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Darbard College ibrarv
THE ESTATE OF
PROFESSOR E. W. GURNEY
(Class of 1852)
Received 6 March, 1907
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PARIS
LIBRAIRIE DE ACHILLE FAURE
23, BOULEVARD SAINT-MARTIN,
Le
ES
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PARIS
LIBRAIRIE DE ACHILLE FAURE
23, BOULEVARD SAINT-MARTIN, 25
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JACQUES GALÉRON
Paris. — Imp. Poupart-Davyl et Comp., rue du Bu, 30.
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ANDRÉ LÉO
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JACQUES GALÉRON
PARIS
ACHILLE FAURE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
28, BOULEVARD SAINT-MARTIN, 23
15605
Tous droits réserves
Barbard College Library
FROM
THE ESTATE OF
PROFESsOR E. W. GURNEY
(Class of 1852)
Received 6 March, 1907
PARIS
LIBRAIRIE DE ACHILLE FAURE
23, BOULEVARD SAINT-MARTIN, 25
MARCAAWD.SC
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JACQUES GALÉRON
JE
Paris. — mp. Poupart-Davyl et Comp., rue du Bu, 31)
=
ANDRÉ LÉO
JACQUES GALÉRON
PARIS
ACHILLE FAURE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
28, DOULEVARD SAINT-MARTIN, 23
1565
Tous droits reservés
— ps
142543,1241S7
TT v
HARVARD COLLEGE LIBRARY |
FROM THE ESTATE OF |
PROFESSOR E. W. GCRNEY {
MAY 3, 1E9.
DE DE,
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(
Pr LÀ de 1529
JACQUES GALÉRON
LETTRE D'ELISE VAILLANT A SON ANCIENNE AMIE
FEMME D'UN RECTEUR DE L'UNIVERSITE
La Roche-Xére, 20 decembre 186..
MADAME,
Si vous avez conservé quelques bons sou-
venirs du pensionnat Orréard, ne vous rap-
pellerez-vous point cette Elise Mayot, votre
metileure amie d'alors, une grande fille
blonde et mince qu'on appelait le peuplier ;
qui, plus âgée que vous de deux ans, Je
crois, vous expliquait vos lecons et recevait
9 JACQUES GALÉRON
vos confidences, quand nous nous prome-
nions, les bras entrelacés, aux heures des
récréations, le long du grand mur tapissé
de lierre?
C’est Élise qui vous écrit, mais non plus
le peuplier, car bien des années se sont
écoulées depuis le temps que je vous rap-
pelle. Ma taille s’est épaissie, mes cheveux
blanchissent, et vous auriez peine sans
doute à me reconnaître. Moi-même, en
considérant ces frais souvenirs de l’ado-
lescence, je ne me reconnais guère. A l’in-
térieur comme à l'extérieur, la vie opère
en nous bien des changements.
Depuis que j'ai appris, madame, la no-
mination de votre mari au poste de recteur
de notre université, j'ai eu le désir de vous
aller voir et de renouveler l’aimable con-
naissance de notre jeunesse; mais je quitte
notre village bien rarement; puis. je vous
crois heureuse, madame; vous avez con-
servé tous vos enfants; moi j'ai le cœur
brisé par une douleur si profonde, qu'il me
JACQUES GALÉRON 3
semble que je n’ai pas le droit de troubler
les heureux par ma présence.
J'ai perdu ma fille; elle avait seize ans.
Mais ce n’est pas d'un malheur sans remède
que je viens vous entretenir. Il s’agit, au
contraire, d’affligés que vous pouvez con-
soler. Hier encore, nous nous trouvions en-
serrés, perdus, dans un réseau de basses et
méchantes intrigues, et nous désespérions,
quand l’idée m'est venue de m'adresser à
vous. Depuis ce temps je respire et j’es-
père. Notre cause est si juste que, j'en suis
certaine, vous la comprendrez, et que vous
voudrez bien vous charger de la faire com-
prendre à M. le recteur, abusé par de faux
| rapports.
Ceux pour sul. je demande votre pro-
tection, madame, l’instituteur et l’institu-
trice de ce village, ont été noircis, également,
aux yeux de l’évêque, et vous voyez, à ce
qu’on m'a dit, la baronne de Riochain, si
influente à l’évêché, et qui possède ici des
terres considérables, Vous pourriez donc
À JACQUES GALÉRON
peut-être aussi, par l'entremise de cette
dame, apaiser nos ennemis. — Mais je vous
demande beaucoup, et vous ne savez rien
encore de ce dont il s’agit. Permettez-moi
de vous raconter en détail toute cette his-
toire. Je n’ai pas d’autre moyen de vous
faire connaître et aimer ces pauvres jeunes
gens. La vérité a son accent, que vous recon-
_naîtrez dans mes paroles. Veuillez vous rap-
_ peler aussi qu’ÉliseMayot ne mentait jamais.
Probablement, depuis mon départ de la -
pension, vous n’avez pas entendu parler de
moi. Je me suis mariée, à dix-neuf ans,
avec un bien honnête homme, que j'aimais
beaucoup, M. Vaillant, médecin dans ce
bourg de la Roche-Néré, que nous habitons
encore. Depuis vingt-deux ans, nous n’a-
vons jamais eu, mon mari et moi, de que-
relle sérieuse; et, tout en subissant les mo-
difications qu’apportent l’âge et l’habitude,
nous sommes restés nécessaires l’un à l’au-
tre, autant que nous l'étions dans les pre-
miers jours de notre union.
JACQUES GALÉRON 5
Deux enfants nous sont nés : Alphonse,
qui étudie la médecine à Paris, et Caroline,
maintenant l’éternelle absente. |
Ma chère fille avait en grande amitié sa
sœur de lait, Suzanne Meslin, fille d’une
fermière de ce pays, à laquelle, atteinte
d’une longue et grave maladie, j'avais été
forcée de confier mon enfant. Caroline n’a-
vait pas de plus grand bonheur, ses devoirs
faits, que de courir à la ferme et d’en rame-
. ner sa chère Suzanne. Elles passaient en-
semble le dimanche à la maison; il me
semblait presque dans ce temps-là que j’a-
vais deux filles.
Quand elles arrivèrent à l’adolescence,
leur amitié ne fit qu'augmenter. Je les vois
encore se promenant entrelacées dans le
jardin, leurs deux têtes penchées l’une vers
l’autre avec un air de mystère, comme si
elles se faisaient des confidences, ou plutôt
se communiquaient de naïfs étonnements.
Suzanne a failli mourir de la perte de son
amie, et l’une des dernières paroles de ma
6 JACQUES GALÉRON
pauvre enfant fut celle-ci : «Mère, tu garde-
ras Suzanne avec iol. »
= Nous décidâmes en effet les Meslin, qui
ont beaucoup d'enfants, à nous confier Su-
zanne; mais ce fut naturellement à la con-
dition d’un gage, et comme nous ne sommes
pas riches et que l'éducation de notre fils.
nous coûte beaucoup, je ne pris pas d’autre
bonne. Elle était habituée aux travaux du
ménage, et même à d’autres plus rudes; ce
ne fut point une peine pour elle, mais seu-
lement pour moi, qui aurais voulu l’adopter
entièrement et la traiter mieux.
Îlen résulta que sa situation chez moi fut
un peu équivoque, et en quelque sorte
double. Je m'’arrangeai avec une voisine
pour lui épargner les travaux les plus pé-
nibles; je partageais la plupart des autres,
et, dans ses intervalles de loisir, assise au-
près de moi dans notre petit salon, elle
devenait ma compagne, ou plutôt ma fille.
Je m'occupais de son instruction, je déve-
loppais ses idées, je formais ses manières.
- JACQUES GALÉRON ’ . 4
N’était-ce pas naturel, madame ? Et par
quelle étrange réserve me serais-Je attachée
à conserver à cette enfant, que j'aimais, son
langage rustique, ses facons brusques, son
ignorance? Ma conduite à l'égard de Su-
zanne fut cependant fort blâmée à la Roche-
Néré. On s’écria que j'en voulais faire une
demoiselle, et pour cette audace on nous
dénigra toutes deux.
J'hésitai quelque temps, puis j'en pris
mon parti. D'abord, je ne faisais que se-
conder la nature, qui avait donné à cette
Jeune fille une distinction réelle. J'aurais
cessé de l’instruire que, par l'effet seul
d'un milieu favorable, elle se serait déve-
loppée elle-même. Au nom de quelle utilité
d'ailleurs et de quel droit aurais-je arrêté
ses progrès? À quoi le mauvais et le laid
peuvent-ils être bons ?
On déclarerait odieuse et stupide l’action
d'envelopper de ligaments le bouton d’une
leur pour l'empêcher d’épanouir ses pétales
et d’exhaler ses parfums; mais pour em-
LL
8 JACQUES GALÉRON
pêcher l’éclosion de l'être humain, mille
maximes de sagesse banale ont cours dans
lé monde. « Elle serait bien plus heureuse
de ne rien savoir, » me disait-on; « vous lui
donnez des idées qui la rendront malheu-
reuse. » Et le fils d’un gros paysan, M. Bo-
nafort, devenu notaire et très-fier de l'être,
s’écriait qu’il ne fallait jamais tirer les gens
de leur condition.
Mais je voyais ma petite grandir en es-
prit, heureuse et émerveillée. Elle trouvait
à apprendre un si grand charme, qu’elle
accomplissait en cela sa destinée; on le
voyait bien. À peine avait-elle pu savonner
ses pauvres mains rouges, qu'elle accourait
de la cuisine auprès de moi, me réjouissait
l’âme d’un regard et prenait son livre. Ce
n’était pas un enseignement bien régulier.
Ignorante moi-même des méthodes, nous
butinions un peu au hasard. En définitive,
madame, je ne lui ai guère appris que ce
que je sais, et c’est peu de chose. Mais c’est
encore plus que ne savent les bourgeois
JACQUES GALÉRON _ 9
d'ici, et voilà tout le crime de Suzanne à
leurs yeux. N'est-ce pas cependant une ja-
lousie bien basse que de chercher une
ombre de supériorité dans l’abaissement
d’autrui ?
Ma Suzanne devenait de plus en plus gra-
cieuse et intelligente. Un jour, en lisant une
belle poésie, elle se mit à pleurer; et, se je-
tant dans mes bras, me remercia passion-
nément d’avoir fait pour elle, en lui donnant
une nouvelle vie, plus que n'avait fait sa
mère. À partir de ce jour, quand nous étions
seules, le nom de maman vint de nouveau
me rafraîchir le cœur, prononcé par une
voix presque aussi douce que celle de Ca-
roline. |
Je ne m'en défends point,madame, il nous
faut pour vivre un peu de bonheur. Tandis
que mon mari va, souvent à plusieurs lieues,
porter ses soins aux malades, et en l’absence
de mon fils, qui désormais n’apparaîtra plus
que par intervalles sous notre toit, Suzanne
était toute ma joie et l’est encore. Je cédais
).
40 JACQUES GALÉRON
au besoin si naturel d’embellir ce que nous
aimons, et, tout en résistant à bien des en-
vies, de temps en temps je lui accordais (à
moi-même plutôt) quelque brimborion qui
la rendait plus gentille. Puis 1l y a des fem-
mes, vous le savez, qui semblent parées
avec les plus simples choses, et Suzanne
est de celles-là.
Un ruban de plus va la rendre éblouis-
sante. Quand elle sort de sa chambre, dans
son costume de tous les jours, on se dit :
« Comme la voilà belle! qu’a-t-elle donc au-
jourd’hu1? » — Rien que sa robe d’indienne,
un fichu blanc et son tablier; mais les plis
de cette robe et ce fichu ont une grâce par-
ticuhière; sa coiffure est toujours charmante,
et de toute sa personne émane quelque
chose de pur et d’harmonieux, Ce n’est pas
celte beauté qu’on entend généralement, la
beauté des belles statues ; non, c’est comme
de la candeur et de l'innocence visibles, qui
donnent aux lignes assez peu régulières de
son visage un charme pénétrant.
JACQUES GALÉRON 41
S1 vous la voyiez. madame, vous ne com-
prendriez pas qu’on püt éprouver pour elle
autre chose que cet intérêt, mêlé de respect,
qu'inspirent les jeunes êtres ignorants du
mal. Malheureusement il se trouve des gens
pour lesquels admirer est une souffrance
au lieu d'un bonheur. On jugea que c'était
trop de hardiesse à ma Suzanne d’oser être
s1 jolie, et le nom de coquette lui fut infligé,
avant même qu’elle se füt doutée qu'elle
était belle.
Un des graves événements qui soulevè-
rent contre Suzanne toute la bourgeoisie de
la Roche-Néré fut son changement de coif-
fure. Elle avait d’admirables cheveux châ-
tains, d’une nuance indéfinissable et natu-
rellement bouclés; mais cette abondante
parure, emprisonnée sous ün bonnet depuis
l'enfance, n'avait jamais été qu'une gêne
pour elle. Il y avait une année environ que
Suzanne était chez nous, quand elle éprouva
de violents maux de tête, dont mon mari
attribua la cause au poids réuni des cheveux
12 JACQUES GALÉRON
et de la coiffure, et à la concentration d’une
trop grande chaleur autour du cerveau.
IL ordonna donc à Suzanne de se décou-
vrir la tête. J'avoue que je pris grand pla:sir
à rendre à la lumière ces beaux cheveux
qu’elle inondait de reflets, et que je m’étu-
diai à les relever le plus gracieusement pos-
sible, les roulant d’abord en une grosse
torsade, puis laissant leur extrémité retom-
ber en grappes bouclées.
Mais ce fut, madame, un cri zénéral On
nous traita, moi de folle, et l’enfant d’im-
pudente. Au lieu des empressements et des
Chatteries, dont se compose d'ordinaire
l'accueil de ces dames, nous ne rencontrà-
mes plus que paroles froides et visages sé-
vères. Derrière nous on chuchotait, et, le
dimanche qui suivit, M. le curé fit un ser-
mon sur le danger des parures et de la
vanité, pendant lequel tous les yeux furent
braqués sur nous. Insultée dans la rue par
ses compagnes, Suzanne en pleurant me
redemanda sa lourde coiffure. La mère Mes-
JACQUES GALÉRON " 43
lin, tout inquiète, vint aussi me rapporter
qu’on faisait bruit de la chose dans le pays;
et madame Bonafort me fut députée, pour
m'adresser, au nom de la société, de sérieu-
ses représentations.
Le bonnet fut donc remis; mais les maux
de tête recommencèrent, plus violents que
jamais; et un Jour que la petite, toute pâle,
pleurait de souffrance, mon mari en colère
fit voler le bonnet à l’autre bout du salon,
en déclarant à madame Bonafort qu’elle
pouvait, s’il lui plaisait tant, s’en coiffer
elle-même, mais qu’il défendait à Suzanne
de le reprendre. Cela nous tint brouillés
avec les Bonafort pendant quelques mois;
mais 1ls nous revinrent. On a tant besoin
les uns des autres dans les petites villes!
non pour s’entr’aider, mais seulement pour
se dévorer un peu.
Un autre grief non moins violent fut un
tablier de soie noire que mon fils avait en-
voyé à Suzanne pour ses étrennes. Ces
dames, qui se parent le dimanche d’un ta-
44 JACQUES GALÉRON
blier de soie, ne purent supporter que la
petite Meslin en fit autant.
Mais en voilà bien assez, madame, pour
vous faire comprendre la jalousie dont ma
fille d'adoption était l’objet déjà, quand vint
s'établir à la Roche-Néré linstituteur ac-
tuel, Jacques Galéron. |
Cette installation était un grave évêéne-
ment dans notre village. L'ancien institu-
teur était un rustre à peine décrassé; celui-
ci un beau garcon, timide, mais bien
élevé, qui se tenait convenablement, s'ex-
primait bien, et qu'on disait très-instruit ;
de plus, à marier. Tout cela fournissait
ample matière à préoccupations pour des
gens dont l'esprit ne vit que de faits jour-
naliers et du soin des affaires d’autrui.
On parlait de lui depuis un mois quand
il arriva. Dés lors ce fut bien pis : on at-
tendit sa visite avec ardeur; on courait à la
fenêtre pour le voir passer. On disait des
choses fantastiques de son grand-père, vieux
soldat qui l'avait élevé et vivait avec lui.
JACQUES GALÉRON 45
M. le curé, qui le patronnait alors, le con-
duisit dès le lendemain chez les Bonafort et .
chez mademoiselle Prudence. Toujours ac-.
compagné du curé, il se présenta aussi chez
nous, quelques jours après, avec son grand-
père. Je causai avec celui-ci, autant que le
curé voulut le permettre, tandis que mon
mari s’entretenait avec Jacques.
Le père Galéron est un bon et curieux
vieillard. I] a fait, comme conscrit, la der-
nière guerre de l’Empire en Allemagne. Ne
pouvant se résigner à vivre dans la France
envahie, très-jeune encore, il passa en
Égypte, à Alexandrie, où il devint capitaine
instructeur, La nostalgie le ramena en
France ; il se maria; mais devenu veuf
bientôt, il partit pour l'Algérie, où l’ancien
capitaine de Méhémet-Ali gagna le grade de
maréchal des logis et la croix.
À cinquante ans on le mit à la retraite.
Il avait eu un fils, élevé par la famille de sa
femme, et qu'il ne connaissait guère, Ce
fils, cultivateur, marié à dix-huit ans, était
16 | JACQUES GALÉRON
mort, laissant un enfant. Quand Galéron
revint dans son village, il trouva le petit
Jacques assez malheureux dans la maison
d’un beau-père. Il le prit chez lui et l’éleva.
Ce ne fut pas sans peine; le vieux soldat
n'avait que sa pension. Il se fit écrivain
public, et en outre monta une fabrique de
bijoux arabes, faits de grains de riz coloriés
et de cocos. oo
Ce bonhomme parle avec originalité de
ce qu'il a vu. Suzanne, qui l’écoutait bou-
che béante, ne s’occupa guère ce jour-là du
jeune instituteur.
— C'est un garçon intelligent, me dit mon
mari après leur départ. Et il a de beaux yeux
et une Jolie moustache, ajouta-t-il gaiement
en se tournant vers Suzanne.
— Oui, dit la petite d’un air convaincu,
il est fort gentil.
Mais elle se remit à parler du père, et ne
fut tout d'abord occupée que de celui-ci.
Ïl n'y avait pas huit jours que les Galéron
étaient à la Roche-Néré, quand madame Bo-
JACQUES GALÉRON 17
nafort donna un diner en leur honneur. Ils
étaient combles de prévenances ; on en raf-
folait. Mademoiselle Prudence envoyait des
œufs de ses poules au vieux Galéron; je
voyais tous les jours passer sous nos fenê-
tres le curé courant à l’école ; et comme elle
touche à notre maison, soit en allant, soit
en revenant, il enlrait nous dire un bon-
jour; ou bien, s’il nous apercevait dans le
jardin, il en avait pour une heure à causer
par-dessus le mur, exercice assez fatigant
et que je n’aime guère, mais nolre cure cau-
serait des heures entières, un pied en l'air;
il en oublie tout, même sa messe, au grand
détriment de son estomac et de celui de ma-
demoiselle Prudence, qui, communtant tous
les jours, ne déjeune jamais qu'après mi.
On parle beaucoup, madame, du respert
dû au caractère du prêtre. Je consens à
l'observer; mais ceux qui distinguent dans
un individu deux êtres différents et 1rres-
ponsables l’un de l'autre sont plus habiles
que je ne sais l'être. Je parlerai du euré
18 JACQUES GALÉRON
Babillot sans animosité, quoiqu'il nous ait
fait beaucoup de mal. La gloire de Dieu lui
sert probablement d’excuse intérieure, et je
reconnais d’ailleurs qu’il fut poussé par des
influences perfides et par la pente naturelle
de son caractère bavard et brouillon. Nul
de nous n'étant parfait, je ne commets pas
la folie de demander à un prêtre la perfec-
tion. |
Et même, si on le compare aux curés des
environs, certes M. Babillot est un des
meilleurs : il n’est ni joueur comme celui de
Corellet, ni avare comme celui de Babello-
rie; ce n'est point un de ces ambitieux pour
qui l'autel est un marchepied, et rien des
honteux scandales qui ont éclaté en ces der-
niers temps dans quelques localités n’a eu
lieu dans notre paroisse,
Mais il faut que la nature humaine re-
trouve quelque part ses droits ; il faut qu’un
homme sans famille vive de quelque chose;
et comme l'esprit du curé Babillot est un de
ceux qui peuvent le moins habiter les som-
JACQUES GALÉRON 19
mets de l’abstraction religieuse et philoso-
phique, où nul d'ailleurs ne peut se main-
tenir toujours, 1l est conduit naturellement
à s'occuper de ce qui se passe dans les fa-
milles qui l'entourent. Le foyer de commé-
rages le plus actif et le plus dévot est né-
cessairement son centre d'attraction.
M. le curé, donc, ne m'’entretenait en ce
temps-là que de notre nouvel instituteur et
de son vieux père, qu’il allait voir tous les
jours, ne les pouvant assez ätlirer chez lui,
et dans le but de parler d'eux avec de nou-
veaux détails chez mademoiselle Prudence
et madame Bonafñort. Il trouvait alors excel-
lente la méthode de l’instituteur, exaltait son
savoir, les progrès de ses élèves, la bonne
tenue de l’école. Un jour il nous dit que ce
jeune homme ferait bien de se fixer définiti-
vement dans la commune en s’y mariant.
Il y pouvait trouver un bon parti et l'ap-
pui d’une famille recommandable. De réti-
cence en réticence, M. Babillot avancait
toujours et je le laissais faire, sans l’aider,
20 JACQUES GALÉRON
m'amusant de la peine qu'il prenait à s’ai-
der lui-même. Il y vint enfin, et, sous le
sceau du secret, nous confia qu’il croyait
que mademoiselle Néomadie Bonafort ne
déplaisait pas à l’instituteur, et que ce ma-
rage pourrait bien se faire.
« Elle avait cinq ou six ans de .. que
lui; mais ce n'était pas un inconvénient
‘ bien grave. Sa tante lui donnerait quelque
chose en la mariant. C'était une demoiselle
vertueuse, une femme d'ordre et d’écono-
mie; elle avait un bon mobilier, un beau
trousseau. et l’instituteur, en s’alliant à l’une
des familles les plus influentes de l'endroit,
ferait certes une bonne affaire. »
Je ne dis pas non et n’en pensai guère
davantage. Suzanne, séduite par l’idée de
voir la noce, applaudit de tout son cœur, et
dès lors nous nous amusâmes à observer les
petites menées qui s’ourdissaient, les airs de
mystère et les clignements d’yeux de ma-
dame Houspivolon, la femme de l'huissier,
.confidente de mademoiselle Prudence, et
JACQUES GALÉRON 21
les coquetteries de Néomadie. Il n’y avait
que Jacques Galéron qui eût l’air de n’être
au fait de rien. |
Cependant, à force d'instances, on avait
vaincu sa sauvagerie et celle du bonhomme,
et ils étaient devenus les hôtes obligés des
soirées de jeu, qui se tenaient le jeudi chez
mademoiselle Prudence, et le dimanche chez
madame Bonafort.
Pour ma part, j’assistais rarement à ces
soirées. Le jeu m'ennuie; une conversation
uniquement composée de commérages me
fatigue; puis un autre motif m’en éloignait
encore, c'était l'accueil qu'y recevait ma
fille d'adoption. Mon mari, qui déteste en-
core plus que moi ces réunions, refusant
presque toujours de m'accompagner, j'em-
menais Suzanne pour m'aider à traverser
les rues sales et encombrées, où l’on risque
à chaque pas, le soir, de trébucher ; mais si
déjà chez moi l’on affectait de la traiter en
soubrette, c'était pis encore chez ces dames.
