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COURS DE PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE
DU MUSÉUM D'HISTOIRE NATURELLE
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LEÇONS
SUR LES
PHÉNOMÈNES DE LA VIE
COMMUNS
AUX ANIMAUX ET AUX VÉGÉTAUX
CLAUDE BERNARD
Membre de l'Institut (Académie des sciences et Académie française),
Professeur au Collège de France et au Muséum d'histoire naturelle.
TOME PREMIER
AVEC UNE PLANCHE COLORIÉE ET 45 FIGURES INTERCALÉES
DANS LE TEXTE
Deuxième édition conforme à la première édition de 1878
PARIS
LIBRAIRIE J-B. BA1LLIÈRE et FILS
Rue Hautefeuille, 19, près le boulevard Saint-Germain.
1885
Tous droits réservés
LEÇONS
PHÉNOMÈNES DE LA VIE
COMMUNS AUX ANIMAUX ET AUX VÉGÉTAUX
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TRAVAUX DU MEME AUTEUR
Cours de médecine du Collège de France.
Leçons de physiologie expérimentale appliquée à la médecine.
Paris, 1854-1855, 2 vol. in-8° avec figures 14 fr.
Leçons sur les effets des substances toxiques et médicamen-
teuses. Nouveau tirage. Paris, 1883, I vol. in-8° avec figures... 7 fr.
Leçons sur la physiologie et la pathologie du système ner-
veux. Paris, 1858, 2 vol. in-8° avec figures 14 fr.
Leçons sur les propriétés physiologiques et les altérations
pathologiques des liquides de l'organisme. Paris, 1859, 2 vol.
in-8° avec 22 figures 14 fr.
Leçons de pathologie expérimentale. 2° édition. Paris, 1880,
1 vol. in-8° de 600 pages 7 fr.
Leçons sur les anesthésiques et sur l'asphyxie. Paris, 1875, 1 vol.
in-8° de C00 pages avec figures 7 fr.
Leçons sur la chaleur animale, sur les effets de la chaleur et de
la fièvre. Paris, 1876, 1 vol. iu-8° de 472 pages avec figures 7 fr.
Leçons sur le diabète et la glycogenèse animale. Paris, 1877,
1 vol . in-8°, viii-57G pages avec figures 7 fr.
Leçons de physiologie opératoire. Paris, 1879, 1 vol. in-8°, xvi-614
pages avec 116 figures » 8 fr.
Cours de physiologie générale du Muséum d'histoire naturelle
Leçons sur les phénomènes de la vie, communs aux animaux
et aux végétaux. Paris, 1878-1879, 2 vol. in-8° de 450 pages avec
4 pi. coloriées et 50 figures 15 fr.
Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. Paris,
1865, 1 vol. in-8° de 408 pages 7 fr.
La science expérimentale, 2e édition. Paris, 1878, 1 vol. in-18 de
450 pages * fr.
Précis iconographique de médecine opératoire et d'ana-
tomie chirurgicale, par Claude Bernard et Huette. Paris, 1873,
1 vol. in-18 jésus de 495 pages, avec 113 pi. fig. noires. Cartonné. 2i fr.
Le même, figures coloriées 48 fr.
L'œuvre de Claude Bernard, introduction par Mathias Duval ;
Notices par Ernest Renan, P. Bert et Armand Moreau ; table alphabé-
tique et analytique de ses œuvres complètes par le Dr Roger de la Coudray,
bibliographie de ses travaux scientifiques par G. Malloisel. Paris, 1881,
1 vol. in-8°, vm-385 pages avec un portrait 7 fr.
Cordkil. — Typ. et stér. Cubth.
COURS DE PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE
DU MUSEUM D'HISTOIRE NATURELLE
LEÇONS
SUR LES
PHÉNOMÈNES DE LA VIE
C 0 M M U N S
AUX ANIMAUX ET AUX VÉGÉTAUX
CLAUDE BERNARD
Membre do l'Institut (Académie des sciences et Académie française).,
Professeur au Collège de France et au Muséum d'histoire naturelle.
TOME PREMIER
AVEC UNE PLANCHE COLORIÉE ET 45 INTERCALÉES
DANS LE TEXTE
Deuxième édition conforme à la première édition de 1878
PARIS
LIBRAIRIE J.-B. BA1LL1ÈRE et FILS
Hue Hautefeuille, 19, près le boulevard Saint-Germain.
1885
Tous droits réservés
En commençant la publication du Cours de
physiologie générale qu'il avait professé au Muséum
d'histoire naturelle, M. Claude Bernard s'était pro-
posé de donner une série parallèle au Cours de
médecine professé au Collège de France. Dans
l'un, il travaillait à fonder la médecine expéri-
mentale; dans l'autre, il posait les bases de la
physiologie générale : c'était poursuivre, sous un
autre aspect, un même objet, l'étude de la vie.
La mort n'a pas permis à M. Claude Bernard
de réaliser son projet; elle est venue le surprendre,
le 10 février 1878, alors qu'en pleine possession
de son sujet, il corrigeait les dernières épreuves
du présent volume.
Le titre en a été fixé par lui : Leçons sur les
phénomènes de la vie, communs aux animaux et
aux végétaux; mais, en réalité, c'était plus que
cela, c'était un Programme de la Physiologie
générale.
M. Claude Bernard a résumé dans ce volume
VI
l'ensemble de ses Doctrines, et c'est l'œuvre la
plus complète et la plus méthodique qu'il laisse
au monde savant.
Il avait déterminé lui-même la division des
volumes qui devaient paraître ultérieurement; il se
proposait de publier un volume sur les Fermen-
tations, les Combustions et la Respiration; un
deuxième sur la Nutrition et la Synthèse orga-
nique; un troisième sur la Se?isibilité et X Irrita-
bilité; un dernier, enfin, sur la Morphologie.
Les matériaux qu'il avait préparés et qu'il se
proposait de coordonner et de développer ne
seront pas entièrement perdus pour la science.
M. Dastre, professeur suppléant de physiologie
à la Faculté des sciences, qui suivait depuis de
longues années les expériences du laboratoire de
Claude Bernard, et qui a été associé à ses travaux,
recueillera les fragments disséminés, — et donnera
ses soins à leur publication, ainsi, d'ailleurs, qu'il
a fait pour la publication des Leçons sur les phé-
nomènes de la vie.
J.-B. Baillière et Fils.
•20 février 1878.
ACADEMIE DES SCIENCES
DISCOURS DE M. VULPIAN
MEMBRE DE l' ACADÉMIE DES SCIENCB3
AUX FUNÉRAILLES DE
M. CLAUDE BERNARD
LE 16 FÉVRIER IS78
Messieurs,
L'Académie des sciences, si éprouvée, il y a
quelques jours à peine, par le décès de deux de
ses membres les plus célèbres, M. Antoine-César
Becquerel et M. Victor Regnault, vient encore
d'être cruellement frappée. Le plus illustre phy-
siologiste de notre époque, M. Claude Bernard,
est mort dimanche dernier, 10 février 1878, à
l'âge de soixante-quatre ans.
L'émotion qu'a provoquée celte mort dans tous
les rangs de la société, l'empressement des pouvoirs
publics à rendre un solennel hommage à la mé-
moire de M. Claude Bernard, l'unanimité avec
laquelle cet hommage a été rendu, leâconcours
VIII DISCOURS DE M. VULPIAN
d'une foule attristée à ces funérailles, tout atteste
combien est grande la perte que nous venons
de subir.
L'Académie des sciences m'a désigné pour adres-
ser en son nom un suprême adieu à M. Claude
Bernard. Triste tâche que j'ai dû accepter et que
je ne puis accomplir d'une façon digne du corps
savant dont je suis l'interprète qn'après avoir
essayé de mesurer la profondeur du vide que la
mort vient de creuser parmi nous!
M. Claude Bernard, né à Saint-Julien, près
Villefranche, le 12 juillet 1813, vint à Paris vers
1834 pour se livrer à l'étude de la médecine et de
la chirurgie, et, nommé interne des hôpitanx en
1839, il retourna dans le service auquel il avait
déjà été attaché comme externe, le service de Ma-
gendie, à l'Hôtel-Dieu. C'est en assistant aux
leçons de ce célèbre physiologiste, au Collège de
France, qu'il découvrit sa véritable vocation.
Au lieu des cours didactiques de physiologie
qu'il avait suivis jusque-là, il voyait, au Collège de
France, un professeur faire des expériences devant
ses auditeurs, non seulement pour confirmer des
données déjà acquises, mais encore et le plus sou-
vent pour étudier des problèmes restés sans solu-
tion. Au lieu de la physiologie racontée, c'était la
AUX FUNERAILLES DE CLAUDE BERNARD. IX
physiologie animée, vivante, parlante ; c'était l'ex-
périence elle-même saisissant avec force l'attention
des assistants et imposant à leur mémoire des
souvenirs ineffaçables ; c'était, en outre, une série
de découvertes pleines d'intérêt, naissant pour
ainsi dire sous les yeux des élèves.
L'effet de telles leçons fut décisif. M. Claude
Bernard se sentit expérimentateur. Il entra comme
aide bénévole dans le laboratoire de Magendie. Dès
la seconde année de son internat, il devenait
son préparateur attitré. A dater de cette époque,
M. Claude Bernard se consacra tout entier aux
recherches de physiologie, si ce n'est dans un mo-
ment de découragement, où la carrière scienti-
fique lui parut ne jamais devoir s'ouvrir devant lui
et où il revint à la chirurgie
Un mémoire publié en 1843, sous le titre de
Recherches anatomiques et physiologiques sur la
corde du tympan, et sa thèse inaugurale pour le
doctorat en médecine, soutenue en 1843 et inti-
tulée Du suc gastrique et de son rôle dans la nutri-
tion, sont ses premières publications. Depuis lors,
M. Claude Bernard travaille sans relâche; les
découvertes succèdent aux découvertes ; la célébrité
ne tarde pas à s'attacher au nom d'un tel physio-
logiste. Il supplée d'abord son maître, Magendie,
X DISCOURS DE M. VULPIAN
au Collège de France. En 1854, il est nommé pro-
fesseur à la Faculté des sciences dans une chaire
de physiologie créée pour lui; la même année, il
est nommé membre de l'Académie des sciences à
la place devenue vacante par suite du décès du chi-
rurgien Raux ; l'année suivante, il est appelé à rem-
placer Magendie dans la chaire du Collège de
France. En 1868, il quitte la Faculté des sciences
pour occuper au Muséum la chaire de Flourens,
et, la même année, il le remplace aussi à l'Acadé-
mie française. La plupart des sociétés et des acadé-
mies étrangères se hâtent de l'admettre au nombre
de leurs associés. Il est nommé sénateur, comman-
deur de la Légion d'honneur, membre de divers
ordres étrangers; mais je n'insiste pas sur ces titres
extra-scientifiques ; il a'été de ceux qui honorent
les distinctions honorifiques qu'ils consentent à
accepter.
Parvenu aux situations les plus enviées, il tra-
vaille avec la même ardeur que lors de ses débuts,
et chaque année il fait connaître les résultats de ses
infatigables expérimentations. Il y a quelques
mois, il lisait à l'Académie des sciences une série
de mémoires des plus intéressants sur la glyco-
génie animale, et, au moment où la maladie est
venue le surprendre, il poursuivait de nouvelles
AUX FUNÉRAILLES DE CLAUDE BERNARD. XI
recherches. Il meurt donc, on peut le dire, en
pleine activité de production scientifique, et, au
milieu de notre tristesse et de nos regrets, nous
sommes obsédés par la douloureuse pensée que la
mort détruit probablement d'importantes décou-
vertes qu'il n'eût pas tardé à nous communiquer.
Ce n'est pas ici le lieu de rappeler tous les tra-
vaux de M. Claude Bernard. Il faut me borner à
mettre en saillie ses découvertes principales et à
marquer l'influence qu'il a exercée sur la physio-
logie et sur la médecine.
Au premier rang de ses travaux se place la série
de ses admirables investigations sur la formation
du sucre chez les animaux. Ce sont là des recherches
qui feront époque dans la science. Non seulement
elles nous ont dévoilé un phénomène absolument
inconnu jusque-là, la production du sucre par le
foie chez tous les animaux, mais encore elles ont
éclairé d'une vive lumière le mécanisme de l'in-
fluence qu'exerce le système nerveux sur la nutri-
tion intime; en outre, elles ont été le point de
départ d'une nouvelle théorie du diabète. Depuis
l'époque (1849) où M. Claude Bernard faisait à la
Société de biologie sa première communication
sur la formation du sucre dans le foie, jusqu'à
l'année dernière, pendant laquelle il nous donnait
\V,
XII DISCOURS DE M. VULPIAN
lecture de nouvelles recherches sur la glycogénie,
il n'a cessé de s'occuper de cette grande question ;
et l'on peut dire que tout ce que nous connaisso ns
d'important surelle, nous le lui devons entièrement.
Après avoir trouvé que le foie forme du sucre aux
dépens du sang qui le traverse et quel que soit le
régime de l'animal, il montre que ce sucre est le
résultat de la métamorphose d'une substance amy-
loïde dont il constate le premier la présence dans
l'organe hépatique, substance qui se produit dans
les cellules propres du foie et à laquelle il donne le
nom de matière glycogène. Il fait voir ensuite que
la quantité de sucre fournie par le foie au sang des
veines hépatiques varie suivant que l'animal est en
état de santé ou en état de maladie. Il découvre
que la piqûre d'un point particulier du bulbe ra-
chidien exerce une telle influence sur la formation
du sucre par le foie, que le sang, chargé d'une
trop grande quantité de ce principe, le laisse
échapper par les reins et que l'animal devient
diabétique. Cette découverte tout à fait imprévue
excite dans le monde savant un profond étonne-
ment, qui fait bientôt place à l'admiration lorsque
le fait annoncé par le physiologiste français est con-
firmé par tous les expérimentateurs. Par une suite
de recherches d'une prodigieuse sagacité, il montre
AUX FUNERAILLES DE CLAUDE BERNARD. XIII
par quelles voies les lésions du bulbe raçhidien
dont il vient d'indiquer les effets vont agir sur la
glycogénie hépatique. Jamais regard plus péné-
trant n'avait plongé dans les profondeurs de la
nutrition intime.
Il va plus loin encore. Comme je l'indiquais
tout à l'heure, il tire lui-même de ses découvertes
les conséquences qui s'appliquent à la médecine. Il
édifie une nouvelle théorie du diabète. Pour lui,
cette maladie est due essentiellement à un trouble
des fonctions du foie, à une exagération de la pro-
duction de matière glycogène et à une suractivité
parallèle de la métamorphose de celte matière en
sucre. Ce trouble a le plus souvent pour cause
une altération du fonctionnement du système ner-
veux central. Cette théorie de M.Claude Bernard
devient le point de départ de recherches patho-
logiques des plus intéressantes, et, aujourd'hui,
après des discussions approfondies, elle semble
sur le point de triompher de la résistance de ses
contradicteurs.
A côté de ce grand travail, et au même rang
pour le moins, la postérité placera les recherches
de M. Claude Bernard sur le grand sympathique
et sur l'innervation des vaisseaux. Avant ces re-
cherches, on ne connaissait presque rien de l'ac-
XIV DISCOURS DE M. VULP1AN
tion du système nerveux sur la production de la
chaleur animale.
En 1851, M. Claude Bernard publie ses pre-
mières expériences relatives à l'influence du grand
sympathique sur la sensibilité et la calorification.
Il fait voir que la section du cordon cervical du
grand sympathique, d'un côté, détermine, en
même temps qu'une congestion de toute la moitié
correspondante de la face, une augmentation con-
sidérable de la chaleur dans cette même région.
Dans aucun des travaux de M. Claude Bernard
ne se montrent peut-être avec plus de netteté
l'instinct de découverte, la sagacité inventive dont
il était si richement doué. De nombreux physio-
logistes n'avaient-ils pas sectionné le cordon cer-
vical du grand sympathique, depuis l'époque où
Pourfour du Petit avait montré que cette opé-
ration produit un resserrement de la pupille du
côté correspondant? Eh bien, aucun d'eux n'avait
aperçu que cette section détermine aussi une
élévation de température dans les parties inner-
vées par le cordon coupé. M. Claude Bernard a
été le premier à démêler ce phénomène si re-
marquable. Il nous apprenait ainsi que le système
nerveux influe d'une façon puissante sur la cha-
leur des diverses parties de l'organisme. Du
AUX FUNÉRAILLES DE CLAUDE BERNARD. xv
même coup il découvrait l'influence de ce sys-
tème sur les vaisseaux.
En montrant que la section du cordon cervical
sympathique provoque une congestion de toutes
les parties auxquelles se distribuent les fibres
nerveuses de ce cordon, il a ouvert la voie. Peu
de mois après, pendant qu'il arrivait de son côté
à trouver le véritable mécanisme de cette con-
gestion, M. Brown-Séquard y parvenait en Amé-
rique et publiait, le premier, que les résultats
de cette expérience, la congestion et l'augmenta-
tion de chaleur, sont dus à une paralysie de la
tunique musculaire des vaisseaux. L'existence des
nerfs vaso-moteurs était désormais hors de doute.
M. Claude Bernard, poursuivant, comme il l'a
toujours fait, les conséquences de cette décou-
verte, enseignait aux physiologistes et aux mé-
decins quel est le rôle physiologique dévolu à ces
nerfs et l'importance de ce rôle. Le cœur, organe
central de la circulation, lance le sang dans les
artères, et ce sang, sans cesse poussé par de nou-
velles ondées cardiaques, revient au cœur par les
veines. Le mouvement du sang aurait les mêmes
caractères dans tous les capillaires du corps si
les vaisseaux qui le conduisent à ces capillaires
étaient partout inertes. Mais il n'en est pas ainsi.
XYI DISCOURS DE M. VULPIAN
Grâce aux nerfs vaso-moteurs, les vaisseaux munis
d'une tunique musculaire peuvent se resserrer
ou se paralyser; ces modifications peuvent se
produire ici et non là ; il peut y avoir congestion
ou anémie dans un organe pendant que la cir-
culation ne subit aucun changement dans les
autres parties. La face peut rougir ou pâlir sous
l'influence des émotions, sans que le reste de
l'appareil circulatoire soit notablement affecté;
la membrane muqueuse de l'estomac peut se
congestionner d'une façon pour ainsi dire isolée,
lors de la digestion, pour fournir aux besoins
de la sécrétion du suc gastrique, et revenir en-
suite à l'état normal; le cerveau lui-même, dans
les moments d'activité intellectuelle, peut de-
venir le siège d'une irrigation sanguine plus
abondante, sans qu'il en résulte un trouble
notable pour le reste de la circulation ; il peut
en être ainsi de tous les organes. Ce sont là
des phénomènes dont le mécanisme n'a plus
de secrets pour nous depuis les travaux de
M. Claude Bernard.
Mais ce n'est pas tout : il était réservé à
M. Claude Bernard de faire encore, relative-
ment à la physiologie des nerfs vaso-moteurs,
une découverte sinon plus importante, assuré-
AUX FUNÉRAILLES DE CLAUDE BERNARD. XVII
ment plus inattendue que celle dont je viens de
dire quelques mots.
Les nerfs vaso-moteurs qui modifient le ca-
libre des vaisseaux, en produisant un resserre-
ment de leur tunique contractile ou en cessant
d'agir sur cette tunique, ne sont point les seuls
qui exercent une influence sur ces canaux.
M. Claude Bernard a trouvé qu'il existe d'autres
nerfs qui, lorsqu'ils sont soumis à une excita-
tion fonctionnelle ou expérimentale, agissent
aussi sur les vaisseaux, mais y déterminent
alors une dilatation. Ce sont des nerfs vaso-dila-
tateurs, comme on les a appelés par opposition
aux nerfs dont l'excitation provoque une constric-
tion vasculaire, et que l'on a nommés vaso-con-
stricteurs.
C'est en poursuivant des recherches du plus
haut intérêt sur la physiologie des glandes sali-
vaires que M. Claude Bernard a été conduit à
cette remarquable découverte. Comme M. Ludwig,
et sans connaître ses travaux, M. Claude Bernard
avait constaté que l'électrisation de la corde du
tympan détermine une exagération de la sécrétion
de la glande sous-maxillaire; mais il reconnut, ce
qui avait échappé au physiologiste de Leipzig,
que celte électrisation produit en même temps une
CL. BERNARD.
XVIII DISCOURS DE M. VULP1AN
dilatation considérable des vaisseaux de la glande.
Ces nerfs vaso-dilatateurs, véritables nerfs d arrêt,
n'ont encore été trouvés que dans un petit nombre
de régions : peut-être, comme l'a pensé M. Claude
Bernard, existent-ils partout et jouent-ils un rôle
considérable dans l'état de santé et dans l'état de
maladie.
Les études de M. Claude Bernard sur les glan-
des salivaires ont été fructueuses pour la science:
je ne signalerai ici, parmi les autres faits qu'il a
découverts dans le cours de ces études, que les
actions réflexes qui s'effectuent dans le ganglion
sous-maxillaire séparé des centres nerveux cé-
phalo-rachidiens. 11 a donné ainsi, et pour la
première fois, la démonstration de l'autonomie
physiologique si contestée du système nerveux
sympathique.
Une autre glande, le pancréas, avait aussi attiré
son attention au début de sa carrière. On n'avait
alors que des idées fort incomplètes sur la physio-
logie du pancréas; une des propriétés les plus
remarquables du suc pancréatique avait échappé
à peu près entièrement aux investigations des
expérimentateurs, je veux parler de son action sur
les matières grasses. M. Claude Bernard fit voir
que, de tous les fluides qui entrent en contact avec
AUX FUNERAILLES DE CLAUDE BERNARD. XIX
les aliments dans le canal digestif, le suc pancréa-
tique est celui qui exerce l'action la plus puissante
sur les matières grasses, pour les émulsionner et
les mettre à même d'être absorbées.
Dans un ordre très différent de recherches,
M. Claude Bernard, bien que précédé par de célè-
bres physiologistes, par Magendie, par Flourens,
a été encore un véritable initiateur. Je veux parler
de ses belles recherches sur les substances foxiques
et médicamenteuses. C'est à lui, en effet, que nous
devons les vraies méthodes à l'aide desquelles on
étudie l'action physiologique de ces substances, et,
par les découvertes les plus brillantes, il nous a
fait voir tout le parti qu'on peut tirer de ces mé-
thodes. Par une suite d'expériences décisives, il
nous montre que le curare abolit les mouvements
volontaires, en paralysant les extrémités périphé-
riques du nerf moteur, tout en respectant les cen-
tres nerveux, les muscles et les nerfs sensitifs.
D'autre part, il nous apprend que l'oxyde de car-
bone lue les animaux vertébrés par asphyxie en se
fixant dans les globules rouges du sang, en y pre-
nant la place de l'oxygène et en les rendant im-
propres à toute absorption nouvelle de ce gaz.
Enfin, pour ne parler que des faits principaux, je
dois rappeler ses mémorables études sur les
XX DISCOURS DE M. VULPIAN
alcaloïdes de l'opium et sur les aneslhésiques.
J'ai cherché à mettre en saillie les découvertes
les plus importantes de M. Claude Bernard; mais
que d'autres travaux ne faudrait-il pas analyser
pour rappeler tous les services qu'il a rendus à la
science ! Je me borne à citer ses recherches sur
le nerf pneumogastrique, sur le nerf spinal, sur le
nerf trijumeau, sur le nerf oculo-moteur commun,
sur la corde du tympan, sur le nerf facial, re-
cherches dans le cours desquelles il imagine de
nouveaux procédés d'expérimentation, tels que l'ar-
rachement de ces nerfs, la section de la corde du
tympan dans la caisse tympanique, procédés qui
portent aujourd'hui son nom. Je ne puis malheu-
reusement aussi mentionner ses études sur la sen-
sibilité récurrente et sur les conditions, si intéres-
santes au point de vue de la physiologie générale,
qui font varier ce phénomène. Je me contenterai
encore d'énumérer ses recherches sur la pression
du sang, sur les gaz du sang, sur les variations de
couleur de ce fluide suivant l'état d'inertie ou d'ac-
tivité fonctionnelle des organes qu'il traverse
(glandes, muscles) ; sur les variations de la tempé-
rature des parties dans les mêmes conditions op-
posées de repos ou de fonctionnement, sur la diffé-
rence de température entre le sang du ventricule
AUX FUNÉRAILLES DE CLAUDE BERNARD. XXI
droit du cœur et le sang du ventricule gauche chez
les mammifères; sur l'élimination élective par les
glandes des substances introduites dans l'économie,
ou de celles qui s'accumulent dans le sang sous
l'influence de certains états morbides (sucre diabé-
tique, matière colorante de la bile); sur les carac-
tères spéciaux et le rôle particulier de la salive de
chaque glande salivaire ; sur l'influence des cen-
tres nerveux sur la sécrétion de la salive ; sur la
sécrétion et l'action du suc gastrique et du suc in-
testinal; sur les modifications des sécrétions de
l'estomac et de l'intestin, après l'ablation des reins;
sur l'albuminurie produite par les lésions du sys-
tème nerveux; sur la composition de l'urine du
fœtus ; sur les phénomènes électriques qui se ma-
nifestent dans les nerfs et les muscles; sur la com-
paraison des actes de la nutrition intime chez les
animaux et les végétaux, etc.
En un mot, il n'est presque aucune partie de la
physiologie dans laquelle M. Claude Bernard n'ait
profondément marqué sa trace par des décou-
vertes du plus haut intérêt.
Aussi l'influence de M. Claude Bernard sur la
physiologie a-t-elle été immense. On peut dire,
sans exagération, que, depuis près de trente
années, la plupart des recherches physiologiques
XXII DISCOURS DE M. VULPIAN
qui ont été publiées dans le monde savant n'ont
été que des développements ou des déductions
plus ou moins directes de ses propres travaux. A
ce titre, il a été véritablement, dans le grand sens
du mot, le maître de presque tous les physiolo-
gistes de son temps.
Son influence sur la médecine n'a pas été moins
grande. D'innombrables travaux de pathologie ont
été inspirés par ses recherches physiologiques. Du
reste, il avait encore, dans cette direction, montré
lui-même le chemin. Par sa théorie du diabète,
par ses recherches sur l'urémie, sur les conges-
tions, sur l'inflammation, sur la fièvre, il indiquait
comment les progrès de la physiologie peuvent
servir à ceux de la médecine. Ses travaux ont
réellement transformé sur bien des points la partie
scientifique de la médecine ; son nom se trouve
invoqué dans l'histoire d'un grand nombre de
maladies par les théories qui ont pour but, soit
d'expliquer le mode d'action des causes morbides,
soit de trouver la raison physiologique des symp-
tômes. La thérapeutique elle-même a subi l'in-
fluence de ses travaux. Les médicaments ont été,
pour la plupart, soumis à de nouvelles études
calquées sur ses propres recherches ; la thérapeu-
tique a pu enfin s'efforcer de mériter le titre de
AUX FUNÉRAILLES DE CLAUDE BERNARD. XXIII
rationnelle auquel elle n'avait aucun droit jus-
que-là. De tels services ne sauraient être mécon-
nus ; aussi la médecine, qui a toujours considéré
M. Claude Bernard comme un des siens, comme
une de ses lumières les plus éclatantes, regarde-
t-elle sa mort comme le plus grand deuil qui
puisse l'affliger.
Parlerai-je des ouvrages de M. Claude Bernard,
de ses livres, où se trouvent reproduites ses leçons
du Collège de France et du Muséum d'histoire
naturelle ; de son Rapport sur les progrès de la
physiologie en France, publié en 1867, à l'occasion
de l'exposition universelle? Que pourrais-je en
dire que vous ne sachiez tous ? Ces livres sont
entre les mains de tous les physiologistes et de
tous les médecins. Ce sont, dans leur genre, des
modèles achevés. Outre les découvertes originales
dont ils contiennent la relation détaillée, on y
trouve, presque à chaque page, des aperçus ingé-
nieux, des vues nouvelles, d'importantes applica-
tions. On y assiste à l'évolulion des recherches du
maître, depuis leur premier germe jusqu'à leur
complet développement et, tout en y puisant ainsi
le goût des investigations personnelles, on y ap-
prend à travailler par soi-même.
Enfin, après avoir parlé du savant illustre, ne
XXIV DISCOURS DE M, VULPIAN, ETC.
dois-je pas dire un mot de l'homme ? N'est-ce
pas un devoir, et le plus doux des devoirs, de
rappeler que ce physiologiste de génie fut en
même temps le meilleur des hommes? La sim-
plicité de ses manières, son affabilité, la sûreté
de ses relations, tout attirait vers lui et le faisait
aimer. Dépourvu de vanité, il savait mieux que
personne rendre justice au mérite d'autrui, et
il était toujours prêt à tendre la main aux jeunes
savants pour les aider à gravir les degrés diffi-
ciles qui mènent aux positions officielles.
Tels sont les titres de M. Claude Bernard à
l'admiration du monde savant et à la recon-
naissance du pays. La postérité le placera au
nombre des grands hommes auxquels la phy-
siologie doit ses progrès les plus considérables,
et son nom rayonnera ainsi à côté de ceux de
Harvey, de Haller, de Lavoisier, de Bichat, de
Charles Bell, de Flourens et de Magendie.
Au nom de l'Académie des sciences, cher et
illustre maître, je vous dis adieu!
FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS
DISCOURS DE M. PAUL BERT
PROFESSE M A LA FACULTE DES SCIENCES
AUX FUNÉRAILLES DE
M. CLAUDE BERNARD
LE i6 FÉVRIER 1878
La Faculté des sciences de Paris, qui a eu
l'honneur de compter pendant quatorze ans
M. Claude Bernard au nombre de ses profes-
seurs, ne pouvait, bien que ce maître illustre
fût depuis dix années sorti de son sein, rester
silencieuse aux bords de cette tombe. Elle
vient, à son tour, exprimer ses regrets et reven-
diquer sa part légitime de gloire.
C'est en 1854 que M. Claude Bernard entra
dans notre compagnie. La grande découverte
de la production du sucre par les êtres animés
venait de frapper le monde savant de surprise
et d'admiration. Pour permettre à son auteur de
développer toutes les ressources de son fertile
génie, une chaire fut alors créée, qui sous le titre
XXVI DISCOURS DE M. PAUL BERT
de Physiologie générale, vint agrandir et com-
pléter le cadre de l'enseignement dans notre Fa-
culté.
Le vaillant lutteur n'avait cependant obtenu
qu'une partie des conditions de la libre recherche.
Aucun moyen matériel d'action n'était annexé
à la chaire où il allait professer : ni budget,
ni laboratoire, ni préparateur. Et c'est au
milieu de cette pénurie accusatrice de l'in-
différence des pouvoirs publics que, de 1854 à
1868, Claude Bernard dut faire son cours. Il
n'y parvint qu'en utilisant les ressources de la
chaire qu'il ne tarda pas à recueillir au Collège
de France dans l'héritage de Magendie.
Aussi notre Faculté ne peut-elle prétendre à
l'honneur d'avoir vu éclore ces découvertes, dont
l'accumulation pressée porta rapidement au plus
haut degré sa réputation scientifique. C'est du
laboratoire du Collège de France, bien pauvre
cependant lui-même, que sont sortis ces travaux
innombrables dont chacun eût suffi à illustrer
son auteur.
Mais si c'est au Collège de France que se dé-
ploya, dans le domaine des recherches expérimen-
tales, le génie créateur de M. Claude Bernard, il se
manifesta avec non moins de puissance et d'utilité
AUX FUNÉRAILLES DE CLAUDE BERNARD. XXVII
pour le développement général de la science dans
l'enseignement de la Sorbonne.
La fondation, au sein de la Faculté, d'une chaire
de physiologie générale, avait donné à celte science
expérimentale droit de cité dans l'enseignement
classique, à côté de ses sœurs aînées, la physique
et la chimie. C'est à justifier cet établissement
nouveau, qui n'avait pas été universellement
approuvé, que s'attacha dans ses leçons M. Claude
Bernard.
Jusqu'à lui, la physiologie n'avait guère été con-
sidérée que comme une annexe d'autres sciences, et
son étude semblait revenir de droit, suivant le dé-
tail des problèmes, aux médecins ou aux zoolo-
gistes. Les uns déclaraient que la connaissance
anatomique des organes suffit pour permettre d'en
déduire le jeu de leurs fonctions, c'est-à-dire la
physiologie ; les autres ne voyaient dans celle-ci
qu'un ensemble de dissertations, propres à satis-
faire l'esprit de système sur les causes, la nature et
le siège des diverses maladies. Presque tous n'atta-
chaient à ses enseignements qu'une valeur variable
d'une espèce vivante à une autre, ou pour la même
espèce, suivant des circonstances indéterminables,
qu'une valeur subordonnée aux caprices d'une
substance mystérieuse et indomptable, déniant
XXVIII DISCOURS DE M. PAUL BERT
ainsi, en réalité, à la physiologie jusqu'au litre de
science.
Claude Bernard commença par le lui restituer.
Il montra, prenant le plus souvent pour exemple
ses propres découvertes, que si elle soulève des
questions plus complexes que les autres sciences
expérimentales, elle est, tout autant que celles-ci,
sûre d'elle-même, lorsque, le problème posé, ses
éléments réunis, ses variables éliminés, elle expé-
rimente, raisonne et conclut.
11 montra que de l'infinie variété des phénomènes
fonctionnels, en rapport avec la diversité sans
nombre des formes organiques, se dégagent des
vérités fondamentales, universelles, qui relient en
un faisceau commun tout ce qui a vie, sans dis-
tinction d'ordres ni de classes, de vie animale
ni de vie végétale : le foie faisant du sucre comme
le fruit, la levure de bière s'endormant comme
l'homme sous l'influence des vapeurs éthérées.
Il montra que, même pour la physiologie des
mécanismes, la déduction anatomique est insuf-
fisante et souvent trompeuse, et que l'expérimen-
tation seule peut conduire à la certitude.
Il montra que les règles de cette expérimentation
sont les mêmes dans les sciences de la vie que
dans celles des corps bruts, et qu'« il n'y a pas
AUX FUNÉRAILLES DE CLAUDE BERNARD. XXI M
deux natures contradictoires donnant lieu à deux
ordres de sciences opposées. »
Il montra que le physiologiste expérimentateur
non seulement analyse et démontre, mais domine
et dirige, et qu'il peut espérer devenir, au même
titre que le physicien ou le chimiste, un conqué-
rant de la nature.
Il montra que si le physiologiste doit sans cesse
recourir aux notions que lui fournissent l'anatomie,
l'histologie, la médecine, l'histoire naturelle, la
chimie, la physique, il doit en rester le maître,
les subordonner à ses propres visées; si bien qu'il
a besoin d'une éducation spéciale, de moyens spé-
ciaux de recherches, de chaires spéciales, de labo-
ratoires spéciaux.
C'est ainsi que Claude Bernard assura les bases
de la physiologie, délimita son domaine, en chassa
les entités capricieuses, la débarrassa de l'empi-
risme, détermina son but, formula ses méthodes,
perfectionna ses procédés, indiqua ses moyens
d'action ; lui assigna son rang parmi les sciences
expérimentales, réclama pour elle sa place légi-
time dans l'enseignement public; qu'en un mot
il la mit en possession d'elle-même, l'individualisa
et la caractérisa comme science, vivant en elle,
s'identifiant avec elle, et à tel point qu'un savant
XXX DISCOURS DE M. PAUL BERT
étranger a pu dire : « Claude Bernard n'est pas
seulement un physiologiste, c'est la Physiolo-
gie. »
Telle est la part, et elle n'est pas petite, que
notre Faculté peut réclamer, pour s'en parer avec
orgueil, dans l'œuvre de l'illustre physiologiste.
Telle fut, en effet, la matière de l'enseignement
qu'il y donna jusqu'en 1868, époque à laquelle
il quitta la Sorhonne pour le Muséum d'histoire
naturelle.
C'est à celui de ses élèves qui fut appelé à lui
succéder dans la chaire de Physiologie que la
Faculté a confié aujourd'hui l'honneur de la re-
présenter. Qu'il lui soit permis maintenant de
dépouiller son rôle officiel et, au nom des élèves
de Claude Bernard, d'adresser l'adieu filial au
maître qui n'est plus. Aussi bien, celui qui lui
doit le plus, puisqu'il lui doit tout, pourrait pres-
que revendiquer comme un droit ce douloureux
privilège.
Certes, la Science et la Patrie ont sujet d'être
en deuil. Mais quelle douleur profonde s'ajoute
à ces sentiments universels, dans le cœur de ceux
qui ont profité de ses leçons, reçu les marques
de sa bonté, éprouvé les effets de sa protection
paternelle ! Bienveillant et sympathique à tous, il
AUX FUNÉRAILLES DE CLAUDE BERNARD. XXXI
fut, pour ceux qu'il appelait à son lit de mort sa
famille scientifique, le plus affectueux et le plus
dévoué des maîtres : non d'une affection sans
ressort, car, abondant en conseils et en encoura-
gements, il se montrait critique aussi sévère pour
nos travaux que pour les siens ; non d'un dévoue-
ment sans sacrifice, car il souffrait en quittant
spontanément cette chaire de la Sorbonne pour la
laisser à l'un de ses élèves. Jamais, parmi les
incidents quotidiens du laboratoire, un mot impa-
tient; jamais un mot amer, parmi tant de dou-
leurs physiques et morales si courageusement
supportées; jamais un reproche à ceux dont la
reconnaissance s'est éteinte trop tôt ! Jusqu'aux
derniers jours, aux dernières paroles, en face de
cette mort inattendue, affection, conseils, sou-
rires; il nous remerciait de nos soins, nous qui
lui devions au centuple ! Vous travaillerez, disait-
il, et il parlait de cette science qui fut sa vie.
Oui, maître, nous travaillerons ; nous sentons
tous, parmi notre douleur, le devoir qui grandit.
Nous serrerons nos rangs. Nous marcherons,
suivant votre trace lumineuse, dans le sillon
inachevé.
MUSÉUM D'HISTOIRE NATURELLE
COURS DE PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE
LEÇON D'OUVERTURE
w
Sommaire : Inauguration de la physiologie générale au Muséum — Raisons
du transfert de ma chaire de la Sorbonne au Jardin des plantes. — La
physiologie devient aujourd'hui une science autonome qui se sépare de
l'anatomie. — Elle est une science expérimentale. — Définition du domaine
de la physiologie générale. — Initiation de la France. — Développement
de la physiologie dans les pays voisins. — Les installations de labora-
toires. — Ce n'est pas tout : il faut surtout une bonne méthode et une
saine critique expérimentale.
En commençant le cours de physiologie générale
au Muséum d'histoire naturelle, je crois nécessaire
d'indiquer les circonstances qui m'y ont amené. L'in-
troduction de la physiologie générale dans l'établisse-
ment célèbre qui abrite les sciences naturelles, la créa-
tion d'un laboratoire annexé à la chaire marquent un
progrès notable dans l'enseignement de la physiologie
expérimentale. Cette science toute moderne, née en
France sous l'impulsion féconde de Lavoisier, Bichat,
Magendie, etc., étaitjusqu'à présent restée, il faut le
dire, à peu près sans encouragements, tandis qu'elle
en recevait, par contre, de considérables dans les pays
voisins. La dotation de la physiologie se trouvait chez
nous hors de proportion avec ses besoins; et je suis
heureux de constater que les dispositions en vertu
(1) Semestre d'été 1870. Voy. Revue scientif., n° 17, 1871.
CL. BERNARD. .
2 COURS DE PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE.
desquelles j'ai été appelé au Muséum d'histoire natu-
relle sont un commencement de satisfaction à des né-
cessités devenues évidentes.
C'est la seule considération de ces intérêts supérieurs
qui m'a déterminé à transporter ici l'enseignement que
je faisais à la Faculté des sciences depuis l'année 1854,
époque à laquelle fut créée la chaire de physiologie
générale dont j'ai été le premier titulaire.
En 1867, M. Duruy, ministre de l'instruction publi-
que, me demanda d'exposer, dans un rapport, les pro-
grès de laphysiologie générale en France, et d'indiquer
les améliorations qui pourraient contribuer à son avan-
cement. Quoique souffrant à cette époque, j'acceptai
la tâche; je fis de mon mieux en comparant le déve-
loppement de notre science en France et à l'étranger,
etj'arrivai à cette conclusion, que la physiologie fran-
çaise était mal pourvue, mais non pas insuffisante ; c'est
qu'en effet les moyens de travail seuls lui manquaient,
le génie physiologique ne lui avait jamais fait défaut.
— Une conclusion de même nature pouvait, du reste,
se généraliser pour la plupart des sciences physiques
et naturelles, et les nombreux et excellents rapports
publiés par mes collègues avaient mis cette situation en
pleine évidence (1).
Justement ému et désireux de remédier à cet état de
choses, M. Duruy institua l'École pratique des hautes
études; en même temps le ministre me proposa, dans
cette création, la direction d'un laboratoire public de
(1) Voyez la collection des rapports. Paris, 1867.
LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE AU MUSÉUM. 3
physiologie. L'état de ma santé et quelques considéra-
tions me firent tout d'abord décliner cet honneur ; mais
au nom de la science le ministre insista, et je crus qu'il
y avait devoir pour moi de cédera des instances aussi
honorables. — Il fut convenu que ma chaire de la Sor-
bonne serait transférée au Jardin des plantes à la place
de la chaire de physiologie comparée, qui sera sans doute
rétablie plus tard. Le problème de la physiologie com-
parée étant d'étudier les mécanismes de la vie dans les
divers animaux, la place de cette science est marquée
dans un établissement qui offre, à cet égard, des res-
sources aussi complètes que le Muséum d'histoire natu-
relle de Paris.
Je n'ai donc pas à continuer ici les traditions d'un
prédécesseur; j'inaugure en réalité l'enseignement de
la physiologie générale que je professais depuis seize
ans dans la Sorbonne.
Nous avons au Muséum un laboratoire spécial et
une installation qui nous manquaient à la Faculté des
sciences. Je me propose aujourd'hui de vous démontrer
d'une manière rapide que ces moyens nouveauxd'étude
ont été rendus indispensables par l'évolution même de
la science physiologique qui réclame un perfectionne-
ment expérimental croissant pour atteindre son but et
résoudre le problème qui lui incombe.
La physiologie est la science de la vie; elle décrit et
explique les phénomènes propres aux êtres vivants.
Ainsi définie, la physiologie a un problème qui lui
est spécial et qui n'appartient qu'à elle. Son point
de vue, son but, ses méthodes, en font une science
i COURS DE PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE.
autonome et indépendante; c'est pourquoi elle doit
avoir des moyens propres de culture et de dévelop-
pement.
Il sera nécessaire de faire bien comprendre le mouve-
ment généra] qui s'accomplit sous nos yeux et qui tend
à l'émancipation de la science physiologique et à sa
constitution définitive. Cette évolution semble, il faut le
dire, être restée inaperçue pour beaucoup de personnes
qui prétendent faire de la physiologie une dépendance
ou une partie de la zoologie et de la phytologie, sous
prétexte que la zoologie embrasse toute l'histoire des
animaux et que la phytologie comprend toute l'histoire
des plantes. On ne voit pas cependant les minéralo-
gistes contester l'indépendance de la physique ou de la
chimie ; et pourtant ils auraient autant de raisons de
proclamer l'existence d'une science unique des corps
bruts, que lesnaturalistes peuventen avoir de proclamer
l'existence d'une science unique desanimaux, qui serait
la zoologie, ou d'une science unique des plantes, qui
serait la botanique. Toutes les sciences, d'abord confon-
dues, ne sont point constituées seulement suivant les
circonscriptions plus oumoins naturelles desobjets étu-
diés, mais aussi selon les idées qui président à cette
étude. Elles se séparent non seulement par leur objet,
mais aussi par leur point de vue ou par leur problème.
Au début, la physiologie était confondue avec l'ana-
tomie et elle ne possédait pas d'autre laboratoire que
l'amphithéâtre de dissection. Après avoir décrit les or-
ganes, on tirait de leur description et de leurs rapports
des inductions sur leurs usages. Peu à peu le problème
ÉVOLUTION DE LA PHYSIOLOGIE. 5
physiologique s'est dégagé de la question anatomique,
et les deux sciences ont dû se séparer définitivement,
parce que chacune d'elles poursuit un but spécial.
Bien que le développement de la physiologie, qui
aboutit aujourd'hui à son autonomie, ait été successif
et pour ainsi dire insensible, nous distinguerons ce-
pendant deux périodes principales dans son évolution.
La première commence, dans l'antiquité, à Galien et
finit à Haller. La seconde commence avec Hallcr,
Lavoisior et Bichat, et se continue de notre temps.
Dans la première période, la physiologâe n'existe pas
à l'état de science propre ; elle est associée à l'anatomie,
dont elle semble être un simple corollaire. On juge des
fonctions et des usages par la topograpie des organes,
par leur forme, par leurs connexions et leurs rapports,
et lorsque l'anatomiste appelle à son secours la vivisec-
tion, ce n'est point pour expliquer les fonctions, mais
bien plutôt pour les localiser. On constate qu'une
glande sécrète, qu'un muscle se contracte; le problème
paraît résolu, on n'en demande pas l'explication; on a
un mot pour tout : c'est le résultat de la vie. On enlève
des parties, on les lie, on les supprime, et on décide,
d'après les modifications phénoménales qui survien-
nent, du rôle dévolu à ces parties. Depuis Galien jusqu'à
nos jours cette méthode a été mise en pratique pour
déterminer l'usage des organes. Cuvier a préféré à cette
méthode les déductions de l'anatomie comparée (1).
Avant la création de l'anatomie générale, on ne con-
(I) Voyez Lettre à Mertrud; Leçons d'anatomie comparée, an VIII.
6 COURS DE PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE.
naissait pas les éléments microscopiques des organes et
des tissus, et il ne pouvait être question de faire inter-
venir comme agents de manifestations vitales les pro-
priétés physico-chimiques de ces éléments. Une force
vitale mystérieuse suffisait à tout expliquer : le nom
seul changeait : suivant les temps on l'appelait tyr/y,
a?rima, archée, principe vital, etc. Quoique des tenta-
tives eussent été faites dans divers sens pour expliquer
les phénomènes vitaux par des actions physico-chimi-
ques, cependant la méthode anatomique continuait à
dominer. Haller, qui clôt la période dont nous parlons
et qui ouvre l'ère nouvelle, a bien résumé, dans son
immortel Traité de physiologie, les découvertes anatomi-
ques, les idées et les acquisitions de ses prédécesseurs.
La seconde période s'ouvre, avons-nous dit, à la fin
du siècle dernier. A ce moment, trois grands hommes,
Lavoisier, Laplace et Bichat, vinrent tirer la science de
la vie de l'ornière anatomique où elle menaçait de lan-
guir et lui imprimèrent une direction décisive et du-
rable. Grâce à leurs travaux, la confusion primitive de
l'anatomie et de la physiologie tendit à disparaître,
et l'on commença de comprendre que la connaissance
descriptive de l'organisation animale n'était pas suffi-
sante pour expliquer les phénomènes qui s'y accomplis-
sent. L'anatomie descriptive est à la physiologie ce
qu'est la géographie à l'histoire, et de même qu'il ne
suffit pas de connaître la topographie d'un pays pour en
comprendre l'histoire, de même il ne suffit pas de con-
naître l'anatomie des organes pour comprendre leurs
fonctions. Un vieux chirurgien, Méry, comparait fami-
ÉVOLUTION DE LA PHYSIOLOGIE 7
lièrement les anatomistes à ces commissionnaires que
l'on voit dans les grandes villes et qui connaissent le
nom des rues et les numéros des maisons, mais ne sa-
vent pas ce qui se passe dedans. Il se passe en effet dans
les tissus, dans les organes, des phénomènes vitaux
d'ordre physico-chimique dont l'anatomie ne saurait
rendre compte.
La découverte de la combustion respiratoire par
Lavoisier a été, on peut le dire, plus féconde pour la
physiologie que la plupart des découvertes anato-
miques. Lavoisier et Laplace établirent cette vérité fon-
damentale, que les manifestations matérielles des êtres
vivants rentrent dans les lois ordinaires de la physique
et de la chimie générales. Ce sont des actions chimi-
ques (combustion, fermentation) qui président à la nu-
trition, qui produisent de la chaleur au dedans des
organismes, qui entretiennent la température fixe des
animaux supérieurs. Et à ce sujet l'anatomie ne pou-
vait rien nous apprendre ; elle pouvait tout au plus loca-
liser ces manifestations, mais non les expliquer.
D'un autre côté, Bichat, en fondant l'anatomie géné-
rale et en rapportant les phénomènes des corps vivants
aux propriétés élémentaires des tissus, comme des effets
à leurs causes, vint établir la vraie base solide sur
laquelle est assise la physiologie générale ; non pas que
les propriétés vitales des tissus aient été considérées par
Bichat comme des propriétés physico-chimiques spé-
ciales qui ne laissaient plus de place aux agents mysté-
rieux de l'animisme et du vitalisme; son œuvre a uni-
quement consisté dans une décentralisation du principe
8 COURS DE PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE.
vital. Il a localisé les phénomènes de la vie dans les
tissus; mais il n'est pas entré dans la voie de leur véri-
table explication. Bichat a encore admis avec Stahl
et les vitalistes l'opposition des phénomènes vitaux et
des phénomènes physico-chimiques ; les travaux et les
découvertes de Lavoisier contenaient, ainsi que nous
le verrons, la réfutation de ces idées erronées.
En résumé, la physiologie a présenté deux phases
successives : d'abord anatomique, elle est devenue phy-
sico-chimique avec Lavoisier et Laplace. La vie était
d'abord centralisée, ses manifestations considérées
comme les modes d'un principe vital unique; Bichat
l'a décentralisée, dispersée dans tous les tissus anato-
miques.
Toutefois ce n'est pas sans difficultés que les idées de
cette décentralisation vitale ont pénétré dans la science.
Dans ce siècle il est encore des expérimentateurs qui
cherchaient le siège de la force vitale, le point où elle
résidait et d'où elle étendait sa domination sur l'orga-
nisme tout entier. Legallois expérimente pour saisir le
siège de la vie, et il le place dans les centres nerveux,
dans la moelle allongée. Flourens cantonne le principe
vital dans un espace plus circonscrit qu'il appelle le
nœud vital. D'après les idées de Bichat, au contraire,
la vie est partout, et nulle part en particulier. La vie
n'est ni un être, ni un principe, ni une force, qui rési-
derait dans une partie du corps, mais simplement le
consensus général de toutes les propriétés des tissus.
Après Lavoisier et Bichat, la physiologie s'est donc en
quelque sorte constituée, poussant deux racines puis-
PHYSIOLOGIE MODERNE. 9
santés, l'une dans le terrain physico-chimique, et
l'autre dans le terrain anatomique. Mais ces deux ra-
cines se développèrent séparément et isolément par les
efforts des chimistes successeurs de Lavoisier et des
anatomistes continuateurs de Bichat. Je pense qu'elles
doivent désormais unir leur sève,alimenterunseul tronc
et nourrir une science unique, la physiologie nouvelle.
Jusque-là la physiologie naissante manquait d'asile
qui lui appartînt et demandait l'hospitalité à la fois
aux chimistes et aux anatomistes.
Pourtant, Magendie, poussé dans la voie physiolo-
gique par les conseils de Laplace, continuait les saines
traditions qu'il avait puisées dans la fréquentation de
ce célèbre savant. 11 introduisait l'expérimentation clans
les recherches physiologiques; il attendait d'elle seule,
pour la science qu'il cultivait, les bénéfices que les
sciences physiques et chimiques ont elles-mêmes reti-
rés de cette méthode. 11 y avait bien eu en France des
expérimentateurs physiologistes : Petit (de Namur),
Housset, Legallois, Bichat lui-môme. Mais par sa per-
sévérance, en dépit de toutes les contradictions et des
plus grandes difficultés, Magendie réussit à faire triom-
pher la méthode qu'il préconisait. C'est à lui que revient
l'honneur d'avoir exercé une influence décisive sur la
marche de la physiologie et de l'avoir définitivement
rendue tributaire de l'expérimentation.
11 n'est pas inutile de rappeler que, pendant que ce
mouvement d'idées se produisait en France, les nations
voisines, qui ont si bien su en profiter, n'apportaient
aucun appui à cet essor. L'Allemagne sommeillait ou
10 COURS DE PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE.
rêvait dans les nuages de la philosophie de la nature ;
elle discutait la légitimité des connaissances expérimen-
tales et se perdait dans les abstractions de la méthode
a priori. L'Angleterre ne nous suivait que de loin.
C'est donc de notre pays qu'est partie l'impulsion ;
et si le mouvement de rénovation ne s'y est point déve-
loppé, tandis qu'il s'étendait en Allemagne et qu'il y
portait tous ses fruits, nous pouvons au moins revendi-
quer le rôle honorable d'en avoir été les initiateurs.
Magendie, lui-même, n'avait à sa disposition que des
moyens fort restreints. Il faisait des cours privés de phy-
siologie expérimentale fondée sur les vivisections. Ce
n'est qu'après 1830 que, nommé professeur de méde-
cine au Collège de France, il y établit le laboratoire
très insuffisant qui y existe encore aujourd'hui et qui a
été le seul laboratoire officiel qu'ait d'abord possédé la
France. Cet enseignement expérimental de Magendie, à
ses débuts, était d'ailleurs unique en Europe : des élèves
nombreux le suivaient, et parmi eux beaucoup d'étran-
gers qui s'y sont imbus des idées et des méthodes de
la physiologie expérimentale.
Par ses relations avec Laplace, Magendie, qui était
anatomiste, se trouva engagé dans la voie de cette
physiologie moderne qui tend à ramener les phéno-
mènes de la vie à des explications physiques et chi-
miques; aussi Magendie est-il le premier physiologiste
qui ait écrit un livre sur les phénomènes physiques
de la vie.
Magendie ayant été mon maître, j'ai le droit de
m'enorgueillir de ma descendance scientifique, et j'ai le
LABORATOIRE DE PHYSIOLOGIE. 11
devoir de chercher, dans la mesure de mes forces, à
poursuivre l'œuvre à laquelle resteront attachés les
noms des hommes illustres que j'ai cités.
Devenu successeur de Magendie au Collège de
France (1), j'ai lutté comme lui contre le défaut de res-
sources ; j'ai maintenu contre les difficultés le labora-
toire de médecine du Collège de France, qu'on voulait
supprimer sous ce prétexte erroné que la médecine
n'était pas une science expérimentale. Malgré l'exi-
guïté des moyens dont je pouvais disposer, j'y ai reçu
des élèves nombreux qui sont aujourd'hui professeurs
de physiologie ou de médecine dans diverses univer-
sités de l'Europe et du nouveau monde. A cette époque,
le laboratoire du Collège de France était le seul qui
existât. Depuis, des installations splendides ont été
données à la physiologie et à la médecine expérimen-
tale en Allemagne, en Russie, en Italie, en Hongrie,
en Hollande, et le laboratoire du Collège de France,
qui fut chez nous le berceau de la physiologie et de la
médecine expérimentale, n'a pas encore été l'objet des
améliorations auxquelles son passé lui donne tant de
droits.
En définitive la physiologie est une science devenue
aujourd'hui distincte, autonome, et, pour se constituer
et se développer, il faut qu'elle ait une installation à
elle, séparée de celles des anatomistes et des chimistes.
Il faut, son problème particulier étantbien défini, qu'elle
possède les moyens spéciaux d'en poursuivre l'étude.
(1) Voyez Leçons de physiologie expérimentale appliquée à la médecine.
Paris, 1855-1856.
J2 COURS DE PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE.
L'avancement de toutes les sciences se fait par deux
voies distinctes : d'abord par l'impulsion des décou-
vertes et des idées nouvelles; en second lieu, par la
puissance des moyens de travail et de développement
scientifiques, en un mot, par la culture qui fait produire
aux germes créés par le génie inventif les fruits qu'ils
contiennent cachés. Au début, ainsi que nous l'avons
déjà dit, lorsque la physiologie n'était qu'une dépen-
dance de l'anatomie, l'amphithéâtre de dissection était
le laboratoire commun à l'une et à l'autre. Avec Lavoi-
sier et Laplace, la physique et la chimie ont pénétré
dans l'étude des phénomènes de la vie, et les expéri-
mentateurs ont dû faire usage des instruments et des
appareils de la physique et de la chimie. A mesure que
la science marche, on sent de plus en plus la nécessité
d'installations particulières où soit rassemblé l'outil-
lage nécessaire aux expériences physiques, chimiques
et aux vivisections, à l'aide desquelles la physiologie
pénètre dans les profondeurs de l'organisme. La mé-
thode qui doit diriger la physiologie est la même que
celle des sciences physiques ; c'est la méthode qui
appartient à toutes les sciences expérimentales ; elle est
encore aujourd'hui ce qu'elle était au temps de Galilée.
Finalement, la plupart des questions de science sont
résolues par l'invention d'un outillage convenable :
l'homme qui découvre un nouveau procédé, un nouvel
instrument, fait souvent plus pour la physiologie expé-
rimentale que le plus profond philosophe ou le plus
puissant esprit généralisateur. On a donc cherché à
étendre de plus en plus la puissance des instruments de
ANATOMIE DE LA PHYSIOLOGIE. 13
recherche. Pour obtenir ce résiliât, les instituts physio-
logiques de l'étranger ont su s'imposer des sacrifices.
L'utilité des laboratoires spéciaux de physiologie ne
se prouve plus par des raisonnements, elle s'établit par
des fai(s. Elle est appréciée clans tout le monde savant,
et il me suffira de faire ici l'énumération des établisse-
ments de cette nature installés à l'étranger, où les
chaires d'anatomie et de physiologie, partout confon-
dues il y a vingt ans, sont aujourd'hui partout séparées.
Joli. Miiller professait autrefois l'analomie et la
physiologie à Berlin : le régime de la dualité s'est de-
puis longtemps introduit, et l'anatomie estactuellement
confiée à Reichert, la physiologie à Dubois-Reymond.
A Wiïrzburg, Kôlliker enseignait au début l'anato-
mie microscopique et la physiologie; il a conservé
l'anatomie, et la physiologie a été donnée à Ad. Fick.
A Heidelberg, l'enseignement de l'anatomiste Ar-
nold a été également scindé : Arnold resta anatomiste,
et la physiologie fut confiée à l'illustre Helmholtz.
Dans la petite université de Halle, l'enseignement
de Volkmann est encore resté indivis; c'est là une
exception qui ne tardera pas à disparaître (1).
A Copenhague, la physiologie est représentée par
Panum, bien connu par ses recherches sur le sang,
par ses études d'embryogénie tératologique et par
beaucoup d'autres travaux importants.
L'Ecosse a suivi l'exemple du Danemark : à Edim-
bourg, Bennett ne conservera au semestre prochain
(1) Aujourd'hui cette séparation est effectuée.
14 COURS DE PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE.
que sa chaire d'anatomie, la physiologie formera un
enseignement séparé.
De tous côtés on se rend à l'évidence, et cette trans-
formation est devenue un élément considérable de pro-
grès. Dans mon rapport de 1867, j'avais insisté sur
l'utilité de cette séparation, et fait voir que la France
ayant été le point de départ de ce mouvement scienti-
fique, il y avait pour elle honneur et intérêt à ne pas
rester en arrière.
D'autre part, M. Wurtz, doyen de la Faculté de
médecine, fut envoyé en Allemagne pour y visiter
les laboratoires. En sa qualité de chimiste, il donna
beaucoup à la chimie; son attention toutefois se porta
sérieusement sur les instituts physiologiques. Il visita
tour à tour l'institut d'Heidelberg que dirige Helm-
holtz, celui de Berlin confié à Dubois-Reymond, celui
de Gœttingue où travaillait autrefois Rodolph Wagner,
et qui a aujourd'hui à sa tête le physiologiste Meissner.
Il ne pouvait oublier les établissements du même genre
situés à Leipzig et à Vienne, l'un placé sous la haute
direction de Ludwig, l'autre sous celle de Briïcke. —
L'institut physiologique de Munich dirigé par Pet-
tenkofer et Voit, attira son attention d'une manière
spéciale ; il put voir dans cet établissement un magni-
fique appareil destiné à étudier les produits de la
respiration, vaste et belle installation où l'on peut,
heure par heure, jour par jour, mesurer la combustion
et faire une statique exacte des phénomènes chimiques
de la vie.
L'Allemagne n'a pas seule marché dans cette voie :
PHYSIOLOGIE A L'ÉTRANGER. 15
Saint-Pétersbourg possède de beaux instituts physio-
logiques. — En Hollande, les villes d'Utrecht et d'Am-
sterdam ont dignement confié à Donders à Kùhne (1)
l'enseignement de la physiologie. — A Florence,
à Turin, le même honneur a été réservé à Moritz
Schiff (2), à Moleschott, etc.
Je mets sous vos yeux le plan d'un de ces laboratoires
c'est celui de Leipzig dirigé par Ludwig, qui est ici tracé
dans le beau rapport de M. AVurtz : je veux que vous
voyiez par cet exemple la richesse de ces installations
scientifiques dont nous n'avons pas même l'idée en
France. Au sous-sol se trouvent des caves, des salles
pour recherches à température constante, des appareils
à distillation, une machine à vapeur qui entretient par-
tout le mouvement, l'atelier d'an mécanicien attaché
au laboratoire, un magasin pour les produits chimiques,
un hôpital pour les chiens. — Au premier étage sont
situés les laboratoires de vivisection, ceux de physique
et de chimie biologique, les chambres où l'on emploie
le mercure, les salles pour les microscopes, pour les
études histologiques, pour le spectroscope, etc; (3). —
La bibliothèque, la salle des cours, le logement du pro-
(1) Aujourd'hui Kiihne est à Heidelberg dans la chaire occupée
avant lui par Helmholtz.
(2j Schiff est actuellement à Genève.
(3) 11 est très important pour une bonne économie expérimentale
d'avoir des pièces séparées pour les expériences qui réclament une
instrumentation spéciale. On évite ainsi toutes les pertes de temps
qu'exigerait une nouvelle installation et la réunion de matériaux quel-
quefois très difficiles à rassembler. Cette disposition, qui n'est au fond
qu'une bonne administration du temps, pourrait d'ailleurs s'étendre
à tous les travaux scientifiques.
16 COURS DE PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE.
fesseur, font partie du même bâtiment; joignons à cela
une écurie, une volière, de nombreux aquariums, et
nous aurons énuméré les parties essentielles de ce ma-
gnifique établissement élevé à la science.
Le professeur Ludwig a prononcé, à l'époque où il ou-
vrit son laboratoire, un discours dans lequel il insistait
sur l'utilité des travaux pratiques d'expérimentation
pour lesquels il est richement doté; Dubois-Reymond,
Kiïhne, Czermack, se sont tous exprimés dans le même
sens, et moi-même je ne suis ici que l'écho du mouve-
ment physiologique qui partout se produit (1).
Le laboratoire du physiologiste est nécessairement
complexe, en raison de la complexité des phénomènes
qui y sont étudiés. Il est disposé naturellement pour
trois ordres de travaux différents : 1° les travaux de
vivisection; 2° les travaux physico-chimiques ; 3° les
travaux anàtomo-hhtologiqxœs. S'agit-il, par exemple,
d'étudier la digestion, il faudra d'abord faire une
vivisection pour établir une fistule stomacale ou pan-
(1) Depuisl'époque (1870-1871) à laquelle a été faite et publiée cette
leçon, beaucoup de changements sont effectués, beaucoup de nou-
velles installations physiologiques ont eu lieu. En Hongrie, on vient en-
core de bâtir des laboratoires qui dépassent, dit-on, tout ce- qu'on avait
fait jusqu'alors. A Genève on a également de splendides instituts. La
France seule, qui a eu cependantl'initiative dans cette science qui sera
l'honneur du xixc siècle, reste attardée quoique des améliorations
aient été introduites, elles sont encore bien insuffisantes. Nous ne
voulons pas direquela physiologie françaiseaitdéclinépour cela; elle
tient toujours sa place honorable dans le monde savant. S'il est utile
d'avoir de grands et beaux laboratoires, cela ne suffit pas pour faire
de grandes découvertes; il faut encore fonder une saine critique
physiologique, suivre une bonne méthode, avoir de bons principes.
Il faut, en un mot, un bon instrument et un habile ouvrier.
CRITIQUE EXPÉRIMENTALE. 17
créatique, etc., puis procédera une analyse chimique
des sécrétions, et enfin se rendre compte de la structure
intime des glandes qui sécrètent ces sucs digestifs. Il
faut, en un mot, descendre dans les profondeurs de
l'organisme par une analyse de plus en plus intime, et
arriver aux conditions organiques élémentaires dont la
connaissance nous explique le mécanisme réel des phé-
nomènes vitaux.
Porter l'investigation physiologique et physico chi-
mique dans le corps vivant jusque dans ses particules
les plus ténues, jusque dans ses replis les plus cachés,
tel est le problème que nous avons à résoudre. Vous
voyez les difficultés expérimentales qui se dressent de-
vant nous et vous comprenez l'importance des procédés
opératoires, l'utilité de l'outillage, la nécessité du la-
boratoire en un mot, dans cet ordre de recherches.
La seule voie pour arriver à la vérité dans la science
physiologique est la voie expérimentale ; si nous ne pou-
vons y avancer que lentement, nous ne devons pas nous
décourager malgré les obstacles et les difficultés, nous
rappelant toujours ces paroles de Bacon : « Un boiteux
marche plus vite dans la bonne voie qu'un habile cou-
reur dans la mauvaise. »
Après avoir insisté sur la nécessité d'être convena-
blement installé pour suivre en physiologie la méthode
expérimentale, nous devons terminer par une remarque
générale.
Grâce aux moyens nouveaux d'étude et aux progrès
mêmes de l'expérimentation, les recherches se sont in-
finiment multipliées depuis quelques années; aujour-
CL. BERNARD.
[8 COURS DE PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE.
d'hui il importe moins d'augmenter le nombre des
expériences physiologiques que de les réduire à une
petite quantité d'épreuves décisives.
La science des êtres vivants a trouvé sa voie; elle est
définitivement expérimentale ; c'est là un progrès consi-
dérable : il s'agit de compléter la méthode, de lui
donner toute la fécondité qui est en elle, de lui faire
porter tous ses fruits en en réglant l'application. Cela
ne peut se faire qu'en soumettant l'expérimentation à
une discipline rigoureuse.
Cette nécessité sera comprise par tous ceux qui sui-
vent dans sa marche quotidienne le développement de
la physiologie. Le terrain est déjà encombré d'une mul-
tilude de recherches qui prouvent souvent plus de zèle
que de véritable intelligence de la méthode expérimen-
tale. 11 est urgent que la critique s'exerce sur ces maté-
riaux incohérents et les ramène aux conditions d'exacti-
tude que comportent les expériences physiologiques.
Les études des phénomènes de la vie sont soumises à
de grandes difficultés. Il faut que le physiologiste puisse
apprécier toutes les conditions d'une expérience afin de
savoir s'il les réalise toutes et de discerner celles qui
ont varié d'une expérience à l'autre.
Lorsque les conditions expérimentales sont iden-
tiques, en physiologie, comme en physique ou en chi-
mie, le résultat est univoque : si le résultat est diffé-
rent, c'est que quelque condition a changé. Ce n'est
donc point l'exactitude qui est moindre dans les phéno-
mènes de la vie comparés aux phénomènes des corps
bruts ; ce sont les conditions expérimentales qui sont
CRITIQUE EXPÉRIMENTALE. 19
plus nombreuses, plus délicates, plus difficiles à con-
naître ou à maintenir. Ce n'est pas la vie ou l'influence
de quelque agent capricieux qui intervient : c'est la
complexité seule des phénomènes qui les rend plus
difficiles à saisir et à préciser.
Les principes de l'expérimentation appliquée aux
êtres vivants ne pourront être dévoilés que par de
longues études et un travail opiniâtre. Pour aborder
les difficultés de la critique expérimentale et arriver à
connaître toutes les conditions d'un phénomène physio-
logique, il faut avoir tâtonné longtemps, avoir été
trompé mille et mille fois, avoir, en un mot, vieilli
dans la pratique expérimentale.
LEÇONS
SLR LES
PHÉNOMÈNES DE LA VIE
DANS LES ANIMAUX ET DANS LES VÉGÉTAUX
PREMIÈRE LEÇON
Sommaire : I. Définitions dans les sciences ; Pascal. Les définitions de la
vie : Aristote, Kant, Lordat, Elirard, Richerand, Tréviranus, Herbert
Spencer, Bichat. La vie et la mort sont deux états qu'on ne comprend
que par leur opposition. — Définition de l'Encyclopédie. — On peut ca-
ractériser la vie, mais non la définir. — Caractères généraux de la vie:
organisation, génération, nutrition, évolution, caducité, maladie, mort.
— Essais de définitions tirées de ces caractères. — Dugès, Béclard, De-
zeimeris, Lamarck, Rostan, de Blainville, Cuvier, Flourens, Tiedemann.
— Le caractère essentiel de la vie est la création organique.
II. Hypothèses sur la vie : hypothèses spiritualistes et matérialistes ; Py-
thagore, Platon, Aristote, Hippocrate, Paracelse, Van Helmont, Stahl ;
Démocrite, Épicure ; Descartes, Leibnitz. — École de Montpellier. —
Bichat, etc. — Nous repoussons également hors de la physiologie les
hypothèses matérialistes et spiritualistes, parce qu'elles sont insuffi-
santes et étrangères à la science expérimentale. — L'observation et l'ex-
périence nous apprennent que les manifestations de la vie ne sont l'œuvre
ni de la matière ni d'une force indépendante; qu'elles résultent du con-
flit nécessaire entre des conditions organiques préétablies et des con-
ditions physico-chimiques déterminées.'— Nous ne pouvons saisir et
connaître que les conditions matérielles de ce conflit, c'est-à-dire le déter-
minisme des manifestations vitales. — Le déterminisme physiologique
contient le problème de la science de la vie ; il nous permettra de maî-
triser les phénomènes de la vie, comme nous maîtrisons les phénomènes
des corps bruts dont les conditions nous sont connues.
III. Du déterminisme en physiologie. — Il est absolu en physiologie
comme dans toutes les sciences expérimentales. — On a voulu à tort
exclure le déterminisme de la vie. — Distinction du déterminisme phi-
losophique et du déterminisme physiologique. — Réponses aux objec-
tions philosophiques ; le déterminisme physiologique est une condition
indispensable de la liberté morale au lieu d'en être la négation. — Se-
22 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
paration nécessaire des questions physiologiques et des questions phi-
losophiques ou théologiques. — Il n'y a pas de conciliation possible entre
ces divers problèmes ; ils dérivent de besoins différents de l'esprit et
se résolvent par des méthodes opposées. — Les uns et les autres ne
peuvent rien gagner à être rapprochés.
I. La physiologie étant la science des phénomènes
de la vie, on a pensé que cette définition en im-
pliquait une autre, celle de la vie elle-même. C'est
pourquoi l'on trouve dans les ouvrages des physio-
logistes de tous les temps un grand nombre de défi-
nitions de la vie.
Devons-nous les imiter et croirons-nous nécessaire
de débuter dans nos études par une entreprise de ce
genre? Oui, nous commencerons comme eux, mais
dans le but bien différent de prouver que la tentative
est chimérique, étrangère et inutile à la science.
Pascal, dans ses réflexions sur la géométrie, parlant
de la méthode scientifique par excellence, dit qu'elle
exigerait de n'employer aucun terme dont on n'eût
préalablement expliqué nettement le sens : elle consis-
terait à tout définir et à tout prouver.
Mais il fait immédiatement remarquer que cela est
impossible. Les vraies définitions ne sont en réalité,
dit-il, que des définitions de noms, c'est-à-dire l'imposi-
tion d'un nom à des objets créés par l'esprit dans le but
d'abréger le discours.
Il n'y a pas de définition de choses que l'esprit n'a pas
créées, et qu'il n'enferme pas tout entières ; il n'y a pas,
en un mot, de définition des choses naturelles. Lorsque
Platon, dit Pascal, définit llkomme : «un animal à deux
jambes, sans plumes », loin de nous en donner une
DÉFINITIONS DANS LES SCIENCES. 23
connaissance plus claire qu'auparavant, il nous en four-
nit uneidée inutile et môme ridicule, puisque, ajoute-
t-il, ci un homme ne perd pas l'humanité en perdant
les deux jamhes, et un chapon ne l'acquiert pas en
perdant ses plumes.
La géométrie peut définir les objets de son étude,
parce qu'ils sont une pure création de l'entendement :
la définition est alors une convention que l'esprit est
libre d'établir. Quand on définit le nombre pair, «un
nombre divisible par deux, » on donne une définition
géométrique selon Pascal, parce qu'on emploie un nom
que l'on destitue de tout autre sens, s'il en a, pour lui
donner celui de la chose désignée .
On procède de même en philosophie, parce que l'on
y traite surtout des conceptions de l'intelligence;
et encore là y a-t-il des termes primitifs que l'on ne
peut définir.
La même chose arrive d'ailleurs en géométrie, où les
notions primitives à! espace, de temps, de mouvement et
autres semblables, ne sont pas définies. On les emploie
sans confusion dans le discours, parce que les hommes
en ont une intelligence suffisante et une idée assez claire
pour ne pas se tromper sur la chose désignée, si obscure
que puisse être l'idée de cette chose considérée dans son
essence. Cela vient, dit encore Pascal, de ce que la na-
ture a donné à tous les hommes les mêmes idées primi-
tives sur ces choses primitives. C'est ce que rappelait
spirituellement le célèbre mathématicien Poinsot : « Si
» quelqu'un me demandait de définir le temps, je lui
» répondrais : « Savez-vous de quoi vous parlez? ?) S'il
24 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
n me disait : « Oui. — Eh bien, parlons-en. » S'il me
» disait : « Non. — Eh bien, parlons d'autre chose. »
Quand on veut définir ces notions primitives, on ne
peut jamais les éclairer par rien de plus simple; on
est toujours obligé d'introduire dans la définition le
mot même à définir. Le temps est une succession....,,
disait Laplace. Mais qu'est-ce qu'une succession, si
l'on n'a déjà l'idée de temps? Ces définitions ne rap-
pellent-elles pas celle dont se moquait Pascal : « La
» lumière est un mouvement luminaire des corps
» lumineux? »
On ne saurait rien définir dans les sciences de la
nature; toute tentative de définition ne traduit qu'une
simple hypothèse. On ne connaît les objets que succes-
sivement, sous des points de vue différents et divers;
ce n'est pas au commencement de ces sciences que
l'on en possède une connaissance intégrale et com-
plète, telle qu'une définition la suppose; c'est à la fin,
et comme terme idéal et inaccessible de l'étude.
La méthode qui consiste à définir et à tout déduire
d'une définition peut convenir aux sciences de l'esprit,
mais elle est contraire à l'esprit même des sciences
expérimentales.
C'est pourquoi il n'y a pas à définir la vie en physio-
logie. Lorsque l'on parle de la vie, on se comprend à ce
sujet sans difficulté, et c'est assez pour justifier l'em-
ploi du terme d'une manière exempte d'équivoques.
Il suffit que l'on s'entende sur le mot vie, pour l'em-
ployer; mais il faut surtout que nous sachions qu'il est
illusoire et chimérique, contraire à l'esprit même de
DÉFINITIONS DE LA VIE. 25
la science, d'en chercher une définition absolue. Nous
devons nous préoccuper seulement d'en fixer les carac-
tères en les rangeant dans leur ordre naturel de subor-
dination.
Il importe aujourd'hui de nettement dégager la phy-
siologie générale des illusions qui l'ont pendant long-
temps agitée. Elle est une science expérimentale et n'a
pas à donner des définitions a priori.
Si, après ces préliminaires, nous rappelons néan-
moins les principaux essais de définition de la vie
donnés à diverses époques, ce sera pour en montrer
l'insuffisance ou l'erreur. Cette étude aura d'ailleurs
pour nous un autre intérêt; elle nous aidera à cher-
cher, par l'analyse de tous ces efforts de l'esprit, la
meilleure conception que nous puissions avoir aujour-
d'hui des phénomènes de la vie.
Aristote dit : « La vie est la nutrition, l'accroisse-
» ment et le dépérissement, ayant pour cause un prin-
)> cipe qui a sa fin en soi, l'entéléchie. » Or, c'est ce
principe qu'il faudrait saisir et connaître.
Burdach rappelle que pour la philosophie de l'absolu,
<a la vie est l'âme du monde, l'équation de l'univers. »
11 dit encore que « dans la vie la matière n'est que
l'accident, tandis que l'activité est sa substance. »
Nous ne nous arrêterons pas à des considérations si
transcendentales qui n'ont rien de tangible pour le
physiologiste.
Kant a défini la vie « un principe intérieur d'action » .
Dans son Appendice sur la téléologie, ou science des
causes finales, il dit: « L organisme est un tout résultant
26 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
rï une intelligence calculatrice qui réside dans son intérieur. »
Cette définition, qui rappelle celle d'Hippocrate, a été
acceptée, sous une forme plus ou moins modifiée, par
un grand nombre de physiologistes. Mais la raison qui
l'a fait adopter n'est précisément au fond, ainsi que nous
le verrons plus loin, que spécieuse ou apparente. Le
principe d'action des corps vivants n'est pas intérieur :
on ne saurait le séparer, l'isoler des conditions atmos-
phériques ou cosmiques extérieures, et il n'y a aucun
phénomène que l'on puisse lui attribuer exclusivement.
La spontanéité des manifestations vitales n'est qu'une
fausse apparence bientôt démentie par l'étude des faits.
Il y a constamment des agents extérieurs, des stimu-
lants étrangers qui viennent provoquer la manifesta-
tion des propriétés d'une matière toujours également
inerte par elle-même. Chez les êtres supérieurs, ces sti-
mulants résident à la vérité dans ce que nous appelons
un milieu intérieur ■; mais ce milieu, quoique profondé-
ment situé, est encore extérieur à la partie élémentaire
organisée, qui est la seule partie réellement vivante.
Lordat admet un principe vital quand il dit : « La
» vie est l'alliance temporaire du sens intime et de
» l'agrégat matériel, cimentée par une êvopp.ov ou cause
» de mouvement qui nous est inconnue. »
Tréviranus a eu en vue, comme Kant, l'indépen-
dance apparente des manifestations vitales d'avec les
conditions extérieures : « La vie est, pour lui, l'unifor-
» mité constante des phénomènes sous la diversité des
» influences extérieures. »
Mtiller paraît admettre une sorte de principe vital.
DÉFINITIONS DE LA VIE. 27
Il y a, selon lui, deux choses dans le germe, la ma-
tière du germe, plus le principe vital.
Ehrard considère la vie comme un principe moteur :
» la faculté du mouvement destinée au service de ce
» qui est mû. »
Richerand reconnaît implicitement l'existence d'un
principe vital comme cause d'une succession limitée de
phénomènes dans les êtres vivants : « La vie, dit-il, est
» une collection de phénomènes qui se succèdent pen-
» dant un temps limité dans les corps organisés. »
Herbert Spencer a proposé plus récemment une défi-
nition de la vie, que j'ai citée déjà (I) d'une manière
qui a provoqué les réclamations du philosophe anglais.
A la page 709 de la traduction française de ses Prin-
cipes de psychologie, nous avons lu cette phrase :
« Donc, sous sa forme dernière, nous énoncerons
» comme étant notre définition de la vie, la combinaison
» définie de changements hétérogènes à la fois simultanés
» et successifs. )>
Cette définition que j'avais reproduite intégralement
doit être complétée, à ce qu'il paraît, par l'addition
de ces mots : en correspondance avec des coexistences et
des séquences externes.
D'après le traducteur d'Herbert Spencer, M. Ca-
zelles, qui a exprimé cette critique (2), la pensée du phi-
losophe serait défigurée sans l'adjonction du second
membre de phrase. La définition est ainsi faite en plu-
(I)C1. Bernard, Bévue des Deux Mondes, tome IX, 187o, et La science
expérimentale, 2e édition. Paris, 1878.
(2) Revue scientifique, n° 33, février 187(3.
28 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
sieurs temps, par degrés successifs, et cette façon de
procéder, qui n'est pas habituelle, est bien capable
d'égarer le lecteur.
En résumé, ajoute le traducteur, le trait essentiel
par lequel M. Herbert Spencer veut définir la vie, c'est
V accommodation continue des relations internes aux re-
lations externes.
Bichat nous propose une idée plus physiologique et
plus saisissable. Sa définition de la vie a eu un grand
retentissement : «La vie est l'ensemble des fonctions
» qui résistent à la mort. »
La définition de Bichat comprend deux termes qui
s'opposent l'un à l'autre : la vie, la mort. Il est impos-
sible, en effet, de séparer ces deux idées; ce qui est
vivant mourra, ce qui est mort a vécu.
Mais Bichat a voulu être plus clair : il est descendu
plus avant dans le problème et il y a rencontré l'erreur.
Il a fait en quelque sorte de la vie et de la mort deux
êtres, deux principes continuellement présents et lut-
tant dans l'organisme. Il a beau répudier le principe vital
en tant que principe unique : il nous en donne l'équi-
valent dans ses propriétés vitales. Ces principes vitaux
subalternes, ces propriétés vitales, sont les agents de
la vie ; au contraire, les propriétés physiques qui les
combattent sont pour ainsi dire les agents de la mort.
Tous les contemporains de Bichat ont partagé sa
façon de voir et paraphrasé sa formule. Un chirurgien
de l'École de Paris, Pelletan, enseigne que la vie est la
résistance opposée par la matière organisée aux causes
qui tendent sans cesse à la détruire. Cuvier lui-même
DÉFINITIONS DE LA VIE. 29
développe, dans un passage souvent cité, cette pensée
que la vie est une force qui résiste aux lois qui régissent
la matière brute : la mort est la défaite de ce principe de
résistance, et le cadavre n'est autre chose que le corps
vivant retombé sous l'empire des forces physiques.
Ainsi, non seulement les propriétés physiques, sui-
vant Bichat, sont étrangères aux manifestations vitales
et doivent être négligées dans l'étude, mais il y a plus,
elles leur sont opposées.
Ces idées d'antagonisme entre les forces extérieures
générales et les forces intérieures ou vitales avaient déjà
été exprimées par Stahl dans un langage obscur et pres-
que barbare : exposées par Bichat avec une lumineuse
netteté, elles séduisirent et entraînèrent tous les esprits.
La science, il faut le dire, a condamné cette défi-
nition, d'après laquelle il y aurait deux espèces de pro-
priétés dans les corps vivants : les propriétés physiques
et les propriétés vitales, constamment en lutte et ten-
dant à prédominer les unes sur les autres. En effet, il
résulterait logiquement de cet antagonisme, que plus
les propriétés vitales ont d'empire dans un organisme,
plus les propriétés physico-chimiques y devraient être
atténuées, et réciproquement que les propriétés vitales
devraient se montrer d'autant plus affaiblies que les
propriétés physiques acquerraient plus de puissance.
Or, c'est l'inverse qui est vrai : les découvertes de la
physique et de la chimie biologique ont établi, au lieu
de cet antagonisme, un accord intime, une harmonie
parfaite entre l'activité vitale et l'intensité des phéno-
mènes physico-chimiques.
30 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
Eu somme, la conception de Bichat renferme deux
idées : la première établissant une relation nécessaire
entre la vie et la mort; la seconde admettant une op-
position entre les phénomènes vitaux et les phéno-
mènes physico-chimiques.
La dernière partie est une erreur.
Quant à la première, elle avait été exprimée déjà
plus simplement sous une forme qui en fait presque
une naïveté dans la définition de Y Encyclopédie : « La
» vie est le contraire de la mort. »
C'est qu'en effet nous ne distinguons la vie que par
la mort et inversement. En comparant le corps vivant
au même corps à l'état de cadavre, nous apercevons
qu'il a disparu quelque chose que nous appelons la vie.
Les citations que nous avons faites précédemment
nous montrent une grande variété apparente clans les
définitions de la vie; elles présentent toutes cependant
un fond commun qui constitue précisément leur dé-
faut. Presque tous les auteurs ont admis implicitement
ou explicitement que les manifestations de la vie ont
pour cause un principe qui leur donne naissance et les
dirige. Or, admettre que la vie dérive d'un principe
vital, c'est définir la vie par la vie ; c'est introduire le
défini dans la définition.
Il est vrai que d'autres physiologistes ont admis,
sans en donner de meilleures définitions, que la vie,
au lieu d'être un principe recteur immatériel, n'est
qutme résultante de l'activité de la matière organisée.
