusément la voix du libraire, mêlée
au fracas de ses veines.
Une dame franchit les grilles, descendit par le
trottoir vers la place, monta dans un fiacre, s'éloigna
par la rue du Triton.
André descendit derrière elle, reprit la rue Sixtine,
rentra chez lui. En attendant l'arrivée de Marie, il se
jeta sur son lit et s'y tint si complètement immobile
qu'il semblait ne plus soufirir...
Marie vint à cinq heures.
Elle dit, haletante :
L'ENFANT DE VOLUPTÉ ^H
— Tu sais ? je puis rester avec toi toute la soirée,
toute la nuit, jusqu'à demain.
Elle dit :
— Ce sera notre première et notre dernière nuit
d'amour. Je pars mardi.
Sanglotante, agitée d'un tremblement, se serrant
contre lui avec désespoir, les lèvres sur les lèvres, elle
dit:
— Fais que je ne voie pas le jour de demain I Tue-
moi !
Puis, regardant ce visage défait :
— Tu souffres? demanda-t-elle. Toi aussi... tu
penses que nous ne nous reverrons jamais?
Il éprouvait une difficulté énorme à lui parler, à lui
répondre. Il avait la langue engourdie, et les mots lui
manquaient. Il sentait un besoin instinctif de se cacher
le visage, de se soustraire au regard de cette femme,
d'éviter qu'elle le questionnât. Il ne sut ni la consoler,
ni l'abuser. Il répondit, d'une voix éteinte et mécon-
naissable :
— Tais-toi.
Pelotonné aux pieds de Marie, il posa la tête sur
ses genoux et resta longtemps immobile, sans rien dire.
Elle tenait ses mains sur les tempes de son ami;
elle sentait la pulsation des artères, inégale et violente;
elle le sentait souffrir. Et elle-même ne souffrait plus
de sa propre douleur, mais elle souilrait de sa douleur
à lui, de cette seule douleur.
n se leva, lui prit les mains, l'entraîna dans la
chambre voisine. Elle obéit.
Dans le lit, éperdue, épouvantée de la sombre
ardeur de ce forcené, elle criait :
— Qu'est-ce que tu as ? Qu'est-ce que tu as?
4l2 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
Elle voulait le regarder dans les yeux, connaître sa
démence. Mais il se cachait le visage dans le sein,
dans le cou, dans les cheveux de sa victime, fréné-
tiquement...
Soudain elle se dégagea de son étreinte avec une
terrible expression d'horreur par tout le corps, plus
blanche que les oreillers, plus défigurée que si elle se
fût à l'instant même arrachée d'entre les bras de la
mort.
Ce nom I ce nom 1 Elle venait d'entendre ce nom !
Un grand silence fit le vide dans son âme. En elle
s'ouvrit un de ces abîmes où l'univers entier semble
disparaître au heurt d'une pensée unique. Elle
n'entendait plus rien. André criait, suppliait, se déses-
pérait vainement.
Elle n'entendait rien. Une sorte d'instinct dirigeait
ses actes. Elle trouva ses vêtements; elle s'habilla.
André sanglotait sur le lit, affolé. D s'aperçut qu'elle
sortait de la chambre.
— Marie ! Marie I
n écouta.
— Marie I
Il distingua le bruit de la porte qui se refermait.
Dans la matinée du lundi 20 juin, à dix heures,
commença la vente publique des tapisseries et des
meubles qui avaient appartenu à S. E. le ministre
plénipotentiaire de Guatemala.
C'était une matinée brûlante. Déjà Tété flamboyait
sur Rome. Dans la rue Nationale passaient au trot,
sans interruption, les tramways montants et descen-
dants, tirés par des chevaux qui portaient de bizarres
capuchons blancs contre le soleil. De longues files de
chariots chargés encombraient la voie. Dans la
lumière crue, entre les murs couverts d'afiSches multi-
colores comme d'une lèpre, les éclats des trompes
se mêlaient au claquement des fouets, aux hurlements
des charretiers.
Avant de se résoudre à franchir le seuil de cette
maison, André erra sur les trottoirs, à l'aventure.
