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GEORGINA LOWELL PUTNAM
OF BOSTON
Received, July 1, 1914.
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ANDRÉ LÉO
PARIS
; LIBRAIRIE INTERNATIONALE
BOULEVARD MONTMARTRE, Â5, AU COIN DE LA RUE VIVIENNE
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN ET C:
ÉDITEURS
A BRUXBLLES , A LEIPZIG ET A LIVOURMNE
1869
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
——
ALINE-ALI
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :
UN MARIAGE SCANDALEUX.
UNE ViEiLce File.
Les DEux FILLES DE M. PLicHon.
UN Divorce.
JACQUES GALÉRON:
L'IDÉAL AU VILLAGE.
ATTENDRE — ESPÉRER.
Douce Hisroire.
À
ALINE-ALI
PAR
ANDRÉ LÉO
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
BOULEVARD MONTMARTRE, 19, AU COIN DE LA RUE VIVIENNE
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN ET Ce
EDITEURS
A BRUXELLES, A LEIPZIG ET A LIVOURNE
1869
Tous droits de traduction et de r-production réservés.
Georgina Lowell Putnam
418 —- 9 917
217 -
7
ALINE-ALI
CHAPITRE I:
L'hiver était parti dans un dernier ouragan, et
depuis plusieurs jours ur soleil radieux donnait à
Paris une tiède atmosphère. Les bourgeons enflés
des marronniers avaient éclaté, livrant passage à
d'innombrables panaches d’un vert blondissant, tout
reluisants de séve et de lumière. Les moineaux pé-
Plaient avec une joie inaccoutumée et se roulaient
dans le sable des jardins ; les enfants gazouillaient
au pied des arbres; les balles et les cerceaux bon-
dissaient avec un entrain folâtre ; les pigeons se bec-
quetaient aux genoux de Minerve, ou d'Hébé. On
traversait des courants de parfums, émanations de
lilas ou de violettes, et, plus vague, mais plus eni-
‘ vrante encore, était la molle odeur de la feuille nais-
sante et de la terre attiédie. L'eau de la Seine rou-
lait, joyeuse et précipiiée, grossie de milliers de
1
=. 9 =
ruisseaux parus pour le tour du monde, et les
toits et Les fleches des édifices brillaient au soleil.
Cette aprés-nidi, la foule affairée qui roule inces-
sammentses ondes dans Paris S'était accrue de tous
les gens de loisir qui choisissent l'heure et le jour
de la sortie; on eût dit que le sel venait de produire
des enfants, connne Parbre des feuilles, tant ils es-
saimaient nombreux. Sur ces naives figures, l'épa-
nouissement de Pêtre conscient déjà brillaiten ravon
ou en sourire; et mème chez ces affairés qui vont,
enveloppes de leurs préoccupations, droit à leur
but; sur tous ces visages animés de passions di-
versées, pales où colorés, maigres où bouflis, joyeux
ou soucieux, pleins d'eux-mèmes où pleins de tris-
tesse, on pouvait reconnaitre, au relichement des
muscles, à l’attendrissement du regard, à certaines
lueurs fugitives, influence universelle de ce renou-
veau qui jet au nez de Paris ses bouffées, infil-
trait au milieu de ses miasmes un peu d'air pur, et
venait rappeler à cette capitale du factice la grande
nature.
Déjà les Champs-Elysées se peuplaient de leur
personnel de l'été; les jeux, les carrousels, les ba-
raques de jouets et les bouquetières s'installaient,
La grande alle, de la Concorde à l'Etoile, dispa-
raissait sous le flot des équipages, pendant que, à
droile et à gauche, dans les contre-alltes, sur un
fond plus terne de simple bourgeoisie, ressortaient
les représentants du monde élégant et du monde
étranger : Anglais plus où moins rouges, opulentes
Américaines, bottes hongroises, bonnets russes, Pa-
risiennes délicates, enfants vètus de velours, con-
duits par des laquais en hvrée.
EEE CR ner Me ne
om 1
_ de
Des charrettes pleines d’arbustes passaient : les
jardiniers improvisaient les massifs; des bouque-
tières promenaient les violettes embaumtes des pre-
miers soleils. De belles dames, qui passaient en bel
équipage, attiraient tous les regards par le luxe et la
nouveauté de leurs toilettes, tandis que des cavaliers
aux pantalons tendus, cravatés, gantés et sanglés,
allaient au petit pas le long des voitures, lorgnant,
ou galopaient, le cigare aux lèvres. Le gazon des
pelouses était d’un vert lumineux; perché sur un
grand arbre du carré Marigny, un merle, regardant
la foule, sifflait.
Une calèche, débouchant de l'avenue Montaigne,
vint se mêler au courant qui montait vers l’Arc-de-
Triomphe. C'était un équipage de bonne mine, d'un
luxe élégant, tranquille et traditionnel. Le cocher,
si l’on en jugeait par sa mine calme et honnête, de-
vait être un de ces domestiques vertueux et bien
élevés de l’ancien régime, conservé par miracle en
ce temps-c1; le groom lui-même avait l'air timide et
bon enfant.
Si, conformément au proverbe, on devait juger
favorablement des maîtres à de tels indices, les deux
personnes qui occupaient la calèche étaient loin de
les démentir. C'étaient un vicillard et une jeune
fille, doués l’un et l’autre de l'aspect le plus dis-
tingué.
De nos jours, où dans le courant qui nous porte
à l'unité tant d'oppositions se heurtent, ce mat de
distinction, souvent prononcé, varie fort de sens ct
représente, au gré de chacun, un vague idéal d'aris-
tocratie. Le vulgaire l'applique surtout au masque,
c'est-à-dire à cette empreinte, formée et transmise
À —
par l'hérédité, qui accuse un certain développement
de vie intellectuelle et morale, dû aux loisirs de la
richesse, De copie en copie, cependant, l'empreinte
s'altére, au point que 1e masque roval peut dégé-
nérer jusqu'à la grossicreté du tvpe le plus bas.
Alors, que lhistoire et les monnaies S'en méèlent ou
non, 1l est devenu vulgaire, la disunetion des traits
n'étant, au fond, que lFémanation de la noblesse
vraie, interieure, individuelle et héréditaire à la
fois, comme toute richesse de l'humanité, — mais
individuelle surtout : une flamme; héréditaire seule-
ment: un sceau, dont la pureté dénote un être fidèle
aux traditions de sa race.
Le vieillard et la jeune fille dont nous venons de
parler représentaient ces deux états de la distinc-
tion dans l'être. Chez lui, peu d'énergie propre, mais
une finesse extrème, une déhcatesse parfaite, une
culture achevée. Les traits, les contours du visage
rappelaient fortement l'époque des perruques pou-
drécs et des parlements, du Mercure galant et de
l'Encyclopédie. Front haut, ail sagace et plein de
bonté, nez aquilin, menton large, bouche de poëüte
grand seigneur, élégante ct fine, d'où ne pouvaient
soruür que des traits d'esprit, des observations mgc-
nieuses, où des arrêts tempérés par la justice. Dans
l'expression générale, beaucoup de philosophie; mais
penchant vers l'éclectisme; une ironie douce, un sa-
voir-vivre infini.
Les yeux du viaillard erraient sur la foule qui
l'entourait, et de temps en temps passait sur ses
lèvres un demi-sourire. Souvent aussi il arrêtait sur
la jeune personne assise à côté de lui un regard
tendre et fier, un regard de père, et il ne semblait
ns
+ —
pas lui déplaire de voir cette admiration partagée
par nombre de spectateurs. |
Cette jeune fille, en effet, méritait d'être remar
quée ; mais, après l'avoir déclarée jolie, on était peu
satisfait, et l'on cherchait une expression moins ba-
nale, plus applicable au genre de charme tout par-
ticulier qu’elle possédait. Sous les lignes pures, des
harmonies puissantes débordaient. On devinait €ñ
elle les élégances de l'éducation unies aux finesses
de la race; mais en rencontrant son regard on pres”
sentait que, pour posséder toutes les distinctions;
elle n'avait pas eu besoin de les rencontrer autour
d'elle. Ses traits ne se rapportaient que légère
ment au iype paternel, offrant bien moïns le Cê”
chet d’une époque particulière que celui de C*$
idéalités de tous les âges : conscience, intelligence,
pureté.
Deux bandeaux ondulés de cheveux châtains en-
cadraient son front poli, qu'on eût dit sculpté par
la pensée. Le nez, droit, avait des narines mobiles
et délicates, et dans le regard, qui empruntait à
la longueur des cils une extrème douceur, la
flamme brillait sous un voile humide. Quoique
fine, la bouche avait une expression adorable de
bonté.
Elle était vêtue d’une robe et d'un surtout de soie
bleue, et un petit chapeau bleu, entouré d’une cou-
ronne de pâquerettes, complétait son costume. Du
corps, le contour gracieux des épaules s’accusait
seul nettement; mais l'attitude, souple et chaste,
digne et gracieuse, faisait préjuger une taille éle-
vée et délicate, sans maigreur. Le visage de cette
jeune fille avait une expression de souriante rêverie.
AR ee
Elle ne regardait pas la foule, mais le gigantesque
monument, que le soleil couchant transtigurait de
teintes roses, estompantses Hgnes, à [a manière d'un
celitahen, Entre ce modtle de sereine puissance,
arraché à léternelle beauté des formes, et cette
jeune et belle eréature, incarnation d'idéalités su-
périeures, on eût rêvé de secrets rapports.
La calèche, après avoir attemL la plate-forme de
l'Étoile, descendit rapidement l'avenue, où, çà et
la, dans la foule des équipages, le vieillard et sa
fille échangérent plusieurs saluts. Au bois, comme
Le cocher alfait prendre l'allée des Lacs, la jeune fille
dit vivement :
€ Pere, une vrac promenade! voulez-vous? Il
fait si beau!
— Soit, » réponditil; et sur son ordre la voiture
s'engagea dans la grande allée, presque déserte, qui
se dirige vers Passv.
Tu n'oublies pas qu'on nous attend près du lac ?
ajouta le vieillard avec un sourire.
— Laissons pour un moment ce processionnel
défilé. Père, vovez sur les grandes masses fauves le
bel effet de ces trainées de jeune verdure. Etlà, sur
le bord, dans l'herbe, ces pâquerettes, avec leur col-
lerette neuve et leur cœur d'or.
— Toilette paysanne. Mais li-bas aussi de nou-
velles toilettes s'arborent, dont tu délaisses le coup
d'ail.
— Que n'importe? fit-clle en hochant la tête.
— À la bonne heure. Mais Germain Larrey?...»
Cette fois, le mouvement de tête fut plus doux, et
accompagné d’un sourire un peu malicieux. La voi-
ture coutinua de rouler vers la Muette, et là le co-
RER ORNE
ne
et —
cher, après avoir pris de nouveaux ordres, suivit
- l'allée qui mène aux grands chênes d'Auteuil.
« Décidément, ce soir nous nous faisons ermites ?
dit le vieillard.
— Cher père! que vous êtes homme du monde!
Ne sauriez-vous donc vous passer de la foule pour
un instant? Moi, je trouve charmante la solitude
avec vous.
— Et tu sais, mon Aline, combien je l'aime avec
toi. Je me demande seulement la raison de la fan-
taisie qui t’entraîne ce soir à travers bois, tandis que
Germain nous attend auprès du lac. On à beau aï-
mer la nature, on ne la préfère point, même un jour
de printemps, à son fiancé. A moins de le vouloir un
peu tourmenter.. Mais tu n'es pas coquette, que je
sache? »
Elle sourit :
Ne faut-il songer qu'à son fiancé ?
— Question blasphématoire!
— Un fiancé, reprit-elle de même, n'est pas un
mari. »
Le père eut un sourire EpAAuE en murmurant :
« C’est bien plus.
— Mais je ne l'entends pas ainsi, moi, dit-elle
vivement. Si le mariage empêche de s'aimer, si nous
devions être comme Suzanne et son mari, par
exemple, alors... je resterais toute ma vie fiancée.
— Malheureusement, c'est impossible. Et puisque
nous voilà seuls, et en lieu favorable pour un en-
trelien sérieux, sache que ce matin mème M. Lar-
rey père est venu me voir cta fortement insisté pour
fixer le jour du mariage. »
Une assez vive émotion se peignit sur les traits
ES
d'Aline. Ce n'était pas du chagrin, ni même de l'in-
quiétude, mais un vague émoi, dont elle-même n'eût
pu dire Ja cause.
€ En vérité, dit-elle, rien ne se fait avec plus de
hâte qu'un mariage. Voici trois mois à peine que
J'ai vu pour la premiére fois M. Larrey.…,
— Trois mois! Mais alors, chère enfant, toutes les
limites permises sont dépasstes. Est-il acceptable
de s'être connu pepdanttrois mois avant de s'unir?
Où avais-je l'esprit ? C'est que je suis comme toi, je
ne demande qu'à attendre. Mais nous agissons en
excentriques, et le monde nous blämera.
— Îl aura tort, dit la jeune fille avec un doux re-
gard en prenant la main de son père.
— Ne me séduis pas, ma fille; nous ferions des
folies à nous deux. Moi, je ne désire, tu le sens bien,
que de continuer mon rôle; mais il ne faut pas que
ce soit aux dépens de ta réputation et de ton bon-
heur.
— Et comment se peut-il? »
Elle s'arrèta pensive.
« Je ne puis comprendre, reprit-elle au bout d'un
instant, comment des usages, qui me semblent dé-
nues de toute raison, se font obéir des gens les plus
éclairés, par cela seul qu'ils sont les usages.
— C'est que tu es dans cette erreur, bien excu-
sable à vingt ans, de croire que les gens éclairés
sont raisonnables.
— Et comment et pourquoi ne le seraient-ils
pas? »
Le vieillard fit un geste qui signitiait : Tu m'en
demandes tant! Et la regardant avec un sourire
demi-tendre et demi-railleur :
0
« Que pourrais-tu comprendre aux affaires hu-
maines, quand tu ignores les petites et mauvaises
passions ? Tu traduis le mot de mariage par amour ;
mais le mariage n'est généralement qu’une affaire
de vanité ou d'argent. Donc, renseignements pris
et calculs faits, qu'attendre encore? II ne s’agit que
de bâcler l'affaire si elle cst bonne, que de la rompre
si elle est mauvaise. Nous ne pensons pas comme
cela, nous, bien; mais alors tâchons qu'on ne s’en
doute pas; car un des côtés du caractère humain, —
le plus infaillible, — c'est que les gens vous en veu-
lent de ne point penser comme eux, et s’en vengent
par toutes sortes d'insinuations perfides. |
« Recherchons dans nos affections le vrai, le beau
et le bien, avant tout le reste ; mais cachons soigneu-
sement une telle excentricité en abritant ces objets
prohibés sous le pavillon commun. Germain Larrey
est un galant homme, noble et de famille noble dans
le vrai sens. On s'étonne un peu que tu n'épouses pas
un gentilhomme; toutefois, sa richesse fermera” la
bouche à tout le monde, et l’on nous attribuera
l'honneur d’un calcul où nous n'avons cherché que
les garanties du mérite et du caractère. Mais cette
même imputation tournerait à notre honte si le ma-
riage manquait, ou semblait douteux longtemps.
D'ailleurs, pourquoi hésiterais-tu ? Germain est a1-
mable, instruit, capable, bien posé, fort amoureux,
parfait de tous points. Il promet d'être non-seule-
ment un homme remarquable, mais un excellent
mari. Toi-même, si inflexible à l'égard de tant
d'autres, tu l'as favorablement accucilli, et... J'au-
rais cru... que tu devais l'aimer beaucoup. N'en
serait-il rien? »
— 10 —
I fixait en méme temps sur sa fille un regard
observateur.
« Si vraiment, » dit-elle d'un ton si calme et d'une
atutude st paisible, qu'un sourire douteux passa sur
les lèvres du vieillard.
Après un silence, il reprit avec une certaine hé-
Sitation :
«Tu dois avoir lu fort peu de romans? Voudrais-
tu me dire, là, en confidence, — et toutefois si ma
question n'est pas indiscrète, — quelle idée tu as
de l'amour? »
Une lueur rose passa, comme une vapeur légere,
sur le visage d'Aline, et un peu d'embarras se mar-
qua dans sa contenance. Comme elle ne répondait
pas :
«Mettons que je n'ai rien dit, » reprit Le père.
Mais se tournant vers lui, et jetant ses deux mains
dans celles du vieillard :
« L'amour, dit-elle, c'est la plus grande vie du
cœur.
— Bien, chère enfant. Mis cela demande une
définition nouvelle. En quoi consiste, à ton sens,
la vie du cœur? »
La jeune fille baissa les paumitres; cependant, au
travers de ses longs cils, un éclair avait brillé.
«Se peut-elle détinir? dit-elle. Et n'est-ce pas
l'immense, l'infini? »
À son tour, devant cette foi si jeune et si pure,
ce fut le père qui baissa les yeux. Tenant toujours
la main de sa fille, 11 sembla chercher une ré-
ponse :
« Vous autres femmes, dit-il, vous êtes les conser-
valrices des beaux rèves. »
\
l
2,
At
Et voyant l'allée déserte, il la baisa sur le front.
« Malheureusement, reprit-il, les hommes sont le
plus souvent la réalité. Mais Germain est de tous,
j'en suis certain, le meilleur et le plus noble. Eh
bien, mon enfant, que répondrai-je à M. Larrey?
— Obtenez un délai, père, je vous en prie.
— Sur quel motif? Et d’où te vient enfin cette
hésitation ? |
— Je ne sais, dit-elle naïvement.
— Âs-tu quelques craintes sur le caractère de ton
fiancé ?
— Non.
— Aucun autre homme ne t'a semblé préférable?»
Elle fit en souriant un geste de dénégation.
« Alors, pourquoi attendre? Tu as près de vingt
et un ans et l’on s'étonne déjà de ne pas te voir
mariée.
— Voilà une grave raison, dit Aline.
— Peu grave, soit; mais ta résistance non plus
n’est pas sérieuse. » |
Sur les traits pensifs de la jeune fille se marqua
le travail de la pensée qui se cherche elle-même :
« Mais, ditelle enfin, pourquoi tant de hâte?
S’engager si vite! à jamais! À peine ai-je vu la vie;
mes yeux éblouis n’y distinguent rien encore bien
clairement, et l'on me somme de prendre un parti
irrévocable! Je ne me défie pas; seulement... j'ai
bien le temps... et je veux regarder encore. Le ma-
riage est la vie tout entière, accomplie; quand j'y
serai entrée, je ne pourrai plus revenir en arrière...
et je voudrais rester un peu plus longtemps sur lc
seuil, Où je suis si bien, père, auprès de vous.
— Quoi! cette vie du cœur, si puissante, dont tu
ER Ce
parlais tout à l'heure, elle ne t'ature pas plus for-
tement?
— Ah! pére! dit-elle en rougissant, que c'est
mal! Vous abusez de mes confidences. »
À ce moment, Comime ils arrivaient sur une allée
transversale, une voiture de remise passa devant
eux, dans laquelle se voyaient un homme et une
femme, appuyés l'un sur l'autre, dans une tenue
significative. La femme avait une toilette voyante et
tapageuse, l'airet les manières à l'avenant. L'homme,
entre deux âges, chauve et pâle, avait au contraire
une certaine distinction d'air et de tournure, sorte
de croûte à travers laquelle éclataient le sourire et
le regard du satyre. En apercevant la calèche et
ceux qu'elle portait, il se rejeta vivement dans le
fond de la voiture, mais trop tard pour n'être pas
reconnu.
« Monsieur de Chabreuil! » murmura Aline éton-
née.
Le vieillard soupir'a profondément :
«Tu seras, je l'espère, plus heureuse que ta
sœur! » dit-il.
Puis, rompant sur ce sujet, il ordonna au cocher
de se rendre au lac.
Ils prenaient à peine la file, qu'un jeune cavalier
de bonne tournure arriva près d'eux, au trot pré-
cipité d'un bel alezan, et leur adressa un salut plein
d'une expression aussi tendre que respectueuse.
« Ah! vous voilà, monsieur Larrey, dit aflectucu-
sement le père d'Alme.
— J'étais là depuis une heure? monsieur, inter-
rogeant tous les points de l'horizon.
— C'est la faute de ma fille; l'amour de la na-
TN
2549
ture champêtre l’a saisie, et nous venons de faire
une tournée dans les allées désertes d'Auteuil.
— M de Maurignan a fait cela sans remords ?
dit le jeune homme en lançant à Aline un regard de
doux reproche.
— Pas tout à fait, puisque nous sommes venus
vous chercher pour partager notre promenade. Si
vous voulez confier votre cheval à mon groom
quand nous aurons atteint l'extrémité du lac, vous
prendrez une place dans la calèche, et nous pousse-
rons jusqu’à Meudon. »
Quelque temps après, ils roulaient dans les allées
silencieuses et quittaient le bois. Le jour tombait ;
peu à peu la conversation devint affectueuse, in-
time, pleine d'abandon; les voix s’adoucirent jus-
qu'au ton de cette heure charmante et voilée, et ces
jeunes cœurs, où germait l'amour, s'imprégnaient
avidement des poésies printanières. M. de Mauri-
gnan, à peu près retiré de l'entretien, écoutait, Île
sourire aux lèvres, les deux fiancés, dont l'intimité
le charmait. Aline se laissait aller à plus de con-
fiance qu'elle n’en avait montré jusque-là vis-à-vis
de Germain Larrey, et celui-ci déployait sans efforts
un esprit aimable, varié, souple, pourvu de connaïis-
sances plus solides que les fils de famille n'en pos-
sèdent généralement.
Tout dénotait chez Germain un de ces esprits heu-
reux, que leur naissance, leur caractère et leurs ca-
pacités destinent au succès; qui, doux par tempé-
rament et prudents par tactique, attentüfs à ne rien
heurter, se concilient partout des sympathics et ne
se font guère d'ennemis. Nés pour leur époque, dont
ils résument toutefois les qualités beaucoup plus que
— 144 —
les défauts, de tels hommes cucillent naturellement
les fleurs de la vie, et, bien que portés par une pro
bité naturelle à combattre l'injustice, ils considèrent
aisément comme esprits chagrins les mécontents.
. Nourri déjà dans sa famille d'un certain libéra-
lisme, l'esprit éclairé de Germain n'avait pu se rer
fuser à admettre assez largement les principes dé-
mocratiques ; mais il était trop bien élevé pour n'en
pas Soumettre aux convenances l'expression et l'ap-
plication, quant à sa propre conduite, et il s'en re-
mettait au temps avec confiance pour réaliser dans
la société les réformes qui lui semblaient utiles.
Cette résignation facile et cette tolérance pour le
présent, le portaient vers les combinaisons ingé-
nieuses qui font du contraste la loi principale de
l'harmonie, et se plaisent à fusionner les incompa-
tibles. Près des siens, il passait pour un démocrate
aimable, d'une audace effrayante et d'un bon goût
rassurant, double prestige; quant aux républicains,
ils lui Savaient gré de penser à peu près comme eux,
parce qu'il n’était pas de leur monde, et pour le
même motif lui pardonnaient d'agir faiblement. Et
puis, il était généreux.
Élégant, spirituel, riche, beau garçon, il était re-
cherché des femmes; mais avec le sens parfait qui le
caractériSalt, non-seulement Germain avait renoncé
promptement aux plaisirs vulgaires, mais il avait
résolu de n'ouvrir son cœur désormais qu'aux affec-
tions honnêtes, qu'il estimait être les meilleures
sources du bonheur, en même temps que les seules
garanties de la dignité. Aussi venait-il de rompre
sa liaison avec la belle comtesse de R..., femme d'un
ambassadeur étranger, la laissant inconsolable.
ne > Q
june
C'est alors qu'il était devenu assidu près de M! de
Maurignan et avait demandé sa main, donnant à ses
amis, pour motif de son choix, qu'elle n’était ni Co-
quette ni vaine. |
En se mariant à vingt-huit ans, après des folies si
courtes, avec une jeune fille moins riche qu'il n'était
lui-même, et choisie pour de tels motifs, Germain
Larrey donnait une preuve sérieuse de raison et de
caractère, et, vis-ä-vis du monde, tournait décidé-
ment au puritain de bon goût. Aline de Maurignän
avait beaucoup de jalouses.
Si la sagesse avait déterminé ce choix, le cœur $€
mit promptement de la partie. Il eût été difficile de ne
pas subir le charme pénétrant de cette jeune beaute,
sérieuse et modeste, qui, toujours vraie, avait parfois
des gaietés d'enfant et d’adorables sincérités. |
Ainsi que l'avait dit M. de Maurignan, Germain
était donc fort amoureux, et tout le dénotait, le soin
qu'il prenait de plaire, quelque timidité, peu habi-
tuelle chez lui, de continuelles attentions, et sur-
tout ses regards pleins d’une émotion sincère, qui
troublaient le cœur d’Aline et la jetaient en des rê-
veries qu'elle n'avait pointencore eues.
Pendant cette promenade à travers champs et
bois, sous les haleines printanières, dans l'ombre
discrète qui tombait, jamais la voix de Germain n'a-
vait été si émue; jamais la conversation des deux
fiancés n'avait été si attachante, si pleine, si intime.
Quand ils descendirent à l'hôtel de Maurignan,
rue de l'Université, vaste et antique habitation qui
représentait à elle seule une fortune, maïs peu pro-
ductive, Aline répondit pour la première fois par
une pression du bout de ses jolis doigts au baiser
16 —
respectueux qu’en la quittant son fiancé déposa SU
sa main gantée. Le père était radieux. Tandis qu ils
montaient ensemble le grand escalier de pierre,
rampe de fer sculptée, 1l prit sa fille dans S€$ bras
et lui donna deux ou trois baisers.
« N'est-ce pas, qu’il est aimable et charmañ
dit-il.
Un peu confuse, Aline s'échappa des bras de son
père sans répondre, et le précéda légèrement dans
un grand salon à boiseries sculptées, plein d'une
douce lumière et meublé avec un confortable grañ-
diose. Une femme, qui lisait près du feu, se leva à
leur arrivée.
« Ah! je suis contente que vous soyez de retour?
s’'écria-t-elle avec l'accent anglais. Je m'inquiétals
de vous, et puis le diner sera refoidi.
= Miss Dream, dit Aline en jetant ses gants, c'est
que le printemps est dehors, et nous ferons demain,
si vous Voulez, une longue promenade, pendant la-
quelle nous réciterons Thompson.
— Ah! je veux bien, répondit la gouvernante,
fille de trente à trente-cinq ans, à la figure pâle
entourée d’un nuage de cheveux roux et l'on n€
savait trop de quels autres nuages encore.
« M®° de Chabreuil a envoyé, » ajouta-t-elle en
remettant une lettre à M. de Maurignan.
Celui-ci l'ouvrit; sa physionomie peignit l’inquié-
tude, et il passa la lettre à sa fille : :
29
« Cher père,
« Je suis fort souffrante. Soyez assez bon pour
« me venir Voir, et amenez-moi ma sœur.
« SUZANNE. »
se 7 =
« Fort souffrante! s’écria la jeune fille; mais il
faut y aller tout de suite, alors.
— Après le dîner, observa miss Dream.
— Oui, sans doute, aussitôt après, » dit M. de
Maurignan.
Bientôt, en effet, 1l partait avec Aline pour la ruc
Saint-Georges, où demeurait sa fille aînée, Suzanne,
marquise de Chabreuil.
CHAPITRE II
Quand M. de Maurignan et sa fille pénétrèrent
dans la chambre de la marquise, ils la trouvèrent à
demi couchée sur son ottomane de satin bleu. Elle
se leva pour venir à leur rencontre; mais elle pa-
raissait brisée, et sa pâleur, l'éclat étrange de ses
yeux, les frappa.
« Qu'éprouves-tu ? demanda le père avec inquié-
tude.
— Une lassitude profonde, répondit-elle avec un
sourire des lèvres et un trait amer du regard.
— Qu'en pense ton médecin?
— Je ne le Jui ai pas demandé. »
M. de Maurignan insista pour que le médecin fût
consulté dès Je lendemain. Elle promit, sans pa-
raître y attacher d'importance.
M°° de Chabreuil devait avoir une dizaine: d'an-
nées de plus qu’Aline; elles se ressemblaient de
traits, Mais différaient de physionomie, au point de
rendre la ressemblance peu frappante au premier
coup d'œil.
Cette expression intelligente et calme, qui, chez
Aline, réCouvrait la profondeur de sentiments iné-
prouvés, se changeaïit en passion chez la marquise,
et la douce fierté qui résidait sur le front de la jeune
EL
0 = un
— 19 —
fille était devenue chez sa sœur une puissante éner-
gie ajoutée à cette passion.
Belle de tout le développement de ses charmes, la
lèvre amère, ironique, ardente, l’œil sombre, tra-
versé de flammes, déjà Mw de Chabreuil semblait
renfermer dans son sein gonflé, soulevé par une res-
piration irrégulière, les épreuves de toute une vie.
Ce cercle bruni sous l'œil avait reçu plus d’une
larme, et ce beau front aux lignes bombées avait sa
ride entre les sourcils.
Après avoir enlacé d’une vive et fiévreuse étreinte
son père et sa sœur, elle était retombée sur les cous-
sins, toute pâle. |
M. de Maurignan était trop observateur, et d’ail-
leurs trop averti, pour attribuer à une simple indis-
position l’état de sa fille; aussi fit-il des demi-ques-
tions, que gracieusement elle éluda. Était-ce une de
ces créatures fiévreuses que tout agite? ou bien su-
bissait-elle une violente crise intérieure, dont elle ne
pouvait contenir l’ébranlement ?
Femme du monde, quoi qu’il en. fût, elle n’aban-
donna pas le soin d’être aimable, et soutint la con-
versation avec une verve un peu saccadée, mais en
même temps avec une effusion de tendresse qui se
révélait moins par ses paroles que par ses regards,
et leur donnait une puissance magnétique extraor-
dinaire. On eût dit que son cœur se versait en ef-
fluves. Evitant, contre le gré de ses interlocuteurs,
de parler d'elle-même. elle maintenait l'entretien sur
cux seuls, sur leurs projets, sur leurs espérances,
et cependant répondait à peine à ce qui était dit de
Germain, comme si ce sujet lui eût inspiré quelque
répugnance.
is 32 -
— 920 —
Souvent, et même plus volontiers, elle parla de
choses indifférentes, mais c'était en leur disant
des yeux constamment : « Amis, je vous aime, je
vous aime bien, et ce m'est une douceur immense
de vous voir. » On sentait derrière tout cela quel-
que chose d'intense, d'âpre, de terrible, qui finit
par pénétrer le père et la sœur d'une terreur vague.
Aline se leva ; elle étouffait.
« Où vas-tu, ma chérie? demanda Suzanne en la
couvrant d'un long regard.
— Chercher ton fils. Où est-11?
— Chez son précepteur, dit Suzanne d'une voix
rauque. Il vient tout à l'heure de me quitter, et je
n’ai pu obtenir de le garder plus longtemps. Ré-
clame-le au nom de son grand-père. On étouffe
cette jeune vie sous le poids de langues et de civi-
lisations mortes. Un enfant de dix ans ne doit pas
travailler le soir, n’est-ce pas mon père? »
Aline sortit.
« On a toujours imposé l'instruction de manière
à écraser l'enfance plutôt que l’instruire, dit M. de
Maurignan; mais nous étions plus robustes autre-
fois, et votre génération étiolée, dorlotée, nerveuse,
est incapable de supporter à d'aussi hautes doses
l'ennui et l'immobilité. Il faudrait faire comprendre
cela au précepteur de Gaëtan.
— Vous oubliez, reprit la jeune femme avec une
profonde amertume, qu’une mère n’a aucun droit
sur l'éducation de son fils. M. de Chabreuil ap-
prouve le précepteur en toutes choses, et cela suffit.
Cependant Gaëtan est si frêle...»
Quelque chose comme un sanglot comprimé lui
coupa la voix.
a
— 91 —
«Je puis en parler à Chabreuil et voir si mes
droits de grand-père seront mieux respectés que les
tiens. Le désires-tu, mon enfant? »
En même temps M. de Maurignan quitta son
fauteuil, et, s’asseyant sur l’ottomane auprès de
sa fille, il l'enlaça d'un bras et la pencha sur
lui.
«J'aurais besoin de te voir plus heureuse,» dit-il
en soupirant. | | .
Ces tendres paroles, cette douce pression, vain-
quirent la réserve de la jeune femme, et ses larmes,
Coulant avec abondance, inondèrent l’habit du vieil-
lard et ses mains.
« Mon enfant chérie, dit-il d’une voix altérée, que
se passe-t.il donc? D'où te vient cette nouvelle
Souffrance? Parle; confie-moi tout. Je t'aime et suis
indulgent.
— Père, murmura-t-elle, pouvez-vous me rendre
l'espérance morte ?
— Hélas !.. peut-être. Avec du courage et du
calme, on attend et la vie change. Nous, du moins,
nous changeons… …
— Non, reprit M" de Chabreuil, j'ai vu le fond
ela vie et de l'âme humaine, ct quand les lèvres
Ont touché cette lie, la soif de tout breuvage passe
jamais.
— Partons ensemble, veux-tu ? dit le père. Allons
tous les trois à Florence, à Constantinople, où tu
Voudras.
— Vous êtes bon, père. mille fois bon, et j'en
Veux à ma destinée, non-seulement pour ce qu'elle
M'a fait souffrir, mais pour le mal qu'elle vous fait
Par moi.
EUR ANR TI ET nt LE, <, ”
— Tes ennuis intérieurs, dit M. de Maurignan
avec un peu d'hésitation, cette absence d'autorité
.dans ta propre maison, ta gêne, tout cela est le
résultat inévitable de ta mésintelligence avec ton
mari, et s'il était possible de rétablir quelque union
entre vous .. »
Suzanne se releva brusquement, quittant l'épaule
de son père, où elle était appuyée.
« Ah! vous pensez? dit-elle avec une inflexion de
voix stridente, méprisante, amère.
— Que veux-tu, ma fille ? Cet homme a contre toi
toute puissance et.
— de le sais, » dit-elle d'un ton sec et ferme.
Aline rentrait avec son neveu.
€ Nous reprendrons cette conversation demain, »
dit à demi-voix M. de Maurignan à Suzanne.
Celle-ci ne répondit pas. Elle s'était rejetée de
l'autre côté, sur son siége, et travaillait par un
violent effort à se calmer. Bientôt ses yeux rede-
vinrent secs et brûlants.
Tout joyeux d'être délivré de l'étude, Gaëtan se
jetait dans les bras de son grand-père.
« Quel ours que ce précepteur! murmura Alinc
à l'oreille de la marquise.
— Tu venais de ma part, » dit celle-ci.
L'enfant justifiait assez par son apparence débile
les craintes de sa mère. C'était un garçon d'une
dizaine d'années, joli, fin, les yeux pleins de malice
et de vivacité : mais pâle, fluet, la poitrine creuse,
le dos arrondi. 11 ne lui eût fallu pour le moment
d'autre étude que celle qui se prend à la volée dans
les Champs, semence divine d’ailleurs, et, même
pour l'esprit, autrement féconde que l'analyse éter-
D» à
— 93 —
nelle d'outils humains délaissés. Avide de mouve-
ment, après s'être laissé caresser quelque temps
avec nonchalance, il s'arracha des bras de sa mère,
qui l'avait attiré sur ses genoux, et se mit à jouer
avec les objets rangés sur une étagère.
. Devant l'enfant, la conversation fut tantôt super-
ficielle, tantôt remplie de mots soulignés, de sous-
entendus. À dix heures précises, le précepteur en-
voya chercher. Gaëtan. Me de Chabreuil le prit
alors dans ses bras, et, muette, le tint longtemps
serré sur sa poitrine. Mais les enfants n'aiment pas
les longues caresses. Gaëtan se dégagea, alla gaie-
ment souhaiter le bonsoir à son grand-père et à sa
jeune tante, et sortit en gambadant.
Malgré ses efforts, M" de Chabreuil devenait
morne. Ses paroles se traînaient, sa voix était
sourde.
« Tu as besoin de te reposer, ma fille, » dit M. de
Maurignan.
Et se levant, il l'embrassa en disant :
«À demain. »
La jeune femme retrouva pour ces adieux toute
son énergie. Au sortir de son étreinte convulsive,
Aline, pénétrée d’une vague terreur, s’écria :
« Mon Dieu! que se passe-t-il? Suzanne! je ne
VEUX pas te quitter! »
La marquise attacha sur elle un regard ardent :
«Tu as raison, dit elle. Oui, reste avec moi. »
Etse tournant vers M. de Maurignan, qui hésitalt :
« Mon père, laissez-moi ma sœur pour cette nuit.
— À quoi bon?» dit M. de Maurignan. |
Mais, agité, lui aussi, d'une sourde inquiétude, il
ajoula presque aussitôt :
— 94 —
« À condition que vous ne passerez pas toute la
nuit en Conversations.
— Je vous le promets, répondit Suzanne. Je vais
faire préparer pour Aline la chambre à côté de la
mienne et l'y enverrai bientôt.
— Alors, je viendrai vous chercher demain toutes
les deux, et nous ferons une excursion à la cam-
pagne. Au revoir, mes enfants. »
Il sortit.
Il était onze heures environ. M" de Chabreuil
sonna, donna des ordres, fit ranimer le feu et s’as-
sit, avec sa sœur, près du foyer. Enfoncée dans
sa bergère, le front sur sa main, elle gardait le
silence et semblait plongée dans une rêverie pro-
fonde.
Une question, retenue par un pudique embarras,
errait sur les lèvres de la jeune fille et animait ses
regards. Se glissant enfin hors de son fauteuil, elle
se laissa tomber sur le tabouret, aux pieds de sa
sœur, et lui prenant les mains, d’une voix douce et
timide :
«-Tu souffres de quelque grand malheur, dit-elle ;
je le sens. Ne puis-je t'aider?
— Non, » répondit Suzanne.
Ce «non » était si décisif qu'il glaça le cœur
d'Aline.
« Mais, reprit la jeune femme, j'hésite si je ne
dois pas t'aider, moi, en t'éclairant »
Aline fixa sur sa sœur des yeux étonnés, interro-
gateurs
« J'hésite et c’est folie. Tombée dans le piége
avant toi, ne dois-je pas l'avertir .. C’est un mot
d'ordre universel que se passent les siècles, que de
— 95 —
cacher aux jeunes filles la vérité sur la vie. Etce mot
d'ordre, celles mêmes qui en ont été victimes le res-
pectent, par un lâche consentement, et laissent les
illusions de leurs sœurs, de leurs filles aboutir au
même dénoûment fatal. Préjugé? .. sottise ? … pu-
deur?.. que sais-je ?... Moi-mêème animée par le
désir de te sauver, je frémis pourtant comme sous
l'impression d’un sacrilége.
« Elles sont, en effet, sacrées, vos ignorances…
« Mais faut-il donc à ce rêve sacrifier la vie entière?
Et quand une main brutale s'apprête à le violer,
vous perdre. pour le conserver quelques heures de
plus? — Non, la réserve poussée à ce point devient
imbécile. Aline! le mariage est un antre que voile
un rideau de théâtre peint de guirlandes et d’a-
mours, mais derrière lequel est une chute immense.
Je t'en parlerai, si tu veux m’entendre. Pour pré-
server ta pudeur, pour guider ta liberté, je t'offre ma
cruelle expérience La veux-tu? »
En écoutant ces paroles, Aline avait rougi. À cette
dernière question, elle devint pâle ct resta quelque
temps muette. Son cœur se serrait d'appréhensions;
sa pudeur s’alarmait de l'explication offerte. Elle
pensa aussi que ce serait mal, à cause de Germain.
Cependant Suzanne était chaste et fière; Aline s'en
savait tendrement aimée.
Tout à coup, 1l Lui vint l'idée que cette confidence,
qui devait être l'histoire des déceptions et des cha-
grins de sa sœur, indiquerait sans doute quelque
moyen de consolation, de salut. Aline savait depuis
longtemps que sa sœur était malheureuse; mais
elle l'avait appris seulement par ces demi-mots
qu'on laisse échapper en famille, et dont la réti-
2
cence marquée interdit toute demande d'explication.
Elle détestait sur la foi d'autrui M. de Chabreuil,
sans bien savoir de quoi il était coupable. Mais,
restée près de sa sœur comme consolatrice, comme
aide, ce rôle lui imposait d'être forte, et par con-
séquent d'étouffer toute susceptibilité personnelle,
dans l'espoir d'être utile. Elle n'hèsita plus :
« Parle, ma sœur, dit-elle.
— Ah! dit Suzanne en serrant convulsivement
les mains de la jeune fille et en la baisant au front,
je te sais courageuse, et c'est pourquoi l'idée m'est
venue de te faire cette révélation, et même de te
confier un secret terrible. qui vieillira ce jeune
front. Mais quand je reproche si amèrement à ceux
qui m'ont élevée de m'avoir jetée, un bandeau Sur
les yeux, dans le gouffre de la vie, je ne veux
pas me rendre complice de ce même crime en-
vers toi. Intelligente, sensible, pure, ta destinée
en ce monde est de souffrir. J’avance l'épreuve
pour la rendre moins amère, voilà tout. Maintenant,
écoute :
« J'avais dix-huit ans à peine quand j'épousai
M. de Chabreuil. Je savais la musique, l’histoire
superficielle du passé, fort peu de la nature, et rien
de la vie. J'acceptai le mariage, parce que l'opinion
l'impose; M. de Chabreuil, parce que mon père me
le présenta. J'étais une enfant, et toute mon éduca-
ion avait eu pour but de me laisser telle. Mincure,
incapable de disposer de mes biens, on me fit dis-
oser de moi-même et de ma vie tout entière. La loi
ui NOUS régit a de ces vides de sens moral, ef-
fraÿanis par leur profondeur.
« L'habitude, toutefois, c’est-à-dire l'irréflexion,
— 97 —
atténue en ce monde la responsabilité de bien des
crimes. Je pardonne à notre cher père. Il est de ces
esprits vifs, brillants, généreux, qui font de telles
excursions dans le champ de l'idéal que cela suffit
à les satisfaire. Pour innover, d'ailleurs, et surtout
en éducation, il faut des résolutions exceptionnelles.
Donc, élevée, comme toutesles jeunes filles du grand
monde, dans ces serres chaudes où croissent uni-
quement le lis et la fleur de l’oranger, soigneuse-
ment tenue à part de tout contact des réalités vul-
gaires, l'esprit orné de légendes, en guise d’instruc-
tion, nourrie de parfums, enivrée d'idéal, bercée
de rêves, — une nuit, sans m'avoir dit où j'allais, à
la suite d'un bal, on me jeta dans le lit d’un homme,
d'un débauché. J'étais marquise de Chabreuil.
CREER Mon enfant chérie, il est des images que
deux honnêtes femmes ne peuvent évoquer entre
clles, des confidences auxquelles leur langue et
leurs oreilles se refusent. Ce que je puis te dire seu-
lement est ceci : la nuit des noces est le réveil le
plus horrible et le plus brutal de ce rêve que, grâce
aux perfidies de notre éducation, nous composons
de sublimités et de poésies. Ce fiancé respectueux et
discret dont le plus grand privilége était de baiser
"notre main, cet amant présenté par un père et dont
la recherche emprunte à l'approbation de la famille
un Caractère chaste, grave et pieux..., cet homme,
type de noblesse, de convenance, de cœur, lemasque
tombé, n'est plus qu'un satyre. Au rebours des
contes de fées, ce n’est pas la bête, spirituelle et
bonne, qui se change en un beau prince... hé-
las! non; c'est le beau prince qui se change en
bête. »
— 28 —
M®° de Chabreuil s'arrêta en regardant sa jeune
sœur, qui, la tête penchée, les yeux baissés, frémis-
sante, mais muette, semblait s'entourer de silence
et d'immobilité comme d'un voile. Les traits de
Suzanne exprimèrent une pitié profonde, et d'un
ton de voix plus tendre et plus doux, elle reprit :
« Chère Aline, il faut le dire, nous apportons
aussi nos Lorts dans cette douloureuse épreuve; car
c'est folie que de rejeter sa propre nature et de s'é-
lever contre les conditions inévitables de sa propre
vie. Cette terre ne contient probablement pas le der-
nier mot de notre destinée: mais du moment où
elle nous a enfantés, nourris, nous sommes faits
pour elle ; nous lui appartenons par des liens suffi-
sants, réels, et dont il est faux de rougir.
« Donc, à quoi bon ce mystère, qui doit si
promptement être dévoilé? À quoi bon ce haut vol,
pour aboutir à cette chute? Pourquoi chercher des
ruses CONtre l'inévitable ? Pourquoi séparer comme
ennemies la chasteté et la- vérité ? Si l’on élève les
filles pour le cloître, à la bonne heure; mais si pour
la vie, de quoi servent ces fausses notions et cette
ignorance, laborieusement tramée ? Si j'avais été
mère d'une fille, mère véritable, c’est-à-dire libre
d'élever moi-même mon enfant, je lui aurais sim-
plement et chastement enseigné la réalité. En édu-
cation, Comme en toute chose, il n’y a d'utile et de
bienfaisant que le vrai, Elle eût senti dans la nature
l'innocence des lois éternelles, qui se transforme
en ChäSteté dans l'amour humain, par l'intelligence
et 1a liberté. Elle ne se fût pas Soumise avec honte,
mais 5€ fût donnée avec orgueil et bonheur.
« Gar l'esprit humain, vois-tu, est le créateur de
— 99 —
la vie. Il peut souiller le devoir aussi bien que puri-
fier la fange. Il s'élève au sublime, appuyé sur le
vrai, mais l'abandonne-t-il sous prétexte de voler
plus haut encore, il tombera d'autant plus bas. Ces
ailes d'ange chrétien qu'on vous attache au dos,
pauvres filles, c’est pour la prostitution qu'elles
vous enlèvent à l'amour !
« Le lendemain de mon mariage je haïssais mon
mari. Tombée du haut de cette royauté d'innocence
faite à la jeune fille, et entourée de tant de faux res-
pects, dans l’abîme de la dernière humiliation, ma
douleur, si stupéfiante qu’elle fût, se mêlait d'un
profond ressentiment. Je ne songeai d'abord qu'à
briser cette horrible chaîne. Que pouvais-je cepen-
dant? Quand mon courage, à dix-huit ans, se fût
élevé jusqu’à braver la peur du scandale, quand
j'aurais accepté de vouer ma vie, à peine com-
mencée, aux tristesses de l'isolement, pour quels
motifs aurais-je pu demander une séparation ? Allé-
guer mon âge, mon ignorance, mon erreur, et de-
mander protection pour ma pudeur contre... mon
mari! Quel plaisant procès! et comme en eussent
ri les juges eux-mêmes! Ah! c'est une chose bien
immonde que cette opinion publique à laquelle on
sacrifie tout!
« Oui, j'avais contre moi la société tout entière,
ma famille elle-mème. Notre père vit ma souf-
france et n'eut pour elle qu’un sourire. Long-
temps, silencieuse dans ma honte, je roulai en moi
des projets de mort ou de fuite; mais le courage
me manqua pour me tuer, ct seule, sans res-
sources suffisantes, je ne pouvais fuir. Ma dot et
moi nous appartenions à cet homme, et ma vie était
D
RES || Re
rivée à la sienne, de par la force des choses et par
la loi.
« On me forçait d'être lâche, je le fus. La vie,
dans la jeunesse, a de si puissantes attaches, qu'elle
se reprend au moindre support. L'obligation d'aller
dans le monde me fut une distraction forcée. Peu à
peu je connus la vie telle qu'elle’est, et, tout en la
méprisant, je me crus moins le droit d’enfreindre
des lois si universellement consenties. Mon mari,
fier de moi, me comblait de soins. Lasse de ma ré-
sistance Vaine, je finis par me résigner à cette
existence, Comme un prisonnier se résigne à sa
chaîne et à sa prison. Après avoir reconnu que je
subissais le sort général et que les autres hommes
ressemblaient plus ou moins à M. de Chabreuil, je
cessai de lui en vouloir, et je tombai dans une
apathie Morale qui eût pu devenir bien profonde..,
mais à laquelle la naissance de mon fils m’arracha.
Ne pouvant être épouse, au moins je fus mère, et
d'autant plus passionnée. J'insistai pour le nourrir,
et, aidée de mon médecin, je l'emportai dans cette
lutte contre la volonté du marquis.
« Oublieuse alors de tout autre objet que mon fils,
je me plongeai dans ces joies maternelles, si pures,
si charmantes, où je retrouvais mon âme, au spec-
tacle de la renaissance de cette âme d'enfant. J'étais
reconnaälSSante à mon mari de m'avoir donné ce
trésor ; Je l'en aimais presque et l’appelais à jouir
avec MOi des progrès de Gaëtan. Mais il avait bien
autre Chose à faire: de telles joies étaient trop au-
dessous de lui; il en souriait avec cette pitié dont
lim portanie Sottise des hommes seule a le secret, et
baisant dédaigneusement l'enfant, par grâce, il cou-
roles
rait retrouver les maîtresses, auxquelles, disait:il, les
fantaisies maternelles de sa femme l'avaient ren-
voyé. Il avait repris son ancienne vie. Je l'ignorai
d’abord; puis mes soupçons furent excités; je
voulus savoir, j'eus des preuves et les lui montrai,
le pensant remplir de confusion. Mais il ne fit que
se moquer de mes reproches, disant qu'une femme
d'esprit ne devait jamais s'apercevoir de semblables
choses, ou n’en tenir compte que pour lutter de sé-
ductions avec ses rivales.
« M'ayant donné cette leçon avec une aisance
parfaite et une dignité magistrale, il voulut bien
prendre un ton plus doux, se déclarer flatté de ma
jalousie, et me complimenter sur l'éclat de mon
teint... Mais jele priai de retourner à ses maîtresses
avec une telle sincérité de dégoût, qu'il me sentit in-
vincible et, de ce moment, me prit en haine. Trop
incapable de comprendre le respect de soi pour ne
pas attribuer de secrets motifs à ma résistance, 1l me
surveilla. Je me vis en butte aux plus vils soupcons.
« Que m'importait? Je vivais de mon fils, je l’ado-
rais, j'en faisais un Dieu, et je méprisais les hommes.
Je me réfugiais en lui de toute souffrance; il me
rendait mes caresses et me saluait de cris de joie.
J'étais alors tout pour lui, sa Providence; 1} m'ap-
partenait tout entier. Pour lui, je relis mon édu-
cation; j'étudiai, je comparai, je réfléchis beaucoup;
je voulais être son institutrice, en faire un homme
nouveau, un homme pur et juste. Je caressai ce
rêve que mon fils ne serait l'agent de la dégrada-
tion d'aucune femme, qu'il ne chercherait point ses
joies dans l'injustice et resterait digne d'un grand
amour. Ce rève et la chère réalité du bel ange que
j'élevais dans mes bras me suffisaient alors; après
tant de contrainte, l'abandon de mon mari m'était
une joie, et je me sentais renaître avec l'enfant.
« Peu à peu, cependant, je sentis qu'un enfant ne
peut remplir toute la vie et qu'à côté de l'amour
maternel, fût-il immense, il reste une place vide
dans le cœur de celle qui n’a point aimé. Mais je le
sentais presque sans désir et me gardais de toute
recherche.
« Trompée si cruellement par l'ignorance où
l'on m'avait retenue, mon esprit désormais s'était
appliqué d'autant plus activement à bien voir.
L'äpreté de ma désillusion avait rendu ma vue plus
perçante et mes jugements plus décidés. J'avais
des hommes en général une défiance profonde,
un puissant dédain. Je ne pus cependant refuser
mon €Stlme à certains d’entre eux, doués de qua-
lités éminentes, qui voulurent bien rechercher ma
société. Ils se dirent mes amis. Ah! mon enfant,
quelle énorme réticence contient cette déclaration
d'amitié d’un homme pour une femme, quand cette
femme a quelque jeunesse et quelque beauté! Je les
perdis successivement, et leur affection mensongère
ne m'apporta quelques douceurs que pour me faire
sentir plus amèrement l'absence de cet épanouisse-
ment Suprême du cœur, vaine promesse de l'amitié,
que l'amour seul s’offrait à remplir.
« Ty renonçais, à l’amour, et cependant j'y
croyais encore au fond de l’âme, tout en me disant
qu'il était peut-être sans objet possible sur cette
serre. Et quand l'exception eût existé, que m'im-
portait? Je n'étais pas libre. Ce bonheur n’eût été
pour moi qu'un malheur. J'en écartais ma pensée.
— 33 —
« Mon fils atteignit ses huit ans. Occupée de lui
pendant tous les instants que je pouvais dérober au
monde, je cherchais en lui l'être que j'y rêvais. Mais
j'éprouvais à cet égard une désillusion nouvelle et
qu'il me fallut chaque jour m'avouer plus nette-
ment : cet enfant, dont je voulais faire un héros,
montrait une nature mobile, impressionnable,
tendre quelquefois, mais le plus souvent égoïste.
Aucune des qualités principales que je désirais
trouver en lui, — cette probité surtout de la con-
science, nécessaire pour réagir contre l'opinion, —
ne se montrait native dans ce caractère naïvement
personnel.
« Folle que j'étais! En pouvait-il être différem-
ment? Comment avais-je pu rêver dans le fils du
marquis de Chabreuil, dans ce fruit d'une telle
union, un être pur, héroïque, sincère? Le pauvre
cher enfant pouvait être fortifié par une éducation
ferme et saine; mais lui demander plus était inu-
tile.
« Je repris donc un courage nouveau, plus dé-
voué encore, mais plus tristé. Gaëtan, du moins,
était fort intelligent; 1l saisissait vivement les rap-
ports des choses; le vrai, le juste, sont mathéma-
tique aussi bien que sentiment.
« Oui. Mais connaître n’est pas vouloir. L’intelli-
gence humaine n'est pas un flambeau qui rayonne
de tous côtés : elle se projette surtout dans une
direction donnée; et combien, au temps où nous
sommes, prouvent qu'il ne suffit pas d'être intelli-
gent pour être juste, et que tout dépend du mobile :
conscience ou intérêt.
« Enfin, je me vouais avec amour, avec ardeur,
oh —
à cette tâche difficile; j'y eusse consacré ma vie. Tu
Sais, Aline, ce qui arriva : Gaëtan me fut enlevé.
M. de Chabreuil décida que l'héritier de sa maison
ne devait pas rester plus longtemps aux mains des
femmes. Il me l'enleva pour le remettre à un homme
que je ne connaissais pas, et qui reçut contre moi
le mot d'ordre de sa haine.
« Désormais, je ne pus voir mon enfant qu'à ses
courtes récréations, obligée de disputer son atten-
tion à ses jouets, intimidée par la crainte de l'in-
portuner, désespérée des fausses directions impri-
mées à Son esprit, de la brutale inintelligence d'un
système Qui, sans pitié, froissait les besoins les
plus légitimes de l'enfant, et compromettait sa
santé.
«Tout Ce que j'avais souffert jusque-là n'était
rien devant cette violation de mon droit le plus sa-
cré, le plus cher. Mais M. de Chabreuil agissait lé-
galement. Les femmes ont reçu de la loi qui nous
régit le droit de faire des enfants, mais non celui
d'être mères! »
La voix S’arrêta dans la gorge de Suzanne, et ses
traits prirent une expression d'indignation et de
haine Si puissante, qu’Aline en frémit. Elle se jeta
dans les bras de sa sœur.
« Ah! lui dit-elle je n'avais pas compris encore
toute l'amertume de ton malheur! Mais est-il pos-
sible? Les lois sont-elles à ce point odieuses ? Les
fils de la femme ont-ils pu violer ainsi la maternité ?
_— Oui, repritla marquise, cela est ainsi. D'abord
je me dis comme toi : « C’est impossible! » Non! cet
être formé par moi de mon sang et de mon âme, en-
fanté dans la douleur et au risque de ma vie, mon
— 35 —
enfant! nourri de mon lait, de mes veilles, de
tant d'amour! salut de mon naufrage, mon seul
avenir désormais, et ma seule joie !.. non, cela n'est
pas possible qu'on puisse me le prendre, à moi,
pour le donner à cet homme, qui, en cherchant un
plaisir, l'a créé sans le savoir!
« Je me rendis chez un célèbre légiste, décidée
à tout pour reconquérir mon fils. Mais là j’obtins
seulement confirmation de l'absolu pouvoir de
M. de Chabreuil, et comme je refusais d'y croire
et laissais éclater mon indignation et ma douleur :
« Vous êtes injuste, me dit le jurisconsulte, la
« loi française protége éminemment la femme, et
« nul autre code... — En est-il de plus iniques?
« m'écrlai-je épouvantée. — Madame, reprit-il d'un
«ton doctoral, il en est de plus sévères. La loi
« stipule en France des garanties. — Lesquelles ?
« demandai-je, me rattachant à cette espérance. —
« Grâce à elle vos biens sont en sùreté.. à moins
« que votre mari ne soit insolvable. »
« Je sortis de chez cet hommefollede douleur. Que
me restait-1l? Je n'avais jamais été épouse, je ne
pouvais plus être mère. La vie n'offre aux femmes,
en dehors de la famille, aucune ambition, aucun
but Il me fallait vivre de néant, ou me consoler
comme tant d’autres.
« Et l'on s'indigne de l’adultère!..
«Mais comprenez donc : en imposant à la femme un
maitre, vous lui avez conféré les droits de l’esclave.
La ruse, chez le faible, correspond légitimement au
despotisme chez le fort. En lui imposant un maître,
vous lui avez laissé, remarquez-le bien, la possesS-
sion tout entitre de ce for intérieur, inviolable re-
Pn
10 =
fuge que la confiance et l’amour seuls peuvent ou-
vrir, et où tout autre pouvoir expire. Vous avez
annulé vous-même le contrat; car iln’y a de contrat
valable qu'entre majeurs et égaux. Il n’y a point,
d’ailleurs, de valable contrat qui abdique l’inalié-
nable
«Hélas ! dans cette œuvre fragile, fausse, tour-
mentée, qui ne persiste que par ce que la nature
lui prête de force éternelle, l'inconséquence est
telle que, donnant à la femme pour seul domaine
l'amour on a chassé l'amour du mariage. Ce don
suprême, cet échange libre, incessant, de la fa-
culté la plus éminemment spontanée de l'être, le
sentiment, peut-il exister entre l’esclave et le
maître? Ainsi, avec la liberté, l’âme est enlevée
de toutes choses pour la femme. Réduite à vivre
de sensualités grossières et de miettes intellec-
tuelles, chassée de toutes les carrières ouvertes à
l'activité humaine, si elle n’accepte pas ce néant,
que lui reste-t-il? elle à qui l'on a dit, à qui l'on
répète sans Cesse : « Aime, c’est ton seul lot. » — Il
lui reste l'adultère, l'amour choisi, donné; per-
sécuté, mais d'autant plus cher; l'amour volon-
taire et libre. Vienne donc ce consolateur, il sera le
bienvenu; Car à cette créature humiliée, abattue,
dépossédée, il rend non-seulement l'idéal, la liberté,
son rang d’être humain et l’exercice de ses droits. .
mais il la venge !..
— Suzanne, dit Aline avec ces grands yeux ou-
verts qui cherchent à comprendre, qui parle ainsi?
— Moi, dit la marquise, dont le regard s *emplit
d’audace et de défi.
— Toi! ma sœur, oh! c’est impossible! L'adul-
ges OT Lau
tère! — En prononçant ce mot ses lèvres frémirent,
— c'est un crime!
— Enfant! et la violation du droit de l'être ai-
mant et libre, n'est-ce pas un crirffe aussi? Pourquoi
donc celui-ci reste-t-il inattaqué, impuni, quand les
anathèmes pleuvent sur l’effet dont il est la cause?
La justice gémit depuis tant de milliers de siècles,
qu'à tous ces esprits mort-nés que mène l'habitude,
ses gémissements semblent faire partie intégrante
de l'harmonie universelle. Trop lasse enfin, vient-
elle à rugir. scandale! Elle à manqué aux saintes
convenances !.… On est l'idéal, ou on ne l'est pas.
Le droit doit être patient — Mais on l'oublie. —
N'a-t-1l pas l'éternité ?
« Que le despotisme, au contraire, frappé à son
tour, crie. quelle indignation ! — Eh quoi! misé-
rable opprimé, vous frappez! — On me mettait sur
la roue. — Qu'importe? vous y deviez rester fidèle à
vos principes. Vous avez mal agi, et serez de ce fait
rouë plus longtemps, outre que désormais, si vous
parlez encore de justice, on fera semblant d'entendre
pillage, échafaud. Que les puissants frappent, tuent,
pillent, rouent, égorgent, tout cela ne peut étonner:
l'habitude est prise; on leur saura même gré d'y
mettre un peu de modération; mais leur chair à
eux est sacrée, ils oht le droit d’avoir tort : vous
n'avez que celui d’avoir raison.
« Eh bien! je n'accepte pas, moi, cette morale de
courtisan, qui exige tout du faible et accorde tout
au fort, qui excuse les vices du puissant et à l'op-
primé ne pardonne rien. La résignation vis-à-vis de
la tyrannie est une erreur coupable, qui s’en fait
complice. Aimer le bien, c'est hair le mal, et de toutes
3
ses forces lutter contre lui. Ceux qui gardent pour
lui de lâches complaisances, qui le ménagent et
consentent de vivre avec lui, c'est qu'ils ont l'âme
trop faible pour que les nobles ressorts de l'indigna-
tion et de la haine y trouvent leur appui, assez vile
pour confondre encore le respect avec la crainte. —
L'adultère! Ne laisse pas ce mot troubler ta raison.
Sans doute, s’il implique partage, c'est l'acte natu-
rellement vil d'un être avili; mais l'être avili malgré
soi, qui proteste, et ressaisit sa liberté volée, celui-là
ne fait qu'user de son droit.
+ « Non, non! J'étais la victime et non la femme de
cet homme; je ne pouvais permettre à un fait pure-
ment charnel de lier mon âme à jamais, ni donner
ma vie tout entière en expiation d'une erreur com-
mise dans l'enfance, et dont mes parents seuls
étaient responsables. Si les obligations contractées
par des mineurs sont déclarées nulles par la loi
quand il s'agit de cet intérêt suprême, l’argent, —
le seul que l'esprit élevé du législateur ait entouré
de vraies garanties, — mon mariage aussi devait être
nul; et moi, je le déclare tel dans ma conscience!
« Qu'on fasse du mariage un acte libre, sérieux,
sincère, alors on pourra condamner celui ou celle
qui abjure son propre choix et enfreint un devoir
sacré. Mais tant que la vanité, la cupidité, l'impu-
deur, feront du mariage leur œuvre et leur instru-
ment, fi des pudeurs de convention et des indigna-
tions hypocrites ! Insensées, ou méprisables, elles
ne Sauralent m'humilier. |
«J e n'ai donc point commis d'adulière, ma sœur,
ou, Si l'on appelle de ce nom le sentiment sublime
qui dans l’abime où j'étais me saisit un jour, et,
— 39 —.
m'emportant sur ses ailes, me fit habiter les som-
mets de l’amour et de la foi, je me glorifierai de cet
adultère, et mépriserai du haut de ses souvenirs le
marais infect auquel on donne les noms de mariage
légitime et de vertu! »
La voix de Me de Chabreuil éclatait en intona-
tions tantôt sifflantes et âpres, tantôt graves et bri-
sées ; son sein haletait; ses yeux ardents lançaient à
ce passé, qui l'avait si cruellement blessée, des re-
gards de défi, de haine et d'insulte. Elle s'arrêta,
mit la main sur son cœur et se rejeta dans son fau-
teuil en fermant les yeux, s’efforçant d’apaiser une
agitation dont sa volonté n’était plus maîtresse. Un
silence eut lieu, pendant lequel on n’entendit que
les crépitements du chêne dans l’âtre — où se jouait
la flamme sur d’admirables chenets de bronze verdi,
représentant des troncs et des feuillages — et deux
respirations inégales, mais également oppressées.
Quand Me de Chabreuil, rouvrant les yeux, les fixa
sur Sa sœur, “elle la vit toute pâle, les paupières
baissées, et les joues couvertes de larmes qui rou-
laient une à une, pures, silencieuses et brillantes,
sous la lumière adoucie des globes d'opale.
« Ah! murmura-t-elle, pleure, toi qui sais encore
pleurer, Pleure ta Suzanne et ne maudis pas ses
joies. Elle a duré peu cette exaltation. Mon bonheur
était un mensonge; car je l'avais fondé, vois-tu, sur
la base la plus fragile qui soit en ce monde, l'amour
d'un homme. Sur cet alliage de sensualité, d'égoisme,
d'orgueil et de lâcheté, j'avais bâti le rêve d’une ado-
ration folle et d’un dévouement sans limites. Aline;
écoute bien ! écoute! car tout ceci n’est pas un vain
épanchement, ce n’est pas même la confidence d'une
— 40 —
amie : c'est une leçon.— Ma vie, hélas! est celle de
bien d'autres — C’est une leçon dont je voudrais te
faire recueillir le fruit , que je voudrais pouvoir faire
entendre à toutes celles qui sont encore libres.
« Si je me suis donnée, tu le peux croire, ce n’est
qu'entrainée par l'admiration qu'inspire un grand
caractère et vaincue par la reconnaissance due à
l'amour le plus délicat et le plus ardent. Et cela était
vrai : Il était sincère. Pour me posséder, Il a souffert,
attendu, sacrifié beaucoup ; Il a répandu à mes pieds
des trésors de sentiment, accompli des miracles de
persévérance, d'adresse, d’audace, de prudence,
héroïque et tendre à la fois. Ces inspirations, cet
enthousiasme, toutes ces puissances, la passion
qui les leur donne, en se retirant les emporte. Sont-
ils assouvis, tout cela n’est plus... Aline, écoute
bien : Celui que je croyais un héros parmi les hom-
mes, aux bras duquel, moi, rendue plus fière par
les hontes subies, je me suis livrée ; celui à qui Je
disais, dans le fanatisme d'une foi-sans bornes :
« Je crois en toi seul. » le jour où je lui appris que
nous avions un enfant et lui proposai de fuir... ce
jour-là, il me rappela mes devoirs de famille et mon
honneur! |
« Oui, ce passionné, ce délicat, cet amant sublime
ne vit autre chose à faire que sauver les apparences.
À quel prix, il ne le dit pas; mais sa peur faisait
céder tout scrupule. Ses yeux, troubles, éperdus,
errant d'une infamie à un crime, n’osaient se fixer
sur l’un ou sur l’autre; mais ce qu'il osait moins
encore, C'était d'accepter pour lui-même les consé-
quences de sa faute. Mon cœur, en le voyant Si
lâche, se souleva, et, par une convulsion horrible,
sit
rejeta cetamour, qui avait été mon culte et ma vie.
« Que reste-t-il d’un être d'où sont retranchés l’a-
mour et la foi? Tu parles à une morte. Je ne vis
plus que par la douleur de ce déchirement... par
l'inquiétude pour ceux que j'aime. Pour mon fils, je
ne puis rien; pour toi, j'ai cru te devoir la vérité.
N’approche pas de l'écueil où je me suis brisée;
reste libre. Se marier, c'est prendre un maitre, sou-
vent infàâme. Se confier à l'amour d’un homme, c'est
vouloir périr dans la plus épouvantable agonie, Île
cœur en lambeaux, abreuvée de fiel. Ce que je souf-
fre, des mots ne le sauraient dire. Hélas ! et ta jeune
espérance ne le pressentira pas. Mais rappelle-toi
constamment le récit de ma cruelle vie. Applique-
s-en le souvenir aux êtres, aux faits qui se présente-
ront à to], et.si tu as le moindre souci de ta dignité,
de ton bonheur, attends du moins, observe, réfléchis,
garde-to1!... »
Depuis un moment, elle s'était levée, et tout en
parlant allait et venait çà et là, avec des mouvements
fébriles et irréguliers, comme ceux d'un oiseau
blessé qui, en expirant, se débat. Pâle et presque
sans souffle, la jeune fille gisait immobile dans son
fauteuil, repliée sur elle-même, et comme écrasée
sous de telles révélations. Pourtant, elle se leva aux
derniers mots de sa sœur, et, marchant à elle, les
mains jointes :
« O Suzanne! laisse-toi ranimer par des affec-
tions plus pures et plus fidèles! Mon père et moi,
nous te sauverons. Nous t'emmeénerons loin d'ici;
ton enfant sera le nen.
— Ce serait perdre ta vie, el que me resterait-il, à
moi? Ne sens-tu pas, chère Aline, qu'il est aussi
— 49 —
dans l'ordre moral des déserts où l'on meurt faute
d'aliment?
— Tu veux mourir! cria M'° de Maurignan, frap-
pée tout à coup de cette crainte.
— Je suis morte!» murmura doucement, avec un
sourire funèbre, la jeune femme, qui, enlaçant d'un
bras la taille de sa sœur, la fit asseoir près d'elle
sur l'ottomane, au fond de la chambre.
Aline, alors, se jetant sur le sein de M": de Cha-
breuil, éclata en sanglots, mêlés de ces paroles en-
trecoupées : :
« O ma sœur! ton malheur est grand! Mon cœur
en est rempli d'épouvante... et de pitié! Mais. es-
pèéreencore.D'autres joies... Suzanne, moi, je t'aime,
et je voudrais pouvoir partager avec toi mes espé-
rances et ma force! | RE
— Aline, comprends-tu ? Lui, dont j'avais fait un
demi-dieu, grand à me faire mépriser la terre, à me
remplacer le ciel! lui que j'aimais de toutesles in-
timités, de toutes les tendresses de mon être, quand
je viens à lui, après une lutte cruelle entre deux
maternités rivales, après lui avoir immolé mon fils
aîné. et que, pour ne point altérer sa joie, refou-
lant ma tristesse, mes remords... émue du bonheur
qu’il va ressentir, pénétrée de la puissance de ce
nouveau lien... » |
Elle voulait achever: mais, seul, un son rauque
sortit de sa gorge; un spasme de douleur la saisit
et la renversa en arrière, muctle, mais navrante
d'attitude et de regard. Aline, sous son front pur,
eut un regard terrible. :
« Ma sœur, dis-moi le nom de cet homme.
___ Qu'en feras-tu ?
= AS —
— Je dois le connaître. Puis-je être exposée à le
traiter en ami, ou seulement en indifférent?
— Ernest de Vilmaur.
— Ah! s'écria la jeune fille en frémissant, un
homme à qui j'ai parlé, que j'estimais !. .
— Enfant! ïls sont tous ainsi; tous ceux qui
t'entourent, à qui tu souris, confiante, qui se
courbent devant toi avec d'hypocrites respects et
de délicates paroles... Aline, il n'en est pas un
de ceux-là qui n'ait perdu plusieurs femmes,
à moins qu'il ne se soit contenté de femmes per-
dues. Gante bien tes petites mains, va, si tu as
peur du contact de l’adultère, du débauché, du
trompeur. Écarte d'eux tes sourires; tu ne sais
pas sur quelles fanges ils iraient tomber. Leur re-
gard est une insulte, leur hommage est un men-
songe, leurs serments sont des parjures! leur âme
ne renferme que la brutale férocité d’un égoïsme
avide et sensuel.
— Tous! non pas assurément, dit Aline.
— Tous! plus ou moins. Ah! tu crois à l'excep-
tion. C'est ce qui perd L'’exception admise pour un
seul... Leurre éternel de chaque femme! L’exccp-
tion est un miracle, et l'amour le fait quelquefois;
mais ce miracle n'est que passager.
— C'est dans ton malheur que tu puises l’amerz
tume de tels jugements, dit la jeune fille. Non, tous
les hommes ne sont pas semblables à ceux par les-
quels tu as souffert... »
La marquise eut un fatal sourire :
« Germain Larrey, dit-elle, est un des meilleurs,
je le.crois. Mais ce que sont les meilleurs, le sais-
tu ?»
EE 0 ee
Sous le regard qu'elle attachaïit sur Aline, celle-
ci fut troublée. |
«a Ma sœur, j'arracherai de tes yeux tout voile,
dôt-il en tomber sanglant. Les meilleurs, tels que
Germain Larrey, sont ceux qui n’ont eu que deux
ou trois maîtresses, avant de songer au mariage;
qui, par délicatesse, au lieu de partager avec d'au-
tres des courtisanes, ont séduit des filles pauvres,
dont ils ont convenablement payé l'honneur ; qui,
las de bonne heure enfin de ces plaisirs illicites,
font succéder bientôt dans leurs bras à ces’ maf-
tresses une jeune héritière telle que toi, ignorante
et chaste.
— Que prouvent contre lui de telles généralités ?
dit Aline avec un trouble où l’irritation perçait.
— Le secret a été bien gardé vis-à-vis de toi, re-
prit M* de Chabreuil, ou tu t'es refusée à le péné-
trer ; car la plupart des jeunes filles qui se marient
n'ont aucun doute à l'égard des faits que je te ré-
. Yèle, et s'en accommodent admirablement. Eh bien!
je t'ai promis toute la vérité, la voici : j'ignore la
conduite antérieure de M. Larrey, maïs il était l'a-
mant de M°° de Rennberg il y a trois mois à peine; il
a brisé ce lien pour t'épouser, et c'est de son aban-
don que date l'incurable mélancolie de la’ com-.
tesse.
— Lui! Germain!» cria la jeune fille en se le-
vant.
Elle joignit les mains, jetant autour d'elle des
yeux éperdus.
« C’estimpossible! Non, Suzanne! on t’atrompée.
Ah! pourquoi le calomnier ainsi ? |
— Mon enfant, c'est un de ces faits devenus pu-
blics, dont nul ne doute et que mon père sait aussi
bien que moi. |
— Mon père ! lui qui estime tant Germain !
— Eh! son estime n’en est point gènée. Ce n'est
R qu'un de ces épisodes d’une jeunesse dorée, qui
posent poétiquement un homme. Quelques bonnes
âmes plaignent la comtesse de Rennberg; le plus
grand nombre l’insulte et la raille; mais pour Ger-
main, cette passion adultère est un triomphe. J'en
sais même qui, à ce propos, ont loué ses mœurs.
Car, lui aussi, sans doute, après avoir séduit et pos-
sédé cette femme, l’a abandonnée par respect pour
ses devoirs. Il aura joint, lui aussi, l'hypocrisie à l’in-
constance, et se sera retiré en lui jetant une leçon
pour adieu, drapé dans l’inaltérable supériorité qui
leur fait traverser le crime et la fange sans en gar-
der de souillure. » |
La marquise parlait ainsi de son ton amer, de sa
voix stridente, debout, la main crispée sur le bord
d’une table d'ébène, et de courtes larmes, qui s’arrè-
taient à ses paupières, les brûlaient. Frappée au
cœur, Aline, en serrant ses mains crispées, marcha
jusqu’à l'autre extrémité de la chambre, revint sur
ses pas en murmurant des paroles confuses, et £<€
laissa tomber, éplorée, dans un fauteuil.
M®* de Chabreuil se rapprocha d'elle et lui prit
les mains : |
« Pardonne-moi, lui dit-elle, chère sœur, l’é-
preuve que je t'impose en ce moment, afin de te
préserver d’une souffrance plus irremédiable. Tu
n'aurais pu qu’au fond du gouffre mesurer sa profon-
deur: je t'amène au bord, et d'en haut te le fais
voir. Maintenant, tu es libre de n'y pas descendre;
3.
= 16 —
ou de n'y descendre qu’en sachant bien où tu vas.
Ton fiancé, ma sœur, n’est ni un criminel, ni un
dieu : c’est un homme, né dans les préjugés insépa-
rables de tout privilége, et qui probablement y
mourra. |
— Il est généreux! dit Aline, il est sincère! je ne
puis douter du moins à mon égard...
— Crois-tu donc, mon enfant, à l'amour de l'é-
galité chez les princes? Vois-tu, chacun vit dans
son préjugé comme au sein d'une atmosphère où
les rayons du vrai ne pénètrent qu'obliquement.
L'homme, chef de la femme, de toute barbarie et de
toute antiquité, croit à son empire et le veut gar-
der. Tout l’ordre qu’il a bâti repose sur cette base,
et il y tient comme un roi à son royaume, comme
un mandarin à son bouton, comme tout être qui ne
se sent pas une valeur propre, suffisamment déter-
minée, tient à la fonction extérieure qui lui crée et
lui formule une valeur toute faite. Né sur le trône
de la suprématie masculine, l'homme a le vice, l'in-
firmité secrète de la souveraineté ; il peut déclamer
sur la liberté des discours sublimes, il peut écrire
sur l'égalité des traités superbes, il redevient des-
pote en rentrant chez lui. .
« Va, j'ai pénétré dans la conscience de plus d'un,
et des réformateurs même. S’il en est de sincères
assez pour déposer le pouvoir, au moins ne Se
croient-ils pas simplement justes, mais héroïques,
et pour votre droit qu'ils vous ont rendu vous de-
mandent un culte en retour. Car ce Sont, vois-iu,
malgré tout, des naïfs de premier ordre, et parfois
ils feraient Sourire, s’ils ne faisaient tant souffrir !…
« Que de peines ils se donnent pour dorer notre
ss Tes
chaîne et nous persuader de la chérir! Dans la pri-
son qu'ils nous ont construite, que de moulures et
d’astragales! que de paradoxes et d'étais! C’est un
autre système constitutionnel à tenir en équihbre,
et, la base manquant, cela donne du mal. Aussi,
adorent-ils le faux, étant dans l'injuste, et recher-
chent-ils l'ingénieux, de peur du vrai.
« Plus la lumière s'étend dans le monde, plus
s'affirme le droit humain, plus de classes et plus de
races entrent dans l'égalité, — plus leurs craintes
s’éveillent au sujet de ce dernicr fort de l'esclavage,
leur foyer. En ces temps de démocratie, jamais
entendit-on affirmer plus souvent la sujéuon nv-
cessaire de la femme à l’homme? Jamais railla-t-on
plus universellement et à tout propos la prétention
des femmes de s’appartenir à elles-mêmes? C'est
que le danger devient menacant: partout le droit
de la force recule devant l’équitt; on vient d’af-
franchir les nègres; le plus imbécile bouvier donne
sa voix au conseil des affaires humaines, et les
femmes n’ont encore pour celles qu'une loi Gram-
mont, qui, pour coups et sévices, les ôte à leur
maître; mails sans couper la laisse, dont le bout
reste en Sa main.
« Après tout, cependant, elles sont la moitié de
l'espèce humaine, et si elles voulaient... Jamais
guerre civile plus générale ne menaca. Il s'agit donc
avant tout de persuasion et de rhétorique. Et les
livres sur la femme abondent, écrits par des hommes
qui s’y connaissent bien. Quelle touche! quelle dé-
licatesse! que de fleurs! que d’encens! que de guir-
landes et de peuts vers! Eh quoi! ces auteurs pré-
tendent que la grâce, le manicré, l'ingéniosité, Île
HS —
caquetage, l'arbitraire, le faux jugement, le lieu
commun, sont le partage exclusif des femmes! O
modestie! Générosité! — Mais c’est que la chose
est grave et demande des sacrifices. Il faut faire la
part au feu, séparer le domaine de la femme de
celui de l’homme, soigneusement distinguer, lui
donner les petites choses et garder les grandes.
Or, de quel droit? puisqu'à présent il s'agit de droit
partout en ce monde. — Du droit d'une supériorité
naturelle; il ne peut y en avoir d'autre. La femme
sera donc une inférieure, une enfant.
« Celui-là, mieux, en fera une malade, et de l’a-
mour une pharmacopée à soulever le cœur de dé-
goût. Car, en dépit de tous ces parfums brûlés, de
toutes ces finesses de sentiment, de toutes ces jon-
chées de fleurs, il s'exhale de là-dessous une odeur
fétide. Cela sent l'immonde. Tendresses malsaines
et fausses, amour sans pudeur, griffes sous le ve-
lours, onction de prètre, flatteries jésuitiques, pla-
titude morale, qui s'étend de l'être avili par le pou-
voir à l'être avili par l’obéissance…
« Non, ma sœur, crois-moi, il n’existe ni amour,
ni justice, ni dignité, ni entente possible, partant
nul bonheur, entre celui qui se croit roi par la
grâce divine et l'être qu'il prétend ranger à sa loi. Il
n'ya de possible entre eux que la douleur et la haine.
L'homme ne comprend pas comme nous l'amour.
Pour lui, ce n’est pas un échange, c'est une con-
quête. À ses yeux, la femme, infériorisée, est bien
moins un être qu'un objet. Aussi éveille-t-elle en lui
l'idée du plaisir plutôt que celle du devoir. Écoute
chez les poëtes, — ces idéalisateurs, dit-on, — le
langage de l'amour dans tous les siècles. Toujours
l'érotisme grec, rien de plus. La femme, c'est la
beauté ; l'amour, c'est le plaisir. Les qualités de l’é-
pouse, celles des sujets én tout lieu, sont le silence,
le travail et la modestie. Depuis qu'un sauvage, se
voyant le plus fort, chargea de son fardeau les
épaules de sa compagne, il en est ainsi, et l’habi-
tude continue la force, de toutes parts détrônée.