C'est ainsi que pour Béclard, « la vie est l'organi-
» sation en action. »
DÉFINITIONS DE LA VIE. 31
Pour Dugès, « la vie est l'activité spéciale des êtres
» organisés. »
Pour Dczeimeris, « la vie est la manière d'être des
» corps organisés. »
Pour Lamarck, « la vie est un état de choses qui
» permet le mouvement organique sous l'influence des
» excitants. »
Cet état de choses, c'est évidemment l'organisation,
avec la condition de la sensibilité.
Rostan, qui avait placé dans l'organisation la caracté-
ristique de la vie et formulé ïorganicisme, s'exprime
dans les termes suivants :
<i Le créateur ne communique pas une force qu'il
» ajoute à l'être organisé, ayant mis dans cet être avec
» l'organisation la disposition moléculaire apte à la dé-
» velopper. C'est l'horloger qui a construit l'horloge,
» et en la montant lui a donné le pouvoir de parcourir
» les phases successives, de marquer les heures, les
» minutes, les secondes, les époques de la lune, les
» mois de l'année, tout cela pendant un temps plus ou
» moins long; mais ce pouvoir n'est autre que celui
» qui résulte de sa structure; ce n'est pas une propriété
» à part, une qualité surajoutée; c'est la machine
» montée. »
La vie, c'est la machine montée : les propriétés déri-
vent de la structure des organes. Tel est lorganicisme.
Toutefois cette conception a quelque chose de vague :
la structure n'est pas une propriété physico-chimique,
ni une force qui puisse être la cause de rien par elle-
même, car elle supposerait une cause à son tour.
32 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
En définitive, toutes les vues a priori sur la vie, soit
qu'on la considère comme un principe ou comme un
résultat, n'ont fourni que des définitions insuffisantes,
et cela devait être, puisque les phénomènes de la vie
ne peuvent être connus qu'a posteriori, comme tous
les phénomènes de la nature.
La méthode a priori est ainsi frappée de stérilité, et
ce serait temps perdu que de continuer à chercher le
progrès de la science physiologique dans cette voie.
Renonçant donc à définir l'indéfinissable, nous es-
sayerons simplement de caractériser les êtres vivants
par rapport aux corps bruts. Cette façon de comprendre
le problème nous conduira à des formules qui expri-
meront des faits, et non plus seulement des idées ou
des hypothèses.
Ce n'est pas que nous rejetions les hypothèses de la
science ; elles n'en sont dans tous les cas que les écha-
faudages ; la science se constitue par les faits; mais elle
marche et s'édifie à l'aide des hypothèses.
Examinons maintenant quels sont les caractères
généraux des êtres vivants. On peut les ramener à cinq,
savoir :
L'organisation;
La génération ;
La nutrition ;
L'évolution ;
La caducité, la maladie, la mort.
A. V organisation résulte d'un mélange de substances
complexes réagissant les unes sur les autres. C'est pour
CARACTÈRES DE LA VIE. 33
nous, l'arrangement qui donne naissance aux propriétés
immanentes de la matière vivante, arrangement qui est
spécial et très complexe, mais qui n'en obéit pas moins
aux lois chimiques générales du groupement de la ma-
tière. Les propriétés vitales ne sont en réalité que les
propriétés physico chimiques de la matière organisée.
B, La faculté de se reproduire ou la génération,
c'est-à-dire l'acte par lequel les êtres proviennent les
uns des autres, les caractérise d'une manière à peu
près absolue. Tout être vient de parents, et à un certain
moment il est capable d'être parent à son tour, c'est-
à-dire de donner origine à d'autres êtres.
C. dévolution est peut-être le trait le plus remar-
quable des êtres vivants et par conséquent de la vie.
L'être vivant apparaît, s'accroît, décline et meurt. Il
est en voie de changement continuel : il est sujet à la
mort. Il sort d'un germe, d'un œuf ou d'une graine,
acquiert par des différenciations successives un certain
degré de développement; il forme des organes, les uns
passagers et transitoires, les autres ayant la même du-
rée que lui-même, puis il se détruit.
L'être brut, minéral, est immuable et incorruptible
tant que les conditions extérieures ne changent point.
Ce caractère d'évolution déterminée, de commence-
ment et de fin, de marche continuelle dans une direc-
tion dont le terme est fixé, appartient en propre aux
êtres vivants.
A la vérité, les astronomes acceptent aujourd'hui
CL. B£r.\ARD.
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34 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
l'idée d'une mobilité et d'une évolution continuelle du
monde sidéral. Mais il y a dans cette évolution possible
des corps sidéraux, comparée à révolution rapide des
corps vivants, une différence de degré qui, au point
de vue pratique, suffit à les distinguer. Relativement
à nous, le monde, les astres, n'offrent que des change-
ments insensibles ; les êtres vivants, au contraire, une
évolution saisissable.
La mort est également une nécessité à laquelle est
fatalement soumis l'individu vivant, qui fait retour par
là au monde minéral. 11 est sujet, en outre, à la maladie,
et capable de rétablissement. Les philosophes médecins
et naturalistes ont été frappés vivement de cette ten-
dance de l'être organisé à se rétablir dans sa forme, à
réparer ses mutilations, à cicatriser ses blessures, et
à prouver ainsi son unité, son individualité morpho-
logique.
Cette tendance à réaliser et à réparer une sorte de
plan architectural individuel ferait de l'être organisé,
suivantccrtains physiologistes, untout harmonique, une
sorte de petit monde dans le grand; ce serait là un ca-
ractère exclusif aux corps doués de vie. « Les corps
» inorganiques, dit Tiedemann, n'offrent absolument
» aucun phénomène que l'on puisse considérer comme
» effet de la régénération ou de la guérison. Nul cristal
» ne reproduit les parties qu'il a perdues, nul ne ré-
» pare les solutions survenues dans sa continuité, nul
» ne revient lui-même à son état d'intégrité. »
Gela n'est pas exact; les cristaux, comme les êtres
vivants, ont leurs formes, leur plan particulier, et lors-
CARACTÈRES DE Là VIE. 35
que les actions perturbatrices du milieu ambiant les en
écartent, ils sont capables de les rétablir par une véri-
table cicatrisation ou rêdintégration cristalline. M. Pas-
teur a vu « que lorsqu'un cristal a été brisé sur l'une
« quelconque de ses parties et qu'on le replace dans son
» eau mère, on voit, en même temps que le cristal
» s'agrandit dans tous les sens par un dépôt de particules
» cristallines, un travail très actif avoir lieu sur la par-
» tie brisée ou déformée; et en quelques heures il a
» satisfait, non seulement à la régularité du travail
» général sur toutes les parties du cristal, mais au réta-
» blissement de la régularité dans la partie mutilée... »
De sorte que la force physique qui range les particules
cristallines suivant les lois d'une savante géométrie a
des résultats analogues à celle qui range la substance
organisée sous la forme d'un animal ou d'une plante.
Ce caractère n'est donc pas aussi absolu que le croyait
Tiedemann ; toutefois, il a, tout au moins, un degrù
d'intensité et d'énergie qui spécialise l'être vivant.
D'autre part, comme nous l'avons dit, il n'y a pas dans le
cristal l'évolution qui caractérise l'animal ou la plante.
D. Enfin, la nutrition a été considérée comme le trait
distinctif, essentiel, de l'être vivant ; comme la plus
constante et la plus universelle de ses manifestations,
celle par conséquent qui doit et peut suffire par elle
seule à caractériser la vie.
La nutrition est la continuelle mutation des parti-
cules qui constituent l'être vivant. L'édifice organique
est le siège d'un perpétuel mouvement nutritif qui ne
36 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
laisse de repos à aucune partie; chacune, sans cesse ni
trêve, s'alimente dans le milieu qui l'entoure et y rejette
ses déchets et ses produits. Cette rénovation molécu-
laire est insaisissable pour le regard; mais, comme nous
en voyons le début et la fin, l'entrée et la sortie des
substances, nous en concevons les phases intermé-
diaires, et nous nous représentons un courant de ma-
tière qui traverse incessamment l'organisme et le renou-
velle dans sa substance en le maintenant dans sa forme.
L'universalité d'un tel phénomène chez la plante et
chez l'animal et dans toutes leurs parties, sa constance,
qui ne souffre pas d'arrêt, en font un signe général de
la vie, que quelques physiologistes ont employé à sa
définition.
C'est ainsi que de Blainville a dit :
« La vie est un double mouvement interne de composi-
» tion et de décomposition à la fois général et continu. »
Cuvier s'exprime de la même manière :
« L'être vivant, dit-il, est un tourbillon à direction
» constante, dans lequel la malière est moins essen-
» tielle que la forme. »
Flourens a paraphrasé cette idée du tourbillon vital
ou du circulus matériel, en disant :
« La vie est une forme servie par la matière. »
Enfin, Tiedemann, en admettant également le dou-
ble mouvement de composition et de décomposition
des êtres vivants, le rattache à un principe vital qui
le gouverne.
« Les corps vivants, dit-il, ont en eux leur principe
» d'action qui les empêche de tomber jamais en indiffè-
CARACTÈRES DE LA VIE. 37
» rcnce chimique. » La définition tirée de ce caractère
mérite de nous arrêter un instant.
Nous avons déjà dit que les manifestations de la vie
ne pouvaient être considérées comme régies directe-
ment par un principe vital intérieur. L'activité des ani-
maux et des plantes est certainement sous la dépendance
des conditions extérieures. Cela est bien visible chez
les végétaux et chez les animaux à sang froid, qui s'en-
gourdissent dans l'hiver et se réveillent pendant les cha-
leurs de l'été. Nous verrons plus tard que si l'homme et
les animaux à sang chaud paraissent libres dans leurs
actes et indépendants des variations du milieu cosmi-
que, cela tient à ce qu'il existe chez eux un mécanisme
complexe qui entretient autour des particules vivantes,
fibres et cellules, un milieu en réalité invariable, le
sang, toujours également chaud et semblablement con-
stitué. Ils sont indépendants du milieu extérieur parce
que, grâce à cet artifice, le milieu intérieur ne change
pas autour de leurs éléments actifs et vivants. En réalité
il y a toujours, chez l'être vivant, des agents extérieurs,
des stimulants étrangers, extra cellulaires, qui viennent
provoquer lamanifestation des propriétés d'une matière
toujours également inactive et inerte par elle-même.
Si un principe intérieur existait et était indépendant,
pourquoi la vie serait-elle plus énergique l'été que l'hi-
ver chez certains êtres vivants, plus vigoureuse en pré-
sence de l'oxygène qu'en son absence, plus active en
présence de l'eau qu'après dessiccation?
11 n'est pas exact de dire, d'un autre côté, que les
corps vivants sont incapables de tomber en état d'indif-
38 LEÇONS sua LES phénomènes de la. vie.
férence chimique. A la vérité, quel que soit dans les
circonstances ordinaires l'engourdissement dans lequel
soit plongé le végétal ou l'animal à sang froid, la vie
n'a pas cessé en lui, l'organisme n'est pas tombé dans
l'inertie absolue, dans l'état réel d'indifférence chimi-
que. Mais nous prouverons que ce cas est réalisé dans
l'être en état de vie latente. Voici une graine ; elle est
inerte comme un corps minéral. Dans certaines condi-
tions, sa constitution reste invariable et elle restera ainsi
pendant des mois, des siècles. Vit-elle? Non, d'après
la définition de Tiedemann, puisque cette graine est en
complète indifférence chimique. Et cependant, qu'on
lui fournisse les conditions extérieures de la germina-
tion, la chaleur, l'humidité, l'air, et elle va germer et
développer une plante nouvelle. Nous vous montre-
rons qu'il en est de môme des animaux ressuscitants
ou reviviscents, des rotifères et des anguillules, qui
peuvent revivre après avoir été plongés, pendant un
temps théoriquement indéfini, dans la plus complète
inertie.
Que conclure de là, sinon que les phénomènes vitaux
ne sont point les manifestations de l'activité d'un prin-
cipe vital intérieur, libre et indépendant? On ne peut
saisir ce principe intérieur, l'isoler, agir sur lui. On voit
au contraire les actes vitaux avoir constamment pour
condition des circonstances physico-chimiques ex-
ternes, parfaitement déterminées et capables ou d'em-
pêcher ou de permettre leur apparition.
En résumé le tourbillon vital n'est pas la manifesta-
tion unique d'un quid intus, ni le seul effet de conditions
CARACTÈRES DE LA VIE. 39
physico-chimiques extérieures. La vie ne saurait en
conséquence être caractérisée exclusivement par une
conception vitaliste ou matérialiste. Les tentatives
qu'on a faites à ce sujet de tout temps sont illusoires
et n'ont pu aboutir qu'à l'erreur.
Devons-nous rester sur cette négation?
Non. Une critique négative n'est pas une conclusion.
11 faut nous former à notre tour une idée, chercher un
caractère, dont la valeur, bien qu'ellenesoitpasabsolue,
soit capable de nous éclairer dans notre route sans
jamais nous tromper.
Les caractères que nous avons précédemment rap-
pelés correspondent à des réalités ; ils sont bons, utiles
à connaître. Je dirai de mon côté la conception à
laquelle m'a conduit mon expérience.
Je considère qu'il y a nécessairement dans l'être
vivant deux ordres de phénomènes :
1° Les phénomènes de création vitale ou de syrtthèst
organisatrice ;
2° Les phénomènes de mort ou de destruction or-
ganique.
11 est nécessaire de nous expliquer en quelques mots
sur la signification que nous donnons à ces expressions
création et destruction organiques.
Si, au point de vue de la matière inorganique, on
admet avec raison que rien ne se perd et que rien ne
se crée ; au point de vue de l'organisme, il n'en est
pas de même. Chez un être vivant, tout se crée mor-
phologiquement, s'organise et tout meurt, se détruit.
Dans l'œuf en développement, les muscles, les os, les
40 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
nerfs apparaissent et prennent leur place en répétant
une forme antérieure d'où l'œuf est sorti. La matière
ambiante s'assimile aux tissus, soit comme principe
nutritif, soit comme élément essentiel. L'organe est
créé, il l'est au point de vue de sa structure, de sa forme,
des propriétés qu'il manifeste.
D'autre part, les organes se détruisent, se désorgani-
sent à chaque moment etpar leur jeu môme ; cette désor-
ganisation constitue la secondephasedugrandacte vital.
Le premier de ces deux ordres de phénomènes est
seul sans analogues directs ; il est particulier, spécial
à l'être vivant : cette synthèse évolutive est ce qu'il y a
de véritablement vital. — Je rappellerai à ce sujet la
formule que j'ai exprimée dès longtemps : « La vier
cest la création » (1).
Le second, au contraire, la destruction vitale, est
d'ordre physico-chimique, le plus souvent le résultat
d'une combustion, d'une fermentation, d'une putréfac-
tion, d'une action, en un mot, comparable à un grand
nombre de faits chimiques de décomposition ou de dé-
doublement. Ce sont les véritables phénomènes de mort
quaud ils s'appliquent à l'être organisé.
Et, chose digne de remarque, nous sommes ici vic-
times d'une illusion habituelle, et quand nous voulons
désigner les phénomènes de [âvie, nous indiquons en
réalité des phénomènes de mort.
Nous ne sommes pas frappés par les phénomènes de
la vie. La synthèse organisatrice reste intérieure, silcn-
(1) Voyez Introduction à l'élude de la médecine expérimentale, p. 161,
1865.
CRÉATION ET DESTRUCTION ORGANIQUES. 41
cieuse , cachée dans son expression phénoménale ,
rassemblant sans bruit les matériaux qui seront dépen-
sés. Nous ne voyons point directement ces phénomènes
d'organisation. Seul l'histologiste , l'embryogéniste,
en suivant le développement de l'élément ou de l'être
vivant, saisit des changements, des phases qui lui ré-
vèlent ce travail sourd : c'est ici un dépôt de matière ,
là une formation d'enveloppe ou de noyau, là une divi-
sion ou une multiplication, une rénovation.
Au contraire, les phénomènes de destruction ou de
mort vitale sont ceux qui nous sautent aux yeux et par
lesquels nous sommes amenés à caractériser la vie. Les
signes en sont évidents, éclatants : quand le mouve-
ment se produit, qu'un muscle se contracte, quand la
volonté et la sensibilité se manifestent, quand la pen-
sée s'exerce, quand la glande sécrète, la substance du
muscle, des nerfs, du cerveau, du tissu glandulaire se
désorganise, se détruit et se consume. De sorte que toute
manifestation d'un phénomène dans l'être vivant e?t
nécessairementliéeà une destruction organique ; et c'est
ce que j'ai voulu exprimer lorsque, sous une forme pa-
radoxale, j'ai dit ailleurs : la vie c'est la mort (J).
L'existence de tous les êtres, animaux ou végétaux,
se maintient par ces deux ordres d'actes nécessaires et
inséparables : Y organisation et la désorganisation. Notre
science devra tendre, comme but pratique, à fixer les
conditions et les circonstances de ces deux ordres de
phénomènes.
(I) Revue des Deux Blondes, t. IX, 1875, et la Science expérimentale
2me édition. Paris, 1878.
42 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
Cette division des manifestations vitales que nous
avons adoptée est, selon nous, l'expression même de
la réalité; c'est le résultat de l'observation des phéno-
mènes. A cet avantage d'être une vérité de fait, elle
joint celui non moins appréciable d'être utile à l'in-
telligence des phénomènes, d'être profitable cà l'étude,
de projeter une vive clarté dans l'appréciation des mo-
dalités de la vie. C'est ce que nous nous efforcerons de
démontrer dans la suite de notre cours; ce sera là
notre programme.
Nous sommes ainsi arrivé, croyons-nous, aux deux
faits généraux les plus caractéristiques des êtres vivants;
mais cela ne suffit pas, l'esprit a besoin de sortir du fait :
il se sent entraîné au delà, et il édifie des hypothèses
auxquelles il demande l'explication des choses et le
moyen de les pénétrer plus profondément.
C'est pourquoi, à côté de l'observation des phéno-
mènes, il y a toujours eu des hypothèses, des vues
exprimées à propos de la vie par les philosophes, les
naturalistes et les médecins depuis la plus haute an-
tiquité jusqu'à notre époque. Ce sont ces hypothèses
que nous allons maintenant examiner.
II. Toutes les interprétations si variées dans leur
l'orme et toutes les hypothèses qui ont été fournies sur
la vie aux différentes époques peuvent rentrer dans deux
types; elles se sont présentées sous deux formes, se
sont inspirées de deux tendances : la forme ou la ten-
dance spiritualiste ', animiste ou vitaliste, la forme ou la
tendance mécanique ou matérialiste. En un mot, la vie a
été considérée dans tous Jes temps à deux points de
HYrOTHÈSES SUR LA VIE. 43
vue différents : ou comme l'expression d'une force spé-
ciale, ou comme le résultat des forces générales de la
nature.
Nous devons nous hâter de déclarer que la science
ne donne raison ni à l'un nia l'autre de ces systèmes,
et en tant que physiologiste nous devrons rejeter à la
fois les hypothèses vitalistes et les hypothèses maté-
rialistes.
Les spiritualistes animistes ou vitalistes ne consi-
dèrent dans les phénomènes de la vie que l'action d'un
principe supérieur et immatériel se manifestant dans
la matière inerte et obéissante; ils ne voient que l'in-
tervention d'une force extraphysique, spéciale, indé-
pendante : mens agitât molem. Telle est la pensée de
Pythagore, Platon, Aristote, Hippocrate, acceptée pat'
les savants mystiques du moyen âge, Paraceîse, Van
Helmont; soutenue parles scolastiques et formulée dans
son expression la plus outrée, de V animisme, par Stahl.
D'autre part, l'école matérialiste de Démocrite et
d'Épicure rapporte tout à la matière, qui par ses lois
générales constitue à la fois les corps inorganiques et
les corps vivants, sans l'intervention actuelle et toujours
présente d'une force active, d'une intelligence motrice.
L'être vivant, dans le grand ensemble de l'univers, va
de soi-même par la structure, l'arrangement et l'acti-
vité même de la matière universelle.
11 est remarquable d'autre part que des philosophes
très convaincus, en tant que philosophes, de la spiri-
tualité de l'âme, aient été en tant que physiologistes
profondément matérialistes. C'est ainsi que Descartes
44 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
et Leibnitz attribuent nettement au jeu des forces phy-
siques toutes les manifestations saisissables de l'activi-
té vitale. La raison de cette apparente contradiction
réside dans la séparation presque absolue qu'ils éta-
blirent entre l'âme et le corps, entre la métaphysique
et la physique : l'âme est, pour Descartes, le principe
supérieur qui se manifeste par la pensée; la vie n'est
qu'un effet supérieur des lois de la mécanique. Il con-
sidère le corps comme une machine faite pour elle-
même, que l'âme ne peut atteindre ni troubler dans
son fonctionnement, mais qu'elle peut seulement con-
templer en simple spectatrice. Ce qui agit réellement,
ce sont des rouages mécaniques, des ressorts, des leviers,
des canaux, des filtres, des cribles, des pressoirs, etc.
De même, au point de vue physiologique, Leibnitz
se montre matérialiste. Comme Descartes, il sépare
l'âme du corps, et quoiqu'il admette entre eux une
concordance préétablie, il leur refuse toute espèce d'ac-
tion réciproque. « Le corps, dit-il, se développe mécani-
» quement, et les lois mécaniques ne sont jamais violées
» dans les mouvements naturels; tout se fait dans les
» âmes comme s'il n'y avait pas de corps, et tout se fait
» dans le corps comme s'il n'y avait pas d'âme. »
En recourant ainsi alternativement aux deux hypo-
thèses spiritualiste et matérialiste, Descartes et Leibnitz
ont en quelque sorte implicitement reconnu l'insuffi-
sance de l'une et de l'autre pour expliquer les phéno-
mènes de la vie.
Ces doctrines spiritualistes et matérialistes peuvent
être agitées en philosophie : elles n'ont pas de place eu
HYPOTHÈSES SPIRITUALITES ET MATÉRIALISTES. 45
physiologie expérimentale; elles n'ont aucun rôle utile
à y remplir, parce que le critérium unique dérive de
l'expérience. Les partisans de l'une et de l'autre de ces
doctrines ont pu également faire des découvartes utiles;
toutefois ce n'est pas en leur nom que les plus grands
progrès se sont présentés dans la science. Personne
ne sait ou ne s'occupe de savoir si Harvey, si Haller
étaient spiritualistes ou matérialistes; on sait seulement
qu'ils étaient de grands physiologistes, et leurs obser-
vations ou leurs expériences seules sont parvenues
jusqu'à nous.
Aujourd'hui la physiologie devient une science
exacte; elle doit se dégager des idées philosophiques
et théologiques qui pendant longtemps s'y sont trou-
vées mêlées. On n'a pas plus à demander à un phy-
siologiste s'il est spiritualiste ou matérialiste qu'à un
mathématicien, à un physicien ou à un chimiste. Nous
ne voulons pas, nous le répétons, nier pour cela l'im-
portance de ces grands problèmes qui tourmentent
l'esprit humain, mais nous voulons les séparer de la
physiologie, les distinguer, parce que leur étude relève
de méthodes absolument différentes. La tendance, qui
semble se raviver de nos jours, à vouloir immiscer dans
la physiologie les questions théologiques et philoso-
phiques, à poursuivre leur prétendue conciliation, est
à mon sens une tendance stérile et funeste, parce
qu'elle mêle le sentiment et le raisonnement, confond
ce que l'on reconnaît et accepte sans démonstration
physique avec ce que l'on ne doit admettre qu'expéri-
mentalement et après démonstration complète. En
46 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
réalité, on ne peut être spiritualiste ou matérialiste
que par sentiment; on est physiologiste par démons-
tration scientifique.
La philosophie et la théologie ont la liberté de traiter
les questions qui leur incombent par les méthodes qui
leur appartiennent, et la physiologie n'intervient ni
pour les soutenir ni pour les attaquer. Elle aussi,
elle a sa liberté d'action, ses problèmes particuliers et
ses méthodes spéciales pour les résoudre. Ce sont donc
des domaines séparés dans lesquels chaque chose doit
rester en sa place ; c'est la seule manière d'éviter la con-
fusion et d'assurer le progrès dans l'ordre physique,
intellectuel, politique ou moral.
ici nous serons seulement physiologiste et, à ce titre,
nous ne pouvons nous placer ni dans le camp des vita-
listes ni dans celui des matérialistes.
Nous nous séparons des vitalistes, parce que la. force
vitale, quel que soit le nom qu'on lui donne, ne saurait
rien faire par elle-même, qu'elle ne peut agir qu'en
empruntant le ministère des forces générales de la
nature et qu'elle est incapable de se manifester en
dehors d'elles.
Nous nous séparons également des matérialistes;
car, bien que les manifestations vitales restent placées
directement sous l'influence de conditions physico-chi-
miques, ces conditions ne sauraient grouper, harmo-
niser les phénomènes dans l'ordre et la succession
qu'ils affectent spécialement dans les êtres vivants.
Nous resterons en face des phénomènes de la vie
comme des hommes de science expérimentale : obser-
DOCTRINES VITALISTES ET MATÉRIALISTES. 47
vateurs des faits, sans idée systématique préconçue.
Nous chercherons à déterminer exactement les con-
ditions de manifestation des phénomènes de la vie,
afin de nous en rendre maîtres comme le physicien et
le chimiste se rendent maîtres des phénomènes de la
nature inorganique (1).
Tel est le problème de la physiologie moderne, et
nous ne saurions certainement arriver à sa solution ni
au moyen des doctrines spiritualistes ou vitalistes, ni à
l'aide des doctrines matérialistes.
Il y a au fond des doctrines vitalistes une erreur
irrémédiable, qui consiste à considérer comme force
une personnification trompeuse de l'arrangement des
choses, à donner une existence réelle et une aciivité
matérielle, efficace à quelque chose d'immatériel qui
n'est en réalité qu'une notion de l'esprit, une direction
nécessairement inactive.
L'idée d'une cause qui préside à l'enchaînement des
phénomènes vitaux est sans doute la première qui se
présente à l'esprit, et elle paraît indéniable lorsque
l'on considère l'évolution rigoureusement fixée des
phénomènes si nombreux et si bien concertés par les-
quels l'animal et la plante soutiennent leur existence
et parcourent leur carrière. En voyant l'animal sortir
de lœuf et acquérir successivement la forme et la
constitution de l'être qui l'a précédé et de celui qui le
suivra; en le voyant exécuter au même instant un
(1) Voyez à ce sujet : Problème de la physiologie générale. {Revue
des Deux Mondes et la Science expérimentale. Paris, 1878). — Rapport
sw les progrès de la physiologie générale. Paris, 1867.
48 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LÀ VIE.
nombre infini d'actes apparents ou cachés qui concou-
rent, comme par un dessein calculé, à sa conservation
et à son entretien, on a le sentiment qu'une cause
dirige le concert de ses parties et guide dans leur voie
les phénomènes isolés dont il est le théâtre.
C'est à cette cause, considérée comme force direc-
trice, que l'on peut donner le nom d'âme physiolo-
gique ou de force vitale, et on peut l'accepter, à la con-
dition de la définir et de ne lui attribuer que ce qui
lui revient. C'est par une fausse interprétation qu'on a
pour ainsi dire personnifié le principe vital, et qu'on
en a fait comme l'ouvrier de tout le travail organique.
On l'a considéré comme l'agent exécutif de tous les
phénomènes, l'acteur intelligent qui modèle le corps
et manie la matière inerte et obéissante de l'être animé.
La raison suffisante de chaque acte de la vie était pour
les vitalistes dans cette force, qui n'avait aucunement
besoin du secours étranger des forces physiques et
chimiques ou qui luttait même contre elles pour ac-
complir sa tâche.
Mais la science expérimentale contredit précisément
cette vue : c'est par là qu'elle s'introduit dans le sys-
tème pour en montrer la fausseté fondamentale. En
effet, les recherches physiologiques nous apprennent
que la force ou les forces vitales ne peuvent rien sans
le concours des conditions physiques. Il y a un accord
intime, une étroite liaison des phénomènes physiques
et chimiques avec les phénomènes vitaux. C'est un
parallélisme parfait, une union harmonique nécessaire.
L'humidité, la chaleur, l'air, créent des conditions in-
DOCTRINES VITALISTES. 49
dispensables au fonctionnement de la vie. Les mani-
festations vitales s'exaltent ou s'atténuent, en même
temps que les activités chimiques des tissus, et pro-
portionnellement à cette action même. L'abaissement
de la température entraîne un abaissement de la sen-
sibilité, de l'intelligence, et produit un engourdisse-
ment de la vie. Par la dessiccation, certains êtres sont
plongés dans un état de mort apparente qui ne cesse,
ainsi que nous le verrons, que lorsque Ton vient à leur
restituer l'eau et les conditions physico-chimiques qui
leur sont nécessaires pour les manifestations vitales.
Dans ces cas faudra-t-il dire que la chaleur exalte la
force vitale, que le froid l'engourdit; que la dessicca-
tion l'anéantit et que l'humidité la ressuscite? Mais
alors ce ne serait plus elle qui commanderait à la ma-
tière de l'organisme, ce serait bien plutôt l'état maté-
riel de l'organisme qui la gouvernerait. C'est qu'en
effet la force vitale ne peut rien produire sans les con-
ditions physico-chimiques : elle reste absolument
inerte, et le phénomène vital n'apparaît que lorsque les
conditions physico-chimiques déterminées pour sa
manifestation sont réunies.
C'est là ce que n'ont point compris les vitalistes, ni
Stahl, qui confondait et unifiait la force vitale avec
l'âme intelligente et raisonnable ; ni Bichat, qui substi-
tuait à ce principe unique les propriétés vitales, c'est-
à-dire une multitude de forces vitales résidant au
sein de chaque tissu. Ces propriétés vitales, comme il
les appelle, étaient opposées aux propriétés physiques,
les premières changeantes et éphémères, les secondes
CL. BEBNARD.
50 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
constantes et permanentes, se rencontrant dans le corps
animal comme sur un champ de bataille et luttant sans
repos ni trêve, jusqu'au moment où, la victoire restant
aux agents physiques, l'être vivant mourait.
Ainsi, que le vitalismesoit envisagé dans son expres-
sion la plus outrée et tel que Stahl l'a développé ou
dans la forme plus adoucie et plus scientifique que
Bichat lui a donnée, il est également inacceptable,
parce qu'il se trouve en contradiction avec l'expérience
et avec les faits de la physiologie.
Si, comme nous venons de le voir, les doctrines
vitalistes ont méconnu la vraie nature des phéno-
mènes vitaux, les doctrines matérialistes, d'un autre
coté, ne sont pas moius dans l'erreur, quoique d'une
manière opposée.
En admettant que les phénomènes se rattachent à
des manifestations physico-chimiques, ce qui est
vrai, la question dans son essence n'est pas éclaircie
pour cela; car ce n'est pas une rencontre fortuite de
phénomènes physico-chimiques qui construit chaque
être sur un plan et suivant un dessin fixes et prévus
d'avance, et suscite l'admirable subordination et l'har-
monieux concert des actes de la vie.
11 y a dans le corps animé un arrangement, une
sorte d'ordonnance que l'on ne saurait laisser dans
l'ombre, parce qu'elle est véritablement le trait le plus
saillant des êtres vivants. Que l'idée de cet arrange-
ment soit mal exprimée par le nom de fo?xe, nous le
voulons bien : mais ici le mot importe peu, il suffit
que la réalité du fait ne soit pas discutable.
DOCTRINES MATÉRIALISTES. 51
Les phénomènes vitaux ont bien leurs conditions phy-
sico-chimiques rigoureusement déterminées; mais en
même temps ils se subordonnent et se succèdent dans
un enchaînement et suivant une loi fixés d'avance :
ils se répètent éternellement, avec ordre, régularité,
constance, et s'harmonisent, en vue d'un résultat qui
est l'organisation et l'accroissement de l'individu, ani-
mal ou végétal.
11 y a comme un dessin préétabli de chaque être et de
chaque organe, en sorte que si, considéré isolément,
chaque phénomène de l'économie est tributaire des
forces générales de la nature, pris dans ses rapports
avec les autres, il révèle un lien spécial, il semble
dirigé par quelque guide invisible dans la route qu'il
suit et amené dans la place qu'il occupe.
La plus simple méditation nous fait apercevoir un
caractère de premier ordre, un quid proprium de l'être
vivant dans cette ordonnance vitale préétablie.
Toutefois l'observation ne nous apprend que cela :
elle nous montre un plan organique, mais non une
intervention active d'un principe vital. La seule force
vitale que nous pourrions admettre ne serait qu'une
sorte de force législative, mais nullement executive.
Pour résumer notre pensée, nous pourrions dire mé-
taphoriquement : la force vitale dirige des phénomènes
quelle ne produit pas ; les agents pliysiques produisent
des phénomènes quils ne dirigent pas.
La. force vitale n'étant pas une force active, executive,
ne faisant rien par elle-même, alors que tout se mani-
feste dans la vie par l'intervention des conditions phy-
52 I EÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
siques et chimiques, la considération de cette entité ne
doit pas intervenir en physiologie expérimentale.
Lorsque le physiologiste voudra connaître, provoquer
les phénomènes de la vie, agir sur eux, les modifier,
ce n'est pas à la force vitale, entité insaisissable, qu'il
lui faudra s'adresser, mais aux conditions physiques et
chimiques qui entraînent et commandent la manifes-
tation vitale.
Quel que soit le sujet qu'il étudie, le physiologiste
ne trouve jamais devant lui que des agents mécaniques,
physiques ou chimiques. Lorsqu'il examine, par
exemple, l'action des substances anesthésiques sur la
sensibilité, sur l'intelligence, il constate que l'éther
ou le chloroforme agissent matériellement et d'une
manière physique ou chimique sur la substance ner-
veuse, et non point sur un principe vital, ni sur une
fonction vitale, telle que la sensibilité, qui est insaisis-
sable par elle-même. Comme il en est de même pour
tous les phénomènes de la vie, les sciences physico-
chimiques semblent comprendre dans leurs lois l'appa-
rition des phénomènes des organismes vivants; de là
l'opinion matérialiste que la vie ne serait qu'une ex-
pression des phénomènes généraux de la nature. Quoi
qu'il en soit, ce que nous savons, c'est que le principe
vital n'exécute rien par lui-même et qu'il emprunte ses
forces au monde extérieur dans les mille et mille ma-
nifestations qui apparaissent à nos yeux.
De ce qui précède, il résulte que les conditions qui
nous sont accessibles pour faire apparaître les phéno-
mènes de la vie sont toutes matérielles et physico-
CONDITIONS DÉTERMINÉES DES PHÉNOMÈNES. 53
chimiques. 11 n'y a d'action possible que sur et par la
matière. L'univers ne montre pas d'exception à cette
loi. Toute manifestation phénoménale, qu'elle siège
dans les êtres vivants ou en dehors d'eux, a pour
substratum obligé des conditions matérielles. Ce sont
ces conditions que nous appelons les conditions déter-
minées du phénomène.
Nous ne pouvons connaître que les conditions ma-
térielles et non la nature intime des phénomènes de la
vie. Dès lors, nous n'avons affaire qu'à la matière, et
non aux causes premières ou à la force vitale directrice
qui en dérive. Ces causes nous sont inaccessibles.
Croire autre chose, c'est commettre une erreur de fait
et de doctrine ; c'est être dupe de métaphores et prendre
au réel un langage figuré. On entend dire en effet
souvent que le physicien agit sur l'électricité ou sur la
lumière; que le médecin agit sur la vie, la santé, la
fièvre ou la maladie : ce sont là des façons de parler.
La lumière, l'électricité, la vie, la santé, la maladie, la
fièvre, sont des êtres abstraits qu'un agent quelconque
ne saurait atteindre ; mais il y a des conditions maté-
rielles qui font apparaître les phénomènes que l'on rap-
porte à l'électricité : la chaleur, la lumière, la santé,
la maladie ; nous pouvons agir sur elles et modifier par
là ces différents états.
La conception que nous nous formons du but de
toute science expérimentale et de ses moyens d'action
est donc générale; elle appartient à la physique et à la
chimie et s'applique à la physiologie. Elle revient à
dire, en d'autres termes, qu'un phénomène vital a,
54 LEÇONS SUR LES phénomènes de la vie.
comme tout autre phénomène, un déterminisme ri-
goureux, et que jamais ce déterminisme ne saurait
être autre chose qu'un déterminisme physico-chimique.
La force vitale, la vie, appartiennent au monde méta-
physique ; leur expression est une nécessité de l'esprit :
nous ne pouvons nous en servir que subjectivement.
Notre esprit saisit l'unité et le lien, l'harmonie des
phénomènes, et il la considère comme l'expression
d'une force; mais grande serait l'erreur de croire que
cette force métaphysique est active. Il en est d'ailleurs
de même de ce que nous appelons les forces physiques;
ce serait une pure illusion que de vouloir rien provo-
quer par elles. Ce sont là des conceptions métaphy-
siques nécessaires, mais qui ne sortent pointdu domaine
où elles sont nées, et ne viennent point réagir sur les
phénomènes qui ont donné à l'esprit l'occasion de les
créer.
En un mot, cette faculté évolutive, directrice, mor-
phologique, par laquelle on caractérise la vie, est inu-
tile à la physiologie expérimentale, parce que, étant en
dehors du monde physique, elle ne peut exercer au-
cune action rétroactive sur lui. 11 faut donc séparer le
monde métaphysique du monde physique qui lui sert
de base, mais qui n'a rien à lui emprunter, et conclure
en paraphrasant le mot de Leibnitz : « Chaque chose
» s'exécute dans le corps vivant comme s'il n'y avait
» pas de force vitale. »
III. Par ce qui précède se trouve fixé le champ et
le rôle de la physiologie. Elle est une science de même
ordre que les sciences physiques : elle étudie le déter-
DÉTERMINISME. 55
minisme physico-chimique correspondant aux mani-
festations vitales; elle a les mômes principes et les
mêmes méthodes.
Dans aucune science expérimentale on ne connaît,
autre chose que les conditions physico-chimiques des
phénomènes; on ne travaille à autre chose qu'à déter-
miner ces conditions. Nulle part on n'atteint les causes
premières ; les forces physiques sont tout aussi obscures
que Ja force vitale et tout aussi en dehors de la prise
directe de l'expérience. On n'agit point sur ces entités,
mais seulement sur les conditions physiques ou chi-
miques qui entraînent les phénomènes. Le but de toute
science de la nature, en un mot, est de fixer le déter-
minisme des phénomènes.
Le principe du déterminisme domine donc l'étude des
phénomènes de la vie comme celle de tous les autres
phénomènes de la nature.
Depuis longtemps j'ai émis cette opinion, mais lors-
que j'employai pour la première fois le mot de déter-
minisme (1) pour introduire ce principe fondamental
clans la science physiologique, je ne pensais pas qu'il
pût être confondu avec le déterminisme philosophique
de Leibnitz.
Toutefois si le mot déterminisme, que j'ai employé,
n'est pas nouveau, l'acception que je lui ai donnée en
physiologie expérimentale est nouvelle; et cela devait
être, puisque Leibnitz l'avait appliqué seulement à des
objets purement métaphysiques, tandis que je l'appli-
(1 ) Voy ezIndroduvWm à l'étude de la médecine expérimentale, p. 115.
1865.
50 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
quais au contraire à des objets physiques, pour carac-
tériser la méthode delà science physiologique.
Lorsque Leibnitz disait : « L'âme humaine est un au-
» tomate spirituel, » il formulait le déterminisme philo-
sophique. Cette doctrine soutient que les phénomènes
de l'âme, comme tous les phénomènes de l'univers,
sont rigoureusement déterminés par la série des phé-
nomènes antécédents, inclinations, jugements, pen-
sées, désirs, prévalence du plus fort motif, par lesquels
l'âme est entraînée. C'est la négation de la liberté
humaine, l'affirmation du fatalisme.
Tout autre est 1 edéterminisme physiologique. Il est
l'expression d'un fait physique. 11 consiste dans ce prin-
cipe que chaque phénomène vital, comme chaque phé-
nomène physique, est invariablement déterminé par des
conditions physico-chimiques qui, lui permettant ou
l'empêchant d'apparaître, en deviennent les conditions
ou les causes matérielles immédiates ou prochaines . L'en-
semble des conditions déterminantes d'un phénomène
entraîne nécessairement ce phénomène. Voilà ce qu'il
faut substituer à l'ancienne et obscure notion spiritua-
liste ou matérialiste de cause.
Ce principe est fondamental dans toutes les sciences
physiques. Là il est hors de conteste ; il n'a pas même
besoin d'être affirmé. Il en est autrement dans les
sciences de la vie. Lorsque, en effet, il faut étendre le
principe du déterminisme aux faits de la nature vivante,
les médecins animistes et vitalistes et les philosophes
se mettent à la traverse.
Les vitalistes nient le déterminisme, parce que, selon
INDÉTERMINISME. 57
eux, les manifestations vitales auraient pour cause l'ac-
tion spontanée efficace et comme volontaire et libre
d'un principe immatériel. Les conséquences de cette
erreur sont considérables : le rôle de l'homme en
présence des faits vitaux devrait être celui d'un simple
spectateur, non d'un acteur; les sciences physiologiques
ne seraient que conjecturales et non certaines. L'expé-
rience ne saurait les atteindre; l'observation ne saurait
les prédire. C'est là, par excellence, on le voit, une
doctrine paresseuse : elle désarme l'homme. Elle re-
lègue les causes hors des objets : elle transforme des
métaphores en des entités substantielles ; elle fait de la
physiologie une sorte de métaphysiologie inaccessible.
Ainsi, on le voit, la doctrine vitaliste conclut néces-
sairement à l'indéterminisme.
C'est précisément la conclusion nécessaire à laquelle
Bichat a été amené presque malgré lui. Quand il com-
mence à exposer ses vues si nettes et si scientifiques (1),
on croit qu'il va s'attacher solidement à ces vues, de-
venues les bases de la science moderne, en répudiant
les idées vitalistes qu'elles contiennent. Bichat émet
en effet cette idée générale, lumineuse et féconde,
qu'en physiologie comme en physique les phéno-
mènes doivent être rattachés à des propriétés inhé-
rentes à la matière vivante comme à leur cause. « Le
» rapport des propriétés comme causes avec les phé-
» nomènes comme effets est, dit-il, un axiome presque
» fastidieux à répéter aujourd'hui en physique et en
(1) Introduction de son Anatomie générale.
58 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
» chimie ; si mon livre établit un axiome analogue dans
» les sciences physiologiques, il aura rempli son but. »
Mais voici qu'après ce début si clair, il distingue les
propriétés vitales des propriétés physiques, les unes
agents de la vie, les autres agents de la mort; il les met
en lutte, les oppose. Ses propriétés vitales fontlaguerre
auxpropriétés physiques, comme faisait Xâme deStahl.
C'est une négation tout aussi catégorique du détermi-
nisme en physiologie (1). Voici en effet à quelles héré-
sies scientifiques Bichat se trouve fatalement conduit.
« Les propriétés physiques, dit-il, étant fixes, con-
» stantes, les lois des sciences qui en traitent sont éga-
» Jement constantes et invariables; on peut les prévoir,
» les calculer avec certitude. Les propriétés vitales
» ayant pour caractère, essentiel Y instabilité, toutes les
» fonctions vitales étant susceptibles d'une foule de
» variétés, on ne peut rien prévoir, rien calculer dans
»> leurs phénomènes. D'où il faut conclure, ajoute-t-il,
» que des lois absolument différentes président à l'une
» et l'autre classe de phénomènes. »
Bichat dit ailleurs (2) : « La physique, la chimie se
» touchent, parce que les mêmes lois président à leurs
» phénomènes ; mais un immense intervalle les sépare
» de la science des corps organisés, parce qu'une
» énorme différence existe entre ces lois et celles de
» la vie. Dire que la physiologie est la physique
» des animaux, c'est en donner une idée extrêmement
(1) Voyez mon article dans la Bévue des Deux-Mondes, t. IX, 187o,
cl la Seience expérimentale, 2e édition. Paris. 1878.
(2) Recherches physiologiques sur la vie d la mort, p. 84.
DÉTERMINISME. 59
» inexacte : j'aimerais autant dire que l'astronomie est
« la physiologie des astres. »
Nous pourrions multiplier les preuves de l'indéter-
minisme ou négation scientifique à laquelle, malgré
son génie, Bichat s'est trouvé conduit par les doctrines
vitalistes qui régnaient à son époque et dont il n'a
pu se dégager; mais le temps a déjà commencé à
séparer l'erreur de la vérité, et, comme les hommes
ne sont grands que par les services rendus, Bichat
n'en vivra pas moins dans la postérité par les vérités
qu'il a introduites dans les sciences de la vie.
Il y a une trentaine d'années, l'École médicale de
Paris était encore imhue de ces erreurs de doctrine. Je
me souviens d'avoir été pris à partie à la Société phi-
lomathique, au début de ma carrière, par le pro-
fesseur Gerdy, qui, invoquant son expérience chirurgi-
cale, exprima son opinion dans les termes les plus caté-
goriques. « Dire en physiologie que les phénomènes
» vitaux sont constamment identiques dans des con-
» ditions identiques, c'est énoncer une erreur, s'écria
» Gerdy; cela n'est vrai que pour les corps bruts. »
Les progrès de la science physiologique moderne
et la pénétration de plus en plus profonde des scien-
ces physico-chimiques dans sa culture ont à peu
près dissipé aujourd'hui, il faut le dire, la plupart
de ces idées erronées, et on ne peut contester que
la physiologie actuelle marche dans une voie qui
établit de plus en plus le déterminisme rigoureux
des phénomènes de la vie. Il n'y a pour ainsi dire
plus de divergence entre les physiologistes à ce sujet.
00 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE L S. VIE.
Mais il n'en est pas de même pour les philosophes;
ils repoussent encore le déterminisme physiologique,
et pensent que certains phénomènes de la vie lui
échappent nécessairement : par exemple, les phéno-
mènes moraux. Ils craignent que la liberté morale
puisse être compromise si l'on admet le déterminisme
physiologique absolu. Récemment même un mathéma-
ticien, voyant les progrès de cetie doctrine, a cherché
à établir une conciliation entre le déterminisme scien-
tifique et la liberté morale (1).
Le malentendu entre les philosophes et les phy-
siologistes vient sans doute de ce que le mot déter-
minisme est pris par eux dans le sens de fatalisme,
c'est-à-dire dans le sens du déterminisme philoso-
phique de Leibnitz.
Les philosophes dont nous parlons ne refusent pas
d'admettre que les phénomènes inférieurs de l'anima-
lité pourraient être soumis au déterminisme ; que le
mouvement et le jeu des organes seraient réglés par
lui; mais ils exceptent de cette obligation les phéno-
mènes supérieurs, les phénomènes psychiques. De
sorte qu'il faudrait distinguer dans l'homme les phé-
nomènes de la vie soumis au déterminisme de ceux
qui ne le sont pas.
Pour nous, le déterminisme physiologique ne peut
subir de restriction : tous les phénomènes qui survien-
nent dans les êtres vivants et dans l'homme, phéno-
mènes supérieurs ou inférieurs, sont soumis à cette
(I) Boussinesq, Compt. rend, de V Académie. — Revue scientifique,
t. XIX. p. 986, 1877.
DÉTERMINISME. 61
loi. « Toute manifestation de l'être vivant, disons-
» nous, est un phénomène physiologique et se trouve
» lié à des conditions physico-chimiques déterminées,
» qui le permettent quand elles sont réalisées, qui
» l'empêchent quand elles font défaut. »
C'est là le déterminisme absolu : il exprime que le
monde psychique ne se passe point du monde physico-
chimique ; et c'est là un fait d'expérience toujours
vérifié. Les phénomènes de l'âme, pour se manifester,
ont besoin de conditions matérielles exactement déter-
minées; c'est pour cela qu'ils apparaissent toujours
de la même façon suivant des lois, et non arbitraire-
ment ou capricieusement, au hasard d'une sponta-
néité sans règles.
Personne ne contestera qu'il y ait un déterminisme
de la non-liberté morale. Certaines altérations de l'or-
gane cérébral amènent la folie, font disparaître la li-
berté morale comme l'intelligence et obscurcissent la
conscience chez l'aliéné.
Puisqu'il y a un déterminisme de la non-liberté mo-
rale, il y a nécessairement un déterminisme de la li-
berté morale, c'est-à-dire un ensemble de conditions
anatomiques et physico-chimiques qui lui permettent
d'exister. Nous affirmons ce fait et nous disons : Bien
loin que les manifestations de i'âme échappent au
déterminisme physico-chimique, elles s'y trouvent
assujetties étroitement et ne s'en écartent jamais,
quelle que soit l'apparence contraire. Le détermi-
nisme, en un mot, loin d'être la négation de la liberté
morale, en est au contraire la condition nécessaire
62 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
comme de toutes autres manifestations vitales (1).
Que serait le monde s'il n'en était pas ainsi ! Les
relations de ce que l'on appelle le physique avec le
moral ne seraient plus soumises à l'empire de lois pré-
cises, mais seraient dans un état de tiraillement anar-
chique, ou de caprices, dans un état contraire à l'har-
monie de la nature, sans vérité et sans grandeur.
Le déterminisme n'est donc que l'affirmation de la
loi, partout, toujours, et jusque dans Jes relations du
physique avec le moral : c'est l'affirmation que, suivant
le mot connu de l'antiquité : « Tout est fait avec ordre,
poids et mesure. »
La loi du déterminisme physiologique ne saurait
gêner la liberté morale, tandis que, tout au contraire, le
(1) La liberté ne saurait être l'indéterminisme. Dans la doctrine
du déterminisme physiologique l'homme est forcément libre : voilà
ce que l'on peut prévoir. Je ne veux pas traiter ici la question phi-
osophique. 11 me suffira de dire, au point de vue physiologique, que
le phénomène de la liberté morale doit être assimilé à tous les autres
phénomènes de l'organisme vivant. — Si toutes les conditions ana-
tomiques et physico-chimiques normales existent dans le bras, par
exemple, et dans les organes nerveux correspondants, vous pouvez
prédire que vous ferez mouvoir le membre et que vous le ferez mou-
voir librement dans tous les sens suivant votre volonté. Seulement,
le sens dans lequel vous le ferez mouvoir existe dans un futur con-
tingent que vous ne pouvez prévoir, mais dans lequel vous êtes libre
de vous déterminer plus tard, suivant les circonstances. De même,
l'intégrité anatomique et physico-chimique présumée de l'organe
cérébral vous fait prédire que ses fonctions s'exercerontpleinement
et que vous serez libre d'agir volontairement ; mais vous ne pou-
vez pas prévoir le sens dans lequel votre volonté s'exercera, parce
que ce sens est, je le répète, donné par la contingence des événe-
ments que vous ignorez ou que vous ne pouvez prévoir. C'est pour-
quoi vous restez libre d'agir ou de choisir suivant les principes de
morale ou autres qui vous animent.
DÉTERMINISME. 63
fatalisme, c'est-à-dire le déterminisme philosophique,
la conteste et la nie.
En résumé, nous réclamerons l'universalité du prin-
cipe du déterminisme physiologique dans l'organisme
vivant, et nous exprimerons notre pensée en disant :
1° 11 y a des conditions matérielles déterminées qui
règlent l'apparilion des phénomènes de la vie ;
2° Il y a des lois préétablies qui en règlent l'ordre et
la forme.
Conclusion. — Le but que nous nous sommes pro-
posé en développant les considérations contenues dans
les trois parties de celle leçon a été d'éliminer de la
physiologie certains problèmes qu'on y a mêlés à tort,
diverses questions qui lui sont étrangères, et par là
d'en fixer l'étendue et le but.
Dans la première partie, nous avons montré qu'en
physiologie il faut renoncera l'illusion d'une définition
de la vie. Nous ne pouvons qu'en caractériser les phé-
nomènes.
Il en est d'ailleurs ainsi dans toute science. Les défi-
nitions sont illusoires; les conditions des choses sont
tout ce que nous en pouvons connaître. Dans aucun
ordre de science nous n'allons au delà de cette limite,
et c'est une pure illusion d'imaginer qu'on la dépasse
et qu'on puisse saisir l'essence de quelque phénomène
que ce soit.
Dans la seconde partie, nous avons montré que
les hypothèses matérialistes ou spiritualistes se ratta-
chent à la recherche de causes premières que la science
ne saurait atteindre. En rejetant la recherche des
64 LEÇONS SUR LES PHÉiNOMÈlNES DE LA VIE.
causes premières, nous avons repoussé par cela même
l'hypothèse matérialiste et l'hypothèse spiritualiste du
champ de la physiologie.
Dans la troisième partie, nous avons admis le déter-
minisme comme un principe nécessaire de la vie physio-
logique. Le déterminisme fait connaître les conditions
par lesquelles nous pouvons atteindre les phénomènes,
les supprimer, les produire ou les modifier. Ce principe
suffit à l'ambition de la science, car au fond il révèle
les rapports entre les phénomènes et leurs conditions,
c'est-à-dire la seule et la vraie causalité immédiate réelle
et accessible.
Nous avons ainsi écarté l'objection qu'on oppose aux
physiologistes de ne pas savoir ce que c'est que la vie.
On n'est pas plus avancé ailleurs. La vie n'est ni plus ni
moins obscure que toutes les autres causes premières.
En disant qu'on ne doit rechercher que les conditions
de la vie, nous circonscrivons le champ de la science
physiologique, nous fixons le but que nous lui assi-
gnons de conquérir et de maîtriser la nature vivante.
Enfin en caractérisant la vie et la mort par les deux
grands types de phénomènes de création organique et de
destruction organique, nous embrassons l'ensemble des
conditions de l'existence de tous les êtres vivants et
nous traçons le programme des études qui feront l'ob-
jet des leçons qui vont suivre.
DEUXIEME LEÇON
Les trois formes de la vie.
S immaire : La vie ne saurait s'expliquer par un principe intérieur d'action ;
elle est le résultat d'un conflit entre l'organisme et les conditions physi-
co-chimiques ambiantes. Ce conflit n'est point une lutte, mais une har-
monie. — La vie se présente à nous sous trois aspects qui prouvent la
nécessité des conditions physico-chimiques pour la manifestation de la
vie. — Ces trois états de la vie sont : 1° la vie à l'état de non-manifes-
tation ou latente ; 2° la vie à l'état de manifestation variable et dépen-
dante -, 3° la vie à l'état de manifestation libre et indépendante.
I. Vie lateiite. — Organisme tombé à l'état d'indifférence chimique. —
Exemples pris dans le règne végétal et dans le règne animal. — La vie la-
tente est une vie arrêtée et non diminuée. — Conditions du retour de la vie
latente à. la vie manifestée. — Conditions extrinsèques : eau, air (oxygène),
chaleur; intrinsèques : réserves de matériaux nutritifs. — Expériences
sur l'influence de l'air (oxygène). — Expériences sur l'influence de la
chaleur. — Expériences sur l'influence de l'eau. — Phénomènes de vie
latente dans les animaux : infusoires, kérones, kolpodes, tardigrades,
anguillules de blé niellé. — L'assimilation de la graine et de l'œuf n'est
pas exacte au point de vue de la vie latente. — Existences des êtres à
l'état de vie latente : levure de bière, anguillules, tardigrades, etc. —
Explication du retour de la vie latente à la vie manifestée. — Expériences
de M. Chevreul sur la dessiccation des tissus. — Mécanisme du passage à
la vie talente. — Mécanisme du retour à la vie manifestée. — Succession
nécessaire des phénomènes de destruction et de création organique.
II. Vie oscillante. — Appartient à tous les végétaux et à un grand nombre
d'animaux. — L'œuf offre la vie engourdie. — Mécanisme de l'engour-
dissement vital. — Influence du milieu extérieur sur le milieu intérieur.
— Diminution des phénomènes chimiques pendant la vie engourdie. —
Mécanisme de l'oscillation vitale dans l'engourdissement. — Nécessité de
réserves pour la vie engourdie. — Mécanisme de l'oscillation vitale. —
lia cessation de la vie engourdie. — Influence de la chaleur ; elle peut
amener l'engourdissement comme le froid. — Résistance des êtres en-
gourdis. — Les animaux réveillés pendant l'engourdissement usent rapi-
dement leurs réserves et meurent. — Phénomènes de création et de
destruction pendant l'engourdissement. — L'engourdissement passager
n'exige pas des réserves comme l'engourdissement prolongé.
III. Vie constante ou libre. — Elle dépend d'un perfectionnement orga-
nique. — Notre distinction du milieu intérieur et du milieu extérieur. —
CL. BERNARD. g
6G LES TROIS FORMES Dlï LA VIE.
Indépendance des deux milieux chez les animaux à vie constante. — Le
perfectionnement de l'organisme chez les animaux à vie constante con-
siste à maintenir dans le milieu intérieur les conditions intrinsèques ou
extrinsèques nécessaires à la vie des éléments. — Eau. — Chaleur ani-
male. — Respiration. — Oxygène. — Réserves pour la nutrition. —
C'est le système nerveux qui est l'agent de cette équilibration de toutes
les conditions du milieu intérieur. — Conclusion relative à l'interprétation
des trois formes de la vie. — On ne peut pas trouver une force, un
principe vital indépendant. — Il n'y a qu'un conflit vital dont nous
devons chercher à connaître les conditions.
La vie, avons-nous dit, ne saurait s'expliquer, comme
on l'avait cru, par l'existence d'un principe intérieur
d'action s'exerçant indépendamment des forces physi-
co-chimiques et surtout contrairement à elles. — La
vie est un conflit. Ses manifestations résultent de l'in-
tervention de deux facteurs :
1° Les lois préétablies qui règlent les phénomènes
dans leur succession, leur concert, leur harmonie;
2° Les conditions physico-chimiques déterminées qui
sont nécessaires à l'apparition des phénomènes.
Sur les lois, nous n'avons aucune action, elles sont
le résultat de ce que l'on peut appeler Y état antérieur ;
elles dérivent par atavisme des organismes que l'être
vivant continue et répète, et l'on peut ainsi les faire
remonter jusqu'à l'origine môme des êtres vivants.
C'est pourquoi certains philosophes et physiologistes
ont cru pouvoir dire que la vie n'est qu'un souvenir ;
moi-même j'ai écrit que le germe semhle garder la
mémoire de l'organisme dont il procède.
Les conditions seules des manifestations vitales
nous sont accessibles. La connaissance des conditions
extérieures qui déterminent l'apparition des phéno-
mènes vitaux suffisent, ainsi que nous l'avons déjà dit,
VIE LATENTE. 67
au but de la science physiologique, puisqu'elle nous
donne les moyens d'agir et de maîtriser ces phénomènes.
Pour nous, en un mot, la vie résulte d'un conflit,
d'une relation étroite et harmonique entre les condi-
tions extérieures et la constitution préétablie de l'orga-
nisme. Ce n'est point par une lutte contre les condi-
tions cosmiques que l'organisme se développe et se
maintient ; c'est, tout au contraire, par une adaptation,
un accord avec celles-ci.
Ainsi, l'être vivant ne constitue pas une exception
à la grande harmonie naturelle qui fait que les choses
s'adaptent les unes aux autres ; il ne rompt aucun
accord ; il n'est ni en contradiction ni en lutte avec
les forces cosmiques générales ; bien loin de là, il fait
partie du concert universel des choses, et la vie de
l'animal, par exemple, n'est qu'un fragment de la vie
totale de l'univers.
Le mode des relations entre l'être vivant et les con-
ditions cosmiques ambiantes nous permet de considérer
trois formes de la vie, suivant qu'elle est dans une dé-
pendance tout à fait étroite des conditions extérieures,
dans une dépendance moindre, ou dans une indépen-
dance relative. Ces trois formes de la vie sont :
1° La vie latente; vie non manifestée.
2° La vie oscillante ; vie à manifestations variables
et dépendantes du milieu extérieur.
3° La vie constante; vie à manifestations libres et
indépendantes du milieu extérieur.
I. Vie latente. — La vie latente, suivant nous, est
68 Ll-:S TROIS FORMES DE LA VIE.
offerte par les êtres dont l'organisme est tombé dans
l'état d 'indifférence chimique.
Tiedemann, ainsi que nous l'avons vu précédem-
ment, croyait que la vie dérivait d'un principe intérieur
d'action qui empêchait l'être de tomber jamais dans
l'état d'indifférence chimique ; de sorte que le cours
de ses manifestations vitales ne pouvait jamais être
arrêté ou interrompu.
L'observation et l'expérience ne permettent pas
d'adopter cette proposition. Nous voyons des êtres qui
ne vivent en quelquesorte que virtuellement, sans mani-
fester aucun caraclère de la vie. Ces êtres se rencontrent
à la fois dans le règne animal et dans le règne végétal.
La vie active ou manifestée, quelque atténuée qu'elle
puisse être, est caractérisée parles relations entre l'être
vivant et le milieu ; relations d'échange telles, que l'être
emprunte et restitue à chaque instant des matériaux
liquides ou gazeux au milieu cosmique. Ce qui carac-
térise l'état d'indifférence chimique, c'est la suppres-
sion de cet échange, la rupture des relations entre
l'être etle milieu, qui restenten facel'un de l'autre, inal-
térables et inaltérés. C'est ainsi qu'un morceau de mar-
bre, par exemple, dans les conditions ordinaires, reste
sans changements appréciables dans l'atmosphère : il
n'en reçoit nulle action, il n'en exerce aucune sur elle
qui soit capable d'en modifier la constitution chimique.
Est-il possible que les êtres vivants tombent à ce
degré d'indifférence chimique absolue? Quelques phy-
siologistes ont répugné à le croire, mais il est des cas où
l'expérience nous oblige à l'admettre. Dans le règne
VIE LATENTE. 69
végétal, les graines, et dans le règne animal, certains
animaux reviviscents, anguillules, tardigrades, roti-
fères, nous montrent cet état d'indifférence chimico-
vitale. Nous connaissons déjà dans les animaux et
les végétaux un assez grand nombre de cas de vie
latente, mais outre ces exemples caractéristiques, on
peut dire sans craindre de se tromper que la vie la-
tente est répandue à profusion dans la nature et
qu'elle nous expliquera dans l'avenir un très grand
nombre de faits réputés mystérieux aujourd'hui.
Les graines nous présentent les phénomènes de la
vie lalente. Si toutes ne se comportent pas d'une ma-
nière identique, on peut comprendre pourquoi et par
quelles conditions la vie latente se soutient plus facile-
ment chez les unes que chez les autres. C'est en consé-
quence de l'altérabilité plus ou moins grande de leurs
matériaux constituants par les agents atmosphériques.
On peut dire que la vie de la graine à l'état latent
est purement virtuelle : elle existe prête a se manifes-
ter, si on lui fournit les conditions extérieures conve-
nables, mais elle ne se manifeste aucunement si ces
conditions font défaut. La graine a en elle, dans son
organisation, tout ce qu'il faut pour vivre; mais elle
ne vit pas, parce qu'il lui manque les conditions phy-
sico-chimiques nécessaires.
On aurait tort de penser que la graine dans ce cas
présente une vie tellement atténuée que ses manifesta-
tions échappent à l'observation par le degré même de
leur affaiblissement. Gela n'est vrai, ni en principe, ni
en fait.
70 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
En principe, nous savons que la vie résulte du con-
cours de deux facteurs, les uns extrinsèques, empruntés
au monde cosmique ; les autres intrinsèques, tirés de
l'organisation. C'est une collaboration impossible à
disjoindre, et nous devons comprendre qu'en l'absence
d'un des facteurs, l'être ne saurait vivre. Il ne vit pas
davantage lorsque les conditions de milieu n'existent
pas que lorsqu'elles existent seules. La chaleur, l'humi-
dité et l'air ne sont pas la vie : l'organisation seule ne
la constitue pas davantage.
En fait, nous voyons des graines qui sont conservées
depuis des années et des siècles, et qui, après cette lon-
gue inaction, peuvent germer et produire une végéta-
tion nouvelle. Ces graines sont restées, pendant toute
cette période si longue, aussi inertes que si elles eussent
été définitivement mortes. Si atténuées que fussent les
manifestations vitales, l'accumulation et la prolonga-
tion des échanges les multiplieraient en quelque sorte,
et les rendraient sensibles. Cette vie réduite devrait
s'user; or, dans les conditions convenables, elle ne
s'use pas.
Ainsi, la graine possède en elle, dans son organisa-
tion intime, tout ce qu'il faut pour vivre; mais pour
l'y déterminer il faut de plus un concours de circon-
stances extérieures.
Ces circonstances sont au nombre de quatre.
Trois conditions extrinsèques :
L'air (oxygène).
La chaleur.
CONDITIONS DE LA VIE LATENTE. 71
L'humidité.
Une condition intrinsèque :
La réserve nutritive de la graine elle-même.
Cette réserve est constituée par les matériaux chi-
miques qui entrent dans la constitution de la graine et
qui en font comme un réservoir de matière alimentaire
que les manifestations vitales dépenseront plus tard.
Mais ce n'est pas tout. Il faut encore que ces condi-
tions existent à un degré, à une dose déterminée ; alors
la vie brillera de tout son éclat : en dehors de ces
limites la vie tend à disparaître, et à mesure qu'on
s'approche de ces limites, l'éclat des manifestations
vitales pâlit et s'atténue.
A. Expériences sur la vie latente des graines . — Nous
vous rendrons témoins d'expériences bien connues,
mais qui ont ici un intérêt particulier ; leur objet est de
démontrer que l'on ne saurait admettre dans les êtres
vivants un principe vital libre puisque toutes les mani-
festations vitales sont étroitement liées aux conditions
physico-chimiques dont l'énuraération suit :
1° Eau. — Nous avons placé dans de la terre sèche
des graines également desséchées qui sont à une tem-
pérature et dans une atmosphère convenables pour la
végétation. 11 ne leur manque qu'une seule condition,
l'humidité ; dès lors elles sont inertes. Les blés con-
servés dans des tombeaux des Égyptiens, appelés blés
de momie, seraient, dit-on, dans ce même cas. Si on
leur fournit l'humidité qui leur manque, bientôt la
72 LES TROIS FORMES DU LA VIE.
germination se produit. J'ai consulté à cet égard mon
savant collègue M. Decaisne, professeur de culture au
Muséum. Il m'a déclaré qu'il considère comme faux
tous les exemples de germinations des graines trouvées
dans les Hypogées, parce que le plus ordinairement
(comme j'ai pu m'en convaincre sur un échantillon)
ces graines sont imprégnées de bitume ou carbonisées.
La germination des espèces provenant des habitations
lacustres serait également très incertaine.
Cependant, si l'on doit écarter de la science ces
faits mal observés, on a constaté expérimentalement
que des graines ont pu germer après plus d'un siècle.
Parmi ces graines, il faudrait citer celles du haricot,
du tabac, du pavot, etc.
Il faut en outre que l'humidité n'empêche pas l'accès
de l'air. Les graines submergées ne germent pas, soit
parce que l'oxygène dissous est bientôt consommé par
la graine, soit parce qu'il n'agit pas à l'état convenable,
c'est-à-dire libre. Toutefois la submersion ne détruit
pas la faculté germinative ; il y a même , d'après
M. Martins, des graines qui peuvent traverser les mers
et aller germer d'un continent à l'autre.
L'appareil simple dont nous nous servons pour faire
germer les plantes consiste en une éprouvette (fig. 1),
dans laquelle nous suspendons avec un fil des éponges
humides auxquelles sont adhérentes les graines que l'on
veut faire germer. Nous plaçons au fond de l'éprouvette
un peu d'eau en b pour que l'éponge ne se dessèche
pas; puis on bouche ou non les tubes d, cl' suivant les
circonstances dans lesquelles on veut se placer, soit
VIIC LATENTE DES GRAINES. 73
que l'on veuille confiner l'atmosphère de l'éprouvette
ou y faire circuler un courant d'air.
2° Oxygène. — Voici des éprouvettes dans lesquelles
des graines ont été disposées, sur des éponges, à l'hu-
midité et à la chaleur convenables, mais dans une
atmosphère impropre au développement. Dans l'une
il y a une atmosphère d'azote ; dans l'autre une atmo-
sphère d'acide carbonique.
Fig. 1. — Dans cotte éprouvette E. nous avons
introduit par l'ouverture supérieure deux
éponges humides a et a' qui sont appeudues
à des fils fixés pur le bouchon en caoutchouc
c. L'éponge a porte des graines de cresson
alénois que l'on vient d'introduire dans l'ap-
pareil ; l'éponge a' porte des graines de cres-
son alénois au 4° ou 5e jour île germination.
Deux bouchons en caoutchouc r, c' sont
traversés par deux tubes d, d' qui font com-
muniquer l'atmosphère intérieure de L'appa-
reil avec l'atmosphère extérieure. Cela per-
met de faire passer des gaz différents dans
l'appareil, si l'on veut, ou bien d'extraire
les gaz qu'il renferme pour les analyser.
Daus le fond de l'éprouvette, il y a une cou-
che d'eau 6 pour que l'atmosphère intérieure
reste toujours saturée d'humidité.
h-b
Nous avons choisi pour ces expériences des graines
de cresson alénois, qui ont l'avantage de germer très
vite. Sur une éponge humide, dans une éprouvette
fermée et remplie d'azote, nous avons vu les graines se
gonfler; elles se sont entourées d'une sorte de couche
mucilagineuse ; la température ambiante, de 21 à 25
degrés, était très favorable à la germination, et cepen-
74 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
danfc il n'y a pas eu germination depuis deux ou trois
jours que l'expérience est commencée.
Dans une autre éprouvette nous avons placé de
même des graines de cresson alénois sur une éponge
humide dans une atmosphère d'acide carbonique, et la
germination n'a pas eu lieu non plus.
Enfin, dans une troisième éprouvette nous avons mis
semblablement des graines de cresson alénois dans
une atmosphère humide avec de l'air ordinaire, et la
germination est déjà très évidente après un jour.
Toutefois les graines qui n'ont point encore germé
dans l'atmosphère d'azote et d'acide carbonique ne
soint point mortes ; la germination n'a été que sus-
pendue, car si nous faisons disparaître ces gaz en leur
substituant l'air ordinaire ou l'oxygène, la végétation
reprendra bientôt.
Ces expériences démontrent que, pour manifester
la vitalité, la graine a besoin de toutes les conditions
que nous avons énumérées précédemment ; si l'une
d'elles seulement vient à manquer, l'eau ou l'oxygène,
par exemple, la germination n'a pas lieu.
Mais cet air lui-même doit être au degré convenable
de richesse en oxygène. S'il en a trop peu, la germina-
tion ne se manifestera pas; de même, s'il en contient
trop, soit que l'atmosphère possède une composition
centésimale trop riche en oxygène, soit qu'avec sa
composition ordinaire cet air soit comprimé. Alors,
dans un volume donné, la proportion du gaz vital de-
vient trop élevée, ainsi que l'ont démontré les recher-
ches de M. Bert.
VIE LATENTE DES GRAINES. 75
Nous avons observé en outre un fait important sur
lequel nous aurons à revenir plus tard. Les graines de
cresson alénois, par exemple, ne peuvent germer que
dans un air relativement riche en oxygène; en mélan-
geant un volume d'air avec deux volumes d'un gaz
inerte, de l'hydrogène, par exemple, la germination n'a
pas lieu. Chose singulière, tout l'oxygène est absorbé.
Il paraît probable que si alors on ajoutait une nouvelle
dose d'oxygène à celle qui a été insuffisante d'abord
pour opérer la germination, elle serait suffisante la
seconde fois. La respiration de la graine est donc très
active, et elle paraît, jusqu'à un certain point, plus in-
tense relativement que celle des animaux.
Cette nécessité d'un air assez riche en oxygène pour
opérer la germination nous explique comment il se fait
que des graines longtemps enfouies dans la terre y
restent à l'état de vie latente et viennent à germer quand
on les remet à la surface du sol. On a vu souvent, à la
suite de profonds terrassements, apparaître une végé-
tation nouvelle qui ne pouvait s'expliquer que de cette
façon. Je tiens d'un ingénieur que dans certains terras-
sements exécutés lors de la création du chemin de fer
du Nord, on a vu apparaître sur les talus une riche vé-
gétation de moutarde blanche qu'on n'avait pas obser •
vée auparavant. Il est probable que les mouvements de
terrain avaient remis à l'air des graines de moutarde
blanche enfouies dans le sol et restées à l'état de vie
latente, à une profondeur qui ne permettait pas à la
végétation d'avoir lieu à cause du manque d'oxygène.
3° Chaleur. — La température doit être contenue
76 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
dans des limites déterminées, mais ces limites sont va-
riables pour les diverses espèces de graines. M. de
Gandolle (1) a publié à ce sujet des recherches très
intéressantes. Le fait qui nous intéresse ici, c'est de
démontrer que pour la même espèce de graines la
germination peut être ralentie ou suspendue, non
seulement par une température trop basse, mais aussi
par une température trop élevée. Avec les graines du
cresson alénois qui ont servi à nos expériences, la
température qui semble la plus convenable pour une
rapide germination est comprise entre 19 et 29 degrés ;
au delà, le développement paraît difficile.
Ve expérience. — Dans des éprouvettes disposées
comme il a été dit (voy. fig. 1) nous avons placé, ces
jours derniers, des graines de cresson à la température
ambiante du mois de juin, oscillant de 18 à 25 degrés.
Dèslelendemain,aubout de vingt-quatre heures, la ger-
mination était très évidente, les radicelles étaient toutes
poussées et les folioles commençaient à se dégager.
2° expérience. — Dans quatre éprouvettes disposées
comme précédemment nous avons introduit des graines
de cresson alénois sur des éponges humides. Nous
avons modifié l'expérience en ce que dans les quatre
éprouvettes nous avions une atmosphère confinée. Au
lieu de laisser les tubes d, ci' ouverts, nous les avons
fermés en adaptant à chacun d'eux un tube de caout-
chouc que nous avons comprimé avec une serre-fine.
Deux de ces éprouvettes ont été laissées à l'air am-
(I) Bibliothèque universelle et Revue suisse (nov. I8G5, août et sep-
tembre 1875).
VIE LATENTE DES GRAINES. 77
biant du laboratoire (17 à 21 degrés). Les deux autres
éprouvettes ont été plongées dans un bain d'eau chauf-
fée entre 38 et 39 degrés. Dès le lendemain les graines
avaient germé dans les deux éprouvettes laissées dans
le laboratoire, tandis qu'aucun développement n'avait
lieu dans les éprouvettes plongées dans le bain d'eau.
Le troisième jour, la germination était complète dans
les éprouvettes du laboratoire, et celles plongées dans
le bain d'eau étaient, comme le premier jour, sans au-
cun indice de germination. Alors, je retirai du bain
d'eau une des deux éprouvettes et je la plaçai sur la
table à côté de celle dont les graines étaient en pleine
végétation. Le lendemain, on n'apercevait pas nette-
ment des indices de germination, mais le deuxième et
le troisième jour la germination se manifesta et marcha
ensuite activement. Quant à l'autre éprouvette restée
dans le bain de 38 à 39 degrés, le septième jour elle
n'offrait encore aucune trace de germination; les
graines étaient altérées, entourées de moisissures. On
retira cette éprouvette du bain et on la plaça sur la
table à côté des autres. La germination se manifesta,
mais très lentement, elle ne commença à être évidente
que le troisième ou le quatrième jour. Dans d'autres
expériences où j'ai laissé les éprouvettes plus de huit
jours à la température de 38 à 39 degrés, la germina-
tion n'a plus eu lieu. De sorte que j'ai lieu de croire
que dans les conditions indiquées ce point marque la
limite supérieure de la germination.
3e expérience. — J'ai placé d'autres éprouvettes con-
tenant des graines de cresson alénois dans une étuve
78 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
sèche à 32 degrés ; elles ont germé très bien quoique
peut-être un peu lentement. Puis j'ai élevé l'étuve à
34°, 5; alors il arriva un arrêt de la germination. Quel-
quefois cependant deux ou trois graines poussaient
bien, mais le plus souvent aucune ne germait. J'ai
laissé ainsi pendant six à sept jours des graines dans
l'étuve sans résultat. On les en retira, le lendemain
même la germination marchait avec activité.
En résumé, on voit que de 35 à 40 degrés la germi-
nation du cresson alénois est ralentie ou suspendue,
mais non pas détruite sans retour. Il y a donc une sorte
d'anesthésie ou plutôt d'engourdissement produit par
une température trop élevée comme par une tempéra-
ture trop basse. Ainsi la manifestation des phéno-
mènes vitaux exige non seulement le concours de la
chaleur, mais d'un degré de chaleur fixé pour chaque
être.
Je rapprocherai de ces expériences un autre fait sin-
gulier que j'ai observé depuis longtemps, à savoir
qu'on anesthésie les grenouilles à cette même tempé-
rature de 38 degrés, qui est cependant la température
de la vie normale des mammifères.
Nous devons faire ici une remarque : la graine ne
saurait être comparée physiologiquement à l'œuf, ainsi
qu'on le fait trop souvent. Nous verrons plus loin que
l'œuf ne tombe jamais en état de vie latente. La graine
n'est pas l'ovule, le germe de la plante ; elle en est
l'embryon. La partie essentielle de la graine est en effet
la miniature du végétal complet : on y trouve le rudi-
ment de la racine ou radicule, le rudiment de la tige
VIE LATENTE DES PLANTES. 79
ou tigelle, du bourgeon terminal ou gemmule, des pre-
mières feuilles ou cotylédons.
C'est donc X embryon qui reste en état de vie latente
tant que les conditions extérieures ne se prêtent pas à
son développement.
D'où il résulte que ce que nous avons dit précédem-
ment de la vie latente ne s'applique pas à l'œuf du
végétal, mais bien au végétal lui-même.
L'eau et la chaleur sont pour l'embryon végétal des
conditions indispensables du retour de la vie latente à
la vie manifestée. La suppression de ces conditions fait
constamment disparaître la vie, leur retour la fait repa-
raître.
Une curieuse expérience de Th. de Saussure montre
que, lors même que l'embryon a commencé son évo-
lution germinatrice, il peut encore s'arrêter et retom-
ber en indifférence chimique. On prend du blé germé,
on le dessèche : à cet état, on peut le conserver pen-
dant très longtemps, absolument inerte, comme on
conservait la graine d'où cet embryon est sorti. L'air
renfermé dans le vase qui contient l'embryon desséché
n'éprouve plus de modifications et témoigne par là que
l'échange est nul entre l'être rudimentaire et le milieu.
En lui rendant l'humidité et la chaleur, c'est-à-dire
les conditions propices, la vie reparaît. On peut renou-
veler ces alternatives un assez grand nombre de fois,
et le résultat se produira toujours de même. La facul-
té de vielatente ne disparaîtra que lorsque le dévelop-
pement sera assez avancé pour que la matière verte se
montre dans les premières feuilles.
80 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
Ces phénomènes de vie latente expliquent quelques
circonstances naturelles très remarquables et qui avaient
vivement frappé l'imagination de ceux qui les obser-
vaient pour la première fois.
Un grand nombre de graines véritables ou de spores
(graines simples des acotylédonées) sont enfouies dans
le sol ou disséminées à la surface à l'état d'inertie.
Tout à coup, à la suite d'une pluie abondante, ou d'un
remaniement de terrain, elles entrent en germination
et le sol se couvre d'une végétation inattendue et
comme spontanée.
De même, on voit dans les allées des jardins, à la
suite d'une pluie d'orage, des plaques vertes formées
parle développement d'une espèce d'algues, lenostoch.
Toutes ces végétations ne sont pas apparues subite-
ment et spontanément : les germes existaient dans la
profondeur du sol, ou à l'état de dessiccation dans la
poussière qui le recouvrait, et ils ne se sont manifestés
en se développant que lorsqu'ils ont trouvé les con-
ditions d'aération, d'humidité et de chaleur qui sont
les trois facteurs essentiels des manifestations vitales.
B. Vie latente chez les animaux. — Les organismes
animaux offrent aussi beaucoup d'exemples de vie la-
tente. Un grand nombre d'êtres sont susceptibles de
tomber, par la dessiccation, en état à' indifférence chi-
mique. Tels sont beaucoup d'infusoires, les kolpodes,
entre autres, bien étudiés par MM. Coste, Balbiani et
Gerbe (1). Mais les plus célèbres de ces animaux sont les
(1) Compt. rend. deVAcad. des se., t. L1X, p. 14.
vil: latente des kolpodes. 81
rôti fèves, les iavdigvades et les anguillules de blé niellé.
Les kolpodes sont des infusoires ciliés d'une assez
grande taille, ayant la forme d'un haricot, armés de
cils vibratils sur (ouïe leur surface (voy. %. 2 e). On
les voit sous le microscope introduire par une bouche
placée dans l'échancrure de leur corps les monades,
les bactéries, les vibrions dans leur estomac, et expulser
;
FlG. i.
Enkystement des kolpodes
a, b, c, kolpodes se divisant dans l'intérieur de leurs Kystes en deux, quatre et plus
grand nombre de kolpodes nouveaux. — <7, kolpode sortant de son kyste. — e, kolpode
libre. — /', /", kolpode enkysté,
par une ouverture anale placée à la grosse extrémité
du corps le résidu de la digestion. Près de cette ou-
verture anale se trouve une vésicule contractive prise
pour le cœur par certains micrographes et qui parait
être l'organe propulseur d'un appareil aquifère. Au
centre du corps du kolpode apparaît un assez volu-
mineux organe de reproduction.
Quand, à la surface des infusions, il se forme une pel-
licule où se développent des monades, des vibrions,
des bactéries, on voit les kolpodes répandus dans le
récipient se diriger vers cette pellicule pour y assouvir
Ct., BERNAI! D.
82 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
leur faim sur les animalcules qui la composent ou
bien pour s'y mettre en contact avec l'air. Puis, parmi
ces kolpodes, on en voit qui s'arrêtent tout à coup, se
mettent à tourner sur place, se courbent en boule, et
continuent cette giration jusqu'à ce qu'une sécrétion
de leur corps se soit coagulée autour d'eux en une
membrane enveloppante : ils s'enkystent, en un mot,
et alors ils deviennent complètement immobiles dans
leur enveloppe comme un insecte dans son cocon. Les
plus petits à cette période de leur existence ont une
grande ressemblance avec un ovule : c'est ce qui a pu
faire croire à un œuf spontané.
Bientôt les kolpodes enkystés et immobiles se sépa-
rent en deux, en quatre, et quelquefois en douze kol-
podes plus petits (voy. fig. 2), qui, une fois séparés et
distincts, entrent en giration chacun pour leur compte
sous leur commune enveloppe. Les mouvements aux-
quels ils se livrent finissent par user le kyste en un point
quelconque, et dès qu'une fissure y est pratiquée, on les
voit sortir de leur prison et se mêler à la population
dont ils accroissent le nombre. Ce sont les kystes de
multiplication, par opposition à un autre enkystement
qui se rattachera à la conservation de l'individu. Telle
est l'explication du peuplement des infusions.
Quand dans les infusions les kolpodes ont épuisé leur
pouvoir reproducteur et que l'évaporation menace de
tarir leur récipient, ils s'enkystent pour se mettre à l'a-
bri des causes de destruction. On peut alors les faire
sécher sur des lames de verre et les conserver indéfini-
ment en cet état; ils reviennent à la vie dès qu'on leur
VJË LATENTE DES ROTIFÈRES. 83
rend l'humidité. M. Balbiani conserve de la sorte depuis
sept ans des individus qu'il rend à la vie active et qu'il
dessèche chaque année.
Ces kystes de kolpodes, graines animales impalpables,
s'attachent comme la poussière à la surface des corps,
sur les feuilles, les branches, lesécorces des arbres, sur
les herbes au fond des mares taries, dans le sable ou la
vase desséchée. Leur petitesse leur permet de passer à
travers les filtres, et l'on ne peut s'en débarrasser. Ils
rompent leur enveloppe toutes les fois que les pluies
ou la rosée leur rendent l'humidité, prennent la nourri-
ture qui se trouve à leur portée et forment un nouveau
cocon dès que l'eau vient à leur manquer. Ils passent
donc tour à tour dans un état de mort apparente
et de résurrection sous l'influence d'une condition phy-
sique qui existe ou fait défaut.
Les rotifères ou rotateurs (fig. 3 et 4) sont des ani-
maux d'organisation déjà élevée, classés soit parmi
les vers (Gegenbaur), soit comme groupe à part entre
les crustacés et les vers (Van Beneden).
