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Full text of "Jacques Galéron"

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Darbard College ibrarv 


THE ESTATE OF 


PROFESSOR E. W. GURNEY 


(Class of 1852) 





Received 6 March, 1907 





Digitifed by Google . 








PARIS 
LIBRAIRIE DE ACHILLE FAURE 


23, BOULEVARD SAINT-MARTIN, 


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MA CAM $ c 





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PARIS 


LIBRAIRIE DE ACHILLE FAURE 


23, BOULEVARD SAINT-MARTIN, 25 





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JACQUES GALÉRON 





Paris. — Imp. Poupart-Davyl et Comp., rue du Bu, 30. 


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ANDRÉ LÉO 


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JACQUES GALÉRON 





PARIS 
ACHILLE FAURE, LIBRAIRE-ÉDITEUR 


28, BOULEVARD SAINT-MARTIN, 23 


15605 


Tous droits réserves 








Barbard College Library 


FROM 


THE ESTATE OF 


PROFESsOR E. W. GURNEY 


(Class of 1852) 





Received 6 March, 1907 











PARIS 
LIBRAIRIE DE ACHILLE FAURE 


23, BOULEVARD SAINT-MARTIN, 25 


 MARCAAWD.SC 





Digitized by Google 


JACQUES GALÉRON 





JE 
Paris. — mp. Poupart-Davyl et Comp., rue du Bu, 31) 


= 


ANDRÉ LÉO 


JACQUES GALÉRON 





PARIS 
ACHILLE FAURE, LIBRAIRE-ÉDITEUR 


28, DOULEVARD SAINT-MARTIN, 23 


1565 


Tous droits reservés 


— ps 


142543,1241S7 
TT v 


HARVARD COLLEGE LIBRARY | 
FROM THE ESTATE OF | 
PROFESSOR E. W. GCRNEY { 
MAY 3, 1E9. 
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JACQUES GALÉRON 


LETTRE D'ELISE VAILLANT A SON ANCIENNE AMIE 


FEMME D'UN RECTEUR DE L'UNIVERSITE 


La Roche-Xére, 20 decembre 186.. 


MADAME, 


Si vous avez conservé quelques bons sou- 
venirs du pensionnat Orréard, ne vous rap- 
pellerez-vous point cette Elise Mayot, votre 
metileure amie d'alors, une grande fille 
blonde et mince qu'on appelait le peuplier ; 
qui, plus âgée que vous de deux ans, Je 
crois, vous expliquait vos lecons et recevait 


9 JACQUES GALÉRON 


vos confidences, quand nous nous prome- 
nions, les bras entrelacés, aux heures des 
récréations, le long du grand mur tapissé 
de lierre? 

C’est Élise qui vous écrit, mais non plus 
le peuplier, car bien des années se sont 
écoulées depuis le temps que je vous rap- 
pelle. Ma taille s’est épaissie, mes cheveux 
blanchissent, et vous auriez peine sans 
doute à me reconnaître. Moi-même, en 
considérant ces frais souvenirs de l’ado- 
lescence, je ne me reconnais guère. A l’in- 
térieur comme à l'extérieur, la vie opère 
en nous bien des changements. 

Depuis que j'ai appris, madame, la no- 
mination de votre mari au poste de recteur 
de notre université, j'ai eu le désir de vous 
aller voir et de renouveler l’aimable con- 
naissance de notre jeunesse; mais je quitte 
notre village bien rarement; puis. je vous 
crois heureuse, madame; vous avez con- 
servé tous vos enfants; moi j'ai le cœur 
brisé par une douleur si profonde, qu'il me 


JACQUES GALÉRON 3 


semble que je n’ai pas le droit de troubler 
les heureux par ma présence. 

J'ai perdu ma fille; elle avait seize ans. 
Mais ce n’est pas d'un malheur sans remède 
que je viens vous entretenir. Il s’agit, au 
contraire, d’affligés que vous pouvez con- 
soler. Hier encore, nous nous trouvions en- 
serrés, perdus, dans un réseau de basses et 
méchantes intrigues, et nous désespérions, 
quand l’idée m'est venue de m'adresser à 
vous. Depuis ce temps je respire et j’es- 
père. Notre cause est si juste que, j'en suis 
certaine, vous la comprendrez, et que vous 
voudrez bien vous charger de la faire com- 
prendre à M. le recteur, abusé par de faux 
| rapports. 

Ceux pour sul. je demande votre pro- 
tection, madame, l’instituteur et l’institu- 
trice de ce village, ont été noircis, également, 
aux yeux de l’évêque, et vous voyez, à ce 
qu’on m'a dit, la baronne de Riochain, si 
influente à l’évêché, et qui possède ici des 
terres considérables, Vous pourriez donc 


À JACQUES GALÉRON 


peut-être aussi, par l'entremise de cette 
dame, apaiser nos ennemis. — Mais je vous 
demande beaucoup, et vous ne savez rien 
encore de ce dont il s’agit. Permettez-moi 
de vous raconter en détail toute cette his- 
toire. Je n’ai pas d’autre moyen de vous 
faire connaître et aimer ces pauvres jeunes 
gens. La vérité a son accent, que vous recon- 
_naîtrez dans mes paroles. Veuillez vous rap- 
_ peler aussi qu’ÉliseMayot ne mentait jamais. 

Probablement, depuis mon départ de la - 
pension, vous n’avez pas entendu parler de 
moi. Je me suis mariée, à dix-neuf ans, 
avec un bien honnête homme, que j'aimais 
beaucoup, M. Vaillant, médecin dans ce 
bourg de la Roche-Néré, que nous habitons 
encore. Depuis vingt-deux ans, nous n’a- 
vons jamais eu, mon mari et moi, de que- 
relle sérieuse; et, tout en subissant les mo- 
difications qu’apportent l’âge et l’habitude, 
nous sommes restés nécessaires l’un à l’au- 
tre, autant que nous l'étions dans les pre- 
miers jours de notre union. 


JACQUES GALÉRON 5 


Deux enfants nous sont nés : Alphonse, 
qui étudie la médecine à Paris, et Caroline, 
maintenant l’éternelle absente. | 

Ma chère fille avait en grande amitié sa 
sœur de lait, Suzanne Meslin, fille d’une 
fermière de ce pays, à laquelle, atteinte 
d’une longue et grave maladie, j'avais été 
forcée de confier mon enfant. Caroline n’a- 
vait pas de plus grand bonheur, ses devoirs 
faits, que de courir à la ferme et d’en rame- 
. ner sa chère Suzanne. Elles passaient en- 
semble le dimanche à la maison; il me 
semblait presque dans ce temps-là que j’a- 
vais deux filles. 

Quand elles arrivèrent à l’adolescence, 
leur amitié ne fit qu'augmenter. Je les vois 
encore se promenant entrelacées dans le 
jardin, leurs deux têtes penchées l’une vers 
l’autre avec un air de mystère, comme si 
elles se faisaient des confidences, ou plutôt 
se communiquaient de naïfs étonnements. 

Suzanne a failli mourir de la perte de son 
amie, et l’une des dernières paroles de ma 


6 JACQUES GALÉRON 


pauvre enfant fut celle-ci : «Mère, tu garde- 
ras Suzanne avec iol. » 

= Nous décidâmes en effet les Meslin, qui 
ont beaucoup d'enfants, à nous confier Su- 
zanne; mais ce fut naturellement à la con- 
dition d’un gage, et comme nous ne sommes 
pas riches et que l'éducation de notre fils. 
nous coûte beaucoup, je ne pris pas d’autre 
bonne. Elle était habituée aux travaux du 
ménage, et même à d’autres plus rudes; ce 
ne fut point une peine pour elle, mais seu- 
lement pour moi, qui aurais voulu l’adopter 
entièrement et la traiter mieux. 

Îlen résulta que sa situation chez moi fut 
un peu équivoque, et en quelque sorte 
double. Je m'’arrangeai avec une voisine 
pour lui épargner les travaux les plus pé- 
nibles; je partageais la plupart des autres, 
et, dans ses intervalles de loisir, assise au- 
près de moi dans notre petit salon, elle 
devenait ma compagne, ou plutôt ma fille. 
Je m'occupais de son instruction, je déve- 
loppais ses idées, je formais ses manières. 


- JACQUES GALÉRON ’ . 4 


N’était-ce pas naturel, madame ? Et par 
quelle étrange réserve me serais-Je attachée 
à conserver à cette enfant, que j'aimais, son 
langage rustique, ses facons brusques, son 
ignorance? Ma conduite à l'égard de Su- 
zanne fut cependant fort blâmée à la Roche- 
Néré. On s’écria que j'en voulais faire une 
demoiselle, et pour cette audace on nous 
dénigra toutes deux. 

J'hésitai quelque temps, puis j'en pris 
mon parti. D'abord, je ne faisais que se- 
conder la nature, qui avait donné à cette 
Jeune fille une distinction réelle. J'aurais 
cessé de l’instruire que, par l'effet seul 
d'un milieu favorable, elle se serait déve- 
loppée elle-même. Au nom de quelle utilité 
d'ailleurs et de quel droit aurais-je arrêté 
ses progrès? À quoi le mauvais et le laid 
peuvent-ils être bons ? 

On déclarerait odieuse et stupide l’action 
d'envelopper de ligaments le bouton d’une 
leur pour l'empêcher d’épanouir ses pétales 
et d’exhaler ses parfums; mais pour em- 


LL 


8 JACQUES GALÉRON 


pêcher l’éclosion de l'être humain, mille 
maximes de sagesse banale ont cours dans 
lé monde. « Elle serait bien plus heureuse 
de ne rien savoir, » me disait-on; « vous lui 
donnez des idées qui la rendront malheu- 
reuse. » Et le fils d’un gros paysan, M. Bo- 
nafort, devenu notaire et très-fier de l'être, 
s’écriait qu’il ne fallait jamais tirer les gens 
de leur condition. 

Mais je voyais ma petite grandir en es- 
prit, heureuse et émerveillée. Elle trouvait 
à apprendre un si grand charme, qu’elle 
accomplissait en cela sa destinée; on le 
voyait bien. À peine avait-elle pu savonner 
ses pauvres mains rouges, qu'elle accourait 
de la cuisine auprès de moi, me réjouissait 
l’âme d’un regard et prenait son livre. Ce 
n’était pas un enseignement bien régulier. 
Ignorante moi-même des méthodes, nous 
butinions un peu au hasard. En définitive, 
madame, je ne lui ai guère appris que ce 
que je sais, et c’est peu de chose. Mais c’est 
encore plus que ne savent les bourgeois 


JACQUES GALÉRON _ 9 


d'ici, et voilà tout le crime de Suzanne à 
leurs yeux. N'est-ce pas cependant une ja- 
lousie bien basse que de chercher une 
ombre de supériorité dans l’abaissement 
d’autrui ? 

Ma Suzanne devenait de plus en plus gra- 
cieuse et intelligente. Un jour, en lisant une 
belle poésie, elle se mit à pleurer; et, se je- 
tant dans mes bras, me remercia passion- 
nément d’avoir fait pour elle, en lui donnant 
une nouvelle vie, plus que n'avait fait sa 
mère. À partir de ce jour, quand nous étions 
seules, le nom de maman vint de nouveau 
me rafraîchir le cœur, prononcé par une 
voix presque aussi douce que celle de Ca- 
roline. | 
Je ne m'en défends point,madame, il nous 
faut pour vivre un peu de bonheur. Tandis 
que mon mari va, souvent à plusieurs lieues, 
porter ses soins aux malades, et en l’absence 
de mon fils, qui désormais n’apparaîtra plus 
que par intervalles sous notre toit, Suzanne 
était toute ma joie et l’est encore. Je cédais 

). 


40 JACQUES GALÉRON 


au besoin si naturel d’embellir ce que nous 
aimons, et, tout en résistant à bien des en- 
vies, de temps en temps je lui accordais (à 
moi-même plutôt) quelque brimborion qui 
la rendait plus gentille. Puis 1l y a des fem- 
mes, vous le savez, qui semblent parées 
avec les plus simples choses, et Suzanne 
est de celles-là. 

Un ruban de plus va la rendre éblouis- 
sante. Quand elle sort de sa chambre, dans 
son costume de tous les jours, on se dit : 
« Comme la voilà belle! qu’a-t-elle donc au- 
jourd’hu1? » — Rien que sa robe d’indienne, 
un fichu blanc et son tablier; mais les plis 
de cette robe et ce fichu ont une grâce par- 
ticuhière; sa coiffure est toujours charmante, 
et de toute sa personne émane quelque 
chose de pur et d’harmonieux, Ce n’est pas 
celte beauté qu’on entend généralement, la 
beauté des belles statues ; non, c’est comme 
de la candeur et de l'innocence visibles, qui 
donnent aux lignes assez peu régulières de 
son visage un charme pénétrant. 


JACQUES GALÉRON 41 


S1 vous la voyiez. madame, vous ne com- 
prendriez pas qu’on püt éprouver pour elle 
autre chose que cet intérêt, mêlé de respect, 
qu'inspirent les jeunes êtres ignorants du 
mal. Malheureusement il se trouve des gens 
pour lesquels admirer est une souffrance 
au lieu d'un bonheur. On jugea que c'était 
trop de hardiesse à ma Suzanne d’oser être 
s1 jolie, et le nom de coquette lui fut infligé, 
avant même qu’elle se füt doutée qu'elle 
était belle. 

Un des graves événements qui soulevè- 
rent contre Suzanne toute la bourgeoisie de 
la Roche-Néré fut son changement de coif- 
fure. Elle avait d’admirables cheveux châ- 
tains, d’une nuance indéfinissable et natu- 
rellement bouclés; mais cette abondante 
parure, emprisonnée sous ün bonnet depuis 
l'enfance, n'avait jamais été qu'une gêne 
pour elle. Il y avait une année environ que 
Suzanne était chez nous, quand elle éprouva 
de violents maux de tête, dont mon mari 
attribua la cause au poids réuni des cheveux 


12 JACQUES GALÉRON 


et de la coiffure, et à la concentration d’une 
trop grande chaleur autour du cerveau. 

IL ordonna donc à Suzanne de se décou- 
vrir la tête. J'avoue que je pris grand pla:sir 
à rendre à la lumière ces beaux cheveux 
qu’elle inondait de reflets, et que je m’étu- 
diai à les relever le plus gracieusement pos- 
sible, les roulant d’abord en une grosse 
torsade, puis laissant leur extrémité retom- 
ber en grappes bouclées. 

Mais ce fut, madame, un cri zénéral On 
nous traita, moi de folle, et l’enfant d’im- 
pudente. Au lieu des empressements et des 
 Chatteries, dont se compose d'ordinaire 
l'accueil de ces dames, nous ne rencontrà- 
mes plus que paroles froides et visages sé- 
vères. Derrière nous on chuchotait, et, le 
dimanche qui suivit, M. le curé fit un ser- 
mon sur le danger des parures et de la 
vanité, pendant lequel tous les yeux furent 
braqués sur nous. Insultée dans la rue par 
ses compagnes, Suzanne en pleurant me 
redemanda sa lourde coiffure. La mère Mes- 


JACQUES GALÉRON " 43 


lin, tout inquiète, vint aussi me rapporter 

qu’on faisait bruit de la chose dans le pays; 
et madame Bonafort me fut députée, pour 
m'adresser, au nom de la société, de sérieu- 
ses représentations. 

Le bonnet fut donc remis; mais les maux 
de tête recommencèrent, plus violents que 
jamais; et un Jour que la petite, toute pâle, 
pleurait de souffrance, mon mari en colère 
fit voler le bonnet à l’autre bout du salon, 
en déclarant à madame Bonafort qu’elle 
pouvait, s’il lui plaisait tant, s’en coiffer 
elle-même, mais qu’il défendait à Suzanne 
de le reprendre. Cela nous tint brouillés 
avec les Bonafort pendant quelques mois; 
mais 1ls nous revinrent. On a tant besoin 
les uns des autres dans les petites villes! 
non pour s’entr’aider, mais seulement pour 
se dévorer un peu. 

Un autre grief non moins violent fut un 
tablier de soie noire que mon fils avait en- 
voyé à Suzanne pour ses étrennes. Ces 
dames, qui se parent le dimanche d’un ta- 


44 JACQUES GALÉRON 


blier de soie, ne purent supporter que la 
petite Meslin en fit autant. 

Mais en voilà bien assez, madame, pour 
vous faire comprendre la jalousie dont ma 
fille d'adoption était l’objet déjà, quand vint 
s'établir à la Roche-Néré linstituteur ac- 
tuel, Jacques Galéron. | 

Cette installation était un grave évêéne- 
ment dans notre village. L'ancien institu- 
teur était un rustre à peine décrassé; celui- 
ci un beau garcon, timide, mais bien 
élevé, qui se tenait convenablement, s'ex- 
primait bien, et qu'on disait très-instruit ; 
de plus, à marier. Tout cela fournissait 
ample matière à préoccupations pour des 
gens dont l'esprit ne vit que de faits jour- 
naliers et du soin des affaires d’autrui. 

On parlait de lui depuis un mois quand 
il arriva. Dés lors ce fut bien pis : on at- 
tendit sa visite avec ardeur; on courait à la 
fenêtre pour le voir passer. On disait des 
choses fantastiques de son grand-père, vieux 
soldat qui l'avait élevé et vivait avec lui. 


JACQUES GALÉRON 45 


M. le curé, qui le patronnait alors, le con- 
duisit dès le lendemain chez les Bonafort et . 
chez mademoiselle Prudence. Toujours ac-. 
compagné du curé, il se présenta aussi chez 
nous, quelques jours après, avec son grand- 
père. Je causai avec celui-ci, autant que le 
curé voulut le permettre, tandis que mon 
mari s’entretenait avec Jacques. 

Le père Galéron est un bon et curieux 
vieillard. I] a fait, comme conscrit, la der- 
nière guerre de l’Empire en Allemagne. Ne 
pouvant se résigner à vivre dans la France 
envahie, très-jeune encore, il passa en 
Égypte, à Alexandrie, où il devint capitaine 
instructeur, La nostalgie le ramena en 
France ; il se maria; mais devenu veuf 
bientôt, il partit pour l'Algérie, où l’ancien 
capitaine de Méhémet-Ali gagna le grade de 
maréchal des logis et la croix. 

À cinquante ans on le mit à la retraite. 
Il avait eu un fils, élevé par la famille de sa 
femme, et qu'il ne connaissait guère, Ce 
fils, cultivateur, marié à dix-huit ans, était 


16 | JACQUES GALÉRON 


mort, laissant un enfant. Quand Galéron 
revint dans son village, il trouva le petit 
Jacques assez malheureux dans la maison 
d’un beau-père. Il le prit chez lui et l’éleva. 

Ce ne fut pas sans peine; le vieux soldat 
n'avait que sa pension. Il se fit écrivain 
public, et en outre monta une fabrique de 
bijoux arabes, faits de grains de riz coloriés 
et de cocos. oo 

Ce bonhomme parle avec originalité de 
ce qu'il a vu. Suzanne, qui l’écoutait bou- 
che béante, ne s’occupa guère ce jour-là du 
jeune instituteur. 

— C'est un garçon intelligent, me dit mon 
mari après leur départ. Et il a de beaux yeux 
et une Jolie moustache, ajouta-t-il gaiement 
en se tournant vers Suzanne. 

— Oui, dit la petite d’un air convaincu, 
il est fort gentil. 

Mais elle se remit à parler du père, et ne 
fut tout d'abord occupée que de celui-ci. 

Ïl n'y avait pas huit jours que les Galéron 
étaient à la Roche-Néré, quand madame Bo- 


JACQUES GALÉRON 17 


nafort donna un diner en leur honneur. Ils 
étaient combles de prévenances ; on en raf- 
folait. Mademoiselle Prudence envoyait des 
œufs de ses poules au vieux Galéron; je 
voyais tous les jours passer sous nos fenê- 
tres le curé courant à l’école ; et comme elle 
touche à notre maison, soit en allant, soit 
en revenant, il enlrait nous dire un bon- 
jour; ou bien, s’il nous apercevait dans le 
jardin, il en avait pour une heure à causer 
par-dessus le mur, exercice assez fatigant 
et que je n’aime guère, mais nolre cure cau- 
serait des heures entières, un pied en l'air; 
il en oublie tout, même sa messe, au grand 
détriment de son estomac et de celui de ma- 
demoiselle Prudence, qui, communtant tous 
les jours, ne déjeune jamais qu'après mi. 

On parle beaucoup, madame, du respert 
dû au caractère du prêtre. Je consens à 
l'observer; mais ceux qui distinguent dans 
un individu deux êtres différents et 1rres- 
ponsables l’un de l'autre sont plus habiles 
que je ne sais l'être. Je parlerai du euré 


18 JACQUES GALÉRON 


Babillot sans animosité, quoiqu'il nous ait 
fait beaucoup de mal. La gloire de Dieu lui 
sert probablement d’excuse intérieure, et je 
reconnais d’ailleurs qu’il fut poussé par des 
influences perfides et par la pente naturelle 
de son caractère bavard et brouillon. Nul 
de nous n'étant parfait, je ne commets pas 
la folie de demander à un prêtre la perfec- 
tion. | 

Et même, si on le compare aux curés des 
environs, certes M. Babillot est un des 
meilleurs : il n’est ni joueur comme celui de 
Corellet, ni avare comme celui de Babello- 
rie; ce n'est point un de ces ambitieux pour 
qui l'autel est un marchepied, et rien des 
honteux scandales qui ont éclaté en ces der- 
niers temps dans quelques localités n’a eu 
lieu dans notre paroisse, 

Mais il faut que la nature humaine re- 
trouve quelque part ses droits ; il faut qu’un 
homme sans famille vive de quelque chose; 
et comme l'esprit du curé Babillot est un de 
ceux qui peuvent le moins habiter les som- 


JACQUES GALÉRON 19 


mets de l’abstraction religieuse et philoso- 
phique, où nul d'ailleurs ne peut se main- 
tenir toujours, 1l est conduit naturellement 
à s'occuper de ce qui se passe dans les fa- 
milles qui l'entourent. Le foyer de commé- 
rages le plus actif et le plus dévot est né- 
cessairement son centre d'attraction. 

M. le curé, donc, ne m'’entretenait en ce 
temps-là que de notre nouvel instituteur et 
de son vieux père, qu’il allait voir tous les 
jours, ne les pouvant assez ätlirer chez lui, 
et dans le but de parler d'eux avec de nou- 
veaux détails chez mademoiselle Prudence 
et madame Bonafñort. Il trouvait alors excel- 
lente la méthode de l’instituteur, exaltait son 
savoir, les progrès de ses élèves, la bonne 
tenue de l’école. Un jour il nous dit que ce 
jeune homme ferait bien de se fixer définiti- 
vement dans la commune en s’y mariant. 

Il y pouvait trouver un bon parti et l'ap- 
pui d’une famille recommandable. De réti- 
cence en réticence, M. Babillot avancait 
toujours et je le laissais faire, sans l’aider, 


20 JACQUES GALÉRON 


m'amusant de la peine qu'il prenait à s’ai- 
der lui-même. Il y vint enfin, et, sous le 
sceau du secret, nous confia qu’il croyait 
que mademoiselle Néomadie Bonafort ne 
déplaisait pas à l’instituteur, et que ce ma- 
rage pourrait bien se faire. 

« Elle avait cinq ou six ans de .. que 
lui; mais ce n'était pas un inconvénient 
‘ bien grave. Sa tante lui donnerait quelque 
chose en la mariant. C'était une demoiselle 
vertueuse, une femme d'ordre et d’écono- 
mie; elle avait un bon mobilier, un beau 
trousseau. et l’instituteur, en s’alliant à l’une 
des familles les plus influentes de l'endroit, 
ferait certes une bonne affaire. » 

Je ne dis pas non et n’en pensai guère 
davantage. Suzanne, séduite par l’idée de 
voir la noce, applaudit de tout son cœur, et 
dès lors nous nous amusâmes à observer les 
petites menées qui s’ourdissaient, les airs de 
mystère et les clignements d’yeux de ma- 
dame Houspivolon, la femme de l'huissier, 
.confidente de mademoiselle Prudence, et 


JACQUES GALÉRON 21 


les coquetteries de Néomadie. Il n’y avait 
que Jacques Galéron qui eût l’air de n’être 
au fait de rien. | 

Cependant, à force d'instances, on avait 
vaincu sa sauvagerie et celle du bonhomme, 
et ils étaient devenus les hôtes obligés des 
soirées de jeu, qui se tenaient le jeudi chez 
mademoiselle Prudence, et le dimanche chez 
madame Bonafort. 