« Te croirais-tu donc le pouvoir, Aline, de chan-
ger d’un mot, fût-il celui même de la justice, un
système vivant dans les êtres depuis un nombre
inconnu de milliers de siècles ? Non, quel que soit
l'homme que tu aimes, tu trouveras en lui un
égoïste, c'est-à-dire un despote, qui acceptera ton
dévouement comme un hommage-lige, et partira du
même sentiment pour s'affranchir envers toi de tout
devoir. Ne sais-tu pas cette monstrueuse coutume
acceptée que le mensonge est permis vis-à-vis des
femmes, que les serments n'engagent point, faits à
elles, que leur déshonneur est la gloire de leurs sé-
ducteurs ? Ouvre donc les yeux devant cette preuve
éclatante. Nous sommes hors la loi de justice ; nous
sommes une proie de chasse, et l’homme est notre
ennemi.
- « C’est ainsi que le traitent ces femmes clair-
voyantes, qui à leur tour le trompent et le dévorent.
Celles-là seulement sont fortes, maïs à sa manière,
et ne valent pas mieux. |
« Ennemi, soit! maisil existe, même dansla guerre,
un droit des gens, quelque honneur. Et cependant,
non content de nous opprimer au nom de sa force,
l'homme nous attaque surtout par la trahison.
Rampant à nos pieds tant que nous sommes libres,
il attend pour nous frapper et nous insulter que
— 90 —
nous nous soyons données par confiance et par
amour.
« Mettant de côté toute vergogne, ce soi-disant
fort fait du mariage une vente aux enchères et s'ad-
juge à la plus riche. Jeune homme, on s’amusait du
déshonneur des filles pauvres; homme, on vit d'une
belle dot, et l'on en peut, vieilli, payer les maîtresses
qu'autrefois Suffisaient à gagner de faux serments.
« En un Mot, instrument de plaisir en tant qu’a-
mante, instrument de richesse en tant qu'épouse, la
femme, toutes leurs paroles, tous leurs actes le
proclament, n'a d'autre raison d'être que l'utilité de
l'homme. Les plus avancés en sont là.
« Daignent-ils lui accorder l'instruction, leur
grand argu ment c’est qu’elle est appelée à l'honneur
d'élever leurs fils; ils mettent sans cesse en avant
son titre de mère; son titre de personne humaine,
jamais! |
« Dans tout cela, trouve du respect, cherche de
l'amour. Non. Résigne-toi donc simplement à la vé-
rité : l'amour n’est que le titre menteur de l’exploi-
tation effrénée, honteuse, de notre jeunesse, de notre
cœur, de tous les avantages que par l’esprit, la for-
tune, l'affection et la beauté, nous pouvons fournir
à l’homme en ce monde.
« N'entre pas, Aline, dans cet abîme, d’où l'on ne
sort plus. Garde ta liberté! Mieux vaut la tristesse
de la solitude qu’une douléur mêlée de si poignante
amertume et de telles hontes. Ou si tu veux absolu-
men connaître ce qu’on nomme l’amour, prends un
amant plutôt, ne prends pas un maître !
« Tu me regardes avec effroi ? J'aurais tort sans
doute si le mariage était une union vraie et chaste.
en ee
Mais tel qu'il est, tu ne ferais, en le repoussant, —
au contraire des autres femmes, — que le sacrifice
de ta réputation à ta dignité.
« Ah! si j'étais libre encore! avec quelle haine
et quel orgueil resterais-je libre!. Et comme à mon
tour je garderais à moi, à moi seule, mon enfant,
en chassant loin de moi le despote sans âme qui
ose attenter à mes droits de mère! Aline, les femmes
ignorent leur puissance. Elles ont perdu leur âme
dans l'esclavage, et se jettent, aveuglées, les unes
au-devant du joug, les autres à corps perdu dans la
honte. Comment l'amour maternel ne les rend-l pas
à lui seul capables de la révolte et dignes de la sou-
tenir? Alors, il est vrai, déjà enchaînées, prises
par l’enfant même, ce doux être frèle, qu’on redoute
tant de meurtrir.. Et moi aussi, moi aussi! je ne
possède plus d'autre force que celle de mon invin-
cible protestation! Le mariage pèse sur moi comme
la pierre d'une tombe. Je ne puis agir, à quoi bon
penser? je ne puis aimer, à quoi bon vivre ?.….
«Ma sœur, j'ai rompu vis-à-vis de‘toi le silence in-
sensé que gardent les femmes les plus malheureuses
vis-à-vis de leurs propres filles. Tu es avertie, garde-
toi ! Plus tu es intelligente, fière et tendre, plus tu
souffriras. Dans ce duel, si ancien déjà, de la liberté
et du despotisme, au sein de nos civilisations fières
de leurs progrès, le mariage est la forme la plus ab-
solue et la plus complète de ce viol de l'être qui se
nomme la tyrannie ! »
Épuisée de ce long discours, prononcé avec une
extrême véhémence, M de Chabreuil se jeta dans
un fauteuil, près de sa sœur, et le silence un mo-
ment régna dans cette chambre.
— 32 —
Aline, pâle et les yeux rougis, le front sombre, le
regard fixe, toute frémissante, semblait contempler
le tableau terrible que sa sœur venait de lui présen-
ter. Deux heures sonnèrent. Les yeux de M”*° de
Chabreuil s’attachèrent sur la jeune fille avec une
profonde expression de tendresse et de pitié.
« Je t'ai bien fatiguée, chère enfant, dit-elle.
Va prendre un peu de repos, ou du moins t'étendre
sur ton lit.
— Tu me parles de repos, répondit Aline, et le
trouble vient d'entrer en moi pour toujours! Ac-
corde-moi du moins une satisfaction qui m'apaise ;
laisse-moi te sauver, toi et ton enfant. Mon dévouc-
ment y parviendra. Oui, même, si tu l’exiges, à
l'insu de mon père. J'essaycrai… Je réussirai, j'en
suis sûre! Nous partirons pour un grand voyage, et
tu choisiras, — ou de revenir ici reprendre ta place
près de Gaëtan, — ou de fuir à jamais la France et
la maison de M. de Chabreuil, si tu préfères les
joies d’une vraie maternité dans l'exil. Moi, ma
sœur, quel que soit ton choix, j'adopte le délaissé.
— 0 chère et courageuse fille! s’écria la mar-
quise en entourant sa sœur de ses bras, que je te
voudrais heureuse! Pourquoi ne puis-je que te mon-
‘ trer la voie où tu souffriras le moins?
— Laïisse-moi ne penser qu’à toi, reprit M'e de
Maurignan. En ce qui me concerne, j'éprouve un
grand trouble, une confusion douloureuse, immense;
mais pour toi, un malheur certain, hélas! t'a frap-
pée. Ne nous occupons que de toi.»
Alors, elle exposa les pensées les plus réalisables
qui venaient de Jui traverser l'esprit; et d'une voix
à laquelle, au milieu de telles préoccupations, un
e
_
| |, Of ——
de
accent particulier d’innocence et de pureté donnait
un grand charme, elle fit à sa sœur le tableau d’une
vie cachée, dans quelque chalet suisse, ou en Italie,
avec l'enfant, dont l’avenir deviendrait celui de sa
mère. |
M® de Chabreuil, un sceptique sourire aux
lèvres, les yeux desséchés, le visage ardent, écoutait
ce rêve sans y prendre part. Le seul doux senti-
ment qu’il y eût en elle se montrait dans l’attendris-
sement de son regard, attaché sur sa sœur, qu'elle
tenait toujours embrassée. |
« Il te restera sans doute d’amers regrets, dit
Aline en terminant, mais ta vie, du moins, aura un
but, et relativement sera calme. Je te porterai des
nouvelles... N'avais-tu pas accepté déjà d’abandon-
ner Gaëtan? »
Une larme qui brûla le front d’Aline fut la ré-
ponse de la marquise à ce mot. Elle répéta, en ca-
ressant du bout de ses doigts les bandeaux de la
jeune fille : |
« Comme je t'ai fatiguée, ma pauvre enfant!
— Je te quitte, puisque tu le veux, répondit
Aline; mais dis-moi que tu acceptes les offres de
mon amitié. ,
— Je les accepte, oui, chère fille, et les garde au
cœur. Nous verrons. plus tard. Sois bénie ! et, s’il
est possible, repose-toi. »
Suzanne enlaça en même temps sa jeune sœur
d'une étreinte ardente, longue, comme éternelle,
par la profondeur du sentiment qu'elle y épancha.
Ettandis qu’Aline traversait la chambre, et jusqu'au
moment où la porte se referma sur elle, Mme de Cha-
breuil, immobile à sa place, la suivit des yeux:
"S.—
Quelque repos, ou du moïns la solitude, après une
secousse aussi violente, n'était pas inutile à M"° de
Maurignan. A peine entrée dans la chambre qui lui
avait élé préparée, elle se jeta dans un fauteuil,
pressa de ses mains son front et se mit à verser des
larmes abondantes.
Quel réveil pour son rêve de fiancée ! Germain !.…
Lui qu'elle admirait avec une estime si douce,
était-il possible qu'il fût ce despote grossier que
Suzanne affirmait se trouver au fond de toute âme
d'homme ? | |
La jeune fille ne le pouvait croire et se repro-
chait même ce doute; mais pourtant, au sujet des
relations de Germain avec la comtesse de Rennberg,
mille vraisemblances lui revenaient à l'esprit et s’ac-
cumulaient, jusqu'à prendre l'ampleur d'une cer-
titude.
D'autres faits, d'autres figures, en même temps,
surgissaient dans son, souvenir, sans cause appa-
rente, mais qui se rapportaient tous à l'accusation
terrible portée par M” de Chabreuil contre les
mœurs et l’esprit des hommes.
Rassemblant tous les indices pour les comparer à
l'explication qui venait de lui être donnée; attachant
sur la vie, dont elle n'avait connu jusque-là que
les surfaces, un œil investigateur, la jeune fille s’ef-
forçait d'en pénétrer les secrets. Certains mots qu’elle
n'avait pas autrefois compris, de mystérieux sou-
rires, des réticences, traversant comme des éclairs
son esprit, lui révélaient des situations qu'elle n'’a-
vait pas Soupçonnées et peuplaient de figures con-
nues le monde égoïste et brutal dépeint par Su-
zanne.
En voyant de telles réalités envahir le milieu hon-
nête et paisible où jusque-là elle avait cru vivre,
Aline se sentait pénétrée d'effroi. Par moments aussi,
lorsqu'elle songeait à ce que sa sœur lui avait dit
du marjage, une vive rougeur montait à son front,
et son ignorance, à demi éclairée, s’épouvantait.
Mais, tout à coup, au milieu de ces préoccupations
personnelles, le sentiment de la situation de Su-
zanne lui revenait, et elle sg sentait remplie, outre
sa douleur, d’une stupeur profonde
L'adultère! quoi! ce monstre, dont elle savait
l'existence, — comme celle des dragons de la fable,
— mais qu'elle eût pensé ne jamais rencontrer de-
vantses pas, il était 1à, près d'elle! Et dans le sein
d'un être qu’elle chérissait, de sa propre sœur ! Et
”. Suzanne, au lieu de pleurer sa faute, en rejetait le
tort sur des lois insensées, coupables! Suzanne ac-
cusait d’infamie ce contrat, qu’honore l'opinion
comme la base de l'ordre moral !.…
Ce n’était cependant pas une âme toute neuve, ni
un esprit irréfléchi que frappaient de telles sur-
prises. Le milieu intellectuel où vivait cette jeune
fille, et la propre nature de sa raison, lui avaient fait
déjà franchir ce grand pas de la mise en question
des choses établies: Elle ne s'arrêta donc pas long-
temps à l'épouvante que pareille aventure cause aux
esprits incultes. Elle se promit seulement avec fer-
meté de tout suspendre dans sa destinée, de ne s’en-
8ager qu'en toute sûreté, et en attendant elle ne
Voulut s'occuper que du malheur de Suzanne, mal-
eur si désespéré, si profond! Elle se promit de
Sauver sa sœur, et, coupable ou non, de la consoler
Par sa tendresse, Le plan qu'elle avait déjà formé
ee ne
— 36 —
saisit de nouveau sa pensée, et, le coude ployé sur
le bras de son fauteuil, la tête appuyée sur sa main,
creusant les possibilités d'exécution, elle s'y ab-
sorba…
Quatre heures sonnèrent. La lampe baissait; le
feu s'était éteint. La jeune fille en frissonnant releva
sa tête brisée; elle était saisie de froid et ressentait
dans tout son corps les meurtrissures d’une chute.
Elle se dit que le lendgmain son père, la trouvant
pâle et défaite, regretterait de l’avoir laissée près de
Suzanne, et elle voulut essayer de dormir un peu.
Elle se coucha; ses yeux, fatigués de larmes, se
fermèrent; mais elle ne pouvait dormir. Un monde
d'idées et d'images se pressait dans son cerveau.
Elle voyait sans cesse défiler, soit groupés, soit l’un
après l’autre, les acteurs innombrables de la co-
médie humaine, et chacun d'eux, après avoir théâ-
tralement ,débité de beaux sentiments comme un
rôle, partait d’un éclat de rire et murmurait de gros-
siers lazzis à l'oreille de ses compères. Germain
lui apparut à son tour, mais sous deux aspects
bien différents : ici, doux et triste, regardant Aline
d'un air de reproche; là, renversé dans les bras
de la comtesse de Rennberg et choquant son verre
avec de fous compagnons.
Elle vit aussi Ja figure, désormais détestée, d’Er-
nest de Vilmaur, portant sur ses lèvres un odieux
sourire ; et tous les détails de la première entrevue
de cet homme avec Suzanne se retracèrent à elle.
C'était chez M. de Maurignan qu'ils s'étaient connus.
Ernest de Vilmaur arrivait alors d'Amérique, et il
n’était bruit que de son aventureux voyage, des ren-
seignements inédits qu'il rapportait, des dangers
qu'il avait courus. Interrogé par M. de Maurignan,
il se laissa aller à des récits dramatiques, pleins de
charme. Les yeux de Suzanne exprimaient un vif
intérêt, une émotion naissante...
M. de Vilmaur avait passé plusieurs mois parmi
les tribus sauvages. Il s’en était fait aimer et don-
nait sur leurs langues, leurs coutumes, leurs carac-
ières, des détails curieux. Il avait rapporté des ar-
mes, des vêtements, des ustensiles, et ce fameux
poison, le curare, dans lequel les Indiens trempent
leurs flèches et qui donne la mort instantanément.
Il promit à Me de Chabreuil et à sa sœur de leur
montrer quelques-uns de ces objets.
Aline ouvrit les yeux en tressaillant. Il faisait
grand jour, et elle ne put savoir si celle avait rêvé de
ces choses, ou les avait simplement retractes à sa
mémoire. Il n'était que neuf heures; mais sous le
flot d'impressions cruelles qui revenaient plus vives
l'envahir, M'e de Maurignan ne put rester immobile.
Elle sonna, et sut de la femme de chambre que
Mme la marquise n'avait pas appelé depuis la veille.
« Que ferait sa douleur de soins étrangers? se dit-
elle. Moi seule puis lui faire un peu de bien. »
Elle se leva, tordit ses épais cheveux sur sa nuque,
lissa à la hâte ses bandeaux, et, passant une robe,
alla frapper à la porte de sa sœur.
Ne recevant point d'abord de réponse, elle frappa
une seconde fois, mais plus doucement encorc.
« Elle dort, » se disait-elle.
Cependant elle éprouvait un besoin impéricux de
revoir sa sœur. Pressant le bouton de la porte, qui
. s'ouvrit, elle entra.
Dans ce nid de satin bleu, tout maintenant res-
— 58 —
pirait la paix. Une tiède atmosphère le remplissait,
ainsi qu'un doux silence; le soleil printanier, se
glissant par les persiennes, projetait dans la chambre
ses lamelles d’or, et derrière les rideaux de satin
bleu et de dentelle étendait une rose lueur. Dans
celle aube, tout semblait sourire : les pôrtraits et les
tableaux, une aïeule couronnée de roses et un che-
valier à cordon bleu, les Moissonneurs de Robert et
la Kermesse de Rubens, les guirlandes mobiles qui
pendaient du lustre et les guirlandes peintes du
plafond. La molle épaisseur du tapis reçut sans bruit
les, pas d’Aline. Arrivée en face de l’alcôve, entre
les rideaux, elle vit se dessiner sur le lit la forme
onduleuse de la jeune femme.
« Comme elle dort paisiblement ! se dit-elle; quel
heureux sommeil! »
Elle s'avança, et de tout près n’entendant nul
bruit, nul souffle, ne percevant nul effet de vie, elle
eut au cœur un saisissement, et sentit une sensa-
tion ‘de froid l'envelopper; instinctivement elle fit
un pas en arrière. Mais elle se dit :
« Suis-je folle! » |
Et, se penchant sur le lit, elle toucha sa sœur et
la trouva froide et morte. |
Alors toute réalité s’effaça pour elle dans un
chaos où l'informe, l’horrible, l’abîme, se croisaient
sous une pluie de feux, où sa propre vie, foudroyée,
ne se ratlachait qu’à des débris de cerveau qu'avec
une douleur intense elle voyait passer. Le sens de
la durée de même lui échappa, jusqu’au moment où
elle se retrouva debout à la même place et porta la
main à sa tête, sentant violemment tiratilées toutes
les fibres de son cerveau. Ses yeux, en même temps,
= 60
se reportèrent sur le lit, sur Suzanne toujours im-
mobile, et elle reçut au cœur un coup violent et
faillit tomber. Cependant, par un effort, elle se retira
de quelques pas, et alla tomber sur l’'ottomane. Là,
elle rassembla ses esprits : Suzanne s'était tuée!
lé curare!.… son rêve lui revint. Leur père allait
venir! et Gaëtan! elle avait le secret de sa
sœur en garde! Comment le défendre? Que fallait-il
faire? Incapable encore de. marcher, d'agir, elle
ne voulait pas appeler; elle attendit le retour de
ses forces en raffermissant sa pensée.
.Les yeux d’Aline se fixèrent enfin sur un guéri-
don placé tout près de la porte, et qu'elle aurait dû
heurter en entrant. Il y avait sur ce guéridon une
lettre. Elle vint à bout de se lever et de se traîner,
tremblante, jusque-là. Comment n’avait-elle pas vu
cette lettre? L'adresse portait : À Aline de Mauri-
gnan. |
Deux lignes seulement sur la première page :
« Chère Aline, je dors. N’essaye pas de m'éveiller.
Entre dans ta chambre. et, seule, toute seule, tourne
le feuillet. »
Suzanne avait essayé d'éviter à sa jeune sœur
une secousse trop douloureuse. Aline lut les pages
suivantes, couvertes d'une écriture fine, tracée à la
hâte par une main nerveuse :
« Chère amie, je L'ai dit mon désespoir; mais tu
es trop jeune, et tu as trop peu vécu, pour le bien
comprendre. Tu attends encore la vie; moi je l'ai
connue et je la rejette avec horreur. Ne me con-
00 —
damne pas, chère enfant; ne prononce pas trop tôt
sur moi. L'amour m'a trompée; l'injustice m'écrase.
Quand l'amour et la justice me sont refusés, de quoi
veux-tu que je vive ?
« Forcée au silence et à l’inactivité, privée de ma
liberté, je ne puis rien, ni pour ma défense, ni pour
celle des autres. Vivre pour voirsous mes yeux mon
fils devenir semblable à son père! Ne crois pas
que j'eusse pu détourner ce malheur. Libre, armée
de tous les pouvoirs d'une mère et de toutes les
ressources d'une incessante persuasion, peut-être
eussé-je échoué, — car l'égoïsme, vois-tu, est la
grande passion de l'être humain, et la conscience
est trop peu forte contre le plaisir et l'orgueil, lors-
qu’à leurs sollicitations se joignent .et la force de
l'exemple et l'influence de l'opinion. — Pour l'autre,
c'était une fille peut-être... Que sa mort donc soit
bénie! Quel que soit cet enfant, c'est avec tendresse
que je l'emporte de ce monde avant qu'il ait pu mal
faire ou souffrir. | :
« Laisse nos profonds moralistes objecter que
j'aurais dû respecter sa vie, eux qui acceptent si fa-
cilement la perpétuité de ce tribut de tant de milliers
de victimes que paye chaque année à la débauche
l'enfance délaissée. Les champs de bataille aussi té-
moignent du respect de l'humanité pour la vie hu-
maine! Va! perce les ballons de cette rhétorique
bouffonne, dans laquelle se plaisent nos dupeurs et
nos dupés. Sois plus forte que moi, et plus heu-
reuse. Sois vraie. Garde-moi, chère et pure enfant,
un peu de tendresse jusque dans ma mort. Aline,
vivre en soi n'estrien. Aimer, croire, est tout. Je ne
croyais plus.
(le
« Si tu le peux, cache ce suicide à mon père; sa
douleur en serait plus grande. Le médecin croira,
je l'espère, à un épanchement au cœur. Le poison
que j'ai pris ne laisse pas de traces. E. m'avait donné
d'avance le remède à sa trahison.
« Fais pour Gaëtan ce que j'aurais fait moi-même,
bien peu sans doute, ce que tu pourras. Console
notre père. Ne te remets jamais au pouvoir d'aucun
homme. Adieu, ma sœur, à mon fils et à toi, de mon
âme, ce qu’elle vous pourra garder.
€ SUZANNE. »
Aline relisait cette lettre quand un bruit dans
l'antichambre la fit tressaillir, et elle se leva, prête
à défendre de toutes les énergies de son cœur et
de son esprit le secret de sa chère morte. Elle
retourna dans l’alcôve, déposa un baiser sur le front
_glacé de Suzanne et la contempla dans sa mort, belle
encore d'une étrange beauté, les traits empreints
d'un calme qu'elle n'avait point goûté dans la vie.
La main fortement appuyée sur sa poitrine, les
yeux fixes, toute palpitante d'émotions inexpri-
mables, puisant sa force dans l’exaltation de sa dou-
leur, Aline resta là quelque temps, parlant du cœur
à celle qui n'était plus.
S'arrachant enfin à cet entretien funcbre, elle
sonna, envoya chercher le médecin de la marquise,
ordonna des soins, qu'elle savait bien être inutiles,
écrivit à son père, — afin d'amortir le coup de cette
mort, — un billet plein de tristes prévisions, et alla
chercher Gaëtan pour qu'il donnât à sa mère le der-
nier baiser. Le médecin, ainsi que Suzanne l'avait
pensé, crut à un épanchement au cœur et enleva tout
à
69.
espoir au malheureux père, accouru dès la réception
du billet. Quant au marquis de Chabreuil, il n’était
pas rentré cette nuit-Jà. On le trouva chez M'e V...,
du Palais-Royal. Ce fut Aline qui ensevelit sa sœur,
aidée de miss Dream, dont le dévouement vainquit
les terreurs.
Cette mort subite d’une des femmes les plus char-
mantes de Paris fut un événement de huit jours et
défraya bien des conversations, mais sans trop de
médisance. La liaison de Mr de Chabreuil avec
Ernest de Vilmaur était restée secrète.
CHAPITRE III.
Le deuil qui régnait à l'hôtel de Maurignan ex-
cluait toute idée de noces Aussi la famille Larrey
eut-elle le bon goût de ne rappeler ses espérances
et ses droits que par une affectueuse assiduité. M. de
Maurignan paraissait écrasé sous le coup de cette
mort subite de sa fille aînée. A l’âge où la nature
elle-même retire à l’être ses forces, un ébranle-
ment si rude avance rapidement son œuvre. Vert
et robuste auparavant, ce vieillard de soixante cinq
ans, avec une faiblesse de cœur touchante, s'atta-
chait désormais à sa plus jeune fille, son dernier
appui. Il semblait ne vivre que par cet amour, et
Aline, de son côté, semblait n'avoir plus d'autre
préoccupation que son père. Elle ne le quittait pas;
ils travaillaient et sortaient ensemble, seuls, quel-
quefois avec Gaëtan, les jours où M. de Chabreuil
le leur confiait. À la prière d’Aline, M. de Mauri-
gnan avait demandé à se charger complétement du
fils de Suzanne ; mais cette demande avait été refusée.
Germain Larrey s’efforçait de prendre sa part des
soins donnés par Aline à M. de Maurignan, ct dans
ses visites presque journalières, à force d'esprit,
d'art et de cœur, il arrivait parfois à occuper le
triste vieillard de sujets étrangers à son malheur. Le.
père et la fille lui en témoignaient une affectueuse
reconnaissance, et, touchée des mérites de son
fiancé, Aline attachait sur lui, souvent, un regard
. pensif, incertain, mais attendri. Toutefois elle restait
pleine de réserve, et ne répondait à aucune des pa-
roles relatives à son mariage qui se disaient devant
elle quelquefois.
Aline, depuis la mort de sa sœur, était d’une pà-
leur maladive; active, animée près de son père, elle
tombait dans une sombre rêverie pendant les rares
moments où elle ne pouvait pas s'occuper de lui. La
chaleur de la petite main que parfois il pressait
dans la sienne inquiétait Germain, dont les craintes
se réalisèrent, car trois semaines après le fatal évé-
nement qui l'avait si fortement impressionnée, Aline
tomba malade assez gravement. Sa jeunesse, et peut-
être sa tendresse pour son père, la rappelèrent à la
vie. À sa convalescence, les médecins lui ordonnè-
rent les eaux d'Ems, qu'ils jugeaient également fa-
vorables à M. de Maurignan. On était alors à la fin
de mai. Ils partirent, accompagnés de miss Dream.
Dans l'intimité, maintenant si étroite, du père et
de la fille, les fonctions de la gouvernante étaient
devenues une sinécure; mais elle s'était créé une
utilité nouvelle en surveillant l’intérieur de la mai-
son, où son influence se révélait, non-séulement par
plus d'ordre et d'économie, mais aussi par les nom-
breux pies et puddings qui figuraient désormais sur
la table. Comme elle était bonne, et sincèrement
attachée qu'elle était près d’Aline depuis dix ans, on
ne songeait pas à s’en séparer. Elle tenait dans la
— 685 —
maison le rôle d’une de ces mères effacées qui veil-
lent à l'ordonnance intérieure, gouvernent les do-
mestiques et conduisent, ou plutôt suivent leurs
filles dans la rue. Miss Dream était, du reste, la
moins gênante des compagnes, parlant peu, n'enten-
dant rien, et, à l’occasion seulement, dévouée. Elle
avait cette particularité d’être toujours à cent lieues
des situation réelles, et rarement en accord de pen-
sée avec ses interlocuteurs, parce qu’elle n’observait
pas, et ne suivait jamais que sa pensée propre. Pour
le moment, elle déplorait de tout son cœur le re-
tard du mariage d'Aline, s’intéressait vivement aux
contrariétés des deux amants, et, à tout propos re-
latif à ce sujet, regardait son élève en soupirant
_ d'un air de profonde condoléance. Elle avait un vif
enthousiasme pour Germain Larrey.
_ À Ems, au milieu de beaux paysages, dans leurs
excursions champêtres, la douleur de M. de Mauri-
gnan et de sa fille subit cet apaisement qui res-
semble à l’alanguissement du sommeil, et qui sou-
vent, hélas! précède aussi le complet sommeil de
nos douleurs les plus chères. L’ingénieuse affec-
tion d’Aline sut donner à leur solitude un charme
profond pour le vieillard. Le consultant à tout pro-
pos, et suivant absolument ses conseils, elle l'o-
bligeait de s'intéresser à mille choses où elle sem-
blait elle-même prendre beaucoup d'intérêt. Lé-
gère, infatigable, hardie, à cheval ou à pied, dans
leurs promenades, elle était son compagnon, et lui
faisait par moments retrouver quelques éclairs de sa
gaieté disparue. Elle voulut apprendre l'allemand,
et M. de Maurignan, qui le savait à demi, dut l'aider
dans cette étude, Ainsi lui donnait-elle cette persua-
4.
— 66 —
sion, si chère et si nécessaire aux vieillards, d’être
utile encore.
Pour elle, cependant, ces occupations ne faisaient
que remplir sa vie extérieure, et sous ce tissu de
conversations, de courses, d'études, qu'elle ani-
mait pourtant d'une aimable vivacité, d'une atten-
tion toujours prète, vivait, dominante ou engourdic,
mais toujours présente, la pensée des révélations
de Suzanne, de ce testament de désespoir, ap-
puvé d'une preuve si terrible. Ce drame de la des-
tinée de la marquise était-1l réellement celui de
toute femme aimante, intelligente cet fière? — Non,
sans doute. Il en devait être bien différemment selon
que le mari s'appelait Armand de Chabreuil ou Ger-
main Larrey. — Mais cela même n'était-il pas la
confirmation des paroles de Suzanne? Oui, — tout
dépendait, tout absolument, pour une femme, de
l'homme à qui elle confiait sa destinée ; il en était
l'arbitre, le maitre absolu.
Une telle penste, qui se reproduisait sans cesse
dans l'esprit de la jeune fille, en même temps qu’elle
irritait son orgucil, l'inquiétait profondément.
« Eh quoi! se disait-elle, tout abdiquer! se re-
mettre soi-même aux mains d'un autre! Quel excès
de confiance! Et où se trouve l'être ommniscient et
parfait, capable de connaître mes intérêts mieux
que moi-mème, et de soutenir vis-à-vis de moi ce
rôle de Dieu tutélaire ? »
A ce point de vue, la confiance, très-grande pour-
tant, qu'elle avait en Germain Larrey ne lui suffisait
plus ; elle sentait le besoin de le connaître beaucoup
plus encore; peut-être même, sous l'empire d'une
telle pensée, eût-elle éprouvé le besoin de l’étudier
UT D
toujours. Et cependant elle avait pour lui une affec-
tion réelle, et le cœur lui manquait à la pensée de
rompre leur engagement et de l'affliger. Aussi se
trouvait-elle partagée entre deux répugnances pres-
que égales, tandis que l'usage et l'opinion lui in-
terdisaient le moyen terme qu'elle eût choisi : l’at-
tente. | |
Elle s’en tira vis-à-vis d'elle-même par un élan
tout à fait selon sa nature franche et décidée. Elle
se confierait à Germain, en le priant d’excuser près
de sa famille de nouveaux retards, qu'ils emploie-
raient à se révéler complétement l’un à l'autre, à
s'assurer de la conformité de leurs caractères et de
leurs vues, ou tout au moins du respect de leur mu-
tuelle liberté. Alors elle désira l’arrivée de Germain
autant qu'elle l'avait redoutée auparavant. Il avait
été convenu qu'il viendrait passer à Ems quelques
jours. |
Il arriva bientôt, poussé par sa propre impatience
et fut ravi de la réception cordiale que lui fit sa
fiancée, rétablie déjà par deux semaines de villégia-
ture et plus charmante que jamais. Aussi, dès le
premier soir, hasarda-t-il un mot sur les disposi-
tions à prendre en vue de leur mariage, au retour.
M. de Maurignan se tourna vers sa fille pour l'inter-
roger elle-même. Aline rougit d'embarras, et, lan-
çant à son père un coup d'œil tendre et suppliant :
« Permettez-moi de ne pas répondre ce soir, dit-
elle. J'ai beaucoup à dire, cependant...
— Oh! oh! fit M. de Maurignan.
— Voilà une déclaration eflrayante de mystère, dit
Germain. Du moins, oracle cher et redouté, si vous
vous taisez ce soir, demain, parlerez-vous ?
— 68 —
— Oui, répondit-elle.
— Alors, pourquoi ce retard? Il est cruel.
. — Ne savez-vous pas qu'il y a des heures et des
lieux plus favorables aux confidences? reprit la jeune
fille, — en couvrant à demi son visage du magni-
fique bouquet apporté par Germain. — Nous irons
nous promener demain, vers dix heures. dans la belle
allée des hêtres, n'est-ce pas, cher père, y consentez-
vous ?
— Je crois bien quejen’ai pas autre chose à faire, »
dit M. de Maurignan avec un sourire.
Cependant, comme Germain, il était inquiet. Après
le départ du jeune homme : |
« Tu as beaucoup à dire à Germain, demanda-
t-il à sa fille. Mais avant toute autre parole, un oui,
‘Je pense?
— Ah! père, que vous êtes curieux ! C’est vrai, j'ai
mille choses sérieuses. embarrassantes.… et... vous
Savez... une confidence ne se fait pas bien à trois.
— C'est-à-dire qu’il s'agit d'un tête-à-tête, pa-
{ronné par moi, dont je suis exclu ?
— J'ai un père adorable; il devine tout.
— Ette gâte fort. C'est égal, va, ma fille, use et
abuse. Ton père est encore trop heureux! »
U'embrassa tendrement Aline.
«Père, y at-il des maris aussi bons que vous?
— Je ne sais pas... Ah! nous gâtons bien plus
nos filles que nos femmes. Cela n'empêche que la
tendresse d’un père ne suffit pas au bonheur, ne
l'oublie point ; et songe aussi que la sagesse consiste
à ne pas trop demander à la vie. |
— Maxime arriérée, dit-elle en regardant le vieil-
lard avec un sourire plein de malice. Les humbles
60
sont toujours pris au mot en ce monde. Il faut vou-
loir ce qui doit être. Demandez, et il vous sera
donné.
— Je ne sais, en effet, qui pourrait te refuser? »
dit le père-avec amour.
Et il ne poussa pas plus loin l'explication, tant
par faiblesse paternelle que par un secret sentiment
qui le désintéressait du mariage de sa fille plus
qu'il n’eût voulu. N'ayant plus qu'elle au monde,
plus que cet orgueil et que ce bonheur, bien au
fond, malgré lui, il était un peu jaloux de Ger-
main.
Le lendemain, à dix heures, dans l'allée des hè-
tres, le père et la fille retrouvaient M. Larrey, qui
les attendait. La chaleur de juin était doucement
tempérée sous ces beaux ombrages, et sur le doux
tapis des mousses brunes et vertes le soleil prome-
nait un réseau tremblant de mailles lumineuses.
Animé par la marche, ou par l'émotion peut-être,
le visage d'Aline empruntait, par le contraste, aux
crêpes noirs qui l'entouraient, un plus vif éclat de
jeunesse et de beauté, et quand elle mit dans la
-main du jeune homme sa petite main, dont le poi-
gnet, légèrement veiné, montrait, entre la manche
de barége et le gant noir, un cercle de neige, le front
de Germain, un peu soucieux, s'éclaira d'admiration
et d'amour.
Il offrit le bras à Aline, qui, en Fl'abordant, avait
quitté celui de son père. Après quelques pas en
commun, tandis qu'ils remontaient l'allée, M. de
Maurignan dit à Germain :
«Eh bien, puisque vous m'avez dépossédé du bras
de ma fille, je vais étudier Schiller; car je ne suis
70 —.
pas fort comme professeur, et je crains que mon
élève ne me trouve en faute à la leçon d'aujourd'hui.»
En mème temps, il tira le livre de sa poche et,
l'ouvrant, resta en arrière.
« Voici le lieu et l'heure de la confidence promise,
dit Germain en conduisant Aline sur un banc. Que
ne vouliez-vous donc pas me dire hier soir? et que
dois-je apprendre ce matin ? »
Le cœur de la jeune fille battait fortement. Ger-
main vit son embarras.
« Ah! dit-il avec un tendre sourire, parlez! toute
condition me sera chère, imposée par vous. J'ai rêvé
toute la nuit aux épreuves que votre toute-puissante
volonté pourrait me faire subir, et il n’est point de
dragon que je n’affronte pour vous plaire. Seulement
j'adjure ma souveraine de ne m'ordonner que des
choses qui se puissent accomplir dans un bref dé-
lai. Mon amour ne se sent impuissant que pour l’at-
tente. |
— Hélas! murmura-t-elle, c'est là précisément ce
que j'ai à vous demander.
— Est-il possible? s’écria-t-il avec une surprise
mêlée d'une irritation qu'il ne put vaincre. Et pour-
quoi? Je ne vois aucune raison... Quel motif pour-
rait Vous porter désormais à reculer un mariage
convenu depuis si longtemps, et dont le monde
s'explique à peine le retard? |
— Laissons le monde en ceci, je vous prie, dit la
jeune fille — qui, si vivement repoussée dès l'abord,
pâlit, mais 8garda sa résolution. — Il s'agit de nous,
de notre bonheur, de notre vie tout entière, et il
serait insensé, Pour obéir à l'usage, de les jouer lé- .
gérement.--
en ass À ne à ère Ne
= Nh —
— Légèrement! interrompit Germain au comble
de la surprise. Vous regarderiez comme léger l’en-
gagement d'honneur qui nous lice depuis plusieurs
mois ! l'amour ardent et profond que j'ai pour vous!
la confiance enfin que vous et M. de Maurignan avez
bien voulu m'accorder!
— Je vous en supplie, dit-elle, veuillez me com-
prendre et non me combattre. J'ai compté sur votre
aide, et j'en ai besoin. Mes sentiments pour vous
n'ont pas changé. Vous êtes toujours l'homme que
j'estime le plus, et à qui je me conticrais le plus
volontiers. Mais depuis le cruel événement qui nous
a frappés, les sérieuses réflexions qu'inspire la
douleur, et de plus... des révélations fortuites, ont
éclairé pour moi la vie d’un nouveau jour, ont müûri
mon jugement et m'ont fait considérer le mariage
sous un point de vue nouveau. J'ai connu, j'ai
compris les conditions qu'il impose aux femmes,
‘et cette abdication complète qu'il exige de tout
droit personnel, de toute volonté, m'a épouvan-
tée.…. J'ai su à quelles douleurs, à quelles humilia-
tions, une femme pouvait être réduite par celui à
qui la livrent nos lois, presque sans contrôle... Et,
bien que ma confiance en votre droiture, en vos gt-
néreuses intentions, n'ait pas été ébranlte, je crois
utile... de nous connaître plus profondément, de
bien pénétrer nos idées et nos caractères, enfin de
nous assurer que la vie commune ne nous réserve
pas des conflits douloureux, et que notre attache-
ment mutuel est assez fort pour triompher des sus-
ceptibilités,.… des dangers, que crée nécessairement
une situation injuste. — C'est donc un temps 1illi-
mité que je vous demande, monsieur Germain, que *
je vous demande avec l'espérance intime du succès
d'une telle épreuve. »
Aline avait dit tout cela rapidement, d'une voix
oppressée, et sans regarder son fiancé. Après avoir
achevé seulement, elle leva les yeux sur lui : l'ex-
pression des traits de Germain lui fut pénible. Évi-
demment, et malgré le calme qu'il affectait, la pro-
position qu'elle venait d'émettre le trouvait com-
plétement hostile. Il avait surtout une expression
d’ironie qui à son tour la froissa.
« Chère mademoiselle, dit-il, j'étais loin de m'at-
tendre de votre part à de telles. inquiétudes. Quel-
les sont donc les révélations étranges qui vous les
ont inspirées? Seriez-vous tombée par hasard sur
quelque Manuel des droits de la femme? ou sur
quelque apôtre de ces droits? Oubliez-vous que
vous êtes adorée, et que loin d'obéir vous n’avez
qu'à commander?
— Répondez-moi sérieusement, je vous en sup-
plie, reprit-elle avec souffrance. Tout ceci est bien
grave : il s’agit de tout mon avenir, et du vôtre aussi,
bien qu'en apparence vos risques soient moindres.
Mettez-vous à ma place, monsieur Germain, et de-
mandez-vous si, au moment de remettre à un autre
que vous-même votre destinée, votre volonté, votre
vie entière, vous n’hésiteriez pas?
— C'esl une question de confiance, répondit-il
froidement. Et puis, je ne suis pas une femme, et
mon sexe, en effet, s'accommoderait fort mal d'une
paréille abdication, mais.
— Me jugeZ-Vous de nature esclave? interrompit-
elle avec fierté.
— Assurément non. Cependant... nos natures
_ 73 —
étant différentes, nos devoirs le sont aussi. La femme
n'est point née pour commander. Sa faiblesse lui
rend la soumission non-seulement nécessaire, mais
agréable et douce; et croyez-moi, chère mademoi-
selle, de vaines questions de préséance ne sont point
à leur place entre un homme plein d'amour et sa
charmante fiancée.
— Questions de préséance! répéta doucement la
jeune fille. Non, ce n'est pas cela; ce n’est point
de vanité qu'il s’agit, bien que dans cette vanité dût
se trouver une grande part d'orgueil légitime. Il
s'agit d'être ou de ne pas être. Par le fait de son
mariage, une femme ne perd-elle pas le droit de
disposer à son gré de sa liberté, de sa fortune, de
ses enfants, de ses amitiés même ? Quel pouvoir plus
despotique et plus complet que celui qui désormais
règne sur elle? Lui est-1l permis, comme il doit
l'être à toute personne majeure et intelligente, d'ap-
pliquer ses idées, de suivre ses croyances, de se
réaliser elle-même enfin dans sa vie? Car, sans le
passage nécessaire de la pensée à Faction, la vie
n’est autre chose qu’un rêve, — rêve aussi incom-
plet, aussi misérable que l'existence d'un prisonnier
derrière ses barreaux.
— En vérité, dit Germain en se levant sous l’ai-
guillon d’une impatience qu'il ne put contenir plus
longtemps, j'ignorais que M'* de Maurignan eût
l'imagination aussi riche! Ce n’est pas à coup sûr
l'existence d’une prisonnière que mon amour lui ré-
serve, et j'espère bien plutôt la voir reine de tous les
cercles par son élégance et par son esprit.., espérant
toutefois qu'elle n'irait pas jusqu’à se faire le cham-
pion de... réclamations fâcheuses et mal portées!
5
TE
« Croyez-moi bien, chère... chère Aline, dit-il en
se rassevant près d'elle et en lui prenant la main,
ce rêve de l'égalité des sexes est impossible. Il en-
trainerait dans sa réalisalion des conséquences que
votre chaste pensée ne soupçonne pas. Aussi ne le
voit-on soutenu dans le monde que par des rêveurs
à l'esprit faux, ou par quelques viragos fort peu res-
pectables.
« Un tel système saperait les bases de la famille,
où, pour que l'ordre existe, il faut nécessairement
un chef. Et cependant l'égalité, sachez-le bien, se
rétablit d'elle-même dans le mariage par la distri-
bution des rôles et des aptitudes. Si l'homme, en
toute question, a droit au dernier mot, le plus sou-
vent c’est la femme qui le lui souffle. Elle domine
par la persuasion, par le sentiment, par son obéis-
sance mème, par la force toute-puissante de sa fai-
blesse. Elle fait bien plus que de commander, elle
charme, elle séduit; et si l’homme est pour elle un
guide et un protecteur dans la vie, elle est son inspi-
ratrice et son idéal.
— S'il en est ainsi, dit Aline en levant sur son
fiancé un regard sincère, un peu surpris, pourquoi
nier ce droit que la nature donne à la femme — et
ne peut manquer de lui donner en effet — d’inter-
venir puissamment dans la vie humaine? Pourquoi
instituer un ordre factice à côté de l'ordre réel?
— Je vous l'ai dit : la nécessité d'un chef pour
une direction commune. »
La jeune fille sourit :
« Je vous croyais libéral, monsieur Larrevy?
— Certainement... Je ne suis pas de ces esprits
qui réagissent follement contre les aspirations et les
TN
besoins de leur époque. L'autonomie naturelle de
l'individu exige la liberté dans l'État. Seulement.
— Les femmes ne seraient-elles point des indivi-
dus ? »
Germain fit un soubresaut qui indiquait une con-
trariété de plus en plus vive, et il s'apprêtait à ré-
pliquer, lorsque Aline reprit :
« Il me semble que l'argument invoqué par vous
pour légitimer l’assujettissement de la femme dans
la famille, s’il était vrai, prouverait également la né-
cessité de la monarchie dans l'État.
— Mais. pas du tout, répliqua Germain; cela me
parait. tout différent.
— Pourquoi? Si l'ordre est impossible sans hié-
rarchie, le droit égal de chacun devra créer égale-
ment au sein de la société d'incessants conflits.
— Pardon; car enfin. entre citoyens, l'inté-
rêét commun, la nécessité de l'union, de bonnes
lois.
— Où l'intérêt commun est-il plus évident et plus
fort que dans la famille? Où la nécessité de l'union
se pourrait-elle mieux faire sentir? Où de bonnes
lois enfin seraient-elles plus nécessaires pour établir
l'harmonie par la justice, au lieu du trouble par l'op-
pression ? - Convenez-en, monsieur Larrey, la plu-
part des mariages ne sont pas heureux; l'ordre, ce
prétexte, est loin d’v régner, et cela doit être, parce
que l’ordre ne peut résulter de l'injustice. Vous ve-
nez de faire du mariage un tableau contre lequel
une grave objection se présente à mon esprit, mais
qui serait du moins satisfaisant au point de vue de
Ja paix. Seulement, ce tableau n'est-il point de fan-
taisie ? Ne représente-t-il pas votre idéal plutôt que
16 —
la réalité? N'y a-t-1l pas beaucoup de femmes qui,
loin d'éprouver de la part de leurs maris cette com-
plaisance protectrice dont vous parlez, sont délais-
sées et trahies? Elles ont donc, celles-là, tout perdu,
puisque, privées de droit légal, elles n'ont plus rien
à attendre que du caprice de l'indifférent ou du
despotisme de l'ennemi.
« Dans cette situation, qui, au dire des propres
satires du monde sur lui-même, est fréquente, la
femme n'a pas même cette consolation de la mater-
nité à laquelle on la renvoie sans cesse, mais qu’en
réalité la loi lui refuse, puisqu'elle confie au père
seul le droit de diriger l'éducation des enfants, d’en
disposer à son gré, de fixer leur carrière, de les
marier enfin, n'accordant à la mère, en cette occa-
sion, que la faculté dérisoire d’un consentement,
dont au besoin on se passe. Non, monsieur Ger-
main, le principe de l'absolutisme, s’il n’est pas
bon dans l’État, n'est pas meilleur dans le mariage,
car partout où existe l'arbitraire existe l'abus.
«Remettre les destinées de la femme à la tendresse
et à la générosité de l'homme est une naïveté toute
pareille à celle de remettre un peuple aux soins pa-
ternels de son souverain. Cette folie, à laquelle tou-
tes les nations se refusent désormais et se refuseront
de plus en plus, les femmes la commettront-elles
longtemps encore? Pour moi, je vous l'ai dit : ma
confiance en vous est grande, mais ma liberté fré-
mit,et je sens que pour affronter de telles conditions
il faudrait avoir atteint les dernières limites de l’a-
mour et de la confiance, ou, mieux encore, être as-
suré d’une conformité presque parfaite de caractère
et d'idées. Voilà pourquoi je demande du temps, et
ER
pourquoi j'ai tenu à vous dire mon sentiment et à sa-
voir le vôtre, monsieur Germain. |
— Le sentiment que j'éprouve en ce moment, —
dit-il de l'air d’un homme que mille piqûres vien-
nent d'irriter et qui sent le besoin d’être agressif à
son tour, — c’est l'éblouissement où vous me jetez
en vous montrant si diserte, si logique, et mille fois
plus savante et plus raisonneuse que je ne me serais
permis de le supposer. »
L'accent âpre dont il dit ces mots frappa M'° de
Maurignan plus que ses paroles, et elle le regarda
avec étonnement.
« Vous ne répondez point à ma question, reprit-
elle.
— Je suis trop juste, répondit le jeune homme,
pour ne pas convenir avec vous que l'abus est pos-
sible, et même fréquent, mais je ne vois malheureu-
sement pas le moyen de changer la situation dans
ses termes, et l'influence de la raison et l’adoucis-
sement des mœurs me paraissent les seuls agents
sur lesquels on doive compter; déjà nos progrès à
cet égard ont laissé les lois en arrière.
— Elles devraient donc être réformées, au double
point de vue du fait et du droit, repartit Aline.
Mais encore une question : Si dans notre vie com-
mune, quelque jour il se produisait entre nous une
divergence de vues sur tel ou tel point, qu'arrive-
rait-il ?
— Je me ferais un devoir et un plaisir de vous
céder, n’en doutez pas, à moins d'un intérêt grave.
— De sorte que s'il s'agissait d’un intérèt grave,
c’est-à-dire dans le seul cas où je tiendrais fortement
à mon avis, c'est le vôtre qui prévaudrait ? — même
eo
dans le cas où il s'agirait d’une chose personnelle à
moi ?
— Que vous êtes cruelle et fantasque, dit-il en se
levant, de me contraindre à de telles déclarations
et d'occuper ainsi nos tète-à-têle! Ne prévoyez,
chère mademoiselle, qu'une chose : mon désir ar-
dent de vous complaire, et ne comptez en toute cir-
constance que sur mon amour.
— Ne vous excusez pas, monsieur Larrey, dit la
jeune fille, dont le front, sous sa pâleur, prit une
grande expression de fermeié, vous agissez bien;
c'est ainsi que tous les jeunes gens devraient parler
à leur fiancée. Vous êtes un honnête homme. »
Et elle lui tendit la main.
« Vous en doutiez? demanda-t-il d'un ton plai-
sant qui seyait mal à son air contraint.
— Non; mais je sais que, vis-à-vis des femmes, un
homme croit pouvoir, sans cesser d’être honnête,
mentir.
— Que de choses vous savez !» répliqua-t-1l ironi-
quement.
De nouveau, le ton et l’air dont il dit ces mots
blessèrent Aline. Elle baissa ses beaux yeux et parut
se replier sur elle-même. Il se fit un silence de quel-
ques instants.
« Je ne puis consentir, dit enfin Germain, à ti-
rer de cette explication les conséquences rigoureuses
qu’elle semble admettre. J'en appelle de vous, sur ce
point, à vous-même; car je ne puis croire que vous
persistiez à compromettre notre bonheur par de
telles préoccupations, — auxquelles plus que toute
autre, permettez-moi de vous le dire, vous eussiez
dù rester étrangère.
— 70 —
— Elles me semblent à moisi naturelles, dit Aline,
queje ne puis comprendre pourquoi elles vous sem-
bleraient coupables, ou choquantes. Vous paraissez
péniblement surpris; mon impression est la même.
Vous le voyez, nous nous connaissions peu. »
Il hésitait à répondre, et n'eut pas le temps de le
faire à loisir. M. de Maurignan revenait près d'eux.
L’allée se peuplait de promeneurs.
Aline prit le bras de son père, et tous trois se re-
mirent à marcher à l'ombre des grands arbres, où,
sous leurs pieds, craquaient les gousses des faînes.
Un peu inquiet de ce qui s'était passé, M. de Mauri-
gnan s’efforça de rendre la conversation intime et de
dissiper le malaise qu'il remarquait dans l'attitude et
la physionomie des deux fiancés. Mais, en dépit de
ses efforts et de leur propre bonne volonté, Aline et
Germain pouvaient à peine consacrer à la conversa-
tion l'attention nécessaire pour ne pas trop rompre
avec l'à-propos. Au moment où une voiture croisa
leur chemin, un salut profond du jeunc Larrey tourna
du même côté les yeux du père et de la fille. Celle-
ci détourna la tête en pâlissant; M. de Maurignan
avait légèrement salué.
« Je ne savais pas que la famille de Vilmaur fût
ici, dit-il d’un ton un peu sec.
— Ernest est arrivé d'hier avec moi, répondit
Germain, et ces dames étaient à Ems depuis quel-
ques jours.
— Seriez-vous fort lié avec M. de Vilmaur? de-
manda Aline d’une voix émue.
— Beaucoup, répliqua Germain en la regardant
fixement; car il avait remarqué son émotion à l’as-
pect des Vilmaur. C'est un des hommes les plus dis-
— 80 —
tingués que je connaisse, et je suis fier de son ami-
té.
— Est-il possible? dit Aline avec une aversion non
équivoque.
— En vérité! queluireproches-tu ? demanda M. de
Maurignan étonné.
— M'+ de Maurignan devient, dans ses opinions,
d'une énergie. observa le jeune Larrey.
— Peut-être ai-je eu tort de laisser voir mon senti-
ment sur M. de Vilmaur, puisqu'il ne m'est pas per-
mis de le justitier, dit Aline. — Et cependant, cher
père, poursuivit-elle avec des larmes dans les yeux,
je vous aurais une grande reconnaissance de rompre
nos relations avec cette famille. »
Soit qu'il eût le soupçon de la vérité, soit qu'il ne
voulût pas interroger sa fille en ce moment, M. de
Maurignan se contenta d'attacher sur elle un pro-
fond regard.
Du même ton mécontent et sarcastique, Germain
reprit, s'adressant à Aline:
« Ainsi, mademoiselle, vous enveloppez dans la
même proscription la mère et la sœur de mon ami?
Pourtant M'e de Vilmaur est charmante.
— De figure, assurément, dit Aline.
— Ah ! voilà un éloge perfide et fait pour laisser
supposer que toute autre qualité lui manque. Après
tout, la beauté chez une femme est une qualité.
presque indispensable, et c'est beaucoup déjà que de
l'avoir. Mais M'e de Vilmaur en a d’autres. Douce,
gracieuse, d'une convenance parfaite en toutes
choses, elle me paraît posséder au plus haut point
le génie particulier de son sexe, et c'est assurément
le premier mérite d'une femme. »
= 1 —
- Aline sentit dans cet éloge une attaque indirecte
pour elle-même; aussi répondit-elle :
« Pour moi, ce qui me déplaît en M'° de Vil-
maur, c'est l'affectation de ses manières et son ca-
ractère léger.
— C'est que véritablement, repartit en s’animant
le jeune homme, vous méconnaissez le but essentiel
de la femme et son caractÿre. Ce but est de plaire;
ce caractère est de représenter dans les choses hu-
nraines ce qui est charmant, fugitif, insaisissable,
mobile et gracieux. L'homme est une face de l'être ;
la femme est l’autre.
— Le revers, dit Aline.
— Votre observation, reprit Germain, est une
preuve à l’appui de ma thèse. Vous êtes l'esprit, nous
sommes la raison. A l’hornime la pensée qui appro-
fondit, les conceptions qui embrassent l'espace, la
force qui fonde : l’homme est un créateur. A la
femme cet esprit délicat et léger qui effleure les
choses et découvreles rapports ingénieux, spécieux
ou malins; à elle tout ce qui étincelle, brille, séduit
et charme : la femme est une harmonie. Elle a pour
mission de captiver les sens et le cœur de l'homme,
et la profondeur de son rôle consiste dans cette lé-
gèreté même que vous blâmez, et dont M": de Vil-
maur a compris toute l'importance — non en philo-
sophe assurément, mais par cet instinct secret qui
découvre aux femmes les lois mystérieuses de la vie,
d'autant plus sûrement qu'elles sont moins doctes.
« Elle sait tout le prix d’un nœud de ruban, d'une
boucle de cheveux arrangée de telle ou telle sorte,
d’une garniture, d'un mouvement des yeux, d'un
rien, qui est tout. Elle est femme enfin : bien sûre de
Ÿ.
— 82 —
convaincre par un sourire, ou de triompher par une
larme, elle ne cherchera jamais à persuader par un
argument. Sachant deviner, elle s'inquiétera peu
d'apprendre.
« La logique, en effet, n’est point le domaine des
femmes ; elles s’y égarent, s’y faussent. L’intuition
les éclaire, le raisonnement les perd. Toute leur
force est dans leur faiblesse , toute leur énergie dans
leur douceur; leur dignité consiste dans leur sou-
plesse, leur justice dans la grâce arbitraire, leûr
grandeur dans l'humilité. |
— Et l'abus du contraste perd la littérature, dit
M. de Maurignan, en même temps que l'abus de la
littérature perd le sens commun. Je vous demande-
rais, mon cher Germain, où vous avez pris tout cela,
si je ne Savais par cœur une thèse que chacun à
l'envi, en ce temps-ci, répèle; car, d'originalité ,
Dieu sait qu'on se garde. Grâce à la vulgarisation
des lumières, on est sûr d'entendre partout même
antienne, et les courants de l'opinion ont remplacé
les scies d'atelier. Votre portrait de la femme, fruit
de l'imagination échauffée et malsaine de vieux poë-
tes maniérés, a déjà fait le tour du monde. Mais ce
n’est qu'un dessus d’éventail à la Boucher, qui tout
au plus peindrait la femme nerveuse et futile née
en serre Chaude, et qui laisse toutes les autres en
dehors. Malheureusement, car tout est de pose et
de mode, ce portrait-là sert de modèle aux femmes
assez dépourvues d’individualité et de dignité pour
accepter ce rôle de sultane langoureuse, et pour se
plaire à émerveiller les gens de leur sensitivité et
de leur afféterie.
« Moi je suis comme ma fille, je me défie de cela.
— 83 —
Il y a dans l’histoire, en dépit de la pression des lois
et des mœurs, de grands caractères de femmes; j'en
connais moi-même d’'admirables, et je trouve que la
force d'âme et l'intelligence sont bien partout où
elles sont.
— À Dieu ne plaise, dit Germain, que je nie cet
héroïsme du dévouement qui est l'apanage de la
femme, et qui à certains moments l'élève au-dessus
de sa faiblesse. La femme est une inspirée. C'est la
sibylle, le trépied, d'où sortent parfois les révéla-
tions de l'inconnu. Par sa nature éminemment ner-
veuse et fébrile, elle saisit ce qui échappe aux sens
moins subtils de l'homme, plus haute et plus basse
à la fois, tantôt prosaïque et tantôt sublime, saisie
parfois d’enthousiasmes irrésistibles, parfois de ter-
reurs absurdes, rarement ou jamais dans le milieu
réel, harmonique et fort. |
— Et moi, s'écria d'un ton naïf la jeune fille, —
et moi qui jusqu'ici avais cru faussement que j'étais
femme! »
M. de Maurignan se mit à rire.
« Me voilà déclassée, père. Que deviendrai-je ?
Gar je ne puis ni me disloquer, ni mentir, afin d’en-
trer dans ce cadre fait pour la vraie femme, celle de
la mesure prescrite el de l'étiage officiel. — Quel
Procuste vous êtes ! poursuivit-elle en tournant vers
Germain un visage où, sous la malice et l'ironie,
rayonnait une flamme plus pure. Et de quel droit,
bon Dieu ! nous classer ainsi, comme une flore nou-
vellement découverte, dans vos tiroirs ? J'ai apporté
ma part de libre souffle en ce monde et j’en veux
user à mon gré. Vous oubliez, dans votre fureur
d'analyse et de dissection, que la simple nature elle-
— 84 —
même échappe à des classifications précises, et vous
voulez emprisonner dans une boîte, en dépit de Pro-
méthée, deux mille ans après Térence, un être hu-
main progressif!
— Progressif...……. sans doute, répondit Germain
en hésitant; mais non de la même manière que
l'homme.
— Allons donc ! reprit M. de Maurignan, y a-t-il
deux manières d'atteindre le vrai? La géométrie ne
trace pas de lignes dans ces espaces. Avouez-vous
battu en galant chevalier.
— Si la galanterie l'exige, dit le jeune homme, je
m'empresserai d'y consentir. »
Mais sa mauvaise humeur était évidente.
Bien que M. de Maurignan se fût hâté de jeter
l'entretien sur d'autres sujets, il ne se releva guère,
et Aline ayant témoigné le désir de rentrer, M. Lar-
rey les reconduisit à la porte de leur hôtel, où 1l les
quitta.
« Sur quelle herbe de controverse avez-vous mar-
ché tous deux aujourd'hui? demanda M. de Mauri-
gnan à sa fille quand ils furent seuls.
— Cher père, 1l vaut mieux discuter avant qu'a-
près, » répondit Aline.
Et, donnant au vieillard un rapide baiser, elle cou-
rut se renfermer dans sa chambre.
Aline avait un besoin extrème de se trouver seule
pour causer avec elle-même et mettre un peu d'or-
dre dans le chaos d'idées, de sentiments passion-
nés, impérieux, confus, qui s’agitaient en elle. Bien
qu'elle se sentit le cœur gros de larmes, 1l lui venait
des pensées qui appelaient sur ses lèvres un sourire
ironique, moqueur. Tantôt, elle en voulait beaucoup
— S$ —
à Germain, tantôt elle le plaignait, et cette pitié
était mille fois moins tendre que sa colère.
Il y avait dans sa peine autant d'irritation que de
chagrin : elle se voyait amoïndrie par celui qui pré-
tendait l'aimer, elle se sentait humiliée plus encore
dans son amour même; car il lui avait semblé voir
un sot, par moments, dans ce fiancé plein d'esprit,
pourtant, d'instruction et de mérite.
« La vanité seule, se dit-elle, a le secret de pa-
reilles métamorphoses. »
Elle se demanda tout à coup : | |
« Et moi, n'est-ce pas aussi la vanité qui me fait
souffrir ? -
« Non, non! ce n’est pas un sentiment vain et
puéril la résistance de l'être à son propre amoïndris-
sement. Là se trouve la source de tout ce qui est
grand dans l'âme humaine. Qui peut consentir à sa
propre déchéance, qui dépose la fierté, dépose la
vertu. Vertu-force! L'antiquité disait bien... »
Comme elle était accoudée sur la cheminée, près
de la glace, elle y vit, en levant les yeux, son beau
front, d’où l'intelligence et la pureté émanaient en
auréole.
« Moi, fille de l'humanité, se dit-elle, descendre
d'un degré l'échelle des êtres! Accepter pour loi
vivante un être né du même sein que moi ! Renoncer
à mon éternel héritage, l'immense et l'émouvant
infini, qui m'attire ? Souffler sur la flamme qui brûle
en moi!... 0 mon pauvre fiancé, vous mettez à votre
amour un prix trop grand ! — Et qu'il est étrange
“cet amour qui découronne l'être, son objet! »
De nouveau elle fixa les yeux sur elle-même:
« Moi, fragile ! faible! se dit-elle en souriant.
— 86 —
Mais, non ! je me sens jeune, forte, pleine d’élans,
pleine d'avenir, et prête à aborder vaillamment la
vie. Toute disposée à marcher non les yeux bandés,
mais ouverts; Car je veux voir, Savoir, découvrir,
aller plus loin, sans cesse, vivre enfin! agir! et non
rester languissamment couchée entre les murs d'un
harem. »
Sur ce mot, sa tête se pencha sur sa poitrine et
elle tomba dans la rêverie. Et, tandis que son front
rougissait, une expression de plus en plus triste et
sévère se répandait sur son visage, où parfois se
lisaient en même temps, dans une fluctuation tou-
chante, les hésitations de l'être ignorant et jeune,
qui ne sait pas bien. Un léger frémissement la par-
courut, et bientôt, redressant la tête :
« Ils ont tort! se dit-elle tout haut. Et maintenant,
je le sens, moi, la première vertu des femmes doit
être l'orgueil. J'en aurai! »
Mais aussitôt elle sentit quel arrèt elle venait
de prononcer; tout ce qu'elle avait déjà donné à
Germain de son cœur, de ses espérances, de ses
rêveries, s'émut en elle, et elle se mit à pleurer.
Quand elle revint deux heures après vers son
père, inquiet de cette longue absence, elle fut ani-
mée, spirituelle, pleine d’entrain, et parla de tout,
pour empêcher son père de lui parler de Germain.
« Comme vous êtes gaie, maintenant qu'ilestici!
dit miss Dream à l'oreille de son élève. Allons, vous
serez bien heureux ensemble, quand vous serez
mariés! »
Le lendemain, vers deux heures, M. Larrey se
présenta. Bien qu'il y eût dans sa contenance, au
premier abord, une certaine frigidité, l'entretien
— 87 —
était devenu, grâce à la bonne volonté de chacun,
aimable et assez affectueux, quand on annonça M. de
Vilmaur.
Ce nom, l'entrée immédiate de cet homme, pro-
duisirent sur Aline un etfet terrible. Si déjà, de loin,
à la promenade, elle avait été vivement impression-
née de le rencontrer, en voyant pénétrer chez son
père, et s'approcher d'elle, celui qu’elle considérait
comme le meurtrier de sa sœur, l'horreur et l'in-
dignation la saisirent avec tant de force que toute
autre considération s'effaça : elle se leva, et, sans
répondre au salut de M. de Vilmaur, elle sortit pâle
ettremblante. |
Ce ne fut qu'après avoir repris possession d’elle-
même que, réfugiée dans sa chambre, elle se de-
manda avec inquiétude ce qu'on devait penser de
cette conduite étrange, de sa fuite. Une réponse à
cette question lui fut offerte presque aussitôt : par
l'intermédiaire de miss Dream, M. Larrey la priait
de lui accorder un moment d'entretien dans le ca-
binet de M. de Maurignan.
Elle s’y rendit. Germain était d'une agitation ex-
trême et qu'il ne cherchait point à cacher.
« Je vous en supplie, mademoiselle, dit-il aussi-
tôt, apprenez-moi ce qui a pu se passer d'étrange
entre vous et de Vilmaur, que vous lui en vouliez
au point d'oublier, vous, M'° de Maurignan, les
convenances les plus rigoureuses ?
— Vous-même, êtes-vous donc à ce point son
ami, répondit-elle, de ressentir si vivement ce qui
le touche ?
— Ce n'est pas à cause de lui, reprit-il. J'aime et
j'estime Ernest de Vilmaur; mais en ce moment je
= 98 —
ne pense qu'à vous. Îl s'est fait en vous, depuis
quelque temps, un changement très-sensible. Vos
idées ont pris une direction, un essor, que je n’eusse
jamais prévus. Votre physionomie elle-même, vos
manières, se sont modifiées. Quel ébranlement s’est
donc fait dans votre vie à mon insu? Que s'est-il
passé entre vous et de Vilmaur?
— Ondirait, monsieur, que la défiance dicte vos
paroles, dit la jeune fille.
— Non; vous voyez bien, je viens à vous-même.
Soyez bonne, et apprenez-moi..
— Je vous expliquerais tout, bien volontiers, si
cela m'était possible ; mais il s’agit d'un secret que
je ne dois pas révéler.
— Lelien qui existe entre nous demande que vous
n'ayez pas de secrets pour moi.
— Pardon; ceux des autres.
— Pas même ceux-là! Si nous devons être unis,
aucun moment, aucun acte de votre existence ne doit
m'être obscur.
— Et vous, dit Aline vivement, vous ne m'avez
point raconté votre passé !
— Pas de ces vaines disputes! s’écria-t-il, vous ne
savez pas le mal qu'elles me font.
— C'est qu'elles ne sont pas vaines.
— Écoutez, mademoiselle de Maurignan. Si je dois
être votre protecteur, votre conseil, votre guide; si
je suis l’homme dont vous porterez le nom, il faut
que je sache en quoi vous avez à vous plaindre
d'Ernest de Vilmaur.
— Jele hais comme un traître et comme un lâche ;
mais ce n'est qu'à travers le cœur d'une autre qu'il
a atteint le mien.
PS
“n"90
— Qu'importe! S'il vousa blessée, je dois le punir!
Quel est son crime ?
— Encore une fois, je n’ai pas le droit.
— Je vous en conjure! s’écria-t-il en se jetant
à ses genoux, vous soumettez mon amour à des
épreuves. Ne me contraignez pas à une résolution
qui me briserait le cœur! »
Touchée de son désespoir, la jeune fille ne prit
pas garde à ces derniers mots, dont la menace
l'eùt blessée. Pressant elle-même la main de son
fiancé :
« Je voudrais pouvoir vous satisfaire, lui dit-elle,
je le voudrais de tout mon cœur ; mais l'honneur me
le défend. Le crime de cet homme, d’ailleurs, n'est
sans doute pas à vos yeux ce qu'il est aux miens.
Il s’agit d’une de ces actions que l'on juge trop
peu sévèrement dans le monde : la séduction d’une
femme et son abandon.
— En vérité! s'écria-t-il en se relevant, il est par
trop étrange de vous entendre émettre de pareilles
idées et de vous voir mêlée à de pareilles aventures! »
Il avait, en disant cela, un tel air de hauteur, de
sévérité, de soupçon, que M'e de Maurignan sesentit
vivement blessée.
« Apaisez vos inquiétudes, monsieur Larrey, dit-
elle, je ne serai point votre femme! »
Il s'écria, hors de lui:
« Cette parole, que j'hésitais à dire, vous l'avez
donc prononcée ! Eh bien, soit ! Il vaut mieux qu'il
en soit ainsi.
« Et cependant, reprit-il après un silence pen-
dant lequel ses traits bouleversés révélaient une
anxiété, une agitation extrêmes, un mariage annoncé
— 90 —
depuis si longtemps! votre père, l'intérêt de votre
réputation. Aline,tout ceci est insensé! Je vous
aime! Vous le voyez à mon désespoir. Confiez-moi
tout, je vous en prie. Votre franchise seule peut
nous sauver !
— Si vous consentez à vous fier à mes paroles, dit
la jeunc fille, pourquoi refuser de vous fier à mon
silence, quand, je vous le répète, il m'est com-
mandé par un devoir ?
— Ïl n'existe pas de devoirs supérieurs à ceux
d'une femme envers son époux.
— C'est vous ériger en dieu, répondit-elle avec
un fier sourire. Encore, n'est-il pas de dieu supé-
rieur à la conscience. Vous seriez mon mari, que
je ne saurais vous reconnaîlre ce pouvoir de me re-
lever d'un serment fait à d’autres.
— Au moins daignez m'apprendre si c'est à Ernest
de Vilmaur que vous avez fait ce serment, demanda-
t-il avec des yeux étincelants de fureur et l'accent
d'une insultante raillerie.
— Vous devenez fou, monsieur! et votre folie
m'insulte, » dit-elle.
Et, se levant, elle voulut se retirer.
Mais Germain se jeta au-devant d'elle.
« Vous voulez donc notre rupture! Un mot! une
dernière prière! Aline! parlez! donnez-moi
l'explication que je vous demande, que je suis en
droit de vous demander! Justificz-vous!
— Je ne puis ni ne veux me justifier, monsieur
Larrey. Votre amour n'était pas de l'estime. Eh quoi!
vous alliez m'épouser, et sur l'apparence la plus lé-
gère vous doutez de moi! Je suis plus fière que
vous; je ne me donne pas si aisément. Depuis notre
conversation d'hier, où vous m'avez avoué que ma
liberté ne serait pas respectée par vous, j'ai renoncé
à notre union. ; | |
— Vous ne m'avez jamais aimé! cria-t-il.
— Je vous aimais assez pour souffrir, malgré tout,
de cette rupture, dit-elle d'une voix altérée... et
pour ne la pas vouloir complète. Je vous aimais en
amie. et nous resterons amis, si vous le voulez.
— En amie! s'écria le jeune homme au comble du
dépit et de la colère. Vous êtes mille foistrop bonne,
mademoiselle, et je vois que je m'étais sottement
trompé! » |
Il sortit sur ces mots, laissant Aline émue, trem-
blante, ulcérée dans son cœur, mais ferme, et s’ap-
plaudissant dans sa raison. En voyant entrer son
père un moment après, elle essuya furtivement des
larmes qui roulaient sur sa joue. |
« Que signifie tout ceci? demanda M. de Mauri-
gnan. Je viens de reconduire M. de Vilmaur. Quelle
étrange conduite à son égard, ma fille ! et qu’en doit
penser ton fiancé ?
— Il vient de me quitter, père. Notre mariage
est rompu. |
— Est-il possible, Aline! Un tel coup de tête.
— Non, père, une décision réfléchie. »
M. de Maurignan fut sévère autant que chagrin. Il
représenta vivement à sa fille Combien une pareille
rupture était fatale à la réputation d’une femme; il
regrella ce mariage et donna Cours à son désappoin-
tement, à ses inquiétudes, tout en reprochant à
Aline d’avoir agi sans le consulter.
Elle plaida sa cause en racontant les susceptibili-
tés, les répugnances, éveillées en elle parles opinions
et les exigences de M. Larrey, et l'impossibilité où
elle se sentait désormais d'être véritablement unie
à un homme qui la froissait dans ses fiertés les plus
pures. Elle glissa sur ce qui touchait M. de Vilmaur,
et vit bien que son père évitait lui-même ce sujet.
« Cher père, dit-elle en achevant, je suis une ré-
volutionnaire ; je ne veux obéir à aucun autrehomme
qu'à vous.
- — Oui, oui, dit le vieillard en se laissant enlacer
dans les bras de sa fille, cela ne t'oblige pas beau-
coup...
Mais ce dernier murmure s’éteignit entre deux
baisers.
« Tu n'aimais donc pas M. Larrey? dit-il ensuite.
— Si... Mais je crois bien que ce n'était pas une
passion, répondit-elle avec un joli mouvement de
tête, à demi souriante, à demi confuse. Je suis pour-
tant affligée du chagrin que je lui cause. Pauvre
Germain ! il est désolé, — quoique la vanité, je l'ai
bien vu, tienne la plus grande place dans son cœur:
— Je m'occupe surtout de toi, je l'avoue, dit M. de
Maurignan. Un teléclat, je le répète, est une bien
grave imprudence. On en cherchera les raisons.
— Jeles dirai.
— Autre imprudence plus grave. Cet esprit d'in-
dépendance chez une femme, les hommes nele par-
donnent pas.
— Que m'importe, dit-elle, puisque je n'estime
pas ceux qui pensent ainsi ?
_— Mais en est-il d'autres ? Et as-tu bien compris
les tristesses d'une vie solitaire? Chère enfant, tu
joues en ce moment toute ta vie. Tu sacrifies Le bon-
heur à l'orgueil.
— 93 —
— Eh bien, soit, s'il le faut, puisque cet orgueil
est un devoir vis-à-vis de moi-même, et que d'ail-
leurs je ne saurais être heureuse en le sacrifiant,
J'ai beaucoup réfléchi, père, depuis quelque temps,
et la liberté m'est devenue chère, comme le plus
précieux et surtout comme Île plus noble ‘des biens.
Eh quoi! le monde entier adore ce nom de liberté ;
les enfants le balbutient dès les premières pages de
l'histoire ; qui ne la poursuit pas en nos temps l’ad-
mire au moins dansles temps antiques. Ses ennemis
eux-mêmes, en la trahissant, invoquent hypocrite-
ment son nom. Celui qui dirait: « Je me fais esclave
«par amour du joug,» succomberait sous sa honte, ou
plutôt serait pris pour un insensé. Partout, servitude
est synonyme d’avilissement. — Et c'est aux femmes
seulement que, par je ne sais quelle aberration
étrange, on demande l'alliance de la noblesse et de
l'esclavage, du mépris d'elles-mêmes et de la
vertu !
— Tu as raison, » dit le père en l’admirant Avec
un soupir il ajouta : « Mais c'est là précisément ce
qu'on ne te pardonnera pas. »
Elle haussa doucement les épaules, et reprit, heu-
reuse de le convaincre :
« De tous côtés j'entends parler de décadence. A
quelque opinion qu'on appartienne, on déplore l’a-
baissement des esprits, des caractères, des mœurs;
moi-même je l'ai compris : nous vivons dans un
temps hypocrite et nusérable, où le fait contredit
l’idée, où des reculs incessants balancent le progrès,
où la conscience humaine, fatiguée de vaines luttes,
s'endort. Comment n’en serait-il pas ainsi, quand
une moitié de l'humanité a pour mot d'ordre l’obéis-
= 01
sance, et que l’autre pratique le despotisme ? Toute
régénération vraie, sérieuse, est impossible tant que
l'être humain enfant ne sucera pas le lait pur de la
liberté.
— Bien! murmura le vieillard ; mais pour cela il
faut Être mère...»
M'e de Maurignan eut un sourire où rayonna la
confiance de sa force, de sa jeunesse et de sa beauté,
et, se penchant sur son père qui, triste, rêvait:
« Je ne sais si j'aimerai, père ; mais, je vous l'af-
firme, je ne me marierai point, à moins de connaître
mon fiancé, non comme un frère est connu de sa
sœur, Ce qui serait peu, mais comme un frère con-
naît son frère.»
Un mois après, quand ils revinrent passer quel-
ques jours à Paris avantde partir pour une de leurs
terres, située dans l'Anjou, M. de Maurignan etsa
fille apprirent le mariage de Germain Larrey avec
M'e de Vilmaur.
Cette substitution étrange et subite d’une fiancte
à une autre faisait grand bruit dans le monde et je-
tait l'ombre la plus fâcheuse sur le caractère de
M'e de Maurignan, d'autant plus qu'on admirait la
générosité de M.Larrey, qui s'attribuait tous les torts
de la rupture.
Miss Dream ne pouvait s'en consoler; un jour
mème, suppliant son élève d'être prudente et de ne
point perdre son avenir par des exigences outrées,
elle lui cita sa propre expérience, et parla d’un em-
ployé du Lancashire, qui avait, il est vrai, certains
défauts.
« Mais ce qu'il y a de plus dur, ajouta-t-elle en
pleurant, c’est de vivre sans famille ! »
CHAPITRE IV.
Une des parties les plus fréquentées de la Suisse
est, à l'extrémité orientale du Léman, l'étroit pas-
sage qui sépare les Alpes pennines des Alpes ober-
landaises. C’est l'ancienne route de l'Italie, par le
Valais cet les Grisons, à travers les beautés les plus
imposantes de ce pays des merveilles. C’est là que le
Rhône, descendu de ses glaciers, traverse pour la
première fois la plaine, et va mêler ses eaux à celles
du lac, pour entrer, à Genève, dans la vie tumul-
tueuse des cités humaines.
La petite ville de Bex, située à l'entrée du défilé,
est l’inévitable station de tous les touristes qui se
disposent à escalader la dent du Midi, les dents de
Morcle, le Mœveran ou les Diablerets. Abritée sous
la montagne, elle jouit, comme toutes les petites
villes de ces bords, d’un climat exceptionnel ; et si
les voyages à la vapeur lui ont enlevé son impor-
tance postale, elle est encore le centre de nombreu-
ses villégiatures que l'amour de la nature, devenu
général à notre époque, installe chaque saison sous
les beaux ombrages environnants, ou aux flancs des
monts voisins.
— 96 —
Par une soirée d'août, à la table d'hôte du Grand-
Hôtel, à Bex, étaient assis deux groupes de tou-
ristes.
De ce côté, trois jeunes gens de belle humeur et
de robuste appétit, qui s'entretenaient de leurs ex-
cursions récentes dans un langage émaillé alterna-
tivement d'italien et de français; garçons de bonne
mine, vêtus avec élégance d’un costume commode,
et gardant, sous leur laisser-aller, la tenue de gens
de bonne compagnie. L'un d’eux offre le typeitalien
très-prononcé, beauté purement plastique, un peu
vulgaire. Le second, de physionomie vive et pétil-
lante, aux traits mobiles, à l’air suffisant, et qui,
sauf quelques exclamations italiennes, s'exprime
toujours en français, peut avoir vu le jour sur un
point quelconque du territoire compris entre le Rhin
et l'Océan, mais à coup sûr doit avoir reçu le bap-
tème des eaux de la Seine, ainsi qu'en témoigne son
langage spirituel, sceptique, élégant et maniéré.
La figure du troisième unit à la régularité des
lignes la mobilité des traits, et, même quand l’hila-
rité l’anime, elle garde une expression noble et éle-
vée. Teint pâle et cheveux noirs, yeux gris-bleu
fort beaux et fort doux, barbe noire, un franc sou-
rire. Il paraît avoir sur ses compagnons, sans que
ni lui ni les autres y prennent garde, une supréma-
tie naturelle et involontaire. C’est en cherchant du
regard son approbation que le Français émet ses
bons mots; C'est à lui surtout que l'Italien adresse
ses aphorismes. |
L'autre groupe se composait d’un vieillard de
figure aimable et intelligente, au maintien distin-
gué, et d’un tout jeune homme d'assez petite taille
107
et de fort jolie figure. Ces deux personnes étaient
calmes et silencieuses autant que leurs compagnons
de l’autre côté de la table étaient animés et bruyants.
Maïs rien n’est plus communicatif que cette gaieté
franche qui naît des influences combinées de la
jeunesse, de la belle nature et des joyeuses fatigues
d'une excursion alpestre. Au feu roulant de tant
de gais propos, le sourire vint errer sur les lèvres
des deux taciturnes; puis, des regards furtifs s’é-
changèrent entre les groupes, et tout à coup, sur
un lazzi plus mordant, sur une riposte plus étour-
dissante, tandis que la figure du vieillard s'éclairait
d'une muette hilarité, un éclat de rire d'écolier,
frais comme un chant d’alouette, échappa au jeune
homme assis près de lui.
Ce fut le signal d’une entente cordiale, et de ce
moment la conversation devint commune. Elle passa
presque au ton de l'intimité, lorsqu'il résulta des
confidences échangées entre les deux groupes voya-
&eurs sur les excursions de la veille et sur celles
du lendemain, que leur but était le même, et qu'ils
se rendaient tous, dès l’aube suivante, à Grion.
« On m'a cité cet endroit, dit le vieillard, comme
un centre de vie alpestre où nous pourrions, mon
fils et moi, nous reposer agréablement, sans aban-
donner tout à fait le rôle de touristes. Nous venons
de terminer de longues courses en Savoie par l’as-
cension du mont Blanc, et j'avoue que je me sens fa-
tigué.