Ces animaux ont de 0m,05 à 1 millimètre : ils
sont donc loin d'être microscopiques. On les trouve
dans les mousses et surtout dans celles (Dryum) qui for-
ment des touffes vertes sur les toitures. Leur organisa-
tion nous montre des appareils très variés : ils pos-
sèdent des organes viscéraux et locomoteurs assez
compliqués (voy. fig. 3). Ils peuvent ramper ou nager
et, suivant qu'ils ont recours à l'un ou l'autre mode de
locomotion, l'aspect sous lequel ils se présentent
change. Dans l'état le plus ordinaire, leur corps est fu-
84 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
siforme, aminci à la partie antérieure et terminé par
une sorte de ventouse ciliée au moyen de laquelle
ils se fixent aux corps solides pour progresser par
reptation comme les sangsues. Ce prolongement d'au-
tres fois est rétracté vers l'intérieur et alors on voit
saillir deux lobes arrondis en forme de disques bor-
^
4
Fig. 3. — Rotifère des toits à l'état de vie active.
t, organes ciliés. — 2, tube respiratoire. — 3, appareil masticateur. — 4, intestin. —
5, vésicule contractile. — 6, ovaire. — 7. canal d'excrétion.
dés de cils. A l'état de vie latente ils sont immobiles et
ramassés en boules comme on le voit dans la figure 4.
Les tardigrades (fig. 5), bien étudiés au point de vue
de leur vie latente par M. Doyère (1), sont des animaux
encore plus élevés en organisation que les précédents.
Us appartiennent à la classe des arachnides : c'est une
famille à'acariens. Ils ont quatre paires de pattes
(1) Doyère, Ann. des se. mit., 1 840- 1841.
VIE IATENTE DES TARDIGRADES. 85
courtes, articulées, munies d'ongles. Leur corps apointi
en avant permet de distinguer 3 ou 4 articulations.
Exclusivement marcheurs, ces animaux vivent dans
Fig. 4. — Rotifère à l'état de dessiccation. Fie o. — Croquis de tardigrade (Emi/-
dium testudo) grimpant sur un grain de
I. organe rotateur. — 2, yeux. — 3, appa- sable,
reil masticateur. — ■ 4, intestin.
la poussière des toits ou sur les mousses qui y végè-
tent. Exposés à des variations hygrométriques exces-
sives, ils vivent tantôt dans l'eau qui baigne le sable
des gouttières, comme de véritables êtres aquatiques,
tantôt comme des vers de terre.
Lorsque l'eau vient à leur manquer, ils se rétrac-
tent, se racornissent, et se confondent avec la pous-
sière voisine; ils peuvent rester plusieurs mois, et on
conçoit qu'ils puissent rester indéfiniment sans mani-
festations appréciables de la vie, dans cet état de
dessiccation.
Mais si, comme Leeuwenhœk l'a fait pour la pre-
mière fois, le27 septembre 1 701 , on humecte cette pous-
sière, on voit au bout d'une heure les animaux y four-
miller actifs et mobiles : leurs organes, muscles,
86 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
nerfs, viscères digestifs, se rétablissent dans leurs
Fig. 6. — Système musculaire et nerveux Fig. 7. — Système digestif du Milnesium
d'un Milnesium tardigradum (figure em- tardigradum (Doyère, Thèse de la Faculté
pruutée à Doyère, Thèse de la Faculté des des sciences de Paris, 1842).
sciencesde Paris, 1842).
b, bouche. — gis, glandes salivaires. —
Systèmes musculaire et nerveux du tardi- e i, sac digestif avec ses lobes extérieurs et
grade. — A, mode de terminaison des nerfs sa cavité iuterue. — o v, l'ovaire rejeté sur
dans les muscles. — B, un ganglion nerveux le côté, — us, vésicule séminale.
de la chaîne sous-intestinale.
formes (voy. fig-. 6 et 7); ils reprennent, en un mot,
toute la plénitude de leur vitalité jusqu'à ce que
VIE LATENTE DES ANGUILLULES. 87
la sécheresse vienne l'interrompre encore une fois.
Ces faits ont eu un très grand retentissement et ont
donné lieu autrefois à des discussions relatives à la
question de savoir si véritablement la vie a été com-
plètement suspendue pendant la dessiccation, ou seu-
lement atténuée comme cela a lieu par le froid chez
les animaux hibernants. Après un débat porté devant
la Société de biologie par MM. Doyère, Davaine et
Pouchet, il fut bien établi que : « 1° il n'y a pas de vie
» appréciable dans les corps inertes des animaux revi-
» viscibles et 2° que ces corps conservent leur pro-
» priété de reviviscence dans des conditions (vide sec
à 100°) incompatibles avec toute espèce de vie manifestée.
D'après ces faits, il paraît bien certain que la vie est
complètement arrêtée malgré la complexité de l'orga-
nisation de ces animaux. On y trouve en effet des mus-
cles, des nerfs, des ganglions nerveux, des glandes, des
œufs, tous les tissus en un mot qui constituent les
organismes supérieurs (voy. fig. 6 et 7). Cependant on
n'a jamais, àma connaissance, fait l'expérience de les
conserver pendant un très long espace de temps à
l'état de vie latente. Le vrai critérium qui permet de
décider si la vie est réellement arrêtée d'une manière
absolue, c'est la durée indéterminée de cet arrêt.
Anguillules de blé niellé (fig. 8). — Les faits observés
sur les anguillules du blé niellé ne sont pas moins
intéressants que ceux que nous avons examinés pré-
cédemment. Ils conduisent d'ailleurs aux mêmes con-
clusions (1).
(I) Davaine, Mémoires de la Société de biologie, 1856.
88 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
La nielle se manifeste dans le blé, par une déforma-
tion du grain après sa maturité et par un change-
ment de couleur. Les grains sont petits, arrondis, noi-
râtres et consistent en une coque épaisse et dure dont la
cavité est remplie d'une poudre blanche (fig. 8, A et B).
Cette maladie est provoquée par l'existence d'helmin-
Fig. 8. — Figure d'après M. lo docteur Da-
vaiue {Mémoires de la Société de biologie,
L856 .
A, grains de blé niellé de grandeur natu-
relle.
B, coupe en travers du grain niellé conte-
nant des anguillules adultes, grossi qua-
tre loi-.
C, coupe longitudinale d'une jeune tige de
blé, grossie cent fois ; on n'a pu figurer
qu'une portion de cette coupe sur laquelle
on voit une anguillule (larve), son attitude
montre qu'elle n'est ni daus les vaisseaux
ni dans le tissu de la feuille, mais à la
surface.
thesnématoïdes très petits, existant dans chaque grain
an nombre de plusieurs milliers. Ces anguillules [anguil-
lula tritici) n'ont point d'organes sexuels et ne peuvent
se reproduire ; mais elles proviennent d'œufs déposés
par d'autres anguillules pourvues d'organes génitaux
qui avaient pénétré dans le grain avant sa maturité.
Celles-ci s'étaient introduites dans la jeune plante, dé-
veloppée parla germination, entre les gaines des feuil-
les, qui renferment l'épi en voie de formation (fig. 8, C).
Mais cette introduction n'est possible que si la plante
est humide, car alors seulement l'anguillule est active
VIE LATENTE DÉS ANGUILLULES. 89
et peut s'élever le long de la tige. Sinon i'anguillule
restera dans le sol, au pied de l'épi nouveau, et le blé
sera préservé de son atteinte. Aussi est-ce dans les an-
nées humides, où les pluies sont abondantes au temps
de la formation de l'épi, que les blés sont sujets à la
nielle. Les cultivateurs savaient cela, mais ils ne pou-
vaient comprendre le rapport qu'il y a entre l'humidité
de la saison et la nielle du blé. On voit que ce rapport
n'a rien de mystérieux; c'est une simple condition
physique qui fait que le chemin est praticable ou
non pour le parasite. Il en est ainsi généralement, et
toutes les harmonies naturelles se ramènent à des
conditions physico-chimiques quand nous en connais-
sons le mécanisme.
Le grain de blé est, à cette époque, formé d'un pa-
renchyme jeune et mou, dans lequel les diverses parties,
paléoles,étamines, ovaires, ne sont point distinctes, et
où I'anguillule peut pénétrer facilement. C'est là que
l'animal passe de l'état de larve à l'état parfait; ses
organes sexuels, qui ne s'étaient point encore dévelop-
pés, apparaissent et atteignent leur perfectionnement
organique; la femelle pond des œufs qui arrivent à
éclosion et vivent à l'état de larve dans la cavité qui
renferme les parents destinés à périr. Les anguil-
lules larves ne tardent point à se dessécher avec le
grain lui-même et attendent, dans un état de mort
apparente, les conditions nécessaires à leurs mani-
festations vitales : l'humidité et l'air.
Les larves d'anguillules se présentent sous forme de
poussière blanche grossièrement semblable à de l'ami-
90 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
don, ayant une longueur moyenne de 8 dixièmes de
millimètre (fig. 8, B).
La respiration de ces animaux quand ils sont dans
le grain de blé est nulle. M. Davaine a maintenu dans
le vide pendant vingt-sept heures des anguillules enfer-
mées dans des épis verts, sans que ces animaux fussent
modifiés bien sensiblement dans leur activité par ce
traitement. On conçoit donc qu'il serait possible de
conserver des anguillules desséchées indéfiniment dans
le vide. Mais on ne pourrait pas agir de même sur les
larves vivantes dans l'eau. Exposées dans le vide, elles
tombent bientôt dans un état de mort apparente ; elles
reviennent à l'activité quand on laisse l'air arriver de
nouveau. Je vous ai montré qu'il suffit d'empêcher le
contact de l'air avec l'eau où elles vivent, en mettant
de l'huile par exemple autour de la lamelle du porte-
objet du microscope, pour voir bientôt les anguillules
tomber en état d'asphyxie.
M. Davaine, n'ayant trouvé dans l'intestin de ces ani-
maux ni revêtement cellulaire auquel on pourrait attri-
buer des fonctions digestives, ni particules solides, en
conclut que vraisemblablement la nutrition de ces ani-
maux, comme leur respiration, s'accomplit en partie
par la peau. Je pense que la nutrition doit surtout
s'opérer au moyen de réserves alimentaires que ren-
ferme le corps de l'animal et non par l'absorption de
substances venues du dehors.
Ces animaux se meuvent sur place, sans progresser
véritablement, tant que dure leur vie. Leurs mouve-
ments ne subissent pas d'interruption à moins que
VIE LATENTE DES ANGUILLULES. 91
quelque condition extérieure n'intervienne. La dessic-
cation, la soustraction de l'air, sont les conditions or-
dinaires qui arrêtent ces mouvements ainsi que toutes
les manifestations apparentes de la vie.
Baker, en 1771, observa que des anguillules con-
servées inertes depuis vingt-sept ans reprenaient leur
activité dès qu'on les humectait. Pour ma part j'ai vu
des anguillules revenir à la vie après avoir été conser-
vées pendant quatre années, dans un flacon très sec
et bien bouché.
Spallanzani détermina leur revivification et leur en-
gourdissement jusqu'à seize fois de suite. Ces animaux
ne peuvent pas revenir à la vie indéfiniment, parce que,
à chaque reviviscence, ils consomment une partie de
leurs matériaux nutritifs sans pouvoir réparer cette
perte, puisqu'ils ne mangent pas. De sorte qu'à la fin la
condition intrinsèque formée par la réserve des maté-
riaux nutritifs finit par disparaître et empêcher la vie
de se manifester lors même que subsistent les trois
autres conditions extrinsèques : chaleur, eau, air.
Si l'on abaisse progressivement la température de
l'eau qui renferme les anguillules, elles conservent
leurs mouvements jusqu'à zéro. Puis les mouvements
s'éteignent. Lorsque ensuite on élève de nouveau la
température, c'est seulement vers 20 degrés qu'on les
voit sortir de leur état de mort apparente. Elles re-
naissent ainsi lors même qu'elles ont subi un abais-
sement considérable de température, jusqu'à 15 ou 20
degrés au-dessous de zéro. Elles résistent moins bien
que les rotifères aux températures élevées, et à 70 de-
92 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
grés au-dessus de zéro elles périssent infailliblement.
On a observé qu'il faut continuer l'action de l'humi-
dité pendant des durées de temps très inégales pour
déterminer la reviviscence des anguillules. Mais on
peut faire en sorte qu'une seule des autres conditions
nécessaires fasse défaut, l'aération par exemple ; si on
la fait intervenir après humectation prolongée, la revi-
viscence se produira dans des temps sensiblement
égaux. Pour réaliser l'expérience, j'humecte les grains
niellés pendant vingt-quatre heures; les ouvrant alors,
on observe que le même temps est à peu près nécessaire
pour ramener les animaux à la possession de leurs
fonctions vitales. Toutefois si on laisse les grains de
nielle entiers trop longtemps immergés dans l'eau, les
anguillules finissent par perdre la faculté de revivis-
cence.
Autres exemples de vie latente : œufs, ferments, levure
de bière, etc. — Nous avons vu que la graine fournit un
des exemples les plus nels de vie latente. Le subs-
tratum de la vie existe bien dans la graine ; mais si les
conditions physico-chimiques externes font défaut, tout
conflit, tout mouvement vital est suspendu.
On a été tenté de chercher des phénomènes ana-
logues dans les œufs de certains animaux, en les com-
parant aux graines. Cette assimilation est inexacte. La
graine n'est pas un œuf, nous l'avons déjà dit; elle
n'en a pas les propriétés : c'est un embryon.
Il ne faut pas s'étonner d'ailleurs que l'œuf ne puisse
pas comme la graine tomber en état d'indifférence chi-
mique, à l'état de vie latente. L'œuf est un corps en
APPARENCE DE VIE LATENTE DES ŒUFS. 9IJ
évolution, dont le développement ne saurait s'arrêter
d'une manière complète. 11 est seulement à l'état de
vie engourdie ou oscillante, comme nous le verrons;
il reste toujours en relation d'échange matériel avec le
milieu. En un mot l'œuf respire; il prend de l'oxy-
gène et restitue de l'acide carbonique; il ne reste pas
inerte dans le milieu ambiant inaltéré.
L'indifférence ou l'inertie apparente de l'œuf n'est
qu'une illusion produite par la lenteur, l'atténuation
ou l'obscurité des phénomènes qui s'y passent. Les
œufs des vers à soie, par exemple, attendent pour
éclore le retour du printemps; mais on doit admettre
que la vie n'y a pas été complètement suspendue. Des
changements s'y accomplissent sous l'influence du
froid, et, le printemps revenant, la chaleur ne trouve
plus l'œuf dans le même état, avec la môme constitu-
tion qu'il avait à la fin de l'automne. On comprend dès
lors que la chaleur qui, à cette époque,, n'avait pu dé-
terminer le développement de l'œuf, le puisse faire
maintenant.
Ces phénomènes, résultant de l'influence des condi-
tions physiques du milieu sur la vie latente ou la vie
engourdie des êtres, nous expliquent certaines adapta-
tions harmoniques de la nature. A quoi servirait, par
exemple, que l'œuf du ver à soie puisse éclore au mi-
lieu de l'hiver, puisque l'animal ne trouverait point
les feuilles dont il doit se nourrir? Il est donc naturel
que cet œuf n'acquière cette faculté qu'au printemps et
qu'il sommeille pendant les froids de l'hiver en com-
plétant lentement son développement. Des phéno-
94 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
mènes analogues d'hibernation se passent sans cloute
dans les végétaux. Toutefois il ne faudrait pas attri-
buer ces phénomènes à des causes surnaturelles ou
merveilleuses. L'influence du cours des saisons, l'in-
fluence de leur durée s'expliquent par le retour et les
alternatives de conditions physico-chimiques détermi-
nées. L'hiver n'a pas agi sur les œufs de ver à soie
comme une condition particulière ou extra-physique ;
l'hiver a agi simplement comme condition physique,
comme froid. C'est ce qu'ont démontré les expériences
de M. Duclaux. L'œuf de ver à soie pondu à la fin de
l'été ne doit éclore naturellement qu'au printemps
suivant parce que l'hiver et les froids apportent une
condition physique favorable à un certain développe-
ment insensible qui doit précéder son éclosion. Or
on peut remplacer l'hiver naturel par un hiver arti-
ficiel. Si l'on soumet ces œufs pendant vingt-quatre
heures à l'action d'une température de zéro degré,
puis, que l'on fasse intervenir la chaleur, le dévelop-
pement se fait immédiatement et sans retard.
Les ferments, ces agents si importants de la vie et
encore si peu connus, ont la faculté de tomber en état
de vie latente. Toutefois, nous devons faire ici une dis-
tinction relativement aux ferments solubles et aux fer-
ments figurés. Les premiers ne sont pas des êtres vi-
vants, et la propriété qu'ils nous offrent de se des-
sécher, puis de. se redissoudre et de reprendre leur
activité chimique, ne peut rappeler que de loin les
phénomènes de vie latente. Les ferments figurés, au
contraire, sont des êtres vivants qui se reproduisent;
VIE LATENTE DES FERMENTS. 95
après avoir été desséchés, ils revivent sous l'influence
de l'humidité et manifestent non seulement leurs pro-
priétés chimiques, mais encore leur faculté de pro-
lifération, de reproduction; ce sont bien là de vrais
phénomènes de vie latente.
La levure de bière nous fournit un précieux exemple
de cette double faculté. Que l'on prenne de la levure
en pleine activité et qu'on la soumette à une dessicca-
tion graduelle, elle se trouvera réduite à l'état de vie
latente, on pourra l'exposer à une température fort
élevée ou à l'action de l'alcool prolongée, elle résis-
tera à ces épreuves; et lorsque ensuite on la placera
dans des conditions convenables, elle revivra et pourra
se développer de nouveau.
Voici un tube dans lequel nous avons mis en fer-
mentation de la levure de bière desséchée à 40 degrés
et conservée depuis deux ans; elle s'est peu à peu im-
bibée d'eau et a produit la fermentation alcoolique
quand on y a ajouté du sucre.
Dans un autre tube, nous avons mis de la levure
de bière également desséchée et conservée dans de
l'alcool absolu depuis un an et demi. Elle s'est égale-
ment imbibée d'eau peu à peu et a très bien pro-
duit ensuite la fermentation alcoolique.
Dans une autre expérience, j'ai délayé de la levure
de bière fraîche dans de l'alcool absolu, où elle est
restée immergée trois ou quatre jours. Après ce
temps, j'ai recueilli cette levure sur un filtre pour la
dessécher; mise de nouveau avec de l'eau sucrée, elle
a donné lieu à une fermentation alcoolique très active.
96 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
Je dois ajouter que dans tous les cas où la levure a été
préalablement desséchée, qu'elle ait été soumise ou
non à l'influence de l'alcool, il faut qu'elle s'imbibe
de nouveau par une macération préalable de vingt-
quatre ou trente-six heures, avant que la fermentation
alcoolique apparaisse avec tous ses caractères : inver-
sion de la saccharose en glycose, dédoublement de la
glycose en acide carbonique et alcool, etc. On voit
ainsi que les deux ferments dont est constituée la le-
vure de bière, le ferment inversif ou ferment solu-
ble, et le iorula cerevisiœ, ferment figuré, possèdent
tous deux la faculté de reprendre leur propriété après
dessiccation.
Explication de la vie latente. — La dessiccation est
une condition de protection pour les organismes qui
doivent être exposés aux vicissitudes atmosphériques.
Nous avons vu les kolpodes, les rotateurs, les tardi-
grades, les anguillules s'enkyster, se segmenter, s'en-
rouler, etc., dès que l'eau nécessaire à leurs mani-
festations vitales vient à manquer.
Si maintenant nous cherchons à nous rendre
compte des mécanismes par lesquels se produit l'état
de vie latente et se fait le retour à la vie manifestée,
nous verrons avec la plus grande évidence l'influence
des conditions extérieures se manifester sur les deux
ordres de phénomènes auxquels nous avons rattaché
la vie chez tous les êtres : la création et la destruction
organiques.
Occupons-nous d'abord du passage de la vie mani-
festée à l'état de vie latente. La condition principale
EXI'LICATION DE LA VIE LATENTE. 97
que doit remplit1 un organisme pour tomber dans cet
état, c'est la dessiccation. Les autres circonstances, de
température, de composition de l'atmosphère ga-
zeuse, ne sauraient agir aussi efficacement que la des-
siccation pour suspendre la vie. Une graine humide
soumise au froid ou exposée dans un gaz inerte fini-
rait probablement à la longue par s'altérer. Cepen-
dant on ne pourrait pas conclure d'une manière ab-
solue que le maintien illimité de la vie latente exige la
dessiccation, car des graines enfouies dans la terre
ou au fond de l'eau se sont conservées en état de vie
latente pendant des temps indéterminés mais certai-
nement très considérables (au moins un siècle).
La dessiccation a pour conséquence immédiate de
faire disparaître, de rendre impossibles, les phéno-
mènes de destruction organique, c'est-à-dire les mani-
festations fonctionnelles de l'être vivant; il en est de
même des autres conditions qui produisent la vie
latente. Les propriétés physiques des tissus, leur
élasticité, leur densité, leur ténacité, sont d'abord
modifiées par un degré de dessiccation de la subs-
tance organisée poussée trop loin. Viennent aussi les
phénomènes chimiques de la destruction vitale, dont
l'action se trouve arrêtée par- le fait même de la des-
siccation; car les agents de ces phénomènes, les fer-
ments, en se desséchant deviennent inertes. La des-
siccation amène donc la suppression de la destruction
vitale en faisant disparaître les propriétés physiques
et chimiques des tissus. La création vitale s'arrête
alors, elle aussi, dans les cellules desséchées. En un
CL. DEIîNABD. -,
98 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
mot, la vie, considérée sous ses deux faces, est sus-
pendue : l'organisme est en état d'indifférence chimi-
que, il est inerte. 11 y a arrêt de la vie ou vie latente.
L'influence de la dessiccation sur les propriétés
physiques des tissus et des substances de l'organisme
a été mise en évidence dans un travail fondamental
publié en 1819 par M. Chevreul (1).
Ces recherches, très importantes pour la physio-
logie, ont porté sur les tendons, les tissus fibreux, le
ligament jaune et diverses substances albuminoïdes.
Les tendons forment les tissus par lesquels les
muscles s'attachent aux os; ils se présentent à l'état
normal comme des cordons souples, élastiques,
d'aspect nacré, ayant une grande ténacité. Lorsqu'ils
sont secs, ils perdent 50 pour 100 d'eau environ, ils
deviennent jaunâtres : leur élasticité a diminué au
point que si on les courbe, il se produit des déchi-
rures, des ruptures, et le tissu est desorganisé. Mais
qu'on remette le tendon dans l'eau, il absorbe de
nouveau ce liquide jusqu'à en prendre à peu près sa
teneur normale. La dessiccation lui a fait perdre ses
propriétés; l'humectation les lui restitue.
La fibrine du sang se trouve dans les mêmes
conditions. Elle peut perdre par la dessiccation
80 pour 100 d'eau, et avec cela disparaissent sa couleur,
sa ténacité, son élasticité. Remise au contact de l'eau
elle en reprend environ la même quantité et recouvre
ses propriétés perdues.
(i) Mémoires du Muséum, t. XIII.
DESSICCATION DES TISSUS. 99
La cornée transparente offre des phénomènes ana-
logues. Desséchée, elle devient opaque : humectée
de nouveau, elle reprend sa transparence (1).
On voit donc que pour les tissus, qu'on peut considé-
rer comme de simples matériaux physiques de l'organi-
sation ,leurspropriétés n'interviennent dans les manifes-
tations de la vie qu'en raison de l'eau qu'ils renferment.
L'albumine d'œuf soluble présente des phénomènes
très analogues à ceux que nous avons précédemment
signalés.
Si on la dessèche lentement (au-dessous de 45 degrés)
elle devient jaune, cassante, en perdant environ 90 pour
100 d'eau. Si ensuite on ajoute de l'eau, elle se redis-
sout de nouveau. Quand l'albumine se trouve à cet
état de dessiccation, on peut la soumettre aune tem-
pérature sèche élevée, à 100 degrés par exemple, sans
qu'elle perde la faculté de se redissoudre.
L'albumine d' œuf coagulée par la chaleur se dessèche
en laissant évaporer environ 90 pour 100 d'eau, mais si
(i) Il n'y a pas que la dessiccation qui fasse perdre à la cornée
sa transparence. Quand on comprime entre les doigts l'œil d'un
chien ou d'un lapin récemment extrait de l'orbite, on voit la cor-
née devenir opaque par la pression et reprendre sa transparence
quand la compression cesse. J'ai, il y a bien longtemps, montré
que ce phénomène se reproduit sur le vivant. Si avec l'extrémité
du manche d'un scalpel on exophthalmise les yeux sur un chien ou
sur un lapin, les deux globes oculaires font saillie avec une cornée
opaque à tel point que l'animal est devenu aveugle ; mais dès qu'on
fait rentrer l'œil dans l'orbite, la compression cessant, la cornée de-
vient transparente et l'animal recouvre la vue. Ici l'opacité de ta
cornée doit être attribuée non à la dessiccation de la cornée, mais
bien à un changement de la disposition moléculaire dans ses parties
constituantes.
100 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
après dessiccation on l'humecte, on voit qu'elle a perdu
sans retour la propriété de se redissoudre. Cette expé-
rience sur la solubilité de l'albumine à ses divers états
estun fait capitalau point de vue du sujet qui nous occupe.
Nous voyons comment la suppression de l'humidité
et des conditions extrinsèques propices peut entraîner
la disparition, tout au moins la suspension, des pro-
priétés des tissus; toute manifestation vitale qui
exige la mise en jeu de ces propriétés physiques et
mécaniques se trouve par là môme supprimée.
Nous devons rapprocher de ces faits une expérience
de M. Glénard, de Lyon, relative à la dessiccation du
sang du cheval dans ses vaisseaux. Le sang de cheval se
coagule lentement; on fait dessécher à une température
inférieure à 45 degrés le sang contenu dans une veine
jugulaire, par exemple. Après dessiccation, on constate
que ce sang se redissout dans l'eau et que le plasma
qui en résulte n'a pas perdu la propriété de se coagu-
ler. Cela montre ce fait intéressant, que, chez un ani-
mal élevé, comme chez les êtres inférieurs, la fibrine
soluble du plasma ne perd pas sa propriété coagulable
par la dessiccation.
Nous avons dit que la dessiccation, c'est-à-dire la
disparition de l'humidité nécessaire aux organismes,
supprime non seulement les propriétés physiques des
tissus, mais aussi les phénomènes chimiques qui s'y pas-
sent. Nous savons que ces phénomènes ont pour agents
principaux des ferments et qu'il s'agit ici de fermenta-
tion. Or, les expériences les plus simples nous mon-
trent que ces fermentations, comme toutes les actions
RETOUR A LA VIE MANIFESTÉE. 101
chimiques, ne sauraient s'accomplir qu'au sein d'un
milieu liquide. Corporation ag\mt nisisoluia.
Il faut donc, pour l'accomplissement des fermenta-
tions, à la fois une température et un degré d'humi-
dité convenables; faute de quoi l'action se suspend.
J'ai depuis bien longtemps montré dans mes cours que
les ferments ont la propriété de se dessécher et de
reprendre leurs propriétés quand ils viennent à être
humectés de nouveau. Voici du ferment pancréatique
à l'état sec : il peut être mis en contact avec l'amidon
desséché sans qu'il se produise aucune action. Si l'on
ajoute de l'eau, la transformation en sucre se produira
rapidement à la température convenable. Le ferment
n'avait donc pas perdu le pouvoir d'agir : il était seu-
lement dans l'impossibilité de manifester son action.
Le suc gastrique desséché ne digère plus; il peut
rester indéfiniment au contact de la viande également
desséchée sans l'attaquer. L'addition de l'eau, à une
température voisine de celle du corps, à 40 degrés,
fera reparaître la digestion suspendue.
On comprend par ces exemples que la dessiccation
abolisse les deux ordres de phénomènes physiques et
chimiques de l'organisme. Ces phénomènes caracté-
risant la destruction vitale étant empêchés, la création
organique s'interrompt à son tour; l'organisme perd
les caractères de la vie.
Le réveil de l'être plongé dans l'état de vie latente,
son retour à la vie manifestée, s'explique tout aussi
simplement.
C'est d'abord la destruction vitale qui redevient pos-
102 LES TROIS FORMES DE LA ME.
sible par le retour des phénomènes physiques et chi-
miques ; puis, la vie créatrice reparaît à son tour,
quand l'animal reprend des aliments.
Dès que l'humidité et la chaleur sont restituées à l'or-
ganisme, les tissus, ainsi que l'ont montré les recherches
de M. Chevreul, reprennent la quantité d'eau qu'ils
avaientavantleur dessiccation, et leurs propriétés méca-
niqueset physiques, de résistance, d'élasticité, de trans-
parence, de fluidité, reparaissent. Le retour des phéno-
mènes chimiques a lieu tout aussitôt: les ferments des-
séchés, en s'humectant de nouveau, récupèrent leur
activité, les fermentations interrompues reprennent
leur cours dans l'organisme vivant comme en dehors
de lui, ainsi que l'expérience directe nous l'a montré.
C'est donc par le rétablissement primitif des actes
de destruction vitale que se fait le retour à la vie. La
vie créatrice ne se montre qu'en second lieu. C'est là
une loi qu'il importe de faire ressortir.
L'animal ou la plante, en renaissant, commence tou-
jours par détruire son organisme, par en dépenser les
matériaux préalablement mis en réserve. Cette obser-
vation nous fait comprendre la nécessité d'une nou-
velle condition pour la reviviscence ou le retour à la
vie manifestée. Il faut que l'être possède des réserves,
accumulées dans ses tissus, pour pouvoir se nourrir et
parer à ses premières dépenses, jusqu'au moment où,
complètement revenu à l'existence, il pourra puiser au
dehors, par l'alimentation, les matériaux qui lui sont né-
cessaires pour faire de nouvelles réserves. Nous retrou-
vons ici incidemment une application de cette grande
VIE OSCILLANTE. 103
loi sur laquelle nous ne cessons d'insister, à savoir que
la nutrition est toujours indirecte au lieu d'être directe
et immédiate. L'accumulation de réserves est donc une
nécessité pour les êtres en vie latente : la reprise des
manifestations vitales n'est possible qu'à ce prix.
Dès que les phénomènes de destruction vitale ont
recommencé dans l'être tout à l'heure inerte, la créa-
lion vitale reprend aussi son cours, et la vie se rétablit
dans son intrégrité avec ses deux ordres de phéno-
mènes caractéristiques.
II. Vie oscillante. — L'être vivant, considéré comme
individu complexe, peut être lié au milieu extérieur
dans une dépendance tellement étroite que ses mani-
festations vitales, sans s'éteindre jamais d'une manière
complète comme dans l'état de vie latente, s'atténuent
ou s'exaltent néanmoins daus une très large mesure,
lorsque les conditions extérieures varient.
Les êtres dont les manifestations vitales peuvent
varier dans des limites étendues sous l'influence des
conditions cosmiques sont des êtres à vie oscillante ou
dépendante du milieu extérieur.
Ces êtres sont fort nombreux dans la nature.
Tous les végétaux sont dans ce cas : ils sont en-
gourdis pendant l'hiver. La vie n'est pas complète-
ment éteinte en eux : les échanges matériels de l'assi-
milation et de la désassimilation ne sont pas supprimés
absolument, mais ils sont réduits à un minimum. La
végétation est obscure : le processus vital presque
insensible. Au printemps, lorsque la chaleur reparaît,
104 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
le mouvement vital s'exalte; la végétation engourdie
prend une activité extrême ; la sève se met en mouve-
ment, les feuilles apparaissent, les bourgeons s'en-
tr'ouvrent et se développent, des parties nouvelles,
racines, branches, s'étendent dans le sol ou dans l'air.
Dans le règne animal, il se produit des phénomènes
analogues. Tous les invertébrés et, parmi les vertébrés,
tous les animaux à sang froid, possèdent une vie oscil-
lante, dépendante du milieu cosmique. Le froid les en-
gourdit, et si pendant l'hiver ils ne peuvent être sous-
traits à son influence, la vie s'atténue, la respiration se
ralentit, la digestion se suspend , les mouvements
deviennent faibles ou nuls. Chez les mammifères, cet
état est appelé état d'hibernation : la marmotte, le loir
nous en fournissent des exemples.
C'est ordinairement l'abaissement de la température
qui produit cette diminution de l'activité vitale. Quel-
quefois cependant son élévation peut avoir les mêmes
conséquences. Nous avons déjà vu que les graines en
germination et, parmi les animaux, les grenouilles
s'engourdissent à une température élevée; de même,
il existe un mammifère américain, le Tenrec, qui
tombe, dit-on, dans un véritable état de léthargie sous
l'action des plus grandes chaleurs.
Les vertébrés les plus élevés (animaux à sang chaud),
qui ont un milieu intérieur perfectionné, c'est-à-dire
des liquides circulatoires dans lesquels la température
est constante, ne sont pas soumis à cette influence du
milieu extérieur. Toutefois, à une certaine période de
leur existence, au début, ils commencent par être des
VIE OSCILLANTE. 105
êtres à vie oscillante. Cela arrive lorsqu'ils sont à l'état
iïœuf. Le travail évolutif dont l'œuf d'oiseau doit être
le siège exige un certain degré de température assez
voisin de celui de l'animal adulte : si cette température
convenable n'est point offerte à l'œuf, il reste dans l'en-
gourdissement. 11 n'est pas en état d'indifférence chi-
mique, car on peut constater qu'il respire ; il absorbe
de l'oxygène et rejette de l'acide carbonique. Néanmoins
cet échange matériel a peu d'activité. Que l'on prenne
un œuf de poule récemment pondu et qu'on le place
dans une éprouvetle à pied au-dessus d'une couche
d'eau de baryte : celle-ci se troublera lentement par
le dépôt de carbonate de baryte résultant de l'exhala-
tion de l'acide carbonique respiratoire. L'œuf pourra
rester un certain temps dans cet état de vie engourdie,
prêt à se développer en un animal nouveau si les
conditions de l'incubation sont réalisées. Mais il ne
pourra pas conserver indéfiniment cette aptitude : après
quelques semaines il sera ce qu'on appel lepassé, c'est-
à-dire mort et devenu impropre à l'incubation. Il n'était
donc pas complètement inerte : il vivait obscurément.
Si l'on soumet au contraire l'œuf à la température
de 38 ou 40 degrés, l'activité vitale va s'exalter, la
respiration, témoin de ce mouvement énergique, va de-
venir très marquée, la cicatricule va se fractionner,
proliférer, les rudiments de l'embryon apparaîtront
d'abord et, par suite d'une épigenèse successive, com-
pléteront le type d'un oiseau entièrement constitué ;
alors la vie n'est plus engourdie ; elle est au contraire
d'une activité extrême.
106 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
On doit se demander comment se produit l'engour-
dissement sous l'action du froid , et par quel mécanisme
le retour de la chaleur imprime une impulsion nouvelle
à l'activité vitale. L'expérience établit que l'animal
tombe en état d'engourdissement ou d'hibernation
parce que tous ses éléments organiques sont entourés
d'un milieu refroidi dans lequel les actions chimiques
se sont abaissées et proportionnellement les manifesta-
tions fonctionnelles vitales. Il y a absence, chez l'ani-
mal à sang froid ou hibernant, d'un mécanisme qui
maintienne autour des éléments un milieu constant en
dépitdes variationsatmosphériques. C'est lerefroidisse-
ment du milieu intérieur qui engourdit l'animal : c'est
le réchauffement de ce même milieu qui le dégourdit.
Lorsqu'un animal à sang froid, une grenouille par
exemple, vient à s'engourdir, on pourrait croire que
l'action du froid porte primitivement sur sa sensibilité,
sur le système nerveux, qui est le régulateur général
des fonctions de la vie organique et de la vie animale.
Il n'en est rien. Lorsque le milieu intérieur, c'est-à-
dire l'ensemble des liquides circulants se refroidit,
chaque élément en contact avec le sang s'engourdit
pour son propre compte, révélant ainsi son autonomie
et les conditions de son activité propre.
En un mot, chaque système organique, chaque élé-
ment est de lui-même influencé par le froid comme
l'individu tout entier. Il a les mêmes conditions d'acti-
vité ou d'inactivité que l'ensemble, et il forme un nou-
veau microcosme dans l'être vivant, microcosme lui-
même au sein de l'univers.
VIE OSCILLANTE. 107
De même, lorsque l'animal engourdi revient à la vie,
ce n'est pas le système nerveux qui réveille les autres
systèmes : et comment cela se pourrait-il, puisqu'il
-est dans le même état d'engourdissement qu'eux ? C'est
encore le milieu intérieur qui reçoit l'influence du mi-
lieu extérieur et qui réveille chaque élément d'une
manière successive selon sa sensibilité ou son excitabi-
lité. Une expérience que j'ai exécutée autrefois met bien
ces idées en pleine évidence. On prend une grenouille
engourdie par le froid. La sensibilité, la motilité sont
éteintes : les appareils de la vie organique fonctionnent
obscurément; le sang revient roug"e des tissus où la
combustion vitale est extrêmement atténuée ; le cœur
ne fournit que quatre pulsations par minute au lieu
de quinze à vingt comme cela a lieu pendant l'été.
Cette grenouille peut être tirée de son état léthargi-
que. Pour cela, il suffit qu'elle soit réchauffée. Com-
ment agit alors l'élévation de température? Ce n'est
point, avons-nous dit, par une action nerveuse portant
sur la sensibilité. J'ai fait, pour m'en assurer, l'expé-
rience suivante : On plonge dans de l'eau tiède une
patte de grenouille engourdie, dont le cœur a été mis
à découvert. Soit que le nerf du membre ait été sec-
tionné, soit qu'il reste intact, la grenouille est ranimée
au bout du même temps. Le cœur reprend ses batte-
ments plus rapides et tous les appareils se réveillent
successivement. C'est le sang réchauffé qui a créé au-
tour de tous les éléments la condition physique de tem-
pérature nécessaire au fonctionnement vital. Le sang-
revenant plus chaud de la patte a ravivé les battements
108 LES TROIS FORMES DE LX VIE.
du cœur et c'est le cœur excité qui a dégourdi l'animal.
L'influence de la température est ainsi nettement
mise en lumière. On voit dans la grenouille un animal
à vie oscillante ou dépendante du milieu cosmique.
L'abaissement de température diminue son activité
vitale, et l'élévation de la température l'exalte.
Toutefois, la proposition, énoncée en ces termes,
serait trop absolue. A ce sujet nous devons rappeler
des faits que j'ai déjà invoqués pour démontrer qu'il
y a une mesure, une gradation et des nuances infinies
dans les actions des agents physico-chimiques sur l'or-
ganisme. 11 est vrai, d'une manière générale, qu'en
élevant la température on exalte l'activité vitale; mais,
si la température dépasse certaines limites, si, pour la
grenouille, par exemple, elle atteint 37 à 40 degrés,
l'animal se trouve au contraire anesthésié et engourdi.
Il en est de même pour les graines qui, excitées à
germer à 20 degrés, sont engourdies à 35 degrés. Nous
plaçons sous vos yeux deux grenouilles, l'une que nous
avons plongée dans de l'eau à 37 degrés, vous voyez
qu'elle est engourdie et ne fait plus de mouvements;
elle est dans le même état que la seconde qui a été
plongée dans l'eau glacée. Changeons-les de bocal :
elles vont se réveiller l'une et l'autre : seulement c'est
le froid qui réveillera la première, c'est la chaleur
qui ranimera la seconde.
Les animaux et les végétaux engourdis ou anesthésiés
résistent à des agents qui les tueraient s'ils étaient dans
un état de vie plus active. Cette résistance varie d'ailleurs
avec la nature des agents toxiques que l'on emploie.
VIE OSCILLANTE. 109
Les animaux engourdis résistent par suite de l'abais-
sement de leur vitalité à des conditions où d'autres
périraient. L'engourdissement est donc aussi une
condition de résistance vitale comme l'était la vie
latente. Une grenouille reste pendant tout l'hiver sans
prendre de nourriture : l'atténuation du processus
vital permet cette longue suspension du ravitaillement
matériel; l'animal ne supporterait pas l'abstinence
aussi longtemps s'il était à une température plus
élevée. Un très petit oiseau, dont l'activité vitale est
toujours considérable, meurt de faim si on le laisse
vingt-quatre heures sans nourriture.
Dans leurs belles recherches sur la respiration,
MM. Regnault et Reiset ont signalé la résistance remar-
quable des marmottes en état d'hibernation à des con-
ditions qui les feraient périr si elles étaient dans leur
état de vie ordinaire. Une marmotte, qui respire faible-
ment pendant l'hibernation, peut être plongée sans
inconvénient dans une atmosphère pauvre en oxygène ;
réveillée, elle ne tarderait pas à y périr asphyxiée. De
même, cet animal, qui était resté plusieurs mois sans
nourriture et qui supportait l'abstinence sans dom-
mage, ne pourra plus la soutenir dès qu'il sera ré-
veillé. 11 faudra lui fournir des aliments abondants
qu'il engloutira avec voracité, sans quoi il ne tarderait
pas à périr. J'ai souvent répété cette expérience chez
des loirs ou des marmottes que je réveillais; si je ne
leur donnais pas de nourriture, ils succombaient
bientôt, ayant rapidement épuisé les réserves dues à
une nutrition antérieure.
HO LES TROIS FORMES DE LA VIE.
Pour compléter l'exposé des faits relatifs à la vie oscil-
lante, nous dirons que le mécanisme de l'engourdisse-
ment et le mécanisme du retour à la vie active s'expli-
quent aussi clairement que le cas de la vie latente.
L'influence des conditions cosmiques produit d'a-
bord la suppression incomplète des phénomènes phy-
siques et chimiques de la destruction vitale. Les ani-
maux engourdis ne font plus de mouvements : leurs
muscles ne subissent plus qu'une légère combustion;
ils ont le sang veineux presque aussi rutilant que le
sang artériel : de même, les combustions sont considé-
rablement réduites dans les autres tissus; la chaleur
produite est faible, l'acide carbonique est excrété en
petite quantité. C'est donc la manifestation vitale fonc-
tionnelle, correspondante à la destruction des organes,
qui est atténuée en premier lieu. La vie créatrice subit
une réduction parallèle. On peut môme dire qu'elle
est entièrement suspendue quant à la formation des
principes immédiats qui constituent les réserves. Tou-
tefois, certains phénomènes morphologiques, les cica-
trisations, les réintégrations se produisent encore très
activement. Nous aurons plus tard à expliquer ces faits.
Le retour à l'activité vitale s'explique encore de la
même manière que la reviviscence.
Il faut nécessairement que l'animal hibernant ait
des réserves non-seulement pour parer aux premières
dépenses du réveil, mais pour suffire à la consomma-
tion qu'il fait dans l'état d'engourdissement. La des-
truction vitale, en effet, n'est pas suspendue, elfe
n'est que diminuée ; quant à la création vitale, à la for-
VIE OSCILLANTE. 111
matioii des réserves, elle n'a plus de matériaux sur
lesquels elle puisse s'exercer pendant l'hibernation,
puisque l'animal ne s'alimente plus au dehors.
C'est pourquoi, avant de tomber dans le sommeil
hibernal ou dès qu'ils en pressentent les approches,
les animaux préparent ces réserves sous diverses
formes. Chez la marmotte, les tissus se chargent de
graisse et de glycogène : chez la grenouille, chez tous
les animaux, il s'accumule des provisions organiques
de diverses substances. C'est donc sur ces épargnes
prévoyantes préparées par la nature que ranimai vit
pendant la période d'engourdissement; il ne fait plus
que dépenser, il ne crée plus, il n'accumule plus. Ces
réserves suffisent pendant un certain temps aux mani-
festations atténuées qu'on observe chez ces animaux
engourdis, mais elles seraient vite dissipées si l'activité
vitale renaissait. Aussi, est-il nécessaire que, dès leur
réveil, les animaux trouvent à leur portée les maté-
riaux alimentaires sur lesquels va s'exercer l'élabora-
tion créatrice. Les loirs placent dans le gîte où ils
s'endorment des provisions qu'ils consomment dès
qu'ils se raniment. J'ai eu l'occasion de faire des expé-
riences intéressantes sur ces animaux. Si l'on prend
des loirs engourdis et que, les sacrifiant en plein som-
meil, on analyse leur foie, on y trouve encore une cer-
taine provision de glycogène ; mais si on ne les sacrifie
que quatre ou cinq heures après les avoir réveillés, on
ne trouve presque plus de traces de cette matière. Ces
quatre heures de vie active ont dépensé l'épargne qui
eût encore suffi à quelques semaines de vie engourdie.
112 LES THOIS FORMES DE LA VIE.
Outre l'engourdissement prolongé dont nous venons
de parler et que l'animal ne supporte qu'à la condition
de présenter des réserves considérables antérieurement
accumulées, il y a des engourdissements en quelque
sorte passagers qui n'exigent plus de telles provisions.
On voit des insectes engourdis le matin, après une
nuit de fraîcheur, se montrer pleins d'activité au soleil
de la journée. L'abeille immobile, que l'on peut saisir
impunément le matin, est en état de piquer vivement
vers le midi. Il est clair que ces périodes d'activité et
d'engourdissement sont trop courtes et se succèdent
trop rapidement pour nécessiter des réserves considé-
rables ; mais néanmoins on doit être assuré que la
grande loi de la nutrition au moyen des réserves est
constante et que, au degré près, les choses se passent
de la même manière dans tous les états de la vie.
III. Vie constante ou libre. — La vie constante ou li-
bre est la troisième forme de la vie : elle appartient aux
animaux les plus élevés en organisation. La vie ne s'y
montre suspendue dans aucune condition : elle s'écoule
d'un cours constant et indifférent en apparence aux al-
ternatives du miiieu cosmique, aux changements des
conditions matérielles qui entourent l'animal. Les or-
ganes, les appareils, les tissus, fonctionnent d'une
manière sensiblement égale, sans que leur activité
éprouve ces variations considérables qui se montraient
chez les animaux à vie oscillante. Il en est ainsi parce
qu'en réalité le milieu intérieur qui enveloppe les or-
ganes, les tissus, les éléments des tissus, ne change
VIE CONSTANTE. 113
pas; les variations atmosphériques s'arrêtent à lui, de
sorte qu'il est vrai de dire que les conditions physiques du
milieu sont constantes pour l'animal supérieur; il est en-
veloppé dans un milieu invariable qui lui fait comme
une atmosphère propre dans le milieu cosmique tou-
jours changeant. C'est un organisme qui s'est mis lui-
même en serre chaude. Aussi les changements perpé-
tuels du milieu cosmique ne l'atteignent point ; il ne
leur est pas enchaîné, il est libre et indépendant.
Je crois avoir le premier insisté sur cette idée qu'il y a
pour l'animal réellement deux milieux : un milieu exté-
rieur dans lequel est placé l'organisme, etunmilieu inté-
rieur dans lequel vivent les éléments des tissus. L'exis-
tence de l'être se passe, non pas dans le milieu extérieur,
air atmosphérique pour l'être aérien, eau douce ou salée
pour les animaux aquatiques, mais dans le milieu liquide
intérieur formé par le liquide organique circulant qui
entoure et baigne tous les éléments anatomiques des
tissus; c'est la lymphe ou le plasma, la partie liquide
du sang qui, chez les animaux supérieurs, pénètre les
tissus et constitue l'ensemble de tous les liquides inters-
titiels, expression de toutes les nutritions locales,
source et confluent de tous les échanges élémentaires.
Un organisme complexe doit être considéré comme une
réunion à' êtres simples qui sont les éléments anatomi-
ques et qui vivent dans le milieu liquide intérieur.
La fixité du milieu intérieur est la condition de la vie
libre, indépendante : le mécanisme qui la permet est
celui qui assure dans le milieu intérieur le maintien de
toutes les conditions nécessaires à la vie des éléments.
CL. BERNARD. 8
114 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
Ceci nous fait comprendre qu'il ne saurait y avoir de
vie libre, indépendante, pour les êtres simples, dont les
éléments constitutifs sont en contact directavecle milieu
cosmique, mais que cette forme de la vie est, au con-
traire, l'apanage exclusif des êtres parvenus au summum
de la complication ou de la différenciation organique.
La fixité du milieu suppose un perfectionnement de
l'organisme tel que les variations externes soient à cha-
que instant compensées et équilibrées. Bien loin, par
conséquent, que l'animal élevé soit indifférent au monde
extérieur, il est au contraire dans une étroite et savante
relation avec lui, de telle façon que son équilibre
résulte d'une continuelle et délicate compensation éta-
blie comme par la plus sensible des balances.
Les conditions nécessaires à la vie des éléments qui
doivent être rassemblées et maintenues constantes dans
le milieu intérieur, pour le fonctionnement de la vie libre,
sont celles que nous connaissons déjà : l'eau, l'oxygène,
la chaleur, les substances chimiques ou réserves.
Ce sontles mêmes conditions que celles qui sont néces-
saires à la vie des êtres simples ; seulement chez l'animal
perfectionné à vie indépendante, le système nerveux est
appelé à régler l'harmonie entre toutes ces conditions.
1° Veau. — C'est un élément indispensable, quali-
tativement et quantitativement, à la constitution du
milieu où évoluent et fonctionnent les éléments vi-
vants. Chez les animaux à vie libre il doit exister un
ensemble de dispositions réglant les pertes et les ap-
ports de manière à maintenir la quantité d'eau néces-
saire dans le milieu intérieur. Chez les êtres inférieurs,
CONDITIONS DE LA VIE CONSTANTE. 115
les variations quantitatives d'eau compatibles avec la
vie sont plus étendues; mais l'être est d'autre part sans
influence pour les régler. C'est pourquoi il est enchaîné
aux vicissitudes climatériques : engourdi en vie latente,
dans les temps secs, ranimé dans les temps humides.
L'organisme plus élevé est inaccessible aux oscilla-
tions hygrométriques, grâce à des artifices de construc-
tion, à des fonctions physiologiques qui tendent à
maintenir la constance relative de la quantité d'eau.
Pour l'homme spécialement, et engénéral pour les ani-
maux supérieurs, la déperdition d'eau se fait par toutes
les sécrétions, par l'urine et la sueur surtout; en second
lieu par la respiration, qui entraîne une quantité notable
de vapeur d'eau, et enfin par la perspiration cutanée.
Quant aux gains, ils se font par l'ingestion des liqui-
des ou des aliments qui renferment de l'eau, ou même,
pour quelques animaux, par l'absorption cutanée. En
tout cas, il est très vraisemblable que toute la quantité
d'eau de l'organisme vient de l'extérieur par l'une ou
l'autre de ces deux voies. On n'a pas réussi à démon-
trer que l'organisme animal produisît réellement de
l'eau; l'opinion contraire paraît à peu près certaine.
C'est le système nerveux, avons-nous dit, qui forme
le rouage de compensation entre les acquêts et les
pertes. La sensation de la soif, qui est sous la dépen-
dance de ce système, se fait sentir toutes les fois que la
proportion de liquide diminue dans le corps à la suite
de quelque condition telle que l'hémorrhagie, la suda-
tion abondante ; l'animal se trouve ainsi poussé à ré-
parer par l'ingestion de boissons les pertes qu'il a
116 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
faites. Mais cette ingestion même est réglée, en ce
sens qu'elle ne saurait augmenter au delà d'un certain
degré la quantité d'eau qui existe dans le sang ; les
excrétions urinaires et autres éliminent le surplus,
comme une sorte de trop-plein. Les mécanismes qui
font varier la quantité d'eau et la rétablissent sont donc
fort nombreux; ils mettent en mouvement une foule
d'appareils de sécrétion, d'exhalation, d'ingestion, de
circulation, qui transportent le liquide ingéré et ab-
sorbé. Ces mécanismes sont variés, mais le résultat
auquel ils concourent est constant : la présence de
l'eau en proportion sensiblement déterminée dans le
milieu intérieur, condition de la vie libre.
Ce n'est pas seulement pour l'eau qu'existent ces
mécanismes compensateurs ; on les connaît également
pour la plupart des substances minérales ou organiques
contenues en dissolution dans le sang. On sait que le
sang ne saurait se charger d'une quantité considérable
de chlorure de sodium, par exemple : l'excédent, à
partir d'une certaine limite, est éliminé par les urines.
11 en est de môme, ainsi que je l'ai établi, pour le sucre
qui, normal dans le sang, est, au delà d'une certaine
quantité, rejeté par les urines.
2° La chaleur. — Nous savons qu'il existe pour cha-
que organisme élémentaire ou complexe des limites
de température extérieure entre lesquelles son fonc-
tionnement est possible, uu point moyen qui corres-
pond au maximum d'énergie vitale. Et cela est vrai
non seulement des êtres arrivés à l'état adulte, mais
même pour l'œuf ou l'embryon. Tous ces êtres subis-
CONDITIONS DE LA VIE CONSTANTE. 117
sent la vie oscillante, mais pour les animaux supérieurs,
appelés animaux à sang chaud, la température com-
patible avec les manifestations de la vie est étroitement
fixée. Cette température fixée se maintient dans le mi-
lieu intérieur, en dépit des oscillations climatériques
extrêmes, et assure la continuité et l'indépendance de
la vie. Il y a en un mot, chez les animaux à vie cons-
tante et libre, une fonction de calorification qui n'existe
point chez les animaux à vie oscillante.
Il existe pour cette fonction un ensemble de méca-
nismes gouvernés par le système nerveux. Il y a des
nerfs thermiques, des nerfs vaso-moteurs que j'ai fait
connaître et dont le fonctionnement produit tantôt
une élévation, tantôt un abaissement de température,
suivant les circonstances.
La production de chaleur est due, dans le monde
vivant comme dans le monde inorganique, à des phéno-
mènes chimiques ; telle est la grande loi dont nous de-
vons la connaissance à Lavoisier et Laplace. C'est dans
l'activité chimique des tissus que l'organisme supé-
rieur trouve la source de la chaleur qu'il conserve dans
son milieu intérieur à un degré à peu près fixe, 38 à
40 degrés pour les mammifères, 45 à 47 degrés pour
les oiseaux. La régulation calorifique se fait, ainsi que
je l'ai dit, au moyen de deux ordres de nerfs : les nerfs
que j'ai appelés thermiques, qui appartiennent au sys-
tème du grand sympathique et qui servent de frein en
quelque sorte aux activités chimico-thermiques dont
les tissus vivants sont le siège. Quand ces nerfs agis-
sent, ils diminuent les combustions interstitielles, et
118 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
abaissent la température; quand leur influence s'affai-
blit par suppression de leur action ou par l'antagonisme
d'autres influences nerveuses, alors les combustions
s'exaltent et la température du milieu intérieur s'élève
considérablement. Les nerfs vaso-moteurs, en accélé-
rant la circulation à la périphérie du corps ou dans les
organes centraux, interviennent également dans le
mécanisme de l'équilibration de la chaleur animale.
J'ajouterai seulement ce dernier trait. Quand on
atténue considérablement l'action du système cérébro-
spinal en laissant persister pleinement celle du grand
sympathique {nerf thermique), on voit la température
s'abaisser considérablement, et l'animal à sang chaud
se trouve en quelque sorte transformé en un animal
à sang froid. C'est l'expérience que j'ai réalisée sur
des lapins, en leur coupant la moelle épinière entre la
septième vertèbre cervicale et la première dorsale.
Quand, au contraire, on détruit le grand sympathique
en laissant intact le système cérébro-spinal, on voit la
température s'exalter, d'abord localement, puis d'une
manière générale ; c'est l'expérience que j'ai réalisée
chez les chevaux en coupant le grand sympathique,
surtout quand ils sont antérieurement affaiblis. Il sur-
vient alors une véritable fièvre. J'ai longuement
développé ailleurs l'histoire de tous ces mécanis -
mes(l) ; je ne fais que les rappeler ici, pour établir que
la fonction calorifique propre aux animaux à sang chaud
est due à un perfectionnement du mécanisme nerveux
qui, par une compensation incessante, maintient une
(I) Voy. Leçons sur la chaleur animale, 1873.
CONDITIONS DE LA VIE CONSTANTE. 119
température sensiblement fixe dans le milieu intérieur
au sein duquel vivent les éléments organiques auxquels
il nous faut toujours, en définitive, ramener toutes les
manifestations vitales.
3° L'oxygène. — Les manifestations de la vie exigent
pour se produire l'intervention de l'air, ou mieux de
sa partie active, l'oxygène, sous une forme soluble et
dans l'état convenable pour qu'il puisse arriver à l'or-
ganisme élémentaire. 11 faut de plus que cet oxygène
soit dans des proportions fixées jusqu'à un certain
point dans le milieu intérieur : une quantité trop
faible, une quantité trop forte, sont également incom-
patibles avec le fonctionnement vital.
Il faut donc que, cbez l'animal à vie constante, des
mécanismes appropriés règlent la quantité de ce gaz
qui est départie au milieu intérieur et la maintiennent
à peu près invariable. Or, chez les animaux élevés en
organisation, la pénétration de l'oxygène dans le sang
est sous la dépendance des mouvements respiratoires
et de la quantité de ce gaz qui existe dans le milieu
ambiant. D'autre part, la quantité d'oxygène qui se
trouve dans l'air résulte, ainsi que l'apprend la phy-
sique, de la composition centésimale de l'atmosphère
et de sa pression. On comprend donc que l'animal
puisse vivre dans un milieu moins riche en oxygène,
si la pression accrue vient compenser cette dimi-
nution, et inversement que le même animal puisse
vivre dans un milieu plus riche en oxygène que l'air
ordinaire, si l'abaissement de pression compense l'ac-
croissement. C'est là une proposition générale impor-
120 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
tante qui résulte des travaux de M. Paul Berfc. Dans ce
cas, on le voit, les variations du milieu se compensent
et s'équilibrent d'elles-mêmes, sans que l'animal in-
tervienne. La pression augmentant ou diminuant, si
la composition centésimale diminue ou augmente en
raison inverse, l'animal trouve en définitive dans le
milieu la même quantité d'oxygène, et sa vie s'accom-
plit dans les mêmes conditions.
Mais il peut y avoir dans l'animal lui-même des mé-
canismes qui établissent la compensation, lorsqu'elle
n'est pas faite au dehors, et qui assurent la pénétration
dans le milieu intérieur de la quantité d'oxygène exi-
gée par le fonctionnement vital ; nous voulons parler des
différentes variations que peuvent éprouver les quan-
tités de l'hémoglobine, matière absorbante active de
l'oxygène, variations encore peu connues, mais qui in-
terviennent certainement aussi pour leur part.
Tous ces mécanismes, comme les précédents, n'ont
d'efficacité que dans des limites assez restreintes ; ils se
faussent et deviennent impuissants dans des condi-
tions extrêmes. Ils sont réglés par le système nerveux.
Lorsque l'air se raréfie par quelque cause, telle que
l'ascension en aérostat ou sur les montagnes, les
mouvements respiratoires deviennent plus amples et
plus fréquents, et la compensation s'établit. Néanmoins
les mammifères et l'homme ne peuvent soutenir cette
lutte compensatrice pendant bien longtemps, lorsque
la raréfaction est exagérée, lorsque par exemple ils
se trouvent transportés à des altitudes supérieures à
5000 mètres.
CONDITIONS DE LA VIE CONSTANTE. 121
Nous n'avons pas ici à entrer dans les détails particu-
liers que comporte la question. Il nous suffit de la poser.
Nous signalerons seulement un exemple que M. Cam-
pana a fait connaître. Il est relatif aux oiseaux de haut
vol, tels que les rapaces et particulièrement le Condor,
qui s'élève à des hauteurs de 7000 à 8000 mètres. Ils
y séjournent et s'y meuvent longtemps, bien que dans
une atmosphère qui serait mortelle pour un mammifère.
Les principes précédemment posés permettaient de
prévoir que le milieu respiratoire intérieur de ces ani-
maux devait échapper, au milieu d'un mécanisme
approprié, à la dépression du milieu extérieur; en
d'autres termes, que l'oxygène contenu dans leur
sang artériel ne devait pas varier à ces grandes hau-
teurs. Et en effet, il existe chez les rapaces d'énormes
sacs pneumatiques reliés aux ailes et n'entrant en
fonction que lorsqu'elles se meuvent. Si les ailes
s'élèvent, ils se remplissent d'air extérieur; si elles
s'abaissent, ils chassent cet air dans le parenchyme pul-
monaire. En sorte que, au fur et à mesure que l'air
se raréfie, le travail de l'aile de l'oiseau qui' s'y appuie
augmente forcément, et forcément aussi augmente le
volume supplémentaire d'oxygène qui traverse le pou-
mon. La compensation de la raréfaction de l'air exté-
rieur par l'augmentation de la quantité inspirée est donc
assurée, et ainsi, l'invariabilité du milieu respiratoire
propre à l'oiseau.
Ces exemples, que nous pourrions multiplier, nous
démontrent que tous les mécanismes vitaux, quelque
variés qu'ils soient, n'ont toujours qu'un but, celui de
122 LES TROIS FORMES DE L\ VIE.
maintenir l'unité des conditions de la vie dans le milieu
intérieur.
4° Réserves. — Il faut enfin, pour le maintien de la
vie, que l'animal ait des réserves qui assurent la fixité
de constitution de son milieu intérieur. Les êtres élevés
en organisation puisent dans l'alimentation les maté-
riaux de leur milieu intérieur ; mais, comme ils ne
sauraient être soumis à une alimentation identique et
exclusive, il faut qu'il y ait en eux-mêmes des méca-
nismes qui tirent de ces aliments variables des maté-
riaux semblables et qui règlent la proportion qui en doit
entrer dans le sang.
J'ai démontré et nous verrons plus loin que la nutri-
tion n'est pas directe, comme l'enseignent les théories
chimiques admises, mais qu'au contraire elle est in-
directe et se fait par des réserves. Cette loi fondamen-
tale est une conséquence de la variété du régime
comparée à la fixité du milieu. En un mot, on ne vit
pas de ses aliments actuels, mais de ceux que F on a man-
gés antérieurement, modifiés, et en quelque sorte créés
par l'assimilation. Il en est de même de la combustion
respiratoire : elle n'est nulle part directe, comme nous
le montrerons plus tard.
Il y a donc des réserves préparées au moyen des ali-
ments et à chaque instant dépensées en proportions plus
ou moins grandes. Les manifestations vitales détruisent
ainsi des provisions qui ont, sans doute, leur origine
première au dehors, mais qui ont été élaborées au sein
des tissus de l'organisme, et qui, versées dans le sang,
assurent la fixité de sa constitution chimico-physique.
CONDITIONS DE LA VIE CONSTANTE. 123
Quand les mécanismes de la nutrition sont troublés
et quand ranimai est mis dans l'impossibilité de pré-
parer ces réserves, lorsqu'il ne fait que consommer celles
qu'il avait accumulées antérieurement, il marche vers
une ruine qui ne peut aboutir qu'à l'impossibilité vitale,
à la mort. Il ne lui servirait alors à rien de manger ; il
ne se nourrira pas; il n'assimilera pas, il dépérira.
Quelque chose d'analogue se produit dans le cas où l'a-
nimal est en état de fièvre : il use sans refaire, et cet état
devient mortel s'il persiste jusqu'à l'entier épuisement
des matériaux accumulés par la nutrition antérieure.
Ainsi, les substances alibiles pénélrant dans un or-
ganisme, soit animal, soit végétal, ne servent pas di -
rectement et d'emblée à la nutrition. Le phénomène
nutritif s'accomplit en deux temps, et ces deux temps
sont toujours séparés l'un de l'autre par une période
plus ou moins longue, dont la durée est fonction d'une
foule de circonstances. La nutrition est précédée d'une
élaboration particulière qui se termine par un emmaga-
sinement de réserves chez l'animal aussi bien que chez
le végétal. Ce fait permet de comprendre qu'un être
continue de vivre quelquefois fort longtemps sans pren-
dre de nourriture : il vit de ses réserves accumulées
dans sa propre substance; il se consomme lui-même.
Ces réserves sont très inégales suivant les êtres que
l'on considère et suivant les diverses substances, pour
les animaux et les végétaux divers, pour les plantes
annuelles ou bisannuelles, etc. Ce n'est pas ici le lieu
d'analyser un sujet aussi vaste ; nous avons voulu mon-
trer que la formation des réserves est non seulement la
124 LES TROIS FORMES DE LA. VIE.
loi générale de toutes les formes de la vie, mais qu'elle
constitue encore un mécanisme actif et indispensable
au maintien de la vie constante et libre, indépendante
des variations du milieu cosmique ambiant.
Conclusion. — Nous avons examiné successivement
les trois formes générales sous lesquelles la vie appa-
raît : vie latente, vie oscillante, vie constante, afin de
voir si dans l'une d'elles nous trouverions un principe
vital inférieur capable d'en opérer les manifestations,
indépendamment des conditions physico-chimiques
extérieures. La conclusion à laquelle nous nous trou-
vons conduit est facile à dégager. Nous voyons que,
dans la vie latente, l'être est dominé par les conditions
physico-chimiques extérieures, au point que toute ma-
nifestation vitale peut être arrêtée. Dans la vie oscil-
lante, si l'être vivant n'est pas aussi absolument sou-
mis à ces conditions, il y reste néanmoins tellement
enchaîné qu'il en subit toutes les variations. Dans la
vie constante, l'être vivant paraît libre et les manifes-
tations vitales semblent produites et dirigées par un
principe vital intérieur affranchi des conditions phy-
sico-chimiques extérieures ; cette apparence est une
illusion. Tout au contraire, c'est particulièrement dans
le mécanisme de la vie constante ou libre que ces re-
lations étroites se montrent dans leur pleine évidence.
Nous ne saurions donc admettre dans les êtres vi-
vants un principe vital libre, luttant contre l'influence
des conditions physiques. C'est le fait opposé qui est
démontré, et ainsi se trouvent renversées toutes les
conceptions contraires des vitalistes.
TROISIEME LEÇON
■division «les phénomènes de la vie.
Sommaibe : I. Classification des phénomènes de la vie. — Deux grands
groupes : destruction et création organiques. — Cette division caracté-
rise la physiologie générale et embrasse dans sa généralité toutes les
manifestations vitales. — Unité vitale dans les deux règnes.
II. Divisions des êtres vivants ; Linné, Lamarck, de Blainville. — Théories
de la dualité vitale dans les deux règnes. — Différenciation des règnes
de la nature. — Opposition entre les animaux et les végétaux. — Anta-
gonisme chimique, physique et mécanique entre les animaux et les végé-
taux. — Priestley, Saussure, Dumas et Botissingault, Huxley, Tyndall.
III Réfutation générale des théories dualistes de la vie entre les animaux
et les végétaux. — Forme dernière de la théorie de la dualité vitale. —
La dualité vitale et la physiologie générale. — Unité des lois de la vie ;
variété des manifestations vitales et fonctionnement différent des ma-
chines vivantes. — Conclusion : la solidarité des phénomènes de destruc-
tion et de création organique prouve l'unité vitale.
I. Nous avons montré dans les êtres vivants deux
faces caractéristiques de leur existence, la vie, création
organique, la mort, destruction organique. 11 s'agira
aujourd'hui d'affirmer cette division et de montrer
qu'elle sert de base à la physiologie générale. Nous ne
considérons ici les caractères de la vie que dans leur
essence et dans leur universalité, et à ce point de vue
nous les classons en deux grands ordres :
1° Les phénomènes d'usure, de destruction vitale, qui
correspondent aux phénomènes fonctionnels de l'orga-
nisme ;
2° Les phénomènes plastiques ou de création vitale,
126 LES TROIS FORMES DE LÀ VIE.
qui correspondent au repos fonctionnel et à la régéné-
ration organique.
Tout ce qui se passe dans l'être vivant se rapporte
soit à l'un soit à l'autre de ces types, et la vie est carac-
térisée par la réunion et l'enchaînement de ces deux
ordres de phénomènes. Cette division des phénomènes
de la vie nous semble la meilleure de celles que l'on
puisse proposer en physiologie générale. Elle est à la
fois la plus vaste et la plus conforme à la réelle nature
des choses. Quelles que soient les formes que la vie
puisse revêtir, la complexité ou la simplicité de ces
formes, la division précédente leur est applicable.
Nous ne saurions concevoir aucun être vivant, aucune
particule vivante même, sans le jeu de ces deux ordres
de phénomènes. C'est la base physiologique sur la-
quelle se meuvent toules les variétés de la vie dans les
deux règnes.
Les divisions des phénomènes de la vie qui ont été
proposées jusqu'ici s'appliquent aux organismes éle-
vés et se rapportent surtout à la physiologie descrip-
tive; elles sont loin de présenter cette g-énéralité.
Une classification, en physiologie générale, doit ré-
pondre aux phénomènes de la vie, indépendamment de
la complication morphologique des êtres, et doit se
fonder uniquement sur les propriétés universelles de
la matière vivante, abstraction faite des moules spéci-
fiques dans lesquels elle est entrée. C'est précisément
à cette condition que satisfait la division en phéno-
mènes de destruction et de création organiques.
Avant d'étudier, dans la suite de ce cours, chacune
DIVISION DES PHÉNOMÈNES DE LA VIE. 127
de ces phases de l'activité vitale, la destruction orga-
nique, la création organique, il importe de mettre en
lumière et de bien établir, dès cette leçon, le rapport
étroit qui unit indissolublement les deux termes de
notre division des phénomènes vitaux. Cette division est
l'expression de la vie dans ce qu'elle a à la fois de plus
étendu et de plus précis. Elle s'applique à tous les êtres
vivants sans exception, depuis l'organisme le plus com-
pliqué de tous, celui de l'homme, jusqu'à l'être élé-
mentaire le plus simple, la cellule vivante. On ne peut,
en un mot, concevoir autrement un être doué de la vie.
En effet, ces phénomènes se produisent simultané-
ment chez tout être vivant, dans un enchaînement
qu'on ne saurait rompre. La désorganisation ou la
désassimilation use la matière vivante dans les or-
ganes en fonction : la synthèse assimilatrice régénère
les tissus; elle rassemble les matériaux des réserves
que le fonctionnement doit dépenser. Ces deux opé-
rations de destruction et de rénovation, inverses l'une
de l'autre, sont absolument connexes et inséparables,
en ce sens, au moins, que la destruction est la condi-
tion nécessaire de la rénovation. Les phénomènes de
la destruction fonctionnelle sont eux-mêmes les pré-
curseurs et les instigateurs de la rénovation maté-
rielle du processus formatif qui s'opère silencieuse-
ment dans l'intimité des tissus. Les pertes se réparent
à mesure qu'elles se produisent et, l'équilibre se réta-
blissant dès qu'il tend à être rompu, le corps se main-
tient dans sa composition. Cette usure et cette re-
naissance des parties constituantes de l'organisme
128 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
font que l'existence n'est, comme nous l'avons dit au
début de ce cours, autre chose qu'une perpétuelle
alternative de vie et de mort, de composition et de
décomposition. 11 n'y a pas de vie sans la mort; il
n'y a pas de mort sans la vie.
D'ailleurs une telle classification n'a rien d'absolu-
ment inattendu : elle ne constitue pas, à proprement
parler, une nouveauté dans la science. Tout le monde
a plus ou moins aperçu ces deux faces de l'activité
vitale, et nous avons cité comme exemples de nom-
breux passages daus les essais de définition de la vie
que nous avons rappelés dans notre première leçon.
Le point essentiel est d'avoir compris l'importance et
toute la portée de cette division simple et féconde et
d'en faire ressortir toutes les conséquences.
Il y a quatre-vingts ans, Lavoisier avait nettement
aperçu les deux phases du travail vital : la désorgani-
sation ou destruction des organismes animaux ou végé-
taux par combustion et putréfaction, la création orga-
nique, végétation et anima lisation, qui sont des opéra-
tions inverses des premières (1) : « Puisque, dit-il, la
» combustion et la putréfaction sont les moyens que
» la nature emploie pour rendre au règne minéral les
» matériaux qu'elle en a tirés pour former des végé-
>; taux et des animaux, la végétation et l'animalisa-
» tion doivent être des opérations inverses de la com-
» bustion et de la putréfaction. »
(I) Pièces historiques concernant Lavoisier communiquées par
M. Dumas (Leçons de chimie professées à la Société chimique de
Paris). Paris, 1861, p. 295.
UNITÉ ET DUALITÉ VITALE. 129
Il n'est donc pas possible de séparer chez aucun
être vivant ces deux modes de la vie qui se ren-
contrent chez les plantes comme chez les animaux.
C'est là un axiome physiologique qui implique
l'unité vitale : nous le formulons au début; nous le
verrons se vérifier dans tout le cours de nos études et
il nous servira de critérium pour juger diverses théo-
ries, dans lesquelles on a opposé la vie des végétaux
à celle des animaux.
En effet, contrairement au principe que nous venons
d'énoncer et qui forme, nous le répétons, Y axiome de
la physiologie générale, plusieurs théories célèbres
ont affirmé que les deux ordres de phénomènes vi-
taux, au lieu d'appartenir à tout être vivant, se trou-
vaient distribués à des êtres différents, les uns étant
l'apanage du règne animal, les autres du règne vé-
gétal .
Ces théories du partage des deux facteurs vitaux
entre les deux règnes, qu'on peut appeler les théories
de la dualité vitale, sont contredites par noire principe
et nous pouvons ajouter, par l'examen des fails. Il
n'y a pas une catégorie d'êtres qui soient chargés de
la synthèse organique et une autre catégorie de la com-
bustion ou analyse organique. Ainsi que nous l'avons
dit, il ne peut y avoir vie que là où il y a à la fois syn-
thèse et destruction organique.
La physiologie générale doit examiner ces manières
de voir dans leurs origines et dans les différentes
formes qu'elles ont revêtues. C'est en France,
MM. Dumas et Boussingault, Liebig en Allemagne,
CX. BERNARD.
130 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
Huxley (1), Tyndall en Angleterre, qui ont créé et
propagé ces diverses théories dans la science. En les
rappelant, nous devons rendre hommage à la simpli-
cité et à l'ampleur des vues sur lesquelles leurs auteurs
les ont appuyées et reconnaître les services qu'elles
ont rendus en provoquant un nombre considérable de
recherches, de travaux et de découvertes. D'ailleurs
nous verrons que notre divergence d'opinion tient à
une différence de point de vue. Les créateurs des théo-
ries dualistes ont considéré les deux facteurs de la vie,
dans leur rapport avec le milieu cosmique, sans s'at-
tacher autant que nous à l'identité de leur origine et
à leur indissoluble unité.
On a cru pouvoir attribuer à Lavoisier la première
idée de cette dualité ; mais les écrits de l'illustre fonda-
teur de la chimie moderne qu'on a invoqués ne me
semblent pas conclure en ce sens. Nous avons cité plus
haut un passage où Lavoisier reconnaît l'existence
dans les êtres vivants de ces deux phénomènes inverses
par lesquels ils opèrent la synthèse de l'organisme
(animalisation, végétation), et d'autre part sa destruc-
tion (combustion, fermentation, putréfaction).
Lavoisier ne sépare point à cet égard les animaux
des végétaux : il semble considérer qu'ils se com-
portent d'une manière analogue par rapport au règne
minéral et il ne dit nulle part que le règne végétal
doive servir d'intermédiaire exclusif entre le règne
minéral et le règne animal.
(I) Huxley, La placé de Vhommedans la nature. Paris, 18G8, et les
sciences naturelles et les problèmes qu'elles font surgir. Paris, 1877.
THÉORIES DUALISTES DE LA VIE. 131
Ce n'est donc pas de Lavoisier que peut se réclamer
la théorie de l'antagonisme chimique entre les ani-
maux et les végétaux : il nous paraît que le germe en
existe dans des travaux plus anciens et en particulier
dans les célèbres recherches de Priestley sur l'anta-
gonisme de ia respiration des animaux et des plantes.
D'ailleurs, il faut bien le dire, cette idée d'opposi-
tion entre les deux règnes, a dû exister à toutes les
époques parce qu'elle résulte de l'apparence des choses,
et l'apparence nous a toujours trompé sur la nature
réelle des phénomènes. Il y a en effet une distinction
morphologique entre les animaux et les plantes assez
nettement marquée extérieurement pour qu'on ait pu la
croire profondément inscrite dans l'organisation et dans
les manifestations vitales. Mais cette distinction n'est
que dans la forme, à la surface et non au fond des phé-
nomènes. Nous soutenons, quant à nous, qu'il y a iden-
tité dans les attributs essentiels de la vie dans les deux
règnes, et que la division que nous avons établie dans
les actes de la vie : destruction, création vitale, s'applique
à l'universalité des êtres vivants. Pour justifier cette di-
vision fondamentale que nous avons introduite dans la
physiologie générale, il est nécessaire d'exposer d'abord
les théories contraires et de les réfuter dans leurs points
principaux.
II. Division des êtres vivants et théories dualistes de la
vie. — Les êtres de la nature ont d'abord été divisés en
deux grands empires: l'un, formé des êtres animés,
l'autre des êtres inanimés. Cette distinction est faite dans
132 LES TROIS FORMES DE LÀ VJE.
Aristote. Ce n'est que plus tard, vers 1645, qu'un alchi-
miste français nommé Colleson aurait formulé le premier
la division de la nature en trois règnes, animal, végétal,
minéral, qui embrassaient tous les objets terrestres;
pour les corps sidéraux il aurait imaginé un quatrième
royaume, le règne planétaire. Dans chacun de ces do-
maines existait un type de perfection idéale, un roi :
l'homme parmi les animaux, la vigne parmi les plantes,
l'or pour les minéraux, le soleil pour les corps célestes.
La division des trois règnes aurait ainsi pris nais-
sance, et Linné (1) l'a consacrée en lui donnant les
caractères suivants :
Esse. Vivere. Sentire.
Minéral. Végétal. Animal.
11 les exprimait encore dans la formule suivante :
Mineralia siint.
Yegetalia sunt et crescunt.
Animalia sunt, crescunt et senliunt.
Il est des naturalistes, de Blainville par exemple, qui
plaçant l'homme au-dessus de l'ensemble des animaux
ont formé pour lui un règne spécial, le règne humain,
caractérisé par un attribut de plus, Y intelligence : homo
intelligit.
Lamarck, cependant, avait repris la division binaire
et, ne distinguant point tout d'abord entre les êtres
vivants, il reconnaissait deux classes de corps :
Les corps vivants,
Les corps bruts ou inanimés.
(1) Linné, Systema naturse. Editio prima, réédita cura A. L. A.
Fée. Parisiis, 1830.
OPPOSITION ENTRE LES ANIMAUX ET LES VÉGÉTAUX. 133
Cependant la division en trois règnes a prévalu et
les deux règnes animal et végétal ont été considérés
comme presque aussi séparés l'un de l'autre qu'ils
l'étaient chacun du règne minéral. Que l'on fasse des
animaux et des végétaux des catégories distinctes, nous
n'y contredisons certes point, mais que l'on parte de là
pour établir entre les deux groupes d'êtres une différence
tellement profonde qu'elle comporterait en quelque
sorte deux physiologies différentes, l'une animale, l'au-
tre végétale, reposant sur des principes spéciaux : c'est
là une manière de voir que nous devons combattre.
Les éléments d'une différenciation entre les modes
de la vie chez les animaux et les plantes ont été deman-
dés d'abord à l'anatomie. Cuvier, pour ne citer que
cet exemple, signalait l'absence d'appareil digestif chez
les plantes comme un caractère très général qui pou-
vait servir à les distinguer des animaux. On sait très
bien aujourd'hui qu'un nombre immense d'animaux
inférieurs ne possèdent point de tube digestif, et que,
dans des degrés plus élevés, les mâles de certaines es-
pèces, telles que les rotifères, en sont dépourvus, tan-
dis que les femelles le possèdent. En fait, ce caractère
n'a donc point une valeur absolue; en principe, nous
verrons plus tard que l'appareil digestif n'est qu'un ap-
pareil accessoire dans la nutrition. Les réserves qui sont
en réalité le fond nutritif des êtres vivants sont iden-
tiques dans les animaux et dans les végétaux.
On a cru en second lieu trouver une différence entre
les animaux et les végétaux au point de vue de la com-
position de leurs tissus.
134 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
On a dit, par exemple, que l'azote était un élément
caractéristique de l'organisme animal, tandis qu'il
n'existait qu'exceptionnellement chez les végétaux.
L'analyse du parenchyme des Champignons et des
graines des phanérogames vint bientôt renverser cette
opinion. On admet aujourd'hui que le protoplasma,
seule partie active et travaillante du végétal, a la même
constitution que le protoplasma animal : c'est une
substance azotée. L'azote, au lieu d'être un élément
accessoire, est donc essentiel et fondamental dans les
deux règnes. Les éléments anatomiques des plantes,
cellules, fibres et vaisseaux, perdent dans certaines ré-
gions leur protoplasma et n'interviennent plus dans la
constitution végétale que comme des parties de soutien.
A un moindre degré, celase rencontre chez les animaux;
le squelette des crustacés et la carapace des insectes
sont des parties qui sont peu riches en azote ou qui en
sont même absolument dépourvues. La substance prin-
cipale des tissus de soutien chez les végétaux est le li-
gneux ou la cellulose. Or, on avait émis la proposition
que la cellulose était spéciale aux végétaux et n'appar-
tenait qu'à eux seuls. Il n'en est rien. On a rencontré
cette substance dans l'enveloppe des Tuniciers et Ton
a établi d'ailleurs des analogies étroites avec la chitine
qui forme la carapace des crustacés et des insectes (1).
Toutefois, comme nous l'avons dit, c'est dans les
rapports des animaux et des végétaux avec l'atmosphère
que la théorie du Dualisme a trouvé ses premiers et ses
(1) C. Sthmidt, Zur Vergleickendcn Physiologie der Wirbellosen
Thierc. 1845. — Berthelot, Comptes rendus de la Société de biologie.
OPPOSITION ENTRE LES ANIMAUX ET LES VÉGÉTAUX. 135
plus forts arguments. Les découvertes accomplies, à
ce sujet, à la fin du siècle dernier, ont immédiatement
placé en opposition la vie des plantes avec celle des
animaux.
On connaît la célèbre expérience de Priestley, par
laquelle ce grand chimiste établit que les végétaux pu-
rifient l'air que les animaux ont vicié et semblent se
comporter, quant à leur respiration, en sens inverse.
Une souris est placée sous une cloche dans de l'air con-
finé : elle finit par y périr; l'air est vicié, et si l'on in-
troduit un autre animal, il tombe très rapidement et
périt à son tour asphyxié. Mais si l'on dispose dans la
cloche une plante (un pied de menthe), l'atmosphère
est purifiée, rétablie dans sa constitution première et
un animal peut y vivre de nouveau (1).
L'être végétal vit donc là où meurt l'animal; ils se
comportent précisément d'une manière inverse relati-
vement au milieu, l'un défaisant ce que l'autre a fait,
et à eux deux ils constituent un état de choses harmo-
nique, équilibré et par conséquent durable.
Cette expérience fut vraiment le point de départ de
l'opposition chimique moderne des animaux et des
végétaux. Les animaux absorbent de l'oxygène et
exhalent de l'acide carbonique. Les recherches suc-
cessives de Ingen-Housz, de Sénébier, de Th. de Saus-
sure ont prouvé que dans les parties vertes des plantes,
sous l'influence des rayons solaires, il se produit au
contraire une absorption d'acide carbonique et une
exhalation d'oxygène.
(i) Voyez Priestley, Expériences sur les airs, t. III.
136 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
Cette opposition entre la respiration des animaux et
celle des plantes a été généralisée d'une manière gran-
diose, par MM. Dumas et Boussingault dans leur théo-
rie de la circulation matérielle entre les deux règnes
organiques :
« L'oxygène enlevé par les animaux est restitué par
•> les végétaux. Les premiers consomment de l'oxy-
» gène; les seconds produisent de l'oxygène. Les pre-
» miers brûlent du carbone, les seconds produisent du
» carbone. Les premiers exhalent de l'acide carbo-
» nique, les seconds fixent de l'acide carbonique. »
L'animal fut ainsi considéré comme un appareil de
combustion, d'oxydation, d analyse ou de destruction,
tandis que la plante au contraire était un appareil de
réduction, de formation, de synthèse.
