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Full text of "Le petit art d'aimer en quatorze chapitres"

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GEORGES PEL'JSSIER 
ETUDES 

DE LITTERATURI 

CONTEMPORAINE 



I Le Thtltrn An H. JoIce LsduuW-^ 
n. Iji jHUne lillB nioilBrne dana i« toman irantW*. 
in. Fiooadlti. par E. EoU. 
Un alivl d'ttovra oubUt : AMlphe. M Benlamrn ConBlanV 
remm* nurWii at VMIultir* dans U rotnan ItanOoU lOBilBi'nr! 

VI. La Dacliesae Blene. par Puul Bourgel 
rl. l/Hoauna Hi lettreB as la teaua tron^als moOornit 

X. IrfB MoiT» «u( parlenl. par «■ 1« VOaO*. 

polnlque dani U llltSrature Iran^olM mnderao 



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£tudes 



DE 



(LITTERATURE CONTEMPORAINE 



DEUXIEMB SBRIB 



OUVRAGES DU MEME AUTEUR 



^TUPBS DB LiTTERATURE CoNTBMPORAiNE (Premiere ^^rie). — 
Quelques portraits. — Ferdinand Fabre. — Andr^ Bellessort. 

— Maurice Barr^. — Paul Bourgel — Fustel de Coulanges. 

— Henri Becque. — Edouard Estauni^. — - M^trique et po^sie 
nouvelles. — Alfred Gapus. — Eldouard Rod. — La « Litt^ 
rature dialogu^e ». — - Anatole France. — L'HUtoire de la 
LitUrature francaise, par G. Lanson. -»- Dogmatisme et Im- 
pressionnisme. — i vol. in-16, Perrin 3 fr. 50 



Le Mouvbmbnt Litteraire au xix^ si&glb (couronn^ par  
TAcad^mie fraoQaise) ; i toI. in-16, 6^ ^i t.^ Hachette. 3 fr. 50 

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E?SA1S DB LiTTERATURE CONTEMPORAINE, 1 VOl. in-16, 2« ^ditioO, ( 

Lecdne • 3 fr. 50 • 



NOUVEAUX ESSAIS DB LlTTJ^RATURB CONTEMPORAINE, 1 VOl. in-16, 

Lec^ne 3 fr. 50 



\ 



GEORGES PELLISSIER 



Etudes 



DE LITTER ATURE 



CONTEMPORAINE 



DBUXIEME SBRIB 



I. Le Thellre de M. Jules Lemaitre. — II. La Jeune 
fille moderne dans le roman franc^is. — III. Fi- 
condiU, par E. Zola. — IV. Un chef-d'oeuvre oubli^ ; 
Adolphe, de Benjamin Constant. — V. La Femme 
mariee et TAdullere dans le roman fran^ais mo- 
derne — VI. La Duchesse Bleue, par Paul Bourget. 

— VII. L'Homme de lettres dans le roman francais 
moderne. — VIII. Risurrection^ par Leon Tolslo'i. 

— IX. Le Pr^tre dans le Roman frangais moderne. 

— X. Les Marts qui parlent^ par M. de Vogue. — 
XI. L*Homme politique dans le roman fran^ais mo- 
derne. — XII. L'c Anarchic lilleraire «. — XIU. Les 
Cliches de style.* — * XIV. Au milieu du Chemin, 
par Edouard Roct ' .'• * : ' .* 

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PARIS 

LIBRAIRIE AGADEMIQUB DIDIBR 

PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ISDITEURS 

35, QUA! DBS GRANDS-AUOUSTINS, 35 

1901 
Tons droits riserrds 



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ETUDES ...... .^ .. 



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DE 



LITTERATURE CONTEMPORAINE 



[Deuxieme Scrie). 



I 



LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 

I 

Si les comedies de M. J. Lemaitre u'avaient pas 
reussi, il serait tres facile d'expliquer cet echec et 
d*eQ deduire les raisons parfaitement demonstra- 
tives. C/estce qii'on appelle, je crois, de la critique 
dogmatique. 

Premiferement. M. J. Lemaitre avail Tind^niable 
desavantage de comiaitre surleboutdu doigt toute 
la litterature ant6rieure a la sienne, specialement 
celle du theatre, depuis les temps les plus recules 
jusqu'a sa precedente chronique. Condition pen 
favorable. On se defie de sa m^moire ; on prend ses 
inventions pour des reminiscences, oncroitjuventer 
quand on ne fait que se souvenir. Pour trouver du 
nouveau, s'il en est au monde, on se ddtourne sur 
des curiositcs et des minuties ; or, le premier venu 

37C9GG ' 



2 'Etudes de 'LiTi'feRATURE contemporaine 

pbfirr'a voils (iirfe'*qa*€ los'cas trop singuliers ne con- 
viennent pas a « Toptique du theatre », on, si vous 
pref6rez(carrun etl'autre s'emploient), « ne passent 
pas la rampe ». — Secondement. En faisant son 
metier de lundiste, M. Lemaitre, s'il s'etait acquis 
une grande experience de la scfene, avait vu de trop 
pres les habiletes du machinisme the^lral pour ne 
pas en concevoir un mdpris peut-etre legitime, et 
neanmoins trfes dangereux. Une piece bien faite lui 
semblait quelque chose de peu int6ressant a faire. U 
disait du mal de Scribe,ce qui est un mauvais signe. 
— Troisifemement. Je rougirais d'insister sur ce lieu 
commun, que Thabitude de la critique rend peu 
apte h linvention. II y a contrari^te manifesto 
entre le don de creer, qui suppose une certaine 
inconscience, et Tanalyse, dans laquelle ne reussit 
qu*un esprit avis6, d61i6, raffine, depourvu de 
candeur. Et M. Lemaitre n'^tait pas seulement un 
critique, par gout aussi bien que par profession. 
r/6tait un critique impressionniste. II rapportait 
tout k son moi. Atteint d'une irremediable subjec- 
tivity, il ne pouvait sortir de lui-meme^ etait inca- 
pable de rien voir dans le monde autrement que 
par ses yeux. Mais, entre les facultes dramati- 
ques. n'est-ce pas la premiere et la plus essentielle 
que de depouiller son individuality propre , en 
revfetant celle des personnages les plus divers? 
Tons nos docteurs nous Tontappris. — Quatrieme- 
ment. M. Lemaitre passait non sans quelque raison 
pour un dilettante ; et qui ne sait que le dilettante, 
s'il peut etre exquis dans la critique et delicieux 
dans le roman, est incapable de faire, au theMre, 



LU THEATRE DE M. JULES LBMAITRE 3 

rien qui vaille ? Au th64tre, la d^licatesse, la flui- 
dite, rironie legere n*ont pas leur place. Onuphre 
est fin, Tartuffe est grossier. LaBruyere et Moli^re 
entendaient parfaitement leurs arts respectifs, La 
Bruyere, celui de I'analyste, Molifere, celui du poete 
comique. Mais surtout rien de contraire au genre 
th6atral comme Tindecision d'une pens6e qui 
s'amuse de ses propres erreurs. II n'est plus ques- 
tion de cbatoyer et d'ondoyer avec grAce. L'auteur 
dramatique doit prendre parti. M. Sarcey, depuis 
trente ans, ne nous le dit-ilpas tous les huit jours ? 
Concluons. S'il avait eu quelque 6gard pour la 
critique dogmatique, M. Lemaitre n'aurait point 
essaye du th64tre, ou se serait fait un devoir 
d'6chouer piteusement. 



II 



II a brillamment r6ussi. Mais, en nous reportant 
aux raisons 6num6r6es et num^rot^es ci-dessus, 
nous nous expliquerons sans peine les d6fauts 
qu^on lui a reproch6s. 

Premiferement. Je ne parle pas, et pour cause, 
des inventions originales que M. Lemaitre a pu 
prendre pour des reminiscences. Celles-l^, M. Le- 
maitre les a gardees pour lui, nous n'en saurons 
jamais rien. Peu s'en faut que M"" Anglochere de 



4 ETODES DE LlTXfiRATDRE CONTEMPORAINB 

Flipote n'ait 6t6 condamnee avant sa naissance. 
« J'avais. dit Tauteur lui-meme, une peur horrible 
de retomber dans M"* Cardinal. » Or, comme 
M"° Angloch^re est celui de ses personnages aux- 
quels il tenait le plus, on pent bien croire que cetle 
peur a failli nous priver de Flipote, Et puisque j'en 
snis pour le moment au chapitre des critiques, ne 
disons pas que, sans Flipote, il manquerait quelque 
chose au theatre contemporain ; mais, a coup sur, 
ce serait une trfes regrettable lacune dans le theatre 
de M. Lemaitre. 

Presque toujours ses personnages rappellent plus 
ou moins certains types connus, dont ils ne sont 
qu une variete plus ou moins distincte. Si M"* An- 
glochfere ressemble a M°* Cardinal, tout le monde 
a reconnu le « Pfere prodigue » dans Chambray de 
FAge difficile, Et qu*est-ce que I'Hdl^ne de Re- 
volteel Une Bovary, ou encore une Froufrou ; Tau- 
teur prend ses precautions en nous le declarant, 
soit dans le feuilleton qu'il consacre a la pifece, soit 
dans la piece elle-meme. Quant au mari d'H61ene, 
h ce brave Pierre Rousseau, je n'oserais dire qu'il 
est un Charles Bovary ; et pourtant ce mari, qu'on 
nous donne comme terrible, reste bien inofTensif 
jusqu'k la fin de la piece. Mais s'il ne ressemble pas 
a Charles Bovary, j'ai peur que ce ne soit pire. 
Car enfin « Thistoire banale comme tout, de Teter- 
nel ingenieur vertueux des romans et des come- 
dies » — ainsi s'exprime Andre — nous fait in6vi- 
tablement songer k quelque chose qui n'est pas 
sans analogie avec le « Maitre de forges ». Le jour 
oil Revoltee parut sur la scfene — le 9 avril 1889 — 



LB THEATRE DE M. JULES LEMAITRB 5 

M. Georges Ohnet, si mechamment traite pen au- 
paravanl par M. Lemaitre — , 

L'envie aux doigts crochus, au teint p&Ie et livide, 

comme parle Figaro, — put croire qu*il avail sa 
revanche. 

D'autre part, il arrive kM. Lemaitre de mettre en 
scfene des figures d'une complexite bien subtile. 
Crainte de ressembler k quelqu'un, certains de ses 
personnages ne ressemblentplusipersonne.Voyez, 
par exemple, le Jacques deJUariage blanc. Ce viveur 
sur le relour a rencontre a Menton une gentille poi- 
trinaire, qui souffre de penser qu'elle s'en ira sans 
avoir 6te aim6e. Pris de compassion, il veut donner 
d. Simone le bonheur dont elle se croit exclue. II 
r^ponse ; entouree, choyee par une pure tendresse 
de frfere aine, la pauvre innocente aura Tillusion de 
Tamour etdu mariage. Malheureusementune soeur 
de Simone, Marthe, qui n'est pas du tout poitrinaire, 
se prend de passion pour Jacques, le lui laisse voir, 
et finit par le lui dire. Et Jacques, au lieu de la re- 
pousser, ne pent, car la chair est faible, s'empfecher 
de regarder avec quelque complaisance la belle 
fiUe 6prise de lui ; il accepte meme un rendez-vous 
— d'adieu, k vrai dire — qu'elle lui donne pour le 
soir. La petite malade surprend cette scfene, et 
vous sentez bien qu*elle n'y survivra pas. 

Je laisse de c6te Taccusation de sadisme que 
certains critiques, trfes vertueux, portferent contre 
Jacques. Admettons Jacques tel que M. Lemaitre 
nous le donne, sans meler rien d'impur au gracieux 
reve qu'il a pu faire. C*est tout de meme un per- 



6 Ixodes dk litterature contemporaine 

sonnage des plus complexes. II nous le faut assez 
« fatigue » pour que nous le croyions capable de se 
comporter avec Simone comme un frere du matin 
au soir et du soir au matin, pas assez cependant 
pour que sa belle-sa3ur le laisse insensible. 11 nous 
le faut ayant beaucoup vecu et n'en ayant pas 
pas moins garde sa premiere fraicheur d'ame, 
ennuye mais curieux, rafflne mais ingenu. Cela 
fait songer au Hassan de Namoiina, 

Indignement naif et pourtant trfes blas6. 

Mais Hassan n'est pas un personnage de theatre. 

Et M"* Anglochere? Pour ne pas retomber dans 
M""* Cardinal, qu'imagine M. Lemailre? Absolument 
lionnete, directrice de pensionnat en province, 
couronn6e par TAcademie frangaise pour des ou- 
vrages d'education, M"* Angiocbere songe a « se 
retirer » lorsque la mort d'un frfere lui laisse la 
charge de sa niece. Flipote suit les cours du Con- 
servatoire ; il faut habiter Paris, vivre dans un 
« sale monde ». Bientot la jeune fille devient la 
maitresse dun de ses camarades. N'ayant pu em- 
pecher cette sottise, M"° Anglochere veut au moins, 
chargee de veiller sur sa niece, lui procurer une 
« situation » plus sortable ; et, lorsque Flipole se 
brouille avec Leplucheux, elle lui a de longue main 
prepare le baron des OEillettes, qui est un homme 
respectable, trfes riche et tout a fait excellent. Sa- 
chant Flipote bien etablie, I'ancienne directrice du 
pensionnat pourra sans scrupule retourner en pro- 
vince. Devinez-vous pourquoi M. Lemaitre tient a 
M"* Anglochere? Lui-meme s'en exphque galam- 



LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 7 

ment. « Tai cm qu'il pouvait etreplaisant dd preter 
a cette personne irreprochable, un peu devote mais 
resolue et pratique, des actions douteuses, dont 
elle ne prbflte pas et dont, par suite, elle ne saisit 
pas le contraste avec sa reelle et meme un peu re- 
veche vertu, et de les lui faire justement com- 
mettre par une sorte d'honnete et rude d6gout 
pour ce monde sans morale d'oii elle veut sortir a 
tout prix. » II me semble que je comprends ; mais 
cela exige quelque attention. Et lorsque Tauteur 
ajoute : « Quant a la pi^ce, elle est simple », autant 
dire que le personnage ne Test pas. 

Secondement. Le dedain du metier se traduit 
plus d'une fois chez M. Lemaitre par ce qu'on 
nomme des ficelles. Les memes que celles de Scribe 
ou de M. Sardou. Mon Dieu, ouil M. Lemaitre ne se 
pique point d'innovation dans Temploi de ces pro- 
c6des. II prend ceux qui out deja servi ; ce doivent 
etre les meilleurs. Dans Revoltee, le duel ; et Ton 
rapporte sur la scene, on assied dans un fauteuil le 
pauvre Rousseau, tout p^le et dMaillant, pour qu'il 
puisse dire a sa femme : « H^lfene, je vous par- 
donne », et pour que sa femme puisse lui r6pondre : 
a Et moi, je vous aime », juste avant la chute du 
rideau. — Dans le Depute Leveau, la lettre ano- 
nyme. Ce n'est pas pour obtenir son propre di- 
vorce, comme il en avait menace M"* Leveau, que 
s'en sert le malin d^put6, mais, libere lui-meme 
d'une autre fa^on, pour provoquer celui de la re- 
calcitrante marquise. » Allons », se dit M"® de 
Greges surprise par son mari, que la lettre a 6claire 
sur son infortune, « allons, je serai M"* Leveau ». 



8 Etudes de littehature coxNtemporaine 

Et voila le denouement. — Dans le Pardori, c'est le 
tour d'une voilette, cette voilette accusatrice que 
Therbse jette ndgligemment sur une chaise a seule 
fin de Ty oublier. Et sans doute on comprend fort 
bien le desir qu'a Georges de mieux voir les yeux 
de la jeune femme, et meme on ne s'6tonne point 
que Th6rfese, apres la conversation qui suit, ne 
songe guere, dans son trouble, a reprendre la voi- 
lette, cet objet, aprfes tout, n'etant pas d'une n6- 
cessite absolue. Mais le diable, c'est que .Suzanne, 
en rentrant, la trouve sur la chaise oil elle est res- 
tee. Vous savez ce qui en r6sulte, ou, si vous ne 
vous rappelez pas, il vous est facile de le deviner. 
y Quelque chose de plus grave : les vices de struc- 

ture et de composition. II y a peu d'unite dans les 
pifeces de M. Jules Lemaitre, et les meilleures scenes 
en sont parfois 6pisodiques. Surtout « Tart des 
preparations » y fait trop souvent defaut. Non pas 
seuiement dans la « fable », mais aussi dans les 
personnages. Certains personnages revirent avec 
une c616rit6 deconcertante. C'est Flipote, juraut 
tout a rheure que rien ne la separerait de Leplu- 
cheux, et qui, maintenant, accepte les ofTres du 
vieux baron. C'est Chambray, Tenergique et aus- 
tere Chambray de VAge difficile, qui se laisse en 
un moment s^duire aux mines et aux caresses de 
Yoyo. Le voila parfaitement decide a jeter sa 
gourme; la soixantaine asonne, iln*estque temps. 
A la scfene VII, nous Tentendons fredonner : « A 
moi lesplaisirs! » A la scfene VIII... TiensI cette 
vieille dame? M°' Muriel, que Chambray a aimde 
dans sa jeunesse, que, depuis trente-cinq ans, il n'a 



LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 9 

pas revue. Elle parle, et, en un clin d*oeil, Cham- 
bray est retoiirii6 comme un gant. II ne songe plus 
qu*a « bien vieillir » avec la respectable dame, lui 
qui, tout a Theure, se promettait de redevenir 
jeune, le soir meme, avec Yoyo. — Pour les be- 
soins du ddnouement, Helene, la « revolt^e », 
se transforme, devient la meilleure petite femme 
d'interieur et de menage. Une forte secousse de- 
vait, paratt-il, la gu6rir. Gette secousse, nous 
Tavons. Nous en avons meme deux, en comp- 
tant bien : d'abord, la reconnaissance avec sa mfere 
et son frere (il est vrai que cela ne semble pas 
Temouvoir beaucoup) ; ensuite le duel, la vue de 
Pierre blesse et saignant. Avouerai-je que je n*ai 
pas confiance ? Tant que son professeur de mari ne 
se peignera pas mieux (« un garQon mal peign^, 
Fair d'un mecanicien »), je craindrai toujours de 
nouvelles r6voltes qui proflteront k un nouveau 
Br6tigny. — Et Georges, du Pardon? Trois actes. 
Dans le premier, Georges, tromp6 par Suzanne, 
Taime encore au point de ne pouvoir vivre sans 
elle. Dans le second, ayant repris Suzanne chez soi, 
il lui fait, comme ceia devait arriver, une terrible 
sc^ne de jalousie retrospective ; quelques mo- 
ments aprfes, il met sa tete sur I'^paule de Thorese, 
il lui jure un eternel amour. Dans le Iroisi^me, 
nouveau revirement. Georges n'aime plus Therfese. 
C'est de nouveau Suzanne qu*il aime. « Je t'aime, 
Suzette, reconnais mes bras », etc. Et la jeune 
femme, en se jetant dans ces bras qu*elle recon- 
nait: « Ah! Georges, s*dcrie-t-elle.que Dieu ait piti6 
de nous I » Suzanne est, je crois, gu^rie ; mais 



10 ETUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

pour sauver Georges de sa faiblesse, il faudra que 
Dieu ait joliment pitie de lui. Voila bience que Ton 
appelle un deiis ex inachina. 

Troisiemement. Les pieces de M. Lemaitre sont 
celles dun moraliste et non d'un « homme de 
theatre ». Tanl6t des articles de la Vie parisienne 
tanl bien que mal juxtaposes ; tantot et plus sou- 
vent des conversations qui n'ont rien de drama- 
tique. Telle scene ferait, sans changement appre- 
ciable, un de ces feuilletons oil TauteuE debrouille 
si finement quelque probleme de morale. Critique, 
les ceuvres de ses contemporains lui servaient a 
s'analyser; auteur dramatique, il exprime son 
<( moi » par la boucbe de ses personnages. 

« Imaginer, dit-il en nous renseignant surla con- 
ception premiere de VAge difficile^ c'est toujours 
se ressouvenir. » La fable de cette piece est, « un 
des fruits de son experience personnelle et de sa 
vie ». De meme, Mariage blanc a pour sujet un 
reve fait par lui douze ou quinze annees aupara- 
vant. II y a beaucoup de M. Lemaitre dans Jacques 
de Thievres, et il y en a aussi dans Gbambray. II y 
en a peut-etre encore plus dans THermann des 
Rots. Anim6 degenereuxdesirs, le prince Hermann 
est inquiet, irresolu ; il se defie de lui-meme et de 
Thumanite ; avant d'avoir commence sa Idche, il 
craint deja que ses efforts les plus louables n'ag- 
gravent le mal. Trop ^t intelligent » et trop « sen- 
sible » pour avoir assez d'6nergie et de rectitude, 
il se perd en un dedale de reflexions qui le para- 
lysent. C'est chez lui le plus singulier melange de 
bon vouloir et de scepticisme, de candeur et d'iro- 



LB THEATRE DB M. JULES LEMAITRE 11 

nie, d'audace et de limidite. Nous reconnaissons 
dans Hermann I'Ame et Tesprit de Tauteur, une 
Ame tendre et douce, un esprit avise, delicat, pene- 
trant, mais que son aptitude meme a comprendre 
toutes les idees empeche de se fixer dans aucune. 

Quatriemement. Maintes confidences que M. Le- 
maitre nous a faites denotent bien les lAtonne- 
ments et les incertitudes de sa pensee. II s'est 
montre colportant Revoltee chez Dumas, puis chez 
M. Halevy, la defaisaat et la refaisant avec des hesi- 
tations qu*elle ne pouvait manquer de trahir. Dumas 
veut corser la piece : que M"' de Voves fasse carre- 
ment Taveu a son fils sans « barguigner », qu'Andr6 
brutalise Helene, que Bretigny tue Andr6, etc. 
M. Halevy veut au contraire I'adoucir, I'egayer, en 
y introduisant un petit frere de Bretigny qui deri- 
dera les spectateurs par des mots d'une piquante 
precocite. M. Lemaitre corrige, retranche, ajoute. 
Ah! Ton ne pent pas dire que le denouement de 
sa comedie soit un total mathematique I 

Revoltee, au surplus, c'etait le debut de I'auteur. 
Mais voyez Mariarje blanc, Trois versions succes- 
sives, chacune aver, son litre. D'abord, On ne ba- 
dine pas avec la niort ; Marthe ouvre expres la fa- 
meuse fenetre dans le dos de sasa;ur, ce qui n'em- 
peche pas Jacques, indigne sur le moment, de lui 
baiser presque aussitot les Ifevres et de lui donner 
un rendezvous. Ensuite, J?'o/5 i/onrfe^ (a cause des 
trois chevelures de M"" Reichenberg, Pierson et 
Marsy) : Marthe ouvre la fenetre parce qu'elle a 
trop cbaud ; Jacques ne lui donne rendez-vous que 
pour s'en debarrasser, mais 1 ecoute un peu trop 



12 6TUDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINB 

longlemps pendant que Simone agonise. Enfln, le 
Bon ciirieux : Marthe n'ouvre pas la fenfetre ; quant 
a Jacques, il maltraite la belle flUe d'un bout k 
Tautre, et son seul tort est de se sentir un instant 
troubl6. Nous sommes loin de la pifece primitive. 
A peine si maintenant nous apparait la morale, sa- 
voir : que le dilettantisme de Jacques corrompt son 
acte charitable, line version de plus, et Mainage 
blanc perdrait toute espece de sens. 

Pareillement, la signification des Rois manque 
au plus haut point de nettet6. Les r6formes que 
medite, qu'entreprend le prince Hermann, il est in- 
capable d'en assurer la rdussite. Ses sujets n'ont 
point satisfaction : on les trompe d'abord, puis on 
les fusille. Aussi bien il se d6courage vraimenttrop 
t6t, et Tepreuve tent6e nous parait pen concluante. 
Une 6meute suffit pour qu'il abandonne sa tAche ; 
mais cette 6meute, lui-m6me se Texplique, bien 
plus il la justifie k ses yeux. Alors ? 

Incertitude dans les personnages, incertitude 
dans le sujet. Cela nous explique assez que de telles 
oeuvres ne nous donnent jamais une complete sa- 
tisfaction. Le plaisir que nous y prenons se mfele 
presque toujours de quelque inquietude. 



Ill 



Pourtant, s'il n'y a pas de doute que les pieces de 
M. Lemaitre ne soient des plus interessantes, les 



LB THEATRE DB M. JULES LBMAITRB i3 

memes raisons, qui, lout k Theure, nous en expli- 
quaientles d6fauts, nepourraient-elles, maintenant, 
nous en expliquer aussi les rares qualit^s? Repre- 
nons-les, si vous voulez bien, dans le meme ordre. 
Premiferement. Comme M. Lemaitre connaissait 
sur le bout du doigt, etc. (V. plus haul), c'est jus- 
tement pour cela qu'il a cherche autre chose, quel- 
que chose de nouveau. Entre ses personnages et 
ceux d'Augier, de Dumas, de Meilhac et d'Hal6vy qui 
ont avec eux un air de famille. la difference est fa- 
cile a faire. Si M"® Anglochfere rappelle M"* Cardinal, 
il suffit pour Ten distinguer que la vieille fiUe n'ait 
en vue aucun profit personnel, et que, malgrd la 
contagion des moeurs th64trales, qui ne laisse pas 
de Tatteindre, elle reste en un certain sens irr6-» 
prochable tout en 6tant tres consciente. Si Cham- 
bray fait songer a la Rivonnifere, c'est seulement 
par la similitude des situations. Les deux person- 
nages, quant au caractere, different du tout au 
tout. Chambray est un homme essentiellement rai- 
sonnable, serieux, experimente, le contraire de ce 
vieil ^tourdi, de cet insouciant mauvais sujet que 
nous peint Dumas dans la Rivonniere. Tandis que 
la Rivonniere agit sans refl6chir, Chambray se rend 
parfaitement comple de ses actions. C'est lui qui 
nous signale le danger de I'Age difficile, qui nous 
indique toutes les precautions qu'il a prises pour 
I'ecarter de sa vieillesse. Et le moment vient sans 
doute oil il va succomber. Mais, a ce moment 
meme, il fait de son cas un tres clairvoyant exa- 
men. Ainsi des autres figures que nous avons cru 
reconnaitre. H61ene est une Bovary, mais « une 



14 Etudes de UTTfiRATtJRE contemporaine 

Bovary parisienne »; une Froufrou, mais << une 
Froufrou cer^brale et pessimlste ». Pierre Rous- 
seau, qui n'a rien de Charles Bovary, ne ressemble 
pas davantage a ce h^ros de roman qu'6tait le 
maitre de forges. Et d'abord, il ie faudrail moins 
hirsute... 

Certains personnages nous semblent bien com- 
plexes ? Mais, dans une comedie d'analyse, il doit 
y avoir quelque chose a analyser. Le th^Mre, sous 
pr^texte d'unite, nous montre trop souvent des 
personnages tout d'une pi^ce. Je ne suis pas f4ch6, 
pour ma part, qu'un moraliste comme M. Lemaitre 
en mette sur la scfene de moins raides, de moins 
rectilignes et g6om6triques. Et si M. de Thievres 
ou M"* Angloch^re sont un pen exceptionnels, je 
les trouve par la meme d'autant plus interessants. 
II n'y a d'int^ressants que les personnages com- 
pliqu^s. Les autres, que nous p6n6trons tout en- 
tiers du premier coup d'oeil, ils se manifestent bru- 
talement, ils ne se modiflent pas, ils ne fournissent 
rien au psychologue. Telssont maints personnages 
de Corneille, et tels sont aussi maints personnages 
de Dumas. Voyez au contraire Racine. Nous lisons 
partout que Racine est simple. Oui, dans Taction 
de ses pieces. Mais les personnages? On n'en mettra 
jamais au th64tre de moins simples qu'Hermione, 
que N6ron, que Phedre. Et c'est tout juste dans 
ceux-la que Racine a montr6 son art merveilleux. 
II ne suffit pas de dire que les personnages com- 
pliques sont les plus inljeressants ; eux seuls sont 
vrais. Les autres? Purs concepts de Fesprit, types 
virtuels et logiques. Le theatre nous pr6sente le 



LB THEATRE DE M. JULES LEMAITEB i5 

plus souvent des figures elementaires ramenees a 
un seul trait, ou, tout au plus, a deux traits violem- 
ment contradictoires. C'est ce que Ton appelle des 
caractferes, c'est ce qu*ori devrait appeler des abs- 
tractions. II n'y a pas, en ce sens, de caracteres dans 
les comedies de M. Lemaitre. Qui dit caractere sup- 
pose dfes lors une fixite, une certitude categorique 
et expresse que dement la nature. Divers, insai- 
sissable, rbomme est un melange de tout bien et 
de tout mal. Et sans doute Tart, Tart dramatique 
surtout, ne pent faire autrement que de donner a 
ses figures une certaine precision, et m^me une 
certaine logique. Mais nous devons savoir gre h 
ceux qui, sans meconnaitre les necessit6s du genre, 
en assouplissent autant que possible Ja stricte fac- 
ture et mettent sur la scene, avec une action plus 
aisee et plus libre, des personnages moins « cons- 
tants n, a la fois moins abstraits et moins precis. 

Secondement. Ne nous 6tonnons pas que les per- 
sonnages de M. Lemaitre 6voluent parfois avec une 
rapidite insolite. Cela choque les habitudes du 
the4tre, mais s'accorde parfaitement k la nature, 
beaucoup plus complexe et mobile que le th64tre 
n'a coutume de la representer. Nous disions plus 
haut que M. Lemaitre neglige Tart des preparations. 
II y a, avant tout, dans son theatre a lui, cette pre- 
paration gen^rale qui consiste k nous donner 
I'homme comme un etre essentiellement multiple 
et versatile. Mais il y en a aussi de particuli^res, 
d'individuelles, plus d^liees seulement et plus sub- 
tiles que celles des « hommes de theatre ». Ce que 
les hommes de theatre prennent soin d*accuser, de 



16 • ETUDES DE LlTTfiRATURE CONTEMPORAINE 

mettre en relief, M. Lematlre Tinsinue. Parmi les 
personnages auxquels nous reprochions tout a 
rheure leur variability, il n*en est aucun, pour qui 
sail lire, dont les variations ne s'expliquent. 

H61^ne sent enelle, comme ellele dit, uu mechant 
d^mon qui lui souffle des sottises. Inquiete, bizarre, 
foUe, I'esprit fausse dfes I'enfance par I'injustice 
d'un malheur ou elle ne comprend rien, elle a du 
moins une noblesse de coeur et une fierte qui la 
rendent gu6rissable, et elle devra gu6rir le jour ou 
elle verra clairement ce qu'elle fait soufTrir a 
d'autres. — Flipote est une actrice. II y a 1^ un cas 
special. M. Lemaitre a voulu, dans ^a piece, peindre 
Tame superficielle du com^dien. Si Flipote aime 
Leplucheux, ce n'est qu'un amour de tele. Elle 
« joue » cet amour plus qu'elle ne le ressent ; elle 
Texprime en phrases toutes faites, en phrases de 
son repertoire. Mais, comme elle a joue aussi 
des filles entretenues, elle n'eprouve, le moment 
arriv6, aucune difficult^ a passer de Leplucheux a 
des (Eillettes ; depuis longtemps Flipote possede 
les mots et les gestes de ce nouveau role. — Quant 
a Chambray, les precautions memes dont il s'en- 
toure pour echapper dans sa vieillesse aux perils de 
la solitude, montrent assez combien ces perils lui 
paraissent redou tables. Si la famille qu'il s'est fait« 
vient, de faQon ou d'autre^ a lui manquer, il s'en 
suit necessairement, etd'apr^s les donn6es memes, 
que le sexag^naire desempare cedera aux tenta- 
tions de Tisolement. Nous ne pouvons etre surpris 
que les caresses de Yoyo I'^meuvent. Elles ne I'abu- 
sent pointy il salt fort bien oil veut en venir la jeune 



LB THEATRE DE M. JULES LEMAITRE . 17 

femme. Yoyo est une coquine ; mais elle est une 
coquine d^licieuse, et sa gorge qu'elle a laiss6 en- 
trevoir, nelui en semblepas moins une belle gorge. 
La scene a quelque chose d'os6 : elle etait n6ces- 
saire ; ne fallait-ilpas expliquer comment Ghambray 
succombe? Et quand, un pen plus lard, M"* M6riel 
le sauve, c*est quil merite d'etre sauve. Apres tout, 
rintervention de M"' M6riel lui fait « retrouver son 
kme ». — Dans le Pardon, les trois personnages 
nous apparaissent comme des specimens de rinfir- 
mite humaine. Si la scfene de jalousie que Georges 
fait k Suzanne est immediatement suivie de la de- 
claration brulante que le me me Georges fait a Th6- 
r^se, c'est que M. Lemaitre ne craint pas d'exag^rer 
la mis^re de notre nature. Pour M. Lemaitre, 
rhomme, impuissant k vouloir, incapable de se do- 
miner, oscille au gr^ des circonstances. La morality 
de sa piece consiste dans le « pardon ». Pourquoi 
devons-nous pardonner ? parce que nous ne sommes 
pas nous-memes aTabri des erreurs et des chutes. 
Sentons notre faiblesse ; et, dfes lors, nous devien- 
drons indulgents pour celle d'autrui. Les peintres 
de « caracteres » nous repr6sentent Thomme comme 
une volonte continuellement tendue; auxyeux des 
psychologues, il est le jouet de passions diverses et 
contraires qui ne lui permettent rien de fixe. Sans 
doute une telle vue s'accorde mal avec les condi- 
tions du th^^tre ; mais si des personnages tels que 
Georges ont pen d'unite, ils sont plus vrais et 
donnent lieu a de plus fines analyses. 