— On vous a parfaitement renseigné, monsieur,
dit celui des jeunes gens dont rien n'affirmait au
premier abord la nationalité, bien qu'il parlât sans
accent un français très-pur. — Grion, perché à cinq
6
09 =
mille pieds dans la montagne, est un village entouré
de sites ravissants, d'où l'on peut sans effort s'élever
plus haut et visiter de beaux points de vue. J'y ai
passé quelques jours l'année dernière, et suis tout
content d'y retourner avec mes amis.
— Oui, nous nous agitons, et Paolo nous mène,
dit le jeune Français.
— Vous trouverez à Grion, continua celui qu'on
venait de nommer Paolo, les mœurs de la montagne,
je ne dirai pas dans toute leur simplicité, car là,
comme ailleurs, le séjour de l'étranger les a corrom-
pues, mais curieuses et naives encore. Nous arrivons
à temps pour les fêtes de l'alpage.… »
Il cut, à ce souvenir, un charmant sourire, et ajouta
cordialement :
« Je vous ferai les honneurs du pays, si vous per-
mettez. »
Le vieillard, qui considérait avec intérèt la figure
franche du jeune inconnu, accepta de bonne grâce.
L'entretien se prolongea longtemps après le repas,
et quand on se leva enfin pour se retirer, en se di-
sant : « À demain! », Paolo, voulant compléter une
connaissance si naturellement faite, présenta ses
deux amis au vieillard :
«€ M. Donato Bancello, de Bologne, peintre de
l'école del Guido — on eût dit autrefois : de l’école
des gräces.—M. Léon Blondel, journaliste, natif
d'Orléans, élevé à Paris, tenant actuellement la
plume à Florence. »
Avec un geste plein de gräce et de simplicité,
Paolo s'apprètait à se nommer lui-même, quand
Donato 1 arrëta :
« Non pas, dit-il, c'est à mon tour. »
Prenant son ami par la main et d'un geste théà-
tral :
« Il signor Paolo Villano, docteur ès arts et ès
lettres, de l’Académie de Florence, esprit charmant,
homme érudit, ami divin, touriste infatigable…
— J'avais loyalement supprimé les qualités, pour
n'avoir pas à dénoncer les vices, interrompit Paolo;
mais tu m'obliges à le dire: tu es unflatteur.
— Et un accapareur! s’écria Blondel. Il te con-
fisque pour l'Italie, quand tu nous appartiens au
moins pour moitié. — Monsieur, poursuivit-il en s'a-
dressant au vieillard, permettez-moi de recommen-
cer pour la France : M. Paul Villano, fils d’un père
italien, c'est vrai, mais d'une mère française, et
docteur en médecine de la Faculté de Paris.
— Je suis charmé, monsieur, dit levieillard à Paul
Villano, que nous soyons à demi compatriotes. »
Et, posant la main sur l'épaule de son jeune com-
pagnon, à son tour il se nomma:
« Monsieur de Maurion, de Paris, ancien magis-
tral, et son fils Ali. »
Deux de ces légers véhicules à quatre roues, aux-
quels les Suisses donnent classiquement le nom de
chars, emportaient le lendemain à Grion les cinq
voyageurs. À peine sortaient-ils de Bex, que le guide,
levant la main, leur montra le but de leur voyage,
sorte d'aire humaine qui, sous forme d'une maison
blanche, éclatait au front de la montagne, et sem-
blait si proche, qu'un œil peu exercé à combiner
avec la distance horizontale l'éloignement en hau-
teur eût évalué cette distance à moins d’une lieue.
Mais les Suisses, prudemment, prennent le temps
pour mesure de leurs espaces.
«Il y a d'ici là-haut trois heures, dit le guide;
ça monte rudement. »
En effet, l'on monta, plus ou moins, mais con-
stamment, d’abord en tournant la montagne énorme
et noire, au dos arrondi, qui protége Bex contre les
vents du Nord, puis, le long du torrent, dans les
bois, à travers moulins, scieries et chalets, on s’é-
leva sur des rampes de plus en plus abruptes, reliées
par des détours infinis, pendant lesquels le même
objet se présentait successivement sous trois faces,
tandis que le paysage s'étendait et se creusait avec
des aspects sans cesse nouveaux. Au bout d'une
heure, les trois Italiens, — c’est ainsi que les dé-
signalent en bloc M. de Maurion et son fils, — des-
cendus de leur char, jasaient sur la route.
« Et vous, monsieur Ali, vous ne descendez pas?
demanda Paul Villano. La montagne demande à être
gravie à pied. Tenez, voyez ce qu'on y trouve en
marchant. »
Et il arrachait d'une haie et jetait en écharpe au-
tour de lui une longue guirlande d’alkekenge aux
fleurs d'un rouge vif.
« Quelle superbe fleur! dit Ali, qui se leva pour
sauter à terre, tandis que son père, l'arrêtant d'une
main, fit retenir les chevaux.
— Vous aimez les fleurs? reprit Paolo quand le
jeune homme fut près de lui, vous avez raison. La
botanique est une sainte chose, une des plus jolies
pages du grand livre, la syllabe la plus poétique
du mot que nous épelons, — sans le pouvoir lire. —
Mais, vous n'êtes pas à l'âge où on le cherche,
poursuivit-1l en passant le bras cordialement sous
celui d’Ali, ou plutôt en appuyant la main seule-
V—
— 101 —
ment, car il dépassait Ali de la tète. — Vous devez
avoir dix ans de moins que moi, qui en ai vingt-
huit. |
— J'ai dix-neuf ans, dit Ali; cet âge n'exclut pas
la rêverie.
— Âh! la rêverie, non, certes! ni surtout la
croyance aux rêves. Mais l'inquiétude de la recher-
che ne vient qu'après les désillusions.
— La désillusion, quelquefois, vient sitôt, répli-
qua l'enfant. |
— Oh oh! dit en le regardant Paolo, déjà! Oui,
Paris est une serre chaude. Et pourtant vos traits,
votre expression, révèlent une pureté, dirai-je…
une innocence, — oui, vous n’êles pas homme à
vous fâcher de ce mot, — qui m'ont frappé au pre-
mier abord et m'ont inspiré le désir de vous con-
naître. Avec cela, il y a dans vos yeux, dans votre
sourire, plus d'intelligence et de réflexion que votre
âge ordinairement n'en comporte. Suis-je assez im-
pertinent de vous parler de vous-même comme cela?
Mais il faut me pardonner; j'ai l'habitude, un peu
étrange en ce monde j'en conviens, de penser tout
haut, — Bah! cela ne fâche que les hypocrites.
Voulez-vous l'alkekenge? »
Et il passa l’écharpe fleurie autour de son com-
pagnon
« Couronnons-nous de fleurs, chanta Léon.
— Volontiers dit Bancello. Mais où sont les lis de
la montagne ?
— Les lis de la montagne n’ont rien qui convienne
à ton innocence, Ô Bancello! ils sont rouges.
— C'est vrai; la montagne aime le rouge. Elle
colore tout, depuis la fraise jusqu’au lis : le blanc
6.
— 102 —
l'hiver, le rouge l'été ; l'innocence et la passion, les
contraires ! |
— Non pas, dit Paolo.
— Où donc s'uniraient-ils, philosophe ?
— Dans l'amour, dit:il.
— Théorie antédiluvienne! s'écria en éclatant
de rire Donato.
— Dans le rêve, tu veux dire, objecta Léon. L'in-
nocence jointe à la passion ça ferait de l’amour pur.
Il n'existe pas. »
Le regard d’Ali s'était élevé sur Paolo, pour se
baisser aussitôt.
«Il me plaît de le rêver, répondit Paolo.
— Ses superstitions le consolent, dit bénignement
Léon.
— Ï n'y a qu'un amour, s’écria Donato, celui qui
naquit le jour même de la naissance de Vénus. L'a- |
mour n'existe que par la beauté. :
— Hélas! c'est chez la beauté surtout que je nie
l'amour, objecta Léon.
— Tu es fou. L'amour et la beauté sont insépa
rables comme le parfum et la fleur. Qui cueille l’une
respire l’autre et s’enivre des deux — à condition
de ne pas divaguer sentiment et. |
— Donato! murmura Paul en montrant d’un vit
regard le jeune de Maurion, qui marchait près de
là silencieux, et dont les joues s'étaient colorées
sous les ailes un peu basses de son chapeau.
— Eh bien’ ce n’est pas une jeune fille, répliqua
Donato en se rapprochant de son ami.
— C'est une âme jeune qu’il ne faut pas déflorer.
Regarde ses yeux, Comme ils sont chastes ! Son père,
évidemment, l'a tenu sous son aile jusqu'ici. Et
L
— 103 —
puis, c'est une chose odieuse que ce soient l'exemple
et surtout les discours des hommes qui corrompent
l'enfant.
— Corrompre! répéta Donato en haussant les
épaules. Idéaliste, va! Et pourquoi prétendre que
le plaisir, loi suprême de la vie, soit corrupteur?.…
— Il énerve au moins, et, par ta propre bouche,
bafoue l'idéal.
— Eh! mon cher, l'innocence elle-même ne de-
mande qu’à être pervertie, répliqua Donato, qui
venait de jeter un coup d'œil en arrière. Ton jeune
homme nous écoutait. Paolo mio, tu prêches comme
un saint, que tu n’es pas; mais la douleur seule est
un mal, et entre autres la fatigue; aussi vais-je re-
monter sur mon char.» +
De son côté, Ali reprit sa place près de son père,
et quelques instants plus tard Paul et Léon se je-
taient dans un sentier de chèvres qui abrégeait le
chemin.
On s'élevait de plus en plus, et de plus en plus
la scène devenait splendide par l'apparition inces-
sante de nouvelles crêtes de montagnes qui, blan-
ches, froides, éblouissantes au soleil, surgissaient
à l'horizon. D'autres, moins élevées, dégagtes de
leur neige pendant l'été, fauves et rugueuses, dessi-
naient par de fortes ombres les déchirures de leurs
sommets, leurs assises énormes, et les forèts cram-
ponnées à leurs flancs. Les vallons déjà parcourus
par nos voyageurs n'étaient plus, de cette hauteur,
que les coupures d’une immense vallée qui, se creu-
sant de plus en plus, déployait sous leurs pieds tout
un horizon renversé de bois, de prés, de villages, de
villes, enfouis dans ces profondeurs. L'air en même
— 104 —
temps devenait plus vif, les arbres plus rares, les
gazons plus verts.
Comme on gravissait une croupe où des points
bleuâtres parsemaient l'herbe, Al de Maurion sauta
légèrement hors du char.
« Imprudent! s'écria le père ému de crainte,
bien que le char ne marchât qu'au petit pas.
— Oh! père, ne vous effrayez donc pas ainsi, je
vous en prie ! » s'écria le jeune homme en tournant
vers M. de Maurion ses yeux brillants et son visage
animé.
Frappant de la main le bas de son pantalon et
les bottines solides qui chaussaient un fort petit
pied, il ajouta :
« Avec cela, on a des ailes. Les Alpes sont l’aire
de la liberté : laissez-moi prendre l'essor! »
Et sur ces mots, accompagnés d'un tendre sou-
rire et d'un regard expressif, il courut dans la prai-
rie cueillir un bouquet de gentianes.
« Il Nemorino! » dit le peintre, qui suivait dans
son char.
Etil üra de sa poche son album et son crayon;
mais un cahot lui fit abandonner cette tentative, et il
se rejeta sur les coussins, où, avec son châle jeté
sur ses épaules comme un manteau, son torse vi-
goureux et son masque antique ; 1l figurait assez
bien, moins l'équipage, un empereur romain.
Le jeune de Maurion laissa les deux chars dispa-
raître au prochain détour, et, se voyant seul alors,
ses yeux rayonnèrent, ses lèvres s’entr'ouvrirent
sous l'expression d'une satisfaction secrète; il bondit
dans la prairie, s'approcha du précipice, et, grim-
pant sur l'arête d’une roche, contempla longtemps
— 105 —
le profond et riant abîme qui s'étendait sous ses
yeux rempli pêle-mêle de rochers abruptes, de vé-
gétations folles, de champs cultivés et d'habitations
humaines.
Puis il reprit sa route, s’arrêtant çà et là devant
quelque point de vue nouveau, suivant sa fantaisie,
fort peu le chemin, se plaisant à braver l'obstacle
et même le danger. Il est, en effet, toujours péril-
leux dans la montagne, à moins d’une grande con-
naissance des lieux, de quitter la route, et le jeune
homme s'en aperçut quand, au bout d'un sentier
où 1l s'était engagé, 1l se trouva en face d’un mur de
rochers, d'une quinzaine de pieds de hauteur, dans
les fissures desquels de grands hêtres avaient glissé
leurs racines. Ces hêtres devaient border la route, ou
n'en pas être éloignés. Le jeune touriste mesura du
regard la hauteur des rochers, de la pensée le sen-
tier déjà parcouru, et, possédant évidemment une
certaine expérience gymnastique, 1l s’accrocha des
mains aux racines des hêtres, posa ses pieds dans
les fissures, et commença une ascension qui, sans
présenter des difficultés énormes, demandait du
sang-froid et des précautions.
Elle ne s’accomplit pas sans peine, et plus d’une
fois le grimpeur, halctant, s'arrêta; mais tandis que
ses joues enflammées témoignaient de sa fatigue,
ses yeux pleins d'ardeur révélaient tout le plaisir
qu'il prenait à ce trait d'audace. Arrivé cependant
au bout des rochers, une difficulté plus sérieuse se
présenta : entre les rochers et les troncs des hêtres
existait un intervalle profond, trop large pour être
aisément franchi, d'autant mieux que l’autre bord
était le plus élevé.
— 106 —
Le seul moyen était de s'accrocher aux branches
du hêtre, de grimper dans l'arbre et de redescendre
de l’autre côté. Mais Ali avait déjà les mains déchi-
rées, un souffle précipité soulevait sa poitrine, et il
est évident que, malgré son agilité, il ne disposait
pas d'une grande énergie musculaire. Il s'était à
demi couché sur les rochers, d'un air un peu triste,
quand une voix lui fit prèter l'orcille.
«Eh bien, Léon, je crois que nous ferons bien
d'aller au-devant du jeune homme. Dans la voix du
père il y avait de l'inquiétude, et, en nous priant
d'attendre son fils, il le remettait à nos soins.
— Ge n’est pourtant plus un poupon que cet en-
fant-là. Il est assez grand pour ne pas se perdre.
— C'est probablement un fils unique, élevé avec
une tendresse trop maternelle, et qui jusqu'ici n’a
guère quitté les côtés de ce vicillard. L'heure est
venue cependant où l'enfant sentle besoin de s'éman-
ciper, au grand émoi paternel. Viens-tu?
— Ma foi non, je suis fort las. Après la course
d'hier...
— Tu te disais infatigable.
— Pour aller en avant, parbleu! en arrière,
jamais!
— Mon cher, quand il s’agit d'un service à ren-
dre, cela ne s'appelle pas reculer. Au reste, attends-
mol 11. J'irai seul. »
Al saisit une branche, grimpa dans l'arbre, et
deux minutes après tombait sur la route aux pieds
de Paul Villano, et non loin de Léon Blondel, qui en
ce moment, une main à terre comme levier, l'air
assez maussade, se séparait du talus sur lequel il
était assis
— 107 —
— Parbleu! nous vous cherchons sur terre, et
vous nous tombez du ciel! s’écria Paul. Et d’où ve-
nez-vous ?
— De là-bas, dit Al en montrant le versant.
— Quel intrépide! Allons! je vois que vous ne
screz pas le dernier de nous tous à l'attaque des
Diablerets ou des Tours-d’Aï. Mais vous êtes blessé !
— Une écorchure.
— Voyons.
— Quelle petite main! s'écria Léon Blondel. Une
main de femme! Ah! monsieur de Maurion, que de
victimes vous ferez parmi les belles rèveuses du fau-
bourg Saint-Germain !
— Je ne crois pas, monsieur, dit Ali froidement.
— Oh! oh! comme vous dites cela! Seriez-vous
un puritain ?
— Ma mère est morte en me donnant la naissance ;
je l'avoue, ce souvenir m'a inspiré beaucoup de res-
pect pour les femmes et pour l'amour.
— Décidément vous n'êtes pas un garçon comme
les autres, dit Léon avec surprise. Dix-neuf ans, pas
fanfaron, pas bavard, et n'aspirant pas à faire des
victimes ! C'est beau, c'est grand!.. mais promettez-
moi, dans dix ans d'ici, de me donner des nouvelles
de votre résolution.
— Ïl sera toujours beau à lui de l'avoir formée,
dit Paul, qui, en même temps, rapprochant les
chairs , fermait la blessure par un peu de spara-
drap.
— Vous voyez qu'un docteur, cela sert en voyage,
reprit Léon. Celui-ci est d'autant plus utile qu'il
n’exerce la médecine qu’en amateur. »
Ali, animé de sa course, répondit gaiement, ct,
— 108 —
tout en causant, les jeunes gens arrivèrent bientôt
après en vue de Grion.
Ce village est bâti dans un pli de la montagne,
au bord d'un versant rapide, et au pied d'un mont
que surmonte un bois de mélèzes et dont la déclivité
s’allonge dans la direction de Bex.
Ils côtoyaient le bois; Paul était rêveur.
« Voici le commencement des Mélèzes, dit-il à
ses compagnons avec l'émotion qu'inspire un sou-
venir plein de charme. Ce bois est ravissant. Voulez-
vous que je vous le montre dès aujourd'hui? C'est
presque notre chemin.
— Va te promener. aux mélèzes, dit Léon. Moi,
je suis trop las.
— Volontiers, avait répondu Ali.
— Alors, tant pis pour toi, dit Paolo à Léon; j’em-
mène M. de Maurion, et je t'abandonne. »
Léon les cribla de quolibets sur leur fanatisme
sylvestre, et poursuivit son chemin en promettant
de ne pas les attendre pour dîner.
« Il est certain que je vous joue peut-être un
mauvais tour en vous prenant pour compagnon de
ma fantaisie, dit Paul au jeune de Maurion comme
ils pénétraient déjà dans le bois après avoir franchi
le talus escarpé qui borde la route. J'éprouve à re-
voir .ces lieux l'empressement qu’on a de revoir un
ami. J'ai passé là tant de charmantes heures ! j'y
ai laissé de telles rêveries et de si délicieux souve-
nirs!.. Mais pour vous, qui les allez visiter en
étranger, le plaisir ne peut être le même. Et puis
vous êtes fatigué sans doute. — Tenez, rattrapons
Léon, dit-il en se retournant brusquement.
— Non, dit en souriant Ali: je ne suis pas très-
RP DE RS EE
EE En. € Ven em
— 109 —
fatigué; je me fais un plaisir de cette excursion, et
à moins que vos souvenirs ne réclament la solitude.
— Oh! ce n’est pas cela. Venez alors. Vous devez
être poëte et votre présence ne peut gâter aucune
impression. »
Clairières et fouillis, creux et collines, rochers,
prairies, précipices, troncs de cent pieds, sous les-
quels croïissent en abondance les mousses, les fleu-
rettes, la fraise, le myrtile, toutes les majestés et
toutes les grâces de la nature sauvage, tels sont ces
bois de montagnes, mal exploités, peu exploitables,
et d'autant plus beaux. Celui-ci, proche du village
et très-fréquenté, offre une promenade facile sur
un sol couvert d’un fin gazon, et irrégulièrement
planté de gigantesques mélèzes éclaircis par la hache
où par le temps. Du côté où pénétraient Ali de
Maurion et Paul Villano, le bois s'ouvre sur un
versant de prairies et sur la perspective de la vallée
voisine et des sommets qui l'entourent.
À mesure qu'il marchait sous ces ombrages, Paul
semblait absorbé dans une rèverie plus profonde.
Depuis près d'un quart d'heure, il n'avait pas
échangé un mot avec son jeune compagnon, quand
tout à coup il s'arrêta, et prenant la main d'Ali :
« Quel taciturne je fais! dit-il; vous vous êtes
associé à ma promenade, je dois vous associer à
mes pensées. Et pourquoi d’ailleurs ne vous ra-
conterais-je pas l'idylle que je revois ici en ce mo-
ment ?
« Un jour de l’année dernière, j'étais là — couché
sur l'herbe, la tête dans l'ombre mouvante d'un
hêtre, les pieds au soleil, l'œil ébloui du miroite-
ment de la lumière, de la vapeur dorée qui em-
7
— 4110 —
plissait le dessous des arbres, les oreilles pleines des
bourdonnements de ce grand silence de la nature,
si résonnant de vie et de choses — ivre enfin à demi
déjà, quand une douce voix me fit tressaillir.
«— Voulez vous des myrtiles, monsieur? »
« Je me relevai sur un coude, et il me vint une
bouffée de rimes virgiliennes en apercevant près de
moi une jeune fille aux cheveux blonds, aux yeux
bleus et aux joues vives, dont la jupe courte laissait
non pas deviner, mais voir, surtout dans la situation
où j'étais, une jambe fort bien faite. Elle me présen-
tait d'un air timide une corbeille pleine de ces pe-
tits fruits noirs qu'on recueille ici dans les bois.
« — Est-ce cher? demandai-je en souriant.
— Oh! ce que vous voudrez. »
«Je pris une poignée de fruits et lui remis une pièce
blanche. — Elle n'avait pas de monnaie.
_«— Pourtant, il me faut du retour,» lui dis-je en
riant. +
_ «Elle se laissa embrasser, non sans rougir. Jela
fis causer. Elle habitait avec ses parents un petit
chalet, là-bas, et venait tous les jours aux Mélèzes
cueillir des myrtilles et des fraises, qu'elle vendait
aux étrangers. Elle était si jolie, si naïve, si douce,
qu'elle me ravit. En la quittant, j'osai l'embrasser
encore, et tout en balbutiant : « Oh! monsieur ! »
elle ne me repoussa que bien doucement.
« Mon Dieu, je ne pensais pas à mal; mais ces
doux baisers m'affolèrent si bien que, le lendemain,
j'étais aux Mélèzes à la même heure; n0n plus rêveur
et couché sur l'herbe, mais debout, cherchant, un
peu malgré moi, mon apparition de la veille. Elle
se montra. La $cène fut la même, ©U à peu près;
— 111 —
car je n’allai pas plus loin. Sa candeur me désar-
mait. Elle avait seize ans à peine. Rougissante à
chaque baiser, la timidité seule, une timidité de
vierge enfant, semblait retenir sa protestation. Cette
idylle dura huit jours et fut pour moi pleine de poé-
sie. J'étais réellement amoureux de cette fleur des
bois, et il faut dire que les filles de la montagne
n'ontrien, généralement, de la grossièreté des pay-
sannes de la plaine, et qu'on trouve parmi elles des
types d'élégance native et de vraie beauté. Louise
était de celles-là. Sa timide pudeur toutefois ne pou-
vait la défendre bien longtemps. Je devins un jour
plus hardi; mais, sous mes lèvres, je sentis ses
larmes : elles m'arrêtèrent.
« — Oh! me dit-elle, vous partirez, et l'on dira de
moi : « C’est celle-ci qui a été laissée par un étran-
« ger. » Aucun garçon ne voudra de moi pour femme,
mes parents me feront reproche, et je serai mal-
heureuse! »
« Ses yeux naïfs, mouillés de pleurs, cette plainte
si vraie, me bouleversèrent.
« — Tu as raison, lui dis-je. Eh bien, il n’en sera
pas ainsi, »
«Je m'éloignai; mais au bout de quelques pas
je revins à elle. Elle pleurait là-bas, adossée contre
cet arbre ; désormais, la regardant comme sacrée :
« — Je viens te dire adieu, Louise. Garde un bon
souvenir de moi. »
« Nous échangeñmes un dernier serrement de
main ; je lui fis accepter le prix d’une chaîne d'ar-
gent, grand luxe de leur parure, et le lendemain
je quittai Grion.
« Eh bien, monsieur Ali, je n'aurais pas raconté
se AA 0
cette historiette à Léon, et je vous la raconte à vous,
rencontré d'hier. Vous voyez que mes souvenirs ne
sont pas gênés par votre présence. »
Pendant ce récit, le jeune de Maurion avait gardé
une attitude embarrassée. Après que Paul eut cessé
de parler, il resta silencieux un instant encore;
puis il lui tendit la main, — en baissant les yeux
toutefois, et l'on eût dit avec une sorte de souf-
france.
« Je vous assure, reprit Paul, que ce souvenir a
pour moi mille fois plus de charmes que si j'avais
cédé à mon égoïste désir. Le soir même, en me pro-
menant là-bas, de l'autre côté, vers l'Avençon, les
impressions que je Savourais dans ma conscience
satisfaite étaient moins vives, sans doute, qu'elles
ne l’eussent été sous les mélèzes ; mais cent fois plus
douces et plus hautes. Les stoïciens ont raison en
ceci : la privation volontaire, dans un noble but, a
des joies supérieures à celles de la jouissance. Le
bonheur, en effet, est peut-être la vertu. Vous ne
souriez pas, jeune homme? Bien. C'est qu'on a pris
l'habitude, en notre temps, de tout passer au fléau
de la plaisanterie spirituelle, ce qui aplatit bien des
choses. — Ce n'est pas que Léon ne soit un char-
mant garçon, désopilant parfois, et un aimable com-
pagnon de voyage. Il a le ton d’une époque de doute,
où toute affirmation court le risque d'être raillée, où
la plaisanterie seule, douteuse elle-même, échappe à
l'écueil. »
T1s étaient arrivés à un endroit où le sol, creusé
comme une COUPE, Se trouvait par Sa nature, à cette
hauteur même, marécageux. Tout cet espace était
couvert de plantes dont la tige haute d'environ
Vo
— 113 —
cinq pieds, portait une panicule d’une admirable
beauté, au sommet garni de fleurs roses, tandis que
des gousses inférieures, ouvertes et desséchées, s'é-
panchait un duvet épaix, soyeux et blanc.
Ali jeta un cri d’admiration.
« Quelle admirable fleur! » dit-il en y portant la
main.
Les gousses qu'il touchait éclatèrent aussitôt, inon-
dant ses mains du fin et léger duvet qu’elles ren-
fermaient.
« C’est le lychnis rose des prés, dit Paul en sou-
riant. J'étais sûr que ce champ de fleurs vous émer-
veillerait, ainsi que moi le jour où je le découvris.
Cette plante, assez commune et peu remarquée
dans ses proportions ordinaires, bien que fortjolie,
devient ici gigantesque. On ferait un lit de ce beau
duvet, dont la fonction est de servir d'ailes à cette
graine microscopique. Ah ! la nature est bien riche,
bien belle, bien grande! qu’elle soit façonnée par
la pensée, ou mue par l’affinité. D'où vient que du
sein des forces qui la composent émanent ainsi la
beauté, l'harmonie. et cet innommable qui nous
oppresse et nous fait rêver l’au delà ?.. Quel est ce
troublant et insaisissable parfum? Cette âme dont
on s’enivre, sans la pouvoir saisir et sans la COn-
naître !. . Mais, demander constamment à l'inconnu
son secret, sans obtenir de réponse; poursuivre; le
doute au cœur, la vérité qui nous fuit, voilà notre
destinée la plus certaine en ce monde. — Ge re
ment n’est pas le vôtre encore, dit-il en répondan
un regard d’Al.
— pe le tourment d'un savant, répliqua le es
homme. Pour moi, tant de choses qui me restent
— 114 —
apprendre n'ont pas laissé place encore à l'inquié-
tude de ce que je ne puis savoir. Ma préoccupation,
car j'en ai une, est plus proche, et s'applique à un
but plus réalisable : la justice dans les rapports hu-
mains. Elle me rend compte cependant aussi, —
mais, Vous le trouverez sans doute, trop vaguement,
— de ce que vous cherchez. Cette justice, que je
crois notre but en ce monde, est aussi pour moi la
certitude infinie, âme et but de l'univers.
— Vous avez des sentiments et des idées peu ha-
bituels à votre âge, monsieur de Maurion, dit Paul
Villano en le regardant avec un peu de surprise. Et
quels événements ont pu vous inspirer? car il n'y
a guère que les opprimés qui s'inquiètent de justice...
— Assurément j'ai peu souffert, mais j'ai vu beau-
coup souffrir.
— Vous êtes un noble cœur, une âme élevée! je
le sens de plus en plus, et suis tout heureux de vous
connaitre ! »
En même temps Paul serrait énergiquement la
main d'Ali, qu'il retint dans la sienne. Et comme
au bout d'un instant Ali la voulut retirer :
« Non, laissez-moi votre main. Nous sommes au
bord d’une chute immense. Regardez. »
Il se pencha; son compagnon fit de même et re-
cula instinctivement devant l’abîime où son regard
venait de plonger. Le mont qui porte Grion se ter-
mine de ce côté par une déchirure à pic, d'une hau-
teur vertigincuse, qui garde encore sur ses flancs
noirs, déchirés et tristes, l'empreinte de la convul-
sion qui la produisit. Là, ces envahisseurs gracieux,
mais si acharnés, les petites plantes, n’ont pu opé-
rer que de rares conquêtes; ces rochers sombres,
— 115 —
rugueux, arides, à plans verticaux, laissent glis-
ser à leurs pieds et la graine ailée qui vient un in-
stant s'y poser, et la feuille qui d'en haut s'abat,
et jusqu’au grain de poussière que le vent élève.
Mais au-dessous, à l’entour, contraste éternel et tou-
jours varié des Alpes, s'étend la vallée riante, fer-
tile, avec ses chalets fumeux, ses vertes prairies,
ses troupeaux. |
Les deux jeunes gens demeurèrent quelque temps
à contempler ce spectacle, Paul, par une douce pro-
tection, semblable à celle d’un frère aîné, tenant
toujours dans sa main celle d'Ah. Enfin, échan-
geant leurs impressions dans un regard, ils s'éloi-
gnèrent tout rèveurs.
« Nous n'avons plus qu’à descendre sur Grion,
dit Paul au bout de quelques instants. Votre père
y doit être installé déjà, à la pension, où le guide
l'aura conduit.»
Quittant le bois, ils descendirent des prés d'une
pente rapide, semés de grandes geutianes jaunes
et de lis rouges, où, çà et là, des fauchées d'herbe
coupée exhalaient d’enivrants parfums. Sous leurs
pieds, des fumées bleues s’élevaient du toit des
chalets, parmi lesquels, imitation maladroite des
habitudes de la plaine, se dressaient deux ou trois
maisons d'un blanc criard, bien moins confortables
au temps de la neige que le chalet de planches, ou
de troncs d'arbres, abrité sous son toit bas comme:
sous un manteau.
Comme ils arrivaient sur la route, par un sentier
presque perpendiculaire, une jeune paysanne s'a-
vançait à leur rencontre par le même chemin. Elle
fixa ses regards sur les deux étrangers, et s'ap-
— 116 —
prochant vivement de Paul, toute rougissante et
radieuse :
« Ah! c'est vous ! » s’écria-t-elle en lui tendant la
main, suivant l'habitude commune en Suisse à toutes
les classes.
Le visage de Paul témoigna d'une assez vive émo-
tion, et, chose étrange, Ali se mit à rougir égale-
ment. |
Cette fille était fort jolie; une joie vive augmen-
tait l'éclat de son visage, et ses regards avaient une
assurance qui laissait à choisir entre la naïveté et
l'effronterie. Tandis qu'un entretien court, mais
animé, avait lieu entre elle et Paul, Ali continua
sa marche. Paul le rejoignit bientôt, un peu confus :
a C'est Louise, dit-il.
— Ah ! répondit laconiquement Ali.
— Comment la trouvez-vous ?
— Fort jolie. |
— Oui, plus même que l’année dernière; mais
bien moins naïve. C’est une fleur plus épanouie,
qui a déjà perdu quelque chose de son parfum. Elle
est aussi plus parée; et peut-être. C’est une rude
épreuve pour la moralité d'un peuple que l'invasion
de l'étranger, surtout quand celui-ci se présente,
non le fer, mais l’or à la main. »
Ali ne répondit pas, et ils arrivèrent bientôt à la
pension, où, sur le seuil, ils virent Léon qui, en
dépit de sa promesse, les attendait.
« 1l faut que vous soyez un rare modèle de piété
filiale, dit-il à Ali, Car votre père semble tout sur-
pris et tout inquiet de votre excursion. Quant à Do-
nato, il surveille le dîner, fort enchanté d’une pe-
tite blonde qu'il a rençontrée dans l'auberge et
D
ÉÉORRNES ES ou
— 117 —
qui lui a promis je ne sais quelle séance de pein-
ture, demain, sub legmine fagi. »
La mémoire de Paul Villano ne l'avait pas trompé :
il n'était question dans Grion que de la fête de
Tavaïannaz, — l'on disait aussi de la mi-été, — qui
devait avoir lieu à quatre ou cinq jours de là.
Cette célébration de la mi-été, commune à tous
les villages alpestres, est la plus pittoresque des
fêtes agricoles. Tous ces villages, situés à des alti-
tudes rigoureusement habitables pendant l'hiver,
ont encore au-dessus d'eux d'immenses pâturages,
que recouvre, aussitôt après la fonte des neiges,
une herbe épaisse et aromatique. Alors les trou-
peaux, qui ont passé l'hiver abrités dans les éta-
bles du village, partent, sous la conduite des ar-
maillis, pour le centre de l'alpage, situé aux li-
mites de la végétation, à quelques mille pieds plus
haut. Là se trouve un groupe de chalets, bâtis en
vue de la fabrication du fromage, et où les armaillis
passent chaque année, loin de leur famille, les trois
OU quatre mois de végétation et de soleil que la na-
ture accorde à ces cimes.
Quelquefois, si l'hiver a été signalé par de violents
Ouragans, si les avalanches du printemps se sont
tracé quelque route nouvelle, on ne retrouvera plus
les chalets abandonnés l'année précédente. Mais cet
accident est rare, grâce à l'intelligente position qui
leur a été choisie, dans une combe, doux giron de
mère nature, éloigné du passage des avalanches et
à l'abri des coups de vent.
Ges alpages sont toujours éloignés de deux ou de
plusieurs lieues du village dont ils dépendent; c'est
donc un voyage qu’on fait rarement, et cependant
1.
— 118 —
on aimerait tant à revoir ces pauvres vaches! C'est
avec attendrissement qu'on s’informe d'elles à quel-
que armailli, momentanément descendu ; on veut les
embrasser, s’en faire reconnaître, puis savoir un peu
comment s’arrondissent les boules de beurre, ou
combien l'on compte de fromages là-haut, où se
prépare le revenu de l'hiver. La vache, pour l’habi-
tant de la montagne comme pour l’Indou, a quelque
chose de sacré, de familial. C’est la nourricière, la
compagne des longs jours de l'hiver, la fortune de
la maison. | |
Le rendez-vous de la mi-été est donc attendu avec
impatience, et l'on s’y porte en foule, avec toutes les
provisions que chaque ménagère peut rassembler.
La musique n’y manque point, et la jeunesse rieuse
se livre à la danse, tandis que les mères de famille
vont revoir les vaches, constater leur santé, compter
les provisions amassées, et présider la table du cha-
let, où, ce jour-là, règne l'hospitalité laplus franche,
tandis que les hommes font avec les armaillis des
comptes arrosés de grandes libations.
Tout le monde boit d'ailleurs, et le liquide blanc
ou doré, vin ou crème, coule à pleins bords, non
sans jeter quelque confusion dans le cortège au re-
tour. Il est vrai que ]a plupart des assistants passent
Ja RULE dans les Chalets; en Suisse comme ailleurs,
il n'est pas de bonne fête sans lendemain. On s’entasse
donc pêle-mêle dans Jes appentis, dans les étables,
sans autre lit que l'herbe séchée, préparée par les
armaillis. Et même les gens chagrins disent là-dessus
bien des choses ; car i] «e trouve des mauvaises lan-
gues à six mille pieds ay-dessus du niveau des mers.
Nos touristes ne manquèrent pas à la fête, où sc
119 =
rendirent aussi les autres hôtes de la pension Mar-
tin, qui possédait un chalet à Tavaïannaz. ..:
Pendant ces quelques jours d’excursions en com-
mun dans les environs, sous la direction de Paul
Villano, l'intimité amenée par le hasard de la ren-
contre et par la sympathie du premier coup d'œil,
s'était largement développée entre les de Maurion ct
ceux qu'on désignait généralement sous le nom des
trois Italiens. Le jeune Ali mettant de côté peu à
peu sa timide réserve, se livrait dans leurs promc-
nades à une gaieté qui, jointe à un certain esprit
d'aventure, à une dose raisonnable d'audace et de
sang-froid, et à d'assez vives ripostes à la fran-
çaise, avait tout à fait gagné le cœur de Léon, tan-
dis que l'amitié spontanée de Paul Villano en était
devenue plus sûre, plus affectueuse, plus charmée.
Vis-ä-vis de Bancello seulement, Ali gardait cette
affabilité froide qui s'établit, une fois pour toutes;
entre gens destinés à passer leur vie côte à côte,
sans se pénétrer jamais.
M. de Maurion père, en revanche, goûtait fort la
conversation de l'Italien, esprit fin, érudit, plein
de connaissances pratiques, et passionné pour l'art.
Des discussions approfondies sur le mérite respec-
tif, ancien et moderne, des écoles italienne et fran-
çaise, avaient lieu chaque jour entre eux, et Do-
nal0, que sa mollesse d’ailleurs retenait volontiers
près du vieillard, paraissait trouver beaucoup de
charme dans la société de cet homme instruit et dis-
tingué, dont l'esprit indépendant, fin, sagace, un
peu éclectique, prêtait aux conclusions d'une large
expérience la séduction d’un beau langage et les
grâces de l'originalité. - - - -
— 120 —
Cet aimable vieillard n'avait qu'une faiblesse,
poussée presque jusqu'au ridicule : c'était une sur-
veillance trop inquiète vis-à-vis de son fils. Non
qu'il la témoignât ouvertement; il paraissait même
à cet égard s'imposer une contrainte secrète; mais
son tourment perçait dans ses regards, dans ses
questions détournées, dans sa préoccupation visible
en l'absence d’Al.
Celui-ci s’en était expliqué d’un ton sérieux avec
Léon, dont les plaisanteries intarissables dépas-
saient bien souvent l’exacte convenance, au moins
celle du cœur : cette inquiétude excessive était
l'effet d'une tendresse devenue maternelle par le
veuvage prématuré de M. de Maurion, et poussée à
des craintes presque superstitieuses par la mort de
plusieurs autres enfants.
« Aussi me croirais-je coupable de ne point la
ménager, » avait dit Ali. |
Et Paul ajoutant que, du côté du fils comme de
celui du père, tout cela était fort touchant et fort
respectable, les plaisanteries de Léon sur ce point
cessèrent enfin.
_ Bientôt, d’ailleurs, M. de Maurion, gagné par
cette expansion de loyauté, de générosité, de fran-
chise, qui caractérisait tous les actes de Paul Vil-
Jano, avait en quelque sorte remis Ali à sa garde;
cette confiance, à peine révélée par un regard, par
un mot, Paul l'avait acceptée, et la méritait par
une proteclion Constante, presque paternelle.
_ C'est lui qui refusait Je premier les escalades pé-
rilleuses, les jeux de casse-cou, où Léon voulait en-
trainer Ali; Où bien, aux passages difficiles, Paul
imposait à l'enfant Je secours de son bras, et Léon
— 121 —
avait beau railler cette sollicitude, en des termes
qui eussent indigné tout autre imberbe et l'eussent
porté à rejeter, même au péril de sa vie, une telle
bumiliation. Ali, chose merveilleuse à son âge,
avait plus de cœur que d'amour-propre apparem-
ment; Car il supportait sans embarras les moque-
ries de Léon, et dans le regard que ses yeux noirs
attachaient sur Paul à ces moments-là, on n’eût
pu lire qu’une tendre reconnaissance.
Tout cela en peu de jours. Malgré la réserve na-
turelle à toute âme sérieuse, et que forufie l'éduca-
tion, il y aura toujours de ces intimités subites
entre certains êtres, — surtout dans la jeunesse, où
l'être intérieur, moins chargé d'expérience, de pru-
dence et d'habitude, transparaît mieux.
Le cinquième jour après leur arrivée à Grion,
une excursion solitaire de Paul aux Mélèzes rendit
Ali triste et préoccupé.
Le jour de la fête, ils partirent ensemble de
bonne heure : les deux magistrats de la République,
— ainsi Léon nommait-il M. de Maurion et Do-
nato, — chacun sur sa mule, et les trois jeunes
gens à pied. Au sorür de Grion, la route se présen-
tait sous la forme d’un mont verdoyant, aux pentes
raides, qui s'élevait pendant une heue jusqu'à de
pittoresques plateaux. Des montagnards en habit
de fête, marchant de leur pas calme et majestueux,
jalonnaient le sentier. Le ciel, aussi gai que la
terre, souriait d'azur sous ses nuages blancs. L'air
vif de la montagne tempérait la chaleur. Sous les
rayons du soleil, les sapins qui bordent le précipice
répandaient leur âpre et saine odeur, et d'en bas
le gémissement du torrent brisé sur les rochers
— 122 —
montait, s’affaiblissant aux oreilles des voyageurs,
à mesure qu'ils pénétraient des couches d'air nou-
velles. Léon babillait, chantait, sifflait aux merles.
Paul, non moins gai, lui répondait. Ali, vainement
stimulé par ses compagnons, restait rêveur; tandis
qu'entre les deux magistrats de la République les
destinées de l'Italie s'agitaient. |
Parvenus sur le plateau, en face d’un horizon
prodigieux de cimes blanches, des pics de l'Ober-
land aux ballons du Jura, M. de Maurion, sous pré-
texte de se délasser du train de sa monture, mit
pied à terre et força Ali de le remplacer.
= «Papa Donato, s'écria Léon, voici l'occasion d’un
de ces combats de générosité où se complaît ta
grande âme. Imite l'exemple qui t'est donné : mets
pied à terre, et triomphe de ma résistance à accep-
ter le don de ton coursier. »
Donato ne fit que rire du conseil et prit les de-
vanis avec Ali. Ils atteignirent bientôt après un
groupe, composé de trois ou quatre jeunes filles
parmi lesquelles se trouvait Louise, et sur-le-champ
le galant Donato mit sa mule au petitpas. . |
« Vous allez donc aussi à la fête, mon joli mo-
dèle? cria-t-il à la jeune fille. Sommes-nous près
d’arriver ? |
Le Oh! dans une petite heure à peine, répliqua
Louise. Est-ce que vous allez à Tavaïannaz pour
danser, monsieur ?
.-U1, pour danser avec vous, surtout s’il est
permis d’embrasser sa danseuse. Mais la plante de
vos pieds, ma belle, sera trop attendrie si vous
marchez jusque-là. Montez en croupe derrière moi,
et Je VOUS promets de vous transporter à Tavaïannaz
me
— 123 —
saine et sauve, pourvu que vos bras m’entourent
fortement. »
Louise refusa, mais de façon à se faire prier da-
vantage, et le jeune Ali, à qui cette rencontre sem-
blait déplaire, lança tout à coup sa monture à
droite, vers un mamelon pittoresquement découpé
sur le ciel, et du haut duquel on devait jouir d’as-
‘pects nouveaux et encore plus vastes. De là, il put
voir aussi Donato rejoint par ses amis, et les deux
groupes réunis entrer dans un bois que traversait
le chemin, et où commençait l'infléchissement du
plateau. Alors, comme s’il eût tout à coup regretté
de s'être séparé d'eux, il voulut prendre le galop
pour les rejoindre; mais la mule, peu habituée à de
telles allures, opposa à l’impatience de son cavalier
une force d'inertie indomptable, et, avec l’obstination
propre aux grands caractères, se maintint au petit
trot.
Dans le bois, la difficulté du chemin, qui devenait
de pente assez rude, autorisa même la mule re-
belle à prendre le pas, et le jeune homme déses-
pérait de rejoindre ses compagnons, quand l'accent
d’une voix le fit tressaillir ; un instant après, au dé-
tour du chemin, il se trouvait en face de Paul Vil-
lano, qui tenait Louise enlacée, et lui parlait de si
près que chaque mouvement des lèvres était l’effleu-
rement d'un baiser
Sous le choc des rênes brusquement tirées en
arrière, la mule se cabra; Paul, atteint du regard
qui jaillit des yeux de son jeune ami, tressaillit,
et laissa Louise s'échapper, confuse, de ses bras.
Quant au jeune de Maurion, après la vivacité de ce
premier mouvement, il avait baissé la tête, fort
— 4124 —
pèle, et, rendant les rênes, il passa devant le couple
pétrifié sans leur adresser un nouveau regard. Un
peu plus loin, il dépassait les compagnes de Louise
et rejoignait son père, qui, marchant d'un pas ra-
lenti, jetait souvent les yeux en arrière. Donato
était occupé de se défendre contre les railleries de
Léon, qui le plaignait de s'être laissé, lui cavalier,
enlever sa belle par un simple fantassin. Quelques
minutes après, Paul, tout haletant de sa course,
vint se placer près d'eux.
« Il sait vaincre, dit Léon, mais non profiter de
la victoire. Je m'attendais, Paolo, à te voir arriver
à la danse en tenant sous ton bras la fille aux yeux
bleus.
— J'ai voulu seulement lui donner le conseil de
se défier de Donato, » répondit Paul, qui masquait
sous un sourire affecté une préoccupation assez vive,
et qui chercha vainement le regard d’Ali.
Tavaïannaz était sous leurs pieds, vaste et gra-
cieuse enceinte de verdure, dans un cercle de cimes
escarpées, la plupart inaccessibles, dont les bases
reposalent ailleurs, en des vallées plus profondes.
Au centre à peu près de l’entonnoir, on apercevait
rangés en demi-cercle les chalets, près desquels des
flots Mmyrmidoniens s’agitaient en sens divers. Quel-
ques Sons aigus, fendant, comme de pelites flè-
‘ ches, l'espace, venaient, perceptibles à peine, mou-
rir dans l'oreille. A mesure que l'on descendait,
musique, bourdonnements, cris, foule, banderoles,
chalets, tout devenait plus distinct; les vêtements
colorés des femmes éclataient sur le fond des habits
de bure brune que portent les paysans vaudois ; les
ailes des grands chapeaux de paille d'Italie, ornés
— 125 —
de rubans, flottaient; on distinguait, à côté de la
croix blanche sur fond rouge arborée au sommet
des tentes, le pavillon vert et blanc du canton de
Vaud, et les sons argentins des clochettes attiraient
l'attention sur les héroïnes de la fête, les belles
vaches, éparses dans la prairie, qui, le cou tendu,
regardaient en rêvant cette fourmilière d'êtres hu-
mains s’agiter au milieu de leur pâturage, et cher-
cher vainement à remplir de leurs faibles cris le
majestueux silence de la haute vallée.
A la table du chalet, Paul vint s'asseoir près
d’Ali Celui-ci restait muet, dans une attitude pas-
sive, empreinte d'autant de douceur que de tris-
tesse; était-ce bien sa faute à cet enfant si de son
innocence et de sa pureté émanait une sévérité si
douloureuse, si involontaire? Attaché sur lui, le
regard de Paul, d'abord un peu mécontent et ironi-
que, devint ému, et sur la fin du frugal repas, que
défrayaient seuls le lait, la crème et le fromage du
chalet :
« Ali, dit-il, voulez-vous venir aux danses avec
moi ?
— Non, je préfère me promener d’un autre
côté.
— Moi, je veux surtout me promener avec vous. »
Ali se leva sans répondre; ils sortirent ensemble
et se dirigèrent du côté désert de la prairie.
« Enfant, dit Paul en prenant le bras de son ami,
que vous êtes sévère !
— Comment? dit Ali en rougissant.
— Vous me jugez très-mal, je le vois, et vous
pensez peut-être que je me suis vanté à vous, l'autre
jour, d'un sacrifice dont je serais incapable ? C'est
— 126 —
que vous ignorez encore la puissance de l'occa-
sion et ce qu'elle peut faire soudainement de nos
résolutions les meilleures; Louise.
- Et que m'importe? interrompit Ali avec une
vivacité amère. Je ne prétends ni vous juger, ni
vous adresser des reproches, et je n'ai dû qu'au ha-
sard et à votre bon plaisir la connaissance, très-in-
volontaire, de vos amours alpestres.
— Mille pardons, monsieur de Maurion; je vous
parlais en ami » a
Ali ne répondit pas, et Paul Villano, blessé, al-
lait s'éloigner, quand il vit une grosse larme rouler
sur la joue du jeune homme. Étonné, vivement
ému, il saisit les mains d’Ali, qui se détournait, et
s’écria : |
« Quel étrange garçon vous êtes ! Quoi! j'ai pu
vous fâcher, vous affecter à ce point? Voyons, par-
lons franchement, dites-moi toute votre pensée; je
saurai l'entendre, et je tiens à la connaître. Dès
le premier jour, vous m'aviez inspiré un vif inté-
rêt, je vous l’ai dit, une confiance toute spontanée.
Je suis comme cela, moi, dans mes amours, dans
mes haines, dans mes amitiés, trop prompt bien
souvent; mais vis-à-vis de vous je suis sûr déjà de ne
m'être Pas trompé. Nous avons, pendant ces quatre
ou cinq jours, vécu en frères, et le cœur va vite
dans ces excursions en pleine nature, où l'être s'é-
panche en pleine vérité. — Eh bien, Ali, tout cela,
pour VOUS, est-ce fantaisie d'esprit, intimité d'occa-
sion, de hasard, ou sommes-nous amis réellement,
our toujours?» :
Ali semblait trop ému pour répondre; mais avec
un vif-et affectueux regard, il prit la main de Paul
— 127 —
et la serra fortement dans les siennes. Aussilôt,
d'un élan de cœur, dont tout son visage rayon-
na, Paul saisit et pressa dans ses bras son jeune
ami.
« À la bonne heure! Je savais que vous deviez
me répondre ainsi. Eh bien, nous sommes amis! à
la vie, à la mort! c'est chose jurée! Et c'est pour cela,
parce que nous sommes amis, parce qu'il me faut
votre estime, que je voulais tout à l'heure, que je
veux encore, me justifier près de vous. Louise n'est
pas l'enfant pudique et naïve que j'avais cru trou-
ver en elle l'été dernier. Ses coquetteries, tran-
chons le mot, ses provocations, m'ont enlevé tout
scrupule; car, à supposer qu'elle soit pure encore,
si elle ne succombe pas avec moi, ce sera avec Do-
nato, ou avec tout autre. Et voilà pourquoi je me
suis laissé allé hier à un rendez-vous aux Mélèzes,
pourquoi, ce matin, un peu excité par les prétentions
de Donato sur cette jolie fille, j'ai profité de sa
bonne volonté à rester en arriere, et l'ai retenue
dans ce tête-à-tête que vous êtes venu surprendre
Je veux bien respecter l'innocence, mais je ne vais
pas, comme Joseph, jusqu'à me faire arracher mon
manteau. »
Une vive rougeur couvrait les joues et le front
d'Ali. Ses traits exprimaient la douleur et l'indi-
gnation ; en détournant les yeux, il s'écria :
« Et vous! Et vous-mêéme! Votre honneur, à
vous, n'existe-t-1l point ? Avez-vous si peu le res-
pect de vous que, parce qu'une femme serait mé-
prisable, vous la trouviez bonne à presser sur votre
cœur? »
À ces paroles, succéda le silence. Tout tremblant
— 128 —
de l'impression qu'il venait d'exprimer si vivement,
Ali s'était arrêté; Paul avait pâli.
« Vous êtes rude, Ali, dit-il enfin d'une voix
émue. Vous frappez en puritain, sans crainte de
blesser... Mais je vous montrerai que mon âme a
pourtant assez de ressort pour se relever sous un
outrage.. mérité. Ali, je vous le jure, ma main ne
touchera plus celle de Louise. Vous pouvez donc,
étrange enfant, me donner la vôtre. Mais, cher Ali,
entre vous et la vie réelle, il y a véritablement un
abime. »
Ali avait recu la main de son ami dans la sienne
qui tremblait. Son émotion était extrême.
« Les hommes, dit-il avec la même expression
de susceptibilité douloureuse, les hommes accusent
la vie, et ce sont eux qui la font. Cet abîime qui,
dites-vous, sépare une vie pure de la vie réelle, votre
volonté, Paul, est assez grande et assez noble pour
le combler quand elle le voudra.
— Vous avez raison, répondit Paul avec sa vive
franchise. Nous sommes élevés, je le reconnais, dans
des habitudes d'esprit qui suppriment en nous, sur
ce point, tout respect de nous-mêmes. Parfois, je
l'ai senti. sans m'y arrèter. Mais si l'exemple perd,
l'exemple aussi nous élève. Près de toi, mon jeune
héros, on respire moralement un air aussi pur que
celui de ces montagnes. Nous sommes amis, et je
me promets que désormais tu n'auras plus à rougir
de ton ami. »
Ils se prirent alors par le bras et continucrent de
marcher dans la prairie, en s’entretenant sur le même
sujet, d’une manière plus paisible et tout intime, —
du côté de Paul avec une ardeur sincère de senti-
— 129 —
ment, de la part d'Ali avec une grande élévation de
pensées.
« Si jeune ! disait Paul, émerveillé de la pure phi-
losophie de son jeune ami, qui vous a pu faire de
telles pensées? Qui vous a composé une telle force
de réaction contre l’abrutissement de nos mœurs ?
A vous dire le vrai, moi aussi, d'abord, j'ai rougi,
j'ai souffert dans ma conscience; mais, ébranlé par
l'exemple, à demi persuadé par l'opinion, la passion
m'a trouvé sans force. Étes-vous donc, vous, Ali, de
nature si haute, que vous soyez même au-dessus des
tentations ?
— J'ai eu ce bonheur, répondit simplement ie
jeune homme, de vivre dans un milieu pur, jusqu'à
l'âge où mes sentiments de justice et ma raison
avaient acquis assez de développement pour que le
spectacle des choses viles et injustes ne m'inspirât
que douleur et dégoût. Mon éducation a été solitaire
et chaste. C'est beaucoup; c’est tout peut-ètre. Le
système prépondérant, qui consiste à jeter l'enfance,
au hasard des plus tristes camaraderies, dans la vie
réelle, détruit en germe le bien au profit du mal. IL
me semble, Paul, que tout ètre non vicieux qui, en
s'occupant de fortifier son esprit, a grandi dans une
sainte ignorance, ne peut être que révolté dans son
cœur et dans sa raison en voyant l'homme souiller
les sources de sa propre vie et joindre à cet égard
l'inconséquence la plus absurde à l'égoïsme le plus
barbare.
«Car en ce temps où tout le monde, plus ou moins,
parle d'égalité, qu'est-ce que ce droit de l'homme
aux amours faciles ? N'est-ce pas la création d'une
caste de parias, condamnés à la honte et à la mi-
— 130 —
Ssére? — ou bien la famille, œuvre sacrée de la na-
ture même, sera-t-elle flétrie et détruite ? La logique
Seule, au défaut de l'honneur et de la justice, pro-
NOncerait contre de telles mœurs. Elle s'étonne
de cette imbécillité morale qui prétend mépriser
Chez une autre Jes faiblesses que l'on &lorifie en
soi.
— Tu es un apôtre, et je me fais ton disciple!
S'écria Paul, tout rayonnant de cet enthousiasme
généreux qui Seyait si bien à ses nobles traits et
semblait élargir encore son large front. Tu es aussi
eau que Jésus et, quoique plus jeune, aussi divin ;
el, comme Jean a Suivi Jésus, je veux te Suivre! Vo-
lontiers je plierais le genou devant toi, en t'appelant
Maître... Tu ne Je veux pas? Laisse-moi te répéter
que je suis fier d'être ton am), et que je vaux mieux
Par toi! »
En même temps il passa le bras autour d'Ali et
le serra contre Sa poitrine. Ils étaient en ce moment
à peu de distance des chalets, et M. de Maurion,
qui, du seuil, les observait, ne put retenir un mou-
aux environs, à Bovonnaz, en traversant l'Avençon
du Mœveran, qui roule, blanc d’écume, au milieu
d'énormes rochers; sur les bords de la Grionne, à
Chamossaire, aux Ormonts, aux Plans.
La rustique Bovonnaz est un énorme bastion de
pàturages et de bois, couronné d'un plateau de ver-
dure, Sur lequel sont bâtis les Chalets. On cueille
sur ces pentes, avec des framboises d'une saveur
exquise, l'ancolie, les 8entianes, . les Cyclamens,
l'aconit, les digitales, l'arnica, sorte d'aster jaune et
— 131 —
odorant, qui fournit le vulnéraire du même nom :
toute l'abondante flore de la montagne. La rose des
Alpes aussi croît sur ce plateau, d'où l’on découvre
un paysage magique.
C'est, en face, le Grand Mœveran avec son gla-
cier, demi-cercle immense, région immobile, froide,
étrange, d'où tombe le torrent de l’Avençon, tandis
qu'aux pieds du spectateur, à une profondeur ver-
tigineuse, s’allonge une vallée verte, riante, sur le
fond de laquelle, çà et là, des points noirs, roux ou
blanchâtres, indiquent les troupeaux, où le joli vil-
lage du Plan de Frénières se montre, réduit aux
proportions d’un jouet d'enfant, le tout vaporeux et
lumineux comme un rêve.
Les charmes de ce nid alpestre, le dégoût des
courses officielles, à émotions prévues et tarifées,
qui s'imposent en lieux fréquentés, et les plaisirs
d'une intimité de plus en plus précieuse, retenaient
à Grion, de jour en jour, nos touristes. Paul Vil-
lano même ouvrit l'avis de continuer cette aimable
association pendant tout le temps du voyage dans
les autres parties de la Suisse, à quoi M. de Maurion
avait affectueusement répondu, mais d'une manière
évasive : ses affaires, d'un moment à l’autre, pou-
vant, dit-il, le rappeler à Paris.
Un jour, cependant, ayant reçu des lettres, non
de Paris, mais de Florence, il avait repris lui-même
la proposition de Paul, et il avait été convenu qu’on
Visiterait ensemble l'Oberland, les petits cantons,
Zurich et Bâle, puis qu’on redescendrait par le Jura
jusqu'à Neuchâtel. On se pressa dès lors d'accomplir
les dernières excursions projetées, entre autres celle
d'Anzeindaz, grand pâturage situé près des sources
— 132 —
de l’Avencon et au pied des Diablerets, dont on de-
vait le même jour tenter l'ascension.
Aux deux tiers environ du chemin de Grion à An-
zeindaz, après avoir franchi le torrent, au sortir
d’une forêt de sapins, on pénètre dans un étroit val-
lon où se trouvent deux chalets abandonnés. C'est
un lieu sauvage, un peu triste, dont tout l'horizon
se compose du massif énorme des Diablerets, et des
effets d'ombre et de soleil qui se jouent sur le front
d'Argentine. Argentine, la plus coquette et la plus
jolie des crêtes de montagnes qui entourent Grion.
Du.moins un montagnard parlerait ainsi; Car ces
grandes masses, que depuis l'enfance il connaît,
pour lui sont vivantes et possèdent chacune leur
personnalité distincte. Tour à tour propices, mena-
çantes, capricieuses, riantes, elles ont leur carac-
tère, leurs intentions, leurs malices ; il les traite
à l’occasion, tantôt en amies et tantôt en ennemies ;
et ce langage imagé recouvre un sentiment difficile
à sonder, inavoué de celui qui l'éprouve, mais où se
cachent encore, peut-être, bien au fond, les vieilles
traditions des esprits de la montagne.
Afin de ménager leurs forces pour l'ascension,
chacun des touristes avait sa monture. Deux guides
conduisaient l'expédition, et derrière M. de Mau-
rion, Ali et Paul, devenus inséparables, fermaient la
marche. Une même impression les arrêta l'un et
l'autre au seuil du vallon dont nous venons de parler,
et ils se plurent à le contempler.
« Comment nommez-vous ce lieu? demanda Paul
à l’un des guides, homme de cinquante ans, à figure
honnête et intelligente, appelé Favre.
— Ça, monsieur, c'est le pâturage de Sollalex.
1, —— ————
— 133 —
On y garde parfois les troupeaux un temps, quand
le froid force à descendre d'Anzeindaz. Autrefois, il
ÿ avait trois chalets; mais le troisième a été emporté
par l’avalanche. Tenez, voyez-vous cette fente, là-
haut? C’est là qu’elle passe tous les printemps; mais
cette année-là il y en eut deux.
— Quelle douce et sérieuse retraite! quelle paix!
dit Ali en contemplant les deux cabanes et l'étroit
vallon.
— Et quels bruits, et quels bouleversements ! s’é-
cria Paul en étendant la main vers la montagne, à
la débâcle des neiges, au printemps! Imaginez-vous,
Ali, d'ici, de là-bas, de tous côtés, les tonnerres, les
chutes, les Ouragans, les gémissements des vents et
leurs ravages, les torrents et les ruisseaux se préci-
pitant, l’avalanche, et toutes ces voix répercutées par
les échos réveillés des cavernes !.… Quel théâtre pour
les grands spectacles de la nature! et comme ces
deux loges me feraient envie, un jour de grande
représentation!.… Ali! voulez-vous que nous reve-
nions ici ensemble au printemps prochain?
— Très-volontiers, répondit le jeune homme.
— Hum! ça se peut, dit après un instant de ré-
flexion le guide, qui les écoutait. Seulement, ça se-
rait difficile pour y transporter les bagages, à cause
de la neige. Il y en a joliment de pieds par ici, au
mois de mars.
— Avec des mulets ?
— Oh dame, ça se pourrait, je vous dis; mais ça
vous coûterait cher.
— Vous vous en chargeriez ?
— Pourquoi pas? Comme aussi de rester avec
| 8
— 134 —
vous pour vous servir. Il y a bien l’avalanche; mais
ça n'est arrivé qu'une fois.
— Eh bien, mon brave, dit Paul avec le sérieux
soudain que prenait parfois sa fantaisie, nous fe-
rons cela peut-être, et, en ce cas, je compterais sur
vous. »
Au sorür de Sollalex, le chemin gravit une pente
raide sur les rochers, dans le bois, sous l'abri du
formidable rempart des Diablerets. Au bord du sen-
tier, dans le gazon, couraient d’adorables petites
roses blanches, mousseuses. Enfin; après avoir tra-
versé de nouveau le torrent, sur un pont formé de
troncs de sapins, l’on atteignit le haut du plateau.
A droite, un groupe de cabanes ; en face, un immense
pâturage; à gauche, immédiatement, la masse ru-
gueuse, écrasante, énorme, des Diablerets; au large,
à l’entour, d’autres cimes; c'était Anzeindaz..
On alla boire du lait et se reposer aux chalets;
puis on se remit en marche pour visiter l’éboule-
ment.
I y a plus d'un siècle, une partie du sommet des
Diablerets se brisa, et, tombant dans la vallée, la com-
bla en partie de ses débris. C'était à la fin de l'été.
Des chalets d'alpage existaient sur ce point de la
montagne. Aux bruits qui précédèrent l’ébranle-
ment, quelques armaillis s’enfuirent; les autres fu-
rent ensevelis, et probablement écrasés. Un homme
se trouva enfoui dans son chalet, sans autre mal que
l'horreur d'une longue agonie. Compté au nombre
des morts, Sa famille le pleura et lui fit au village
des obsèques imaginaires.
Six semaines après, un dimanche, à la sortie de
l'église, où l'on venait de prier encore pour lesämes
je
Me me
+ —_—__ ee ——————
— 1935 —
des victimes, une sorte de squelette, couvert de lam-
beaux, pâle, hâve, etcependant gardant encore la res-
semblance d’un des trépassés, apparaît. On s'écrie,
on fuit; car la réforme, quoi qu'on en dise, a con-
servé bon nombre des superstilions catholiques. Le
malheureux qui arrivait, exténué de fatigue et de
privations, plein d’une joie suprême, frappe vaine-
ment à sa porte : des cris d'épouvante et des exor-
cismes lui répondent. Tombé sur le seuil, presque
évanoui de faim et de froid, on le reconnut enfin;
on le recueillit. Pendant ces six semaines, tout en
travaillant à sa délivrance, il avait vécu de fromage
et de petit lait: il s’était frayé un chemin, au hasard,
entre les blocs éboulés, creusant la terre et la neige,
puis revenant à son gîte prendre des aliments et
quelque repos; enfin, il avait reçu au visage le souffle
libre du vent dans l’espace, il avait revu la lumière
bénie du soleil. « Oui, ce fut là un événement qui fit
grand bruit dans le pays, et partout, jusqu’en France
et en Allemagne, et qu’on mit partout dans les ga-
zelies. Et bien que Grion soit à trois lieues, on y
ressentit l’éboulement si fort, au dire des anciens,
que les contrevents se fermèrent et que toutes les
vitres volèrent en éclats. »
Ainsi raconta le guide Favre, assis près des voya-
geurs, sur le terrain même de l'événement, au col
de Cheville, route du Valais. Par-dessus les chalets
engloutis et les blocs brisés, depuis cent ans, les
petites herbes avaient entre-croisé leurs racines, et
de paisibles vaches broutaient la cime éboulée, qu'’a-
vait recouverte autrefois la neige éternelle.
« Eh bien. dit Paul en se levant, commençons-
nous l'escalade?
— 136 —
- C'est bien haut! répliqua le paresseux Donato,
qui, tout de son long étendu sur l'herbe, contemplait
amoureusement le paysage de la vallée et des monts
voisins.
— En marche ! descendant dégénéré des maîtres
du monde, S'écria Léon. Gette montagne superbe
autrefois a reçu tes lois. Il faut que tu poses encore
aujourd’hui ton pied sur sa tête. De là-haut, le soleil
couchant posera pour toi.
— Il a fait du brouillard ce matin, dit Favre, ça
glissera.
— Ce sera bien fatigant peut-être? dit Ali en re-
gardant son père.
— Mais, répondit le vieillard en se levant, je
me sens fort dispos. »
On partit. L'heure était déjà trop avancée pour
qu'on pôt atteindre les sommets, dont l'accès d'ail-
leurs est difficile ; on se proposait d'aller du moins
au bout des gaxons, peut-être même sur l'arête, selon
le temps que durerait l'ascension. Des points de vue
toujours nouveaux, la douceur de l'air, la beauté
du jour et la bonne humeur de tous abrégèrent la
route.
De plus en plus, cependant, la montée devenait
âpre, et, comme l'avait annoncé Favre, humide et
glissante. Mal en prit au beau Donato, qui, le cigare
aux lèvres, en Se retournant pour riposter à Léon,
perdit l'équilibre et tomba dans une terre jaune
détrempée. L'accident provoqua les rires de la
troupe, y compris ceux du patient, qui, tiré de son
apathie par une saïnte colère, se prit corps à corps
avec la montagne, de manière à devancer tout le
monde et à ProVoquer même l'admiration de Léon.
— 137 —
Ali, se rapprochant de. son père, lui offrit son
bras. |
« Quel vaillant tu fais! dit le vieillard avec un
sourire où l'orgueil paternel se fondait dans une
tendresse profonde. Eh quoi, tu veux me protéger!
Peut-être cependant un peu plus de barbe te serait-
il nécessaire ? Va, je prendrai au besoin le bras du
guide; va rejoindre Paolo.
— Ah! père, est-ce un reproche? demanda Ali
en rougissant. |
— Non, j'aime Paolo. Et toi? ur
— Moi aussi, répondit le jeune homme avec une
rougeur nouvelle.
— Et commences-tu à le connaître en frère?
— Oui. »
L'approche de Léon fit cesser l'entretien, mais
Ali s’obstina à rester près de son père jusqu’au mo-
ment où le sentier devenant plus difficile, M. de Mau-
rion prit le bras d’un des guides et confia son fils à
l'autre, On entendit alors, à l'avant-garde, une ex-
clamation de Donato qui, du haut d’une roche, fai-
salt des gestes d'admiration passionnée.
« Suivons notre Antée! » s’écria Léon.
Ils furent bientôt réunis sur le sommet de la ro-
che, d'où s’offrait aux regards un de ces admirables
Spectacles qui, réservés d'ordinaire aux poëtes de
l'air, sont pour quelque chose. sans doute, dans la
beauté de leurs chants.
C'était comme un océan de montagnes, aux vagues
immobiles, éblouissantes de cet éclat que prennent,
sous le soleil, les neiges immaculées (C'étaient les
régions du silence, de l'inhabitable et de l'éternel,
se déroulant de toutes parts, Sans autres limites que
8.
— 138 —
celles de la vue humaine. — II y avait seulement lu
goutte bleue du Léman, tout au fond, là-bas, avec
ses bords vaporeux, marqués de lignes blanches.
On entendit un bruit sourd, suivi d'un cri déchi-
rant, et toutes ces merveilles, s'effaçant aux yeux de
ceux qui les contemplaient, furent remplacées par
des impressions tout autres, celles de l'effroi et de
la pitié. Ébloui, fatigué sans doute, M. de Maurion
avait glissé du haut de la roche et gisait renversé
quelques pieds plus bas. Son fils, déjà descendu
près de lui, relevait la tête du vieillard évanoui.
Paul aussi fut bientôt sur l’étroit espace qui, heu-
reusement, avait préservé M. de Maurion d'une chute
plus terrible. Une légère blessure au front, quelques
gouttes de sang, étaient les seules marques appa-
rentes de l'accident. On remonta le vieillard sur la
plate-forme, et Paul s'empressa de pratiquer une sai-
gnée. En voyant le peu de sang qui vint sur sa lan-
cette, 1l pâlit. L'évanouissement durant toujours, il
fallut s'occuper de descendre le malade; les châles
de voyage, déchirés et nouëés, formèrent une sorte
de litière que portèrent, en se relayant, tantôt les
deux guides, tantôt Paul et Donato.
Quant à Léon, il prit les devants, se laissant glis-
ser aux pentes, avec le bonheur de l'imprudence ou
de la folie, pour aller préparer des secours et en-
voyer chercher jusqu'à Bex les médicaments que
demandait Paul. Ali suivait ou précédait le cortége,
obtenant rarement sa part du cher fardeau, que lui
disputait la pitié de ses compagnons, et si pâle que
l'énergie seule de la douleur devait soutenir ses
forces.
La descente ne s'accomplit qu'avec des fatigues
— 139 —
inouies. Au bas de la montagne, un des guides se
trouva mal. Heureusement arrivaient deux armail-
lis envoyés par Léon et qui transportèrent le ma-
lade jusqu'à Anzeindaz. Là, dans le chalet le plus
confortable, au milieu des soins que lui prodiguaient
son fils et Paul, M. de Maurion ouvrit les yeux. Son
regard, vague d'abord, erra, cherchant avec peine;
il sentit sa main tendrement pressée, et ses yeux, s’at-
tachant enfin sur le visage désolé d’Ali, prirent une
expression de tendresse ardente, suprême; puis il
chercha encore, jusqu'à ce qu'il eût reconnu Paul
Villano.
Alors un nouveau rayon éclaira ses yeux mou-
rants. Il regarda son fils : un espoir, un désir, une
prière, se peignirent éloquemment sur ses traits. Il
voulut parler et ne put qu'agiter les lèvres. Mais il
était compris; Paul s’écria :
« Père, je te le promets : je serai le frère dévoué
d'Al! »
Un sourire d'une douceur infinie effleura les
lèvres du vieillard. Puis ses yeux se fermèrent, et
bientôt après ses lèvres pâlirent. La congestion céré-
brale achevait son œuvre, et l'heure qui suivit ne fut
plus qu'une sourde agonie, où nulle manifestation
de pensée nese fit jour. Ali refusait encore de croire
à son malheur, quand il se sentit pressé dans les
bras de Paul, qui lui répétait en pleurant :
« Ali, nous sommes frères! »
Cette parenté du cœur, la première de toutes, fut
bien nécessaire à ce malheureux enfant, étourdi par
un coup si dur,si brusque, et devenu, par cette mort,
orphelin. Cependant, le premier besoin d'une grande
douleur est de fuir toute consolation. Un telamour,
— 140 —
une telle confiance, unissaient ce père mort et ce fils
resté vivant, séparés désormais par l'affreux peut-
être, tout au moins par l’infranchissable! Tant de
qualités élevées, tant de charmes d'esprit, tant d’a-
dorable bonté distinguaient ce vieillard! et surtout
Pour celui qu'il avait le plus aimé!
La douleur d’Ali eut un caractère sauvage, morne,
insensé, que Paul respecta. Par lui furent épargnées
à son jeune ami ces tortures qu’imposent les conso-
lations, également hors de ton, des indifférents et
des amis tièdes. Il n’usa d'aucune contrainte ni
d'aucune importunité, et, rassuré par une promesse,
laissa l'enfant s'abîmer dans sa douleur, seul, près
du mort adoré.
Il fut son appui silencieux, mais toujours prêt, et
son intermédiaire fidèle vis-à-vis du monde exté-
rieur. Sur un mot d'Ali, tout se prépara par les
soins de Paul. Il fit venir de Genève les médecins
chargés d’embaumer le cadavre, commanda le con-
voi funèbre, et monta dans la voiture près d'Ali.
Aucun parent du défunt ne s'était présenté, et
la seule lettre qu'Ali eût écrite portait pour sus-
cription :
« À miss Helen Dream, rue de l’Université, à
Paris. »
Le train de Genève, qui ramenait le corps de M. de
Maurion, venait de s'arrêter à Culoz, où se trouve
l'embranchement du chemin de fer de Lyon et de
celui d'Italie.
Ali prit la main de son compagnon :
« J'ai à te demander, lui dit-il, un nouvel acte
d'affection et de confiance : descends, prends la
route de l'Italie, et laisse-moi rentrer seul à Paris.
— d41 —
— Seul! dit Paul étonné. Quoi! tu n’as plus be-
soin de ton ami ?
— J'aurai toujours besoin de toi désormais, Paul,
et, je te le jure, nous nous reverrons prochaine-
ment. Seulement, il faut que nous nous séparions
aujourd'hui.
— Cher mystérieux! Et pourquoi? Je n’ai donc
point ta confiance ?
— 0 Paul! toute la confiance, toute la recon-
naissance, toute la tendresse que peut contenir une
âme, je les ressens pour toi! »
En parlant ainsi, les yeux d’Ali se mouillaient de
larmes. Il reprit :
« Je t'en supplie, cède à ma prière sans m'inter-
roger. » |
Le front de Paul se couvrit de tristesse.
« Où te reverrai-je? demanda-t-il.
— À Florence.
— Quand ?
— Bientôt. Je te l’écrirai. »
Ils échangèrent leurs adresses.
Une contrariété sérieuse, une vive peine, Se pei-
gnaient sur le noble visage de Paul. Il considérait
avec émotion ce frère adopté, cet enfant malheureux
et chéri, qu'il n'eût pas voulu quitter si 1ôt, et mal-
gré lui son regard s’emplit de reproche. :
_« A bientôt, Paul, dit Ali, dont le regard humide,
sincère et tendre, affirmait plus éloquemment encore
celte promesse. A bientôt! »
La vapeur sifflait. Paul pressa dans ses bras SO
ami et sauta hors du wagon.
CHAPITRE V
Deux mois après, en novembre, un jeune homme
d'une taille un peu au-dessous de la moyenne, de
tournure élégante, vêtu de deuil, frappait à la porte
d'une des plus jolies villas de Florence, près des
Cascine. En italien, mais avec l'accent français, il
demanda ! signor Paolo Villano. Le domestique
ayant répondu que à signor Paolo Villano était ab-
sent, le jeune homme se retirait d’un air vivement
désappointé, quand à deux pas 1l s'entendit saluer
de cette apostrophe joyeuse :
« Viva! Ali de Maurion! »
C'était Donato Bancello, dont Ali dut recevoir une
chaleureuse accolade, et qui, passant le bras sous
celui du jeune Français, lui fit faire volte-face et
l'entraîna dans sa direction à lui.
« Paolo, dit-il avec un sourire équivoque, n’est
jamais chez lui dans la journée. Vous le trouverez
seulement ce soir, à l'heure où les divinités de théà-
tre commencent à préparer leur fard et leurs toi-
lettes, à l'heure où les ombres descendent sur cette
terre du postiche et de l'illusion. Mais vous allez, en
— 143 —
attendant, m'accompagner chez Léon, où je me ren-
dais, et qui sera charmé de vous voir. Ce bon Paolo!
je l'ai vu tout chagrin de votre séparation, un peu
brusque, je crois? Il s’est réellement attaché à vous,
et va être bien heureux... Mais, c’est égal: si douce
nous soit l'amitié. le maître des dieux et des hommes
est toujours l'amour. »
Par une de ces réserves naturelles aux délicats et
aux susceptibles, Ali, bien que vivement affecté de
ces paroles, n'en demanda pas l'explication. Sé-
rieux, un peu pâle, il avait les traits marqués de
cette empreinte que laisse la souffrance. Il se laissa
entraîner chez Léon Blondel, qui habitait avec son
journal le rez-de-chaussée d’un vieux palais.
Ils trouvèrent Léon en compagnie de deux ou trois
employés qui allaient et venaient dans son cabinet,
et d’une jeune femme voilée qui, le front penché,
humble, triste, assise devant lui, écoutait un dis-
Cours dont les nouveaux venus saisirent seulement
l'accent bourru, et qu'interrompit leur arrivée.
Ce fut alors, pendant quelque temps, un échange
de congratulations, de questions et de réponses.
L'inconnue , qui s'était levée, restait là, embar-
rassée de sa contenance, partagée peut-être entre
un faible espoir et la honte d'être importune, ou
d'être oubliée. Cependant, aux regards qu’elle jetait
vers la porte on devinait qu'elle serait sortie, Si
Donato, qui l'observait sournoisement et cherchait
ses traits sous son voile, n'eût gardé le passage
Ali se rappela bientôt qu’il avait interrompu | €n-
tretien de Léon et de l’étrangère, et, s'excusant il
Voulut se retirer. |
€ Non pas! s'écria Léon, vous n'êtes jamais de
— 144 —
trop, mon cher. Au surplus, j'avais déjà dit à made-
moiselle tout ce que j'avais à lui dire. »
L'inconnue s’ébranla d'un pas et d’une voix dou-
loureuse :
« Alors, monsieur, vous refusez. . Cependant.
si vous vouliez avoir la bonté de lire.
— Quoi! refuser sans lire, s'écria Donato, voilà
qui n’est pas galant.
— Mais. j'ai parcouru. j'en ai vu assez. ., re-
prit Léon en faisant un geste du visage qui équiva-
lait à un haussement d'épaules. Et pour être franc,
mademoiselle, votre titre m'a suffi: De l'usage et des
principes. Ce titre révèle suffisamment que vous
traitez de matières philosophiques et politiques tout
à fait en dehors des capacités de votre sexe. Vous
m'eussiez apporté un roman... je ne dis pas. Et
encore, à Vous avouer toute ma pensée, je considère
le rôle d'écrivain comme le plus triste de tous ceux
qu'une femme peut choisir. Vous me semblez, mal-
gré ce voile jaloux, assez peu dénuée d’autres avan-
tages pour que je puisse hardiment traiter d’erroné
le mobile qui vous pousse vers les lettres, et je n’hé-
site pas à vous conseiller de rester dans la simple
voie qui convient aux femmes, surtout aux femmes
jeunes et belles, »
D'un vif mouvement, l'inconnue marcha vers la
porte; mais là elle fut arrêtée par un salut obsé-
quieux de Bancello.
« Mademoiselle, permettez ; j'ai quelque influence
sur ce barbare, et si vous voulez m'autoriser.… »
Mais Ali déjà réclamait de son côté :
« Léon, vos arguments ne sont que des préjugés.
Il serait digne de vous d'examiner l'œuvre qu'on
— 145 —
vous apporte, sans considérer qui l’a faite. Vous
donnez d’ailleurs à mademoiselle un conseil... bien
vague, et qui peut être impossible ou mauvais à
suivre.
— Vous le voyez, mademoiselle, reprit Donato,
vous avez ici deux amis. Veuillez laisser votre
adresse; nous allons plaider votre cause.
— Mon adresse ! balbutia la jeune fille.
— Sans doute, puisque vous désirez une ré-
ponse. »
Elle hésita, rougit, et finit par tirer un petit carnet
de poche, sur lequel elle écrivit, et, déchirant le
feuillet, le remit à Donato.
Après cela, elle s'enfuit presque éplorée.
« Comment pouvez-vous, s’écria Donato, la trai-
ter ainsi, Léon? Cette femme a des yeux superbes!
— Dois-je mettre en tête de l’article : Écrit par
une femme qui a de beaux yeux? dit Léon.
— Pourquoi pas? C’est une raison connue, sinon
avouée.
— Ma foi, ce n'est pas mon genre. Le bas-bleu
me crispe les nerfs.
— Pourquoi cela? dit Ali — qui s'était emparé du
manuscrit apporté par la jeune fille et le parcourait,
ändis que Donato, sans prendre congé, s’échappait.
— Pourquoi? Vous ne sentez pas cela, vous?
Est-il rien de plus détestable qu'une femme qui se
mêle d'écrire ?
— Je n’en sais rien. Pourquoi ?
— Mon cher, vous êtes agaçant. La chose va
de soi.
— Je crois que tout sentiment gagne à être rai-
sonné.
. 9
— 146 —
— Croyance toute mâle! dit Léon, et vous me four-
nissez ici une justification de ma répugnance. La
femme, créature arbitraire, ne faisant rien que par
caprice et par sentiment, est incapable d'aborder les
hauteurs de la penste.