Il résultait de là que les phénomènes de destruction
ou combustion vitale se trouvaient absolument sépa-
rés dans les êtres vivants des phénomènes de réduction
ou de synthèse organique. La création vitale était
dévolue aux végétaux, tandis que la destruction orga-
nique était réservée aux animaux. L'organisme animal
étant incapable de former aucun des principes qui
entrent dans sa constitution : graisse, albumine,
fibrine, amidon, sucre, tout lui était fourni par le
règne végétal, et l'alimentation des animaux n'était
plus que la mise en place des matériaux uniquement
élaborés par les plantes. Le lait sécrété par l'herbivore,
la caséine, le beurre, le sucre devaient se retrouver
poids pour poids dans les herbages dont il fait sa nour-
riture, etc.
OPPOSITION CHIMIQUE. 137
Ces idées ont encore été rassemblées et exprimées
avec une lumineuse simplicité, par MM. Dumas et
Boussingault, dans leur statique chimique des êtres
vivants. Nous reproduisons ici la formule saisissante
de cette théorie célèbre.
Un végétal :
Produit des malières sucrées, grasses,
albuminoïdes.
Réduit, avec dégagement d'oxygène :
CO*
HO
AzH*0
Absorbe de la chaleur
Est immobile
Un animal :
Consomme des matières sucrées,
grasses, albuminoïdes.
Produit, avec absorption d'oxygène :
CO2
HO
AzH'O
Dégage de la chaleur.
Se meut.
C'est dire en d'autres termes que la formation ou
synthèse chimique appartient aux végétaux et que la
combustion appartient aux animaux.
Or cette conclusion est contradictoire au principe
fondamental de la physiologie générale, à savoir que
les deux phases de l'action vitale, la création et la
destruction, au lieu d'être partagées entre les deux
règnes, sont intimement unies dans tout être et dans
toute partie vivante.
Mais la dualité vitale ne s'est pas affirmée seulement
au point de vue chimique, elle a revêtu de notre temps
une autre forme que nous pouvons appeler dynami-
que ou mécanique.
On a comparé souvent le corps de l'homme et celui
des animaux à un appareil à combustion. Les chi-
mistes ont établi que les produits rejetés du corps,
les excrétions, pris dans leur ensemble, contenaient
une plus grande proportion d'oxygène que les aliments
138 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
ingérés. Il se produit donc dans l'organisme animal
une combustion continuelle, source de chaleur et de
force mécanique.
« L'oxydation des composés complexes , dit M.
» Huxley, qui entrent dans l'organisme et finalement
» proportionnée à la somme de force que le corps
» dépense, exactement de la même façon que la
» somme de travail que l'on obtient d'une macbine
» à vapeur, et la quantité de cbaleur qu'elle produit
» sont en proportion stricte de la quantité de charbon
» qu'elle consomme.
» Les particules de matière qui entrent dans le tour-
» billon vital sont plus compliquées que celles qui en
» sortent. Pour employer une métaphore qui n'est
» pas sans quelque réalité, les atomes qui entrent dans
» l'organisme sont pour la plupart façonnés en grosses
» masses et se brisent en petites masses avant de le
» quitter. La force qui est mise en liberté dans cette
)> fragmentation est la source des puissances actives
» de l'organisme.
De là l'assimilation du corps des animaux à une
machine à vapeur où s'engendreraient des forces
vives. L'organisme, a-t-on dit, est une machine, et
même assez parfaite ; car, pour une semblable quantité
de combustible, elle fournit deux fois plus de travail
que les moteurs les plus économiques. Son rendement
s'élèverait, d'après Moleschott, au cinquième de l'équi-
valent mécanique du calorique dégagé par la combus-
tion de l'hydrogène et du carbone qu'elle consomme.
En considérant les deux règnes, au point de vue des
OPPOSITION MÉCANIQUE. 139
services qu'ils se rendent, comme font les partisans
des causes finales, et non pas au point de vue de leur
fonctionnement essentiel, on a pu dire que l'un était
un réservoir de forces, et l'autre un consommateur.
« Les phénomènes les plus compliqués de la vita-
» lité sont résumés, a dit M. Tyndall, dans cette loi
» générale : le végétal est produit par l'élévation d'un
» poids; l'animal par la chute de ce poids. »
Le végétal créerait donc des forces à la façon du
mécanicien qui soulève le poids d'une horloge ; par
cette action, le travail des rouages est créé en puis-
sance ; il suffit de laisser tomber la masse pour le ma-
nifester. C'est là ce que l'on appelle en mécanique une
force potentielle, une force de tension.
Le végétal créerait des forces de tension, et cela aux
dépens des forces vives du soleil. Sous l'influence des
vibrations transmises par les rayons solaires et par la
chaleur de l'atmosphère, la chlorophylle (avec laquelle
on confond ici le règne végétal) séparerait l'oxygène
des combinaisons oxygénées (eau, acide carbonique,
sels ammoniacaux) qu'elle absorbe. Cet oxygène mis
en présence des substances combustibles est prêt à
s'y combiner, à créer ainsi un travail, à développer
des forces. La séparation effectuée par la plante revien-
drait à la production d'une énergie potentielle, de
forces de tension ; le rôle du règne végétal consisterait
à transformer des forces vives en forces de tension.
Au contraire, l'animal transformerait des forces de
tension en forces vives. Le poids soulevé par le végétal,
il le laisse retomber; il lâche, pour revenir à notre
140 LES THOIS FORMES DE LA. VIE.
image, la masse qui fait mouvoir l'horloge, il pré-
cipite sur les substances combustibles l'oxygène que
la plante en avait séparé.
Pour cela, que faut-il? Il faut, d'après Hermann, à
qui nous empruntons cette théorie, il faut détruire
l'obstacle qui empêche l'oxygène de se combiner, en-
lever la clavette qui retient le poids de l'horloge, dé-
truire, en un mot, l'obstacle qui empêche la force de
tension de devenir force vive, travail ; il doit exister
des forces de dégagement.
Ainsi, forces de tension, accumulées dans les végé-
taux ; forces vives et forces de dégagement dans les
animaux; voilà la distribution qui constituerait la
dualité dynamique des êtres vivants.
III. Réfutation générale des théories dualistes de la vie.
— La physiologie générale peut faire à ces théories
des objections de principe et des objections de faits.
La grande objection de principe que nous adressons
à la doctrine de la dualité vitale, c'est d'être en con-
tradiction radicale avec notre conception fondamen-
tale de la vie qui exige dans tout être animal ou végétal
la réunion des phénomènes de création et de destruc-
tion organique. Nous ne pouvons concevoir un être
vivant animal ou végétal en dehors de cette formule,
par conséquent nous regardons a priori comme erronée
toute proposition contradictoire à ce grand principe
physiologique.
La seconde objection de principe que nous formule-
rons est relative à l'idée d'une nutrition directe que la
RÉFUTATION DES THÉORIES DUALISTES. 141
théorie dualiste admet et que la physiologie contredit.
La théorie dualiste suppose en effet que les aliments
passent directement des plantes dans les animaux et
que leurs principes immédiats s'y mettent en place
chacun selon sa nature. L'étude physiologique des
phénomènes prouve que rien de semblable n'a lieu,
et que la nutrition est indirecte. L'aliment disparaît
d'abord en tant que matière chimique définie et ce
n'est que plus tard, après un travail org-anique k longue
portée, après une élaboration vitale complexe, que
l'alimentarrive à constituer les réserves toujours identi-
ques qui servent à la nutrition de l'org-anisme. La nu-
trition et la dig-estion se séparent complètement; la
nature de l'alimentation, essentiellement variable, n'a
jamais d'effet dans l'état normal, sur la formation des
réserves qui restent fixes comme la constitution des
liquides et des tissus org-aniques. En un mot, le corps
ne se nourrit jamais directement d'aliments variés,
mais toujours à l'aide des réserves identiques prépa-
rées par une sorte de travail de sécrétion. Et ce que
nous disons ici de la formation des réserves nutritives
se retrouve dans les deux règnes, aussi bien chez les
animaux que chez les végétaux.
D'ailleurs, il faut le reconnaître, les faits sont venus
eux-mêmes démontrer que la dualité vitale ne pouvait
exister sous la forme absolue qu'elle avait revêtue.
Pour ce qui est de la formation des principes immé-
diats, la question a été résolue etla solution acceptée
par ceux-là mêmes qui avaient d'abord soutenu la
théorie contraire. Il a été démontré que les animaux
142 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
forment réellement de la graisse indépendamment de
celle qu'ils ingèrent et qu'ils pourraient emprunter à
l'alimentation. L'herbivore crée la graisse au lieu de la
trouver toute formée, et le Carnivore agit de môme.
Non seulement les animaux font de la graisse, mais ils
n'emploient pas directement celle que renferment leurs
aliments. Cette sorte d'économie qu'il y aurait à uti-
liser la substance déjà formée et qui nous vient à l'es-
prit, la nature ne la connaît pas. Elle ne profite point
de la besogne toute faite, comme si c'était autant de
gagné. Le chien, par exemple,, ne s'engraisse pas du
suif du mouton; il fait de la graisse de chien. J'ai moi-
même, avec le concours de M. Berthelot, essayé de
fournir une démonstration expérimentale de ce fait, en
employant un moyen de reconnaître et de suivre la
graisse fournie à l'animal : ce moyen consiste à em-
ployer comme aliment de la graisse chlorée, où le
chlore remplace quelques molécules d'hydrogène. Si
l'animal soumis à ce régime présente une graisse
différente de celle qui lui a été offerte et possède les
caractères propres à l'organisme qui l'a produite, il
faudra bien conclure qu'il n'y a pas eu simple mise
en place de l'aliment introduit.
On pourrait démontrer de même que les substances
albuminoïdes qui constituent les tissus animaux ne
sont pas empruntés directement aux substances ali-
biles des végétaux.
Mais c'est surtout pour la formation de la matière
sucrée que les doutes ont été entièrement levés. Il y a
une trentaine d'années, on croyait que le sucre était
RÉFUTATION DES THÉORIES DUALISTES. 143
incontestablement une substance végétale et que celui
qui existait dans les organismes animaux avait été
nécessairement emprunté aux plantes. J'ai réussi à
démontrer qu'il en est tout autrement et que l'animal
fabrique lui-même cette substance indispensable au
fonctionnement vital, aux dépens des matériaux ali-
mentaires très différents qu'on lui fournit. J'ai prouvé
de plus que le sucre se produit dans l'animal par un
mécanisme identique à celui qui a lieu dans le végétal.
Nous reviendrons sur ces faits à propos de l'étude des
pbénomènes de créations organiques. Concluons seule-
ment ici qu'à l'égard de la formation des principes im-
médiats, l'expérience démontre que les animaux et les
végétaux ne se distinguent pas et que les uns et les
autres peuvent former les mômes principes organiques.
L'antagonisme de la respiration des animaux et des
végétaux n'est pas davantage confirmé par l'expérience.
La réduction de l'acide carbonique opérée par le végé-
tal est le fait de la fonction chlorophyllienne ; celle-ci
n'a aucun rapport avec la respiration qui est identique
dans les deuxrègnes. Le protoplasma véétgal, les parties
incolores, racines, graines, etc., ont les mêmes pro-
priétés respiratoires que les tissus animaux. Le végétal
comme l'animal absorbe de l'oxygène, exhale de l'acide
carbonique et produit de la chaleur ; le fait n'est pas
douteux lorsque l'on suit la germination des graines.
Relativement à la sensibilité qui constituerait le troi-
sième point d'antagonisme entre les végétaux et les
animaux, nous aurons l'occasion de montrer qu'elle
n'est en aucune façon un attribut exclusif de l'ani-
144 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
malité (1). Si les végétaux ne présentent pas des fonc-
tions locomotrices comparables à celles des animaux,
ils n'en possèdent pas moins une sensibilité, qui est le
primum movens de tout acte vital.
Si les partisans de l'opposition chimico-physique,
entre les animaux et les végétaux, ont dû céder à l'évi-
dence des faits contraires et revenir sur l'absolu de
leurs anciennes opinions, l'esprit de la théorie n'en
subsiste pas moins; il est intéressant de voir que la
dualité vitale se concentre maintenant sur un seul
argument.
On ne peut plus douter, avons-nous dit, que les ani-
maux et les plantes ne soient capables de produire les
mêmes principes immédiats; on ne peut plus nier que
les uns et les autres soient le siège de destructions et
de réductions infiniment nombreuses et connexes.
La différence ne résiderait plus entre animaux et végé-
taux que dans l'agent ou l'énergie qui est la cause des
phénomènes chimiques et mécaniques qui se pas-
sent en eux. C'est un point que nous traiterons avec
plus de détail, en étudiant les phénomènes de créa-
tion vitale (2). Pour le moment il suffira de rappeler
les grands traits de la question. Il est admis aujour-
d'hui (3) que les phénomènes de synthèse chez les
végétaux et les animaux forment deux groupes : ceux
qui exigent la radiation solaire, ce sont les réductions
(1) Voy. Leçon VIIe.
(2) Voy. Leçon VI1°.
(3) Voyez Boussingault, C. R., 10 avril 187(5, t. LXXXU, p. 788.
- C. i?.,2i avril 1876.
RÉFU rATlON Di-:S THÉORIES DUAL'STES. 145
opérées dans les plantes vertes sous l'influence de la
chlorophylle; ceux qui ont lieu sous l'influence des
combustions opérées dans les animaux ou dans les
parties des plantes qui ne contiennent pas de matière
verte. Telles seraient les deux sources de forces vives
qui s'accumulent dans les êtres vivants : tantôt elles
sont directement empruntées à l'énergie solaire, tan-
tôt elles sont empruntées à la chaleur produite par les
combustions. La force vive vient du soleil quand il y a
de la chlorophylle; dans tous les autres cas, soit pour
les animaux, soit pour les végétaux, elle provient de la
chaleur dégagée dans les oxydations ou dans les com-
binaisons chimiques de même ordre. Comme exemple
de ce dernier genre, nous pouvons prendre la levure
de bière, le saccharomyces cerevisiœ. Ce champignon ne
contient point de matière verte, il n'a pas de chloro-
phylle. Aussi ce végétal ne peut-il emprunter son car-
bone directement à l'acide carbonique : il a besoin d'un
corps combustible explosif, le sucre, c'est-à-dire d'un
corps qui puisse donner de la chaleur en se brûlant.
Ici l'énergie calorifique remplacerait l'énergie solaire.
Toute la différence entre les êtres vivants serait fina-
lement réduite à cela.
Nous ferons remarquer que ce nouveau caractère ne
peut servir à distinguer les animaux des plantes. Quoi-
que les végétaux soient pourvus de chlorophylle, sur-
tout pendant l'été, d'une manière incomparablement
plus abondante que les animaux, on ne peut d'une ma-
nière absolue confondre le végétal avec la chlorophylle.
On devrait simplement dire qu'il y a des êtres conte-
CL. BEKNARD. 10
146 LES TROIS FORMES DE LV VIE.
nant de la chlorophylle el capables d'utiliser la force
vive émanée du soleil : ce serait le règne des êtres à
chlorophylle ; puis viendrait le règne des êtres sans
chlorophylle qui sont obligés de tirer d'une manière
indirecte du soleil, c'est-à-dire des combinaisons for-
mées en définitive sous l'influence de ses rayons, la
puissance dynamique qu'ils doivent utiliser. xMais cette
division, qui consisterait à ranger les êtres d'après
l'existence ou l'absence de la matière verte chlorophyl-
lienne, ne correspond plus à la classification des êtres
vivants en végétaux et animaux. Toute la vaste classe
des champignons, dépourvus de chlorophylle, devrait
être distraite des végétaux, et beaucoup d'animaux
[Euglena viridis, Stentor polymorphus, etc., etc.) de-
vraient être rangés dans les végétaux.
Au point de vue philosophique, les théories dualistes
de la vie ont eu pour objet de nous montrer d'une ma-
nière saisissante les rapports des êtres dans les trois
règnes de la nature. Elles ont étudié surtout les consé-
quences de ces rapports et regardé chaque être comme
une machine travaillant au service d'autrui. Ces théo-
ries sont surtout empreintes des considérations fina-
listes que l'homme ne peut s'empêcher d'exprimer
lorsqu'il se fait le centre des grands phénomènes cos-
miques qui l'entourent : le règne minéral est le réser-
voir général; les végétaux travaillent pour les animaux,
et le monde entier est fait pour l'homme, qui en utilise
les produits pour son bien-être matériel ou dans l'in-
térêt social. Par ce côté ces théories paraissent se re-
lier à la vie pratique. C'est pourquoi on en a fait à
RÉFUTATION DES THÉORIES DUALISTES. 147
l'agriculture, à l'hygiène, de nombreuses applications
que nous n'avons pas à examiner ici.
Toutefois, nous pensons que ces vues théoriques qui
reposent sur des résultats évidents et incontestables ne
répondent pas à la véritable conception physiologique
des phénomènes.
En effet, l'identification de l'organisme animal à un
appareil dans lequel s'engendrent des forces vives, à un
fourneau dans lequel vient s'engouffrer et se brûler le
règne végétal, peut représenter une apparence exté-
rieure; mais ce n'est pas l'expression physiologique
d'une loi qui relierait la vie animale et végétale. Sans
doute les animaux se nourrissent de plantes, et les car-
nassiers des herbivores. Ces résultats qui assurent
l'équilibre cosmique sont les conséquences, ainsi que
nous le montreronsplustard, de la loigénéralede la lutte
pour l'existence, d'après laquelle la nature ne peut
engendrer la vie que par la mort, la création par la des-
truction. Pour nous ces faits, quoique nécessaires, sont
en réalité accidentels et contingents dans leur détermi-
nisme ; ils restent en dehors de la finalitéphysiologïque .
La loi de la finalité physiologique est dans chaque
être en particulier et non hors de lui: l'organisme
vivant est fait pour lui-même, il a ses lois propres,
intrinsèques. Il travaille pour lui et non pour d'autres.
Il n'y a rien dans la loi de l'évolution de l'herbe qui
implique qu'elle doit être broutée par l'herbivore; rien
dans la loi d'évolution de l'herbivore qui indique qu'il
doit être dévoré par un carnassier; rien dans la loi
de végétation de la canne qui annonce que son sucre
148 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
devra sucrer le café de l'homme. Le sucre formé dans
la betterave n'est pas destiné non plus à entretenir la
combustion respiratoire des animaux qui s'en nour-
rissent ; il est destiné à être consommé par la bette-
rave elle-même dans la seconde année de sa végéta-
tion, lors de sa floraison et de sa fructification. L'œuf
de poule n'est pas pondu pour servir d'aliment à
l'homme, mais bien pour produire un poulet, etc.
Toutes ces finalités utilitaires à notre usage, sont des
œuvres qui nous appartiennent (1) et qui n'existent
point dans la nalure en dehors de nous. La loi phy-
siologique ne condamne pas d'avance les êtres vivants
à être "mangés par d'autres; l'animal et le végétal sont
créés pour la vie. D'autre part une conséquence impé-
rieuse de la vie est de ne pouvoir naître que de la
mort. Nous l'avons répété sous toutes les formes : la
création organique implique la destruction organique.
Ce qui s'observe dans les phénomènes intimes de la
nutrition, dans la profondeur de nos tissus, se mani-
feste dans les grands phénomènes cosmiques de la
nature. Les êtres vivants ne peuvent exister qu'avec
les matériaux d'autres êtres morts avant eux ou dé-
truits par eux. Telle est la loi.
En résumé, la physiologie générale, qui ne con-
sidère la vie que dans ses phénomènes essentiels et
généraux, ne nous permet pas d'admettre une dualité
des animaux et des végétaux, une physiologie animale
et une physiologie végétale distinctes. Il n'y a qu'une
seule manière de vivre, qu'une seule physiologie pour
(1) Voy. Leçon VIIIe, Causes finales.
RÉFUTATION DES THÉORIES DUALISTES. H9
tous les êtres vivants : c'est la physiologie générale qui
conclut à l'unité vitale dans les deux règnes.
Si maintenant, au lieu de considérer la vie dans ses
deux manifestations nécessaires et universelles, la
création et la destruction vitale, nous pénétrons dans le
jeu des divers mécanismes vitaux que la nature nous
présente, si nous descendons dans l'arène où se passe
la lutte pour l'existence, alors nous trouverons des
différences fonctionnelles et des variétés infinies. Non
seulement nous trouverons que des animaux sont
conformés pour manger des végétaux, mais que des
animaux sont armés pour dévorer d'autres animaux
plus faibles qu'eux. C'est, en un mot, le règne de la loi
du plus fort, loi qui n'a rien de nécessaire, puisque
les hasards du combat vital peuvent faire que tel
être échappe à la mort, tandis que tel autre succombe.
Toutefois, au milieu de cette mêlée silencieuse,, que
nous appelons par antiphrase l'harmonie de la nature,
et dans laquelle viennent s'entre-détruire toutes les
existences, jamais la loi fondamentale de la physiologie
générale que nous avons énoncée n'est violée. Jamais
la vie ne se manifeste sans entraîner avec elle dans le
même être un double mouvement de création et de
destruction organique équivalente, de sorte que nous
ne trouvons jamais des êtres vivants jouant séparément
le rôle d'organismes créateurs de la matière organique,
tandis que d'autres auraient le rôle contraire de détruire
cette matière organique pour la restituer au monde
minéral.
Tous les êtres vivants se nourrissent de même : l'ani-
150 LES TROIS FORMES DE LA. VIE.
mal pas plus que le végétal ne procède par nutrition
directe, ils s'alimentent, en réalité, l'un et l'autre,
malgré les apparences contraires, en prenant au monde
ambiant des matériaux tombés dans un état plus ou
moins profond d'indifférence chimique. L'animal
comme le végétal modifient ces matériaux, les élabo-
rent et en forment des réserves appropriées à leur nature
et utilisées ultérieurement pour leur propre compte.
Tantôt la formation de la réserve et sa dépense peuvent
être à peu près simultanées ou très rapprochées, tan-
tôt elles sont successives et à long intervalle. Ce der-
nier cas s'observe pour les végétaux, surtout pour les
végétaux bisannuels. Pendant la première année, la
plante accumule ses réserves, et on peut croire qu'elle
n'est alors qu'un appareil de création ou de synthèse.
Pourles animaux, au contraire, et particulièrement pour
les animaux à sang chaud, les réserves ne durent pas
longtemps et se dépensent en quelque sorte au fur et
à mesure, de sorte qu'on peut croire que ces derniers
êtres sont uniquement des appareils de combustion, de
destruction. Chez les animaux à sang froid, les réserves
sont faites dans certains casa longue portée et se rap-
prochent par ce côté de celles des végétaux.
En définitive, le végétal et l'animal sont deux ma-
chines vivantes distinctes, munies d'instruments et d'ap-
pareils variés avec des modes de fonctionnement qui
donnent aux phénomènes de leur existence des appa-
rences fort différentes. Mais l'unité delawV? ne doit pas
nous être dissimulée par la variété de la fonction ; le
muscle, la glande, le cerveau, les nerfs, les organes
RÉFUTATION DES THÉORIES DUALISTES. 151
électriques, etc., vivent semblablement, mais fonction-
nent très différemment. Les végétaux et les animaux
vivent identiquement, mais fonctionnent autrement.
Mêmeenadmettantque la fonction chlorophyllienne soit
spéciale aux végétaux, il ne faut pas en tirer la conclu-
sion que les végétaux vivent autrement que les animaux,
ce serait une erreur; le protoplasma chlorophyllien,
qui a pour fonction de réduire l'acide carbonique et
de dégager de l'oxygène, ne vit pas moins, comme tous
les protoplasmas animaux et végétaux, en absorbant de
l'oxygène et en exhalant de l'acide carbonique.
Au point de vue de la physiologie générale, nous ne
considérons pas seulement les fonctions différentielles
des êtres vivants entre eux, lesquelles n'ont rien d'ab-
solument nécessaire à la vie ; nous considérons, au
contraire, les phénomènes généraux et communs qui
sont indispensables à l'existence de tous les êtres.
Qu'importe qu'un être vivant ait des organes ou des
appareils plus ou moins variés et complexes, dès
poumons, un cœur, un cerveau, des glandes, etc., etc. !
Tout cela n'est pas nécessaire à la vie d'une manière
absolue. Les êtres inférieurs vivent sans ces appareils,
qui ne sont que l'apanage des organisations de luxe.
L'étude des êtres inférieurs est surtout utile à la physio-
logie générale, parce que chez eux la vie existe à l'état
de nudité, pour ainsi dire. Elle est réduite à la nutri-
tion : destruction et création vitale. Or, nous le répé-
tons, cette vie est toujours complète dans la plante
comme dans l'animal. Ils ne représentent pas chacun
une demi-vie qui, se complétant réciproquement, ren-
152 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
drait les deux êtres étroitement complémentaires l'un
de l'autre.
C'est en définitive dans l'intimité des phénomènes
de la nutrition que se manifeste surtout la loi de l'unité
vitale chez les animaux et chez les végétaux. Mais pour
saisir cette unité, il faut considérer le phénomène nu-
tritif dans sa totalité; car si on n'analyse qu'un côté
des rapports des êtres vivants avec le milieu cosmique,
on peut trouver parfois que les phénomènes de la
vie animale et végétale revêtent des apparences con-
traires. C'est ce qui a semblé parfois résulter de ce
qu'on a appelé le bilan nutritif des animaux et des vé-
gétaux. Nous terminons par quelques réflexions à ce
sujet.
Le bilan du mouvement organique des animaux et
des végétaux se dresse comme celui d'une machine or-
dinaire dont on veut connaître le travail intérieur. On
analyse ce qui entre, on analyse ce qui sort dans un
temps donné, et de la dépense on déduit ce qui s'est
fait dans la machine. Cette manière d'opérer, appli-
cable sans doute aux machines inertes, n'est plus
légitime pour les organismes ou machines vivantes. Si
la nutrition et la combustion organiques étaient di-
rectes, comme on l'a cru après Lavoisier, le bilan
direct pourrait être admissible. Mais la physiologie
nous a appris que la nutrition est indirecte et ne se
fait qu'à longue portée après des mois et même des
années chez certains végétaux. Donc il faudrait, pour
conclure, rigoureusement avoir des observations ou
des expériences d'une durée équivalente ; sans cela on
RÉFUTATION DES THÉORIES DUALISTES. 153
n'obtient que des résultats partiels dont on ne peut
pas tirer de conclusions générales.
MM. Regnault et Reiset ont fait bien sentir cette
différence qui existe entre les machines vivantes et les
machines inertes, quand dans leurs belles recherches
sur la respiration, ils ont analysé le travail de Dulong
et Desprez sur la chaleur animale. Ces derniers au-
teurs, supposant que la combustion est directe, ad-
mettaient que la chaleur produite dans le corps est re-
présentée par la chaleur de combustion du carbone
et de l'hydrogène à l'aide de l'oxygène respiré. Les
nombres de leurs analyses correspondent même avec
cette explication. MM. Regnault et Reiset, tout en ad-
mettant que les phénomènes de calorification ne peu-
vent être, dans l'organisme comme au dehors de lui,
que le résultat des phénomènes de combustion, n'hé-
sitent pas à considérer les nombres trouvés par Dulong
et Desprez comme faux et la concordance de leurs
analyses comme tout à fait fortuite. C'est qu'en effet
il y a bien d'autres phénomènes dont il faudrait tenir
compte si l'on voulait avoir l'équation de la production
de la chaleur animale dans l'organisme vivant.
On simplifie donc trop les problèmes, et selon le
mot spirituel de Mulder : déduire les phénomènes qui
se passent dans l'organisme de l'analyse des maté-
riaux qui le traversent, ce serait prétendre connaître ce
qui se passe dans une maison en analysant les ali-
ments qui entrent par la porte et la fumée qui sort par
la cheminée.
Nous reconnaissons néanmoins aux recherches de
154 LES TROIS FORMES DE LA VIE.
statique chimique une grande importance, parce
qu'elles fournissent les premières données sur les-
quelles le physiologiste doit se baser pour poursuivre
l'étude des phénomènes intimes de la nutrition dans
nos tissus. Mais la physiologie expérimentale nous
enseigne que ces problèmes intermédiaires de la nu-
trition doivent ensuite être suivis pas à pas à l'aide
d'expériences délicates, au lieu d'être déduits d'expli-
cations hypothétiques fondées sur la comparaison du
matériel d'entrée et de sortie.
Les phénomènes de la nutrition sont trop complexes
pour pouvoir se prêter à ce genre d'investigation, qui
n'est applicable, nous le répétons, qu'aux machines in-
organiques. Nous pourrions citer beaucoup de consé-
quences physiologiquement erronées, auxquelles on a
été conduit par cette manière indirecte d'opérer, tandis
qu'au contraire l'étude expérimentale des phénomènes
de la nutrition poursuivie directement dans les or-
ganes, dans les tissus, et même dans les éléments de
tissus, nous a conduit à des découvertes fécondes. Ja-
mais on n'aurait découvert la formation du sucre dans
le foie si l'on s'était borné à comparer les analyses des
matières à l'entrée et à la sortie de l'organisme. Le
physiologiste doit s'appuyer sur ces résultats chi-
miques généraux ; mais il ne doit pas s'en contenter, il
doit descendre, à l'aide de l'expérience directe, dans
l'intimité des organes, dans le tissu, dans la cellule vi-
vante dont la fonction est identique dans l'animal
comme dans le végétal. C'est par cette étude seule qu'il
pourra saisir le mystère delà nutrition intime et arriver
CONCLUSION. 155
à se rendre maître de ces phénomènes de la vie, ce qui
.est son but suprême.
On voit ainsi par quel point de vue le physiologiste
et le chimiste peuvent différer quand ils étudient les
phénomènes de l'organisme vivant.
Conclusion. — De la discussion générale qui précède,
nous pouvons conclure que malgré la variété réelle
que les phénomènes vitaux nous offrent dans leur appa-
rence extérieure, dans les animaux et dans les végétaux,
ils sont au fond identiques, parce que la nutrition des
cellules végétales et animales, qui sont les seules par-
ties vivantes essentielles, ne sauraient avoir un mode
différent d'exister dans les deux règnes.
En conséquence nous considérons notre grande divi-
sion des phénomènes de la vie, destruction et création
organique, comme justifiée et comme établie en phy-
siologie générale. Cette division nous servira de cadre
dans les leçons qui vont suivre.
QUATRIÈME LEÇON
PHÉNOMÈNES DE DESTRUCTION ORGANIQUE.
Fermentation. —Combustion. — Putréfaction.
Sommaire : Phénomènes de la création et de la destruction organique. —
Elude des phénomènes de destruction organique. — Fermentation, com-
bustion, putréfaction.
I. Fermentation. — Catalyse; Berzélius. — Décomposition; Liebig. —
Théorie organique; Cagniard de Latour, Turpin, Pasteur. — Ferments
sohibles, ferments figurés. — Les actions des ferments solubles se retrou-
vent dans le règne minéral. — Les mêmes ferments sont communs aux
deux règnes, animal et végétal. — Les ferments agissent pour transfor-
mer et décomposer les produits des réserves nutritives. — Fermentations
dues aux ferments figurés. — Fermentation alcoolique ; ses conditions.
IL Combustion. — Théorie de Lavoisier; combustion directe, vive ou
lente. — La combustion directe n'existe pas.— Combustions indirectes;
dédoublement, sorte de fermentation appartenant aux végétaux et aux
animaux. — Fait particulier des glandes. — Rôle inconnu de l'oxygène
dans l'organisme.
III. Putréfaction. — Appartient aux animaux et aux végétaux. — Théories
de la putréfaction ; Gay-Lussac, Appert, Schwann, Pasteur. —Fermen-
tation putride. — Analogie de la putréfaction et des fermentations. — lia
vie est une putréfaction. — Mitscherlicli, Iloppe-Seyler, Schûtzen-
berger, etc.
Nous avons proposé, discuté et établi en physiologie
générale, la division des phénomènes de la vie en deux
grands groupes : phénomènes de création ou de synthèse
organique, phénomènes de destruction organique. Il faut
maintenant poursuivre cette division dans ses détails
et étudier séparément les deux ordres de phéno-
mènes vitaux qui s'y rapportent. Nous commence-
rons par l'étude des phénomènes de destruction
vitale, parce qu'ils se montrent dès l'origine de
l'être et qu'ils débutent avec l'apparition de la vie.
PHÉNOMÈNES DE DESTRUCTION ORGANIQUE. 157
Les phénomènes de destruction organique ont
pour expression même les manifestations vitales. On
peut regarder comme un axiome physiologique la
proposition suivante :
Toute manifestation vitale est nécessairement liée à
une destruction organique.
Quel sont ces phénomènes de désorganisation ?
Lavoisier, dans le passage que nous avons précé-
demment cité, rattache tous les phénomènes de des-
truction organique à l'un de ces trois types :
I. Fermentation.
II. Combustion.
III. Putréfaction.
C'est, en effet, par l'un ou l'autre de ces procédés
que la matière organisée se détruit, soit par suite du
fonctionnement vital, soit dans le cadavre après la
mort. Ces trois phénomènes typiques présentent mal-
heureusement encore beaucoup d'obscurilés, malgré
l'impulsion très active qui a été donnée à leur étude et
malgré les progrès considérables qui ont été accomplis
depuis quelques années. Il ne s'agira pas d'ailleurs,
dans ces leçons où nous traçons une sorte d'esquisse
ou de plan de la physiologie générale, de résoudre les
questions ; il importe d'abord de les poser : c'est à
quoi nous nous bornerons en traitant successivement
de la fermentation, de la combustion, de la putré-
faction. Nous indiquerons d'une manière rapide et
sommaire non pas l'état détaillé de nos connaissances
sur ces phénomènes complexes, mais bien plutôt la
158 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
place qu'ils doivent occuper dans un conspectus phy-
siologique, nous réservant de les développer plus tard
en faisant connaître nos recherches personnelles.
I. Fermentations. — Les chimistes et les physiolo-
gistes n'ont jamais été et ne sont pas encore d'accord
sur ce que l'on doit entendre sous le nom de fermen-
tation. On a dit, dans ces derniers temps, d'une façon
générale, que ce nom s'appliquait à toutes les réac-
tions organiques provoquées par un corps qui ne ga-
gnait et ne perdait rien dans le phénomène, qui sem-
blait n'intervenir que par sa présence. Berzélius appelait
actions catalytiques les phénomènes de ce genre. C'est
ainsi que la mousse de platine, disait-on, agit par
simple présence ou par catalyse sur l'alcool pour le faire
passer successivement à l'état d'aldéhyde, puis d'acide
acétique. La fermentation était une catalyse organi-
que. C'était là, bien entendu, une simple désignation
et non une explication. Le rapprochement que ce
nom indique n'est pourtant pas exact, et nous don-
nerait une idée très fausse des fermentations qui
s'accomplissent chez les animaux et végétaux.
En effet, les fermentations que l'on connaît pour les
avoir étudiées dans l'économie vivante où elles s'accom-
plissent ne sont pas comparables aux phénomènes que
Berzélius appelait des actions cataly 'tiques. Le ferment ne
reste pas indifférent aux décompositions qu'il provoque.
11 est prouvé aujourd'hui que, dans l'action de ladiastase
sur l'amidon, la diastase s'use, et que son usure est en
rapport avec l'énergie de l'action qu'elle a exercée.
FERMENTATIONS. 159
Aussi le ferment ne reste pas invariable. Nous ve-
nons de citer un cas où il se détruit : dans d'autres cas,
il se multiplie. Gela a lieu pour ce que l'on appelle
les ferments figurés. Le Mycoderma aceti, organisme
microscopique qui transforme l'alcool en acide acé-
tique, n'agit pas simplement à la façon de la mousse de
platine; il augmente de poids, il s'accroît et se multi-
plie dans la liqueur où il agit et corrélativement à son
action même.
Il ne faut donc pas, d'après cela, rapprocher les
fermentations des phénomènes d'ailleurs obscurs et
inconnus que l'on a rangés sous le titre d'actions cata-
lytiques. Berzélius avait en vue surtout la fermentation
alcoolique : il ignorait que le ferment, la levure, fût un
être organisé, il le regardait comme un principe amor-
phe. Mitscherlich, qui connaissait cependant la nature
organisée de la levure, lui attribuait le même rôle que
Berzélius.
Liebig comprit autrement les fermentations. Prenant
pour type la fermentation alcoolique, il la considéra
comme l'avaient fait autrefois les iatrochimistes Willis
et Stahl. « La levure de bière et en général toutes
» les matières animales et végétales en putréfaction re-
» portent sur d'autres corps l'état de décomposition
» dans lequel elles se trouvent elles-mêmes; le mouve-
» ment qui, par la perturbation d'équilibre, s'imprime
» àleurs propres éléments, se communique également
» aux éléments des corps qui se trouvent en contact avec
» elles. » Le ferment, dans cette manière de voir, est
un corps en décomposition, dont les molécules, ani-
160 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
mées d'un mouvement particulier interne, communi-
quent l'ébranlement à une substance fermentescible
instable.
Pour caractériser d'un mot la théorie de Liebig, il
faudrait dire que la fermentation est une décomposition
qui en entraîne une autre.
Cagniard de Latour reconnut vers 1838, par l'in-
spection microscopique, que la levure de la fermenta-
tion alcoolique était formée de globules organisés, de
cellules vivantes, capables de se reproduire, ayant une
enveloppe et un contenu. Le rôle de cet organisme
dans la fermentation fut surtout précisé par M. Pasteur.
La fermentation alcoolique est un phénomène corré-
latif de l'organisation, du développement, de la multi-
plication, c'est-à-dire de la vie des globules. C'est ce
que l'on a appelé la théorie physiologique de la fer-
mentation, que Turpin, en 1838, avait formulée le
premier, en disant : « Fermentation comme effet et
végétation comme cause. »
On distingue aujourd'hui deux espèces de fermenta-
tions, selon la nature soluble ou insoluble du ferment :
les unes produites par l'intervention d'un ferment
organisé ou figuré, les autres produites par les ferments
non figurés, liquides, produits solubles, élaborés, sé-
crétés par les organismes vivants.
Les ferments solubles existent dans les plantes et
dans les animaux. Ils ont pour type la diastase végé-
tale et les ferments digestifs ; ils ont pour caractère
commun d'être solubles dans l'eau, précipitables par
l'alcool et de nouveau solubles dans l'eau. Un autre
FERMENTATIONS. 161
trait commun est encore la grandeur de l'effet com-
parée à la masse très faible du ferment. Une très petite
fraction de diastase peut saccharifîer une grande quan-
tité (plus de deux mille fois son poids) d'amidon. Enfin,
la substance active ne se multiplie pas, mais au con-
traire s'épuise et se détruit par son action même.
Ces ferments sont capables de provoquer des réac-
tions chimiques très énergiques. J'ai insisté depuis très
longtemps pour établir que les fermentations, spéciales
quant à leurs procédés, ne sont pas, au fond, quant à
leur nature essentielle, différentes des actions chi-
miques générales; toutes, en effet, sont représentées
dans le règne minéral. Certains ferments, diastase ani-
male et végétale, ferments inversifs des plantes ou des
animaux, agissent à la façon des acides minéraux :
d'autres ont le même effet que produirait un alcali; de
ce nombre est le ferment des matières grasses, qui
existe dans le suc pancréatique et qui émulsionne
d'abord et qui saponifie ensuite ces substances, etc.
Les fermentations amènent la destruction des com-
posés complexes des organismes, leur dédoublement
en des corps plus simples, accompagné d'une hydrata-
tion. Elles jouent un rôle très important dans )a nu-
trition. On les trouve à la fois dans l'économie végé-
tale et animale. La chose est facile à démontrer dans
le cas des diastases; le ferment glycosique ou diastase
proprement dite se rencontre dans toutes les parties
de l'organisme où l'amidon animal ou végétal doit être
rendu soluble. Dans les graines, le ferment manifeste
son activité lors de la germination; dans le tubercule
CL. BERNARD. j i
162 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
de la pomme de terre, il entre en activité au prin-
temps; dans le foie, il existe toujours de manière à
transformer l'amidon animal en glycose. En d'autres
termes, partout où des matières féculentes doivent
alimenter un organisme, on constate la présence d'un
ferment identique. L'amidon n'est donc pas utilisé
sous sa forme actuelle ; il ne parlicipe à la vie végé-
tale ou animale que lorsque, par hydratation, il a été
transformé en sucre.de glycose. D'autre part, le sucre,
s'il était à l'état de glycose, ne se conserverait pas dans
l'organisme : il se détruirait bientôt, sans pouvoir jouer
ce rôle de réserve qui est indispensable au fonctionne-
ment vital dans les deux règnes.
Ce que nous disons de l'amidon, de son accumula-
lion en réserves insolubles, de sa transformation par
«
fermentation au moment convenable, est vrai pour
beaucoup d'autres substances moins bien connues. La
manière d'être de l'une d'elles, cependant, le sucre de
saccharose (sucre de canne, de betterave), vient con-
firmer cette généralisation. Il est susceptible, en effet,
de s'accumuler à l'état de réserves dans les tissus des
végétaux. Sous cette forme, il n'est point utilisable; il
n'est pas directement oxydable par l'organisme; il est
nécessaire qu'il soit transformé en sucre de glycose. Un
ferment inversif est chargé de la transformation. Ce fer-
ment existe identique chez les animaux et les plantes:
la levure de bière, qui a besoin de transformer en gly-
cose, pour s'en nourrir, le sucre de cannes avec lequel
elle est mise en présence, fabrique ce ferment. M, Ber-
thelot l'y a découvert. La betterave se comporte de
FERMENTATIONS, 163
môme relativement au sucre accumulé dans sa racine-
pendant la première année de la végétation ; j'ai démon-
tré que les animaux procèdent de même pour tirer par-
tie du sucre de saccharose contenu dans leurs aliments.
Nous avons dit que les actions du genre fermentatif
sont extrêmement nombreuses; elles sont en effet le
type général des actions vitales de destruction ; beau-
coup ne sont encore que soupçonnées ; le plus grand
nombre est absolument ignoré. Ce que l'on en sait
suffit pourtant pour permettre de juger de l'impor-
tance de ces phénomènes.
Les matières albuminoïdes sont rendues solubles et
digérées par un ferment, la pepsine, qui existe dans le
suc gastrique; la pepsine ne fait que commencer l'ac-
tion, la ùypsine, ferment de même nature, contenu
dans le suc pancréatique, achève cette transformation
en peptone. On a pensé que cet agent existait dans les
différents points de l'organisme où sa présence peut
être nécessaire pour digérer les albuminoïdes : Briicke
aprétendu le retrouver dans le sang et dans les mus-
cles. 11 est probable qu'on l'isolera dans les végétaux.
De même, il existe dans les amandes, douces et
amères, un ferment soluble énergique, Yémulsme, qui
est capable de dédoubler un grand nombre de glyco-
sides : l'arnygdaline (en glycose, acide cyanhydrique
et essence d'amandes amères), la salicine, l'hélicine,
l'arbutine, la phlorizine, l'esculine, la daphnine. Or, il
est remarquable que l'on trouve précisément un fer-
ment de la même nature chez les animaux, dans le foie et
le pancréas. Il serait inutile de multiplier ces exemples,
164 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
de signaler la fermentation du myronate de potasse
produite par la myrosine, la fermentation des acides
biliaires, de l'acide hippurique, du tannin, de la
pectose, etc. 11 suffit que l'on comprenne qu'il s'agit
ici d'un procédé général employé par la nature pour
opérer le dédoublement, c'est-à-dire la destruction
d'un très grand nombre de principes organiques aussi
bien dans les plantes que chez les animaux.
On range parmi les fermentations (F. à ferments
figurés) un second ordre de décompositions provoquées
par des êtres organisés. Le type de ces actions est la
fermentation alcoolique produite par la levure de bière.
C'est dans ce groupe de phénomènes qu'il faudrait
ranger les transformations du sucre en alcool, en
acide lactique, en acide butyrique, en gomme, en
mannite, en acide acétique.
Ce sont là des exemples de destructions accomplies
dans des circonstances particulières ou dans le cours
de l'existence d'êtres particuliers.
Cependant quelques-unes de ces fermentations des-
tructives des matières organisées pourraient peut-
être avoir une très grande généralité. 11 semblerait
que beaucoup de cellules, soit animales soit végétales,
mises dans les conditions des cellules de levure,
agissent comme celles-ci.
Dans quelles conditions la levure provoque-t-elle la
fermentation alcoolique ?C'est, d'après M. Pasteur, lors-
que le ferment est privé d'air. Comme il a besoin d'oxy-
gène pour subsister, ne pouvant l'emprunter directe-
ment, il se trouve dans l'alternative ou de périr ou de se
COMBUSTIONS. 165
le procurer par un autre précédé. La levure prend alors
de l'oxygène aux matières ambiantes : elleenprendausu-
cre en provoquant sa fermentation ou destruction, opé-
ration capable d'engendrer la chaleur, de produire l'éner-
gie calorifique dépensée dans le fonctionnement vital .
On sait, avons-nous dit, que d'autres cellulessemblent
succeptibles d'agir d'une façon identique. On a signalé,
en effet, que certaines plantes d'Afrique produisent de
l'alcool dans leurs racines. MM. Lecbartier et Bellamy
ont montré que les fruits placés dans une atmosphère
d'acide carbonique, c'est-à-dire mis dansTimpossibilité
de respirer comme ils font d'ordinaire en absorbant de
l'oxygène et rejetant de l'acide carbonique, se compor-
tent comme la levure : ils transforment partiellement
leur sucre en alcool et acide carbonique. On sait d'ail-
leurs que l'on peut retirer de l'alcool de la distillation de
certains fruits, tels que les prunes à l'époque de leur
maturité. M. de Luca s'est assuré que certaines feuilles
placées également dans une atmosphère d'acide carbo-
nique se comportent de la même manière et donnent
naissance aux fermentations alcoolique et acétique.
On pourrait comparer la fermentation à l'aide des fer-
ments figurés ou vivants aune sorte de parasitisme qui al -
tèrele milieudanslequelviventces êtresélémentaires. A
ce titre ces ferments rentrent dans notre étude puisqu'ils
produisent la destruction, le dédoublement des matiè-
res plus simples avec lesquelles elles sont en contact.
II. Combustions. — Nous n'avons pas l'intention d'en-
trer dans l'étude des phénomènes de combustion et de
166 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
leur rôle dans la vie des organismes. Nous voulons seu-
lement rappeler, à celte occasion, un principe que nous
soutenons depuis longtemps, à savoir que les phénomè-
nes chimiques des organismes vivants ne peuvent jamais
être assimilés complètement aux phénomènes qui s'opè-
rent en dehors d'eux. Ce qui veut dire, en d'autres ter-
mes, queles phénomènes chimiquesde l'être vivant, bien
qu'ils so passent suivant les lois générales de la chimie,
ont toujours leurs appareils, leurs procédés spéciaux (1).
On sait depuis Lavoisier que la destruction,
l'usure moléculaire qui accompagne les phénomènes
vitaux consiste dans une sorte d'oxydation de la ma-
tière organique : elle est l'équivalent d'une combustion.
Mais Lavoisier et les chimistes qui nous ont fait con-
naître cet important résultat sont tombés dans une er-
reur, presque inévitable à leur époque, sur le méca-
nisme de ces phénomènes, erreur qui, encore aujour-
d'hui, a cours auprès de beaucoup de savants. Ils ont
assimilé les processus chimiques qui se font dans l'or-
ganisme à une oxydation directe, à une fixation d'oxy-
gène sur le carbone des tissus. En un mot, ils ont cru
que la combustion organique avait pour type la com-
bustion qui se fait en dehors des êtres vivants dans nos
foyers, dans nos laboratoires. Tout au contraire, il n'y
a peut-être pas dans l'organisme un seul de ces phéno-
mènes de prétendue combustion qui se fasse par fixation
directe d'oxygène. Tous empruntent le ministère d'a-
gents spéciaux, des ferments, par exemple.
(1) Voyez, à ce sujet, mon Rapport sur les progrès de la physio-
logie générale, 1867.
COMBUSTIONS. 167
Les impérissables travaux de Lavoisier sur la respira-
lion nous ont fait comprendre le rôle de l'oxygène, non
dans ses détails, mais au moins dans ses grands traits.
L'oxygène est nécessaire à l'entretien de la vie, a-t-on
dit, parce qu'il entretient la combustion ; sa suppression,
si elle n'est compensée par quelque artifice, ne saurait
être longtemps soutenue ; ce gaz s'unit à la substance
organique et il est éliminé de l'organisme à l'état de
combinaison avec le carbone, àl'état d'acide carbonique.
Ce n'est cependant pas à une combustion directe que
ce gaz est employé. La formule banale répétée par tous
les physiologistes que le rôle de l'oxygène est d'entrete-
nir la combustion n'est pas exacte, puisqu'il n'y a point
en réalité dans l'organisme de combustion véritable. Ce
qui est vrai, c'est que le rôle exact de l'oxygène, que
nous croyons savoir, nous est encore inconnu : à peine
peut-on le soupçonner. Nous ne pouvons ici que poser
la question , sans prétendre en aucune façon la résoudre ;
mais, dans tous les cas, nous le savons déjà, l'oxygène
ne sert pas aune combustion directe.
D'abord, qu'est-ce que les chimistes entendent sous
ce nom de combustion ? C'est encore ici un de ces termes
mal précisés sur lesquels règne le plus complet désac-
cord. Quelques chimistes réservent ce nom à l'oxydation
du carbone et de l'hydrogène, qui a pour conséquence la
production d'acide carbonique et de vapeur d'eau, avec
production de chaleur ; et, avec Lavoisier, ils distinguent
la combustion vive et la combustion lente, suivant quela
production de chaleur est plus ou moins intense, dissi-
pée à mesure de sa production; de manière à pas élever
168 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
à une haute température le corps combustible dans le
cas de combustion lente; à le porter, au contraire, au
degré où il devient incandescent dans le cas de com-
bustion vive.
D'autres chimistes considèrent comme fait caracté-
ristique de la combustion le développement de cha-
leur, de sorte qu'ils attribuent ce nom à toute combi-
naison, à toute action chimique, qui s'accompagne
d'un grand développement de calorique.
En nous en tenant à la première acception, peut-on
dire qu'il y ait combustion dans l'organisme animal ou
végétal ?On a répondu affirmativement à cette question.
Lavoisier, qui avait, par une intuition de génie,
créé son système en comparant les phénomènes res-
piratoires avec les oxydations des métaux, avait dû
penser qu'il en était ainsi. 11 avait comparé (1789)
la consommation d'oxygène faite par le même homme
d'abord au repos, puis accomplissant un travail, et il
avait conclu que le travail musculaire accélérait les
combustions organiques. On était depuis lors si bien
persuadé qu'il y avait une véritable combustion que
le débat roulait simplement sur la question de savoir
si c'était la substance même du muscle qui se brûlait,
ou si c'était des matières combustibles hydrocarbonées.
Mais ni l'une ni l'autre de ces opinions ne saurait
être soutenue en tant qu'elles impliqueraient une com-
bustion directe. En effet, dans l'organisme, on ne ren-
contre jamais les produits de combustion incomplète,
tels que l'oxyde de carbone. D'autre part, il ne se brûle
pas d'hydrogène ; jamais- l'on n'a pu constater directe-
COMBUSTIONS. 16$
ment la production de l'eau dans les prétendues com-
bustions organiques. Il semble, au contraire, bien avéré,
que l'eau de l'organisme a sa source exclusivement dans
l'alimentation et qu'elle est introduite du dehors. J'ai
montré que le sang- qui sort d'un muscle en contraction
n'est pas plus riche en eau que celai qui y entre, c'est
même plus souvent le contraire. J'ai fait, en outre,
remarquer que le sang qui sort d'une glande en sé-
crétion est plus pauvre en eau que celui qui entre, et
que la différence est représentée exactement par la
quantité d'eau contenue dans le liquide sécrété.
D'autre part, l'oxygène n'est pas immédiatement em-
ployé : il n'est pas fixé directement. Un muscle en ac-
tivité produit une quantité d'acide carbonique supé-
rieure à la quantité d'oxygène absorbée dans le même
temps. La consommation d'oxygène n'est donc pas en
rapport exact avec la production d'acide carbonique.
C'est ce que Petenkofer et Voit ont établi pour le mus-
cle maintenu en place, et pour le muscle séparé de
l'animal. L. Hermann a obtenu le même résultat. On
sait (et nous allons reproduire ici l'expérience sous vos
yeux) que, même en l'absence de tout renouvellement
d'oxygène, dans des gaz inertes, dans l'hydrogène, par
exemple, que nous avons substitué à l'air ordinaire, le
muscle peut se contracter assez longtemps. Il rend
alors de l'acide carbonique, qui évidemment ne pro-
vient pas d'une combustion directe. Si pendant l'état
d'activité le muscle rend plus d'oxygène combiné qu'il
n'en reçoit, au contraire, pendant le repos, il en prend
plus qu'il n'en rend. Les faits établissent bien claire-
1 70 LLÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
ment que l'on n'a point affaire ici à une fixation directe
et extemporanée d'oxygène sur la substance du mus-
cle. Le phénomène est beaucoup plus complexe. 11
consiste en des dédoublement chimiques, très certai-
nement de la nature des fermentations, mais actuelle-
ment plutôt soupçonnés que bien connus. On a ima-
giné l'hypothèse d'un dédoublement par fermentation
d'une matière du muscle, Vinogène, en acide carbonique,
acide sarcolactique, et myosine. Cette hypothèse a sim-
plement comme valeur de nous montrer le sens des in-
terprétations actuelles que l'on tend à substituer à la
théorie de la combustion directe de Lavoisier.
L'étude du fonctionnement des glandes conduit à des
conclusions de même nature relativement à la com-
bustion directe. J'ai montré que le sang veineux qui
sort des glandes est à peu près aussi riche en oxygène
que le sang artériel, de sorte que l'exagération de la
fonction n'entraînerait pas la disparition de l'oxy-
gène. L'oxygène ne se fixe donc pas au moment où l'on
suppose qu'il devrait être employé ; il n'y a pas en un
mot de consommation plus grande d'oxygène. Et ce-
pendant c'est pendant le fonctionnement qu'il se pro-
duit la plus grande quantité d'acide carbonique, que
l'on trouve en proportions considérables dans le sang
veineux rutilant et à la fois chargé d'oxygène et d'acide
carbonique, Ainsi, les deux phénomènes d'absorption
et de dépense d'oxygène sont ici nettement séparés,
ce qui exclut évidemment toute possibilité d'une com-
bustion directe. C'est pendant le repos que l'oxygène
est absorbé par la glande; c'est pendant le fonctionne-
COMBUSTIONS. 171
ment qu'il sort à l'état d'acide carbonique, mais alors
l'absorption de l'oxygène est suspendue.
11 résulte de ces faits, que ce n'est pas à une com-
bustion directe que l'oxygène est employé : consé-
quence importante pour le but que nous poursuivons,
car la combustion directe du carbone et de l'hydrogène
serait une véritable synthèse, une combinaison d'élé-
ments séparés; tandis que le phénomène qui se pro-
duit est probablement au contraire uu dédoublement,
une destruction de substance complexe, une véritable
analyse par fermentation.
Le rôle véritable de l'oxygène est inconnu, avons-
nous dit plus haut. Il est bien certain que ce gaz est
fixé dans l'organisme et qu'il devient ainsi un des élé-
ments de la constitution ou de la création organique.
Mais ce ne serait point par sa combinaison avec la ma-
tière organique qu'il provoquerait le fonctionnement
vital. En entrant en contact avec les parties, il les rend
excitables; elles ne peuvent vivre qu'à la condition de
ce contact. C'est donc comme agent d'excitation qu'il
interviendrait immédiatement dans le plus grand
nombre des phénomènes de la vie.
On a dit que chez les .animaux élevés, l'oxygène
devait être porté sur les centres nerveux, pour exciter
la moelle allongée et provoquer les mouvements respi-
ratoires. Chez la grenouille, la nécessité de l'excita-
bilité est moindre pendant l'hiver, période d'inertie,
que pendant l'été, période d'activité. Aussi l'absorp-
tion d'oxygène est-elle moindre pendant la première
saison que pendant la seconde. Une expérience curieuse
172 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
d'Engelmann semble jeter quelque lumière sur ce rôle
d'excitant qu'aurait l'oxygène. Engelmann a observé
les mouvements des cils vibratiles, mouvements qui
sont faciles à apercevoir après que la membrane qui
les supporte a été détachée de l'animal. Les cellules
vibratiles sont examinées daus le champ du micros-
cope. Si l'on chasse l'oxygène de la préparation et
qu'on le remplace par l'hydrogène, les mouvements
cessent au bout d'un certain temps, environ après
vingt minutes, par exemple. Si l'on fait rentrer l'oxy-
gène, les mouvements reprennent et l'on peut repro-
duire un certain nombre de fois ces alternatives.
L'oxygène agit donc comme s'il excitait les mouve-
ments vibratiles et comme si sa puissance d'excitation
se continuait pendant un certain temps. Si l'on prend
des cellules vibratiles à activité ralentie par le froid
et l'engourdissement hibernal et que l'on répète l'ex-
périence, elle donnera les mêmes résultats, seulement
l'action de l'oxygène se continuera pendant un plus
grand espace de temps; elle sera efficace pour une
durée plus longue; les mouvements se continueront
encore plusieurs heures après le contact du gaz.
La conclusion que nous avons exposée au début nous
semble donc amplement j ustifiée ; il n'est pas nécessaire
de multiplier autrement les exemples, pour prouver que
la théorie de la combustion directe, qui a déterminé un si
grand progrès quand son illustre fondateur l'a introduite
dans la science, n'a cependant pas été confirmée par les
études physiologiques. La combustion n'est pas directe
dans les organismes, et la production d'acide carboni-
PUTRÉFACTION. 173
que, quiestun phénomène si général dans les manifes-
tations vitales, est le résultat d'une véritable destruc-
tion organique, d'un dédoublement analogue à ceux
que produisent les fermentations. Ces fermentations
sont d'ailleurs l'équivalent dynamique des combus-
tions; elles remplissent le même but en ce sens qu'elles
engendrent de la chaleur et sont par conséquent une
source de l'énergie qui est nécessaire à la vie.
III. Putréfaction. — Parmi les procédés de destruc-
tion des matériaux organiques. Lavoisier rangeait à
côté de la fermentation et de la combustion, la putré-
faction. Il s'agit là d'un phénomène encore plus
obscur que ceux de la fermentation et de la combus-
tion, que nous avons précédemment examinés.
Qu'entend-on par putréfaction? On sait de tout
temps que les matériaux qui entrent dans la constitu-
tion du corps des animaux commencent à s'altérer
après la mort, à se transformer et à se décomposer en
divers principes parmi lesquels des substances à odeur
forte et putride. De là le nom de putréfaction, pour
caractériser ces décompositions à odeur nauséabonde.
La mêmechose a lieu pour les végétaux. Seulement,
ici, la destruction portant sur des corps où les sub-
stances albuminoïdes, azotées, sont en moindre quan-
tité, les caractères organoleptiques de la putréfaction
sont moins saisissants et ont été moins bien connus.
Dans la réalité les substances de l'organisme végétal,
les substances actives, travaillantes, véritablement vi-
vantes, telles que le protoplasma albuminoïde, sonttout
174 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
aussi putrescibles que chez les animaux. Seulement,
ainsi que nous venons de le dire, la proportion des
parties vivantes est, dans les individus végétaux, très
faible par rapport aux parties de soutien ou squelet-
tiques inertes. Celles-ci ne sont pas davantage suscep-
tibles de putréfaction chez les animaux que chez les
végétaux ; la carapace d'un crustacé, le squelette
d'un mammifère sont dans des conditions d'inaltéra-
bilité pareilles à l'écorce ou au bois d'un chêne.
Après les travaux d'Appert et de Gay-Lussac, on
avait cru que la putréfaction était une décomposition,
un dédoublement provoqué par l'intervention mo-
mentanée de l'oxygène et se poursuivant ensuite par
une sorte de mouvement moléculaire communiqué.
Plus tard, les travaux de Schwann, Lire, Helmholtz,
et surtout de M. Pasteur, montrèrent que la cause déter-
minante des putréfactions devait être cherchée dans les
êtres microscopiques, vibrions, bactéries et moisissure*
qui se développent dans les liquides en décomposition,
quelle que soit d'ailleurs l'opinion qu'on se fasse de la
provenance de ces êtres. Les substances altérables per-
dent ce caractère lorsqu'on a chassé tout l'air par ébul-
lition et que l'on ne laisse pénétrer dans le vase qui les
contient que de l'air préalablement chauffé au rouge.
M. Pasteur a distingué deux ordres de putréfactions,
les unes qui se produisent à l'abri de l'oxygène et qu'il
a appelées fermentations putrides , les autres dans
lesquelles l'oxygène intervient comme élément esseri-
liei; les unes et les autres étant d'ailleurs provoquées
par des organismes.
PUTRÉFACTION. 175
La fermentation putride se manifesterait dans un li-
quide lorsqu'il ne contient plus d'oxygène, lorsque les
premiers infusoires développés l'ont consommé en tota-
lité. Alors, les « vibrions ferments qui n'ont pas besoin
» de ce gaz pour vivre commencent à se montrer et la
» putréfaction se déclare aussitôt. Elle s'accélère peu
» à peu en suivant la marche progressive du dévelop-
» pement des vibrions. Quanta la putridité, elle devient
» si intense, que l'examen au microscope d'une seule
» goutte de liquide est une chose très pénible. »
Les produits de la putréfaction sont très nombreux :
chaque substance albuminoïde peut, pour ainsi dire, se
comporter différemment à cet égard. 11 y a, comme ter-
mes à peu près constants, des acides gras volatils, des
ammoniaques simples et composés, la leucine, la tyro-
sine, l'acide carbonique, l'hydrogène sulfuré, l'hydro-
gène et l'azote.
Le second genre des putréfactions comprend celles
qui exigent le concours de l'oxygène de l'air; ces ac-
tions, appelées putréfaction, combustion lente, éréma-
causie, détruisent les matières organiques animales ou
végétales abandonnées à l'air, et, après des transfor-
mations plus ou moins complexes, les réduisent en
acide carbonique, eau, azote et ammoniaque qui font
retour à l'atmosphère.
D'après M. Pasteur, ces actions sont dues encore à
des organismes, mucédinées et bactéries; il n'y aurait
jamais de ces combustions lentes, spontanées, sans dé-
veloppement d'organismes, à l'intérieur ou à la surface
des substances qui s'altèrent.
176 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
Dans les circonstances ordinaires, les deux espèces
d'actions se produisent simultanément ou successive-
ment. Une substance altérable étant abandonnée à l'air,
l'oxygène est d'abord soustrait par les premiers infu-
soires apparus [monas crepuscidum et bacterium termo).
La liqueur se trouble. Une pellicule se forme à la sur-
face, empêchant l'accès de l'air; la fermentation pu-
tride des vibrioniens s'accomplit dans ce liquide an-
oxygéné. La pellicule tombe au fond. De nouvelles bac-
téries se reforment à la surface et produisent la putré-
faction ou combustion lente; puis le même cycle d'opé-
rations recommence jusqu'à épuisement complet delà
matière altérable.
Voilà où en sont, aujourd'hui nos connaissances sur
la putréfaction. Sont-ce des actions de ce genre iden-
tiques dans leur processus qui peuvent s'accomplir
dans l'organisme vivant et y détruire la matière or-
ganique
L'organisme ne permet pas normalement le dévelop-
pement ou l'introduction dans ses profondeurs de ces
bactéries et de ces vibrions parasites. Et cependant il
est possible, dans certaines circonstances, que des phé-
nomènes de même nature s'y accomplissent réellement.
Des chimistes, habiles et experts dans les études de
ce genre, ne craignentpasde le soutenir. Il y a bien long-
temps que j'ai entendu dire à Mitscherlieh : « La vie
» n'est qu'une pourriture. » Hoppe-Seyler (1875) s'ex-
prime ainsi quelque part : « Sans vouloir poser en prin-
» cipe, l'identité de la vie organique avec laputréfac-
» tionjedirai pourtant que, selon moi, lesphénomènes
PUTRÉFACTION. j 77
» vitaux des plantes et des animaux, n'ont pas d'ana-
» logues plus parfaits, dans toute la nature, que les
» putréfactions. »
On admet donc que dans les organismes il peut y
avoir des processus analogues à ceux de la pourriture.
Les substances organiques éprouveraient les mêmes
transformations et les mêmes dédoublements qui se
produisent dans la putréfaction.
Qu'y a-t-il de particulier dans le mécanisme de la
putréfaction ? Envisageant la question au point de vue
chimique, on pourrait dire avec Hoppe-Seyler, que le
fait essentiel est une modification de l'équilibre molé-
culaire de la substance avec transport de l'oxygène de
l'atome hydrogène à l'atome carbone; cette action se
traduisant, dans quelques cas, par l'expulsion d'acide
carbonique, accompagnée d'élimination d'hydrogène
ou de composés plus hydrogénés. Tous les autres phé-
nomènes qui se produisent sont primés et condi-
tionnés par celui-là : ce sont des phénomènes secon-
daires provoqués par l'hydrogène à l'état naissant, ou
par l'intervention purement chimique et ultérieure do
l'oxygène contenu dans le milieu.
Ce seraient des phénomènes de ce genre qu'accom-
pliraient les organismes signalés par M. Pasteur, le fer-
ment lactique, le ferment butyrique, etc. Mais il se
pourrait, comme déjà cela est démontré à propos de
la fermentation alcoolique de la levure, que d'autres
cellules ou d'autres éléments de l'organisme se com-
portassent de la même façon. De fait, toutes les muta-
tions chimiques de l'organisme rentreraient dans ce type
CL. BERNARD. . \ 2
178 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LÀ VIE.
d'action théorique, et voilà la théorie que l'on propo-
serait de substituer comme hypothèse à l'hypothèse
démontrée fausse des oxydations directes.
Les putréfactions sont en outre caractérisées par
des phénomènes de dédoublement avec produits ulti-
mes bien étudiés par M. Schiïtzenberger. J'ai vu que de
tous les organes du corps, celui qui se pourrit le plus
facilement, est le pancréas. Un caractère particulier
et final de cette putréfaction est une coloration rouge,
d'abord observée par Tiedemann et Gmelin. Je l'ai
ensuite étudiée, et récemment, dans mon laboratoire,
M. Prat a constaté que cette matière rouge se mani-
feste dans la putréfaction de presque toutes les subs-
tances azotées, animales ou végétales. Cette coloration
rouge, que M. Prat étudie en ce moment, serait due à
un produit de la putréfaction mal connu.
Conclusion. — Sans vouloir entrer plus avant dans la
question des décompositions organiques, qui est encore
entourée de grandes obscurités, nous nous bornerons
à déduire de cette leçon un seul résultat général :
La putréfaction comme la combustion se rattache
aux fermentations. Toutes les actions de décomposi-
tion organique ou de destruction vitale, dont l'orga-
nisme est le théâtre, se ramènent en somme à des
fermentations. La fermentation serait le procédé chi-
mique général, pour tous les êtres vivants, et même
il leur serait spécial, puisqu'il ne se passe pas en de-
hors d'eux. La fermentation caractérise donc la chi-
mie vivante, et dès lors son étude appartient rigou-
reusement au domaine de la physiologie.
CINQUIEME LEÇON
PHÉNOMÈNES DE CRÉATION ORGANIQUE
Théories anatomiques : cellulaire, protoplasmique,
plastidulaire .
Sommaire : Création organique comprenant deux ordres de phénomènes
communs aux deux règnes : synthèse chimique, synthèse morphologique.
I. Constitution anatomique et création morphologique de l'être vivant, ani-
mal ou végétal; historique. — Période ancienne : Galien, Morgagni,
Fallope, Pinel, Bichat, Mayer. — Période moderne : de Mirbel,
R. Brovvn, Schleiden, Schwann. — Théorie cellulaire. — Le dernier élé-
ment morphologique des êtres vivants est la cellule, mais une substance
vivante est antérieure à la cellule ; c'est le protoplasma. — Il est le
siège des synthèses chimiques, des synthèses morphologiques.
II. Origine de la cellule venant du protoplasma.— Théorie protoplasmique.—
Blastème. — Gymnocytode, Lépocytode. — Protoplasma dans les
cellules végétales. — L'utricule primordiale. — Le protoplasma est le
corps vivant de la cellule dans les deux règnes.
III. Le protoplasma ; sa constitution. — Masse protoplasmique, noyau. —
Êtres protoplasmiques. — Monères, Bathyhius. — Structure du proto-
plasma. — Théorie plastidulaire. — Complexité du protoplasma. — Son
rôle dans la division du noyau. — Rapports du noyau et du protoplasma.
— Du nucléole, sa constitution, son rôle. — Conclusion.
En même temps que l'organisme animal ou végétal
se détruit par le fait même du fonctionnement vital, il
se rétablit par une sorte de synthèse organisatrice, de
processus formatif, que nous avons appelé la création
vitale et qui forme la contre-partie de la destructionvitale.
L'acte de réparation vitale n'a d'ailleurs pas la même
activité dans tous les points du corps. Il y a des par-
ties dans les animaux et dans les végétaux qui sont plus
vivantes, plus délicates, plus destructibles, tandis que
d'autres, plus résistantes et d'une vitalité plus obscure,
laissent après la mort de l'être des traces durables de
ISO LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
son existence. Tel est le ligneux ou les os qui consti-
tuent le squelette des êtres végétaux et animaux.
L'acte synthétique par lequel s'entretient ainsi l'or-
ganisme est, au fond, de la même nature que celui par
lequel il se constitue dans l'œuf. Cet acte est encore
semblable au procédé par lequel l'organisme se répare
lorsqu'il a subi quelque mutilation. Génération, régé-
nération, rédintégration, cicatrisation, sont des aspects
divers d'un phénomène identique, la synthèse organi-
satrice ou création organique.
Cette création organique est à deux degrés. Tantôt
elle assimile la substance ambiante, pour en former des
principes organiques, destinés à être détruits dans une
seconde période ; tantôt elle forme directement les
éléments des tissus. Il y a donc à distinguer la formation
des principes immédiats qui constituent les réserves,
ce pabulum de la vie, c'est-à-dire la synthèse chimique,
de la réunion de ces principes dans un moule particu-
lier, sous une forme ou une figure déterminée, qui sont
le plan ou le dessin de l'individu, des tissus qui le
forment, des éléments de ces tissus, c'est-à-dire la
synthèse morphologique.
Nous devrons traiter successivement ces deux ques-
tions; nous examinerons d'abord comment les anato-
mistes sont parvenus, en analysant graduellement l'or-
ganisme vivant, à le réduire à ses parties élémentaires ;
nous verrons ensuite comment les physiologistes et les
chimistes se sont rendus compte de leur création syn-
thétique.
Historique. — La constitution des organismes a été
CONSTITUTION ANATOMIQUE DES ÊTRES. 181
étudiée dès le début des sciences de la vie. On y a
trouvé des parties élémentaires des organes, puis des
tissus. Galien, dans l'antiquité, avait essayé d'analyser
l'organisme en parties similaires.
Morgagni, beaucoup plus tard, avait tenté un grou-
pement analogue, non plus pour les parties saines,
mais pour les parties altérées.
Fallope (1523-1562) avait réuni les parties simi-
laires en dix ou onze groupes : les os, les cartilages,
les nerfs, les tendons, les aponévroses, les membra-
nes, les artères, les veines, la graisse, la moelle des os.
Pinel, enfin, le prédécesseur immédiat de Bichat,
avait ouvert la voie à celui-ci en réunissant (d'après des
considérations pathologiques encore très incomplètes)
les parties anatomiques qu'il considérait comme ana-
logues, par exemple les membranes diaphanes, périoste,
dure-mère, capsules ligamenteuses, plèvre, péritoine
et péricarde. Mais c'est Bichat qui eut la gloire d'en-
trer magistralement dans cette voie si timidement
ouverte. Et, chose remarquable qui montre bien l'in-
fluence des précurseurs dans le développement des
génies même les plus originaux, c'est par une critique
de la classification des membranes de Pinel, que
Bichat inaugura ses travaux d'anatomie générale.
En face de l'anatomie descriptive, cultivée jusque-là,
et qui faisait connaître l'organisme, en décrivant ses
différentes parties, dans l'ordre topographique, de ca-
pite ad calcem, Bichat institua une méthode infiniment
plus philosophique, en réunissant dans un môme
groupe, les organes similaires quoique diversement pla-
182 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
ces et en les étudiant ensemble sous le nom de systè-
mes : système osseux, glandulaire, nerveux, séreux, etc.
Il employa pour cette analyse, non pas les instru-
ments optiques qu'il repoussait et qui ont été d'une si
grande ressource pour ses successeurs , mais des
moyens beaucoup plus imparfaits, les dissociations,
les macérations, et les divers agents chimiques qui
permettent une dissection plus minutieuse. Il parvint
néanmoins ainsi à jeter les bases de la science des
tissus vivants : « Tous les animaux, dit Bichat, sont un
» assemblage de divers organes qui, exécutant chacun
» une fonction, concourent chacun à sa manière à la
» conservation du tout. Ce sont autant de machines
» particulières dans la machine générale qui cons-
» titue l'individu. Or , ces machines particulières
» sont elles-mêmes constituées par plusieurs tissus
» très différents de nature et qui forment véritable-
» ment les éléments de ces organes. »
Bichat distinguait 21 espèces de tissus, qui se re-
trouvent avec leurs caractères dans les diverses parties
d'un même animal ou dans les mêmes parties de di-
vers animaux. De là, le nom d' A?iatomie générale don-
née à leur étude.
Ces 21 tissus étaient : 1° tissu cellulaire, 2° tissu
nerveux de la vie animale, 3° tissu nerveux de la vie
organique, 4° tissu des artères, 5° tissu des veines,
G0 tissu des vaisseaux exhalants, 7° tissu des vaisseaux
et des glandes lymphatiques, 8° os, 9° moelle des
os, 10° cartilages, 11° tissu fibreux, 12° tissu fibro-
cartilagineux, 13° muscles de la vie animale, 14° mus-
CONSTITUTION ANATOMIQUE DES ÊTRES. 183
cles de la vie organique, 15° muqueuses, 16° séreuses,
17° synoviales, 18° glandes, 19° derme, 20° épiderme,
21° poils.
A chacun de ces tissus il attribue des propriétés spé-
ciales qui sont les causes physiologiques des phéno-
mènes que ceux-ci présentent. La physiologie ne de-
vait plus être, dans l'esprit de Bichat, que l'étude de
ces propriétés vitales, comme la physique est l'étude
des propriétés physiques de la matière brute.
Les bases de la science créée par Bichat s'étendirent
rapidement, et les recherches se perfectionnèrent
grâce à l'emploi d'un instrument d'analyse très puis-
sant, le microscope. Le premier microscope simple avait
été fabriqué en 1590 par le Hollandais L. Jansen. Mal-
pighi (1628-1694) et Leeuwenhoeck (1632-1 725) firent
grand usage de cet instrument auquel ils durent des
découvertes remarquables. Swammerdamm (1630-
1685) et Ruysch (1638-1731) ne comprirent pas l'im-
portance de la révolution que pouvait apporter l'em-
ploi de ce précieux instrument.
D'ailleurs le microscope simple était incommode et
insuffisant; le microscope composé, l'instrument ac-
tuel, ne devait être constitué qu'après Bichat, de 1807
à 181 1, grâce à Van Deyl et à Frauenhofer.
Les travaux de Bichat marquèrent donc le premier
pas dans l'analyse de la composition des organismes.
Mais la vie devait encore se décentraliser au delà du
terme qu'il avait assigné, au delà des tissus. La vie ré-
side, en effet, non pas seulement dans les tissus, mais
dans les éléments figurés de ces tissus, et même plus
184 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
profondément dans le substratum sans figure de ces
éléments eux-mêmes, dans le protoplasma.
En 1819, Mayer s'occupe de classer les éléments des
tissus; il emploie le premier le nom à! histologie, nom
mal approprié d'ailleurs, qui a servi à désigner la
science nouvelle.
1. Théorie cellulaire. — A partir de ce moment on
commence à se préoccuper non seulement de con-
naître les éléments des tissus divers, mais de plus, de
pénétrer leur origine, de retrouver leur provenance,
on fait en un mot Y histogenèse.
Mirbel, en étudiant les végétaux, annonce qu'ils pro-
viennent tous d'un tissu identique, le tissu cellulaire;
qu'ils ont pour élément la cellule. R. Brown découvre
le noyau de la cellule.
Les travaux de Schleiden et de Schwann fondèrent la
Théorie cellulaire. Th. Schwann, en 1839, fit voir que
tous les éléments de l'organisme, quel qu'en soit l'état
actuel, ont eu pour point de départ une cellule.
Schleiden fournit la même démonstration pour le règne
végétal, de sorte que l'origine de tous les êtres vivants
se trouvait ramenée à cet organile simple, la cellule.
La cellule est donc Vêlement anatomique végétal et
animal, l'organisme morphologique le plus simple dont
soient constitués les êtres complexes. Il y a des plantes
qui sont uniquement constituées de cellules (tissu cel-
lulaire, parenchyme). D'autres fois, les cellules s'asso-
cient en vaisseaux, ou se transforment en fibres. Le
végétal le plus compliqué est un assemblage de vais-
THÉORIE CELLULAIRE. 185
seaux, de fibres, de cellules, c'est-à-dire, en somme,
de cellules plus ou moins modifiées.
Ce que nous venons de voir à propos des végétaux
est vrai des animaux. Les éléments de tous les tissus
ont été ramenés par les histologistes à la forme cellu-
laire. A côté des cellules bien caractérisées, prirent
place les globules du sang, hématies et leucocytes, les
corps fusiformes du tissu conjonctif embryonnaire,
les corps pigmentaires étoiles, les éléments de la glande
hépatique, les fibres lisses, les myéloplaxes, qui sont
des cellules à des états anatomiques différents. On re-
connut (Remak, 1852; Max. Schultze, 1861) que l'élé-
ment musculaire volontaire, la fibre striée, se dévelop-
pait aux dépens d'une cellule unique, dont le noyau se
dédoublait ou proliférait. Tout récemment encore,
mon ancien collaborateur, actuellement professeur au
Collège de France, M. Ranvier, rapprochait du type
cellulaire un élément qui semblait y échapper, la
fibre nerveuse. Il montrait que la fibre nerveuse était
composée d'articles placés bout à bout, véritables
cellules, que leur longueur considérable (1 milli-
mètre chez les mammifères adultes) avait empêché
de reconnaître jusque-là au microscope.
En résumé, il est établi maintenant d'une manière
générale, grâce aux travaux accumulés des histolo-
gistes, que l'organisme est constitué par un assem-
blage de cellules plus ou moins reconnaissables, mo-
difiées à des degrés divers, associées, assemblées de
différentes manières. Ainsi, aux 21 éléments de Bichat,
aux 21 tissus qui formaient pour lui les matériaux de
186 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
l'organisme, nous avons substitué un seul élément, la
cellule, identique dans les deux règnes, chez l'animal
comme chez le végétal, fait qui démontre l'unité de
structure de tous les êtres vivants.
L'œuf lui-même ne serait qu'une cellule. La cellule,
en un mot, serait le premier représentant de la vie.
C'est donc à cet élément, la cellule, que nous devrions
maintenant rattacher le phénomène de création, de
synthèse organique, aussi bien dans le règne végétal
que dans le règne animal.
Quant à l'origine de cette cellule, de ce corps par le-
quel débute l'organisme, on l'a interprétée de deux ma-
nières différentes. Schwann, fondateur de la théorie
cellulaire, admettait que les cellules peuvent se former
indépendamment des cellules déjà existantes, par gé-
nération spontanée, ou mieux, par une sorte de cris-
tallisation dans un milieu approprié, le blastème.
« 11 se trouve, dit-il, soit dans les cellules déjà exis-
» tantes, soit entre les cellules, une substance sans lex-
» ture déterminée, contenu cellulaire, ou substance
» intercellulaire. Cette masse ou cytoblastème pos-
» sède, grâce à sa composition chimique et à son
» degré de vitalité, le pouvoir de donner naissance à
» de nouvelles cellules. »
Gerlach a été l'un des plus fermes partisans de cette
théorie. M. Ch. Robin (1), en France, a émis des vues
analogues.
Cette théorie subsista sans contradiction jusqu'en
1852, où Remak montra que dans le développement
(1) Robin, Anatomie et physiologie cellulaires. Paris, 1873.
THÉORIE PROTOPLASMIQUE. 187
de l'embryon les cellules nouvelles qui apparaissent
proviennent toujours d'une cellule antérieure. En cela
l'analogie est complète avec les tissus végétaux, où les
éléments nouveaux ont toujours des antécédents de
même forme. Virchow (1) compléta la démonstration
■en examinant les proliférations cellulaires dans les cas
pathologiques. Ainsi, en opposition avec la théorie du
blastème ou de la génération équivoque des cellules,
se produisit la théorie cellulaire qui peut se formuler
dans l'adage : « Omnis cellula e celluld. »
II. Théorie protoplasmique. — La science n'a pas
justifié complètement cette conclusion; on a reconnu
que la vie commence avant la cellule. La cellule est
déjà un organisme complexe.
Il y a une substance vivante, le protoplasma, qui
donne naissance à la cellule et qui lui est antérieure.
La théorie cellulaire, née en 1838 à la suite des
travaux du botaniste Schleiden, a commencé d'être
ébranlée vers 1850. La théorie plasmatique ou pro-
toplasmique fit alors son apparition. C'est encore un
botaniste, P. Cohn, qui en traça les premiers linéa-
ments. Cet analomiste observa les zoospores et les an-
thérozoïdes des algues, éléments plus simples que la
cellule, en ce sens qu'ils sont formés d'une masse de
substance de protoplasma, nue, sans enveloppe.
Cette notion d'éléments sans enveloppe passa aussitôt
dans le domaine du règne animal. Remak en 1850 con-
stata que les premières cellules embryonnaires prove-
(1) Virchow, La Pathologie cellulaire, 4e édition. Paris, 1874.
188 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
nant de la segmentation de l'œuf n'ont point d'enve-
loppe, mais se composent uniquement d'une masse de
substance au sein de laquelle existe un noyau.
En 1 861 , Max. Schultze ramène à ce type les éléments
qui au premier abord s'en écartaient davantage, à savoir
les fibres musculaires. Il regarde comme des éléments
individuels les corps que l'on appelle encore noyaux de
la fibre musculaire, parce qu'il retrouve autour d'eux
une mince couche de protoplasma; la même interpré-
tation s'étend bientôt après aux cellules nerveuses.
L'élément dernier où s'incarne la vie n'est plus alors
une cellule, c'est une masse protoplasmique.
La cellule, formation déjà complexe, a pour point de
départ une masse protoplasmique pleine. Ce premier
état transitoire donne bientôt naissance à des étals plus
complexes. Le premier degré de la complication, c'est
la formation du noyau par condensation de particules
protoplasmiques, sorte de nébuleuse qui se délimite
de plus en plus nettement. Puis le protoplasma se revêt
d'une couche plus dense, début de V enveloppe mem-
braneuse qui sera distincte plus tard. Voilà un second
âge, un second degré de complication. La cellule nous
apparaît alors comme un petit corps plein, avec noyau
et couche corticale.
Le développement peut encore s'arrêter là : la forme
transitoire peut devenir forme permanente, et cela
pour les animaux aussi bien que pour les plantes. Tels
sont les corps que Hœkel a appelés les cytodes et dont
il existe deux formes :
1° La Gymnocytode, masse de matière albuminoïde
THÉORIE PROTOPLASMIQUE. 189
sans structure appréciable, sans forme déterminée, dé-
pourvue de toute organisation, ne laissant apercevoir
aucune différenciation de parties. Cetle masse est fine-
ment grenue : les granulations se rencontrent jusqu'à
la périphérie.
2° La Lepocylode est une forme un peu plus compli-
quée présentant déjà un premier degré de différencia-
tion. Il y a une couche corticale ou enveloppe ; le proto-
plasma périphérique se distingue du central; ce dernier
par exemple est granuleux, plus fluide, et le protoplas-
ma cortical est sans granulations, brillant, réfringent,
homogène, résistant, faisant fonction d'enveloppe.
Les Cytodes, comme nous le verronsplus tard(l), peu-
vent former des êtres vivants, isolés, complets. Haeckel
les a appelés alors des monères. Dans ces dernières an-
nées l'étude de ces êtres rudimentaires a pris une grande
importance et un grand développement entre les mains
de Heeckel, Huxley, Cienkowski. Le Protogenes primor-
dialis, découvert en 1864 par Haeckel, le Bathybius Hœc-
kelii découvert en 1868 par Huxley, sont des gymnocyT
todes. Le Protomyxa Aurantiaca, le Vampyre/la, étu-
diés par Cienkowski en 1865, sont des Lépocytodes.