Pour ma part, j’assistais rarement à ces 
soirées. Le jeu m'ennuie; une conversation 
uniquement composée de commérages me 
fatigue; puis un autre motif m’en éloignait 
encore, c'était l'accueil qu'y recevait ma 
fille d'adoption. Mon mari, qui déteste en- 
core plus que moi ces réunions, refusant 
presque toujours de m'accompagner, j'em- 
menais Suzanne pour m'aider à traverser 
les rues sales et encombrées, où l’on risque 
à chaque pas, le soir, de trébucher ; mais si 
déjà chez moi l’on affectait de la traiter en 
soubrette, c'était pis encore chez ces dames. 
On ne saluait que moi, on s’occupait de 


29 JACQUES GALÉRON 


moi seule, et l’enfant restait là, rouge et em- 
barrassée, n’osant s'asseoir ni se retirer. 

“Ne croyez pas, madame, qu'elle visât à 
conquérir aucun droit dans cette. société ; 
elle serait allée sans peine à la cuisine, si je 
l’eusse permis. Peut-être même l’ai-je fait 
souffrir autant par mes exigences pour elle 
que les autres par leurs dédains; mais enfin 
j'en avais fait ma compagne, ma fille : je la 
savais supérieure à ceux qui la dédaignaient, 
et je ne pouvais souffrir qu’on humiliât en 
elle, en même temps que mon choix, les dis- 
üinctions les plus vraies. 

Je l'avais déclaré : il fallait nous accepter 
ou nous rejeter ensemble. On prit le pre- 
mier parti, mais de mauvaise grâce; et ce 
fut une petite guerre sourde, à laquelle 
Suzanne se résigna pour l'amour de moi. 
Muette, assise dans un coin, ma pauvre 
Cendrillon ne sortait de son immobilité que 
pour s’empresser, à l’occasion, de rendre 
quelque service à ses malveillantes hôtesses. 
Je me rappelle son attitude pendant la pre- 


JACQUES GALÉRON 23 


mière soirée que nous passâmes chez ma- 
demoiselle Prudence, après l’arrivée de 
Jacques Galéron. 

Nous étions à la fin de janvier; il faisait 
très-froid. Tandis qu’une partie de la com- 
pagnie occupait la table de jeu, et que 
l’autre entourait la cheminée, Suzanne s’é- 
tait placée dans le coin le plus obscur, à côté 
d'une porte; et, masquée par les joueurs, 
elle feuilletait assez tristement les Annales 
de la propagalion de la foi, seule publica- 
ion moderne et récente qu’on trouve chez 
mademoiselle Prudence. 

Mademoiselle Prudence Rochet est une 
fille de cinquante ans, un peu voûtée, brèche- 
dent, jaune de peau, l'œil vifet la voix miel- 
leuse. Elle porte habituellement un bonnet 
à rubans roses, et parle en s’écoutant. C’est 
elle qui parc l'autel le dimanche, qui rac- 
commode les surplis et les chasubles, qui 
dresse les reposoirs de Pâques et de la Fête- : 
Dieu. Elle surveille aussi quelque peu le 
presbytère, et fait aux jours de gala les hon- 


24 . JACQUES GALÉRON 


neurs de la maison de M. le curé. C’est sa 
voix un peu cassée qui, avec celles des 
bonnes sœurs, dirige à l’église les cantiques 
chantés par les petites filles. 

Elle est l’aniie intime de la sœur Sainte- 
Angèle. — Vous savez, madame, que nous 
avons 1e1 une école de sœurs, — bien qu'il 
y ait, je crois, une secrète jalousie entre ces 
deux dames à l'égard de la direction des 
choses de l’église. Mademoiselle Prudence 
enfin porte le surnom de la sacristine dans 
tout le bourg de la Roche-Néré. Elle a 
quelque fortune et possède une influence 
absolue sur l'esprit de sa sœur et de son 
beau-frère, madame et M. Pigeon. 

Permettez-moi de vous présenter ceux-ci, 
ce qui sera bientôt fait, de même que les 
autres personnes réunies à cette soirée dont 
je vous parle. 

Madame Pigeon est une ménagère émé- 
rite et une bonne mère de famille. Ses 
trois filles, dont l’aînée a quinze ans, sont 
douces et gentilles, et la dernière, la peti 


JACQUES GALÉRON 25 


Henriette, est une aimable et naïve en- 
fant, 

M. Pigeon, petit homme maigre, à figure 
jaune, — une figure de parchemin, comme 
on dit ici, — fréquemment contractée par 
une grimace nerveuse du coin des lèvres, 
va à la messe, joue au boston et surveille 
ses fermiers. C’est là tout ce que j'en sais, 
et nul n’en sait davantage. Il parle peu et 
ne dit jamais rien. Quand 1l a fini de jouer, 
il va s’adosser à la cheminée, en écartant 
les basques de son habit. Il se dit légitimiste; 
ses parents l’étaient. 

M. Pigeon est un des notables de l’en- 
droit qui ont demandé la révocation de 
Jacques. Il n’a été en cela que le truche- 
ment de sa belle-sœur. 

Mademoiselle Néomadie Bonafort, pour 
laquelle évidemment se donnait la soirée, 
avait dans les cheveux un nœud de ruban 
rose. Elle causait très-haut avec l’aînée des 
petites Pigeon, et, bien qu'il s’agit seule- 
ment d'une promenade qu’elle avait faite, 

2 


96 JACQUES GALÉRON 


c’étaient des rires, des demi-mots et des 
airs de tête à n'en plus finir. 

Mademoiselle Néomadie, orpheline : sans 
fortune, recueillie par sa tante, madame 
Bonafort, est une assez bonne fille, et qui 
ne serait pas mal si elle ne louchait un 
peu. Quoiqu’elle ait vingt-huit ans sonnés, 
sa tante la traite toujours en petite fille et 
la mène rudement: car madame Bonafort, 
grande et grosse brune à triple menton, est 
aussi impérieuse de caractère que roide 
d'aspect. On prétend que cette roïdeur vient 
de ce qu’elle se serre trop dans son corset ; 
mais, à sa physionomie composée et à son 
ton tranchant, 1l est aisé de voir que, le 
corset fût-1l à inventer, madame Bonafort 
ne pourrait avoir de souplesse dans l’at- 
titude, | | 

Elle ne manque pas d'esprit et a de gran 
des prétentions à passer pour une femme 
instruite, sachant par cœur tout Boileau et 
les morceaux fameux des classiques, outre 
Delille et Desmoutiers, qu'elle cite fréquems 


JACQUES GALÉRON 97 


ment. Une des distractions qu’elle offre à 
ses hôtes est un recueil de chansons tou- 
jours posé sur la cheminée, et dont elle a 
orné la mémoire de sa nièce. Ces dames 
nous chantent parfois : | 


En même temps plaisir et peine 
Naquirent au divin séjour; 

De Cythère l'aimable reine 

A ces jumeaux donna le jour. 

Le dieu qui lance le tonnerre 

Leur départit des attributs, 

11 donna des ailes au frère : 

Pour la sœur il n’en resta plus (bis), etc. 


Madame Bonafort n’est pas dévote, mais 
elle remplit strictement ses devoirs reli- 
gieux et gronde son mari quand il cite Vol- 
laire ou d'Holbach. M. Bonafort se donne 
comme chaud libéral. Il a été destitué de 
ses fonctions de maire, et l’est cependant 
encore en réalité sous le nom de son suc- 
cesseur, maître Jean Toussot, le plus 
riche et le plus vaniteux de nos paysans, 


928 JACQUES GALÉRON 


nommé l’année dernière, au refus ce 
M. Pigeon. | | LL 

Malgré l’entrain un peu forcé de made- 
moiselle Néomadie, le jeune instituteur, 
que le hasard, ou tout autre agent, avait 
fait asseoir à côté d'elle, semblait complé- 
tement insoucieux de cetle faveur ; la tête 
tournée du côté des joueurs, 1l souriait des 
infortunes de son père, qui tenait les cartes 
et qui suait sang et eau pour apprendre 
le boston, sous la direction de M. le curé. 
Jacques, toutefois, n’était pas absorbé tout 
entier. par cette occupation; car je voyais 
son regard, glissant à côté, s'attacher sur 
Suzanne et y revenir sans cesse. 

Madame Bonafort ayant proposé un lcto 
pour la jeunesse, on se mit à dresser une 
seconde table, autour de laquelle se pressè- 
rent bruyamment les petites Pigeon, et où 
l’on indiqua une place à Jacques, toujours 
à côté de mademoiselle Néomadie. Le jeune 
instituteur hésitait à s'asseoir ; il demanda 
enfin, en montrant Suzanne : 


JACQUES GALÉRON 29 


— Mademoiselle n'en est-élle pas ? 

— Ah!... certainement! dit Néomadie, 
Voulez-vous venir, Suzanne? 

Si dédaigneusement engagée, la fillette 
refusa; mais Léontine Pigeon la vint cher- 
cher et l’amena par la main. 

Comme on le dit, madame, tout est rela- 
üif. Pour une enfant dont les seuls plaisirs 
sont la lecture et le jardinage, le jeu de loto 
peut sembler charmant. Au bout de quelque 
temps Suzanne s’anima. En jetant les yeux 
sur elle, je voyais ses yeux briller et ses 
dents éclater au milieu des sourires. Elle 
est naturellement gaie, et cettenaïive etjeune 
gaieté se communique aisément. Bientôt la 
petite table remplit d'éclats de rires le salon 
rechigné de mademoiselle Prudence. 

— Tu es charmante, disait Henriette 
Pigeon à Suzanne en l’embrassant. 

Mais madame Bonafort imposa silence 
aux enfants; elle semblait de mauvaise 
humeur. Jacques Galéron avait cet air doux 
et cette réserve qui peuvent cacher bien 

2. 


30 JACQUES GALÉRON 


des pensées; mais s’il était occupé de Néo- 
madie plus que de n’importe qui, il y met- 
tait de la dissimulation. 

Nous revinmes en sa compagnie, escortés 
aussi de M. et de madame Houspivolon, 
qui demeurent de notre côté, Il faisait nuit 
noire. Le vieux Galéron causait avec moi; 
madame Houspivolon s'était emparée de 
Jacques, et Suzanne marchait devant nous 


. avec l’hüissier. Nous abordions les rues. 


basses, près de la rivière, quand une petite 
discussion s’éleva à l’avani-garde sur le 
chemin qu'il fallait choisir; M. Houspivo- 
lon insistant, Suzanne le suivit, et bientôt 
un double cri nous apprit qu'ils venaient 
d'entrer dans une flaque d'eau, que 
M. Houspivolon avait prise pour la terre 
ferme. | 

Jacques, d’un bond, s'était élancé au se- 
cours de Suzanne. Malgré les refus de la 
petite, confuse d'être traitée comme une 
dame par ce beau garcon, 1l lui donna le 
bras et la conduisit ainsi jusqu’à notre porte. 


JACQUES GALÉRON  . 31 


Je me doutai bien que madame Houspi- 
_volon ne manquerait pas de faire ses re- 
marques là-dessus, Elle vint chez nous les 
jours suivants sous divers prétextes, dans la 
soirée, et s’y installa tout le jeudi, jour de 
hberté pour l'instituteur, Heureusement 
celui-ci ne parut pas. 

Mon mari venait à peine de lui rendre 
sa visite. Bien que les Galéron nous fussent 
agréables, nous ne sommes pas de ces gens 
irop empressés vis-à-vis des nouveaux 
venus. Madame Houspivolon en fut donc 
pour ses frais d'espionnage, et moi pour 
_ l'ennui que me cause toujours cette petite 
femme curieuse, taquine et hardie, qui, par 
calcul ou par instinct, s’est mise au service 
des désirs et des rancunes de mademoiselle 
Rochet et de madame Bonafort. 

Avec son menton triangulaire, son air 
fureteur, son nez retroussé, madame Hous- 
pivolon a quelque chose du chien qui guette 
ou poursuit une piste. Son gibier, à elle, 
c'est le scandale; elle est fière d’en rappor- 


32 | JACQUES GALÉRON 


ter, et malgré les trente-six ans qu'elle doit 
bien avoir, elle se pose vis-à-vis de ces . 
dames en enfant charmant, quand elle a 
fait quelque méchant tour. Il faut dire que 
l'enfant charmant se change parfois en en- 
fant terrible. Comme elle manque de tact 
et que l’amour-propre l’enivre, elle commet 
souvent d'imprudentes sorties ou de fà- 
cheuses indiscrétions. 

À partir de ce jour, on ne nous pressa 
plus d'assister aux soirées, qui continuè- 
rent d'aller leur train, et nous ne vimes 
plus guère les nouveaux venus que lorsque 
le hasard nous les fit rencontrer. Le vieux 
Galéron seul, fort occupé de son jardin, 
venait quelquefois chez nous chercher du 
plant de gazon ou des graines de fleurs. Il 
me parlait des empressements qu'on avait 
pour eux d’un ton un peu équivoque : 

« Pour lui, à son âge, 1l ne demandait 
plus que de la tranquillité. Le curé Babillot 
était un brave homme, mais 1l aimait trop 
à causer. On n'avait pas que cela à faire. 


JACQUES GALÉRON 33 


C'était la première fois que lui, Jasmin Ga- 
léron, voyait de si près une soutane. 

« Il était fils d’un homme qui, dans le 
temps, ne les aimait pas, et il se rappelait 
avoir aidé, tout enfant, à démolir un cou- 
vent où, disait-on, 1l s'était passé plus de 
vilaines choses qu’il ne s'était donné de 
bénédictions. On avait tout rebâclé, c'était 
bien; il n’avait rien à y voir. Mais ce qui 
l'ennuyait, c'était que son petit-fils chantât 
au lutrin; 1l n'avait pas cru du tout en 
faire un sacristain, etc., etc. » | 

Ces propos me donnèrent à penser que 
le bon accord pourrait bien ne pas durer, 
du moins avec le bonhomme. Il était, en 
effet, le produit direct de cette époque de 
89, qui ne croyait guère préparer les temps 
actuels ; il en avait conservé les enthousias- 
mes et les haines. Ïl n'allait point à la messe, 
et méprisait profondément ce qu’il appelait 
le béguinage. | 

L'hiver se passa et nous crûmes nous 
apercevoir qu'un peu de lassitude avait 


34 JACQUES GALÉRON 
succédé .à l’entrain du premier accueil. 
Madame Houspivolon n'affectait plus des 
airs aussi mystérieux. Néomadie avait le 
ton quelque peu aigre, et le curé, quand je 
l'interrogeai sur le projet de mariage, se 
montra embarrassé ; il ne savait guère. 
les jeunes gens ne paraissalent pas dispo- 
sés.… on ne pouvait forcer les inchinations… 
La Providence était là pour tout conduire. 

Mais, après cetie première réponse offi- 
cielle, il n’abandonna pas le sujet, et finit 
par avouer que ce n’était pas la faute de la 
demoiselle. Le jeune homme était resté 
sourd à toutes les avances; il avait même 
dit qu'il ne songealt pas encore à se marier. 

— Voyez-vous, ajouta le curé, c’est un 
garcon froid et dissimulé; on ne peut pas 
savoir ce qu'il pense. Moi je crois qu’il est 
ambitieux et qu'il veut une dot. Qu'en 
dites-vous, madame Vaillant ? 

— Rien, n’en sachant rien. 

— Vous qui êtes une femme intelligente, 
vous devriez un peu le sonder là-dessus. 


* 


JACQUES GALÉRON 35 


— Je ne le vois presque pas, et puis 
je respecte beaucoup les secrets d’autrui. 

Nous en restâmes là. 

On dit plus tard que j'avais eu mes 
raisons pour parler ainsi. 

Vint le mois d'avril. Vous savez, ma- 
dame, que chaque paroisse a son mois con- 
sacré à l’adoration du Saint-Sacrement. À 
la Roche-Néré, c’est le mois d’avril. Je suis 
loin d’être dévote, mais jai toujours trouvé 
charmant ce culte du soir à cette époque de 
l'année. Ce travail latent, ces éclosions, ces 
premiers parfums, l'atmosphère enivrante, 
la terre jonchée de divines promesses, 
l'espoir sous forme visible... c’est bien 
vraiment le mois de l’adoration, où l’âme 
aspire et s'élève au milieu du renouvelle- 
ment de toute chose. L’aspiration n’est-elle 
pas, en dernière analyse, le fond de toute 
religion? 

Après une de ces belles journées, où 
sans doute aussi la nature apporte à tout 


À 


notre être des germes nouveaux, à sept 


36 JACQUES GALÉRON 


heures, quand la voix des cloches reten- 
tissait dans l'air, Suzanne et moi, nous 
grimpions le coteau que domine l’église, 
par un chemin escarpé, bordé de haies. 
Suzanne montait en courant, puis s’arrê- 
tait en haut, rouge, haletante, me souriant 
de loin et jetant des regards charmés sur la 
campagne qui S'étendait au-dessous d'elle, 
toute verle, parsemée de bouquets blancs. 
Je la rejoignais; ses yeux brillants et hu- 
mides me faisaient rêver; le printemps 
éclatait en elle comme dans la nâture. Cà 
et là, elle se précipitait avec .un petit cri 
de joie sur quelque primevère ou quelque 
violette, enfouies sous la haie parmi la 
mousse, ou dans les longues herbes sèches 
laissées par l'hiver ; ou bien elle butinait de 
blanches fleurs d’épine qui venaient d’é- 
clore, souriantes, sur un rameau noir. Ce-- 
pendant elle avait hâte d'arriver dans 
l'église, où je la voyais se jeter à genoux, 
toute frémissante; et quand elle relevait 
ensuite la tête vers l’autel, sa physionomie 


JACQUES GALÉRON 31 


prenait un caractère de ferveur que je ne 
lui avais pas vu encore. 

Il faut dire que, cette année, la voix de 
Jacques Galéron donnait à la cérémonie 
un charme nouveau. Non-seulement cette 
voix est forte et étendue; mais elle a sur- 
tout un timbre pénétrant de douceur et 
de rêverie; et soit qu'elle se plongeât dans 
les ineffables tristesses du Miserere, soit 
qu’elle éclalât en actions de grâces, on sen- 
lait, en l’écoutant, l'impression d’une âme 
jeune, poétique et pieuse. Jacques chantait 
en outre des cantiques nouveaux, roman- 
tiques d’airs et de paroles, qu’on entendait 
pour la première fois à la Roche-Néré, et 
qui nous apportaient dans le sanctuaire 
comme un parfum d'ivresses mondaines. 

Ma fillette s’en revenait aussi languissante 
qu'elle était gaie en montant. Parfois elle se 
montrait impatente, un rien la faisait pleu- 
rer. Un jour, nous rencontràmes l’institu- 
teur ; elle rougit beaucoup. Cependant je la 
vis lui parler ensuile avec assez d’aisance 

3 


38 JACQUES GALÉRON 


et de liberté. Ce pouvait être une impression 
fugitive, mais cela m'inquiétait ; car je ne 
voyais pas que Jacques fit beaucoup d’at- 
tention à elle. J’essayai d'empêcher Su- 
zanne d'aller à l’église ; mais 1l n’y eut pas 
moyen: 1l eût fallu dire pourquoi, et je me 
gardai de cette imprudence. Je remarquai 
aussi que la présence de Jacques l’impres- 
sionnait moins que sa voix. Était-ce une 
émotion poétique seulement qu’elle savou- 
rait, ou les révélations intimes d’une âme? 
Je ne savais; mais quand je la voyais, pen- 
dant les chants, si vivement émue, qu'un 
voile de larmes couvrait ses yeux, je hâtais 
de tous mes vœux Îla fin de ce mois d’ado- 
ration, et J'aurais envoyé de bon cœur dans 
quelque autre commune ce beau garçon 
avec sa belle voix. 

Comme s’il eût été animé d’un esprit de 
contradiction, 1l s’arrangea de manière à 
nous rencontrer toujours à la sortie de l’é- 
glise, se bornant d’abord à nous saluer; 
puis, comme notre chemin était le même, 


JACQUES GALÉRON 39 


fréquemment 1l nous rejoignit; les derniers 
jours 1l nous accompagna. Je crois que Su- 
zanne l’eût prié de chanter ou de se taire, 
car elle restait rêveuse et absorbée comme 
lorsque nous étions seules, et me laissait 
causer avec lui. Mais une fois Jacques entra 
chez nous et y passa la soirée. Sa timidité 
peu à peu se dissipa; au bout de deux 
heures nous étions intimes comme de vieux 
amis. C’est une nature douce et bonne que 
celle de Jacques, et où l’on sent un fond si 
vrai de franchise et d’honnêteté, qu'il vous 
a vite gagné le cœur. Suzanne l’écoutait, 
silencieuse. Quand 1l fut parti, elle se mit à 
causer avec une vivacité extrême, et tout 
ce qu’elle disait avait pour but de nous faire 
parler de lui. En sa présence, elle redeve- 
nait timide ; mais elle se prit d’une plus 
vive affection pour le grand-père, et combla 
de prévenances le bon vieillard enchanté, 
J'aurais vu tout celà sans peine, mais je 
craignais que ce jeunc cœur se donnàt 
trop vite, sûre qu'il se donnerait pour tou- 


A0 JACQUES GALÉRON 


jours. Aussi m'efforçai-je de modérer cet 
élan, et surtout les imprudences qu'il eût 
pu faire commettre à Suzanne. Naïve, 
comme toutes les natures droites le sont à 
vingt ans, — souvent bien plus tard, — et 
n'ayant pas encore nettement conscience 
du sentiment qui la poussait, Suzanne de- 
vait donner prise aux observations mali- 
gnes. Le voisinage, en outre, prêtait aux 
rencontres et à ces mille communications 
télégraphiques par lesquelles les amoureux 
s'entendent sans se concerter. 

C’est dans la partie intacte du vieux chà- 
teau de la Roche-Néré qui regarde la ri- 
vière qu’on a disposé l’école et le logement 
de l'instituteur. Le reste n’est plus qu’un 
fouillis de ruines, plein de ronces et de 
plantes sauvages et. bordé de hauts murs à 
demi croulanis, soutenus par des masses 
de lierre. Ces murs nous protégent du côté 
du nord et forment par leur abri le lieu le 
plus agréable de notre Jardin. La chaleur 
s'y concentre dès les premiers soleils, et 


JACQUES GALÉRON AA 


nous avons là de superbes espaliers, des 
framboisiers abondants et de gigantesques 
rosiers des quatre-saisons, à l’ombre des- 
quels nous avons établi, tant ils sont touf- 
fus, des bancs où les lézards viennent s’é- 
tendre et d’où nous entendons, parmi le 
herre, mille bruissements et de petits cris 
d'insectes et d'oiseaux. 

Une partie du terrain élevé, situé der- 
rière ces murailles, appartient à la famille 
Houspivolon, qui en fait une sorte de pare 
à lapins et de poulailler; l’autre, plus basse, 
composée des anciens fossés à demi com- 
blés, et séparée de celle-ci par des restes de 
fortifications et une vieille poterne, sert de 
lieu d’ébats aux écoliers. C’est un jardin 
naturel des plus charmants, où de larges 
pierres, couvertes de mousse, forment des 
bancs à souhait, où l’églantine et le chèvre- 
feuille enlacent leurs jolis arceaux, et où 
croissent dans la mousse et parmi les pier- 
res de petites plantes qu’on ne voit point 
ailleurs. Un beau platane, dont la graine 


49 JACQUES GALÉRON 


fut portée là par les vents de 91, élève sa 
tête de plusieurs pieds au-dessus de notre 
mur, et étendait alors ses branches sur 
notrejardin. Que de suppositions méchantes 
_se sont accrochées aux branches de ce bel 
arbre! A voir de la fenêtre son tronc lisse 
et vigoureux, je me dis que, si les végétaux 
pensaient, ils mépriseraient les hommes. 

Jacques m'’a juré pourtant n’avoir jamais 
monté dans ce platane, même pendant le 
jour, quand 1l entendait dans le jardin la 
voix de Suzanne. Moins naïf qu'elle, il se 
livrait peu, et je fus longtemps à craindre 
que son sentiment fût moins décidé que 
celui de la jeune fille. Il ne venait guère 
nous voir qu’une fois par semaine et causait 
surtout avec mon mari. Cependant lui et 
Suzanne s’entendaient longtemps avant de 
s'être parlé, et je m’aperçcus bientôt que la 
fillette avait toujours quelque affaire au Jar- 
din bas, vers quatre heures, après la sortie 
de l’école. | 

Ce jardin bas, de l’autre côté du chemin, 


JACQUES GALÉRON A3 


est une bande de terrain qui s’étend jusqu’à 
la rivière, et n’est séparé de celui de l’insti- 
tuteur que par un mur en pierres sèches, à 
hauteur d'appui. Ils se voyaient là, de loin, 
tout en affectant d’être bien occupés, chacun 
pour sa part, d’arracher quelque légume, 
ou d’émousser quelque espalier. Suzanne, 
qui autrefois se levait dés l’aube pour laver 
le linge, avait maintenant cent prétextes 
pour remettre au soir. Jacques, au bruit du 
battoir, venait, une ligne à la main, et 
s'appuyant au mur de séparation, la jetait 
dans l’eau; les petits poissons butinent 
autour des laveuses. Mais Jacques ne regar- 
dait que le cou blanc de Suzanne, débarras- 
sée de son fichu, et ses bras ronds, sur les- 
quels les gouttes d’eau fuyaient en roulant. 
Et parfois, la malicieuse, voyant le pois- 
son emporter la ligne, riait aux éclats, bien 
qu’elle aussi n’eût guère l’esprit à ce qu’elle 
faisait. 