4l4 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
longtemps, accablé d'une horrible lassitude, d'une
lassitude si vide et si désespérée qu'elle ressemblait
presque à un besoin physique de mourir.
Lorsqu'il vit un portefaix sortir de la maison avec
un meuble sur les épaules, il se décida. Il entra,
monta l'escalier rapidement. Du palier, il entendit la
voix du commissaire-priseur :
— C'est bien vu, bien entendu?
La table de la criée était dans la pièce la plus vaste,
dans le salon du Bouddha. Autour se pressaient les
acheteurs. C'étaient, pour la plupart, des marchands,
des revendeurs, des fripiers, de la populace. Comme
en été les amateurs faisaient défaut, les fripiers accou-
raient, sûrs d'obtenir à vil prix des objets précieux.
Une mauvaise odeur se répandait dans l'air chaud,
exhalée par ces gens malpropres.
— C'est bien vu, bien entendu?
André suiToquait. Il fit le tour des autres pièces, où
ne restaient plus que les tentures, les rideaux et les
portières : car on avait rassemblé presque tous les
objets à vendre dans la salle des enchères. Bien qu'il
marchât sur un tapis épais, il entendait son pas
résonner distinctement, comme si les voûtes eussent
été pleines d'échos.
Il arriva dans une chambre demi-circulaire. Les
murs y étaient d'im rouge profond, sur lequel bril-
laient çà et là quelques paillettes d'or ; et cela donnait
l'idée d'un temple ou d'un tombeau, d'un refuge triste
et mystique, fait pour prier et pour mourir. Par les
fenêtres ouvertes entrait une lumière crue, qui sem-
blait un viol. On apercevait les arbres de la villa
Aldobrandini.
Il revint dans la salle des enchères. Il sentit de
L'ENFANT DE VOLUPTÉ 4l5
nouveau la puanteur. Il se retourna et vit dans un
coin la princesse de Ferentino avec Barbarella Viti. Il
la salua en s'approchant :
— Eh bien, Ugenta, qu'avez-vous acheté?
— Rien.
— Rien ? Je croyais, au contraire, que vous auriez
acheté tout.
— Et pourquoi donc ?
— C'était une idée à moi... une idée romanesque.
La princesse se mit à rire. Barbarella fit comme elle.
— Nous nous en allons. Il est impossible de rester
ici, avec ce parfum. Adieu, Ugenta. Consolez-vous.
André s'approcha de la table. Le commissaire-
priseur le reconnut.
— Monsieur le comte désire-t-il quelque chose ?
Il répondit :
— Je verrai.
La vente marchait rapidement. Il voyait autour de
lui les figures des fripiers, se sentait touché par leurs
coudes et par leurs pieds, se sentait eiBBeuré par leur
haleine. La nausée lui serra la gorge.
— Une fois I deux fois I trois fois !
Le coup de marteau lui résonnait sur le cœur, lui
donnait aux tempes un choc douloureux.
Il acheta le Bouddha, une grande armoire sculptée,
quelques majoliques, quelques étoffes. A un certain
moment, il entendit du côté de la porte un bruit de
voix et de rires féminins, un froufrou de robes. Il se
retourna. Il vit entrer Galéas Secinaro avec la mar-
quise de Mount Edgcumbe, puis la comtesse de Lucoli,
Gino Bomminaco, Giovannclla Daddi. Ces messieurs
et ces dames parlaient et riaient bruyamment.
Il essaya de se rapetisser, de se dissimuler dans la
/Il6 L'ENFANT DE VOLUPTÉ
cohae qui assiégeait la table. Il tremblait à la pensée
d'être découvert. Les voix, les rires lui arrivaient par-
dessus les fronts en sueur, dans la chaleur sufiocante.
Par bonheur, quelques minutes après, les joyeux
visiteurs s'en allèrent.
n s'ouvrit un passage entre les corps agglomérés,
en réprimant son dégoût, en faisant un effort énorme
pour ne pas défaillir. Il avait dans la bouche comme
la sensation d'une saveur indiciblement amère et répu-
gnante, qui serait montée de la décomposition de son
cœur. Il lui semblait que, souillé par le contact de
tous ces inconnus, il emportait comme une infection
de maux obscurs et inguérissables. C'était un mélange
de torture physique et d'angoisse morale.