Le Bathybius Hseckelii aété trouvépar des profondeurs
de 4,000 et 8,000 mètres dans le fin limon crayeux de
l'Océan. On l'a décrit comme une sorte de masse mucila-
gineuse formée de grumeaux, les uns arrondis, les au-
tres amorphes, formant parfois des réseaux visqueux qui
recouvrent des fragments de pierre ou d'autres objets (2).
(1) Voy. leçon VIIIe.
(2) Voy. fig., leçon VIIIe.
190 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
Une telle masse de protoplasma, granuleuse, sans
noyau, n'est donc caractérisée que par elle-même, par
sa constitution propre; elle n'a point de forme déter-
minée, habituelle. C'est cependant un être vivant : sa
contractilité, sa propriété de se nourrir, de se repro-
duire par segmentation, en sont la preuve.
Ces observations, après avoir été contestées, parti-
culièrement en ce qui concerne le Bathybius, ont reçu
une confirmation complète des travaux récents accom-
plis dans ces trois dernières années.
La reproduction de ces êtres par scissiparité a été
observée chez le Protamœba et les Protorjenes lorsque
ces corps muqueux ont acquis une certaine grosseur (1).
La masse qui les constitue s'étrangle, se divise en
deux moitiés, dont chacune s'arrondit et se comporte
comme un être distinct ; on a pu dire qu' « ici la re-
» production n'est qu'un excès de croissance de l'or-
» ganisme qui dépasse son volume normal. »
La segmentation se fait quelquefois en quatre parties
(Vampyrella) ou en un plus grand nombre; mais le
procédé de reproduction est toujours aussi simple.
Il y a chez ces protistes un mélange si intime des carac-
tères animaux ou végétaux que l'on ne saurait les ratta-
cher nettement à ceux-ci plutôt qu'à ceux-là, et que cer-
tains naturalistes en ont formé un troisième règne inter-
médiaire entre le règne animal et le règne végétal (2).
Mais ces corps peuvent réprésenter également des
états transitoires d'organismes qui passeront à un
(1) Voy. les fig., leçon VIIIe.
(2) Hœckel, p. 369.
THÉORIE PROTOPLASM1QUE. 191
degré plus élevé. Partant de cet état de gymnocytode
certains organismes deviennent des lépocytodes, et
plus tard, acquérant un noyau, deviennent de véri-
tables cellules, d'abord nues, plus tard munies d'en-
veloppes, complètes en un mot.
Dans un état plus avancé encore, le protoplasma, après
avoir fabriqué son tégument et son noyau, se creuse de
vacuoles remplies d'un [liquide cellulaire. C'est ce qui
arrive chez les végétaux. Puis ces vacuoles se réunissent
en un lac central, en sorte que le protoplasma se trouve
plus ou moins régulièrement refoulé avec son noyau,
à la périphérie. Il forme alors une couche qui tapisse
intérieurement l'enveloppe. Hugo Mohl a vu, le pre-
mier, cette couche sous-tégumentaire ; il a compris
l'importance de son rôle et lui a donné le nom à'utricule
primordiale. Le phytoblaste affecte alors la forme d'un
sac creux et mérite bien le nom de cellule.
C'est sous cet état que les cellules ont d'abord été
aperçues. Le botaniste anglais Grew (1682) les appe-
lait vésicules; Malpighi (1686), utricules ; le botaniste
français de Mirbel (1808), le premier, employa pour
les caractériser le nom de cellules. Ce n'est qu'en 1831
que le célèbre botaniste anglais R. Brown considéra
les noyaux (nucléus, sphêride de Mirbel) comme une
partie essentielle de la cellule; Schleiden (1838) si-
gnala l'existence des nucléoles : toutes les parties de
la cellule étaient connues désormais.
Enfin, et c'est le dernier terme de cette évolution,
la couche protoplasmique se raréfie de plus en plus et
finit par disparaître. La cellule est alors morte ; c'est
192 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
un cadavre. Hugo Mohl (1846) avait bien aperçu cette
différence essentielle entre les cellules qui ont une
utricule primordiale et celles qui n'en ont point « Les
» premières seules sont en état de croître, de pro-
» duire de nouvelles combinaisons chimiques, de for-
» mer, dans des circonstances favorables, de nouvelles
» cellules. Les autres sont désormais incapables de
» tout développement ultérieur ; elles ne servent plus
» à la plante que par leur solidité, par leur pouvoir
» d'imbition pour l'eau et par leur forme particu-
» Hère. » C'est qu'en effet le protoplasma est le corps
vivant de la cellule ; il forme toutes les autres parties et
toutes les substances que contient le végétal. Le noyau,
l'enveloppe, sont des perfectionnements produits par
le protoplasma, seule matière vivante et travaillante.
Les considérations précédentes établissent donc que
la vie, à son degré le plus simple, dépouillée des ac-
cessoires qui la compliquent, vl est pas liée à une forme
fixe, car la cytode n'en a point, mais à une composition
ou à un arrangement physico-chimique déterminé, car la
matière de la cytode est un mélange de substances albu-
minoïdes possédant des caractères assez constants. La
notionmorphologique disparaît doncici devant la notion
de constitution physico-chimique de la matière vivante.
Cette matière, c'est le protoplasma. E. van Beneden
a proposé de l'appeler « plasson » et Beale « bio-
plasme ». On peu dire avec Huxley (1) que c'est la base
physique de la vie.
(1) Huxley, Les Sciences naturelles et les problêmes qu'elles font surgir.
Paris, 1877.
THÉORIE PROTOPLASMIQUE. 193
Le dernier degré de simplicité que puisse offrir un
organisme isolé est donc celui d'une masse granuleuse,
sans forme dominante. C'est un corps défini, non plus
morphologiquement, comme on avait cru que devait
être tout corps vivant, mais chimiquement, ou du moins
par sa constitution physico-chimique.
Ce n'est pas seulement un petit nomhre d'êtres
exceptionnels qui se présenteraient sous une forme
tellement simplifiée; tous les êtres, tous les organismes
supérieurs seraient transitoirement dans le même cas.
L'œuf, en effet, se trouve à un moment dans les mêmes
conditions, lorsqu'il a perdu la vésicule germinative,
avant de recevoir l'action de la fécondation.
L'élément anatomique que l'on trouve à la base de
toute organisation animale ou végétale, la cellule,
n'est autre chose que la première forme déterminée de
la vie, une sorte de moule où se trouve encaissée la
matière vivante, le protoplasma. Loin d'être le dernier
degré de la simplicité que l'on puisse imaginer, la cel-
lule est déjà un appareil compliqué. Ce corps possède
une enveloppe, membrane cellulaire ou corticale, un
contenu granuleux, proioplasma ou corps cellulaire, une
masse limitée incluse dans le protoplasma, le nuclèus
ou noyau, qui lui-même présente de petits corpuscules
ou nucléoles. La désignation de cellule est inexacte;
elle s'applique en effet à un corps qui subit une série de
transformations successives et continues; c'est dans
l'un de ses états transitoires (le seul qui d'abord ait été
connu) qu'il présente la forme de sac rappelée par le
nom de cellule. On substitue aujourd'hui au nom de
Cl.. BEIiNAKD. 13
194 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LV VIE.
cellule végétale celui àe phytoblaste. A ses débuts, et à
son plus haut degré de simplicité, le phytoblaste nous
apparaît comme une petite masse arrondie d'une sub-
stance plus ou moins finement grenue, sans noyau con-
densé ni paroi distincte. Cette substance appelée sar-
code par Dujardin, qui avait en vue plus spécialement
les animaux, est désignée communément par le nom
de protoplasma. Le phytoblaste, à ses débuts, est donc
un amas sphéroïde et nu de protoplasma; la cellule
animale à son origine présente la même constitution
[gymnocytode d'Hœckel) .
A son état le plus rudimentaire, la vie réside dans
cet amas de substance protoplasmique.
Cet état, qui est le plus simple et le plus jeune sousle-
quelse présente l'élément, ne persiste pas ordinaire-
ment. C'est, ainsiquenous l'avons dit, unpointdedépart
qui se compliquera par différenciations successives.
III. Théorie plastidulaire. — Nous venons de voir
comment on a été successivement conduit à localiser
la vie dans une substance définie par sa composition
et non par sa figure, le protoplasma. Voyons les notions
que l'on possède sur cette substance, puis nous exa-
minerons le problème de sa création ou de sa synthèse
i'ormative.
Quelle est la constitution physique du protoplasma?
On avait cru d'abord cette substance homogène, sans
structure appréciable.
En 1870, une modification se produisit dans les idées
et l'on vit naître la théorie plastidulaire. Un dernier pas
THÉORIE PLASTIDULAIRE. 195
a été fait depuis les deux dernières années par les re-
cherches de quelques micrographes, Biïtschli, Strass-
burger, Heilzmann, Frohmann.
Le proloplasma nu ne serait point le dernier terme
que puisse atteindre l'analyse microscopique. Dans
beaucoup de cas, le protoplasma laisse apercevoir une
sorte de charpente formée d'un réseau de granulations
fines reliées par des filaments très déliés : ce sont les
plastiduks. La théorie plastidulaire serait donc le point
ultime où l'histologie conduirait la conception des
êtres vivants. Lorsque Heitzmann et Frohmann exami-
nèrent le tissu fondamental du cartilage, ou les noyaux
des globules du sang de l'écrevisse, ils aperçurent des
fibrilles très nettes, disposées en réseau plastidulaire,
à l'intersection desquelles se trouvent de petites
masses granuleuses (t).
Hœckel accepte comme un fait général l'existence de
ces plastidules. Il les regarde comme les composantes
élémentaires ultimes des monères, les corps irréduc-
tibles auxquels l'analyse puisse conduire. Cet élément
serait actif, et jouirait de mouvements vibratoires et
ondulatoires, les mouvements plastidulaires. Hœckel
leur attribue les propriétés physiques des molécules
matérielles, et de plus une propriété vitale, la mémoire
ou faculté de conserver l'espèce de mouvement par
lequel se manifeste leur activité. Déjà cette nolion de
la faculté de souvenir ou de mémoire considérée comme
la propriété élémentaire des particules organiques avait
été mise en avant au siècle dernier par Maupertuis,
(1) Voy. les fig., leçon VIIIe.
196 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE L.\ VIE.
dans sa Vénus Physique, et défendue plus récemment
par le physiologiste Ewald. Enfin, un médecin améri-
cain, Ellsberg, a essayé (1874) de rajeunir la théorie
de la génération de Buffon, en substituant aux molé-
cules organiques imaginées par ce grand naturaliste
les plastidules, qui ont une existence plus certaine.
Il faut évidemment attendre que des confirmations
nombreuses viennent établir la généralité des faits pré-
cédemment exposés sur la complexité de structure du
protoplasma. On peut dire cependant dès à présent que
tout un ensemble de travaux vient militer en faveur de
cette complexité : tels sont les travaux de Slrassburger
sur les noyaux des cellules végétales pendant la division
cellulaire, ceux de Biïtschli sur les noyaux des globules
du sang, de Weitzel sur les cellules de la conjonctive en-
flammée et les cellules delà peau de grenouille, de Bal-
biani sur les cellules épithéliales des ovaires de certains
insectes, tels que le Sthenobothrus, de Hertwig sur l'œuf
de la poule, de Fol sur certains œufs d'invertébrés.
Plus tard, lorsque nous nous occuperons de la mor-
phologie générale des êtres vivants et de la genèse de
leurs tissus (1), nous entrerons dans le détail de ces
travaux. Pour le moment, nous mentionnerons seule-
ment l'observation principale due à Strassburger. Cet
auteur a observé les noyaux ovulaires de certaines
abiétinées au moment où les cellules vont se diviser
pour former l'embryon. Le noyau est allongé : il se
forme, aux deux extrémités, des amas de matière reliés
par des filaments. Au milieu de ces filaments appa-
(1) Voy. leçon VIIIe.
THÉORIE PLASTIDULAIHE. 197
raissent des granulations dont l'ensemble forme un
disque (disque nucléaire); bientôt les granules se
coupent en deux et chaque moitié émigré vers le pôle
correspondant où elle vient grossir la masse polaire.
De nouveau apparaît, au milieu du filament, un gra-
nule : l'ensemble forme une plaque cellulaire ou disque
qui bientôt se divise en deux parlies qui vont rejoindre
les masses polaires.
Voilà un phénomène qui nous révèle une constitu-
tion très complexe du noyau.
Or, ce n'est point là une observation isolée. Des
algues, les Spirogyra, ont permis de constater des faits
identiques, et dès à présent l'on doit admettre qu'ils
offrent une généralité véritable dans le règne végétal.
Le règne animal a fourni des exemples pareils. Et ici
nous constatons une fois de plus ce constant parallé-
lisme des végétaux et des animaux, en vertu duquel
tous les phénomènes essentiels se retrouvent identiques
dans les deux règnes. Butschli, en étudiant la division
des globules du sang chez l'embryon, a retrouvé les
tractus fibrillaires, la plaque nucléaire qui se divise en
deux et la plaque cellulaire dont la segmentation en-
traîne celle du noyau. M. Balbiani les a observés de
même chez le Sthenobothrus, et il considère les gra-
nules équatoriaux comme des nucléoles (1).
Ces observations et la généralité dont elles sont
susceptibles ont pour conséquence de faire du noyau,
amas de protoplasma jusqu'ici considéré comme
(I) Voy. fig., leçon VIII".
198 leçons sua LES phénomènes de la vie.
simple, un corps complexe à la fois au point de
vue anatomique et au point de vue physiologique.
Lorsque l'on considère une cellule, qui est un être
vivant rudimentaire, on doit y retrouver les deux es-
pèces de phénomènes essentiels de création organique
et de destruction vitale. Or, les travaux précédents, les
études des micrographes sur le noyau, et nos propres
observations, semblent localiser l'un et l'autre ordre
de phénomènes dans une partie différente, dans le
protoplasma d'une part, dans le noyau d'autre part.
Le protoplasma est l'agent des manifestations de la
cellule : manifestations vitales qui deviennent appa-
rentes dans le fonctionnement du tissu où elles se ras-
semblent et s'ajoutent. Les phénomènes fonctionnels
ou de dépense vitale auraient donc leur siège dans le
protoplasma cellulaire.
Le noyau est un appareil de synthèse organique, l'in-
strument de la production, le germe de la cellule. Nous
avons observé (1) que la formation amylacée animale
est liée à l'existence du noyau des cellules glycogé-
niques de l'amnios chez les ruminants. Les notions
acquises parles histologistes les plus compétents con-
duisent à cette interprétation. On sait la part qui
revient au noyau dans la division des cellules et l'ini-
tiative qui lui appartient.
Des observations nombreuses confirment cette con-
ception qui fait du noyau l'appareil cellulaire reproduc-
teur. M. Ranvier a constaté dans les globules lymphati-
(I) Voy.leçDn VIe.
THÉORIE PLAST1DULAIRU. 199
ques de l'axolotl un bourgeonnement véritable du noyau
qui, primitivement arrondi, pousse en différents points
des prolongements autour desquels se groupe la subs-
tance protoplasmique; dételle sorte que chacun de ces
prolongements apparaît bientôt comme le début d'une
organisation nouvelle et comme le premier âge d'un
globule lymphatique de seconde génération.
R. Hertwig a constaté le même phénomène du bour-
geonnement du noyau chez un acinète, le Podophrya
gemmipara, où la végétation nucléaire est le point de dé-
part et le signal de la multiplication de l'animal . Les cel-
lules des vaisseaux de Malpighi, chez les Insectes, pré-
sentent des faits analogues. Il n'est pas nécessaire de
multiplier les exemples pour en apercevoir lagénéralité.
Les études approfondies que quelques histologïstes
ont récemment exécutées sur la constitution des
noyaux cellulaires leur ont dévoilé la complexilé de
cet élément considéré à tort comme simple. N. Auer-
bach distingue dans le noyau quatre parties :
L'enveloppe;
Le suc nucléaire;
Les nucléoles ;
Les granulations.
De ces éléments, celui dont l'importance est la plus
grande, c'est le nucléole. Le nucléole est un corpuscule
figuré que R. Brown a signalé dès 1831, dans les cel-
lules végétales. Deux opinions sont en présence rela-
tivement à la nature du nucléole. L'une consiste à con-
sidérer le nucléole comme une masse protoplasmique
200 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
pleine, véritable germe delà cellule. Auerbach, Hofl-
meisteret Strassburger acceptent cette manière de voir.
L'autre opinion consiste à regarder le nucléole
comme une masse lacunaire creusée de vacuoles, vési-
cules nucléaires ou nucléolules. M. Baibiani, qui a attiré
l'attention des histologistes sur cette structure, en a
déduit une interprétation physiologique du rôle du nu-
cléole. Il le regarde comme un organe de nutrition,
une sorte de cœur. M. Baibiani a découvert dans les
nucléoles d'un grand nombre de cellules des mouve-
ments qui peuvent se ramener àldeux types : 1° des mou-
vements amœboïdes analogues à ceux du protoplasma;
2° des mouvements de contraction des vésicules ou
vacuoles placées dans la masse homogène du nucléole.
Les mouvements amœboïdes des nucléoles ont été
observés par M. Baibiani dans la tache germinative
(représentant du nucléole) de l'œuf chez certaines
arachnides, en particulier l'Epeire diadème.
Cette observation a été confirmée par celles d'un
grand nombre d'histologistes, de Lavalette Saint-
Georges sur une larve de Libellule, de Auerbach et
Eimer sur les poissons, de Al. Braun sur la Blatte
orientale. Mecznikow a retrouvé ces mêmes mouve-
ments dans les cellules des glandes salivaires des
fourmis, et enfin W. Kùhneles a signalés incidemment
dans les corpuscules du suc pancréatique chez le lapin.
La seconde espèce de mouvements nucléolaires con-
siste dans la contraction des vésicules. Ils sont bien
évidents dans l'ovule du faucheur commun, Phalan-
qiunt, et d'un Myriapode, le Geophilus longicornis .
THÉORIK PLAST1DULAIRE. 201
Le nucléole est un élément à peu près constant du
noyau. L'absence de nucléole, état énucléolaire de
Al. Auerbach, est transitoire et passagère le plus sou-
vent ; c'est ce qui arrive pendant la segmentation de
l'œuf. Quelques éléments n'ont qu'un seul nucléole :
les cellules nerveuses, les cellules de la corde dorsale
sont dans ce cas. Chez les mammifères et les oiseaux, il
y a toujours dans le noyau un nombre de nucléoles
variant de 4 à 16. Chez les poissons, ce nombre s'élève
singulièrement; on trouve dans la vésicule germinative
de ces animaux un nombre de nucléoles variant de
150 à 200 pour chaque noyau.
Conclusion. — Dans l'exposé rapide de l'ensemble
des travaux qui ont paru récemment sur ces matières
délicates, nous avons vu les différentes formes sous les-
quelles peut se présenter la matière essentielle de l'orga-
nisation, le protoplasma. Après avoir été considéré
comme une matière d'une constitution très simple, il
est aujourd'hui regardé comme étant d'une structure
très complexe. Tous les problèmes d'origine organique,
toutes les questions qui s'y rattachent, ne sont point
résolus. Nous pouvons néanmoins nous arrêter à ce
résultat général que les matériaux de l'édifice vivant
représentent les différentes formes d'une substance uni-
que, dépositaire de la vie, identique dans les animaux
et les plantes. C'est dans le protoplasma, matière seule
active et travaillante, que nous devons chercher l'expli-
cation de la vie, aussi bien des phénomènes chimiques
de la nutrition que des réactions vitales plus élevées de
la sensibilité et du mouvement.
SIXIEME LEÇON
Théories chimiques. — Synthèses. — Protoplasnia incolore
et protoplasnia vert ou chlorophyllien.
fîOMMAinE : Du protoplasma et de la création organique. — Généralités. —
Synthèse chimico-physiologique. — Constitution élémentaire des corps
organisés. — La synthèse créatrice est nécessairement chimique, mais
elle a des procédés qui sont spéciaux. — Du protoplasma vert ou
chlorophyllien et du protoplasma incolore. — Ils ne peuvent servir à
limiter le règne animal du règne végétal.
ï. Rôle du protoplasma chlorophyllien dans la synthèse organique. — Il
opère la synthèse des corps ternaires sous l'influence de la lumière. —
L'expérience de Priestley est le point de départ de celte théorie.
— Hypothèse des chimistes au sujet des synthèses dans le protoplasma
vert. — Le protoplasma vert tire son énergie de la radiation solaire.
II. Rôle du protoplasnia incolore dans la synthèse organique. — Il opère
des synthèses complexes. — Expériences de M. Pasteur. — Il ne peut
toutefois incorporer le carbone directement. — Le protoplasma incolore
emploie l'énergie calorifique. — État de la question des synthèses
organiques; hypothèses nouvelles. — Hypothèse du cyanogène. — Syn-
thèse chimique et force vitale.
III. Synthèses en particulier. — L'exemple le mieux connu est la synthèse
amylacée ou glycogénique. — Découverte de la glycogénie animale. —
Phénomènes de synthèse amylacée et de destruction amylacée. —Carac-
tères principaux de la synthèse glycogénique chez les animaux et les
végétaux.
Nous avons vu précédemment qu'il faut séparer l'es-
sence de la vie de la forme de son substratum : elle peut
se manifester dans une matière qui n'a aucun caractère
morphologique déterminé. C'est dans cette matière, le
protoplasma, que réside l'activité vitale, indépendam-
ment des conditions morphologiques qu'elle présente,
et des moules où elle a été façonnée. Le protoplasma
seul vit ou végète, travaille, fabrique des produits, se
■désorganise et se régénère incessamment : il est actif en
tant que substance et non en tant que forme ou figure.
CRÉATION ORGANIQUE. 203
Le phénomène fondamental de la création organique
consiste dans la formation de cette substance, dans la
synthèse chimique par laquelle cette matière se cons-
titue au moyen des matériaux du monde extérieur.
Quant à la synthèse morphologique qui façonne ce pro-
toplasma, elle est pour ainsi dire un épiphénomène,
un fait consécutif, un degré dans cette série indéfinie
de différenciations qui conduisent jusqu'aux formes
les plus complexes; en un mot, une complication du
phénomène essentiel.
Lavoisier avait donc raison lorsque, tout en procla-
mant la difficulté du problème de la création organi-
satrice et en reconnaissant qu'il était environné d'un
mystère impénétrable, il le réclamait cependant comme
un phénomène chimique, phénomène dont les chi-
mistes devaient d'ores et déjà entreprendre l'étude. Il
proposait à l'Académie des sciences d'encourager et
de provoquer des études par la fondation de prix
décernés aux auteurs qui feraient accomplir quelques
progrès dans cette direction (1).
Le problème de la création organique ou synthèse
vitale aurait ainsi pour premier degré et pour condi-
tion essentielle la synthèse chimique du protoplasma.
On ne saurait actuellement définir la constitution
chimique du protoplasma; la formule C18Il9Azo2 par
laquelle on l'a représenté est tout à fait illusoire. Le
protoplasma est un mélange complexe de principes im-
médiats, matières albuminoïdes et autres, mal connus,
(i) Voir la noie de M. Dumas, Leçons de la Société chimique, 1861,
p. 294.
204 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
renfermant comme élémentsprincipauxle carbone, l'hy-
drogène, l'azote et l'oxygène, et comme éléments acces-
soires quelques autres corps simples. Il faut y recon-
naître en un mot, de même que pour le blastème, des
corps quaternaires, ternaires, et des matières terreuses.
Les corps simples que la chimie nous a fait con-
naître comme entrant dans la constitution des orga-
nismes les plus complexes sont peu nombreux. Il n'y
a pas de substance particulière, de corps simple vital,
comme Buffon l'avait imaginé pour expliquer la dif-
férence des êtres vivants et des corps bruts. Les seuls
corps qui entrent dans la constitution matérielle des
êtres élevés, de l'homme par exemple, sont au
nombre de quatorze. Ce sont :
L'oxygène, Le chlore,
L'hydrogène, Le sodium,
L'azote, Le potassium,
Le carbone, Le calcium,
Le soufre, Le magnésium,
Le phosphore, Le silicium,
Le fluor, Le fer.
Tels sont les éléments que met en jeu la synthèse
chimique, et qui, par des combinaisons successives,
arrivent, à former le substratum de la vie.
Ces éléments se réunissent en effet pour constituer des
combinaisons binaires, ternaires, quaternaires, quinai-
res; celles-ci s'assemblent pour constituer la substance
vivante originaire, blastème, plasma on protoplasma, dans
laquelle se manifestent les actes essentiels de la vie. A un
SYNTHÈSE ORGANIQUE. 205
degré plus élevé, les matériaux prennent un caractère
morphologique et constituent l'élément anatomique,
la cellule ; plus loin encore, les organismes complexes.
Le problème du mécanisme de ces synthèses organi-
satrices est très loin de sa solution, il n'est même pas
encore bien posé; et ici nous n'essayons pas autre
chose que de fixer la question et de faire connaître
l'état de la science à ce sujet.
Lavoisier, avons-nous dit, a eu raison de léguer à la
chimie l'explication des phénomènes de l'organisation
des êtres vivants. Depuis le moment où il s'exprimait
si nettement, la chimie synthétique a accompli, en
effet, des progrès considérables. On a reconstitué de
toutes pièces des essences végétales, des corps gras,
des alcools. Les grands travaux de M. Berlhelot sur la
synthèse ont fait entrevoir la possibilité d'aller très
loin dans cette voie : les recherches récentes de
M. Schutzenberger rendent probable que l'on pourra
même reconstituer artificiellement jusqu'aux sub-
stances albuminoïdes, qui sont considérées à juste
titre comme le degré le plusélevé de la synthèse vitale.
Mais ces progrès mêmes de la synthèse chimique nous
obligent à nous demander si la physiologie peut en
attendre la solution du problème de la synthèse physio-
logique. En d'autres termes, il s'agit de savoir si les
procédés par lesquels les chimistes ont formé ces
composés naturels sont le calque exact de ceux qu'em-
ploie la nature; si la synthèse chimique, qui, dans
l'économie, forme les corps organiques, est pareille à
celle de nos laboratoires.
206 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LÀ VIE.
Il semble en être autrement. Les procédés physio-
logiques ou naturels, bien qu'ils rentrent dans les lois
de la chimie générale, ne ressemblent pas nécessaire-
ment à ceux que les chimistes mettent en œuvre; ils
sont généralement différents, ils sont spéciaux. Ce que
l'on sait déjà relativement aux transformations et aux
synthèses des substances grasses, sucrées et fécu-
lentes, rend vraisemblable cette manière de voir que je
soutiens depuis longtemps. C'est d'ailleurs l'opinion
des chimistes qui connaissent le mieux les méthodes
synthétiques et qui ont exécuté les travaux les plus
remarquables dans cet ordre d'idées.
Tout le monde sait, par exemple, que M. Chevreul le
premier a opéré l'analyse des corps gras. Il a montré
que ces corps sont formés par l'union de la glycérine
et d'un ou plusieurs acides gras. Partant de ces pro-
duits, M. Berthelot a reconstitué les substances grasses
et en a opéré la synthèse. Or, ni M. Chevreul ni M. Ber-
thelot ne tirent de leurs travaux la conclusion que les
corps gras se constituent chez l'être vivant par les
mêmes procédés. Ils ne pensent pas, en un mot, que
la graisse se forme dans les animaux ou les végétaux
par l'union nécessaire d'acides gras et de glycérine
préexistants.
Plus récemment M. Schiitzenberger a étudié la com-
position des matières albuminoïdes ; il semble être par-
venu à en réaliser l'analyse immédiate, ou plutôt une
analyse immédiate. En traitant les matières albuminoï-
des par une solution de baryte à 1 50 degrés, il a obtenu
des principes définis et cristallisables. Ces principes
SYNTHÈSE ORGANIQUE. 207
obtenus par décomposition se rangent dans trois séries :
1° De l'ammoniaque, de l'acide carbonique, de l'a-
cide oxalique et de l'acide acétique ; ces corps étant dans
une proportion constante pour une substance albumi-
noïde donnée; 2° en second lieu, des composés azotés
cristallisables appartenant à deux séries,
CnH2n+1Az02. (n = 3, 4, 5, G, 7)
et
C"H2Q-lAz02. (n = 4, 5, 6)
qui ont pour type la leucine et la leucéine; 3° des com-
posés tels que le pyrrol, la tyrosine, la tyro-Ieucine,
l'acide glutamique.
Les différences entre les diverses matières albumi-
noïdes paraissent tenir d'abord à la proportion relative
de ces trois ordres de substances, ensuite à la nature
et à la proportion relative des corps appartenant au
second groupe.
L'analyse ayant été faite quantitativement, c'est-à-
dire poids pour poids, M. Scliiitzenberger a pensé qu'il
serait désormais possible de représenter par une for-
mule chimique la constitution de l'albumine :
6(C9H18Az204) = ^H^3Az02 + C6H^lAz02 + C5HuAz02
Leucine. Leucéine. Butalanine.
+C5Il9Az02 + 4(C4H9Az02 + C*H7Az02) + Aq
Acide amido-bulyrique.
A chaque substance azotée correspondrait une for-
mule semblable.
Est-ce à dire que, dans l'opinion même de l'auteur
de ces laborieuses et remarquables recherches, la syn-
thèse de l'albumine se fasse dans l'organisme par la
208 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
combinaison successive de ces éléments? En aucune
façon. La nature semble procéder par de tout autres
voies.
C'est bien toujours des combinaisons chimiques qui
se font et se défont ; mais l'organisme a des procédés
spéciaux, et l'étude seule de l'être vivant peut nous édi-
fier sur le mécanisme des phénomènes dont il est le
théâtre et sur les agents particuliers qu'il emploie.
Nous devons faire ici une remarque importante. Nous
n'assistons pas à la synthèse directe du protoplasma
primitif, non plus qu'à aucune autre synthèse primi-
tive dans l'organisme vivant. Nous constatons seulement
ledéveloppement, l'accroissementdelamatière vivante;
mais il a toujours fallu qu'une sorte de levain vital ait
été le point de départ. Au début du développement
d'un être vivant quelconque, il y a un protoplasma
préexistant qui vient des parents et siège dans l'œuf. Ce
protoplasma s'accroît, se multiplie et engendre tous
les protoplasmas de l'organisme. En un mot, de même
que la vie de l'être nouveau n'est que la suite de la
vie des êtres qui l'ont précédé, de même son protoplas-
ma n'est que l'extension du protoplasma de ses an-
cêtres. C'est toujours le même protoplasma, c'est tou-
jours le même être.
Le protoplasma a la propriété de s'accroître par syn-
thèse chimique; il se renouvelle à la suite d'une des-
truction organique. Ces deux propriétés constituent
la vie du protoplasma que nous avons à examiner.
Quelques physiologistes ont paru croire qu'il y avait
à distinguer deux espèces de protoplasma se compor-
SYNTHÈSE ORGANIQUE. 209
tant différemment: ieprotoplasma incolore des animaux,
le proioplasma vert des plantes.
En réalité, on ne doit pas distinguer, même sous le
rapport de la couleur, un protoplasma animal et un
protoplasma végétal. Le protoplasma des plantes,
comme celui des animaux, est susceptible de s'impré-
gner de matière verte ou chlorophylle dans certaines
circonstances. Cette matière, si importante dans ses
fonctions, peut apparaître ou disparaître au sein du
protoplasma préexistant suivant des conditions exté-
rieures. Si, par exemple, on recouvre quelquesportions
de feuille verte avec un écran opaque, les parties ainsi
soustraites à l'action de la lumière se décolorent; la
chlorophylle disparaît, le protoplasma subsiste seul.
Au lieu de dire, par conséquent, qu'il- existe deux
variétés de protoplasma, il serait plus exact de dire que
le protoplasma, suivant les cas, se charge ou ne se
charge point de matière verte ; et surtout il ne faudrait
point considérer un protoplasma végétal que l'on op-
poserait au protoplasma animal. Ce serait très inexact
selon nous; en effet, le tiers au moins des espèces vé-
gétales connues est dépourvu de chlorophylle; dans
une plante déterminée toutes les parties soustraites à
l'action de la lumière sont dans le même cas; enfin,
comme nous le verrons plus loin, des animaux infé-
rieurs, VEuglena viridis, le Stentor polymorphus, etc.
(voy. la planche, fig. 1 et 2), possèdent cette substance.
Toutefois, en réservant la question de l'unité origi-
nelle du protoplasma, et à la condition de ramener à
l'état de produit la chlorophylle qui y est mêlée, il est
CL. BERNARD. j|
210 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
pratiquement permis de distinguer le protoplasma vert
du protoplasma incolore.
Ces deux protoplasmas sembleraient se comporter,
en effet, dans certains cas d'une manière tout à fait
différente au point de vue des synthèses chimiques.
I. Protoplasma vert ou chlorophyllien. — La chloro-
phylle existe chez le plus grand nombre des plantes,
dans les parties exposées à la lumière. Elle se présente
disséminée dans le protoplasma cellulaire à l'état de
granules d'une dimension moyenne de 0mm,01 ; quel-
quefois cependant elle semble en dissolution véritable.
Les botanistes admettent que cette substance est un
produit de l'activité du protoplasma; car dans les
graines en germination, ou dans les plantes étiolées ra-
menées à la lumière, on voit reparaître cette matière
au sein du protoplasma qui n'a jamais cessé de fonc-
tionner. En étudiant le phénomène de plus près on
avait cru pouvoir dire que la chlorophylle s'engendre
dans la couche de protoplasma qui entoure le noyau
cellulaire et l'on reliait son apparition à l'influence du
protoplasma nucléaire.
Les faits relatifs à la chlorophylle animale ne sont
pas moins intéressants quoiqu'ils soient moins connus.
Morren, en 1844, avait commencé à étudier la respi-
ration de quelques organismes verts qui n'appartenaient
évidemment pas au règne végétal. Mais c'est surtout
F. Cohn en 1851, Stein en 1854, et Balbfani en 1873,
qui à cet égard ont donné des bases plus solides à nos
connaissances.
SYNTHÈSE CHLOROPHYLLIENNE. 211
F. Cohn a constaté la présence de grains de chloro-
phylle chez un înfusoire, le Paramechim bwsaria : ces
grains sont logés dans la partie interne, plus fluide,
de la couche corticale (paroi du corps). Cette couche
fluide est dans un mouvement continu de rotation au-
quel participent les grains verts. Ces granules présen-
(ent des réactions semblables à celles de la chloro-
phylle végétale. L'acide sulfurique concentré leur
communique d'abord une coloration vert-bleuâtre qui
devient graduellement plus intense et passe enfin au
bleu avec dissolution des granules.
Stein a vérifié ces faits; il a mieux précisé la situa-
tion des grains de chlorophylle dans le protoplasma qui
forme la masse générale du corps, en dehors du tube
digestif et de la paroi corticale. Il a vu de plus des espè-
ces tantôt incolores, tantôt colorées en vert, telles que le
S/,?)'ostomum ambiguum, Y Ophrydium versatile, YEpisty-
lisplicatilis, le Stentor polymorphus, etc. Chez beaucoup
d'infusoires flagellés, Euglena viridis, Cryptomonas,
Chlamydocoecus pluvia/is, Trachelomonas, la matière
verte se présente à l'état amorphe ou à l'état de granu-
lations très fines. Chez ces infusoires, comme chez les
plantes, la chlorophylle se transforme à certaines épo-
ques, surtout pendant l'enkystement, en une matière
colorante jaune-rouge : elle repasse au vert lorsque
l'humectation rend les animaux à la vie active.
En 1873, M. Balbiani (voy. la planche, fig. 1 et 2) a
observé chez le Stentor polymorphus (variété verte) la
multiplication des grains de chlorophylle dans l'inté-
rieur du corps de l'animal, par division en deux et en
212 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
trois, comme cela a lieu pour la chlorophylle végétale.
Outre les infusoires cités plus haut, on trouve des glo-
bules verts dans la substance du corps chez diverses
autres espèces animales, Y Hydre verte, un ver turbella-
rié, Vortex viridis, et un géphyrien, Bonnellia viridis.
Ces faits montrent le peu de fondement que pourrait
avoir l'attribution exclusive du protoplasma vert aux
végétaux, tandis que le protoplasma incolore caracté-
riserait l'animal.
Quel est le rôle du protoplasma vert dans la synthèse
organique?
C'est le protoplasma vert qui, d'après les idées actuel-
lement en faveur, travaillerait à la synthèse des com-
posés ternaires hydro-carboné*. Il serait le seul agent des
combinaisons synthétiques du carbone, la seule voie
pour l'introduction de cette substance dans l'organisme
végétal et animal.
L'expérience célèbre de Priestley a été le point de
départ de nos connaissances à cet égard. lngen-Housz,
Sennebier, Th. de Saussure ont précisé les conditions
de cette expérience et ont fait connaître l'action syn-
thétique exercée par la matière verte. On admet, depuis
leurs travaux, que la chlorophylle possède la faculté de
réduire l'acide carbonique sous l'influence des rayons
solaires, et de donner lieu à un dégagement d'oxygène.
En même temps le carbone se trouve combiné à diffé-
rents éléments et constitue des matières hydrocarbo-
nées ou combustibles qui se déposent dans les organes
verts.
Comment s'opère cette action? A cet égard l'on
SYNTHÈSE CHLOROPHYLLIENNE. 213
n'a que des suppositions plus ou moins plausibles. On
tendait à penser que « l'hydrate normal d'acide carbo-
nique est, sous l'action de la chlorophylle, dédoublé
en oxygène et aldéhyde méthylique ; l'aldéhyde en se
sextuplant donnerait le sucre, lequel à son tour, par
duplication ou triplication et perte d'eau, donnerait
la cellulose : l'oxydation de ces corps fournirait les
graisses et les acides ; l'influence de l'ammoniaque
provenant de la réduction des nitrates formerait aux
dépens des radicaux précédents les divers alcaloïdes
végétaux et les matières albuminoïdes. »
A ces hypothèses qu'il rappelle d'abord, M. Armand
Gautier (I) en a substitué d'autres qui paraissent
mieux en rapport avec le petit nombre des faits connus.
Il faut admettre d'abord que la matière verte, la
chlorophylle, n'est pas incorporée intimement et forte-
ment combinée au protoplasma lui-même; qu'elle est
simplement disséminée dans la masse protoplasmique
d'où une foule de dissolvants neutres peuvent l'extraire.
Ce protoplasma vert est l'agent d'une foule de syn-
thèses carbonées, dont les produits, fabriqués pen-
dant le jour sous l'action des rayons solaires, sont uti-
lisés comme matériaux de construction par toutes les
parties incolores de la plante.
Il faudrait distinguer, d'après M. Armand Gautier,
deux états de la chlorophylle :
La chlorophylle verte,
La chlorophylle blanche.
(1) Revue scientifique, 10 février 187o.
214 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
Dans les parties étiolées qui reverdiront à la lu-
mière, la substance qui peut donner naissance à la
chlorophylle existe, car il suffit de les traiter par l'acide
sulfurique pour les voir instantanément se colo-
rer en vert. M. Armand Gautier admet que, sous l'in-
fluence de l'oxygène de l'air, la chlorophylle blanche
passe à l'état de chlorophylle verte et, inversement,
que la chlorophylle ver le passe à l'état de chlorophylle
blanche sous l'influence de l'hydrogène naissant ; l'ex-
périence peut être faite et répétée facilement.
Les deux substances, chlorophylle verte et chloro-
phylle blanche, seraient entre elles dans le rapport de
l'indigo bleu à l'indigo blanc. La chlorophylle blanche
serait douée d'une remarquable aptitude à réduire les
corps oxygénés, à combiner leur oxygène à son hydro-
gène. D'autre part la chlorophylle verte aurait la pro-
priété de décomposer l'eau sous l'influence des rayons
solaires, comme elle a la propriété de décomposer
l'acide carbonique . Elle deviendrait chlorophylle
blanche en prenant l'hydrogène et mettant l'oxygène
en liberté. La chlorophylle blanche céderait à l'acide
carbonique son hydrogène ; elle travaillerait ainsi
à la synthèse de composés carbonés, et repasserait à
l'état de chlorophylle verte.
Ainsi, par un perpétuel mouvement alternatif, la
chlorophylle prendrait l'état vert et l'état incolore :
décomposant l'eau et dégageant l'oxygène lorsqu'elle
passe de l'état vert à l'état incolore, faisant la synthèse
des produits carbonés en repassant de l'état incolore
à l'état vert.
SYNTHÈSE CHLOROPHYLLIENNE. 215
Voilà la première partie de l'hypothèse. Elle est
encore loin d'être vérifiée ou calquée sur les faits ; mais
elle n'est contraire à aucun de ceux qui sont connus.
Voici la seconde : Quelles sont les matières pre-
mières sur lesquelles les chlorophylles verte ou blanche
exercent leur activité? C'est le mélange d'acide car-
bonique et d'eau »C02 -(- mHO. De la réduction de
ce mélange, grâce à l'hydrogène chlorophyllien, déri-
veraient : l'alcool, le glycol, l'aldéhyde ordinaire, les
acides glycolique et glyoxylique, le glyoxal, l'acide
oxalique. En un mot, tous les corps « organiques ter-
» naires pourraient se former par ce simple méca-
» nisme de la désoxydation par le grain de chloro-
» phylle, plus ou moins profonde suivant l'influence
» des rayons lumineux, des diverses associations d'eau
» et d'acide carbonique que le protoplasma laisse pé-
» nétrer jusqu'à l'organe de réduction. »
La glycose serait la première formée parmi ces prin-
cipes et la matière première de presque tous les au-
tres. Par union avec l'acide carbonique et perte d'eau,
la glycose peut donner l'acide pyrogallique, l'acide
gallique qui, dans les jeunes pousses du printemps,
est en effet abondamment associé à la glycose, en un
mot, une série d'acides, lesquels inversement peuvent
repasser à l'état de sucre sous l'influence de la vie
des cellules incolores.
Ainsi dans les parties incolores s'accompliraient les
phénomènes inverses exactement de ceux qui se pro-
duisent dans les parties vertes. C'est en effet une ten-
dance générale des chimistes d'admettre ce retour
216 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
inverse, semblable dans son mécanisme quoique de
sens contraire, des matières végétales actuelles vers les
principes immédiats d'où d'autres cellules les avaient
fait dériver.
Voilà quelques-unes des idées que la chimie de
noire temps a émises sur le rôle du protoplasma vert
dans la synthèse des produits immédiats.
Ces conceptions sont fortement imprégnées de ce
que l'on pourrait appeler le chimisme artificiel . Le chi-
misme naturel est peut-être tout différent : il serait
possible, par exemple, que toutes les synthèses ima-
ginées par les chimistes fussent sans réalité et que les
principes immédiats sortissent tous par voie de dé-
composition ou de dédoublement d'une matière uni-
que et identique, le protoplasma.
Quoi qu'il en soit, et pour rester sur le terrain des
faits, on peut dire que le protoplasma vert paraît former
incontestablement des produits organiques carbonés.
Sous l'influence de quelle force, par quelle énergie
s'exécutent ces phénomènes ? où la cellule à proto-
plasma vert prend-elle la force chimique nécessaire à
la décomposition du gaz carbonique?
11 est admis que c'est dans la radiation solaire. Le
soleil est le premier moteur de tous ces phénomènes,
la source de la force vive qu'ils utilisent.
II. Protoplasma incolore. — Nous venons de voir
que le protoplasma est susceptible de se charger dans
certaines conditions d'une matière verte, la chloro-
phylle. Mais le protoplasma peut rester incolore dans
PROTOPLASMA INCOLORE. 217
un grand nombre d'éléments végétaux. Le protoplasma
incolore est, moins encore que le protoplasma vert,
l'apanage exclusif de l'un des règnes. Les animaux et
les végétaux le possèdent comme élément essentiel,
primordial, formateur et générateur de tous les autres.
Quel est le rôle de ce protoplasma ? Il pourrait pro-
duire toutes les substances qui existent dans les ani-
maux et les plantes, mais avec d'autres éléments
comme point de départ, et avec une autre force vive
comme agent que celle du protoplasma vert.
L'expérience de M. Pasteur à ce sujet est fondamen-
lale. Elle montre que le protoplasma incolore peut
fabriquer, sans l'aide de la chlorophylle non plus que
des radiations solaires, les principes immédiats les
plus complexes, matières protéiques, albumine, fibrine,
cellulose, matières grasses, etc.
M. Pasteur (1) constitue un champ de culture formé
des principes suivants :
Alcool ou acide acétique pur,
Ammoniaque (d'un sel cristallisable pur),
Acide phosphorique,
Potasse,
Magnésie,
Eau pure,
Oxygène gazeux.
Il n'y a là aucune substance qui ne soit empruntée au
règne minéral, car la plus complexe, l'alcool, peut être
réalisée, ainsi que l'a montré M. Berthelot, de toutes
(1) Comptes rendus, 10 avril! 876.
218 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
pièces au moyen des éléments empruntés au règne
minéral.
Dans ce milieu à constitution si simple, sans albu-
mine, sans produits organisés, on dépose une graine de
mycoderma acefi, d'un poids nul pour ainsi dire, d'une
masse insignifiante.
En l'absence de toute matière verte, à l'obscurité, la
graine de mycoderme produit dans ce milieu une quan-
tité considérable de cellules nouvelles de mycoderma
aceti, d'un poids aussi grand qu'on pourrait le désirer.
Dans cette récolte se rencontrent les matériaux les
plus variés et les plus complexes de l'organisation :
Matières protéiques,
Cellulose,
Matières grasses,
Matières colorantes,
Acide succinique, etc.
La cellule vivante n'a donc nul besoin de chloro-
phylle ou de matière verte, ni de radiations solaires
pour édifier ces principes immédiats les plus élevés de
l'organisation.
M. Pasteur a fourni un second exemple, en cultivant
des vibrions, c'est-à-dire des êtres plus élevés encore,
à l'obscurité, sans matière verte et de plus sans oxy-
gène gazeux. Le champ de culture était ainsi constitué :
Acide lactique,
Acide phosphorique dans un sel pur cristallisable),
Ammoniaque,
SYNTHÈSE PROTOPLASMIQUE. 219
Potasse,
Magnésie.
On sème dans ce milieu quelques vibrions, d'un
poids si faible qu'on ne saurait l'évaluer.
Ces êtres se développent avec une activité prodi-
gieuse, et l'on peut obtenir tel poids que l'on voudra
de ces organismes contenant :
Des matières cellulosiques,
Des matières protéiques,
Des substances colorantes,
Des alcools,
De l'acide butyrique,
De l'acide métacétique, etc.
On pourrait dire par conséquent que le protoplasma
incolore a accompli des synthèses très élevées.
Cependant, entre ces synthèses accomplies par le
protoplasma incolore et celles qu'accomplit le proto-
plasma vert il y a deux différences. D'abord, dans le
premier cas, l'on fournit nécessairement comme point
de départ un principe carboné assez élevé, alcool, acide
acétique, acide lactique : la vie ne serait pas possible
si Ton donnait le carbone à un état plus simple, par
exemple à l'état d'acide carbonique. La chlorophylle
peut seule former les synthèses de principes carbonés
ou ternaires, en partant des corps les plus simples ou
les plus saturés, tels que CO2. Le protoplasma inco-
lore, avec ce point de départ, formera les synthèses
quaternaires les plus compliquées.
Une autre différence résulte de l'énergie employée.
220 LEÇONS SUK LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
Le protoplasma vert met en œuvre l'énergie des ra-
diations lumineuses, c'est-à-dire la force vive solaire.
Le protoplasma incolore met en œuvre l'énergie ca-
lorifique qui a sa source dans l'aliment carboné ; celui-
ci ne doit remplir qu'une condition, c'est de n'être pas
saturé d'oxygène et de pouvoir, en conséquence, par
saturation ou oxydation, fournir de la chaleur.
M. Pasteur comprendrait, à la rigueur et comme vue
de l'esprit, que le protoplasma incolore pût, sous l'in-
fluence des vibrations électriques ou de quelque autre
force vive, décomposer l'acide carbonique et assimiler
le carbone pour en former les produits synthétiques
ternaires.
Quoi qu'il en soit, dans l'état actuel des choses, on
attribue aux deux protoplasma un rôle différent : le
vert prépare les composés ternaires carbonés, l'inco-
lore fait avec ce point de départ les principes azotés
quaternaires. Dans une plante les cellules vertes tra-
vailleraient ainsi pour les cellules incolores.
Si une plante n'a point de parties vertes, elle ne
pourra vivre qu'à la condition de trouver tout préparés
dans le milieu extérieur les principes qu'antérieure-
ment aura élaborés la chlorophylle de quelque autre
plante. Ainsi en serait-il des parasites végétaux, des
champignons, des mucédinées, des êtres monocellu-
laires, qui doivent trouver sur l'être qui les porte ou
dans le milieu qui les baigne ces mêmes principes indis-
pensables, source de leur activité protoplasmique.
C'est dans ce sens que M. Boussingault et avec lui
quelques chimistes ont pu admettre que les végétaux
SYNTHÈSE ORGANIQUE. 221
(il faudrait dire : la matière verte) seuls étaient capa-
bles de pourvoir les êtres vivants de carbone, et par
conséquent de créer les principes immédiats, à l'aide
des éléments inertes, minéraux, empruntés à l'air, à
l'eau, à la terre. Cette puissance créatrice, la chloro-
phylle seule la posséderait sous l'influence du soleil.
« Si la radiation solaire cessait, non seulement les plan-
tes à chlorophylle, mais encore les plantes qui en sont
dépourvues, disparaîtraient de la surface du globe. »
L'expérience de M. Pasteur, qui prend pour champ
de culture des produits minéraux et un produit de
laboratoire, l'alcool, redresse ce que cette vue a
peut-être d'excessif. Le mycoderma aceti, le vibrion
qui se sont développés dans le milieu artificiel cons-
titué par M. Pasteur n'ont eu besoin d'aucune plante
à chlorophylle antérieure, non plus que de la radia-
tion solaire.
Toutes les explications que nous avons données rela-
tivement aux procédés de la synthèse organique indi-
quent le sens général dans lequel l'esprit actuel conçoit
les phénomènes. Mais leur mécanisme exact, nous
l'avons déjà dit, pourrait être tout autre que ces hypo-
thèses ne l'imaginent. Ici comme dans bien des cas,
les explications chimiques nous font connaître com-
ment les choses pourraient être plutôt qu'elles ne
nous montrent comment elles sont réellement. L'expé-
rimentation pratiquée sur l'être vivant peut seule
nous renseigner.
Au point de vue physiologique, on serait fondé à ima-
giner qu'il n'y a dans l'organisme quune seule synthèse,
222 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE L.\ VIE.
celle du protoplasma qui s'accroîtrait et se développe-
rait au moyen de matériaux appropriés. De ce corps
complexe, le plus complexe de tous les corps organi-
sés, dériveraient par dédoublement ultérieur tous les
composés ternaires et quaternaires dont nous attri-
buons l'apparition à une synthèse directe.
Cette conception, qui ferait dériver d'un composé
unique, le protoplasma, tous les produits de l'orga-
nisme, est encore, elle aussi, une vue de l'esprit. 11 ne
serait pourtant pas difficile de rassembler un certain
nombre de faits qui s'accorderaient avec elle. Un argu-
ment en sa faveur serait par exemple le maintien de la
constitution fixe de l'organisme avec une alimentation
variée. Les produits de l'organisme ne changent pas
sensiblement sous l'influence du régime, et ceci s'ex-
pliquerait parfaitement, si les matériaux provenaient
exclusivement d'un protoplasma toujours identique à
lui-même.
Enfin nous ne pouvons que mentionner une dernière
hypothèse sur l'origine de la matière vivante, quoi-
qu'elle ait été l'objet de développements considérables
de la part de son auteur.
M. Pfliïger(l)a émis relativement à la création orga-
nique une hypothèse qu'on pourrait appeler l'hypo-
thèse cyanique. Ce n'est pas, suivant M. P. Pfliïger,
l'acide carbonique, la vapeur d'eau ou l'ammoniaque
qui présiderait à la synthèse organique primitive au
début de la vie. « Ces corps, dit-il, sont le résultat et
la terminaison de la vie plutôt qu'ils n'en sont le com-
(1) Archïv fur Physiologie, t. X, 187o.
CRÉATION ORGANIQUE. 22/f
mencement, ce qui est d'accord avec leur grande stabi-
lité. » L'origine de la matière vivante, suivant l'au-
teur, doit être cherchée dans le cyanogène.
Et d'abord quelle serait l'origine de ce cyanogène?
Ce seraient les combinaisons oxygénées de l'azote qui,
dans certaines conditions climatériques, orages, etc.,
peuvent donner des combinaisons cyaniques. M. Pfliï-
ger explique comment, à l'époque de l'incandescence
terrestre, il a pu se former du cyanogène, et il montre
toujours le feu comme la force qui a produit par syn-
thèse les constituants de la molécule d'albumine. D'où
il conclut que la source de la vie est le feu et que les
conditions de la vie ont été satisfaites précisément à
l'époque où la terre était incandescente : Das Leben
entstammt also dem Feuer.... Quant à la molécule
d'albumine, elle ne s'est en réalité formée que pendant
le refroidissement terrestre, lorsque les combinaisons
du cyanogène et les hydrogènes carbonés ont eu le
contact de l'oxygène de Veau.
Encore aujourd'hui le soleil engendre dans les
plantes les constituants de l'albumine. Cela exclut
toute idée de génération spontanée. La molécule vi-
vante d'albumine est douée de la faculté de croître,
elle est toujours en voie de formation et n'a pas de
caractère fixe de composition et d'équivalence chimi-
que. Sous l'influence directe ou non du soleil, elle croît,
et tout être vivant est une simple molécule d'albumine
dérivée de la molécule albumineuse primitive et
unique, développée à l'origine du monde terrestre.
D'un autre côté, M. Pfliiger, considérant l'albumine
224 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
comme la base du proloplasma, examine pour ainsi
dire son évolution chimique dans les deux conditions
d'organisation et de désorganisation. Il y aurait dans le
protoplasma qui se forme une albumine vivante dans
laquelle l'azote est engagé sous forme de cyanogène;
dans le protoplasma qui se détruit, une albumine
morte dans laquelle l'azote est engagé sous la forme
ammoniaque. Le passage de la vie à la mort, c'est-à-
dire de l'incorporation au proloplasma à la séparation
d'avec lui, est donc pour l'albumine caractérisé par le
déplacement de la molécule d'azote qui va du carbone
à l'hydrogène; et l'admission de l'albumine à l'acti-
vité vitale est caractérisée par le retour inverse.
Tel est à peu près l'état de nos connaissances sur la
question des créations ou des synthèses organiques.
Nous voyons qu'elle est encore, comme au temps de
Lavoisier, un profond mystère. Néanmoins, les recher-
ches, les hypothèses s'accumulent, et un jour viendra
où la lumière sortira de ce long et pénible travail.
Nous devons en terminant revenir sur une question
que nous avons déjà effleurée, et nous demander si le
chimisme des laboratoires, que Ton invoque ordinaire-
ment dans ces applications, est bien comparable au chi-
misme des êtres vivants. Lavoisier et beaucoup de ses
successeurs semblent le croire; mais nous avons sou-
vent montré que cette explication directe de la chimie
de laboratoire aux phénomènes de la vie n'est pas légi-
time. Nous avons maintes fois insisté sur cette idée que
les lois de la chimie générale ne sauraient être violées
dans les êtres vivants, mais que là cependant elles ont
CH1M1SME ET VITALISME. 225
des agents, desappareils particuliers (1) qu'il est néces-
saire au physiologiste de connaître. Faudrait-il aller
plus loin, dire que réellement il y a des forces chimi-
ques spéciales dans les êtres vivants, et en revenir avec
Bichat à distinguer les propriétés vitales des propriétés
chimiques? Les paroles de certains chimistes, qu'on
pourrait appeler vitalistes, sembleraient avoir cette
conséquence, c'est pourquoi je pense utile de m'expli-
quer à ce sujet.
Le Traité de chimie organique de Liebig débute par
cette phrase : La chimie organique traite des matières
qui se produisent dans les organes sous l'influence de la
force vitale, et des décompositions qu elles éprouvent sous
t'influence d'autres substances. Que signifie cette force
vitale qui fabrique des produits chimiques particuliers?
On est porté à croire que dans l'esprit de Fauteur il s'a-
git bien d'une force vitale capable d'exécuter ce que ne
sauraient faire les forces chimiques; Liebig, en un
mot, s'exprime comme un vitaliste, et dans un autre
passage de ses Lettres sur la chimie, en parlant des em-
poisonnements, il dit : Alors, la force vitale est vaincue
par les forces chimiques. Nous n'admettons pas de force
vitale executive; nous nous sommes longuement expli-
qué à ce sujet. Cependant nous reconnaissons qu'il
existe dans les êtres vivants des phénomènes vitaux et
des composés chimiques qui leur sont propres. Com-
ment comprendre dès lors leur production?
Le chimisme du laboratoire et le chimisme du corps
vivant sont soumis aux mêmes lois; il n'y a pas deux
(I) Voyez mon Rapport sur la physiologie générale, 1867, p. 222.
CT,. BERNARD. 15
226 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE L.\ VIE.
chimies; Lavoisier l'a dit. Seulement le chimisme du
laboratoire est exécuté à l'aide d'agents, d'appareils
que le chimiste a créés; le chimisme de l'être vivant
est exécuté à l'aide d'agents et d'appareils que l'orga-
nisme a créés. Nous avons surabondamment démontré
la vérité de cette proposition relativement aux agents
d'analyse ou de destruction organique. Le chimiste r
par exemple, transforme l'amidon en sucre à l'aide
d'un acide qu'il a fabriqué ; il saponifie les corps gras
à l'aide de la potasse caustique, de l'acide sulfurique
concentré, de la vapeur d'eau surchauffée, tous agents
qu'il a créés lui-même. L'animal, aussi bien que la
graine qui germe, transforme l'amidon en sucre sans
acide, à l'aide d'un ferment (la diastase) qui est un
produit de l'organisme. La graisse se saponifie dans
l'animal, dans l'intestin, sans potasse caustique, sans
vapeur d'eau surchauffée, mais à l'aide du suc pancréa-
tique qui est un produit de sécrétion donné par une
glande. Chaque laboratoire a donc ses agents spéciaux,
mais les phénomènes chimiques sont au fond les
mêmes : la transformation de l'amidon en sucre, le
dédoublement de la graisse en acide gras et en glycé-
rine, se produisent dans les deux cas par un méca-
nisme chimique identique.
Pour les phénomènes de création organique, il doit
en être de même. Le chimisme de laboratoire peut opé-
rer les synthèses comme les corps vivants, et déjà il en
a réalisé un grand nombre. Les chimistes ont fait des
essences, des huiles, des graisses, des acides, que les
organismes vivants fabriquent eux-mêmes. Mais là
CHIMISME ORGANIQUE. 227
encore on peut affirmer que les agents de synthèse dif-
fèrent. Bien que l'on ne connaisse pas encore les agents
de synthèse des corps vivants, ils existent certainement.
Nous avons énoncé les diverses hypothèses émises à ce
sujet; nous avons été de notre côté amené, par des
faits que nous exposerons plus loin, à attribuer un cer-
tain rôle non seulement au protoplasma, mais encore
au noyau des cellules.
En un mot, le chimiste dans son laboratoire et l'or-
ganisme vivant dans ses appareils travaillent de même,
mais chacun avec ses outils. Le chimiste pourra faire
les produits de l'être vivant, mais il ne fera jamais ses
outils, parce qu'ils sont le résultat même de la mor-
phologie organique, qui, ainsi que nous le verrons bien-
tôt, est hors du chimisme proprement dit; et sous ce
rapport, il n'est pas plus possible au chimiste de fabri-
quer le ferment le plus simple que de fabriquer l'être
vivant tout entier.
En résumé, nous voyons combien sont encore obs-
cures toutes ces questions de synthèses, de créations
vitales, malgré tous les efforts dont leur étude a été
l'objet.
Nous ne pensons pas, quant à nous, qu'on arrivera
jamais à la solution de ces problèmes complexes en
voulant les saisir dans leur origine même. Nous croyons
au contraire que c'est en suivant les faits d'observation
les plus près de nous que nous pourrons remonter suc-
cessivement et réussir à atteindre le déterminisme de
ces phénomènes fondamentaux.
Aujourd'hui on peut dire que la synthèse des corps
228 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
complexes, des corps albuminoïdes, des corps gras,
nous est complètement inconnue. La seule sur laquelle
nous ayons quelques notions précises est la synthèse
amylacée ou glycogénique dans les animaux.
C'est sur cet exemple que nous devons appuyer nos
idées du chimisme vital, puisque, aussi bien, il est ac-
tuellement le mieux connu; on pourrait dire : le seul
localisé.
III. De la synthèse glycogénique. — Le résultat le
plus général des études que nous avons faites à ce sujet
est d'avoir prouvé que les animaux et les végétaux pos-
sèdent les uns et les autres la faculté de créer des prin-
cipes immédiats amylacés et sucrés. Nous n'en sommes
donc plus à cette supposition, que l'animal est abso-
lument subordonné au végétal. L'animal et le végétal
forment les principes immédiats qui sont nécessaires
à leur nutrition respective.
Ce résultat est d'accord avec le principe général que
nous avons posé au début de nos études, à savoir, que
la vie n'est pas opposée, mais semblable dans les deux
règnes, qu'elle comprend nécessairement deux ordres
de phénomènes, la création organique et la destruction
organique, que tout être doué de vie, animal ou plante,
simplement protoplasmique ou complet, doit nécessai-
rement les posséder.
Il y a à peu près trente ans que je fus conduit à dé-
couvrir la fonction glycogénique dans les animaux. Je
n'y fus pas amené par des idées préconçues, mais au
contraire par l'observation pure et simple des faits. On
SYNTHÈSE GLYCOGÉNIQUE. 229
croyait alors à la formation exclusive du sucre chez les
végétaux. Je débutais dans la carrière scientifique et
j'avais naturellement les opinions de mon temps. Je ne
voulais donc pas détruire la théorie de la glycogenèse
exclusive, je cherchais plutôt à l'appuyer et à l'étendre.
Je m'étais demandé comment ce sucre alimentaire que
les végétaux fournissent aux animaux se brûle et se dé-
truit dans leur organisme. Ne me contentant pas des
hypothèses que l'on avait émises à ce sujet en se fon-
dant sur l'équation alimentaire d'entrée et de sortie de
l'organisme des animaux;, j'entrepris une série d'expé-
riences dans lesquelles je me proposai de suivre dans
le sang jusqu'à sa disparition le sucre ingéré dans les
voies digestives des animaux.
Dès mes premiers essais, je fus très surpris de trou-
ver que le sang des chiens renferme toujours du sucre,
quelle que soit leur alimentation, et tout aussi bien
quand ils sont à jeun. Le fait est si facile à constater
qu'il est très étonnant qu'il n'ait pas été vu plus tôt;
cela tient uniquement à ce que l'on était sous l'empire
d'idées préconçues dont il fallait se dégager, et que
d'autre part les investigateurs, ceux qui m'avaient pré-
cédé, avaient omis de suivre strictement les règles de
la méthode expérimentale.
Déjà en 1832 Tiedemann avait trouvé que l'amidon
des aliments peut se transformer en sucre et passer
dans le sang; il avait rencontré de la glycose dans
l'intestin, puis dans le sang d'un chien qui avait absor-
bé des matières féculentes. Tiedemann en avait tiré
cette conclusion, alors nouvelle, que le sucre se forme
230 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
normalement dans l'intestin par le travail de la diges-
tion des féculents et peut passer de là dans le chyle et
dans le sang". Mais si cet expérimentateur n'en décou-
vrit pas davantage, c'est qu'il avait négligé dans ces
expériences un des préceptes les plus importants de la
méthode expérimentale : il avait omis la contre-épreuve.
Il se contenta en effet de dire que le sucre du sang pro-
venait de l'amidon ingéré, mais ne rechercha point,
pour corroborer son observation, si le sang des ani-
maux qui ne s'étaient point nourris d'amidon était dé-
pourvu de sucre.
C'est cette contre-épreuve que je fis, et c'est elle qui
m'apprit que le sang des animaux contient normalement
du sucre, indépendamment de la nature de l'alimen-
tation.
J'allai plus loin, et je montrai que c'est dans le foie
que chez les mammifères adultes a lieu la formation
du sucre. Le sang qui sort du foie est toujours plus
abondamment pourvu de sucre que celui de toutes les
autres parties du corps.
Après cette découverte on chercha à s'expliquer com-
ment le sucre peut prendre naissance dans le tissu
hépatique. On songea d'abord à des dédoublements,
à des décompositions. Schmidt croyait à un dédouble-
ment des matières grasses donnant naissance à du sucre
dans le sang. Lehmann admit que la fibrine du sang
en traversant le foie se dédoublait en glycose d'une
part et en acides biliaires de l'autre; Frerichs donna
une explication analogue. M. Berthelot était tenté de
croire au dédoublement dans le foie, d'une matière
GLYCOGENÈSE ANIMALE. 231
analogue à un amide; et je poursuivis moi-même pen-
dant quelque temps des expériences d'après cette vue.
Je trouvai enfin que la matière qui est le générateur
du sucre dans le foie est un véritable amidon animal,
le glycogène, et je pus établir ainsi que le mode de for-
mation du sucre est identique dans les deux règnes (1).
Ainsi le sucre se forme dans les animaux comme
dans les végétaux aux dépens de l'amidon. La forma-
tion de cet amidon dans les deux règnes est considérée
comme un acte de création organique, une synthèse.
La formation du sucre au contraire est une destruction
organique, une hydratation de l'amidon qui amène sa
transformation en dextrine, en glycose ; puis cette subs-
tance elle-même donne naissance à l'acide lactique, à
l'acide carbonique, par une série d'opérations qui ont
pour résultat la destruction du sucre par des procédés
équivalents à des phénomènes d'oxydation.
Nous trouvons ainsi dans la glycogenèse animale
comme dans la glycogenèse végétale les deux phases
caractéristiques des grands phénomènes de la vie :
1° Création organique : synthèse de l'amidon, syn-
thèse du glycogène.
2° Destruction organique: transformation de l'amidon
ou du glycogène en dextrine et sucre, puis destruction
du sucre par des procédés analogues aux combustions.
Malheureusement nous ne connaissons bien jusqu'à
présent que les phénomènes de destruction des prin-
cipes amylacés; nous savons que dans les animaux
(1) Voy. le résumé de mes Recherches sur les glycogènes [Annales de
chimie et de 'physique. 1870).
232 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
comme dans les végétaux, ils ont lieu sous l'influence
des ferments, la diastase, le ferment lactique, agents
chimiques spéciaux à l'organisme. Nous savons de plus
que dans les deux règnes ces phénomènes engendrent
de la chaleur en s'accomplissant.
Quant à la création, à la synthèse de l'amidon ou du
glycogène, elle est entourée pour nous de grandes
obscurités aussi bien dans les végétaux que dans les
animaux. Toutefois nous marchons dans une bonne
voie, et c'est probablement chez les animaux que ce
mécanisme formateur sera d'abord dévoilé. J'ai fait à ce
sujet un grand nombre d'expériences sur les animaux
mammifères; leur complexité les rend toutes difficiles.
En opérant sur des larves de mouches (asticots), j'es-
père être dans de meilleures conditions pour saisir le
mécanisme qui donne naissance au glycogène très
abondant chez ces larves.
Pour faire comprendre les difficultés de telles études
sur les animaux, je rappellerai ici ce fait important que
les vivisections troublent, arrêtent aussitôt les phéno-
mènes de synthèse glycogénique, tandis qu'ils n'em-
pêchent pas ou même accélèrent dans certains cas les
phénomènes de destruction ou de transformation. C'est
pourquoi nous n'avons pu jusqu'ici étudier, post ??ior-
iem, parles procédés d'analyse artificielle, que les phé-
nomènes de destruction glycogénique, tandis que les
phénomènes de synthèse correspondants, comme d'ail-
leurs tous les phénomènes des créations organiques,
semblent exiger pour s'accomplir l'intégrité de l'orga-
nisme entier.
GLYCOGENÈSE ANIMALE. 233
Toutefois, la matière glycogène dans les animaux,
aussi bien que dans les végétaux, n'est pas seulement
destinée à se transformer en sucre; elle semble aussi
faite pour entrer directement dans la constitution des
tissus pendant l'évolution embryog'énique (1).
La matière glycogène, quel que soit le rôle qu'elle
ait à remplir dans l'organisme, se montre à nous dans
les parties en développement comme le résultat d'une
véritable synthèse. L'agent de cette synthèse est le pro-
toplasma d'une cellule. Cette cellule capable de pro-
duire le glycogène, réside dans le foie chez l'adulte ; elle
est très diversement placée chez l'embryon; dans le
blastoderme, dans la vésicule ombilicale chez le pou-
let ; dans l'amnios chez les ruminants ; mais il est
vraisemblable que partout elle forme la matière amy-
lacée par le même procédé.
La substance glycogène est sous forme de granula-
tions, de gouttelettes incluses à l'intérieur des cellules
hépatiques dans le foie, dans les cellules blastodermi-
ques dans l'œuf de poule, les fibres musculaires chez le
fœtus, dans les tissus épithéliaux : elle existe d'une
manière diffuse dans un grand nombre de tissus em-
bryonnaires. Pendant la vie fœtale, les cellules glyco-
géniques se rencontrent dans le placenta, sur les vais-
seaux allantoïdiens [voy. fîg. 9 (2)].
Le cas le plus intéressant nous est fourni par les
(1) Voy. Compt. rend, de l'Académie des sciences, t. XLVIII, 1859.
(2) Voy. mon mémoire : Sur une nouvelle fonction du placenta
[Compt. rendus de l'Académie des sciences, t. XLVIII, séance du 10
janvier 1859).
234 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
ruminants. J'ai montré qu'on peut en effet suivre,
chez ces animaux, l'évolution complète de la matière
glycogène dans ses deux périodes, de synthèse forma-
tée et de destruction organique.
Pig. 9. _ Disposition dos cellules glycogéniques dans le placenta du lapin.
A, Coupe de la corne utérine et du placenta en place. Les cellules glycogéniques sont
situées entre le placenta fœtal et le placenta maternel sur les villosités des vaisseaux
allantoïdiens. — B, Cellules glycogéniques du placenta isolées etco'o-éesen rouge vineux
par l'iode.
Les cellules glycogéniques accompagnent , sous
forme de plaques (fig. 10 et 11), les vaisseaux allan-
tr-^pr^-rp-^-.-
Fir,. 10 et 11. — Plaques glycogéniques de l'amnios du fœtus de veau,
dans leur plein développement.
toïdiens, qui, ici, viennent accidentellement se réflé-
chir sur l'amnios. Les plaques glycogéniques de l'am-
nios des ruminants se montrent sous forme d'amas de
GLYCOGENÈSE EMBRYONNAIRE. 235
cellules (fig. 15) dès les premiers temps de la vie em-
bryonnaire; elles s'accroissent jusqu'au milieu de la
gestation, puis commencent à se détruire et dispa-
Fi... 12.
1»
Fig. 14.
Fig. 12, 13 et 14. — Début de la formation des plaques glycogéniques de l'amuios
d'un fœtus de veau.
Fig. 12, premier état : la petite masse centrale est formée de cellules qui se colorent en
rouge violacé par l'eau iodée, acidulée. En dehors, les cellules de cette membrane se colo-
rent en jaune par l'iode. — Fig. 13, état plus avancé : la masse des cellules glycogéniques
se colorant en rouge est plus considérable. — Fig. 14, cellules glycogéniques dissociées
et coloriées par l'iode en rouge violacé.
raissent avant la fin de la vie intra-utérine. La durée
de leur évolution est donc mesurée par un espace de
236 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
temps plus court que celui de la gestation. Les pla-
ques développées sur la face interne de l'amnios, dont
elles troublent la transparence, s'opacifient de plus en
plus, à mesure qu'elles s'accroissent; elles se grou-
pent en certains points et deviennent confluentes (voy.
fig. 10). A leur maximum de développement, elles pré-
sentent parfois une épaisseur de plusieurs millimètres.
Fu;. 15. — a, une villosité isolée des plaques glycogéniçues. On voit mieux dessinées
certaines cellules qui ont été colorées par l'iode. — b. cellules de la villosité isolées
et colorées par l'iode en rouge vineux.
Elles sont alors au point culminant qui sépare la pé-
riode synthétique de la période de destruction.
Nous avons représenté les diverses phases de l'évo-
lution glycogénique dans les plaques de l'amnios des
ruminants (voy. fig. 12, 13 et 14). Les préparations
GLYCOGENÈSE EMBRYONNAIRE. 237
(fig. 1 2 et 1 3) représentent la phase ascendante de l'évo-
lution glycogénique. La préparation (fig. 15) représente
le point culminant de cette évolution. Les préparations
(fig. 16, 17 et 18) représentent la phase évolutive des-
cendante.
La formation des cellules glycogéniques n'a pas en-
Fig. 16.
Fig. 10, 17 et 18. — Dégénérescence des plaques de L'amnios du fœtus de. veau.
Fig. 1(3, mélanges de cellules normales ayant encore leur noyau et du glycogène, et de
cellules dégénérées perdant leur noyau, ne renfermant plus de matière glycogène, et pas-
sant à la transformation graisseuse.
Fig. 17, la dégénérescence graisseuse des cellules glycogéniques est complète.
Fig. 18, la plaque glycogénique a disparu et, dans le point qu'elle occupait, on ren-
contre souveut des débris divers et des cristaux d'oxalate de chaux.
core été suivie histologiquement d'une manière aussi
intime qu'il serait nécessaire ; mais tout porte à penser
qu'elle a lieu par un mécanisme analogue à celui des
productions épilhéliales.
238 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LÀ VIE.
La destruction des plaques se fait de deux manières :
ou bien par résorption in situ, ou bien par résorption
dans le liquide amniotique où elles tombent. La plaque
devient jaunâtre, d'apparence graisseuse et flotte dans
le liquide amniotique. Dans tous les cas, à mesure que
la dégénérescence s'accentue, le noyau de la cellule
s'efface; les granulations disparaissent, et avec elles les
caractères de la matière glycogène ; des gouttelettes
huileuses se montrent dans la cellule flétrie, et quel-
quefois des cristaux volumineux; dans certains casr
une masse de graisse assez considérable qui se retrouve
à la naissance du fœtus; mais, très souvent, il se fait
une destruction par oxydation; des cristaux octaé-
driques d'oxalate de chaux (fig. 18) accumulés dans ces
parties, rendent témoignage de la combustion qui s'y
est opérée. Ici la substance n'avait été édifiée que
pour être détruite; sa destruction est une oxydation
qui produit de la chaleur et contribue ainsi à l'entre-
tien de la vie dans l'organisme.
Cet exemple nous montre sur le vif l'évolution d'un
principe immédiat : sa formation synthétique par l'ac-
tion d'un agent cellulaire particulier, puis sa destruc-
tion par oxydation.
Si nous poursuivons la formation de la matière glyco-
gène dans les organes du fœtus (1), nous voyons que les
cellules glycogènes se forment dans tous les épithé-
liums, à la surface de la peau dans les tissus cornés,
(1) Voy. mon mémoire : De la matière glycogène considérée comme
condition de développement de certains tissus chez le fœtus avant l'ap-
parition de la fonction glycogénique du foie {Comptes rendus de V Aca-
démie des sciences, t. XLVIII, séance du 4 avril 1839).
GLYCOGENÈSE ET PROTOPLASMA. 239
bec, plumes, corne des pieds ; dans l'épithélium de
l'inlestin, du poumon, dans les conduits glandulaires ;
mais jamais dans le tissu même des glandes, ni dans
les ganglions lympahatiques, ni dans les endothê-
liums, etc., etc.
Ce qui est curieux, c'est que le foie, qui chez
l'adulte sera le lieu d'élection de la formation glycogé-
nique, ne contient encore aucune trace de cette sub-
stance. Chez le veau, c'est vers le milieu de la gesta-
tion environ que le foie acquiert cette propriété, et
alors on voit la matière glycogène disparaître des épi—
théliums, et la fonction glycogénique cesser d'être
diffuse pour se localiser dans le foie.
Chez les êtres inférieurs qui n'ont pas de foie, la
fonction glycogénique reste toujours diffuse, comme
chez les végétaux.
Chez certains animaux, comme les crustacés, cette
fonction est intermittente et correspond aux périodes
de mue, comme elle correspond à la végétation chez
les plantes, etc., etc.
Le protoplasma cellulaire n'est nécessaire que pour
la première phase, c'est-à-dire la genèse synthétique
du produit immédiat ; mais la combustion destructive
peut s'opérer sans l'intervention du protosplama. Les
preuves à ce sujet abondent. La matière glycogène en
est un exemple : rien ne peut suppléer, pour sa pro-
duction, le protoplasma animal ou végétal; au con-
traire, la destruction est un phénomène chimique qui
n'exige pas nécessairement l'intervention de l'agent
cellulaire vivant, et peut se continuer après la mort
240 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
ou en dehors de l'économie. Une expérience décisive
à ce sujet est celle du foie lavé. On fait passer un cou-
rant d'eau dans le foie arraché du corps de l'animal,
et par conséquent soustrait à toute influence vilale : on
enlève par là toute la matière sucrée qu'il contenait.
Abandonne-t-on l'organe à lui-même pendant quelque
temps, on retrouve une nouvelle quantité de sucre. On
peut renouveler l'épreuve avec le même succès un
grand nombre de fois, jusqu'à ce que la provision de
matière glycogène soil épuisée. Ainsi, dans cet organe
mort, isolé de toute influence physiologique ou vitale,
la matière glycogène continue à se détruire comme
pendant la vie, mais elle ne se refait pas.
Comment le protoplasma cellulaire intervient-il
pour former le principe immédiat ? C'est une question
à résoudre. Peut-être pourrait-on supposer que le
glycogène apparaît non par une véritable synthèse dans
le sens chimique du mot, mais par un déboublement
de la matière protoplasmique. C'est à l'avenir, et pro-
bablement à un avenir prochain, qu'il appartiendra
de résoudre ces problèmes qu'on ne peut qu'indiquer
aujourd'hui, mais dont nous sommes déjà parvenus à
analyser les principales conditions.
SEPTIEME LEÇON
Propriétés «lu protoplasma dans les deux règnes.
Irritabilité, sensibilité.
Sommaire : Te proLopIasma possède l'irritabilité et la motilité. — Ces pro-
priétés constituent le trait d'union entre l'organisme et le monde extérieur.
I. Historique de V irritabilité. — Glisson, Barthez, Hordeu, Haller, Brous-
sais, Virchow. — Irritabilité; autonomie des tissus. — Le protoplasma
est le siège de l'irritabilité.
II. Excitants et anesthésiaiits de V irritabilité. — Conditions normales de
l'irritabilité protoplasmique. — Aneslhésie (1) des propriétés protoplas-
miques, du mouvement d'irritabilité ou de sensibilité chez les animaux
et les végétaux. — Expériences. — Anestbésie des phénomènes proto-
plasmiquesde germination, développement et fermentation chez les ani-
maux et les végétaux. — Anesthésie de la germination des graines. —
Anestbésie des œufs. — Anesthésie des ferments figurés. — De la non-
anesthésie des ferments solubles. — Anesthésie de la fonction chloro-
phyllienne des plantes. — Anesthésie des anguillules du blé niellé.
III. De l'irritabilité et de la sensibilité. — Sensibilité consciente et sensibi-
lité inconsciente. — Manière de voir différente des philosophes et des
physiologistes à ce sujet. — Identité des agents anesthésiques pour
abolir la sensibilité et l'irritabilité. — Nous n'agissons pas sur les pro-
priétés ni sur les fonctions nerveuses, mais seulement sur le proloplasma
Le protoplasma, agent des phénomènes de création
organique, ne possède pas seulement la puissance de
synthèse chimique que nous avons examinée en lui;
pour mettre en jeu cette puissance, il doit posséder les
facultés àzY irritabilité et de la motilité. Il peut en effet
réagir et se contracter sous la provocation d'excitants
qui lui sont extérieurs, car il n'a en lui-même et par
lui-même aucune faculté d'initiative.
(I) Le mot anesthésie désigne ici l'action des substances anesthé-
siques, éther ou chloroforme, amenant la suppression de la faculté
des éléments et des tissus de réagir sous l'influence de leurs
excitants ordinaires.
CL. BERNARD. jg
242 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
Les phénomènes de la vie ne sont pas les manifesta-
tions spontanées d'un principe vital intérieur : ils
sont, au contraire, nous l'avons dit, le résultat d'un
conflit entre la matière vivante et les conditions exté-
rieures. La vie résulte constamment du rapport réci-
proque de ces deux facteurs, aussi bien dans les mani-
festations de sensibilité et de mouvement, que l'on est
habitué à considérer comme étant de l'ordre le plus
élevé, que dans celles qu'on rapporte aux phénomènes
physico-chimiques.
Cette continuelle relation entre la substance organi-
sée et le milieu ambiant est donc un caractère général
de la vie organique aussi bien que de la vie animale.
La nutrition, aussi bien que la sensibilité et le mouve-
ment, traduisent sous des formes plus ou moins com-
pliquées cette faculté de la matière vivante de réagir
aux excitations du monde extérieur. Cette faculté, con-
dition essentielle de tous les phénomènes de la vie, chez
la plante aussi bien que chez l'animal , existe à son degré
le plus simple dans le protoplasma. C'est Y irritabilité.
D'une façon générale, Y irritabilité est la propriété que
possède tout élément anatomique (c'est-à-dire le proto-
plasma qui entre dans sa constitution) d'être mis en acti-
vité et de réagir d'une certaine manière sous l'influence
des excitants extérieurs.
Toute manifestation vitale exigeant le concours de
certaines conditions ou excitants extérieurs, est par cela
môme une manifestation de V irritabilité . La sensibilité,
qui est, à son plus haut degré, un phénomène com-
plexe, n'est au fond, comme nous le verrons, qu'une
IRRITABILITÉ, SENSIBILITÉ; HISTORIQUE. 243
modalité particulière de l'irritabilité, seule propriété
vitale élémentaire, dont l'existence est commune aux
deux règnes.
Nous devons d'abord examiner ce que l'on entend
par ce mot irritabilité et savoir quelles idées et quels
faits il désigne. 11 est nécessaire de connaître les anté-
cédents historiques de cette question fondamentale
qui, depuis plus d'un siècle, a donné lieu à des confu-
sions continuelles et ouvert des débats qui ne sont pas
encore terminés. Le problème de la sensibilité des
êtres vivants et, d'une manière générale, celui des pro-
priétés vitales des êtres organisés, trouveront leur solu-
tion dans la connaissance et l'appréciation exacte de la
doctrine de Y irritabilité.
I. Historique. — C'est Glisson (1634-1677), profes-
seur à l'université de Cambridge, qui a le premier
introduit dans les explications physiologiques Yirrita-
bilité, propriété vitale qu'il attribuait à toutes « les
fibres animales, musculaires ou autres », c'est-à-dire
indistinctement à toute la matière organisée : c'était
pour lui la cause de la vie.
Depuis le moment où cette expression a été em-
ployée, elle a donné lieu à des confusions sans fin : on
a distingué, confondu, séparé de nouveau et de nou-
veau identifié les trois propriétés et les trois termes, à
savoir : sensibilité, irritabilité, contractilité. De là des
méprises qu'il importe de dissiper.
Barthez (1734), le créateur de la doctrine vitaliste,
distinguait des forces sensitives, sensibilité avec per-
244 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
ception, sensibilité sans perception, et des forces mo-
trices de resserrement, d'élongation, de situation fixe,
touique, équivalents de la contractilitê actuelle : ces
deux ordres de forces étant d'ailleurs subordonnés
dans l'être vivant à la force vitale.
On a dit que Leibnitz avait accepté la doctrine de
l'irritabilité de Glisson ; l'entéléchie perceptive qu'il
considérait comme le principe d'activité inséparable
des particules vivantes ne serait autre chose que Y irri-
tabilité boub un autre nom. Les rapports de Leibnitz
avec Campanella et Glisson permettraient de supposer
que cette interprétation a pu se présenter à l'esprit du
grand philosophe.