Un soir qu’ils remontaient ensemble, 
chacun de son côté, le long du mur, Jac- 





44 JACQUES GALÉRON 


ques, voyant les yeux de la jeune fille se 
fixer sur une giroflée sauvage qui se balan- 
çait entre les pierres, la cueillit et la lui 
donna. Le curé entrait à ce moment dans 
le jardin; cette petite fleur devint un gros 
crime. On commérait déjà sur les amours 
de l'instituteur et de la domeslique à ma- 
dame Vaillant, comme on se plaisait à 
nommer Suzanne, quand nous fûmes invi- 
tés à la noce de la fille de Jean Toussot, où 
devait assister toute la bourgeoisie de la 
Roche-Néré. | 

Jamais Suzanne n'avait été si jolie. Je 
lui avais fait cadeau pour cette fête d’une 
robe de popeline grise, et mon fils avait 
envoyé de Paris à sa petite sœur, comme il 
l'appelle, un bonnet de peu de valeur, mais 
très-coquet. Un nœud de ruban, sous son 
col brodé, achevait de la rendre éblouis- 
sante, et elle avait une épingle rouge en 
grains de r1z, cadeau du père Galéron, qui 
donna lieu à mille commentaires. Seslèvres 
roses, ses yeux brillants, son sourire, tout 


JACQUES GALÉRON AS 


éclatait en elle de ce suprême éclat d’une 
jeunesse dans sa fleur et d’une âme épa- 
- nouie. Elle riait, elle dansait; tous les yeux 
la suivaient; elle se voyait admirée et en 
éprouvait, non pas de la confusion, mais 
du bonheur, parce que Jacques était là. 

Il n’osait s'approcher d'elle ; et moi, plus 
ignorante avec mon expérience que Su- 
zanne avec sa naïveté, je me demandais 
encore : « L’aime-t-1]? » 

Elle n'était point inquiète, et en effet, 
quand :1l eut rassemblé assez de courage, il 
vint danser avec elle et s’anima. On forma 
des rondes, de ces rondes comme les ai- 
ment les paysans, où chacun à son tour 
entre dans le cercle et doit embrasser quel- 
qu'un. La première fois que ce fut à Jac- 
ques, je le vis hésitant ; 1l n’osa pas cepen- 
dänt embrasser Suzanne, et s’en prit à la 
mariée. Suzanne, à son tour, aux grands 
murmures des garçons, avisant dans la 
ronde un bambin de dix ans, lui porta son 
baiser d’un air maternel. 


A6 JACQUES GALÉRON 


Mais 1l s’agissait de plus d’une épreuve. 
On recommenca sur un autre air. Les in- 
fluences de la fête avaient grisé Jacques; il 
dévorait Suzanne des yeux, et quand il entra 
dans le cercle pour la seconde fois, il se 
dirigea vers elle résolûment., Ce baiser, je 
le pensais bien, était un premier baiser d’a- 
mour; mais en apparence il eût ressemblé 
à tous les autres baisers qui se donnaient 
là; je fus donc étonnée, aussi bien que 
tout le monde, quand Suzanne, rouge et 
tout éperdue, s’écria : « Non, je ne veux 
pas ! » 

Ce fut un murmure dans toute la ronde. 
Bien que Jacques se fût retiré immédiate- 
ment, on voulait obliger Suzanne à remplir 
les conditions auxquelles toute danseuse 
était soumise; mais, persistant dans son 
refus, elle fondit en larmes. Je m’avancai 
alors en disant très-haut que Suzanne n’é- 
tait pas bien depuis quelques jours et n’au- 
rait pas dû venir. Je la fis sortir de la ronde 
et l’emmenai dans le jardin, où plusieurs 


JACQUES GALÉRON 47 


femmes nous suivirent, l’interrogeant toutes 
à l’envi sur son mal, tandis que la petite 
sotte assurait qu'elle n’avait rien. Après 
quelques moments, quand elle se fut remise, 
nous rentrâmes dans la salle, où notre pré- 
sence coupa court à bien des propos, sans 
compter ceux que l’on crut pouvoir nous 
adresser. | 

— C’est donc l’instituteur qui te fait peur, 
disait-on, car tu as bien souffert que d’au- 
tres t’'embrassent? 

— Tu fais trop la demoiselle, déclarait 
une de ses parentes. Ces facons-là, ça n’est 
pas de chez nous. 

— Est-ce que vous êtes brouillée avec 
M. Jacques, ma chère petite? vint deman- 
der madame Houspivolon, qui m’interrogea 
ensuite d’un air pénétré sur ce qui pouvait 
être survenu entre eux. 

Il est certain que cet éclat de sentiment 
ingénu devait donner lieu à beaucoup de 
suppositions, mais ne pouvait être compris 
de personne. Moi-même n’y entendais pas 


48 | JACQUES GALÉRON 


grand’chose. Seulement, j'ai gardé du sou- 
venir de mes premières impressions le res- 
pect de l’enfance et de la jeunesse; car j'ai 
senti que, par ce mélange d'impressions 
réciproques dont se compose la vie, nous 
nous gâtons plutôt que nous ne nous amé- 
liorons. J'ai donc pour principe de ne point 
toucher brutalement à ce divin songe de 
pressentiments et d'innéités, monde inté- 
rieur des jeunes êtres purs, et je rêvai tout 
le lendemain aux paroles que je devais dire 
à Suzanne pour provoquer ses confidences, 
sans risquer d'apporter dans son esprit des 
éléments étrangers. 

Le lendemain soir, après diner, Jacques 
vint à la maison, conduit, ou plutôt poussé 
par son père. Îl avait passé tout le jour 
l'âme en peine, comme il nous le dit plus 
tard. Mon mari et Suzanne étaient seuls 
dans le salon; j'écrivais à mon fils dans la 
pièce à côté, dont la porte était ouverte. 
Sous je ne sais quel prétexte, le vieux Ga- 
léron emmena mon mari dans le jardin. Les 


JACQUES GALÉRON À9 


jeunes gens restèrent seuls. La nuit tom- 
bait. Je posai ma plume pour écouter ce 
qu'ils allaient dire, dans l'espoir d’y démêler 
les vrais sentiments de Jacques. 

Mais je crus un moment que j'en serais 
pour mes frais de curiosité : ils se taisaient. 
Rompant enfin d’une voix émue ce silence 
étrange, Suzanne demanda : | 

— Vous n’allez pas au jardin, monsieur? 

— Non, mademoiselle, répondit Jacques. 

Et le silence recommenca. 

— Non, répéta Jacques au bout de quel- 
ques instants, je ne vais pas au jardin... 

Il se tut de nouveau. Cela valait la peine 


de reprendre la parole! En d’autres temps, 
la rieuse Suzanne eût éclaté. 

— Parce que... ajouta-t-il sans doute par 
un effort héroïque, parce que je suis vrai- 
ment bien malheureux depuis hier. 

— Ah!... vous êtes malheureux... pour- 
quoi ? | 

— Parce que je vous fais peur... ou 


50 JACQUES GALÉRON 


plutôt vous avez horreur de moi, n'est-ce 
pas, mademoiselle Suzanne? 

— Mais non, monsieur, je vous assure. 
je ne trouve pas... ce que vous dites là n’est 
pas vrai du tout. 

— Enfin, vous avez pourtant quelque 
chose contre moi, bien sûr? 

— Oh! non... mais je sais bien pourquoi 
vous croyez cela : pour la chose d'hier. 
C'est moi qui avais tort, et j'en suis vrai- 
ment fâchée, monsieur J icques. .. je vous en 
demande pardon. 

— Je ne vous en veux point, répondit-il 
d’une voix rauque, après un moment de 
silence; mais je n’en ai pas moins de peine; 
parce que, voyez-vous, je ne suis fâché que 
d’une chose... c’est que vous ne m'’aimez 
pas! 

— Ah! vous croyez! 

— Voyons, mademoiselle Suzanne, dites 
la vérité... J'en suis comme fou, au moins. 
S1 vous saviez ce que j'ai souffert depuis 
hier soir! 


JACQUES GALÉRON ÿ1 


— Oh! je l’ai deviné, dit-elle en .trem- 
blant, et je ne peux pas vous exprimer com- 
bien j'en ai eu de peine aussi. J'en ai pleuré 
presque toute la nuit. Mais ç’a été plus fort 
que moi... quand j'ai vu que vous vouliez 
m'embrasser, comme ca... 

— Mon Dieu! cela vous fait donc bien de 
la peine que je vous embrasse? 

— Mais non!.….. c’est qu'il y avait du 
monde !…, 

Chère et chaste enfant! Maintenant, je la 
comprenais; elle n'avait pas voulu livrer 
aux yeux de tous une émotion qu’elle sentait 
sacrée. Je me levai doucement, et m’esqui- 
vai dans le jardin, par la fenêtre qui était 
ouverte. Il est une force dont on ne tient 
compte, ni pour la conserver, ni pour en 
tirer parti, c’est l'honnêteté de la jeunesse. 
Moi, je la crois plus forte que toute précau- 
tion; ce fut donc sans scrupule et sans 
crainte que je retins au jardin M. Vail- 
Jant et le bonhomme Galéron jusqu’au mo- 
ment où d'eux-mêmes les deux amoureux 


59 JACQUES GALÉRON 


nous rejoignirent. [ls étouffaient de bon- 
heur. Suzanne vint m'entourer de ses bras 
et me combla de caresses, et, sur une ou- 
verture que lui fitmon mari, Jacques réforma 
ce soir-là l'instruction publique tout entière, 
et recréa l’âge d’or dans nos communes ru- 
rales. Il ne doutait de rien. 

Î] n’y avait plus qu’à songer à leur ma- 
riage ; mais 1] fallait faire une place sur la 
terre à ce bel amour ; ils n’avaient le sou ni 
l'un ni l’autre, et vous savez, madame, que 
le traitement d’un instituteur lui donne à 
peine le strict nécessaire. Suzanne déjà 
possédait les meilleures notions de tout ce 
qui concerne l'instruction primaire ; il me 
vint à l'idée de la faire recevoir institutrice : 
elle apporterait ainsi sa part de travail dans 
l’aisance du petit ménage. 

Nous avions, 1l est vrai, une école de 
sœurs; mais ces pauvres filles ne savent 
guère que chanter du nez et lire des prières, 
et n’ont pour tout diplôme que leurs lettres 
d'obédience, comme la loi le permet. Chose 


JACQUES GALÉRON 53 


bien extraordinaire, madame, il me semble; 
car l'instruction et l'obéissance ne sont pas 
précisément de même nature, et si l’on tient 
à l’une aux dépens de l’autre, autant vaut 
fermer les écoles et n’en plus parler. Dans 
les pays où le droit divin est encore en vi- 
gueur, il peut être logique de dire : la vraie 
science est d’obéir; mais chez nous, où le 
droit de penser librement est reconnu, Dieu 
merci! comment pourrait-on soutenir que 
l’'obéissance est tout le devoir, toute la mo- 
rale et tout le développement nécessaire aux 
filles du peuple? 

On n'’oserait le prétendre, en effet ; mais 
la clause des lettres d’obédience existe. 

Nous sommes, dit-on, dans une époque 
 detransition : en paroles, oui; mais le passé 
est bien toujours notre maître. 

Il me parut donc que je rendrais un vé- 
ritable service à la commune de la Roche- 
Néré en lui procurant une institutrice qui 
sût quelque chose, et qui élèverait lesenfants 
au soleil de ce monde, et non dans les sou- 


54 JACQUES GALÉRON 


terrains du moyen âge. Deux ou trois de 
nos petites filles ont failli devenir folles à 
force d’histoires effrayantes et miraculeuses, 
et il est certain que l’enseignement catho- 
lique place un esprit sincère dans ce di- 
lemme, ou de renoncer à la vie sociale, ou 
de renoncer à la feligion. La foule se sauve 
de là, je le sais bien, par l’irréflexion, l’in- 
différence, la moutonnerie; mais cet état de 
choses peut-il former des esprits justes et 
des âmes droites? non, assurément; car on 
ne peut être honnête et raisonnable qu’en 
se conformant à ce qu’on croit. 

Pour vous donner un exemple, madame, 
de la garantie que présentent les letires d’o- 
bédience, je vous citerai quelques mots, de- 
venus célèbres à la Roche-Néré, de sœur 
Saint-Corneille, une de nos religieuses ins- 
üitutrices. Il y a quelques années, l'évêque 
ayant cru devoir ordonner des prières dans 
les églises pour la conversion des Anglais, 
une des petites écolières jugea naturelle- 
ment que ces Anglais étaient des sauvages 


JACQUES GALÉRON 55 


et s’en enquit près de sœur Saint-Corneille. 
— Sans doute, répondit celle-ci. Ne sa- 
vez-vous pas qu'ils habitent une île? 


Il paraît que, pour elle, insulaire et sau- 
vage sont des synonymes. Elle est également 
persuadée, pour l'avoir entendu assurer en 
chaire, que Voltaire est un de ceux qui ont 
crucifié Jésus; aussi demanda-t-elle pour- 
quoi il n’était pas nommé dans la Passion, 
avec Judas. 


Sœur Sainte-Angèle a un peu plus d’ins- 
truction; mais cela ne l'empêche pas de 
croire que les psaumes sont écrits en la 
propre langue du saint roi David, et comme 
on lui faisait observer le contraire : 


— Oui, dit-elle, du ton d’une personne 
contrariée d'être reprise; mais après tout, 
l’hébreu et le latin c’est à peu près la même 
chose. | 


Je conviens que sœur Sainte-Angèle n’a 
pas besoin de savoir l’hébreu, et on lui par- 
donnerait même d'ignorer la langue fran- 


56 JACQUES GALÉRON 


caise, si elle avait le caractère moins dur 
et le bras moins fort. On parle à mi-voix 
de rigueurs exercées sur les enfants dans 
l'école, et qui dernièrement auraient mis en 
danger, dit-on, la vie d'une des écolières. Il 
peut y avoir là-dedans beaucoup d’exagéra- 
tion ; mais ce que je puis affirmer, c’est que 
tous les enfants tremblent au nom de sœur 
Sainte-Angèle, et Suzanne, qui a passé quel- 
ques mais à l’école des sœurs, a recu plus 
d’une fois sur sa joue l'empreinte des doigts 
de la sainte femme. Tout cela n’est que 
zèle et amour du bien. Mais, comme il 
existe des moyens de l'obtenir, non-seule- 
ment plus doux, mais plus efficaces, j'étais 
certaine qu'un grand nombre de parents 
seraient heureux de confier leurs filles à une 
jeune personne du pays, connue pour sa 
douceur et sa bonne conduite, femme de 
l'instituteur, et mère de famille future. Su- 
zanne et moi, nous nous mîmes donc à étu- 
dier avec ardeur les matières de l’examen, 
et 1l fut convenu que nous garderions le 


JACQUES GALÉRON . Di 


secret de nos projets jusqu'au moment de 
les accomplir. 

Ce n’était pas chose facile, le droit à la vie 
privée n'élant pas reconnu chez nous. Vous 
ne sauriez croire, madame, à quelles ob- 
sessions on est exposé dans nos petites lo- 
calités. Aucune réserve, nulle porte close ; 
se renfermer chez soi, même dans la plus 
grande douleur, même au milieu des plus 
vives souffrances, passerait pour une insulte 
à la compatissance des bonnes gens, et, pour 
tout dire, mortifierait trop fortement leur 
curiosité. Vos voisins ont droit à tous les 
détails de votre existence; ils doivent aller 
et venir chez vous à leur convenance, et 
toute réserve apparente deviendrait l’objet 
de conjectures fâcheuses, attendu que les 
honnêtes gens, disent-ils, n’ont rien à ca- 
cher. | 

Nous ne pouvions pourtant pas nous dé- 
noncer d'avance à l'opposition de la coterie, 
qui eût jeté les hauts cris de cetté concur- 
rence future à l’école des sœurs. Il fallait 


58 JACQUES GALÉRON 


nous livrer, sans qu’on s’en apercût, à des 
études suivies (fort pressées, car nous n’a- 
vions qu'un mois et demi jusqu’au jour de 
l'examen), au milieu des allants et des ve- 
nants qui entraient chez nous sans cérémo- 
nie. Tourner la clef dans la serrure, il n’y 
fallait pas penser, car cela aurait pu,’ de 
suppositions en suppositions, nous mener en 
cour d'assises. Maintenant que nous étions 
au commencement de juin, nous ne pou- 
vions pas non plus fermer la fenêtre; et, 
un jour qu'elle était seulement entre-bâillée, 
pendant notre lecon de géographie, M. Bo- 
nafort, en passant, par espièglerie ou par 
tout autre motif, la poussa de la ‘ête en di- 
sant bonjour, et introduisit ainsi tout à coup 
dans notre intérieur ses deux yeux écar- 
quillés. 

Nous allâmes étudier en haut, dans la 
chambre de Suzanne; mais souvent il arri- 
vait, au bout de peu d'’instants, que nous 
entendions ouvrir la porte d'entrée et que 
l'on parcourait la maison en criant : 


t 


JACQUES GALÉRON 59 


— Ma voisine! où donc êtes-vous ? 

Nous nous hâtions de descendre; mais, 
la seconde fois, madame Bonafort nous dit 
d'un ton soupconneux : 

— Ah ça! que faites-vous là-haut? 

Aussi primes-nous l'habitude d'aller pas- 
ser les après-midi, avec nos livres et nos 
cahiers, sur le banc de rosiers, sous le vieux 
mur. [ y avait là une table rustique, et 
comme c'était au fond du jardin, nous 
avions le temps de cacher dans les feuil- 
lages ce qui aurait pu nous trahir, ne gar- 
dant à la main qu'un seul livre de lecture. 

Malgré toutes ces précautions, on sut 
quelque temps après que Suzanne allait se 
faire recevoir institutrice et de plus épouser 
l'instituteur. Comment un secret si bien 
gardé avait-il pu nous échapper? Suzanne 
ne l’avait pas même dit à sa mère! 

Ces propos, nous ne les apprîmes d’ail- 
leurs que plus tard. Nous nous aperçcûmes 
seulement à certaines froideurs qu’il y avait 
quelque chose; puis, de facile qu'il était, le 


" 60 JACQUES GALÉRON 


curé devint très-taquin pour Jacques. Il 
n'allait pas moins souvent visiter l’école, au 
contraire ; mais si sa bonne volonté avait été 
importune, sa malveillance fut insuppor- 
table. Il reprenait sur ce qu’il ne compre- 
nait pas, troublait la classe de longues et pé- 
dantes dissertations, conseillait toujours 
autre chose que ce que l’on faisait, et, soit 
hasard, soit intention, interrogeait surtout 
les plus mauvais élèves, en ayant soin de 
noter leurs réponses. Ces notes, sans doute, 
ont été transmises à M. le recteur, madame, 
et ont dû lui donner une bien triste idée du 
niveau de l'instruction à la Roche-Néré. 
Les choses en vinrent au point que Jac- 
ques déclarait n’y pouvoir tenir. Toute la 
discipline de l’école était relächée. Naturel- 
lement brouillon et bavard, M. le curé ne 
s'aperçoit jamais qu'il perd le temps et le 
fait perdre aux autres. Le blâme tacite qu'il 
jetait journellement sur les méthodes de 
l'instituteur était compris des élèves et al- 
térait chez eux la confiance, le respect et 


JACQUES GALÉRON 61 


l'application, ce qui ne les empêchait pas, 
du reste, de se moquer du curé sous 
cape. | 

Le ministre du culte a toujours l'entrée 
de l'école, dit la loi. La Roche-Néré n'ayant 
pas deux mille âmes, les seules autorités 
préposées à la surveillance de l’enseigne- 
ment sont le maire et le curé. En appeler 
au maire ? on y aurait bien pensé; mais Jean 
Toussot n’était une autorité que de nom, 
comme cela arrive fréquemment dans les 
campagnes. C'est pourquoi il est bien 
étrange,madame, que l'instruction publique 
se trouve ainsi livrée à la discrétion abso- 
lue d’un seul homme, qu’on pourrait ap- 
peler son ennemi naturel; car vous savez 
quel dédain la religion chrétienne affiche 
pour la science, et combien l'instruction du 
peuple paraît chose inutile et funeste aux 
cléricaux. 

La preuve, c’est que M. Babillot fit tant 
et si bien que lout le temps de la classe se 


passa en exercices religieux et en prières. 
4 


62 JACQUES GALÉRON 


En réponse aux observations de l’institu- 
teur, 1l citait ce texte de la loi : 


« Dans toutes les divisions, l'instruction 
morale et religieuse tiendra le premier rang. 
Des prières commenceront et termineront 
toutes les classes. Des versets de l’Écriture 
sainte seront appris tous les jours. Tous Les 
samedis, l'Évangile du dimanche sera ré- 
cité. Les livres de lecture courante, les 
exemples d'écriture, les discours et exhor- 
tations de l’instituteur tendront constam- 
ment à faire pénétrer dans l'âme des élèves 
les sentiments et les principes qui sont la 
sauvegarde des bonnes mœurs, et qui sont 
propres à inspirer la crainte et l'amour de 
Dieu. 

« Les enfants de six à huit ans formeront 
la première division. Indépendamment des 
lectures pieuses faites à haute voix, ils se- 
ront particulièrement exercés à la récitation 
des prières. » 


Les enfants de la campagne, on le sait, 


JACQUES GALÉRON 63 


ont la mémoire paresseuse, l'imagination 
endormie, le travail d'esprit, en un mot, 
lent et difficile. L'instruction religieuse ab- 
sorbait donc tout, ou à peu près, et le mal- 
heureux Jacques voyait avec désespoir que, 
malgré ses efforts, 1l ne parviendrait à faire 
entrer dans la tête de ses élèves aucune des 
notions qui eussent ouvert et délié leur in- 
teligence, ou qui, rapportées à la maison 
paternelle, eussent fait dire à leurs parents : 
« À la bonne heure, petit, ça te sert à 
quelque chose d’avoir dépensé de l'argent 
à étudier. » 

Le vieux Galéron, furieux, venait grom- 
meler chez nous, quand il se sentait trop 
violemment tenté de mettre à la porte M. Ba- 
billot. 

— N'avais-je pas raison, nous disait-il, 
de me défier de cet homme-là? Est-ce pas 
curieux qu'ils soient redevenus les maîtres 
chez nous comme autrefois? Et pourtant, 
quand une nation comme la France fait une 
si grosse révolution pour se débarrasser de 


64 JACQUES GALÉRON 


ce qui la gêne, ca devrait signifier quelque 
chose, à mon avis. 

Mademoiselle Prudence affectait de ne 
pas nous voir, ou jetait sur nous de ces re- 
gards dont la charité religieuse a seule le 
secret, et qui nous eussent abîmées dans 
l'horreur de notre crime, si nous nous fus- 
sions senti la conscience coupable. 

Plus serrée que jamais dans son corset, 
madame Bonafort passait à côté de nous en 
laissant tomber de si haut un salut si petit, 
que c'était à peine; et madame Houspivolon 
apportait chez nous, avec son tricot, une 
foule d’insinuations impertinentes, qu'elle 
glissait d'un ton doucereux, pour aller en- 
suite se vanter à ces dames de ce qu’elle 
avait dit, en l’exagérant. 

— Ïl y a quelque chose contre nous, di- 
sais-je à Suzanne; mais que savent-ils ? 

Nos amoureux se voyaient tous les soirs. 
Comme c'est l'heure où mon mari, fatigué 
de ses courses à cheval dans la campagne, 
dine et se repose, j'ai pris depuis longtemps 


JACQUES GALÉRON 65 


l'habitude d’écarter les importuns à ces 
heures-là; c’est le moment d'ailleurs où 
chacun de son côté mange ou cuisine chez 
soi. Mais le curé Babillot s’attarde partout 
et n’a point d'heure fixe; il vint donc sou- 
vent, le soir, de l’école chez nous demander 
Jacques. Celui-ci, bien vite, sautait par la 
fenêtre dans le jardin, quand Suzanne et 
lui ne s’y trouvaient pas déjà, au bras l’un 
de l’autre, causant tout bas, et enveloppant 
d’ombres et de mystères leur chaste amour. 


Quand il ne les voyait ni l’un n1 l’autre, 
le curé demandait avec insistance où était 
Suzanne. Il me dit une fois : 


— Je m'étonne, madame Vaillant, que 
vous laissiez une jeune fille se promener 
comme cela le soir, dans un jardin, au mi- 
lieu des émanations des fleurs. C'est dan- 
gereux; cela donne de mauvaises pensées. 


J'avoue que je fus indignée, et je lui dis 
vivement que l'esprit d'un prêtre ne devrait 
jamais se permettre de toucher à l’âme 

4. 