Et peu importent, apres cela, telsou telsproc6d6s 
que nous quallQions tout a Theure de ficelles. Nous 

2 



18 6TUDES DE litt6rature contemporaine 

les blAmerions dans des comedies oil I'interetserait 
celui de Tintrigue. Mais ce qui nous interesse dans 
le theMre de M. Lemaitre, ce n'est pas comment les 
choses arrivent, c'est quels sont les sentiments des 
personnages. Comment Suzanne decouvrira-t-elle 
Tinfldelite de Georges, il ne m'en chaut guere. 
Lettre anonyme ou voilette, le moyen le plus 
si mple, le plus banal, est aussi le meilleur, parce 
qu'il est celui qui detourne le moins noire atten- 
tion du veritable sujet. 

Troisiemement. Et que vaudrait un auteur dra- 
matique qui ne serait pas un moraliste? On s'ac- 
corde a louer la fagon dont M. Lemaitre analyse ses 
personnages. Ce qu'on lui reproche, c'est que de 
telles analyses ne sont pas du th64tre. La critique 
semble juste. Mais j'avoue qu'elle me touche peu. 
En lisant les pifeces de M. Lemaitre, on s'apergoit a 
peine de certains defauts que la representation pent 
accuser. En revanche, on est charme par la delica- 
tesse merveilleuse de Tanalyste. Rappelez-vous la 
sc^ne Aq Manage blanc entre Jacques et la mere de 
Simone, ou bien encore celle du Pardon ou Th6- 
rese explique a Suzanne comment il se fait que 
Georges soit devenu sit6t un mariinfidMe. Sepeut- 
il que, dans ces deux scenes, le moraliste fasse tort 
al'auteur dramatique? En tout cas I'inconv^nient 
n'apparaitrait que sur les planches. A la lecture, 
nous ne le sentons gufere. Or, si les pieces sont 
faites pour etre joules, comme disait Moli^re, il n'y 
a pas defense de les lire. J'irai plus loin. J'oserai 
soutenir que les pifeces dignes de vivre vivent, non 
par la representation^ mais par la lecture. Temoin 



LB THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 19 

celles de Moliere lui-meme. Combien y a-t-il de 
theatres qui les jouent? Et combien ces th64tres en 
jouent-ils ? 

Si Ton reconnait 31. Lemaltre derrifere ses person- 
nages, c'est surtout a la finesse des analyses qu'ils 
font soil d'eux-memes, soil de tel ou tel point en 
discussion. Racine et Marivaux, les deux maitres du 
tb^Atre analytique, se reconnaissent de la meme ma- 
nifere,et je ne sache pas qu'on leur en fasse reproche. 
A vrai dire, le « moi » de M. Lemaltre nous apparatt 
plus d*une fois dans les sentiments qu'il prete k ses 
personnages. Mais ce « moi », essentiellement mul- 
tiple, prend tour k tour je ne sais combien de 
formes. On pretend que la critique est incompa- 
tible avec le th6Atre. Oui, quand elle consiste dans 
Tapplication d'un systeme uniforme auquel on as- 
servitsa personnalit6 propre, et, en meme temps, 
celle des autres. M. Lemaltre ne Ta jamais con^ue 
de cette fagon. L'impressionniste, dit-on, rapporte 
tout a soi. On pourrait dire aussi bien que sa sensi- 
bilite regoit toute sorte d'impressions. II ne se refuse 
pas, comme le dogmatiste ; au contraire, il n'a pas 
de plus grand plaisir que de se donner. Pour M. Le- 
maltre comme pour Sainte-Beuve, — je ne parle 
point de logiciens et de geometres, — la critique 
est quelque chose de mobile, d'insinuant, de sym- 
pathique. Comprise ainsi, elle devient une admi- 
rable preparation pour la comedie d'analyse. Avant 
de faire des comedies, M. Lemaltre avait ete exerce, 
par une longue habitude de cette critique, k revetir 
Vkme des personnages les plus divers. II pent se 
faire que nous le reconnaissions egalement dans le 



20 ETUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

prince Hermann et dans Jacques de Thifevres, 
Jacques et Hermann n'en different pas moins I'un 
de Tautre. lis se ressemblent uniquement par cette 
curiosity bienveillante, par cette gr^ce versatile, 
qui font de M. Lemaitre le moins dogmatiste, 
mais aussi le plus ingenieux et le plus souple des 
critiques. 

Quatrifemement. M. Lemaitre manque, k vrai 
dire, de decision. U ne faut pourtant rien exagerer. 
Nous le montrions, plus haut, allant queter les con- 
seils de Dumas et de M. Halevy. Ce que nous avons 
oublie d'ajouter, c'est qu'il ne les suivit pas. Enli- 
sant i?eiJo/^ee, Dumas imagine a mesure un autre 
drame sans se soucier de celui qui lui est soumis; 
Halevy, trouvant le sujet penible, veut y introduire 
un « Toto » de son cru. M. Lemaitre 6coute avec 
respect, et n'en fait qu'a sa t6te. Revoltee demeure 
telle quelle. Mais, si les conseils ne lui ont pas 
servi, il tire du moins profit de la legon, car je ne 
crois pas que, pour les pieces suivantes, Dumas ou 
M. Halevy I'aient revu chez eux. 

N'abusons pas contre lui des confidences qu'il 
nous fait avec une ing6nuite relev6e de malire. Les 
trois titres successifs de Mariage blanc pourraient 
convenir dgalement a chacune des trois versions. 
Dans toutes, Jacques, est un « bon curieux », un 
petit peu plus ou un petit pen moins bon; dans 
toutes subsiste cette moralite, qu' « on ne badine 
pas avec la mort » ; dans toutes enfin, les « trois 
blondes » peuvent, sans inconvenient, garder leur 
chevelure. 

Si les pifeces de M. Lemaitre nous laissent parfois 



LE THEATRE DE M. JOLES LEMAITRB 21 

incertains sur leur signiQcation precise, y a-t-il 
apres tout necessite de conclure avec tant de ri- 
gueur? L'auteur dramatique n*6crit pas pour ceux 
qui demandent : « Qu'est-ce quecelaprouve ? ». La 
piece qui ne prouve rien, qui ne se propose de rien 
prouver, est sans doute moius « une » et fait peut- 
etre surles spectateurs une impression moins forte. 
Seulement elle sollicite davantage la reflexion de 
ceux qui savent que dans ces matiferes il n'y a pas 
de preuves. Rien de merveilleusement construit 
comme les pieces a these de Dumas. Mais, en omet- 
tant ce que Taction y a de raide, ce que les person- 
nages y ont de contraint et de tendu, quelle est, au 
seul point de vue du fond, la valeur d'une pi^ce oil 
I'auteur a systematiquement tout arrange et ma- 
chin6 pour etablir sa theorie? Est-il rien de plus 
vain? Ce que je demande au th64tre, ce n'est point 
un denouement mathematique qui s'impose a moi 
sans me convaincre. Je prefere qu'on me laisse une 
certaine latitude. Je me passe meme assez volon- 
tiers d'un denouement precis. Et les n6cessit6s du 
theatre? Ma foi, tant pis. Mais ne connaissons-nous 
pas de fort beaux drames dontles personnages ont 
quelque chose d'6nigmatique et dont Tid^e ne se 
degage pas avec une telle nettet6 ? Qui prdtendra 
quele Misanthrope soit parfaitement clair? Qui se 
chargera d'expliquer au juste la signification 
di Hamlet ? 

Et puis, et surtout, ce que j'aime dans le theatre 
de M. Jules Lemaitre, c'est ce qu'il a de pen theMral. 
Entendons-nous. Mais, au boutducompte,jene fais 
ici que prendre le mot dans son sens ordinaire. 



22 JETUDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

Theatral, dit Littr6 : qui vise a Veffet sur le specta-- 
tew\ qui est affecte plutdt que reel. M. Lemaitre, 
voil^ pour moi son m6rite sup6rieur, a d6gag6 la 
forme dramatique d'une raideur factice. U Fa rap- 
proch6e de la v6rit6 en lui donnant plus d'aisance 
et de souplesse. II y a fait entrer tout ce que les 
exigences particuliferes au genre peuvent comporter 
d'analyse morale, peuvent traduire de vie inte- 
rieure. Et meme un pen plus, dites-vous. C'est pos- 
sible ; mais je ne lui en veux pas. 



II 



LA JEUNE FILLE MODERNE DANS LE ROMAN 

FRANgAIS 



I 



Oserai-je dire qu'il y a tr^s peu de jeunes fllles 
dans le roman fraiiQais? On me cilerait aussit6t 
toutes celles que les romanciers marient chaque 
jour. Mais je ne parle pas de jeunes filles plus ou 
moins insignifiantes, qui, meme en des romans 
louables pour la verite expressive des autres per- 
sonnages, n'ont pas de caractere propre. Si d'ailleurs 
les fables romanesques se denouent tres souvent 
par un mariage, il arrive generalement que le 
mariage y est un point de depart. Nos romans, 
comme nos pieces de theatre, roulent d'habitude 
sur Fadultere feminin. Or, avec la meilleuro vo- 
lont6 du monde et quelle que soit sa vocation, une 



24 Etudes de litterature contemporainb 

demoiselle doit necessairement se marier avant de 
tromper son mari. 

Nous nous expliquons par la que les romanciers 
preferent la femme a la jeune fiUe, mais nous ne 
voyons pas encore pourquoi les jeune filles quils 
nous presentent, celles-la memes qui sont leurs 
heroines, ont si peu de relief. Parcourez toute la 
litterature de notre temps. George Sand a rendu 
avec une delicatesse exquise ce melange de can- 
daur et de malice, de hardiesse provocante et de 
reserve pudique, ce charme subtil et mysterieux 
d'un ca3ur virginal qui s'eveille a Tamour. II 
y a George Sand. II n'y a guere qu'elle. Et re- 
montez plus haut : en dehors de Marivaux et de 
Moliere, vous ne trouverez presque rien. Les Junie 
et les Iphigenie de Racine depassenta peine le type 
de Tingenue. Monime, peut-etre. Qui, Monime. 
Quant a Hermione, elle est moins une jeune fiUe 
qu*une jeune femme. 

Le plus grand romancier de ce siecle, Balzac, 
donnektoutes ses jeunes filles une physionomie 
effac^e. C'est qu'il consid6rait la femme comme 
d6pourvue de toute personnalit6 avant son initia- 
tion a I'amour. Modeste Mignon, Eugenie Grandet, 
Cesarine Birotleau sont des creatures passives, 
Elles nous charment sans doute par leur douceur, 
leur modestie, leur tendresse, mais elles n'ont pas 
de figure bien precise. Les physiologistes nous 
affirment que la femme est de toutes pifeces cr6ee 
par Tamour. Cela ne veut pas dire, bien entendu, 
que le mari cree toujours a son image. Et meme il 
est fr6quent'que cette sorte de m6tamorphose, 



LA JBUNE FILLS MODERNS DANS LB ROMAN 25 

provoquee chez la plupart des femmes par les re- 
velations du mariage, ne s'opfere pas du tout au 
profit de celui qui en a ete Tinslrument. Ainsi 
s'expliquent, parait-il, maints drames secrets de la 
vie conjugale. Une jeune fiUe se croit un certain 
caract^re, et, par avance, elle arrange son avenir 
d'aprfes ce caractfere tout fictif, ou, du moins, pro- 
visoire. La voila mariee. Cinq fois sur six, c'est 
I'exacte proportion que donne M. Paul Bourget, 
elle s'aperQoit, dans I'annde qui suit, peut-etre 
dans la semaine, voire dans les vingt-quatre 
heures, qu'il y a eu erreur, qu'elle s'est com- 
plfetement trompee sur sa propre personne. Elle 
s'imaginait aimer celui qui Ta conduite k Tautel. 
Ah 1 bien oui ; elle decouvre en elle-meme un 
autre « moi », et ce « moi » le de teste. Rien de 
plus ennuyeux pour le mari. Mais qu'y faire ? II 
ne resterait qu'a 6pouser une demoiselle « avec 
tache », seul moyen d'avoir sur le vrai caract^re 
de sa future des renseignements tout k fait cer- 
tains. 

Si I'amour seul donne k la femme sa personna- 
lite propre, on comprend pourquoi les jeunes fiUes 
de nos romans sont en general trfes pen interes- 
santes. Mais celles des romans strangers ? 11 semble 
que les ecrivains anglais, amdricains, allemands, 
scandinaves, pretent a leurs jeunes filles des traits 
plus significatifs. La vdrite physiologique qu'on 
rappelait tout k I'heure, serait-elle erreur au-dela 
de la Manche ou de I'Ocean? Nous croirons plutot 
qu'il n'est pas seulement question de physiolo- 
gie, que la difference tient peut-etre a un regime 



26 ETUDES DE LITT^EUTDRE CONTEMPORAINE 

particulier d'^ducation intellectuelle et morale. 
Jusqu'k ces derniers temps, leducation donnie 
cheznous a la jeune fllle avait pour objel de r6- 
primer autant que possible son individualite. Pen- 
dant le xvii® siecle et la plus grande partie du xvni*, 
c'est la claustration etroite du couvent. Toutes les 
jeunes filles de qualile y passent. Disons mieux, 
le couvent leur sert de famille. Elles y entrent 
sachant a peine parler, quelques-unes avec leur 
nourrice, et n'en sortent que pour ^Ire aussit6t 
mariees. Mais a quelle discipline sont-elles sou- 
mises?ll leur faut observer le silence ou parler 
bas du lever au coucber, ne marcher jamais 
qu'entre deux religieuses, Tune devant et I'autre 
derriere, occuper sans cesse leurs mains pour que 
leur pensee ne s'egare pas, surveiller et retenir tout 
elan du cceur comme toute reflexion de I'intelli- 
gence, contrarier tout penchant, abolir tout ce qui 
fait Tori ginalite fonciere de leur nature. Telle est,du 
moins, la rfegle de Port-Royal. Si d'autres maisons 
ne poussentpas larigueur aussi loin, c'est pourtant 
lememeprincipe, le meme esprit. Unes'agit pasde 
culture et de d6veloppement, il s'agit de correction 
et de mortification. En fondant Saint-Cyr, M"' de 
Maintenon r^agit contre ce regime abominable- 
Mais ceUii qu'elle impose n'en vise pas moins a 
prevenir chez « ses filles » les moindres signes 
d'une independance oil elle ne voit que diabolique 
orgueil. Leur bonheur est son affaire : elles n'ont 
pas a s'en meler. Le temps une fois venu du ma- 
nage, on leur fournit non seulement le trousseau, 
mais encore le mari, et Ton ne les consulte pas 



LA JBUNB FILLB MODERNS DANS LB ROMAN ^7 

plus sur le choix du mari que sur celui du trousseau. 
C'est un adage courant, qu'elles sont faites pour 
« ob^ir sans raisonner ». Dans la seconde moitie 
du xvui* siecle, lorsque Teducation familiale se 
substilue k celle du convent, il n est point question 
de les soustraire a un regime oppressif. Hors Saint- 
Cyr, les convents sont tomb^s d'un extreme dans 
I'autre : on y joue, on s*y dissipe, on y m^ne le 
train du monde. Celui de tons les phiiosophes qui 
a contribue le plus a meltre en faveur I'education 
domestique, Jean-Jacques Rousseau, part de cetle 
vue que, I'etatnaturel de lafemme ^tant une abso- 
lue sujetion, elle ne pent etre habituee de trop bonne 
heure a se contraindre, a sacrifier ses gouts et ses 
inclinations, a refr6ner en soi toute volont6 propre. 
II faut I'elever non pour elle-meme, mais pour 
Ihomme qui daignera la choisir. Son mari la fagon- 
nera. Elle n'aura d'exislence que par lui et pour lui. 
Jusqu'au mariage, elle doit rester dans I'expectative . 
L'instruction qu'on lui donne repond a cette edu- 
cation. Vers la fin du xvn* siecle, Tabbe Fleury 
ecrivait : « Ce sera sans doute un grand paradoxe 
de soutenir que les femmes doivent apprendre 
autre chose que leur catechisme, la couture et 
divers petits ouvrages, chanter, danser, faire bien 
la rdv6rence et parler exactement ». Quelques 
femmes sont instruites ; mais on ne pourrait les 
citer qu'a titre d'exception, et leur savoir a le plus 
souvent quelque chose de pedantesque. 11 n'est 
guere de milieu entre I'ignorance complete, oii 
sont tenues presque toutes, et le pedantisme, qui 
rend les autres ridicules. 



28 Etudes dk litteratdre contemporaine 

L'education des filles devant les preparer a tout 
recevoir de leur mari, on se garde aussi bien de 
former leur esprit que leur caractere. Fenelon et 
M°® de Maintenon ont fait quelque chose pour 
rinstruction feminine. Mais, outre des lectures trfes 
surveilldes, F6nelon la reduit aux quatre regies 
et a des notions pratiques de droit ; et, de son 
c6te, M*"^ de Maintenon a tellement peur de troubler 
rimagination des demoiselles ou « d^elever leur 
esprit » qu'elle ecarte de son programme tout ce 
qui pourrait favoriser en elles I'^veil de la person- 
nalite. Enhistoire, par exemple, il lui sufQt qu'elles 
ne confondent pas « les empereurs romains avec 
ceux de la Chine ou du Japon ». 

Un progr^s se faisait au xvni« si^cle, lorsque 
Jean-Jacques se mit en travers. Sous prelexte que 
« I'ignorance n'a jamais nui aux moeurs », c'est 
dans rignorance qu'il veut instruire les femmes. II 
borne leurs etudes aux connaissances 61ementaires 
d'usage, Et sans doute, si Jean-Jacques pretend que 
la femme n'est rien au regard de I'homme, que 
tout son r61e consiste a ceder et h obeir, il r^tablit 
d'autre part une sorte d'equilibre en lui recomman- 
dant de mettre en a3uvre les ressources de son 
esprit, les graces de son sexe, pour se m6nager, 
par de subtiles adresses, un ascendant captieux. 
Ces ruses, ces manages et ces artifices, tout en 
valant k la femme de mener son mari ou elle veut, 
n'en font pas moins injure a sa dignit6. Elle est 
toujours une sorte d'esclave, et I'esclave, meme 
quand il gouverne son maitre, n'a par lui-meme 
aucun droit. En somme, Rousseau ne condamne 



LA. JBONB FILLB MODBRNE DANS LB ROMAN 29 

pas les filles k une ignorance lotale, mais il borne 
leur savoir dans ce qui pent les rendre agr6ables, 
et il en exclut jalousement ce qui risquerait de 
mettre en 6chec Tautorite du mari. 

Jusqu*ici Tfiducalion des femmes a eu pour but, 
chez nous, de les tenir en servitude, et par suite 
d'empecher le developpement de leur etre moral. 
Aussi ne faut-il pas s'etonner que, dans notre litt6- 
rature, la jeune flUe joue un r61e insignifianl. Elle 
n'y apparait guere, encore une fois, que sous la 
forme d'ing^nue. 



II 



L'ing^nue est un petit animal timide, gracieux et 
b6bete. Toutes les ingenues se ressemblent parce 
qu'elies n'ont d'autre caractere que leur ingenuite. 
Si Ton devait faire une exception, ce ne serait 
que pour la fausse innocenle, celle de Marmontel, 
sainte nitouche tres degourdie, dont la curiosity 
perverse tremousse autour du peche. II n'en est 
pas ainsi d'Agn^s, et son innocence n'a rien de 
vicieux. Mais, dans ce prototype de ring6nue, 
Moliere nous affriande plus d'une fois par un pi- 
quant contraste entre la naivete des propos qu'il 
lui prete et le sens dans lequel pent les interpreter 
un spectateur moins candide. Climene, de la Cri- 
tiqiie, n*a pas tellement tort de se plaindre que 
Tauteur tienne, comme elle dit, la pudeur en alarme ; 



30 fiXDDES DE LITT6RATURE CONTRMPORAINE 

€t si, comme Uranie le pretend, Agnes ne dit pas 
un mot qui, tel quel, ne soit fort honnete, il y a de 
ees mots a double entente qui, fort honnetes dans 
sa bouche, ne le sent pas du tout en arrivant a 
I'oreille du parterre. Voyez-la quand Arnolphe 
s'inqui^te de ce qu'Horace a bien pu lui prendre. 
Eile ne veut parler que d*un ruban ; mais ce le ou 
elle s'arrete « n'est pas mis pour des prunes », « il 
vient sur ce le d'etranges pensees », et « ce le scan- 
dalise furieusement ». Double succfes pour Mo- 
liere ; car il se donnait le plaisir de scandaliser une 
prude, et, en meme temps, il eveillait dans Tesprit 
de ses auditeurs des id6es d'autant plus cha- 
touillantes qu'Agnes n'entendait aucun mal a ses 
reticences. 

Ce procede d'un comique egrillard, nos auteurs 
modernes n*ont eu garde de le negliger. Lisez, par 
exemple, dans Leurs Sceurs, de M. Lavedan, la 
scene oil Finette (quinze ans) confie h Emma (seize 
ans) qu^elle voudrait bien c avoir un maitre, un 
petit maitre » ; — dans Lettres de femmes^ celle on 
M. Pr6vost nous montre deux innocentes, Juliette 
et Lucile, attendant la lettre d'une de leurs amies, 
marine de la veille, qui a promis de les renseigner, 
et se communiquant leurs petites id6es sur la ma- 
tiere ; — dans je ne sais plus quel livre de Gyp (il 
en parait trois ou quatre par an, qui se ressemblent 
beaucoup), celle ou Loulou assiste a une piece 
« tres convenable », dont le b6ros assassine une 
jeune fiUe pour la violer. 

Si I'education des jeunes fiUes est bien propre a 
entretenir leur candeur, on pent croire tout de 



LA JEUNB FILLS MODERNE DANS LB ROMAN 31 

meme que, chez les jeunes fiUes de nos romans, 
€ette candeur depasse quelquefois les bornes de la 
vraisemblance. Chez Agnes, du moins, Tingeuuite 
s'explique par une pedagogie speciale. Arnolphe Ta 
eiilev6e, des T^ge le plus tendre, k sa mere, Ta 
mise dans un couvent, avec des instructions toutes 
speciales, comme si la discipline ordinaire ne 
suffisait pas, pour qu'on la rendit « idiote autant 
qu'il se pourrait », puis, apres Ireize annees de ce 
regime, Ta retiree a T^cart en une petite maison 
rigoureusement close oil, n'ayant d'autre compa- 
gnie qu'un paysan et unepaysanne, simples comme 
elles, la jouvencelle passe tout son temps a coudre 
des chemises et des coiffes. Voila le vrai type de 
I'ingenue. Voila comment il faut elever Agn^s, 
quand on veut qu'elle demande si les enfants se 
font par Toreille. Les jeunes fiUes que peint notre 
litterature ont reQu generalement une education 
bien ditf6rente. Elles voient le monde, elles fre- 
quentent les theatres, les bals, elles ne bornent pas 
leurs lectures aux quatrains de Pibrac, ni meme 
aux fades romans que des auteurs tres bien inten- 
tionnes prennent soin d'6crire pour leur usage. Et 
cependant, en tout ce qui concerne Famour, elles 
restent aussi ignorantes que Tenfant qui vient de 
naitre. Rappelez-vous, entre autres, la Fernande 
du Fils de Giboyer, Fernande a vingt ans pour le 
moins ; on nous la presented'aiileurs comme murie 
de bonne heure par des circonstancesparticulieres, 
et la decision de son esprit, la fermete de son ca- 
ractere, sont tres superieurs a son %e. Mais, sur 
certain point, son innocence parait ne le c6der 



32 fiTDDES DE UTT6RATDRE CONTEMPORAINE 

guere k celle d'Agnes. Quand Maximilien la rassure 
sur les relations de sa belle-mere avec les secre- 
taires successifs de M. Marechal en lui certiflant 
qu*il n'y a eu que des letlres, ou, tout au plus, des 
aveux platoniques, cette grande fiUe r6pond : « Et 
que pourrait-elle davanlage? » — « chaste*e ! » 
s'dcrie Maximilien demeure seul. Ce n'est pas le 
mot tout h fait juste. II devrait dire : « simplesse I 
6 candeur plus que virginale ! » 

Et ceci n'est rien encore. Voyez No6mie Hurtrel, 
dans Ylrreparable de M. Bourget. EUe lit Schopen- 
hauer et Darwin, Monsieur de Camors etles romans 
de Balzac ; elle passe sa jeunesse dans les villes 
d*eaux elegantes, en compagnie d'une mere frivole, 
a laquelle ses amants ne laissent pas le temps de la 
surveiller; entouree d'hommes de plaisir qui lui 
murmurent a I'oreille des galanteries libertines, 
elle a pris avec eux les habitudes de la flirtation la 
plus aventureuse; ses allures, ses gestes, son rire, 
la feraient passer pour une fllle. Aprbs cela, 
M. Bourget nous garantit I'innocence physique de 
lajeune personne. A la bonne heure. Mais il ya 
mieux. Elle n'est pas seulement intacte (intacta 
piiella)f elle est encore parfaitement ignorante. 
Elle ne se doute pas de ce qu'on lui veut. Elle ren- 
drait des points k Juliette, a Emma, k Loiilon. Ni 
ses lectures, ni ses conversations ne Tout rensei- 
gnee sur ce que I'amour comporte de materi.ilite 
grossiere, sur le danger auquel s'expose une jcu le 
fllle en recevant chez elle, vers les minuit, un re- 
pr6sentant du sexe barbu. Quand Taraval, honiiue 
marie, lui declare son amour, Tesperance du st'tluc- 



LA JBUNE FILLE MODERNE DANS LE ROMAN 33 

teur ne represente k la pauvrette « rien de deflni ». 
Un soir qu'elle est a la fenfetre, respirant la frai- 
cheur de Tair, Taraval enlre dans sa chambre, — 
« Vous ici, Monsieur? Que se passe-t-il? » No6mie 
salt du moins qu'un monsieur n'entre pas k de 
telles heures dans la chambre d'une jeune per- 
sonne. U se passe done quelque chose. Mais, nous 
dit-on, « son innocence etait si enlifere qu'elle 
n'avait pas la notion exacte du p6ril qui la mena- 
Qait ». Taraval prend sa main, elle ne la retire 
point, elle serre la main de Taraval. Mais que veut- 
il de plus? Elle se le demanderait encore, si le mi- 
serable ne la renseignait par un odieux attentat. 
Pour justiflerune telle ignorance, suffit-il de nous 
avoir avertis que, depuis longtemps, No6mie s'abs- 
tenait d'aller au confessionnal? Aussi bien, telle 
n*6tait point sans doute Tintention de M. Bourget 
quand il nous donnait ce renseignement. 

Je citais tout k Theure un mot de Fernande. Les 
jeunes flUes d'Augier, Fernande elle-meme, et 
celles de Dumas, n'en sont pas moins bien dilTd- 
rentes des jeunes filles qu'avait peintes le Th^Atre 
de Madame. Dumas et Augier ont les premiers, 
rompant avec la convention, introduit dans uotre 
litterature un nouveau type de la jeune fille, une 
jeune flUe peu ou prou « avertie », mais qui ne se 
borne pas du moins k z6zayer des gentillesses, qui 
a un caractere, une volonte, qui sait juger, se faire 
une opinion des choses, parler et agir avec une, 
nettete categorique. Les jeunes filles d'Augier et 
de Dumas n'ont pas Tespfece de charme mignard 
que donnaient a celles de Scribe leurs graces en- 

3 



34 ferODBS DB LITTfeRATUBB CONTBMPOBAINB 

famines et rougissantes. Nous nous apercevons 
Uih que l'6ducation des femmes s est modiflee. 



Ill 



La plupart des ingenues qu' on Irouve encore de 
nos jours, ne ressemblent gufere au naodfele tradi- 
lionnel. Dans leur ing6nuil6 meme eUe» portent 
une d6sinvoUure fringante d'enfant terrible. Vou- 
lez-vous ce qu'il y a de plus moderne comma 
ingenue? Void la Chiffon de Gyp. Corysande 
d'Avesnes, plus connue sous le nom de Chiffon, 
est, k seize ans, une ing6nue qui n'a rien de fade. 
Pas fade du tout, M'" Chiffon. T6te 6bouriffee, 
petit visage expressif et mutin, nez toujours en 
I'air, mouvements agiles d'une gaucherie piquante. 
EUe'a des maniferes de gamin qui font le d6sespoir 
de madame sa mfere. Elle manque absolument de 
tenue et de correction. Rien ne I'empfechera de 
dire h haute voix ce qu'elle pense des gens, de le 
leur dire en face, et mfeme si ce qu'elle pense 
d'eux est trfes pen flalteur. Elle ne se tient pas 
de parler h tort et k travers. Et dans quel langage, 
mon Dieu I Son argot scandalise jusqu'i la bonne 
tante Mathilde. Tante Mathilde lui conseiUe de r6- 
fl6chir avant de donner r6ponse k ce pauvre colo- 
nel d'Aubiferes, qui la demande en manage. 
« Qu'esl-ce que je ferai, dit Chiffon, quand j'aurai 



LA JBDNB FILLS MODERNS DAKS LB ROMAN 35 

bien r^flechi ? — Eh 6ien, tu verras ce que tu veux 
repondre... — Et je r6pondrai : « ZutI » — Zul? 
r6p^te sa tante. Mais Chiffon se met a rire. — 
« Ah I que c'est done drdle, tante Mathilde, de vous 
entendre dire zutl... Vous n'y mettez pas rintention 
du tout. — Pas rintention?... — Nonl... Zut!!! 
C'est un mot qui veut dire : « Allez-vous pro- 
mener I... » ou quelque chose comme ga... Alorsil 
faut Tenvoyer plus d61ibdr6ment... Vous compre- 
nez?... — Tupenses bien que jene vaispas, k men 
4ge, apprendre a dire zut?... — Vous le diriez 
pourtantbienl... » 

G'est une petite flUe horriblement mal 61ev6e que 
Chiffon. Mais pardonnons-lui ses d6fauts en faveur 
de ses qualites. Si elle baragouine un fran^ais de 
gavroche, elle d6teste qu*on parle anglais, mfeme 
au a tennis ». Si elle « gaffe i> quelquefois, c est par 
spontaneity de nature. Si elle a des fagons un tant 
soit pen dehanch6es, c*est par antipathie contre les 
gens « k la pose » ou k « I'epate ». Si elle est assez 
ti^de en matiere de devotion, nous lui savons gr6 
de ne pas vouloir de « directeur », nous admirons 
la manifere trfes « cr^ne » dont elle se d^barrasse 
du pere de Ragon, ce jesuite a Tair cauteleux, k la 
voix douce, avec ses sourires tendus de vieille co- 
quette qui cache des dents noires. Volontaire, 
•dtourdie, impertinente, capricieuse, elle est fran- 
ehe, droite, elle est naturelle et vraie dans un 
monde factice. Ses mines d'6vapor6e ne Tempe- 
-chent pas d*avoir un jugementtrfes juste; il y a 
dans ce qu'elle dit beaucoup de choses folles, mais 
il y en a aussi qui d6notent une philosophie su- 



36 fiTUDES DE LITTERATDRE CONTEMPORAINE 

p^rieure. Sa mere I'appelle fille sans pudeur; cela 
veut dire que la pudeur de Chiffon ne fait pas de 
grimaces. NuUe coqnellerie chez elle et nulle pru- 
derie. Quand d'Aubi^res lui demande sa main, elle 
s'exprime en « bon gosse ». « Tromper son mari, 
je ne sais au juste ou ga commence ni oil Qa finit, 
mais je trouve que c'est trfes mal... — Sans doute, 
c^est mal I... — Eh bien, voilk!... c'est que je suis 
sure que, si je vous6pousais... jevous tromperais... 
Je vous aime beaucoup, beaucoup I... mais je crois 
que je ne vous aime pas du tout, mais du tout, 
comme il faut aimer son mari... et je suis certaine 
que le jour ou je rencontrerais celui que j/aimerais 
comme Qa....je me laisserais aller!... oh! mais Ik, en 
plein!... vous voyez?... c'est sans gene d'oser vous 
dire ga?... mais ga serait encore bien plus sans 
gene de vous epouser sans vous le dire... » 



IV 



A Chiffon, I'ingenue dernier modfele, s'oppose le 
type de la demi-vierge, que M. Marcel Pr6vost bap- 
tisa il y a quatre ou cinq ans. Malgre la liberie de 
ses allures et de ses propos, Chiffon, assez rcflechie, 
assez observatrice pour se faire quelque id6e des 
choses, ne salt de I'amour que ce qu'une jeune fille 
tres pure, tres pen encline aux vilaines curiosiles 
et aux sournoiseries, doit avoir inconsciemment 



LA. JKUNE FILLK MODEKNE DANS LE ROMAN 37 

devin6 en regardant autour de soi, si elle n'a pas 
les yeux dans sa poche. La demi-vierge, elle, est 
aussi renseignee qu'un carabia. ElTrontee et pro- 
vocante, cela s'entend, niais cela ne jiistiQerait 
pas encore le nom qu'on lui donne, et qui n'a rien 
de figiir6. II ne s'agit pas d'une forme de « flirt » 
plus aigue. Comment expliquer au juste sans 
blesser I'honnetetd ce qu'est la demi-vierge? C'est 
une jeune fllle qui ne reserve que ses derni^res fa- 
veurs, etje n'oserais dire en quoi consistent les 
avant-dernieres. Plus devergondee et plus per- 
verse que les amoureuses entrainees par la passion 
et par la chaleur du sang jusqu'a se donner tout 
entieres, elle demande a des amants incomplets je 
ne sais quel irritant et sterile plaisir, et porte dans 
ce commerce impudique assez de circonspection 
pour garder h pen pres intact un capital que sa 
prudence ne hasarde pas. 