Bordeu (1742) distinguait une propriété vitale uni-
que, la sensibilité générale, qui d'ailleurs les comprenait
toutes. Première origine des confusions que nous avons
annoncées ! Bordeu prenait ce mot dans une acception
nouvelle et inusitée. 11 désignait par là ce que l'on
appelait de son temps les irritations, les excitations, Y ir-
ritabilité de Glisson, Y incitabilité de Brown, c'est-à-dire
cette propriété de réagir sous l'influence d'un stimulus,
à laquelle le médecin anglais Brown (1735-1798) avait
attaché tant d'importance.
L'innovation de Bordeu est d'avoir généralisé la sen-
sibilité au point (comme le lui reprochait Cuvier) de
donner ce nom à « toute coopération nerveuse accom-
» pagnée de mouvement, lorsque l'animal n'en avait
» aucune perception. »
Outre cette sensibilité générale, dont le fond est le
même pour toutes les parties, Bordeu imagine encore
IRRITABILITÉ HALLÉRIENNE. 245
une sensibilité propre pour chacune des parties : « Cha-
» que glande, chaque nerf a son goût particulier. Cha-
» que partie organisée du corps vivant a sa manière
» d'être, de sentir et de se mouvoir ; chacune a son
» goût, sa structure, sa forme intérieure et extérieure,
» son poids, sa manière de croître, de s'étendre et de
» se retourner toute particulière; chacune contribue à
» sa manière et pour son contingent à l'ensemble de
» toutes les fonctions et à la vie générale; chacune enfin
» a sa vie etses fonctions distinctes de toutes les autres. »
Bordeu va jusqu'à dire que « chaque organe est un
« animal dans l'animal » : animal in animait, excès de
doctrine qui a excité les critiques de Cuvier, et plus
récemment de Flourens.
Telle est la façon de voir de Bordeu relativement
aux propriétés vitales ou sensibilités particulières.
Ce fut Haller, le célèbre physiologiste de Lausanne,
qui eut l'honneur de donner une base expérimentale à
la théorie des propriétés vitales et de l'affermir solide-
ment. 11 distingue trois propriétés :
1° La contractilité, qui n'est autre chose que la pro-
priété physique que nous appelons aujourd'hui élasticité;
2° L'irritabilité, tout aussi mal dénommée. C'est la
manière de se comporter du muscle. L'irritabilité hal-
lérienne, c'est la contractilité actuelle. Les muscles, dit
Haller, sont irritables; on dit maintenant contractiles;
3° La sensibilité. C'est la manière de se comporter
des nerfs.
On voit par là que la distinction établie par Haller a
un caractère pratique et expérimental. Il ne s'occupe
246 LEÇONS SUK LES PHÉNOMÈNES DE LÀ VIE.
pas de l'essence des propriétés qu'il constate. 11 voit
les nerfs et les muscles se comporter d'une manière dif-
férente, et il donne des noms différents à ces deux mo-
des d'activité : irritabilité et sensibilité. Le résultat de
ses expériences a donc été de séparer (ce qui n'avait
pas été fait avant lui) le nerf et le muscle, au point de
vue de leur manière d'agir, et de séparer l'un et l'autre
des tissus différents, tendons, épiderme, cartilages,
qui se comportent autrement.
C'est le principal mérite de Haller d'avoir montré
que le nerf et le muscle ont en eux-mêmes ce qui est
nécessaire à leur entrée en action, et qu'ils ne tirent pas
d'ailleurs leur principe d'activité. La doctrine régnante
depuis Galien, admise par Descartes, la doctrine des
esprits animaux, enseignait que les organes recevaient
leur principe d'action d'une force centrale transmise
et distribuée par les nerfs sous le nom d'esprits ani-
maux, et conduisait, dans le cas actuel, à supposer que
le muscle tirait du nerf la propriété de se contracter.
Avant de réfuter expérimentalement cette erreur accré-
ditée et de démontrer l'autonomie des deux tissus et
leur indépendance par des preuves directes, Haller éta-
blit ingénieusement etàpriori le peu de fondement de la
doctrine qui avait cours. Il fit observer que si le muscle
tirait sa propriété du nerf, le nombre des nerfs qui ani-
ment un muscle devait être proportionné au volume de
celui-ci, conséquence qui est en désaccord avec les
faits ; le cœur, par exemple, qui est le muscle le plus
actif de l'économie, est celui de tous dont l'innervation
est la moins abondante et la plus difficile à découvrir.
IRRITABILITÉ GÉNÉRALE. 247
La démonstration de l'indépendance essentielle du
muscle et du nerf, tentée par Haller, a été complétée
plus tard par J. Millier, qui a prouvé que le nerf séparé
du corps s'éteint avant le muscle. Les principes d'action
des deux tissus ne peuvent être les mêmes, puisque l'un
a disparu alors que l'autre persiste. Quant aux objec-
tions dont l'argument de Mtiller était passible, je les
ai levées plus tard par mes expériences sur le curare,
qui supprime l'activité du nerf d'une manière complète
en laissant subsister entière l'activité du muscle. Ici
nous devons ajouter une réflexion : le curare détruit
un mécanisme, son action ne porte pas sur le proto-
plasma, c'est-à-dire sur la base physique même de
la vie du tissu. Le curare détruit le rapport physique
du nerf et du muscle, rapport indispensable pour
l'exercice de la contraction volontaire et du mouve-
ment volontaire. Il sépare des éléments normalement
unis, il détruit leur harmonie, tout en ne détruisant
pas les éléments eux-mêmes.
En résumé, toutes ces recherches entreprises en
vue de l'irritabilité ont abouti à prouver X autonomie
des tissus; elles n'ont pas éclairé la question de l'ir-
ritabilité, qui est restée au même point. La propriété
des nerfs appelée sensibilité ou motricité et la pro-
priété du muscle appelée contractilité ne sont point
des attributs généraux de toute matière vivante, mais
plutôt des réactions, des manifestations particulières
d'une espèce déterminée de matière vivante. Ce sont
des propriétés spéciales et non des propriétés vitales
générales. Lorsque l'on examine attentivement le fond
248 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
des choses, on voit que ces propriétés ne sont que des
déterminations particulières d'une propriété plus
gêné raie, Y irritabilité.
C'est ainsi que pensait Broussais.
Broussais n'acceptait qu'une seule propriété essen-
tielle de la substance organisée, 1' 'irritabilité, entraînant
comme conséquence la sensibilité, la contractilité et
toutes les autres facultés secondaires. Virchow pro-
fesse la même opinion ; les phénomènes vitaux ont pour
condition intime Y irritabilité , terme générique qui
comprend, suivant lui, Y irritabilité nutritive, Yirrita-
bilité formative et Y irritabilité fonctionnelle.
Virchow a désigné par le mot & irritabilité « la pro-
» priété des corps vivants qui les rend susceptibles de
» passer à l'état d'activité sous l'influence des irritants,
» c'est-à-dire des agents extérieurs. »
En d'autres termes, nous dirons, quant à nous, que
« l'irritabilité est la propriété de l'élément vivant d'agir
» suivant sa nature sous une provocation étrangère » .
Avant tout, chaque tissu réagit à l'excitation du milieu
extérieur, eau, air, chaleur, aliment, en y puisant cer-
tains principes, en y en rejetant d'autres, c'est-à-dire en
opérant les échanges qui constituent la nutrition. C'est la
ce que l'on a appelé Y irritabilité nutritive ou propriété de
réagir à la stimulation alimentaire du milieu ambiant
en s'en nourrissant. En outre, chaque élément a la
possibilité de manifester ses propriétés particulières,
de se comporter d'une manière spéciale, caractéris-
tique : la fibre musculaire réagit en se contractant, la
fibre nerveuse en conduisant l'ébranlement qu'elle a
IRRITABILITÉ ET PROPRIÉTÉS VITALES. 249
reçu, la cellule glandulaire en élaborant et en éva-
cuant un produit spécial de sécrétion, le cil vibratile,
en s'infléchissant et se redressant alternativement, le
globule sanguin en attirant l'oxygène, le grain de
chlorophylle en décomposant l'acide carbonique. Ce
sont toutes ces facultés que l'on a appelées du nom
générique à? irritabilité fonctionnelle. Mais toutes ces
manifestations particulières sont dominées par une
condition générale; elles sont les modes divers d'une
faculté unique, X irritabilité simple. 11 n'est pas néces-
saire selon nous de distinguer une irritabilité nutritive
et une irritabilité fonctionnelle; encore moins faut-il
établir des distinctions dans chacune de ces propriétés
et démembrer, comme l'a fait Virchow, l'irritabilité
nutritive en une irritabilité formative, qui serait la pro-
priété d'un tissu de s'entretenir par des générations
de cellules ou d'éléments anatomiques qui se suc-
cèdent; en une irritabilité d'agrégation, propriété de
l'élément de s'incorporer les substances alimentaires
convenables. C'est, au fond, la même propriété essen-
tielle qui caractérise les rapports entre la substance
organisée et vivante ou protoplasma d'une part, et le
milieu extérieur d'autre part ; la faculté la plus simple
et la plus générale de la vie dans les animaux comme
dans les plantes, l'irritabilité.
Les études expérimentales innombrables que l'on a
tentées sur les propriétés des tissus vivants, et que
nous ne pouvons retracer ici, conduisent à cette double
conclusion :
1° Il y a dans tous les tissus vivants une faculté com-
250 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
mune de réagir sous l'influence des excitants extérieurs :
c'est Y irritabilité. Le tissu n'est déclaré vivant qu'à
cette condition;
2° 11 existe en même temps dans tous les tissus vivants
une réaction particulière et autonome, c'est la propriété
organique, qui caractérise physiologiquement le tissu.
Maintenant, dans quelle partie constituante des tis-
sus devons-nous localiser ces deux propriétés dont
l'une est commune à tous, et dont l'autre est spéciale
à chacun?
C'est dans le protoplasma seul que nous trouvons
l'explication de toutes les propriétés du tissu. Le pro-
toplasma possède en réalité, à l'état plus ou moins
confus, toutes les propriétés vitales; il est l'agent de
toutes les synthèses organiques, et par cela même de
tous les phénomènes intimes de nutrition. Le proto-
plasma, en outre, se meut, se contracte sous l'influence
des excitants et préside ainsi aux phénomènes de la vie
de relation.
Par suite de l'évolution des organismes et par la
différenciation successive de leurs tissus, chacune de
ces propriétés primitives et confuses du protoplasma se
différencie elle-même par une intensité relative deve-
nue plus grande dans certains éléments organiques.
Ainsi l'autonomie des tissus n'est au fond qu'une dif-
férenciation protoplasmique. Toutefois dans chaque
tissu, quelle que soit la spécialité qu'il revêt, le proto-
piasma ne perd jamais la faculté de sentir les excitants
qui doivent entrer en contact ou en conflit avec lui
pour amener la manifestation d'une de ses propriétés
IRRITABILITÉ DU PROTOPLASMA. 251
spéciales. Dans certaines cellules, l'irritation extérieure
produit des synthèses de matières ternaires, quater-
naires, sous forme de sécrétion solide ou liquide ; c'est
alors la propriété synthétique du protoplasma qui a
été mise en jeu; ailleurs, l'irritation externe produira
une multiplication de cellules et mettra en activité la
propriété proliférante du protoplasma; ailleurs, enfin,
l'irritation extérieure excitera la contraction musculaire
et manifestera la propriété motrice ou contractile du
protoplasma.
Telle est la conception que nous devons nous faire
du protoplasma; il est l'origine de tout, il est la seule
matière vivante du corps qui anime toutes les autres.
C'est d'une partie du protoplasma de l'ancêtre que se
développe le nouvel être, et c'est par la reproduction
incessante du protoplasma que la vie se perpétue.
Nous ne ferons pas ici l'histoire de toutes les proprié-
tés du protoplasma, ce serait embrasser la physiologie
entière. Nous nous occuperons seulement, dans ce
qui va suivre, de sa propriété dominante, la sensibi-
lité ou l'irritabilité, sans laquelle les autres ne sont
rien et restent incapables de manifestation. Nous diri-
gerons plus particulièrement notre étude sur l'action
des excitants et des anesthésiants de l'irritabilité du
protoplasma.
II. Excitants et anesthésiants de l'irritabilité. — Les
conditions de la mise en jeu de l'irritabilité nous sont
connues, nous les avons examinées en étudiant la vie
latente ; car, il faut bien le savoir, la vie latente ne peut
252 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
cesser que parce que le protoplasma se réveille en quel-
que sorte, c'est-à-dire reprend ses propriétés d'irritabi-
lité. Les excitants du protoplasma sont donc ceux de la
vie elle-même : ce sont l'eau, la chaleur, l'oxygène,
certaines substances dissoutes dans le milieu ambiant.
Sans doute les conditions extrinsèques qui doivent
être réalisées pour permettre au protoplasma de chaque
cellule de vivre et de fonctionner suivant sa nature
sont très nombreuses, très variables et très délicates.
Si l'on voulait les préciser dans tous leurs détails,
comme la nature des excitants, leur dose, leurs varié-
tés sont infinies, il faudrait pour les connaître faire
l'histoire de chaque élément cellulaire en particulier.
Mais pour nous en tenir aux conditions générales,
essentielles, nous dirons qu'elles sont les mêmes pour
toute espèce de protoplasma, animal ou végétal : ce
sont les quatre conditions que nous avons précédem-
ment indiquées.
Par un singulier rapprochement, on pourrrait dire
que ces quatre conditions indispensables à l'exercice
de l'irritabilité, à la vie, sont précisément les quatre
éléments que les anciens considéraient comme formant
le monde : l'eau, l'air, le feu (chaleur), la terre (sub-
stances chimiques, nutritives ou salines), que l'être vi-
vant rencontre dans le milieu ambiant.
Relativement aux conditions physico-chimiques de
la vie, nous n'avons rien d'essentiel à ajoutera ce que
nous avons déjà dit, d'une manière générale, à propos
des conditions de la vie latente, de la vie oscillante et
de la vie manifestée.
ANESTHÉSIE DE L'iRRITABILITÉ DU PROTOPLASMA. 253
Nous nous arrêterons au contraire sur l'action des
anesthésiants de l'irritabilité, sur lesquels nous avons
fait des études particulières, chez les animaux et les
végétaux.
Les anesthésiques, l'éther, le chloroforme, nous
fournissent des moyens d'agir sur l'irritabilité, la fa-
culté vitale par excellence, de la suspendre ou de la
supprimer, de sorte que l'on peut considérer ces sub-
stances comme les réactifs naturels de toute substance
vivante, et par conséquent du protoplasma.
Ces substances jouissent de la faculté de suspendre
l'activité du protoplasma, de quelque nature qu'elle
soit et de quelque manière qu'elle se manifeste. Tous
les phénomènes qui sont véritablement sous la dépen-
dance de Yirritabilité vitale sont suspendus ou suppri-
més définitivement; les autres phénomènes, de nature
purement chimique, qui s'accomplissent dans l'être
vivant sans le concours de l'irritabilité, sont au con-
traire respectés. De là un moyen, extrêmement pré-
cieux, de discerner dans les manifestations de l'être
vivant ce qui est vital de ce qui ne l'est pas.
Ces vues ne sont pas purement théoriques : elles
sont, au contraire, suggérées et démontrées par des
expériences que nous avons instituées récemment et
dont nous vous rendrons témoins successivement.
Tout le monde sait que les anesthésiques, l'éther, le
chloroforme, ont la propriété d'éteindre momentané-
ment la sensibilité, et par conséquent d'empêcher le
malade qu'on opère d'avoir conscience et souvenir de
la douleur, ce qui équivaut à sa suppression. Or nous
254 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
avons trouvé que cette action des anesthésiques est gé-
nérale, qu'elle ne s'adresse pas seulement à ce phéno-
mène conscient qu'on appelle douleur ou sensibilité,
mais qu'elle atteint Yirritabilité du protoplasma et
s'étend à toute manifestation vitale, de quelque nature
qu'elle soit. Il devait en être ainsi, puisque c'est au
protoplasma que nous rattachons toutes les activités
vitales.
L'action des anesthésiques se traduit par des effets
plus ou moins rapides sur les différents organismes et
sur leurs divers tissus. Le premier point sur lequel il
faut insister, c'est que l'action éthérisante s'étend suc-
cessivement à tous les tissus dans le même être. Quand
on anesthésie un homme, par exemple au moyen du
chloroforme ou de l'éther, la substance anesthésiante
est respirée, absorbée dans le poumon, et circule avec
le sang dans les tissus. C'est sur le protoplasma plus
délicat des centres nerveux que l'anesthésique porte
d'abord son action, et ce sont en effet les phénomènes
de la conscience et de la perception sensorielle qui
disparaissent les premiers, tandis que le protoplasma
des nerfs, des muscles, des glandes et des autres élé-
ments anatomiques n'est pas encore atteint. Cela nous
explique pourquoi les fonctions vitales peuvent conti-
nuer à s'exercer et pourquoi l'anesthésie est alors sans
péril pour la vie; car, si les protoplasmas de tous les
éléments anatomiques dans tous les tissus étaient frap-
pés à la fois d'anesthésie, toutes les fonctions cesse-
raient simultanément et la mort serait instantanée.
L'anesthésie chirurgicale est donc une anesthésie
ANESTHÉSIE GÉNÉRALISÉE. 255
essentiellement incomplète; elle n'atteint que les élé-
ments nerveux les plus délicats, qui sont le siège des
phénomènes de sensibilité consciente, et cela suffit
pour le but que l'on se propose. Mais ici nous voulons
démontrer que l'anesthésie est un phénomène général
dans tous les tissus, et nous devons en donner la dé-
monstration sur les animaux et sur les végétaux.
Phénomènes cTanesthésie du mouvement et de la sensi-
bilité chez les animaux et chez les végétaux. — On peut
étudier l'influence des anesthésiques sur les animaux et
aussi chez les plantes. Beaucoup de végétaux pré-
sentent, en effet, des phénomènes de réactions motrices
en rapport étroit avec les stimulations extérieures,
comme les manifestations de la sensibilité animale. Les
exemples de mouvement approprié à un but four-
millent chez les cryptogames.
On sait qu'il y a à la frontière des deux règnes tout un
groupe d'êtres litigieux qu'on n'a pu annexer à aucun
des deux. Les amibes végétaux, les plasmodies étudiées
par de Bary présentent confondus les traits de l'animal
et du végétal. Ce sont des masses protoplasmiques qui
ne se constituent ni en cellules ni en tissu pendant
toute leur période d'accroissement : elles cheminent en
rampant sur les débris de plantes décomposées, sur les
écorces, sur le tan. Elles émettent des prolongements,
des sortes de bras, dans lesquels vient s'accumuler la
matière protoplasmique granuleuse. L'apparence de
structure, d'organisation, et le mode de reptation éta-
blissent les plus grandes analogies entre ces myxomy-
cètes végétaux et les protistes animaux de Hseckel.
256 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
La faculté du mouvement se rencontre très nette et
très évidente dans les appareils reproducteurs des
algues, les zoospores. Ce sont de petites masses ovoï-
des, terminées par une calotte ou rostre, muni de deux
à quatre cils. Ces corpuscules se meuvent, se dépla-
cent, se dirigent en nageant : ils semblent, dans bien
des cas, éviter les obstacles, s'y prendre à plusieurs fois
pour les contourner et arriver à un but déterminé. On
trouverait là, non seulement le mouvement simple,
mais le mouvement approprié à un but déterminé, les
apparences, en un mot, du mouvement volontaire.
Les caractères du mouvement volontaire se retrou-
vent encore plus évidents chez les anthérozoïdes de
certaines algues , les OEdogonium , par exemple .
M. Pringsheim a vu, en 1854, ces anthérozoïdes, cor-
puscules reproducteurs mâles, en forme de coin, avec
rostre garni de cils. L'anthérozoïde, une fois sorti de
la cellule qui l'enfermait, nage dans le liquide envi-
ronnant et se dirige vers la cellule femelle ; il vient
buter contre la paroi de cette cellule, en quête de l'ori-
fice que celle-ci présente. Après plusieurs tentatives
infructueuses, il semble qu'un effort mieux dirigé lui
permette de franchir l'étroit canal et de se précipiter
dans la matière verte de l'oosphère, cellule où la fécon-
dation s'accomplit.
Ces exemples de mouvement ne sont pas rares,
parmi les plantes phanérogames. Le nombre des végé-
taux dont les organes foliaires sont susceptibles de mou-
vement est très considérable. De ces mouvements, les
uns sont provoqués par des attouchements et des ébran-
ANESTHÉSIE DES VÉGÉTAUX ET DES ANIMAUX. 257
lements; d'autres par l'action de la lumière et de la
chaleur; d'autres, enfin, semblent se produire spon-
tanément sous l'action de causes internes.
Nous citerons particulièrement les mouvements des
étamines de l'épine-vinette (Berberù), des rossolis
ou drosera, de la gobe-mouche (Dionsea muscipula), du
sainfoin oscillant [Hèdysarum gyrans).
La condition préalable de ces manifestations de mou-
vement, c'est la faculté de réagir aux excitants exté-
rieurs qui les provoquent; cette faculté n'est pas l'at-
tribut exclusif des animaux. Beaucoup de plantes en
sont douées à un degré plus ou moins éminent.
Les légumineuses appartenant aux genres Smithïa,
Aïschynomene, Desmantkus, Robinia, notre faux aca-
cia; YOxalis sensitiva de l'Inde, présentent cette re-
marquable faculté de réagir aux excitations qu'on porte
sur elles. Mais l'espèce la plus célèbre sous ce rapport,
et la mieux étudiée, c'est la sensitive, Mimosa pudica.
Les feuilles de la sensitive sont disposées comme les
feuilles composées pennées, sur quatre pétioles secon-
daires supportés eux-mêmes par un pétiole commun
(voy. fig. 19, 20). Lorsque la plante a été soumise à un
excitant quelconque, le pétiole commun s'abaisse, les
pétioles secondaires se rapprochent et les folioles s'ap-
pliquent l'une contre l'autre par leur face supérieure.
L'irritation s'étend plus ou moins loin suivant qu'elle
est plus ou moins vive. Elle peut être produite par la
plupart des agents que l'on connaît pour être des exci-
tants de la sensibilité animale : ainsi les secousses, les
chocs, les brûlures, l'action des substances caustiques,
CL. BERNARD, j'y
258 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA ME.
les décharges électriques. Il semble que quelques-uns
de ces excitants s'affaiblissent par l'usage ou par la fa-
tigue. Il y a comme une sorte d'habitude qui fait que
la plante répond aux stimulations avec d'autant moins
d'intensité qu'elles ont été plus répétées. Le natura-
liste Desfontaines a observé le fait en transportant une
sensitive. Les premiers cahots de la voiture amenè-
rent le rapprochement des folioles et l'abaissement des
pétioles. Mais bientôt les feuilles se relevaient et s'épa-
nouissaient de nouveau. Un arrêt et un départ nouveau
déterminaient la répétition des mêmes phénomènes
avec une intensité toujours décroissante.
Nous avons parlé plus haut de la pratique très con-
nue aujourd'hui en chirurgie sous le nom à'anesthésîe.
Les agents que l'on emploie pour insensibiliser l'hom-
me et les animaux sont l'éther et le chloroforme. Eh
bien ! chose singulière, les plantes comme les animaux
peuvent être anesthésiées, et tous les phénomènes s'ob-
servent absolument de la même manière. On a placé
ici, séparément sous différentes cloches de verre, un
oiseau, une souris, une grenouille et une sensitive. On
introduit au-dessous de chacune de ces cloches une
éponge imbibée d'éther. L'influence anesthésique ne
tarde pas à se faire sentir : elle suit la gradation des
êtres. C'est l'oiseau plus élevé en organisation qui est
le premier atteint ; il chancelle et il tombe insensible au
bout de quatre à cinq minutes. C'est ensuite le tour de
la souris; après dix minutes on l'excite, on pince la
patte ou la queue : pas de mouvement. Elle est com-
plètement insensible et ne réagit plus. La grenouille
ANESTHÉS1E DES VÉGÉTAUX ET DES ANIMAUX. 259
est paralysée plus tard ; et vous la voyez retirée de des-
sous la cloche devenue flasque et indifférente aux ex-
citants extérieurs. Enfin la sensilive reste la dernière.
Ce n'est qu'au bout de vingt à vingt-cinq minutes que
l'insensibilité commence à se manifester. Nous avons
placé sous la cloche G (fig. 19) une sensitive bien
Fig. 19. — Sensitive (Mimosa pudica) placée daus une atmosphère étherëe. — c, éponge
imbibée d'éther. — Les feuilles de la plante sont étalées, sont devenues insensibles, et
ne se ferment plus quand on vient à les toucher.
vivace. A côté du pot a été introduite une épong-e hu-
mide e, imprégnée d'élher. Bientôt la vapeur éthérée
remplit la cloche et agit sur la plante. L'action anesthé-
siante est plus rapide dans les temps chauds que dans
les temps froids et suit les diverses circonstances qui
260 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
augmentent ou diminuent l'irritabilité delà sensitive.
Il faudra donc graduer la quantité de l'anesthésique
d'après ces diverses circonstances. Ici nous agissons à
l'ombre, à la lumière diffuse; si nous opérions au
soleil, l'effet serait beaucoup plus prompt, mais aussi
beaucoup plus dangereux; souvent dans ce cas on tue
la plante et elle ne récupère plus sa sensibilité. Cette
influence singulière et spéciale de la lumière solaire
que nous constatons ici à propos de l'action de l'éther
ou du chloroforme sur la sensitive, nous la retrouve-
rons ultérieurement dans bien d'autres phénomènes
de la vie végétale.
Maintenant, après une demi-heure environ, la sensi-
tive est anesthésiée, et nous voyons que l'attouchement
des folioles ne détermine plus leur abaissement, tandis
que la même excitation produit une contraction immé-
diate des folioles f sur une sensitive normale {voy.
fig. 20). Nous observons encore ce fait que l'anes-
thésie atteint en premier lieu les bourrelets des folioles
et ensuite les bourrelets P placés à la base du pétiole
commun de la feuille composée.
Quelque temps s'est écoulé, et vous voyez que le
moineau, le rat blanc et la grenouille anesthésiés ont
maintenant retrouvé leur sensibilité et leur mouve-
ment; bientôt il en sera de même pour notre sensitive;
elle cessera d'être sous l'influence de l'éther et repren-
dra sa sensibilité comme auparavant.
Le résultat de l'anesthésie est donc le même chez les
animaux et les végétaux. Ce que nous voyons ici pour
la sensitive est vrai en effet pour tous les autres mou-
ANESTIIÉS1E DES VÉGÉTAUX ET DES ANIMAUX. 261
vements que nous avons signalés dans les plantes,
mouvement des étamines de l'épine-vinette, etc. Il
reste à savoir si le mécanisme par lequel ce phénomène
est réalisé est identique. C'est là une question très
importante à résoudre. Si l'analogie des effets se pour-
suit jusque dans le mode d'action, on conçoit quelle
relation intime sera ainsi manifestée entre l'organisa-
tion animale et l'organisation végétale.
Fis. 20
<L.lAe{cï/.
Fig. 20. — Sensitiveà l'état de contraction. Ses feuilles se sont rétractées et abaissées sous
l'influence d'une excitation mécanique portée sur la plante.
Fig. 20 bis. — Feuille de sensitive isolée, pour montrer le renflement qui est à la base
du pétiole et dans lequel siège le tissu contractile végétal.
D'abord rappelons comment agit l'éther ou le chlo-
roforme sur l'animal.
Dans l'anesthésie de l'homme et des animaux telle
qu'on la pratique ordinairement, l'agent anesthésique
arrive avec l'air de la respiration au contact du poumon
ou de la peau; il est absorbé, pénètre dans le sang et
262 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
vient baigner tous les organes, tous les tissus et les
éléments anatoraiques. On explique ordinairement
l'action de la substance anestbésique en disant que de
tous les éléments organiques avec lesquels il est mis
en contact, un seul d'entre eux, spécial à l'animal,
est atteint : l'élément sensitif, l'élément cérébral du
système nerveux central. D'où il résulte que la sensi-
bilité est détruite dans son foyer perceptif et par suite
la douleur abolie.
Si cette interprétation était vraie, les expériences
que nous venons de faire devant vous resteraient
incompréhensibles et il n'y aurait pas d'analogie pos-
sible à établir entre l'animal et le végétal. Car dans le
végétal on ne retrouve pas de système nerveux, pas
d'organe central d'innervation, pas de cerveau. Il est
bien vrai que quelques auteurs, Dutrochet lui-même,
ont cru trouver dans la sensibilité des végétaux la
preuve qu'ils auraient quelque organe analogue aux
nerfs, et il en est même (Leclerc de Tours) qui ont
poussé l'esprit de système et l'invraisemblance jusqu'à
admettre, dans la sensitive, l'existence d'un appareil
nerveux, d'un cerveau et d'un cervelet.
Quelques auteurs, des botanistes distingués, M. Un-
ger, M. Sachs, de Wiirtzbourg, considèrent les mouve-
ments en question comme résultant de la rupture de
l'équilibre entre deux forces antagonistes, à savoir,
l'attraction endosmotique du contenu des cellules pour
l'humidité extérieure, et l'élasticité des membranes
cellulaires. Mais quel que soit le mécanisme intime de
ces phénomènes, nous ne pouvons attribuer leursup-
ANESTHÉSIE SUCCESSIVE DES ÉLÉMENTS ORGANIQUES. 263
pression qu'à la disparition de l'irritabilité des cellules
contractiles de la plante.
En effet, l'agent anesthésique n'agit pas exclusive-
ment sur le système nerveux, il porte en réalité son
action sur tous les tissus animaux : il atteint chaque élé-
ment, à son heure, suivant sa susceptibilité. De même
qu'il frappe plus rapidement l'oiseau et plus lentement
la souris, la grenouille et le végétal, suivant ainsi la
gradation des êtres, de môme dans un organisme
animal il suit pour ainsi dire la gradation des tissus.
L'effet se montre sur les autres systèmes après qu'il
s'est déjà manifesté sur le système nerveux, le plus
délicat de tous. C'est là ce qui explique comment
l'influence anesthésique sur cet élément est la pre-
mière en date.
Ainsi tous les tissus répondent de la même manière à
l'action de l'agent anesthésique : il y a dans tous une
même propriété essentielle dont le jeu est suspendu ;
cette propriété, c'est X irritabilité du protoplasma.
En résumé, l'agent anesthésique atteint l'activité
commune à tous les éléments; il atteint, suspend ou
détruit l'irritabilité générale de leur protoplasma. Il
fait disparaître l'irritabilité pour un temps si le contact
dure peu, définitivement s'il est prolongé. .Etceci, nous
l'avons vu se produire partout où l'irritabilité existe,
dans les plantes comme dans les animaux.
Nous avons dit que, dans nos expériences, l'agent
anesthésique n'agit pas sur la sensibilité comme fonc-
tion, mais sur l'irritabilité du protoplasma, comme
propriété de la fibre ou de la cellule nerveuse sensitive;
264 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
dès lors la manifestation de la sensibilité et l'expression
de la douleur setrouvent supprimées ainsi que les con-
séquences fonctionnelles qui en résultent. Et ce que
nous disons ici est vrai non seulement pour l'irrita-
bilité de l'élément nerveux sensitif, mais pour l'irrita-
bilité de l'élément moteur et de tous lés éléments
vivants du corps.
La preuve expérimentale est facile à faire.
Prenons pour exemple le tissu musculaire du cœur.
Voici le cœur d'une grenouille détaché du corps de
l'animal et qui continue de battre en raison même de
son irritabilité qui persiste. Nous le plaçons dans une
atmosphère éthérisée. Bientôt les battements s'arrêtent
pour reprendre de nouveau lorsque nous faisons cesser
l'influence de l'éther.
Prenons encore un autre tissu, l'épithélium vibratile
qui se meut d'une manière incessante en vertu de son
irritabilité. L'épithélium vibratile se présente facile à
observer dans l'œsophage de la grenouille dont il con-
stitue le revêtement interne. Les cils qui surmonteut les
cellules épithéliales sont animés d'un mouvement con-
stant qui persiste longtemps après que l'irritabilité des
autres tissus animaux est déjà complètement éteinte. En
étalant, comme vous le voyez ici, la membrane de
l'œsophage de la grenouille sur une plaque de liège, et
en y déposant de petits grains de noir animal, on les
voit transportés par l'action des cils de la bouche à l'es-
tomac. On peut suivre le mouvement à l'œil nu et on
les voit aller même contre le sens de la pesanteur»
Cette action des cils vibratiles de la membrane œsopha-
ANESTHÉSIE DES ÉLÉMENTS ORGANIQUES. 2G5
gierme est suffisamment puissante pour charrier des
corps assez lourds, tels que des grains de plomb, etc.
D'ailleurs ces mouvements vibratiles sont connus et
ont été bien étudiés.
On peut les amplifier au moyen d'un appareil très
simple qui les rend appréciables à distance. Vous voyez
l'un de ces appareils. Une lame de verre repose sur la
membrane et se déplace, entraînant un levier très
long et très léger formé d'un fétu de paille et pouvant
tourner autour d'un de ses points. — Le déplacement
de ce levier nous rend donc sensibles les mouvements
des cils vibratiles.
Ce que nous voulons démontrer ici, c'est que lava-
peur d'éther ou de chloroforme fait cesser l'agitation
et tomber les cils au repos : on constate alors que le
transport des petits corps à la surface de la membrane
œsophagienne s'arrête pour reprendre quand on a fait
disparaître l'éthérisation.
Gomment l'irritabilité des tissus ou des éléments de
tissus se trouve-t-elle atteinte par l'éther? Par suite,
évidemment, de quelque changement chimique ou
moléculaire que le poison anesthésique aura déterminé
dans la substance même de l'élément. D'après des ex-
périences que j'ai faites autrefois, je pense que cette
modification consiste en une sorte de coagulation.
L'éther coagule le protoplasma de l'élément nerveux :
il coagule le contenu de la fibre musculaire et produit
une rigidité musculaire analogue à la rigidité cadavé-
rique. Dans l'état physiologique, les tissus et les élé-
ments de tissus ne peuvent manifester leur activité
'26G LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
que dans des conditions d'humidité et de semi-fluidité
spéciales de leur matière. Ainsi, pendant la vie, la subs-
tance musculaire est semi-fluide ; si cet état physique
cesse d'exister, et s'il y a coagulation, la fonction se
suspend : comme, par exemple, si de l'eau vient à se
congeler, ses propriétés mécaniques cessent jusqu'à
ce que l'état fluide soit revenu. Enfin nous ajouterons
que ces modifications, dans l'état physico-chimique de
la matière organisée, bien que passagères, finissent par
amener la mort de l'élément, lorsqu'on les reproduit
successivement un certain nombre de fois, parce qu'a-
lors sans doute l'élément n'a pas le temps de se recons-
tituer suffisamment dans les intervalles de repos.
L'expérience directe nous a montré cette coagulation
de l'élément musculaire déterminée par l'action de
l'éther (1). Si l'on place un muscle dans des vapeurs
<Téther, ou si l'on injecte dans le tissu musculaire de
l'eau légèrement éthérée, on amène après un certain
temps la rigidité définitive du muscle; le contenu de
la fibre est coagulé. Mais, avant cet état extrême, il
arrive un moment où le muscle a perdu son excitabilité,
il est anesthésié. Si alors on examine la fibre muscu-
laire au microscope, on voit que son contenu n'est plus
transparent, qu'il est opaque et dans un état de semi-
coagulation. On observe très bien ces phénomènes sur
la grenouille en injectant de l'eau éthérée dans l'épais-
seur de son muscle gastrocnémien; nous obtenons
ainsi une anesthésié locale, une cessation d'irritabilité
(I) Cl. Bernard, Leçons sur les anesthésiques et sur l'asphyxie. Paris,
(875, p. 154.
ANGSTHÉSIE GÉNÉRALE. — UNITÉ VITALE. 267
du muscle qui ne se contracte plus. En abandonnant
l'animal au repos, nous verrons peu à peu le muscle
revenir à son état normal : la coagulation de son con-
tenu; la rigidité, disparaîtront de l'élément anatomique
baigné sans cesse et lavé par le courant sanguin.
11 est permis de supposer que quelque chose de sem-
blable se passe pour le nerf.
L'expérience établit que l'éther, le chloroforme,
sont bien les réactifs naturels de toute substance vi-
vante ; leur action décèle dans la sensibilité une pro-
priété commune à tous les êtres vivants, animaux ou
végétaux, simples ou complexes. Bien loin par consé-
quent que la sensibilité et la motilité soient, ainsi que
l'avait voulu Linné, un caractère distinctif entre les
deux règnes , les anesthésiques établissent au con-
traire leur rapprochement et leur assimilation sur
une base solide physiologique, comme l'analogie de
structure établissait déjà l'unité vitale sur le terrain
anatomique.
Mais ce n'est pas seulement sur l'irritabilité du pro-
toplasma des éléments organiques, sensitif et moteur,
que les agents anesthésiques portent leur action ; ils
atteignent aussi le protoplasma des éléments organi-
ques qui agissent dans les synthèses chimiques, dans
les phénomènes de germination, de fermentation, dans
les phénomènes de nutrition en un mot.
Phénomènes cVanesthésie du protoplasma dans les phé-
nomènes de germination, de développement de nutrition
et de fermentation chez les animaux et les végétaux.
Anesthésie de la germination. — Nous avons constaté
268 LEÇONS sun LES phénomènes de Là vie.
il y a déjà quelques années que l'éther ou le chloro-
forme suspendent la germination des graines.
L'irritabilité germinative, comme on pourrait dire,
est ici atteinte.
Voici comment nous disposons les expériences : nous
prenons des graines de cresson alénois, qui germent
très vite, et nous les plaçons dans les conditions né-
cessaires et suffisantes pour leur germination : air, hu-
midité, chaleur convenable, mais en même temps dans
une atmosphère anesthésiante. Nous opérons toujours
comparativement sur les mêmes graines placées dans
des circonstances identiques, moins la présence de l'a-
gent anesthésique.
Dans un premier dispositif expérimental (voij. fig.
21), nous faisons passer comparativement un courant
d'air ordinaire et un courant d'air contenant des va-
peurs anesthésiques sur des éponges humides ce' dans
deux éprouvettes et portant renfermées à leur surface
des graines de cresson alénois.
Une trompe P placée sur un robinet d'eau R, reliée
aux éprouvettes par le tube de caoutchouc bb\ est des-
tinée à faire l'aspiration dans les éprouvettes et à y
faire passer l'air. Mais dans un cas l'éprouvette aspire
directement l'air extérieur par le tube ci placé à sa
partie inférieure; dans l'autre cas, l'air qui entre par
le tube a doit traverser préalablement une première
éprouvette t, au fond de laquelle se trouve une couche
d'éther S. L'air se charge ainsi de la vapeur éthérée
qui sature l'atmosphère intérieure de l'éprouvette, et
par le tube de caoutchouc V est porté dans l'éprouvette
ANESTHÉS1E DE LÀ GERMINATION.
269
et sur l'éponge ë. Dans l'éprouvette qui reçoit l'air or-
dinaire, les graines germent très bien sur l'éponge e,
tandis que dans l'éprouvette qui reçoit l'air éthéré, la
a a', tubes laissant entrer l'air extérieur daus les éprouvettes.
b 6', tube de caoutchouc bifurque, emportant l'air des éprouvettes et s'adaptant à la trompe
à eau par sou extrémité b'.
e e', éponges humides sur lesquelles sout placées les graines de cresson alénois ; elles ont
germé et poussé sur l'éponge e.
t, éprouvette contenant de l'éther S à sa partie inférieure.
S, éther.
V, tube de caoutchouc portant l'air éthéré daus l'éprouvette à l'éponge e.
R R, courant d'eau traversant la trompe et produisant l'aspiration dans l'appareil.
germination est suspendue dans les graines qui repo-
sent sur l'éponge e'. La germination a pu être ainsi
arrêtée pendant cinq à sixjours pour le cresson alénois,
qui germe du jour au lendemain ; mais dès qu'on a
enlevé l'éprouvette d'éther / et qu'on a substitué l'air
270 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
ordinaire à l'air éthéré, la germination a pu se mon-
trer et marcher avec activité.
J'ai répété cette expérience sur un certain nombre
de graines; sur le chou, la rave, le lin, l'orge, et tou-
jours avec les mêmes résultats. Seulement la lenteur de
la germination est souvent un inconvénient. C'est
pourquoi je choisis pour les expériences de cours les
graines de cresson alénois, qui sont de toutes les plus
convenables à cause de leur rapide germination.
On peut faire ces expériences d'anesthésie germi-
native à l'aide de moyens encore plus simples (voy.
fig. 22). Il suffit d'humecter, par exemple, les éponges
Fig. 22. — Deux éprouvettes à pied dans lesquelles on a disposé l'expérience
pour l'auesthésie germiuative.
a, éponge humide à la surface de laquelle sont des graines de cresson. — b, eau chlo-
roformée wi fond de l'éprouvette : les graines n'ont pas germé. — a', éponge humide à la
surface de laquelle sont des graines de cresson. — 6', couche d'eau ordinaire au fond do
l'éprouvette : les graines ont germé.
aa', sur lesquelles sont placées les graines, l'une a, avec
de l'eau éthérée ou chloroformée, et l'autre a' avec de
l'eau ordinaire ; on verse au fond de chaque éprouvette
une couche égale de liquide éthéré en b et non éthéré
en b'. Toutefois ce dispositif échoue parfois, soit parce
que, en raison de la température ambiante, l'évapora-
tion n'éîant pas assez active, l'éponge reste trop char-
ANESTHÉSIE DE LA GERMINATION. 271
gée d'agent anesthésique et tue la graine, soit parce
qu'au contraire l'évaporation étant trop active, l'agent
anesthésique disparaît et la germination n'est pas em-
pêchée, mais seulement retardée.
J'ai voulu régulariser l'expérience et la rendre très
exacte et aussi simple que possible à répéter. Voici
comment il convient de procéder : on prend uneéprou-
vette à pied ordinaire de 130 centimètres cubes de
capacité environ; on introduit dans cette éprouvette
une petite éponge humide garnie de graines de cres-
son alénois et suspendue dans l'atmosphère de l'éprou-
vette à l'aide d'un fil. On place au fond de i'éprouvette
environ 20 centimètres . d'eau distillée et on bouche
I'éprouvette. Dès le lendemain, à la température chaude
de l'été, les graines de cresson sont en pleine germi-
nation. Maintenant si, dans une autre éprouvette
exactement disposée comme la première, on ajoute
10 centimètres d'eau éthérée aux 20 centimètres d'eau
pure, et qu'on bouche I'éprouvette comme précédem-
ment, la germination n'a plus lieu et reste suspendue
pendant quatre, cinq, six, sept jours; si l'on débouche
alors I'éprouvette, et qu'on enlève l'eau élhérée, la
germination reparaît dès le lendemain dans les graines
où elle avait été arrêtée par l'anesthésie.
Nous ajouterons seulement un détail relatif à la
préparation de l'eau éthérée ou chloroformée. Pour
préparer l'eau chloroformée ou éthérée, on prend deux
flacons, on verse dans l'un du chloroforme, dans l'autre
de l'éther, on ajoute de l'eau distillée, on agite, après
avoir bouché les flacons. L'excès d'éther monte à la
272 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
surface de l'eau, l'excès de chloroforme tombe au fond
du flacon; mais dans les deux cas l'eau est saturée de
l'agent anesthésique. C'est l'eau dont on se sert pour
faire les expériences.
Nous avons dit que les anesthésiques distinguent les
phénomènes vitaux d' organisation des phénomènes pu-
rement chimiques de destruction. L'éthérisation de la
germination va nous en fournir un exemple frappant.
Danslagermination en effet deux ordres de phénomènes
ont lieu : 1° les phénomènes de création organique pro-
prement dits, en vertu desquels la graine germe, pousse
et développe sa radicelle, sa tigelle, etc. ; 2° les phéno-
mènes chimiques concomitants, qui sont par exemple
la transformation de l'amidon en sucre sous l'influence
de la diastase, l'absorption de l'oxygène avec exhala-
tion d'acide carbonique. Or, chez la graine dont les
phénomènes vitaux de la germination sont suspendus
par l'anesthésie, on observe comme à l'ordinaire les
phénomènes chimiques de la germination; on constate
que l'amidon se change en sucre sous l'influence de la
diastase, que l'atmosphère qui entoure la graine se
charge d'acide carbonique, etc.
On démontre ainsi que la graine anesthésiée dont
la végétation est arrêtée respire comme la graine nor-
male en germination. Pour cela il suffit de mettre au
fond des éprouvettes bouchées de l'eau de baryte; il
se précipite dans l'un et l'autre cas une quantité sensi-
blement égale de carbonate de baryte.
Nous considérons la respiration des êtres vivants
comme identique dans les deux règnes, et comme un
anesthésie; création, destruction organique. 273
CL. BERNARD.
18
274 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
phénomène de destruction caractérisé par l'absorption
de l'oxygène et l'exhalation de l'acide carbonique chez
les végétaux aussi bien que chez les animaux. Cela est
vrai non seulement pour la graine qui germe, mais
aussi pour la plante adulte. Seulement chez celle-ci la
fonction respiratoire est masquée plus ou moins par la
fonction chlorophyllienne.
Nous démontrons depuis bien longtemps dans nos
cours cette identité de la respiration chez les animaux
et chez les végétaux à l'aide de l'appareil ci-dessus
{voy. fig. 23).
Dans le laboratoire, à la lumière diffuse, sous une
cloche b est placé un jeune chou; sous une autre
cloche c est placé un rat blanc. Le chou et le rat respi-
rent de môme, comme on va le voir. On fait passer
un courant d'air dans les deux cloches à l'aide d'une
trompe qui aspire l'air en g. Un robinet /permet de mo-
dérer ou d'accélérer le courant gazeux. L'air qui entre
dans l'appareil en a est dépouillé des moindres traces
d'acide carbonique, par son passage à travers deux
tubes de Liebig remplis d'eau de baryte; le second tube
servant de témoin, son contenu doit rester parfaite-
ment limpide. Le courant d'air en a' se divise en deux
parties : l'une qui traverse la cloche du chou b, et
ressort en b\ pour aller se rendre dans le flacon d et
traverser l'eau de baryte qui se trouble très manifes-
tement par la formation du carbonate de baryte;
l'autre partie du courant d'air se rend dans la cloche
du rat c, et ressort en c' , pour se rendre dans un sem-
blable flacon d'eau de baryte, où l'on voit se former
ANESTHÉS1E DES ŒUFS. 275
également un trouble et un dépôt de carbonate de
baryte.
On s'est assuré que la terre du pot où est planté ce
chou ne peut apporter aucune cause d'erreur dans
l'expérience.
Le végétal respire donc comme l'animal, et la pré-
tendue opposition entre la respiration des animaux et
des végétaux n'existe réellement pas.
Anesthésie des œufs. — J'ai essayé à diverses reprises
d'anesthésier des œufs de poule, des œufs de mouche,
des œufs de ver à soie, en agissant dans des conditions
convenables et en faisant usage de l'appareil à courant
d'air décrit précédemment (voy. fig. 11 et 23). Je n'y
ai jamais réussi. Les œufs se sont très bien développés
dans l'éprouvette qui recevait l'air ordinaire, mais dans
l'autre ils ont été tués, c'est-à-dire que le déve-
loppement arrêté n'a pas repris quand on a substitué
un courant d'air ordinaire au courant d'air éthéré ou
chloroformé.
Je n'oserais dire qu'il est impossible de réussir en se
plaçant dans de meilleures conditions. Je signale seule-
ment ces essais pour montrer que la vie de la graine et
la vie de l'œuf ne sont pas comparables, ainsi que je
l'ai déjà dit ailleurs à propos de la vie latente. Toute-
fois, je le répète, on pourrait peut-être réussir en étu-
diant mieux les circonstances dans lesquelles il faut
se placer. M. Henneguy a fait, sous la direction de
M. Balbiani, et publié des observations intéressantes
sur l'action des substances anesthésiques et autres sur
les œufs et les spermatozoïdes des poissons.
276 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
Anesthêsie des ferments figurés. — Mes expériences
ont spécialement porté sur la levure de bière. Je les ai
poursuivies assez loin. Seulement je me bornerai au-
jourd'hui à une simple indication, me réservant de
revenir avec détail sur ce sujet important.
On prend un des petits tubes dont nous nous servons
habituellement pour l'étude des fermentations, on y in-
troduit de l'eau chloroformée et éthérée sucrée; on y
ajoute de la levure de bière. Dans un autre tube sem-
blable, on ajoute de la levure de bière à de l'eau sucrée
ordinaire. On laisse les deux tubes à une température
basse pendant vingt-quatre heures, afin que l'agent
anesthésique ait le temps d'agir sur les cellules de le-
vure. On place les deux tubes dans un bain-marie à
35 degrés, et bientôt on voit la formation de gaz se dé-
velopper avec activité dans le tube contenant de l'eau
sucrée ordinaire tandis qu'elle n'a pas lieu dans l'autre
tube. Mais si alors on jette le contenu de ce tube sur un
filtre de manière à laver la levure de bière par un cou-
rant d'eau pendant un temps suffisant, et qu'on replace
cette levure dans de l'eau sucrée ordinaire, on voit la
fermentation reprendre au bout d'un certain temps.
M. Miintz avait déjà signalé l'influence du chloroforme
pur pour arrêter la fermentation de la levure de bière.
M. Bert avait observé une influence semblable de l'air
comprimé ; dans ces cas, il n'y avait pas anesthêsie
mais destruction de la levure, tandis que dans nos
expériences il s'agit d'une véritable anesthêsie, puisque
la levure reprend ses propriétés de ferment que l'éther
avait momentanément fait disparaître.
ANESTHÉSIE DES FERMENTS. 277
En étudiant au microscope les cellules de levure de
bière anesthésiées, on reconnaît des modifications ap-
portées dans le contenu protoplasmique de ces cel-
lules, qui nous expliquent les effets observés.
De la non-anesthêsie des ferments solubles. — Un fait
intéressant est l'impossibilité de suspendre par les
anesthésiques l'activité des ferments solubles.
Nous nous bornerons ici à une simple indication, ne
voulant pas anticiper sur les études que nous pour-
suivons encore en ce moment en vue de notre cours
prochain sur les fermentations.
Si l'on dissout les ferments diastasiques animaux
ou végétaux dans de l'eau chloroformée ou éthérée,
on constate que leur activité n'est en rien altérée ou
diminuée ; au contraire, elle paraît jusqu'à un cer-
tain point plus énergique. Il en est de même du
ferment inversif animal ou végétal. Ceci nous expli-
que pourquoi, quand on met de la levure de bière
dans de l'eau éthérée sucrée avec de la saccharose,
les résultats de la fermentation alcoolique ne se
montrent pas, tandis que ceux de la fermentation in-
versive de la saccharose en glycose s'opèrent parfai-
tement.
Ou pourrait donc, d'après cela, distinguer les fer-
mentations en deux espèces : fermentations à ferments
protoplasmiques ou vivants, qui sont arrêtés par les
anesthésiques; fermentations non-protoplasmiques ou
produites par des agents qui ne sont pas doués de vie
et qui ne peuvent être anesthésiés.
C'est ainsi que le chloroforme et l'éther devien-
278 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
draient, comme je l'ai -dit ailleurs, de véritables réac-
tifs de la vie.
Anesihésie de la fonction chlorophyllienne des plantes V
— J'ai étudié l'action des anesthésiques sur des plantes
aquatiques des Potamogeton et des Spirogyra. Voici
comment je dispose l'expérience.
Sous une cloche tubulée à sa partie supérieure et
remplie d'eau, contenant de l'acide carbonique, je place
des plantes aquatiques du genre de celles qui sont indi-
quées; puis, toute la cloche étant immergée dans un
grand bocal, je coiffe la tubulure de la cloche avec une
éprouvelte également remplie d'eau et destinée à rece-
voir les gaz qui seront dégagés par les plantes. Je place
au soleil deux cloches ainsi disposées; seulement dans
l'une d'elles j'ai placé, avec les plantes, une éponge
humide imbibée d'un peu de chloroforme. Dans la
première cloche, sans chloroforme, il se dégage de
l'oxygène presque pur et en assez grande quantité;
dans la seconde cloche, avec chloroforme, il ne se dé-
gage que très peu de gaz qui est de l'acide carbonique.
Si, après une durée de l'épreuve suffisante pour démon-
trer que la chlorophylle de la plante est devenue inapte
à dégager de l'oxygène, je viens à reprendre la même
plante, à la bien laver à grande eau et à la replacer au
soleil sous une cloche sans chloroforme, je vois repa-
raître sa faculté d'exhaler de l'oxygène au soleil, qui
avait été momentanément suspendue.
Nous devons relever un fait intéressant parmi ceux
que nous venons de signaler, à savoir que la plante
aqualique anesthésiée a dégagé de l'acide carbonique.
ANESTHÉSIE DES ANGUILLULES. 279
Ce fait est d'accord avec ce que nous avons vu précé-
demment : que les phénomènes chimiques de synthèse
vitale sont seuls abolis par les anesthésiques, tandis
que les phénomènes chimiques de destruction ne le
sont pas. En effet, la formation de l'acide carbonique
par l'acte respiratoire n'est pas un phénomène vital,
puisque, ainsi que l'a montré Spallanzani, les muscles
séparés du corps, inertes, dépourvus de vie, forment
encore de l'acide carbonique. Une tranche de jambon
cuit mise sous une cloche respire et produit de l'acide
carbonique.
On pourrait donc, à l'aide de l'anesthésie, séparer la
fonction chlorophyllienne des végétaux, qui est proto-
plasmique ou vitale, de la respiration, qui, comme celle
des animaux, est de nature purement chimique.
Anesthésie des anguillules du blé niellé. — J'ai fait peu
d'expériences sur l'anesthésie des animaux inférieurs.
L'éther ou le chloroforme tuent très rapidement les
infusoires; je n'ai pu réussir à en graduer l'action. Il
n'en est pas de même des anguillules du blé niellé,
qui se prêtent très bien à ce genre d'expériences.
Nous avons vu, à propos de la vie latente, que les
anguillules du blé niellé desséchées ont la propriété de
revivre quand on les immerge dans de l'eau ordinaire.
Elles ne manifestent pas cette propriété si on les im-
merge dans de l'eau chloroformée ou éthérée ; seule-
ment il faut, en général, affaiblir l'eau éthérée ou chlo-
roformée en y ajoutant moitié ou plus d'eau ordinaire,
sans quoi l'anguille serait tuée définitivement. Dans
l'eau anesthésique suffisamment diluée l'anguille reste
ùS
280 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
immobile, ne revient pas à la vie; elle se réveille dès qu'on
l'en a retirée pour la placer dans de l'eau ordinaire.
En examinant au microscope les anguillules plongées
dans l'immobilité anesthésique, on constate quelques
modifications dans l'aspect de leur corps. Il paraît plus
grenu, comme s'il y avait une légère coagulation de
la substance.
Les faits que nous avons cités précédemment et que
nous aurions pu encore multiplier démontrent que les
agents anesthésiques suspendent Y irritabilité de toutes
les parties vivantes en agissant d'une manière physique
sur leur protoplasma considéré comme le siège de l'ir-
ritabilité. Nous concevons dès lors facilement comment
la fonction vitale est suspendue lorsque Y irritabilité qui
est son primum movehs se trouve engourdie.
Si maintenant nous voulions résumer dans une con-
clusion générale toutes nos expériences faites sur
l'homme, sur les animaux supérieurs, sur les animaux
inférieurs, sur les végétaux, les graines, les œufs, etc.r
nous arriverions à dire que les anesthésiants agissent à
la fois sur X irritabilité et sur la sensibilité. Qu'est-ce que
cela signifie ? L'irritabilité et la sensibilité sont-elles
donc identiques, ou, si elles sont différentes, comment
comprendre cette action commune exercée par les
mêmes agents? Ce sont là des questions importantes
que nous devons maintenant examiner.
III. De ï irritabilité et de la sensibilité. — Le proto-
plasma jouit de la faculté remarquable de se déplacer,
de changer de forme sous l'influence des excitants : il
IRRITABILITÉ ET SENSIBILITÉ. 281
est contractile. Cette faculté de mouvement est visible
daus toutes les masses protoplasmiques nues, dans les
éléments embryonnaires du tissu conjonctif, les glo-
bules blancs du sang chez les animaux supérieurs ; les
amibes, les myxomycètes, parmi les êtres inférieurs.
La motilitê et X irritabilité sont d'ailleurs deux pro-
priétés corrélatives, qu'on ne saurait séparer l'une de
l'autre ; le mouvement est en effet déterminé par l'in-
fluence d'un agent : L'agent, c'est X excitant; la faculté
de réagir par une manifestation physique, mécanique
ou chimique, contre l'excitation, ti est V irritabilité.
Nous professons qu'il faut voir dans l'irritabilité
une forme élémentaire de la sensibilité; dans la sen-
sibilité, une expression très élevée de l'irritabilité,
c'est-à-dire la propriété commune à tous les tissus et
à tous les éléments de réagir suivant leur nature
aux stimulants étrangers.
Lànné avait placé, nous l'avons souvent répété, dans
la sensibilité le critérium de l'animalité : Vegetalia
vivant, animalia sentiunt, disait-il.
Pour le célèbre naturaliste d'Upsal, la sensibilité
était l'attribut caractéristique des animaux ; ses suc-
cesseurs ont vu, à son imitation, dans l'existence de
cette propriété le moyen de distinguer les deux règnes
de la nature vivante, la preuve de sa dualité.
En examinant ce qu'est, en dernière analyse, cette
sensibilité dont on a fait le mode supérieur de la vie
animale, on y reconnaît non pas une propriété sim-
ple, mais une manifestation vitale complexe qui ré-
pond à une fonction.
282 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
On doitétablirune distinction entre les fonctions d'un
être \ivant elles propriétés de la substance organisée,
qui en sont le support. La sensibilité serait un phéno-
mène complexe, spécial à certains êtres, mais qui se
ramènerait cependant à un phénomène général plus
simple, l'irritabilité. Broussais, nous l'avons déjà dit,
avait exprimé en partie cette opinion en n'acceptant
qu'une seulepropriété essentielle delà substance organi-
sée, l'irritabilité, entraînant comme conséquence la sen-
sibilité, la contractilité et tous les autres phénomènes
secondaires. Virchow a, nous l'avons déjà vu, professé
la même opinion; selon lui, les phénomènes vitaux
ont pour condition inlime l'irritabilité, terme géné-
rique qui comprend toutes les autres propriétés vitales.
On peut dire que cette doctrine se trouve déjà en
germe dans Bichat.
Le mot seul n'est pas clair : Bichat, en effet, conserve
partout le mot de sensibilité, source de tant de confu-
sions ; mais il est aisé de voir qu'il l'entend dans le sens
où nous entendons aujourd'hui l'irritabilité qui de son
temps n'était pas encore distinguée nettement. Il recon-
naît, dans les animaux, la sensibilité animale et d'autre
part une sensibilité végétative ou inconsciente résidant
dans les organes de la vie végétative et se traduisant
par les actes visibles que ces organes accomplissent lors-
qu'ils sont provoqués par une stimulation extérieure.
Mais il peut arriver que cette réaction aux stimulants,
artificiels ou physiologiques, ne se traduise par aucun
mouvement, par aucun signe visible, et qu'elle existe
pourtant, qu'elle se confonde avec le mouvement nu-
IRRITABILITÉ ET SENSIBILITÉ. 283
tritif, qui ne se manifeste que par ses effets; c'est lace qui
arrive dans les plantes, et Bichat accordait aux végétaux
et à certaines parties des animaux, une sensibilité insensi-
ble^ c'est-à-dire ne se traduisant par aucun signe sensible.
Quoi que l'on puisse penser de ces désignations :
sensibilité consciente, sensibilité inconsciente, sensibi-
lité insensible, l'on n'est pas moins forcé de recon-
naître qu'elles représentent des faits et qu'elles corres-
pondent à un sentiment exact de la réalité. Tous les
actes de l'organisme sont des actes provoqués par des
stimulations internes ou externes, physiologiques, nor-
males ou artificielles ; ils exigent donc une sensibilité si
l'on ne voit dans ce mot que la faculté de réagir à
l'excitant. Or, il est certain que dans cette réaction
l'on trouve tous les degrés depuis la réaction purement
nutritive ou tropJiiqve invisible, jusqu'à la réaction mo-
trice tombant sous le sens et enfin la réaction consciente.
Le terme de sensibilité présenterait donc pour les
physiologistes une signification tout à fait différente
de celle que les philosophes lui attribuent. De là un
perpétuel malentendu entre les uns et les autres.
Les philosophes donnent généralement le nom de
sensibilité à la faculté que nous avons d'éprouver des
modifications psychiques agréables ou désagréables à la
suite de modifications corporelles.
C'est dans ce sens de réaction de conscience que le
mot est employé dans le langage courant.
Il est facile de comprendre que les physiologistes,
quand ils parlent de sensibilité, ne doivent par l'envi-
sager à un point de vue aussi restreint ; ils ne peuvent
284 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
la considérer comme étant réduite à des modifications
psychiques de la conscience, du moi, qui sont les seules
préoccupations du philosophe . Ces manifestations
psychiques échappent au physiologiste, qui n'étudie et
ne connaît que des faits matériels et tangibles, lors
même qu'ils sont tout à fait étrangers au moi. De
telles manifestations de la sensibilité perdent toute
existence et toute signification lorsque l'on envisage
les animaux, lorsque l'homme sort de son for intérieur
et du domaine de sa conscience.
Pour les physiologistes, la sensibilité n'est pas seule-
ment un fait de conscience, elle est en outre accom-
pagnée de manifestations matérielles et saisissables qui
peuvent servir de base à une définition physiologique.
Les phénomènes de la sensibilité sont, en réalité,
des actes complexes auxquels concourent des éléments
secondaires nombreux.
Chez l'homme, et au plus haut degré de complexité,
la sensibilité constitue la fonction du système nerveux,
fonction qui existe en vue d'harmoniser les vies cellu-
laires en satisfaisant le besoin de chaque cellule d'être
excitée, impressionnée par les agents cosmiques ou
organiques qui lui sont extérieurs.
Le système nerveux, en un mot, répond à un besoin
qu'ont les éléments organiques d'être influencés les
uns par les autres, comme les appareils respiratoire et
circulatoire répondent au besoin qu'éprouvent les élé-
ments anatomiques d'être influencés par l'oxygène, etc.
Le phénomène de sensibilité comprend l'ensemble
des faits secondaires suivants :
SENSIBILITÉ; SES CARACTÈRES. 285
1° Impression d'un agent extérieur (action mécanique
sur un nerf périphérique) ;
2° Transmission de cette impression comme un
ébranlement purement matériel ou mécanique jus-
qu'aux centres nerveux, où elle se transforme ;
3° Phénomène psychique de la perception (qui peut
manquer).
L'impression, la transmission, ébranlements pure-
ment matériels du centre nerveux, déterminent une
modification physique, c'est-à-dire de même nature,
dans les centres nerveux. Les physiologistes l'ont ap-
pelée sensation brute, sensation inconsciente. Le phéno-
mène ne s'arrête pas là : l'ébranlement, qui fait entrer
en activité les parties reliées les unes aux autres, se
continue, se réfléchit sur les nerfs de mouvement et
provoque une réaction motrice (mouvement, cri) le
plus ordinairement, et quelquefois des réactions d'une
autre nature, nutritives, trophiques, secrétoires, plus
difficilement appréciables (ictère, pâleur produite par
une émotion, etc.).
Ainsi, le phénomène de sensibilité chez l'homme
même, en prenant l'expression dans le sens ordinaire,
au lieu d'être une propriété vitale simple, est donc
une manifestation très complexe. On voit déjà qu'elle
comprend deux espèces de phénomènes : 1° des phé-
nomènes purement matériels , réaction motrice ou
autre, à la suite de l'impression d'un agent extérieur;
2° des phénomènes psychiques.
Si donc nous laissons de côté le phénomène psychi-
que, il nous reste, pour caractériser la sensibilité, un
286 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
ensemble de phénomènes organiques ayant pour point
de départ l'impression d'un agent extérieur et pour
terme la production d'un acte fonctionnel variable,
mouvement, sécrétion, etc. : ce qui caractérise la
sensibilité, c'est la réaction matérielle à une stimulation.
Lorsque laréation matérielle ou motrice fait défaut,
nous perdons toute possibilité d'apprécier le phéno-
mène de sensibilité chez les animaux. En dehors de
nous, de notre conscience, nous n'avons de renseigne-
ment que dans la production des réactions motrices ;
si nous les voyons se produire chez un animal, nous
affirmons que la sensibilité est enjeu ; si elles font dé-
faut, nous ne pouvons plus rien affirmer. Ainsi, l'élé-
ment le plus général, et par conséquent le plus impor-
tant de la sensibilité pour le physiologiste, c'est la
réaction qui termine lu cycle des faits matériels et qui
est tantôt mécanique, tantôt physico-chimique.
Ce n'est pas toujours, en effet, l'élément moteur qui
répond à l'excitation. Il y a souvent réaction molécu-
laire d'autre espèce que celte réaction de translation,
qui n'apparaît guère que chez les animaux élevés en
organisation, mais qui manque chez les végétaux. Toute-
fois, il y a toujours réaction moléculaire dans tous lescas.
La sensibilité est réduite à la réaction motrice dans
le cas des réflexes proprement dits, sensibilité réflexe,
pouvoir excito-réflexe, où la réaction motrice existe
seule sans que la consience intervienne. Aussi ya-t-il
pour le physiologiste, en outre de la sensibilité cons-
ciente, une sensibilité inconsciente, expression qui paraît
un véritable abus de mots aux philosophes.
SENSIBILITÉ ; SES CARACTÈRES. 287
D'un autre côté la réaction motrice peut faire défaut
chez l'animal empoisonné par le curare; le processsus
sensitif s'arrête alors à l'impression, transmission, per-
ception, sans réaction motrice. Aucun phénomène appa-
rent ne la trahit, et elle échapperait au physiologiste
s'il n'avait recours à des artifices. Mais alors môme
qu'aucune réaction manifeste ne se produirait, on ne
serait pas obligé de caractériser la sensibilité par le
phénomène psychique de la sensation; car il pourrait
y avoir d'autres réactions qui, pour n'être pasévidentes,
n'en sont pas moins réelles. Il y a des faits physiologi-
ques, matériels, tels que l'ébranlement moléculaire
des nerfs, l'activité spéciale des cellules cérébrales; et
quoique ces faits ne soient point saisissables par les
moyens habituels, il suffit qu'ils existent et que des ar-
tifices appropriés les révèlent pour nous permettre de
dire que le processus sensitif a encore lieu. Nous ne
rapporterons pas tous les exemples particuliers que
nous pourrions citer. Nous devons nous borner à des
indications générales sur un sujet qui demanderait de
très grands développements si nous voulions le trai-
ter complètement.
En résumé, ce qu'il y a de particulier dans la sensi-
bilité, c'est la réaction à la stimulation des agents exté-
rieurs. Cette réaction est ordinairement motrice, si les
organes du mouvement sont en état de la manifester;
elle peut être encore d'autre nature, trophique, sécré-
toire ou autre. Lorsque l'on descend au fond du phéno-
mène sensible, on ne trouve donc pas autre chose que
ceci : la faculté de transmettre, en la modifiant, la sti-
288 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
mulation produite en un point, de manière à provoquer
dans chaque élément organique l'entrée en jeu de son
activité propre.
Arrivés à ce point, nous saisissons facilement la
cause du malentendu entre les philosophes et les phy-
siologistes. Pour les premiers, la sensibilité est l 'ensemble
des réactions psychiques provoquées par les modificateurs
externes; pour les seconds, pour nous, c 'est ï 'ensemble
des réactions physiologiques de toute nature, provoquées
par ces modificateurs.
La réaction pouvant être envisagée dans la cellule,
dans l'organe ou dans l'appareil qui répond aux exci-
tations, la sensibilité sera l'aptitude à réagir soit de ï orga-
nisme total, de ï appareil nerveux tout entier ; soit d'une
de ses parties, soit d'une simple cellule.
L'aptitude à réagir de la cellule, c'est l'irritabilité,
c'est la sensibilité de la cellule; de même, l'aptitude à
réagir de l'ensemble de l'appareil nerveux ou sensibilité
consciente peut être considérée comme l'irritabilité de
cet appareil tout entier. La sensibilité inconsciente est
la réaction d'une partie de cet appareil, une sensibi-
lité secondaire.
Dans la variété infinie des êtres, le système nerveux
peutmanquer par quelques-unes de ses parties, ou tout
entier, et alors la vie ne réside plus que dans l'orga-
nisme le plus simple, tel que l'organisme cellulaire. La
sensibilité, celte base physiologique de la vie, ne saurait
faire défaut pour cela. Aussi l'irritabilité, cette sorte de
sensibilité simple, existe dans le protoplasma de la cel-
lule, c'est la propriété élémentaire, irréductible, tandis
IRRITABILITÉ ET SENSIBILITÉ. 289
que les réactions de l'appareil ou des organes nerveux
n'ont rien de différent et ne sont que des manifesta-
tions de perfectionnement.
La sensibilité, dans l'acception ancienne, considérée
comme propriété du système nerveux, ne serait donc
qu'un degré élevé d'une propriété plus simple qui
existe partout : elle n'a rien d'essentiel ou de spécifi-
quement distinct; c'est l'irritabilité spéciale au nerf,
comme la propriété de contraction est l'irritabilité
spéciale au muscle, comme la propriété de sécrétion
est l'irritabilité spéciale à l'élément glandulaire. Ainsi,
ces propriétés sur lesquelles on fondait la distinction
des plantes et animaux ne touchent pas à leur vie
même, mais seulement aux mécanismes par lesquels
cette vie s'exerce. Au fond, tous ces mécanismes sont
soumis à une condition générale et commune : l'irri-
tabilité.
L'expérimentation confirme et établit solidement ces
vues.
En effet, l'expérience des anesthésiques prouve que
le même agent détruit et suspend d'abord la sensibilité
consciente, puis la sensibilité inconsciente, puis la sensi-
bilité insensible, ou Y irritabilité. Ces suppressions sont
des degrés différents de l'action du même agent, et par
conséquent les phénomènes eux-mêmes sont des degrés
différents d'un même phénomène élémentaire. La ma-
nière identique dont ils sont influencés par un même
réactif prouve leur identité, qui devient tout à fait évi-
dente si l'on considère surtout les conditions simples et
claires de l'expérience.
CL. BERNARD. 19
290 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
En résumé, au point de vue physiologique nous
sommes nécessairement conduits à admettre l'identité
de la sensibilité et de l'irritabilité (1), à cause de l'iden-
tité d'action des anesthésiques sur ces manifestations
vitales. Car en science physique expérimentale nous
n'avons pas d'autres manières de juger, si ce n'est de
considérer comme identiques les phénomènes qui pré-
sentent des caractères physiques identiques.
L'agent anesthésique n'atteint donc pas, à propre-
ment parler, la sensibilité ; il agit en définitive toujours
sur Y irritabilité et jamais sur autre chose, malgré les
apparences. L'irritabilité du protoplasma des cellules
cérébrales est atteinte par i'éther, et dès lors la fonc-
tion sensorielle consciente est abolie. De même le pro-
toplasma des cellules de la moelle épinière ou des
ganglions nerveux étant altéré, les fonctions de sensi-
bilité inconsciente seraient abolies dans les méca-
nismes nerveux correspondants. En un mot, "la sen-
sibilité serait une fonction, l'irritabilité serait une
propriété : c'est la propriété seule que nous atteindrions.
Mais si nous voulions descendre encore plus profon-
dément dans l'analyse des phénomènes que nous exa-
minons, nous verrions qu'en réalité l'irritabilité, tout
aussi bien que la sensibilité ou les sensibilités, que
toutes les propriétés vitales aussi bien que toutes les
fonctions, sont des créations de notre esprit, des repré-
sentations métaphysiques sur lesquelles nous ne pou-
vons pas par conséquent porter notre action.
(1) Voyez ma conférence de Clermont-Ferrand, Revue scientifique,
n° 7, 18 août 1877, et La Science expérimentale, 2e édition. Paris, 1878.
ACTION PHYSIQUE SUR LE PROTOPLASMA. 291
Nous n'atteignons réellement pas l'irritabilité, qui est
quelque chose d'immatériel, mais bien le protoplasma,
qui est matériel. L'éther ou le chloroforme produisent
par leur contact avec le protoplasma nerveux une action
physique encore peu connue, mais réelle. C'est ainsi
que nous agissons toujours sur la matière et jamais sur
les propriétés ni sur les fonctions vitales. Il n'y a, en un
mot, que des conditions physiques au fond de toutes
les manifestations phénoménales de quelque ordre
qu'elles soient. Il n'y a que cela de tangible. Seulement
les interprétations que nous donnons de ces phéno-
mènes physiques sont toujours métaphysiques parce
que notre esprit ne peut pas concevoir les choses et
les exprimer autrement.
La métaphysique tient à l'essence même de notre
intelligence, nous ne pouvons parler que métaphysi-
quement. Je ne suis donc pas de ceux qui croient qu'on
puisse jamais supprimer la métaphysique; je pense
seulement qu'il faut bien étudier son rôle dans nos
conceptions des phénomènes du monde extérieur, pour
ne pas être dupe des illusions qu'elle pourrait faire
naître dans notre esprit.
HUITIÈME LEÇON
{Synthèse organisée, Morphologie.
Sommaire : Le protoplasma ne représente que la vie sans forme spécifique.
— Il faut nécessairement la forme pour caractériser l'être vivant. — La
morphologie est distincte de la constitution chimique des êtres.
I. Morphologie générale. — Quatre procédés : 1° multiplication cellulaire;
2° rajeunissement; 3° conjugaison; 4° gemmation.
II. Morphologie spéciale. — Développement de l'œuf primordial. — Période
ovogénique; théorie de l'emboîtement des germes ; épigenèse. — Période
de la fécondation. — Période embryogénique.
III. Origine et cause de la morphologie. — La morphologie dérive de
l'atavisme, de l'état antérieur. — Distinction de la synthèse morpholo-
gique et de la synthèse chimique. — Des causes finales ; elles se con-
fondent dans la cause première et n'ont pas d'existence distincte.
Il importe, ainsi que nous l'avons déjà dit, de dis-
tinguer chez l'être vivant la matière et la forme.
La matière vivante, le protoplasma, n'a point demor-
phologïeensoi,nullecomplicationdefig'ure,oudumoins
(et cela revient au même) il a une structure et une com-
plication identiques. Dans cette matière amorphe ou plu-
tôt monomorphe réside la vie, mais la vie non dé finie, ç,e qui
veut dire que l'on y retrouve foutes les propriétés essen-
tielles dont les manifestations des êtres supérieurs ne sont
que des expressions diversifiées et définies, des modali-
tés plus hautes. Dans le protoplasma se rencontrent les
conditions de la synthèse chimique qui assimile les sub-
stances ambiantes et crée les produits organiques ; on y
retrouve, ainsi que nous l'avons montré, l'irritabilité,
point de départ et forme particulière de la sensibilité.
Ainsi le protoplasma a tout ce qu'il faut pour vivre;
c'est à cette matière qu'appartiennent toutes les pro-
PROTOPLASMA ET MORPHOLOGIE. 293
priétés qui se manifestent chez les êtres vivants. Ce-
pendant le protoplasma seul n'est que la matière vi-
vante ; il n'est pas réellement un être vivant. Il lui
manque la forme qui caractérise la vie définie.
En étudiant le protoplasma, sa nature, ses propriétés,
on étudie pour ainsi dire la vie à l'état de nudité, la vie
sans être spécial. Le plasma est une sorte de chaos
vital qui n'a pas encore été modelé et où tout se trouve
confondu : faculté de se désorganiser et de se réorga-
niser par synthèse, de réagir, de se mouvoir, etc.
L'être vivant est un protoplasma façonné; il a une
forme spécifique et caractéristique. 11 constitue une ma-
chine vivante dont le protoplasma est l'agent réel. La
forme delà vie est indépendante de X agent essentiel de
la vie, le protoplasma, puisque celui-ci persiste sembla-
ble à travers les changements morphologiques infinis.
La forme ne serait donc pas une conséquence de la
nature de la matière vitale. Un protoplasma identique
dans son essence ne saurait donner origine à tant de
figures différentes. Ce n'est point par une propriété du
protopîasma que l'on peut expliquer la morphologie de
l'animal ou de la plante.
C'est pourquoi nous séparons la synthèse morpholo-
gique qui crée les formes, de la synthèse organique qui
crée les substances et la matière vivante amorphe. C'est
■comme un nouveau degré de complication dans l'étude
-de la vie. Après avoir fixé les conditions de l'être vivant
idéal, amorphe, réduit à la substance, il faut connaître
l'être vivant, réel, façonné, apparaissant avec un mé-
canisme, une forme spécifique.
294 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
Il importe de faire immédiatement deux observa-
tions qui ont leur intérêt, l'une relative à la morpho-
logie minérale et animale, l'autre au rapport de la
forme avec la substance.
La morphologie n'est point particulière aux êtres
vivants, ils ne sont pas seuls à se présenter sous des
formes spécifiques, constantes. Les substances miné-
rales sont susceptibles de cristalliser ; ces cristaux
eux-mêmes sont susceptibles de s'associer pour former
des figures diverses et très constantes, groupements ,
astérescences, macles, trémies, etc. ; d'autres fois les
substances prennent des formes qui ne sont point véri-
tablement cristallines, glycose en mamelons, leucine
en boules, lécithine en globes, etc.
Il y a donc lieu, jusqu'à un certain point, de rap-
procher les deux règnes des minéraux et des êtres
vivants, en ce sens que nous voyons chez les uns et les
autres cette influence morphologique qui donne aux
parties une forme déterminée. Nous savons que l'ana-
logie ne s'arrête pas à cette première ressemblance
générale ; les faits de rédintégration cristalline signalés
précédemment (1) nous ont montré dans le cristal quel-
que chose d'assimilable à la tendance par laquelle l'ani-
mal se répare, se complète et reconstitue le type
morphologique individuel.
Or les formes minérales, cristallines, ne sont pas plus
que les formes vivantes une conséquence rigoureuse,
absolue de la nature chimique de la matière. Les sub-
stances dimorphes en sont un exemple bien clair : le
(1) Voyez leçon I.
MORPHOLOGIE. 295
soufre peut se présenter avec deux formes cristallines
incompatibles et à l'état amorphe ; le phosphore, l'acide
arsénieuxnous montrent aussi une môme matière façon-
néedans des moules différents. Les substances isomères
et polymères de la chimie organique nous offrent encore
une preuve d'un autre ordre que l'identité du substra-
tum est compatible avec des variétés de figures, de
groupements et de manifestations phénoménales.
Eu d'autres termes, il y a en chimie minérale et or-
ganique des corps de môme forme qui ont une compo-
sition chimique différente et des corps différents en
composition chimique qui ont une forme identique.
L'étude des formes n'appartient plus à la chimie et
ne s'explique point par ses lois. La chimie s'occupe de
la composition des corps; là où la morphologie, c'est-
à-dire l'étude de la forme commence, la chimie pro-
prement dite cesse.
Les matières que l'organisme produit ou met en
œuvre ne sont donc pas seulement constituées chimi-
quement, elles sont encore travaillées morphologique-
ment et arrangées sous une figure plus ou moins carac-
téristique. 11 peut même arriver que la forme paraisse
plus essentielle que la matière. Ainsi en est-il du sque-
lette osseux et de la coquille de l'œuf des oiseaux. En
modifiant l'alimentation de ces animaux et en y substi-
tuant les sels de magnésie aux sels de chaux, on a an-
noncé que la composition habituelle des os et la compo-
sition de la coquille étaient changées et qu'une certaine
proportion de magnésie avait pris la place de la chaux.
J'ai souvent entendu dire au naturaliste A. Moquin-
296 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
Tandon que les mêmes espèces de colimaçons, habitant
des terrains calcaires ou siliceux, avaient tantôt de la
silice, tantôt du carbonate de chaux dans la composition
de leur coquille, sans que, bien entendu, la morpholo-
gie spécifique en fût autrement modifiée. Ces diverses
substances se seraient remplacées en toutes proportions
dans la formation organique et elles se seraient com-
portées comme les substances isomorphes dans la for-
mation cristalline.
Ces comparaisons entre les formes minérales et les
formes vivantes ne constituent certainement que des
analogies fort lointaines, et il serait imprudent de les
exagérer. Il suffit de les signaler. Elles doivent simple-
ment nous faire mieux concevoir la séparation théo-
rique de ces deux temps de la création vitale : la création
ou synthèse chimique, la création ou synthèse morpho-
logique, qui, en fait, sont confondues par leur simul-
tanéité, mais qui n'en sont pas moins essentielle-
ment distinctes dans leur nature.
Il nous faut maintenant étudier cette synthèse mor-
phologique d'abord dans ses résultats, ensuite dans
ses causes.
L'indépendance de la forme et de la matière est
poussée plus loin encore dans l'être vivant que dans
le minéral. La morphologie, comme nous le verrons,
paraît gouvernée par des lois absolument indépen-
dantes de celles qui règlent les manifestations vi-
tales essentielles du protoplasma. Elle suppose cette
matière avec ses propriétés, mais elle l'utilise d'une
façon tout à fait indépendante et suivant des con-
ÊTRES AMIBOÏDES. 297
ditions qui n'y sont pas nécessairement contenues.
Les formes variées qui résultent de ces lois morpho-
logiques donnent lieu à des phénomènes vitaux, très
différents les uns des autres et qui ne sont que l'expres-
sion de la morphologie de l'être.
La matière protoplasmique, ainsi que nous l'avons
dit antérieurement (1), peut au début constituer des
êtres en quelque sorte sans forme fixe, ou tout au
moins sans mécanismes vitaux, morphologiquement
déterminés. Ce sont les êtres les plus simples, ne
possédant que la vie nue, sans les formes variées et
diversifiées à l'infini sous lesquelles elle nous apparaît
plus tard. Ces êtres sont en réalité des êtres protoplas-
miques ou cytodes, dont Haeckel a fait un groupe,
même un règne,, sous le nom de monères.
Dans ces êtres monériens ou protoplasmiques, nous
avons d'abord les amibes. Nous représentons ici une
monère d'eau douce, la Protamœba primitiva ( voy.
mm
s:1"
ù-fz*
X
ïjS
A B
Fig. 24. — Protamœba primitiva, Hseckel. Fig. 25. — Doux formes différentes d'ami-
A, une monère entière.
B, la même monère divisée en deux moitiés
par uu sillon médian.
bes de la vase.
iî, noyau.
v, vésicule contractile.
fig. 24), et des amibes avec leurs différentes formes
changeantes {voy. fig. 25). Nous ferons observer que
ces êtres amiboïdes, qui peuvent vivre à l'état libre
(1) Voyez leçon V.
298 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
dans le milieu cosmique, peuvent également vivre
comme élément en quelque sorte du milieu intérieur
chez d'autres êtres plus élevés. C'est ainsi que nous
voyons dans la figure 26 des amibes isolés et des amibes
. <
4
A B
Fig. 26. — Corpuscule lymphatique du lombric et amibes des infusions.
A, un corpuscule lymphatique du lombric isolé.
B, corpuscules lymphatiques du lombric agrégés.
C, amibes des infusions englobant des corpuscules colorés.
D, corpuscules lymphatiques du lombric ayant englobé les mêmes corpuscules colorés
(bleu de Prusse). (Voyez la planche à la fin du volume.)
du sang ou corpuscules lymphatiques du lombricus agri-
cole^ se comporter exactement de môme. M. Balbiani,
à l'obligeance de qui je dois cette figure, a vu que les
amibes du lombricus peuvent s'incorporer des petits
corps en suspension dans le sang, absolument comme
Fig. 27. — Protogenes primordiales.
le font les amibes des infusions, ce qui prouve bien que
ce sont les mômes êtres. Nous reproduisons également
la figure du Protogenes primordialis découvert, en 1864,
ÊTRES MONÉRIENS. 299
par Haeckel (voy. fig. 27, et leçon V, page 190). Il faut
encore signaler parmi ces êtres rudimentaires le Bathy-
bius Hœckelii, découvert, en 1868, par Huxley, espèce
de réseau amiboïde gigantesque qui siège au fond des
mers (fîg. 28, 28 bis, et leçon V, p. 189).