— Mais qui vous prouve ce défaut?
— (Qui le prouve? Parbleu, les faits.
— Pour moi, je n'en sais rien, reprit le jeune de
Maurion, si ce n'est que certains phraseurs l'ont dit.
Ce que je me crois en droit d'affirmer, c'est que l'ar-
ticle que voilà est remarquable.
— Bah! croyez-vous”? »
Léon reprit le manuscrit des mains d’Ali, en lut
quelques lignes, les critiqua, les disséqua, les mit
en menus morceaux, et finit par jeter le papier, en
s'écriant que cela était ridiculement femme, et qu'il
ne pouvait compromettre la Liberta par de pareilles
billevestes, dans le but de satisfiure une fantaisie de
jeunes gens, ces jeunes gens fussent-ils ses meilleurs
amis.
AlirepritParticle, comme par distraction, le tourna
dans ses mains quelque temps, et finit par le glisser
dans sa poche.
Un instant après il se leva.
« Où allez-vous”? s'écria Léon; attendez un peu.
Paolo n'est pas encore de retour. On ne le trouve ja-
mais avant quatre heures. La belle Rosina l'absorbe
tout entier. Vous savez sa liaison? poursuivitl
tout en corrigeant une épreuve et sans voir qu'Ali
pâlissait. Il a dû vous écrire cela.
— Quelques mots seulement, balbutia le jeune
homme.
— Oh! c'est un amour absorbant, éperdu, lyrique,
— 147 —
d'autant plus qu'il s'adresse à l’une des reines du
chant. — Ah çà, qu’avez-vous ? |
— Une migraine affreuse que m'a causée le
voyage... En ce moment surtout.
— Le fait est que vous semblez près de vous trou-
ver mal. Que vous faut-il? »
Et Léon sonna. <
Ali prit un verre d'eau, but quelques gorgées et
se remit un peu. |
« Ce n'est rien maintenant, dit-il — bien qu'il fût
encore d’une extrême pâleur — j'eusse mieux fait
de me reposer à l'hôtel; mais le désir de voir Paul
et de le surprendre.
— Ah! s'il ne comptait pas sur votre arrivée. Je
vous l'ai dit, on ne le voit plus, et notre égoïsme
s'en plaint. bien que son bonheur, après tout, nous
soit précieux.
— Quelle est cette femme? demanda le jeune de
Maurion avec effort. |
— Comment! il ne vous a pas écrit des pages là-
dessus ? Il est vrai que c'est tout récent. N’avez-vous
pas entendu parler de la Rosina?
— Une cantatrice ?
— Oui, c'est elle. Une délicieuse femme, belle à
ravir, artiste éminente, et, selon moi, coquette en-
diablée; mais il ne faudrait pas dire cela devant
Paolo. Ce qu'il y a de bon, c’est qu’autrefois il n’ai-
mait pas les femmes de théâtre, les disait bonnes à
voir de loin, et déclarait ne pas comprendre ces pu-
bliques amours. Quand la Rosina parut à Florence,
avec une réputation déjà faite, et méritée, toute notre
jeunesse en raffola, Pour ma part, un mot de cri-
tique, lâché par esprit de contradiction, et pourtant
— 148 —
bien léger, me faillit attirer plusieurs affaires. On
l'applaudissait avec fureur au théâtre ; aux Cascine,
on l’entourait; les salons se la disputaient. Elle,
calme et souriante au milieu de tous ces hommages,
ne se pressait pas de faire un choix, et au lieu de
-prendre un maître régnait sur toute notre ville.
« Le duc de Viberti cependant, le plus magnifique
seigneur de Florence, paraissait être le préféré, ou
du moins avoir des chances, quand un soir, dans un
salon, les regards de Rosina tombèrent sur Paolo,
qui ne s'était point fait présenter à elle, et qui se te-
nait à l'écart dans un groupe dont moi-même j'é-
tais. Ce n'était sans doute pas la première fois qu’elle
remarquait ce beau réfractaire, dont elle avait dû
entendre parler avec éloge; car tout Florence aime
et considère Paolo. Comme il arrive toujours, elle
se sentit attirée vers lui par l'indifférence même qu'il
témoignait pour elle. Je sais qu’elle demanda son
nom à Viberti, quoiqu’elle le sût fort bien, et Vi-
berti lui ayant dit gauchement que Paolo n'aimait
pas les actrices, elle vint droit à nous. Elle me con-
naissait; j'avais obtenu ma grâce, à condition d'être
le trompette de sa gloire; il y avait là aussi Donato.
Donc, elle lia conversation avec nous, et Paolo, qui
n'est pas un sauvage, se garda bien de se retirer.
Il est certain qu’elle n'avait jamais eu tant d'esprit
ni de grâce charmante. Elle mit dans ses discours
de la bonté, du sentiment, de la délicatesse, que
sais-je, tous les parfums capables d’enivrer la raison
la plus solide, et tout cela brûlé ostensiblement en
l'honneur de notre ami.
« Ennuyés de notre sot rôle, au bout de quelque
temps nous les laissimes ensemble, sans renoncer
— 149 —
à les observer de loin. Je la vois encore sur le divan,
où elle s'était assise près de lui, dans une pose où le
diable et le bon Dieu, je ne sais comment, s’enten-
daient, l’enlaçant de ses regards, le pénétrant de ses
paroles, à la fois enivrantes et chastes, — car elle
s’est faite chaste pour lui. En le quittant, au bout
d’une heure, qui fut mortelle pour ses soupirants,
elle se leva languissante, rêveuse, abandonnant son
bouquet. Paolo le lui rapporta.
« — Acceptez-en du moins cette fleur, lui dit-elle,
« comme souvenir d’un entretien qui me laisse, à
« moi, plus qu'un souvenir. »
« Que devait faire Paolo? Lui porter le lendemain,
en échange de la fleur, un autre bouquet. C'est ce
qu'il fit, à l'heure où elle recevait tout le monde, et
en se promettant de rendre sa visite courte. Cepen-
dant il resta jusqu’au soir ; il y retourna le lende-
main, et maintenant cette femme le possède tout
entier; il n'entend, il ne voit qu’elle, et n'existe plus
pour ses amis. Aux heures même si rares où il se
donne à nous, il est distrait, il répond à peine. Foin
de l'amour qui nous absorbe à ce point! je le pré-
fère plus léger et plus aimable. »
Quatre heures étaient sonnées. Affaissé dans son
fauteuil, pâle et défait, Ali semblait ne plus songer
à partir. La porte s'ouvrit tout à coup, et Paolo,
entrant avec impétuosité, se jeta dans les bras de
son ami.
« Quelle douce et chère surprise! Mais pourquoi
ne pas m'avoir prévenu ? Je t'aurais reçu à l'arrivée;
je serais allé au devant de toi! Ton premier pas
dans ma ville n'eüt pas été solitaire. Ah! cher en-
fant, comme tu es pâle! Et ta main tremble! Tu
— 1350 —
t'es consumé de tristesse là-bas, seul! Mais te voici
dans la belle Florence et près d'un ami; tu vas re-
venir à la santé, aux joies de la jeunesse... »
Emu, tremblant, Ali répondait à peine; il se laissa
entrainer par son ami, et dans la rue se remit un
peu. Tandis qu'au bras de Paolo il marchait silen-
cieux, S'efforçant de sourire, balbutiant de temps
en temps quelque réponse, des lèvres de Paolo s'é-
panchait comme un hymne d'allégresse.
« Enfin te voila! je t'ai retrouvé, je te garde!
tu me manquais! Ah! si tu savais! Je te dirai
tout maintenant. De loin j'hésitais.. Mais nous sau-
rons nous comprendre, noble et cher ami! Tu viens
compléter l'harmonie. Je suis heureux! Depuis
que j'ai senti sous ta douce parole, derrière ce front
pur, vivre une âme si vraie, si élevée, si charmante,
il me faut t'entendre et te voir pour que la vie ré-
sonne en moi pleine et forte, harmonieuse, et, pour
mieux dire, grande, complète... Tu es pour moi la
plus haute octave du grand clavier. J'ai l'air de te
dire des folies; c'est que tout est chant depuis quel-
que temps en moi. La musique, vois-tu, est la plus
haute expression de l'âme humaine... Mon âme dé-
borde de poésies et d'enchantements.Tu sauras pour-
quoi... Viens, renfermons-nous, et causons enfin
cœur à Cœur. »
Ils pénétrèrent dans la maison, et Paolo conduisit
Al dans un petit salon dont les fenêtres donnaient
sur le cours et sur l’Arno, et dont le luxe consis-
tait surtout en détails artistiques d'un goût char-
mant. Là, 1l le fit asscoir sur une causeuse, près
de la cheminée, où brûlait un lent feu de hûtres, et,
s'asseyant près de lui, l'entourant d’un de ses bras
— 151 —
et le regardant avec tendresse, il continua d'épan-
cher la joie qu'il éprouvait de revoir son Jeune
ami. :
En écoutant cette voix franche et vibrante, en re-
voyant ce noble visage, où l'être intérieur se révé-
lait par des expressions supérieures à la beauté,
mais en accord avec elle, Ali retrouvait tout le charme
de cette affection qui, depuis quelques mois, avai
créé dans sa vie un splendide foyer de chaleur et de
lumière. .-
Peu à peu l'expression de souffrante réserve qui
affectait ses traits se détendit, et, en réponse à une
effusion nouvelle de Paolo, à son tour il passa le
bras autour du cou de son ami et fondit en larmes
sur son sein. -
« Ami! cher ami! dit Paolo, ta douleur est-elle
donc toujours la même? Ah! laisse-moi espérer que
mon amitié comblera un peu le vide d'une si grande
perte! Souffrir ainsi pour celui qui t'aimait tant,
qui te voulait tant heureux. ce n’est point le sats-
faire. Au nom de ce cher mort lui-même, il faut re-
prendre courage, te consoler. »
Enfin les sanglots d’Ali s'apaisèrent; il fit un
effort pour se ealmer, et, se rejetant sur le dossier
de la causeuse, pour toute réponse il dit :
« Parle-moi de ton bonheur. »
Un embarras plein de douces émotions se peignit
sur le visage de Paolo.
« Ah! dit-il, pardonne-moi d’abord le silence que
j'ai gardé à ce sujet depuis quinze jours vis-à-vis de
toi. Je t’attendais et n’ai pu me résoudre à t'écrire
ce que je voulais t'avouer face à face, comme en ce
moment, afin de saisir tes impressions, de rectifier
— 152 —
les préventions qui pourraient s'élever en toi, de
t’expliquer tout, de te dire enfin ce que l'écrit ne
peut dire. Et surtout, mon ami, tu la verras, tu l’en-
tendras, et dès lors tu comprendras tout.
«Déjà tu l'as deviné, mon Ali, j'aime, et il ne s’agit
pas ici d'un vulgaire amour. J'aime un être aussi
plein de grandeur que de charme, et qui m'élève à
des puissances nouvelles. Si ardent que soit cet
amour, n'en COnçois aucune crainte pour notre ami-
tié. Le véritable amour ne stérilise pas, il féconde,
et mon cœur, plus vaste et plus tendre, ne t'en aime
que mieux. C'est au point, vois-tu, que parfois ma
joie déborde! Je me sens trop heureux, et, pen-
sant alors à tous les souffrants de ce monde, surtout
à ceux qui vivent sans amour, je me dis : — Qu'ai-je
fait pour être ainsi comblé de bonheur et pour vivre
dans cette lumière, tandis qu'ils vivent dans cette
ombre? — Et je voudrais les consoler tous et souf-
frir pour eux. Je n'ai jamais été si bon, je te jure.
Bénis-la donc avec moi! C’est une de ces femmes
contre lesquelles vous avez en France encore des
préjugés, mais qui, dans notre Italie, sont prè-
tresses du Dieu vivant, de l'art éternel. Sa voix
prend nos cœurs et les élève. Tout le monde ici
l'adore. Tu as entendu son nom déjà célèbre? la
Rosina !
— Oui, dit faiblement Ah.
— Je ne regrette qu'une chose, l'éclat même
de cet amour envié de tous; car plus le sentiment
est profond, plus il aime à s’envelopper de voiles.
Ce public enthousiaste, j'en suis jaloux; je la vou-
drais toute à moi... Mais je me dis ensuite que ce
serait un crime de placer mon égoïsme entre ce
— 153 —
brillant flambeau et les âmes qu'il embrase et illu-
mine. N'est-ce pas ? — Maintenant, ami, parle; dis-
moi ta pensée. Me blâmes-tu?
— Pourquoi te blâmerais je, dit Ali d’une voix
brisée, si ton amour est pur et fidèle?
— Il l'est, je te le jure. C'est pour la vie que je
l'aime, et elle, si vraie, si passionnée, je ne puis
croire qu'elle cesserait de m’aimer, tant que je res-
terai digne d'elle. Pauvre âme déçue! plus d’une fois
meurtrie déjà par la vie, mais insatiablement alté-
rée d'amour! |
— Elle a pu en aimer d'autres que toi, Paolo?
— Ah! s’écria-til en se levant, eh bien? Serais-
tu donc impitoyable pour des erreurs? Toi, tu en
aurais le droit, soit; mais d’autres... Moi je ne l'ai
pas. Comme elle, je me suis trompé; j'ai fait pis.
Elle, toute jeune, seule, ainsi exposée, pouvait-il en
être autrement? Elle n’a péché que par sainte con-
fiance. Et je la condamnerais, moi, pour une faute
dont je m'absous! Non, ces choses-là se trouvent
dans le vocabulaire de votre Prudhomme : elles ne
sont pas dans la conscience... Toi-même, Ali, si,
malgré de semblables erreurs, tu Mm'estimes, tu n'as
pas le droit de l’honorer moins. |
— Tues en toutes choses bon et juste, murmura
le jeune de Maurion — en penchant son front sur
l'épaule de Paolo, afin de lui dérober son visage.
— Et tu pleures toujours, enfant! pourquoi ? Mon
bonheur semble t'attrister encore. J'espérais te le
faire partager un peu.
— Laisse-moi verser quelques larmes... aujour..
d'hui… j'aurai plus de courage ensuite.
— Oui, mon enfant chéri, pleure; mais ne refuse
9.
— 154 —
pas d'être consolé. Si tu aimais, Ali? Le bonheur
est dans l'amour.
— Il est aussi dans l'amitié, Paul. Désormais.
elle sera tout pour moi. »
Ils revinrent ensuite sur le temps de leur sépara-
tion et s'épanchèrent en mille détails, se donnant
l'un à l'autre ce bonheur, compris seulement par
ceux qui aiment, d'entendre son ami parler de lui-
même. Cependant, en voyant les yeux de Paul se
porter sur la belle pendule en bronze florentin qui
garnissait la cheminée, le front d'Ali s'assombrit.
« Je t'ai retenu bien longtemps, dit-il, et tu de-
vrais déjà sans doute être près d'elle. Je te quitte.
À demain.
— Tu vas me suivre. Elle te connait; elle te rece-
vra en ami, Ct quelle joie pour moi de te présenter
à elle! »
Mais les traits d'Al exprimerent une sorte d'effroi.
€ Non! pas ce soir, Paul! Non! pas ce soir ! Plus
tard.
— Et pourquoi?
— Je succombe à la fatigue. [Il me faut du repos.
Demain. »
Ils eurent alors un vif débat sur la question du
logement d'Al. Paul voulait garder chez lui son
ami, mais, alléguant son besoin d'indépendance et
de solitude, le jeune homme fut inflexible.
Peu de jours après, il quittait l'hôtel où il était
descendu, pour s'installer dans un appartement
proche de celui de Paul. Présenté par celui-ci à tous
ses amis, le jeune Français fut aimable et cordial,
mais plein de réserve. [1 répondit aux invitations en
alléguant son deuil récent. Deux ou trois jeunes
— 155 —
gens parurent aturer plus particulièrement ses sym-
pathies; mais ses relations avec eux se bornèrent à
les accompagner parfois aux Cascine, à entrer avec
eux, mais rarement, au café, à leur offrir chez lui,
plus rarement encore, des rafraîchissements et des
cigares. Pour lui, il ne fumait que du bout des
lèvres, et en compagnie des autres seulement. Il
voyait Paolo tous les jours, aux heures où son ami
n'était pas chez la Rosina, et le reste du temps il se
lenait renfermé chez lui, ou se promenait à cheval
dans la campagne, ou fréquentait les bibliothèques
et les musées.
Dès le lendemain de son arrivée, conduit au
théâtre par Paolo, il avait entendu la prima donna.
C'était réellement une voix magnifique, et, mieux,
inspirée ; elle avait surtout dans la passion des ac-
cents incomparables. Comédienne en même temps
que cantatrice, contre l'habitude des Italiennes, ses
traits mobiles et le vif naturel de ses gestes ajou-
laient à l'émotion causée par sa voix. La salle tout
entière frémissait de sa jalousie, tremblait de ses
fureurs, palpitait de ses amours.
Belle d’ailleurs, elle charmait par toutes sortes de
puissances, et il était impossible d'échapper à la
fascination qu'elle exercçait, quand surtout, de plus
près, on découvrait chez cette merveilleuse créature
l'esprit le plus vif et le plus charmant, il est vrai,
tout prime-sauticr, mais qui ne laissait point dési-
rer plus de culture. Elle était grave à ses heures.
Elle était tour à tour tout ce qu'on peut ètre, et
quelque chose de plus qui était elle-même, l'incom-
parable Rosina. Elle accueillit Al d'unc façon ra-
vissante ct l'embrassa dès l'abord.
— 156 —
« De celui-là, tu ne peux être jaloux, » dit-elle
à Paolo.
Et contemplant le jeune Français :
a Che delicioso giovanne! E Cherubino a vinti
anni! Vous n'entendez pas l'italien, monsieur de
Maurion? Si! Ah!... quelle indiscrétion! Désor-
mais je ferai mes remarques ?n petto. »
Et toute la soirée, au Souper, elle s’occupa de lui
avec tant de naturel et de grâce, qu'il ne sut discer-
ner si elle avait pour but de le charmer lui-même
ou de satisfaire Paolo.
« M che tristezza! disait-elle à demi-voix à son
amant en contemplant d'un air attendri. son jeune
hôte.
— Ce garçon-là est malade de solitude, dit Ban-
cello à la prima donna. Vous devriez chercher re-
mède ä son mal.
— Chercher ne signifie rien, dit-elle, jetant un
vif regard à Paolo; trouver est tout. »
Malgré ce bon accueil, Ali retourna peu souvent
chez la Rosina, et quand Paolo lui en adressait des
reproches, il répondait : | ;
« Tu n’as pas besoin de moi près d'elle.
— Tu tetrompes, disait Paul en souriant. Je suis
un avare, j'aime à réunir mes trésors. » |
Ali n'avait pas oublié la jeune fille rencontrée au
bureau du journal et si mal reçue par Léon. Il re-
tournait chez celui-ci quelques jours après son
arrivée, et le priait en souriant de vouloir bien ac-
Cueillir de sa prose, si toutefois il n'écrivait pas trop
mal l'italien. Paul Villano étant le principal action-
naire et le soutien dévoué de La Liberta, le jeune dé-
butant était d'avance assuré d’un accueil favorable.
— 157 —
En effet, Léon reçut l’article avec empressement, et
après l'avoir lu en fit l'éloge avec enthousiasme. Il
s'agissait : De la logique dans la vie.
« Mon cher, vous écrivez et vous pensez en mai-
tre, dit Léon. C’est merveilleux! Et comment pou-
vez-vous manier avec autant de pureté une langue
qui n'est point la vôtre ? Mon journal sera trop heu-
reux de vous compter au nombre de ses rédac-
teurs.
— Je craignais, dit Ali modestement, une autre
réponse. Depuis que vous m'avez appris qu'il existe
un Style masculin et un féminin, je ne sais pour-
quoi j'ai toujours peur de tomber dans ce dernier.
— Vous? allons donc! vous raillez.
— Mais, si cela dépend de la forme corporelle, je
ne suis guère taillé en Hercule, et cette jeune et
svelte personne que vous avez si rudement ac-
cueillie l'autre jour est aussi grande que moi pour
le moins.
— Quelle plaisanterie! Vous vous moquez! La
différence, vous le savez bien, consiste, non dans la
force même, mais dans le principe mâle qui est en
vous, comme cet article en fournit la preuve irrécu-
sable, Ce n’est point une femme qui eût produit de
tels aperçus, et les eût exprimés avec cette logique,
avec cetle force de déduction. Vous auriez un pied
de moins, mon cher, vous seriez encore plus pâle,
plus délicat, plus imberbe, que vous n'en seriez pas
moins homme, comme vous l'êtes, de la tête aux
pieds. Cela se voit et se sent, parbleu! on ne peut
pas s’y tromper, et c'est par esprit de contradiction
et de malice que vous me dites tout cela. — Mais, à
ce propos, avez-vous retrouvé ce jeune bas-bleu
— 158 —
pour l'amour duquel vous me cherchez querelle en
ce moment, et qui a paru vous intéresser beau-
coup ?
— Non; Donato, à qui j'ai demandé son adresse,
m'a dit l'avoir perdue. »
Léon fit une grimace de doute.
« Donato perdre l'adresse d'une jolie femme,
dit-il, impossible! Il vous a trompé; et ma foi, si
j'étais à votre place, je saurais la découvrir, ne
fût-ce que pour lui enlever sa belle et lui jouer un
bon tour.
— Eh quoi! dit Ali, vous supposez qu'il aurait
poursuivi cette femme, non pour la servir, car elle
paraissait malheureuse, mais dans l'intention. »
Léon éclata de rire.
« S1 vous demandez cela, c'est que vous ne con-
naissez pas encore Donato.
— Ce serait indigne!
— Indignc'! Ah çà, d'où venez-vous donc? Avez-
vous été élevé par des béguines? EL encore, on
reçoit ces éducations-là, mais on se garde d'en
profiter. Franchement, vous êtes, à ma connais-
sance, le seul garçon de votre âge qui ne tienne
pas à honneur d’avoir une maitresse. ou deux.
« Toutefois, mon cher, je ne vous conseillerai pas
ce dermier part. C'est difficile en diable et trop
absorbant... comme j'ai le bonheur, ou le malheur,
de m'en apercevoir en ce moment. Ah! mon cher,
cependant. un souhait de roi, la brune et la
blonde; et si vous les connaiïssiez.. Vous détournez
la tête? Il faudrait pourtant sortir de cet état de
sagesse, ridicule et insensé. Sur ce point, vous
n'êtes pas un homme. Tenez, je vous conseille fort
— 159 —
de dépister le bas-bleu, puisque l'espèce ne vous
déplaît pas. »
Ali resta quelque temps sans répondre.
« Veuillez m'aider alors dans cette recherche,
dit-il enfin ; mon inexpérience a besoin de vous. »
Un rire bruyant fut la première réponse de Léon,
qui, se frottant joyeusement les mains :
QA la bonne heure! allons donc! Je savais bien que
vous en viendriez là. Mon cher, la femme est le
philtre nécessaire à l'achèvement de notre vigueur,
de nos facultés même, et c’est rester hors de la vie
que de ne s'en point enivrer. Ma foi oui, je tâche-
rai de découvrir votre inconnue; je ferai parler
Donato. »
Et Léon continua de s'égayer sur ce sujet, malgré
le silence et la répugnance visible de son interlocu-
teur, jusqu'au moment où celui-ci le quitta.
Entre sa maîtresse et son ami, Paul était l’homme
le plus heureux de la terre. Après les délices de la
passion, il goûtait avec Ali les charmes d'une inti-
milé qui devenait de jour en jour plus profonde. Son
bonheur avec Rosina, toutefois, n'était pas exempt
d'orages. Elle était trop passionnée pour être égale,
même pour être juste. Un jour, peu de temps après
l'arrivée du jeune de Maurion, Paul était revenu
désespéré près de son ami. Une demi-heure après,
il est vrai, Rosina le rappelait par une lettre déli-
rante, et le lendemain, plus enthousiaste que jamais,
Paul déclarait que cette femme était sa vie même,
et qu'avant de la connaître il n’avait encore ni aimé,
ni vécu.
À partir de ce moment, toutefois, ces épreuves,
de temps en temps, se renouvelèrent. Elles jetaient
— 160 —
Paul dans un désespoir affreux. Cette forte et loyale
nature ne comprenait rien à ces ébranlements sans
cause, à ces malentendus si clairs, à ces colères sans
raison.
Confident de ces crises, Ali n’en était pas moins
étonné. Mais dans sa délicate réserve il s’abstenait
de tout commentaire sur le caractère et les actes de
Rosina, et ne consolait son ami que par sa tendresse.
Pour lui, sa mélancolie restait la même. Il ne ren-
contrait cependantdetoutes parts qu'aimable accueil.
Peu à peu, et pour répondre à d'instantes prières,
il se laissa entraîner à voir quelques familles amies
de Paolo, des plus considérables de Florence, et en
même temps des plus opposées au régime de la do-
mination autrichienne. |
Sur le fond de cette société élégante, aristocra-
tique, oisive, qui se vengeait, au fond assez paisi-
blement, par une guerre de mots, de la tranquille
tyrannie qu'elle subissait, se détachaient quelques
figures sombres, énergiques, méditant la lutte. Parmi
eux se faisait remarquer surtout le colonel Pisacane,
ami de Paolo, et qui, pour le voir, était venu pas-
ser quelques jours à Florence. Plus d’une fois Al
assista entre eux à d'Apres discussions que leur es-
time profonde et leur amitié l’un pour l’autre empê-
chaient Seules de qsgénérer en querelles. Irrité par
l'oppression, Nourri de traditions révolutionnaires,
absorbé dans la contemplation des entreprises et
des souffrances des martyrs italiens, ami de Mazzini,
Pisacane Plaçait tout sOn espoir dans les coups har-
dis tentés SOus l'inypcation de la fortune bien plus
que de la Prudene |
Là
Paolo répondait qu'asse de sang généreux s'était
— 161 —
déjà répandu en pure perte; que de tels sacrifices
n'avaient d'autre résultat que de servir les rois en
les débarrassant de leurs ennemis les plus redou-
tables; que pour combattre avec succès la royauté,
c'est dans l'ignorance et la misère du peuple, ses
vraies bases, qu'il faut l’attaquer. Lent travail, sans
doute, mais seul fructueux.
Ilraillait ces aristocraties impatientes, amoureuses
de liberté, mais pour elles seules, et qui, oublieuses
des besoins populaires, se trouvaient prises au
piége qu’elles avaient forgé ; esclaves d’un maître
appuyé sur cette force aveugle et brutale dont elles
avaient trouvé bon de faire le marche-pied de leurs
richesses et de leurs honneurs. Il montrait l’aristo-
cratie maîtresse d'éclairer le peuple dans ses do-
maines par le triple moyen de l'instruction, de con-
cessions économiques, et d'un meilleur système
d'exploitation du sol. — Avant de rêver une révolu-
tion durable, disait-il, faites des citoyens.
Paolo avait tenté lui-même dans ses terres quel-
ques réformes, et se reprochait, emporté par sa jeu-
nesse vers les jouissances de l’art, de l'amour et des
voyages, de ne passe livrer davantage à cette œuvre.
« Oh! s’écriait-il parfois en s'adressant à Ali, je
voudrais t’'emmener avec moi dans ma belle terre de
Neri; là, nous pêcherions, nous chasserions, nous
fonderions des écoles, nous ferions du bien à tout
le monde. Ils m’adorent là-bas, parce qu'ils sentent
bien que je les aime, et pourtant je n'ai rien fait.
Mais je ne puis arracher aux Florentins ma diva, —
qui, hélas! est aussi la leur, — et je puis encore
moins m'éloigner d'elle. »
Devant ce rêve, si vite effacé, la joue d’Ali se co-
— 162 —
lorait un moment; son regard brillait d'un éclat hu-
mide, puis, troublé par le regret, se cachait bientôt
sous ses paupières abaissées.
Son air de grande jeunesse, qui, à vingt ans, au
premier abord, lui en faisait attribuer seulement
dix-huit, et de plus près, dans la conversation, une
expression de jugement et de sensibilité d’une ma-
turité étrange, un tact exquis, et cette touchante
empreinte de tristesse, tout cela excitait générale-
ment l'intérêt; mais surtout celui des femmes, qui
raffolèrent de ce beau et délicat gentilhomme. Les
coquettes cependant y perdaient leur temps. Il n’a-
vait pas même vis-à-vis d'elles ce ton et ces for-
mules de galanteric banale qui malgré tout leur
plaisent; il était respectueux tout de bon, presque
fraternel, et d'une façon si vraie et si peu douteuse,
que cette haute estime qu'elles avaient d'abord pro-
fessée pour lui s'atténua d'une manière sensible et
devint chez la plupart de l'indifférence, même un
peu dédaigneuse. Mais la jolie comtesse de B...,
qu'il distinguait des autres, etavec laquelle il causait
fréquemment, s'y prit le cœur. De malins amis d’un
côté, des jaloux de l'autre, suivirent ces amours, qui
se terminèrent, au grand étonnement de la galerie,
de cette étrange façon : À force de naïves impru-
dences, le secret de la jeune comtesse avait fini par
être compris d’Ali de Maurion lui-même. Un soir,
chez les Mauletti, ils causèrent ensemble deux
longues heures dans une embrasure de fenêtre, où
l'on respecta leur tête-à-tête; pourtant, des oreilles
curieuses voulurent s'assurer du sujet de l’entretien,
et voici, par quelques paroles saisies, ce qu’on
devina :
— 163 —
Ce dont parlait ce jeune homme avec tant de cha-
leur à cette charmante femme c'était, le croirait-on?
de la sainteté du mariage et des hontes de l’adul-
‘tère! C'élait d'enfance et d'éducation, ce pauvre
fou! tandis que la comtesse, de sa jolie main dégan-
tée (pour des baisers peut-être), écrasait une à une,
sur sa joue, les larmes qui, malgré ses efforts, Cou-
laient. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dès le len-
demain, elle partit pour la campagne avecses enfants,
auxquels, à partir de ce jour, elle voulut se con-
sacrer.
Cette aventure, qui amusa bien des gens, en indi-
gna beaucoup d'autres. Donato s’en mit en colère.
Le souvenir de M. de Maurion le père lui inspirait
des sentiments de protection pour le fils, et il ne
pouvait, ce peintre des amours et des grâces, ad-
mettre une jeunesse sans amours, pas plus, et bien
moins, qu'un printemps sans roses. Il blâämait donc
vivement le mysticisme où s’enfonçait, disait-il, ce
jeune homme, et attribuait sa tristesse à son isole-
ment. Persuadé qu'au fond la réserve d'Ali tenait
surtout à une timidité secrète, il ne lui répugna point,
même, de l'aider à franchir le premier pas, de lui
ménager des rencontres avec l’occasion et de l'ar-
rêter pour lui. Ali d'abord eut peine à comprendre;
mais sur une preuve évidente, il rompit toute rela-
tion directe avec Donato et cessa de lui adresser la
parole autrement qu'avec répugnance. Le peintre en
conçut un ressentiment qu'il laissait parfois échap-
per en railleries pleines d'aigreur.
On était aux fêtes de janvier. Léon donnait un
repas à ses amis, Souper de garçons où la fleur des
jeunes gens de Florence devait être réunie. Ali;
— 164 —
d'abord, déclina l'invitation qui lui fut adressée ;
mais Léon s'en fâcha très-fort, parla d'amitié mé-
connue, de sauvagerie étrange, et finit par dire :
« Ah çà, mon cher, donnant, donnant. J'ai depuis
ce matin votre adresse, et la voici; mais seulement
contre la promesse de venir ce soir.
— Vous eussiez dû me laisser promettre avant de
poser des conditions, dit Ali en souriant.
— Allons, je compte sur vous,» dit Léon; et il
Jui remit un papier.
C'était l'adresse de la jeune personne rencontrée
au journal et suivie par Donato. L'air décent et
noble de cette inconnue, son chagrin du refus qu'elle
subissait, et la manière brutale dont il l'avait vue
traitée en sa présence, avaient inspiré à Ali le désir
de lui être utile. Il se rendit le soir même à l'adresse
indiquée, dans un faubourg de la ville, et demanda
la signora Metella Marti. Ce fut Metella elle-même
qui vint ouvrir. A l'aspect d'un étranger, elle atten-
dit, triste, un peu hautaine.
« Mademoiselle, dit Ali, depuis longtemps je vous
cherche, afin de vous remettre le prix de votre ar-
cle de la Liberta. »
Elle rougit.
« Cet article a donc été imprimé ?
— Oui, avec modification du titre et de quelques
phrases. Le voici. »
Elle le prit etlut.
« On m'a donc trompée? dit-elle.
— Comment ?
— Un ami de M. Blondel m'avait affirmé que Je
n'avais rien à espérer de ce côté.
— I] faut bien vous avouer que je n'ai fait rece-
— 165 —
voir cet article qu'en m'en déclarant l’auteur. C'est
une ruse par laquelle j'essaye de vaincre le préjugé
qui vous repousse. Mais voici ma déclaration signée
que tous les articles imprimés sous cette initiale sont
de vous; car je vous engage à m'en fournir plusieurs
autres avant de produire cette déclaration. »
La jeune fille frappa dans ses mains avec déses-
poir.
« Oh! dit-elle, pourquoi n'êtes-vous pas venu
plus tôt? Mais vous aussi, peut-être... A quelle
cause, monsieur, dois-je l'intérêt que vous me mon-
trez ? »
Elle se prit à regarder Ali durement et avec dé-
fiance.
« Je viens à vous en frère, je vous le jure, » dit
Al.
Elle joignit les mains de nouveau et fondit en
larmes.
« En frère! En frère! C'est ce que j'ai cherché,
mais n'ai trouvé nulle part. Je n'ai trouvé que l'in-
famie, nulle part la fraternité. Ah! vous seul m'avez
fait entendre cette parole! Soyez béni pour cela.
Mais, hélas! vous venez trop tard! »
Elle pleurait, se tordait les mains avec un tel dé-
sespoir, qu'Ali insista pour connaître le sujet de sa
peine.
Le regardant encore profondément, tout à coup,
avec une soudaineté d'Italienne, elle lui raconta que,
fille d'un professeur, la mort de son père l'avait
laissée, avec sa mire, sans ressources. Voucte par
goût dès l'enfance à l'étude, ayant reçu une solide
instruction, elle avait naturellement cherché dans
l'enseignement ou dans les lettres l'emploi de ses fa-
— 166 —.
cultésles plus caractérisées. Mais elle avait à grand”-
peine trouvé deux ou trois leçons que bientôt la
maladie de sa mère l'avait forcée d'abandonner, et
c'est alors qu'elle était allée s'adresser au rédac-
teur de la Liberta.
« Vous savez, poursuivit-elle avec un regard étin-
celant, comment il me rappela que j'étais femme,
c'est-à-dire bonne seulement à Vivre par la grâce d’un
homme, en recevant la nourriture de sa main. Au-
cun de ces protecteurs prétendus, cependant, n'était
venu m'offrir un amour honnête; mais plusieurs
déjà m’avaient offert de payer ma honte d'un mor-
ceau de pain. Quand je sortis de ce bureau, j'étais
folle ; je ne savais plus où m'adresser; l'emploi de
mes facultés m'était refusé; ma mère se mourait
faute de secours! Un de ceux qui étaient avec vous
m'avait suivie; en me voyant pleurer, il m'offrit ses
services. J'ai accepté.….., je suis sa maîtresse, et je
le méprise et le hais! Q vous, qui seul êtes venu
en frère, vous êtes venu trop tard! »
Les larmes s'étaient arrêtées dans ses yeux brü-
lants; elle COntenait sa voix en montrant la porte
de la chambre où sans doute reposaitsa mère; mais
ses regards et son geste avaient quelque chose de
terrible dans leur énergie.
« Rompez Cette horrible chaîne! lui dit Ali vive-
ment ému. Je Continuerai de présenter vos travaux
Sous mon n0M quelque temps encore; je vous cher-
Cherai d’autres ressources ; mais quoi qu'il arrive,
au lieu des subsides de ce misérable, acceptez mon
Secours désintéressé, Voici mon adresse. Fiez-vousà
Moi je °° viendrai plus vous voir. » |
Dans un élan de reconnaissance, elle se jeta à
— 167 —
genoux devant lui, les mains jointes. Il sortit de là
bouleversé.
Comme il rentrait chez lui en passant près de la
demeure de Léon, il rencontra celui-ci qui lui cria :
« Eh bien! d'où venez-vous? Je vous attends.
C'est juré!
— Ah! c'est juste! » dit le jeune de Maurion, qui
avait oublié le souper.
Il s'y rendit. ”
L’amphitryon offrait le luxe et la bonne chère;
les convives apportaient l’entrain et la gaieté. Dans
la salle, tout riait: cristaux, fleurs, visages, et tout
d'abord, sans être bruyante, la conversation fut ani-
mée. Tous ces hommes, compagnons habituels de
fêtes, de travaux, se connaissaient plus ou moins;
Ali seul n'avait de rapports d'intimité avec aucun
d'eux. Ilse trouvait placé en face de Donato, entre
un homme d'âge mûr et un tout jeune homme de
vingt ans à peine, dont les manières hardies et le ton
tranchant contrastaient avec l'attitude réservée du
jeune Français. Paolo, arrivé tard, fut placé fort
loin, à l’autre bout de la table.
La conversation, en se généralisant, tomba
promptement sur les deux sujets qui défrayent d'or-
dinaire les entretiens des hommes entre eux : la
politique et les femmes. C’est au second que Do-
nato, selon son habitude, s'en tenait, et il le traitait
peut-être avec plus de cynisme qu’à l'ordinaire, en
portant fréquemment ses regards sur Ali de Maurion.
« Je bois, s'écria-t-il en levant son verre, à la
santé, non pas de l'amour, mais des amours. Foin
des préjugés absurdes qui jettent sur la vie le froid
manteau de l'austérité! L'amour unique est un dieu
— 168 —
solennel, prétentieux, barbare, mystique et grin-
cheux. Je bois aux amours païens, à ces beaux en-
fants ailés, potelés et souriants, qui tiennent, cou-
ronnée de pampres, la coupe de l'ivresse. Qui me
fait raison ? »
Autour de son verre, les verres s'entrechoquèrent,
et dans le nombre ceux de deux hommes mariés, ce
qui excita les rires.
« Bravo! leur cfia Donato, pas de joug, pas d’hy-
pocrisie! et vive l'amour libre à côté de l'amour
légal! | |
— Pourquoi ne pas porter un toast à l’adultère ? »
dit Ali en réponse à son jeune voisin, qui lui repro-
chait de n’avoir pas tendu son verre.
« Ah! ah! s'écria Donato, voici M. de Maurion,
messieurs, qui entre en lice comme champion de la
continence. »
Ali rougit un peu, en disant:
« J'ai protesté contre vos principes!
Nos principes ! reprit Donato d’un air ébahi.
Ce jeune homme parle de principes ! Qui est-ce qui
a des principes ici? Moi je n'en ai pas. »
Il y eut une explosion de rires.
« Nous avons laissé cela au vestiaire, dit le jeune
voisin d'Al.
— Parlez pour vous, s'écria Paolo du bout de la
table. Les miens ne me sont pas un habit. »
D'autres aussi, mais plus doucement, protestèrent.
« Messieurs, entendons-nous, dit Léon. Un prin-
cipe, c’est la chose d’où l’on vient et où l’on va. J'ai
des hrincipes, nous en avons tous. Nous venons de
la fem mme et nous allons à la femme. Vivent les prin-
Clpes f »
— 169 —
Nouveaux rires. Lancée par l'hôte sur ce ton, la
conversation redevint licencieuse. Ali se tut.
Mais Donato revint à l'attaque.
« Oui, la femme est la joie de l’homme, son nec-.
tar, son ambroisie. Les Grecs, nos maîtres en tout,
n’estimaient point un Jeune homme qui n'avait pas
passé par les mains des courtisanes ; cntendez-vous
cela, monsieur de Maurion? Les femmes achèvent
l'homme après l'avoir fait. Socrate fut l’ami d'Aspa-
sie. Et c’est de cette femme célèbre, aussi bien que
des Laïs et des Phryné, qu’'Athènes reçut le don qui
l'a rendue par le monde un éternel flambeau de
goût, d'atticisme, d'art, de vie supérieure, tandis
que Sparte, d’où la courtisane était proscrite, nour-
rissait un peuple dur, sans grâce, haïssable et mal-
heureux. Cessez donc, ô triste jeune homme! de sa-
crifier à l'absurde, et portez avec nous un toast à
Vénus.
— Ainsi, répondit Ali, à vos yeux la courtisane
remplit une fonction utile dans l’ordre social?
— Incontestablement.
— Pourquoi feignez-vous alors de les mépriser,
et honorez-vous faussement les femmes honnêtes ?
— Question d'enfant! Ne faut-il pas à celles-ci
quelques compensations ? Quand cette pauvre vertu
veut bien se contenter de couronnes, il serait trop
cruel de les lui refuser ?
— Supprimer partout la chasteté, si elle est une
erreur, serait plus juste et plus simple, dit Ah.
— Pas du tout ! s’écria l’un des hommes mariés
qui se trouvaient là. Pas du tout! Il nous faut chez
nos femmes de la vertu. Elles sont les prêtresses du
devoir, et les courtisanes celles du plaisir.
10
— 110 —
— Dans le temple de l’athéisme moral, dit avec
mépris le jeune de Maurion. L'arrangement à coup
sûr est admirable, puisqu'il vous fait recueillir à la
fois les jouissances du vice et les avantages de la
vertu: mais il a un grand défaut.
— Lequel ? demanda-t-0n.
_— De n'être qu'un joujou de fantaisie, un chà-
teau de cartes, bâti sur une pointe d’aiguille, et qui
va crouler le jour où les femmes s'apercevront que
votre intérêt n’est pas le leur.
— Bah ! les femmes sont aveugles, s'écria-t-on en
riant.
— Oui, jusqu'ici. Maïs le jour n'est pas loin où va
tomber la taie qui couvre leurs yeux. La foi aux
vieux dogmes, vous le savez bien, se meurt, et si les
habitudes d'’illogisme qu’elle a imprimées à leur es-
prit durent encore, elles ne sauraient durer bien
longtemps. Eh quoi! vous êtes viveurs, égoistes, dé-
bauchés, et, contre toute loi de nature, vous pré-
tendez procréer des anges épris d’abnégation, de
dévouement et de duperie? C'est insensé. Vos filles
vous ressemblent. Ne voyez-vous pas que chez elles
aussi bien que chez vous la boîte crânienne s'a-
platit, s'épate ? Calculatrices contre calculateurs,
égoistes contre égoistes, elles répondront demain à
vos ingénieux systèmes d'inégale répartition des
devoirs que la plaisanterie a trop duré, et que les
contes bleus ont fait leur temps. Alors il faudra
Choisir, quoi que vous fassiez, entre la courtisane
et]a femme honnête, entre l’ordre véritable dansla
justi ce: avec la pudeur — etla licence universelle et
Sans frein.
___ En ce cas, à la licence universelle! et à son
fl
prophète Ali! cria Donato en levant son verre. Il a
- raison : le plaisir est la loi de tous les êtres. La
vertu est un martyre insensé. La chasteté chrétienne,
si la vie pouvait mourir, eût tué la vie. En atten-
dant, elle a déformé l'homme, enlaidi la femme, at-
tristé la terre; elle y a semé l’épine à la place des
fleurs ; elle a rétréci l'âme en condamnant l'expan-
sion, loi sacrée de l'être et de la nature. C'est elle
qui a créé le mystique, ce fanatique de la chi-
mère, qui tient la privation pour vertu, le renonce-
ment pour joie, le néant pour vie. Les païens, du
moins, ne plaçaient Tantale qu'en enfer, et Tan-
tale n’était qu’une ombre. Image, après tout, bien
affaiblie de ce Tantale chrétien en chair et en os,
martyr volontaire, misérable ascète, qui repousse
l'amour, le plaisir. le vin, la bonne chère et la
beauté, pour se repaître de visions creuses. — Ainsi
donc buvons à cet heureux temps, prédit par M. de
Maurion, où nous ne trouverons plus de cruelles,
où la bacchante sous les pampres et Galathée der-
rière les saules ne fuiront plus nos baisers; au règne
des temps d’Ovide sur toute la terre!
— Non! dit Ali : Au règne de l'amour hibre et
pur ! au règne des joies qui élèvent, non des plai-
sirs qui abaissent! à l'éternelle pudeur !»
Ainsi debout, tenant son verre, éclairé par les
feux tombant du lustre, beau, jeune, pur, les yeux
et le front rayonnants d’un suprême éclat, 1l parut
sublime.
Il y eut des murmures, des applaudissements, et,
chez la plupart des convives, des regards et des
sourires d'étonnement. De la place où il était, Paul
Villano, en applaudissant des mains, Cria :
— 172 —
a Bravo! bien-aimé Ali!
— Amour libre et pur! s'écria Donato d'un ton
persifleur, que signifie cela ? Buvons, s’il vous plait,
à l'oiseau bleu de vos rêves, mais non pas à un non-
sens.
— Et pourquoi l'amour libre ne saurait-il être
pur? dit Ali en se rasseyant, tandis qu'à son pâle
visage montait une lueur pourprée. Est-il donc pur
l'amour né de la contrainte ? Et même peut-il exis-
ter ? L'amour ne sera pur que lorsqu'il sera libre.
Et l'amour libre sera pur si la liberté est l'aile qui
nous emporte surles sommets, et non le poids qui
nous attire à la fange. À vous de nier ce que j'af-
firme, soit. La vérité ne vit, du moins en ce monde,
que par l'homme. Les esclaves l'abaissent, les races
libres la relèvent.
— La liberté grecque fit l'amour païen, allégua
Donato.
— La liberté grecque est une des outres enflées
de l'histoire. Couronné de fleurs, l'éloquence aux
lèvres, mais un pied posé sur la poitrine de l’es-
clave, elle tient la clé du gynécée dans sa main. Or,
partout où la femme n'est pas hbre, l'amour ne peut
être que licencieux.
— Et l'amour chrétien ? lui demanda-t-on. |
— C'est un compromis, il n'existe pas. En conser-
vant l'esclavage par la loi d'obéissance, en condam-
nant la vie, le christianisme n’a fait que joindre
les abjections de l'hypocrisie aux fureurs de la li-
cence.
— Si vous n'êtes ni pour Dieu ni pour le diable,
s'écria le peintre, au nom de quoi, s’il vous plaît,
condamnez-vous le plaisir ?
— 173 —
— Vous voulez dire son exclusive recherche ? Au
nom de la dignité humaine, au nom de jouissances
plus vraies, qui résultent de l'accord de toutes les
puissances de l'être, et de leur expansion vers la jus-
tice et la vérité. Ni le paganisme, que le christia-
nisme enchaîna, mais ne tua point, et qui lutte en-
core, tout vieux quil est, contre son vainqueur ; ni
le christianisme, expirant à cette heure, n’ont res-
pecté l'unité de l'être humain. Ce que vous nom-
mez le plaisir n’est point la vie; l'idéal chrétien ne
l’est pas non plus. La vraie vie, sérieuse et forte,
tissée tout ensemble de joies, de devoirs, de dou-
leurs, de travaux, d'aspirations, est l'exercice har-
monique de toutes nos forces et de toutes nos facul-
tés. Le plaisir seul abrutit; la douleur seule tue. Le
bonheur est sur les sommets courageusement gra-
vis; c’est la fleur embaumée de toute œuvre qui,
plongeant dans le sol de fortes racines, s'épanouit
sous le ciel, trop haut pour être aperçue de ceux
qui rampent.
— Mots! aspirations vaines! répliqua Donato.
— Ali, cria Paolo, qui, penché, de loin écoutait,
Al, tu dis vrai.
— Après tout, observa un des interlocuteurs
d'Ali, si ramper nous plaît? Il n'y a de mal à mon
sens que dans ce qui nuit aux autres.
— Et ne sentez-vous pas, reprit AN, — qui après
ses dernières paroles s'était affaissé comme sous
le poids d’une lassitude profonde, mais qui, sur ce
mot, releva la tête, — ne sentez-vous pas que l'a-
mour sans attachement et sans pudeur produit du
même coup trois abaissements : celui de la femme,
celui de l'homme, ct, par l'enfant, celui de la race
10.
— 171 —
elle-même? Vous faites du plaisir le but de l'amour;
il n’en est que le moyen, où malheureusement s'ar-
rête, depuis des milliers de siècles , l'humanité en-
core instinctive. Le but, c'est l'enfant, produit vi-
vant et sacré, mais incomplet, qui doit s'achever par
l'éducation, et dont le parfait développement exige
pendant vingt années le double dévouement de ceux
qui l'ont créé. L'amour (dont vous faites la débau-
che), l'amour, par la loi même de notre nature, est
la famille, — autrement dit l'union de sens, de cœur
et d'esprit de deux êtres dans une œuvre sainte,
l’œuvre même de Prométhée, la création de l’homme-
dieu! »
En achevant ces mots, qu’on avait écoutés en si-
lence, le jeune orateur, qui rappelait si courageu-
sement à la pudeur cette assemblée d'hommes, se
rejeta de nouveau en arrière et pencha la tête sur
sa poitrine, avec l'épuisement qui suit un effort
douloureux. Quelques applaudissements, où réson-
nait l'accent de poitrines loyales, éclatèrent, mais
noyés sous des applaudissements plus bruyants, où
l'ironie faisait entendre son timbre acide et son rire
heurté.
Paolo, s’élançant de sa place, vint serrer la main
d’Ali. |
Puis, sur ces sujets et sur d’autres, les propos se
croisèrent, vifs, lourds, alertes, graves, acérés, li-
cencieux, humoristiques. Chacun dit son mot à son
tour, Enfin, on servit le dessert; les vins mousseux
pétil#rent, et de plus en plus s'échauffèrent tous
ces esprits, Plus ou moins réfléchis, plus ou moins
égers, qu'entrainaient l'impulsion donnée et le mot
d'ordre de la réunion : Joie, ivresse. On n'avait
EE PE
——_—
— 175 —
guère abandonné le chapitre des amours; on en
vint à lancer des allusions personnelles, à se félici-
ter à mots couverts. de la gaze la plus transpa-
rente. Les images des maîtresses absentes remplirent
la salle, et chacun eut à cœur de rendre visible le
fantôme gracieux qui l'obsédait. Les aveux erraient
sur toutes les lèvres; des indiscrétions provoquées
s'échapptrent; on avouait en niant. Quelques doutes
malins irritant les vanités, les dernières réticences
tombèrent : les noms de nobles Florentines se heur-
tèrent à des noms de courtisanes, et d’infâmes ré-
cits, les dépouillant de tout voile, les exposèrent aux
regards.
Ali seul n’avait point vidé son verre. Jusque-là
il avait gardé la même attitude affaissée: à ce mo-
ment il se leva, ivre aussi, mais de dégoût. A l’autre
bout de la table, Paolo Villano et deux ou trois
autres exprimaient énergiquement leur blâme et
cherchaient à refréner cette orgie, tandis que la
plupart des convives, et entre autres Donato, cou-
vraient ces remontrances d'éclats de rire. Ali se re-
tirait en silence, quand certains de ces rieurs signa-
lèrent à grands cris son départ.
« Monsieur de Maurion! monsieur de Maurion!
où allez-vous ?
— L'ange quitte Sodome!
— L'innocence est en fuite!
— Au moins, secouez vos sandales.
— Messieurs, dit Léon, n’accusez pas M. de Mau-
rion. Je ne saurais dire où il va; mais je tiens à le
réhabiliter à vos yeux. Je lui ai donné ce matin
même l'adresse d’une jolie fille, qu’il cherchait de-
puis un mois. »
— 176 —
De fous rires éclatèrent à cette révélation, et ce
furent des battements de mains étourdissants.
Toute l'horreur de la destinée de Métella revint à
ce moment peser sur le cœur d’Ali, et, se retournant,
avec des regards d'où jaillirent les flammes de la
colère, il s'écria : |
« Vous êtes des lâches! »
À cette parole, tous ces hommes bondirent. A
l'aise tout à l'heure dans la chose et s'y vautrant, le
mot, comme il est d'usage, les rendait furieux. Ils
vinrent entourer le jeune homme avec des exclama-
tions de rage, et vingt provocations lui furent adres-
sées à la fois. Au milieu de ce tumulte, lui, restait
immobile, silencieux, et son regard seul, fier, mé-
prisant, triste, attaché sur cette foule, parlait. Des
mains se levèrent contre lui; mais un protecteur
déjà le couvrait de son corps et de la force plus
puissante de son autorité morale. Paolo, enlaçant
d’un bras son ami, de l’autre tenant en respect les
agresseurs, S'écria :
« Du silence, messieurs! notre banquet va-t-il
finir par une rixe, comme l'orgie d'une populace ?
M. de Maurion a eu tort; mais il a été provoqué;
tout le monde ici a eu tort. Cependant, je suis cer-
tain que mon ami va rétracter un mot trop vif,
échappé à l'Mdignation. »
D'une voix plus basse, émue par ses craintes, il
ajouta immédiatement à l'oreille d'Al :
« Je t'en supplie, rétracte ce mot de lâches. Veux-
tu te battre Contre Ja ville entière ? » °
En même temps, Léon imposait son autorité pour
apaiser les colères. et Donato, renonçant un peu
9
tard à son rôle agressif; disait : |
Pre 00, mm ie
— 1717 —
« Ce n'est qu'un enfant nourri de chimères. Lais-
sons-le. »
Mais au milieu du silence qui attendait la rétrac-
tation, Ali répondit :
« Je ne puis rétracter ce qui est vrai; et cepen-
dant je ne me battrai point, Paolo. Le meurtre me
fait horreur, aussi bien que l'impudeur et la trahi-
son, et je rejette, pour ma part, ce vieil héritage d’a-
nimalité et de barbarie auquel s'attache un amour-
propre imbécile. Qu'ils me méprisent, ou croient
me mépriser, peu m'importe; je me retire d'avec
eux. »
De nouveaux cris, de nouvelles insultes répon-
dirent.
« Si vous ne voulez pas vous battre, vous serez
battu, mon petit monsieur, » dit, en s'approchant la
main levée, le comte Mélina, jeune seigneur napoli-
tain connu dans Florence pour ses débauches.
Mais sa main fut relevée par une autre main, et il
rencontra devant ses yeux les yeux étincelants de
Paolo.
« Monsieur le comte, j'ai voulu rétablir la paix;
mais, en somme, je ne désapprouve pas mon ami et
je le défendrai contre tous. Lui seul ici est resté
parfaitement noble et digne. Que ceux qui sont in-
capables de le comprendre s’écartent au moins de-
vant lui! »
Son regard impérieux, son geste puissant, en im-
posèrent à plusieurs, et grâce à l’aide que lui prè-
tèrent, avec Léon, les plus raisonnables de l’assem-
blée, on lui livra passage ; il sortit, entraînant son
ami, qu'il tenait toujours embrassé.
Ce fut chez Ali qu'ils se rendirent. Maintenant,
— 178 —
revenu de l'emportement irrésistible où l'avait jeté
l'indignation, Ali regrettait vivement une scène
dont les conséquences pouvaient retomber sur son
ami. Ces duels refusés, Paolo ne les accepterait-il
point? résisterait-il au désir de venger les propos
lancés à cette occasion contre Ali? De son côté,
Paolo craignait pour son ami les ressentiments qu'il
venait d'exciter, et, à défaut du duel, la bastonnade
ou l'assassinat.
« Dois-je quitter Florence? demanda, au sortir
d'une méditation pénible, le jeune de Maurion.
— Non, répliqua vivement Paolo, tu ne dois pas
fuir. Je le devine, c'est pour moi que tu partirais.
Mais tu te trompes : toi présent, je ne te ferai pas
l'injure de prendre pour mon compte les duels que
tu refuses. J'approuve ta résolution et m'y associe.
Dans ton absence, au contraire, libre de ma colère,
je te défendrais contre tout propos fâcheux. Pour
ta sûreté, je préférerais te voir partir; mais je t'aime
trop pour ne pas te laisser risquer ce que je risque-
rais moi-même à ta place, la vie pour l'honneur.
— Je resterai, dit Ali en serrant la main de son
ami.
— Promets-moi seulement de ne pas sortir sans
moi. Je te viendrai prendre chaque jour.
— Est-ce bien plus brave que de partir? demanda
Ali en souriant. |
= Un homme attaqué par une foule a le droit de
se faire défendre par ses amis et de parer aux em-
bûches. »
Cette scène du banquet fit grand bruit dans Flo-
rence. On prit parti pour et contre le jeune Français,
et il eut ses enthousiastes, mais en petit nombre.
— 179 —
Les femmes qu'il avait défendues, même, pour la
plupart, eussent désiré qu'il se fût battu. Il eût été
pour elles, à ce prix seulement, un héros complet,
bien digne qu'on essayât de le rendre infidèle à cette
vertu, qu'il avait si admirablement défendue.
Car, il faut le reconnaître, le christianisme n’a
rien détrôné, et Mars et Vénus s'entendent comme
au temps du vieil Homère. Union pleine d'affinités
de la violence et de la débauche. Dans un ordre so-
cial basé sur la guerre, la courtisane répond au
soldat.
Sous la protection de Paolo, qu'entouraient ses
propres amis, Ali, pendant les jours qui suivirent,
supporta convenablement sarcasmes, sourires, défis
nouveaux. Paolo Villano exerçait dans Florence une
influence d'autant plus sérieuse qu'elle résultait
moins de sa fortune et de ses relations de famille
que de son caractère. Aimé des uns, craint des
autres, il n'était à personne indifférent. L'opinion
publique, étonnée d'abord, pencha cependant en
leur faveur.
Ali reçut vingt lettres de femmes, quelques lettres
d'hommes pleines d'estime et d'approbation, et des
bouquets à foison, muet hommage de sympathies
IMconnues. Mais de tous les suffrages, le plus enthou-
siaste fut celui de Rosina. Elle accourut avec Paolo
dès le lendemain chez Ali et l’accabla des plus vifs
témoignages d’une admiration exaltée. Il dut l’ac-
COmpagner aux Cascine dans sa voiture, où cette
reine de Florence prit plaisir à l’accabler d’hom-
Mages publics.
Les nouvellistes même prétendirent qu’Ali sup-
Planterait Paolo. Maïs celui-ci, trop loyal pour être
— 180 —
accessible à la jalousie, ne fut qu'heureux de l'hon-
neur rendu à son ami par celle qu'il aimait.
Au bout de trois jours, afin de laisser aux esprits
le temps de se calmer sur cette aventure, la belle
cantatrice eut la prudence d'emmener Ali et Paolo à
la campagne, où, sous prétexte d'une fièvre qu'elle
voulut avoir et qu'affirma complaisamment le mé-
decin du théâtre, ils passèrent huit jours. Après tout,
le médecin avait peu menti. L'état fiévreux était
fréquent chez cette femme à l'imagination ardente,
qui, par état aussi bien que par nature, vivait dans
la fiction comme dans une réalité.
Quand ils rentrèrent à Florence, après ces huit
jours d'excursions champêtres, de conversations
sentimentales et artistiques, d'émotions intimes , ils
avaient presque oublié leurs préoccupations précé-
dentes. Cependant, au seuil du théâtre, un soir, Ali
fut insulté et menacé par deux des anciens convives
de Léon. Il ne parla point à Paul de cet épisode,
mais sortit le lendemain avec une dague ostensible-
ment placée à sa ceinture, sans quitter pour cela
l'air pensif et doux qui lui était habituel et l'avait
fait surnommer Nemorino par le peintre. Dans la
ue il rencontra le comte Melina, qui vint droit à
ui. ;
« Eh bien, avez-vous choisi, mon petit monsieur ?
— Quoi?
on Vous battre? ou être battu?
— Je me suis promis de ne point accepter de
Me ne de me défendre. ”
— Fort bien. oici ce qu’on doit aux inso-
ents sans ni . ï
Et la main du comte s’abattit sur la joue d’Ali.
— 181 —
Mais à l'instant le comte s'abattait lui-même sur le
pavé, frappé au ventre d'un coup de dague. Quel-
ques personnes, attroupées par le ton élevé du
comte, et qui avaient tout vu, relevèrent le blessé.
On remarqua l'émotion et la tristesse du jeune
Français, qui, loin de s'enfuir, donna les premiers
soins à son adversaire, et ne reprit couleur qu'après
avoir entendu un médecin, appelé en hâte, assurer
que la blessure n'était pas mortelle. La fermeté
d'une telle défense, appuyant la fermeté de son re-
fus, acheva la victoire d’Ali. Ses ennemis renon-
cèrent à l'inquiéter, Ses partisans l’admirèrent da-
vantage.
« Si jeune et si grand! » disait Rosina, qui ne
parlait que de lui.
Elle eût voulu chaque jour l'avoir à diner, et
grondait Paolo quand il venait sans Ali. Ce n'était
point la faute pourtant de Paolo; mais le jeune de
Maurion se refusait le plus possible à ce rôle de
tiers intime, de confident inséparable, que lui vou-
laient imposer les deux amants.
Sa réserve datait surtout du séjour à la cam-
pagne, où, témoin constant de leurs amours, sa dé-
licatesse en avait souffert peut-être.
Il y avait en ce jeune homme des pudeurs que la
Rosina n’était faite ni pour ménager, ni pour com-
prendre. On eût dit, au contraire, parfois, qu'elle
mettait une sorte de volonté, instinctive ou réflé-
chie, à initier aux ardeurs de la passion l'innocence
Où le calme de son hôte.
Bien souvent, quand il s'écartait pour être seul,
elle le rappelait, et, s'emparant de son bras, le pla-
çait entre eux, comme pour le brûler au et des
— 182 —
regards qu’elle échangeait avec son amant. Couchés
tous les trois à l’ombre des saules et devisant, elle,
ne parlait que d'amour, y ramenait sans cesse l'en-
tretien, provoquait Paolo par de langoureuses co-
quetteries, se jetait dans ses bras et baisait ses
lèvres.
Elle était, d'ailleurs, dans ce rôle d’amante, la
volupté même, et ce qu’une autre eût pu faire chas-
tement recevait d'elle un tout autre caractère. Très-
belle de formes, tous ses gestes semblaient avoir
pour but de révéler cette beauté, par une habitude
acquise sans doute et devenue presque naturelle.
Dans quelques entretiens qu'elle eut seule avec Ali,
elle sut lui faire d'étranges confidences.
Le jeune homme cependant restait calme, imper-
turbable; mais au tressaillement presque impercep-
tible de sa lèvre, à l’abaissement subit de sa pau-
pière, un observateur plus expert que Rosina eût
deviné le froissement intérieur.
Après l'affaire du comte Melina, l'affection de la
cantatrice pour Ali s’exalta de mille inquiétudes.
Elle voulut que Paolo ne le quittât plus dans la rue;
elle exigea qu’Ali vint chaque jour la rassurer par
sa présence ; une ou deux fois elle courut chez lui.
Tout cela très-ouvertement et d'une innocence
bruyante. Naturellement très-expansive, elle em-
brassait volontiers, hommes ou femmes, ceux qui vi-
vaient dans son intimité. Elle embrassait donc Ali
Souvent, et Même fréquemment le tutoyait. Ces fa-
miliarités, Qui de toute autre eussent paru suspectes,
étaient dans les aljures de cette nature libre, sou-
daine, passlonnée, qui n’était cultivée et spirituelle
qu’à ses heures qe raffinement. |
— 183 —
Cependant, cette amitié devenait de plus en plus
vive et particulière. Pour avoir le droit d'appeler
Ali : mon enfant et de passer la main dans les
beaux cheveux du jeune homme, Rosina avoua
trente ans.
CHAPITRE VI.
L'hiver, si doux à Florence, touchait à sa fin, et
déjà, de temps à autre, des jours splendides, frais
et purs comme les pâquerettes à demi écloses, ap-
portaient aux êtres des sensations nouvelles.
Était-ce l'influence du printemps? Dans le mé-
nage de Paolo et de la belle Rosina, coups de vent,
ondées et bourrasques se succédaient de plus en
plus fréquents. Chaque jour s'accusaient mieux les
différences de ces deux caractères, l’un mobile et
passionné, l’autre sérieux et sensible, qui ne se
touchaient guère que par un besoin à peu près égal
d'expansion. Paolo s’affligeait de ces troubles sans
cesse renaissants, et commençait à reconnaître et à
nommer de leur nom des défauts qui, autrefois, lui
avaient paru des qualités charmantes. Peut-être en
cela avait-1l élé moins aveugle qu'on ne pourrait
croire. Cette alchimie dont on fait honneur à l’a-
mour est souvent le fait de l'objet aimé, qui se
pare instinctivement de toutes les vertus et de
toutes les grâces, et, voulant être adoré, ne se pré-
sente qu'’adorable.
L'amitié d'Al, cependant, consolait ces ennuis,
— 185 —
que la vive nature de Paolo, livrée à elle-même, eût
plutôt exagérés. Cette amitié pure, égale, toujours
prête, était un si doux refuge! Si tendrement et
avec tant de puissance elle guérissait le cœur en-
dolori, endormant son inquiétude, baignant d’un
flot d'amour la plaie faite par quelque dureté ou
quelque injustice. Rosina eût été jalouse qu'on n'au-
rait pu le lui reprocher. En atténuant si bien les
souffrances de l'amour, cette amitié en atténuait
l'ardeur.
Un soir, après avoir quitté la cantatrice, ils sor-
tirent ensemble de la ville, en suivant les rives de
l’Arno. Un air doux et tiède caressait leurs fronts ;
l'Arno, coulant à leurs pieds, réfléchissait dans ses
flots la lune, qui se levait pâle et pure; les étoiles
s’allumaient au ciel; Florence derrière eux s'éclai-
rait; sur les bords du fleuve, les frontons des villas,
baignés par l'épaisse lumière, offraient à l'œil des
contours mous, indécis, et les arbres des jardins
et les peupliers des berges se repliaient assoupis,
avec un chuchotement doux où se mêlaient des
bruits d'ailes.
Depuis quelque temps déjà les deux promeneurs
marchaient côte à côte sans se parler. Paul Villano,
la tête baissée, le front couvert par l'ombre de son
chapeau, courbait sa noble taille comme sous le
poids d’une fatigue ou d'une préoccupation. Moins
grand de la tête, mais admirablement proportionné
dans sa taille élégante et souple, Ali, tenant à la
main le petit chapeau de feutre noir qu'il portait
d'habitude, livrait son front et ses cheveux à la
brise, et suivait son ami, en jetant sur lui de fré-
quents regards.
— 186 —
La coque renversée d'une barque tirée sur le
sable, en obstruant leur chemin, arracha Paul à sa
réverie. Il s'arrêta, se fit un siège de la barque et
fit asseoir Ali près de lui. Le flot clapotait à leurs
pieds. À quelque distance, dans les arbres d'une
villa, un rossignol préludait, tandis qu’au loin, du
coteau voisin arrivait affaibli le cri douloureux de
l'orfraic.
« Ali, dit tout à coup Paolo, crois-tu vraiment
que l'amour soit plus vrai entre des êtres plus diffé-
rents? qu'il y faille ce contraste que tant d'esprits
admirent et préconisent? Ces deux êtres, l'homme
et la femme, que la nature condamne à ne pouvoir
vivre l'un sans l'autre, sont-ils vraiment tenus d’être
dissemblables au point, hélas! de ne pouvoir se
comprendre ?
— Ta question se répond à elle-même, dit Ali.
Non, cette philosophie me paraît absurde; elle s'ap- :
puie sur une autre base que la recherche du vrai.
— Certes, reprit Paolo, je conçois un état supé-
ricur à cet état d'incompréhension où en se cher-
chant l'on se heurtc! Je conçois un état bien supé-
ricur où, moins agité, l'amour n’en serait que plus
profond ; où des affinités puissantes, une entente
sérieuse, une confiance entière, lui donneraient à la
fois plus de grandeur, plus de charme, et plus de sé-
curité. » |
Il attendit une réponse; comme elle ne vint pas,
jetant le bras autour de son compagnon:
« Ne serait ce pas aussi ton rêve, Ali mio ?
— Oui, répondit Ali d’une voix faible, mais vi-
brante d'accent, note formée aux profondeurs de-
l'âme. D.
— 187 —
— Ali, je ne comprends pas celle que j'aime. Je
puis l’étreindre, mais ne puis la saisir: elle m'é-
chappe sans cesse. Ah! Je la crois noble et
grande ; mais ces orages qui à tout propos, hors de
propos surtout, viennent ébranler notre amour,
comme pour en éprouver la solidité, me font mal...
Car il n’est pas bon, vois-tu, de remettre ainsi en
question sans cesse les choses jurées, de discuter
ce qui devrait être sacré. Cependant, elle m'aime
et je l'adore. La femme est un être bien étrange,
Ali!
— Tu crois?
— Ne le vois-tu pas? Tu la connais. Fille t'aime.
Comment juges-tu cet être, à la fois si divin et si
bizarre? Est-ce moi qui ai tort? Dois-je bénir comme
marques de sa faveur les coups dontje saigne? Est-
ce une fantasque ou une inspirée? Dois-je me sou-
mettre ou me révolter?
— Toi seul en peux décider.
— Jamais, dit Paul avec un peu d'impatience,
jamais je n'obtiens de toi sur ce sujet que des pa-
roles entrecoupées, des réticences. Pourquoi? Tiens,
il me semble que tu n'as jamais accepté cet amour
et que tu lui es hostile secrètement.
— Tu te trompes, répondit Ali d’une voix pleine
de mélancolie, j'ai accepté cet amour.
— Alors, qu’en penses-tu? Que penses-tu d'elle?
Parle. Dans le trouble où je suis, j'ai besoin que ta
pensée raffermisse la mienne.
— Rosina est une riche nature, mais tout in-
stinctive. Elle est ce que la société veut que soit la
femme, irréfléchie, et faisant consister sa gloire et
son charme à l'être, Un navire dépourvu de gouver-
— 188 —
nail flotte à l'aventure, et sa direction dépend des
courants - |
— Ah! cher Ali, ce gouvernail qui consiste
dans une croyance ferme, résultat d'un examen
libre, sérieux et profond, qui de nous le possède
bien ? |
— On croit en avoir un, et c'est quelque chose.
Cela maintient du moins le caractère dans une di-
rection donnée. En vraie justice, Paolo, je trouve
qu'il n'est pas permis aux hommes de se plaindre
de la frivolité des femmes, puisqu'elle résulte de
l'éducation et des mœurs qu'ils leur imposent. S'ils
savaient être justes, ils pardonneraienf surtout bien
des inégalités d'humeur à ces pauvres créatures
qu’ils mettent aux prises avec des contradictions in-
sensées, les forçant de choisir entre le mépris et
l'amour d'une part, entre l'abandon et la vertu de
l'autre, — en y joignant souvent la misère.
— Moi, grand Dieu, méprisé-je Rosina ?
— Ce n’est pas toi qui as fait sa vie. Si tu eusses
été son premier amant, ou mieux son époux, peut-
être ne serait-elle pas la même. Elle sent peser sur
elle en sa qualité de femme, et surtout d'actrice, le
poids d'une opinion jalouse, défiante, implacable,
qui fait consister dans la chasteté tout le mérite des
femmes, en même temps qu'elle donne à leur vie
pour seul but, pour seul intérêt, l'amour, et qu'elle
arme tous les hommes contre leur vertu On serait
fantasque à moins peut-être. La courtisane, ce bouc
émissaire chargé de tous les péchés d'Israël, porte
au cœur une haine. Et l’on s’en étonne! Se voir
honnie par ceux mêmes qui vous ont perdue! vivre
écrasée entre deux morales contraires, n'y a-t-il pas
— 189 —
à de quoi nourrir un scepticisme éternel, une co-
lère sauvage ?
— Hélas! est-ce donc sur leur amant, quandil
est sincère, qu’elles devraient se venger? dit Paolo.
_— Elles ne peuvent se venger sur d'autres.
— Ali, demanda Paolo d'une voix altérée, me
conseillerais-tu d'épouser Rosina ? » |
Un silence eut lieu. .
« Tout amour sincère est un mariage, dit enfin
Ali tremblant d'émotion. Se donner avec l'intention
de se reprendre n’est pas aimer.
— Et ce que tu n’ajoutes pas, cher et pur enfant,
je le devine, se prêter est s’avilir. Hélas! quelle
distance nous sépare! Tu viens d’un autre monde
que le mien. Tes paroles, que je sens vraies, qui me
sont une révélation, tombent sur un être appesanti
déjà par des chaînes... Tu as raison dansle vrai.….,
mais l'erreur n’est pas en moi seul, elle m'entoure
et me rend presque le droit chemin impossible...
Ah! s'il m'apparaissait un être tel que toi, ta
sœur...
« Tu détournes les yeux, je te comprends; oui,
nous sommes tous ainsi; quelle qu'ait été notre vie
passée, nous tendons tous à posséder la pureté même;
nous sommes fous! Sais-tu quel étrange rêve je fai-
sais tout à l'heure, en marchant, l'esprit troublé des
chagrins que me cause cette fantasque et chère créa-
ture? Cherchant en moi-même le type de l'amour
vrai, de l’amour heureux, je le composais de cette
entente secrète et de cet accord facile, de cette con-
fiance calme, sans limites, sans doutes, de cette ten-
dresse intime, à la fois vive et profonde. enfin de
tous les traits de notre amitié. Il Y manquait une
A1.
— 190 —
chose, la passion, c'est-à-dire la femme. Mais c'était.
en vain que je m’efforçais d'incarner ce. rêve en.une-
figure féminine, en vain que j'évoquais les traits de.
Rosina ; tout Cela me fuyait : ta figure seule se pré--
sentait à m4 VUE obstinément. Est-ce étrange? C'est
te dire à quel point tu remplis mon cœur. Ah! tiens,
avec une pareille amitié, ai-je le droit de me plain
dre de l'amour ?...…., ;
- « Qu’as-tu, mon enfant? Tu te tais et tu me caches
ton visage... Dis-moi tes rêves aussi, tes rêves d’a-.
mour, qui doivent être si purs et si beaux. Sais-tu
l'idée qui me vient parfois en voyant ta mélancolie
et ton insensibilité près des femmes, c'est que tu as
peut-être un secret pour ton ami, et que ce secret
serait un chagrin d'amour ? »
En parlant ainsi, du bras qu'il avait jeté sur l'é-
paule d’Ali, Paolo l'attira vers lui et le força de
S'appuyer sur son sein. Mais la question restait sans.
réponse. | | |
« Tu ne dis rien? c’est ce que j'ai deviné. .
— Paolo, je n'aime que toi. Je ie lejure!... »
Paolo le pressa sur son cœur avec une tendresse
profonde.
« Quelle femme, dit-il, sera digne de toi? Ah!
celle que tu aimeras, si elle te trompait, je l'écra-
Serais! » |
. Tout à coup il redressa vivement la tête pour en-
Visager Ali. |
€ Tu pleures ! s'écria-t-il.
* — Non, » murmura le jeune homme.
Cependant, au rayonnement de la lune qui frap-
Pait la barque, Paolo vit briller d’un éclat humide
8S paupières -d’Ali. Pendant quelques instants, ils
— 191 —
restèrent silencieux. Ali se dégagea des bras de son
ami, et, s'accoudant sur un genou, la tête appuyée
sur sa main, 1l sembla considérer attentivement les
eaux du fleuve, qui, glissant vers la zone étincelante
éclairée par la lune, y brillaient un moment de mille
feux, avec mille frissonnements, et disparaissaient
plus loin dans la nappe sombre.
Bientôt Paul reprit la parole, et ce fut pour agiter
encore et toujours l'éternel problème d'amour qui le
tourmentait. Dans ce jour voilé, à cette heure char-
mante, au milieu des murmures et des harmonies du
soir, Ali, peu à peu, devint expansif, et de ses
lèvres, qu'à d’autres moments semblait fermer une
timidité souffrante, s’'épanchèrent des pensées in-
times, ainsi que dans la nuit certaines fleurs exha-
lent leur parfum.
« Vois-tu, dit-il à Paolo, je comprends maintenant
pourquoi l'homme et la femme se plaignent si dou-
loureusement l’un de l’autre. Élevés chacun dans un
monde à part, ils ne se connaissent pas, ils ne sau-
raient se comprendre; sous ce mème nom magique
d'amour, chacun évoque une différente image. Ah!
si tu savais quel rêve la réalité vient troubler.
— Tu le sais donc, toi? dit Paolo, et nulle jeune
fille, sans doute, n'eut rêve plus pur. Dis-le-moi? »
Mais Ali secouaïit la tête doucement.
QUn tel rève se dit-11? Non; toute parole vulgaire
le meurtrirait; 1l ne se traduit qu'en douleurs, au
contact mortel des réalités de cette vie. L'amour,
pour l'être qui a pu sans réveil grandir en formant
ce rêve, l'amour... c'est aimer. Dans la langue des
hommes, — tu peux mesurer l'abime, — c'est
ouir. »
— 192 —
Ils revinrent à Florence, Paolo tout pensif, Ali
brisé, pâle. Comme ils entraient au théâtre, le spec-
tacle finissait; ils trouvèrent dans sa loge la prima
donna. En les apercevant, elle jeta un cri, et ce fut
au cou d’Ali qu’elle s'élança tout d'abord.
« Méchantenfant ! Détestable enfant! D'où viens-
tu? dit-elle. |
— Des bords de l’Arno. »
Rosina lança un coup d'œil de ressentiment à
Paolo.
« C’est vous, lui dit-elle, qui me causez ces an-
goisses. En ne vous voyant pas ce soir dans la salle,
j'ai eu froid au cœur. »
Paolo railla ces craintes sans motif, et demanda,
non sa liberté, qu'il sacrifia galamment, mais au
moins celle de son ami. |
Rosina répondit avec aigreur, et finit par fondre
en larmes. Sur une douce raillerie du jeune de Mau-
rion, elle se calma pourtant, mais continua de bou-
der Paolo; et le soir, quandils l’eurent conduite
chez elle, elle affecta de le renvoyer, en leur disant
à l’un comme à l’autre :
« À demain. »
Ce lendemain, vers midi, Ali était dans sa cham-
bre, occupé à lire, quand il vit entrer Rosina.
Elle semblait confuse, ses beaux yeux soulevaient
à peine leurs paupières, et l'on eût dit que sur ses
JOues, si fraîches pourtant, des larmes avaient passé
Île vint prendre les deux mains d’Ali, qui s'était
levé pour la recevoir, et, s'inclinant presque à ses
Senoux :
. «© Me pardonnerez-vous, lui dit-elle, cette visite
INConyenante ? Je Suis de celles dont les actes sui-
— 193 —
vent l'impulsion du cœur; je ne saurais vivre de
subterfuges et de fausses réserves. Depuis quelque
temps, des songes pénibles m'assiégent à cause de
vous; je ne vis plus. La nuit dernière a été plus
cruelle encore ..; aussi te voulais-je voir à tout prix,
et je me suis dit : — Eh bien! pourquoi n'irais-je
pas ? Ce n’est pas de lui que je puis avoir à craindre
une impertinence ou une dureté, — car vous ne res-
semblez en rien aux autres hommes, vous, Ali, si
jeune, si beau, si pur! »
Elle attachait sur lui des regards où se lisait une
admiration passionnée.
« Vous n'avez jamais, Rosina, ménagé ma mo-
destie, dit le jeune homme en souriant. C'est notre
querelle, vous le savez.
— Ne me querelle pas, lui dit-elle avec une ten-
dresse langoureuse ; laisse-moi céder au besoin que
j'éprouve de t'exprimer tous mes sentiments. Si je
t'avais rencontré plus tôt, Ali, je serais une autre
femme. Je scrais restée pure et digne de toi. Mais
les hommes nous perdent dès l'enfance. Ils ne re-
cherchent l'innocence et la pureté que pour les flè-
trir en les respirant. Athécs immondes! pour quile
beau et le bien se réduisent à un raffinement de
plaisir. C'est au nom de l'amour qu'ils m'ont trom-
pée. Tu sais? Je crovais. La confiance est-elle une
faute? .. Puis, cette infamie me mit au cœur la co-
lère. Je voulus me venger, les écraser à mon tour.
Et cependant, je te le dis, moi aussi, j'avais été
chastement élevée; j'étais pure; j'avais au cœur la
religion de Pamour.….. Je rèvais un amant telque toi
pour passer avec lui ma vie.
«Tout cela fut gâté, arraché, souillé, sous une
— 194 —
main brutale. Ah! si tu savais! Il y a des moments
où je hais les hommes d'une haine immense! Vils et
méprisants! Odieux et fous! Ce monde, vois-tu , n’a
pas de logique plus qu'un rêve. Le blanc et le noir,
le oui et le non s'y choquent avec des éclats de rire.
et des larmes. Les hommes ne croient à rien; ils af-
firment, voilà tout; d'un grand air sérieux, et sans
savoir ce qu'ils disent, ils se répètent à l'envi. Toi
seul es vrai! toi seul es sincère! toi seul aurais le
droit de me mépriser!
— Je vous en prie, Rosina, ne parlez pas ainsi Je
ne puis mépriser ceux que j'affectionne; je ne puis
qu'honorer l'amante de Paolo.