M. Prdvost veut bien nous rassurer en circons- 
crivant, en d^fmissant avecautant d'exactitude que 
possible la contree a laquelle s'est appliquee son 
observation. Ce n'est qu*un petit coin, le monde 
des oisifs et des jouisseurs. II nous prdvient contre 
les generalisations par trop simplistes. Toutes les 
jeunes fiUes frangaises ne sont pas des denii- 
vierges, ni meme toutes les jeunes fiUes pari- 
siennes, nimeme toutes les jeunes fiUes du monde 
a Paris. Grand merci de cette declaration ! Mieux 
encore, il affirme que « nuUe part moins qu'en 
France il n^y a de demi-vierges ». II y en a pour- 
lant quelques-unes, il y en a, nous dit-on, de plus 
en plus. M. Pr6vost se plaint d'ailleurs que les 



38 fiTDDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

moeurs modemes tendent k d6velopper le type. 
G'est pourquoi il veut quon change T^ducation de 
la jeune fille : et son livre, mfeme s'il y montre une 
certaine complaisance dans la peinture des choses 
qu il abomine, n'aurait, selon lui, d'autre objet que 
de mettre au jour la necessity de ce changement. 

La principale figure du roman, Maud de Rouvre, 
est une jeune fille du plus grand monde, mais 
ruinee, harcelee d6jk par les cr6anciers et qui ne 
pent se tirer d'affaire qu*en faisant un riche ma- 
nage ; elle a pour amant, pour demi-amant, Ju- 
lien de Suberceaux, secretaire d*un depute, sorte 
d'aventurier sans fortune, et elle veut se faire 
epouser de Maxime de Chantel, un jeune coquebin 
de province trfes amoureux, trfes naif, et, quelque 
partla-bas, dans le Poitou, seigneur de trfes vastes 
terres. Tout ce qu'une demi-vierge pent donner de 
soi, Maud Ta donne k Julien. Quand, au d^but, 
Julien entre dans la chambre de la jeune fille : 
« Bonjour, Mademoiselle, vous allez bien?»Puis, 
assur6 que Maud est seule, il Tattire, la serre, et, 
sur I'etoffe du corsage, lui caresse des Ifevres le 
gonflement de la gorge, le sillon mysterieux de 
Taisselie, puis remonte jusqu'au col, jusqu'aux 
yeux, jusqu'aux joues, avec des baisers qu'elle lui 
rend longuement quand ils effleurent sa bouche. 
Maud ne reQoit pas seulement Julien dans sa 
chambre, elle va aussi dans la chambre de Julien- 
Etce qui se passe 1^, M. Provost est trop respec- 
tueux des biens^ances pour nous le dire, mais il 
nous le fait entendre par des insinuations sugges- 
tives. 



LA JEUNE FILLE MODBRNE DANS LE ROMAN 39 

Cependant, Maud, si elle est Men Theroine du 
livre, n'est pas le type de la demi-vierge. Son ^me 
ardente et implacable de revolt^e Thieve au-dessus 
de ses congenferes. R6solue, coule que coute, de 
vaincre la fortune et de r6gner sur le monde, elle 
pr^ftrera, quel que soit son amour pour Julien, 
devenir la maitresse d*un affreux banquier plut6t 
que se condamner, endevenantla femme du jeune 
homme, k une vie obscure et contrainte. Quand 
elle est sur le point d'epouser Maxime, alors meme 
elle se refuse a son amant, et, par un dernier scru- 
pule de loyaut6, reserve le supreme baiser pour 
Thomme qui va lui donner son nom et sa fortune. 
Maxime, lorsque Julien a parl6, ne pent encore se 
r^soudre k la perdre. « Si je vous aimais assez pour 
Yous pardonner? » Mais ce mot^ elle est trop fifere 
pour le souCfrir. « Partez, r6pond-elle, je ne veux pas 
de pardon. » II y a en Maud, malgr^ son ignominie, 
quelque chose de hautain et d'h6roique, qui fait 
d'elle une creature tout exceptionnelle dans son 
monde vicieux et gki6. 

Quant a Jacqueline, sa soeur, celle-la est parfai- 
tement et entiferement vierge. Elle n*accorde rien, 
mais rien du tout, h personne, pas la plus insigni- 
fiante caresse. Aussi bien elle sait, en se defendant, 
se faire desirer. Avec sa peau de sole, ses yeux 
glauques, toujours a demi caches par des paupiferes 
lourdes d'une voluptueuse langueur, avec ses 
formes d6j&. mures et sa pudrilit^ voulue de gestes 
et de paroles, elle a tout ce qu'il faut pour griser 
les hommes, pour exciter leur convoitise, pour 
leur injecter de la folie dans le sang. Lorsque Luc 



40 ETUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

Lestrange, Je deflorateur de profession, veut la 
saisir, elle glisse, s'esquive derriere le piano, et, 
debout sur la pedale, caresse le clavier d'un arpfege, 
si adroitement que son corsage, a peine 6chancre, 
semble lui deshabiller la poitrine. Regardez, ne 
louchez pas. G'estjustement sur Lestrange qu'elle 
a jete son devolu. Trfes avis6e et tres sage, elle 
veut se marier. Oh I si nos moeurs etaient moins 
s6veresl Peut-etre un jour viendra ou les jeunes 
fllles voyageront seules, noctambuleront, depense- 
ront de I'argeutaleur fantaisie, auront des amants... 
« Pourquoi pas? dit-elle a Hector Le Tessier, qui 
trouve le programme un pen large. Vous vous ma- 
riez bien, vous, quand vous vous etes affichds pen- 
dant dix ans avec des cocottes. Ce serait un usage a 
etablir, voila tout. On dirait : « Mademoiselle une 
telle a eu une jeunesse orageuse, mais ce sont 
les jeunes filles comme celles la qui font les 
meilleures femmes ». — En attendant, ilfaut se tenir 
si Ton veut trouver un mari. Voila pourquoi, en fiUe 
prudente, elle ne laissera pas toucher le moindre 
acompte avant le mariage. Les onze mille vierges 
toutes ensemble n'etaient pas plus intactes qu'elle. 
Son man, elle prend soin de le dire a Lestrange, 
aura la satisfaction d'inaugurer sur toute la ligne. 
Et le jeuue homme, qu'elle emoustille, qu'elle 
allume, quelle chavire, finit par s'executer, par 
recourir^ en Tepousant, au seul moyen qui lui soit 
laisse de contenter sa brulante envie. Vous croyez 
peut-etre qu'ils ne tarderont pas k divorcer? Allons 
done! Liberte complete de part et d'autre, c'est 
convenu. lis ne seront associ^s que pour les petits 



LA JEUNE FILLB MODBRNE DANS LE ROMAN Ai 

moments, particulierement agreables, et aussi 
pour les interets serieux de la vie. Hors cela, Les- 
trange continuera ^ courir, el Jacqueline ne se 
piquera pas d*une fidelite a ia Penelope. Uii di- 
vorce ?Et pourquoi done? Leur edifiant exemple 
consacrera I'indissolubilite du mariage. 

Pas plus que Maud, Jacqueline n'est le type exact 
de la demi-vierge. Certains traits de son caractere 
mettent Tune a part, etTautre, avec son devergon- 
dage calcule, salt flreserver de toute atteinte une 
virginit6 all^chante. Mais, k c6te d*elles, M. Prevost 
nous montre un essaim de jeunes filles qui n'ont 
ni la hauteur de Maud, ni la sagesse precoce de 
Jacqueline. Faire la roue, rire aux plaisanteries 
louches, glousser, fretiller, se tremousser et se tor- 
tiller, quSter, en frottant leur peau conlre les 
hommes, d'dcres enervements, telles sont leurs 
pratiques familiferes. Marthe de Reversier met, 
sous la table, sa jambe a chevai sur le genou de 
Lestrange ; Dora Calvell pose, chez le peintre Val- 
belle, une delicieuse Rarahu, sans autre costume 
que des feuilles de palmier; la petite Avrezac, 
laissant sa gouvernante dans le fiacre, devant la 
porte de Julien, reste une bonne heure chez le 
jeune homme, et s'y montre, nous dit-on, plus 
complaisante pour lui que ne le sont les filles pour 
les financiers. Ah I il n'y a pas a craindre aVec elles 
ce qu'on appelle la surprise de Talcove ; elles ne 
crieront pas, le lendemain des noces, a la trahison 
et au viol. La th6orie de Tamour n*a pour ces ten- 
drons aucun secret; et meme, a seule fin de se 
pr6munir plus siirement contre tout embarras. 



42 fiTDDES DE LITTERATDRB CONTEMPORAINK 

elles y ont ajoute quelques notions pratiques de» 
plus d6niaisantes. Et c'est maintenant aux jeunes 
mari6s que Talcdve manage des surprises. 

Quelque delectation que semble lui procurer la 
peinture de ces d6duits, M. Marcel Provost prend 
sa revanche de moraliste en jetant, dans une pre- 
face, des clameurs d'effroi, M. Prevost est tellement 
effray^ que, pour prevenir le mal, il recourt lout 
de suite au remfede heroique. Claquemurez vos 
lilies. Voulez-vous etre surs qu'elles ne vont pa* 
chez Julien ? verrouillez leur porte, et, si vous n'ha- 
bitez pas trfes haut, grillez leurs fenfetres. 11 y a 
mieux encore : mettez-les au couvent. C'est la so- 
lution que recommande le Jalin du livre, Hector Le 
Tessier, qui n'a pourtant rien de farouche. « Au- 
trefois, dit ce viveur assagi, la vierge 6tail ^lev^e 
dans un cloitre, gen^ralement en parfaite inno- 
cence, car vous ne prenez pas au serieux, je pense, 
ce que racontent les philosophes de table d'h6te 
sur limmoralite des convents? EUe sortait de Ik 
pour se marier avec un homrae qu'elle connaissait 
a peine, mais que Taccord des parents avait ^lu. » 
Voila rid6al que nous propose Le Tessier. Philoso- 
phe de table d*h6te est une 6pithete que Ton n*aime 
pas k recevoir ; aussi me contenterai-je de rap- 
peler que Maud de Rouvre a et6 61evee h Picpus. 
Mais celte innocence parfaite, qui suppose une par- 
faite ignorance, n'ofFrirait-elle pas quelque danger? 
Au cours de morale que suivent Jacqueline et ses^ 
compagnes, un jeune maltre explique les deux 
616ments, tendresse et sensuality, dont T^troite 
union constitueTamour conjugal. Peut-etre M. Pr6- 



LA JBUNE FILLS MODBRNB DANS LB ROMAN 43 

vost n'a-t-il pas tort de pref6rer une 6ducaiion de 
« petite oie blanche ». On regretle settlement qull 
ne voie pas de milieu entre Toie blanche et la demi- 
vierge. Et, croyez-le bien, ce n'est pas < trois quarts 
de >derge » que je veux dire. Une jeune personiie 
trfes pure et trfes chaste n'est pas forcdment une 
pimbfeche qui ne sait que baisser les yeux et rougir. 
Quelle idee a-t-on des flUes, si, pour les empfecher 
de devenir des demi-vierges, on croil n^cessaire 
de les cloitrer, et, comme dit Arnolphe, de les ren- 
dre idiotes ? 

J*en reviens aux lemons de Molifere. Dans la mai- 
son ou la tient son tuteur, Agnfes vit en recluse, ne 
sachant rien du monde, « bete » et a stupide » 
autant qu'Arnolphe pent le souhaiter. Le barbon 
s'applaudit et triomphe. Mais il a compte sans 
Horace : Horace parait^ et voilk toute la « politi- 
que » d*Amolpheavau-reau. AgnesreQoiten pleine 
nuit le jeune homme dans sa chambre. Agn^s va 
dans la chambre du jeune homme chercher asile 
contre un tuteur qui lui est devenu odieux. Et c'est 
justement en cela qu'6clate son innocence. Tout 
cela, dit Arnolphe, se condamnant lui-m6me sans y 
penser. 

Tout cela n'est parti que d*une kme innocente. 

11 est heureux qu'Horace soit un honnete jeune 
homme, qui n'a pas de mauvais desseins., qui rou- 
girait d'abuser une fille aussi candide. 

Dans les Demi'Vie7'ges^Yo\e blanche est une pe- 
tite provinciale, charmante et insignifiante, Jeanne 
de Ghantel. Trfes bien elev6e, au moindre mot 



44 ETUDES DB LITTERATURK CONTBMPORAINE 

qu'on lui dit, sa timidite s'effare. Elle ne bouge pas, 
ne fait pas uii geste, ne prononce pas une parole, 
ne quitte pas des yeux le sol. Quand Luc Lestrange, 
Tcnil luisant, se rapproche d'elle, lui insiuue des 
propos caressants et louches, un sourire de com- 
plaisance et d'incomprehension fleutit sur ses le- 
vres. Elle finit cependant par deviner chez le dr61e 
rintention de mener sa pensee par des chemins 
interdits ; alors, elle a peur, elle ne sail que mur- 
murer : « Monsieur !... » ; et la pauvre enfant va 
surement defaillir, lorsque Le Tessier lui offre de 
la recondnire aupres de sa mere. Le Tessier a trouve 
en Jeanne la jeune fille de ses reves. II ne se deci- 
dera pourtant a I'^pouser qu'apres avoir re^u du 
fond de la province, ou elle a ete bien vite rame- 
n6e, un billet disant : a Je sais bien que je fais 
quelque chose de tres mal. Mais j*ai trop de cha- 
grin. II faut que sache si je dois entrer au convent. » 
Eh 1 eh ! la petite masque ! Oui, Mademoiselle, vous 
faites la quelque chose de Ires mal ; et si, en rece- 
vant votre lettre, le premier mouvement d'Hector 
est de la couvrir de baisers, le second est de se 
dire : « Je suis bete comme un coUegien I A mon 
%e, et avec I'experience que j'ai des jeunes fllles I » 
Par bonheur, il y en a un troisifenie ; Hector partira 
le plus t6t possible pour le coin de province ou 
Jeanne I'attend. Mais, quand meme, ce n'est pas, 
si j'ose m'exprimer ainsi, avec une plume d'oie 
blanche que Jeanne a ecrit son petit billet. 



LA JBUNB FILLE MODERNE D4NS LK ROMAN 45 



L'horreur de M. Pr6vost pour les demi-vierges 
ne juslifie pas assez sa predilection pour les oies 
blanches. II y a un autre type de jeune fiUe que 
devaient produire I'l^ducalion moderne — je ne 
parle pas du cours de Jacqueline — et le change- 
ment des moeurs ; il y a la jeune fille honnele, non 
« innocente », qui mepriserait sans doute le dever- 
gondage des demi-vierges, mais que Jeanne ferait 
sourire avec son ing^nuit^ transie. 

A Tamericaine, alors? Pourquoipas? Ceux qui, 
apres un rapide sejour, nous peignent TAm^rique, 
ont ete surtout frapp6s par des singulariles. L*6du- 
cation trfes libre que les jeunes filles y regoivent 
laisse leur nature se d6velopper sans contrainte. 
De la, un grand nombre de types divers, parmi 
lesquels nos romanciers, ou meme nos moralistes, 
nous font de preference connaitre ceux qui cho- 
quent le plus les traditions de notre race. Mais ceux- 
\k justement ne sont, outre-mer, que des excep- 
tions. Telle jeune fille se fait entretenir de fleurs, 
de places au theatre, de bijoux, par des amou- 
reux, d'ailleurs tout platoniques; telle autre a ou- 
vert chez elle un cours de high- kicking (c'est, de- 
clare M. Bourget, auquel j'emprunte ces exemples, 
Tart de jeter son pied aussi haut que possible). II y 
a, nous dit-on, la Beaute professionnelle, ou, sim- 



46 Etudes dk uTrfiRATDRE contemporaine 

plement, la 'Beaut6, « qui fait partie des grands di- 
ners et des grands bals comme les roses a un dollar 
chacune et le champagne brut » ; la Gargonniere, 
qui s'habille de costumes tailleur, marche tout 
d'une piece, joue au billard, pratique les plus vio- 
lents sports, et, pour se procurer quelque nouvel 
« excitements, faitun voyage en express assise sur 
le chasse-pierres de la locomotive ; Tlntellectueile, 
qui a tout lu, tout compris, sans rien gouter, qui 
vous etonne moins encore par runiversalil6 de ses 
connaissances que par le pen de profit qu'elle en 
tire pour sa culture, comme si, chez elle, le travail 
du cerveau se faisait mecaniquement, et qu'il n'y 
eilt aucune communication entre sa vie mentale et 
sa vie morale. Ges types-Ik ne sont, a vrai dire, que 
des caricatures. La jeune Am6ricaine, la vraie, n'en 
diff^re pas moins de la jeune FranQaise jusqu'a 
scandaliser nos pr^juges h6reditaires. Et rien 
d'etonnant, puisque le type id^al est pour nousToie 
blanche, la petite dinde, Texquise b6casse, autre- 
ment dit la demoiselle bien eleve.e, si bien 61evee 
qu'elle n'a aucune individuality, aucune existence 
personnelle ; car 61ever les flUes, de ce c6te-ci de 
I'eau, consiste ales conserver ignorantes des choses 
de la vie, a les surveiller, a les r6primer, k mater 
en elles toute initiative en les tenant, jusqirau jour 
du mariage, dans une passivite desGBuvr6e et vide. 
II n y a pas d'apparence que T^ducation ameri- 
caine s'acclimate jamais chez nous : cette educa- 
tion repond a un 6tat moral et social qui difffere 
trop du n6tre. Mais, en consid^rant le progres qui 
s'est fait dans ces derniers vingt ans, on se rend 



LA JBDNB FILLS MODBRNl£ DANS LE ROMAN 47 

compte que la jeune flUe frangaise subit des main- 
tenant une modificaiion sensible. Kile peat, sans 
d6shonorer son sexe, unir la volont6 k la dou- 
ceur, r6nergie a la d61icatesse, I'ind^pendance 
ila modestie, voire la notion du bien et du mal, 
sinon a Y « innocence », du moins k la puret6 et a 
la chastete d'dme. 

Cette jeune iille nouvelle, il faut avouer que 
noire litt6rature contemporaine en offre peu 
d'exemples. EUe n'est pourlant pas, aprfes tout, si 
contraire aux traditions nationales.Temoin Moliere 
lui-meme, qui aprfes avoir, dans la plupart de ses 
pieces, lutt6 pour r^mancipation des femmes, nous 
propose, en la personne d Henriette, un module ou 
il n'y aurait pas grand'chose k retoucher pour qu*il 
put encore servir. 

Parmi toutes les jeunes OUes que nos romanciers 
modernes ont mises en sc^ne, celle qui se rappro- 
che le plus d'Henriette est peut-etre bien la Marie 
Couturier du dernier roman de M. Zola, une Hen- 
riette en rapport avec notre d6mocratie. L'auteur 
de Paris a voulu repr^senter en elle, non pas seu- 
lement une jeune fllle, mais le type meme de la 
jeune fllle, telle qu'il la congoit. Marie a tout le 
charme de son sexe. Rien de dur ni meme de viril ; 
mais on n'a qu*a la voir pour la sentir bien portante 
el forte, avec sa taille droite, sa demarche libre, 
son regard ferme et assur6. Tout en elle respire la 
sante, la vaillance, la possession de soi-mfeme. Trfes 
instruite, ellea ete (^Icvee dans les lyc6es, ou Tensei- 
gnement est laique et d6mocralique, oil il a pour 
objet de former, de d6velopper la personnalit^. 



48 fiTDDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

non pas tant par le savoir que par Teducation de I'es- 
pritet de la conscience. Tombee en un cerveaii so- 
lide, cette instruction ne Ta point alourdie ni genee. 
Nul pedantisme, nul d6dain des travaux de son sexe ; 
elle surveille la lessive, elle met la main aux beso- 
gnes du menage. U lui manque lagaucherie de Tin- 
g6nue tremblante etbelante ; en revanche, elle aune 
parfaite droiture d'intelligence et de coeur, elle est 
dtrangfere k tout d6tour, k toute inquietude, a cescu- 
riosites obliques qui fletrissent Timagination. Libre 
de superstitions et de chimeres, elle ne demande 
k la vie que ce qu'elle peut en attendre, mais n*en- 
tretient pas moins en son coeur la religion de I'ideal, 
le culte de la justice et de Thumanite. Toujours gaie 
et dispose, elle n*a ni caprices, ni vapeurs. Ne lui 
souhaitez pas des graces alanguies, je ne sais quoi 
de mievre, de fantasgue, de maladif. Elle est sage, 
elle est simple, elle est saine de corps et d'Ame. 
Apres avoir 6te la jeune flUe, elle sera la mfere. 



Ill 



FECONDITE 
PAR EMILE ZOLA 



Fecondile est le premier volume d'une sorte de 
tetralogie qui a pour litre : Les quatre Evangiles. 
Le second s'intitulera Travail ; le troisifeme Verite ; 
le quatri^me Justice, Ces quatre volumes doivent 
resumer toute la philosophie sociale de M. E. Zola ; 
et, pour ainsi dire, ils annonceront la religion nou- 
velle que Pierre Froment, des Trois Villes, aprfes 
ses vaines tentatives pour 6purer et rajeunir un 
catholicisme perverti, a decouverte enfln, hors des 
dogmes et des mystferes, dans la libre conscience 
de I'humanite. 

Le denouement de Paris nous montre, sur le 
haut de Montmartre, la femme de Pierre, Marie, qui 
l^ve son flls au bout de ses deux bras en un beau 
geste d'enthousiame et Tolfre a la ville, initiatrice, 
civilisatrice, liberatrice des peuples, « que le divin 
soleil easemence de lumiere, roulantdans sa gloire 
la moisson future du progresw. — « Tiens, Jean, 
liens, mon petit, dit-elle, c'est loi qui moissonneras 

4 



50 6TUDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINK 

tout Qa et qui mettras la r^colle en grange 1 » Jean 
sera le heros de Justice ; nous Ty verrons r6aliser 
ce reve en inaugurant I'fere de la communion uni- 
verselle entre les hommes. Mais dans la marche que 
le genre humain pours uit k travers les Ages, il y a 
trois etapes anterieures. Famille, cit6, patrie, voila 
la suite du d^veloppement social ; et, de meme que 
la famille, en s'accroissant, devient la cite, que la 
cit6 engendre k son tour la patrie, de meme I'id^e 
de patrie aboutit naturellement, chez les esprits 
elev^s, chez les cceurs g6ndreux, a la conception 
d'une humanit6 fraternelle. Apres Jean, Pierre a 
encore trois fils, Mathieu,Luc et Marc. Nous saurons 
plus tard comment les deux derniers, Luc dans 
Travail, Marc dans Verite, preclient leur Evangile, 
Luc, celui de la cit6 et Marc celui de la patrie, en 
attendant que, dans /i/s^fc^, le premier-ne de Pierre 
achfeve le cycle. Quant a Fecondite, dont Mathieu 
est le heros, ce premier volume de la serie, o» 
plutot ce premier chant du pofeme, comme s'exprime 
M. Zola, a pour sujet la famille. 

La plupart de nos romanciers font ce qu'on 
appelle des romans d'analyse, oil ils appllquent 
leur faculty d*observation et dlntuilion a T^tude de 
cas individuels ; c'est I'individu qui les interesse, 
soit en lui-meme, soit dans ses rapports avec 
d'autres individus. M. Zola, lui, n'envisage pas un 
« moi » particulier pour analyser le jeu intime de 
ses passions ; Thomme I'interesse comme membre 
de la communaute humaine. Plus moraliste que 
psychologue, les problemes sociaux attirerent des. 
le debut Tauteur des Roiigon-Macquart. Et, de \ky 



f6condit6, par e. zola 51 

la portee deson CEuvre. De la aussi, la conception 
epique et symbolique qu'il se fit du roman. Celte 
conception est du reste en parfait accord avec son 
genie. Seul parmi nos romanciers modernes, il a le 
g-6nie assez vaste et assez puissant pour la realiser 
dans toute son ampleur. 

Fecondtte lui a. &le inspir^e par des preoccupa- 
tions d'humanite generale. Mais nuUe part, a vrai 
dire, le mal qu'il combat nest aussi grand que chez 
nous. Si ceux qui soutiennent encore les id6es de 
Maltlius peuvent, en consid6rant I'ensemble du 
genre humain, s'appuyer d'arguments plus ou 
moins specieux, ils ne sauraient du moins nier eux- 
memes que la diminution de la natalite dans notre 
pays ne soit une terrible menace pour sa puissance 
et sa grandeur. Voila longtemps que les econo- 
mistes donnent Talarme. Mais leurs statistiques, 
quelle qu'en soit I'^loquence, ont peu d'eCfet. A 
ceux de nos ecrivains quine s6parent point Tart de 
la vie, que preoccupent les questions morales et 
sociales de leur epoque, surtout quand elles tou- 
chent leur pays de si prfes, il appartient sans doute 
d'atlirer sur ce peril Taltention du grand public en 
mettant sous ses yeux la reality vive. C'est ce qu'a 
fait Tauteur de Fecondite. Et peut-etre son oeuvre 
ne sera-t-elle pas inutile. A Tappel de Jean-Jacques 
Rousseau, les meres d'il y a un siecle nourrirent 
leurs enfants : aujourd'hui il ne s'agit pas seule- 
ment que les meres se fassent nourrices, il s'agit 
d'abord que les femmes soient meres, que Tegoisme, 
la vanite, Tamour du plaisir ne tarissent pas la vie 
dans sa source meme. 



52 ETUDES DE LITTfiRATURB CONTBMPORAINB 

Mais a quoi serviraient les progrfes de la natalite 
si la mortalite devait s'accroitre d'autant ? M. Zola 
ne pouvait omettre dans son livre ce point de la 
question. 11 nous y fait voir en de path^tiques 
tableaux a I'atfreux d6chet des petits etres ». Un 
grand nombre sont nourris par les mercenaires 
professionnelles, « qui, chaque ann^e, vont au 
mAle, comme la vache est conduite au tau- 
reau, pour le lait » ; et, si Tenfant de la nourrice 
meurt presque toujours d'etre mis tout de suite h 
la pM6e, avec les bestiaux, Tautre enfant meurt 
souvent lui-meme d'un lait qu'il ne s'assimile pas. 
iMais cela serait encore peu. Vingt mille innocents, 
chaque annee, sont emportes de Paris, qui n*y 
reviennent pas, qu'on ne revoit jamais plus. 
M. Zola nous montre les rabatteuses arrivant des 
quatre coins de Thorizon pour enlever k la grande 
ville leur proie. Dans les salles des H6pitaux et des 
Maternit^s, dans les cliambres louches des sages- 
femmes, dans les mis6rables taudis des accouchees 
sans feu et sans pain, elles vident les berceaux, elles 
font main basse sur toute une moisson d*enfants 
que se disputent les nourrisseuses. Certains villages, 
Rougemont par exemple,n'ont d^autre Industrie que 
Televage des pelits Parisiens. Deux fois par mois, 
la Couteau vient a Paris mener les flUes-meres de 
la contr^e et racoler en meme temps son lot de 
nourrissons. Etcesnourrissons, quedeviennentils? 
Autour de Rougemont, certains pays font de la 
dentelle, d'autres font du fromage, d'autres font du 
cidre ; k Rougemont, oil les meneuses portent leurs 
paquets, on fait des petits morts. 



FECONDIT^, PAR E. ZOLA, 53 

C'estla Vimeux, qui n'achfete jamais unegoutle 
de lait, qui fait sa bouillie avec des croiites ra- 
massees a la rue. G'est la Loiseau, chez laquelle, 
couches sur de vieux chiffons, les petits pourrissent 
daus leur ordure. C*est la Gavelte, confiant ses 
pensionnaires a la garde du grand-pere, un vieux 
paralytique qui n'est pas seulement capable d'em- 
pecher les poules de venir leur piquer les yeux. 
Enfm, c*est la Couillard ; celle-ci, qui loge dans une 
maison isolee, tout pres du bois, a sa speciality. 
Aucun enfant n'est jamais sorti vivant de chez elle. 
Quand la Couteau lui porte un nourrisson, tout le 
village sait a quoi s'en tenir. Les parents ont donne 
du coup une forte somme, soi-disantpour plusieurs 
annees. Au bout de huit jours, I'enfant est mort. 
Rien de plus simple. On prend si vite, k cet ^ge, 
une pleuresie, une fluxion de poitrine I La porte ou 
la fenetre ouverte sur le berceau, il n'en faut pas 
davantage. Et, vite, k un autre ! La Couillard a fait 
jadis six mois de prison pour vol : Tassassinat des 
petits enfants, qui rapporte plus^ n'offre pas le 
moindre risque. 

Telle est Tindustrie des nourrisseuses. Dans la 
plupart des departements qui s*y livrent, la morta- 
lite s'eleve a cinquante sur cent ; dans lesmeilieurs. 
a quarante ; dans les pires, a soixante-dix. Du reste, 
si tous ne nieurent pas, combien, parmi ceux-1^ 
memes qui reviennent vivants, portent en eux le 
germe de la mort! Lk encore, ii y a une h6ca- 
tombe, payee au monstre de* I'egoisme social. Et 
c'est ainsi que, chaque annee, disparaissent dans 
le gouffre des milliers et des milliers d'enfants ; 



54 ETUDES DE LlTTfiRATURE CONTBMPORAINE 

effroyable massacre, au prix duquel ne compterait 
meme pas celui de la guerre la plus meurtrifere. 

Le veritable sujet de M. Zola, comme rindique 
son litre meme, ce n'est pas la mortality des en- 
fants, qu'une surveillance attentive fait decroitre, 
c*est la natalite, qui devient toujours plus faiblew 
Cette diminution progressive de la natalite est due 
k des causes diverses. II fallait, pourchacune de ces 
causes, nous montrer un exemple vivant ; puis, a 
tous les personnages du livre qui fraudent la na- 
ture, il fallait opposer la feconde union de deux etres 
vaillants qui cr^ent a chaque nouvel enfant son lot 
de subsistances et son heritage sur la terre. Ici, les 
Beauchfine, les Morange, les Lepailleur, les S^guin, 
les Angelin ; Ik, les Froment. Racontons brieve- 
ment I'histoire de ces divers manages, et nous au- 
rons ainsi resume le livre. 

Les Beauchene d'abord. Alexandre Beauchene^ 
chef, a vingt-cinq ans, d'une importante maison de 
m6canicien-constructeur, s'est marie avec une h6- 
ritifere, laide, sfeche, et des moins app6tissantes, 
qui lui apportait cinq cent mille francs de dot. Us 
ont un fils, le petit Maurice, et ne veulent pas 
d'autre enfant. Maurice doit etre le maitre unique 
de Tusine. Leur orgueil s'epanouit k I'idee qu'il de- 
viendra un de ces princes de Tindustrie qui rfegnent 
sur le monde moderne. Tous deux sont bien d'ac- 
cord pour ne lui donner ni frere ni sceur. Beauchene, 
qui a de fougueuxapp^tits, se d^dommage de Tahs- 
tinence conjugate en courant aprfes les filles, et sa 
femme ferme les yeux, finit par lui laisser pleine 
licence, heureuse, apres tout, d*6viter un malen- 



F^CONDITjfi, PAR E. ZOLA 55 

contreux accident qui ruinerait ses ambitions ma-, 
lernelles. 

Les Morange sont d'une condition plus modeste. 
Lui, chef complable a Tusine, un brave homme me- 
diocre et faible ; elle, jolie, ^legante^ vaine, ayant 
de bonne heure reve la fortune, les belles relations, 
toutes les jouissances d'un monde superieur a son 
etat et dont elle imite de loin le luxe en se privant 
du necessaire. Us ont une Ulle, Reine, que leur idee 
fixe estde doter richement. Pourvu qu'aucun autre 
enfant ne vienne se mettre a la traverse I lis sur- 
veillent leurs caresses, non sans qu'un moment 
d'imprudence les jette parfois dans I'angoisse. La 
petite Reine aura sa dot ; elle fera un beau mariage, 
elle leur ouvrira ce monde aux plaisirs duquel 
M"« Morange aspire. 