Nous ne discuterons pas la question de savoir si ces
êtres monériens ont une véritable morpliologie, et si la
Fis. 28. — Bathybius Hxckelii, organisme Fre. 28 bis. — Réseau protoplasmatique avec
protoplasmatique vivant dans le fond des discolithes et cyatholithes trouvés dans
mers. La figure représente une petite por- d'autres monères, et qui sont yraisembla-
tion du réseau protoplasmatique nu. blement des produits d'excrétion. (Haeckel.)
cytode d'Ha)ckel peut être à la fois, par une sorte d'ar-
rêt de développement, soit un animal vivant isolé com-
plet, soit le commencement possible d'autres orga-
nismes beaucoup plus complexes. Ces questions sont
fort incertaines et fort problématiques. Pour nous,
nous n'admettons de morphologie réelle que lorsque
nous voyons le même élément organique partir d'un
point fixe et suivre régulièrement une marche évolu-
tive, qui le conduit à un type organique également
fixe et déterminé d'avance. Or celte évolution ne com-
mence réellement qu'à la cellule.
Les cellules se forment, se multiplient, s'accumulent
pour constituer d'abord la masse de l'organisme, puis
300 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
elles se modifient, donnant naissance à des formes
spécifiques qui caractérisent dès le début les êtres qui
doivent en sortir.
Le mécanisme de la formation et de la multiplication
des cellules est ce que nous appellerons la morphologie
générale. Le groupement de ces cellules et la configuration
spécifique suivant laquelle elles se disposent pour for-
merles êtres vivants constituent la morphologie spéciale.
I. Morphologie générale. — La constitution du proto-
plasma en un élément anatomique doué d'une morpholo-
gie évolutive certaine et à longue portée est représentée
par la cellule, qui est le premier degré de la synthèse
morphologique, commun à tous les êtres vivants.
Comment se forme cet élément anatomique primor-
dial, la cellule ?
Nous savons que la vie existe, avant la cellule, dans
le protoplasma, mais dans l'état actuel des choses nous
ne voyons jamais une cellule apparaître évolutionnel-
lement sans une cellule antérieure. L'axiome « Omnis
cellula e cellulâ » resterait donc vrai pour les deux
règnes. Les physiologistes qui ont le mieux étudié
la question sont arrivés à cette conclusion : « La for-
» mation de cellules, en l'absence d'autres, dans les
» liquides organiques ou blaslèmes, est, dit Strasbur-
» ger (1870), une hypothèse qui n'a jamais été prou-
» vée. Leur génération spontanée n'est pas plus exacte
» que celle des formes organiques individuelles. » —
C'est l'avis des botanistes comme des zoologistes, que
les cellules naissent toutes du protoplasma d'une cel-
MORPHOLOGIE GÉNÉRALE. 301
Iule préexistante. « Toute production nouvelle de cel-
» Iule, dit Sachs, n'est au fond que l'arrangement
» nouveau d'un protoplasma préexistant. »
Il importe d'examiner par quels procédés la cellule
apparaît aux dépens d'une cellule préexistante.
Les procédés de genèse des cellules sont les mêmes
dans les deux règnes, ainsi que l'on devait s'y attendre.
On peut distinguer quatre formesprincipalesdegenèse
cellulaire, présentant quelques variétés secondaires :
1° La multiplication cellulaire, comprenant :
a la formation cellulaire libre;
b la division.
2° Le rajeunissement ou formation pleine :
3° La conjugaison ;
4° La gemmation.
A. Multiplication. — C'est le procédé de genèse cel-
lulaire dans lequel il y a production de deux ou plu-
sieurs éléments aux dépens d'un seul.
Il peut arriver qu'une portion seulement du proto-
plasma de l'élément originel participe à la formation
des éléments nouveaux. C'est alors ce qu'on a appelé
la formation cellulaire libre.
Les plantes et les animaux en offrent des exemples.
C'est ainsi que se forment les cellules endospermiques
des Phanérogames à l'intérieur du sac embryonnaire
et aux dépens d'une portion seulement du protoplasma
qui y est contenu [voy. fîg. 29).
Chez les animaux, JM. Balbiani a observé ce mode de
genèse pour la constitution des cellules blastodermiques
desinsectesauxdépensduvitellus.Unepartieseulement
302 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LÀ VIE.
de ce vitellus fournit des cellules nouvelles [voy. fig. 30).
Si tout le protoplasma de l'élément originel est em-
ployé à la constitution des cellules nouvelles, on a alors
le procédé de division.
i"9 a1®
"
Fig. 20. — Formation libre de cellules dans Fie. 30. — Genèse de cellules par formation
l'endosperme du Phaneohis multiflorus, libre dans la couche blastodermique d'un
lr" forme. (Strasburger, p. 501.) œuf d'insecte. (Balbiani.)
a, formation des noyaux.
6, différenciation des cellules.
Ce procédé de division est le plus général de tous. Le
plus grand nombre des éléments végétaux se produit de
cette façon. Quant aux éléments animaux, on a admis
depuis un certain nombre d'années que la division était
leur unique origine. Ce mode de genèse, que Remak a
fait connaître depuis 1850 en étudiant la division des
cellules du blastoderme, a été considéré comme le mode
exclusif de la genèse cellulaire. C'est l'avis de Kôlliker.
La division est donc le mode génétique le plus uni-
versel. Une cellulese divise et en donne deux nouvelles.
11 peut y avoir deux cas: ou bien l'élément primitif n'a
point d'enveloppe épaisse, ou bien il a une enveloppe
bien caractérisée. Dans le premier cas, il y a scission
simple; dans le second cas, division endogène.
Les monères, les amibes, les infusoires, les globules
sanguins de l'embryon se divisent ainsi. La masse pro-
GENÈSE DE LÀ CELLULE. 303
toplasmique qui constitue ces animaux s'allonge, s'é-
trangle, et se sépare bientôt en deux masses nouvelles;
chacune constitue désormais un individu distinct dans
lequel recommence de nouveau le môme procédé des
phénomènes vitaux (voy. fig. 24).
Quant à la division endogène, on la décrivait, il y a
quelques années, d'une manière fort simple. Le noyau,
disait-on, en prend l'initiative, et dans le noyau, le
nucléole. Au lieu d'un seul nucléole on en aperçoit
deux; puis le noyau s'étrangle et se segmente, entraî-
nant le nucléole nouveau. La division du noyau en-
traîne celle du protoplasma, et finalement au lieu
d'une cellule on en a deux.
Mais cette idée que l'on se formait jusqu'à ces der-
nières années n'était pas l'expression réelle de la vé-
rité. Nous avons fait déjà connaître les recherches
nouvelles qui tendent à réformer ces vues trop simples.
Nous devons y revenir (1).
Strasburger a étudié la production des cellules au
sommet organique du sac embryonnaire chez quelques
plantes, en particulier chez les conifères, Pkea vulgaris
(voy. fig. 31, 32, 33, 34, 35).
D'abord, le protoplasma de ce sac donne naissance
par une de ses parties à quatre cellules provenant de
formation libre. Ce sont ces cellules qui se prêtent bien
ultérieurement à l'étude de la division et des circon-
stances qui l'accompagnent.
On distingue deux phases successives. Le noyau de
la masse protoplasmique, dans la première phase,
(i) Voyez leçon V, page 196.
304 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
montre deux amas de granulations situées aux deux
pôles ou points antagonistes ; ces amas sont reliés par
des filaments intermédiaires. Ces filaments, renflés uni-
Genèse des cellules par division chez les végétaux.
/
^
m?
^■^SJm^
Fig. 31. — Noyaux apparaissant simultané- Fig. 32. — Préludede la division desnoyaux
ment dans l'œuf du Pinus syloestris. de l'œuf du Pinus sylvestris. Le noyau à
(Strasburger. p. 230.) droite montre uu degré plus avancé qu'à
gauche. (Strasburger, p. 260.)
Fig. 33. — État plus avancé que dans la Fig. 3i. — La formation des nouveau*
figure 27. Les plaques cellulaires se des- noyaux vient de se terminer; les pla [ues
sinent déjà à l'équateur entre les nouveaux cellulaires sont plus marquées. (Stras-
noyaux en voie de formation. (Strasburger, burger, p. 250.)
p. 250.)
Fig. 35. — La membrane cellulaire déjà sécrétée au milieu de la plaque' de la cellule
Strasburger, p. 250.)
formémentùleur milieu, constituent par leur ensemble
un disque équatorial ou disque nucléaire. C'est ce que
l'on voit dans la partie gauche de la figure 32. Puis les
renflements se divisent et remontent chacun vers le
pôle correspondant. Celte séparation et ce mouvement
s'aperçoivent dans la partie droite de la figure 32.
GENÈSE CELLULAIRE. 305
Dans la deuxième phase, il se reforme sur le plan
•équatorial une série nouvelle de renflements dont l'en-
semble constitue la plaque cellulaire ; celle-ci se clive
•en deux : entre les deux clivages se forme une cloison
de cellulose, et, le travail se continuant, on a bien-
tôt, au lieu de la masse primitive, deux cellules com-
plètes dans le sac embryonnaire.
Le noyau ne joue pas toujours ce rôle essentiel dans
la genèse cellulaire. On connaît des cas où il n'existe
pas encore au moment où le protoplasma se divise,
et des cas où ce noyau existant reste pour ainsi dire
étranger à l'apparition des centres attractifs, qui grou-
peront la matière protoplasmique pour en former deux
cellules nouvelles.
Voilà des phénomènes complexes qui ont été obser-
vés chez les végétaux, et également chez les animaux,
et qui paraissent avoir une très grande généralité. Blits-
chli (1) a observé la division des cellules embryonnaires
du sang du poulet [voy. fig. 36) ; Weitzel, la prolifération
des cellules delà conjonctive enflammée; Balbiani, la
multiplication des cellules de l'épithélium ovarique
des insectes; Auerbach, Fol, Strasburger, Klebs, ont
rencontré un nombre considérable de faits du même
genre. En interprétant ces faits, on est conduit à penser
qu'il n'existe chez les animaux qu'un procédé unique
de genèse cellulaire, auquel se ramènent tous les
autres, qui en seraient simplement des abréviations.
Ces études nous montrent, dans la genèse cellulaire
par division, quelque chose d'analogue au jeu de forces
(I) Voyez leçon V, p. 195.
CL. BERNARD. 20
306 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
attractives et répulsives, s'exerçantsurtout sur le noyau,
et manifestées parlapoiarité et ladisposition rayonnante
qu'elles impriment aux particules du protoplasma.
Genèse des cellules par division chez les animaux.
3 2 ,
Fig. 3û. — 1, 2, 3, 4, b, 6, 7, 8, phases successives de la division d'un globule sanguin
chez un embryon de poulet, d'après Biitschli.
B. Le rajeunissement, ou formation pleine, est un
procédé rare dont on trouve quelques exemples dans
le règne végétal ; on n'en connaît point dans le règne
animal. Il y a une cellule préexistante : la masse en-
tière du protoplasma de cette cellule forme une cellule
nouvelle, par une sorte de renouvellement ou de simple
rajeunissement de ce protoplasma. C'est par ce moyen
que Pringsheim a vu se former les zoospores dans les
algues du genre Œdogonium (voy. fig. 37).
C. La conjugaison consiste dans la fusion de deux ou
CONJUGAISON.
307
plusieurs masses protoplasmiques en une seule. Deux
éléments participent à la formation de l'élément nou-
veau, et cela peut se faire de deux manières : ou par
conjugaison proprement dite, ou par conjugaison
sexuelle, c'est-à-dire par fécondation.
Fig. 37. — Formation pleine par rajeunissement (Sachs, p. 12).
A, B, sortie des zoospores d'un Œdogonium; — C, sortie du protoplasma tout entier d'un
jeune plant d' Œdogonium sous forme d'une zoospore ; — D, zoospore libre en mouve-
ment; — E, la- même, après qu'elle s'est fixée et qu'elle a formé son disque d'adhérence.
Dans la conjugaison ordinaire, les deux cellules qui
interviennent sont sensiblement identiques en forme et
en taille. C'est ainsi que se forment les zygospores des
algues conjuguées et volvocinées, et les zygospores des
champignons myxomycètes et des mucorinées .Le règne
animal n'offre pas d'exemple connu de cette genèse cel-
lulaire (voy. la planche à la fin du volume).
Quant à la conjugaison sexuelle ou fécondation, dans
308 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
laquelle les deux éléments sont différenciés, on en a des
exemples dans les oospores des cryptogames et, chez les
animaux, un type universel dans la fécondation de l'oeuf.
D. Enfin, nous avons signalé un quatrième mode de
genèse cellulaire, c'est la gemmation, ou bourgeonne-
ment. Les observations sont peu nombreuses, et il est
certain qu'il s'agit ici d'un procédé rare : la majorité des
auteurs, Kôlliker entre autres, le passent sous silence.
Cependant il semble y avoir un petit nombre de faits
positifs à cet égard [voy. fig. 38).
Fig. 38. — ■ Gemmation.
Ovulation d'un mollusque lamellibranche {Venus decussata). A, cellule mère ; — B, C,
bourgeons formés par le refoulement de la paroi cellulaire F sous la pression des nou-
veaux noyaux D, E, provenant de la division du nucléus primitif (d'après Leydig).
Telles, par exemple, la formation des œufs par
bourgeonnement des cellules de la gaine ovigène des in-
sectes ; la formation des globules polaires, observée par
Robin ; la multiplication des infusoires acinètes (Podo-
phrya gemmipara), observée par Hertwig, et enfin la
division des globules lymphatiques de l'axolotl, qui a
été observée par Ranvier. Le noyau s'allonge, s'étrangle
en bissac,et alors on voit naître de ce noyau des bour-
geons plus ou moins nombreux, et dans chacun de
ceux-ci un nucléole. Chacun de ces bourgeons semble
MORPHOLOGIE SPÉCIALE. 309
gouverner la masse du protoplasma environnant qu'il
groupe autour de lui de manière à former une cellule
nouvelle.
Tels sont les procédés de la morphologie générale,
par lesquels une cellule sort d'une autre cellule; par
lesquels se constitue, en somme, l'organisme le plus
simple.
Nous examinerons, maintenant, la morphologie spé-
ciale, qui préside à la production des formes complexes
et spécifiques des animaux et des plantes.
II. Morphologie spéciale. — Le point de départ des
espèces animales ou végétales est une cellule appelée
œuf ou ovule.
A la vérité, un certain nombre d'êtres proviennent
de parents par des procédés monogéniques ou asexués :
mais la reproduction sexuée est le procédé génétique
par excellence, général, et suffisant à lui seul à assu-
rer la perpétuité de l'espèce.
L'œuf lui-même est primitivement une cellule. En
remontant jusqu'à sa première apparition, on le
retrouve chez tous les animaux a l'état de protovum ou
ovule primordial; il est formé d'une masse protoplas-
mique ou vitellus primitif, ou archilécithe , ou plasma
primitif, masse au centre de laquelle existe un noyau
granuleux, volumineux, réfringent, qui est le noyau
primitif ou vésicule de Purkinje.
Cet ovule primordial ainsi constitué est primitive-
ment une cellule épilhéliale, apparaissant dès les pre-
miers temps du développement dans l'organisme ma-
310 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
ternel ; cette cellule se distingue des cellules épithéliales
voisines, du même rang, grossit et se caractérise bien-
tôt en tant qu'ovule primordial.
Le mode de formation de cet ovule primordial aux
dépens d'une cellule épithéliale préexistante, sa consti-
tution en tant que masse protoplasmique à noyau, sont
des faits absolument généraux applicables à tous les
animaux, depuis les protozoaires jusqu'aux vertébrés,
ainsi que l'ont établi les travaux embryogéniques pu-
bliés depuis dix ans.
C'est là l'origine commune de tous les êtres vivants :
cette cellule si simple jouit de la faculté de donner
naissance, par une série de différenciations successives
dans les produits de sa prolifération, aux formes spécifi-
ques les plus complexes.
L'œuf, en effet, ne reste pas indéfiniment à l'état
d'ovule primordial : il est un élément essentiellement
doué de la faculté d'évolution, qui se modifie, se mul-
tiplie, se complète, se différencie, par un mouvement
progressif et un travail continuel. L'individu animal à
son état achevé n'est pour ainsi dire que la phase la
plus avancée ou la phase ultime de cette évolution;
tandis que, d'autre part, l'ovule primordial pourrait
être appelé le premier état de l'animal, son début ou
sa première ébauche.
M. Balbiani, en poursuivant ses belles études sur les
organes de la reproduction chez les aphidiens, a été
amené à reporter plus loin encore l'origine de l'ovule.
— Pour lui, l'œuf n'est pas un simple élément anato-
mique, c'est déjà un organisme : il est constitué par
OVOGÉNIE. 31 i
l'union ou conjugaison de deux éléments, l'un jouant
le rôle d'élément mâle, l'autrele rôle d'élément femelle;
ces deux corps, dont l'union constitue l'ovule, sont
d'une part la vésicule germinative avec son protoplasma,
d'autre part la cellule embryogène ou androblaste . Ce
dernier ne serait pas un produit de l'organisme mater-
nel déjà constitué, mais il existerait déjà dans l'œuf d'où
sort cet organisme maternel. 11 y aurait donc dans l'œuf
de la mère un élément essentiel de l'œuf du rejeton.
Cet élément ovulaire se transmet, persiste, non plus
comme un organe appartenant à l'individu qui en est
porteur, mais comme un élément appartenant à l'an-
cêtre et qui dans l'économie de l'être actuel constitue-
rait un véritable parasite atavique. — On a commencé
par croire que l'œuf est une production de l'organisme
maternel à l'état de plein développement; puis on a dit
qu'il était une production de l'organisme maternel, dès
son état embryonnaire et avant même que le sexe y fût
caractérisé. M. Balbiani fait un pas de plus dans cette
voie des origines, et il rattache l'œuf à l'organisme
maternel non encore développé, existant seulement en
puissance, c'est-à-dire à l'œuf maternel.
On en peut dire autant de celui-là même qui se rat-
tache à l'œuf antérieur, et ainsi de suite, en remontant.
L'œuf contient donc un élément essentiel des œufs des
générations successives, élément spécifique et non in-
dividuel. Cette doctrine de M. Balbiani semble donc,
à un certain degré, rajeunir la célèbre théorie de l'in-
volution ou de X emboîtement des germes, qu'avait
proposée au siècle dernier le philosophe naturaliste
312 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
Ch. Bonnet, de Genève. — On pensait, à l'époque où le
naturaliste genevois proposait son hypothèse, que l'être
nouveau existait tout préformé dans l'œuf; d'autres
disaient dans la liqueur séminale : ce n'était pas l'être
actuel qui le créait, il ne faisait pour ainsi dire que le
porter et fournir l'habitation à cette ébauche ou minia-
ture du rejeton. Ch. Bonnet fut conduit par ses médi-
tations a priori et ses expériences sur les pucerons à
admettre la pré formation ou préexistence du germe non
pas seulement dans l'œuf qui le développera, mais la
préformation indéfinie et de tout temps de cet œuf
lui-même.
L'origine de cette doctrine se trouve dans les idées
philosophiques de Leibnitz. Leibnitz considérait tous
les phénomènes de l'univers comme la simple consé-
quence d'un acte primordial, la création. La puissance
créatrice qui était intervenue une première fois n'avait
pas eu besoin de répéter son effort, et l'ordre naturel
était fixé pour la série des temps. En particulier, le pre-
mier être contenait en puissance et en substance toutes
les générations qui lui ont succédé, et l'observateur
ne fait qu'assister au développement de ces germes du
premier jour, inclus les uns dans les autres.
C'est cette vue qu'adopta le philosophe genevois
Bonnet. Il admit qu'un animal ne créait pas véritable-
ment les êtres dont il devenait la souche ; qu'il en con-
tenait simplement les germes, enveloppés pour ainsi
dire les uns par les autres et se dépouillant successi-
vement de leurs enveloppes. Si l'on en croit certains
témoignages, Cuvier, dont le génie précis s'accommo-
OVOGÉNIE. 313
dait mal des hypothèses, aurait pourtant accueilli celle-
ci avec faveur.
Le développement de la science a écarté ce qui, dans
cette doctrine, était manifestement erroné : à savoir
que l'œuf serait l'image réduite de l'être nouveau qui
n'aurait pour ainsi dire qu'à se déployer et à s'amplifier.
L'animal se forme non par l'ampliation de parties
existantes déjà, mais par formation, création successive
de parties nouvelles ou épigenèse, ainsi que nous le
dirons tout à l'heure. Quant à l'autre partie de la doc-
trine, qui consiste à imaginer que l'œuf renferme non
pas seulement en puissance, mais sous une forme figu-
rée et substantielle, quelque élément des générations
successives, c'est cette partie de la doctrine que les
idées de M. Balbiani viennent de tirer de l'oubli et
de la défaveur où elle était tombée.
Dans l'histoire du développement ou de l'évolution
d'un animal, on peut distinguer trois périodes :
1° La période ovogénique, qui s'étend depuis l'origine
de l'œuf jusqu'à sa constitution complète;
2° La période de la fécondation, qui correspond au
moment où l'œuf, arrivé à l'état de maturité, reçoit
l'impulsion nouvelle résultant du contact de l'élément
mâle;
3° Enfin la période embryogénique, la plus longue,
qui comprend la série des phénomènes par lesquels
l'œuf fécondé est amené jusqu'au développement com-
plet de l'animal.
Nous n'avons pas ici à faire l'histoire de ces trois pé-
riodes : nous devons seulement les caractériser biïève-
314 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
ment, puisqu'elles marquent les trois étapes principales
de la morphogénie.
Nous signalons le point de départ commun de toute
organisation dans cette forme partout identique, qui
est Y ovule primordial , simple masse proloplasmique à
noyau. Cette identité d'origine pour tous les êtres or-
ganisés est un phénomène bien essentiel et bien digne
d'être mis en lumière. Il est acquis surtout depuis les
travaux de Waldeyer, en 1870.
Cet ovule primordial subit un développement (déve-
loppement ovogénique) qui l'amène à l'état où il doit
être pour subir efficacement l'imprégnation de l'élé-
ment mâle, c'est-à-dire à l'état d'œuf mûr. Ce dévelop-
pement comprend trois faits principaux : la formation
d'une enveloppe limitant extérieurement l'élément, ou
enveloppe vitelline ; l'accroissement de la masse proto-
plasmique primitive par l'adjonction d'éléments nou-
veaux constituant le vitellus secondaire, ou vitellus
nutritif, ou paralécithe, ou deutoplasme, suivant les
différents noms que lui ont donnés les auteurs. Enfin, et
en troisième lieu, le noyau, ou vésicule germinative de
Purkinje, jusque-là homogène dans toutes ses parties,
permet d'apercevoir des granulations nucléolaires,
taches germinatives ou taches de Wagner.
Dès cette première période, des différences apparais-
sent suivant que l'œuf devra former un animal de tel
ou tel groupe zoologique. Avant toute fécondation,
avant tout développement, il est possible de prédire,
d'après les caractères anatomiques particuliers de l'œuf
complet, la direction générale de son évolution et le
EMBRYOGÉNIE. 315
groupe auquel appartiendra l'animal qu'il formera.
L'enveloppe vifcelline, par exemple, est striée radiaire-
ment chez les mammifères et les poissons osseux, et y
présente un micropyle. Rien de pareil n'a lieu chez
les oiseaux. Le vitellus secondaire peut être en pro-
portions différentes relativement au vitellus primitif;
tantôt il est très abondant, c'est le cas des animaux
ovipares, oiseaux et reptiles ; tantôt il est très peu
abondant, ce qui est le cas des vivipares, tels que les
mammifères. Enfin les taches germinatives du noyau
sont bien différentes en nombre chez les uns ou chez
les autres des vertébrés : il y en a plus de 100 à 200 chez
les poissons, au contraire 1 ou 2 chez les mammifères.
Une étude de l'ovogenèse étendue à tous les groupes
aurait donc pour résultat de montrer une différencia-
tion très précoce dans le travail du développement. Il
semble bien que dès le début commun les routes vont
en divergeant et que chaque ovule primordial ait sa
voie fixée d'avance, dans laquelle il marchera sans
arrêt, jusqu'à réaliser sous la direction des lois mor-
phologiques le type animal qui était virtuellement ins-
crit en lui.
La seconde période du développement de l'œuf est
caractérisée par le phénomène de la fécondation et
tous les faits secondaires qui la préparent ou s'y rat-
tachent. L'œuf, ainsi que nous l'avons dit, est un élé-
ment plastique très énergique, centre d'attraction chi-
mique et morphologique. Le processus évolutif de cet
élément est renforcé d'une manière encore inconnue
316 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
par l'intervention de l'élément mâle, c'est-à-dire par
la fécondation.
Une fois la fécondation accomplie, le travail évolutif
prend une extrême activité et la phase embryogénique
commence.
Le problème de l'embryogénie consiste, en définitive,
à expliquer par quels procédés successifs la cellule ovu-
laire simple a donné naissance à cette construction
polycellulaire d'une architecture si complexe qui est la
machine vivante.
On a eu d'abord recours aux hypothèses, avant de
s'adresser à l'observation, pour essayer de percer ce
mystère.
Deux théories opposées se présentent à l'esprit du
naturaliste philosophe, dont chacune a eu ses partisans :
c'est la théorie de Yinvolution d'une part, de l'autre,
la théorie de Yêpigenèse. Le débat est aujourd'hui tran-
ché, et l'on sait, depuis les travaux du célèbre embryo-
logiste Caspar-Frederick Wolff, que l'organisme se
développe de l'œuf par êpigenèse.
Les partisans de l'involution pensaient que la géné-
ration d'un être n'était pas une véritable création. Le
rejeton préexistait tout formé, avec ses organes, ses
appareils, sa forme, dans le germe, et la fécondation
ne faisait que le déployer. Ce germe, image réduite de
l'être nouveau, c'était Yœuf^OMv certains naturalistes,
qui de là prenaient le nom à'ovistes, tels Swammer-
damm, Malpighi, Haller. — Pour d'autres, les sperma-
tistes, Leeuwenbœck, Spallanzani, c'était Y animal sper-
viatique, qui était le germe; mais pour les uns et pour
EMBRYOGÉNIE. 317
les autres, le germe était l'ébauche, la miniature de
l'embryon ; et c'est là le point essentiel de la doctrine.
L'être ne commençait donc pas à l'acte de la généra-
tion; il préexistait déjà, à l'état dormant et n'attendant
que d'être tiré de cette condition léthargique par l'im-
pulsion fécondatrice. — Défendue par Leibnitz parmi
les philosophes, par Haller parmi les physiologistes,
cette doctrine subsista universellement acceptée jus-
qu'au moment où G. -F. Wolff, le premier fondateur de
l'embryologie moderne, vint lui porter le coup mortel
et révéler la véritable nature du développement orga-
nique. « Il prouva que le développement de chaque
» organisme s'effectue par une série de formations nou-
» velles, et que, ni dans l'œuf, ni dans les spermato-
» zoaires, il n'existe la moindre trace des formes défi-
» nitives de l'organisme (1). »
C.-F. Wolff montra en effet, en étudiant chez le
poulet le développement du tube digestif, qu'il y a une
époque où cet appareil n'est encore qu'une sorte de
membrane ovale, un feuillet germinal? f, qui passe par
une série de transformations continuelles et par des
additions nouvelles, arrive à constituer le canal intesti-
nal, les glandes qui en dépendent, le foie, le poumon, etc.
— On trouve dans cette observation le germe de la
découverte des feuillets embryonnaires, que Baër com-
pléta et introduisit plus tard dans la science.
Ainsi, les parties du corps sont faites successivement
les unes après les autres, par additions et différencia-
tions successives. Rien ne préexiste dans sa forme et
(1) Hœckel, Anthropogénie, p. 28.
318 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
son dessin définitif. Le germe de l'homme n'est pas
un homoncule, image réduite et parfaite de l'adulte ;
c'est une masse cellulaire qui, par un travail lent,
acquiert des formes successivement compliquées.
Les premiers phénomènes par lesquels débute l'évo-
lution embryogéniquesontsensiblementlesmêmes d'un
bout à l'autre du règne animal. Chez les mammifères, la
masse protoplasmique qui forme l'œuf fécondé se seg-
mente en deux moitiés par division endogène. Chacune
des deux masses nouvelles subit une segmentation pa-
reille. Ce phénomène, appelé fractionnement du vitellus,
aboutit, par ces divisions réitérées de la masse protoplas-
mique principale, à la formation d'une masse de cellules
toutes pareilles entre elles, groupe cellulaire provenant
par générations successives de la cellule primitive.
Ce groupe formé de cellules pressées les unes contre
les autres est une masse sphérique framboisée, muri-
forme. On a proposé de désigner ce premier stade de
l'évolution embryogénique commun à tous les animaux
par un nom particulier, celui de monda.
Chez les mammifères, cette masse pleine, compacte
de cellules vitellines se creuse bientôt à son centre où
s'amasse un liquide, et se condense à la surface. L'œuf
est alors transformé en une vésicule sphérique, dont
l'enveloppe est constituée par une couche plus ou moins
épaisse de cellules juxtaposées, et l'intérieur occupé
par un liquide. Cette poche s'appelle blastula, vésicule
blastodermique ; la paroi, blastoderme; ses éléments, cel-
lules du blastoderme.
La vésicule blastodermique a environ 1 millimètre de
FEUILLETS DU BLASTODERME. 319
diamètre. Elle est formée d'une seule assise de cellules.
En un de ses points, cette paroi est doublée par un petit
amas de cellules de segmentation à contour elliptique,
faisant saillie dans la cavité blastodermique, simulant à
la surface l'apparence d'une tache et que l'on appelle
area germinativa, aire germinative, rudiment primitif
du corps du mammifère.
La partie de cet amas cellulaire qui en forme la
limite vers le centre se développe bientôt activement;
elle fournit une nouvelle couche qui s'étale à la face
interne du blastoderme, et s'y dispose comme une se-
conde assise. Il y a donc alors deux couches ou deux
feuillets comprenant entre eux au niveau de l'aire
germinative une masse intermédiaire. Ces deux feuil-
lets ont des caractères différents : on les appelle feuillet
externe ou ectoderme, feuillet interne ou entoderme, ou
encore épiblaste et hypoblaste. Quant à la partie com-
prise entre les deux feuillets au niveau de l'aire ger-
minative, c'est la masse intermédiaire ou mêsoblaste.
Chez les oiseaux, les reptiles, les plagiostomes et les
céphalopodes, les insectes, les arachnides supérieurs,
et les crustacés qui ont des œufs ù vitellus nutritif vo-
lumineux, il y a segmentation partielle, portant seule-
ment sur le vitellus primitif. Aussi ces œufs sont dits
mésobl astiques ou à fractionnement partiel, par oppo-
sition aux œufs oloplastiques des mammifères ou à frac-
tionnement total. Mais c'est là une différence' sans
importance, car dans l'un comme dans l'autre cas
le résultat premier du travail embryogénique est la
formation de deux feuillets primaires .
320 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
On trouve encore chez les animaux inférieurs le
fractionnement total, la formation d'une masse fram-
boisée ou monda et la constitution d'une poche à deux
feuillets, munie d'une ouverture. Cette forme constitue
le gastrula avec son entoderme et son ectoderme. C'est
ce qui s'observe chez les éponges, les polypes et les vers.
Il y a, comme on le voit, une certaine analogie dans
la première phase du développement embryogénique
chez tous les animaux.
Plus tard, on trouve quatre feuillets; cette multipli-
cation résulte, comme l'a montré Remak, du dédouble-
ment du mésoblaste en une lame musculo-cutanée et une
lame flbro-intestinale. Quant à l'épiblaste ou ectoderme,
il prend le nom de feuillet corné ou cutané sensitif, ou
sensoriel; l'hypoblaste ou feuillet interne est appelé
intestino-glandulaire. Cette division en quatre feuillets,
qui caractérise le second stade du développement em-
bryogénique, se rencontre chez tous les vertébrés et
chez la plupart des invertébrés, sauf chez les derniers
des zoophytes, les spongiaires, où le travail se réduit à
la division en deux feuillets primaires.
Les cellules qui constituent chacun de ces feuillets
et leur descendance ont dans la constitution de l'être
un rôle particulier. Le feuillet corné ou sensitivo-cu-
tané, encore appelé épiblaste, forme l'épidémie avec
ses annexes (cheveux, ongles, glandes sudoripares et
sébacées), et le système nerveux central, la moelle
épinière.
La lame musculo-cutanée du mésoblaste, ou méso-
derme, forme le derme, les muscles, le squelette in-
DÉVELOPPEMENT. 321
terne, os, cartilages, ligaments, c'est-à-dire le système
musculaire et les systèmes conjonctifs.
La lame fibro-intestinale du mésoblaste forme le
cœur, les gros vaisseaux, les vaisseaux lymphatiques,
le sang lui-même et la lymphe, c'est-à-dire le système
vasculaire, plus le mésentère et les parties musculaires
et fibreuses de l'intestin.
Le feuillet interne, hypoblaste ou hypoderme, ou
feuillet intestino-glandulaire, fournit le revêtement
épithélial de l'intestin, les glandes intestinales, le
poumon, le foie (voy. fîg. 40).
Comment se disposent ces éléments, suivant quel
dessin et quel plan?
On peut répondre que ce dessin et ce plan sont ca-
ractérisés dès le début, et que si ces éléments consti-
tuent des matériaux de même nature et de même situa-
tion, ils reçoivent au premier moment une destination
architecturale distincte; ils servent à édifier un mo-
nument d'un style particulier qui se révèle et peut se
prédire sitôt qu'il commence à s'exécuter.
Chez les vertébrés, dès ce moment, le disque germi-
natif offre deux parties, une zone marginale opaque,
area opaca, entourant une partie centrale claire, area
pellucida. Les cellules les plus centrales des feuillets
externe et moyen se multiplient dans Y area pellucida
et forment une tache ovalaire plus brillante encore qui
est leg-erme proprement dit, prot os orna. Unegouttière,
sillon primitif, divise bientôt ceg-erme en deux moitiés,
et les bords de la gouttière s'épaississent de manière à
constituer deux bourrelets saillants grâce à la prolifé-
CL. BERNARD. 21
322 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
ration des cellules du feuillet externe. Le contour du
germe change dans le même temps, et, s'étranglantvers
son milieu, prend la forme d'un corps de violon (voy,
fig. 38). Pendant ce temps le feuillet moyen, méso-
derme, s'épaissit et se comporte d'une manière diffé-
rente dans sa partie centrale, dans sa partie périphéri-
que et dans la région intermédiaire; sa partie centrale,
sous-jacente à la gouttière, se différencie et commence
à s'organiser pour former le cylindre cellulaire appelé
corde dorsale; la partie périphérique de ce mésohlaste
se fissure pour constituer les deux lames musculo-cuta-
née et fihro-intestinale qui tendent à s'écarter l'une de
l'autre, laissant entre elles une fente, rudiment du cœ-
lome ou cavité pleuro-péritonéale. Quant à la région
intermédiaire de ce feuillet moyen, comprise entre la
corde dorsale au centre et la partie divisée à la péri-
phérie, elle constitue de chaque côté une sorte de
cordon appelé cordon vertébral primitif, d'où provien-
dront les pièces des vertèbres.
Les bourrelets dorsaux formés par le feuillet externe
se rapprochent, s'affrontent, se ferment, et ainsi se
trouve constitué un tube médullaire destiné à devenir la
moelle épinière; celle-ci sera refoulée vers l'intérieur
et enfermée dans le canal spinal qui l'entoure, en se
constituant aux dépens des pièces vertébrales droites et
gauches du feuillet moyen qui viendront se rejoindre
sur la ligne médiane au-dessus et au-dessous, et lui
formeront un étui.
Du côté du feuillet interne ou hypoblaste les choses
se passent de môme, mais plus tardivement. Réduit pen-
TYPES EMBRYOGÉNIQUES. 323
dant longtemps à une seule couche cellulaire, ce feuillet
montre bientôt dans l'axe du germe une dépression en
gouttière, dont les bords s'affrontent et constituent
finalement un tube complet, le tube intestinal.
Ce n'est pas le lieu de suivre pas à pas le développe-
ment de ces diverses parties. Il nous suffit d'en saisir
le dessin général.
Chez les vertébrés, le type se marque et se caracté-
rise dès le début, en ce sens qu'il y a un sillon primi-
tif au-dessous duquel le feuillet moyen resté indivis
forme un cordon axial, et les choses sont symétriques
de part et d'autre. Cette division du germe en deux
moitiés par une ligne primitive indique la direction
que suivra le développement et l'embranchement au-
quel appartiendra l'animal.
Les particularités distinctives des divers vertébrés,
et d'une façon générale des divers groupes, n'apparais-
sent que graduellement et d'autant plus tardivement
que les êtres adultes se ressembleront davantage. Haec-
kel a énoncé cette loi dans les termes suivants :
« Plus deux animaux adultes se ressemblent par leur
» structure générale, plus leur forme embryonnaire
» reste longtemps identique, plus longtemps leurs
» embryons se confondent ou ne se distinguent que
» par des caractères secondaires. »
Si nous voulons résumer les résultats précédents et
les comprendre dans une formule générale, nous dirons
après Baër :
«L'être vivant provient d'une cellule primitivement
identique, l'œuf primordial; il s'édifie par formation
324 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
progressive ou épigenèse, par suite de la prolifération
de cette cellule primitive qui forme des cellules nou-
velles, qui se différencient de plus en plus et s'associent
en cordons, en tubes, en lames, pour arriver à consti-
tuer les différents organes. Cette structure va se com-
pliquant successivement, de manière que les formes
se particularisent de plus en plus à mesure que le dé-
veloppement avance. C'est la forme la plus générale,
celle de l'embranchement, qui se manifeste lapremière ;
puis celle de la classe, puis celle de l'ordre, et ainsi de
suite jusqu'à l'espèce. »
Le développement suit donc des routes d'abord
communes, puis divergentes, lorsqu'il doit aboutir à
des formes différentes. La seule question en litige est
de savoir à partir de quel point commence cette diver-
gence, car, au premier moment, il n'y a aucune diffé-
renciation, et les stades originels semblent identiques.
La plupart des embryologistes ont pensé que ce qu'il
y a de commun dans un groupe animal est toujours
développé dans l'embryon plus tôt que ce qu'il y a de
spécial; et, par conséquent, lorsqu'on imagine quatre
types de structure, comme le faisaient Cuvier, Baër
et Agassiz, il est naturel que l'on retrouve quatre types
de développement ou d'évolulion. Baër, en particulier,
admettait quatre procédés embryologiques, qui se ca-
ractérisaient depuis une époque fort reculée du déve-
loppement et qui conduisaient à leur forme parfaite
les germes des animaux des quatre embranchements
de Cuvier. Ce système était quelque peu prématuré, et
les observations embryologiques modernes en contre-
TYPES EMBRYOGÉNIQUES. 325
disent bien des parties. Des quatre types primitifs
admis par Baër, il y en a un, Yevolutio conforta, qui a
■été ultérieurement rejeté; un autre, Yevolutio radiata,
ne saurait plus être admis qu'avec d'expresses réserves.
Néanmoins, et en l'absence de tout autre classement des
procédés embryologiques, nous rappelons ici le sys-
tème, si imparfait soit-il, de BaëL'; il offre tout au
moins un intérêt historique et le cadre pour les sys-
tèmes nouveaux auxquels conduiront les observations
si minutieuses des zoologistes modernes.
Baër admettait donc quatre types de développement,
de même que Cuvier admettait quatre types d'organi-
sation. Il les caractérisait par les noms suivants :
1° Evolutio bigemina; vertébrés.
2° Evolutio gemina; arthropodes.
3° Evolutio conforta; mollusques.
4° Evolutio radiata; rayonnes.
1° Le premier type, offert par les vertébrés, est le
type à symétrie double. Baër employait pour en carac-
tériser le développement la désignation d' 'evolutio bi-
gemina. Plus tard, Kôlliker (1) acceptait le même type
et la même désignation comme exprimant en réalité
le procédé de développement de ces vertébrés.
L'embryon né d'une portion localisée de l'œuf frac-
tionné [evolutio in una parte) se développe dans deux
directions différentes, en présentant la symétrie bila-
térale.
(1) Entwickelungsgeschichte dev Cephalopoclen (Zurich, 1844).
326 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
Le développement de l'embryon se fait par une dou-
ble répétition de parties, répétition latérale et répétition
Fig. 39. — Développement des vertébrés ; type des mammifères (évolution symétrique
double). — A, B, C, trois stades de l'embryon du lapin. — D, système nerveux. — E,
bandelette axile. — F, area germinativa. — G, vertèbres primitives. On voit ici deux
axes de symétrie constitués, l'un par le système nerveux, l'autre par le système viscéral.
(Heusen et Kôlliker.)
de haut en bas, c'est-à-dire qu'il se produit des organes
identiques qui partent des deux côtés d'un axe (corde
dorsale), se projettent en haut et en bas (lames dorsales
et lames ventrales), et s'affrontent le long de deux lignes
parallèles, de telle sorte que le feuillet interne du germe
se ferme en dessous, et le feuillet externe en dessus; par
là se trouvent constituées deux cavités allongées : l'une,
cavité viscérale, qui loge et circonscrit le système des
viscères ou système végétatif; l'autre, cavité médullaire,
entourant et circonscrivant la moelle épinière et le cer-
veau, organe central de la vie animale.
TYPES EMBRY0GÉN1QUES. 327
2° Le second type d'organisation et d'évolution est
offert parles articulés (vby. fîg. 41).
Il constitue Yevolutio qemina de Baër et de Kôlliker.
Fig. 40. — Développement des vertébrés, évolution symétrique double (evolutio bige-
minade Baër). — Type des poissons ; A, B, C, trois stades de l'embryon de la torpille
[Torpédo oculata) ; E, embryon ; F, area germinaliua ; G, système nerveux. — D, coupe
des feuillets embryonnaires; H, ectoderme formant la moelle primitive ; I, mésoderme ;
K, eutoderme ; au centre se voit la corde dorsale séparant les deux axes de développe-
ment. (Al. Schutz.)
Il est caractérisé en ce que les lames dorsales demeu-
rent ouvertes et se transforment en membres.
Le développement produit ici des parties identiques
émanant des deux côtés d'un axe et se refermant le long
d'une ligne parallèle et opposée à l'axe. Ce type pour-
rait encore être appelé type longitudinal. Il y a une
seule cavité qui loge tous les viscères et le système
nerveux. Le canal intestinal , les troncs vasculaires
et le système nerveux s'étendent dans la longueur du
corps qui présente deux extrémités. C'est entre ces
328 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
deux extrémités, avant et arrière, que s'accuse l'oppo-
sition ; elle se traduit moins clairement entre le dessus
et le dessous, car le système nerveux va d'un côté à
l'autre du système digestif.
Les parties appendiculaires ou surbordonnées se
Fig. 41. — Développement des articulés ; exemple d'évolution symétrique simple (evolutio
gemina de Baër). — Œuf d'une arachnide (Agelena labyrinthica) à divers degrés de
développement. A B, de profil ; C, de face. D E F, embryon symétrique par rapport à un
seul axe de développement. (Balbiani.)
projettent latéralement, à gauche et à droite, ainsi
que le montrent les figures que nous plaçons sous les
yeux du lecteur (voy. fig. 41).
3° Le troisième type d'organisation et de dévelop-
pement est le moins bien fondé des trois et celui qui
doit subir les plus radicales transformations. C'est le
type massif, caractérisé par le nom à! evolutio contorta.
Il exprime que le développement produit des parties
identiques courbées autour d'un espace, conique ou
autrement disposé. L'appareil digestif est plus ou
TYPES EMBRYOGÉNIQUES. 329
moins curviligne. L'étude plus complète du dévelop-
pement des mollusques a établi que l'enroulement
offert par quelques-uns de ces animaux n'est pas un
fait primitif, pas plus qu'il n'est général. D'ailleurs,
Kôlliker lui-même, à une époque déjà ancienne (1844),
a considéré les mollusques comme des êtres à évolution
pIG# 42. Développement des mollusques ; évolution contournée [evolutio conforta de
Baé'r). Jeune embryon de gastéropode (Nassa mutabilis) vu de de profit : A, rein pri-
mordial ; B, pied ; C, anus, auquel aboutit la portion terminale du tube digestif qui com-
mence derrière le pied, décrivant ainsi primitivement uue forte courbure. (Bobretzky.)
se faisant uniformément et indifféremment dans toutes
les directions, c'est-à-dire qu'il les a rangés dans le
type de Y evolutio radiata.
4° Le quatrième type d'organisation et d'évolution
est offert par le grand nombre des rayonnes. Il con-
stitue le type périphérique, et se développe par le mode
appelé evolutio radiata par Baër et Kôlliker. Tout le
corps de l'embryon fait saillie à la fois {evolutio in om-
nibus par tibus). Le développement se fait autour d'un
centre et produit des parties identiques dans un ordre
rayonnant, sur un plan transversal. C'est donc entre le
centre et la périphérie que se fait le travail évolutif,
et c'est entre ces deux régions qu'existe le contraste
essentiel. Au contraire, le contraste est moins marqué
330 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
entre le dessus et le dessous parallèlementà l'axe longi-
tudinal, ainsi qu'entre l'avant et l'arrière. En consé-
A
d.
Fig. 43. — Développement des zoophytes ; évolution rayonnée (evolutio radiata de Baër).
— A, B, C, trois stades de l'embryon d'une hydre [Hydra aurantiaca). — a, entoderme :
— b, eetoderme ; — c. enveloppe de l'œuf; — d, d'. tentacules présentant d'emblée leur
apparence radiée. (X. Kleinenberg.)
quence, le type évolutif se trouve être le rayonne-
ment.
III. Origine et causes de la morphologie. — C'est
surtout par l'étude du développement que l'ou peut
acquérir la notion de l'existence de lois qui règlent la
constitution morphologique des êtres. On entrevoit
dès les premiers moments un plan idéal qui se réalise
degré par degré ; on en saisit l'ébauche grossière
d'abord, qui se perfectionne et se complète successi-
vement. Le point de départ est identique en apparence;
le terme est infiniment diversifié et l'animal va de l'un
à l'autre d'une façon régulière et invariable par un
travail toujours le même dans sa complexité.
Si l'on n'a que le point de départ, si l'on voit seule-
ment l'ovule primordial, on ne sait rien de ce qui arri-
vera ; on ne peut prévoir si le résultat du travail for-
DE Là MORPHOLOGIE. 331
mateur sera la création d'un zoophyte ou d'un vertébré,
d'un mammifère, d'un homme.
Il faut, pour prédire l'issue du travail , connaître l'ori-
gine de ce protovum. Si l'on sait d'où il sort, on sait ce
qu'il sera. Ainsi tout le travail morphologique est con-
tenu dans l'état antérieur. Ce travail est une pure répé-
tition : il n'a pas ses raisons à chaque instant dans
une force actuellement active; il a ses raisons dans
une force antérieure. Il n'y a point de morphologie
sans prédécesseurs.
Dans la réalité, nous n'assistons à. la naissance d'au-
cun être : nous ne voyons qu'une continuation pério-
dique. La raison de cette création apparente n'est donc
pas dans le présent, elle est dans le passé, à l'origine.
Nous ne saurions la trouver dans des causes secondes
ou actuelles; il faudrait la chercher dans la cause
première.
L'être vivant est comme la planète qui décrit son
orbe elliptique en vertu d'une impulsion initiale; tous
les phénomènes qui s'accomplissent àla surface de cette
planète, comme les phénomènes vitaux dans l'orga-
nisme, manifestent le jeu des forces physiques actuelle-
ment présentes et actives; mais la cause qui lui a im-
primé son impulsion initiale est en dehors de ses
phénomènes actuels et liée seulement à l'équilibre cos-
mique général. Il faudrait changer le système planétaire
tout entier pour la modifier; l'état de choses actuel
est le résultat d'un équilibre auquel concourent toutes
les parties, et qui troublerait toutes les parties si lui-
même était changé en un point.
332 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
Cette comparaison s'applique à l'être vivant et à son
évolution. La morphologie n'est pas plus liée à la ma-
nifestation vitale actuelle que les phénomènes des
agents physiques à la surface de la terre ne sont liés
au mouvement de notre planète sur le plan de l'éclip-
tique. C'est pourquoi nous séparons absolument la
phénoménologie vitale, objet de la physiologie, de la
morphologie organique dont le naturaliste (zoologiste
et botaniste) étudie les lois, mais qui nous échappe
expérimentalement et qui n'est pas à notre portée.
La loi morphologique n'a pas à chaque instant sa
raison d'être : elle traduit une influence héréditaire
ou antérieure dont nous ne saurions effacer l'influence,
une action primitive qui est liée à un ensemble cosmique
général que nous sommes impuissants à atteindre. Il en
résulte qu'en l'état actuel des choses la morphologie est
fixée, et cela, bien entendu, quelle que soit l'idée que
nous nous formions de l'évolution qui y a conduit. Que
l'on soit Cuviériste ou Darwiniste, cela importe peu :
ce sont deux façons différentes de comprendre l'histoire
du passé et l'établissement du régime présent; cela
ne peut fournir aucun moyen de régler l'avenir. On
ne changera pas l'œuf du lapin et, lui faisant oublier
l'impulsion primitive et ses états antérieurs, on n'en
fera pas sortir un chien ou un autre mammifère. Les
limites entre lesquelles la morphologie est fixée, si
elles ne sont pas absolues (il n'y a rien d'absolu dans
l'être vivant), sont au moins très restreintes. Si l'on
cherche à écarter un être de sa route, comme cela a
lieu par la création des variétés artificielles, on sera
DE LA. MORPHOLOGIE. 333
obligé constamment de le maintenir dans la voie nou-
velle. Les variétés tendent sans cesse à retourner à leur
point de départ.
Il ne faudrait pas voir dans cette tendance à revenir
au départ une force particulière, mystérieuse, qui veil-
lerait à la conservation des espèces. Si la chose a lieu
ainsi, c'est que l'être est en quelque sorte emprisonné
dans une série de conditions dont il ne peut sortir,
parce qu'elles se répètent toujours les mêmes en dehors
de lui et aussi en lui. Ainsi un Carnivore naissant avec
des organes de Carnivore, il faut bien qu'il suive la
direction que ses organes lui donnent. C'est antérieure-
ment à la formation de ces organes, antérieurement à
la vie adulte qu'il aurait fallu agir; mais cela est im-
possible, parce que l'œuf a déjà en puissance l'état
adulte, et que sa formation a lieu dans des conditions
tellement déterminées qu'on ne peut pas changer sans
amener la mort des êtres qu'on voudrait modifier. Il
n'est donc pas étonnant que dans dépareilles circon-
stances les espèces, les types se perpétuent et se con-
servent, et qu'on ne puisse pas porter l'intervention
expérimentale au delà de certaines limites.
Dans un autre équilibre cosmique, la morphologie
vitale serait autre. Je pense, en un mot, qu'il existe
virtuellement dans la nature un nombre infini de
formes vivantes que nous ne connaissons pas. Ces
formes vivantes seraient en quelque sorte dormantes
ou expectantes; elles apparaîtraient dès que leurs
conditions d'existence viendraient à se manifester,
et, une fois réalisées, elles se perpétueraient autant
334 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
que leurs conditions d'existence et de succession se
perpétueraient elles-mêmes.
Il en est ainsi des corps nouveaux que forment les
chimistes; ils ne les créent pas, ils étaient virtuelle-
ment possibles dans les lois de la nature. Seulement
le chimiste réalise artificiellement les conditions exté-
rieures ou cosmiques de leur existence.
Les phénomènes de l'évolution s'exécutent, pourrait-
on dire, par suite d'une cause initiale donnée : leur ap-
parition représente une série de consignes réglées
d'avance qui en réalité s'exécutent isolément. Si vous
voyez deux organes se développer successivement ou
simultanément pour concourir en apparence à un but
commun, vous pouvez croire que l'influence ou la pré-
sence de l'un a commandé logiquement la formation de
l'autre; ce serait une erreur: les deux organes se sont
développés aveuglément par suite d'une consigne qui
peut parfois nous paraître complètement illogique,
comme le sont d'ailleurs toutes les consignes quand
on les considère dans leur application à des cas particu-
liers imprévus. Prenons un exemple : si l'on observe le
premier développement du poulet, onvoit le cœur se for-
mer dans la cicatricule, et tout autour s'épanouir un sys-
tème de vaisseaux, Yarea vascidosa, qui se relie au sys-
tème circulatoire central de l'embryon. Il paraît bien
naturel de penser que le système vasculaire périphéri-
que se forme parce que le cœur de l'embryon le com-
mande : il n'en est rien. Si vous empêchez l'embryon
d'apparaître, Yarea vasculosa ne se produit pas moins,
quoique sa fonction soit devenue tout à fait inutile.
MORPHOLOGIE ET PHYSIOLOGIE. 335
Nous ferons à ce sujet une remarque générale qui
sera développée ultérieurement dans des études plus
spéciales. Les organes du corps, qui sont tous associés
et harmonisés dans leur fonctionnement, ont leur déve-
loppement autonome et indépendant. L'organisme re-
présente sous ce rapport ce qui a lieu dans une fabrique
de fusils, par exemple, où chaque ouvrier, fait une
pièce indépendamment d'un autre qui fait une autre
pièce sans connaître l'ensemble auquel elles doivent
concourir. Il semble y avoir ensuite un ajusteur qui
met toutes ces pièces en harmonie. Dans l'organisme
animal, c'est le système nerveux qui est le grand har-
monisateur fonctionnel chez l'adulte. Lorsque cet
ajustement des organes dans l'embryon animal ou vé-
gétal se fait de travers, par une cause quelconque, il en
résulte la mort de l'organisme ou des monstruosités,
des malformations, comme on dit ordinairement.
Nous voulons bien faire comprendre ce point essen-
tiel que la morphologie doit être complètement distin-
guée de l'activité physiologique des organes. Les lois
morphologiques sont des lois que nous avons appelées
dormantes ou expectantes, qui n'empêchent ni ne pro-
duisent aucun phénomène vital, qui n'agissent pas et
sur lesquelles on ne saurait agir.
Le rôle actuel des organes n'est pas la cause qui a
déterminé leur formation. M. Paul Janet(l) a rassem-
blé tous les arguments pour démontrer que les choses
sont arrangées, harmonisées en vue d'une fin détermi-
née. Nous sommes d'accord avec lui, car sans cette
(1) P. Janet, Les causes finales, 187G.
336 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
harmonie la vie serait impossible ; mais ce n'est pas,
pour le physiologiste, une raison de chercher l'explica-
tion de la morphologie dans des causes finales actuel-
lement actives. Ici comme toujours, l'ordre des causes
finales se confond avec l'ordre des causes initiales ou
premières. — Prenons encore un exemple. Imaginons
que l'on suive le développement d'un être donné, d'un
lapin. On verra successivement se constituer les diffé-
rents organes. L'œil avec sa structure si particulière est
organisé précisément afin de permettre au lapin de re-
cevoir l'impression de la lumière et, suivant un partisan
des causes finales, c'est ce but qui déterminera sa for-
mation et qui présidera à sa constitution successive.
C'est contre cet abus qu'il faut protester en physio-
logie. La cause finale n'intervient point comme loi de
nature actuelle et efficace. Ce lapin n'arrivera peut-
être pas à terme, son œil lui sera inutile; il ne recevra
jamais l'action de la lumière. Il en est de même dans
le cas d'une poule sans mâle qui pond un œuf néces-
sairement infécond. L'organe n'est pas fait dans la
prévision de la fonction, car la cause finale serait
singulièrement trompée. Ce serait une prévoyance bien
aveugle que celle dont les calculs seraient si souvent
déjoués. L'œil se fait chez le lapin parce qu'il s'est
fait chez ses antécédents et que la nature répète éter-
nellement sa consigne. Ce n'est point pour l'usage que
celui-ci en tirera que la. nature travaille. Elle refait
ce qu'elle a fait; c'est là la loi. C'est donc seulement au
début que l'on peut invoquer sa prévoyance : c'est à
l'origine. Il faut remonter à la cause première. La
FLNALITÉ PHYSIOLOGIQUE. 337
•cause finale est la conséquence de la cause première :
suivant moi, elles se confondent l'une et l'autre dans un
inaccessible lointain.
La raison qui fait que la poule couve ses œufs n'est
pas actuellement de produire le développement du
jeune animal. Donnez-lui un œuf de plâtre, elle le cou-
vera également et elle poussera des cris si on le lui
enlève. Elle couve en vertu d'une consigne que ses
antécédents ont observée et non dans un but et par un
mobile actuel.
Nous n'admettons donc pas que les forces particu-
lières quitravaillentcontinuellementdansun être vivant
aient pour loi le salut de chaque être vivant ; que ce
soit pour cette utilité présente que le conduit biliaire
coupé se reforme et que la fibre nerveuse sectionnée se
répare et se cicatrise. C'est à tort, à notre avis, qu'on
admettrait, dans l'homme comme dans les animaux,
une force organique, agissant avec pleine conscience
de ses actes, au mieux de ses intérêts. Aristote avait
placé dans chaque organe un pouvoir spirituel (fyw/;h
OpsTCTiy.a), opérant en dehors du moi, ignoré de la
conscience et agissant pourtant dans les circonstances
diverses avec un parfait discernement. Alexandre de
Humboldt n'a pas voulu décider si chaque acte orga-
nique ne supposciit pas une force qui l'eût conçu au
préalable d'une manière représentative.
Pour nous la loi préalable n'existe qu'à l'origine, et
tout ce qui est actuel en est le déroulement.
En ramenant ainsi la cause finale à la cause pre-
mière, le physiologiste l'écarté de son domaine, c'est-
CL. BERNARD. 22
338 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
à-dire du champ de la science active pour la rattacher
à la science spéculative, à la philosophie. La finalité
n'est point une loi physiologique ; ce n'est point une loi
de la nature, comme le disent certains philosophes :
c'est bien plutôt une loi rationnelle de l'esprit. Le phy-
siologiste doit se garder de confondre le but avec la
cause; le but conçu dans l'intelligence avec la cause
efficiente qui est dans l'objet. « Les causes finales, sui-
» vant le mot de Spinoza, ne marquent point la nature
» des choses, mais seulement la constitution de la
» faculté d'imaginer. »
Les philosophes qui font effort pour arracher du
monde métaphysique le principe des causes finales et
l'implanter dans le monde objectif de la nature se pla-
cent à un tout autre point de vue que les hommes de
science. Les philosophes partent de cette donnée, que
tout ce qui est réel est rationnel et que tout ce qui se
manifeste est intell i(j ible. Les choses se passent, disent-
ils, comme si la cause des phénomènes avait prévu
l'effet qu'ils doivent amener. Cette cause est faite à
l'image de celle que nous portons en nous, de la volonté
qui préside à nos actions. « Ayant ainsi en lui le type
de la cause finale, l'homme a été entraîné à la concevoir
en dehors de lui, et comme il fait les choses par art ou
industrie, il a imaginé que les choses de la nature étaient
faites de même par art ou industrie » ; c'est là ce qu'ex-
prime le mot de Gœthe : la nature est un artiste. On a
cru qu'une pensée conforme à celle de l'homme dirigeait
vers un but tous les rouages qui fonctionnent dansl'être
organisé, et subordonnait à un effet futur déterminé les
FINALITÉ PHYSIOLOGIQUE. 339
phénomènes qui se succèdent isolément. De sorte que
cet effet final en vue duquel tous les phénomènes secoor-
donnent, devient rétroactivement la cause directrice de
ceux qui Ieprécèdent.LW<?/Wwrquiapparaîtra comme
un résultat serait un but toujours présent sous forme
d'anticipation idéale dans la série des phénomènes qui
le précèdent et le réalisent; il serait une cause finale.
C'est là une conception essentiellement métaphy-
sique que l'on peut accueillir à ce titre.
Mais l'homme de science envisage seulement les causes
ouïes conditionsefficientes,etnon,selonl'expressionde
M. Caro (1), leurs conditions intellectuelles. 11 voit l'or-
dre, le rapport des phénomènes, leur harmonie, leur
consensus; il reconnaît leur enchaînement prédéter-
miné. C'est là un fait irrécusable. A la constatation de
ce fait est borné le rôle delà science. M. Janet reconnaît
lui-même à la conscience le droit de s'interdire toute
autre recherche que celles qui ramènent des effets à
leurs conditions ou causes prochaines. Sans doute
ces causes physiques ou conditions ne suffisent pas
à nous rendre compte des phénomènes, mais elles
suffisent à nous en rendre maîtres.
Que si l'on veut se rendre [compte de la cause pre-
mière de cette préordonnance vitale, on sort de la
science. Qu'il y ait là une intention intelligente et
prévoyante, comme le veulent les finalistes, une condition
d existence, comme le veulent les positivistes, une volonté
aveugle, selon Schopenhauer, un instinct inconscient
comme le dit Hartmann, c'est affaire de sentiment. La
(1) Caro, Journal des savants, 1877.
340 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
cause finale est une de ces interprétations adéquate à la
nature de l'intelligence , imaginée pour arriver à la com-
préhension des causes premières : c'est, selon M. Caro,
une loi de la raison ou mieux la loi même essentielle de
la raison humaine confondue avec la loi de causalité.
Mais en limitant ainsi la finalité dans le domaine
métaphysique pour satisfaireaux exigences delapensée,
il faut encore n'en point faire abus. On peut, dans cet
ordre d'idées, admettrecommephysiologistephilosophe
une sorte de finalité particulière, de téléologie intra-
organique: le groupement des phénomènes vitaux en
fonctions est l'expression de cette pensée. Mais alors, la
cause finale, le but est cherché dans l'objet même,
et non en dehors de lui. Tout acte d'un organisme vivant
a sa fin dans l'enceinte de cet organisme. Celui-ci forme
en effet un microcosme, un petit monde où les choses
sont faites les unes pour les autres, et dont on peut
saisir la relation parce que l'on peut embrasser l'en-
semble naturel de ces choses.
Cette finalité particulière est seule absolue. Dans l'en-
ceinte de l'individu vivant seulement, il y a des lois ab-
solues prédéterminées. Là seulement on peut voir une
intention qui s'exécute. Par exemple, le tube digestif de
l'herbivore est fait pour digérer des principes alimen-
taires qui se rencontrent dans les plantes. Mais les
plantes ne sont pas faites pour lui. Il n'y a qu'une né-
cessité pour sa vie, nécessité qui sera obéie, c'est qu'il
se nourrisse : le reste est contingent. Les rapports de
l'animal avec la plante sont purement contingents et
non plus nécessaires. La nature, pourrait-on dire, a
FINALITÉ PHYSIOLOGIQUE. 34 i
fait les choses pour elles-mêmes, sans s'occuper du con-
tingent. Elle ne condamne pas certains êtres à être dé-
voréspard'autres ; elle leur donne au contraire l'instinct
de conservation, de prolifération, et des moyens de
résistance pour échapper à la mort. En résumé, les
lois de la finalité particulière sont rigoureuses, les lois
de la finalité générale sont contingentes.
La conception de finalités particulières peut être un
adjuvant pour l'esprit, l'intelligence.
Il faut au contraire rejeter toute finalité extra-orga-
nique. Pour saisir le rapport de deux objets naturels
du monde extérieur, il faudrait saisir ce monde exté-
rieur tout entier, le macrocosme dans son ensemble.
Ceci est impossible et le sera toujours comme la limite
de la connaissance humaine. Ajoutons d'ailleurs qu'en
fait toutes les tentatives de ce genre n'ont abouti qu'à
des conclusions ridicules ou tombant sous le coup des
plus graves reproches.
Pour revenir au point de départ de cette discussion,
la physiologie signale l'existence des lois morpholo-
giques, mais elle ne les étudie point. Ces lois morpho-
logiques dérivent de causes qui sont hors de notre
portée ; la physiologie ne conserve dans son domaine
que ce qui est à notre portée, c'est-à-dire les condi-
tions phénoménales et les propriétés matérielles par
lesquelles on peut atteindre les manifestations de la vie.
L'étude des lois morphologiques constitue le do-
maine de la zoologie ou de la phytologie. Aristote con-
sidérait que, dans l'être vivant, ce qu'il y a de plus
essentiel, c'est précisément cette forme qui lui est si
342 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LÀ VIE.
profondément imprimée par une sorte d'héritage ances-
tral. La zoologie était donc pour lui l'étude de la vie
même. Aujourd'hui nous séparons la physiologie de la
zoologie, parce que nous séparons la phénoménologie
vitale de la morphologie vitale.
La morphologie vitale, nous ne pouvons guère que
la contempler, puisque son facteur essentiel, l'hérédité,
n'est pas un élément que nous ayons en notre pouvoir et
dont nous soyons maîtres comme nous le sommes des
conditions physiques des manifestations vitales : la
phénoménologie vitale, au contraire, nous pouvons la
diriger.
A la vérité on peut considérer l'hérédité comme une
condition expérimentale et l'employer, comme on fait
en zootechnie, par les croisements et la sélection. On
substitue ainsi des atavismes fugaces à l'atavisme fon-
damental ; mais on met en œuvre, dans de telles expé-
riences , une condition qui n'en reste pas moins
obscure. C'est, nous le répétons, cette morphologie
générale de l'être vivant avec les morphologies parti-
culières et indépendantes de ses divers organes qui
constituent le vrai terrain de la zoologie en tant que
science distincte. En fixant ainsi son rôle, on fixe du
même coup celui de la physiologie et la différence de
ces deux branches des connaissances humaines.
NEUVIEME LEÇON
RÉSUMÉ DU COURS.
Sommaire : I. Conception de la vie. — La vie n'est ni un principe ni une
résultante; elle est la conséquence d'un conflit entre l'organisme et le
monde extérieur. — Démonstration de cette proposition par divers déve-
loppements.
II. Conception des organismes vivants. — La vie est indépendante d'une
forme organique déterminée. — Loi de construction des organismes. —
L'organisme est construit en vue des vies élémentaires. — Autonomie
des vies élémentaires et leur subordination à l'ensemble. — Lois de
différenciation et de division du travail. — Loi de perfectionnement
organique. — Unité morphologique de l'organisme. — Démonstrations
diverses. — Rédintégration, cicatrisation, elc. — Formes diverses des
manifestations vitales. — Phénomènes vitaux. — Fonctions. — Pro-
priétés.
III. Conception de la science physiologique. — Physiologie générale et
descriptive. — Physiologie comparée. — Problème de la physiologie :
connaître les lois des phénomènes de la vie et agir sur l'apparition de
ces phénomènes. — La physiologie est une science active. — Son prin-
cipe est le déterminisme, comme celui de toutes les sciences expéri-
mentales.
I. Conception de la vie. — Nous sommes arrivé
maintenant au but que nous voulions atteindre ; nous
avons esquissé l'ensemble des phénomènes de la vie
en les considérant dans leur plus grande généralité.
Essayons de résumer les traits essentiels de ce tableau.
Voyons d'abord quelle conception nous devons avoir
de la vie. Nous avons établi, dès le premier pas, qu'il
était illusoire de chercher à définir la vie, c'est-à-dire
de prétendre en pénétrer l'essence, aussi bien qu'il est
illusoire de cherchera saisir l'essence de quelque phé-
nomène que ce soit, physique ou chimique. Les di-
verses tentatives qui se sont produites dans l'histoire
344 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
de la science, dans le but de définir la vie, ont toutes
abouti, nous le savons, à la considérer, soit comme un
principe particulier, soit comme une résultante des
forces générales de la nature, c'est-à-dire aux deux
conceptions, vitaliste ou matérialiste. — L'une et l'autre
sont mal fondées ; la première, la doctrine vitaliste,
parce que, ainsi que nous l'avons établi, le prétendu
principe vital ne serait capable de rien exécuter et
conséquemment de rien expliquer par lui-même, et,
au contraire, emprunterait le ministère des agents gé-
néraux, physiques et chimiques. La doctrine matéria-
liste est tout aussi inexacte, en ce que les agents géné-
raux de la nature physique capables de faire apparaître
les phénomènes vitaux isolément n'en expliquent pas
l'ordonnance, le consensus et l'enchaînement.
En se plaçant au point de vue du jeu spécial des
organismes, peut-être pourrait-on dire que les pro-
priétés vitales sont à la fois résultante et principe. En
effet, les facultés vitales supérieures, l'irritabilité, la
sensibilité,, l'intelligence, pourraient être considérées
comme les résultats des phénomènes physico-chimi-
ques de la nutrition ; mais il faudrait aussi admettre
que ces facultés deviennent les formes ou les principes
de direction et de manifestation de tous les phéno-
mènes de l'organisme de quelque nature qu'ils soient.
Toutefois, en considérant la question d'une manière
absolue, on doit dire que la vie n'est ni un principe ni
une résultante. Elle n'est pas un principe, parce que
ce principe, en quelque sorte dormant ou expectant,
serait incapable d'agir par lui-même. La vie n'est pas
CONFLIT VITAL. 345
non plus une résultante, parce que les conditions
physico-chimiques qui président à sa manifestation ne
sauraient lui imprimer aucune direction, aucune forme
déterminée.
Aucun de ces deux facteurs, pas plus le principe direc-
teur des phénomènes que l'ensemble des conditions
matérielles de manifestation, ne peut isolément expli-
quer la vie. Leur réunion est nécessaire. Par consé-
quent, pour nous, la vie est un conflit. Ses manifesta-
tions résultent d'une relation étroite et harmonique
entre les conditions et la constitution de V organisme.
Tels sont les deux facteurs qui se trouvent en pré-
sence et pour ainsi dire en collaboration dans chaque
acte vital. Ces deux facteurs sont, en d'autres termes :
1° Les conditions physico-chimiques déterminées, ex-
térieures, qui gouvernent l'apparition des phénomènes ;
2° Les conditions organiques ou lois préétablies qui
règlent la succession, le concert, l'harmonie de ces
phénomènes. Ces conditions organiques ou morpho-
logiques dérivent par atavisme des êtres antérieurs, et
forment comme l'héritage qu'ils ont transmis au monde
vivant actuel.
Nous avons démontré la nécessité du conflit ou de la
collaboration de ces deux ordres d'éléments, en exami-
nant les trois formes que présente la vie (1). Suivant
la liaison plus ou moins étroite des conditions organi-
ques aux conditions physico-chimiques, on distingue :
la vie latente, la vie oscillante, la vie constante. Dans la
vie latente, l'organisme est dominé par les conditions
(1) Leçon II.
346 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
physico-chimiques extérieures, au point que toute
manifestation vitale peut être arrêtée par elles. — Dans
la vie oscillante, si l'être vivant n'est pas aussi absolu-
ment soumis à ces conditions, il y reste néanmoins
tellement enchaîné qu'il en subit toutes les variations;
actif et vivace, quand ces conditions sont favorables,
inerte et engourdi, quand elles sont défavorables. Dans
la vie constante, l'être paraît libre, affranchi des con-
ditions cosmiques extérieures, et les manifestations
vitales semblent n'être tributaires que de conditions
intérieures. Cette apparence, ainsi que nous l'avons vu,
n'est qu'une illusion, et c'est particulièrement dans le
mécanisme de la vie constante ou libre que les rela-
tions étroites des deux ordres de conditions se mon-
trent de la manière la plus caractéristique.
La vie étant, pour nous, le résultat d'un conflit entre
le monde extérieur et l'organisme, nous devons écarter
toutes les conceptions vagues dans lesquelles elle serait
considérée comme un principe essentiel. Il nous reste
seulement à déterminer les conditions et à donner les
caractères du conflit vital d'une manière générale.
Le conflit vital engendre deux ordres de phénomènes,
que nous avons appelés :
Phénomènes de création organique,
Phénomènes de destruction organique.
Cette division, que nous avons proposée, doit, sui-
vant nous, servir de base à la physiologie générale.
Tout ce qui se passe dans l'être vivant se rapporte
soit à l'un soit à l'autre de ces types, et la vie est carac-
DEUX TYPES D'ACTIONS VITALES. 347
térisée par la réunion et l'enchaînement de ces deux
ordres de phénomènes.
Cette division est conforme à la véritable nature des
choses et fondée uniquement sur les propriétés univer-
selles de la matière vivante, abstraction faite de la
complication morphologique des êtres, c'est-à-dire des
moules spécifiques dans lesquels cette matière est entrée.
Il y a quatre- vingts ans, Lavoisier avait eu l'intui-
tion de ces deux faces sous lesquelles peut se présenter
l'activité vitale et de la classification simple el féconde
qui en résulte pour les phénomènes de la vie. Il avait
entrevu que la physiologie devait tendre, comme but
pratique, à fixer les conditions et les circonstances de
ces deux ordres d'actes, l'organisation et la désorgani-
sation.
1° Les phénomènes de désorganisation ou de destruc-
tion organique correspondent aux phénomènes fonc-
tionnels de l'être vivant.
Quand une partie fonctionne, muscles, glandes,
nerfs, cerveau, la substance de ces organes se consume,
l'organe se détruit. Cette destruction est un phénomène
physico-chimique, le plus souvent le résultat d'une
combustion, d'une fermentation, d'une putréfaction.
Au fond, c'est une véritable mort de l'organe. Elle
correspond aux manifestations fonctionnelles qui écla-
tent aux yeux, manifestations par lesquelles nous con-
naissons la vie et par lesquelles, à la suite d'une illu-
sion, nous sommes amenés à la caractériser.
2° Les phénomènes de création organique ou & orga-
nisation sont les actes plastiques qui s'accomplissent
348 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
dans les organes au repos et les régénèrent. La syn-
thèse assimilatrice rassemble les matériaux et les ré-
serves que le fonctionnement doit dépenser. C'est un
travail intérieur, silencieux, caché, sans expression
phénoménale évidente.
On pourrait dire que de ces deux ordres de phéno-
mènes, ceux de création organique sont les plus parti-
culiers, les plus spéciaux à l'être vivant; ils n'ont pas
d'analogues en dehors de l'organisme. Aussi, les phé-
nomènes que nous rassemblons sous ce titre de création
organique sont-ils précisément ceux qui caractérisent
le plus complètement la vie.
Nous rappellerons encore que ces deux ordres de
phénomènes ne sont divisibles et séparables que pour
l'esprit; dans la nature, ils sont étroitement unis; ils
se produisent, chez tout être vivant, dans un enchaîne-
ment qu'on ne saurait rompre. Les deux opérations de
destruction et de rénovation, inverses l'une de l'autre,
sont absolument connexes et inséparables, en ce sens
que la destruction est la condition nécessaire de la
rénovation ; les actes de destraction sont les précurseurs
et les instigateurs de ceux par lesquels les parties se
rétablissent et renaissent, c'est-à-dire de ceux de la ré-
novation organique. Celui des deux types de phéno-
mènes qui est pour ainsi dire le plus vital, le phéno-
mène de création organique, est donc en quelque sorte
subordonné à l'autre, au phénomène physico-chimique
de la destruction. Nous en avons eu la preuve en étu-
diant la vie latente (leçon II); nous avons vu que chez
lesêtres plongés dans cet état d'inertie absolue, le réveil
DIVISION DE LA PHYSIOLOGIE. 349
ou reviviscence débute par le rétablissement primitif
des actes de la destruction vitale. L'animal ou la plante
en renaissant, pour ainsi dire, commence par détruire
son organisme, par en dépenser les matériaux préala-
blement mis en réserve. La vie créatrice ne se montre
qu'en second lieu, et elle ne se manifeste qu'au sein de
la mort ou des produits de la destruction.
C'est précisément parce que le phénomène plastique
ou synthétique est subordonné au phénomène fonction-
nel ou de destruction, que nous avons un moyen in-
direct de l'atteindre expérimentalement en agissant
sur ce dernier. La subordination n'existe, bien entendu,
que dans l'exécution, car, considérés dans leur impor-
tance relative, ceux qui commandent les autres et les
provoquent sont précisément les moins essentiels, les
moins vitaux.
La distinction que nous avons établie entre les phé-
nomènes de la vie fournit une division naturelle de la
physiologie qui doit se proposer successivement l'étude
des phénomènes de destruction, puis celle des phéno-
mènes de création.
En physiologie générale cette division, seule légi-
time, doit être substituée, ainsi que nous l'avons lon-
guement établi (1), à la division en phénomènes animaux
et phénomènes végétaux que l'on a pendant longtemps
opposés les uns aux autres. La séparation des êtres de
la nature en deux règnes ne peut être fondée que sur
les différences morphologiques des phénomènes, mais
non sur leur nature essentielle. Tous les êtres vivants,
(1) Leçon III.
350 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
sans exception, depuis le plus compliqué des animaux
jusqu'à l'organisme végétal le plus simple, nous présen-
tent les deux ordres de phénomènes de destruction et
d'organisation avec les mêmes caractères généraux.
Ces deux ordres de phénomènes peuvent être étudiés
isolément, et c'est de cette étude que nous avons tracé
le plan et les linéaments généraux. Dans la leçon IV,
nous nous sommes occupés des phénomènes de la des-
truction organique que nous avons ramenés à trois
types, à savoir : la fermentation, la combustion, la pu-
tréfaction.
Quant à la création organique, elle est pour ainsi dire
à deux degrés. Elle comprend : la synthèse chimique ou
formation des principes immédiats de la substance vi-
vante, en un mot la constitution du protoplasma; et en
second lieu, la synthèse morphologique, qui réunit ces
principes dans un moule particulier, sous une forme ou
une figure déterminée, qui sont la figure ou le dessin
spécifique des différents êtres, animaux et végétaux.
Mais cette dernière synthèse répond aux formes en
quelque sorte accessoires des phénomènes de la vie;
ellen'estpas absolumentnécessaire à ses manifestations
essentielles. La vie n'est point liée à une forme fixe,
déterminée; elle peut exister réduite à la destruction
et à la synthèse chimique d'un substratum, qui est la
base physique de la vie, ou le protoplasma. La notion
morphologique est donc, comme nous l'avons établi
dans la leçon V, une complication de la notion vitale.
A son degré le plus simple (réalisé isolément d'ailleurs
dans la nature, ou non), dépouillée des accessoires qui
SUBSTRATUM VITAL; PROTOPLASMA. 351
la masquent dans la plupart des êtres, la vie, contrai-
rement à la pensée d'Aristole, est indépendante de
toute forme spécifique. Elle réside dans une substance
définie par sa composition et non par sa figure, le pro-
toplasma.
Après avoir indiqué les notions que l'on possédait
sur cette substance, nous nous sommes occupé du
problème de sa création ou synthèse formative.
C'est cette vie sans formes caractéristiques propre-
ment dites, dont les mécanismes, les propriétés et les
conditions sont communs à tous les êtres ; c'est elle qui
constitue le véritable domaine de la physiologie géné-
rale. Les rouages de tout organisme vivant nous
représentent seulement les variétés d'aspect d'une
substance unique, dépositaire de la vie, identique dans
les animaux et les plantes, le protoplasma. — C'est là
que sont localisés les deux types des manifestations
vitales, la destruction d'une part, d'autre part l'organi-
sation ou la synthèse créatrice. Dans la VIe leçon, nous
avons tracé le tableau de nos connaissances, relative-
ment au rôle synthétique du protoplasma, et par là nous
avons terminé le conspectus rapide de la vie considérée
dans ce qu'elle a d'universel, c'est-à-dire tracé le plan
de la physiologie générale.
En résumé, le protoplasma est la base organique de
la vie. C'est entre le monde extérieur et lui que se passe
le conflit vital qui, pour nous, la caractérise et que nous
devons étudier et maîtriser. Mais le protoplasma, si
élémentaire qu'il soit, n'est pas encore une substance
purement chimique, un simple principe immédiat de
352 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
la chimie : il a une origine qui nous échappe ; il est la
continuation du protoplasma d'un ancêtre.
Nous ne pouvons agir sur les manifestations de cette
vie générale, attribut du protoplasma, qu'en réglant les
agents physico-chimiques qui entrent en conflit avec le
protoplasma préexistant. La détermination exacte de ces
conditions matérielles est ce que nous avons appelé le
déterminisme physiologique , qui est en réalité le seul prin-
cipe absolu de la science physiologique expérimentale.
Telle est la conception qui nous permet de com-
prendre et d'analyser les phénomènes des êtres vivants,
et nous donne la possibilité d'agir sur eux.
II. Conception des organismes vivants. — Nous avons
distingué, dans l'être vivant, la matière et la forme.
L'étude des êtres complexes nous montre que le conflit
vital y est au fond toujours identique, aussi la physiolo-
gie comparée est en définitive l'étude des formes su-
perficielles, en quelque sorte, de la vie, tandis que la
physiologie générale comprend l'étude de ses condi-
tions fondamentales.
La matière vivante, indépendante de toute forme,
amorphe, ou plutôt monomorphe, c'est le protoplasma.
En lui résident les propriétés essentielles, l'irritabilité,
point de départ et forme rudimentaire de la sensibilité,
et la faculté de synthèse chimique qui assimile les sub-
stances ambiantes et crée les produits organiques, en
un mot tous les attributs dont les manifestations vi-
tales, chez les êtres supérieurs, ne sont que des expres-
sions diversifiées et des modalités particulières.
LOI DE CONSTRUCTION DES ORGANISMES. 353
Toutefois, le protoplasma n'est pas encore un être vi-
vant: il lui manque la forme qui caractérise l'être défini:
il estla.matière de l'être vivant idéal ow.Y agent de la vie; il
nousj)Tèsentela.vie àf état denuditéà&ns ce qu'elle a d'uni-
versel et de persistant à travers ses variétés de formes.
La. forme, qui caractérise l'être, n'est pas une consé-
quence de la nature du protoplasma. Ce n'est point par
une propriété de celui-ci que peut s'expliquer la mor-
phologie de l'animal ou de la plante. La forme et la
matière sont indépendantes, distinctes ; et il faut, ainsi
que nous l'avons dit (1), séparer la synthèse chimique,
qui crée le protoplasma, de la synthèse morphologique
qui le façonne et le modèle.
Mais cette indépendance est dominée par les exigen-
ces du conflit vital, qui doivent toujours être respectées.
Il y a, à ce point de vue, une relation nécessaire entre
la substance et la. forme des être vivants, et cette relation
est exprimée par ce que nous appelons la loi de con-
st ructiondes organismes . La structure de ces édifices com-
plexes, qui sont les espèces animales ou végétales, dé-
pend d'une façon générale des conditions d'être de la
matière vivante ou protoplasma. Ces conditions du fonc-
tionnement protoplasmique entrent en ligne de compte
dans la loi morphologique qui les respecte et les utilise,
en sorte que, d'une certaine manière, la morphologie
est subordonnée aux conditions vitales élémentaires du
protoplasma, c'est-à-dire à la vie élémentaire. Cette su-
bordination est précisément exprimée dans la loi de
construction des organismes, qui s'énonce ainsi :
(1) Voy. leçon VIII.
CL. BERNARD. 23
354 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
L'organisme est construit en vue de la vie élémen-
taire. Ses fonctions correspondent fondamentalement à
la réalisation en nature et en degré des quatre conditions
de cette vie : humidité, chaleur, oxygène, réserves.
La plus simple des formes sous lesquelles la matière
vivante se puisse présenter est la cellule.
La cellule est déjà un organisme : cet organisme peut
être à lui seul un être distinct (1) ; elle peut être l'élément
individuel dont l'animal ou la plante sont une société.
Qu'elle soit un être indépendant, ou un élément ana-
tomique des êtres supérieurs, la cellule est donc Informe
vivante la plus simple; elle nous offre le premier
degré de la complication morphologique, et l'on peut
dire que c'est à cet état que le protoplasma est mis en
œuvre pour constituer les êtres complexes.
Nous avons parlé longuement de l'origine de cette
formation cellulaire, en traitant de la morphologie gé-
nérale, dans la leçon précédente. On la trouve pourvue,
à un degré plus élevé, de toutes les propriétés vitales
qui se rencontraient déjà dans le protoplasma, à savoir :
mouvement, sensibilité, nutrition, reproduction.
La forme lui constitue un caractère nouveau . La forme
traduit une influence héréditaire ou atavique, dont
l'existence, déjà appréciable pour le protoplasma, de-
viendra tout à fait éclatante dans les organismes su-
périeurs. Nous avons dit que le protoplasma lui-même
est une substance atavique, que nous ne voyons pas
naître, mais que nous voyons simplement continuer
(leçon VI). — Dans la cellule se traduit encore plus
(I) Voy. leçon VIII.