On ne saluait que moi, on s’occupait de
29 JACQUES GALÉRON
moi seule, et l’enfant restait là, rouge et em-
barrassée, n’osant s'asseoir ni se retirer.
“Ne croyez pas, madame, qu'elle visât à
conquérir aucun droit dans cette. société ;
elle serait allée sans peine à la cuisine, si je
l’eusse permis. Peut-être même l’ai-je fait
souffrir autant par mes exigences pour elle
que les autres par leurs dédains; mais enfin
j'en avais fait ma compagne, ma fille : je la
savais supérieure à ceux qui la dédaignaient,
et je ne pouvais souffrir qu’on humiliât en
elle, en même temps que mon choix, les dis-
üinctions les plus vraies.
Je l'avais déclaré : il fallait nous accepter
ou nous rejeter ensemble. On prit le pre-
mier parti, mais de mauvaise grâce; et ce
fut une petite guerre sourde, à laquelle
Suzanne se résigna pour l'amour de moi.
Muette, assise dans un coin, ma pauvre
Cendrillon ne sortait de son immobilité que
pour s’empresser, à l’occasion, de rendre
quelque service à ses malveillantes hôtesses.
Je me rappelle son attitude pendant la pre-
JACQUES GALÉRON 23
mière soirée que nous passâmes chez ma-
demoiselle Prudence, après l’arrivée de
Jacques Galéron.
Nous étions à la fin de janvier; il faisait
très-froid. Tandis qu’une partie de la com-
pagnie occupait la table de jeu, et que
l’autre entourait la cheminée, Suzanne s’é-
tait placée dans le coin le plus obscur, à côté
d'une porte; et, masquée par les joueurs,
elle feuilletait assez tristement les Annales
de la propagalion de la foi, seule publica-
ion moderne et récente qu’on trouve chez
mademoiselle Prudence.
Mademoiselle Prudence Rochet est une
fille de cinquante ans, un peu voûtée, brèche-
dent, jaune de peau, l'œil vifet la voix miel-
leuse. Elle porte habituellement un bonnet
à rubans roses, et parle en s’écoutant. C’est
elle qui parc l'autel le dimanche, qui rac-
commode les surplis et les chasubles, qui
dresse les reposoirs de Pâques et de la Fête- :
Dieu. Elle surveille aussi quelque peu le
presbytère, et fait aux jours de gala les hon-
24 . JACQUES GALÉRON
neurs de la maison de M. le curé. C’est sa
voix un peu cassée qui, avec celles des
bonnes sœurs, dirige à l’église les cantiques
chantés par les petites filles.
Elle est l’aniie intime de la sœur Sainte-
Angèle. — Vous savez, madame, que nous
avons 1e1 une école de sœurs, — bien qu'il
y ait, je crois, une secrète jalousie entre ces
deux dames à l'égard de la direction des
choses de l’église. Mademoiselle Prudence
enfin porte le surnom de la sacristine dans
tout le bourg de la Roche-Néré. Elle a
quelque fortune et possède une influence
absolue sur l'esprit de sa sœur et de son
beau-frère, madame et M. Pigeon.
Permettez-moi de vous présenter ceux-ci,
ce qui sera bientôt fait, de même que les
autres personnes réunies à cette soirée dont
je vous parle.
Madame Pigeon est une ménagère émé-
rite et une bonne mère de famille. Ses
trois filles, dont l’aînée a quinze ans, sont
douces et gentilles, et la dernière, la peti
JACQUES GALÉRON 25
Henriette, est une aimable et naïve en-
fant,
M. Pigeon, petit homme maigre, à figure
jaune, — une figure de parchemin, comme
on dit ici, — fréquemment contractée par
une grimace nerveuse du coin des lèvres,
va à la messe, joue au boston et surveille
ses fermiers. C’est là tout ce que j'en sais,
et nul n’en sait davantage. Il parle peu et
ne dit jamais rien. Quand 1l a fini de jouer,
il va s’adosser à la cheminée, en écartant
les basques de son habit. Il se dit légitimiste;
ses parents l’étaient.
M. Pigeon est un des notables de l’en-
droit qui ont demandé la révocation de
Jacques. Il n’a été en cela que le truche-
ment de sa belle-sœur.
Mademoiselle Néomadie Bonafort, pour
laquelle évidemment se donnait la soirée,
avait dans les cheveux un nœud de ruban
rose. Elle causait très-haut avec l’aînée des
petites Pigeon, et, bien qu'il s’agit seule-
ment d'une promenade qu’elle avait faite,
2
96 JACQUES GALÉRON
c’étaient des rires, des demi-mots et des
airs de tête à n'en plus finir.
Mademoiselle Néomadie, orpheline : sans
fortune, recueillie par sa tante, madame
Bonafort, est une assez bonne fille, et qui
ne serait pas mal si elle ne louchait un
peu. Quoiqu’elle ait vingt-huit ans sonnés,
sa tante la traite toujours en petite fille et
la mène rudement: car madame Bonafort,
grande et grosse brune à triple menton, est
aussi impérieuse de caractère que roide
d'aspect. On prétend que cette roïdeur vient
de ce qu’elle se serre trop dans son corset ;
mais, à sa physionomie composée et à son
ton tranchant, 1l est aisé de voir que, le
corset fût-1l à inventer, madame Bonafort
ne pourrait avoir de souplesse dans l’at-
titude, | |
Elle ne manque pas d'esprit et a de gran
des prétentions à passer pour une femme
instruite, sachant par cœur tout Boileau et
les morceaux fameux des classiques, outre
Delille et Desmoutiers, qu'elle cite fréquems
JACQUES GALÉRON 97
ment. Une des distractions qu’elle offre à
ses hôtes est un recueil de chansons tou-
jours posé sur la cheminée, et dont elle a
orné la mémoire de sa nièce. Ces dames
nous chantent parfois : |
En même temps plaisir et peine
Naquirent au divin séjour;
De Cythère l'aimable reine
A ces jumeaux donna le jour.
Le dieu qui lance le tonnerre
Leur départit des attributs,
11 donna des ailes au frère :
Pour la sœur il n’en resta plus (bis), etc.
Madame Bonafort n’est pas dévote, mais
elle remplit strictement ses devoirs reli-
gieux et gronde son mari quand il cite Vol-
laire ou d'Holbach. M. Bonafort se donne
comme chaud libéral. Il a été destitué de
ses fonctions de maire, et l’est cependant
encore en réalité sous le nom de son suc-
cesseur, maître Jean Toussot, le plus
riche et le plus vaniteux de nos paysans,
928 JACQUES GALÉRON
nommé l’année dernière, au refus ce
M. Pigeon. | | LL
Malgré l’entrain un peu forcé de made-
moiselle Néomadie, le jeune instituteur,
que le hasard, ou tout autre agent, avait
fait asseoir à côté d'elle, semblait complé-
tement insoucieux de cetle faveur ; la tête
tournée du côté des joueurs, 1l souriait des
infortunes de son père, qui tenait les cartes
et qui suait sang et eau pour apprendre
le boston, sous la direction de M. le curé.
Jacques, toutefois, n’était pas absorbé tout
entier. par cette occupation; car je voyais
son regard, glissant à côté, s'attacher sur
Suzanne et y revenir sans cesse.
Madame Bonafort ayant proposé un lcto
pour la jeunesse, on se mit à dresser une
seconde table, autour de laquelle se pressè-
rent bruyamment les petites Pigeon, et où
l’on indiqua une place à Jacques, toujours
à côté de mademoiselle Néomadie. Le jeune
instituteur hésitait à s'asseoir ; il demanda
enfin, en montrant Suzanne :
JACQUES GALÉRON 29
— Mademoiselle n'en est-élle pas ?
— Ah!... certainement! dit Néomadie,
Voulez-vous venir, Suzanne?
Si dédaigneusement engagée, la fillette
refusa; mais Léontine Pigeon la vint cher-
cher et l’amena par la main.
Comme on le dit, madame, tout est rela-
üif. Pour une enfant dont les seuls plaisirs
sont la lecture et le jardinage, le jeu de loto
peut sembler charmant. Au bout de quelque
temps Suzanne s’anima. En jetant les yeux
sur elle, je voyais ses yeux briller et ses
dents éclater au milieu des sourires. Elle
est naturellement gaie, et cettenaïive etjeune
gaieté se communique aisément. Bientôt la
petite table remplit d'éclats de rires le salon
rechigné de mademoiselle Prudence.
— Tu es charmante, disait Henriette
Pigeon à Suzanne en l’embrassant.
Mais madame Bonafort imposa silence
aux enfants; elle semblait de mauvaise
humeur. Jacques Galéron avait cet air doux
et cette réserve qui peuvent cacher bien
2.
30 JACQUES GALÉRON
des pensées; mais s’il était occupé de Néo-
madie plus que de n’importe qui, il y met-
tait de la dissimulation.
Nous revinmes en sa compagnie, escortés
aussi de M. et de madame Houspivolon,
qui demeurent de notre côté, Il faisait nuit
noire. Le vieux Galéron causait avec moi;
madame Houspivolon s'était emparée de
Jacques, et Suzanne marchait devant nous
. avec l’hüissier. Nous abordions les rues.
basses, près de la rivière, quand une petite
discussion s’éleva à l’avani-garde sur le
chemin qu'il fallait choisir; M. Houspivo-
lon insistant, Suzanne le suivit, et bientôt
un double cri nous apprit qu'ils venaient
d'entrer dans une flaque d'eau, que
M. Houspivolon avait prise pour la terre
ferme. |
Jacques, d’un bond, s'était élancé au se-
cours de Suzanne. Malgré les refus de la
petite, confuse d'être traitée comme une
dame par ce beau garcon, 1l lui donna le
bras et la conduisit ainsi jusqu’à notre porte.
JACQUES GALÉRON . 31
Je me doutai bien que madame Houspi-
_volon ne manquerait pas de faire ses re-
marques là-dessus, Elle vint chez nous les
jours suivants sous divers prétextes, dans la
soirée, et s’y installa tout le jeudi, jour de
hberté pour l'instituteur, Heureusement
celui-ci ne parut pas.
Mon mari venait à peine de lui rendre
sa visite. Bien que les Galéron nous fussent
agréables, nous ne sommes pas de ces gens
irop empressés vis-à-vis des nouveaux
venus. Madame Houspivolon en fut donc
pour ses frais d'espionnage, et moi pour
_ l'ennui que me cause toujours cette petite
femme curieuse, taquine et hardie, qui, par
calcul ou par instinct, s’est mise au service
des désirs et des rancunes de mademoiselle
Rochet et de madame Bonafort.
Avec son menton triangulaire, son air
fureteur, son nez retroussé, madame Hous-
pivolon a quelque chose du chien qui guette
ou poursuit une piste. Son gibier, à elle,
c'est le scandale; elle est fière d’en rappor-
32 | JACQUES GALÉRON
ter, et malgré les trente-six ans qu'elle doit
bien avoir, elle se pose vis-à-vis de ces .
dames en enfant charmant, quand elle a
fait quelque méchant tour. Il faut dire que
l'enfant charmant se change parfois en en-
fant terrible. Comme elle manque de tact
et que l’amour-propre l’enivre, elle commet
souvent d'imprudentes sorties ou de fà-
cheuses indiscrétions.
À partir de ce jour, on ne nous pressa
plus d'assister aux soirées, qui continuè-
rent d'aller leur train, et nous ne vimes
plus guère les nouveaux venus que lorsque
le hasard nous les fit rencontrer. Le vieux
Galéron seul, fort occupé de son jardin,
venait quelquefois chez nous chercher du
plant de gazon ou des graines de fleurs. Il
me parlait des empressements qu'on avait
pour eux d’un ton un peu équivoque :
« Pour lui, à son âge, 1l ne demandait
plus que de la tranquillité. Le curé Babillot
était un brave homme, mais 1l aimait trop
à causer. On n'avait pas que cela à faire.
JACQUES GALÉRON 33
C'était la première fois que lui, Jasmin Ga-
léron, voyait de si près une soutane.
« Il était fils d’un homme qui, dans le
temps, ne les aimait pas, et il se rappelait
avoir aidé, tout enfant, à démolir un cou-
vent où, disait-on, 1l s'était passé plus de
vilaines choses qu’il ne s'était donné de
bénédictions. On avait tout rebâclé, c'était
bien; il n’avait rien à y voir. Mais ce qui
l'ennuyait, c'était que son petit-fils chantât
au lutrin; 1l n'avait pas cru du tout en
faire un sacristain, etc., etc. » |
Ces propos me donnèrent à penser que
le bon accord pourrait bien ne pas durer,
du moins avec le bonhomme. Il était, en
effet, le produit direct de cette époque de
89, qui ne croyait guère préparer les temps
actuels ; il en avait conservé les enthousias-
mes et les haines. Ïl n'allait point à la messe,
et méprisait profondément ce qu’il appelait
le béguinage. |
L'hiver se passa et nous crûmes nous
apercevoir qu'un peu de lassitude avait
34 JACQUES GALÉRON
succédé .à l’entrain du premier accueil.
Madame Houspivolon n'affectait plus des
airs aussi mystérieux. Néomadie avait le
ton quelque peu aigre, et le curé, quand je
l'interrogeai sur le projet de mariage, se
montra embarrassé ; il ne savait guère.
les jeunes gens ne paraissalent pas dispo-
sés.… on ne pouvait forcer les inchinations…
La Providence était là pour tout conduire.
Mais, après cetie première réponse offi-
cielle, il n’abandonna pas le sujet, et finit
par avouer que ce n’était pas la faute de la
demoiselle. Le jeune homme était resté
sourd à toutes les avances; il avait même
dit qu'il ne songealt pas encore à se marier.
— Voyez-vous, ajouta le curé, c’est un
garcon froid et dissimulé; on ne peut pas
savoir ce qu'il pense. Moi je crois qu’il est
ambitieux et qu'il veut une dot. Qu'en
dites-vous, madame Vaillant ?
— Rien, n’en sachant rien.
— Vous qui êtes une femme intelligente,
vous devriez un peu le sonder là-dessus.
*
JACQUES GALÉRON 35
— Je ne le vois presque pas, et puis
je respecte beaucoup les secrets d’autrui.
Nous en restâmes là.
On dit plus tard que j'avais eu mes
raisons pour parler ainsi.
Vint le mois d'avril. Vous savez, ma-
dame, que chaque paroisse a son mois con-
sacré à l’adoration du Saint-Sacrement. À
la Roche-Néré, c’est le mois d’avril. Je suis
loin d’être dévote, mais jai toujours trouvé
charmant ce culte du soir à cette époque de
l'année. Ce travail latent, ces éclosions, ces
premiers parfums, l'atmosphère enivrante,
la terre jonchée de divines promesses,
l'espoir sous forme visible... c’est bien
vraiment le mois de l’adoration, où l’âme
aspire et s'élève au milieu du renouvelle-
ment de toute chose. L’aspiration n’est-elle
pas, en dernière analyse, le fond de toute
religion?
Après une de ces belles journées, où
sans doute aussi la nature apporte à tout
À
notre être des germes nouveaux, à sept
36 JACQUES GALÉRON
heures, quand la voix des cloches reten-
tissait dans l'air, Suzanne et moi, nous
grimpions le coteau que domine l’église,
par un chemin escarpé, bordé de haies.
Suzanne montait en courant, puis s’arrê-
tait en haut, rouge, haletante, me souriant
de loin et jetant des regards charmés sur la
campagne qui S'étendait au-dessous d'elle,
toute verle, parsemée de bouquets blancs.
Je la rejoignais; ses yeux brillants et hu-
mides me faisaient rêver; le printemps
éclatait en elle comme dans la nâture. Cà
et là, elle se précipitait avec .un petit cri
de joie sur quelque primevère ou quelque
violette, enfouies sous la haie parmi la
mousse, ou dans les longues herbes sèches
laissées par l'hiver ; ou bien elle butinait de
blanches fleurs d’épine qui venaient d’é-
clore, souriantes, sur un rameau noir. Ce--
pendant elle avait hâte d'arriver dans
l'église, où je la voyais se jeter à genoux,
toute frémissante; et quand elle relevait
ensuite la tête vers l’autel, sa physionomie
JACQUES GALÉRON 31
prenait un caractère de ferveur que je ne
lui avais pas vu encore.
Il faut dire que, cette année, la voix de
Jacques Galéron donnait à la cérémonie
un charme nouveau. Non-seulement cette
voix est forte et étendue; mais elle a sur-
tout un timbre pénétrant de douceur et
de rêverie; et soit qu'elle se plongeât dans
les ineffables tristesses du Miserere, soit
qu’elle éclalât en actions de grâces, on sen-
lait, en l’écoutant, l'impression d’une âme
jeune, poétique et pieuse. Jacques chantait
en outre des cantiques nouveaux, roman-
tiques d’airs et de paroles, qu’on entendait
pour la première fois à la Roche-Néré, et
qui nous apportaient dans le sanctuaire
comme un parfum d'ivresses mondaines.
Ma fillette s’en revenait aussi languissante
qu'elle était gaie en montant. Parfois elle se
montrait impatente, un rien la faisait pleu-
rer. Un jour, nous rencontràmes l’institu-
teur ; elle rougit beaucoup. Cependant je la
vis lui parler ensuile avec assez d’aisance
3
38 JACQUES GALÉRON
et de liberté. Ce pouvait être une impression
fugitive, mais cela m'inquiétait ; car je ne
voyais pas que Jacques fit beaucoup d’at-
tention à elle. J’essayai d'empêcher Su-
zanne d'aller à l’église ; mais 1l n’y eut pas
moyen: 1l eût fallu dire pourquoi, et je me
gardai de cette imprudence. Je remarquai
aussi que la présence de Jacques l’impres-
sionnait moins que sa voix. Était-ce une
émotion poétique seulement qu’elle savou-
rait, ou les révélations intimes d’une âme?
Je ne savais; mais quand je la voyais, pen-
dant les chants, si vivement émue, qu'un
voile de larmes couvrait ses yeux, je hâtais
de tous mes vœux Îla fin de ce mois d’ado-
ration, et J'aurais envoyé de bon cœur dans
quelque autre commune ce beau garçon
avec sa belle voix.
Comme s’il eût été animé d’un esprit de
contradiction, 1l s’arrangea de manière à
nous rencontrer toujours à la sortie de l’é-
glise, se bornant d’abord à nous saluer;
puis, comme notre chemin était le même,
JACQUES GALÉRON 39
fréquemment 1l nous rejoignit; les derniers
jours 1l nous accompagna. Je crois que Su-
zanne l’eût prié de chanter ou de se taire,
car elle restait rêveuse et absorbée comme
lorsque nous étions seules, et me laissait
causer avec lui. Mais une fois Jacques entra
chez nous et y passa la soirée. Sa timidité
peu à peu se dissipa; au bout de deux
heures nous étions intimes comme de vieux
amis. C’est une nature douce et bonne que
celle de Jacques, et où l’on sent un fond si
vrai de franchise et d’honnêteté, qu'il vous
a vite gagné le cœur. Suzanne l’écoutait,
silencieuse. Quand 1l fut parti, elle se mit à
causer avec une vivacité extrême, et tout
ce qu’elle disait avait pour but de nous faire
parler de lui. En sa présence, elle redeve-
nait timide ; mais elle se prit d’une plus
vive affection pour le grand-père, et combla
de prévenances le bon vieillard enchanté,
J'aurais vu tout celà sans peine, mais je
craignais que ce jeunc cœur se donnàt
trop vite, sûre qu'il se donnerait pour tou-
A0 JACQUES GALÉRON
jours. Aussi m'efforçai-je de modérer cet
élan, et surtout les imprudences qu'il eût
pu faire commettre à Suzanne. Naïve,
comme toutes les natures droites le sont à
vingt ans, — souvent bien plus tard, — et
n'ayant pas encore nettement conscience
du sentiment qui la poussait, Suzanne de-
vait donner prise aux observations mali-
gnes. Le voisinage, en outre, prêtait aux
rencontres et à ces mille communications
télégraphiques par lesquelles les amoureux
s'entendent sans se concerter.
C’est dans la partie intacte du vieux chà-
teau de la Roche-Néré qui regarde la ri-
vière qu’on a disposé l’école et le logement
de l'instituteur. Le reste n’est plus qu’un
fouillis de ruines, plein de ronces et de
plantes sauvages et. bordé de hauts murs à
demi croulanis, soutenus par des masses
de lierre. Ces murs nous protégent du côté
du nord et forment par leur abri le lieu le
plus agréable de notre Jardin. La chaleur
s'y concentre dès les premiers soleils, et
JACQUES GALÉRON AA
nous avons là de superbes espaliers, des
framboisiers abondants et de gigantesques
rosiers des quatre-saisons, à l’ombre des-
quels nous avons établi, tant ils sont touf-
fus, des bancs où les lézards viennent s’é-
tendre et d’où nous entendons, parmi le
herre, mille bruissements et de petits cris
d'insectes et d'oiseaux.
Une partie du terrain élevé, situé der-
rière ces murailles, appartient à la famille
Houspivolon, qui en fait une sorte de pare
à lapins et de poulailler; l’autre, plus basse,
composée des anciens fossés à demi com-
blés, et séparée de celle-ci par des restes de
fortifications et une vieille poterne, sert de
lieu d’ébats aux écoliers. C’est un jardin
naturel des plus charmants, où de larges
pierres, couvertes de mousse, forment des
bancs à souhait, où l’églantine et le chèvre-
feuille enlacent leurs jolis arceaux, et où
croissent dans la mousse et parmi les pier-
res de petites plantes qu’on ne voit point
ailleurs. Un beau platane, dont la graine
49 JACQUES GALÉRON
fut portée là par les vents de 91, élève sa
tête de plusieurs pieds au-dessus de notre
mur, et étendait alors ses branches sur
notrejardin. Que de suppositions méchantes
_se sont accrochées aux branches de ce bel
arbre! A voir de la fenêtre son tronc lisse
et vigoureux, je me dis que, si les végétaux
pensaient, ils mépriseraient les hommes.
Jacques m'’a juré pourtant n’avoir jamais
monté dans ce platane, même pendant le
jour, quand 1l entendait dans le jardin la
voix de Suzanne. Moins naïf qu'elle, il se
livrait peu, et je fus longtemps à craindre
que son sentiment fût moins décidé que
celui de la jeune fille. Il ne venait guère
nous voir qu’une fois par semaine et causait
surtout avec mon mari. Cependant lui et
Suzanne s’entendaient longtemps avant de
s'être parlé, et je m’aperçcus bientôt que la
fillette avait toujours quelque affaire au Jar-
din bas, vers quatre heures, après la sortie
de l’école. |
Ce jardin bas, de l’autre côté du chemin,
JACQUES GALÉRON A3
est une bande de terrain qui s’étend jusqu’à
la rivière, et n’est séparé de celui de l’insti-
tuteur que par un mur en pierres sèches, à
hauteur d'appui. Ils se voyaient là, de loin,
tout en affectant d’être bien occupés, chacun
pour sa part, d’arracher quelque légume,
ou d’émousser quelque espalier. Suzanne,
qui autrefois se levait dés l’aube pour laver
le linge, avait maintenant cent prétextes
pour remettre au soir. Jacques, au bruit du
battoir, venait, une ligne à la main, et
s'appuyant au mur de séparation, la jetait
dans l’eau; les petits poissons butinent
autour des laveuses. Mais Jacques ne regar-
dait que le cou blanc de Suzanne, débarras-
sée de son fichu, et ses bras ronds, sur les-
quels les gouttes d’eau fuyaient en roulant.
Et parfois, la malicieuse, voyant le pois-
son emporter la ligne, riait aux éclats, bien
qu’elle aussi n’eût guère l’esprit à ce qu’elle
faisait.
