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Full text of "Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaus"

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COURS  DE  PHYSIOLOGIE  GÉNÉRALE 

DU    MUSÉUM   D'HISTOIRE   NATURELLE 


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LEÇONS 

SUR    LES 


PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE 


COMMUNS 


AUX  ANIMAUX  ET  AUX  VÉGÉTAUX 


CLAUDE   BERNARD 

Membre    de  l'Institut  (Académie    des   sciences   et   Académie  française), 
Professeur  au  Collège  de  France  et  au  Muséum  d'histoire  naturelle. 


TOME    PREMIER 

AVEC   UNE    PLANCHE   COLORIÉE  ET    45    FIGURES    INTERCALÉES 
DANS    LE   TEXTE 

Deuxième  édition  conforme  à  la  première  édition  de  1878 


PARIS 
LIBRAIRIE  J-B.   BA1LLIÈRE  et  FILS 

Rue  Hautefeuille,  19,  près  le  boulevard  Saint-Germain. 

1885 

Tous  droits  réservés 


LEÇONS 


PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE 


COMMUNS  AUX  ANIMAUX  ET  AUX  VÉGÉTAUX 


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& 


LIBRARYÏg 


TRAVAUX  DU  MEME  AUTEUR 


Cours  de  médecine  du  Collège  de  France. 

Leçons  de  physiologie  expérimentale  appliquée  à  la  médecine. 
Paris,  1854-1855,  2  vol.  in-8°  avec  figures 14  fr. 

Leçons  sur  les  effets  des  substances  toxiques  et  médicamen- 
teuses. Nouveau  tirage.  Paris,  1883,  I  vol.  in-8°  avec  figures...     7  fr. 

Leçons  sur  la  physiologie  et  la  pathologie  du  système  ner- 
veux. Paris,  1858,  2  vol.  in-8°  avec  figures 14  fr. 

Leçons  sur  les  propriétés  physiologiques  et  les  altérations 
pathologiques  des  liquides  de  l'organisme.  Paris,  1859,  2  vol. 
in-8°  avec  22  figures 14  fr. 

Leçons  de  pathologie  expérimentale.  2°  édition.  Paris,  1880, 
1  vol.  in-8°  de  600  pages 7  fr. 

Leçons  sur  les  anesthésiques  et  sur  l'asphyxie.  Paris,  1875, 1  vol. 
in-8°  de  C00  pages  avec  figures 7  fr. 

Leçons  sur  la  chaleur  animale,  sur  les  effets  de  la  chaleur  et  de 
la  fièvre.  Paris,  1876,  1  vol.  iu-8°  de  472  pages  avec  figures 7  fr. 

Leçons  sur  le  diabète  et  la  glycogenèse  animale.  Paris,  1877, 
1  vol .  in-8°,  viii-57G  pages  avec  figures 7  fr. 

Leçons  de  physiologie  opératoire.  Paris,  1879,  1  vol.  in-8°,  xvi-614 
pages  avec  116  figures » 8  fr. 


Cours  de  physiologie  générale  du  Muséum  d'histoire  naturelle 

Leçons  sur  les  phénomènes  de  la  vie,  communs  aux  animaux 
et  aux  végétaux.  Paris,  1878-1879,  2  vol.  in-8°  de  450  pages  avec 
4  pi.  coloriées  et  50  figures 15  fr. 


Introduction  à  l'étude  de  la  médecine  expérimentale.  Paris, 
1865,  1  vol.  in-8°  de  408  pages 7  fr. 

La  science  expérimentale,  2e  édition.  Paris,  1878,  1  vol.  in-18  de 
450  pages *  fr. 

Précis    iconographique   de   médecine    opératoire    et  d'ana- 

tomie   chirurgicale,    par  Claude  Bernard   et  Huette.   Paris,   1873, 

1  vol.  in-18  jésus  de  495  pages,  avec  113  pi.  fig.  noires.  Cartonné.    2i  fr. 

Le  même,  figures  coloriées 48  fr. 

L'œuvre  de  Claude  Bernard,  introduction  par  Mathias  Duval  ; 
Notices  par  Ernest  Renan,  P.  Bert  et  Armand  Moreau  ;  table  alphabé- 
tique et  analytique  de  ses  œuvres  complètes  par  le  Dr  Roger  de  la  Coudray, 
bibliographie  de  ses  travaux  scientifiques  par  G.  Malloisel.  Paris,  1881, 
1  vol.  in-8°,  vm-385  pages  avec  un  portrait 7  fr. 


Cordkil.   —    Typ.    et  stér.  Cubth. 


COURS  DE  PHYSIOLOGIE  GÉNÉRALE 

DU    MUSEUM    D'HISTOIRE   NATURELLE 

LEÇONS 

SUR    LES 

PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE 


C  0  M  M  U  N  S 


AUX  ANIMAUX  ET  AUX  VÉGÉTAUX 


CLAUDE    BERNARD 

Membre    do  l'Institut  (Académie    des   sciences   et    Académie  française)., 
Professeur  au  Collège  de  France  et  au  Muséum  d'histoire  naturelle. 


TOME    PREMIER 

AVEC  UNE  PLANCHE  COLORIÉE  ET  45  INTERCALÉES 
DANS  LE  TEXTE 

Deuxième  édition  conforme  à  la  première  édition  de  1878 


PARIS 
LIBRAIRIE  J.-B.    BA1LL1ÈRE  et  FILS 

Hue  Hautefeuille,  19,  près  le  boulevard  Saint-Germain. 

1885 

Tous  droits  réservés 


En  commençant  la  publication  du  Cours  de 
physiologie  générale  qu'il  avait  professé  au  Muséum 
d'histoire  naturelle,  M.  Claude  Bernard  s'était  pro- 
posé de  donner  une  série  parallèle  au  Cours  de 
médecine  professé  au  Collège  de  France.  Dans 
l'un,  il  travaillait  à  fonder  la  médecine  expéri- 
mentale; dans  l'autre,  il  posait  les  bases  de  la 
physiologie  générale  :  c'était  poursuivre,  sous  un 
autre  aspect,  un  même  objet,  l'étude  de  la  vie. 

La  mort  n'a  pas  permis  à  M.  Claude  Bernard 
de  réaliser  son  projet;  elle  est  venue  le  surprendre, 
le  10  février  1878,  alors  qu'en  pleine  possession 
de  son  sujet,  il  corrigeait  les  dernières  épreuves 
du  présent  volume. 

Le  titre  en  a  été  fixé  par  lui  :  Leçons  sur  les 
phénomènes  de  la  vie,  communs  aux  animaux  et 
aux  végétaux;  mais,  en  réalité,  c'était  plus  que 
cela,  c'était  un  Programme  de  la  Physiologie 
générale. 

M.   Claude  Bernard  a  résumé  dans  ce  volume 


VI 

l'ensemble  de  ses  Doctrines,  et  c'est  l'œuvre  la 
plus  complète  et  la  plus  méthodique  qu'il  laisse 
au  monde  savant. 

Il  avait  déterminé  lui-même  la  division  des 
volumes  qui  devaient  paraître  ultérieurement;  il  se 
proposait  de  publier  un  volume  sur  les  Fermen- 
tations, les  Combustions  et  la  Respiration;  un 
deuxième  sur  la  Nutrition  et  la  Synthèse  orga- 
nique; un  troisième  sur  la  Se?isibilité  et  X Irrita- 
bilité; un  dernier,  enfin,  sur  la  Morphologie. 

Les  matériaux  qu'il  avait  préparés  et  qu'il  se 
proposait  de  coordonner  et  de  développer  ne 
seront  pas  entièrement  perdus  pour  la  science. 

M.  Dastre,  professeur  suppléant  de  physiologie 
à  la  Faculté  des  sciences,  qui  suivait  depuis  de 
longues  années  les  expériences  du  laboratoire  de 
Claude  Bernard,  et  qui  a  été  associé  à  ses  travaux, 
recueillera  les  fragments  disséminés,  —  et  donnera 
ses  soins  à  leur  publication,  ainsi,  d'ailleurs,  qu'il 
a  fait  pour  la  publication  des  Leçons  sur  les  phé- 
nomènes de  la  vie. 

J.-B.  Baillière  et  Fils. 

•20  février  1878. 


ACADEMIE  DES  SCIENCES 


DISCOURS  DE  M.  VULPIAN 

MEMBRE      DE     l' ACADÉMIE      DES      SCIENCB3 

AUX    FUNÉRAILLES    DE 

M.  CLAUDE  BERNARD 

LE    16  FÉVRIER     IS78 


Messieurs, 

L'Académie  des  sciences,  si  éprouvée,  il  y  a 
quelques  jours  à  peine,  par  le  décès  de  deux  de 
ses  membres  les  plus  célèbres,  M.  Antoine-César 
Becquerel  et  M.  Victor  Regnault,  vient  encore 
d'être  cruellement  frappée.  Le  plus  illustre  phy- 
siologiste de  notre  époque,  M.  Claude  Bernard, 
est  mort  dimanche  dernier,  10  février  1878,  à 
l'âge  de  soixante-quatre  ans. 

L'émotion  qu'a  provoquée  celte  mort  dans  tous 
les  rangs  de  la  société,  l'empressement  des  pouvoirs 
publics  à  rendre  un  solennel  hommage  à  la  mé- 
moire de  M.  Claude  Bernard,  l'unanimité  avec 
laquelle  cet  hommage  a  été  rendu,  leâconcours 


VIII  DISCOURS    DE    M.    VULPIAN 

d'une  foule  attristée  à  ces  funérailles,  tout  atteste 
combien  est  grande  la  perte  que  nous  venons 
de  subir. 

L'Académie  des  sciences  m'a  désigné  pour  adres- 
ser en  son  nom  un  suprême  adieu  à  M.  Claude 
Bernard.  Triste  tâche  que  j'ai  dû  accepter  et  que 
je  ne  puis  accomplir  d'une  façon  digne  du  corps 
savant  dont  je  suis  l'interprète  qn'après  avoir 
essayé  de  mesurer  la  profondeur  du  vide  que  la 
mort  vient  de  creuser  parmi  nous! 

M.  Claude  Bernard,  né  à  Saint-Julien,  près 
Villefranche,  le  12  juillet  1813,  vint  à  Paris  vers 
1834  pour  se  livrer  à  l'étude  de  la  médecine  et  de 
la  chirurgie,  et,  nommé  interne  des  hôpitanx  en 
1839,  il  retourna  dans  le  service  auquel  il  avait 
déjà  été  attaché  comme  externe,  le  service  de  Ma- 
gendie,  à  l'Hôtel-Dieu.  C'est  en  assistant  aux 
leçons  de  ce  célèbre  physiologiste,  au  Collège  de 
France,  qu'il  découvrit  sa  véritable  vocation. 

Au  lieu  des  cours  didactiques  de  physiologie 
qu'il  avait  suivis  jusque-là,  il  voyait,  au  Collège  de 
France,  un  professeur  faire  des  expériences  devant 
ses  auditeurs,  non  seulement  pour  confirmer  des 
données  déjà  acquises,  mais  encore  et  le  plus  sou- 
vent pour  étudier  des  problèmes  restés  sans  solu- 
tion. Au  lieu  de  la  physiologie  racontée,  c'était  la 


AUX    FUNERAILLES   DE    CLAUDE    BERNARD.  IX 

physiologie  animée,  vivante,  parlante  ;  c'était  l'ex- 
périence elle-même  saisissant  avec  force  l'attention 
des  assistants  et  imposant  à  leur  mémoire  des 
souvenirs  ineffaçables  ;  c'était,  en  outre,  une  série 
de  découvertes  pleines  d'intérêt,  naissant  pour 
ainsi  dire  sous  les  yeux  des  élèves. 

L'effet  de  telles  leçons  fut  décisif.  M.  Claude 
Bernard  se  sentit  expérimentateur.  Il  entra  comme 
aide  bénévole  dans  le  laboratoire  de  Magendie.  Dès 
la  seconde  année  de  son  internat,  il  devenait 
son  préparateur  attitré.  A  dater  de  cette  époque, 
M.  Claude  Bernard  se  consacra  tout  entier  aux 
recherches  de  physiologie,  si  ce  n'est  dans  un  mo- 
ment de  découragement,  où  la  carrière  scienti- 
fique lui  parut  ne  jamais  devoir  s'ouvrir  devant  lui 
et  où  il  revint  à  la  chirurgie 

Un  mémoire  publié  en  1843,  sous  le  titre  de 
Recherches  anatomiques  et  physiologiques  sur  la 
corde  du  tympan,  et  sa  thèse  inaugurale  pour  le 
doctorat  en  médecine,  soutenue  en  1843  et  inti- 
tulée Du  suc  gastrique  et  de  son  rôle  dans  la  nutri- 
tion, sont  ses  premières  publications.  Depuis  lors, 
M.  Claude  Bernard  travaille  sans  relâche;  les 
découvertes  succèdent  aux  découvertes  ;  la  célébrité 
ne  tarde  pas  à  s'attacher  au  nom  d'un  tel  physio- 
logiste. Il  supplée  d'abord  son  maître,  Magendie, 


X  DISCOURS    DE    M.   VULPIAN 

au  Collège  de  France.  En  1854,  il  est  nommé  pro- 
fesseur à  la  Faculté  des  sciences  dans  une  chaire 
de  physiologie  créée  pour  lui;  la  même  année,  il 
est  nommé  membre  de  l'Académie  des  sciences  à 
la  place  devenue  vacante  par  suite  du  décès  du  chi- 
rurgien Raux  ;  l'année  suivante,  il  est  appelé  à  rem- 
placer Magendie  dans  la  chaire  du  Collège  de 
France.  En  1868,  il  quitte  la  Faculté  des  sciences 
pour  occuper  au  Muséum  la  chaire  de  Flourens, 
et,  la  même  année,  il  le  remplace  aussi  à  l'Acadé- 
mie française.  La  plupart  des  sociétés  et  des  acadé- 
mies étrangères  se  hâtent  de  l'admettre  au  nombre 
de  leurs  associés.  Il  est  nommé  sénateur,  comman- 
deur de  la  Légion  d'honneur,  membre  de  divers 
ordres  étrangers;  mais  je  n'insiste  pas  sur  ces  titres 
extra-scientifiques  ;  il  a'été  de  ceux  qui  honorent 
les  distinctions  honorifiques  qu'ils  consentent  à 
accepter. 

Parvenu  aux  situations  les  plus  enviées,  il  tra- 
vaille avec  la  même  ardeur  que  lors  de  ses  débuts, 
et  chaque  année  il  fait  connaître  les  résultats  de  ses 
infatigables  expérimentations.  Il  y  a  quelques 
mois,  il  lisait  à  l'Académie  des  sciences  une  série 
de  mémoires  des  plus  intéressants  sur  la  glyco- 
génie  animale,  et,  au  moment  où  la  maladie  est 
venue  le  surprendre,  il  poursuivait  de  nouvelles 


AUX  FUNÉRAILLES  DE  CLAUDE  BERNARD.  XI 

recherches.  Il  meurt  donc,  on  peut  le  dire,  en 
pleine  activité  de  production  scientifique,  et,  au 
milieu  de  notre  tristesse  et  de  nos  regrets,  nous 
sommes  obsédés  par  la  douloureuse  pensée  que  la 
mort  détruit  probablement  d'importantes  décou- 
vertes qu'il  n'eût  pas  tardé  à  nous  communiquer. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  rappeler  tous  les  tra- 
vaux de  M.  Claude  Bernard.  Il  faut  me  borner  à 
mettre  en  saillie  ses  découvertes  principales  et  à 
marquer  l'influence  qu'il  a  exercée  sur  la  physio- 
logie et  sur  la  médecine. 

Au  premier  rang  de  ses  travaux  se  place  la  série 
de  ses  admirables  investigations  sur  la  formation 
du  sucre  chez  les  animaux.  Ce  sont  là  des  recherches 
qui  feront  époque  dans  la  science.  Non  seulement 
elles  nous  ont  dévoilé  un  phénomène  absolument 
inconnu  jusque-là,  la  production  du  sucre  par  le 
foie  chez  tous  les  animaux,  mais  encore  elles  ont 
éclairé  d'une  vive  lumière  le  mécanisme  de  l'in- 
fluence qu'exerce  le  système  nerveux  sur  la  nutri- 
tion intime;  en  outre,  elles  ont  été  le  point  de 
départ  d'une  nouvelle  théorie  du  diabète.  Depuis 
l'époque  (1849)  où  M.  Claude  Bernard  faisait  à  la 
Société  de  biologie  sa  première  communication 
sur  la  formation  du  sucre  dans  le  foie,  jusqu'à 
l'année  dernière,  pendant  laquelle  il  nous  donnait 


\V, 


XII  DISCOURS  DE   M.   VULPIAN 


lecture  de  nouvelles  recherches  sur  la  glycogénie, 
il  n'a  cessé  de  s'occuper  de  cette  grande  question  ; 
et  l'on  peut  dire  que  tout  ce  que  nous  connaisso  ns 
d'important  surelle,  nous  le  lui  devons  entièrement. 
Après  avoir  trouvé  que  le  foie  forme  du  sucre  aux 
dépens  du  sang  qui  le  traverse  et  quel  que  soit  le 
régime  de  l'animal,  il  montre  que  ce  sucre  est  le 
résultat  de  la  métamorphose  d'une  substance  amy- 
loïde  dont  il  constate  le  premier  la  présence  dans 
l'organe  hépatique,  substance  qui  se  produit  dans 
les  cellules  propres  du  foie  et  à  laquelle  il  donne  le 
nom  de  matière  glycogène.  Il  fait  voir  ensuite  que 
la  quantité  de  sucre  fournie  par  le  foie  au  sang  des 
veines  hépatiques  varie  suivant  que  l'animal  est  en 
état  de  santé  ou  en  état  de  maladie.  Il  découvre 
que  la  piqûre  d'un  point  particulier  du  bulbe  ra- 
chidien  exerce  une  telle  influence  sur  la  formation 
du  sucre  par  le  foie,  que  le  sang,  chargé  d'une 
trop  grande  quantité  de  ce  principe,  le  laisse 
échapper  par  les  reins  et  que  l'animal  devient 
diabétique.  Cette  découverte  tout  à  fait  imprévue 
excite  dans  le  monde  savant  un  profond  étonne- 
ment,  qui  fait  bientôt  place  à  l'admiration  lorsque 
le  fait  annoncé  par  le  physiologiste  français  est  con- 
firmé par  tous  les  expérimentateurs.  Par  une  suite 
de  recherches  d'une  prodigieuse  sagacité,  il  montre 


AUX    FUNERAILLES    DE    CLAUDE    BERNARD.  XIII 

par  quelles  voies  les  lésions  du  bulbe  raçhidien 
dont  il  vient  d'indiquer  les  effets  vont  agir  sur  la 
glycogénie  hépatique.  Jamais  regard  plus  péné- 
trant n'avait  plongé  dans  les  profondeurs  de  la 
nutrition  intime. 

Il  va  plus  loin  encore.  Comme  je  l'indiquais 
tout  à  l'heure,  il  tire  lui-même  de  ses  découvertes 
les  conséquences  qui  s'appliquent  à  la  médecine.  Il 
édifie  une  nouvelle  théorie  du  diabète.  Pour  lui, 
cette  maladie  est  due  essentiellement  à  un  trouble 
des  fonctions  du  foie,  à  une  exagération  de  la  pro- 
duction de  matière  glycogène  et  à  une  suractivité 
parallèle  de  la  métamorphose  de  celte  matière  en 
sucre.  Ce  trouble  a  le  plus  souvent  pour  cause 
une  altération  du  fonctionnement  du  système  ner- 
veux central.  Cette  théorie  de  M.Claude  Bernard 
devient  le  point  de  départ  de  recherches  patho- 
logiques des  plus  intéressantes,  et,  aujourd'hui, 
après  des  discussions  approfondies,  elle  semble 
sur  le  point  de  triompher  de  la  résistance  de  ses 
contradicteurs. 

A  côté  de  ce  grand  travail,  et  au  même  rang 
pour  le  moins,  la  postérité  placera  les  recherches 
de  M.  Claude  Bernard  sur  le  grand  sympathique 
et  sur  l'innervation  des  vaisseaux.  Avant  ces  re- 
cherches, on  ne  connaissait  presque  rien  de  l'ac- 


XIV  DISCOURS  DE  M.   VULP1AN 

tion  du  système  nerveux  sur  la  production  de  la 
chaleur  animale. 

En  1851,  M.  Claude  Bernard  publie  ses  pre- 
mières expériences  relatives  à  l'influence  du  grand 
sympathique  sur  la  sensibilité  et  la  calorification. 
Il  fait  voir  que  la  section  du  cordon  cervical  du 
grand  sympathique,  d'un  côté,  détermine,  en 
même  temps  qu'une  congestion  de  toute  la  moitié 
correspondante  de  la  face,  une  augmentation  con- 
sidérable de  la  chaleur  dans  cette  même  région. 

Dans  aucun  des  travaux  de  M.  Claude  Bernard 
ne  se  montrent  peut-être  avec  plus  de  netteté 
l'instinct  de  découverte,  la  sagacité  inventive  dont 
il  était  si  richement  doué.  De  nombreux  physio- 
logistes n'avaient-ils  pas  sectionné  le  cordon  cer- 
vical du  grand  sympathique,  depuis  l'époque  où 
Pourfour  du  Petit  avait  montré  que  cette  opé- 
ration produit  un  resserrement  de  la  pupille  du 
côté  correspondant?  Eh  bien,  aucun  d'eux  n'avait 
aperçu  que  cette  section  détermine  aussi  une 
élévation  de  température  dans  les  parties  inner- 
vées par  le  cordon  coupé.  M.  Claude  Bernard  a 
été  le  premier  à  démêler  ce  phénomène  si  re- 
marquable. Il  nous  apprenait  ainsi  que  le  système 
nerveux  influe  d'une  façon  puissante  sur  la  cha- 
leur  des    diverses    parties   de    l'organisme.    Du 


AUX  FUNÉRAILLES  DE  CLAUDE  BERNARD.     xv 

même  coup  il  découvrait  l'influence  de  ce  sys- 
tème sur  les  vaisseaux. 

En  montrant  que  la  section  du  cordon  cervical 
sympathique  provoque  une  congestion  de  toutes 
les    parties   auxquelles    se  distribuent   les   fibres 
nerveuses  de  ce  cordon,  il  a  ouvert  la  voie.  Peu 
de  mois  après,  pendant  qu'il  arrivait  de  son  côté 
à  trouver  le  véritable  mécanisme  de   cette  con- 
gestion, M.  Brown-Séquard  y  parvenait  en  Amé- 
rique  et  publiait,  le   premier,   que  les  résultats 
de  cette  expérience,  la  congestion  et  l'augmenta- 
tion de  chaleur,  sont  dus  à  une  paralysie  de  la 
tunique  musculaire  des  vaisseaux.  L'existence  des 
nerfs  vaso-moteurs  était  désormais  hors  de  doute. 
M.  Claude  Bernard,    poursuivant,  comme   il   l'a 
toujours   fait,    les    conséquences  de  cette  décou- 
verte,  enseignait  aux  physiologistes  et  aux   mé- 
decins quel  est  le  rôle  physiologique  dévolu  à  ces 
nerfs  et  l'importance  de  ce  rôle.  Le  cœur,  organe 
central  de  la  circulation,  lance  le  sang  dans  les 
artères,  et  ce  sang,  sans  cesse  poussé  par  de  nou- 
velles ondées  cardiaques,  revient  au  cœur  par  les 
veines.  Le  mouvement  du  sang  aurait  les  mêmes 
caractères   dans   tous  les  capillaires  du  corps  si 
les  vaisseaux  qui  le  conduisent  à  ces  capillaires 
étaient  partout  inertes.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi. 


XYI  DISCOURS  DE  M.   VULPIAN 

Grâce  aux  nerfs  vaso-moteurs,  les  vaisseaux  munis 
d'une  tunique  musculaire  peuvent  se  resserrer 
ou  se  paralyser;  ces  modifications  peuvent  se 
produire  ici  et  non  là  ;  il  peut  y  avoir  congestion 
ou  anémie  dans  un  organe  pendant  que  la  cir- 
culation ne  subit  aucun  changement  dans  les 
autres  parties.  La  face  peut  rougir  ou  pâlir  sous 
l'influence  des  émotions,  sans  que  le  reste  de 
l'appareil  circulatoire  soit  notablement  affecté; 
la  membrane  muqueuse  de  l'estomac  peut  se 
congestionner  d'une  façon  pour  ainsi  dire  isolée, 
lors  de  la  digestion,  pour  fournir  aux  besoins 
de  la  sécrétion  du  suc  gastrique,  et  revenir  en- 
suite à  l'état  normal;  le  cerveau  lui-même,  dans 
les  moments  d'activité  intellectuelle,  peut  de- 
venir le  siège  d'une  irrigation  sanguine  plus 
abondante,  sans  qu'il  en  résulte  un  trouble 
notable  pour  le  reste  de  la  circulation  ;  il  peut 
en  être  ainsi  de  tous  les  organes.  Ce  sont  là 
des  phénomènes  dont  le  mécanisme  n'a  plus 
de  secrets  pour  nous  depuis  les  travaux  de 
M.   Claude   Bernard. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  il  était  réservé  à 
M.  Claude  Bernard  de  faire  encore,  relative- 
ment à  la  physiologie  des  nerfs  vaso-moteurs, 
une  découverte  sinon    plus   importante,    assuré- 


AUX   FUNÉRAILLES    DE    CLAUDE    BERNARD.  XVII 

ment  plus  inattendue  que  celle  dont  je  viens  de 
dire  quelques  mots. 

Les  nerfs  vaso-moteurs  qui  modifient  le  ca- 
libre des  vaisseaux,  en  produisant  un  resserre- 
ment de  leur  tunique  contractile  ou  en  cessant 
d'agir  sur  cette  tunique,  ne  sont  point  les  seuls 
qui  exercent  une  influence  sur  ces  canaux. 
M.  Claude  Bernard  a  trouvé  qu'il  existe  d'autres 
nerfs  qui,  lorsqu'ils  sont  soumis  à  une  excita- 
tion fonctionnelle  ou  expérimentale,  agissent 
aussi  sur  les  vaisseaux,  mais  y  déterminent 
alors  une  dilatation.  Ce  sont  des  nerfs  vaso-dila- 
tateurs, comme  on  les  a  appelés  par  opposition 
aux  nerfs  dont  l'excitation  provoque  une  constric- 
tion  vasculaire,  et  que  l'on  a  nommés  vaso-con- 
stricteurs. 

C'est  en  poursuivant  des  recherches  du  plus 
haut  intérêt  sur  la  physiologie  des  glandes  sali- 
vaires  que  M.  Claude  Bernard  a  été  conduit  à 
cette  remarquable  découverte.  Comme  M.  Ludwig, 
et  sans  connaître  ses  travaux,  M.  Claude  Bernard 
avait  constaté  que  l'électrisation  de  la  corde  du 
tympan  détermine  une  exagération  de  la  sécrétion 
de  la  glande  sous-maxillaire;  mais  il  reconnut,  ce 
qui  avait  échappé  au  physiologiste  de  Leipzig, 
que  celte  électrisation  produit  en  même  temps  une 


CL.    BERNARD. 


XVIII  DISCOURS  DE  M.   VULP1AN 

dilatation  considérable  des  vaisseaux  de  la  glande. 
Ces  nerfs  vaso-dilatateurs,  véritables  nerfs  d  arrêt, 
n'ont  encore  été  trouvés  que  dans  un  petit  nombre 
de  régions  :  peut-être,  comme  l'a  pensé  M.  Claude 
Bernard,  existent-ils  partout  et  jouent-ils  un  rôle 
considérable  dans  l'état  de  santé  et  dans  l'état  de 
maladie. 

Les  études  de  M.  Claude  Bernard  sur  les  glan- 
des salivaires  ont  été  fructueuses  pour  la  science: 
je  ne  signalerai  ici,  parmi  les  autres  faits  qu'il  a 
découverts  dans  le  cours  de  ces  études,  que  les 
actions  réflexes  qui  s'effectuent  dans  le  ganglion 
sous-maxillaire  séparé  des  centres  nerveux  cé- 
phalo-rachidiens. 11  a  donné  ainsi,  et  pour  la 
première  fois,  la  démonstration  de  l'autonomie 
physiologique  si  contestée  du  système  nerveux 
sympathique. 

Une  autre  glande,  le  pancréas,  avait  aussi  attiré 
son  attention  au  début  de  sa  carrière.  On  n'avait 
alors  que  des  idées  fort  incomplètes  sur  la  physio- 
logie du  pancréas;  une  des  propriétés  les  plus 
remarquables  du  suc  pancréatique  avait  échappé 
à  peu  près  entièrement  aux  investigations  des 
expérimentateurs,  je  veux  parler  de  son  action  sur 
les  matières  grasses.  M.  Claude  Bernard  fit  voir 
que,  de  tous  les  fluides  qui  entrent  en  contact  avec 


AUX  FUNERAILLES  DE  CLAUDE  BERNARD.       XIX 

les  aliments  dans  le  canal  digestif,  le  suc  pancréa- 
tique est  celui  qui  exerce  l'action  la  plus  puissante 
sur  les  matières  grasses,  pour  les  émulsionner  et 
les  mettre  à  même  d'être  absorbées. 

Dans  un  ordre  très  différent  de  recherches, 
M.  Claude  Bernard,  bien  que  précédé  par  de  célè- 
bres physiologistes,  par  Magendie,  par  Flourens, 
a  été  encore  un  véritable  initiateur.  Je  veux  parler 
de  ses  belles  recherches  sur  les  substances  foxiques 
et  médicamenteuses.  C'est  à  lui,  en  effet,  que  nous 
devons  les  vraies  méthodes  à  l'aide  desquelles  on 
étudie  l'action  physiologique  de  ces  substances,  et, 
par  les  découvertes  les  plus  brillantes,  il  nous  a 
fait  voir  tout  le  parti  qu'on  peut  tirer  de  ces  mé- 
thodes. Par  une  suite  d'expériences  décisives,  il 
nous  montre  que  le  curare  abolit  les  mouvements 
volontaires,  en  paralysant  les  extrémités  périphé- 
riques du  nerf  moteur,  tout  en  respectant  les  cen- 
tres nerveux,  les  muscles  et  les  nerfs  sensitifs. 
D'autre  part,  il  nous  apprend  que  l'oxyde  de  car- 
bone lue  les  animaux  vertébrés  par  asphyxie  en  se 
fixant  dans  les  globules  rouges  du  sang,  en  y  pre- 
nant la  place  de  l'oxygène  et  en  les  rendant  im- 
propres à  toute  absorption  nouvelle  de  ce  gaz. 
Enfin,  pour  ne  parler  que  des  faits  principaux,  je 
dois    rappeler    ses   mémorables    études    sur    les 


XX  DISCOURS  DE  M.  VULPIAN 

alcaloïdes  de  l'opium  et  sur  les  aneslhésiques. 
J'ai  cherché  à  mettre  en  saillie  les  découvertes 
les  plus  importantes  de  M.  Claude  Bernard;  mais 
que  d'autres  travaux  ne  faudrait-il  pas  analyser 
pour  rappeler  tous  les  services  qu'il  a  rendus  à  la 
science  !  Je  me  borne  à  citer  ses  recherches  sur 
le  nerf  pneumogastrique,  sur  le  nerf  spinal,  sur  le 
nerf  trijumeau,  sur  le  nerf  oculo-moteur  commun, 
sur  la  corde  du  tympan,  sur  le  nerf  facial,  re- 
cherches dans  le  cours  desquelles  il  imagine  de 
nouveaux  procédés  d'expérimentation,  tels  que  l'ar- 
rachement de  ces  nerfs,  la  section  de  la  corde  du 
tympan  dans  la  caisse  tympanique,  procédés  qui 
portent  aujourd'hui  son  nom.  Je  ne  puis  malheu- 
reusement aussi  mentionner  ses  études  sur  la  sen- 
sibilité récurrente  et  sur  les  conditions,  si  intéres- 
santes au  point  de  vue  de  la  physiologie  générale, 
qui  font  varier  ce  phénomène.  Je  me  contenterai 
encore  d'énumérer  ses  recherches  sur  la  pression 
du  sang,  sur  les  gaz  du  sang,  sur  les  variations  de 
couleur  de  ce  fluide  suivant  l'état  d'inertie  ou  d'ac- 
tivité fonctionnelle  des  organes  qu'il  traverse 
(glandes,  muscles)  ;  sur  les  variations  de  la  tempé- 
rature des  parties  dans  les  mêmes  conditions  op- 
posées de  repos  ou  de  fonctionnement,  sur  la  diffé- 
rence de  température  entre  le  sang  du  ventricule 


AUX  FUNÉRAILLES  DE  CLAUDE  BERNARD.      XXI 

droit  du  cœur  et  le  sang  du  ventricule  gauche  chez 
les  mammifères;  sur  l'élimination  élective  par  les 
glandes  des  substances  introduites  dans  l'économie, 
ou  de  celles  qui  s'accumulent  dans  le  sang  sous 
l'influence  de  certains  états  morbides  (sucre  diabé- 
tique, matière  colorante  de  la  bile);  sur  les  carac- 
tères spéciaux  et  le  rôle  particulier  de  la  salive  de 
chaque  glande  salivaire  ;  sur  l'influence  des  cen- 
tres nerveux  sur  la  sécrétion  de  la  salive  ;  sur  la 
sécrétion  et  l'action  du  suc  gastrique  et  du  suc  in- 
testinal; sur  les  modifications  des  sécrétions  de 
l'estomac  et  de  l'intestin,  après  l'ablation  des  reins; 
sur  l'albuminurie  produite  par  les  lésions  du  sys- 
tème nerveux;  sur  la  composition  de  l'urine  du 
fœtus  ;  sur  les  phénomènes  électriques  qui  se  ma- 
nifestent dans  les  nerfs  et  les  muscles;  sur  la  com- 
paraison des  actes  de  la  nutrition  intime  chez  les 
animaux  et  les  végétaux,  etc. 

En  un  mot,  il  n'est  presque  aucune  partie  de  la 
physiologie  dans  laquelle  M.  Claude  Bernard  n'ait 
profondément  marqué  sa  trace  par  des  décou- 
vertes du  plus  haut  intérêt. 

Aussi  l'influence  de  M.  Claude  Bernard  sur  la 
physiologie  a-t-elle  été  immense.  On  peut  dire, 
sans  exagération,  que,  depuis  près  de  trente 
années,  la  plupart  des  recherches  physiologiques 


XXII  DISCOURS  DE  M.   VULPIAN 

qui  ont  été  publiées  dans  le  monde  savant  n'ont 
été  que  des  développements  ou  des  déductions 
plus  ou  moins  directes  de  ses  propres  travaux.  A 
ce  titre,  il  a  été  véritablement,  dans  le  grand  sens 
du  mot,  le  maître  de  presque  tous  les  physiolo- 
gistes de  son  temps. 

Son  influence  sur  la  médecine  n'a  pas  été  moins 
grande.  D'innombrables  travaux  de  pathologie  ont 
été  inspirés  par  ses  recherches  physiologiques.  Du 
reste,  il  avait  encore,  dans  cette  direction,  montré 
lui-même  le  chemin.  Par  sa  théorie  du  diabète, 
par  ses  recherches  sur  l'urémie,  sur  les  conges- 
tions, sur  l'inflammation,  sur  la  fièvre,  il  indiquait 
comment  les  progrès  de  la  physiologie  peuvent 
servir  à  ceux  de  la  médecine.  Ses  travaux  ont 
réellement  transformé  sur  bien  des  points  la  partie 
scientifique  de  la  médecine  ;  son  nom  se  trouve 
invoqué  dans  l'histoire  d'un  grand  nombre  de 
maladies  par  les  théories  qui  ont  pour  but,  soit 
d'expliquer  le  mode  d'action  des  causes  morbides, 
soit  de  trouver  la  raison  physiologique  des  symp- 
tômes. La  thérapeutique  elle-même  a  subi  l'in- 
fluence de  ses  travaux.  Les  médicaments  ont  été, 
pour  la  plupart,  soumis  à  de  nouvelles  études 
calquées  sur  ses  propres  recherches  ;  la  thérapeu- 
tique a  pu  enfin  s'efforcer  de  mériter  le  titre  de 


AUX  FUNÉRAILLES  DE  CLAUDE   BERNARD.  XXIII 

rationnelle  auquel  elle  n'avait  aucun  droit  jus- 
que-là. De  tels  services  ne  sauraient  être  mécon- 
nus ;  aussi  la  médecine,  qui  a  toujours  considéré 
M.  Claude  Bernard  comme  un  des  siens,  comme 
une  de  ses  lumières  les  plus  éclatantes,  regarde- 
t-elle  sa  mort  comme  le  plus  grand  deuil  qui 
puisse  l'affliger. 

Parlerai-je  des  ouvrages  de  M.  Claude  Bernard, 
de  ses  livres,  où  se  trouvent  reproduites  ses  leçons 
du  Collège  de  France   et  du  Muséum  d'histoire 
naturelle  ;  de  son  Rapport  sur  les  progrès  de  la 
physiologie  en  France,  publié  en  1867,  à  l'occasion 
de   l'exposition   universelle?  Que   pourrais-je    en 
dire  que  vous  ne  sachiez  tous  ?   Ces  livres  sont 
entre  les  mains  de  tous  les  physiologistes  et  de 
tous  les  médecins.  Ce  sont,  dans  leur  genre,  des 
modèles  achevés.  Outre  les  découvertes  originales 
dont  ils  contiennent   la  relation  détaillée,   on  y 
trouve,  presque  à  chaque  page,  des  aperçus  ingé- 
nieux, des  vues  nouvelles,  d'importantes  applica- 
tions. On  y  assiste  à  l'évolulion  des  recherches  du 
maître,   depuis  leur  premier  germe  jusqu'à  leur 
complet  développement  et,  tout  en  y  puisant  ainsi 
le  goût  des  investigations  personnelles,  on  y  ap- 
prend à  travailler  par  soi-même. 
Enfin,  après  avoir  parlé  du  savant  illustre,  ne 


XXIV  DISCOURS   DE    M,    VULPIAN,    ETC. 

dois-je  pas  dire  un  mot  de  l'homme  ?  N'est-ce 
pas  un  devoir,  et  le  plus  doux  des  devoirs,  de 
rappeler  que  ce  physiologiste  de  génie  fut  en 
même  temps  le  meilleur  des  hommes?  La  sim- 
plicité de  ses  manières,  son  affabilité,  la  sûreté 
de  ses  relations,  tout  attirait  vers  lui  et  le  faisait 
aimer.  Dépourvu  de  vanité,  il  savait  mieux  que 
personne  rendre  justice  au  mérite  d'autrui,  et 
il  était  toujours  prêt  à  tendre  la  main  aux  jeunes 
savants  pour  les  aider  à  gravir  les  degrés  diffi- 
ciles qui  mènent  aux  positions  officielles. 

Tels  sont  les  titres  de  M.  Claude  Bernard  à 
l'admiration  du  monde  savant  et  à  la  recon- 
naissance du  pays.  La  postérité  le  placera  au 
nombre  des  grands  hommes  auxquels  la  phy- 
siologie doit  ses  progrès  les  plus  considérables, 
et  son  nom  rayonnera  ainsi  à  côté  de  ceux  de 
Harvey,  de  Haller,  de  Lavoisier,  de  Bichat,  de 
Charles  Bell,  de  Flourens  et  de  Magendie. 

Au  nom  de  l'Académie  des  sciences,  cher  et 
illustre  maître,  je  vous  dis  adieu! 


FACULTÉ  DES  SCIENCES  DE  PARIS 


DISCOURS  DE  M.   PAUL  BERT 

PROFESSE  M    A    LA     FACULTE    DES     SCIENCES 

AUX   FUNÉRAILLES   DE 

M.   CLAUDE    BERNARD 

LE     i6    FÉVRIER     1878 


La  Faculté  des  sciences  de  Paris,  qui  a  eu 
l'honneur  de  compter  pendant  quatorze  ans 
M.  Claude  Bernard  au  nombre  de  ses  profes- 
seurs, ne  pouvait,  bien  que  ce  maître  illustre 
fût  depuis  dix  années  sorti  de  son  sein,  rester 
silencieuse  aux  bords  de  cette  tombe.  Elle 
vient,  à  son  tour,  exprimer  ses  regrets  et  reven- 
diquer sa  part  légitime  de  gloire. 

C'est  en  1854  que  M.  Claude  Bernard  entra 
dans  notre  compagnie.  La  grande  découverte 
de  la  production  du  sucre  par  les  êtres  animés 
venait  de  frapper  le  monde  savant  de  surprise 
et  d'admiration.  Pour  permettre  à  son  auteur  de 
développer  toutes  les  ressources  de  son  fertile 
génie,  une  chaire  fut  alors  créée,  qui  sous  le  titre 


XXVI  DISCOURS  DE    M.  PAUL  BERT 

de  Physiologie  générale,  vint  agrandir  et  com- 
pléter le  cadre  de  l'enseignement  dans  notre  Fa- 
culté. 

Le  vaillant  lutteur  n'avait  cependant  obtenu 
qu'une  partie  des  conditions  de  la  libre  recherche. 
Aucun  moyen  matériel  d'action  n'était  annexé 
à  la  chaire  où  il  allait  professer  :  ni  budget, 
ni  laboratoire,  ni  préparateur.  Et  c'est  au 
milieu  de  cette  pénurie  accusatrice  de  l'in- 
différence des  pouvoirs  publics  que,  de  1854  à 
1868,  Claude  Bernard  dut  faire  son  cours.  Il 
n'y  parvint  qu'en  utilisant  les  ressources  de  la 
chaire  qu'il  ne  tarda  pas  à  recueillir  au  Collège 
de  France  dans  l'héritage  de  Magendie. 

Aussi  notre  Faculté  ne  peut-elle  prétendre  à 
l'honneur  d'avoir  vu  éclore  ces  découvertes,  dont 
l'accumulation  pressée  porta  rapidement  au  plus 
haut  degré  sa  réputation  scientifique.  C'est  du 
laboratoire  du  Collège  de  France,  bien  pauvre 
cependant  lui-même,  que  sont  sortis  ces  travaux 
innombrables  dont  chacun  eût  suffi  à  illustrer 
son  auteur. 

Mais  si  c'est  au  Collège  de  France  que  se  dé- 
ploya, dans  le  domaine  des  recherches  expérimen- 
tales, le  génie  créateur  de  M.  Claude  Bernard,  il  se 
manifesta  avec  non  moins  de  puissance  et  d'utilité 


AUX  FUNÉRAILLES  DE  CLAUDE  BERNARD.     XXVII 

pour  le  développement  général  de  la  science  dans 
l'enseignement  de  la  Sorbonne. 

La  fondation,  au  sein  de  la  Faculté,  d'une  chaire 
de  physiologie  générale,  avait  donné  à  celte  science 
expérimentale  droit  de  cité  dans  l'enseignement 
classique,  à  côté  de  ses  sœurs  aînées,  la  physique 
et  la  chimie.  C'est  à  justifier  cet  établissement 
nouveau,  qui  n'avait  pas  été  universellement 
approuvé,  que  s'attacha  dans  ses  leçons  M.  Claude 
Bernard. 

Jusqu'à  lui,  la  physiologie  n'avait  guère  été  con- 
sidérée que  comme  une  annexe  d'autres  sciences,  et 
son  étude  semblait  revenir  de  droit,  suivant  le  dé- 
tail des  problèmes,  aux  médecins  ou  aux  zoolo- 
gistes. Les  uns  déclaraient  que  la  connaissance 
anatomique  des  organes  suffit  pour  permettre  d'en 
déduire  le  jeu  de  leurs  fonctions,  c'est-à-dire  la 
physiologie  ;  les  autres  ne  voyaient  dans  celle-ci 
qu'un  ensemble  de  dissertations,  propres  à  satis- 
faire l'esprit  de  système  sur  les  causes,  la  nature  et 
le  siège  des  diverses  maladies.  Presque  tous  n'atta- 
chaient à  ses  enseignements  qu'une  valeur  variable 
d'une  espèce  vivante  à  une  autre,  ou  pour  la  même 
espèce,  suivant  des  circonstances  indéterminables, 
qu'une  valeur  subordonnée  aux  caprices  d'une 
substance  mystérieuse  et    indomptable,    déniant 


XXVIII  DISCOURS    DE    M.    PAUL  BERT 

ainsi,  en  réalité,  à  la  physiologie  jusqu'au  litre  de 
science. 

Claude  Bernard  commença  par  le  lui  restituer. 
Il  montra,  prenant  le  plus  souvent  pour  exemple 
ses  propres  découvertes,  que  si  elle  soulève  des 
questions  plus  complexes  que  les  autres  sciences 
expérimentales,  elle  est,  tout  autant  que  celles-ci, 
sûre  d'elle-même,  lorsque,  le  problème  posé,  ses 
éléments  réunis,  ses  variables  éliminés,  elle  expé- 
rimente, raisonne  et  conclut. 

11  montra  que  de  l'infinie  variété  des  phénomènes 
fonctionnels,  en  rapport  avec  la  diversité  sans 
nombre  des  formes  organiques,  se  dégagent  des 
vérités  fondamentales,  universelles,  qui  relient  en 
un  faisceau  commun  tout  ce  qui  a  vie,  sans  dis- 
tinction d'ordres  ni  de  classes,  de  vie  animale 
ni  de  vie  végétale  :  le  foie  faisant  du  sucre  comme 
le  fruit,  la  levure  de  bière  s'endormant  comme 
l'homme  sous   l'influence  des  vapeurs  éthérées. 

Il  montra  que,  même  pour  la  physiologie  des 
mécanismes,  la  déduction  anatomique  est  insuf- 
fisante et  souvent  trompeuse,  et  que  l'expérimen- 
tation seule  peut  conduire  à  la  certitude. 

Il  montra  que  les  règles  de  cette  expérimentation 
sont  les  mêmes  dans  les  sciences  de  la  vie  que 
dans  celles  des  corps  bruts,  et  qu'«  il  n'y  a  pas 


AUX  FUNÉRAILLES  DE  CLAUDE  BERNARD.     XXI M 

deux  natures  contradictoires  donnant  lieu  à  deux 
ordres  de  sciences  opposées.  » 

Il  montra  que  le  physiologiste  expérimentateur 
non  seulement  analyse  et  démontre,  mais  domine 
et  dirige,  et  qu'il  peut  espérer  devenir,  au  même 
titre  que  le  physicien  ou  le  chimiste,  un  conqué- 
rant de  la  nature. 

Il  montra  que  si  le  physiologiste  doit  sans  cesse 
recourir  aux  notions  que  lui  fournissent  l'anatomie, 
l'histologie,  la  médecine,  l'histoire  naturelle,  la 
chimie,  la  physique,  il  doit  en  rester  le  maître, 
les  subordonner  à  ses  propres  visées;  si  bien  qu'il 
a  besoin  d'une  éducation  spéciale,  de  moyens  spé- 
ciaux de  recherches,  de  chaires  spéciales,  de  labo- 
ratoires spéciaux. 

C'est  ainsi  que  Claude  Bernard  assura  les  bases 
de  la  physiologie,  délimita  son  domaine,  en  chassa 
les  entités  capricieuses,  la  débarrassa  de  l'empi- 
risme, détermina  son  but,  formula  ses  méthodes, 
perfectionna  ses  procédés,  indiqua  ses  moyens 
d'action  ;  lui  assigna  son  rang  parmi  les  sciences 
expérimentales,  réclama  pour  elle  sa  place  légi- 
time dans  l'enseignement  public;  qu'en  un  mot 
il  la  mit  en  possession  d'elle-même,  l'individualisa 
et  la  caractérisa  comme  science,  vivant  en  elle, 
s'identifiant  avec  elle,  et  à  tel  point  qu'un  savant 


XXX  DISCOURS  DE  M.   PAUL  BERT 

étranger  a  pu  dire  :  «  Claude  Bernard  n'est  pas 
seulement  un  physiologiste,  c'est  la  Physiolo- 
gie. » 

Telle  est  la  part,  et  elle  n'est  pas  petite,  que 
notre  Faculté  peut  réclamer,  pour  s'en  parer  avec 
orgueil,  dans  l'œuvre  de  l'illustre  physiologiste. 
Telle  fut,  en  effet,  la  matière  de  l'enseignement 
qu'il  y  donna  jusqu'en  1868,  époque  à  laquelle 
il  quitta  la  Sorhonne  pour  le  Muséum  d'histoire 
naturelle. 

C'est  à  celui  de  ses  élèves  qui  fut  appelé  à  lui 
succéder  dans  la  chaire  de  Physiologie  que  la 
Faculté  a  confié  aujourd'hui  l'honneur  de  la  re- 
présenter. Qu'il  lui  soit  permis  maintenant  de 
dépouiller  son  rôle  officiel  et,  au  nom  des  élèves 
de  Claude  Bernard,  d'adresser  l'adieu  filial  au 
maître  qui  n'est  plus.  Aussi  bien,  celui  qui  lui 
doit  le  plus,  puisqu'il  lui  doit  tout,  pourrait  pres- 
que revendiquer  comme  un  droit  ce  douloureux 
privilège. 

Certes,  la  Science  et  la  Patrie  ont  sujet  d'être 
en  deuil.  Mais  quelle  douleur  profonde  s'ajoute 
à  ces  sentiments  universels,  dans  le  cœur  de  ceux 
qui  ont  profité  de  ses  leçons,  reçu  les  marques 
de  sa  bonté,  éprouvé  les  effets  de  sa  protection 
paternelle  !  Bienveillant  et  sympathique  à  tous,  il 


AUX  FUNÉRAILLES  DE   CLAUDE  BERNARD.    XXXI 

fut,  pour  ceux  qu'il  appelait  à  son  lit  de  mort  sa 
famille  scientifique,  le  plus  affectueux  et  le  plus 
dévoué  des  maîtres  :  non  d'une  affection  sans 
ressort,  car,  abondant  en  conseils  et  en  encoura- 
gements, il  se  montrait  critique  aussi  sévère  pour 
nos  travaux  que  pour  les  siens  ;  non  d'un  dévoue- 
ment sans  sacrifice,  car  il  souffrait  en  quittant 
spontanément  cette  chaire  de  la  Sorbonne  pour  la 
laisser  à  l'un  de  ses  élèves.  Jamais,  parmi  les 
incidents  quotidiens  du  laboratoire,  un  mot  impa- 
tient; jamais  un  mot  amer,  parmi  tant  de  dou- 
leurs physiques  et  morales  si  courageusement 
supportées;  jamais  un  reproche  à  ceux  dont  la 
reconnaissance  s'est  éteinte  trop  tôt  !  Jusqu'aux 
derniers  jours,  aux  dernières  paroles,  en  face  de 
cette  mort  inattendue,  affection,  conseils,  sou- 
rires; il  nous  remerciait  de  nos  soins,  nous  qui 
lui  devions  au  centuple  !  Vous  travaillerez,  disait- 
il,  et  il  parlait  de  cette  science  qui  fut  sa  vie. 
Oui,  maître,  nous  travaillerons  ;  nous  sentons 
tous,  parmi  notre  douleur,  le  devoir  qui  grandit. 
Nous  serrerons  nos  rangs.  Nous  marcherons, 
suivant  votre  trace  lumineuse,  dans  le  sillon 
inachevé. 


MUSÉUM  D'HISTOIRE  NATURELLE 

COURS  DE  PHYSIOLOGIE  GÉNÉRALE 


LEÇON  D'OUVERTURE 


w 


Sommaire  :  Inauguration  de  la  physiologie  générale  au  Muséum  —  Raisons 
du  transfert  de  ma  chaire  de  la  Sorbonne  au  Jardin  des  plantes.  —  La 
physiologie  devient  aujourd'hui  une  science  autonome  qui  se  sépare  de 
l'anatomie.  —  Elle  est  une  science  expérimentale.  —  Définition  du  domaine 
de  la  physiologie  générale.  —  Initiation  de  la  France.  —  Développement 
de  la  physiologie  dans  les  pays  voisins.  —  Les  installations  de  labora- 
toires. —  Ce  n'est  pas  tout  :  il  faut  surtout  une  bonne  méthode  et  une 
saine  critique  expérimentale. 

En  commençant  le  cours  de  physiologie  générale 
au  Muséum  d'histoire  naturelle,  je  crois  nécessaire 
d'indiquer  les  circonstances  qui  m'y  ont  amené.  L'in- 
troduction de  la  physiologie  générale  dans  l'établisse- 
ment célèbre  qui  abrite  les  sciences  naturelles,  la  créa- 
tion d'un  laboratoire  annexé  à  la  chaire  marquent  un 
progrès  notable  dans  l'enseignement  de  la  physiologie 
expérimentale.  Cette  science  toute  moderne,  née  en 
France  sous  l'impulsion  féconde  de  Lavoisier,  Bichat, 
Magendie,  etc.,  étaitjusqu'à  présent  restée,  il  faut  le 
dire,  à  peu  près  sans  encouragements,  tandis  qu'elle 
en  recevait,  par  contre,  de  considérables  dans  les  pays 
voisins.  La  dotation  de  la  physiologie  se  trouvait  chez 
nous  hors  de  proportion  avec  ses  besoins;  et  je  suis 
heureux    de   constater  que  les  dispositions  en  vertu 

(1)  Semestre  d'été  1870.  Voy.  Revue  scientif.,  n°  17,  1871. 

CL.   BERNARD.  . 


2  COURS    DE  PHYSIOLOGIE  GÉNÉRALE. 

desquelles  j'ai  été  appelé  au  Muséum  d'histoire  natu- 
relle sont  un  commencement  de  satisfaction  à  des  né- 
cessités devenues  évidentes. 

C'est  la  seule  considération  de  ces  intérêts  supérieurs 
qui  m'a  déterminé  à  transporter  ici  l'enseignement  que 
je  faisais  à  la  Faculté  des  sciences  depuis  l'année  1854, 
époque  à  laquelle  fut  créée  la  chaire  de  physiologie 
générale  dont  j'ai  été  le  premier  titulaire. 

En  1867,  M.  Duruy,  ministre  de  l'instruction  publi- 
que, me  demanda  d'exposer,  dans  un  rapport,  les  pro- 
grès de  laphysiologie  générale  en  France,  et  d'indiquer 
les  améliorations  qui  pourraient  contribuer  à  son  avan- 
cement. Quoique  souffrant  à  cette  époque,  j'acceptai 
la  tâche;  je  fis  de  mon  mieux  en  comparant  le  déve- 
loppement de  notre  science  en  France  et  à  l'étranger, 
etj'arrivai  à  cette  conclusion,  que  la  physiologie  fran- 
çaise était  mal  pourvue,  mais  non  pas  insuffisante  ;  c'est 
qu'en  effet  les  moyens  de  travail  seuls  lui  manquaient, 
le  génie  physiologique  ne  lui  avait  jamais  fait  défaut. 
—  Une  conclusion  de  même  nature  pouvait,  du  reste, 
se  généraliser  pour  la  plupart  des  sciences  physiques 
et  naturelles,  et  les  nombreux  et  excellents  rapports 
publiés  par  mes  collègues  avaient  mis  cette  situation  en 
pleine  évidence  (1). 

Justement  ému  et  désireux  de  remédier  à  cet  état  de 
choses,  M.  Duruy  institua  l'École  pratique  des  hautes 
études;  en  même  temps  le  ministre  me  proposa,  dans 
cette  création,  la  direction  d'un  laboratoire  public  de 

(1)  Voyez  la  collection  des  rapports.  Paris,  1867. 


LA    PHYSIOLOGIE    GÉNÉRALE  AU    MUSÉUM.  3 

physiologie.  L'état  de  ma  santé  et  quelques  considéra- 
tions me  firent  tout  d'abord  décliner  cet  honneur  ;  mais 
au  nom  de  la  science  le  ministre  insista,  et  je  crus  qu'il 
y  avait  devoir  pour  moi  de  cédera  des  instances  aussi 
honorables.  —  Il  fut  convenu  que  ma  chaire  de  la  Sor- 
bonne  serait  transférée  au  Jardin  des  plantes  à  la  place 
de  la  chaire  de  physiologie  comparée,  qui  sera  sans  doute 
rétablie  plus  tard.  Le  problème  de  la  physiologie  com- 
parée étant  d'étudier  les  mécanismes  de  la  vie  dans  les 
divers  animaux,  la  place  de  cette  science  est  marquée 
dans  un  établissement  qui  offre,  à  cet  égard,  des  res- 
sources aussi  complètes  que  le  Muséum  d'histoire  natu- 
relle de  Paris. 

Je  n'ai  donc  pas  à  continuer  ici  les  traditions  d'un 
prédécesseur;  j'inaugure  en  réalité  l'enseignement  de 
la  physiologie  générale  que  je  professais  depuis  seize 
ans  dans  la  Sorbonne. 

Nous  avons  au  Muséum  un  laboratoire  spécial  et 
une  installation  qui  nous  manquaient  à  la  Faculté  des 
sciences.  Je  me  propose  aujourd'hui  de  vous  démontrer 
d'une  manière  rapide  que  ces  moyens  nouveauxd'étude 
ont  été  rendus  indispensables  par  l'évolution  même  de 
la  science  physiologique  qui  réclame  un  perfectionne- 
ment expérimental  croissant  pour  atteindre  son  but  et 
résoudre  le  problème  qui  lui  incombe. 

La  physiologie  est  la  science  de  la  vie;  elle  décrit  et 
explique  les  phénomènes  propres  aux  êtres   vivants. 

Ainsi  définie,  la  physiologie  a  un  problème  qui  lui 
est  spécial  et  qui  n'appartient  qu'à  elle.  Son  point 
de  vue,   son  but,  ses  méthodes,  en  font  une  science 


i  COURS  DE   PHYSIOLOGIE    GÉNÉRALE. 

autonome  et  indépendante;  c'est  pourquoi  elle  doit 
avoir  des  moyens  propres  de  culture  et  de  dévelop- 
pement. 

Il  sera  nécessaire  de  faire  bien  comprendre  le  mouve- 
ment généra]  qui  s'accomplit  sous  nos  yeux  et  qui  tend 
à  l'émancipation  de  la  science  physiologique  et  à  sa 
constitution  définitive.  Cette  évolution  semble,  il  faut  le 
dire,  être  restée  inaperçue  pour  beaucoup  de  personnes 
qui  prétendent  faire  de  la  physiologie  une  dépendance 
ou  une  partie  de  la  zoologie  et  de  la  phytologie,  sous 
prétexte  que  la  zoologie  embrasse  toute  l'histoire  des 
animaux  et  que  la  phytologie  comprend  toute  l'histoire 
des  plantes.  On  ne  voit  pas  cependant  les  minéralo- 
gistes contester  l'indépendance  de  la  physique  ou  de  la 
chimie  ;  et  pourtant  ils  auraient  autant  de  raisons  de 
proclamer  l'existence  d'une  science  unique  des  corps 
bruts,  que  lesnaturalistes  peuventen  avoir  de  proclamer 
l'existence  d'une  science  unique  desanimaux,  qui  serait 
la  zoologie,  ou  d'une  science  unique  des  plantes,  qui 
serait  la  botanique.  Toutes  les  sciences,  d'abord  confon- 
dues, ne  sont  point  constituées  seulement  suivant  les 
circonscriptions  plus  oumoins  naturelles  desobjets  étu- 
diés, mais  aussi  selon  les  idées  qui  président  à  cette 
étude.  Elles  se  séparent  non  seulement  par  leur  objet, 
mais  aussi  par  leur  point  de  vue  ou  par  leur  problème. 

Au  début,  la  physiologie  était  confondue  avec  l'ana- 
tomie  et  elle  ne  possédait  pas  d'autre  laboratoire  que 
l'amphithéâtre  de  dissection.  Après  avoir  décrit  les  or- 
ganes, on  tirait  de  leur  description  et  de  leurs  rapports 
des  inductions  sur  leurs  usages.  Peu  à  peu  le  problème 


ÉVOLUTION    DE  LA    PHYSIOLOGIE.  5 

physiologique  s'est  dégagé  de  la  question  anatomique, 
et  les  deux  sciences  ont  dû  se  séparer  définitivement, 
parce  que  chacune  d'elles  poursuit  un  but  spécial. 

Bien  que  le  développement  de  la  physiologie,  qui 
aboutit  aujourd'hui  à  son  autonomie,  ait  été  successif 
et  pour  ainsi  dire  insensible,  nous  distinguerons  ce- 
pendant deux  périodes  principales  dans  son  évolution. 
La  première  commence,  dans  l'antiquité,  à  Galien  et 
finit  à  Haller.  La  seconde  commence  avec  Hallcr, 
Lavoisior  et  Bichat,   et  se  continue  de  notre  temps. 

Dans  la  première  période,  la  physiologâe  n'existe  pas 
à  l'état  de  science  propre  ;  elle  est  associée  à  l'anatomie, 
dont  elle  semble  être  un  simple  corollaire.  On  juge  des 
fonctions  et  des  usages  par  la  topograpie  des  organes, 
par  leur  forme,  par  leurs  connexions  et  leurs  rapports, 
et  lorsque  l'anatomiste  appelle  à  son  secours  la  vivisec- 
tion, ce  n'est  point  pour  expliquer  les  fonctions,  mais 
bien  plutôt  pour  les  localiser.  On  constate  qu'une 
glande  sécrète,  qu'un  muscle  se  contracte;  le  problème 
paraît  résolu,  on  n'en  demande  pas  l'explication;  on  a 
un  mot  pour  tout  :  c'est  le  résultat  de  la  vie.  On  enlève 
des  parties,  on  les  lie,  on  les  supprime,  et  on  décide, 
d'après  les  modifications  phénoménales  qui  survien- 
nent, du  rôle  dévolu  à  ces  parties.  Depuis  Galien  jusqu'à 
nos  jours  cette  méthode  a  été  mise  en  pratique  pour 
déterminer  l'usage  des  organes.  Cuvier  a  préféré  à  cette 
méthode  les  déductions  de  l'anatomie  comparée  (1). 

Avant  la  création  de  l'anatomie  générale,  on  ne  con- 

(I)  Voyez  Lettre  à  Mertrud;  Leçons  d'anatomie  comparée,  an  VIII. 


6  COURS   DE    PHYSIOLOGIE   GÉNÉRALE. 

naissait  pas  les  éléments  microscopiques  des  organes  et 
des  tissus,  et  il  ne  pouvait  être  question  de  faire  inter- 
venir comme  agents  de  manifestations  vitales  les  pro- 
priétés physico-chimiques  de  ces  éléments.  Une  force 
vitale  mystérieuse  suffisait  à  tout  expliquer  :  le  nom 
seul  changeait  :  suivant  les  temps  on  l'appelait  tyr/y, 
a?rima,  archée,  principe  vital,  etc.  Quoique  des  tenta- 
tives eussent  été  faites  dans  divers  sens  pour  expliquer 
les  phénomènes  vitaux  par  des  actions  physico-chimi- 
ques, cependant  la  méthode  anatomique  continuait  à 
dominer.  Haller,  qui  clôt  la  période  dont  nous  parlons 
et  qui  ouvre  l'ère  nouvelle,  a  bien  résumé,  dans  son 
immortel  Traité  de  physiologie,  les  découvertes  anatomi- 
ques,  les  idées  et  les  acquisitions  de  ses  prédécesseurs. 
La  seconde  période  s'ouvre,  avons-nous  dit,  à  la  fin 
du  siècle  dernier.  A  ce  moment,  trois  grands  hommes, 
Lavoisier,  Laplace  et  Bichat,  vinrent  tirer  la  science  de 
la  vie  de  l'ornière  anatomique  où  elle  menaçait  de  lan- 
guir et  lui  imprimèrent  une  direction  décisive  et  du- 
rable. Grâce  à  leurs  travaux,  la  confusion  primitive  de 
l'anatomie  et  de  la  physiologie  tendit  à  disparaître, 
et  l'on  commença  de  comprendre  que  la  connaissance 
descriptive  de  l'organisation  animale  n'était  pas  suffi- 
sante pour  expliquer  les  phénomènes  qui  s'y  accomplis- 
sent. L'anatomie  descriptive  est  à  la  physiologie  ce 
qu'est  la  géographie  à  l'histoire,  et  de  même  qu'il  ne 
suffit  pas  de  connaître  la  topographie  d'un  pays  pour  en 
comprendre  l'histoire,  de  même  il  ne  suffit  pas  de  con- 
naître l'anatomie  des  organes  pour  comprendre  leurs 
fonctions.  Un  vieux  chirurgien,  Méry,  comparait  fami- 


ÉVOLUTION    DE    LA    PHYSIOLOGIE  7 

lièrement  les  anatomistes  à  ces  commissionnaires  que 
l'on  voit  dans  les  grandes  villes  et  qui  connaissent  le 
nom  des  rues  et  les  numéros  des  maisons,  mais  ne  sa- 
vent pas  ce  qui  se  passe  dedans.  Il  se  passe  en  effet  dans 
les  tissus,  dans  les  organes,  des  phénomènes  vitaux 
d'ordre  physico-chimique  dont  l'anatomie  ne  saurait 
rendre  compte. 

La  découverte  de  la  combustion  respiratoire  par 
Lavoisier  a  été,  on  peut  le  dire,  plus  féconde  pour  la 
physiologie  que  la  plupart  des  découvertes  anato- 
miques.  Lavoisier  et  Laplace  établirent  cette  vérité  fon- 
damentale, que  les  manifestations  matérielles  des  êtres 
vivants  rentrent  dans  les  lois  ordinaires  de  la  physique 
et  de  la  chimie  générales.  Ce  sont  des  actions  chimi- 
ques (combustion,  fermentation)  qui  président  à  la  nu- 
trition, qui  produisent  de  la  chaleur  au  dedans  des 
organismes,  qui  entretiennent  la  température  fixe  des 
animaux  supérieurs.  Et  à  ce  sujet  l'anatomie  ne  pou- 
vait rien  nous  apprendre  ;  elle  pouvait  tout  au  plus  loca- 
liser ces  manifestations,  mais  non  les  expliquer. 

D'un  autre  côté,  Bichat,  en  fondant  l'anatomie  géné- 
rale et  en  rapportant  les  phénomènes  des  corps  vivants 
aux  propriétés  élémentaires  des  tissus,  comme  des  effets 
à  leurs  causes,  vint  établir  la  vraie  base  solide  sur 
laquelle  est  assise  la  physiologie  générale  ;  non  pas  que 
les  propriétés  vitales  des  tissus  aient  été  considérées  par 
Bichat  comme  des  propriétés  physico-chimiques  spé- 
ciales qui  ne  laissaient  plus  de  place  aux  agents  mysté- 
rieux de  l'animisme  et  du  vitalisme;  son  œuvre  a  uni- 
quement consisté  dans  une  décentralisation  du  principe 


8  COURS    DE    PHYSIOLOGIE    GÉNÉRALE. 

vital.  Il  a  localisé  les  phénomènes  de  la  vie  dans  les 
tissus;  mais  il  n'est  pas  entré  dans  la  voie  de  leur  véri- 
table explication.  Bichat  a  encore  admis  avec  Stahl 
et  les  vitalistes  l'opposition  des  phénomènes  vitaux  et 
des  phénomènes  physico-chimiques  ;  les  travaux  et  les 
découvertes  de  Lavoisier  contenaient,  ainsi  que  nous 
le  verrons,  la  réfutation  de  ces  idées  erronées. 

En  résumé,  la  physiologie  a  présenté  deux  phases 
successives  :  d'abord  anatomique,  elle  est  devenue  phy- 
sico-chimique avec  Lavoisier  et  Laplace.  La  vie  était 
d'abord  centralisée,  ses  manifestations  considérées 
comme  les  modes  d'un  principe  vital  unique;  Bichat 
l'a  décentralisée,  dispersée  dans  tous  les  tissus  anato- 
miques. 

Toutefois  ce  n'est  pas  sans  difficultés  que  les  idées  de 
cette  décentralisation  vitale  ont  pénétré  dans  la  science. 

Dans  ce  siècle  il  est  encore  des  expérimentateurs  qui 
cherchaient  le  siège  de  la  force  vitale,  le  point  où  elle 
résidait  et  d'où  elle  étendait  sa  domination  sur  l'orga- 
nisme tout  entier.  Legallois  expérimente  pour  saisir  le 
siège  de  la  vie,  et  il  le  place  dans  les  centres  nerveux, 
dans  la  moelle  allongée.  Flourens  cantonne  le  principe 
vital  dans  un  espace  plus  circonscrit  qu'il  appelle  le 
nœud  vital.  D'après  les  idées  de  Bichat,  au  contraire, 
la  vie  est  partout,  et  nulle  part  en  particulier.  La  vie 
n'est  ni  un  être,  ni  un  principe,  ni  une  force,  qui  rési- 
derait dans  une  partie  du  corps,  mais  simplement  le 
consensus  général  de  toutes  les  propriétés  des  tissus. 

Après  Lavoisier  et  Bichat,  la  physiologie  s'est  donc  en 
quelque  sorte  constituée,  poussant  deux  racines  puis- 


PHYSIOLOGIE  MODERNE.  9 

santés,  l'une  dans  le  terrain  physico-chimique,  et 
l'autre  dans  le  terrain  anatomique.  Mais  ces  deux  ra- 
cines se  développèrent  séparément  et  isolément  par  les 
efforts  des  chimistes  successeurs  de  Lavoisier  et  des 
anatomistes  continuateurs  de  Bichat.  Je  pense  qu'elles 
doivent  désormais  unir  leur  sève,alimenterunseul  tronc 
et  nourrir  une  science  unique,  la  physiologie  nouvelle. 

Jusque-là  la  physiologie  naissante  manquait  d'asile 
qui  lui  appartînt  et  demandait  l'hospitalité  à  la  fois 
aux  chimistes  et  aux  anatomistes. 

Pourtant,  Magendie,  poussé  dans  la  voie  physiolo- 
gique par  les  conseils  de  Laplace,  continuait  les  saines 
traditions  qu'il  avait  puisées  dans  la  fréquentation  de 
ce  célèbre  savant.  11  introduisait  l'expérimentation  clans 
les  recherches  physiologiques;  il  attendait  d'elle  seule, 
pour  la  science  qu'il  cultivait,  les  bénéfices  que  les 
sciences  physiques  et  chimiques  ont  elles-mêmes  reti- 
rés de  cette  méthode.  11  y  avait  bien  eu  en  France  des 
expérimentateurs  physiologistes  :  Petit  (de  Namur), 
Housset,  Legallois,  Bichat  lui-môme.  Mais  par  sa  per- 
sévérance, en  dépit  de  toutes  les  contradictions  et  des 
plus  grandes  difficultés,  Magendie  réussit  à  faire  triom- 
pher la  méthode  qu'il  préconisait.  C'est  à  lui  que  revient 
l'honneur  d'avoir  exercé  une  influence  décisive  sur  la 
marche  de  la  physiologie  et  de  l'avoir  définitivement 
rendue  tributaire  de  l'expérimentation. 

11  n'est  pas  inutile  de  rappeler  que,  pendant  que  ce 
mouvement  d'idées  se  produisait  en  France,  les  nations 
voisines,  qui  ont  si  bien  su  en  profiter,  n'apportaient 
aucun  appui  à  cet  essor.  L'Allemagne  sommeillait  ou 


10  COURS  DE    PHYSIOLOGIE   GÉNÉRALE. 

rêvait  dans  les  nuages  de  la  philosophie  de  la  nature  ; 
elle  discutait  la  légitimité  des  connaissances  expérimen- 
tales et  se  perdait  dans  les  abstractions  de  la  méthode 
a  priori.  L'Angleterre  ne  nous  suivait  que  de  loin. 

C'est  donc  de  notre  pays  qu'est  partie  l'impulsion  ; 
et  si  le  mouvement  de  rénovation  ne  s'y  est  point  déve- 
loppé, tandis  qu'il  s'étendait  en  Allemagne  et  qu'il  y 
portait  tous  ses  fruits,  nous  pouvons  au  moins  revendi- 
quer le  rôle  honorable  d'en  avoir  été  les  initiateurs. 

Magendie,  lui-même,  n'avait  à  sa  disposition  que  des 
moyens  fort  restreints.  Il  faisait  des  cours  privés  de  phy- 
siologie expérimentale  fondée  sur  les  vivisections.  Ce 
n'est  qu'après  1830  que,  nommé  professeur  de  méde- 
cine au  Collège  de  France,  il  y  établit  le  laboratoire 
très  insuffisant  qui  y  existe  encore  aujourd'hui  et  qui  a 
été  le  seul  laboratoire  officiel  qu'ait  d'abord  possédé  la 
France.  Cet  enseignement  expérimental  de  Magendie,  à 
ses  débuts,  était  d'ailleurs  unique  en  Europe  :  des  élèves 
nombreux  le  suivaient,  et  parmi  eux  beaucoup  d'étran- 
gers qui  s'y  sont  imbus  des  idées  et  des  méthodes  de 
la  physiologie  expérimentale. 

Par  ses  relations  avec  Laplace,  Magendie,  qui  était 
anatomiste,  se  trouva  engagé  dans  la  voie  de  cette 
physiologie  moderne  qui  tend  à  ramener  les  phéno- 
mènes de  la  vie  à  des  explications  physiques  et  chi- 
miques; aussi  Magendie  est-il  le  premier  physiologiste 
qui  ait  écrit  un  livre  sur  les  phénomènes  physiques 
de  la  vie. 

Magendie  ayant  été  mon  maître,  j'ai  le  droit  de 
m'enorgueillir  de  ma  descendance  scientifique,  et  j'ai  le 


LABORATOIRE   DE    PHYSIOLOGIE.  11 

devoir  de  chercher,  dans  la  mesure  de  mes  forces,  à 
poursuivre  l'œuvre  à  laquelle  resteront  attachés  les 
noms  des  hommes  illustres  que  j'ai  cités. 

Devenu  successeur  de  Magendie  au  Collège  de 
France  (1),  j'ai  lutté  comme  lui  contre  le  défaut  de  res- 
sources ;  j'ai  maintenu  contre  les  difficultés  le  labora- 
toire de  médecine  du  Collège  de  France,  qu'on  voulait 
supprimer  sous  ce  prétexte  erroné  que  la  médecine 
n'était  pas  une  science  expérimentale.  Malgré  l'exi- 
guïté des  moyens  dont  je  pouvais  disposer,  j'y  ai  reçu 
des  élèves  nombreux  qui  sont  aujourd'hui  professeurs 
de  physiologie  ou  de  médecine  dans  diverses  univer- 
sités de  l'Europe  et  du  nouveau  monde.  A  cette  époque, 
le  laboratoire  du  Collège  de  France  était  le  seul  qui 
existât.  Depuis,  des  installations  splendides  ont  été 
données  à  la  physiologie  et  à  la  médecine  expérimen- 
tale en  Allemagne,  en  Russie,  en  Italie,  en  Hongrie, 
en  Hollande,  et  le  laboratoire  du  Collège  de  France, 
qui  fut  chez  nous  le  berceau  de  la  physiologie  et  de  la 
médecine  expérimentale,  n'a  pas  encore  été  l'objet  des 
améliorations  auxquelles  son  passé  lui  donne  tant  de 
droits. 

En  définitive  la  physiologie  est  une  science  devenue 
aujourd'hui  distincte,  autonome,  et,  pour  se  constituer 
et  se  développer,  il  faut  qu'elle  ait  une  installation  à 
elle,  séparée  de  celles  des  anatomistes  et  des  chimistes. 
Il  faut,  son  problème  particulier  étantbien  défini, qu'elle 
possède  les  moyens  spéciaux  d'en  poursuivre  l'étude. 

(1)  Voyez  Leçons  de  physiologie  expérimentale  appliquée  à  la  médecine. 
Paris,  1855-1856. 


J2  COURS    DE    PHYSIOLOGIE    GÉNÉRALE. 

L'avancement  de  toutes  les  sciences  se  fait  par  deux 
voies  distinctes  :  d'abord  par  l'impulsion  des  décou- 
vertes et  des  idées  nouvelles;  en  second  lieu,  par  la 
puissance  des  moyens  de  travail  et  de  développement 
scientifiques,  en  un  mot,  par  la  culture  qui  fait  produire 
aux  germes  créés  par  le  génie  inventif  les  fruits  qu'ils 
contiennent  cachés.  Au  début,  ainsi  que  nous  l'avons 
déjà  dit,  lorsque  la  physiologie  n'était  qu'une  dépen- 
dance de  l'anatomie,  l'amphithéâtre  de  dissection  était 
le  laboratoire  commun  à  l'une  et  à  l'autre.  Avec  Lavoi- 
sier  et  Laplace,  la  physique  et  la  chimie  ont  pénétré 
dans  l'étude  des  phénomènes  de  la  vie,  et  les  expéri- 
mentateurs ont  dû  faire  usage  des  instruments  et  des 
appareils  de  la  physique  et  de  la  chimie.  A  mesure  que 
la  science  marche,  on  sent  de  plus  en  plus  la  nécessité 
d'installations  particulières  où  soit  rassemblé  l'outil- 
lage nécessaire  aux  expériences  physiques,  chimiques 
et  aux  vivisections,  à  l'aide  desquelles  la  physiologie 
pénètre  dans  les  profondeurs  de  l'organisme.  La  mé- 
thode qui  doit  diriger  la  physiologie  est  la  même  que 
celle  des  sciences  physiques  ;  c'est  la  méthode  qui 
appartient  à  toutes  les  sciences  expérimentales  ;  elle  est 
encore  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  au  temps  de  Galilée. 
Finalement,  la  plupart  des  questions  de  science  sont 
résolues  par  l'invention  d'un  outillage  convenable  : 
l'homme  qui  découvre  un  nouveau  procédé,  un  nouvel 
instrument,  fait  souvent  plus  pour  la  physiologie  expé- 
rimentale que  le  plus  profond  philosophe  ou  le  plus 
puissant  esprit  généralisateur.  On  a  donc  cherché  à 
étendre  de  plus  en  plus  la  puissance  des  instruments  de 


ANATOMIE    DE    LA    PHYSIOLOGIE.  13 

recherche.  Pour  obtenir  ce  résiliât,  les  instituts  physio- 
logiques de  l'étranger  ont  su  s'imposer  des  sacrifices. 

L'utilité  des  laboratoires  spéciaux  de  physiologie  ne 
se  prouve  plus  par  des  raisonnements,  elle  s'établit  par 
des  fai(s.  Elle  est  appréciée  clans  tout  le  monde  savant, 
et  il  me  suffira  de  faire  ici  l'énumération  des  établisse- 
ments de  cette  nature  installés  à  l'étranger,  où  les 
chaires  d'anatomie  et  de  physiologie,  partout  confon- 
dues il  y  a  vingt  ans,  sont  aujourd'hui  partout  séparées. 

Joli.  Miiller  professait  autrefois  l'analomie  et  la 
physiologie  à  Berlin  :  le  régime  de  la  dualité  s'est  de- 
puis longtemps  introduit,  et  l'anatomie  estactuellement 
confiée  à  Reichert,  la  physiologie  à  Dubois-Reymond. 

A  Wiïrzburg,  Kôlliker  enseignait  au  début  l'anato- 
mie microscopique  et  la  physiologie;  il  a  conservé 
l'anatomie,  et  la  physiologie  a  été  donnée  à  Ad.  Fick. 

A  Heidelberg,  l'enseignement  de  l'anatomiste  Ar- 
nold a  été  également  scindé  :  Arnold  resta  anatomiste, 
et  la  physiologie  fut  confiée  à  l'illustre  Helmholtz. 

Dans  la  petite  université  de  Halle,  l'enseignement 
de  Volkmann  est  encore  resté  indivis;  c'est  là  une 
exception  qui  ne  tardera  pas  à  disparaître  (1). 

A  Copenhague,  la  physiologie  est  représentée  par 
Panum,  bien  connu  par  ses  recherches  sur  le  sang, 
par  ses  études  d'embryogénie  tératologique  et  par 
beaucoup  d'autres  travaux  importants. 

L'Ecosse  a  suivi  l'exemple  du  Danemark  :  à  Edim- 
bourg,  Bennett  ne  conservera  au  semestre  prochain 

(1)  Aujourd'hui  cette  séparation  est  effectuée. 


14  COURS  DE    PHYSIOLOGIE    GÉNÉRALE. 

que  sa  chaire  d'anatomie,  la  physiologie  formera  un 
enseignement  séparé. 

De  tous  côtés  on  se  rend  à  l'évidence,  et  cette  trans- 
formation est  devenue  un  élément  considérable  de  pro- 
grès. Dans  mon  rapport  de  1867,  j'avais  insisté  sur 
l'utilité  de  cette  séparation,  et  fait  voir  que  la  France 
ayant  été  le  point  de  départ  de  ce  mouvement  scienti- 
fique, il  y  avait  pour  elle  honneur  et  intérêt  à  ne  pas 
rester  en  arrière. 

D'autre  part,  M.  Wurtz,  doyen  de  la  Faculté  de 
médecine,  fut  envoyé  en  Allemagne  pour  y  visiter 
les  laboratoires.  En  sa  qualité  de  chimiste,  il  donna 
beaucoup  à  la  chimie;  son  attention  toutefois  se  porta 
sérieusement  sur  les  instituts  physiologiques.  Il  visita 
tour  à  tour  l'institut  d'Heidelberg  que  dirige  Helm- 
holtz,  celui  de  Berlin  confié  à  Dubois-Reymond,  celui 
de  Gœttingue  où  travaillait  autrefois  Rodolph  Wagner, 
et  qui  a  aujourd'hui  à  sa  tête  le  physiologiste  Meissner. 
Il  ne  pouvait  oublier  les  établissements  du  même  genre 
situés  à  Leipzig  et  à  Vienne,  l'un  placé  sous  la  haute 
direction  de  Ludwig,  l'autre  sous  celle  de  Briïcke.  — 
L'institut  physiologique  de  Munich  dirigé  par  Pet- 
tenkofer  et  Voit,  attira  son  attention  d'une  manière 
spéciale  ;  il  put  voir  dans  cet  établissement  un  magni- 
fique appareil  destiné  à  étudier  les  produits  de  la 
respiration,  vaste  et  belle  installation  où  l'on  peut, 
heure  par  heure,  jour  par  jour,  mesurer  la  combustion 
et  faire  une  statique  exacte  des  phénomènes  chimiques 
de  la  vie. 

L'Allemagne  n'a  pas  seule  marché  dans  cette  voie  : 


PHYSIOLOGIE   A    L'ÉTRANGER.  15 

Saint-Pétersbourg  possède  de  beaux  instituts  physio- 
logiques. —  En  Hollande,  les  villes  d'Utrecht  et  d'Am- 
sterdam ont  dignement  confié  à  Donders  à  Kùhne  (1) 
l'enseignement  de  la  physiologie.  —  A  Florence, 
à  Turin,  le  même  honneur  a  été  réservé  à  Moritz 
Schiff  (2),  à  Moleschott,  etc. 

Je  mets  sous  vos  yeux  le  plan  d'un  de  ces  laboratoires 
c'est  celui  de  Leipzig  dirigé  par  Ludwig,  qui  est  ici  tracé 
dans  le  beau  rapport  de  M.  AVurtz  :  je  veux  que  vous 
voyiez  par  cet  exemple  la  richesse  de  ces  installations 
scientifiques  dont  nous  n'avons  pas  même  l'idée  en 
France.  Au  sous-sol  se  trouvent  des  caves,  des  salles 
pour  recherches  à  température  constante,  des  appareils 
à  distillation,  une  machine  à  vapeur  qui  entretient  par- 
tout le  mouvement,  l'atelier  d'an  mécanicien  attaché 
au  laboratoire,  un  magasin  pour  les  produits  chimiques, 
un  hôpital  pour  les  chiens.  —  Au  premier  étage  sont 
situés  les  laboratoires  de  vivisection,  ceux  de  physique 
et  de  chimie  biologique,  les  chambres  où  l'on  emploie 
le  mercure,  les  salles  pour  les  microscopes,  pour  les 
études  histologiques,  pour  le  spectroscope,  etc;  (3).  — 
La  bibliothèque,  la  salle  des  cours,  le  logement  du  pro- 

(1)  Aujourd'hui  Kiihne  est  à  Heidelberg  dans  la  chaire  occupée 
avant  lui  par  Helmholtz. 

(2j  Schiff  est  actuellement  à  Genève. 

(3)  11  est  très  important  pour  une  bonne  économie  expérimentale 
d'avoir  des  pièces  séparées  pour  les  expériences  qui  réclament  une 
instrumentation  spéciale.  On  évite  ainsi  toutes  les  pertes  de  temps 
qu'exigerait  une  nouvelle  installation  et  la  réunion  de  matériaux  quel- 
quefois très  difficiles  à  rassembler.  Cette  disposition,  qui  n'est  au  fond 
qu'une  bonne  administration  du  temps,  pourrait  d'ailleurs  s'étendre 
à  tous  les  travaux  scientifiques. 


16  COURS    DE    PHYSIOLOGIE    GÉNÉRALE. 

fesseur,  font  partie  du  même  bâtiment;  joignons  à  cela 
une  écurie,  une  volière,  de  nombreux  aquariums,  et 
nous  aurons  énuméré  les  parties  essentielles  de  ce  ma- 
gnifique établissement  élevé  à  la  science. 

Le  professeur  Ludwig  a  prononcé,  à  l'époque  où  il  ou- 
vrit son  laboratoire,  un  discours  dans  lequel  il  insistait 
sur  l'utilité  des  travaux  pratiques  d'expérimentation 
pour  lesquels  il  est  richement  doté;  Dubois-Reymond, 
Kiïhne,  Czermack,  se  sont  tous  exprimés  dans  le  même 
sens,  et  moi-même  je  ne  suis  ici  que  l'écho  du  mouve- 
ment physiologique  qui  partout  se  produit  (1). 

Le  laboratoire  du  physiologiste  est  nécessairement 
complexe,  en  raison  de  la  complexité  des  phénomènes 
qui  y  sont  étudiés.  Il  est  disposé  naturellement  pour 
trois  ordres  de  travaux  différents  :  1°  les  travaux  de 
vivisection;  2°  les  travaux  physico-chimiques  ;  3°  les 
travaux  anàtomo-hhtologiqxœs.  S'agit-il,  par  exemple, 
d'étudier  la  digestion,  il  faudra  d'abord  faire  une 
vivisection  pour  établir  une  fistule  stomacale  ou  pan- 


(1)  Depuisl'époque  (1870-1871)  à  laquelle  a  été  faite  et  publiée  cette 
leçon,  beaucoup  de  changements  sont  effectués,  beaucoup  de  nou- 
velles installations  physiologiques  ont  eu  lieu.  En  Hongrie,  on  vient  en- 
core de  bâtir  des  laboratoires  qui  dépassent,  dit-on,  tout  ce- qu'on  avait 
fait  jusqu'alors.  A  Genève  on  a  également  de  splendides  instituts.  La 
France  seule,  qui  a  eu  cependantl'initiative  dans  cette  science  qui  sera 
l'honneur  du  xixc  siècle,  reste  attardée  quoique  des  améliorations 
aient  été  introduites,  elles  sont  encore  bien  insuffisantes.  Nous  ne 
voulons  pas  direquela  physiologie  françaiseaitdéclinépour cela;  elle 
tient  toujours  sa  place  honorable  dans  le  monde  savant.  S'il  est  utile 
d'avoir  de  grands  et  beaux  laboratoires,  cela  ne  suffit  pas  pour  faire 
de  grandes  découvertes;  il  faut  encore  fonder  une  saine  critique 
physiologique,  suivre  une  bonne  méthode,  avoir  de  bons  principes. 
Il  faut,  en  un  mot,  un  bon  instrument  et  un  habile  ouvrier. 


CRITIQUE  EXPÉRIMENTALE.  17 

créatique,  etc.,  puis  procédera  une  analyse  chimique 
des  sécrétions,  et  enfin  se  rendre  compte  de  la  structure 
intime  des  glandes  qui  sécrètent  ces  sucs  digestifs.  Il 
faut,  en  un  mot,  descendre  dans  les  profondeurs  de 
l'organisme  par  une  analyse  de  plus  en  plus  intime,  et 
arriver  aux  conditions  organiques  élémentaires  dont  la 
connaissance  nous  explique  le  mécanisme  réel  des  phé- 
nomènes vitaux. 

Porter  l'investigation  physiologique  et  physico  chi- 
mique dans  le  corps  vivant  jusque  dans  ses  particules 
les  plus  ténues,  jusque  dans  ses  replis  les  plus  cachés, 
tel  est  le  problème  que  nous  avons  à  résoudre.  Vous 
voyez  les  difficultés  expérimentales  qui  se  dressent  de- 
vant nous  et  vous  comprenez  l'importance  des  procédés 
opératoires,  l'utilité  de  l'outillage,  la  nécessité  du  la- 
boratoire en  un  mot,  dans  cet  ordre  de  recherches. 

La  seule  voie  pour  arriver  à  la  vérité  dans  la  science 
physiologique  est  la  voie  expérimentale  ;  si  nous  ne  pou- 
vons y  avancer  que  lentement,  nous  ne  devons  pas  nous 
décourager  malgré  les  obstacles  et  les  difficultés,  nous 
rappelant  toujours  ces  paroles  de  Bacon  :  «  Un  boiteux 
marche  plus  vite  dans  la  bonne  voie  qu'un  habile  cou- 
reur dans  la  mauvaise.  » 

Après  avoir  insisté  sur  la  nécessité  d'être  convena- 
blement installé  pour  suivre  en  physiologie  la  méthode 
expérimentale,  nous  devons  terminer  par  une  remarque 
générale. 

Grâce  aux  moyens  nouveaux  d'étude  et  aux  progrès 
mêmes  de  l'expérimentation,  les  recherches  se  sont  in- 
finiment multipliées  depuis  quelques  années;  aujour- 


CL.    BERNARD. 


[8  COURS   DE   PHYSIOLOGIE  GÉNÉRALE. 

d'hui  il  importe  moins  d'augmenter  le  nombre  des 
expériences  physiologiques  que  de  les  réduire  à  une 
petite  quantité  d'épreuves  décisives. 

La  science  des  êtres  vivants  a  trouvé  sa  voie;  elle  est 
définitivement  expérimentale  ;  c'est  là  un  progrès  consi- 
dérable :  il  s'agit  de  compléter  la  méthode,  de  lui 
donner  toute  la  fécondité  qui  est  en  elle,  de  lui  faire 
porter  tous  ses  fruits  en  en  réglant  l'application.  Cela 
ne  peut  se  faire  qu'en  soumettant  l'expérimentation  à 
une  discipline  rigoureuse. 

Cette  nécessité  sera  comprise  par  tous  ceux  qui  sui- 
vent dans  sa  marche  quotidienne  le  développement  de 
la  physiologie.  Le  terrain  est  déjà  encombré  d'une  mul- 
tilude  de  recherches  qui  prouvent  souvent  plus  de  zèle 
que  de  véritable  intelligence  de  la  méthode  expérimen- 
tale. 11  est  urgent  que  la  critique  s'exerce  sur  ces  maté- 
riaux incohérents  et  les  ramène  aux  conditions  d'exacti- 
tude que  comportent  les  expériences  physiologiques. 

Les  études  des  phénomènes  de  la  vie  sont  soumises  à 
de  grandes  difficultés.  Il  faut  que  le  physiologiste  puisse 
apprécier  toutes  les  conditions  d'une  expérience  afin  de 
savoir  s'il  les  réalise  toutes  et  de  discerner  celles  qui 
ont  varié  d'une  expérience  à  l'autre. 

Lorsque  les  conditions  expérimentales  sont  iden- 
tiques, en  physiologie,  comme  en  physique  ou  en  chi- 
mie, le  résultat  est  univoque  :  si  le  résultat  est  diffé- 
rent, c'est  que  quelque  condition  a  changé.  Ce  n'est 
donc  point  l'exactitude  qui  est  moindre  dans  les  phéno- 
mènes de  la  vie  comparés  aux  phénomènes  des  corps 
bruts  ;  ce  sont  les  conditions  expérimentales  qui  sont 


CRITIQUE    EXPÉRIMENTALE.  19 

plus  nombreuses,  plus  délicates,  plus  difficiles  à  con- 
naître ou  à  maintenir.  Ce  n'est  pas  la  vie  ou  l'influence 
de  quelque  agent  capricieux  qui  intervient  :  c'est  la 
complexité  seule  des  phénomènes  qui  les  rend  plus 
difficiles  à  saisir  et  à  préciser. 

Les  principes  de  l'expérimentation  appliquée  aux 
êtres  vivants  ne  pourront  être  dévoilés  que  par  de 
longues  études  et  un  travail  opiniâtre.  Pour  aborder 
les  difficultés  de  la  critique  expérimentale  et  arriver  à 
connaître  toutes  les  conditions  d'un  phénomène  physio- 
logique, il  faut  avoir  tâtonné  longtemps,  avoir  été 
trompé  mille  et  mille  fois,  avoir,  en  un  mot,  vieilli 
dans  la  pratique  expérimentale. 


LEÇONS 

SLR  LES 

PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE 

DANS  LES  ANIMAUX  ET  DANS  LES  VÉGÉTAUX 

PREMIÈRE  LEÇON 

Sommaire  :  I.  Définitions  dans  les  sciences  ;  Pascal.  Les  définitions  de  la 
vie  :  Aristote,  Kant,  Lordat,  Elirard,  Richerand,  Tréviranus,  Herbert 
Spencer,  Bichat.  La  vie  et  la  mort  sont  deux  états  qu'on  ne  comprend 
que  par  leur  opposition.  —  Définition  de  l'Encyclopédie.  —  On  peut  ca- 
ractériser la  vie,  mais  non  la  définir.  —  Caractères  généraux  de  la  vie: 
organisation,  génération,   nutrition,  évolution,  caducité,  maladie,  mort. 

—  Essais  de  définitions  tirées  de  ces  caractères.  —  Dugès,  Béclard,  De- 
zeimeris,  Lamarck,  Rostan,  de  Blainville,  Cuvier,  Flourens,  Tiedemann. 

—  Le  caractère  essentiel  de  la  vie  est  la  création  organique. 

II.  Hypothèses  sur  la  vie  :  hypothèses  spiritualistes  et  matérialistes  ;  Py- 
thagore,  Platon,  Aristote,  Hippocrate,  Paracelse,  Van  Helmont,  Stahl  ; 
Démocrite,  Épicure  ;  Descartes,  Leibnitz.  —  École  de  Montpellier.  — 
Bichat,  etc.  —  Nous  repoussons  également  hors  de  la  physiologie  les 
hypothèses  matérialistes  et  spiritualistes,  parce  qu'elles  sont  insuffi- 
santes et  étrangères  à  la  science  expérimentale.  —  L'observation  et  l'ex- 
périence nous  apprennent  que  les  manifestations  de  la  vie  ne  sont  l'œuvre 
ni  de  la  matière  ni  d'une  force  indépendante;  qu'elles  résultent  du  con- 
flit nécessaire  entre  des  conditions  organiques  préétablies  et  des  con- 
ditions physico-chimiques  déterminées.'—  Nous  ne  pouvons  saisir  et 
connaître  que  les  conditions  matérielles  de  ce  conflit,  c'est-à-dire  le  déter- 
minisme des  manifestations  vitales.  —  Le  déterminisme  physiologique 
contient  le  problème  de  la  science  de  la  vie  ;  il  nous  permettra  de  maî- 
triser les  phénomènes  de  la  vie,  comme  nous  maîtrisons  les  phénomènes 
des  corps  bruts  dont  les  conditions  nous  sont  connues. 

III.  Du  déterminisme  en  physiologie.  —  Il  est  absolu  en  physiologie 
comme  dans  toutes  les  sciences  expérimentales.  —  On  a  voulu  à  tort 
exclure  le  déterminisme  de  la  vie.  —  Distinction  du  déterminisme  phi- 
losophique et  du  déterminisme  physiologique.  —  Réponses  aux  objec- 
tions philosophiques  ;  le  déterminisme  physiologique  est  une  condition 
indispensable  de  la  liberté  morale  au  lieu  d'en  être  la  négation.  —  Se- 


22  LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE   LA    VIE. 

paration  nécessaire  des  questions  physiologiques  et  des  questions  phi- 
losophiques ou  théologiques.  —  Il  n'y  a  pas  de  conciliation  possible  entre 
ces  divers  problèmes  ;  ils  dérivent  de  besoins  différents  de  l'esprit  et 
se  résolvent  par  des  méthodes  opposées.  —  Les  uns  et  les  autres  ne 
peuvent  rien  gagner  à  être  rapprochés. 

I.  La  physiologie  étant  la  science  des  phénomènes 
de  la  vie,  on  a  pensé  que  cette  définition  en  im- 
pliquait une  autre,  celle  de  la  vie  elle-même.  C'est 
pourquoi  l'on  trouve  dans  les  ouvrages  des  physio- 
logistes de  tous  les  temps  un  grand  nombre  de  défi- 
nitions de  la  vie. 

Devons-nous  les  imiter  et  croirons-nous  nécessaire 
de  débuter  dans  nos  études  par  une  entreprise  de  ce 
genre?  Oui,  nous  commencerons  comme  eux,  mais 
dans  le  but  bien  différent  de  prouver  que  la  tentative 
est  chimérique,  étrangère  et  inutile  à  la  science. 

Pascal,  dans  ses  réflexions  sur  la  géométrie,  parlant 
de  la  méthode  scientifique  par  excellence,  dit  qu'elle 
exigerait  de  n'employer  aucun  terme  dont  on  n'eût 
préalablement  expliqué  nettement  le  sens  :  elle  consis- 
terait à  tout  définir  et  à  tout  prouver. 

Mais  il  fait  immédiatement  remarquer  que  cela  est 
impossible.  Les  vraies  définitions  ne  sont  en  réalité, 
dit-il,  que  des  définitions  de  noms,  c'est-à-dire  l'imposi- 
tion d'un  nom  à  des  objets  créés  par  l'esprit  dans  le  but 
d'abréger  le  discours. 

Il  n'y  a  pas  de  définition  de  choses  que  l'esprit  n'a  pas 
créées,  et  qu'il  n'enferme  pas  tout  entières  ;  il  n'y  a  pas, 
en  un  mot,  de  définition  des  choses  naturelles.  Lorsque 
Platon,  dit  Pascal,  définit llkomme  :  «un  animal  à  deux 
jambes,  sans  plumes  »,  loin  de  nous  en  donner  une 


DÉFINITIONS    DANS  LES    SCIENCES.  23 

connaissance  plus  claire  qu'auparavant,  il  nous  en  four- 
nit uneidée  inutile  et  môme  ridicule,  puisque,  ajoute- 
t-il,  ci  un  homme  ne  perd  pas  l'humanité  en  perdant 
les  deux  jamhes,  et  un  chapon  ne  l'acquiert  pas  en 
perdant  ses  plumes. 

La  géométrie  peut  définir  les  objets  de  son  étude, 
parce  qu'ils  sont  une  pure  création  de  l'entendement  : 
la  définition  est  alors  une  convention  que  l'esprit  est 
libre  d'établir.  Quand  on  définit  le  nombre  pair,  «un 
nombre  divisible  par  deux,  »  on  donne  une  définition 
géométrique  selon  Pascal,  parce  qu'on  emploie  un  nom 
que  l'on  destitue  de  tout  autre  sens,  s'il  en  a,  pour  lui 
donner  celui  de  la  chose  désignée . 

On  procède  de  même  en  philosophie,  parce  que  l'on 
y  traite  surtout  des  conceptions  de  l'intelligence; 
et  encore  là  y  a-t-il  des  termes  primitifs  que  l'on  ne 
peut  définir. 

La  même  chose  arrive  d'ailleurs  en  géométrie,  où  les 
notions  primitives  à! espace,  de  temps,  de  mouvement  et 
autres  semblables,  ne  sont  pas  définies.  On  les  emploie 
sans  confusion  dans  le  discours,  parce  que  les  hommes 
en  ont  une  intelligence  suffisante  et  une  idée  assez  claire 
pour  ne  pas  se  tromper  sur  la  chose  désignée,  si  obscure 
que  puisse  être  l'idée  de  cette  chose  considérée  dans  son 
essence.  Cela  vient,  dit  encore  Pascal,  de  ce  que  la  na- 
ture a  donné  à  tous  les  hommes  les  mêmes  idées  primi- 
tives sur  ces  choses  primitives.  C'est  ce  que  rappelait 
spirituellement  le  célèbre  mathématicien  Poinsot  :  «  Si 
»  quelqu'un  me  demandait  de  définir  le  temps,  je  lui 
»  répondrais  :  «  Savez-vous  de  quoi  vous  parlez?  ?)  S'il 


24  LEÇONS  SUR   LES    PHÉNOMÈNES   DE    LA    VIE. 

n  me  disait  :  «  Oui.  —  Eh  bien,  parlons-en.  »  S'il  me 
»  disait  :  «  Non.  —  Eh  bien,  parlons  d'autre  chose.  » 

Quand  on  veut  définir  ces  notions  primitives,  on  ne 
peut  jamais  les  éclairer  par  rien  de  plus  simple;  on 
est  toujours  obligé  d'introduire  dans  la  définition  le 
mot  même  à  définir.  Le  temps  est  une  succession....,, 
disait  Laplace.  Mais  qu'est-ce  qu'une  succession,  si 
l'on  n'a  déjà  l'idée  de  temps?  Ces  définitions  ne  rap- 
pellent-elles pas  celle  dont  se  moquait  Pascal  :  «  La 
»  lumière  est  un  mouvement  luminaire  des  corps 
»    lumineux?  » 

On  ne  saurait  rien  définir  dans  les  sciences  de  la 
nature;  toute  tentative  de  définition  ne  traduit  qu'une 
simple  hypothèse.  On  ne  connaît  les  objets  que  succes- 
sivement, sous  des  points  de  vue  différents  et  divers; 
ce  n'est  pas  au  commencement  de  ces  sciences  que 
l'on  en  possède  une  connaissance  intégrale  et  com- 
plète, telle  qu'une  définition  la  suppose;  c'est  à  la  fin, 
et  comme  terme  idéal  et  inaccessible  de  l'étude. 

La  méthode  qui  consiste  à  définir  et  à  tout  déduire 
d'une  définition  peut  convenir  aux  sciences  de  l'esprit, 
mais  elle  est  contraire  à  l'esprit  même  des  sciences 
expérimentales. 

C'est  pourquoi  il  n'y  a  pas  à  définir  la  vie  en  physio- 
logie. Lorsque  l'on  parle  de  la  vie,  on  se  comprend  à  ce 
sujet  sans  difficulté,  et  c'est  assez  pour  justifier  l'em- 
ploi du  terme  d'une  manière  exempte  d'équivoques. 

Il  suffit  que  l'on  s'entende  sur  le  mot  vie,  pour  l'em- 
ployer; mais  il  faut  surtout  que  nous  sachions  qu'il  est 
illusoire  et  chimérique,  contraire  à  l'esprit  même  de 


DÉFINITIONS    DE   LA   VIE.  25 

la  science,  d'en  chercher  une  définition  absolue.  Nous 
devons  nous  préoccuper  seulement  d'en  fixer  les  carac- 
tères en  les  rangeant  dans  leur  ordre  naturel  de  subor- 
dination. 

Il  importe  aujourd'hui  de  nettement  dégager  la  phy- 
siologie générale  des  illusions  qui  l'ont  pendant  long- 
temps agitée.  Elle  est  une  science  expérimentale  et  n'a 
pas  à  donner  des  définitions  a  priori. 

Si,  après  ces  préliminaires,  nous  rappelons  néan- 
moins les  principaux  essais  de  définition  de  la  vie 
donnés  à  diverses  époques,  ce  sera  pour  en  montrer 
l'insuffisance  ou  l'erreur.  Cette  étude  aura  d'ailleurs 
pour  nous  un  autre  intérêt;  elle  nous  aidera  à  cher- 
cher, par  l'analyse  de  tous  ces  efforts  de  l'esprit,  la 
meilleure  conception  que  nous  puissions  avoir  aujour- 
d'hui des  phénomènes  de  la  vie. 

Aristote  dit  :  «  La  vie  est  la  nutrition,  l'accroisse- 
»  ment  et  le  dépérissement,  ayant  pour  cause  un  prin- 
)>  cipe  qui  a  sa  fin  en  soi,  l'entéléchie.  »  Or,  c'est  ce 
principe  qu'il  faudrait  saisir  et  connaître. 

Burdach  rappelle  que  pour  la  philosophie  de  l'absolu, 
<a  la  vie  est  l'âme  du  monde,  l'équation  de  l'univers.  » 
11  dit  encore  que  «  dans  la  vie  la  matière  n'est  que 
l'accident,  tandis  que  l'activité  est  sa  substance.  » 
Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  des  considérations  si 
transcendentales  qui  n'ont  rien  de  tangible  pour  le 
physiologiste. 

Kant  a  défini  la  vie  «  un  principe  intérieur  d'action  » . 
Dans  son  Appendice  sur  la  téléologie,  ou  science  des 
causes  finales,  il  dit:  «  L  organisme  est  un  tout  résultant 


26  LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA   VIE. 

rï  une  intelligence  calculatrice  qui  réside  dans  son  intérieur.  » 

Cette  définition,  qui  rappelle  celle  d'Hippocrate,  a  été 
acceptée,  sous  une  forme  plus  ou  moins  modifiée,  par 
un  grand  nombre  de  physiologistes.  Mais  la  raison  qui 
l'a  fait  adopter  n'est  précisément  au  fond,  ainsi  que  nous 
le  verrons  plus  loin,  que  spécieuse  ou  apparente.  Le 
principe  d'action  des  corps  vivants  n'est  pas  intérieur  : 
on  ne  saurait  le  séparer,  l'isoler  des  conditions  atmos- 
phériques ou  cosmiques  extérieures,  et  il  n'y  a  aucun 
phénomène  que  l'on  puisse  lui  attribuer  exclusivement. 
La  spontanéité  des  manifestations  vitales  n'est  qu'une 
fausse  apparence  bientôt  démentie  par  l'étude  des  faits. 
Il  y  a  constamment  des  agents  extérieurs,  des  stimu- 
lants étrangers  qui  viennent  provoquer  la  manifesta- 
tion des  propriétés  d'une  matière  toujours  également 
inerte  par  elle-même.  Chez  les  êtres  supérieurs,  ces  sti- 
mulants résident  à  la  vérité  dans  ce  que  nous  appelons 
un  milieu  intérieur ■;  mais  ce  milieu,  quoique  profondé- 
ment situé,  est  encore  extérieur  à  la  partie  élémentaire 
organisée,  qui  est  la  seule  partie  réellement  vivante. 

Lordat  admet  un  principe  vital  quand  il  dit  :  «  La 
»  vie  est  l'alliance  temporaire  du  sens  intime  et  de 
»  l'agrégat  matériel,  cimentée  par  une  êvopp.ov  ou  cause 
»  de  mouvement  qui  nous  est  inconnue.  » 

Tréviranus  a  eu  en  vue,  comme  Kant,  l'indépen- 
dance apparente  des  manifestations  vitales  d'avec  les 
conditions  extérieures  :  «  La  vie  est,  pour  lui,  l'unifor- 
»  mité  constante  des  phénomènes  sous  la  diversité  des 
»  influences  extérieures.  » 

Mtiller  paraît  admettre  une  sorte  de  principe  vital. 


DÉFINITIONS    DE  LA  VIE.  27 

Il  y  a,  selon  lui,  deux  choses  dans  le  germe,  la  ma- 
tière du  germe,  plus  le  principe  vital. 

Ehrard  considère  la  vie  comme  un  principe  moteur  : 
»  la  faculté  du  mouvement  destinée  au  service  de  ce 
»  qui  est  mû.  » 

Richerand  reconnaît  implicitement  l'existence  d'un 
principe  vital  comme  cause  d'une  succession  limitée  de 
phénomènes  dans  les  êtres  vivants  :  «  La  vie,  dit-il,  est 
»  une  collection  de  phénomènes  qui  se  succèdent  pen- 
»  dant  un  temps  limité  dans  les  corps  organisés.  » 

Herbert  Spencer  a  proposé  plus  récemment  une  défi- 
nition de  la  vie,  que  j'ai  citée  déjà  (I)  d'une  manière 
qui  a  provoqué  les  réclamations  du  philosophe  anglais. 
A  la  page  709  de  la  traduction  française  de  ses  Prin- 
cipes de  psychologie,  nous  avons  lu  cette  phrase  : 

«  Donc,  sous  sa  forme  dernière,  nous  énoncerons 
»  comme  étant  notre  définition  de  la  vie,  la  combinaison 
»  définie  de  changements  hétérogènes  à  la  fois  simultanés 
»  et  successifs.  )> 

Cette  définition  que  j'avais  reproduite  intégralement 
doit  être  complétée,  à  ce  qu'il  paraît,  par  l'addition 
de  ces  mots  :  en  correspondance  avec  des  coexistences  et 
des  séquences  externes. 

D'après  le  traducteur  d'Herbert  Spencer,  M.  Ca- 
zelles,  qui  a  exprimé  cette  critique  (2),  la  pensée  du  phi- 
losophe serait  défigurée  sans  l'adjonction  du  second 
membre  de  phrase.  La  définition  est  ainsi  faite  en  plu- 

(I)C1.  Bernard,  Bévue  des  Deux  Mondes,  tome  IX,  187o,  et  La  science 
expérimentale,  2e  édition.  Paris,  1878. 
(2)  Revue  scientifique,  n°  33,  février  187(3. 


28  LEÇONS  SUR    LES  PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

sieurs  temps,  par  degrés  successifs,  et  cette  façon  de 
procéder,  qui  n'est  pas  habituelle,  est  bien  capable 
d'égarer  le  lecteur. 

En  résumé,  ajoute  le  traducteur,  le  trait  essentiel 
par  lequel  M.  Herbert  Spencer  veut  définir  la  vie,  c'est 
V accommodation  continue  des  relations  internes  aux  re- 
lations externes. 

Bichat  nous  propose  une  idée  plus  physiologique  et 
plus  saisissable.  Sa  définition  de  la  vie  a  eu  un  grand 
retentissement  :  «La  vie  est  l'ensemble  des  fonctions 
»  qui  résistent  à  la  mort.  » 

La  définition  de  Bichat  comprend  deux  termes  qui 
s'opposent  l'un  à  l'autre  :  la  vie,  la  mort.  Il  est  impos- 
sible, en  effet,  de  séparer  ces  deux  idées;  ce  qui  est 
vivant  mourra,  ce  qui  est  mort  a  vécu. 

Mais  Bichat  a  voulu  être  plus  clair  :  il  est  descendu 
plus  avant  dans  le  problème  et  il  y  a  rencontré  l'erreur. 
Il  a  fait  en  quelque  sorte  de  la  vie  et  de  la  mort  deux 
êtres,  deux  principes  continuellement  présents  et  lut- 
tant dans  l'organisme.  Il  a  beau  répudier  le  principe  vital 
en  tant  que  principe  unique  :  il  nous  en  donne  l'équi- 
valent dans  ses  propriétés  vitales.  Ces  principes  vitaux 
subalternes,  ces  propriétés  vitales,  sont  les  agents  de 
la  vie  ;  au  contraire,  les  propriétés  physiques  qui  les 
combattent  sont  pour  ainsi  dire  les  agents  de  la  mort. 

Tous  les  contemporains  de  Bichat  ont  partagé  sa 
façon  de  voir  et  paraphrasé  sa  formule.  Un  chirurgien 
de  l'École  de  Paris,  Pelletan,  enseigne  que  la  vie  est  la 
résistance  opposée  par  la  matière  organisée  aux  causes 
qui  tendent  sans  cesse  à  la  détruire.  Cuvier  lui-même 


DÉFINITIONS  DE  LA  VIE.  29 

développe,  dans  un  passage  souvent  cité,  cette  pensée 
que  la  vie  est  une  force  qui  résiste  aux  lois  qui  régissent 
la  matière  brute  :  la  mort  est  la  défaite  de  ce  principe  de 
résistance,  et  le  cadavre  n'est  autre  chose  que  le  corps 
vivant  retombé  sous  l'empire  des  forces  physiques. 

Ainsi,  non  seulement  les  propriétés  physiques,  sui- 
vant Bichat,  sont  étrangères  aux  manifestations  vitales 
et  doivent  être  négligées  dans  l'étude,  mais  il  y  a  plus, 
elles  leur  sont  opposées. 

Ces  idées  d'antagonisme  entre  les  forces  extérieures 
générales  et  les  forces  intérieures  ou  vitales  avaient  déjà 
été  exprimées  par  Stahl  dans  un  langage  obscur  et  pres- 
que barbare  :  exposées  par  Bichat  avec  une  lumineuse 
netteté,  elles  séduisirent  et  entraînèrent  tous  les  esprits. 

La  science,  il  faut  le  dire,  a  condamné  cette  défi- 
nition, d'après  laquelle  il  y  aurait  deux  espèces  de  pro- 
priétés dans  les  corps  vivants  :  les  propriétés  physiques 
et  les  propriétés  vitales,  constamment  en  lutte  et  ten- 
dant à  prédominer  les  unes  sur  les  autres.  En  effet,  il 
résulterait  logiquement  de  cet  antagonisme,  que  plus 
les  propriétés  vitales  ont  d'empire  dans  un  organisme, 
plus  les  propriétés  physico-chimiques  y  devraient  être 
atténuées,  et  réciproquement  que  les  propriétés  vitales 
devraient  se  montrer  d'autant  plus  affaiblies  que  les 
propriétés  physiques  acquerraient  plus  de  puissance. 
Or,  c'est  l'inverse  qui  est  vrai  :  les  découvertes  de  la 
physique  et  de  la  chimie  biologique  ont  établi,  au  lieu 
de  cet  antagonisme,  un  accord  intime,  une  harmonie 
parfaite  entre  l'activité  vitale  et  l'intensité  des  phéno- 
mènes physico-chimiques. 


30  LEÇONS    SUR  LES  PHÉNOMÈNES    DE   LA   VIE. 

Eu  somme,  la  conception  de  Bichat  renferme  deux 
idées  :  la  première  établissant  une  relation  nécessaire 
entre  la  vie  et  la  mort;  la  seconde  admettant  une  op- 
position entre  les  phénomènes  vitaux  et  les  phéno- 
mènes physico-chimiques. 

La  dernière  partie  est  une  erreur. 

Quant  à  la  première,  elle  avait  été  exprimée  déjà 
plus  simplement  sous  une  forme  qui  en  fait  presque 
une  naïveté  dans  la  définition  de  Y  Encyclopédie  :  «  La 
»  vie  est  le  contraire  de  la  mort.  » 

C'est  qu'en  effet  nous  ne  distinguons  la  vie  que  par 
la  mort  et  inversement.  En  comparant  le  corps  vivant 
au  même  corps  à  l'état  de  cadavre,  nous  apercevons 
qu'il  a  disparu  quelque  chose  que  nous  appelons  la  vie. 

Les  citations  que  nous  avons  faites  précédemment 
nous  montrent  une  grande  variété  apparente  clans  les 
définitions  de  la  vie;  elles  présentent  toutes  cependant 
un  fond  commun  qui  constitue  précisément  leur  dé- 
faut. Presque  tous  les  auteurs  ont  admis  implicitement 
ou  explicitement  que  les  manifestations  de  la  vie  ont 
pour  cause  un  principe  qui  leur  donne  naissance  et  les 
dirige.  Or,  admettre  que  la  vie  dérive  d'un  principe 
vital,  c'est  définir  la  vie  par  la  vie  ;  c'est  introduire  le 
défini  dans  la  définition. 