66 JACQUES GALÉRON 


d’une jeune fille, ni prétendre pouvoir la 
juger en rien. Et comme il insistait : 

— Laissez donc, lui dis-je; vous n’avez 
qu'une chose à faire, c’est d’invoquer la fin 
du monde, afin de guérir l’homme, une fois 
pour toutes, de la nature et de l’humanité. 

De ce moment, je fus mise au rang des 
hérésiarques. J'avais voulu piquer M. Ba- 
billot pour qu'il nous laissât tranquilles; 
mais Je m'étais trompée en comptant de sa 
part sur quelque délicatesse; 1l revint. Ne 
voulant pas faire d'éclat, dans l'intérêt mème 
des deux jeunes gens, et n’étant pas encore 
sûre que ce fût de l’espionnage, je priai mon 
mari d’être patient, et je rendis les entre- 
vues de nos amoureux plus courtes et plus 
furtives. Pauvres et nobles enfants! c'est 
une horrible chose que cet esprit de soup- 
çon qui, parce qu’il ne conçoit rien que d’im- 
pur, nie toute innocence. Plus d’une lecon 
de grammaire se donnait pourtant dans ces 
soirées au jardin, au milieu des dangereuses 
émanations des fleurs, comme disait M. Ba- 


JACQUES GALÉRON 67 


billot, et parmi toutes les influences — éner- 
vantes pour les lâches peut-être, mais 
sublimès pour les forts — des beaux soirs 
d'été. Leurs mains étaient réunies, parfois 
sans doute un baiser s’échangeait; mais 
leurs cœurs ne s’en élançaient qu'avec plus 
de force vers ce doux avenir de devoir et 
d'amour qu'ils rêvaient ensemble, 

Un soir, Jacques ne vint pas, Suzanne, 
agitée, dévora sa peine ; mais, le lendemain 
matin, je la trouvais tout en larmes et elle 
me disait: « Maman, peut-être il est ma- 
lade. » 

Ne voulant point qu'on la vit entrer dans 
l'école, j'y allai moi-même, à l'heure de la 
récréation. Tandis que les enfants jouaient 
parmi les ruines du château, Jacques était 
adossé contre le platane, les bras croisés, le 
menton sur la poitrine, morne, comme 
sous le poids d’un malheur. Il s’empressa 
d'aller me chercher un siége, et voulut cau- 
ser des riens ordinaires qui défrayent les 
rencontres de la plupart des êtres humains, 


68 JACQUES GALÉRON 


et recouvrent tant d’aparté. Mais le brave 
garcon dissimule fort mal; il avait un vif 
chagrin; je le voyais et le lui dis, ajoutant 
que Suzanne était inquiète de ce qu'il n’était 
pas venu la veille au soir. 


— Le curé était ici, me dit-il, et m'a re- 
tenu toute la soirée. Vous comprenez que 
mon temps lui appartient, aussi bien que 
ma demeure; je n’ai rien à moi. 


— Quand Suzanne aura passé son exa- 
men, dis-je, et que vous serez mariés, toutes 
les cachotteries seront inutiles; vous aurez 
plus de liberté. 


— Moi! de la hiberté! s’écria-t-1l; un for- 
cat, à la bonne heure! Vous ne voyez donc 
pas, madame Vaillant, que tout le monde a 
droit sur moi, excepté moi-même? Je suis 
sous l'autorité du préfet et du conseil dépar- 
temental pour tout ce qui regarde ma con- 
duite, mes opinions et les rapports qu’il 
peut plaire à tel ou tel de faire contre moi. 
Je suis sous les ordres du recteur pour l’ins- 


JACQUES GALÉRON 69 


truction, les méthodes, les livres que je dois 
choisir, les vêtements que je dois porter, 
les lectures que je puis faire, l'emploi de 
mes jours de congé, et mille autres choses. 
Je suis sous la surveillance des délégués 
cantonaux et de l'inspecteur de l’Académie; 
soumis à l'exigence des parents, qui me re- 
prochent de n'avoir pas donné à leurs en- 
fants plus d'intelligence. L'opinion publique 
m'observe d’un œil jaloux. Mais tout cela 
est bien, tout cela est supportable. Ce qui 
ne l’est pas, c'est que je suis l’esclave, le 
jouet, la bête de somme d’un homme que 
certaines études, faites en dehors de tout 
contrôle social, ont placé là, qui par prin- 
cipe est mon ennemi, qui par principe haït 
l'instruction, jalouse l'État et ne tolère la 
famille que par grâce! Le peu d'initiative 
qui m'est laissée, 1l l’accapare; il usurpe 
ma fonction, règle tout chez moi. Pourquoi 
diable! ne serait-ce pas lui qui fût l'institu- 
. teur? Avec le moindre vicaire, la chose irait 
à merveille, et puis ce serait plus franc. 


70 JACQUES GALÉRON 


Quant à moi, par moments j'ai envie de me 
faire soldat. Ah! si j'avais su! 

— Et Suzanne? observai-je en souriant. 

— Eh! voilà! je sais bien, allez! Ce sont 
toujours les intérêts qui tiennent les hom- 
mes, et cette chère fille, c'est plus que 
mon intérêt; elle est, je crois, mon âme 
tout entière. Mais c’est aussi pourquoi j’hé- 
site, madame Vaillant, à la mettre dans 
cette galère, où elle souffrira comme moi. 
Si je pouvais obtenir une place aux chemins 
de fer, ou ailleurs. 

— Vous oubliez la conscription, J acques. 

— Oui, c’est notre boulet. Je vous le dis, 
de vrais forcats! Savez-vous que, sans cette 
clause, 1l pourrait y avoir une désertion gé- 
nérale, et que c’est bien avisé? 

Je m'’efforçai de relever son courage par 
un mauvais moyen, généralement employé, 
qui est d’atténuer le mal. Il souffrait trop 
pour que cela püt le convaincre, et, s’im- 
patientant, 1l alla me chercher plusieurs pe- 
tits hivres de lecture et un manuscrit. 


JACQUES GALÉRON 71 


— Tenez, me dit-il, la chose la plus dif- 
ficile, le grand talent du maître, le seul 
même, car ce n’est pas nous qui faisons la 
science, c’est d'intéresser l'enfant à l’étude. 
Un enfant de huit à dix ans, intelligent et 
capable de comprendre un livre, saura 
lire dans ces conditions au bout de quinze 
jours, tandis qu’il y mettra une année, et 
encore ne le saura guère, si on le rebute 
par l’ennui. J'ai pensé que des phrases 
courtes, offrant des images agréables, lui 
donneraient, en l’amusant, le désir de sa- 
voir lire, et j'ai fait ce petit cahier, que je 
voulais présenter à M. le recteur pour qu’il 
vit s’il valait la peine d'être imprimé. Mon 
Dieu! ce ne sont que des niaiseries; mais 
quand j'ai fait lire cela tout haut par les 
grands, qui lisent l'écriture, les petits se 
sont mis à lever le nez et à écouter de toutes 
leurs oreilles : 


« — Petit frère, que vois-tu dans ce buis- 
son ? 


72 JACQUES GALÉRON 


«— Je vois un nid. Écartons doucement 
les branches. | 

« — Parlons bas; la mère est là. 

« — Elle nous regarde! 

«— Oui; je vois ses petits yeux qui bril- 
lent; elle a peur. 

« — Ah! elle s'envole. O sœur! vois, 
quatre petits! 

« — Ïls n’ont que le duvet. 

« — Comme ils sont laids et mignons! 

« — Faut-il les prendre? » Etc. 


C'était une suite de petits tableaux naïfs 
du même genre et d’une douce moralité ; 
mais le curé avait blâmé cela, parce qu’il 
n’y était parlé ni de Jésus, ni de la sainte 
Vierge. 

Ensuite Jacques me montra le Premier 
hvre de l'enfance, par M. Delapalme, ou- 
vrage simple et poétique, à la portée des 
enfants, qui le lisaient avec intérêt. Mais 
M. le curé, sans proscrire celui-ci, qui est 
autorisé par le conseil de l'instruction pu- 





JACQUES GALÉRON 13 


blique, avait préféré, comme premier livre 
de lecture, les Pensées chrétiennes du père 


Bouhours, auxquelles ont été ajoutées, par 
l'abbé Doubet : 


Des conseils à un enfant chrétien ; 

Une instruction sur la dévotion à saint 
Joseph ; 

Une instruction sur la dévotion aux an- 
ges gardiens; 

Ouvrage divisé par syllabes et destiné à 
servir de hvre de lecture aux commencçants. 

Je me mis à parcourir ce pelit livre : 

« Dieu seul est notre dernière fin; 1l n’a 
pu nous créer que pour lui... Soyons donc 
à Dieu, puisque nous appartenons à Dieu. 
ÏÎ n’y a rien de plus inutile, ni de plus 
monstrueux, qu'un cœur qui, n'étant fait 
que pour Dieu, n’est pas tout à Dieu. Me 
comporté-je comme une créature qui n’est 
que pour Dieu? Toutes mes pensées et 
toutes mes actions sont-elles pour lui? 


« Que faisons-nous sur la terre, si nous 
5 


74 JACQUES GALÉRON 


ne faisons l'unique affaire pour laquelle 
nous y sommes ? 

« Prenez ici la résolution de chercher 
uniquement Dieu, et de ne lui rien dérober 
de ce qui lui appartient. Celui qui vous a 
faits tout ce que vous êtes a droit d'exiger 
de vous que vous soyez tout à lui. 

« Dès qu’on a de l’attachement pour le 
monde, on cesse en quelque facon d'être 
chrétien, Ce monde profane, si passionné 
pour la grandeur, pour le plaisir, pour tout 
ce qui flatte l’amour-propre, est le capital 
ennemi de Jésus-Christ. Leurs maximes, 
leurs commandements, leurs intérêts sont 
contraires; on ne peut pas les servir tous 
deux ensemble; 1l faut rompre avec l’un ou 
avec l’autre. 

«… Priez Notre-Seigneur qu'il détruise 
en vous l'esprit du monde et qu'il vous 
donne la force de mépriser les grandeurs 
du siècle, 

« La figure de ce monde passe. 

«Un chrétien a bien sujet de craindre la 


JACQUES GALÉRON 15 


mort, quand il ne vit pas en chrétien. Mou- 
rir ennemi de Dieu, 6 la triste mort! à fu- 
neste moment qui finit les plaisirs du monde 
et qui commence les peines de l’éternité! 


« … I n’y a point de temps à perdre. 
Chaque moment peut être le dernier de 
notre vie. | 

«. Accoutumez-vous à faire chaque ac- 
tion de la journée comme si vous deviez 
mourir après l’avoir faite. 

« Je ne-suis peut-être éloigné de la mort 
que d’un pas. Il n’y a point de lendemain 
pour un chrétien. 


« Que nous aurions d'horreur de l'enfer 
si nous pouvions entendre les cris lamen- 
tables des damnés! Ils soupirent, ils gé- 
missent, 1ls hurlent comme des bêtes fée- 
roces, au milieu des flammes. Ils s’accusent 
de leurs péchés, ils les pleurent et les dé- 
lestent; mais c’est trop tard. Leurs larmes 
ne servent qu'à rendre plus ardents les feux 
qui les brülent sans les consumer, Péni- 


16 . JACQUES GALÉRON 


tence des damnés, que tu es rigoureuse, 
mais que tu es inutile! 

« Ne voir jamais Dieu, brüler dans un 
feu dont le nôtre n’est que l’ombre, souffrir 
toutes sortes de maux en même temps, sans 
consolation, sans relâche; avoir toujours 
des démons devant les yeux, toujours la rage 
et le désespoir dans le cœur, quelle vie! 

«.… La colère de Dieu peut-elle aller plus 
Join que de punir des plaisirs qui durent si 
peu par des supplices qui ne finiront ja- 
mais ? 

«O éternité! quand un damné aura ré- 
pandu autant de larmes qu'il en faudrait 
pour faire tous les fleuves et touies les mers 
du monde, n’en versàt-1l qu'une chaque 
siècle, 1l n'aura pas plus avancé, après tant 
de millions d'années, que s’il ne commen- 
cait qu’à souffrir. Et quand 1l aura re- 
commencé autant de fois qu’il y a de grains 
de sable sur les bords de la mer, d’atomes 
dans l’air et de feuilles dans les forêts, tout 
cela sera compté pour rien. 


JACQUES GALÉRON 11 


« Les damnés n'ont pas seulement à 
souffrir pendant toute l'éternité; 1ls souffrent 
à chaque moment l'éternité tout entière. 
L’éternité leur est toujours présente; l’éter- 
nité entre dans toutes leurs peines. Ils ont 
toujours dans l’esprit que ces peines ne fini- 
ront jamais. O la cruelle pensée! à le dé- 
plorable état! Une éternité brûler, une éter- 
nité pleurer, une éternité enrager! 

« … Pour un moment de plaisir, une 
éternité de supplices! 

« . Toutes les créatures ne sont faites 
que pour notre salut. Elles deviennent inu- 
les dès qu’on ne s’en sert pas pour cette 
fin-là. Ainsi, dès qu’un homme cesse de 
travailler à son salut, le soleil ne devrait 
plus luire, les cieux devraient s’arrêter; la 
terre ne devrait plus rien produire pour lui, 
les anges devraient l’abandonner, ou plutôt 
il devrait tomber dans le néant. Il est in- 
digne de la vie quand il ne vit pas pour 
Dieu. 

«... La vie chrétienne est une vie cruci- 


78 JACQUES GALÉRON 


fiée. À moins que d’aimer la croix, il faut 
renoncer à la foi. » 


Je rendis le livre à Jacques, en lui disant 
que le choix de ces sujets pour la première 
enfance me semblait quelque chose d’admi- 
rable. 


— Îl faut entendre, me répondit-il, les 
enfants ânonner cela d’un ton lamentable! 
S'ils comprennent un peu, leurs yeux ar-. 
rondis par la terreur font mal à voir, et leur 
pauvre petite imagination emporte cela pour 
les visions du crépuscule ou pour les rêves 
de la nuit. La plupart, heureusement, n’y 
entendent que des mots sans suite, mais ils 
puisent là-dedans l'horreur de la lecture. 
Enfin, madame Vaillant, je vous assure 
‘ que, pour un honnête homme de bonne vo- 
lonté qui voudrait faire de sa fonction une 
œuvre d'amour et de conscience, le pire des 
métiers est celui que j'ai choisi. Moi qui le 
croyais si beau! 

Il tordait sa moustache en disant cela, 


JACQUES GALÉRON 79 


une moustache noire, toute jeune encore, et 
qui lui seyait à merveille. C'était décidé- 
ment un charmant garcon que Jacques, 
surtout quand ses yeux noirs lançaient de’ 
tels feux, et que son front s’éclairait ainsi 
des lueurs du sentiment et de la pensée. 


— Mes chers enfants, lui dis-je, vous vous 
aimerez, ce sera votre refuge. Assurément 
je ne suis pas de l'avis du père Bouhours, 
puisque je crois que notre devoir consiste 
au contraire à combattre la souffrance dans 
ses causes, qui sont toujours quelque mal, 
c'est-à-dire quelque erreur; mais vis-à-vis 
de l’impossible, il faut se résigner. Vous 
vous consolerez par votre amour. 


Je le quittai fort triste ; car je sentais bien 
toutefois que ces situations-là sont mau- 
vaises pour l’âme d’un homme, et qu’elle 
doit s’affaisser lorsque, au lieu d’une œuvre, 
elle se voit condamnée à ne faire qu’un 
mélier. 


En rentrant chez moi, je vis au seuil de 


$0 JACQUES GALÉRON 


sa boutique ma voisine la marchande, qui 
causait avec madame Houspivolon. 

— M. Alfénor est chez vous, me dit 
celle-ci. 

— Ah! y a-t-il longtemps? 

— Mais oui; n'est-ce pas, mère Gogon? 
Mais 1l ne s'ennuie pas; il cause avec made- 
moiselle Suzanne. 


Je ne vous ai pas parlé, madame, de M. AÏ- 
fénor Granger. C’est un jeune homme, du 
moins 1l passe toujours pour tel, n’étant pas 
marié; mais il doit avoir près de quarante 
ans. Il est riche; il vit l’été chez sa mère, à 
la Roche-Néré; mais l'hiver à Paris, dans 
la société des étudiants, à ce que m'a dit mon 
fils (auquel, je crois, il n’a pas donné de 
bons conseils ni de bons exemples). On ne 
comprend guère qu'un homme habitué aux 
plaisirs de la grande ville passe sans trop 
d’ennui six mois à la Roche-Néré; mais 
notre petite société bourgeoise choie beau- 
coup M. Alfénor, et ces saintes dames lui 


JACQUES GALÉRON Si 


donneraient de bon cœur pour femme l'ai- 
née des petites Pigeon, quoique la pauvre 
enfant n'ait guère plus de quinze ans. 

Je le crois un peu d'humeur césarienne 
et satisfait d’être le premier de son village. 
En outre, il est gourmand, et sa mère pos- 
sède la meilleure cuisinière du pays, outre 
une femme de chambre assez jolie, qui 
passe, à tort j'aime à le croire, pour être 
la maîtresse de M. Alfénor. On n’en sait 
rien; et c’est assurément un triste signe de 
l'état de nos mœurs que la possibilité d’un 
mal soit toujours considérée comme la cer- 
ütude que ce mal existe. 

J'avais remarqué, l'année précédente, que 
M. Alfénor faisait beaucoup d’attention à 
Suzanne. En entrant, je le vis penché vers 
elle et lui parlant avec animation; la petite 
était calme et avait sur les lèvres un demi- 
sourire. [l fut un peu confus en m’aperce- 
vant, mais se remit aussitôt, et continua la 
conversation en reprenant ce qu'il venait de 
raconter à Suzanne. 


82 . JACQUES GALÉRON 


. C'était un complot contre l'admission de 
cette pauvre enfant comme institutrice. 


On voulait écrire au recteur et à tous les 
membres du conseil d'examen des lettres 
anonymes. Le curé allait faire dans le même 
but un vovage au chef-lieu du département, 
et l’on devait présenter le choix d’une pa- 
reille institutrice comme devant causer un 
scandale à la Roche-Néré. 


— Un scandale! m'’écriai-je; et que peut- 
on dire contre elle? 

— On laccuse d'avoir été élevée dans 
l'irréligion et sous l’influence d'idées sub- 
versives de l’ordre social. Cela a trait sans 
doute à votre indépendance d'esprit, ma- 
dame, et aux opinions démocratiques bien 
connues de M. Vaillant. Puis il paraît que 
mademoiselle Suzanne, quand elle allait à 
l'école chez les sœurs, a manifesté plusieurs 
fois des tendances irréligieuses. 


Suzanne éclata de rire. 


— Oui! je n'ai pas voulu des images de 


JACQUES GALÉRON 83 


la Salette, c’est vrai, et je n’ai pas pris le 
scapulaire comme les autres. Ah! et puis, 
je me rappelle, un jour... Elles m'ont pour- 
tant assez punie pour cela... C’est dans 
l’histoire sainte, quand les filles madia- 
nites.… 


Un peu embarrassée, elle se leva pour 
aller chercher son livre. 


— Voilà, dit-elle, en abritant du texte sa 
pudeur froissée. 


« Demande : Qu'ordonna Dieu quand les 
« {sraélites se furent laissés séduire par les 
«filles madianites que Balec avaient en- 
« voyées ? — Réponse : Il ordonna qu’on mit 
« à mort les principaux coupables. Le peuple 
«en fit mourir vingt-quatre mille. Phinées, 
« lévite et petit-fils d’Aaron, signala son zèle 
«en perçant d'un même coup d'épée un 
« Israëlite et une Madianite. Cette action gé- 
«néreuse fut si agréable à Dieu, qu’en ré- 
« compense il promit la grande sacrificature 
« à Phinées. » 


SA JACQUES GALÉRON 


— Je n'avais que dix ans alors, reprit 
Suzanne, mais enfin ça me fit mal d’en- 
tendre dire qu’un meurtre était une action 
généreuse, et que Dieu en avait été si con- 
tent. Je me rappelle que je fermaile livre très- 
fort en m'écriant : « C'est très-mal, cela! » 
La sœur Sainte-Angèle m'ayant demandé 
ce que j'avais, je le lui dis; et comme, en 
même temps, j'osai prétendre que le Dieu 
des Juifs ne pouvait pas être le même que le 
bon Dieu, elle se fâcha, leva les mains au 
ciel en s’écriant que j'étais possédée du dé- 
mon, fit mettre toutes les élèves à genoux, 
la face contre terre et leurs doigts dans les 
oreilles, et, me frappant rudement, me 
poussa dans l'escalier de la cave, où il fai- 
sait humide et froid. J’y restai toute la jour- 
née, et le lendemain je toussais si fort que 
ma mère me garda huit Jours chez nous. 
Aussi ne fus-je pas fâchée de tout cela. 


M. Alfénor rit beaucoup de cette histoire, 
et plaisania fort agréablement sur le mérite 


+ 


JACQUES GALÉRON 85 


qu'il y avait à embrocher d’un coup le plus 
d’hérétiques possible. 


— Enfin, comment avez-vous appris ces 
projets contre Suzanne? demandai-je. 


— Ma foi! du curé, qui me les a confiés 
sous le secret; mais je l’ai laissé dire, et, 
comme je n’ai rien promis... Vous connais- 
sant, et connaissant mademoiselle, vous 
comprenez, cela m'a révolté, et je n’ai pas 
voulu m'en rendre complice per mon si- 
lence. Il faut, madame, vous assurer des 
protecteurs dans la commission d'examen, 
afin de combattre ces intrigues, et, si vous 
le désirez, je connais assez le proviseur du 
collége… 


— M. Vaillant le connaît aussi, dis-je en 
interrompant sa roue. Mais qui a pu savoir 
que Suzanne voulait être institutrice? 

— | paraît que cela vient de madame 
Houspivolon, me répondit-il. Comment l’a- 
t-elle appris elle-même? C'est ce que j'ignore. 


De ce jour, M. Alfénor, devenu notre 


86 JACQUES GALÉRON 


allié, vint souvent chez nous. Le bourgeois 
 désœuvré, à la campagne, est un être qui 
volontiers se laisse aller sur les épaules 
d'autrui. De là des liaisons souvent aussi 
passagères qu’intimes. On se voit si faci- 
lement et si fréquemment que l’on s’épuise 
vite. Quelque heurt survient; l'ennui aï- 
dant, on se brouille et l’on passe à d’autres 
liaisons. M. Alfénor toutefois ne se serait 
pas ennuyé chez nous, si Suzanne avait 
bien voulu se charger de le distraire; — 
mais cela viendra plus tard. 

Nous en étions là. Les visites fréquentes 
de M. Alfénor ne m'étaient point agréables ; 
mais je ne savais comment les empêcher, 
— n'ayant pas le drait de fermer ma porte, 
comme on ferait à la ville, — quand je re- 
cus une lettre de mon fils. 

Puisque lui seul fut coupable, c’est à lui 
d’être accusé, et, pour justifier Suzanne, 
j'aurai le courage, madame, de l’accuser 
devant vous, comme je l’ai fait devant 
d’autres, qui ont feint de ne pas me croire. 


JACQUES GALÉRON 87 


On devrait ajouter foi pourtant aux paroles 
d'une mère qui accuse son fils. 

Alphonse avait perdu trois cents francs 
au jeu. Ïl me les demandait sur-le-champ, 
et ses instances avaient un accent désespéré 
qui me terrifia. Îl me suppliait aussi de n’en 
point parler à son père, et je m’en serais 
gardée, sachant combien mon mari serait 
affligé de cette faute et combien elle l'irri- 

terait. 
__ Mais j'étais fort embarrassée. Tout au 
plus pouvais-je distraire cinquante francs 
sans que mon mari s’apercût de ce vide dans 
notre bourse, et c’était immédiatement qu’il 
fallait envoyer. Je songeai à mes bijoux ; 
mais 1l n'y a point d'orfevre à la Roche- 
Néré; Je me vis donc obligée de recourir à 
M. Alfenor, qui devait être indulgent pour 
de semblables folies, et qui passe pour avoir 
toujours des billets de banque dans son 
secrétaire. Alphonse lui-même m’engageait 
à m'adresser à lui. 

Cependant il me répugnait d'emprunter 


88 JACQUES GALÉRON 


cet argent sans donner quelque gage. Su- 
zanne, la première, eut l’idée d'offrir à 
M. Granger ma chaîne de montre, qui a 
coûté quatre cents francs. Je lui avais pro- 
mis ce bijou pour ses noces, et ce fut elle- 
même, la pauvre enfant, qui voulut le sa- 
crifier. 

J'étais presque malade d'émotion et de 
chagrin; mais, comme il n’y avait pas de 
temps à perdre, je me disposais à me rendre 
chez M. Granger quand madame Houspi- 
volon entra. Quel contre-temps! Les visites 
de cette femme ne duraient jamais moins de 
deux heures; le facteur de la poste aurait 
quitté la Roche-Néré avant que j'eusse parlé 
à M. Alfénor, ou du moins que mon envoi 
pût être prêt. 