_— Ali, ne suis-je donc pour toi que sa maîtresse ?
Tu m'aimes et m'honores à cause de lui. je le sais.
Mais je voudrais plus encore : il me faudrait aussi
pour moi-même un peu d'estime et. d'affection.
Oui, tu ne vois en moi que l'artiste, que l'amante de
ton ami.. je reste étrangère à tes sentiments in-
times...
« Ab! tu es ingrat! Moi je t'aime pour ce que
tu es, Ali, pour toi-même! Écoute-moi: la jeune
fille qui sans doute est la sœur de tes rêves... Ali.
elle existe encore en moi, à des profondeurs que nul
n'a touchées; tu verras. Daigne seulement l’appe-
ler à toi; elle viendra, heureuse, réveillée d’un trop
long sommeil, l’apporter des pressentiments sem-
blables aux tiens, se prosterner devant toi, t'écouter
et te comprendre. — Non, je ne suis pas celle que tu
crois: la viema posé sur les traits le masque du
rire et de sine mais j'ai soif de pleurer et de ré-
ver avec toi.
«a Oui! oui, je m'en doutais, tu gardes contre moi
— 195 —
‘au fond un préjugé* ta justice va jusqu'à l'indul-
gence, mais non jusqu'à la tendresse. Tu as été
élevé par des femmes, cela se voit, par des femmes
honnêtes, et celles-là sont implacables pour nous.
Et pourtant, réfléchis, sont-elles bien différentes ?
Va, nos amants sont les mêmes. La plupart sont
adultères au lieu d’être courtisanes; d'autres sont
plus souillées par le mariage que ne l’est une femme
Libre par ses amours. Est-ce que la pureté existe en
ce monde? Non, je n’y vois de pur que ta chasteté
d'ange; et pour moi, je n’y vois désormais de satis-
faction que dans l’abjuration de mon passé, de bon-
heur que dans... ton pardon !...»
Elle parlait ainsi, penchée vers lui, les mains
d’Ali dans les siennes, et, se courbant de plus en
plus, elle avait glissé presque à ses genoux. La man-
tille qu'elle avait en entrant sur les épaules avait
aussi glissé jusqu'au bas de sa taille, laissant voir un
buste admirable, mal couvert par un peignoir de
dentelle et de mousscline, sous lequel éclataient,
par des jours nombreux, les rondeurs du sein et le
satin de la peau. Ses beaux bras nus sortaient des
manches flottantes, et, beautés plus puissantes en-
core, l'agitation du sein, la passion des lèvres trem-
blantes, l'éloquence du regard.
Ali eut un froid sourire.
« A quoi bon ce plaidoyer, Rosina, vis-à-vis de
celui qui vous aime ct vous respecte comme une
sœur? Et que vous importe Finjustice des autres
hommes, quand Paolo vous honore et vous chérit?
— Paolo! toujours Paolo!» dit-elle avec un accent
douloureux où grondait comme le murmure d'un
vrage.
— 196 —
Elle pencha son beau visage, où courut une pâ-.
leur subite.
« Si je vous parle tant de Paolo, reprit Ali, c'est
qu'il m'attend en ce moment même, et vous seriez
bonne de lui causer cette charmante surprise de
m'accompagner chez lui. Il vous aime tant, qu'il sera
heureux de vous consacrer l'heure de notre habi-
tuelle causerie, et je n’en serai pas jaloux.
— Je le crois! » dit-elle avec amertume.
Elle se leva, marcha d'un pas agité dans la cham-
bre, joignit les mains, murmura des paroles inintel-
ligibles, et tout à coup sortiten jetant Ce mot :
« Adieu!»
Ali, resté seul, tomba dans une douloureuse mé-
ditation. Sans doute il se demandait ce qu'il devait
faire dans une telle épreuve, la plus redoutable de
toutes pour l'amitié. Prévenir Paolo, c'était lui por-
ter un coup terrible, et, d’ailleurs, qu'alléguer de
précis contre Rosina ? Elle pouvait aisèment se plain-
dre d’une interprétation coupable donnée à des pa-
roles innocentes. Quelque diverses que soient les
affections, au fond, le sentiment qui les produit est
le même, et tient sous toutes ses formes à peu près
le même langage. Partir? Mais outre la douleur
d'une séparation pour les deux amis, c'était livrer
Paolo sans consolation et sans défense aux dan-
gers d’un amour aveugle.
Ali n'alla pas le soir au théâtre. À minuit, il reçut
ce billet de Rosina :
« Le silence est vain désormais. Vous m'avez
comprise ; dès lors, à quoi bon des réticences? Vous
m'avez comprise, trop, ou pas assez. J'ai besoin de
vous dévoiler toute mon âme: il faut que vous m’en-
— 197 —
tendiez. Demain, je vous attendrai toute la matinée.
Si vous ne venez pas, j'irai vous parler où vous
serez, même, si vous m'y forcez, chez votre ami. A
demain. »
Ali se rendit chez Rosina. Elle demeurait via della
Pergola, dans une jolie maison à terrasse, donnant
de façade sur la rue et des trois autres côtés sur un
jardin. A l'intérieur régnait avec profusion un
luxe un peu théâtral, mais harmonieux. On condui-
sit Ali dans le boudoir de la cantatrice, où il l’at-
tendit.
Cette petite pièce était ravissante. La lueur rosée
des rideaux, la mollesse des sofas, la beauté des ta-
bleaux, représentant les plus admirables nudités
dues au pinceau des maîtres; les parfums d'une
serre attenante, d'où venaient, par la porte ou-
verte, les douces haleines de l’oranger, de la rose,
du jasmin, tout charmait dans ce réduit silencieux,
clos de portières épaisses et embelli de détails ex-
quis. Pourtant, son plus grand luxe peut-être était
la vue de la serre, où le regard plongeait, par une
large glace sans tain, dans les masses habilement
disposées des arbustes, et parmi les courants de
feuillages des cobéas et des glycines, sur le fond
desquels éclataient les vives couleurs de l'orange,
des roses, des cactus et des camélias.
Le regard pensif d'Al était fixé sur ce frais ta-
bleau , quand, averti par une sensation intime qu'il
n'était plus seul, il se retourna et vit Rosina debout
près de la porte, le regardant avec une expression
ardente et douloureuse. Les bras et le sein à demi
nus sous un peignoir de dentelle noire, les traits
animés par la lutte suprême qu'elle se disposait à
— 198 —
livrer, elle était magnifique d'énergie, splendide de
beauté. Elle vint s'asseoir à côté de lui.
« Ali, me croyez-vous fausse et perfide !
— Non.
— Quelle opinion avez-vous donc sur moi? de-
manda-t-elle impétueusement, déjà irritée par cette
laconique réponse.
— Je crois que, puissamment organisée pour le
bien comme pour le mal, vous faites l'un et l’autre
au gré de vos impressions, parce qu'il vous manque
la première de toutes les puissances.
— Ah! dit Rosina, ce doit être celle de se faire
aimer. En effet, je ne l’ai point.
— Non, c'est une conscience éclairée, grâce à
laquelle on sait se commander à soi-même.
— Cher moraliste, dit-elle, crois-tu? Alors, sois
ma conscience, toi; remplace en moi cette absente.
Refais-moi une âme ! Le veux-tu ? Quelle plus belle
œuvre pour toi?
— Vous seule, Rosina, le pouvez faire, dit le
jeune homme; je puis seulement tenter de vous y
aider, si vous le voulez... en ami, par lettres.
— Par lettres! s'écria-t-elle; tu veux me fuir! non,
jamais! Tu ne sais pas, cher enfant, tu ne sais pas
ce que c'est qu'une femme qui aime, qui aime de
tout son être pour la première fois. Me fuir! Hélas!
à quoi bon? Toi si fort, si chaste, ou si froid, que
Crains-tu ? » |
Rosina se penchait sur lui toute courbée, comme
pour l’adorer, mais épiant ses émotions du re-
gard.
a Je ne puis rien craindre, en effet, dit Ali, parce
que vous ravir à mon ami es{ un acte que je regar-
— 199 —
derais comme un crime. Vous eussiez dû le com-
prendre.
— Que tu acceptes ou non mon amour, je romps
dès ce soir. Que tu le veuilles, ou ne le veuilles pas,
je suis à toi; je ne suis plus à lui. Penses-tu que
maintenant j'aille parler d'amour à un autre ? À quoi
bon, dès lors, un tel sacrifice? Hélas! pour toi ce
n'en est pas un. Mais comprends-moi bien, Ali. C’est
un amour digne de toi que t'offre une femme régé-
nérée par un rayon de tes yeux. Accepte-mol seule-
ment pour ta sœur la plus chérie. Parle-moi, en-
seigne-moi, fais de moi ce que tu voudras qui te
plaise. Repétris-moi une âme à ton image; sois mon
Dieu. Je vivrai de te voir, de t’approcher, de t'en-
tendre. Je ne verrai plus d'autre homme que toi, et
te demanderai pour toute grâce, quand tu seras con-
tent de ton humble élève, de reposer un instant ma
tête sur ton sein, ou de me laisser baiser tes che-
veux. Nous aurons des bonheurs d'ange. Oh! crois-
moi! Cette Rosina qui t'aime n'est plus la Rosina
d'autrefois. N'est-ce pas par les attraits du beau et
du bien que tu as attiré mon âme ? Seul, parmi tous
ces hommes, toi, beau et chaste enfant, tu as dé-
fendu la femme insuliée, l'amour avili.
« Jusque-là je l'avais remarqué à peine; à partir
de ce jour je t'ai adoré, sans le savoir d'abord, te
voulant traiter en amie, en mère; et puis de plus en
plus attirée, absorbée, enfin toute à toi. — Mais ce
sont là des paroles que peut-être tu n'entends pas
comme elles sont. J'avais cru aimer déjà, ce n'était
rien. Moi, si fière pour tous ces hommes qui ram-
pent à mes pieds, tu le vois, je suis presque aux
tiens ; je m'y coucherais avec joie, si tu voulais bien
— 200 —
le souffrir. Je mourrais pour toi! Mon amour est si
pur, Si haut, qu'il n'a pas honte de s'offrir. C'est un
dévouement que je donne.
«Non, ne me prends point pour maîtresse, mais
seulement pour amie; à la seule condition que tu
n'aies pas d'autre amie que moi, et que je puisse
chaque jour te voir.., nous parler seuls. Veux-tu,
mon Ali, veux-tu accepter ce don enthousiaste d'une
femme qui se donne à toi, comme on se donnait au-
trefois au Christ, l'idéal époux? Car tu m'as relevée,
comme il fit de la Madeleine, et mon âme, que le
monde avait abattue, retrouve ses ailes avec toi ! »
Tout entière dans ses paroles, toute vibrante, joi-
gnant les mains, elle pleurait, et sa passion se ré-
pandait autour d'elle en émanations brûlantes. Une
rougeur vive couvrait le front d'Ali; une hésitation
se lisait sur son front penché.
Des flammes de triomphe brillèrent dans les yeux
de la cantatrice.
«À quoi penses-tu ? demanda-t-elle en posant sur
la main du jeune homme ses lèvres brûlantes.
— Je pense, Rosina, que vous êtes irrésistible
pour tout homme...
— Ali! s'écria-t-elle, presque suffoquée de bon-
heur.
— Pour tout homme, reprit-il, qui n'aurait pas
des motifs invincibles de résistance.
— Vous jouez-vous de mes tourments? s'écria-
telle en se relevant pleine de colère.
— Non, je vous le jure, non, Rosina; car si vous
ne pouvez égarer ma raison, vous touchez mon
cœur, et s’il m'était possible de vous aider à sortir
du trouble où vous êtes, de vous mettre au cœur un
— 201 —
amour plus vaste, un orgueil plus haut... Encore
une fois, Rosina, me voulez-vous pour ami ?
— Je te l'ai dit, répondit-elle en pleurant, à con-
dition que tu ne me quitteras pas.
— C'est impossible. Paolo désormais doit vous
quitter, et je l'accompagne. Et puis, toute occasion de
malentendu doit être écartée. Jevoudrais vousguérir,
vous fortifier, non vous nuire. Mon amitié vous res-
tera ; mes lettres seront fréquentes.
— Non! s'écria-t-elle, devenue presque mena-
çante, non! Votre amitié est menteuse! votre pitié
est insultante ! Vous m'avez trompée! Votre douceur,
qui ressemble à de la tendresse, n’est que le masque
d'une sécheresse impitoyable. Vous n'avez pas de
cœur ! vous n'êtes point un homme! Vous ne par-
donnez que du bout des lèvres. — Et toi aussi,
n'est-ce pas, tu modèles dans les nuages quelque
froide poupée, dont la virginité, faite de précautions
et de glace, te donnera du moins les pâles satisfac-
tions de la vanité ? Pour cela, tu auras dédaigné la
passion la plus pure, la plus ardente, et ta fausse
compassion m'aura plus sûrement précipitée dans le
mal que la brutalité grossière des autres hommes! »
Ali se leva. L’hésitation tout à l'heure peinte sur
ses traits avait disparu, et se plaçant debout devant
elle :
« Eh quoi! Rosina, dit-il, suffirait-il de croire à
la chasteté dans l'amour pour devoir être l'amant de
toute femme qui pleure son passé ? Mais vous vous
trompez; ce passé vous possède encore et vos lèvres
seules l’abjurent. Vous n'avez encore d'autre but
que votre désir; vous suivez encore ettoujours votre
fantaisie. Il vous plaît d’avoir un amant ignorant et
— 202 —
naïf à la place d'un autre, voilà tout. Lasse de l'a-
mour sensuel, vous voulez goûter de l'amour chaste,
et vous croyez pouvoir passer ainsi de l’un à l'autre?
Mais un abime les sépare, et s’il vous est jamais pos-
sible de le franchir, ce ne sera pas d’un seul bond.
Vous regrettez la chasteté ? soyez chaste ; vous vous
êtes donnée trop facilement, reprenez-vous. Soyez
fière. Peu importe que ce soit mon bras, ou celui
d'un autre, qui vous soutienne, si vous n'êtes capable
de marcher seule. Toute régénération, pour n'être
pas vaine, doitcommencer par le recueillement, pour
finir par la possession de soi-même. Pour vous, pour
beaucoup d'autres, pour toutes les femmes, l'or-
gueil, à ce moment où nous sommes, est devenu la
suprême vertu.
— L'orgueil,cria-t-lle, furieuse et terrible. Prends
garde : il souffle la vengeance !
— Vous n'êtes que passionnée, lui dit-il; nousne
pouvons nous comprendre. Laissez-moi partir. »
Mais au premier pas qu'il fit, elle se jeta vers la
porte etlui barra le passage. Éperdue, haletante,
égarée, sentant que s’il passait le seuil elle le per-
dait à jamais, elle en appelait à l'impossible, et des
lueurs de haine, d'amour effréné, d'espoir, passaient
lour à tour sur son visage.
« Dur! sans pitié! dit-elle en frappant l’une dans
l’autre ses deux belles mains; dur ! sans pitié !.. Si
je meurs, n’auras-u pas de remords! Cruel enfant,
tu n’as jamais aimé, tu ignores... Ah! quand je vais
me retrouver Seule ici, t’appelant en vain, cherchant
de vaines traces de toi, n’embrassant que ma chimère,
et séparée de ma vie qui est to... Ne m'inflige pas
un pareil SuPplice, non, Si tu as quelque respect
LR, << ee, On
— 203 —
pour l’amour qui t'a créé! Un peu de douceur e
de pitié te sont-ils donc impossibles pour moi?
Ai-je donc ta haine, en échange de tant d'amour ?
Être fier, mon Ali, ce n'est point aimer. Je suis fière
avec tous, humble seulement avec toi. Promets-moi
seulement de revenir; ne m'écrase pas d’un seul
coup ! » |
Mais celui auquel s’adressaient de telles prières
semblait agité plutôt par la répugnance qu’elles lui
inspiraient et l’impatience d'y échapper que par des
tentations personnelles. À ce moment, on frappa à la
porte extérieure du boudoir; la cantatrice tressaillit,
fit à Ali le geste du silence et, soulevant la portière,
disparut. Ali entendit le chuchotement de deux voix,
auquel succéda un silence; puis, une parole plus
haute, brève comme un ordre, fut dite par la Ro-
sina, et presque aussitôt elle reparut. S'approchant
d'Ali, dont elle prit la main :
« Quelqu'un vient, dit-elle, à qui je ne puis re-
fuser une entrevue. Je ne veux pas qu’on vous voie
sortir d'ici. Entrez dans la serre un moment.
— À quoi bon ces précautions ? demanda le jeune
homme avec surprise.
— Ah! voudriez-vous discuter avec une femme
ce qu'elle croit utile à sa sûreté? Et ne m'accorde-
rez-Vous pas au moins cela? S'il faut tout vous
dire, il s'agit d’une explication qui sera peut-être
orageuse, et je crains... des violences. Votre pré-
sence, Ali, me rassurera. Écoutez et voyez. Soyez
prêt. »
En même temps elle le poussa dans la serre et
ferma la porte. A peine avait-il eu le temps de s’ar-
ranger, suivant l’ordre de Rosina, pour tout voir et
— 204 —
tout entendre, qu'à sa grande surprise il vit entrer
Paolo.
Était-ce donc lui, ce visiteur dont Rosina crai-
gnait les violences ? Il y avait là quelque mensonge.
Répugnant à se cacher plus longtemps en présence
de son ami, Ali fit un pas. Cependant, un instinct
de délicatesse vis-à-vis de cette femme qui lui avait
dit avec raison être seule juge de ce qui convenait à
sa sûreté, l’arrêta. — Mais pouvait-il se prêter à des
ruses?.…. N'avaitil pas pris la résolution de tout dire
à Paolo? — Il se décidait à paraître, quand uif nou-
veau coup d'œil dans le boudoir fit monter à son
front une brûlante rougeur et le retint à sa place.
Les premières paroles échangées entre les deux
amants avaient été, de la part de Paolo, vives et
tendres: du côté de Rosina, froides, mais de cette
froideur à laquelle un regard furtif peut donner une
signification simplement mutine et provoquante. Le
jeune homme, acceptant gaiement la situation ainsi
donnée, avait riposté par des attaques d'abord ti-
mides, bientôt plus animées, à ces capricieuses ri-
gueurs; poursuivant la cruelle qui se dérobait à son
baiser, il venait de l’atteindre devant la glace, et là,
par représailles, il abusait du droit de conquête en
lui donnant cent baisers pour un. C'était cette scène,
étalée sous ses yeux, au travers du rideau formé par
le délicat feuillage d'une glycine, qui venait de faire
monter la rougeur au front d'Ali, et qui maintenant
le retenait à cette place, partagé entre deux hontes :
celle de se montrer et celle de rester caché. Rosina
avait-elle donc oublié Sa présence ? Elle se défen-
dait mal, bien mal, trop peu pour faire cesser à l'in-
stant ce jeu, aSS€Z poyrirriter l'audace de l'agresseur.
— 9205 —
Elle s’'échappa enfin, ils disparurent, et ce furent
seulement des paroles passionnées qui vinrentfrapper
la mince cloison derrière laquelle frémissait à les
entendre une autre personne que celle à qui elles
étaient adressées.
L'infernale pensée de la Rosina avait-elle ren-
contré juste ? N'était-ce pas de la jalousie qui boule-
versait ainsi les traits d’Ali, et crispait les mains, si
fines et si blanches, dont il couvrait et découvrait
tour à tour son front enflammé, ses yeux pleins de
désespoir ?
« Oh! murmura-t-il d'une voix brisée, — que du
boudoir on cût entendue, si la voix vibrante de Paolo
ne s'était élevée à ce moment même, — à tout prix je
ferai cesser cette torture infâme ! »
Sortant brusquement de l'abri de feuillage qui le
dérobait aux regards, il se trouvait derrière la glace
quand, de l'autre côté, au même instant, une figure
apparut qui le pétrifia. Était-ce bien celle de Paolo ?
Par quelle magie noire ces traits, d'habitude si no-
bles, si purs, n’offraient-ils en ce moment que le
masque d'une grossièreté bestiale? Ces yeux ar-
dents, mais sans regard, ne voyaient pas même le
témoin qui se dressait devant eux. Une réprimande
énergique et dure de la Rosina se fit entendre; mais
Ali déjà se trouvait à l’autre extrémité de la petite
serre, où, d’un coup de poing, 1l faisait voler en
éclats les vitres et une partie des châssis. Avec ce
mépris du danger que donne la passion, et qui a
tous les avantages du sang-froid, 1l posa les pieds au
dehors, sur l'étroite corniche, s’y pendit ensuite par
les mains, et, n'étant plus qu'à trois ou quatre pieds
de terre, sauta légèrement sur un carré du jardin.
12
— 206 —
Ils s'éloignait à grands pas, quand, retournant la
tête, il vit à l'ouverture du chàssis le visage de Paolo
eMpreint d'une stupéfaction profonde. Al, cepen-
dant, ne s'arrêta pas; il traversa rapidement la mai-
Son, sortit dans la rue, et, sans chapeau, les mains
Souillées du sang qui s'épanchait d'une profonde
Coupure, il se jeta dans la première voiture vide
Qu'il rencontra. Chez lui, après avoir donné l'ordre
de ne laisser entrer que le seigneur Villano, il s’en-
ferma, refusant les soins de son domestique, attaché
déjà à ce maître doux et généreux, dont la pâleur
et les blessures l’effrayaient.
Une demi-heure après environ, Paul se présentait
Chez son ami. Livide, crispé, bouillant sous la glace
dont il se couvrait, après avoir, en entrant, refermé
la porte de la chambre, il se tint à deux pas, debout,
silencieux. Ali de Maurion était assis près d'une
petite table, dans une attitude affaissée, doulou-
reuse ; C’étaient des larmes, sans aucun doute, qui
avaient creusé ce demi-cercle sous son œil noir;
mais, se redressant aussitôt, il reprit la contenance
doucement fière qui lui était habituelle, et, levant
sur Paolo un regard où se démêlait seulement une
‘amère tristesse, lui aussi, il attendit.
Paul ne cherCha pasà se contenir plus longtemps;
d’une voix brisée, mais pleine de soupçon et de co-
lère :
«Je suis VENU vous demander une explication,
dit-il, je l'attends, ,
Sous ce VOU8, Comme sous une atteinte mortelle,
Ali ferm 4 les yeux, pälit davantage encore, et resta
Sans rép ondre:
(Al, reprit Paolo, je donnerais ma vie pour en
— 207 —
retrancher l'heure qui vient de s’écouler. J'ai vu et
ne puis comprendre. |
— Mais, douter.…, répondit Ali.
— Dissipe ce cauchemar. Parle.
:— Non! oh non! Par respect pour moi-même,
pour notre amitié.., si elle existe encore... j'atten-
drai que tu aies choisi.
— Et de quel choix s'agit-il!
— Entre Rosina et moi. Rosina, sans doute, a déjà
tout expliqué. Si tu la crois, je n’ai rien à dire.
— Ah! s’écria Paolo, voilà ce que jecraignais! Quel
choix horrible! Pourquoi lutter ainsi dans mon
cœur l'un contre l’autre? Ne voyez-vous pas que je
suis l'arène vivante que vous foulez aux pieds tous
les deux? En sera-t-il donc ainsi tant qu’il y aura
des amis et des maîtresses ?-Ne deviez-vous pas vous
être sacrés l'un à l’autre! Si tu l’aimais, que ne l'as-
tu dit? Peut-être... je t'aimais tant! Au moins
j'eusse pu, le cœur déchiré, t'estimer toujours. Mais
Couver cet amour et ta jalousie, te cacher chez elle,
surprendre nos entretiens... Ah!
«.… Ce n'est pas vrai! s’écriat-il tout à coup avec.
énergie, ce n’est pas vrai! Tu ne peux avoir fait
cela, toi! C'estimpossible! Explique-moi donc tout :
que ce soit simple ou miraculeux, jetecroirai. Parle,
fais la lumière.
— Et si j'accuse Rosina ? |
— Ali! ah! ne l’accuse pas ! Ne l’accuse pas, Ali!
Elle se sera trompée... Les femmes habituées à tout
charmer se trompent ainsi quelquefois. Laisse-mol
te croire toujours, et l'aimer encore. Enfant, prends
garde, tu es bien jeune et bien pur; Connais-tu l'a-
mour ? »
— 208 —
Une flamme altière, éclatante, brilla dans les yeux
d'Ali.
« Non ! Et je renonce à jamais à le connaître, s'é-
cria-t-il .
_— Tu es fou, mieux vaut souffrir. Et pourtant,
je souffre, tiens, atrocement. Parle donc. »
[1 s'assit en face de son ami.
D'une voix basse et entrecoupée, le visage à demi
voilé par sa main, Ali fit le récit de ses deux der-
nières entrevues avec Rosina, récit que les expres-
sions du narrateur accentuèrent moins que Ses
réticences. Et, sous l'influence de cette parole douce,
grave et pure, supérieure de si haut aux pas-
sions qu'elle racontait, si cruelles que fussent pour
Paolo ces révélations, il ne laissa échapper aucune
parole qui ressemblât à an doute, et ne trahit ses
émotions que par des tressaillements et des soupirs.
Mais, quand Ali eut cessé de parler, se jetant im-
pétueusement dans ses bras :
« Eh bien! puisqu'elle t'aime, accepte-la; je te
l'abandonne ! Ali, c’est un bien immense que l'amour
d'une pareille femme. Elle te sera fidèle, à toi, peut-
être. sans doute. Aime-la !
— Je ne puis l'aimer, dit-il.
— À cause de moi? Qu'importe?
— Avant tout, à cause d'elle, répondit-il avec une
expression de dégoût que Paolo saisit.
— Eh quoi! pour t'aimer, tu la méprises ?
— Je la méprise pour t'avoir trahi, pour ses pas-
sions sans frein, pour son impudeur.
— Oh! s'écria Paolo en frémissant, je n'y son-
geais pas encore. Oui. Te cacher là! Dans quel
but ?...
— 209 —
Il réfléchit, et bientôt l'indignation se peignit sur
son visage.
« Ali, partons; je ne veux plus la revoir. »
Puis il se rejeta sur son siége, en se couvrant le
visage de ses mains; des sanglots soulevèrent sa
forte poitrine, et des larmes se firent un passage
entre ses doigts.
La vuëé d’une douleur si grande rendit à Ali toute
sa tendresse; il prit les mains de son ami, lui parla.
ce doux langage qui endort les plus vives douleurs,
et convint avec lui qu'ils devaient quitter Florence.
Où iraient-ils ? |
« Assez loin pour ne plus entendre son nom,» dit
Paolo. |
En songeant, un souvenir passa, impression douce
et triste, sur le front d’'Ali..
« Te rappelles-tu, dit-il, la fantaisie dont nous
fûmes saisis l’un et l'autre à l'aspect de ce petit val
désert, pâturage abandonné, situé au pied d'Argen-
ine, sur le chemin d’Anzeindaz? Il nous prit le
désir d'assister là, seuls êtres vivants, à la chute
des avalanches et à la débâcle des neiges. Veux-tu
encore de cette solitude? La nature est une mère
dans le sein de laquelle se rejette l'homme volon-
liers, quand il souffre du mal que lui font les autres
hommes.
— Oui, dit Paolo, un lieu où je serai seul centiè-
rement avec toi. Partons pour Solalex.»
Il fut décidé qu'ils écriraient de suite au guide
Favre, dont Villano avait l'adresse, et qu'en atten-
dant les huit ou dix jours nécessaires à l'installation
d'un ménage dans les chalets, ils feraient une excur-
sion en Savoie.
12.
— 210 —
Paolo passa toute la journée chez Ali. Le soir,
comine 1lstraversaientle vestibule pour aller prendre
l'air dans un coin desert des Cascine, ils virent s'é-
vader lestement la Nina, camériste de Rosina. Pressé
par eux de questions, le domestique d’Ali avoua que
cette Jeune femme était venue l'interroger sur ce qui
s'était passé chez son maître dans la journée, et avait
insisté beaucoup pour savoir si les deux amis n'é-
tient pas brouilles.
«Car elle semblait, je ne sais pourquoi, persuadée
que la chose devait tre ainsi; mais, comme vos sei-
gneuries étaient ensemble depuis ce matin, je lui dis
que ce n'était pas probable.
Oh! tant pus alors, me dit-elle, cela va bien fà-
« cherma pauvre maîtresse! Est-ce que deux hommes
«ne devraient pas se brouiller tout de suite, quand
«une femme veut bien mettre la main à cela? »
« Je lui répondais qu'elle avait raison, et que
j'étais prèt à me brouiller pour elle avec celui de mes
amis qu'elle voudrait bien m'indiquer, lorsque lar-
rivée de vos seigneuries l’a nnise en fuite. »
Ce soir-là, le theûtre tit relâche, à cause d’une in-
disposition de la diva, et l'on apprit le lendemain à
Florence que Paul Villano et son jeune ami Ali de
Maurion étaient partis pour la Suisse, voyage assez
étrange à cette époque de l'année, car la neige cou-
vrait encore les montagnes.
CHAPITRE VIL
La Suisse connue des touristes n'est que la
Suisse des dimanches, beauté parée, splendide,
éblouissante, offerte et vendue à l'étranger. Mais la
Suisse véritable, la vraic patrie du citoyen de cette
icrre, c'est la Suisse de l'hiver et du printemps, lors-
que, scul dans ses foyers, ce peuple jouit des âpres
intimités d’une nature grandiose et sévère.
. Alors, Le blanc manteau qu'on admire en été sur
les épaules des sommités reines est étendu sur toute
la campagne. Sous la charge, les toits frileux sem-
blent abaïssés, les arbres font le gros dos ; les sapins,
la tête droite et les bras pendants, fantômes revètus
de leur linceul, craquent sous la neige accumulée.
Les portes sont closes; le poële ronfle à l'intérieur;
la cave est tiède, et c'est l'heure d'y débattre, le
verre en main, près du foudre, à la faible lucur
d'une chandelle fumeuse, de longs marchés. Au de-
hors, un jour uniforme, éclatant, règne. On voit,
sur la neige Chlouissante, passer au son des clo-
chettes quelques traincaux légers, élégants, tandis
que d'autres, rustiques, plus nombreux, glissent
— 212 —
avec le frôlement mystérieux d'un oiseau de nuit,
portant à l'avant une sorte de cône de laine bure
orné au sommet de deux yeux humains, et, à l'arrière,
enfouis dans un nid de paille, les fruits et légumes
qui vont fournir les marchés. L'ardeur du commerce,
d'ailleurs soutenue par la chaleur des chauffereties
et celle du vin blanc, rend, malgré le froid, ces mar-
chés abondants et populeux. Puis encore, chaque
matin, c'est le traîneau du laitier, qui chemine chargé
de grands vases de sapin, au bas desquels s’entre-
choquent des seaux de fer-blanc, et conduit par une
Suissesse au visage violet, toute emmitouflée de
laine bure.
Sur les places publiques, les conscrits s'exercent
aux manœuvres militaires. Les représentants du
peuple, laboureurs en vacances, délibèrent. Le
journal se lit à la veillée, et les publications bibli-
ques de tout format, telles qu'en automne les feuilles
mortes, pleuvent etse répandent dans tous les foyers.
La choucroute fume sur les tables, les jambons dans
l'âtre, et les vapeurs combinées du lait chaud, du
café, du thé, du bouilli et des cigares suisses montent
en nuages vers le ciel. |
Telle est la vie du bord des lacs et des basses val-
lées, dans ces terrains ondulés, ou ravinés, qu'on
appelle si improprement en Suisse la plaine. Mais
sur la montagne, dans ces hauts vallons, ces plis,
ces combes, où l'homme a suspendu sa demeure, à
plusieurs milliers de pieds dans l’atmosphère, tout
Participe, l'hiver, au calme éternel des cimes voi-
sines; et, sans la fumée qui s’élève des toits, on pour-
rait croire le village endormi du sommeil hivernal
de la nature.
— 213 —
Sur la ligne brunie du sentier qui serpente entre
les chalets, pas une silhouette humaïne, hors peut-
être quelque ménagère, la seille sur la tête, qui se
dirige vers la fontaine empaillée, où la glace pend
en cristaux. Quant aux hommes, nul travail ne les
appelle au dehors; la neige qui obstrue les chemins
ensevelit également sous ses couches les bois et les
prés. Elle a couvert le torrent lui-même, dont les
flots pétrifiés contre les roches obstinées gardent
encore le masque de leur colère et de leur effort, et
qui git dans son lit, immobile, comme un cadavre
sous son linceul.
De toutes parts, immenses et profonds, s'étendent
ces flots durcis, qui vont en s'épaississant vers les
hauteurs, séparant, pour six mois au moins, l'homme
du sol terrestre. Le regard cherche en vain dans
cette étendue des points distincts; du lieu où l'on se
trouve, jusqu'aux pics les plus éloignés, tout est
blanc, sauf çà et là quelques pointes de sapins, quel-
ques dessous de rameaux, que n'a pu recouvrir la
neige, et, sous le toit avancé des chalets, l'angle
de la facade où s'ouvrent les fenêtres, avec la sil-
houette à demi neigeuse de l'escalier. C'est [à que,
sous le même abri, se réchauffent ensemble bêtes ct
gens. À côté des pièces occupées par la famille, est
l'étable des vaches nourricières, principale ressource
de l'hiver.
Car le pain est rare sur ces froids sommets; la
pomme de terre le remplace et compose avec le lai-
tage à peu près tout l'aliment de ces montagnards.
Les riches, de temps en temps, y ajouteront un
plat de choucroute avec un morceau de lard. Mais
quel est le toit pauvre, quel est le sommet aride, où
— 214 —
ne coule fréquemment le vin rouge ou blanc, joie de
tout vrai Suisse? D'ailleurs, chaque village a sa
pinte, et, plutôt qu'une, cinq ou six. En ces lieux
séparés du reste du monde, il est donc, malgré
tout, quelques heures joyeuses; et puis, les veillées
entre voisins, la lecture de la Bible, celle des jour-
naux, qu'apporte, les jours où l'ascension est pos-
sible, le facteur de la vallée.
La nuit est presque plus animée et moins silen-
cieuse que le jour. La facilité de l'incendie, dans ces
villages bâtis en sapin, y a fait conserver l'usage an-
tique des crieurs de nuit, et depuis le couvre-feu
jusqu’à l'aube on entend d'heure en heure, avec un
bruit sourd de pas sur la neige, une voix traînante
proclamer sur trois notes mélancoliques l'heure qui
vient de s'ajouter au passé.
Favre, l'ancien guide aux Diablerets, — le jour
de cette ascension fatale qui s'était terminée par la
Mort de M. de Maurion, — habitait à l'extrémité du
village de Grion un chalet bâti par son aïeul, et au
fronton duquel, suivant un usage très-répandu, se
lisaient des sentences bibliques :
._« Éternel, je me suis retiré vers toi. Que je ne sois
Jamais confus. Délivre-moi par ta justice.
« L'Éternel regarde des cieux ; il voit tous les en-
fants des hommes. »
Favre était un homme d'une cinquantaine d'an-
nées , très-robuste encore, actif, réfléchi, probe.
Ayant Été dans sa jeunesse garçon d’hôtellerie à
Bex, il ne manquait pas d'un certain usage du
monde- Cultivateur, bûcheron, guide et charretier
tour à tour pendant l'été, cordonnier l'hiver, en tout
temps gagne petit, il n’en jouissait pas moins de la
— 9135 —
sécurité accordée en ce monde à l’homme qui pos-
sède une part de cette terre et l’abri d’un toit. Favre
était propriétaire d’un champ dans le bas coteau, où
le grain de blé dormait sous la neige, où la pomme
de terre chaque été poussait savoureuse; et encore
de deux prés à quelques centaines de pieds plus
haut. Il avait deux bonnes vaches, deux maigres
juments, un char qui transportait quelquefois de
Bex à Grion, tant bien que mal, des voyageurs et
leurs malles ; enfin le titre de bourgeois et sa part du
communal.
Ces avantages donnaient à leur possesseur un
droit de citoyenneté sur la terre, dont il était or-
gueïlieux et content comme le serait un chêne de
ses racines. Tout cela ne permettait, il est vrai, de
manger du lard que le dimanche; mais cela avait
vu passer bien des fortunes de banquiers, de mo-
narques même; d'ailleurs, le fromage, le beurre
et le lait pur ou caillé ne manquaient, Dieu merci,
en aucune saison, non plus que les oignons et les
pommes de terre. Toutefois le père Favre ne bor-
nait pas là ses désirs : il était, comme tout bon
Suisse, possédé de l'amour du gain, et les journées
d'hiver se passaient pour lui à ruminer dans sa tête
le moyen de gagner l'été prochain plus qu'il n'avait
fait l'été dernier, en louant ses services aux voya-
geurs.
Certain coin de l'armoire cachait un certain magot
que le père Favre désirait accroître; il était père
d'une fille et de trois fils, d’où la nécessité de nou-
veaux chalets à construire. On a vu déjà avec quel
empressement il avait Saisi au vol la fantaisie de
Paul Villano, et, malgré la tristesse et les préoc-
— 216 —
cupations bien autres des deux jeunes gens au
départ, Favre n'avait pas manqué de glisser son
adresse dans la main de Paul, en l’assurant de son
zèle pour le cas où ils voudraient tenter l'aventure.
Il n'y comptait guère cependant, et, en recevant
la lettre qui lui donnait dix jours pour l'installation
à Solalex, un grand embarras tempéra sa joie. Car,
si la chose était possible, en vérité, elle ne l'était
guère. De Grion à Solalex, il n'y avait pas, il est
vrai, de rudes montées; le chemin s'élevait assez
doucement; mais combien de pieds de neige ? Et pas
de sentier tracé, que tout au plus à moitié chemin,
jusqu'à Sergnement.
Il y avait bien aux chalets de Solalex le foin des
récoltes du pâturage, ce qui était un grand point
pour la nourriture d’une vache, et même pour de
bons lits de montagnes; mais ces jeunes messieurs
ne s’en voudraient point contenter; il faudrait trans-
porter lourd et large, à dos de cheval, pour qu'ils
se trouvassent encore assez mal à l'aise. M. Villano
ne demandait, il est vrai, que le strict nécessaire ;
mais Favre, sans qu'il se fût dit précisément que les
mots sont des formes élastiques où chacun loge sa
pensée, avait assez d'expérience pour se défier de
l'interprétation qu'il devait donner à celui-là.
« Un nécessaire, disait-il à ce propos à sa femme
ébahie, saïis-tu ce qu’ils nomment ainsi? C'est un
beau Sac de cuir fin, à fermoir en or, tout plein en
dedans de petites cases où se trouvent mille choses
inutiles : brosses, peignes, flacons, éponges, ciseaux,
limes, Sachets, que sais-je? toute une foule d'ob-
jets à mettre sur un dressoir pour l’amusement du
monde, mais dont nous ne saurions que faire, toi et
ie + am Li. NE
-
moi. Eh bien, ils appellent ça leur nécessaire et le
portent partout avec eux. Tu vois par là que, pour
leur donner toutes leurs habitudes, la ville entière
de Bex n'y suffirait pas.
« En tout cas, dit-il après réflexion, je commen-
cerai par porter là-bas un bon tonneau de vin blanc
et un de rouge, à choisir. Justement, il y en a de
reste de l’année dernière, du meilleur, chez les
Martin. En fait de nécessaire, ce sera toujours le
plus pressé. »
Favre songea au reste une partie de la nuit; la
chose en valait la peine. Car, tout bien considéré, le
prix de chaque voyage à Solalex, en pareille saison,
valait bien trois fois la journée d'été. Trois fois!
était-ce bien assez dire ?... C'était risquer sa vie et
sa santé que de voyager par de tels chemins. avec
son pauvre cheval, au risque des casse-cou et d’un
refroidissement dans les neiges. On pouvait bien
mettre quatre journées et peut-être même... Ici
toutefois une certaine pudeur l’arrèta.
Dix voyages comme ceux-là donc feraient comme
un mois et demi d'été, ce qui montait déjà à une
jolie somme, et ensuite le temps qu'il plairait à ces
messieurs de rester là-bas, ou du moins le temps
que mettrait à se décider l’avalanche... Hé! hé! la
saison d'hiver vaudrait bien l'été.
Cherchant ensuite dans sa tête quels objets il de-
vrait porter à Solalex, et dans quelles maisons du
village, y compris la sienne, il les pourrait bien
trouver, le père Favre se dit que sur tout cela
c'étaient des marchés à faire et, sans se vanter, aux
marchés, il s'y entendait. Il ne lui serait pas difficile
de prouver à M" Martin qu'il était plus avantageux
13
— 218 —
pour elle de louer ses lits, ses meubles et sa vaisselle,
qui ne servaient à rien toutl’hiver, que de ne les pas
louer du tout; car le principe de la concurrence ici
lui venait en aide, puisqu'au besoin il trouverait chez
d’autres, dans le village, les mêmes objets, un peu
moins comme 1l faut peut-être, mais suffisants. Il
aurait donc, en y mettant le temps et l'éloquence
nécessaires, la chose à bas prix; et dès lors ne pou-
vait-il pas, consciencieusement, s’attribuer la diffé-
rence, puisqu'elle serait due à son propre talent com-
mercial, et que ses commettants, s'ils eussent agi
pour eux-mêmes, n'eussent pas si bien fait ?
Toutefois cet argument, si logique füt-il, ne passa
point sans murmures, et Favre s'endormit de mau-
vaise humeur.
Au réveil, la belle somme qu'il avait supputée la
veille lui revint d'un coup dans l'esprit. Pourquoi
n’en fut-il point réjoui, comme il eût dû l'être?
Favre sentit le besoin de refaire ses comptes. — Eh
quoi! n'était-il pas leur homme de confiance à ces
jeunes gens? Ne lui avaient-ils pas donné liberté de
faire ce qui lui semblerait bon? Ils s’en fiaient à lui;
dès lors, c'était chose sacrée, et il devait agir pour
eux comme pour lui-même. En soupirant, il effaça
la somme supposée des profits sur les marchés; la
probité restait maîtresse du champ de bataille.
D'ailleurs, il s'agissait encore d'un beau petit
chiffre, et Favre, se hâtant de préparer son meilleur
cheval, partit dès les premiers rayons du soleil,
armé d’un bâton pour sonde” la neige.
Le résultat de ce voyage d'exploration fut qu'on
pouvait arriver aux ch jets+ — NON pas sans peine;
Mais fin le vi è nard avait, grâce à
s en eux mont? , grace à sa
| — 919 —
connaissance des lieux, à peu près retrouvé le sen-
tier; la neige durcie portait presque partout, facilité
grande ; les chalets étaient à leur place, et les arbres
coupés, l’année précédente, dans le bois voisin, bien
qu'enfouis sous la neige, bosselaient encore le sol et
pouvaient fournir le chauffage. Il ne restait plus
qu’à s'entendre avec le propriétaire, ce que Favre
fit le soir même, puis il commença l’'emménagement.
Ce grand travail était à peu près complet, et Favre
était fort satisfait de lui-même, quand Paul et Ali
arrivèrent à Grion. |
En tout autre pays, cette idée d’aller s’enfermer
dans un désert de neige, pour assister, au péril de
sa vie, à la chute d'une avalanche, eût paru folle et
stupide, et Dieu sait quelles douches d’eau froide
l'étonnement railleur des gens, en pareil cas, ferait
subir à des enthousiastes. Mais les Anglais, qui se
sont chargés à cet égard de l'éducation de la Suisse,
ont détruit en germe tout futur étonnement; et puis,
vis-à-vis d’une entreprise qui tend à laisser de l'ar-
gent dans le pays, la philosophie suisse possède des
trésors de bienveillance. |
Si le proverbe fameux : « Pas d'argent, pas de
Suisse » est trop absolu dans la négation, l’affirma-
tion correspondante est d’une vérité parfaite. Nos
touristes hâtifs n’eurent donc à supporter que les
doléances de M"° Martin, la maîtresse d'hôtel, qui
eût bien voulu les retenir au moins une quinzaine,
les assurant que la fonte des neiges n'aurait lieu
au plus tôt qu’à la fin d'avril, et que ce serait tou-
jours autant de gagné sur les tortures qu'ils allaient
subir dans cet affreux ermitage. Ils partirent CC-
pendant; un des fils de Favre les précédait, avec un
— 220 —
cheval chargé de provisions, et le vieux guide, con-
duisant une de ses vaches, marchait en arrière.
Le chemin désormais frayé, car aucune tombée de
neige nouvelle n'avait eu lieu depuis le premier
voyage de Favre, fut franchi en trois heures de
marche, et les deux amis prirent possession de l'é-
trange habitation qu'ils s'étaient choisie. Tandis
qu'on allumait à la hâte un grand feu dans l'âtre,
Paul et Ali considéraient leur nouveau logement.
Si fruste qu'il fût, l'aspect n’en était pas tout à
fait inconfortable ; et les efforts de Favre pour y ap-
porter quelque élégance avaient réussi du moins à
donner à l'unique pièce, qui devait être à la fois la
Chambre à coucher, la salle à manger, la biblio-
thèque et le salon des deux amis, un air naïf qui
les charma. La lucarne, traitée en fenêtre, avait
été encadrée de rideaux de cotonnade à carreaux
blancs et roses; en face, étaient deux lits de fer
à rideaux blancs; au milieu de la chambre, une
table carrée; dans un coin, près des lits, une autre
table garnie en lavabo; puis une étagère, un buffet,
une garde-robe ménagée entre deux rideaux sem-
blables à ceux de la fenêtre, deux chaises de paille,
et, de chaque côté de l’âtre, deux fauteuils que Favre
ne pouvait contempler sans un légitime orgueil ; car,
majestueusement cambrés, droits, superbes, frais
encore, ils semblaient se proclamer eux-mêmes dans
ce lieu sauvage les représentants de la civilisation.
Luxe non moins précieux, Un tapis à grands rama-
ges s'élalait au devant de l'âtre sous les pieds des
deux fauteuils, vrais ss gneurs de cette demeure.
Le chalet a cet avantage SU les habitations rus-
tiques bâties en Moellons > A2 55 parois intérieures
— 221 —
sont toujours facilement propres. Rien n'était donc
déplaisant à l'œil dans cet intérieur. La fenêtre et la
porte avaient été soigneusement garnies par Favre
de bourrelets de paille très-artistement tressés ; et
il ne restait d'inquiétant que l'ouverture, un peu trop
béante, de la cheminée, inconvénient qu’on devait
combattre par un énorme courant d'air chaud. Cette
chambre d'ailleurs donnait dans l'étable, qu'il fallait
traverser pour aller dehors, et où d'autres précau-
tions avaient été prises pour que le froid n'’altérât
pas la santé de la bonne nourrice.
L'autre chalet, qui touchait presque à celui-ci,
formait l'appartement de Favre et sa cuisine. Un
épais lit de foin avait paru suffisant au montagnard ;
mais son attirail culinaire ne manquait pas d'im-
portance : outre un gros tas de pommes de terre et
les deux bienheureux tonneaux, on y voyait un buf-
fet plein de conserves alimentaires venues de Lau-
sanne. Il fallut tout voir, et subir l’'énumération, un
peu emphatique, de toutes les peines au prix des-
quelles étaient arrivées en ce lieu tant de choses
que la montagne jusque-là n'avait jamais vues. Plus
d'une fois la pensive figure de Paul s’éclaira d'un
sourire, et le soir, quand après le souper, servi par
Favre, ils se retrouvèrent seuls dans leur chambre,
près d’un grand feu, il disait à son ami :
« Voici le premier plaisir que j'éprouve depuis
mon départ de Florence : me trouver ici, dans ces
hautes régions, seul avec toi. »
Ali et Paul avaientapportédeslivreset descrayons,
et ils firent chaque jour quelque promenade, en
dépit des inquiétudes de Favre, que ses multiples
fonctions de valet de chambre ct de valet d’écurie,
— 222 —
de fendeur de bois et de cuisinier, retenaient au
chalet, et qui redoutait pour ces montagnards no-
vices quelque accident. Munis de longs bâtons pour
sonder la solidité de la neige, nos deux amis étaient
prudents l'un pour l’autre. Mais, au milieu de ces
hauteurs, l'ambition de monter de plus en plus
haut devient une passion. C'est l'excelsior du poëte.
En face de ces sommités, qui, dans leur impla-
cable sérénité, l'enserrent et lui dérobent l'horizon,
l'homme ne sent d'abord que sa petitesse : point mi-
croscopique à leurs pieds, sa vue même ne les peut
atteindre ; sa défectueuse perspective les raccourci,
les déforme, les ignore; où il voit des surfaces
unies, la montagne creuse des abimes, et, dans son
tranquille orgueil, dresse aux yeux de ce pygmée la
formule de l’inaccessible et de l'inconnu. Bientôt ce
double défi l'irrite; cette grandeur provoque son
audace, cette immensité l'enivre, et il applique à
cette superbe conquêle toute son ambition, toute
son ardeur.
Le grand, le seul remède à la douleur, c’est l’ac-
tivité, c’est la vie. En proie à ces souffrances, les
plus âpres de toutes, que cause la trahison d'un
être aimé, Paolo pouvait difficilement dans sa lec-
ture suivre une pensée étrangère à Sa constante
pensée. La voix chère d’Ali, seule, avaitle pouvoir,
comme un interprète, de le mettre en rapport avec
le monde si vaste d'idées et de sentiments qui
existe en dehors de l'amour trahi. Mais quelquefois
celte voix même peu à peu devenait une simple mu-
sique à son oreille: i] a retrouvait à Florence, l'af-
freux souvenir lyj eait au cœur une lame
algué. Il se levait, Je it, suivi d'Al. Alors la
Î sors t4
— 223 —
montagne n'avait plus de pente escarpée, plus
d'immensité. Le pas de Paul dévorait l’espace ; il
ne s'arrêtait enfin qu'en entendant derrière lui le
souffle haletant de son compagnon, moins robuste.
Il prenait alors le bras d'Ali, s’excusait, voulait
sourire, et quelquefois pleurait sur le sein de son
ami.
« Pourtant, lui dit-il un jour qu'ils causaient
ensemble près du foyer, ce n’est pas en pleine illu-
sion que la déception m'a saisi. Non; je me débat-
tais depuis longtemps déjà contre l'abaissement
évident de mon idole. Toutes ces chastes grâces dé-
ployées, ce rôle savant, composé pour m'éblouir et
me faire croire à l'ange à peine déchu, tout cela
tombait peu à peu de lassitude ; le voile s'écartait,
et j'apercevais des rudesses d'instinct, de mons-
trueux égoïsmes, l’impudeur... Enlacé dans ses
bras, je descendais avec elle et le sentais, mais
sans avoir la force de me dégager. Elle ne m'aimait
plus et me dégradait.
« Ces choses m'apparaissent maintenant de plus”
en plus; ma raison est libre: les fous désirs qui me
reprenaient parfois d'aller tomber à ses pieds et
river ma chaîne ont fait place à l’aversion, qui
déjà lutte avec le dégoût... Mais la plaie faite par
cet amour arraché saigne et saignera toujours peut-
être. |
« Plus j'avais surmonté pour elle de répugnances,
plus je lui avais consacré de dévouement, plus elle
m'était chère ; et puis, j'étais sans doute arrivé à
celte heure de la vie où l'amour veut à tout prix
devenir une passion durable, une vérité faite chair.
Je l'avais divinisée. Et, comme elle portait bien la
— 224 —
couronne, celte reine de théâtre, et même l’auréole!
Quelle magie de jeu, d'illusion! Quelle âme, ou
plutôt quelle lyre ! Par quel étrange secret certains
êtres peuvent-ils sentir tout ensemble avec puis-
sance et sans profondeur ?..
« Où reconnaître l'accent du sentiment vrai? Oui,
cette déception a creusé en moi une inguérissable
plaie, le doute. La femme, que, jusqu'à présent, j'ai
respectée, adorée, n'est plus à mes yeux qu'une
créature futile, presque toujours fausse et toujours
trompeuse, parce que ses impressions, faute d’une
Véritable intensité, ne peuvent avoir de durée. »
Il ajouta en Voyant une désapprobation pénible
se peindre sur les traits d'Ali :
« Tu voudrais conserver tes illusions sur elle,
enfant? »
Ali, le front appuyé sur sa main, tout d'abord ne
répondit pas.
« Quand j'étais enfant, dit-il enfin, j’entendais
souvent parler des défauts et des vices du peuple, et
ce mot représentait pour moi un être particulier.
d'essence abjecte et brutale, qu'il m'eût paru alors
impossible d'aimer. Plus tard seulement je compris
- que le nom de peuple désigne non une espèce, ni
même une race, mais une condition : celle de
l'homme soumis aux influences particulières du
travail manuel, de la misère et de l'ignorance.
« Il devrait donc, ce nom, arrêter sur les lèvres
de qui le prononce tout blâme, et saisir toute con-
science du remords d'yne flagrante iniquité. Cela
n'empêche pas la plu art des hommes d'en faire un
terme de mépris, et les ices mème attachés à cette
condition leur serven! d'arguments pour l'éter-
— 225 —
niser ! Car on réfléchit peu en ce monde, Paul; on
agit de même vis-à-vis des femmes. Soumises à une
éducation différente, à des préjugés différents, à
une extrème différence de sort, on leur reproche,
comme inhérents à leur nature, les défauts qui ré-
sultent de ces causes, et, pour comble d’imconsé-
quence, tout en les accusant d'une infériorité qu'on
s'attache à entretenir, on leur demande une vertu
supérieure à celle des hommes.
— Tu es un grand avocat des femmes, dit Paul
en souriant. Et tes arguments sont bons, je l'avoue;
mais on voit que nulle fâcheuse expérience n'a
ébranlé tes jeunes convictions.
— J'ai aussi mon expérience, murmura le
jeune homme, et plus intime... car je les ai con-
nues... en.frère. L'amour, qui devrait ètre l'expres-
sion la plus haute de la vie morale, n’est jusqu'ici
que le terrain où l'homme et la femme forcément se
rencontrent, mais en adversaires. Ce n’est point une
union, mais une bataille où il s'agit d'être le plus
fort, et où le plus fort est toujours celui qui aime
le moins. Or 1l est difficile de juger équitablement
ses adversaires Et puis nous avons le défaut de
généraliser à propos de tout incident personnel.
Rosina n’est point le modèle sur lequel tu peux ju-
ger toutes les femmes.
— Que sont-elles donc à tes yeux? demanda
Paul.
— Des êtres humains, tout simplement, doués
des mêmes facultés et des mêmes passions... que
nous ; très-semblables à l'homme et peu differentes,
si ce n’est par ces différences artlicielles que créent
à l’envi leur éducation, leur condition sociale, la
13.
— 226 —
volonté des hommes et les fantaisies de l'opinion.
— Peut-être dis-tu vrai, répondit Paul en sou-
pirant; mais je souffre encore trop pour être juste;
et, s’il m'arrive de penser aux femmes, c'est pour
me croire certain de ne plus aimer. Je me sens at-
teint, vois-tu, d’une incurable défiance, et l'amour,
qui me semblait autrefois le vrai soleil de ce monde,
me paraît maintenant bien inférieur à l'amitié.
Quelle femme pourrait me donner les joics de cetle
entente si vraie, si profonde, que je goûte avec
t01? »
Une rougeur légère colora le visage d'Ali, qui ne
répondit pas
C'était la première fois qu'ils vivaient dans une
intimité si étroite et si constante. À Grion, l’année
précédente, ils avaient seulement commencé de
s'aimer et de se connaître. À Florence, ils n’avaient
joui de leur amitié que par échappées, en courant,
au milieu des agitations, tourments ou ivresses, de
cet amour qui absorbait Paolo. Maintenant, unis
pour la seconde fois dans l'épreuve, de nouveau le
seul appui l'un de l’autre, et leur seul objet de vive
affection, ils se pénétraient profondément.
Il y a dans toute affection, amour ou amitié, deux
degrés, dont le second est atteint rarement, l'amour
et l'amitié Vulgaires n'étant que la rencontre de
deux égoïsmes qui cherchent leur joie, soit dans la
satisfaction d'être aimé, soit dans le plaisir plus in-.
tellectuel de la recherche du beau dans l'être hu-
main. Dans Ce dernier ças, au bout d'un temps plus
ou moins long; Cet amour prétendu, qui n'était autre
qu'une curiosité Supérieure, est tué par la Connais-
Sance.
— 927 —
Dans le premier cas, l'amour ne meurt point, par
la seule raison qu'il n’était pas né; dès que les
deux égoïsmes en compétition ont débrouillé leur
quiproquo, aux effervescences de la passion succè-
dent l’emportement de l'amour-propre trompé, le
ressentiment, la haine; à l’ode succède l’élégie.
C'est alors qu’on maudit la nature humaine, sa per-
fidie, son insuffisance, et qu’on emporte pour con-
solation sous sa tente, avec sa blessure, la satisfac-
tion secrète de sa supériorité.
Mais, quand l'amour est échange sincère, exten-
sion réelle de l'être hors de soi, après le vif enthou-
siasme de la rencontre viennent les saveurs de l’a-
nalyse et les profondes joies d’une possession assu-
rée. Contre l'opinion vulgaire, on a d’autant plus à
se dire qu'on s’est tout dit; la présence à elle seule
est un bien-être, et le silence parle. — Dans la re-
cherche, dans l'étude, on est encore seul. Dans la
certitude, la vie est double, et, par conséquent, a
double puissance, double bonheur.
Pour Ali et Paolo, ce moment de leur amitié réu-
nissait les charmes des deux situations confondues.
Sûrs l'un de l’autre déjà, ils avaient encore à se
connaître, et sentaient chaque jour, par les mille ré-
vélations de l'intimité, se resserrer le lien qui les
unissait. |
Chacun d'eux assurément ne demandait qu’à ad-
mirer son ami; mais ce bonheur lui était facile.
C'étaient deux âmes fières et tendres, non pas
également, mais assez pour se bien comprendre et
pour aviver l'une chez l’autre la tendresse et la
verlu; deux esprits nourris d'études sérieuses :
études plus littérales chez Paolo; chez Ali, trop
— 228 —
hâtives, et très-synthétiques ; mais vivement éclai-
rées par un sentiment puissant du droit et du vrai,
qui suppléait à la science des détails par la concep-
tion des ensembles. On eût dit que, d’abord, enfant
insoucieux et gâté, il avait voulu tout à coup répa-
rer le temps perdu et apprendre en une seule année
ce qui en demande plusieurs. Il savait le latin fort
mal, assez mal les sciences exactes, dont il saisissait
pourtant admirablement l'esprit. D'ailleurs, il sem-
blait souvent heureux de son ignorance, qui lui
permettait de feuilleter la riche mémoire de son
ami et de se faire enseigner par lui.
« Si le livre est un ami, disait-il, combien plus
charmant est un ami livre!»
Ce qu'Ali connaissait le mieux, ce qui l’attirail
le plus, c'était la science des idées, dans la philoso-
phie et dans l’histoire. Outre la littérature française,
l'anglaise et l'italienne lui étaient familières. Ges
connaissances donnaient à ce jeune esprit, vif et
charmant de nature, une variété inépuisable. C'était
le terrain fécond où il appuyait, à l’occasion, des
jugements remarquables par leur sagace équité,
des hypothèses originales, des espérances si pures,
qu’elles touchaient au paradoxe.
Au temps actuel, nul esprit de quelque valeur ne
peut échapper au multiple problème qui pose au
seuil de toute question la justice. Ils causaient donc
souvent des événements récents, des questions pen-
dantes, et S'Entretenaient, tantôt avec espoir, et
tantôt avec tristesse, de leurs deux patries, que
Villano, Presque aussi Français qu'Italien, aimait
d'un amour à Peu près égal, toutefois gardant peut-
être plus de tendresse pour son Italie, plus involon-
— 229 —
tairement opprimée par l'étranger. Cette connais-
sance des faits, qu'acquicrt forcément un homme
libre de bonne heure de son temps et de sa fortune,
donnait à Paul un peu plus de scepticisme que n'en
avait son ami. Paul souvent creusait sous les ap-
parences jusqu'à cette roche vive du caractère hu-
main, l’égoisme. Mais alors 1l s’entendait reprocher
vivement, par son jeune el croyant ami, de se laisser
dominer par les réalités passagères plutôt que par
ce qui est en puissance, et de juger l'avenir à la
trop courte mesure du présent et du passé.
« Égoïsme, soit, disait Ali avec ce regard qui
emprunte à des cieux invisibles sa lumière. L'é-
goïsme nécessaire est une part de la justice; l'é-
goïsme vrai, d’ailleurs, n'est pas celui du barbare
qui, au sein même de la société, se crée un désert;
l'égoïsme vrai, c'est l'amour.
— Et le plus vrai des amours, c'est l'amitié, »
répondait Paolo en pressant Al sur son cœur.
Jamais, en effet, Paolo n'avait éprouvé un senti-
ment si pur tout ensemble et si profond. Ilse sentait
attiré vers ce jeune et beau compagnon avec une ar-
deur dont la violence l’étonnait parfois lui-même.
Il n'avait jamais rencontré jusque-là chez aucun
jeune homme, — à cet âge où les instincts règnent,
où nos habitudes sociales, après les compressions
extrèmes subies dans l'enfance et l'adolescence,
lâchent tout à coup la bride aux passions, un es-
prit si pur, si naïf, en même temps que si réfléchi
et si maître de lui-même. L'éducation de la famille
avait ici produit des résultats admirables. En pré-
servant Al des rudesses de l'éducation commune et
des corruptions de Fexcemple, elle avait, dans le
— 230 —
calme et la douceur du foyer, accoutumé sa pensée
à ces méditations, à cette concentration intérieure
d’où sortent les forts, — qui, seuls, d’ailleurs, les
connaissent, Wais qui en reçoivent une force plus
grande: .
Depuis quinze jours déjà ils habitaient Solalex,
et aucune aPparence de dégel n'avait encore eu lieu.
Le temps élait sec, le ciel uniforme, et le front blanc
d'Argentine et les rudes contreforts des Diablerets
gardaient leur attitude immuable.
Un matin, quand les deux amis ouvrirent les yeux,
ils virent la chambre moins éclairée qu’à l'ordinaire;
l'étroite fenêtre ne laissait passer qu’un jour opaque,
et Favre, qui venait allumer le feu, annonça qu'il y
avait des nuages. Sortant aussitôt de dessous ses
rideaux, enveloppé de sa robe de chambre, Ali s’ap-
procha de la fenêtre et l'ouvrit. Les nouveaux hôtes
de la montagne, acceptant l'invitation, entrèrent
majestueusement et remplirent la chambre de flo-
CONS souples, épais, où le jeune homme, en souriant,
plongeait ses Mains comme pour les saisir, tandis
que Paul riait de cet exercice, énergiquement blâmé
par Favre.
€ C'est Ja peine d'avoir un petit chalet si clos
POur agir aÿnsi! Maintenant qu'ils sont entrés, pen-
SeZ-VOuS qu’ils Sortiront? Non point; il faudra du
feu pour sécher tout ça, et vous pouvez compter sur
un bon rhume. » |
Le bon rhume, heureusement, ne vint pas, et les
deux amis eurent sous les yeux, toute la matinée,
un tableau magique. C'étaient des bandes de nuées
qui tour à tour Passaient, diverses de forme; quel-
quefois légères et déchiquetées, sorte de voiles flot-
— 231 —
tants; la plupart hautes, immenses, voilant tout
d'un épais rideau, et glissant lentement, solennelle-
ment, en flots innombrables, jusqu'à ce que, soule-
vées ou fendues par un coup de vent, elles montras-
sent tout à coup, à travers leurs flancs déchirés, la
perspective du vallon ou de la montagne.
Ce spectacle est admirable, surtout en automne,
dans les vallées de hauteur moyenne, quand la ver-
dure existe encore, et que l'enlèvement subit du ri-
deau de nuages, ou ses déchirures, découpent le
paysage en tableaux ravissants, l'encadrent et lui
donnent des aspects nouveaux.
À midi, le soleil, avant de dissiper cette scène, la
rendit splendide. Pénétrés déjà de ses rayons el tout
démembrés, les nuages, doublés de leurs ombres,
qui traînaient sur les neiges roses, parurent un mo-
ment formidables, puis s’altérèrent peu à peu, se
déchiquetèrent, et disparurent en s'élevant.
Paul et Ali avaient quitté le chalet pour mieux
jouir du spectacle. Au sortir du nuage, moins rayon-
nants que les dieux d'Homère, ils frissonnèrent :
leurs vêtements étaient pleins d'humidité, lourds;
leurs membres glacés. Ils pensèrent bien un moment
au bon feu de leur chalet, mais les attractions de la
montagne l’'emportèrent. Les nuages avaient fui, en
s'élevant à l’est, vers le sommet d'Argentine; les
deux amis se laissèrent aller à la folle envie de les
suivre, afin de voir se dissiper leurs derniers lam-
beaux.
La neige, sur laquelle, d'habitude, leurs pieds dé -
posaient à peine une trace, moins résistante ce jour-
là, cédait en craquant. Mais ils n'y prirent pas garde
et montèrent avec ardeur.
— 232 —
Arrivés non loin du sommet du mont qui s'élève
en face des chalets, ils inclinèrent à droite sur une
plate-forme, fréquent but de leurs excursions. De là
on découvrait une large perspective de ce fantastique
pays des neiges, dont le calme, l'immensité, l'im-
mobilité surtout, jettent dans l'étonnement et dans
le rêve l'âme humaine, agent suprême de l'éter-
nelle activité. Les nuages avaient disparu; le ciel,
plus doux, laissait entrevoir l'azur; l'air n'était plus
glacé.
Tout haletants de leur course, les deux jeunes
gens s'arrêtèrent. Paul, entourant Ali de ses bras,
l'attira sur sa poitrine, et ils restèrent ainsi appuyés
l’un contre l’autre, soit pour se préserver d’un re-
froidissement, soit pour mieux confondre leurs pen-
sées ; les yeux attachés sur les blanches régions, ils
furent quelque temps silencieux.
« Ma chère conscience, dit Paul, — il appelait
ainsi parfois son ami, — qu'éprouves-tu ?
— L'oppression de l'inconnu, répondit Ali, dont
les yeux étaient chargés de rêverie.
— L'inconnu, reprit Paul; oui, tu as bien dit. Les
formules ont disparu comme ces nuages que nous
oursuivions tout à l’heure, et nous restons en face
de l’immensité muette. Autrefois, sur ces frontières
in franchissables, on pliait le genou ; on invoquait,
en le nommant par son nom, le maître de ces do-
maines; On lui parlait et on recevait ses ordres; car
ce roi de la montagne, ce législateur invisible des
Sinaï avait ses idées humaines et ses lois écrites ; le
ciel et la terre conversaient ensemble; l'homme et
Dieu vivaient dans l'étroite union du vassal et du
suzerain… Tout cela n'est plus : les temples de la
— 233 —
foi servent de palais à l'hypocrisie, de hangar aux
attardés ; l'homme cherche, en tâtonnant, son che-
min, et, sur le seuil de ses royaumes, nous deman-
dons à l'inconnu, debout et sans nous courber :
« Qui es-tu? » L'esprit est plus libre; mais la con-
science? Valons-nous plus ou moins ?
— Plus, dit Ali.
— Pourquoi? |
— Parce que le faux n'est jamais le bien. Les
dieux formulés sont-ils jamais autre chose que des
monarques ? |
— Et les plus dangereux de tous, car ils immo-
bilisent l'idéal. Cependant, mon Ali, tu as beau dire,
je te connais un dieu formulé. »
Le jeune homme sourit.
« Celui-ci n'est pas dangereux, Paolo. Sans mys-
tères, clair et simple comme une formule mathéma-
tique, divin par son but, humain par sa réalité, le
dieu-justice n'a pas de prêtres et n’exige pas de sa-
crifices inhumains. Vrai rédempteur, vrai fils de
l'homme, né de sa raison et de ses entrailles, 1l est
au milieu de nous, accessible à tous; il ne délaisse
pointla terre pour le ciel, et, progressif comme nous-
mêmes, non-seulement en esprit, mais en vérité, il
ne nous vend point, au prix de longs siècles de
luttes et d'esclavage, les vacillantes lueurs d'un âge
écoulé.
— Oui, cher ami, ce dieu est le vrai dieu de la
vie; mais suffit-il bien toujours? N'y a-t-il pas des
heures où notre âme inquiète a soif de l'inconnu? et
ne sens-{u pas, en ce moment même, que son souffle
nous aspire? Contemple ce visage immense de la
nature, aux yeux et au front voilés, mais aux lèvres
— 234 —
demi-closes; le mot qui semble errer sur ces lèvres,
je donnerais sans regret ma vie actuelle pour l’en-
tendre. J'ai besoin de l'espace entier pour carrière,
et de tout ce qui est, dans cet univers dont je fais
partie, rien ne doit m'être étranger.
_ Avide! murmura Ali; quoi! tu donnerais ta
vie! Ce qui est si loin l'est donc plus cher?.…
__Ah!s'écria Paul, ne sois pas jaloux de mes dé-
sirs, va! car tu me tiens mille fois davantage que ne
m'attire l'inconnu. Je ne te sépare plus de moi dans
ma pensée: quand je dis je, cela veut dire nous. »
Une tendresse inexprimable inondales yeux d’Ali;
il pencha la tête sur le sein de son ami, et ne reprit
qu'un moment apres :
« Tu es ma famille entière, Paolo, et le point
d'attache de ma vie dans l'univers. Je t'aime et te
le dis ici, comme un éternel serment, en face de ces
choses éternelles. »
Paul, vivement ému, pressa dans ses bras son
jeune ami.
« Ah! dit-il, les biens que tu me donnes valent
mieux cent fois que ce qui me reste caché. Tu m'as
découvert dans la vie humaine des étendues que je
ne connaissais pas. Tu as élevé mon cœur à des hau-
teurs que, même dans l'amour, il n'avait jamais at-
teintes. »
Quelque temps encore ils contemplèrent les nei-
ges roses du Moeveran et son glacier, qui sous Île
soleil étincelait; ils avaient peine à s'arracher de ce
spectacle, dont les grandeurs et les poésies venaient
de s'augmenter Pour eux, après cette effusion de
tendresse, d'Un Charme sacré. Le froid, cependant,
les obligea de ne pas rester plus longtemps iMmmo-
oo
Se en |
-
— 235 —
biles, et ils se mirent en marche pour redescendre.
Un peu plus bas, la neige enfonçait décidément, et
ils durent dévier de la route directe pour chercher un
terrain plus facile. Paul marchait en avant. Tout à
coup il enfonce, essaye vainement de se retenir, et,
glissant avec une rapidité extrême sur le flanc de la
montagne, au milieu de blocs de neige, il disparait.
-Saisi de stupeur, Ali s'était arrêté. Vainement
il se pencha sur l’abime pour saisir un signal, un
cri de son compagnon. Le précipice, qu'ils n'avaient
pas soupconné, et que voilait une sorte de pont de
neige maintenant effondré, se creusait obliquement.
Ali mesura du regard l’espace qui le séparait du
chalet, c'est-à-dire des secours de Favre : une heure
au moins, deux heures par conséquent, et pendant
ce temps Paul se mourait peut-être, seul, abandonné.
Le jeune homme, jetant du regard et de la voix un
appel désespéré vers le chalet, plaça son bâton en
croix derrière lui, et, fermant les yeux, seul signe
de faiblesse dans cette détermination héroïque, il
s'élança dans l’abime sur la trace de son ami.
Pendant trente ou quarante secondes — elles de-
viennent perceptibles à ces moments-là — Ali glissa
le long des parois neigeuses; puis il se sentit lancé
dans le vide, et bientôt après une rude secousse,
amortie cependant par la neige, l’avertit du terme
de sa périlleuse descente. Malgré l'ébranlement dou-
loureux de ses nerfs, il ouvrit aussitôt les yeux
pour jeter autour de lui un anxieux regard, et dans
le demi-jour qui régnait au fond de la crevasse il
vitavec une joie indicible son aini, qui, meurtri sans
doute, mais bien vivant, se relevait avec peine.
« Ali! cher Ali! s'écria Paul. Je te croyais sauf
— 236 —
du moins. N'étais-tu pas assez loin de moi pour
l'arrèter ?
— J'ai voulu te suivre!
—- Me suivre! Ah! malheureux! Ah! cher et su-
blime ami! Mais c'est la mort! Une mort affreuse,
au fond de Ce trou de neige. Vois cette profondeur,
ces parois COncaves, la neige amollie. J'ai déjà me-
suré de l'œil tout cela. Nulle oreille ne peut nous
entendre . Que ne courais-tu chercher Favre?
Peut-être. Ah! tu t'es perdu pour moi!
— Je vai cru brisé, mourant, au fond d’un abîme.
Et te laisser ainsi plusieurs heures. seul! peut-
être pour ne plus te retrouver! — Favre nous
cherchera et nous sauvera, s'il est possible. Mais
si ce lieu est tel qu'on ne puisse en sortir, Paolo, du
moins } y Suis avec toi.
— Tu ne veux pas vivre sans moi? » dit Paolo
d’une voix dont le timbre, affaibli par l'émotion, eut
une douceur extrême.
I! prit Ali dans ses bras et le tint pressé longtemps
sur SON Cœur. Puis, relevant son visage, tout res-
plendissant d’un éclat sublime, les yeux brillants de
résolution :
« Ali, moi, je veux que nous vivions! j'aurais peur
de te perdre dans la mort. Il faut que nous sortions
d'ici! »
Il se mit alors à faire le tour de la crevasse, en
étudiant le côté le plus favorable à une ascension.
C'était une S0Tte de puits, évasé par le bas et à peu
près circulaire, Que la neige n'avait pu, dans ses
partiés les plus concaves, tapisser entièrement, et
dont les parois Sélevaient, en se rétrécissant jus-
qu'à l'orifice, À Six ou sept mètres de hauteur.
— 231 —
Armé du couteau qu’il portait sur lui dans ses
courses, Paul tailla, tantôt dans la neige, tantôt dans
le roc, une suite de marches, ou d’aspérités, grâce
auxquelles il put s'élever jusqu'aux deux tiers en-
viron de la hauteur des parois; mais arrivé là, où
leur courbe devenait plus forte et presque aussi
abaissée que celle d'une voûte, il eut beau tourner,
enfoncer désespérément ses bras dans la neige,
chercher, pour s'y cramponner, des aspérités, il re-
tomba toujours. Pendant plus de deux heures ses
forces et celles d’Ali se consumèrent vainement dans
ces tentatives.
L'idée leur vint ensuite d'amonceler la neige en
un bloc pyramidal et de s'élever ainsi jusqu’à l'ort-
fice, au delà duquel une grande lumière, un pan
neigeux lointain, leur faisaient pressentir l'espace.
Ils atteignirent ainsi une hauteur d'une douzaine de
pieds, après quoi la neige manqua. Alors, ils se r'e-
gardèrent avec une sombre tristesse, Paul, s’ad0S-
sant contre une des parois de ce lieu, qu'il jugeait
être leur tombe, entoura son jeune ami de ses bras
et pencha sur lui son front morne. Mais dans Cet
abattement, dans cette douleur, il rencontra; pareil
au rayon dans les ténèbres, le sourire d’Ali.
« Ne sois pas triste ainsi, mon Paolo, nous allons
mourir ensemble. Nous ne serons point séparés.
— Tu crois à une autre vie? demanda Paolo, mê-
lant au regard enthousiaste de son compagnon un
regard tendre et rêveur.
— Îl n'y a pas de mort! c'est une vaine parole;
effroi des hommes. La vie seule existe, partout et
toujours. Et seul, l’être-pensée, la suprême puis”
sance de ce monde et la plus pure, serait excepté
— 938 —
des lois générales de durée et de régéntrauon? Non,
Paul, nous ne pouvons cesser d'être, et nous ne pou-
vons nous quitter, Le lien qui nous unit est plus
qu'un désir; c'est une loi sacrée!
— Ah! puisses-tu dire vrai! Tu m'as rendu la vie
si chere, que je souffrirais trop de te perdre en la
perdant...
— Ne crains pas. La justice est la loi qui régit
toutes choses. La vie n'est point un hasard, mais un
ensemble de forces déterminées, logiques, néces-
saires; les affinités qui nous ont portés l’un vers
l'autre, comment permettruent-ciles que nous fus-
sions désunis? La volonté, l'amour, pour être invi-
sibles, ne sont pas des forces vaines! Oui, Paolo! je
défie la mort de me séparer de toi! »
Ses traits, son accent, le rayonnement de ses yeux,
avaient cette puissance qui donne à la parole hu-
maine, pour fondre et transformer les âmes, l'action
d'une lave.
« Je te crois, lui dit Paul en-frémissant; oui! cela
doit être ainsi. Eh bien! comme toi je suis consolé.
Endormons-nous, mon Al, »
Et le serrant plus fortement contre sa poitrine,
l'enveloppant tout entier de ses bras, il poursuivit,
avec une émotion qu'augmentait encore une sorte
de timidité :
€ Jamais je n'ai su te dire combien tu m'es cher,
et je te l'avoue, je n'osais pas. Un tel sentiment pour
moi-même tait si nouveau! Il semblerait si
etrange aux autres hommes !.., T1 m'a élevé l'âme à
des hautcurs nouvelles... 1l m'a initié à des joies
inconnues. Pour en exprimer l'ardeur et le charme,
le nom d'amitié est insuflisant, et le nom d'amour,
— 239 —
au moins pour des oreilles ordinaires, en offense la
pureté. Oh! l'amour sans doute n'est autre que la
source immense d’où s’épanchent toutes les affec-
tions diverses, et c'est au-dessus de tous ces cou-
rants, dans la source même, que nous nous aimons.
Notre amour, mille fois plus grand que la passion,
en a toutes les pures délices. Mon cœur bat sur le
tien avec une indicible volupté. Pour respirer à l'aise,
j'ai besoin de ton souffle dans mon air, et tu me fais
croire en effet à des existences supérieures, où je
m'élèverai surtes ailes! »
Appuyé sur le sein de son ami, les bras jetés au-
tour de son cou, Ali montrait sous ses larmes un
visage illuminé d'une joie étrange.
« Ami! cher ami! dit-il, tu révèles mon cœur avec
le tien! Seulement, c’est d'un désir plus vif que moi,
je bénis cette mort; car nous nous retrouverons ail-
leurs, sans secret, sans masque, purs, oublieux de
toutes les fanges de ce monde et dégagés de sou-
VEnIrs... »
Il redressa la tête, et d'un regard ardent et jaloux :
« Paolo! cette femme! Rosina... la regrettes-
tu encore?
— Je n'y pensais pas, répondit-il simplement.
Pourquoi jeter ce nom entre mous deux, à cette
heure ?
— Qu'importe? s’il n’est plus dans ton cœur.
— Non! en ce peu de jours ton contact l'a chassé
comme un mauvais rève. Ce matin encore, y pen-
sant, j'étais stupéfait de la guérison si prompte
d'une blessure si cruelle, et m'en accusais presque
de légèreté de cœur. Mais ce souvenir près de toi ne
pouvait durer.
— 240 —
— Bien! et maintenant, que tout s'efface! Plus
de nom, plus de souvenir souillé! Oh! cher amant
de mon âme, nous sommes seuls dans l'éternité de
l'être et de l'amour! Nous sommes l'un à l'autre,
entièrement. »
Et l'étrange enthousiaste, pressant avec force les
mains de Paul, noyait dans les yeux de son ami des
regards pleins d'une flamme où rayonnait la pas-
Sion dans ce qu'elle a de plus pur, de plus idéal.
« Ali! s'écria Paul, surpris de telles paroles, et
malgré lui troublé par ce regard, Ali! souffres-tu? »
En même temps, entourant de ses doigts le mince
poignet de son Compagnon, il interrogea le batte-
ment de l'artère.
« Je ne souffre point, Paolo. Je suis heureux. Ne t'in-
quiète pas. Nous allons mourir, et nous nous aimons
Pour toujours, n'est-ce pas, mon Paolo? Voilà tout!
Le reste n'existe plus. Une fois, la première, laisse-
moi te dire, dans la langue de ce monde, combien je
t'aime! C’est toi que je cherchais et que j'aime de-
puis que je vis! D’autres sont venus; mais j'ai senti
qu'ils n'étaient pas toi; je les ai repoussés, et jamais
à nulle autre oreille mes lèvres n’ont dit ce mot,
qu'à toi seul je dis : Je t'aime! Le jour où je t'ai
rencontré, mOn cœur a frémi d'une émotion toute
nouvelle. J'ai désiré te suivre. J'ai craint de te per-
dre. Je t'écoutais : ce que tu disais était noble,
vrai; ton âme vibrait dans ta parole. et toi aussi
pourtant... mais un jour, pour te rappeler au res-
pect de toi-même, de l'amour, il suffit d'un mot; et,
de ce jour, malgré tout, mon âme fut à toi, de vo-
lonté comme d'instinct. Je te dévouai ma vie! Tu as
été mon frère, et, dans la douleur, presque ma mère,
mn
— 241 —
Tu es si bon et si tendre, mon Paolo! Mais il y
a de ces choses fatales qui flétrissent à jamais et
tuent le bonheur... Oui, je bénis la mort! c’est l'ou-
bli; c'est le rajeunissement de l'être, lavé de toutes
les souillures que cette vie infâme dépose sur nous.