Petits propria taires pay sans, les Lepailleur vivent 
cbichement du produit de leur vieux moulin et du 
pen que leur rapportent quelques champs mal cul- 
tives ; la femme, bornee et reveche, tete chevaline, 
long visage convert de tacbes de rousseur, bouche 
mince et serr6e d'avare ; Thomme, un grand 
maigre, k la figure anguleuse, aux pommettes 
saillantes, toujours furieux contre son moulin, qui 
ne lenrichit pas, contre la terre, qu'il accuse d'in- 
gratitude. Eux aussi, comme les Beauchene, comme 
les Morange, ils n'ont qu'un enfant; et, pour la 
m&me raison, ils sont bien decides a n*en pas avoir 
d'autre. Le jeune Antonin deviendra un « Mon- 
sieur » ; au lieu de peiaer sans profit sur des champs 
us6s, il s'en ira, le moment venu, chercher une 
bonne place a Paris. 



56 ETUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

Ces trois manages, les Lepailleur, les Morange, 
les Beauchene, repr6sentent des classes diverses de 
la societe ; mais, chez tous les trois, la fraude con- 
jugale s'explique egalemenl par des calculs d'am- 
bition. Voici maintenant les Seguin, im couple de 
riches oisifs, detraques par les trepidations fi6- 
vreuses de <c la vie parisienne », pervertis par une 
litterature frelatee,par un pessimisme de snobs, qui 
affecte la haine de la vie. Dans les premiers temps 
de leur mariage, un fils et une fiUe leur sont n6s, 
qu'ils laissent entre les mains des domestiques pour 
courir les cenacles, les ateliers excentriques,les pe- 
tits theatres a la mode,les lieux de plaisirs ou s'exas- 
pere leur folie. Mais ils s'en tiendront l^. C'est deja 
une assez mauvaise action, d'avoir procr6e deux 
malheureux qui ne demandaient pas a vivre. 

Voici encore les Angelin, jeunes epoux ravis Tun 
de rautre.Ceux-laont cherche un refuge aux champs 
pour s'y aimer en pleine liberie ; on les rencontre 
vaguant par les sentiers des bois, on les surprend k 
echanger leurs baisers derriere les bales en fleurs. 
lis se sont promis d'avou% a trente ans, un gar^on 
plus beau que le jour. En attendant, ils jouissent de 
leur jeunesse. N'est-ce pas quelque chose de d61i- 
cieux, cet amour vivant de lui seul au soleil du 
printemps, dans le cadre de la nature en fete ? 

Et voici enfm Serafine, la soeur d' Alexandre Beau- 
chene, une jeune femme belle, gracieuse, sedui- 
sante,lfevres rouges^dents blanches de louve, grands 
yeux bruns paillet^s d'or, ou brule une flamme de 
passion sensuelle. Veuve h vingt-cinq ans,elle s'est 
jetee furieusement dans la debauche. Ce qu'elle re- 



FfiCONDITE, PAR E. ZOLA 57 

doute, c'est Tenfant. Eternelle crainte qui terrorise 
Tamour I Sait-on jamais s'il ne faudra pas payer un 
moment d'oubli par de longues souffrances, par 
d'interminables tracas? Ah! si ell6 pouvait se 
donner sans contrainte, sans precautions, assouvir 
a toute heure, sans limiter, sans gMer sa joie, la fa- 
rouche ardeur qui lui brule les veines ! 

Tous, les uns par int6ret, les autres par deprava- 
tion c6rebrale ou par amour du plaisir, se derobent 
aux lois de la nature. En face d'eux, M. Zola met 
Mathieu Froment et sa femme Marianne, une cou- 
sine pauvre d^Alexandre, chez lequel le jeune 
homme I'a connue. Un bel amour est n6 dans leur 
coeur, un amour sain, tranquille, solide, que prece- 
dferent I'estime et la confiance reciproques. EUe 
avait dix-sept ans et lui vingt quand ils se sont ma- 
ries. Pour toute ressource,les quelques milliers de 
francs que Mathieu gagnait a I'usine Beauchene. 
Mais qu'importe? Ils ont foi dans la vie. N'est-on 
pas sur de s'en lirer avec de la bonne volont6 
et du courage? Leurs moments de gene ne les 
pr^occupent guere. lis se sentent assez forts pour 
vaincre all^grement toutes les difficultes. D'autres, 
qui sont riches, ne veulent qu'un enfant, deux an 
plus; eux, qui ne possedent pas un pouce de terre 
au soleil, Beauchene et sa femme ont beau les 
traiter d'imprudents, de fous, ils ne se ravaleront 
pas h des pratiques r^pugnantes, et chaque nouvel 
enfant qu'ils auront leur sera un sujet de joie et 
d'orgueil. 

Mais voyez, h present, de quelle mani^re sont 
punis ceux qui stcrilisent Tamour, et rdcompensds 



58 6TDDES DB litt6ratdre contemporaine 

ceux qui, selon la parole de TEcriture, croissent et 
se multiplient. 

Pour se d^barrasser des craintes p6rp6tuelles qui 
corrompent ses joies, S^rafme recourt h un chirur- 
gien cel^bre.L'operation faite, un nouTeau supplies, 
bien plus affreux, commence pour elle. Ses appetits 
se sont exasp6r6s, et elle ne pent maintenant les 
assouvir. Des crises nerveuses, qui Tepuisent, qui 
la rompent, oui I Mais, du plaisir, il n'y en a plus 
pour la miserable, quelqueachamementfren^tiqu^ 
qu'elle mette k s*irriter les sens. Et puis, une se- 
nility precoce la fletrit. Son visage seride, ses dents 
jaunissent, ses cheveux tombent. Elle est bient6t un 
objet de degoAt. 

Les Angelin, k trente ans, veulent tenir leur pro- 
messe. L'enfant ne vient pas. Comme frapp6s de 
st^rilite par les ego'istes caresses des premiferes 
ann6es, leurs 6treinles demeurent sans fruit. Et le 
manage s'attriste, se desole, regrette amerement 
d*avoir dissip6 ses jeunes amours. Oil est le temps 
que tous deux, par les pr6s et les bois, erraient in- 
souciants aux bras Tun deTautre? Maintenant, quel 
vide dans leur maison ! Le silence et Tombre tom- 
bent sur eux, chaque jour plus froids. Aucun rire, 
aucun babil enfantin qui egayent leur foyer. Les 
voila seuls pour toujours, sans joie, sans espoir, 
s'acheminant peu h, pen vers une vieillesse ingrate 
et morose. 

Chez les Seguin, la venue d'un nouvel enfant met 
tout a Tenvers. Sur d'avoir 6t6 prudent, le mari 
s'emporte contre sa femme, laisse eclater en injures, 
en menaces, une f6roee jalousie. M™* Seguin, hon- 



F6C0ND1T6, par B. ZOLA 59 

nete jusque-la, devient, pour se venger, lamaitresse 
d*un romancier psycbologue, sorte de pedant a la 
dernifere mode, qui, depuis longtemps, achfeve de 
lui depraver Tesprit par d'insidieux sophismes. 
C*est laruine coniplfele du manage. S6guin cherche 
des distractions dans le jeu, dans Torgie, gaspille sa 
fortune, finit par commettre une de ces ind61ica- 
tesses que les honnetes gens appellent des vols; 
M"* S6guin tombe de chute en chute k la pire igno- 
minie, puis, sur le declin de TAge, se fait devote, 
s'occupe de bonnes oeuvres en compagnie d'hommes 
discrets qui la trottvent encore aimable. 

Les Lepailleur envoient leur flls h Paris. Anlonin 
y mfene une vie de paresse et de crapule, se fait 
chasser de parlout, perd sa sant6 dans les has plai- 
sirs. Et \oilk la discorde entre le mari et la femme : 
run,furieuxcontre le jeune homme, auquelil refuse 
toute aide ; Tautre, qui est en admiration b^ate de- 
vant son enfant — une si belle 6criture ! — , mettant 
& le soutenir un entetement farouche, se saignant 
la mort dans 1 ame, volant mfeme le manage pour 
lui envoyer de Targent. Antonin continue quelques 
ann^es son existence abjecte, puis meurt d'une vi- 
laine maladie. Dfes lors, ils se jettent chaque jour 
leur flls k la tete, enrages Tun contre I'autre comme 
deux betes enferm^es dans la meme cage. La vie 
n'est plus tenable. Un matin, on trouve M"' Le- 
pailleur pendue k une poutre de Tecurie. Et des 
gens racontent que c'est Lepailleur qui Ty a accro- 
ehie. 

La deslin^e des Morange n'estpas moinsaffreuse. 
M** Morange, quelques precautions qu'ils prennent 



60 fiTODES DE LlTTfiRATURE CONTEMPORAINE 

tous les deux, se voil menacee d'avoir un second 
enfant. Ce serait leur reve k vau-l'eau, la dot de 
Reine, le riche mariage, toutes les ambitions de 
luxe et de plaisir que la jeune femme a caressees 
pour elle-meme comme pour sa fille. II y a un 
moyen de salut. Avec la complicity du debonnaire 
Morange, elle se rend dans une de ces maisons sce- 
lerates qui pratiquent I'infanticide avant terme. 
Morange I'y retrouve morte, d6j^ froide. Et, plus 
tard, apr^s la mfere, c'estle tour de la fille, pervertie 
par Serafine, men^e^ elle aussi, chez Toperateur, 
assassinee dans le meme bouge, couch^e, inerte et 
pale, sur le meme grabat. Et Morange, qu'an^antit 
ce nouveau coup, plus terrible encore, tombe en 
une sorte d'hc^bdtude, garde tout juste assez de rai- 
son pour faire machinalement sa t^che desormais 
inutile et vide. 

Les Beauchene enfin. De plus en plus, Alexandre 
neglige la fabrique, y laisse grandir le desordre et 
le gaspillage. M"™" Beauchene se console en repor- 
tant toutes ses affections sur son fils, Tunique, le 
bien aime, qu'elle entoure d'un veritable culte. 
Mais Maurice meurt k vingt ans. C'est la foudre qui 
passe, ilne reste plus rien. D'un moment a I'autre^ 
tout a ei6 balaye, emporte. Jin vain le mari et la 
femme, jeunes encore, se rapprochent ; apres de 
longs mois d'attente, ils perdent tout espoir de 
remplacer I'absent. Et alors Beauchene s'6chappe 
de nouveau, retourne aux filles, achfeve de miner 
sa sante dans les sales debauches, tandis que 
M'"* Beauchene, voyant I'usine passer, morceau par 
morceau, dans d'autres mains, s'exaspere jusqu'a 



FfiCONDITfi, PAR E. ZOLA 61 

commettre un crime pour reconquerir cette usine 
que son fils aurait relev^e, qui devait enfaire un roi 
de rindustrie, un des maitres du monde. 

Pendant ce temps, Mathieu Froment et Marianne 
remplissent vaillamment tous les devoirs de la vie, 
et la fecondite du manage, faisant sa joie, fait aussi 
sarichesse. A mesure que lafamille s'accroit, il faut 
de nouvelles ressources. Quand leur cinqui^me en- 
fant vient au monde, Mathieu quitte Tusine Beau- 
chene, loue h Seguin le pavilion de Chantebled, 
avec quelques hectares des vastes landes incultes 
qui rentourent. Ces terrains, ou n'ont jamais pouss6 
que des ronces ou des joncs, son travail les fertilise, 
en tire de riches moissons, y repand la vie etTopu- 
lence. Et, a chaque enfant que Marianne lui donne, 
Mathieu enrichit sondomaine d*un nouveau champ, 
jusqu'^ ce que les cinq cents hectares du riche oi- 
sif soient devenus la propriety du travailleur. 
C'est la creation de tout un royaume, dans lequel 
fleurit sa race. 

Les enfants grandissent, travaillent a leur tour, 
se r6pandent par le monde, font Tun aprfes I'autre 
leur part de conquete. Au debut Mathieu laissait Ma- 
rianne avec trente sous, le dernier jour du mois. 
Et il se rappelle encore les Beauchene se moquant, 
lui predisant une misfere noire, les S6guin etalant 
devant lui leur luxe, les Morange d6daignant, dans 
leur reve ambitieux, la gene voulue des families 
nombreuses, les Lepailleur, auxquels ils ont du 
quinze francs d'oeufs et de lait, goguenardant son 
Iroupeau de mioches. Trente ans plus tard, il reste 
seul debout, vainqueur avec sa femme Marianne par 



62 fiTDDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINB 

Tamour, par le travail, par une invincible conflance 
dans I'avenir. AluiTusine des BeaucMne, ou regne 
son flls Denis ; a lui Thdtel des Seguin, que poss^de 
son flls Antoine ; k lui le moulin des Lepailleur, qu^a 
rebA,ti son fils Gr6goire. Et dej^ void que la famille 
deborde ; voici les flls de ses fils qui vont au loin, 
jusque sur les rives du Niger, defricher des forets 
vierges. Quand, parvenus a I'extreme limite de la 
vieillesse les deux dpoux contemplent leur oeuvre, 
ils se glorifient a bon droit d'avoir beaucoup enfant^, 
beaucoup cr6e, d'avoir. contribue pour leur bonne 
part au triomphe de la vie, et, par suite, au pro- 
gr^s du genre humain. 

Car la f6condite est la mere de la civilisation. Voila 
rid6e g6nerale k laquelle M. Zola subordonne toute 
son oeuvre. Sans doute il ne se dissimule pas les 
arguments qu'une raison bornee ou qu'une sophis- 
tique de decadents font valoir contre la multiplica- 
tion de notre race. Ces arguments, on les retrouve 
dans la bouche de Beauch6ne et de Seguin. Uuu. 
allfegue, d'aprfes Malthus, la progression geom6- 
trique des naissanceset la progression arithmetique 
des subsistances, remontre a Mathieu que, si tout 
le monde I'imitait, la terre, en moins de deux 
siecles, n'aurait pas de quoi nourrir ses habitants ; 
Tautre, avec des airs de superiorite, declare que les 
plus intelligents sont les moins feconds, que plus les 
peuples se civilisent, moins ils procreent, que nous, 
Frangais, nous donnons un salutaire exemple en 
corrigeant par notre sagesse I'aveugle fecondite de 
la nature. Mais quoi? La theorie de Malthus, pure- 
ment abstraite et Active, n'a, dans le domaine des 



FfiCONDITfi, PAR E. ZOLA 63 

fails, aucane valeur. Etpuis, est-ce que lachimiene 
trouvera pas un jour ou I'autre le moyen de con- 
vertir en aliment lesmatiferes inorganiques ? D'autre 
part, siles peuples sont d*autautmoinsfeconds que 
leur culture devient plus fine, il s'agit la d'une cul- 
ture factice et malsaine, qui corrompt la vie natu- 
relle. A vrai dire, tout progres, toute evolution vers 
le bien a toujours proc6de du nombre. C'est la fe- 
condil6 des travailleurs et des pauvres qui fait la 
civilisation, qui, d'etape en 6tape,conquiert plus de 
justice et de bonheur. Et, en admeltant meme que 
la civilisation, a son tour, restreigne la fecondite, 
voila done, pour notre terre, I'^quilibre final, la su- 
preme harmonic, aux jours ou tous ses fils s'uniront 
dans unepaixfraternelle. 

M. Zola n*6crit point un traite d'economie sociale. 
Si son imagination Temportait parfois, au-dela du 
reel, dans le lointain des reves et des utopies, nous 
n'en devrions pas moinsrendre hommage au g6n6- 
reux amour de Ihumanitd qui lui inspire tant de 
pages eloquentes. 

Mais, apr^s avoir fait la part du poeme, il faut re- 
venir au roman. J'y 8ignaleraid'abord,sans insister, 
certains vices de composition. On trouve Qa et la 
dans Fecondite des longueurs, des repetitions trai- 
nantes. Ce qui est plus grave, c'est qu'on reconnait 
d'un bout k Fautre la main de Tauteur arrangeant 
les 6venements pour les besoins de sa cause ; et, 
par exemple, il parait un pen bien simple de faire 
mourir le fils des Beauchene, le fils des Lepailleur, 
la fille des Morange : c'est donner beau jeu a la de- 
monstration de la these ! Enfin M. Zola en met vrai- 



64 Etudes db litt^rature contemporaine 

menttropau compte de la fraiide conjugale. Voyez, 
entre autres, les Seguin ; quelques mots ne sufftsent 
pas h nous persuader queleur infecondit6 volontaire 
puisse avoir uii effet tellement pernicieux,meine s'il 
les redit plusieursfois, meme s*illeurprete Tautorite 
du brave docteur Boutan. M. Zola p^che par exces 
de zele. Pour detestables que soient les pratiques 
auxquelles il en veut, on pourrail Irouver que la 
punition desfraudeurs estbiensevfere, surtoutdans 
certains cas, ou elle n'a vraiment aucun rapport 
avec ces pratiques. 

Nous Savons comment travaille Tauteur de Fe- 
conditey et lui-m6me expliquait encore tout recem- 
ment sa methode (1). Les ddfauts du roman se rap- 
portent a ce que la composition en a de syst6ma- 
tique a Texces, je dirais presque de mecanique. 
M. Zola fait a?uvre de geometre. Mais la rigueur 
meme de sa demonstration nous inspire de la de- 
fiance. Car il ne s'agit pas ici de geometrie, et ce 
sont des faits, non des raisonnements, qui ap- 
puyentla tliese. Or, comme un romancier a tout 
pouvoir sur la mati^re de son roman, plus sa de- 
monstration est rigoureuse, plus nous en sentons 
^'arbitraire. 

Quant au style de Fecondite, les imperfections 
y sont nombreuses. M. Zola, qui ecrivait jadis avec 
un soin curieux, a bien raison de faire fi du ragout, 
comme il dit; rien ne vaut la simplicity, la droi- 
ture, la plenitude egale et tranquille. Mais si nous 



(1) Dans une interviexo qu*a publi^e le Temps^ le jour mSme 
ou FeoondiU paralssait. 



FECONDrX^, PAR E. ZOLA H5 

lui savons gre d'avoir le premier rompu avec les 
raffinements et les contournements de ce qu'on 
appelait I'^criture artiste, nous voudrions qu'il sur- 
veillM de plus pres le fini, le poli de la forme. Son 
style abonde en improprietes, en negligences de 
toute sorte, et trahit, par ce qu'il a souvent de 
diflfus, de Idche, d'inacheve, une excessive rapidite 
d'execution. Aussi bien ces d6fauts neTempechent 
pas d'etre un admirable ecrivain. Nul autre ne 
regale en vigueur et en eclat, nul autre n'a sa 
puissance verbale, sa teneur de mbuvement, sa 
prodigieuse aptitude a exprimer en de grandioses 
tableaux la vie des etres et des choses. Toutes ces 
qualites se retrouvent dans son dernier livre. Mais 
nous regrettons, meme dans les plus beaux en- 
droits, que Tampleur et la magnificence de I'en- 
semble ne se concilient pas toujours avec un souci 
plus attentif du detail. 

Sur le fond meme du roman, ou, pour mieux 
dire, sur sa mati^re, on a fait a M. Zola une cri- 
tique qui me semble pen jusliflee. Les d6licats se 
sont plaints qu'il mette sous nos yeux des choses 
r6pugnantes. Je voudrais bien savoir comment il 
auraitpu nous en eviter la description. Certes, nous 
trouvoas dans le livre plusieurs scfenes d'une cru- 
dity toute m6dicale. Mais le sujet meme ne les ren- 
dait-il pas n6cessaires ? 11 fallait montrerlemal ; il 
fallaitle montrer dans toute salaideurpourlerendre 
haissable, C'est ce que M. Zola fit toujours. Si cru 
que soit M. Zola, il est chaste. Meme dans les 
livres oil il semble prendre plaisir h etaler les igno- 
minies, reconnaissons en lui le moraliste qui s'ac- 



^ 6TDDES DK LITT^BATURB CONTEMPORAINB 

quitte d'un devoir. Ces ignominies ne lui r6pugnent 
pas moins qu*^ nous ; du reste la brutalil6 caudide 
avec laquelle il les peint ne pent qu'en inspirer 
rhorreur. Pour que Fecondite produisit tout son 
effet, M. Zola devait nous conduire jusque dans les 
taudisoii le fer des avorteuses accompli t son OBUvre 
de mort, nous montrer M"** Morange agonisant sur 
un ignoble grabat. 

A ces afTreux Episodes, il oppose d'ailleurs toute 
une s6rie de fraiches peintures oil la r^alite la plus 
familifere s'illumine de po^sie. L'histoire des Fro- 
ment, qui est le centre meme de Toeuvre, lui 
fournit, « livre » aprfes a livre », de nombreuse& 
scenes dont les unes ont un cbarme idyllique, 
tandis que les autres tiennent tant6t du lyrisme, 
tant6t de T^pop^e. 

Ici, nous Yoyons les deux ^poux, entour^s de 
leur petit peuple, dans rintimit6 tendre et gaiede 
leur manage : 

« Ah ! les gailiards, reprit Mathieu gaiement, les iFOttil 
r6veiII6s !... Bah ! c'est aujourd'hui dimancbe, laissoas-les 
venir. » 

C'^tait, depuis uq instant, dans la chambre voisine, tout 
un bruit de voIi6re en rumeur. On enlendail un caquetage, 
un gazouillis aigu, que coupaient des fusses de rire. Puis il 
y eut des chocs assourdis, sans doute des oreillers et des 
traversins qui volaient, tandis que deux petits poings con- 
tinuaient a battre du tambour contre la cloison. 

« Oui, oui ! dit la m^re sourianle et inquiete, rdponds- 
leur, dis-leur qu'ils viennent. lis vont tout casser. » 

Le pere, a son tour, lapa du poing. Alors, ce fut, de 
Tautre c6le du mur, une explosion de victoire, des oris de 
joie Iriomphants. Et le p^re eut a peine le temps d'ouvrir 



FECONDlTfi, PAR B. ZOLA 67 

la porte, qu'on entendit, dans le couloir, un pielinement, 
une bousculade. C'^lail le troupeau ; il y eut une entree 
magnifique. Tous les quatre avaienl de longues chemises 
de nuit qui lombaient sur leurs pelits pieds nus, et ils 
trollaient, el ils riaienl, leurs lagers cheveux bruns envoles, 
lenrs visages si roses, leurs yeux si luisanls de joie can- 
dide, qu'ils rayonnaient de lumiere. Ambroise, bien qu'il 
fi^t le cadety cinq ans a peine , marchait le premier, ^tant 
le plus entreprenanty le plus hardi. Derri^re, venaient les 
deux jumeaux, Blaise et Desir6» fiers de leurs sept ans, 
plus r6flechis, le second surtout qui apprenait a lire aux 
autres, tandis que le premier, resl^ timide, un peu pottron, 
elait le r^veur de la bande. Et ils amenaient, chacun par 
one main, M^e Rose, d*une beauts de petit ange, tir6e k 
droile, tir6e a gauche, au milieu des grands rires, mais 
dont les deux ans et deux mois se tenaient quand m^me 
gaillardement debout. 

« Ah ! tu sais, maman, cria Ambroise, j'ai pas chaud, 
moi I Pais une petite place ! y» 

O'un bond, il sauta dans le lit, se fourra sous la couver- 
lure, se blottit contre sa mere, de sorte qu'il ne montra 
plus que sa tSte rieuse, aux fins cheveux frises. Mais les 
deux alnes, a celle vue, pouss6rent un cri de guerre, se 
mdrenl a leur tour, envahirent la ville assi^gee. 

« Fais une petite place I fais nue petite place !... Dans 
ton dos, maman ! contre ton 6paule, maman ! i> 

Et il ne resta par terre que Rose, hors d'elle, indign^e. 
Vainement elle avait tent6 I'assaut, elle elait retombee sur 
son derri^re. 

« Et moi ! maman, et moi ! » 

« II fallut raider, pendant qu'elle se cramponnait, se 
hissait des deux poings ; et la m^re la prit entre ses bras, ce 
fut elle la mieux placee... Ah ! la belle et bonne m^re Gi- 
gogne, comme elle s*appelail elle-m^me en plaisantant par- 
fois, avec Rose sur sa poilrine, Ambroise disparu a moitie 
contre un de ses flancs, Blaise et Desire derri^re ses 
^pautes ! C'elait toute une nich^e, des petits bees roses qui 
se tendaient de partout, des cheveux fms ebourilf^s comme 



68 ^TODES DE LITT&RATURB GONTflMPORAINE 

des plumes, tandis qu'elle-meme, d'une blancheur el d'une 
fraiclieur de lait, Iriompliail glorieiisenienl dans sa fccoQ- 
dile, vibrante de la vie qui la soulevait de nouveau, prftte 
a enfanter une fois encore. » 

La, le ton s'eleve. En une suite d'admirables ta- 
bleaux, Tauleur nous montre « la conquete invin- 
cible de la vie, le travail creant sans reldche, met- 
tant k toute heure dans les veines du monde plus 
d'eoergie, plus de sante et plus de joie ». Cest 
alors que le roman devient une espece d'hymne. 
Nous y Irouvons meme, de distance en distance, je 
ne sais quels refrains lyriques, qui marquent, a 
chaque etape, qui rythmenl, pour ainsi dire, le 
progres de la bonne, de la grande oeuvre. « Quatre 
ans se pass^rent. Et, pendant ces quatre ans, Ma- 
thieu et iMarianne eurent deux enfants encore, une 
fille au bout de la premiere ann6e, un gargon apres 
la troisifeme. Et, chaque fois, en meme temps que 
s'augmentait la famille, le domaine naissant de 
Chantebled s'accrul aussi, la premiere fois de vingt 
hectares de terre grasse a conquerir sur les marais 
du plateau, la seconde de tout un vaste lot de bois 
et de landes, que les sources captives commengaient 
a fertiliser. » Puis, vingt pages plus loin : « Deux ans 
se passferent. Et, pendant ces deux annees, Mathieu 
et Marianne eurent encore un enfant, une fiUe. Et, 
cette fois, en meme temps que s'augmentait la 
famille, le domaine de Chantebled saccrut aussi, 
sur le plateau, de trenle nouveaux hectares de 
bois, jusqu'aux champs de Mareuil... » Puis, au cha- 
pitre suivant : « Deux ans se passerent. Et, pen- 
dant ces deux annees, Mathieu et Marianne eurent 



FfiCONDITE, PAa E. ZOLA 69 

un enfant encore, une fllle. Et, cette fois, en meme 
temps que s'angmentait la famille, le domaine de 
Chantebled s'accrut aussi, k Touest du plateau, de 
tons les terrains marecageux dont il restait k des- 
secher les mares... » Jamais le poete n'avait plus 
visiblement que dans Fecondite prevalu chez 
M. Zola sur le statisticien que jadis il pretendait 
etre. Jamais M. Zola n'exprima avec une eloquence 
plus fervente rid6alisme g^n6reux et le vaillant 
optimisme qui sont le fond meme de sa na- 
ture. 

11 est bien vrai que Tauteur de Fecondite passait 
encore, il y a quelque dix ans, pour une sorte de 
misanthrope cynique et morose, prenant k t^che 
de ravaler rhumanit6 ou meme de vilipender 
Texislence. Mais le moment vint ou ses theories 
de chef d'ecole ne purent plus reprimer I'instinct 
propre de son g6nie. Les Roiigon-Macquart eux- 
memes, qui ont pour point de depart la n(5vrose 
d'une famille, rappelez-vous sur quelle scfene ils se 
terminent : Tenfant de Clotilde, qui tient, en te- 
tant, son petit bras en Tair, dresse comme un dra- 
peau d*appel a la vie. Puis, ce furent les Trois villes, 
oil respire une ardente passion de fraternity, une 
foi invincible au triomphe du bien sur le mal. Et 
voici maintenant le premier des Quatre Evangiles, 
En meme temps que la fecondite, M. Zola y c6iebre 
la vaillance de I'homme, son energie cr6atrice, 
avant de nous le montrer, dans les trois autres, 
faisant, par le travail, la conquete du vrai et du 
juste. Fut-il jamais, comme on Tappela, Thisto- 
rien pessimiste de Tanimalite humaine?na, depuis 



70 £tUDBS DB UTT&RATURE CONTEMPORAINB 

loDgtemps, cess6 de TSlre. II est le glorificateur de 
la vie ; il est le po^te de toutes les vertus qui ani- 
ment rhuinanit^ dans sa marcbe en avant, le pro- 
ph^te de toutes les victoires qu'elle doit remporter 
sur le mensonge et Tinjustice. 



IV 



UN CHEF-D'CEUVRE OUBLIE 
« ADOLPHE ^, DE BENJAMIN CONSTANT 



Oublie, — veux-je dire par la qa'Adolphe n'ait pas 
la reputation d'etre un des romans les plus carac- 
t^ristiques de notre litt^rature ? Non sans doute. 
Mais aussi peu lu qu*illustre, voil^ce quej'entends. 
Je ne le connais pour ma part que d'hier. Honteux 
d'avoir ignore jusque-la un tel chef-d'oeuvre, j'ai fait 
dans mes entours une petite enquete qui me permet 
de supposer que Timmense majority de mes con- 
temporains ne Tout pas lu. Get article inspirera 
peut-etre a quelques-uns Tenvie de le lire ; j'ose les 
assurer qu'ils ne s'en repentiront point. 

Benjamin Constant a donn^ a son livre la forme 
d'une autobiographie. C'est lui-m6me qui, sous un 
nom flctif, raconte directement sa propre histoire. 
£t, au fond^ peu importe sans doute qull nous dise : 
« Je venais de flnir a vingt-deux ans mes etudes a 
runiversit6 de Goettingue », ou : «Adolpheve- 



72 fiTUDES DE LITTERATDRE CONTEMPORAINE 

nait», etc. Mais le je, dans un livre de ce genre, 
inspire plus de confiance. Si, pour connaitre son 
« moi », ii faut dej^ une sagacity bien rare, nous 
n'avons du « moi » des aulres qu'une connaissance 
superftcielle et incomplfete. Al'observation doit sup- 
pleer I'invention, k la v6rite r6elie se substitue une 
verilebypothetique^cette a vraisemblance » presque 
toujours*iliusoire qui est I'objet de Tart. Aussi le 
vrai roman psychologique ne peut-il fetre qu'une 
autobiographie. J'aimerais mieux dire qu'il n'y a 
pas de \rai roman psychologique. Le livre de Cons- 
tant est un journal intime ; il est la confession d'un 
homme qui, ne se faisant pas illusion k lui-meme, 
ne veut pas davantage faire illusion au public. 

Adolphe en est Tunique personnage. Dans toute la 
premifere partie, quelques traits sufflsent a caracte- 
riser Ellenore. Lorsque la jeune femme rentre de la 
campagne, il la trouve « plus pAle que de coutume ». 
En le voyant tout k coup parailre a ses yeux, elle 
« demeure tout interdile ». Puis, quand il lui de- 
clare que, si elle ne veut pas le recevoir, il ne lui 
reste plus qu'kmourir, un seul mot s'^chappe de ses 
levres : « Adolphe I » Et ce mot est admirable en sa 
bri^vete significative ; mais T^tatd'ame qu'ilr6vfele, 
onne nous en a fait aucune analyse. Ellenore ne 
commence a prendre figure que du jour oil elle se 
lie a Adolphe ; jusque-la, toutce que nous en savons, 
c'est^ce que peut en savoir Adolphe lui-meme, et, 
au moment de I'aveu, ce qu'elle lui dit. « Elle me 
raconta combien elle avait souffert en essayant de 
s'eloigner de moi ; que de fois elle avait esp6r6 que 
je la decouvrirais malgr6 ses efi'orts », etc. Dans la 



UN CHEF-d'(EDVRE ODBLlfi 73 

suite, EUenore lient sans doule plus de place. Mais 
quelque pitie que puissent nous inspirer ses souf- 
frances, rinteretpsychologique duroman porte tout 
entier sur Adolphe. La jeune femme n'existe pas 
d'elle-meme, ou, du moins, elle n'accuse son indivi- 
duality que par une sorte de reaction. 

Benjamin Constant nous donne dans son livre une 
sorte de journal intime. Pourlant,quelque personnel 
que soit ce livre, il n'en a pas moins une signification 
g6n6rale ; comme le dit Tauteur lui-mfeme, son 
histoire est « celle de la misfere du coeur humain ». 
Si Constant ne saurait passer pour un type d'hu- 
manit^ moyenne, ce qui le met a part du commun 
des hommes, ce n'est pas sa fagon de seulir, c'est 
la clairvoyance extraordinaire avec laquelle il 
observe son « moi ». Mais cette faculty unique de 
« d6doublement » et cette perspicacite sup6rieure 
de « conscience » s'appliquent a un caraclfere me- 
diocre ; et, par Ik, tout en etant une confession in- 
dividuelle, le livre a la valeur d'un document hu- 
main. 