Il  est  vrai  que  d'autres  physiologistes  ont  admis, 
sans  en  donner  de  meilleures  définitions,  que  la  vie, 
au  lieu  d'être  un  principe  recteur  immatériel,  n'est 
qutme  résultante  de  l'activité  de  la  matière  organisée. 

C'est  ainsi  que  pour  Béclard,  «  la  vie  est  l'organi- 
»  sation  en  action.  » 


DÉFINITIONS   DE  LA  VIE.  31 

Pour  Dugès,  «  la  vie  est  l'activité  spéciale  des  êtres 
»    organisés.  » 

Pour  Dczeimeris,  «  la  vie  est  la  manière  d'être  des 
»  corps  organisés.  » 

Pour  Lamarck,  «  la  vie  est  un  état  de  choses  qui 
»  permet  le  mouvement  organique  sous  l'influence  des 
»  excitants.  » 

Cet  état  de  choses,  c'est  évidemment  l'organisation, 
avec  la  condition  de  la  sensibilité. 

Rostan,  qui  avait  placé  dans  l'organisation  la  caracté- 
ristique de  la  vie  et  formulé  ïorganicisme,  s'exprime 
dans  les  termes  suivants  : 

<i  Le  créateur  ne  communique  pas  une  force  qu'il 
»  ajoute  à  l'être  organisé,  ayant  mis  dans  cet  être  avec 
»  l'organisation  la  disposition  moléculaire  apte  à  la  dé- 
»  velopper.  C'est  l'horloger  qui  a  construit  l'horloge, 
»  et  en  la  montant  lui  a  donné  le  pouvoir  de  parcourir 
»  les  phases  successives,  de  marquer  les  heures,  les 
»  minutes,  les  secondes,  les  époques  de  la  lune,  les 
»  mois  de  l'année,  tout  cela  pendant  un  temps  plus  ou 
»  moins  long;  mais  ce  pouvoir  n'est  autre  que  celui 
»  qui  résulte  de  sa  structure;  ce  n'est  pas  une  propriété 
»  à  part,  une  qualité  surajoutée;  c'est  la  machine 
»  montée.  » 

La  vie,  c'est  la  machine  montée  :  les  propriétés  déri- 
vent de  la  structure  des  organes.  Tel  est  lorganicisme. 

Toutefois  cette  conception  a  quelque  chose  de  vague  : 
la  structure  n'est  pas  une  propriété  physico-chimique, 
ni  une  force  qui  puisse  être  la  cause  de  rien  par  elle- 
même,  car  elle  supposerait  une  cause  à  son  tour. 


32     LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

En  définitive,  toutes  les  vues  a  priori  sur  la  vie,  soit 
qu'on  la  considère  comme  un  principe  ou  comme  un 
résultat,  n'ont  fourni  que  des  définitions  insuffisantes, 
et  cela  devait  être,  puisque  les  phénomènes  de  la  vie 
ne  peuvent  être  connus  qu'a  posteriori,  comme  tous 
les  phénomènes  de  la  nature. 

La  méthode  a  priori  est  ainsi  frappée  de  stérilité,  et 
ce  serait  temps  perdu  que  de  continuer  à  chercher  le 
progrès  de  la  science  physiologique  dans  cette  voie. 

Renonçant  donc  à  définir  l'indéfinissable,  nous  es- 
sayerons simplement  de  caractériser  les  êtres  vivants 
par  rapport  aux  corps  bruts.  Cette  façon  de  comprendre 
le  problème  nous  conduira  à  des  formules  qui  expri- 
meront des  faits,  et  non  plus  seulement  des  idées  ou 
des  hypothèses. 

Ce  n'est  pas  que  nous  rejetions  les  hypothèses  de  la 
science  ;  elles  n'en  sont  dans  tous  les  cas  que  les  écha- 
faudages ;  la  science  se  constitue  par  les  faits;  mais  elle 
marche  et  s'édifie  à  l'aide  des  hypothèses. 

Examinons  maintenant  quels  sont  les  caractères 
généraux  des  êtres  vivants.  On  peut  les  ramener  à  cinq, 
savoir  : 

L'organisation; 

La  génération  ; 

La  nutrition  ; 

L'évolution  ; 

La  caducité,  la  maladie,  la  mort. 

A.  V organisation  résulte  d'un  mélange  de  substances 
complexes  réagissant  les  unes  sur  les  autres.  C'est  pour 


CARACTÈRES    DE    LA   VIE.  33 

nous,  l'arrangement  qui  donne  naissance  aux  propriétés 
immanentes  de  la  matière  vivante,  arrangement  qui  est 
spécial  et  très  complexe,  mais  qui  n'en  obéit  pas  moins 
aux  lois  chimiques  générales  du  groupement  de  la  ma- 
tière. Les  propriétés  vitales  ne  sont  en  réalité  que  les 
propriétés  physico  chimiques  de  la  matière  organisée. 

B,  La  faculté  de  se  reproduire  ou  la  génération, 
c'est-à-dire  l'acte  par  lequel  les  êtres  proviennent  les 
uns  des  autres,  les  caractérise  d'une  manière  à  peu 
près  absolue.  Tout  être  vient  de  parents,  et  à  un  certain 
moment  il  est  capable  d'être  parent  à  son  tour,  c'est- 
à-dire  de  donner  origine  à  d'autres  êtres. 

C.  dévolution  est  peut-être  le  trait  le  plus  remar- 
quable des  êtres  vivants  et  par  conséquent  de  la  vie. 

L'être  vivant  apparaît,  s'accroît,  décline  et  meurt.  Il 
est  en  voie  de  changement  continuel  :  il  est  sujet  à  la 
mort.  Il  sort  d'un  germe,  d'un  œuf  ou  d'une  graine, 
acquiert  par  des  différenciations  successives  un  certain 
degré  de  développement;  il  forme  des  organes,  les  uns 
passagers  et  transitoires,  les  autres  ayant  la  même  du- 
rée que  lui-même,  puis  il  se  détruit. 

L'être  brut,  minéral,  est  immuable  et  incorruptible 
tant  que  les  conditions  extérieures  ne  changent  point. 

Ce  caractère  d'évolution  déterminée,  de  commence- 
ment et  de  fin,  de  marche  continuelle  dans  une  direc- 
tion dont  le  terme  est  fixé,  appartient  en  propre  aux 
êtres  vivants. 

A  la  vérité,  les  astronomes  acceptent  aujourd'hui 


CL.   B£r.\ARD. 


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34  LEÇONS    SUR   LES  PHÉNOMÈNES    DE    LA   VIE. 

l'idée  d'une  mobilité  et  d'une  évolution  continuelle  du 
monde  sidéral.  Mais  il  y  a  dans  cette  évolution  possible 
des  corps  sidéraux,  comparée  à  révolution  rapide  des 
corps  vivants,  une  différence  de  degré  qui,  au  point 
de  vue  pratique,  suffit  à  les  distinguer.  Relativement 
à  nous,  le  monde,  les  astres,  n'offrent  que  des  change- 
ments insensibles  ;  les  êtres  vivants,  au  contraire,  une 
évolution  saisissable. 

La  mort  est  également  une  nécessité  à  laquelle  est 
fatalement  soumis  l'individu  vivant,  qui  fait  retour  par 
là  au  monde  minéral.  11  est  sujet,  en  outre,  à  la  maladie, 
et  capable  de  rétablissement.  Les  philosophes  médecins 
et  naturalistes  ont  été  frappés  vivement  de  cette  ten- 
dance de  l'être  organisé  à  se  rétablir  dans  sa  forme,  à 
réparer  ses  mutilations,  à  cicatriser  ses  blessures,  et 
à  prouver  ainsi  son  unité,  son  individualité  morpho- 
logique. 

Cette  tendance  à  réaliser  et  à  réparer  une  sorte  de 
plan  architectural  individuel  ferait  de  l'être  organisé, 
suivantccrtains  physiologistes, untout  harmonique,  une 
sorte  de  petit  monde  dans  le  grand;  ce  serait  là  un  ca- 
ractère exclusif  aux  corps  doués  de  vie.  «  Les  corps 
»  inorganiques,  dit  Tiedemann,  n'offrent  absolument 
»  aucun  phénomène  que  l'on  puisse  considérer  comme 
»  effet  de  la  régénération  ou  de  la  guérison.  Nul  cristal 
»  ne  reproduit  les  parties  qu'il  a  perdues,  nul  ne  ré- 
»  pare  les  solutions  survenues  dans  sa  continuité,  nul 
»   ne  revient  lui-même  à  son  état  d'intégrité.  » 

Gela  n'est  pas  exact;  les  cristaux,  comme  les  êtres 
vivants,  ont  leurs  formes,  leur  plan  particulier,  et  lors- 


CARACTÈRES    DE   Là  VIE.  35 

que  les  actions  perturbatrices  du  milieu  ambiant  les  en 
écartent,  ils  sont  capables  de  les  rétablir  par  une  véri- 
table cicatrisation  ou  rêdintégration  cristalline.  M.  Pas- 
teur a  vu  «  que  lorsqu'un  cristal  a  été  brisé  sur  l'une 
«  quelconque  de  ses  parties  et  qu'on  le  replace  dans  son 
»  eau  mère,  on  voit,  en  même  temps  que  le  cristal 
»  s'agrandit  dans  tous  les  sens  par  un  dépôt  de  particules 
»  cristallines,  un  travail  très  actif  avoir  lieu  sur  la  par- 
»  tie  brisée  ou  déformée;  et  en  quelques  heures  il  a 
»  satisfait,  non  seulement  à  la  régularité  du  travail 
»  général  sur  toutes  les  parties  du  cristal,  mais  au  réta- 
»  blissement  de  la  régularité  dans  la  partie  mutilée...  » 
De  sorte  que  la  force  physique  qui  range  les  particules 
cristallines  suivant  les  lois  d'une  savante  géométrie  a 
des  résultats  analogues  à  celle  qui  range  la  substance 
organisée  sous  la  forme  d'un  animal  ou  d'une  plante. 
Ce  caractère  n'est  donc  pas  aussi  absolu  que  le  croyait 
Tiedemann  ;  toutefois,  il  a,  tout  au  moins,  un  degrù 
d'intensité  et  d'énergie  qui  spécialise  l'être  vivant. 
D'autre  part,  comme  nous  l'avons  dit,  il  n'y  a  pas  dans  le 
cristal  l'évolution  qui  caractérise  l'animal  ou  la  plante. 

D.  Enfin,  la  nutrition  a  été  considérée  comme  le  trait 
distinctif,  essentiel,  de  l'être  vivant  ;  comme  la  plus 
constante  et  la  plus  universelle  de  ses  manifestations, 
celle  par  conséquent  qui  doit  et  peut  suffire  par  elle 
seule  à  caractériser  la  vie. 

La  nutrition  est  la  continuelle  mutation  des  parti- 
cules qui  constituent  l'être  vivant.  L'édifice  organique 
est  le  siège  d'un  perpétuel  mouvement  nutritif  qui  ne 


36  LEÇONS    SUR   LES   PHÉNOMÈNES   DE   LA  VIE. 

laisse  de  repos  à  aucune  partie;  chacune,  sans  cesse  ni 
trêve,  s'alimente  dans  le  milieu  qui  l'entoure  et  y  rejette 
ses  déchets  et  ses  produits.  Cette  rénovation  molécu- 
laire est  insaisissable  pour  le  regard;  mais,  comme  nous 
en  voyons  le  début  et  la  fin,  l'entrée  et  la  sortie  des 
substances,  nous  en  concevons  les  phases  intermé- 
diaires, et  nous  nous  représentons  un  courant  de  ma- 
tière qui  traverse  incessamment  l'organisme  et  le  renou- 
velle dans  sa  substance  en  le  maintenant  dans  sa  forme. 

L'universalité  d'un  tel  phénomène  chez  la  plante  et 
chez  l'animal  et  dans  toutes  leurs  parties,  sa  constance, 
qui  ne  souffre  pas  d'arrêt,  en  font  un  signe  général  de 
la  vie,  que  quelques  physiologistes  ont  employé  à  sa 
définition. 

C'est  ainsi  que  de  Blainville  a  dit  : 

«  La  vie  est  un  double  mouvement  interne  de  composi- 
»  tion  et  de  décomposition  à  la  fois  général  et  continu.  » 

Cuvier  s'exprime  de  la  même  manière  : 

«  L'être  vivant,  dit-il,  est  un  tourbillon  à  direction 
»  constante,  dans  lequel  la  malière  est  moins  essen- 
»   tielle  que  la  forme.  » 

Flourens  a  paraphrasé  cette  idée  du  tourbillon  vital 
ou  du  circulus  matériel,  en  disant  : 

«  La  vie  est  une  forme  servie  par  la  matière.  » 

Enfin,  Tiedemann,  en  admettant  également  le  dou- 
ble mouvement  de  composition  et  de  décomposition 
des  êtres  vivants,  le  rattache  à  un  principe  vital  qui 
le  gouverne. 

«  Les  corps  vivants,  dit-il,  ont  en  eux  leur  principe 
»  d'action  qui  les  empêche  de  tomber  jamais  en  indiffè- 


CARACTÈRES    DE  LA    VIE.  37 

»  rcnce  chimique.  »  La  définition  tirée  de  ce  caractère 
mérite  de  nous  arrêter  un  instant. 

Nous  avons  déjà  dit  que  les  manifestations  de  la  vie 
ne  pouvaient  être  considérées  comme  régies  directe- 
ment par  un  principe  vital  intérieur.  L'activité  des  ani- 
maux et  des  plantes  est  certainement  sous  la  dépendance 
des  conditions  extérieures.  Cela  est  bien  visible  chez 
les  végétaux  et  chez  les  animaux  à  sang  froid,  qui  s'en- 
gourdissent dans  l'hiver  et  se  réveillent  pendant  les  cha- 
leurs de  l'été.  Nous  verrons  plus  tard  que  si  l'homme  et 
les  animaux  à  sang  chaud  paraissent  libres  dans  leurs 
actes  et  indépendants  des  variations  du  milieu  cosmi- 
que, cela  tient  à  ce  qu'il  existe  chez  eux  un  mécanisme 
complexe  qui  entretient  autour  des  particules  vivantes, 
fibres  et  cellules,  un  milieu  en  réalité  invariable,  le 
sang,  toujours  également  chaud  et  semblablement  con- 
stitué. Ils  sont  indépendants  du  milieu  extérieur  parce 
que,  grâce  à  cet  artifice,  le  milieu  intérieur  ne  change 
pas  autour  de  leurs  éléments  actifs  et  vivants.  En  réalité 
il  y  a  toujours,  chez  l'être  vivant,  des  agents  extérieurs, 
des  stimulants  étrangers,  extra  cellulaires,  qui  viennent 
provoquer  lamanifestation  des  propriétés  d'une  matière 
toujours  également  inactive  et  inerte  par  elle-même. 

Si  un  principe  intérieur  existait  et  était  indépendant, 
pourquoi  la  vie  serait-elle  plus  énergique  l'été  que  l'hi- 
ver chez  certains  êtres  vivants,  plus  vigoureuse  en  pré- 
sence de  l'oxygène  qu'en  son  absence,  plus  active  en 
présence  de  l'eau  qu'après  dessiccation? 

11  n'est  pas  exact  de  dire,  d'un  autre  côté,  que  les 
corps  vivants  sont  incapables  de  tomber  en  état  d'indif- 


38         LEÇONS  sua  LES  phénomènes  de  la.  vie. 

férence  chimique.  A  la  vérité,  quel  que  soit  dans  les 
circonstances  ordinaires  l'engourdissement  dans  lequel 
soit  plongé  le  végétal  ou  l'animal  à  sang  froid,  la  vie 
n'a  pas  cessé  en  lui,  l'organisme  n'est  pas  tombé  dans 
l'inertie  absolue,  dans  l'état  réel  d'indifférence  chimi- 
que. Mais  nous  prouverons  que  ce  cas  est  réalisé  dans 
l'être  en  état  de  vie  latente.  Voici  une  graine  ;  elle  est 
inerte  comme  un  corps  minéral.  Dans  certaines  condi- 
tions, sa  constitution  reste  invariable  et  elle  restera  ainsi 
pendant  des  mois,  des  siècles.  Vit-elle?  Non,  d'après 
la  définition  de  Tiedemann,  puisque  cette  graine  est  en 
complète  indifférence  chimique.  Et  cependant,  qu'on 
lui  fournisse  les  conditions  extérieures  de  la  germina- 
tion, la  chaleur,  l'humidité,  l'air,  et  elle  va  germer  et 
développer  une  plante  nouvelle.  Nous  vous  montre- 
rons qu'il  en  est  de  môme  des  animaux  ressuscitants 
ou  reviviscents,  des  rotifères  et  des  anguillules,  qui 
peuvent  revivre  après  avoir  été  plongés,  pendant  un 
temps  théoriquement  indéfini,  dans  la  plus  complète 
inertie. 

Que  conclure  de  là,  sinon  que  les  phénomènes  vitaux 
ne  sont  point  les  manifestations  de  l'activité  d'un  prin- 
cipe vital  intérieur,  libre  et  indépendant?  On  ne  peut 
saisir  ce  principe  intérieur,  l'isoler,  agir  sur  lui.  On  voit 
au  contraire  les  actes  vitaux  avoir  constamment  pour 
condition  des  circonstances  physico-chimiques  ex- 
ternes, parfaitement  déterminées  et  capables  ou  d'em- 
pêcher ou  de  permettre  leur  apparition. 

En  résumé  le  tourbillon  vital  n'est  pas  la  manifesta- 
tion unique  d'un  quid  intus,  ni  le  seul  effet  de  conditions 


CARACTÈRES    DE  LA  VIE.  39 

physico-chimiques  extérieures.  La  vie  ne  saurait  en 
conséquence  être  caractérisée  exclusivement  par  une 
conception  vitaliste  ou  matérialiste.  Les  tentatives 
qu'on  a  faites  à  ce  sujet  de  tout  temps  sont  illusoires 
et  n'ont  pu  aboutir  qu'à  l'erreur. 

Devons-nous  rester  sur  cette  négation? 

Non.  Une  critique  négative  n'est  pas  une  conclusion. 
11  faut  nous  former  à  notre  tour  une  idée,  chercher  un 
caractère,  dont  la  valeur,  bien  qu'ellenesoitpasabsolue, 
soit  capable  de  nous  éclairer  dans  notre  route  sans 
jamais  nous  tromper. 

Les  caractères  que  nous  avons  précédemment  rap- 
pelés correspondent  à  des  réalités  ;  ils  sont  bons,  utiles 
à  connaître.  Je  dirai  de  mon  côté  la  conception  à 
laquelle  m'a  conduit  mon  expérience. 

Je  considère  qu'il  y  a  nécessairement  dans  l'être 
vivant  deux  ordres  de  phénomènes  : 

1°  Les  phénomènes  de  création  vitale  ou  de  syrtthèst 
organisatrice  ; 

2°  Les  phénomènes  de  mort  ou  de  destruction  or- 
ganique. 

11  est  nécessaire  de  nous  expliquer  en  quelques  mots 
sur  la  signification  que  nous  donnons  à  ces  expressions 
création  et  destruction  organiques. 

Si,  au  point  de  vue  de  la  matière  inorganique,  on 
admet  avec  raison  que  rien  ne  se  perd  et  que  rien  ne 
se  crée  ;  au  point  de  vue  de  l'organisme,  il  n'en  est 
pas  de  même.  Chez  un  être  vivant,  tout  se  crée  mor- 
phologiquement, s'organise  et  tout  meurt,  se  détruit. 
Dans  l'œuf  en  développement,  les  muscles,  les  os,  les 


40  LEÇONS   SUR   LES   PHÉNOMÈNES    DE  LA   VIE. 

nerfs  apparaissent  et  prennent  leur  place  en  répétant 
une  forme  antérieure  d'où  l'œuf  est  sorti.  La  matière 
ambiante  s'assimile  aux  tissus,  soit  comme  principe 
nutritif,  soit  comme  élément  essentiel.  L'organe  est 
créé,  il  l'est  au  point  de  vue  de  sa  structure,  de  sa  forme, 
des  propriétés  qu'il  manifeste. 

D'autre  part,  les  organes  se  détruisent,  se  désorgani- 
sent à  chaque  moment  etpar  leur  jeu  môme  ;  cette  désor- 
ganisation constitue  la  secondephasedugrandacte  vital. 

Le  premier  de  ces  deux  ordres  de  phénomènes  est 
seul  sans  analogues  directs  ;  il  est  particulier,  spécial 
à  l'être  vivant  :  cette  synthèse  évolutive  est  ce  qu'il  y  a 
de  véritablement  vital.  —  Je  rappellerai  à  ce  sujet  la 
formule  que  j'ai  exprimée  dès  longtemps  :  «  La  vier 
cest  la  création  »  (1). 

Le  second,  au  contraire,  la  destruction  vitale,  est 
d'ordre  physico-chimique,  le  plus  souvent  le  résultat 
d'une  combustion,  d'une  fermentation,  d'une  putréfac- 
tion, d'une  action,  en  un  mot,  comparable  à  un  grand 
nombre  de  faits  chimiques  de  décomposition  ou  de  dé- 
doublement. Ce  sont  les  véritables  phénomènes  de  mort 
quaud  ils  s'appliquent  à  l'être  organisé. 

Et,  chose  digne  de  remarque,  nous  sommes  ici  vic- 
times d'une  illusion  habituelle,  et  quand  nous  voulons 
désigner  les  phénomènes  de  [âvie,  nous  indiquons  en 
réalité  des  phénomènes  de  mort. 

Nous  ne  sommes  pas  frappés  par  les  phénomènes  de 
la  vie.  La  synthèse  organisatrice  reste  intérieure,  silcn- 

(1)  Voyez  Introduction  à  l'élude  de  la  médecine  expérimentale,  p.  161, 
1865. 


CRÉATION    ET    DESTRUCTION    ORGANIQUES.  41 

cieuse  ,  cachée  dans  son  expression  phénoménale , 
rassemblant  sans  bruit  les  matériaux  qui  seront  dépen- 
sés. Nous  ne  voyons  point  directement  ces  phénomènes 
d'organisation.  Seul  l'histologiste ,  l'embryogéniste, 
en  suivant  le  développement  de  l'élément  ou  de  l'être 
vivant,  saisit  des  changements,  des  phases  qui  lui  ré- 
vèlent ce  travail  sourd  :  c'est  ici  un  dépôt  de  matière , 
là  une  formation  d'enveloppe  ou  de  noyau,  là  une  divi- 
sion ou  une  multiplication,  une  rénovation. 

Au  contraire,  les  phénomènes  de  destruction  ou  de 
mort  vitale  sont  ceux  qui  nous  sautent  aux  yeux  et  par 
lesquels  nous  sommes  amenés  à  caractériser  la  vie.  Les 
signes  en  sont  évidents,  éclatants  :  quand  le  mouve- 
ment se  produit,  qu'un  muscle  se  contracte,  quand  la 
volonté  et  la  sensibilité  se  manifestent,  quand  la  pen- 
sée s'exerce,  quand  la  glande  sécrète,  la  substance  du 
muscle,  des  nerfs,  du  cerveau,  du  tissu  glandulaire  se 
désorganise,  se  détruit  et  se  consume.  De  sorte  que  toute 
manifestation  d'un  phénomène  dans  l'être  vivant  e?t 
nécessairementliéeà  une  destruction  organique  ;  et  c'est 
ce  que  j'ai  voulu  exprimer  lorsque,  sous  une  forme  pa- 
radoxale, j'ai  dit  ailleurs  :  la  vie  c'est  la  mort  (J). 

L'existence  de  tous  les  êtres,  animaux  ou  végétaux, 
se  maintient  par  ces  deux  ordres  d'actes  nécessaires  et 
inséparables  :  Y  organisation  et  la  désorganisation.  Notre 
science  devra  tendre,  comme  but  pratique,  à  fixer  les 
conditions  et  les  circonstances  de  ces  deux  ordres  de 
phénomènes. 

(I)  Revue  des  Deux  Blondes,  t.  IX,  1875,  et  la  Science  expérimentale 
2me  édition.  Paris,  1878. 


42  LEÇONS    SUR  LES  PHÉNOMÈNES   DE   LA  VIE. 

Cette  division  des  manifestations  vitales  que  nous 
avons  adoptée  est,  selon  nous,  l'expression  même  de 
la  réalité;  c'est  le  résultat  de  l'observation  des  phéno- 
mènes. A  cet  avantage  d'être  une  vérité  de  fait,  elle 
joint  celui  non  moins  appréciable  d'être  utile  à  l'in- 
telligence des  phénomènes,  d'être  profitable  cà  l'étude, 
de  projeter  une  vive  clarté  dans  l'appréciation  des  mo- 
dalités de  la  vie.  C'est  ce  que  nous  nous  efforcerons  de 
démontrer  dans  la  suite  de  notre  cours;  ce  sera  là 
notre  programme. 

Nous  sommes  ainsi  arrivé,  croyons-nous,  aux  deux 
faits  généraux  les  plus  caractéristiques  des  êtres  vivants; 
mais  cela  ne  suffit  pas,  l'esprit  a  besoin  de  sortir  du  fait  : 
il  se  sent  entraîné  au  delà,  et  il  édifie  des  hypothèses 
auxquelles  il  demande  l'explication  des  choses  et  le 
moyen  de  les  pénétrer  plus  profondément. 

C'est  pourquoi,  à  côté  de  l'observation  des  phéno- 
mènes, il  y  a  toujours  eu  des  hypothèses,  des  vues 
exprimées  à  propos  de  la  vie  par  les  philosophes,  les 
naturalistes  et  les  médecins  depuis  la  plus  haute  an- 
tiquité jusqu'à  notre  époque.  Ce  sont  ces  hypothèses 
que  nous  allons  maintenant  examiner. 

II.  Toutes  les  interprétations  si  variées  dans  leur 
l'orme  et  toutes  les  hypothèses  qui  ont  été  fournies  sur 
la  vie  aux  différentes  époques  peuvent  rentrer  dans  deux 
types;  elles  se  sont  présentées  sous  deux  formes,  se 
sont  inspirées  de  deux  tendances  :  la  forme  ou  la  ten- 
dance spiritualiste ',  animiste  ou  vitaliste,  la  forme  ou  la 
tendance  mécanique  ou  matérialiste.  En  un  mot,  la  vie  a 
été  considérée  dans  tous  Jes  temps  à  deux  points  de 


HYrOTHÈSES   SUR  LA  VIE.  43 

vue  différents  :  ou  comme  l'expression  d'une  force  spé- 
ciale, ou  comme  le  résultat  des  forces  générales  de  la 
nature. 

Nous  devons  nous  hâter  de  déclarer  que  la  science 
ne  donne  raison  ni  à  l'un  nia  l'autre  de  ces  systèmes, 
et  en  tant  que  physiologiste  nous  devrons  rejeter  à  la 
fois  les  hypothèses  vitalistes  et  les  hypothèses  maté- 
rialistes. 

Les  spiritualistes  animistes  ou  vitalistes  ne  consi- 
dèrent dans  les  phénomènes  de  la  vie  que  l'action  d'un 
principe  supérieur  et  immatériel  se  manifestant  dans 
la  matière  inerte  et  obéissante;  ils  ne  voient  que  l'in- 
tervention d'une  force  extraphysique,  spéciale,  indé- 
pendante :  mens  agitât  molem.  Telle  est  la  pensée  de 
Pythagore,  Platon,  Aristote,  Hippocrate,  acceptée  pat' 
les  savants  mystiques  du  moyen  âge,  Paraceîse,  Van 
Helmont;  soutenue  parles  scolastiques  et  formulée  dans 
son  expression  la  plus  outrée,  de  V animisme,  par  Stahl. 

D'autre  part,  l'école  matérialiste  de  Démocrite  et 
d'Épicure  rapporte  tout  à  la  matière,  qui  par  ses  lois 
générales  constitue  à  la  fois  les  corps  inorganiques  et 
les  corps  vivants,  sans  l'intervention  actuelle  et  toujours 
présente  d'une  force  active,  d'une  intelligence  motrice. 
L'être  vivant,  dans  le  grand  ensemble  de  l'univers,  va 
de  soi-même  par  la  structure,  l'arrangement  et  l'acti- 
vité même  de  la  matière  universelle. 

11  est  remarquable  d'autre  part  que  des  philosophes 
très  convaincus,  en  tant  que  philosophes,  de  la  spiri- 
tualité de  l'âme,  aient  été  en  tant  que  physiologistes 
profondément  matérialistes.  C'est  ainsi  que  Descartes 


44  LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA    VIE. 

et  Leibnitz  attribuent  nettement  au  jeu  des  forces  phy- 
siques toutes  les  manifestations  saisissables  de  l'activi- 
té vitale.  La  raison  de  cette  apparente  contradiction 
réside  dans  la  séparation  presque  absolue  qu'ils  éta- 
blirent entre  l'âme  et  le  corps,  entre  la  métaphysique 
et  la  physique  :  l'âme  est,  pour  Descartes,  le  principe 
supérieur  qui  se  manifeste  par  la  pensée;  la  vie  n'est 
qu'un  effet  supérieur  des  lois  de  la  mécanique.  Il  con- 
sidère le  corps  comme  une  machine  faite  pour  elle- 
même,  que  l'âme  ne  peut  atteindre  ni  troubler  dans 
son  fonctionnement,  mais  qu'elle  peut  seulement  con- 
templer en  simple  spectatrice.  Ce  qui  agit  réellement, 
ce  sont  des  rouages  mécaniques,  des  ressorts,  des  leviers, 
des  canaux,  des  filtres,  des  cribles,  des  pressoirs,  etc. 

De  même,  au  point  de  vue  physiologique,  Leibnitz 
se  montre  matérialiste.  Comme  Descartes,  il  sépare 
l'âme  du  corps,  et  quoiqu'il  admette  entre  eux  une 
concordance  préétablie,  il  leur  refuse  toute  espèce  d'ac- 
tion réciproque.  «  Le  corps,  dit-il,  se  développe  mécani- 
»  quement,  et  les  lois  mécaniques  ne  sont  jamais  violées 
»  dans  les  mouvements  naturels;  tout  se  fait  dans  les 
»  âmes  comme  s'il  n'y  avait  pas  de  corps,  et  tout  se  fait 
»  dans  le  corps  comme  s'il  n'y  avait  pas  d'âme.  » 

En  recourant  ainsi  alternativement  aux  deux  hypo- 
thèses spiritualiste  et  matérialiste,  Descartes  et  Leibnitz 
ont  en  quelque  sorte  implicitement  reconnu  l'insuffi- 
sance de  l'une  et  de  l'autre  pour  expliquer  les  phéno- 
mènes de  la  vie. 

Ces  doctrines  spiritualistes  et  matérialistes  peuvent 
être  agitées  en  philosophie  :  elles  n'ont  pas  de  place  eu 


HYPOTHÈSES  SPIRITUALITES  ET    MATÉRIALISTES.        45 

physiologie  expérimentale;  elles  n'ont  aucun  rôle  utile 
à  y  remplir,  parce  que  le  critérium  unique  dérive  de 
l'expérience.  Les  partisans  de  l'une  et  de  l'autre  de  ces 
doctrines  ont  pu  également  faire  des  découvartes  utiles; 
toutefois  ce  n'est  pas  en  leur  nom  que  les  plus  grands 
progrès  se  sont  présentés  dans  la  science.  Personne 
ne  sait  ou  ne  s'occupe  de  savoir  si  Harvey,  si  Haller 
étaient  spiritualistes  ou  matérialistes;  on  sait  seulement 
qu'ils  étaient  de  grands  physiologistes,  et  leurs  obser- 
vations ou  leurs  expériences  seules  sont  parvenues 
jusqu'à  nous. 

Aujourd'hui  la  physiologie  devient  une  science 
exacte;  elle  doit  se  dégager  des  idées  philosophiques 
et  théologiques  qui  pendant  longtemps  s'y  sont  trou- 
vées mêlées.  On  n'a  pas  plus  à  demander  à  un  phy- 
siologiste s'il  est  spiritualiste  ou  matérialiste  qu'à  un 
mathématicien,  à  un  physicien  ou  à  un  chimiste.  Nous 
ne  voulons  pas,  nous  le  répétons,  nier  pour  cela  l'im- 
portance de  ces  grands  problèmes  qui  tourmentent 
l'esprit  humain,  mais  nous  voulons  les  séparer  de  la 
physiologie,  les  distinguer,  parce  que  leur  étude  relève 
de  méthodes  absolument  différentes.  La  tendance,  qui 
semble  se  raviver  de  nos  jours,  à  vouloir  immiscer  dans 
la  physiologie  les  questions  théologiques  et  philoso- 
phiques, à  poursuivre  leur  prétendue  conciliation,  est 
à  mon  sens  une  tendance  stérile  et  funeste,  parce 
qu'elle  mêle  le  sentiment  et  le  raisonnement,  confond 
ce  que  l'on  reconnaît  et  accepte  sans  démonstration 
physique  avec  ce  que  l'on  ne  doit  admettre  qu'expéri- 
mentalement et  après  démonstration  complète.   En 


46  LEÇONS  SUR  LES   PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

réalité,  on  ne  peut  être  spiritualiste  ou  matérialiste 
que  par  sentiment;  on  est  physiologiste  par  démons- 
tration scientifique. 

La  philosophie  et  la  théologie  ont  la  liberté  de  traiter 
les  questions  qui  leur  incombent  par  les  méthodes  qui 
leur  appartiennent,  et  la  physiologie  n'intervient  ni 
pour  les  soutenir  ni  pour  les  attaquer.  Elle  aussi, 
elle  a  sa  liberté  d'action,  ses  problèmes  particuliers  et 
ses  méthodes  spéciales  pour  les  résoudre.  Ce  sont  donc 
des  domaines  séparés  dans  lesquels  chaque  chose  doit 
rester  en  sa  place  ;  c'est  la  seule  manière  d'éviter  la  con- 
fusion et  d'assurer  le  progrès  dans  l'ordre  physique, 
intellectuel,  politique  ou  moral. 

ici  nous  serons  seulement  physiologiste  et,  à  ce  titre, 
nous  ne  pouvons  nous  placer  ni  dans  le  camp  des  vita- 
listes  ni  dans  celui  des  matérialistes. 

Nous  nous  séparons  des  vitalistes,  parce  que  la.  force 
vitale,  quel  que  soit  le  nom  qu'on  lui  donne,  ne  saurait 
rien  faire  par  elle-même,  qu'elle  ne  peut  agir  qu'en 
empruntant  le  ministère  des  forces  générales  de  la 
nature  et  qu'elle  est  incapable  de  se  manifester  en 
dehors  d'elles. 

Nous  nous  séparons  également  des  matérialistes; 
car,  bien  que  les  manifestations  vitales  restent  placées 
directement  sous  l'influence  de  conditions  physico-chi- 
miques, ces  conditions  ne  sauraient  grouper,  harmo- 
niser les  phénomènes  dans  l'ordre  et  la  succession 
qu'ils  affectent  spécialement  dans  les  êtres  vivants. 

Nous  resterons  en  face  des  phénomènes  de  la  vie 
comme  des  hommes  de  science  expérimentale  :  obser- 


DOCTRINES    VITALISTES  ET  MATÉRIALISTES.  47 

vateurs  des  faits,  sans  idée  systématique  préconçue. 
Nous  chercherons  à  déterminer  exactement  les  con- 
ditions de  manifestation  des  phénomènes  de  la  vie, 
afin  de  nous  en  rendre  maîtres  comme  le  physicien  et 
le  chimiste  se  rendent  maîtres  des  phénomènes  de  la 
nature  inorganique  (1). 

Tel  est  le  problème  de  la  physiologie  moderne,  et 
nous  ne  saurions  certainement  arriver  à  sa  solution  ni 
au  moyen  des  doctrines  spiritualistes  ou  vitalistes,  ni  à 
l'aide  des  doctrines  matérialistes. 

Il  y  a  au  fond  des  doctrines  vitalistes  une  erreur 
irrémédiable,  qui  consiste  à  considérer  comme  force 
une  personnification  trompeuse  de  l'arrangement  des 
choses,  à  donner  une  existence  réelle  et  une  aciivité 
matérielle,  efficace  à  quelque  chose  d'immatériel  qui 
n'est  en  réalité  qu'une  notion  de  l'esprit,  une  direction 
nécessairement  inactive. 

L'idée  d'une  cause  qui  préside  à  l'enchaînement  des 
phénomènes  vitaux  est  sans  doute  la  première  qui  se 
présente  à  l'esprit,  et  elle  paraît  indéniable  lorsque 
l'on  considère  l'évolution  rigoureusement  fixée  des 
phénomènes  si  nombreux  et  si  bien  concertés  par  les- 
quels l'animal  et  la  plante  soutiennent  leur  existence 
et  parcourent  leur  carrière.  En  voyant  l'animal  sortir 
de  lœuf  et  acquérir  successivement  la  forme  et  la 
constitution  de  l'être  qui  l'a  précédé  et  de  celui  qui  le 
suivra;  en  le  voyant  exécuter  au  même  instant  un 

(1)  Voyez  à  ce  sujet  :  Problème  de  la  physiologie  générale.  {Revue 
des  Deux  Mondes  et  la  Science  expérimentale.  Paris,  1878).  —  Rapport 
sw  les  progrès  de  la  physiologie  générale.  Paris,  1867. 


48  LEÇONS    SUR    LES  PHÉNOMÈNES  DE    LÀ  VIE. 

nombre  infini  d'actes  apparents  ou  cachés  qui  concou- 
rent, comme  par  un  dessein  calculé,  à  sa  conservation 
et  à  son  entretien,  on  a  le  sentiment  qu'une  cause 
dirige  le  concert  de  ses  parties  et  guide  dans  leur  voie 
les  phénomènes  isolés  dont  il  est  le  théâtre. 

C'est  à  cette  cause,  considérée  comme  force  direc- 
trice, que  l'on  peut  donner  le  nom  d'âme  physiolo- 
gique ou  de  force  vitale,  et  on  peut  l'accepter,  à  la  con- 
dition de  la  définir  et  de  ne  lui  attribuer  que  ce  qui 
lui  revient.  C'est  par  une  fausse  interprétation  qu'on  a 
pour  ainsi  dire  personnifié  le  principe  vital,  et  qu'on 
en  a  fait  comme  l'ouvrier  de  tout  le  travail  organique. 
On  l'a  considéré  comme  l'agent  exécutif  de  tous  les 
phénomènes,  l'acteur  intelligent  qui  modèle  le  corps 
et  manie  la  matière  inerte  et  obéissante  de  l'être  animé. 
La  raison  suffisante  de  chaque  acte  de  la  vie  était  pour 
les  vitalistes  dans  cette  force,  qui  n'avait  aucunement 
besoin  du  secours  étranger  des  forces  physiques  et 
chimiques  ou  qui  luttait  même  contre  elles  pour  ac- 
complir sa  tâche. 

Mais  la  science  expérimentale  contredit  précisément 
cette  vue  :  c'est  par  là  qu'elle  s'introduit  dans  le  sys- 
tème pour  en  montrer  la  fausseté  fondamentale.  En 
effet,  les  recherches  physiologiques  nous  apprennent 
que  la  force  ou  les  forces  vitales  ne  peuvent  rien  sans 
le  concours  des  conditions  physiques.  Il  y  a  un  accord 
intime,  une  étroite  liaison  des  phénomènes  physiques 
et  chimiques  avec  les  phénomènes  vitaux.  C'est  un 
parallélisme  parfait,  une  union  harmonique  nécessaire. 
L'humidité,  la  chaleur,  l'air,  créent  des  conditions  in- 


DOCTRINES  VITALISTES.  49 

dispensables  au  fonctionnement  de  la  vie.  Les  mani- 
festations vitales  s'exaltent  ou  s'atténuent,  en  même 
temps  que  les  activités  chimiques  des  tissus,  et  pro- 
portionnellement à  cette  action  même.  L'abaissement 
de  la  température  entraîne  un  abaissement  de  la  sen- 
sibilité, de  l'intelligence,  et  produit  un  engourdisse- 
ment de  la  vie.  Par  la  dessiccation,  certains  êtres  sont 
plongés  dans  un  état  de  mort  apparente  qui  ne  cesse, 
ainsi  que  nous  le  verrons,  que  lorsque  Ton  vient  à  leur 
restituer  l'eau  et  les  conditions  physico-chimiques  qui 
leur  sont  nécessaires  pour  les  manifestations  vitales. 
Dans  ces  cas  faudra-t-il  dire  que  la  chaleur  exalte  la 
force  vitale,  que  le  froid  l'engourdit;  que  la  dessicca- 
tion l'anéantit  et  que  l'humidité  la  ressuscite?  Mais 
alors  ce  ne  serait  plus  elle  qui  commanderait  à  la  ma- 
tière de  l'organisme,  ce  serait  bien  plutôt  l'état  maté- 
riel de  l'organisme  qui  la  gouvernerait.  C'est  qu'en 
effet  la  force  vitale  ne  peut  rien  produire  sans  les  con- 
ditions physico-chimiques  :  elle  reste  absolument 
inerte,  et  le  phénomène  vital  n'apparaît  que  lorsque  les 
conditions  physico-chimiques  déterminées  pour  sa 
manifestation  sont  réunies. 

C'est  là  ce  que  n'ont  point  compris  les  vitalistes,  ni 
Stahl,  qui  confondait  et  unifiait  la  force  vitale  avec 
l'âme  intelligente  et  raisonnable  ;  ni  Bichat,  qui  substi- 
tuait à  ce  principe  unique  les  propriétés  vitales,  c'est- 
à-dire  une  multitude  de  forces  vitales  résidant  au 
sein  de  chaque  tissu.  Ces  propriétés  vitales,  comme  il 
les  appelle,  étaient  opposées  aux  propriétés  physiques, 
les  premières  changeantes  et  éphémères,  les  secondes 


CL.  BEBNARD. 


50  LEÇONS  SUR  LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA.    VIE. 

constantes  et  permanentes,  se  rencontrant  dans  le  corps 
animal  comme  sur  un  champ  de  bataille  et  luttant  sans 
repos  ni  trêve,  jusqu'au  moment  où,  la  victoire  restant 
aux  agents  physiques,  l'être  vivant  mourait. 

Ainsi,  que  le  vitalismesoit  envisagé  dans  son  expres- 
sion la  plus  outrée  et  tel  que  Stahl  l'a  développé  ou 
dans  la  forme  plus  adoucie  et  plus  scientifique  que 
Bichat  lui  a  donnée,  il  est  également  inacceptable, 
parce  qu'il  se  trouve  en  contradiction  avec  l'expérience 
et  avec  les  faits  de  la  physiologie. 

Si,  comme  nous  venons  de  le  voir,  les  doctrines 
vitalistes  ont  méconnu  la  vraie  nature  des  phéno- 
mènes vitaux,  les  doctrines  matérialistes,  d'un  autre 
coté,  ne  sont  pas  moius  dans  l'erreur,  quoique  d'une 
manière  opposée. 

En  admettant  que  les  phénomènes  se  rattachent  à 
des  manifestations  physico-chimiques,  ce  qui  est 
vrai,  la  question  dans  son  essence  n'est  pas  éclaircie 
pour  cela;  car  ce  n'est  pas  une  rencontre  fortuite  de 
phénomènes  physico-chimiques  qui  construit  chaque 
être  sur  un  plan  et  suivant  un  dessin  fixes  et  prévus 
d'avance,  et  suscite  l'admirable  subordination  et  l'har- 
monieux concert  des  actes  de  la  vie. 

11  y  a  dans  le  corps  animé  un  arrangement,  une 
sorte  d'ordonnance  que  l'on  ne  saurait  laisser  dans 
l'ombre,  parce  qu'elle  est  véritablement  le  trait  le  plus 
saillant  des  êtres  vivants.  Que  l'idée  de  cet  arrange- 
ment soit  mal  exprimée  par  le  nom  de  fo?xe,  nous  le 
voulons  bien  :  mais  ici  le  mot  importe  peu,  il  suffit 
que  la  réalité  du  fait  ne  soit  pas  discutable. 


DOCTRINES  MATÉRIALISTES.  51 

Les  phénomènes  vitaux  ont  bien  leurs  conditions  phy- 
sico-chimiques rigoureusement  déterminées;  mais  en 
même  temps  ils  se  subordonnent  et  se  succèdent  dans 
un  enchaînement  et  suivant  une  loi  fixés  d'avance  : 
ils  se  répètent  éternellement,  avec  ordre,  régularité, 
constance,  et  s'harmonisent,  en  vue  d'un  résultat  qui 
est  l'organisation  et  l'accroissement  de  l'individu,  ani- 
mal ou  végétal. 

11  y  a  comme  un  dessin  préétabli  de  chaque  être  et  de 
chaque  organe,  en  sorte  que  si,  considéré  isolément, 
chaque  phénomène  de  l'économie  est  tributaire  des 
forces  générales  de  la  nature,  pris  dans  ses  rapports 
avec  les  autres,  il  révèle  un  lien  spécial,  il  semble 
dirigé  par  quelque  guide  invisible  dans  la  route  qu'il 
suit  et  amené  dans  la  place  qu'il  occupe. 

La  plus  simple  méditation  nous  fait  apercevoir  un 
caractère  de  premier  ordre,  un  quid  proprium  de  l'être 
vivant  dans  cette  ordonnance  vitale  préétablie. 

Toutefois  l'observation  ne  nous  apprend  que  cela  : 
elle  nous  montre  un  plan  organique,  mais  non  une 
intervention  active  d'un  principe  vital.  La  seule  force 
vitale  que  nous  pourrions  admettre  ne  serait  qu'une 
sorte  de  force  législative,  mais  nullement  executive. 

Pour  résumer  notre  pensée,  nous  pourrions  dire  mé- 
taphoriquement :  la  force  vitale  dirige  des  phénomènes 
quelle  ne  produit  pas  ;  les  agents  pliysiques  produisent 
des  phénomènes  quils  ne  dirigent  pas. 

La.  force  vitale  n'étant  pas  une  force  active,  executive, 
ne  faisant  rien  par  elle-même,  alors  que  tout  se  mani- 
feste dans  la  vie  par  l'intervention  des  conditions  phy- 


52  I EÇONS    SUR  LES   PHÉNOMÈNES  DE  LA    VIE. 

siques  et  chimiques,  la  considération  de  cette  entité  ne 
doit  pas  intervenir  en  physiologie  expérimentale. 
Lorsque  le  physiologiste  voudra  connaître,  provoquer 
les  phénomènes  de  la  vie,  agir  sur  eux,  les  modifier, 
ce  n'est  pas  à  la  force  vitale,  entité  insaisissable,  qu'il 
lui  faudra  s'adresser,  mais  aux  conditions  physiques  et 
chimiques  qui  entraînent  et  commandent  la  manifes- 
tation vitale. 

Quel  que  soit  le  sujet  qu'il  étudie,  le  physiologiste 
ne  trouve  jamais  devant  lui  que  des  agents  mécaniques, 
physiques  ou  chimiques.  Lorsqu'il  examine,  par 
exemple,  l'action  des  substances  anesthésiques  sur  la 
sensibilité,  sur  l'intelligence,  il  constate  que  l'éther 
ou  le  chloroforme  agissent  matériellement  et  d'une 
manière  physique  ou  chimique  sur  la  substance  ner- 
veuse, et  non  point  sur  un  principe  vital,  ni  sur  une 
fonction  vitale,  telle  que  la  sensibilité,  qui  est  insaisis- 
sable par  elle-même.  Comme  il  en  est  de  même  pour 
tous  les  phénomènes  de  la  vie,  les  sciences  physico- 
chimiques  semblent  comprendre  dans  leurs  lois  l'appa- 
rition des  phénomènes  des  organismes  vivants;  de  là 
l'opinion  matérialiste  que  la  vie  ne  serait  qu'une  ex- 
pression des  phénomènes  généraux  de  la  nature.  Quoi 
qu'il  en  soit,  ce  que  nous  savons,  c'est  que  le  principe 
vital  n'exécute  rien  par  lui-même  et  qu'il  emprunte  ses 
forces  au  monde  extérieur  dans  les  mille  et  mille  ma- 
nifestations qui  apparaissent  à  nos  yeux. 

De  ce  qui  précède,  il  résulte  que  les  conditions  qui 
nous  sont  accessibles  pour  faire  apparaître  les  phéno- 
mènes de  la  vie  sont  toutes  matérielles  et  physico- 


CONDITIONS  DÉTERMINÉES    DES   PHÉNOMÈNES.  53 

chimiques.  11  n'y  a  d'action  possible  que  sur  et  par  la 
matière.  L'univers  ne  montre  pas  d'exception  à  cette 
loi.  Toute  manifestation  phénoménale,  qu'elle  siège 
dans  les  êtres  vivants  ou  en  dehors  d'eux,  a  pour 
substratum  obligé  des  conditions  matérielles.  Ce  sont 
ces  conditions  que  nous  appelons  les  conditions  déter- 
minées du  phénomène. 

Nous  ne  pouvons  connaître  que  les  conditions  ma- 
térielles et  non  la  nature  intime  des  phénomènes  de  la 
vie.  Dès  lors,  nous  n'avons  affaire  qu'à  la  matière,  et 
non  aux  causes  premières  ou  à  la  force  vitale  directrice 
qui  en  dérive.    Ces   causes   nous  sont  inaccessibles. 
Croire  autre  chose,  c'est  commettre  une  erreur  de  fait 
et  de  doctrine  ;  c'est  être  dupe  de  métaphores  et  prendre 
au  réel  un  langage  figuré.  On  entend  dire  en  effet 
souvent  que  le  physicien  agit  sur  l'électricité  ou  sur  la 
lumière;  que  le  médecin  agit  sur  la  vie,  la  santé,  la 
fièvre  ou  la  maladie  :  ce  sont  là  des  façons  de  parler. 
La  lumière,  l'électricité,  la  vie,  la  santé,  la  maladie,  la 
fièvre,  sont  des  êtres  abstraits  qu'un  agent  quelconque 
ne  saurait  atteindre  ;  mais  il  y  a  des  conditions  maté- 
rielles qui  font  apparaître  les  phénomènes  que  l'on  rap- 
porte à  l'électricité  :  la  chaleur,  la  lumière,  la  santé, 
la  maladie  ;  nous  pouvons  agir  sur  elles  et  modifier  par 
là  ces  différents  états. 

La  conception  que  nous  nous  formons  du  but  de 
toute  science  expérimentale  et  de  ses  moyens  d'action 
est  donc  générale;  elle  appartient  à  la  physique  et  à  la 
chimie  et  s'applique  à  la  physiologie.  Elle  revient  à 
dire,    en  d'autres  termes,  qu'un   phénomène  vital  a, 


54  LEÇONS  SUR  LES  phénomènes  de   la  vie. 

comme  tout  autre  phénomène,  un  déterminisme  ri- 
goureux, et  que  jamais  ce  déterminisme  ne  saurait 
être  autre  chose  qu'un  déterminisme  physico-chimique. 
La  force  vitale,  la  vie,  appartiennent  au  monde  méta- 
physique ;  leur  expression  est  une  nécessité  de  l'esprit  : 
nous  ne  pouvons  nous  en  servir  que  subjectivement. 
Notre  esprit  saisit  l'unité  et  le  lien,  l'harmonie  des 
phénomènes,  et  il  la  considère  comme  l'expression 
d'une  force;  mais  grande  serait  l'erreur  de  croire  que 
cette  force  métaphysique  est  active.  Il  en  est  d'ailleurs 
de  même  de  ce  que  nous  appelons  les  forces  physiques; 
ce  serait  une  pure  illusion  que  de  vouloir  rien  provo- 
quer par  elles.  Ce  sont  là  des  conceptions  métaphy- 
siques nécessaires,  mais  qui  ne  sortent  pointdu  domaine 
où  elles  sont  nées,  et  ne  viennent  point  réagir  sur  les 
phénomènes  qui  ont  donné  à  l'esprit  l'occasion  de  les 
créer. 

En  un  mot,  cette  faculté  évolutive,  directrice,  mor- 
phologique, par  laquelle  on  caractérise  la  vie,  est  inu- 
tile à  la  physiologie  expérimentale,  parce  que,  étant  en 
dehors  du  monde  physique,  elle  ne  peut  exercer  au- 
cune action  rétroactive  sur  lui.  11  faut  donc  séparer  le 
monde  métaphysique  du  monde  physique  qui  lui  sert 
de  base,  mais  qui  n'a  rien  à  lui  emprunter,  et  conclure 
en  paraphrasant  le  mot  de  Leibnitz  :  «  Chaque  chose 
»  s'exécute  dans  le  corps  vivant  comme  s'il  n'y  avait 
»  pas  de  force  vitale.  » 

III.  Par  ce  qui  précède  se  trouve  fixé  le  champ  et 
le  rôle  de  la  physiologie.  Elle  est  une  science  de  même 
ordre  que  les  sciences  physiques  :  elle  étudie  le  déter- 


DÉTERMINISME.  55 

minisme  physico-chimique  correspondant  aux  mani- 
festations vitales;  elle  a  les  mômes  principes  et  les 
mêmes  méthodes. 

Dans  aucune  science  expérimentale  on  ne  connaît, 
autre  chose  que  les  conditions  physico-chimiques  des 
phénomènes;  on  ne  travaille  à  autre  chose  qu'à  déter- 
miner ces  conditions.  Nulle  part  on  n'atteint  les  causes 
premières  ;  les  forces  physiques  sont  tout  aussi  obscures 
que  Ja  force  vitale  et  tout  aussi  en  dehors  de  la  prise 
directe  de  l'expérience.  On  n'agit  point  sur  ces  entités, 
mais  seulement  sur  les  conditions  physiques  ou  chi- 
miques qui  entraînent  les  phénomènes.  Le  but  de  toute 
science  de  la  nature,  en  un  mot,  est  de  fixer  le  déter- 
minisme des  phénomènes. 

Le  principe  du  déterminisme  domine  donc  l'étude  des 
phénomènes  de  la  vie  comme  celle  de  tous  les  autres 
phénomènes  de  la  nature. 

Depuis  longtemps  j'ai  émis  cette  opinion,  mais  lors- 
que j'employai  pour  la  première  fois  le  mot  de  déter- 
minisme (1)  pour  introduire  ce  principe  fondamental 
clans  la  science  physiologique,  je  ne  pensais  pas  qu'il 
pût  être  confondu  avec  le  déterminisme  philosophique 
de  Leibnitz. 

Toutefois  si  le  mot  déterminisme,  que  j'ai  employé, 
n'est  pas  nouveau,  l'acception  que  je  lui  ai  donnée  en 
physiologie  expérimentale  est  nouvelle;  et  cela  devait 
être,  puisque  Leibnitz  l'avait  appliqué  seulement  à  des 
objets  purement  métaphysiques,  tandis  que  je  l'appli- 

(1  )  Voy ezIndroduvWm  à  l'étude  de  la  médecine  expérimentale,  p.  115. 
1865. 


50  LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES    DE  LA   VIE. 

quais  au  contraire  à  des  objets  physiques,  pour  carac- 
tériser la  méthode  delà  science  physiologique. 

Lorsque  Leibnitz  disait  :  «  L'âme  humaine  est  un  au- 
»  tomate  spirituel,  »  il  formulait  le  déterminisme  philo- 
sophique. Cette  doctrine  soutient  que  les  phénomènes 
de  l'âme,  comme  tous  les  phénomènes  de  l'univers, 
sont  rigoureusement  déterminés  par  la  série  des  phé- 
nomènes antécédents,  inclinations,  jugements,  pen- 
sées, désirs,  prévalence  du  plus  fort  motif,  par  lesquels 
l'âme  est  entraînée.  C'est  la  négation  de  la  liberté 
humaine,  l'affirmation  du  fatalisme. 

Tout  autre  est  1  edéterminisme  physiologique.  Il  est 
l'expression  d'un  fait  physique.  11  consiste  dans  ce  prin- 
cipe que  chaque  phénomène  vital,  comme  chaque  phé- 
nomène physique,  est  invariablement  déterminé  par  des 
conditions  physico-chimiques  qui,  lui  permettant  ou 
l'empêchant  d'apparaître,  en  deviennent  les  conditions 
ou  les  causes  matérielles  immédiates  ou  prochaines .  L'en- 
semble des  conditions  déterminantes  d'un  phénomène 
entraîne  nécessairement  ce  phénomène.  Voilà  ce  qu'il 
faut  substituer  à  l'ancienne  et  obscure  notion  spiritua- 
liste  ou  matérialiste  de  cause. 

Ce  principe  est  fondamental  dans  toutes  les  sciences 
physiques.  Là  il  est  hors  de  conteste  ;  il  n'a  pas  même 
besoin  d'être  affirmé.  Il  en  est  autrement  dans  les 
sciences  de  la  vie.  Lorsque,  en  effet,  il  faut  étendre  le 
principe  du  déterminisme  aux  faits  de  la  nature  vivante, 
les  médecins  animistes  et  vitalistes  et  les  philosophes 
se  mettent  à  la  traverse. 

Les  vitalistes  nient  le  déterminisme,  parce  que,  selon 


INDÉTERMINISME.  57 

eux,  les  manifestations  vitales  auraient  pour  cause  l'ac- 
tion spontanée  efficace  et  comme  volontaire  et  libre 
d'un  principe  immatériel.  Les  conséquences  de  cette 
erreur  sont  considérables  :  le  rôle  de  l'homme  en 
présence  des  faits  vitaux  devrait  être  celui  d'un  simple 
spectateur,  non  d'un  acteur;  les  sciences  physiologiques 
ne  seraient  que  conjecturales  et  non  certaines.  L'expé- 
rience ne  saurait  les  atteindre;  l'observation  ne  saurait 
les  prédire.  C'est  là,  par  excellence,  on  le  voit,  une 
doctrine  paresseuse  :  elle  désarme  l'homme.  Elle  re- 
lègue les  causes  hors  des  objets  :  elle  transforme  des 
métaphores  en  des  entités  substantielles  ;  elle  fait  de  la 
physiologie  une  sorte  de  métaphysiologie  inaccessible. 

Ainsi,  on  le  voit,  la  doctrine  vitaliste  conclut  néces- 
sairement à  l'indéterminisme. 

C'est  précisément  la  conclusion  nécessaire  à  laquelle 
Bichat  a  été  amené  presque  malgré  lui.  Quand  il  com- 
mence à  exposer  ses  vues  si  nettes  et  si  scientifiques  (1), 
on  croit  qu'il  va  s'attacher  solidement  à  ces  vues,  de- 
venues les  bases  de  la  science  moderne,  en  répudiant 
les  idées  vitalistes  qu'elles  contiennent.  Bichat  émet 
en  effet  cette  idée  générale,  lumineuse  et  féconde, 
qu'en  physiologie  comme  en  physique  les  phéno- 
mènes doivent  être  rattachés  à  des  propriétés  inhé- 
rentes à  la  matière  vivante  comme  à  leur  cause.  «  Le 
»  rapport  des  propriétés  comme  causes  avec  les  phé- 
»  nomènes  comme  effets  est,  dit-il,  un  axiome  presque 
»  fastidieux  à  répéter  aujourd'hui  en  physique  et  en 

(1)  Introduction  de  son  Anatomie  générale. 


58  LEÇONS    SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA.  VIE. 

»  chimie  ;  si  mon  livre  établit  un  axiome  analogue  dans 
»  les  sciences  physiologiques,  il  aura  rempli  son  but.  » 

Mais  voici  qu'après  ce  début  si  clair,  il  distingue  les 
propriétés  vitales  des  propriétés  physiques,  les  unes 
agents  de  la  vie,  les  autres  agents  de  la  mort;  il  les  met 
en  lutte,  les  oppose.  Ses  propriétés  vitales  fontlaguerre 
auxpropriétés  physiques,  comme  faisait  Xâme  deStahl. 
C'est  une  négation  tout  aussi  catégorique  du  détermi- 
nisme en  physiologie  (1).  Voici  en  effet  à  quelles  héré- 
sies scientifiques  Bichat  se  trouve  fatalement  conduit. 

«  Les  propriétés  physiques,  dit-il,  étant  fixes,  con- 
»  stantes,  les  lois  des  sciences  qui  en  traitent  sont  éga- 
»  Jement  constantes  et  invariables;  on  peut  les  prévoir, 
»  les  calculer  avec  certitude.  Les  propriétés  vitales 
»  ayant  pour  caractère,  essentiel  Y  instabilité,  toutes  les 
»  fonctions  vitales  étant  susceptibles  d'une  foule  de 
»  variétés,  on  ne  peut  rien  prévoir,  rien  calculer  dans 
»>  leurs  phénomènes.  D'où  il  faut  conclure,  ajoute-t-il, 
»  que  des  lois  absolument  différentes  président  à  l'une 
»  et  l'autre  classe  de  phénomènes.  » 

Bichat  dit  ailleurs  (2)  :  «  La  physique,  la  chimie  se 
»  touchent,  parce  que  les  mêmes  lois  président  à  leurs 
»  phénomènes  ;  mais  un  immense  intervalle  les  sépare 
»  de  la  science  des  corps  organisés,  parce  qu'une 
»  énorme  différence  existe  entre  ces  lois  et  celles  de 
»  la  vie.  Dire  que  la  physiologie  est  la  physique 
»  des  animaux,  c'est  en  donner  une  idée  extrêmement 

(1)  Voyez  mon  article  dans  la  Bévue  des  Deux-Mondes,  t.  IX,  187o, 
cl  la  Seience  expérimentale,  2e édition.  Paris.  1878. 

(2)  Recherches  physiologiques  sur  la  vie  d  la  mort,  p.  84. 


DÉTERMINISME.  59 

»  inexacte  :  j'aimerais  autant  dire  que  l'astronomie  est 
«  la  physiologie  des  astres.  » 

Nous  pourrions  multiplier  les  preuves  de  l'indéter- 
minisme  ou  négation  scientifique  à  laquelle,  malgré 
son  génie,  Bichat  s'est  trouvé  conduit  par  les  doctrines 
vitalistes  qui  régnaient  à  son  époque  et  dont  il  n'a 
pu  se  dégager;  mais  le  temps  a  déjà  commencé  à 
séparer  l'erreur  de  la  vérité,  et,  comme  les  hommes 
ne  sont  grands  que  par  les  services  rendus,  Bichat 
n'en  vivra  pas  moins  dans  la  postérité  par  les  vérités 
qu'il  a  introduites  dans  les  sciences  de  la  vie. 

Il  y  a  une  trentaine  d'années,  l'École  médicale  de 
Paris  était  encore  imhue  de  ces  erreurs  de  doctrine.  Je 
me  souviens  d'avoir  été  pris  à  partie  à  la  Société  phi- 
lomathique,  au  début  de  ma  carrière,  par  le  pro- 
fesseur Gerdy,  qui,  invoquant  son  expérience  chirurgi- 
cale, exprima  son  opinion  dans  les  termes  les  plus  caté- 
goriques. «  Dire  en  physiologie  que  les  phénomènes 
»  vitaux  sont  constamment  identiques  dans  des  con- 
»  ditions  identiques,  c'est  énoncer  une  erreur,  s'écria 
»  Gerdy;  cela  n'est  vrai  que  pour  les  corps  bruts.  » 

Les  progrès  de  la  science  physiologique  moderne 
et  la  pénétration  de  plus  en  plus  profonde  des  scien- 
ces physico-chimiques  dans  sa  culture  ont  à  peu 
près  dissipé  aujourd'hui,  il  faut  le  dire,  la  plupart 
de  ces  idées  erronées,  et  on  ne  peut  contester  que 
la  physiologie  actuelle  marche  dans  une  voie  qui 
établit  de  plus  en  plus  le  déterminisme  rigoureux 
des  phénomènes  de  la  vie.  Il  n'y  a  pour  ainsi  dire 
plus  de  divergence  entre  les  physiologistes  à  ce  sujet. 


00  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE   L  S.    VIE. 

Mais  il  n'en  est  pas  de  même  pour  les  philosophes; 
ils  repoussent  encore  le  déterminisme  physiologique, 
et  pensent  que  certains  phénomènes  de  la  vie  lui 
échappent  nécessairement  :  par  exemple,  les  phéno- 
mènes moraux.  Ils  craignent  que  la  liberté  morale 
puisse  être  compromise  si  l'on  admet  le  déterminisme 
physiologique  absolu.  Récemment  même  un  mathéma- 
ticien, voyant  les  progrès  de  cetie  doctrine,  a  cherché 
à  établir  une  conciliation  entre  le  déterminisme  scien- 
tifique et  la  liberté  morale  (1). 

Le  malentendu  entre  les  philosophes  et  les  phy- 
siologistes vient  sans  doute  de  ce  que  le  mot  déter- 
minisme est  pris  par  eux  dans  le  sens  de  fatalisme, 
c'est-à-dire  dans  le  sens  du  déterminisme  philoso- 
phique de  Leibnitz. 

Les  philosophes  dont  nous  parlons  ne  refusent  pas 
d'admettre  que  les  phénomènes  inférieurs  de  l'anima- 
lité pourraient  être  soumis  au  déterminisme  ;  que  le 
mouvement  et  le  jeu  des  organes  seraient  réglés  par 
lui;  mais  ils  exceptent  de  cette  obligation  les  phéno- 
mènes supérieurs,  les  phénomènes  psychiques.  De 
sorte  qu'il  faudrait  distinguer  dans  l'homme  les  phé- 
nomènes de  la  vie  soumis  au  déterminisme  de  ceux 
qui  ne  le  sont  pas. 

Pour  nous,  le  déterminisme  physiologique  ne  peut 
subir  de  restriction  :  tous  les  phénomènes  qui  survien- 
nent dans  les  êtres  vivants  et  dans  l'homme,  phéno- 
mènes supérieurs  ou  inférieurs,  sont  soumis  à  cette 

(I)  Boussinesq,  Compt.  rend,  de  V Académie. —  Revue  scientifique, 
t.   XIX.  p.  986,  1877. 


DÉTERMINISME.  61 

loi.  «  Toute  manifestation  de  l'être  vivant,  disons- 
»  nous,  est  un  phénomène  physiologique  et  se  trouve 
»  lié  à  des  conditions  physico-chimiques  déterminées, 
»  qui  le  permettent  quand  elles  sont  réalisées,  qui 
»  l'empêchent  quand  elles  font  défaut.  » 

C'est  là  le  déterminisme  absolu  :  il  exprime  que  le 
monde  psychique  ne  se  passe  point  du  monde  physico- 
chimique  ;  et  c'est  là  un  fait  d'expérience  toujours 
vérifié.  Les  phénomènes  de  l'âme,  pour  se  manifester, 
ont  besoin  de  conditions  matérielles  exactement  déter- 
minées; c'est  pour  cela  qu'ils  apparaissent  toujours 
de  la  même  façon  suivant  des  lois,  et  non  arbitraire- 
ment ou  capricieusement,  au  hasard  d'une  sponta- 
néité sans  règles. 

Personne  ne  contestera  qu'il  y  ait  un  déterminisme 
de  la  non-liberté  morale.  Certaines  altérations  de  l'or- 
gane cérébral  amènent  la  folie,  font  disparaître  la  li- 
berté morale  comme  l'intelligence  et  obscurcissent  la 
conscience  chez  l'aliéné. 

Puisqu'il  y  a  un  déterminisme  de  la  non-liberté  mo- 
rale, il  y  a  nécessairement  un  déterminisme  de  la  li- 
berté morale,  c'est-à-dire  un  ensemble  de  conditions 
anatomiques  et  physico-chimiques  qui  lui  permettent 
d'exister.  Nous  affirmons  ce  fait  et  nous  disons  :  Bien 
loin  que  les  manifestations  de  i'âme  échappent  au 
déterminisme  physico-chimique,  elles  s'y  trouvent 
assujetties  étroitement  et  ne  s'en  écartent  jamais, 
quelle  que  soit  l'apparence  contraire.  Le  détermi- 
nisme, en  un  mot,  loin  d'être  la  négation  de  la  liberté 
morale,   en   est  au  contraire  la  condition   nécessaire 


62     LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

comme   de  toutes   autres  manifestations  vitales   (1). 

Que  serait  le  monde  s'il  n'en  était  pas  ainsi  !  Les 
relations  de  ce  que  l'on  appelle  le  physique  avec  le 
moral  ne  seraient  plus  soumises  à  l'empire  de  lois  pré- 
cises, mais  seraient  dans  un  état  de  tiraillement  anar- 
chique,  ou  de  caprices,  dans  un  état  contraire  à  l'har- 
monie de  la  nature,  sans  vérité  et  sans  grandeur. 

Le  déterminisme  n'est  donc  que  l'affirmation  de  la 
loi,  partout,  toujours,  et  jusque  dans  Jes  relations  du 
physique  avec  le  moral  :  c'est  l'affirmation  que,  suivant 
le  mot  connu  de  l'antiquité  :  «  Tout  est  fait  avec  ordre, 
poids  et  mesure.  » 

La  loi  du  déterminisme  physiologique  ne  saurait 
gêner  la  liberté  morale,  tandis  que,  tout  au  contraire,  le 

(1)  La  liberté  ne  saurait  être  l'indéterminisme.  Dans  la  doctrine 
du  déterminisme  physiologique  l'homme  est  forcément  libre  :  voilà 
ce  que  l'on  peut  prévoir.  Je  ne  veux  pas  traiter  ici  la  question  phi- 
osophique.  11  me  suffira  de  dire,  au  point  de  vue  physiologique,  que 
le  phénomène  de  la  liberté  morale  doit  être  assimilé  à  tous  les  autres 
phénomènes  de  l'organisme  vivant.  —  Si  toutes  les  conditions  ana- 
tomiques  et  physico-chimiques  normales  existent  dans  le  bras,  par 
exemple,  et  dans  les  organes  nerveux  correspondants,  vous  pouvez 
prédire  que  vous  ferez  mouvoir  le  membre  et  que  vous  le  ferez  mou- 
voir librement  dans  tous  les  sens  suivant  votre  volonté.  Seulement, 
le  sens  dans  lequel  vous  le  ferez  mouvoir  existe  dans  un  futur  con- 
tingent que  vous  ne  pouvez  prévoir,  mais  dans  lequel  vous  êtes  libre 
de  vous  déterminer  plus  tard,  suivant  les  circonstances.  De  même, 
l'intégrité  anatomique  et  physico-chimique  présumée  de  l'organe 
cérébral  vous  fait  prédire  que  ses  fonctions  s'exercerontpleinement 
et  que  vous  serez  libre  d'agir  volontairement  ;  mais  vous  ne  pou- 
vez pas  prévoir  le  sens  dans  lequel  votre  volonté  s'exercera,  parce 
que  ce  sens  est,  je  le  répète,  donné  par  la  contingence  des  événe- 
ments que  vous  ignorez  ou  que  vous  ne  pouvez  prévoir.  C'est  pour- 
quoi vous  restez  libre  d'agir  ou  de  choisir  suivant  les  principes  de 
morale  ou  autres  qui  vous  animent. 


DÉTERMINISME.  63 

fatalisme,  c'est-à-dire  le  déterminisme  philosophique, 
la  conteste  et  la  nie. 

En  résumé,  nous  réclamerons  l'universalité  du  prin- 
cipe du  déterminisme  physiologique  dans  l'organisme 
vivant,  et  nous  exprimerons  notre  pensée  en  disant  : 

1°  11  y  a  des  conditions  matérielles  déterminées  qui 
règlent  l'apparilion  des  phénomènes  de  la  vie  ; 

2°  Il  y  a  des  lois  préétablies  qui  en  règlent  l'ordre  et 
la  forme. 

Conclusion.  —  Le  but  que  nous  nous  sommes  pro- 
posé en  développant  les  considérations  contenues  dans 
les  trois  parties  de  celle  leçon  a  été  d'éliminer  de  la 
physiologie  certains  problèmes  qu'on  y  a  mêlés  à  tort, 
diverses  questions  qui  lui  sont  étrangères,  et  par  là 
d'en  fixer  l'étendue  et  le  but. 

Dans  la  première  partie,  nous  avons  montré  qu'en 
physiologie  il  faut  renoncera  l'illusion  d'une  définition 
de  la  vie.  Nous  ne  pouvons  qu'en  caractériser  les  phé- 
nomènes. 

Il  en  est  d'ailleurs  ainsi  dans  toute  science.  Les  défi- 
nitions sont  illusoires;  les  conditions  des  choses  sont 
tout  ce  que  nous  en  pouvons  connaître.  Dans  aucun 
ordre  de  science  nous  n'allons  au  delà  de  cette  limite, 
et  c'est  une  pure  illusion  d'imaginer  qu'on  la  dépasse 
et  qu'on  puisse  saisir  l'essence  de  quelque  phénomène 
que  ce  soit. 

Dans  la  seconde  partie,  nous  avons  montré  que 
les  hypothèses  matérialistes  ou  spiritualistes  se  ratta- 
chent à  la  recherche  de  causes  premières  que  la  science 
ne  saurait  atteindre.   En  rejetant  la  recherche    des 


64  LEÇONS    SUR    LES    PHÉiNOMÈlNES    DE    LA    VIE. 

causes  premières,  nous  avons  repoussé  par  cela  même 
l'hypothèse  matérialiste  et  l'hypothèse  spiritualiste  du 
champ  de  la  physiologie. 

Dans  la  troisième  partie,  nous  avons  admis  le  déter- 
minisme comme  un  principe  nécessaire  de  la  vie  physio- 
logique. Le  déterminisme  fait  connaître  les  conditions 
par  lesquelles  nous  pouvons  atteindre  les  phénomènes, 
les  supprimer,  les  produire  ou  les  modifier.  Ce  principe 
suffit  à  l'ambition  de  la  science,  car  au  fond  il  révèle 
les  rapports  entre  les  phénomènes  et  leurs  conditions, 
c'est-à-dire  la  seule  et  la  vraie  causalité  immédiate  réelle 
et  accessible. 

Nous  avons  ainsi  écarté  l'objection  qu'on  oppose  aux 
physiologistes  de  ne  pas  savoir  ce  que  c'est  que  la  vie. 
On  n'est  pas  plus  avancé  ailleurs.  La  vie  n'est  ni  plus  ni 
moins  obscure  que  toutes  les  autres  causes  premières. 

En  disant  qu'on  ne  doit  rechercher  que  les  conditions 
de  la  vie,  nous  circonscrivons  le  champ  de  la  science 
physiologique,  nous  fixons  le  but  que  nous  lui  assi- 
gnons de  conquérir  et  de  maîtriser  la  nature  vivante. 

Enfin  en  caractérisant  la  vie  et  la  mort  par  les  deux 
grands  types  de  phénomènes  de  création  organique  et  de 
destruction  organique,  nous  embrassons  l'ensemble  des 
conditions  de  l'existence  de  tous  les  êtres  vivants  et 
nous  traçons  le  programme  des  études  qui  feront  l'ob- 
jet des  leçons  qui  vont  suivre. 


DEUXIEME  LEÇON 


Les  trois  formes  de  la  vie. 

S  immaire  :  La  vie  ne  saurait  s'expliquer  par  un  principe  intérieur  d'action  ; 
elle  est  le  résultat  d'un  conflit  entre  l'organisme  et  les  conditions  physi- 
co-chimiques ambiantes.  Ce  conflit  n'est  point  une  lutte,  mais  une  har- 
monie. —  La  vie  se  présente  à  nous  sous  trois  aspects  qui  prouvent  la 
nécessité  des  conditions  physico-chimiques  pour  la  manifestation  de  la 
vie.  —  Ces  trois  états  de  la  vie  sont  :  1°  la  vie  à  l'état  de  non-manifes- 
tation ou  latente  ;  2°  la  vie  à  l'état  de  manifestation  variable  et  dépen- 
dante -,  3°  la  vie  à  l'état  de  manifestation  libre  et  indépendante. 

I.  Vie  lateiite.  —  Organisme  tombé  à  l'état  d'indifférence  chimique.  — 
Exemples  pris  dans  le  règne  végétal  et  dans  le  règne  animal.  —  La  vie  la- 
tente est  une  vie  arrêtée  et  non  diminuée.  —  Conditions  du  retour  de  la  vie 
latente  à.  la  vie  manifestée.  —  Conditions  extrinsèques  :  eau,  air  (oxygène), 
chaleur;  intrinsèques  :  réserves  de  matériaux  nutritifs.  —  Expériences 
sur  l'influence  de  l'air  (oxygène).  —  Expériences  sur  l'influence  de  la 
chaleur.  —  Expériences  sur  l'influence  de  l'eau.  —  Phénomènes  de  vie 
latente  dans  les  animaux  :  infusoires,  kérones,  kolpodes,  tardigrades, 
anguillules  de  blé  niellé.  —  L'assimilation  de  la  graine  et  de  l'œuf  n'est 
pas  exacte  au  point  de  vue  de  la  vie  latente.  —  Existences  des  êtres  à 
l'état  de  vie  latente  :  levure  de  bière,  anguillules,  tardigrades,  etc.  — 
Explication  du  retour  de  la  vie  latente  à  la  vie  manifestée.  —  Expériences 
de  M.  Chevreul  sur  la  dessiccation  des  tissus.  —  Mécanisme  du  passage  à 
la  vie  talente.  —  Mécanisme  du  retour  à  la  vie  manifestée.  —  Succession 
nécessaire  des  phénomènes  de  destruction  et  de  création  organique. 

II.  Vie  oscillante.  —  Appartient  à  tous  les  végétaux  et  à  un  grand  nombre 
d'animaux.  —  L'œuf  offre  la  vie  engourdie.  —  Mécanisme  de  l'engour- 
dissement vital.  —  Influence  du  milieu  extérieur  sur  le  milieu  intérieur. 
—  Diminution  des  phénomènes  chimiques  pendant  la  vie  engourdie.  — 
Mécanisme  de  l'oscillation  vitale  dans  l'engourdissement.  —  Nécessité  de 
réserves  pour  la  vie  engourdie.  —  Mécanisme  de  l'oscillation  vitale.  — 
lia  cessation  de  la  vie  engourdie.  —  Influence  de  la  chaleur  ;  elle  peut 
amener  l'engourdissement  comme  le  froid.  —  Résistance  des  êtres  en- 
gourdis. —  Les  animaux  réveillés  pendant  l'engourdissement  usent  rapi- 
dement leurs  réserves  et  meurent.  —  Phénomènes  de  création  et  de 
destruction  pendant  l'engourdissement.  —  L'engourdissement  passager 
n'exige  pas  des  réserves  comme  l'engourdissement  prolongé. 

III.  Vie  constante  ou  libre.  —  Elle  dépend  d'un  perfectionnement  orga- 
nique. —  Notre  distinction  du  milieu  intérieur  et  du  milieu  extérieur.  — 

CL.  BERNARD.  g 


6G  LES  TROIS    FORMES   Dlï    LA    VIE. 

Indépendance  des  deux  milieux  chez  les  animaux  à  vie  constante.  —  Le 
perfectionnement  de  l'organisme  chez  les  animaux  à  vie  constante  con- 
siste à  maintenir  dans  le  milieu  intérieur  les  conditions  intrinsèques  ou 
extrinsèques  nécessaires  à  la  vie  des  éléments.  —  Eau.  —  Chaleur  ani- 
male. —  Respiration.  —  Oxygène.  —  Réserves  pour  la  nutrition.  — 
C'est  le  système  nerveux  qui  est  l'agent  de  cette  équilibration  de  toutes 
les  conditions  du  milieu  intérieur.  —  Conclusion  relative  à  l'interprétation 
des  trois  formes  de  la  vie.  —  On  ne  peut  pas  trouver  une  force,  un 
principe  vital  indépendant.  —  Il  n'y  a  qu'un  conflit  vital  dont  nous 
devons  chercher  à  connaître  les  conditions. 

La  vie,  avons-nous  dit,  ne  saurait  s'expliquer,  comme 
on  l'avait  cru,  par  l'existence  d'un  principe  intérieur 
d'action  s'exerçant  indépendamment  des  forces  physi- 
co-chimiques et  surtout  contrairement  à  elles.  —  La 
vie  est  un  conflit.  Ses  manifestations  résultent  de  l'in- 
tervention de  deux  facteurs  : 

1°  Les  lois  préétablies  qui  règlent  les  phénomènes 
dans  leur  succession,  leur  concert,  leur  harmonie; 

2°  Les  conditions  physico-chimiques  déterminées  qui 
sont  nécessaires  à  l'apparition  des  phénomènes. 

Sur  les  lois,  nous  n'avons  aucune  action,  elles  sont 
le  résultat  de  ce  que  l'on  peut  appeler  Y  état  antérieur  ; 
elles  dérivent  par  atavisme  des  organismes  que  l'être 
vivant  continue  et  répète,  et  l'on  peut  ainsi  les  faire 
remonter  jusqu'à  l'origine  môme  des  êtres  vivants. 
C'est  pourquoi  certains  philosophes  et  physiologistes 
ont  cru  pouvoir  dire  que  la  vie  n'est  qu'un  souvenir  ; 
moi-même  j'ai  écrit  que  le  germe  semhle  garder  la 
mémoire  de  l'organisme  dont  il  procède. 

Les  conditions  seules  des  manifestations  vitales 
nous  sont  accessibles.  La  connaissance  des  conditions 
extérieures  qui  déterminent  l'apparition  des  phéno- 
mènes vitaux  suffisent,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit, 


VIE    LATENTE.  67 

au  but  de  la  science  physiologique,  puisqu'elle  nous 
donne  les  moyens  d'agir  et  de  maîtriser  ces  phénomènes. 

Pour  nous,  en  un  mot,  la  vie  résulte  d'un  conflit, 
d'une  relation  étroite  et  harmonique  entre  les  condi- 
tions extérieures  et  la  constitution  préétablie  de  l'orga- 
nisme. Ce  n'est  point  par  une  lutte  contre  les  condi- 
tions cosmiques  que  l'organisme  se  développe  et  se 
maintient  ;  c'est,  tout  au  contraire,  par  une  adaptation, 
un  accord  avec  celles-ci. 

Ainsi,  l'être  vivant  ne  constitue  pas  une  exception 
à  la  grande  harmonie  naturelle  qui  fait  que  les  choses 
s'adaptent  les  unes  aux  autres  ;  il  ne  rompt  aucun 
accord  ;  il  n'est  ni  en  contradiction  ni  en  lutte  avec 
les  forces  cosmiques  générales  ;  bien  loin  de  là,  il  fait 
partie  du  concert  universel  des  choses,  et  la  vie  de 
l'animal,  par  exemple,  n'est  qu'un  fragment  de  la  vie 
totale  de  l'univers. 

Le  mode  des  relations  entre  l'être  vivant  et  les  con- 
ditions cosmiques  ambiantes  nous  permet  de  considérer 
trois  formes  de  la  vie,  suivant  qu'elle  est  dans  une  dé- 
pendance tout  à  fait  étroite  des  conditions  extérieures, 
dans  une  dépendance  moindre,  ou  dans  une  indépen- 
dance relative.  Ces  trois  formes  de  la  vie  sont  : 

1°  La  vie  latente;  vie  non  manifestée. 

2°  La  vie  oscillante  ;  vie  à  manifestations  variables 
et  dépendantes  du  milieu  extérieur. 

3°  La  vie  constante;  vie  à  manifestations  libres  et 
indépendantes  du  milieu  extérieur. 

I.  Vie  latente.  —  La  vie  latente,  suivant  nous,  est 


68  Ll-:S    TROIS    FORMES    DE    LA    VIE. 

offerte  par  les  êtres  dont  l'organisme  est  tombé  dans 
l'état  d 'indifférence  chimique. 

Tiedemann,  ainsi  que  nous  l'avons  vu  précédem- 
ment, croyait  que  la  vie  dérivait  d'un  principe  intérieur 
d'action  qui  empêchait  l'être  de  tomber  jamais  dans 
l'état  d'indifférence  chimique  ;  de  sorte  que  le  cours 
de  ses  manifestations  vitales  ne  pouvait  jamais  être 
arrêté  ou  interrompu. 

L'observation  et  l'expérience  ne  permettent  pas 
d'adopter  cette  proposition.  Nous  voyons  des  êtres  qui 
ne  vivent  en  quelquesorte  que  virtuellement,  sans  mani- 
fester aucun  caraclère  de  la  vie.  Ces  êtres  se  rencontrent 
à  la  fois  dans  le  règne  animal  et  dans  le  règne  végétal. 

La  vie  active  ou  manifestée,  quelque  atténuée  qu'elle 
puisse  être,  est  caractérisée  parles  relations  entre  l'être 
vivant  et  le  milieu  ;  relations  d'échange  telles,  que  l'être 
emprunte  et  restitue  à  chaque  instant  des  matériaux 
liquides  ou  gazeux  au  milieu  cosmique.  Ce  qui  carac- 
térise l'état  d'indifférence  chimique,  c'est  la  suppres- 
sion de  cet  échange,  la  rupture  des  relations  entre 
l'être  etle  milieu,  qui  restenten  facel'un  de  l'autre,  inal- 
térables et  inaltérés.  C'est  ainsi  qu'un  morceau  de  mar- 
bre, par  exemple,  dans  les  conditions  ordinaires,  reste 
sans  changements  appréciables  dans  l'atmosphère  :  il 
n'en  reçoit  nulle  action,  il  n'en  exerce  aucune  sur  elle 
qui  soit  capable  d'en  modifier  la  constitution  chimique. 

Est-il  possible  que  les  êtres  vivants  tombent  à  ce 
degré  d'indifférence  chimique  absolue?  Quelques  phy- 
siologistes ont  répugné  à  le  croire,  mais  il  est  des  cas  où 
l'expérience  nous  oblige  à  l'admettre.  Dans  le  règne 


VIE  LATENTE.  69 

végétal,  les  graines,  et  dans  le  règne  animal,  certains 
animaux  reviviscents,  anguillules,  tardigrades,  roti- 
fères,  nous  montrent  cet  état  d'indifférence  chimico- 
vitale.  Nous  connaissons  déjà  dans  les  animaux  et 
les  végétaux  un  assez  grand  nombre  de  cas  de  vie 
latente,  mais  outre  ces  exemples  caractéristiques,  on 
peut  dire  sans  craindre  de  se  tromper  que  la  vie  la- 
tente est  répandue  à  profusion  dans  la  nature  et 
qu'elle  nous  expliquera  dans  l'avenir  un  très  grand 
nombre  de  faits  réputés  mystérieux  aujourd'hui. 

Les  graines  nous  présentent  les  phénomènes  de  la 
vie  lalente.  Si  toutes  ne  se  comportent  pas  d'une  ma- 
nière identique,  on  peut  comprendre  pourquoi  et  par 
quelles  conditions  la  vie  latente  se  soutient  plus  facile- 
ment chez  les  unes  que  chez  les  autres.  C'est  en  consé- 
quence de  l'altérabilité  plus  ou  moins  grande  de  leurs 
matériaux  constituants  par  les  agents  atmosphériques. 

On  peut  dire  que  la  vie  de  la  graine  à  l'état  latent 
est  purement  virtuelle  :  elle  existe  prête  a  se  manifes- 
ter, si  on  lui  fournit  les  conditions  extérieures  conve- 
nables, mais  elle  ne  se  manifeste  aucunement  si  ces 
conditions  font  défaut.  La  graine  a  en  elle,  dans  son 
organisation,  tout  ce  qu'il  faut  pour  vivre;  mais  elle 
ne  vit  pas,  parce  qu'il  lui  manque  les  conditions  phy- 
sico-chimiques nécessaires. 

On  aurait  tort  de  penser  que  la  graine  dans  ce  cas 
présente  une  vie  tellement  atténuée  que  ses  manifesta- 
tions échappent  à  l'observation  par  le  degré  même  de 
leur  affaiblissement.  Gela  n'est  vrai,  ni  en  principe,  ni 
en  fait. 


70  LES    TROIS    FORMES    DE   LA    VIE. 

En  principe,  nous  savons  que  la  vie  résulte  du  con- 
cours de  deux  facteurs,  les  uns  extrinsèques,  empruntés 
au  monde  cosmique  ;  les  autres  intrinsèques,  tirés  de 
l'organisation.  C'est  une  collaboration  impossible  à 
disjoindre,  et  nous  devons  comprendre  qu'en  l'absence 
d'un  des  facteurs,  l'être  ne  saurait  vivre.  Il  ne  vit  pas 
davantage  lorsque  les  conditions  de  milieu  n'existent 
pas  que  lorsqu'elles  existent  seules.  La  chaleur,  l'humi- 
dité et  l'air  ne  sont  pas  la  vie  :  l'organisation  seule  ne 
la  constitue  pas  davantage. 

En  fait,  nous  voyons  des  graines  qui  sont  conservées 
depuis  des  années  et  des  siècles,  et  qui,  après  cette  lon- 
gue inaction,  peuvent  germer  et  produire  une  végéta- 
tion nouvelle.  Ces  graines  sont  restées,  pendant  toute 
cette  période  si  longue,  aussi  inertes  que  si  elles  eussent 
été  définitivement  mortes.  Si  atténuées  que  fussent  les 
manifestations  vitales,  l'accumulation  et  la  prolonga- 
tion des  échanges  les  multiplieraient  en  quelque  sorte, 
et  les  rendraient  sensibles.  Cette  vie  réduite  devrait 
s'user;  or,  dans  les  conditions  convenables,  elle  ne 
s'use  pas. 

Ainsi,  la  graine  possède  en  elle,  dans  son  organisa- 
tion intime,  tout  ce  qu'il  faut  pour  vivre;  mais  pour 
l'y  déterminer  il  faut  de  plus  un  concours  de  circon- 
stances extérieures. 

Ces  circonstances  sont  au  nombre  de  quatre. 

Trois  conditions  extrinsèques  : 

L'air  (oxygène). 
La  chaleur. 


CONDITIONS  DE  LA  VIE  LATENTE.         71 

L'humidité. 
Une  condition  intrinsèque  : 

La  réserve  nutritive  de  la  graine  elle-même. 

Cette  réserve  est  constituée  par  les  matériaux  chi- 
miques qui  entrent  dans  la  constitution  de  la  graine  et 
qui  en  font  comme  un  réservoir  de  matière  alimentaire 
que  les  manifestations  vitales  dépenseront  plus  tard. 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Il  faut  encore  que  ces  condi- 
tions existent  à  un  degré,  à  une  dose  déterminée  ;  alors 
la  vie  brillera  de  tout  son  éclat  :  en  dehors  de  ces 
limites  la  vie  tend  à  disparaître,  et  à  mesure  qu'on 
s'approche  de  ces  limites,  l'éclat  des  manifestations 
vitales  pâlit  et  s'atténue. 

A.  Expériences  sur  la  vie  latente  des  graines .  —  Nous 
vous  rendrons  témoins  d'expériences  bien  connues, 
mais  qui  ont  ici  un  intérêt  particulier  ;  leur  objet  est  de 
démontrer  que  l'on  ne  saurait  admettre  dans  les  êtres 
vivants  un  principe  vital  libre  puisque  toutes  les  mani- 
festations vitales  sont  étroitement  liées  aux  conditions 
physico-chimiques  dont  l'énuraération  suit  : 

1°  Eau.  —  Nous  avons  placé  dans  de  la  terre  sèche 
des  graines  également  desséchées  qui  sont  à  une  tem- 
pérature et  dans  une  atmosphère  convenables  pour  la 
végétation.  11  ne  leur  manque  qu'une  seule  condition, 
l'humidité  ;  dès  lors  elles  sont  inertes.  Les  blés  con- 
servés dans  des  tombeaux  des  Égyptiens,  appelés  blés 
de  momie,  seraient,  dit-on,  dans  ce  même  cas.  Si  on 
leur  fournit  l'humidité  qui  leur  manque,   bientôt  la 


72  LES    TROIS    FORMES    DU    LA    VIE. 

germination  se  produit.  J'ai  consulté  à  cet  égard  mon 
savant  collègue  M.  Decaisne,  professeur  de  culture  au 
Muséum.  Il  m'a  déclaré  qu'il  considère  comme  faux 
tous  les  exemples  de  germinations  des  graines  trouvées 
dans  les  Hypogées,  parce  que  le  plus  ordinairement 
(comme  j'ai  pu  m'en  convaincre  sur  un  échantillon) 
ces  graines  sont  imprégnées  de  bitume  ou  carbonisées. 
La  germination  des  espèces  provenant  des  habitations 
lacustres  serait  également  très  incertaine. 

Cependant,  si  l'on  doit  écarter  de  la  science  ces 
faits  mal  observés,  on  a  constaté  expérimentalement 
que  des  graines  ont  pu  germer  après  plus  d'un  siècle. 
Parmi  ces  graines,  il  faudrait  citer  celles  du  haricot, 
du  tabac,  du  pavot,  etc. 

Il  faut  en  outre  que  l'humidité  n'empêche  pas  l'accès 
de  l'air.  Les  graines  submergées  ne  germent  pas,  soit 
parce  que  l'oxygène  dissous  est  bientôt  consommé  par 
la  graine,  soit  parce  qu'il  n'agit  pas  à  l'état  convenable, 
c'est-à-dire  libre.  Toutefois  la  submersion  ne  détruit 
pas  la  faculté  germinative  ;  il  y  a  même ,  d'après 
M.  Martins,  des  graines  qui  peuvent  traverser  les  mers 
et  aller  germer  d'un  continent  à  l'autre. 

L'appareil  simple  dont  nous  nous  servons  pour  faire 
germer  les  plantes  consiste  en  une  éprouvette  (fig.  1), 
dans  laquelle  nous  suspendons  avec  un  fil  des  éponges 
humides  auxquelles  sont  adhérentes  les  graines  que  l'on 
veut  faire  germer.  Nous  plaçons  au  fond  de  l'éprouvette 
un  peu  d'eau  en  b  pour  que  l'éponge  ne  se  dessèche 
pas;  puis  on  bouche  ou  non  les  tubes  d,  cl'  suivant  les 
circonstances  dans  lesquelles  on  veut  se  placer,  soit 


VIIC    LATENTE    DES  GRAINES.  73 

que  l'on  veuille  confiner  l'atmosphère  de  l'éprouvette 
ou  y  faire  circuler  un  courant  d'air. 

2°  Oxygène.  —  Voici  des  éprouvettes  dans  lesquelles 
des  graines  ont  été  disposées,  sur  des  éponges,  à  l'hu- 
midité et  à  la  chaleur  convenables,  mais  dans  une 
atmosphère  impropre  au  développement.  Dans  l'une 
il  y  a  une  atmosphère  d'azote  ;  dans  l'autre  une  atmo- 
sphère d'acide  carbonique. 


Fig.  1.  —  Dans  cotte  éprouvette  E.  nous  avons 
introduit  par  l'ouverture  supérieure  deux 
éponges  humides  a  et  a'  qui  sont  appeudues 
à  des  fils  fixés  pur  le  bouchon  en  caoutchouc 
c.  L'éponge  a  porte  des  graines  de  cresson 
alénois  que  l'on  vient  d'introduire  dans  l'ap- 
pareil ;  l'éponge  a'  porte  des  graines  de  cres- 
son alénois  au  4°  ou  5e  jour  île  germination. 
Deux  bouchons  en  caoutchouc  r,  c'  sont 
traversés  par  deux  tubes  d,  d'  qui  font  com- 
muniquer l'atmosphère  intérieure  de  L'appa- 
reil avec  l'atmosphère  extérieure.  Cela  per- 
met de  faire  passer  des  gaz  différents  dans 
l'appareil,  si  l'on  veut,  ou  bien  d'extraire 
les  gaz  qu'il  renferme  pour  les  analyser. 
Daus  le  fond  de  l'éprouvette,  il  y  a  une  cou- 
che d'eau  6  pour  que  l'atmosphère  intérieure 
reste  toujours  saturée  d'humidité. 


h-b 


Nous  avons  choisi  pour  ces  expériences  des  graines 
de  cresson  alénois,  qui  ont  l'avantage  de  germer  très 
vite.  Sur  une  éponge  humide,  dans  une  éprouvette 
fermée  et  remplie  d'azote,  nous  avons  vu  les  graines  se 
gonfler;  elles  se  sont  entourées  d'une  sorte  de  couche 
mucilagineuse  ;  la  température  ambiante,  de  21  à  25 
degrés,  était  très  favorable  à  la  germination,  et  cepen- 


74  LES    TROIS    FORMES    DE  LA    VIE. 

danfc  il  n'y  a  pas  eu  germination  depuis  deux  ou  trois 
jours  que  l'expérience  est  commencée. 

Dans  une  autre  éprouvette  nous  avons  placé  de 
même  des  graines  de  cresson  alénois  sur  une  éponge 
humide  dans  une  atmosphère  d'acide  carbonique,  et  la 
germination  n'a  pas  eu  lieu  non  plus. 

Enfin,  dans  une  troisième  éprouvette  nous  avons  mis 
semblablement  des  graines  de  cresson  alénois  dans 
une  atmosphère  humide  avec  de  l'air  ordinaire,  et  la 
germination  est  déjà  très  évidente  après  un  jour. 

Toutefois  les  graines  qui  n'ont  point  encore  germé 
dans  l'atmosphère  d'azote  et  d'acide  carbonique  ne 
soint  point  mortes  ;  la  germination  n'a  été  que  sus- 
pendue, car  si  nous  faisons  disparaître  ces  gaz  en  leur 
substituant  l'air  ordinaire  ou  l'oxygène,  la  végétation 
reprendra  bientôt. 

Ces  expériences  démontrent  que,  pour  manifester 
la  vitalité,  la  graine  a  besoin  de  toutes  les  conditions 
que  nous  avons  énumérées  précédemment  ;  si  l'une 
d'elles  seulement  vient  à  manquer,  l'eau  ou  l'oxygène, 
par  exemple,  la  germination  n'a  pas  lieu. 

Mais  cet  air  lui-même  doit  être  au  degré  convenable 
de  richesse  en  oxygène.  S'il  en  a  trop  peu,  la  germina- 
tion ne  se  manifestera  pas;  de  même,  s'il  en  contient 
trop,  soit  que  l'atmosphère  possède  une  composition 
centésimale  trop  riche  en  oxygène,  soit  qu'avec  sa 
composition  ordinaire  cet  air  soit  comprimé.  Alors, 
dans  un  volume  donné,  la  proportion  du  gaz  vital  de- 
vient trop  élevée,  ainsi  que  l'ont  démontré  les  recher- 
ches de  M.  Bert. 


VIE    LATENTE    DES    GRAINES.  75 

Nous  avons  observé  en  outre  un  fait  important  sur 
lequel  nous  aurons  à  revenir  plus  tard.  Les  graines  de 
cresson  alénois,  par  exemple,  ne  peuvent  germer  que 
dans  un  air  relativement  riche  en  oxygène;  en  mélan- 
geant un  volume  d'air  avec  deux  volumes  d'un  gaz 
inerte,  de  l'hydrogène,  par  exemple,  la  germination  n'a 
pas  lieu.  Chose  singulière,  tout  l'oxygène  est  absorbé. 
Il  paraît  probable  que  si  alors  on  ajoutait  une  nouvelle 
dose  d'oxygène  à  celle  qui  a  été  insuffisante  d'abord 
pour  opérer  la  germination,  elle  serait  suffisante  la 
seconde  fois.  La  respiration  de  la  graine  est  donc  très 
active,  et  elle  paraît,  jusqu'à  un  certain  point,  plus  in- 
tense relativement  que  celle  des  animaux. 

Cette  nécessité  d'un  air  assez  riche  en  oxygène  pour 
opérer  la  germination  nous  explique  comment  il  se  fait 
que  des  graines  longtemps  enfouies  dans  la  terre  y 
restent  à  l'état  de  vie  latente  et  viennent  à  germer  quand 
on  les  remet  à  la  surface  du  sol.  On  a  vu  souvent,  à  la 
suite  de  profonds  terrassements,  apparaître  une  végé- 
tation nouvelle  qui  ne  pouvait  s'expliquer  que  de  cette 
façon.  Je  tiens  d'un  ingénieur  que  dans  certains  terras- 
sements exécutés  lors  de  la  création  du  chemin  de  fer 
du  Nord,  on  a  vu  apparaître  sur  les  talus  une  riche  vé- 
gétation de  moutarde  blanche  qu'on  n'avait  pas  obser  • 
vée  auparavant.  Il  est  probable  que  les  mouvements  de 
terrain  avaient  remis  à  l'air  des  graines  de  moutarde 
blanche  enfouies  dans  le  sol  et  restées  à  l'état  de  vie 
latente,  à  une  profondeur  qui  ne  permettait  pas  à  la 
végétation  d'avoir  lieu  à  cause  du  manque  d'oxygène. 

3°  Chaleur.  —  La  température  doit  être   contenue 


76  LES  TROIS    FORMES   DE    LA  VIE. 

dans  des  limites  déterminées,  mais  ces  limites  sont  va- 
riables pour  les  diverses  espèces  de  graines.  M.  de 
Gandolle  (1)  a  publié  à  ce  sujet  des  recherches  très 
intéressantes.  Le  fait  qui  nous  intéresse  ici,  c'est  de 
démontrer  que  pour  la  même  espèce  de  graines  la 
germination  peut  être  ralentie  ou  suspendue,  non 
seulement  par  une  température  trop  basse,  mais  aussi 
par  une  température  trop  élevée.  Avec  les  graines  du 
cresson  alénois  qui  ont  servi  à  nos  expériences,  la 
température  qui  semble  la  plus  convenable  pour  une 
rapide  germination  est  comprise  entre  19  et  29  degrés  ; 
au  delà,  le  développement  paraît  difficile. 

Ve  expérience.  —  Dans  des  éprouvettes  disposées 
comme  il  a  été  dit  (voy.  fig.  1)  nous  avons  placé,  ces 
jours  derniers,  des  graines  de  cresson  à  la  température 
ambiante  du  mois  de  juin,  oscillant  de  18  à  25  degrés. 
Dèslelendemain,aubout  de  vingt-quatre  heures,  la  ger- 
mination était  très  évidente,  les  radicelles  étaient  toutes 
poussées  et  les  folioles  commençaient  à  se  dégager. 

2°  expérience.  —  Dans  quatre  éprouvettes  disposées 
comme  précédemment  nous  avons  introduit  des  graines 
de  cresson  alénois  sur  des  éponges  humides.  Nous 
avons  modifié  l'expérience  en  ce  que  dans  les  quatre 
éprouvettes  nous  avions  une  atmosphère  confinée.  Au 
lieu  de  laisser  les  tubes  d,  ci'  ouverts,  nous  les  avons 
fermés  en  adaptant  à  chacun  d'eux  un  tube  de  caout- 
chouc que  nous  avons  comprimé  avec  une  serre-fine. 

Deux  de  ces  éprouvettes  ont  été  laissées  à  l'air  am- 

(I)  Bibliothèque  universelle  et  Revue  suisse  (nov.  I8G5,  août  et  sep- 
tembre 1875). 


VIE    LATENTE    DES    GRAINES.  77 

biant  du  laboratoire  (17  à  21  degrés).  Les  deux  autres 
éprouvettes  ont  été  plongées  dans  un  bain  d'eau  chauf- 
fée entre  38  et  39  degrés.  Dès  le  lendemain  les  graines 
avaient  germé  dans  les  deux  éprouvettes  laissées  dans 
le  laboratoire,  tandis  qu'aucun  développement  n'avait 
lieu  dans  les  éprouvettes  plongées  dans  le  bain  d'eau. 
Le  troisième  jour,  la  germination  était  complète  dans 
les  éprouvettes  du  laboratoire,  et  celles  plongées  dans 
le  bain  d'eau  étaient,  comme  le  premier  jour,  sans  au- 
cun indice  de  germination.  Alors,  je  retirai  du  bain 
d'eau  une  des  deux  éprouvettes  et  je  la  plaçai  sur  la 
table  à  côté  de  celle  dont  les  graines  étaient  en  pleine 
végétation.  Le  lendemain,  on  n'apercevait  pas  nette- 
ment des  indices  de  germination,  mais  le  deuxième  et 
le  troisième  jour  la  germination  se  manifesta  et  marcha 
ensuite  activement.  Quant  à  l'autre  éprouvette  restée 
dans  le  bain  de  38  à  39  degrés,  le  septième  jour  elle 
n'offrait  encore  aucune  trace  de  germination;  les 
graines  étaient  altérées,  entourées  de  moisissures.  On 
retira  cette  éprouvette  du  bain  et  on  la  plaça  sur  la 
table  à  côté  des  autres.  La  germination  se  manifesta, 
mais  très  lentement,  elle  ne  commença  à  être  évidente 
que  le  troisième  ou  le  quatrième  jour.  Dans  d'autres 
expériences  où  j'ai  laissé  les  éprouvettes  plus  de  huit 
jours  à  la  température  de  38  à  39  degrés,  la  germina- 
tion n'a  plus  eu  lieu.  De  sorte  que  j'ai  lieu  de  croire 
que  dans  les  conditions  indiquées  ce  point  marque  la 
limite  supérieure  de  la  germination. 

3e  expérience.  —  J'ai  placé  d'autres  éprouvettes  con- 
tenant des  graines  de  cresson  alénois  dans  une  étuve 


78  LES  TROIS    FORMES    DE    LA    VIE. 

sèche  à  32  degrés  ;  elles  ont  germé  très  bien  quoique 
peut-être  un  peu  lentement.  Puis  j'ai  élevé  l'étuve  à 
34°,  5;  alors  il  arriva  un  arrêt  de  la  germination.  Quel- 
quefois cependant  deux  ou  trois  graines  poussaient 
bien,  mais  le  plus  souvent  aucune  ne  germait.  J'ai 
laissé  ainsi  pendant  six  à  sept  jours  des  graines  dans 
l'étuve  sans  résultat.  On  les  en  retira,  le  lendemain 
même  la  germination  marchait  avec  activité. 

En  résumé,  on  voit  que  de  35  à  40  degrés  la  germi- 
nation du  cresson  alénois  est  ralentie  ou  suspendue, 
mais  non  pas  détruite  sans  retour.  Il  y  a  donc  une  sorte 
d'anesthésie  ou  plutôt  d'engourdissement  produit  par 
une  température  trop  élevée  comme  par  une  tempéra- 
ture trop  basse.  Ainsi  la  manifestation  des  phéno- 
mènes vitaux  exige  non  seulement  le  concours  de  la 
chaleur,  mais  d'un  degré  de  chaleur  fixé  pour  chaque 
être. 

Je  rapprocherai  de  ces  expériences  un  autre  fait  sin- 
gulier que  j'ai  observé  depuis  longtemps,  à  savoir 
qu'on  anesthésie  les  grenouilles  à  cette  même  tempé- 
rature de  38  degrés,  qui  est  cependant  la  température 
de  la  vie  normale  des  mammifères. 

Nous  devons  faire  ici  une  remarque  :  la  graine  ne 
saurait  être  comparée  physiologiquement  à  l'œuf,  ainsi 
qu'on  le  fait  trop  souvent.  Nous  verrons  plus  loin  que 
l'œuf  ne  tombe  jamais  en  état  de  vie  latente.  La  graine 
n'est  pas  l'ovule,  le  germe  de  la  plante  ;  elle  en  est 
l'embryon.  La  partie  essentielle  de  la  graine  est  en  effet 
la  miniature  du  végétal  complet  :  on  y  trouve  le  rudi- 
ment de  la  racine  ou  radicule,  le  rudiment  de  la  tige 


VIE    LATENTE  DES    PLANTES.  79 

ou  tigelle,  du  bourgeon  terminal  ou  gemmule,  des  pre- 
mières feuilles  ou  cotylédons. 

C'est  donc  X embryon  qui  reste  en  état  de  vie  latente 
tant  que  les  conditions  extérieures  ne  se  prêtent  pas  à 
son  développement. 

D'où  il  résulte  que  ce  que  nous  avons  dit  précédem- 
ment de  la  vie  latente  ne  s'applique  pas  à  l'œuf  du 
végétal,  mais  bien  au  végétal  lui-même. 

L'eau  et  la  chaleur  sont  pour  l'embryon  végétal  des 
conditions  indispensables  du  retour  de  la  vie  latente  à 
la  vie  manifestée.  La  suppression  de  ces  conditions  fait 
constamment  disparaître  la  vie,  leur  retour  la  fait  repa- 
raître. 

Une  curieuse  expérience  de  Th.  de  Saussure  montre 
que,  lors  même  que  l'embryon  a  commencé  son  évo- 
lution germinatrice,  il  peut  encore  s'arrêter  et  retom- 
ber en  indifférence  chimique.  On  prend  du  blé  germé, 
on  le  dessèche  :  à  cet  état,  on  peut  le  conserver  pen- 
dant très  longtemps,  absolument  inerte,  comme  on 
conservait  la  graine  d'où  cet  embryon  est  sorti.  L'air 
renfermé  dans  le  vase  qui  contient  l'embryon  desséché 
n'éprouve  plus  de  modifications  et  témoigne  par  là  que 
l'échange  est  nul  entre  l'être  rudimentaire  et  le  milieu. 
En  lui  rendant  l'humidité  et  la  chaleur,  c'est-à-dire 
les  conditions  propices,  la  vie  reparaît.  On  peut  renou- 
veler ces  alternatives  un  assez  grand  nombre  de  fois, 
et  le  résultat  se  produira  toujours  de  même.  La  facul- 
té de  vielatente  ne  disparaîtra  que  lorsque  le  dévelop- 
pement sera  assez  avancé  pour  que  la  matière  verte  se 
montre  dans  les  premières  feuilles. 


80  LES  TROIS    FORMES  DE  LA    VIE. 

Ces  phénomènes  de  vie  latente  expliquent  quelques 
circonstances  naturelles  très  remarquables  et  qui  avaient 
vivement  frappé  l'imagination  de  ceux  qui  les  obser- 
vaient pour  la  première  fois. 

Un  grand  nombre  de  graines  véritables  ou  de  spores 
(graines  simples  des  acotylédonées)  sont  enfouies  dans 
le  sol  ou  disséminées  à  la  surface  à  l'état  d'inertie. 
Tout  à  coup,  à  la  suite  d'une  pluie  abondante,  ou  d'un 
remaniement  de  terrain,  elles  entrent  en  germination 
et  le  sol  se  couvre  d'une  végétation  inattendue  et 
comme  spontanée. 

De  même,  on  voit  dans  les  allées  des  jardins,  à  la 
suite  d'une  pluie  d'orage,  des  plaques  vertes  formées 
parle  développement  d'une  espèce  d'algues,  lenostoch. 

Toutes  ces  végétations  ne  sont  pas  apparues  subite- 
ment et  spontanément  :  les  germes  existaient  dans  la 
profondeur  du  sol,  ou  à  l'état  de  dessiccation  dans  la 
poussière  qui  le  recouvrait,  et  ils  ne  se  sont  manifestés 
en  se  développant  que  lorsqu'ils  ont  trouvé  les  con- 
ditions d'aération,  d'humidité  et  de  chaleur  qui  sont 
les  trois  facteurs  essentiels  des  manifestations  vitales. 

B.  Vie  latente  chez  les  animaux.  —  Les  organismes 
animaux  offrent  aussi  beaucoup  d'exemples  de  vie  la- 
tente. Un  grand  nombre  d'êtres  sont  susceptibles  de 
tomber,  par  la  dessiccation,  en  état  à' indifférence  chi- 
mique. Tels  sont  beaucoup  d'infusoires,  les  kolpodes, 
entre  autres,  bien  étudiés  par  MM.  Coste,  Balbiani  et 
Gerbe  (1).  Mais  les  plus  célèbres  de  ces  animaux  sont  les 

(1)  Compt.  rend.  deVAcad.  des  se.,  t.  L1X,  p.  14. 


vil:  latente  des  kolpodes.  81 

rôti  fèves,  les  iavdigvades  et  les  anguillules  de  blé  niellé. 
Les  kolpodes  sont  des  infusoires  ciliés  d'une  assez 
grande  taille,  ayant  la  forme  d'un  haricot,  armés  de 
cils  vibratils  sur  (ouïe  leur  surface  (voy.  %.  2  e).  On 
les  voit  sous  le  microscope  introduire  par  une  bouche 
placée  dans  l'échancrure  de  leur  corps  les  monades, 
les  bactéries,  les  vibrions  dans  leur  estomac,  et  expulser 


; 


FlG.  i. 


Enkystement  des  kolpodes 


a,  b,  c,  kolpodes  se  divisant  dans  l'intérieur  de  leurs  Kystes  en  deux,  quatre  et  plus 
grand  nombre  de  kolpodes  nouveaux.  — <7,  kolpode  sortant  de  son  kyste.  —  e,  kolpode 
libre.  —  /',  /",  kolpode  enkysté, 

par  une  ouverture  anale  placée  à  la  grosse  extrémité 
du  corps  le  résidu  de  la  digestion.  Près  de  cette  ou- 
verture anale  se  trouve  une  vésicule  contractive  prise 
pour  le  cœur  par  certains  micrographes  et  qui  parait 
être  l'organe  propulseur  d'un  appareil  aquifère.  Au 
centre  du  corps  du  kolpode  apparaît  un  assez  volu- 
mineux organe  de  reproduction. 

Quand,  à  la  surface  des  infusions,  il  se  forme  une  pel- 
licule où  se  développent  des  monades,  des  vibrions, 
des  bactéries,  on  voit  les  kolpodes  répandus  dans  le 
récipient  se  diriger  vers  cette  pellicule  pour  y  assouvir 


Ct.,   BERNAI! D. 


82  LES   TROIS  FORMES    DE    LA    VIE. 

leur  faim  sur  les  animalcules  qui  la  composent  ou 
bien  pour  s'y  mettre  en  contact  avec  l'air.  Puis,  parmi 
ces  kolpodes,  on  en  voit  qui  s'arrêtent  tout  à  coup,  se 
mettent  à  tourner  sur  place,  se  courbent  en  boule,  et 
continuent  cette  giration  jusqu'à  ce  qu'une  sécrétion 
de  leur  corps  se  soit  coagulée  autour  d'eux  en  une 
membrane  enveloppante  :  ils  s'enkystent,  en  un  mot, 
et  alors  ils  deviennent  complètement  immobiles  dans 
leur  enveloppe  comme  un  insecte  dans  son  cocon.  Les 
plus  petits  à  cette  période  de  leur  existence  ont  une 
grande  ressemblance  avec  un  ovule  :  c'est  ce  qui  a  pu 
faire  croire  à  un  œuf  spontané. 

Bientôt  les  kolpodes  enkystés  et  immobiles  se  sépa- 
rent en  deux,  en  quatre,  et  quelquefois  en  douze  kol- 
podes plus  petits  (voy.  fig.  2),  qui,  une  fois  séparés  et 
distincts,  entrent  en  giration  chacun  pour  leur  compte 
sous  leur  commune  enveloppe.  Les  mouvements  aux- 
quels ils  se  livrent  finissent  par  user  le  kyste  en  un  point 
quelconque,  et  dès  qu'une  fissure  y  est  pratiquée,  on  les 
voit  sortir  de  leur  prison  et  se  mêler  à  la  population 
dont  ils  accroissent  le  nombre.  Ce  sont  les  kystes  de 
multiplication,  par  opposition  à  un  autre  enkystement 
qui  se  rattachera  à  la  conservation  de  l'individu.  Telle 
est  l'explication  du  peuplement  des  infusions. 