ORGANISMES COMPLEXES. 355
cette influence héréditaire, et cependant elle y est
moindre que nous n'allons la retrouver à mesure que
nous envisagerons des animaux plus compliqués. En
effet, la forme est moins fixée dans la descendance d'une
cellule que la forme de l'être complexe dans la descen-
dance de cet être : il y a un certain polymorphisme cel-
lulaire, une certaine variabilité des espèces cellulaires,
et l'histoire de l'histogénie et du développement em-
bryogénique nous offre plus d'un exemple de ces trans-
formations ou de ces passages des formes cellulaires les
unes dans les autres. Les observations de Yochting sur
le bouturage des plantes fournissent encore un cas
frappant de ce polymorphisme, en montrant qu'une
cellule ou un groupe cellulaire de la zone génératrice
peut, suivant des circonstances qui sont entièrement
dans les mains de l'expérimentateur, fournir tantôt le
tissu d'une racine, tantôt celui d'un bourgeon. L'em-
preinte héréditaire est d'autant plus profondément in-
crustée qu'elle s'applique à un être plus complexe,
comme si cette complexité était la preuve d'une plus
ancienne origine ou d'une série d'actes plus souvent
répétés et ayant, par cela même, d'autant plus de ten-
dance à se répéter de nouveau.
Voyons maintenant les êtres les plus élevés.
L'organisme complexe est un agrégat de cellules ou
d'organismes élémentaires, dans lequel les conditions
de la vie de chaque élément sont respectées et dans
lequel le fonctionnement de chacun est cependant su-
bordonné à l'ensemble. Il y a donc à la fois autonomie
356 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LÀ VIE.
des éléments anatomiques et subordination de ces élé-
ments à l'ensemble morphologique, ou, en d'autres ter-
mes, des vies partielles à la vie totale.
Nous devrons donc examiner successivement les mé-
canismes par lesquels sont réalisées ces deux conditions
de l'autonomie des éléments anatomiques et de leur
subordination à l'ensemble. — D'une façon générale,
nous pouvons dire que l'élément est autonome en ce
qu'il possède en lui-même et par suite de sa nature
protoplasmique, les conditions essentielles de sa vie,
qu'il n'emprunte et ne soutire point des voisins ou de
l'ensemble ; il est, d'autre part, lié à l'ensemble par
sa fonction ou le produit de cette fonction. Une com-
paraison fera mieux comprendre notre pensée. Repré-
sentons-nous l'être vivant complexe, l'animal ou la
plante, comme une cité ayant son cachet spécial qui
la distingue de tout autre, de même que la morpholo-
gie d'un animal le distingue de tout autre. Les habi-
tants de cette cité y représentent les éléments anato-
miques dans l'organisme; tous ces habitants vivent de
même, se nourrissent, respirent de la même façon et
possèdent les mêmes facultés générales, celles de
l'homme. Mais chacun a son métier, ou son industrie,
ou ses aptitudes, ou ses talents, par lesquels il participe
à la vie sociale et par lesquels il en dépend. Le maçon,
le boulanger, le bouclier, l'industriel , le manufacturier,,
fournissent des produits différents et d'autant plus va-
riés, plus nombreux et plus nuancés que la société dont
il s'agit est arrivée à un plus haut degré de développe-
ment. Tel est l'animal complexe. L'organisme, comme
UNITÉ VITALE ; VARIÉTÉ FONCTIONNELLE. 357
la société, est construit de telle façon que les conditions
de la vie élémentaire ou individuelle y soient respec-
tées, ces conditions étant les mêmes pour tous ; mais en
même temps chaque membre dépend, dans une certaine
mesure, par sa fonction et pour sa fonction, de la place
qu'il occupe dans l'organisme, dans le groupe social.
La vie est donc commune à tous les membres, la
fonction seule est distincte. Ce qui se rattache à la vie
proprement dite, ce qui forme l'objet de la physiologie
générale, est identique d'un bout à l'autre du règne
organique, et toutes les fois qu'un fait de cet ordre a
été découvert dans des conditions d'expérimentation
particulières, il est légitime de l'étendre.
Jusqu'ici les lois générales de l'organisation n'ont
pas été établies clairement. Deux tentatives ont été
faites cependant pour expliquer la formation des êtres
complexes ou supérieurs. Ces tentatives sont exprimées
par la loi de différenciation et par la loi de la division
du travail. Nous dirons tout à l'heure pourquoi le prin-
cipe que nous proposons sous le nom de loi de con-
struction des organismes nous paraît plus en rapport
avec la véritable nature des choses.
Nous avons dit que l'organisme vivant est une asso-
ciation de cellules ou d'éléments plus ou moins modi-
tiésetgroupés en tissus, organes, appareils ou systèmes.
C'est donc un vaste mécanisme qui résulte de l'assem-
blage de mécanismes secondaires. Depuis l'être cellule
jusqu'à l'homme, on rencontre tous les degrés de com-
plication dans ces groupements; les organes s'ajoutent
aux organes, et l'animal le plus perfectionné en possède
358 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
un grand nombre qui forment le système circulatoire,
le système respiratoire, le système nerveux, etc.
Longtemps l'on a cru que ces rouages surajoutés
avaient en eux-mêmes leur raison d'être ou qu'ils étaient
le résultat du caprice d'une nature artiste. Aujourd'hui
nous devons y voir une complication croissante régie
par une loi. L/anatomie s'en tenant à l'observation des
formes n'avait pas réussi à la dégager. C'est la physio-
logie seule qui peut en rendre compte.
Les organes, les systèmes n'existent pas pour eux-
mêmes; ils existent pour les cellules, pour les éléments
analomiques innombrables qui forment l'édifice orga-
nique. Les vaisseaux, les nerfs, les organes respiratoi-
res, se montrent à mesure que l'échafaudage histologi-
quese complique, de manière à créer autour de chaque
élément le milieu et les conditions qui sont nécessaires
à cet élément, afin de lui dispenser, dans la mesure con-
venable, les matériaux dont il a besoin, eau, aliments,
air, chaleur. Ces organes sont dans le corps vivant
comme, dans une société avancée, les manufactures ou
les établissements industriels qui fournissent aux diffé-
rents membres de cette société les moyens de se vêtir,
de se chauffer, de s'alimenter et de s'éclairer.
Ainsi la loi de la construction des organismes et du
perfectionnement organiques confond avec les lois de
la vie cellulaire. C'est pour permettre et régler plus
rigoureusement la vie cellulaire que les organes s'ajou-
tent aux organes et les appareils aux systèmes. La tâche
qui leur est imposée est de réunir qualitativement et
quantitativement les conditions de la vie cellulaire.
DIFFÉRENCIATION PHYSIOLOGIQUE. 359
Cette tâche est de rigueur absolue ; pour l'accomplir,
ils s'y prennent différemment, ils se partagent la be-
sogne, plus nombreux quand l'organisme est plus com-
pliqué, moins nombreux s'il est plus simple ; mais le
but est toujours le même. On pourrait exprimer cette
condition du perfectionnement organique, en disant
qu'il consiste dans une différenciation de plus en plus
marquée du travail préparatoire à la constitution du
milieu intérieur.
Ainsi différenciés et spécialisés, les éléments anato-
miques vivent d'une vie propre dans le lieu où ils sont
placés, chacun suivant sa nature. L'aclion des poisons,
qui porte primitivement sur tel ou tel élément, en
épargnant tel ou tel autre, comme je l'ai montré pour
le curare et pour l'oxyde de carbone, est l'une des
nombreuses preuves de cette autonomie. Les éléments
analomiques se comportent clans V association comme ils
se comporteraient isolément dans le môme milieu. C'est
en cela que consiste le principe de P autonomie des élé-
ments anatomiques ; il affirme l'identité de la vie libre
et associée sous la condition que le milieu soit iden-
tique. C'est par l'intermédiaire des liquides intersti-
tiels, formant ce que j'ai appelé le milieu intérieur, que
s'établit la solidarité des parties élémentaires et que
chacune reçoit. le contre-coup des phénomènes qui
s'accomplissent dans les autres. Les éléments voisins
créent à celui que l'on considère une certaine atmos-
phère ambiante dont celui-ci ressent les modifications
qui règlent sa vie. Si l'on pouvait réaliser à chaque
instant un milieu identique à celui que l'action des par-
360 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
ties voisines crée continuellement à un organisme élé-
mentaire donné, celui-ci vivrait en liberté exactement
comme en société.
Subordination des éléments à V ensemble. — Mais
cette condition de l'identité du milieu est bien restric-
tive. Il serait, dans l'état actuel de nos connaissances,
impossible de réaliser artificiellement le milieu inté-
rieur dans lequel vit chaque cellule. Les conditions
de ce milieu sont tellement délicates qu'elles nous
échappent. Elles n'existent que dans la place naturelle
que Ja réalisation du plan morphologique assigne à
chaque élément. Les organismes élémentaires ne les
rencontrent que dans leur place, à leur poste : si on les
transporte ailleurs, si on les déplace, à plus forte raison
si on les extrait de l'organisme, on modifie par cela
môme leur milieu, et, comme conséquence, on change
leur vie ou bien même on la rend impossible.
C'est par l'infinie variété que présente le milieu in-
térieur d'un point à un autre et par sa constitution
spéciale et constante dans un point donné que s'établit
la surbordination des parties à l'ensemble.
Quelques exemples feront comprendre ces condi-
tions de la vie associée, où chaque élément est à la
fois libre et dépendant :
On sait aujourd'hui que les os se forment et se re-
nouvellent grâce aux éléments cellulaires de la couche
interne du périoste. Les chirurgiens ont utilisé dans
la pratique cette notion.
Si l'on prend un lambeau de périoste et qu'on le
déplace; si, l'enlevant de son milieu, on le transporte
SUBORDINATION À l' ENSEMBLE. 361
dans un autre territoire organique, on le verra se dé-
velopper et donner dans ce lieu insolite un os nouveau.
Par exemple, chez le lapin, chez le cobaye, on a fait
développer en diverses régions, sous la peau, des
fragments d'os dont le périoste avait été emprunté à
quelque partie du squelette. La propriété de sécréter
la matière osseuse, de faire de l'os, ne réside donc pas
dans telle ou telle région fixée de l'architecture de
l'être vivant; elle réside dans la cellule périostale qui
l'emporte avec elle et la conserve partout.
Mais on avait exagéré cette autonomie et méconnu
les droits de l'organisme total en vue duquel sont har-
monisées les activités cellulaires. En suivant l'évolution
de cet os nouveau, on n'a pas tardé à s'apercevoir
qu'il ne subsistait pas indéfiniment : il se résorbe et
disparaît au bout d'un certain temps. 11 n'a pas con-
tinué à vivre dans des conditions qui n'étaient point
faites pour lui. Les cellules périostales déjà formées
ont continué l'évolution commencée et abouti à la for-
mation osseuse, mais il ne s'en est point formé de nou-
velles. Le périoste transplanté a disparu.
On peut donner à cette expérience une forme plus
saisissante encore. Chez un jeune lapin, on enlève un
os tout entier de l'une des pattes, un métatarsien; on
l'introduit sous la peau du dos et l'on referme la plaie.
L'os déplacé continue à vivre, il poursuit même son
évolution, il grossit un peu : l'ossification des portions
cartilagineuses se continue ; mais bientôt le dévelop-
pement s'arrête; la résorption commence à devenir
manifeste et elle n'a d'autre terme que la disparition
362 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
complète de l'os transplanté. Au contraire dans l'es-
pace métatarsien qui avait été évidé, un os nouveau
se produit et persiste, remplaçant l'os enlevé, parce
que là se trouve le territoire convenable.
Les expériences sur la régénération des os qui ont été
invoquées pour mettre en évidence l'autonomie absolue
des éléments anatomiques ont donc abouti au résultat
contraire en ce qu'elles nous ont fourni en même temps
la preuve des restrictions que recevait celte autonomie.
Elles ont révélé l'influence que la place de l'élément
dans le plan total exerce sur son fonctionnement. Il y
a donc une autre condition qui ne tient plus à l'élément
lui-même, mais qui tient au plan morphologique, à
l'organisme total. La cellule a son autonomie qui fait
qu'elle vit, pour ce qui la concerne, toujours de la même
façon en tous les lieux où se* trouvent rassemblées les
conditions convenables; mais d'autre part ces condi-
tions convenables ne sont complètement réalisées que
dans des lieux spéciaux, et la cellule fonctionne diffé-
remment, travaille différemment et subit une évolution
différente suivant sa place dans l'organisme.
Rt'dintêg rations. — La subordination, condition
restrictive de l'autonomie des éléments, est plus ou
moins marquée. Moins l'organisme est élevé, moins
l'autonomie est grande, plus faible est le lien de su-
bordination entre le tout et ses parties.
Dans les plantes, la subordination des parties à l'en-
semble, qui exprime en quelque sorte les droits de
l'organisme, est à son minimum. On peut enlever une
partie d'un végétal et la transporter à distance de ma-
RÉDINTÉGRATION. 363
nière à faire développer un végétal nouveau. C'est sur
ce fait qu'est fondée la pratique de la greffe et du
bouturage. Une cellule de l'écorcc, par exemple, peut
devenir bourgeon et réparer une branche coupée. Ce
changement se fait dans les cellules sous l'influence
des sucs de la branche dont la composition a été mo-
difiée par la section.
Chez les animaux la cicatrisation se fait également
par des influences analogues.
C'est la subordination des parties à l'ensemble qui
fait de l'être complexe un système lié, un tout, un
individu. C'est par là que s'établit Y unité dans l'être
vivant. L'unité, comme nous venons de le dire, est le
moins marquée chez les plantes. Chez les animaux
inférieurs également, les parties isolées peuvent vivre
lorsqu'on les sépare du reste de l'organisme, comme
cela arrive chez les hydres et les planaires.
Dugès et de Quatrefagesont fait d'intéressantes expé-
riences sur les planaires (fîg. 44 et 45). Ils coupaient un
de ces vers en deuxmoitiés, l'une antérieure, l'autre pos-
térieure ; chacune d'elles se complétait et reconstituait
une planaire nouvelle. On peut sectionner un de ces
animaux en quatre, en huit; il se forme autant d'indi-
vidus nouveaux qu'il y a de segments.
On sait de même qu'en opérant sur des lézards et
des salamandres on peut faire reparaître un membre ou
la queue coupée. Un physiologiste italien a fait des
observations intéressantes à cet égard ; il a remarqué
que le poids de l'animal ne changeait pas sensiblement
pendant cette rédintégration. M. Vulpian a vu des faits
36 4 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA. VIE.
analogues sur le têtard. La même chose arrive quand on
coupe une planaire en deux segments : chacune des
planaires nouvelles est et reste très petite. La formation
de l'être nouveau ne semble donc pas une véritable
création organique nouvelle recommençant une œuvre
troublée, mais simplement la continuation d'une évo-
lution qui se poursuit par une sorte de vitesse acquise
Fig. 44. — Planaire unie. Fig. 45. — Anatomie de la
al grandeur naturelle. planaire unie.
«, bouche; b, trompe ; c, orifice cardiaque; d, estomac; e, e, e, ramifications gastrovas-
culaires ; f, cerveau et nerfs ; g^g, testicules; h, vésicule séminale confondue avec la
vierge ; /, canal de la verge ; k. /,-, ovicules : l, poche copulatrice ; m, orifice des organes
générateurs répartis dans toutes les luîmes du corps. (Edwards, Quatrefages et Blan-
chard, Recherches anatomiques et physiologiques faites pendant un voyage sur les côtes
de la Sicile. — Taris, 1- :
Nous n'avons pas à multiplier ici les exemples de
rédintégration; nous rappellerons seulement celles de
M. Philippeaux sur la reproduction des membres chez
la salamandre. Une patte enlevée à l'animal se repro-
ABLATION DES PARTIES. 365
duit : l'évolution des cellules du moignon est dirigée
de manière qu'elles refont le membre disparu. La néo-
formation qui tend à rétablir l'intégrité du plan orga-
nique manifeste bien évidemment l'influence de l'en-
semble sur le développement des parties. Mais ce n'est
même pas l'organisme tout entier qui étend sa puis-
sance jusque-là. Si l'on enlève la base du membre, la
reproduction ne se fait plus. La base est comme une
sorte de collet, un germe, comparable au bourgeon,
qui, pendant le développement embryonnaire, a préci-
sément contribué à la production du membre.
Il ressort de tous ces exemples que chaque partie évo-
lue de manière à réaliser le plan de l'animal tout entier.
L'organisme, considéré comme ensemble ou unité, in-
tervient donc et manifeste son rôle par cette puissance
de rédintégration qui lui permet de se réparer et de se
maintenir anatomiquement et pliysiologiquement.
Il importe de faire une remarque essentielle relative-
ment à l'accomplissement des phénomènes par lesquels
l'organisme se répare et se rétablit. Ces phénomènes
ne semblent pouvoir se manifester que lorsque les par-
ties sont dans leur place naturelle, lorsqu'elles n'ont pas
été dissociées, comme si chacun d'eux résultait d'une
conspiration universelle de toutes les parties. Quand
nous opérons, grâce à la respiration et à la circulation
artificielle, sur des organes ou des parties séparées de
l'organisme, nous n'obtenons que des phénomènes par-
tiels, de la nature des phénomènes de décomposition
organique; mais les phénomènes de synthèse organique
ne peuvent plus être obtenus. Lorsque, par exemple,
366 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE L\ VIE.
les physiologistes examinent un muscle isolé, ils peu-
vent observer tous les actes fonctionnels, la contraction
du muscle et les phénomènes qui en sont la conséquen-
ce ; mais ce muscle ne se nourrit plus, ne se régénère
plus, et ne peut désormais que s'user. La persistance
de la vie fonctionnelle ne peut donc être que passagère.
Malgré toutes les réserves que nous venons d'indi-
quer, le principe de l'autonomie des éléments anato-
miques doit être considéré comme l'un des plus féconds
de la physiologie moderne. Ce principe ou, sous un
autre nom, cette théorie cellulaire n'est pas un vain
mot. On a le tort de l'oublier lorsque Ton s'occupe des
organismes complexes. On parle alors des organes, des
tissus, des appareils, et on met complètement de côté
les idées qui se rattachent à la cellule.
Il ne faut cependant jamais perdre de vue les cellules,
qui sont les matériaux premiers de tout organisme;
leur vie, toujours identique au fond, résulte d'un con-
flit avec des conditions physico-chimiques dont l'expé-
rimentateur est maître. C'est par là qu'il peut atteindre
l'êlre total. Toute modification de l'organisme se résume
toujours dans une action portée sur une cellule. C'est
une loi qui a élé formulée, pour la première fois, dans
mes Leçons sur les substances toxiques (1) : tous les
phénomènes physiologiques, pathologiques ou toxiques
ne sont au fond que des actions cellulaires générales
ou spéciales.
Les anesthésiques, par exemple, influencent tous les
(1) Cl. Bernard, Leçons sur les effets des substances toxiques et médi-
camenteuses. Paris, 18o7.
RÔLE DE LA VIE CELLULAIRE. 367
éléments, parce qu'ils agissent sur le protoplasma, qui
est commun à tous. La plupart des poisons n'influen-
cent que des éléments spéciaux, parce qu'ils agissent
sur des produits de cellules différenciées. Exemples:
l'oxyde de carbone, qui agit sur l'hémoglobine, et le cu-
rare, qui agit sans doute sur quelque disposition orga-
nique à la terminaison du nerf dans le muscle.
En résumé, la vie réside dans chaque cellule, dans
chaque élément organique, qui fonctionne pour son
propre compte. Elle n'est centralisée nulle part dans
aucun organe ou appareil du corps. Tous ces appareils
sont eux-mêmes construits en vue de la vie cellulaire.
Lorsqu'en les détruisant on détermine la mort de l'ani-
mal, c'est que la lésion ou la dislocation du mécanisme a
retenti en définitive sur les éléments, qui ne reçoivent pi us
le milieu extérieur convenable à leur existence. Ce qui
meurt, comme ce qui vit, c'est, en définitive, la cellule.
Tout est fait par l'élément anatomique et pour l'élé-
ment anatomique. L'appareil respiratoire apporte l'oxy-
gène, l'appareil digestif introduit les aliments néces-
saires à chacun; l'appareil circulatoire, les appareils
secrétaires assurent le renouvellement du milieu et la
continuité des échanges nutritifs. Le système nerveux
lui-même règle tous ces rouages et les harmonise en
vue de la vie cellulaire. Les appareils fondamentaux
indispensables aux organismes supérieurs agissent
donc tous, le système nerveux compris, pour procurer
à la cellule les conditions physico-chimiques qui lui
sont nécessaires et dont nous avons indiqué précédem-
ment les plus générales.
368 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
Dans cette vie des cellules associées qui constituent
les ensembles morphologiques ou êtres vivants, il y a à
la fois autonomie et subordination des éléments ana-
tomiques.
"L'autonomie des éléments et leur différenciation
nous expliquent la variété des manifestations vitales.
Leur subordination et leur solidarité nous en font com-
prendre le concert et l'harmonie.
Formes diverses des manifestations vitales. Phéno-
mènes vitaux. Fonctions. Propriétés. — La cellule est
l'image virtuelle d'un organisme élevé. Elle possède
une propriété générale, l'irritabilité. Par cette expres-
sion abstraite ou métaphysique, nous traduisons un
fait concret objectif, à savoir, que les manifestations
phénoménales dont elle est le théâtre, échange nutri-
tif, motilité, etc., apparaissent comme une réaction
provoquée par les excitants extérieurs.
Lorsque l'on considère des êtres élevés en organisa-
tion, leurs manifestations vitales résultent en dernière
analyse de ces manifestations cellulaires, exagérées,
développées et concertées les unes avec les autres. Dans
ces phénomènes complexes que nous allons voir chez
les êtres supérieurs, actes, fonctions, il y a donc deux
choses : des activités cellulaires spécialisées, un concert
entre ces activités cellulaires qui les dirige vers un ré-
sultat déterminé.
Examinons ces deux points.
A mesure que l'être vivant s'élève et se perfectionne,
ses éléments cellulaires se différencient davantage : ils
se spécialisent par exagération de l'une des propriétés
PROPRIÉTÉS, ACTES, FONCTIONS. 369
ciu détriment des autres. La vie chez les animaux supé-
rieurs est de plus en plus distincte dans ses manifesta-
tions; elle est de plus en plus confusechez les êtres infé-
rieurs. Les manifestations vitales sont mieux isolées, plus
nettes dans les degrés élevés de l'échelle que dans ses
degrés inférieurs, et c'est pourquoi la physiologie des
animaux supérieurs est la clef de la physiologie de tous
les autres, contrairement à ce qui se dit généralement,
Les propriétés des éléments s'exagèrent dans les tis-
sus, ainsi que nous venons de le dire, par une véritable
spécialisation. Les cellules isolées, les êtres monocel-
lulaires peuvent utiliser les aliments gras, féculents,
albuminoïdes, qu'ils trouvent dans le milieu ambiant.
Chez les animaux supérieurs, cette propriété de digérer
(au moyen de ferments, de produits cellulaires) s'exa-
gère dans certaines cellules réunies pour former la
glande pancréatique, par exemple, et celles-ci travail-
leront pour l'organisme tout entier. En résumé, la spé-
cialisation progressive se fait par exagération d'une
propriété dans les cellules des tissus et organes.
La phénoménalité vitale comprend des faits de com-
plexité croissante, à savoir, les propriétés, les actes etles
fonctions. La propriété, comme nous l'avons dit, ap-
partient, au moins à l'état rudimentaire, à la cellule;
elle est en germe dans le protoplasma : ainsi, la con-
tractilité. Le nom de propriété n'est pas expérimental,
il est déjà abstrait, métaphysique. Ainsi que nous
l'avons déjà dit, il est impossible de parler autrement
-qu'en faisant des abstractions. Dans le cas actuel la
CL. BERNARD. 24
370 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
forme de langage ne masque pas la réalité d'une manière
profonde, et sous le nom nous pouvons toujours aperce-
voir le fait qu'il exprime. Sous le nom de contractilité,
par exemple, nous apercevons ce fait que la matière pro-
toplasmique modifie sa figure et sa forme sous l'influence
d'un excitant extérieur. Et comme ce fait n'est pas «cft^/-
lement au moins réductible à un autre plus simple, qu'il
n'est explicable par aucun autre, nous le disons propre,
spécial ou particulier, et nous l'appelons propriété.
Ainsi, en résumé, la propriété est le nom du fait
simple, abstrait, comme le dit M. Chevreul, et actuel-
lement irréductible ; la propriété appartient à la cel-
lule, au protoplasma.
Les actes et les fonctions, au contraire, n'appartien-
nent qu'à des organes et à des appareils, c'est-à-dire
à des ensembles de parties anatomiques.
La fonction est une série d'actes ou de phénomènes
groupés, harmonisés, en vue d'un résultat déterminé.
Pour l'exécution de la fonction interviennent les acti-
vités d'une multitude d'éléments anatomiques ; mais la
fonction n'est pas la somme brutale des activités élé-
mentaires de cellules juxtaposées; ces activités compo-
santes se continuent les unes par les autres; elles
sont harmonisées, concertées, de manière à concourir
à un résultat commun. C'est ce résultat entrevu par
l'esprit qui fait le lien et l'unité de ces phénomènes
composants, qui fait la fonction.
Ce résultat supérieur, auquel semblent travailler les
efforts cellulaires, est plus ou moins apparent. Il y a
donc des fonctions que tous les naturalistes admettent et
FONCTIONS. 371
reconnaissent: la'circulation, larespiration, la digestion.
Il yenad'autressurlesquellesils nesontpointd'accord.
Il ne peut manquer, en effet, d'y avoir un certain
arbitraire dans une détermination où l'esprit inter-
vient pour une si grande part : c'est l'esprit qui saisit
le lien fonctionnel des activités élémentaires ; qui prête
un plan, un but aux choses qu'il voit s'exécuter, qui
aperçoit la réalisation d'un résultat dont il a conçu la
nécessité. Or, l'accord ne peut être complet que sur le
fait matériel bien déterminé, jamais dans Vidée. De
là le désaccord et les divergences des physiologistes
dans la classification des fonctions.
De phénomènes vitaux tout à fait objectifs, tout à fait
réels, aussi indépendants que possible de l'esprit qui les
observe, il n'y a que les phénomènes élémentaires. Dès
que l'on s'élève à la conception d'une harmonie, d'un
groupement, d'un ensemble, d'un but assigné à des
efforts multiples, d'un résultat où tendraient les élé-
ments en action, on sort de la réalité objective, et l'es-
prit intervient avec l'arbitraire de ses points de vue. —
Il n'y a dans l'organisme, en dehors de l'intervention
de l'esprit, et en tant que réalité objective, qu'une mul-
titude d'actes, de phénomènes matériels, simultanés
ou successifs éparpillés dans tous les éléments.
C'est l'intelligence qui saisit ou établit leur lien et
leurs rapports, c'est-à-dire la fonction.
La fonction est donc quelque chose d'abstrait, qui
n'est matériellement représenté clans aucune des pro-
priétés élémentaires. — H y a une fonction respiratoire,
une fonction circulatoire, mais il n'y a pas dans les
372 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
éléments contractiles qui y concourent une propriété
circulatoire. Ilyaunefonctionvocaledanslelarynx, mais
il n'y a pas de propriétés vocales dans ses muscles, etc.
La conclusion pratique de ces considérations, c'est
qu'il importe surtout de connaître objectivement les
propriétés élémentaires fixes, invariables, qui sont la
base fondamentale de toutes les manifestations de la
vie. C'est le but que se propose la physiologie générale.
La vie est véritablement dans les éléments orga-
niques; c'est toujours là que nous devons placer le pro-
blème physiologique réel, qui se traduit par l'action du
physiologiste sur les phénomènes de la vie. C'est par le
déterminisme appliqué à la connaissance de ces éléments
organiques que nous pouvons arriver à atteindre les
phénomènes de la vie, mais jamais en agissant sur les
propriétés, les fonctions, sur la vie elle-même, toutes
conceptions métaphysiques. — Nous l'avons dit bien
souvent, nous n'agissons directement que sur le physi-
que, et sur le métaphysique que d'une façon médiate.
Nous avons dit plus haut que l'on a voulu rendre
compte des conditions de la complication croissante des
êtres organisés, depuis les formes simples jusqu'aux
plus compliquées, au moyen de deux principes géné-
raux, le principe de la différenciation et le principe de
la division du travail physiologique. Nous-même propo-
sons un troisième point de vue, que nous exprimerons
dans notre loi de la construction des organismes.
La différenciation successive est un fait démontré,
lorsque l'on suit le développement d'un être donné.
DIVISION DU TRAVAIL. 373
Les études embryogéniques, depuis C.-F. "Wolff, ont
établi que l'animal se formait par êpigenèse (Leçon VIII),
c'est-à-dire par addition et différenciation successive
de parties.
Lorsqu'il s'agit de comparer entre eux des êtres
divers, s'il s'agit d'organismes élémentaires, d'élé-
ments, nous admettons la réalité de cette loi. Nous
avons dit, en effet, que nous trouvions en germe dans la
cellule et dans son protoplasma les propriétés générales
qui s'exaltent ou se spécialisent progressivement dans
des cellules différentes. Les éléments cellulaires, avons-
nous dit plus haut, se différencient et se spécialisent
par exagération de l'une de ces propriétés au détriment
des autres, et nous en avons fourni des exemples.
Cette différenciation, cette spécialisation est, en
somme, une division du travail physiologique; division
incomplète, puisque chaque élément, en manifestant
avec exagération une propriété, possède naturellement
les autres, sans lesquelles il ne vivrait pas.
Dans ces limites et avec cette restriction, le principe
de la division du travail physiologique nous paraît
exact : il est l'expression de la vérité.
Hors de là, il est le plus souvent appliqué d'une façon
illégitime et erronée. En un mot, ce principe est vrai
en physiologie générale; sujet à erreur en physiologie
comparée. Il suppose, en effet, que tous les organismes
accomplissent le même travail, avec plus d'instruments
spéciaux et plus de perfection en haut, avec moins
d'instruments et plus confusément en bas de l'échelle
animale. Or cela n'est vrai que pour le travail vital
374 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
véritablement commun à tous les êtres, c'est-à-dire
pour les conditions essentielles de la vie élémentaire;
celan'est pas vrai pour les manifestations fonctionnelles,
qui ne sont pas nécessairement communes à tous les
êtres. Un organe de plus n'implique pas l'idée d'un
outillage plus parfait au service d'une même besogne ; il
implique un nouveau travail, une nouvelle complication
du travail. En passant de l'animal à sang blanc quia
une branchie à celui qui a une trachée ou un poumon,
on ne comprendrait pas une application de la loi de
division du travail, puisque ces organes sont des méca-
nismes distincts, ne faisant point le même travail.
Au contraire, toutes les fois qu'en physiologie géné-
rale on a nié le principe de la division du travail, ou
bien lorsqu'on l'a affirmé trop rigoureusement, sans
tenir compte de la restriction mentionnée plus haut, on
est tombé dans l'erreur. Ainsi, la théorie dualistique
(Leçon V) que nous avons repoussée est une émanation
de cette doctrine. Le travail vital élémentaire, compre-
nant la création et la destruction organique, et qui ap-
partient à tout être, la doctrine dualiste le partageait
entre deux groupes d'êtres, les animaux d'une part, les
végétaux de l'autre. Aux uns la synthèse organique des
produits immédiats, aux autres la destruction de ces
produits. Nous avons vu que cela était une erreur.
Le principe de la construction des organismes que
nous venons d'exposer ne nous paraît pas sujet à ces
réserves et à ces restrictions.
III. Conception de la science physiologique. — La
PHYSIOLOGIE : SES BRANCHES. 375
physiologie, avons-nous dit, est la science qui étudie
les phénomènes propres à l'être vivant; mais, ainsi
comprise, cette science est encore trop vaste et doit
être subdivisée en physiologie générale et physiologie
descriptive, soit spéciale, soit comparée.
La physiologie générale nous donne la connaissance
des conditions générales de la vie qui sont communes à
l'universalité des êtres vivants. Nousy étudionsle conflit
vital en lui-même, indépendamment des formes et des
mécanismes à l'aide desquels il se manifeste. — La phy-
siologie descriptive nous donne au contraire la connais-
sance de la forme et des mécanismes spéciaux que la vie
emploie pour se manifester dans un être vivant déter-
miné. Si maintenant on veut comparer les formes de ces
divers mécanismes, variés à l'infini chez les êtres vivants,
afin d'en déduire les lois de ces phénomènes, c'est l'œu-
vre de la physiologie comparée. Elle nous offre un très
haut intérêt, en ce qu'elle nous montre la variété infinie
de la vie reposant sur l'unité de ses conditions ; celle-ci
nous est donnée par la physiologie générale, c'est à elle
que nous sommes toujours obligés de remonter si nous
voulons comprendre le moteur vital en lui-même.
Si l'on voulaitnous permettre une comparaison, nous
reporterions notre esprit sur les nombreusesapplications
de la vapeur à l'industrie et le nombre infini de ma-
chines diverses qu'elle anime. L'étude de ces machines
comprend une partie générale et une partie spéciale.
Il faut connaître les propriétés de la vapeur, les condi-
tions de sa génération, de sa détente, de la puissance
qu'elle développe, de sa condensation. Cette première
376 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LÀ VIE.
étude correspond à la physiologie générale, lorsqu'il
s'agit des machines animées. D'autre part, il faut con-
naître l'application particulière qui a en été faite dans la
machine que l'on a sous les yeux. Il faut pour cela en
saisir les rouages, en connaître les organes, en possé-
der l'anatomie, pour ainsi dire. Cette seconde étude
correspond à la physiologie spéciale ou comparée,
quand on considère l'ensemble des machines vivantes.
11 y a donc entre toutes ces machines quelque chose
d'identique et quelque chose de différent. Le mécani-
cien pourra hardiment transporter les conclusions de
l'une à l'autre s'il n'envisage que les propriétés géné-
rales; — il ne peut conclure légitimement s'il envisage
les rouages particuliers, variables de l'une à l'autre.
Ainsi en est-il pour le physiologiste; il peut conclure-
des animaux à l'homme, des animaux entreeux etmême-
auxplantes pourtoutcequi concerne les propriétés gé-
nérales de la vie. — 11 ne'peut plus rien dire pour les
mécanismes particuliers. Un exemple fixera notre pen-
sée. Lorsque, chez un cheval, on coupe le nerf facial
des deux côtés, l'animal meurt bientôt asphyxié. Si,
transportant le résultat expérimental du cheval à
l'homme, on disait que la paralysie du facial des deux
côtés entraîne également la mort, on commettrait une
erreur, car après cette paralysie l'homme a seulement
perdu la mobilité des traits de la face, mais il continue
à respirer et à remplir toutes ses fonctions vitales.
Cependant les propriétés générales du nerf facial sont
les mêmes chez le cheval que chez l'homme, mais
le facial gouverne dans les deux cas des mécanismes
BUT DE LA PHYSIOLOGIE. 377
différents. On ne peut plus conclure légitimement,
quand il s'agit de comparer les troubles qui résultent
de la rupture de ces mécanismes, mais on peut con-
clure, au contraire, à l'identité du nerf qui les anime.
En un mot, il faut bien distinguer les propriétés qui
appartiennent aux éléments et qu'enseigne la physio-
logie générale, et les fonctions qui appartiennent aux
mécanismes et qu'enseigne la physiologie descriptive et
comparée. On peut généraliser pour ce qui tient aux
propriétés, on ne le peut qu'après examen et condition-
nellement pour ce qui concerne les fonctions.
La physiologie doit se proposer le même problème
que toutes les sciences expérimentales.
La science a pour but définitif X action.
Descartes l'a déjà dit : « Connaissant la force et les
» actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux
» et de tous les autres corps qui nous environnent...
» nous les pourrions employer à tous les usages aux-
» quels ils sont propres, et ainsi nous rendre maîtres
» et possesseurs de la nature. »
La conception cartésienne de l'organisation vitale
permettait d'étendre cette domination jusque sur les
phénomènes vitaux, puisque ceux-ci obéissaient aux
forces physiques : « Je m'assure, dit Descartes, que (en
» connaissant mieux la médecine) on se pourrait
» exempter d'une infinité de maladies, tant du corps
» que de l'esprit, et même aussi peut-être de l'affai-
» blissementde la vieillesse. »
Le but de toute science, tant des êtres vivants que
378 LEÇONS SUR LES PHÉNOMÈNES DE LÀ VIE.
des corps bruts peut se caractériser en deux mots :
prévoir et agir. Voilà en définitive pourquoi l'homme
s'acharne à la recherche pénible des vérités scientifi-
ques. Quand il se trouve en présence de la nature, il
obéit à la loi de son intelligence en cherchant à pré-
voir ou à maîtriser les phénomènes qui éclatent autour
de lui. La prévision et Y action, voilà ce qui caractérise
l'homme devant la nature.
Parles sciences physico-chimiques, l'homme marche
à la conquête de la nature brute, de la nature morte :
toutes les sciences terrestres dont l'objet peut être
atteint ne sont pas autre chose que l'exercice rationnel
de la domination de l'homme sur le monde.
En est-il de la physiologie comme de ces autres
sciences? La science qui étudie les phénomènes de la
vie peut-elle prétendre à les maîtriser? Se propose-
t-elle de subjuguer la nature vivante comme a été sou-
mise la nature morte? nous n'hésitons pas à répondre
affirmativement (1).
La physiologie doit donc être une science active et
conquérante à la manière de la physique et de la
chimie.
Or, comment peut-on agir sur les phénomènes de la
vie?
Arrivé au terme de notre étude, nous voici de nou-
veau en face du problème physiologique, tel que nous
l'avons posé en commençant. Les phénomènes delà vie
sont représentés par deux facteurs : les lois prédéter-
(1) Voy. mon Rapport sur la plujsiologie générale, 1867 ; et les Pro-
blèmes de taPhysiologie générale in la Science expérimentale. Paris, 1878.
PRÉVISION, ACTION. 379
minées qui les fixent dans leur forme, les conditions
physico-chimiques qui les font apparaître. En un mot,
le phénomène vital est préétabli dans sa forme, non
dans son apparition. Nous devons donc comprendre
que ces phénomènes de la vie ne peuvent être atteints
que dans les conditions matérielles qui les manifestent,
mais qui n'en sont pas réellement la cause.
Nous n'avons pas à nous préocuper des causes finales,
c'est-à-dire du but intentionnel de la nature. La nature
est intentionnelle dans son but, mais aveugle dans
l'exécution. — Nous agissons sur le côté exécutif des
choses en nous adressant aux conditions matérielles :
on pourrait dire que nous sommes simplement les met-
teurs en scène de la nature.
Quant aux lois, nous les pouvons connaître : l'obser-
vation nous les révèle; mais nous sommes impuissants
à les modifier.
L&prévision est rendue possible par la connaissance
des lois; les sciences d'observation ne peuvent pas aller
au delà.
V action, qui appartient aux sciences expérimentales,
est rendue possible parle déterminisme des conditions
physico-chimiques qui font apparaître les phénomènes
de la vie.
En résumé, le déterminisme reste le grand principe
do la science physiologique. Il n'y a pas, sous ce rap-
port, de différence entre les sciences des corps bruts
et les sciences des corps vivants.
FIN.
EXPLICATION DE LA PLANCHE.
Fig. 1. — A. Stentor polymorphus, rempli de granulations chlorophyl-
liennes.
a, bouche.
a', noyaux.
a", pédicule.
B. Grain de chlorophylle du Stenlor polymorphus isolé.
6, grains entiers.
c, c, grains en voie de division.
d, d, division en trois ou quatre parties.
Fig. 2. — A. Cellule végétale renfermant de la chlorophylle.
a', noyau de la cellule.
B. Grains isolés de la cellule végétale.
b, grain entier.
c, grain en voie de division.
d, grain presque complètement divisé.
Fig. 3. — A. Amibes ayant englobé des corpuscules verts.
B. Corpuscule lymphatique du Lumbricus agrkola ayant englobé
les mêmes corpuscules verts.
Fig. 4. — Zygnema.
A. Zygospore provenant de la fusion du contenu de deux cel-
lules : mâle <3 et femelle 9.
Fig. 5. —Pandoriaa morum.
1, zoospore isolé.
2, 3, 4, phases de la conjugaison de deux zoospores.
5, oospore.
FiG. 6. — Spigoyyra.
Passage du protoplasma.de la cellule mâle 6 dans la cel-
lule femelle 9.
CLAUDE IÏF.R!SAK1>
PHENOMENES DE LAVIK I' ."Ho
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Fig. 3
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Librairie J. B- Bailltere et TèlsjPtL
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APPENDICE
1(1)
La création des laboratoires caractérise une période
nouvelle dans laquelle est entrée la culture de la phy-
siologie ainsi que des autres sciences expérimentales.
L'installation de ces cabinets où se trouve rassemblé
un outillage plus ou moins complet répond à une
double nécessité : à la nécessité de l'enseignement et
à la nécessité de la recherche.
L'enseignement n'a toute son efficacité qu'à la con-
dition de montrer les objets et les phénomènes qui en
forment la matière. Pour ce qui est des sciences phy-
siques et de la zoologie elle-même, cette condition a
été si bien sentie, que, même dans les établissements
secondaires, on a introduit, dans la mesure du possi-
ble, les manipulations pour les élèves. L'enseignement
purement théorique ou mental des sciences expérimen-
tales et naturelles est un contre-sens et un reliquat de
l'ancienne scholastique. — Ce qui est vrai pour l'ins-
truction secondaire l'est plus encore pour l'instruction
supérieure; et les cours de physiologie, en particulier,
sont maintenant illustrés d'expériences et de démons-
(1) Leçon d'ouverture, p. 1.
382 APPENDICE.
trations que le professeur multiplie autant que son
programme et ses ressources le lui permettent.
La nécessité des laboratoires pour la recherche est
plus évidente encore, bien que quelques personnes,
tournées vers le passé, opposent comme un argument
à nos réclamations la grandeur des découvertes de
nos prédécesseurs à l'exiguïté des moyens dont ils dis-
posaient. Lavoisier, ni Ampère, ni Magendie n'avaient
de laboratoires bien installés. Cela est vrai, mais
c'étaient là des obstacles dont leur génie a triomphé,
mais non profité. Une installation spéciale évite les
pertes de temps et permet une bonne économie de
l'emploi de nos facultés. Elle doit être telle, qu'une
expérience étant conçue, elle puisse être réalisée faci-
lement et rapidement.
11 y a trente ans, lorsque nous avions conçu l'idée
d'une expérience, avec quelles difficultés, avec quelles
pertes de temps nous arrivions à la réaliser ! Nous
expérimentions dans des locaux mal appropriés, dans
un cabinet, dans une chambre, sur des animaux conquis
par surprise ; ou bien encore nous perdions des journées
entières à courir après nos sujets d'expériences, à nous
transporter dans les abattoirs, chez les équarrisseurs.
On ne saurait transformer un pareil état de choses en
un modèle de bonne administration scientifique.
Il faut que les laboratoires mettent à la portée de
l'expérimentateur et sous sa main les sujets et les con-
ditions instrumentales nécessaires, de façon qu'il ne
soit pas arrêté par les difficultés de réaliser la re-
cherche qu'il a conçue.
APPENDICE. 383
11(1)
l'évolution se confond avec la. nutrition.
Dans l'admirable introduction qui ouvre son Histoire
du règne animal, Cuvier, entraîné à parler de l'origine
des êtres vivants, s'exprime ainsi : « La naissance
» des êtres organisés, dit-il, est le plus grand mystère
» de l'économie organique et de toute la nature. »
En réalité le mystère de la naissance n'est pas plus
obscur que tous les autres mystères de la vie, et il
ne l'est pas moins. Depuis le temps où Cuvier écri-
vait les lignes qui précèdent, bien des efforts ont été
tentés, dans le dessein de percer les ténèbres qui pla-
nent sur ces phénomènes. Le fruit de tant de travaux
n'a point été, comme on le pense, d'expliquer ce qui
est inexplicable, mais seulement de prouver que les phé-
nomènes de Vorigine de la vie ne sont ni dune autre
essence ni d'une obscurité plus impénétrable que toutes
les autres manifestations de « ïéconomie organique et
de toute la nature. »
Et cela est déjà un résultat considérable. Ramener
au même principe des choses jusque-là considérées
comme d'ordre différent, telles que la naissance des
êtres et le maintien de leur existence, c'est accomplir un
progrès comparable, à quelque degré, à celui qui a
été réalisé dans une autre branche de nos connais-
sances, le jour où Newton a prouvé que la pesanteur
était un cas particulier de l'attraction universelle.
(1 ) Note pour la page 33.
38 i appelNDice.
Une loi unique domine en effet les manifestations
de la vie qui débute et de la vie qui se maintient : c'est
la loi dévolution.
Comme toutes les idées dont le sens s'est dégagé
lentement, l'idée de Y évolution est énoncée partout et
précisée nulle part. Elle n'a acquis sa signification et
sa portée réelles que par les travaux des embryogé-
nistes contemporains. Fondée sur des faits précis, il
faut désormais la considérer, non plus comme une de
ces généralités banales créées par l'esprit systématique,
qui ont trop souvent cours dans les sciences, mais
comme la conclusion la plus générale des découvertes
accomplies depuis cinquante ans.
Pour mesurer le chemin parcouru, voyons le point
de départ. Le phénomène de l'apparition d'un être
nouveau, engendré ou créé de quelque façon que ce
soit, avait toujours été isolé ; on l'avait séparé de toutes
les autres manifestations vitales et considéré comme
d'un ordre différent et supérieur. On ne voyait rien par
delà ce premier moment où la vie individuelle s'allu-
mait dans le germe. Il semblait y avoir en ce point dis-
continuité physiologique : « Hic Natura facit saltum. »
A la vérité cet hiatus était le seul, et l'être, une fois
animé de l'étincelle, continuait à vivre et à se dévelop-
per sans secousse en suivant la voie continue qui lui
est assignée par des lois rigoureuses.
L'être vivant présentait donc deux mystères : celui
de la naissance et celui de la continuation de la vie qui
se développe et se maintient.
Voilà ce qui ne saurait plus subsister aujourd'hui. Le
APPENDICE. 385
principe de l'évolution consiste précisément dans cette
affirmation que rien ne naît, rien ne se crée, tout se con-
tinue. La nature ne nous offre le spectacle d'aucune
création ; elle est une éternelle continuation.
Avant d'être constitué à l'état d'être libre, in-
dépendant et complet, d'individu en un mot, l'animal
a passé par l'état de cellule-œuf, qui elle-même était
un élément vivant, une cellule épithéliale de l'orga-
nisme maternel. L'échelle de sa filiation est infinie
dans le passé; et dans cette longue série il n'y a point
de discontinuité ; à aucun moment n'intervient une
vie nouvelle ; c'est toujours la même vie qui se con-
tinue. Une impulsion immanenle renforcée par la
fécondation conduit l'élément à travers toutes ses
métamorphoses, à travers la jeunesse, l'adolescence,
l'âge adulte, la décrépitude et la mort, le dirigeant
ainsi vers l'accomplissement d'un plan marqué d'a-
vance. Le caractère de tous les phénomènes qui s'ac-
complissent est d'être la suite ou la conséquence d'un
état antérieur, d'être une continuation. Cette puissance
évolutive immanente à la cellule-œuf, puisée clans son
origine et communiquée à tout ce qui provient d'elle
est le caractère intrinsèque le plus général de la vie
et la seule chose qui nous paraisse mystérieuse en
elle.
Ainsi, ce qui est essentiel, fondamental et caractéris-
tique de l'activité vitale, c'est cette faculté d'évolution
qui fait que l'être complet est contenu dans son point
de départ. Par là se trouve établie l'unité nécessaire de
tous les phénomènes vitaux, qui en eux-mêmes sont la
CL. BERNARD.
25
386 APPENDICE.
conséquence de l'impulsion évolutive, qu'elle soit
nutritive ou fécondatrice.
Les travaux des physiologistes ont eu précisément
pour résultat de faire tomber les barrières qui séparaient
l'œuf, l'embryon et l'adulte, et de faire apparaître
dans ces trois états l'unité d'un organisme pris à trois
moments différents de sa course, mais toujours soumis
à la même impulsion et gouverné par la même loi.
II. Mais ce résultat n'est pas le seul, et le principe
dévolution n'est pas encore suffisamment caractérisé
par l'idée de la continuité.
L'évolution ainsi définie n'est pas, en effet, une pro-
priété actuelle, un fait saisissable; elle exprime simple-
ment la loi qui règle la succession et l'enchaînement
chronologique des faits vitaux dont l'être organisé est
le théâtre.
Est-il possible de caractériser cette loi dans ses
moyens d'exécution? c'est ce que nous allons voir.
La loi d'évolution s'applique non seulement à l'être
total, à l'individu, mais encore à chacune de ses parties.
C'est une loi élémentaire. Elle gouverne l'élément ana-
tomique comme l'être tout entier, et cela était vraisem-
blable à priori, car il n'y a rien d'essentiel dans l'être
tout entier qui ne soit dans ses parties composantes.
L'individu zoologïque, l'animal, n'est qu'une fédération
d'êtres élémentaires, évoluant chacun pour leur propre
compte. Il y a longtemps (1807) que cette idée a été
exposée par un homme qui était un penseur autant
qu'un grand poète et un naturaliste sagace; Gœthe,
méditant les enseignements de Bichat, écrivait :
APPENDICE. 387
<( Tout être vivant n'est pas une unité indivisible,
» mais une pluralité : même alors qu'il nous apparaît
» sous la forme d'un individu , il est une réunion d'êtres
» vivants et existant par eux-mêmes. »
Ces organites élémentaires se comportent à la façon
de l'individu ; leur existence se partage dans les mêmes
périodes; elle croît, s'élève et retombe; elle décrit une
trajectoire fixée dans sa forme.
Lorsque l'on a cherché à pénétrer ce qu'il y a d'es-
sentiel dans la vie d'un être, on a vu que la nutrition en
était le caractère le plus général et le plus constant.
Mais la nutrition, c'est-à-dire la perpétuelle communi-
cation de l'élément anatomique avec le milieu qui l'en-
toure, cette continuelle relation d'échanges de liquides
(nutrition proprement dite) et de gaz (respiration), la
nutrition, disons-nous, est susceptible d'alternatives. La
croissance, lapériode d'état, la décroissance correspon-
dent aux variations relatives de cet échange, dans lequel
le milieu reçoit moins, autant ou plus qu'il ne donne à
l'élément. Il est donc impossible de séparer la propriété
de nutrition des conditions de son exercice : il est im-
possible de séparer la nutrition de l'accroissement, du
développement et delà succession des âges, c'est-à-dire
de l'évolution, dévolution c'est l'ensemble constant de
ces alternatives de la nutrition; c'est la nutrition con-
sidérée dans sa réalité, embrassée d'un coup d'œil à
travers le temps. Cette évolution, ou loi des variations
de la nutrition, est au point de vue des philosophes ce
qu'il y a de plus caractéristique dans la vie. C'est quel-
que chose de comparable à la loi du mouvement de ce
388 APPENDICE.
mobile qui est l'être vivant et qui exprime l'activité de-
cet être, comme la trajectoire exprime en mécanique
les circonstances de l'activité d'un corps en mouvement.
On peut donc imaginer que l'être élémentaire aussi
bien que l'être complexe est ainsi engagé dans une sorte
de trajectoire idéale qui lui impose son développement.
L'idée de l'évolution, c'est l'idée de cette trajectoire, de
cette loi qui g'ouverne l'être vivant : ce n'est pas un fait
ou une propriété, c'est une idée. Le fait et la pro-
priété, c'est la nutrition avec ses alternatives; l'idée,
l'évolution, c'est la conception d'ensemble de toutes
ces alternatives successives.
La génération ou la naissance de l'être ne fait pas une
brèche ou une coupure dans cette voie continue. Il n'y
a pas de raison pour imposer un commencement à l'évo-
lution. Les recherches embryogéniques et orogéniques
ont bien mis en évidence ce point. LTêtre qui naît n'est
pas une création nouvelle; dans son origine, dans les
évulutions antérieures des êtres dont il sort et dont
il est la continuation, il a puisé par une sorte d'ha-
bitude ou de ressouvenir physiologique, la nécessité de
la voie qu'il doit suivre. En un mot, c'est la même évo-
lution qui dure et qui se développe.
Mais, en réalité, le seul fait saisissable, actuel, réelr
c'est la nutrition. C'est à tort que cette vue a été con-
testée et qu'on a voulu séparer « la nutrition, qui sim-
» plement maintient, d'avec le développement, qui
» accroît, augmente, ajoute ».
Les travaux contemporains ont eu précisément pour
résultat de confondre « les phénomènes du développe-
APPENDICE. 389
» ment de la chose née avec ceux de la naissance de
» cet objet » . Au temps où saint Thomas d'Aquin éta-
blissait la distinction de F âme ou faculté végétative, en
trois facultés différentes, la nutritive, Yaugmentative et
la générative, il donnait la preuve d'une sagacité philoso-
phique profonde pour son époque. On peut en dire au-
tant de Broussais lorsqu'il distinguait V irritationnutritive
et Y irritation formative. Mais aujourd'hui, les barrières
établies entre la nutrition, le développement et la géné-
ration sont tombées sous les efforts des hommes qui ont
suivi les premiers phénomènesdel'apparition des êtres.
11 a été dit (1) que l'évolution caractérise les êtres
vivants et les distingue absolument des corps bruts.
De là une méthode différente dans les deux espèces
de sciences, physico-chimique d'une part et biologique
de l'autre. L'objet physico -chimique a une existence
actuelle : il n'y a rien au delà de son état présent ; le
physicien n'a à s'inquiéter ni de son origine ni de sa
fin. Le corps manifeste toutes ses propriétés.
Au contraire, l'être vivant, outre ce qu'il manifeste,
contient à l'état latent, en puissance, toutes les mani-
festations de l'avenir. Le prendre actuellement sur le
fait, ce n'est point le prendre tout entier, car on a dit de
lui avec raison qu'il était « un perpétuel devenir».
C'est un corps en marche ; ce qu'il faut saisir, c'est sa
marche et non pas seulement les étapes de sa route.
La nécessité de ce point de vue s'est imposée à l'his-
toire naturelle proprement dite. Pour classer un être,
il faut l'avoir suivi pendant toute son évolution ; il ne
(1) Page 35.
390 APPENDICE.
suffit pas seulement, comme l'avait dit Cuvier, de le
prendre à un moment donné, fût-ce au moment de son
développement le plus complet, à l'état adulte. Il n'est
pas vrai que l'être porte « inscrit à tout moment dans
» son organisation le caractère qui le classe » .
Nous voyons maintenant la nécessité de ce même
point de vue dans la physiologie, étude de phénomènes
de la vie qui se développe, aussi bien que de la vie qui
se maintient (1).
III (2)
Les exemples de longévité des graines sont fort nom-
breux ; mais il y a une réserve à faire pour le cas par-
ticulier des prétendus blés de momie.
Voici ce que dit M. Berthelot (3) :
« Les allégations relatives au blé de momie qui au-
» rait germé et fructifié sont aujourd'hui reconnues
» erronées par les botanistes et les agriculteurs; les
» personnes qui ont fait autrefois ces essais ont été
» dupes des Arabes et des guides. Mais aucun échan-
» tillon récolté dans des conditions authentiques n'a
» jamais germé. »
Il est clair que cette réserve sur le fait de la germi-
nation des graines des tombeaux égyptiens ne touche
pas à tous les autres exemples bien constatés de conser-
(1) Celte note est le développement aussi fidèle que possible
d'idées souvent exprimées par Claude Bernard dans ses conversa-
tions et qu'il se proposait de reproduire dans l'appendice. (Dastre.)
(2) Voy. p. 71.
(3) Revue archéologique de décembre 1877, p. 397.
APPENDICE. 391
vation des graines, et ne modifie en quoi que ce soit la
conclusion que nous en avons tirée.
IV (1)
La première substance engendrée sous l'influence de
la vie qui ait été reproduite artificiellement est Vitrée.
Wohler l'obtint en maintenant pendant quelques in-
stants en ébullition une solution de cyanate d'ammo-
niaque. La transformation de ce sel en urée se produit
par un simple jeu d'isomérie.
On lui a plus tard donné naissance par l'action réci-
proque du gaz chloroxycarbonique et de l'ammo-
niaque. Cette dernière réaction établit la véritable cons-
titution de l'urée, en démontrant que cette substance
est l'amide de l'acide carbonique.
Piria reproduisit ensuite l'bydrure de salicyle (es-
sence de reine des prés) par l'oxydation de la salicine.
Postérieurement, Perkins, en faisant réagir un mé-
lange de chlorure d'acétyle et d'acétate de soude sur
cet hydrure de salicyle, en a déterminé la conversion en
cownarine, principe cristallisable que l'on rencontre
dans les fèves de Tonka.
Piria a donné naissance à l'hydrure de benzoïle (es-
sence d'amandes amères) par la distillation d'un mé-
lange de benzoate et de formiate de chaux.
Cahours a formé un produit entièrement identique
à l'huile de Gaultheria procumbens, essence douée
d'une odeur très suave, élaborée par une plante de la
(l)Voy. VIe leçon, p. 205.
392 APPENDICE.
famille des Bruyères qui croît à la Nouvelle-Jersey ; cette
essence n'est autre chose que le salicylate de méthyle.
L'acide salicylique a été reproduit en 1872 par
Kolbe, en faisant réagir le gaz carbonique dans des con-
ditions particulières de température sur le phénol
sodique (phénate de soude) complètement sec. Des-
saignes a refait de l'acide hippurique par l'action du
chlorure de benzoïle sur le glycocolle zincique.
Berthelot a opéré la synthèse de l'acide formique ou,
pour mieux dire, du formiate de potasse ou de soude,
par l'union directe de l'oxyde de carbone et de ces al-
calis. Use produit, dans ces circonstances, un formiate
dont on isole l'acide formique par l'intervention d'un
acide minéral plus fixe.
Perkins et Duppa, d'un côté, Schmitt et Kekulé,
d'autre part, ont reproduit les acides malique et tar-
trique qu'on rencontre dans un grand nombre de fruits
acides en faisant agir la potasse sur les acides succi-
niques mono et di-bromés.
On n'a pu jusqu'à présent réaliser d'une manière
directe la synthèse d'aucune substance organique au
moyen de ses éléments constituants. On n'a pu produire
jusqu'ici que des synthèses indirectes. C'est ainsi que
le carbone et l'hydrogène libres, se combinant, comme
l'a démontré Berthelot, sous l'influence de l'arc élec-
trique, donnent de l'acétylène G4H2 : celui-ci, en
fixant de l'hydrogène, engendre l'éthylène C4H4, lequel,
en fixant de l'eau, donne naissance à l'alcool. La syn-
thèse de l'alcool, produit organique, est donc un exem-
ple de ces synthèses indirectes dont nous parlons.
APPENDICE. 393
V
FIXATION DE LAZOTE SUR LES COMPOSÉS ORGANIQUES
Par M. Berlhelot(l).
Les expériences de M. Berthelot (2) tendent à établir
que, dans des conditions comparables aux conditions
atmosphériques habituelles, il peut y avoir fixation de
l'azote de l'air sur des composés organiques ternaires,
tels que la cellulose et l'amidon. L'électricité atmo-
sphérique agissant par les différences de tension qui se
manifestent à une petite distance du sol, pourrait
faire pénétrer l'azote dans des principes végétaux
hydrocarbonés. L'induction (mais non encore vérifiée)
que permettraient ces recherches, c'est que l'influence
des agents cosmiques serait capable de transformer en
combinaisons azotées les substances ternaires. Un tel
phénomène projetterait une vive lumière sur le pro-
blème des synthèses organiques.
Quoi qu'il en soit de ces inductions lointaines, voici
les résultats précis des remarquables expériences de
M. Berthelot.
Pour provoquer des différences de tension électrique
soutenues dans un espace déterminé, M. Berthelot em-
ploie un appareil composé de deux cloches en verre
mince, l'une recouvrant l'autre, de manière à laisser
un intervalle ou chambre dans laquelle on place les
substances que l'on veut étudier. La cloche intérieure
(1) Note relative à la page 20o.
(2) Annales de chimie et de physique.
394 APPENDICE.
est recouverte à sa face interne d'une feuille cl'étain,
constituant l'armature positive du condensateur, la
cloche extérieure est revêtue à sa face externe d'une
autre feuille d'étain constituant l'armature négative. Le
système repose sur une plaque de verre vernie à la
gomme laque. On fait en sorte que les deux cloches
soient d'ailleurs aussi rapprochées que possible.
La surface extérieure de la petite cloche est recou-
verte dans sa moitié supérieure d'une feuille de papier
Berzélius, pesée à l'avance et mouillée avec de l'eau
pure. L'autre moitié de la même surface a élé enduite
d'une couche d'une solution sirupeuse, titrée et pesée,
de dextrine, dans des conditions qui permettaient de
connaître exactement le poids de la dextrine sèche
employée.
Le système tout entier des cloches a été mis à l'abri
de la poussière sous un récipient de verre.
Les choses étant ainsi disposées, l'armature interne
de la petite cloche est mise en communication avec le
pôle positif d'une pile formée de cinq couples Léclanché
disposés en tension; l'armature externe de la grande
cloche est mise en rapport avec le pôle négatif. Entre
les deux armatures, la différence de tension était ainsi
maintenue constante. Ces différences de tension sont
absolument comparables à celles de l'électricité atmo-
sphérique agissant à de petites distances du sol.
Avant l'expérience, l'azote a été dosé dans les deux
substances. On a trouvé :
Papier 0.10
Dextrine 0.17
APPENDICE. 395
Après que l'expérience s'est prolongée sept mois, le
dosage donne
Papier 0.45
Dextrine 1.92
Il y a fixation d'azote. L'intervalle des deux cylindres,
et par conséquent la valeur du potentiel, a une in-
fluence sur le phénomène, car la distance des deux
cloches étant triple, après sept mois, toutes choses
égales d'ailleurs, M. Berthelot a trouvé, comme quan-
tité d'azote :
Papier 0.30
Dextrine 1.14
La fixation de l'azote sur les principes immédiats,
cellulose, amidon, est ainsi mise hors de doute.
La lumière n'est pour rien dans le phénomène; les
choses se passent de même dans l'obscurité absolue.
Les essais de M. Berthelot en vue de provoquer des
réactions chimiques différentes de celles-là avec la
même différence du potentiel n'ont pas réussi.
VI (1)
L'existence du bathybms a été constatée et a donné
lieu, dans ces dernières années, à une controverse qui
n'est pas terminée. Les naturalistes de la seconde ex-
pédition du Challenger ont considéré cette matière
comme un précipité gélatineux de sulfate de chaux;
des recherches plus récentes contestent cette opinion.
Nous n'avons pas à prendre parti dans cette querelle.
En dehors du bathybius, il y a déjà assez d'êtres proto-
(1) Note pour la page 189 et la page 299.
396 APPENDICE.
plasmiquesbien connus pour que l'existence ou la non-
existence de celui-ci puisse apporter aucun change-
ment dans nos conclusions.
VII
Après l'exposé qui précède, est-il possible de nous
rattacher à un système philosophique? On pourrait
être tenté de nous comprendre parmi les matérialistes
ou physico-chimistes. Nous ne leur appartenons point.
Car, envisageant l'état actuel des choses, nous admet-
tons une modalité spéciale dans les phénomènes phy-
sico-chimiques de l'organisme. — Sommes-nous par-
mi les vitalistes? Non encore, car nous n'admettons
aucune forme executive en dehors des forces physico-
chimiques. — Sommes-nous donc enfin des expéri-
mentateurs empiriques, qui croyons, avec Magendie,
que le fait se suffit et que l'expérimentation n'a pas
besoin d'une doctrine pour se diriger? Pas davantage;
nous trouvons, au contraire, qu'il est nécessaire, sur-
tout aujourd'hui, d'avoir un critérium pour juger et
une doctrine pour réunir tous les faits de la science.
Quelle est donc cette doctrine? Le déterminisme. Il
est illusoire de prétendre remonter aux causes des
phénomènes par l'esprit ou par la matière. Ni l'esprit ni
la matière ne sont des causes. Il n'y a pas de causes
aux phénomènes ; et en particulier pour les phénomènes
de la vie, et pour tous ceux qui ont une évolution, la
notion de cause disparaît, puisque l'idée de succession
constante n'entraîne pas ici l'idée de dépendance. Les
APPENDICE. 397
phénomènes de l'évolution s'enchaînent dans un ordre
rigoureux, et cependant nous savons que l'antécédent
ne commande pas certainement le suivant. L'obscure
notion de cause doit être reportée à l'origine des
choses : elle n'a de sens que celui de cause première ou
de cause finale; elle doit faire place, dans la science, à
la notion de rapport ou de conditions. Le déterminisme
fixe les conditions des phénomènes ; il permet d'en pré-
voir l'apparition et de la provoquer lorsqu'ils sont à
notre portée. — Il ne nous rend pas compte de la na-
ture; ils nous en rend maîtres.
Le déterminisme est donc la seule philosophie
scientifique possible.
Il nous interdit à la vérité la recherche du pourquoi ;
mais ce pourquoi est illusoire. En revanche, il nous
dispense de faire comme Faust qui, après l'affirmation,
se jette dans la négation. Comme ces religieux qui mor-
tifient leur corps par les privations, nous sommes ré-
duits, pour perfectionner notre esprit, à le mortifier par
la privation de certaines questions et par l'aveu de notre
impuissance. Tout en pensant, ou mieux, en sentant
qu'il y a quelque chose au delà de notre prudence
scientifique, il faut donc se jeter dans le déterminisme.
Que si après cela nous laissons notre esprit se bercer au
vent de l'inconnu et dans les sublimités de l'ignorance,
nous aurons au moins fait la part de ce qui est la
science et de ce qui ne l'est pas.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos v
Discours de M. Vulpian, membre de l'Académie des sciences, aux
funérailles de M. Claude Bernard Vil
Discours de M. Paul Bert, professeur à la Faculté des sciences, aux
funérailles de M. Claude Bernard xxvi
COURS DE PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE
LEÇON D'OUVERTURE
Inauguration de la physiologie générale au Muséum. — Raisons du
transfert de ma chaire de la Sorbonne au Jardin des plantes. — La
physiologie devient aujourd'hui une science autonome qui se sé-
pare de l'anatomie. — Elle est une science expérimentale. — Défini-
tion du domaine de la physiologie générale. — Initiation de la France.
— Développement de la physiologie dans les pays voisins. — Les
installations de laboratoires. — Nécessité d'une bonne méthode et
d'une saine critique expérimentale
LEÇONS
SUR LES PHÉNOMÈNES DE LA VIE DANS LES ANIMAUX
ET DANS LES VÉGÉTAUX.
PREMIÈRE LEÇON
I. Définitions dans les sciences; Pascal. Les définitions de la vie :
Aristote, Kant, Lordat, Elirard, Ricberand, Tréviranus, Herbert
Spencer, Bichat. La vie et la mort sont deux états qu'on ne com-
prend que par leur opposition. — Définition de Y Encyclopédie. —
On peut caractériser la vie, mais non la définir. — Caractères gé-
néraux de la vie : organisation, génération, nutrition, évolution,
TABLE DES MATIÈRES. 399
caducité, maladie, mort. — Essais de définitions tirées de ces ca-
ractères. — Dugès,Béclard, Dezeimeris, Lamarck, Rostan, de Blain-
ville, Cuvier, Flourens, Tiedemann. — Le caractère essentiel de la
vie est la création organique.
II. Hypothèses sur la vie : hypothèses spiritualistes et matérialistes;
Pytliagore, Platon, Aristote, Hippocrate, Paracelse, van Ilelmont,
Stahl ; Démocrite, Épicure ; Descartes, Leibnitz. — École de Mont-
pellier. — Bichat, etc. — Nous repoussons également hors de la
physiologie les hypothèses matérialistes et spiritualistes, parce
qu'elles sont insuffisantes et étrangères à la science expérimentale.
— L'observation et l'expérience nous apprennent que les manifesta-
tions de la vie ne sont l'œuvre ni de la matière ni d'une force indé-
pendante; qu'elles résultent du conflit nécessaire entre des condi-
tions organiques préétablies et des conditions physico-chimiques
déterminées. — Nous ne pouvons saisir et connaître que les condi-
tions matérielles de ce conflit, c'est-à-dire le déterminisme des mani-
festations vitales. — Le déterminisme physiologique contient le
problème de la science de la vie ; il nous permettra de maîtriser les
phénomènes de la vie, comme nous maîtrisons les phénomènes des
corps bruts dont les conditions nous sont connues.
III. Du déterminisme en physiologie. — Il est absolu en physiologie
comme dans toutes les sciences expérimentales. — On a voulu à
tort exclure le déterminisme de la vie. — Distinction du détermi-
nisme philosophique et du déterminisme physiologique. — Réponses
aux objections philosophiques ; le déterminisme physiologique est
une condition indispensable de la liberté morale, au lieu d'en être
la négation. — Séparation nécessaire des questions physiologiques
et des questions philosophiques ou théologiques. — Il n'y a pas de
conciliation possible entre ces divers problèmes; ils dérivent de
besoins différents de l'esprit et se résolvent par des méthodes oppo-
sées. — Les uns et les autres ne peuvent rien gagner à être rappro-
chés 21
DEUXIÈME LEÇON
LES TROIS FORMES DE LA VIE.
La vie ne saurait s'expliquer par un principe intérieur d'action ; elle est
le résultat d'un conflit entre l'organisme et les conditions physico-
chimiques ambiantes. Ce conflit n'est point une lutte, mais une har-
monie. — La vie se présente à nous sous trois aspects qui prouvent
la nécessité des conditions physico-chimiques pour la manifestation
de la vie. — Ces trois états de la vie sont : 1° la vie à l'état de non-
manifestation ou latente ; 2° la vie à l'état de manifestation va-
riable et dépendante; 3° la vie à l'état de manifestation libre et in-
dépendante.
400 TABLE DES MATIÈRES.
I. Vie latente. — Organisme tombé à l'état d'indifférence chimique.
— Exemples pris dans le règne végétal et dans le règne animal. — La
vie latente est une vie arrêtée et non diminuée. — Conditions du re-
tour de la vie latente h la vie manifestée. — Conditions extrinsèques :
eau, air (oxygène), chaleur; intrinsèques : réserves de matériaux
nutritifs. — Expériences sur l'influence de l'air (oxygène). — Ex-
périences sur l'influence delà chaleur. — Expériences sur l'influence
de l'eau. — Phénomènes de vie latente dans les animaux : infu-
soires, kérones, kolpodes, tardigrades, anguillules du blé niellé. —
L'assimilation de la graine et de l'œuf n'est pas exacte au point de
vue de la vie latente. — Existences des êtres à l'état de vie latente:
levure de bière, anguillules, tardigrades, etc. — Explication du re-
tour de la vie latente à la vie manifestée. —Expériences de M. Che-
vreul sur la dessiccation des tissus. — Mécanisme du passage à la
vie talente. — Mécanisme du retour à la vie manifestée. — Succes-
sion nécessaire des phénomènes de destruction et de création orga-
nique.
IL Vie oscillante. — Appartient à tous les végétaux et à un grand
nombre d'animaux. — L'œuf offre la vie engourdie. — Mécanisme
de l'engourdissement vital. — Influence du milieu extérieur sur le
milieu intérieur. — Diminution des phénomènes chimiques pendant
la vie engourdie. — Mécanisme de l'oscillation vitale dans l'engour-
dissement. — Nécessité de réserves pour la vie engourdie. — Mé-
canisme de l'oscillation vitale. — La cessation de la vie engourdie.
— Influence de la chaleur ; elle peut amener l'engourdissement
comme le froid. — Résistance des êtres engourdis. — Les animaux
réveillés pendant l'engourdissement usent rapidement leurs réser-
ves et meurent. — Phénomènes de création et de destruction pen-
dant l'engourdissement. — L'engourdissement passager n'exige pas
des réserves comme l'engourdissement prolongé.
III. Vie constante ou libre. — Elle dépend d'un perfectionnement
organique. — Notre distinction du milieu intérieur et du milieu
extérieur. — Indépendance des deux milieux chez les animaux à vie
constante. — Le perfectionnement de l'organisme chez les animaux
à vie constante consiste à maintenir dans le milieu intérieur les
conditions intrinsèques ou extrinsèques nécessaires à la vie des
éléments. — Eau. — Chaleur animale. — Respiration. — Oxygène.
— Réserves pour la nutrition. — C'est le système nerveux qui est
l'agent de cette équilibration de toutes les conditions du milieu inté-
rieur. — Conclusion relative à 1 interprétation des trois formes de
la vie. — On ne peut pas trouver une force, un principe vital indé-
pendant. — H n'y a qu'un conflit vital dont nous devons chercher
à connaître les conditions , 6i
TABLE DES MATIÈRES. 401
TROISIÈME LEÇON
DIVISION DES PHÉNOMÈNES DE LA VIE
I. Classification des phénomènes delà vie. — Deux grands groupes :
destruction et création organiques. — Cette division caractérise
la physiologie générale et embrasse dans sa généralité toutes les
manifestations vitales. — Unité vitale dans les deux règnes.
II. Divisions des êtres vivants ; Linné, Lamarck, de Blainville. — Théo-
ries de la dualité vitale dans les deux règnes. — Différenciation des
règnes de la nature. — Opposition entre les animaux et les végé-
taux. — Antagonisme chimique, physique et mécanique entre les
animaux et les végétaux. — Priestley, Saussure, Dumas et Bous-
singault, Huxley, Tyndall.
III. Réfutation générale des théories dualistes delà vie entre les ani-
maux et les végétaux. — Forme dernière de la théorie de la dualité
vitale. — La dualité vitale et la physiologie générale. — Unité des
lois de la vie ; variété des manifestations vitales et fonctionnement
différent des machines vivantes. — Conclusion : la solidarité des
phénomènes de destruction et de création organique prouve l'unité
vitale 125
QUATRIÈME LEÇON
PHÉNOMÈNES DE DESTRUCTION ORGANIQUE
FERMENTATION. — COMBUSTION. — PUTRÉFACTION
Phénomènes de la création et de la destruction organique. — Elude
des phénomènes de destruction organique. — Fermentation, com-
bustion, putréfaction.
I. Fermentation. — Catalyse; Berzélius. — Décomposition ; Liebig.
— Théorie organique; Cagniard de Latour, Turpin, Pasteur. —
Ferments solubles, ferments figurés. — Les actions des ferments
solubles se retrouvent dans le règne minéral. — Les mêmes ferments
sont communs aux deux règnes, animal et végétal. — Les ferments
agissent pour transformer et décomposer les produits des réserves
nutritives. — Fermentations dues aux ferments figurés. — Fer-
mentation alcoolique ; ses conditions.
II. Combustion. — Théorie de Lavoisier; combustion directe, vive
ou lente. — La combustion directe n'existe pas. — Combustions in-
directes; dédoublement, sorte de fermentation appartenant aux
végétaux et aux animaux. — Fait particulier des glandes. — Rôle
inconnu de l'oxygène dans l'organisme.
CL. BERNARD. 56
402 TABLE DES MATIÈRES.
III. Putréfaction. — Appartient aux animaux et aux végétaux. — .
Théories de la putréfaction; Gay-Lussac, Appert, Schwann, Pas-
teur. — Fermentation putride. — Analogie de la putréfaction et des
fermentations. — La vie est une putréfaction. — Mitscherlich,
Hoppe-Seyler, Schùtzen berger, etc 156
CINQUIÈME LEÇON
PHÉNOMÈNES DE CRÉATION ORGANIQUE
THÉORIES ANATOMIQUE, CELLULAIRES, PROTOPLASMIQUE,
PLASTIDULAIRE.
Création organique comprenant deux ordres dephénomènes communs
aux deux règnes : synthèse chimique, synthèse morphologique.
I. Constitution anatomiqueet création morphologique de l'être vivant,
animal ou végétal; historique. — Période ancienne : Galien, Mor-
gagni, Fallope, Pinel, Bichat, Mayer. — Période moderne : de
Mirbel, R. Brown, Schleiden, Schwann. — Théorie cellulaire. —
Le dernier élément morphologique des êtres vivants est la cellule;
mais une substance vivante est antérieure à la cellule, c'est le
proioplasma. — Il est le siège des synthèses chimiques, des syn-
thèses morphologiques.
IL Origine de la cellule venant du protoplasma. — Théorie protoplas-
mique. — Blastème. — Gymnocytode, Lépocytode. — Protoplasma
dans les cellules végétales. — L'utricule primordiale. — Le pro-
ioplasma est le corps vivant de la cellule dans les deux règnes.
III. Le protojilasma ; sa constitution. — Masse protoplasmique, noyau.
— Êtres protoplasmiques. — Monères, bathybius. — Structure du
proioplasma. — Théorie plastidulaire. — Complexité du protoplas-
ma. — Son rôle dans la division du noyau. — Bapports du noyau
et du protoplasma. — Du nucléole, sa constitution, son rôle. —
Conclusion H9
SIXIÈME LEÇON
THÉORIES CHIMIQUES, — SYNTHÈSES. — PROTOPLASMA INCOLORE
ET PROTOPLASMA VERT OU CHLOROPHYLLIEN.
Du protoplasma et de la création organique. — Généralités. —
Synthèse chimico-physiologique. — Constitution élémentaire des
corps organisés. — La synthèse créatrice est nécessairement chi-
mique, mais elle a des procédés qui sont spéciaux. — Du protoplas-
ma vert ou chlorophyllien et du protoplasma incolore. — Ils ne peu-
vent servir à limiter le règne animal et le règne végétal.
TABLE DES MATIÈRES. 403
I. Rôle du protoplasma chlorophyllien dans la synthèse organique.
— Il opère la synthèse des corps ternaires sous l'influence de la
lumière. — L'expérience de Priestly est le point de départ de cette
théorie. — Hypothèse des chimistes au sujet îles synthèses dans
le protoplasma vert. — Le protoplasma vert tire son énergie de
la radiation solaire.
II. Rôle du protoplasma incolore dans la synthèse organique. — Il
opère des synthèses complexes. — Expériences de M. Pasteur. —
Il ne peut toutefois incorporer le carbone directement. — Le pro-
toplasma incolore emploie l'énergie calorifique. — État de la ques-
tion des synthèses organiques ; hypothèses nouvelles. — Hypo-
thèse du cyanogène. — Synthèse chimique et force vilale.
III. Synthèse en particulier. — L'exemple le mieux connu est la syn-
thèse amylacée ou glycogénique. — Découverte de la glycogénie
animale. — Phénomènes de synthèse amylacée et de destruction
amylacée. — Caractères principaux de la synthèse glycogénique
chez les animaux et les végétaux 202
SEPTIÈME LEÇON
PROPRIETE DU PROTOPLASMA DANS LES DEUX REGNES. —IRRITABILITÉ,
SENSIBILITÉ.
Sommaire : Le protoplasma possède l'irritabilité et la motilité. — Ces
propriétés constituent le trait d'union entre l'organisme et le monde
extérieur.
I. Historique de V irritabilité. — Glisson, Barthez, Bordeu, Haller,
Broussais, Virchow. — Irritabilité; autonomie des tissus. — Le
protoplasma est le siège de l'irritabilité.
IL Excitonts et anesthésiants de l'irritabilité. — Conditions nor-
males de l'irritabilité protoplasmique. — Aneslhésie des proprié-
tés protoplasmiques, du mouvement d'irritabilité ou de sensibi-
lité chez les animaux et les végétaux. — Expériences. — Anes-
thésie des phénomènes protoplasmiques de germination, développe-
ment et fermentation chez les animaux et les végétaux. — Anes-
thésie de la germination des graines. — Anesthésie des œufs. —
Aneslhésie des ferments figurés. — De la non-anesthésie des fer-
ments solubles — Anesthésie de la fonction chlorophyllienne des
plantes. — Anesthésie des anguillules du blé niellé.
III. De C irritabilité et de la sensibilité. — Sensibilité consciente et sen-
sibilité inconsciente. — Manière de voir différente des philosophes
et des physiologistes à ce sujet. — Identité des agents aneslhési-
ques pour abnlir la sensibilité et l'irritabilité. — Nous n'agissons
pas sur les propriétés ni sur les fonctions nerveuses, mais seule-
ment sur le protoplasma 241
404 TABLE DES MATIÈRES.
HUITIÈME LEÇON
SYNTHÈSE ORGANISÉE, MORPHOLOGIE.
Le protoplasma ne représente que la vie sans forme spécifique. — Il
faut nécessairement la forme pour caractériser l'être vivant. — La
morphologie est distincte de la constitution chimique des êtres.
I. Morphologie générale. — Quatre procédés : 1° multiplication cellu-
laire; 2° rajeunissement ; 3" conjugaison; 4° gemmation.
IL Morphologie spécial?. — Développement de l'œuf primordial. —
Période ovogénique; théorie de l'emboîtement des germes; épige-
nèse. — Période de la fécondation. — Période embrvogénique.
III. Origine et cause de la morphologie . — La morphologie dérive
de l'atavisme, de l'état antérieur. — Distinction de la synthèse
morphologique et de la synthèse chimique. — Des causes finales ;
elles se confondent dans la cause première et n'ont pas d'existence
distincte 2!>2
NEUVIÈME LEÇON
RÉSUMÉ DU COURS.
I. Conception de la vie. — La vie n'est ni un principe ni une résul-
tante ; elle est la conséquence d'un conflit entre l'organisme et le
monde extérieur. Démonstration de cette proposition par divers
développements.
II. Conception des organismes vivants. — La vie est indépendante
d'une forme organique déterminée. — Loi de construction des orga-
nismes. — L'organisme est construit en vue des vies élémentaires.
— Autonomie des vies élémentaires et leur subordination à l'en-
semble. — Lois de différenciation et de division du travail. — Loi
de perfectionnement organique. — Unité morphologique de l'orga-
nisme. — Démonstrations diverses. — Rédintégration, cicatrisation,
etc. — Formes diverses des manifestations vitales. — Phéno-
mènes vitaux. — Fonctions. — Propriétés.
III. Conception de la science physiologique. — Physiologie générale
et descriptive. — Physiologie comparée. — Problème de la physio-
logie : connaître les lois des phénomènes de la vie et agir sur leur
apparition. — La physiologie est une science active. — Son prin-
cipe est le déterminisme, comme pour toutes les sciences expérimen-
tales 343
Explication de la planche 380
APPENDICE. . . 381
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
2238-84. — Corheil. Typ. et stér. Crété.
LIBRAIRIE J.-B. BAILLIERE et FILS
BALFOUR (F.). — Traité d'embryologie et d'organogénie com-
parées, par F. Balfour, professeur de morphologie animale à l'Uni-
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BEA UNIS. — Nouveaux Éléments de physiologie humaine,
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logie générale, par M. H. Beaunis, professeur de physiologie à la
Faculté de la médecine de Nancy. Deuxième édition. Paris, 1881,
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B -.CHAMP (A.). — Les Microzymas dans leurs rapports avec l'hété-
rogénie, l'histogéuie, la physiologie et la pathologie. Paris, 1883,
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BERT. — Physiologie comparée de la respiration, par Paul Bert,
professeur à la Faculté des sciences. 1 vol. in-8 avec 150 fig 10 fr.
BOUCHUT. — La vie et ses attributs dans leurs rapports avec la
philosophie et la médecine. 2e édition. 1 vol. in-18 Jésus.. . . 4 fr. 50
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générale, par P.-li. Chauffard, professeur à la Faculté de médecine
de Paris. 1 vol. in-S de 520 pages 7 fr. 50
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par G. Colin, professeur à l'Ecole vétérinaire d'Alfort. 2e édition.
2 vol. in-8 avec, 206 figures 2G fr.
DUCHARTRE. — Éléments de botanique, par P. Dcchartre, membre
de l'Institut, professeuràla Faculté des sciences. 3e édition. Paris, 1884.
1 vol. in-8 de l,4<i0 pages avec G00 figures, cartonné 20 fr.
HUXLEY. — Les Sciences naturelles et les problèmes qu'elles font
surgir. 1877. 1 vol. in-18 jésus 4 fr.
L1VON (Ch.). — Manuel des vivisections. Paris, 1882. 1 vol. in-8
de 343 pages, avec 117 figures noires et coloriées 7 fr.
ROBIN (Ch). — Traité du microscope, son mode d'emploi, ses ap-
plications, par Ch. Robin, membre de l'Institut. 2e édition. 1 vol. in-8,
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males et végétales. 1 vol. in-8, avec 83 fig., cart 16 fr.
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l'homme. 2e édition. 1 volume in-8, avec 35 figures, cartonné. 18 fr.
SICARD(HJ. — Éléments de zoologie, parHenri Sicard, professeur
à la Faculté des sciences de Lyon. Paris, 1883, 1 vol. in-8 de xvi-842
pages avec 758 figures , cartonné 20 fr.
Corbei!. — Typ. et stér. Ureté.
MpNHM
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