Un soir qu’ils remontaient ensemble,
chacun de son côté, le long du mur, Jac-
44 JACQUES GALÉRON
ques, voyant les yeux de la jeune fille se
fixer sur une giroflée sauvage qui se balan-
çait entre les pierres, la cueillit et la lui
donna. Le curé entrait à ce moment dans
le jardin; cette petite fleur devint un gros
crime. On commérait déjà sur les amours
de l'instituteur et de la domeslique à ma-
dame Vaillant, comme on se plaisait à
nommer Suzanne, quand nous fûmes invi-
tés à la noce de la fille de Jean Toussot, où
devait assister toute la bourgeoisie de la
Roche-Néré. |
Jamais Suzanne n'avait été si jolie. Je
lui avais fait cadeau pour cette fête d’une
robe de popeline grise, et mon fils avait
envoyé de Paris à sa petite sœur, comme il
l'appelle, un bonnet de peu de valeur, mais
très-coquet. Un nœud de ruban, sous son
col brodé, achevait de la rendre éblouis-
sante, et elle avait une épingle rouge en
grains de r1z, cadeau du père Galéron, qui
donna lieu à mille commentaires. Seslèvres
roses, ses yeux brillants, son sourire, tout
JACQUES GALÉRON AS
éclatait en elle de ce suprême éclat d’une
jeunesse dans sa fleur et d’une âme épa-
- nouie. Elle riait, elle dansait; tous les yeux
la suivaient; elle se voyait admirée et en
éprouvait, non pas de la confusion, mais
du bonheur, parce que Jacques était là.
Il n’osait s'approcher d'elle ; et moi, plus
ignorante avec mon expérience que Su-
zanne avec sa naïveté, je me demandais
encore : « L’aime-t-1]? »
Elle n'était point inquiète, et en effet,
quand :1l eut rassemblé assez de courage, il
vint danser avec elle et s’anima. On forma
des rondes, de ces rondes comme les ai-
ment les paysans, où chacun à son tour
entre dans le cercle et doit embrasser quel-
qu'un. La première fois que ce fut à Jac-
ques, je le vis hésitant ; 1l n’osa pas cepen-
dänt embrasser Suzanne, et s’en prit à la
mariée. Suzanne, à son tour, aux grands
murmures des garçons, avisant dans la
ronde un bambin de dix ans, lui porta son
baiser d’un air maternel.
A6 JACQUES GALÉRON
Mais 1l s’agissait de plus d’une épreuve.
On recommenca sur un autre air. Les in-
fluences de la fête avaient grisé Jacques; il
dévorait Suzanne des yeux, et quand il entra
dans le cercle pour la seconde fois, il se
dirigea vers elle résolûment., Ce baiser, je
le pensais bien, était un premier baiser d’a-
mour; mais en apparence il eût ressemblé
à tous les autres baisers qui se donnaient
là; je fus donc étonnée, aussi bien que
tout le monde, quand Suzanne, rouge et
tout éperdue, s’écria : « Non, je ne veux
pas ! »
Ce fut un murmure dans toute la ronde.
Bien que Jacques se fût retiré immédiate-
ment, on voulait obliger Suzanne à remplir
les conditions auxquelles toute danseuse
était soumise; mais, persistant dans son
refus, elle fondit en larmes. Je m’avancai
alors en disant très-haut que Suzanne n’é-
tait pas bien depuis quelques jours et n’au-
rait pas dû venir. Je la fis sortir de la ronde
et l’emmenai dans le jardin, où plusieurs
JACQUES GALÉRON 47
femmes nous suivirent, l’interrogeant toutes
à l’envi sur son mal, tandis que la petite
sotte assurait qu'elle n’avait rien. Après
quelques moments, quand elle se fut remise,
nous rentrâmes dans la salle, où notre pré-
sence coupa court à bien des propos, sans
compter ceux que l’on crut pouvoir nous
adresser. |
— C’est donc l’instituteur qui te fait peur,
disait-on, car tu as bien souffert que d’au-
tres t’'embrassent?
— Tu fais trop la demoiselle, déclarait
une de ses parentes. Ces facons-là, ça n’est
pas de chez nous.
— Est-ce que vous êtes brouillée avec
M. Jacques, ma chère petite? vint deman-
der madame Houspivolon, qui m’interrogea
ensuite d’un air pénétré sur ce qui pouvait
être survenu entre eux.
Il est certain que cet éclat de sentiment
ingénu devait donner lieu à beaucoup de
suppositions, mais ne pouvait être compris
de personne. Moi-même n’y entendais pas
48 | JACQUES GALÉRON
grand’chose. Seulement, j'ai gardé du sou-
venir de mes premières impressions le res-
pect de l’enfance et de la jeunesse; car j'ai
senti que, par ce mélange d'impressions
réciproques dont se compose la vie, nous
nous gâtons plutôt que nous ne nous amé-
liorons. J'ai donc pour principe de ne point
toucher brutalement à ce divin songe de
pressentiments et d'innéités, monde inté-
rieur des jeunes êtres purs, et je rêvai tout
le lendemain aux paroles que je devais dire
à Suzanne pour provoquer ses confidences,
sans risquer d'apporter dans son esprit des
éléments étrangers.
Le lendemain soir, après diner, Jacques
vint à la maison, conduit, ou plutôt poussé
par son père. Îl avait passé tout le jour
l'âme en peine, comme il nous le dit plus
tard. Mon mari et Suzanne étaient seuls
dans le salon; j'écrivais à mon fils dans la
pièce à côté, dont la porte était ouverte.
Sous je ne sais quel prétexte, le vieux Ga-
léron emmena mon mari dans le jardin. Les
JACQUES GALÉRON À9
jeunes gens restèrent seuls. La nuit tom-
bait. Je posai ma plume pour écouter ce
qu'ils allaient dire, dans l'espoir d’y démêler
les vrais sentiments de Jacques.
Mais je crus un moment que j'en serais
pour mes frais de curiosité : ils se taisaient.
Rompant enfin d’une voix émue ce silence
étrange, Suzanne demanda : |
— Vous n’allez pas au jardin, monsieur?
— Non, mademoiselle, répondit Jacques.
Et le silence recommenca.
— Non, répéta Jacques au bout de quel-
ques instants, je ne vais pas au jardin...
Il se tut de nouveau. Cela valait la peine
de reprendre la parole! En d’autres temps,
la rieuse Suzanne eût éclaté.
— Parce que... ajouta-t-il sans doute par
un effort héroïque, parce que je suis vrai-
ment bien malheureux depuis hier.
— Ah!... vous êtes malheureux... pour-
quoi ? |
— Parce que je vous fais peur... ou
50 JACQUES GALÉRON
plutôt vous avez horreur de moi, n'est-ce
pas, mademoiselle Suzanne?
— Mais non, monsieur, je vous assure.
je ne trouve pas... ce que vous dites là n’est
pas vrai du tout.
— Enfin, vous avez pourtant quelque
chose contre moi, bien sûr?
— Oh! non... mais je sais bien pourquoi
vous croyez cela : pour la chose d'hier.
C'est moi qui avais tort, et j'en suis vrai-
ment fâchée, monsieur J icques. .. je vous en
demande pardon.
— Je ne vous en veux point, répondit-il
d’une voix rauque, après un moment de
silence; mais je n’en ai pas moins de peine;
parce que, voyez-vous, je ne suis fâché que
d’une chose... c’est que vous ne m'’aimez
pas!
— Ah! vous croyez!
— Voyons, mademoiselle Suzanne, dites
la vérité... J'en suis comme fou, au moins.
S1 vous saviez ce que j'ai souffert depuis
hier soir!
JACQUES GALÉRON ÿ1
— Oh! je l’ai deviné, dit-elle en .trem-
blant, et je ne peux pas vous exprimer com-
bien j'en ai eu de peine aussi. J'en ai pleuré
presque toute la nuit. Mais ç’a été plus fort
que moi... quand j'ai vu que vous vouliez
m'embrasser, comme ca...
— Mon Dieu! cela vous fait donc bien de
la peine que je vous embrasse?
— Mais non!.….. c’est qu'il y avait du
monde !…,
Chère et chaste enfant! Maintenant, je la
comprenais; elle n'avait pas voulu livrer
aux yeux de tous une émotion qu’elle sentait
sacrée. Je me levai doucement, et m’esqui-
vai dans le jardin, par la fenêtre qui était
ouverte. Il est une force dont on ne tient
compte, ni pour la conserver, ni pour en
tirer parti, c’est l'honnêteté de la jeunesse.
Moi, je la crois plus forte que toute précau-
tion; ce fut donc sans scrupule et sans
crainte que je retins au jardin M. Vail-
Jant et le bonhomme Galéron jusqu’au mo-
ment où d'eux-mêmes les deux amoureux
59 JACQUES GALÉRON
nous rejoignirent. [ls étouffaient de bon-
heur. Suzanne vint m'entourer de ses bras
et me combla de caresses, et, sur une ou-
verture que lui fitmon mari, Jacques réforma
ce soir-là l'instruction publique tout entière,
et recréa l’âge d’or dans nos communes ru-
rales. Il ne doutait de rien.
Î] n’y avait plus qu’à songer à leur ma-
riage ; mais 1] fallait faire une place sur la
terre à ce bel amour ; ils n’avaient le sou ni
l'un ni l’autre, et vous savez, madame, que
le traitement d’un instituteur lui donne à
peine le strict nécessaire. Suzanne déjà
possédait les meilleures notions de tout ce
qui concerne l'instruction primaire ; il me
vint à l'idée de la faire recevoir institutrice :
elle apporterait ainsi sa part de travail dans
l’aisance du petit ménage.
Nous avions, 1l est vrai, une école de
sœurs; mais ces pauvres filles ne savent
guère que chanter du nez et lire des prières,
et n’ont pour tout diplôme que leurs lettres
d'obédience, comme la loi le permet. Chose
JACQUES GALÉRON 53
bien extraordinaire, madame, il me semble;
car l'instruction et l'obéissance ne sont pas
précisément de même nature, et si l’on tient
à l’une aux dépens de l’autre, autant vaut
fermer les écoles et n’en plus parler. Dans
les pays où le droit divin est encore en vi-
gueur, il peut être logique de dire : la vraie
science est d’obéir; mais chez nous, où le
droit de penser librement est reconnu, Dieu
merci! comment pourrait-on soutenir que
l’'obéissance est tout le devoir, toute la mo-
rale et tout le développement nécessaire aux
filles du peuple?
On n'’oserait le prétendre, en effet ; mais
la clause des lettres d’obédience existe.
Nous sommes, dit-on, dans une époque
detransition : en paroles, oui; mais le passé
est bien toujours notre maître.
Il me parut donc que je rendrais un vé-
ritable service à la commune de la Roche-
Néré en lui procurant une institutrice qui
sût quelque chose, et qui élèverait lesenfants
au soleil de ce monde, et non dans les sou-
54 JACQUES GALÉRON
terrains du moyen âge. Deux ou trois de
nos petites filles ont failli devenir folles à
force d’histoires effrayantes et miraculeuses,
et il est certain que l’enseignement catho-
lique place un esprit sincère dans ce di-
lemme, ou de renoncer à la vie sociale, ou
de renoncer à la feligion. La foule se sauve
de là, je le sais bien, par l’irréflexion, l’in-
différence, la moutonnerie; mais cet état de
choses peut-il former des esprits justes et
des âmes droites? non, assurément; car on
ne peut être honnête et raisonnable qu’en
se conformant à ce qu’on croit.
Pour vous donner un exemple, madame,
de la garantie que présentent les letires d’o-
bédience, je vous citerai quelques mots, de-
venus célèbres à la Roche-Néré, de sœur
Saint-Corneille, une de nos religieuses ins-
üitutrices. Il y a quelques années, l'évêque
ayant cru devoir ordonner des prières dans
les églises pour la conversion des Anglais,
une des petites écolières jugea naturelle-
ment que ces Anglais étaient des sauvages
JACQUES GALÉRON 55
et s’en enquit près de sœur Saint-Corneille.
— Sans doute, répondit celle-ci. Ne sa-
vez-vous pas qu'ils habitent une île?
Il paraît que, pour elle, insulaire et sau-
vage sont des synonymes. Elle est également
persuadée, pour l'avoir entendu assurer en
chaire, que Voltaire est un de ceux qui ont
crucifié Jésus; aussi demanda-t-elle pour-
quoi il n’était pas nommé dans la Passion,
avec Judas.
Sœur Sainte-Angèle a un peu plus d’ins-
truction; mais cela ne l'empêche pas de
croire que les psaumes sont écrits en la
propre langue du saint roi David, et comme
on lui faisait observer le contraire :
— Oui, dit-elle, du ton d’une personne
contrariée d'être reprise; mais après tout,
l’hébreu et le latin c’est à peu près la même
chose. |
Je conviens que sœur Sainte-Angèle n’a
pas besoin de savoir l’hébreu, et on lui par-
donnerait même d'ignorer la langue fran-
56 JACQUES GALÉRON
caise, si elle avait le caractère moins dur
et le bras moins fort. On parle à mi-voix
de rigueurs exercées sur les enfants dans
l'école, et qui dernièrement auraient mis en
danger, dit-on, la vie d'une des écolières. Il
peut y avoir là-dedans beaucoup d’exagéra-
tion ; mais ce que je puis affirmer, c’est que
tous les enfants tremblent au nom de sœur
Sainte-Angèle, et Suzanne, qui a passé quel-
ques mais à l’école des sœurs, a recu plus
d’une fois sur sa joue l'empreinte des doigts
de la sainte femme. Tout cela n’est que
zèle et amour du bien. Mais, comme il
existe des moyens de l'obtenir, non-seule-
ment plus doux, mais plus efficaces, j'étais
certaine qu'un grand nombre de parents
seraient heureux de confier leurs filles à une
jeune personne du pays, connue pour sa
douceur et sa bonne conduite, femme de
l'instituteur, et mère de famille future. Su-
zanne et moi, nous nous mîmes donc à étu-
dier avec ardeur les matières de l’examen,
et 1l fut convenu que nous garderions le
JACQUES GALÉRON . Di
secret de nos projets jusqu'au moment de
les accomplir.
Ce n’était pas chose facile, le droit à la vie
privée n'élant pas reconnu chez nous. Vous
ne sauriez croire, madame, à quelles ob-
sessions on est exposé dans nos petites lo-
calités. Aucune réserve, nulle porte close ;
se renfermer chez soi, même dans la plus
grande douleur, même au milieu des plus
vives souffrances, passerait pour une insulte
à la compatissance des bonnes gens, et, pour
tout dire, mortifierait trop fortement leur
curiosité. Vos voisins ont droit à tous les
détails de votre existence; ils doivent aller
et venir chez vous à leur convenance, et
toute réserve apparente deviendrait l’objet
de conjectures fâcheuses, attendu que les
honnêtes gens, disent-ils, n’ont rien à ca-
cher. |
Nous ne pouvions pourtant pas nous dé-
noncer d'avance à l'opposition de la coterie,
qui eût jeté les hauts cris de cetté concur-
rence future à l’école des sœurs. Il fallait
58 JACQUES GALÉRON
nous livrer, sans qu’on s’en apercût, à des
études suivies (fort pressées, car nous n’a-
vions qu'un mois et demi jusqu’au jour de
l'examen), au milieu des allants et des ve-
nants qui entraient chez nous sans cérémo-
nie. Tourner la clef dans la serrure, il n’y
fallait pas penser, car cela aurait pu,’ de
suppositions en suppositions, nous mener en
cour d'assises. Maintenant que nous étions
au commencement de juin, nous ne pou-
vions pas non plus fermer la fenêtre; et,
un jour qu'elle était seulement entre-bâillée,
pendant notre lecon de géographie, M. Bo-
nafort, en passant, par espièglerie ou par
tout autre motif, la poussa de la ‘ête en di-
sant bonjour, et introduisit ainsi tout à coup
dans notre intérieur ses deux yeux écar-
quillés.
Nous allâmes étudier en haut, dans la
chambre de Suzanne; mais souvent il arri-
vait, au bout de peu d'’instants, que nous
entendions ouvrir la porte d'entrée et que
l'on parcourait la maison en criant :
t
JACQUES GALÉRON 59
— Ma voisine! où donc êtes-vous ?
Nous nous hâtions de descendre; mais,
la seconde fois, madame Bonafort nous dit
d'un ton soupconneux :
— Ah ça! que faites-vous là-haut?
Aussi primes-nous l'habitude d'aller pas-
ser les après-midi, avec nos livres et nos
cahiers, sur le banc de rosiers, sous le vieux
mur. [ y avait là une table rustique, et
comme c'était au fond du jardin, nous
avions le temps de cacher dans les feuil-
lages ce qui aurait pu nous trahir, ne gar-
dant à la main qu'un seul livre de lecture.
Malgré toutes ces précautions, on sut
quelque temps après que Suzanne allait se
faire recevoir institutrice et de plus épouser
l'instituteur. Comment un secret si bien
gardé avait-il pu nous échapper? Suzanne
ne l’avait pas même dit à sa mère!
Ces propos, nous ne les apprîmes d’ail-
leurs que plus tard. Nous nous aperçcûmes
seulement à certaines froideurs qu’il y avait
quelque chose; puis, de facile qu'il était, le
" 60 JACQUES GALÉRON
curé devint très-taquin pour Jacques. Il
n'allait pas moins souvent visiter l’école, au
contraire ; mais si sa bonne volonté avait été
importune, sa malveillance fut insuppor-
table. Il reprenait sur ce qu’il ne compre-
nait pas, troublait la classe de longues et pé-
dantes dissertations, conseillait toujours
autre chose que ce que l’on faisait, et, soit
hasard, soit intention, interrogeait surtout
les plus mauvais élèves, en ayant soin de
noter leurs réponses. Ces notes, sans doute,
ont été transmises à M. le recteur, madame,
et ont dû lui donner une bien triste idée du
niveau de l'instruction à la Roche-Néré.
Les choses en vinrent au point que Jac-
ques déclarait n’y pouvoir tenir. Toute la
discipline de l’école était relächée. Naturel-
lement brouillon et bavard, M. le curé ne
s'aperçoit jamais qu'il perd le temps et le
fait perdre aux autres. Le blâme tacite qu'il
jetait journellement sur les méthodes de
l'instituteur était compris des élèves et al-
térait chez eux la confiance, le respect et
JACQUES GALÉRON 61
l'application, ce qui ne les empêchait pas,
du reste, de se moquer du curé sous
cape. |
Le ministre du culte a toujours l'entrée
de l'école, dit la loi. La Roche-Néré n'ayant
pas deux mille âmes, les seules autorités
préposées à la surveillance de l’enseigne-
ment sont le maire et le curé. En appeler
au maire ? on y aurait bien pensé; mais Jean
Toussot n’était une autorité que de nom,
comme cela arrive fréquemment dans les
campagnes. C'est pourquoi il est bien
étrange,madame, que l'instruction publique
se trouve ainsi livrée à la discrétion abso-
lue d’un seul homme, qu’on pourrait ap-
peler son ennemi naturel; car vous savez
quel dédain la religion chrétienne affiche
pour la science, et combien l'instruction du
peuple paraît chose inutile et funeste aux
cléricaux.
La preuve, c’est que M. Babillot fit tant
et si bien que lout le temps de la classe se
passa en exercices religieux et en prières.
4
62 JACQUES GALÉRON
En réponse aux observations de l’institu-
teur, 1l citait ce texte de la loi :
« Dans toutes les divisions, l'instruction
morale et religieuse tiendra le premier rang.
Des prières commenceront et termineront
toutes les classes. Des versets de l’Écriture
sainte seront appris tous les jours. Tous Les
samedis, l'Évangile du dimanche sera ré-
cité. Les livres de lecture courante, les
exemples d'écriture, les discours et exhor-
tations de l’instituteur tendront constam-
ment à faire pénétrer dans l'âme des élèves
les sentiments et les principes qui sont la
sauvegarde des bonnes mœurs, et qui sont
propres à inspirer la crainte et l'amour de
Dieu.
« Les enfants de six à huit ans formeront
la première division. Indépendamment des
lectures pieuses faites à haute voix, ils se-
ront particulièrement exercés à la récitation
des prières. »
Les enfants de la campagne, on le sait,
JACQUES GALÉRON 63
ont la mémoire paresseuse, l'imagination
endormie, le travail d'esprit, en un mot,
lent et difficile. L'instruction religieuse ab-
sorbait donc tout, ou à peu près, et le mal-
heureux Jacques voyait avec désespoir que,
malgré ses efforts, 1l ne parviendrait à faire
entrer dans la tête de ses élèves aucune des
notions qui eussent ouvert et délié leur in-
teligence, ou qui, rapportées à la maison
paternelle, eussent fait dire à leurs parents :
« À la bonne heure, petit, ça te sert à
quelque chose d’avoir dépensé de l'argent
à étudier. »
Le vieux Galéron, furieux, venait grom-
meler chez nous, quand il se sentait trop
violemment tenté de mettre à la porte M. Ba-
billot.
— N'avais-je pas raison, nous disait-il,
de me défier de cet homme-là? Est-ce pas
curieux qu'ils soient redevenus les maîtres
chez nous comme autrefois? Et pourtant,
quand une nation comme la France fait une
si grosse révolution pour se débarrasser de
64 JACQUES GALÉRON
ce qui la gêne, ca devrait signifier quelque
chose, à mon avis.
Mademoiselle Prudence affectait de ne
pas nous voir, ou jetait sur nous de ces re-
gards dont la charité religieuse a seule le
secret, et qui nous eussent abîmées dans
l'horreur de notre crime, si nous nous fus-
sions senti la conscience coupable.
Plus serrée que jamais dans son corset,
madame Bonafort passait à côté de nous en
laissant tomber de si haut un salut si petit,
que c'était à peine; et madame Houspivolon
apportait chez nous, avec son tricot, une
foule d’insinuations impertinentes, qu'elle
glissait d'un ton doucereux, pour aller en-
suite se vanter à ces dames de ce qu’elle
avait dit, en l’exagérant.
— Ïl y a quelque chose contre nous, di-
sais-je à Suzanne; mais que savent-ils ?
Nos amoureux se voyaient tous les soirs.
Comme c'est l'heure où mon mari, fatigué
de ses courses à cheval dans la campagne,
dine et se repose, j'ai pris depuis longtemps
JACQUES GALÉRON 65
l'habitude d’écarter les importuns à ces
heures-là; c’est le moment d'ailleurs où
chacun de son côté mange ou cuisine chez
soi. Mais le curé Babillot s’attarde partout
et n’a point d'heure fixe; il vint donc sou-
vent, le soir, de l’école chez nous demander
Jacques. Celui-ci, bien vite, sautait par la
fenêtre dans le jardin, quand Suzanne et
lui ne s’y trouvaient pas déjà, au bras l’un
de l’autre, causant tout bas, et enveloppant
d’ombres et de mystères leur chaste amour.
Quand il ne les voyait ni l’un n1 l’autre,
le curé demandait avec insistance où était
Suzanne. Il me dit une fois :
— Je m'étonne, madame Vaillant, que
vous laissiez une jeune fille se promener
comme cela le soir, dans un jardin, au mi-
lieu des émanations des fleurs. C'est dan-
gereux; cela donne de mauvaises pensées.
J'avoue que je fus indignée, et je lui dis
vivement que l'esprit d'un prêtre ne devrait
jamais se permettre de toucher à l’âme
4.
66 JACQUES GALÉRON
d’une jeune fille, ni prétendre pouvoir la
juger en rien. Et comme il insistait :
— Laissez donc, lui dis-je; vous n’avez
qu'une chose à faire, c’est d’invoquer la fin
du monde, afin de guérir l’homme, une fois
pour toutes, de la nature et de l’humanité.