Quand  dans  les  infusions  les  kolpodes  ont  épuisé  leur 
pouvoir  reproducteur  et  que  l'évaporation  menace  de 
tarir  leur  récipient,  ils  s'enkystent  pour  se  mettre  à  l'a- 
bri des  causes  de  destruction.  On  peut  alors  les  faire 
sécher  sur  des  lames  de  verre  et  les  conserver  indéfini- 
ment en  cet  état;  ils  reviennent  à  la  vie  dès  qu'on  leur 


VJË  LATENTE  DES   ROTIFÈRES.  83 

rend  l'humidité.  M.  Balbiani  conserve  de  la  sorte  depuis 
sept  ans  des  individus  qu'il  rend  à  la  vie  active  et  qu'il 
dessèche  chaque  année. 

Ces  kystes  de  kolpodes,  graines  animales  impalpables, 
s'attachent  comme  la  poussière  à  la  surface  des  corps, 
sur  les  feuilles,  les  branches,  lesécorces  des  arbres,  sur 
les  herbes  au  fond  des  mares  taries,  dans  le  sable  ou  la 
vase  desséchée.  Leur  petitesse  leur  permet  de  passer  à 
travers  les  filtres,  et  l'on  ne  peut  s'en  débarrasser.  Ils 
rompent  leur  enveloppe  toutes  les  fois  que  les  pluies 
ou  la  rosée  leur  rendent  l'humidité,  prennent  la  nourri- 
ture qui  se  trouve  à  leur  portée  et  forment  un  nouveau 
cocon  dès  que  l'eau  vient  à  leur  manquer.  Ils  passent 
donc  tour  à  tour  dans  un  état  de  mort  apparente 
et  de  résurrection  sous  l'influence  d'une  condition  phy- 
sique qui  existe  ou  fait  défaut. 

Les  rotifères  ou  rotateurs  (fig.  3  et  4)  sont  des  ani- 
maux d'organisation  déjà  élevée,  classés  soit  parmi 
les  vers  (Gegenbaur),  soit  comme  groupe  à  part  entre 
les  crustacés  et  les  vers  (Van  Beneden). 

Ces  animaux  ont  de  0m,05  à  1  millimètre  :  ils 
sont  donc  loin  d'être  microscopiques.  On  les  trouve 
dans  les  mousses  et  surtout  dans  celles  (Dryum)  qui  for- 
ment des  touffes  vertes  sur  les  toitures.  Leur  organisa- 
tion nous  montre  des  appareils  très  variés  :  ils  pos- 
sèdent des  organes  viscéraux  et  locomoteurs  assez 
compliqués  (voy.  fig.  3).  Ils  peuvent  ramper  ou  nager 
et,  suivant  qu'ils  ont  recours  à  l'un  ou  l'autre  mode  de 
locomotion,  l'aspect  sous  lequel  ils  se  présentent 
change.  Dans  l'état  le  plus  ordinaire,  leur  corps  est  fu- 


84  LES  TROIS   FORMES  DE  LA  VIE. 

siforme,  aminci  à  la  partie  antérieure  et  terminé  par 
une  sorte  de  ventouse  ciliée  au  moyen  de  laquelle 
ils  se  fixent  aux  corps  solides  pour  progresser  par 
reptation  comme  les  sangsues.  Ce  prolongement  d'au- 
tres fois  est  rétracté  vers  l'intérieur  et  alors  on  voit 
saillir  deux  lobes  arrondis  en  forme  de  disques  bor- 


^ 


4 


Fig.  3.  —  Rotifère  des  toits  à  l'état  de  vie  active. 

t,  organes  ciliés.  —  2,  tube  respiratoire.  —  3,  appareil  masticateur.  —  4,  intestin.  — 
5,  vésicule  contractile.  —  6,  ovaire.  —  7.  canal  d'excrétion. 

dés  de  cils.  A  l'état  de  vie  latente  ils  sont  immobiles  et 
ramassés  en  boules  comme  on  le  voit  dans  la  figure  4. 
Les  tardigrades  (fig.  5),  bien  étudiés  au  point  de  vue 
de  leur  vie  latente  par  M.  Doyère  (1),  sont  des  animaux 
encore  plus  élevés  en  organisation  que  les  précédents. 
Us  appartiennent  à  la  classe  des  arachnides  :  c'est  une 
famille  à'acariens.    Ils   ont  quatre    paires  de    pattes 

(1)  Doyère,  Ann.  des  se.  mit.,  1 840- 1841. 


VIE  IATENTE  DES    TARDIGRADES.  85 

courtes,  articulées,  munies  d'ongles.  Leur  corps apointi 
en  avant  permet  de  distinguer  3  ou  4  articulations. 
Exclusivement  marcheurs,  ces  animaux  vivent  dans 


Fig.  4.  —  Rotifère  à  l'état  de  dessiccation.     Fie  o.   —  Croquis    de  tardigrade    (Emi/- 

dium  testudo)  grimpant  sur  un  grain  de 
I.  organe  rotateur.  —  2,  yeux.  —  3,  appa-         sable, 
reil  masticateur.  — ■  4,  intestin. 


la  poussière  des  toits  ou  sur  les  mousses  qui  y  végè- 
tent. Exposés  à  des  variations  hygrométriques  exces- 
sives, ils  vivent  tantôt  dans  l'eau  qui  baigne  le  sable 
des  gouttières,  comme  de  véritables  êtres  aquatiques, 
tantôt  comme  des  vers  de  terre. 

Lorsque  l'eau  vient  à  leur  manquer,  ils  se  rétrac- 
tent, se  racornissent,  et  se  confondent  avec  la  pous- 
sière voisine;  ils  peuvent  rester  plusieurs  mois,  et  on 
conçoit  qu'ils  puissent  rester  indéfiniment  sans  mani- 
festations appréciables  de  la  vie,  dans  cet  état  de 
dessiccation. 

Mais  si,  comme  Leeuwenhœk  l'a  fait  pour  la  pre- 
mière fois,  le27  septembre  1 701 ,  on  humecte  cette  pous- 
sière, on  voit  au  bout  d'une  heure  les  animaux  y  four- 
miller actifs    et   mobiles   :    leurs    organes,    muscles, 


86  LES    TROIS   FORMES   DE   LA   VIE. 

nerfs,  viscères   digestifs,   se   rétablissent  dans    leurs 


Fig.  6.  —  Système   musculaire   et  nerveux  Fig.  7.  —   Système  digestif  du  Milnesium 

d'un  Milnesium   tardigradum  (figure   em-  tardigradum  (Doyère,   Thèse  de  la  Faculté 

pruutée  à  Doyère,  Thèse  de  la  Faculté  des  des  sciences  de  Paris,   1842). 
sciencesde  Paris,  1842). 

b,  bouche.  —  gis,  glandes  salivaires.  — 

Systèmes  musculaire  et  nerveux  du  tardi-  e  i,  sac   digestif  avec  ses  lobes  extérieurs  et 

grade.  —  A,  mode  de  terminaison  des  nerfs  sa  cavité  iuterue.  —  o  v,   l'ovaire    rejeté  sur 

dans  les  muscles.  —  B,  un  ganglion  nerveux  le  côté,  —  us,  vésicule  séminale. 

de  la  chaîne  sous-intestinale. 

formes  (voy.  fig-.    6  et  7);  ils  reprennent,  en  un  mot, 
toute   la  plénitude   de    leur   vitalité  jusqu'à  ce    que 


VIE  LATENTE   DES  ANGUILLULES.  87 

la  sécheresse  vienne    l'interrompre  encore  une  fois. 

Ces  faits  ont  eu  un  très  grand  retentissement  et  ont 
donné  lieu  autrefois  à  des  discussions  relatives  à  la 
question  de  savoir  si  véritablement  la  vie  a  été  com- 
plètement suspendue  pendant  la  dessiccation,  ou  seu- 
lement atténuée  comme  cela  a  lieu  par  le  froid  chez 
les  animaux  hibernants.  Après  un  débat  porté  devant 
la  Société  de  biologie  par  MM.  Doyère,  Davaine  et 
Pouchet,  il  fut  bien  établi  que  :  «  1°  il  n'y  a  pas  de  vie 
»  appréciable  dans  les  corps  inertes  des  animaux  revi- 
»  viscibles  et  2°  que  ces  corps  conservent  leur  pro- 
»  priété  de  reviviscence  dans  des  conditions  (vide  sec 
à  100°)  incompatibles  avec  toute  espèce  de  vie  manifestée. 

D'après  ces  faits,  il  paraît  bien  certain  que  la  vie  est 
complètement  arrêtée  malgré  la  complexité  de  l'orga- 
nisation de  ces  animaux.  On  y  trouve  en  effet  des  mus- 
cles, des  nerfs,  des  ganglions  nerveux,  des  glandes,  des 
œufs,  tous  les  tissus  en  un  mot  qui  constituent  les 
organismes  supérieurs  (voy.  fig.  6  et  7).  Cependant  on 
n'a  jamais,  àma  connaissance,  fait  l'expérience  de  les 
conserver  pendant  un  très  long  espace  de  temps  à 
l'état  de  vie  latente.  Le  vrai  critérium  qui  permet  de 
décider  si  la  vie  est  réellement  arrêtée  d'une  manière 
absolue,  c'est  la  durée  indéterminée  de  cet  arrêt. 

Anguillules  de  blé  niellé  (fig.  8).  —  Les  faits  observés 
sur  les  anguillules  du  blé  niellé  ne  sont  pas  moins 
intéressants  que  ceux  que  nous  avons  examinés  pré- 
cédemment. Ils  conduisent  d'ailleurs  aux  mêmes  con- 
clusions (1). 

(I)  Davaine,  Mémoires  de  la  Société  de  biologie,  1856. 


88  LES    TROIS   FORMES  DE  LA    VIE. 

La  nielle  se  manifeste  dans  le  blé,  par  une  déforma- 
tion du  grain  après  sa  maturité  et  par  un  change- 
ment de  couleur.  Les  grains  sont  petits,  arrondis,  noi- 
râtres et  consistent  en  une  coque  épaisse  et  dure  dont  la 
cavité  est  remplie  d'une  poudre  blanche  (fig.  8,  A  et  B). 
Cette  maladie  est  provoquée  par  l'existence  d'helmin- 


Fig.  8.  —  Figure  d'après  M.  lo  docteur  Da- 
vaiue  {Mémoires  de  la  Société  de  biologie, 
L856  . 

A,  grains  de  blé  niellé  de  grandeur  natu- 
relle. 

B,  coupe  en  travers  du  grain  niellé  conte- 
nant des  anguillules  adultes,  grossi  qua- 
tre loi-. 

C,  coupe  longitudinale  d'une  jeune  tige  de 
blé,  grossie  cent  fois  ;  on  n'a  pu  figurer 
qu'une  portion  de  cette  coupe  sur  laquelle 
on  voit  une  anguillule  (larve),  son  attitude 
montre  qu'elle  n'est  ni  daus  les  vaisseaux 
ni  dans  le  tissu  de  la  feuille,  mais  à  la 
surface. 


thesnématoïdes  très  petits,  existant  dans  chaque  grain 
an  nombre  de  plusieurs  milliers.  Ces  anguillules  [anguil- 
lula  tritici)  n'ont  point  d'organes  sexuels  et  ne  peuvent 
se  reproduire  ;  mais  elles  proviennent  d'œufs  déposés 
par  d'autres  anguillules  pourvues  d'organes  génitaux 
qui  avaient  pénétré  dans  le  grain  avant  sa  maturité. 
Celles-ci  s'étaient  introduites  dans  la  jeune  plante,  dé- 
veloppée parla  germination,  entre  les  gaines  des  feuil- 
les, qui  renferment  l'épi  en  voie  de  formation  (fig.  8,  C). 
Mais  cette  introduction  n'est  possible  que  si  la  plante 
est  humide,  car  alors  seulement  l'anguillule  est  active 


VIE  LATENTE  DÉS    ANGUILLULES.  89 

et  peut  s'élever  le  long  de  la  tige.  Sinon  i'anguillule 
restera  dans  le  sol,  au  pied  de  l'épi  nouveau,  et  le  blé 
sera  préservé  de  son  atteinte.  Aussi  est-ce  dans  les  an- 
nées humides,  où  les  pluies  sont  abondantes  au  temps 
de  la  formation  de  l'épi,  que  les  blés  sont  sujets  à  la 
nielle.  Les  cultivateurs  savaient  cela,  mais  ils  ne  pou- 
vaient comprendre  le  rapport  qu'il  y  a  entre  l'humidité 
de  la  saison  et  la  nielle  du  blé.  On  voit  que  ce  rapport 
n'a  rien  de  mystérieux;  c'est  une  simple  condition 
physique  qui  fait  que  le  chemin  est  praticable  ou 
non  pour  le  parasite.  Il  en  est  ainsi  généralement,  et 
toutes  les  harmonies  naturelles  se  ramènent  à  des 
conditions  physico-chimiques  quand  nous  en  connais- 
sons le  mécanisme. 

Le  grain  de  blé  est,  à  cette  époque,  formé  d'un  pa- 
renchyme jeune  et  mou,  dans  lequel  les  diverses  parties, 
paléoles,étamines,  ovaires,  ne  sont  point  distinctes,  et 
où  I'anguillule  peut  pénétrer  facilement.  C'est  là  que 
l'animal  passe  de  l'état  de  larve  à  l'état  parfait;  ses 
organes  sexuels,  qui  ne  s'étaient  point  encore  dévelop- 
pés, apparaissent  et  atteignent  leur  perfectionnement 
organique;  la  femelle  pond  des  œufs  qui  arrivent  à 
éclosion  et  vivent  à  l'état  de  larve  dans  la  cavité  qui 
renferme  les  parents  destinés  à  périr.  Les  anguil- 
lules  larves  ne  tardent  point  à  se  dessécher  avec  le 
grain  lui-même  et  attendent,  dans  un  état  de  mort 
apparente,  les  conditions  nécessaires  à  leurs  mani- 
festations vitales  :  l'humidité  et  l'air. 

Les  larves  d'anguillules  se  présentent  sous  forme  de 
poussière  blanche  grossièrement  semblable  à  de  l'ami- 


90  LES    TROIS    FORMES  DE  LA   VIE. 

don,  ayant  une  longueur  moyenne  de  8  dixièmes  de 
millimètre  (fig.  8,  B). 

La  respiration  de  ces  animaux  quand  ils  sont  dans 
le  grain  de  blé  est  nulle.  M.  Davaine  a  maintenu  dans 
le  vide  pendant  vingt-sept  heures  des  anguillules  enfer- 
mées dans  des  épis  verts,  sans  que  ces  animaux  fussent 
modifiés  bien  sensiblement  dans  leur  activité  par  ce 
traitement.  On  conçoit  donc  qu'il  serait  possible  de 
conserver  des  anguillules  desséchées  indéfiniment  dans 
le  vide.  Mais  on  ne  pourrait  pas  agir  de  même  sur  les 
larves  vivantes  dans  l'eau.  Exposées  dans  le  vide,  elles 
tombent  bientôt  dans  un  état  de  mort  apparente  ;  elles 
reviennent  à  l'activité  quand  on  laisse  l'air  arriver  de 
nouveau.  Je  vous  ai  montré  qu'il  suffit  d'empêcher  le 
contact  de  l'air  avec  l'eau  où  elles  vivent,  en  mettant 
de  l'huile  par  exemple  autour  de  la  lamelle  du  porte- 
objet  du  microscope,  pour  voir  bientôt  les  anguillules 
tomber  en  état  d'asphyxie. 

M.  Davaine,  n'ayant  trouvé  dans  l'intestin  de  ces  ani- 
maux ni  revêtement  cellulaire  auquel  on  pourrait  attri- 
buer des  fonctions  digestives,  ni  particules  solides,  en 
conclut  que  vraisemblablement  la  nutrition  de  ces  ani- 
maux, comme  leur  respiration,  s'accomplit  en  partie 
par  la  peau.  Je  pense  que  la  nutrition  doit  surtout 
s'opérer  au  moyen  de  réserves  alimentaires  que  ren- 
ferme le  corps  de  l'animal  et  non  par  l'absorption  de 
substances  venues  du  dehors. 

Ces  animaux  se  meuvent  sur  place,  sans  progresser 
véritablement,  tant  que  dure  leur  vie.  Leurs  mouve- 
ments ne  subissent  pas   d'interruption  à  moins   que 


VIE   LATENTE   DES   ANGUILLULES.  91 

quelque  condition  extérieure  n'intervienne.  La  dessic- 
cation, la  soustraction  de  l'air,  sont  les  conditions  or- 
dinaires qui  arrêtent  ces  mouvements  ainsi  que  toutes 
les  manifestations  apparentes  de  la  vie. 

Baker,  en  1771,  observa  que  des  anguillules  con- 
servées inertes  depuis  vingt-sept  ans  reprenaient  leur 
activité  dès  qu'on  les  humectait.  Pour  ma  part  j'ai  vu 
des  anguillules  revenir  à  la  vie  après  avoir  été  conser- 
vées pendant  quatre  années,  dans  un  flacon  très  sec 
et  bien  bouché. 

Spallanzani  détermina  leur  revivification  et  leur  en- 
gourdissement jusqu'à  seize  fois  de  suite.  Ces  animaux 
ne  peuvent  pas  revenir  à  la  vie  indéfiniment,  parce  que, 
à  chaque  reviviscence,  ils  consomment  une  partie  de 
leurs  matériaux  nutritifs  sans  pouvoir  réparer  cette 
perte,  puisqu'ils  ne  mangent  pas.  De  sorte  qu'à  la  fin  la 
condition  intrinsèque  formée  par  la  réserve  des  maté- 
riaux nutritifs  finit  par  disparaître  et  empêcher  la  vie 
de  se  manifester  lors  même  que  subsistent  les  trois 
autres  conditions  extrinsèques  :  chaleur,  eau,  air. 

Si  l'on  abaisse  progressivement  la  température  de 
l'eau  qui  renferme  les  anguillules,  elles  conservent 
leurs  mouvements  jusqu'à  zéro.  Puis  les  mouvements 
s'éteignent.  Lorsque  ensuite  on  élève  de  nouveau  la 
température,  c'est  seulement  vers  20  degrés  qu'on  les 
voit  sortir  de  leur  état  de  mort  apparente.  Elles  re- 
naissent ainsi  lors  même  qu'elles  ont  subi  un  abais- 
sement considérable  de  température,  jusqu'à  15  ou  20 
degrés  au-dessous  de  zéro.  Elles  résistent  moins  bien 
que  les  rotifères  aux  températures  élevées,  et  à  70  de- 


92  LES   TROIS   FORMES   DE    LA    VIE. 

grés  au-dessus  de  zéro  elles  périssent  infailliblement. 

On  a  observé  qu'il  faut  continuer  l'action  de  l'humi- 
dité pendant  des  durées  de  temps  très  inégales  pour 
déterminer  la  reviviscence  des  anguillules.  Mais  on 
peut  faire  en  sorte  qu'une  seule  des  autres  conditions 
nécessaires  fasse  défaut,  l'aération  par  exemple  ;  si  on 
la  fait  intervenir  après  humectation  prolongée,  la  revi- 
viscence se  produira  dans  des  temps  sensiblement 
égaux.  Pour  réaliser  l'expérience,  j'humecte  les  grains 
niellés  pendant  vingt-quatre  heures;  les  ouvrant  alors, 
on  observe  que  le  même  temps  est  à  peu  près  nécessaire 
pour  ramener  les  animaux  à  la  possession  de  leurs 
fonctions  vitales.  Toutefois  si  on  laisse  les  grains  de 
nielle  entiers  trop  longtemps  immergés  dans  l'eau,  les 
anguillules  finissent  par  perdre  la  faculté  de  revivis- 
cence. 

Autres  exemples  de  vie  latente  :  œufs,  ferments,  levure 
de  bière,  etc.  —  Nous  avons  vu  que  la  graine  fournit  un 
des  exemples  les  plus  nels  de  vie  latente.  Le  subs- 
tratum  de  la  vie  existe  bien  dans  la  graine  ;  mais  si  les 
conditions  physico-chimiques  externes  font  défaut,  tout 
conflit,  tout  mouvement  vital  est  suspendu. 

On  a  été  tenté  de  chercher  des  phénomènes  ana- 
logues dans  les  œufs  de  certains  animaux,  en  les  com- 
parant aux  graines.  Cette  assimilation  est  inexacte.  La 
graine  n'est  pas  un  œuf,  nous  l'avons  déjà  dit;  elle 
n'en  a  pas  les  propriétés  :  c'est  un  embryon. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  d'ailleurs  que  l'œuf  ne  puisse 
pas  comme  la  graine  tomber  en  état  d'indifférence  chi- 
mique, à  l'état  de  vie  latente.  L'œuf  est  un  corps  en 


APPARENCE    DE    VIE    LATENTE    DES    ŒUFS.  9IJ 

évolution,  dont  le  développement  ne  saurait  s'arrêter 
d'une  manière  complète.  11  est  seulement  à  l'état  de 
vie  engourdie  ou  oscillante,  comme  nous  le  verrons; 
il  reste  toujours  en  relation  d'échange  matériel  avec  le 
milieu.  En  un  mot  l'œuf  respire;  il  prend  de  l'oxy- 
gène et  restitue  de  l'acide  carbonique;  il  ne  reste  pas 
inerte  dans  le  milieu  ambiant  inaltéré. 

L'indifférence  ou  l'inertie  apparente  de  l'œuf  n'est 
qu'une  illusion  produite  par  la  lenteur,  l'atténuation 
ou  l'obscurité  des  phénomènes  qui  s'y  passent.  Les 
œufs  des  vers  à  soie,  par  exemple,  attendent  pour 
éclore  le  retour  du  printemps;  mais  on  doit  admettre 
que  la  vie  n'y  a  pas  été  complètement  suspendue.  Des 
changements  s'y  accomplissent  sous  l'influence  du 
froid,  et,  le  printemps  revenant,  la  chaleur  ne  trouve 
plus  l'œuf  dans  le  même  état,  avec  la  môme  constitu- 
tion qu'il  avait  à  la  fin  de  l'automne.  On  comprend  dès 
lors  que  la  chaleur  qui,  à  cette  époque,,  n'avait  pu  dé- 
terminer le  développement  de  l'œuf,  le  puisse  faire 
maintenant. 

Ces  phénomènes,  résultant  de  l'influence  des  condi- 
tions physiques  du  milieu  sur  la  vie  latente  ou  la  vie 
engourdie  des  êtres,  nous  expliquent  certaines  adapta- 
tions harmoniques  de  la  nature.  A  quoi  servirait,  par 
exemple,  que  l'œuf  du  ver  à  soie  puisse  éclore  au  mi- 
lieu de  l'hiver,  puisque  l'animal  ne  trouverait  point 
les  feuilles  dont  il  doit  se  nourrir?  Il  est  donc  naturel 
que  cet  œuf  n'acquière  cette  faculté  qu'au  printemps  et 
qu'il  sommeille  pendant  les  froids  de  l'hiver  en  com- 
plétant lentement  son   développement.    Des   phéno- 


94  LES    TROIS    FORMES    DE    LA    VIE. 

mènes  analogues  d'hibernation  se  passent  sans  cloute 
dans  les  végétaux.  Toutefois  il  ne  faudrait  pas  attri- 
buer ces  phénomènes  à  des  causes  surnaturelles  ou 
merveilleuses.  L'influence  du  cours  des  saisons,  l'in- 
fluence de  leur  durée  s'expliquent  par  le  retour  et  les 
alternatives  de  conditions  physico-chimiques  détermi- 
nées. L'hiver  n'a  pas  agi  sur  les  œufs  de  ver  à  soie 
comme  une  condition  particulière  ou  extra-physique  ; 
l'hiver  a  agi  simplement  comme  condition  physique, 
comme  froid.  C'est  ce  qu'ont  démontré  les  expériences 
de  M.  Duclaux.  L'œuf  de  ver  à  soie  pondu  à  la  fin  de 
l'été  ne  doit  éclore  naturellement  qu'au  printemps 
suivant  parce  que  l'hiver  et  les  froids  apportent  une 
condition  physique  favorable  à  un  certain  développe- 
ment insensible  qui  doit  précéder  son  éclosion.  Or 
on  peut  remplacer  l'hiver  naturel  par  un  hiver  arti- 
ficiel. Si  l'on  soumet  ces  œufs  pendant  vingt-quatre 
heures  à  l'action  d'une  température  de  zéro  degré, 
puis,  que  l'on  fasse  intervenir  la  chaleur,  le  dévelop- 
pement se  fait  immédiatement  et  sans  retard. 

Les  ferments,  ces  agents  si  importants  de  la  vie  et 
encore  si  peu  connus,  ont  la  faculté  de  tomber  en  état 
de  vie  latente.  Toutefois,  nous  devons  faire  ici  une  dis- 
tinction relativement  aux  ferments  solubles  et  aux  fer- 
ments figurés.  Les  premiers  ne  sont  pas  des  êtres  vi- 
vants, et  la  propriété  qu'ils  nous  offrent  de  se  des- 
sécher, puis  de.  se  redissoudre  et  de  reprendre  leur 
activité  chimique,  ne  peut  rappeler  que  de  loin  les 
phénomènes  de  vie  latente.  Les  ferments  figurés,  au 
contraire,  sont  des  êtres  vivants  qui  se  reproduisent; 


VIE    LATENTE    DES    FERMENTS.  95 

après  avoir  été  desséchés,  ils  revivent  sous  l'influence 
de  l'humidité  et  manifestent  non  seulement  leurs  pro- 
priétés chimiques,  mais  encore  leur  faculté  de  pro- 
lifération, de  reproduction;  ce  sont  bien  là  de  vrais 
phénomènes  de  vie  latente. 

La  levure  de  bière  nous  fournit  un  précieux  exemple 
de  cette  double  faculté.  Que  l'on  prenne  de  la  levure 
en  pleine  activité  et  qu'on  la  soumette  à  une  dessicca- 
tion graduelle,  elle  se  trouvera  réduite  à  l'état  de  vie 
latente,  on  pourra  l'exposer  à  une  température  fort 
élevée  ou  à  l'action  de  l'alcool  prolongée,  elle  résis- 
tera à  ces  épreuves;  et  lorsque  ensuite  on  la  placera 
dans  des  conditions  convenables,  elle  revivra  et  pourra 
se  développer  de  nouveau. 

Voici  un  tube  dans  lequel  nous  avons  mis  en  fer- 
mentation de  la  levure  de  bière  desséchée  à  40  degrés 
et  conservée  depuis  deux  ans;  elle  s'est  peu  à  peu  im- 
bibée d'eau  et  a  produit  la  fermentation  alcoolique 
quand  on  y  a  ajouté  du  sucre. 

Dans  un  autre  tube,  nous  avons  mis  de  la  levure 
de  bière  également  desséchée  et  conservée  dans  de 
l'alcool  absolu  depuis  un  an  et  demi.  Elle  s'est  égale- 
ment imbibée  d'eau  peu  à  peu  et  a  très  bien  pro- 
duit ensuite  la  fermentation  alcoolique. 

Dans  une  autre  expérience,  j'ai  délayé  de  la  levure 
de  bière  fraîche  dans  de  l'alcool  absolu,  où  elle  est 
restée  immergée  trois  ou  quatre  jours.  Après  ce 
temps,  j'ai  recueilli  cette  levure  sur  un  filtre  pour  la 
dessécher;  mise  de  nouveau  avec  de  l'eau  sucrée,  elle 
a  donné  lieu  à  une  fermentation  alcoolique  très  active. 


96  LES    TROIS    FORMES   DE    LA   VIE. 

Je  dois  ajouter  que  dans  tous  les  cas  où  la  levure  a  été 
préalablement  desséchée,  qu'elle  ait  été  soumise  ou 
non  à  l'influence  de  l'alcool,  il  faut  qu'elle  s'imbibe 
de  nouveau  par  une  macération  préalable  de  vingt- 
quatre  ou  trente-six  heures,  avant  que  la  fermentation 
alcoolique  apparaisse  avec  tous  ses  caractères  :  inver- 
sion de  la  saccharose  en  glycose,  dédoublement  de  la 
glycose  en  acide  carbonique  et  alcool,  etc.  On  voit 
ainsi  que  les  deux  ferments  dont  est  constituée  la  le- 
vure de  bière,  le  ferment  inversif  ou  ferment  solu- 
ble,  et  le  iorula  cerevisiœ,  ferment  figuré,  possèdent 
tous  deux  la  faculté  de  reprendre  leur  propriété  après 
dessiccation. 

Explication  de  la  vie  latente.  —  La  dessiccation  est 
une  condition  de  protection  pour  les  organismes  qui 
doivent  être  exposés  aux  vicissitudes  atmosphériques. 
Nous  avons  vu  les  kolpodes,  les  rotateurs,  les  tardi- 
grades,  les  anguillules  s'enkyster,  se  segmenter,  s'en- 
rouler, etc.,  dès  que  l'eau  nécessaire  à  leurs  mani- 
festations vitales  vient  à  manquer. 

Si  maintenant  nous  cherchons  à  nous  rendre 
compte  des  mécanismes  par  lesquels  se  produit  l'état 
de  vie  latente  et  se  fait  le  retour  à  la  vie  manifestée, 
nous  verrons  avec  la  plus  grande  évidence  l'influence 
des  conditions  extérieures  se  manifester  sur  les  deux 
ordres  de  phénomènes  auxquels  nous  avons  rattaché 
la  vie  chez  tous  les  êtres  :  la  création  et  la  destruction 
organiques. 

Occupons-nous  d'abord  du  passage  de  la  vie  mani- 
festée à  l'état  de  vie  latente.  La  condition  principale 


EXI'LICATION    DE    LA   VIE    LATENTE.  97 

que  doit  remplit1  un  organisme  pour  tomber  dans  cet 
état,  c'est  la  dessiccation.  Les  autres  circonstances,  de 
température,  de  composition  de  l'atmosphère  ga- 
zeuse, ne  sauraient  agir  aussi  efficacement  que  la  des- 
siccation pour  suspendre  la  vie.  Une  graine  humide 
soumise  au  froid  ou  exposée  dans  un  gaz  inerte  fini- 
rait probablement  à  la  longue  par  s'altérer.  Cepen- 
dant on  ne  pourrait  pas  conclure  d'une  manière  ab- 
solue que  le  maintien  illimité  de  la  vie  latente  exige  la 
dessiccation,  car  des  graines  enfouies  dans  la  terre 
ou  au  fond  de  l'eau  se  sont  conservées  en  état  de  vie 
latente  pendant  des  temps  indéterminés  mais  certai- 
nement très  considérables  (au  moins  un  siècle). 

La  dessiccation  a  pour  conséquence  immédiate  de 
faire  disparaître,  de  rendre  impossibles,  les  phéno- 
mènes de  destruction  organique,  c'est-à-dire  les  mani- 
festations fonctionnelles  de  l'être  vivant;  il  en  est  de 
même  des  autres  conditions  qui  produisent  la  vie 
latente.  Les  propriétés  physiques  des  tissus,  leur 
élasticité,  leur  densité,  leur  ténacité,  sont  d'abord 
modifiées  par  un  degré  de  dessiccation  de  la  subs- 
tance organisée  poussée  trop  loin.  Viennent  aussi  les 
phénomènes  chimiques  de  la  destruction  vitale,  dont 
l'action  se  trouve  arrêtée  par-  le  fait  même  de  la  des- 
siccation; car  les  agents  de  ces  phénomènes,  les  fer- 
ments, en  se  desséchant  deviennent  inertes.  La  des- 
siccation amène  donc  la  suppression  de  la  destruction 
vitale  en  faisant  disparaître  les  propriétés  physiques 
et  chimiques  des  tissus.  La  création  vitale  s'arrête 
alors,  elle  aussi,  dans  les  cellules  desséchées.  En  un 

CL.   DEIîNABD.  -, 


98  LES    TROIS    FORMES    DE    LA   VIE. 

mot,  la  vie,  considérée  sous  ses  deux  faces,  est  sus- 
pendue :  l'organisme  est  en  état  d'indifférence  chimi- 
que, il  est  inerte.  11  y  a  arrêt  de  la  vie  ou  vie  latente. 

L'influence  de  la  dessiccation  sur  les  propriétés 
physiques  des  tissus  et  des  substances  de  l'organisme 
a  été  mise  en  évidence  dans  un  travail  fondamental 
publié  en  1819  par  M.  Chevreul  (1). 

Ces  recherches,  très  importantes  pour  la  physio- 
logie, ont  porté  sur  les  tendons,  les  tissus  fibreux,  le 
ligament  jaune  et  diverses  substances  albuminoïdes. 

Les  tendons  forment  les  tissus  par  lesquels  les 
muscles  s'attachent  aux  os;  ils  se  présentent  à  l'état 
normal  comme  des  cordons  souples,  élastiques, 
d'aspect  nacré,  ayant  une  grande  ténacité.  Lorsqu'ils 
sont  secs,  ils  perdent  50  pour  100  d'eau  environ,  ils 
deviennent  jaunâtres  :  leur  élasticité  a  diminué  au 
point  que  si  on  les  courbe,  il  se  produit  des  déchi- 
rures, des  ruptures,  et  le  tissu  est  desorganisé.  Mais 
qu'on  remette  le  tendon  dans  l'eau,  il  absorbe  de 
nouveau  ce  liquide  jusqu'à  en  prendre  à  peu  près  sa 
teneur  normale.  La  dessiccation  lui  a  fait  perdre  ses 
propriétés;  l'humectation  les  lui  restitue. 

La  fibrine  du  sang  se  trouve  dans  les  mêmes 
conditions.  Elle  peut  perdre  par  la  dessiccation 
80  pour  100  d'eau,  et  avec  cela  disparaissent  sa  couleur, 
sa  ténacité,  son  élasticité.  Remise  au  contact  de  l'eau 
elle  en  reprend  environ  la  même  quantité  et  recouvre 
ses  propriétés  perdues. 

(i) Mémoires  du  Muséum,  t.  XIII. 


DESSICCATION    DES   TISSUS.  99 

La  cornée  transparente  offre  des  phénomènes  ana- 
logues. Desséchée,  elle  devient  opaque  :  humectée 
de  nouveau,  elle  reprend  sa  transparence   (1). 

On  voit  donc  que  pour  les  tissus,  qu'on  peut  considé- 
rer comme  de  simples  matériaux  physiques  de  l'organi- 
sation ,leurspropriétés  n'interviennent  dans  les  manifes- 
tations de  la  vie  qu'en  raison  de  l'eau  qu'ils  renferment. 
L'albumine  d'œuf  soluble  présente  des  phénomènes 
très  analogues  à  ceux  que  nous  avons  précédemment 
signalés. 

Si  on  la  dessèche  lentement  (au-dessous  de  45  degrés) 
elle  devient  jaune,  cassante,  en  perdant  environ  90  pour 
100  d'eau.  Si  ensuite  on  ajoute  de  l'eau,  elle  se  redis- 
sout de  nouveau.  Quand  l'albumine  se  trouve  à  cet 
état  de  dessiccation,  on  peut  la  soumettre  aune  tem- 
pérature sèche  élevée,  à  100  degrés  par  exemple,  sans 
qu'elle  perde  la  faculté  de  se  redissoudre. 

L'albumine  d' œuf  coagulée  par  la  chaleur  se  dessèche 
en  laissant  évaporer  environ  90  pour  100  d'eau,  mais  si 

(i)  Il  n'y  a  pas  que  la  dessiccation  qui  fasse  perdre  à  la  cornée 
sa  transparence.  Quand  on  comprime  entre  les  doigts  l'œil  d'un 
chien  ou  d'un  lapin  récemment  extrait  de  l'orbite,  on  voit  la  cor- 
née devenir  opaque  par  la  pression  et  reprendre  sa  transparence 
quand  la  compression  cesse.  J'ai,  il  y  a  bien  longtemps,  montré 
que  ce  phénomène  se  reproduit  sur  le  vivant.  Si  avec  l'extrémité 
du  manche  d'un  scalpel  on  exophthalmise  les  yeux  sur  un  chien  ou 
sur  un  lapin,  les  deux  globes  oculaires  font  saillie  avec  une  cornée 
opaque  à  tel  point  que  l'animal  est  devenu  aveugle  ;  mais  dès  qu'on 
fait  rentrer  l'œil  dans  l'orbite,  la  compression  cessant,  la  cornée  de- 
vient transparente  et  l'animal  recouvre  la  vue.  Ici  l'opacité  de  ta 
cornée  doit  être  attribuée  non  à  la  dessiccation  de  la  cornée,  mais 
bien  à  un  changement  de  la  disposition  moléculaire  dans  ses  parties 
constituantes. 


100  LES    TROIS    FORMES    DE    LA    VIE. 

après  dessiccation  on  l'humecte,  on  voit  qu'elle  a  perdu 
sans  retour  la  propriété  de  se  redissoudre.  Cette  expé- 
rience sur  la  solubilité  de  l'albumine  à  ses  divers  états 
estun  fait  capitalau  point  de  vue  du  sujet  qui  nous  occupe. 

Nous  voyons  comment  la  suppression  de  l'humidité 
et  des  conditions  extrinsèques  propices  peut  entraîner 
la  disparition,  tout  au  moins  la  suspension,  des  pro- 
priétés des  tissus;  toute  manifestation  vitale  qui 
exige  la  mise  en  jeu  de  ces  propriétés  physiques  et 
mécaniques  se  trouve  par  là  môme  supprimée. 

Nous  devons  rapprocher  de  ces  faits  une  expérience 
de  M.  Glénard,  de  Lyon,  relative  à  la  dessiccation  du 
sang  du  cheval  dans  ses  vaisseaux.  Le  sang  de  cheval  se 
coagule  lentement;  on  fait  dessécher  à  une  température 
inférieure  à  45  degrés  le  sang  contenu  dans  une  veine 
jugulaire,  par  exemple.  Après  dessiccation,  on  constate 
que  ce  sang  se  redissout  dans  l'eau  et  que  le  plasma 
qui  en  résulte  n'a  pas  perdu  la  propriété  de  se  coagu- 
ler. Cela  montre  ce  fait  intéressant,  que,  chez  un  ani- 
mal élevé,  comme  chez  les  êtres  inférieurs,  la  fibrine 
soluble  du  plasma  ne  perd  pas  sa  propriété  coagulable 
par  la  dessiccation. 

Nous  avons  dit  que  la  dessiccation,  c'est-à-dire  la 
disparition  de  l'humidité  nécessaire  aux  organismes, 
supprime  non  seulement  les  propriétés  physiques  des 
tissus,  mais  aussi  les  phénomènes  chimiques  qui  s'y  pas- 
sent. Nous  savons  que  ces  phénomènes  ont  pour  agents 
principaux  des  ferments  et  qu'il  s'agit  ici  de  fermenta- 
tion. Or,  les  expériences  les  plus  simples  nous  mon- 
trent que  ces  fermentations,  comme  toutes  les  actions 


RETOUR    A    LA    VIE    MANIFESTÉE.  101 

chimiques,  ne  sauraient  s'accomplir  qu'au  sein  d'un 
milieu  liquide.  Corporation  ag\mt  nisisoluia. 

Il  faut  donc,  pour  l'accomplissement  des  fermenta- 
tions, à  la  fois  une  température  et  un  degré  d'humi- 
dité convenables;  faute  de  quoi  l'action  se  suspend. 
J'ai  depuis  bien  longtemps  montré  dans  mes  cours  que 
les  ferments  ont  la  propriété  de  se  dessécher  et  de 
reprendre  leurs  propriétés  quand  ils  viennent  à  être 
humectés  de  nouveau.  Voici  du  ferment  pancréatique 
à  l'état  sec  :  il  peut  être  mis  en  contact  avec  l'amidon 
desséché  sans  qu'il  se  produise  aucune  action.  Si  l'on 
ajoute  de  l'eau,  la  transformation  en  sucre  se  produira 
rapidement  à  la  température  convenable.  Le  ferment 
n'avait  donc  pas  perdu  le  pouvoir  d'agir  :  il  était  seu- 
lement dans  l'impossibilité  de  manifester  son  action. 

Le  suc  gastrique  desséché  ne  digère  plus;  il  peut 
rester  indéfiniment  au  contact  de  la  viande  également 
desséchée  sans  l'attaquer.  L'addition  de  l'eau,  à  une 
température  voisine  de  celle  du  corps,  à  40  degrés, 
fera  reparaître  la  digestion  suspendue. 

On  comprend  par  ces  exemples  que  la  dessiccation 
abolisse  les  deux  ordres  de  phénomènes  physiques  et 
chimiques  de  l'organisme.  Ces  phénomènes  caracté- 
risant la  destruction  vitale  étant  empêchés,  la  création 
organique  s'interrompt  à  son  tour;  l'organisme  perd 
les  caractères  de  la  vie. 

Le  réveil  de  l'être  plongé  dans  l'état  de  vie  latente, 
son  retour  à  la  vie  manifestée,  s'explique  tout  aussi 
simplement. 

C'est  d'abord  la  destruction  vitale  qui  redevient  pos- 


102  LES    TROIS    FORMES    DE    LA    ME. 

sible  par  le  retour  des  phénomènes  physiques  et  chi- 
miques ;  puis,  la  vie  créatrice  reparaît  à  son  tour, 
quand  l'animal  reprend  des  aliments. 

Dès  que  l'humidité  et  la  chaleur  sont  restituées  à  l'or- 
ganisme, les  tissus,  ainsi  que  l'ont  montré  les  recherches 
de  M.  Chevreul,  reprennent  la  quantité  d'eau  qu'ils 
avaientavantleur  dessiccation,  et  leurs  propriétés  méca- 
niqueset  physiques,  de  résistance,  d'élasticité,  de  trans- 
parence, de  fluidité,  reparaissent.  Le  retour  des  phéno- 
mènes chimiques  a  lieu  tout  aussitôt:  les  ferments  des- 
séchés, en  s'humectant  de  nouveau,  récupèrent  leur 
activité,  les  fermentations  interrompues  reprennent 
leur  cours  dans  l'organisme  vivant  comme  en  dehors 
de  lui,  ainsi  que  l'expérience  directe  nous  l'a  montré. 

C'est  donc  par  le  rétablissement  primitif  des  actes 
de  destruction  vitale  que  se  fait  le  retour  à  la  vie.  La 
vie  créatrice  ne  se  montre  qu'en  second  lieu.  C'est  là 
une  loi  qu'il  importe  de  faire  ressortir. 

L'animal  ou  la  plante,  en  renaissant,  commence  tou- 
jours par  détruire  son  organisme,  par  en  dépenser  les 
matériaux  préalablement  mis  en  réserve.  Cette  obser- 
vation nous  fait  comprendre  la  nécessité  d'une  nou- 
velle condition  pour  la  reviviscence  ou  le  retour  à  la 
vie  manifestée.  Il  faut  que  l'être  possède  des  réserves, 
accumulées  dans  ses  tissus,  pour  pouvoir  se  nourrir  et 
parer  à  ses  premières  dépenses,  jusqu'au  moment  où, 
complètement  revenu  à  l'existence,  il  pourra  puiser  au 
dehors,  par  l'alimentation,  les  matériaux  qui  lui  sont  né- 
cessaires pour  faire  de  nouvelles  réserves.  Nous  retrou- 
vons ici  incidemment  une  application  de  cette  grande 


VIE   OSCILLANTE.  103 

loi  sur  laquelle  nous  ne  cessons  d'insister,  à  savoir  que 
la  nutrition  est  toujours  indirecte  au  lieu  d'être  directe 
et  immédiate.  L'accumulation  de  réserves  est  donc  une 
nécessité  pour  les  êtres  en  vie  latente  :  la  reprise  des 
manifestations  vitales  n'est  possible  qu'à  ce  prix. 

Dès  que  les  phénomènes  de  destruction  vitale  ont 
recommencé  dans  l'être  tout  à  l'heure  inerte,  la  créa- 
lion  vitale  reprend  aussi  son  cours,  et  la  vie  se  rétablit 
dans  son  intrégrité  avec  ses  deux  ordres  de  phéno- 
mènes caractéristiques. 

II.  Vie  oscillante.  —  L'être  vivant,  considéré  comme 
individu  complexe,  peut  être  lié  au  milieu  extérieur 
dans  une  dépendance  tellement  étroite  que  ses  mani- 
festations vitales,  sans  s'éteindre  jamais  d'une  manière 
complète  comme  dans  l'état  de  vie  latente,  s'atténuent 
ou  s'exaltent  néanmoins  daus  une  très  large  mesure, 
lorsque  les  conditions  extérieures  varient. 

Les  êtres  dont  les  manifestations  vitales  peuvent 
varier  dans  des  limites  étendues  sous  l'influence  des 
conditions  cosmiques  sont  des  êtres  à  vie  oscillante  ou 
dépendante  du  milieu  extérieur. 

Ces  êtres  sont  fort  nombreux  dans  la  nature. 

Tous  les  végétaux  sont  dans  ce  cas  :  ils  sont  en- 
gourdis pendant  l'hiver.  La  vie  n'est  pas  complète- 
ment éteinte  en  eux  :  les  échanges  matériels  de  l'assi- 
milation et  de  la  désassimilation  ne  sont  pas  supprimés 
absolument,  mais  ils  sont  réduits  à  un  minimum.  La 
végétation  est  obscure  :  le  processus  vital  presque 
insensible.  Au  printemps,  lorsque  la  chaleur  reparaît, 


104  LES    TROIS    FORMES   DE   LA   VIE. 

le  mouvement  vital  s'exalte;  la  végétation  engourdie 
prend  une  activité  extrême  ;  la  sève  se  met  en  mouve- 
ment, les  feuilles  apparaissent,  les  bourgeons  s'en- 
tr'ouvrent  et  se  développent,  des  parties  nouvelles, 
racines,  branches,  s'étendent  dans  le  sol  ou  dans  l'air. 

Dans  le  règne  animal,  il  se  produit  des  phénomènes 
analogues.  Tous  les  invertébrés  et,  parmi  les  vertébrés, 
tous  les  animaux  à  sang  froid,  possèdent  une  vie  oscil- 
lante, dépendante  du  milieu  cosmique.  Le  froid  les  en- 
gourdit, et  si  pendant  l'hiver  ils  ne  peuvent  être  sous- 
traits à  son  influence,  la  vie  s'atténue,  la  respiration  se 
ralentit,  la  digestion  se  suspend ,  les  mouvements 
deviennent  faibles  ou  nuls.  Chez  les  mammifères,  cet 
état  est  appelé  état  d'hibernation  :  la  marmotte,  le  loir 
nous  en  fournissent  des  exemples. 

C'est  ordinairement  l'abaissement  de  la  température 
qui  produit  cette  diminution  de  l'activité  vitale.  Quel- 
quefois cependant  son  élévation  peut  avoir  les  mêmes 
conséquences.  Nous  avons  déjà  vu  que  les  graines  en 
germination  et,  parmi  les  animaux,  les  grenouilles 
s'engourdissent  à  une  température  élevée;  de  même, 
il  existe  un  mammifère  américain,  le  Tenrec,  qui 
tombe,  dit-on,  dans  un  véritable  état  de  léthargie  sous 
l'action  des  plus  grandes  chaleurs. 

Les  vertébrés  les  plus  élevés  (animaux  à  sang  chaud), 
qui  ont  un  milieu  intérieur  perfectionné,  c'est-à-dire 
des  liquides  circulatoires  dans  lesquels  la  température 
est  constante,  ne  sont  pas  soumis  à  cette  influence  du 
milieu  extérieur.  Toutefois,  à  une  certaine  période  de 
leur  existence,  au  début,  ils  commencent  par  être  des 


VIE  OSCILLANTE.  105 

êtres  à  vie  oscillante.  Cela  arrive  lorsqu'ils  sont  à  l'état 
iïœuf.  Le  travail  évolutif  dont  l'œuf  d'oiseau  doit  être 
le  siège  exige  un  certain  degré  de  température  assez 
voisin  de  celui  de  l'animal  adulte  :  si  cette  température 
convenable  n'est  point  offerte  à  l'œuf,  il  reste  dans  l'en- 
gourdissement. 11  n'est  pas  en  état  d'indifférence  chi- 
mique, car  on  peut  constater  qu'il  respire  ;  il  absorbe 
de  l'oxygène  et  rejette  de  l'acide  carbonique.  Néanmoins 
cet  échange  matériel  a  peu  d'activité.  Que  l'on  prenne 
un  œuf  de  poule  récemment  pondu  et  qu'on  le  place 
dans  une  éprouvetle  à  pied  au-dessus  d'une  couche 
d'eau  de  baryte  :  celle-ci  se  troublera  lentement  par 
le  dépôt  de  carbonate  de  baryte  résultant  de  l'exhala- 
tion de  l'acide  carbonique  respiratoire.  L'œuf  pourra 
rester  un  certain  temps  dans  cet  état  de  vie  engourdie, 
prêt  à  se  développer  en  un  animal  nouveau  si  les 
conditions  de  l'incubation  sont  réalisées.  Mais  il  ne 
pourra  pas  conserver  indéfiniment  cette  aptitude  :  après 
quelques  semaines  il  sera  ce  qu'on  appel lepassé,  c'est- 
à-dire  mort  et  devenu  impropre  à  l'incubation.  Il  n'était 
donc  pas  complètement  inerte  :  il  vivait  obscurément. 
Si  l'on  soumet  au  contraire  l'œuf  à  la  température 
de  38  ou  40  degrés,  l'activité  vitale  va  s'exalter,  la 
respiration,  témoin  de  ce  mouvement  énergique,  va  de- 
venir très  marquée,  la  cicatricule  va  se  fractionner, 
proliférer,  les  rudiments  de  l'embryon  apparaîtront 
d'abord  et,  par  suite  d'une  épigenèse  successive,  com- 
pléteront le  type  d'un  oiseau  entièrement  constitué  ; 
alors  la  vie  n'est  plus  engourdie  ;  elle  est  au  contraire 
d'une  activité  extrême. 


106  LES    TROIS   FORMES   DE   LA    VIE. 

On  doit  se  demander  comment  se  produit  l'engour- 
dissement sous  l'action  du  froid ,  et  par  quel  mécanisme 
le  retour  de  la  chaleur  imprime  une  impulsion  nouvelle 
à  l'activité  vitale.  L'expérience  établit  que  l'animal 
tombe  en  état  d'engourdissement  ou  d'hibernation 
parce  que  tous  ses  éléments  organiques  sont  entourés 
d'un  milieu  refroidi  dans  lequel  les  actions  chimiques 
se  sont  abaissées  et  proportionnellement  les  manifesta- 
tions fonctionnelles  vitales.  Il  y  a  absence,  chez  l'ani- 
mal à  sang  froid  ou  hibernant,  d'un  mécanisme  qui 
maintienne  autour  des  éléments  un  milieu  constant  en 
dépitdes variationsatmosphériques.  C'est  lerefroidisse- 
ment  du  milieu  intérieur  qui  engourdit  l'animal  :  c'est 
le  réchauffement  de  ce  même  milieu  qui  le  dégourdit. 

Lorsqu'un  animal  à  sang  froid,  une  grenouille  par 
exemple,  vient  à  s'engourdir,  on  pourrait  croire  que 
l'action  du  froid  porte  primitivement  sur  sa  sensibilité, 
sur  le  système  nerveux,  qui  est  le  régulateur  général 
des  fonctions  de  la  vie  organique  et  de  la  vie  animale. 

Il  n'en  est  rien.  Lorsque  le  milieu  intérieur,  c'est-à- 
dire  l'ensemble  des  liquides  circulants  se  refroidit, 
chaque  élément  en  contact  avec  le  sang  s'engourdit 
pour  son  propre  compte,  révélant  ainsi  son  autonomie 
et  les  conditions  de  son  activité  propre. 

En  un  mot,  chaque  système  organique,  chaque  élé- 
ment est  de  lui-même  influencé  par  le  froid  comme 
l'individu  tout  entier.  Il  a  les  mêmes  conditions  d'acti- 
vité ou  d'inactivité  que  l'ensemble,  et  il  forme  un  nou- 
veau microcosme  dans  l'être  vivant,  microcosme  lui- 
même  au  sein  de  l'univers. 


VIE   OSCILLANTE.  107 

De  même,  lorsque  l'animal  engourdi  revient  à  la  vie, 
ce  n'est  pas  le  système  nerveux  qui  réveille  les  autres 
systèmes  :  et  comment  cela  se  pourrait-il,  puisqu'il 
-est  dans  le  même  état  d'engourdissement  qu'eux  ?  C'est 
encore  le  milieu  intérieur  qui  reçoit  l'influence  du  mi- 
lieu extérieur  et  qui  réveille  chaque  élément  d'une 
manière  successive  selon  sa  sensibilité  ou  son  excitabi- 
lité. Une  expérience  que  j'ai  exécutée  autrefois  met  bien 
ces  idées  en  pleine  évidence.  On  prend  une  grenouille 
engourdie  par  le  froid.  La  sensibilité,  la  motilité  sont 
éteintes  :  les  appareils  de  la  vie  organique  fonctionnent 
obscurément;  le  sang  revient  roug"e  des  tissus  où  la 
combustion  vitale  est  extrêmement  atténuée  ;  le  cœur 
ne  fournit  que  quatre  pulsations  par  minute  au  lieu 
de  quinze  à  vingt  comme  cela  a  lieu  pendant  l'été. 

Cette  grenouille  peut  être  tirée  de  son  état  léthargi- 
que. Pour  cela,  il  suffit  qu'elle  soit  réchauffée.  Com- 
ment agit  alors  l'élévation  de  température?  Ce  n'est 
point,  avons-nous  dit,  par  une  action  nerveuse  portant 
sur  la  sensibilité.  J'ai  fait,  pour  m'en  assurer,  l'expé- 
rience suivante  :  On  plonge  dans  de  l'eau  tiède  une 
patte  de  grenouille  engourdie,  dont  le  cœur  a  été  mis 
à  découvert.  Soit  que  le  nerf  du  membre  ait  été  sec- 
tionné, soit  qu'il  reste  intact,  la  grenouille  est  ranimée 
au  bout  du  même  temps.  Le  cœur  reprend  ses  batte- 
ments plus  rapides  et  tous  les  appareils  se  réveillent 
successivement.  C'est  le  sang  réchauffé  qui  a  créé  au- 
tour de  tous  les  éléments  la  condition  physique  de  tem- 
pérature nécessaire  au  fonctionnement  vital.  Le  sang- 
revenant  plus  chaud  de  la  patte  a  ravivé  les  battements 


108  LES    TROIS    FORMES  DE  LX  VIE. 

du  cœur  et  c'est  le  cœur  excité  qui  a  dégourdi  l'animal. 

L'influence  de  la  température  est  ainsi  nettement 
mise  en  lumière.  On  voit  dans  la  grenouille  un  animal 
à  vie  oscillante  ou  dépendante  du  milieu  cosmique. 
L'abaissement  de  température  diminue  son  activité 
vitale,  et  l'élévation  de  la  température  l'exalte. 

Toutefois,  la  proposition,  énoncée  en  ces  termes, 
serait  trop  absolue.  A  ce  sujet  nous  devons  rappeler 
des  faits  que  j'ai  déjà  invoqués  pour  démontrer  qu'il 
y  a  une  mesure,  une  gradation  et  des  nuances  infinies 
dans  les  actions  des  agents  physico-chimiques  sur  l'or- 
ganisme. 11  est  vrai,  d'une  manière  générale,  qu'en 
élevant  la  température  on  exalte  l'activité  vitale;  mais, 
si  la  température  dépasse  certaines  limites,  si,  pour  la 
grenouille,  par  exemple,  elle  atteint  37  à  40  degrés, 
l'animal  se  trouve  au  contraire  anesthésié  et  engourdi. 
Il  en  est  de  même  pour  les  graines  qui,  excitées  à 
germer  à  20  degrés,  sont  engourdies  à  35  degrés.  Nous 
plaçons  sous  vos  yeux  deux  grenouilles,  l'une  que  nous 
avons  plongée  dans  de  l'eau  à  37  degrés,  vous  voyez 
qu'elle  est  engourdie  et  ne  fait  plus  de  mouvements; 
elle  est  dans  le  même  état  que  la  seconde  qui  a  été 
plongée  dans  l'eau  glacée.  Changeons-les  de  bocal  : 
elles  vont  se  réveiller  l'une  et  l'autre  :  seulement  c'est 
le  froid  qui  réveillera  la  première,  c'est  la  chaleur 
qui  ranimera  la  seconde. 

Les  animaux  et  les  végétaux  engourdis  ou  anesthésiés 
résistent  à  des  agents  qui  les  tueraient  s'ils  étaient  dans 
un  état  de  vie  plus  active.  Cette  résistance  varie  d'ailleurs 
avec  la  nature  des  agents  toxiques  que  l'on  emploie. 


VIE    OSCILLANTE.  109 

Les  animaux  engourdis  résistent  par  suite  de  l'abais- 
sement de  leur  vitalité  à  des  conditions  où  d'autres 
périraient.  L'engourdissement  est  donc  aussi  une 
condition  de  résistance  vitale  comme  l'était  la  vie 
latente.  Une  grenouille  reste  pendant  tout  l'hiver  sans 
prendre  de  nourriture  :  l'atténuation  du  processus 
vital  permet  cette  longue  suspension  du  ravitaillement 
matériel;  l'animal  ne  supporterait  pas  l'abstinence 
aussi  longtemps  s'il  était  à  une  température  plus 
élevée.  Un  très  petit  oiseau,  dont  l'activité  vitale  est 
toujours  considérable,  meurt  de  faim  si  on  le  laisse 
vingt-quatre  heures  sans  nourriture. 

Dans  leurs  belles  recherches  sur  la  respiration, 
MM.  Regnault  et  Reiset  ont  signalé  la  résistance  remar- 
quable des  marmottes  en  état  d'hibernation  à  des  con- 
ditions qui  les  feraient  périr  si  elles  étaient  dans  leur 
état  de  vie  ordinaire.  Une  marmotte,  qui  respire  faible- 
ment pendant  l'hibernation,  peut  être  plongée  sans 
inconvénient  dans  une  atmosphère  pauvre  en  oxygène  ; 
réveillée,  elle  ne  tarderait  pas  à  y  périr  asphyxiée.  De 
même,  cet  animal,  qui  était  resté  plusieurs  mois  sans 
nourriture  et  qui  supportait  l'abstinence  sans  dom- 
mage, ne  pourra  plus  la  soutenir  dès  qu'il  sera  ré- 
veillé. 11  faudra  lui  fournir  des  aliments  abondants 
qu'il  engloutira  avec  voracité,  sans  quoi  il  ne  tarderait 
pas  à  périr.  J'ai  souvent  répété  cette  expérience  chez 
des  loirs  ou  des  marmottes  que  je  réveillais;  si  je  ne 
leur  donnais  pas  de  nourriture,  ils  succombaient 
bientôt,  ayant  rapidement  épuisé  les  réserves  dues  à 
une  nutrition  antérieure. 


HO  LES  TROIS   FORMES  DE  LA   VIE. 

Pour  compléter  l'exposé  des  faits  relatifs  à  la  vie  oscil- 
lante, nous  dirons  que  le  mécanisme  de  l'engourdisse- 
ment et  le  mécanisme  du  retour  à  la  vie  active  s'expli- 
quent aussi  clairement  que  le  cas  de  la  vie  latente. 

L'influence  des  conditions  cosmiques  produit  d'a- 
bord la  suppression  incomplète  des  phénomènes  phy- 
siques et  chimiques  de  la  destruction  vitale.  Les  ani- 
maux engourdis  ne   font  plus  de  mouvements  :  leurs 
muscles  ne  subissent  plus  qu'une  légère  combustion; 
ils  ont  le  sang  veineux  presque  aussi  rutilant  que  le 
sang  artériel  :  de  même,  les  combustions  sont  considé- 
rablement réduites  dans  les  autres  tissus;  la  chaleur 
produite  est  faible,  l'acide  carbonique  est  excrété  en 
petite  quantité.  C'est  donc  la  manifestation  vitale  fonc- 
tionnelle, correspondante  à  la  destruction  des  organes, 
qui  est  atténuée  en  premier  lieu.  La  vie  créatrice  subit 
une  réduction   parallèle.   On  peut  môme  dire    qu'elle 
est  entièrement  suspendue  quant  à  la  formation  des 
principes  immédiats  qui  constituent  les  réserves.  Tou- 
tefois, certains  phénomènes  morphologiques,  les  cica- 
trisations, les  réintégrations  se  produisent  encore  très 
activement.  Nous  aurons  plus  tard  à  expliquer  ces  faits. 
Le  retour  à  l'activité  vitale  s'explique  encore  de  la 
même  manière  que  la  reviviscence. 

Il  faut  nécessairement  que  l'animal  hibernant  ait 
des  réserves  non-seulement  pour  parer  aux  premières 
dépenses  du  réveil,  mais  pour  suffire  à  la  consomma- 
tion qu'il  fait  dans  l'état  d'engourdissement.  La  des- 
truction vitale,  en  effet,  n'est  pas  suspendue,  elfe 
n'est  que  diminuée  ;  quant  à  la  création  vitale,  à  la  for- 


VIE    OSCILLANTE.  111 

matioii  des  réserves,  elle  n'a  plus  de  matériaux  sur 
lesquels  elle  puisse  s'exercer  pendant  l'hibernation, 
puisque  l'animal  ne  s'alimente  plus  au  dehors. 

C'est  pourquoi,  avant  de  tomber  dans  le  sommeil 
hibernal  ou  dès  qu'ils  en  pressentent  les  approches, 
les  animaux  préparent  ces  réserves  sous  diverses 
formes.  Chez  la  marmotte,  les  tissus  se  chargent  de 
graisse  et  de  glycogène  :  chez  la  grenouille,  chez  tous 
les  animaux,  il  s'accumule  des  provisions  organiques 
de  diverses  substances.  C'est  donc  sur  ces  épargnes 
prévoyantes  préparées  par  la  nature  que  ranimai  vit 
pendant  la  période  d'engourdissement;  il  ne  fait  plus 
que  dépenser,  il  ne  crée  plus,  il  n'accumule  plus.  Ces 
réserves  suffisent  pendant  un  certain  temps  aux  mani- 
festations atténuées  qu'on  observe  chez  ces  animaux 
engourdis,  mais  elles  seraient  vite  dissipées  si  l'activité 
vitale  renaissait.  Aussi,  est-il  nécessaire  que,  dès  leur 
réveil,  les  animaux  trouvent  à  leur  portée  les  maté- 
riaux alimentaires  sur  lesquels  va  s'exercer  l'élabora- 
tion créatrice.  Les  loirs  placent  dans  le  gîte  où  ils 
s'endorment  des  provisions  qu'ils  consomment  dès 
qu'ils  se  raniment.  J'ai  eu  l'occasion  de  faire  des  expé- 
riences intéressantes  sur  ces  animaux.  Si  l'on  prend 
des  loirs  engourdis  et  que,  les  sacrifiant  en  plein  som- 
meil, on  analyse  leur  foie,  on  y  trouve  encore  une  cer- 
taine provision  de  glycogène  ;  mais  si  on  ne  les  sacrifie 
que  quatre  ou  cinq  heures  après  les  avoir  réveillés,  on 
ne  trouve  presque  plus  de  traces  de  cette  matière.  Ces 
quatre  heures  de  vie  active  ont  dépensé  l'épargne  qui 
eût  encore  suffi  à  quelques  semaines  de  vie  engourdie. 


112  LES   THOIS  FORMES  DE  LA  VIE. 

Outre  l'engourdissement  prolongé  dont  nous  venons 
de  parler  et  que  l'animal  ne  supporte  qu'à  la  condition 
de  présenter  des  réserves  considérables  antérieurement 
accumulées,  il  y  a  des  engourdissements  en  quelque 
sorte  passagers  qui  n'exigent  plus  de  telles  provisions. 
On  voit  des  insectes  engourdis  le  matin,  après  une 
nuit  de  fraîcheur,  se  montrer  pleins  d'activité  au  soleil 
de  la  journée.  L'abeille  immobile,  que  l'on  peut  saisir 
impunément  le  matin,  est  en  état  de  piquer  vivement 
vers  le  midi.  Il  est  clair  que  ces  périodes  d'activité  et 
d'engourdissement  sont  trop  courtes  et  se  succèdent 
trop  rapidement  pour  nécessiter  des  réserves  considé- 
rables ;  mais  néanmoins  on  doit  être  assuré  que  la 
grande  loi  de  la  nutrition  au  moyen  des  réserves  est 
constante  et  que,  au  degré  près,  les  choses  se  passent 
de  la  même  manière  dans  tous  les  états  de  la  vie. 

III.  Vie  constante  ou  libre.  —  La  vie  constante  ou  li- 
bre est  la  troisième  forme  de  la  vie  :  elle  appartient  aux 
animaux  les  plus  élevés  en  organisation.  La  vie  ne  s'y 
montre  suspendue  dans  aucune  condition  :  elle  s'écoule 
d'un  cours  constant  et  indifférent  en  apparence  aux  al- 
ternatives du  miiieu  cosmique,  aux  changements  des 
conditions  matérielles  qui  entourent  l'animal.  Les  or- 
ganes, les  appareils,  les  tissus,  fonctionnent  d'une 
manière  sensiblement  égale,  sans  que  leur  activité 
éprouve  ces  variations  considérables  qui  se  montraient 
chez  les  animaux  à  vie  oscillante.  Il  en  est  ainsi  parce 
qu'en  réalité  le  milieu  intérieur  qui  enveloppe  les  or- 
ganes, les  tissus,  les  éléments  des  tissus,  ne  change 


VIE    CONSTANTE.  113 

pas;  les  variations  atmosphériques  s'arrêtent  à  lui,  de 
sorte  qu'il  est  vrai  de  dire  que  les  conditions  physiques  du 
milieu  sont  constantes  pour  l'animal  supérieur;  il  est  en- 
veloppé dans  un  milieu  invariable  qui  lui  fait  comme 
une  atmosphère  propre  dans  le  milieu  cosmique  tou- 
jours changeant.  C'est  un  organisme  qui  s'est  mis  lui- 
même  en  serre  chaude.  Aussi  les  changements  perpé- 
tuels du  milieu  cosmique  ne  l'atteignent  point  ;  il  ne 
leur  est  pas  enchaîné,  il  est  libre  et  indépendant. 

Je  crois  avoir  le  premier  insisté  sur  cette  idée  qu'il  y  a 
pour  l'animal  réellement  deux  milieux  :  un  milieu  exté- 
rieur dans  lequel  est  placé  l'organisme,  etunmilieu  inté- 
rieur dans  lequel  vivent  les  éléments  des  tissus.  L'exis- 
tence de  l'être  se  passe,  non  pas  dans  le  milieu  extérieur, 
air  atmosphérique  pour  l'être  aérien,  eau  douce  ou  salée 
pour  les  animaux  aquatiques,  mais  dans  le  milieu  liquide 
intérieur  formé  par  le  liquide  organique  circulant  qui 
entoure  et  baigne  tous  les  éléments  anatomiques  des 
tissus;  c'est  la  lymphe  ou  le  plasma,  la  partie  liquide 
du  sang  qui,  chez  les  animaux  supérieurs,  pénètre  les 
tissus  et  constitue  l'ensemble  de  tous  les  liquides  inters- 
titiels, expression  de  toutes  les  nutritions  locales, 
source  et  confluent  de  tous  les  échanges  élémentaires. 
Un  organisme  complexe  doit  être  considéré  comme  une 
réunion  à' êtres  simples  qui  sont  les  éléments  anatomi- 
ques  et  qui  vivent  dans  le  milieu  liquide  intérieur. 

La  fixité  du  milieu  intérieur  est  la  condition  de  la  vie 
libre,  indépendante  :  le  mécanisme  qui  la  permet  est 
celui  qui  assure  dans  le  milieu  intérieur  le  maintien  de 
toutes  les  conditions  nécessaires  à  la  vie  des  éléments. 

CL.    BERNARD.  8 


114  LES    TROIS    FORMES    DE    LA    VIE. 

Ceci  nous  fait  comprendre  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de 
vie  libre,  indépendante,  pour  les  êtres  simples,  dont  les 
éléments  constitutifs  sont  en  contact  directavecle  milieu 
cosmique,  mais  que  cette  forme  de  la  vie  est,  au  con- 
traire, l'apanage  exclusif  des  êtres  parvenus  au  summum 
de  la  complication  ou  de  la  différenciation  organique. 

La  fixité  du  milieu  suppose  un  perfectionnement  de 
l'organisme  tel  que  les  variations  externes  soient  à  cha- 
que instant  compensées  et  équilibrées.  Bien  loin,  par 
conséquent,  que  l'animal  élevé  soit  indifférent  au  monde 
extérieur,  il  est  au  contraire  dans  une  étroite  et  savante 
relation  avec  lui,  de  telle  façon  que  son  équilibre 
résulte  d'une  continuelle  et  délicate  compensation  éta- 
blie comme  par  la  plus  sensible  des  balances. 

Les  conditions  nécessaires  à  la  vie  des  éléments  qui 
doivent  être  rassemblées  et  maintenues  constantes  dans 
le  milieu  intérieur,  pour  le  fonctionnement  de  la  vie  libre, 
sont  celles  que  nous  connaissons  déjà  :  l'eau,  l'oxygène, 
la  chaleur,  les  substances  chimiques  ou  réserves. 

Ce  sontles  mêmes  conditions  que  celles  qui  sont  néces- 
saires à  la  vie  des  êtres  simples  ;  seulement  chez  l'animal 
perfectionné  à  vie  indépendante,  le  système  nerveux  est 
appelé  à  régler  l'harmonie  entre  toutes  ces  conditions. 

1°  Veau.  —  C'est  un  élément  indispensable,  quali- 
tativement et  quantitativement,  à  la  constitution  du 
milieu  où  évoluent  et  fonctionnent  les  éléments  vi- 
vants. Chez  les  animaux  à  vie  libre  il  doit  exister  un 
ensemble  de  dispositions  réglant  les  pertes  et  les  ap- 
ports de  manière  à  maintenir  la  quantité  d'eau  néces- 
saire dans  le  milieu  intérieur.  Chez  les  êtres  inférieurs, 


CONDITIONS  DE  LA  VIE  CONSTANTE.  115 

les  variations  quantitatives  d'eau  compatibles  avec  la 
vie  sont  plus  étendues;  mais  l'être  est  d'autre  part  sans 
influence  pour  les  régler.  C'est  pourquoi  il  est  enchaîné 
aux  vicissitudes  climatériques  :  engourdi  en  vie  latente, 
dans  les  temps  secs,  ranimé  dans  les  temps  humides. 

L'organisme  plus  élevé  est  inaccessible  aux  oscilla- 
tions hygrométriques,  grâce  à  des  artifices  de  construc- 
tion, à  des  fonctions  physiologiques  qui  tendent  à 
maintenir  la  constance  relative  de  la  quantité  d'eau. 

Pour  l'homme  spécialement,  et  engénéral  pour  les  ani- 
maux supérieurs,  la  déperdition  d'eau  se  fait  par  toutes 
les  sécrétions,  par  l'urine  et  la  sueur  surtout;  en  second 
lieu  par  la  respiration,  qui  entraîne  une  quantité  notable 
de  vapeur  d'eau,  et  enfin  par  la  perspiration  cutanée. 

Quant  aux  gains,  ils  se  font  par  l'ingestion  des  liqui- 
des ou  des  aliments  qui  renferment  de  l'eau,  ou  même, 
pour  quelques  animaux,  par  l'absorption  cutanée.  En 
tout  cas,  il  est  très  vraisemblable  que  toute  la  quantité 
d'eau  de  l'organisme  vient  de  l'extérieur  par  l'une  ou 
l'autre  de  ces  deux  voies.  On  n'a  pas  réussi  à  démon- 
trer que  l'organisme  animal  produisît  réellement  de 
l'eau;  l'opinion  contraire  paraît  à  peu  près  certaine. 

C'est  le  système  nerveux,  avons-nous  dit,  qui  forme 
le  rouage  de  compensation  entre  les  acquêts  et  les 
pertes.  La  sensation  de  la  soif,  qui  est  sous  la  dépen- 
dance de  ce  système,  se  fait  sentir  toutes  les  fois  que  la 
proportion  de  liquide  diminue  dans  le  corps  à  la  suite 
de  quelque  condition  telle  que  l'hémorrhagie,  la  suda- 
tion abondante  ;  l'animal  se  trouve  ainsi  poussé  à  ré- 
parer par  l'ingestion  de   boissons  les  pertes  qu'il  a 


116       LES  TROIS  FORMES  DE  LA  VIE. 

faites.  Mais  cette  ingestion  même  est  réglée,  en  ce 
sens  qu'elle  ne  saurait  augmenter  au  delà  d'un  certain 
degré  la  quantité  d'eau  qui  existe  dans  le  sang  ;  les 
excrétions  urinaires  et  autres  éliminent  le  surplus, 
comme  une  sorte  de  trop-plein.  Les  mécanismes  qui 
font  varier  la  quantité  d'eau  et  la  rétablissent  sont  donc 
fort  nombreux;  ils  mettent  en  mouvement  une  foule 
d'appareils  de  sécrétion,  d'exhalation,  d'ingestion,  de 
circulation,  qui  transportent  le  liquide  ingéré  et  ab- 
sorbé. Ces  mécanismes  sont  variés,  mais  le  résultat 
auquel  ils  concourent  est  constant  :  la  présence  de 
l'eau  en  proportion  sensiblement  déterminée  dans  le 
milieu  intérieur,  condition  de  la  vie  libre. 

Ce  n'est  pas  seulement  pour  l'eau  qu'existent  ces 
mécanismes  compensateurs  ;  on  les  connaît  également 
pour  la  plupart  des  substances  minérales  ou  organiques 
contenues  en  dissolution  dans  le  sang.  On  sait  que  le 
sang  ne  saurait  se  charger  d'une  quantité  considérable 
de  chlorure  de  sodium,  par  exemple  :  l'excédent,  à 
partir  d'une  certaine  limite,  est  éliminé  par  les  urines. 
11  en  est  de  môme,  ainsi  que  je  l'ai  établi,  pour  le  sucre 
qui,  normal  dans  le  sang,  est,  au  delà  d'une  certaine 
quantité,  rejeté  par  les  urines. 

2°  La  chaleur.  —  Nous  savons  qu'il  existe  pour  cha- 
que organisme  élémentaire  ou  complexe  des  limites 
de  température  extérieure  entre  lesquelles  son  fonc- 
tionnement est  possible,  uu  point  moyen  qui  corres- 
pond au  maximum  d'énergie  vitale.  Et  cela  est  vrai 
non  seulement  des  êtres  arrivés  à  l'état  adulte,  mais 
même  pour  l'œuf  ou  l'embryon.  Tous  ces  êtres  subis- 


CONDITIONS  DE  LA    VIE  CONSTANTE.  117 

sent  la  vie  oscillante,  mais  pour  les  animaux  supérieurs, 
appelés  animaux  à  sang  chaud,  la  température  com- 
patible avec  les  manifestations  de  la  vie  est  étroitement 
fixée.  Cette  température  fixée  se  maintient  dans  le  mi- 
lieu intérieur,  en  dépit  des  oscillations  climatériques 
extrêmes,  et  assure  la  continuité  et  l'indépendance  de 
la  vie.  Il  y  a  en  un  mot,  chez  les  animaux  à  vie  cons- 
tante et  libre,  une  fonction  de  calorification  qui  n'existe 
point  chez  les  animaux  à  vie  oscillante. 

Il  existe  pour  cette  fonction  un  ensemble  de  méca- 
nismes gouvernés  par  le  système  nerveux.  Il  y  a  des 
nerfs  thermiques,  des  nerfs  vaso-moteurs  que  j'ai  fait 
connaître  et  dont  le  fonctionnement  produit  tantôt 
une  élévation,  tantôt  un  abaissement  de  température, 
suivant  les  circonstances. 

La  production  de  chaleur  est  due,  dans  le  monde 
vivant  comme  dans  le  monde  inorganique,  à  des  phéno- 
mènes chimiques  ;  telle  est  la  grande  loi  dont  nous  de- 
vons la  connaissance  à  Lavoisier  et  Laplace.  C'est  dans 
l'activité  chimique  des  tissus  que  l'organisme  supé- 
rieur trouve  la  source  de  la  chaleur  qu'il  conserve  dans 
son  milieu  intérieur  à  un  degré  à  peu  près  fixe,  38  à 
40  degrés  pour  les  mammifères,  45  à  47  degrés  pour 
les  oiseaux.  La  régulation  calorifique  se  fait,  ainsi  que 
je  l'ai  dit,  au  moyen  de  deux  ordres  de  nerfs  :  les  nerfs 
que  j'ai  appelés  thermiques,  qui  appartiennent  au  sys- 
tème du  grand  sympathique  et  qui  servent  de  frein  en 
quelque  sorte  aux  activités  chimico-thermiques  dont 
les  tissus  vivants  sont  le  siège.  Quand  ces  nerfs  agis- 
sent, ils  diminuent  les  combustions  interstitielles,  et 


118  LES    TROIS    FORMES    DE    LA    VIE. 

abaissent  la  température;  quand  leur  influence  s'affai- 
blit par  suppression  de  leur  action  ou  par  l'antagonisme 
d'autres  influences  nerveuses,  alors  les  combustions 
s'exaltent  et  la  température  du  milieu  intérieur  s'élève 
considérablement.  Les  nerfs  vaso-moteurs,  en  accélé- 
rant la  circulation  à  la  périphérie  du  corps  ou  dans  les 
organes  centraux,  interviennent  également  dans  le 
mécanisme  de  l'équilibration  de  la  chaleur  animale. 

J'ajouterai  seulement  ce  dernier  trait.  Quand  on 
atténue  considérablement  l'action  du  système  cérébro- 
spinal en  laissant  persister  pleinement  celle  du  grand 
sympathique  {nerf  thermique),  on  voit  la  température 
s'abaisser  considérablement,  et  l'animal  à  sang  chaud 
se  trouve  en  quelque  sorte  transformé  en  un  animal 
à  sang  froid.  C'est  l'expérience  que  j'ai  réalisée  sur 
des  lapins,  en  leur  coupant  la  moelle  épinière  entre  la 
septième  vertèbre  cervicale  et  la  première  dorsale. 
Quand,  au  contraire,  on  détruit  le  grand  sympathique 
en  laissant  intact  le  système  cérébro-spinal,  on  voit  la 
température  s'exalter,  d'abord  localement,  puis  d'une 
manière  générale  ;  c'est  l'expérience  que  j'ai  réalisée 
chez  les  chevaux  en  coupant  le  grand  sympathique, 
surtout  quand  ils  sont  antérieurement  affaiblis.  Il  sur- 
vient alors  une  véritable  fièvre.  J'ai  longuement 
développé  ailleurs  l'histoire  de  tous  ces  mécanis  - 
mes(l)  ;  je  ne  fais  que  les  rappeler  ici,  pour  établir  que 
la  fonction  calorifique  propre  aux  animaux  à  sang  chaud 
est  due  à  un  perfectionnement  du  mécanisme  nerveux 
qui,  par  une  compensation  incessante,  maintient  une 

(I)  Voy.  Leçons  sur  la  chaleur  animale,  1873. 


CONDITIONS    DE    LA    VIE    CONSTANTE.  119 

température  sensiblement  fixe  dans  le  milieu  intérieur 
au  sein  duquel  vivent  les  éléments  organiques  auxquels 
il  nous  faut  toujours,  en  définitive,  ramener  toutes  les 
manifestations  vitales. 

3°  L'oxygène.  —  Les  manifestations  de  la  vie  exigent 
pour  se  produire  l'intervention  de  l'air,  ou  mieux  de 
sa  partie  active,  l'oxygène,  sous  une  forme  soluble  et 
dans  l'état  convenable  pour  qu'il  puisse  arriver  à  l'or- 
ganisme élémentaire.  11  faut  de  plus  que  cet  oxygène 
soit  dans  des  proportions  fixées  jusqu'à  un  certain 
point  dans  le  milieu  intérieur  :  une  quantité  trop 
faible,  une  quantité  trop  forte,  sont  également  incom- 
patibles avec  le  fonctionnement  vital. 

Il  faut  donc  que,  cbez  l'animal  à  vie  constante,  des 
mécanismes  appropriés  règlent  la  quantité  de  ce  gaz 
qui  est  départie  au  milieu  intérieur  et  la  maintiennent 
à  peu  près  invariable.  Or,  chez  les  animaux  élevés  en 
organisation,  la  pénétration  de  l'oxygène  dans  le  sang 
est  sous  la  dépendance  des  mouvements  respiratoires 
et  de  la  quantité  de  ce  gaz  qui  existe  dans  le  milieu 
ambiant.  D'autre  part,  la  quantité  d'oxygène  qui  se 
trouve  dans  l'air  résulte,  ainsi  que  l'apprend  la  phy- 
sique, de  la  composition  centésimale  de  l'atmosphère 
et  de  sa  pression.  On  comprend  donc  que  l'animal 
puisse  vivre  dans  un  milieu  moins  riche  en  oxygène, 
si  la  pression  accrue  vient  compenser  cette  dimi- 
nution, et  inversement  que  le  même  animal  puisse 
vivre  dans  un  milieu  plus  riche  en  oxygène  que  l'air 
ordinaire,  si  l'abaissement  de  pression  compense  l'ac- 
croissement. C'est  là  une  proposition  générale  impor- 


120  LES  TROIS    FORMES  DE    LA    VIE. 

tante  qui  résulte  des  travaux  de  M.  Paul  Berfc.  Dans  ce 
cas,  on  le  voit,  les  variations  du  milieu  se  compensent 
et  s'équilibrent  d'elles-mêmes,  sans  que  l'animal  in- 
tervienne. La  pression  augmentant  ou  diminuant,  si 
la  composition  centésimale  diminue  ou  augmente  en 
raison  inverse,  l'animal  trouve  en  définitive  dans  le 
milieu  la  même  quantité  d'oxygène,  et  sa  vie  s'accom- 
plit dans  les  mêmes  conditions. 

Mais  il  peut  y  avoir  dans  l'animal  lui-même  des  mé- 
canismes qui  établissent  la  compensation,  lorsqu'elle 
n'est  pas  faite  au  dehors,  et  qui  assurent  la  pénétration 
dans  le  milieu  intérieur  de  la  quantité  d'oxygène  exi- 
gée par  le  fonctionnement  vital  ;  nous  voulons  parler  des 
différentes  variations  que  peuvent  éprouver  les  quan- 
tités de  l'hémoglobine,  matière  absorbante  active  de 
l'oxygène,  variations  encore  peu  connues,  mais  qui  in- 
terviennent certainement  aussi  pour  leur  part. 

Tous  ces  mécanismes,  comme  les  précédents,  n'ont 
d'efficacité  que  dans  des  limites  assez  restreintes  ;  ils  se 
faussent  et  deviennent  impuissants  dans  des  condi- 
tions extrêmes.  Ils  sont  réglés  par  le  système  nerveux. 
Lorsque  l'air  se  raréfie  par  quelque  cause,  telle  que 
l'ascension  en  aérostat  ou  sur  les  montagnes,  les 
mouvements  respiratoires  deviennent  plus  amples  et 
plus  fréquents,  et  la  compensation  s'établit.  Néanmoins 
les  mammifères  et  l'homme  ne  peuvent  soutenir  cette 
lutte  compensatrice  pendant  bien  longtemps,  lorsque 
la  raréfaction  est  exagérée,  lorsque  par  exemple  ils 
se  trouvent  transportés  à  des  altitudes  supérieures  à 
5000  mètres. 


CONDITIONS  DE  LA  VIE  CONSTANTE.  121 

Nous  n'avons  pas  ici  à  entrer  dans  les  détails  particu- 
liers que  comporte  la  question.  Il  nous  suffit  de  la  poser. 
Nous  signalerons  seulement  un  exemple  que  M.  Cam- 
pana  a  fait  connaître.  Il  est  relatif  aux  oiseaux  de  haut 
vol,  tels  que  les  rapaces  et  particulièrement  le  Condor, 
qui  s'élève  à  des  hauteurs  de  7000  à  8000  mètres.  Ils 
y  séjournent  et  s'y  meuvent  longtemps,  bien  que  dans 
une  atmosphère  qui  serait  mortelle  pour  un  mammifère. 
Les  principes  précédemment  posés  permettaient  de 
prévoir  que  le  milieu  respiratoire  intérieur  de  ces  ani- 
maux devait  échapper,  au  milieu  d'un  mécanisme 
approprié,  à  la  dépression  du  milieu  extérieur;  en 
d'autres  termes,  que  l'oxygène  contenu  dans  leur 
sang  artériel  ne  devait  pas  varier  à  ces  grandes  hau- 
teurs. Et  en  effet,  il  existe  chez  les  rapaces  d'énormes 
sacs  pneumatiques  reliés  aux  ailes  et  n'entrant  en 
fonction  que  lorsqu'elles  se  meuvent.  Si  les  ailes 
s'élèvent,  ils  se  remplissent  d'air  extérieur;  si  elles 
s'abaissent,  ils  chassent  cet  air  dans  le  parenchyme  pul- 
monaire. En  sorte  que,  au  fur  et  à  mesure  que  l'air 
se  raréfie,  le  travail  de  l'aile  de  l'oiseau  qui' s'y  appuie 
augmente  forcément,  et  forcément  aussi  augmente  le 
volume  supplémentaire  d'oxygène  qui  traverse  le  pou- 
mon. La  compensation  de  la  raréfaction  de  l'air  exté- 
rieur par  l'augmentation  de  la  quantité  inspirée  est  donc 
assurée,  et  ainsi,  l'invariabilité  du  milieu  respiratoire 
propre  à  l'oiseau. 

Ces  exemples,  que  nous  pourrions  multiplier,  nous 
démontrent  que  tous  les  mécanismes  vitaux,  quelque 
variés  qu'ils  soient,  n'ont  toujours  qu'un  but,  celui  de 


122  LES    TROIS    FORMES    DE    L\    VIE. 

maintenir  l'unité  des  conditions  de  la  vie  dans  le  milieu 
intérieur. 

4°  Réserves.  —  Il  faut  enfin,  pour  le  maintien  de  la 
vie,  que  l'animal  ait  des  réserves  qui  assurent  la  fixité 
de  constitution  de  son  milieu  intérieur.  Les  êtres  élevés 
en  organisation  puisent  dans  l'alimentation  les  maté- 
riaux de  leur  milieu  intérieur  ;  mais,  comme  ils  ne 
sauraient  être  soumis  à  une  alimentation  identique  et 
exclusive,  il  faut  qu'il  y  ait  en  eux-mêmes  des  méca- 
nismes qui  tirent  de  ces  aliments  variables  des  maté- 
riaux semblables  et  qui  règlent  la  proportion  qui  en  doit 
entrer  dans  le  sang. 

J'ai  démontré  et  nous  verrons  plus  loin  que  la  nutri- 
tion n'est  pas  directe,  comme  l'enseignent  les  théories 
chimiques  admises,  mais  qu'au  contraire  elle  est  in- 
directe et  se  fait  par  des  réserves.  Cette  loi  fondamen- 
tale est  une  conséquence  de  la  variété  du  régime 
comparée  à  la  fixité  du  milieu.  En  un  mot,  on  ne  vit 
pas  de  ses  aliments  actuels,  mais  de  ceux  que  F  on  a  man- 
gés antérieurement,  modifiés,  et  en  quelque  sorte  créés 
par  l'assimilation.  Il  en  est  de  même  de  la  combustion 
respiratoire  :  elle  n'est  nulle  part  directe,  comme  nous 
le  montrerons  plus  tard. 

Il  y  a  donc  des  réserves  préparées  au  moyen  des  ali- 
ments et  à  chaque  instant  dépensées  en  proportions  plus 
ou  moins  grandes.  Les  manifestations  vitales  détruisent 
ainsi  des  provisions  qui  ont,  sans  doute,  leur  origine 
première  au  dehors,  mais  qui  ont  été  élaborées  au  sein 
des  tissus  de  l'organisme,  et  qui,  versées  dans  le  sang, 
assurent  la  fixité  de  sa  constitution  chimico-physique. 


CONDITIONS    DE   LA    VIE    CONSTANTE.  123 

Quand  les  mécanismes  de  la  nutrition  sont  troublés 
et  quand  ranimai  est  mis  dans  l'impossibilité  de  pré- 
parer ces  réserves,  lorsqu'il  ne  fait  que  consommer  celles 
qu'il  avait  accumulées  antérieurement,  il  marche  vers 
une  ruine  qui  ne  peut  aboutir  qu'à  l'impossibilité  vitale, 
à  la  mort.  Il  ne  lui  servirait  alors  à  rien  de  manger  ;  il 
ne  se  nourrira  pas;  il  n'assimilera  pas,  il  dépérira. 

Quelque  chose  d'analogue  se  produit  dans  le  cas  où  l'a- 
nimal est  en  état  de  fièvre  :  il  use  sans  refaire,  et  cet  état 
devient  mortel  s'il  persiste  jusqu'à  l'entier  épuisement 
des  matériaux  accumulés  par  la  nutrition  antérieure. 

Ainsi,  les  substances  alibiles  pénélrant  dans  un  or- 
ganisme, soit  animal,  soit  végétal,  ne  servent  pas  di  - 
rectement  et  d'emblée  à  la  nutrition.  Le  phénomène 
nutritif  s'accomplit  en  deux  temps,  et  ces  deux  temps 
sont  toujours  séparés  l'un  de  l'autre  par  une  période 
plus  ou  moins  longue,  dont  la  durée  est  fonction  d'une 
foule  de  circonstances.  La  nutrition  est  précédée  d'une 
élaboration  particulière  qui  se  termine  par  un  emmaga- 
sinement  de  réserves  chez  l'animal  aussi  bien  que  chez 
le  végétal.  Ce  fait  permet  de  comprendre  qu'un  être 
continue  de  vivre  quelquefois  fort  longtemps  sans  pren- 
dre de  nourriture  :  il  vit  de  ses  réserves  accumulées 
dans  sa  propre  substance;  il  se  consomme  lui-même. 

Ces  réserves  sont  très  inégales  suivant  les  êtres  que 
l'on  considère  et  suivant  les  diverses  substances,  pour 
les  animaux  et  les  végétaux  divers,  pour  les  plantes 
annuelles  ou  bisannuelles,  etc.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
d'analyser  un  sujet  aussi  vaste  ;  nous  avons  voulu  mon- 
trer que  la  formation  des  réserves  est  non  seulement  la 


124  LES    TROIS    FORMES    DE    LA.    VIE. 

loi  générale  de  toutes  les  formes  de  la  vie,  mais  qu'elle 
constitue  encore  un  mécanisme  actif  et  indispensable 
au  maintien  de  la  vie  constante  et  libre,  indépendante 
des  variations  du  milieu  cosmique  ambiant. 

Conclusion.  —  Nous  avons  examiné  successivement 
les  trois  formes  générales  sous  lesquelles  la  vie  appa- 
raît :  vie  latente,  vie  oscillante,  vie  constante,  afin  de 
voir  si  dans  l'une  d'elles  nous  trouverions  un  principe 
vital  inférieur  capable  d'en  opérer  les  manifestations, 
indépendamment  des  conditions  physico-chimiques 
extérieures.  La  conclusion  à  laquelle  nous  nous  trou- 
vons conduit  est  facile  à  dégager.  Nous  voyons  que, 
dans  la  vie  latente,  l'être  est  dominé  par  les  conditions 
physico-chimiques  extérieures,  au  point  que  toute  ma- 
nifestation vitale  peut  être  arrêtée.  Dans  la  vie  oscil- 
lante, si  l'être  vivant  n'est  pas  aussi  absolument  sou- 
mis à  ces  conditions,  il  y  reste  néanmoins  tellement 
enchaîné  qu'il  en  subit  toutes  les  variations.  Dans  la 
vie  constante,  l'être  vivant  paraît  libre  et  les  manifes- 
tations vitales  semblent  produites  et  dirigées  par  un 
principe  vital  intérieur  affranchi  des  conditions  phy- 
sico-chimiques extérieures  ;  cette  apparence  est  une 
illusion.  Tout  au  contraire,  c'est  particulièrement  dans 
le  mécanisme  de  la  vie  constante  ou  libre  que  ces  re- 
lations étroites  se  montrent  dans  leur  pleine  évidence. 

Nous  ne  saurions  donc  admettre  dans  les  êtres  vi- 
vants un  principe  vital  libre,  luttant  contre  l'influence 
des  conditions  physiques.  C'est  le  fait  opposé  qui  est 
démontré,  et  ainsi  se  trouvent  renversées  toutes  les 
conceptions  contraires  des  vitalistes. 


TROISIEME  LEÇON 

■division    «les  phénomènes     de    la  vie. 

Sommaibe  :  I.  Classification  des  phénomènes  de  la  vie.  —  Deux  grands 
groupes  :  destruction  et  création  organiques.  —  Cette  division  caracté- 
rise la  physiologie  générale  et  embrasse  dans  sa  généralité  toutes  les 
manifestations  vitales.  —  Unité  vitale  dans  les  deux  règnes. 

II.  Divisions  des  êtres  vivants  ;  Linné,  Lamarck,  de  Blainville.  —  Théories 
de  la  dualité  vitale  dans  les  deux  règnes.  —  Différenciation  des  règnes 
de  la  nature.  —  Opposition  entre  les  animaux  et  les  végétaux.  —  Anta- 
gonisme chimique,  physique  et  mécanique  entre  les  animaux  et  les  végé- 
taux. —  Priestley,  Saussure,  Dumas  et  Botissingault,  Huxley,  Tyndall. 

III  Réfutation  générale  des  théories  dualistes  de  la  vie  entre  les  animaux 
et  les  végétaux.  —  Forme  dernière  de  la  théorie  de  la  dualité  vitale.  — 
La  dualité  vitale  et  la  physiologie  générale.  —  Unité  des  lois  de  la  vie  ; 
variété  des  manifestations  vitales  et  fonctionnement  différent  des  ma- 
chines vivantes.  —  Conclusion  :  la  solidarité  des  phénomènes  de  destruc- 
tion et  de  création  organique  prouve  l'unité  vitale. 

I.  Nous  avons  montré  dans  les  êtres  vivants  deux 
faces  caractéristiques  de  leur  existence,  la  vie,  création 
organique,  la  mort,  destruction  organique.  11  s'agira 
aujourd'hui  d'affirmer  cette  division  et  de  montrer 
qu'elle  sert  de  base  à  la  physiologie  générale.  Nous  ne 
considérons  ici  les  caractères  de  la  vie  que  dans  leur 
essence  et  dans  leur  universalité,  et  à  ce  point  de  vue 
nous  les  classons  en  deux  grands  ordres  : 

1°  Les  phénomènes  d'usure,  de  destruction  vitale,  qui 
correspondent  aux  phénomènes  fonctionnels  de  l'orga- 
nisme ; 

2°  Les  phénomènes  plastiques  ou  de  création  vitale, 


126  LES    TROIS    FORMES    DE    LÀ    VIE. 

qui  correspondent  au  repos  fonctionnel  et  à  la  régéné- 
ration organique. 

Tout  ce  qui  se  passe  dans  l'être  vivant  se  rapporte 
soit  à  l'un  soit  à  l'autre  de  ces  types,  et  la  vie  est  carac- 
térisée par  la  réunion  et  l'enchaînement  de  ces  deux 
ordres  de  phénomènes.  Cette  division  des  phénomènes 
de  la  vie  nous  semble  la  meilleure  de  celles  que  l'on 
puisse  proposer  en  physiologie  générale.  Elle  est  à  la 
fois  la  plus  vaste  et  la  plus  conforme  à  la  réelle  nature 
des  choses.  Quelles  que  soient  les  formes  que  la  vie 
puisse  revêtir,  la  complexité  ou  la  simplicité  de  ces 
formes,  la  division  précédente  leur  est  applicable. 
Nous  ne  saurions  concevoir  aucun  être  vivant,  aucune 
particule  vivante  même,  sans  le  jeu  de  ces  deux  ordres 
de  phénomènes.  C'est  la  base  physiologique  sur  la- 
quelle se  meuvent  toules  les  variétés  de  la  vie  dans  les 
deux  règnes. 

Les  divisions  des  phénomènes  de  la  vie  qui  ont  été 
proposées  jusqu'ici  s'appliquent  aux  organismes  éle- 
vés et  se  rapportent  surtout  à  la  physiologie  descrip- 
tive; elles  sont  loin  de  présenter  cette  g-énéralité. 

Une  classification,  en  physiologie  générale,  doit  ré- 
pondre aux  phénomènes  de  la  vie,  indépendamment  de 
la  complication  morphologique  des  êtres,  et  doit  se 
fonder  uniquement  sur  les  propriétés  universelles  de 
la  matière  vivante,  abstraction  faite  des  moules  spéci- 
fiques dans  lesquels  elle  est  entrée.  C'est  précisément 
à  cette  condition  que  satisfait  la  division  en  phéno- 
mènes de  destruction  et  de  création  organiques. 

Avant  d'étudier,  dans  la  suite  de  ce  cours,  chacune 


DIVISION    DES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE.  127 

de  ces  phases  de  l'activité  vitale,  la  destruction  orga- 
nique, la  création  organique,  il  importe  de  mettre  en 
lumière  et  de  bien  établir,  dès  cette  leçon,  le  rapport 
étroit  qui  unit  indissolublement  les  deux  termes  de 
notre  division  des  phénomènes  vitaux.  Cette  division  est 
l'expression  de  la  vie  dans  ce  qu'elle  a  à  la  fois  de  plus 
étendu  et  de  plus  précis.  Elle  s'applique  à  tous  les  êtres 
vivants  sans  exception,  depuis  l'organisme  le  plus  com- 
pliqué de  tous,  celui  de  l'homme,  jusqu'à  l'être  élé- 
mentaire le  plus  simple,  la  cellule  vivante.  On  ne  peut, 
en  un  mot,  concevoir  autrement  un  être  doué  de  la  vie. 
En  effet,  ces  phénomènes  se  produisent  simultané- 
ment chez  tout  être  vivant,  dans  un  enchaînement 
qu'on  ne  saurait  rompre.  La  désorganisation  ou  la 
désassimilation  use  la  matière  vivante  dans  les  or- 
ganes en  fonction  :  la  synthèse  assimilatrice  régénère 
les  tissus;  elle  rassemble  les  matériaux  des  réserves 
que  le  fonctionnement  doit  dépenser.  Ces  deux  opé- 
rations de  destruction  et  de  rénovation,  inverses  l'une 
de  l'autre,  sont  absolument  connexes  et  inséparables, 
en  ce  sens,  au  moins,  que  la  destruction  est  la  condi- 
tion nécessaire  de  la  rénovation.  Les  phénomènes  de 
la  destruction  fonctionnelle  sont  eux-mêmes  les  pré- 
curseurs et  les  instigateurs  de  la  rénovation  maté- 
rielle du  processus  formatif  qui  s'opère  silencieuse- 
ment dans  l'intimité  des  tissus.  Les  pertes  se  réparent 
à  mesure  qu'elles  se  produisent  et,  l'équilibre  se  réta- 
blissant dès  qu'il  tend  à  être  rompu,  le  corps  se  main- 
tient dans  sa  composition.  Cette  usure  et  cette  re- 
naissance  des    parties    constituantes   de  l'organisme 


128  LES    TROIS    FORMES    DE    LA    VIE. 

font  que  l'existence  n'est,  comme  nous  l'avons  dit  au 
début  de  ce  cours,  autre  chose  qu'une  perpétuelle 
alternative  de  vie  et  de  mort,  de  composition  et  de 
décomposition.  11  n'y  a  pas  de  vie  sans  la  mort;  il 
n'y  a  pas  de  mort  sans  la  vie. 

D'ailleurs  une  telle  classification  n'a  rien  d'absolu- 
ment inattendu  :  elle  ne  constitue  pas,  à  proprement 
parler,  une  nouveauté  dans  la  science.  Tout  le  monde 
a  plus  ou  moins  aperçu  ces  deux  faces  de  l'activité 
vitale,  et  nous  avons  cité  comme  exemples  de  nom- 
breux passages  daus  les  essais  de  définition  de  la  vie 
que  nous  avons  rappelés  dans  notre  première  leçon. 
Le  point  essentiel  est  d'avoir  compris  l'importance  et 
toute  la  portée  de  cette  division  simple  et  féconde  et 
d'en  faire  ressortir  toutes  les  conséquences. 

Il  y  a  quatre-vingts  ans,  Lavoisier  avait  nettement 
aperçu  les  deux  phases  du  travail  vital  :  la  désorgani- 
sation ou  destruction  des  organismes  animaux  ou  végé- 
taux par  combustion  et  putréfaction,  la  création  orga- 
nique, végétation  et  anima lisation,  qui  sont  des  opéra- 
tions inverses  des  premières  (1)  :  «  Puisque,  dit-il,  la 
»  combustion  et  la  putréfaction  sont  les  moyens  que 
»  la  nature  emploie  pour  rendre  au  règne  minéral  les 
»  matériaux  qu'elle  en  a  tirés  pour  former  des  végé- 
>;  taux  et  des  animaux,  la  végétation  et  l'animalisa- 
»  tion  doivent  être  des  opérations  inverses  de  la  com- 
»  bustion  et  de  la  putréfaction.  » 

(I)  Pièces  historiques  concernant  Lavoisier  communiquées  par 
M.  Dumas  (Leçons  de  chimie  professées  à  la  Société  chimique  de 
Paris).  Paris,  1861,  p.  295. 


UNITÉ    ET    DUALITÉ    VITALE.  129 

Il  n'est  donc  pas  possible  de  séparer  chez  aucun 
être  vivant  ces  deux  modes  de  la  vie  qui  se  ren- 
contrent chez  les  plantes  comme  chez  les  animaux. 

C'est  là  un  axiome  physiologique  qui  implique 
l'unité  vitale  :  nous  le  formulons  au  début;  nous  le 
verrons  se  vérifier  dans  tout  le  cours  de  nos  études  et 
il  nous  servira  de  critérium  pour  juger  diverses  théo- 
ries, dans  lesquelles  on  a  opposé  la  vie  des  végétaux 
à  celle  des  animaux. 

En  effet,  contrairement  au  principe  que  nous  venons 
d'énoncer  et  qui  forme,  nous  le  répétons,  Y  axiome  de 
la  physiologie  générale,  plusieurs  théories  célèbres 
ont  affirmé  que  les  deux  ordres  de  phénomènes  vi- 
taux, au  lieu  d'appartenir  à  tout  être  vivant,  se  trou- 
vaient distribués  à  des  êtres  différents,  les  uns  étant 
l'apanage  du  règne  animal,  les  autres  du  règne  vé- 
gétal . 

Ces  théories  du  partage  des  deux  facteurs  vitaux 
entre  les  deux  règnes,  qu'on  peut  appeler  les  théories 
de  la  dualité  vitale,  sont  contredites  par  noire  principe 
et  nous  pouvons  ajouter,  par  l'examen  des  fails.  Il 
n'y  a  pas  une  catégorie  d'êtres  qui  soient  chargés  de 
la  synthèse  organique  et  une  autre  catégorie  de  la  com- 
bustion ou  analyse  organique.  Ainsi  que  nous  l'avons 
dit,  il  ne  peut  y  avoir  vie  que  là  où  il  y  a  à  la  fois  syn- 
thèse et  destruction  organique. 

La  physiologie  générale  doit  examiner  ces  manières 
de  voir  dans  leurs  origines  et  dans  les  différentes 
formes  qu'elles  ont  revêtues.  C'est  en  France, 
MM.  Dumas  et  Boussingault,    Liebig  en  Allemagne, 


CX.    BERNARD. 


130  LES    TROIS    FORMES    DE    LA    VIE. 

Huxley  (1),  Tyndall  en  Angleterre,  qui  ont  créé  et 
propagé  ces  diverses  théories  dans  la  science.  En  les 
rappelant,  nous  devons  rendre  hommage  à  la  simpli- 
cité et  à  l'ampleur  des  vues  sur  lesquelles  leurs  auteurs 
les  ont  appuyées  et  reconnaître  les  services  qu'elles 
ont  rendus  en  provoquant  un  nombre  considérable  de 
recherches,  de  travaux  et  de  découvertes.  D'ailleurs 
nous  verrons  que  notre  divergence  d'opinion  tient  à 
une  différence  de  point  de  vue.  Les  créateurs  des  théo- 
ries dualistes  ont  considéré  les  deux  facteurs  de  la  vie, 
dans  leur  rapport  avec  le  milieu  cosmique,  sans  s'at- 
tacher autant  que  nous  à  l'identité  de  leur  origine  et 
à  leur  indissoluble  unité. 

On  a  cru  pouvoir  attribuer  à  Lavoisier  la  première 
idée  de  cette  dualité  ;  mais  les  écrits  de  l'illustre  fonda- 
teur de  la  chimie  moderne  qu'on  a  invoqués  ne  me 
semblent  pas  conclure  en  ce  sens.  Nous  avons  cité  plus 
haut  un  passage  où  Lavoisier  reconnaît  l'existence 
dans  les  êtres  vivants  de  ces  deux  phénomènes  inverses 
par  lesquels  ils  opèrent  la  synthèse  de  l'organisme 
(animalisation,  végétation),  et  d'autre  part  sa  destruc- 
tion (combustion,  fermentation,  putréfaction). 

Lavoisier  ne  sépare  point  à  cet  égard  les  animaux 
des  végétaux  :  il  semble  considérer  qu'ils  se  com- 
portent d'une  manière  analogue  par  rapport  au  règne 
minéral  et  il  ne  dit  nulle  part  que  le  règne  végétal 
doive  servir  d'intermédiaire  exclusif  entre  le  règne 
minéral  et  le  règne  animal. 

(I)  Huxley,  La  placé  de  Vhommedans  la  nature.  Paris,  18G8,  et  les 
sciences  naturelles  et  les  problèmes  qu'elles  font  surgir.  Paris,  1877. 


THÉORIES    DUALISTES    DE    LA    VIE.  131 

Ce  n'est  donc  pas  de  Lavoisier  que  peut  se  réclamer 
la  théorie  de  l'antagonisme  chimique  entre  les  ani- 
maux et  les  végétaux  :  il  nous  paraît  que  le  germe  en 
existe  dans  des  travaux  plus  anciens  et  en  particulier 
dans  les  célèbres  recherches  de  Priestley  sur  l'anta- 
gonisme de  ia  respiration  des  animaux  et  des  plantes. 

D'ailleurs,  il  faut  bien  le  dire,  cette  idée  d'opposi- 
tion entre  les  deux  règnes,  a  dû  exister  à  toutes  les 
époques  parce  qu'elle  résulte  de  l'apparence  des  choses, 
et  l'apparence  nous  a  toujours  trompé  sur  la  nature 
réelle  des  phénomènes.  Il  y  a  en  effet  une  distinction 
morphologique  entre  les  animaux  et  les  plantes  assez 
nettement  marquée  extérieurement  pour  qu'on  ait  pu  la 
croire  profondément  inscrite  dans  l'organisation  et  dans 
les  manifestations  vitales.  Mais  cette  distinction  n'est 
que  dans  la  forme,  à  la  surface  et  non  au  fond  des  phé- 
nomènes. Nous  soutenons,  quant  à  nous,  qu'il  y  a  iden- 
tité dans  les  attributs  essentiels  de  la  vie  dans  les  deux 
règnes,  et  que  la  division  que  nous  avons  établie  dans 
les  actes  de  la  vie  :  destruction,  création  vitale,  s'applique 
à  l'universalité  des  êtres  vivants.  Pour  justifier  cette  di- 
vision fondamentale  que  nous  avons  introduite  dans  la 
physiologie  générale,  il  est  nécessaire  d'exposer  d'abord 
les  théories  contraires  et  de  les  réfuter  dans  leurs  points 
principaux. 

II.  Division  des  êtres  vivants  et  théories  dualistes  de  la 
vie.  —  Les  êtres  de  la  nature  ont  d'abord  été  divisés  en 
deux  grands  empires:  l'un,  formé  des  êtres  animés, 
l'autre  des  êtres  inanimés.  Cette  distinction  est  faite  dans 


132  LES    TROIS   FORMES    DE    LÀ    VJE. 

Aristote.  Ce  n'est  que  plus  tard,  vers  1645,  qu'un  alchi- 
miste français  nommé  Colleson  aurait  formulé  le  premier 
la  division  de  la  nature  en  trois  règnes,  animal,  végétal, 
minéral,  qui  embrassaient  tous  les  objets  terrestres; 
pour  les  corps  sidéraux  il  aurait  imaginé  un  quatrième 
royaume,  le  règne  planétaire.  Dans  chacun  de  ces  do- 
maines existait  un  type  de  perfection  idéale,  un  roi  : 
l'homme  parmi  les  animaux,  la  vigne  parmi  les  plantes, 
l'or  pour  les  minéraux,  le  soleil  pour  les  corps  célestes. 
La  division  des  trois  règnes  aurait  ainsi  pris  nais- 
sance, et  Linné  (1)  l'a  consacrée  en  lui  donnant  les 
caractères  suivants  : 

Esse.  Vivere.  Sentire. 

Minéral.  Végétal.  Animal. 

11  les  exprimait  encore  dans  la  formule  suivante  : 

Mineralia  siint. 

Yegetalia  sunt  et  crescunt. 

Animalia  sunt,  crescunt  et  senliunt. 

Il  est  des  naturalistes,  de  Blainville  par  exemple,  qui 
plaçant  l'homme  au-dessus  de  l'ensemble  des  animaux 
ont  formé  pour  lui  un  règne  spécial,  le  règne  humain, 
caractérisé  par  un  attribut  de  plus,  Y  intelligence  :  homo 
intelligit. 

Lamarck,  cependant,  avait  repris  la  division  binaire 
et,  ne  distinguant  point  tout  d'abord  entre  les  êtres 
vivants,  il  reconnaissait  deux  classes  de  corps  : 

Les  corps  vivants, 

Les  corps  bruts  ou  inanimés. 

(1)  Linné,  Systema  naturse.  Editio  prima,  réédita  cura  A.  L.  A. 
Fée.  Parisiis,  1830. 


OPPOSITION  ENTRE  LES  ANIMAUX   ET   LES  VÉGÉTAUX.       133 

Cependant  la  division  en  trois  règnes  a  prévalu  et 
les  deux  règnes  animal  et  végétal  ont  été  considérés 
comme  presque  aussi  séparés  l'un  de  l'autre  qu'ils 
l'étaient  chacun  du  règne  minéral.  Que  l'on  fasse  des 
animaux  et  des  végétaux  des  catégories  distinctes,  nous 
n'y  contredisons  certes  point,  mais  que  l'on  parte  de  là 
pour  établir  entre  les  deux  groupes  d'êtres  une  différence 
tellement  profonde  qu'elle  comporterait  en  quelque 
sorte  deux  physiologies  différentes,  l'une  animale,  l'au- 
tre végétale,  reposant  sur  des  principes  spéciaux  :  c'est 
là  une  manière  de  voir  que  nous  devons  combattre. 

Les  éléments  d'une  différenciation  entre  les  modes 
de  la  vie  chez  les  animaux  et  les  plantes  ont  été  deman- 
dés d'abord  à  l'anatomie.  Cuvier,  pour  ne  citer  que 
cet  exemple,  signalait  l'absence  d'appareil  digestif  chez 
les  plantes  comme  un  caractère  très  général  qui  pou- 
vait servir  à  les  distinguer  des  animaux.  On  sait  très 
bien  aujourd'hui  qu'un  nombre  immense  d'animaux 
inférieurs  ne  possèdent  point  de  tube  digestif,  et  que, 
dans  des  degrés  plus  élevés,  les  mâles  de  certaines  es- 
pèces, telles  que  les  rotifères,  en  sont  dépourvus,  tan- 
dis que  les  femelles  le  possèdent.  En  fait,  ce  caractère 
n'a  donc  point  une  valeur  absolue;  en  principe,  nous 
verrons  plus  tard  que  l'appareil  digestif  n'est  qu'un  ap- 
pareil accessoire  dans  la  nutrition.  Les  réserves  qui  sont 
en  réalité  le  fond  nutritif  des  êtres  vivants  sont  iden- 
tiques dans  les  animaux  et  dans  les  végétaux. 

On  a  cru  en  second  lieu  trouver  une  différence  entre 
les  animaux  et  les  végétaux  au  point  de  vue  de  la  com- 
position de  leurs  tissus. 


134  LES    TROIS    FORMES    DE    LA    VIE. 

On  a  dit,  par  exemple,  que  l'azote  était  un  élément 
caractéristique  de  l'organisme  animal,  tandis  qu'il 
n'existait  qu'exceptionnellement  chez  les  végétaux. 
L'analyse  du  parenchyme  des  Champignons  et  des 
graines  des  phanérogames  vint  bientôt  renverser  cette 
opinion.  On  admet  aujourd'hui  que  le  protoplasma, 
seule  partie  active  et  travaillante  du  végétal,  a  la  même 
constitution  que  le  protoplasma  animal  :  c'est  une 
substance  azotée.  L'azote,  au  lieu  d'être  un  élément 
accessoire,  est  donc  essentiel  et  fondamental  dans  les 
deux  règnes.  Les  éléments  anatomiques  des  plantes, 
cellules,  fibres  et  vaisseaux,  perdent  dans  certaines  ré- 
gions leur  protoplasma  et  n'interviennent  plus  dans  la 
constitution  végétale  que  comme  des  parties  de  soutien. 
A  un  moindre  degré,  celase  rencontre  chez  les  animaux; 
le  squelette  des  crustacés  et  la  carapace  des  insectes 
sont  des  parties  qui  sont  peu  riches  en  azote  ou  qui  en 
sont  même  absolument  dépourvues.  La  substance  prin- 
cipale des  tissus  de  soutien  chez  les  végétaux  est  le  li- 
gneux ou  la  cellulose.  Or,  on  avait  émis  la  proposition 
que  la  cellulose  était  spéciale  aux  végétaux  et  n'appar- 
tenait qu'à  eux  seuls.  Il  n'en  est  rien.  On  a  rencontré 
cette  substance  dans  l'enveloppe  des  Tuniciers  et  Ton 
a  établi  d'ailleurs  des  analogies  étroites  avec  la  chitine 
qui  forme  la  carapace  des  crustacés  et  des  insectes  (1). 

Toutefois,  comme  nous  l'avons  dit,  c'est  dans  les 
rapports  des  animaux  et  des  végétaux  avec  l'atmosphère 
que  la  théorie  du  Dualisme  a  trouvé  ses  premiers  et  ses 

(1)  C.  Sthmidt,  Zur  Vergleickendcn  Physiologie  der  Wirbellosen 
Thierc.   1845.  —  Berthelot,  Comptes  rendus  de  la  Société  de  biologie. 


OPPOSITION  ENTRE  LES  ANIMAUX  ET  LES  VÉGÉTAUX.        135 

plus  forts  arguments.  Les  découvertes  accomplies,  à 
ce  sujet,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  ont  immédiatement 
placé  en  opposition  la  vie  des  plantes  avec  celle  des 
animaux. 

On  connaît  la  célèbre  expérience  de  Priestley,  par 
laquelle  ce  grand  chimiste  établit  que  les  végétaux  pu- 
rifient l'air  que  les  animaux  ont  vicié  et  semblent  se 
comporter,  quant  à  leur  respiration,  en  sens  inverse. 
Une  souris  est  placée  sous  une  cloche  dans  de  l'air  con- 
finé :  elle  finit  par  y  périr;  l'air  est  vicié,  et  si  l'on  in- 
troduit un  autre  animal,  il  tombe  très  rapidement  et 
périt  à  son  tour  asphyxié.  Mais  si  l'on  dispose  dans  la 
cloche  une  plante  (un  pied  de  menthe),  l'atmosphère 
est  purifiée,  rétablie  dans  sa  constitution  première  et 
un  animal  peut  y  vivre  de  nouveau  (1). 