C'est l’épuration peut-être sous forme ailée de cette
rampante humanité... Oh! je ne sais rien! mais je
crois en la justice et je l'aime !.. Et ma vie, faite
de ce double amour, ne peut m'être rendue sans
te rendre à moi. Boire l'oubli! et te retrouver, Ô
mon Paolo! Tu dis bien : l'amour est l'Océan sans
bornes des joies supérieures, et non la mare trouble
et fétide où tant d'êtres s'abreuvent ici. Je t'aime,
Paolo! je t'aime! Dis-moi que tu m'aimais! Et en-
dormons-nous pour ce grand réveil! » |
Toutes ces paroles, entrecoupées de soupirs, d'é-
treintes, de sourires divins, de gestes doux ou puis-
sants, et ces longs regards qui brillaient au travers
des larmes, plongeaient Paolo dans un trouble où
sa raison flottait éperdue, hésitante, rejetant d'é-
tranges idées qui passaient. Il contemplait, fasciné,
ces yeux magnifiques, ces joues pâles; l'haleine
brûlante de ces lèvres vives l'enivrait comme le
souffle d’une pythie; le battement précipité de ce
cœur sur le sien le faisait défaillir. et tout en mur-
murant : « Quel délire! Ô mon frère adoré! Ô mon
cher enfant! » il se sentait lui-même brûlé d'une
fièvre qui l'hallucinait; et, pressant Ali dans ses
bras, en lui répondant : « Je t'aime!.… » il couvrait de
baisers brûlants son front pâle et ses doux cheveux
épars.
Les heures s'étaient écoulées; le jour déclinait.
Au fond de ce puits de neige, couverts de vêtements
14
— 242 —
humides, la tête nue, car leurs chapeaux s'étaient
perdus dans la chute, l’engourdissement les ga-
gnait, c'est-à-dire la mort. Cependant, pressés l'un
contre l’autre, heureux d'un bonheur étrange, mais
immense. ils Souriaient en se regardant, si inatten-
tifs aux choses extérieures que des appels arrivèrent
à leur oreille sans pénétrer jusqu'à leur pensée. Paul,
enfin, le premier, les comprit et s'écria :
« Favre! ce doit être Favre! »
Et de toute la force de ses poumons il jeta un
cri. Une acclamation d'en haut répondit, et presque
aussitôt une corde lancée vint tomber à leurs pieds;
au bout de cette corde une gourde était attachée.
« Ali! mon enfant bien-aimé, c’est la délivrance!
Reviens à toi! nous sommes sauvés! »
Ali ne répondit pas; seulement, une sourde ex-
clamation s'était échappée de sa poitrine; son exal-
tation semblait tombée, ses traits s'étaient éteints,
son regard s'était fermé.
Paul ramassa la gourde, et, la posant sur les lèvres
de son ami, le forca de boire quelques gorgées du
kirshwasser qu'elle contenait; il en but lui-même
ensuite; puis, ayant frotté de neige ses mains en-
gourdies, il prit ‘la corde et se mit 2 l'attacher len-
tement et solidement autour d’Ali. Celui-ci se lais-
sait faire; il dit seulement avec un soupir e
« Tu es heurenx de vivre, Paolo?
_— Oui certes, mon Ali! mourir avec toi c'était
héqus ; Mais vivre ici, avec toi, c’est un bonheur plus
sûr et plus cher encore. Laisse-moi te frotter de
neige; POur rendre à tes membres glacés un peu de
souplesse; puis tu prendras ton bâton, pour éviter
le choc des Parois ]à-haut. ?
———0 Se ne +
= 013 —
1l frotta de neige les poignets et les mains d’Ali,
et voulut aussi lui en frotter les jambes et les ge-
noux; mais Ali s’y refusa; il saisit la corde de son
bâton, et à la voix de Favre, qui d’en haut criait :
« Êtes-vous prêts? »
Il répondit, tout en gravissant le tas de neige :
« Enlevez ! »
La corde s'éleva lentement avec son fardeau, tan-
dis que Paul suivait des yeux, avec crainte, celle
ascension. L'état mental de son ami, cette prostra-
tion succédant à une exaltation si vive, ne le lais-
saient pas sans inquiétude. Cependant il le vit, à la
courbe de la voûte, se servir heureusement de son
bâton et grimper des genoux et des pieds, dès qu'il
eut touché le bord. Alors, un grand cri de joie s’ex-
hala du cœur de Paul : Ali était sauvé!
La corde redescendit aussitôt, et Paul fut enlevé
de même, bien qu'un peu plus lentement. Quelques
minutes après, il se trouvait près de Favre et de
son ami, sur un col de la montagne. Au bord de la
crevasse, autour d’un grand pieu de fer profondé-
ment enfoncé dans la terre, la corde était enroulée ;
Paul, avec tout l'élan de sa généreuse nature, se jeta
dans les bras de Favre.
« Nous te devons chacun deux vies! lui dit-il.
— C'est bon! répondit brusquement le bon-
homme, au fond tout gonflé de joie; je sais que vous
êtes deux bons enfants; mais, pour le moment, il
n'y a qu'une chose à faire, voyez-vous, c'est de se
dégourdir vivement pour rentrer chez nous. Voici
la nuit qui vient, et vous avez, je pense, besoin d'un
bon feu. »
Îls prirent le chemin du chalet. Les derniers
— 244 —
rayons du soleil doraient les hauteurs de la mon-
tagne ; le col était dans l'ombre, ainsi que la vallée,
et le vent du soir secouait en pluie fine sur leur pas-
sage la neige des sapins. Guéri subitement de sa fa-
tigue et de ses soutfrances, Paul marchait joyeux.
Ali, silencieux et morne, s’'appuyait sur le bras de
son ami.
Il n'avait pas dit une parole, ce bon Favre, tant
qu'avait duré la retraite, car il fallait se hâter ; mais
quand on eut passé le seuil du chalet, que dans l’âtre,
déjà brûlant, flamba un splendide feu de sapin,
après avoir chauffé les lits, et tandis que la bouil-
loire faisait entendre son chant, de plus en plus
grave, Favre épancha contre la conduite des deux
imprudents tout ce qu’il avait amassé de ressenti-
ment et de blâme, leur déclarant que si pareille
folie se renouvelait, il reprendrait immédiatement —
après les avoir sauvés, bien entendu, si la chose
était possible — le chemin de Grion, laissant à
d’autres le soin de faire constater leur mort.
« Vous n'aviez donc pas vu, s’écria-til, que le
dégel a commencé? Les brouillards de ce matin
auraient dû pourtant vous le faire comprendre.
N'avez- vous pas senti la neige mollir sous vos pieds ?
Et vous vous en allez tout de même comme ça, les”
mains dans vos poches, sans me rien dire, Comme
si la neige ne devait jamais finir. Si les gens d'es-
prit font des choses pareilles, à quoi ça sert-il de
n'être pas 501? Non, jamais je ne me serais pensé de
vous aller Chercher sur la montagne en un pareil
jour, et pourtant je suis sorti pour aller à votre
rencontre» €t» Voyant vos traces toutes fraîches sur
le mont, je les ai suivies, ma foi! de bien mauvaise
— 245 —
humeur, je puis dire. Et, arrivé à l'endroit où vous
avez fait le saut, j'ai dit : « Bon, je sais où ils sont :
« dans le creux du Puits-d'Enfer, ou pas loin. »
« Et vous avez du bonheur que j'aie été pâtre à
Solalex deux années de ma jeunesse! car je connais
la montagne, voyez-vous, comme la connaît celui
qui l'a faite; alors donc je suis descendu au plus
raide, en me laissant glisser, et j'ai couru au chalet
chercher la corde, le pieu de fer, tout ce qu'il fallait
enfin, sans oublier la gourde, bien entendu. Et je ne
me suis détempcé que pour cinq minutes de prière,
ce qui ne nuit Jamais, outre un ou deux coups de
vin que j'ai pris pour me donner des forces; et,
Monteu (1), quand j'ai entendu votre voix !...»
Ici, Favre s'arrêta; non pas qu'il n'eùt encore
bien des choses à dire, mais parce que l'attendris-
sement lui serrait la gorge. Paul et Ali déjà repo-
saient sous leurs rideaux; 1l les obligea de souper
dans leur lit, les scrmonna tout le temps, et sortit en
grondant encore.
Si vives et si étranges qu'eussent été les émotions
de la journée, sous l'influence de la chaleur d’un
bon lit, après le froid qu'il avait subi, Paul s'endor-
mit promptement. Au nulieu de la nuit, il se réveilla
sous une impression pénible. Des soupirs sembla-
bles à des gémissements sourds se faisaient enten-
dre près de lui.
« Ali, demanda-t-il, souffres-tu ? »
Ne recevant pas de réponse, il alluma la bougie,
s'enveloppa de sa robe de chambre et s'approcha du
lit de son ami. Ali dormait, mais d'un sommeil
(4) Corruption de l'exclamation : mon Dicu.
14.
— 2416 —
agité, la tête renversée, les yeux clos. Ses cheveux
bruns, épars sur son oreiller, ses longs cils noirs
sur sa joue, faisaient ressortir l’éclatante blancheur
du visage et de la main, crispée autour des couver-
tures sous le menton. Ses fines et délicates narines
s'élevaient et s'abaissaient; sa bouche, entr’ouverte,
rapprochait les lèvres sans former des sons. Il
rêvait.
« Qu'il est beau! se dit Paul, beau comme une
femme ! »
Etil le contempla d'un air rêveur.
Ali prononça très-rapidement quelques paroles
indistinctes, et Paul, craignant la fièvre, posa dou-
cement la main sur le front du jeune dormeur ; mais
la peau était moite. Un long soupir s'échappa de la
poitrine d’Ali, et, plus lentement, il dit :
« Quelle belle mort! »
Puis il retourna la tête, comme importuné par
la lumière. Paul se retira tout pensif, et, sous le flot
d'idées bizarres, importunes, qui vinrent l’assaillir,
mêlées à ses souvenirs de la veille, il ne put dormir
JUSqu’au matin.
CHAPITRE VIII.
Le ciel se fit d'azur. Un beau soleil, le gai soleil
d'avril, brilla sur les vitres de la cabane, enluminant
les rideaux de coton rouge. L'air, selon la naïve et
charmante expression de l’analogie, l'air, si rigou-
reux autrefois, devint clément; et, comme en effet,
sous l'influence d’une bonté protectrice, le cœur
s'émeut, on se sentait pénétré, au sein de cette am-
biante douceur, d’attendrissement et de bien-être.
Autour du chalet, les neiges se fondaient:; les gran-
des masses des monts et des pics gardaient encore
leur majestueuse immobilité ; mais à des frémisse-
ments dans l'air, à des chuchotements dans le sol, à
je ne sais quelle agitation inquiète, partout répan-
due, bien qu'insaisissable, on pressentait un travail
latent, mystérieux.
Au pied de la montagne, bientôt, des filets d’eau
pure, se frayant un chemin dans les neiges et se
faufilant dans les pentes, émus et joyeux, partrent
pour le grand voyage. De moment en moment, dans
le bois voisin, des bruits sourds, suivis d’un frôle-
ment prolongé, se faisaient entendre. C'était un ra-
meau de sapin qui se relevait libre et triomphant,
tandis que le fardeau de neige sous lequel il était
— 248 --
resté courbé pendant tout l'hiver s'abattait en pluie
sur les neiges du sol. Le torrent, immobile en ap-
parence, n'agitait encore aucun pli de son linceul ;
mais du fond de sa fosse des craquements s'éle-
valent, signes d'une résurrection prochaine. L'ava-
lanche ne pouvait tarder longtemps.
Malgré leur désir d'épier ces phénomènes, les dif-
ficultés de la marche par le dègel, et les remontran-
ces de Favre, ne permettaient aux deux amis que de
courtes promenades autour du chalet. Ils s'en plai-
gnaient et de leurs désirs appelaient impatiemment
la grande débâcle. Au fond, cependant, lorsqu'ils
étaient ensemble, que ce fût au coin du foyer ou
dans la montagne, à la ville ou aux chalets, le regret
ou le désir pouvaient bien, dans un rêve commun,
émouvoir leur imagination ou leur fantaisie; mais
le cœur satisfait goûtait une quiétude ineffable.
Depuis le jour où ils avaient failli périr, leur in-
limité était devenue plus étroite encore. Ce n'était
plus l'amitié de deux frères, ou de deux amis, qui
jouissent, mais sans effusion el sans caresses, de
leur affection tranquille; n1 même celle plus tendre
d'une sœur et d'un frère. Dans la vivacité, dans
l'exaltation de leur sentiment, 11 y avait plutôt de
cet amour, le plus saint et le plus ardent de tous
peut-être, l'amour maternel, ici réciproque, bien
que, renversant les lois de l'âge, il s'accusât da-
vantage chez Ah. Mais définir par comparaison un
sentiment — la plus intime, par conséquent la plus
individuelle, des manifestations de l'être, — est chose
toujours incomplète; surtout celui-ci, que jugeaient
étrange et sans précédent ceux mêmes qui l'éprou-
valent.
— 249 —
Quel nom donner, en effet, à ce charme si puis-
sant, libre des inquiétudes et du trouble d'un autre
amour, qui remplissait leur âme de délices, lorsque,
appuyés sur le sein l'un de l’autre, échangeant par-
fois un long baiser, 1ls savouraient en silence la
Joie de s'aimer?
Cette joie, chez Ali, était aussi sereine qu'écla-
lante; mais elle n'était point exempte, chez Paul,
d'étonnement, de trouble même. Il se sentait péné-
tré par des influences inexplicables. Il lui semblait
vivre parfois au sein d’un enchantement, pareil à
ceux des légendes... Par quelle magie ne pouvait-l
détacher ses yeux de ces traits chéris, où chaque
jour il découvrait une beauté, des grâces plus ex-
quises ? D'où venaient tant de persuasions sur les
lèvres de ce jeune ami? dans sa voix de tels accents,
qui remuaient l'âme dans ses profondeurs? Un si
pur attachement pouvait-il avoir, ainsi qu'une autre
passion, ses exagtralions, sa folie? Oui, toute
grande affection, sans doute.
Et puis, cet Ali, cet enfant si chaste, si noble, si
réfléchi, si courageux, si peu semblable aux autres
hommes, n'était-ce pas un être à part? En faire un
demi-dieu, pour Paul, était bien facile, et son hési-
tation ne fut pas longue. Par cette affection sans
pareille, Ali le transportait en des mondes nou-
veaux. Il accepta le miracle. Tout ce qu'il y avaiten
lui d'enthousiasme, de mysticisme et d'exaltation
prit l'essor dans ce noble et étrange amour, et, sans
bien comprendre, il adora.
Plus d'une fois, recueilli dans une méditation im-
quiète, ou frappé tout à coup d'un geste, d'un son
de voix, agité encore par le souvenir de la scènc du
— 250 —
Puits-d'Enfer, la vérité l'effleura du bout de son aile;
mais quoi! tant de faits écartaient cette supposition :
ce jeune homme conduit par son père; cette vie au
milieu des hommes, pure sans doute, mais pleine
de calme et de fermeté ; le coup de poignard donné
au comte Melina, l’intrépidité, le sang-froid, dé-
pensés tous les jours sans effort et simplement, qua-
ktés si exclusivement attribuées à une seule moitié
del'hu manité, que l'autre se garderait avec soin d'en
prendre sa part, lui fût-elle échue…
Un soir, comme le soleil allait disparaître, on en-
tendit une détonation lointaine, puis un grondement
sourd, qui s’accroissait en roulant, comme un ton-
nerre.
« L'avalanche! » cria Favre. ,
Et, malgré lui, les deux amis coururent sur le
seuil.
L'air était tout vibrant de bruits et de souffles.
Les yeux attachés sur la coupure d'où chaque an-
née l’avalanche se précipitait dans le vallon, ils en-
trevirent tout à coup un torrent furieux, énorme,
de blocs immenses roulants, qui obstrua l'air. Un
vent terrible les renversa, étourdis et suffoqués, sur
le sol, qu'ils sentirent trembler, et des milliers de
Pointes les frappèrent, au milieu d'un ouragan de
détonations assourdissantes et de sifflets aigus.
Quand ils se relevèrent, en secouant la pluie de
Neige fouettée par l'avalanche, ils virent la moitié
de Jeur vallée comblée par un nouveau mont; les
Säpins renversés gisaient sur les flancs de la mon-
lagne: 1es vitres du chalet étaient en éclats; du fond
de l'éta ble partaient des mugissements sourds et
Plaintigs 3 et ce n'était de toutes parts, à la suite
— 251 —
de cet ébranlement formidable, que mouvements
sourds, trépidations, craquements, un émoi, une
agitation immenses. On eût dit que ce grand signal
avait partout réveillé la vie. Débarrassée d’une par-
tie de son lourd manteau, la montagne iressaillait,
de la cime à la base, au souffle de l'air libre, et ses
échos, encore enroués, s’essayaient à répercuter en
murmures les tonnerres de l'avalanche.
« À présent, messieurs, quand partons-nous? »
demanda Favre au souper.
Les deux jeunes gens se regardèrent. Cette ques-
tion si simple venait de bouleverser en eux tout un
monde, formé déjà, de chères habitudes. — Avaient-
ils donc accepté pour définitive demeure ce pauvre
chalet? Assurément, ils n'y avaient pas songé; ce-
pendant ils sentirent, à ce moment, qu'aucun autre
lieu dans le monde ne leur serait intime et cher
comme celui-ci. Ils ne répondirent pas à Favre,
et tombèrent l’un et l’autre dans la réverie.
Le lendemain, ils se dirigèrent ensemble du côté
de l'avalanche, et tandis qu’ils considéraient cette
immense et froide ruine, qui allait bientôt porter la
fertilité dans les chaudes régions, Paul, s'adressant
à Son ami, répéla la question de Favre.
« Qu'en dis-tu ? devons-nous partir maintenant?»
Dans cette question, aucune idée de séparation
n'était contenue, et cependant l'émotion d’Ali fut
visible. Il rougit, baissa sur ses yeux humides le
voile de ses paupières et balbutia :
« Nous ferons ce que tu voudras
… — Restons! s'écria Paul. Et moi aussi, je t'assure,
je souffrirais de partir. Nulle part je n'ai tant vécu;
nulle part je ne vai si bien aimé. Ailleurs comme
— 252 —
ici, nous serions ensemble; mais ici notre intimité
est bien plus profonde. Restons.
— Du moins quelque temps encore, dit Al. Nous
n'avons assisté qu'à la première partie du spectacle
que nous sommes venus chercher. N'as-tu pas en-
tendu parler de la merveilleuse transformation qui
s'opère après le départ des neiges? Déjà ce travail
a commencé, les puissances de la végétation sont
éveillées. Il faut voir ces belles montagnes, qui sont
nôtres désormais, se couvrir d'herbe et de fleurs.
Après, nous retournerons dans le monde, si tu le
désires. »
Cette dernière phrase fut accentuée d'une tris-
tesse dont Paul saisit l'accent. Il s'écria :
« Tu ne peux redouter le monde pour notre ami-
tié? »
Et comme il ne reçut point de réponse, prenant
les deux mains d’Ali, il chercha ses yeux. Ils s’ef-
forçaient de Sourire; mais Paul y crut lire des
anxiétés confuses. Alors, jetant le bras autour de
son ami :
« Comme toi, lui dit-il, je sens qu'une amitié
telle que la nôtre doit être jalouse-de l'amour. Mais
quel amour pourrait jamais l'égaler? Sois-en cer-
tain, si un tel sentiment doit encore avoir place dans
ma vie, cette place ne sera jamais que secon-
daire. »
Ali, cette fois encore, ne répondit pas, et ils con-
tinuèrent de marcher en silence, jusqu’au moment
où Ali fit un Mouvement pour se dégager du bras
de son compagnon. Mais Paul le retint, et, se pen-
chant sur lui, Vit SOn visage couvert de larmes.
« T'ai-je donc blessé par mes paroles? cher,
— 253 —
étrange enfant! Que se passe-t-il en toi? Que veux-
tu? » |
Honteux de sa faiblesse, Ali se jeta dans les bras
de son ami.
« Paul, si tu aimes, et. tu aimeras sans doute...
que ton amour ne soit pas secondaire, mais noble
et digne de toi. Je le veux!»
Cela fut dit au ‘milieu de sanglots vainement con-
tenus ; et longtemps encore, malgré des efforts in-
térieurs que Paul devinait, par cette pénétration in-
time qu'ils avaient l’un de l’autre, Ali resta doulou-
reusement ébranlé. Paul était pensif.
La neige décroissait rapidement. Le torrent, qui
avait repris son cours, Charriait pêle-mêle, avec ses
derniers glaçons, des sapins brisés, des terres ébou-
lées, des blocs de neige. De toutes les pentes, de
toutes les fissures, de tous les pores de la montagne,
de toutes les aiguilles des sapins, torrent, filet ou
goutte, l'eau coulait. Il devenait plus difficile de se
préserver de l'humidité que du froid, et Favre plus
que jamais soupirait pour son foyer.
Mais, dès que la première herbe eut paru, ce fut
un enchantement. On vit la verdure courir de Pro-
che en proche et s'épandre comme une lave, Mais
riante, féconde et bénie. Chaque matin, à leur ré-
veil, Paul et Ali, courant observer ses progrès; la
trouvaient nouvellement tombée, comme une manne.
Elle aussi, de ses mille petits pieds tenaces, g'iM-
Pait à l'assaut de la montagne et couvrait chaque
jour, conquérante paisible, des espaces nouveaux:
Une atmosphère humide et chaude, qui faisait son-
ger à celle des âges créateurs, enveloppait la mOn-
lagne, et du sein de la terre, à chaque heure, SUT-
15
D
— 254 —
gissaient des plantes nouvelles. Déjà les crocus ou-
vraient leurs calices; la primevère s’'étalait sur
les gazons, et les longs rubans du narcisse se ren-
versaient, afin de livrer passage à la fleur parfumée
qui grossissait au bout de sa hampe.
Les deux amis jouissaient avec enthousiasme des
poésies de cette renaissance; Ali surtout semblait
les goûter avec cette mélancolique avidité qu'inspi-
rent les joies passagères. Ils n'habitaient plus guère
le chalet et vivaient dehors, en des excursions sans
but arrêté d'avance, mais si entraînantes qu’elles
absorbaient la journée entière. Chaque jour variait
le décor et, si préparés qu'ils fussent, les jetait en
des surprises, en des admirations nouvelles; car
sulle part la fécondité de la nature ne se déploie
avec plus de puissance et de splendeur que dans ces
contrées alpestres.
Un jour que, tout enivrés de leur course, ils re-
descendaient au chalet, Ali, courant sur la pente
sans regarder à ses pieds, heurta une pointe de
roche et tomba sur le gazon. Paul s’approchait de
lui d’un air moqueur, mais il le vit pâle.
« Qu'as-tu donc? Est-ce une entorse?
— Je le crains, car la douleur à été très-vive. »
En même temps, Ali essaya de se relever; mais il
pâlit de nouveau et se laissa retomber, en s’efforçant
de sourire.
Non loin d'eux était une de ces rainures verti-
cales de la montagne que les bûcherons appellent
des coulées et qui leur servent à faire descendre
dans la vallée les troncs des sapins. Cette coulée,
pour le moment, servait de canal aux neiges supé-
rieures; elles s’y épanchaient en une chute limpide,
— 9255 —
aux filets irisés, entrecoupée de petites cascades.
Paul, enlevant son ami dans ses bras, le porta près
de la chute, avec l'intention de soumettre le pied
malade à une douche de cette eau glacée. Il ôta le
soulier, dont il ne put s'empêcher, le tenant dans
sa main, de remarquer l'extrême petitesse; puis il
voulut relever le pantalon, pour ôter le bas; mais sa
main fut arrêtée dans cette tentative par celle d’Ali.
« Eh bien, dit Paul, pourquoi? »
Il regardait en mème temps son jeune ami. Qu'a-
vait-1l ?.…
Une sorte de nuage rose, qui semblait produit par
une confusion pudique, couvrait son visage, et ja-
mais ce visage n'avait, Comme en ce moment, paru
si timide, si pur et si doux. Paul en reçut au cœur
une commotion étrange.
« Eh bien, reprit-il, pourquoi t'opposer?.… l'eau
froide est le meilleur remède... »
Ali hésita; sa rougeur s'accrut encore, et, avec un
trouble étrange, il balbutia :
« Attends; je vais moi-même... »
Il releva le pantalon, mais légèrement, fit glisser
le bas et l’enleva.
Paul se saisit alors du petit pied nu, tissu de
veines bleues, que marquait à la cheville une rou-
geur, et le tint sous la chute. L'eau, qui tombait de
si haut, rejaillissant, formait de mignonnes cas-
cades sur les doigts roses; comme elle mouillait le
pantalon d’Ali, Paul, sans hésiter, le releva jus-
qu’au-dessus du. genou. Mais à son tour qu’a-t-il?
Pourquoi ce regard fixe, attaché sur ce genou d'une
rondeur polie, sur cette jambe dont aucun duvet
n'altère le blanc si pur, et sur ce pied si petit, forte-
— 256 —
ment cambré, qui rappelle par la pureté des lignes
les modèles antiques, mais assurément Diane chas-
seresse plutôt qu Endymion ou l'Antinoüs.
Un frémissement parcourut Paul des pieds à la
tête. À demi défaillant sous le soupçon qui venait
enfin de se formuler nettement dans son esprit, il
porta les yeux sur le visage de son compagnon, tout
rose encore de pudeur... Alors la conviction, dont
les éléments germaient depuis quelque temps en
lui sous mille formes confuses, se fit tout à coup
par une éclatante et soudaine lumière. Il chancela;
sa main tremblante posa sur le gazon le petit pied,
d'où ruisselait l’eau des neiges, et palpitant, presque
foudroyé, il s’appuya, pour ne pas tomber, sur son
autre main jetée en arrière.
« Paul! s'écria le jeune blessé, qu’as-tu donc? »
Mais la voix lui manqua sous le regard éperdu,
insensé, plein d'un inexprimable délire, où éclatait,
aussi clairement qu’en paroles, la joie, le triomphe,
la folie, d’une telle découverte; en face du visage
transfiguré de Paul s’agenouillant aux pieds de
l'être nouveau qui venait de lui apparaître. Aline
se vit reconnue. L'effet de cette révélation fut double
et contraire. Un cri profond et déchirant s'échappa
des lèvres de la jeune fille; une mortelle pâleur s'é-
tendit sur son visage, et, s'appuyant contrela paroi
de roches près de laquelle elle était assise, sa tête
s’inclina sur sa main.
Arraché à son délire par la vue de cette douleur,
Paul, en frémissant, entoura d’un de ses bras la chère
créature, que dans l'habitude de son cœur il nom-
mait encore Ali, et fit jaillir de la cascade une rosée
sur ce front pâle. Aline frémit, ouvrit les yeux et les
— 9257 —
referma en‘exhalant un profond soupir; puis sa poi-
trine se gonfla, et des larmes, filtrant au travers des
cils, coulèrent bientôt, abondantes, sur ses joues.
« O chère! murmura Paul, Ô cher être divin que
je ne sais plus nommer ! pourquoi ces larmes,
quand mon âme déborde de ravissements ? Où som-
mes-nous ? Que regrettes-tu? Un tel miracle boule-
verse ma pensée... Mais nous sommes toujours en-
semble, et... ne veux-tu pas m'aimer encore? »
Il s'arrêta : le souffle manquait à sa poitrine. Il
contemplait en l’adorant cet être, si cher déjà, de-
venu plus cher encore, et ses bras tremblants l'o-
saient à peine soutenir. Au milieu de tant de bon-
heur, ces larmes, qu'il voyait toujours couler silen-
cieusement, lui faisaient mal... et peur.
« Oh! parle-moi, reprit-il; un mot, je t'en prie!
Dis-moi si je veille ou si je rêve, et quel monde
nous habitons. Je me sens jeté hors de l’espace où
j'ai vécu jusqu'ici. Je vis dans l'ivresse la plus
puissante qu’un homme puisse porter sans mourir.
Ah!... tu fais bien de pleurer peut-être, et de mêler
cette amertume à de telles délices, pour que jenen
sois point écrasé. Ali! cher Ali! Pardonne-moi d'a-
voir deviné ce que tu voulais sans doute me cacher
encore. Dis-moi ton autre nom, et rends-moi ton
âme ; car la mienne fléchit sous le poids de ce double
amour. »
Elle rouvrit les yeux, se redressa, et le repoussa
doucement. Paul resta muet, le cœur serré, traversé
tour à tour de saisissements et d'élans de joie. Quand
leurs yeux se rencontrèrent, elle baissa les siens
avec un mélange de confusion et de tristesse, puis
elle murmura :
« Funeste accident!
« Paul, dit-elle un moment après, soyons tou-
jours les mêmes, je t'en prie! »
Il répéta :
« Les mêmes! » avec uné sorte de stupeur.
Elle voulut alors se relever, oubliant sans doute
Sa blessure; mais en appuyant le pied malade, elle
fit un léger cri et retomba.
Sur les traits de Paul, la douleur et la joie se fon-
dirent en une tendresse inexprimable.
« Laisse-moi te porter, dit-il, tu ne peux marcher,
tu le vois bien. »
Elle ne répondit pas; il L'enleva dans ses bras et
l'emporta vers le chalet d’une marche inégale, tan-
tôt se sentant près de défaillir sous la violence de
ses émotions, tantôt soulevé comme par des ailes.
Pendant ce trajet, pas une parole ne fut échangée
entre eux; un grand trouble dominait également
leurs pensées, d'autant plus grand, pour ces cœurs
si habitués à s'entendre, qu'une différence profonde
venait de se marquer dans leur sentiment, et que
chacun cherchait avec anxiété quelle serait la pensée
de l’autre.
Au chalet, tandis que Favre s'empressait autour
du blessé, ils reprirent un peu possession d’eux-
mêmes.
Mais quand il les eut quittés et qu'ils se retrou-
vèrent seuls, de chaque côté du foyer, une étrange
timidité les prit l'un et l'autre. De toutes les pensées
qui se pressSalent dans leur esprit, aucune, au mo-
ment d'élever la voix pour se faire entendre, n’osait;
car tuutes enlämaient par quelque côté la question
décisive qui venait de se poser, et qui leur parais-
— 259 —
sail à tous deux également redoutable. Elle, enfon-
cée dans son fauteuil, la jambe allongée sur un
coussin, détournant un peu la tête, semblait tout oc-
cupée de suivre les jeux de la flamme sautillante et
claire qui se tordait autour des bûches résineuses.
Paul, accoudé, les yeux à demi couverts par sa main,
la contemplait, étourdi encore de cet entrechoque-
ment du présent et du passé, tout à coup séparés
par un abîme; encore tout ébloui de cet éclair, qui
lui dévoilait un ciel nouveau.
Lui! devenu Elle! accomplissement d'un rève
qu'il n’eût jamais osé formuler, mais qui gisait
pourtant dans les profondeurs de sa pensée, de son
désir, dans toutes les aspirations de son être ! Déjà,
combien il l'avait adorée! surpris de tant d’exalta-
tion dans l'amitié, mais cédant à un charme irrésis-
tible, à la grande et secrète magie de la nature?
À présent, même encore, l'être qu'il aimait avant
tout, c'était bien assurément ce frère, cet ami, dont
il avait éprouvé la noblesse, le dévouement, les qua-
lités charmantes et sublimes ; seulement, ce qui le
rendait heureux jusqu'au délire, c'était de pouvoir
la chérir, l'idolâtrer, dans toute la plénitude des
forces humaines, de faire de cet amour le seul but,
la raison d’être de son existence, de se perdre et de
s'absorber en lui tout entier !…
Elle ! mon Dieu, qui l'aurait cru? En vain cette
idée, sous une forme ou sous une autre, était venue
frapper aux portes de son cerveau ; il l'avait toujours
écartée, et ne l'avait même pas entendue. Ce jeune
homme, présenté, conduit par son père, pouvait-on
supposer ?.…
Si ferme, si résolue, si hardie, si chaste, quelle
— 260 —
nature étrange! Mais comment ne l'avaitil pas re-
connue à sa seule beauté ? Un homme a-t-il ces traits,
ce doux sourire, ce regard, et par-dessus tout ce
geste, cet accent, Cette démarche, en un mot ce
charme infini qui trahit la présence de la déesse?
Le jour baissait. A la lueur de la flamme, qui se
jouait Sur ces traits chéris, Paul y découvrait mille
beautés nouvelles qu'il n'avait point encore aper-
çues. Quelle grâce dans ce cou délicat, doucement
penché, presque entièrement caché par la cravate,
mais dont on pouvait cependant, au-dessus du col
rabattu, deviner la blancheur et le contour! Ces
cheveux bruns, pleins d'ondulations jeunes et
naives, ce front si pur, où la douceur se fond avec
la fierté, où la femme rayonne, comment n'a-t-il
pas compris plus tôt?
Il ne pouvait trop s'en étonner et se riait de lui-
même, d'un cœur si gonflé, que sa joie, s’il l'eût
exhalée, se fût traduite en cris douloureux.
C'est pour cela qu'il se taisait, respectant d'ail-
leurs son silence à elle, dont il souffrait cependant
un peu. Oh! pourquoi détournait-elle ainsi les
yeux? — Et pourtant il sentait que si elle les eût
attachés sur lui, il n’en eût pu supporter l'impres-
sion sans défaillir. — Pourquoi sur ce doux front
ces ombres ?.… Étaient-ce des pensées importunes,
ou seulement l'ombre de la nuit? Non, il y avait là
quelque chose de sombre que la flamme du foyer,
en l'éclairant, ne chassait point mais rendait au
contraire plus visible. Cette attitude pensive, muette,
presque timide, si nouvelle. et si charmante... Îles
tenait trop à part l’un de l’autre pourtant Ce si-
lence enfin lui pesait; il voulait, il devait le rompre,
— 261 —
et le doux nom d'Ali venait à ses lèvres, mais s'y
arrêtait.. car Paulen voulait maintenant un autre,
encore inconnu, déjà plus chéri.
Elle poussa un long soupir étouffé, pencha sa
tête sur le dossier du fauteuil, et sa main s'étendit
languissante sur ses genoux, laissant pendre des
doigts effilés que la flamme, enles pénétrant, rendit
tout roses. Le poids qui chargeait la poitrine de
Paul s'augmenta de ce soupir ; il étouffait. Un nœud
de sapin, éclatant, lança hors du fover un trait de
feu qui alla s'abattre près d'elle, et lui, jetant un
cri, Se précipita pour l'éteindre. Ils se regardèrent ;
elle aussi avait tressailli; cependant elle dit:
« Une étincelle te fait peur !
— J'ai cru qu'elle allait tomber sur toi, » répon-
dit-il.
Déjà courbé, il s'agenouilla, saisit la main de la
jeune fille, et, attachant sur elle un regard timide
et fervent, d'une voix basse et douce :
« Ton nom? demanda-t4l. Je t'en supplie, dis-
le-moi !
— Relève-toi! » s
l'instant 1l obéit
« Mon nom, reprit-elle avec tristesse, je n'en ai
point de plus cher et de plus intime que celui que
tu me donnais. Que t'importe l'autre? Appelle-moi
toujours Al.
— Ah! balbutia-t-1l, garderas-tu de ton secret
tout ce que je n'en pourrai deviner ? »
Elle s'efforça de sourire; mais, comme lui, un in-
vincible embarras la dominait.
« Ton Ali, dit-elle, se nomme dans le monde
Aline de Maurignan. fille de vingt-trois ans, forte-
15.
L
èécria-t-elle si vivement, qu'à
— 262 —
ment soupçonnée d'idées excentriques, non-seule-
ment parce qu'elle n'est pas encore mariée, mais
parce qu'elle s'est permis de rompre, — sans
cause raisonnable, puisqu'il ne s'agissait que d'in-
compatibilité morale, — un riche mariage, arrêté
depuis longtemps.
— Toi! s'écria Paul, toi!...— comme s’il eût en-
tendu des choses inouies.
— A Paris, Mie de Maurignan passe pour vivre
retirée dans ses terres, depuis la mort de son père,
avec une gouvernante anglaise ; tandis que, dans
ces mêmes terres, cette même gouvernante, miss
Dream, affirme que M"° de Maurignan vit chez une
tante, à Paris. Toi seul sais où elle réside mainte-
nant, et cette Aline, à tes yeux mêmes peut-être, est
une étrange créature, n'est-ce pas?
— Oh ! oui, s'écria-t-il, étrange, unique, divine !»
A Son tour, elle s’écria :
« Pas de ces mots entre nous! Paul, nous som-
mes frères. Nous avons déjà vécu la douce vie de
amitié; nous la reprenons. Il est temps que l'excès
e cette surprise se calme. Je suis le même être
ue j'étais hier. Hier, nos pensées étaient unies,
et nOUS vivions du même cœur... Un changement
de nom est bien peu de chose, et, je l'espère, il ne
saurait le troubler longtemps. »
L'accent âpre, amer, un peu dédaigneux, de ces
dernières paroles mordit Paul au cœur ; il se rejeta
sur Son siége.
Après un silence :
« Je vais te raconter, reprit-elle, les TAÏSONnS —
très-Simples et très-naturelles, il me semble à moi,
_— qui m'ont amenée à des actes si en dehors des
— 263 —
lignes étroites où l'on enferme la vie en ce mondé. »
Alors, elle raconta son enfance, calme, réfléchie,
studieuse, innocente; l'amitié protectrice de son père,
et, enfin, l'amour de son fiancé ; combien, malgré
l'estime et la sympathie que lui inspirait Germain
Larrey, elle ressentait déjà de vague appréhension
vis-à-vis d’un engagement si solennel, dont les con-
ditions lui étaient si peu connues et lui paraissaient
déjà fort incomplètes.
Puis, cette nuit terrible, où les révélations de sa
sœur la transportèrent subitement du monde chi-
mérique de l'ignorance dans le monde réel; sa stu-
peur devant le testament de haine laissé par Suzatine
contre l'ordre de choses qui l'avait tuée; le souvenir
de ces paroles répétées cent fois : « Si tu n'as point
une âme d’esclave., si tu ne veux vivre de honte et
mourir de douleur, garde-toi des hommes! reste
libre. »
D'une voix moins émue Aline raconta encore ses
incertitudes, son désir de vérifier par elle-même
d'aussi terribles révélations, et son explication avec
Germain Larrey, suivie d’une rupture. En quelques
phrases, entrecoupées d'autant de réticences, elle
laissa voir la crainte qu'éprouvait son père qu'elle
ne se mariât point, son propre désir à elle-même
d'aimer, de vivre la vie humaine, mais sans se
perdre ni s’abaisser; et le projet qu'elle avait formé
dès lors, dans sa chaste audace de jeune fille, de
connaître en frère et en ami celui qu'elle épouserait.
Elle parla en souriant des hâtives études grâce aux-
quelles, en une seule année, elle avait ajouté à ses
connaissances un vernis universitaire; la permis-
sion obtenue de son père, non sans peine, qu’elle
— 264 —
revêlit pendant son voyage en Suisse l'habit mas-
culin. « Cet habit, dit-elle en terminant, sous
lequel j'ai pu vérifier la justice des accusations de
ma sœur, et joindre aux leçons de sa cruelle expé-
rience l'amertume de mes dégoûts. »
Sur tant d'émotions intimes, sur d'aussi graves
problèmes, agités par un être si cher, Paul avait
mille choses à dire, dont son cœur plein débordait.
Mais cette dernière phrase, qui résumait d’une ma-
nière Si brève et si dure les impressions d'Aline
pendant son séjour à Florence, au milieu des amis
de Paolo, les souvenirs qu'elle lui remit en mé-
moire... cela le frappa au Cœur d'une terreur se-
crète et le rendit muet. C'était près de cette jeune
fille, C'était sous ses yeux, qu'il avait aimé Rosina!.…
F'avre, apportant la lampe allumée, entrait. Paul
quitta brusquement la chambre.
Au dehors, la nuit étoilée étincelait sous ses
voiles. Baignés de molles lueurs entrecoupées d'om-
breS;: les monts assoupis revêtaient des formes
fantastiques ; au loin, le torrent glissait, jetant sa
note éternelle. Plus transparente et plus vive à ces
hauteurs, l'atmosphère livrait aux regards un demi-
jointain plein de mystère et de poésie; ce n'était
partout que splendeur et calme, et toute âme acces-
sibple à ces influences en eût été pénétrée; mais Paul
ap portait au sein de ce grand repos un trouble pro-
fond- | |
I1 venait de comprendre au récit d'Aline la vraie
distance qui les séparait, elle, vierge d'âme et de
corps, esprit pur, austère, qui, sans autre atteinte
qu'une amère tristesse, avait traversé cette orgie
brutale et immonde que les hommes appellent leur
— 265 —
vie de jeunesse; lui, le meilleur peut-être de tous
ceux-là, mais, hélas! déjà souillé par plus d'un
amour vulgaire, avant le jour où les caresses d'une
courtisane l'avaient avili, sous les yeux mêmes de
ce juge suprême et adoré qui tenait sa destinée. Ce
qu'il avait cru pardonnable aux yeux d’Ali, devant
elle, ne l'était plus. Il subissait, malgré leur intimité,
malgré lui, l'influence de la différence énorme éta-
blie par l'esprit humain entre l'homme et la femme.
Moralement, aussi bien que physiquement, Aline et
Al ne lui semblaient plus le même être.
L'avenir, qui tout à l'heure lui apparaissait flam-
boyant de délices inespérées, il le vit alors douteux,
sombre. Un pressentiment fatal lui serra le cœur.
Cependant. il se savait si profondément aimé de
son Ali! Cet amour si unique, si grand, qui avait
attaché à ses pas cette jeune fille, qui. les unissait
vraiment d’un indissoluble lien, ne serait-il pas ca-
pable de dominer tout fatal souvenir ?
Aussi brusquement qu'il était sorti, il rentra,
avide de la revoir, de trouver dans ses regards,
dans son attitude, des indices de ce qu'il pouvait
espérer ou craindre...
Elle l’attendait, et le doux regard, un peu inquiet,
qu'elle fixa sur lui fit sentir à Paul les immensités
nouvelles de cette affection, qu'auparavant il n'eùt
pu croire susceptible de s'étendre. Favre avait mis
le couvert et servait le souper. Les deux amis s’ef-
forcèrent d'y prendre part, mais avec si peu de
succès, que Favre, dont l'idée fixe était de partir, af-
firma qu'ils allaient tomber malades, et qu'il était
grand temps d'aller retrouver des vivres plus frais
et la vie des basses vallées.
— 266 —
« Je crois que vous avez raison, Favre, » dit Ali.
Paul fut troublé de cette parole.
Restés seuls, ils firent un effort pour vaincre la
gène secrète qui, malgré eux, persistait. Paul se
fit raconter de nouveaux détails de l’enfance d'A-
line, qui se plut à le satisfaire; elle retraçait avec
charme et rêverie ces Purs souvenirs ; il l'écoutait
avec un attendrissement profond.
« Ah! s'écria-t-il, pourquoi ne nous sommes-
nous pas connus dès ce temps-là! »
Et prenant la main de la jeune fille, il la baisa.
Mais elle la retira si brusquement qu'il en fut
blessé.
« Quoi! s'écria-t-il, un hommage aussi simple
peul te fâcher ?
— Un hommage! s'écria-t-elle. Et que signifie un
homMage entre nous? Ah! Paul, Paul! jet'en supplie,
n’alière pas la plus haute, le plus parfaite union
qu’alent jamais goûtée deux êtres!.…
— Parle, exprime ta volonté, dit-il tristement,
j'obéirai. »
Mais cette humble réponse ne fit qu’augmenter la
douloureuse impatience d’Aline.
« Toi, m'obéir, Paolo! toi me rendre hommage!
Et que Sommes-nous devenus, en quelques heures,
nous Qui jusqu'ici vivions si à l’aise dans les hautes
régions du libre accord, de la franchise, de la li-
berté”? Quand nos âmes depuis longtemps se sont
énétrées, faut-il que ce nom de femme, que tu me
donnes aujourd'hui, me rende à tes yeux un être
différent d'hier? Écarte ces souvenirs d'un monde
qui n'est pas le nôtre : rejette ce bagage vieux et
souillé de faux respects, de perfides humilités, et
— 267 —
cette abjecte phraséologie, instrument du secret dé-
dain de l'homme pour la femme. Tout cela, crois-le
bien, m'est odieux. Il faut que de telles habitudes
soient une lèpre bien tenace pour amener sur tes
lèvres, de toi à moi, ce langage, et venir troubler
une intimité si étroite que la nôtre, une si vraie
fraternité! Mon ami, il n'existe rien de plus cher ni
de plus complet à mes yeux que la sainte égalité de
notre affection. Ne l’offense plus! Rappelle-toi com-
bien de fois, dans une joie immense et sacrée, ma
tête a reposé sur ton sein, et ne prends ma main dé-
sormais que pour la serrer dans la tienne. »
Plein d’agitation, il se leva, s’écriant:
« Tu demandes l'impossible! Oublier la femme
en toi! Ne pas t'honorer d'une affection plus pieuse,
d'une adoration plus ardente. Ah! je subissais à
mon insu déjà ce charme... »
Elle sourit amèrement.
« Le charme! oui! Il est un charme qui fait dé-
raisonner tout homme sur lequel il est jeté, c'est le
nom de femme. Sous son empire, à l'instant, ce qui
était clair devient obscur, ce qui était vrai devient
tauv ; la réalité s'évapore en fantaisie; la logique se
renve se, et la fiction règne M'honorer! Paolo. Et
comm :nt pourrais-tu m'honorer plus que tu ne l'as
fait jisqu'ici, en m'estimant et en m'aimant de
toute ta raison, de toute ton âme ?
« Honorer la femme! dans la flangue des hommes
ec: mot a deux sens : le plus honnête, c’est la mettre
4 part, comme chose à ne pas toucher, comme pro-
priété d’un autre ; le plus commun signifie ramper
devant elle pour l’abuser, l'étourdir de louanges ct
en faire sa proie. Laissons ces choses-là.
— 268 —
« Il n'y a, vois-tu, qu'une manière vraie pour
l'homme d'honorer la femme, c'est de voir en elle
ce qu'elle est surtout et avant tout, l'être humain,
comme lui. La femme n'est pas cet être de conven-
ion que l'imagination troublée des hommes en-
toure de nuages, quand ils ne l'écrasent pas sous
la boue. C'est l'être dont la chair et le sang ont
formé les vôtres: c'est votre fille, votre sœur, VOUS-
même... Ici, près de toi, l’aul, c'est encore, et tou-
jours, ton frère, ton ami. — Pour tout homme
honnête et digne, vis-à-vis des femmes, l'amour
serait l'exception, non la règle ; une seule épouse;
toutes les autres sœurs. Mais non : une différence
exist, elle devient tout; de ses yeux troublés
l’homme ne voit plus qu'elle; il s'en affole, s’en
enivre; il l'étudie, l'analyse, l'étend, la cultive,
l’exalte; il en devient fou, et fonde sur elle tout un
système, tout un ordre de choses, tout un Credo. Il
a tant fait que la femme lui est devenue comme
étrangère; et maintenant il en fait le tour en savant;
braduant sur elle ses lorgnettes, il amoncelle sur
l'espèce des traités profonds; il s'approche à pe-
tits Pas de l'objet curieux, change sa voix, et se
rime Pour lui parler. Leur seul accent, en pronon-
ant CE Mot: femme! est une insulte, doublée d’une
sottise. Vis-à-vis d'elles, ils ont beau se faire hum-
bles; 1lS ne peuvent être respectueux; car dans leur
voix: dans leur regard, dans leur mielleuse attitude,
tout trahit la pensée fatale, écœurante, qui a changé
en promiscuité morale la grâce élective de l'amour.
— Ah! s'écria-t-il, mais c'est de la haine! Tu as
été cruellement blessée parmi nous?
— Oui!» dit-elle.
— 269 —
Avec un profond soupir, et d'un geste désespéré,
cacha sa tête dans ses mains, et à cette explosion
de sentiment succéda un silence morne. Cependant,
Louchée de sa douleur, elle attachait sur lui des
yeux émus, où se lisait une tendresse profonde, —
mais désormais timide, — €t dont l'effusion s’arrè-
tait au bord de ses lèvres et dans ses regards, tan-
dis que sa main, avancée comme pour une caresse,
retombait sur ses genoux. Ce silence dura long-
temps. Autrefois, le silence n’était entre eux que
le repos de la parole, dans l'harmonie de la pensée.
Maintenant, plein de secrètes divergences, il deve-
nait lourd. Ce fut pour le rompre peut-être qu'A-
line, quittant son fauteuil, alla prendre, en boitant
un peu, la pincette dans le coin opposé de l’âtre.
Paul se leva brusquement :
« Marcher! quelle imprudence ! Pourquoi ne pas
me demander ?.… »
Elle s'appuya sur l'épaule de son ami, tendre ct
souriante.
« N'aie pas peur; ce ne Sera rien, je crois. Je
pose déjà le pied sans douleur. »
Cependant, il l'entraîna vers son fauteuil et la fit
asseoir. Ils causèrent alors, mais Sans entrain, cher-
chant un peu leurs idées, et d'un commun accord
écartant celle qui les occupait le plus. Lui, surtout,
semblait étudier ses paroles, et malgré lui son ac-
cent n'était plus le même. UÜnc déférence profonde,
ou plutôt une sorte d'idolâtrie, s'y marquait. Par-
fois un mot, une allusion involontaire, arrêtait leur
parole, ou répandait une rougeur sur leur visage:
A dix heures, Paul se leva.
— 270 —
« Îl est temps que tu prennes du repos », dit-il, et
il sortit.
La jeune fille le suivit d'un regard triste.
« J'aurai beau faire, se dit-elle en soupirant,
tout est changé. »
Elle se coucha. Paul ne rentra que longtemps
après, et le lendemain, à son réveil, Aline se vit
seule dans la chambre. Elle s’habilla comme à l'or-
dinaire sous ses rideaux. Favre vint allumer le feu.
a Où donc est Paul ? demanda-t-elle.
— Oh! pas loin; il m'a dit de l'appeler quand
monsieur serait levé. Comment va votre pied, mon-
sieur? Est-ce une vraie entorse, ou une fausse ?
— Appelez Paul, mon bon Favre, il vousledira »
Favre sortit en grommelant un monologue, et
paul entra bientôt après. Il visita le pied malade,
u’Aline assurait être guéri, et déclara qu'en effet
ce n'était qu'une simple entorse. L'os ayant repris
im Médiatement sa place, et l'eau glacée ayant pré-
ver toute congestion, après trois ou quatre jours
L'effet de la commotion aurait cessé.
« Trois ou quatre jours, s'écria-t-elle, ici, dans
ce fauteuil ! quel ennui! Mais c'est inutile, je t'as-
sure: »
Et posant dans sa pantoufle le petit pied débar-
rasst de ses bandelettes, elle se mit à faire le tour
de lachambre légèrement, quoique avec une certaine
hésitation dans la démarche. Inquiet, un peu mé-
content, il la suivait, les bras étendus, comme une
mère Craintive Surveille les premiers pas de son
nourrisson; mais elle fuyait devant lui, tournant la
tête et le regardant d'un air malicieux, sans de-
viner Combien elle était ainsi gracieuse et piquante.
— 271 —
En achevant le cercle, près du foyer elle se heurta
contre une bosselure du sol; ce ne fut qu'un ébran-
lement léger: mais il ne l'en saisit pas moins dans
ses bras en poussant une exclamation de crainte.
« Imprudente!
__ Eh! docteur mille fois trop prudent! ce n'est
rien du tout. »
Devant ce beau, cedivin sourire, une folie le prit,
et — ce qui d’ailleurs lui était arrivé cent fois déjà
—__ il serra sur son cœur son bien-aimé compagnon,
mais avec une violence inusitée, et, au lieu de son
front, rencontra ses lèvres. Ce contact l'enivra; toute
la passion qui déjà le possédait s'épancha dans ce
baiser : ivresse aussi courte par sa durée qu'immense
par l'intensité, car il se sentit presque aussitôt re-
poussé avec énergie, et, s'arrachant de ses bras,
l'œil éclatant de courroux, Aline alla se jeter sur
un siége, où, se couvrant le visage de ses mains,
elle fondit en larmes.
Désespéré lui-même, ils’approcha d'elle; ses traits
étaient animés d'une expression ardente et sombre,
et sans doute une explication allait avoir lieu entre
eux, quand Favre rentra, portant le déjeuner. Ils
dissimulèrent l’un et l’autre leur agitation, en atten-
dant la sortie du bonhomme ; mais celui-ci entendait
rester. Il s'accroupit près du feu et les força de se
mettre à table, disant que le café allait refroidir.
« Et puis, dit-il en manière d'exorde, j'ai une idée
à vous communiquer.
— Parlez, » dit Paul.
11 faut dire que, depuis l’installation au chalet,
Favre, actif, habile, traité par les deux jeunes gens
en aide plutôt qu'en serviteur, eûl trouvé son Sort
— 272 —
des plus agréables, sans le mutisme auquel il se
trouvait condamné. Ces messieurs travaillaient, cau-
salent et se promenaient ensemble; ils avaient bien
à chaque rencontre un mot obligeant pour lui; mais
ce n'était qu'un mot, et quand l'Évangile dit que
l'homme n'est pas fait pour vivre seul, il entend
qu’un peu de conversation est indispensable à la vie.
Favre, pour tout reCOUrs, n'avait que sa Bible et
sa vache. Il parlait beaucoup à celle-ci, mais elle
lui répondait peu; l’autre moyen lui procurait la
consolation d'entendre Sa propre voix, quand il lisait
à VOIX haute: mais ce n’était que sa propre voix,
et, bien qu'il usit souvent de cette ressource ingé-
nieuse, cela était loin de le satisfaire. Il se hâta donc,
sur l'invitation de Paul, de prendre la parole.
« Oui, monsieur, vous dites bien, il faut parler;
Dieu à donné Ja parole à l'homme pour exprimer sa
ensee et non pour la garder dans sa bouche à
ne Ten faire, Et même, il faut avouer que quand la
ense ne s'exprime point, il semble qu’elle se ra-
etisse et s'en aille ; en sorte qu'on a bien raison de
dire QUE, sans la parole, l’homme deviendrait sem-
plable aux animaux.
« Eh bien donc! messieurs, c’est pour dire qu'il ya
tantôt Six semaines que nous sommes ici, ce qui, en
cette SalSon, vaut près de six mois. Je ne nie pas
u’à présent la verdure ne soit agréable. Mais ce
n’eSlPas assez peuplé ici, voyez-vous. Vert ou blanc,
c’est toujours aussi muet et aussi tranquille; les o1-
seaux Même n’y chantent point encore. Vous autres,
vous ttes ensemble, vous vous distrayez en causant ;
c’est bien. Mais moi, qui ne suis pas assez bien édu-
qué Pour vous tenir tête, et pourtant trop bon chré-
— 213 —
tien pour vivre dans la société d'une bête à cornes,
— bien que de l'espèce la meilleure et du meilleur
naturel, — depuis ces six Semaines, il ne m'est ar-
rivé de me pouvoir décharger un peu, en causant
avec âme humaine, que cinq heures en tout, quand
mon fils est venu renouveler les provisions ; et à
dire le vrai, ce n’est pas assez, et je ne me sens pas
capable de tenir plus longtemps à pareille vie; si
bien que, quand je suis là-bas dans l’autre chambre,
tout seul devant le foyer, et que l’idée me revient
de mon chalet, de ma femme et de mes enfants, et
de mes voisins, le cœur me manque, et si ce n'avait
été la peur de vous contrarier, je serais déjà là-
bas.
« J'ai toujours attendu que vous vous décidiez à
partir; car, en vérité, je n'aurais jamais pensé que
deux beaux messieurs comme vous se plairaient ici
tant de temps; mais vous ne dites mot de retraite,
et à présent que M. Ali a mal au pied, c’est donc à
n’en plus finir. Aussi, viens-je vous prier de ne point
trouver mauvais que je retourne chez nous, et de
prendre mon fils à ma place. Fritz est un bon gar-
çon, il sait se tirer d'affaire et. »
Il s'étendait sur les qualités de Fritz, quand Ali
l'interrompit par ces mots :
« Je suis guéri, Favre, et nous partirons avec
vous demain. »
Paul tressaillit. Favre, joyeux, s'écria :
« A la bonne heure! J'avais le cœur gros de vous
laisser là, car je vous aime rudement, au moins, €
je vous accompagnerais volontiers dans tous les pays
où il vous plairait de me conduire, pourvu que ce
fussent des pays vivants, c'est-à-dire où l’on trouve
— 214 —
ù qui parler. Ainsi donc, il ne sera pas dit que je
vous aurai quitté. J'en suis bien aise.
«Et puis, reprit-il en voyant que les deux amis
se taisaient, 11 me semble que la mélancolie vous
prend tout comme moi. Depuis hier, vous êfes tout
tristes et ne mangez plus. Le café n'estl plus bon ?
— Excellent, père Favre, dit Al.
— Eh bien, on ne s'en douterait pas à vous voir
faire. Ah! l'air d'en bas, allez, va nous faire du bien
à tous trois, ce bon air tout sonnant de vie, où chan-
tent ensemble les voix des hommes et celles des clo-
ches, le bruit des sabots et des moulins, et les cris
de la marmaille, et les sifflements des merles. et tous
les bruits qui s'élèvent d'une assemblée d'êtres sur
cette terre. Tenez, je suis voisin de la mère Mioule,
la plus criarde femelle de ce monde, et parfois je
suis Si agace de l'entendre brailler après ses petits,
que, respect à vous, messicurs, je l'envoie au
diable, bien que ce soit un péché; eh bien, croiriez-
vous à présent que de penser à la voix de la mère
Mioule, j'en ai le cœur attendri? J'aime bien la mon-
tagne; mais avec des troupeaux et des armaillis.
Oui, tout ce qui est dans la Bible est la vérité. Il
ue faut pas que l'homme soit seul et.
— Paul, dit Ah, avant de quitter Solalex, je veux
revoir le lieu où mon père... »
Sa voix faiblit sous le surcroit d'émotion que ce
souvenir Jui apportait.
«Alors, dit Paul d'une voix altérée, ce ne peut
être demain.
— Pourquoi pas? dit Favre, nous pouvons y aller
aujourd'hui. Seulement, je crains que M. Ali n'ait
Ft une surpr'se.
— 975 —
— Laquelle ?
— On n'entre plus au chalet, même pendant l’al-
page. Une dame de Paris l’a acheté dès l’année der-
nière, l’a fait entourer d’une palissade, et en a la
clef. |
— Cette clef est dans ma malle, Favre.
— Ah! monsieur! très-bien; aussi m'étais-je
pensé que cette dame devait être de vos pa-
rentes. »
Il rapporta, outre ce commentaire, bien d’autres
qui avaient eu lieu, jusqu’au moment où Ali le pria
de préparer le cheval pour le voyage. Quand le brave
homme fut parti : |
« Paul, dit la jeune fille sans regarder son ami,
pardonne-moi d’avoir décidé sans toi notre départ;
il est nécessaire. »
Il répondit amèrement :
« Il suffit que tu le désires. »
Au bout d'un instant, comme elle se taisait, Paul
‘reprit, d’un ton qu’une inquiétude secrète rendait
plus doux :
« Où irons-nous en partant d'ici?
— Je ne sais, dit-elle après avoir hésité.
— Cela dépend de toi seule, dit-il ardemment;
car moi je n'ai d'autre vœu, d'autre ambition que
de te suivre et de ne jamais te quitter, quelles que
soient les conditions auxquelles je doive me sou-
mettre pour obtenir ce bonheur. — Eh bien? de-
manda-t-il, voyant qu'elle se taisail.
— Avant de te répondre, dit Aline, hésitant encore,
laisse-moi me recueillir et m'interroger ; on prend
mal une décision dans le trouble.
— Fort bien, reprit-il avec une amertume nou-
— 92716 —
velle. Quant à moi, mon cœur me parle si haut que
je n'ai pas besoin de l'interroger. »
Peu de temps après, ils partrent, Ali monté sur
le vieux cheval de Favre, celui-ci et Paul à pied.
Ils suivaient le même chemin qu'ils avaient suivi
l'année précédente, accompagnés d'amis joyeux
et de ce vieillard qui Se rendait, souriant, à sa
tombe.
À revoir ces lieux, toutes les bouffées du prin-
temps de leur affection leur revenaient au cœur.
Déjà, en ce temps, qu’ils étaient heureux de se con-
naître! Ils marchaient en causant, séparés des au-
tres, à quelques pas de Favre. comme aujourd'hui.
— Par moments, le regard mélancolique d’Aline sem-
blait chercher au détour des routes le père si tendre
qu'elle avait perdu; et Paul, en pensant à lui, ne
pouvait s’empècher de mêler à ses regretsune égoïste
pensée : Aline, à côté de son père n'eût jamais pé-
nétré si avant dans les spectacles qui l'avaient trou-
blée, et, sous les yeux de M. de Maurignan, leur
intimité. continuée sans interruption, eût à jamais
écarté la rencontre fatale de Rosina. Leur amour se
fût développé sans obstacles: elle serait maintenant
sa femme, ou du moins sa fiancée; il se serait fait
digne d'elle à force d'amour.
Mais au milieu de ces tristesses, de ces craintes,
quand Paul rencontrait le doux regard qui cher-
chait le sien, il se demandait quel obstacle, quel
malentendu pouvait séparer deux êtres si irrésisti-
blement tournés l’un vers l'autre, qu'ils avaient be-
soin sans cesse de compléter l'un en l'autre leur
impression, leur pensée. 11 tressaillait alors d'espé-
rance, et, sous le soleil déjà chaud, foulant d'un pas
— 277 —
vif la: verdure nouvelle, il ne voyait de tout ce qui
l'entourait que ce cavalier gracieux en qui pour
lui, maintenant, la femme perçait de toutes parts, et
qui, nonchalamment ployé sur sa monture, tantôt
regardant le ciel et la montagne, tantôt son ami,
semblait aspirer et fondre dans son regard toutes
ces harmonies, pour en composer la plus humaine
_ €t la plus puissante, l'amour; amour pur, calme et
bleu comme le ciel de la montagne, et qui, tout en
remplissant d’âpres délices le cœur du jeune homme,
le faisait rêver d’éternité.
Arrivés sur le plateau d'Anzeindaz, ils laissèrent
à Favre la garde du cheval, et pénétrèrent dans le
Chalet où s'était exhalé le dernier souffle de M. de
Maurignan. Sauf les ustensiles enlevés par l'ar-
mailli, toutes choses étaient les mêmes : le lit gros-
sier sur lequel on avait couché le mourant était là
près du foyer; la plupart des objets qu’avaient tou-
chés ses derniers regards étaient encore en ce lieu;
celte chambre, asile des dernières pensées, était la
vraie tombe.
Paul avait craint pour sa compagne une émotion
trop vive; mais en la voyant ferme sous sa pâleur,
il dit à demi-voix :
« Veux-tu rester seule?
— Sans doute, répondit-elle vivement, seule avec
toi. »
Heureux de cette parole, il reprit bientôt : |
« Laïisse-moi te dire le souvenir qui me remplit
ici tout entier : ce dernier regard de ton père, dont
je ne compris pas alors tout le sens, et par lequel il
nous fiança l’un à l’autre.
— Je le vois aussi, murmura-t-elle.
— 218 —
— Aline, ton père mourant a consacré notre ma-
riage.. Veux-tu joindre ici ta main à la-mienne? »
Il attendit une réponse; mais il vit la jeune fille
devenir plus pâle encore.
«a Je t'aime uniquement, dit-elle enfin, nous ne
pouvons être séparés. Cependant. cette union que
tu désires. laisse-moi le temps d'y penser encore.
J'en ai besoin. »
Une flamme où l'âpreté se mêlait à la passion,
par l'effet d'un ressentiment douloureux, brilla
dans les yeux de Paul. Étendant la main vers le lit
funèbre :
« Soit! s’écria-t-il; eh bien! moi seul vais jurer
ici, et moi seul serai lié; mais je le serai! Je jure
amour et fidélité pour la vie, moi, Paul Villano, à
Aline de Maurignan.— Et que tu consentes ou non à
notre union, mon serment reste le même; à toi
seule, toujours, tout mon cœur, toutes mes forces,
tout mon dévouement! »
Elle fondit en larmes pour toute réponse; brisée
par tant d'émotions, elle s'affaissa près du lit fu-
nèbre et, la tête appuyée sur ce bois grossier, pleura
longtemps, la poitrine soulevée de sanglots. Quand
elle voulut se relever, Paul, resté près d'elle, lui
tendit la main. Aline la saisit dans les siennes, et
levant sur Son ami un regard où l’adoration se mè-
lait à la tendresse, elle appuya ses lèvres sur cette
main. Ému, presque mécontent, bouleversé jusqu'au
fond de l’âme par cette caresse, qui semblait une
demande muette de pardon, une timide prière, il
releva la jeune fille vivement. — Bientôt après, ils
reprirent le chemin de Solalex.
Le lendemain, ils quittaient ce haut vallon, de-
Eure
— 279 —
venu pour eux une patrie, et la plus chère. Favre
les conduisit de Grion à Villeneuve, au bord du
Léman, et, après avoir embrassé le bon montagnard
et l'avoir comblé au delà de ses espérances, Aline et
Paul montèrent sur l'Helvétie, un des bateaux à
vapeur qui, suivant la courbe du lac, font escale
sur la côte vaudoise.
Ils venaient de changer de monde. Au sorur de
ce grand silence de la montagne, le bruit, les cris,
l'agitation du portet des voyageurs; au lieu de l’air
vif, transparent, éthéré des cimes, une atmosphère
plus dense, presque étouffante. On était à la fin
d'avril, et, depuis plusieurs jours, un soleil sans
nuages dardait ses rayons sur la belle vallée du Lé-
man. Autour d'eux se dépliaient, sous les monts
qui les abritent, anses, ports, vallons, châteaux,
villes, et tout le panorama de ces rives tant admi-
rées.
L'eau bleue se parait de crêtes d'écume, etle sillage
du bateau s’allongeait au loin, vers ce point de l’es-
pace qu'ils venaient de quitter, mais où leur cœur
habitait encore Oppressés, ils se taisaient.
Les grands yeux d’Ali, fixés sur le paysage, ne
contemplaient rien de visible. Paul, accoudé sur le
bord du bateau, le haut du visage à demi voilé par sa
main, semblait absorbé par le spectacle des vagues,
mais ne regardait que sa compagne, et, plongé
dans cette adoration silencieuse, le regard brillant
et attendri, il retrouvait l'éblouissement de cette
heure où 1l avait découvert une femme dans Ali.
De tous ses mouvements, de chaque expression
de ses traits, de ces grâces charmantes, qui étaient
les siennes à clle seule, il s'enivrait, et ses regards
— 280 —
ne s'écartaient d'elle que pour se porter avec une
jalouse inquiétude sur les autres passagers. Mais,
à l'indifférence des hommes qui passaient et re-
passaient près d’Ali, à l'attention discrète dont les
femmes honoraïent ce beau jeune rêveur, il était
évident que son déguisement n'était nullement soup-
conné.
Il était difficile qu'il pôt l'être, grâce à l'aisance
avec laquelle Aline portait son costume. On était
en droit assurément d'admirer l'élégance de la
taille de ce jeune homme, la grâce accomplie de
ses mouvements, la beauté tout idéale que don-
nait à ses traits une rare expression de pureté; mais
tout cela, comme à Florence, passait aisément pour
distinction native et aristocratique, et la simplicité
de la pose et des manières ne laissait place à aucun
soupçon.
. En pareil cas, en effet, c'est l'embarras surtout
du déguisement qui le trahit. Aline, dès l’abord,
avait rejeté cet embarras par une forte résolution,
et l'habitude avait achevé de le détruire. Cependant,
lorsqu'elle rencontrait les regards de Paul, avant
qu'il se fût hâté de les détourner, des nuances roses
passaient sur SOn visage, à demi caché sous l'ombre
d'un feutre à larges bords: elle se reprenait à mar-
cher à petits pas dans la longueur du baitau, et re-
tombait en Soupirant dans sa rêverie.
À mesure qu'ils gagnaient le milieu du lac se
dressaient- derrière a. les cimes bien connues du
Moeveran et des Diablerets, entre lesquelles, au dé-
faut de leur vue, leur pensée marquait la place
d'Argentine. C'était là-haut que gisait, efface, enfoui
dans les vapeurs bleu es, Ce pli de terre, si vaste en
— 281 —
leur cœur, où ils avaient joui d’une vie si pure, si
élevée, si unique peut-être.
« C’est lui, n'est-ce pas, que tu regardes, le nid
déserté du bonheur? » murmura la voix de Paolo à
l'oreille d’Aline.
Elle tressaillit, prit le bras de son ami et l’en-
traîna pendant quelques pas, sans répondre. En se
penchant, il vit aux paupières baïssées de la jeune
fille des gouttes d’eau qui brillaient sous la lumière,
comme de toutes parts l'onde autour d'eux. Ils s’ap-
puyèrent sur le bord du bateau, dans un endroit
solitaire. |
« Paul, dit Aline, à Genève... je partirai pour la
France.
— Mais non pas seule? s’écria-t-il vivement.
— Là-bas, je reprends mon nom... et vis-à-vis de
ceux qui me connaissent... tu ne peux m'aCcompa-
gner.… -
— Voilà le fruit de tes méditations? dit-il.
— Ne sois pas amer, je t'en prie! Je souffre
comme toi... Ge n’est d’ailleurs qu’une séparation
momentanée.…
— Mais à quoi bon, grand Dieu! ce malheur,
qu’il est si facile de ne point subir ?
— Depuis longtemps des affaires. me récla-
ment... » ;
Il s'écria : « Des affaires! » avec colère et dé-
dam.
« Tu as raison, dit-elle tristement; ce ne serait
point assez. Il y a de plus... pour nous deux... le
besoin de réfléchir.
— À quoi? Pourquoi? reprit-il avec un em-
portement à grand'peine contenu. Notre attachement
16.
— 282 —
l'un à l’autre serait encore une question à agiter ? un
problèmeà résoudre? Ilne serait point irrévocable! Et
qu'avons-nous à dire, à penser, chacun à part? Moi,
rien! Ne savons-nous plus nous parler et nous en-
tendre? Entre deux êtres libres, qui s'aiment, je
cherche en vain l'opportunité d'une réticence, d’une
séparation. Je ne la vois pas. »
La tête baissée, les joues couvertes de rougeur et
de larmes, Aline murmura :
« Je t'écrirai, »
PAUL À ALINE.
Je ne quitterai pas Genève. Ne pouvant te suivre,
où tu m'as Jaissé je reste, vivant ici des traces de
ta présence d'un jour. Dans cet air où tu as passé,
au milieu des objets que tu as touchés, en face de
ce divan où tut'es assise, je te revois, j'entends en-
core les paroles; tu me sembles encore passer de-
vant MOI avec cette démarche et cet air. Tout ce
que tu fais, les plus légères choses, tombe dans ma
mémoire ets'y grave — surtout les souvenirs de ces
derniers jours, quand, au moment de te perdre,
hélas ! toutes les forces de mon être, tendues vers toi,
s’appliquaient à te retenir. Mais cette image qui
glisse ainsi devant moi n’est plus que ton fantôme.
Tu ne m'entends plus, ne me réponds plus.
Ah! chère adorée, que penses-tu d'être ainsi par-
tie? Se quitter, quand on s'aime, cela est vraiment
insensé. Je ne comprends pas ton départ. Il est cer-
tain que tu ne m'as rien dit qui donnât à ce départ
la moindre apparence de raison sérieuse; tu ne m'as
—_——
— 283 —
pas tout dit. Tu caches à cet égard un sentiment
secret: et c'est cela, vois-tu, qui m’épouvante et me
plonge par moments dans une agitation où je souffre
des tortures... Me rejeter, to1!... serait-il possible
que tu voulusses me rejeter, Aline, toi qui tiens
dans tes mains chéries ma destinée? Mais tu
m'aimes: tu ne peux être implacable; tu ne saurais
m'écarter de ton cœur, ni le vouloir. Nous séparer,
songes-y bien, est impossible. Et d’abord, j'accep-
terais tout plutôt.
Je ne suis pas digne de toi, je le sais; mais im-
pose-moi les épreuves que tu voudras. Purifie-moi
par la souffrance, par le temps même, si tu n'as pas
assez confiance dans cette flamme de feu sacré qui
a renouvelé tout mon être, qui me consume en ce
moment loin de toi.
Ah! mon Ali! quand je songe à ce que nous
sommes l’un pour l'autre, quand je me reporte à ce
rêve d'amour céleste vécu là-haut, à cette pénétra-
tion si profonde... je sens qu'il est impossible ni à
ta volonté, ni à la mienne, et même aux événements,
de nous séparer.
Ne le crois-tu pas ainsi?
Parle-moi, je t'en supplie! Quand ta lettre m'arri-
vera-t-elle? Tu n’es partie que d’hier!.…
Nous écrire! je te le répète, c'est insensé. Des
affaires! Voilà bien. prends un intendant sûr. Que
importe? — Et puis il n’y a, vois-tu, qu'une solu-
tion vraie, simple, qui sans cesse me vient aux
lèvres, que je n'ose te répéter, puisque tu ne ré-
ponds pas; mais la vérité tout entière est que nous
ne pouvons pas être séparés. Quoi que tu décides,
ami, amant, époux, je suis à toi de toutes mes facul-
— 284 —
tés, de tout mon être. Ma vie entière n'est plus
qu’une aspiration vers toi.
Sans cesse, là, dans ma solitude, réunissant le
souvenir du passé au sentiment du présent, je re-
tombe dans cette sensation indicible de la décou-
verte où le ciel s'ouvrit à mes yeux, où je te vis
femme ; où de cette amitié, sans nom possible, pleine
de pressentiments, de ravissements secrets, je me
sentis tout à coup emporté sur des ailes de flamme
à ces sommets de l'amour que jusqu'ici nul autre
Sans doute que ton amant n’a pu atteindre; car dans
ces bas-fonds de l'habitude où se traîne la vie ordi-
naire, la femme, être fugitif, indécis, à demi étran-
ger à l’homme, n'est que l’ébauche d'une âme et
trouble surtout les sens. Toi, déjà mon frère, mon
ami, centre déjà de toutes mes pensées, de ma plus
vive tendresse, moitié de ma vie, toi, cette puissance
de plus!... Quand ces idées, quand ces deux cou-
rants d'amour se rencontrent en moi, j'éprouve tou-
jours le même coup de foudre; je m'agenouille,
palpitant, devant le miracle, et me reprends à t'a-
dorer avec des joies nouvelles. Il ne manquait à
l'enchantement que ce philtre, et tu l'as versé, 0
cher être unique! J'ai beau considérer tous ceux
que j'ai connus en cette vie, toi seul es complet. Tu
m'offres l'infini dans l'être; tu es divin!
Quand j'étudiais, enfant, nos classiques, les pas-
sages qui me frappaient de l'intérêt le plus vif, que
je ne me lassais point de relire, c'étaient les scènes
où se révèle au héros la divinité protectrice, alors
que « la grâce de sa démarche trahit la déesse. »
Et moi aussi, comme le héros, je demeurais éperdu.
Que de fois j'ai relu surtout l’admirable page, tout
a 2 à ©, mn man ro, me me mé ==
d 285 —
imprégnée d'amour mystique, où Minerve, quittant
la figure de Mentor, se révèle aux yeux de Télé-
maque ébloui. Je devenais Télémaque, et devant
la belle déesse autrefois compagnon fidèle de mes
épreuves et de mes travaux, je me sentais agité,
sous un tremblement respectueux, de l'émotion la
plus délicieuse et la plus tendre. — N'était-ce pas
prophétique? O chère et sacrée déesse! ne te dérobe
pas comme les autres à mes soupirs. Accepte cette
union de la terre et du ciel, éternellement rêvée par
l'homme; laisse-moi mourir peut-être d'un bonheur
trop grand, et non de cette horrible langueur, loin
de 101.
Souvent, je souffre à ne pouvoir te peindre l'hor-
reur de l'angoisse où je suis plongé, quand je me
vois sous ton œil de femme dans le passé, dans ce
cruel passé de Florence, où je t'ignorais si profon-
dément, où rien de semblable à toi ne n'eût semblé
possible, où tu ne m'avais point encore abreuvé de
tant d'idéal d'amour. Là, te parlant d'une autre, à
toi!... te rendant témoin... Une honte, une amer-
tume insupportables alors me remplissent. Oh! qui
effacera ces souvenirs et de ton esprit et du mien?
Hélas! il me semble en ces moments que nos liens
sont détendus; je te vois alors dans une autre sphère,
loin de moi, qui, du fond de mon ombre, ne puis
t'atteimdre. Ta métamorphose, qui m'enivre, me
cause aussi mille terreurs ; tu deviens pour moi plus
idéale, plus sévère, plus éloignée, en même temps
que mon ardeur à franchir la distance qui nous sé-
pare est cent fois plus vive.
Quelquefois je me sens perdu. Mais alors je m'é-
crie vers toi, mon Ali, frère si intime et si tendre,
âme chérie, qui se confondit si souvent avec la
mienne! Je me reporte à ces jours de la montagne
où nous vécûmes si étroitement unis. Je sens que
tu ne peux m'abandonner, que tu m'appartiens par
ton propre cœur ; je reprends confiance, je m'élance
vers toi .…. Mais de nouveau je retombe dans le doute
et dans la tristesse, car tu m'as quitté. Ces alterna-
tives épuisent.. Crois-tu que les forces humaines y
puissent tenir longtemps? Je t'aime d'amour... tu
le sais. Ton regard fier et doux arrêtait les paroles
sur mes lèvres, mais tu le sais. J'ose te l'écrire, et
si tu pouvais deviner avec quel saisissement, quelles
délices. quelles terreurs!... Je t'aime, Aline, et ce
n'est plus en moi qu'est ma vie.
ALINE A PAUL.
Mon ami, je suis depuis deux heures à La Ches-
neraie. Ma bonne miss Dream m'a embrassée en
pleurant, et, tout d’une haleine, m’a raconté ses in-
quiétudes, ses embarras, ses travaux. J'ai refait
connaissance avec les habitants du domaine J'ai
revu le jardin et le bois, le bel horizon, le cabinet
de mon père et sa chambre; partout, ici, je retrouve
sa chère présence, et aussi ma première enfance et
ma jeunesse, qui me rient daus tous les coins. Mais
je n'ai fait que traverser tout cela pour venir à toi
plus vite, et me voilà, sous prétexte d'une grande
fatigue, enfermée dans ma chambre pour y causer
avec toi.
— 287 —
Plus de cent lieues nous séparent, mon Paolo :
depuis deux jours écoulés je n’ai pas entendu ta
voix; cela me semble étrange, horriblement triste,
et déjà, dans ce nid de famille où je suis née, où j'ai
grandi, je me sens comme en exil.
Ce départ m'a rempli d'une agitation que je n'ai
pu calmer encore. Te quitter, va, je le sens bien,
. c'est résister à une force vivante, à une de ces lois
qui sont l’ordre vrai des choses. Tu es devenu le
centre de ma vie; tu es toute ma famille en ce monde,
frère chéri. Notre parenté vient d'un fluide plus pur
que le sang, et ces quelques mois passés ensemble
ont noué entre nous des habitudes éternelles.
Aussi ai-je déjà peur de ne pas trouver ici le calme
que j'y suis venue chercher. Je voulais mettre plus
d'ordre et de précision dans mes idées; mais quel
trouble et quel désordre que de ne plus être avec
toi! Et puis, tu soufires de mon départ, tu m'ac-
cuses, je le sens, et le poids de ta souffrance, jointe
à la mienne, et ton mécontentement, m'oppressent,
me causent un tourment presque insupportable. Sois
plus calme, je t'en prie, pour que je le sois moi-
même, que je puisse méditer sérieusement sur notre
destinée, et la comprendre et la vouloir telle qu'elle
doit être.
Tu t'es refusé à comprendre mon départ, et je ne
l'en ai point donné, je le sais, une explication com-
plète. Mais peut-être vaut-il mieux la suspendre en-
core. Dans la situation nouvelle où nous sommes,
quant à celte différence que tu pressens entre nous,
et qui doit être effacée, lequel de nous deux se devra
rendre au sentiment de l’autre? Je désire, J'espère
que ce sera moi. Mais laisse-moi me recueillir un
— 288 —
peu dans la solitude. Depuis le changement qui
s'est fait en toi, notre intimité n’est plus la même;
un embarras invincible paralyse nos épanchements
et force à se baisser sous tes yeux les miens, qui
s'y noyaient autrefois.
La question posée actuellement entre nous, et qui
prend sur notre sort une importance décisive, est
celle précisément à l'égard de laquelle l'éducation,
le naturel peut-être, ont établi entre nous de telles
dissemblances, que peut-être nous est-il impossible
de nous bien comprendre, réciproquement. Tu sais
quel monde nous avons traversé ensemble; ce que
tu ne peux savoir, c’est de quelles hauteurs j'y suis
descendue, et par conséquent l’ineffaçable impres-
sion qu'il a produite sur moi.