De ce moment, je fus mise au rang des
hérésiarques. J'avais voulu piquer M. Ba-
billot pour qu'il nous laissât tranquilles;
mais Je m'étais trompée en comptant de sa
part sur quelque délicatesse; 1l revint. Ne
voulant pas faire d'éclat, dans l'intérêt mème
des deux jeunes gens, et n’étant pas encore
sûre que ce fût de l’espionnage, je priai mon
mari d’être patient, et je rendis les entre-
vues de nos amoureux plus courtes et plus
furtives. Pauvres et nobles enfants! c'est
une horrible chose que cet esprit de soup-
çon qui, parce qu’il ne conçoit rien que d’im-
pur, nie toute innocence. Plus d’une lecon
de grammaire se donnait pourtant dans ces
soirées au jardin, au milieu des dangereuses
émanations des fleurs, comme disait M. Ba-
JACQUES GALÉRON 67
billot, et parmi toutes les influences — éner-
vantes pour les lâches peut-être, mais
sublimès pour les forts — des beaux soirs
d'été. Leurs mains étaient réunies, parfois
sans doute un baiser s’échangeait; mais
leurs cœurs ne s’en élançaient qu'avec plus
de force vers ce doux avenir de devoir et
d'amour qu'ils rêvaient ensemble,
Un soir, Jacques ne vint pas, Suzanne,
agitée, dévora sa peine ; mais, le lendemain
matin, je la trouvais tout en larmes et elle
me disait: « Maman, peut-être il est ma-
lade. »
Ne voulant point qu'on la vit entrer dans
l'école, j'y allai moi-même, à l'heure de la
récréation. Tandis que les enfants jouaient
parmi les ruines du château, Jacques était
adossé contre le platane, les bras croisés, le
menton sur la poitrine, morne, comme
sous le poids d’un malheur. Il s’empressa
d'aller me chercher un siége, et voulut cau-
ser des riens ordinaires qui défrayent les
rencontres de la plupart des êtres humains,
68 JACQUES GALÉRON
et recouvrent tant d’aparté. Mais le brave
garcon dissimule fort mal; il avait un vif
chagrin; je le voyais et le lui dis, ajoutant
que Suzanne était inquiète de ce qu'il n’était
pas venu la veille au soir.
— Le curé était ici, me dit-il, et m'a re-
tenu toute la soirée. Vous comprenez que
mon temps lui appartient, aussi bien que
ma demeure; je n’ai rien à moi.
— Quand Suzanne aura passé son exa-
men, dis-je, et que vous serez mariés, toutes
les cachotteries seront inutiles; vous aurez
plus de liberté.
— Moi! de la hiberté! s’écria-t-1l; un for-
cat, à la bonne heure! Vous ne voyez donc
pas, madame Vaillant, que tout le monde a
droit sur moi, excepté moi-même? Je suis
sous l'autorité du préfet et du conseil dépar-
temental pour tout ce qui regarde ma con-
duite, mes opinions et les rapports qu’il
peut plaire à tel ou tel de faire contre moi.
Je suis sous les ordres du recteur pour l’ins-
JACQUES GALÉRON 69
truction, les méthodes, les livres que je dois
choisir, les vêtements que je dois porter,
les lectures que je puis faire, l'emploi de
mes jours de congé, et mille autres choses.
Je suis sous la surveillance des délégués
cantonaux et de l'inspecteur de l’Académie;
soumis à l'exigence des parents, qui me re-
prochent de n'avoir pas donné à leurs en-
fants plus d'intelligence. L'opinion publique
m'observe d’un œil jaloux. Mais tout cela
est bien, tout cela est supportable. Ce qui
ne l’est pas, c'est que je suis l’esclave, le
jouet, la bête de somme d’un homme que
certaines études, faites en dehors de tout
contrôle social, ont placé là, qui par prin-
cipe est mon ennemi, qui par principe haït
l'instruction, jalouse l'État et ne tolère la
famille que par grâce! Le peu d'initiative
qui m'est laissée, 1l l’accapare; il usurpe
ma fonction, règle tout chez moi. Pourquoi
diable! ne serait-ce pas lui qui fût l'institu-
. teur? Avec le moindre vicaire, la chose irait
à merveille, et puis ce serait plus franc.
70 JACQUES GALÉRON
Quant à moi, par moments j'ai envie de me
faire soldat. Ah! si j'avais su!
— Et Suzanne? observai-je en souriant.
— Eh! voilà! je sais bien, allez! Ce sont
toujours les intérêts qui tiennent les hom-
mes, et cette chère fille, c'est plus que
mon intérêt; elle est, je crois, mon âme
tout entière. Mais c’est aussi pourquoi j’hé-
site, madame Vaillant, à la mettre dans
cette galère, où elle souffrira comme moi.
Si je pouvais obtenir une place aux chemins
de fer, ou ailleurs.
— Vous oubliez la conscription, J acques.
— Oui, c’est notre boulet. Je vous le dis,
de vrais forcats! Savez-vous que, sans cette
clause, 1l pourrait y avoir une désertion gé-
nérale, et que c’est bien avisé?
Je m'’efforçai de relever son courage par
un mauvais moyen, généralement employé,
qui est d’atténuer le mal. Il souffrait trop
pour que cela püt le convaincre, et, s’im-
patientant, 1l alla me chercher plusieurs pe-
tits hivres de lecture et un manuscrit.
JACQUES GALÉRON 71
— Tenez, me dit-il, la chose la plus dif-
ficile, le grand talent du maître, le seul
même, car ce n’est pas nous qui faisons la
science, c’est d'intéresser l'enfant à l’étude.
Un enfant de huit à dix ans, intelligent et
capable de comprendre un livre, saura
lire dans ces conditions au bout de quinze
jours, tandis qu’il y mettra une année, et
encore ne le saura guère, si on le rebute
par l’ennui. J'ai pensé que des phrases
courtes, offrant des images agréables, lui
donneraient, en l’amusant, le désir de sa-
voir lire, et j'ai fait ce petit cahier, que je
voulais présenter à M. le recteur pour qu’il
vit s’il valait la peine d'être imprimé. Mon
Dieu! ce ne sont que des niaiseries; mais
quand j'ai fait lire cela tout haut par les
grands, qui lisent l'écriture, les petits se
sont mis à lever le nez et à écouter de toutes
leurs oreilles :
« — Petit frère, que vois-tu dans ce buis-
son ?
72 JACQUES GALÉRON
«— Je vois un nid. Écartons doucement
les branches. |
« — Parlons bas; la mère est là.
« — Elle nous regarde!
«— Oui; je vois ses petits yeux qui bril-
lent; elle a peur.
« — Ah! elle s'envole. O sœur! vois,
quatre petits!
« — Ïls n’ont que le duvet.
« — Comme ils sont laids et mignons!
« — Faut-il les prendre? » Etc.
C'était une suite de petits tableaux naïfs
du même genre et d’une douce moralité ;
mais le curé avait blâmé cela, parce qu’il
n’y était parlé ni de Jésus, ni de la sainte
Vierge.
Ensuite Jacques me montra le Premier
hvre de l'enfance, par M. Delapalme, ou-
vrage simple et poétique, à la portée des
enfants, qui le lisaient avec intérêt. Mais
M. le curé, sans proscrire celui-ci, qui est
autorisé par le conseil de l'instruction pu-
JACQUES GALÉRON 13
blique, avait préféré, comme premier livre
de lecture, les Pensées chrétiennes du père
Bouhours, auxquelles ont été ajoutées, par
l'abbé Doubet :
Des conseils à un enfant chrétien ;
Une instruction sur la dévotion à saint
Joseph ;
Une instruction sur la dévotion aux an-
ges gardiens;
Ouvrage divisé par syllabes et destiné à
servir de hvre de lecture aux commencçants.
Je me mis à parcourir ce pelit livre :
« Dieu seul est notre dernière fin; 1l n’a
pu nous créer que pour lui... Soyons donc
à Dieu, puisque nous appartenons à Dieu.
ÏÎ n’y a rien de plus inutile, ni de plus
monstrueux, qu'un cœur qui, n'étant fait
que pour Dieu, n’est pas tout à Dieu. Me
comporté-je comme une créature qui n’est
que pour Dieu? Toutes mes pensées et
toutes mes actions sont-elles pour lui?
« Que faisons-nous sur la terre, si nous
5
74 JACQUES GALÉRON
ne faisons l'unique affaire pour laquelle
nous y sommes ?
« Prenez ici la résolution de chercher
uniquement Dieu, et de ne lui rien dérober
de ce qui lui appartient. Celui qui vous a
faits tout ce que vous êtes a droit d'exiger
de vous que vous soyez tout à lui.
« Dès qu’on a de l’attachement pour le
monde, on cesse en quelque facon d'être
chrétien, Ce monde profane, si passionné
pour la grandeur, pour le plaisir, pour tout
ce qui flatte l’amour-propre, est le capital
ennemi de Jésus-Christ. Leurs maximes,
leurs commandements, leurs intérêts sont
contraires; on ne peut pas les servir tous
deux ensemble; 1l faut rompre avec l’un ou
avec l’autre.
«… Priez Notre-Seigneur qu'il détruise
en vous l'esprit du monde et qu'il vous
donne la force de mépriser les grandeurs
du siècle,
« La figure de ce monde passe.
«Un chrétien a bien sujet de craindre la
JACQUES GALÉRON 15
mort, quand il ne vit pas en chrétien. Mou-
rir ennemi de Dieu, 6 la triste mort! à fu-
neste moment qui finit les plaisirs du monde
et qui commence les peines de l’éternité!
« … I n’y a point de temps à perdre.
Chaque moment peut être le dernier de
notre vie. |
«. Accoutumez-vous à faire chaque ac-
tion de la journée comme si vous deviez
mourir après l’avoir faite.
« Je ne-suis peut-être éloigné de la mort
que d’un pas. Il n’y a point de lendemain
pour un chrétien.
« Que nous aurions d'horreur de l'enfer
si nous pouvions entendre les cris lamen-
tables des damnés! Ils soupirent, ils gé-
missent, 1ls hurlent comme des bêtes fée-
roces, au milieu des flammes. Ils s’accusent
de leurs péchés, ils les pleurent et les dé-
lestent; mais c’est trop tard. Leurs larmes
ne servent qu'à rendre plus ardents les feux
qui les brülent sans les consumer, Péni-
16 . JACQUES GALÉRON
tence des damnés, que tu es rigoureuse,
mais que tu es inutile!
« Ne voir jamais Dieu, brüler dans un
feu dont le nôtre n’est que l’ombre, souffrir
toutes sortes de maux en même temps, sans
consolation, sans relâche; avoir toujours
des démons devant les yeux, toujours la rage
et le désespoir dans le cœur, quelle vie!
«.… La colère de Dieu peut-elle aller plus
Join que de punir des plaisirs qui durent si
peu par des supplices qui ne finiront ja-
mais ?
«O éternité! quand un damné aura ré-
pandu autant de larmes qu'il en faudrait
pour faire tous les fleuves et touies les mers
du monde, n’en versàt-1l qu'une chaque
siècle, 1l n'aura pas plus avancé, après tant
de millions d'années, que s’il ne commen-
cait qu’à souffrir. Et quand 1l aura re-
commencé autant de fois qu’il y a de grains
de sable sur les bords de la mer, d’atomes
dans l’air et de feuilles dans les forêts, tout
cela sera compté pour rien.
JACQUES GALÉRON 11
« Les damnés n'ont pas seulement à
souffrir pendant toute l'éternité; 1ls souffrent
à chaque moment l'éternité tout entière.
L’éternité leur est toujours présente; l’éter-
nité entre dans toutes leurs peines. Ils ont
toujours dans l’esprit que ces peines ne fini-
ront jamais. O la cruelle pensée! à le dé-
plorable état! Une éternité brûler, une éter-
nité pleurer, une éternité enrager!
« … Pour un moment de plaisir, une
éternité de supplices!
« . Toutes les créatures ne sont faites
que pour notre salut. Elles deviennent inu-
les dès qu’on ne s’en sert pas pour cette
fin-là. Ainsi, dès qu’un homme cesse de
travailler à son salut, le soleil ne devrait
plus luire, les cieux devraient s’arrêter; la
terre ne devrait plus rien produire pour lui,
les anges devraient l’abandonner, ou plutôt
il devrait tomber dans le néant. Il est in-
digne de la vie quand il ne vit pas pour
Dieu.
«... La vie chrétienne est une vie cruci-
78 JACQUES GALÉRON
fiée. À moins que d’aimer la croix, il faut
renoncer à la foi. »
Je rendis le livre à Jacques, en lui disant
que le choix de ces sujets pour la première
enfance me semblait quelque chose d’admi-
rable.
— Îl faut entendre, me répondit-il, les
enfants ânonner cela d’un ton lamentable!
S'ils comprennent un peu, leurs yeux ar-.
rondis par la terreur font mal à voir, et leur
pauvre petite imagination emporte cela pour
les visions du crépuscule ou pour les rêves
de la nuit. La plupart, heureusement, n’y
entendent que des mots sans suite, mais ils
puisent là-dedans l'horreur de la lecture.
Enfin, madame Vaillant, je vous assure
‘ que, pour un honnête homme de bonne vo-
lonté qui voudrait faire de sa fonction une
œuvre d'amour et de conscience, le pire des
métiers est celui que j'ai choisi. Moi qui le
croyais si beau!
Il tordait sa moustache en disant cela,
JACQUES GALÉRON 79
une moustache noire, toute jeune encore, et
qui lui seyait à merveille. C'était décidé-
ment un charmant garcon que Jacques,
surtout quand ses yeux noirs lançaient de’
tels feux, et que son front s’éclairait ainsi
des lueurs du sentiment et de la pensée.
— Mes chers enfants, lui dis-je, vous vous
aimerez, ce sera votre refuge. Assurément
je ne suis pas de l'avis du père Bouhours,
puisque je crois que notre devoir consiste
au contraire à combattre la souffrance dans
ses causes, qui sont toujours quelque mal,
c'est-à-dire quelque erreur; mais vis-à-vis
de l’impossible, il faut se résigner. Vous
vous consolerez par votre amour.
Je le quittai fort triste ; car je sentais bien
toutefois que ces situations-là sont mau-
vaises pour l’âme d’un homme, et qu’elle
doit s’affaisser lorsque, au lieu d’une œuvre,
elle se voit condamnée à ne faire qu’un
mélier.
En rentrant chez moi, je vis au seuil de
$0 JACQUES GALÉRON
sa boutique ma voisine la marchande, qui
causait avec madame Houspivolon.
— M. Alfénor est chez vous, me dit
celle-ci.
— Ah! y a-t-il longtemps?
— Mais oui; n'est-ce pas, mère Gogon?
Mais 1l ne s'ennuie pas; il cause avec made-
moiselle Suzanne.
Je ne vous ai pas parlé, madame, de M. AÏ-
fénor Granger. C’est un jeune homme, du
moins 1l passe toujours pour tel, n’étant pas
marié; mais il doit avoir près de quarante
ans. Il est riche; il vit l’été chez sa mère, à
la Roche-Néré; mais l'hiver à Paris, dans
la société des étudiants, à ce que m'a dit mon
fils (auquel, je crois, il n’a pas donné de
bons conseils ni de bons exemples). On ne
comprend guère qu'un homme habitué aux
plaisirs de la grande ville passe sans trop
d’ennui six mois à la Roche-Néré; mais
notre petite société bourgeoise choie beau-
coup M. Alfénor, et ces saintes dames lui
JACQUES GALÉRON Si
donneraient de bon cœur pour femme l'ai-
née des petites Pigeon, quoique la pauvre
enfant n'ait guère plus de quinze ans.
Je le crois un peu d'humeur césarienne
et satisfait d’être le premier de son village.
En outre, il est gourmand, et sa mère pos-
sède la meilleure cuisinière du pays, outre
une femme de chambre assez jolie, qui
passe, à tort j'aime à le croire, pour être
la maîtresse de M. Alfénor. On n’en sait
rien; et c’est assurément un triste signe de
l'état de nos mœurs que la possibilité d’un
mal soit toujours considérée comme la cer-
ütude que ce mal existe.
J'avais remarqué, l'année précédente, que
M. Alfénor faisait beaucoup d’attention à
Suzanne. En entrant, je le vis penché vers
elle et lui parlant avec animation; la petite
était calme et avait sur les lèvres un demi-
sourire. [l fut un peu confus en m’aperce-
vant, mais se remit aussitôt, et continua la
conversation en reprenant ce qu'il venait de
raconter à Suzanne.
82 . JACQUES GALÉRON
. C'était un complot contre l'admission de
cette pauvre enfant comme institutrice.
On voulait écrire au recteur et à tous les
membres du conseil d'examen des lettres
anonymes. Le curé allait faire dans le même
but un vovage au chef-lieu du département,
et l’on devait présenter le choix d’une pa-
reille institutrice comme devant causer un
scandale à la Roche-Néré.
— Un scandale! m'’écriai-je; et que peut-
on dire contre elle?
— On laccuse d'avoir été élevée dans
l'irréligion et sous l’influence d'idées sub-
versives de l’ordre social. Cela a trait sans
doute à votre indépendance d'esprit, ma-
dame, et aux opinions démocratiques bien
connues de M. Vaillant. Puis il paraît que
mademoiselle Suzanne, quand elle allait à
l'école chez les sœurs, a manifesté plusieurs
fois des tendances irréligieuses.
Suzanne éclata de rire.
— Oui! je n'ai pas voulu des images de
JACQUES GALÉRON 83
la Salette, c’est vrai, et je n’ai pas pris le
scapulaire comme les autres. Ah! et puis,
je me rappelle, un jour... Elles m'ont pour-
tant assez punie pour cela... C’est dans
l’histoire sainte, quand les filles madia-
nites.…
Un peu embarrassée, elle se leva pour
aller chercher son livre.
— Voilà, dit-elle, en abritant du texte sa
pudeur froissée.
« Demande : Qu'ordonna Dieu quand les
« {sraélites se furent laissés séduire par les
«filles madianites que Balec avaient en-
« voyées ? — Réponse : Il ordonna qu’on mit
« à mort les principaux coupables. Le peuple
«en fit mourir vingt-quatre mille. Phinées,
« lévite et petit-fils d’Aaron, signala son zèle
«en perçant d'un même coup d'épée un
« Israëlite et une Madianite. Cette action gé-
«néreuse fut si agréable à Dieu, qu’en ré-
« compense il promit la grande sacrificature
« à Phinées. »
SA JACQUES GALÉRON
— Je n'avais que dix ans alors, reprit
Suzanne, mais enfin ça me fit mal d’en-
tendre dire qu’un meurtre était une action
généreuse, et que Dieu en avait été si con-
tent. Je me rappelle que je fermaile livre très-
fort en m'écriant : « C'est très-mal, cela! »
La sœur Sainte-Angèle m'ayant demandé
ce que j'avais, je le lui dis; et comme, en
même temps, j'osai prétendre que le Dieu
des Juifs ne pouvait pas être le même que le
bon Dieu, elle se fâcha, leva les mains au
ciel en s’écriant que j'étais possédée du dé-
mon, fit mettre toutes les élèves à genoux,
la face contre terre et leurs doigts dans les
oreilles, et, me frappant rudement, me
poussa dans l'escalier de la cave, où il fai-
sait humide et froid. J’y restai toute la jour-
née, et le lendemain je toussais si fort que
ma mère me garda huit Jours chez nous.
Aussi ne fus-je pas fâchée de tout cela.
M. Alfénor rit beaucoup de cette histoire,
et plaisania fort agréablement sur le mérite
+
JACQUES GALÉRON 85
qu'il y avait à embrocher d’un coup le plus
d’hérétiques possible.
— Enfin, comment avez-vous appris ces
projets contre Suzanne? demandai-je.
— Ma foi! du curé, qui me les a confiés
sous le secret; mais je l’ai laissé dire, et,
comme je n’ai rien promis... Vous connais-
sant, et connaissant mademoiselle, vous
comprenez, cela m'a révolté, et je n’ai pas
voulu m'en rendre complice per mon si-
lence. Il faut, madame, vous assurer des
protecteurs dans la commission d'examen,
afin de combattre ces intrigues, et, si vous
le désirez, je connais assez le proviseur du
collége…
— M. Vaillant le connaît aussi, dis-je en
interrompant sa roue. Mais qui a pu savoir
que Suzanne voulait être institutrice?
— | paraît que cela vient de madame
Houspivolon, me répondit-il. Comment l’a-
t-elle appris elle-même? C'est ce que j'ignore.
De ce jour, M. Alfénor, devenu notre
86 JACQUES GALÉRON
allié, vint souvent chez nous. Le bourgeois
désœuvré, à la campagne, est un être qui
volontiers se laisse aller sur les épaules
d'autrui. De là des liaisons souvent aussi
passagères qu’intimes. On se voit si faci-
lement et si fréquemment que l’on s’épuise
vite. Quelque heurt survient; l'ennui aï-
dant, on se brouille et l’on passe à d’autres
liaisons. M. Alfénor toutefois ne se serait
pas ennuyé chez nous, si Suzanne avait
bien voulu se charger de le distraire; —
mais cela viendra plus tard.
Nous en étions là. Les visites fréquentes
de M. Alfénor ne m'étaient point agréables ;
mais je ne savais comment les empêcher,
— n'ayant pas le drait de fermer ma porte,
comme on ferait à la ville, — quand je re-
cus une lettre de mon fils.
Puisque lui seul fut coupable, c’est à lui
d’être accusé, et, pour justifier Suzanne,
j'aurai le courage, madame, de l’accuser
devant vous, comme je l’ai fait devant
d’autres, qui ont feint de ne pas me croire.
JACQUES GALÉRON 87
On devrait ajouter foi pourtant aux paroles
d'une mère qui accuse son fils.
Alphonse avait perdu trois cents francs
au jeu. Ïl me les demandait sur-le-champ,
et ses instances avaient un accent désespéré
qui me terrifia. Îl me suppliait aussi de n’en
point parler à son père, et je m’en serais
gardée, sachant combien mon mari serait
affligé de cette faute et combien elle l'irri-
terait.
__ Mais j'étais fort embarrassée. Tout au
plus pouvais-je distraire cinquante francs
sans que mon mari s’apercût de ce vide dans
notre bourse, et c’était immédiatement qu’il
fallait envoyer. Je songeai à mes bijoux ;
mais 1l n'y a point d'orfevre à la Roche-
Néré; Je me vis donc obligée de recourir à
M. Alfenor, qui devait être indulgent pour
de semblables folies, et qui passe pour avoir
toujours des billets de banque dans son
secrétaire. Alphonse lui-même m’engageait
à m'adresser à lui.
Cependant il me répugnait d'emprunter
88 JACQUES GALÉRON
cet argent sans donner quelque gage. Su-
zanne, la première, eut l’idée d'offrir à
M. Granger ma chaîne de montre, qui a
coûté quatre cents francs. Je lui avais pro-
mis ce bijou pour ses noces, et ce fut elle-
même, la pauvre enfant, qui voulut le sa-
crifier.
J'étais presque malade d'émotion et de
chagrin; mais, comme il n’y avait pas de
temps à perdre, je me disposais à me rendre
chez M. Granger quand madame Houspi-
volon entra. Quel contre-temps! Les visites
de cette femme ne duraient jamais moins de
deux heures; le facteur de la poste aurait
quitté la Roche-Néré avant que j'eusse parlé
à M. Alfénor, ou du moins que mon envoi
pût être prêt.