La situation d' Adolphe n'a, elle non plus, rien 
d'exceplionnel. « Presque tousceux demeslecteurs 
que j'ai rencontres, dit Constant, m'ont parle d'eux- 
memes comme ayant 6te dans la position de mon 
heros. » Et, au cours meme du recit : « II n'y a pas 
d'homme, dit k Adolphe le baron de T***, qjui ne se 
soit une fois dans sa vie trouve tiraiU6 par le d^sir 
de rompre une liaison inconvenable et la crainte 
d'affliger une femme qu'il avait aimee ». Maintes 
scfenes du livre ont 6te bien souvent reprises soit au 
th^dtre, soit par les romanciers. EUes sont si peu 



74 6TDDKS DK LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

exceptioniielles que laplupartaboulissent ade veri- 
tables maximes. Lorsqull n'ose pas encore declarer 
son amour, Adolpbe,boiiteux d'etre si faible,cbercbe 
un raisonnement qui puisse Texcuser. « Presque tou- 
jours, pour vivre en repos avec nous-meoies, nous 
travestissons en calculs et en systfemes nos impuis- 
sances ou nos faiblesses. » Des mots irrSparables 
yiennent d'echapper aux deux amants. « II y a cer- 
taineschoses qu'on est longtemps sans se dire ; mais 
quand line fois elles sont dites, on ne cesse jamais 
de les r6p6ter. » En prenant cong6 d'EUenore pour 
retourner cbez son p^re, le jeune homme, qui n'as- 
pirait nagufere qu'k devenir libre, se sent plein de 
tristesse. « Telle est la bizarrerie de notre cceur 
miserable que nous quittons avec un d6chirement 
horrible ceux prfes de qui nous demeurions sans 
pladsir. » Lorsque, plus tard, de nouveau r^uni a sa 
maitresse, il renferme d'abord son m^contentement 
en lui-meme et se cree une gaite factice : « Nous 
sommes des creatures tellement mobiles que les 
sentiments que nous feignons, nousfinissons paries 
6prouver. w Lorsqu'il confle k Tamie d'E116norequll 
n'a pour la jeune femme que de la pitie,cette v^rite, 
jusqu'alors renferm^e dans son coeur, ou r6v616e 
parfois a Ellenore meme en un moment de trouble et 
de colfere, prend a ses propres yeuxplus de r6alil6 et 
deforce par cela seul qu'une autre eu est devenue 
depositaire. « C'est un grand pas lorsqu*on d6 voile 
h un tiers les replis caches d'une relation intime ; le 
jour qui penetre dans ce sanctuaire constate et 
acheve les destructions que la nuit enveloppait de 
son ombre »... Ces r6flexions d'une verite g^nirale, 



UN CHEF-d'<EDVRK OUBLlfi 75 

Tautear iie les a pas plaquees ga etla comme orne- 
menls ; elles naissent du r6cit, elles en resument, a 
chaque phase, la signiOcation morale. En void une 
qui pourrait servir d'epigraphe au livre toutentier: 
c G'est un affreux malheur de n'etre pas aim^ quand 
on aime; mais e'en est un bien plus grand d'6tre aim6 
avec passion quand on n'aime plus. »> Adolphe, quo! 
qu'on en dise, n'est pas seulement Tanalyse tres 
p^netranle d*un « cast> singulier. Chacun de nous y 
retrouve quelque chose de lui-meme, et je ne vols 
d'exceplionnel dans ce livre que la lucidite mer- 
veiileuse de Tanalyse. 

Le personnage d'EUdnore n'est pas, on la sou- 
vent remarqu6, aussi vrai que celui d'AdoIphe. Non 
que Constant ait voulu deguiser M'"'' de Stael ; per- 
sonne ne pouvait s'y tromper. Devant, par con- 
venances ne pas livrer au public un portrait de la 
veritable EUenore, la delicatesse lui faisait un devoir 
de modifier soit les circonstances mat6iielles ou se 
derouie Thistoire, soit les traits exterieurs de son 
amie, et, sice n^etait encore assez, de nous la donner 
comme une femme <i d'un esprit ordinaire ». II n'y 
a pas manque. Mais rien neTobligeait k changer les 
sentiments, TAme, le caract^re ; et meme, du mo- 
ment OIL il faisait sa confession, la verite psycholo- 
gique le for<^it de faire en meme temps, si je puis 
dire, celle de M™* de Stael. Ce qui est vrai, c'est que, 
sans le vouloir et sans le savo^^ il a mele plusieurs 
EUenores successivement aimees de lui ou concur- 
remment. Deux au moins : Tune, douce et tendre, 
«t qui doit, k la fin, se resigner plain livement; 
Tautre^ celle qull compare a « un bel orage », plus 



76 ^TDDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

passionnee que scntimenlale, et dont la violence 
eclale en recriminations furieuses. 

Quant au personnage d'Adolphe, il est d'un bout 
a I'autre parfaitement vrai. Le livre a pour sujet la 
« psychologic )) d'un homme qui n'aime plus sa mai- 
tresse et qui n'ose rompre avec elle : aussi la pre- 
miere partie, quarante ou cinquante pages, jusqu'^ 
ce qu'E116nore se donne, ne devait-elle etre que pr6- 
liminaire. Mais avec quelle sagacile Constant analyse 
la naissance et les progres d'un amour factice dans 
le coeuc aride de son h6ros I Ennuy6, indifferent k 
tout, Adolphe partage son temps entre des plaisirs 
auxquels il trouve peu d'attraits et des projets qu'il 
n'ex6cute pas, lorsque les confidences d'un jeune 
homme qui, apres de longs efforts, est parvenu h se 
faire aimer d'lme femme distinguee, lui inspirent 
rid6e de chercher dans Tamour quelque distraction 
plus interessante. II n'a jamais eu de liaison qui 
flatt^t sa vanite ; un nouvel avenir se devoile devant 
lui, un nouveau besoin nait en son canir. L'dmotion 
vague qu'il eprouve prend une forme bien caracte- 
ristique ; il ne se dit point : « Je veux aimer », il se 
dit : c( Je veux etre aim6 ». Quand il voit Ell6nore, la 
maitresse du comte de P*** lui apparait comme 
« une conquete digne de lui ». II a pris tout d'abord 
avec soi-meme I'engagement de marcher au plus 
vite vers le but. La h^te de vaincre et I'incertilude 
de la victoire jettent dans sa premiere letlre une 
agitation qui est ceile de I'amour-propre, mais qui 
ressemble k de Tamour. Echauff6 par son style, il 
eprouve, en finissant d'ecrire, un peu du sentiment 
. qu'il a cherchc a exprimer. Puis son imagination, 



UN CHEF-D'(EUVRE OUBLI6 77 

irrilee des obstacles, s'exalte de plus enplus.Ilcroit 
etre reellement amoureux, il ressent toutes les fu- 
reurs de la veritable passion, et, quandEUenore est 
partie pour la campagne afin d'echapper a sa pour- 
suite, une douleur violente, indomplable, dechire 
sonccBur. Bient6t calm6 etayantrepris son train de 
vie liabiluel, I'amour-propre, au moment de la re- 
voir, se mele a ses souvenirs pour les aviver. II 
souffre par avance de son humiliation en face de 
cette femme qui I'a traite comme un enfant. Pen a 
pen, ses sentiments se raniment. C'est a peine si, la 
veille, il songeait encore a elle ; et maintenant la 
fievre le briile k la pens6e qu'il ne la reverra peut- 
^tre pas. Puis, quandEUenore lui a avoue qu'elle 
Taime, « une th6orie de fatuite » le revolte contre 
cet amour qui repousse ses d6sirs. Surexcit6 paries 
resistances de la jeune femme, il passe de colferes 
fren^tiques k d'idol^tres tendresses ; et, lorsqu'elle 
cfede, EUenore croit que son amaut s'est donne 
pour toujours et tout entier. 

Cette premifere partie est un chef-d'oeuvre d'ana- 
lyse ; elle ne fait pourtant que preparer la seconde. 
Des qu'EUenore lui a c6d6, Adolphe sent qu'il ne 
Faime plus, que jamais il ne I'aima. « Charmes 
de Tamour, disait-il la veille, qui pourrait vous 
peindre ? » Et; presque aussit6t, le voila obs6de 
par raffection jalouse de la jeune femme. Sa recon- 
naissance est dejk morose. II se plaint qu'Ellenore 
veuille toujours le retenir aupres de soi, qu'elle iixe 
chaque fois I'heure de son retouravec une inquiete 
precision, qu'elle marque d'avance et compte tous 
ses pas. « Ellenore sans doute etait un vif plaisir de 



78 fiTDDES DK LITTfiRATURB CONTEMPORAINB 

mon existence, mais ellen'elail plus un but, elleelait 
devenue un lien. » Penserons-nous que la transition 
n*est pas assez m^nagee ? Mais, ce brusque revire- 
ment, nous Tavions tout d'abord pr6vu. MSme en 
protestant nagufere de son amour, Adolpbe ne nous 
en persuadait point ; et, guandil s'6eriait : « Malheur 
h rhomme qui, dans les premiers moments d'une 
liaison, ne croit pas que cette liaison doit 6tre 
6ternelle B, nous sentions bien que Tbomme dont 
il parlait, c'6tait lui-merae. A vrai dire, Adolpbe n*a 
jamais aime Ellenore. II appelait du nom d'amour 
rirritation de sa vanitd, Techauffement de son cer- 
veau, la fievre de ses sens. 

Alors commence la seconde partie du livre, qui en 
estlev^ritablesujet. D'ahord I'impatienced* Adolpbe, 
gene par la tendresse d'Ellfinore, mais qui ne vent 
pourlant pas attrister samaitresse, et qui, dfes qu'il 
parvient k se rendre libre pour quelques instants, 
est pris de remords k la pensee de ce qu'elle doit 
souffrir. Bientdt les reproches mutuels: E116nore se 
plaint des regrets que ne pent dissimuler Adolpbe 
en consumant auprfes d'elle sa jeunesse dans Imac- 
tion, el Adolpbe sMrrile de voir qu'elle tourne contra 
lui ce q\iil fait pour elle dans la crainte de I'affliger. 
Puis les vains eEforts du jeune bomme, t^cbant de ra- 
mmer en soi un sentiment eteint, sa trislesse quand 
Ellenore parait mettre en doute Tamour dont elle ne 
peut se passer, et aussi son angoisse et sacolferein- 
terieure quand elle sembley croire, ne pas se douter 
d'un sacrifice qui, dfes lors, peut durer ind6finiment. 
Bienlot Adolpbe revile ^Ell^noreTe tat de son coeur ; 
mais, quelques moments aprfes, temoin du desespoir 



UN CHKP-D'CBDVRB OUBLI6 79 

ou cet avea la plonge, li essaie de le rStracter, il le 
rach^te par des serments qui renouent ses liens. 
Toutes ces phases de la situation fausse dans la- 
quelle se debat le malheareux, toutes ces alterna- 
tives de sa g6n6rosit6 contrainte et chagrine, de sa 
cruelle pili6, de sa faiblesse qui recule devant la 
rapture, mais qui ne se r6signe pas a I'abn^gation^ 
Benjamin Constant les a marqu6es avec une exacti- 
tude, une precision, une Qnesse, qui font ffAdolphe 
qnelqne chose d*unique, non seulement pour la v6- 
v\i& de Tanalyse, mais encore pour la beaule severe 
el delicate de Fexposilion. 

Et ce qu'ily apeut-6tre de plus admirable dans 
Adolphe, e'en est la simplicity toute classique. Au 
point de vne de Taction, d'abord. II faut remonter 
jusqu'^ IsiPrincesse de C/ives, jusqu^kla, B^enice de 
Racine, si Ton veut trouver quelque chose d aussi 
peu charg6 de mali^re. Faites la difference avec les 
romans de Stendhal, r^put^ de nos jours le maitre 
psychologue par excellence, avec Rouge et Noir ou 
)a Chartreuse de Parme^ dans lesquels se croisent 
et s*embrouiIlent toute esp^ce d^aventures, assez 
pour defrayer je ne sais combien de comedies et 
quelques mdlodrames. Dans Armance^ plus simple 
dintrigue, les personnages, le heros nolamment, 
comme presque tons ceux de Stendhal, comma Sten- 
dhal lui-meme, ont une figure ^nigmatique. Ce n'est 
passeulementparlesujet,parla(cfable»,qu'>l6fo//)Ae 
est simple, c'est encore par la psychologic, a laquelle 
une precision lumineuse ne saurait^ il me semble, 
faire tort. Bien avant Stendhal, Constant a eii Tidee 
de la complexite du « moi ». Lui qui s'est si parfai- 



80 6rrDKS db uttj6ratdre contemporaine 

tement connu, il dit a propos de ses propres seuti- 
ments : « Les sentiments de rhomme sont confus et 
melanges ; ils se composent d'une multitude d'im- 
pressions varices qui echappent a Tobservation ; et 
la parole, toujours trop grossifere et trop g^nerale, 
peut bien servir k les designer et ne sert jamais a 
les deflnir. » Mais, si lui-meme est, comme tous les 
hommes, un melange de bien etde mal, il se montre 
tel quel, sans prendre plaisir h des affectations de 
singularites raffm^es ou de contrarietes deconcer- 
tanles. Aucune gloriole en lui, aucun charlatanisme. 
Virtuose de psychologie, Stendhal complique a des- 
sein tous ses personnages pour nous faire admirer 
sa propre complication. Constant, lui, est aussi sin- 
cere dans Adolphe que dans son Journal intime, 
Avec Tun, nous avons toujours peur d'etre dupes ; 
I'autre nous inspire une pleine confiance : sa fran- 
cliise egale sa penetration. 

On ne surprend meme pas chez Constant cette 
satisfaction de vanile qu'eussent eprouvee tant 
d'autres, et particulierement Stendhal, a se peindre 
comme poursuivis par une opiniatre affection, « vic- 
times )) par un amour immense dont ils etaient lob- 
jet. Songez que la situation d' Adolphe preterait aise- 
ment au ridicule. Ce ridicule, Constant y a ecliappe 
non seulement par son tact, mais aussi par la since- 
rite dune confession qui ne nous laisse aucun doute 
sur sa douleur. Loin de plaider pour soi-meme, 
il denonce son egoisme, il se traite d* « etre malfai- 
sant »,il ne dissimulerien de ce qui pourrait lui alig- 
ner notre sympathie. Et cela tout juste nous donne 
envie de prendre contre lui sa propre defense. 



UN CHEF-d'(EOVRE oublie 81 

A vrai dire, ce qu'il y a de plus blumable dans 
Adolphe, c'est que sa sensibilite manque de profon- 
deur. Mais, une fois lie aEllenore, que peut-on vrai- 
ment iui reprocher qui depasse la misere commune 
du coeur humain ? II n'a que deux choses k faire : ou 
rompreavecsamaitresseoului sacrifiersavie. Celle 
vie, lui-meme le declare, il Faurait donn6e sans he- 
sitation pour qu'EUenore fiit heureuse. Et certes, la 
donner en une fois egt plus facile que d'en faire 
chaque jour le sacrifice incessant. Mais c'est juste- 
tement pour cela qu'Adolphe pent nous sembler 
excusable. 11 essaie de feindre Tamour, il y fait tous 
ses efforts ; ses efforts memes ne servent qn'k le 
trahir. Non seulement le sacrifice, mais la dissimu- 
lation que ce sacrifice suppose, sont au-dessus des 
forces humaines. Quant a rumpre avec ^EU^nore, 
ceux qui Taccusent de faiblesse parce qu'il ne peut 
s'y r^soudre, ne Taccuseraient-ils pas de ferocite s'il 
en avait le triste courage ? Et quand romprait-il ? Dfes 
le debut, en apprenant qu'Adolphe est rappele par 
sonpfere, Ellenore,palecomme lamort : « Adolphe, 
Iui dit-elle, vous voyez que je ne puis vivre sans 
vous. » Plus tard, lorsque, fatigue de lutter, il 
Iui declare n'a voir plus d'amour pour elle, la voila 
qui tombe sans connaissance ; il ne la ranime qu'en 
retirant ces meurtrieres paroles, en protestant 
qu'il la trompait pour Iui laisser sa liberte. Tant 
qu'elle n'a d'autre tort a son egard que de I'impor- 
tuner et de I'assujettir, il serait trop cruel en I'aban- 
donnant. Mais, sur la fm, quand elle « se precipite 
dans la coquetterie avec une espece de fureur », il 
sait bien que cette coquetterie apparente n'est qu'un 

6 



82 £todes de littebature comtemporaine 

expedient supreme de son amour, et rompre alors, 
ce serait ajouLer Thypocrisie a la cruaut6 en reje- 
tant tous les torls sur la malheureuse. 

On lui reproche de craindre les pr^juges sociaux. 
Voudrait-on qu'il epousAt Ellenore ? Epouser une 
femme de dix ans plus kg6e, Tancienne maitresse 
d'un autre, qui a de eel autre deux enfants, et cela 
lorsqu'on ne I'aime plus, il y faudrait, je crois, une 
vertu pen commune. D'ailleurs, lui qu'on accuse de 
ne pas se metlre au-dessus du monde, est-ce qull 
ne le brave pas constammenl d'un bout a Tautre de 
sa lamentable histoire? Que lui conseille le monde ? 
Non pas d'6pouser sa maitresse, mais de la quitter. 
11 ne la quitte pas, par gen6rosite d*4me. Gelte 
gen6rosite, k vrai dire, se mele de bien des d6- 
faillauces. S'il est puni de ses qualites, c'est 
qu'elles ne sont pas sup6rieures. Adolphe n'a rien 
d'un heros. Ni meilleur ni pire que la plupart 
des hommes, pas pire k coup sur : combien 
d'autres auraient secoue le joug sans scrupule ! Et 
cerles je plains Ellenore ; si elle-meme a trahi 
M. de P***, si elle a abandonn6 ses deux enfants, je 
consens a ne voir la qu'une preuve de son amour 
pour Adolphe. Mais que cet amour est done encom- 
brant ! Et surtout qu'il est 6go'iste I Au fond, 
Adolphe veut etre gen^reux et n'y rdussit guere ; 
chez Ellenore, il n'y a vraiment que I'^go'isme de 
Tamour. 

Adolphe n'est point le personnage odieux et m6- 
prisable que Ton veut en faire. II me parait beau- 
coup plus malheureux que coupable. L'impuissance 
d'aimer, voila son vrai mal. Je trouve en lui le 



UN CHEF-d'(EDVRE ODBLlfi 83 

prototype d'un caractere familier a nos romanciers 
contemporains. II ne peut se donner tout entier, 
s'abandonner. Incapable de spontaneite profonde, 
il n'a que de factices elans, des exaltations superfi- 
cielles. Ce n'est point un ego'iste, c'est une « vic- 
time de Tanalyse ». II y a dans Adolphe deux 
hommes, Tun qui a besoin d'aimer, Tautre qui re- 
garde le premier sentir, deflore en lui toute vertu 
active, lui enl^ve toute ingenuite, le sterilise et le 
fletrit. II fait, apres tout, le malheur de sa mat- 
tresse par pitie pour elle ; il se devoue jusqu'a la 
fin, et tout ce qu'on lui reproche, c'est que son 
devouement ne soit pas complet. 

Avant Adolphe, on avait eu Rene. Je prefere 
Adolphe. II ne cesse un instant, je ne dis pas sen- 
lemeut de se connaitre, mais aussi de se juger. II 
se repent, il s'accuse, il se condamne. Lui-meme 
marque avec force la ie^on qui ressort de son 
histoire. « Le caractere, la fermete, la fid61ite, la 
bonte, sont les dons qu'il faut demander au ciel ; et 
je n'appelle pas bonte cette pitie passagere qui ne 
subjugue point I'impatience et ne Fempeche point 
de rouvrir les blessures qu'un moment de regret 
avait fermees. La grande question dans la vie, 
c'est la douleur que Ton cause, et la metaphysique 
la plus ingenieuse ne justifie pas Thomme qui a 
dechire le coeur qui laimait. » Si Adolphe se traile 
sans indulgence, ne devons-nous pas le traiter 
nous-memes avec d'autant moins de rigueur? Sa 
superiorite sur Rene, elle est, je nliesite pas a le 
dire, dans le sens moral. 

Rene se complait en sa faiblesse. « Je ne puis. 



84 ETDDES I)E LITTERATORE CONTEMPORAINB 

dit-il en commenQant son r6cit, me defendre d'un 
mouvement de honte », etc. Gardons-nous de le 
croire. II n est pas sincfere, il se drape en sa dou- 
leur. Je n'en voudrais au besoin d'autre preuve que 
le cadre fastueux qu'il donne a sa confession : 
« Vers rOrient, au fond de la perspective, le soleil 
commenQait a paraitre entre les sommets bris6s 
des Apalaches, qui se dessinaient comme des ca- 
ract^res d'azur dans les hauteurs dories du ciel ; 
h Toccident, le Meschaceb6 roulait ses ondes », etc. 
Chateaubriand caresse le mal dont il se plaint, il 
raconte ses fautes avec une grandiloquence qui 
rend suspecte la sincerite de ses remords. « Quand 
les Muses pleurent, a-t-il dit lui-meme, c*est avec 
un secret dessein de s'embellir. » La moralite 
humaine A*Adolphe est tout ce qu'il y a de plus 
vrai. La moralite chretienne de Re?ie sonne faux. 
Chateaubriand nous donne son livre comme une 
oeuvre d'inspiration religieuse sous le pretexte d'y 
montrerles funestes effets des passions enuncoeur 
qui n'a pas encore 6te touchd par la grAce. Mais ce 
n*estla qu*un artifice. Comment croire h son re- 
pentir, quand il Texhale si pompeusement, quand 
il trace de si magnifiques tableaux, quand il ba- 
lance de si brillantes antitheses? 

II y a dans Rene de belles declamations ; il y a 
dans Adolphe de brfeves maximes, qui decouvrent 
jusqu'au fond le coeur humain. Cli^teaubriand a fait 
une oeuvre de poete, et Constant une tjeuvre de 
psychologue. J'oserais pourtant dire que, meme au 
point de vue litteraire, Rene n'eclipse point 
Adolphe. Modele d'exactitude psychologique, 



UN CHKF-D'(EUVRE oublie 85 

Adolphe ne vaut gufere moins par la beaut6 de la 
forme. II passe bien a lort pour un livre lerne et 
fane. Constant s'y montre grand artiste par d'autres 
qualit6s que celles de CMteaubriand. Non seule" 
ment le style A' Adolphe , sauf quelques tours in6- 
legants et gauches, est admirable de justesse, de 
nettet6, de precision, mais encore il s'6claire parfois 
damages vives et neuves, qui ne font qulllustrer, 
pour ainsi dire, la v6rite du texte. Aucune rh6to- 
rique; rien de specieux, de a voyant ». Lucide et 
court, ce memoire, ce proces-verbal d'une ^me 
nous touche par endroits d'autant plus qu'aucun 
mot ne vise k reflfet. Telle scene est tragique en sa 
breve simplicitd : 

J'empruntai, pour me faire entendre, les expressions les 
plus dures et les plus impitoyables. Je ne m'arr^tais que 
lorsque je voyais Ellenore dans les larmes, et ces lar- 
mes m6me n*etaient qu'une lave brftlante qui, tombant 
goulte a goutte sur mon cceur, m'arrachaient des cris, sans 
pouvoir m'arracherun desaveu. Ce fut alors que, plus d'une 
fois, je la vis se lever pale et prophetique : « Adolphe, 
s'ecriait-elle, vous ne savez pas le mal que vous me faites; 
vous Tapprendrez un jour, vous Tapprendrez par raoi, quand 
vous m'aurez precipil^e dans la tombe. » — Malheureux ! 
Jorsqu'elle parlait ainsi, que ne m'y suis-je jet6 moi-ra^me 
avant elle ! 

Qui pent lire cette page sans etre emu? Mais rien 
n'y sollicite notre emotion. C'est le triomphe d'un 
art qui ne se montre pas, ou, mieux encore, d'une 
sincerite qui se passe de tout art. Telle autre scfene 
fait une impression poignante, celle, par exemple, 
de la dernifere promenade : 



86 fiTUDES DE LITT6RATURE CONTEMPORAINK 

C'6tait une de ces journ6es d'hiver oCi le soleil semble 
eclairer Iristement la campagne grisatre, comme s'il regar- 
dait en piti6 la lerre qu'il a cesse de rechauCFer. Ell6nore 
me proposa de sortir. — II fait bien froid lui dis-je. — 
N'imporle, je voudrais me promener avec vous. Elle prit 
mon bras ; nous marchames longteraps sans rien dire ; elle 
avancait avec peine et se penchait sur moi presque tout 
entidre. ■— Arr6tons-nous un instant. — Non, me repondit- 
elle, j'ai du plaisir a me sentir encore soutenue par vous. 
Mous relombames dans le silence. Le ciel etait serein ; 
mais les arbres 6taient sans feuilles ; aucun souffle n'agitait 
Fair, aucun oiseau ne le traversait : tout etait immobile, 
et le seul bruit qui se fit entendre 6lait celui de Therbe 
giacee qui se brisait sous nos pas. — Comme lout est 
calme ! me dit Ellenore ; comme la nature se r^signe ! Le 
coeur aussi ne doit-il pas apprendre a se resigner ? Elle 
s'assit sur une pierre. Tout a coup elle se mit a genoux, et 
baissant la t^le, elle I'appuya sur ses deux mains. J'entendis 
quelques mots prononces a voix basse. Je m'apercus qu'elle 
priail. Se relevant enfin : — Rentrons, dit-eile, le froid m'a 
saisie . 



Ne disons pas que c'est sec. Disons plut6t que 
toute amplification g^terait ce pathelique sobre el 
penetrant. 

Cerles, Rene est une oeuvre de plus grande « en- 
vergure ». Mais j'y trouve du pathos, du poncif, et, 
pour le fond comme pour la forme, bien des choses 
qui sont aujourd'hui surannees. Dans Adolphe, 
rien n'a vieilli, parce que tout est simple. Ge qu'on 
souhaiterait de plus depasse le cadre du roman 
psychologique, et meme, si nous souhaitions da- 
vantage, c'est peut-etre que Giiateaubriand nous au- 
rait quelque pen gates. L'ecrivain, dans Constant, 
est ici egal au psychologue. Et qu'importe si I'au- 



UN CHEF-d'(EUVRK OUBLlfi 87 

teur d'Adolphe n'a ecrit que ce roman-lJi, voire s'il 
n'^tait pas capable d'en ^crire un autre ? Adolphe 
sufflt pour que Benjamin Constant ait, dans I'histoire 
de notre litterature, une place, fitroite peut-etre, 
mais des plus bautes. 



LA FEMME MARIEE ET L'ADULTERE 
DANS LE ROMAN FRANQAIS MODERNE(l) 



I 



Quand un roman marie a la fin le heros avec 
rh6roine, nous imaginons pour Tun et raiitre, en 
fennanl le livre. un avenir de felicity sans me- 
lange. Parmi tant d'histoires romanesques que 
termine le manage, je n'en vols guere qu'une dans 
laquelle Tauteur ait eu Tinconvenance de nous 
suggerer quelque crainte. II faut dire que les autres 
s*arrfetent klacer6monie nuptiale. Dansle Mariage 

(1) P. BouRGET : Cruelle dnignie, Mensonges, Un Cosur de 
femme, Idylle tragique^ La Duchesse bleue. — A. France ; 
Le Lys rouge, — P. Hbrvieu : Flirty Peints par eux-tnSmes, 
VArmalure, — P. Margueritte : Jours d^dpreuve. La Tour- 
mente. — G. dh Maupassant: Notre cceur. — M. Provost: 
La Confession d'un amanty Lettres de femtnes^ Le Mariage de 
Juliette t les Demi-Viergesy le Jardin secret, — E. Rod : La 
VieprivSe de Michel Teissier, Dernier refuge. — J. H. Rosny : 
V Autre femme, Daniel Valgraive, 



90 ETUDES DB LITT^RATURE CONTKMPORAINK 

de Juliette^ une de ses plus delicates nouvelles, 
M. Marcel Pr6vost nous mfene ua peu au-del^. Ce 
lui est d'abord Toccasion de tracer des scenes all6- 
chantes, ou il montre comment la pudeur de la 
jeune 6pousee rend les armes. Mais, deux mois 
apres les noces, Juliette pense k Tamant comme a 
un h6te possible en son menage, et meme indis- 
pensable ; et, lorsqu'on lui annonce la visite de 
son ancien « flirt », jadis le petit Maurice, aujour- 
d'hui le lieutenant du Bruel, la voila qui se sent 
deja vaincue, qui, dans son cceur, d6cide la capitu- 
lation. Heureusement pour son mari, elle retrouve 
du Bruel chauvi par le soleil des tropiques et gen6 
par cinq ann6es pass6es tres loin du monde. Aussi 
leur entretien se borne a quelques propos inoflfen- 
sifs dont la temperature fait les frais. Quand, le 
soir, assise sur les genoux legitimes de M. de Ni- 
vert, elle se confesse et demande pardon : « G'est 
pardonne », lui r6pond-il ; <* j'aime mieux avoir 
6t6... cela... en herbe qu'en gerbe. » Ainsi se ter- 
mine le Mariaqe de Juliette, Et nous songeons, en 
lisant les dernieres pages, qu'il y a sur le pav6 des 
villes maints officiers qu'aucune campagne en loin- 
tain pays n'a rendus chauves. Et, faute dofficiers, 
peut-etre bien qu'un civil fera TafTaire. 

Cette reflexion, que Tauteur semble, ici, prendre 
a tAche de provoquer, pourquoi ne la faisons-nous 
pas de nous-memes chaque fois qu'un roman unit, 
en mani^re de conclusion, le jeune premier a la 
jeune premiere? Tout mariage est, par excellence, 
quand il sert de denouement, ce qu'on appelle un 
denouement heureux. Et voyez, d'autre part, les 



LA FKMME MARINE BT L*ADULT£:RB 91 

romans qui prennent le mariage pour donate 
initiale. On peut etre sur d'avance qu'il subira de 
fortes avaries. Tandis que dans ceux oil le mariage 
sert de denouement, Tauteur nous le donne, en 
depit de La Rochefoucauld, comme ne pouvant 
manquer d*etre quelque chose de « delicieux », le 
meme auteur, dans ceux oil il sert de preface, en 
fait, neuf fois sur dix, la preface de I'adultfere. Du 
moment qii'une femme mariee est Tberoine d'un 
roman, nous devons nous attendre a ce qu'elle 
trompe son mari. II y a sans doute quelques excep- 
tions. Parfois, trfes rarement, c'est Tadult^re du 
mari que le romancier prend pour sujet. Mais, 
adult^re du mari ou aduilere de la femme^ nos 
romanciers contemporains donnent du mariage, 
quand ils en font leur point de depart, une id6e 
trop fAcheuse pour que nous puissions^ quand ils 
en font leur point d'arrivee, nous associer au 
bonheur des jeunes 6poux sans les plus graves 
apprehensions. DevantTautel meme, Juliette caresse 
Tespoir que ses reves ont reserve a I'illegitime 
amour pour le cas oil Tamour legitime la d^cevrait. 
II se trouve que Maurice du Bruel est devenu 
chauve : Tadult^re ne tient qu'a quelques cheveux. 
Parmi les meilleurs romans de ces dix ou qiiinze 
dernieres annees^ en voila bien une vingtaine que 
je viens de relire, et j*en ai trouve un seul, un, 
tout juste, dans lequel Tunion du mari et de la 
femme tient jusqu au bout sans accroc, je veux 
dire sans que la femme prenne un amant, ni le 
mari une maitresse. G'est Joiu's d'epreiive, par 
M. Paul Margueritte. Et, sans doute, ce livre, comme 



92 Etudes de litt6rature contemporaine 

rindique le litre, ne nous epargne pas le r6cit des 
malentendus, des disaccords plus ou moins du- 
rables que comporte la vie conjugale. Mais, pas un 
instanl, Andre ne songe a tromper Toinette ou 
Toinette k tromper Andre. A travers les tracas et 
les vulgarites d'un manage 6troit, en d6pit des 
dissentiments et des heurts, leur affection se 
resserre et s'epure. La femme devient toujours 
plus sage, plus serieuse, plus consciente de ses 
devoirs, le mari acquiert avec le temps plus de 
courage, plus de fermet^ et de resolution, une 
virile conflance dans I'avenir que son Anergic va 
lui faire, a lui et a la famille qu'il a fondle. Et, sur 
la fin, quand tous deux, avec leurs enfants, partent 
pour TAlg^rie, ou les attend une existence peut- 
etre rude, mais libre du moins et vaillante, c*est, 
dans Time de Toinette, aussi bien que dans celle 
d'Andre, le sentiment grave et pieux de leur voca- 
tion ulterieure, c'est un espoir reconfortant, c'est 
Telan de tont leur etre vers le bonheur dont ils ont 
en eux-memes un sur presage. Le roman de M. Mar- 
gueritte, qui a pour sous-titre « Mocurs bour- 
geoises », prend ici je ne sais quel accent epique. 