Lorsqu'il fut dans la rue, à la lumière brutale, il
eut un peu de vertige. D'un pas mal assuré, il se mit
en quête d'une voiture. Il la trouva sur la place du
Quirinal et se fit conduire au palais Zuccari.
Mais, vers le soir, une envie folle le prit invinci-
blement de revoir les chambres désertes. Il remonta
cet escalier ; il entra sous le prétexte de s'informer si
l'on avait porté les meubles chez lui.
Un homme répondit :
— On les porte en ce moment même. Monsieur le
comte doit les avoir croisés en chemin.
Il ne restait presque rien dans les chambres. Par
les fenêtres dépouillées de leurs rideaux entrait la
splendeur rougeâtre du couchant, avec tous les bruits
de la rue. Quelques hommes détachaient encore les
tentures des murailles, découvrant le papier à grosses
fleurs vulgaires où l'on voyait çà et là des trous et
des éraflures. D'autres ôtaient les tapis qu'ils met-
taient en rouleaux, soulevant une poussière épaisse
L'ENFANT DE VOLUPTÉ ^I?
qui brillait dans les rayons de lumière. Un d'eux
chantonnait une chanson obscène. Et la poussière,
mélangée à la fumée des pipes, montait jusqu'au
plafond.
André s'enfuit.
Sur la place du Quirinal, devant le palais du Roi,
jouait une fanfare. Les larges ondes de cette musique
métallique se propageaient dans l'air incendié. Parmi
la rougeur, l'obélisque, la fontaine, les colosses parais-
saient gigantesques et s'empourpraient, comme impré-
gnés d'une flamme impalpable. Rome, immense,
dominée par une bataille de nuages, semblait illuminer
le ciel.
André s'enfuit, presque fou. Il prit la rue du
Quirinal, descendit la rue des Quatre-Fontaines, rasa
les grilles du palais Barberini, dont les vitres dardaient
des éclairs. Il arriva au palais Zuccari.
Les portefaix déchargeaient les meubles de dessus
une charrette, en criant. Quelques-uns, à grand'peine,
montaient déjà l'armoire dans l'escalier.
n entra. Gomme l'armoire occupait toute la largeur,
il ne put passer outre. Il suivit, lentement, lentement,
de miarche en marche, jusqu'à sa porte.
Francavilla al Mare, juillet*décembre 1888.
DERNIERES PUBLICATIONS
Format grand in-18. à 3 fr. 50 le volume.
6. D'ANNUNZIO
Triomphe de la mort
RENE BAZIN
En Province'
BRADA
Les Epouseurs
EDOUARD CADOL
L'Archiduchesse
EDOUARD DELPIT
Cœur déçu
A. DE FERRY
Les Epines ont des Roses.
MARY FLORAN
Le Mariage de Clément...
ANATOLE FRANCE
Le Lvs rouge
A. FOGAZZARO
Daniel Gortis
EDMOND GONDINET
Théâtre complet, t. V
vo
CH GOUNOO vol
Mémoires d'un Artiste. . . .
Bijou
HENRY HARRiSSE
L'abbé Prévost
HENRI LAVEOAN
Les Petites Visites
PIERRE LOTI
La Galilée
HENRY RABUSSON
Vaine rencontre
JEAN REIBRACH
l a Grise
J. RICARD
Ménages de Paris
RICHARD O'MONROY
Quand j'étais Capitaine...
LEON DE TINSEAU
Bien i<)lle est qui s'y fie !.
A. WODZINSKI
Srebro père et fils
20
Paris. — Imprimerie A. Delafoy, 3, rue Aubcr,
25
2*
r
THE BORROWER WILL BE CHARGED
AN OVERDUE FEE IF THIS BOOK 18
NOT RETURNED TO THE LIBRARY ON
OR BEFORE THE LAST DATE STAMPED
BELOW. NON-RECEIPT OF OVERDUE
NOTICES DOES NOT EXEMPT THE
BORROWER FROM OVERDUE FEES.
^ W^^'
& DU£
\ 1
>^