Tandis que l'éducation donnée aux hommes les
soumet aux tristes enseignements de la vie, qui, re-
çus trop tôt, détruisent d'avance les révoltes d’une
conscience non encore formée, j'ai grandi, moi, dans
une sainte ignorance, grâce à laquelle, nourrie d’é-
tudes saines et pures, je m'’élançais vers l'idéal du
juste et du beau avec l’ardeur d’une plante vers la
lumière. — Dans l’état moral où se trouve l’huma-
nité, l'ignorance du mal, vois-tu, est la première
vertu que l'éducation devrait s'attacher à préserver.
Tout ce dessous de la vie, ces coulisses du grand
théâtre, cet égout qui roule ses fétidités sous la cité
étalée en plein soleil, tout cela pour moi, pendant
vingt années, fut comme s'il n’existait pas, et, loin
de savoir alors que je jouissais d’une illusion en-
chantée, je me croyais seulement à l’aube du jour
sublime et radieux que j'attendais. Ma sœur, tout à
coup, me jeta de ce rêve dans le monde réel; mais,
— 289 —
étourdie de ma chute, je doutais encore; je voulus
savoir, et pris cet habit, sous lequel tout aussitôt
l'impureté vint à moi, me fit fête et me promena
dans son palais.
Ce que j'ai vu sous mes yeux, ce que d'odieuses
confidences ont appris à mon oreille, ce qu’il m'a
été donné de découvrir d’infamie, de lâcheté, d’ab-
jection, dans ce monde où mon pied ne s'est posé
qu’en passant, à jamais, vois-tu, mon âme en sera
troublée. Je suis comme un voyageur qui, s’appro-
chant d’une source pour y boire, la voit remplie d’im-
mondices, au milieu desquelles nagent des reptiles
affreux ; il fuit, pénétré d’un tel dégoût, que sa soif
se trouve éteinte, sans avoir été satisfaite.
Dans ce temps-là, tu m'accusais de mélancolie,
J'endurais une souffrance extrême. Personne!:e ? oui,
sur un point où sans doute elle fut plus intime;
mais, à l'égard des choses en elles-mêmes, quoique
désintéressée, non moins âpre. Le spectacle journa-
lier de ce viol odieux, insensé, de l'être moral, qu'ils
nomment leurs amours ; l'âme de la femme atrophiée
par leurs systèmes, avilie par leurs injures, étouffée
sous leurs baisers; sa honte et sa misère, fruit de
leurs joies; eux-mêmes, au cœur des plus nobles
dons de l'intelligence et de la bonté, nourrissant le
verde l’illogisme et de l'injustice, tout cela me jetait
en des fièvres d'indignation et de douleur. J’eusse
laissé là promptement cette horrible étude, si j'avais
pu te quitter, et si la volonté ne m'était venue de
chercher dans ces maux leur remède. Je le connais :
tout mal est dans l'esclavage. 11 faut donner à la
femme l'indépendance par le travail. |
Ne voudras-tu pas m'aider, cher et noble ami, à
17
— 290 —
faire dans cette voie notre tâche possible ? Je ne com-
prends, crois-le bien, la vie qu'avec toi. Je t'aime
d'un amour plus ardent que celui que tu me de-
mandes. Je t'aime à n'avoir pas une pensée qui ne
soit mêlée de toi, à ne pouvoir trouver en mon cœur
une seule retraite où tu ne sois avec moi. Ici, comme
à Solalex, je sens constamment ta présence ; tu rem-
plis l'espace autour de moi, et ne le sais-je pas d’ail-
leurs? tu es en esprit ici bien plus qu'à Genève.
Pardonne-moi; il me faut un peu de méditation
solitaire. J'ai besoin de sonder mes propres forces,
de me poser en juge vis-à-vis de moi-même, et... d'ail-
leurs, je voudrais l'appeler ici qu’un obstacle m'ar-
rêterail. Ce serait, avec nos mœurs ignobles, où nul
respect n'arrête le soupçon, donner au marquis de
Chabreuil, à ce débauché, — Ô mensonge d'un or-
dre social hypocrite autant qu'abject! — le droit de
me refuser son fils, qu'il a promis de me confier
pendant un mois tous les ans; pauvre chère enfan-
tine conscience, déjà faussée, dont ma sœur déses-
péra, mais qu'elle m'a pourtant recommandée.
Ne crains rien : nous ne pouvons être longtemps
séparés. Pour quelque raison que ce soit, nous ne
pouvons l'être. Ah! si je n'avais pas su déjà combien
profondément je t'aimais, je le saurais maintenant,
dans cette absence. Ecris-moi.
PAUL A ALINE.
Ces lâchetés, ces infamies, est-ce moi qui les ai
commises, et dois-je .en porter la peine? Suis-je
sers
condamné à jamais pour l'amour fatal de Rosina ?
Si tu exiges pour amant un être aussi pur que toi, où
le trouveras-tu, mon Aline? Il n’en est point. Tous,
de bonne heure, hélas! avant d'avoir compris l’a-
mour vrai, nous sommes entraînés dans cette bouc.
L'opinion nous y pousse avec un sourire; la famille
tolère; l'exemple corrompt; de toutes parts, nous ne
rencontrons que facilités, consentement, séductions.
Que de femmes elles-mêmes, soi-disant chastes, n'au-
raient pour la virginité d’un homme qu'un sourire
railleur! Pèse tout cela et condamne-moi, si tu ne
m'aimes pas assez pour me pardonner.
Craindrais-tu que j’eusse commis de ces lâchetés,
que je juge comme toi inexpiables? Te faut-il ma
parole que je n'ai point, comme tant de pères de fa-
mille honorés et tendres, jeté préalablement des en-
fants à la voirie, avant d’aspirer aux joies du foyer?
Non, n'est-ce pas? Tu me connais assez. Ah! si tu
savais avec quelle amertume je contemple ma vie
passée ! avec quelle haïne je renie ces fausses amours
qui me font rougir devant toi! J'en souffre par mo-
ments des douleurs insupportables, je voudrais me
dépouiller de ces honteux souvenirs, et m'en lave-
rais dans la mort, si j'étais sûr de revivre auprès de
toi. Mais c'est comme ton amant, Aline, qu'il me
faut vivre; il ne me suffirait point d'être ton fils ou
ton frère; ton fils! le fils d’un autre homme! Ah!
si ta jalousie était pareille à la mienne, je l'avoue
en frémissant, tu ne me pardonnerais pas.
Oui, j'en conviens, ce monde est insensé. Il or-
donne des sentiments, de la raison même, comme
de choses neutres à façonner à sa fantaisie, à impo-
ser ou à supprimer çà ct là. Depuis des siècles que
— 992 —
l'homme se contemple, cherchant à saisir sa propre
image et à la fixer en institutions, en usages, en
lois, il ressemble à ces peintres qui, de la fusion
harmonieuse de toutes les nuances dans la nature,
n'en savent tirer qu'une, dont ils barbouillent tout.
Chaque époque a son fard, ses postiches, et se con-
torsionne, pour ressembler à son bizarre idéal. Sui-
vant le mot d'ordre parti comme une balle des mains
de quelque joueur, la foule court et se précipite; la
mode est au viril ou à l’efféminé, au décolleté ou
bien à la pruderie ; la femme doit être ceci et l’homme
cela...
De liberté, de nature, de vérité, qui se soucie?
L'homme le plus souillé rugira si la fille qu’il aime
a été trompée par un autre, et sa délicate ignominie
rejettera Celte chaste honte, pendant que la plus pure
acceptera sans rougir... Ah! vois si je suis sincère!
je reconnais, je sens qu’en toi comme en moi la ja-
lousie, et la plus âpre, la plus ardente, n’est que trop
légitime ; et peut-être pour le reconnaître a-t-il fallu
que je t'aie connue comme frère avant de t'aimer
comme femme; Car l'esprit humain, — ce grand rai-
sonneur, dit-on, — vit bien moins de raisonnement
que d'habitude.
Mais tout cela, je ne le sais que par toi, ma révé-
latrice. Avant toi, j’ignorais ce que maintenant je
sais lé mieux, et je n'étais encore que la moitié de
moi-même. Je te sens à la fois différente de moi et
semblable. Le lien qui existe entre nous est le plus
fort de lous ceux qui puissent unir et river deux
êtres. Déjà tu m'étais indispensable avant de me
devenir nécessaire ; tu étais déjà la meilleure part
de ma vie avant d'être mon ambition la plus ar-
— 293 —
dente. Au bonheur tu as joint les délices, et trouvé
en toi une puissance nouvelle pour devenir, en même
temps que mon bien le plus sûr, mon aspiration.
Ne vois-tu pas que notre union serait l'idéal le
plus splendide de l'amour? Dans l'union vulgaire
actuelle, l’homme et la femme, — tout pétris de dif-
férences, presque étrangers l’un à l’autre, et dont
l'amour n’a guère d'autre saveur que l'attrait des
sens, — ils savent d'avance, par l'expérience d’au-
trui, que leurs joies seront fugitives, et peut-être
suivies de regrets. Mais nous, mon Aline, déja liés
parles affinités les plus profondes, les plus éprouvées,
frères autant qu'amants, sûrs l’un de l’autre comme
de nous-mêmes, l'amour est pour nous le feu divin
qui ne peut s'éteindre et qui doit, sans se consumer,
pénétrer notre vie entière de sa chaleur et de ses
clartés.
Ah! l'oubli! l'oubli! je te le demande pour tout
ce qui est tombé dans un passé disparu , mille fois
abjuré, qui n'existe plus en moi. Suis-je encore
l'homme d'autrefois? Tu ne peux le croire. En re-
gardant en arrière, je me vois moi-même sans me
reconnaître, ne pouvant plus me comprendre. Je l'en
conjure, ne me force plus à détourner les yeux de
toi, ma lumière et ma pureté, pour les reporter sur
ce passé trouble et infÂme. Que veux-tu ? Ordonne-
moi des choses possibles: je ne puis vivre sans ton
amour!
Hier, après l'heure du courrier, je suis parti pour
le Salève. Ma solitude merend fou ; la tête me tourne;
celle tension vers toi, trop vaine, hélas! me dévore.
Le monde parfois prend à mes yeux des aspects bi-
zarres. En le voyant du haut de la montagne si pe-
— 294 —
tit, je ne sentais plus que toi dans l'univers. Ici l'air
me manque. ApPelle-moi, je t'en supplie! J'ai le be-
soin le plus ardent de te voir, et surtout là-bas, ma
chère et charmante châtelaine.. Quelques jours seu-
lement ; puis je partirai... si tu veux.
Ta lettre contient des réticences. Pas une seule,
je veux tout savoir. Tu me dois, comme toujours,
toutes tes pensées. Comment puis-je combattre ce
que je ne connais pas? Dis-moi tout, je le veux, je
‘en supplie! Mais plutôt laisse-moi te parler, en-
tendre ta voix! Nons nous comprendrons bien
mieux. Grand Dieu! nous entendre! nous expliquer:
Et sur quoi? pourquoi? Nous nous aimons ; Nn0S
âmes sont déjà confondues, et tu veux réfléchir,
considérer, et tu nous sépares! Aline, mon Aline,
cela est vraiment insensé! Envoie-moi la permis-
sion de partir. Je l'implore, et je l'attends.. n'est-
ce pas? |
ALINE A PAUL.
Tu es trop impatient, ami. C’est toi qui te refuses
à comprendre. Tu demandes des explications nou-
velles, quand je craignais d'en avoir trop dit. Moi,
je te demandais un peu de temps, du calme, et je
croyais cela nécessaire; mais je le vois, cela ne me
sera point accordé. Tu veux une solution à tout prix;
notré union te semble pouvoir s'accomplir demain.
Eh bien! tu te trompes: c'est impossible.
Je ne t'accuse point, je t'aime. Ce nest pas sur
toi, tu le sais bien, que je voudrais venger ce que
l'ai souffert. Je n'ai pas de désir plus ardent que
— 295 —
celui de te voir heureux, et pourtant... je ne puis
encore m'empêcher de déplorer le jour où tu décou-
vris que j'étais femme, et je pleure amèrement notre
grand amour à jamais perdu. Je sais que mon sen-
timent te paraîtra faux, bizarre; il n'est que trop
réel.
Partis de points différents, il nous est difficile à
cet égard de nous bien comprendre. Toi, de bonne
heure mêlé au monde, habitué à ses mœurs, l'amour,
quoi qu'on en ait fait, .te passionne; il te paraît le
charme le plus puissant de la vie; il est resté, mal-
gré tout, ton idéal. Moi, devant la réalité mon rêve
a fui, et cette passion, qui m'est apparue Sous les
traits de la débauche, me fait horreur. Je sais, je
sens bien que je manque ici de froide raison, qu'à
des conditions nécessaires il est fou de s'opposer,
qu'accepter, en les respectant, les lois de sa propre
nature, est le devoir d'un être intelligent... Mais,
que veux tu ? dans un monde où l'orgie règne, tout
équilibre est rompu; l'excès y produit l'excès. Une
réaction trop puissante s’est faite en moi; l'épou-
vante et l'horreur m'ont donné des ailes, et j'ai fur...
trop loin. Ces spectacles m'ont pénétrée d'une in-
dignation farouche, de répugnances invincibles, et
mon orgueil est devenu un ressort puissant, qui, sans
prendre même conseil de ma volonté, me soulève.
et que je ne puis ni ne veux briser. |
La séparation de l'âme et du corps, cette doctrine
si vieille, que le christianisme a exagérée, est le plus
mortel des poisons qu'ait essayés sur elle-même
l'humanité. En rompant l'unité dans l'amour comme
dans la vie, elle fit naître la débauche, créa partout
l'opposition, l’antithèse, l'immorale autant qu'ab-
— 296 —
surde contradiction. C'est grâce à cette fausse divi-
sion de toutes Choses que l'esprit humain s'est atta-
ché à saisir les différences plus que les rapports,
les a creusées, déterminées, augmentées, créées au
besoin. C'est grâce à cet esprit que l'homme et la
femme, faits pour s'unir le plus fortement, pour vivre
d'une seule et même vie, ont été fourvoyés en divers
chemins. A force d'exagérer dans l'amour la diffé-
rence, on a tué l'amour. Il n’est plus que le point
unique où se rencontrent deux sexes ou deux in-
térêts ; mais en dehors de ce point nulle fusion pos-
sible, deux oppositions soigneusement préparées,
deux êtres si divergents de vues, d'habitudes, et en
apparence d'intérêts, que rien n'est plus impossible
entre eux que cette unité, à laquelle les destinait la
nature, et que tout en eux réclame. De là ce drame
de l'amour, ce puissant martyrologe qu'ont chanté
les Tasso, les Gœthe, les Staël, les Prévost, ou le
rire, plus triste encore, des Anacéron et des Parny..
Je te disiout cela... Que te dire de nous-mêmes ?..
Je donnerais tout autre bien de ce monde pour que
nous eussions été élevés l’un près de l’autre dansla
solitude. Mais ce désir est vain. Eh bien! attends; es-
pérons. Et surtout, Paolo, rappelle-toi cette union si
pure, si complète, que nous goûtions là-haut; cette
expansion inCeSsante qui était le bonheur même, et
qui était bien aussi l'amour. Être ensemble nous était
alors une joie toujours sentie, toujours vive, au sein
d'un calme si profond et si délicieux! Rappelle-
toi la limpidité de ces regards, qui suffisaient sou-
vent à l'échange de nos pensées. Crois tu, mon Paolo,
qu'il puisse exister un bonheur plus vif que celui
que nous goûtions dans notre chalet, au coin de l’4-
— 297 —
tre, quand après de longs épanchements tu m'atti-
rais dans tes bras, ou quand ta tête chérie se repo-
sait sur mon sein ? Alors je penchaïs aussi ma tête sur
la tienne ; j'appuyais mes lèvres sur ton front; nos
cheveux se mêlaient; mon sein, en se soulevant sous
ton poids, se sentait avec délices pressé par toi; je
recevais chaque battement de ton cœur. Tu étais ainsi
plus que mon frère, tu étais bien mon amant; tu
étais plus encore peut-être, et m'inspirant de toutes
les tendresses de ce monde pour les verser sur toi,
je t'aimais encore de la plus hante et la plus pro-
fonde, l'amour maternel. En ces moments, la parole
était impuissante; nous demeurions silencieux, nous
voyant penser, nous laissant vivre d’une immense
vie, portés sur l'océan de l’amour infini. Après de
telles joies, que rêver ? Où veux-tu descendre? Nous
avons habité l’alpe blanche des pures amours, nous
avons respiré l’air des hautes cimes, et tu voudrais
nous ramener dans l'atmosphère écœurante des
pranees au milieu des miasmes d'une foule im-
pure ?..
Oui, j'aurais toujours gardé mon secret, bien que
j'eusse prévu d'avance de grandes souffrances près
de toi. Notre amitié, qui était bien pourtant un
amour, ne t’eût pas suffi sans doute... Je m'efforçais
d'accepter d'une autre pour toi ces joies de famille,
que je renonçais à t'offrir; mais quelles amères ja-
lousies !.. Et maintenant encore... oui, je l'avoue
avec toi, il y aurait là quelque chose d'odieux,
d'insensé.. Mais quoi? toute voie tracée dans l'erreur
aboutit à la souffrance. Oh! c'est bien d’amour que
je t'aime, va; mais d’un amour qui ne ressemble en
rien à celui des autres, et qui s'offenserait de lui r'es-
17,
— 298 —
sembler. Paolo, toi si noble, ne sens-tu pas, com-
bien la préoccupation exclusive où sont presque
tous les hommes de ce triste amour est indigne de
toi? N'est-il pas devenu, vois, comme une maladie
de l'espèce humaine? Science, art, conscience, affec-
tions vraies, tout cela ensemble ne tient pas dans la
vie autant de place qu’en donnent les sens excités,
l'imagination frappée, à cette passion loute, presque
toute sensuelle, qui remplit le monde de désordres,
de violences, d'injustices.
Mais on a voué la moitié de l'humanité à n'avoir
d'autre préoccupation, d’autre but, que les choses
d'amour. N'’était-ce pas livrer à cet affolement l'hu-
manité tout entière et condamner fatalement à l'excès
et au désordre un sentiment qui pouvait, qui de-
vait être digne et grand? A côté de lui, cependant,
que d'activités fécondes! que d’attachantes préoccu-
pations ! Cet amour-là n’est pas toute la vie. Il meurt
non-seulement avec la jeunesse, maïs se détruit par
ses propres joies, fragile de nature, et si flétri par
les hommes. N’en trouble point cet amour sublime,
âme et soutien des mondes, qui me donne par toi,
avec toi, la confiance de l'éternité.
Je n'ose relire tout ceci. Tu voulais toute ma pen-
sée, j'ai dû te la dire. La voici plus entière encore :
Je t'aime! Ceci est plus fort que tout et doit tout sau-
ver. Ne l’oublie pas, A toi.
| ALINE,
— 299 —
PAUL A ALINE.
Ne me parle plus de l'amour, tu me fais mal. Tu
l'insultes, faute de le comprendre. Tel’entendre ainsi
rabaisser, àtoi!..Je ne puiste direquelle souffrance.
Ainsi parle un chimiste de la nature. Ce que vous
ignorez, hélas, mademoiselle de Maurignan, c'est
que tout véritable amant est un poëte. A cette heure
de l’année où la terre, parée de guirlandes, sourit
au ciel enivré, rêveuse là-bas, au milieu de vos lilas
et de vos narcisses, les décomposez-vous pour sa-
voir à combien de parties de carbone, d'azote,
d'oxygène, vous devez leurs couleurs et leurs par-
fums ? Avez-vous compté les couches d’air qui vous
composent ce mirage des cieux enflammés ?.. Reje-
tez-vous de ces harmonies l'âme immense qui les
remplit et qui fait palpiter la vôtre? Ah! chère insen-
sée !Toisacrilége à ce point! tu me désoles. Te voir
aveugle, insensible ainsi! Tu parles de choses qui te
sont, hélas! étrangères, cela est trop évident, et c’est
là, là seulement, qu'estl’argument terrible, crane
qui me jette.
Mais je ne veux plus te parler de mon désespoir.
Je n’en ai pas le droit, si tu ne peux le comprendre.
Je veux te dire seulement que cela est impie,
insensé, de vouloir séparer la rose de son parfum,
et tes lèvres de ton âme. D'où viennent ton charme
et ta beauté, si ce n’est de toi, de toi tout entière ?
Et ce bonheur infini que j'eus autrefois , que tu me
rappelles, de t'envelopper de mes bras, de te presser
— 300 —
sur mon cœur, n'était-ce pas l'expression nécessaire,
invincible, de la plus sublime tendresse? Oui,
grâce aux réalités chères et saintes qui formulent
l'être, je puis te voir, te toucher, t'étreindre.. Je
veux dire, je pourrais. Ah! cher Ali, tu ne le vois
pas, mais tu veux follement refaire cette œuvre di-
vine de la vie.
Tu blâmes cette erreur de la séparation du corps
et de l'esprit. Tu la déclares immorale, et tu la subis,
tu l'acceptes !.…
Ah! c'est vrai l'abjection existe; mais toi, qui
juges de si haut cet abîme, n’en peux-tu détourner
les yeux, en effacer en toi jusqu’au souvenir?
Ne me parle plus. ne parlons jamais des autres,
de ces fous, de ces infâmes... Qu'ont-ils à faire avec
nous? Ne nous flétris pas de comparaisons sem-
blables. Ne me parle pas de l’homme que je fus. Je
t'aime. Il n'existe plus.
Oui, tu blasphèmes ! Cet amour dont tu oses par-
ler avec mépris, c’est le lien éternel de tous les
amours, leur père, leur créateur, leur Dieu! Il est
ce qu'il est, non ce qu'on l'a fait.
Ne vois-tu pas que, tournés l’un vers l'autre
comme nous le sommes, notre destinée est de nous
unir de l'union la plus complète? Vivre séparés!
‘Quand toutes les forces de mon être te désirent,
“Quand ton cœur a besoin de moi ! Seuls tous deux,
sans famille, abjurer ces joies, qui sont des vertus!
Pour avoir erré, un bandeau sur les yeux, en cher-
Chant ma route, serais-je maudit à jamais? La
Science en ce monde ne s’acquiert que par l'erreur,
ne le sais-tu pas? Hélas ! non, tu ne le sais pas; ton
défaut, à toi, c'est d'être sublime. Mais je t'en
— 301 —
supplie, ne m’abandonne pas. Donne-moi la main,
que je puisse te suivre et m'élever jusqu'à toi.
Écoute, il m'est impossible de comprendre pour-
quoi je suis ici, toi là-bas. Quel mal peux-tu
craindre de ma présence? On trouve facilement un
prétexte. Ne serai-je pas ce que tu voudras? Et je
ne te parlerai que de ce qu'il te plaira d'entendre.
Mais vivre ici, loin de toi, je n’y puis rien, c’est
une agonie ; je manque d'air. J'éprouve une oppres-
sion insupportable, une inquiétude, une irritation,
qui éclate parfois en emportements irrésistibles.
Laisse-moi l'aller voir ou t'aller chercher. Je me
calmerai près de toi. Nous nous comprendrons par
un mot, par un regard, mieux que par cent lettres.
Nous écrire! Tiens, mes doigts se crispent autour
de cette plume et l'écrasent. À quoi bon cette sépa-
ration? Que peut-elle produire? Rien. Tu raisonnes
là-bas! Ah! pauvre chère adorée, laisse-moi vivre
près de toi, et sans raisonner, sans même parler, te
tout dire, t’envelopper de la contagion d'un puissant
amour, te communiquer cette fièvre qui est, crois-le
bien, l'expansion la plus haute et la plus sacrée de
la vie.
Appelle-moi., Ne me refuse pas. J'attends ta ré-
ponse avec une anxiété mortelle. Je ne pourrais
comprendre ton refus; j'en serais désespéré.
ALINE A PAUL.
Viens, puisque tn le veux. Car tu es en ceci
comme les autres hommes : ton désir est ta volonté.
— 302 —
Je ne sais si tu fais bien. Mais il m'est trop difficile
de persister contre tes prières. Viens donc, et, mal-
gré la triste réserve de ces paroles, tu sais combien
je serai heureuse de te revoir.
Tu passeras pour un cousin de miss Dream, et
ton peu de ressemblance avec un Anglais n'importe
guère; ce ne sont pas les gens d'ici qui y trouveront
à redire. Le domaine est isolé, et je n'ai fait savoir
ma présence à aucun de nos voisins de campagne.
Tu ne me trouveras pas oisive. Je fais la guerre à
l'ignorance et à la misère; tu m'aideras. Et mainte-
nant, puisque tu dois venir, viens vite; je ne songe
plus qu'à ce bonheur.
CHAPITRE IX
C'est dans l’Anjou, sur un coteau qui domine
la Loire, que s'étend le domaine de la Chesneraie.
Le château offre ce luxe d'espace et de matériaux
qui distingue les constructions d'autrefois : style
* massif du temps de Louis XIV, toits pointus,
fenêtres sculptées, vastes corridors et salles im-
menses. On voit encore au jardin quelques ifs tail-
lés; mais des massifs de goût moderne s'épa-
nouissent devant la maison. Le parc est tracé dans
un magnifique bois de chênes qui garnit le versant
et vingt hectares du plateau.
Du premier étage et des mansardes, on jouit
d'une vue admirable sur le cours de la Loire, en cet
cndroit toute parsemée d'îles et de bancs de sable,
et sur laquelle de temps en temps passe lente-
ment une barque, chargée de pierres ou de bois.
Dans l'étendue de ce riant bassin, borné du côté
de la Chesneraie par de hauts coteaux, et qui s'é-
tend de l’autre, en plaine ondulée, jusqu'à l'horizon
bleuâtre, plusieurs villages ressortent dans la
verdure, avec leurs façades blanches et leurs toits
— 304 —
bleus; là se dresse, étrange et triste, un donjon
féodal; un vieux clocher branlant découpe sur le
ciel bleu ses ogives et son beffroi vide, tandis que
de la cage d'ardoise des sveltes clochers modernes
s'échappent dans l'air lumineux des sons argentins.
Ce large et beau fleuve, ce terrain propre et sa-
blonneux, ces rochers, ces murs garnis de feuillages,
la verdure et la vie, de toutes parts exubérantes,
emplissent les yeux de fraîcheur et de gaieté ; aù sein
d'un tel luxe de la nature, la misère humaine, si le
souvenir importun en peut même frapper l'esprit,
semble un mal réservé à d’autres contrées.
Là aussi pourtant, sous ce manteau d'abondance
et de grâce, elle se cache. Elle se cache, et même
s’enfouit. Sous le terrain nourricier, formé par la
chute des feuilles et des hommes, — car ce gracieux
et fertile Anjou est un champ de bataille séculaire,
— S'étend comme assise le calcaire tendre appelé
tuf, qui, facilement détaché de la carrière en blocs
taillés au ciseau, durcit à l'air, et s'emploie à la
construction des maisons blanches, dont sont bâtis
ces riants villages. Mais le hameau, la ferme, la ca-
bane elle-même, manquent au paysage. D'un village
à l'autre, au milieu de terres soigneusement culti-
vées, de beaux vergers, par des chemins fréquen-
tés, parmi tous les signes d'une vie rurale active,
-on traverse de longs espaces, sans apercevoir que ra-
rement les centres naturels de cette activité, c’est-à-
dire des habitations humaines. |
Les noyers, les ormes, de grands chênes au port
majestueux, semblent par moments les seuls maîtres
de ces campagnes; et cependant voici l'attelage rus-
tique, charge de foin ou de gerbes. Où se rend-il?
— 305 —
Des travailleurs passent, la bêche ou le râteau sur
l'épaule, et de petits enfants se montrent, poussins
dont la cage n: saurait êtr: bien loin. Alors, au
bout d’un champ, vous rencontrez, végétation
étrange, une cheminée qui perce le sol. On entend
par là des voix monter. Sont-ce des lutins, des
gnomes, génies d'un foyer souterrain? — Arrêtez!
Ces sureaux, ces églantiers et ces chèvre-feuilles,
enroulés en demi-cercle, bordent une chute de trente
ou quarante pieds, et nous irions visiter les gnomes
par un trop dangereux chemin. Suivons cette pente
rapide. La ferme que vous cherchiez vainement est
là, au fond d'une cour creusée devant la maison,
creusée elle-même dans la pierre, ainsi que toutes
ses étables et dépendances. Portes et fenêtres ont
été pratiquées dans la façade par le ciseau, et mal-
gré tout ne suffisent pas à éclairer les profondeurs
de ce logement obscur. Le paysan angevin serait-il
l'homme des cavernes primitives? Non; mais ici
comme partout le travailleur est pauvre et ne pro-
duit pas pour lui. Cette habitation est la carrière
d’où l’on a retiré les matériaux de l'habitation plus
heureuse qui doit s'étaler en plein soleil; celui qui
l’a creusée ne la possède pas même; ces trous se
louent, et le capital, lierre aux innombrables ra-
meaux qui enlace le monde, plonge ses racines jus-
que-là.
Le soir, quand on erre dans les chemins qui mon-
tent et descendent, au gré des inflexions du sol, on
voit au fond de ces entonnoirs briller des lumières,
et l'aboiement d'un chien, le beuglement d'une
vache, s'élèvent de la souterraine demeure.
Mai suspendait aux buissons toutes ses guirlan-
— 306 —
des et semait dans les bois ses fleurs, quand Paul
Villano arriva à la Chesneraic. Traversant la grande
cour verte, il rencontra sur le seuil du château miss
Dream, fort émue, qui, en lui tendant la main, le
salua du titre de cousin, et à laquelle,en souriant, il
donna l'accolade nécessaire pour prouver sa parenté
aux yeux des témoins de cette rencontre. Sur les
pas de l'institutrice, et avec un indicible battement
de cœur, il traversa le grand corridor dallé de pierre,
et vit s'ouvrir la porte du salon, — où, dans la vaste
einbrasure d'une haute fenêtre, était assise une
jeune femme, qui à son entrée se leva et vint au-de-
vant de lui.
Ils s'étaient serré la main, s'étaient assis en face
l'un de l'autre, et 1ls échangeaient, en balbutiant, des
phrases banales sur le voyage, la chaleur et le beau
temps, qu'ils ne s'étaient encore vus qu'au travers
d'un nuage. L'un et l’autre, d'avance, étaient dou-
blement émus de cette rencontre. Comme d’autres
rougissent d'être vues sous le vêtement masculin,
Aline tait confuse de ce vêtement de femme, sous
lequel Paul la voyait pour la première fois; elle sa-
vait bien qu'il la rendait plus belle.
Sans doute la femme a non-seulement une autre
beauté, mais plus de beauté que l'homme. Toute-
fois, l'opinion générale, très-affirmative sur ce point,
ne tient pas compte en ceci de ce que l'art ajoute à
la nature. Idolâtre de la beauté féminine, l'homme
lui a cédé tout ce qui la peut rehausser : grâce des
formes, éclat et varièté des parures; et l'on peut re-
marquer dans le travestissement en femme d’un
adolescent l'effet de tels avantages.
A force de simplicité, la toilette d’Aline était sé-
— 307 —
vère; mais la coupe de sa robe n'en révélait pas
moins et la ligne admirable des épaules et les con-
tours délicats et harmonieux du sein. Ses cheveux,
relevés autour du front en masses ondoyantes, re-
tenues par un étroit ruban noir, découvraient par
derrière le cou blanc et pur, au bord duquel se rou-
laient des boucles follettes. La tresse épaisse, autre-
fois coupée, lors du changement en jeune homme
de la jeune fille, dissimulait, roulée par derrière, le
peu de longueur de la chevelure. Un simple col de
batiste bordait la robe montante autour du cou;
une manchette pareille bordait le poignet ; une cein-
ture toute ronde entourait la taille; mais toutes ces
choses semblaient l'exacte mesure de la grâce même,
et, bien que de ce costume toute coquetterie indivi-
duelle eût été bannie, bien qu'aucun ornement n'a-
joutât plus d'éclat à cette jeune beauté, plus de trans-
parence à ce teint pur, les seules coquetteries de la
mode, en forçant les chastes perfections de ce beau
corps à se révéler, ajoutaient au charme du visage
un charme plus pénétrant, une harmonie toute-
puissante.
Peu à peu, le nuage qui couvrait les yeux de Paul
se dissipa. Il put la voir, il osa la regarder.
La présence de miss Dream contenait toute effu-
sion, et sur l’ardent a parte qui en l’un et en l’autre
avait lieu, une conversation banale continua de dé-
rouler, assez lentement, son tissu de phrases toutes
faites. Mais, ainsi que des paroles vulgaires accom-
pagnent souvent un chant magnifique, tandis que
Paul racontait, sans presque s'entendre, comment 1l
s'était guidé sur la route, dans ses yeux éclatait
cet hymne qui, parole, musique, lumière ou couleur,
— 308 —
est Le jet de l'admiration et de l'enthousiasme. Aux
joues d’Aline, des nuances roses montaient et dis-
paraissaient tour à tour.
Miss Dream enfin sortit. Loin de se sentir plus
libre, Paul se troubla. Mais la jeune fille, se levant
d'un élan spontané, vint prendre les deux mains de
son ami :
« © Paolo! que je suis heureuse de te revoir! ».
Des larmes troublaient ses yeux, brillants de
tendresse; une seconde, penchée vers lui, elle parut
attendre le baiser du retour, qu'ils ne s'étaient pas
donné... Il n'osa pas; devant elle ainsi transfor-
mée, il Subissait toute l'influence de l'être féminin.
Ce n’était plus l'ami d'autrefois qu'il avait sous les
yeux; C'était l’amante de son rêve le plus idéal,
l'être divinisé dont la vue éblouit, dont le tou-
cher brûle, dont le prestige étreint le cœur. Il se
trouva trop près d'elle, et se rassit, presque défail-
lant.
Après quelques soins donnés au voyageur, ils
allèrent, suivis de miss Dream, visiter le jardin, la
ferme, le parc, où, dès l'entrée, miss Dream, tirant
discrètement un livre de sa poche, s’assit, laissant
les deux amis continuer leur promenade. Au-dessus
d'eux; les grands arbres, recourbés en voûte, ne
laissaient voir que par échappées un ciel d'une
-admirable pureté. Le merle, dans les branches, jetait
sa note claire, incisive; les passereaux froissaient
les feuillages en gazouillant; sur le gazon fin, mêlé
de mousse, le pied glissait, et la robe d’Aline, qui
ondulait en plis charmants derrière elle, au doux
mouvement de sa marche, courbait sur son passage
les herbes grêles et les petites fleurs de l'allée. Une
— 309 —
ronce qui rampait hors du bois saisit cette robe;
Paul se précipita pour la dégager :
« Arrêtez! dit-il, votre robe...
— Nous sommes seuls, s'écria-t-elle, et tu me dis
vous!
-- Ah! pardon, balbutia-t-1l.
— Ami, cher ami, reprit Aline, s'est nous, les
mêmes que là-bas, à Solalex. Donne-moi ton bras
et laisse-moi te raconter quelles ont été mes pensées
en ton absence, quand je ne songeais pas trop à
toi.
- € Un jour que je revenais d’une de ces habitations
creusées sous;la terre, songeant, et contemplant les
choses de ce monde, je me vis, moi, seule, riche et
instruite, au milieu de ces pauvres ignorants, et 1l me
sembla que je représentais encore, ct presque aussi
durement, la châtelaine d'autrefois. Ces gens me
servaient, ils travaillaient pour moi, qui restais
oisive. [ls manquent souvent du nécessaire, et l'a-
bondance règne autour de moi! Cependant, en
apparence, ils ne peuvent m'adresser aucun repro-
che; leur liberté n'est à moi qu'indirectement, par
la faim, par le désir des biens dont je dispose.
Plus de corvées ni de redevances; mais du fruit de
leur travail à moi seule je prends la moitié, et pour
mes seuls besoins, sans compter l'argent placé, je
partage avec dix familles. N'est-ce pas odieux?
— Vendons nos biens, dit-il; donnons tout aux
pauvres, et laisse-moi travailler pour toi. Je le veux
de tout mon cœur. »
Elle sourit :
« Mon ami, les pauvres que nous ferions riches
auraient tout de suite des métayers.
LU
— 310 —
— Ah! sans doute! Maïs nous n'avons jus-
qu'ici que des solutions économiques bien lentes et
bien incertaines. L'aholition de la première féoda-
lité n’a été qu'un pas d'enfant dans la voie de la
justice. Un obstacle visible et tangible existait, on
l'a brisé; mais le mal persiste; il est dans l'air,
dans le sol, dans la nature humaine actuelle. Au
fond, le servage n'est et n'a jamais été que la pau-
vreté. Comment la détruire? A l'attaquer, parfois
on se heurte contre le bouclier sacré de la liberté.
On parle d'association; là, je crois, est le remède;
mais On est encore aux tàätonnements, et je ne sais.
— Moi nonplus, je ne sais, reprit Me de Mau-
rignan; Mais ce qu'un seul ignore, et seul cher-
cherait toujours peut-être, tous ensemble le peuvent
trouver. Au fond, c’est l'ignorance qui, à tous ses
degrés, est la source du mal en ce monde, et sur-
tout chez ces déshérités de toutes richesses, qui ne
savent pas même gagner leur pain noir, et qui
pourtant, dans leur foi stupide, considèrent la
science comme inutile et même dangereuse. J'ignore
par quels moyens on pourrait établir une réparti-
tion équitable; mais ce dont je suis sûre, c’est
qu’en attaquant l'ignorance, j'attaque la cause de
tout mal; c'est là que se porteront mes efforts.
Toute châtelaine doit faire l'aumône; moi, c'est de
la lumière qu'au lieu d’or je prétends donner.
— Et ton aumône sera mille fois plus féconde!
s'écria Paul, en contemplant avec une adoration
indicible sa compagne, sur laquelle se jouaient,
comme des sylphes amoureux, les rayons tamisés à
travers le feuillage. — Tu as raison, ajouta-t-il; oui,
c’est bien là ce qu'il faut faire. Tu vas au bien et
— 311 —
au vrai de toi-même, et tu es la créature de ce
monde la mieux faite pour les accomplir. Tu peux
régénérer celte contrée. Nomme-moi ton maître
d'école. Ce sera ma raison d'être près de toi.
puisqu'il m'en faut une. »
L'amour, l'enthousiasme, poussés jusqu'à l’idolà-
trie, éclataient dans ses yeux, dans tous ses traits,
danssa voix. Emue, rêveuse, Aline, avec un embarras
un peu triste, laissait errer ses yeux autour d'elle,
évitant ceux de son amant. Et, tandis qu'avec insis-
tance elle ramenait l'entretien sur les généralités
sérieuses, où ils aimaient autrefois à confondre
leurs pensées, lui, ne voyant qu’elle, entendant sur-
tout sa voix, s'enivrait des poésies qui les entou-
raient, et dont elle doublait pour lui l'influence.
Attentif à ses moindres gestes, adorant tout sans
choisir, 1l saisissait tout prétexte de la servir,
inquiet des caresses de l'air, des baïsers du soleil,
de la rudesse de la terre, au fond ne tendant qu'à
l'envelopper de lui-même et qu’à l'absorber en lui;
situation Charmante, quand la joie d’être adorée
répond secrètement à ce besoin d'adorer; mais dé-
sormais, dans cet attachement si vrai, si profond,
existait une secrète discordance. En amour, sôus cet
émoi qu'on nomme pudeur, la passion se cache, et
les paupières ne se baissent que pour la voiler.
C'était sur une expression de souffrance que s'abais -
saient les paupières d’Aline, et cette ivresse que
tout révélait en lui semblait, au lieu de charmer
Ja jeune fille, lui causer une irritation secrète.
A l'une des extrémités du parc, sous un bocage
d'ormes et de boulcaux, ils entrèrent dans un
pavillon composé d’une seule pièce très-simple, et
— 312 —
presque rustique, sans autres meubles qu'un vieux
divan, quelques chaises, une table, une petite bi-
bliothèque.
. « C'est ici, dit Aline, qu'en ton absence, je venais
m'isoler, t'écrire, ou rêver, mieux qu'ailleurs, de
Solalex.
— Ah! murmura-t-il, Solalex!... mais à la Ches-
ncraie on est plus heureux encore!.… »
Elle ne répondit pas, et s’assit, pensive, sur le
divan.
Apercevant sous la table un coussin, il courut le
prendre, et le mit sous les pieds de la jeune fille.
Mais elle éloigna le coussin dédaigneusement, et, se
levant presque aussitôt, elle sortit. Au seuil du pavil-
lon, une bouffée de parfums l’arrêta.
« Des violettes! » dit-elle.
Et, S'agenouillant près des bancs épais de feuilles
sombres qui croissaient à l'ombre du pavillon, elle
cueillit, aidée de Paolo, un bouquet, et, après
en avoir savouré le parfum, le plaça entre deux
boutons de son corsage. Mais les tiges sans lien,
trop peu pressées par la robe, se séparèrent, el,
tremblant à chaque pas de la jeune fille, une à
une, les violettes glissèrent sur le sol. Une à une
aussi, Paul les recueillait. Aline sourit : |
« On ne peut causer avec toi, dit-elle en prenant
le bras de son ami. Laisse là ces violettes ; il y en
a d’autres au jardin.
— Alors, donne-les-moi, » dit-il, et il pressa les
fleurs de ses lèvres. .
M'e de Maurignan eut un geste de vive impatience
et de dédain.
« Ah! dit-elle, de tels enfantillages!. entre nous!
— 3135 —
— Je suis humble, tu le vois.
— Trop! mille fois trop!... ramasser à terre des
fleurs tombées... toi qui possèdes tout mon cœur!
Du rôle d'ami, descendre à celui d'esclave! Ah! si tu
comprenais combien ces serviliiés.…
— Pardonne-moi, dit-il, j'ai besoin de t’adorer.
— Et moi, reprit-elle vivement, j'ai besoin de ne
pas être adorée! »
Elle avait fait quelques pas rapides. Il resta en
arrière, jusqu'au moment où il la vit baisser la tête
avec accablement et porter la main à son front.
Il courut à elle alors, lui prit la main : elle pleurait,
et pencha la tête sur l'épaule de Paolo.
« Ah! s’écria-t-il d’un ton amer, tu as raison.
Être heureux comme nous pourrions l'être, ce ne
serait pas humain. Il faut bien nous faire souffrir.
— Peut-être ai-je toit, dit-elle, mais tout ce qui,
de près ou de loin, rappelle. J'ai ressenti la honte et
le dégoût de ces faux respects dont l'homme nous
accable et nous joue. J'ai vu que tant d'honneurs
n'étaient que des ruscs pour nous soumettre; qu'on
ne nous mettait À part que pour nous limiter mieux,
et toute ma fierté est devenue de la haine contre ces
choses. L'estime réciproque de deux êtres qui se
connaissent bien... Qu'est:l de plus haut?
— Rien, répondital, que Famour. »
Ils continuèrent de marcher en silence, puis elle
dit, en pressant Le bras de son ami :
« Tâchons de nous comprendre. Je ne suis ni
dure ni fantasque, et je t'aime uniquement. Je tends
à notre accord avec la mème ardeur, la même vo-
lonté que toi. Seulement. élevés, hélas! en des mi-
lieux différents, nous avons à nous composer des
is
— 4314 —
impressions, des habitudes communes... Tout a
roulé jusqu'ici dans le vieux cycle : despotisme et
servilité ; tout garde cetle marque immonde. Le
sentiment lui-mème a besoin de formes et d'inspi-
rations nouvelles... Ah! si tu savais quel orgueil j'ai
pour notre amour!
En entendant ce mot prononcé par elle, il sentit
sa respiration suspendue et ne put répondre. Ils
rentrèrent dans la grande allée du parc, et M" de
Maurignan s'attacha bientôt à détourner l'entretien.
Elle consulia Paul sur des améliorations qu’elle
projetait vis-à-vis de ses métayers, ct qu'elle eût
appliquées déjà, si elle n'eût été gênéce par le carac-
tère de son régisseur, homme dont toutes les con-
ceptions se réduisaient aux données vulgaires de
l'égoïsme, et dont toute la morale se résumait en
cette habileté rusée qui s'applique à tirer à soi le
plus qu'elle peut.
« Un pareil agent, dit-elle, rendrait tous mes
efforts vains, et malgré la protection que lui accorde
miss Dream, je suis décidée à le remplacer. »
À ce moment, Comme ils approchaient de l'entrée
du parc, ils virent au détour d'une allée le régisseur
et miss Dream assis sur un banc. Miss Dream ne
lisait plus; le régisseur, penché vers elle, lui par-
lait de fort près; et l'on pouvait, même à cette dis-
tance, voir les joues de miss Dream briller du plus
vif éclat.
En apercevant M'e de Maurignan et son hâte, le
régisseur se hâta de mettre une distance plus conve-
nable entre lui et son interlocutrice; puis il se leva
et fit quelques pas, humblement courbé, en s'arrè-
. . tant toutefois à distance respectueuse, comme un
— 9315 —
homme qui ne veut que protester d’une servilité
dévouée. M'e de Maurignan se contenta de le sa-
luer et passa. Miss Dream, un peu confuse, suivit
son élève, et Paul les ayant quittées près de la
maison :
« J'ahne à croire, mademoiselle, dit miss Dream
en soupirant et les yeux baissés, que vous n'avez
pas jugé mal tout à l'heure de ma conversation
avec M. Anatole Rongeat?
— Il ne m'est pas si facile, chère miss Hélen, de
juger mal de vous. Mais auriez-vous quelque affec-
tion pour cet homme ?
— Il faut bien vous l'avouer, mademoiselle,
M. Rongeat m'a déclaré ses sentiments, et... je ne
puis vous dissimuler que j'en suis touchée.
— Vous l'épouseriez? demanda Aline avec viva-
cité.
— Pourquoi pas? mademoiselle, c’est un garçon
rangé, travailleur, honnête... »
Elle parla longuement à l'avantage de M. Rongeat,
tandis qu’'Aline se livrait à des réflexions moins
bienveillantes.
« Permettez-moi une question, miss Hélen, ou
plutôt pardonnez-la-moi ; mais je la crois nécessaire.
Est-ce avant, ou depuis le don que je vous ai fait de
la métairie des Ourles, que M. Rongeat vous a dé-
claré ses intentions ? »
Miss Dream rougit extrèmement.
«Oh! mademoiselle ! quelle penste! Vous croyez,
je le vois, qu’on ne peut m’aimer pour moi-même ?
— Non, chère Hélen, assurément non, dit Aline
en prenant les deux mains de la pauvre institutrice,
vous méritez d'être aimée, et vous devriez l'être
— 316 —
d’un homme de cœur; mais M. Rongeat me parait
fort calculateur et... peu digne de vous. »
Une discussion eut lieu sur le caractère de
M. Rongeat, à la fin de laquelle Hélen Dream,
fondant en larmes, s'écria qu'elle voyait bien qu'on
voulait l'empêcher d'être heureuse.
« Heureuse, dit Aline, puissiez-vous l'être ! mais
je vous l'avoue, ce choix m'étonne. M. Rongeat a
reçu peu d'éducation, il est bien plus jeune que
vous...
— Oh! huit ans seulement, mademoiselle, il en
a eu trente le mois passé. C’est moi plutôt qui suis
un peu vieille, mais c’est pourquoi il est bien temps
de me décider. »
Cette réflexion naïve arrèta toute nouvelle objec-
tion Sur les lèvres de M'e de Maurignan et la jeta
dans la rêverie : cette pauvre femme, lasse de soli-
tude, voulait la vie, la vie de l'amour maternel et
conjugal, et tandis qu’Aline au sentiment exalté de
sa pudeur, de sa dignité, sacrifiait ces joies éter-
nelles, Hélen, leur cédant tout, se sacrifiait elle-même
aveuglément.
« C'est d’ailleurs ainsi qu'agissent toutes Îles
femmes, se dit Aline. Au delà de ce joug qu'on leur
impose, elles voient l'enfant, la famille, la vie hu-
maine, si rapetissée qu'elle soit, et pour obtenir ces
biens elles courbent la tête. Il y a là sans doute
cette absence de force, de raison, de respect de soi,
suites de l'ignorance et de l'oppression; mais n}
a-t-il pas aussi un entraînement touchant vers ces
grandes sources de la vie, où, par l'amour, l'être se
développe et se retrempe ? Ah! maudits ceux qui les
ont empoisonnées!.., Qui de nous deux a raison,
— 317 —
elle ou moi? ou qui de nous deux erre le moins? »
Elle y songea longtemps; et ce qui l’occupait
avant tout, plus qu'’elle-même, c'était son amant.
"était pour lui surtout qu’elle doutait de ses propres
impressions et travaillait à les vaincre.
Leur intimité malgré tout se rétablit, douce, char-
mante, à peu près telle qu’autrefois, à l'exception
des fraternelles caresses qu'ils n’échangeaient plus,
et sauf l'élément nouveau qui, bien que latent et
contenu, jetait dans les yeux de Paul sa flamme, et
sur les joues d’Aline ses roses lueurs. À côté de cette
préoccupation secrète, ils cherchaïient ensemble avec
ardeur la solution du problème qui venait à chaque
instant, dans les faits journaliers les plus simples,
se poser devant eux, interroger leur conscience et
faire appel à leur probité : le rapport équitable du
travail produit avec le travail à produire, la fusion
du droit ancien et du droit nouveau; — en d’autres
termes, l'accord du passé et de l’avenir dans le pré-
sent; la pacification de cette lutte éternelle entre
droits de même nature et de même race, qui fait de
la vie un champ de bataille, où toute moisson ne
croît qu'arrosée de sang. C'était en suivant de près
les travaux exécutés sur le domaine par les domes-
tiques et les journaliers, en visitant les paysans pau-
vres, en observant leurs mœurs, en pénétrant leurs
idées, en dégageant sans cesse le droit du fait, et le
fait produit par l'erreur du fait naturel, qu’ils s'é-
clairaient dans cette étude et cherchaient une base
à des réformes justes et pratiques.
Souvent leurs observations étaient de celles que
les esprits impatients, ou superficiels, déclarent dé-
courageantes, et donnaient beau jeu à M. Rongeat,
18.
— 318 —
affirmant, quoique fils de paysan, que ces gens-là,
pleins d’entêtement, de préjugés et de vices, ne mé-
ritaient aucun intérêt, et sauraient déjouer eux-
mêmes le bien qu'on leur voulait faire. Cela pouvait,
cela même devait être ainsi; mais nos chercheurs
n'étaient pas de ceux auxquels ce qui est cache ce
qui doit être, et qui taillent à la mesure du présent
l'avenir. Dans ces hommes défiants, avides, chez les-
quels souvent la misère étouffe la nature; dans ces
femmes écrasées par les fatigues, avilies par un trai-
tement brutal, forcémentinintelligentes et vulgaires,
ils discernaient les rudiments, quelquefois très-dé-
veloppés, de ces aptitudes qui font la grandeur et le
charme de l'être humain.
Ces études étaient fertiles pour eux en observa-
tions touchantes ; ces images, ces problèmes de vie
intime, les pénétraient souvent d’un attendrissement
profond. Si pauvre soit-elle et abaissée, l'humanité
se relève, aussi bien que la nature, sous ce beau
soleil de mai, qui enlumine toutes choses de sa poésie.
De petits pieds nus sur la mousse des bois ou des
chaumes sont toujours charmants, et quand la lu-
mière à son déclin pend de toutes parts aux arbres
et aux buissons, déchiquetée par l'ombre, le haillon
même devient pittoresque et tient fièrement sa place
dans le tableau.
_ Dans leurs excursions, ils rencontraient, tantôt au
bord d’un champ quelque femme assise, le sein nu,
allaïitant son joufflu nourrisson, avec cette chasteté
de l'orgueil maternel que tous, parmi ces grossiers,
comprennent et respectent; ou bien des groupes
d'enfants, beaux quelquefois d'une véritable beauté,
que le travail et les privations n'avaient pas encore
— 319 —
altérée, et qui, sérieux, ébouriffés, de leurs yeux
noirs arrondis, regardaient passer la dame et le
monsieur, êtres étranges, dont la vue les pétrifiait.
Souvent Aline et son ami, s'arrêtant près de ces pe-
tits sauvages, riaient du grave émoi de leurs figures
enfantines, et s’efforçaient de les faire causer, n'y
parvenant qu'à grand’peine.
Mais, la confiance une fois gagnée, le babil deve-
nait abondant, presque intarissable, et l'on appre-
nait de la sorte bien des choses sur ces existences
resserrées de tous côtés par la misère et par l’igno-
rance, où le berceau même de l'enfant est dur, et
trop Souvent solitaire. Aline, en touchant ces petites
mains rouges, ces bras potelés, en considérant ces
fronts naïfs, songeait aux tortures qu'inflige à l'en-
fant, et surtout à celui-ci, né plus directement de
l'air et du sol, l’étude abstraite, sèche, aride, l'étude
du chiffre et du mot, dans une salle fermée, sur
des bancs mornes ; elle songeait aux moyens d’at-
tirer l'enfant vers la science par la curiosité, si vive
chez lui, et mûrissait le plan d’un jardin-école dans
la donnée de Frœbel.
Ces projets, qui les remplissaient tous deux de la
sainte ivresse des nobles créations, voilaient, mais
en la laissant transparaître sans cesse, la question
personnelle qui les agitait. Si ardents fussent-ils de
bien faire, une autre émotion donnait à celle-là plus
de charme et d'intensité. Ils portaient partout avec
eux l'amour, comme une atmosphère enivrante et
lumineuse, qui transfigurait tout à leurs yeux, leur
rendait l'espoir plus certain, la nature plus belle, et
gonflait leurs cœurs de tendresses inexprimables.
Bien que Paolo sc fût imposé la loi de respecter
— 320 —
les réserves d’Aline, et qu'il redoutât de les offen-
ser, ce n'était pas une nature expansive et ardente
comme la sienne qui pouvait tenir bien strictement
une pareille résolution. L'amour n'avait pas besoin
de paroles pour s’exhaler de ses lèvres, de ses yeux,
de sa main tremblante; non l'amour d'autrefois,
calme et pur, sous l'alpe blanche, mais une pas-
sion mêlée, comme l'air de la plaine, d'émanations
fiévreuses et de menaces d'orage. Constamment sou-
mise à l'influence de cette volonté secrète, mais ac-
tive, enveloppée de ces effluves, Aline en semblait
parfois pénétrée et ne s’en défendait pas.
Depuis longtemps, ils s'étaient soustraits à l'obli-
gation, d'abord acceptée, de prendre miss Dream
pour compagne de leurs promenades. On se croit, à
la campagne, facilement seul, bien qu'on le soit moins
que partout ailleurs; puis, tout sentiment vif tient
difficilement compte de ce qui est en dehors de lui.
La voix publique, respectueuse d’ailleurs, les maria.
On les aimait, tout en les trouvant bizarres; leur
bonté s'était fait comprendre.
Un jour, dans leurs explorations à travers les
fermes et hameaux environnants, ils trouvèrent ce
qu'ils ne cherchaïent point : un marmol reprodui-
sant assez exactement les traits remarquables de
M. Rongeat, et une fille abusée qui pleurait son
délaissement et sa misère.
A côté de l'impression pénible que ce fait lui
causa, M'"° de Maurignan ne put s'empêcher de se
réjouir du coup mortel, pensa-t-elle, qu'une pareille
découverte allait porter à M. Rongeat dans l'esprit
de sa fiancée. Le jour même, au jardin, éloignant
Paul d'un coup d'œil, et passant le bras affectueu-
— 321 —
sement autour de la taille de miss Hélen, Aline,
avec ménagements, mais sans réticences, conta l'a-
venture. Miss Hélen d'abord se récria, s’en prit à la
calomnie; puis, accablée de preuves, montra le déses-
poir le plus vif. Touchée de ses larmes, Aline s'effor-
ça jendrement de la consoler.
« Combien il est heureux pourtant, lui dit-elle,
que vous soyez éclairée à temps sur cet homme!
qu'il ne soit pas trop tard pour rompre avec lui!
— Rompre! s’écria l’institutrice, rompre! Ah! je
le savais bien, que vous ne pouviez souffrir M. Ron-
geat!
— En vérité! reprit M'e de Maurignan, vous
pourriez pardonner une telle conduite ?.…
— C'est la faute de cette créature, s’écria miss
Hélen en colère. De pareilles malheureuses n'ont
que ce qu'elles méritent. »
Poussée par un élan d'indignation, Aline se leva
et sortit du bosquet où venait de se passer la der-
nière partie de l'entretien. Elle aimait son institu-
trice et souffrait de se voir contrainte à la mépriser.
Marchant d'un pas rapide, le cœur serré, les yeux
gros de larmes, elle atteignit bientôt l'entrée du
parc, où elle trouva Paul, qui, par un autre che-
min, s'était hâté de la rejoindre. Elle prit son bras
sans parler; mais, en la voyant si ému, il l'inter-
rogea.
« Oh! dit-elle, tu m’as souvent entendue accuser
les hommes; en ce moment, c'est la femme que je
méprise.
— Pauvre fille! elle veut, malgré tout, aimer,
n'est-ce pas? dit Paul.
— Aimer! Un mot qui sert de prétexte aux lâchc-
— 9322 —
ws! Aimer un tel homme! sanctionner un tel aban-
don, Ah! s1 tu Savais quelle rougeur me monte au
visage, quelle honte me saisit le cœur, de les voir,
elles, premières victimes de ces trahisons, les ab-
soudre ; flétrir la femme trahie, rejeter l'enfant aban-
donné; sc faire, par une lâcheté aussi insensée que
bonteuse, valets de leurs propres bourreaux!…
. — Eh! dit-il, c'est le même préjugé qu'elles par-
tagent, voilà tout, plus aveugles que coupables. Le
monde n'est point encore né à cette religion de l'a-
mour que tu portes, chère prêtresse, en ton sein.
Tu oublies qu’on ne peut demander la fierté ni la
justice à l'être nourri dans l'esclavage. Tout despo-
tisme a toujours eu pour premiers soutiens ses
propres victimes. »
… I] lui prit les mains avec émotion.
« Ne l’accuse pas trop, Va; malgré l'injustice et
l'aveuglement de cette pauvre fille, il y a quelque
chose qui me touche en elle, moi, profondément :
c'est qu’elle veut aimer à tout prix, C'est qu'elle sent
bien qu'une vie sans amour n’est pas la vie, et qu'elle
consent à se perdre, et même à être coupable, plutôt
que d'achever sa vie sans avoir aimé! »
Les yeux de Paul brillaient de larmes; Aline serra
fortement le bras de son ami. Ils allèrent s'asseoir
à quelque distance, et, comme autrefois, appuyant
sa tête sur l'épaule de Paul, elle se mit à pleurer
abondamment.
« Hélas! dit-elle, pourquoi souffré-je ainsi, moi,
tandis que tant d’autres. Oui, ces choses me dé-
chirent et m'épouvantent! Le mal involontaire, les
fléaux qui nous déciment, sont peu de chose à mes
Yeux, en comparaison de ces sacriléges… de ces vio-
— 323 —
lalions de la nature, de l'humanité, par l'homme!
— Ah! je t'adore ainsi, dit-il, et cependant...
n'immole pas ton Dicu sur son propre autel! ne sa-
crific pas au culte de l'amour l'amour même! »
Elle rougit, s'efforça de se calmer, ct, reprenant
, Sa marche au bras de Paul dans l'allée, elle s'efforça
d'égayer le front triste de son amant; elle remar-
quait le gcai qui passait avec son aile bleue, le ro-
sier sauvage qui s'entrelaçait aux charmilles, l’in-
secte qui bourdonnait autour d'eux. Il faisait une
chaleur étouffante depuis quelques jours, ct M'e de
Maurignan avait dû modifier la sévérité première
de son costume; elle portait une robe blanche ect
bleue, flottante, retenue à la taille par une ceinture
à longs bouts, et dont les manches, entr'ouvertes,
laissaient voir les rondeurs de l’avant-bras. Elle
avait oublié son chapeau dans Je jardin, et le soleil,
qui, par les jours du feuillage, dardait sur ses che-
veux bruns, en faisait jaillir des reflets dorés. Ses
pieds n'étaient chaussés que de fines pantoufles de
cuir brun, avec lesquelles elle glissait sur la mousse
des allées, entre les rayons, comme une fée des bois,
les joues ecmpourprées, un sourire un peu indécis
aux lèvres, ct dans les yeux ces feux voilés qui suc-
cèdent aux larmes. Paul, qui tout en marchant la
contemplait, s'enivrait d'elle en silence.
Ils allèrent ainsi jusqu'au bout du parc, vers la
Loire. De ce côté, les murs s'affaissaient en brèches,
couvertes de lierre, qu'Aline défendait de relever,
parce qu'à ces murs éboulés se rattachaient mille
souvenirs de ses escapades et jeux d'enfant, et que
par là on découvrait le paysage el le fleuve. Animée,
légère, Aline, prenant sa course, monta par une de
— 324 —
ces brèches sur le mur. Au-dessous, le coteau s'ava-
lait par une pente rapide, où croissaient, à difié-
rentes hauteurs, des noyers, entre des rochers cou-
verts de vigne sauvage. D'en bas, des fumées bleues
montaïent. Il se trouvait là-dessous, au bord dela
Loire, une carrière, des habitations, et l’on voyait
des tas de pierres taillées, attendant les barques.
Le soleil était ardent, l'air miroitait, la cime des
peupliers ondulait à peine et le fleuve étincelait,
Arrivé près d'elle, sur le mur tremblant, Paul, avec
un peu d'inquiétude, entoura de son bras la jeune
fille.
« Ne suis-je pas Ali? dit-elle en souriant.
— Laisse-moi cette chère illusion de croire que
je puis te protéger un peu.
— Les hommes, dit-elle, souriant encore, mettent
tant de vanité dans l'amour !
— Ingrate ! c'est de la tendresse.
— Pas toujours.
— Pas toujours peut-être, mais en ce mo-
ment ? |
— Oh! en ce moment... »
Et le regard qu'elle jeta dans les yeux de Paul
fut si doux, que par un mouvement irrésistible il
resserra son bras autour d'elle et se pencha pour
lui donner un baiser; mais elle sauta par terre, en
poussant un éclat de rire, etcourut quelques pas, en
dehors de la ligne d'ombre formée par les feuil-
ages du parc. Bientôt, sentant sur sa tête nue l'ar-
deur du soleil, elle croisa sur son front en guise
de coiffure ses deux mains blanches. Paul Ôta son
Chapeau et le lui mit sur la tête.
« Non, et toi? dit-elle en rentrant dans l’ombre.
3 DE NE 7, À 9 mis: NE _ _|
— 325 —
— Je vais te faire une coiffure de feuillages, dit
Paul. »
Comme il cassait des branches de lierre, toute
une guirlande suivit sa main, et, s’allongeant de plus
en plus tandis qu'il s’éloignait en riant, s’arracha
du mur, laissant une trouée dans le feuillage. Il se
mit alors, après avoir trié le plus beau de la guir-
lande, à en entourer la tête d’Aline, et il s'arrêtait
par intervalles pour la regarder avec amour. Sous
ce chapeau de feuillages, ses beaux traits, fins, doux
et purs, s’idéalisaient encore. En réponse aux re-
gards charmés de son amant, elle demanda tout à
COUP :
« Si j'étais laide, m’aimerais-tu de même ?
— Oui,» répondit-il sans hésiter.
Elle sourit et devint rêveuse.
Depuis un moment, quelque chose rompait le
charme de cette vaste et insaisissable mélodie qui
régnait autour d'eux. C'était comme l'accent d'une
détresse; au ramage avait succédé le cri. Aline
perçut la première ces notes plaintives, et comme
elle en cherchait la cause, en jetant les yeux autour
d'elle, elle aperçut deux oiseaux à gorge rouge qui
se croisaient en voletant, et près du mur un nid
renversé, dont les petits, rougeauds encore et tout
pantelants, gisaient sur la mousse. Toute émue, se
précipitant vers eux, elle les replaça dans leur nid,
en cherchant des yeux d'où ce nid avait pu tomber.
Evidemment, ce devait être du lierre arraché.
« Oh ! dit-elle, quelle chose odieuse nous avons
faite là, Paolo! »
Et, d'avance émue, des larmes vinrent à ses yeux.
Paul trouva dans les entre-croisements du lierre une
19
— 326 —
base pour le nid, qu'il consolida artistement, en
ayant soin qu'il fût abrité par les feuillages. Puis ils
se retirèrent, et, allant s'asseoir assez loin de là, :
sur une roche plate qu'ombrageait un bouquet de
bois, ils surveillèrent anxieusement les mouve-
ments des bouvreuils. Ceux-ci, quelque temps en-
core. Crièrent, voletèrent, tout en se rapprochant
du nid; ils se glissèrent enfin entre les lierres, et
lon n'entendit plus leurs cris.
Un soupir de soulagement s'exhala de la poitrine
des deux amants, qui en même temps se regardè-
rent; deux gouttes qui brillaient aux paupières
d'Aline, se détachant, roulèrent sur sa joue : confuse
et souriante, elle détournait son visage, mais lui, sé-
rieux, l'entourant de ses bras, but ces larmes d'un
jong baiser. Elle ne le repoussa point; leurs regards
rofonds se pénétrèrent; elle prit la main de Paul
dans les siennes, et pencha la tête sur l'épaule de
son ami]. °
_ ls se sentaient le cœur gonflé d'une émotion re-
igieuse et tendre, à la fois intime et universelle,
u’ils n’eussent pas bien su définir, et qui, si elle
venait du nid renversé, des harmonies de ce jour, et
de cette heure, venait de plus loin encore, et surtout
de leur propre cœur.
{ls revinrent à petits pas, silencieux. Près de la
sortie du bois, Paul, rapprochant de lui sa compa-
gne» lui dit à l'oreille d’une voix émue :
« Tu le sens bien, n'est-ce pas? L'amour, c'est la
vie, et la vie est sainte, même chez les plus humbles.
_— Oui», dit-elle en courbant son front pensif.
Mais au bout de quelques pas elle ajouta :
« Oui, excepté dans le monde humain. »
— 327 —
Ce jour même, deux nouvelles hôtesses arrivèrent
à la Chesneraie : l’une faible et âgée, l’autre belle et
jeune, qui se jeta dans les bras d’Aline en pleurant.
C'étaient Metella et sa mère, venues pour diriger le
jardin d'enfants que M'e de Maurignan voulait éta-
blir chez elle.
On commençait les moissons, et pendant ces durs
travaux, auxquels beaucoup de femmes prennent
part, les enfants restent la plupart abandonnés, de
l'aube à la nuit.
Une salle du château, pourvue de hamacs pour
- la sieste et qui ouvrait sur les jardins, fut consacrée
aux nouveaux écoliers. D'abord tout sérieux, un peu
tremblants, leurs fronts s'éclairèrent bien vite à l’as-
pect de jeux divers, d'images splendides, et d'un
bon repas qu’au milieu du jour on leur servit. Il y
eut musique, rondes; la fête fut complète; les bam-
bins en rêvèrent, et s'éveillèrent le lendemain en
demandant à partir pour le château.
Les lettres de l'alphabet furent enseignées par un
jeu d'adresse, où l'on gagnait des pastilles, plus ou
moins, selon le cas, ce qui apprit à compter. La maf-
tresse lut tout haut un conte d’une page fort amusant.
On montra dans la lanterne magique les animaux de
divers pays, avec l'arbre et la plante près desquels ils
vivent. Chaque élève eut sa boîte de cubes, pour bâ-
tir à son choix huttes ou palais; mais on ne contra-
ria personne, et ceux qui préféraient gratter dans le
sable furent laissés à leur passion dominante, jus-
qu'au moment où les cris de triomphe des con-
structeurs les appelèrent à contempler les mer-
veilles créées, et leur inspirèrent le désir d'en faire
autant.
— 328 —
Entre Aline, qui se consacra régulicrement plu-
sieurs heures par jour à cette tâche, et Metella, il
était bien convenu qu'aucune exigence ne serait im-
posée aux enfants, excepté celle de remettre en or-
dre eux-mêmes leurs jouets chaque soir; qu'on s'at-
tacherait à ne point leur laisser soupçonner qu'ils
étaient là pour s'instruire, mais seulement pour vi-
vre la vie humaine, leur naturel souci en ce monde,
et la vivre au large, non à l'étroit, comme dans leur
demeure obscure.
« Point d'école, disait Aline, puisqu'on a gâté le
mot. Ce que nous avons à faire est tout simple-
ment de donner à nos enfants cette éducation des
familles intelligentes et aisées, où, par la seule in-
fluence du milieu, l'enfant développe ses facultés,
apprend sans étude et ne demande qu'à savoir. Il
faut écarter de notre Eden, si loin qu’on n'y puisse
même Soupçonner son existence, l’odieux magister
en lunettes, père de la férule et du pensum, vieux
tourmenteur de l'intelligence humaine, cet épou-
vantail de l'enfance. Pas d'impatience, pas de hâte!
Sachons perdre le temps pour en gagner. Ici, nous
sommes nous-mêmes des élèves, étudiant pour notre
compte, et demandant à la nature ses leçons, à l'in-
telligence enfantine ses secrets. »
Metella se donnait à sa tâche avec une joie reli-
gieuse. Dans ses grands yeux, d’un noir sombre, se
lisait le désir ardent de se venger à ses propres yeux,
par une vie utile et pure, de l'outrage dont le sou-
venir incessant vivait en elle. Souvent, dans ses ju-
gements sur les hommes, la haine perçait. Une hos-
tilité sourde, peu profonde sans doute, mais pénible,
s'établit entre elle et Paolo. L'Italienne, qui adorait
— 329 —
Aline, voyait avec inquiétude près d'elle cet amant,
pouvoir inconnu, menaçant peut-être dans l'avenir.
Paul, malgré la sympathie que, dans son âme juste,
il éprouvait pour Metella, redoutait en elle les sou-
venirs qu’elle représentait, l'influence de son sen-
timent, qui secondait trop celui d’Aline, et surtout
peut-être sa présence, qui lui enlevait Aline trop
souvent. Chaque jour, de plus en plus, son inquié-
tude, ses amertumes, s'accusaient par une âpreté de
paroles et une inégalité d'humeur qui n'étaient pas
dans son caractère, et qui parfois étendaient un
voile humide sur les yeux de M'e de Maurignan.
De son mieux il se défendait, pourtant, contre l'é-
goïsme amoureux qui l’envahissait. Il aidait puis-
samment son amie dans l'élaboration de ses plans
d'éducation populaire ; il préparait des instructions,
qu'il devait faire aux adultes aussitôt que la fin
des grands travaux les rendrait possibles; il étu-
diait les conditions du travail, et se proposait d'é-
tablir aussi dans ses propres domaines de sérieux
moyens d'émancipation pour le pauvre. Mais il ne
songeait point à les aller appliquer.
Un mois s'était écoulé depuis l’arrivée de Paul à
la Chesneraie. La situation restait la même. Nulle
intimité ne pouvait être plus complète, plus ardente
et plus profonde; mais, quant à la réalisation de cette
union dans le mariage, par la famille, lorsque Paul
cherchait à se rendre compte des progrès accomplis,
il ne recueillait que doute. Si grands que fussent à
ce sujet son inquiétude, son chagrin, il ne pouvait
accuser Aline. Elle ne laissait percer ni ressenti-
ment du passé, ni craintes farouches; elle était avec
lui simple, bonne, confiante, aussi tendre qu'elle
— 330 —
croyait pouvoir l'être sans danger. Elle semblait par-
fois céder sa volonté même, et désirer avec lui ce
qu'il rêvait. Malgré tout, Paul sentait sur ce point
quelque chose de sourd, de fatal, d'inexorable peut-
être, qui le dominait, ou plutôt qui les dominait
tous deux. C'était une furtive rougeur à certains
mots, un silence, un pli de la lèvre, une terreur qui
traversait le regard, une glace invisible qui tout à
coup se faisait sentir.
La présence de cette belle jeune fille avait par de-.
grés presque effacé l'image d’Ali de Maurion, ce
frère chéri, pour y substituer, dans toute sa force,
l'influence de la femme aimée. De plus en plus ce
charme pénétrait Paul, et souvent, avec des frémis-
sements de cœur, il se disait que jamais amour ne
pouvait être plus complet. Il y sentait par des liens
indissolubles toute sa vie attachée. A considérer
tous les motifs qu’il avait de croire en elle, de l'ai-
mer, de l'admirer.… éperdu, il eût désiré posséder de
nouvelles puissances d'aimer. Il ne pouvait s’empè-
cher de se prosterner devant elle comme devant la
plus pure et la plus charmante incarnation de la
bonté, de l'intelligence, de l'idéal; à ses yeux, le
charme qui s’épanchait d'elle, de tous ses mouve-
ments et de toutes ses paroles, étaitinfini, sans pa-
reil au monde, et quand il la voyait fâchée, presque
affligée de cette idolâtrie, il n'y pouvait et n'y voulait
rien, que d'en contenir, par égard pour elle, l’ex-
pression. Îl espérait et désespérait tour à tour avec
une passion de plus en plus vive.
En vain essayait.il parfois de conformer son désir
à celui d’Aline, de suspendre à un peut-être sa plus
chère volonté, de soumettre à une attente indéfinie
«
— 331 —
ce besoin irrésistible où s’absorbaient toutes ses fa-
cultés, d’écarter tout obstacle, toute distance, entre
elle et lui, de l'avoir à lui tout entière et pour la
vie; en vain, de son côté, M'e de Maurignan, aban-
donnant le soin de sa réputation et ses résolutions
les plus intimes, se livrait-elle volontairement à l’in-
fluence constante de ce brûlant amour, l'écart entre
eux devenait chaque jour plus grand. Dans ce tête-
à-tête continuel, au milieu de cette solitude enchan-
tée, Paul bientôt ne se sentit plus ni la force de
partir, ni celle de supporter une intimité si chère.
Il n’osa se faire comprendre, mais il devint irritable
et malheureux.
Toute passion qui grandit finit par couvrir de
son ombre et enlacer nos facultés les plus indépen-
dantes. S'avouant enfin que son séjour prolongé à
la Chesneraie devait compromettre M'"e de Mauri-
gnan,Paulnese ditautre chose, sinon qu'une prompte
solution était nécessaire, et qu’il devait, par respect
même pour Aline, l’exiger. Au fond, il ne voulait
plus attendre. Il se savait aimé trop fortement pour
que ses craintes allassent jusqu'à une rupture. Il se
répétait que, s’adorant l'un et l’autre, et libres, 1l
n'existait point de raisons, point de chimères, qui
pussent empêcher leur union.
Le jour où s’ouvrit la moisson à la Chesneraie,
M'e de Maurignan, suivie de Paul, se rendit dans le
champ où les travailleurs, après la collation prise à
l'ombre, sous une haie, se remettaient à l'ouvrage.
Parmi ces moissonneurs se trouvaient plusieurs
femmes qui, vêtues seulement d'une chemise de toile
grossière et d'une jupe de coton bleu, toutes rouges
et ruisselantes de sueur, coupaient aussi chacune
— 932 —
son sillon. Le champ brâlait au soleil: sous la fau-
cille étincelante, la paille se rompait avec un bruit
sec; l'haleine embrasée de la terre, qui miroitait
au-dessus des blés, retournait se mêler à l’ardente
chaleur versée d'en haut, etle ciel, éblouissant, lourd,
immobile, semblait se refermer autour de la terre
comme un couvercle étouffant.
Couché à l'ombre d'un orme épais, sur un tertre
dominant la plaine, le régisseur surveillait le tra-
vail, et de temps en temps, lançant un mot bref ou
quelque lourde plaisanterie, stimulait les paresseux
et intimidait les bavards.
_ Aline et Paul apportaient quelques bouteilles de
vin frais aux moissonneurs. Devant ce spectacle de
l'oisif commandant à l'aise un si dur labeur, ils
s’arrêtèrent, saisis de la même pensée :
« Assurément, dit Paul, nègres et planteur, ou
salariés et surveillant, le travail sous cette forme
est bien toujours l'esclavage!
— Oui, dit-elle, cette révolution, que tant de
gens considèrent comme achevée, n’est réellement
qu’une ébauche, le premier soulèvement de l'in-
stinct. Quelques rois de moins sont bien peu de
chose, et C’est inutilement qu'on décapitera des
Louis X VI et qu'on chassera des Charles X, tant que
la monarchie sociale gardera ses bases. Le vrai mo-
narque de ce monde, c’est l'oisif. Impôts, dîmes,
fainéantise, pompe, courtisans, préjugés, rien ne
lui manque. Détrôné, autrement dit ramené au
droit commun, le travail, — l'autre souverain, son
représentant hiérarchique, aura du même coup
cessé d'exister.
— 333 —
— Mais, hélas! nous en sommes, nous, de ces
monarques !
— Aussi, répondit-elle, rachèterons-nous ce crime
en travaillant à nous détrôner nous-mêmes. »
Elle s'avança d'un pas rapide vers les travail-
leurs. Les hommes commençaient le rang, qui s'a-
chevait à gauche par les femmes; ce fut du côté de
celles-ci que M'e de Maurignan se trouva.
« Je suis venue vous apporter un peu de la frat-
cheur des caves du château », dit-elle.
Les moissonneuses s'arrêtant, souriantes, es-
suyèrent leurs fronts. Une seule, malgré la pré-
sence de la jeune maîtresse, continua de brandir
d'un bras fiévreux sa faucille et de couper son
sillon; des seins gonflés soulevaient sa rude che-
mise, et à l’autre bout du champ, sous la haie,
retentissaient des cris d'enfant.
« Eh quoi! dit M'e de Maurignan, une nour-
rice! ici!
— Dame, répondit l’une des femmes, elle n’a pas
de mari qui lui gagne son pain ni le lait du petit
gars. C’en est une qui s'est laissée tromper par un
homme. »
Aline versa le premier verre et le porta clle-
même à la pauvre mère, qui le but d'un trait, puis
revint aux autres moissonneuses ; mais la première
à quielle s'adressa, montrant les travailleurs mâles,
dit timidement : |
« Après eux, mam’zelle, si vous voulez.
— Après eux! pourquoi? dit la jeune fille, com-
mencez. »
La femme obéit, et tout en remplissant les verres
Aline s’informa du salaire que chacune gagnait ainsi
19.
— 334 —
à travailler de trois heures du matin jusqu'à la nuit,
sauf l'heure de la méridienne.
_« C'est vingt-cinq sous, mam'zelle », dirent-elles
simplement, comprenant si peu le mouvement de la
jeune maîtresse à cette réponse qu'elles ajoutèrent :
« C'est de la dure ouvrage, voyez-vous.
— Et combien gagnent les hommes? dit Aline,
qui ne s’en était point encore inquiétée.
— Eux, c'est trois francs.
— Avancent-ils beaucoup plus que vous?
— Dame! faut ben que nous arrivions en même
temps qu'eux au bout du sillon, et ça nous donne
rudement de peine; mais ensuite c'est eux qui
chargent les gerbes sur les charrettes et qui engran-
gent le soir.
— C'est pas que nous nous reposions pendant ce
temps-là, dit une autre, qui semblait n'avoir point la
langue épaisse; il nous faut alors courir vitement
chez nous, emportant seulement un morceau de
pain pour notre souper, afin de faire la soupe aux
enfants, les faire manger, les coucher, laver quel-
quefois leurs vêtements, la vaisselle, mettre tout en
ordre. Il y a longtemps que l’homme ronfle quand
nous nous mettons au lit, et c'est pour nous lever
encore une demi-heure plus tôt que lui, à l’aubette.
— Assurément, dit M'e de Maurignan, la fatigue
est grande; le travail me semble pareil, vous sup-
portez également la chaleur du jour : votre salaire
doit, par conséquent, être le même. »
Elle passa, laissant les femmes ébahies.
« As-tu Compris, toi, ce qu'elle a dit?
— Dame, elle a dit que nous devions gagner au-
tant que les hommes. |
— 333 —
— C'est bon à dire, ça; mais crois-tu point qu’elle
va nous donner plus cher qu’elle n'est obligée? Ça
n'est pas comme ça que les choses se font.
— Vous vous trompez, dit en riant Paul, resté
par derrière, tout ce que dit M"° de Maurignan, elle
le fait. »
Et il rejoignit Aline, qu'il voyait engagée dans un
colloque avec un des moissonneurs.
C'était un homme de haute taille, de ce type gau-
lois, énergique et fier, qui s’est conservé surtout
dans le centre de la France. Les premiers mots qu'il
avait adressés à la jeune châtelaine, quand elle lui
avait tendu le verre, plein jusqu'aux bords du rouge
liquide, avaient été ceux-ci :
« Pas vrai, mam'zelle, quand le maître est une
femme, c’est parles femmes qu’on doit commencer?
— Peu importe que l’on commence par les femmes
ou par les hommes, dit la jeune fille; quand le tra-
vail des uns vaut celui des autres, 1l faut que la ré-
compense soit égale.
— Mam'zelle veut rire : le travail d'une femme ne
vaut pas celui d'un homme.