II 



L'adultfere du mari ne peul nous interesser, dans 
cette 6tude, que par rapport h la femme. D'ailleurs 
on ne Ta jamais regard^ comme ayant en soi beau- 



LA F'EMME MARINE BT l'aDULTERE 93 

coup de consequence. Le premier, Alexandre Du- 
mas leprit au serieux. CependantM. de Septmonts, 
dans YEtrangef^e^ n*est point tue parce qu'il a trahi 
Catherine, mais parce qu'il est un « vibrion hu- 
main ». Dans la Princesse George^ M. de Birac, 
revenu « d'une erreur stupide oil les sens seuls 
sont engages d, la reparera par son respect et sa 
tendresse. Et, dans Francillon, quand Lucien viole 
la foi conjugale, sa femme pent bien lui faire croire 
pendant quelques lieures qu'elle a us6 de repre- 
sailles ; mais ce cht\timent suffira : elle pardonne 
sans avoir failli. On sait du reste que, sur ce point, 
la morale de Dumas scandalisa le public. Toute son 
autoritc, toute Tadresse et la force de son art ne 
furent pas de trop pour le sauver d'un echec, lors- 
qu'il eut seulement Fair d'assimiler Tadultere du 
mari a celui de la femme, en un monde ou il n'est 
pas d'usage qu'un mari se pique de fidelite 

Quoique le romancier ait plus de latitude que 
Tauteur dramatique, bien pen de romans posent la 
question. Des maris infldfeles, on en voit dans tons : 
a peine deux ou trois considerent I'adultfere mascu- 
lin comme un cas digne de quelque interet. 

Le « heros et V « heroine » dans la Vie privee de 
Michel Teissier y sont indubitablement Teissier lui- 
m^me et Blanche. Mais si M. Bod, partage entre ses 
devoirs de moraliste et je ne sais quelle admiration 
de ce qu1l appelle un bel amour, ne marque peut- 
etrepas assez de severite pour les deux amants(l), 



(1) Le cMtiinent de Teissier et de Blanche fait le sujet d'un 
autre volume, la Seconde vie de Michel Teissier, 



94 Etudes de litt^raturb contemporatne 

il Q*eQ temoigne pas moins quelque sympathie a 
Suzanne, la femme legitime. £t, des trois princi- 
paux personnages^ Suzanne, apres tout, semble le 
plus vrai. Elle est ce qu'elle doit etre, ce que serait 
toute femme qui, comme elle dit, n'est pas une 
sainte. Uauteur ne lui a point donne une hauteur 
d'ame illusoire, qui se concilie chez Blanche avec 
Tentrainement de la passion. Elle n*a rien d'h^- 
roique. Elle se contente d'etre une ho nnete femme, 
qui aime son mari et qui ne veut pas le partager 
avec une autre. Suzanne exige le divorce, quitte k 
mourir de chagin. 

Void, dans le Jardin secret, de M. Provost, une 
solution lout oppos6e. M"*' Lecoudrier, pendant une 
courte absence de M. Lecoudrier, trouve des lettres 
qui lui apprennent sur son compte une foule de 
choses int6ressantes : depuis treize ans qu'ils sont 
maries, M. Lecoudrier entretient des mattresses, se 
reserve toute une vie ind^pendante, extra-con- 
jugale, parallfele a celle de son menage. Sur 
le moment, M™* Lecoudrier ne respire que ven- 
geance. Mais bient6t des scrupules lui viennent. 
Elle-meme, na-t-elle jamais eu rien k se reprocher? 
Et alors, la voici qui fait son examen de conscience. 
Avant le manage, elle en aaim^ un autre. Le jour 
meme du mariage, quand ses Ifevres promettaient 
ob6issance et fid^lite a celui qu'elle epousa sans 
amour, uniquement par « convenance » et par in- 
teret, elle revait en son cceur de r6volte et de re- 
vanche ; et, dans Theure meme oi\ elle devint sa 
femme, c'est h Timage de Tautre qu'elle donna sa 
nouveaute. Depuis, elle a sans doute 6te une hon- 



LA FfiMMB MARIES BT L'ADULTKRB 95 

nete femme, au sens legal du mot : a-t-elle ele une 
Spouse irr6prochable ? Si elle peut se dire : « J'ai 
r^siste a tel ou tel homme », n'est-ce pas comme si 
elle se disait : « J'ai soagS a la possibilite d'une 
chute avec tel ou tel » ? Elle s'est plus d'une fois 
complu dans les propos d'amour, elle a cache a 
son mari bien des lentations, Ta deroute par de 
fausses confidences... Partiepour juger et condam- 
ner M. Lecoudrier, elle trouve en soi, toutes pro- 
portions gardees, les memes faiblesses qui, chez 
lui, I'indignaient. Des lors M"' Lecoudrier se re- 
signe et s*apaise> et, sentant peser sur elle aussi 
bien que sur lui, sur lui aussi bien que sur elle, la 
n6cessite des memes miseres, elle prend le parti 
d'oublier, d'accueillir M. Lecoudrier comme le plus 
fldMe des 6poux, de lui laisser toujours ignorer ce 
qu'elle sait, ce qu'elle n'aurait jamais du savoir. 
Tout aTheure Suzanne ne pardonnaitpas, en se di- 
sant qull faudrait etre une sainte ; maintenant 
M'"^ Lecoudrier pardonne, et justement parce 
qu'elle n'est pas une sainte. Aucune contradiction. 
M. Rod etM. Prevost se font de la saintetd une idee 
diflf^rente. 

Dans Y Autre femme, de M. Rosny, Hubert Briare, 
apres plusieurs annees de felicite conjugale, sent 
le besoin de « recommencer Tidylle », Si fraiche 
encore et si charmante que soit Helfene, sa ten- 
dresse pour elle n a plus maintenant u la force de 
genese amoureuse ». La jeune femme, il le sait, ne 
peut plus 6veiller en lui le frisson terrible du re- 
nouveau ; et quand elle I'attire sur son coeur, ce 
sont d'autres bras, d'autres Ifevres, d'autres yeux 



96 fiXL'DES DE LITIERATURE CONTEMPORAINE 

qu'il imagine... Celle qu'il desirait une fois trouvde, 
ni le sourire d'Helene ni les caresses ingenues de 
ses enfants ne sauraient le retenir. Et ce que 
M. Rosny nous montre des lors, ce qui fait le sujet 
de sou livre, ce sont les repercussions de I'adultfere 
sur le menage legitime; car « Tautre femme » ne 
parait meme pas. Si Helene ne pent saisir aucune 
preuve, elle devine qu'Hubert aime ailleurs ; et Hu- 
bert se reproche les souffrances d'Helfene, et, 
comme son ame ne manque point de noblesse, il 
voit bien ce qu'il y a de haut et de pur dans la mo- 
nogamie, mais a cette monogamie dinstitution di- 
vine,' il oppose la « beaute palpitante des conquetes 
passionnelles », Tirresistible appel du coeur vers le 
rajeunissement, la folic de Tadultfere, resplendis- 
sante et fascinatrice, pour laquelle il veut trembler 
encore, menlir et souffrir. 

On a reproche a M. Rosny de nous presenter dans 
Hubert un polygame qui i^aisonne. Si le h^ros de 
VAuire femme n'etait qu'un impulsif, le roman 
n'aurait plus de port6e, ne serait plus qu'une his- 
toire quelconque, I'hisloire d'un «mari qui trompe 
sa femme)). Ce qui en fait la valeur, c'est juste- 
mentla question qui se pose dans la raison meme 
du mari, question que notre morale pent bien re- 
soudre sans hesiter en faveur de la monogamie in- 
violable, mais que nos moeurs, il faut I'avouer. 
resolvent d'une tout autre faQon. En regrettant que 
M. Rosny se soit dispense de conclure, nous lui sa- 
vons gr6 d'avoir vu dans I'adultere du mari autre 
chose qu une menue anecdote de la vie matrimo- 
niale. Et si, tout meurtri qu'il est encore de sa pre- 



LA FEMME MARIEE ET L*ADDLTf:RE 97 

mifere avenlure, Hubert ne songe, sur la fin du livre, 
qu'a recommencer, il n'en reste pas moins que 
Tauteur apeint avec une singulifere vigueur tout ce 
que la trahisoa de son heros traine aprfes elle, soit 
pourHelfene soit pour lui, de misferes, de soufTrances 
et d'irremddiables d6chirements. 



Ill 



A vrai dire, I'adultere du mari, qui ne comporte 
que par exception des consequences tragiques, 
passe pour quelque chose d'insignifiant. Aussi ne 
nous etonnons-nous pas que nos romanciers le 
prennent sirarement pour sujet. G'est Tadultfere de 
la femme qu'ils nous repr6sentent presque toujours. 
Quelmoraliste, meme chagrin, n*en tirerait pas aus- 
sit6t cette conclusion que Tadullere de la femme 
n'est pas encore entre dans nos moeurs comme une 
suite inevitable du manage ? Mais si, parmi les he- 
roines de roman. nous ne trouvons gufere de femme 
mariee qui ne viole la foiconjugale, cela pent ais6- 
ment se comprendre. Sans doute, il y a d'autres 
roles pour la femme mariee que de tromper son 
mari. Pas beaucoup pourtant, vu I'etat actuel de 
notre soci^te. Je veuxparler, bien entendu, deceux 
qui peuvent defrayer le roman. Ni Suzanne n'est 
rh^roine de Michel Teissier, ni H61ene de V Autre 
femme. Nous avions, il est vrai,Toinette AdJis Jours 



I- 



98 6tD1)KS DK LITTfiRATDRB CONTEMPORAINE 

d'epreuve, Oserai-je dire que, sur cent lecteurs, 
quatre-vingt-quinze au moins doivent trouver ce 
/ beau livre ennuyeux? II faut k un roman du relief, 
il faut des aventures, des incidents et des acci- 
dents, quelque chose en un mot de plus romanesque 
que le train du manage. Faute de catastrophes dra- 
matiques, nous voulous au moins un peu de ragout. 
La platitude d'une existence tout unie ne suffit pas 
k nous int6resser. II y a dans chacun de nous un 
« idealiste », qui preffere la femme adultere k la 
femme pot-au-feu. Les Spouses honnetes n'ont pas 
d'histoire. Elles sont bien sages et personne ne 
parle d'elles. Que voulez-vous qu'en tire un roman- 
cier? 

Le flirt ou Tadultfere, voila toute la vie des femmes 
que nos romanciers mettent en sc^ne. Mais pour- 
quoi meme cette distinction ? Parmi tant de 
femmes que nous peint le roman de M. Hervieu in- 
titule Flirt, il n*en est aucune qui « tombe ». Qu'est- 
ce que cela veut dire ? Tout simplement que Tau- 
teur ne les a pas suivies jusqu'a la chute. Du reste 
M. Hervieu ne dissimule pas k quoi les achemine 
fatalement le flirt, que lui-m^rae appelle I'itineraire, 
le prelude de Tadultere, a moins qu'il n'en soit 
I'aveu manifeste et le public t6moignage. Toutes 
celles dont Flirt nous d^crit les manages et les ar- 
tifices, il salt bien qu*un jour ou I'autre elles se 
jetteront dans le foss6. Mais voyez Feints par eux- 
m^mes, A c6t6 de M"* de Tr6meur, qui a faitdepuis 
longtemps la culbute, iln'en est aucune qui ne soit 
prete k la faire, ou a la refaire. Pontarmd devient, 
Fete venu, comme une maison, disons un chateau, 



LA FBMMB MARINE ET l'aDULT^RB 90 

de rendez-vous. Et les romans de M. Bourget? Et 
ceux de M. Provost ?Etceux de Gyp surtout? Quel 
statisticien de bonne volont^ comptera les femmes 
adultferes de tout kge et de tout poil qui doivent le 
jour k Gyp ? 

II s'agit Ik de ce qu'on nomme le « monde ». Et 
pent-etre, si nous devons en croire les romanciers 
qui nous le peigneut, le monde a une indulgence 
particuli^re pour ces sortes de choses. On s'y fait, 
da Tunion conjugale, une id^e qui n'a rien de bour- 
geois. Le mari et la femme ont chacun son exis- 
tence s^par^e, ses occupations et ses plaisirs 
propres. Voici, dans le Lt/s rouge, M""® Martin- 
Bell^me. Six ans apr^s le mariage, quand, au de- 
but du livre, elle repasse ses souvenirs, celui que 
lui laisse la vie commune des premiers temps est 
le plus indistinct. Elle en retrouve seulement 
a quelques traits isoles d*une precision p6nible, 
•quelques images absurdes, une impression vague 
et fastidieuse ». Saliberte a ete si peu gen6e qu'elle 
ne se rappelle pas tr^s bien comment se fit, au bout 
de peu de mois, la separation complete. Depuis lors, 
etrangers Tun a I'autre, les deux 6poux ne se de- 
mandentqu'une mutuelle tolerance. L'homme dont 
Th6rfese porte le nom, avec lequel elle habite, dine, 
^change tous les jours des propos, cet bomme ne 
lui repr6sente rien, est denue pour elle de toute si- 
gnification. Voila trois ann6es que M°" Martin- 
Belleme a pris un amant, M. Robert Le Menil, trfes 
honnete garQon, qui lui rend la vie supportable. 
Et, tout de suite apres lafaute, elle se trouva unpen 
honteuse. Mais il y a longtemps que lui a pass6 



400 ETUDES DE LITT^KATDRE CONTEMPORAINE 

cette honle puerile. L'habitude, d'abord. Et puis en- 
core, la reflexion. Que devalt-elle a son mari? S11 
ne sait rien, si les apparences sont sauvees, quel 
tort pourrait-elle avoir? Elle s'applaudit d'une con- 
duite innocente et naturelle. Elle n*6prouve aucun 
regret. Elle se sent, heureuse ? non, — ce n*est pas 
le bonheur que lui donne M. Le Menil — mais coo- 
tente et en paix avec soi-meme. 

Dans le Manage de Juliette^ la jeune femme, k 
peine mariee, entrevoit Tamour hors du menage, 
tt Je n*ai aucune envie, se dit-elle, de Iromper 
M. de Nivert, et je souhaite de toutmon coeur et je 
demande instamment a la Providence de rester 
toujours la simple bonnete femme que je suis, 
Mais tout le monde autour de nous autres, jeunes 
(Spouses, parle trop de Tamant comme d'un acolyte 
in6vitable etacceple du mari pour que notre esprit 
se faQonne pas a trouver presque legitime le ma- 
nage a trois, presque anormal celui a deux. » Dans 
Lettres de femmes. M"* Louise de Charolles, qui, 
apr^s quelques mois de conjungo, ne conserve au- 
cune illusion siir son mari, serait bien aise de s'as- 
surer si, avec un autre, elle aurait plus de plaisir. 
Ne la croyez pas, avec sa petite tete frisee, une 
femme sans cervelle. Tres s6rieuse, au contraire, la 
genlilie M"* de CharoUes. La preuve, c'est que, ne 
voulant pas prendre un amant au basard parmi ses 
nombreux adorateurs, elle demande conseil a uno 
vieille lante, dont Texperience peut la guider. Et 
comme elle araison de ne pas se jeler aux bras du 
premier venu ! Le choix d*un amant ne demande 
pasmoins de sagesse que le choix d'un mari. Est-ce 



• « ^  



' \^. 



LA FEMME MARIEE Ej'L'ADBLTEjftS^-' r^ lOi; '. 

■' ^ ' , - <•■•■' ' • • 
meme assez dire? On prend le mari pour le monde 

(ouplul6t onle revolt, onle subit); quant ^Tamant, 
on le prend pour soi. Le mari est un « meuble de 
decoration » ; il ne le faut que sp6cieux. L aniant 
est un « meuble d'usage »; cela ne veut pas dire 
qu'on le prenne inelegant ou sans gr^ce, mais il le 
faut encore commode et solide. — Lorsqu'une autre 
heroine des Lettres de femmes, Simone, a cesse 
d'etre honnete au sens physiologico-social du terme, 
cet evenement n'a d'autre effet sur elle que de lui 
ebranler les nerfs a fleur de peau. Son impression 
totale, en revenant de chez Ludovic, est que Tadul- 
tere ne differe aucunement du mariage. Ce sont 
presque les memes paroles, et ce sont tout a fait 
les memes gestes. Et, de relour chez elle, quand 
elle revolt son mari, elle a peine a retenir une en- 
vie de rire. II est vrai que, bient6t apres, une sorte 
d^apitoiement lui vient, doux et bizarre, u Pauvre 
gargon, dit-elle, je feral ce que jepourrai pour qu'il 
ne le sache pas I » 

Dans la bourgeoisie aussi bien que dans le 
« monde », on se marie le plus souvent, je ne dis 
meme pas sans s'aimer, mais sans se connailre. 
Vous vous rappelez peut-etre la declaration que fait 
Jacqueline des DemUVierges a son pretendant Luc 
Lestrange : « Je croisque nous ferons tres bon me- 
nage ensemble, outre les pelits moments particu- 
li^rement agreables, qui n'ont qu'un temps, je le 
sais... De part et d'autre, liberty complete. Vous con- 
tinuerez a courir, sans cesser pour cela de penser a 
moi, car vous etes de la variele qui cumule, vous. 
Moi, de moncdte... a quoi vousserviraienl des pro- 



i02-- /fiyG.DTB^'D« WTTERATURB CONTKMPORAINE 

messes de resistance k une tentalion que j'ignore ? 
Ce que je vous prometsformellement, c'est de vous 
garder toujours ce qui vous est du, et de ne jamais 
vous rendre ridicule. » II n'y a pas a dire, apr^s une 
d^cjarklion de ce genre, on sail a quoi s'en lenir 
sur sa future. Je nementionne pas les autres demi- 
vierges. Celles-la, les jeunes gens de leur entou- 
rage font avec e]les assez ample connaissance. lis 
les connaissent presque aussi bien que les connai- 
tront leurs maris ; et ils se gardent de les 6pouser. 
Mais nous ne parlions pas de ce genre de relation. 
Et puis, le milieu des demi-vierges est un milieu 
tout special, et M. Prevost veut bien reconnaitre 
qu'on y trouve beaucoup d'etrangeres. Je demande 
si, dans notre bourgeoisie ou dans notre « monde »y 
il est possible pour un jeune homme de connaitre 
une jeune fllle, d'^changer avec elle des paroles 
qui ne soient pas f utiles, de discemer ses qualit^s- 
et ses d^fauts^ d*avoir quelque id^e de la mani^re 
dont elle entend le mariage ou mfeme du veritable 
motif qu*elle a d*accepter un mari. Evidemment 
non ; notre Education s'y oppose. II y a les flan- 
QaiUes. Mais on s'est dej^ engage. Aussi bien les 
fiances, dans cet espace d'ailleurs si court qui pre- 
cede le mariage, ne semontrentpas tels qu'ils sont. 
Chacun des deux se surveille soi-mftme en obser- 
vant I'autre. Une fois mari6s, on pent avoir des 
surprises d6sagr6ables. 

Et pourquoi les jeunes fllles se marient-elles, 
quand elles ne se marient pas parce qu'elles aiment^ 
quand elles se marient avec un monsieur qu'elles 
connaissent si pen ? Le plus grand nombre soup- 



LA FBMME MARINE BT L'aDDLT^RB 103 

^oniient k peine ce qu'est le manage. On les elfeve 
jusqu*^ la veille dans une ignorance aussi complete 
que possible. Beaucoup se marient pour avoir une 
« situation », une maison a conduire, pour etre 
appelees « madame », pour se d^coUeler un peu 
plus bas. Combien ne desirent vraiment que sortir 
seules I Nos moeurs refusent toute liberte aux 
jeunes fiUes. Aussi voient-elles dans le mariage une 
sorte d*affranchissement, et se marient-elles pour 
s'6manciper. Et, trop souvent, Feducation qu'elles 
re^oivent en a fait des creatures pueriles, coquettes, 
superficielles, ne les a prepar6es qu*en vue de 
plaire, ne leur a donne pour toute morsdite que de 
fausses pudeurs. II s'agit premierement d'avoir un 
mari; bient6t aprfes, ce sera le tour de Tamant. 



IV 



Dans les romans ou la femme trompe son mari, 
c'est toujours a la femme que va Tinteret. II y a de 
rares exceptions. Dans la Tourmente, par exemple, 
M. PaulMargueritte a fait du mari son principal per- 
sonnage. La premifere partie du livre nous montre 
Jacques Halluys enerve par les caprices de Therese, 
qu'il adore, tant6t se consumant en des irritations 
st6riles, tant6t se laissant amoUir par la pitie ; puis, 
des circonstances insigniflantes 6veillent en lui une 
league inquietude', d'autant plus tenace qu'aucun 



i04 ^TODBS DB LITTERATURB OONTEMPORAINE 

fait reel ne la motive, et qui, peu apeu, s'accuse, 
se precise, prend corps, jusqirau moment oii The- 
rfese vient d*elle-meme lui faire le terrible aveu; et, 
alors, nous y reviendrons tout a Theure, se pose la 
question du pardon^ sur laquelie roule la seconde 
partie. — Dans Un crime d'amour, il y a deux cha- 
pitres, une cinquantaine de pages, ou M. Bourget 
nous rend sympathique le mari trompe, Chazel, en 
retraQant ses soupgons et ses craintes. Mais Chazel 
se montre vraiment trop naif quand il va chez Ar- 
mand de Querne pour lui demander sa parole d'hon- 
neur qu'Helene n'est pas sa maitresse. Nous le 
plaindrions davantage s'il nous paraissait moins ri- 
dicule. Et d*ailleurs ces deux chapitres ont pour 
unique objet d'amener Armand a rompre avec la 
femme de son ami, moins par piti6 que par lionte. 
— Dernier refuge, de M. Rod, ne donne au role du 
mari un peu d*interetque dans la scfene culminante 
du livre od Berthemy, en face de Martial, figure la 
loi, la societe, la morale privee et publique. Mais 
toute noire sympalhie, est-ilbesoin de le dire? se 
porte sur Tamant, que M"* Berthemy, quittant son 
mari etses enfanls, ne tardera pas a rejoindre. 

Du resle le mari, dans la plupart des romans, ne 
se doute pas de son infortune. Chazel a un instant 
de m6fiance; mais cela lui passe vite, d^s qu'Ar- 
mand lui a donne sa parole. « Moi, Tamant de ta 
femme ? Qu'est-ce que tu me chanteslk? » — Bonni- 
vet, de la Duchesse bleiie, fmit, lui aussi, par etre 
persuade que Bonnivette est la plus fidMe des 
femmes. — Mensonges se termine sur cet instan- 
tan6 : un Elegant vis-k-vis emportant M"* Moraines 



LA FEMME MARI6b BT L*ADULTfeRK 105 

avec Desforges assis a son c6te et Paul Moraines en 
face. Ainsi lout le monde est heureux dans le 
meilleur possible des manages k trois, 

11 arrive pourtant que le mari decouvre ce qu'on 
eul jadis appele sa honle. Que fait-il alors? Dans 
VArmaturey de M. Hervieu, apres avoir brutalis6 
quelque peu Giselle, prostree k ses genoux, Jacques 
d'Exireuil la releve trfes chevaleresquement. Nos 
romanciers n'osent plus nous montrer un mari qui 
lue sa femme. Cela est d'uu pathetique criard et 
vulgaire. Et d'ailleurs, cela ne s'accorde plus avec 
la douceur des moeurs contemporaines. Les ma»urs 
contemporaines se sont adoucies au point que le 
mari, parfois, — je ne parle que du grand monde, 
oil la civilisation a plus de raffinement, — fait celui 
qui n*a rien vu. C'est le cas du comte de Maillane 
dans le Journal dun grinchuy le dernier roman de 
Gyp. Sa femme, il le sait, est la mailresse du baron 
Klebrig, riche banquier juif. Mais il n'en eprouve 
aucune gene. Bien au contraire, Klebrig etant aussi 
gen^reux que riche, il b6n6ficie sans le moindre 
scrupule de ses largesses. Ajoulons a la d^charge 
du comte que M™* de Maillane n'a pas eu de dot. 
Puisqu'il Ta epousee pour sa beaut6,il semble juste 
que ce desint6ressement lui rapporte quelque 
chose. 

Si tous les maris ne sont pas dhumeur aussi de- 
bonnaire ou de philosophic aussi accommodante, la 
plupart, du moins, ils pardonnent. A defaut du poi- 
gnard ou du pistolet, on aurait sans doute le di- 
vorce. Mais le divorce n est pas un denouement ro- 
manesque. Et puis, la mode inclina derni^rement 



106 fiTDDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

h la pili6. En meme temps que, sur la scfene,. 
M. Jules Lemaitre donnait le Pardon^ deux romans^ 
la Petite paroissey d'Alphonse Daudet, et la Tour- 
mente^ de M. Paul Margueritte, traitaient le rn^me 
cas. Dans le premier, il y a d'abord le pardon de 
M. Merivet, celui-la meme qui fit bAtir en memoire 
de son « 6pouse » T^glise de la petite paroisse, ou, 
si vous pref6rez, Teglise du bon cocu, car cette 
6pouse que pleure si tendrement le brave homme 
Tavait outrageusementtromp6. Ensuite il y a, — et 
c'est le veritable sujet du livre, — Thistoire de Ri- 
chard F6nigan, trahi par Lydie. Lui aussi pardonne, 
lui aussi rappelle lafemme coupable. Mais bient6t sa 
jalousie se reveille. II faut que Daudet Tenvoie 
passer deux ou trois mois au Sahel alg^rien avec 
le p^re M6rivet, dont une lettre nous apprend de 
loin en loin que a^a va mieux ». Et comme Richard 
ne gu^rirait pas tout de meme si Tamant restait en 
vie, qu'i cela ne tienne : il n'y a qu'k tuer I'amant 
dans une galante escapade. 

La Tourmente analyse du moins le cas d'Halluys^ 
Envoyant sa femme si triste et si humble aprfes 
Taveu, Halluys ne pent retenir un geste d*attendris- 
sement. « Tu ne me pardonneras jamais ! » b6gaie 
Therfese. Et nous sentons que si le courage de par- 
donner lui manque encore, il lui manque aussi ce- 
lui de repudier sa femme, dont Timage est si douce 
k son coeur et a ses sens. Le pauvre homme envoie 
Th6rfese ci la campagne, et^ peu apres, Ty rejoint, 
avec Tespoir qu'ils pourront desormais etre heu- 
reux. Et Th^rese, de son c6t6, ne veut plus avoir 
d'autre souci que le bonheur d'un mari si magna- 



LA FSUM8 MARINE BT l'ADULTI&SB 107 

nime. Pourtant, la premifere nuit d'amour qui suit 
la faute, quand Halluys retourne brusquement la 
lete, en devinant que la jeune femme s'est r6veill6e, 
qu'elle le regarde depuis quelques minutes, — ce 
regard k Taffut, fix6 sur lui, il y perQoit une atten- 
tion perspicace et rus6e, une malice de triomphe. 
La jalousie d'ailleurs ne tarde pas k renattre dans 
son coeur ulc^r6. 11 torture Th^rfese et se torture 
lui-meme. Et ce sont cbaque jour des scenes 
atroces, jusqu'au moment ou il trouve que le seul 
remfede est de rompre tout commerce intime, de 
n'aimer qu'avec son ^me. Et c'est Ik ce qu'il se pro- 
met de faire. Mais on a beau, sur la fin , nousmon- 
trer k Thorizon les blancheurs symboliques de 
Taube ; j^ai bien peur qu'Halluys n'ait pas la force 
de tenir sa promesse. En tout cas nous devons 
savoir gr6 k M. Margueritte de ce denouement. 
Presque toujours le grand mot de pardon dissimule 
lal4chetd du mari et sa concupiscence charnelle. 
Combien de maris, qu'on nous montre pardonnant 
a une femme coupable, lui pardonnent pour jouir 
encore de sa beaut6 ! Si le pardon ne procfede pas 
d'une extraordinaire hauteur d'dme, il est une 
marque de faiblesse avilissante. Et voilJi sans doute 
ce que signifiait tout k I'heure le sourire presque 
ironique de Therese. 



108 6TDDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 



La plupart du temps le mari parait k peine. Le 
peu qui nous en est dit sufflt apparemmenl pour 
justifierraduUere de la femme. Dans Notre coRKr, 
de Maupassant, M. de Burne est un vaurien de 
bonnes manieres, un de ces tyrans domestiques de- 
vant lesquels tout doit ceder et plier. Celui-la du 
moins terrifie sa femme au point qu'elle n'ose 
pas le trahir. Mais voyez la malechance ! II meurt 
cinq ans apres le mariage, et je vous prie de 
croire que M""* de Burne se souciera peu de rester 
fiddle a sa memoire. Dans Criielle enigme, que 
nous dit-on de M. de Sauve ? Tout simplement que 
c'est un homme de quarante-cinq ans, aux mains et 
aux oreilles velues, aux larges pieds, a Tencolure 
de dragon, et dont le visage, d6ja trop rouge, porte 
les traces d'une usure precoce. Dans Idylle tra- 
giqiie, la pauvre M"* de Carlsberg est livr6e au des- 
potisme d'un maitre in6gal, quinteux, affreusement 
jaloux. Dans le Lys rouge, M. Martin-Belleme nous 
apparail de loin en loin : c'est un homme froid, 
maladif, ^goisle, jauni dans les affaires et la poli- 
tique, qui n^aime les femmes que par vanile et qui 
n'a jamais aim^ la sienne. Mais comment se fait-il 
que W Martin, M"' de Carlsberg, M"*® de Sauve, 
M"° de Burne, aient Spouse de tels maris ? Elles 
furent tromp^es, ou bien n'eurent pas la liberie de 



LA FEMMB MARINE ET L'ADULT^RE " 109 

leur choix. M"* Martin, par exemple, s'est laiss^ 
marier par son pfere, lequel a consulte les avan* 
tages ext^rieurs et les convenances. Elle n'osait 
pas, elle ne savait pas. Et M"* de Cai'lsberg? Celle- 
la, en epousant I'archiduc Francois, a C(5d6, sans 
compter les instances palernelles, k une faiblesse 
qu'explique son jeune dge. Pen importe d'ailleurs, 
pourvu que quelques mots sur rinsigniflance ou 
la brutalite du marl pr6parent la trahison de la 
femme. 

Parfois, cependant, le marl est un tr^s galant 
homrae, ou memeil a, comme Chazel, les meilleures 
qualites de Temploi. Pent on etre plus aimant que 
Chazel, plus d6voud, plus conflant? « Les singu- 
liers animaux! » se dit M. de Querne, parlant des 
femmes en general et pensant en particulier a 
H^l^ne. « Voil^ un mari qui a du coeur, de la naivet6, 
de lafoi, comme elles disent ; il salt aimer, c'est en- 
core un de leurs mots, et il faut que sa femme le 
trompe, pour qui? Pour un cynique comme moi, 
qui suis exactement le contraire. » Armand de 
Querne oublie, a vrai dire, que Chazel a les cheveux 
rares, les epaules osseuses, qu'il porte un lorgnon 
toujours mal pose et fait mal le noeud de sa cra- 
vate. Comment voulez-vous qu'H^lene nele trompe 
pas? Mais, dans Mensonges^ Paul Moraines, qui 
n'aime pas moins sa femme, est un grand gargon k 
la fifere tournure, aux beaux yeux francs bien ou- 
verts, au visage noble, un vrai gentilhomme, et 
qui met bien sa cravate. Aussi Suzanne, quand elle 
rfeve dans son cabinet de toilette, ne pent s'empe- 
cher de dire : « Quel brave coeur ! » Oui, mais Paul 



ilO Etudes de litt^rature coirrEMPORAiNE 

ne gagne pas assez d'argent. Aussi, se reportant 
vers le baron Desforges : « Quel bon ami 1 » dit 
maintenant la petite dame. 



VI 



Si le roman de la femme mariee se r6duit presque 
toujours au roman de la femme coupable, il y a du 
moins une grande variety dans les motifs qui deter- 
minent Tadultfere comme dans les formes qu'il 
prend. 

Adultere par amour. C'est du « grand amour » 
que je parle. Dernier refuge nous en offre le 
meilleur, ou, peut-etre, le seulexemple. 11 ne s'agit 
pas la d*une liaison plus ou moins banale, mais de 
cet amour inflniment rare, de Tamour unique, 6ter- 
nel, absolu. Martial s'est donne a Genevieve tout 
entier et pour toujours, etGenevifevesacrifie i Mar- 
tial ses devoirs, sa reputation, sa vie. Le monde les 
condamne; ils auront la joie de mourir ensemble. 
Dans la mort et par la mort meme, ils immorta- 
lisent leur amour. L'auteur nous repr6sente ici la 
passion comme ayant en soi je ne sais quel principe 
divin qui la rend sup^rieure a notre morale. C'est 
rid6al romantique avec toute sa ferveur en un 
si^cle beaucoup moins exalte. Si M. Rod laissait 
vivre les deux amants, il leur arriverait sans doute 
ce qui 6tait arriv6 a Michel Teissier et h Blanche. 
Apres quelques mois d'un bonheur avide et violent, 



LA FBMMB MARI£b ET L'aDULTJ^RE 111 

Tardeur qu'ils croyaient 6ternelle se refroidiraitpeu 
k peu. Mais le suicide prolonge leur amour dstus 
rinfini et en fait comme une apoth^ose. 