La renvoyer sous un prétexte, c'était lui 
livrer mon secret et la réputation de mon 
fils, ou déchaîner contre nous, grâce à elle, 
les langues de tout le pays, commentant les 
plus étranges suppositions. Je jetais à Su- 
zanne un regard désespéré quand je la vis 


JACQUES GALÉRON 89 


mettre furtivement dans sa poche la petite 
boîte contenant la chaîne d’or, me faire un 
signe et s'échpser. Elle se rendait à ma place 
chez M. Alfénor. | 

Il n’y avait là rien que de fort simple; les 
commissions dela maison étaient à sa charge 
habituellement. Toutefois, un instinct se- 
cret me fit regretter cette démarche, et je 
voulus rappeler Suzanne; mais la mine cu- 
rieuse de madame Houspivolon, qui déjà 
flairait un mystère, m'arrêla. J'étais cepen- 
dant bien loin de prévoir les cruelles consé- 
quences de cet incident. | 

Suzanne trouva M. Alfénor dans son jar- 
din, lisant le journal sous son kiosque. Elle 
alla jusque-là, ne voulant parler qu’à lui; 
sa commission n'était-elle pas un mystère? 
Comme toujours, il fut galant, et ce jour-là 
plus que d’habitude. Il protesta qu'il ne fe- 
rait rien à moins d'un baiser. Suzanne re- 
fusa d’abord ; mais comme il menaçait en 
riant de le lui prendre, n'osant le repousser 
trop vivement, ni se fâcher avec lui, et 


90 JACQUES GALÉRON 


comme enfin un baiser à la campagne ne 
tire point à conséquence, elle se laissa em- 
brasser. Il promit de me porter les trois 
cents francs dans une heure, mais ne voulut 
point accepter la chaîne, et 1l y eut entre 
eux un débat à ce sujet, en fin duquel Su- 
zanne fut obligée de la reprendre. 

Ils n’avaient vu personne et se croyaient 
seuls; mais, à la Roche-Néré, 1l y a des yeux 
partout. On n’entendit pas ce qu’ils disaient, 
mais on vit M. Alfénor embrasser Suzanne; 
on vit celle-ci recevoir une chaîne d’or. Tel 
fut le point de départ des calomnies qu’on 
a répandues contre cette chaste enfant. J'en 
suis encore à me demander comment on a 
osé élever de la boue jusqu’à ce front si 
pur. 

Comment tout ce rayonnement de pureté 
qui émane d'elle n’a-t-1l pas forcé au res- 
pect ses détracteurs ? Peut-être ces choses-là 
ne sont-elles pas visibles pour qui n’en a 
rien en soi ? Mais enfin cette jeune fille, née 
d’une famille honnête, s’est élevée dans le 


JACQUES GALÉRON 91 


pays sous les yeux de tous, et jamais, jus- 
qu'à ce jour, aucune indélicatesse ne lui 
avait été reprochée. De quelle nature sont 
ces âmes qui croient au mal si facile- 
ment ? | 

Il y a toujours pour un acte plusieurs in- 
terprétations possibles. D'où vient que cer- 
taines gens ne doutent jamais que la plus 
mauvaise soit la plus vraie? Ah! tenez, ma- 
dame, l’indignation de ces gens-là n’est 
qu'une comédie. Au fond, regardez-les bien : 
ils frémissent de joie quand le mal ou son 
ombre se présente à eux; c'est de l’amour 
qu'ils ont pour lui. 

Le jour de l’examen approchait. C'était 
dans la première semaine d'août; nous 
étions à la fin de juillet. Malgré les instances 
de Jacques, j'avais décidé que le mariage 
n'aurait lieu qu'après que Suzanne aurait 
obtenu son brevet d’institutrice. Notre se- 
cret étant devenu secret de comédie, nous 
ne nous gênions plus. Nos jeunes gens se 
voyaient tous les jours et sans mystère. Mais 


99 JACQUES GALÉRON 


nous en étions toujours à deviner qui avait 
pu nous trahir. 

Un jeudi, vers deux heures de l’après- 
midi, nous étions tous au jardin. Mon mari, 
qui ce jour-là par exception n'avait pas 
de malade à visiter, assis à l’ombre d’un 
figuier, un livre à la main, me regardait 
émonder nos rosiers près de la maison. Un 
vent frais tempérait la chaleur ; les feuilles 
agitées produisaient mille jeux d'ombre et 
de lumière ; c'était une belle journée. Nos 
amoureux, s’écartant de nous. sous prétexte 
de repasser la syntaxe, ne s'étaient arrêtés 
qu’à l'endroit le plus reculé du jardin, au 
banc des rosiers, le long du vieux mur de 
l’ancien château. Là, sans plus craindre les 
paternelles railleries de M. Vaillant, ils 
s'étaient assis tout près l’un de l’autre, se 
regardant à l’aise et se serrant les mains. 

Voici leur conversation telle que Suzanne 
me l’a racontée : 

Jacques se plaignait de tracasseries nou- 
velles. C’était à sa moustache qu’on en vou- 


JACQUES GALÉRON . 93 


lait maintenant, et le curé faisait valoir 
contre cet ornement donné par la nature 
une circulaire du recteur qui recommandait 
«de ne rien porter d’inconvenant ou de sin- 
gulier ; et de ne laisser croître ni ses cheveux 
ni sa barbe. » 


Jacques avait eu le tort aussi de ne point 
assister aux vêpres le dimanche précédent, 
ayant mal à la tête et sentant le besoin de 
prendre l'air, après deux heures passées à 
la messe et au sermon. Le curé l'avait ai- 
grement repris de cette absence, l’assurant 
qu’une bonne prière à Marie ou à saint Jo- 
seph eût dissipé son mal mieux que l'air des 
champs, et que, dans tous les cas, souffrir 
pour Dieu était œuvre méritoire. 


— Voyez-vous, Suzanne, disait le pauvre 
garçon, je ne voulais pas être soldat à cause 
de la discipline qui me semblait trop dure; 
mais, depuis que je suis sous la férule de ce 
prêtre et de la coterie qui l’entoure, je me 
sens bien plus malheureux. A l’armée, la 


94 JACQUES GALÉRON 


discipline est la même pour tous, c’est une 
loi qui parle ; ici je suis le jouet d’imbéciles 
et de méchants. 

— Eh bien! dit Suzanne assez hypocri- 
tement, si vous regrettez l’état nulitaire, 1l 
faut vous engager, mon ami. 


— Tu le veux? demanda Jacques en 
hochant doucement la tête et en la regar- 
dant avec amour. 


En souriant, rougissante, elle fit signe 
que non. Îls se parlaient à voix basse, et 
qui les eût écoutés d’un peu loin depuis 
un moment n’eût rien entendu. Tout à coup 
une grosse pierre, se délachant d’en haut, 
vint frapper le banc, et un bruit sourd, 
mais profond, se fit entendre. 


Plus prompt que l’éboulement, Jacques 
avait emporté Suzanne; mais ils se retour- 
nérent, saisis d'une nouvelle frayeur; car, 
au milieu du mugissement des pierres crou- 
lantes, un cri humain avait retenti, si per- 
cant qu'il était arrivé jusqu’à nous. Mon 


JACQUES GALÉRON 95 


mari et moi nous accourûmes, et, quand le 
nuage de poussière se fut dissipé, nous 
vimes tous ensemble, au-dessous d’une 
large trouée pratiquée dans le mur, à la- 
hauteur d'environ trente pieds, madame 
Houspivolon, hurlante, échevelée, à cheval 
sur un tronc de liérre, et s’accrochant au- 
tour d’elle, avec terreur, aux feuilles et aux 
rameaux qui cédaient sous sa main. 

Ce fut d’abord une stupéfaction profonde, 
puis, je l'avoue, un fol éclat de rire. La pu- 
nition était si bien méritée que cette es- 
pionne, prise à son propre piège, ne nous 
inspirait aucune commisération. Nous nous 
rappelâmes alors qu'il existait au haut de 
la muraille une meurtrière que le lierre 
avait recouverte. C'était là que, juchée sans 
doute sur une échelle, elle se plaçait pour 
écouter ce que nous disions, quand nous 
nous croyions seuls, dans l'intimité de no- 
tre mutuelle confiance. Depuis deux mois, 
nous venions éludier sur ce banc, Suzanne 
et moi, et nous avions passé là toutes les 


96 JACQUES GALÉRON 


plus belles heures des jours du printemps. 
Aussi, ne nous fimes-nous faute d'exprimer 
notre indignation, tandis que, par les ad- 
jurations les plus pathétiques et les plus 
humbles, madame Houspivolon nous priait 
de venir à son secours. 


Comme elle se trouvait environ à vingt 
pieds du sol, une échelle était nécessaire. 
Jacques l’alla chercher, mais à pas comptés. 
je dois l'avouer. La branche était solide, et 
le châtiment si juste! Pendant ce temps, 
Suzanne, la méchante enfant, quoique au 
dedans animée d’une épouvantable colère, 
faisait semblant de ne pouvoir contenir ses 
rires, dont les éclats allaient sangler la mi- 
sérable espionne sur son pilori. 


M. Vaillant, de son côté, faisait le rôle du 
maître d'école en demandant gravement à 
madame [louspivolon comment et pourquoi 
elle se trouvait là. 


— J'étais venue pour attraper un de mes 
lapins, dit-elle. 


JACQUES GALÉRON 97 


— Quoi! vos lapins grimpent aux mu- 
railles ? répliqua mon mari au milieu des 
nouveaux rires que cette réponse excita. 

— Vous savez bien que le terrain est plus 
haut de notre côté. 

— Oui, de dix pieds, mais non pas de 
trente. Et tenez, je vois là-haut, par l’ou- 
verture de l’éboulement, un des montants 
de l'échelle qui vous servait à espionner de 
braves gens, dont certes vous êtes incapa- 
ble, madame Houspivolon, de comprendre 
les paroles. | 

La coupable baissa la tête, et, ne sachant 
que dire, se remit à s’agiter en criant qu'on 
la délivrât. 

— Doucement, reprit mon mari, douce- 
ment, que diable! vous nous montrez déjà 
l'extrême finesse de vos jambes, et c’est bien 
assez. Puis, à force de remuer, vous pour- 
riez provoquer un nouvel éboulement. Te- 
nez-vous tranquille. 

Jacques s’était fait aider d’un voisin pour 
porter l'échelle. 


100 JACQUES GALÉRON 


gion, tandis que vous avez refusé une feuille 
sage et bien pensante que vous offrait M. le 
curé ! 


— Quoi! monsieur, le Journal des villes 
el des campagnes, une des feuilles les plus 
cléricales et au fond les plus ennemies de 
l'état de choses actuel ? 


— Vous croyez? murmura le fonction- 
naire. Eh bien! ce qu'il y a de plus simple, 
c’est que vous n'avez pas besoin de lire les 
journaux; la politique n’est pas votre af- 
faire. 


— Je suis citoyen, dit Jacques douce- 
ment. 


Eh! monsieur, l’on m'avait bien dit 
que vous étiez raisonneur. Cela ne vaut rien 
pour votre état. Moi, votre supérieur, j’obéis 
au recteur de l’Académie, qui obéit à bien 
d’autres! Vous ne ferez ainsi que vous nuire, 
sans pouvoir rien réformer. Enfin, si les 
lectures que vous offre un ministre du Sei- 
gneur ne vous conviennent pas, tenez-vous- 





JACQUES GALÉRON 401 


en à vos livres d'école, et prencz garde sur- 
tout au choix de vos relations. 


— Les personnes que vous accusez de 
démagogie, dit Jacques, sont tout simple- 
ment des gens instruits, qui ont l'esprit 
large et tolérant. Je dois les considérer 
comme étant de ma famille, puisqu'ils ser- 
vent de père et de mère à ma fiancée. 


— Votre fiancée! Vous faites bien de m’en 
parler; car, sans vouloir vous faire de la 
peine, j'ai encore un bon conseil à vous 
donner là-dessus. Nous ne pouvons pas 
nous mêler de vos mariages, mais il est de 
notre devoir de vous éclairer quand vous 
ne faites pas un choix convenable. Un ins- 
tituteur doit l’exemple dans son ménage 
comme au dehors ; 1l lui faut donc une com- 
pagne sérieuse, et non pas une fille coquette 
et légère, qui a déjà gravement compromis 
sa réputation. 

— Monsieur, monsieur, s’écria Jacques, 


hvide et tremblant, il faut être insensé pour 
6. 


102 JACQUES GALÉRON 


parler ainsi de Suzanne ! Quel est le misé- 
rable qui vous a dit cette lâcheté-là ? 

— Monsieur, je ne recois mes renseigne- 
ments que de gens très-honorables, répliqua 
l'inspecteur en se retirant. Tàchez de vous 
calmer et de réfléchir. ‘ 

Le pauvre garcon nous a dit depuis s'être 
senti comme foudroyé par l'effort qu'il avait 
dû faire pour se contenir et pour ne pas aller 
étrangler le curé, qui, à la distance de quel- 
ques pas, les regardait, un mauvais sourire 
aux lèvres. En effet, bientôt après, Jacques 
se mit au lit, et, dès le soir, mon mari recon- 
nut les symptômes d’une fièvre cérébrale. 

Ce même jour, Suzanne, en se rendant à 
Ja férme, chez sa mère, avait rencontré la 
plus jeune des petites Pigeon, Henriette, 
occupée à cueillir des fleurs dans les prés. 
Ces petites, autrefois, traitaient Suzanne 
avec amitié, mais, depuis quelque temps, 
elles passaient à côté d’elle, les yeux baissés, 
murmurant à peine un bonjour. Henriette, 
d’abord, fit de même, et laissa passer Su- 


JACQUES GALÉRON 103 


zanne; mais ensuite elle se mit à courir en 
avant d’elle, et, traçcant comme un papillon 
des zigzags le long du sentier, tout en se 
baissant et se relevant pour happer quelque 
marguerite : 


— Vois-tu, Suzanne, lui dit-elle, je ne 
te parle plus parce qu'on me le défend. 

— On vous le défend! Qui donc? 

— Maman et ma tante Prudence. 

— Etpourquoi cela, Henriette? 

— Oh! ma chère, c’est qu’on dit bien des 
choses de toi. Il paraît que tu as des amou- 
reux. Je croyais que c'était permis, moi, 
quand on est grande; mais ces dames trou- 
vent que c’est mal d’en avoir plus d’un. 

— Je n’en ai qu'un. 

:— Eh bien! ma chère, on assure que tu 
en as deux : M. Alfénor et M. Jacques. 


Suzanne rentrait, le cœur gros de colère 
et d’indignation, quand elle trouva son 
flancé dangereusement malade, et frappé 
des mêmes mains, et par les mêmes coups. 


104 JACQUES GALÉRON 


Je vis dans son œil noir un éclair de haine; 
mais eile se contint et ne voulut s’occuper 
que de Jacques. 11 me fut impossible d’em- 
pêcher qu’elle s’établit auprès de lui. 


— Maman, disait-elle, vous ne m'ôterez 
pas de l'idée que mes soins lui font plus de 
bien que ceux des autres. Pensez-vous que, 
pour plaire à ses ennemis, je veuille le 
laisser mourir? Ils ne diront pas de moi 
plus de mal qu'ils n’en ont dit ; et d’ailleurs 
c'est une honte qu’on n'ait pas en ce pays 
le droit de soigner un homme qu'on aime 
et avec qui l’on veut se marier. Ces conve- 
nances-là, maman, ne sont pas de vraies 
convenances, et je ne sais pas d'où elles 
viennent; mais, à coup sûr, de quelque 
chose de mal. 


Ilest certain que sa présence faisait à 
Jacques beaucoup de bien, et mon mari 
constata plusieurs fois que, pendant les 
courtes absences de Suzanne, la fièvre aug- 
mentait, tandis que, sous la tiède pression 


JACQUES GALÉRON 105 


des mains de la jeune fille, la peau du ma- 
lade devenait moins sèche et son pouls se 
ralentissait. Un mieux réel se produisit 
enfin au bout de huit jours, et ce nous fut 
un grand soulagement; car notre angoisse 
était double : nous n’étions plus qu’à deux 
jours de l'examen ; 1l fallait partir ou aban- 
donner le terrain à nos ennemis. Suzanne 
se décida. 


— Jacques, dit-elle en prenant la main 
de son fiancé, je vais là-bas travailler à 
notre mariage; toi, promets-moi de lutter 
ici contre la maladie, afin qu’elle ne te 
reprenne pas quand je ne serai plus là. 


Avec un pâle sourire, il promit, et nous 
partimes. 


Jusqu'alors, en pensant au jour de l’exa- 
men, Suzanne avait tremblé de peur, et sa 
timidité me rendait fort inquiète. Mainte- 
nant, elle ne semblait pas douter du succès: 
je la vis avec étonnement promener son 
regard sérieux et calme sur le jury qui allait 


406 JACQUES GALÉRON- 


l'interroger. Elle se présenta avec un sang- 
froid modeste et ses réponses furent par- 
faites. Un des examinateurs, évidemment 
prévenu contre elle, chercha vainement à 
l'embarrasser; par son savoir et sa simpli- 
cité, elle déjoua tout. On l’applaudit et on 
la félicita. Ce fut un triomphe. | 
En rentrant dans notre chambre, elle se 
jeta dans mes bras et fondit en larmes. 


— Ah! maman, qu'il va être heureux! je 
veux qu'il le soit. Votre Suzanne à présent 
n’est plus une petite sotte. Me voilà femme, 
et je me sens forte contre les méchants. 


Toutes les épreuves terminées, nous re- 
vinmes en hâte. Jacques avait tenu parole, 
il était convalescent. La nouvelle du succès 
de Suzanne nous avait précédées, et la co- 
terie était consternée. - 


Elle ne se tint pas pour battue cependant, 
et nous le vimes bien. Le mariage devait 
avoir lieu au mois de septembre; mais tout 
à coup les parents de Suzanne, bien dispo- 


JACQUES GALÉRON 107 


sés jusqu'alors, refusèrent leur consente- 
ment. C'était la grand’'mère, une vieille dé- 
vote, qui leur avait ainsi brouillé l'esprit. 
Remontrances, pleursetsupplicationsfurent 
inutiles. 

Nous nedésespérâmes pas toutefois de les 
fléchir ; mon mari avait de l’influence sur le 
père Meslin; mais le temps se passait; l’an- 
née scolaire commençait avec le mois d’oc- 
tobre. Si l’école de Suzanne n’était pas ou- 
verte au plus tard au mois de novembre, 
époque réelle de la rentrée des enfants à la 
campagne, elle perdait l’année entière. 
C'était bien ce qu’on voulait. Elle ouvrit son 
école chez nous, sans attendre son mariage, 
et plusieurs parents, mécontents des sœurs, 
lui donnèrent leurs filles. 

On trouva ces petites-là si heureuses et si 
bien tenues, que des défections eurent lieu 
dans l’école des sœurs, où la rage fut à son 
comble. 

Je n’ai pas l'intention, madame, croyez-le 
bien, d’insulter ces religieuses. Elles croient 


108 JACQUES GALÉRON 


servir le bien, et le servent de toute leur 
âme, — avec les passions qu’elle renferme ; 
la nature même les y force à leur insu. — 
Un de leurs premiers dogmes étant de croire 
au mal, et comme principe et comme incar- 
nation, leur devoir doit être de le pour- 
suivre à outrance, et leur défaut de le voir 
partout. 

Ce pauvre monde, si anathématisé par 
l'esprit chrétien, ce monde dont le besoin et 
le goût de vivre sont si opposés à cette re- 
ligion de la mort, qui ne cherche la vie 
qu’au delà de la tombe, ce monde n’est, ne 
peut être pour elles qu'un adversaire et un 
ennemi. 

Relisez les Pensées du père Bouhours et 
tant d'autres thèmes semblables : le monde 
est l'ennemi du christianisme. N’est-il pas 
rigoureusement logique, d’après cela, d’a- 
jouter que le christianisme est l'ennemi du 
monde? Et n'avons-nous pas droit de nous 
plaindre d’être livrés, pieds et poings liés, 
à notre ennemi ? 


JACQUES GALÉRON 109 


L'esprit de fraternité, sans doute, est dans 
l'Évangile ; mais il n’est que là. L'inspiration 
de Jésus, tout insuffisante qu’elle soit, fut as- 
surément large, élevée, sublime; mais ses 
continuateurs l'ont perdue. Et de même 
qu'aux yeux des docteurs chrétiens les pau- 
vres sont créés pour le salut des riches, de 
même, pour les chrétiens zélés, le monde, 
la vie n’est que le terrain nécessaire sur le- 
quel pose et travaille le petit nombre des 
élus. 

De quelle bouche d’ailleurs, de quelle 
inspiration vinrent ces calomnies qui nous 
frappaient sans relâche? Je ne le sais et ne 
Je cherche point. Elles sont venues d’un 
parti, notre adversaire naturel, et que J'ac- 
cuse seul. Chaque jour nous atteignaient 
au vif de nouveaux traits, toujours plus em- 
poisonnés. 

Depuis l'opposition des parents de Su- 
zanne, J'avais cependant obligé nos amou- 
reux à se voir plus rarement. Ne trouvant 
pas à s'exercer sur des visites de jour, la 


7 


110 JACQUES GALÉRON 


malignité supposa des visites de nuit, et le 
maire, poussé par la coterie, fit ébrancher 
le platane de l’école qui s’étendait au delà 
de notre mur, parce qu’on soupconnait que 
les branches de cet arbre pouvaient servir 
à des escalades nocturnes. À la campagne 
tout se dit; nous pümes entendre les quoli- 
bets des bûcherons chargés de l’ouvrage. 
Quelle lâcheté de s’en prendre ainsi à la ré- 
putation d’une femme, cible toujours at- 
teinte, glace ternie par la moindre haleine ! 
Mais cette fois, à force de méchanceté, ils 
nous servirent. | 


— Votre fille, maintenant, ne peut épou- 


ser que l’instituteur, dit mon mari au père 


Meslin, qui fut vaincu par cet argument. 
Le mariage eut lieu en décembre. 


Quelques jours auparavant, Suzanne, qui 
pour son billet de confession répugnait trop 
à s'adresser au curé Babillot, profita d’une 
réunion de prêtres à la Roche-Néré pour 
s'adresser au Cure d’une paroisse voisine. 


JACQUES GALÉRON 111 


Elle attendait dans l’église, quand la sœur 
Sainte-Angèle entra et vint s’agenouiller 
près de l’autel. ; 

D'abord la chère sœur, comme l’appellent 
les petites filles, qui tremblent à sa voix, se 
contenta de prier avec ferveur et en pous- 
sant de profonds soupirs; puis, comme si 
elle venait de prendre une résolution, elle 
se leva, et s’approchant de Suzanne : 

— Vous êtes venue pour vous confesser ? 
lui demanda-t-elle de sa voix creuse. 

— Oui, madame. 

— Vous osez vous approcher des sacre- 
ments dans un but coupable! Vous vous 
damnez, ma fille, pensez-y bien. Dieu vous 
parle en ce moment par ma voix; c’est lui 
qui m'a poussée à venir vous adresser ces 
remontrances. Offrez votre cœur en sacri- 
fice, ne songez qu'à l'amour de Dieu et 
rompez ce mariage imple. 

— Et qu'a-t-il d'impie, madame, s’il vous 
plaît ? demanda la jeune fille, qui ne savait 
trop si elle devait rire ou se fârher. 


119 JACQUES GALÉRON 


— Ce qu'il a? ce qu'il a? répéta la reli- 
gieuse embarrassée; eh bien! pourquoi ne 
dirais-je pas la vérité? Vous avez choisi la 
science mondaine, renouvelant ainsi la faute 
de notre mère Eve, et, comme elle, vous 
serez maudite, et le fruit de l'arbre de 
science donnera la mort à votre àme. Il n’y 
a que deux voies : celle de notre doux sau- 
veur Jésus et celle du monde. Vous avez 
pris la mauvaise, malheur à vous! 


— Ainsi, madame, un instituteur est pour 
VOUS un réprouvé ? 


— Îl est l’instrument du mal, il est le che- 
min de l'irréligion. C’est à l'Église seule à 
donner la science ; elle seule connaît la juste 
mesure que l'esprit humain en peut rece- 
voir. Je vous le dis, ma fille, vous suivez 
le mauvais chemin; vous dressez votre autel 
contre l’autel de Dieu. Priez, demandez la 
grâce : elle vous donnera la force de renon- 
cer à vous-même et au péché de votre cœur. 


Elle s’éloigna d’un pas sec et austère, et 


JACQUES GALÉRON 113 


Suzanne suivait des yeux cette longue forme 
noire et les ondulations brisées du voile noir 
sur le béguin blanc. Le soir, en me racon- 
tant cela : 

— Maman, me disait-elle, 1l m'a semblé 
voir le moyen âge en chair et en os. Mais 
cette femme est sincère, et c'est peut-être 
une des meilleures de tout ce monde-là. Ma- 
man, savez-vous? me voilà toute fière si je 
pouvais aider nos paysans à sortir de tout ce 
passé de mauvais rêves et de folles peurs. 
Si je pouvais leur faire aimer Dieu plutôt 
que le craindre ! 