— Pas toujours sans doute, mais 1c1... Probable-
ment c'est au prix de plus de fatigue, mais elles
font leur sillon comme vous. Aussi je veux leur don-
ner un prix égal, car il serait injuste que, faisant le
même travail, elles fussent payées près de deux fois
moins.
faucille sur mon épaule, et je m'en irais chez nous.
— Le bien des autres vous ferait-il mal? demanda
Paul, qui, voyant le ton colère et arrogant de cet
homme, intervint.
— 336 —
— Ça serait trop fort, que les femmes seraient
payées comme nous », répéta le paysan.
Sans répondre davantage, Aline passa, offrant à
boire aux autres moissonneurs, et Paul, resté près
de l’obstiné, chercha vainement à le convaincre.
Avec l’entêtement particulier à certains cerveaux
populaires, qui, n'écoutant pas même les arguments
qu'on leur présente, répètent invariablement celui
qui s’est logé dans leur esprit et l’obstrue, le mois-
sonneur continua de répéter que ce serait une honte
de voir les femmes payées autant que les hommes,
et qu'alors il faudrait donc apparemment que ce
fussent les hommes qui fissent le ménage et qui éle-
vassent les enfants.
« Ge n'est pas nous qui sommes allés chercher
les femmes pour les amener dans ce champ, objecta
Paul, elles y sont venues d’elles-mêmes, probable-
ment pour de bonnes raisons. Puisqu'elles travail-
lent, laissez payer leur ouvrage ce qu'il vaut.
— Comme ça, dit l’homme en se croisant les
bras, je vas me laisser nourrir par ma femme,
alors?
— Vous ne seriez pas le premier, objecta Paul en
souriant. Maïs, dites-moi, toutes ces femmes qui
sont là sont-elles mariées?
— Non; il y en à une veuve, une autre vieille
fille, et une autre qui n’est ni veuve ni fille, et qui a
un petiot à nourrir, pas moins.
— Vous voyez que celles-là ne peuvent compter
sur l'homme pour en recevoir aucun bien, et puis.
— Tout Ça, monsieur, ça ne me regarde pas. Je
dis que les femmes sont les femmes, et les hommes
les hommes, et que, si elles étaient payées comme
— 331 —
nous, ça serait la fin du monde, quoi... et comme
Ça, ça ne se peut pas. »
Il n'y eut pas moyen d'en tirer davantage; évi-
demment, il y allait pour lui de l'honneur. Ses com-
pagnons, prêchés par lui, n'eurent pas de peine à
partager le même sentiment, et le soir, le régis-
seur, grave, mais triomphant en dessous, vint dire
à M'e de Maurignan que tous les hommes faisaient
menace de se retirer si l’on ne conservait pas entre
leur salaire et celui des femmes la même différence.
« Je porterai leur journée à quatre francs, dit la
jeune maîtresse, à cause de la peine qu'ils ont d'en-
granger; mais la journée des femmes sera de trois
francs cinquante centimes.
— Je doute qu'une différence aussi faible satis-
fasse l'amour-propre des travailleurs mâles, dit
M. Rongeat, et que mademoiselle me permette de
lui observer qu'il ne nous resterait, en ce cas, que
des moissonneuses. Elles se présenteront en grand
nombre, cela est certain; mais, n'étant plus forcées
au travail par l'exemple des hommes, elles travaille-
ront peu et mal, et le prix de façon sera donblé. En
outre, si les hommes refusent leurs services, nous
manquerons bientôt de laboureurs.
« Il ne faut pas croire, ajouta-t-il d’un ton fin,
qu’il soit aisé de changer le train ordinaire des
choses. À mesure qu'on pénètre les difficultés.
— Monsieur, je céderais volontiers si les pré-
tentions dont il s’agit n'étaient pas injustes. Mais je
soutiendrai cette étrange lutte, à mon détriment s’il
le faut. »
M. Rongeat sortit, d’un air qui montrait suffisam-
ment qu'il ne pouvait être dans cette affaire un agent
— 338 —
de persuasion, et M'e de Maurignan regretta plus
vivement que jamais de ne pouvoir, par amitié pour
miss Dream, le remplacer par un autre.
L'incident occupa toute la conversation au diner.
Aline s'étonnait et S'attristait de tels obstacles; Paul
faisait remarquer que toute innovation en doit ren-
contrer, car aucun ordre de choses ne peut exister
qui n'ait ses intérêts, ses passions, ses préjugés,
son organisme enfin, destiné à le soutenir, à le per-
pétuer s'il est possible, et à le défendre en cas d'at-
laque.
« C'est en raison, disait-il, de cette puissance
multiple etinfinie de création en tous sens, que pos-
séde la vie, que le monstre a sa force aussi bien
que l'ange, et que le faux, l'informe, l’injuste, ne
cèdent pied qu'après combat. Aussi faut-il, pour ac-
complir toute réforme, outre l'amour du bien, une
invincible résolution.
— Nous l'aurons », dit Aline.
Miss Dream, partageant les idées de M. Rongeat,
alléguait la difficulté, le danger, l'imprudence.….,
tandis que Metella, enthousiaste des résolutions
d'Aline, s'écriait :
« Que vous êtes heureuse de vouloir et de pou-
voir! d'aimer le bien et d'être forte et libre!
— Cela est si rare pour une femme! soupira la
mère de Metella.
— Oh! reprit vivement la jeune Italienne en re-
gardant Aline, si noble front scrait trop à l’étroit
SOUS UN JOUS... »
Elle s'arrêta naïvement, et plus naïvement encore
jeta les yeux sur Paul Villano.
— 339 —
« Les jeunes filles parlent toujours mal du ma-
riage, observa aigrement miss Dream.
— Elles ont raison, dit Paul.
— Ah?... vous trouvez? demanda un peu mali-
gnement Metella.
— Certainement. Le mariage actuel est un joug
aussi humiliant qu'injuste. Il est en contradiction
flagrante avec le droit nouveau, avec les idées nou-
velles, et, bien que la force même des choses en
adoucisse la sauvage brutalité, cependant, nul être
humain soucieux de sa dignité ne peut accepter ni
prononcer sans honte le serment qu'il exige. »
Ces paroles causèrent quelque étonnement, et les
grands yeux de Metella se fixèrent sur M'"° de Mau-
rignan. Celle-ci paraissait émue. Avec un peu d'em-
barras elle dit :
« Le vrai contrat, le seul, est celui de deux con-
sciences qui s'entendent. »
Et, comme on avait fini de diner, elle se leva.
« Sans doute, reprit Paul; mais un tel contrat ne
doit pas s’abriter secrètement sous les formes de
l'injustice. Ces hypocrisies sont coupables, car elles
éternisent le mal chez les irréfléchis et les faibles,
en lui donnant l'approbation apparente des forts.
On ne combat l'erreur qu'en rompant avec elle. »
Il s'approcha d'une fenêtre ouverte qui donnait
sur les jardins; le soleil se couchait; les nuages
étaient splendides; une brise qui récoltait ensemble
les parfums des bois, des herbes séchées et des clé-
matites, s'élevait, ravivant l'air, jusque-là si lourd.
La conversation continua quelque temps entre les
dames, puis elles se rendirent au jardin, et Paul,
de la fenêtre, vit Aline rêveuse s'isoler. Il la rejoi-
— 340 —
gnit et l'entraina vers le parc, leur promenade ha-
bituelle. Dès qu'ils furent seuls sous ces grands om-
brages, où le jour s'éteignait :
« Ce que je déclarais tout à l'heure à l'égard du
mariage, dit Paul, n’est pas une attaque vaine, mais
un plan médité. J'ai profondément réfléchi depuis
quelques jours à tout ce qui devait, fière et noble
comme tu l'es, te rendre le mariage odieux et même
impossible. Je me suis mis à ta place, et j'ai frémi
de colère en présence du serment que la loi dicte
à la femme. Non, ce n'est pas toi qui peux ju-
rer une abdication aussi immorale, aussi hon-
teuse. »
Elle pressa la main de son amant avec un regard
de reconnaissance.
« Tu as su comprendre, lui dit-elle, ce que l'ha-
bitude voile aux yeux mêmes de beaucoup de pen-
seurs. Nous sommes à une époque où la conscience
vacille, et souvent trébuche, dans l'écart énorme qui
se fait chaque jour plus grand entre le fait et l'idée,
entre la formule et l'acte.
— L'habitude! s'écria-t-il, elle règne sur nous à
ce point qu'il m'a peut-être été nécessaire de te
connaître d’abord sous le nom d’Ali pour accepter
sans restriction, et dans toute sa plénitude, l'égalité
de tes droits. La différence des formes, des usages,
trompe si bien les yeux des hommes, qu'il en est
peu, à cet égard, qui ne s’épuisent et ne se fourvoient
en ingénieuses distinctions. Mais ta fierté est la
mienne; {on orgueil m'est aussi cher que le mien.
Écoute :
« Les esprits les plus indépendants de. ce temps,
ceux qu On désigne sous le nom de libres-penseurs,
— 941 —
et parmi lesquels j'ai nombre d'amis en Europe, re-
jettent le mariage religieux comme contraire à leur
conscience et à leur honneur. Ils ont raison : car la
dernière des lâchetés est l'hypocrisie, et chacun doit
aux autres comme à lui-même d'affirmer ce qu'il
croit, de rejeter ce qu'il ne croit pas. Cependant,
par une inconséquence étrange, causée d'ailleurs
chez beaucoup d'entre eux par l'inconséquence de
leur doctrine à l'égard des femmes, ils acceptent le
mariage civil, et en font la base même sur laquelle
s'appuie leur protestation.
« Qu'est-ce pourtant que le mariage civil, sinon
l'esprit et la formule du mariage religieux, trans-
portés de la bouche du prètre dans celle de l'officier
public? Ne voient-ils pas, ou ne veulent-ils pas
voir, que l'autorité du prêtre, celle du roi et celle
du mâle, —comme disent si noblement les éloquents
de ce siècle, — ont une seule et même origine, et dé-
rivent toutes également de cette invention sublime,
qui se perd dans la nuit des thCocraties : la déléga-
tion faite par le ciel à certains élus d’ici-bas, institués
ses représentants nécessaires.
«L'heure est venue pourtant où1lfaut choisir entre
le système céleste des hiérarchies, qui à jusqu'ici
fondé l'ordre de ce monde sur l'inégalité, l'ar-
bitraire, la violence, — et l'ordre humain, fondé par
le droit de l'individu eur l'égalité, autrement dit la
justice. Et ceux qui repoussent l'œuvre de l'Église
courberaient la tête sous cette œuvre de soldat, qui
doubla les brutalités chrétiennes et bibliques du
culte de la force, de la haine de l'idée, de l'absence
de tout sens moral! Non, qui rejette l'une par rai-
son doit rejeter l'autre par pudeur!
— 342 —
— C'est vrai, dit-elle; et cependant l'absence de
toute loi. | ;
— Attends. Ce qu'on nomme le mariage libre
t'effraye ? Tu as raison. Le mariage est trop grand
pour que la liberté même le puisse contenir tout
entier. Il appartient à la conscience humaïne dans
ce qu'elle a de plus haut et de plus universel ; il ap-
partient à la société par l'enfant, et il est bon, il est
juste, il est vrai, qu'un tel acte s'appuie sur le témoi-
gnage d'autres consciences, qu'il tienne dans une
communion, si restreinte soit-elle, son rôle naturel
de dogme social. |
« Eh bien! si la conscience générale à cet endroit
est encore obtuse et muette, pourquoi ne pas
s'adresser à ceux dont le sentiment et la foi sont pa-
reils aux nôtres, et, les prenant pour témoins, pour
société, pour patrie, inscrire, édifier en eux son
serment, recevoir les leurs, créer ainsi dans ce
groupe le point d'appui dont toute créature humaine,
si forte et supérieure soit-elle, a besoin?
«Je crois comme toi fermement à l'indissolubilité
naturelle du mariage par le nœud vivant et indé-
nouable de l'enfant. Je crois à la liberté, à l'égalité,
sans fausses réserves ni distorsions ingénieuses.
Laissant l’athéisme en morale aux défenseurs des
religions, je crois de toute ma raison, de tout mon
cœur, à l'unité du vrai, au mariage secret du bon-
heur et de la vertu; je crois à l'accord des volontés,
à la durée des sentiments, et ces forces humaines,
ces vérités saintes, je nie la possibilité de leur exis-
tence entre l'esclave et le maître, entre l’inférieur
et le supérieur !
« Je crois à la puissance féconde, éternelle, créa-
— 343 —
trice, de l’associalion, aux miracles de l'amour, au
renouvellement du monde par la justice! Je t'aime!
Veux-tu faire de notre bonheur un acte de foi?
le premier contrat au registre du droit nouveau? »
Ces paroles prononcées par Paul d'une voix vi-
brante, tandis que ses mains pressaient ardemment
celles d'Aline, la flamme de son regard, tant d'amour,
de sincérité, d'enthousiasme, qui éclataient sur son
visage, troublèrent Me de Maurignan jusqu'au fond
de l'âme.
Ils se trouvaient en ce moment à l'endroit du parc
le plus solitaire, près du pavillon. Sous les arbres
épais, le jour baissait; les derniers rayons s'étei-
gnaient çà et là dans les feuillages, et les oiseaux,
avant leur couchée, remplissaient le bocage de
chants étourdissants.
« Que tu es noble et vrai! » dit Aline d'une voix
altérée.
Elle s'appuya plus fortement sur le bras de Paul,
et sa tête, s'inclinant sous le poids de son émotion,
jusqu'à effleurer l'épaule de son amant, ajouta par
ce doux geste, plus éloquemment que par des mots:
« Combien je t'aime! »
« Je suis à toi: lui dit-il; je te veux, je t'ai choi-
sie pour ma vie la plus haute et la plus chère; mais
en dehors même, s'il se pouvait, de ma volonté, je
serais à 101. C'est un lien indestructible. Tu es pour
moi tout : le frère, l'ami, la femme adorée, Fidéal
et la vie, toutes les affections, tons les charmes. Oh!
puisque tu m'aimes aussi, puisque mon bonheur est
aussi le tien, dis-moi toi-même par quelles persua-
sions je te puis toucher, par quel baiser je pourrais
l’enflammer de l'amour qui me consume, et dont il
— ht —
faut, vois-tu, que je vive ou que je meure : car, en
dehors de toi, rien ne me touche plus... »
Toujours penchée sur son épaule, d'une voix
douce comme un léger souffle :
« O Paul! dit-elle, moi aussi, je t'aime unique-
ment. J'espère, Je désire être ta femme... Je suis à
toi d'âme, de volonté... seulement... »
Il n'entendit pas ce dernier mot, prononcé plus
bas encore. Les premières paroles d'Aline, leur ac-
cent d'amour, l'agitation visible de la jeune fille,
l'avaient enivré ; ses oreilles tintaient. I] crut au
bonheur enfin, et, pris de délire, il la saisit et
l'emporta dans le pavillon... Elle ne résistait pas.
Mius 1l la vit tout à coup affreusement pâle; 1l la
sentit se glacer entre ses bras. Il jeta un cri ter-
rible, et, la repoussant, il s'enfuit.
[faisait nuit quand Aline revint au château. Après
quelques minutes d'une conversation entrecoupée,
dans laquelle, indirectement, elle sut que Paul n'é-
tait pas rentré, elle dut avouer à ses amies qu'elle
n'était pas bien, ct monta dans sa chambre. Là,
renfermée, elle laissa de nouveau éclater ses pleurs,
son désespoir. Où allaient-ils ainsi? Que voulait-elle ?
Comment tout cela pouvait-il finir ?
— Par le malheur et la mort de son amant, sans
doute.
— N'était-elle donc pas à lui de toute son âme?
Avait-elle un bonheur plus cher que le sien? une
autre vie que la sienne? Seule, en pensant à lui,
n'avait-elle pas le cœur étreint par les élans de la.
tendresse la plus profonde, la plus passionnée ? N'é-
tait-il pas juste dans ses désirs, noble, grand, dans
toutes ses pensées ?.…
— 345 —
Elle sentait en elle-même la douleur de Paul ; des
gémissements lui échappèrent; elle l'appela par de
grands élans de cœur, et, s’il eût été là, elle se serait
jetée à ses genoux en pleurant.…
— Mais alors encore, peut-être.
— Oh! toujours ces odieux fantômes viendront-
ils donc se placer entre elle et lui? répandre en elle
ce froid mortel, ces sucs empoisonnés sur ses lèvres,
arrêter son cœur ?.…
Les souvenirs ne peuvent-ils être effacés? Ne saura-
t-elle jamais arracher ceux-là de sa mémoire? Ce
monde vain de l’image est-il si solide? La trace des
êtres sur le sable ne dure qu'un instant ; des villes,
des nations, des siècles, Sont anéantis; la croûte
terrestre est faite de tombes oubliées, de choses
évanouies, de joies, de crimes, d'actes , ‘de désirs,
d'agents inconnus; et de ce petit espace du cerveau
ne pourrait s'effacer l'impression produite par des
actes étrangers !.…
Non! C’est en vain qu'elle maudit, repousse et
vomit ces hontes. Elles restent là, cramponnées à sa
mémoire, et ne Sen vont pas.
Elle en a été atteinte trop profondément dans
l'humanité, sa mère et son être même. Ses entrailles
ont tressailli des cris de l'enfant abandonné; elle a
vu fouler aux pieds ses dieux dans la boue; elle a
rougi des insultes jetées à d’autres; en voyant ce
qu’on avait fait de l'amour, de la beauté, elle s'est
trouvée honteuse d’être femme.
Une à une, tant d'infamies, qui ont amassé en elle
tant de dégoûts, défilent impitoyablement devant
elle; elle pleure, elle soutfre ; elle met sa main sur
ses yeux Pour ne pas voir, elle ferme ses oreilles
— 346 —
pour ne pas entendre; mais en vain, et de tous ces
souvenirs, le dernier, le plus odieux, le monstre
que surtout elle redoute, et devant lequel sa pensée
défaillante recule, — ainsi qu'un enfant devant le
spectre de sa peur, — celui-là vient à son tour, l’at-
teint et la glace de son étreinte.… Elle entend ces
paroles d'amour prononcées pour une autre qu'elle,
les mêmes, 6 honte ! que tout à l'heure... et derrière
la vitre lui apparaît encore ce visage, où elle ne re-
connaît qu'avec horreur un être adoré.
En proie à des souffrances nerveuses, éplorée,
haletante, dans l'atmosphère encore lourde qui avait
succédé aux chaleurs du jour, elle détacha sa robe,
ôta son corset et se jeta dans un fauteuil, près de la
fenêtre ouverte, où de légers souffles, agitant les ri-
deaux de mousseline, apportaient du jardin la sen-
teur des pois parfumés et des chèvre-feuilles. Elle
pencha sa tête brûlante sur son beau bras nu:
sous la batiste bordée de dentelle, son jeune sein
s'élevait et s'abaissait tour à-tour, par les spasmes
irréguliers de ses sanglots et de ses soupirs. Une
larme de temps en temps, se détachant des cils,
roulait sur sa joue. Par l'entrebâillement des ri--
deaux, qu'écartait la brise, on apercevait sous le ciel
étoilé, dans le jardin, de sombres masses de verdure
endormies; le regard d’Aline s'y attachait vague-
ment, Sondant l'inconnu, l’espace, et se répétant
sans CCSse une seule qnestion : Où est-il?
De plus en plus, cette inquiétude la dévorait,
quand tout à coup, avec la finesse d’ouïe particu-
lière à ceux qui attendent, elle entendit un pas sur
les dalles du corridor, à l’autre bout, où se trou-
vait la chambre de Paul. C'était le sien. Elle frémit
— 347 —
de joie. Puis, mille sentiments nouveaux l’agitèrent.
De tout son cœur elle désirait lui parler, et n’osait
plus. Elle sentait le besoin de le consoler et.
« Ah! trève d’enfantillages ! se dit-elle, en se le-
Vant tout à coup. Veux-je le sauver ou le perdre?
L’aimé-je ou non? Je l'aime; il souffre ; et ma volonté
ne serait pas supérieure à tout! Je veux qu'il
soit heureux, et il le sera, dussé-je être mille fois
plus forte que moi-même ! »
Onze heures sonnaient. Tout dormait dans le chà-
teau; d’un pas rapide, Aline traversa la chambre.
et tout à coup, devant une glace, elle s'arrêta brus-
quement : à se voir dans ce désordre, ces belles
épaules nues, ce sein à demi voilé, ce visage écla-
tant par tant d'émotions, d’une beauté splendide,
elle éprouva un frémissement, un émoi mêlé de
honte et d’orgueil, et ses paupières se baissèrent.
Mais presque aussitôt elle les releva :
« Il a raison, se dit-elle; cela est sublime, la
beauté! Ne suis-je pas heureuse d’être belle. pour
Jmi? »
Et cependant, tandis qu'elle passait à la hâte, et
d'un mouvement fébrile, un long peignoir blanc,
elle semblait frémissante encore; des ombres et des
lueurs se succédaient sur ses traits. Elle appuya
fortement une main sur son front, l’autre sur son
cœur ; puis, d'un visage empreint de résolution, elle
ouvrit la porte et sortit. Un pâle crépuscule régnait
dans le vaste corridor, où, sans lumière, elle glissait :
d'une démarche ferme et majestueuse, avec aussi
peu de bruit que sa blanche robe sur les dalles.
Elle arriva ainsi jusqu’à la chambre de Paul, et dou-
cement, sans frapper, entr ouvrit la porte.
LS 5
| AR ON EE
— 348 —
Il n’y avait pas de lumière ; un silence complet
régnait; Aline poussa tout à fait la porte, entra, et la
renferma derrière elle.
« Paul », dit-elle d'une voix faible et douce.
Mais il ne répondit pas. Le cœur saisi d'une ter-
reur vague, Aline chercha sur la table à tâtons,
trouva des allumettes, éclaira la chambre. Paul n'y
était point, et ce qui la terrifia davantage au pre-
mier coup d'œil fut le désordre d'objets comme
pour un départ... Elle vit une lettre et faillit s'é-
vanouir. Mais cette lettre indiquait sans doute le
moyen de le rejoindre : elle s’en saisit.
« J'ai pu rassembler enfin mes pensées, chère bien-
aimée, et j'ai tout compris. Je te demandais l'im-
possible; ta volonté me l’accordait; mais quelque
chose de plus fort que ta volonté me condamne. Je
ne t’accuse pas ; tout brisé que je suis, je t’adore et
te bénis. Mais je serais un lâche de timposer de
nouveau ce triste amour que tu ne peux partager, el
de forcer ton front pur à rougir en me revoyant. Je
pars. Où je vais, je n’en sais rien. Je m'abandonne
à cette fatalité qui me chasse d’auprès de toi. Ne
t'afflige pas trop. Quoi qu'il arrive, nous nous rever-
rons. Vivant ou mort, entre nous, toute séparation
ne peut être que factice et passagère.
« À toi de tout mon être.
@ PAUL. »
Ce pas entendu était celui du départ! Combien y
avait-il de cela? — Une demi-heure peut-être ?.… elle
ne savait : le temps que mit à se produire et à s’af-
nee CZ
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doit.
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— 349 —
firmer une volonté qui changeait toute leur des-
tinée.… Mais il fuyait !.…
Aline courut à sa chambre, revêlit à la hâte son
amazone et descendit aux écuries. Les deux che-
vaux de selle s’y trouvaient : Paul était parti à pied.
Aline sella elle-même Brillant, le plus doux, qui lé-
chaït ses mains, le conduisit dehors, sauta en selle…
et sur le point de le lancer, incertaine, s'arrêta. De
quel côté? Saumur? Angers? Suivait-il un
chemin? Errait-il sans but? Dans le crépuscule de
cette nuit, comment le voir? Où l’attein dre?
Tout d’abord, la force dominatrice, qui, dans les
moments suprêmes , saisit le commandement et im-
pose silence aux passions, avait en elle comme sus-
pendu la douleur ; mais, cette force arrêtée, la dou-
leur fit irruption et lui remplit l'âme à flots. Ren-
dant les rênes, la tête penchée sur son sein, elle
laissa Brillant prendre de lui-même, à petits pas, le
chemin qu’il voulut suivre.
Eh quoi! de deux êtres si ardemment tendus l’un
vers l’autre, d’un tel courant d'amour, de douleur,
de Pensée constante, aucune étincelle ne jaillira? Ce
lien qui les unit, si réel, si vivant, si indissoluble,
quoique invisible, ne devrait:il pas les attirer l’un
vers l'autre dans l’espace ? -
Du fond du cœur, elle jeta un appel, un-cri, puis
écouta... Mais le doute, hélas! en elle écoutait aussi.
Elle n’entendit qu'une réponse timide, indécise,
que d'autres vinrent contredire : ce n'étaient évi-
demment que les hôtes habituels de son propre es-
prit, au lieu de la chère inspiration invoquée. Dans
l'âme humaine, comme ces belles plantes des jar-
dins qui ne souffrent point autour d'elle les plantes
29
— 350 —
sauvages, ainsi la connaissance étouffe l'instinct.
Aline se dit qu'étant à pied, Paul, selon toute
probabilité, aurait gagné la ville la plus proche. Elle
courut donc vers Saumur, qui n'était qu'à deux ou
trois Heures, et pendant ce rajet, regardant sur
la route et cherchant à percer le crépuscule, elie
s'arrêlait de temps en temps en face d'une ombre
indécise, jetait au vent quelque note émue, écoutait,
et reprenait son chemin.
E le arriva dans la petite ville avant l'aube, y
resta jusqu'au départ de la diligence, et ne vit point
celui qu'elle cherchait. Sous prétexte d’un parent
qu’elle attendait, elle visita les hôtels, interrogea, ne
trouva nulle trace, et reprit désespérée le chemin de
la Chesneraie. Maintenant, il était trop tard pour
atteindre Paul du côté d'Angers. Attendre une
lettre?... Son adieu n’en faisait point espérer. —
Elle espéra cependant ; elle subit quelques jours
d'une attente mortelle, puis, n’y pouvant tenir plus
longtemps, elle partit pour l'Italie.
CHAPITRE X.
Gênes avait un aspect inusité. Des groupes in-
quiets se formaient dans les rues, et se dispersaient
aussitôt. Les passants jetaient autour d'eux ces re-
gards louches des gens qui désirent voir sans être
observés. On semait en courant des nouvelles mys-
térieuses, et l'air, comme en temps d'orage, sem-
blait lourd.
Aux questions de M'e de Maurignan l'hôte du
grand hôtel Feder répondit, avec un accent pé-
nétré, « que des scélérats, — ainsi venait de le ré-
véler la proclamation de l'autorité municipale, —
avaient, dans une entreprise où le crime luttait avec
la folie, sous l'empire d’un aveuglement stupide et
d'une férocité digne des plus grands supplices, es-
sayé une fois de plus d'ébranler les bases sacrées de
l'ordre et de la morale, indissolublement liées à la
maison de Savoie; que tous les bons citoyens, tous
leshonnêtesgens, stupéfiés d’abord parl'indignation,
avaient repris leurs sens en voyant l’insuccès de cette
odieuse et criminelle tentative, et maintenant expri-
maientà grands cris leur horreur pour ces détestables
— 93352 —
desseins, en même temps que leur inviolable atta-
chement pour ce gouvernement tutélaire, dont la
sollicitude, toujours en éveil, les avail su préserver
de si grands périls : — car une bande de forcenés
avait attaqué, la nuit précédente, le petit fort del
Diamante, avait massacré la garnison avec des raffi-
nements horribles de cruauté, et ne s'était retirée
qu'après le pillage du fort. »
« Leur intention évidemment était de faire subir
pareil sort à la ville entière; mais la bonne cause,
heureusement, était victorieuse, et ces misérables
fauteurs de désordres se trouvaient entre les mains
de l’autorité. Il n’y avait donc plus à craindre ; les
nobles étrangers descendus à l'hôtel Feder pou-
vaient s’y livrer, comme auparavant, aux joies d'un
menu varié autant qu’exquis, et même à des excur-
sions sans danger dans la ville et les alentours.
Gênes et son territoire offraient désormais un abri
sùr ; mais il n'en était pas de même des autres par-
ties de l'Italie. Les éternels ennemis de l'ordre et
des lois, s’agitaient de tous côtés, et l'on recevait de
Livourne, entre autres, les bruits les plus alar-
mants.
« Plusieurs familles respectables de la ville, sans
compter l'honorable compagnie Rubattini, étaient
consternées du sort douteux du Cagliari, bateau à
vapeur parti depuis quelques jours pour la Sicile et
Tunis, avec un chargement d'armes destinées au
bey. On avait lieu de croire que ce bateau était de-
venu la proie d'une bande de soi-disant passagers,
la plu part étrangers à l'Italie, qui s'étaient présen-
tés à son bord la veille du départ, et qui, disait-on,
une fois en pleine mer, avaient mis aux fers l'équi-
— 353 —
page et les voyageurs, et s'étaient rendus maîtres du
navire et des armes, pour les employer à l'exécution
de leurs sanguinaires complots. »
Il n'entrait pas dans les projets de M'e de Mauri-
gnan de quitter immédiatement la ville ; avant tout,
elle désirait visiter un ami de Paolo Villano et con-
sulter les registres des hôtels. Ces deux démarches,
qu'elle tenta aussitôt, restèrent sans succès : les re-
gistres des hôtels étaient entre les mains de la
police ; l'ami était absent. Au sorur de cette maison,
Aline se vit suivie par deux agents, une perquisition
fut faite dans sa chambre, et on lui retint ses papiers.
Tous les étrangers étaient l'objet d'une surveil-
lance rigoureuse. On gardait à vue chez elle miss
White, la célèbre Anglaise amie de Mazzini, vive-
ment soupçonnée d'avoir favorisé le complot. Bien-
tôt, cependant, une à une, se dégonflérent les nou-
velles du premier jour :
La garnison massacrée du fort del Diamante se
réduisit à un sergent tué d’une balle dans le combat.
On connut le premier forfait des scélérats du
Cagliari : c'était la délivrance des prisonniers pohi-
tiques de l'ile de Ponuza. En entendant nommer leur
chef, le colonel Carlo Pisacane, Aline eut un pres-
sentiment funeste. Il était l'ami de Paolo; quel que
fût leur dissentiment sur le mode d'action, leur but
étaitle même, et Paolo, dans l'état de trouble et de
chagrin où il se trouvait en quittant la Chesneraie,
avait pu jouer dans cette aventure sa vic avec Joie
contre la plus frèle chance de succès.
De ce moment, l'angoisse comprima le cœur de
M'e de Maurignan; une terreur qu'elle se repro-
chait comme superstitieuse, mais qui lui semblait
20.
TT +
, = +
LA = D
— 354 —
être le sens d'une vérité impalpable, pesa sur sa
pensée, chassa tout sommeil, et la dévora d'un
besoin mille fois plus ardent encore de rejoindre,
quelque part qu'il fût, son amant. Toutefois , elle
ne pouvait, en ce temps de troubles, sans risquer
d'être arrêtée dès les premiers pas, VOyager sans
papiers. Elle pria, supplia, obtint enfin son passe-
port, et, tout aussitôt, quitta GÈnes, Sur UN bateau
partant pour Naples.
On savait déjà que l'insurrection était défaite;
que, débarquée à Sapri, la petite bande républicaine,
après avoir désarmé les gendarmes et battu un dé-
tachement de ligne, avait été dispersée, par des
troupes supérieures en nombre, dans une lutte achar-
née, où Pisacane avait été dangereusement blessé.
Le Cagliari avait été capturé avec les blessés qu'il
portait et d'anciens prisonniers de Ponza. Beaucoup
d'insurgés étaient en fuite, d'autres aux mains du
roi de Naples, et le sort de ces derniers n’était pas
douteux.
Assise sur le pont du bateau, la tête dans ses
mains, insensible aux beautés de la mer, du ciel,
des côtes enchantées qui glissaient à l'horizon,
Aline songeait à ces événements et ne pouvait en
détacher sa pensée. Dans sa préoccupation, elle
imaginait la scène, en croyait voir les détails, et ob-
stinément, en dépit de sa volonté, y mêlait la figure
de Paolo. Mais alors, s'irritant du vain martyre
qu'elle s'infligeait ainsi, elle se levait, marchait à
grands pas, et, jetant les yeux autour d'elle, appe-
lait à son secours la mer bleue, l'horizon splendide,
la grâce infinie des flots recourbés autour du na-
vire, les voiles et Îles mouettes qui passaient, le
— 355 —
ciel doux et pur qui souriait sur sa tête... Elle ne
pouvait toutefois écarter l'horrible crainte dont elle
était obsédée, ni tromper un seul moment l’impa-
tience qui, de ses élans redoublés, dévorant l'es-
pace, la précipitait vainement vers le but de sa
course, encore si loin d'elle.
Assaillie de trop funèbres images, de trop vives
angoisses, et sentant le besoin de défendre contre
elles ses forces et sa raison, elle se disait, comme
on cherche à calmer les douleurs d'un autre, que
Paolo peut-être n'avait pas même quitté la France,
qu'il ne pouvait rester longtemps sans lui écrire, et
que bientôt peut-être, sortant de cette fantasmagorie
d’appréhensions, elle aurait, pour le rejoindre, à
revenir sur ses pas. Avant de quitter Gênes, elle
avait écrit à miss Dream de lui envoyer ses lettres à
Naples. Là, sans doute, l’attendait l'écriture chérie
de son amant. Cependant, ces images créées par sa
volonté s’effaçaient dès qu’elle cessait de se les pré-
senter à elle-même, et la cruelle angoisse, logée,
elle ne savait pourquoi, au plus profond de son
être, persistante comme un instinct, revenait.
Arrivée à Naples, son espérance tout d'abord fut
déçue : pas une lettre ne l’attendait. L'idée fixe qui
la poussait à chercher dans les traces de Pisacane
celles de son amant la fit s'enquérir en divers
lieux des nouvelles de l'insurrection. On la regar-
dait avec défiance, en lui répondant à peine.
Le journal de Naples lui apprit, dans ce style es-
souflé et chargé d'épithètes qui est propre aux
convictions officielles, que la plupart des infâmes
révoltés contre le paternel et providentiel gouverne-
ment de Sa Majesté Ferdinand II avaient déjà subi,
— 350 —
sur le lieu mème du crime, le juste châtiment de
leurs forfaits, et que le reste de ces misérables at-
tendait son arrèt dans les prisons de la Vicaria.
Péniblement émue, plaignant ces martyrs, mais
au-dessus de tout agitée par l'anxiété personnelle
qui la torturait, M'"° de Maurignan rentra à l'hôtel,
en méditant les démarches qui pourraient l'instruire
du nom des prisonniers.
Mais là, seule dans une chambre étroite, sentant
l’air lui manquer el son angoisse devenir insup-
portable, elle sortit de nouveau, prit une voiture et
se fit conduire au Pausilippe. La nuit tombait.
Aline descendit, s'assit sous un laurier, près d'une
villa, et, les yeux attachés sur le célèbre paysage,
elle retomba dans ses pensées.
Près d'elle, par les fenêtres ouvertes de la villa,
les sons d’un piano tout à coup se firent entendre,
et deux voix s'élevèrent, l'une mâle et sonore,
l'autre douce, étendue, souple, toutes deux em-
preintes d'un charme particulier, qu'augmentait
sans doute celui de l'heure et du lieu. Elles chan-
taient un duo d'amour, où, sous l'influence alterna-
tive de l'espoir et de la crainte, la passion s'affir-
mait EN accents énergiques et rêveurs, ardents el
doux. À l’âme enthousiaste de Bellini les voix vi-
brantes des chanteurs ajoutaient une puissance
nouvelle, et chaque note jaillissait non-seulement
harmonieuse et vraie, mais imprégnée des palpita-
tions de la vie. Ce devaient être plus que deux ar-
tistes : deux amants.
Dans un silence plein d'émotions, une autre âme
leur était unie. Peu à peu, la tête dans ses mains,
l'oreille tendue, Aline s'était laissée prendre et
— 9397 —
bercer par ces accents, ainsi qu'un enfant, las de
pleurer, se calme au chant de sa nourrice. D'abord
tout ce qui l’entourait, cette mer bleue, ces bords
admirables, ces accords, se confondit pour elle dans
un enchantement vague; puis, le chant plus accentué,
mieux compris, devint la traduction même et la
voix de cette immense harmonie, et tout, la mer
splendide et la terre fleurie, Sorrente, Caprée, Vir-
gile, Herculanum, le Vésuve, souvenirs historiques,
parfums marins, haleines des orangers, brise du
soir, tout cela n'eut plus qu'un sens, bégayé ou
formulé de toutes parts, et devint comme le trépied
mystérieux de cette Pythie, l'âme humaine chan-
tant l'amour. Un attendrissement suprême la saisit.
Des larmes qu’elle ne sentait pas inondèrent ses
joues. Un flot de passion fondit sur elle et l'emporte
sur des hauteurs d'où le monde n'apparaissai.
plus. Et toute son âme s'exhala dans un nom, qui
fut un cri d'adoration, de foi, de dévouement :
Paolo !
Alors elle pleura, elle se repentit, et ne se com-
prit plus elle-même. Elle avait pu le rendre heureux,
et l'avait laissé partir! Ah ! lui seul avait raison; elle
le sentait maintenant; elle comprenait maintenant
cette passion, qu ‘elle avait maudite et calomniée,
quand elle aurait dû bénir la vie de toutes les forces
qui lui étaient accordées pour adorer et enchanter
son amant. Elle l'aima de tous ses remords, lui
promit désormais d'infinies tendresses.. Oh! le re-
trouver ! le retrouver seulement!
Elle se leva. s'élança dans la citadine, activa le
cocher, fila comme un trait sur la route de Naples,
et sc retrouva inquiète, Encore toute émue defièvre,
— 358 —
au seuil de l'hôtel. Presque machinalement, elle
entra. On lui remit des lettres. Elle vit l'écriture de
Paolo, et ne vit plus rien...
L'haleine suspendue, le cœur étreint, elle s'était
guidée instinctivement jusqu'à sa chambre; elle en
ferma la porte, et, s'affaissant tout près sur un siêge,
déchira l'enveloppe de ses doigts tremblants. En ce
moment, Aline sentit quelque chose de définiuf et
d'immense qui fondait sur elle, et palpita sous la
serre du dieu antique de ces bords : le destin. Au
travers d’un voile, elle vit ces mots: « À bord du
Cagliari. » Et ses forces, un moment, l'abandonnè-
rent. Puis elle poursuivit :
« A bord du Cagliari, 26 juin 1857,
« Bien loin de toi, et marchant sans doute à la
séparation éternelle. Une rencontre, un mot, ont
décidé de ma destinée Maintenant, c'est la fatalité
qui me conduit, et je m'abandonne à elle, n'ayant
plus le droit de me reprendre. Il ya quelques jours
encore, presque insoucieux du reste de la vie, je
n’aspirais que vers toi; hier, séparé de toi, rencon-
trant cet autre amour, où tu es encore, l'amour du
juste, je lui ai donné ma vie. Hélas’ partout le but
se refuse à nos désirs! Je n'accomplirai la justice
pas plus que je n'ai saisi le bonheur; mais là, du
moins, tenter, c'est quelque chose, c'est beaucoup.
« D'autres, inspirés de nous, comme nous des
précédents martyrs, nous suivront. « Îl est temps,
« m'a dit Pisacane, de rappeler au monde la liberté
« qu’il oublie. Si notre sacrifice ne produit aucnn
« bien à l'Italie, ce sera du moins une gloire pour
« elle d’avoir produit des enfants qui ont bien voulu
— 399 —
«s'immoler à son avenir (1).» Il araison. Si peu de
succès qu'obtienne notre entreprise, elle aura son
utilité. Je suis tranquille; je serais presque joyeux,
sans l'amer sonci de ta douteur.
Car je te l'avoue, chère aimée, je n'espore point
la victoire, Nos proucs sont tournées vers l'Achéron
de Virgile, et le dieu des enfers, qui régne à Parthé-
nope, a les bases de son empire trop solidement as-
sises sur l'ignorance des ombres humaines qui
peuplent ses États... Le peuple fuira, comme tou-
jours, ses libérateurs. Une partie de ce peuple armé
viendra nous combattre avec fureur au nom de son
maître. C'est toujours ainsi!
€ On nous blâmera ; nous serons traités d’insen-
sés. Toi-même, que penseras-tu ? Cependant, sois-en
sûre, il est, pour arriver au but, d'autres chemins
que ceux de la prudence. Le silence est consente-
ment, dit-on : n'est-il pas bon de le rompre, ce Si-
lence du monde entier, qui semble consacrer la ty-
rannie, partout restaurée ? Le bruit de notre protes-
tation réveillera ceux qui sommeillent : il prouvera
que l'Italie n’est pas morte. Resterions-nous seuls,
nous aurons du moins satisfait notre propre hon-
neur ; NOUS aurons allumé un flambeau de plus sur
la voie qui mène à cette grande patrie, dont jus-
qu'ici nos rêves seuls ont tracé les divins contours,
mais qui sera peu à peu créée de toutes pièces,
vrai paradis vivant et libre de l'humanité sans
maîtres.
« Toi seule es mon doute, mon regret, mon re-
mords cruel. De moment en moment, ta pensée
(1) Propres paroles de Pisacane, tirées de son testament.
— 360 —
bouleverse ma résolution, me fond le cœur et me
rend faible. Parfois je m'accuse amèrement, car je
sens bien qu’en courant ainsi à la mort, c'est la
douleur que j'ai fuie .… Si notre amour eût pu être
heureux, c'est de ma vie, de ma force et de ma joie,
que j'eusse cherché à faire une bénédiction, un flam-
beau pour les autres hommes... Aline! Mais, ne pou-
vant vivre près de toi, que puis-je mieux faire que
rendre ma mort utile à la liberté ?
« Ah!... mais te laisser ainsi! Ne t'ai-je connue
que pour livrer ta vie à la douleur ? Voilà ce qui me
torture et me désespère.
« Non, je ne sais pas être héroïque; jen'aurais pas
dû te quitter. Avais-je le droit de t’enlever ton ami,
ton frère, celui, chère et divine généreuse, auquel
tu as Consacré toutes les pensées, toute la passion de
ton cœur... Ah! je n'étais digne en aucune manière
de toi ! J'ai fui sous l'empire d'un trouble invincible,
terrifié par cette pensée que, possédant de toi toute
ton Âme et ton dévouement le plus absolu, je n'au-
rais jamais ton amour. Jusque-là, j'espérais tou-
jours un pardon, — hélas ! accordé, mais sans oubli.
_— Je voulais te fléchir, quand il ne s'agissait point
de ta volonté, mais d'impressions aussi ineffaçables
u’involontaires. Chère et chaste adorée, pardonne-
moi ce que je t'ai fait souffrir, depuis ces odieuses
ettristes amours de Florence jusqu’à mes importu-
nes prières.
« Tu l'as bien dit : c’est un partage insensé, fatal,
que celui du corps et de l'âme. Il crée d'un côté
l'abjection; de l'autre le dédain des lois naturelles,
et, partant, des deux parts, déviation, désordre, iné-
quilibre. D'actions en réactions, d'excès en excès,
— 361 —
où s'arrêtera ce jeu terrible ? Ah! le simple! le vrai!
le pur! que n’y suis-je né près de toi! T’enveloppant
de mes bras, je t’eusse dérobé la vue des hontes de
cette vie, ou plutôt nous les eussions ensemble
ignorées... Mais, Aline, écoute, et crois fermement
à ces paroles, sans doute les dernières que t’adres-
sera ton ami : ce que tu n'as pu comprendre, dans
le mépris général, aveugle, où t'a jetée le spectacle
de nos dépravations, c'est à quel point l'amour
que j'osais avoir pour toi différait des erreurs pas-
sées. Et comment, à chère âme ! n’en serait-il pas
ainsi ? L'effet n'est-il pas en rapport avec la cause ?
Peux-tu comparer... Non, cette comparaison seule
est un sacrilége! Ah! tu ne Sauras jamais quelle
adoration !.. Ma vie tout entière près de toi, dans
une liberté complète, n'eût pu en épuiser l’expres-
sion. et tu l’as toujours, hélas! retenue.
« Ne pouvoir avec toi recommencer ia vie! Sépa-
rés ! pour longtemps au moins!... Ah! je te lejure, si
les plus vives puissances de ce monde, la volonté, le
désir, l'amour, sont des forces vraies, éternelles ; si
elles participent aux privilèges des plus humbles
choses, et, comme le grain de sable et l’atome
aérien, se perpétuent en se transformant, je ne
sera] jamais loin de toi, et notre amour, attraction
suprême de mon être le plus personnel et le plus it in-
time, ici brisé, ailleurs se renouera.
« On m ‘appelle. Nous approchons de Ponza.
Toute mon âme et l'éternité dans ce dernier mot :
Je t'aime! »
Mort ou prisonnier, telle était désormais l’alter-
native.
21
— 362 —
Cette nuit fut indescriptible. Les regrets de l'a-
mour désespéré, l'Apre remords, le déchirement
plus cruel encore des souffrances, des tortures peut-
être, subies par un être adoré... Dès l'aube, Aline
chargée d’une forte somme, se rendit à la Vicaria.
Elle obtint du geôlier tous les noms des prisonniers.
Paolo n'y était pas.
Toute espérance, peu à peu, se retirait d'elle,
comme la vie d’un mourant. M'° de Maurignan se
rendit alors au ministère; elle acheta des huissiers
une audience, parla dans toute l'éloquence de sa
douleur et obtint l’arrêt qu’elle cherchait : Paolo
Villano, blessé dans l’action de Sanza, fusillé après
la bataille, avec d’autres prisonniers. On lui remit
un portefeuille troué, des papiers tachés de sang, -
parmi lesquels se trouvaient une lettre d'elle, et
quelques mots encore, tracés pour elle avant la ba-
taille. Emportant ces reliques, elle traversa Naples
comme un fantôme, frappant de terreur tous ceux
qui la virent, pâle et sans regard, glisser devant eux.
Elle se rendit au port, où elle prit une barque pour
Sapri. Conduite sur la fosse commune des prison-
niers de Sanza, après avoir congédié ses guides,
elle s'affaissa, croyant mourir. Elle n'était qu'éva-
nouie. On la recueillit dans une chaumière, et,
après une fièvre ardente, qui dura plusieurs jours,
elle se retrouva debout sur cette terre, quoique
frappée à mort dans les sources les plus chères de
.Sa vie. |
Ces sauvages Calabrais la virent quelque temps
errer parmi eux, aux alentours de la tombe; puis
elle partit, et son souvenir est resté dans leur mé-
moire comme celui d’un être surnaturel et bienfai-
— 363 —
sant, qu'ils eussent nommé peut-être le Génie de la
Douleur, si les poétiques visions de la Grèce habi-
taient encore ces lieux.
Tandis que, par ce renouveau, poussent au soleil,
chaque jour, feuilles politiques et lettrées, s’adres-
sant toutes à cette partie du public français qui a
fait ses classes quelque part, mon rève, déjà vieux,
et qui date, pour tout dire, des merveilleuses desti-
nées que nous a faites le suffrage universel, mon rêve
est un humble journal du dimanche, à cinquante-
deux sous par an. Journal comme pas un autre,
nourri de faits et d'idées, sobre de mots, dont
chaque numéro contiendrait : une page d'histoire
nationale, une page d'économie sociale, un pelit
examen des lois, une biographie d'homme utile, un
peu d'hygiène, un peu de science, un cours agricole
et une causerie familière sur les faits de la semaine
écoulée. Le tout, mis à la portée des rustiques lec-
teurs, non par une imitation maladroite de leur lan-
gage, mais à force de simplicité, voire même, s’il se
peut, de précision, d'élégance et d'harmonie. Le
fait divers v aurait sa place; mais choisi et com-
menté. Les disputes religicuses et les personnalités
politiques,en seraient bannies ; on s’occuperait sim-
plement, dans le milieu où nous sommes, en pleine
évidence et en plein jour, de justice, religion de
ous les temps, pierre de touche de tous les partis.
— 364 —
C'est une chose qui a son prix assurément, que de
disserter sur la lumière incréée, aussi bien que de
discuter les mérites ou les démérites de tel ou tel
personnage en vue; il est bon de discourir sur ces
discours où pendant trois ou cinq heures un orateur
s'attache à démontrer combien de phrases peuvent
s’agglomérer autour d'une idée; il est utile de dévoi-
ler certains tripotages, de signaler telles violations
de la loi, et de prouver aux gens qui le savent bien
que la vertu ne gouverne pas ce monde ; tout cela:
malheureusement n'édifie guère que des spectateurs
déjà convaincus, initiés au secret de la comédie, à
ceux des coulisses, et qui voient surtout l'acteur
sous son rôle. Ce n'est point une sérieuse bataille;
ce n'est qu'un tournoi, — offrant, il est vrai, l'a-
vantage incontestable de faire des héros, mais éphé-
mères. — De cette agitation trop restreinte, nul
mouvement sérieux ne résulte. Paris s’agite, la pro-
vince le mène.
Tandis que ce Narcisse, ivre de lui-même, se ra-
conte chaque matin sa vie du jour précédent, se
contemple dans ses poses, se répète ses mots, rit de
son esprit, se confie tout bas cent nouvelles de la
plus haute importance, forge cent machines de
guerre qui ne partent pas, imagine cent expédients
infaillibles, qui ne doivent pas aboutir, crie, se dé-
mène, prêche, prédit, raille, rit, s'enflamme, se pro-
clame par toutes ses voix la tête de l'humanité, il
ne s'aperçoit pas qu'il est tout bonnement attelé,
ce politique, ce penseur, ce raffiné, à la lqurde char-
rette du paysan en sabots, qui, avec son sourire nar-
quois, de son long aiguillon, le touche, sans plus,
de façon que ses bœufs. Il ne voit pas qu'au lieu de
— 93095 —
planer dans l'espace, 1l rampe et s'enfonce en des
ornières sans cesse agrandies, où l'équipage rus-
tique, remorquant le carrosse du sacre et la bannière
du saint-sacrement, se balance lourdement, et va
s'embourbant de plus en plus — à moins qu'il ne
verse. |
Assurément, c'était une illusion absurde ; mais
j'avais coneu l'espérance d'intéresser à mon entre-
prise de défrichement intellectuel des capitaux, ou,
pour parler plus net et dévoiler toute l'étendue de
ma folie, des capitalistes. Is me rirent au nez, m'as-
surant que le monde n'allait pas si mal, bien que
l'ignorance eût l'empire, et précisément à cause de
cela. On me représenta ce que je savais déjà par le
Moniteur, combien la situation de la France était
florissante, et quel bon sens supérieur à tout savoir
éclatait dans les heureux choix faits par nos popu-
lations. J'insistar : je parlai d'intérêts plus étendus
que ceux du présent, et nulle fois plus considérables
que ceux de la rente; les plus polis sourirent, les
plus Hbéraux me trouvèrent de mauvais goût. On
me parla de journaux destinés à représenter des
nuances nouvelles; — il me fallait le rayon solaire
tout entier.
Découragé, chagrin, je contiais mes déceptions à
un ani, quand il me dit:
« I faut que je vous adresse à Mie de Mauri-
gnan. Elle vous aidera. »
Je connaissais ce nom vaguement, comme celui
d'une personne bienfaisante, fondatrice d'œuvres
qui tendaient à relever la moralité des femmes
par l'instruction et par le travail; mais Je n'eusse
point supposé qu'elle s'assoriât volontiers à une
— 366 —
entreprise dite politique, et j'en exprimai le doute.
« Mie de Maurignan, reprit mon ami, n'a qu'un
but : celui de combattre partout l'immoralité dans
l'ignorance. « Donnons de la lumière » est son mot
d'ordre. Elle se consacre surtout aux femmes, parce
qu'elle les voit plus déshéritées, et que leur morali-
sation lui semble importer le plus à celle de l’huma-
nité. Mais elle est naturellement de toute action qui
a pour but d'éclairer les masses, et je lui ai souvent
entendu exprimer le désir d’un journal semblable
à celui que vous méditez. »
Peu de jours après cette conversation, je me
rendis chez M'e de Maurignan. L'hôtel qu'elle ha-
bitait, rue de l'Université, n'avait ni l'aspect so-
lennel des demeures aristocratiques, ni la sévérité
glaciale des couvents et maisons ordinaires d'édu-
cation. Des femmes, des jeunes filles, passaient dans
les cours, ou regardaient aux fenêtres, causant et
riant. Ce vaste nid d'oisifs opulents était devenu
ruche. On m'introduisit dans une petite pièce à
boiseries sculptées, meublée de fauteuils et de li-
vres ; la fenêtre ouvrait sur le jardin, où s'épanouis-
saient alors les premiers bourgeons. Au bout de
cinq minutes, une femme entra; je me levai, nous
échangeñmes nos noms; c'était M'e de Maurignan.
Grande, mince et pâle, vêtue d’un costume noir,
dont un simple col de batiste blanche modifiait à
peine Ja sévérité, coiffée de ses cheveux, simplement
relevés, et, bien qu'elle eût perdu l'éclat de la jeu-
nesse, dépourvue de tout artifice mondain, cette
figure, au premier aspect, me frappa d’une vive im-
pression de respect et de sympathie. Elle avait ce
charme imposant et mystéricux qui naît de l'union
ne ES nn D
— 367 —
d'une grande réserve et d’une concentration inté-
rieure ardente. Au travers de ce masque doux, mé-
lancolique, dont les lignes avaient conservé toute
leur pureté, émanaient, comme des parfums subuls,
la bonté, la droiture, l'intelligence, une douloureuse
énergie.
Ce n'étaient point les années qui avaient flétri la
beauté de ce visage; cette beauté, qui sans doute,
autrefois, avait été éclatante, résidait tout entière,
désormais, dans l'harmonie des traits, dans la pro-
fondeur du regard, dans la réverbération d’une
flamme secrète, qui plus d'une fois, au courant de
notre conversation, jeta des lueurs splendides ; plus
vraie cent fois qu’une juvénile fraicheur, de plus en
plus elle charmait les yeux et pénétrait l'âme; et
toutefois, nul homme capable d'en bien comprendre
le charme ne pouvait s’abuser jusqu'à passer de
l'admiration et du respect à ce sentiment plus vif,
auquel un peu d'espérance est nécessaire.
Chez cette femme, jeune encore, gracieuse, bien-
veillante, on sentait, à l'égard de la destinée per-
sonnelle, quelque chose d'à jamais fermé. Jamais,
à son accent de généreuse bonté, ne venait se mêler
la note individuelle du désir, de l'espérance. Vi-
vante pour le bien, on la sentait morte pour le bon-
heur ; et pourtant sa bienveillance était sensible, et
même passionnée, mais seulement en autrui; elle
semblait avoir fait deux parts de son être : l'une
pour l'action, la plus chère et la plus intime pour
le souvenir.
M'e de Maurignan avait été prévenue de ma vi-
site, son accucil fut plein d’une affectueuse sym-
pathie. Elle approuva mon plan de journal, et m'en
— 9368 —
parla de manière à me prouver que nos idées s'é-
laient rencontrées sur ce point.
« Il y a longtemps, me dit-elle, que les efforts
de la démocratie auraient dû se porter presque uni-
quement de ce côté. L'instruction du peuple, tout
est là désormais, et tout est vain sans cela. Vous
avez les rédacteurs, c'est le principal, quoi qu'on en
pense. Je vais m'occuper de rassembler le capital,
n'ayant moi-même en ce moment qu'une faible
Partie de la somme nécessaire. Accordez-moi quinze
jours pour cette recherche. Si je n'ai pas réussi vis
i-vis des personnes à qui je vais m'adresser, je ven-
drai une ferme, et, le plus promptement possible,
nous réaliserons ce projet. »
Bien que j'eusse déjà le sentiment de la gran-
deur simple et calme de ce caractère, je balbutiai
par habitude un compliment sur la générosité.
« Vous vous trompez, me dit en souriant M'e de
Maurignan, je suis avare. À une époque où l'argent
est le point d'appui obligé des énergies les meil-
leures, je ménage avec soin ce que j'en possède, et
me ruine avec la plus stricte économie.
— Vous vous ruinez? » m'écriai-je.
Elle sourit encore, avec un peu d'ironie cette fois.
« Eh quoi! me dit-elle, c'est vous qui vous
étonnez de me trouver infidèle à la religion du ca-
pital? Que penseriez-vous d'un agriculteur qui,
pour ménager son blé, n'en sèmerait qu'une quan-
tité insuffisante? Les biens vraiment féconds sont la
vie et le temps ; ce sont eux dont les forces ne doi-
vent pas languir, sous peine de disette. Calculez la
puissance de multiplication dans l'ordre social d'une
Connaissance mise à Ja place d'un préjugé, d'une
Te
—— RE ——"—"—
ET
mt (4 AO
ee ne omcremremmmene ,,
— 369 —
volonté intelligente substituée à l’inertie d’une
ignorance, d’un milieu sain remplaçant un milieu
corrupteur, cela ne laisse-t-il pas bien loin le cinq
et le dix pour cent ? »
J'en convins et me permis de l’interroger sur ses
bonnes œuvres.
« Oh! me dit-elle, je suis loin de pouvoir réali-
ser de vraies réformes. Dans l'esclavage où nous
sommes, aucun essai ne se peut faire sur des bases
larges et puissantes. Je sème de bonnes paroles, je
donne la main à qui se noie, j’étends l'horizon de
quelques esprits, voilà tout. J'ai dans les herbages
de la Normandie un institut agricole de jeunes
fermières; en Anjou, un domaine où deux de mes
amis, hommes sérieux et dévoués, essayent d'a-
dapter le système coopératif à l’agriculture: à cha-
cun de ces établissements est jointe une école du
" premier âge, ou jardin d'enfants. »
« Ici, le rez-de-chaussée de l'hôtel est occupé par
deux ateliers, l'un de brochage, l’autre de couture,
et le premier étage par une école d’institutrices.
Celles-ci instruisent celles-là. Pendant une heure
par jour, sous ma surveillance, ou celle d’une autre
moi-même, M'e Metella Marti, l'école et l'atelier
se mêlent, afin que des relations fraternelles puis-
sent s'établir, et chaque groupe, librement formé
d'ouvrières, choisit parmi nos écolières de troisième
année son professeur, à la condition qu’aucune
classe ne soit composée de plus de dix élèves: car
nous avons reconnu qu'au delà de ce nombre l’ac-
tion nécessaire du professeur est en défaut,
« Notre enseignement est moral aussi bien qu’in-
tellectuel, quoique nous ayons mis de côté, comme
1.
— 370 —
bien vous pensez, le catéchisme et la morale offi-
cielle. :
« La nôtre est bien simple. Prise dans le milieu
humain, expliquée par les exemples les plus ordi-
naires, basée sur l'évidence des principes naturels
et des faits, elle est tout entière dans la démonstra-
tion de cette vérité : que l'intérêt général et l’inté-
rèt particulier Se confondent dans la justice. Je
m'étonne bien souvent de l'émoi de cette société
moderne, qui, définitivement fondée, quoi qu'on
fasse, sur le droit individuel, hésite encore sur elle-
même, se croit sans dogme, et se cramponne, éper-
due, aux testaments de droit hiérarchique et divin.
« Métella sait mettre dans l'enseignement de cette
morale naturelle une simplicité charmante. Elle
cause avec ses élèves, les consulte, les interroge,
aide leur intelligence, et finit par tirer de leur propre
bouche la vérité dontelle désirait les convaincre.
« Nous plaçons nos ouvrières, mais seulement
après un Séjour d'au moins six mois parmi nous,
afin qu'elles puissent profiter de l'éducation qui
leur est donnée. Elles touchent pour leurs vêtements
la moitié du prix de vente de leur travail ; mais la
journée, coupée par trois heures de classe et par
deux récréations au jardin, est peu productive.
Cette maison, à vrai dire, n’est qu'un refuge, un
appui pour ces malheureuses, que le vice guette
et que perdrait infailliblement la misère.
« Presque toutes restent en rapport aVeC nous,
et nous nous efforçons d'établir entre elles, au
dehors, une association de secours mutuels, la dif-
férence de leurs travaux ne permettant guère une
association plus étroite. Nous faisons du bien indi-
— 311 —
viduellement, voilà tout, et, sous l'empire des lois
qui refusent à la femme la liberté, le travail fruc-
tueux, une éducation sérieuse et le droit commun,
rien de plus ne peut se faire.
« Quelques-unes de nos ouvrières, des plus jeunes
et des plus intelligentes, passent dans l’école. Au
bout de trois ans, nous plaçons nos institutrices
dans les communes rurales, où la plupart ontencore
besoin de notre aide, car le travail égal de la femme
est, vous le savez, payé moitié de celui de l’homme,
et c'est du pain seulement que l'État accorde aux
instituteurs de la nation.
. — Vous devez, dis-je, avoir beaucoup de peine
à maintenir un certain ordre parmi cette population
flottante de femmes sans éducation, sans moralité
peut-être.
— Je n'admets personne sans informations préa-
lable, et je me vois forcé de refuser celles qui ont
pris l'habitude du vice, et qui se serviraient de cette
maison comme d'une simple hôtellerie. Je songe
pour celles-là... Mais les moyens manquent, hélas!
Vis-à-vis de celles que j'accueille, voici le moyen
que j'emploie : le réglement de la maison leur est
soumis tout d'abord; elles le lisent; on le leur
explique au besoin, et elles sont mises en demeure
de l'accepter, ou de s'y soustraire par l'isolement.
« Si elles ont des observations à faire, on les
écoute; mais comme il s'agit en ce cas de changer
une loi commune, toutes les ouvrières sont consul-
tées, et accueillent ou repoussent la modification.
Ce cas est fort rare.
« Chacune de nos pensionnaires, en toute connais-
sance de cause, a donc apposé sa signature au bas
— 372 —
du règlement affiché dans nos salles. Ce consente-
ment, cet acte d'être libre et majeur, leur inspire
le sentiment de leur dignité personnelle et le res-.
pect d’un ordre accepté par elles-mêmes. C'est à
peu près la seule mesure disciplinaire que nous
ayons besoin d'employer.
« Notre règlement, d’ailleurs, a peu d'articles et
n'a pour but que de sauvegarder leur propre intérêt,
le nôtre ici n'étant nulle part. C'estle défaut du
système : elles reçoivent et ne donnent pas. Mais
j'ai soin de leur dire que, dans l'inégalité sociale où
nous sommes, le devoir de ceux qui savent et pos-
sèdent est de communiquer ces biens aux déshérités :
qu'elles-mêmes, dans la mesure de leurs forces, de-
vront rendre à d’autres le peu qu'en leur donne; car
le sentiment que j'ai surtout à cœur de leur inspi-
rer. »
La porte s’ouvrit et nous vimes entrer un homme
en costume ecclésiastique. Il s'’avança vers M'° de
Maurignan, et, lui adressant une longue phrase
très-louangeuse sur son dévouement et ses charités,
il s'excusa humblement de l'audace qui le portait
à venir lui recommander une personne digne du
plus grand intérêt. | |
M'e de Maurignan fit asseoir l’ecclésiastique, et,
comme je me levais pour prendre congé, me retint
d'un geste. Je repris possession de mon fauteuil,
et j'écoutai la conversation. |
M'e de Maurignan était, comme auparavant, douce
et polie; mais elle me parut observer un peu froide-
ment son visiteur. Celui-ci vanta les vertus de sa
cliente, réduite, par des revers de fortune, à la dure
nécessité du travail, et la présenta comme propre
— 373 —
à remplir dans la maison le rôle de surveillante.
« Nous n'avons pas de surveillantes, monsieur,
dit M'e de Maurignan, mais seulement des institu-
trices. Et puis, très-probablement, cette personne,
dont les principes ont votre approbation, professe
une morale contraire à la nôtre? |
— Votre morale, mademoiselle, dit le prêtre d'un
ton aimable, est aussi la nôtre, puisqu elle consiste
à faire le bien.
— Vous ignorez alors, monsieur, que ce mot
de bien a pour vous et pour moi une signification
opposée? Notre but diffère aussi bien que nos
moyens. »
La voix du prêtre Délese. chargée d’une assez vive
émotion.
« Permettez-moi, dit-il avec ironie, d'hésiter à
croire que vous ayez dépassé l'Évangile et Notre
Seigneur Jésus.
— De toute la distance, reprit M'e de Maurignan
d'un ton calme, qui sépare la justice de la fraternité,
le droit de l'arbitraire, et la logique des contradic-
tions. Et cependant, si importantes que soient ces
conquêtes, à peine ébauchées, l’humanité n’a pas le
droit d'en être bien fière; car elle a mis, grâce à vos
entraves, plus de dix-huit siècles à cela. Mais nous
n'avons pas à faire ici, monsieur, l'inutile effort de
nous convaincre l'un l’autre. Les forces de la démo-
cratie sont encore petites et bien éparses; les vôtres
sont groupées et nombreuses; vous avez plus d’a-
siles et d'institutions que nous.
— Et voilà, s'écria le prêtre, la tolérance des
libres-penseurs!…
— Vous confondez, monsieur, reprit M"° de Mau-
— 374 —
rignan, la tolérance avec l'éclectisme. Comment.
pourrais-je accepter une institutrice de votre main?
Vous prêchez la résignation, j'estime la lutte néces-
saire:; vous imposez l'obéissance, je recommande la
révolte contre l'oppression; vous enseignez l’humi-
lité, moi — surtout à ces femmes que vous avez tant
méprisées et avilies, — j'enseigne l'orgueil ! »
Elle s'était levée. |
Le prêtre étendit les mains au ciel, fit une excla-
mation d'horreur, et se retira de l’air dont les lévites
d'autrefois secouaient leurs sandales sur un seuil
maudit.
« Je tenais à vous achever ma pensée, me dit en
souriant M'° de Maurignan, et cette visite m'en a
fourni l’occasion. Oui, c’est par l’orgueil, par le.
sentiment de la dignité personnelle, que je cherche
à relever ces âmes écrasées par le dédain de l'Église,
d'où procèdent plus qu'on ne pense les injustices
actuelles de la loi et de l'opinion. Car, n'est-ce
pas grâce au double sceau séculaire apposé par le
christianisme sur nos cœurs et sur-nos lèvres, que
le monde conserve si longtemps l'empreinte de la
vie immonde et sauvage des premières civilisa-
tions ?
« La sujétion de la femme est la racine la plus
profonde et la plus vivace du despotisme dans la
société ; elle souille sans exception tous les carac-
tères, soit des grossièretés de la tyrannie, Soit des
lâchetés de l'esclavage, et la monarchie royale, que
seule accusent tant d’esprits naïfs, n’est dans cet état
de choses que le produit naturel, et non la cause
de nos maux. J'enseigne donc à nos femmes, à nos
jeunes filles, le respect d’elles-mêmes, leurs droits,
— 9719 —
et cette belle énergie vraiment divine, — source de
toutes les grandes protestations et de toutes les vraies
conquêtes, — qui d'un être attaqué dans sa liberté,
dans son honneur, fait un lion ou un martyr. »
Nous échangeämes quelques mots encore, et j'al-
lais prendre congé, quand la porte s’ouvrit de nou-
veau sous la main d'une femme de trente à trente-
cinq ans, de figure énergique et intelligente, et dont
les grands yeux noirs, et un reste d’accent, trahis-
saient l’origine italienne.
« M'e Metella Maru, me dit M'e de Maurignan. »
— Mille pardons, chère Aline, dit l’Italienne, mais
il s’agit d'une réponse qu'on ne peut attendre plus
longtemps. Une dame des environs d'Angers, voisine
de‘M"* Rongeat, m'apporte d'elle un message ver-
bal. M"Rongeat n’a pasosés’adresserà vous; mais.
elle a des sujets de plainte de plus en plus graves,
et reviendrait ici avec sa fille, si elle ne craignait de
vous causer de nouveaux ennuis.
— Ma maison sera toujours la sienne, répondit
M'° de Maurignan, et je vais moi-même le lui écrire.
Mais il en sera cette fois-ci comme la premiere, je le
crains. »
Se tournant vers moi :
« Une de mes amies, très-mal mariée, meurtrie
jusqu'au vif de sa chaine et la reprenant toujours.
— De combien de femmes est-ce l'histoire! dis-je
en me levant; et presque toujours, dans ces drames
si douloureux, le principal ennemi de la femme est
son irrésolution et sa faiblesse.
— Elles veulent aimer! murmura mon mterlocu-
trice d’une voix triste et douce.
— Eh oui! la vicille note sensible et chevrotante,
116
l'excès du dévouement! À l'heure où nous sommes,
cent fois mieux vaudrait l'excès de la fierté !
— Ah! l'excès ?... » balbutia M'° de Maurignan.
Une vive rougeur couvrit tout à coup son visage,
puis disparut, et la laissa blanche jusqu'aux lèvres.
M'e Marti, avec une tendre et vive sollicitude, prit
le bras de son amie. Je me hâtai de partir, non
sans avoir reçu de M'e de Maurignan un affectueux
salutet l'invitation de revenir à quinze jours de là,
Je me dirigeai vers la place dela Concorde et mon-
tai les Champs-Élysées : c'était un beau jour d'a-
vril: les bourgeons gonflés des marronniers écla-
taient ; l'atmosphère était douce; on traversait des
courants de parfums; l’eau de la Seine coulait,
joyeuse et précipitée, etla foule des gens de loisir se
pressait au bord de la chaussée, que remplissait le
flot des équipages montant vers le bois. J'étais en-
core sous l'impression de mon entrevue avec M'*° de
Maurignan, et tout en promenant mes yeux distraits
sur ces cavaliers élégants, sur ces femmes à demi
couchées dans leur voiture, d’un air nonchalant, et
dont les longs regards épiaient en dessous l’admi-
ration excitée par leur toilette, ou par leur beauté;
sur ces jeunes filles blondes, ou ces babies roses, sur
tout ce monde, jeune ou vieux, dont, pour la plu-
part, la vie extérieure se résume en ce mot : luxe;
l'intérieure, en cet autre : vanité; je rêvais à cette
existence, visiblement frappée d'une immense dou-
leur, qui n'avait plus d'autre intérêt en ce monde que
l'éternel intérêt du développement humain. Vers le
rond-point, éprouvant le besoin de me reposer, ou
peut-être de songer plus tranquillement, je pris une
chaise, et, les yeux fixés sur les élégantes surfaces
rh
dont mon esprit considérait le revers, Je tombaï dans
une absorbante rêverie. ;
J'en fus tiré par l'opacité d'un corps qui vint rom-
pre mon rayon visuel, et presque aussitôt l'éclat de
deux voix frappa mon oreille. Quelqu'un abordait
mon plus proche voisin.
« Je ne me trompe pas, c’est bien à monsieur
Léon Blondel que j'ai l'honneur...
— Oui, monsieur; et bien que je n'aie eu le plai-
sir de vous rencontrer qu'une seule fois, je vous re-
connais à merveille, vous êtes monsieur le vicomte
Gaëtan de.
— De Chabreuil. Nous nous sommes vus chez
M'e Scudi. Je vous connaissais déjà, monsieur; je
suis un des lecteurs les plus assidus du Sport et du
Canard illustré, et j'ai été heureux de reconnaître
— pardonnez-moi ma franchise — que l'intérêt de
votre conversation ne le cédait point à l'esprit de
votre plume.»
Le journaliste s’inclina, visiblement flatté. Ils par-
lèrent de la dernière pièce, dont ils dirent un mot,
et mille sur les actrices, et surtout sur une comparse
qui avait des jambes! ils dépassèrent le genou.
Puis, le vicomte revint à une actrice des seconds
rôles, pour laquelle 1l demanda un éloge pompeux
dans le prochain numéro du Canard, et il finit par
glisser une note au journaliste, où le compte des
qualités de la demoiselle était augmenté de la men-
lion de ses mérites secrets.
Tout cela épicé de gais propos qui ne laissaient
aucun doute sur l'intérêt du vicomte dans cette af-
faire. Je regardait ce jeune homme : il semblait avoir
vingtMeux ans à peine; il était blond, délicat: ses
-— 318 —
veux ne manquaient pas de flamme; on eût dit par-
fois de l'énergie; mais son teint pâle et déjà fatigué
annonçait une maturité précoce, et ses lèvres, au
lieu du franc et joyeux sourire de la jeunesse,
avaient le pli du persiflage et d’un aristocratique
dédain, affecté peut-être à cet âge, mais qui n’en de-
vait pas procurer plus de joie qu’un dédain réel.
Le second interlocuteur, salué du nom de Léon
Blondel, devait avoir quarante ans au plus et pou-
vait encore passer pour un bel homme; cependant,
cerlains signes, au détail insaisissables, frappants
à l'ensemble, dénonçaient en lui cet arrêt de déve-
loppement après lequel un homme revient sur lui-
mème et ne vit plus que de son passé. Il paraissait
charmé des avances du jeune vicomte; celui-ci, con-
tent de la faveur qu'il venait d'obtenir, se piqua
d'être courtois, fit d'aimables offres, parla de ses
relations, et fit entrevoir, ma foi, la croix pour prix
de l’entre-filet. On raconta du grand monde et du-
demi-monde des histoires pareilles; on causa po-
litique, finances et chevaux, et ils convinrent en-
semble que la vie était assez piètre chose et ne pou-
vait guère contenter des esprits de quelque valeur.
Le petit vicomte ne croyait à rien, et puis il faut
dire que sa famille avait de grands torts envers lui.
Son père, déjà vieux, faisait de plus en plus des fo-
lies; une tante au cerveau fêlé, qu'il songeait sérieu-
sement à faire interdire, dissipait en bonnes œuvres
— sans dévotion, chose étrange — la fortune de
son légitime héritier. C'était de vertu, sans paradis,
toute nue, que cette digne personne était affolée, et
sa toquade consistait à ramasser, non-seulement sur
le pavé de Paris, mais sur le gazon de la province,
— 379 —
pour leur apprendre, disait-elle, à se respecter elles-
mêmes, de johes filles qui eussent appris tout autre
chose volontiers.
Le plus délicieux, c'est qu'elle avait tenté de le
convertir lui-même, l'engageant au travail et à se
marier jeune, essayant mème de l'intéresser à ses
démocratiques théories; car elle s'était, la digne
femme, encanaillée d'opinion. Tout cela aurait un
jour ou l'autre pour conséquence de le forcer à s’en-
canailler lui-même avec un million ou deux, ra-
massés dans l'industrie. C'est ainsi que roulait le
monde.
Le journaliste n'était pas moins mécontent des
hommes. Il avait longtemps rédigé un journal poli-
tique en Italie, avec une fidélité à ses principes et
un désintéressement qui eussent dû lui valoir quel-
ques récompenses et des amis plus dévoués. Il avait
perdu malheureusement le meilleur d'entre eux dans
une échauffourée stupide. Maintenant, le Canard,
pour être plus gai que la Liberta, n'en était pas
moins une tâche écrasante. Avoir de l'esprit tous
les jours à heure fixe ; amuser, coûte que coûte,
ce peuple parisien, soi-disant cousin d'Athènes,
mais qui, à défaut de sel attique, se contente fort
bien de sel gros et gris... on eût été propre peut-être
à meilleur emploi...
En voyant son compagnon saluer une femme
très-élégante qui passait dans son coupé, il de-
manda :
« Quelle est cette jolie personne? »
Le vicomte avança les lèvres pour une moue des
plus capables!
« Jolie... Oui, pas mal, grâce à une science de
— 380 —
toilette... merveilleuse, et qui déjà lutte avec le
temps, et les fatigues de l'hiver. Mais elle arrivera
en ce genre à des prodiges... La baronne Larrey
est la femme qui sc met le mieux de tout Paris.
— La femme du baron Germain Larrey?
— Oui.
— Ce n'est pas le barron Larrey qui est près
d'elle?
— Non, elle n'est accompagnée que de sa mère
et de son amant.
— Elle a un amant. »
Le vicomte se mit à rire.
« Quelle idée vous prend d'en être étonné?
— Dame, je ne sais pas. N'y aurait-il pas quel-
ques femmes du monde qui pourraient être ver-
tueuses ?
— Elles le pourraient peut-être, mais... En tout
Cas, Mre Larrey n'a jamais été soupçonnée. de
cette intention.
_ M. Larrey passe pour un homme de haut
mérite, excellent père et mari parfait.
— Parfait! c'est cela. »
Ils se mirent à rire.
€ a fini par accepter un titre du gouverne-
ment, car autrefois.
— Oui, pour services rendus... à la patrie. Cela
ne l'empêche pas d'être démocrate et de jouir dans
le grand monde d’une réputation. d'homme très-
avancé. Car ce n'est pas un excentrique semblable
à Ma tante, qu’il dût autrefois, m'a-t-on dit, épou-
ser. Lui, tient compte des convenances: il n’exagère
pas; il côtoie, et se fait estimer et craindre sans se
compromettre. C'est un homme d'esprit.
— 381 —
— Vicomte, voyez donc Marina Schero, comme
elle est pimpante ! D'où lui vient cet équipage bleu.
et ces chevaux blancs?
— C'est tout nouveau, dit le vicomte en lor-
gnant. |
— Diable! il faut que je sache... Voilà une de
ces nouvelles que Paris et la France ne me pardon-
neraient pas de leur laisser ignorer. Ah! cette pau-
vre Rosina!
— Qui ça?
-- Là dans une voiture de remise, cette femme
décolletée, maig.e. C'est une actrice des Italiens,
qui fait les doublures. Je l'ai vue dans tout l'éclat
de sa gloire à Florence, il y a dix ans. Sa voix s'est
éraillée. Comme ça dégringole! :
— Pouah! elle est vieille et fardée, votre Rosina.
Cela n’est plus bon que pour la voirie. Mais à pro-
pos de Marina Schero, savez-vous qu'elle a dépouillé
de tout, mais de tout absolument, le jeune de Ri-
vaux ? On vend l'hôtel de sa mère demain, et c'est
Marina, dit-on, qui l’achètera. |
— Est-il possible! O femmes! femmes! s'écria
Léon Blondel. Délices de nos heures et malédiction
de nos jours! Grâces et furies! Charme et fléau!
— Lyrique! dit le petit vicomte.
— L'Écriture a raison, reprit Blondel, quand elle
regarde la femme comme la source de la perdition
et du péché! N'est-ce pas par elle que l'homme se
déprave et s'amollit? Y aurait-il des Antoine sans
les Cléopâtre, des Louis XV sans les Du Barry? La
femme, uniquement chargée de représenter en ce
monde le plaisir et la volupté, et secondée sur ce
point par les appétits analogues qui se trouvent
= +.
— 382 —
chez l'homme, élève leur force et leur influence
dans la proportion de huit à dix pour le moins.
« Vaine, frivole, oisive, ignorante, sensuelle, ses
caresses nous énervent; sa vanité nous pousse à
mille folies; son oisiveté gaspille le fruit de nos
travaux; son ignorance et ses préjugés en font l’al-
liée des vieux despotismes qui nous rongent, et
qu'elle seule conserve et entretient. Le plus puis-
sant ennemi du progrès en ce monde, c'est elle.
Toutes les femmes sont des Pénélopes, occupées à
défaire, non leur propre ouvrage, mais le nôtre.
« C'est la femme qui, par l'excès du luxe, perd les
États; c’est elle qui souffle les petits moyens et les
grands crimes; c'est elle qui réduit l’histoire à des
secrets d'alcôve et d'antichambre; qui, pendue au
cou de l’homme, perfide, insinuante, lascive, l'ar-
rête dans la voie de l'honneur et de la pensée,
pour le faire tomber dans ses bras. C'est grâce à
elle que de plus en plus le monde, gris de sensua-
lités et d'avidités, va trébuchant, que tout s'éteint
et s’abaisse, que. |
— Que demain, interrompit le vicomte de Cha-
breuil, le Canard illustré publiera une vaine dia-
tribe de plus contre ces viles courtisanes, qui ne se
donnent pas pour rien aux hommes d'esprit.
— Contre toutes les femmes! s’écria Blondel.
Mve Larrey est-elle moins coupable que Marina?
Si la lorette nous ruine, la femme légitime nous
trompe.
. — Vous voulez dire plus spécialement; car elles
font l’un et l’autre toutes les deux. |
— Oui, la femme estle double écueil de l'homme;
c'est elle que le poëte a voulu désigner. »
— 383 —
Touten parlant, il tira ses tablettes et écrivit :
« Charybde et Scylla ne sont qu'une allégorie.
Charybde, c'est, dans la jeunesse, la maîtresse, la
pieuvre, qui enlace et dévore,; Scylla, dans l'âge
mûr, c'est la femme légitime, qui nous trompe et
nous déshonore, en faisant de nous son instrument.
— Lugubre! dit le vicomte; vous allez porter les
lecteurs du Canard aux plus tristes réflexions.
— Eux! allons donc! Le Français rit de ces
choses-là depuis Brantôme; en y ajoutant deux ou
trois grains de sel grivois, ils s'en pâmeront. Je vous
quitte, monsieur le vicomte; j'ai promis à ma
femme...
— Vous êtes marié ?
— Parbleu!... d'aller voir nos deux petites filles,
qui sont en pension au Sacré-Cœur. »
Paris, juin 1868,
FIN.
6113. — Paris, imprimerie Jouaust, rue Saint Hororé, 338.
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