Adult^re par pitie. Tel est le cas d'Hel^ne Chazel. 
H^lfeue s'abandonne k ses sentiments pour M. de 
Queme en croyant qu'elle ne d^passera pas une 
certaine limite, qu'elle pourra concilier rinfid61it6 
du coeur avec la foi jur^e k son mari. Armand fait 
semblant de douter de son amour et d'etre malheu- 
reux par ce doute. U l^am^ne ainsi k se laisser 
prendre les mains, baiser le front, les joues, la 
bouche. Mais ce n'est pas assez. 11 la veut tout en- 
ti^re. Hel^ne le fait soutfrir par ses refus, et une 
souffrance d'Armand lui est intolerable. Alors, il 
faut bien donner au pauvre garQon la marque su- 
preme de tendresse. « Du moins, seras-tu heu- 
reux? » dit-elle avec une sorte d'angoisse. Et elle 
^pie ses yeux pour voir s'ils expriment un entier 
bonheur. 

AduUere par sensual! le. Dans Lettres de femmes, 
nous avons M"*** Raoul Dambrine, qui, son mari la 
negligeant, lui declare de propos d^libere qu'elle 
s'abandonnera au premier venu assez bardi pour 
faire mine de la prendre. Dans Peints par eux- 
memes, M"" de Tr6meur, dont les lettres respirent 
une exaltation toute charnelle. Dansle Lys rouge^ 
M"* Martin-Belleme. Les sympathies que M"'* Mar- 
tin-Bellfeme t^moigne i Robert Le Menil ne sont pas 
du tout celles de I'esprit ou de T^me. En songeant 
au rendez'vous du lendemain, « c'est avec une pe- 
tite secousse de tete assez violente, avec un haus- 
sement d'6paules plus brutal qu'on ne Teut attendu 



112 6TDDES DB LITT^RATURE CONTEMPORAINE 

de cette dame exquise, qu'elle se dit a elle-meme : 
a Voila, j'ai besoin d'amour, moi I » Et quand Ro- 
bert la quitte pouruue huitaiae de jours, la pensee 
de celte absence ne laisse pas de lui 6lre penible. 
« Nous sommes s6par6s tout Tete ; Thiver, vous vi vez 
dans votre famille et chez vos amis la moitie du 
temps ; si Ton doit se voir si peu, ce n'est pas la 
peine de se voir du tout... Je reclame ce qu'on me 
doit. Et puis... Et puis, j'ai des sens, moi. Voila, 
mon cher. » Enfin, dans Cruelle enigmey M"" de 
Sauve. Son premier amanl, Frederic Luzel, ne s'est 
pas attarde aux mifevreries galantes ; il lui a tout de 
suite, tres nettement, offert une sorte d'association 
secrete et sure pour le plaisir. Son quatrieme 
amant, celui qu*elle se paie (cruelle enigme !) tout 
en restantamoureuse du troisieme, est le comte de 
La Croix-Firmin, fat, ignorant et de mddiocre in- 
telligence, mais solidement bdti. En p4manl sur le 
coeur du bellatre, elle cfede a un instinct tout phy- 
sique, a la soif d'ivresses sensuelles. Notez que, ce 
jour-la, il faisait tres chaud et tres lourd. M. Bour- 
get a soin de nous le dire ; et Ton se demande alors 
comment la chute de son heroine pent lui paraitre 
6nigmatique. 

AduUere par besoin d'argent. La comtesse de 
Maillane, deji nommee, dans le Journal dun grm- 
chu, Dans Lettres de femmes, M"° de Vineuil. Sa- 
chant que son amant, Jacques Lethillier, depensait 
pour samaitresse anterieure trente mille francs par 
an, M'"^ de Vineuil veut s*assurer qu'il est capable 
de faire pour elle les memes sacrifices. Lethillier 
« casque », avec un arrifere-sourire qui signifie : 



J 



LA FEMME MARINE ET l'aDDLTERE " 113 

« Ah 1 1'y voila venue... Je ne suis pas fA,che de voir 
qu'elle est comme les autres. » Puis, apres maintes 
(lemandes analogues, il lui propose un revenu fixe. 
Beaucoup de femmes du monde, a ce qu'il parait, 
goutentfort cet arrangement. — Enfin et surtout, 
]y|me Moraines, de Mensonges. Le menage des Mo- 
raines, qui ont cinquante mille francs de rente, va 
sur le pied du triple. Et le bon Paul, malgre les ob- 
servations de Suzanne, s'extasie en public sur 
I'adresse dont elle fait preuve dans le maniement 
des revenus domestiques, dit ases amis en train de 
maudire la cherte croissante de Texistence : « Ah I 
si vous aviez une menagfere comme moi I » Le ba- 
ron Desforges paie tout ce luxe. M"" Moraines s'est 
vendue pour avoir toujours autour desabeaut6 les 
innombrables delicatessesd'une grande vie de cour- 
tisane. Quand Desforges lui porte quelque bijou : 
« Pas de remerciements», ditcethommeg6ndreux, 
« cela en vaut-il la peine? » — « Demain », repond 
la dame avec un sourire plein de promesse, « vous 
ne m^empecherez pas de vous remercier, rue du 
Mont-Thabor ».' 

Adult^re par desoeuvremeut. Ely de Carlsberg, 
quand elle rencontre k Rome Olivier Du Prat, s'en- 
nuie, a besoin d'une distraction. Aussi bien Du Prat 
est a la mode : deux dames de la haute society ro- 
maine se le dispulent presque ouvertement. Cela 
amuse Ely de le leur prendre. Elle devient sa mai- 
tresse sans avoir pour lui le moindre gout. Je laisse 
de c6te Michele de Burne {Notre coeur), qui, du 
moins, est veuve. Volci, dans Lettres de femmes, la 
petUe Simone. Un an de mariage lui a suffl pour 

8 



114 ETUDES DK LITT^RATURE CONTEMPORAINE 

« faire le tour » de son mari. Si encore elle n'etait 
pas li^e par un bail perp^tuel ! Mais quoi ? la vie en- 
ti^re I T6t ou tard il faudra bien sauter le pas. Au- 
tant vaut tout de suite. Elle prend un aoiant, le 
premier qui lui tombe sous la main. En qaittant la 
maison conjugale pour se rendre dans la fame use 
garQonnifere dont Ludovic lui vaute les avantages, 
elle se demande : « Si, par hasard, il avail et6 forc4 
de s'absenter, serais-je f4ch6e ou contente? » Et 
elle se r^pond : « De moi k moi, sincferement, je 
crois que je serais contente ». Mais Ludovic est 
chez lui, et Simone le laisse faire, curieuse de voir 
comment ga se passera. 

G6n6ralement Tadultere a des mobiles d'ordre 
divers. II y entre a la fois plus ou moins de sensua- 
lite et plus ou moins d'amour, sans compter les 
autres ingredients. Ce qui fait la difference, c'est 
que les proportions varient. Aussi bien la plupart 
des femmes ne se contentent pas d'un amant. EUes 
en ont au moins deux, tant6t Tun apr^s Tautre, 
tant6t ensemble et concurremment. DuPrat unefois 
parti, Ely aime Pierre Hautefeuille, dune fagon 
toute differente. MemecasavecM'"*'Martin-Belleme. 
Elle n'eprouvait pour Robert Le Menil qu'une in- 
clination physique, elle sent pour Dechartre une 
veritable passion. En voici maintenant (]ui ont 
deux amants k la fois. M**"' de Tillieres : Poyanne 
estcelui du coeur, Casal celui de la chair. M^'de 
Sauve pareillement : au petit Hubert voiit ses 
reveries senlimentales dans le moment nieme ou 
elle s'ebat avecle vigoureux LaCroix-Firmin. Pour 
M™* Moraines, c'est une femme peu complexe : le 



LA FBMME MARINE ET L^ADULTfeRE 115 

baron Desforges Tentrelient d'argent et le pofete 
Vincy sufflt h ses autres besoins, qui sont tout ce 
qu'il y a de plus simple et de plus prdcis. 



VII 



line chose a remarquer : bien souvent, c'est la 
femme qui s^duit Ihomme. Oh ! je sals qu'il n'y a 
la rien de nouveau, et Thistoire de la pomme, his- 
toire trfes ancienne, nem'est pas sortie de la me- 
moire. Mais je parle surtout de femmes exp6ri- 
ment6es, plus ou moins mures, qui d^bauchent un 
petit jeune homme. II y en a beaucoup dans le ro- 
man contemporain. Telle la marquise de Beau- 
champ {Lettres de femmes), quadrag6naire frisant 
la cinquantaine, qui s'est eprise du precepteur de 
son grand gargon de flls. Elle sait que le temps lui 
est trop mesure pour les savantes manoeuvres de 
la coquetterie. Belle encore, mais portant sur sa 
figure la trace des ann6es, de la maternite, des 
chagrins et des d6sillusions, elle se plaint d'etre 
obligee k cacher d'elle ce qui demeure encore de- 
sirable et jeune. Elle use d'artiflces de courtisane 
pour decouvrir a Robert ses ^paules, sa poitrine. 
Finalement, elle va le trouver dans sa chambre, et 
s*abat, p4mee, entre ses bras. — Marie-Thdrfese de 
la Confession dun amant, k peine moins 4g6e que 
I'incandescente marquise, captive Frederic par des 



J 16 Etudes db litteratdre contemporaine 

graces enj61euses, I'excite par d'allicianles pri- 
vaut6s, triomphe de ses dernieres resistances par 
de brutales caresses. — Dans Cruelle enigme, 
M""® de Sauve file longuement le parfait amour, 
craignanl, si elle allait trop vite, d'effarouclier 
!a pudeur d'Hubert, et d'ailleurs trouvant moyen 
de rendre ces preliminaires assez friands. 

Ce qui ajoute encore du ragout, c*est quand il 
s*agit de tr^hir Tamant, et nonpas le mari. Mais un 
moment arrive ou le premier amant devientcomme 
un mari en second. C'est la regularite du menage 
a trois. Une femme tant sol pen « dans le train » ne 
s'en contente point. II lui a fallu le premier amant 
pour la changer du mari ; quand cette liaison a pris 
un air quasi conjugal, il lui faut le second pour la 
changer du premier. Ce premier amant, c*est 
Poyanne, par exemple, dans Un coenr de fenune. 
C'est encore Robert Le Menil du Lys rouge. 
W" Martin-Belleme parte de lui comme d'un veri- 
table epoux. Le bon ethonnete garQon n'a pour elle 
aucun imprevu. A peine la quitte-t-il quelques 
jours, elle s'en est d6shabituee. Elle se dit : « Est-ce 
que je ne I'aime plus ? L'ai-je jamais aime ? « Elle 
ne salt pas, et peu lui importe de savoir. Et, tout a 
coup, Robert sort de sa vie. Elle ne le voit dans ses 
souvenirs que comme un homme semblable k tous 
les autre. D6ja I'idee de lui appartenir la choque 
presque autant que celle d'appartenir a M. Martin- 
Belleme. Et elle se demande s'il n^existe pas un autre 
amour, c*est-a-dire si elle ne trouvera pas un autre 
amant. Alors apparait Jacques Dechartre. 
Comme les femmes que nos romanciers mettent 



LA PEMME MARIEE ET l'aDULTERE 117 

en scfene n'en sont pas ordinairement a leur pre- 
miere « faule », la trahison conjugale ne compte 
pour riea. Du reste, il est enlendu que le inari n'a 
aucun droit. C'est k son amant que la femme doit 
fidelite. Voyez, par exemple, Mensonges. Nous trou- 
vons, au debut, le baron Desforges installe depuis 
longtemps dans le menage des Moraines. Et la chose 
semble toute naturelle. M*"® Moraines ne doit-elle 
pas gagner sa vie? Mais que, devenue I'amante de 
Rene, elle continue ses petites expeditions de la 
rue du Mont-Thabor, voiU qui n'est pas suppor- 
table. Puisque le mari ne compte plus, la morale, 
qui, elle, ne perd jamais ses droits, trouve dans 
Tamant un autre repr6sentant. Quand une femme 
trompe son mari, s*en formaliser serait un signe 
de mauvaise education. Mais quand elle trabit son 
amant, oh I alors, M. Bourget se f^che. On est un 
moraliste on on ne Test pas. 



VIII 



Au fond de ces romans, nous trouvons un grand 
mepris de la femme. Aussi bien presque tons les 
ecrivains dits f6ministes aftichent ce mepris, ou^ 
quand ils ne Tafflchent pas, le trahissent a leur insu 
jusque dans leurs hommages. D'abord Alexandre 
Dumas, pour lequel, lui-meme le declare brutale- 
ment, la femme est un etre passif, denu6 de valeur 
propre, incapable de se conduire et dont la veritable 



118 6TUDBS DE LITTfiRATURK CONTBMPORAINE 

fin consiste, non dans je ne sais quelle autonomie 
chim6rique, mais, au contraire, dans une incorpo- 
ration toujours plus ^troite k Thomme, son guide 
et son mattre. Aprfes Dumas, void M. Marcel 
Prevosl, Les femmes, chez M. Provost, n'ont ni 
raison, ni volontd. Tout, en elles, se r^duit h 
des instincts. Elles subissent sans resistance pos- 
sible la domination de leurs humeurs. Elles ne 
meritent ni blAme lorsqu'elles pfechent, ni 61oge 
quand elles se conduisent bien. II n'y a pour ces 
etres inconscients aucune morality. Et M. Paul 
Bourget encore ?M. Bourget protesterait sans doute 
de son respect pour le sexe auquel il est cher. L'au- 
teur de Cruelle enigme et de Mensonges prendrait 
h t6moin ses types de grandes amoureuses, comme 
si, dans leur amour, il entrait autre chose que le 
trouble de I'imagination, la curiosit6 sensuelle, le 
plaisir de la ruse, la coquetterie, le besoin de dis- 
traire une existence desoeuvr^e. Oil sont les he- 
roines du xvn« siecle, qui, par la vertu, triom- 
phaient des faiblesses de la chair? Oil sont meme 
les heroines romanliques, dontlespires ^garements 
etaient du moins ennoblis par une ferveur sublime? 
La femme moderne, telle que nos romanciers nous 
la peignent, n'aplus que des vaniteset des appetits. 
M. Rosny lui-meme ne fait pas toujours exception. 
Dans un de ses plus beaux livres, Daniel Valgraive, 
il represente Clolilde comme une creature 16gfere, 
enfantine, inconsistante, vou6e de naissance k Ja 
ruse et a la depravation ; et la misere morale de 
Clotilde nous est rendue d'autant plus sensible 
qu'elle contraste davantage avec la generosite de 



LA FSMMB MAKI^B BT L' ADULTERS 119 

son mari. Presque tous nos romans peignent la 
femme telle que Font faite les loisirs, le luxe, le 
vide d'une Education futile, rinanit^ d'une vie qui 
ne connait pas de devoirs ; elle n'y a d^autre fonc- 
iioQ que d'etre belle et d'atiirer les hommages. 

Ces hommages ne d^notent point le respect. A 
vrai dire, la galanterie de Thomme est une injure 
a la femme des qu'on y sent, plus ou moins dissi- 
mule, poindre le d6sir. Alors meme qu'il ne s'agit 
que de courtoisie mondaine,les pr^tresses du f6mi- 
nisme, qui poursuivent I'^galit^ des sexes, n'ont pas 
tenement tort de r^clamer contre les marques de 
superficielle deference que des femmes tant soit peu 
^mancipeesconsidbrentcomme «une estampillede 
leur servage ». Dans les societes primitives, ou r^- 
gnait la force brutale, il etait bon sans doute que 
le sexe faible fut protege par une sorte de cbeva- 
lerie. Mais nous n'en sommes plus tout k fait la, et 
cette chevalerie, qui, maintenant, ne coute guere 
aux hommes, certaines femmes y voient une offense 
a leur dignity. EUes ne raisonnent pas trop mal, 
si les deux sexes sont egaux, je veux dire si la 
femme n'est inf6rieure a Thomme qu'en vigueur 
physique. Et attendez un peu. Le temps viendra tot 
ou tard ou les muscles f^minins, fortifies par de 
saines m6thodes, ne le cederont peu t-etre plus gu^re 
a ceux du sexe que nous appelons aujourd'bui le 
sexe fort. 

Une « femme nouvelle » se prepare, que les races 
anglo-saxonnes, TAm^rique surtout, sont en train 
defagonner. Meme chez nous, Latins, la r6action se 
fait peu a peu contre les pr6jug6s religieux ou so- 



420 ETUDES DB LITTERATURB CONTBMPORAINE 

ciaux qui jusqu'ici avaientmaintenu lafemme dans 
sa condition subalterne. Je ne parle pas seulement 
de reformes juridiques : il en a et6 op6r6 deja de 
irhs significatives. Je parle surtout de r6ducalion. 
qui lend de plus en plus k faire de la femme legale 
de I'homme, a developper en elle la raison, la cons- 
cience, la volonte, de maniere qu'elle soil une 
compagne, une associee pour le mari de son clioix, 
et non pas une « mineure » soumise a la tutelle de 
celui qu'on lui a choisi. 

Les romanciers du xx® siecle auront de nouvelles 

figures k peindre. Alors, une dtude sur le mariage 

et la femme mariee ne devra pas, comme celle-ci, 

consister presque entierement dans I'analyse des 

formes diverses que pent revetir Tadult^re. 

Veux-je dire que. pour le roman de notre sifecle> 
il n*y ait pas d'autres sujets ?Non certes. Seulement 
ces sujets sont plus difflciles, ils demandent un 
talent plus vigoureux, plus original, plus « humain » 
une observation plus large et plus profonde. Nos 
romanciers sont exclusivement « parisiens ». Mais, 
de Paris meme, qu*est-ce qu'ils connaissent ? Un 
milieu tout special et restreint, milieu factice, su- 
perflciel, artificieux, le moins propre a donner de 
la vie et des ma^urs une juste idee. Leur etude ne 
porte que sur le monde de quelques oisives, pour 
lesquelles I'existence est un flirt perpetuel. Et ils 
calomnient la femme frariQaise en nous repr^sen- 
tant sous ce nom cinq ou six types, toujours les 
m6mes, d'enerv6es et de detraquees. Sans doute 
ces femmes-la se rencontrent, et peutetre n'en 
ont-ils jamais vu d'autres : a vrai dire, elles sont 



LA FfiMME MARIKE KT L' ADULTERS 121 

comme une ecume brillanie qui miroite ^la surface 
de noire societe. 

Si nos romanciers calomnientla fetnme frauQaise, 
c'est qu'ils n'ont pas encore eu le temps de la per- 
verlir. Laissez-les faire:ils y travaillent en cons- 
cience. J'ai dii prendre pour matiere de cette etude 
les livres des plus connus. Mais combien de sous- 
Bourget et de sous-Prevosl, dont les ouvrages se 
repandent par milliers et milliers d'exemplaires 
dans toutes les classes sociales ! Et demandons-nous 
quelle influence peut avoir cette litterature. II ne 
s*agit meme pas de telles ou telles scenes plus ou 
moins libertines, faites pour chatouiller les sens. 
Quelque chose d'autrement grave, c'est que la pein- 
ture continuelle du vice finit par nous y habituer. 
Quelle femme peut respirer sans danger Tatmos- 
phere d'une litterature ou Ton ne lui montre pas 
une seule femme honnete, ou toutes celles qu'on 
lui montre passent leur vie a changer d'amants? 
Elle s'acclimate tot ou tard, et ce qu*elle regardait 
d'abord comme une honteuse depravation, elle le 
trouve kla longue tout naturel. Et des lors, qu'est- 
ce qui la retiendraitdefaire comme les autres? II y 
a bien certaines prefaces, ou M. Bourget et M. Pro- 
vost donnent d'excellents conseils. Avant le poi- 
son, I'antidote. J'ai peur que Tantidote ne sufflse 
pas k neutraliser le poison. 



VI 



LA DUCHESSE BLEUE, PAR PAUL BOURGET 



Jacques Molan, ^crivain h la mode, se laisse 
aimer d'une jeune actrice, Camille Favier, a la- 
quelle il a confix le principal r61e de sa nouvelle 
com^die, la Duchesse bleue, Camille a et6 jusque-la 
parfaitement sage. Mais Jacques lui apparatt, dfes que 
le hasard Ta mis sur son chemin, comme Tamaut 
souhait^, passionn^ment attendu. Rencontrer un 
pofete qu'elle inspirerait, dont elle s'inspirerait elle- 
meme, incarner sur la scbne les creations de ce po^te 
avec un genie egal au sien, etre la Champmesl6 d'un 
autre Racine, lei avail 616 son rfeve, dans lequel 
s'exallaienl toules les aspirations de la femme et 
tous les enthousiasmes de Tartiste. 

Camille, d*abord, ne connatt Jacques que par 
ses livres : aprfes s'fetre donn6e, elle apprend k faire 
la difference entre Tauteur et Thomme. Si Tauteur 
exprime les passions avec une Eloquence fervente, 
rhomme est en r6alit6 le pire des 6goistes ; il ne 
voit dans Tart qu'un moyen de parvenir et dans 
Tamour qu'une satisfaction de sa fatuity. 

Lass6, aprfes deux mois, de sa petite idylle, 
Jacques s'amuse h. flirter avec une mondaihe co- 



124 IilTDDES DB LITTERATURB CONTEMPORAINE 

quette et perverse, M'"^ de Bonnivet. Ni Bonnivette, 
comoie on Tappelle, n'aitne Jacques, ni Jacques 
n'aime Bonnivette ; ce n'est, de part et d'autre, que 
curiosite sensuelle, irritation d'une seche vanite. 
Pendant qu'ils se piquent au jeu, Camille Favier, qui 
devine leur intrigue, qui ne se fait plus illusion sur 
Jacques, mais dontl'amour survit encore au m6pris, 
souffre tout ce que la plus abominable des trahisons 
peut infliger de tortures a son ame tendre et pas- 
sionnee. Cependant M'"*' de Bonnivet devient la mal- 
tresse du jeune ecrivain. Un hasard fail surprendre k 
Camille le secret de leurs rendez-vous; et, sur le 
champ, devoree d'une ^pre jalousie, elle se promet 
d'attendre sa rivale devant laporte pourlui cracher 
au visage toute sa haine. 

L'y voil^, jouissant par avance de se venger. Le 
rendez-vous est pour quatre heures. Elle attend, 
elle guette : ni Jacques ni M™* de Bonnivet ne pa- 
raissent. Quatre heures et demie... Toyjours per- 
sonne. Elle finit par se persuader qu'ils ne viendront 
pas. Elle va partir, lorsque, fouillant une dernifere 
fois de ses yeux la courte rue, elle voit, arrfete a 
quelque distance, un fiacre, et, dans ce fiacre, pen- 
ctt6e hors la portifere, une figure qui la terrific. Sous 
le rideau k demi baisse de la voiture immobile, 
c'est le mari qu'elle vient de reconnaitre, Pierre de 
Bonnivet en personne,dontle fauve regard annonce 
sa volonte de tuer. Aussil6t les justes rancunes de 
la pauvre fllle, la douleur de sa passion meurtrie, 
son appetit de represailles se fondent en un seul 
sentiment : elle n'apergoit plus devant elle que le 
danger de Jacques et que la n6cessite de le sauver. 



LA DOCHESSE BLEDE, PAR PAUL BOURGET 125 

Convaincue mainlenant, par une illumination su- 
bite, queles deux amants ont devance Theure, elle 
s'^lance dans I'escalier, tandis que, sur son ordre, 
le concierge appelle une voilure. 

Jacques, averli, veut courirau-devant du danger. 
Camille I'en emp^che, lui persuade de monter avec 
elle dans le fiacre qui les attend : le mari les sui- 
vra; quand son coupe s*en sera alle, M""* de Bon- 
nivet pourra sorlir sans risque. Ce stratageme 
r^ussit. Mais pourtant les soupQons de Bonnivet 
peuvent renaitre. II faut absolument, si Ton veut 
qu'il soit tout a fait rassur6, lui montrer les deux 
femmes Tune en face de Pautre, au jour, ant^rieure- 
rement fix6, ou Camille doit jouer la comedie dans 
le salon de sa rivale. C'est, pour I'actrice, Toccasion 
d'une vengeance renouvel^e A'Adrienne Lecoiivreiir. 
M""* de Bonnivet, qui craintla defiance de son mari, 
r^veill^e par ce scandale,cong^die Jacques avec assez 
de desinvolture pour ne pas meme laisser au pauvre 
garQon la douceur de croire qu'elle ait jamais fait 
autre chose que se jouer de lui ; et, quant k Camille, 
elle est allde, en sortant de rh6tel Bonnivet, passer 
lanuitchez legros Tournade, quidepuis longlemps 
la poursuit de ses offres, et dont elle devient la 
maitresse tres richement entretenue. 

Epilogue, deux ans plus tard. Jacques a 6pouse 
une veuve millionnaire. Avant de dire adieu pour 
loujours k la litterature, il vient de faire une piece. 
Cette histoire s'arrangeait si bien, les jalousies de 
Camille, lascfene deTappartement, celle du salon... 
Lapifece6taittoutecomposee, il Taecrite-Etle prin- 
cipal r6le, le r61e de raclrice, c'est Camille, mainte 



126 Etudes de litt6ratork contemporainb 

nant une grande artiste en meme temps qu'une 
6toile de la galanterie, c'est Camille qui le jouera. 
La Duchesse bleue ne comptera pas, je le crains, 
parmi les meilleurs romans de M. Bourget. 11 faut 
louer, dans la premifere partie, rhabilet6 avec la- 
quelle Tauteur pr6senle ses personnages et engage 
son action. Mais toute cette inoiti§ du volume pa- 
rait bien longue. II n'y a \k qu*une sorte d'intro- 
duction, et rfeux cents pages au moins pour pr6- 
parer un drame qui s'achfeve brusquement en deux 
scfenes, c'est beaucoup. Nous nous demandons oil 
Jacques a pu trouverla matifere d'une pi^,ce. Au sur- 
plus, le drame lui-meme, s'il ne ratait pas, serait 
assez vulgaire. II rate, on Ta vu, gr^ce k la sottise 
du mari jaloux, ce mari tragi-comique dont le ro- 
mancier nous faitpresque rire aprfesnous en avoir 
presque fait peur. a J'ai la conviction, dit Jacques 
tout au d^but, que, sHl soupQonnait sa femme dela 
moindre familiarity physique, il la tuerait sur place 
comme un simple lapin. » Et plus loin, voyez ce 
croquis : « La veine si facilement enflee de son 
front sanguin, ses yeux verd^tres que Ton devinait 
si prompts a s'injecter de colfere, le poll roux et 
rude qui, de son bras, descendait jusqu'aux pha- 
langes de ses doigts, tons ces signes de brutalite 
conlinuaient a me donner Timpression d'un redou- 
table personnage. L'action tragique devait lui etre 
aussi naturelle que la fatuite insolente ^Jacques ». 
Aprfes ce portrait, nous pressentons quelque ca- 
tastrophe. Fallait-il donner a Bonnivet un poil 
tenement roux et rude, si tout le tragique de son 
action devait etre de balbutier une excuse lorsqu'il 



LA DUCHB8SE BLBUB, PAR PAUL BOURGET 127 

reconnatt, aa lieu et place de sa femme, M"' Favier 
s'^laoQant du fiacre sur le trottoir ? On a beau n'fttre 
pas sanguinaire : le plus Mnin deslecteurs 6prouve 
une veritable deception. M. Bourget annongait une 
trag^die, ou, du moins, un melodrame : quand nous 
yoyons son melodrame toumer en vaudeville, plus 
11 a r^ussi h nous ^mouvoir, plus nous lui en vou- 
Ions de nous avoir pris pour dupes. Des deux 
scenes capitales qui font toute la substance du livre^ 
la premiere, celle de Tappartement, n'en est pas 
moins path^tique, d'un pathetique, si j'ose le dire^ 
criard k la fois et banal. Quant h la seconde, celle 
du salon, elle produit un effet mediocre, parce que, 
Tayantdepuislongtemps devinee, nous en trouvons 
rex6cution d*autant plus faible. 

Venons au denouement. J*6prouve ici quelque 
scrupule. Non sur le compte de Jacques ou de Bon- 
nivette, mais sur celui de Camille. Que Camille 
« se mette » avec Tournade, voilk qui me parait 
invents k plaisir pour dramatiser la fln du roman. 
Sachez d'abord ce qu'est Tournade. L'auteur nous 
en donne un portrait bien caractdristique. Je ne 
puis mieux faire que de le citer, et j*y ajouterai 
meme celui de Figon, autre poursuivant de Camille, 
puisque M. Bourget ne nous les montre jamais que 
de compagnie pour les faire valoir par le contraste. 

Je reconnus aussit6t les deux types du has viveur actuel. 
L'un, que je devinai a son encolure 6tre le Tournade, 
raonlrait une grosse face, plaqu6e do rouge, d'un cocher 
Irop bien nourri, avec une de ces lourdes et ignobles bou- 
ches qui appellent le noir cigare congestionnant, des yeux 
a la fois finauds, brutaux et assouvis, une calvitie mena- 
^ante, de courts favoris roux, la carrure d'un boxeur... Et 



128 6TDDES DB LlTTfiRATORB CONTEMPORAINE 

quelle main, aux larges doigts gras, boudinanl autour de 
larges bagues a larges pierresi Quelque apre paysan, 
acheleur de biens nalionaux, revit dans les gens de celte 
espece, el ils apportent a la crapule elegante une ame 
ignoblement positive de fils d'usurier, nourrie par un tem- 
perament de porlefaix. L'autre, le Figon, maigre et veule, 
avait un nez infini sur une bouche dont chaque dent 6tait 
un pari d'aurification. Sesyeux verts et bordes de jambon, 
— abominable mais irremplacable m6taphore de I'argot du 
peuple — clignotaient dans un leint pourri de remedes se- 
crets, un de ces leints oCi roule une lymphe gatee qui cor- 
rompt la chair qu'elle devait nourrir... Et tons les deux, 
I'obese Tournade et I'evide Figon, avaient cetle facon de 
porter Thabit de soiree, ces larges boulons d'or au plastron, 
ce bouquet a la boutonniere, ce chapeau en arri^re sur la 
I6te, uniforme de sottise ou d'infamie... Eclaires par le jour 
cru de la petite loge, ces deux visileurs, debout, appuyds 
contre le mur, tetaient leur canne avec un air d'abrutisse- 
ment. 

Sans doute, nous savons des le d6but que Ga- 
mille a, certains jours, dans la mediocrite de son 
existence, des tentations dont son amour seul lui 
donne la force de Iriompher. Aussi ne serions- 
nous pas ^tonnes que, cet amour une fois trahi, 
elle saisit la premifere occasion de satisfaire ses 
besoins de luxe et d'eldgance. Du moins, pas avec 
Taffreux Tournade. A vrai dire, c'est pour tirer 
vengeance de Jacques, et non pour avoir des bi- 
joux ou des voilures, que Gamille se livre a I'im- 
monde personnage. Mais, apres qu'on Ta monlree 
dans toule la suite du volume comme une Ame si 
delicate et si flfere, peut-on, meme en alleguant je 
ne sais quel verlige, la jeter aux bras de ce goujat 
repugnant? Le denouement, j'en conviens, a par la 
quelque chose de plus the^tral. Ne sacrifie-t-il pas 



LA DUCHHSSE BLKDE, PAR PAUL BODRGET 129 

\a,\6ni6k Teffet? Denouement poncif, d'ailleurs, 
comme tout ce qui est de convention. Beaucoup 
d'autres, avant M. Bourget, ont mis en scfene des 
femmes qui, k la suite d'une trahison, cherchaient 
leur vengeance dans leur propre avilissement. 
Rappelez-vous seulement la Lea de Paul Forestier, 
Mais, k supposer que ce soit la un trait bien « f6- 
minin », il y a de la difference entre I'ignoble Tour- 
nade et Adolphe de Beaubourg, gentilhomme fran- 
Qais, qui serait, apr^s tout, un amant tres sortable 
s'il avait Tair un peu moins commun. 