L'être  végétal  vit  donc  là  où  meurt  l'animal;  ils  se 
comportent  précisément  d'une  manière  inverse  relati- 
vement au  milieu,  l'un  défaisant  ce  que  l'autre  a  fait, 
et  à  eux  deux  ils  constituent  un  état  de  choses  harmo- 
nique, équilibré  et  par  conséquent  durable. 

Cette  expérience  fut  vraiment  le  point  de  départ  de 
l'opposition  chimique  moderne  des  animaux  et  des 
végétaux.  Les  animaux  absorbent  de  l'oxygène  et 
exhalent  de  l'acide  carbonique.  Les  recherches  suc- 
cessives de  Ingen-Housz,  de  Sénébier,  de  Th.  de  Saus- 
sure ont  prouvé  que  dans  les  parties  vertes  des  plantes, 
sous  l'influence  des  rayons  solaires,  il  se  produit  au 
contraire  une  absorption  d'acide  carbonique  et  une 
exhalation  d'oxygène. 

(i)  Voyez  Priestley,  Expériences  sur  les  airs,  t.  III. 


136  LES    TROIS    FORMES    DE    LA   VIE. 

Cette  opposition  entre  la  respiration  des  animaux  et 
celle  des  plantes  a  été  généralisée  d'une  manière  gran- 
diose, par  MM.  Dumas  et  Boussingault  dans  leur  théo- 
rie de  la  circulation  matérielle  entre  les  deux  règnes 
organiques  : 

«  L'oxygène  enlevé  par  les  animaux  est  restitué  par 
•>  les  végétaux.  Les  premiers  consomment  de  l'oxy- 
»  gène;  les  seconds  produisent  de  l'oxygène.  Les  pre- 
»  miers  brûlent  du  carbone,  les  seconds  produisent  du 
»  carbone.  Les  premiers  exhalent  de  l'acide  carbo- 
»  nique,  les  seconds  fixent  de  l'acide  carbonique.  » 

L'animal  fut  ainsi  considéré  comme  un  appareil  de 
combustion,  d'oxydation,  d analyse  ou  de  destruction, 
tandis  que  la  plante  au  contraire  était  un  appareil  de 
réduction,  de  formation,  de  synthèse. 

Il  résultait  de  là  que  les  phénomènes  de  destruction 
ou  combustion  vitale  se  trouvaient  absolument  sépa- 
rés dans  les  êtres  vivants  des  phénomènes  de  réduction 
ou  de  synthèse  organique.  La  création  vitale  était 
dévolue  aux  végétaux,  tandis  que  la  destruction  orga- 
nique était  réservée  aux  animaux.  L'organisme  animal 
étant  incapable  de  former  aucun  des  principes  qui 
entrent  dans  sa  constitution  :  graisse,  albumine, 
fibrine,  amidon,  sucre,  tout  lui  était  fourni  par  le 
règne  végétal,  et  l'alimentation  des  animaux  n'était 
plus  que  la  mise  en  place  des  matériaux  uniquement 
élaborés  par  les  plantes.  Le  lait  sécrété  par  l'herbivore, 
la  caséine,  le  beurre,  le  sucre  devaient  se  retrouver 
poids  pour  poids  dans  les  herbages  dont  il  fait  sa  nour- 
riture, etc. 


OPPOSITION   CHIMIQUE.  137 

Ces  idées  ont  encore  été  rassemblées  et  exprimées 
avec  une  lumineuse  simplicité,  par  MM.  Dumas  et 
Boussingault,  dans  leur  statique  chimique  des  êtres 
vivants.  Nous  reproduisons  ici  la  formule  saisissante 
de  cette  théorie  célèbre. 


Un  végétal  : 
Produit  des  malières  sucrées,  grasses, 

albuminoïdes. 
Réduit,  avec  dégagement  d'oxygène  : 
CO* 
HO 
AzH*0 

Absorbe  de  la  chaleur 

Est  immobile 


Un  animal  : 
Consomme    des    matières    sucrées, 

grasses,  albuminoïdes. 
Produit,  avec  absorption  d'oxygène  : 
CO2 
HO 

AzH'O 
Dégage  de  la  chaleur. 
Se  meut. 


C'est  dire  en  d'autres  termes  que  la  formation  ou 
synthèse  chimique  appartient  aux  végétaux  et  que  la 
combustion  appartient  aux  animaux. 

Or  cette  conclusion  est  contradictoire  au  principe 
fondamental  de  la  physiologie  générale,  à  savoir  que 
les  deux  phases  de  l'action  vitale,  la  création  et  la 
destruction,  au  lieu  d'être  partagées  entre  les  deux 
règnes,  sont  intimement  unies  dans  tout  être  et  dans 
toute  partie  vivante. 

Mais  la  dualité  vitale  ne  s'est  pas  affirmée  seulement 
au  point  de  vue  chimique,  elle  a  revêtu  de  notre  temps 
une  autre  forme  que  nous  pouvons  appeler  dynami- 
que ou  mécanique. 

On  a  comparé  souvent  le  corps  de  l'homme  et  celui 
des  animaux  à  un  appareil  à  combustion.  Les  chi- 
mistes ont  établi  que  les  produits  rejetés  du  corps, 
les  excrétions,  pris  dans  leur  ensemble,  contenaient 
une  plus  grande  proportion  d'oxygène  que  les  aliments 


138         LES  TROIS  FORMES  DE  LA  VIE. 

ingérés.  Il  se  produit  donc  dans  l'organisme  animal 
une  combustion  continuelle,  source  de  chaleur  et  de 
force  mécanique. 

«  L'oxydation  des  composés  complexes ,  dit  M. 
»  Huxley,  qui  entrent  dans  l'organisme  et  finalement 
»  proportionnée  à  la  somme  de  force  que  le  corps 
»  dépense,  exactement  de  la  même  façon  que  la 
»  somme  de  travail  que  l'on  obtient  d'une  macbine 
»  à  vapeur,  et  la  quantité  de  cbaleur  qu'elle  produit 
»  sont  en  proportion  stricte  de  la  quantité  de  charbon 
»   qu'elle  consomme. 

»  Les  particules  de  matière  qui  entrent  dans  le  tour- 
»  billon  vital  sont  plus  compliquées  que  celles  qui  en 
»  sortent.  Pour  employer  une  métaphore  qui  n'est 
»  pas  sans  quelque  réalité,  les  atomes  qui  entrent  dans 
»  l'organisme  sont  pour  la  plupart  façonnés  en  grosses 
»  masses  et  se  brisent  en  petites  masses  avant  de  le 
»  quitter.  La  force  qui  est  mise  en  liberté  dans  cette 
)>  fragmentation  est  la  source  des  puissances  actives 
»    de  l'organisme. 

De  là  l'assimilation  du  corps  des  animaux  à  une 
machine  à  vapeur  où  s'engendreraient  des  forces 
vives.  L'organisme,  a-t-on  dit,  est  une  machine,  et 
même  assez  parfaite  ;  car,  pour  une  semblable  quantité 
de  combustible,  elle  fournit  deux  fois  plus  de  travail 
que  les  moteurs  les  plus  économiques.  Son  rendement 
s'élèverait,  d'après  Moleschott,  au  cinquième  de  l'équi- 
valent mécanique  du  calorique  dégagé  par  la  combus- 
tion de  l'hydrogène  et  du  carbone  qu'elle  consomme. 
En  considérant  les  deux  règnes,  au  point  de  vue  des 


OPPOSITION    MÉCANIQUE.  139 

services  qu'ils  se  rendent,  comme  font  les  partisans 
des  causes  finales,  et  non  pas  au  point  de  vue  de  leur 
fonctionnement  essentiel,  on  a  pu  dire  que  l'un  était 
un  réservoir  de  forces,  et  l'autre  un  consommateur. 
«  Les  phénomènes  les  plus  compliqués  de  la  vita- 
»  lité  sont  résumés,  a  dit  M.  Tyndall,  dans  cette  loi 
»  générale  :  le  végétal  est  produit  par  l'élévation  d'un 
»    poids;  l'animal  par  la  chute  de  ce  poids.  » 

Le  végétal  créerait  donc  des  forces  à  la  façon  du 
mécanicien  qui  soulève  le  poids  d'une  horloge  ;  par 
cette  action,  le  travail  des  rouages  est  créé  en  puis- 
sance ;  il  suffit  de  laisser  tomber  la  masse  pour  le  ma- 
nifester. C'est  là  ce  que  l'on  appelle  en  mécanique  une 
force  potentielle,  une  force  de  tension. 

Le  végétal  créerait  des  forces  de  tension,  et  cela  aux 
dépens  des  forces  vives  du  soleil.  Sous  l'influence  des 
vibrations  transmises  par  les  rayons  solaires  et  par  la 
chaleur  de  l'atmosphère,  la  chlorophylle  (avec  laquelle 
on  confond  ici  le  règne  végétal)  séparerait  l'oxygène 
des  combinaisons  oxygénées  (eau,  acide  carbonique, 
sels  ammoniacaux)  qu'elle  absorbe.  Cet  oxygène  mis 
en  présence  des  substances  combustibles  est  prêt  à 
s'y  combiner,  à  créer  ainsi  un  travail,  à  développer 
des  forces.  La  séparation  effectuée  par  la  plante  revien- 
drait à  la  production  d'une  énergie   potentielle,  de 
forces  de  tension  ;  le  rôle  du  règne  végétal  consisterait 
à  transformer  des  forces  vives  en  forces  de  tension. 
Au  contraire,  l'animal  transformerait  des  forces  de 
tension  en  forces  vives.  Le  poids  soulevé  par  le  végétal, 
il  le  laisse  retomber;  il  lâche,  pour  revenir  à  notre 


140  LES    THOIS    FORMES    DE    LA.    VIE. 

image,  la  masse  qui  fait  mouvoir  l'horloge,  il  pré- 
cipite sur  les  substances  combustibles  l'oxygène  que 
la  plante  en  avait  séparé. 

Pour  cela,  que  faut-il?  Il  faut,  d'après  Hermann,  à 
qui  nous  empruntons  cette  théorie,  il  faut  détruire 
l'obstacle  qui  empêche  l'oxygène  de  se  combiner,  en- 
lever la  clavette  qui  retient  le  poids  de  l'horloge,  dé- 
truire, en  un  mot,  l'obstacle  qui  empêche  la  force  de 
tension  de  devenir  force  vive,  travail  ;  il  doit  exister 
des  forces  de  dégagement. 

Ainsi,  forces  de  tension,  accumulées  dans  les  végé- 
taux ;  forces  vives  et  forces  de  dégagement  dans  les 
animaux;  voilà  la  distribution  qui  constituerait  la 
dualité  dynamique  des  êtres  vivants. 

III.  Réfutation  générale  des  théories  dualistes  de  la  vie. 
—  La  physiologie  générale  peut  faire  à  ces  théories 
des  objections  de  principe  et  des  objections  de  faits. 
La  grande  objection  de  principe  que  nous  adressons 
à  la  doctrine  de  la  dualité  vitale,  c'est  d'être  en  con- 
tradiction radicale  avec  notre  conception  fondamen- 
tale de  la  vie  qui  exige  dans  tout  être  animal  ou  végétal 
la  réunion  des  phénomènes  de  création  et  de  destruc- 
tion organique.  Nous  ne  pouvons  concevoir  un  être 
vivant  animal  ou  végétal  en  dehors  de  cette  formule, 
par  conséquent  nous  regardons  a  priori  comme  erronée 
toute  proposition  contradictoire  à  ce  grand  principe 
physiologique. 

La  seconde  objection  de  principe  que  nous  formule- 
rons est  relative  à  l'idée  d'une  nutrition  directe  que  la 


RÉFUTATION   DES   THÉORIES    DUALISTES.  141 

théorie  dualiste  admet  et  que  la  physiologie  contredit. 
La  théorie  dualiste  suppose  en  effet  que  les  aliments 
passent  directement  des  plantes  dans  les  animaux  et 
que  leurs  principes  immédiats  s'y  mettent  en  place 
chacun  selon  sa  nature.  L'étude  physiologique  des 
phénomènes  prouve  que  rien  de  semblable  n'a  lieu, 
et  que  la  nutrition  est  indirecte.  L'aliment  disparaît 
d'abord  en  tant  que  matière  chimique  définie  et  ce 
n'est  que  plus  tard,  après  un  travail  org-anique  k  longue 
portée,  après  une  élaboration  vitale  complexe,  que 
l'alimentarrive  à  constituer  les  réserves  toujours  identi- 
ques qui  servent  à  la  nutrition  de  l'org-anisme.  La  nu- 
trition et  la  dig-estion  se  séparent  complètement;  la 
nature  de  l'alimentation,  essentiellement  variable,  n'a 
jamais  d'effet  dans  l'état  normal,  sur  la  formation  des 
réserves  qui  restent  fixes  comme  la  constitution  des 
liquides  et  des  tissus  org-aniques.  En  un  mot,  le  corps 
ne  se  nourrit  jamais  directement  d'aliments  variés, 
mais  toujours  à  l'aide  des  réserves  identiques  prépa- 
rées par  une  sorte  de  travail  de  sécrétion.  Et  ce  que 
nous  disons  ici  de  la  formation  des  réserves  nutritives 
se  retrouve  dans  les  deux  règnes,  aussi  bien  chez  les 
animaux  que  chez  les  végétaux. 

D'ailleurs,  il  faut  le  reconnaître,  les  faits  sont  venus 
eux-mêmes  démontrer  que  la  dualité  vitale  ne  pouvait 
exister  sous  la  forme  absolue  qu'elle  avait  revêtue. 

Pour  ce  qui  est  de  la  formation  des  principes  immé- 
diats, la  question  a  été  résolue  etla  solution  acceptée 
par  ceux-là  mêmes  qui  avaient  d'abord  soutenu  la 
théorie  contraire.  Il  a  été  démontré  que  les  animaux 


142  LES    TROIS    FORMES    DE    LA   VIE. 

forment  réellement  de  la  graisse  indépendamment  de 
celle  qu'ils  ingèrent  et  qu'ils  pourraient  emprunter  à 
l'alimentation.  L'herbivore  crée  la  graisse  au  lieu  de  la 
trouver  toute  formée,  et  le  Carnivore  agit  de  môme. 
Non  seulement  les  animaux  font  de  la  graisse,  mais  ils 
n'emploient  pas  directement  celle  que  renferment  leurs 
aliments.  Cette  sorte  d'économie  qu'il  y  aurait  à  uti- 
liser la  substance  déjà  formée  et  qui  nous  vient  à  l'es- 
prit, la  nature  ne  la  connaît  pas.  Elle  ne  profite  point 
de  la  besogne  toute  faite,  comme  si  c'était  autant  de 
gagné.  Le  chien,  par  exemple,,  ne  s'engraisse  pas  du 
suif  du  mouton;  il  fait  de  la  graisse  de  chien.  J'ai  moi- 
même,  avec  le  concours  de  M.  Berthelot,  essayé  de 
fournir  une  démonstration  expérimentale  de  ce  fait,  en 
employant  un  moyen  de  reconnaître  et  de  suivre  la 
graisse  fournie  à  l'animal  :  ce  moyen  consiste  à  em- 
ployer comme  aliment  de  la  graisse  chlorée,  où  le 
chlore  remplace  quelques  molécules  d'hydrogène.  Si 
l'animal  soumis  à  ce  régime  présente  une  graisse 
différente  de  celle  qui  lui  a  été  offerte  et  possède  les 
caractères  propres  à  l'organisme  qui  l'a  produite,  il 
faudra  bien  conclure  qu'il  n'y  a  pas  eu  simple  mise 
en  place  de  l'aliment  introduit. 

On  pourrait  démontrer  de  même  que  les  substances 
albuminoïdes  qui  constituent  les  tissus  animaux  ne 
sont  pas  empruntés  directement  aux  substances  ali- 
biles  des  végétaux. 

Mais  c'est  surtout  pour  la  formation  de  la  matière 
sucrée  que  les  doutes  ont  été  entièrement  levés.  Il  y  a 
une  trentaine  d'années,  on  croyait  que  le  sucre  était 


RÉFUTATION    DES  THÉORIES    DUALISTES.  143 

incontestablement  une  substance  végétale  et  que  celui 
qui  existait  dans  les  organismes  animaux  avait  été 
nécessairement  emprunté  aux  plantes.  J'ai  réussi  à 
démontrer  qu'il  en  est  tout  autrement  et  que  l'animal 
fabrique  lui-même  cette  substance  indispensable  au 
fonctionnement  vital,  aux  dépens  des  matériaux  ali- 
mentaires très  différents  qu'on  lui  fournit.  J'ai  prouvé 
de  plus  que  le  sucre  se  produit  dans  l'animal  par  un 
mécanisme  identique  à  celui  qui  a  lieu  dans  le  végétal. 

Nous  reviendrons  sur  ces  faits  à  propos  de  l'étude  des 
pbénomènes  de  créations  organiques.  Concluons  seule- 
ment ici  qu'à  l'égard  de  la  formation  des  principes  im- 
médiats, l'expérience  démontre  que  les  animaux  et  les 
végétaux  ne  se  distinguent  pas  et  que  les  uns  et  les 
autres  peuvent  former  les  mômes  principes  organiques. 

L'antagonisme  de  la  respiration  des  animaux  et  des 
végétaux  n'est  pas  davantage  confirmé  par  l'expérience. 
La  réduction  de  l'acide  carbonique  opérée  par  le  végé- 
tal est  le  fait  de  la  fonction  chlorophyllienne  ;  celle-ci 
n'a  aucun  rapport  avec  la  respiration  qui  est  identique 
dans  les  deuxrègnes.  Le  protoplasma  véétgal,  les  parties 
incolores,  racines,  graines,  etc.,  ont  les  mêmes  pro- 
priétés respiratoires  que  les  tissus  animaux.  Le  végétal 
comme  l'animal  absorbe  de  l'oxygène,  exhale  de  l'acide 
carbonique  et  produit  de  la  chaleur  ;  le  fait  n'est  pas 
douteux  lorsque  l'on  suit  la  germination  des  graines. 

Relativement  à  la  sensibilité  qui  constituerait  le  troi- 
sième point  d'antagonisme  entre  les  végétaux  et  les 
animaux,  nous  aurons  l'occasion  de  montrer  qu'elle 
n'est   en  aucune  façon  un  attribut  exclusif  de  l'ani- 


144  LES    TROIS   FORMES    DE   LA    VIE. 

malité  (1).  Si  les  végétaux  ne  présentent  pas  des  fonc- 
tions locomotrices  comparables  à  celles  des  animaux, 
ils  n'en  possèdent  pas  moins  une  sensibilité,  qui  est  le 
primum  movens  de  tout  acte  vital. 

Si  les  partisans  de  l'opposition  chimico-physique, 
entre  les  animaux  et  les  végétaux,  ont  dû  céder  à  l'évi- 
dence des  faits  contraires  et  revenir  sur  l'absolu  de 
leurs  anciennes  opinions,  l'esprit  de  la  théorie  n'en 
subsiste  pas  moins;  il  est  intéressant  de  voir  que  la 
dualité  vitale  se  concentre  maintenant  sur  un  seul 
argument. 

On  ne  peut  plus  douter,  avons-nous  dit,  que  les  ani- 
maux et  les  plantes  ne  soient  capables  de  produire  les 
mêmes  principes  immédiats;  on  ne  peut  plus  nier  que 
les  uns  et  les  autres  soient  le  siège  de  destructions  et 
de  réductions  infiniment  nombreuses  et  connexes. 
La  différence  ne  résiderait  plus  entre  animaux  et  végé- 
taux que  dans  l'agent  ou  l'énergie  qui  est  la  cause  des 
phénomènes  chimiques  et  mécaniques  qui  se  pas- 
sent en  eux.  C'est  un  point  que  nous  traiterons  avec 
plus  de  détail,  en  étudiant  les  phénomènes  de  créa- 
tion vitale  (2).  Pour  le  moment  il  suffira  de  rappeler 
les  grands  traits  de  la  question.  Il  est  admis  aujour- 
d'hui (3)  que  les  phénomènes  de  synthèse  chez  les 
végétaux  et  les  animaux  forment  deux  groupes  :  ceux 
qui  exigent  la  radiation  solaire,  ce  sont  les  réductions 


(1)  Voy.  Leçon  VIIe. 

(2)  Voy.  Leçon  VI1°. 

(3)  Voyez  Boussingault,  C.  R.,  10  avril  187(5,   t.  LXXXU,  p.  788. 
-  C.  i?.,2i  avril  1876. 


RÉFU rATlON    Di-:S    THÉORIES    DUAL'STES.  145 

opérées  dans  les  plantes  vertes  sous  l'influence  de  la 
chlorophylle;  ceux  qui  ont  lieu  sous  l'influence  des 
combustions  opérées  dans  les  animaux  ou  dans  les 
parties  des  plantes  qui  ne  contiennent  pas  de  matière 
verte.  Telles  seraient  les  deux  sources  de  forces  vives 
qui  s'accumulent  dans  les  êtres  vivants  :  tantôt  elles 
sont  directement  empruntées  à  l'énergie  solaire,  tan- 
tôt elles  sont  empruntées  à  la  chaleur  produite  par  les 
combustions.  La  force  vive  vient  du  soleil  quand  il  y  a 
de  la  chlorophylle;  dans  tous  les  autres  cas,  soit  pour 
les  animaux,  soit  pour  les  végétaux,  elle  provient  de  la 
chaleur  dégagée  dans  les  oxydations  ou  dans  les  com- 
binaisons chimiques  de  même  ordre.  Comme  exemple 
de  ce  dernier  genre,  nous  pouvons  prendre  la  levure 
de  bière,  le  saccharomyces  cerevisiœ.  Ce  champignon  ne 
contient  point  de  matière  verte,  il  n'a  pas  de  chloro- 
phylle. Aussi  ce  végétal  ne  peut-il  emprunter  son  car- 
bone directement  à  l'acide  carbonique  :  il  a  besoin  d'un 
corps  combustible  explosif,  le  sucre,  c'est-à-dire  d'un 
corps  qui  puisse  donner  de  la  chaleur  en  se  brûlant. 
Ici  l'énergie  calorifique  remplacerait  l'énergie  solaire. 

Toute  la  différence  entre  les  êtres  vivants  serait  fina- 
lement réduite  à  cela. 

Nous  ferons  remarquer  que  ce  nouveau  caractère  ne 
peut  servir  à  distinguer  les  animaux  des  plantes.  Quoi- 
que les  végétaux  soient  pourvus  de  chlorophylle,  sur- 
tout pendant  l'été,  d'une  manière  incomparablement 
plus  abondante  que  les  animaux,  on  ne  peut  d'une  ma- 
nière absolue  confondre  le  végétal  avec  la  chlorophylle. 
On  devrait  simplement  dire  qu'il  y  a  des  êtres  conte- 

CL.    BEKNARD.  10 


146  LES   TROIS    FORMES    DE    LV    VIE. 

nant  de  la  chlorophylle  el  capables  d'utiliser  la  force 
vive  émanée  du  soleil  :  ce  serait  le  règne  des  êtres  à 
chlorophylle  ;  puis  viendrait  le  règne  des  êtres  sans 
chlorophylle  qui  sont  obligés  de  tirer  d'une  manière 
indirecte  du  soleil,  c'est-à-dire  des  combinaisons  for- 
mées en  définitive  sous  l'influence  de  ses  rayons,  la 
puissance  dynamique  qu'ils  doivent  utiliser.  xMais  cette 
division,  qui  consisterait  à  ranger  les  êtres  d'après 
l'existence  ou  l'absence  de  la  matière  verte  chlorophyl- 
lienne, ne  correspond  plus  à  la  classification  des  êtres 
vivants  en  végétaux  et  animaux.  Toute  la  vaste  classe 
des  champignons,  dépourvus  de  chlorophylle,  devrait 
être  distraite  des  végétaux,  et  beaucoup  d'animaux 
[Euglena  viridis,  Stentor  polymorphus,  etc.,  etc.)  de- 
vraient être  rangés  dans  les  végétaux. 

Au  point  de  vue  philosophique,  les  théories  dualistes 
de  la  vie  ont  eu  pour  objet  de  nous  montrer  d'une  ma- 
nière saisissante  les  rapports  des  êtres  dans  les  trois 
règnes  de  la  nature.  Elles  ont  étudié  surtout  les  consé- 
quences de  ces  rapports  et  regardé  chaque  être  comme 
une  machine  travaillant  au  service  d'autrui.  Ces  théo- 
ries sont  surtout  empreintes  des  considérations  fina- 
listes que  l'homme  ne  peut  s'empêcher  d'exprimer 
lorsqu'il  se  fait  le  centre  des  grands  phénomènes  cos- 
miques qui  l'entourent  :  le  règne  minéral  est  le  réser- 
voir général;  les  végétaux  travaillent  pour  les  animaux, 
et  le  monde  entier  est  fait  pour  l'homme,  qui  en  utilise 
les  produits  pour  son  bien-être  matériel  ou  dans  l'in- 
térêt social.  Par  ce  côté  ces  théories  paraissent  se  re- 
lier à  la  vie  pratique.  C'est  pourquoi  on  en  a  fait  à 


RÉFUTATION    DES   THÉORIES    DUALISTES.  147 

l'agriculture,  à  l'hygiène,  de  nombreuses  applications 
que  nous  n'avons  pas  à  examiner  ici. 

Toutefois,  nous  pensons  que  ces  vues  théoriques  qui 
reposent  sur  des  résultats  évidents  et  incontestables  ne 
répondent  pas  à  la  véritable  conception  physiologique 
des  phénomènes. 

En  effet,  l'identification  de  l'organisme  animal  à  un 
appareil  dans  lequel  s'engendrent  des  forces  vives,  à  un 
fourneau  dans  lequel  vient  s'engouffrer  et  se  brûler  le 
règne  végétal,  peut  représenter  une  apparence  exté- 
rieure; mais  ce  n'est  pas  l'expression  physiologique 
d'une  loi  qui  relierait  la  vie  animale  et  végétale.  Sans 
doute  les  animaux  se  nourrissent  de  plantes,  et  les  car- 
nassiers des  herbivores.  Ces  résultats  qui  assurent 
l'équilibre  cosmique  sont  les  conséquences,  ainsi  que 
nous  le  montreronsplustard,  de  la  loigénéralede  la  lutte 
pour  l'existence,  d'après  laquelle  la  nature  ne  peut 
engendrer  la  vie  que  par  la  mort,  la  création  par  la  des- 
truction. Pour  nous  ces  faits,  quoique  nécessaires,  sont 
en  réalité  accidentels  et  contingents  dans  leur  détermi- 
nisme ;  ils  restent  en  dehors  de  la  finalitéphysiologïque . 

La  loi  de  la  finalité  physiologique  est  dans  chaque 
être  en  particulier  et  non  hors  de  lui:  l'organisme 
vivant  est  fait  pour  lui-même,  il  a  ses  lois  propres, 
intrinsèques.  Il  travaille  pour  lui  et  non  pour  d'autres. 
Il  n'y  a  rien  dans  la  loi  de  l'évolution  de  l'herbe  qui 
implique  qu'elle  doit  être  broutée  par  l'herbivore;  rien 
dans  la  loi  d'évolution  de  l'herbivore  qui  indique  qu'il 
doit  être  dévoré  par  un  carnassier;  rien  dans  la  loi 
de  végétation  de  la  canne  qui  annonce  que  son  sucre 


148  LES   TROIS    FORMES    DE    LA    VIE. 

devra  sucrer  le  café  de  l'homme.  Le  sucre  formé  dans 
la  betterave  n'est  pas  destiné  non  plus  à  entretenir  la 
combustion  respiratoire  des  animaux  qui  s'en  nour- 
rissent ;  il  est  destiné  à  être  consommé  par  la  bette- 
rave elle-même  dans  la  seconde  année  de  sa  végéta- 
tion, lors  de  sa  floraison  et  de  sa  fructification.  L'œuf 
de    poule  n'est  pas   pondu  pour   servir  d'aliment  à 
l'homme,  mais   bien  pour  produire  un  poulet,   etc. 
Toutes  ces  finalités  utilitaires  à  notre  usage,  sont  des 
œuvres  qui  nous  appartiennent  (1)  et  qui  n'existent 
point  dans  la  nalure  en  dehors  de  nous.  La  loi  phy- 
siologique ne  condamne  pas  d'avance  les  êtres  vivants 
à  être  "mangés  par  d'autres;  l'animal  et  le  végétal  sont 
créés  pour  la  vie.  D'autre  part  une  conséquence  impé- 
rieuse de  la  vie  est  de  ne  pouvoir  naître  que  de  la 
mort.  Nous  l'avons  répété  sous  toutes  les  formes  :  la 
création  organique  implique  la  destruction  organique. 
Ce  qui  s'observe  dans  les  phénomènes  intimes  de  la 
nutrition,  dans  la  profondeur  de  nos  tissus,  se  mani- 
feste  dans  les  grands  phénomènes  cosmiques  de  la 
nature.  Les  êtres  vivants  ne  peuvent  exister  qu'avec 
les  matériaux  d'autres  êtres  morts  avant  eux  ou  dé- 
truits par  eux.  Telle  est  la  loi. 

En  résumé,  la  physiologie  générale,  qui  ne  con- 
sidère la  vie  que  dans  ses  phénomènes  essentiels  et 
généraux,  ne  nous  permet  pas  d'admettre  une  dualité 
des  animaux  et  des  végétaux,  une  physiologie  animale 
et  une  physiologie  végétale  distinctes.  Il  n'y  a  qu'une 
seule  manière  de  vivre,  qu'une  seule  physiologie  pour 
(1)  Voy.  Leçon  VIIIe,  Causes  finales. 


RÉFUTATION   DES    THÉORIES    DUALISTES.  H9 

tous  les  êtres  vivants  :  c'est  la  physiologie  générale  qui 
conclut  à  l'unité  vitale  dans  les  deux  règnes. 

Si  maintenant,  au  lieu  de  considérer  la  vie  dans  ses 
deux  manifestations  nécessaires  et  universelles,  la 
création  et  la  destruction  vitale,  nous  pénétrons  dans  le 
jeu  des  divers  mécanismes  vitaux  que  la  nature  nous 
présente,  si  nous  descendons  dans  l'arène  où  se  passe 
la  lutte  pour  l'existence,  alors  nous  trouverons  des 
différences  fonctionnelles  et  des  variétés  infinies.  Non 
seulement  nous  trouverons  que  des  animaux  sont 
conformés  pour  manger  des  végétaux,  mais  que  des 
animaux  sont  armés  pour  dévorer  d'autres  animaux 
plus  faibles  qu'eux.  C'est,  en  un  mot,  le  règne  de  la  loi 
du  plus  fort,  loi  qui  n'a  rien  de  nécessaire,  puisque 
les  hasards  du  combat  vital  peuvent  faire  que  tel 
être  échappe  à  la  mort,  tandis  que  tel  autre  succombe. 

Toutefois,  au  milieu  de  cette  mêlée  silencieuse,,  que 
nous  appelons  par  antiphrase  l'harmonie  de  la  nature, 
et  dans  laquelle  viennent  s'entre-détruire  toutes  les 
existences,  jamais  la  loi  fondamentale  de  la  physiologie 
générale  que  nous  avons  énoncée  n'est  violée.  Jamais 
la  vie  ne  se  manifeste  sans  entraîner  avec  elle  dans  le 
même  être  un  double  mouvement  de  création  et  de 
destruction  organique  équivalente,  de  sorte  que  nous 
ne  trouvons  jamais  des  êtres  vivants  jouant  séparément 
le  rôle  d'organismes  créateurs  de  la  matière  organique, 
tandis  que  d'autres  auraient  le  rôle  contraire  de  détruire 
cette  matière  organique  pour  la  restituer  au  monde 
minéral. 

Tous  les  êtres  vivants  se  nourrissent  de  même  :  l'ani- 


150  LES    TROIS    FORMES    DE   LA.   VIE. 

mal  pas  plus  que  le  végétal  ne  procède  par  nutrition 
directe,  ils  s'alimentent,   en  réalité,   l'un   et  l'autre, 
malgré  les  apparences  contraires,  en  prenant  au  monde 
ambiant  des  matériaux  tombés   dans  un  état  plus  ou 
moins    profond    d'indifférence     chimique.    L'animal 
comme  le  végétal  modifient  ces  matériaux,  les  élabo- 
rent et  en  forment  des  réserves  appropriées  à  leur  nature 
et  utilisées  ultérieurement  pour  leur  propre  compte. 
Tantôt  la  formation  de  la  réserve  et  sa  dépense  peuvent 
être  à  peu  près  simultanées  ou  très  rapprochées,  tan- 
tôt elles  sont  successives  et  à  long  intervalle.  Ce  der- 
nier cas  s'observe  pour  les  végétaux,  surtout  pour  les 
végétaux  bisannuels.   Pendant  la  première  année,  la 
plante  accumule  ses  réserves,  et  on  peut  croire  qu'elle 
n'est  alors  qu'un  appareil  de  création  ou  de  synthèse. 
Pourles  animaux,  au  contraire,  et  particulièrement  pour 
les  animaux  à  sang  chaud,  les  réserves  ne  durent  pas 
longtemps  et  se  dépensent  en  quelque  sorte  au  fur  et 
à  mesure,  de  sorte  qu'on  peut  croire  que  ces  derniers 
êtres  sont  uniquement  des  appareils  de  combustion,  de 
destruction.  Chez  les  animaux  à  sang  froid,  les  réserves 
sont  faites  dans  certains  casa  longue  portée  et  se  rap- 
prochent par  ce  côté  de  celles  des  végétaux. 

En  définitive,  le  végétal  et  l'animal  sont  deux  ma- 
chines vivantes  distinctes,  munies  d'instruments  et  d'ap- 
pareils variés  avec  des  modes  de  fonctionnement  qui 
donnent  aux  phénomènes  de  leur  existence  des  appa- 
rences fort  différentes.  Mais  l'unité  delawV?  ne  doit  pas 
nous  être  dissimulée  par  la  variété  de  la  fonction  ;  le 
muscle,   la  glande,  le  cerveau,  les  nerfs,  les  organes 


RÉFUTATION    DES    THÉORIES    DUALISTES.  151 

électriques,  etc.,  vivent  semblablement,  mais  fonction- 
nent très  différemment.  Les  végétaux  et  les  animaux 
vivent  identiquement,  mais  fonctionnent  autrement. 
Mêmeenadmettantque  la  fonction  chlorophyllienne  soit 
spéciale  aux  végétaux,  il  ne  faut  pas  en  tirer  la  conclu- 
sion que  les  végétaux  vivent  autrement  que  les  animaux, 
ce  serait  une  erreur;  le  protoplasma  chlorophyllien, 
qui  a  pour  fonction  de  réduire  l'acide  carbonique  et 
de  dégager  de  l'oxygène,  ne  vit  pas  moins,  comme  tous 
les  protoplasmas  animaux  et  végétaux,  en  absorbant  de 
l'oxygène  et  en  exhalant  de  l'acide  carbonique. 

Au  point  de  vue  de  la  physiologie  générale,  nous  ne 
considérons  pas  seulement  les  fonctions  différentielles 
des  êtres  vivants  entre  eux,  lesquelles  n'ont  rien  d'ab- 
solument nécessaire  à  la  vie  ;  nous  considérons,  au 
contraire,  les  phénomènes  généraux  et  communs  qui 
sont  indispensables  à  l'existence  de  tous  les  êtres. 
Qu'importe  qu'un  être  vivant  ait  des  organes  ou  des 
appareils  plus  ou  moins  variés  et  complexes,  dès 
poumons,  un  cœur,  un  cerveau,  des  glandes, etc.,  etc.  ! 
Tout  cela  n'est  pas  nécessaire  à  la  vie  d'une  manière 
absolue.  Les  êtres  inférieurs  vivent  sans  ces  appareils, 
qui  ne  sont  que  l'apanage  des  organisations  de  luxe. 
L'étude  des  êtres  inférieurs  est  surtout  utile  à  la  physio- 
logie générale,  parce  que  chez  eux  la  vie  existe  à  l'état 
de  nudité,  pour  ainsi  dire.  Elle  est  réduite  à  la  nutri- 
tion :  destruction  et  création  vitale.  Or,  nous  le  répé- 
tons, cette  vie  est  toujours  complète  dans  la  plante 
comme  dans  l'animal.  Ils  ne  représentent  pas  chacun 
une  demi-vie  qui,  se  complétant  réciproquement,  ren- 


152  LES    TROIS    FORMES    DE    LA    VIE. 

drait  les  deux  êtres  étroitement  complémentaires  l'un 
de  l'autre. 

C'est  en  définitive  dans  l'intimité  des  phénomènes 
de  la  nutrition  que  se  manifeste  surtout  la  loi  de  l'unité 
vitale  chez  les  animaux  et  chez  les  végétaux.  Mais  pour 
saisir  cette  unité,  il  faut  considérer  le  phénomène  nu- 
tritif dans  sa  totalité;  car  si  on  n'analyse  qu'un  côté 
des  rapports  des  êtres  vivants  avec  le  milieu  cosmique, 
on  peut  trouver  parfois  que  les  phénomènes  de  la 
vie  animale  et  végétale  revêtent  des  apparences  con- 
traires. C'est  ce  qui  a  semblé  parfois  résulter  de  ce 
qu'on  a  appelé  le  bilan  nutritif  des  animaux  et  des  vé- 
gétaux. Nous  terminons  par  quelques  réflexions  à  ce 
sujet. 

Le  bilan  du  mouvement  organique  des  animaux  et 
des  végétaux  se  dresse  comme  celui  d'une  machine  or- 
dinaire dont  on  veut  connaître  le  travail  intérieur.  On 
analyse  ce  qui  entre,  on  analyse  ce  qui  sort  dans  un 
temps  donné,  et  de  la  dépense  on  déduit  ce  qui  s'est 
fait  dans  la  machine.  Cette  manière  d'opérer,  appli- 
cable sans  doute  aux  machines  inertes,  n'est  plus 
légitime  pour  les  organismes  ou  machines  vivantes.  Si 
la  nutrition  et  la  combustion  organiques  étaient  di- 
rectes, comme  on  l'a  cru  après  Lavoisier,  le  bilan 
direct  pourrait  être  admissible.  Mais  la  physiologie 
nous  a  appris  que  la  nutrition  est  indirecte  et  ne  se 
fait  qu'à  longue  portée  après  des  mois  et  même  des 
années  chez  certains  végétaux.  Donc  il  faudrait,  pour 
conclure,  rigoureusement  avoir  des  observations  ou 
des  expériences  d'une  durée  équivalente  ;  sans  cela  on 


RÉFUTATION    DES    THÉORIES    DUALISTES.  153 

n'obtient  que   des  résultats  partiels  dont  on  ne  peut 
pas  tirer  de  conclusions  générales. 

MM.  Regnault  et  Reiset  ont  fait  bien  sentir  cette 
différence  qui  existe  entre  les  machines  vivantes  et  les 
machines  inertes,  quand  dans  leurs  belles  recherches 
sur  la  respiration,  ils  ont  analysé  le  travail  de  Dulong 
et  Desprez  sur  la  chaleur  animale.  Ces  derniers  au- 
teurs, supposant  que  la  combustion  est  directe,  ad- 
mettaient que  la  chaleur  produite  dans  le  corps  est  re- 
présentée par  la  chaleur  de  combustion  du  carbone 
et  de  l'hydrogène  à  l'aide  de  l'oxygène  respiré.  Les 
nombres  de  leurs  analyses  correspondent  même  avec 
cette  explication.  MM.  Regnault  et  Reiset,  tout  en  ad- 
mettant que  les  phénomènes  de  calorification  ne  peu- 
vent être,  dans  l'organisme  comme  au  dehors  de  lui, 
que  le  résultat  des  phénomènes  de  combustion,  n'hé- 
sitent pas  à  considérer  les  nombres  trouvés  par  Dulong 
et  Desprez  comme  faux  et  la  concordance  de  leurs 
analyses  comme  tout  à  fait  fortuite.  C'est  qu'en  effet 
il  y  a  bien  d'autres  phénomènes  dont  il  faudrait  tenir 
compte  si  l'on  voulait  avoir  l'équation  de  la  production 
de  la  chaleur  animale  dans  l'organisme  vivant. 

On  simplifie  donc  trop  les  problèmes,  et  selon  le 
mot  spirituel  de  Mulder  :  déduire  les  phénomènes  qui 
se  passent  dans  l'organisme  de  l'analyse  des  maté- 
riaux qui  le  traversent,  ce  serait  prétendre  connaître  ce 
qui  se  passe  dans  une  maison  en  analysant  les  ali- 
ments qui  entrent  par  la  porte  et  la  fumée  qui  sort  par 
la  cheminée. 

Nous  reconnaissons  néanmoins  aux  recherches  de 


154  LES    TROIS    FORMES   DE    LA    VIE. 

statique  chimique  une  grande  importance,  parce 
qu'elles  fournissent  les  premières  données  sur  les- 
quelles le  physiologiste  doit  se  baser  pour  poursuivre 
l'étude  des  phénomènes  intimes  de  la  nutrition  dans 
nos  tissus.  Mais  la  physiologie  expérimentale  nous 
enseigne  que  ces  problèmes  intermédiaires  de  la  nu- 
trition doivent  ensuite  être  suivis  pas  à  pas  à  l'aide 
d'expériences  délicates,  au  lieu  d'être  déduits  d'expli- 
cations hypothétiques  fondées  sur  la  comparaison  du 
matériel  d'entrée  et  de  sortie. 

Les  phénomènes  de  la  nutrition  sont  trop  complexes 
pour  pouvoir  se  prêter  à  ce  genre  d'investigation,  qui 
n'est  applicable,  nous  le  répétons,  qu'aux  machines  in- 
organiques. Nous  pourrions  citer  beaucoup  de  consé- 
quences physiologiquement  erronées,  auxquelles  on  a 
été  conduit  par  cette  manière  indirecte  d'opérer,  tandis 
qu'au  contraire  l'étude  expérimentale  des  phénomènes 
de  la  nutrition  poursuivie  directement  dans  les  or- 
ganes, dans  les  tissus,  et  même  dans  les  éléments  de 
tissus,  nous  a  conduit  à  des  découvertes  fécondes.  Ja- 
mais on  n'aurait  découvert  la  formation  du  sucre  dans 
le  foie  si  l'on  s'était  borné  à  comparer  les  analyses  des 
matières  à  l'entrée  et  à  la  sortie  de  l'organisme.  Le 
physiologiste  doit  s'appuyer  sur  ces  résultats  chi- 
miques généraux  ;  mais  il  ne  doit  pas  s'en  contenter,  il 
doit  descendre,  à  l'aide  de  l'expérience  directe,  dans 
l'intimité  des  organes,  dans  le  tissu,  dans  la  cellule  vi- 
vante dont  la  fonction  est  identique  dans  l'animal 
comme  dans  le  végétal.  C'est  par  cette  étude  seule  qu'il 
pourra  saisir  le  mystère  delà  nutrition  intime  et  arriver 


CONCLUSION.  155 

à  se  rendre  maître  de  ces  phénomènes  de  la  vie,  ce  qui 
.est  son  but  suprême. 

On  voit  ainsi  par  quel  point  de  vue  le  physiologiste 
et  le  chimiste  peuvent  différer  quand  ils  étudient  les 
phénomènes  de  l'organisme  vivant. 

Conclusion.  —  De  la  discussion  générale  qui  précède, 
nous  pouvons  conclure  que  malgré  la  variété  réelle 
que  les  phénomènes  vitaux  nous  offrent  dans  leur  appa- 
rence extérieure,  dans  les  animaux  et  dans  les  végétaux, 
ils  sont  au  fond  identiques,  parce  que  la  nutrition  des 
cellules  végétales  et  animales,  qui  sont  les  seules  par- 
ties vivantes  essentielles,  ne  sauraient  avoir  un  mode 
différent  d'exister  dans  les  deux  règnes. 

En  conséquence  nous  considérons  notre  grande  divi- 
sion des  phénomènes  de  la  vie,  destruction  et  création 
organique,  comme  justifiée  et  comme  établie  en  phy- 
siologie générale.  Cette  division  nous  servira  de  cadre 
dans  les  leçons  qui  vont  suivre. 


QUATRIÈME  LEÇON 

PHÉNOMÈNES    DE    DESTRUCTION    ORGANIQUE. 
Fermentation.  —Combustion.  — Putréfaction. 

Sommaire  :  Phénomènes  de  la  création  et  de  la  destruction  organique.  — 
Elude  des  phénomènes  de  destruction  organique.  —  Fermentation,  com- 
bustion, putréfaction. 

I.  Fermentation.  —  Catalyse;  Berzélius.  —  Décomposition;  Liebig.  — 
Théorie  organique;  Cagniard  de  Latour,  Turpin,  Pasteur.  —  Ferments 
sohibles,  ferments  figurés.  —  Les  actions  des  ferments  solubles  se  retrou- 
vent dans  le  règne  minéral.  —  Les  mêmes  ferments  sont  communs  aux 
deux  règnes,  animal  et  végétal.  —  Les  ferments  agissent  pour  transfor- 
mer et  décomposer  les  produits  des  réserves  nutritives.  —  Fermentations 
dues  aux  ferments  figurés.  —  Fermentation  alcoolique  ;  ses  conditions. 

IL  Combustion.  —  Théorie  de  Lavoisier;  combustion  directe,  vive  ou 
lente.  —  La  combustion  directe  n'existe  pas.—  Combustions  indirectes; 
dédoublement,  sorte  de  fermentation  appartenant  aux  végétaux  et  aux 
animaux.  —  Fait  particulier  des  glandes.  —  Rôle  inconnu  de  l'oxygène 
dans  l'organisme. 

III.  Putréfaction.  —  Appartient  aux  animaux  et  aux  végétaux.  —  Théories 
de  la  putréfaction  ;  Gay-Lussac,  Appert,  Schwann,  Pasteur.  —Fermen- 
tation putride.  —  Analogie  de  la  putréfaction  et  des  fermentations.  —  lia 
vie  est  une  putréfaction.  —  Mitscherlicli,  Iloppe-Seyler,  Schûtzen- 
berger,  etc. 

Nous  avons  proposé,  discuté  et  établi  en  physiologie 
générale,  la  division  des  phénomènes  de  la  vie  en  deux 
grands  groupes  :  phénomènes  de  création  ou  de  synthèse 
organique,  phénomènes  de  destruction  organique.  Il  faut 
maintenant  poursuivre  cette  division  dans  ses  détails 
et  étudier  séparément  les  deux  ordres  de  phéno- 
mènes vitaux  qui  s'y  rapportent.  Nous  commence- 
rons par  l'étude  des  phénomènes  de  destruction 
vitale,  parce  qu'ils  se  montrent  dès  l'origine  de 
l'être  et  qu'ils  débutent  avec   l'apparition  de  la  vie. 


PHÉNOMÈNES   DE   DESTRUCTION    ORGANIQUE.        157 

Les  phénomènes  de  destruction  organique  ont 
pour  expression  même  les  manifestations  vitales.  On 
peut  regarder  comme  un  axiome  physiologique  la 
proposition  suivante  : 

Toute  manifestation  vitale  est  nécessairement  liée  à 
une  destruction  organique. 

Quel  sont  ces  phénomènes  de  désorganisation  ? 

Lavoisier,  dans  le  passage  que  nous  avons  précé- 
demment cité,  rattache  tous  les  phénomènes  de  des- 
truction organique  à  l'un  de  ces  trois  types  : 

I.  Fermentation. 

II.  Combustion. 

III.  Putréfaction. 

C'est,  en  effet,  par  l'un  ou  l'autre  de  ces  procédés 
que  la  matière  organisée  se  détruit,  soit  par  suite  du 
fonctionnement  vital,  soit  dans  le  cadavre  après  la 
mort.  Ces  trois  phénomènes  typiques  présentent  mal- 
heureusement encore  beaucoup  d'obscurilés,  malgré 
l'impulsion  très  active  qui  a  été  donnée  à  leur  étude  et 
malgré  les  progrès  considérables  qui  ont  été  accomplis 
depuis  quelques  années.  Il  ne  s'agira  pas  d'ailleurs, 
dans  ces  leçons  où  nous  traçons  une  sorte  d'esquisse 
ou  de  plan  de  la  physiologie  générale,  de  résoudre  les 
questions  ;  il  importe  d'abord  de  les  poser  :  c'est  à 
quoi  nous  nous  bornerons  en  traitant  successivement 
de  la  fermentation,  de  la  combustion,  de  la  putré- 
faction. Nous  indiquerons  d'une  manière  rapide  et 
sommaire  non  pas  l'état  détaillé  de  nos  connaissances 
sur  ces  phénomènes  complexes,  mais  bien  plutôt  la 


158  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES   DE   LA   VIE. 

place  qu'ils  doivent  occuper  dans  un  conspectus  phy- 
siologique, nous  réservant  de  les  développer  plus  tard 
en  faisant  connaître  nos  recherches  personnelles. 

I.  Fermentations.  —  Les  chimistes  et  les  physiolo- 
gistes n'ont  jamais  été  et  ne  sont  pas  encore  d'accord 
sur  ce  que  l'on  doit  entendre  sous  le  nom  de  fermen- 
tation. On  a  dit,  dans  ces  derniers  temps,  d'une  façon 
générale,  que  ce  nom  s'appliquait  à  toutes  les  réac- 
tions organiques  provoquées  par  un  corps  qui  ne  ga- 
gnait et  ne  perdait  rien  dans  le  phénomène,  qui  sem- 
blait n'intervenir  que  par  sa  présence.  Berzélius  appelait 
actions  catalytiques  les  phénomènes  de  ce  genre.  C'est 
ainsi  que  la  mousse  de  platine,  disait-on,  agit  par 
simple  présence  ou  par  catalyse  sur  l'alcool  pour  le  faire 
passer  successivement  à  l'état  d'aldéhyde,  puis  d'acide 
acétique.  La  fermentation  était  une  catalyse  organi- 
que. C'était  là,  bien  entendu,  une  simple  désignation 
et  non  une  explication.  Le  rapprochement  que  ce 
nom  indique  n'est  pourtant  pas  exact,  et  nous  don- 
nerait une  idée  très  fausse  des  fermentations  qui 
s'accomplissent  chez  les  animaux  et  végétaux. 

En  effet,  les  fermentations  que  l'on  connaît  pour  les 
avoir  étudiées  dans  l'économie  vivante  où  elles  s'accom- 
plissent ne  sont  pas  comparables  aux  phénomènes  que 
Berzélius  appelait  des  actions  cataly 'tiques.  Le  ferment  ne 
reste  pas  indifférent  aux  décompositions  qu'il  provoque. 
11  est  prouvé  aujourd'hui  que,  dans  l'action  de  ladiastase 
sur  l'amidon,  la  diastase  s'use,  et  que  son  usure  est  en 
rapport  avec  l'énergie  de  l'action  qu'elle  a  exercée. 


FERMENTATIONS.  159 

Aussi  le  ferment  ne  reste  pas  invariable.  Nous  ve- 
nons de  citer  un  cas  où  il  se  détruit  :  dans  d'autres  cas, 
il  se  multiplie.  Gela  a  lieu  pour  ce  que  l'on  appelle 
les  ferments  figurés.  Le  Mycoderma  aceti,  organisme 
microscopique  qui  transforme  l'alcool  en  acide  acé- 
tique, n'agit  pas  simplement  à  la  façon  de  la  mousse  de 
platine;  il  augmente  de  poids,  il  s'accroît  et  se  multi- 
plie dans  la  liqueur  où  il  agit  et  corrélativement  à  son 
action  même. 

Il  ne  faut  donc  pas,  d'après  cela,  rapprocher  les 
fermentations  des  phénomènes  d'ailleurs  obscurs  et 
inconnus  que  l'on  a  rangés  sous  le  titre  d'actions  cata- 
lytiques.  Berzélius  avait  en  vue  surtout  la  fermentation 
alcoolique  :  il  ignorait  que  le  ferment,  la  levure,  fût  un 
être  organisé,  il  le  regardait  comme  un  principe  amor- 
phe. Mitscherlich,  qui  connaissait  cependant  la  nature 
organisée  de  la  levure,  lui  attribuait  le  même  rôle  que 
Berzélius. 

Liebig  comprit  autrement  les  fermentations.  Prenant 
pour  type  la  fermentation  alcoolique,  il  la  considéra 
comme  l'avaient  fait  autrefois  les  iatrochimistes  Willis 
et  Stahl.  «  La  levure  de  bière  et  en  général  toutes 
»  les  matières  animales  et  végétales  en  putréfaction  re- 
»  portent  sur  d'autres  corps  l'état  de  décomposition 
»  dans  lequel  elles  se  trouvent  elles-mêmes;  le  mouve- 
»  ment  qui,  par  la  perturbation  d'équilibre,  s'imprime 
»  àleurs  propres  éléments,  se  communique  également 
»  aux  éléments  des  corps  qui  se  trouvent  en  contact  avec 
»  elles.  »  Le  ferment,  dans  cette  manière  de  voir,  est 
un  corps  en  décomposition,  dont  les  molécules,  ani- 


160        LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

mées  d'un  mouvement  particulier  interne,  communi- 
quent l'ébranlement  à  une  substance  fermentescible 
instable. 

Pour  caractériser  d'un  mot  la  théorie  de  Liebig,  il 
faudrait  dire  que  la  fermentation  est  une  décomposition 
qui  en  entraîne  une  autre. 

Cagniard  de  Latour  reconnut  vers  1838,  par  l'in- 
spection microscopique,  que  la  levure  de  la  fermenta- 
tion alcoolique  était  formée  de  globules  organisés,  de 
cellules  vivantes,  capables  de  se  reproduire,  ayant  une 
enveloppe  et  un  contenu.  Le  rôle  de  cet  organisme 
dans  la  fermentation  fut  surtout  précisé  par  M.  Pasteur. 
La  fermentation  alcoolique  est  un  phénomène  corré- 
latif de  l'organisation,  du  développement,  de  la  multi- 
plication, c'est-à-dire  de  la  vie  des  globules.  C'est  ce 
que  l'on  a  appelé  la  théorie  physiologique  de  la  fer- 
mentation, que  Turpin,  en  1838,  avait  formulée  le 
premier,  en  disant  :  «  Fermentation  comme  effet  et 
végétation  comme  cause.  » 

On  distingue  aujourd'hui  deux  espèces  de  fermenta- 
tions, selon  la  nature  soluble  ou  insoluble  du  ferment  : 
les  unes  produites  par  l'intervention  d'un  ferment 
organisé  ou  figuré,  les  autres  produites  par  les  ferments 
non  figurés,  liquides,  produits  solubles,  élaborés,  sé- 
crétés par  les  organismes  vivants. 

Les  ferments  solubles  existent  dans  les  plantes  et 
dans  les  animaux.  Ils  ont  pour  type  la  diastase  végé- 
tale et  les  ferments  digestifs  ;  ils  ont  pour  caractère 
commun  d'être  solubles  dans  l'eau,  précipitables  par 
l'alcool  et  de  nouveau  solubles  dans  l'eau.  Un  autre 


FERMENTATIONS.  161 

trait  commun  est  encore  la  grandeur  de  l'effet  com- 
parée à  la  masse  très  faible  du  ferment.  Une  très  petite 
fraction  de  diastase  peut  saccharifîer  une  grande  quan- 
tité (plus  de  deux  mille  fois  son  poids)  d'amidon.  Enfin, 
la  substance  active  ne  se  multiplie  pas,  mais  au  con- 
traire s'épuise  et  se  détruit  par  son  action  même. 

Ces  ferments  sont  capables  de  provoquer  des  réac- 
tions chimiques  très  énergiques.  J'ai  insisté  depuis  très 
longtemps  pour  établir  que  les  fermentations,  spéciales 
quant  à  leurs  procédés,  ne  sont  pas,  au  fond,  quant  à 
leur  nature  essentielle,  différentes  des  actions  chi- 
miques générales;  toutes,  en  effet,  sont  représentées 
dans  le  règne  minéral.  Certains  ferments,  diastase  ani- 
male et  végétale,  ferments  inversifs  des  plantes  ou  des 
animaux,  agissent  à  la  façon  des  acides  minéraux  : 
d'autres  ont  le  même  effet  que  produirait  un  alcali;  de 
ce  nombre  est  le  ferment  des  matières  grasses,  qui 
existe  dans  le  suc  pancréatique  et  qui  émulsionne 
d'abord  et  qui  saponifie  ensuite  ces  substances,  etc. 

Les  fermentations  amènent  la  destruction  des  com- 
posés complexes  des  organismes,  leur  dédoublement 
en  des  corps  plus  simples,  accompagné  d'une  hydrata- 
tion. Elles  jouent  un  rôle  très  important  dans  )a  nu- 
trition. On  les  trouve  à  la  fois  dans  l'économie  végé- 
tale et  animale.  La  chose  est  facile  à  démontrer  dans 
le  cas  des  diastases;  le  ferment  glycosique  ou  diastase 
proprement  dite  se  rencontre  dans  toutes  les  parties 
de  l'organisme  où  l'amidon  animal  ou  végétal  doit  être 
rendu  soluble.  Dans  les  graines,  le  ferment  manifeste 
son  activité  lors  de  la  germination;  dans  le  tubercule 

CL.    BERNARD.  j  i 


162        LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES   DE    LA.   VIE. 

de  la  pomme  de  terre,  il  entre  en  activité  au  prin- 
temps; dans  le  foie,  il  existe  toujours  de  manière  à 
transformer  l'amidon  animal  en  glycose.  En  d'autres 
termes,  partout  où  des  matières  féculentes  doivent 
alimenter  un  organisme,  on  constate  la  présence  d'un 
ferment  identique.  L'amidon  n'est  donc  pas  utilisé 
sous  sa  forme  actuelle  ;  il  ne  parlicipe  à  la  vie  végé- 
tale ou  animale  que  lorsque,  par  hydratation,  il  a  été 
transformé  en  sucre.de  glycose.  D'autre  part,  le  sucre, 
s'il  était  à  l'état  de  glycose,  ne  se  conserverait  pas  dans 
l'organisme  :  il  se  détruirait  bientôt,  sans  pouvoir  jouer 
ce  rôle  de  réserve  qui  est  indispensable  au  fonctionne- 
ment vital  dans  les  deux  règnes. 

Ce  que  nous  disons  de  l'amidon,  de  son  accumula- 
lion  en  réserves  insolubles,  de  sa  transformation  par 

« 

fermentation  au  moment  convenable,  est  vrai  pour 
beaucoup  d'autres  substances  moins  bien  connues.  La 
manière  d'être  de  l'une  d'elles,  cependant,  le  sucre  de 
saccharose  (sucre  de  canne,  de  betterave),  vient  con- 
firmer cette  généralisation.  Il  est  susceptible,  en  effet, 
de  s'accumuler  à  l'état  de  réserves  dans  les  tissus  des 
végétaux.  Sous  cette  forme,  il  n'est  point  utilisable;  il 
n'est  pas  directement  oxydable  par  l'organisme;  il  est 
nécessaire  qu'il  soit  transformé  en  sucre  de  glycose.  Un 
ferment  inversif  est  chargé  de  la  transformation.  Ce  fer- 
ment existe  identique  chez  les  animaux  et  les  plantes: 
la  levure  de  bière,  qui  a  besoin  de  transformer  en  gly- 
cose, pour  s'en  nourrir,  le  sucre  de  cannes  avec  lequel 
elle  est  mise  en  présence,  fabrique  ce  ferment.  M,  Ber- 
thelot  l'y  a  découvert.  La  betterave  se  comporte  de 


FERMENTATIONS,  163 

môme  relativement  au  sucre  accumulé  dans  sa  racine- 
pendant  la  première  année  de  la  végétation  ;  j'ai  démon- 
tré que  les  animaux  procèdent  de  même  pour  tirer  par- 
tie du  sucre  de  saccharose  contenu  dans  leurs  aliments. 

Nous  avons  dit  que  les  actions  du  genre  fermentatif 
sont  extrêmement  nombreuses;  elles  sont  en  effet  le 
type  général  des  actions  vitales  de  destruction  ;  beau- 
coup ne  sont  encore  que  soupçonnées  ;  le  plus  grand 
nombre  est  absolument  ignoré.  Ce  que  l'on  en  sait 
suffit  pourtant  pour  permettre  de  juger  de  l'impor- 
tance de  ces  phénomènes. 

Les  matières  albuminoïdes  sont  rendues  solubles  et 
digérées  par  un  ferment,  la  pepsine,  qui  existe  dans  le 
suc  gastrique;  la  pepsine  ne  fait  que  commencer  l'ac- 
tion, la  ùypsine,  ferment  de  même  nature,  contenu 
dans  le  suc  pancréatique,  achève  cette  transformation 
en  peptone.  On  a  pensé  que  cet  agent  existait  dans  les 
différents  points  de  l'organisme  où  sa  présence  peut 
être  nécessaire  pour  digérer  les  albuminoïdes  :  Briicke 
aprétendu  le  retrouver  dans  le  sang  et  dans  les  mus- 
cles. 11  est  probable  qu'on  l'isolera  dans  les  végétaux. 

De  même,  il  existe  dans  les  amandes,  douces  et 
amères,  un  ferment  soluble  énergique,  Yémulsme,  qui 
est  capable  de  dédoubler  un  grand  nombre  de  glyco- 
sides  :  l'arnygdaline  (en  glycose,  acide  cyanhydrique 
et  essence  d'amandes  amères),  la  salicine,  l'hélicine, 
l'arbutine,  la  phlorizine,  l'esculine,  la  daphnine.  Or,  il 
est  remarquable  que  l'on  trouve  précisément  un  fer- 
ment de  la  même  nature  chez  les  animaux,  dans  le  foie  et 
le  pancréas.  Il  serait  inutile  de  multiplier  ces  exemples, 


164  LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA.   VIE. 

de  signaler  la  fermentation  du  myronate  de  potasse 
produite  par  la  myrosine,  la  fermentation  des  acides 
biliaires,  de  l'acide  hippurique,  du  tannin,  de  la 
pectose,  etc.  11  suffit  que  l'on  comprenne  qu'il  s'agit 
ici  d'un  procédé  général  employé  par  la  nature  pour 
opérer  le  dédoublement,  c'est-à-dire  la  destruction 
d'un  très  grand  nombre  de  principes  organiques  aussi 
bien  dans  les  plantes  que  chez  les  animaux. 

On  range  parmi  les  fermentations  (F.  à  ferments 
figurés)  un  second  ordre  de  décompositions  provoquées 
par  des  êtres  organisés.  Le  type  de  ces  actions  est  la 
fermentation  alcoolique  produite  par  la  levure  de  bière. 

C'est  dans  ce  groupe  de  phénomènes  qu'il  faudrait 
ranger  les  transformations  du  sucre  en  alcool,  en 
acide  lactique,  en  acide  butyrique,  en  gomme,  en 
mannite,  en  acide  acétique. 

Ce  sont  là  des  exemples  de  destructions  accomplies 
dans  des  circonstances  particulières  ou  dans  le  cours 
de  l'existence  d'êtres  particuliers. 

Cependant  quelques-unes  de  ces  fermentations  des- 
tructives des  matières  organisées  pourraient  peut- 
être  avoir  une  très  grande  généralité.  11  semblerait 
que  beaucoup  de  cellules,  soit  animales  soit  végétales, 
mises  dans  les  conditions  des  cellules  de  levure, 
agissent  comme  celles-ci. 

Dans  quelles  conditions  la  levure  provoque-t-elle  la 
fermentation  alcoolique  ?C'est,  d'après  M.  Pasteur, lors- 
que le  ferment  est  privé  d'air.  Comme  il  a  besoin  d'oxy- 
gène pour  subsister,  ne  pouvant  l'emprunter  directe- 
ment, il  se  trouve  dans  l'alternative  ou  de  périr  ou  de  se 


COMBUSTIONS.  165 

le  procurer  par  un  autre  précédé.  La  levure  prend  alors 
de  l'oxygène  aux  matières  ambiantes  :  elleenprendausu- 
cre  en  provoquant  sa  fermentation  ou  destruction,  opé- 
ration capable  d'engendrer  la  chaleur,  de  produire  l'éner- 
gie calorifique  dépensée  dans  le  fonctionnement  vital . 

On  sait, avons-nous  dit,  que  d'autres  cellulessemblent 
succeptibles  d'agir  d'une  façon  identique.  On  a  signalé, 
en  effet,  que  certaines  plantes  d'Afrique  produisent  de 
l'alcool  dans  leurs  racines.  MM.  Lecbartier  et  Bellamy 
ont  montré  que  les  fruits  placés  dans  une  atmosphère 
d'acide  carbonique,  c'est-à-dire  mis  dansTimpossibilité 
de  respirer  comme  ils  font  d'ordinaire  en  absorbant  de 
l'oxygène  et  rejetant  de  l'acide  carbonique,  se  compor- 
tent comme  la  levure  :  ils  transforment  partiellement 
leur  sucre  en  alcool  et  acide  carbonique.  On  sait  d'ail- 
leurs que  l'on  peut  retirer  de  l'alcool  de  la  distillation  de 
certains  fruits,  tels  que  les  prunes  à  l'époque  de  leur 
maturité.  M.  de  Luca  s'est  assuré  que  certaines  feuilles 
placées  également  dans  une  atmosphère  d'acide  carbo- 
nique se  comportent  de  la  même  manière  et  donnent 
naissance  aux  fermentations  alcoolique  et  acétique. 

On  pourrait  comparer  la  fermentation  à  l'aide  des  fer- 
ments figurés  ou  vivants  aune  sorte  de  parasitisme  qui  al - 
tèrele  milieudanslequelviventces  êtresélémentaires.  A 
ce  titre  ces  ferments  rentrent  dans  notre  étude  puisqu'ils 
produisent  la  destruction,  le  dédoublement  des  matiè- 
res plus  simples  avec  lesquelles  elles  sont  en  contact. 

II.  Combustions.  —  Nous  n'avons  pas  l'intention  d'en- 
trer dans  l'étude  des  phénomènes  de  combustion  et  de 


166  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

leur  rôle  dans  la  vie  des  organismes.  Nous  voulons  seu- 
lement rappeler,  à  celte  occasion,  un  principe  que  nous 
soutenons  depuis  longtemps,  à  savoir  que  les  phénomè- 
nes chimiques  des  organismes  vivants  ne  peuvent  jamais 
être  assimilés  complètement  aux  phénomènes  qui  s'opè- 
rent en  dehors  d'eux.  Ce  qui  veut  dire,  en  d'autres  ter- 
mes, queles  phénomènes  chimiquesde  l'être  vivant, bien 
qu'ils so  passent  suivant  les  lois  générales  de  la  chimie, 
ont  toujours  leurs  appareils,  leurs  procédés  spéciaux  (1). 
On  sait  depuis  Lavoisier  que  la  destruction, 
l'usure  moléculaire  qui  accompagne  les  phénomènes 
vitaux  consiste  dans  une  sorte  d'oxydation  de  la  ma- 
tière organique  :  elle  est  l'équivalent  d'une  combustion. 
Mais  Lavoisier  et  les  chimistes  qui  nous  ont  fait  con- 
naître cet  important  résultat  sont  tombés  dans  une  er- 
reur, presque  inévitable  à  leur  époque,  sur  le  méca- 
nisme de  ces  phénomènes,  erreur  qui,  encore  aujour- 
d'hui, a  cours  auprès  de  beaucoup  de  savants.  Ils  ont 
assimilé  les  processus  chimiques  qui  se  font  dans  l'or- 
ganisme à  une  oxydation  directe,  à  une  fixation  d'oxy- 
gène sur  le  carbone  des  tissus.  En  un  mot,  ils  ont  cru 
que  la  combustion  organique  avait  pour  type  la  com- 
bustion qui  se  fait  en  dehors  des  êtres  vivants  dans  nos 
foyers,  dans  nos  laboratoires.  Tout  au  contraire,  il  n'y 
a  peut-être  pas  dans  l'organisme  un  seul  de  ces  phéno- 
mènes de  prétendue  combustion  qui  se  fasse  par  fixation 
directe  d'oxygène.  Tous  empruntent  le  ministère  d'a- 
gents spéciaux,  des  ferments,  par  exemple. 

(1)  Voyez,   à  ce  sujet,  mon  Rapport  sur  les  progrès  de  la  physio- 
logie générale,  1867. 


COMBUSTIONS.  167 

Les  impérissables  travaux  de  Lavoisier  sur  la  respira- 
lion  nous  ont  fait  comprendre  le  rôle  de  l'oxygène,  non 
dans  ses  détails,  mais  au  moins  dans  ses  grands  traits. 
L'oxygène  est  nécessaire  à  l'entretien  de  la  vie,  a-t-on 
dit,  parce  qu'il  entretient  la  combustion  ;  sa  suppression, 
si  elle  n'est  compensée  par  quelque  artifice,  ne  saurait 
être  longtemps  soutenue  ;  ce  gaz  s'unit  à  la  substance 
organique  et  il  est  éliminé  de  l'organisme  à  l'état  de 
combinaison  avec  le  carbone, àl'état  d'acide  carbonique. 

Ce  n'est  cependant  pas  à  une  combustion  directe  que 
ce  gaz  est  employé.  La  formule  banale  répétée  par  tous 
les  physiologistes  que  le  rôle  de  l'oxygène  est  d'entrete- 
nir la  combustion  n'est  pas  exacte,  puisqu'il  n'y  a  point 
en  réalité  dans  l'organisme  de  combustion  véritable.  Ce 
qui  est  vrai,  c'est  que  le  rôle  exact  de  l'oxygène,  que 
nous  croyons  savoir,  nous  est  encore  inconnu  :  à  peine 
peut-on  le  soupçonner.  Nous  ne  pouvons  ici  que  poser 
la  question ,  sans  prétendre  en  aucune  façon  la  résoudre  ; 
mais,  dans  tous  les  cas,  nous  le  savons  déjà,  l'oxygène 
ne  sert  pas  aune  combustion  directe. 

D'abord,  qu'est-ce  que  les  chimistes  entendent  sous 
ce  nom  de  combustion  ?  C'est  encore  ici  un  de  ces  termes 
mal  précisés  sur  lesquels  règne  le  plus  complet  désac- 
cord. Quelques  chimistes  réservent  ce  nom  à  l'oxydation 
du  carbone  et  de  l'hydrogène,  qui  a  pour  conséquence  la 
production  d'acide  carbonique  et  de  vapeur  d'eau,  avec 
production  de  chaleur  ;  et,  avec  Lavoisier,  ils  distinguent 
la  combustion  vive  et  la  combustion  lente,  suivant  quela 
production  de  chaleur  est  plus  ou  moins  intense,  dissi- 
pée à  mesure  de  sa  production;  de  manière  à  pas  élever 


168  LEÇONS  SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

à  une  haute  température  le  corps  combustible  dans  le 
cas  de  combustion  lente;  à  le  porter,  au  contraire,  au 
degré  où  il  devient  incandescent  dans  le  cas  de  com- 
bustion vive. 

D'autres  chimistes  considèrent  comme  fait  caracté- 
ristique de  la  combustion  le  développement  de  cha- 
leur, de  sorte  qu'ils  attribuent  ce  nom  à  toute  combi- 
naison, à  toute  action  chimique,  qui  s'accompagne 
d'un  grand  développement  de  calorique. 

En  nous  en  tenant  à  la  première  acception,  peut-on 
dire  qu'il  y  ait  combustion  dans  l'organisme  animal  ou 
végétal  ?On  a  répondu  affirmativement  à  cette  question. 

Lavoisier,  qui  avait,  par  une  intuition  de  génie, 
créé  son  système  en  comparant  les  phénomènes  res- 
piratoires avec  les  oxydations  des  métaux,  avait  dû 
penser  qu'il  en  était  ainsi.  11  avait  comparé  (1789) 
la  consommation  d'oxygène  faite  par  le  même  homme 
d'abord  au  repos,  puis  accomplissant  un  travail,  et  il 
avait  conclu  que  le  travail  musculaire  accélérait  les 
combustions  organiques.  On  était  depuis  lors  si  bien 
persuadé  qu'il  y  avait  une  véritable  combustion  que 
le  débat  roulait  simplement  sur  la  question  de  savoir 
si  c'était  la  substance  même  du  muscle  qui  se  brûlait, 
ou  si  c'était  des  matières  combustibles  hydrocarbonées. 

Mais  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  opinions  ne  saurait 
être  soutenue  en  tant  qu'elles  impliqueraient  une  com- 
bustion directe.  En  effet,  dans  l'organisme,  on  ne  ren- 
contre jamais  les  produits  de  combustion  incomplète, 
tels  que  l'oxyde  de  carbone.  D'autre  part,  il  ne  se  brûle 
pas  d'hydrogène  ;  jamais- l'on  n'a  pu  constater  directe- 


COMBUSTIONS.  16$ 

ment  la  production  de  l'eau  dans  les  prétendues  com- 
bustions organiques.  Il  semble, au  contraire,  bien  avéré, 
que  l'eau  de  l'organisme  a  sa  source  exclusivement  dans 
l'alimentation  et  qu'elle  est  introduite  du  dehors.  J'ai 
montré  que  le  sang- qui  sort  d'un  muscle  en  contraction 
n'est  pas  plus  riche  en  eau  que  celai  qui  y  entre,  c'est 
même  plus  souvent  le  contraire.  J'ai  fait,  en  outre, 
remarquer  que  le  sang  qui  sort  d'une  glande  en  sé- 
crétion est  plus  pauvre  en  eau  que  celui  qui  entre,  et 
que  la  différence  est  représentée  exactement  par  la 
quantité  d'eau  contenue  dans  le  liquide  sécrété. 

D'autre  part,  l'oxygène  n'est  pas  immédiatement  em- 
ployé :  il  n'est  pas  fixé  directement.  Un  muscle  en  ac- 
tivité produit  une  quantité  d'acide  carbonique  supé- 
rieure à  la  quantité  d'oxygène  absorbée  dans  le  même 
temps.  La  consommation  d'oxygène  n'est  donc  pas  en 
rapport  exact  avec  la  production  d'acide  carbonique. 
C'est  ce  que  Petenkofer  et  Voit  ont  établi  pour  le  mus- 
cle maintenu  en  place,  et  pour  le  muscle  séparé  de 
l'animal.  L.  Hermann  a  obtenu  le  même  résultat.  On 
sait  (et  nous  allons  reproduire  ici  l'expérience  sous  vos 
yeux)  que,  même  en  l'absence  de  tout  renouvellement 
d'oxygène,  dans  des  gaz  inertes,  dans  l'hydrogène,  par 
exemple,  que  nous  avons  substitué  à  l'air  ordinaire,  le 
muscle  peut  se  contracter  assez  longtemps.  Il  rend 
alors  de  l'acide  carbonique,  qui  évidemment  ne  pro- 
vient pas  d'une  combustion  directe.  Si  pendant  l'état 
d'activité  le  muscle  rend  plus  d'oxygène  combiné  qu'il 
n'en  reçoit,  au  contraire,  pendant  le  repos,  il  en  prend 
plus  qu'il  n'en  rend.  Les  faits  établissent  bien  claire- 


1  70    LLÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

ment  que  l'on  n'a  point  affaire  ici  à  une  fixation  directe 
et  extemporanée  d'oxygène  sur  la  substance  du  mus- 
cle. Le  phénomène  est  beaucoup  plus  complexe.  11 
consiste  en  des  dédoublement  chimiques,  très  certai- 
nement de  la  nature  des  fermentations,  mais  actuelle- 
ment plutôt  soupçonnés  que  bien  connus.  On  a  ima- 
giné l'hypothèse  d'un  dédoublement  par  fermentation 
d'une  matière  du  muscle,  Vinogène,  en  acide  carbonique, 
acide  sarcolactique,  et  myosine.  Cette  hypothèse  a  sim- 
plement comme  valeur  de  nous  montrer  le  sens  des  in- 
terprétations actuelles  que  l'on  tend  à  substituer  à  la 
théorie  de  la  combustion  directe  de  Lavoisier. 

L'étude  du  fonctionnement  des  glandes  conduit  à  des 
conclusions  de  même  nature  relativement  à  la  com- 
bustion directe.  J'ai  montré  que  le  sang  veineux  qui 
sort  des  glandes  est  à  peu  près  aussi  riche  en  oxygène 
que  le  sang  artériel,  de  sorte  que  l'exagération  de  la 
fonction  n'entraînerait  pas  la  disparition  de  l'oxy- 
gène. L'oxygène  ne  se  fixe  donc  pas  au  moment  où  l'on 
suppose  qu'il  devrait  être  employé  ;  il  n'y  a  pas  en  un 
mot  de  consommation  plus  grande  d'oxygène.  Et  ce- 
pendant c'est  pendant  le  fonctionnement  qu'il  se  pro- 
duit la  plus  grande  quantité  d'acide  carbonique,  que 
l'on  trouve  en  proportions  considérables  dans  le  sang 
veineux  rutilant  et  à  la  fois  chargé  d'oxygène  et  d'acide 
carbonique,  Ainsi,  les  deux  phénomènes  d'absorption 
et  de  dépense  d'oxygène  sont  ici  nettement  séparés, 
ce  qui  exclut  évidemment  toute  possibilité  d'une  com- 
bustion directe.  C'est  pendant  le  repos  que  l'oxygène 
est  absorbé  par  la  glande;  c'est  pendant  le  fonctionne- 


COMBUSTIONS.  171 

ment  qu'il  sort  à  l'état  d'acide  carbonique,  mais  alors 
l'absorption  de  l'oxygène  est  suspendue. 

11  résulte  de  ces  faits,  que  ce  n'est  pas  à  une  com- 
bustion directe  que  l'oxygène  est  employé  :  consé- 
quence importante  pour  le  but  que  nous  poursuivons, 
car  la  combustion  directe  du  carbone  et  de  l'hydrogène 
serait  une  véritable  synthèse,  une  combinaison  d'élé- 
ments séparés;  tandis  que  le  phénomène  qui  se  pro- 
duit est  probablement  au  contraire  uu  dédoublement, 
une  destruction  de  substance  complexe,  une  véritable 
analyse  par  fermentation. 

Le  rôle  véritable  de  l'oxygène  est  inconnu,  avons- 
nous  dit  plus  haut.  Il  est  bien  certain  que  ce  gaz  est 
fixé  dans  l'organisme  et  qu'il  devient  ainsi  un  des  élé- 
ments de  la  constitution  ou  de  la  création  organique. 
Mais  ce  ne  serait  point  par  sa  combinaison  avec  la  ma- 
tière organique  qu'il  provoquerait  le  fonctionnement 
vital.  En  entrant  en  contact  avec  les  parties,  il  les  rend 
excitables;  elles  ne  peuvent  vivre  qu'à  la  condition  de 
ce  contact.  C'est  donc  comme  agent  d'excitation  qu'il 
interviendrait  immédiatement  dans  le  plus  grand 
nombre  des  phénomènes  de  la  vie. 

On  a  dit  que  chez  les  .animaux  élevés,  l'oxygène 
devait  être  porté  sur  les  centres  nerveux,  pour  exciter 
la  moelle  allongée  et  provoquer  les  mouvements  respi- 
ratoires. Chez  la  grenouille,  la  nécessité  de  l'excita- 
bilité est  moindre  pendant  l'hiver,  période  d'inertie, 
que  pendant  l'été,  période  d'activité.  Aussi  l'absorp- 
tion d'oxygène  est-elle  moindre  pendant  la  première 
saison  que  pendant  la  seconde.  Une  expérience  curieuse 


172    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

d'Engelmann  semble  jeter  quelque  lumière  sur  ce  rôle 
d'excitant  qu'aurait  l'oxygène.  Engelmann  a  observé 
les  mouvements  des  cils  vibratiles,  mouvements  qui 
sont  faciles  à  apercevoir  après  que  la  membrane  qui 
les  supporte  a  été  détachée  de  l'animal.  Les  cellules 
vibratiles  sont  examinées  daus  le  champ  du  micros- 
cope. Si  l'on  chasse  l'oxygène  de  la  préparation  et 
qu'on  le  remplace  par  l'hydrogène,  les  mouvements 
cessent  au  bout  d'un  certain  temps,  environ  après 
vingt  minutes,  par  exemple.  Si  l'on  fait  rentrer  l'oxy- 
gène, les  mouvements  reprennent  et  l'on  peut  repro- 
duire un  certain  nombre  de  fois  ces  alternatives. 
L'oxygène  agit  donc  comme  s'il  excitait  les  mouve- 
ments vibratiles  et  comme  si  sa  puissance  d'excitation 
se  continuait  pendant  un  certain  temps.  Si  l'on  prend 
des  cellules  vibratiles  à  activité  ralentie  par  le  froid 
et  l'engourdissement  hibernal  et  que  l'on  répète  l'ex- 
périence, elle  donnera  les  mêmes  résultats,  seulement 
l'action  de  l'oxygène  se  continuera  pendant  un  plus 
grand  espace  de  temps;  elle  sera  efficace  pour  une 
durée  plus  longue;  les  mouvements  se  continueront 
encore  plusieurs  heures  après  le  contact  du  gaz. 

La  conclusion  que  nous  avons  exposée  au  début  nous 
semble  donc  amplement  j  ustifiée  ;  il  n'est  pas  nécessaire 
de  multiplier  autrement  les  exemples,  pour  prouver  que 
la  théorie  de  la  combustion  directe,  qui  a  déterminé  un  si 
grand  progrès  quand  son  illustre  fondateur  l'a  introduite 
dans  la  science,  n'a  cependant  pas  été  confirmée  par  les 
études  physiologiques.  La  combustion  n'est  pas  directe 
dans  les  organismes,  et  la  production  d'acide  carboni- 


PUTRÉFACTION.  173 

que,  quiestun  phénomène  si  général  dans  les  manifes- 
tations vitales,  est  le  résultat  d'une  véritable  destruc- 
tion organique,  d'un  dédoublement  analogue  à  ceux 
que  produisent  les  fermentations.  Ces  fermentations 
sont  d'ailleurs  l'équivalent  dynamique  des  combus- 
tions; elles  remplissent  le  même  but  en  ce  sens  qu'elles 
engendrent  de  la  chaleur  et  sont  par  conséquent  une 
source  de  l'énergie  qui  est  nécessaire  à  la  vie. 

III.  Putréfaction.  —  Parmi  les  procédés  de  destruc- 
tion des  matériaux  organiques.  Lavoisier  rangeait  à 
côté  de  la  fermentation  et  de  la  combustion,  la  putré- 
faction. Il  s'agit  là  d'un  phénomène  encore  plus 
obscur  que  ceux  de  la  fermentation  et  de  la  combus- 
tion, que  nous  avons  précédemment  examinés. 

Qu'entend-on  par  putréfaction?  On  sait  de  tout 
temps  que  les  matériaux  qui  entrent  dans  la  constitu- 
tion du  corps  des  animaux  commencent  à  s'altérer 
après  la  mort,  à  se  transformer  et  à  se  décomposer  en 
divers  principes  parmi  lesquels  des  substances  à  odeur 
forte  et  putride.  De  là  le  nom  de  putréfaction,  pour 
caractériser  ces  décompositions  à  odeur  nauséabonde. 

La  mêmechose  a  lieu  pour  les  végétaux.  Seulement, 
ici,  la  destruction  portant  sur  des  corps  où  les  sub- 
stances albuminoïdes,  azotées,  sont  en  moindre  quan- 
tité, les  caractères  organoleptiques  de  la  putréfaction 
sont  moins  saisissants  et  ont  été  moins  bien  connus. 
Dans  la  réalité  les  substances  de  l'organisme  végétal, 
les  substances  actives,  travaillantes,  véritablement  vi- 
vantes, telles  que  le  protoplasma  albuminoïde,  sonttout 


174       LEÇONS    SUR  LES  PHÉNOMÈNES    DE   LA   VIE. 

aussi  putrescibles  que  chez  les  animaux.  Seulement, 
ainsi  que  nous  venons  de  le  dire,  la  proportion  des 
parties  vivantes  est,  dans  les  individus  végétaux,  très 
faible  par  rapport  aux  parties  de  soutien  ou  squelet- 
tiques  inertes.  Celles-ci  ne  sont  pas  davantage  suscep- 
tibles de  putréfaction  chez  les  animaux  que  chez  les 
végétaux  ;  la  carapace  d'un  crustacé,  le  squelette 
d'un  mammifère  sont  dans  des  conditions  d'inaltéra- 
bilité pareilles  à  l'écorce  ou  au  bois  d'un  chêne. 

Après  les  travaux  d'Appert  et  de  Gay-Lussac,  on 
avait  cru  que  la  putréfaction  était  une  décomposition, 
un  dédoublement  provoqué  par  l'intervention  mo- 
mentanée de  l'oxygène  et  se  poursuivant  ensuite  par 
une  sorte  de  mouvement  moléculaire  communiqué. 

Plus  tard,  les  travaux  de  Schwann,  Lire,  Helmholtz, 
et  surtout  de  M.  Pasteur,  montrèrent  que  la  cause  déter- 
minante des  putréfactions  devait  être  cherchée  dans  les 
êtres  microscopiques,  vibrions,  bactéries  et  moisissure* 
qui  se  développent  dans  les  liquides  en  décomposition, 
quelle  que  soit  d'ailleurs  l'opinion  qu'on  se  fasse  de  la 
provenance  de  ces  êtres.  Les  substances  altérables  per- 
dent ce  caractère  lorsqu'on  a  chassé  tout  l'air  par  ébul- 
lition  et  que  l'on  ne  laisse  pénétrer  dans  le  vase  qui  les 
contient  que  de  l'air  préalablement  chauffé  au  rouge. 

M.  Pasteur  a  distingué  deux  ordres  de  putréfactions, 
les  unes  qui  se  produisent  à  l'abri  de  l'oxygène  et  qu'il 
a  appelées  fermentations  putrides ,  les  autres  dans 
lesquelles  l'oxygène  intervient  comme  élément  esseri- 
liei;  les  unes  et  les  autres  étant  d'ailleurs  provoquées 
par  des  organismes. 


PUTRÉFACTION.  175 

La  fermentation  putride  se  manifesterait  dans  un  li- 
quide lorsqu'il  ne  contient  plus  d'oxygène,  lorsque  les 
premiers  infusoires  développés  l'ont  consommé  en  tota- 
lité. Alors,  les  «  vibrions  ferments  qui  n'ont  pas  besoin 
»  de  ce  gaz  pour  vivre  commencent  à  se  montrer  et  la 
»  putréfaction  se  déclare  aussitôt.  Elle  s'accélère  peu 
»  à  peu  en  suivant  la  marche  progressive  du  dévelop- 
»  pement  des  vibrions.  Quanta  la  putridité,  elle  devient 
»  si  intense,  que  l'examen  au  microscope  d'une  seule 
»  goutte  de  liquide  est  une  chose  très  pénible.  » 

Les  produits  de  la  putréfaction  sont  très  nombreux  : 
chaque  substance  albuminoïde  peut,  pour  ainsi  dire,  se 
comporter  différemment  à  cet  égard.  11  y  a,  comme  ter- 
mes à  peu  près  constants,  des  acides  gras  volatils,  des 
ammoniaques  simples  et  composés,  la  leucine,  la  tyro- 
sine,  l'acide  carbonique,  l'hydrogène  sulfuré,  l'hydro- 
gène et  l'azote. 

Le  second  genre  des  putréfactions  comprend  celles 
qui  exigent  le  concours  de  l'oxygène  de  l'air;  ces  ac- 
tions, appelées  putréfaction,  combustion  lente,  éréma- 
causie,  détruisent  les  matières  organiques  animales  ou 
végétales  abandonnées  à  l'air,  et,  après  des  transfor- 
mations plus  ou  moins  complexes,  les  réduisent  en 
acide  carbonique,  eau,  azote  et  ammoniaque  qui  font 
retour  à  l'atmosphère. 

D'après  M.  Pasteur,  ces  actions  sont  dues  encore  à 
des  organismes,  mucédinées  et  bactéries;  il  n'y  aurait 
jamais  de  ces  combustions  lentes,  spontanées,  sans  dé- 
veloppement d'organismes,  à  l'intérieur  ou  à  la  surface 
des  substances  qui  s'altèrent. 


176  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

Dans  les  circonstances  ordinaires,  les  deux  espèces 
d'actions  se  produisent  simultanément  ou  successive- 
ment. Une  substance  altérable  étant  abandonnée  à  l'air, 
l'oxygène  est  d'abord  soustrait  par  les  premiers  infu- 
soires  apparus  [monas  crepuscidum  et  bacterium  termo). 
La  liqueur  se  trouble.  Une  pellicule  se  forme  à  la  sur- 
face, empêchant  l'accès  de  l'air;  la  fermentation  pu- 
tride des  vibrioniens  s'accomplit  dans  ce  liquide  an- 
oxygéné.  La  pellicule  tombe  au  fond.  De  nouvelles  bac- 
téries se  reforment  à  la  surface  et  produisent  la  putré- 
faction ou  combustion  lente;  puis  le  même  cycle  d'opé- 
rations recommence  jusqu'à  épuisement  complet  delà 
matière  altérable. 

Voilà  où  en  sont,  aujourd'hui  nos  connaissances  sur 
la  putréfaction.  Sont-ce  des  actions  de  ce  genre  iden- 
tiques dans  leur  processus  qui  peuvent  s'accomplir 
dans  l'organisme  vivant  et  y  détruire  la  matière  or- 
ganique 

L'organisme  ne  permet  pas  normalement  le  dévelop- 
pement ou  l'introduction  dans  ses  profondeurs  de  ces 
bactéries  et  de  ces  vibrions  parasites.  Et  cependant  il 
est  possible,  dans  certaines  circonstances,  que  des  phé- 
nomènes de  même  nature  s'y  accomplissent  réellement. 

Des  chimistes,  habiles  et  experts  dans  les  études  de 
ce  genre,  ne  craignentpasde  le  soutenir.  Il  y  a  bien  long- 
temps que  j'ai  entendu  dire  à  Mitscherlieh  :  «  La  vie 
»  n'est  qu'une  pourriture.  »  Hoppe-Seyler  (1875)  s'ex- 
prime ainsi  quelque  part  :  «  Sans  vouloir  poser  en  prin- 
»  cipe,  l'identité  de  la  vie  organique  avec  laputréfac- 
»   tionjedirai  pourtant  que,  selon  moi,  lesphénomènes 


PUTRÉFACTION.  j  77 

»  vitaux  des  plantes  et  des  animaux,  n'ont  pas  d'ana- 
»  logues  plus  parfaits,  dans  toute  la  nature,  que  les 
»   putréfactions.  » 

On  admet  donc  que  dans  les  organismes  il  peut  y 
avoir  des  processus  analogues  à  ceux  de  la  pourriture. 
Les  substances  organiques  éprouveraient  les  mêmes 
transformations  et  les  mêmes  dédoublements  qui  se 
produisent  dans  la  putréfaction. 

Qu'y  a-t-il  de  particulier  dans  le  mécanisme  de  la 
putréfaction  ?  Envisageant  la  question  au  point  de  vue 
chimique,  on  pourrait  dire  avec  Hoppe-Seyler,  que  le 
fait  essentiel  est  une  modification  de  l'équilibre  molé- 
culaire de  la  substance  avec  transport  de  l'oxygène  de 
l'atome  hydrogène  à  l'atome  carbone;  cette  action  se 
traduisant,  dans  quelques  cas,  par  l'expulsion  d'acide 
carbonique,  accompagnée  d'élimination  d'hydrogène 
ou  de  composés  plus  hydrogénés.  Tous  les  autres  phé- 
nomènes qui  se  produisent  sont  primés  et  condi- 
tionnés par  celui-là  :  ce  sont  des  phénomènes  secon- 
daires provoqués  par  l'hydrogène  à  l'état  naissant,  ou 
par  l'intervention  purement  chimique  et  ultérieure  do 
l'oxygène  contenu  dans  le  milieu. 

Ce  seraient  des  phénomènes  de  ce  genre  qu'accom- 
pliraient les  organismes  signalés  par  M.  Pasteur,  le  fer- 
ment lactique,  le  ferment  butyrique,  etc.  Mais  il  se 
pourrait,  comme  déjà  cela  est  démontré  à  propos  de 
la  fermentation  alcoolique  de  la  levure,  que  d'autres 
cellules  ou  d'autres  éléments  de  l'organisme  se  com- 
portassent de  la  même  façon.  De  fait,  toutes  les  muta- 
tions chimiques  de  l'organisme  rentreraient  dans  ce  type 

CL.     BERNARD.  .  \ 2 


178  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE   LÀ   VIE. 

d'action  théorique,  et  voilà  la  théorie  que  l'on  propo- 
serait de  substituer  comme  hypothèse  à  l'hypothèse 
démontrée  fausse  des  oxydations  directes. 

Les  putréfactions  sont  en  outre  caractérisées  par 
des  phénomènes  de  dédoublement  avec  produits  ulti- 
mes bien  étudiés  par  M.  Schiïtzenberger.  J'ai  vu  que  de 
tous  les  organes  du  corps,  celui  qui  se  pourrit  le  plus 
facilement,  est  le  pancréas.  Un  caractère  particulier 
et  final  de  cette  putréfaction  est  une  coloration  rouge, 
d'abord  observée  par  Tiedemann  et  Gmelin.  Je  l'ai 
ensuite  étudiée,  et  récemment,  dans  mon  laboratoire, 
M.  Prat  a  constaté  que  cette  matière  rouge  se  mani- 
feste dans  la  putréfaction  de  presque  toutes  les  subs- 
tances azotées,  animales  ou  végétales.  Cette  coloration 
rouge,  que  M.  Prat  étudie  en  ce  moment,  serait  due  à 
un  produit  de  la  putréfaction  mal  connu. 

Conclusion.  —  Sans  vouloir  entrer  plus  avant  dans  la 
question  des  décompositions  organiques,  qui  est  encore 
entourée  de  grandes  obscurités,  nous  nous  bornerons 
à  déduire  de  cette  leçon  un  seul  résultat  général  : 

La  putréfaction  comme  la  combustion  se  rattache 
aux  fermentations.  Toutes  les  actions  de  décomposi- 
tion organique  ou  de  destruction  vitale,  dont  l'orga- 
nisme est  le  théâtre,  se  ramènent  en  somme  à  des 
fermentations.  La  fermentation  serait  le  procédé  chi- 
mique général,  pour  tous  les  êtres  vivants,  et  même 
il  leur  serait  spécial,  puisqu'il  ne  se  passe  pas  en  de- 
hors d'eux.  La  fermentation  caractérise  donc  la  chi- 
mie vivante,  et  dès  lors  son  étude  appartient  rigou- 
reusement au  domaine  de  la  physiologie. 


CINQUIEME  LEÇON 


PHÉNOMÈNES  DE  CRÉATION  ORGANIQUE 

Théories  anatomiques  :  cellulaire,  protoplasmique, 
plastidulaire . 

Sommaire  :  Création  organique  comprenant  deux  ordres  de  phénomènes 
communs  aux  deux  règnes  :  synthèse  chimique,  synthèse  morphologique. 

I.  Constitution  anatomique  et  création  morphologique  de  l'être  vivant,  ani- 
mal ou  végétal;  historique.  —  Période  ancienne  :  Galien,  Morgagni, 
Fallope,  Pinel,  Bichat,  Mayer.  —  Période  moderne  :  de  Mirbel, 
R.  Brovvn,  Schleiden,  Schwann.  —  Théorie  cellulaire.  —  Le  dernier  élé- 
ment morphologique  des  êtres  vivants  est  la  cellule,  mais  une  substance 
vivante  est  antérieure  à  la  cellule  ;  c'est  le  protoplasma.  —  Il  est  le 
siège  des  synthèses  chimiques,  des  synthèses  morphologiques. 

II.  Origine  de  la  cellule  venant  du  protoplasma.—  Théorie  protoplasmique.— 
Blastème.  —  Gymnocytode,  Lépocytode.  —  Protoplasma  dans  les 
cellules  végétales.  —  L'utricule  primordiale.  —  Le  protoplasma  est  le 
corps  vivant  de  la  cellule  dans  les  deux  règnes. 

III.  Le  protoplasma  ;  sa  constitution.  —  Masse  protoplasmique,  noyau.  — 
Êtres  protoplasmiques.  —  Monères,  Bathyhius.  —  Structure  du  proto- 
plasma. —  Théorie  plastidulaire.  —  Complexité  du  protoplasma.  —  Son 
rôle  dans  la  division  du  noyau.  —  Rapports  du  noyau  et  du  protoplasma. 
—  Du  nucléole,  sa  constitution,  son  rôle.  —  Conclusion. 

En  même  temps  que  l'organisme  animal  ou  végétal 
se  détruit  par  le  fait  même  du  fonctionnement  vital,  il 
se  rétablit  par  une  sorte  de  synthèse  organisatrice,  de 
processus  formatif,  que  nous  avons  appelé  la  création 
vitale  et  qui  forme  la  contre-partie  de  la  destructionvitale. 

L'acte  de  réparation  vitale  n'a  d'ailleurs  pas  la  même 
activité  dans  tous  les  points  du  corps.  Il  y  a  des  par- 
ties dans  les  animaux  et  dans  les  végétaux  qui  sont  plus 
vivantes,  plus  délicates,  plus  destructibles,  tandis  que 
d'autres,  plus  résistantes  et  d'une  vitalité  plus  obscure, 
laissent  après  la  mort  de  l'être  des  traces  durables  de 


ISO  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

son  existence.  Tel  est  le  ligneux  ou  les  os  qui  consti- 
tuent le  squelette  des  êtres  végétaux  et  animaux. 

L'acte  synthétique  par  lequel  s'entretient  ainsi  l'or- 
ganisme est,  au  fond,  de  la  même  nature  que  celui  par 
lequel  il  se  constitue  dans  l'œuf.  Cet  acte  est  encore 
semblable  au  procédé  par  lequel  l'organisme  se  répare 
lorsqu'il  a  subi  quelque  mutilation.  Génération,  régé- 
nération, rédintégration,  cicatrisation,  sont  des  aspects 
divers  d'un  phénomène  identique,  la  synthèse  organi- 
satrice ou  création  organique. 

Cette  création  organique  est  à  deux  degrés.  Tantôt 
elle  assimile  la  substance  ambiante,  pour  en  former  des 
principes  organiques,  destinés  à  être  détruits  dans  une 
seconde  période  ;  tantôt  elle  forme  directement  les 
éléments  des  tissus.  Il  y  a  donc  à  distinguer  la  formation 
des  principes  immédiats  qui  constituent  les  réserves, 
ce  pabulum  de  la  vie,  c'est-à-dire  la  synthèse  chimique, 
de  la  réunion  de  ces  principes  dans  un  moule  particu- 
lier, sous  une  forme  ou  une  figure  déterminée,  qui  sont 
le  plan  ou  le  dessin  de  l'individu,  des  tissus  qui  le 
forment,  des  éléments  de  ces  tissus,  c'est-à-dire  la 
synthèse  morphologique. 

Nous  devrons  traiter  successivement  ces  deux  ques- 
tions; nous  examinerons  d'abord  comment  les  anato- 
mistes  sont  parvenus,  en  analysant  graduellement  l'or- 
ganisme vivant,  à  le  réduire  à  ses  parties  élémentaires  ; 
nous  verrons  ensuite  comment  les  physiologistes  et  les 
chimistes  se  sont  rendus  compte  de  leur  création  syn- 
thétique. 

Historique.  —  La  constitution  des  organismes  a  été 


CONSTITUTION    ANATOMIQUE    DES    ÊTRES.  181 

étudiée  dès  le  début  des  sciences  de  la  vie.  On  y  a 
trouvé  des  parties  élémentaires  des  organes,  puis  des 
tissus.  Galien,  dans  l'antiquité,  avait  essayé  d'analyser 
l'organisme  en  parties  similaires. 

Morgagni,  beaucoup  plus  tard,  avait  tenté  un  grou- 
pement analogue,  non  plus  pour  les  parties  saines, 
mais  pour  les  parties  altérées. 

Fallope  (1523-1562)  avait  réuni  les  parties  simi- 
laires en  dix  ou  onze  groupes  :  les  os,  les  cartilages, 
les  nerfs,  les  tendons,  les  aponévroses,  les  membra- 
nes, les  artères,  les  veines,  la  graisse,  la  moelle  des  os. 

Pinel,  enfin,  le  prédécesseur  immédiat  de  Bichat, 
avait  ouvert  la  voie  à  celui-ci  en  réunissant  (d'après  des 
considérations  pathologiques  encore  très  incomplètes) 
les  parties  anatomiques  qu'il  considérait  comme  ana- 
logues, par  exemple  les  membranes  diaphanes,  périoste, 
dure-mère,  capsules  ligamenteuses,  plèvre,  péritoine 
et  péricarde.  Mais  c'est  Bichat  qui  eut  la  gloire  d'en- 
trer magistralement  dans  cette  voie  si  timidement 
ouverte.  Et,  chose  remarquable  qui  montre  bien  l'in- 
fluence des  précurseurs  dans  le  développement  des 
génies  même  les  plus  originaux,  c'est  par  une  critique 
de  la  classification  des  membranes  de  Pinel,  que 
Bichat  inaugura  ses  travaux  d'anatomie  générale. 

En  face  de  l'anatomie  descriptive,  cultivée  jusque-là, 
et  qui  faisait  connaître  l'organisme,  en  décrivant  ses 
différentes  parties,  dans  l'ordre  topographique,  de  ca- 
pite  ad  calcem,  Bichat  institua  une  méthode  infiniment 
plus  philosophique,  en  réunissant  dans  un  môme 
groupe,  les  organes  similaires  quoique  diversement  pla- 


182    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

ces  et  en  les  étudiant  ensemble  sous  le  nom  de  systè- 
mes :  système  osseux,  glandulaire,  nerveux,  séreux,  etc. 

Il  employa  pour  cette  analyse,  non  pas  les  instru- 
ments optiques  qu'il  repoussait  et  qui  ont  été  d'une  si 
grande  ressource  pour  ses  successeurs  ,  mais  des 
moyens  beaucoup  plus  imparfaits,  les  dissociations, 
les  macérations,  et  les  divers  agents  chimiques  qui 
permettent  une  dissection  plus  minutieuse.  Il  parvint 
néanmoins  ainsi  à  jeter  les  bases  de  la  science  des 
tissus  vivants  :  «  Tous  les  animaux,  dit  Bichat,  sont  un 
»  assemblage  de  divers  organes  qui,  exécutant  chacun 
»  une  fonction,  concourent  chacun  à  sa  manière  à  la 
»  conservation  du  tout.  Ce  sont  autant  de  machines 
»  particulières  dans  la  machine  générale  qui  cons- 
»  titue  l'individu.  Or ,  ces  machines  particulières 
»  sont  elles-mêmes  constituées  par  plusieurs  tissus 
»  très  différents  de  nature  et  qui  forment  véritable- 
»   ment  les  éléments  de  ces  organes.  » 

Bichat  distinguait  21  espèces  de  tissus,  qui  se  re- 
trouvent avec  leurs  caractères  dans  les  diverses  parties 
d'un  même  animal  ou  dans  les  mêmes  parties  de  di- 
vers animaux.  De  là,  le  nom  d' A?iatomie  générale  don- 
née à  leur  étude. 

Ces  21  tissus  étaient  :  1°  tissu  cellulaire,  2°  tissu 
nerveux  de  la  vie  animale,  3°  tissu  nerveux  de  la  vie 
organique,  4°  tissu  des  artères,  5°  tissu  des  veines, 
G0  tissu  des  vaisseaux  exhalants,  7°  tissu  des  vaisseaux 
et  des  glandes  lymphatiques,  8°  os,  9°  moelle  des 
os,  10°  cartilages,  11°  tissu  fibreux,  12°  tissu  fibro- 
cartilagineux,  13°  muscles  de  la  vie  animale,  14°  mus- 


CONSTITUTION  ANATOMIQUE    DES  ÊTRES.  183 

cles  de  la  vie  organique,  15°  muqueuses,  16°  séreuses, 
17°  synoviales,  18°  glandes,  19°  derme,  20°  épiderme, 
21°  poils. 

A  chacun  de  ces  tissus  il  attribue  des  propriétés  spé- 
ciales qui  sont  les  causes  physiologiques  des  phéno- 
mènes que  ceux-ci  présentent.  La  physiologie  ne  de- 
vait plus  être,  dans  l'esprit  de  Bichat,  que  l'étude  de 
ces  propriétés  vitales,  comme  la  physique  est  l'étude 
des  propriétés  physiques  de  la  matière  brute. 

Les  bases  de  la  science  créée  par  Bichat  s'étendirent 
rapidement,  et  les  recherches  se  perfectionnèrent 
grâce  à  l'emploi  d'un  instrument  d'analyse  très  puis- 
sant, le  microscope.  Le  premier  microscope  simple  avait 
été  fabriqué  en  1590  par  le  Hollandais  L.  Jansen.  Mal- 
pighi  (1628-1694)  et  Leeuwenhoeck  (1632-1 725)  firent 
grand  usage  de  cet  instrument  auquel  ils  durent  des 
découvertes  remarquables.  Swammerdamm  (1630- 
1685)  et  Ruysch  (1638-1731)  ne  comprirent  pas  l'im- 
portance de  la  révolution  que  pouvait  apporter  l'em- 
ploi de  ce  précieux  instrument. 

D'ailleurs  le  microscope  simple  était  incommode  et 
insuffisant;  le  microscope  composé,  l'instrument  ac- 
tuel, ne  devait  être  constitué  qu'après  Bichat,  de  1807 
à  181 1,  grâce  à  Van  Deyl  et  à  Frauenhofer. 

Les  travaux  de  Bichat  marquèrent  donc  le  premier 
pas  dans  l'analyse  de  la  composition  des  organismes. 
Mais  la  vie  devait  encore  se  décentraliser  au  delà  du 
terme  qu'il  avait  assigné,  au  delà  des  tissus.  La  vie  ré- 
side, en  effet,  non  pas  seulement  dans  les  tissus,  mais 
dans  les  éléments  figurés  de  ces  tissus,  et  même  plus 


184         LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES  DE    LA.   VIE. 

profondément  dans  le  substratum  sans  figure  de  ces 
éléments  eux-mêmes,  dans  le  protoplasma. 

En  1819,  Mayer  s'occupe  de  classer  les  éléments  des 
tissus;  il  emploie  le  premier  le  nom  à! histologie,  nom 
mal  approprié  d'ailleurs,  qui  a  servi  à  désigner  la 
science  nouvelle. 

1.  Théorie  cellulaire.  —  A  partir  de  ce  moment  on 
commence  à  se  préoccuper  non  seulement  de  con- 
naître les  éléments  des  tissus  divers,  mais  de  plus,  de 
pénétrer  leur  origine,  de  retrouver  leur  provenance, 
on  fait  en  un  mot  Y  histogenèse. 

Mirbel,  en  étudiant  les  végétaux,  annonce  qu'ils  pro- 
viennent tous  d'un  tissu  identique,  le  tissu  cellulaire; 
qu'ils  ont  pour  élément  la  cellule.  R.  Brown  découvre 
le  noyau  de  la  cellule. 

Les  travaux  de  Schleiden  et  de  Schwann  fondèrent  la 
Théorie  cellulaire.  Th.  Schwann,  en  1839,  fit  voir  que 
tous  les  éléments  de  l'organisme,  quel  qu'en  soit  l'état 
actuel,  ont  eu  pour  point  de  départ  une  cellule. 
Schleiden  fournit  la  même  démonstration  pour  le  règne 
végétal,  de  sorte  que  l'origine  de  tous  les  êtres  vivants 
se  trouvait  ramenée  à  cet  organile  simple,  la  cellule. 

La  cellule  est  donc  Vêlement  anatomique  végétal  et 
animal,  l'organisme  morphologique  le  plus  simple  dont 
soient  constitués  les  êtres  complexes.  Il  y  a  des  plantes 
qui  sont  uniquement  constituées  de  cellules  (tissu  cel- 
lulaire, parenchyme).  D'autres  fois,  les  cellules  s'asso- 
cient en  vaisseaux,  ou  se  transforment  en  fibres.  Le 
végétal  le  plus  compliqué  est  un  assemblage  de  vais- 


THÉORIE    CELLULAIRE.  185 

seaux,  de  fibres,  de  cellules,  c'est-à-dire,  en  somme, 
de  cellules  plus  ou  moins  modifiées. 

Ce  que  nous  venons  de  voir  à  propos  des  végétaux 
est  vrai  des  animaux.  Les  éléments  de  tous  les  tissus 
ont  été  ramenés  par  les  histologistes  à  la  forme  cellu- 
laire. A  côté  des  cellules  bien  caractérisées,  prirent 
place  les  globules  du  sang,  hématies  et  leucocytes,  les 
corps  fusiformes  du  tissu  conjonctif  embryonnaire, 
les  corps  pigmentaires  étoiles,  les  éléments  de  la  glande 
hépatique,  les  fibres  lisses,  les  myéloplaxes,  qui  sont 
des  cellules  à  des  états  anatomiques  différents.  On  re- 
connut (Remak,  1852;  Max.  Schultze,  1861)  que  l'élé- 
ment musculaire  volontaire,  la  fibre  striée,  se  dévelop- 
pait aux  dépens  d'une  cellule  unique,  dont  le  noyau  se 
dédoublait  ou  proliférait.  Tout  récemment  encore, 
mon  ancien  collaborateur,  actuellement  professeur  au 
Collège  de  France,  M.  Ranvier,  rapprochait  du  type 
cellulaire  un  élément  qui  semblait  y  échapper,  la 
fibre  nerveuse.  Il  montrait  que  la  fibre  nerveuse  était 
composée  d'articles  placés  bout  à  bout,  véritables 
cellules,  que  leur  longueur  considérable  (1  milli- 
mètre chez  les  mammifères  adultes)  avait  empêché 
de  reconnaître  jusque-là  au  microscope. 

En  résumé,  il  est  établi  maintenant  d'une  manière 
générale,  grâce  aux  travaux  accumulés  des  histolo- 
gistes,  que  l'organisme  est  constitué  par  un  assem- 
blage de  cellules  plus  ou  moins  reconnaissables,  mo- 
difiées à  des  degrés  divers,  associées,  assemblées  de 
différentes  manières.  Ainsi,  aux  21  éléments  de  Bichat, 
aux  21  tissus  qui  formaient  pour  lui  les  matériaux  de 


186  LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA.    VIE. 

l'organisme,  nous  avons  substitué  un  seul  élément,  la 
cellule,  identique  dans  les  deux  règnes,  chez  l'animal 
comme  chez  le  végétal,  fait  qui  démontre  l'unité  de 
structure  de  tous  les  êtres  vivants. 

L'œuf  lui-même  ne  serait  qu'une  cellule.  La  cellule, 
en  un  mot,  serait  le  premier  représentant  de  la  vie. 
C'est  donc  à  cet  élément,  la  cellule,  que  nous  devrions 
maintenant  rattacher  le  phénomène  de  création,  de 
synthèse  organique,  aussi  bien  dans  le  règne  végétal 
que  dans  le  règne  animal. 

Quant  à  l'origine  de  cette  cellule,  de  ce  corps  par  le- 
quel débute  l'organisme,  on  l'a  interprétée  de  deux  ma- 
nières différentes.  Schwann,  fondateur  de  la  théorie 
cellulaire,  admettait  que  les  cellules  peuvent  se  former 
indépendamment  des  cellules  déjà  existantes,  par  gé- 
nération spontanée,  ou  mieux,  par  une  sorte  de  cris- 
tallisation dans  un  milieu  approprié,  le  blastème. 

«  11  se  trouve,  dit-il,  soit  dans  les  cellules  déjà  exis- 
»  tantes,  soit  entre  les  cellules,  une  substance  sans  lex- 
»  ture  déterminée,  contenu  cellulaire,  ou  substance 
»  intercellulaire.  Cette  masse  ou  cytoblastème  pos- 
»  sède,  grâce  à  sa  composition  chimique  et  à  son 
»  degré  de  vitalité,  le  pouvoir  de  donner  naissance  à 
»  de  nouvelles  cellules.  » 

Gerlach  a  été  l'un  des  plus  fermes  partisans  de  cette 
théorie.  M.  Ch.  Robin  (1),  en  France,  a  émis  des  vues 
analogues. 

Cette  théorie  subsista  sans  contradiction  jusqu'en 
1852,  où  Remak  montra  que  dans  le  développement 

(1)  Robin,  Anatomie  et  physiologie  cellulaires.  Paris,  1873. 


THÉORIE    PROTOPLASMIQUE.  187 

de  l'embryon  les  cellules  nouvelles  qui  apparaissent 
proviennent  toujours  d'une  cellule  antérieure.  En  cela 
l'analogie  est  complète  avec  les  tissus  végétaux,  où  les 
éléments  nouveaux  ont  toujours  des  antécédents  de 
même  forme.  Virchow  (1)  compléta  la  démonstration 
■en  examinant  les  proliférations  cellulaires  dans  les  cas 
pathologiques.  Ainsi,  en  opposition  avec  la  théorie  du 
blastème  ou  de  la  génération  équivoque  des  cellules, 
se  produisit  la  théorie  cellulaire  qui  peut  se  formuler 
dans  l'adage  :  «  Omnis  cellula  e  celluld.  » 

II.  Théorie  protoplasmique.  —  La  science  n'a  pas 
justifié  complètement  cette  conclusion;  on  a  reconnu 
que  la  vie  commence  avant  la  cellule.  La  cellule  est 
déjà  un  organisme  complexe. 

Il  y  a  une  substance  vivante,  le  protoplasma,  qui 
donne  naissance  à  la  cellule  et  qui  lui  est  antérieure. 

La  théorie  cellulaire,  née  en  1838  à  la  suite  des 
travaux  du  botaniste  Schleiden,  a  commencé  d'être 
ébranlée  vers  1850.  La  théorie  plasmatique  ou  pro- 
toplasmique fit  alors  son  apparition.  C'est  encore  un 
botaniste,  P.  Cohn,  qui  en  traça  les  premiers  linéa- 
ments. Cet  analomiste  observa  les  zoospores  et  les  an- 
thérozoïdes des  algues,  éléments  plus  simples  que  la 
cellule,  en  ce  sens  qu'ils  sont  formés  d'une  masse  de 
substance  de  protoplasma,  nue,  sans  enveloppe. 

Cette  notion  d'éléments  sans  enveloppe  passa  aussitôt 
dans  le  domaine  du  règne  animal.  Remak  en  1850  con- 
stata que  les  premières  cellules  embryonnaires  prove- 

(1)  Virchow,  La  Pathologie  cellulaire,  4e  édition.  Paris,  1874. 


188  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA   VIE. 

nant  de  la  segmentation  de  l'œuf  n'ont  point  d'enve- 
loppe, mais  se  composent  uniquement  d'une  masse  de 
substance  au  sein  de  laquelle  existe  un  noyau. 

En  1 861 ,  Max.  Schultze  ramène  à  ce  type  les  éléments 
qui  au  premier  abord  s'en  écartaient  davantage,  à  savoir 
les  fibres  musculaires.  Il  regarde  comme  des  éléments 
individuels  les  corps  que  l'on  appelle  encore  noyaux  de 
la  fibre  musculaire,  parce  qu'il  retrouve  autour  d'eux 
une  mince  couche  de  protoplasma;  la  même  interpré- 
tation s'étend  bientôt  après  aux  cellules  nerveuses. 

L'élément  dernier  où  s'incarne  la  vie  n'est  plus  alors 
une  cellule,  c'est  une  masse  protoplasmique. 