La renvoyer sous un prétexte, c'était lui
livrer mon secret et la réputation de mon
fils, ou déchaîner contre nous, grâce à elle,
les langues de tout le pays, commentant les
plus étranges suppositions. Je jetais à Su-
zanne un regard désespéré quand je la vis
JACQUES GALÉRON 89
mettre furtivement dans sa poche la petite
boîte contenant la chaîne d’or, me faire un
signe et s'échpser. Elle se rendait à ma place
chez M. Alfénor. |
Il n’y avait là rien que de fort simple; les
commissions dela maison étaient à sa charge
habituellement. Toutefois, un instinct se-
cret me fit regretter cette démarche, et je
voulus rappeler Suzanne; mais la mine cu-
rieuse de madame Houspivolon, qui déjà
flairait un mystère, m'arrêla. J'étais cepen-
dant bien loin de prévoir les cruelles consé-
quences de cet incident. |
Suzanne trouva M. Alfénor dans son jar-
din, lisant le journal sous son kiosque. Elle
alla jusque-là, ne voulant parler qu’à lui;
sa commission n'était-elle pas un mystère?
Comme toujours, il fut galant, et ce jour-là
plus que d’habitude. Il protesta qu'il ne fe-
rait rien à moins d'un baiser. Suzanne re-
fusa d’abord ; mais comme il menaçait en
riant de le lui prendre, n'osant le repousser
trop vivement, ni se fâcher avec lui, et
90 JACQUES GALÉRON
comme enfin un baiser à la campagne ne
tire point à conséquence, elle se laissa em-
brasser. Il promit de me porter les trois
cents francs dans une heure, mais ne voulut
point accepter la chaîne, et 1l y eut entre
eux un débat à ce sujet, en fin duquel Su-
zanne fut obligée de la reprendre.
Ils n’avaient vu personne et se croyaient
seuls; mais, à la Roche-Néré, 1l y a des yeux
partout. On n’entendit pas ce qu’ils disaient,
mais on vit M. Alfénor embrasser Suzanne;
on vit celle-ci recevoir une chaîne d’or. Tel
fut le point de départ des calomnies qu’on
a répandues contre cette chaste enfant. J'en
suis encore à me demander comment on a
osé élever de la boue jusqu’à ce front si
pur.
Comment tout ce rayonnement de pureté
qui émane d'elle n’a-t-1l pas forcé au res-
pect ses détracteurs ? Peut-être ces choses-là
ne sont-elles pas visibles pour qui n’en a
rien en soi ? Mais enfin cette jeune fille, née
d’une famille honnête, s’est élevée dans le
JACQUES GALÉRON 91
pays sous les yeux de tous, et jamais, jus-
qu'à ce jour, aucune indélicatesse ne lui
avait été reprochée. De quelle nature sont
ces âmes qui croient au mal si facile-
ment ? |
Il y a toujours pour un acte plusieurs in-
terprétations possibles. D'où vient que cer-
taines gens ne doutent jamais que la plus
mauvaise soit la plus vraie? Ah! tenez, ma-
dame, l’indignation de ces gens-là n’est
qu'une comédie. Au fond, regardez-les bien :
ils frémissent de joie quand le mal ou son
ombre se présente à eux; c'est de l’amour
qu'ils ont pour lui.
Le jour de l’examen approchait. C'était
dans la première semaine d'août; nous
étions à la fin de juillet. Malgré les instances
de Jacques, j'avais décidé que le mariage
n'aurait lieu qu'après que Suzanne aurait
obtenu son brevet d’institutrice. Notre se-
cret étant devenu secret de comédie, nous
ne nous gênions plus. Nos jeunes gens se
voyaient tous les jours et sans mystère. Mais
99 JACQUES GALÉRON
nous en étions toujours à deviner qui avait
pu nous trahir.
Un jeudi, vers deux heures de l’après-
midi, nous étions tous au jardin. Mon mari,
qui ce jour-là par exception n'avait pas
de malade à visiter, assis à l’ombre d’un
figuier, un livre à la main, me regardait
émonder nos rosiers près de la maison. Un
vent frais tempérait la chaleur ; les feuilles
agitées produisaient mille jeux d'ombre et
de lumière ; c'était une belle journée. Nos
amoureux, s’écartant de nous. sous prétexte
de repasser la syntaxe, ne s'étaient arrêtés
qu’à l'endroit le plus reculé du jardin, au
banc des rosiers, le long du vieux mur de
l’ancien château. Là, sans plus craindre les
paternelles railleries de M. Vaillant, ils
s'étaient assis tout près l’un de l’autre, se
regardant à l’aise et se serrant les mains.
Voici leur conversation telle que Suzanne
me l’a racontée :
Jacques se plaignait de tracasseries nou-
velles. C’était à sa moustache qu’on en vou-
JACQUES GALÉRON . 93
lait maintenant, et le curé faisait valoir
contre cet ornement donné par la nature
une circulaire du recteur qui recommandait
«de ne rien porter d’inconvenant ou de sin-
gulier ; et de ne laisser croître ni ses cheveux
ni sa barbe. »
Jacques avait eu le tort aussi de ne point
assister aux vêpres le dimanche précédent,
ayant mal à la tête et sentant le besoin de
prendre l'air, après deux heures passées à
la messe et au sermon. Le curé l'avait ai-
grement repris de cette absence, l’assurant
qu’une bonne prière à Marie ou à saint Jo-
seph eût dissipé son mal mieux que l'air des
champs, et que, dans tous les cas, souffrir
pour Dieu était œuvre méritoire.
— Voyez-vous, Suzanne, disait le pauvre
garçon, je ne voulais pas être soldat à cause
de la discipline qui me semblait trop dure;
mais, depuis que je suis sous la férule de ce
prêtre et de la coterie qui l’entoure, je me
sens bien plus malheureux. A l’armée, la
94 JACQUES GALÉRON
discipline est la même pour tous, c’est une
loi qui parle ; ici je suis le jouet d’imbéciles
et de méchants.
— Eh bien! dit Suzanne assez hypocri-
tement, si vous regrettez l’état nulitaire, 1l
faut vous engager, mon ami.
— Tu le veux? demanda Jacques en
hochant doucement la tête et en la regar-
dant avec amour.
En souriant, rougissante, elle fit signe
que non. Îls se parlaient à voix basse, et
qui les eût écoutés d’un peu loin depuis
un moment n’eût rien entendu. Tout à coup
une grosse pierre, se délachant d’en haut,
vint frapper le banc, et un bruit sourd,
mais profond, se fit entendre.
Plus prompt que l’éboulement, Jacques
avait emporté Suzanne; mais ils se retour-
nérent, saisis d'une nouvelle frayeur; car,
au milieu du mugissement des pierres crou-
lantes, un cri humain avait retenti, si per-
cant qu'il était arrivé jusqu’à nous. Mon
JACQUES GALÉRON 95
mari et moi nous accourûmes, et, quand le
nuage de poussière se fut dissipé, nous
vimes tous ensemble, au-dessous d’une
large trouée pratiquée dans le mur, à la-
hauteur d'environ trente pieds, madame
Houspivolon, hurlante, échevelée, à cheval
sur un tronc de liérre, et s’accrochant au-
tour d’elle, avec terreur, aux feuilles et aux
rameaux qui cédaient sous sa main.
Ce fut d’abord une stupéfaction profonde,
puis, je l'avoue, un fol éclat de rire. La pu-
nition était si bien méritée que cette es-
pionne, prise à son propre piège, ne nous
inspirait aucune commisération. Nous nous
rappelâmes alors qu'il existait au haut de
la muraille une meurtrière que le lierre
avait recouverte. C'était là que, juchée sans
doute sur une échelle, elle se plaçait pour
écouter ce que nous disions, quand nous
nous croyions seuls, dans l'intimité de no-
tre mutuelle confiance. Depuis deux mois,
nous venions éludier sur ce banc, Suzanne
et moi, et nous avions passé là toutes les
96 JACQUES GALÉRON
plus belles heures des jours du printemps.
Aussi, ne nous fimes-nous faute d'exprimer
notre indignation, tandis que, par les ad-
jurations les plus pathétiques et les plus
humbles, madame Houspivolon nous priait
de venir à son secours.
Comme elle se trouvait environ à vingt
pieds du sol, une échelle était nécessaire.
Jacques l’alla chercher, mais à pas comptés.
je dois l'avouer. La branche était solide, et
le châtiment si juste! Pendant ce temps,
Suzanne, la méchante enfant, quoique au
dedans animée d’une épouvantable colère,
faisait semblant de ne pouvoir contenir ses
rires, dont les éclats allaient sangler la mi-
sérable espionne sur son pilori.
M. Vaillant, de son côté, faisait le rôle du
maître d'école en demandant gravement à
madame [louspivolon comment et pourquoi
elle se trouvait là.
— J'étais venue pour attraper un de mes
lapins, dit-elle.
JACQUES GALÉRON 97
— Quoi! vos lapins grimpent aux mu-
railles ? répliqua mon mari au milieu des
nouveaux rires que cette réponse excita.
— Vous savez bien que le terrain est plus
haut de notre côté.
— Oui, de dix pieds, mais non pas de
trente. Et tenez, je vois là-haut, par l’ou-
verture de l’éboulement, un des montants
de l'échelle qui vous servait à espionner de
braves gens, dont certes vous êtes incapa-
ble, madame Houspivolon, de comprendre
les paroles. |
La coupable baissa la tête, et, ne sachant
que dire, se remit à s’agiter en criant qu'on
la délivrât.
— Doucement, reprit mon mari, douce-
ment, que diable! vous nous montrez déjà
l'extrême finesse de vos jambes, et c’est bien
assez. Puis, à force de remuer, vous pour-
riez provoquer un nouvel éboulement. Te-
nez-vous tranquille.
Jacques s’était fait aider d’un voisin pour
porter l'échelle.
100 JACQUES GALÉRON
gion, tandis que vous avez refusé une feuille
sage et bien pensante que vous offrait M. le
curé !
— Quoi! monsieur, le Journal des villes
el des campagnes, une des feuilles les plus
cléricales et au fond les plus ennemies de
l'état de choses actuel ?
— Vous croyez? murmura le fonction-
naire. Eh bien! ce qu'il y a de plus simple,
c’est que vous n'avez pas besoin de lire les
journaux; la politique n’est pas votre af-
faire.
— Je suis citoyen, dit Jacques douce-
ment.
Eh! monsieur, l’on m'avait bien dit
que vous étiez raisonneur. Cela ne vaut rien
pour votre état. Moi, votre supérieur, j’obéis
au recteur de l’Académie, qui obéit à bien
d’autres! Vous ne ferez ainsi que vous nuire,
sans pouvoir rien réformer. Enfin, si les
lectures que vous offre un ministre du Sei-
gneur ne vous conviennent pas, tenez-vous-
JACQUES GALÉRON 401
en à vos livres d'école, et prencz garde sur-
tout au choix de vos relations.
— Les personnes que vous accusez de
démagogie, dit Jacques, sont tout simple-
ment des gens instruits, qui ont l'esprit
large et tolérant. Je dois les considérer
comme étant de ma famille, puisqu'ils ser-
vent de père et de mère à ma fiancée.
— Votre fiancée! Vous faites bien de m’en
parler; car, sans vouloir vous faire de la
peine, j'ai encore un bon conseil à vous
donner là-dessus. Nous ne pouvons pas
nous mêler de vos mariages, mais il est de
notre devoir de vous éclairer quand vous
ne faites pas un choix convenable. Un ins-
tituteur doit l’exemple dans son ménage
comme au dehors ; 1l lui faut donc une com-
pagne sérieuse, et non pas une fille coquette
et légère, qui a déjà gravement compromis
sa réputation.
— Monsieur, monsieur, s’écria Jacques,
hvide et tremblant, il faut être insensé pour
6.
102 JACQUES GALÉRON
parler ainsi de Suzanne ! Quel est le misé-
rable qui vous a dit cette lâcheté-là ?
— Monsieur, je ne recois mes renseigne-
ments que de gens très-honorables, répliqua
l'inspecteur en se retirant. Tàchez de vous
calmer et de réfléchir. ‘
Le pauvre garcon nous a dit depuis s'être
senti comme foudroyé par l'effort qu'il avait
dû faire pour se contenir et pour ne pas aller
étrangler le curé, qui, à la distance de quel-
ques pas, les regardait, un mauvais sourire
aux lèvres. En effet, bientôt après, Jacques
se mit au lit, et, dès le soir, mon mari recon-
nut les symptômes d’une fièvre cérébrale.
Ce même jour, Suzanne, en se rendant à
Ja férme, chez sa mère, avait rencontré la
plus jeune des petites Pigeon, Henriette,
occupée à cueillir des fleurs dans les prés.
Ces petites, autrefois, traitaient Suzanne
avec amitié, mais, depuis quelque temps,
elles passaient à côté d’elle, les yeux baissés,
murmurant à peine un bonjour. Henriette,
d’abord, fit de même, et laissa passer Su-
JACQUES GALÉRON 103
zanne; mais ensuite elle se mit à courir en
avant d’elle, et, traçcant comme un papillon
des zigzags le long du sentier, tout en se
baissant et se relevant pour happer quelque
marguerite :
— Vois-tu, Suzanne, lui dit-elle, je ne
te parle plus parce qu'on me le défend.
— On vous le défend! Qui donc?
— Maman et ma tante Prudence.
— Etpourquoi cela, Henriette?
— Oh! ma chère, c’est qu’on dit bien des
choses de toi. Il paraît que tu as des amou-
reux. Je croyais que c'était permis, moi,
quand on est grande; mais ces dames trou-
vent que c’est mal d’en avoir plus d’un.
— Je n’en ai qu'un.
:— Eh bien! ma chère, on assure que tu
en as deux : M. Alfénor et M. Jacques.
Suzanne rentrait, le cœur gros de colère
et d’indignation, quand elle trouva son
flancé dangereusement malade, et frappé
des mêmes mains, et par les mêmes coups.
104 JACQUES GALÉRON
Je vis dans son œil noir un éclair de haine;
mais eile se contint et ne voulut s’occuper
que de Jacques. 11 me fut impossible d’em-
pêcher qu’elle s’établit auprès de lui.
— Maman, disait-elle, vous ne m'ôterez
pas de l'idée que mes soins lui font plus de
bien que ceux des autres. Pensez-vous que,
pour plaire à ses ennemis, je veuille le
laisser mourir? Ils ne diront pas de moi
plus de mal qu'ils n’en ont dit ; et d’ailleurs
c'est une honte qu’on n'ait pas en ce pays
le droit de soigner un homme qu'on aime
et avec qui l’on veut se marier. Ces conve-
nances-là, maman, ne sont pas de vraies
convenances, et je ne sais pas d'où elles
viennent; mais, à coup sûr, de quelque
chose de mal.
Ilest certain que sa présence faisait à
Jacques beaucoup de bien, et mon mari
constata plusieurs fois que, pendant les
courtes absences de Suzanne, la fièvre aug-
mentait, tandis que, sous la tiède pression
JACQUES GALÉRON 105
des mains de la jeune fille, la peau du ma-
lade devenait moins sèche et son pouls se
ralentissait. Un mieux réel se produisit
enfin au bout de huit jours, et ce nous fut
un grand soulagement; car notre angoisse
était double : nous n’étions plus qu’à deux
jours de l'examen ; 1l fallait partir ou aban-
donner le terrain à nos ennemis. Suzanne
se décida.
— Jacques, dit-elle en prenant la main
de son fiancé, je vais là-bas travailler à
notre mariage; toi, promets-moi de lutter
ici contre la maladie, afin qu’elle ne te
reprenne pas quand je ne serai plus là.
Avec un pâle sourire, il promit, et nous
partimes.
Jusqu'alors, en pensant au jour de l’exa-
men, Suzanne avait tremblé de peur, et sa
timidité me rendait fort inquiète. Mainte-
nant, elle ne semblait pas douter du succès:
je la vis avec étonnement promener son
regard sérieux et calme sur le jury qui allait
406 JACQUES GALÉRON-
l'interroger. Elle se présenta avec un sang-
froid modeste et ses réponses furent par-
faites. Un des examinateurs, évidemment
prévenu contre elle, chercha vainement à
l'embarrasser; par son savoir et sa simpli-
cité, elle déjoua tout. On l’applaudit et on
la félicita. Ce fut un triomphe. |
En rentrant dans notre chambre, elle se
jeta dans mes bras et fondit en larmes.
— Ah! maman, qu'il va être heureux! je
veux qu'il le soit. Votre Suzanne à présent
n’est plus une petite sotte. Me voilà femme,
et je me sens forte contre les méchants.
Toutes les épreuves terminées, nous re-
vinmes en hâte. Jacques avait tenu parole,
il était convalescent. La nouvelle du succès
de Suzanne nous avait précédées, et la co-
terie était consternée. -
Elle ne se tint pas pour battue cependant,
et nous le vimes bien. Le mariage devait
avoir lieu au mois de septembre; mais tout
à coup les parents de Suzanne, bien dispo-
JACQUES GALÉRON 107
sés jusqu'alors, refusèrent leur consente-
ment. C'était la grand’'mère, une vieille dé-
vote, qui leur avait ainsi brouillé l'esprit.
Remontrances, pleursetsupplicationsfurent
inutiles.
Nous nedésespérâmes pas toutefois de les
fléchir ; mon mari avait de l’influence sur le
père Meslin; mais le temps se passait; l’an-
née scolaire commençait avec le mois d’oc-
tobre. Si l’école de Suzanne n’était pas ou-
verte au plus tard au mois de novembre,
époque réelle de la rentrée des enfants à la
campagne, elle perdait l’année entière.
C'était bien ce qu’on voulait. Elle ouvrit son
école chez nous, sans attendre son mariage,
et plusieurs parents, mécontents des sœurs,
lui donnèrent leurs filles.
On trouva ces petites-là si heureuses et si
bien tenues, que des défections eurent lieu
dans l’école des sœurs, où la rage fut à son
comble.
Je n’ai pas l'intention, madame, croyez-le
bien, d’insulter ces religieuses. Elles croient
108 JACQUES GALÉRON
servir le bien, et le servent de toute leur
âme, — avec les passions qu’elle renferme ;
la nature même les y force à leur insu. —
Un de leurs premiers dogmes étant de croire
au mal, et comme principe et comme incar-
nation, leur devoir doit être de le pour-
suivre à outrance, et leur défaut de le voir
partout.
Ce pauvre monde, si anathématisé par
l'esprit chrétien, ce monde dont le besoin et
le goût de vivre sont si opposés à cette re-
ligion de la mort, qui ne cherche la vie
qu’au delà de la tombe, ce monde n’est, ne
peut être pour elles qu'un adversaire et un
ennemi.
Relisez les Pensées du père Bouhours et
tant d'autres thèmes semblables : le monde
est l'ennemi du christianisme. N’est-il pas
rigoureusement logique, d’après cela, d’a-
jouter que le christianisme est l'ennemi du
monde? Et n'avons-nous pas droit de nous
plaindre d’être livrés, pieds et poings liés,
à notre ennemi ?
JACQUES GALÉRON 109
L'esprit de fraternité, sans doute, est dans
l'Évangile ; mais il n’est que là. L'inspiration
de Jésus, tout insuffisante qu’elle soit, fut as-
surément large, élevée, sublime; mais ses
continuateurs l'ont perdue. Et de même
qu'aux yeux des docteurs chrétiens les pau-
vres sont créés pour le salut des riches, de
même, pour les chrétiens zélés, le monde,
la vie n’est que le terrain nécessaire sur le-
quel pose et travaille le petit nombre des
élus.
De quelle bouche d’ailleurs, de quelle
inspiration vinrent ces calomnies qui nous
frappaient sans relâche? Je ne le sais et ne
Je cherche point. Elles sont venues d’un
parti, notre adversaire naturel, et que J'ac-
cuse seul. Chaque jour nous atteignaient
au vif de nouveaux traits, toujours plus em-
poisonnés.
Depuis l'opposition des parents de Su-
zanne, J'avais cependant obligé nos amou-
reux à se voir plus rarement. Ne trouvant
pas à s'exercer sur des visites de jour, la
7
110 JACQUES GALÉRON
malignité supposa des visites de nuit, et le
maire, poussé par la coterie, fit ébrancher
le platane de l’école qui s’étendait au delà
de notre mur, parce qu’on soupconnait que
les branches de cet arbre pouvaient servir
à des escalades nocturnes. À la campagne
tout se dit; nous pümes entendre les quoli-
bets des bûcherons chargés de l’ouvrage.
Quelle lâcheté de s’en prendre ainsi à la ré-
putation d’une femme, cible toujours at-
teinte, glace ternie par la moindre haleine !
Mais cette fois, à force de méchanceté, ils
nous servirent. |
— Votre fille, maintenant, ne peut épou-
ser que l’instituteur, dit mon mari au père
Meslin, qui fut vaincu par cet argument.
Le mariage eut lieu en décembre.
Quelques jours auparavant, Suzanne, qui
pour son billet de confession répugnait trop
à s'adresser au curé Babillot, profita d’une
réunion de prêtres à la Roche-Néré pour
s'adresser au Cure d’une paroisse voisine.
JACQUES GALÉRON 111
Elle attendait dans l’église, quand la sœur
Sainte-Angèle entra et vint s’agenouiller
près de l’autel. ;
D'abord la chère sœur, comme l’appellent
les petites filles, qui tremblent à sa voix, se
contenta de prier avec ferveur et en pous-
sant de profonds soupirs; puis, comme si
elle venait de prendre une résolution, elle
se leva, et s’approchant de Suzanne :
— Vous êtes venue pour vous confesser ?
lui demanda-t-elle de sa voix creuse.
— Oui, madame.
— Vous osez vous approcher des sacre-
ments dans un but coupable! Vous vous
damnez, ma fille, pensez-y bien. Dieu vous
parle en ce moment par ma voix; c’est lui
qui m'a poussée à venir vous adresser ces
remontrances. Offrez votre cœur en sacri-
fice, ne songez qu'à l'amour de Dieu et
rompez ce mariage imple.
— Et qu'a-t-il d'impie, madame, s’il vous
plaît ? demanda la jeune fille, qui ne savait
trop si elle devait rire ou se fârher.
119 JACQUES GALÉRON
— Ce qu'il a? ce qu'il a? répéta la reli-
gieuse embarrassée; eh bien! pourquoi ne
dirais-je pas la vérité? Vous avez choisi la
science mondaine, renouvelant ainsi la faute
de notre mère Eve, et, comme elle, vous
serez maudite, et le fruit de l'arbre de
science donnera la mort à votre àme. Il n’y
a que deux voies : celle de notre doux sau-
veur Jésus et celle du monde. Vous avez
pris la mauvaise, malheur à vous!
— Ainsi, madame, un instituteur est pour
VOUS un réprouvé ?
— Îl est l’instrument du mal, il est le che-
min de l'irréligion. C’est à l'Église seule à
donner la science ; elle seule connaît la juste
mesure que l'esprit humain en peut rece-
voir. Je vous le dis, ma fille, vous suivez
le mauvais chemin; vous dressez votre autel
contre l’autel de Dieu. Priez, demandez la
grâce : elle vous donnera la force de renon-
cer à vous-même et au péché de votre cœur.
Elle s’éloigna d’un pas sec et austère, et
JACQUES GALÉRON 113
Suzanne suivait des yeux cette longue forme
noire et les ondulations brisées du voile noir
sur le béguin blanc. Le soir, en me racon-
tant cela :
— Maman, me disait-elle, 1l m'a semblé
voir le moyen âge en chair et en os. Mais
cette femme est sincère, et c'est peut-être
une des meilleures de tout ce monde-là. Ma-
man, savez-vous? me voilà toute fière si je
pouvais aider nos paysans à sortir de tout ce
passé de mauvais rêves et de folles peurs.
Si je pouvais leur faire aimer Dieu plutôt
que le craindre !