— Ma fille, lui dis-je, ne le fais jamais 
parler; ce sera déja une belle et bonne 
œuvre. 

Ils étaient donc mariés, et s’aimaient si 
profondément, avec une joie si pure et si 
vraie, que cet amour, à le voir seulement, 
rafraichissait le cœur. Il sembla que leurs 
ennemis eux-mêmes respectaient leur bon- 
heur; du moins on les laissa tranquilles 
pendant quelques mois. 


114 JACQUES GALÉRON 


Leurs deux écoles étaient pleines; toute 
allocation, il est vrai, avait été refusée à 
linstitutrice par le conseil municipal; mais, 
sobres et économes, ils prospéraient. Un 
bon jardin, cultivé le soir par Jacques, et 
que le vieux Galéron sarclait, peignait, ra- 
tissait commeun jardin de grande ville, une 
chèvre, un porc, des poules, tout ce petit 
avoir de la campagne qui de lui-même vient 
remplir le pot-au-feu, tout cela les mettait 
à l'aise. 

Les enfants n'étaient point encore venus, 
mais 1ls s’annoncaient ; Suzanne éprouvait 
ces indispositions soudaines et passagères, 
ces subites pâleurs qui avertissent les jeunes 
femmes qu’une nouvelle vie s’agite en elles. 
Mais la fraîcheur et le coloris revenaient 
presque aussitôt; encore embellie par le 
bonheur, elle souriait comme on respire. — 
Hélas! elle a bien changé. | 

Non-seulement, dans les premierstemps, 
on ne les tourmenta plus, mais on leur fit 
des avances. On les attira malgré eux à 


JACQUES GALÉRON 415 


quelques diners, à quelques soirées, où 
l'on s’occupa d’eux plus qu'ils n’eussent 
voulu. | 

— Par sa position d'institutrice et de 
- femme de l’instituteur, Suzanne est main- : 
tenant une des nôtres, me disait en se ren- 
gorgeant madame Bonafort. 

Et l’on allait chez eux voisiner et fureter, 
troublant leur doux tête-ä-tête. Était-ce 
pour les mieux trahir? Je l'ignore. 

Au fond de tous ces empressements ca- 
pricieux, 1l y a ce besoin d'autrui que nous 
avons tous, qui, chez les esprits oisifs et 
vulgaires, se change en curiosité avide et 
malsaine. Il n’y eut pas jusqu’à madame 
Houspivolon qui ne voulût, au désespoir de 
Suzanne, se raccommoder avec eux. Mais, 
vis-à-vis de nous, ses tentatives échouërent. 

— J'aime mieux l'avoir pour ennemie, 
dit mon mari : c'est plus sûr. 

Au mois d'avril a lieu la ballade de Cham- 
peaux, qui est une fête pour tout le pays 
environnant. Champeaux est un village à 


116 JACQUES GALÉRON 


trois lieues de la Roche-Néré. Ce jour-là, 
quand l’école serait ouverte, 1l n’y viendrait 
point d'enfants, c’est donc jour de congé ; le 
jeudi le remplace. Jacques et Suzanne, dont 
l'admiration est fort jeune encore, se firent 
un plaisir d'aller à Champeaux pour voir 
les étalages des marchands, les chevaux de 
bois, les oripeaux de toute sorte qui s’y 
étalent, et les pompes des charlatans. 

La bourgeoisie de la Roche-Néré, aussi 
bien que celle des autres bourgs, court à 
ces fêtes champêtres, et Suzanne se trouva 
entassée dans un char à bancs avec mes- 
dames Bonafort et Houspivolon, et trois ou 
quatre paysannes. Jacques suivait à pied la 
voiture, qu’il rattrapait dans les montées ou 
dans les mauvais passages, si par hasard 
quelque chemin sans trous et sans ornières 
engageail le conducteur à mettre sa bête au 
trot. C'était au commencement de la gros- 
sesse de Suzanne; bientôt les cahots la fati- 
guèrent, et elle se sentit si mal qu’elle vou- 
lut descendre. 


JACQUES GALÉRON 117 

On arrêta. C'était à moitié chemin; il 
n’était pas plus difficile d'aller à Champeaux 
que de retourner à la Roche-Néré. Suzanne 
tenait à voir la fête; elle essaya donc de 
marcher à côté de son mari, mais fut bien 
vite fatiguée. C'était en plein midi; le soleil 
était ardent; on avait à monter de longs 
coteaux; la jeune femme, n’en pouvant plus, 
s’assit bientôt sur un tertre en face de Jac- 
ques tout déconcerté. 

Comme ils avaient pris par un sentier qui 
coupait tout droit, ils se trouvaient un peu 
en avant du char à bancs; mais celui-ci les 
atteignit bientôt. On engagea Suzanne à 
remonter; elle n’en voulait rien faire de 
peur de se blesser, mais se gardait de dire 
ses raisons. Le débat, composé des excla- 
mations et des discours des six ou sept per- 
sonnes qui parlaient toutes à la fois, n’était 
pas près de finir, quand, apercevant le ca- 
briolet de M. Alfénor, qui accourait légère- 
ment derrière eux, le conducteur s’écria : 


— Mafoi! voilà votre affaire. M. Alfénor 
7. 


4118 JACQUES GALÉRON 


est seul; sa voiture est douce qu’on ne la 
sent pas; 1l vous donnera une place. 

— Ça se trouve on ne peut mieux, dit 
madame Houspivolon en regardant madame 

Bonafort. 

= Suzanne refusa d’abord, et eût bien pré- 
féré de rester sur le chemin; cependant la 
situation était si embarrassante, et il était 
si difficile de donner une raison plausible 
pour un refus, qu’en voyant Jacques lui- 
même joindre ses instances à celles de 
M. Alfénor et de tous les autres, elle céda, 
quoique à regret. Le cabriolet, fort étroit, 
ne contient que deux personnes. 

Il paraît que lorsque Jacques ne fut plus 
à portée d'entendre, madame Bonafort dit, 
en suivant des yeux le léger véhicule qui 
fuyait deyant eux : 

— Voilà un mari bien complaisant! 

— Trop complaisant ou trop niais, ré- 
pondit madame Houspivolon… Et ne trou- 
vez-vous pas, ma chère, qu’on dirait un fait 
exprès? 


JACQUES GALÉRON 419 


— C'estceque je pensais, réplhiqua l’autre. 

Certes, les intentions de M. Alfénor n’é- 
taient pas bonnes, et Suzanne s’en doutait, 
à le voir tourner autour d’elle comme il fai- 
sait depuis son mariage. Aussi était-elle 
contrainte et sérieuse. Il s’en apercut, et 
pour ménager le retour sans dôute, il se 
borna à quelques compliments et fit l’ai- 
mable et le bon garcon. 

_ Le soir, en revanche, àil fut plus hardi; 
mais Suzanne le traita si sévèrement, avec 
tant d'indignation, qu'il perdit tout espoir 
et fit des menaces. Il a passé en effet dans 
le camp de nos ennemis. Quelle preuve plus 
évidente de l’innocence de Suzanne! 

Mais tencz, madame, ce qu'il y a de plus 
irritant, c’est que cette innocence même 
doive être discutée ; c’est que la pureté 
d’une chaste enfant soit souillée, par cela 
seul qu'elle vit à côté de vieilles et sales 
imaginations; c'est que tout ce que nous 
avons de beau et de grand en ce monde soit 
abaisse par le mal jusqu’à son niveau, etse 


# 


120 JACQUES GALÉRON 


flétrisse en réalité, au contact répété des 
soupçons bas, des précautions viles, de tout 
cet odieux système préventif qui traite la 
nature humaine en coupable et le vice en 
maitre. 

Ces accusations, je le sais, madame, ont 
été portées jusqu’à M. le recteur, et voilà 
pourquoi je vous dis tout en si grand détail. 
Cette aventure et la scène du Jardin que je 
vous ai rapportée, voilà sur quoi sc fondent 
ces imputations d’une conduite coupable, 
de mauvais exemples, donnés par l'insti- 
tutrice de la Roche-Néré. Mais qu'y a-t-1l 
autre chose dans tout cela que des interpré- 
tations méchantes? À ce compte, existe-t-1l 
une seule femme qui, par le simple con- 
cours des circonstances les plus ordinai- 
res, ne puisse donner pareille prise au 
soupçon ? 

Les hostilités commencèrent à Ron 
d’un livre que le curé voulut introduire dans 
l'école, à la pläce de la morale pralique, 
recueil de traits d'héroisine, de délicatesse 


JACQUES GALÉRON 191 


ou de bonté, ouvrage autorisé, que Jacques 
avait choisi pour livre de lecture des grands. 

— Vous ne vous plaindrez pas, dit 
M. Babillot, en manière d'introduction ; 
je vous apporte l’ouvrage d'un professeur 
de philosophie. 

— Je préfère conserver le livre actuel, ré- 
pondit Jacques. Rien n’est plus propre à 
élever l’âme des enfants que de belles ac- 
tions bien vraies, qui ont été faites et non 
pas rêvées. Cela vaut mieux que tous les 
préceptes. L'enfant sent et comprend tout à 
la fois; c’est sa propre émotion qui le per- 
suade. | | 

— Eh bien! vous alternerez. Je tiens à 
mon Pelit-Jean. Voyez, c'est aulorisé par 
le conseil de l'instruction publique, et muni 
d'excellentes approbations des évêques de 
Rennes et de Poitiers. Ah! si tous les pro- 
fesseurs de philosophie en faisaient autant! 

Jacques lut le livre, qui ne lui plut pas. 
IL trouva singulier qu’un professeur de phi- 
losophie écrivit ceci : 


199 “JACQUES GALÉRON 


« Lorsque Dieu, pour nous punir, ou nous 
éprouver, nous envoie une grande pluie 
au milieu de la moisson. » 

Et ceci encore : « Quant au diable, il est 
vrai qu'il nous tente et qu’il tâche souvent 
de nous faire faire le mal, mais... Dieu 
ne lui permet pas de se montrer à nos 
yeux. » 

Quel dommage! 

Il crut un instant à quelque malice du 
professeur de philosophie, quand 1l le vitra- 
conter l’histoire des QUARANTE-DEUx enfants 
mangés par uN ours pour avoir insulté le 
prophète Elisée, et celle de Tobie devenu 
aveugle parce qu’une fiente d’hirondelle était 
tombée sur ses yeux fermés. 

Mais quand il eut pris connaissance du 
chapitre intitulé : Vous aurez toujours des 
pauvres, et de cette histoire d’un enfant 
impie, frappé d’un coup de tonnerre pour 
s'être moqué de deux autres qui faisaient 
leur prière pendant l'orage, et que leur piété 
sauva; quand il eut vu Petit-Jean, le héros 


- JACQUES GALÉRON 193 


du livre, sauter du haut d’une maison dans 
un incendie, et arriver en bas sans aucun 
mal, parce qu’il avait fait le signe de la 
Croix, il dit : 

— Je n'aime pas ce monsieur-là. 

Et il mit le livre de côté. 

Ça ne fit pas l'affaire du curé Babillot, qui 
tenait à son professeur de philosophie. Il 
revint à la charge. Jacques d’abord éluda; 
mais, à la fin, impatienté, il déclara qu'il 
tenait à son livre de lecture, et que, lorsqu'il 
serait achevé, on verrait après. 

Le curé trouva que son autorité était mé- 
connue et se fâcha en termes de maître qui 
blessèrent Jacques au vif dans sa dignité. 

Le dimanche suivant, le curé fit un ser- 
mon, où, de ce ton à la fois emphatique et 
trivial dont il a l'habitude, il tonna contre 
l'esprit de révolte et d'indépendance, qui 
perd les plus humbles communes aussi bien 
que les peuples et les individus; 1l assura 
que, malgré tous ses soins, le démon des 
mauvaises doctrines se glissait dans la pa- 


124 JACQUES GALÉRON 


roisse, et qu’il en serait bientôt maître, si on 
ne le combaîttait par les pieux enseignements 
de l’Église. 

— Voyez-vous, mes chers amis, il n'y a 
que deux choses : Dieu et le démon; pas de 
milieu. Si vous n'êtes pas avec Dieu, vous 
êtes avec le démon. Le démon, c’est l'esprit 
du monde et sa fausse science. Dieu, c’est 
ici l'Église qui le représente; il ne faut donc 
vous fier qu’à l’Église, à elle seule, pour 
tout, pour instruire vos enfants comme pour 
tout le reste. Elle en est bien capable, puis- 
qu'elle est inspirée de Dieu, et, si vous n’é- 
tiez pas contents, mes frères, vous seriez 
bien difficiles. Ce sont vos filles surtout, l’es- 
poir de la famille, qu'il faut confier à ces 
saintes femmes qui ont renoncé à tout sur 
la terre pour être les épouses du Sauveur. 
Elles seules peuvent leur inspirer, avec une 
fervente piélé, la douceur et l’obéissance, 
sans lesquelles il n’y a point de paix dans la 
société; tandis qu'elles n’apprendraient ail- 
leurs que le goût des vaines parures, fdes 


JACQUES GALÉRON 195 


plaisirs mondains, et peut-être pis encore, 
et enfin cet esprit d'examen et d’insubordi- 
nation qui est le fléau de notre siècle. 

Il s’étendit ensuite sur l’ordre, la disci- 
pline, les soins touchants, les beaux résul- 
tats d’une école de frères de la Doctrine 
chrétienne, qui existe dans une commune 
voisine. | 

Ce sermon était un manifeste abus de 
pouvoir, une déclaration de guerre. Aux vé- 
pres du même jour, Jacques ne reparut pas 
au banc des chantres; 1l était allé se placer 
à côté de sa femme, dans l’autre nef. La loi 
n’oblige pas l’inslituteur de chanter au lu- 
trin ; elle l’y engage seulement. La retraite 
de Jacques ôtait aux cérémonies religieuses 
tout le charme d’une belle voix; mais il n’y 
avait rien à dire, et le nez des vieux chan- 
tres recommenca de fonctionner, au grand 
détriment de nos oreilles et de la solennité 
des offices. 

Assurément, madame, vous ne le mierez 
pas, Jacques, insulté ouvertement, avait le 


126 JACQUES GALÉRON 


droit de se retirer du milieu de ses adver- 
saires. Mais, à partir de ce moment, com- 
mença contre lui et l'institutrice un système | 
de taquineries sourdes, sans trêve, trop lon- 
gues à vous raconter. Ils en souffrirent beau- 
coup, et nous avec eux. Rien ne met l’âme 
mal à l’aise comme de se sentir l’objet de 
la malveillance d’autrui et d'être forcé au 
ressentiment. | 
Nous eûmes la preuve de menées ayant 
pour but de chasser Jacques et Suzanne, par 
une lettre de M. le recteur qui leur offrait 
une autre commune et les engageait à l’ac- 
cepter; votre mari, madame, leur recom- 
mandait en même temps d'avoir le plus 
grand respect pour l'autorité cléricale dans 
cette nouvelle résidence, et d’y montrer plus 
de tact et de prudence qu'ils n'avaient fait 
à la Roche-Néré. | 
Jacques répondit qu'il tenait à notre com- 
mune par des liens très-puissants de famille 
et d'amitié; qu’il n’avait commis aucun acte 
répréhensible; et qu’on voulût bien le juger 


JACQUES ’GALÉRON 1497 


avant de le condamner, défiant qu’on püt 
prouver contre lui aucun fait de nature à 
motiver son changement. Les choses, en 
effet, en restèrent là pour le moment. 

Nos ennemis toutefois ne se découra- 
geaient pas; un hasard nous en donna la 
certitude. À peu de jours de là, mon mari, 
ayant une affaire avec M. Alfénor, se rendit 
chez lui. Comme c’est l’habitude à la cam- 
pagne de laisser les portes ouvertes, 1l par- 
courut le rez-de-chaussée sans trouver per- 
sonne, et pénétra ainsi jusque dans le jardin, 
où la bonne lui dit que M. Alfénor était dans 
sa chambre, et l’alla chercher. 

La chaleur était forte. M. Vaillant, après 
avoir jeté les yeux autour de lui, choisit le 
coin d'ombre le plus épais, et alla s’asseoir 
sur un petit banc recouvert par les branches 
d’un énorme laurier-cerise, le long du mur 
qui, de ce côté, sépare le jardin des Granger 
de celui des Bonafort. Il n’était là que de- 
puis un instant quand il entendit plusieurs 
voix dans l’autre jardin, voix qu’il reconnut 


1928 JACQUES GALÉRON 


bientôt pour celles de M. et madame Bona- 
fort, de M. le curé, et de mademoiselle Pru- 
dence, et qui, se rapprochant de plus en 
plus, vinrent se faire entendre tout proche, 
de l’autre côté du mur, comme si les per- 
sonnes s'étaient assises là. On parle haut à 
la campagne, et d’ailleurs mademoiselle 
Prudence est un peu sourde ; pas une parole 
ne se perdit. 


— Ce serait pourtant un peu fort, disait 
la maîtresse du lieu, si nous ne pouvions 
venir à bout de ces gens-là; car enfin nous 
sommes les notables de l'endroit, tandis 
qu'un instituteur, un paysan décrassé, ça 
n’a pas de protections. 


— Que voulez-vous? dit le curé, il n’y a 
pas encore contre lui de choses assez 
graves. 


— Pas de choses graves! cria de son ton 
grêle mademoiselle Prudence. Comment 
donc, mon cher monsieur le curé, les pro- 
grès de l’irréligion... c’est épouvantable! 


JACQUES GALÉRON 129 


On brülerait ces gens-là qu’on ferait bien. 
Oh non! moi, voyez-vous, ce ne sont pas des 
choses que je supporte, et quand je vois cette 
petite mijaurée quioselutter avec nos saintes 
sœurs, je l’étranglerais de mes deux mains! 

— Je ne dis pas, je ne dis pas; c’est très- 
grave pour la conscience; mais la loi ne 
“inquiète pas de cela. 

— La loi a raison. dit M. Bonafort d'un 
ton doctoral; 1l faut des preuves, c’est la ga- 
rantie du citoyen. Moi, je suis de votre avis 
en ce que j'aimerais mieux un autre insti- 
tuteur, un bon garcon dont on pourrait faire 
quelque chose et qui ne serait pas avec les 
Vaillant. Je n'aime pas les Vaillant, parce 
qu’ils sont fiers, dissimulés, ne disant point 
leurs affaires, mais. 

Tandis qu'il cherchait le commencement 
de son idée, sa femme reprit ; 

— Mais enfin il refuse de chanter; c’est 
une chose grave. 

— [] n’y est pas obligé absolument. 


130 JACQUËS GALÉRON 


— C'est un manque de zèle. 


— Oh! pour cela, 1l peut être sûr que les 
gralfications ne tomberont pas chez lui; il 
s’en tirera comme il pourra, et nous nous 
arrangerons même, en fevrier prochain, 
pour faire abaisser par le conseil municipal 
le taux de la rétribution scolaire. 


— Hum! est-ce bien juste? objecta M. Bo- 
nafort, faisant l’impartial. 

— Bon! s’il n’est pas content qu'il s’en 
aille! 

— Et bon voyage, monsieur du Mollet! 


ajouta en fausset mademoiselle Prudence, 
qui frappa des mains. 


— Il y a pourtant des cas, dit madame 
Bonafort, où le maire peut suspendre l’ins- 
tuteur. 


— Oh! pour cela, il faudrait un grand 
scandale; mais, pour des choses sans éclat, 
il n’y à pas moyen. Et puis cet homme-là 
tient bien son école; 1l est exact, appliqué, 
ne s’enivre point. 


JACQUES GALÉRON 131 


— Et sa femme! Une institutrice ne doit 
pas faire parler d’elle. 

— Sans doute; mais là encore pas de 
preuve. 

— Bah! on n’ose pas s’adresser aux hon- 
nêtes femmes. M. Alfénor n'aurait pas eu 
cette audace s1 elle ne l’avait pas encou- 
ragé. 

— Vous l’a-t-il dit? 

— Non; il rit quand on lui en parle, voilà 
tout. Enfin, monsieur le curé, ce qui est 
grave, c’est que ce Galéron a méconnu votre 
autorité. La loi vous a établi son surveillant 
direct; 1l a donc manqué à la loi, et, à votre 
place, j’adresserais contre lui au préfet une 
accusation en règle. 

— Ce serait peut-être un peu fort, ma 
chère dame. 

Allons donc, monsieur le curé, vous 
n'êtes vraiment pas brave, et vous ne con- 
naissez pas tous vos avantages. La loi, la loi, 
c'est bien; mais ce qui fait la loi, c’est son 
application. Vous avez d’abord les droits 





132 JACQUES GALÉRON 


que vous donne la loi, et puis votre autornc 
morale, qui s'étend bien au delà. Est-ce 
qu'entre l’instituteur et vous on peut hésiter? 
N1 le recteur ni le préfet ne voudraient se 
mettre mal avec l’évêque. Allez donc, allez 
toujours, c’est moi qui vous le dis; ces gens- 
là ne tiennent à rien et ne peuvent pas se 
défendre contre vous. 

— Dis donc, ma femme, s’écria M. Bona- 
fort, tu vas beaucoup trop loin. Que le clergé 
veille à l’éducation du peuple, je le veux 
bien; mais qu'il usurpe le pouvoir dans 
l'État, c’est ce que je. c’est ce qui ne doit 
pas êlre. 

— Les deux choses en arrivent au même, 
répliqua madame Bonafort. 

— Taisez-vous donc, vieux voltairien, dit 
mademoiselle Prudence; on vous renverra 
votre insluituteur et nous aurons des frères 
de la Doctrine chrétienne, et tous les enfants 
de la Roche-Néré porteront des médailles 
et des scapulaires, marcheront les yeux 
baissés et nous salueront chapeau bas. 


JACQUES GALÉRON 133 


— Pas du tout! pas du tout! Je n’entends 
pas ca! reprit M. Bonafort; et 1l se mit à fre- 
donner un refrain très-connu de Béranger. 

— Voulez-vous bien vous taire! cria ma- 
demoiselle Prudence. 

— Monsieur Bonafort, dit sa femme d’une 
voix impérieuse, vous êtes inconvenant. 

— Et inconséquent par-dessus tout, cria 
la. vieille fille. Puisque vous voulez de la 
religion pour le peuple, prenez les moyens 
de lui en donner. 

— Eh bien! l'autorité suffira. Si je suis 
pour vous, moi, c’est que vous représentez 
l'autorité; c’est que l’autorité vous a été 
confiée, je ne connais que Ca. 

— Ah! bien oui! s’écria le curé, je vou- 
drais savoir ce que vous feriez pour vous 
faire obéir, si vous n’aviez pas des âmes 
dressées à l’obéissance, au renoncement. 

Et la discussion continua quelque temps 
sur ce sujet; après quoi, revenant sur l’ins- 
ütuleur, elle conclut ainsi par ces paroles du 
curé Babillot : 


134 JACQUES GALÉRON 


— Voyez-vous, ce n’est qu’une affaire de 
temps et de patience. L'occasion viendra 
bien d’en finir avec eux, et, si elle ne vient 
pas, à force de se plaindre, on fatiguera les 
oreilles de leurs supérieurs, qui nous en dé- 
barrasseront, pour se débarrasser de nos 
instances. Comme dit madame Bonafort, 
ces gens-là ne peuvent pas avoir longtemps 
raison contre nous. 

Mon mari n’était pas le seul à entendre 
cette conversation ; au bout de quelques 
instants, M. Alfénor était venu, et, compre- 
nant les signes que lui fit M. Vaillant dès 
qu’il l’apercçut, 11 s’était, sans bruit, avancé 
jusqu'auprès de lui. Mais ce qui prouve 
combien 11 a peu de cœur, c’est qu'au lieu 
d’être indigné de ce complot, 1l rit de l'aven- 
ture et sembla n’y trouver qu’un amuse- 
ment. 

On nous tendit des piéges; mais nous 
étions avertis. Un jour, M. le curé, qui, de- 
puis quelque temps, était fort aimable pour 
les Galéron, revint du chef-lieu, où il était 


JACQUES GALÉRON 135 


allé voir M. le recteur, et courut chez Jacques 
au débotté. Il lui fit une peinture merveil- 
leuse d’une commune, celle des Bureaux, 
qui était vacante, et qui offrait, disait-1l, un 
revenu double de celui de la Roche-Néré, 
outre de grands avantages de local et de 
voisinage. Il fallait se hôter; M. Babillot 
avait sondé M. le recteur ; Jacques pouvait 
obtenir les Bureaux; mais la demande devait 
être faite sur l'heure, car les concurrents ne 
manquaient pas. Et le curé mettait la plume 
à la main de Jacques. Jacques la posa, di- 
sant qu’il réfléchirait. Suzanne, elle, n’eût 
voulu nous quitter à aucun prix; mais un 
enfant allait venir, qui serait peut-être suivi 
par d'autres, et cinq à six cents francs de 
plus pour un budget de huit cents francs 
sont fort à considérer. Un samedi soir, 
Jacques parti et fit à pied les dix lieues qui 
nous séparent du chef-lieu, afin d'aller voir 
M. le recteur et de prendre des renseigne- 
ments sur les Bureaux. 