La  cellule,  formation  déjà  complexe,  a  pour  point  de 
départ  une  masse  protoplasmique  pleine.  Ce  premier 
état  transitoire  donne  bientôt  naissance  à  des  étals  plus 
complexes.  Le  premier  degré  de  la  complication,  c'est 
la  formation  du  noyau  par  condensation  de  particules 
protoplasmiques,  sorte  de  nébuleuse  qui  se  délimite 
de  plus  en  plus  nettement.  Puis  le  protoplasma  se  revêt 
d'une  couche  plus  dense,  début  de  V enveloppe  mem- 
braneuse qui  sera  distincte  plus  tard.  Voilà  un  second 
âge,  un  second  degré  de  complication.  La  cellule  nous 
apparaît  alors  comme  un  petit  corps  plein,  avec  noyau 
et  couche  corticale. 

Le  développement  peut  encore  s'arrêter  là  :  la  forme 
transitoire  peut  devenir  forme  permanente,  et  cela 
pour  les  animaux  aussi  bien  que  pour  les  plantes.  Tels 
sont  les  corps  que  Hœkel  a  appelés  les  cytodes  et  dont 
il  existe  deux  formes  : 

1°  La  Gymnocytode,  masse  de  matière  albuminoïde 


THÉORIE    PROTOPLASMIQUE.  189 

sans  structure  appréciable,  sans  forme  déterminée,  dé- 
pourvue de  toute  organisation,  ne  laissant  apercevoir 
aucune  différenciation  de  parties.  Cetle  masse  est  fine- 
ment grenue  :  les  granulations  se  rencontrent  jusqu'à 
la  périphérie. 

2°  La  Lepocylode  est  une  forme  un  peu  plus  compli- 
quée présentant  déjà  un  premier  degré  de  différencia- 
tion. Il  y  a  une  couche  corticale  ou  enveloppe  ;  le  proto- 
plasma périphérique  se  distingue  du  central;  ce  dernier 
par  exemple  est  granuleux,  plus  fluide,  et  le  protoplas- 
ma cortical  est  sans  granulations,  brillant,  réfringent, 
homogène,  résistant,  faisant  fonction  d'enveloppe. 

Les  Cytodes,  comme  nous  le verronsplus  tard(l),  peu- 
vent former  des  êtres  vivants,  isolés,  complets.  Haeckel 
les  a  appelés  alors  des  monères.  Dans  ces  dernières  an- 
nées l'étude  de  ces  êtres  rudimentaires  a  pris  une  grande 
importance  et  un  grand  développement  entre  les  mains 
de  Heeckel,  Huxley,  Cienkowski.  Le  Protogenes  primor- 
dialis,  découvert  en  1864  par  Haeckel,  le  Bathybius Hœc- 
kelii  découvert  en  1868  par  Huxley,  sont  des  gymnocyT 
todes.  Le  Protomyxa  Aurantiaca,  le  Vampyre/la,  étu- 
diés par  Cienkowski  en  1865,   sont  des  Lépocytodes. 

Le  Bathybius Hseckelii aété  trouvépar  des  profondeurs 
de  4,000  et  8,000  mètres  dans  le  fin  limon  crayeux  de 
l'Océan.  On  l'a  décrit  comme  une  sorte  de  masse  mucila- 
gineuse  formée  de  grumeaux,  les  uns  arrondis,  les  au- 
tres amorphes,  formant  parfois  des  réseaux  visqueux  qui 
recouvrent  des  fragments  de  pierre  ou  d'autres  objets  (2). 

(1)  Voy.  leçon  VIIIe. 

(2)  Voy.  fig.,  leçon  VIIIe. 


190  LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE   LA   VIE. 

Une  telle  masse  de  protoplasma,  granuleuse,  sans 
noyau,  n'est  donc  caractérisée  que  par  elle-même,  par 
sa  constitution  propre;  elle  n'a  point  de  forme  déter- 
minée, habituelle.  C'est  cependant  un  être  vivant  :  sa 
contractilité,  sa  propriété  de  se  nourrir,  de  se  repro- 
duire par  segmentation,  en  sont  la  preuve. 

Ces  observations,  après  avoir  été  contestées,  parti- 
culièrement en  ce  qui  concerne  le  Bathybius,  ont  reçu 
une  confirmation  complète  des  travaux  récents  accom- 
plis dans  ces  trois  dernières  années. 

La  reproduction  de  ces  êtres  par  scissiparité  a  été 
observée  chez  le  Protamœba  et  les  Protorjenes  lorsque 
ces  corps  muqueux  ont  acquis  une  certaine  grosseur  (1). 
La  masse  qui  les  constitue  s'étrangle,  se  divise  en 
deux  moitiés,  dont  chacune  s'arrondit  et  se  comporte 
comme  un  être  distinct  ;  on  a  pu  dire  qu'  «  ici  la  re- 
»  production  n'est  qu'un  excès  de  croissance  de  l'or- 
»   ganisme  qui  dépasse  son  volume  normal.  » 

La  segmentation  se  fait  quelquefois  en  quatre  parties 
(Vampyrella)  ou  en  un  plus  grand  nombre;  mais  le 
procédé   de  reproduction  est  toujours  aussi   simple. 

Il  y  a  chez  ces  protistes  un  mélange  si  intime  des  carac- 
tères animaux  ou  végétaux  que  l'on  ne  saurait  les  ratta- 
cher nettement  à  ceux-ci  plutôt  qu'à  ceux-là,  et  que  cer- 
tains naturalistes  en  ont  formé  un  troisième  règne  inter- 
médiaire entre  le  règne  animal  et  le  règne  végétal  (2). 

Mais  ces  corps  peuvent  réprésenter  également  des 
états   transitoires    d'organismes   qui  passeront   à  un 

(1)  Voy.  les  fig.,  leçon  VIIIe. 

(2)  Hœckel,  p.  369. 


THÉORIE    PROTOPLASM1QUE.  191 

degré  plus  élevé.  Partant  de  cet  état  de  gymnocytode 
certains  organismes  deviennent  des  lépocytodes,  et 
plus  tard,  acquérant  un  noyau,  deviennent  de  véri- 
tables cellules,  d'abord  nues,  plus  tard  munies  d'en- 
veloppes, complètes  en  un  mot. 

Dans  un  état  plus  avancé  encore,  le  protoplasma, après 
avoir  fabriqué  son  tégument  et  son  noyau,  se  creuse  de 
vacuoles  remplies  d'un  [liquide  cellulaire.  C'est  ce  qui 
arrive  chez  les  végétaux.  Puis  ces  vacuoles  se  réunissent 
en  un  lac  central,  en  sorte  que  le  protoplasma  se  trouve 
plus  ou  moins  régulièrement  refoulé  avec  son  noyau, 
à  la  périphérie.  Il  forme  alors  une  couche  qui  tapisse 
intérieurement  l'enveloppe.  Hugo  Mohl  a  vu,  le  pre- 
mier, cette  couche  sous-tégumentaire  ;  il  a  compris 
l'importance  de  son  rôle  et  lui  a  donné  le  nom  à'utricule 
primordiale.  Le  phytoblaste  affecte  alors  la  forme  d'un 
sac  creux  et  mérite  bien  le  nom  de  cellule. 

C'est  sous  cet  état  que  les  cellules  ont  d'abord  été 
aperçues.  Le  botaniste  anglais  Grew  (1682)  les  appe- 
lait vésicules;  Malpighi  (1686),  utricules ;  le  botaniste 
français  de  Mirbel  (1808),  le  premier,  employa  pour 
les  caractériser  le  nom  de  cellules.  Ce  n'est  qu'en  1831 
que  le  célèbre  botaniste  anglais  R.  Brown  considéra 
les  noyaux  (nucléus,  sphêride  de  Mirbel)  comme  une 
partie  essentielle  de  la  cellule;  Schleiden  (1838)  si- 
gnala l'existence  des  nucléoles  :  toutes  les  parties  de 
la  cellule  étaient  connues  désormais. 

Enfin,  et  c'est  le  dernier  terme  de  cette  évolution, 
la  couche  protoplasmique  se  raréfie  de  plus  en  plus  et 
finit  par  disparaître.  La  cellule  est  alors  morte  ;  c'est 


192         LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

un  cadavre.  Hugo  Mohl  (1846)  avait  bien  aperçu  cette 
différence  essentielle  entre  les  cellules  qui  ont  une 
utricule  primordiale  et  celles  qui  n'en  ont  point  «  Les 
»  premières  seules  sont  en  état  de  croître,  de  pro- 
»  duire  de  nouvelles  combinaisons  chimiques,  de  for- 
»  mer,  dans  des  circonstances  favorables,  de  nouvelles 
»  cellules.  Les  autres  sont  désormais  incapables  de 
»  tout  développement  ultérieur  ;  elles  ne  servent  plus 
»  à  la  plante  que  par  leur  solidité,  par  leur  pouvoir 
»  d'imbition  pour  l'eau  et  par  leur  forme  particu- 
»  Hère.  »  C'est  qu'en  effet  le  protoplasma  est  le  corps 
vivant  de  la  cellule  ;  il  forme  toutes  les  autres  parties  et 
toutes  les  substances  que  contient  le  végétal.  Le  noyau, 
l'enveloppe,  sont  des  perfectionnements  produits  par 
le  protoplasma,  seule  matière  vivante  et  travaillante. 

Les  considérations  précédentes  établissent  donc  que 
la  vie,  à  son  degré  le  plus  simple,  dépouillée  des  ac- 
cessoires qui  la  compliquent,  vl  est  pas  liée  à  une  forme 
fixe,  car  la  cytode  n'en  a  point,  mais  à  une  composition 
ou  à  un  arrangement  physico-chimique  déterminé,  car  la 
matière  de  la  cytode  est  un  mélange  de  substances  albu- 
minoïdes  possédant  des  caractères  assez  constants.  La 
notionmorphologique  disparaît  doncici devant  la  notion 
de  constitution  physico-chimique  de  la  matière  vivante. 

Cette  matière,  c'est  le  protoplasma.  E.  van  Beneden 
a  proposé  de  l'appeler  «  plasson  »  et  Beale  «  bio- 
plasme  ».  On  peu  dire  avec  Huxley  (1)  que  c'est  la  base 
physique  de  la  vie. 

(1)  Huxley,  Les  Sciences  naturelles  et  les  problêmes  qu'elles  font  surgir. 
Paris,  1877. 


THÉORIE    PROTOPLASMIQUE.  193 

Le  dernier  degré  de  simplicité  que  puisse  offrir  un 
organisme  isolé  est  donc  celui  d'une  masse  granuleuse, 
sans  forme  dominante.  C'est  un  corps  défini,  non  plus 
morphologiquement,  comme  on  avait  cru  que  devait 
être  tout  corps  vivant,  mais  chimiquement,  ou  du  moins 
par  sa  constitution  physico-chimique. 

Ce  n'est  pas  seulement  un  petit  nomhre  d'êtres 
exceptionnels  qui  se  présenteraient  sous  une  forme 
tellement  simplifiée;  tous  les  êtres,  tous  les  organismes 
supérieurs  seraient  transitoirement  dans  le  même  cas. 
L'œuf,  en  effet,  se  trouve  à  un  moment  dans  les  mêmes 
conditions,  lorsqu'il  a  perdu  la  vésicule  germinative, 
avant  de  recevoir  l'action  de  la  fécondation. 

L'élément  anatomique  que  l'on  trouve  à  la  base  de 
toute  organisation  animale  ou  végétale,  la  cellule, 
n'est  autre  chose  que  la  première  forme  déterminée  de 
la  vie,  une  sorte  de  moule  où  se  trouve  encaissée  la 
matière  vivante,  le  protoplasma.  Loin  d'être  le  dernier 
degré  de  la  simplicité  que  l'on  puisse  imaginer,  la  cel- 
lule est  déjà  un  appareil  compliqué.  Ce  corps  possède 
une  enveloppe,  membrane  cellulaire  ou  corticale,  un 
contenu  granuleux,  proioplasma  ou  corps  cellulaire,  une 
masse  limitée  incluse  dans  le  protoplasma,  le  nuclèus 
ou  noyau,  qui  lui-même  présente  de  petits  corpuscules 
ou  nucléoles.  La  désignation  de  cellule  est  inexacte; 
elle  s'applique  en  effet  à  un  corps  qui  subit  une  série  de 
transformations  successives  et  continues;  c'est  dans 
l'un  de  ses  états  transitoires  (le  seul  qui  d'abord  ait  été 
connu)  qu'il  présente  la  forme  de  sac  rappelée  par  le 
nom  de  cellule.  On  substitue  aujourd'hui  au  nom  de 

Cl..   BEIiNAKD.  13 


194  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES  DE    LV    VIE. 

cellule  végétale  celui  àe  phytoblaste.  A  ses  débuts,  et  à 
son  plus  haut  degré  de  simplicité,  le  phytoblaste  nous 
apparaît  comme  une  petite  masse  arrondie  d'une  sub- 
stance plus  ou  moins  finement  grenue,  sans  noyau  con- 
densé ni  paroi  distincte.  Cette  substance  appelée  sar- 
code  par  Dujardin,  qui  avait  en  vue  plus  spécialement 
les  animaux,  est  désignée  communément  par  le  nom 
de  protoplasma.  Le  phytoblaste,  à  ses  débuts,  est  donc 
un  amas  sphéroïde  et  nu  de  protoplasma;  la  cellule 
animale  à  son  origine  présente  la  même  constitution 
[gymnocytode  d'Hœckel) . 

A  son  état  le  plus  rudimentaire,  la  vie  réside  dans 
cet  amas  de  substance  protoplasmique. 

Cet  état,  qui  est  le  plus  simple  et  le  plus  jeune  sousle- 
quelse  présente  l'élément,  ne  persiste  pas  ordinaire- 
ment. C'est, ainsiquenous  l'avons  dit,  unpointdedépart 
qui  se  compliquera  par  différenciations  successives. 

III.  Théorie  plastidulaire.  —  Nous  venons  de  voir 
comment  on  a  été  successivement  conduit  à  localiser 
la  vie  dans  une  substance  définie  par  sa  composition 
et  non  par  sa  figure,  le  protoplasma.  Voyons  les  notions 
que  l'on  possède  sur  cette  substance,  puis  nous  exa- 
minerons le  problème  de  sa  création  ou  de  sa  synthèse 
i'ormative. 

Quelle  est  la  constitution  physique  du  protoplasma? 
On  avait  cru  d'abord  cette  substance  homogène,  sans 
structure  appréciable. 

En  1870,  une  modification  se  produisit  dans  les  idées 
et  l'on  vit  naître  la  théorie  plastidulaire.  Un  dernier  pas 


THÉORIE    PLASTIDULAIRE.  195 

a  été  fait  depuis  les  deux  dernières  années  par  les  re- 
cherches de  quelques  micrographes,  Biïtschli,  Strass- 
burger,  Heilzmann,  Frohmann. 

Le  proloplasma  nu  ne  serait  point  le  dernier  terme 
que  puisse  atteindre  l'analyse  microscopique.  Dans 
beaucoup  de  cas,  le  protoplasma  laisse  apercevoir  une 
sorte  de  charpente  formée  d'un  réseau  de  granulations 
fines  reliées  par  des  filaments  très  déliés  :  ce  sont  les 
plastiduks.  La  théorie  plastidulaire  serait  donc  le  point 
ultime  où  l'histologie  conduirait  la  conception  des 
êtres  vivants.  Lorsque  Heitzmann  et  Frohmann  exami- 
nèrent le  tissu  fondamental  du  cartilage,  ou  les  noyaux 
des  globules  du  sang  de  l'écrevisse,  ils  aperçurent  des 
fibrilles  très  nettes,  disposées  en  réseau  plastidulaire, 
à  l'intersection  desquelles  se  trouvent  de  petites 
masses  granuleuses  (t). 

Hœckel  accepte  comme  un  fait  général  l'existence  de 
ces  plastidules.  Il  les  regarde  comme  les  composantes 
élémentaires  ultimes  des  monères,  les  corps  irréduc- 
tibles auxquels  l'analyse  puisse  conduire.  Cet  élément 
serait  actif,  et  jouirait  de  mouvements  vibratoires  et 
ondulatoires,  les  mouvements  plastidulaires.  Hœckel 
leur  attribue  les  propriétés  physiques  des  molécules 
matérielles,  et  de  plus  une  propriété  vitale,  la  mémoire 
ou  faculté  de  conserver  l'espèce  de  mouvement  par 
lequel  se  manifeste  leur  activité.  Déjà  cette  nolion  de 
la  faculté  de  souvenir  ou  de  mémoire  considérée  comme 
la  propriété  élémentaire  des  particules  organiques  avait 
été  mise  en  avant  au  siècle   dernier  par  Maupertuis, 

(1)  Voy.  les  fig.,  leçon  VIIIe. 


196  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    L.\    VIE. 

dans  sa  Vénus  Physique,  et  défendue  plus  récemment 
par  le  physiologiste  Ewald.  Enfin,  un  médecin  améri- 
cain, Ellsberg,  a  essayé  (1874)  de  rajeunir  la  théorie 
de  la  génération  de  Buffon,  en  substituant  aux  molé- 
cules organiques  imaginées  par  ce  grand  naturaliste 
les  plastidules,  qui  ont  une  existence  plus  certaine. 
Il  faut  évidemment  attendre  que  des  confirmations 
nombreuses  viennent  établir  la  généralité  des  faits  pré- 
cédemment exposés  sur  la  complexité  de  structure  du 
protoplasma.  On  peut  dire  cependant  dès  à  présent  que 
tout  un  ensemble  de  travaux  vient  militer  en  faveur  de 
cette  complexité  :  tels  sont  les  travaux  de  Slrassburger 
sur  les  noyaux  des  cellules  végétales  pendant  la  division 
cellulaire,  ceux  de  Biïtschli  sur  les  noyaux  des  globules 
du  sang,  de  Weitzel  sur  les  cellules  de  la  conjonctive  en- 
flammée et  les  cellules  delà  peau  de  grenouille,  de  Bal- 
biani  sur  les  cellules  épithéliales  des  ovaires  de  certains 
insectes,  tels  que  le  Sthenobothrus,  de  Hertwig  sur  l'œuf 
de  la  poule,  de  Fol  sur  certains  œufs  d'invertébrés. 

Plus  tard,  lorsque  nous  nous  occuperons  de  la  mor- 
phologie générale  des  êtres  vivants  et  de  la  genèse  de 
leurs  tissus  (1),  nous  entrerons  dans  le  détail  de  ces 
travaux.  Pour  le  moment,  nous  mentionnerons  seule- 
ment l'observation  principale  due  à  Strassburger.  Cet 
auteur  a  observé  les  noyaux  ovulaires  de  certaines 
abiétinées  au  moment  où  les  cellules  vont  se  diviser 
pour  former  l'embryon.  Le  noyau  est  allongé  :  il  se 
forme,  aux  deux  extrémités,  des  amas  de  matière  reliés 
par  des  filaments.  Au  milieu  de  ces  filaments  appa- 

(1)  Voy.  leçon  VIIIe. 


THÉORIE    PLASTIDULAIHE.  197 

raissent  des  granulations  dont  l'ensemble  forme  un 
disque  (disque  nucléaire);  bientôt  les  granules  se 
coupent  en  deux  et  chaque  moitié  émigré  vers  le  pôle 
correspondant  où  elle  vient  grossir  la  masse  polaire. 

De  nouveau  apparaît,  au  milieu  du  filament,  un  gra- 
nule :  l'ensemble  forme  une  plaque  cellulaire  ou  disque 
qui  bientôt  se  divise  en  deux  parlies  qui  vont  rejoindre 
les  masses  polaires. 

Voilà  un  phénomène  qui  nous  révèle  une  constitu- 
tion très  complexe  du  noyau. 

Or,  ce  n'est  point  là  une  observation  isolée.  Des 
algues,  les  Spirogyra,  ont  permis  de  constater  des  faits 
identiques,  et  dès  à  présent  l'on  doit  admettre  qu'ils 
offrent  une  généralité  véritable  dans  le  règne  végétal. 

Le  règne  animal  a  fourni  des  exemples  pareils.  Et  ici 
nous  constatons  une  fois  de  plus  ce  constant  parallé- 
lisme des  végétaux  et  des  animaux,  en  vertu  duquel 
tous  les  phénomènes  essentiels  se  retrouvent  identiques 
dans  les  deux  règnes.  Butschli,  en  étudiant  la  division 
des  globules  du  sang  chez  l'embryon,  a  retrouvé  les 
tractus  fibrillaires,  la  plaque  nucléaire  qui  se  divise  en 
deux  et  la  plaque  cellulaire  dont  la  segmentation  en- 
traîne celle  du  noyau.  M.  Balbiani  les  a  observés  de 
même  chez  le  Sthenobothrus,  et  il  considère  les  gra- 
nules équatoriaux  comme  des  nucléoles  (1). 

Ces  observations  et  la  généralité  dont  elles  sont 
susceptibles  ont  pour  conséquence  de  faire  du  noyau, 
amas  de    protoplasma     jusqu'ici     considéré    comme 

(I)  Voy.  fig.,  leçon  VIII". 


198        leçons  sua  LES  phénomènes  de  la  vie. 

simple,    un   corps  complexe  à    la   fois  au  point   de 
vue  anatomique   et  au  point  de  vue  physiologique. 

Lorsque  l'on  considère  une  cellule,  qui  est  un  être 
vivant  rudimentaire,  on  doit  y  retrouver  les  deux  es- 
pèces de  phénomènes  essentiels  de  création  organique 
et  de  destruction  vitale.  Or,  les  travaux  précédents,  les 
études  des  micrographes  sur  le  noyau,  et  nos  propres 
observations,  semblent  localiser  l'un  et  l'autre  ordre 
de  phénomènes  dans  une  partie  différente,  dans  le 
protoplasma  d'une  part,  dans  le  noyau  d'autre  part. 

Le  protoplasma  est  l'agent  des  manifestations  de  la 
cellule  :  manifestations  vitales  qui  deviennent  appa- 
rentes dans  le  fonctionnement  du  tissu  où  elles  se  ras- 
semblent et  s'ajoutent.  Les  phénomènes  fonctionnels 
ou  de  dépense  vitale  auraient  donc  leur  siège  dans  le 
protoplasma  cellulaire. 

Le  noyau  est  un  appareil  de  synthèse  organique,  l'in- 
strument de  la  production,  le  germe  de  la  cellule.  Nous 
avons  observé  (1)  que  la  formation  amylacée  animale 
est  liée  à  l'existence  du  noyau  des  cellules  glycogé- 
niques  de  l'amnios  chez  les  ruminants.  Les  notions 
acquises  parles  histologistes  les  plus  compétents  con- 
duisent à  cette  interprétation.  On  sait  la  part  qui 
revient  au  noyau  dans  la  division  des  cellules  et  l'ini- 
tiative qui  lui  appartient. 

Des  observations  nombreuses  confirment  cette  con- 
ception qui  fait  du  noyau  l'appareil  cellulaire  reproduc- 
teur. M.  Ranvier  a  constaté  dans  les  globules  lymphati- 

(I)  Voy.leçDn  VIe. 


THÉORIE    PLAST1DULAIRU.  199 

ques  de  l'axolotl  un  bourgeonnement  véritable  du  noyau 
qui,  primitivement  arrondi,  pousse  en  différents  points 
des  prolongements  autour  desquels  se  groupe  la  subs- 
tance protoplasmique;  dételle  sorte  que  chacun  de  ces 
prolongements  apparaît  bientôt  comme  le  début  d'une 
organisation  nouvelle  et  comme  le  premier  âge  d'un 
globule  lymphatique  de  seconde  génération. 

R.  Hertwig  a  constaté  le  même  phénomène  du  bour- 
geonnement du  noyau  chez  un  acinète,  le  Podophrya 
gemmipara,  où  la  végétation  nucléaire  est  le  point  de  dé- 
part et  le  signal  de  la  multiplication  de  l'animal .  Les  cel- 
lules des  vaisseaux  de  Malpighi,  chez  les  Insectes,  pré- 
sentent des  faits  analogues.  Il  n'est  pas  nécessaire  de 
multiplier  les  exemples  pour  en  apercevoir  lagénéralité. 

Les  études  approfondies  que  quelques  histologïstes 
ont  récemment  exécutées  sur  la  constitution  des 
noyaux  cellulaires  leur  ont  dévoilé  la  complexilé  de 
cet  élément  considéré  à  tort  comme  simple.  N.  Auer- 
bach  distingue  dans  le  noyau  quatre  parties  : 

L'enveloppe; 
Le  suc  nucléaire; 
Les  nucléoles  ; 
Les  granulations. 

De  ces  éléments,  celui  dont  l'importance  est  la  plus 
grande,  c'est  le  nucléole.  Le  nucléole  est  un  corpuscule 
figuré  que  R.  Brown  a  signalé  dès  1831,  dans  les  cel- 
lules végétales.  Deux  opinions  sont  en  présence  rela- 
tivement à  la  nature  du  nucléole.  L'une  consiste  à  con- 
sidérer le  nucléole  comme  une  masse  protoplasmique 


200    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

pleine,  véritable  germe  delà  cellule.  Auerbach,  Hofl- 
meisteret  Strassburger  acceptent  cette  manière  de  voir. 

L'autre  opinion  consiste  à  regarder  le  nucléole 
comme  une  masse  lacunaire  creusée  de  vacuoles,  vési- 
cules nucléaires  ou  nucléolules.  M.  Baibiani,  qui  a  attiré 
l'attention  des  histologistes  sur  cette  structure,  en  a 
déduit  une  interprétation  physiologique  du  rôle  du  nu- 
cléole. Il  le  regarde  comme  un  organe  de  nutrition, 
une  sorte  de  cœur.  M.  Baibiani  a  découvert  dans  les 
nucléoles  d'un  grand  nombre  de  cellules  des  mouve- 
ments qui  peuvent  se  ramener  àldeux  types  :  1°  des  mou- 
vements amœboïdes  analogues  à  ceux  du  protoplasma; 
2°  des  mouvements  de  contraction  des  vésicules  ou 
vacuoles  placées  dans  la  masse  homogène  du  nucléole. 

Les  mouvements  amœboïdes  des  nucléoles  ont  été 
observés  par  M.  Baibiani  dans  la  tache  germinative 
(représentant  du  nucléole)  de  l'œuf  chez  certaines 
arachnides,  en  particulier  l'Epeire  diadème. 

Cette  observation  a  été  confirmée  par  celles  d'un 
grand  nombre  d'histologistes,  de  Lavalette  Saint- 
Georges  sur  une  larve  de  Libellule,  de  Auerbach  et 
Eimer  sur  les  poissons,  de  Al.  Braun  sur  la  Blatte 
orientale.  Mecznikow  a  retrouvé  ces  mêmes  mouve- 
ments dans  les  cellules  des  glandes  salivaires  des 
fourmis,  et  enfin  W.  Kùhneles  a  signalés  incidemment 
dans  les  corpuscules  du  suc  pancréatique  chez  le  lapin. 

La  seconde  espèce  de  mouvements  nucléolaires  con- 
siste dans  la  contraction  des  vésicules.  Ils  sont  bien 
évidents  dans  l'ovule  du  faucheur  commun,  Phalan- 
qiunt,  et  d'un  Myriapode,  le  Geophilus  longicornis . 


THÉORIK    PLAST1DULAIRE.  201 

Le  nucléole  est  un  élément  à  peu  près  constant  du 
noyau.  L'absence  de  nucléole,  état  énucléolaire  de 
Al.  Auerbach,  est  transitoire  et  passagère  le  plus  sou- 
vent ;  c'est  ce  qui  arrive  pendant  la  segmentation  de 
l'œuf.  Quelques  éléments  n'ont  qu'un  seul  nucléole  : 
les  cellules  nerveuses,  les  cellules  de  la  corde  dorsale 
sont  dans  ce  cas.  Chez  les  mammifères  et  les  oiseaux,  il 
y  a  toujours  dans  le  noyau  un  nombre  de  nucléoles 
variant  de  4  à  16.  Chez  les  poissons,  ce  nombre  s'élève 
singulièrement;  on  trouve  dans  la  vésicule  germinative 
de  ces  animaux  un  nombre  de  nucléoles  variant  de 
150  à  200  pour  chaque  noyau. 

Conclusion.  —  Dans  l'exposé  rapide  de  l'ensemble 
des  travaux  qui  ont  paru  récemment  sur  ces  matières 
délicates,  nous  avons  vu  les  différentes  formes  sous  les- 
quelles peut  se  présenter  la  matière  essentielle  de  l'orga- 
nisation, le  protoplasma.  Après  avoir  été  considéré 
comme  une  matière  d'une  constitution  très  simple,  il 
est  aujourd'hui  regardé  comme  étant  d'une  structure 
très  complexe.  Tous  les  problèmes  d'origine  organique, 
toutes  les  questions  qui  s'y  rattachent,  ne  sont  point 
résolus.  Nous  pouvons  néanmoins  nous  arrêter  à  ce 
résultat  général  que  les  matériaux  de  l'édifice  vivant 
représentent  les  différentes  formes  d'une  substance  uni- 
que, dépositaire  de  la  vie,  identique  dans  les  animaux 
et  les  plantes.  C'est  dans  le  protoplasma,  matière  seule 
active  et  travaillante,  que  nous  devons  chercher  l'expli- 
cation de  la  vie,  aussi  bien  des  phénomènes  chimiques 
de  la  nutrition  que  des  réactions  vitales  plus  élevées  de 
la  sensibilité  et  du  mouvement. 


SIXIEME  LEÇON 

Théories  chimiques.  —  Synthèses.  —  Protoplasnia  incolore 
et  protoplasnia  vert  ou  chlorophyllien. 

fîOMMAinE  :  Du  protoplasma  et  de  la  création  organique.  —  Généralités. — 
Synthèse  chimico-physiologique.  —  Constitution  élémentaire  des  corps 
organisés.  —  La  synthèse  créatrice  est  nécessairement  chimique,  mais 
elle  a  des  procédés  qui  sont  spéciaux.  —  Du  protoplasma  vert  ou 
chlorophyllien  et  du  protoplasma  incolore.  —  Ils  ne  peuvent  servir  à 
limiter  le  règne  animal  du  règne  végétal. 

ï.  Rôle  du  protoplasma  chlorophyllien  dans  la  synthèse  organique.  —  Il 
opère  la  synthèse  des  corps  ternaires  sous  l'influence  de  la  lumière.  — 
L'expérience  de  Priestley  est  le  point  de  départ  de  celte  théorie. 
—  Hypothèse  des  chimistes  au  sujet  des  synthèses  dans  le  protoplasma 
vert.  —  Le  protoplasma  vert  tire  son  énergie  de  la  radiation  solaire. 

II.  Rôle  du  protoplasnia  incolore  dans  la  synthèse  organique.  —  Il  opère 
des  synthèses  complexes.  —  Expériences  de  M.  Pasteur.  —  Il  ne  peut 
toutefois  incorporer  le  carbone  directement.  —  Le  protoplasma  incolore 
emploie  l'énergie  calorifique.  —  État  de  la  question  des  synthèses 
organiques;  hypothèses  nouvelles.  —  Hypothèse  du  cyanogène.  —  Syn- 
thèse chimique  et  force  vitale. 

III.  Synthèses  en  particulier.  —  L'exemple  le  mieux  connu  est  la  synthèse 
amylacée  ou  glycogénique.  —  Découverte  de  la  glycogénie  animale.  — 
Phénomènes  de  synthèse  amylacée  et  de  destruction  amylacée.  —Carac- 
tères principaux  de  la  synthèse  glycogénique  chez  les  animaux  et  les 
végétaux. 

Nous  avons  vu  précédemment  qu'il  faut  séparer  l'es- 
sence de  la  vie  de  la  forme  de  son  substratum  :  elle  peut 
se  manifester  dans  une  matière  qui  n'a  aucun  caractère 
morphologique  déterminé.  C'est  dans  cette  matière,  le 
protoplasma,  que  réside  l'activité  vitale,  indépendam- 
ment des  conditions  morphologiques  qu'elle  présente, 
et  des  moules  où  elle  a  été  façonnée.  Le  protoplasma 
seul  vit  ou  végète,  travaille,  fabrique  des  produits,  se 
■désorganise  et  se  régénère  incessamment  :  il  est  actif  en 
tant  que  substance  et  non  en  tant  que  forme  ou  figure. 


CRÉATION    ORGANIQUE.  203 

Le  phénomène  fondamental  de  la  création  organique 
consiste  dans  la  formation  de  cette  substance,  dans  la 
synthèse  chimique  par  laquelle  cette  matière  se  cons- 
titue au  moyen  des  matériaux  du  monde  extérieur. 
Quant  à  la  synthèse  morphologique  qui  façonne  ce  pro- 
toplasma, elle  est  pour  ainsi  dire  un  épiphénomène, 
un  fait  consécutif,  un  degré  dans  cette  série  indéfinie 
de  différenciations  qui  conduisent  jusqu'aux  formes 
les  plus  complexes;  en  un  mot,  une  complication  du 
phénomène  essentiel. 

Lavoisier  avait  donc  raison  lorsque,  tout  en  procla- 
mant la  difficulté  du  problème  de  la  création  organi- 
satrice et  en  reconnaissant  qu'il  était  environné  d'un 
mystère  impénétrable,  il  le  réclamait  cependant  comme 
un  phénomène  chimique,  phénomène  dont  les  chi- 
mistes devaient  d'ores  et  déjà  entreprendre  l'étude.  Il 
proposait  à  l'Académie  des  sciences  d'encourager  et 
de  provoquer  des  études  par  la  fondation  de  prix 
décernés  aux  auteurs  qui  feraient  accomplir  quelques 
progrès  dans  cette  direction  (1). 

Le  problème  de  la  création  organique  ou  synthèse 
vitale  aurait  ainsi  pour  premier  degré  et  pour  condi- 
tion essentielle  la  synthèse  chimique  du  protoplasma. 

On  ne  saurait  actuellement  définir  la  constitution 
chimique  du  protoplasma;  la  formule  C18Il9Azo2  par 
laquelle  on  l'a  représenté  est  tout  à  fait  illusoire.  Le 
protoplasma  est  un  mélange  complexe  de  principes  im- 
médiats, matières  albuminoïdes  et  autres,  mal  connus, 

(i)  Voir  la  noie  de  M.  Dumas,  Leçons  de  la  Société  chimique,  1861, 
p.  294. 


204  LEÇONS   SUR    LES  PHÉNOMÈNES   DE    LA    VIE. 

renfermant  comme  élémentsprincipauxle  carbone,  l'hy- 
drogène, l'azote  et  l'oxygène,  et  comme  éléments  acces- 
soires quelques  autres  corps  simples.  Il  faut  y  recon- 
naître en  un  mot,  de  même  que  pour  le  blastème,  des 
corps  quaternaires,  ternaires,  et  des  matières  terreuses. 
Les  corps  simples  que  la  chimie  nous  a  fait  con- 
naître comme  entrant  dans  la  constitution  des  orga- 
nismes les  plus  complexes  sont  peu  nombreux.  Il  n'y 
a  pas  de  substance  particulière,  de  corps  simple  vital, 
comme  Buffon  l'avait  imaginé  pour  expliquer  la  dif- 
férence des  êtres  vivants  et  des  corps  bruts.  Les  seuls 
corps  qui  entrent  dans  la  constitution  matérielle  des 
êtres  élevés,  de  l'homme  par  exemple,  sont  au 
nombre  de  quatorze.   Ce  sont  : 

L'oxygène,  Le  chlore, 

L'hydrogène,  Le  sodium, 

L'azote,  Le  potassium, 

Le  carbone,  Le  calcium, 

Le  soufre,  Le  magnésium, 

Le  phosphore,  Le  silicium, 

Le  fluor,  Le  fer. 

Tels  sont  les  éléments  que  met  en  jeu  la  synthèse 
chimique,  et  qui,  par  des  combinaisons  successives, 
arrivent,  à  former  le  substratum  de  la  vie. 

Ces  éléments  se  réunissent  en  effet  pour  constituer  des 
combinaisons  binaires,  ternaires,  quaternaires,  quinai- 
res; celles-ci  s'assemblent  pour  constituer  la  substance 
vivante  originaire,  blastème, plasma  on  protoplasma,  dans 
laquelle  se  manifestent  les  actes  essentiels  de  la  vie.  A  un 


SYNTHÈSE    ORGANIQUE.  205 

degré  plus  élevé,  les  matériaux  prennent  un  caractère 
morphologique  et  constituent  l'élément  anatomique, 
la  cellule  ;  plus  loin  encore,  les  organismes  complexes. 

Le  problème  du  mécanisme  de  ces  synthèses  organi- 
satrices est  très  loin  de  sa  solution,  il  n'est  même  pas 
encore  bien  posé;  et  ici  nous  n'essayons  pas  autre 
chose  que  de  fixer  la  question  et  de  faire  connaître 
l'état  de  la  science  à  ce  sujet. 

Lavoisier,  avons-nous  dit,  a  eu  raison  de  léguer  à  la 
chimie  l'explication  des  phénomènes  de  l'organisation 
des  êtres  vivants.  Depuis  le  moment  où  il  s'exprimait 
si  nettement,  la  chimie  synthétique  a  accompli,  en 
effet,  des  progrès  considérables.  On  a  reconstitué  de 
toutes  pièces  des  essences  végétales,  des  corps  gras, 
des  alcools.  Les  grands  travaux  de  M.  Berlhelot  sur  la 
synthèse  ont  fait  entrevoir  la  possibilité  d'aller  très 
loin  dans  cette  voie  :  les  recherches  récentes  de 
M.  Schutzenberger  rendent  probable  que  l'on  pourra 
même  reconstituer  artificiellement  jusqu'aux  sub- 
stances albuminoïdes,  qui  sont  considérées  à  juste 
titre  comme  le  degré  le  plusélevé  de  la  synthèse  vitale. 

Mais  ces  progrès  mêmes  de  la  synthèse  chimique  nous 
obligent  à  nous  demander  si  la  physiologie  peut  en 
attendre  la  solution  du  problème  de  la  synthèse  physio- 
logique. En  d'autres  termes,  il  s'agit  de  savoir  si  les 
procédés  par  lesquels  les  chimistes  ont  formé  ces 
composés  naturels  sont  le  calque  exact  de  ceux  qu'em- 
ploie la  nature;  si  la  synthèse  chimique,  qui,  dans 
l'économie,  forme  les  corps  organiques,  est  pareille  à 
celle  de  nos  laboratoires. 


206         LEÇONS   SUR    LES  PHÉNOMÈNES    DE    LÀ    VIE. 

Il  semble  en  être  autrement.  Les  procédés  physio- 
logiques ou  naturels,  bien  qu'ils  rentrent  dans  les  lois 
de  la  chimie  générale,  ne  ressemblent  pas  nécessaire- 
ment à  ceux  que  les  chimistes  mettent  en  œuvre;  ils 
sont  généralement  différents,  ils  sont  spéciaux.  Ce  que 
l'on  sait  déjà  relativement  aux  transformations  et  aux 
synthèses  des  substances  grasses,  sucrées  et  fécu- 
lentes, rend  vraisemblable  cette  manière  de  voir  que  je 
soutiens  depuis  longtemps.  C'est  d'ailleurs  l'opinion 
des  chimistes  qui  connaissent  le  mieux  les  méthodes 
synthétiques  et  qui  ont  exécuté  les  travaux  les  plus 
remarquables  dans  cet  ordre  d'idées. 

Tout  le  monde  sait,  par  exemple,  que  M.  Chevreul  le 
premier  a  opéré  l'analyse  des  corps  gras.  Il  a  montré 
que  ces  corps  sont  formés  par  l'union  de  la  glycérine 
et  d'un  ou  plusieurs  acides  gras.  Partant  de  ces  pro- 
duits, M.  Berthelot  a  reconstitué  les  substances  grasses 
et  en  a  opéré  la  synthèse.  Or,  ni  M.  Chevreul  ni  M.  Ber- 
thelot ne  tirent  de  leurs  travaux  la  conclusion  que  les 
corps  gras  se  constituent  chez  l'être  vivant  par  les 
mêmes  procédés.  Ils  ne  pensent  pas,  en  un  mot,  que 
la  graisse  se  forme  dans  les  animaux  ou  les  végétaux 
par  l'union  nécessaire  d'acides  gras  et  de  glycérine 
préexistants. 

Plus  récemment  M.  Schiitzenberger  a  étudié  la  com- 
position des  matières  albuminoïdes  ;  il  semble  être  par- 
venu à  en  réaliser  l'analyse  immédiate,  ou  plutôt  une 
analyse  immédiate.  En  traitant  les  matières  albuminoï- 
des par  une  solution  de  baryte  à  1 50  degrés,  il  a  obtenu 
des  principes  définis  et  cristallisables.  Ces  principes 


SYNTHÈSE   ORGANIQUE.  207 

obtenus  par  décomposition  se  rangent  dans  trois  séries  : 
1°  De  l'ammoniaque,  de  l'acide  carbonique,  de  l'a- 
cide oxalique  et  de  l'acide  acétique  ;  ces  corps  étant  dans 
une  proportion  constante  pour  une  substance  albumi- 
noïde  donnée;  2°  en  second  lieu,  des  composés  azotés 
cristallisables  appartenant  à  deux  séries, 

CnH2n+1Az02.  (n  =  3,  4,  5,  G,  7) 
et 

C"H2Q-lAz02.  (n  =  4,  5,  6) 

qui  ont  pour  type  la  leucine  et  la  leucéine;  3°  des  com- 
posés tels  que  le  pyrrol,  la  tyrosine,  la  tyro-Ieucine, 
l'acide  glutamique. 

Les  différences  entre  les  diverses  matières  albumi- 
noïdes  paraissent  tenir  d'abord  à  la  proportion  relative 
de  ces  trois  ordres  de  substances,  ensuite  à  la  nature 
et  à  la  proportion  relative  des  corps  appartenant  au 
second  groupe. 

L'analyse  ayant  été  faite  quantitativement,  c'est-à- 
dire  poids  pour  poids,  M.  Scliiitzenberger  a  pensé  qu'il 
serait  désormais  possible  de  représenter  par  une  for- 
mule chimique  la  constitution  de  l'albumine  : 

6(C9H18Az204)  =  ^H^3Az02  +  C6H^lAz02  +  C5HuAz02 

Leucine.  Leucéine.  Butalanine. 

+C5Il9Az02  +  4(C4H9Az02  +  C*H7Az02)  +  Aq 

Acide  amido-bulyrique. 

A  chaque  substance  azotée  correspondrait  une  for- 
mule semblable. 

Est-ce  à  dire  que,  dans  l'opinion  même  de  l'auteur 
de  ces  laborieuses  et  remarquables  recherches,  la  syn- 
thèse de  l'albumine  se  fasse  dans  l'organisme  par  la 


208  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE   LA.    VIE. 

combinaison  successive  de  ces  éléments?  En  aucune 
façon.  La  nature  semble  procéder  par  de  tout  autres 
voies. 

C'est  bien  toujours  des  combinaisons  chimiques  qui 
se  font  et  se  défont  ;  mais  l'organisme  a  des  procédés 
spéciaux,  et  l'étude  seule  de  l'être  vivant  peut  nous  édi- 
fier sur  le  mécanisme  des  phénomènes  dont  il  est  le 
théâtre  et  sur  les  agents  particuliers  qu'il  emploie. 

Nous  devons  faire  ici  une  remarque  importante.  Nous 
n'assistons  pas  à  la  synthèse  directe  du  protoplasma 
primitif,  non  plus  qu'à  aucune  autre  synthèse  primi- 
tive dans  l'organisme  vivant.  Nous  constatons  seulement 
ledéveloppement,  l'accroissementdelamatière vivante; 
mais  il  a  toujours  fallu  qu'une  sorte  de  levain  vital  ait 
été  le  point  de  départ.  Au  début  du  développement 
d'un  être  vivant  quelconque,  il  y  a  un  protoplasma 
préexistant  qui  vient  des  parents  et  siège  dans  l'œuf.  Ce 
protoplasma  s'accroît,  se  multiplie  et  engendre  tous 
les  protoplasmas  de  l'organisme.  En  un  mot,  de  même 
que  la  vie  de  l'être  nouveau  n'est  que  la  suite  de  la 
vie  des  êtres  qui  l'ont  précédé,  de  même  son  protoplas- 
ma n'est  que  l'extension  du  protoplasma  de  ses  an- 
cêtres. C'est  toujours  le  même  protoplasma,  c'est  tou- 
jours le  même  être. 

Le  protoplasma  a  la  propriété  de  s'accroître  par  syn- 
thèse chimique;  il  se  renouvelle  à  la  suite  d'une  des- 
truction organique.  Ces  deux  propriétés  constituent 
la  vie  du  protoplasma  que  nous  avons  à  examiner. 

Quelques  physiologistes  ont  paru  croire  qu'il  y  avait 
à  distinguer  deux  espèces  de  protoplasma  se  compor- 


SYNTHÈSE    ORGANIQUE.  209 

tant  différemment:  ieprotoplasma  incolore  des  animaux, 
le  proioplasma  vert  des  plantes. 

En  réalité,  on  ne  doit  pas  distinguer,  même  sous  le 
rapport   de  la  couleur,  un  protoplasma  animal  et  un 
protoplasma    végétal.   Le    protoplasma   des   plantes, 
comme  celui  des  animaux,  est  susceptible  de  s'impré- 
gner de  matière  verte  ou  chlorophylle  dans  certaines 
circonstances.  Cette  matière,  si  importante  dans  ses 
fonctions,  peut  apparaître  ou   disparaître  au  sein  du 
protoplasma  préexistant  suivant  des  conditions  exté- 
rieures. Si,  par  exemple,  on  recouvre  quelquesportions 
de  feuille  verte  avec  un  écran  opaque,  les  parties  ainsi 
soustraites  à  l'action  de  la  lumière  se  décolorent;  la 
chlorophylle  disparaît,  le  protoplasma  subsiste  seul. 

Au  lieu  de  dire,  par  conséquent,  qu'il- existe  deux 
variétés  de  protoplasma,  il  serait  plus  exact  de  dire  que 
le  protoplasma,  suivant  les  cas,  se  charge  ou  ne  se 
charge  point  de  matière  verte  ;  et  surtout  il  ne  faudrait 
point  considérer  un  protoplasma  végétal  que  l'on  op- 
poserait au  protoplasma  animal.  Ce  serait  très  inexact 
selon  nous;  en  effet,  le  tiers  au  moins  des  espèces  vé- 
gétales connues  est  dépourvu  de  chlorophylle;  dans 
une  plante  déterminée  toutes  les  parties  soustraites  à 
l'action  de  la  lumière  sont  dans  le  même  cas;  enfin, 
comme  nous  le  verrons  plus  loin,  des  animaux  infé- 
rieurs, VEuglena  viridis,  le  Stentor  polymorphus,  etc. 
(voy.  la  planche,  fig.  1  et  2),  possèdent  cette  substance. 

Toutefois,  en  réservant  la  question  de  l'unité  origi- 
nelle du  protoplasma,  et  à  la  condition  de  ramener  à 
l'état  de  produit  la  chlorophylle  qui  y  est  mêlée,  il  est 

CL.    BERNARD.  j| 


210  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE  LA    VIE. 

pratiquement  permis  de  distinguer  le  protoplasma  vert 
du  protoplasma  incolore. 

Ces  deux  protoplasmas  sembleraient  se  comporter, 
en  effet,  dans  certains  cas  d'une  manière  tout  à  fait 
différente  au  point  de  vue  des  synthèses  chimiques. 

I.  Protoplasma  vert  ou  chlorophyllien.  —  La  chloro- 
phylle existe  chez  le  plus  grand  nombre  des  plantes, 
dans  les  parties  exposées  à  la  lumière.  Elle  se  présente 
disséminée  dans  le  protoplasma  cellulaire  à  l'état  de 
granules  d'une  dimension  moyenne  de  0mm,01  ;  quel- 
quefois cependant  elle  semble  en  dissolution  véritable. 

Les  botanistes  admettent  que  cette  substance  est  un 
produit  de  l'activité  du  protoplasma;  car  dans  les 
graines  en  germination,  ou  dans  les  plantes  étiolées  ra- 
menées à  la  lumière,  on  voit  reparaître  cette  matière 
au  sein  du  protoplasma  qui  n'a  jamais  cessé  de  fonc- 
tionner. En  étudiant  le  phénomène  de  plus  près  on 
avait  cru  pouvoir  dire  que  la  chlorophylle  s'engendre 
dans  la  couche  de  protoplasma  qui  entoure  le  noyau 
cellulaire  et  l'on  reliait  son  apparition  à  l'influence  du 
protoplasma  nucléaire. 

Les  faits  relatifs  à  la  chlorophylle  animale  ne  sont 
pas  moins  intéressants  quoiqu'ils  soient  moins  connus. 
Morren,  en  1844,  avait  commencé  à  étudier  la  respi- 
ration de  quelques  organismes  verts  qui  n'appartenaient 
évidemment  pas  au  règne  végétal.  Mais  c'est  surtout 
F.  Cohn  en  1851,  Stein  en  1854,  et  Balbfani  en  1873, 
qui  à  cet  égard  ont  donné  des  bases  plus  solides  à  nos 
connaissances. 


SYNTHÈSE    CHLOROPHYLLIENNE.  211 

F.  Cohn  a  constaté  la  présence  de  grains  de  chloro- 
phylle chez  un  înfusoire,  le  Paramechim  bwsaria  :  ces 
grains  sont  logés  dans  la  partie  interne,  plus  fluide, 
de  la  couche  corticale  (paroi  du  corps).  Cette  couche 
fluide  est  dans  un  mouvement  continu  de  rotation  au- 
quel participent  les  grains  verts.  Ces  granules  présen- 
(ent  des  réactions  semblables  à  celles  de  la  chloro- 
phylle végétale.  L'acide  sulfurique  concentré  leur 
communique  d'abord  une  coloration  vert-bleuâtre  qui 
devient  graduellement  plus  intense  et  passe  enfin  au 
bleu  avec  dissolution  des  granules. 

Stein  a  vérifié  ces  faits;  il  a  mieux  précisé  la  situa- 
tion des  grains  de  chlorophylle  dans  le  protoplasma  qui 
forme  la  masse  générale  du  corps,  en  dehors  du  tube 
digestif  et  de  la  paroi  corticale.  Il  a  vu  de  plus  des  espè- 
ces tantôt  incolores,  tantôt  colorées  en  vert,  telles  que  le 
S/,?)'ostomum  ambiguum,  Y Ophrydium  versatile,  YEpisty- 
lisplicatilis,  le  Stentor  polymorphus,  etc.  Chez  beaucoup 
d'infusoires  flagellés,  Euglena  viridis,  Cryptomonas, 
Chlamydocoecus  pluvia/is,  Trachelomonas,  la  matière 
verte  se  présente  à  l'état  amorphe  ou  à  l'état  de  granu- 
lations très  fines.  Chez  ces  infusoires,  comme  chez  les 
plantes,  la  chlorophylle  se  transforme  à  certaines  épo- 
ques, surtout  pendant  l'enkystement,  en  une  matière 
colorante  jaune-rouge  :  elle  repasse  au  vert  lorsque 
l'humectation  rend  les  animaux  à  la  vie  active. 

En  1873,  M.  Balbiani  (voy.  la  planche,  fig.  1  et  2)  a 
observé  chez  le  Stentor  polymorphus  (variété  verte)  la 
multiplication  des  grains  de  chlorophylle  dans  l'inté- 
rieur du  corps  de  l'animal,  par  division  en  deux  et  en 


212  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

trois,  comme  cela  a  lieu  pour  la  chlorophylle  végétale. 
Outre  les  infusoires  cités  plus  haut,  on  trouve  des  glo- 
bules verts  dans  la  substance  du  corps  chez  diverses 
autres  espèces  animales,  Y  Hydre  verte,  un  ver  turbella- 
rié,   Vortex  viridis,  et  un  géphyrien,  Bonnellia  viridis. 

Ces  faits  montrent  le  peu  de  fondement  que  pourrait 
avoir  l'attribution  exclusive  du  protoplasma  vert  aux 
végétaux,  tandis  que  le  protoplasma  incolore  caracté- 
riserait l'animal. 

Quel  est  le  rôle  du  protoplasma  vert  dans  la  synthèse 
organique? 

C'est  le  protoplasma  vert  qui,  d'après  les  idées  actuel- 
lement en  faveur,  travaillerait  à  la  synthèse  des  com- 
posés ternaires  hydro-carboné*.  Il  serait  le  seul  agent  des 
combinaisons  synthétiques  du  carbone,  la  seule  voie 
pour  l'introduction  de  cette  substance  dans  l'organisme 
végétal  et  animal. 

L'expérience  célèbre  de  Priestley  a  été  le  point  de 
départ  de  nos  connaissances  à  cet  égard.  lngen-Housz, 
Sennebier,  Th.  de  Saussure  ont  précisé  les  conditions 
de  cette  expérience  et  ont  fait  connaître  l'action  syn- 
thétique exercée  par  la  matière  verte.  On  admet,  depuis 
leurs  travaux,  que  la  chlorophylle  possède  la  faculté  de 
réduire  l'acide  carbonique  sous  l'influence  des  rayons 
solaires,  et  de  donner  lieu  à  un  dégagement  d'oxygène. 
En  même  temps  le  carbone  se  trouve  combiné  à  diffé- 
rents éléments  et  constitue  des  matières  hydrocarbo- 
nées ou  combustibles  qui  se  déposent  dans  les  organes 
verts. 

Comment  s'opère  cette   action?   A   cet  égard   l'on 


SYNTHÈSE    CHLOROPHYLLIENNE.  213 

n'a  que  des  suppositions  plus  ou  moins  plausibles.  On 
tendait  à  penser  que  «  l'hydrate  normal  d'acide  carbo- 
nique est,  sous  l'action  de  la  chlorophylle,  dédoublé 
en  oxygène  et  aldéhyde  méthylique  ;  l'aldéhyde  en  se 
sextuplant  donnerait  le  sucre,  lequel  à  son  tour,  par 
duplication  ou  triplication  et  perte  d'eau,  donnerait 
la  cellulose  :  l'oxydation  de  ces  corps  fournirait  les 
graisses  et  les  acides  ;  l'influence  de  l'ammoniaque 
provenant  de  la  réduction  des  nitrates  formerait  aux 
dépens  des  radicaux  précédents  les  divers  alcaloïdes 
végétaux  et  les  matières  albuminoïdes.  » 

A  ces  hypothèses  qu'il  rappelle  d'abord,  M.  Armand 
Gautier  (I)  en  a  substitué  d'autres  qui  paraissent 
mieux  en  rapport  avec  le  petit  nombre  des  faits  connus. 

Il  faut  admettre  d'abord  que  la  matière  verte,  la 
chlorophylle,  n'est  pas  incorporée  intimement  et  forte- 
ment combinée  au  protoplasma  lui-même;  qu'elle  est 
simplement  disséminée  dans  la  masse  protoplasmique 
d'où  une  foule  de  dissolvants  neutres  peuvent  l'extraire. 

Ce  protoplasma  vert  est  l'agent  d'une  foule  de  syn- 
thèses carbonées,  dont  les  produits,  fabriqués  pen- 
dant le  jour  sous  l'action  des  rayons  solaires,  sont  uti- 
lisés comme  matériaux  de  construction  par  toutes  les 
parties  incolores  de  la  plante. 

Il  faudrait  distinguer,  d'après  M.  Armand  Gautier, 
deux  états  de  la  chlorophylle  : 

La   chlorophylle  verte, 
La  chlorophylle  blanche. 

(1)  Revue  scientifique,  10  février  187o. 


214  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA   VIE. 

Dans  les  parties  étiolées  qui  reverdiront  à  la  lu- 
mière, la  substance  qui  peut  donner  naissance  à  la 
chlorophylle  existe,  car  il  suffit  de  les  traiter  par  l'acide 
sulfurique  pour  les  voir  instantanément  se  colo- 
rer en  vert.  M.  Armand  Gautier  admet  que,  sous  l'in- 
fluence de  l'oxygène  de  l'air,  la  chlorophylle  blanche 
passe  à  l'état  de  chlorophylle  verte  et,  inversement, 
que  la  chlorophylle  ver  le  passe  à  l'état  de  chlorophylle 
blanche  sous  l'influence  de  l'hydrogène  naissant  ;  l'ex- 
périence peut  être  faite  et  répétée  facilement. 

Les  deux  substances,  chlorophylle  verte  et  chloro- 
phylle blanche,  seraient  entre  elles  dans  le  rapport  de 
l'indigo  bleu  à  l'indigo  blanc.  La  chlorophylle  blanche 
serait  douée  d'une  remarquable  aptitude  à  réduire  les 
corps  oxygénés,  à  combiner  leur  oxygène  à  son  hydro- 
gène. D'autre  part  la  chlorophylle  verte  aurait  la  pro- 
priété de  décomposer  l'eau  sous  l'influence  des  rayons 
solaires,  comme  elle  a  la  propriété  de  décomposer 
l'acide  carbonique  .  Elle  deviendrait  chlorophylle 
blanche  en  prenant  l'hydrogène  et  mettant  l'oxygène 
en  liberté.  La  chlorophylle  blanche  céderait  à  l'acide 
carbonique  son  hydrogène  ;  elle  travaillerait  ainsi 
à  la  synthèse  de  composés  carbonés,  et  repasserait  à 
l'état  de  chlorophylle  verte. 

Ainsi,  par  un  perpétuel  mouvement  alternatif,  la 
chlorophylle  prendrait  l'état  vert  et  l'état  incolore  : 
décomposant  l'eau  et  dégageant  l'oxygène  lorsqu'elle 
passe  de  l'état  vert  à  l'état  incolore,  faisant  la  synthèse 
des  produits  carbonés  en  repassant  de  l'état  incolore 
à  l'état  vert. 


SYNTHÈSE    CHLOROPHYLLIENNE.  215 

Voilà  la  première  partie  de  l'hypothèse.  Elle  est 
encore  loin  d'être  vérifiée  ou  calquée  sur  les  faits  ;  mais 
elle  n'est  contraire  à  aucun  de  ceux  qui  sont  connus. 

Voici  la  seconde  :  Quelles  sont  les  matières  pre- 
mières sur  lesquelles  les  chlorophylles  verte  ou  blanche 
exercent  leur  activité?  C'est  le  mélange  d'acide  car- 
bonique et  d'eau  »C02  -(-  mHO.  De  la  réduction  de 
ce  mélange,  grâce  à  l'hydrogène  chlorophyllien,  déri- 
veraient :  l'alcool,  le  glycol,  l'aldéhyde  ordinaire,  les 
acides  glycolique  et  glyoxylique,  le  glyoxal,  l'acide 
oxalique.  En  un  mot,  tous  les  corps  «  organiques  ter- 
»  naires  pourraient  se  former  par  ce  simple  méca- 
»  nisme  de  la  désoxydation  par  le  grain  de  chloro- 
»  phylle,  plus  ou  moins  profonde  suivant  l'influence 
»  des  rayons  lumineux,  des  diverses  associations  d'eau 
»  et  d'acide  carbonique  que  le  protoplasma  laisse  pé- 
»   nétrer  jusqu'à  l'organe  de  réduction.  » 

La  glycose  serait  la  première  formée  parmi  ces  prin- 
cipes et  la  matière  première  de  presque  tous  les  au- 
tres. Par  union  avec  l'acide  carbonique  et  perte  d'eau, 
la  glycose  peut  donner  l'acide  pyrogallique,  l'acide 
gallique  qui,  dans  les  jeunes  pousses  du  printemps, 
est  en  effet  abondamment  associé  à  la  glycose,  en  un 
mot,  une  série  d'acides,  lesquels  inversement  peuvent 
repasser  à  l'état  de  sucre  sous  l'influence  de  la  vie 
des  cellules  incolores. 

Ainsi  dans  les  parties  incolores  s'accompliraient  les 
phénomènes  inverses  exactement  de  ceux  qui  se  pro- 
duisent dans  les  parties  vertes.  C'est  en  effet  une  ten- 
dance  générale   des  chimistes   d'admettre  ce   retour 


216    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

inverse,  semblable  dans  son  mécanisme  quoique  de 
sens  contraire,  des  matières  végétales  actuelles  vers  les 
principes  immédiats  d'où  d'autres  cellules  les  avaient 
fait  dériver. 

Voilà  quelques-unes  des  idées  que  la  chimie  de 
noire  temps  a  émises  sur  le  rôle  du  protoplasma  vert 
dans  la  synthèse  des  produits  immédiats. 

Ces  conceptions  sont  fortement  imprégnées  de  ce 
que  l'on  pourrait  appeler  le  chimisme  artificiel .  Le  chi- 
misme  naturel  est  peut-être  tout  différent  :  il  serait 
possible,  par  exemple,  que  toutes  les  synthèses  ima- 
ginées par  les  chimistes  fussent  sans  réalité  et  que  les 
principes  immédiats  sortissent  tous  par  voie  de  dé- 
composition ou  de  dédoublement  d'une  matière  uni- 
que et  identique,  le  protoplasma. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  pour  rester  sur  le  terrain  des 
faits,  on  peut  dire  que  le  protoplasma  vert  paraît  former 
incontestablement  des  produits  organiques  carbonés. 

Sous  l'influence  de  quelle  force,  par  quelle  énergie 
s'exécutent  ces  phénomènes  ?  où  la  cellule  à  proto- 
plasma vert  prend-elle  la  force  chimique  nécessaire  à 
la  décomposition  du  gaz  carbonique? 

11  est  admis  que  c'est  dans  la  radiation  solaire.  Le 
soleil  est  le  premier  moteur  de  tous  ces  phénomènes, 
la  source  de  la  force  vive  qu'ils  utilisent. 

II.  Protoplasma  incolore.  —  Nous  venons  de  voir 
que  le  protoplasma  est  susceptible  de  se  charger  dans 
certaines  conditions  d'une  matière  verte,  la  chloro- 
phylle. Mais  le  protoplasma  peut  rester  incolore  dans 


PROTOPLASMA  INCOLORE.  217 

un  grand  nombre  d'éléments  végétaux.  Le  protoplasma 
incolore  est,  moins  encore  que  le  protoplasma  vert, 
l'apanage  exclusif  de  l'un  des  règnes.  Les  animaux  et 
les  végétaux  le  possèdent  comme  élément  essentiel, 
primordial,  formateur  et  générateur  de  tous  les  autres. 

Quel  est  le  rôle  de  ce  protoplasma  ?  Il  pourrait  pro- 
duire toutes  les  substances  qui  existent  dans  les  ani- 
maux et  les  plantes,  mais  avec  d'autres  éléments 
comme  point  de  départ,  et  avec  une  autre  force  vive 
comme  agent  que  celle  du  protoplasma  vert. 

L'expérience  de  M.  Pasteur  à  ce  sujet  est  fondamen- 
lale.  Elle  montre  que  le  protoplasma  incolore  peut 
fabriquer,  sans  l'aide  de  la  chlorophylle  non  plus  que 
des  radiations  solaires,  les  principes  immédiats  les 
plus  complexes,  matières  protéiques,  albumine,  fibrine, 
cellulose,  matières  grasses,  etc. 

M.  Pasteur  (1)  constitue  un  champ  de  culture  formé 
des  principes  suivants  : 

Alcool  ou  acide  acétique  pur, 

Ammoniaque  (d'un  sel  cristallisable  pur), 

Acide  phosphorique, 

Potasse, 

Magnésie, 

Eau  pure, 

Oxygène  gazeux. 

Il  n'y  a  là  aucune  substance  qui  ne  soit  empruntée  au 
règne  minéral,  car  la  plus  complexe,  l'alcool,  peut  être 
réalisée,  ainsi  que  l'a  montré  M.  Berthelot,  de  toutes 

(1)  Comptes  rendus,  10  avril! 876. 


218    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

pièces  au  moyen  des  éléments  empruntés  au  règne 
minéral. 

Dans  ce  milieu  à  constitution  si  simple,  sans  albu- 
mine, sans  produits  organisés,  on  dépose  une  graine  de 
mycoderma  acefi,  d'un  poids  nul  pour  ainsi  dire,  d'une 
masse  insignifiante. 

En  l'absence  de  toute  matière  verte,  à  l'obscurité,  la 
graine  de  mycoderme  produit  dans  ce  milieu  une  quan- 
tité considérable  de  cellules  nouvelles  de  mycoderma 
aceti,  d'un  poids  aussi  grand  qu'on  pourrait  le  désirer. 

Dans  cette  récolte  se  rencontrent  les  matériaux  les 
plus  variés  et  les  plus  complexes  de  l'organisation  : 

Matières  protéiques, 
Cellulose, 
Matières  grasses, 
Matières  colorantes, 
Acide  succinique,  etc. 

La  cellule  vivante  n'a  donc  nul  besoin  de  chloro- 
phylle ou  de  matière  verte,  ni  de  radiations  solaires 
pour  édifier  ces  principes  immédiats  les  plus  élevés  de 
l'organisation. 

M.  Pasteur  a  fourni  un  second  exemple,  en  cultivant 
des  vibrions,  c'est-à-dire  des  êtres  plus  élevés  encore, 
à  l'obscurité,  sans  matière  verte  et  de  plus  sans  oxy- 
gène gazeux.  Le  champ  de  culture  était  ainsi  constitué  : 

Acide  lactique, 

Acide  phosphorique  dans  un  sel  pur  cristallisable), 

Ammoniaque, 


SYNTHÈSE    PROTOPLASMIQUE.  219 

Potasse, 
Magnésie. 

On  sème  dans  ce  milieu  quelques  vibrions,  d'un 
poids  si  faible  qu'on  ne  saurait  l'évaluer. 

Ces  êtres  se  développent  avec  une  activité  prodi- 
gieuse, et  l'on  peut  obtenir  tel  poids  que  l'on  voudra 
de  ces  organismes  contenant  : 

Des  matières  cellulosiques, 

Des  matières  protéiques, 

Des  substances  colorantes, 

Des  alcools, 

De  l'acide  butyrique, 

De  l'acide  métacétique,  etc. 

On  pourrait  dire  par  conséquent  que  le  protoplasma 
incolore  a  accompli  des  synthèses  très  élevées. 

Cependant,  entre  ces  synthèses  accomplies  par  le 
protoplasma  incolore  et  celles  qu'accomplit  le  proto- 
plasma vert  il  y  a  deux  différences.  D'abord,  dans  le 
premier  cas,  l'on  fournit  nécessairement  comme  point 
de  départ  un  principe  carboné  assez  élevé,  alcool,  acide 
acétique,  acide  lactique  :  la  vie  ne  serait  pas  possible 
si  Ton  donnait  le  carbone  à  un  état  plus  simple,  par 
exemple  à  l'état  d'acide  carbonique.  La  chlorophylle 
peut  seule  former  les  synthèses  de  principes  carbonés 
ou  ternaires,  en  partant  des  corps  les  plus  simples  ou 
les  plus  saturés,  tels  que  CO2.  Le  protoplasma  inco- 
lore, avec  ce  point  de  départ,  formera  les  synthèses 
quaternaires  les  plus  compliquées. 

Une  autre  différence  résulte  de  l'énergie  employée. 


220  LEÇONS   SUK  LES  PHÉNOMÈNES    DE    LA.  VIE. 

Le  protoplasma  vert  met  en  œuvre  l'énergie  des  ra- 
diations lumineuses,  c'est-à-dire  la  force  vive  solaire. 

Le  protoplasma  incolore  met  en  œuvre  l'énergie  ca- 
lorifique qui  a  sa  source  dans  l'aliment  carboné  ;  celui- 
ci  ne  doit  remplir  qu'une  condition,  c'est  de  n'être  pas 
saturé  d'oxygène  et  de  pouvoir,  en  conséquence,  par 
saturation  ou  oxydation,  fournir  de  la  chaleur. 

M.  Pasteur  comprendrait,  à  la  rigueur  et  comme  vue 
de  l'esprit,  que  le  protoplasma  incolore  pût,  sous  l'in- 
fluence des  vibrations  électriques  ou  de  quelque  autre 
force  vive,  décomposer  l'acide  carbonique  et  assimiler 
le  carbone  pour  en  former  les  produits  synthétiques 
ternaires. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dans  l'état  actuel  des  choses,  on 
attribue  aux  deux  protoplasma  un  rôle  différent  :  le 
vert  prépare  les  composés  ternaires  carbonés,  l'inco- 
lore fait  avec  ce  point  de  départ  les  principes  azotés 
quaternaires.  Dans  une  plante  les  cellules  vertes  tra- 
vailleraient ainsi  pour  les  cellules  incolores. 

Si  une  plante  n'a  point  de  parties  vertes,  elle  ne 
pourra  vivre  qu'à  la  condition  de  trouver  tout  préparés 
dans  le  milieu  extérieur  les  principes  qu'antérieure- 
ment aura  élaborés  la  chlorophylle  de  quelque  autre 
plante.  Ainsi  en  serait-il  des  parasites  végétaux,  des 
champignons,  des  mucédinées,  des  êtres  monocellu- 
laires, qui  doivent  trouver  sur  l'être  qui  les  porte  ou 
dans  le  milieu  qui  les  baigne  ces  mêmes  principes  indis- 
pensables, source  de  leur  activité  protoplasmique. 

C'est  dans  ce  sens  que  M.  Boussingault  et  avec  lui 
quelques  chimistes  ont  pu  admettre  que  les  végétaux 


SYNTHÈSE    ORGANIQUE.  221 

(il  faudrait  dire  :  la  matière  verte)  seuls  étaient  capa- 
bles de  pourvoir  les  êtres  vivants  de  carbone,  et  par 
conséquent  de  créer  les  principes  immédiats,  à  l'aide 
des  éléments  inertes,  minéraux,  empruntés  à  l'air,  à 
l'eau,  à  la  terre.  Cette  puissance  créatrice,  la  chloro- 
phylle seule  la  posséderait  sous  l'influence  du  soleil. 
«  Si  la  radiation  solaire  cessait,  non  seulement  les  plan- 
tes à  chlorophylle,  mais  encore  les  plantes  qui  en  sont 
dépourvues,  disparaîtraient  de  la  surface  du  globe.  » 

L'expérience  de  M.  Pasteur,  qui  prend  pour  champ 
de  culture  des  produits  minéraux  et  un  produit  de 
laboratoire,  l'alcool,  redresse  ce  que  cette  vue  a 
peut-être  d'excessif.  Le  mycoderma  aceti,  le  vibrion 
qui  se  sont  développés  dans  le  milieu  artificiel  cons- 
titué par  M.  Pasteur  n'ont  eu  besoin  d'aucune  plante 
à  chlorophylle  antérieure,  non  plus  que  de  la  radia- 
tion solaire. 

Toutes  les  explications  que  nous  avons  données  rela- 
tivement aux  procédés  de  la  synthèse  organique  indi- 
quent le  sens  général  dans  lequel  l'esprit  actuel  conçoit 
les  phénomènes.  Mais  leur  mécanisme  exact,  nous 
l'avons  déjà  dit,  pourrait  être  tout  autre  que  ces  hypo- 
thèses ne  l'imaginent.  Ici  comme  dans  bien  des  cas, 
les  explications  chimiques  nous  font  connaître  com- 
ment les  choses  pourraient  être  plutôt  qu'elles  ne 
nous  montrent  comment  elles  sont  réellement.  L'expé- 
rimentation pratiquée  sur  l'être  vivant  peut  seule 
nous  renseigner. 

Au  point  de  vue  physiologique,  on  serait  fondé  à  ima- 
giner qu'il  n'y  a  dans  l'organisme  quune  seule  synthèse, 


222  LEÇONS    SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  L.\  VIE. 

celle  du  protoplasma  qui  s'accroîtrait  et  se  développe- 
rait au  moyen  de  matériaux  appropriés.  De  ce  corps 
complexe,  le  plus  complexe  de  tous  les  corps  organi- 
sés, dériveraient  par  dédoublement  ultérieur  tous  les 
composés  ternaires  et  quaternaires  dont  nous  attri- 
buons l'apparition  à  une  synthèse  directe. 

Cette  conception,  qui  ferait  dériver  d'un  composé 
unique,  le  protoplasma,  tous  les  produits  de  l'orga- 
nisme, est  encore,  elle  aussi,  une  vue  de  l'esprit.  11  ne 
serait  pourtant  pas  difficile  de  rassembler  un  certain 
nombre  de  faits  qui  s'accorderaient  avec  elle.  Un  argu- 
ment en  sa  faveur  serait  par  exemple  le  maintien  de  la 
constitution  fixe  de  l'organisme  avec  une  alimentation 
variée.  Les  produits  de  l'organisme  ne  changent  pas 
sensiblement  sous  l'influence  du  régime,  et  ceci  s'ex- 
pliquerait parfaitement,  si  les  matériaux  provenaient 
exclusivement  d'un  protoplasma  toujours  identique  à 
lui-même. 

Enfin  nous  ne  pouvons  que  mentionner  une  dernière 
hypothèse  sur  l'origine  de  la  matière  vivante,  quoi- 
qu'elle ait  été  l'objet  de  développements  considérables 
de  la  part  de  son  auteur. 

M.  Pfliïger(l)a  émis  relativement  à  la  création  orga- 
nique une  hypothèse  qu'on  pourrait  appeler  l'hypo- 
thèse cyanique.  Ce  n'est  pas,  suivant  M.  P.  Pfliïger, 
l'acide  carbonique,  la  vapeur  d'eau  ou  l'ammoniaque 
qui  présiderait  à  la  synthèse  organique  primitive  au 
début  de  la  vie.  «  Ces  corps,  dit-il,  sont  le  résultat  et 
la  terminaison  de  la  vie  plutôt  qu'ils  n'en  sont  le  com- 
(1)  Archïv  fur  Physiologie,  t.  X,  187o. 


CRÉATION  ORGANIQUE.  22/f 

mencement,  ce  qui  est  d'accord  avec  leur  grande  stabi- 
lité. »  L'origine  de  la  matière  vivante,  suivant  l'au- 
teur, doit  être  cherchée  dans  le  cyanogène. 

Et  d'abord  quelle  serait  l'origine  de  ce  cyanogène? 
Ce  seraient  les  combinaisons  oxygénées  de  l'azote  qui, 
dans  certaines  conditions  climatériques,  orages,  etc., 
peuvent  donner  des  combinaisons  cyaniques.  M.  Pfliï- 
ger  explique  comment,  à  l'époque  de  l'incandescence 
terrestre,  il  a  pu  se  former  du  cyanogène,  et  il  montre 
toujours  le  feu  comme  la  force  qui  a  produit  par  syn- 
thèse les  constituants  de  la  molécule  d'albumine.  D'où 
il  conclut  que  la  source  de  la  vie  est  le  feu  et  que  les 
conditions  de  la  vie  ont  été  satisfaites  précisément  à 
l'époque  où  la  terre  était  incandescente  :  Das  Leben 
entstammt  also  dem  Feuer....  Quant  à  la  molécule 
d'albumine,  elle  ne  s'est  en  réalité  formée  que  pendant 
le  refroidissement  terrestre,  lorsque  les  combinaisons 
du  cyanogène  et  les  hydrogènes  carbonés  ont  eu  le 
contact  de  l'oxygène  de  Veau. 

Encore  aujourd'hui  le  soleil  engendre  dans  les 
plantes  les  constituants  de  l'albumine.  Cela  exclut 
toute  idée  de  génération  spontanée.  La  molécule  vi- 
vante d'albumine  est  douée  de  la  faculté  de  croître, 
elle  est  toujours  en  voie  de  formation  et  n'a  pas  de 
caractère  fixe  de  composition  et  d'équivalence  chimi- 
que. Sous  l'influence  directe  ou  non  du  soleil,  elle  croît, 
et  tout  être  vivant  est  une  simple  molécule  d'albumine 
dérivée  de  la  molécule  albumineuse  primitive  et 
unique,  développée  à  l'origine   du  monde   terrestre. 

D'un  autre  côté,  M.  Pfliiger,  considérant  l'albumine 


224  LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

comme  la  base  du  proloplasma,  examine  pour  ainsi 
dire  son  évolution  chimique  dans  les  deux  conditions 
d'organisation  et  de  désorganisation.  Il  y  aurait  dans  le 
protoplasma  qui  se  forme  une  albumine  vivante  dans 
laquelle  l'azote  est  engagé  sous  forme  de  cyanogène; 
dans  le  protoplasma  qui  se  détruit,  une  albumine 
morte  dans  laquelle  l'azote  est  engagé  sous  la  forme 
ammoniaque.  Le  passage  de  la  vie  à  la  mort,  c'est-à- 
dire  de  l'incorporation  au  proloplasma  à  la  séparation 
d'avec  lui,  est  donc  pour  l'albumine  caractérisé  par  le 
déplacement  de  la  molécule  d'azote  qui  va  du  carbone 
à  l'hydrogène;  et  l'admission  de  l'albumine  à  l'acti- 
vité vitale  est  caractérisée  par  le  retour  inverse. 

Tel  est  à  peu  près  l'état  de  nos  connaissances  sur  la 
question  des  créations  ou  des  synthèses  organiques. 
Nous  voyons  qu'elle  est  encore,  comme  au  temps  de 
Lavoisier,  un  profond  mystère.  Néanmoins,  les  recher- 
ches, les  hypothèses  s'accumulent,  et  un  jour  viendra 
où  la  lumière  sortira  de  ce  long  et  pénible  travail. 

Nous  devons  en  terminant  revenir  sur  une  question 
que  nous  avons  déjà  effleurée,  et  nous  demander  si  le 
chimisme  des  laboratoires,  que  Ton  invoque  ordinaire- 
ment dans  ces  applications,  est  bien  comparable  au  chi- 
misme des  êtres  vivants.  Lavoisier  et  beaucoup  de  ses 
successeurs  semblent  le  croire;  mais  nous  avons  sou- 
vent montré  que  cette  explication  directe  de  la  chimie 
de  laboratoire  aux  phénomènes  de  la  vie  n'est  pas  légi- 
time. Nous  avons  maintes  fois  insisté  sur  cette  idée  que 
les  lois  de  la  chimie  générale  ne  sauraient  être  violées 
dans  les  êtres  vivants,  mais  que  là  cependant  elles  ont 


CH1M1SME   ET   VITALISME.  225 

des  agents,  desappareils  particuliers  (1)  qu'il  est  néces- 
saire au  physiologiste  de  connaître.  Faudrait-il  aller 
plus  loin,  dire  que  réellement  il  y  a  des  forces  chimi- 
ques spéciales  dans  les  êtres  vivants,  et  en  revenir  avec 
Bichat  à  distinguer  les  propriétés  vitales  des  propriétés 
chimiques?  Les  paroles  de  certains  chimistes,  qu'on 
pourrait  appeler  vitalistes,  sembleraient  avoir  cette 
conséquence,  c'est  pourquoi  je  pense  utile  de  m'expli- 
quer  à  ce  sujet. 

Le  Traité  de  chimie  organique  de  Liebig  débute  par 
cette  phrase  :  La  chimie  organique  traite  des  matières 
qui  se  produisent  dans  les  organes  sous  l'influence  de  la 
force  vitale,  et  des  décompositions  qu  elles  éprouvent  sous 
t'influence  d'autres  substances.  Que  signifie  cette  force 
vitale  qui  fabrique  des  produits  chimiques  particuliers? 
On  est  porté  à  croire  que  dans  l'esprit  de  Fauteur  il  s'a- 
git bien  d'une  force  vitale  capable  d'exécuter  ce  que  ne 
sauraient  faire  les  forces  chimiques;  Liebig,  en  un 
mot,  s'exprime  comme  un  vitaliste,  et  dans  un  autre 
passage  de  ses  Lettres  sur  la  chimie,  en  parlant  des  em- 
poisonnements, il  dit  :  Alors,  la  force  vitale  est  vaincue 
par  les  forces  chimiques.  Nous  n'admettons  pas  de  force 
vitale  executive;  nous  nous  sommes  longuement  expli- 
qué à  ce  sujet.  Cependant  nous  reconnaissons  qu'il 
existe  dans  les  êtres  vivants  des  phénomènes  vitaux  et 
des  composés  chimiques  qui  leur  sont  propres.  Com- 
ment comprendre  dès  lors  leur  production? 

Le  chimisme  du  laboratoire  et  le  chimisme  du  corps 
vivant  sont  soumis  aux  mêmes  lois;  il  n'y  a  pas  deux 

(I)  Voyez  mon  Rapport  sur  la  physiologie  générale,  1867,  p.  222. 

CT,.  BERNARD.  15 


226  LEÇONS  SUR  LES    PHÉNOMÈNES    DE    L.\    VIE. 

chimies;  Lavoisier  l'a  dit.  Seulement  le  chimisme  du 
laboratoire  est  exécuté  à  l'aide  d'agents,  d'appareils 
que  le  chimiste  a  créés;  le  chimisme  de  l'être  vivant 
est  exécuté  à  l'aide  d'agents  et  d'appareils  que  l'orga- 
nisme a  créés.  Nous  avons  surabondamment  démontré 
la  vérité  de  cette  proposition  relativement  aux  agents 
d'analyse  ou  de   destruction  organique.  Le  chimiste r 
par  exemple,  transforme  l'amidon  en  sucre  à  l'aide 
d'un  acide  qu'il  a  fabriqué  ;  il  saponifie  les  corps  gras 
à  l'aide  de  la  potasse  caustique,  de  l'acide  sulfurique 
concentré,  de  la  vapeur  d'eau  surchauffée,  tous  agents 
qu'il  a  créés  lui-même.  L'animal,  aussi  bien  que  la 
graine  qui  germe,  transforme  l'amidon  en  sucre  sans 
acide,  à  l'aide  d'un  ferment  (la  diastase)  qui  est   un 
produit  de  l'organisme.  La  graisse  se  saponifie  dans 
l'animal,  dans  l'intestin,  sans  potasse  caustique,  sans 
vapeur  d'eau  surchauffée,  mais  à  l'aide  du  suc  pancréa- 
tique qui  est  un  produit  de  sécrétion  donné  par  une 
glande.  Chaque  laboratoire  a  donc  ses  agents  spéciaux, 
mais   les  phénomènes  chimiques   sont  au    fond    les 
mêmes  :  la  transformation  de  l'amidon  en  sucre,  le 
dédoublement  de  la  graisse  en  acide  gras  et  en  glycé- 
rine, se  produisent  dans  les  deux  cas  par  un  méca- 
nisme chimique  identique. 

Pour  les  phénomènes  de  création  organique,  il  doit 
en  être  de  même.  Le  chimisme  de  laboratoire  peut  opé- 
rer les  synthèses  comme  les  corps  vivants,  et  déjà  il  en 
a  réalisé  un  grand  nombre.  Les  chimistes  ont  fait  des 
essences,  des  huiles,  des  graisses,  des  acides,  que  les 
organismes   vivants  fabriquent    eux-mêmes.    Mais  là 


CHIMISME    ORGANIQUE.  227 

encore  on  peut  affirmer  que  les  agents  de  synthèse  dif- 
fèrent. Bien  que  l'on  ne  connaisse  pas  encore  les  agents 
de  synthèse  des  corps  vivants,  ils  existent  certainement. 
Nous  avons  énoncé  les  diverses  hypothèses  émises  à  ce 
sujet;  nous  avons  été  de  notre  côté  amené,  par  des 
faits  que  nous  exposerons  plus  loin,  à  attribuer  un  cer- 
tain rôle  non  seulement  au  protoplasma,  mais  encore 
au  noyau   des  cellules. 

En  un  mot,  le  chimiste  dans  son  laboratoire  et  l'or- 
ganisme vivant  dans  ses  appareils  travaillent  de  même, 
mais  chacun  avec  ses  outils.  Le  chimiste  pourra  faire 
les  produits  de  l'être  vivant,  mais  il  ne  fera  jamais  ses 
outils,  parce  qu'ils  sont  le  résultat  même  de  la  mor- 
phologie organique,  qui,  ainsi  que  nous  le  verrons  bien- 
tôt, est  hors  du  chimisme  proprement  dit;  et  sous  ce 
rapport,  il  n'est  pas  plus  possible  au  chimiste  de  fabri- 
quer le  ferment  le  plus  simple  que  de  fabriquer  l'être 
vivant  tout  entier. 

En  résumé,  nous  voyons  combien  sont  encore  obs- 
cures toutes  ces  questions  de  synthèses,  de  créations 
vitales,  malgré  tous  les  efforts  dont  leur  étude  a  été 
l'objet. 

Nous  ne  pensons  pas,  quant  à  nous,  qu'on  arrivera 
jamais  à  la  solution  de  ces  problèmes  complexes  en 
voulant  les  saisir  dans  leur  origine  même.  Nous  croyons 
au  contraire  que  c'est  en  suivant  les  faits  d'observation 
les  plus  près  de  nous  que  nous  pourrons  remonter  suc- 
cessivement et  réussir  à  atteindre  le  déterminisme  de 
ces  phénomènes  fondamentaux. 

Aujourd'hui  on  peut  dire  que  la  synthèse  des  corps 


228  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

complexes,  des  corps  albuminoïdes,  des  corps  gras, 
nous  est  complètement  inconnue.  La  seule  sur  laquelle 
nous  ayons  quelques  notions  précises  est  la  synthèse 
amylacée  ou  glycogénique  dans  les  animaux. 

C'est  sur  cet  exemple  que  nous  devons  appuyer  nos 
idées  du  chimisme  vital,  puisque,  aussi  bien,  il  est  ac- 
tuellement le  mieux  connu;  on  pourrait  dire  :  le  seul 
localisé. 

III.  De  la  synthèse  glycogénique.  —  Le  résultat  le 
plus  général  des  études  que  nous  avons  faites  à  ce  sujet 
est  d'avoir  prouvé  que  les  animaux  et  les  végétaux  pos- 
sèdent les  uns  et  les  autres  la  faculté  de  créer  des  prin- 
cipes immédiats  amylacés  et  sucrés.  Nous  n'en  sommes 
donc  plus  à  cette  supposition,  que  l'animal  est  abso- 
lument subordonné  au  végétal.  L'animal  et  le  végétal 
forment  les  principes  immédiats  qui  sont  nécessaires 
à  leur  nutrition  respective. 

Ce  résultat  est  d'accord  avec  le  principe  général  que 
nous  avons  posé  au  début  de  nos  études,  à  savoir,  que 
la  vie  n'est  pas  opposée,  mais  semblable  dans  les  deux 
règnes,  qu'elle  comprend  nécessairement  deux  ordres 
de  phénomènes,  la  création  organique  et  la  destruction 
organique,  que  tout  être  doué  de  vie,  animal  ou  plante, 
simplement  protoplasmique  ou  complet,  doit  nécessai- 
rement les  posséder. 

Il  y  a  à  peu  près  trente  ans  que  je  fus  conduit  à  dé- 
couvrir la  fonction  glycogénique  dans  les  animaux.  Je 
n'y  fus  pas  amené  par  des  idées  préconçues,  mais  au 
contraire  par  l'observation  pure  et  simple  des  faits.  On 


SYNTHÈSE  GLYCOGÉNIQUE.  229 

croyait  alors  à  la  formation  exclusive  du  sucre  chez  les 
végétaux.  Je  débutais  dans  la  carrière  scientifique  et 
j'avais  naturellement  les  opinions  de  mon  temps.  Je  ne 
voulais  donc  pas  détruire  la  théorie  de  la  glycogenèse 
exclusive,  je  cherchais  plutôt  à  l'appuyer  et  à  l'étendre. 
Je  m'étais  demandé  comment  ce  sucre  alimentaire  que 
les  végétaux  fournissent  aux  animaux  se  brûle  et  se  dé- 
truit dans  leur  organisme.  Ne  me  contentant  pas  des 
hypothèses  que  l'on  avait  émises  à  ce  sujet  en  se  fon- 
dant sur  l'équation  alimentaire  d'entrée  et  de  sortie  de 
l'organisme  des  animaux;,  j'entrepris  une  série  d'expé- 
riences dans  lesquelles  je  me  proposai  de  suivre  dans 
le  sang  jusqu'à  sa  disparition  le  sucre  ingéré  dans  les 
voies  digestives  des  animaux. 

Dès  mes  premiers  essais,  je  fus  très  surpris  de  trou- 
ver que  le  sang  des  chiens  renferme  toujours  du  sucre, 
quelle  que  soit  leur  alimentation,  et  tout  aussi  bien 
quand  ils  sont  à  jeun.  Le  fait  est  si  facile  à  constater 
qu'il  est  très  étonnant  qu'il  n'ait  pas  été  vu  plus  tôt; 
cela  tient  uniquement  à  ce  que  l'on  était  sous  l'empire 
d'idées  préconçues  dont  il  fallait  se  dégager,  et  que 
d'autre  part  les  investigateurs,  ceux  qui  m'avaient  pré- 
cédé, avaient  omis  de  suivre  strictement  les  règles  de 
la  méthode  expérimentale. 

Déjà  en  1832  Tiedemann  avait  trouvé  que  l'amidon 
des  aliments  peut  se  transformer  en  sucre  et  passer 
dans  le  sang;  il  avait  rencontré  de  la  glycose  dans 
l'intestin,  puis  dans  le  sang  d'un  chien  qui  avait  absor- 
bé des  matières  féculentes.  Tiedemann  en  avait  tiré 
cette  conclusion,  alors  nouvelle,  que  le  sucre  se  forme 


230        LEÇONS    SUR  LES   PHÉNOMÈNES  DE  LA   VIE. 

normalement  dans  l'intestin  par  le  travail  de  la  diges- 
tion des  féculents  et  peut  passer  de  là  dans  le  chyle  et 
dans  le  sang".  Mais  si  cet  expérimentateur  n'en  décou- 
vrit pas  davantage,  c'est  qu'il  avait  négligé  dans  ces 
expériences  un  des  préceptes  les  plus  importants  de  la 
méthode  expérimentale  :  il  avait  omis  la  contre-épreuve. 
Il  se  contenta  en  effet  de  dire  que  le  sucre  du  sang  pro- 
venait de  l'amidon  ingéré,  mais  ne  rechercha  point, 
pour  corroborer  son  observation,  si  le  sang  des  ani- 
maux qui  ne  s'étaient  point  nourris  d'amidon  était  dé- 
pourvu de  sucre. 

C'est  cette  contre-épreuve  que  je  fis,  et  c'est  elle  qui 
m'apprit  que  le  sang  des  animaux  contient  normalement 
du  sucre,  indépendamment  de  la  nature  de  l'alimen- 
tation. 

J'allai  plus  loin,  et  je  montrai  que  c'est  dans  le  foie 
que  chez  les  mammifères  adultes  a  lieu  la  formation 
du  sucre.  Le  sang  qui  sort  du  foie  est  toujours  plus 
abondamment  pourvu  de  sucre  que  celui  de  toutes  les 
autres  parties  du  corps. 

Après  cette  découverte  on  chercha  à  s'expliquer  com- 
ment le  sucre  peut  prendre  naissance  dans  le  tissu 
hépatique.  On  songea  d'abord  à  des  dédoublements, 
à  des  décompositions.  Schmidt  croyait  à  un  dédouble- 
ment des  matières  grasses  donnant  naissance  à  du  sucre 
dans  le  sang.  Lehmann  admit  que  la  fibrine  du  sang 
en  traversant  le  foie  se  dédoublait  en  glycose  d'une 
part  et  en  acides  biliaires  de  l'autre;  Frerichs  donna 
une  explication  analogue.  M.  Berthelot  était  tenté  de 
croire  au  dédoublement  dans  le  foie,  d'une  matière 


GLYCOGENÈSE   ANIMALE.  231 

analogue  à  un  amide;  et  je  poursuivis  moi-même  pen- 
dant quelque  temps  des  expériences  d'après  cette  vue. 

Je  trouvai  enfin  que  la  matière  qui  est  le  générateur 
du  sucre  dans  le  foie  est  un  véritable  amidon  animal, 
le  glycogène,  et  je  pus  établir  ainsi  que  le  mode  de  for- 
mation du  sucre  est  identique  dans  les  deux  règnes  (1). 

Ainsi  le  sucre  se  forme  dans  les  animaux  comme 
dans  les  végétaux  aux  dépens  de  l'amidon.  La  forma- 
tion de  cet  amidon  dans  les  deux  règnes  est  considérée 
comme  un  acte  de  création  organique,  une  synthèse. 
La  formation  du  sucre  au  contraire  est  une  destruction 
organique,  une  hydratation  de  l'amidon  qui  amène  sa 
transformation  en  dextrine,  en  glycose  ;  puis  cette  subs- 
tance elle-même  donne  naissance  à  l'acide  lactique,  à 
l'acide  carbonique,  par  une  série  d'opérations  qui  ont 
pour  résultat  la  destruction  du  sucre  par  des  procédés 
équivalents  à  des  phénomènes  d'oxydation. 

Nous  trouvons  ainsi  dans  la  glycogenèse  animale 
comme  dans  la  glycogenèse  végétale  les  deux  phases 
caractéristiques  des  grands  phénomènes  de  la  vie  : 

1°  Création  organique  :  synthèse  de  l'amidon,  syn- 
thèse du  glycogène. 

2°  Destruction  organique:  transformation  de  l'amidon 
ou  du  glycogène  en  dextrine  et  sucre,  puis  destruction 
du  sucre  par  des  procédés  analogues  aux  combustions. 

Malheureusement  nous  ne  connaissons  bien  jusqu'à 
présent  que  les  phénomènes  de  destruction  des  prin- 
cipes amylacés;  nous  savons  que  dans  les  animaux 

(1)  Voy.  le  résumé  de  mes  Recherches  sur  les  glycogènes  [Annales  de 
chimie  et  de  'physique.  1870). 


232       LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES    DE  LA   VIE. 

comme  dans  les  végétaux,  ils  ont  lieu  sous  l'influence 
des  ferments,  la  diastase,  le  ferment  lactique,  agents 
chimiques  spéciaux  à  l'organisme.  Nous  savons  de  plus 
que  dans  les  deux  règnes  ces  phénomènes  engendrent 
de  la  chaleur  en  s'accomplissant. 

Quant  à  la  création,  à  la  synthèse  de  l'amidon  ou  du 
glycogène,  elle  est  entourée  pour  nous  de  grandes 
obscurités  aussi  bien  dans  les  végétaux  que  dans  les 
animaux.  Toutefois  nous  marchons  dans  une  bonne 
voie,  et  c'est  probablement  chez  les  animaux  que  ce 
mécanisme  formateur  sera  d'abord  dévoilé.  J'ai  fait  à  ce 
sujet  un  grand  nombre  d'expériences  sur  les  animaux 
mammifères;  leur  complexité  les  rend  toutes  difficiles. 
En  opérant  sur  des  larves  de  mouches  (asticots),  j'es- 
père être  dans  de  meilleures  conditions  pour  saisir  le 
mécanisme  qui  donne  naissance  au  glycogène  très 
abondant  chez  ces  larves. 

Pour  faire  comprendre  les  difficultés  de  telles  études 
sur  les  animaux,  je  rappellerai  ici  ce  fait  important  que 
les  vivisections  troublent,  arrêtent  aussitôt  les  phéno- 
mènes de  synthèse  glycogénique,  tandis  qu'ils  n'em- 
pêchent pas  ou  même  accélèrent  dans  certains  cas  les 
phénomènes  de  destruction  ou  de  transformation.  C'est 
pourquoi  nous  n'avons  pu  jusqu'ici  étudier,  post  ??ior- 
iem,  parles  procédés  d'analyse  artificielle,  que  les  phé- 
nomènes de  destruction  glycogénique,  tandis  que  les 
phénomènes  de  synthèse  correspondants,  comme  d'ail- 
leurs tous  les  phénomènes  des  créations  organiques, 
semblent  exiger  pour  s'accomplir  l'intégrité  de  l'orga- 
nisme entier. 


GLYCOGENÈSE    ANIMALE.  233 

Toutefois,  la  matière  glycogène  dans  les  animaux, 
aussi  bien  que  dans  les  végétaux,  n'est  pas  seulement 
destinée  à  se  transformer  en  sucre;  elle  semble  aussi 
faite  pour  entrer  directement  dans  la  constitution  des 
tissus  pendant  l'évolution  embryog'énique  (1). 

La  matière  glycogène,  quel  que  soit  le  rôle  qu'elle 
ait  à  remplir  dans  l'organisme,  se  montre  à  nous  dans 
les  parties  en  développement  comme  le  résultat  d'une 
véritable  synthèse.  L'agent  de  cette  synthèse  est  le  pro- 
toplasma d'une  cellule.  Cette  cellule  capable  de  pro- 
duire le  glycogène,  réside  dans  le  foie  chez  l'adulte  ;  elle 
est  très  diversement  placée  chez  l'embryon;  dans  le 
blastoderme,  dans  la  vésicule  ombilicale  chez  le  pou- 
let ;  dans  l'amnios  chez  les  ruminants  ;  mais  il  est 
vraisemblable  que  partout  elle  forme  la  matière  amy- 
lacée par  le  même  procédé. 

La  substance  glycogène  est  sous  forme  de  granula- 
tions, de  gouttelettes  incluses  à  l'intérieur  des  cellules 
hépatiques  dans  le  foie,  dans  les  cellules  blastodermi- 
ques  dans  l'œuf  de  poule,  les  fibres  musculaires  chez  le 
fœtus,  dans  les  tissus  épithéliaux  :  elle  existe  d'une 
manière  diffuse  dans  un  grand  nombre  de  tissus  em- 
bryonnaires. Pendant  la  vie  fœtale,  les  cellules  glyco- 
géniques  se  rencontrent  dans  le  placenta,  sur  les  vais- 
seaux allantoïdiens  [voy.  fîg.  9  (2)]. 

Le  cas  le  plus  intéressant  nous  est  fourni  par  les 

(1)  Voy.  Compt.  rend,  de  l'Académie  des  sciences,  t.  XLVIII,  1859. 

(2)  Voy.  mon  mémoire  :  Sur  une  nouvelle  fonction  du  placenta 
[Compt.  rendus  de  l'Académie  des  sciences,  t.  XLVIII,  séance  du  10 
janvier  1859). 


234         LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE   LA    VIE. 

ruminants.  J'ai  montré  qu'on  peut  en  effet  suivre, 
chez  ces  animaux,  l'évolution  complète  de  la  matière 
glycogène  dans  ses  deux  périodes,  de  synthèse  forma- 
tée et  de  destruction  organique. 


Pig.  9.  _  Disposition  dos  cellules  glycogéniques  dans  le  placenta  du  lapin. 
A,   Coupe  de  la  corne  utérine  et  du  placenta  en  place.  Les  cellules  glycogéniques  sont 
situées  entre  le  placenta  fœtal   et  le  placenta   maternel   sur  les  villosités  des  vaisseaux 
allantoïdiens.  —  B,  Cellules  glycogéniques  du  placenta  isolées  etco'o-éesen  rouge  vineux 
par  l'iode. 

Les    cellules   glycogéniques    accompagnent  ,  sous 
forme  de  plaques  (fig.  10  et  11),  les  vaisseaux  allan- 


tr-^pr^-rp-^-.- 


Fir,.   10  et  11.  —  Plaques  glycogéniques  de  l'amnios  du  fœtus  de  veau, 
dans  leur  plein  développement. 

toïdiens,  qui,  ici,  viennent  accidentellement  se  réflé- 
chir sur  l'amnios.  Les  plaques  glycogéniques  de  l'am- 
nios des  ruminants  se  montrent  sous  forme  d'amas  de 


GLYCOGENÈSE    EMBRYONNAIRE.  235 

cellules  (fig.  15)  dès  les  premiers  temps  de  la  vie  em- 
bryonnaire; elles  s'accroissent  jusqu'au  milieu  de  la 
gestation,  puis   commencent  à  se  détruire  et  dispa- 

Fi...  12. 


1» 


Fig.    14. 


Fig.   12,  13  et  14.  —  Début  de  la  formation  des  plaques  glycogéniques  de  l'amuios 
d'un  fœtus  de  veau. 

Fig.  12,  premier  état  :  la  petite  masse  centrale  est  formée  de  cellules  qui  se  colorent  en 
rouge  violacé  par  l'eau  iodée,  acidulée.  En  dehors,  les  cellules  de  cette  membrane  se  colo- 
rent en  jaune  par  l'iode.  —  Fig.  13,  état  plus  avancé  :  la  masse  des  cellules  glycogéniques 
se  colorant  en  rouge  est  plus  considérable.  —  Fig.  14,  cellules  glycogéniques  dissociées 
et  coloriées  par  l'iode  en  rouge  violacé. 

raissent  avant  la  fin  de  la  vie  intra-utérine.  La  durée 
de  leur  évolution  est  donc  mesurée  par  un  espace  de 


236  LEÇONS    SUR   LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA.  VIE. 

temps  plus  court  que  celui  de  la  gestation.  Les  pla- 
ques développées  sur  la  face  interne  de  l'amnios,  dont 
elles  troublent  la  transparence,  s'opacifient  de  plus  en 
plus,  à  mesure  qu'elles  s'accroissent;  elles  se  grou- 
pent en  certains  points  et  deviennent  confluentes  (voy. 
fig.  10).  A  leur  maximum  de  développement,  elles  pré- 
sentent parfois  une  épaisseur  de  plusieurs  millimètres. 


Fu;.  15.  —  a,  une  villosité  isolée  des  plaques  glycogéniçues.  On  voit  mieux  dessinées 
certaines  cellules  qui  ont  été  colorées  par  l'iode.  —  b.  cellules  de  la  villosité  isolées 
et  colorées  par  l'iode  en  rouge  vineux. 

Elles  sont  alors  au  point  culminant  qui  sépare  la  pé- 
riode synthétique  de  la  période  de  destruction. 

Nous  avons  représenté  les  diverses  phases  de  l'évo- 
lution glycogénique  dans  les  plaques  de  l'amnios  des 
ruminants  (voy.  fig.   12,  13  et  14).   Les  préparations 


GLYCOGENÈSE  EMBRYONNAIRE.  237 

(fig.  1 2  et  1 3)  représentent  la  phase  ascendante  de  l'évo- 
lution glycogénique.  La  préparation  (fig.  15)  représente 
le  point  culminant  de  cette  évolution.  Les  préparations 
(fig.  16,  17  et  18)  représentent  la  phase  évolutive  des- 
cendante. 

La  formation  des  cellules  glycogéniques  n'a  pas  en- 


Fig.  16. 


Fig.  10,  17  et  18.  —  Dégénérescence  des  plaques  de  L'amnios  du  fœtus  de. veau. 

Fig.  1(3,  mélanges  de  cellules  normales  ayant  encore  leur  noyau  et  du  glycogène,  et  de 
cellules  dégénérées  perdant  leur  noyau,  ne  renfermant  plus  de  matière  glycogène,  et  pas- 
sant à  la  transformation  graisseuse. 

Fig.  17,  la  dégénérescence  graisseuse  des  cellules  glycogéniques  est  complète. 

Fig.  18,  la  plaque  glycogénique  a  disparu  et,  dans  le  point  qu'elle  occupait,  on  ren- 
contre souveut  des  débris  divers  et  des  cristaux  d'oxalate  de  chaux. 

core  été  suivie  histologiquement  d'une  manière  aussi 
intime  qu'il  serait  nécessaire  ;  mais  tout  porte  à  penser 
qu'elle  a  lieu  par  un  mécanisme  analogue  à  celui  des 
productions  épilhéliales. 


238    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LÀ  VIE. 

La  destruction  des  plaques  se  fait  de  deux  manières  : 
ou  bien  par  résorption  in  situ,  ou  bien  par  résorption 
dans  le  liquide  amniotique  où  elles  tombent.  La  plaque 
devient  jaunâtre,  d'apparence  graisseuse  et  flotte  dans 
le  liquide  amniotique.  Dans  tous  les  cas,  à  mesure  que 
la  dégénérescence  s'accentue,  le  noyau  de  la  cellule 
s'efface;  les  granulations  disparaissent,  et  avec  elles  les 
caractères  de  la  matière  glycogène  ;  des  gouttelettes 
huileuses  se  montrent  dans  la  cellule  flétrie,  et  quel- 
quefois des  cristaux  volumineux;  dans  certains  casr 
une  masse  de  graisse  assez  considérable  qui  se  retrouve 
à  la  naissance  du  fœtus;  mais,  très  souvent,  il  se  fait 
une  destruction  par  oxydation;  des  cristaux  octaé- 
driques  d'oxalate  de  chaux  (fig.  18)  accumulés  dans  ces 
parties,  rendent  témoignage  de  la  combustion  qui  s'y 
est  opérée.  Ici  la  substance  n'avait  été  édifiée  que 
pour  être  détruite;  sa  destruction  est  une  oxydation 
qui  produit  de  la  chaleur  et  contribue  ainsi  à  l'entre- 
tien de  la  vie  dans  l'organisme. 

Cet  exemple  nous  montre  sur  le  vif  l'évolution  d'un 
principe  immédiat  :  sa  formation  synthétique  par  l'ac- 
tion d'un  agent  cellulaire  particulier,  puis  sa  destruc- 
tion par  oxydation. 

Si  nous  poursuivons  la  formation  de  la  matière  glyco- 
gène dans  les  organes  du  fœtus  (1),  nous  voyons  que  les 
cellules  glycogènes  se  forment  dans  tous  les  épithé- 
liums,  à  la  surface  de  la  peau  dans  les  tissus  cornés, 

(1)  Voy.  mon  mémoire  :  De  la  matière  glycogène  considérée  comme 
condition  de  développement  de  certains  tissus  chez  le  fœtus  avant  l'ap- 
parition de  la  fonction  glycogénique  du  foie  {Comptes  rendus  de  V Aca- 
démie des  sciences,  t.  XLVIII,  séance  du  4  avril  1839). 


GLYCOGENÈSE  ET  PROTOPLASMA.         239 

bec,  plumes,  corne  des  pieds  ;  dans  l'épithélium  de 
l'inlestin,  du  poumon,  dans  les  conduits  glandulaires  ; 
mais  jamais  dans  le  tissu  même  des  glandes,  ni  dans 
les  ganglions  lympahatiques,  ni  dans  les  endothê- 
liums,  etc.,  etc. 

Ce  qui  est  curieux,  c'est  que  le  foie,  qui  chez 
l'adulte  sera  le  lieu  d'élection  de  la  formation  glycogé- 
nique,  ne  contient  encore  aucune  trace  de  cette  sub- 
stance. Chez  le  veau,  c'est  vers  le  milieu  de  la  gesta- 
tion environ  que  le  foie  acquiert  cette  propriété,  et 
alors  on  voit  la  matière  glycogène  disparaître  des  épi— 
théliums,  et  la  fonction  glycogénique  cesser  d'être 
diffuse  pour  se  localiser  dans  le  foie. 

Chez  les  êtres  inférieurs  qui  n'ont  pas  de  foie,  la 
fonction  glycogénique  reste  toujours  diffuse,  comme 
chez  les  végétaux. 

Chez  certains  animaux,  comme  les  crustacés,  cette 
fonction  est  intermittente  et  correspond  aux  périodes 
de  mue,  comme  elle  correspond  à  la  végétation  chez 
les  plantes,  etc.,  etc. 

Le  protoplasma  cellulaire  n'est  nécessaire  que  pour 
la  première  phase,  c'est-à-dire  la  genèse  synthétique 
du  produit  immédiat  ;  mais  la  combustion  destructive 
peut  s'opérer  sans  l'intervention  du  protosplama.  Les 
preuves  à  ce  sujet  abondent.  La  matière  glycogène  en 
est  un  exemple  :  rien  ne  peut  suppléer,  pour  sa  pro- 
duction, le  protoplasma  animal  ou  végétal;  au  con- 
traire, la  destruction  est  un  phénomène  chimique  qui 
n'exige  pas  nécessairement  l'intervention  de  l'agent 
cellulaire  vivant,  et  peut  se  continuer  après  la  mort 


240         LEÇONS    SUR  LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

ou  en  dehors  de  l'économie.  Une  expérience  décisive 
à  ce  sujet  est  celle  du  foie  lavé.  On  fait  passer  un  cou- 
rant d'eau  dans  le  foie  arraché  du  corps  de  l'animal, 
et  par  conséquent  soustrait  à  toute  influence  vilale  :  on 
enlève  par  là  toute  la  matière  sucrée  qu'il  contenait. 
Abandonne-t-on  l'organe  à  lui-même  pendant  quelque 
temps,  on  retrouve  une  nouvelle  quantité  de  sucre.  On 
peut  renouveler  l'épreuve  avec  le  même  succès  un 
grand  nombre  de  fois,  jusqu'à  ce  que  la  provision  de 
matière  glycogène  soil  épuisée.  Ainsi,  dans  cet  organe 
mort,  isolé  de  toute  influence  physiologique  ou  vitale, 
la  matière  glycogène  continue  à  se  détruire  comme 
pendant  la  vie,  mais  elle  ne  se  refait  pas. 

Comment  le  protoplasma  cellulaire  intervient-il 
pour  former  le  principe  immédiat  ?  C'est  une  question 
à  résoudre.  Peut-être  pourrait-on  supposer  que  le 
glycogène  apparaît  non  par  une  véritable  synthèse  dans 
le  sens  chimique  du  mot,  mais  par  un  déboublement 
de  la  matière  protoplasmique.  C'est  à  l'avenir,  et  pro- 
bablement à  un  avenir  prochain,  qu'il  appartiendra 
de  résoudre  ces  problèmes  qu'on  ne  peut  qu'indiquer 
aujourd'hui,  mais  dont  nous  sommes  déjà  parvenus  à 
analyser  les  principales  conditions. 


SEPTIEME  LEÇON 

Propriétés  «lu  protoplasma  dans  les  deux  règnes. 
Irritabilité,  sensibilité. 

Sommaire  :  Te  proLopIasma  possède  l'irritabilité  et  la  motilité.  —  Ces  pro- 
priétés constituent  le  trait  d'union  entre  l'organisme  et  le  monde  extérieur. 

I.  Historique  de  V irritabilité.  —  Glisson,  Barthez,  Hordeu,  Haller,  Brous- 
sais,  Virchow.  —  Irritabilité;  autonomie  des  tissus.  —  Le  protoplasma 
est  le  siège  de  l'irritabilité. 

II.  Excitants  et  anesthésiaiits  de  V irritabilité.  —  Conditions  normales  de 
l'irritabilité  protoplasmique.  —  Aneslhésie  (1)  des  propriétés  protoplas- 
miques,  du  mouvement  d'irritabilité  ou  de  sensibilité  chez  les  animaux 
et  les  végétaux.  —  Expériences.  —  Anestbésie  des  phénomènes  proto- 
plasmiquesde  germination,  développement  et  fermentation  chez  les  ani- 
maux et  les  végétaux.  —  Anesthésie  de  la  germination  des  graines.  — 
Anestbésie  des  œufs.  —  Anesthésie  des  ferments  figurés.  —  De  la  non- 
anesthésie  des  ferments  solubles.  —  Anesthésie  de  la  fonction  chloro- 
phyllienne des  plantes.  —  Anesthésie  des  anguillules  du  blé  niellé. 

III.  De  l'irritabilité  et  de  la  sensibilité.  —  Sensibilité  consciente  et  sensibi- 
lité inconsciente.  —  Manière  de  voir  différente  des  philosophes  et  des 
physiologistes  à  ce  sujet.  —  Identité  des  agents  anesthésiques  pour 
abolir  la  sensibilité  et  l'irritabilité.  —  Nous  n'agissons  pas  sur  les  pro- 
priétés ni  sur  les  fonctions  nerveuses,  mais  seulement  sur  le  proloplasma 

Le  protoplasma,  agent  des  phénomènes  de  création 
organique,  ne  possède  pas  seulement  la  puissance  de 
synthèse  chimique  que  nous  avons  examinée  en  lui; 
pour  mettre  en  jeu  cette  puissance,  il  doit  posséder  les 
facultés  àzY  irritabilité  et  de  la  motilité.  Il  peut  en  effet 
réagir  et  se  contracter  sous  la  provocation  d'excitants 
qui  lui  sont  extérieurs,  car  il  n'a  en  lui-même  et  par 
lui-même  aucune  faculté  d'initiative. 

(I)  Le  mot  anesthésie  désigne  ici  l'action  des  substances  anesthé- 
siques, éther  ou  chloroforme,  amenant  la  suppression  de  la  faculté 
des  éléments  et  des  tissus  de  réagir  sous  l'influence  de  leurs 
excitants  ordinaires. 

CL.    BERNARD.  jg 


242        LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES   DE    LA.   VIE. 

Les  phénomènes  de  la  vie  ne  sont  pas  les  manifesta- 
tions spontanées  d'un  principe  vital  intérieur  :  ils 
sont,  au  contraire,  nous  l'avons  dit,  le  résultat  d'un 
conflit  entre  la  matière  vivante  et  les  conditions  exté- 
rieures. La  vie  résulte  constamment  du  rapport  réci- 
proque de  ces  deux  facteurs,  aussi  bien  dans  les  mani- 
festations de  sensibilité  et  de  mouvement,  que  l'on  est 
habitué  à  considérer  comme  étant  de  l'ordre  le  plus 
élevé,  que  dans  celles  qu'on  rapporte  aux  phénomènes 
physico-chimiques. 

Cette  continuelle  relation  entre  la  substance  organi- 
sée et  le  milieu  ambiant  est  donc  un  caractère  général 
de  la  vie  organique  aussi  bien  que  de  la  vie  animale. 
La  nutrition,  aussi  bien  que  la  sensibilité  et  le  mouve- 
ment, traduisent  sous  des  formes  plus  ou  moins  com- 
pliquées cette  faculté  de  la  matière  vivante  de  réagir 
aux  excitations  du  monde  extérieur.  Cette  faculté,  con- 
dition essentielle  de  tous  les  phénomènes  de  la  vie,  chez 
la  plante  aussi  bien  que  chez  l'animal ,  existe  à  son  degré 
le  plus  simple  dans  le  protoplasma.  C'est  Y  irritabilité. 
D'une  façon  générale,  Y  irritabilité  est  la  propriété  que 
possède  tout  élément   anatomique  (c'est-à-dire  le  proto- 
plasma  qui  entre  dans  sa  constitution)  d'être  mis  en  acti- 
vité et  de  réagir  d'une  certaine  manière  sous  l'influence 
des  excitants  extérieurs. 

Toute  manifestation  vitale  exigeant  le  concours  de 
certaines  conditions  ou  excitants  extérieurs,  est  par  cela 
môme  une  manifestation  de  V irritabilité .  La  sensibilité, 
qui  est,  à  son  plus  haut  degré,  un  phénomène  com- 
plexe, n'est  au  fond,  comme   nous  le  verrons,  qu'une 


IRRITABILITÉ,    SENSIBILITÉ;    HISTORIQUE.  243 

modalité  particulière  de  l'irritabilité,  seule  propriété 
vitale  élémentaire,  dont  l'existence  est  commune  aux 
deux  règnes. 

Nous  devons  d'abord  examiner  ce  que  l'on  entend 
par  ce  mot  irritabilité  et  savoir  quelles  idées  et  quels 
faits  il  désigne.  11  est  nécessaire  de  connaître  les  anté- 
cédents historiques  de  cette  question  fondamentale 
qui,  depuis  plus  d'un  siècle,  a  donné  lieu  à  des  confu- 
sions continuelles  et  ouvert  des  débats  qui  ne  sont  pas 
encore  terminés.  Le  problème  de  la  sensibilité  des 
êtres  vivants  et,  d'une  manière  générale,  celui  des  pro- 
priétés vitales  des  êtres  organisés,  trouveront  leur  solu- 
tion dans  la  connaissance  et  l'appréciation  exacte  de  la 
doctrine  de  Y  irritabilité. 