— Ma fille, lui dis-je, ne le fais jamais
parler; ce sera déja une belle et bonne
œuvre.
Ils étaient donc mariés, et s’aimaient si
profondément, avec une joie si pure et si
vraie, que cet amour, à le voir seulement,
rafraichissait le cœur. Il sembla que leurs
ennemis eux-mêmes respectaient leur bon-
heur; du moins on les laissa tranquilles
pendant quelques mois.
114 JACQUES GALÉRON
Leurs deux écoles étaient pleines; toute
allocation, il est vrai, avait été refusée à
linstitutrice par le conseil municipal; mais,
sobres et économes, ils prospéraient. Un
bon jardin, cultivé le soir par Jacques, et
que le vieux Galéron sarclait, peignait, ra-
tissait commeun jardin de grande ville, une
chèvre, un porc, des poules, tout ce petit
avoir de la campagne qui de lui-même vient
remplir le pot-au-feu, tout cela les mettait
à l'aise.
Les enfants n'étaient point encore venus,
mais 1ls s’annoncaient ; Suzanne éprouvait
ces indispositions soudaines et passagères,
ces subites pâleurs qui avertissent les jeunes
femmes qu’une nouvelle vie s’agite en elles.
Mais la fraîcheur et le coloris revenaient
presque aussitôt; encore embellie par le
bonheur, elle souriait comme on respire. —
Hélas! elle a bien changé. |
Non-seulement, dans les premierstemps,
on ne les tourmenta plus, mais on leur fit
des avances. On les attira malgré eux à
JACQUES GALÉRON 415
quelques diners, à quelques soirées, où
l'on s’occupa d’eux plus qu'ils n’eussent
voulu. |
— Par sa position d'institutrice et de
- femme de l’instituteur, Suzanne est main- :
tenant une des nôtres, me disait en se ren-
gorgeant madame Bonafort.
Et l’on allait chez eux voisiner et fureter,
troublant leur doux tête-ä-tête. Était-ce
pour les mieux trahir? Je l'ignore.
Au fond de tous ces empressements ca-
pricieux, 1l y a ce besoin d'autrui que nous
avons tous, qui, chez les esprits oisifs et
vulgaires, se change en curiosité avide et
malsaine. Il n’y eut pas jusqu’à madame
Houspivolon qui ne voulût, au désespoir de
Suzanne, se raccommoder avec eux. Mais,
vis-à-vis de nous, ses tentatives échouërent.
— J'aime mieux l'avoir pour ennemie,
dit mon mari : c'est plus sûr.
Au mois d'avril a lieu la ballade de Cham-
peaux, qui est une fête pour tout le pays
environnant. Champeaux est un village à
116 JACQUES GALÉRON
trois lieues de la Roche-Néré. Ce jour-là,
quand l’école serait ouverte, 1l n’y viendrait
point d'enfants, c’est donc jour de congé ; le
jeudi le remplace. Jacques et Suzanne, dont
l'admiration est fort jeune encore, se firent
un plaisir d'aller à Champeaux pour voir
les étalages des marchands, les chevaux de
bois, les oripeaux de toute sorte qui s’y
étalent, et les pompes des charlatans.
La bourgeoisie de la Roche-Néré, aussi
bien que celle des autres bourgs, court à
ces fêtes champêtres, et Suzanne se trouva
entassée dans un char à bancs avec mes-
dames Bonafort et Houspivolon, et trois ou
quatre paysannes. Jacques suivait à pied la
voiture, qu’il rattrapait dans les montées ou
dans les mauvais passages, si par hasard
quelque chemin sans trous et sans ornières
engageail le conducteur à mettre sa bête au
trot. C'était au commencement de la gros-
sesse de Suzanne; bientôt les cahots la fati-
guèrent, et elle se sentit si mal qu’elle vou-
lut descendre.
JACQUES GALÉRON 117
On arrêta. C'était à moitié chemin; il
n’était pas plus difficile d'aller à Champeaux
que de retourner à la Roche-Néré. Suzanne
tenait à voir la fête; elle essaya donc de
marcher à côté de son mari, mais fut bien
vite fatiguée. C'était en plein midi; le soleil
était ardent; on avait à monter de longs
coteaux; la jeune femme, n’en pouvant plus,
s’assit bientôt sur un tertre en face de Jac-
ques tout déconcerté.
Comme ils avaient pris par un sentier qui
coupait tout droit, ils se trouvaient un peu
en avant du char à bancs; mais celui-ci les
atteignit bientôt. On engagea Suzanne à
remonter; elle n’en voulait rien faire de
peur de se blesser, mais se gardait de dire
ses raisons. Le débat, composé des excla-
mations et des discours des six ou sept per-
sonnes qui parlaient toutes à la fois, n’était
pas près de finir, quand, apercevant le ca-
briolet de M. Alfénor, qui accourait légère-
ment derrière eux, le conducteur s’écria :
— Mafoi! voilà votre affaire. M. Alfénor
7.
4118 JACQUES GALÉRON
est seul; sa voiture est douce qu’on ne la
sent pas; 1l vous donnera une place.
— Ça se trouve on ne peut mieux, dit
madame Houspivolon en regardant madame
Bonafort.
= Suzanne refusa d’abord, et eût bien pré-
féré de rester sur le chemin; cependant la
situation était si embarrassante, et il était
si difficile de donner une raison plausible
pour un refus, qu’en voyant Jacques lui-
même joindre ses instances à celles de
M. Alfénor et de tous les autres, elle céda,
quoique à regret. Le cabriolet, fort étroit,
ne contient que deux personnes.
Il paraît que lorsque Jacques ne fut plus
à portée d'entendre, madame Bonafort dit,
en suivant des yeux le léger véhicule qui
fuyait deyant eux :
— Voilà un mari bien complaisant!
— Trop complaisant ou trop niais, ré-
pondit madame Houspivolon… Et ne trou-
vez-vous pas, ma chère, qu’on dirait un fait
exprès?
JACQUES GALÉRON 419
— C'estceque je pensais, réplhiqua l’autre.
Certes, les intentions de M. Alfénor n’é-
taient pas bonnes, et Suzanne s’en doutait,
à le voir tourner autour d’elle comme il fai-
sait depuis son mariage. Aussi était-elle
contrainte et sérieuse. Il s’en apercut, et
pour ménager le retour sans dôute, il se
borna à quelques compliments et fit l’ai-
mable et le bon garcon.
_ Le soir, en revanche, àil fut plus hardi;
mais Suzanne le traita si sévèrement, avec
tant d'indignation, qu'il perdit tout espoir
et fit des menaces. Il a passé en effet dans
le camp de nos ennemis. Quelle preuve plus
évidente de l’innocence de Suzanne!
Mais tencz, madame, ce qu'il y a de plus
irritant, c’est que cette innocence même
doive être discutée ; c’est que la pureté
d’une chaste enfant soit souillée, par cela
seul qu'elle vit à côté de vieilles et sales
imaginations; c'est que tout ce que nous
avons de beau et de grand en ce monde soit
abaisse par le mal jusqu’à son niveau, etse
#
120 JACQUES GALÉRON
flétrisse en réalité, au contact répété des
soupçons bas, des précautions viles, de tout
cet odieux système préventif qui traite la
nature humaine en coupable et le vice en
maitre.
Ces accusations, je le sais, madame, ont
été portées jusqu’à M. le recteur, et voilà
pourquoi je vous dis tout en si grand détail.
Cette aventure et la scène du Jardin que je
vous ai rapportée, voilà sur quoi sc fondent
ces imputations d’une conduite coupable,
de mauvais exemples, donnés par l'insti-
tutrice de la Roche-Néré. Mais qu'y a-t-1l
autre chose dans tout cela que des interpré-
tations méchantes? À ce compte, existe-t-1l
une seule femme qui, par le simple con-
cours des circonstances les plus ordinai-
res, ne puisse donner pareille prise au
soupçon ?
Les hostilités commencèrent à Ron
d’un livre que le curé voulut introduire dans
l'école, à la pläce de la morale pralique,
recueil de traits d'héroisine, de délicatesse
JACQUES GALÉRON 191
ou de bonté, ouvrage autorisé, que Jacques
avait choisi pour livre de lecture des grands.
— Vous ne vous plaindrez pas, dit
M. Babillot, en manière d'introduction ;
je vous apporte l’ouvrage d'un professeur
de philosophie.
— Je préfère conserver le livre actuel, ré-
pondit Jacques. Rien n’est plus propre à
élever l’âme des enfants que de belles ac-
tions bien vraies, qui ont été faites et non
pas rêvées. Cela vaut mieux que tous les
préceptes. L'enfant sent et comprend tout à
la fois; c’est sa propre émotion qui le per-
suade. | |
— Eh bien! vous alternerez. Je tiens à
mon Pelit-Jean. Voyez, c'est aulorisé par
le conseil de l'instruction publique, et muni
d'excellentes approbations des évêques de
Rennes et de Poitiers. Ah! si tous les pro-
fesseurs de philosophie en faisaient autant!
Jacques lut le livre, qui ne lui plut pas.
IL trouva singulier qu’un professeur de phi-
losophie écrivit ceci :
199 “JACQUES GALÉRON
« Lorsque Dieu, pour nous punir, ou nous
éprouver, nous envoie une grande pluie
au milieu de la moisson. »
Et ceci encore : « Quant au diable, il est
vrai qu'il nous tente et qu’il tâche souvent
de nous faire faire le mal, mais... Dieu
ne lui permet pas de se montrer à nos
yeux. »
Quel dommage!
Il crut un instant à quelque malice du
professeur de philosophie, quand 1l le vitra-
conter l’histoire des QUARANTE-DEUx enfants
mangés par uN ours pour avoir insulté le
prophète Elisée, et celle de Tobie devenu
aveugle parce qu’une fiente d’hirondelle était
tombée sur ses yeux fermés.
Mais quand il eut pris connaissance du
chapitre intitulé : Vous aurez toujours des
pauvres, et de cette histoire d’un enfant
impie, frappé d’un coup de tonnerre pour
s'être moqué de deux autres qui faisaient
leur prière pendant l'orage, et que leur piété
sauva; quand il eut vu Petit-Jean, le héros
- JACQUES GALÉRON 193
du livre, sauter du haut d’une maison dans
un incendie, et arriver en bas sans aucun
mal, parce qu’il avait fait le signe de la
Croix, il dit :
— Je n'aime pas ce monsieur-là.
Et il mit le livre de côté.
Ça ne fit pas l'affaire du curé Babillot, qui
tenait à son professeur de philosophie. Il
revint à la charge. Jacques d’abord éluda;
mais, à la fin, impatienté, il déclara qu'il
tenait à son livre de lecture, et que, lorsqu'il
serait achevé, on verrait après.
Le curé trouva que son autorité était mé-
connue et se fâcha en termes de maître qui
blessèrent Jacques au vif dans sa dignité.
Le dimanche suivant, le curé fit un ser-
mon, où, de ce ton à la fois emphatique et
trivial dont il a l'habitude, il tonna contre
l'esprit de révolte et d'indépendance, qui
perd les plus humbles communes aussi bien
que les peuples et les individus; 1l assura
que, malgré tous ses soins, le démon des
mauvaises doctrines se glissait dans la pa-
124 JACQUES GALÉRON
roisse, et qu’il en serait bientôt maître, si on
ne le combaîttait par les pieux enseignements
de l’Église.
— Voyez-vous, mes chers amis, il n'y a
que deux choses : Dieu et le démon; pas de
milieu. Si vous n'êtes pas avec Dieu, vous
êtes avec le démon. Le démon, c’est l'esprit
du monde et sa fausse science. Dieu, c’est
ici l'Église qui le représente; il ne faut donc
vous fier qu’à l’Église, à elle seule, pour
tout, pour instruire vos enfants comme pour
tout le reste. Elle en est bien capable, puis-
qu'elle est inspirée de Dieu, et, si vous n’é-
tiez pas contents, mes frères, vous seriez
bien difficiles. Ce sont vos filles surtout, l’es-
poir de la famille, qu'il faut confier à ces
saintes femmes qui ont renoncé à tout sur
la terre pour être les épouses du Sauveur.
Elles seules peuvent leur inspirer, avec une
fervente piélé, la douceur et l’obéissance,
sans lesquelles il n’y a point de paix dans la
société; tandis qu'elles n’apprendraient ail-
leurs que le goût des vaines parures, fdes
JACQUES GALÉRON 195
plaisirs mondains, et peut-être pis encore,
et enfin cet esprit d'examen et d’insubordi-
nation qui est le fléau de notre siècle.
Il s’étendit ensuite sur l’ordre, la disci-
pline, les soins touchants, les beaux résul-
tats d’une école de frères de la Doctrine
chrétienne, qui existe dans une commune
voisine. |
Ce sermon était un manifeste abus de
pouvoir, une déclaration de guerre. Aux vé-
pres du même jour, Jacques ne reparut pas
au banc des chantres; 1l était allé se placer
à côté de sa femme, dans l’autre nef. La loi
n’oblige pas l’inslituteur de chanter au lu-
trin ; elle l’y engage seulement. La retraite
de Jacques ôtait aux cérémonies religieuses
tout le charme d’une belle voix; mais il n’y
avait rien à dire, et le nez des vieux chan-
tres recommenca de fonctionner, au grand
détriment de nos oreilles et de la solennité
des offices.
Assurément, madame, vous ne le mierez
pas, Jacques, insulté ouvertement, avait le
126 JACQUES GALÉRON
droit de se retirer du milieu de ses adver-
saires. Mais, à partir de ce moment, com-
mença contre lui et l'institutrice un système |
de taquineries sourdes, sans trêve, trop lon-
gues à vous raconter. Ils en souffrirent beau-
coup, et nous avec eux. Rien ne met l’âme
mal à l’aise comme de se sentir l’objet de
la malveillance d’autrui et d'être forcé au
ressentiment. |
Nous eûmes la preuve de menées ayant
pour but de chasser Jacques et Suzanne, par
une lettre de M. le recteur qui leur offrait
une autre commune et les engageait à l’ac-
cepter; votre mari, madame, leur recom-
mandait en même temps d'avoir le plus
grand respect pour l'autorité cléricale dans
cette nouvelle résidence, et d’y montrer plus
de tact et de prudence qu'ils n'avaient fait
à la Roche-Néré. |
Jacques répondit qu'il tenait à notre com-
mune par des liens très-puissants de famille
et d'amitié; qu’il n’avait commis aucun acte
répréhensible; et qu’on voulût bien le juger
JACQUES ’GALÉRON 1497
avant de le condamner, défiant qu’on püt
prouver contre lui aucun fait de nature à
motiver son changement. Les choses, en
effet, en restèrent là pour le moment.
Nos ennemis toutefois ne se découra-
geaient pas; un hasard nous en donna la
certitude. À peu de jours de là, mon mari,
ayant une affaire avec M. Alfénor, se rendit
chez lui. Comme c’est l’habitude à la cam-
pagne de laisser les portes ouvertes, 1l par-
courut le rez-de-chaussée sans trouver per-
sonne, et pénétra ainsi jusque dans le jardin,
où la bonne lui dit que M. Alfénor était dans
sa chambre, et l’alla chercher.
La chaleur était forte. M. Vaillant, après
avoir jeté les yeux autour de lui, choisit le
coin d'ombre le plus épais, et alla s’asseoir
sur un petit banc recouvert par les branches
d’un énorme laurier-cerise, le long du mur
qui, de ce côté, sépare le jardin des Granger
de celui des Bonafort. Il n’était là que de-
puis un instant quand il entendit plusieurs
voix dans l’autre jardin, voix qu’il reconnut
1928 JACQUES GALÉRON
bientôt pour celles de M. et madame Bona-
fort, de M. le curé, et de mademoiselle Pru-
dence, et qui, se rapprochant de plus en
plus, vinrent se faire entendre tout proche,
de l’autre côté du mur, comme si les per-
sonnes s'étaient assises là. On parle haut à
la campagne, et d’ailleurs mademoiselle
Prudence est un peu sourde ; pas une parole
ne se perdit.
— Ce serait pourtant un peu fort, disait
la maîtresse du lieu, si nous ne pouvions
venir à bout de ces gens-là; car enfin nous
sommes les notables de l'endroit, tandis
qu'un instituteur, un paysan décrassé, ça
n’a pas de protections.
— Que voulez-vous? dit le curé, il n’y a
pas encore contre lui de choses assez
graves.
— Pas de choses graves! cria de son ton
grêle mademoiselle Prudence. Comment
donc, mon cher monsieur le curé, les pro-
grès de l’irréligion... c’est épouvantable!
JACQUES GALÉRON 129
On brülerait ces gens-là qu’on ferait bien.
Oh non! moi, voyez-vous, ce ne sont pas des
choses que je supporte, et quand je vois cette
petite mijaurée quioselutter avec nos saintes
sœurs, je l’étranglerais de mes deux mains!
— Je ne dis pas, je ne dis pas; c’est très-
grave pour la conscience; mais la loi ne
“inquiète pas de cela.
— La loi a raison. dit M. Bonafort d'un
ton doctoral; 1l faut des preuves, c’est la ga-
rantie du citoyen. Moi, je suis de votre avis
en ce que j'aimerais mieux un autre insti-
tuteur, un bon garcon dont on pourrait faire
quelque chose et qui ne serait pas avec les
Vaillant. Je n'aime pas les Vaillant, parce
qu’ils sont fiers, dissimulés, ne disant point
leurs affaires, mais.
Tandis qu'il cherchait le commencement
de son idée, sa femme reprit ;
— Mais enfin il refuse de chanter; c’est
une chose grave.
— [] n’y est pas obligé absolument.
130 JACQUËS GALÉRON
— C'est un manque de zèle.
— Oh! pour cela, 1l peut être sûr que les
gralfications ne tomberont pas chez lui; il
s’en tirera comme il pourra, et nous nous
arrangerons même, en fevrier prochain,
pour faire abaisser par le conseil municipal
le taux de la rétribution scolaire.
— Hum! est-ce bien juste? objecta M. Bo-
nafort, faisant l’impartial.
— Bon! s’il n’est pas content qu'il s’en
aille!
— Et bon voyage, monsieur du Mollet!
ajouta en fausset mademoiselle Prudence,
qui frappa des mains.
— Il y a pourtant des cas, dit madame
Bonafort, où le maire peut suspendre l’ins-
tuteur.
— Oh! pour cela, il faudrait un grand
scandale; mais, pour des choses sans éclat,
il n’y à pas moyen. Et puis cet homme-là
tient bien son école; 1l est exact, appliqué,
ne s’enivre point.
JACQUES GALÉRON 131
— Et sa femme! Une institutrice ne doit
pas faire parler d’elle.
— Sans doute; mais là encore pas de
preuve.
— Bah! on n’ose pas s’adresser aux hon-
nêtes femmes. M. Alfénor n'aurait pas eu
cette audace s1 elle ne l’avait pas encou-
ragé.
— Vous l’a-t-il dit?
— Non; il rit quand on lui en parle, voilà
tout. Enfin, monsieur le curé, ce qui est
grave, c’est que ce Galéron a méconnu votre
autorité. La loi vous a établi son surveillant
direct; 1l a donc manqué à la loi, et, à votre
place, j’adresserais contre lui au préfet une
accusation en règle.
— Ce serait peut-être un peu fort, ma
chère dame.
Allons donc, monsieur le curé, vous
n'êtes vraiment pas brave, et vous ne con-
naissez pas tous vos avantages. La loi, la loi,
c'est bien; mais ce qui fait la loi, c’est son
application. Vous avez d’abord les droits
132 JACQUES GALÉRON
que vous donne la loi, et puis votre autornc
morale, qui s'étend bien au delà. Est-ce
qu'entre l’instituteur et vous on peut hésiter?
N1 le recteur ni le préfet ne voudraient se
mettre mal avec l’évêque. Allez donc, allez
toujours, c’est moi qui vous le dis; ces gens-
là ne tiennent à rien et ne peuvent pas se
défendre contre vous.
— Dis donc, ma femme, s’écria M. Bona-
fort, tu vas beaucoup trop loin. Que le clergé
veille à l’éducation du peuple, je le veux
bien; mais qu'il usurpe le pouvoir dans
l'État, c’est ce que je. c’est ce qui ne doit
pas êlre.
— Les deux choses en arrivent au même,
répliqua madame Bonafort.
— Taisez-vous donc, vieux voltairien, dit
mademoiselle Prudence; on vous renverra
votre insluituteur et nous aurons des frères
de la Doctrine chrétienne, et tous les enfants
de la Roche-Néré porteront des médailles
et des scapulaires, marcheront les yeux
baissés et nous salueront chapeau bas.
JACQUES GALÉRON 133
— Pas du tout! pas du tout! Je n’entends
pas ca! reprit M. Bonafort; et 1l se mit à fre-
donner un refrain très-connu de Béranger.
— Voulez-vous bien vous taire! cria ma-
demoiselle Prudence.
— Monsieur Bonafort, dit sa femme d’une
voix impérieuse, vous êtes inconvenant.
— Et inconséquent par-dessus tout, cria
la. vieille fille. Puisque vous voulez de la
religion pour le peuple, prenez les moyens
de lui en donner.
— Eh bien! l'autorité suffira. Si je suis
pour vous, moi, c’est que vous représentez
l'autorité; c’est que l’autorité vous a été
confiée, je ne connais que Ca.
— Ah! bien oui! s’écria le curé, je vou-
drais savoir ce que vous feriez pour vous
faire obéir, si vous n’aviez pas des âmes
dressées à l’obéissance, au renoncement.
Et la discussion continua quelque temps
sur ce sujet; après quoi, revenant sur l’ins-
ütuleur, elle conclut ainsi par ces paroles du
curé Babillot :
134 JACQUES GALÉRON
— Voyez-vous, ce n’est qu’une affaire de
temps et de patience. L'occasion viendra
bien d’en finir avec eux, et, si elle ne vient
pas, à force de se plaindre, on fatiguera les
oreilles de leurs supérieurs, qui nous en dé-
barrasseront, pour se débarrasser de nos
instances. Comme dit madame Bonafort,
ces gens-là ne peuvent pas avoir longtemps
raison contre nous.
Mon mari n’était pas le seul à entendre
cette conversation ; au bout de quelques
instants, M. Alfénor était venu, et, compre-
nant les signes que lui fit M. Vaillant dès
qu’il l’apercçut, 11 s’était, sans bruit, avancé
jusqu'auprès de lui. Mais ce qui prouve
combien 11 a peu de cœur, c’est qu'au lieu
d’être indigné de ce complot, 1l rit de l'aven-
ture et sembla n’y trouver qu’un amuse-
ment.
On nous tendit des piéges; mais nous
étions avertis. Un jour, M. le curé, qui, de-
puis quelque temps, était fort aimable pour
les Galéron, revint du chef-lieu, où il était
JACQUES GALÉRON 135
allé voir M. le recteur, et courut chez Jacques
au débotté. Il lui fit une peinture merveil-
leuse d’une commune, celle des Bureaux,
qui était vacante, et qui offrait, disait-1l, un
revenu double de celui de la Roche-Néré,
outre de grands avantages de local et de
voisinage. Il fallait se hôter; M. Babillot
avait sondé M. le recteur ; Jacques pouvait
obtenir les Bureaux; mais la demande devait
être faite sur l'heure, car les concurrents ne
manquaient pas. Et le curé mettait la plume
à la main de Jacques. Jacques la posa, di-
sant qu’il réfléchirait. Suzanne, elle, n’eût
voulu nous quitter à aucun prix; mais un
enfant allait venir, qui serait peut-être suivi
par d'autres, et cinq à six cents francs de
plus pour un budget de huit cents francs
sont fort à considérer. Un samedi soir,
Jacques parti et fit à pied les dix lieues qui
nous séparent du chef-lieu, afin d'aller voir
M. le recteur et de prendre des renseigne-
ments sur les Bureaux.