1] revint en haussant les épaules. Outre 


136 JACQUES GALÉRON 


leurs inconvénients particuliers, les Bureaux 
ne valaient pas cent francs de plus que la 
Roche-Néré, et ce n'était pas pour cela qu’il 
aurait voulu chagriner sa femme, sans 
compter bien des avantages qu'ils eussent 
abandonnés en s’éloignant de nous. Il dé- 
clara donc formellement à M. Babillot qu’il 
ne quitterait la Roche-Néré que pour un 
chef-lieu de canton; encore y voudrait-il 
bien regarder. 


Cette fois M. le curé se mit en colère. 


— Vous ne voulez pas vous en aller de 
bonne volonté, dit-il; eh bien! je vous ferai 
partir de force. 


Il devint plus taquin que jamais, et Jac- 
ques eut souvent besoin de toute sa patience, 
pour ne pas le mettre à la porte. 


Vinrent les élections. C’est un candidat 
légitimiste, chaudement appuyéparle clergé, 
qui devint, je ne sais pourquoi, le candidat 
du gouvernement. Îl y avait aussi un can- 
didat démocratique, et la profession de foi 


JACQUES GALÉRON 137 


de celui-ci nous toucha beaucoup; car il 
comprenait bien, cet homme, les besoins du 
peuple et ceux de notre temps; et ce qu'il 
demandait par-dessus toutes choses, c'était 
le développement de l'instruction publique, 
plus de bien-être, et surtout plus de dignité 
pour instituteur. En lisant cela, des larmes 
roulaient dans les yeux de Jacques, et 1l me 
montra tout aussitôt des circulaires du sous- 
préfet et du recteur, où 1l lui était recom- 
.mandé d'employer toute son influence pour 
faire voter les électeurs en faveur du can- 
didat officiel. Puis 1l prit son bâton et son 
chapeau. 

— Où allez-vous? demandai-je. 

— Remplir mes devoirs d’esclave, me 
répondit-il. Je dois aller, ainsi que le garde- 
champêtre, distribuer dans les villages les 
bulletins de M. V..., le légitimiste, l'ami des 
prêtres, au lieu d'y recommander le nom 
de cet homme que je nommerais si volon- 
tiers. Mais, diable! est-ce qu’un instituteur 
a le droit d’avoir une conscience? Va done, 

8. 


138 JACQUES GALÉRON 


misérable manœuvre! va donc! tu n'es n1 
un homme ni un citoyen! 

Il partit sombre, exalté, en repoussant sa 
femme qui voulait l’apaiser et qui passa 
cette journée dans les larmes. 

— Ah! maman, disait-elle, j’ai eu tort de 
l'empêcher d’être soldat : il souffre trop! 

Jacques revint le soir, harassé, mais abattu 
bien davantage. 

Je le vois encore sur sa chaise, au coin 
de la cheminée, pleurant de grosses larmes 
dans ses mains fermées, tandis que Suzanne, 
pleurant aussi, préparait le souper. 


Dans ce temps-là revint à la Roche-Néré 
un soldat qui avait fait les guerres d'Afrique 
avec le vieux Galéron. I] s’y était réengagé 
deux fois. C'était un homme de quarante à 
quarante-cinq ans, qui se maria tout de 
suite dans le pays, et ouvrit un café sous le 
titre de Café d'Alger. 

Un camarade de campagnes pour le vieux 
Galéron, ce fut une joie! Îl en causait bien 
de ses campagnes, et même beaucoup, avec 


JACQUES GALÉRON 139 


nous, mais il ne sé sentait pas compris 
comme il faut, et voyait bien que nous y 
mettions de la complaisance. Aussi, comme 
son camarade n'avait pas le temps de venir 
chez lui, il alla chez son camarade. C'était 
seulement pour causer, il n’y faisait aucune 
dépense; mais l’Africain (on le nommait 
ainsi au village) étant bon enfant, servait 
volontiers un doigt de liqueur ou une demi- 
tasse à son vieux de la vieille, comme il ap- 
pelait Galéron. Quand il n’y avait pas trop 
de monde, les deux amis s’accoudaient, avec 
tous leurs souvenirs, de chaque côté d’une 
petite table, et alors commencaient : défilés, 
marches, contre-marches, feux de file et de 
peloton, jusqu’à quelque beau fait d'armes, 
où l’on s’embrassait l'œil en pleurs. La ca- 
_fetière était tout ébahie de tant de gloire, 
et les paysans qui se trouvaient là écoutaient 
bouche béante, et se regardaient ensuite, 
d’un air d'enthousiasme, n’ayant jamais cru 
que ce ft si beau. Un tambour qui eùt 
passé eût rallié tout le monde, 


140 JACQUES GALÉRON 


C'était la seule distraction du père Galé- 
ron, fort chagrin de la situation de ses en- 
fants. [l répétait souvent qu’il avait grand 
souci de leur voir une tâche si pénible, et 
qu’il souffrirait de mourir les laissant ainsi. 

Le vieux Galéron n'avait pas été sans 
chercher le moyen d’arracher son fils au 
pouvoir arbitraire dont 1l était victime. Ne 
pouvant croire que tout moyen de réagir et 
de se défendre leur eût été refusé, 1l s’était 
mis à étudier la loi sur l'instruction publi- 
que, et cette étude l'avait si bien absorbé 
qu'il en avait oublié pendant trois jours la 
route du café d'Alger, et que son ami, venant 
voir s’il était malade, l’avait trouvé assis à 
l'ombre deson platane, et penché sur le Dic- 
lionnaire des actes administratifs, recueil à 
l'usage des communes. L’Africain avait 
trouvé cela drôle; aucun Français n'étant 
censé ignorer la loi, nul ne s'avise de l’ap- 
prendre. Ce fut un thème à plaisanteries 
pour cet homme, qui a le rire gros et la pa- 
role lourde. 


JACQUES GALÉRON 441 


Le soir de cette triste svène, dont on a tant 
abusé contre nous, le vieux Galéron se trou- 
vait au café d'Alger, en compagnie d’une 
dizaine de personnes, entre autres M. Bo- 
nafort et M. Granger. C'était l'anniversaire 
de je ne sais plus quelle victoire; on avait 
bu à la gloire française, et le cafetier, habi- 
tué aux liqueurs fortes, avait un peu violenté 
la sobriété de son camarade. Lui-même, se 
trouvant plus qu’à l'ordinaire en humeur 
de taquiner, jurait que le vieux Galéron ne 
savait plus n1 boire ni se battre, depuis qu'il 
s'était imaginé d’être savant. 


— Pour lors, l’ancien, si c'était un effet de 
votre bonté, dit-il, je serais curieux de sa- 
voir ce que vous trouviez d’amusant dans 
ce bouquin-là ? 

— D'amusant, mon cher, rien du tout ; 
non, des choses bien tristes, au contraire. 


— Raison de plus pour les y laisser. 
Voyons, pourtant, ce que c’est que ces cho- 
ses tristes. 


4 42 JACQUES GALÉRON 


— Ce que c'est, petit, c’est que le pauvre 
peuple, toi, moi, tous ceux qui sont là, sauf 
ces deux messieurs (fit-11 en montrant le 
notaire et M. Alfénor qui relevèrent la tête 
et se prirent à écouter), nous sommes livrés 
aux prêtres, sous couleur d'instruction pu- 
blique, pour qu'ils nous ajustent sur les yeux 
une paire de lunettes à n’y jamais voir. 


— Qu'est-ce que vous dites à? demanda 
M. Bonafort en fronçant le sourcil. 


Mais M. Alfénor le poussant du pied : 


— Laissez-le donc dire. Vous voulez par- 
ler de la loi Falloux? demanda-t-il au bon- 
homme. 

— Non pas, monsieur; celle-là vous re- 
garde, et c’est pourquoi vous avez tantcrié. 
Moi aussi, tout d’abord, à en entendre par- 
ler, je croyais qu'elle concernait l'instruc- 
. tion primaire comme le reste. Mais non, il 
n’y avait pas lieu de toucher à celle-ci; tout 
était fait, et si bien, que les Falloux n’y ont 
pu faire davantage, excepté d’en retrancher 


JACQUES GALÉRON 143 


les notables, qui n’y faisaient pas grand’- 
chose, mais qui, pourtant, s'ils l'avaient 
voulu, auraient pu balancer l'influence du 
curé. Du catéchisme, de l’histoire sainte, 
des prières, n'est-ce pas tout ce qu'il faut 
aux enfants du peuple? Le reste après vient 
s'il peut. Comme ça l'on a de francs imbé- 
ciles, c’est vrai, mais des gens qui craignent 
l'enfer, qui pensent que le devoir et l'obéis- 
sance c’est tout un, et qui sont incapables 
de faire leurs affaires eux-mêmes. Ah! les 
bourgeois savaient bien ce qu’ils faisaient, 
allez ! ts 

C'est pour l’enseignement secondaire que 
la loi Falloux a toutgâté. Autrefois 1l y avait 
bien un aumônier dans Îles colléges; mais 
sa plus grosse fonction était de tenir en or- 
dre les vases de l’église; puis on donnait aux 
enfants de l’antiquité païenne et de la science 
à cœur-joie, et c'était tout. Et le nombre des 
élèves était mesuré soigneusement aux ins- 
titutions ecclésiastiques, C’est qu’il s’agis- 
sait ici de former les chefs du troupeau, de 


444 JACQUES GALÉRON 


petites abeilles-reines qui devaient avoir 
une autre pâture. La loi Falloux, malgré 
ca, a donné ces pelits-là aux prêtres tout 
comme les nôtres. Mais, quant à ce qui est 
de l'instruction primaire, les gens de 1830 
avaient fait un chef-d'œuvre du premier coup. 

— Ce langage est intolérable! s’écria 
M. Bonafort échappant à M. Grneer vous 
insultez… 

— Je n’insulte pas, dit le bonhomme ; je 
dis ma pensée. Je ne veux de mal à per- 
sonne, moi; mais l'instruction pour tout le 
monde. Et quand je me rappelle tout ce que 
nous avons fait, tout ce qu'ont fait nos pères 
en 89, et tout ce quis’est promis, et les belles 
choses qu’on a dites ; out, quand je me rap- 
pelle comme ça nous faisait grands d’avoir 
repris notre droit et de sentir qu’il n’y avait 
rien au-dessus de notre conscience ; et que 
maintenant je vois les prêtres, alors si pe- 
tits, nous traiter comme de vrais bambins! 
Ah ! c'était bien la peine! Oui, ma foi! c'était 
bien la peine ! 


JACQUES GALÉRON 145 


— Tout ca vient des bêtises du peuple, 
répliqua M. Bonafort un peu radouci. Il est 
certain que s1 le peupleeût voulu être sage. 
- Mais l’ordre avant tout, mon cher monsieur; 
l’ordre est le premier besoin dela société, 
Car... 


— Eh bien! soyez tranquille, ils vous en 
donneront de l’ordre! s’écria en se levant le 
vieux Galéron. 


Son geste, ses yeux pleins de feu soùs ses 
cheveux blancs, frappèrent tout le monde, 
et 1l se fit un silence profond. 


— Oui, on vous en donnera de l’ordre à 
votre manière. Écoutez bien ce que je vous 
dis. Je ne le verrai pas, moi; je suis trop 
vieux; mails vous penserez à moi dans ce 
temps-là. Je vous dis que, si la loi ne change 
pas, tout est perdu. Il n’y a plus de classes 
maintenant ; il faut nous sauver tous en- 
semble. Votre loi, vous en aviez fait un frein 
pour la bouche du peuple, ça deviendra un 
fouet pour vos reins. Ah! vous avez voulu 

| 9 


146 JACQUES GALÉRON 


aveugler vos chevaux pour les mieux con- 
duire? Eh bien! ils vous traînent dans le 
précipice, qu'ils ne voient pas. 

Car à présent c’est le peuple qui fait tout: 
et celui qui le mène, ce n’est pas vous: c’est 
l'homme noir ; vous lui avez confié les rê- 
nes; fouette, cocher ! nous retournons à la 
légitimité. Et pourquoi pas, si ce que Dieu 
veut, le peuple le veut ? 

Je sais bien que vous direz : le progrès 
des lumières est trop grand. Les lumières ? 
où sont-elles? Ce n’est pas dans le peuple, 
vous le savez bien. Et cependant les votes 
du peuple couvrent les vôtres comme la voix 
de la mer couvre celle d’un homme. Ma foi ! 
vous avez coupé les verges, on vous fouet- 
tera, c’est bien fait; on rebrülera vos livres, 
on vous fera renouveler connaissance avec 
les in-pace ; on vous déportera comine vous 
avez déporté les autres; on vous fera des lois 
d'amour et de justice, au nom du Père, du 
Fils ct du Saint-Esprit... 

Tenez, ajouta-t1l en se rasseyant et en 


JACQUES GALÉRON 147 


laissant tomber sa tête sur ses mains, je 
serais bien content de m'en aller de ce 
monde, moi, l'enfant de 89, pour ne pas 
voir ca, si ce n’était ce pauvre garçon, que 
j'ai eu la bêtise de pousser à devenir un 
homme instruit et utile au peuple, et qui 
pour ça se trouve condamné à mourir de 
misère ou de chagrin! 

Ce jour-là était un jour d’octobre, le 96, 
je crois. Il faisait beau; la fenêtre était ou- 
verte ; au milieu du silence qui régnait dans 
le cafe, la voix du vieux soldat, forte et vi- 
brante, se faisait entendre jusque däns la 
rue. Le curé Babillot, qui passait par là, 
était venu savoir de quoi il s'agissait, et, 
s'introduisant à mi-corps par la fenêtre, 1l 
avait entendu la dernière partie du discours 
du père Galéron. 

Le reste, il se le fit rapporter, Dieu sait 
comment! etl’embellit ensuite dans ses pro- 
presrapports. Quant à moi, madame, j'ai re- 
produit les paroles du vieux Galéron, telles 
que lui-même me les a dites, en consultant 


148 JACQUES GALÉRON 


scrupuleusement ses souvenirs, et je l'ai fait 
avec assez de hardiesse pour que vous ne 
puissiez douter de ma franchise. Vous trou- 
verez sans doute que c’est bien assez, trop 
peut-être; mais ce n’est pas davantage, et 
le bon vieillard n’a parlé de guillotiner per- 
sonne, comme on l’a dit bêtement. 

Pendant que M. Babillot écoutait ainsi, le 
rouge de la colère lui montait au visage, 
et, à peine Galéron eut-il fini de parler, 
qu'il se prit à l’apostropher durement, cir- 
constance oubliée dans son rapport. Ce qu’il 
y a de certain, c’est qu'au moment où Jac- 
ques, venu pour chercher son père à l'heure 
du souper, entrait au café, il entendit les 
mots de vieux fou et de démagogue. Jacques 
a pour son grand-père une tendresse pleine 
de vénéralion; 1! devint tout pâle, et, s’ap- 
prochant du curé, qui étail toujours accoudé 
sur la fenêtre, 1l lui demanda la raison de 
ces insultes. 

— Votre père, étant ivre, dit le curé, 
vient de nous débiter toutes les horreurs 


JACQUES GALÉRON 149 


qu'il a dans l’âme, et s'il n’en fait pas amende 
honorable, et si vous ne désavouez pas ce 
vieux jacobin, c'estun scandale qui 1ra loin, 
Je vous le promets. 

— Vous calomniez mon père, monsieur 
Babillot, dit Jacques. Mon père ne s’enivre 
pas; son âme ne contient pas d'horreurs, 
et je n’ai point à le désavouer. Vous perdez 
vos peines en me conseillant une lâcheté. 

— Messieurs! s’écria le curé, je vous 
prends tous à témoin que je viens d'être in- 
sulté par ce jeune homme, qui est indigne 
désormais de porter le nom d'instituteur. II 
m'injurie, moi, prêtre et curé de cette com- 
mune, revêtu d’un caractère sacré. 

— Parbleu! dit le père Galéron, voilà qui 
est trop fort, que ce monsieur prétende se 
couvrir de quelque chose de sacré, qu’on ne 
voit pas, afin d’invectiver les gens à son aise 
sans qu'on lui réponde! Mais laisse-le, Jac- 
ques; ne vois-lu pas qu'il ne cherche qu'àte 
faire du mal”? 

— Je ferai mon devoir, reprit M. Babillot, 


150 JACQUES GALÉRON 


en purgeant la commune de cette queue 
de 93, de ces buveurs de sang, qui sont ve- 
nus linfester de mauvaises doctrines et 
d’odieux exemples. 

— Quel mauvais exemple ai-je donné? 
demanda Jacques, en regardant tous les 
spectateurs de cette scène. 

Mais ils restèrent silencieux, à l'exception 
d'un jeune homme qui eut Ja bravoure de 
dire : 

— Aucun, monsieur Jacques, rien quede 
bons. | 

— Si ce n'est pas vous, fit en ricanant 
M, Babillot, qui avait perdu toute mesure, 
c'est peut-être quelqu'un ou quelqu’une des 
vôtres? Je n’en sais rien et ne veux pas le 
demander à M. Alfénor; je dis seulement 
que les honnêtes femmes sont celles dont on 
ne parle pas. 

— Ça sera vrai quand tous les infâmes 
auront eu la langue arrachée! s’écria le vieux 
Galéron, indigné de cette odieuse attaque à 
l'honneur de Suzanne, 


JACQUES GALÉRON 451 


Jacques ne répondit pas; mais une telle 
expression se peignit sur ses traits, qu'une 
partie de ceux qui l’entouraient reculèrent 
de peur, et que M. Babillot devint blême. 
Penché à mi-corps dans la chambre, comme 
il l’était, et se trouvant ainsi tout près de 
Jacques, debout devant lui, 1l se rejeta en 
arrière et voulut s'enfuir. Mais l’émotion pa- 
ralysa sans doute son mouvement, et quand 
Jacques ferma violemment la fenêtre, — 
pour metire quelque chose entre lui et cet 
homme, nous dit-il après, — M. Babillot, 
soit que les jambes lui tremblassent de peur, 
soit qu’il eût reçu le choc, tomba dans la 
rue à la renverse. | 

Voilà, madame, l’exacte vérité sur tous 
ces bruits qui courent le département, d’un 
curé battu par l'instituteur et laissé pour 
mort, et cent autres exagérations. M. Ba- 
billot a pu se faire une bosse à la tête; mais 
de notre côté l'honneur d’une femme pure 
est odieusement souillé, et toute une famille 
privée de travail est réduite à la misère. 


159 JACQUES GALÉRON 


Vous savez sans doute ce qui arriva : 
Jacques, suspendu le mêmesoir de ses fonc- 
tions par un arrêté du maire, le curé fai- 
sant à sa place et presque chez lui les fonc- 
tions d’instituteur, en attendant les frères, 
que nous aurons sans doute, si quelqu'un 
de fort et de juste ne nous vient en aide. 
Faut-il donc, pour être instituteur, cesser 
d’être homme? et déposer aux mains d’un 
prêtre que l'esprit de sa caste fait votre en- 
nemi, sa conscience, sa dignité, son intelli- 
gence, ses affections, jusqu’à l'honneur de 
sa femme? 

Cet homme est tout et l’instituteur n’est 
rien. Celui-ci, l'accusé, n’est point écouté 
dans sa propre cause. Îl a contre lui toutes 
les femmes que la dévotion rallie autour du 
curé, et par les femmes presque tous les ma- 
ris; la bourgeoisie le dédaigne, les paysans 
le jalousent, parce que, né parmi eux, 11 
gagne son pain sans sueurs et fatigues de 
COrps. 

L'autre, au contraire, pourvu qu'il agisse 


JACQUES GALÉRON 153 


dans le sens de la doctrine et contre l’en- 
nemicommun, est soutenu par tout un corps 
riche et puissant dans l'Etat, par l’évêque, 
un haut fonctionnaire, par tout ce qu'il y a 
dans l'opinion de préjugés officiels. 

Et cependant, madame, la justice ré- 
clame que Jacques et Suzanne ne soient pas 
chassés de cette commune, où ils n’ont fait 
que du bien, où ils en feraient beaucoup 
encore, et où leur seul crime a été de faire 
concurrence à un établissement religieux. 
Ah! si M. le recteur venait interroger les 
élèves des sœurs et les sœurs elles-mêmes, 
il verrait à quel point l’abêtissement et 
l'ignorance florissent à la Roche-Néré, et 
quel besoin a cette commune d’une véritable 
institutrice. 

Que ne suis-je allée vous voir plus tôt, 
madame! Pourquoi n’ai-je pas renouvelé 
cette aimable connaissance de notre jeu- 
nesse! Peut-être, à votre tour, vous seriez 
venue me voir, et vous auriez Connu ces 
pauvres jeunes gens, si dignes d’être aimés, 

: 9. 


154 JACQUES GALÉRON 


Jacques et ma chère Suzanne. Hélas! vous 
la verriez maintenant bien différente de ce 
qu’elle était. 


Le coup de cette suspension l’a si rude- 
ment frappée, que les douleurs de l’enfan- 
tement l'ont prise quelques jours trop tôt, 
et elle a mis au monde, après d’horribles 
souffrances, un beau garçon qui ne de- 
mande qu'à vivre et sourit déjà, mais que 
les larmes de sa mère flétriront bientôt, si 
elles continuent à couler amèrement sur son 
front, et par le lait dans ses veines. 


Ce que je vous supplie, madame, de re 
présenter particulièrement à M. le recteur, 
c'est que l’enquête faite à propos de ces 
malheureux événements n’a été qu’une nou- 
velle intrigue ourdie contre nous. L'inspec- 
teur chargé de cette enquête a été dès l’a- 
bord circonvenu par le curé et sa coterie et 
n'a interrogé que nos ennemis. Cela devait 
être, et, je le répète, l'instituteur n’a nulre- 
cours, nul droit, nul moyen de défense, ex- 


JACQUES GALÉRON 459 


cepté la justice de ses supérieurs, trop diffi- 
cilement éclairée. 

Voilà pourquoi, madame, vous êtes mon 
espoir, et tout mon espoir. J’ai la conviction 
que mon témoignage sera sérieux pour vous, 
et j'espère que la vérité de cette histoire vous 
pénétrera en me lisant. L'intérêt de nos en- 
nemis à nous proscrire est trop évident pour 
ne pas autoriser au moins les soupeons et 
ne pas conseiller un examen nouveau. Vous 
êtes bonne : vous plaiderez pour nous au- 
près de votre mari; vous aurez ce bonheur 
de lui fournir l’occasion d’un acte de jus- 
tice. 

Ne pourriez-vous, madame, agir égale- 
ment sur madame la baronne de Riochain, 
qu'on dit en grande faveur auprès de l’évê- 
que, afin d'obtenir que lanimosité de 
M. Babillot se ralentit contre nous? Cette 
espérance-là est bien faible; mais je me ralt- 
lache à tout. 

Que deviendraient les membres de cette 
famulle, la carrière de son chef étant brisce, 


156 JACQUES GALÉRON 


s’ils étaient forcés de quitter la commune 
et d'aller chercher, bien hasardeusement, 
à gagner leur pain ailleurs, comme institu- 
teurs libres, loin des consolations de notre 
amitié et de ces petits secours faibles, mais 
journaliers, que le voisinage rend faciles, 
mais qu'on ne peut convertir en argent? car 
nous possédons peu, je vous l’ai dit, ma- 
dame. L'éducation de notre fils épuise tou- 
tes nos ressources, et mon mari a le défaut, 
que je ne blâme point, de ne faire payer que 
les malades riches. Ils sont rares à la Ro- 
che-Néré. 

Il s'agit donc, littéralement, d’arracher 
une famille à la misère, une famille com- 
posée de deux êtres forts instruits, utiles à 
la société, outre un vieillard qui a versé son 
sang pour la France, et un enfant, doux mys- 
tère si plein de promesses. Plus encore, peut-. 
être, il s’agit de combattre une injustice 
avouée , triomphante, qui fait ailleurs bien 
d’autres victimes. Jamais plus belle occasion 
ne peut vous être donnée de faire le bien, 


JACQUES GALÉRON 457 


Recevez, madame, tous mes vœux, toute 
mon espérance, l’assurance de mon affec- 


tion et de la gratitude que d'avance je res- 
sens pour vous. 


ÉLISE VAILLANT. 


Nes Mes pm” 


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RÉPONSE DE LA FEMME DU REOTEUR 


A MADAME VAILLANT 


Je n'ai point, en effet, madame, oublié 
l’aimable amie de mes jeunes années, et 
l'histoire de vos protégés m'a paru extrè- 
mement touchante. Aussi n'ai-je cru mieux 
faire que d'en imposer la lecture à mon 
mari, ne pouvant donner à votre cause un 
avocat plus chaleureux que vous-même. 