I.  Historique.  —  C'est  Glisson  (1634-1677),  profes- 
seur à  l'université  de  Cambridge,  qui  a  le  premier 
introduit  dans  les  explications  physiologiques  Yirrita- 
bilité,  propriété  vitale  qu'il  attribuait  à  toutes  «  les 
fibres  animales,  musculaires  ou  autres  »,  c'est-à-dire 
indistinctement  à  toute  la  matière  organisée  :  c'était 
pour  lui  la  cause  de  la  vie. 

Depuis  le  moment  où  cette  expression  a  été  em- 
ployée, elle  a  donné  lieu  à  des  confusions  sans  fin  :  on 
a  distingué,  confondu,  séparé  de  nouveau  et  de  nou- 
veau identifié  les  trois  propriétés  et  les  trois  termes,  à 
savoir  :  sensibilité,  irritabilité,  contractilité.  De  là  des 
méprises  qu'il  importe  de  dissiper. 

Barthez  (1734),  le  créateur  de  la  doctrine  vitaliste, 
distinguait  des  forces  sensitives,  sensibilité  avec  per- 


244       LEÇONS    SUR  LES  PHÉNOMÈNES    DE    LA   VIE. 

ception,  sensibilité  sans  perception,  et  des  forces  mo- 
trices de  resserrement,  d'élongation,  de  situation  fixe, 
touique,  équivalents  de  la  contractilitê  actuelle  :  ces 
deux  ordres  de  forces  étant  d'ailleurs  subordonnés 
dans  l'être  vivant  à  la  force  vitale. 

On  a  dit  que  Leibnitz  avait  accepté  la  doctrine  de 
l'irritabilité  de  Glisson  ;  l'entéléchie  perceptive  qu'il 
considérait  comme  le  principe  d'activité  inséparable 
des  particules  vivantes  ne  serait  autre  chose  que  Y  irri- 
tabilité boub  un  autre  nom.  Les  rapports  de  Leibnitz 
avec  Campanella  et  Glisson  permettraient  de  supposer 
que  cette  interprétation  a  pu  se  présenter  à  l'esprit  du 
grand  philosophe. 

Bordeu  (1742)  distinguait  une  propriété  vitale  uni- 
que, la  sensibilité  générale,  qui  d'ailleurs  les  comprenait 
toutes.  Première  origine  des  confusions  que  nous  avons 
annoncées  !  Bordeu  prenait  ce  mot  dans  une  acception 
nouvelle  et  inusitée.  11  désignait  par  là  ce  que  l'on 
appelait  de  son  temps  les  irritations,  les  excitations,  Y  ir- 
ritabilité de  Glisson,  Y incitabilité  de  Brown,  c'est-à-dire 
cette  propriété  de  réagir  sous  l'influence  d'un  stimulus, 
à  laquelle  le  médecin  anglais  Brown  (1735-1798)  avait 
attaché  tant  d'importance. 

L'innovation  de  Bordeu  est  d'avoir  généralisé  la  sen- 
sibilité au  point  (comme  le  lui  reprochait  Cuvier)  de 
donner  ce  nom  à  «  toute  coopération  nerveuse  accom- 
»  pagnée  de  mouvement,  lorsque  l'animal  n'en  avait 
»  aucune  perception.  » 

Outre  cette  sensibilité  générale,  dont  le  fond  est  le 
même  pour  toutes  les  parties,  Bordeu  imagine  encore 


IRRITABILITÉ  HALLÉRIENNE.  245 

une  sensibilité  propre  pour  chacune  des  parties  :  «  Cha- 
»  que  glande,  chaque  nerf  a  son  goût  particulier.  Cha- 
»  que  partie  organisée  du  corps  vivant  a  sa  manière 
»  d'être,  de  sentir  et  de  se  mouvoir  ;  chacune  a  son 
»  goût,  sa  structure,  sa  forme  intérieure  et  extérieure, 
»  son  poids,  sa  manière  de  croître,  de  s'étendre  et  de 
»  se  retourner  toute  particulière;  chacune  contribue  à 
»  sa  manière  et  pour  son  contingent  à  l'ensemble  de 
»  toutes  les  fonctions  et  à  la  vie  générale;  chacune  enfin 
»  a  sa  vie  etses  fonctions  distinctes  de  toutes  les  autres.  » 
Bordeu  va  jusqu'à  dire  que  «  chaque  organe  est  un 
«  animal  dans  l'animal  »  :  animal  in  animait,  excès  de 
doctrine  qui  a  excité  les  critiques  de  Cuvier,  et  plus 
récemment  de  Flourens. 

Telle  est  la  façon  de  voir  de  Bordeu  relativement 
aux  propriétés  vitales  ou  sensibilités  particulières. 

Ce  fut  Haller,  le  célèbre  physiologiste  de  Lausanne, 
qui  eut  l'honneur  de  donner  une  base  expérimentale  à 
la  théorie  des  propriétés  vitales  et  de  l'affermir  solide- 
ment.  11  distingue  trois  propriétés  : 

1°  La  contractilité,  qui  n'est  autre  chose  que  la  pro- 
priété physique  que  nous  appelons  aujourd'hui  élasticité; 
2°  L'irritabilité,  tout  aussi  mal  dénommée.  C'est  la 
manière  de  se  comporter  du  muscle.  L'irritabilité  hal- 
lérienne,  c'est  la  contractilité  actuelle.  Les  muscles,  dit 
Haller,  sont  irritables;  on  dit  maintenant  contractiles; 
3°  La  sensibilité.  C'est  la  manière  de  se  comporter 
des  nerfs. 

On  voit  par  là  que  la  distinction  établie  par  Haller  a 
un  caractère  pratique  et  expérimental.  Il  ne  s'occupe 


246  LEÇONS    SUK    LES    PHÉNOMÈNES    DE   LÀ    VIE. 

pas  de  l'essence  des  propriétés  qu'il  constate.  11  voit 
les  nerfs  et  les  muscles  se  comporter  d'une  manière  dif- 
férente, et  il  donne  des  noms  différents  à  ces  deux  mo- 
des d'activité  :  irritabilité  et  sensibilité.  Le  résultat  de 
ses  expériences  a  donc  été  de  séparer  (ce  qui  n'avait 
pas  été  fait  avant  lui)  le  nerf  et  le  muscle,  au  point  de 
vue  de  leur  manière  d'agir,  et  de  séparer  l'un  et  l'autre 
des  tissus  différents,  tendons,  épiderme,  cartilages, 
qui  se  comportent  autrement. 

C'est  le  principal  mérite  de  Haller  d'avoir  montré 
que  le  nerf  et  le  muscle  ont  en  eux-mêmes  ce  qui  est 
nécessaire  à  leur  entrée  en  action,  et  qu'ils  ne  tirent  pas 
d'ailleurs  leur  principe  d'activité.  La  doctrine  régnante 
depuis  Galien,  admise  par  Descartes,  la  doctrine  des 
esprits  animaux,  enseignait  que  les  organes  recevaient 
leur  principe  d'action  d'une  force  centrale  transmise 
et  distribuée  par  les  nerfs  sous  le  nom  d'esprits  ani- 
maux, et  conduisait,  dans  le  cas  actuel,  à  supposer  que 
le  muscle  tirait  du  nerf  la  propriété  de  se  contracter. 
Avant  de  réfuter  expérimentalement  cette  erreur  accré- 
ditée et  de  démontrer  l'autonomie  des  deux  tissus  et 
leur  indépendance  par  des  preuves  directes,  Haller  éta- 
blit ingénieusement  etàpriori  le  peu  de  fondement  de  la 
doctrine  qui  avait  cours.  Il  fit  observer  que  si  le  muscle 
tirait  sa  propriété  du  nerf,  le  nombre  des  nerfs  qui  ani- 
ment un  muscle  devait  être  proportionné  au  volume  de 
celui-ci,  conséquence  qui  est  en  désaccord  avec  les 
faits  ;  le  cœur,  par  exemple,  qui  est  le  muscle  le  plus 
actif  de  l'économie,  est  celui  de  tous  dont  l'innervation 
est  la  moins  abondante  et  la  plus  difficile  à  découvrir. 


IRRITABILITÉ  GÉNÉRALE.  247 

La  démonstration  de  l'indépendance  essentielle  du 
muscle  et  du  nerf,  tentée  par  Haller,  a  été  complétée 
plus  tard  par  J.  Millier,  qui  a  prouvé  que  le  nerf  séparé 
du  corps  s'éteint  avant  le  muscle.  Les  principes  d'action 
des  deux  tissus  ne  peuvent  être  les  mêmes,  puisque  l'un 
a  disparu  alors  que  l'autre  persiste.  Quant  aux  objec- 
tions dont  l'argument  de  Mtiller  était  passible,  je  les 
ai  levées  plus  tard  par  mes  expériences  sur  le  curare, 
qui  supprime  l'activité  du  nerf  d'une  manière  complète 
en  laissant  subsister  entière  l'activité  du  muscle.  Ici 
nous  devons  ajouter  une  réflexion  :  le  curare  détruit 
un  mécanisme,  son  action  ne  porte  pas  sur  le  proto- 
plasma,   c'est-à-dire  sur  la  base  physique  même  de 
la  vie  du  tissu.  Le  curare  détruit  le  rapport  physique 
du   nerf  et  du  muscle,   rapport   indispensable  pour 
l'exercice  de  la  contraction  volontaire  et  du  mouve- 
ment volontaire.  Il  sépare  des  éléments  normalement 
unis,  il  détruit  leur  harmonie,  tout  en  ne  détruisant 
pas  les  éléments  eux-mêmes. 

En  résumé,  toutes  ces  recherches  entreprises  en 
vue  de  l'irritabilité  ont  abouti  à  prouver  X autonomie 
des  tissus;  elles  n'ont  pas  éclairé  la  question  de  l'ir- 
ritabilité, qui  est  restée  au  même  point.  La  propriété 
des  nerfs  appelée  sensibilité  ou  motricité  et  la  pro- 
priété du  muscle  appelée  contractilité  ne  sont  point 
des  attributs  généraux  de  toute  matière  vivante,  mais 
plutôt  des  réactions,  des  manifestations  particulières 
d'une  espèce  déterminée  de  matière  vivante.  Ce  sont 
des  propriétés  spéciales  et  non  des  propriétés  vitales 
générales.  Lorsque  l'on  examine  attentivement  le  fond 


248         LEÇONS  SUR    LES  PHÉNOMÈNES   DE    LA    VIE. 

des  choses,  on  voit  que  ces  propriétés  ne  sont  que  des 
déterminations  particulières  d'une  propriété  plus 
gêné  raie,   Y  irritabilité. 

C'est  ainsi  que  pensait  Broussais. 

Broussais  n'acceptait  qu'une  seule  propriété  essen- 
tielle de  la  substance  organisée,  1' 'irritabilité,  entraînant 
comme  conséquence  la  sensibilité,  la  contractilité  et 
toutes  les  autres  facultés  secondaires.  Virchow  pro- 
fesse la  même  opinion  ;  les  phénomènes  vitaux  ont  pour 
condition  intime  Y  irritabilité ,  terme  générique  qui 
comprend,  suivant  lui,  Y  irritabilité  nutritive,  Yirrita- 
bilité  formative  et  Y  irritabilité  fonctionnelle. 

Virchow  a  désigné  par  le  mot  &  irritabilité  «  la  pro- 
»  priété  des  corps  vivants  qui  les  rend  susceptibles  de 
»  passer  à  l'état  d'activité  sous  l'influence  des  irritants, 
»  c'est-à-dire  des  agents  extérieurs.  » 

En  d'autres  termes,  nous  dirons,  quant  à  nous,  que 
«  l'irritabilité  est  la  propriété  de  l'élément  vivant  d'agir 
»  suivant  sa  nature  sous  une  provocation  étrangère  » . 
Avant  tout,  chaque  tissu  réagit  à  l'excitation  du  milieu 
extérieur,  eau,  air,  chaleur,  aliment,  en  y  puisant  cer- 
tains principes,  en  y  en  rejetant  d'autres,  c'est-à-dire  en 
opérant  les  échanges  qui  constituent  la  nutrition.  C'est  la 
ce  que  l'on  a  appelé  Y  irritabilité  nutritive  ou  propriété  de 
réagir  à  la  stimulation  alimentaire  du  milieu  ambiant 
en  s'en  nourrissant.  En  outre,  chaque  élément  a  la 
possibilité  de  manifester  ses  propriétés  particulières, 
de  se  comporter  d'une  manière  spéciale,  caractéris- 
tique :  la  fibre  musculaire  réagit  en  se  contractant,  la 
fibre  nerveuse  en  conduisant  l'ébranlement  qu'elle  a 


IRRITABILITÉ    ET    PROPRIÉTÉS    VITALES.  249 

reçu,  la  cellule  glandulaire  en  élaborant  et  en  éva- 
cuant un  produit  spécial  de  sécrétion,  le  cil  vibratile, 
en  s'infléchissant  et  se  redressant  alternativement,  le 
globule  sanguin  en  attirant  l'oxygène,  le  grain  de 
chlorophylle  en  décomposant  l'acide  carbonique.  Ce 
sont  toutes  ces  facultés  que  l'on  a  appelées  du  nom 
générique  à? irritabilité  fonctionnelle.  Mais  toutes  ces 
manifestations  particulières  sont  dominées  par  une 
condition  générale;  elles  sont  les  modes  divers  d'une 
faculté  unique,  X irritabilité  simple.  11  n'est  pas  néces- 
saire selon  nous  de  distinguer  une  irritabilité  nutritive 
et  une  irritabilité  fonctionnelle;  encore  moins  faut-il 
établir  des  distinctions  dans  chacune  de  ces  propriétés 
et  démembrer,  comme  l'a  fait  Virchow,  l'irritabilité 
nutritive  en  une  irritabilité  formative,  qui  serait  la  pro- 
priété d'un  tissu  de  s'entretenir  par  des  générations 
de  cellules  ou  d'éléments  anatomiques  qui  se  suc- 
cèdent; en  une  irritabilité  d'agrégation,  propriété  de 
l'élément  de  s'incorporer  les  substances  alimentaires 
convenables.  C'est,  au  fond,  la  même  propriété  essen- 
tielle qui  caractérise  les  rapports  entre  la  substance 
organisée  et  vivante  ou  protoplasma  d'une  part,  et  le 
milieu  extérieur  d'autre  part  ;  la  faculté  la  plus  simple 
et  la  plus  générale  de  la  vie  dans  les  animaux  comme 
dans  les  plantes,  l'irritabilité. 

Les  études  expérimentales  innombrables  que  l'on  a 
tentées  sur  les  propriétés  des  tissus  vivants,  et  que 
nous  ne  pouvons  retracer  ici,  conduisent  à  cette  double 
conclusion  : 

1°  Il  y  a  dans  tous  les  tissus  vivants  une  faculté  com- 


250  LEÇONS  SUR  LES    PHÉNOMÈNES    DE   LA.    VIE. 

mune  de  réagir  sous  l'influence  des  excitants  extérieurs  : 
c'est  Y  irritabilité.  Le  tissu  n'est  déclaré  vivant  qu'à 
cette  condition; 

2°  11  existe  en  même  temps  dans  tous  les  tissus  vivants 
une  réaction  particulière  et  autonome,  c'est  la  propriété 
organique,  qui  caractérise  physiologiquement  le  tissu. 

Maintenant,  dans  quelle  partie  constituante  des  tis- 
sus devons-nous  localiser  ces  deux  propriétés  dont 
l'une  est  commune  à  tous,  et  dont  l'autre  est  spéciale 
à  chacun? 

C'est  dans  le  protoplasma  seul  que  nous  trouvons 
l'explication  de  toutes  les  propriétés  du  tissu.  Le  pro- 
toplasma possède  en  réalité,  à  l'état  plus  ou  moins 
confus,  toutes  les  propriétés  vitales;  il  est  l'agent  de 
toutes  les  synthèses  organiques,  et  par  cela  même  de 
tous  les  phénomènes  intimes  de  nutrition.  Le  proto- 
plasma, en  outre,  se  meut,  se  contracte  sous  l'influence 
des  excitants  et  préside  ainsi  aux  phénomènes  de  la  vie 
de  relation. 

Par  suite  de  l'évolution  des  organismes  et  par  la 
différenciation  successive  de  leurs  tissus,  chacune  de 
ces  propriétés  primitives  et  confuses  du  protoplasma  se 
différencie  elle-même  par  une  intensité  relative  deve- 
nue plus  grande  dans  certains  éléments  organiques. 
Ainsi  l'autonomie  des  tissus  n'est  au  fond  qu'une  dif- 
férenciation protoplasmique.  Toutefois  dans  chaque 
tissu,  quelle  que  soit  la  spécialité  qu'il  revêt,  le  proto- 
piasma  ne  perd  jamais  la  faculté  de  sentir  les  excitants 
qui  doivent  entrer  en  contact  ou  en  conflit  avec  lui 
pour  amener  la  manifestation  d'une  de  ses  propriétés 


IRRITABILITÉ  DU    PROTOPLASMA.  251 

spéciales.  Dans  certaines  cellules,  l'irritation  extérieure 
produit  des  synthèses  de  matières  ternaires,  quater- 
naires, sous  forme  de  sécrétion  solide  ou  liquide  ;  c'est 
alors  la  propriété  synthétique  du  protoplasma  qui  a 
été  mise  en  jeu;  ailleurs,  l'irritation  externe  produira 
une  multiplication  de  cellules  et  mettra  en  activité  la 
propriété  proliférante  du  protoplasma;  ailleurs,  enfin, 
l'irritation  extérieure  excitera  la  contraction  musculaire 
et  manifestera  la  propriété  motrice  ou  contractile  du 
protoplasma. 

Telle  est  la  conception  que  nous  devons  nous  faire 
du  protoplasma;  il  est  l'origine  de  tout,  il  est  la  seule 
matière  vivante  du  corps  qui  anime  toutes  les  autres. 
C'est  d'une  partie  du  protoplasma  de  l'ancêtre  que  se 
développe  le  nouvel  être,  et  c'est  par  la  reproduction 
incessante  du  protoplasma  que  la  vie  se  perpétue. 

Nous  ne  ferons  pas  ici  l'histoire  de  toutes  les  proprié- 
tés du  protoplasma,  ce  serait  embrasser  la  physiologie 
entière.  Nous  nous  occuperons  seulement,  dans  ce 
qui  va  suivre,  de  sa  propriété  dominante,  la  sensibi- 
lité ou  l'irritabilité,  sans  laquelle  les  autres  ne  sont 
rien  et  restent  incapables  de  manifestation.  Nous  diri- 
gerons plus  particulièrement  notre  étude  sur  l'action 
des  excitants  et  des  anesthésiants  de  l'irritabilité  du 
protoplasma. 

II.  Excitants  et  anesthésiants  de  l'irritabilité.  —  Les 
conditions  de  la  mise  en  jeu  de  l'irritabilité  nous  sont 
connues,  nous  les  avons  examinées  en  étudiant  la  vie 
latente  ;  car,  il  faut  bien  le  savoir,  la  vie  latente  ne  peut 


252    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

cesser  que  parce  que  le  protoplasma  se  réveille  en  quel- 
que sorte,  c'est-à-dire  reprend  ses  propriétés  d'irritabi- 
lité. Les  excitants  du  protoplasma  sont  donc  ceux  de  la 
vie  elle-même  :  ce  sont  l'eau,  la  chaleur,  l'oxygène, 
certaines  substances  dissoutes  dans  le  milieu  ambiant. 

Sans  doute  les  conditions  extrinsèques  qui  doivent 
être  réalisées  pour  permettre  au  protoplasma  de  chaque 
cellule  de  vivre  et  de  fonctionner  suivant  sa  nature 
sont  très  nombreuses,  très  variables  et  très  délicates. 
Si  l'on  voulait  les  préciser  dans  tous  leurs  détails, 
comme  la  nature  des  excitants,  leur  dose,  leurs  varié- 
tés sont  infinies,  il  faudrait  pour  les  connaître  faire 
l'histoire  de  chaque  élément  cellulaire  en  particulier. 

Mais  pour  nous  en  tenir  aux  conditions  générales, 
essentielles,  nous  dirons  qu'elles  sont  les  mêmes  pour 
toute  espèce  de  protoplasma,  animal  ou  végétal  :  ce 
sont  les  quatre  conditions  que  nous  avons  précédem- 
ment indiquées. 

Par  un  singulier  rapprochement,  on  pourrrait  dire 
que  ces  quatre  conditions  indispensables  à  l'exercice 
de  l'irritabilité,  à  la  vie,  sont  précisément  les  quatre 
éléments  que  les  anciens  considéraient  comme  formant 
le  monde  :  l'eau,  l'air,  le  feu  (chaleur),  la  terre  (sub- 
stances chimiques,  nutritives  ou  salines),  que  l'être  vi- 
vant rencontre  dans  le  milieu  ambiant. 

Relativement  aux  conditions  physico-chimiques  de 
la  vie,  nous  n'avons  rien  d'essentiel  à  ajoutera  ce  que 
nous  avons  déjà  dit,  d'une  manière  générale,  à  propos 
des  conditions  de  la  vie  latente,  de  la  vie  oscillante  et 
de  la  vie  manifestée. 


ANESTHÉSIE  DE  L'iRRITABILITÉ  DU  PROTOPLASMA.       253 

Nous  nous  arrêterons  au  contraire  sur  l'action  des 
anesthésiants  de  l'irritabilité,  sur  lesquels  nous  avons 
fait  des  études  particulières,  chez  les  animaux  et  les 
végétaux. 

Les  anesthésiques,  l'éther,  le  chloroforme,  nous 
fournissent  des  moyens  d'agir  sur  l'irritabilité,  la  fa- 
culté vitale  par  excellence,  de  la  suspendre  ou  de  la 
supprimer,  de  sorte  que  l'on  peut  considérer  ces  sub- 
stances comme  les  réactifs  naturels  de  toute  substance 
vivante,  et  par  conséquent  du  protoplasma. 

Ces  substances  jouissent  de  la  faculté  de  suspendre 
l'activité  du  protoplasma,  de  quelque  nature  qu'elle 
soit  et  de  quelque  manière  qu'elle  se  manifeste.  Tous 
les  phénomènes  qui  sont  véritablement  sous  la  dépen- 
dance de  Yirritabilité  vitale  sont  suspendus  ou  suppri- 
més définitivement;  les  autres  phénomènes,  de  nature 
purement  chimique,  qui  s'accomplissent  dans  l'être 
vivant  sans  le  concours  de  l'irritabilité,  sont  au  con- 
traire respectés.  De  là  un  moyen,  extrêmement  pré- 
cieux, de  discerner  dans  les  manifestations  de  l'être 
vivant  ce  qui  est  vital  de  ce  qui  ne  l'est  pas. 

Ces  vues  ne  sont  pas  purement  théoriques  :  elles 
sont,  au  contraire,  suggérées  et  démontrées  par  des 
expériences  que  nous  avons  instituées  récemment  et 
dont  nous  vous  rendrons  témoins  successivement. 

Tout  le  monde  sait  que  les  anesthésiques,  l'éther,  le 
chloroforme,  ont  la  propriété  d'éteindre  momentané- 
ment la  sensibilité,  et  par  conséquent  d'empêcher  le 
malade  qu'on  opère  d'avoir  conscience  et  souvenir  de 
la  douleur,  ce  qui  équivaut  à  sa  suppression.  Or  nous 


254  LEÇONS  SUR  LES    PHÉNOMÈNES   DE  LA   VIE. 

avons  trouvé  que  cette  action  des  anesthésiques  est  gé- 
nérale, qu'elle  ne  s'adresse  pas  seulement  à  ce  phéno- 
mène conscient  qu'on  appelle  douleur  ou  sensibilité, 
mais  qu'elle  atteint  Yirritabilité  du  protoplasma  et 
s'étend  à  toute  manifestation  vitale,  de  quelque  nature 
qu'elle  soit.  Il  devait  en  être  ainsi,  puisque  c'est  au 
protoplasma  que  nous  rattachons  toutes  les  activités 
vitales. 

L'action  des  anesthésiques  se  traduit  par  des  effets 
plus  ou  moins  rapides  sur  les  différents  organismes  et 
sur  leurs  divers  tissus.  Le  premier  point  sur  lequel  il 
faut  insister,  c'est  que  l'action  éthérisante  s'étend  suc- 
cessivement à  tous  les  tissus  dans  le  même  être.  Quand 
on  anesthésie  un  homme,  par  exemple  au  moyen  du 
chloroforme  ou  de  l'éther,  la  substance  anesthésiante 
est  respirée,  absorbée  dans  le  poumon,  et  circule  avec 
le  sang  dans  les  tissus.  C'est  sur  le  protoplasma  plus 
délicat  des  centres  nerveux  que  l'anesthésique  porte 
d'abord  son  action,  et  ce  sont  en  effet  les  phénomènes 
de  la  conscience  et  de  la  perception  sensorielle  qui 
disparaissent  les  premiers,  tandis  que  le  protoplasma 
des  nerfs,  des  muscles,  des  glandes  et  des  autres  élé- 
ments anatomiques  n'est  pas  encore  atteint.  Cela  nous 
explique  pourquoi  les  fonctions  vitales  peuvent  conti- 
nuer à  s'exercer  et  pourquoi  l'anesthésie  est  alors  sans 
péril  pour  la  vie;  car,  si  les  protoplasmas  de  tous  les 
éléments  anatomiques  dans  tous  les  tissus  étaient  frap- 
pés à  la  fois  d'anesthésie,  toutes  les  fonctions  cesse- 
raient simultanément  et  la  mort  serait  instantanée. 
L'anesthésie   chirurgicale   est   donc    une    anesthésie 


ANESTHÉSIE  GÉNÉRALISÉE.  255 

essentiellement  incomplète;  elle  n'atteint  que  les  élé- 
ments nerveux  les  plus  délicats,  qui  sont  le  siège  des 
phénomènes  de  sensibilité  consciente,  et  cela  suffit 
pour  le  but  que  l'on  se  propose.  Mais  ici  nous  voulons 
démontrer  que  l'anesthésie  est  un  phénomène  général 
dans  tous  les  tissus,  et  nous  devons  en  donner  la  dé- 
monstration sur  les  animaux  et  sur  les  végétaux. 

Phénomènes  cTanesthésie  du  mouvement  et  de  la  sensi- 
bilité chez  les  animaux  et  chez  les  végétaux.  —  On  peut 
étudier  l'influence  des  anesthésiques  sur  les  animaux  et 
aussi  chez  les  plantes.  Beaucoup  de  végétaux  pré- 
sentent, en  effet,  des  phénomènes  de  réactions  motrices 
en  rapport  étroit  avec  les  stimulations  extérieures, 
comme  les  manifestations  de  la  sensibilité  animale.  Les 
exemples  de  mouvement  approprié  à  un  but  four- 
millent chez  les  cryptogames. 

On  sait  qu'il  y  a  à  la  frontière  des  deux  règnes  tout  un 
groupe  d'êtres  litigieux  qu'on  n'a  pu  annexer  à  aucun 
des  deux.  Les  amibes  végétaux,  les  plasmodies  étudiées 
par  de  Bary  présentent  confondus  les  traits  de  l'animal 
et  du  végétal.  Ce  sont  des  masses  protoplasmiques  qui 
ne  se  constituent  ni  en  cellules  ni  en  tissu  pendant 
toute  leur  période  d'accroissement  :  elles  cheminent  en 
rampant  sur  les  débris  de  plantes  décomposées,  sur  les 
écorces,  sur  le  tan.  Elles  émettent  des  prolongements, 
des  sortes  de  bras,  dans  lesquels  vient  s'accumuler  la 
matière  protoplasmique  granuleuse.  L'apparence  de 
structure,  d'organisation,  et  le  mode  de  reptation  éta- 
blissent les  plus  grandes  analogies  entre  ces  myxomy- 
cètes végétaux  et  les  protistes  animaux  de  Hseckel. 


256  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

La  faculté  du  mouvement  se  rencontre  très  nette  et 
très  évidente  dans  les  appareils  reproducteurs  des 
algues,  les  zoospores.  Ce  sont  de  petites  masses  ovoï- 
des, terminées  par  une  calotte  ou  rostre,  muni  de  deux 
à  quatre  cils.  Ces  corpuscules  se  meuvent,  se  dépla- 
cent, se  dirigent  en  nageant  :  ils  semblent,  dans  bien 
des  cas,  éviter  les  obstacles,  s'y  prendre  à  plusieurs  fois 
pour  les  contourner  et  arriver  à  un  but  déterminé.  On 
trouverait  là,  non  seulement  le  mouvement  simple, 
mais  le  mouvement  approprié  à  un  but  déterminé,  les 
apparences,  en  un  mot,  du  mouvement  volontaire. 

Les  caractères  du  mouvement  volontaire  se  retrou- 
vent encore  plus  évidents  chez  les  anthérozoïdes  de 
certaines  algues ,  les  OEdogonium ,  par  exemple . 
M.  Pringsheim  a  vu,  en  1854,  ces  anthérozoïdes,  cor- 
puscules reproducteurs  mâles,  en  forme  de  coin,  avec 
rostre  garni  de  cils.  L'anthérozoïde,  une  fois  sorti  de 
la  cellule  qui  l'enfermait,  nage  dans  le  liquide  envi- 
ronnant et  se  dirige  vers  la  cellule  femelle  ;  il  vient 
buter  contre  la  paroi  de  cette  cellule,  en  quête  de  l'ori- 
fice que  celle-ci  présente.  Après  plusieurs  tentatives 
infructueuses,  il  semble  qu'un  effort  mieux  dirigé  lui 
permette  de  franchir  l'étroit  canal  et  de  se  précipiter 
dans  la  matière  verte  de  l'oosphère,  cellule  où  la  fécon- 
dation s'accomplit. 

Ces  exemples  de  mouvement  ne  sont  pas  rares, 
parmi  les  plantes  phanérogames.  Le  nombre  des  végé- 
taux dont  les  organes  foliaires  sont  susceptibles  de  mou- 
vement est  très  considérable.  De  ces  mouvements,  les 
uns  sont  provoqués  par  des  attouchements  et  des  ébran- 


ANESTHÉSIE    DES    VÉGÉTAUX  ET   DES  ANIMAUX.       257 

lements;  d'autres  par  l'action  de  la  lumière  et  de  la 
chaleur;  d'autres,  enfin,  semblent  se  produire  spon- 
tanément sous  l'action  de  causes  internes. 

Nous  citerons  particulièrement  les  mouvements  des 
étamines  de  l'épine-vinette  (Berberù),  des  rossolis 
ou  drosera,  de  la  gobe-mouche  (Dionsea  muscipula),  du 
sainfoin  oscillant  [Hèdysarum  gyrans). 

La  condition  préalable  de  ces  manifestations  de  mou- 
vement, c'est  la  faculté  de  réagir  aux  excitants  exté- 
rieurs qui  les  provoquent;  cette  faculté  n'est  pas  l'at- 
tribut exclusif  des  animaux.  Beaucoup  de  plantes  en 
sont  douées  à  un  degré  plus  ou  moins  éminent. 

Les  légumineuses  appartenant  aux  genres  Smithïa, 
Aïschynomene,  Desmantkus,  Robinia,  notre  faux  aca- 
cia; YOxalis  sensitiva  de  l'Inde,  présentent  cette  re- 
marquable faculté  de  réagir  aux  excitations  qu'on  porte 
sur  elles.  Mais  l'espèce  la  plus  célèbre  sous  ce  rapport, 
et  la  mieux  étudiée,  c'est  la  sensitive,  Mimosa  pudica. 

Les  feuilles  de  la  sensitive  sont  disposées  comme  les 
feuilles  composées  pennées,  sur  quatre  pétioles  secon- 
daires supportés  eux-mêmes  par  un  pétiole  commun 
(voy.  fig.  19,  20).  Lorsque  la  plante  a  été  soumise  à  un 
excitant  quelconque,  le  pétiole  commun  s'abaisse,  les 
pétioles  secondaires  se  rapprochent  et  les  folioles  s'ap- 
pliquent l'une  contre  l'autre  par  leur  face  supérieure. 
L'irritation  s'étend  plus  ou  moins  loin  suivant  qu'elle 
est  plus  ou  moins  vive.  Elle  peut  être  produite  par  la 
plupart  des  agents  que  l'on  connaît  pour  être  des  exci- 
tants de  la  sensibilité  animale  :  ainsi  les  secousses,  les 
chocs,  les  brûlures,  l'action  des  substances  caustiques, 

CL.  BERNARD,  j'y 


258         LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    ME. 

les  décharges  électriques.  Il  semble  que  quelques-uns 
de  ces  excitants  s'affaiblissent  par  l'usage  ou  par  la  fa- 
tigue. Il  y  a  comme  une  sorte  d'habitude  qui  fait  que 
la  plante  répond  aux  stimulations  avec  d'autant  moins 
d'intensité  qu'elles  ont  été  plus  répétées.  Le  natura- 
liste Desfontaines  a  observé  le  fait  en  transportant  une 
sensitive.  Les  premiers  cahots  de  la  voiture  amenè- 
rent le  rapprochement  des  folioles  et  l'abaissement  des 
pétioles.  Mais  bientôt  les  feuilles  se  relevaient  et  s'épa- 
nouissaient de  nouveau.  Un  arrêt  et  un  départ  nouveau 
déterminaient  la  répétition  des  mêmes  phénomènes 
avec  une  intensité  toujours  décroissante. 

Nous  avons  parlé  plus  haut  de  la  pratique  très  con- 
nue aujourd'hui  en  chirurgie  sous  le  nom  à'anesthésîe. 
Les  agents  que  l'on  emploie  pour  insensibiliser  l'hom- 
me et  les  animaux  sont  l'éther  et  le  chloroforme.  Eh 
bien  !  chose  singulière,  les  plantes  comme  les  animaux 
peuvent  être  anesthésiées,  et  tous  les  phénomènes  s'ob- 
servent absolument  de  la  même  manière.  On  a  placé 
ici,  séparément  sous  différentes  cloches  de  verre,  un 
oiseau,  une  souris,  une  grenouille  et  une  sensitive.  On 
introduit  au-dessous  de  chacune  de  ces  cloches  une 
éponge  imbibée  d'éther.  L'influence  anesthésique  ne 
tarde  pas  à  se  faire  sentir  :  elle  suit  la  gradation  des 
êtres.  C'est  l'oiseau  plus  élevé  en  organisation  qui  est 
le  premier  atteint  ;  il  chancelle  et  il  tombe  insensible  au 
bout  de  quatre  à  cinq  minutes.  C'est  ensuite  le  tour  de 
la  souris;  après  dix  minutes  on  l'excite,  on  pince  la 
patte  ou  la  queue  :  pas  de  mouvement.  Elle  est  com- 
plètement insensible  et  ne  réagit  plus.  La  grenouille 


ANESTHÉS1E  DES  VÉGÉTAUX  ET  DES  ANIMAUX.   259 

est  paralysée  plus  tard  ;  et  vous  la  voyez  retirée  de  des- 
sous la  cloche  devenue  flasque  et  indifférente  aux  ex- 
citants extérieurs.  Enfin  la  sensilive  reste  la  dernière. 
Ce  n'est  qu'au  bout  de  vingt  à  vingt-cinq  minutes  que 
l'insensibilité  commence  à  se  manifester.  Nous  avons 
placé  sous  la  cloche   G  (fig.    19)  une  sensitive  bien 


Fig.  19.  —  Sensitive  (Mimosa  pudica)  placée  daus  une  atmosphère  étherëe.  —  c,  éponge 
imbibée  d'éther.  —  Les  feuilles  de  la  plante  sont  étalées,  sont  devenues  insensibles,  et 
ne  se  ferment  plus  quand  on  vient  à  les  toucher. 

vivace.  A  côté  du  pot  a  été  introduite  une  épong-e  hu- 
mide e,  imprégnée  d'élher.  Bientôt  la  vapeur  éthérée 
remplit  la  cloche  et  agit  sur  la  plante.  L'action  anesthé- 
siante  est  plus  rapide  dans  les  temps  chauds  que  dans 
les  temps  froids  et  suit  les  diverses  circonstances  qui 


260    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

augmentent  ou  diminuent  l'irritabilité  delà  sensitive. 
Il  faudra  donc  graduer  la  quantité  de  l'anesthésique 
d'après  ces  diverses  circonstances.  Ici  nous  agissons  à 
l'ombre,  à  la  lumière  diffuse;  si  nous  opérions  au 
soleil,  l'effet  serait  beaucoup  plus  prompt,  mais  aussi 
beaucoup  plus  dangereux;  souvent  dans  ce  cas  on  tue 
la  plante  et  elle  ne  récupère  plus  sa  sensibilité.  Cette 
influence  singulière  et  spéciale  de  la  lumière  solaire 
que  nous  constatons  ici  à  propos  de  l'action  de  l'éther 
ou  du  chloroforme  sur  la  sensitive,  nous  la  retrouve- 
rons ultérieurement  dans  bien  d'autres  phénomènes 
de  la  vie  végétale. 

Maintenant,  après  une  demi-heure  environ,  la  sensi- 
tive est  anesthésiée,  et  nous  voyons  que  l'attouchement 
des  folioles  ne  détermine  plus  leur  abaissement,  tandis 
que  la  même  excitation  produit  une  contraction  immé- 
diate des  folioles  f  sur  une  sensitive  normale  {voy. 
fig.  20).  Nous  observons  encore  ce  fait  que  l'anes- 
thésie  atteint  en  premier  lieu  les  bourrelets  des  folioles 
et  ensuite  les  bourrelets  P  placés  à  la  base  du  pétiole 
commun  de  la  feuille  composée. 

Quelque  temps  s'est  écoulé,  et  vous  voyez  que  le 
moineau,  le  rat  blanc  et  la  grenouille  anesthésiés  ont 
maintenant  retrouvé  leur  sensibilité  et  leur  mouve- 
ment; bientôt  il  en  sera  de  même  pour  notre  sensitive; 
elle  cessera  d'être  sous  l'influence  de  l'éther  et  repren- 
dra sa  sensibilité  comme  auparavant. 

Le  résultat  de  l'anesthésie  est  donc  le  même  chez  les 
animaux  et  les  végétaux.  Ce  que  nous  voyons  ici  pour 
la  sensitive  est  vrai  en  effet  pour  tous  les  autres  mou- 


ANESTIIÉS1E    DES    VÉGÉTAUX    ET    DES    ANIMAUX.       261 

vements  que  nous  avons  signalés  dans  les  plantes, 
mouvement  des  étamines  de  l'épine-vinette,  etc.  Il 
reste  à  savoir  si  le  mécanisme  par  lequel  ce  phénomène 
est  réalisé  est  identique.  C'est  là  une  question  très 
importante  à  résoudre.  Si  l'analogie  des  effets  se  pour- 
suit jusque  dans  le  mode  d'action,  on  conçoit  quelle 
relation  intime  sera  ainsi  manifestée  entre  l'organisa- 
tion animale  et  l'organisation  végétale. 


Fis.  20 


<L.lAe{cï/. 


Fig.  20.  —  Sensitiveà  l'état  de  contraction.  Ses  feuilles  se  sont  rétractées  et  abaissées  sous 
l'influence  d'une  excitation  mécanique  portée  sur  la  plante. 

Fig.  20  bis.  —  Feuille  de  sensitive  isolée,   pour  montrer  le  renflement  qui  est  à  la  base 
du  pétiole  et  dans  lequel  siège  le  tissu  contractile  végétal. 

D'abord  rappelons  comment  agit  l'éther  ou  le  chlo- 
roforme sur  l'animal. 

Dans  l'anesthésie  de  l'homme  et  des  animaux  telle 
qu'on  la  pratique  ordinairement,  l'agent  anesthésique 
arrive  avec  l'air  de  la  respiration  au  contact  du  poumon 
ou  de  la  peau;  il  est  absorbé,  pénètre  dans  le  sang  et 


262  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

vient  baigner  tous  les  organes,  tous  les  tissus  et  les 
éléments  anatoraiques.  On  explique  ordinairement 
l'action  de  la  substance  anestbésique  en  disant  que  de 
tous  les  éléments  organiques  avec  lesquels  il  est  mis 
en  contact,  un  seul  d'entre  eux,  spécial  à  l'animal, 
est  atteint  :  l'élément  sensitif,  l'élément  cérébral  du 
système  nerveux  central.  D'où  il  résulte  que  la  sensi- 
bilité est  détruite  dans  son  foyer  perceptif  et  par  suite 
la  douleur  abolie. 

Si  cette  interprétation  était  vraie,  les  expériences 
que  nous  venons  de  faire  devant  vous  resteraient 
incompréhensibles  et  il  n'y  aurait  pas  d'analogie  pos- 
sible à  établir  entre  l'animal  et  le  végétal.  Car  dans  le 
végétal  on  ne  retrouve  pas  de  système  nerveux,  pas 
d'organe  central  d'innervation,  pas  de  cerveau.  Il  est 
bien  vrai  que  quelques  auteurs,  Dutrochet  lui-même, 
ont  cru  trouver  dans  la  sensibilité  des  végétaux  la 
preuve  qu'ils  auraient  quelque  organe  analogue  aux 
nerfs,  et  il  en  est  même  (Leclerc  de  Tours)  qui  ont 
poussé  l'esprit  de  système  et  l'invraisemblance  jusqu'à 
admettre,  dans  la  sensitive,  l'existence  d'un  appareil 
nerveux,  d'un  cerveau  et  d'un  cervelet. 

Quelques  auteurs,  des  botanistes  distingués,  M.  Un- 
ger,  M.  Sachs,  de  Wiirtzbourg,  considèrent  les  mouve- 
ments en  question  comme  résultant  de  la  rupture  de 
l'équilibre  entre  deux  forces  antagonistes,  à  savoir, 
l'attraction  endosmotique  du  contenu  des  cellules  pour 
l'humidité  extérieure,  et  l'élasticité  des  membranes 
cellulaires.  Mais  quel  que  soit  le  mécanisme  intime  de 
ces  phénomènes,  nous  ne  pouvons  attribuer  leursup- 


ANESTHÉSIE  SUCCESSIVE  DES  ÉLÉMENTS  ORGANIQUES.       263 

pression  qu'à  la  disparition  de  l'irritabilité  des  cellules 
contractiles  de  la  plante. 

En  effet,  l'agent  anesthésique  n'agit  pas  exclusive- 
ment sur  le  système  nerveux,  il  porte  en  réalité  son 
action  sur  tous  les  tissus  animaux  :  il  atteint  chaque  élé- 
ment, à  son  heure,  suivant  sa  susceptibilité.  De  même 
qu'il  frappe  plus  rapidement  l'oiseau  et  plus  lentement 
la  souris,  la  grenouille  et  le  végétal,  suivant  ainsi  la 
gradation  des  êtres,  de  môme  dans  un  organisme 
animal  il  suit  pour  ainsi  dire  la  gradation  des  tissus. 
L'effet  se  montre  sur  les  autres  systèmes  après  qu'il 
s'est  déjà  manifesté  sur  le  système  nerveux,  le  plus 
délicat  de  tous.  C'est  là  ce  qui  explique  comment 
l'influence  anesthésique  sur  cet  élément  est  la  pre- 
mière en  date. 

Ainsi  tous  les  tissus  répondent  de  la  même  manière  à 
l'action  de  l'agent  anesthésique  :  il  y  a  dans  tous  une 
même  propriété  essentielle  dont  le  jeu  est  suspendu  ; 
cette  propriété,  c'est  X irritabilité  du  protoplasma. 

En  résumé,  l'agent  anesthésique  atteint  l'activité 
commune  à  tous  les  éléments;  il  atteint,  suspend  ou 
détruit  l'irritabilité  générale  de  leur  protoplasma.  Il 
fait  disparaître  l'irritabilité  pour  un  temps  si  le  contact 
dure  peu,  définitivement  s'il  est  prolongé.  .Etceci,  nous 
l'avons  vu  se  produire  partout  où  l'irritabilité  existe, 
dans  les  plantes  comme  dans  les  animaux. 

Nous  avons  dit  que,  dans  nos  expériences,  l'agent 
anesthésique  n'agit  pas  sur  la  sensibilité  comme  fonc- 
tion, mais  sur  l'irritabilité  du  protoplasma,  comme 
propriété  de  la  fibre  ou  de  la  cellule  nerveuse  sensitive; 


264  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA.    VIE. 

dès  lors  la  manifestation  de  la  sensibilité  et  l'expression 
de  la  douleur  setrouvent  supprimées  ainsi  que  les  con- 
séquences fonctionnelles  qui  en  résultent.  Et  ce  que 
nous  disons  ici  est  vrai  non  seulement  pour  l'irrita- 
bilité de  l'élément  nerveux sensitif,  mais  pour  l'irrita- 
bilité de  l'élément  moteur  et  de  tous  lés  éléments 
vivants  du  corps. 

La  preuve  expérimentale  est  facile  à  faire. 
Prenons  pour  exemple  le  tissu  musculaire  du  cœur. 
Voici  le  cœur  d'une  grenouille  détaché  du  corps  de 
l'animal  et  qui  continue  de  battre  en  raison  même  de 
son  irritabilité  qui  persiste.  Nous  le  plaçons  dans  une 
atmosphère  éthérisée.  Bientôt  les  battements  s'arrêtent 
pour  reprendre  de  nouveau  lorsque  nous  faisons  cesser 
l'influence  de  l'éther. 

Prenons  encore  un  autre  tissu,  l'épithélium  vibratile 
qui  se  meut  d'une  manière  incessante  en  vertu  de  son 
irritabilité.  L'épithélium  vibratile  se  présente  facile  à 
observer  dans  l'œsophage  de  la  grenouille  dont  il  con- 
stitue le  revêtement  interne.  Les  cils  qui  surmonteut  les 
cellules  épithéliales  sont  animés  d'un  mouvement  con- 
stant qui  persiste  longtemps  après  que  l'irritabilité  des 
autres  tissus  animaux  est  déjà  complètement  éteinte.  En 
étalant,  comme  vous  le  voyez  ici,  la  membrane  de 
l'œsophage  de  la  grenouille  sur  une  plaque  de  liège,  et 
en  y  déposant  de  petits  grains  de  noir  animal,  on  les 
voit  transportés  par  l'action  des  cils  de  la  bouche  à  l'es- 
tomac. On  peut  suivre  le  mouvement  à  l'œil  nu  et  on 
les  voit  aller  même  contre  le  sens  de  la  pesanteur» 
Cette  action  des  cils  vibratiles  de  la  membrane  œsopha- 


ANESTHÉSIE  DES  ÉLÉMENTS  ORGANIQUES.    2G5 

gierme  est  suffisamment  puissante  pour  charrier  des 
corps  assez  lourds,  tels  que  des  grains  de  plomb,  etc. 
D'ailleurs  ces  mouvements  vibratiles  sont  connus  et 
ont  été  bien  étudiés. 

On  peut  les  amplifier  au  moyen  d'un  appareil  très 
simple  qui  les  rend  appréciables  à  distance.  Vous  voyez 
l'un  de  ces  appareils.  Une  lame  de  verre  repose  sur  la 
membrane  et  se  déplace,  entraînant  un  levier  très 
long  et  très  léger  formé  d'un  fétu  de  paille  et  pouvant 
tourner  autour  d'un  de  ses  points.  —  Le  déplacement 
de  ce  levier  nous  rend  donc  sensibles  les  mouvements 
des  cils  vibratiles. 

Ce  que  nous  voulons  démontrer  ici,  c'est  que  lava- 
peur  d'éther  ou  de  chloroforme  fait  cesser  l'agitation 
et  tomber  les  cils  au  repos  :  on  constate  alors  que  le 
transport  des  petits  corps  à  la  surface  de  la  membrane 
œsophagienne  s'arrête  pour  reprendre  quand  on  a  fait 
disparaître  l'éthérisation. 

Gomment  l'irritabilité  des  tissus  ou  des  éléments  de 
tissus  se  trouve-t-elle  atteinte  par  l'éther?  Par  suite, 
évidemment,  de  quelque  changement  chimique  ou 
moléculaire  que  le  poison  anesthésique  aura  déterminé 
dans  la  substance  même  de  l'élément.  D'après  des  ex- 
périences que  j'ai  faites  autrefois,  je  pense  que  cette 
modification  consiste  en  une  sorte  de  coagulation. 
L'éther  coagule  le  protoplasma  de  l'élément  nerveux  : 
il  coagule  le  contenu  de  la  fibre  musculaire  et  produit 
une  rigidité  musculaire  analogue  à  la  rigidité  cadavé- 
rique. Dans  l'état  physiologique,  les  tissus  et  les  élé- 
ments de  tissus   ne  peuvent  manifester  leur  activité 


'26G    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

que  dans  des  conditions  d'humidité  et  de  semi-fluidité 
spéciales  de  leur  matière.  Ainsi,  pendant  la  vie,  la  subs- 
tance musculaire  est  semi-fluide  ;  si  cet  état  physique 
cesse  d'exister,  et  s'il  y  a  coagulation,  la  fonction  se 
suspend  :  comme,  par  exemple,  si  de  l'eau  vient  à  se 
congeler,  ses  propriétés  mécaniques  cessent  jusqu'à 
ce  que  l'état  fluide  soit  revenu.  Enfin  nous  ajouterons 
que  ces  modifications,  dans  l'état  physico-chimique  de 
la  matière  organisée,  bien  que  passagères,  finissent  par 
amener  la  mort  de  l'élément,  lorsqu'on  les  reproduit 
successivement  un  certain  nombre  de  fois,  parce  qu'a- 
lors sans  doute  l'élément  n'a  pas  le  temps  de  se  recons- 
tituer suffisamment  dans  les  intervalles  de  repos. 

L'expérience  directe  nous  a  montré  cette  coagulation 
de  l'élément  musculaire  déterminée  par  l'action  de 
l'éther  (1).  Si  l'on  place  un  muscle  dans  des  vapeurs 
<Téther,  ou  si  l'on  injecte  dans  le  tissu  musculaire  de 
l'eau  légèrement  éthérée,  on  amène  après  un  certain 
temps  la  rigidité  définitive  du  muscle;  le  contenu  de 
la  fibre  est  coagulé.  Mais,  avant  cet  état  extrême,  il 
arrive  un  moment  où  le  muscle  a  perdu  son  excitabilité, 
il  est  anesthésié.  Si  alors  on  examine  la  fibre  muscu- 
laire au  microscope,  on  voit  que  son  contenu  n'est  plus 
transparent,  qu'il  est  opaque  et  dans  un  état  de  semi- 
coagulation.  On  observe  très  bien  ces  phénomènes  sur 
la  grenouille  en  injectant  de  l'eau  éthérée  dans  l'épais- 
seur de  son  muscle  gastrocnémien;  nous  obtenons 
ainsi  une  anesthésié  locale,  une  cessation  d'irritabilité 

(I)  Cl.  Bernard,  Leçons  sur  les  anesthésiques  et  sur  l'asphyxie.  Paris, 
(875,  p.  154. 


ANGSTHÉSIE    GÉNÉRALE.   —    UNITÉ    VITALE.  267 

du  muscle  qui  ne  se  contracte  plus.  En  abandonnant 
l'animal  au  repos,  nous  verrons  peu  à  peu  le  muscle 
revenir  à  son  état  normal  :  la  coagulation  de  son  con- 
tenu; la  rigidité,  disparaîtront  de  l'élément  anatomique 
baigné  sans  cesse  et  lavé  par  le  courant  sanguin. 

11  est  permis  de  supposer  que  quelque  chose  de  sem- 
blable se  passe  pour  le  nerf. 

L'expérience  établit  que  l'éther,  le  chloroforme, 
sont  bien  les  réactifs  naturels  de  toute  substance  vi- 
vante ;  leur  action  décèle  dans  la  sensibilité  une  pro- 
priété commune  à  tous  les  êtres  vivants,  animaux  ou 
végétaux,  simples  ou  complexes.  Bien  loin  par  consé- 
quent que  la  sensibilité  et  la  motilité  soient,  ainsi  que 
l'avait  voulu  Linné,  un  caractère  distinctif  entre  les 
deux  règnes ,  les  anesthésiques  établissent  au  con- 
traire leur  rapprochement  et  leur  assimilation  sur 
une  base  solide  physiologique,  comme  l'analogie  de 
structure  établissait  déjà  l'unité  vitale  sur  le  terrain 
anatomique. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  sur  l'irritabilité  du  pro- 
toplasma des  éléments  organiques,  sensitif  et  moteur, 
que  les  agents  anesthésiques  portent  leur  action  ;  ils 
atteignent  aussi  le  protoplasma  des  éléments  organi- 
ques qui  agissent  dans  les  synthèses  chimiques,  dans 
les  phénomènes  de  germination,  de  fermentation,  dans 
les  phénomènes  de  nutrition  en  un  mot. 

Phénomènes  cVanesthésie  du  protoplasma  dans  les  phé- 
nomènes de  germination,  de  développement  de  nutrition 
et  de  fermentation  chez  les  animaux  et  les  végétaux. 

Anesthésie  de  la  germination.  —  Nous  avons  constaté 


268        LEÇONS   sun   LES   phénomènes  de   Là  vie. 

il  y  a  déjà  quelques  années  que  l'éther  ou  le  chloro- 
forme suspendent  la  germination  des  graines. 

L'irritabilité  germinative,  comme  on  pourrait  dire, 
est  ici  atteinte. 

Voici  comment  nous  disposons  les  expériences  :  nous 
prenons  des  graines  de  cresson  alénois,  qui  germent 
très  vite,  et  nous  les  plaçons  dans  les  conditions  né- 
cessaires et  suffisantes  pour  leur  germination  :  air,  hu- 
midité, chaleur  convenable,  mais  en  même  temps  dans 
une  atmosphère  anesthésiante.  Nous  opérons  toujours 
comparativement  sur  les  mêmes  graines  placées  dans 
des  circonstances  identiques,  moins  la  présence  de  l'a- 
gent anesthésique. 

Dans  un  premier  dispositif  expérimental  (voij.  fig. 
21),  nous  faisons  passer  comparativement  un  courant 
d'air  ordinaire  et  un  courant  d'air  contenant  des  va- 
peurs anesthésiques  sur  des  éponges  humides  ce'  dans 
deux  éprouvettes  et  portant  renfermées  à  leur  surface 
des  graines  de  cresson  alénois. 

Une  trompe  P  placée  sur  un  robinet  d'eau  R,  reliée 
aux  éprouvettes  par  le  tube  de  caoutchouc  bb\  est  des- 
tinée à  faire  l'aspiration  dans  les  éprouvettes  et  à  y 
faire  passer  l'air.  Mais  dans  un  cas  l'éprouvette  aspire 
directement  l'air  extérieur  par  le  tube  ci  placé  à  sa 
partie  inférieure;  dans  l'autre  cas,  l'air  qui  entre  par 
le  tube  a  doit  traverser  préalablement  une  première 
éprouvette  t,  au  fond  de  laquelle  se  trouve  une  couche 
d'éther  S.  L'air  se  charge  ainsi  de  la  vapeur  éthérée 
qui  sature  l'atmosphère  intérieure  de  l'éprouvette,  et 
par  le  tube  de  caoutchouc  V  est  porté  dans  l'éprouvette 


ANESTHÉS1E    DE  LÀ    GERMINATION. 


269 


et  sur  l'éponge  ë.  Dans  l'éprouvette  qui  reçoit  l'air  or- 
dinaire, les  graines  germent  très  bien  sur  l'éponge  e, 
tandis  que  dans  l'éprouvette  qui  reçoit  l'air  éthéré,  la 


a  a',  tubes  laissant  entrer  l'air  extérieur  daus  les  éprouvettes. 

b  6',  tube  de  caoutchouc  bifurque,  emportant  l'air  des  éprouvettes  et  s'adaptant  à  la  trompe 

à  eau  par  sou  extrémité  b'. 
e  e',  éponges  humides  sur  lesquelles  sout  placées  les  graines  de  cresson  alénois  ;  elles  ont 

germé  et  poussé  sur  l'éponge  e. 
t,  éprouvette  contenant  de  l'éther  S  à  sa  partie  inférieure. 
S,  éther. 

V,  tube  de  caoutchouc  portant  l'air  éthéré  daus  l'éprouvette  à  l'éponge  e. 
R  R,  courant  d'eau  traversant  la  trompe  et  produisant  l'aspiration  dans  l'appareil. 

germination  est  suspendue  dans  les  graines  qui  repo- 
sent sur  l'éponge  e'.  La  germination  a  pu  être  ainsi 
arrêtée  pendant  cinq  à  sixjours  pour  le  cresson  alénois, 
qui  germe  du  jour  au  lendemain  ;  mais  dès  qu'on  a 
enlevé  l'éprouvette  d'éther  /  et  qu'on  a  substitué  l'air 


270         LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA   VIE. 

ordinaire  à  l'air  éthéré,  la  germination  a  pu  se  mon- 
trer et  marcher  avec  activité. 

J'ai  répété  cette  expérience  sur  un  certain  nombre 
de  graines;  sur  le  chou,  la  rave,  le  lin,  l'orge,  et  tou- 
jours avec  les  mêmes  résultats.  Seulement  la  lenteur  de 
la  germination  est  souvent  un  inconvénient.  C'est 
pourquoi  je  choisis  pour  les  expériences  de  cours  les 
graines  de  cresson  alénois,  qui  sont  de  toutes  les  plus 
convenables  à  cause  de  leur  rapide  germination. 

On  peut  faire  ces  expériences  d'anesthésie  germi- 
native  à  l'aide  de  moyens  encore  plus  simples  (voy. 
fig.  22).  Il  suffit  d'humecter,  par  exemple,  les  éponges 


Fig.  22.  —  Deux  éprouvettes  à  pied  dans  lesquelles  on  a  disposé  l'expérience 
pour  l'auesthésie  germiuative. 

a,  éponge  humide  à  la  surface  de  laquelle  sont  des  graines  de  cresson.  —  b,  eau  chlo- 
roformée wi  fond  de  l'éprouvette  :  les  graines  n'ont  pas  germé.  —  a',  éponge  humide  à  la 
surface  de  laquelle  sont  des  graines  de  cresson.  —  6',  couche  d'eau  ordinaire  au  fond  do 
l'éprouvette  :  les  graines  ont  germé. 

aa',  sur  lesquelles  sont  placées  les  graines,  l'une  a,  avec 
de  l'eau  éthérée  ou  chloroformée,  et  l'autre  a'  avec  de 
l'eau  ordinaire  ;  on  verse  au  fond  de  chaque  éprouvette 
une  couche  égale  de  liquide  éthéré  en  b  et  non  éthéré 
en  b'.  Toutefois  ce  dispositif  échoue  parfois,  soit  parce 
que,  en  raison  de  la  température  ambiante,  l'évapora- 
tion  n'éîant  pas  assez  active,  l'éponge  reste  trop  char- 


ANESTHÉSIE    DE    LA    GERMINATION.  271 

gée  d'agent  anesthésique  et  tue  la  graine,  soit  parce 
qu'au  contraire  l'évaporation  étant  trop  active,  l'agent 
anesthésique  disparaît  et  la  germination  n'est  pas  em- 
pêchée, mais  seulement  retardée. 

J'ai  voulu  régulariser  l'expérience  et  la  rendre  très 
exacte  et  aussi  simple  que  possible  à  répéter.  Voici 
comment  il  convient  de  procéder  :  on  prend  uneéprou- 
vette  à  pied  ordinaire  de  130  centimètres  cubes  de 
capacité  environ;  on  introduit  dans  cette  éprouvette 
une  petite  éponge  humide  garnie  de  graines  de  cres- 
son alénois  et  suspendue  dans  l'atmosphère  de  l'éprou- 
vette  à  l'aide  d'un  fil.  On  place  au  fond  de  i'éprouvette 
environ  20  centimètres .  d'eau  distillée  et  on  bouche 
I'éprouvette.  Dès  le  lendemain,  à  la  température  chaude 
de  l'été,  les  graines  de  cresson  sont  en  pleine  germi- 
nation. Maintenant  si,  dans  une  autre  éprouvette 
exactement  disposée  comme  la  première,  on  ajoute 
10  centimètres  d'eau  éthérée  aux  20  centimètres  d'eau 
pure,  et  qu'on  bouche  I'éprouvette  comme  précédem- 
ment, la  germination  n'a  plus  lieu  et  reste  suspendue 
pendant  quatre,  cinq,  six,  sept  jours;  si  l'on  débouche 
alors  I'éprouvette,  et  qu'on  enlève  l'eau  élhérée,  la 
germination  reparaît  dès  le  lendemain  dans  les  graines 
où  elle  avait  été  arrêtée  par  l'anesthésie. 

Nous  ajouterons  seulement  un  détail  relatif  à  la 
préparation  de  l'eau  éthérée  ou  chloroformée.  Pour 
préparer  l'eau  chloroformée  ou  éthérée,  on  prend  deux 
flacons,  on  verse  dans  l'un  du  chloroforme,  dans  l'autre 
de  l'éther,  on  ajoute  de  l'eau  distillée,  on  agite,  après 
avoir  bouché  les  flacons.  L'excès  d'éther  monte  à  la 


272  LEÇONS    SUR  LES     PHÉNOMÈNES    DE   LA   VIE. 

surface  de  l'eau,  l'excès  de  chloroforme  tombe  au  fond 
du  flacon;  mais  dans  les  deux  cas  l'eau  est  saturée  de 
l'agent  anesthésique.  C'est  l'eau  dont  on  se  sert  pour 
faire  les  expériences. 

Nous  avons  dit  que  les  anesthésiques  distinguent  les 
phénomènes  vitaux  d' organisation  des  phénomènes  pu- 
rement chimiques  de  destruction.  L'éthérisation  de  la 
germination  va  nous  en  fournir  un  exemple  frappant. 
Danslagermination  en  effet  deux  ordres  de  phénomènes 
ont  lieu  :  1°  les  phénomènes  de  création  organique  pro- 
prement dits,  en  vertu  desquels  la  graine  germe,  pousse 
et  développe  sa  radicelle,  sa  tigelle,  etc.  ;  2°  les  phéno- 
mènes chimiques  concomitants,  qui  sont  par  exemple 
la  transformation  de  l'amidon  en  sucre  sous  l'influence 
de  la  diastase,  l'absorption  de  l'oxygène  avec  exhala- 
tion d'acide  carbonique.  Or,  chez  la  graine  dont  les 
phénomènes  vitaux  de  la  germination  sont  suspendus 
par  l'anesthésie,  on  observe  comme  à  l'ordinaire  les 
phénomènes  chimiques  de  la  germination;  on  constate 
que  l'amidon  se  change  en  sucre  sous  l'influence  de  la 
diastase,  que  l'atmosphère  qui  entoure  la  graine  se 
charge  d'acide  carbonique,  etc. 

On  démontre  ainsi  que  la  graine  anesthésiée  dont 
la  végétation  est  arrêtée  respire  comme  la  graine  nor- 
male en  germination.  Pour  cela  il  suffit  de  mettre  au 
fond  des  éprouvettes  bouchées  de  l'eau  de  baryte;  il 
se  précipite  dans  l'un  et  l'autre  cas  une  quantité  sensi- 
blement égale  de  carbonate  de  baryte. 

Nous  considérons  la  respiration  des  êtres  vivants 
comme  identique  dans  les  deux  règnes,  et  comme  un 


anesthésie;  création,  destruction  organique.      273 


CL.    BERNARD. 


18 


274         LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES   DE    LA   VIE. 

phénomène  de  destruction  caractérisé  par  l'absorption 
de  l'oxygène  et  l'exhalation  de  l'acide  carbonique  chez 
les  végétaux  aussi  bien  que  chez  les  animaux.  Cela  est 
vrai  non  seulement  pour  la  graine  qui  germe,  mais 
aussi  pour  la  plante  adulte.  Seulement  chez  celle-ci  la 
fonction  respiratoire  est  masquée  plus  ou  moins  par  la 
fonction  chlorophyllienne. 

Nous  démontrons  depuis  bien  longtemps  dans  nos 
cours  cette  identité  de  la  respiration  chez  les  animaux 
et  chez  les  végétaux  à  l'aide  de  l'appareil  ci-dessus 
{voy.  fig.  23). 

Dans  le  laboratoire,  à  la  lumière  diffuse,  sous  une 
cloche  b  est  placé  un  jeune  chou;  sous  une  autre 
cloche  c  est  placé  un  rat  blanc.  Le  chou  et  le  rat  respi- 
rent de  môme,  comme  on  va  le  voir.  On  fait  passer 
un  courant  d'air  dans  les  deux  cloches  à  l'aide  d'une 
trompe  qui  aspire  l'air  en  g.  Un  robinet  /permet  de  mo- 
dérer ou  d'accélérer  le  courant  gazeux.  L'air  qui  entre 
dans  l'appareil  en  a  est  dépouillé  des  moindres  traces 
d'acide  carbonique,  par  son  passage  à  travers  deux 
tubes  de  Liebig remplis  d'eau  de  baryte;  le  second  tube 
servant  de  témoin,  son  contenu  doit  rester  parfaite- 
ment limpide.  Le  courant  d'air  en  a'  se  divise  en  deux 
parties  :  l'une  qui  traverse  la  cloche  du  chou  b,  et 
ressort  en  b\  pour  aller  se  rendre  dans  le  flacon  d  et 
traverser  l'eau  de  baryte  qui  se  trouble  très  manifes- 
tement par  la  formation  du  carbonate  de  baryte; 
l'autre  partie  du  courant  d'air  se  rend  dans  la  cloche 
du  rat  c,  et  ressort  en  c' ,  pour  se  rendre  dans  un  sem- 
blable flacon  d'eau  de  baryte,  où  l'on  voit  se  former 


ANESTHÉS1E   DES    ŒUFS.  275 

également  un  trouble  et  un  dépôt  de  carbonate  de 
baryte. 

On  s'est  assuré  que  la  terre  du  pot  où  est  planté  ce 
chou  ne  peut  apporter  aucune  cause  d'erreur  dans 
l'expérience. 

Le  végétal  respire  donc  comme  l'animal,  et  la  pré- 
tendue opposition  entre  la  respiration  des  animaux  et 
des  végétaux  n'existe  réellement  pas. 

Anesthésie  des  œufs.  — J'ai  essayé  à  diverses  reprises 
d'anesthésier  des  œufs  de  poule,  des  œufs  de  mouche, 
des  œufs  de  ver  à  soie,  en  agissant  dans  des  conditions 
convenables  et  en  faisant  usage  de  l'appareil  à  courant 
d'air  décrit  précédemment  (voy.  fig.  11  et  23).  Je  n'y 
ai  jamais  réussi.  Les  œufs  se  sont  très  bien  développés 
dans  l'éprouvette  qui  recevait  l'air  ordinaire,  mais  dans 
l'autre  ils  ont  été  tués,  c'est-à-dire  que  le  déve- 
loppement arrêté  n'a  pas  repris  quand  on  a  substitué 
un  courant  d'air  ordinaire  au  courant  d'air  éthéré  ou 
chloroformé. 

Je  n'oserais  dire  qu'il  est  impossible  de  réussir  en  se 
plaçant  dans  de  meilleures  conditions.  Je  signale  seule- 
ment ces  essais  pour  montrer  que  la  vie  de  la  graine  et 
la  vie  de  l'œuf  ne  sont  pas  comparables,  ainsi  que  je 
l'ai  déjà  dit  ailleurs  à  propos  de  la  vie  latente.  Toute- 
fois, je  le  répète,  on  pourrait  peut-être  réussir  en  étu- 
diant mieux  les  circonstances  dans  lesquelles  il  faut 
se  placer.  M.  Henneguy  a  fait,  sous  la  direction  de 
M.  Balbiani,  et  publié  des  observations  intéressantes 
sur  l'action  des  substances  anesthésiques  et  autres  sur 
les  œufs  et  les  spermatozoïdes  des  poissons. 


276  LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA.   VIE. 

Anesthêsie  des  ferments  figurés.  —  Mes  expériences 
ont  spécialement  porté  sur  la  levure  de  bière.  Je  les  ai 
poursuivies  assez  loin.  Seulement  je  me  bornerai  au- 
jourd'hui à  une  simple  indication,  me  réservant  de 
revenir  avec  détail  sur  ce  sujet  important. 

On  prend  un  des  petits  tubes  dont  nous  nous  servons 
habituellement  pour  l'étude  des  fermentations,  on  y  in- 
troduit de  l'eau  chloroformée  et  éthérée  sucrée;  on  y 
ajoute  de  la  levure  de  bière.  Dans  un  autre  tube  sem- 
blable, on  ajoute  de  la  levure  de  bière  à  de  l'eau  sucrée 
ordinaire.  On  laisse  les  deux  tubes  à  une  température 
basse  pendant  vingt-quatre  heures,  afin  que  l'agent 
anesthésique  ait  le  temps  d'agir  sur  les  cellules  de  le- 
vure. On  place  les  deux  tubes  dans  un  bain-marie  à 
35  degrés,  et  bientôt  on  voit  la  formation  de  gaz  se  dé- 
velopper avec  activité  dans  le  tube  contenant  de  l'eau 
sucrée  ordinaire  tandis  qu'elle  n'a  pas  lieu  dans  l'autre 
tube.  Mais  si  alors  on  jette  le  contenu  de  ce  tube  sur  un 
filtre  de  manière  à  laver  la  levure  de  bière  par  un  cou- 
rant d'eau  pendant  un  temps  suffisant,  et  qu'on  replace 
cette  levure  dans  de  l'eau  sucrée  ordinaire,  on  voit  la 
fermentation  reprendre  au  bout  d'un  certain  temps. 
M.  Miintz  avait  déjà  signalé  l'influence  du  chloroforme 
pur  pour  arrêter  la  fermentation  de  la  levure  de  bière. 
M.  Bert  avait  observé  une  influence  semblable  de  l'air 
comprimé  ;  dans  ces  cas,  il  n'y  avait  pas  anesthêsie 
mais  destruction  de  la  levure,  tandis  que  dans  nos 
expériences  il  s'agit  d'une  véritable  anesthêsie,  puisque 
la  levure  reprend  ses  propriétés  de  ferment  que  l'éther 
avait  momentanément  fait  disparaître. 


ANESTHÉSIE    DES    FERMENTS.  277 

En  étudiant  au  microscope  les  cellules  de  levure  de 
bière  anesthésiées,  on  reconnaît  des  modifications  ap- 
portées dans  le  contenu  protoplasmique  de  ces  cel- 
lules, qui  nous  expliquent  les  effets  observés. 

De  la  non-anesthêsie  des  ferments  solubles.  —  Un  fait 
intéressant  est  l'impossibilité  de  suspendre  par  les 
anesthésiques  l'activité  des  ferments  solubles. 

Nous  nous  bornerons  ici  à  une  simple  indication,  ne 
voulant  pas  anticiper  sur  les  études  que  nous  pour- 
suivons encore  en  ce  moment  en  vue  de  notre  cours 
prochain  sur  les  fermentations. 

Si  l'on  dissout  les  ferments  diastasiques  animaux 
ou  végétaux  dans  de  l'eau  chloroformée  ou  éthérée, 
on  constate  que  leur  activité  n'est  en  rien  altérée  ou 
diminuée  ;  au  contraire,  elle  paraît  jusqu'à  un  cer- 
tain point  plus  énergique.  Il  en  est  de  même  du 
ferment  inversif  animal  ou  végétal.  Ceci  nous  expli- 
que pourquoi,  quand  on  met  de  la  levure  de  bière 
dans  de  l'eau  éthérée  sucrée  avec  de  la  saccharose, 
les  résultats  de  la  fermentation  alcoolique  ne  se 
montrent  pas,  tandis  que  ceux  de  la  fermentation  in- 
versive  de  la  saccharose  en  glycose  s'opèrent  parfai- 
tement. 

Ou  pourrait  donc,  d'après  cela,  distinguer  les  fer- 
mentations en  deux  espèces  :  fermentations  à  ferments 
protoplasmiques  ou  vivants,  qui  sont  arrêtés  par  les 
anesthésiques;  fermentations  non-protoplasmiques  ou 
produites  par  des  agents  qui  ne  sont  pas  doués  de  vie 
et  qui  ne  peuvent  être  anesthésiés. 

C'est  ainsi  que  le  chloroforme  et  l'éther  devien- 


278  LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA     VIE. 

draient,  comme  je  l'ai  -dit  ailleurs,  de  véritables  réac- 
tifs de  la  vie. 

Anesihésie  de  la  fonction  chlorophyllienne  des  plantes V 
—  J'ai  étudié  l'action  des  anesthésiques  sur  des  plantes 
aquatiques  des  Potamogeton  et  des  Spirogyra.  Voici 
comment  je  dispose  l'expérience. 

Sous  une  cloche  tubulée  à  sa  partie  supérieure  et 
remplie  d'eau,  contenant  de  l'acide  carbonique,  je  place 
des  plantes  aquatiques  du  genre  de  celles  qui  sont  indi- 
quées; puis,  toute  la  cloche  étant  immergée  dans  un 
grand  bocal,  je  coiffe  la  tubulure  de  la  cloche  avec  une 
éprouvelte  également  remplie  d'eau  et  destinée  à  rece- 
voir les  gaz  qui  seront  dégagés  par  les  plantes.  Je  place 
au  soleil  deux  cloches  ainsi  disposées;  seulement  dans 
l'une  d'elles  j'ai  placé,  avec  les  plantes,  une  éponge 
humide  imbibée  d'un  peu  de  chloroforme.  Dans  la 
première  cloche,  sans  chloroforme,  il  se  dégage  de 
l'oxygène  presque  pur  et  en  assez  grande  quantité; 
dans  la  seconde  cloche,  avec  chloroforme,  il  ne  se  dé- 
gage que  très  peu  de  gaz  qui  est  de  l'acide  carbonique. 
Si,  après  une  durée  de  l'épreuve  suffisante  pour  démon- 
trer que  la  chlorophylle  de  la  plante  est  devenue  inapte 
à  dégager  de  l'oxygène,  je  viens  à  reprendre  la  même 
plante,  à  la  bien  laver  à  grande  eau  et  à  la  replacer  au 
soleil  sous  une  cloche  sans  chloroforme,  je  vois  repa- 
raître sa  faculté  d'exhaler  de  l'oxygène  au  soleil,  qui 
avait  été  momentanément  suspendue. 

Nous  devons  relever  un  fait  intéressant  parmi  ceux 
que  nous  venons  de  signaler,  à  savoir  que  la  plante 
aqualique  anesthésiée  a  dégagé  de  l'acide  carbonique. 


ANESTHÉSIE   DES    ANGUILLULES.  279 

Ce  fait  est  d'accord  avec  ce  que  nous  avons  vu  précé- 
demment :  que  les  phénomènes  chimiques  de  synthèse 
vitale  sont  seuls  abolis  par  les  anesthésiques,  tandis 
que  les  phénomènes  chimiques  de  destruction  ne  le 
sont  pas.  En  effet,  la  formation  de  l'acide  carbonique 
par  l'acte  respiratoire  n'est  pas  un  phénomène  vital, 
puisque,  ainsi  que  l'a  montré  Spallanzani,  les  muscles 
séparés  du  corps,  inertes,  dépourvus  de  vie,  forment 
encore  de  l'acide  carbonique.  Une  tranche  de  jambon 
cuit  mise  sous  une  cloche  respire  et  produit  de  l'acide 
carbonique. 

On  pourrait  donc,  à  l'aide  de  l'anesthésie,  séparer  la 
fonction  chlorophyllienne  des  végétaux,  qui  est  proto- 
plasmique  ou  vitale,  de  la  respiration,  qui,  comme  celle 
des  animaux,  est  de  nature  purement  chimique. 

Anesthésie  des  anguillules  du  blé  niellé.  —  J'ai  fait  peu 
d'expériences  sur  l'anesthésie  des  animaux  inférieurs. 

L'éther  ou  le  chloroforme  tuent  très  rapidement  les 
infusoires;  je  n'ai  pu  réussir  à  en  graduer  l'action.  Il 
n'en  est  pas  de  même  des  anguillules  du  blé  niellé, 
qui  se  prêtent  très  bien  à  ce  genre  d'expériences. 

Nous  avons  vu,  à  propos  de  la  vie  latente,  que  les 
anguillules  du  blé  niellé  desséchées  ont  la  propriété  de 
revivre  quand  on  les  immerge  dans  de  l'eau  ordinaire. 
Elles  ne  manifestent  pas  cette  propriété  si  on  les  im- 
merge dans  de  l'eau  chloroformée  ou  éthérée  ;  seule- 
ment il  faut,  en  général,  affaiblir  l'eau  éthérée  ou  chlo- 
roformée en  y  ajoutant  moitié  ou  plus  d'eau  ordinaire, 
sans  quoi  l'anguille  serait  tuée  définitivement.  Dans 
l'eau  anesthésique  suffisamment  diluée  l'anguille  reste 


ùS 


280  LEÇONS    SUR    LES   PHÉNOMÈNES  DE  LA.    VIE. 

immobile, ne  revient  pas  à  la  vie;  elle  se  réveille  dès  qu'on 
l'en  a  retirée  pour  la  placer  dans  de  l'eau  ordinaire. 

En  examinant  au  microscope  les  anguillules  plongées 
dans  l'immobilité  anesthésique,  on  constate  quelques 
modifications  dans  l'aspect  de  leur  corps.  Il  paraît  plus 
grenu,  comme  s'il  y  avait  une  légère  coagulation  de 
la  substance. 

Les  faits  que  nous  avons  cités  précédemment  et  que 
nous  aurions  pu  encore  multiplier  démontrent  que  les 
agents  anesthésiques  suspendent  Y  irritabilité  de  toutes 
les  parties  vivantes  en  agissant  d'une  manière  physique 
sur  leur  protoplasma  considéré  comme  le  siège  de  l'ir- 
ritabilité. Nous  concevons  dès  lors  facilement  comment 
la  fonction  vitale  est  suspendue  lorsque  Y  irritabilité  qui 
est  son  primum  movehs  se  trouve  engourdie. 

Si  maintenant  nous  voulions  résumer  dans  une  con- 
clusion générale  toutes  nos  expériences  faites  sur 
l'homme,  sur  les  animaux  supérieurs,  sur  les  animaux 
inférieurs,  sur  les  végétaux,  les  graines,  les  œufs,  etc.r 
nous  arriverions  à  dire  que  les  anesthésiants  agissent  à 
la  fois  sur  X irritabilité  et  sur  la  sensibilité.  Qu'est-ce  que 
cela  signifie  ?  L'irritabilité  et  la  sensibilité  sont-elles 
donc  identiques,  ou,  si  elles  sont  différentes,  comment 
comprendre  cette  action  commune  exercée  par  les 
mêmes  agents?  Ce  sont  là  des  questions  importantes 
que  nous  devons  maintenant  examiner. 

III.  De  ï irritabilité  et  de  la  sensibilité.  —  Le  proto- 
plasma jouit  de  la  faculté  remarquable  de  se  déplacer, 
de  changer  de  forme  sous  l'influence  des  excitants  :  il 


IRRITABILITÉ    ET    SENSIBILITÉ.  281 

est  contractile.  Cette  faculté  de  mouvement  est  visible 
daus  toutes  les  masses  protoplasmiques  nues,  dans  les 
éléments  embryonnaires  du  tissu  conjonctif,  les  glo- 
bules blancs  du  sang  chez  les  animaux  supérieurs  ;  les 
amibes,  les  myxomycètes,  parmi  les  êtres  inférieurs. 

La  motilitê  et  X irritabilité  sont  d'ailleurs  deux  pro- 
priétés corrélatives,  qu'on  ne  saurait  séparer  l'une  de 
l'autre  ;  le  mouvement  est  en  effet  déterminé  par  l'in- 
fluence d'un  agent  :  L'agent,  c'est  X excitant;  la  faculté 
de  réagir  par  une  manifestation  physique,  mécanique 
ou  chimique,  contre  l'excitation,  ti est  V irritabilité. 

Nous  professons  qu'il  faut  voir  dans  l'irritabilité 
une  forme  élémentaire  de  la  sensibilité;  dans  la  sen- 
sibilité, une  expression  très  élevée  de  l'irritabilité, 
c'est-à-dire  la  propriété  commune  à  tous  les  tissus  et 
à  tous  les  éléments  de  réagir  suivant  leur  nature 
aux  stimulants  étrangers. 

Lànné  avait  placé,  nous  l'avons  souvent  répété,  dans 
la  sensibilité  le  critérium  de  l'animalité  :  Vegetalia 
vivant,  animalia  sentiunt,  disait-il. 

Pour  le  célèbre  naturaliste  d'Upsal,  la  sensibilité 
était  l'attribut  caractéristique  des  animaux  ;  ses  suc- 
cesseurs ont  vu,  à  son  imitation,  dans  l'existence  de 
cette  propriété  le  moyen  de  distinguer  les  deux  règnes 
de  la  nature  vivante,  la  preuve  de  sa  dualité. 

En  examinant  ce  qu'est,  en  dernière  analyse,  cette 
sensibilité  dont  on  a  fait  le  mode  supérieur  de  la  vie 
animale,  on  y  reconnaît  non  pas  une  propriété  sim- 
ple, mais  une  manifestation  vitale  complexe  qui  ré- 
pond à  une  fonction. 


282  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE   LA   VIE. 

On  doitétablirune  distinction  entre  les  fonctions  d'un 
être  \ivant  elles  propriétés  de  la  substance  organisée, 
qui  en  sont  le  support.  La  sensibilité  serait  un  phéno- 
mène complexe,  spécial  à  certains  êtres,  mais  qui  se 
ramènerait  cependant  à  un  phénomène  général  plus 
simple,  l'irritabilité.  Broussais,  nous  l'avons  déjà  dit, 
avait  exprimé  en  partie  cette  opinion  en  n'acceptant 
qu'une  seulepropriété  essentielle  delà  substance  organi- 
sée, l'irritabilité,  entraînant  comme  conséquence  la  sen- 
sibilité, la  contractilité  et  tous  les  autres  phénomènes 
secondaires.  Virchow  a,  nous  l'avons  déjà  vu,  professé 
la  même  opinion;  selon  lui,  les  phénomènes  vitaux 
ont  pour  condition  inlime  l'irritabilité,  terme  géné- 
rique qui  comprend  toutes  les  autres  propriétés  vitales. 

On  peut  dire  que  cette  doctrine  se  trouve  déjà  en 
germe  dans  Bichat. 

Le  mot  seul  n'est  pas  clair  :  Bichat,  en  effet,  conserve 
partout  le  mot  de  sensibilité,  source  de  tant  de  confu- 
sions ;  mais  il  est  aisé  de  voir  qu'il  l'entend  dans  le  sens 
où  nous  entendons  aujourd'hui  l'irritabilité  qui  de  son 
temps  n'était  pas  encore  distinguée  nettement.  Il  recon- 
naît, dans  les  animaux,  la  sensibilité  animale  et  d'autre 
part  une  sensibilité  végétative  ou  inconsciente  résidant 
dans  les  organes  de  la  vie  végétative  et  se  traduisant 
par  les  actes  visibles  que  ces  organes  accomplissent  lors- 
qu'ils sont  provoqués  par  une  stimulation  extérieure. 
Mais  il  peut  arriver  que  cette  réaction  aux  stimulants, 
artificiels  ou  physiologiques,  ne  se  traduise  par  aucun 
mouvement,  par  aucun  signe  visible,  et  qu'elle  existe 
pourtant,  qu'elle  se  confonde  avec  le  mouvement  nu- 


IRRITABILITÉ    ET   SENSIBILITÉ.  283 

tritif,  qui  ne  se  manifeste  que  par  ses  effets;  c'est  lace  qui 
arrive  dans  les  plantes,  et  Bichat  accordait  aux  végétaux 
et  à  certaines  parties  des  animaux,  une  sensibilité insensi- 
ble^ c'est-à-dire  ne  se  traduisant  par  aucun  signe  sensible. 

Quoi  que  l'on  puisse  penser  de  ces  désignations  : 
sensibilité  consciente,  sensibilité  inconsciente,  sensibi- 
lité insensible,  l'on  n'est  pas  moins  forcé  de  recon- 
naître qu'elles  représentent  des  faits  et  qu'elles  corres- 
pondent à  un  sentiment  exact  de  la  réalité.  Tous  les 
actes  de  l'organisme  sont  des  actes  provoqués  par  des 
stimulations  internes  ou  externes,  physiologiques,  nor- 
males ou  artificielles  ;  ils  exigent  donc  une  sensibilité  si 
l'on  ne  voit  dans  ce  mot  que  la  faculté  de  réagir  à 
l'excitant.  Or,  il  est  certain  que  dans  cette  réaction 
l'on  trouve  tous  les  degrés  depuis  la  réaction  purement 
nutritive  ou  tropJiiqve  invisible,  jusqu'à  la  réaction  mo- 
trice  tombant  sous  le  sens  et  enfin  la  réaction  consciente. 

Le  terme  de  sensibilité  présenterait  donc  pour  les 
physiologistes  une  signification  tout  à  fait  différente 
de  celle  que  les  philosophes  lui  attribuent.  De  là  un 
perpétuel  malentendu  entre  les  uns  et  les  autres. 

Les  philosophes  donnent  généralement  le  nom  de 
sensibilité  à  la  faculté  que  nous  avons  d'éprouver  des 
modifications  psychiques  agréables  ou  désagréables  à  la 
suite  de  modifications  corporelles. 

C'est  dans  ce  sens  de  réaction  de  conscience  que  le 
mot  est  employé  dans  le  langage  courant. 

Il  est  facile  de  comprendre  que  les  physiologistes, 
quand  ils  parlent  de  sensibilité,  ne  doivent  par  l'envi- 
sager à  un  point  de  vue  aussi  restreint  ;  ils  ne  peuvent 


284         LEÇONS   SUR   LES    PHÉNOMÈNES  DE   LA.   VIE. 

la  considérer  comme  étant  réduite  à  des  modifications 
psychiques  de  la  conscience,  du  moi,  qui  sont  les  seules 
préoccupations  du  philosophe .  Ces  manifestations 
psychiques  échappent  au  physiologiste,  qui  n'étudie  et 
ne  connaît  que  des  faits  matériels  et  tangibles,  lors 
même  qu'ils  sont  tout  à  fait  étrangers  au  moi.  De 
telles  manifestations  de  la  sensibilité  perdent  toute 
existence  et  toute  signification  lorsque  l'on  envisage 
les  animaux,  lorsque  l'homme  sort  de  son  for  intérieur 
et  du  domaine  de  sa  conscience. 

Pour  les  physiologistes,  la  sensibilité  n'est  pas  seule- 
ment un  fait  de  conscience,  elle  est  en  outre  accom- 
pagnée de  manifestations  matérielles  et  saisissables  qui 
peuvent  servir  de  base  à  une  définition  physiologique. 

Les  phénomènes  de  la  sensibilité  sont,  en  réalité, 
des  actes  complexes  auxquels  concourent  des  éléments 
secondaires  nombreux. 

Chez  l'homme,  et  au  plus  haut  degré  de  complexité, 
la  sensibilité  constitue  la  fonction  du  système  nerveux, 
fonction  qui  existe  en  vue  d'harmoniser  les  vies  cellu- 
laires en  satisfaisant  le  besoin  de  chaque  cellule  d'être 
excitée,  impressionnée  par  les  agents  cosmiques  ou 
organiques  qui  lui  sont  extérieurs. 

Le  système  nerveux,  en  un  mot,  répond  à  un  besoin 
qu'ont  les  éléments  organiques  d'être  influencés  les 
uns  par  les  autres,  comme  les  appareils  respiratoire  et 
circulatoire  répondent  au  besoin  qu'éprouvent  les  élé- 
ments anatomiques  d'être  influencés  par  l'oxygène,  etc. 

Le  phénomène  de  sensibilité  comprend  l'ensemble 
des  faits  secondaires  suivants  : 


SENSIBILITÉ;  SES    CARACTÈRES.  285 

1°  Impression  d'un  agent  extérieur  (action  mécanique 
sur  un  nerf  périphérique)  ; 

2°  Transmission  de  cette  impression  comme  un 
ébranlement  purement  matériel  ou  mécanique  jus- 
qu'aux centres  nerveux,  où  elle  se  transforme  ; 

3°  Phénomène  psychique  de  la  perception  (qui  peut 
manquer). 

L'impression,  la  transmission,  ébranlements  pure- 
ment matériels  du  centre  nerveux,  déterminent  une 
modification  physique,  c'est-à-dire  de  même  nature, 
dans  les  centres  nerveux.  Les  physiologistes  l'ont  ap- 
pelée sensation  brute,  sensation  inconsciente.  Le  phéno- 
mène ne  s'arrête  pas  là  :  l'ébranlement,  qui  fait  entrer 
en  activité  les  parties  reliées  les  unes  aux  autres,  se 
continue,  se  réfléchit  sur  les  nerfs  de  mouvement  et 
provoque  une  réaction  motrice  (mouvement,  cri)  le 
plus  ordinairement,  et  quelquefois  des  réactions  d'une 
autre  nature,  nutritives,  trophiques,  secrétoires,  plus 
difficilement  appréciables  (ictère,  pâleur  produite  par 
une  émotion,  etc.). 

Ainsi,  le  phénomène  de  sensibilité  chez  l'homme 
même,  en  prenant  l'expression  dans  le  sens  ordinaire, 
au  lieu  d'être  une  propriété  vitale  simple,  est  donc 
une  manifestation  très  complexe.  On  voit  déjà  qu'elle 
comprend  deux  espèces  de  phénomènes  :  1°  des  phé- 
nomènes purement  matériels  ,  réaction  motrice  ou 
autre,  à  la  suite  de  l'impression  d'un  agent  extérieur; 
2°  des  phénomènes  psychiques. 

Si  donc  nous  laissons  de  côté  le  phénomène  psychi- 
que, il  nous  reste,  pour  caractériser  la  sensibilité,  un 


286  LEÇONS   SUR    LES  PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

ensemble  de  phénomènes  organiques  ayant  pour  point 
de  départ  l'impression  d'un  agent  extérieur  et  pour 
terme  la  production  d'un  acte  fonctionnel  variable, 
mouvement,  sécrétion,  etc.  :  ce  qui  caractérise  la 
sensibilité,  c'est  la  réaction  matérielle  à  une  stimulation. 

Lorsque  laréation  matérielle  ou  motrice  fait  défaut, 
nous  perdons  toute  possibilité  d'apprécier  le  phéno- 
mène de  sensibilité  chez  les  animaux.  En  dehors  de 
nous,  de  notre  conscience,  nous  n'avons  de  renseigne- 
ment que  dans  la  production  des  réactions  motrices  ; 
si  nous  les  voyons  se  produire  chez  un  animal,  nous 
affirmons  que  la  sensibilité  est  enjeu  ;  si  elles  font  dé- 
faut, nous  ne  pouvons  plus  rien  affirmer.  Ainsi,  l'élé- 
ment le  plus  général,  et  par  conséquent  le  plus  impor- 
tant de  la  sensibilité  pour  le  physiologiste,  c'est  la 
réaction  qui  termine  lu  cycle  des  faits  matériels  et  qui 
est  tantôt  mécanique,  tantôt  physico-chimique. 

Ce  n'est  pas  toujours,  en  effet,  l'élément  moteur  qui 
répond  à  l'excitation.  Il  y  a  souvent  réaction  molécu- 
laire d'autre  espèce  que  celte  réaction  de  translation, 
qui  n'apparaît  guère  que  chez  les  animaux  élevés  en 
organisation,  mais  qui  manque  chez  les  végétaux.  Toute- 
fois, il  y  a  toujours  réaction  moléculaire  dans  tous  lescas. 

La  sensibilité  est  réduite  à  la  réaction  motrice  dans 
le  cas  des  réflexes  proprement  dits,  sensibilité  réflexe, 
pouvoir  excito-réflexe,  où  la  réaction  motrice  existe 
seule  sans  que  la  consience  intervienne.  Aussi  ya-t-il 
pour  le  physiologiste,  en  outre  de  la  sensibilité  cons- 
ciente, une  sensibilité  inconsciente,  expression  qui  paraît 
un  véritable  abus  de  mots  aux  philosophes. 


SENSIBILITÉ  ;    SES  CARACTÈRES.  287 

D'un  autre  côté  la  réaction  motrice  peut  faire  défaut 
chez  l'animal  empoisonné  par  le  curare;  le  processsus 
sensitif  s'arrête  alors  à  l'impression,  transmission,  per- 
ception, sans  réaction  motrice.  Aucun  phénomène  appa- 
rent ne  la  trahit,  et  elle  échapperait  au  physiologiste 
s'il  n'avait  recours  à  des  artifices.  Mais  alors  môme 
qu'aucune  réaction  manifeste  ne  se  produirait,  on  ne 
serait  pas  obligé  de  caractériser  la  sensibilité  par  le 
phénomène  psychique  de  la  sensation;  car  il  pourrait 
y  avoir  d'autres  réactions  qui,  pour  n'être  pasévidentes, 
n'en  sont  pas  moins  réelles.  Il  y  a  des  faits  physiologi- 
ques, matériels,  tels  que  l'ébranlement  moléculaire 
des  nerfs,  l'activité  spéciale  des  cellules  cérébrales;  et 
quoique  ces  faits  ne  soient  point  saisissables  par  les 
moyens  habituels,  il  suffit  qu'ils  existent  et  que  des  ar- 
tifices appropriés  les  révèlent  pour  nous  permettre  de 
dire  que  le  processus  sensitif  a  encore  lieu.  Nous  ne 
rapporterons  pas  tous  les  exemples  particuliers  que 
nous  pourrions  citer.  Nous  devons  nous  borner  à  des 
indications  générales  sur  un  sujet  qui  demanderait  de 
très  grands  développements  si  nous  voulions  le  trai- 
ter complètement. 

En  résumé,  ce  qu'il  y  a  de  particulier  dans  la  sensi- 
bilité, c'est  la  réaction  à  la  stimulation  des  agents  exté- 
rieurs. Cette  réaction  est  ordinairement  motrice,  si  les 
organes  du  mouvement  sont  en  état  de  la  manifester; 
elle  peut  être  encore  d'autre  nature,  trophique,  sécré- 
toire  ou  autre.  Lorsque  l'on  descend  au  fond  du  phéno- 
mène sensible,  on  ne  trouve  donc  pas  autre  chose  que 
ceci  :  la  faculté  de  transmettre,  en  la  modifiant,  la  sti- 


288  LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES   DE    LA.   VIE. 

mulation  produite  en  un  point,  de  manière  à  provoquer 
dans  chaque  élément  organique  l'entrée  en  jeu  de  son 
activité  propre. 

Arrivés  à  ce  point,  nous  saisissons  facilement  la 
cause  du  malentendu  entre  les  philosophes  et  les  phy- 
siologistes. Pour  les  premiers,  la  sensibilité  est l 'ensemble 
des  réactions  psychiques  provoquées  par  les  modificateurs 
externes;  pour  les  seconds,  pour  nous,  c 'est  ï 'ensemble 
des  réactions  physiologiques  de  toute  nature,  provoquées 
par  ces  modificateurs. 

La  réaction  pouvant  être  envisagée  dans  la  cellule, 
dans  l'organe  ou  dans  l'appareil  qui  répond  aux  exci- 
tations, la  sensibilité  sera  l'aptitude  à  réagir  soit  de  ï  orga- 
nisme total,  de  ï  appareil  nerveux  tout  entier  ;  soit  d'une 
de  ses  parties,  soit  d'une  simple  cellule. 

L'aptitude  à  réagir  de  la  cellule,  c'est  l'irritabilité, 
c'est  la  sensibilité  de  la  cellule;  de  même,  l'aptitude  à 
réagir  de  l'ensemble  de  l'appareil  nerveux  ou  sensibilité 
consciente  peut  être  considérée  comme  l'irritabilité  de 
cet  appareil  tout  entier.  La  sensibilité  inconsciente  est 
la  réaction  d'une  partie  de  cet  appareil,  une  sensibi- 
lité secondaire. 

Dans  la  variété  infinie  des  êtres,  le  système  nerveux 
peutmanquer  par  quelques-unes  de  ses  parties,  ou  tout 
entier,  et  alors  la  vie  ne  réside  plus  que  dans  l'orga- 
nisme le  plus  simple,  tel  que  l'organisme  cellulaire.  La 
sensibilité,  celte  base  physiologique  de  la  vie,  ne  saurait 
faire  défaut  pour  cela.  Aussi  l'irritabilité,  cette  sorte  de 
sensibilité  simple,  existe  dans  le  protoplasma  de  la  cel- 
lule, c'est  la  propriété  élémentaire,  irréductible,  tandis 


IRRITABILITÉ    ET  SENSIBILITÉ.  289 

que  les  réactions  de  l'appareil  ou  des  organes  nerveux 
n'ont  rien  de  différent  et  ne  sont  que  des  manifesta- 
tions de  perfectionnement. 

La  sensibilité,  dans  l'acception  ancienne,  considérée 
comme  propriété  du  système  nerveux,  ne  serait  donc 
qu'un  degré  élevé  d'une  propriété  plus  simple  qui 
existe  partout  :  elle  n'a  rien  d'essentiel  ou  de  spécifi- 
quement distinct;  c'est  l'irritabilité  spéciale  au  nerf, 
comme  la  propriété  de  contraction  est  l'irritabilité 
spéciale  au  muscle,  comme  la  propriété  de  sécrétion 
est  l'irritabilité  spéciale  à  l'élément  glandulaire.  Ainsi, 
ces  propriétés  sur  lesquelles  on  fondait  la  distinction 
des  plantes  et  animaux  ne  touchent  pas  à  leur  vie 
même,  mais  seulement  aux  mécanismes  par  lesquels 
cette  vie  s'exerce.  Au  fond,  tous  ces  mécanismes  sont 
soumis  à  une  condition  générale  et  commune  :  l'irri- 
tabilité. 

L'expérimentation  confirme  et  établit  solidement  ces 
vues. 

En  effet,  l'expérience  des  anesthésiques  prouve  que 
le  même  agent  détruit  et  suspend  d'abord  la  sensibilité 
consciente,  puis  la  sensibilité  inconsciente,  puis  la  sensi- 
bilité insensible,  ou  Y  irritabilité.  Ces  suppressions  sont 
des  degrés  différents  de  l'action  du  même  agent,  et  par 
conséquent  les  phénomènes  eux-mêmes  sont  des  degrés 
différents  d'un  même  phénomène  élémentaire.  La  ma- 
nière identique  dont  ils  sont  influencés  par  un  même 
réactif  prouve  leur  identité,  qui  devient  tout  à  fait  évi- 
dente si  l'on  considère  surtout  les  conditions  simples  et 
claires  de  l'expérience. 

CL.    BERNARD.  19 


290  LEÇONS    SUR    LES  PHÉNOMÈNES   DE   LA.    VIE. 

En  résumé,  au  point  de  vue  physiologique  nous 
sommes  nécessairement  conduits  à  admettre  l'identité 
de  la  sensibilité  et  de  l'irritabilité  (1),  à  cause  de  l'iden- 
tité d'action  des  anesthésiques  sur  ces  manifestations 
vitales.  Car  en  science  physique  expérimentale  nous 
n'avons  pas  d'autres  manières  de  juger,  si  ce  n'est  de 
considérer  comme  identiques  les  phénomènes  qui  pré- 
sentent des  caractères  physiques  identiques. 

L'agent  anesthésique  n'atteint  donc  pas,  à  propre- 
ment parler,  la  sensibilité  ;  il  agit  en  définitive  toujours 
sur  Y  irritabilité  et  jamais  sur  autre  chose,  malgré  les 
apparences.  L'irritabilité  du  protoplasma  des  cellules 
cérébrales  est  atteinte  par  i'éther,  et  dès  lors  la  fonc- 
tion sensorielle  consciente  est  abolie.  De  même  le  pro- 
toplasma des  cellules  de  la  moelle  épinière  ou  des 
ganglions  nerveux  étant  altéré,  les  fonctions  de  sensi- 
bilité inconsciente  seraient  abolies  dans  les  méca- 
nismes nerveux  correspondants.  En  un  mot, "la  sen- 
sibilité serait  une  fonction,  l'irritabilité  serait  une 
propriété  :  c'est  la  propriété  seule  que  nous  atteindrions. 

Mais  si  nous  voulions  descendre  encore  plus  profon- 
dément dans  l'analyse  des  phénomènes  que  nous  exa- 
minons, nous  verrions  qu'en  réalité  l'irritabilité,  tout 
aussi  bien  que  la  sensibilité  ou  les  sensibilités,  que 
toutes  les  propriétés  vitales  aussi  bien  que  toutes  les 
fonctions,  sont  des  créations  de  notre  esprit,  des  repré- 
sentations métaphysiques  sur  lesquelles  nous  ne  pou- 
vons pas  par  conséquent  porter  notre  action. 

(1)  Voyez  ma  conférence  de  Clermont-Ferrand,  Revue  scientifique, 
n°  7, 18  août  1877,  et  La  Science  expérimentale,  2e  édition.  Paris,  1878. 


ACTION  PHYSIQUE  SUR  LE  PROTOPLASMA.  291 

Nous  n'atteignons  réellement  pas  l'irritabilité,  qui  est 
quelque  chose  d'immatériel,  mais  bien  le  protoplasma, 
qui  est  matériel.  L'éther  ou  le  chloroforme  produisent 
par  leur  contact  avec  le  protoplasma  nerveux  une  action 
physique  encore  peu  connue,  mais  réelle.  C'est  ainsi 
que  nous  agissons  toujours  sur  la  matière  et  jamais  sur 
les  propriétés  ni  sur  les  fonctions  vitales.  Il  n'y  a,  en  un 
mot,  que  des  conditions  physiques  au  fond  de  toutes 
les  manifestations  phénoménales  de  quelque  ordre 
qu'elles  soient.  Il  n'y  a  que  cela  de  tangible.  Seulement 
les  interprétations  que  nous  donnons  de  ces  phéno- 
mènes physiques  sont  toujours  métaphysiques  parce 
que  notre  esprit  ne  peut  pas  concevoir  les  choses  et 
les   exprimer  autrement. 

La  métaphysique  tient  à  l'essence  même  de  notre 
intelligence,  nous  ne  pouvons  parler  que  métaphysi- 
quement.  Je  ne  suis  donc  pas  de  ceux  qui  croient  qu'on 
puisse  jamais  supprimer  la  métaphysique;  je  pense 
seulement  qu'il  faut  bien  étudier  son  rôle  dans  nos 
conceptions  des  phénomènes  du  monde  extérieur,  pour 
ne  pas  être  dupe  des  illusions  qu'elle  pourrait  faire 
naître  dans  notre  esprit. 


HUITIÈME  LEÇON 

{Synthèse  organisée,    Morphologie. 

Sommaire  :  Le  protoplasma  ne  représente  que  la  vie  sans  forme  spécifique. 
—  Il  faut  nécessairement  la  forme  pour  caractériser  l'être  vivant.  —  La 
morphologie  est  distincte  de  la  constitution  chimique  des  êtres. 

I.  Morphologie  générale.  —  Quatre  procédés  :  1°  multiplication  cellulaire; 
2°  rajeunissement;  3°  conjugaison;  4°  gemmation. 

II.  Morphologie  spéciale.  —  Développement  de  l'œuf  primordial.  —  Période 
ovogénique;  théorie  de  l'emboîtement  des  germes  ;  épigenèse.  — Période 
de  la  fécondation.  —  Période  embryogénique. 

III.  Origine  et  cause  de  la  morphologie.  —  La  morphologie  dérive  de 
l'atavisme,  de  l'état  antérieur.  —  Distinction  de  la  synthèse  morpholo- 
gique et  de  la  synthèse  chimique.  —  Des  causes  finales  ;  elles  se  con- 
fondent dans  la  cause  première  et  n'ont  pas  d'existence  distincte. 

Il  importe,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit,  de  dis- 
tinguer chez  l'être  vivant  la  matière  et  la  forme. 

La  matière  vivante,  le  protoplasma,  n'a  point  demor- 
phologïeensoi,nullecomplicationdefig'ure,oudumoins 
(et  cela  revient  au  même)  il  a  une  structure  et  une  com- 
plication identiques.  Dans  cette  matière  amorphe  ou  plu- 
tôt monomorphe  réside  la  vie,  mais  la  vie  non  dé  finie, ç,e  qui 
veut  dire  que  l'on  y  retrouve  foutes  les  propriétés  essen- 
tielles dont  les  manifestations  des  êtres  supérieurs  ne  sont 
que  des  expressions  diversifiées  et  définies,  des  modali- 
tés plus  hautes.  Dans  le  protoplasma  se  rencontrent  les 
conditions  de  la  synthèse  chimique  qui  assimile  les  sub- 
stances ambiantes  et  crée  les  produits  organiques  ;  on  y 
retrouve,  ainsi  que  nous  l'avons  montré,  l'irritabilité, 
point  de  départ  et  forme  particulière  de  la  sensibilité. 

Ainsi  le  protoplasma  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  vivre; 
c'est  à  cette  matière  qu'appartiennent  toutes  les  pro- 


PROTOPLASMA  ET  MORPHOLOGIE.  293 

priétés  qui  se  manifestent  chez  les  êtres  vivants.  Ce- 
pendant le  protoplasma  seul  n'est  que  la  matière  vi- 
vante ;  il  n'est  pas  réellement  un  être  vivant.  Il  lui 
manque  la  forme  qui  caractérise  la  vie  définie. 

En  étudiant  le  protoplasma,  sa  nature,  ses  propriétés, 
on  étudie  pour  ainsi  dire  la  vie  à  l'état  de  nudité,  la  vie 
sans  être  spécial.  Le  plasma  est  une  sorte  de  chaos 
vital  qui  n'a  pas  encore  été  modelé  et  où  tout  se  trouve 
confondu  :  faculté  de  se  désorganiser  et  de  se  réorga- 
niser par  synthèse,  de  réagir,  de  se  mouvoir,  etc. 

L'être  vivant  est  un  protoplasma  façonné;  il  a  une 
forme  spécifique  et  caractéristique.  11  constitue  une  ma- 
chine vivante  dont  le  protoplasma  est  l'agent  réel.  La 
forme  delà  vie  est  indépendante  de  X  agent  essentiel  de 
la  vie,  le  protoplasma,  puisque  celui-ci  persiste  sembla- 
ble à  travers  les  changements  morphologiques  infinis. 

La  forme  ne  serait  donc  pas  une  conséquence  de  la 
nature  de  la  matière  vitale.  Un  protoplasma  identique 
dans  son  essence  ne  saurait  donner  origine  à  tant  de 
figures  différentes.  Ce  n'est  point  par  une  propriété  du 
protopîasma  que  l'on  peut  expliquer  la  morphologie  de 
l'animal  ou  de  la  plante. 

C'est  pourquoi  nous  séparons  la  synthèse  morpholo- 
gique qui  crée  les  formes,  de  la  synthèse  organique  qui 
crée  les  substances  et  la  matière  vivante  amorphe.  C'est 
■comme  un  nouveau  degré  de  complication  dans  l'étude 
-de  la  vie.  Après  avoir  fixé  les  conditions  de  l'être  vivant 
idéal,  amorphe,  réduit  à  la  substance,  il  faut  connaître 
l'être  vivant,  réel,  façonné,  apparaissant  avec  un  mé- 
canisme, une  forme  spécifique. 


294  LEÇONS   SUR   LES  PHÉNOMÈNES  DE   LA.   VIE. 

Il  importe  de  faire  immédiatement  deux  observa- 
tions qui  ont  leur  intérêt,  l'une  relative  à  la  morpho- 
logie minérale  et  animale,  l'autre  au  rapport  de  la 
forme  avec  la  substance. 

La  morphologie  n'est  point  particulière  aux  êtres 
vivants,  ils  ne  sont  pas  seuls  à  se  présenter  sous  des 
formes  spécifiques,  constantes.  Les  substances  miné- 
rales sont  susceptibles  de  cristalliser  ;  ces  cristaux 
eux-mêmes  sont  susceptibles  de  s'associer  pour  former 
des  figures  diverses  et  très  constantes,  groupements , 
astérescences,  macles,  trémies,  etc.  ;  d'autres  fois  les 
substances  prennent  des  formes  qui  ne  sont  point  véri- 
tablement cristallines,  glycose  en  mamelons,  leucine 
en  boules,  lécithine  en  globes,  etc. 

Il  y  a  donc  lieu,  jusqu'à  un  certain  point,  de  rap- 
procher les  deux  règnes  des  minéraux  et  des  êtres 
vivants,  en  ce  sens  que  nous  voyons  chez  les  uns  et  les 
autres  cette  influence  morphologique  qui  donne  aux 
parties  une  forme  déterminée.  Nous  savons  que  l'ana- 
logie ne  s'arrête  pas  à  cette  première  ressemblance 
générale  ;  les  faits  de  rédintégration  cristalline  signalés 
précédemment  (1)  nous  ont  montré  dans  le  cristal  quel- 
que chose  d'assimilable  à  la  tendance  par  laquelle  l'ani- 
mal se  répare,  se  complète  et  reconstitue  le  type 
morphologique  individuel. 

Or  les  formes  minérales,  cristallines,  ne  sont  pas  plus 
que  les  formes  vivantes  une  conséquence  rigoureuse, 
absolue  de  la  nature  chimique  de  la  matière.  Les  sub- 
stances dimorphes  en  sont  un  exemple  bien  clair  :  le 

(1)  Voyez  leçon  I. 


MORPHOLOGIE.  295 

soufre  peut  se  présenter  avec  deux  formes  cristallines 
incompatibles  et  à  l'état  amorphe  ;  le  phosphore,  l'acide 
arsénieuxnous  montrent  aussi  une  môme  matière  façon- 
néedans  des  moules  différents.  Les  substances  isomères 
et  polymères  de  la  chimie  organique  nous  offrent  encore 
une  preuve  d'un  autre  ordre  que  l'identité  du  substra- 
tum  est  compatible  avec  des  variétés  de  figures,  de 
groupements  et  de  manifestations  phénoménales. 

Eu  d'autres  termes,  il  y  a  en  chimie  minérale  et  or- 
ganique des  corps  de  môme  forme  qui  ont  une  compo- 
sition chimique  différente  et  des  corps  différents  en 
composition  chimique  qui  ont  une  forme  identique. 

L'étude  des  formes  n'appartient  plus  à  la  chimie  et 
ne  s'explique  point  par  ses  lois.  La  chimie  s'occupe  de 
la  composition  des  corps;  là  où  la  morphologie,  c'est- 
à-dire  l'étude  de  la  forme  commence,  la  chimie  pro- 
prement dite  cesse. 

Les  matières  que  l'organisme  produit  ou  met  en 
œuvre  ne  sont  donc  pas  seulement  constituées  chimi- 
quement, elles  sont  encore  travaillées  morphologique- 
ment et  arrangées  sous  une  figure  plus  ou  moins  carac- 
téristique. 11  peut  même  arriver  que  la  forme  paraisse 
plus  essentielle  que  la  matière.  Ainsi  en  est-il  du  sque- 
lette osseux  et  de  la  coquille  de  l'œuf  des  oiseaux.  En 
modifiant  l'alimentation  de  ces  animaux  et  en  y  substi- 
tuant les  sels  de  magnésie  aux  sels  de  chaux,  on  a  an- 
noncé que  la  composition  habituelle  des  os  et  la  compo- 
sition de  la  coquille  étaient  changées  et  qu'une  certaine 
proportion  de  magnésie  avait  pris  la  place  de  la  chaux. 
J'ai  souvent  entendu  dire  au  naturaliste  A.  Moquin- 


296    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

Tandon  que  les  mêmes  espèces  de  colimaçons,  habitant 
des  terrains  calcaires  ou  siliceux,  avaient  tantôt  de  la 
silice,  tantôt  du  carbonate  de  chaux  dans  la  composition 
de  leur  coquille,  sans  que,  bien  entendu,  la  morpholo- 
gie spécifique  en  fût  autrement  modifiée.  Ces  diverses 
substances  se  seraient  remplacées  en  toutes  proportions 
dans  la  formation  organique  et  elles  se  seraient  com- 
portées comme  les  substances  isomorphes  dans  la  for- 
mation cristalline. 

Ces  comparaisons  entre  les  formes  minérales  et  les 
formes  vivantes  ne  constituent  certainement  que  des 
analogies  fort  lointaines,  et  il  serait  imprudent  de  les 
exagérer.  Il  suffit  de  les  signaler.  Elles  doivent  simple- 
ment nous  faire  mieux  concevoir  la  séparation  théo- 
rique de  ces  deux  temps  de  la  création  vitale  :  la  création 
ou  synthèse  chimique,  la  création  ou  synthèse  morpho- 
logique, qui,  en  fait,  sont  confondues  par  leur  simul- 
tanéité, mais  qui  n'en  sont  pas  moins  essentielle- 
ment distinctes  dans  leur  nature. 

Il  nous  faut  maintenant  étudier  cette  synthèse  mor- 
phologique d'abord  dans  ses  résultats,  ensuite  dans 
ses  causes. 

L'indépendance  de  la  forme  et  de  la  matière  est 
poussée  plus  loin  encore  dans  l'être  vivant  que  dans 
le  minéral.  La  morphologie,  comme  nous  le  verrons, 
paraît  gouvernée  par  des  lois  absolument  indépen- 
dantes de  celles  qui  règlent  les  manifestations  vi- 
tales essentielles  du  protoplasma.  Elle  suppose  cette 
matière  avec  ses  propriétés,  mais  elle  l'utilise  d'une 
façon  tout  à  fait  indépendante  et  suivant  des  con- 


ÊTRES    AMIBOÏDES.  297 

ditions  qui  n'y  sont  pas  nécessairement  contenues. 

Les  formes  variées  qui  résultent  de  ces  lois  morpho- 
logiques donnent  lieu  à  des  phénomènes  vitaux,  très 
différents  les  uns  des  autres  et  qui  ne  sont  que  l'expres- 
sion de  la  morphologie  de  l'être. 

La  matière  protoplasmique,  ainsi  que  nous  l'avons 
dit  antérieurement  (1),  peut  au  début  constituer  des 
êtres  en  quelque  sorte  sans  forme  fixe,  ou  tout  au 
moins  sans  mécanismes  vitaux,  morphologiquement 
déterminés.  Ce  sont  les  êtres  les  plus  simples,  ne 
possédant  que  la  vie  nue,  sans  les  formes  variées  et 
diversifiées  à  l'infini  sous  lesquelles  elle  nous  apparaît 
plus  tard.  Ces  êtres  sont  en  réalité  des  êtres  protoplas- 
miques  ou  cytodes,  dont  Haeckel  a  fait  un  groupe, 
même  un  règne,,  sous  le  nom  de  monères. 

Dans  ces  êtres  monériens  ou  protoplasmiques,  nous 
avons  d'abord  les  amibes.  Nous  représentons  ici  une 
monère  d'eau  douce,  la  Protamœba  primitiva  (  voy. 


mm 


s:1" 


ù-fz* 


X 


ïjS 


A  B 

Fig.  24.  —  Protamœba  primitiva,  Hseckel.        Fig.  25.  —  Doux  formes  différentes  d'ami- 


A,  une  monère  entière. 

B,  la  même  monère  divisée  en  deux  moitiés 
par  uu  sillon  médian. 


bes  de  la  vase. 


iî,  noyau. 

v,  vésicule  contractile. 


fig.  24),  et  des  amibes  avec  leurs  différentes  formes 
changeantes  {voy.  fig.  25).  Nous  ferons  observer  que 
ces  êtres  amiboïdes,  qui  peuvent  vivre  à  l'état  libre 

(1)  Voyez  leçon  V. 