1] revint en haussant les épaules. Outre
136 JACQUES GALÉRON
leurs inconvénients particuliers, les Bureaux
ne valaient pas cent francs de plus que la
Roche-Néré, et ce n'était pas pour cela qu’il
aurait voulu chagriner sa femme, sans
compter bien des avantages qu'ils eussent
abandonnés en s’éloignant de nous. Il dé-
clara donc formellement à M. Babillot qu’il
ne quitterait la Roche-Néré que pour un
chef-lieu de canton; encore y voudrait-il
bien regarder.
Cette fois M. le curé se mit en colère.
— Vous ne voulez pas vous en aller de
bonne volonté, dit-il; eh bien! je vous ferai
partir de force.
Il devint plus taquin que jamais, et Jac-
ques eut souvent besoin de toute sa patience,
pour ne pas le mettre à la porte.
Vinrent les élections. C’est un candidat
légitimiste, chaudement appuyéparle clergé,
qui devint, je ne sais pourquoi, le candidat
du gouvernement. Îl y avait aussi un can-
didat démocratique, et la profession de foi
JACQUES GALÉRON 137
de celui-ci nous toucha beaucoup; car il
comprenait bien, cet homme, les besoins du
peuple et ceux de notre temps; et ce qu'il
demandait par-dessus toutes choses, c'était
le développement de l'instruction publique,
plus de bien-être, et surtout plus de dignité
pour instituteur. En lisant cela, des larmes
roulaient dans les yeux de Jacques, et 1l me
montra tout aussitôt des circulaires du sous-
préfet et du recteur, où 1l lui était recom-
.mandé d'employer toute son influence pour
faire voter les électeurs en faveur du can-
didat officiel. Puis 1l prit son bâton et son
chapeau.
— Où allez-vous? demandai-je.
— Remplir mes devoirs d’esclave, me
répondit-il. Je dois aller, ainsi que le garde-
champêtre, distribuer dans les villages les
bulletins de M. V..., le légitimiste, l'ami des
prêtres, au lieu d'y recommander le nom
de cet homme que je nommerais si volon-
tiers. Mais, diable! est-ce qu’un instituteur
a le droit d’avoir une conscience? Va done,
8.
138 JACQUES GALÉRON
misérable manœuvre! va donc! tu n'es n1
un homme ni un citoyen!
Il partit sombre, exalté, en repoussant sa
femme qui voulait l’apaiser et qui passa
cette journée dans les larmes.
— Ah! maman, disait-elle, j’ai eu tort de
l'empêcher d’être soldat : il souffre trop!
Jacques revint le soir, harassé, mais abattu
bien davantage.
Je le vois encore sur sa chaise, au coin
de la cheminée, pleurant de grosses larmes
dans ses mains fermées, tandis que Suzanne,
pleurant aussi, préparait le souper.
Dans ce temps-là revint à la Roche-Néré
un soldat qui avait fait les guerres d'Afrique
avec le vieux Galéron. I] s’y était réengagé
deux fois. C'était un homme de quarante à
quarante-cinq ans, qui se maria tout de
suite dans le pays, et ouvrit un café sous le
titre de Café d'Alger.
Un camarade de campagnes pour le vieux
Galéron, ce fut une joie! Îl en causait bien
de ses campagnes, et même beaucoup, avec
JACQUES GALÉRON 139
nous, mais il ne sé sentait pas compris
comme il faut, et voyait bien que nous y
mettions de la complaisance. Aussi, comme
son camarade n'avait pas le temps de venir
chez lui, il alla chez son camarade. C'était
seulement pour causer, il n’y faisait aucune
dépense; mais l’Africain (on le nommait
ainsi au village) étant bon enfant, servait
volontiers un doigt de liqueur ou une demi-
tasse à son vieux de la vieille, comme il ap-
pelait Galéron. Quand il n’y avait pas trop
de monde, les deux amis s’accoudaient, avec
tous leurs souvenirs, de chaque côté d’une
petite table, et alors commencaient : défilés,
marches, contre-marches, feux de file et de
peloton, jusqu’à quelque beau fait d'armes,
où l’on s’embrassait l'œil en pleurs. La ca-
_fetière était tout ébahie de tant de gloire,
et les paysans qui se trouvaient là écoutaient
bouche béante, et se regardaient ensuite,
d’un air d'enthousiasme, n’ayant jamais cru
que ce ft si beau. Un tambour qui eùt
passé eût rallié tout le monde,
140 JACQUES GALÉRON
C'était la seule distraction du père Galé-
ron, fort chagrin de la situation de ses en-
fants. [l répétait souvent qu’il avait grand
souci de leur voir une tâche si pénible, et
qu’il souffrirait de mourir les laissant ainsi.
Le vieux Galéron n'avait pas été sans
chercher le moyen d’arracher son fils au
pouvoir arbitraire dont 1l était victime. Ne
pouvant croire que tout moyen de réagir et
de se défendre leur eût été refusé, 1l s’était
mis à étudier la loi sur l'instruction publi-
que, et cette étude l'avait si bien absorbé
qu'il en avait oublié pendant trois jours la
route du café d'Alger, et que son ami, venant
voir s’il était malade, l’avait trouvé assis à
l'ombre deson platane, et penché sur le Dic-
lionnaire des actes administratifs, recueil à
l'usage des communes. L’Africain avait
trouvé cela drôle; aucun Français n'étant
censé ignorer la loi, nul ne s'avise de l’ap-
prendre. Ce fut un thème à plaisanteries
pour cet homme, qui a le rire gros et la pa-
role lourde.
JACQUES GALÉRON 441
Le soir de cette triste svène, dont on a tant
abusé contre nous, le vieux Galéron se trou-
vait au café d'Alger, en compagnie d’une
dizaine de personnes, entre autres M. Bo-
nafort et M. Granger. C'était l'anniversaire
de je ne sais plus quelle victoire; on avait
bu à la gloire française, et le cafetier, habi-
tué aux liqueurs fortes, avait un peu violenté
la sobriété de son camarade. Lui-même, se
trouvant plus qu’à l'ordinaire en humeur
de taquiner, jurait que le vieux Galéron ne
savait plus n1 boire ni se battre, depuis qu'il
s'était imaginé d’être savant.
— Pour lors, l’ancien, si c'était un effet de
votre bonté, dit-il, je serais curieux de sa-
voir ce que vous trouviez d’amusant dans
ce bouquin-là ?
— D'amusant, mon cher, rien du tout ;
non, des choses bien tristes, au contraire.
— Raison de plus pour les y laisser.
Voyons, pourtant, ce que c’est que ces cho-
ses tristes.
4 42 JACQUES GALÉRON
— Ce que c'est, petit, c’est que le pauvre
peuple, toi, moi, tous ceux qui sont là, sauf
ces deux messieurs (fit-11 en montrant le
notaire et M. Alfénor qui relevèrent la tête
et se prirent à écouter), nous sommes livrés
aux prêtres, sous couleur d'instruction pu-
blique, pour qu'ils nous ajustent sur les yeux
une paire de lunettes à n’y jamais voir.
— Qu'est-ce que vous dites à? demanda
M. Bonafort en fronçant le sourcil.
Mais M. Alfénor le poussant du pied :
— Laissez-le donc dire. Vous voulez par-
ler de la loi Falloux? demanda-t-il au bon-
homme.
— Non pas, monsieur; celle-là vous re-
garde, et c’est pourquoi vous avez tantcrié.
Moi aussi, tout d’abord, à en entendre par-
ler, je croyais qu'elle concernait l'instruc-
. tion primaire comme le reste. Mais non, il
n’y avait pas lieu de toucher à celle-ci; tout
était fait, et si bien, que les Falloux n’y ont
pu faire davantage, excepté d’en retrancher
JACQUES GALÉRON 143
les notables, qui n’y faisaient pas grand’-
chose, mais qui, pourtant, s'ils l'avaient
voulu, auraient pu balancer l'influence du
curé. Du catéchisme, de l’histoire sainte,
des prières, n'est-ce pas tout ce qu'il faut
aux enfants du peuple? Le reste après vient
s'il peut. Comme ça l'on a de francs imbé-
ciles, c’est vrai, mais des gens qui craignent
l'enfer, qui pensent que le devoir et l'obéis-
sance c’est tout un, et qui sont incapables
de faire leurs affaires eux-mêmes. Ah! les
bourgeois savaient bien ce qu’ils faisaient,
allez ! ts
C'est pour l’enseignement secondaire que
la loi Falloux a toutgâté. Autrefois 1l y avait
bien un aumônier dans Îles colléges; mais
sa plus grosse fonction était de tenir en or-
dre les vases de l’église; puis on donnait aux
enfants de l’antiquité païenne et de la science
à cœur-joie, et c'était tout. Et le nombre des
élèves était mesuré soigneusement aux ins-
titutions ecclésiastiques, C’est qu’il s’agis-
sait ici de former les chefs du troupeau, de
444 JACQUES GALÉRON
petites abeilles-reines qui devaient avoir
une autre pâture. La loi Falloux, malgré
ca, a donné ces pelits-là aux prêtres tout
comme les nôtres. Mais, quant à ce qui est
de l'instruction primaire, les gens de 1830
avaient fait un chef-d'œuvre du premier coup.
— Ce langage est intolérable! s’écria
M. Bonafort échappant à M. Grneer vous
insultez…
— Je n’insulte pas, dit le bonhomme ; je
dis ma pensée. Je ne veux de mal à per-
sonne, moi; mais l'instruction pour tout le
monde. Et quand je me rappelle tout ce que
nous avons fait, tout ce qu'ont fait nos pères
en 89, et tout ce quis’est promis, et les belles
choses qu’on a dites ; out, quand je me rap-
pelle comme ça nous faisait grands d’avoir
repris notre droit et de sentir qu’il n’y avait
rien au-dessus de notre conscience ; et que
maintenant je vois les prêtres, alors si pe-
tits, nous traiter comme de vrais bambins!
Ah ! c'était bien la peine! Oui, ma foi! c'était
bien la peine !
JACQUES GALÉRON 145
— Tout ca vient des bêtises du peuple,
répliqua M. Bonafort un peu radouci. Il est
certain que s1 le peupleeût voulu être sage.
- Mais l’ordre avant tout, mon cher monsieur;
l’ordre est le premier besoin dela société,
Car...
— Eh bien! soyez tranquille, ils vous en
donneront de l’ordre! s’écria en se levant le
vieux Galéron.
Son geste, ses yeux pleins de feu soùs ses
cheveux blancs, frappèrent tout le monde,
et 1l se fit un silence profond.
— Oui, on vous en donnera de l’ordre à
votre manière. Écoutez bien ce que je vous
dis. Je ne le verrai pas, moi; je suis trop
vieux; mails vous penserez à moi dans ce
temps-là. Je vous dis que, si la loi ne change
pas, tout est perdu. Il n’y a plus de classes
maintenant ; il faut nous sauver tous en-
semble. Votre loi, vous en aviez fait un frein
pour la bouche du peuple, ça deviendra un
fouet pour vos reins. Ah! vous avez voulu
| 9
146 JACQUES GALÉRON
aveugler vos chevaux pour les mieux con-
duire? Eh bien! ils vous traînent dans le
précipice, qu'ils ne voient pas.
Car à présent c’est le peuple qui fait tout:
et celui qui le mène, ce n’est pas vous: c’est
l'homme noir ; vous lui avez confié les rê-
nes; fouette, cocher ! nous retournons à la
légitimité. Et pourquoi pas, si ce que Dieu
veut, le peuple le veut ?
Je sais bien que vous direz : le progrès
des lumières est trop grand. Les lumières ?
où sont-elles? Ce n’est pas dans le peuple,
vous le savez bien. Et cependant les votes
du peuple couvrent les vôtres comme la voix
de la mer couvre celle d’un homme. Ma foi !
vous avez coupé les verges, on vous fouet-
tera, c’est bien fait; on rebrülera vos livres,
on vous fera renouveler connaissance avec
les in-pace ; on vous déportera comine vous
avez déporté les autres; on vous fera des lois
d'amour et de justice, au nom du Père, du
Fils ct du Saint-Esprit...
Tenez, ajouta-t1l en se rasseyant et en
JACQUES GALÉRON 147
laissant tomber sa tête sur ses mains, je
serais bien content de m'en aller de ce
monde, moi, l'enfant de 89, pour ne pas
voir ca, si ce n’était ce pauvre garçon, que
j'ai eu la bêtise de pousser à devenir un
homme instruit et utile au peuple, et qui
pour ça se trouve condamné à mourir de
misère ou de chagrin!
Ce jour-là était un jour d’octobre, le 96,
je crois. Il faisait beau; la fenêtre était ou-
verte ; au milieu du silence qui régnait dans
le cafe, la voix du vieux soldat, forte et vi-
brante, se faisait entendre jusque däns la
rue. Le curé Babillot, qui passait par là,
était venu savoir de quoi il s'agissait, et,
s'introduisant à mi-corps par la fenêtre, 1l
avait entendu la dernière partie du discours
du père Galéron.
Le reste, il se le fit rapporter, Dieu sait
comment! etl’embellit ensuite dans ses pro-
presrapports. Quant à moi, madame, j'ai re-
produit les paroles du vieux Galéron, telles
que lui-même me les a dites, en consultant
148 JACQUES GALÉRON
scrupuleusement ses souvenirs, et je l'ai fait
avec assez de hardiesse pour que vous ne
puissiez douter de ma franchise. Vous trou-
verez sans doute que c’est bien assez, trop
peut-être; mais ce n’est pas davantage, et
le bon vieillard n’a parlé de guillotiner per-
sonne, comme on l’a dit bêtement.
Pendant que M. Babillot écoutait ainsi, le
rouge de la colère lui montait au visage,
et, à peine Galéron eut-il fini de parler,
qu'il se prit à l’apostropher durement, cir-
constance oubliée dans son rapport. Ce qu’il
y a de certain, c’est qu'au moment où Jac-
ques, venu pour chercher son père à l'heure
du souper, entrait au café, il entendit les
mots de vieux fou et de démagogue. Jacques
a pour son grand-père une tendresse pleine
de vénéralion; 1! devint tout pâle, et, s’ap-
prochant du curé, qui étail toujours accoudé
sur la fenêtre, 1l lui demanda la raison de
ces insultes.
— Votre père, étant ivre, dit le curé,
vient de nous débiter toutes les horreurs
JACQUES GALÉRON 149
qu'il a dans l’âme, et s'il n’en fait pas amende
honorable, et si vous ne désavouez pas ce
vieux jacobin, c'estun scandale qui 1ra loin,
Je vous le promets.
— Vous calomniez mon père, monsieur
Babillot, dit Jacques. Mon père ne s’enivre
pas; son âme ne contient pas d'horreurs,
et je n’ai point à le désavouer. Vous perdez
vos peines en me conseillant une lâcheté.
— Messieurs! s’écria le curé, je vous
prends tous à témoin que je viens d'être in-
sulté par ce jeune homme, qui est indigne
désormais de porter le nom d'instituteur. II
m'injurie, moi, prêtre et curé de cette com-
mune, revêtu d’un caractère sacré.
— Parbleu! dit le père Galéron, voilà qui
est trop fort, que ce monsieur prétende se
couvrir de quelque chose de sacré, qu’on ne
voit pas, afin d’invectiver les gens à son aise
sans qu'on lui réponde! Mais laisse-le, Jac-
ques; ne vois-lu pas qu'il ne cherche qu'àte
faire du mal”?
— Je ferai mon devoir, reprit M. Babillot,
150 JACQUES GALÉRON
en purgeant la commune de cette queue
de 93, de ces buveurs de sang, qui sont ve-
nus linfester de mauvaises doctrines et
d’odieux exemples.
— Quel mauvais exemple ai-je donné?
demanda Jacques, en regardant tous les
spectateurs de cette scène.
Mais ils restèrent silencieux, à l'exception
d'un jeune homme qui eut Ja bravoure de
dire :
— Aucun, monsieur Jacques, rien quede
bons. |
— Si ce n'est pas vous, fit en ricanant
M, Babillot, qui avait perdu toute mesure,
c'est peut-être quelqu'un ou quelqu’une des
vôtres? Je n’en sais rien et ne veux pas le
demander à M. Alfénor; je dis seulement
que les honnêtes femmes sont celles dont on
ne parle pas.
— Ça sera vrai quand tous les infâmes
auront eu la langue arrachée! s’écria le vieux
Galéron, indigné de cette odieuse attaque à
l'honneur de Suzanne,
JACQUES GALÉRON 451
Jacques ne répondit pas; mais une telle
expression se peignit sur ses traits, qu'une
partie de ceux qui l’entouraient reculèrent
de peur, et que M. Babillot devint blême.
Penché à mi-corps dans la chambre, comme
il l’était, et se trouvant ainsi tout près de
Jacques, debout devant lui, 1l se rejeta en
arrière et voulut s'enfuir. Mais l’émotion pa-
ralysa sans doute son mouvement, et quand
Jacques ferma violemment la fenêtre, —
pour metire quelque chose entre lui et cet
homme, nous dit-il après, — M. Babillot,
soit que les jambes lui tremblassent de peur,
soit qu’il eût reçu le choc, tomba dans la
rue à la renverse. |
Voilà, madame, l’exacte vérité sur tous
ces bruits qui courent le département, d’un
curé battu par l'instituteur et laissé pour
mort, et cent autres exagérations. M. Ba-
billot a pu se faire une bosse à la tête; mais
de notre côté l'honneur d’une femme pure
est odieusement souillé, et toute une famille
privée de travail est réduite à la misère.
159 JACQUES GALÉRON
Vous savez sans doute ce qui arriva :
Jacques, suspendu le mêmesoir de ses fonc-
tions par un arrêté du maire, le curé fai-
sant à sa place et presque chez lui les fonc-
tions d’instituteur, en attendant les frères,
que nous aurons sans doute, si quelqu'un
de fort et de juste ne nous vient en aide.
Faut-il donc, pour être instituteur, cesser
d’être homme? et déposer aux mains d’un
prêtre que l'esprit de sa caste fait votre en-
nemi, sa conscience, sa dignité, son intelli-
gence, ses affections, jusqu’à l'honneur de
sa femme?
Cet homme est tout et l’instituteur n’est
rien. Celui-ci, l'accusé, n’est point écouté
dans sa propre cause. Îl a contre lui toutes
les femmes que la dévotion rallie autour du
curé, et par les femmes presque tous les ma-
ris; la bourgeoisie le dédaigne, les paysans
le jalousent, parce que, né parmi eux, 11
gagne son pain sans sueurs et fatigues de
COrps.
L'autre, au contraire, pourvu qu'il agisse
JACQUES GALÉRON 153
dans le sens de la doctrine et contre l’en-
nemicommun, est soutenu par tout un corps
riche et puissant dans l'Etat, par l’évêque,
un haut fonctionnaire, par tout ce qu'il y a
dans l'opinion de préjugés officiels.
Et cependant, madame, la justice ré-
clame que Jacques et Suzanne ne soient pas
chassés de cette commune, où ils n’ont fait
que du bien, où ils en feraient beaucoup
encore, et où leur seul crime a été de faire
concurrence à un établissement religieux.
Ah! si M. le recteur venait interroger les
élèves des sœurs et les sœurs elles-mêmes,
il verrait à quel point l’abêtissement et
l'ignorance florissent à la Roche-Néré, et
quel besoin a cette commune d’une véritable
institutrice.
Que ne suis-je allée vous voir plus tôt,
madame! Pourquoi n’ai-je pas renouvelé
cette aimable connaissance de notre jeu-
nesse! Peut-être, à votre tour, vous seriez
venue me voir, et vous auriez Connu ces
pauvres jeunes gens, si dignes d’être aimés,
: 9.
154 JACQUES GALÉRON
Jacques et ma chère Suzanne. Hélas! vous
la verriez maintenant bien différente de ce
qu’elle était.
Le coup de cette suspension l’a si rude-
ment frappée, que les douleurs de l’enfan-
tement l'ont prise quelques jours trop tôt,
et elle a mis au monde, après d’horribles
souffrances, un beau garçon qui ne de-
mande qu'à vivre et sourit déjà, mais que
les larmes de sa mère flétriront bientôt, si
elles continuent à couler amèrement sur son
front, et par le lait dans ses veines.
Ce que je vous supplie, madame, de re
présenter particulièrement à M. le recteur,
c'est que l’enquête faite à propos de ces
malheureux événements n’a été qu’une nou-
velle intrigue ourdie contre nous. L'inspec-
teur chargé de cette enquête a été dès l’a-
bord circonvenu par le curé et sa coterie et
n'a interrogé que nos ennemis. Cela devait
être, et, je le répète, l'instituteur n’a nulre-
cours, nul droit, nul moyen de défense, ex-
JACQUES GALÉRON 459
cepté la justice de ses supérieurs, trop diffi-
cilement éclairée.
Voilà pourquoi, madame, vous êtes mon
espoir, et tout mon espoir. J’ai la conviction
que mon témoignage sera sérieux pour vous,
et j'espère que la vérité de cette histoire vous
pénétrera en me lisant. L'intérêt de nos en-
nemis à nous proscrire est trop évident pour
ne pas autoriser au moins les soupeons et
ne pas conseiller un examen nouveau. Vous
êtes bonne : vous plaiderez pour nous au-
près de votre mari; vous aurez ce bonheur
de lui fournir l’occasion d’un acte de jus-
tice.
Ne pourriez-vous, madame, agir égale-
ment sur madame la baronne de Riochain,
qu'on dit en grande faveur auprès de l’évê-
que, afin d'obtenir que lanimosité de
M. Babillot se ralentit contre nous? Cette
espérance-là est bien faible; mais je me ralt-
lache à tout.
Que deviendraient les membres de cette
famulle, la carrière de son chef étant brisce,
156 JACQUES GALÉRON
s’ils étaient forcés de quitter la commune
et d'aller chercher, bien hasardeusement,
à gagner leur pain ailleurs, comme institu-
teurs libres, loin des consolations de notre
amitié et de ces petits secours faibles, mais
journaliers, que le voisinage rend faciles,
mais qu'on ne peut convertir en argent? car
nous possédons peu, je vous l’ai dit, ma-
dame. L'éducation de notre fils épuise tou-
tes nos ressources, et mon mari a le défaut,
que je ne blâme point, de ne faire payer que
les malades riches. Ils sont rares à la Ro-
che-Néré.
Il s'agit donc, littéralement, d’arracher
une famille à la misère, une famille com-
posée de deux êtres forts instruits, utiles à
la société, outre un vieillard qui a versé son
sang pour la France, et un enfant, doux mys-
tère si plein de promesses. Plus encore, peut-.
être, il s’agit de combattre une injustice
avouée , triomphante, qui fait ailleurs bien
d’autres victimes. Jamais plus belle occasion
ne peut vous être donnée de faire le bien,
JACQUES GALÉRON 457
Recevez, madame, tous mes vœux, toute
mon espérance, l’assurance de mon affec-
tion et de la gratitude que d'avance je res-
sens pour vous.
ÉLISE VAILLANT.
Nes Mes pm”
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RÉPONSE DE LA FEMME DU REOTEUR
A MADAME VAILLANT
Je n'ai point, en effet, madame, oublié
l’aimable amie de mes jeunes années, et
l'histoire de vos protégés m'a paru extrè-
mement touchante. Aussi n'ai-je cru mieux
faire que d'en imposer la lecture à mon
mari, ne pouvant donner à votre cause un
avocat plus chaleureux que vous-même.
Monsieur lerecteur, madame, trouve aussi
ce jeune couple fort à plaindre, et désirerait
qu'il lui fût possible de l'aider efficacement.