Monsieur lerecteur, madame, trouve aussi 
ce jeune couple fort à plaindre, et désirerait 
qu'il lui fût possible de l'aider efficacement. 
Par malheur, les difficultés sont grandes. 
Vous l'avez vu par votre propre expérience, 


160 JACQUES GALÉRON 


c'est une chose grave que de s'attaquer au 
clergé en quoi que ce soit, surtout peut-être 
pour défendre ceux qu’il a condamnés. 

Pour vous prouver jusqu'où va mon désir 
de vous être utile, je me suis présentée chez 
la baronne de Riochain, avec l'intention de 
voir ce qui pourrait être tenté de ce côté. 
On est venu précisément à parler du scan- 
dale arrivé à la Roche-Néré, et madame la 
baronne s’en est exprimée avec tant d’indi- 
gnation et de courroux, que j'ai reconnu 
sur-le-champ qu'il n’y avait rien à faire. 

J'ai hasardé cependant une petite rectifi- 
cation; mais alors la baronne, me regar- 
dant d'un air étonné, a vivement relevé mes 
paroles, et j'ai été fort au regret de cette 
tentative; car cette maladresse n’a pu vous 
servir, et peut nous nuire près d’une per- 
sonne aussi influente que madame de Rio- 
chain. 

L'affaire a fait beaucoup de bruit, et tout 
ce qu’on en rapporte s'éloigne extrêmement 
de votre récit. Je vous crois ; mais l’opinion 


JACQUES GALÉRON 461 


de tous les gens bien pensants est contre 
vous. Les moins dévots conviennent que 
cette insulte à un prêtre doit être vengée, 
dans l'intérêt des hiérarchies sociales. On 
attribue en outre à M. Jacques Galéron des 
idées tout à fait en désaccord avec sa posi- 
ion et ses devoirs; et, il faut bien l’avouer, 
madame, votre plaidoyer, fort sincère, est 
loin, sous ce rapport, de le justifier. 

Vos opinions, vos réflexions, si indépen- 
dantes, répondent des siennes et de celles 
de votre élève. Ce vieux grand-père me 
semble aussi beaucoup trop raisonneur, et, 
bien que la glorieuse date de 89 soit chose 
consacrée, même par notre gouvernement, 
il n’est pas bon d’en tirer trop de eonsé- 
quences ; on doit laisser le soin de la rappe- 
ler à ceux qui le font avec mesure, et l’au- 
torité seule est compétente pour cela. 

M. le recteur craint vivement, je vous. 
l'avoue, que le malheureux esprit d'indé- 
pendance de cette famille ne suscite partout 
de nouveaux conflits. La maintenir à la 


162 JACQUES GALÉRON 


Roche-Néré est tout à fait impossible; on se 
compromettrait à l'essayer sans rien ob- 
tenir. | 

Vous comprenez trop bien, madame, la 
situation délicate de l’enseignement laïque 
“pour ne pas deviner que chacun, à quelque 
rang qu'il soit placé, a sa position à défen- 
dre et bien des écueils à éviter. Croyez-en 
mes conseils, madame, il n’y a rien à ga- 
gner et tout à perdre dans la lutte que vous 
avez entreprise. | 

S’attaquer à plus fort que soi, combattre 
seul contre tous, c'est vouloir succomber, 
et même sans gloire, puisque la foule, vous 
le savez, n’estime que le succès. La France 
a prouvé qu'elle voulait être gouvernée; elle 
n'est donc point majeure, comme on le lui 
dit assez d'ailleurs; puis donc qu'elle a be- 
soin de lisières et que l’Église les fournit. 
Je conviens que l'enfant a toute chance de 
ne pas grandir; mais, après tout, ce ne 
sont point nos affaires, et chacun a assez 
de songer à soi. 


JACQUES GALÉRON 163 


Dites à vos protégés, madame, au nom 
de ce petit enfant dont vous me parlez et 
dont l'avenir les doit tant intéresser, dites- 
leur qu’ils ne s'occupent que du bien de 
leur famille, comme font tous les gens rai- 
sonnables en ce temps-ci. Mon mari veut 
bien consentir à parler en leur faveur à 
M. le préfet; il essayera de conjurer une ré- 
vocation presque certaine. 


On leur chercherait alors, aux confins du 
département, quelque commune assez éloi- 
gnée de la Roche-Néré pour que leur his- 
toire y füt ignorée. Qu'ils n’oublient pas 
cependant que le desservant de cette com- 
mune saura tout d'avance, et qu'ils auront 
beaucoup à racheter près de lui. 


Mon mari espère que M. Jacques, ins- 
truit par une si rude expérience, changera 
désormais de tactique, et c’est à cette seule 
condition qu’il veut bien promettre ses bons 
offices. 


Recevez, madame, l’assurance de mon 


164 JACQUES GALÉRON 


meilleur souvenir, et du vif plaisir que j'au- 
rais à renouveler votre connaissance, si ma 
position ne m on ue à geaucoup de mé- 
nagements. 


JULIE MIRETEAU. 


FIN 


ARTICLES 


SUR LES 


PRÉCÉDENTS OUVRAGES DU MÊME AUTEUR 


(Extrait du Journal des Débats du 20 janvier 1865) 


Qui paye ses dettes s'enrichit. Je veux donc 
payer aujourd'hui les miennes, quelques-unes du 
moins. 

Voici d’abord trois livres, dont deux très-remar- 
quables, dus à la plume d’un auteur féminin caché 
sous un nom masculin : — Un Mariage scanda- 
leux, Une Vieille Fille, les Deux Filles de 
M. Plichon. 

Le mariage scandaleux dont il s’agit est celui 
d'une jeune demoiselle de la bourgeoisie de pro- 
vince avec un simple paysan. La famille de la de- 
moiselle s'oppose à ce mariage aussi longtemps 
qu’elle peut, et finit par y consentir. Cette situation 
est développée avec beaucoup d'art et d'esprit. 

C’est, dira-t-on, le thème de Paul et Virginie. 
Oui, si vous voulez; cependant il y a plus d'une 
différence, et d'abord celle-ci, que la scène du 


166 EXTRAIT DU JOURNAL DES DÉBATS 


roman nouveau n'est pas à l'Ile-de-France, mais 
en France même, dans le Poitou. Le prétendu scan- 
dale est donc beaucoup plus grand ici que là, les 
convenances où les conventions étant bien plus 
étroites dans la société soi-disant civilisée de cer- 
taines petites localités provinciales que loin du monde 
et de ses préjugés, au milieu d’une nature vierge. 

Moralement égaux par le cœur et l'esprit, Michel 
et Lucie paraissent placés, socialement et d’après les 
idées reçues, à une distance infranchissable. Juste- 
ment il s'agit de la leur faire franchir, et de faire 
accepter au lecteur cette Situation et cette conclu- 
sion, en passant par tous les obstacles et par toutes 
les difficultés dont la peinture a fourni à l’auteur un 
lableau très-varié et très-vrai des mœurs de pro- 
vince. Les luttes prolongées des sentiments les plus 
naturels et les plus purs, aux prises avec les bien- 
séances plus ou moins justes, les usages tout-puis- 
sants, et aussi avec la malignité, la sottise et l'envie, 
sont retracées dans ce livre avec finesse, avec vi- 
gueur, parfois avec une éloquence simple, courte, 
sans ombre de déclamation. 

Si l'on peut noter, dans la forme, en ce qui re- 
garde le langage rustique de Michel, quelque reflet 
des romans champêtres de George Sand, cela n’em- 
pêche pas qu’il faille reconnaitre dans tout cet ou- 
vrage un sentiment très-vif et très-personnel de la 
campagne et de ses habitants, avec un fonds très- 
riche d'observations directes. 


EXTRAIT DU JOURNAL DES DÉBATS 167 


Sans prétendre signaler aucune imitation, on 
pourrait dire que cette œuvre rappelle plutôt Claude 
Tillier, l’auteur de l’Oncle Benjamin, ou Balzac, 
dans les Scènes de la vie de province, que l’auteur 
de François le Champi. 

Quoi qu'il en puisse être de ces parentés ou de 
ces analogies littéraires, Un Mariage scandaleux 
est, bien évidemment, l’œuvre propre et naturelle 
de l’auteur. Les mœurs provinciales de la petite 
bourgeoisie pauvre, qui rougirait de se mésallier 
avec un paysan, même riche, intelligent et noble de 
cœur, y sont réellement saisies sur le vif et peintes 
avec une naïveté bien originale. Il y a des dialogues 
vrais, excellents, en très-bon langage ; beaucoup de 
finesse et de malice dans un grand nombre de petits 
tableaux de mœurs, toutes sortes de jolis croquis 
bien enlevés ; des épisodes variés et enchainés avec 
adresse; un vit intérêt et des plus honnêtes.; une 
source jaillissante de passion vraie et pure, adroite- 
ment ménagée dans son cours; des nuances délicates, 
des expressions justes et vives. 

Ce Michel est aimé aussi d'une jeune et gentille 
paysanne, pour laquelle il n'a que de l'amitié, et qui 
est un caractère charmant. 

Lucie a une mère romanesque, entichée de sa 
bourgeoisie, rêvant pour ses deux filles des aven- 
lures avec la caste au-dessus d'elles, plutôt qu’un 
honnête et bon mariage avec la classe au-dessous. 

La sœur de Lucie, qui est dans les mêmes idées 


168 EXTRAIT DU JOURNAL DES DÉBATS 


que sa mère, dépérit désespérée de devenir vieille 
fille, et meurt désolée de n’avoir pas vécu. Ce dernier 
caractère est peut-être le plus remarquable du livre. 

Il semble que l’auteur en avait eu la première idée 
en commençant son autre ouvrage Une Vieille Fille, 
qui, publié en second lieu, a été, je crois, composé 
le premier. Puis l'idée se serait modifiée à mesure 
que l’œuvre avançait. Il se trouve, en définitive, que 
celle qu'on nommait vieille fille ne l'était pas autant 
qu’on le croyait et qu'elle le croyait elle-même. Un 
amour vrai, honnête et partagé la rajeunit et la mé- 
tamorphose. Il y a plusieurs pièces sur cette idée-là, 
qui n’en est pas plus régalante : la Vieille, la Douat- 
rière de Brionne, et d’autres encore. En un mot, /a 
Vieille Fille est une œuvre indécise et faible, mais 
ornée de beaux paysages, ceux de Lausanne et du 
Léman. L'auteur a un don singulier pour sentir la 
nature et pour la peindre. 

Les Deux Filles de M. Plichon sont le troisième 
ouvrage du même écrivain. Ce roman-ci est par 
lettres, forme qui a ses inconvénients et ses avan- 
tages : les inconvénients, ce sont les longueurs ; les 
avantages, c'est l’agrément du naturel et de la fan- 
taisie. Là encore, ce qui brille par-dessus tout, c’est 
le sentiment et la peinture vive et fraiche de la cam- 
pagne. Nous sommes revenus dans le Poitou. Les 
paysans et la petite bourgeoisie fournissent encore 
presque tous les personnages ‘de cette comédie, très- 
variée dans ses développements, très-simple au fond. 


EXTRAIT DU JOURNAL DES LÉBATS 169 


Le jeune comte William de Montsalvan, fiancé à la 
plus jeune des deux filles d’un ancien notaire, se 
met, sans le vouloir et sans s’en douter, à aimer 
l’autre peu à peu. Il s’est aperçu que sa fiancée ché- 
rit surtout en lui son titre : cela l’écœure et le dé- 
tache. Au contraire, il découvre en l’autre sœur un 
esprit plus libre de préjugés, une raison plus forte 
et plus élevée, un caractère décidé, courageux, une 
âme fière : cela séduit la sienne, qui n’est ni moins 
noble ni moins généreuse. L'auteur, j'imagine, 
s'est peint lui-même dans ces deux personnages 
très-attachants. Les développements coulent à grands 
flots de la source la plus haute et la plus pure, celle 
de la justice et de la bonté. 

Ce livre-ci n’est pas moins remarquable qu’Un 
Mariage scandaleux; on y trouve les mêmes qua- 
lités, encore mûries. Il faut qu'on me permette d'en 
détacher une page comme spécimen de l’auteur : 


« Le luxe de ces campagnes contraste avec la misère 
de leurs habitants. Les demeures des hommes ressem- 
blent à des étables, et c’est une risée amère que de voir, à 
côté du vernis éclatant des feuilles et de la fine texture 
des herbes, les sales haillons du prétendu roi de la na- 
lure. Encore ne serait-ce rien que le vêtement ; ce qui 
m'indigne surtout, c’est l’abaissement moral et intellectuel 
de ces visages. Rien d’élevé, de noble, de viril; nul 
éclair. Les traits sont gros, quelquefois ignobles, la face 
bestiale. Ils vous saluent humblement, ou vous regar- 
dent passer d'un air hébété. Entre les poulains gracieux 
cléveillés qui accourent pour veus voir, au bord de la 
route, et le petit berger, stupéfait et les bras pendants, 
qui vous regarde, sans même répondre à votre bonjour, 


10 


170 EXTRAIT DU JOURNAL DES DÉBATS 


le choix n'est pas douteux, mais il est humiliant. Je te le 
dirai tout bas, de peur de contrarier l'éloge officiel du 
peuple français, il me paraît y avoir encote dans ces 
paysans plus du serf que du citoyen. 

« Comme je revenais, j'atteignis üne pauvre femme qui 
marchait courbée sous un fagot d'herbes, une faucille à la 
main; elle me regarda curieusement, nous nous dimes 
bonjour, et je lui demandai où elle allait, Elle venait d’un 
champ voisin, et se rendait à l'étable de sa chèvre ; elle 
avait fait cela la veille, elle ferait de même le lendemain; 
et, dans ce visage flétri, je ne vis rien au delà. Les 
herbes coupées qu'elle portait, la plupart fleuries, sc 
penchaient avec une grâce languissante; mais elle, ce 
n'était que grossièreté, laideur, écrasement de tout, J'es- 
sayai de la faire parler; ce fut une longue plainte : Ja 
vie dure, le mari brutal, les enfants ingrats. Puis tout ce. 
qu'elle avait pu faire cette année avait manqué, blé, 
chanvre, légumes. IL n’y avait que la chèvre et les poules 
qui donnassent quelque choxe, mais c'était peu; et les 

oules encore, à cause des gens riches et de leurs raisins, 
lelle me lança un coup d'œil oblique), elle ne savait où 
les mettre, car les pauvres ont beau faire, ils ne peuvent 
réussir à rien, 

« Je lui donnai quelque monnaie, et cette munificence, 
qui parut l’étonner, réveilla pourtant dans son œil terne 
une lueur de joie. J'étais attristé; je ne voulus pas ren- 
{rer encore, et je me couchai derrière une haie, à l’om- 
bre, car le soleil devenait chaud. 

« C'était plein d'insectes qui fourmillaient fà de tous 
côtés, chacun d’un air émpressé, suivant son che:nin et 
sachant très-bien ce qu'il allait faire, tous propres, bril- 
lants, heureux, Je songeals, moi, à ce triste problème de 
là misère humaine, quand j'entendis marcher et parler 
dans le chemin. C'était la voix d'Anténor et une autre 
voix plus douce. En regardant à travers la haie. je vis 
mon futur beau-frère à cûté d'une paysaune assez jolie. 

a — Non, vous n'êtes pas bonne pour moi, Mignonue : ce 
n'est pas bien. | 

«— Je n'ai pas besoin d’être bonne pour vous, monsieur 
Anténor. 


EXTRAIT DU JOURNAL DES DÉBATS 1Â71 


« — Mais j'en ai besoin, moi, que vous le soyez! C'est 
gentil ce que vous dites ! Est-ce qu'une jolie fille devrait 
ètre si égoïste ? 

« Il voulut alors l’embrasser ; mais la fille le repoussa 
en s’écriant : 

« — Finissez, monsieur Anténor; vous savez bien que 
je ne suis pas de celles qui jouent comme ca! 

«a — Oh! parce que ce n'est pas Justin! réyondit Je 
jeune Plichon avec dépit; vous n'êtes pas si insensible 
pour lui, mademoiselle Mignonne! 

« Je n’en entendis pas davantage; un peu plus bas la 
haie se brisa sous un effort, et Auténor, pénétrant dans le 
champ où je me trouvais, s’éloigna sans me voir, en 
écrasant sous ses pas le chaume des sillons et eu sifflo- 
tant sur un (on aigu. » 


J'ai voulu citer sans interruption toute cette page, 
parce qu’on y peut voir comment, daus ce livre, un 
joli tableau n'attend pas l'autre : 11 y en à là quatre 
ou cinq de suite, qui se succèdent avec une variété 
agréable et naturelle. Et cela ne s'arrête pas là ; on 
en trouve d’autres encore, tout de suite après. 

Mais, par-dessus tout, le beauté du livre, c’est la 
passion douce de l'amour naissant peinte avec une 
naïveté suave et pénétrante; ce sont les émotions 
élevées de deux âmes dignes l’une de l’autre qui se 
rencontrent dans l’ardeur du bien, dans l'idéal de la 
justice et dans une généreuse émulation à en réaliser 
ce qu'on peut ici-bas. 

Homme ou femme, l'auteur est une âme généreuse, 
un esprit libre et un talent déjà très-grand, qui est 
en train de croitre encore, 


EMILE DESCHANEL, 


479 EXTRAIT DU JOURNAL DE NICE 


(Extrait du Journal de Nice du 26 janvier 1865) 


En trois pas, cela est rare à constater de nos jours, 
un écrivain tout à fait inconnu est arrivé à une répu- 
tation qui est presque la gloire déjà. André Léo, 
c'est le nom du romancier, a franchi à tire-d’aile 
l'espace incommensurable qui sépare, d'ordinaire, 
l'indifférence pour les débuts de cette notoriété 
éclatante qui commande l'attention du publie. — 
Une légende touchante plane sur ce nom d'André 
Léo ; et si ce n’est point à ces circonstances particu- 
lières que l’auteur du Mariage scandaleux doit le 
succès de ses livres, elles y ont aidé depuis quelques 
semaines, et nous nous en réjouissons, puisque la 
curiosité et la sympathie du public sont venues au- 
devant d'un grand talent et lui ont assuré une belle 
place au soleil. | 

André Léo, raconte-t-on, est un pseudonyme qui 
cache le véritable nom d’une femme du meilleur 
monde, d’un esprit fort cultivé, d'un cœur élevé. 
Madame C... (une initiale, c'est tout ce que j’en sais), 
du prénom de chacün de ses deux enfants se com- 
posa ce pseudonyme qui lui porta bonheur, comme 
toute idée touchante à laquelle se mêle un peu de 
religion. Il se trouva que cette jeune mère, en trem- 

 pant sa plume inexpérimentée dans l'encrier, y 
trouva non pas l’encre avec laquelle on improvise des 


EXTRAIT DU JOURNAL DE NICE 173 


livres à succès éphémère, mais avec laquelle on 
écrit des œuvres véritables. 

Le premier des trois ouvrages d'André Léo qui 
affronta la publicité, sinon le premier qu'ilou qu'elle 
écrivit, fut le Mariage scandaleux. Des qualités 
éminemment viriles à côté de certaines grâces insé- 
parables de la femme, une habileté consommée dans 
l’art du récit, que ne dépare pas une visible inexpé- 
rience, une façon particulière de cingler le ridicule, 
une logique serrée dans la démonstration d’une 
thèse toute morale, un sentiment exquis du paysage 
et une éloquence pénétrante, un style, enfin, élégant, 
original à certains moments, et s’échauffant aisément 
jusqu’à faire vibrer toutes les fibres de l'âme; n'était- 
ce pas plus qu’il n’en fallait pour qu'un tel livre ne 
passât point inaperçu? | 

Le sujet lui-même offre un attrait saisissant. Une 
jeune fille de petite bourgeoisie, vivant à l’air libre, 
entre un père paresseux et sans énergie, une mère 
sottement vaniteuse et une sœur ambitieuse, s’atta- 
che à un jeune paysan intelligent, grand de cœur, 
et le seul appui qu’elle rencontre dans un milieu où 
la misère de sa famille engendre dans cette maison 
délabrée des querelles incessantes, des tiraillements, 
des haines dont Lucie supporte le poids avec une 
douceur angélique. Son père, sa mère, sa sœur, qui 
affectent le plus méprisant dédain pour les paysans, 
font je ne sais quels rêves insensés, et dont ils sont 
justement punis, en portant les yeux au-dessus d'eux. 


174 EXTRAIT DU JOURNAL DE NICE 


L'amour chaste et contenu de Lucie pour le paysan 
Michel fait tout le fond de ce drame poignant. Le 
difficile était de rapprocher ces deux êtres séparés 
par les convenances sociales, égaux par l’esprit au- 
tant que par le cœur. Quel art il a fallu à l’auteur pour 
faire franchir cette distance au lecteur et le conduire 
à accepter une situation qu il ne peut se défendre de 
trouver très-simple et très-naturelle! Que d'obsta- 
cles à vaincre! Quelle lutte honnête et loyale avec 
les entrainements les plus vifs, avec les bienséances, 
avec les préjugés, avec la malignité, avant d'arriver 
au dénoûment ! | 

Lucie et Michel ne sont pas les deux seuls per- 
sonnages intéressants du roman. Il y a là dix ou 
douze physionomics tracées de main de maître; et si 
nous avions un reproche à adresser à l’auteur, ce 
serait d'avoir tellement élargi son cadre pour y faire 
entrer tous les caractères qu'il a voulu peindre, que 
son livre se trouve un peu long, peut-être d'une 
soixantaine de pages. Lesquelles faudrait-il retirer ? 
Je ne saurais le dire et je regretterais sans doute ces 
pages de moins; mais l'œuvre y gagnerait certaine- 
ment, si le lecteur devait y perdre. 

La Vieille Fille a le défaut contraire, L'ouvrageest 
écourté. I] y a excès de sobriété. Un seul personnage 
est dessiné en pied, des autres nous n'avons que des 
profils charmants; mais c’est toujours la même am- 
pleur que dans le Mariage scandaleux, du senti- 
ment descriptif. Il y a là deux ou trois tableaux 


EXTRAÎT DU JOURNAL DE NICE 175 


d’une magnificenceincontestable, Le sujet est simple; 
la façon dont il est traité donne à quelques scènes 
de l’ouvrage des proportions grandioses. C’est le 
propre du talent d'élargir tous les sujets. 

Les Deux Filles de M. Plichon, le troisième ou- 
vrage de l’auteur, est supérieur, à beaucoup de points 
de vue, au Mariage scandaleux. C’est encore d’un 
mariage qu'il s’agit; mais il n’a, cette fois, rien qui 
paraisse devoir blesser les convenances sociales des 
héros. M. Plichon ancien notaire, a deux filles. Le 
comte de Montsalvan, fiancé à la plus jeune, et sur 
le point de l'épouser, s’éprend peu à peu, et sans 
s'en douter, de l'ainée, âme fière, raison solide, es- 
prit élevé ; tandis que la jeune Blanche, le comte 
s’en aperçoit assez à temps, n'a été séduite que par 
l'éclat d’un titre. L'existence calme, solitaire et cam- 
pagnarde que rêve Montsalvan parait convenir peu à 
la jeune mademoiselle Plichon. Edith, l’ainée des 
deux sœurs se laisse, :u contraire, aller à de pareils 
rêves qui concordent avec l'élévation de ses senti 
inents. C’est donc, sans que personne s’en froisse, 
l'aiiée des demoiselles Plichon que Montsalvan 
épouse, au lieu de Blanche. Rien n'est plus char- 
mant et plus séduisant que la façon tout à fait péné- 
trante dont naît et se fonde sur la conformité des 
idées les plus nobles et les plus justes la passion de 
Montsalvan et d’Édith. 

Si le Mariage scandaleux est un livre hors ligne 
déjà, les Deux Filles de M. Plichon sont un progrès 


176 EXTRAIT DU JOURNAL DE NICE 


considérable de l’auteur. Il y a longtemps qu'un tel 
talent ne s'était levé sur notre horizon littéraire ; 
saluons-le avec d'éclatants témoignages de sympa- 
thie. 

On a cherché des rapprochements, des points de 
comparaison entre André Léo et tels et tels autres 
écrivains ; on a surtout beaucoup mis en avant le 
nom de George Sand. Dans les ouvrages d'André 
Léo, on ne trouve pas la fougue des premières con- 
ceptions de l’illustre auteur de Léla ; mais on y sent 
la chaleur contenue de l’auteur du Marquis de Vil- 
_ lemer. La distance que George Sand a dû franchir à 
vingt-cinq années d'intervalle, André Leo l'a fran- 
chie du premier pas. Comme George Sand, l’auteur 
du Mariage scandaleux s'est pris de lutte avec des 
idées, mais il n’a affronté aucune des lois sociales. Il 
a placé l’action de ses livres dans le courant des 
conditions morales de notre vie, et il y a fait jouer 
merveilleusement les ressorts du drame et de la co- 
médie. 

Les regards du public sont désormais tournés 
du côté d'André Léo. Il y a [à un maitre de la 
plume. 

XAVIER Eva. 


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