298         LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES  DE    LA  VIE. 

dans  le  milieu  cosmique,  peuvent  également  vivre 
comme  élément  en  quelque  sorte  du  milieu  intérieur 
chez  d'autres  êtres  plus  élevés.  C'est  ainsi  que  nous 
voyons  dans  la  figure  26  des  amibes  isolés  et  des  amibes 


.  < 

4 


A  B 

Fig.  26.  —  Corpuscule  lymphatique  du  lombric  et  amibes  des  infusions. 

A,  un  corpuscule  lymphatique  du  lombric  isolé. 

B,  corpuscules  lymphatiques  du  lombric  agrégés. 

C,  amibes  des  infusions  englobant  des  corpuscules  colorés. 

D,  corpuscules  lymphatiques  du  lombric  ayant  englobé  les  mêmes  corpuscules  colorés 

(bleu  de  Prusse).  (Voyez  la  planche  à  la  fin  du  volume.) 

du  sang  ou  corpuscules  lymphatiques  du  lombricus  agri- 
cole^ se  comporter  exactement  de  môme.  M.  Balbiani, 
à  l'obligeance  de  qui  je  dois  cette  figure,  a  vu  que  les 
amibes  du  lombricus  peuvent  s'incorporer  des  petits 
corps  en  suspension  dans  le  sang,  absolument  comme 


Fig.  27.  —  Protogenes  primordiales. 


le  font  les  amibes  des  infusions,  ce  qui  prouve  bien  que 
ce  sont  les  mômes  êtres.  Nous  reproduisons  également 
la  figure  du  Protogenes primordialis  découvert,  en  1864, 


ÊTRES   MONÉRIENS.  299 

par  Haeckel  (voy.  fig.  27,  et  leçon  V,  page  190).  Il  faut 
encore  signaler  parmi  ces  êtres  rudimentaires  le  Bathy- 
bius  Hœckelii,  découvert,  en  1868,  par  Huxley,  espèce 
de  réseau  amiboïde  gigantesque  qui  siège  au  fond  des 
mers  (fîg.  28,  28  bis,  et  leçon  V,  p.  189). 

Nous  ne  discuterons  pas  la  question  de  savoir  si  ces 
êtres  monériens  ont  une  véritable  morpliologie,  et  si  la 


Fis.  28.  —  Bathybius  Hxckelii,  organisme  Fre.  28  bis.  —  Réseau  protoplasmatique  avec 

protoplasmatique  vivant  dans  le  fond  des  discolithes    et   cyatholithes    trouvés  dans 

mers.  La  figure  représente  une  petite  por-  d'autres  monères,  et  qui  sont  yraisembla- 

tion  du  réseau  protoplasmatique  nu.  blement  des  produits  d'excrétion.  (Haeckel.) 

cytode  d'Ha)ckel  peut  être  à  la  fois,  par  une  sorte  d'ar- 
rêt de  développement,  soit  un  animal  vivant  isolé  com- 
plet, soit  le  commencement  possible  d'autres  orga- 
nismes beaucoup  plus  complexes.  Ces  questions  sont 
fort  incertaines  et  fort  problématiques.  Pour  nous, 
nous  n'admettons  de  morphologie  réelle  que  lorsque 
nous  voyons  le  même  élément  organique  partir  d'un 
point  fixe  et  suivre  régulièrement  une  marche  évolu- 
tive, qui  le  conduit  à  un  type  organique  également 
fixe  et  déterminé  d'avance.  Or  celte  évolution  ne  com- 
mence réellement  qu'à  la  cellule. 

Les  cellules  se  forment,  se  multiplient,  s'accumulent 
pour  constituer  d'abord  la  masse  de  l'organisme,  puis 


300         LEÇONS  SUR  LES    PHÉNOMÈNES    DE  LA    VIE. 

elles  se  modifient,  donnant  naissance  à  des  formes 
spécifiques  qui  caractérisent  dès  le  début  les  êtres  qui 
doivent  en  sortir. 

Le  mécanisme  de  la  formation  et  de  la  multiplication 
des  cellules  est  ce  que  nous  appellerons  la  morphologie 
générale.  Le  groupement  de  ces  cellules  et  la  configuration 
spécifique  suivant  laquelle  elles  se  disposent  pour  for- 
merles  êtres  vivants  constituent  la  morphologie  spéciale. 

I.  Morphologie  générale.  — La  constitution  du  proto- 
plasma en  un  élément  anatomique  doué  d'une  morpholo- 
gie évolutive  certaine  et  à  longue  portée  est  représentée 
par  la  cellule,  qui  est  le  premier  degré  de  la  synthèse 
morphologique,  commun  à  tous  les  êtres  vivants. 

Comment  se  forme  cet  élément  anatomique  primor- 
dial, la  cellule  ? 

Nous  savons  que  la  vie  existe,  avant  la  cellule,  dans 
le  protoplasma,  mais  dans  l'état  actuel  des  choses  nous 
ne  voyons  jamais  une  cellule  apparaître  évolutionnel- 
lement  sans  une  cellule  antérieure.  L'axiome  «  Omnis 
cellula  e  cellulâ  »  resterait  donc  vrai  pour  les  deux 
règnes.  Les  physiologistes  qui  ont  le  mieux  étudié 
la  question  sont  arrivés  à  cette  conclusion  :  «  La  for- 
»  mation  de  cellules,  en  l'absence  d'autres,  dans  les 
»  liquides  organiques  ou  blaslèmes,  est,  dit  Strasbur- 
»  ger  (1870),  une  hypothèse  qui  n'a  jamais  été  prou- 
»  vée.  Leur  génération  spontanée  n'est  pas  plus  exacte 
»  que  celle  des  formes  organiques  individuelles.  »  — 
C'est  l'avis  des  botanistes  comme  des  zoologistes,  que 
les  cellules  naissent  toutes  du  protoplasma  d'une  cel- 


MORPHOLOGIE  GÉNÉRALE.  301 

Iule  préexistante.  «  Toute  production  nouvelle  de  cel- 
»  Iule,  dit  Sachs,  n'est  au  fond  que  l'arrangement 
»   nouveau  d'un  protoplasma  préexistant.  » 

Il  importe  d'examiner  par  quels  procédés  la  cellule 
apparaît  aux  dépens  d'une  cellule  préexistante. 

Les  procédés  de  genèse  des  cellules  sont  les  mêmes 
dans  les  deux  règnes,  ainsi  que  l'on  devait  s'y  attendre. 

On  peut  distinguer  quatre  formesprincipalesdegenèse 
cellulaire,  présentant  quelques  variétés  secondaires  : 

1°  La  multiplication  cellulaire,   comprenant  : 
a  la  formation  cellulaire  libre; 
b  la  division. 

2°  Le  rajeunissement  ou  formation  pleine  : 

3°  La  conjugaison  ; 

4°  La  gemmation. 

A.  Multiplication. —  C'est  le  procédé  de  genèse  cel- 
lulaire dans  lequel  il  y  a  production  de  deux  ou  plu- 
sieurs éléments  aux  dépens  d'un  seul. 

Il  peut  arriver  qu'une  portion  seulement  du  proto- 
plasma de  l'élément  originel  participe  à  la  formation 
des  éléments  nouveaux.  C'est  alors  ce  qu'on  a  appelé 
la  formation  cellulaire  libre. 

Les  plantes  et  les  animaux  en  offrent  des  exemples. 
C'est  ainsi  que  se  forment  les  cellules  endospermiques 
des  Phanérogames  à  l'intérieur  du  sac  embryonnaire 
et  aux  dépens  d'une  portion  seulement  du  protoplasma 
qui  y  est  contenu  [voy.  fîg.  29). 

Chez  les  animaux,  JM.  Balbiani  a  observé  ce  mode  de 
genèse  pour  la  constitution  des  cellules  blastodermiques 
desinsectesauxdépensduvitellus.Unepartieseulement 


302        LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE   LÀ  VIE. 

de  ce  vitellus  fournit  des  cellules  nouvelles  [voy.  fig.  30). 
Si  tout  le  protoplasma  de  l'élément  originel  est  em- 
ployé à  la  constitution  des  cellules  nouvelles,  on  a  alors 
le  procédé  de  division. 


i"9  a1® 


" 


Fig.  20.  —  Formation  libre  de  cellules  dans  Fie.  30.  —  Genèse  de  cellules  par  formation 
l'endosperme  du  Phaneohis  multiflorus,  libre  dans  la  couche  blastodermique  d'un 
lr"  forme.  (Strasburger,  p.  501.)  œuf  d'insecte.  (Balbiani.) 

a,  formation  des  noyaux. 
6,  différenciation  des  cellules. 

Ce  procédé  de  division  est  le  plus  général  de  tous.  Le 
plus  grand  nombre  des  éléments  végétaux  se  produit  de 
cette  façon.  Quant  aux  éléments  animaux,  on  a  admis 
depuis  un  certain  nombre  d'années  que  la  division  était 
leur  unique  origine.  Ce  mode  de  genèse,  que  Remak  a 
fait  connaître  depuis  1850  en  étudiant  la  division  des 
cellules  du  blastoderme,  a  été  considéré  comme  le  mode 
exclusif  de  la  genèse  cellulaire.  C'est  l'avis  de  Kôlliker. 

La  division  est  donc  le  mode  génétique  le  plus  uni- 
versel. Une  cellulese  divise  et  en  donne  deux  nouvelles. 
11  peut  y  avoir  deux  cas:  ou  bien  l'élément  primitif  n'a 
point  d'enveloppe  épaisse,  ou  bien  il  a  une  enveloppe 
bien  caractérisée.  Dans  le  premier  cas,  il  y  a  scission 
simple;  dans  le  second  cas,  division  endogène. 

Les  monères,  les  amibes,  les  infusoires,  les  globules 
sanguins  de  l'embryon  se  divisent  ainsi.  La  masse  pro- 


GENÈSE    DE    LÀ   CELLULE.  303 

toplasmique  qui  constitue  ces  animaux  s'allonge,  s'é- 
trangle, et  se  sépare  bientôt  en  deux  masses  nouvelles; 
chacune  constitue  désormais  un  individu  distinct  dans 
lequel  recommence  de  nouveau  le  môme  procédé  des 
phénomènes  vitaux  (voy.  fig.  24). 

Quant  à  la  division  endogène,  on  la  décrivait,  il  y  a 
quelques  années,  d'une  manière  fort  simple.  Le  noyau, 
disait-on,  en  prend  l'initiative,  et  dans  le  noyau,  le 
nucléole.  Au  lieu  d'un  seul  nucléole  on  en  aperçoit 
deux;  puis  le  noyau  s'étrangle  et  se  segmente,  entraî- 
nant le  nucléole  nouveau.  La  division  du  noyau  en- 
traîne celle  du  protoplasma,  et  finalement  au  lieu 
d'une  cellule  on  en  a  deux. 

Mais  cette  idée  que  l'on  se  formait  jusqu'à  ces  der- 
nières années  n'était  pas  l'expression  réelle  de  la  vé- 
rité. Nous  avons  fait  déjà  connaître  les  recherches 
nouvelles  qui  tendent  à  réformer  ces  vues  trop  simples. 
Nous  devons  y  revenir  (1). 

Strasburger  a  étudié  la  production  des  cellules  au 
sommet  organique  du  sac  embryonnaire  chez  quelques 
plantes,  en  particulier  chez  les  conifères,  Pkea  vulgaris 
(voy.  fig.  31,  32,  33,  34,  35). 

D'abord,  le  protoplasma  de  ce  sac  donne  naissance 
par  une  de  ses  parties  à  quatre  cellules  provenant  de 
formation  libre.  Ce  sont  ces  cellules  qui  se  prêtent  bien 
ultérieurement  à  l'étude  de  la  division  et  des  circon- 
stances qui  l'accompagnent. 

On  distingue  deux  phases  successives.  Le  noyau  de 
la  masse  protoplasmique,    dans  la  première  phase, 

(i)  Voyez  leçon  V,  page  196. 


304         LEÇONS    SUR   LES   PHÉNOMÈNES    DE    LA  VIE. 

montre  deux  amas  de  granulations  situées  aux  deux 
pôles  ou  points  antagonistes  ;  ces  amas  sont  reliés  par 
des  filaments  intermédiaires.  Ces  filaments,  renflés  uni- 

Genèse  des  cellules  par  division  chez  les  végétaux. 


/ 


^ 


m? 


^■^SJm^ 


Fig.  31.  —  Noyaux  apparaissant  simultané-  Fig.  32.  —  Préludede  la  division  desnoyaux 
ment  dans  l'œuf  du  Pinus  syloestris.  de  l'œuf  du  Pinus  sylvestris.  Le  noyau  à 
(Strasburger.  p.  230.)  droite  montre  uu  degré  plus  avancé  qu'à 

gauche.  (Strasburger,  p.  260.) 


Fig.   33.  —  État   plus  avancé  que  dans  la  Fig.    3i.    —   La    formation    des    nouveau* 
figure  27.  Les  plaques  cellulaires  se  des-  noyaux  vient  de  se  terminer;  les  pla  [ues 
sinent  déjà  à  l'équateur  entre  les  nouveaux  cellulaires   sont    plus    marquées.    (Stras- 
noyaux  en  voie  de  formation.  (Strasburger,  burger,  p.  250.) 
p.  250.) 


Fig.  35.  —  La  membrane  cellulaire  déjà  sécrétée  au  milieu  de  la  plaque' de  la  cellule 

Strasburger,  p.  250.) 

formémentùleur  milieu,  constituent  par  leur  ensemble 
un  disque  équatorial  ou  disque  nucléaire.  C'est  ce  que 
l'on  voit  dans  la  partie  gauche  de  la  figure  32.  Puis  les 
renflements  se  divisent  et  remontent  chacun  vers  le 
pôle  correspondant.  Celte  séparation  et  ce  mouvement 
s'aperçoivent  dans  la  partie  droite  de  la  figure  32. 


GENÈSE   CELLULAIRE.  305 

Dans  la  deuxième  phase,  il  se  reforme  sur  le  plan 
•équatorial  une  série  nouvelle  de  renflements  dont  l'en- 
semble constitue  la  plaque  cellulaire  ;  celle-ci  se  clive 
•en  deux  :  entre  les  deux  clivages  se  forme  une  cloison 
de  cellulose,  et,  le  travail  se  continuant,  on  a  bien- 
tôt, au  lieu  de  la  masse  primitive,  deux  cellules  com- 
plètes dans  le  sac  embryonnaire. 

Le  noyau  ne  joue  pas  toujours  ce  rôle  essentiel  dans 
la  genèse  cellulaire.  On  connaît  des  cas  où  il  n'existe 
pas  encore  au  moment  où  le  protoplasma  se  divise, 
et  des  cas  où  ce  noyau  existant  reste  pour  ainsi  dire 
étranger  à  l'apparition  des  centres  attractifs,  qui  grou- 
peront la  matière  protoplasmique  pour  en  former  deux 
cellules  nouvelles. 

Voilà  des  phénomènes  complexes  qui  ont  été  obser- 
vés chez  les  végétaux,  et  également  chez  les  animaux, 
et  qui  paraissent  avoir  une  très  grande  généralité.  Blits- 
chli  (1)  a  observé  la  division  des  cellules  embryonnaires 
du  sang  du  poulet  [voy.  fig.  36)  ;  Weitzel,  la  prolifération 
des  cellules  delà  conjonctive  enflammée;  Balbiani,  la 
multiplication  des  cellules  de  l'épithélium  ovarique 
des  insectes;  Auerbach,  Fol,  Strasburger,  Klebs,  ont 
rencontré  un  nombre  considérable  de  faits  du  même 
genre.  En  interprétant  ces  faits,  on  est  conduit  à  penser 
qu'il  n'existe  chez  les  animaux  qu'un  procédé  unique 
de  genèse  cellulaire,  auquel  se  ramènent  tous  les 
autres,  qui  en  seraient  simplement  des  abréviations. 

Ces  études  nous  montrent,  dans  la  genèse  cellulaire 
par  division,  quelque  chose  d'analogue  au  jeu  de  forces 
(I)  Voyez  leçon  V,  p.  195. 

CL.   BERNARD.  20 


306         LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES   DE   LA   VIE. 

attractives  et  répulsives,  s'exerçantsurtout  sur  le  noyau, 
et  manifestées  parlapoiarité  et  ladisposition rayonnante 
qu'elles  impriment  aux  particules  du  protoplasma. 

Genèse  des  cellules  par  division  chez  les  animaux. 
3  2  , 


Fig.  3û.  —  1,  2,  3,  4,  b,  6,  7,  8,  phases  successives  de  la  division  d'un  globule  sanguin 
chez  un  embryon  de  poulet,  d'après  Biitschli. 

B.  Le  rajeunissement,  ou  formation  pleine,  est  un 
procédé  rare  dont  on  trouve  quelques  exemples  dans 
le  règne  végétal  ;  on  n'en  connaît  point  dans  le  règne 
animal.  Il  y  a  une  cellule  préexistante  :  la  masse  en- 
tière du  protoplasma  de  cette  cellule  forme  une  cellule 
nouvelle,  par  une  sorte  de  renouvellement  ou  de  simple 
rajeunissement  de  ce  protoplasma.  C'est  par  ce  moyen 
que  Pringsheim  a  vu  se  former  les  zoospores  dans  les 
algues  du  genre  Œdogonium  (voy.  fig.  37). 

C.  La  conjugaison  consiste  dans  la  fusion  de  deux  ou 


CONJUGAISON. 


307 


plusieurs  masses  protoplasmiques  en  une  seule.  Deux 
éléments  participent  à  la  formation  de  l'élément  nou- 
veau, et  cela  peut  se  faire  de  deux  manières  :  ou  par 
conjugaison  proprement  dite,  ou  par  conjugaison 
sexuelle,  c'est-à-dire  par  fécondation. 


Fig.  37.  —  Formation  pleine  par  rajeunissement  (Sachs,  p.  12). 

A,  B,  sortie  des  zoospores  d'un  Œdogonium;  —  C,  sortie  du  protoplasma  tout  entier  d'un 
jeune  plant  d' Œdogonium  sous  forme  d'une  zoospore  ;  —  D,  zoospore  libre  en  mouve- 
ment; —  E,  la- même,  après  qu'elle  s'est  fixée  et  qu'elle  a  formé  son  disque  d'adhérence. 

Dans  la  conjugaison  ordinaire,  les  deux  cellules  qui 
interviennent  sont  sensiblement  identiques  en  forme  et 
en  taille.  C'est  ainsi  que  se  forment  les  zygospores  des 
algues  conjuguées  et  volvocinées,  et  les  zygospores  des 
champignons  myxomycètes  et  des  mucorinées  .Le  règne 
animal  n'offre  pas  d'exemple  connu  de  cette  genèse  cel- 
lulaire (voy.  la  planche  à  la  fin  du  volume). 

Quant  à  la  conjugaison  sexuelle  ou  fécondation,  dans 


308         LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA.   VIE. 

laquelle  les  deux  éléments  sont  différenciés,  on  en  a  des 
exemples  dans  les  oospores  des  cryptogames  et,  chez  les 
animaux,  un  type  universel  dans  la  fécondation  de  l'oeuf. 

D.  Enfin,  nous  avons  signalé  un  quatrième  mode  de 
genèse  cellulaire,  c'est  la  gemmation,  ou  bourgeonne- 
ment. Les  observations  sont  peu  nombreuses,  et  il  est 
certain  qu'il  s'agit  ici  d'un  procédé  rare  :  la  majorité  des 
auteurs,  Kôlliker  entre  autres,  le  passent  sous  silence. 

Cependant  il  semble  y  avoir  un  petit  nombre  de  faits 
positifs  à  cet  égard  [voy.  fig.  38). 


Fig.  38.  — ■  Gemmation. 

Ovulation  d'un  mollusque  lamellibranche  {Venus  decussata).  A,  cellule  mère  ;  —  B,  C, 
bourgeons  formés  par  le  refoulement  de  la  paroi  cellulaire  F  sous  la  pression  des  nou- 
veaux  noyaux  D,   E,   provenant  de  la  division  du   nucléus  primitif  (d'après   Leydig). 

Telles,  par  exemple,  la  formation  des  œufs  par 
bourgeonnement  des  cellules  de  la  gaine  ovigène  des  in- 
sectes ;  la  formation  des  globules  polaires,  observée  par 
Robin  ;  la  multiplication  des  infusoires  acinètes  (Podo- 
phrya  gemmipara),  observée  par  Hertwig,  et  enfin  la 
division  des  globules  lymphatiques  de  l'axolotl,  qui  a 
été  observée  par  Ranvier.  Le  noyau  s'allonge,  s'étrangle 
en  bissac,et  alors  on  voit  naître  de  ce  noyau  des  bour- 
geons plus  ou  moins  nombreux,  et  dans  chacun  de 
ceux-ci  un  nucléole.  Chacun  de  ces  bourgeons  semble 


MORPHOLOGIE  SPÉCIALE.  309 

gouverner  la  masse  du  protoplasma  environnant  qu'il 
groupe  autour  de  lui  de  manière  à  former  une  cellule 
nouvelle. 

Tels  sont  les  procédés  de  la  morphologie  générale, 
par  lesquels  une  cellule  sort  d'une  autre  cellule;  par 
lesquels  se  constitue,  en  somme,  l'organisme  le  plus 
simple. 

Nous  examinerons,  maintenant,  la  morphologie  spé- 
ciale, qui  préside  à  la  production  des  formes  complexes 
et  spécifiques  des  animaux  et  des  plantes. 

II.  Morphologie  spéciale.  —  Le  point  de  départ  des 
espèces  animales  ou  végétales  est  une  cellule  appelée 
œuf  ou  ovule. 

A  la  vérité,  un  certain  nombre  d'êtres  proviennent 
de  parents  par  des  procédés  monogéniques  ou  asexués  : 
mais  la  reproduction  sexuée  est  le  procédé  génétique 
par  excellence,  général,  et  suffisant  à  lui  seul  à  assu- 
rer la  perpétuité  de  l'espèce. 

L'œuf  lui-même  est  primitivement  une  cellule.  En 
remontant  jusqu'à  sa  première  apparition,  on  le 
retrouve  chez  tous  les  animaux  a  l'état  de  protovum  ou 
ovule  primordial;  il  est  formé  d'une  masse  protoplas- 
mique  ou  vitellus  primitif,  ou  archilécithe ,  ou  plasma 
primitif,  masse  au  centre  de  laquelle  existe  un  noyau 
granuleux,  volumineux,  réfringent,  qui  est  le  noyau 
primitif  ou  vésicule  de  Purkinje. 

Cet  ovule  primordial  ainsi  constitué  est  primitive- 
ment une  cellule  épilhéliale,  apparaissant  dès  les  pre- 
miers temps  du  développement  dans  l'organisme  ma- 


310        LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA    VIE. 

ternel  ;  cette  cellule  se  distingue  des  cellules  épithéliales 
voisines,  du  même  rang,  grossit  et  se  caractérise  bien- 
tôt en  tant  qu'ovule  primordial. 

Le  mode  de  formation  de  cet  ovule  primordial  aux 
dépens  d'une  cellule  épithéliale  préexistante,  sa  consti- 
tution en  tant  que  masse  protoplasmique  à  noyau,  sont 
des  faits  absolument  généraux  applicables  à  tous  les 
animaux,  depuis  les  protozoaires  jusqu'aux  vertébrés, 
ainsi  que  l'ont  établi  les  travaux  embryogéniques  pu- 
bliés depuis  dix  ans. 

C'est  là  l'origine  commune  de  tous  les  êtres  vivants  : 
cette  cellule  si  simple  jouit  de  la  faculté  de  donner 
naissance,  par  une  série  de  différenciations  successives 
dans  les  produits  de  sa  prolifération,  aux  formes  spécifi- 
ques les  plus  complexes. 

L'œuf,  en  effet,  ne  reste  pas  indéfiniment  à  l'état 
d'ovule  primordial  :  il  est  un  élément  essentiellement 
doué  de  la  faculté  d'évolution,  qui  se  modifie,  se  mul- 
tiplie, se  complète,  se  différencie,  par  un  mouvement 
progressif  et  un  travail  continuel.  L'individu  animal  à 
son  état  achevé  n'est  pour  ainsi  dire  que  la  phase  la 
plus  avancée  ou  la  phase  ultime  de  cette  évolution; 
tandis  que,  d'autre  part,  l'ovule  primordial  pourrait 
être  appelé  le  premier  état  de  l'animal,  son  début  ou 
sa  première  ébauche. 

M.  Balbiani,  en  poursuivant  ses  belles  études  sur  les 
organes  de  la  reproduction  chez  les  aphidiens,  a  été 
amené  à  reporter  plus  loin  encore  l'origine  de  l'ovule. 
—  Pour  lui,  l'œuf  n'est  pas  un  simple  élément  anato- 
mique,  c'est  déjà  un  organisme  :  il  est  constitué  par 


OVOGÉNIE.  31  i 

l'union  ou  conjugaison  de  deux  éléments,  l'un  jouant 
le  rôle  d'élément  mâle,  l'autrele  rôle  d'élément  femelle; 
ces  deux  corps,  dont  l'union  constitue  l'ovule,  sont 
d'une  part  la  vésicule  germinative  avec  son  protoplasma, 
d'autre  part  la  cellule  embryogène  ou  androblaste .  Ce 
dernier  ne  serait  pas  un  produit  de  l'organisme  mater- 
nel déjà  constitué,  mais  il  existerait  déjà  dans  l'œuf  d'où 
sort  cet  organisme  maternel.  11  y  aurait  donc  dans  l'œuf 
de  la  mère  un  élément  essentiel  de  l'œuf  du  rejeton. 
Cet  élément  ovulaire  se  transmet,  persiste,  non  plus 
comme  un  organe  appartenant  à  l'individu  qui  en  est 
porteur,  mais  comme  un  élément  appartenant  à  l'an- 
cêtre et  qui  dans  l'économie  de  l'être  actuel  constitue- 
rait un  véritable  parasite  atavique.  —  On  a  commencé 
par  croire  que  l'œuf  est  une  production  de  l'organisme 
maternel  à  l'état  de  plein  développement;  puis  on  a  dit 
qu'il  était  une  production  de  l'organisme  maternel,  dès 
son  état  embryonnaire  et  avant  même  que  le  sexe  y  fût 
caractérisé.  M.  Balbiani  fait  un  pas  de  plus  dans  cette 
voie  des  origines,  et  il  rattache  l'œuf  à  l'organisme 
maternel  non  encore  développé,  existant  seulement  en 
puissance,  c'est-à-dire  à  l'œuf  maternel. 

On  en  peut  dire  autant  de  celui-là  même  qui  se  rat- 
tache à  l'œuf  antérieur,  et  ainsi  de  suite,  en  remontant. 
L'œuf  contient  donc  un  élément  essentiel  des  œufs  des 
générations  successives,  élément  spécifique  et  non  in- 
dividuel. Cette  doctrine  de  M.  Balbiani  semble  donc, 
à  un  certain  degré,  rajeunir  la  célèbre  théorie  de  l'in- 
volution  ou  de  X emboîtement  des  germes,  qu'avait 
proposée  au  siècle  dernier  le  philosophe  naturaliste 


312        LEÇONS    SUR    LES   PHÉNOMÈNES  DE    LA   VIE. 

Ch.  Bonnet,  de  Genève.  —  On  pensait,  à  l'époque  où  le 
naturaliste  genevois  proposait  son  hypothèse,  que  l'être 
nouveau  existait  tout  préformé  dans  l'œuf;  d'autres 
disaient  dans  la  liqueur  séminale  :  ce  n'était  pas  l'être 
actuel  qui  le  créait,  il  ne  faisait  pour  ainsi  dire  que  le 
porter  et  fournir  l'habitation  à  cette  ébauche  ou  minia- 
ture du  rejeton.  Ch.  Bonnet  fut  conduit  par  ses  médi- 
tations a  priori  et  ses  expériences  sur  les  pucerons  à 
admettre  la  pré  formation  ou  préexistence  du  germe  non 
pas  seulement  dans  l'œuf  qui  le  développera,  mais  la 
préformation  indéfinie  et  de  tout  temps  de  cet  œuf 
lui-même. 

L'origine  de  cette  doctrine  se  trouve  dans  les  idées 
philosophiques  de  Leibnitz.  Leibnitz  considérait  tous 
les  phénomènes  de  l'univers  comme  la  simple  consé- 
quence d'un  acte  primordial,  la  création.  La  puissance 
créatrice  qui  était  intervenue  une  première  fois  n'avait 
pas  eu  besoin  de  répéter  son  effort,  et  l'ordre  naturel 
était  fixé  pour  la  série  des  temps.  En  particulier,  le  pre- 
mier être  contenait  en  puissance  et  en  substance  toutes 
les  générations  qui  lui  ont  succédé,  et  l'observateur 
ne  fait  qu'assister  au  développement  de  ces  germes  du 
premier  jour,  inclus  les  uns  dans  les  autres. 

C'est  cette  vue  qu'adopta  le  philosophe  genevois 
Bonnet.  Il  admit  qu'un  animal  ne  créait  pas  véritable- 
ment les  êtres  dont  il  devenait  la  souche  ;  qu'il  en  con- 
tenait simplement  les  germes,  enveloppés  pour  ainsi 
dire  les  uns  par  les  autres  et  se  dépouillant  successi- 
vement de  leurs  enveloppes.  Si  l'on  en  croit  certains 
témoignages,  Cuvier,  dont  le  génie  précis  s'accommo- 


OVOGÉNIE.  313 

dait  mal  des  hypothèses,  aurait  pourtant  accueilli  celle- 
ci  avec  faveur. 

Le  développement  de  la  science  a  écarté  ce  qui,  dans 
cette  doctrine,  était  manifestement  erroné  :  à  savoir 
que  l'œuf  serait  l'image  réduite  de  l'être  nouveau  qui 
n'aurait  pour  ainsi  dire  qu'à  se  déployer  et  à  s'amplifier. 
L'animal  se  forme  non  par  l'ampliation  de  parties 
existantes  déjà,  mais  par  formation,  création  successive 
de  parties  nouvelles  ou  épigenèse,  ainsi  que  nous  le 
dirons  tout  à  l'heure.  Quant  à  l'autre  partie  de  la  doc- 
trine, qui  consiste  à  imaginer  que  l'œuf  renferme  non 
pas  seulement  en  puissance,  mais  sous  une  forme  figu- 
rée et  substantielle,  quelque  élément  des  générations 
successives,  c'est  cette  partie  de  la  doctrine  que  les 
idées  de  M.  Balbiani  viennent  de  tirer  de  l'oubli  et 
de  la  défaveur  où  elle  était  tombée. 

Dans  l'histoire  du  développement  ou  de  l'évolution 
d'un  animal,  on  peut  distinguer  trois  périodes  : 

1°  La  période  ovogénique,  qui  s'étend  depuis  l'origine 
de  l'œuf  jusqu'à  sa  constitution  complète; 

2°  La  période  de  la  fécondation,  qui  correspond  au 
moment  où  l'œuf,  arrivé  à  l'état  de  maturité,  reçoit 
l'impulsion  nouvelle  résultant  du  contact  de  l'élément 
mâle; 

3°  Enfin  la  période  embryogénique,  la  plus  longue, 
qui  comprend  la  série  des  phénomènes  par  lesquels 
l'œuf  fécondé  est  amené  jusqu'au  développement  com- 
plet de  l'animal. 

Nous  n'avons  pas  ici  à  faire  l'histoire  de  ces  trois  pé- 
riodes :  nous  devons  seulement  les  caractériser  biïève- 


314  LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES    DE    LA.  VIE. 

ment,  puisqu'elles  marquent  les  trois  étapes  principales 
de  la  morphogénie. 

Nous  signalons  le  point  de  départ  commun  de  toute 
organisation  dans  cette  forme  partout  identique,  qui 
est  Y  ovule  primordial ,  simple  masse  proloplasmique  à 
noyau.  Cette  identité  d'origine  pour  tous  les  êtres  or- 
ganisés est  un  phénomène  bien  essentiel  et  bien  digne 
d'être  mis  en  lumière.  Il  est  acquis  surtout  depuis  les 
travaux  de  Waldeyer,  en  1870. 

Cet  ovule  primordial  subit  un  développement  (déve- 
loppement ovogénique)  qui  l'amène  à  l'état  où  il  doit 
être  pour  subir  efficacement  l'imprégnation  de  l'élé- 
ment mâle,  c'est-à-dire  à  l'état  d'œuf  mûr.  Ce  dévelop- 
pement comprend  trois  faits  principaux  :  la  formation 
d'une  enveloppe  limitant  extérieurement  l'élément,  ou 
enveloppe  vitelline  ;  l'accroissement  de  la  masse  proto- 
plasmique  primitive  par  l'adjonction  d'éléments  nou- 
veaux constituant  le  vitellus  secondaire,  ou  vitellus 
nutritif,  ou  paralécithe,  ou  deutoplasme,  suivant  les 
différents  noms  que  lui  ont  donnés  les  auteurs.  Enfin,  et 
en  troisième  lieu,  le  noyau,  ou  vésicule  germinative  de 
Purkinje,  jusque-là  homogène  dans  toutes  ses  parties, 
permet  d'apercevoir  des  granulations  nucléolaires, 
taches  germinatives  ou  taches  de  Wagner. 

Dès  cette  première  période,  des  différences  apparais- 
sent suivant  que  l'œuf  devra  former  un  animal  de  tel 
ou  tel  groupe  zoologique.  Avant  toute  fécondation, 
avant  tout  développement,  il  est  possible  de  prédire, 
d'après  les  caractères  anatomiques  particuliers  de  l'œuf 
complet,  la  direction  générale  de  son  évolution  et  le 


EMBRYOGÉNIE.  315 

groupe  auquel   appartiendra  l'animal  qu'il   formera. 
L'enveloppe  vifcelline,  par  exemple,  est  striée  radiaire- 
ment  chez  les  mammifères  et  les  poissons  osseux,  et  y 
présente  un  micropyle.  Rien  de  pareil  n'a  lieu  chez 
les  oiseaux.  Le  vitellus  secondaire  peut  être  en  pro- 
portions différentes  relativement  au  vitellus  primitif; 
tantôt  il  est  très  abondant,  c'est  le  cas  des  animaux 
ovipares,   oiseaux  et  reptiles  ;    tantôt  il   est  très  peu 
abondant,  ce  qui  est  le  cas  des  vivipares,  tels  que  les 
mammifères.  Enfin  les  taches  germinatives  du  noyau 
sont  bien  différentes  en  nombre  chez  les  uns  ou  chez 
les  autres  des  vertébrés  :  il  y  en  a  plus  de  100  à  200  chez 
les  poissons,  au  contraire  1  ou  2  chez  les  mammifères. 
Une  étude  de  l'ovogenèse  étendue  à  tous  les  groupes 
aurait  donc  pour  résultat  de  montrer  une  différencia- 
tion très  précoce  dans  le  travail  du  développement.  Il 
semble  bien  que  dès  le  début  commun  les  routes  vont 
en  divergeant  et  que  chaque  ovule  primordial  ait  sa 
voie  fixée  d'avance,  dans  laquelle  il   marchera  sans 
arrêt,  jusqu'à  réaliser  sous  la  direction  des  lois  mor- 
phologiques le  type  animal  qui  était  virtuellement  ins- 
crit en  lui. 

La  seconde  période  du  développement  de  l'œuf  est 
caractérisée  par  le  phénomène  de  la  fécondation  et 
tous  les  faits  secondaires  qui  la  préparent  ou  s'y  rat- 
tachent. L'œuf,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  est  un  élé- 
ment plastique  très  énergique,  centre  d'attraction  chi- 
mique et  morphologique.  Le  processus  évolutif  de  cet 
élément  est  renforcé  d'une  manière  encore  inconnue 


316         LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES   DE    LA   VIE. 

par  l'intervention  de  l'élément  mâle,  c'est-à-dire  par 
la  fécondation. 

Une  fois  la  fécondation  accomplie,  le  travail  évolutif 
prend  une  extrême  activité  et  la  phase  embryogénique 
commence. 

Le  problème  de  l'embryogénie  consiste,  en  définitive, 
à  expliquer  par  quels  procédés  successifs  la  cellule  ovu- 
laire  simple  a  donné  naissance  à  cette  construction 
polycellulaire  d'une  architecture  si  complexe  qui  est  la 
machine  vivante. 

On  a  eu  d'abord  recours  aux  hypothèses,  avant  de 
s'adresser  à  l'observation,  pour  essayer  de  percer  ce 
mystère. 

Deux  théories  opposées  se  présentent  à  l'esprit  du 
naturaliste  philosophe,  dont  chacune  a  eu  ses  partisans  : 
c'est  la  théorie  de  Yinvolution  d'une  part,  de  l'autre, 
la  théorie  de  Yêpigenèse.  Le  débat  est  aujourd'hui  tran- 
ché, et  l'on  sait,  depuis  les  travaux  du  célèbre  embryo- 
logiste  Caspar-Frederick  Wolff,  que  l'organisme  se 
développe  de  l'œuf  par  êpigenèse. 

Les  partisans  de  l'involution  pensaient  que  la  géné- 
ration d'un  être  n'était  pas  une  véritable  création.  Le 
rejeton  préexistait  tout  formé,  avec  ses  organes,  ses 
appareils,  sa  forme,  dans  le  germe,  et  la  fécondation 
ne  faisait  que  le  déployer.  Ce  germe,  image  réduite  de 
l'être  nouveau,  c'était  Yœuf^OMv  certains  naturalistes, 
qui  de  là  prenaient  le  nom  à'ovistes,  tels  Swammer- 
damm,  Malpighi,  Haller.  —  Pour  d'autres,  les  sperma- 
tistes,  Leeuwenbœck,  Spallanzani,  c'était  Y  animal  sper- 
viatique,  qui  était  le  germe;  mais  pour  les  uns  et  pour 


EMBRYOGÉNIE.  317 

les  autres,  le  germe  était  l'ébauche,  la  miniature  de 
l'embryon  ;  et  c'est  là  le  point  essentiel  de  la  doctrine. 
L'être  ne  commençait  donc  pas  à  l'acte  de  la  généra- 
tion; il  préexistait  déjà,  à  l'état  dormant  et  n'attendant 
que  d'être  tiré  de  cette  condition  léthargique  par  l'im- 
pulsion fécondatrice.  —  Défendue  par  Leibnitz  parmi 
les  philosophes,  par  Haller  parmi  les  physiologistes, 
cette  doctrine  subsista  universellement  acceptée  jus- 
qu'au moment  où  G. -F.  Wolff,  le  premier  fondateur  de 
l'embryologie  moderne,  vint  lui  porter  le  coup  mortel 
et  révéler  la  véritable  nature  du  développement  orga- 
nique. «  Il  prouva  que  le  développement  de  chaque 
»  organisme  s'effectue  par  une  série  de  formations  nou- 
»  velles,  et  que,  ni  dans  l'œuf,  ni  dans  les  spermato- 
»  zoaires,  il  n'existe  la  moindre  trace  des  formes  défi- 
»  nitives  de  l'organisme  (1).  » 

C.-F.  Wolff  montra  en  effet,  en  étudiant  chez  le 
poulet  le  développement  du  tube  digestif,  qu'il  y  a  une 
époque  où  cet  appareil  n'est  encore  qu'une  sorte  de 
membrane  ovale,  un  feuillet  germinal?  f,  qui  passe  par 
une  série  de  transformations  continuelles  et  par  des 
additions  nouvelles,  arrive  à  constituer  le  canal  intesti- 
nal, les  glandes  qui  en  dépendent,  le  foie,  le  poumon,  etc. 
—  On  trouve  dans  cette  observation  le  germe  de  la 
découverte  des  feuillets  embryonnaires,  que  Baër  com- 
pléta et  introduisit  plus  tard  dans  la  science. 

Ainsi,  les  parties  du  corps  sont  faites  successivement 
les  unes  après  les  autres,  par  additions  et  différencia- 
tions successives.  Rien  ne  préexiste  dans  sa  forme  et 

(1)  Hœckel,  Anthropogénie,  p.  28. 


318        LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE   LA.   VIE. 

son  dessin  définitif.  Le  germe  de  l'homme  n'est  pas 
un  homoncule,  image  réduite  et  parfaite  de  l'adulte  ; 
c'est  une  masse  cellulaire  qui,  par  un  travail  lent, 
acquiert  des  formes  successivement  compliquées. 

Les  premiers  phénomènes  par  lesquels  débute  l'évo- 
lution embryogéniquesontsensiblementlesmêmes  d'un 
bout  à  l'autre  du  règne  animal.  Chez  les  mammifères,  la 
masse  protoplasmique  qui  forme  l'œuf  fécondé  se  seg- 
mente en  deux  moitiés  par  division  endogène.  Chacune 
des  deux  masses  nouvelles  subit  une  segmentation  pa- 
reille. Ce  phénomène,  appelé  fractionnement  du  vitellus, 
aboutit,  par  ces  divisions  réitérées  de  la  masse  protoplas- 
mique principale,  à  la  formation  d'une  masse  de  cellules 
toutes  pareilles  entre  elles,  groupe  cellulaire  provenant 
par  générations  successives  de  la  cellule  primitive. 

Ce  groupe  formé  de  cellules  pressées  les  unes  contre 
les  autres  est  une  masse  sphérique  framboisée,  muri- 
forme.  On  a  proposé  de  désigner  ce  premier  stade  de 
l'évolution  embryogénique  commun  à  tous  les  animaux 
par  un  nom  particulier,  celui  de  monda. 

Chez  les  mammifères,  cette  masse  pleine,  compacte 
de  cellules  vitellines  se  creuse  bientôt  à  son  centre  où 
s'amasse  un  liquide,  et  se  condense  à  la  surface.  L'œuf 
est  alors  transformé  en  une  vésicule  sphérique,  dont 
l'enveloppe  est  constituée  par  une  couche  plus  ou  moins 
épaisse  de  cellules  juxtaposées,  et  l'intérieur  occupé 
par  un  liquide.  Cette  poche  s'appelle  blastula,  vésicule 
blastodermique ;  la  paroi,  blastoderme;  ses  éléments,  cel- 
lules du  blastoderme. 

La  vésicule  blastodermique  a  environ  1  millimètre  de 


FEUILLETS    DU    BLASTODERME.  319 

diamètre.  Elle  est  formée  d'une  seule  assise  de  cellules. 
En  un  de  ses  points,  cette  paroi  est  doublée  par  un  petit 
amas  de  cellules  de  segmentation  à  contour  elliptique, 
faisant  saillie  dans  la  cavité  blastodermique,  simulant  à 
la  surface  l'apparence  d'une  tache  et  que  l'on  appelle 
area  germinativa,  aire  germinative,  rudiment  primitif 
du  corps  du  mammifère. 

La  partie  de  cet  amas  cellulaire  qui  en  forme  la 
limite  vers  le  centre  se  développe  bientôt  activement; 
elle  fournit  une  nouvelle  couche  qui  s'étale  à  la  face 
interne  du  blastoderme,  et  s'y  dispose  comme  une  se- 
conde assise.  Il  y  a  donc  alors  deux  couches  ou  deux 
feuillets  comprenant  entre  eux  au  niveau  de  l'aire 
germinative  une  masse  intermédiaire.  Ces  deux  feuil- 
lets ont  des  caractères  différents  :  on  les  appelle  feuillet 
externe  ou  ectoderme,  feuillet  interne  ou  entoderme,  ou 
encore  épiblaste  et  hypoblaste.  Quant  à  la  partie  com- 
prise entre  les  deux  feuillets  au  niveau  de  l'aire  ger- 
minative, c'est  la  masse  intermédiaire  ou  mêsoblaste. 

Chez  les  oiseaux,  les  reptiles,  les  plagiostomes  et  les 
céphalopodes,  les  insectes,  les  arachnides  supérieurs, 
et  les  crustacés  qui  ont  des  œufs  ù  vitellus  nutritif  vo- 
lumineux, il  y  a  segmentation  partielle,  portant  seule- 
ment sur  le  vitellus  primitif.  Aussi  ces  œufs  sont  dits 
mésobl astiques  ou  à  fractionnement  partiel,  par  oppo- 
sition aux  œufs  oloplastiques  des  mammifères  ou  à  frac- 
tionnement total.  Mais  c'est  là  une  différence'  sans 
importance,  car  dans  l'un  comme  dans  l'autre  cas 
le  résultat  premier  du  travail  embryogénique  est  la 
formation  de  deux  feuillets  primaires . 


320  LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA.    VIE. 

On  trouve  encore  chez  les  animaux  inférieurs  le 
fractionnement  total,  la  formation  d'une  masse  fram- 
boisée  ou  monda  et  la  constitution  d'une  poche  à  deux 
feuillets,  munie  d'une  ouverture.  Cette  forme  constitue 
le  gastrula  avec  son  entoderme  et  son  ectoderme.  C'est 
ce  qui  s'observe  chez  les  éponges,  les  polypes  et  les  vers. 

Il  y  a,  comme  on  le  voit,  une  certaine  analogie  dans 
la  première  phase  du  développement  embryogénique 
chez  tous  les  animaux. 

Plus  tard,  on  trouve  quatre  feuillets;  cette  multipli- 
cation résulte,  comme  l'a  montré  Remak,  du  dédouble- 
ment du  mésoblaste  en  une  lame  musculo-cutanée  et  une 
lame  flbro-intestinale.  Quant  à  l'épiblaste  ou  ectoderme, 
il  prend  le  nom  de  feuillet  corné  ou  cutané  sensitif,  ou 
sensoriel;  l'hypoblaste  ou  feuillet  interne  est  appelé 
intestino-glandulaire.  Cette  division  en  quatre  feuillets, 
qui  caractérise  le  second  stade  du  développement  em- 
bryogénique, se  rencontre  chez  tous  les  vertébrés  et 
chez  la  plupart  des  invertébrés,  sauf  chez  les  derniers 
des  zoophytes,  les  spongiaires,  où  le  travail  se  réduit  à 
la  division  en  deux  feuillets  primaires. 

Les  cellules  qui  constituent  chacun  de  ces  feuillets 
et  leur  descendance  ont  dans  la  constitution  de  l'être 
un  rôle  particulier.  Le  feuillet  corné  ou  sensitivo-cu- 
tané,  encore  appelé  épiblaste,  forme  l'épidémie  avec 
ses  annexes  (cheveux,  ongles,  glandes  sudoripares  et 
sébacées),  et  le  système  nerveux  central,  la  moelle 
épinière. 

La  lame  musculo-cutanée  du  mésoblaste,  ou  méso- 
derme, forme  le  derme,  les  muscles,  le  squelette  in- 


DÉVELOPPEMENT.  321 

terne,  os,  cartilages,  ligaments,  c'est-à-dire  le  système 
musculaire  et  les  systèmes  conjonctifs. 

La  lame  fibro-intestinale  du  mésoblaste  forme  le 
cœur,  les  gros  vaisseaux,  les  vaisseaux  lymphatiques, 
le  sang  lui-même  et  la  lymphe,  c'est-à-dire  le  système 
vasculaire,  plus  le  mésentère  et  les  parties  musculaires 
et  fibreuses  de  l'intestin. 

Le  feuillet  interne,  hypoblaste  ou  hypoderme,  ou 
feuillet  intestino-glandulaire,  fournit  le  revêtement 
épithélial  de  l'intestin,  les  glandes  intestinales,  le 
poumon,  le  foie  (voy.  fîg.  40). 

Comment  se  disposent  ces  éléments,  suivant  quel 
dessin  et  quel  plan? 

On  peut  répondre  que  ce  dessin  et  ce  plan  sont  ca- 
ractérisés dès  le  début,  et  que  si  ces  éléments  consti- 
tuent des  matériaux  de  même  nature  et  de  même  situa- 
tion, ils  reçoivent  au  premier  moment  une  destination 
architecturale  distincte;  ils  servent  à  édifier  un  mo- 
nument d'un  style  particulier  qui  se  révèle  et  peut  se 
prédire  sitôt  qu'il  commence  à  s'exécuter. 

Chez  les  vertébrés,  dès  ce  moment,  le  disque  germi- 
natif  offre  deux  parties,  une  zone  marginale  opaque, 
area  opaca,  entourant  une  partie  centrale  claire,  area 
pellucida.  Les  cellules  les  plus  centrales  des  feuillets 
externe  et  moyen  se  multiplient  dans  Y  area  pellucida 
et  forment  une  tache  ovalaire  plus  brillante  encore  qui 
est  leg-erme  proprement  dit, prot os orna.  Unegouttière, 
sillon  primitif,  divise  bientôt  ceg-erme  en  deux  moitiés, 
et  les  bords  de  la  gouttière  s'épaississent  de  manière  à 
constituer  deux  bourrelets  saillants  grâce  à  la  prolifé- 

CL.    BERNARD.  21 


322         LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES  DE    LA  VIE. 

ration  des  cellules  du  feuillet  externe.  Le  contour  du 
germe  change  dans  le  même  temps,  et,  s'étranglantvers 
son  milieu,  prend  la  forme  d'un  corps  de  violon  (voy, 
fig.  38).  Pendant  ce  temps  le  feuillet  moyen,  méso- 
derme, s'épaissit  et  se  comporte  d'une  manière  diffé- 
rente dans  sa  partie  centrale,  dans  sa  partie  périphéri- 
que et  dans  la  région  intermédiaire;  sa  partie  centrale, 
sous-jacente  à  la  gouttière,  se  différencie  et  commence 
à  s'organiser  pour  former  le  cylindre  cellulaire  appelé 
corde  dorsale;  la  partie  périphérique  de  ce  mésohlaste 
se  fissure  pour  constituer  les  deux  lames  musculo-cuta- 
née  et  fihro-intestinale  qui  tendent  à  s'écarter  l'une  de 
l'autre,  laissant  entre  elles  une  fente,  rudiment  du  cœ- 
lome  ou  cavité  pleuro-péritonéale.  Quant  à  la  région 
intermédiaire  de  ce  feuillet  moyen,  comprise  entre  la 
corde  dorsale  au  centre  et  la  partie  divisée  à  la  péri- 
phérie, elle  constitue  de  chaque  côté  une  sorte  de 
cordon  appelé  cordon  vertébral  primitif,  d'où  provien- 
dront les  pièces  des  vertèbres. 

Les  bourrelets  dorsaux  formés  par  le  feuillet  externe 
se  rapprochent,  s'affrontent,  se  ferment,  et  ainsi  se 
trouve  constitué  un  tube  médullaire  destiné  à  devenir  la 
moelle  épinière;  celle-ci  sera  refoulée  vers  l'intérieur 
et  enfermée  dans  le  canal  spinal  qui  l'entoure,  en  se 
constituant  aux  dépens  des  pièces  vertébrales  droites  et 
gauches  du  feuillet  moyen  qui  viendront  se  rejoindre 
sur  la  ligne  médiane  au-dessus  et  au-dessous,  et  lui 
formeront  un  étui. 

Du  côté  du  feuillet  interne  ou  hypoblaste  les  choses 
se  passent  de  môme,  mais  plus  tardivement.  Réduit  pen- 


TYPES    EMBRYOGÉNIQUES.  323 

dant  longtemps  à  une  seule  couche  cellulaire,  ce  feuillet 
montre  bientôt  dans  l'axe  du  germe  une  dépression  en 
gouttière,  dont  les  bords  s'affrontent  et  constituent 
finalement  un  tube  complet,  le  tube  intestinal. 

Ce  n'est  pas  le  lieu  de  suivre  pas  à  pas  le  développe- 
ment de  ces  diverses  parties.  Il  nous  suffit  d'en  saisir 
le  dessin  général. 

Chez  les  vertébrés,  le  type  se  marque  et  se  caracté- 
rise dès  le  début,  en  ce  sens  qu'il  y  a  un  sillon  primi- 
tif au-dessous  duquel  le  feuillet  moyen  resté  indivis 
forme  un  cordon  axial,  et  les  choses  sont  symétriques 
de  part  et  d'autre.  Cette  division  du  germe  en  deux 
moitiés  par  une  ligne  primitive  indique  la  direction 
que  suivra  le  développement  et  l'embranchement  au- 
quel appartiendra  l'animal. 

Les  particularités  distinctives  des  divers  vertébrés, 
et  d'une  façon  générale  des  divers  groupes,  n'apparais- 
sent que  graduellement  et  d'autant  plus  tardivement 
que  les  êtres  adultes  se  ressembleront  davantage.  Haec- 
kel  a  énoncé  cette  loi  dans  les  termes  suivants  : 

«  Plus  deux  animaux  adultes  se  ressemblent  par  leur 
»  structure  générale,  plus  leur  forme  embryonnaire 
»  reste  longtemps  identique,  plus  longtemps  leurs 
»  embryons  se  confondent  ou  ne  se  distinguent  que 
»   par  des  caractères  secondaires.  » 

Si  nous  voulons  résumer  les  résultats  précédents  et 
les  comprendre  dans  une  formule  générale,  nous  dirons 
après  Baër  : 

«L'être  vivant  provient  d'une  cellule  primitivement 
identique,  l'œuf  primordial;  il  s'édifie  par  formation 


324  LEÇONS  SUR  LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA  VIE. 

progressive  ou  épigenèse,  par  suite  de  la  prolifération 
de  cette  cellule  primitive  qui  forme  des  cellules  nou- 
velles, qui  se  différencient  de  plus  en  plus  et  s'associent 
en  cordons,  en  tubes,  en  lames,  pour  arriver  à  consti- 
tuer les  différents  organes.  Cette  structure  va  se  com- 
pliquant successivement,  de  manière  que  les  formes 
se  particularisent  de  plus  en  plus  à  mesure  que  le  dé- 
veloppement avance.  C'est  la  forme  la  plus  générale, 
celle  de  l'embranchement,  qui  se  manifeste  lapremière  ; 
puis  celle  de  la  classe,  puis  celle  de  l'ordre,  et  ainsi  de 
suite  jusqu'à  l'espèce.  » 

Le  développement  suit  donc  des  routes  d'abord 
communes,  puis  divergentes,  lorsqu'il  doit  aboutir  à 
des  formes  différentes.  La  seule  question  en  litige  est 
de  savoir  à  partir  de  quel  point  commence  cette  diver- 
gence, car,  au  premier  moment,  il  n'y  a  aucune  diffé- 
renciation, et  les  stades  originels  semblent  identiques. 
La  plupart  des  embryologistes  ont  pensé  que  ce  qu'il 
y  a  de  commun  dans  un  groupe  animal  est  toujours 
développé  dans  l'embryon  plus  tôt  que  ce  qu'il  y  a  de 
spécial;  et,  par  conséquent,  lorsqu'on  imagine  quatre 
types  de  structure,  comme  le  faisaient  Cuvier,  Baër 
et  Agassiz,  il  est  naturel  que  l'on  retrouve  quatre  types 
de  développement  ou  d'évolulion.  Baër,  en  particulier, 
admettait  quatre  procédés  embryologiques,  qui  se  ca- 
ractérisaient depuis  une  époque  fort  reculée  du  déve- 
loppement et  qui  conduisaient  à  leur  forme  parfaite 
les  germes  des  animaux  des  quatre  embranchements 
de  Cuvier.  Ce  système  était  quelque  peu  prématuré,  et 
les  observations  embryologiques  modernes  en  contre- 


TYPES    EMBRYOGÉNIQUES.  325 

disent  bien  des  parties.  Des  quatre  types  primitifs 
admis  par  Baër,  il  y  en  a  un,  Yevolutio  conforta,  qui  a 
■été  ultérieurement  rejeté;  un  autre,  Yevolutio  radiata, 
ne  saurait  plus  être  admis  qu'avec  d'expresses  réserves. 
Néanmoins,  et  en  l'absence  de  tout  autre  classement  des 
procédés  embryologiques,  nous  rappelons  ici  le  sys- 
tème, si  imparfait  soit-il,  de  BaëL';  il  offre  tout  au 
moins  un  intérêt  historique  et  le  cadre  pour  les  sys- 
tèmes nouveaux  auxquels  conduiront  les  observations 
si  minutieuses  des  zoologistes  modernes. 

Baër  admettait  donc  quatre  types  de  développement, 
de  même  que  Cuvier  admettait  quatre  types  d'organi- 
sation. Il  les  caractérisait  par  les  noms  suivants  : 

1°  Evolutio  bigemina;  vertébrés. 
2°  Evolutio  gemina;  arthropodes. 
3°  Evolutio  conforta;  mollusques. 
4°  Evolutio  radiata;  rayonnes. 

1°  Le  premier  type,  offert  par  les  vertébrés,  est  le 
type  à  symétrie  double.  Baër  employait  pour  en  carac- 
tériser le  développement  la  désignation  d' 'evolutio  bi- 
gemina. Plus  tard,  Kôlliker  (1)  acceptait  le  même  type 
et  la  même  désignation  comme  exprimant  en  réalité 
le  procédé  de  développement  de  ces  vertébrés. 

L'embryon  né  d'une  portion  localisée  de  l'œuf  frac- 
tionné [evolutio  in  una  parte)  se  développe  dans  deux 
directions  différentes,  en  présentant  la  symétrie  bila- 
térale. 

(1)  Entwickelungsgeschichte  dev  Cephalopoclen  (Zurich,  1844). 


326  LEÇONS    SUR  LES    PHÉNOMÈNES    DE  LA.  VIE. 

Le  développement  de  l'embryon  se  fait  par  une  dou- 
ble répétition  de  parties,  répétition  latérale  et  répétition 


Fig.  39.  —  Développement  des  vertébrés  ;  type  des  mammifères  (évolution  symétrique 
double).  —  A,  B,  C,  trois  stades  de  l'embryon  du  lapin.  —  D,  système  nerveux.  —  E, 
bandelette  axile.  —  F,  area  germinativa.  —  G,  vertèbres  primitives.  On  voit  ici  deux 
axes  de  symétrie  constitués,  l'un  par  le  système  nerveux,  l'autre  par  le  système  viscéral. 
(Heusen  et  Kôlliker.) 

de  haut  en  bas,  c'est-à-dire  qu'il  se  produit  des  organes 
identiques  qui  partent  des  deux  côtés  d'un  axe  (corde 
dorsale),  se  projettent  en  haut  et  en  bas  (lames  dorsales 
et  lames  ventrales),  et  s'affrontent  le  long  de  deux  lignes 
parallèles,  de  telle  sorte  que  le  feuillet  interne  du  germe 
se  ferme  en  dessous,  et  le  feuillet  externe  en  dessus;  par 
là  se  trouvent  constituées  deux  cavités  allongées  :  l'une, 
cavité  viscérale,  qui  loge  et  circonscrit  le  système  des 
viscères  ou  système  végétatif;  l'autre,  cavité  médullaire, 
entourant  et  circonscrivant  la  moelle  épinière  et  le  cer- 
veau, organe  central  de  la  vie  animale. 


TYPES    EMBRY0GÉN1QUES.  327 

2°  Le  second  type  d'organisation  et  d'évolution  est 
offert  parles  articulés  (vby.  fîg.  41). 

Il  constitue  Yevolutio  qemina  de  Baër  et  de  Kôlliker. 


Fig.  40.  —  Développement  des  vertébrés,  évolution  symétrique  double  (evolutio  bige- 
minade  Baër).  —  Type  des  poissons  ;  A,  B,  C,  trois  stades  de  l'embryon  de  la  torpille 
[Torpédo  oculata)  ;  E,  embryon  ;  F,  area  germinaliua  ;  G,  système  nerveux.  —  D,  coupe 
des  feuillets  embryonnaires;  H,  ectoderme  formant  la  moelle  primitive  ;  I,  mésoderme  ; 
K,  eutoderme  ;  au  centre  se  voit  la  corde  dorsale  séparant  les  deux  axes  de  développe- 
ment. (Al.  Schutz.) 

Il  est  caractérisé  en  ce  que  les  lames  dorsales  demeu- 
rent ouvertes  et  se  transforment  en  membres. 

Le  développement  produit  ici  des  parties  identiques 
émanant  des  deux  côtés  d'un  axe  et  se  refermant  le  long 
d'une  ligne  parallèle  et  opposée  à  l'axe.  Ce  type  pour- 
rait encore  être  appelé  type  longitudinal.  Il  y  a  une 
seule  cavité  qui  loge  tous  les  viscères  et  le  système 
nerveux.  Le  canal  intestinal  ,  les  troncs  vasculaires 
et  le  système  nerveux  s'étendent  dans  la  longueur  du 
corps  qui  présente  deux  extrémités.  C'est  entre  ces 


328    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

deux  extrémités,  avant  et  arrière,  que  s'accuse  l'oppo- 
sition ;  elle  se  traduit  moins  clairement  entre  le  dessus 
et  le  dessous,  car  le  système  nerveux  va  d'un  côté  à 
l'autre  du  système  digestif. 

Les  parties  appendiculaires  ou   surbordonnées  se 


Fig.  41.  —  Développement  des  articulés  ;  exemple  d'évolution  symétrique  simple  (evolutio 
gemina  de  Baër).  —  Œuf  d'une  arachnide  (Agelena  labyrinthica)  à  divers  degrés  de 
développement.  A  B,  de  profil  ;  C,  de  face.  D  E  F,  embryon  symétrique  par  rapport  à  un 
seul  axe  de  développement.  (Balbiani.) 

projettent  latéralement,  à  gauche  et  à  droite,  ainsi 
que  le  montrent  les  figures  que  nous  plaçons  sous  les 
yeux  du  lecteur  (voy.  fig.  41). 

3°  Le  troisième  type  d'organisation  et  de  dévelop- 
pement est  le  moins  bien  fondé  des  trois  et  celui  qui 
doit  subir  les  plus  radicales  transformations.  C'est  le 
type  massif,  caractérisé  par  le  nom  à! evolutio  contorta. 
Il  exprime  que  le  développement  produit  des  parties 
identiques  courbées  autour  d'un  espace,  conique  ou 
autrement  disposé.    L'appareil    digestif  est  plus   ou 


TYPES    EMBRYOGÉNIQUES.  329 

moins  curviligne.  L'étude  plus  complète  du  dévelop- 
pement des  mollusques  a  établi  que  l'enroulement 
offert  par  quelques-uns  de  ces  animaux  n'est  pas  un 
fait  primitif,  pas  plus  qu'il  n'est  général.  D'ailleurs, 
Kôlliker  lui-même,  à  une  époque  déjà  ancienne  (1844), 
a  considéré  les  mollusques  comme  des  êtres  à  évolution 


pIG#  42.  Développement  des  mollusques  ;  évolution  contournée  [evolutio  conforta  de 

Baé'r).  Jeune  embryon  de  gastéropode  (Nassa  mutabilis)  vu  de  de  profit  :  A,  rein  pri- 
mordial ;  B,  pied  ;  C,  anus,  auquel  aboutit  la  portion  terminale  du  tube  digestif  qui  com- 
mence derrière  le  pied,  décrivant  ainsi  primitivement  uue  forte  courbure.  (Bobretzky.) 

se  faisant  uniformément  et  indifféremment  dans  toutes 
les  directions,  c'est-à-dire  qu'il  les  a  rangés  dans  le 
type  de  Y  evolutio  radiata. 

4°  Le  quatrième  type  d'organisation  et  d'évolution 
est  offert  par  le  grand  nombre  des  rayonnes.  Il  con- 
stitue le  type  périphérique,  et  se  développe  par  le  mode 
appelé  evolutio  radiata  par  Baër  et  Kôlliker.  Tout  le 
corps  de  l'embryon  fait  saillie  à  la  fois  {evolutio  in  om- 
nibus par  tibus).  Le  développement  se  fait  autour  d'un 
centre  et  produit  des  parties  identiques  dans  un  ordre 
rayonnant,  sur  un  plan  transversal.  C'est  donc  entre  le 
centre  et  la  périphérie  que  se  fait  le  travail  évolutif, 
et  c'est  entre  ces  deux  régions  qu'existe  le  contraste 
essentiel.  Au  contraire,  le  contraste  est  moins  marqué 


330    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

entre  le  dessus  et  le  dessous  parallèlementà  l'axe  longi- 
tudinal, ainsi  qu'entre  l'avant  et  l'arrière.  En  consé- 

A 

d. 


Fig.  43.  —  Développement  des  zoophytes  ;  évolution  rayonnée  (evolutio  radiata  de  Baër). 

—  A,  B,  C,  trois  stades  de  l'embryon  d'une  hydre  [Hydra  aurantiaca).  —  a,  entoderme  : 

—  b,  eetoderme  ;  —  c.  enveloppe  de  l'œuf;  —  d,  d'.  tentacules  présentant  d'emblée  leur 
apparence  radiée.  (X.  Kleinenberg.) 

quence,   le  type  évolutif  se  trouve  être  le  rayonne- 
ment. 


III.  Origine  et  causes  de  la  morphologie.  —  C'est 
surtout  par  l'étude  du  développement  que  l'ou  peut 
acquérir  la  notion  de  l'existence  de  lois  qui  règlent  la 
constitution  morphologique  des  êtres.  On  entrevoit 
dès  les  premiers  moments  un  plan  idéal  qui  se  réalise 
degré  par  degré  ;  on  en  saisit  l'ébauche  grossière 
d'abord,  qui  se  perfectionne  et  se  complète  successi- 
vement. Le  point  de  départ  est  identique  en  apparence; 
le  terme  est  infiniment  diversifié  et  l'animal  va  de  l'un 
à  l'autre  d'une  façon  régulière  et  invariable  par  un 
travail  toujours  le  même  dans  sa  complexité. 

Si  l'on  n'a  que  le  point  de  départ,  si  l'on  voit  seule- 
ment l'ovule  primordial,  on  ne  sait  rien  de  ce  qui  arri- 
vera ;  on  ne  peut  prévoir  si  le  résultat  du  travail  for- 


DE    Là    MORPHOLOGIE.  331 

mateur  sera  la  création  d'un  zoophyte  ou  d'un  vertébré, 
d'un  mammifère,  d'un  homme. 

Il  faut,  pour  prédire  l'issue  du  travail ,  connaître  l'ori- 
gine de  ce  protovum.  Si  l'on  sait  d'où  il  sort,  on  sait  ce 
qu'il  sera.  Ainsi  tout  le  travail  morphologique  est  con- 
tenu dans  l'état  antérieur.  Ce  travail  est  une  pure  répé- 
tition :  il  n'a  pas  ses  raisons  à  chaque  instant  dans 
une  force  actuellement  active;  il  a  ses  raisons  dans 
une  force  antérieure.  Il  n'y  a  point  de  morphologie 
sans  prédécesseurs. 

Dans  la  réalité,  nous  n'assistons  à.  la  naissance  d'au- 
cun être  :  nous  ne  voyons  qu'une  continuation  pério- 
dique. La  raison  de  cette  création  apparente  n'est  donc 
pas  dans  le  présent,  elle  est  dans  le  passé,  à  l'origine. 
Nous  ne  saurions  la  trouver  dans  des  causes  secondes 
ou  actuelles;  il  faudrait  la  chercher  dans  la  cause 
première. 

L'être  vivant  est  comme  la  planète  qui  décrit  son 
orbe  elliptique  en  vertu  d'une  impulsion  initiale;  tous 
les  phénomènes  qui  s'accomplissent  àla  surface  de  cette 
planète,  comme  les  phénomènes  vitaux  dans  l'orga- 
nisme, manifestent  le  jeu  des  forces  physiques  actuelle- 
ment présentes  et  actives;  mais  la  cause  qui  lui  a  im- 
primé son  impulsion  initiale  est  en  dehors  de  ses 
phénomènes  actuels  et  liée  seulement  à  l'équilibre  cos- 
mique général.  Il  faudrait  changer  le  système  planétaire 
tout  entier  pour  la  modifier;  l'état  de  choses  actuel 
est  le  résultat  d'un  équilibre  auquel  concourent  toutes 
les  parties,  et  qui  troublerait  toutes  les  parties  si  lui- 
même  était  changé  en  un  point. 


332    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA.  VIE. 

Cette  comparaison  s'applique  à  l'être  vivant  et  à  son 
évolution.  La  morphologie  n'est  pas  plus  liée  à  la  ma- 
nifestation vitale  actuelle  que  les  phénomènes  des 
agents  physiques  à  la  surface  de  la  terre  ne  sont  liés 
au  mouvement  de  notre  planète  sur  le  plan  de  l'éclip- 
tique.  C'est  pourquoi  nous  séparons  absolument  la 
phénoménologie  vitale,  objet  de  la  physiologie,  de  la 
morphologie  organique  dont  le  naturaliste  (zoologiste 
et  botaniste)  étudie  les  lois,  mais  qui  nous  échappe 
expérimentalement  et  qui  n'est  pas  à  notre  portée. 

La  loi  morphologique  n'a  pas  à  chaque  instant  sa 
raison  d'être  :  elle  traduit  une  influence  héréditaire 
ou  antérieure  dont  nous  ne  saurions  effacer  l'influence, 
une  action  primitive  qui  est  liée  à  un  ensemble  cosmique 
général  que  nous  sommes  impuissants  à  atteindre.  Il  en 
résulte  qu'en  l'état  actuel  des  choses  la  morphologie  est 
fixée,  et  cela,  bien  entendu,  quelle  que  soit  l'idée  que 
nous  nous  formions  de  l'évolution  qui  y  a  conduit.  Que 
l'on  soit  Cuviériste  ou  Darwiniste,  cela  importe  peu  : 
ce  sont  deux  façons  différentes  de  comprendre  l'histoire 
du  passé  et  l'établissement  du  régime  présent;  cela 
ne  peut  fournir  aucun  moyen  de  régler  l'avenir.  On 
ne  changera  pas  l'œuf  du  lapin  et,  lui  faisant  oublier 
l'impulsion  primitive  et  ses  états  antérieurs,  on  n'en 
fera  pas  sortir  un  chien  ou  un  autre  mammifère.  Les 
limites  entre  lesquelles  la  morphologie  est  fixée,  si 
elles  ne  sont  pas  absolues  (il  n'y  a  rien  d'absolu  dans 
l'être  vivant),  sont  au  moins  très  restreintes.  Si  l'on 
cherche  à  écarter  un  être  de  sa  route,  comme  cela  a 
lieu  par  la  création  des  variétés  artificielles,  on  sera 


DE   LA.    MORPHOLOGIE.  333 

obligé  constamment  de  le  maintenir  dans  la  voie  nou- 
velle. Les  variétés  tendent  sans  cesse  à  retourner  à  leur 
point  de  départ. 

Il  ne  faudrait  pas  voir  dans  cette  tendance  à  revenir 
au  départ  une  force  particulière,  mystérieuse,  qui  veil- 
lerait à  la  conservation  des  espèces.  Si  la  chose  a  lieu 
ainsi,  c'est  que  l'être  est  en  quelque  sorte  emprisonné 
dans  une  série  de  conditions  dont  il  ne  peut  sortir, 
parce  qu'elles  se  répètent  toujours  les  mêmes  en  dehors 
de  lui  et  aussi  en  lui.  Ainsi  un  Carnivore  naissant  avec 
des  organes  de  Carnivore,  il  faut  bien  qu'il  suive  la 
direction  que  ses  organes  lui  donnent.  C'est  antérieure- 
ment à  la  formation  de  ces  organes,  antérieurement  à 
la  vie  adulte  qu'il  aurait  fallu  agir;  mais  cela  est  im- 
possible, parce  que  l'œuf  a  déjà  en  puissance  l'état 
adulte,  et  que  sa  formation  a  lieu  dans  des  conditions 
tellement  déterminées  qu'on  ne  peut  pas  changer  sans 
amener  la  mort  des  êtres  qu'on  voudrait  modifier.  Il 
n'est  donc  pas  étonnant  que  dans  dépareilles  circon- 
stances les  espèces,  les  types  se  perpétuent  et  se  con- 
servent, et  qu'on  ne  puisse  pas  porter  l'intervention 
expérimentale  au  delà  de  certaines  limites. 

Dans  un  autre  équilibre  cosmique,  la  morphologie 
vitale  serait  autre.  Je  pense,  en  un  mot,  qu'il  existe 
virtuellement  dans  la  nature  un  nombre  infini  de 
formes  vivantes  que  nous  ne  connaissons  pas.  Ces 
formes  vivantes  seraient  en  quelque  sorte  dormantes 
ou  expectantes;  elles  apparaîtraient  dès  que  leurs 
conditions  d'existence  viendraient  à  se  manifester, 
et,  une  fois  réalisées,  elles  se  perpétueraient  autant 


334         LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES  DE    LA   VIE. 

que  leurs  conditions  d'existence  et  de  succession  se 
perpétueraient  elles-mêmes. 

Il  en  est  ainsi  des  corps  nouveaux  que  forment  les 
chimistes;  ils  ne  les  créent  pas,  ils  étaient  virtuelle- 
ment possibles  dans  les  lois  de  la  nature.  Seulement 
le  chimiste  réalise  artificiellement  les  conditions  exté- 
rieures ou  cosmiques  de  leur  existence. 

Les  phénomènes  de  l'évolution  s'exécutent,  pourrait- 
on  dire,  par  suite  d'une  cause  initiale  donnée  :  leur  ap- 
parition représente  une  série  de  consignes  réglées 
d'avance  qui  en  réalité  s'exécutent  isolément.  Si  vous 
voyez  deux  organes  se  développer  successivement  ou 
simultanément  pour  concourir  en  apparence  à  un  but 
commun,  vous  pouvez  croire  que  l'influence  ou  la  pré- 
sence de  l'un  a  commandé  logiquement  la  formation  de 
l'autre;  ce  serait  une  erreur:  les  deux  organes  se  sont 
développés  aveuglément  par  suite  d'une  consigne  qui 
peut  parfois  nous  paraître  complètement  illogique, 
comme  le  sont  d'ailleurs  toutes  les  consignes  quand 
on  les  considère  dans  leur  application  à  des  cas  particu- 
liers imprévus.  Prenons  un  exemple  :  si  l'on  observe  le 
premier  développement  du  poulet,  onvoit  le  cœur  se  for- 
mer dans  la  cicatricule,  et  tout  autour  s'épanouir  un  sys- 
tème de  vaisseaux,  Yarea  vascidosa,  qui  se  relie  au  sys- 
tème circulatoire  central  de  l'embryon.  Il  paraît  bien 
naturel  de  penser  que  le  système  vasculaire  périphéri- 
que se  forme  parce  que  le  cœur  de  l'embryon  le  com- 
mande :  il  n'en  est  rien.  Si  vous  empêchez  l'embryon 
d'apparaître,  Yarea  vasculosa  ne  se  produit  pas  moins, 
quoique  sa  fonction  soit  devenue  tout  à  fait  inutile. 


MORPHOLOGIE    ET    PHYSIOLOGIE.  335 

Nous  ferons  à  ce  sujet  une  remarque  générale  qui 
sera  développée  ultérieurement  dans  des  études  plus 
spéciales.  Les  organes  du  corps,  qui  sont  tous  associés 
et  harmonisés  dans  leur  fonctionnement,  ont  leur  déve- 
loppement autonome  et  indépendant.  L'organisme  re- 
présente sous  ce  rapport  ce  qui  a  lieu  dans  une  fabrique 
de  fusils,  par  exemple,  où  chaque  ouvrier,  fait  une 
pièce  indépendamment  d'un  autre  qui  fait  une  autre 
pièce  sans  connaître  l'ensemble  auquel  elles  doivent 
concourir.  Il  semble  y  avoir  ensuite  un  ajusteur  qui 
met  toutes  ces  pièces  en  harmonie.  Dans  l'organisme 
animal,  c'est  le  système  nerveux  qui  est  le  grand  har- 
monisateur  fonctionnel  chez  l'adulte.  Lorsque  cet 
ajustement  des  organes  dans  l'embryon  animal  ou  vé- 
gétal se  fait  de  travers,  par  une  cause  quelconque,  il  en 
résulte  la  mort  de  l'organisme  ou  des  monstruosités, 
des  malformations,  comme  on  dit  ordinairement. 

Nous  voulons  bien  faire  comprendre  ce  point  essen- 
tiel que  la  morphologie  doit  être  complètement  distin- 
guée de  l'activité  physiologique  des  organes.  Les  lois 
morphologiques  sont  des  lois  que  nous  avons  appelées 
dormantes  ou  expectantes,  qui  n'empêchent  ni  ne  pro- 
duisent aucun  phénomène  vital,  qui  n'agissent  pas  et 
sur  lesquelles  on  ne  saurait  agir. 

Le  rôle  actuel  des  organes  n'est  pas  la  cause  qui  a 
déterminé  leur  formation.  M.  Paul  Janet(l)  a  rassem- 
blé tous  les  arguments  pour  démontrer  que  les  choses 
sont  arrangées,  harmonisées  en  vue  d'une  fin  détermi- 
née. Nous  sommes  d'accord  avec  lui,  car  sans  cette 

(1)  P.  Janet,  Les  causes  finales,  187G. 


336    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

harmonie  la  vie  serait  impossible  ;  mais  ce  n'est  pas, 
pour  le  physiologiste,  une  raison  de  chercher  l'explica- 
tion de  la  morphologie  dans  des  causes  finales  actuel- 
lement actives.  Ici  comme  toujours,  l'ordre  des  causes 
finales  se  confond  avec  l'ordre  des  causes  initiales  ou 
premières.  —  Prenons  encore  un  exemple.  Imaginons 
que  l'on  suive  le  développement  d'un  être  donné,  d'un 
lapin.  On  verra  successivement  se  constituer  les  diffé- 
rents organes.  L'œil  avec  sa  structure  si  particulière  est 
organisé  précisément  afin  de  permettre  au  lapin  de  re- 
cevoir l'impression  de  la  lumière  et,  suivant  un  partisan 
des  causes  finales,  c'est  ce  but  qui  déterminera  sa  for- 
mation et  qui  présidera  à  sa  constitution  successive. 

C'est  contre  cet  abus  qu'il  faut  protester  en  physio- 
logie. La  cause  finale  n'intervient  point  comme  loi  de 
nature  actuelle  et  efficace.  Ce  lapin  n'arrivera  peut- 
être  pas  à  terme,  son  œil  lui  sera  inutile;  il  ne  recevra 
jamais  l'action  de  la  lumière.  Il  en  est  de  même  dans 
le  cas  d'une  poule  sans  mâle  qui  pond  un  œuf  néces- 
sairement infécond.  L'organe  n'est  pas  fait  dans  la 
prévision  de  la  fonction,  car  la  cause  finale  serait 
singulièrement  trompée.  Ce  serait  une  prévoyance  bien 
aveugle  que  celle  dont  les  calculs  seraient  si  souvent 
déjoués.  L'œil  se  fait  chez  le  lapin  parce  qu'il  s'est 
fait  chez  ses  antécédents  et  que  la  nature  répète  éter- 
nellement sa  consigne.  Ce  n'est  point  pour  l'usage  que 
celui-ci  en  tirera  que  la.  nature  travaille.  Elle  refait 
ce  qu'elle  a  fait;  c'est  là  la  loi.  C'est  donc  seulement  au 
début  que  l'on  peut  invoquer  sa  prévoyance  :  c'est  à 
l'origine.    Il   faut  remonter  à  la  cause  première.    La 


FLNALITÉ    PHYSIOLOGIQUE.  337 

•cause  finale  est  la  conséquence  de  la  cause  première  : 
suivant  moi,  elles  se  confondent  l'une  et  l'autre  dans  un 
inaccessible  lointain. 

La  raison  qui  fait  que  la  poule  couve  ses  œufs  n'est 
pas  actuellement  de  produire  le  développement  du 
jeune  animal.  Donnez-lui  un  œuf  de  plâtre,  elle  le  cou- 
vera également  et  elle  poussera  des  cris  si  on  le  lui 
enlève.  Elle  couve  en  vertu  d'une  consigne  que  ses 
antécédents  ont  observée  et  non  dans  un  but  et  par  un 
mobile  actuel. 

Nous  n'admettons  donc  pas  que  les  forces  particu- 
lières quitravaillentcontinuellementdansun  être  vivant 
aient  pour  loi  le  salut  de  chaque  être  vivant  ;  que  ce 
soit  pour  cette  utilité  présente  que  le  conduit  biliaire 
coupé  se  reforme  et  que  la  fibre  nerveuse  sectionnée  se 
répare  et  se  cicatrise.  C'est  à  tort,  à  notre  avis,  qu'on 
admettrait,  dans  l'homme  comme  dans  les  animaux, 
une  force  organique,  agissant  avec  pleine  conscience 
de  ses  actes,  au  mieux  de  ses  intérêts.  Aristote  avait 
placé  dans  chaque  organe  un  pouvoir  spirituel  (fyw/;h 
OpsTCTiy.a),  opérant  en  dehors  du  moi,  ignoré  de  la 
conscience  et  agissant  pourtant  dans  les  circonstances 
diverses  avec  un  parfait  discernement.  Alexandre  de 
Humboldt  n'a  pas  voulu  décider  si  chaque  acte  orga- 
nique ne  supposciit  pas  une  force  qui  l'eût  conçu  au 
préalable  d'une  manière  représentative. 

Pour  nous  la  loi  préalable  n'existe  qu'à  l'origine,  et 
tout  ce  qui  est  actuel  en  est  le  déroulement. 

En  ramenant  ainsi  la  cause  finale  à  la  cause  pre- 
mière, le  physiologiste  l'écarté  de  son  domaine,  c'est- 

CL.    BERNARD.  22 


338    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

à-dire  du  champ  de  la  science  active  pour  la  rattacher 
à  la  science  spéculative,  à  la  philosophie.  La  finalité 
n'est  point  une  loi  physiologique  ;  ce  n'est  point  une  loi 
de  la  nature,  comme  le  disent  certains  philosophes  : 
c'est  bien  plutôt  une  loi  rationnelle  de  l'esprit.  Le  phy- 
siologiste doit  se  garder  de  confondre  le  but  avec  la 
cause;  le  but  conçu  dans  l'intelligence  avec  la  cause 
efficiente  qui  est  dans  l'objet.  «  Les  causes  finales,  sui- 
»  vant  le  mot  de  Spinoza,  ne  marquent  point  la  nature 
»  des  choses,  mais  seulement  la  constitution  de  la 
»  faculté  d'imaginer.  » 

Les  philosophes  qui  font  effort  pour  arracher  du 
monde  métaphysique  le  principe  des  causes  finales  et 
l'implanter  dans  le  monde  objectif  de  la  nature  se  pla- 
cent à  un  tout  autre  point  de  vue  que  les  hommes  de 
science.  Les  philosophes  partent  de  cette  donnée,  que 
tout  ce  qui  est  réel  est  rationnel  et  que  tout  ce  qui  se 
manifeste  est  intell i(j ible.  Les  choses  se  passent,  disent- 
ils,  comme  si  la  cause  des  phénomènes  avait  prévu 
l'effet  qu'ils  doivent  amener.  Cette  cause  est  faite  à 
l'image  de  celle  que  nous  portons  en  nous,  de  la  volonté 
qui  préside  à  nos  actions.  «  Ayant  ainsi  en  lui  le  type 
de  la  cause  finale,  l'homme  a  été  entraîné  à  la  concevoir 
en  dehors  de  lui,  et  comme  il  fait  les  choses  par  art  ou 
industrie,  il  a  imaginé  que  les  choses  de  la  nature  étaient 
faites  de  même  par  art  ou  industrie  »  ;  c'est  là  ce  qu'ex- 
prime le  mot  de  Gœthe  :  la  nature  est  un  artiste.  On  a 
cru  qu'une  pensée  conforme  à  celle  de  l'homme  dirigeait 
vers  un  but  tous  les  rouages  qui  fonctionnent  dansl'être 
organisé,  et  subordonnait  à  un  effet  futur  déterminé  les 


FINALITÉ    PHYSIOLOGIQUE.  339 

phénomènes  qui  se  succèdent  isolément.  De  sorte  que 
cet  effet  final  en  vue  duquel  tous  les  phénomènes  secoor- 
donnent,  devient  rétroactivement  la  cause  directrice  de 
ceux  qui  Ieprécèdent.LW<?/Wwrquiapparaîtra  comme 
un  résultat  serait  un  but  toujours  présent  sous  forme 
d'anticipation  idéale  dans  la  série  des  phénomènes  qui 
le  précèdent  et  le  réalisent;  il  serait  une  cause  finale. 

C'est  là  une  conception  essentiellement  métaphy- 
sique que  l'on  peut  accueillir  à  ce  titre. 

Mais  l'homme  de  science  envisage  seulement  les  causes 
ouïes  conditionsefficientes,etnon,selonl'expressionde 
M.  Caro  (1),  leurs  conditions  intellectuelles.  11  voit  l'or- 
dre, le  rapport  des  phénomènes,  leur  harmonie,  leur 
consensus;  il  reconnaît  leur  enchaînement  prédéter- 
miné. C'est  là  un  fait  irrécusable.  A  la  constatation  de 
ce  fait  est  borné  le  rôle  delà  science.  M.  Janet  reconnaît 
lui-même  à  la  conscience  le  droit  de  s'interdire  toute 
autre  recherche  que  celles  qui  ramènent  des  effets  à 
leurs  conditions  ou  causes  prochaines.  Sans  doute 
ces  causes  physiques  ou  conditions  ne  suffisent  pas 
à  nous  rendre  compte  des  phénomènes,  mais  elles 
suffisent  à  nous  en  rendre  maîtres. 

Que  si  l'on  veut  se  rendre  [compte  de  la  cause  pre- 
mière de  cette  préordonnance  vitale,  on  sort  de  la 
science.  Qu'il  y  ait  là  une  intention  intelligente  et 
prévoyante,  comme  le  veulent  les  finalistes,  une  condition 
d  existence,  comme  le  veulent  les  positivistes,  une  volonté 
aveugle,  selon  Schopenhauer,  un  instinct  inconscient 
comme  le  dit  Hartmann,  c'est  affaire  de  sentiment.  La 

(1)  Caro,  Journal  des  savants,  1877. 


340    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

cause  finale  est  une  de  ces  interprétations  adéquate  à  la 
nature  de  l'intelligence ,  imaginée  pour  arriver  à  la  com- 
préhension des  causes  premières  :  c'est,  selon  M.  Caro, 
une  loi  de  la  raison  ou  mieux  la  loi  même  essentielle  de 
la  raison  humaine  confondue  avec  la  loi  de  causalité. 

Mais  en  limitant  ainsi  la  finalité  dans  le  domaine 
métaphysique  pour  satisfaireaux  exigences  delapensée, 
il  faut  encore  n'en  point  faire  abus.  On  peut,  dans  cet 
ordre  d'idées,  admettrecommephysiologistephilosophe 
une  sorte  de  finalité  particulière,  de  téléologie  intra- 
organique:  le  groupement  des  phénomènes  vitaux  en 
fonctions  est  l'expression  de  cette  pensée.  Mais  alors,  la 
cause  finale,  le  but  est  cherché  dans  l'objet  même, 
et  non  en  dehors  de  lui.  Tout  acte  d'un  organisme  vivant 
a  sa  fin  dans  l'enceinte  de  cet  organisme.  Celui-ci  forme 
en  effet  un  microcosme,  un  petit  monde  où  les  choses 
sont  faites  les  unes  pour  les  autres,  et  dont  on  peut 
saisir  la  relation  parce  que  l'on  peut  embrasser  l'en- 
semble naturel  de  ces  choses. 

Cette  finalité  particulière  est  seule  absolue.  Dans  l'en- 
ceinte de  l'individu  vivant  seulement,  il  y  a  des  lois  ab- 
solues prédéterminées.  Là  seulement  on  peut  voir  une 
intention  qui  s'exécute.  Par  exemple,  le  tube  digestif  de 
l'herbivore  est  fait  pour  digérer  des  principes  alimen- 
taires qui  se  rencontrent  dans  les  plantes.  Mais  les 
plantes  ne  sont  pas  faites  pour  lui.  Il  n'y  a  qu'une  né- 
cessité pour  sa  vie,  nécessité  qui  sera  obéie,  c'est  qu'il 
se  nourrisse  :  le  reste  est  contingent.  Les  rapports  de 
l'animal  avec  la  plante  sont  purement  contingents  et 
non  plus  nécessaires.  La  nature,  pourrait-on  dire,  a 


FINALITÉ    PHYSIOLOGIQUE.  34 i 

fait  les  choses  pour  elles-mêmes,  sans  s'occuper  du  con- 
tingent. Elle  ne  condamne  pas  certains  êtres  à  être  dé- 
voréspard'autres  ;  elle  leur  donne  au  contraire  l'instinct 
de  conservation,  de  prolifération,  et  des  moyens  de 
résistance  pour  échapper  à  la  mort.  En  résumé,  les 
lois  de  la  finalité  particulière  sont  rigoureuses,  les  lois 
de  la  finalité  générale  sont  contingentes. 

La  conception  de  finalités  particulières  peut  être  un 
adjuvant  pour  l'esprit,  l'intelligence. 

Il  faut  au  contraire  rejeter  toute  finalité  extra-orga- 
nique. Pour  saisir  le  rapport  de  deux  objets  naturels 
du  monde  extérieur,  il  faudrait  saisir  ce  monde  exté- 
rieur tout  entier,  le  macrocosme  dans  son  ensemble. 
Ceci  est  impossible  et  le  sera  toujours  comme  la  limite 
de  la  connaissance  humaine.  Ajoutons  d'ailleurs  qu'en 
fait  toutes  les  tentatives  de  ce  genre  n'ont  abouti  qu'à 
des  conclusions  ridicules  ou  tombant  sous  le  coup  des 
plus  graves  reproches. 

Pour  revenir  au  point  de  départ  de  cette  discussion, 
la  physiologie  signale  l'existence  des  lois  morpholo- 
giques, mais  elle  ne  les  étudie  point.  Ces  lois  morpho- 
logiques dérivent  de  causes  qui  sont  hors  de  notre 
portée  ;  la  physiologie  ne  conserve  dans  son  domaine 
que  ce  qui  est  à  notre  portée,  c'est-à-dire  les  condi- 
tions phénoménales  et  les  propriétés  matérielles  par 
lesquelles  on  peut  atteindre  les  manifestations  de  la  vie. 

L'étude  des  lois  morphologiques  constitue  le  do- 
maine de  la  zoologie  ou  de  la  phytologie.  Aristote  con- 
sidérait que,  dans  l'être  vivant,  ce  qu'il  y  a  de  plus 
essentiel,  c'est  précisément  cette  forme  qui  lui  est  si 


342  LEÇONS  SUR   LES    PHÉNOMÈNES   DE    LÀ    VIE. 

profondément  imprimée  par  une  sorte  d'héritage  ances- 
tral.  La  zoologie  était  donc  pour  lui  l'étude  de  la  vie 
même.  Aujourd'hui  nous  séparons  la  physiologie  de  la 
zoologie,  parce  que  nous  séparons  la  phénoménologie 
vitale  de  la  morphologie  vitale. 

La  morphologie  vitale,  nous  ne  pouvons  guère  que 
la  contempler,  puisque  son  facteur  essentiel,  l'hérédité, 
n'est  pas  un  élément  que  nous  ayons  en  notre  pouvoir  et 
dont  nous  soyons  maîtres  comme  nous  le  sommes  des 
conditions  physiques  des  manifestations  vitales  :  la 
phénoménologie  vitale,  au  contraire,  nous  pouvons  la 
diriger. 

A  la  vérité  on  peut  considérer  l'hérédité  comme  une 
condition  expérimentale  et  l'employer,  comme  on  fait 
en  zootechnie,  par  les  croisements  et  la  sélection.  On 
substitue  ainsi  des  atavismes  fugaces  à  l'atavisme  fon- 
damental ;  mais  on  met  en  œuvre,  dans  de  telles  expé- 
riences ,  une  condition  qui  n'en  reste  pas  moins 
obscure.  C'est,  nous  le  répétons,  cette  morphologie 
générale  de  l'être  vivant  avec  les  morphologies  parti- 
culières et  indépendantes  de  ses  divers  organes  qui 
constituent  le  vrai  terrain  de  la  zoologie  en  tant  que 
science  distincte.  En  fixant  ainsi  son  rôle,  on  fixe  du 
même  coup  celui  de  la  physiologie  et  la  différence  de 
ces  deux  branches  des  connaissances  humaines. 


NEUVIEME  LEÇON 

RÉSUMÉ  DU  COURS. 

Sommaire  :  I.  Conception  de  la  vie.  —  La  vie  n'est  ni  un  principe  ni  une 
résultante;  elle  est  la  conséquence  d'un  conflit  entre  l'organisme  et  le 
monde  extérieur.  —  Démonstration  de  cette  proposition  par  divers  déve- 
loppements. 

II.  Conception  des  organismes  vivants.  —  La  vie  est  indépendante  d'une 
forme  organique  déterminée.  —  Loi  de  construction  des  organismes.  — 
L'organisme  est  construit  en  vue  des  vies  élémentaires.  —  Autonomie 
des  vies  élémentaires  et  leur  subordination  à  l'ensemble.  —  Lois  de 
différenciation  et  de  division  du  travail.  —  Loi  de  perfectionnement 
organique.  —  Unité  morphologique  de  l'organisme.  —  Démonstrations 
diverses.  —  Rédintégration,  cicatrisation,  elc.  —  Formes  diverses  des 
manifestations  vitales.  —  Phénomènes  vitaux.  —  Fonctions.  —  Pro- 
priétés. 

III.  Conception  de  la  science  physiologique.  —  Physiologie  générale  et 
descriptive.  —  Physiologie  comparée.  —  Problème  de  la  physiologie  : 
connaître  les  lois  des  phénomènes  de  la  vie  et  agir  sur  l'apparition  de 
ces  phénomènes.  —  La  physiologie  est  une  science  active.  —  Son  prin- 
cipe est  le  déterminisme,  comme  celui  de  toutes  les  sciences  expéri- 
mentales. 

I.  Conception  de  la  vie.  —  Nous  sommes  arrivé 
maintenant  au  but  que  nous  voulions  atteindre  ;  nous 
avons  esquissé  l'ensemble  des  phénomènes  de  la  vie 
en  les  considérant  dans  leur  plus  grande  généralité. 
Essayons  de  résumer  les  traits  essentiels  de  ce  tableau. 

Voyons  d'abord  quelle  conception  nous  devons  avoir 
de  la  vie.  Nous  avons  établi,  dès  le  premier  pas,  qu'il 
était  illusoire  de  chercher  à  définir  la  vie,  c'est-à-dire 
de  prétendre  en  pénétrer  l'essence,  aussi  bien  qu'il  est 
illusoire  de  cherchera  saisir  l'essence  de  quelque  phé- 
nomène que  ce  soit,  physique  ou  chimique.  Les  di- 
verses tentatives  qui  se  sont  produites  dans  l'histoire 


344  LEÇONS    SUR    LES  PHÉNOMÈNES    DE    LA  VIE. 

de  la  science,  dans  le  but  de  définir  la  vie,  ont  toutes 
abouti,  nous  le  savons,  à  la  considérer,  soit  comme  un 
principe  particulier,  soit  comme  une  résultante  des 
forces  générales  de  la  nature,  c'est-à-dire  aux  deux 
conceptions,  vitaliste  ou  matérialiste.  —  L'une  et  l'autre 
sont  mal  fondées  ;  la  première,  la  doctrine  vitaliste, 
parce  que,  ainsi  que  nous  l'avons  établi,  le  prétendu 
principe  vital  ne  serait  capable  de  rien  exécuter  et 
conséquemment  de  rien  expliquer  par  lui-même,  et, 
au  contraire,  emprunterait  le  ministère  des  agents  gé- 
néraux, physiques  et  chimiques.  La  doctrine  matéria- 
liste est  tout  aussi  inexacte,  en  ce  que  les  agents  géné- 
raux de  la  nature  physique  capables  de  faire  apparaître 
les  phénomènes  vitaux  isolément  n'en  expliquent  pas 
l'ordonnance,  le  consensus  et  l'enchaînement. 

En  se  plaçant  au  point  de  vue  du  jeu  spécial  des 
organismes,  peut-être  pourrait-on  dire  que  les  pro- 
priétés vitales  sont  à  la  fois  résultante  et  principe.  En 
effet,  les  facultés  vitales  supérieures,  l'irritabilité,  la 
sensibilité,,  l'intelligence,  pourraient  être  considérées 
comme  les  résultats  des  phénomènes  physico-chimi- 
ques de  la  nutrition  ;  mais  il  faudrait  aussi  admettre 
que  ces  facultés  deviennent  les  formes  ou  les  principes 
de  direction  et  de  manifestation  de  tous  les  phéno- 
mènes de  l'organisme  de  quelque  nature  qu'ils  soient. 

Toutefois,  en  considérant  la  question  d'une  manière 
absolue,  on  doit  dire  que  la  vie  n'est  ni  un  principe  ni 
une  résultante.  Elle  n'est  pas  un  principe,  parce  que 
ce  principe,  en  quelque  sorte  dormant  ou  expectant, 
serait  incapable  d'agir  par  lui-même.  La  vie  n'est  pas 


CONFLIT    VITAL.  345 

non  plus  une  résultante,  parce  que  les  conditions 
physico-chimiques  qui  président  à  sa  manifestation  ne 
sauraient  lui  imprimer  aucune  direction,  aucune  forme 
déterminée. 

Aucun  de  ces  deux  facteurs,  pas  plus  le  principe  direc- 
teur des  phénomènes  que  l'ensemble  des  conditions 
matérielles  de  manifestation,  ne  peut  isolément  expli- 
quer la  vie.  Leur  réunion  est  nécessaire.  Par  consé- 
quent, pour  nous,  la  vie  est  un  conflit.  Ses  manifesta- 
tions résultent  d'une  relation  étroite  et  harmonique 
entre  les  conditions  et  la  constitution  de  V organisme. 
Tels  sont  les  deux  facteurs  qui  se  trouvent  en  pré- 
sence et  pour  ainsi  dire  en  collaboration  dans  chaque 
acte  vital.  Ces  deux  facteurs  sont,  en  d'autres  termes  : 
1°  Les  conditions  physico-chimiques  déterminées,  ex- 
térieures, qui  gouvernent  l'apparition  des  phénomènes  ; 
2°  Les  conditions  organiques  ou  lois  préétablies  qui 
règlent  la  succession,  le  concert,  l'harmonie  de  ces 
phénomènes.  Ces  conditions  organiques  ou  morpho- 
logiques dérivent  par  atavisme  des  êtres  antérieurs,  et 
forment  comme  l'héritage  qu'ils  ont  transmis  au  monde 
vivant  actuel. 

Nous  avons  démontré  la  nécessité  du  conflit  ou  de  la 
collaboration  de  ces  deux  ordres  d'éléments,  en  exami- 
nant les  trois  formes  que  présente  la  vie  (1).  Suivant 
la  liaison  plus  ou  moins  étroite  des  conditions  organi- 
ques aux  conditions  physico-chimiques,  on  distingue  : 
la  vie  latente,  la  vie  oscillante,  la  vie  constante.  Dans  la 
vie  latente,  l'organisme  est  dominé  par  les  conditions 

(1)  Leçon  II. 


346         LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE   LA   VIE. 

physico-chimiques  extérieures,  au  point  que  toute 
manifestation  vitale  peut  être  arrêtée  par  elles.  —  Dans 
la  vie  oscillante,  si  l'être  vivant  n'est  pas  aussi  absolu- 
ment soumis  à  ces  conditions,  il  y  reste  néanmoins 
tellement  enchaîné  qu'il  en  subit  toutes  les  variations; 
actif  et  vivace,  quand  ces  conditions  sont  favorables, 
inerte  et  engourdi,  quand  elles  sont  défavorables.  Dans 
la  vie  constante,  l'être  paraît  libre,  affranchi  des  con- 
ditions cosmiques  extérieures,  et  les  manifestations 
vitales  semblent  n'être  tributaires  que  de  conditions 
intérieures.  Cette  apparence,  ainsi  que  nous  l'avons  vu, 
n'est  qu'une  illusion,  et  c'est  particulièrement  dans  le 
mécanisme  de  la  vie  constante  ou  libre  que  les  rela- 
tions étroites  des  deux  ordres  de  conditions  se  mon- 
trent de  la  manière  la  plus  caractéristique. 

La  vie  étant,  pour  nous,  le  résultat  d'un  conflit  entre 
le  monde  extérieur  et  l'organisme,  nous  devons  écarter 
toutes  les  conceptions  vagues  dans  lesquelles  elle  serait 
considérée  comme  un  principe  essentiel.  Il  nous  reste 
seulement  à  déterminer  les  conditions  et  à  donner  les 
caractères  du  conflit  vital  d'une  manière  générale. 

Le  conflit  vital  engendre  deux  ordres  de  phénomènes, 
que  nous  avons  appelés  : 

Phénomènes  de  création  organique, 

Phénomènes  de  destruction  organique. 

Cette  division,  que  nous  avons  proposée,  doit,  sui- 
vant nous,  servir  de  base  à  la  physiologie  générale. 

Tout  ce  qui  se  passe  dans  l'être  vivant  se  rapporte 
soit  à  l'un  soit  à  l'autre  de  ces  types,  et  la  vie  est  carac- 


DEUX   TYPES    D'ACTIONS    VITALES.  347 

térisée  par  la  réunion  et  l'enchaînement  de  ces  deux 
ordres  de  phénomènes. 

Cette  division  est  conforme  à  la  véritable  nature  des 
choses  et  fondée  uniquement  sur  les  propriétés  univer- 
selles de  la  matière  vivante,  abstraction  faite  de  la 
complication  morphologique  des  êtres,  c'est-à-dire  des 
moules  spécifiques  dans  lesquels  cette  matière  est  entrée. 

Il  y  a  quatre- vingts  ans,  Lavoisier  avait  eu  l'intui- 
tion de  ces  deux  faces  sous  lesquelles  peut  se  présenter 
l'activité  vitale  et  de  la  classification  simple  el  féconde 
qui  en  résulte  pour  les  phénomènes  de  la  vie.  Il  avait 
entrevu  que  la  physiologie  devait  tendre,  comme  but 
pratique,  à  fixer  les  conditions  et  les  circonstances  de 
ces  deux  ordres  d'actes,  l'organisation  et  la  désorgani- 
sation. 

1°  Les  phénomènes  de  désorganisation  ou  de  destruc- 
tion organique  correspondent  aux  phénomènes  fonc- 
tionnels de  l'être  vivant. 

Quand  une  partie  fonctionne,  muscles,  glandes, 
nerfs,  cerveau,  la  substance  de  ces  organes  se  consume, 
l'organe  se  détruit.  Cette  destruction  est  un  phénomène 
physico-chimique,  le  plus  souvent  le  résultat  d'une 
combustion,  d'une  fermentation,  d'une  putréfaction. 
Au  fond,  c'est  une  véritable  mort  de  l'organe.  Elle 
correspond  aux  manifestations  fonctionnelles  qui  écla- 
tent aux  yeux,  manifestations  par  lesquelles  nous  con- 
naissons la  vie  et  par  lesquelles,  à  la  suite  d'une  illu- 
sion, nous  sommes  amenés  à  la  caractériser. 

2°  Les  phénomènes  de  création  organique  ou  &  orga- 
nisation sont  les  actes  plastiques  qui  s'accomplissent 


348  LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA   VIE. 

dans  les  organes  au  repos  et  les  régénèrent.  La  syn- 
thèse assimilatrice  rassemble  les  matériaux  et  les  ré- 
serves que  le  fonctionnement  doit  dépenser.  C'est  un 
travail  intérieur,  silencieux,  caché,  sans  expression 
phénoménale  évidente. 

On  pourrait  dire  que  de  ces  deux  ordres  de  phéno- 
mènes, ceux  de  création  organique  sont  les  plus  parti- 
culiers, les  plus  spéciaux  à  l'être  vivant;  ils  n'ont  pas 
d'analogues  en  dehors  de  l'organisme.  Aussi,  les  phé- 
nomènes que  nous  rassemblons  sous  ce  titre  de  création 
organique  sont-ils  précisément  ceux  qui  caractérisent 
le  plus  complètement  la  vie. 

Nous  rappellerons  encore  que  ces  deux  ordres  de 
phénomènes  ne  sont  divisibles  et  séparables  que  pour 
l'esprit;  dans  la  nature,  ils  sont  étroitement  unis;  ils 
se  produisent,  chez  tout  être  vivant,  dans  un  enchaîne- 
ment qu'on  ne  saurait  rompre.  Les  deux  opérations  de 
destruction  et  de  rénovation,  inverses  l'une  de  l'autre, 
sont  absolument  connexes  et  inséparables,  en  ce  sens 
que  la  destruction  est  la  condition  nécessaire  de  la 
rénovation  ;  les  actes  de  destraction  sont  les  précurseurs 
et  les  instigateurs  de  ceux  par  lesquels  les  parties  se 
rétablissent  et  renaissent,  c'est-à-dire  de  ceux  de  la  ré- 
novation organique.  Celui  des  deux  types  de  phéno- 
mènes qui  est  pour  ainsi  dire  le  plus  vital,  le  phéno- 
mène de  création  organique,  est  donc  en  quelque  sorte 
subordonné  à  l'autre,  au  phénomène  physico-chimique 
de  la  destruction.  Nous  en  avons  eu  la  preuve  en  étu- 
diant la  vie  latente  (leçon  II);  nous  avons  vu  que  chez 
lesêtres  plongés  dans  cet  état  d'inertie  absolue,  le  réveil 


DIVISION   DE    LA    PHYSIOLOGIE.  349 

ou  reviviscence  débute  par  le  rétablissement  primitif 
des  actes  de  la  destruction  vitale.  L'animal  ou  la  plante 
en  renaissant,  pour  ainsi  dire,  commence  par  détruire 
son  organisme,  par  en  dépenser  les  matériaux  préala- 
blement mis  en  réserve.  La  vie  créatrice  ne  se  montre 
qu'en  second  lieu,  et  elle  ne  se  manifeste  qu'au  sein  de 
la  mort  ou  des  produits  de  la  destruction. 

C'est  précisément  parce  que  le  phénomène  plastique 
ou  synthétique  est  subordonné  au  phénomène  fonction- 
nel ou  de  destruction,  que  nous  avons  un  moyen  in- 
direct de  l'atteindre  expérimentalement  en  agissant 
sur  ce  dernier.  La  subordination  n'existe,  bien  entendu, 
que  dans  l'exécution,  car,  considérés  dans  leur  impor- 
tance relative,  ceux  qui  commandent  les  autres  et  les 
provoquent  sont  précisément  les  moins  essentiels,  les 
moins  vitaux. 

La  distinction  que  nous  avons  établie  entre  les  phé- 
nomènes de  la  vie  fournit  une  division  naturelle  de  la 
physiologie  qui  doit  se  proposer  successivement  l'étude 
des  phénomènes  de  destruction,  puis  celle  des  phéno- 
mènes de  création. 

En  physiologie  générale  cette  division,  seule  légi- 
time, doit  être  substituée,  ainsi  que  nous  l'avons  lon- 
guement établi  (1),  à  la  division  en  phénomènes  animaux 
et  phénomènes  végétaux  que  l'on  a  pendant  longtemps 
opposés  les  uns  aux  autres.  La  séparation  des  êtres  de 
la  nature  en  deux  règnes  ne  peut  être  fondée  que  sur 
les  différences  morphologiques  des  phénomènes,  mais 
non  sur  leur  nature  essentielle.  Tous  les  êtres  vivants, 

(1)  Leçon  III. 


350    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

sans  exception,  depuis  le  plus  compliqué  des  animaux 
jusqu'à  l'organisme  végétal  le  plus  simple,  nous  présen- 
tent les  deux  ordres  de  phénomènes  de  destruction  et 
d'organisation  avec  les  mêmes  caractères  généraux. 

Ces  deux  ordres  de  phénomènes  peuvent  être  étudiés 
isolément,  et  c'est  de  cette  étude  que  nous  avons  tracé 
le  plan  et  les  linéaments  généraux.  Dans  la  leçon  IV, 
nous  nous  sommes  occupés  des  phénomènes  de  la  des- 
truction organique  que  nous  avons  ramenés  à  trois 
types,  à  savoir  :  la  fermentation,  la  combustion,  la  pu- 
tréfaction. 

Quant  à  la  création  organique,  elle  est  pour  ainsi  dire 
à  deux  degrés.  Elle  comprend  :  la  synthèse  chimique  ou 
formation  des  principes  immédiats  de  la  substance  vi- 
vante, en  un  mot  la  constitution  du  protoplasma;  et  en 
second  lieu,  la  synthèse  morphologique,  qui  réunit  ces 
principes  dans  un  moule  particulier,  sous  une  forme  ou 
une  figure  déterminée,  qui  sont  la  figure  ou  le  dessin 
spécifique  des  différents  êtres,  animaux  et  végétaux. 

Mais  cette  dernière  synthèse  répond  aux  formes  en 
quelque  sorte  accessoires  des  phénomènes  de  la  vie; 
ellen'estpas  absolumentnécessaire  à  ses  manifestations 
essentielles.  La  vie  n'est  point  liée  à  une  forme  fixe, 
déterminée;  elle  peut  exister  réduite  à  la  destruction 
et  à  la  synthèse  chimique  d'un  substratum,  qui  est  la 
base  physique  de  la  vie,  ou  le  protoplasma.  La  notion 
morphologique  est  donc,  comme  nous  l'avons  établi 
dans  la  leçon  V,  une  complication  de  la  notion  vitale. 
A  son  degré  le  plus  simple  (réalisé  isolément  d'ailleurs 
dans  la  nature,  ou  non),  dépouillée  des  accessoires  qui 


SUBSTRATUM   VITAL;    PROTOPLASMA.  351 

la  masquent  dans  la  plupart  des  êtres,  la  vie,  contrai- 
rement à  la  pensée  d'Aristole,  est  indépendante  de 
toute  forme  spécifique.  Elle  réside  dans  une  substance 
définie  par  sa  composition  et  non  par  sa  figure,  le  pro- 
toplasma. 

Après  avoir  indiqué  les  notions  que  l'on  possédait 
sur  cette  substance,  nous  nous  sommes  occupé  du 
problème  de  sa  création  ou  synthèse  formative. 

C'est  cette  vie  sans  formes  caractéristiques  propre- 
ment dites,  dont  les  mécanismes,  les  propriétés  et  les 
conditions  sont  communs  à  tous  les  êtres  ;  c'est  elle  qui 
constitue  le  véritable  domaine  de  la  physiologie  géné- 
rale. Les  rouages  de  tout  organisme  vivant  nous 
représentent  seulement  les  variétés  d'aspect  d'une 
substance  unique,  dépositaire  de  la  vie,  identique  dans 
les  animaux  et  les  plantes,  le  protoplasma.  —  C'est  là 
que  sont  localisés  les  deux  types  des  manifestations 
vitales,  la  destruction  d'une  part,  d'autre  part  l'organi- 
sation ou  la  synthèse  créatrice.  Dans  la  VIe  leçon,  nous 
avons  tracé  le  tableau  de  nos  connaissances,  relative- 
ment au  rôle  synthétique  du  protoplasma,  et  par  là  nous 
avons  terminé  le  conspectus  rapide  de  la  vie  considérée 
dans  ce  qu'elle  a  d'universel,  c'est-à-dire  tracé  le  plan 
de  la  physiologie  générale. 

En  résumé,  le  protoplasma  est  la  base  organique  de 
la  vie.  C'est  entre  le  monde  extérieur  et  lui  que  se  passe 
le  conflit  vital  qui,  pour  nous,  la  caractérise  et  que  nous 
devons  étudier  et  maîtriser.  Mais  le  protoplasma,  si 
élémentaire  qu'il  soit,  n'est  pas  encore  une  substance 
purement  chimique,  un  simple  principe  immédiat  de 


352         LEÇONS    SUR    LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA   VIE. 

la  chimie  :  il  a  une  origine  qui  nous  échappe  ;  il  est  la 
continuation  du  protoplasma  d'un  ancêtre. 

Nous  ne  pouvons  agir  sur  les  manifestations  de  cette 
vie  générale,  attribut  du  protoplasma,  qu'en  réglant  les 
agents  physico-chimiques  qui  entrent  en  conflit  avec  le 
protoplasma  préexistant.  La  détermination  exacte  de  ces 
conditions  matérielles  est  ce  que  nous  avons  appelé  le 
déterminisme  physiologique ,  qui  est  en  réalité  le  seul  prin- 
cipe absolu  de  la  science  physiologique  expérimentale. 

Telle  est  la  conception  qui  nous  permet  de  com- 
prendre et  d'analyser  les  phénomènes  des  êtres  vivants, 
et  nous  donne  la  possibilité  d'agir  sur  eux. 

II.  Conception  des  organismes  vivants.  —  Nous  avons 
distingué,  dans  l'être  vivant,  la  matière  et  la  forme. 
L'étude  des  êtres  complexes  nous  montre  que  le  conflit 
vital  y  est  au  fond  toujours  identique,  aussi  la  physiolo- 
gie comparée  est  en  définitive  l'étude  des  formes  su- 
perficielles, en  quelque  sorte,  de  la  vie,  tandis  que  la 
physiologie  générale  comprend  l'étude  de  ses  condi- 
tions fondamentales. 

La  matière  vivante,  indépendante  de  toute  forme, 
amorphe,  ou  plutôt  monomorphe,  c'est  le  protoplasma. 
En  lui  résident  les  propriétés  essentielles,  l'irritabilité, 
point  de  départ  et  forme  rudimentaire  de  la  sensibilité, 
et  la  faculté  de  synthèse  chimique  qui  assimile  les  sub- 
stances ambiantes  et  crée  les  produits  organiques,  en 
un  mot  tous  les  attributs  dont  les  manifestations  vi- 
tales, chez  les  êtres  supérieurs,  ne  sont  que  des  expres- 
sions diversifiées  et  des  modalités  particulières. 


LOI    DE   CONSTRUCTION    DES    ORGANISMES.  353 

Toutefois,  le  protoplasma  n'est  pas  encore  un  être  vi- 
vant: il  lui  manque  la  forme  qui  caractérise  l'être  défini: 
il  estla.matière  de  l'être  vivant  idéal  ow.Y  agent  de  la  vie;  il 
nousj)Tèsentela.vie  àf  état  denuditéà&ns  ce  qu'elle  a  d'uni- 
versel et  de  persistant  à  travers  ses  variétés  de  formes. 

La.  forme,  qui  caractérise  l'être,  n'est  pas  une  consé- 
quence de  la  nature  du  protoplasma.  Ce  n'est  point  par 
une  propriété  de  celui-ci  que  peut  s'expliquer  la  mor- 
phologie de  l'animal  ou  de  la  plante.  La  forme  et  la 
matière  sont  indépendantes,  distinctes  ;  et  il  faut,  ainsi 
que  nous  l'avons  dit  (1),  séparer  la  synthèse  chimique, 
qui  crée  le  protoplasma,  de  la  synthèse  morphologique 
qui  le  façonne  et  le  modèle. 

Mais  cette  indépendance  est  dominée  par  les  exigen- 
ces du  conflit  vital,  qui  doivent  toujours  être  respectées. 
Il  y  a,  à  ce  point  de  vue,  une  relation  nécessaire  entre 
la  substance  et  la.  forme  des  être  vivants,  et  cette  relation 
est  exprimée  par  ce  que  nous  appelons  la  loi  de  con- 
st ructiondes organismes .  La  structure  de  ces  édifices  com- 
plexes, qui  sont  les  espèces  animales  ou  végétales,  dé- 
pend d'une  façon  générale  des  conditions  d'être  de  la 
matière  vivante  ou  protoplasma.  Ces  conditions  du  fonc- 
tionnement protoplasmique  entrent  en  ligne  de  compte 
dans  la  loi  morphologique  qui  les  respecte  et  les  utilise, 
en  sorte  que,  d'une  certaine  manière,  la  morphologie 
est  subordonnée  aux  conditions  vitales  élémentaires  du 
protoplasma,  c'est-à-dire  à  la  vie  élémentaire.  Cette  su- 
bordination est  précisément  exprimée  dans  la  loi  de 
construction  des  organismes,  qui  s'énonce  ainsi  : 

(1)  Voy.  leçon  VIII. 