Par malheur, les difficultés sont grandes.
Vous l'avez vu par votre propre expérience,
160 JACQUES GALÉRON
c'est une chose grave que de s'attaquer au
clergé en quoi que ce soit, surtout peut-être
pour défendre ceux qu’il a condamnés.
Pour vous prouver jusqu'où va mon désir
de vous être utile, je me suis présentée chez
la baronne de Riochain, avec l'intention de
voir ce qui pourrait être tenté de ce côté.
On est venu précisément à parler du scan-
dale arrivé à la Roche-Néré, et madame la
baronne s’en est exprimée avec tant d’indi-
gnation et de courroux, que j'ai reconnu
sur-le-champ qu'il n’y avait rien à faire.
J'ai hasardé cependant une petite rectifi-
cation; mais alors la baronne, me regar-
dant d'un air étonné, a vivement relevé mes
paroles, et j'ai été fort au regret de cette
tentative; car cette maladresse n’a pu vous
servir, et peut nous nuire près d’une per-
sonne aussi influente que madame de Rio-
chain.
L'affaire a fait beaucoup de bruit, et tout
ce qu’on en rapporte s'éloigne extrêmement
de votre récit. Je vous crois ; mais l’opinion
JACQUES GALÉRON 461
de tous les gens bien pensants est contre
vous. Les moins dévots conviennent que
cette insulte à un prêtre doit être vengée,
dans l'intérêt des hiérarchies sociales. On
attribue en outre à M. Jacques Galéron des
idées tout à fait en désaccord avec sa posi-
ion et ses devoirs; et, il faut bien l’avouer,
madame, votre plaidoyer, fort sincère, est
loin, sous ce rapport, de le justifier.
Vos opinions, vos réflexions, si indépen-
dantes, répondent des siennes et de celles
de votre élève. Ce vieux grand-père me
semble aussi beaucoup trop raisonneur, et,
bien que la glorieuse date de 89 soit chose
consacrée, même par notre gouvernement,
il n’est pas bon d’en tirer trop de eonsé-
quences ; on doit laisser le soin de la rappe-
ler à ceux qui le font avec mesure, et l’au-
torité seule est compétente pour cela.
M. le recteur craint vivement, je vous.
l'avoue, que le malheureux esprit d'indé-
pendance de cette famille ne suscite partout
de nouveaux conflits. La maintenir à la
162 JACQUES GALÉRON
Roche-Néré est tout à fait impossible; on se
compromettrait à l'essayer sans rien ob-
tenir. |
Vous comprenez trop bien, madame, la
situation délicate de l’enseignement laïque
“pour ne pas deviner que chacun, à quelque
rang qu'il soit placé, a sa position à défen-
dre et bien des écueils à éviter. Croyez-en
mes conseils, madame, il n’y a rien à ga-
gner et tout à perdre dans la lutte que vous
avez entreprise. |
S’attaquer à plus fort que soi, combattre
seul contre tous, c'est vouloir succomber,
et même sans gloire, puisque la foule, vous
le savez, n’estime que le succès. La France
a prouvé qu'elle voulait être gouvernée; elle
n'est donc point majeure, comme on le lui
dit assez d'ailleurs; puis donc qu'elle a be-
soin de lisières et que l’Église les fournit.
Je conviens que l'enfant a toute chance de
ne pas grandir; mais, après tout, ce ne
sont point nos affaires, et chacun a assez
de songer à soi.
JACQUES GALÉRON 163
Dites à vos protégés, madame, au nom
de ce petit enfant dont vous me parlez et
dont l'avenir les doit tant intéresser, dites-
leur qu’ils ne s'occupent que du bien de
leur famille, comme font tous les gens rai-
sonnables en ce temps-ci. Mon mari veut
bien consentir à parler en leur faveur à
M. le préfet; il essayera de conjurer une ré-
vocation presque certaine.
On leur chercherait alors, aux confins du
département, quelque commune assez éloi-
gnée de la Roche-Néré pour que leur his-
toire y füt ignorée. Qu'ils n’oublient pas
cependant que le desservant de cette com-
mune saura tout d'avance, et qu'ils auront
beaucoup à racheter près de lui.
Mon mari espère que M. Jacques, ins-
truit par une si rude expérience, changera
désormais de tactique, et c’est à cette seule
condition qu’il veut bien promettre ses bons
offices.
Recevez, madame, l’assurance de mon
164 JACQUES GALÉRON
meilleur souvenir, et du vif plaisir que j'au-
rais à renouveler votre connaissance, si ma
position ne m on ue à geaucoup de mé-
nagements.
JULIE MIRETEAU.
FIN
ARTICLES
SUR LES
PRÉCÉDENTS OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
(Extrait du Journal des Débats du 20 janvier 1865)
Qui paye ses dettes s'enrichit. Je veux donc
payer aujourd'hui les miennes, quelques-unes du
moins.
Voici d’abord trois livres, dont deux très-remar-
quables, dus à la plume d’un auteur féminin caché
sous un nom masculin : — Un Mariage scanda-
leux, Une Vieille Fille, les Deux Filles de
M. Plichon.
Le mariage scandaleux dont il s’agit est celui
d'une jeune demoiselle de la bourgeoisie de pro-
vince avec un simple paysan. La famille de la de-
moiselle s'oppose à ce mariage aussi longtemps
qu’elle peut, et finit par y consentir. Cette situation
est développée avec beaucoup d'art et d'esprit.
C’est, dira-t-on, le thème de Paul et Virginie.
Oui, si vous voulez; cependant il y a plus d'une
différence, et d'abord celle-ci, que la scène du
166 EXTRAIT DU JOURNAL DES DÉBATS
roman nouveau n'est pas à l'Ile-de-France, mais
en France même, dans le Poitou. Le prétendu scan-
dale est donc beaucoup plus grand ici que là, les
convenances où les conventions étant bien plus
étroites dans la société soi-disant civilisée de cer-
taines petites localités provinciales que loin du monde
et de ses préjugés, au milieu d’une nature vierge.
Moralement égaux par le cœur et l'esprit, Michel
et Lucie paraissent placés, socialement et d’après les
idées reçues, à une distance infranchissable. Juste-
ment il s'agit de la leur faire franchir, et de faire
accepter au lecteur cette Situation et cette conclu-
sion, en passant par tous les obstacles et par toutes
les difficultés dont la peinture a fourni à l’auteur un
lableau très-varié et très-vrai des mœurs de pro-
vince. Les luttes prolongées des sentiments les plus
naturels et les plus purs, aux prises avec les bien-
séances plus ou moins justes, les usages tout-puis-
sants, et aussi avec la malignité, la sottise et l'envie,
sont retracées dans ce livre avec finesse, avec vi-
gueur, parfois avec une éloquence simple, courte,
sans ombre de déclamation.
Si l'on peut noter, dans la forme, en ce qui re-
garde le langage rustique de Michel, quelque reflet
des romans champêtres de George Sand, cela n’em-
pêche pas qu’il faille reconnaitre dans tout cet ou-
vrage un sentiment très-vif et très-personnel de la
campagne et de ses habitants, avec un fonds très-
riche d'observations directes.
EXTRAIT DU JOURNAL DES DÉBATS 167
Sans prétendre signaler aucune imitation, on
pourrait dire que cette œuvre rappelle plutôt Claude
Tillier, l’auteur de l’Oncle Benjamin, ou Balzac,
dans les Scènes de la vie de province, que l’auteur
de François le Champi.
Quoi qu'il en puisse être de ces parentés ou de
ces analogies littéraires, Un Mariage scandaleux
est, bien évidemment, l’œuvre propre et naturelle
de l’auteur. Les mœurs provinciales de la petite
bourgeoisie pauvre, qui rougirait de se mésallier
avec un paysan, même riche, intelligent et noble de
cœur, y sont réellement saisies sur le vif et peintes
avec une naïveté bien originale. Il y a des dialogues
vrais, excellents, en très-bon langage ; beaucoup de
finesse et de malice dans un grand nombre de petits
tableaux de mœurs, toutes sortes de jolis croquis
bien enlevés ; des épisodes variés et enchainés avec
adresse; un vit intérêt et des plus honnêtes.; une
source jaillissante de passion vraie et pure, adroite-
ment ménagée dans son cours; des nuances délicates,
des expressions justes et vives.
Ce Michel est aimé aussi d'une jeune et gentille
paysanne, pour laquelle il n'a que de l'amitié, et qui
est un caractère charmant.
Lucie a une mère romanesque, entichée de sa
bourgeoisie, rêvant pour ses deux filles des aven-
lures avec la caste au-dessus d'elles, plutôt qu’un
honnête et bon mariage avec la classe au-dessous.
La sœur de Lucie, qui est dans les mêmes idées
168 EXTRAIT DU JOURNAL DES DÉBATS
que sa mère, dépérit désespérée de devenir vieille
fille, et meurt désolée de n’avoir pas vécu. Ce dernier
caractère est peut-être le plus remarquable du livre.
Il semble que l’auteur en avait eu la première idée
en commençant son autre ouvrage Une Vieille Fille,
qui, publié en second lieu, a été, je crois, composé
le premier. Puis l'idée se serait modifiée à mesure
que l’œuvre avançait. Il se trouve, en définitive, que
celle qu'on nommait vieille fille ne l'était pas autant
qu’on le croyait et qu'elle le croyait elle-même. Un
amour vrai, honnête et partagé la rajeunit et la mé-
tamorphose. Il y a plusieurs pièces sur cette idée-là,
qui n’en est pas plus régalante : la Vieille, la Douat-
rière de Brionne, et d’autres encore. En un mot, /a
Vieille Fille est une œuvre indécise et faible, mais
ornée de beaux paysages, ceux de Lausanne et du
Léman. L'auteur a un don singulier pour sentir la
nature et pour la peindre.
Les Deux Filles de M. Plichon sont le troisième
ouvrage du même écrivain. Ce roman-ci est par
lettres, forme qui a ses inconvénients et ses avan-
tages : les inconvénients, ce sont les longueurs ; les
avantages, c'est l’agrément du naturel et de la fan-
taisie. Là encore, ce qui brille par-dessus tout, c’est
le sentiment et la peinture vive et fraiche de la cam-
pagne. Nous sommes revenus dans le Poitou. Les
paysans et la petite bourgeoisie fournissent encore
presque tous les personnages ‘de cette comédie, très-
variée dans ses développements, très-simple au fond.
EXTRAIT DU JOURNAL DES LÉBATS 169
Le jeune comte William de Montsalvan, fiancé à la
plus jeune des deux filles d’un ancien notaire, se
met, sans le vouloir et sans s’en douter, à aimer
l’autre peu à peu. Il s’est aperçu que sa fiancée ché-
rit surtout en lui son titre : cela l’écœure et le dé-
tache. Au contraire, il découvre en l’autre sœur un
esprit plus libre de préjugés, une raison plus forte
et plus élevée, un caractère décidé, courageux, une
âme fière : cela séduit la sienne, qui n’est ni moins
noble ni moins généreuse. L'auteur, j'imagine,
s'est peint lui-même dans ces deux personnages
très-attachants. Les développements coulent à grands
flots de la source la plus haute et la plus pure, celle
de la justice et de la bonté.
Ce livre-ci n’est pas moins remarquable qu’Un
Mariage scandaleux; on y trouve les mêmes qua-
lités, encore mûries. Il faut qu'on me permette d'en
détacher une page comme spécimen de l’auteur :
« Le luxe de ces campagnes contraste avec la misère
de leurs habitants. Les demeures des hommes ressem-
blent à des étables, et c’est une risée amère que de voir, à
côté du vernis éclatant des feuilles et de la fine texture
des herbes, les sales haillons du prétendu roi de la na-
lure. Encore ne serait-ce rien que le vêtement ; ce qui
m'indigne surtout, c’est l’abaissement moral et intellectuel
de ces visages. Rien d’élevé, de noble, de viril; nul
éclair. Les traits sont gros, quelquefois ignobles, la face
bestiale. Ils vous saluent humblement, ou vous regar-
dent passer d'un air hébété. Entre les poulains gracieux
cléveillés qui accourent pour veus voir, au bord de la
route, et le petit berger, stupéfait et les bras pendants,
qui vous regarde, sans même répondre à votre bonjour,
10
170 EXTRAIT DU JOURNAL DES DÉBATS
le choix n'est pas douteux, mais il est humiliant. Je te le
dirai tout bas, de peur de contrarier l'éloge officiel du
peuple français, il me paraît y avoir encote dans ces
paysans plus du serf que du citoyen.
« Comme je revenais, j'atteignis üne pauvre femme qui
marchait courbée sous un fagot d'herbes, une faucille à la
main; elle me regarda curieusement, nous nous dimes
bonjour, et je lui demandai où elle allait, Elle venait d’un
champ voisin, et se rendait à l'étable de sa chèvre ; elle
avait fait cela la veille, elle ferait de même le lendemain;
et, dans ce visage flétri, je ne vis rien au delà. Les
herbes coupées qu'elle portait, la plupart fleuries, sc
penchaient avec une grâce languissante; mais elle, ce
n'était que grossièreté, laideur, écrasement de tout, J'es-
sayai de la faire parler; ce fut une longue plainte : Ja
vie dure, le mari brutal, les enfants ingrats. Puis tout ce.
qu'elle avait pu faire cette année avait manqué, blé,
chanvre, légumes. IL n’y avait que la chèvre et les poules
qui donnassent quelque choxe, mais c'était peu; et les
oules encore, à cause des gens riches et de leurs raisins,
lelle me lança un coup d'œil oblique), elle ne savait où
les mettre, car les pauvres ont beau faire, ils ne peuvent
réussir à rien,
« Je lui donnai quelque monnaie, et cette munificence,
qui parut l’étonner, réveilla pourtant dans son œil terne
une lueur de joie. J'étais attristé; je ne voulus pas ren-
{rer encore, et je me couchai derrière une haie, à l’om-
bre, car le soleil devenait chaud.
« C'était plein d'insectes qui fourmillaient fà de tous
côtés, chacun d’un air émpressé, suivant son che:nin et
sachant très-bien ce qu'il allait faire, tous propres, bril-
lants, heureux, Je songeals, moi, à ce triste problème de
là misère humaine, quand j'entendis marcher et parler
dans le chemin. C'était la voix d'Anténor et une autre
voix plus douce. En regardant à travers la haie. je vis
mon futur beau-frère à cûté d'une paysaune assez jolie.
a — Non, vous n'êtes pas bonne pour moi, Mignonue : ce
n'est pas bien. |
«— Je n'ai pas besoin d’être bonne pour vous, monsieur
Anténor.
EXTRAIT DU JOURNAL DES DÉBATS 1Â71
« — Mais j'en ai besoin, moi, que vous le soyez! C'est
gentil ce que vous dites ! Est-ce qu'une jolie fille devrait
ètre si égoïste ?
« Il voulut alors l’embrasser ; mais la fille le repoussa
en s’écriant :
« — Finissez, monsieur Anténor; vous savez bien que
je ne suis pas de celles qui jouent comme ca!
«a — Oh! parce que ce n'est pas Justin! réyondit Je
jeune Plichon avec dépit; vous n'êtes pas si insensible
pour lui, mademoiselle Mignonne!
« Je n’en entendis pas davantage; un peu plus bas la
haie se brisa sous un effort, et Auténor, pénétrant dans le
champ où je me trouvais, s’éloigna sans me voir, en
écrasant sous ses pas le chaume des sillons et eu sifflo-
tant sur un (on aigu. »
J'ai voulu citer sans interruption toute cette page,
parce qu’on y peut voir comment, daus ce livre, un
joli tableau n'attend pas l'autre : 11 y en à là quatre
ou cinq de suite, qui se succèdent avec une variété
agréable et naturelle. Et cela ne s'arrête pas là ; on
en trouve d’autres encore, tout de suite après.
Mais, par-dessus tout, le beauté du livre, c’est la
passion douce de l'amour naissant peinte avec une
naïveté suave et pénétrante; ce sont les émotions
élevées de deux âmes dignes l’une de l’autre qui se
rencontrent dans l’ardeur du bien, dans l'idéal de la
justice et dans une généreuse émulation à en réaliser
ce qu'on peut ici-bas.
Homme ou femme, l'auteur est une âme généreuse,
un esprit libre et un talent déjà très-grand, qui est
en train de croitre encore,
EMILE DESCHANEL,
479 EXTRAIT DU JOURNAL DE NICE
(Extrait du Journal de Nice du 26 janvier 1865)
En trois pas, cela est rare à constater de nos jours,
un écrivain tout à fait inconnu est arrivé à une répu-
tation qui est presque la gloire déjà. André Léo,
c'est le nom du romancier, a franchi à tire-d’aile
l'espace incommensurable qui sépare, d'ordinaire,
l'indifférence pour les débuts de cette notoriété
éclatante qui commande l'attention du publie. —
Une légende touchante plane sur ce nom d'André
Léo ; et si ce n’est point à ces circonstances particu-
lières que l’auteur du Mariage scandaleux doit le
succès de ses livres, elles y ont aidé depuis quelques
semaines, et nous nous en réjouissons, puisque la
curiosité et la sympathie du public sont venues au-
devant d'un grand talent et lui ont assuré une belle
place au soleil. |
André Léo, raconte-t-on, est un pseudonyme qui
cache le véritable nom d’une femme du meilleur
monde, d’un esprit fort cultivé, d'un cœur élevé.
Madame C... (une initiale, c'est tout ce que j’en sais),
du prénom de chacün de ses deux enfants se com-
posa ce pseudonyme qui lui porta bonheur, comme
toute idée touchante à laquelle se mêle un peu de
religion. Il se trouva que cette jeune mère, en trem-
pant sa plume inexpérimentée dans l'encrier, y
trouva non pas l’encre avec laquelle on improvise des
EXTRAIT DU JOURNAL DE NICE 173
livres à succès éphémère, mais avec laquelle on
écrit des œuvres véritables.
Le premier des trois ouvrages d'André Léo qui
affronta la publicité, sinon le premier qu'ilou qu'elle
écrivit, fut le Mariage scandaleux. Des qualités
éminemment viriles à côté de certaines grâces insé-
parables de la femme, une habileté consommée dans
l’art du récit, que ne dépare pas une visible inexpé-
rience, une façon particulière de cingler le ridicule,
une logique serrée dans la démonstration d’une
thèse toute morale, un sentiment exquis du paysage
et une éloquence pénétrante, un style, enfin, élégant,
original à certains moments, et s’échauffant aisément
jusqu’à faire vibrer toutes les fibres de l'âme; n'était-
ce pas plus qu’il n’en fallait pour qu'un tel livre ne
passât point inaperçu? |
Le sujet lui-même offre un attrait saisissant. Une
jeune fille de petite bourgeoisie, vivant à l’air libre,
entre un père paresseux et sans énergie, une mère
sottement vaniteuse et une sœur ambitieuse, s’atta-
che à un jeune paysan intelligent, grand de cœur,
et le seul appui qu’elle rencontre dans un milieu où
la misère de sa famille engendre dans cette maison
délabrée des querelles incessantes, des tiraillements,
des haines dont Lucie supporte le poids avec une
douceur angélique. Son père, sa mère, sa sœur, qui
affectent le plus méprisant dédain pour les paysans,
font je ne sais quels rêves insensés, et dont ils sont
justement punis, en portant les yeux au-dessus d'eux.
174 EXTRAIT DU JOURNAL DE NICE
L'amour chaste et contenu de Lucie pour le paysan
Michel fait tout le fond de ce drame poignant. Le
difficile était de rapprocher ces deux êtres séparés
par les convenances sociales, égaux par l’esprit au-
tant que par le cœur. Quel art il a fallu à l’auteur pour
faire franchir cette distance au lecteur et le conduire
à accepter une situation qu il ne peut se défendre de
trouver très-simple et très-naturelle! Que d'obsta-
cles à vaincre! Quelle lutte honnête et loyale avec
les entrainements les plus vifs, avec les bienséances,
avec les préjugés, avec la malignité, avant d'arriver
au dénoûment ! |
Lucie et Michel ne sont pas les deux seuls per-
sonnages intéressants du roman. Il y a là dix ou
douze physionomics tracées de main de maître; et si
nous avions un reproche à adresser à l’auteur, ce
serait d'avoir tellement élargi son cadre pour y faire
entrer tous les caractères qu'il a voulu peindre, que
son livre se trouve un peu long, peut-être d'une
soixantaine de pages. Lesquelles faudrait-il retirer ?
Je ne saurais le dire et je regretterais sans doute ces
pages de moins; mais l'œuvre y gagnerait certaine-
ment, si le lecteur devait y perdre.
La Vieille Fille a le défaut contraire, L'ouvrageest
écourté. I] y a excès de sobriété. Un seul personnage
est dessiné en pied, des autres nous n'avons que des
profils charmants; mais c’est toujours la même am-
pleur que dans le Mariage scandaleux, du senti-
ment descriptif. Il y a là deux ou trois tableaux
EXTRAÎT DU JOURNAL DE NICE 175
d’une magnificenceincontestable, Le sujet est simple;
la façon dont il est traité donne à quelques scènes
de l’ouvrage des proportions grandioses. C’est le
propre du talent d'élargir tous les sujets.
Les Deux Filles de M. Plichon, le troisième ou-
vrage de l’auteur, est supérieur, à beaucoup de points
de vue, au Mariage scandaleux. C’est encore d’un
mariage qu'il s’agit; mais il n’a, cette fois, rien qui
paraisse devoir blesser les convenances sociales des
héros. M. Plichon ancien notaire, a deux filles. Le
comte de Montsalvan, fiancé à la plus jeune, et sur
le point de l'épouser, s’éprend peu à peu, et sans
s'en douter, de l'ainée, âme fière, raison solide, es-
prit élevé ; tandis que la jeune Blanche, le comte
s’en aperçoit assez à temps, n'a été séduite que par
l'éclat d’un titre. L'existence calme, solitaire et cam-
pagnarde que rêve Montsalvan parait convenir peu à
la jeune mademoiselle Plichon. Edith, l’ainée des
deux sœurs se laisse, :u contraire, aller à de pareils
rêves qui concordent avec l'élévation de ses senti
inents. C’est donc, sans que personne s’en froisse,
l'aiiée des demoiselles Plichon que Montsalvan
épouse, au lieu de Blanche. Rien n'est plus char-
mant et plus séduisant que la façon tout à fait péné-
trante dont naît et se fonde sur la conformité des
idées les plus nobles et les plus justes la passion de
Montsalvan et d’Édith.
Si le Mariage scandaleux est un livre hors ligne
déjà, les Deux Filles de M. Plichon sont un progrès
176 EXTRAIT DU JOURNAL DE NICE
considérable de l’auteur. Il y a longtemps qu'un tel
talent ne s'était levé sur notre horizon littéraire ;
saluons-le avec d'éclatants témoignages de sympa-
thie.
On a cherché des rapprochements, des points de
comparaison entre André Léo et tels et tels autres
écrivains ; on a surtout beaucoup mis en avant le
nom de George Sand. Dans les ouvrages d'André
Léo, on ne trouve pas la fougue des premières con-
ceptions de l’illustre auteur de Léla ; mais on y sent
la chaleur contenue de l’auteur du Marquis de Vil-
_ lemer. La distance que George Sand a dû franchir à
vingt-cinq années d'intervalle, André Leo l'a fran-
chie du premier pas. Comme George Sand, l’auteur
du Mariage scandaleux s'est pris de lutte avec des
idées, mais il n’a affronté aucune des lois sociales. Il
a placé l’action de ses livres dans le courant des
conditions morales de notre vie, et il y a fait jouer
merveilleusement les ressorts du drame et de la co-
médie.
Les regards du public sont désormais tournés
du côté d'André Léo. Il y a [à un maitre de la
plume.
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