CL.  BERNARD.  23 


354         LEÇONS   SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE    LA   VIE. 

L'organisme  est  construit  en  vue  de  la  vie  élémen- 
taire. Ses  fonctions  correspondent  fondamentalement  à 
la  réalisation  en  nature  et  en  degré  des  quatre  conditions 
de  cette  vie  :  humidité,  chaleur,  oxygène,  réserves. 

La  plus  simple  des  formes  sous  lesquelles  la  matière 
vivante  se  puisse  présenter  est  la  cellule. 

La  cellule  est  déjà  un  organisme  :  cet  organisme  peut 
être  à  lui  seul  un  être  distinct  (1)  ;  elle  peut  être  l'élément 
individuel  dont  l'animal  ou  la  plante  sont  une  société. 

Qu'elle  soit  un  être  indépendant,  ou  un  élément  ana- 
tomique  des  êtres  supérieurs,  la  cellule  est  donc  Informe 
vivante  la  plus  simple;  elle  nous  offre  le  premier 
degré  de  la  complication  morphologique,  et  l'on  peut 
dire  que  c'est  à  cet  état  que  le  protoplasma  est  mis  en 
œuvre  pour  constituer  les  êtres  complexes. 

Nous  avons  parlé  longuement  de  l'origine  de  cette 
formation  cellulaire,  en  traitant  de  la  morphologie  gé- 
nérale, dans  la  leçon  précédente.  On  la  trouve  pourvue, 
à  un  degré  plus  élevé,  de  toutes  les  propriétés  vitales 
qui  se  rencontraient  déjà  dans  le  protoplasma,  à  savoir  : 
mouvement,  sensibilité,  nutrition,  reproduction. 

La  forme  lui  constitue  un  caractère  nouveau .  La  forme 
traduit  une  influence  héréditaire  ou  atavique,  dont 
l'existence,  déjà  appréciable  pour  le  protoplasma,  de- 
viendra tout  à  fait  éclatante  dans  les  organismes  su- 
périeurs. Nous  avons  dit  que  le  protoplasma  lui-même 
est  une  substance  atavique,  que  nous  ne  voyons  pas 
naître,  mais  que  nous  voyons  simplement  continuer 
(leçon  VI).  —  Dans  la  cellule  se  traduit  encore  plus 

(I)  Voy.  leçon  VIII. 


ORGANISMES   COMPLEXES.  355 

cette  influence  héréditaire,  et  cependant  elle  y  est 
moindre  que  nous  n'allons  la  retrouver  à  mesure  que 
nous  envisagerons  des  animaux  plus  compliqués.  En 
effet,  la  forme  est  moins  fixée  dans  la  descendance  d'une 
cellule  que  la  forme  de  l'être  complexe  dans  la  descen- 
dance de  cet  être  :  il  y  a  un  certain  polymorphisme  cel- 
lulaire, une  certaine  variabilité  des  espèces  cellulaires, 
et  l'histoire  de  l'histogénie  et  du  développement  em- 
bryogénique  nous  offre  plus  d'un  exemple  de  ces  trans- 
formations ou  de  ces  passages  des  formes  cellulaires  les 
unes  dans  les  autres.  Les  observations  de  Yochting  sur 
le  bouturage  des  plantes  fournissent  encore  un  cas 
frappant  de  ce  polymorphisme,  en  montrant  qu'une 
cellule  ou  un  groupe  cellulaire  de  la  zone  génératrice 
peut,  suivant  des  circonstances  qui  sont  entièrement 
dans  les  mains  de  l'expérimentateur,  fournir  tantôt  le 
tissu  d'une  racine,  tantôt  celui  d'un  bourgeon.  L'em- 
preinte héréditaire  est  d'autant  plus  profondément  in- 
crustée qu'elle  s'applique  à  un  être  plus  complexe, 
comme  si  cette  complexité  était  la  preuve  d'une  plus 
ancienne  origine  ou  d'une  série  d'actes  plus  souvent 
répétés  et  ayant,  par  cela  même,  d'autant  plus  de  ten- 
dance à  se  répéter  de  nouveau. 

Voyons  maintenant  les  êtres  les  plus  élevés. 

L'organisme  complexe  est  un  agrégat  de  cellules  ou 
d'organismes  élémentaires,  dans  lequel  les  conditions 
de  la  vie  de  chaque  élément  sont  respectées  et  dans 
lequel  le  fonctionnement  de  chacun  est  cependant  su- 
bordonné à  l'ensemble.  Il  y  a  donc  à  la  fois  autonomie 


356    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LÀ  VIE. 

des  éléments  anatomiques  et  subordination  de  ces  élé- 
ments à  l'ensemble  morphologique,  ou,  en  d'autres  ter- 
mes, des  vies  partielles  à  la  vie  totale. 

Nous  devrons  donc  examiner  successivement  les  mé- 
canismes par  lesquels  sont  réalisées  ces  deux  conditions 
de  l'autonomie  des  éléments  anatomiques  et  de  leur 
subordination  à  l'ensemble.  —  D'une  façon  générale, 
nous  pouvons  dire  que  l'élément  est  autonome  en  ce 
qu'il  possède  en  lui-même  et  par  suite  de  sa  nature 
protoplasmique,  les  conditions  essentielles  de  sa  vie, 
qu'il  n'emprunte  et  ne  soutire  point  des  voisins  ou  de 
l'ensemble  ;  il  est,  d'autre  part,  lié  à  l'ensemble  par 
sa  fonction  ou  le  produit  de  cette  fonction.  Une  com- 
paraison fera  mieux  comprendre  notre  pensée.  Repré- 
sentons-nous l'être  vivant  complexe,  l'animal  ou  la 
plante,  comme  une  cité  ayant  son  cachet  spécial  qui 
la  distingue  de  tout  autre,  de  même  que  la  morpholo- 
gie d'un  animal  le  distingue  de  tout  autre.  Les  habi- 
tants de  cette  cité  y  représentent  les  éléments  anato- 
miques dans  l'organisme;  tous  ces  habitants  vivent  de 
même,  se  nourrissent,  respirent  de  la  même  façon  et 
possèdent  les  mêmes  facultés  générales,  celles  de 
l'homme.  Mais  chacun  a  son  métier,  ou  son  industrie, 
ou  ses  aptitudes,  ou  ses  talents,  par  lesquels  il  participe 
à  la  vie  sociale  et  par  lesquels  il  en  dépend.  Le  maçon, 
le  boulanger,  le  bouclier,  l'industriel ,  le  manufacturier,, 
fournissent  des  produits  différents  et  d'autant  plus  va- 
riés, plus  nombreux  et  plus  nuancés  que  la  société  dont 
il  s'agit  est  arrivée  à  un  plus  haut  degré  de  développe- 
ment. Tel  est  l'animal  complexe.  L'organisme,  comme 


UNITÉ    VITALE  ;    VARIÉTÉ    FONCTIONNELLE.  357 

la  société,  est  construit  de  telle  façon  que  les  conditions 
de  la  vie  élémentaire  ou  individuelle  y  soient  respec- 
tées, ces  conditions  étant  les  mêmes  pour  tous  ;  mais  en 
même  temps  chaque  membre  dépend,  dans  une  certaine 
mesure,  par  sa  fonction  et  pour  sa  fonction,  de  la  place 
qu'il  occupe  dans  l'organisme,  dans  le  groupe  social. 

La  vie  est  donc  commune  à  tous  les  membres,  la 
fonction  seule  est  distincte.  Ce  qui  se  rattache  à  la  vie 
proprement  dite,  ce  qui  forme  l'objet  de  la  physiologie 
générale,  est  identique  d'un  bout  à  l'autre  du  règne 
organique,  et  toutes  les  fois  qu'un  fait  de  cet  ordre  a 
été  découvert  dans  des  conditions  d'expérimentation 
particulières,  il  est  légitime  de  l'étendre. 

Jusqu'ici  les  lois  générales  de  l'organisation  n'ont 
pas  été  établies  clairement.  Deux  tentatives  ont  été 
faites  cependant  pour  expliquer  la  formation  des  êtres 
complexes  ou  supérieurs.  Ces  tentatives  sont  exprimées 
par  la  loi  de  différenciation  et  par  la  loi  de  la  division 
du  travail.  Nous  dirons  tout  à  l'heure  pourquoi  le  prin- 
cipe que  nous  proposons  sous  le  nom  de  loi  de  con- 
struction des  organismes  nous  paraît  plus  en  rapport 
avec  la  véritable  nature  des  choses. 

Nous  avons  dit  que  l'organisme  vivant  est  une  asso- 
ciation de  cellules  ou  d'éléments  plus  ou  moins  modi- 
tiésetgroupés  en  tissus,  organes,  appareils  ou  systèmes. 
C'est  donc  un  vaste  mécanisme  qui  résulte  de  l'assem- 
blage de  mécanismes  secondaires.  Depuis  l'être  cellule 
jusqu'à  l'homme,  on  rencontre  tous  les  degrés  de  com- 
plication dans  ces  groupements;  les  organes  s'ajoutent 
aux  organes,  et  l'animal  le  plus  perfectionné  en  possède 


358  LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE   LA   VIE. 

un  grand  nombre  qui  forment  le  système  circulatoire, 
le  système  respiratoire,  le  système  nerveux,  etc. 

Longtemps  l'on  a  cru  que  ces  rouages  surajoutés 
avaient  en  eux-mêmes  leur  raison  d'être  ou  qu'ils  étaient 
le  résultat  du  caprice  d'une  nature  artiste.  Aujourd'hui 
nous  devons  y  voir  une  complication  croissante  régie 
par  une  loi.  L/anatomie  s'en  tenant  à  l'observation  des 
formes  n'avait  pas  réussi  à  la  dégager.  C'est  la  physio- 
logie seule  qui  peut  en  rendre  compte. 

Les  organes,  les  systèmes  n'existent  pas  pour  eux- 
mêmes;  ils  existent  pour  les  cellules,  pour  les  éléments 
analomiques  innombrables  qui  forment  l'édifice  orga- 
nique. Les  vaisseaux,  les  nerfs,  les  organes  respiratoi- 
res,  se  montrent  à  mesure  que  l'échafaudage  histologi- 
quese  complique,  de  manière  à  créer  autour  de  chaque 
élément  le  milieu  et  les  conditions  qui  sont  nécessaires 
à  cet  élément,  afin  de  lui  dispenser,  dans  la  mesure  con- 
venable, les  matériaux  dont  il  a  besoin,  eau,  aliments, 
air,  chaleur.  Ces  organes  sont  dans  le  corps  vivant 
comme,  dans  une  société  avancée,  les  manufactures  ou 
les  établissements  industriels  qui  fournissent  aux  diffé- 
rents membres  de  cette  société  les  moyens  de  se  vêtir, 
de  se  chauffer,  de  s'alimenter  et  de  s'éclairer. 

Ainsi  la  loi  de  la  construction  des  organismes  et  du 
perfectionnement  organiques  confond  avec  les  lois  de 
la  vie  cellulaire.  C'est  pour  permettre  et  régler  plus 
rigoureusement  la  vie  cellulaire  que  les  organes  s'ajou- 
tent aux  organes  et  les  appareils  aux  systèmes.  La  tâche 
qui  leur  est  imposée  est  de  réunir  qualitativement  et 
quantitativement  les  conditions  de  la  vie  cellulaire. 


DIFFÉRENCIATION    PHYSIOLOGIQUE.  359 

Cette  tâche  est  de  rigueur  absolue  ;  pour  l'accomplir, 
ils  s'y  prennent  différemment,  ils  se  partagent  la  be- 
sogne, plus  nombreux  quand  l'organisme  est  plus  com- 
pliqué, moins  nombreux  s'il  est  plus  simple  ;  mais  le 
but  est  toujours  le  même.  On  pourrait  exprimer  cette 
condition  du  perfectionnement  organique,  en  disant 
qu'il  consiste  dans  une  différenciation  de  plus  en  plus 
marquée  du  travail  préparatoire  à  la  constitution  du 
milieu  intérieur. 

Ainsi  différenciés  et  spécialisés,  les  éléments  anato- 
miques  vivent  d'une  vie  propre  dans  le  lieu  où  ils  sont 
placés,  chacun  suivant  sa  nature.  L'aclion  des  poisons, 
qui  porte  primitivement  sur  tel  ou  tel  élément,  en 
épargnant  tel  ou  tel  autre,  comme  je  l'ai  montré  pour 
le  curare  et  pour  l'oxyde  de  carbone,  est  l'une  des 
nombreuses  preuves  de  cette  autonomie.  Les  éléments 
analomiques  se  comportent  clans  V association  comme  ils 
se  comporteraient  isolément  dans  le  môme  milieu.  C'est 
en  cela  que  consiste  le  principe  de  P autonomie  des  élé- 
ments anatomiques ;  il  affirme  l'identité  de  la  vie  libre 
et  associée  sous  la  condition  que  le  milieu  soit  iden- 
tique. C'est  par  l'intermédiaire  des  liquides  intersti- 
tiels, formant  ce  que  j'ai  appelé  le  milieu  intérieur,  que 
s'établit  la  solidarité  des  parties  élémentaires  et  que 
chacune  reçoit.  le  contre-coup  des  phénomènes  qui 
s'accomplissent  dans  les  autres.  Les  éléments  voisins 
créent  à  celui  que  l'on  considère  une  certaine  atmos- 
phère ambiante  dont  celui-ci  ressent  les  modifications 
qui  règlent  sa  vie.  Si  l'on  pouvait  réaliser  à  chaque 
instant  un  milieu  identique  à  celui  que  l'action  des  par- 


360    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

ties  voisines  crée  continuellement  à  un  organisme  élé- 
mentaire donné,  celui-ci  vivrait  en  liberté  exactement 
comme  en  société. 

Subordination  des  éléments  à  V ensemble.  —  Mais 
cette  condition  de  l'identité  du  milieu  est  bien  restric- 
tive. Il  serait,  dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances, 
impossible  de  réaliser  artificiellement  le  milieu  inté- 
rieur dans  lequel  vit  chaque  cellule.  Les  conditions 
de  ce  milieu  sont  tellement  délicates  qu'elles  nous 
échappent.  Elles  n'existent  que  dans  la  place  naturelle 
que  Ja  réalisation  du  plan  morphologique  assigne  à 
chaque  élément.  Les  organismes  élémentaires  ne  les 
rencontrent  que  dans  leur  place,  à  leur  poste  :  si  on  les 
transporte  ailleurs,  si  on  les  déplace,  à  plus  forte  raison 
si  on  les  extrait  de  l'organisme,  on  modifie  par  cela 
môme  leur  milieu,  et,  comme  conséquence,  on  change 
leur  vie  ou  bien  même  on  la  rend  impossible. 

C'est  par  l'infinie  variété  que  présente  le  milieu  in- 
térieur d'un  point  à  un  autre  et  par  sa  constitution 
spéciale  et  constante  dans  un  point  donné  que  s'établit 
la  surbordination  des  parties  à  l'ensemble. 

Quelques  exemples  feront  comprendre  ces  condi- 
tions de  la  vie  associée,  où  chaque  élément  est  à  la 
fois  libre  et  dépendant  : 

On  sait  aujourd'hui  que  les  os  se  forment  et  se  re- 
nouvellent grâce  aux  éléments  cellulaires  de  la  couche 
interne  du  périoste.  Les  chirurgiens  ont  utilisé  dans 
la  pratique  cette  notion. 

Si  l'on  prend  un  lambeau  de  périoste  et  qu'on  le 
déplace;  si,  l'enlevant  de  son  milieu,  on  le  transporte 


SUBORDINATION  À  l' ENSEMBLE.  361 

dans  un  autre  territoire  organique,  on  le  verra  se  dé- 
velopper et  donner  dans  ce  lieu  insolite  un  os  nouveau. 

Par  exemple,  chez  le  lapin,  chez  le  cobaye,  on  a  fait 
développer  en  diverses  régions,  sous  la  peau,  des 
fragments  d'os  dont  le  périoste  avait  été  emprunté  à 
quelque  partie  du  squelette.  La  propriété  de  sécréter 
la  matière  osseuse,  de  faire  de  l'os,  ne  réside  donc  pas 
dans  telle  ou  telle  région  fixée  de  l'architecture  de 
l'être  vivant;  elle  réside  dans  la  cellule  périostale  qui 
l'emporte  avec  elle  et  la  conserve  partout. 

Mais  on  avait  exagéré  cette  autonomie  et  méconnu 
les  droits  de  l'organisme  total  en  vue  duquel  sont  har- 
monisées les  activités  cellulaires.  En  suivant  l'évolution 
de  cet  os  nouveau,  on  n'a  pas  tardé  à  s'apercevoir 
qu'il  ne  subsistait  pas  indéfiniment  :  il  se  résorbe  et 
disparaît  au  bout  d'un  certain  temps.  11  n'a  pas  con- 
tinué à  vivre  dans  des  conditions  qui  n'étaient  point 
faites  pour  lui.  Les  cellules  périostales  déjà  formées 
ont  continué  l'évolution  commencée  et  abouti  à  la  for- 
mation osseuse,  mais  il  ne  s'en  est  point  formé  de  nou- 
velles. Le  périoste  transplanté  a  disparu. 

On  peut  donner  à  cette  expérience  une  forme  plus 
saisissante  encore.  Chez  un  jeune  lapin,  on  enlève  un 
os  tout  entier  de  l'une  des  pattes,  un  métatarsien;  on 
l'introduit  sous  la  peau  du  dos  et  l'on  referme  la  plaie. 
L'os  déplacé  continue  à  vivre,  il  poursuit  même  son 
évolution,  il  grossit  un  peu  :  l'ossification  des  portions 
cartilagineuses  se  continue  ;  mais  bientôt  le  dévelop- 
pement s'arrête;  la  résorption  commence  à  devenir 
manifeste  et  elle  n'a  d'autre  terme  que  la  disparition 


362  LEÇONS    SUR   LES    PHÉNOMÈNES    DE  LA    VIE. 

complète  de  l'os  transplanté.  Au  contraire  dans  l'es- 
pace métatarsien  qui  avait  été  évidé,  un  os  nouveau 
se  produit  et  persiste,  remplaçant  l'os  enlevé,  parce 
que  là  se  trouve  le  territoire  convenable. 

Les  expériences  sur  la  régénération  des  os  qui  ont  été 
invoquées  pour  mettre  en  évidence  l'autonomie  absolue 
des  éléments  anatomiques  ont  donc  abouti  au  résultat 
contraire  en  ce  qu'elles  nous  ont  fourni  en  même  temps 
la  preuve  des  restrictions  que  recevait  celte  autonomie. 
Elles  ont  révélé  l'influence  que  la  place  de  l'élément 
dans  le  plan  total  exerce  sur  son  fonctionnement.  Il  y 
a  donc  une  autre  condition  qui  ne  tient  plus  à  l'élément 
lui-même,  mais  qui  tient  au  plan  morphologique,  à 
l'organisme  total.  La  cellule  a  son  autonomie  qui  fait 
qu'elle  vit,  pour  ce  qui  la  concerne,  toujours  de  la  même 
façon  en  tous  les  lieux  où  se*  trouvent  rassemblées  les 
conditions  convenables;  mais  d'autre  part  ces  condi- 
tions convenables  ne  sont  complètement  réalisées  que 
dans  des  lieux  spéciaux,  et  la  cellule  fonctionne  diffé- 
remment, travaille  différemment  et  subit  une  évolution 
différente  suivant  sa  place  dans  l'organisme. 

Rt'dintêg rations.  —  La  subordination,  condition 
restrictive  de  l'autonomie  des  éléments,  est  plus  ou 
moins  marquée.  Moins  l'organisme  est  élevé,  moins 
l'autonomie  est  grande,  plus  faible  est  le  lien  de  su- 
bordination entre  le  tout  et  ses  parties. 

Dans  les  plantes,  la  subordination  des  parties  à  l'en- 
semble, qui  exprime  en  quelque  sorte  les  droits  de 
l'organisme,  est  à  son  minimum.  On  peut  enlever  une 
partie  d'un  végétal  et  la  transporter  à  distance  de  ma- 


RÉDINTÉGRATION.  363 

nière  à  faire  développer  un  végétal  nouveau.  C'est  sur 
ce  fait  qu'est  fondée  la  pratique  de  la  greffe  et  du 
bouturage.  Une  cellule  de  l'écorcc,  par  exemple,  peut 
devenir  bourgeon  et  réparer  une  branche  coupée.  Ce 
changement  se  fait  dans  les  cellules  sous  l'influence 
des  sucs  de  la  branche  dont  la  composition  a  été  mo- 
difiée par  la  section. 

Chez  les  animaux  la  cicatrisation  se  fait  également 
par  des  influences  analogues. 

C'est  la  subordination  des  parties  à  l'ensemble  qui 
fait  de  l'être  complexe  un  système  lié,  un  tout,  un 
individu.  C'est  par  là  que  s'établit  Y  unité  dans  l'être 
vivant.  L'unité,  comme  nous  venons  de  le  dire,  est  le 
moins  marquée  chez  les  plantes.  Chez  les  animaux 
inférieurs  également,  les  parties  isolées  peuvent  vivre 
lorsqu'on  les  sépare  du  reste  de  l'organisme,  comme 
cela  arrive  chez  les  hydres  et  les  planaires. 

Dugès  et  de  Quatrefagesont  fait  d'intéressantes  expé- 
riences sur  les  planaires  (fîg.  44  et  45).  Ils  coupaient  un 
de  ces  vers  en  deuxmoitiés,  l'une  antérieure,  l'autre  pos- 
térieure ;  chacune  d'elles  se  complétait  et  reconstituait 
une  planaire  nouvelle.  On  peut  sectionner  un  de  ces 
animaux  en  quatre,  en  huit;  il  se  forme  autant  d'indi- 
vidus nouveaux  qu'il  y  a  de  segments. 

On  sait  de  même  qu'en  opérant  sur  des  lézards  et 
des  salamandres  on  peut  faire  reparaître  un  membre  ou 
la  queue  coupée.  Un  physiologiste  italien  a  fait  des 
observations  intéressantes  à  cet  égard  ;  il  a  remarqué 
que  le  poids  de  l'animal  ne  changeait  pas  sensiblement 
pendant  cette  rédintégration.  M.  Vulpian  a  vu  des  faits 


36 4  LEÇONS    SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA.  VIE. 

analogues  sur  le  têtard.  La  même  chose  arrive  quand  on 
coupe  une  planaire  en  deux  segments  :  chacune  des 
planaires  nouvelles  est  et  reste  très  petite.  La  formation 
de  l'être  nouveau  ne  semble  donc  pas  une  véritable 
création  organique  nouvelle  recommençant  une  œuvre 
troublée,  mais  simplement  la  continuation  d'une  évo- 
lution qui  se  poursuit  par  une  sorte  de  vitesse  acquise 


Fig.   44.    —  Planaire  unie.  Fig.  45.  —  Anatomie  de  la 

al  grandeur  naturelle.  planaire   unie. 

«,  bouche;  b,  trompe  ;  c,  orifice  cardiaque;  d,  estomac;  e,  e,  e,  ramifications  gastrovas- 
culaires  ;  f,  cerveau  et  nerfs  ;  g^g,  testicules;  h,  vésicule  séminale  confondue  avec  la 
vierge  ;  /,  canal  de  la  verge  ;  k.  /,-,  ovicules  :  l,  poche  copulatrice  ;  m,  orifice  des  organes 
générateurs  répartis  dans  toutes  les  luîmes  du  corps.  (Edwards,  Quatrefages et  Blan- 
chard, Recherches  anatomiques  et  physiologiques  faites  pendant  un  voyage  sur  les  côtes 
de  la  Sicile.  —  Taris,  1-  : 

Nous  n'avons  pas  à  multiplier  ici  les  exemples  de 
rédintégration;  nous  rappellerons  seulement  celles  de 
M.  Philippeaux  sur  la  reproduction  des  membres  chez 
la  salamandre.  Une  patte  enlevée  à  l'animal  se  repro- 


ABLATION  DES  PARTIES.  365 

duit  :  l'évolution  des  cellules  du  moignon  est  dirigée 
de  manière  qu'elles  refont  le  membre  disparu.  La  néo- 
formation qui  tend  à  rétablir  l'intégrité  du  plan  orga- 
nique manifeste  bien  évidemment  l'influence  de  l'en- 
semble sur  le  développement  des  parties.  Mais  ce  n'est 
même  pas  l'organisme  tout  entier  qui  étend  sa  puis- 
sance jusque-là.  Si  l'on  enlève  la  base  du  membre,  la 
reproduction  ne  se  fait  plus.  La  base  est  comme  une 
sorte  de  collet,  un  germe,  comparable  au  bourgeon, 
qui,  pendant  le  développement  embryonnaire,  a  préci- 
sément contribué  à  la  production  du  membre. 

Il  ressort  de  tous  ces  exemples  que  chaque  partie  évo- 
lue de  manière  à  réaliser  le  plan  de  l'animal  tout  entier. 
L'organisme,  considéré  comme  ensemble  ou  unité,  in- 
tervient donc  et  manifeste  son  rôle  par  cette  puissance 
de  rédintégration  qui  lui  permet  de  se  réparer  et  de  se 
maintenir  anatomiquement  et  pliysiologiquement. 

Il  importe  de  faire  une  remarque  essentielle  relative- 
ment à  l'accomplissement  des  phénomènes  par  lesquels 
l'organisme  se  répare  et  se  rétablit.  Ces  phénomènes 
ne  semblent  pouvoir  se  manifester  que  lorsque  les  par- 
ties sont  dans  leur  place  naturelle,  lorsqu'elles  n'ont  pas 
été  dissociées,  comme  si  chacun  d'eux  résultait  d'une 
conspiration  universelle  de  toutes  les  parties.  Quand 
nous  opérons,  grâce  à  la  respiration  et  à  la  circulation 
artificielle,  sur  des  organes  ou  des  parties  séparées  de 
l'organisme,  nous  n'obtenons  que  des  phénomènes  par- 
tiels, de  la  nature  des  phénomènes  de  décomposition 
organique;  mais  les  phénomènes  de  synthèse  organique 
ne  peuvent  plus  être  obtenus.  Lorsque,  par  exemple, 


366  LEÇONS  SUR   LES    PHÉNOMÈNES  DE  L\  VIE. 

les  physiologistes  examinent  un  muscle  isolé,  ils  peu- 
vent observer  tous  les  actes  fonctionnels,  la  contraction 
du  muscle  et  les  phénomènes  qui  en  sont  la  conséquen- 
ce ;  mais  ce  muscle  ne  se  nourrit  plus,  ne  se  régénère 
plus,  et  ne  peut  désormais  que  s'user.  La  persistance 
de  la  vie  fonctionnelle  ne  peut  donc  être  que  passagère. 

Malgré  toutes  les  réserves  que  nous  venons  d'indi- 
quer, le  principe  de  l'autonomie  des  éléments  anato- 
miques  doit  être  considéré  comme  l'un  des  plus  féconds 
de  la  physiologie  moderne.  Ce  principe  ou,  sous  un 
autre  nom,  cette  théorie  cellulaire  n'est  pas  un  vain 
mot.  On  a  le  tort  de  l'oublier  lorsque  Ton  s'occupe  des 
organismes  complexes.  On  parle  alors  des  organes,  des 
tissus,  des  appareils,  et  on  met  complètement  de  côté 
les  idées  qui  se  rattachent  à  la  cellule. 

Il  ne  faut  cependant  jamais  perdre  de  vue  les  cellules, 
qui  sont  les  matériaux  premiers  de  tout  organisme; 
leur  vie,  toujours  identique  au  fond,  résulte  d'un  con- 
flit avec  des  conditions  physico-chimiques  dont  l'expé- 
rimentateur est  maître.  C'est  par  là  qu'il  peut  atteindre 
l'êlre  total.  Toute  modification  de  l'organisme  se  résume 
toujours  dans  une  action  portée  sur  une  cellule.  C'est 
une  loi  qui  a  élé  formulée,  pour  la  première  fois,  dans 
mes  Leçons  sur  les  substances  toxiques  (1)  :  tous  les 
phénomènes  physiologiques,  pathologiques  ou  toxiques 
ne  sont  au  fond  que  des  actions  cellulaires  générales 
ou  spéciales. 

Les  anesthésiques,  par  exemple,  influencent  tous  les 

(1)  Cl.  Bernard,  Leçons  sur  les  effets  des  substances  toxiques  et  médi- 
camenteuses. Paris,  18o7. 


RÔLE    DE    LA    VIE   CELLULAIRE.  367 

éléments,  parce  qu'ils  agissent  sur  le  protoplasma,  qui 
est  commun  à  tous.  La  plupart  des  poisons  n'influen- 
cent que  des  éléments  spéciaux,  parce  qu'ils  agissent 
sur  des  produits  de  cellules  différenciées.  Exemples: 
l'oxyde  de  carbone,  qui  agit  sur  l'hémoglobine,  et  le  cu- 
rare, qui  agit  sans  doute  sur  quelque  disposition  orga- 
nique à  la  terminaison  du  nerf  dans  le  muscle. 

En  résumé,  la  vie  réside  dans  chaque  cellule,  dans 
chaque  élément  organique,  qui  fonctionne  pour  son 
propre  compte.  Elle  n'est  centralisée  nulle  part  dans 
aucun  organe  ou  appareil  du  corps.  Tous  ces  appareils 
sont  eux-mêmes  construits  en  vue  de  la  vie  cellulaire. 
Lorsqu'en  les  détruisant  on  détermine  la  mort  de  l'ani- 
mal, c'est  que  la  lésion  ou  la  dislocation  du  mécanisme  a 
retenti  en  définitive  sur  les  éléments,  qui  ne  reçoivent  pi  us 
le  milieu  extérieur  convenable  à  leur  existence.  Ce  qui 
meurt,  comme  ce  qui  vit,  c'est,  en  définitive,  la  cellule. 

Tout  est  fait  par  l'élément  anatomique  et  pour  l'élé- 
ment anatomique.  L'appareil  respiratoire  apporte  l'oxy- 
gène, l'appareil  digestif  introduit  les  aliments  néces- 
saires à  chacun;  l'appareil  circulatoire,  les  appareils 
secrétaires  assurent  le  renouvellement  du  milieu  et  la 
continuité  des  échanges  nutritifs.  Le  système  nerveux 
lui-même  règle  tous  ces  rouages  et  les  harmonise  en 
vue  de  la  vie  cellulaire.  Les  appareils  fondamentaux 
indispensables  aux  organismes  supérieurs  agissent 
donc  tous,  le  système  nerveux  compris,  pour  procurer 
à  la  cellule  les  conditions  physico-chimiques  qui  lui 
sont  nécessaires  et  dont  nous  avons  indiqué  précédem- 
ment les  plus  générales. 


368  LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

Dans  cette  vie  des  cellules  associées  qui  constituent 
les  ensembles  morphologiques  ou  êtres  vivants,  il  y  a  à 
la  fois  autonomie  et  subordination  des  éléments  ana- 
tomiques. 

"L'autonomie  des  éléments  et  leur  différenciation 
nous  expliquent  la  variété  des  manifestations  vitales. 
Leur  subordination  et  leur  solidarité  nous  en  font  com- 
prendre le  concert  et  l'harmonie. 

Formes  diverses  des  manifestations  vitales.  Phéno- 
mènes vitaux.  Fonctions.  Propriétés.  —  La  cellule  est 
l'image  virtuelle  d'un  organisme  élevé.  Elle  possède 
une  propriété  générale,  l'irritabilité.  Par  cette  expres- 
sion abstraite  ou  métaphysique,  nous  traduisons  un 
fait  concret  objectif,  à  savoir,  que  les  manifestations 
phénoménales  dont  elle  est  le  théâtre,  échange  nutri- 
tif, motilité,  etc.,  apparaissent  comme  une  réaction 
provoquée  par  les  excitants  extérieurs. 

Lorsque  l'on  considère  des  êtres  élevés  en  organisa- 
tion, leurs  manifestations  vitales  résultent  en  dernière 
analyse  de  ces  manifestations  cellulaires,  exagérées, 
développées  et  concertées  les  unes  avec  les  autres.  Dans 
ces  phénomènes  complexes  que  nous  allons  voir  chez 
les  êtres  supérieurs,  actes,  fonctions,  il  y  a  donc  deux 
choses  :  des  activités  cellulaires  spécialisées,  un  concert 
entre  ces  activités  cellulaires  qui  les  dirige  vers  un  ré- 
sultat déterminé. 

Examinons  ces  deux  points. 

A  mesure  que  l'être  vivant  s'élève  et  se  perfectionne, 
ses  éléments  cellulaires  se  différencient  davantage  :  ils 
se  spécialisent  par  exagération  de  l'une  des  propriétés 


PROPRIÉTÉS,  ACTES,  FONCTIONS.         369 

ciu  détriment  des  autres.  La  vie  chez  les  animaux  supé- 
rieurs est  de  plus  en  plus  distincte  dans  ses  manifesta- 
tions; elle  est  de  plus  en  plus  confusechez  les  êtres  infé- 
rieurs. Les  manifestations  vitales  sont  mieux  isolées,  plus 
nettes  dans  les  degrés  élevés  de  l'échelle  que  dans  ses 
degrés  inférieurs,  et  c'est  pourquoi  la  physiologie  des 
animaux  supérieurs  est  la  clef  de  la  physiologie  de  tous 
les  autres,  contrairement  à  ce  qui  se  dit  généralement, 
Les  propriétés  des  éléments  s'exagèrent  dans  les  tis- 
sus, ainsi  que  nous  venons  de  le  dire,  par  une  véritable 
spécialisation.  Les  cellules  isolées,  les  êtres  monocel- 
lulaires peuvent  utiliser  les  aliments  gras,  féculents, 
albuminoïdes,  qu'ils  trouvent  dans  le  milieu  ambiant. 
Chez  les  animaux  supérieurs,  cette  propriété  de  digérer 
(au  moyen  de  ferments,  de  produits  cellulaires)  s'exa- 
gère dans  certaines  cellules  réunies  pour  former  la 
glande  pancréatique,  par  exemple,  et  celles-ci  travail- 
leront pour  l'organisme  tout  entier.  En  résumé,  la  spé- 
cialisation progressive  se  fait  par  exagération  d'une 
propriété  dans  les  cellules  des  tissus  et  organes. 

La  phénoménalité  vitale  comprend  des  faits  de  com- 
plexité croissante,  à  savoir,  les  propriétés,  les  actes  etles 
fonctions.  La  propriété,  comme  nous  l'avons  dit,  ap- 
partient, au  moins  à  l'état  rudimentaire,  à  la  cellule; 
elle  est  en  germe  dans  le  protoplasma  :  ainsi,  la  con- 
tractilité.  Le  nom  de  propriété  n'est  pas  expérimental, 
il  est  déjà  abstrait,  métaphysique.  Ainsi  que  nous 
l'avons  déjà  dit,  il  est  impossible  de  parler  autrement 
-qu'en  faisant  des  abstractions.  Dans  le  cas  actuel  la 

CL.    BERNARD.  24 


370    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

forme  de  langage  ne  masque  pas  la  réalité  d'une  manière 
profonde,  et  sous  le  nom  nous  pouvons  toujours  aperce- 
voir le  fait  qu'il  exprime.  Sous  le  nom  de  contractilité, 
par  exemple,  nous  apercevons  ce  fait  que  la  matière  pro- 
toplasmique  modifie  sa  figure  et  sa  forme  sous  l'influence 
d'un  excitant  extérieur.  Et  comme  ce  fait  n'est  pas  «cft^/- 
lement  au  moins  réductible  à  un  autre  plus  simple,  qu'il 
n'est  explicable  par  aucun  autre,  nous  le  disons  propre, 
spécial  ou  particulier,  et  nous  l'appelons  propriété. 

Ainsi,  en  résumé,  la  propriété  est  le  nom  du  fait 
simple,  abstrait,  comme  le  dit  M.  Chevreul,  et  actuel- 
lement irréductible  ;  la  propriété  appartient  à  la  cel- 
lule, au  protoplasma. 

Les  actes  et  les  fonctions,  au  contraire,  n'appartien- 
nent qu'à  des  organes  et  à  des  appareils,  c'est-à-dire 
à  des  ensembles  de  parties  anatomiques. 

La  fonction  est  une  série  d'actes  ou  de  phénomènes 
groupés,  harmonisés,  en  vue  d'un  résultat  déterminé. 
Pour  l'exécution  de  la  fonction  interviennent  les  acti- 
vités d'une  multitude  d'éléments  anatomiques  ;  mais  la 
fonction  n'est  pas  la  somme  brutale  des  activités  élé- 
mentaires de  cellules  juxtaposées;  ces  activités  compo- 
santes se  continuent  les  unes  par  les  autres;  elles 
sont  harmonisées,  concertées,  de  manière  à  concourir 
à  un  résultat  commun.  C'est  ce  résultat  entrevu  par 
l'esprit  qui  fait  le  lien  et  l'unité  de  ces  phénomènes 
composants,  qui  fait  la  fonction. 

Ce  résultat  supérieur,  auquel  semblent  travailler  les 
efforts  cellulaires,  est  plus  ou  moins  apparent.  Il  y  a 
donc  des  fonctions  que  tous  les  naturalistes  admettent  et 


FONCTIONS.  371 

reconnaissent:  la'circulation,  larespiration, la  digestion. 
Il  yenad'autressurlesquellesils  nesontpointd'accord. 

Il  ne  peut  manquer,  en  effet,  d'y  avoir  un  certain 
arbitraire  dans  une  détermination  où  l'esprit  inter- 
vient pour  une  si  grande  part  :  c'est  l'esprit  qui  saisit 
le  lien  fonctionnel  des  activités  élémentaires  ;  qui  prête 
un  plan,  un  but  aux  choses  qu'il  voit  s'exécuter,  qui 
aperçoit  la  réalisation  d'un  résultat  dont  il  a  conçu  la 
nécessité.  Or,  l'accord  ne  peut  être  complet  que  sur  le 
fait  matériel  bien  déterminé,  jamais  dans  Vidée.  De 
là  le  désaccord  et  les  divergences  des  physiologistes 
dans  la  classification  des  fonctions. 

De  phénomènes  vitaux  tout  à  fait  objectifs,  tout  à  fait 
réels,  aussi  indépendants  que  possible  de  l'esprit  qui  les 
observe,  il  n'y  a  que  les  phénomènes  élémentaires.  Dès 
que  l'on  s'élève  à  la  conception  d'une  harmonie,  d'un 
groupement,  d'un  ensemble,  d'un  but  assigné  à  des 
efforts  multiples,  d'un  résultat  où  tendraient  les  élé- 
ments en  action,  on  sort  de  la  réalité  objective,  et  l'es- 
prit intervient  avec  l'arbitraire  de  ses  points  de  vue.  — 
Il  n'y  a  dans  l'organisme,  en  dehors  de  l'intervention 
de  l'esprit,  et  en  tant  que  réalité  objective,  qu'une  mul- 
titude d'actes,  de  phénomènes  matériels,  simultanés 
ou  successifs  éparpillés  dans  tous  les  éléments. 
C'est  l'intelligence  qui  saisit  ou  établit  leur  lien  et 
leurs  rapports,  c'est-à-dire  la  fonction. 

La  fonction  est  donc  quelque  chose  d'abstrait,  qui 
n'est  matériellement  représenté  clans  aucune  des  pro- 
priétés élémentaires.  —  H  y  a  une  fonction  respiratoire, 
une  fonction  circulatoire,  mais  il  n'y  a  pas  dans  les 


372  LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

éléments  contractiles  qui  y  concourent  une  propriété 
circulatoire.  Ilyaunefonctionvocaledanslelarynx,  mais 
il  n'y  a  pas  de  propriétés  vocales  dans  ses  muscles,  etc. 

La  conclusion  pratique  de  ces  considérations,  c'est 
qu'il  importe  surtout  de  connaître  objectivement  les 
propriétés  élémentaires  fixes,  invariables,  qui  sont  la 
base  fondamentale  de  toutes  les  manifestations  de  la 
vie.  C'est  le  but  que  se  propose  la  physiologie  générale. 

La  vie  est  véritablement  dans  les  éléments  orga- 
niques; c'est  toujours  là  que  nous  devons  placer  le  pro- 
blème physiologique  réel,  qui  se  traduit  par  l'action  du 
physiologiste  sur  les  phénomènes  de  la  vie.  C'est  par  le 
déterminisme  appliqué  à  la  connaissance  de  ces  éléments 
organiques  que  nous  pouvons  arriver  à  atteindre  les 
phénomènes  de  la  vie,  mais  jamais  en  agissant  sur  les 
propriétés,  les  fonctions,  sur  la  vie  elle-même,  toutes 
conceptions  métaphysiques.  —  Nous  l'avons  dit  bien 
souvent,  nous  n'agissons  directement  que  sur  le  physi- 
que, et  sur  le  métaphysique  que  d'une  façon  médiate. 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  l'on  a  voulu  rendre 
compte  des  conditions  de  la  complication  croissante  des 
êtres  organisés,  depuis  les  formes  simples  jusqu'aux 
plus  compliquées,  au  moyen  de  deux  principes  géné- 
raux, le  principe  de  la  différenciation  et  le  principe  de 
la  division  du  travail  physiologique.  Nous-même propo- 
sons un  troisième  point  de  vue,  que  nous  exprimerons 
dans  notre  loi  de  la  construction  des  organismes. 

La  différenciation  successive  est  un  fait  démontré, 
lorsque  l'on  suit  le  développement  d'un  être  donné. 


DIVISION    DU    TRAVAIL.  373 

Les  études  embryogéniques,  depuis  C.-F.  "Wolff,  ont 
établi  que  l'animal  se  formait  par  êpigenèse  (Leçon  VIII), 
c'est-à-dire  par  addition  et  différenciation  successive 
de  parties. 

Lorsqu'il  s'agit  de  comparer  entre  eux  des  êtres 
divers,  s'il  s'agit  d'organismes  élémentaires,  d'élé- 
ments, nous  admettons  la  réalité  de  cette  loi.  Nous 
avons  dit,  en  effet,  que  nous  trouvions  en  germe  dans  la 
cellule  et  dans  son  protoplasma  les  propriétés  générales 
qui  s'exaltent  ou  se  spécialisent  progressivement  dans 
des  cellules  différentes.  Les  éléments  cellulaires,  avons- 
nous  dit  plus  haut,  se  différencient  et  se  spécialisent 
par  exagération  de  l'une  de  ces  propriétés  au  détriment 
des  autres,  et  nous  en  avons  fourni  des  exemples. 

Cette  différenciation,  cette  spécialisation  est,  en 
somme,  une  division  du  travail  physiologique;  division 
incomplète,  puisque  chaque  élément,  en  manifestant 
avec  exagération  une  propriété,  possède  naturellement 
les  autres,  sans  lesquelles  il  ne  vivrait  pas. 

Dans  ces  limites  et  avec  cette  restriction,  le  principe 
de  la  division  du  travail  physiologique  nous  paraît 
exact  :  il  est  l'expression  de  la  vérité. 

Hors  de  là,  il  est  le  plus  souvent  appliqué  d'une  façon 
illégitime  et  erronée.  En  un  mot,  ce  principe  est  vrai 
en  physiologie  générale;  sujet  à  erreur  en  physiologie 
comparée.  Il  suppose,  en  effet,  que  tous  les  organismes 
accomplissent  le  même  travail,  avec  plus  d'instruments 
spéciaux  et  plus  de  perfection  en  haut,  avec  moins 
d'instruments  et  plus  confusément  en  bas  de  l'échelle 
animale.  Or  cela  n'est  vrai  que  pour  le  travail  vital 


374  LEÇONS   SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LA  VIE. 

véritablement  commun  à  tous  les  êtres,  c'est-à-dire 
pour  les  conditions  essentielles  de  la  vie  élémentaire; 
celan'est  pas  vrai  pour  les  manifestations  fonctionnelles, 
qui  ne  sont  pas  nécessairement  communes  à  tous  les 
êtres.  Un  organe  de  plus  n'implique  pas  l'idée  d'un 
outillage  plus  parfait  au  service  d'une  même  besogne  ;  il 
implique  un  nouveau  travail, une  nouvelle  complication 
du  travail.  En  passant  de  l'animal  à  sang  blanc  quia 
une  branchie  à  celui  qui  a  une  trachée  ou  un  poumon, 
on  ne  comprendrait  pas  une  application  de  la  loi  de 
division  du  travail,  puisque  ces  organes  sont  des  méca- 
nismes distincts,  ne  faisant  point  le  même  travail. 

Au  contraire,  toutes  les  fois  qu'en  physiologie  géné- 
rale on  a  nié  le  principe  de  la  division  du  travail,  ou 
bien  lorsqu'on  l'a  affirmé  trop  rigoureusement,  sans 
tenir  compte  de  la  restriction  mentionnée  plus  haut,  on 
est  tombé  dans  l'erreur.  Ainsi,  la  théorie  dualistique 
(Leçon  V)  que  nous  avons  repoussée  est  une  émanation 
de  cette  doctrine.  Le  travail  vital  élémentaire,  compre- 
nant la  création  et  la  destruction  organique,  et  qui  ap- 
partient à  tout  être,  la  doctrine  dualiste  le  partageait 
entre  deux  groupes  d'êtres,  les  animaux  d'une  part,  les 
végétaux  de  l'autre.  Aux  uns  la  synthèse  organique  des 
produits  immédiats,  aux  autres  la  destruction  de  ces 
produits.  Nous  avons  vu  que  cela  était  une  erreur. 

Le  principe  de  la  construction  des  organismes  que 
nous  venons  d'exposer  ne  nous  paraît  pas  sujet  à  ces 
réserves  et  à  ces  restrictions. 

III.   Conception  de  la  science  physiologique.  —  La 


PHYSIOLOGIE    :    SES    BRANCHES.  375 

physiologie,  avons-nous  dit,  est  la  science  qui  étudie 
les  phénomènes  propres  à  l'être  vivant;  mais,  ainsi 
comprise,  cette  science  est  encore  trop  vaste  et  doit 
être  subdivisée  en  physiologie  générale  et  physiologie 
descriptive,  soit  spéciale,   soit  comparée. 

La  physiologie  générale  nous  donne  la  connaissance 
des  conditions  générales  de  la  vie  qui  sont  communes  à 
l'universalité  des  êtres  vivants.  Nousy  étudionsle  conflit 
vital  en  lui-même,  indépendamment  des  formes  et  des 
mécanismes  à  l'aide  desquels  il  se  manifeste.  —  La  phy- 
siologie descriptive  nous  donne  au  contraire  la  connais- 
sance de  la  forme  et  des  mécanismes  spéciaux  que  la  vie 
emploie  pour  se  manifester  dans  un  être  vivant  déter- 
miné. Si  maintenant  on  veut  comparer  les  formes  de  ces 
divers  mécanismes,  variés  à  l'infini  chez  les  êtres  vivants, 
afin  d'en  déduire  les  lois  de  ces  phénomènes,  c'est  l'œu- 
vre de  la  physiologie  comparée.  Elle  nous  offre  un  très 
haut  intérêt,  en  ce  qu'elle  nous  montre  la  variété  infinie 
de  la  vie  reposant  sur  l'unité  de  ses  conditions  ;  celle-ci 
nous  est  donnée  par  la  physiologie  générale,  c'est  à  elle 
que  nous  sommes  toujours  obligés  de  remonter  si  nous 
voulons  comprendre  le  moteur  vital  en  lui-même. 

Si  l'on  voulaitnous  permettre  une  comparaison,  nous 
reporterions  notre  esprit  sur  les  nombreusesapplications 
de  la  vapeur  à  l'industrie  et  le  nombre  infini  de  ma- 
chines diverses  qu'elle  anime.  L'étude  de  ces  machines 
comprend  une  partie  générale  et  une  partie  spéciale. 
Il  faut  connaître  les  propriétés  de  la  vapeur,  les  condi- 
tions de  sa  génération,  de  sa  détente,  de  la  puissance 
qu'elle  développe,  de  sa  condensation.  Cette  première 


376  LEÇONS    SUR  LES  PHÉNOMÈNES    DE    LÀ  VIE. 

étude  correspond  à  la  physiologie  générale,  lorsqu'il 
s'agit  des  machines  animées.  D'autre  part,  il  faut  con- 
naître l'application  particulière  qui  a  en  été  faite  dans  la 
machine  que  l'on  a  sous  les  yeux.  Il  faut  pour  cela  en 
saisir  les  rouages,  en  connaître  les  organes,  en  possé- 
der l'anatomie,  pour  ainsi  dire.  Cette  seconde  étude 
correspond  à  la  physiologie  spéciale  ou  comparée, 
quand  on  considère  l'ensemble  des  machines  vivantes. 

11  y  a  donc  entre  toutes  ces  machines  quelque  chose 
d'identique  et  quelque  chose  de  différent.  Le  mécani- 
cien pourra  hardiment  transporter  les  conclusions  de 
l'une  à  l'autre  s'il  n'envisage  que  les  propriétés  géné- 
rales; —  il  ne  peut  conclure  légitimement  s'il  envisage 
les  rouages  particuliers,  variables  de  l'une  à  l'autre. 

Ainsi  en  est-il  pour  le  physiologiste;  il  peut  conclure- 
des  animaux  à  l'homme,  des  animaux  entreeux  etmême- 
auxplantes  pourtoutcequi  concerne  les  propriétés  gé- 
nérales de  la  vie.  — 11  ne'peut  plus  rien  dire  pour  les 
mécanismes  particuliers.  Un  exemple  fixera  notre  pen- 
sée. Lorsque,  chez  un  cheval,  on  coupe  le  nerf  facial 
des  deux  côtés,  l'animal  meurt  bientôt  asphyxié.  Si, 
transportant  le  résultat  expérimental  du  cheval  à 
l'homme,  on  disait  que  la  paralysie  du  facial  des  deux 
côtés  entraîne  également  la  mort,  on  commettrait  une 
erreur,  car  après  cette  paralysie  l'homme  a  seulement 
perdu  la  mobilité  des  traits  de  la  face,  mais  il  continue 
à  respirer  et  à  remplir  toutes  ses  fonctions  vitales. 
Cependant  les  propriétés  générales  du  nerf  facial  sont 
les  mêmes  chez  le  cheval  que  chez  l'homme,  mais 
le  facial  gouverne  dans  les  deux  cas  des  mécanismes 


BUT    DE   LA    PHYSIOLOGIE.  377 

différents.  On  ne  peut  plus  conclure  légitimement, 
quand  il  s'agit  de  comparer  les  troubles  qui  résultent 
de  la  rupture  de  ces  mécanismes,  mais  on  peut  con- 
clure, au  contraire,  à  l'identité  du  nerf  qui  les  anime. 
En  un  mot,  il  faut  bien  distinguer  les  propriétés  qui 
appartiennent  aux  éléments  et  qu'enseigne  la  physio- 
logie générale,  et  les  fonctions  qui  appartiennent  aux 
mécanismes  et  qu'enseigne  la  physiologie  descriptive  et 
comparée.  On  peut  généraliser  pour  ce  qui  tient  aux 
propriétés,  on  ne  le  peut  qu'après  examen  et  condition- 
nellement  pour  ce  qui  concerne  les  fonctions. 

La  physiologie  doit  se  proposer  le  même  problème 
que  toutes  les  sciences  expérimentales. 

La  science  a  pour  but  définitif  X action. 

Descartes  l'a  déjà  dit  :  «  Connaissant  la  force  et  les 
»  actions  du  feu,  de  l'eau,  de  l'air,  des  astres,  des  cieux 
»  et  de  tous  les  autres  corps  qui  nous  environnent... 
»  nous  les  pourrions  employer  à  tous  les  usages  aux- 
»  quels  ils  sont  propres,  et  ainsi  nous  rendre  maîtres 
»    et  possesseurs  de  la  nature.  » 

La  conception  cartésienne  de  l'organisation  vitale 
permettait  d'étendre  cette  domination  jusque  sur  les 
phénomènes  vitaux,  puisque  ceux-ci  obéissaient  aux 
forces  physiques  :  «  Je  m'assure,  dit  Descartes,  que  (en 
»  connaissant  mieux  la  médecine)  on  se  pourrait 
»  exempter  d'une  infinité  de  maladies,  tant  du  corps 
»  que  de  l'esprit,  et  même  aussi  peut-être  de  l'affai- 
»  blissementde  la  vieillesse.  » 

Le  but  de  toute  science,  tant  des  êtres  vivants  que 


378    LEÇONS  SUR  LES  PHÉNOMÈNES  DE  LÀ  VIE. 

des  corps  bruts  peut  se  caractériser  en  deux  mots  : 
prévoir  et  agir.  Voilà  en  définitive  pourquoi  l'homme 
s'acharne  à  la  recherche  pénible  des  vérités  scientifi- 
ques. Quand  il  se  trouve  en  présence  de  la  nature,  il 
obéit  à  la  loi  de  son  intelligence  en  cherchant  à  pré- 
voir ou  à  maîtriser  les  phénomènes  qui  éclatent  autour 
de  lui.  La  prévision  et  Y  action,  voilà  ce  qui  caractérise 
l'homme  devant  la  nature. 

Parles  sciences  physico-chimiques,  l'homme  marche 
à  la  conquête  de  la  nature  brute,  de  la  nature  morte  : 
toutes  les  sciences  terrestres  dont  l'objet  peut  être 
atteint  ne  sont  pas  autre  chose  que  l'exercice  rationnel 
de  la  domination  de  l'homme  sur  le  monde. 

En  est-il  de  la  physiologie  comme  de  ces  autres 
sciences?  La  science  qui  étudie  les  phénomènes  de  la 
vie  peut-elle  prétendre  à  les  maîtriser?  Se  propose- 
t-elle  de  subjuguer  la  nature  vivante  comme  a  été  sou- 
mise la  nature  morte?  nous  n'hésitons  pas  à  répondre 
affirmativement  (1). 

La  physiologie  doit  donc  être  une  science  active  et 
conquérante  à  la  manière  de  la  physique  et  de  la 
chimie. 

Or,  comment  peut-on  agir  sur  les  phénomènes  de  la 
vie? 

Arrivé  au  terme  de  notre  étude,  nous  voici  de  nou- 
veau en  face  du  problème  physiologique,  tel  que  nous 
l'avons  posé  en  commençant.  Les  phénomènes  delà  vie 
sont  représentés  par  deux  facteurs  :  les  lois  prédéter- 

(1)  Voy.  mon  Rapport  sur  la  plujsiologie  générale,  1867  ;  et  les  Pro- 
blèmes de  taPhysiologie  générale  in  la  Science  expérimentale.  Paris,  1878. 


PRÉVISION,    ACTION.  379 

minées  qui  les  fixent  dans  leur  forme,  les  conditions 
physico-chimiques  qui  les  font  apparaître.  En  un  mot, 
le  phénomène  vital  est  préétabli  dans  sa  forme,  non 
dans  son  apparition.  Nous  devons  donc  comprendre 
que  ces  phénomènes  de  la  vie  ne  peuvent  être  atteints 
que  dans  les  conditions  matérielles  qui  les  manifestent, 
mais  qui  n'en  sont  pas  réellement  la  cause. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  préocuper  des  causes  finales, 
c'est-à-dire  du  but  intentionnel  de  la  nature.  La  nature 
est  intentionnelle  dans  son  but,  mais  aveugle  dans 
l'exécution.  —  Nous  agissons  sur  le  côté  exécutif  des 
choses  en  nous  adressant  aux  conditions  matérielles  : 
on  pourrait  dire  que  nous  sommes  simplement  les  met- 
teurs en  scène  de  la  nature. 

Quant  aux  lois,  nous  les  pouvons  connaître  :  l'obser- 
vation nous  les  révèle;  mais  nous  sommes  impuissants 
à  les  modifier. 

L&prévision  est  rendue  possible  par  la  connaissance 
des  lois;  les  sciences  d'observation  ne  peuvent  pas  aller 
au  delà. 

V action,  qui  appartient  aux  sciences  expérimentales, 
est  rendue  possible  parle  déterminisme  des  conditions 
physico-chimiques  qui  font  apparaître  les  phénomènes 
de  la  vie. 

En  résumé,  le  déterminisme  reste  le  grand  principe 
do  la  science  physiologique.  Il  n'y  a  pas,  sous  ce  rap- 
port, de  différence  entre  les  sciences  des  corps  bruts 
et  les  sciences  des  corps  vivants. 

FIN. 


EXPLICATION  DE  LA  PLANCHE. 


Fig.   1.  —  A.  Stentor  polymorphus,  rempli  de  granulations  chlorophyl- 
liennes. 

a,  bouche. 
a',  noyaux. 
a",  pédicule. 
B.  Grain  de  chlorophylle  du  Stenlor  polymorphus  isolé. 
6,  grains  entiers. 

c,  c,  grains  en  voie  de  division. 

d,  d,  division  en  trois  ou  quatre  parties. 

Fig.  2.  —  A.  Cellule  végétale  renfermant  de  la  chlorophylle. 
a',  noyau  de  la  cellule. 

B.  Grains  isolés  de  la  cellule  végétale. 

b,  grain  entier. 

c,  grain  en  voie  de  division. 

d,  grain  presque  complètement  divisé. 

Fig.  3.  —  A.  Amibes  ayant  englobé  des  corpuscules  verts. 

B.  Corpuscule  lymphatique  du  Lumbricus  agrkola  ayant  englobé 
les  mêmes  corpuscules  verts. 

Fig.  4.  —  Zygnema. 

A.  Zygospore  provenant  de  la  fusion  du  contenu  de  deux  cel- 
lules :  mâle  <3  et  femelle  9. 

Fig.  5.  —Pandoriaa  morum. 

1,  zoospore  isolé. 

2,  3,  4,  phases  de  la  conjugaison  de  deux  zoospores. 
5,  oospore. 

FiG.  6.  —  Spigoyyra. 

Passage  du  protoplasma.de  la  cellule  mâle  6  dans  la  cel- 
lule femelle  9. 


CLAUDE  IÏF.R!SAK1> 


PHENOMENES  DE  LAVIK    I'  ."Ho 


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Fig.  3 


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Librairie  J.  B-  Bailltere  et  TèlsjPtL 

■        .   ■.         :       /■■.'. 


APPENDICE 


1(1) 

La  création  des  laboratoires  caractérise  une  période 
nouvelle  dans  laquelle  est  entrée  la  culture  de  la  phy- 
siologie ainsi  que  des  autres  sciences  expérimentales. 

L'installation  de  ces  cabinets  où  se  trouve  rassemblé 
un  outillage  plus  ou  moins  complet  répond  à  une 
double  nécessité  :  à  la  nécessité  de  l'enseignement  et 
à  la  nécessité  de  la  recherche. 

L'enseignement  n'a  toute  son  efficacité  qu'à  la  con- 
dition de  montrer  les  objets  et  les  phénomènes  qui  en 
forment  la  matière.  Pour  ce  qui  est  des  sciences  phy- 
siques et  de  la  zoologie  elle-même,  cette  condition  a 
été  si  bien  sentie,  que,  même  dans  les  établissements 
secondaires,  on  a  introduit,  dans  la  mesure  du  possi- 
ble, les  manipulations  pour  les  élèves.  L'enseignement 
purement  théorique  ou  mental  des  sciences  expérimen- 
tales et  naturelles  est  un  contre-sens  et  un  reliquat  de 
l'ancienne  scholastique.  —  Ce  qui  est  vrai  pour  l'ins- 
truction secondaire  l'est  plus  encore  pour  l'instruction 
supérieure;  et  les  cours  de  physiologie,  en  particulier, 
sont  maintenant  illustrés  d'expériences  et  de  démons- 

(1)  Leçon  d'ouverture,  p.  1. 


382  APPENDICE. 

trations  que  le   professeur  multiplie  autant  que  son 
programme  et  ses  ressources  le  lui  permettent. 

La  nécessité  des  laboratoires  pour  la  recherche  est 
plus  évidente  encore,  bien  que  quelques  personnes, 
tournées  vers  le  passé,  opposent  comme  un  argument 
à  nos  réclamations  la  grandeur  des  découvertes  de 
nos  prédécesseurs  à  l'exiguïté  des  moyens  dont  ils  dis- 
posaient. Lavoisier,  ni  Ampère,  ni  Magendie  n'avaient 
de  laboratoires  bien  installés.  Cela  est  vrai,  mais 
c'étaient  là  des  obstacles  dont  leur  génie  a  triomphé, 
mais  non  profité.  Une  installation  spéciale  évite  les 
pertes  de  temps  et  permet  une  bonne  économie  de 
l'emploi  de  nos  facultés.  Elle  doit  être  telle,  qu'une 
expérience  étant  conçue,  elle  puisse  être  réalisée  faci- 
lement et  rapidement. 

11  y  a  trente  ans,  lorsque  nous  avions  conçu  l'idée 
d'une  expérience,  avec  quelles  difficultés,  avec  quelles 
pertes  de  temps  nous  arrivions  à  la  réaliser  !  Nous 
expérimentions  dans  des  locaux  mal  appropriés,  dans 
un  cabinet,  dans  une  chambre,  sur  des  animaux  conquis 
par  surprise  ;  ou  bien  encore  nous  perdions  des  journées 
entières  à  courir  après  nos  sujets  d'expériences,  à  nous 
transporter  dans  les  abattoirs,  chez  les  équarrisseurs. 
On  ne  saurait  transformer  un  pareil  état  de  choses  en 
un  modèle  de  bonne  administration  scientifique. 

Il  faut  que  les  laboratoires  mettent  à  la  portée  de 
l'expérimentateur  et  sous  sa  main  les  sujets  et  les  con- 
ditions instrumentales  nécessaires,  de  façon  qu'il  ne 
soit  pas  arrêté  par  les  difficultés  de  réaliser  la  re- 
cherche qu'il  a  conçue. 


APPENDICE.  383 

11(1) 

l'évolution  se  confond  avec  la.  nutrition. 

Dans  l'admirable  introduction  qui  ouvre  son  Histoire 
du  règne  animal,  Cuvier,  entraîné  à  parler  de  l'origine 
des  êtres  vivants,  s'exprime  ainsi  :  «  La  naissance 
»  des  êtres  organisés,  dit-il,  est  le  plus  grand  mystère 
»  de  l'économie  organique  et  de  toute  la  nature.  » 
En  réalité  le  mystère  de  la  naissance  n'est  pas  plus 
obscur  que  tous  les  autres  mystères  de  la  vie,  et  il 
ne  l'est  pas  moins.  Depuis  le  temps  où  Cuvier  écri- 
vait les  lignes  qui  précèdent,  bien  des  efforts  ont  été 
tentés,  dans  le  dessein  de  percer  les  ténèbres  qui  pla- 
nent sur  ces  phénomènes.  Le  fruit  de  tant  de  travaux 
n'a  point  été,  comme  on  le  pense,  d'expliquer  ce  qui 
est  inexplicable,  mais  seulement  de  prouver  que  les  phé- 
nomènes de  Vorigine  de  la  vie  ne  sont  ni  dune  autre 
essence  ni  d'une  obscurité  plus  impénétrable  que  toutes 
les  autres  manifestations  de  «  ïéconomie  organique  et 
de  toute  la  nature.  » 

Et  cela  est  déjà  un  résultat  considérable.  Ramener 
au  même  principe  des  choses  jusque-là  considérées 
comme  d'ordre  différent,  telles  que  la  naissance  des 
êtres  et  le  maintien  de  leur  existence,  c'est  accomplir  un 
progrès  comparable,  à  quelque  degré,  à  celui  qui  a 
été  réalisé  dans  une  autre  branche  de  nos  connais- 
sances, le  jour  où  Newton  a  prouvé  que  la  pesanteur 
était  un  cas  particulier  de  l'attraction  universelle. 
(1  )  Note  pour  la  page  33. 


38  i  appelNDice. 

Une  loi  unique  domine  en  effet  les  manifestations 
de  la  vie  qui  débute  et  de  la  vie  qui  se  maintient  :  c'est 
la  loi  dévolution. 

Comme  toutes  les  idées  dont  le  sens  s'est  dégagé 
lentement,  l'idée  de  Y  évolution  est  énoncée  partout  et 
précisée  nulle  part.  Elle  n'a  acquis  sa  signification  et 
sa  portée  réelles  que  par  les  travaux  des  embryogé- 
nistes  contemporains.  Fondée  sur  des  faits  précis,  il 
faut  désormais  la  considérer,  non  plus  comme  une  de 
ces  généralités  banales  créées  par  l'esprit  systématique, 
qui  ont  trop  souvent  cours  dans  les  sciences,  mais 
comme  la  conclusion  la  plus  générale  des  découvertes 
accomplies  depuis  cinquante  ans. 

Pour  mesurer  le  chemin  parcouru,  voyons  le  point 
de  départ.  Le  phénomène  de  l'apparition  d'un  être 
nouveau,  engendré  ou  créé  de  quelque  façon  que  ce 
soit,  avait  toujours  été  isolé  ;  on  l'avait  séparé  de  toutes 
les  autres  manifestations  vitales  et  considéré  comme 
d'un  ordre  différent  et  supérieur.  On  ne  voyait  rien  par 
delà  ce  premier  moment  où  la  vie  individuelle  s'allu- 
mait dans  le  germe.  Il  semblait  y  avoir  en  ce  point  dis- 
continuité physiologique  :  «  Hic  Natura  facit  saltum.  » 

A  la  vérité  cet  hiatus  était  le  seul,  et  l'être,  une  fois 
animé  de  l'étincelle,  continuait  à  vivre  et  à  se  dévelop- 
per sans  secousse  en  suivant  la  voie  continue  qui  lui 
est  assignée  par  des  lois  rigoureuses. 

L'être  vivant  présentait  donc  deux  mystères  :  celui 
de  la  naissance  et  celui  de  la  continuation  de  la  vie  qui 
se  développe  et  se  maintient. 

Voilà  ce  qui  ne  saurait  plus  subsister  aujourd'hui.  Le 


APPENDICE.  385 

principe  de  l'évolution  consiste  précisément  dans  cette 
affirmation  que  rien  ne  naît,  rien  ne  se  crée,  tout  se  con- 
tinue. La  nature  ne  nous  offre  le  spectacle  d'aucune 
création  ;  elle  est  une  éternelle  continuation. 

Avant  d'être  constitué  à  l'état  d'être  libre,  in- 
dépendant et  complet,  d'individu  en  un  mot,  l'animal 
a  passé  par  l'état  de  cellule-œuf,  qui  elle-même  était 
un  élément  vivant,  une  cellule  épithéliale  de  l'orga- 
nisme maternel.  L'échelle  de  sa  filiation  est  infinie 
dans  le  passé;  et  dans  cette  longue  série  il  n'y  a  point 
de  discontinuité  ;  à  aucun  moment  n'intervient  une 
vie  nouvelle  ;  c'est  toujours  la  même  vie  qui  se  con- 
tinue. Une  impulsion  immanenle  renforcée  par  la 
fécondation  conduit  l'élément  à  travers  toutes  ses 
métamorphoses,  à  travers  la  jeunesse,  l'adolescence, 
l'âge  adulte,  la  décrépitude  et  la  mort,  le  dirigeant 
ainsi  vers  l'accomplissement  d'un  plan  marqué  d'a- 
vance. Le  caractère  de  tous  les  phénomènes  qui  s'ac- 
complissent est  d'être  la  suite  ou  la  conséquence  d'un 
état  antérieur,  d'être  une  continuation.  Cette  puissance 
évolutive  immanente  à  la  cellule-œuf,  puisée  clans  son 
origine  et  communiquée  à  tout  ce  qui  provient  d'elle 
est  le  caractère  intrinsèque  le  plus  général  de  la  vie 
et  la  seule  chose  qui  nous  paraisse  mystérieuse  en 
elle. 

Ainsi,  ce  qui  est  essentiel,  fondamental  et  caractéris- 
tique de  l'activité  vitale,  c'est  cette  faculté  d'évolution 
qui  fait  que  l'être  complet  est  contenu  dans  son  point 
de  départ.  Par  là  se  trouve  établie  l'unité  nécessaire  de 
tous  les  phénomènes  vitaux,  qui  en  eux-mêmes  sont  la 


CL.    BERNARD. 


25 


386  APPENDICE. 

conséquence  de  l'impulsion  évolutive,  qu'elle  soit 
nutritive  ou  fécondatrice. 

Les  travaux  des  physiologistes  ont  eu  précisément 
pour  résultat  de  faire  tomber  les  barrières  qui  séparaient 
l'œuf,  l'embryon  et  l'adulte,  et  de  faire  apparaître 
dans  ces  trois  états  l'unité  d'un  organisme  pris  à  trois 
moments  différents  de  sa  course,  mais  toujours  soumis 
à  la  même  impulsion  et  gouverné  par  la  même  loi. 

II.  Mais  ce  résultat  n'est  pas  le  seul,  et  le  principe 
dévolution  n'est  pas  encore  suffisamment  caractérisé 
par  l'idée  de  la  continuité. 

L'évolution  ainsi  définie  n'est  pas,  en  effet,  une  pro- 
priété actuelle,  un  fait  saisissable;  elle  exprime  simple- 
ment la  loi  qui  règle  la  succession  et  l'enchaînement 
chronologique  des  faits  vitaux  dont  l'être  organisé  est 
le  théâtre. 

Est-il  possible  de  caractériser  cette  loi  dans  ses 
moyens   d'exécution?  c'est  ce  que  nous  allons  voir. 

La  loi  d'évolution  s'applique  non  seulement  à  l'être 
total,  à  l'individu,  mais  encore  à  chacune  de  ses  parties. 
C'est  une  loi  élémentaire.  Elle  gouverne  l'élément  ana- 
tomique  comme  l'être  tout  entier,  et  cela  était  vraisem- 
blable à  priori,  car  il  n'y  a  rien  d'essentiel  dans  l'être 
tout  entier  qui  ne  soit  dans  ses  parties  composantes. 
L'individu zoologïque,  l'animal,  n'est  qu'une  fédération 
d'êtres  élémentaires,  évoluant  chacun  pour  leur  propre 
compte.  Il  y  a  longtemps  (1807)  que  cette  idée  a  été 
exposée  par  un  homme  qui  était  un  penseur  autant 
qu'un  grand  poète  et  un  naturaliste  sagace;  Gœthe, 
méditant  les  enseignements  de  Bichat,  écrivait  : 


APPENDICE.  387 

<(  Tout  être  vivant  n'est  pas  une  unité  indivisible, 
»  mais  une  pluralité  :  même  alors  qu'il  nous  apparaît 
»  sous  la  forme  d'un  individu ,  il  est  une  réunion  d'êtres 
»  vivants  et  existant  par  eux-mêmes.  » 

Ces  organites  élémentaires  se  comportent  à  la  façon 
de  l'individu  ;  leur  existence  se  partage  dans  les  mêmes 
périodes;  elle  croît,  s'élève  et  retombe;  elle  décrit  une 
trajectoire  fixée  dans  sa  forme. 

Lorsque  l'on  a  cherché  à  pénétrer  ce  qu'il  y  a  d'es- 
sentiel dans  la  vie  d'un  être,  on  a  vu  que  la  nutrition  en 
était  le  caractère  le  plus  général  et  le  plus  constant. 
Mais  la  nutrition,  c'est-à-dire  la  perpétuelle  communi- 
cation de  l'élément  anatomique  avec  le  milieu  qui  l'en- 
toure, cette  continuelle  relation  d'échanges  de  liquides 
(nutrition  proprement  dite)  et  de  gaz  (respiration),  la 
nutrition,  disons-nous, est  susceptible  d'alternatives.  La 
croissance,  lapériode  d'état,  la  décroissance  correspon- 
dent aux  variations  relatives  de  cet  échange,  dans  lequel 
le  milieu  reçoit  moins,  autant  ou  plus  qu'il  ne  donne  à 
l'élément.  Il  est  donc  impossible  de  séparer  la  propriété 
de  nutrition  des  conditions  de  son  exercice  :  il  est  im- 
possible de  séparer  la  nutrition  de  l'accroissement,  du 
développement  et  delà  succession  des  âges,  c'est-à-dire 
de  l'évolution,  dévolution  c'est  l'ensemble  constant  de 
ces  alternatives  de  la  nutrition;  c'est  la  nutrition  con- 
sidérée dans  sa  réalité,  embrassée  d'un  coup  d'œil  à 
travers  le  temps.  Cette  évolution,  ou  loi  des  variations 
de  la  nutrition,  est  au  point  de  vue  des  philosophes  ce 
qu'il  y  a  de  plus  caractéristique  dans  la  vie.  C'est  quel- 
que chose  de  comparable  à  la  loi  du  mouvement  de  ce 


388  APPENDICE. 

mobile  qui  est  l'être  vivant  et  qui  exprime  l'activité  de- 
cet  être,  comme  la  trajectoire  exprime  en  mécanique 
les  circonstances  de  l'activité  d'un  corps  en  mouvement. 
On  peut  donc  imaginer  que  l'être  élémentaire  aussi 
bien  que  l'être  complexe  est  ainsi  engagé  dans  une  sorte 
de  trajectoire  idéale  qui  lui  impose  son  développement. 
L'idée  de  l'évolution,  c'est  l'idée  de  cette  trajectoire,  de 
cette  loi  qui  g'ouverne  l'être  vivant  :  ce  n'est  pas  un  fait 
ou  une  propriété,  c'est  une  idée.  Le  fait  et  la  pro- 
priété, c'est  la  nutrition  avec  ses  alternatives;  l'idée, 
l'évolution,  c'est  la  conception  d'ensemble  de  toutes 
ces  alternatives  successives. 

La  génération  ou  la  naissance  de  l'être  ne  fait  pas  une 
brèche  ou  une  coupure  dans  cette  voie  continue.  Il  n'y 
a  pas  de  raison  pour  imposer  un  commencement  à  l'évo- 
lution. Les  recherches  embryogéniques  et  orogéniques 
ont  bien  mis  en  évidence  ce  point.  LTêtre  qui  naît  n'est 
pas  une  création  nouvelle;  dans  son  origine,  dans  les 
évulutions  antérieures  des  êtres  dont  il  sort  et  dont 
il  est  la  continuation,  il  a  puisé  par  une  sorte  d'ha- 
bitude ou  de  ressouvenir  physiologique,  la  nécessité  de 
la  voie  qu'il  doit  suivre.  En  un  mot,  c'est  la  même  évo- 
lution qui  dure  et  qui  se  développe. 

Mais,  en  réalité,  le  seul  fait  saisissable,  actuel,  réelr 
c'est  la  nutrition.  C'est  à  tort  que  cette  vue  a  été  con- 
testée et  qu'on  a  voulu  séparer  «  la  nutrition,  qui  sim- 
»  plement  maintient,  d'avec  le  développement,  qui 
»  accroît,  augmente,  ajoute  ». 

Les  travaux  contemporains  ont  eu  précisément  pour 
résultat  de  confondre  «  les  phénomènes  du  développe- 


APPENDICE.  389 

»  ment  de  la  chose  née  avec  ceux  de  la  naissance  de 
»  cet  objet  » .  Au  temps  où  saint  Thomas  d'Aquin  éta- 
blissait la  distinction  de  F  âme  ou  faculté  végétative,  en 
trois  facultés  différentes,  la  nutritive,  Yaugmentative  et 
la générative,  il  donnait  la  preuve  d'une  sagacité  philoso- 
phique profonde  pour  son  époque.  On  peut  en  dire  au- 
tant de  Broussais  lorsqu'il  distinguait  V  irritationnutritive 
et  Y  irritation  formative.  Mais  aujourd'hui,  les  barrières 
établies  entre  la  nutrition,  le  développement  et  la  géné- 
ration sont  tombées  sous  les  efforts  des  hommes  qui  ont 
suivi  les  premiers  phénomènesdel'apparition  des  êtres. 

11  a  été  dit  (1)  que  l'évolution  caractérise  les  êtres 
vivants  et  les  distingue  absolument  des  corps  bruts. 

De  là  une  méthode  différente  dans  les  deux  espèces 
de  sciences,  physico-chimique  d'une  part  et  biologique 
de  l'autre.  L'objet  physico -chimique  a  une  existence 
actuelle  :  il  n'y  a  rien  au  delà  de  son  état  présent  ;  le 
physicien  n'a  à  s'inquiéter  ni  de  son  origine  ni  de  sa 
fin.  Le  corps  manifeste  toutes  ses  propriétés. 

Au  contraire,  l'être  vivant,  outre  ce  qu'il  manifeste, 
contient  à  l'état  latent,  en  puissance,  toutes  les  mani- 
festations de  l'avenir.  Le  prendre  actuellement  sur  le 
fait,  ce  n'est  point  le  prendre  tout  entier,  car  on  a  dit  de 
lui  avec  raison  qu'il  était  «  un  perpétuel  devenir». 
C'est  un  corps  en  marche  ;  ce  qu'il  faut  saisir,  c'est  sa 
marche  et  non  pas  seulement  les  étapes  de  sa  route. 

La  nécessité  de  ce  point  de  vue  s'est  imposée  à  l'his- 
toire naturelle  proprement  dite.  Pour  classer  un  être, 
il  faut  l'avoir  suivi  pendant  toute  son  évolution  ;  il  ne 

(1)  Page  35. 


390  APPENDICE. 

suffit  pas  seulement,  comme  l'avait  dit  Cuvier,  de  le 
prendre  à  un  moment  donné,  fût-ce  au  moment  de  son 
développement  le  plus  complet,  à  l'état  adulte.  Il  n'est 
pas  vrai  que  l'être  porte  «  inscrit  à  tout  moment  dans 
»  son  organisation  le  caractère  qui  le  classe  » . 

Nous  voyons  maintenant  la  nécessité  de  ce  même 
point  de  vue  dans  la  physiologie,  étude  de  phénomènes 
de  la  vie  qui  se  développe,  aussi  bien  que  de  la  vie  qui 
se  maintient  (1). 

III  (2) 

Les  exemples  de  longévité  des  graines  sont  fort  nom- 
breux ;  mais  il  y  a  une  réserve  à  faire  pour  le  cas  par- 
ticulier des  prétendus  blés  de  momie. 

Voici  ce  que  dit  M.  Berthelot  (3)  : 

«  Les  allégations  relatives  au  blé  de  momie  qui  au- 
»  rait  germé  et  fructifié  sont  aujourd'hui  reconnues 
»  erronées  par  les  botanistes  et  les  agriculteurs;  les 
»  personnes  qui  ont  fait  autrefois  ces  essais  ont  été 
»  dupes  des  Arabes  et  des  guides.  Mais  aucun  échan- 
»  tillon  récolté  dans  des  conditions  authentiques  n'a 
»  jamais  germé.  » 

Il  est  clair  que  cette  réserve  sur  le  fait  de  la  germi- 
nation des  graines  des  tombeaux  égyptiens  ne  touche 
pas  à  tous  les  autres  exemples  bien  constatés  de  conser- 

(1)  Celte  note  est  le  développement  aussi  fidèle  que  possible 
d'idées  souvent  exprimées  par  Claude  Bernard  dans  ses  conversa- 
tions et  qu'il  se  proposait  de  reproduire  dans  l'appendice.  (Dastre.) 

(2)  Voy.  p.  71. 

(3)  Revue  archéologique  de  décembre  1877,  p.  397. 


APPENDICE.  391 

vation  des  graines,  et  ne  modifie  en  quoi  que  ce  soit  la 
conclusion  que  nous  en  avons  tirée. 

IV  (1) 

La  première  substance  engendrée  sous  l'influence  de 
la  vie  qui  ait  été  reproduite  artificiellement  est  Vitrée. 
Wohler  l'obtint  en  maintenant  pendant  quelques  in- 
stants en  ébullition  une  solution  de  cyanate  d'ammo- 
niaque. La  transformation  de  ce  sel  en  urée  se  produit 
par  un  simple  jeu  d'isomérie. 

On  lui  a  plus  tard  donné  naissance  par  l'action  réci- 
proque du  gaz  chloroxycarbonique  et  de  l'ammo- 
niaque. Cette  dernière  réaction  établit  la  véritable  cons- 
titution de  l'urée,  en  démontrant  que  cette  substance 
est  l'amide  de  l'acide  carbonique. 

Piria  reproduisit  ensuite  l'bydrure  de  salicyle  (es- 
sence de  reine  des  prés)  par  l'oxydation  de  la  salicine. 

Postérieurement,  Perkins,  en  faisant  réagir  un  mé- 
lange de  chlorure  d'acétyle  et  d'acétate  de  soude  sur 
cet  hydrure  de  salicyle,  en  a  déterminé  la  conversion  en 
cownarine,  principe  cristallisable  que  l'on  rencontre 
dans  les  fèves  de  Tonka. 

Piria  a  donné  naissance  à  l'hydrure  de  benzoïle  (es- 
sence d'amandes  amères)  par  la  distillation  d'un  mé- 
lange de  benzoate  et  de  formiate  de  chaux. 

Cahours  a  formé  un  produit  entièrement  identique 
à  l'huile  de  Gaultheria  procumbens,  essence  douée 
d'une  odeur  très  suave,  élaborée  par  une  plante  de  la 

(l)Voy.  VIe  leçon,  p.  205. 


392  APPENDICE. 

famille  des  Bruyères  qui  croît  à  la  Nouvelle-Jersey  ;  cette 
essence  n'est  autre  chose  que  le  salicylate  de  méthyle. 

L'acide  salicylique  a  été  reproduit  en  1872  par 
Kolbe,  en  faisant  réagir  le  gaz  carbonique  dans  des  con- 
ditions particulières  de  température  sur  le  phénol 
sodique  (phénate  de  soude)  complètement  sec.  Des- 
saignes a  refait  de  l'acide  hippurique  par  l'action  du 
chlorure  de  benzoïle  sur  le  glycocolle  zincique. 

Berthelot  a  opéré  la  synthèse  de  l'acide  formique  ou, 
pour  mieux  dire,  du  formiate  de  potasse  ou  de  soude, 
par  l'union  directe  de  l'oxyde  de  carbone  et  de  ces  al- 
calis. Use  produit,  dans  ces  circonstances,  un  formiate 
dont  on  isole  l'acide  formique  par  l'intervention  d'un 
acide  minéral  plus  fixe. 

Perkins  et  Duppa,  d'un  côté,  Schmitt  et  Kekulé, 
d'autre  part,  ont  reproduit  les  acides  malique  et  tar- 
trique  qu'on  rencontre  dans  un  grand  nombre  de  fruits 
acides  en  faisant  agir  la  potasse  sur  les  acides  succi- 
niques  mono  et  di-bromés. 

On  n'a  pu  jusqu'à  présent  réaliser  d'une  manière 
directe  la  synthèse  d'aucune  substance  organique  au 
moyen  de  ses  éléments  constituants.  On  n'a  pu  produire 
jusqu'ici  que  des  synthèses  indirectes.  C'est  ainsi  que 
le  carbone  et  l'hydrogène  libres,  se  combinant,  comme 
l'a  démontré  Berthelot,  sous  l'influence  de  l'arc  élec- 
trique, donnent  de  l'acétylène  G4H2  :  celui-ci,  en 
fixant  de  l'hydrogène,  engendre  l'éthylène  C4H4,  lequel, 
en  fixant  de  l'eau,  donne  naissance  à  l'alcool.  La  syn- 
thèse de  l'alcool,  produit  organique,  est  donc  un  exem- 
ple de  ces  synthèses  indirectes  dont  nous  parlons. 


APPENDICE.  393 

V 

FIXATION  DE  LAZOTE  SUR  LES  COMPOSÉS  ORGANIQUES 
Par  M.  Berlhelot(l). 

Les  expériences  de  M.  Berthelot  (2)  tendent  à  établir 
que,  dans  des  conditions  comparables  aux  conditions 
atmosphériques  habituelles,  il  peut  y  avoir  fixation  de 
l'azote  de  l'air  sur  des  composés  organiques  ternaires, 
tels  que  la  cellulose  et  l'amidon.  L'électricité  atmo- 
sphérique agissant  par  les  différences  de  tension  qui  se 
manifestent  à  une  petite  distance  du  sol,  pourrait 
faire  pénétrer  l'azote  dans  des  principes  végétaux 
hydrocarbonés.  L'induction  (mais  non  encore  vérifiée) 
que  permettraient  ces  recherches,  c'est  que  l'influence 
des  agents  cosmiques  serait  capable  de  transformer  en 
combinaisons  azotées  les  substances  ternaires.  Un  tel 
phénomène  projetterait  une  vive  lumière  sur  le  pro- 
blème des  synthèses  organiques. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  inductions  lointaines,  voici 
les  résultats  précis  des  remarquables  expériences  de 
M.  Berthelot. 

Pour  provoquer  des  différences  de  tension  électrique 
soutenues  dans  un  espace  déterminé,  M.  Berthelot  em- 
ploie un  appareil  composé  de  deux  cloches  en  verre 
mince,  l'une  recouvrant  l'autre,  de  manière  à  laisser 
un  intervalle  ou  chambre  dans  laquelle  on  place  les 
substances  que  l'on  veut  étudier.  La  cloche  intérieure 

(1)  Note  relative  à  la  page  20o. 

(2)  Annales  de  chimie  et  de  physique. 


394  APPENDICE. 

est  recouverte  à  sa  face  interne  d'une  feuille  cl'étain, 
constituant  l'armature  positive  du  condensateur,  la 
cloche  extérieure  est  revêtue  à  sa  face  externe  d'une 
autre  feuille  d'étain  constituant  l'armature  négative.  Le 
système  repose  sur  une  plaque  de  verre  vernie  à  la 
gomme  laque.  On  fait  en  sorte  que  les  deux  cloches 
soient  d'ailleurs  aussi  rapprochées  que  possible. 

La  surface  extérieure  de  la  petite  cloche  est  recou- 
verte dans  sa  moitié  supérieure  d'une  feuille  de  papier 
Berzélius,  pesée  à  l'avance  et  mouillée  avec  de  l'eau 
pure.  L'autre  moitié  de  la  même  surface  a  élé  enduite 
d'une  couche  d'une  solution  sirupeuse,  titrée  et  pesée, 
de  dextrine,  dans  des  conditions  qui  permettaient  de 
connaître  exactement  le  poids  de  la  dextrine  sèche 
employée. 

Le  système  tout  entier  des  cloches  a  été  mis  à  l'abri 
de  la  poussière  sous  un  récipient  de  verre. 

Les  choses  étant  ainsi  disposées,  l'armature  interne 
de  la  petite  cloche  est  mise  en  communication  avec  le 
pôle  positif  d'une  pile  formée  de  cinq  couples  Léclanché 
disposés  en  tension;  l'armature  externe  de  la  grande 
cloche  est  mise  en  rapport  avec  le  pôle  négatif.  Entre 
les  deux  armatures,  la  différence  de  tension  était  ainsi 
maintenue  constante.  Ces  différences  de  tension  sont 
absolument  comparables  à  celles  de  l'électricité  atmo- 
sphérique agissant  à  de  petites  distances  du  sol. 

Avant  l'expérience,  l'azote  a  été  dosé  dans  les  deux 
substances.  On  a  trouvé  : 


Papier 0.10 

Dextrine 0.17 


APPENDICE.  395 

Après  que  l'expérience  s'est  prolongée  sept  mois,  le 


dosage  donne 


Papier 0.45 

Dextrine 1.92 


Il  y  a  fixation  d'azote.  L'intervalle  des  deux  cylindres, 
et  par  conséquent  la  valeur  du  potentiel,  a  une  in- 
fluence sur  le  phénomène,  car  la  distance  des  deux 
cloches  étant  triple,  après  sept  mois,  toutes  choses 
égales  d'ailleurs,  M.  Berthelot  a  trouvé,  comme  quan- 
tité d'azote  : 

Papier 0.30 

Dextrine 1.14 

La  fixation  de  l'azote  sur  les  principes  immédiats, 
cellulose,  amidon,  est  ainsi  mise  hors  de  doute. 

La  lumière  n'est  pour  rien  dans  le  phénomène;  les 
choses  se  passent  de  même  dans  l'obscurité  absolue. 

Les  essais  de  M.  Berthelot  en  vue  de  provoquer  des 
réactions  chimiques  différentes  de  celles-là  avec  la 
même  différence  du  potentiel  n'ont  pas  réussi. 

VI  (1) 

L'existence  du  bathybms  a  été  constatée  et  a  donné 
lieu,  dans  ces  dernières  années,  à  une  controverse  qui 
n'est  pas  terminée.  Les  naturalistes  de  la  seconde  ex- 
pédition du  Challenger  ont  considéré  cette  matière 
comme  un  précipité  gélatineux  de  sulfate  de  chaux; 
des  recherches  plus  récentes  contestent  cette  opinion. 

Nous  n'avons  pas  à  prendre  parti  dans  cette  querelle. 
En  dehors  du  bathybius,  il  y  a  déjà  assez  d'êtres  proto- 

(1)  Note  pour  la  page  189  et  la  page  299. 


396  APPENDICE. 

plasmiquesbien  connus  pour  que  l'existence  ou  la  non- 
existence  de  celui-ci  puisse  apporter  aucun  change- 
ment dans  nos  conclusions. 

VII 

Après  l'exposé  qui  précède,  est-il  possible  de  nous 
rattacher  à  un  système  philosophique?  On  pourrait 
être  tenté  de  nous  comprendre  parmi  les  matérialistes 
ou  physico-chimistes.  Nous  ne  leur  appartenons  point. 
Car,  envisageant  l'état  actuel  des  choses,  nous  admet- 
tons une  modalité  spéciale  dans  les  phénomènes  phy- 
sico-chimiques de  l'organisme.  —  Sommes-nous  par- 
mi les  vitalistes?  Non  encore,  car  nous  n'admettons 
aucune  forme  executive  en  dehors  des  forces  physico- 
chimiques. —  Sommes-nous  donc  enfin  des  expéri- 
mentateurs empiriques,  qui  croyons,  avec  Magendie, 
que  le  fait  se  suffit  et  que  l'expérimentation  n'a  pas 
besoin  d'une  doctrine  pour  se  diriger?  Pas  davantage; 
nous  trouvons,  au  contraire,  qu'il  est  nécessaire,  sur- 
tout aujourd'hui,  d'avoir  un  critérium  pour  juger  et 
une  doctrine  pour  réunir  tous  les  faits  de  la  science. 

Quelle  est  donc  cette  doctrine?  Le  déterminisme.  Il 
est  illusoire  de  prétendre  remonter  aux  causes  des 
phénomènes  par  l'esprit  ou  par  la  matière.  Ni  l'esprit  ni 
la  matière  ne  sont  des  causes.  Il  n'y  a  pas  de  causes 
aux  phénomènes  ;  et  en  particulier  pour  les  phénomènes 
de  la  vie,  et  pour  tous  ceux  qui  ont  une  évolution,  la 
notion  de  cause  disparaît,  puisque  l'idée  de  succession 
constante  n'entraîne  pas  ici  l'idée  de  dépendance.  Les 


APPENDICE.  397 

phénomènes  de  l'évolution  s'enchaînent  dans  un  ordre 
rigoureux,  et  cependant  nous  savons  que  l'antécédent 
ne  commande  pas  certainement  le  suivant.  L'obscure 
notion  de  cause  doit  être  reportée  à  l'origine  des 
choses  :  elle  n'a  de  sens  que  celui  de  cause  première  ou 
de  cause  finale;  elle  doit  faire  place,  dans  la  science,  à 
la  notion  de  rapport  ou  de  conditions.  Le  déterminisme 
fixe  les  conditions  des  phénomènes  ;  il  permet  d'en  pré- 
voir l'apparition  et  de  la  provoquer  lorsqu'ils  sont  à 
notre  portée.  —  Il  ne  nous  rend  pas  compte  de  la  na- 
ture; ils  nous  en  rend  maîtres. 

Le    déterminisme    est  donc   la    seule   philosophie 
scientifique  possible. 

Il  nous  interdit  à  la  vérité  la  recherche  du  pourquoi  ; 
mais  ce  pourquoi  est  illusoire.  En  revanche,  il  nous 
dispense  de  faire  comme  Faust  qui,  après  l'affirmation, 
se  jette  dans  la  négation.  Comme  ces  religieux  qui  mor- 
tifient leur  corps  par  les  privations,  nous  sommes  ré- 
duits, pour  perfectionner  notre  esprit,  à  le  mortifier  par 
la  privation  de  certaines  questions  et  par  l'aveu  de  notre 
impuissance.  Tout  en  pensant,  ou  mieux,  en  sentant 
qu'il  y  a  quelque    chose  au   delà  de  notre  prudence 
scientifique,  il  faut  donc  se  jeter  dans  le  déterminisme. 
Que  si  après  cela  nous  laissons  notre  esprit  se  bercer  au 
vent  de  l'inconnu  et  dans  les  sublimités  de  l'ignorance, 
nous  aurons  au  moins   fait  la  part  de   ce  qui  est  la 
science  et  de  ce  qui  ne  l'est  pas. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Avant-propos v 

Discours  de  M.  Vulpian,  membre  de  l'Académie  des  sciences,  aux 

funérailles  de  M.  Claude  Bernard Vil 

Discours  de  M.  Paul  Bert,  professeur  à  la  Faculté  des  sciences,  aux 

funérailles  de  M.  Claude  Bernard xxvi 


COURS    DE   PHYSIOLOGIE   GÉNÉRALE 

LEÇON  D'OUVERTURE 

Inauguration  de  la  physiologie  générale  au  Muséum.  —  Raisons  du 
transfert  de  ma  chaire  de  la  Sorbonne  au  Jardin  des  plantes.  —  La 
physiologie  devient  aujourd'hui  une  science  autonome  qui  se  sé- 
pare de  l'anatomie. —  Elle  est  une  science  expérimentale.  —  Défini- 
tion du  domaine  de  la  physiologie  générale.  —  Initiation  de  la  France. 
—  Développement  de  la  physiologie  dans  les  pays  voisins.  —  Les 
installations  de  laboratoires.  —  Nécessité  d'une  bonne  méthode  et 
d'une  saine  critique  expérimentale 

LEÇONS 

SUR    LES   PHÉNOMÈNES    DE   LA   VIE  DANS    LES   ANIMAUX 
ET    DANS   LES   VÉGÉTAUX. 

PREMIÈRE  LEÇON 

I.  Définitions  dans  les  sciences;  Pascal.  Les  définitions  de  la  vie  : 
Aristote,  Kant,  Lordat,  Elirard,  Ricberand,  Tréviranus,  Herbert 
Spencer,  Bichat.  La  vie  et  la  mort  sont  deux  états  qu'on  ne  com- 
prend que  par  leur  opposition.  —  Définition  de  Y  Encyclopédie.  — 
On  peut  caractériser  la  vie,  mais  non  la  définir.  —  Caractères  gé- 
néraux de  la  vie  :  organisation,  génération,  nutrition,  évolution, 


TABLE    DES    MATIÈRES.  399 

caducité,  maladie,  mort.  —  Essais  de  définitions  tirées  de  ces  ca- 
ractères. —  Dugès,Béclard,  Dezeimeris,  Lamarck,  Rostan,  de  Blain- 
ville,  Cuvier,  Flourens,  Tiedemann.  —  Le  caractère  essentiel  de  la 
vie  est  la  création  organique. 

II.  Hypothèses  sur  la  vie  :  hypothèses  spiritualistes  et  matérialistes; 
Pytliagore,  Platon,  Aristote,  Hippocrate,  Paracelse,  van  Ilelmont, 
Stahl  ;  Démocrite,  Épicure  ;  Descartes,  Leibnitz.  —  École  de  Mont- 
pellier. —  Bichat,  etc.  —  Nous  repoussons  également  hors  de  la 
physiologie  les  hypothèses  matérialistes  et  spiritualistes,  parce 
qu'elles  sont  insuffisantes  et  étrangères  à  la  science  expérimentale. 
—  L'observation  et  l'expérience  nous  apprennent  que  les  manifesta- 
tions de  la  vie  ne  sont  l'œuvre  ni  de  la  matière  ni  d'une  force  indé- 
pendante; qu'elles  résultent  du  conflit  nécessaire  entre  des  condi- 
tions organiques  préétablies  et  des  conditions  physico-chimiques 
déterminées.  —  Nous  ne  pouvons  saisir  et  connaître  que  les  condi- 
tions matérielles  de  ce  conflit,  c'est-à-dire  le  déterminisme  des  mani- 
festations vitales.  —  Le  déterminisme  physiologique  contient  le 
problème  de  la  science  de  la  vie  ;  il  nous  permettra  de  maîtriser  les 
phénomènes  de  la  vie,  comme  nous  maîtrisons  les  phénomènes  des 
corps  bruts  dont  les  conditions  nous  sont  connues. 

III.  Du  déterminisme  en  physiologie.  —  Il  est  absolu  en  physiologie 
comme  dans  toutes  les  sciences  expérimentales.  —  On  a  voulu  à 
tort  exclure  le  déterminisme  de  la  vie.  —  Distinction  du  détermi- 
nisme philosophique  et  du  déterminisme  physiologique.  —  Réponses 
aux  objections  philosophiques  ;  le  déterminisme  physiologique  est 
une  condition  indispensable  de  la  liberté  morale,  au  lieu  d'en  être 
la  négation.  —  Séparation  nécessaire  des  questions  physiologiques 
et  des  questions  philosophiques  ou  théologiques.  —  Il  n'y  a  pas  de 
conciliation  possible  entre  ces  divers  problèmes;  ils  dérivent  de 
besoins  différents  de  l'esprit  et  se  résolvent  par  des  méthodes  oppo- 
sées. —  Les  uns  et  les  autres  ne  peuvent  rien  gagner  à  être  rappro- 
chés        21 


DEUXIÈME  LEÇON 

LES  TROIS   FORMES   DE   LA  VIE. 

La  vie  ne  saurait  s'expliquer  par  un  principe  intérieur  d'action  ;  elle  est 
le  résultat  d'un  conflit  entre  l'organisme  et  les  conditions  physico- 
chimiques ambiantes.  Ce  conflit  n'est  point  une  lutte,  mais  une  har- 
monie. —  La  vie  se  présente  à  nous  sous  trois  aspects  qui  prouvent 
la  nécessité  des  conditions  physico-chimiques  pour  la  manifestation 
de  la  vie.  —  Ces  trois  états  de  la  vie  sont  :  1°  la  vie  à  l'état  de  non- 
manifestation  ou  latente  ;  2°  la  vie  à  l'état  de  manifestation  va- 
riable et  dépendante;  3°  la  vie  à  l'état  de  manifestation  libre  et  in- 
dépendante. 


400  TABLE   DES    MATIÈRES. 

I.  Vie  latente.  —  Organisme  tombé  à  l'état  d'indifférence  chimique. 

—  Exemples  pris  dans  le  règne  végétal  et  dans  le  règne  animal.  —  La 
vie  latente  est  une  vie  arrêtée  et  non  diminuée.  —  Conditions  du  re- 
tour de  la  vie  latente  h  la  vie  manifestée.  —  Conditions  extrinsèques  : 
eau,  air  (oxygène),  chaleur;  intrinsèques  :  réserves  de  matériaux 
nutritifs.  —  Expériences  sur  l'influence  de  l'air  (oxygène).  —  Ex- 
périences sur  l'influence  delà  chaleur.  —  Expériences  sur  l'influence 
de  l'eau.  —  Phénomènes  de  vie  latente  dans  les  animaux  :  infu- 
soires,  kérones,  kolpodes,  tardigrades,  anguillules  du  blé  niellé.  — 
L'assimilation  de  la  graine  et  de  l'œuf  n'est  pas  exacte  au  point  de 
vue  de  la  vie  latente.  —  Existences  des  êtres  à  l'état  de  vie  latente: 
levure  de  bière,  anguillules,  tardigrades,  etc.  —  Explication  du  re- 
tour de  la  vie  latente  à  la  vie  manifestée.  —Expériences  de  M.  Che- 
vreul  sur  la  dessiccation  des  tissus.  —  Mécanisme  du  passage  à  la 
vie  talente.  —  Mécanisme  du  retour  à  la  vie  manifestée.  —  Succes- 
sion nécessaire  des  phénomènes  de  destruction  et  de  création  orga- 
nique. 

IL  Vie  oscillante.  —  Appartient  à  tous  les  végétaux  et  à  un  grand 
nombre  d'animaux.  —  L'œuf  offre  la  vie  engourdie.  —  Mécanisme 
de  l'engourdissement  vital.  —  Influence  du  milieu  extérieur  sur  le 
milieu  intérieur.  —  Diminution  des  phénomènes  chimiques  pendant 
la  vie  engourdie.  —  Mécanisme  de  l'oscillation  vitale  dans  l'engour- 
dissement. —  Nécessité  de  réserves  pour  la  vie  engourdie.  —  Mé- 
canisme de  l'oscillation  vitale.  —  La  cessation  de  la  vie  engourdie. 

—  Influence  de  la  chaleur  ;  elle  peut  amener  l'engourdissement 
comme  le  froid.  —  Résistance  des  êtres  engourdis.  —  Les  animaux 
réveillés  pendant  l'engourdissement  usent  rapidement  leurs  réser- 
ves et  meurent.  —  Phénomènes  de  création  et  de  destruction  pen- 
dant l'engourdissement.  —  L'engourdissement  passager  n'exige  pas 
des  réserves  comme  l'engourdissement  prolongé. 

III.  Vie  constante  ou  libre.  —  Elle  dépend  d'un  perfectionnement 
organique.  —  Notre  distinction  du  milieu  intérieur  et  du  milieu 
extérieur.  —  Indépendance  des  deux  milieux  chez  les  animaux  à  vie 
constante.  —  Le  perfectionnement  de  l'organisme  chez  les  animaux 
à  vie  constante  consiste  à  maintenir  dans  le  milieu  intérieur  les 
conditions  intrinsèques  ou  extrinsèques  nécessaires  à  la  vie  des 
éléments.  —  Eau.  —  Chaleur  animale.  —  Respiration.  —  Oxygène. 

—  Réserves  pour  la  nutrition.  —  C'est  le  système  nerveux  qui  est 
l'agent  de  cette  équilibration  de  toutes  les  conditions  du  milieu  inté- 
rieur. —  Conclusion  relative  à  1  interprétation  des  trois  formes  de 
la  vie.  —  On  ne  peut  pas  trouver  une  force,  un  principe  vital  indé- 
pendant. —  H  n'y  a  qu'un  conflit  vital  dont  nous  devons  chercher 

à  connaître  les  conditions , 6i 


TABLE    DES    MATIÈRES.  401 

TROISIÈME  LEÇON 

DIVISION   DES   PHÉNOMÈNES  DE   LA  VIE 

I.  Classification  des  phénomènes  delà  vie.  —  Deux  grands  groupes  : 
destruction  et  création  organiques.  —  Cette  division  caractérise 
la  physiologie  générale  et  embrasse  dans  sa  généralité  toutes  les 
manifestations  vitales.  —  Unité  vitale  dans  les  deux  règnes. 

II.  Divisions  des  êtres  vivants  ;  Linné,  Lamarck,  de  Blainville.  —  Théo- 
ries de  la  dualité  vitale  dans  les  deux  règnes.  —  Différenciation  des 
règnes  de  la  nature.  —  Opposition  entre  les  animaux  et  les  végé- 
taux. —  Antagonisme  chimique,  physique  et  mécanique  entre  les 
animaux  et  les  végétaux.  —  Priestley,  Saussure,  Dumas  et  Bous- 
singault,  Huxley,  Tyndall. 

III.  Réfutation  générale  des  théories  dualistes  delà  vie  entre  les  ani- 
maux et  les  végétaux.  —  Forme  dernière  de  la  théorie  de  la  dualité 
vitale.  —  La  dualité  vitale  et  la  physiologie  générale.  —  Unité  des 
lois  de  la  vie  ;  variété  des  manifestations  vitales  et  fonctionnement 
différent  des  machines  vivantes.  —  Conclusion  :  la  solidarité  des 
phénomènes  de  destruction  et  de  création  organique  prouve  l'unité 
vitale 125 


QUATRIÈME   LEÇON 

PHÉNOMÈNES   DE    DESTRUCTION   ORGANIQUE 

FERMENTATION.    —  COMBUSTION.  —  PUTRÉFACTION 

Phénomènes  de  la  création  et  de  la  destruction  organique.  —  Elude 
des  phénomènes  de  destruction  organique.  —  Fermentation,  com- 
bustion, putréfaction. 

I.  Fermentation.  —  Catalyse;  Berzélius.  —  Décomposition  ;  Liebig. 
—  Théorie  organique;  Cagniard  de  Latour,  Turpin,  Pasteur.  — 
Ferments  solubles,  ferments  figurés.  —  Les  actions  des  ferments 
solubles  se  retrouvent  dans  le  règne  minéral.  —  Les  mêmes  ferments 
sont  communs  aux  deux  règnes,  animal  et  végétal.  —  Les  ferments 
agissent  pour  transformer  et  décomposer  les  produits  des  réserves 
nutritives.  —  Fermentations  dues  aux  ferments  figurés.  —  Fer- 
mentation alcoolique  ;  ses  conditions. 

II.  Combustion.  —  Théorie  de  Lavoisier;  combustion  directe,  vive 
ou  lente.  —  La  combustion  directe  n'existe  pas.  —  Combustions  in- 
directes; dédoublement,  sorte  de  fermentation  appartenant  aux 
végétaux  et  aux  animaux.  —  Fait  particulier  des  glandes.  —  Rôle 
inconnu  de  l'oxygène  dans  l'organisme. 

CL.   BERNARD.  56 


402  TABLE    DES    MATIÈRES. 

III.  Putréfaction.  —  Appartient  aux  animaux  et   aux  végétaux.  —    . 
Théories  de  la  putréfaction;  Gay-Lussac,  Appert,  Schwann,   Pas- 
teur. —  Fermentation  putride.  —  Analogie  de  la  putréfaction  et  des 
fermentations.  —  La  vie  est  une  putréfaction.    —   Mitscherlich, 
Hoppe-Seyler,    Schùtzen    berger,  etc 156 


CINQUIÈME   LEÇON 

PHÉNOMÈNES   DE   CRÉATION   ORGANIQUE 

THÉORIES   ANATOMIQUE,  CELLULAIRES,  PROTOPLASMIQUE, 
PLASTIDULAIRE. 

Création  organique  comprenant  deux  ordres  dephénomènes  communs 
aux  deux  règnes  :  synthèse  chimique,  synthèse  morphologique. 

I.  Constitution  anatomiqueet  création  morphologique  de  l'être  vivant, 
animal  ou  végétal;  historique.  —  Période  ancienne  :  Galien,  Mor- 
gagni,  Fallope,  Pinel,  Bichat,  Mayer.  —  Période  moderne  :  de 
Mirbel,  R.  Brown,  Schleiden,  Schwann.  —  Théorie  cellulaire.  — 
Le  dernier  élément  morphologique  des  êtres  vivants  est  la  cellule; 
mais  une  substance  vivante  est  antérieure  à  la  cellule,  c'est  le 
proioplasma.  —  Il  est  le  siège  des  synthèses  chimiques,  des  syn- 
thèses morphologiques. 

IL  Origine  de  la  cellule  venant  du  protoplasma.  —  Théorie  protoplas- 
mique. —  Blastème.  —  Gymnocytode,  Lépocytode.  —  Protoplasma 
dans  les  cellules  végétales.  —  L'utricule  primordiale.  —  Le  pro- 
ioplasma est  le  corps  vivant  de  la  cellule  dans  les  deux  règnes. 

III.  Le  protojilasma ;  sa  constitution.  —  Masse  protoplasmique,  noyau. 
—  Êtres  protoplasmiques.  —  Monères,  bathybius.  —  Structure  du 
proioplasma.  —  Théorie  plastidulaire.  —  Complexité  du  protoplas- 
ma. —  Son  rôle  dans  la  division  du  noyau.  —  Bapports  du  noyau 
et  du  protoplasma.  —  Du  nucléole,  sa  constitution,  son  rôle.  — 
Conclusion H9 


SIXIÈME   LEÇON 

THÉORIES   CHIMIQUES,  —  SYNTHÈSES.  —   PROTOPLASMA  INCOLORE 
ET   PROTOPLASMA   VERT  OU    CHLOROPHYLLIEN. 

Du  protoplasma  et  de  la  création  organique.  —  Généralités.  — 
Synthèse  chimico-physiologique.  —  Constitution  élémentaire  des 
corps  organisés.  —  La  synthèse  créatrice  est  nécessairement  chi- 
mique, mais  elle  a  des  procédés  qui  sont  spéciaux.  —  Du  protoplas- 
ma vert  ou  chlorophyllien  et  du  protoplasma  incolore.  —  Ils  ne  peu- 
vent servir  à  limiter  le  règne  animal  et  le  règne  végétal. 


TABLE   DES    MATIÈRES.  403 

I.  Rôle  du  protoplasma  chlorophyllien  dans  la  synthèse  organique. 
—  Il  opère  la  synthèse  des  corps  ternaires  sous  l'influence  de  la 
lumière.  —  L'expérience  de  Priestly  est  le  point  de  départ  de  cette 
théorie.  —  Hypothèse  des  chimistes  au  sujet  îles  synthèses  dans 
le  protoplasma  vert.  —  Le  protoplasma  vert  tire  son  énergie  de 
la  radiation  solaire. 

II.  Rôle  du  protoplasma  incolore  dans  la  synthèse  organique.  —  Il 
opère  des  synthèses  complexes.  —  Expériences  de  M.  Pasteur.  — 
Il  ne  peut  toutefois  incorporer  le  carbone  directement.  —  Le  pro- 
toplasma incolore  emploie  l'énergie  calorifique.  —  État  de  la  ques- 
tion des  synthèses  organiques  ;  hypothèses  nouvelles.  —  Hypo- 
thèse du  cyanogène.  —  Synthèse  chimique  et  force  vilale. 

III.  Synthèse  en  particulier.  —  L'exemple  le  mieux  connu  est  la  syn- 
thèse amylacée  ou  glycogénique.  —  Découverte  de  la  glycogénie 
animale.  —  Phénomènes  de  synthèse  amylacée  et  de  destruction 
amylacée.  —  Caractères  principaux  de  la  synthèse  glycogénique 
chez  les  animaux  et  les  végétaux 202 

SEPTIÈME   LEÇON 

PROPRIETE   DU  PROTOPLASMA  DANS  LES  DEUX  REGNES.   —IRRITABILITÉ, 
SENSIBILITÉ. 

Sommaire  :  Le  protoplasma  possède  l'irritabilité  et  la  motilité.  —  Ces 
propriétés  constituent  le  trait  d'union  entre  l'organisme  et  le  monde 
extérieur. 

I.  Historique  de  V irritabilité.  —  Glisson,  Barthez,  Bordeu,  Haller, 
Broussais,  Virchow.  —  Irritabilité;  autonomie  des  tissus.  —  Le 
protoplasma  est  le  siège  de  l'irritabilité. 

IL  Excitonts  et  anesthésiants  de  l'irritabilité.  —  Conditions  nor- 
males de  l'irritabilité  protoplasmique.  —  Aneslhésie  des  proprié- 
tés protoplasmiques,  du  mouvement  d'irritabilité  ou  de  sensibi- 
lité chez  les  animaux  et  les  végétaux.  —  Expériences.  —  Anes- 
thésie  des  phénomènes  protoplasmiques  de  germination,  développe- 
ment et  fermentation  chez  les  animaux  et  les  végétaux.  —  Anes- 
thésie  de  la  germination  des  graines.  —  Anesthésie  des  œufs.  — 
Aneslhésie  des  ferments  figurés.  —  De  la  non-anesthésie  des  fer- 
ments solubles  —  Anesthésie  de  la  fonction  chlorophyllienne  des 
plantes.  —  Anesthésie  des  anguillules  du  blé  niellé. 

III.  De  C irritabilité  et  de  la  sensibilité.  —  Sensibilité  consciente  et  sen- 
sibilité inconsciente.  —  Manière  de  voir  différente  des  philosophes 
et  des  physiologistes  à  ce  sujet.  —  Identité  des  agents  aneslhési- 
ques  pour  abnlir  la  sensibilité  et  l'irritabilité.  —  Nous  n'agissons 
pas  sur  les  propriétés  ni  sur  les  fonctions  nerveuses,  mais  seule- 
ment sur  le  protoplasma 241 


404  TABLE    DES    MATIÈRES. 

HUITIÈME  LEÇON 

SYNTHÈSE  ORGANISÉE,  MORPHOLOGIE. 

Le  protoplasma  ne  représente  que  la  vie  sans  forme  spécifique.  —  Il 
faut  nécessairement  la  forme  pour  caractériser  l'être  vivant.  —  La 
morphologie  est  distincte  de  la  constitution  chimique  des  êtres. 

I.  Morphologie  générale.  —  Quatre  procédés  :  1°  multiplication  cellu- 
laire; 2°  rajeunissement  ;  3"  conjugaison;  4°  gemmation. 

IL  Morphologie  spécial?.  —  Développement  de  l'œuf  primordial.  — 
Période  ovogénique;  théorie  de  l'emboîtement  des  germes;  épige- 
nèse.  —  Période  de  la  fécondation.  —  Période  embrvogénique. 

III.  Origine  et  cause  de  la  morphologie .  —  La  morphologie  dérive 
de  l'atavisme,  de  l'état  antérieur.  —  Distinction  de  la  synthèse 
morphologique  et  de  la  synthèse  chimique.  —  Des  causes  finales  ; 
elles  se  confondent  dans  la  cause  première  et  n'ont  pas  d'existence 
distincte 2!>2 

NEUVIÈME    LEÇON 
RÉSUMÉ    DU  COURS. 

I.  Conception  de  la  vie.  —  La  vie  n'est  ni  un  principe  ni  une  résul- 
tante ;  elle  est  la  conséquence  d'un  conflit  entre  l'organisme  et  le 
monde  extérieur.  Démonstration  de  cette  proposition  par  divers 
développements. 

II.  Conception  des  organismes  vivants.  —  La  vie  est  indépendante 
d'une  forme  organique  déterminée.  —  Loi  de  construction  des  orga- 
nismes. —  L'organisme  est  construit  en  vue  des  vies  élémentaires. 
—  Autonomie  des  vies  élémentaires  et  leur  subordination  à  l'en- 
semble. —  Lois  de  différenciation  et  de  division  du  travail.  —  Loi 
de  perfectionnement  organique.  —  Unité  morphologique  de  l'orga- 
nisme. —  Démonstrations  diverses.  —  Rédintégration,  cicatrisation, 
etc.  —  Formes  diverses  des  manifestations  vitales.  —  Phéno- 
mènes vitaux.  —  Fonctions.  —  Propriétés. 

III.  Conception  de  la  science  physiologique.  —  Physiologie  générale 
et  descriptive.  —  Physiologie  comparée.  —  Problème  de  la  physio- 
logie :  connaître  les  lois  des  phénomènes  de  la  vie  et  agir  sur  leur 
apparition.  —  La  physiologie  est  une  science  active.  —  Son  prin- 
cipe est  le  déterminisme,  comme  pour  toutes  les  sciences  expérimen- 
tales       343 

Explication  de  la  planche 380 

APPENDICE. . .    381 


FIN    DE   LA   TABLE   DES   MATIERES. 


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