<c G'est un principe quand on veut r^ussir, dit 
quelque part Jacques Molan; ne jamais se rep6ter. » 
Et ailleurs : « Pass6 quarante ans, on se repfete, et 
se rep6ter, c'est se survivre. Quand on ne doit pas 
se surpasser, il vaut mieux se taire ». M. Bourget, 
dans la Duchesse bleue^ ne s'est certainement pas 
surpasse ; il se survit en se repetant. Son livre 
nous donne Timpression d*avoir et6 fait « de chic », 
sans 6tude directe, sans veritable sinc6rit6. II est 
Toeuvre d'un ecrivain qui « n'a rien a dire », mais 
qui, croyant se devoir peut-etre de produire 
chaque annee son volume, fabrique unroman quel- 
conque en empruntant sa « fable » a tout le monde 
et en s'empruntant k soi la plupart de ses person- 
nages. La plupart, ai-je dit^ si nous faisons k la ri- 
gueur une exception pour Gamille. Mais les autres ? 
Le peinlre Vincent La Croix, qui d'ailleurs ne 
joue ici qu'un role de temoin et de confident, 
nous Tavions d6ja vu sous divers noms paraitre 
dans les romans de M. Bourget. C'est le dilettante, 
le rate superieur, chez lequel I'analyse a dissous 

9 



130 ETUDES Dfi L1TT6RATDRE CONTEMPORAlNE 

toute 6nergie, rbomme des commencements et des 
avortemenls, vagabondant, de reveen reve, a la re- 
cherche d*un amour, comme, de musee en mus^e, 
k la recherche d'un id6al esth6tique, — type fas- 
tidieux autant que banal du Ren6 moderne, et, si 
Ton veut, « fln~de-sifecle », qui passe sa vie k s aus- 
culter en g^missant. Dans Jacques Molan nous 
avons le « feroce de lettres » tel que le romancier 
ravait d^ja maintes fois repr^sente; il nous rap- 
pelle tant6t Larcher, tant6t Dorsenne, et, s'il se dis- 
tingue de ses devanciers, c'est, k vrai dire, parce 
que M. Bourget en fait systematiquement un 
« monstre ». Quant k M"" de Bonnivet, nous re- 
connaissons en elle la figure de grande coquette 
dont presque tons les romans de Tauteur nous 
ofiFraient d6ji un exemplaire, II y a dans Bon- 
nivette un pen de M"* de Sauve, un pen de M"" Mo- 
raines, et sais-je encore de quelles autres ? 11 y a 
la « c6rebrale », V -a intellectuelle » pretendue, quu 
s'entourant d*hommes c^l&bres, veut, sans marcher, 
les rendre tons amoureux. II y a la jalouse et la 
vaine, qui ne pent supporter que la petite* Favier 
garde Jacques. II y a Tennuyee, insensible tantdt, 
nous dit-on, par froideur originelle de tempera- 
ment, et tanldt, on nous le dit aussi, par abus des 
jouissances ; la queteuse d'excitations qui, k chaque 
nouvelle intrigue, s'acharne dans Tespoir qu'elle va 
cette fois gouter une extase toujours d6siree, tou- 
jours fuyante. Celle-la marches devient la maitresse 
de Jacques. II y a enfin la cruelle qui, connaissant 
bien le cceur de son miserable amant, y enfonce 
1b couteau juste au point vulnerable, puis met k la 



LA DUCHESSK BLEUK, PAR PAUL BOURGBT 131 

porte CO docteur de toutes les perversit6s pari* 
siennes, joue comme uq benet. Je sals que T^me 
feminine passe pour trfes complexe (complexity, 
ton nom est femme I). On peut croire pourtant que, 
si celle de Bonnivette Test k ce point, c'est que 
M. Bourget Ta peinte non d'aprfes nature, mais en 
se rappelant trois ou quatre de ses heroines an- 
t6rieures. 

Je cherche dans la Duchesse bleue les qualit^s de 
Tauteur ; je n'y trouve gufere que ses d6fauts. En 
faisant de Jacques un snob, M. Bourget n'a pas assez 
pris garde k se pr6munir conire les railleries plus 
ou moins fines de ceux qui Taccusent lui-meme de 
quelque snobisme. Lorsque Jacques et Vincent dl- 
nent ensemble au cabaret, il marque avec soin le 
moment oil les deux convives pfelent un quartier 
de poire au bout de leur fourchette de dessert, ce- 
lui oil Ton apporte les bols. Les futilit^s de la vie 
mondaine ont toujours int6re&s6 ce penetrant psy- 
chologue, ce moraliste grave etpath^tique; et nous 
Tavons vu parfois trailer avec indulgence ses mar- 
quises les moins recommandables, attendri qu'il 
6tait par la finesse de leurs dessous. N'insistons pas 
sur de minces details. II y a, dans la Duchesse 
bleue, des traits plus d6plaisants. Citerai-je, par 
exemple, la reflexion que Vincent se fait k lui- 
meme quand son fiacre Tarrete devant Thdiel Bon- 
nivet. « Je ne me crois pas plus pl6b6ien qu'un 
autre, mais cette sensation d'arriver dans un h6tel 
de six cent mille francs pour prendre part k un 
diner de cinquante louis, avec un v6hicule de 
trente-cinq sous a la course, suffira toujours poiir 



132 fiTUDES DB LlTTfiRATURE CONTEMPORAINE 

me degouter du monde ^l^gant. » Eq faisant aiasi 
parler le peintre, nul doute qu'on n'ait voulu le 
meltre en contraste avec ce snob de Jacques. Nous 
aurions pu nous demander d'abord pourquoi Vin- 
cent, qui a quaranle milie livres de revenu, se 
contente d'un modesle fiacre ; il ne tenait qu'a lui, 
tout au moins, d'61ever le prix de la course en don- 
nant plus de cinq sous de pourboire. Mais qui ne 
sent le parvenu dans cette faQon d'dvaluer le diner 
auquel il va prendre part? Et surtout, la« sensation » 
dont il nous fait confidence, quelle pleutrerie ne 
denote-t-elle pas I 

Quand Molan se trouve avec Figon dans la loge 
de Cainille, celui-ci, apres avoir servi k sa pifece 
tons les eloges de rigueur, finit par dire : « Enfin, 
vous fetes mes deux auteurs preferds, vous et... » 
M. Bourget n'a pas voulu nous repeter le nom de 
I'ecrivain outrageusement mediocre auquel le ni- 
gaud associe Molan. Jimiterai sa discretion en 
m'abstenant de nommer celui dont la Duchesse 
bleiie me rappelle plus d'une fois la maniere. Lisez 
le portrait de M*"' de Bonnivet : 

Si Camille rappelait les Psych(§s et les Galalees des plus 
suaves d'entre les P. R. B. — Prevaphaelite Brothers, — 
M"** de Bonnivet, elle, avait une beauts a justifier des pre- 
tentions plus aristocraliques encore que rh6r6dit6 du c6- 
lebre connetable... Rien qu'a voir saiilir les epais rouleaux 
de ses cheveux d'or cendre au-dessus de sa nuque, quand 
elle se tournait de profil, on reconnaissait la vitality pby- 
siologique d'une de ces fausses maigres qui cachent, sous 
des sveltesses de sir6ne, des estomacs de capitaine de dra- 
gons. Les brides du chapeau mauve qui la coiifait n*emp6- 
chaient pas de deviner le cou mince, un peu long, mais 



LA DUCHKSSB BLEUE, PAR PAUL BODRGET 133 

bien muscle, de m^me que les gants revelaient une maia 
nerveuse, aux doigts un peu longs aussi ; et le busle se des- 
sinait, a chaque mouvement, dans les blancheurs souples 
du corsage en cr^pe de Chine, si jeune, si Elegant, si plein. 
Mais ce que cette creature de luxe eut aussit6t pour moi de 
significalif jusqu'a I'obsession, ce furenl ses yeux... Us 
avaienl dans leur azur I'eclat du m^lal ou de la pierre pre- 
cieuse. lis donnaient d6s leur premier regard Tidee de 
quelque chose d'implacable malgr^ le charrae, de dur et 
de froidement dangereux danslemagn^tisme. C'^taientdes 
yeux comme on en imagine aux nixes et aux ondines... £t 
pour achever cette sensation de cruaut^ dans la grace, quand 
la jeune femme riait, ses l^vres se relevaient un peu trop 
dans les coins, decouvrant des dents aigues, serr6es, tres 
blanches, presque trop petites, comme celles d*une bete de 
chasse et de morsure. 

Voil^ une page « bien 6critel » II me semble que 
je I'ai ddjalue quelque part. Oil done? Ces dents 
aigues et serr6es, ces yeux qui ont r6clat du m6tal, 
ce cruel retroussis des levres, ce charme magne- 
tique et fatal, je jurerais qu'il s'agit d'une heroine 
de.... Mais j'ai promis d'etre discret. Aussi bien la 
marque propre de I'auteur est dans les lettres 
cabalistiques P. R. B., dont il faut d'ailleurs lui 
savoir gre de nous donner aussit6t Texplication. 

Si nul n'ignore que M. Paul Bourget a trop de 
gravite pour avoir ce qui s'appelle de Tesprit, 
jamais ce d6faut ne s*est plus f^tcheusement trahi 
que dans la Duchesse bleue. Je ne parte pas de La 
Croix, h6ros tout el^giaque, dont nous aurions 
mauvaise grace k attendre autre chose que de sim- 
piternelles dol6ances sur son malheureux etat 
d'^me. Mais, en conlraste avec ce chevalier de la 
Triste-Figure, voici Jacques Molan, dont I'auteur 



i34 AtDDES DE LlTTfiRATORE CONTEMPORAINE 

nous vanle la verve, Thumour, lea brillantes saillies. 
Las! nous sommes obliges de croire M. Bourget 
sur parole; ou, du moins, s'ily a dans la conversa- 
tion de Jacques je ne sais quelle exuberance ani- 
mate, la banality grossi^re de son bagout nous fait 
malau ca3ur. Quoi? c'est l^ vraiment un des pre- 
miers dcrivains de notre 6poque, r6put6, dans les 
salons et sur les boulevards, comme un ^blouis- 
sant causeur? Ne vous en diplaise, je Taurais pris 
pour un commis-voyageur plus ou moins frotte de 
trfes mediocre litt^rature. Et M"" de Bonnivet?Il 
vaut peut-etre la peine de citer ses meilleurs mols. 
Lorsqu'elle a dit k La Croix : « Est-ce que vous 
n'aviez jamais vu Molan amoureux autrement que 
dans seslivres? » — cette petite phrase, qui n'arien 
de si michant, vous en conviendrez, M. Bourget 
nous la donne, aussit6t prononcde, comme 6chan- 
tillon d'un « tour d'esprit » qui, chez M™* de Bon- 
nivet, « est le privilege de la femme sup6rieure ». 
Toujours ing6nieux, Jacques, en souvenir du fa- 
meux connetable, appelle cela le connetablisme. 
A la page suivante, nouveau trait du tour d'esprit 
bien special que Tami Jacques a baptist de si pi- 
quante faQon. « D6cid6ment, Henri, dit M— de Bon- 
nivet k son mari, vous engraissez... Qa vous 
donne dix ans de plus que votre %e. Vous devriez 
prendre exemple sur Senneterre... > C'est \k tout? 
— C'est tout. Ajoutons que le nomme Senneterre 
est « cir6 et raccordd comme un vieux meuble ». 
II faut le savoir pour eslimer a son juste prix cette 
autre perle de connetablisme. 
M. Bourget ne fut jamais un ecrivain trfes sur. 



LA DUCHESSE BLEDE, PAR PAUL BOURGET 135 

Mais il y a dans la Duchesse bleue mainls defauts de 
style et de langue gu*on ne saurait passer sous si- 
lence. Des barbarismes : « Ne lui en voulez pas tani 
de ce qui n'est qu'un accfes de colfere » (page 131). 
« C'^tait encore un effet k produire au nouveau- 
venu » (page 76). Des impropriates : «11 m'avait ra- 
cont6 les deux aventures qu'il menait d'affilee o 
(page 155), comme si daffilee 6quivalait a simulta- 
nement, Des m^iaphores bizarres : « II voulait, de 
cette nerveuse main qui venait de jeler des couleurs 
sur la toile, jeter de Tencre sur du papier » (page 2). 
On multiplierait ais6ment ces exemples. Je ne cite 
plus qu'une phrase. Interrompant Jacques dans son 
enumeration des a vingt senteurs > qui composent 
le « vague et penetrant arome » d'une mondaine : 
« Si jamais, s'6crie La Croix, je fonde une boutique 
de parfumerie, et si je confie h un autre la redaction 
de la reclame !... » II veut dire, le brave peintre, en 
jetant cette encre sur le papier : « Si jamais, au cas 
oil je fonde, etc., je confie, etc. » On peut etre un 
trfes galant homme, voire un peintre de talent, je 
ie dis pour La Croix, et parler quelquefois un 
fran^ais douteux. Mais d'etre acad^micien, je le dis 
pour M. Bourget, cela ne dispense pas d'6crire 
correctement sa langue. 

La principale critique qu'on doive faire a la Du- 
chesse bleue porte sur le sujet lui-meme dans son 
ensemble. QuandM. Bourget commeuQa d'6crire ce 
roman, voici quelques annees d6jk, — c*etait peut- 
^tre avant la quarantaine (rappelez-vous I'apoph- 
thegme de Molan), — il se proposait de reprendre 
a sa manifere la question Iraitee par Diderot dans le 



136 fiTDDES DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINE 

Paradoxe sur le Comedien, De la le titre anterieur 
du livre : Trots Ames d'artistes. II devait y etudier, 
dans trois « cas » divers, le rapport du talent avec 
la sensibilile. « Je voulais montrer ces types d'ar- 
tistes a c6t6 Tun de Tautre : Tun d'abord (Molan), 
degrade par le divorce deflnitif de T^me et de la 
vie, — un second, au contraire (La Croix), portant 
dans son coeur toutes les emotions dont le premier 
a toutes les eloquences, mais incapable de s'expri- 
mer tout entier, — un troisieme enfin (Gamille)^ 
place au point d'6quilibre et klaveille d'ensortir. » 
Comment se fait-il que M. Bourget n'ait pas traite 
son sujet primitif ? Lui-mfeme all^gue « les involon- 
taires detours de la composition litteraire ». C*est 
s'avouer bien pen maitre de sa pensee. Disons aussi 
qu'il 6tait plus difficile de faire Trois Ames dar- 
tistes que la Duchesse bleue. Mais Tauteur de la Du- 
chesse bleiie ^crivit jadis le Disciple, et nous lui en 
voulons d'avoir laisse son « 6tude de vie intellec- 
tuelle » deriver en un banal roman d'aventure ga- 
lante qui, lui ayant coiite ^beaucoup moins de peine^ 
vaut tout juste ce qu'il lui a coute. 

Ce regret exprime, nous n'aurions qu'a prendre 
telle quelle la Duchesse bleue, si le premier sujet 
n'empietait sur le second. 11 faut faire ^galement k 
ce livre deux critiques en apparence contradictoires. 
Montrons, d'abord, combien Vetude est insufflsante 
et superficielle. Trois ou quatre phrases, pour Mo- 
lan, sur la sensibility imaginative qu*on oppose a la 
sensibility r6elle, un portrait du « monstre litte- 
raire » oil Ton marque son 6goisme, son amour du 
succfes et de Targent, son habilete de froid calcula- 



LA DUCHESSK BLEUE, PAR PAUL BODRGET 137 

leur k mettre en oeuvre un talent qui sail rendre, 
avec une poignante Eloquence, les plus tragiques 
emotions, cela, vraiment, ne saurait nous fetre 
donn6 comme une monographie de I'ecrivain. 
Je ne parle mfeme pas de Tactrice, son cas psycho- 
logique 6tant k peine indiqu^. Quant a La Croix, 
nous I'entendons bien, qk et la, se plaindre de son 
impuissance, envier a Jacques la vitality, T^nergie 
creatrice dont lui-meme est si totalement d^pourvu : 
sauf quelques traits epars, quelques pages tout au 
plus, ce n'est pas Tartiste avorte qu'on nous montre 
en lui, mais le sentimental transi et dolent. 

Au surplus, dans tout ce qui touche au « pro- 
blem e », il y a perpetuellement des contradictions 
et des confusions. M. Bourget voulait, nous dit-il, 
reprendre la question discutee par Diderot. Mais 
qu'apr6tendu Tauteur du Paradoxe? Selon lui, la 
premiere condition du g6nie artistique est I'insensi- 
bilite. Aussi M. Bourget semble-t-ilfaire de Molan 
un etre incapable de sentir. Voila le Molan de la 
thfese, le Molan qu'il fallait anatomiser. Mais, k c6te 
de ce Molan-lk, il y en a un autre, il y a le Molan 
pour lequel un amour, une haine, une joie, une 
souffrance (on le fait done sensible celui-ci), sont 
« du terreau oil pousse la fleur de son talent ». 
Quand le second dit : « Vivre, — pour 6crire », 
quand il tire une pifece de sapropre histoire, quand 
il veut absolument que Camilley joue (« c'est tene- 
ment sa vie et sa personne... II n'y a qu'elle qui 
puisse me jouer ce r61e-la »), non seulement nous 
ne reconnaissons plus en lui le premier, mais encore 
nous nous rendons compte que, si Tauteur nous en 



138 fiTUDBS DB LITTfiRATURB CONTEMPORAINE 

pr6senle lour k tour deux, c'est qu'ila brouille deux 
questions distinctes. 

Je me plaignais tout a Theure que M. Bourget 
ne traite pas s^rieusement sou etude. II pourrait 
all6guer le cbangement de titre. Disons alors qu'il 
y a dans la Duchesse bleue trop de Trots Ames d ar- 
tistes. M. Bourget n'a pas su ^carter sa conception 
ant^rieure du sujet, et ce qui en demeure, si peu 
soit-il, sufflt pour que tout le reste nous paraisse 
mis^rablement futile et vide. Lisez par exemple la 
dernifere page. Ne trouvez-vous pas une disconve- 
nance flagrante entre les reflexions par lesquelles La 
Croix conclut et le r6cit qu'il vient d'6crire ? Ses re- 
flexions se rapportent k une 6tude qui n'a pas et6 
vraiment faite, et Tanecdote qu*on y a substitute 
ne pent les soutenir. Bestons sur cette impression 
finale. Elle est, je crois, la meilleure critique du ro- 
man ; elle en accuse la sp6cieuse insignifiance. 



VII 

L'HOMME DE LETTRES DANS LE ROMAN 

MODERNE (1) 



I 



Parmi les artistes, ce sont des hommes de lettres 
que nos romanciers ont le plus frequemment re- 
pr6sent6s. Nous pouvons nous Texpliquer sans 
peine. Musiciens, peintres ou sculpteurs sont enge- 
neral moins faits pour ce qu'on appelle le monde. 
Beaucoup ne montrent hors de leur ait ni vivacity, 
ni gout, comme le musicien de La Bruyfere, qui, 
aprfes avoir enchante I'auditoire par ses accords, 
« semble s'6tre remis avec son luth en un meme 
^tui ». Les sculpteurs notamment. Si nous en 

(i) Paul Bourget : Mensonffes, Un sainu Gosmopolis, La 
Duchesse bleue, — A. Daddet : L'ImmoruU — A. Francs : Le 
Lys rouge. — Paul Heryieu : L* Armature. — Guy de Mau- 
passant : Notre cosur — Paul Margueritte : Tons quatre, 
Pascal Ge fosse. — J.-H. Rosny : Le Termite. — E. Zola, 
L'iEuvre. 



140 fiXUDES DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINE 

croyons Robert Le Menil du Lys rouge ^ gentleman 
aussi judicieux que correct « ils sont d'ordinaire 
un pen brutes, les sculpteurs ». II s'agit ici de 
Jacques Dechartre. Et M"' Martin-Bell^me, a la- 
quelle Dechartre va etre pr6sent6, plaide seule- 
ment les circonstances attenuantes, quand elle fait 
observer que « celui-la sculpte si peu ! » En voici 
un autre, dans Notre coeur^ qui doit sculpterdavan- 
tage. Introduit par T^crivain Lamarthe chez 
M"* de Burne, Pr^dol6, un gros homme massif et 
,lourd, k la carrure 6paisse, aux mains de boucher, 
reste assis sans mot dire, inerte et comme ab- 
sent, dans le fauteuil que luia indiqu6 la mai- 
tresse de maison. II est \k depuis une heure quand 
la conversation vient k tomber sur la sculpture. 
Son visage alors s'^claire et s'anime. Le grand ar- 
tiste parle de ce qu'il aime avec une Eloquence fer- 
vente, livre tout entifere son dme, exalt6e et ravie 
par la beaut6 des formes. Lorsqull est parti, M"*® de 
Burne, klaquelle Lamarthe demande comment elle 
le trouve : « Assez int^ressant, r6pond-elle avec po- 
litesse, mais raseur. »> Pr6dol6, qui a si bien admir6 

I 

ses bibelots, ne lui a rien dit de sa toilette. 

L'hommede lettres, plus sociable, a plus detactet 
d^esprit. La conversation mondaine, telle que nous 
Japeignentnos romanciers, lui doit souvent sa d6- 
licatesse et sa gr^ce piquante. II sait parler de 
toute chose avec agrement, avec une eldgance 
ais6e et vive. Aussi flgure-t-il dans bien des romans 
comme personnage secondaire, meme si son r61e 
se reduit k u causer »,^ emettre g^ et la quelque 
fine reflexion, k indiquer legferement une vue in- 



L*HOMME DB LETTRES DANS LE ROMAN 141 

genieuse. C'estle cas pour Lamarthe de Notre coeur 
et pour Paul Vence du Lys Rouge. Ni Tun ni Taulre 
Be prennent aucune part a Taction. Paul Vence, 
par exemple, n*y inlervient que pour introduire 
Dechartre chez M"' Martin-Bellfeme. Mais, si M. Ana- 
tole France ne le fait pas agir, il le fait parler, et, 
le faisant parler, il lui prete son propre tour d'es- 
prit et de langage. Quel r6gal de I'entendre 1 Je ne 
Yois dans le Lys rouge rien de comparable peul-etre 
k certain portrait de Napoleon qu'il esquisse en se 
jouant et qui n'a d'ailleurs aucun rapport avec le 
sujet. 

Quelquefois, dans les romans k thfese,un homme 
de lettres, sans figurer lui-meme comme per- 
sonnage agissant, est charge par I'auteur de faire 
ce qu'on peut appeler la demonstration. L Ar- 
mature, de M. Paul Hervieu, ne serait guere qu'une 
suite d'episodes juxtaposes, si lous les episodes 
n'6taient lids entre eux par une id6e maitresse qu'on 
ne nous laisse pas perdre un instant de vue. C'est 
Tecrivain Tarsul qui, desles premiferes pages, nous 
Texpose. « Pour soutenir la famille, pour contenir 
la soci6te, pour fournir a tout ce beau monde la 
rcSgulifere tenue que vous lui voyez, il y a une ar- 
mature en metal qui est faite de son argent. La-' 
dessus on dispose la garniture, Touvrage d'art, la 
maQonnerie, c'est -k-dire les devoirs, les principes, 
les sentiments, mais c'est I'armature qui empeche 
la dislocation », etc. Telle est Tidee qui domine le 
livre. Or, Tarsul n'a pas d^autre r61e que d'expliquer 
les actes des personnages en les rapportant a cette 
id6e ; et, aprfes la catastrophe finale, nouslevoyons 



142 6TDDES DB LITTARATDRE CONTEMPORAINE 

reparaitre une dernifere fois pour justifler sa pe- 
tite th^orie par T action doiit ii a 6te spectateur. 
De meme le Dorsenne de Cosmopolis, Simple 
temoinpour sa part, comme Tarsal, il indiqae tout 
au d^but la th^se du roman. En nous pr^sentant 
les acteurs, il a soin de nous pr^venir que, si tons 
ces personnages d'origine diverse semblent au 
premier abord, sous leur vernis cosmopolite, avoir 
les m6mes faQons de penser et de sentir, le drame 
qui se prepare fera bient6t saillir en chacun d'eux 
son caract^re essentiel, ind^l^bile, le caract^re de 
la race. Et cet observateur ironique, qui regard e 
la vie, qui n'a meme pas cure de la juger et se 
pique uniquement de la compreudre, ne ferait 
gu^re que commenter k mesure les ^v6nements , 
si M. Paul Bourget, superposant a la demonstra- 
tion de sa th^se un Epilogue inattendu et tout adven - 
tice,ne s'avisait,en un dernier chapitre, de montrer 
k son dilettante, pour le convertir au plus vite, Notre 
Saint-P^re le Pape qui, dans les jardinsdu Vatican, 
respire une splendide rose jaune. 



II 



Les hommes de lettresque nos romanciers melen t 
k la vie mondaine, meme les plus brillants, les plus 
illustres, restent d'ordinaire en marge de ce monde 
qui se pare d'eux et ne les admet pas comme siens. 
II ne tiendrait sans doute qu!k Dorsenne d'6pouser 



l'HOMME DB LBTTRBS dans lb ROMAN 143 

« 

Alba, fille de la comtesse Steno. Mais la soci^t^ cos- 
mopolite a laquelie appartient Alba n'est point le 
vrai monde. Aussi bien les galanteries de M'"^ Steno 
font d'elle une sorte de d^classee. C'est ce que 
M. Bourget a soin de nous dire ; et, de peur qu e 
rid^e d'un tel manage ne scandalise encore ses 
nobles lectrices, il donne a T^crivain pour aieul le 
petit cousin d*un heros, de ce brave g6n6ral Dor- 
senne^ qui, sous Napoleon P% commanda la garde. 
Vous m'en direz tant ! 

Lorsque Claude Larcher, dans Mensonges, conduit 
chez M"' Komof le jeune pofete Rene Vincy, tout 
fler et tout 6mu de r^aliser son rfeve juv6nile : « Est- 
ce que vous croyez, par hasard, lui dit-il, que vous 
allez&tre du monde?... Vous irez dans le monde, 
mon cher, vous irez beaucoup, si ce sport vous 
amuse ; vous n'en serez jamais, non plus que moi, 
non plus qu'aucun artiste, eut-il du g^nie, parce 
que vous n y 6tes pas ne, tout simplement, et que 
votre famille n*en est pas. » Les belies dames que 
Vincy trouve chez la comtesse russe accueillent de 
leur mieux Tauteur du SigisMe. Elles lui sourient, 
le complimentent k tort etk travers, sele disputent. 
« Ah! Monsieur, quel talent !... Je regois les mer- 
credis de cinq k sept. » Un po^te, celafait bien dans 
un salon. En invitant Vincy, ces aimables p^cores 
t^moignent de leur gout pour les choses id6ales, 
pour tout ce qui est noble, chaste et d61icat. « Vous 
nous vengez, nous autres femmes, lui declare je ne 
sais plus laquelie, de ces pr^tendus analystes qui 
semblent ^crire leurs livresavec un scalpel sur une 
table de mauvais lieu d . Ces flatteries, m^me si le 



144 6TUDES DE LITT^RATURE CONTEMPORAINB 

style en a de quoi le surprendre, caressent agrea- 
blement son oreille. A vrai dire, il est, pour les 
mondaines qui lui font fete, un jouet de leur vanite 
frivole. L'une d'elles peut bien Taimer. Ilalesjoues 
fraiches, les yeux clairs, la bouche pure. Unpeu 
gauche, sans doute, mais d*une gaucherie qui ne 
manque pas de charms. M"' Moraines s'est tout de 
suite promis de faire son education. Pourtant, 
meme aime d'elle, il n'est en r6alit6 qu'un bien 
mince personnage. En le rencontrantchez Suzanne, 
Desforges n'a seulement pas Tair de le voir ; et, 
quand il est parti : « C'est, dit-elle au baron, le petit 
pofete de M"* Komof. On m'a pr6sent6 cejeune 
homme, qui est Tauteur de la pifece. Le pauvre 
garQon est venu me mettre des cartes. II ne savait 
pas mes heures, et il est monte ». 

Voyez encore Jacques Molan, de la Duchesse bleuCy 
et Tarsul. Molan se fait aimer de M""® de Bonnivet, 
ou plut6t il r6us8it, par d'habiles manfeges, k piquer 
sa curiosity et sa coquetterie. La grande dame se 
lasse vite ; et, rompant avec lui dans une scfene 
violente, la plus cruelle injure dont elle le cingle, 
c'est qu'il s*est conduit en homme de lettres. Tarsul, 
k vrai dire, est du Rallye-Club.Mais celas'explique. 
II n'a pas subi le ballottage. Membre fondateur! 
C'est, nous dit-il, le seul proc(5d6 dont peuvent user 
les gens de son espfece pour faire partie d'un cercle 
chic.Ons'en met tout au debut. Rien n'est plus 
facile. Du salon d'une grande cocotte ,on y passe de 
plain- pied. Une fois le ballottage en train, trop tard I 
Tarsul peut bien patronner la candidature even- 
tuelle d'un jeune richard comme Olivier Br^hand. 



L'hOMME DE LETTRES dans lb ROMAN d45 

II y Irouve d'ailleurs son compte. Mais lui-mfeme, 
aujourd'hui, n'oserait se presenter. 



Ill 



Pourquoi les hommes de lettres vont-ils dans le 
monde ? Aufond de Thomme de lettres mondain, il 
y a presque toujours quelque chose d'un snob ; et, 
chez beaucoup, ce quelque chose ne laisse pas d'af- 
fleurer. Nous studious ici les figures que mettent 
en scfene nos romanciers k la mode ; sll s'agissait 
d'eux-memes, on reconnaitrait leur snobisme tant6t 
dans une complaisance devotieuse pour ce que la 
vie mondaine a de plus futile, tant6t dans le m6pris 
qu'ils 6prouvent le besoin de lui t6moigner. En 
tons cas, parmi les hommes de lettres dont leurs 
livres nous font le portrait, je n'en vols gufere qui 
ne soient plus ou moins snobs, 

Vincy, d'abord, que cette syllabemagique et vide : 
le Monde, jette dans une admiration puerile. « Nous 
autres, gens de lettres », dit-il ^la modesteet douce 
Rosalie, « nous avons tons cette rage du d6cor 
brillant... C'est un enfantillage sans consequence >. 
Sans consequence ? Pas tout k fait. Revenu de chez 
M"* Komof, le jeune homme raconte k Rosalie ses 
impressions de la soiree, comme s'il n'en avait pas 
ete dupe, avec une nuance d'ironie. Mais en compa- 
rant les elegantes creatures qu'il afrdl^es dans le sa^ 

10 



146 fixUDES DK LITT^RATDRE CONTEMPORAINE 

Ion de la comlesserusseaveccette petite provinciate 
dont s'amouracha sa naive adolescence, il a lionte 
d'une si liiimble flanc6e. Son snobisme, qu'il croit 
inoffensif, d6jk commence k lui dess6cher le 
coeur. 

Et Claude Larclier ? Celui-lk, qui connait le monde, 
qui saisit toutes les occasions d'en m6dire, n'y passe 
pas moins le meilleur de son temps. Si Ren6 Vincy, 
qu'il va presenter k M"° Komof, est gris6 d'avance 
par Tatmosphfere capiteuse d'un aristocratique sa- 
lon, Claude eprouve un chatouillement d'amour- 
propre en 6talant aux yeux du jeune homme ses 
belles relations. 

Tarsul enfln, pour n'en pas citer d'autres. est 
moins vaniteux qu'int6ress6. Mais un pen de glo- 
riole n*en stimule pas moins chez lui le zfele du 
courtisan. Voyez-le, par exemple, au tbed.ti*e. Pour 
entretenir son petit prestige, il visite successive- 
ment, par une m^tbode bien gradu6e, les loges les 
plus brillanies, et^ passant de Tune aTautre, semble 
porter avec soi dans celle oil il entre quelques 
rayons de I'aur^ole que lui a faite sa presence dans 
celle d'otiilsort. Etsans doute, ces gens du monde 
sont encore plus snobs que lui ; mais il Test autre - 
ment qu'eux, avec un grain debel esprit, de p6dan- 
tisme s6millant et pointu, qui denonce Tbomme de 
lettres. 

Quand on demande a Gaston de Lamarthe, 
exerQant contre les mondaines sa verve mordante : 
« Alors, pourquoi etes-vous toujours dans leurs 
jupes? » — « Pourquoi? » repond-il. « AUez-vous 
defendre aux m^decinsde frequenter les bdpitaux? 






L'HOMME DE LETTRES DA.NS LB ROMAN 147 

C'est ma clinique, k moi, ces femmes-lk. » Nos ro- 
manciers h la mode allfeguent la necessite de Tob- 
servation. Resterait a savoir si la matifere psycho- 
logique que les salons peuvent leur fournir est 
assez pr6cieuse pour qu'ils n'y perdent pas leur 
temps. Je sais les argumeats qu'on fait valoir d'or- 
dinaire en faveur du roman mondain. On pretend 
que, dans la societ6 616gante et riche, les passions, 
n'6tant pas genres par le tracas de I'existence ma- 
terielle, se d6veloppent sans obstacle, suivent libre- 
ment leur cours naturel, et que, du reste, la vie 
sentimentale y est plus fine, plus complexe, plus 
nuanc6e. Cela semble bien douteux. Je ne vols pas 
tr^s distinctement en quoi le loisir des mondains 
peutservir k leur culture intellectuelle et morale, 
si vraiment, comme il faut le croire d'aprfes la pein- 
ture qu'on nous en trace, ce loisir est pris tout en- 
tier soit par Tobservation de pratiques pu6riles, soit 
par la recherche de frivoles plaisirs, aussi absor- 
bants peut-etre que le sont ailleurs les soucis de la 
subsistance quotidienne. Mais, en admettant meme 
que leur psychologic offre a I'analyste de plus deli- 
cates nuances, c'est une psychologic tout artifi- 
cielle. 11 n'y a, il ne saurait y avoir dans les romans 
mondains nulle humanite, Ceux de nos romanciers 
qui peignent la haute vie peuvent bien ecrire des 
livres brillants ; ils ne feront jamais rien que de su- 
perflciel et de factice. 

Les vrais artistes frequentent pen le monde. Lar- 
cher meme, en menant Vincy k la soir6e de M™* Ko- 
mof, fait k part lui cette reflexion : « Comme c'est 
absurde, que nous allions, nous, chez ces gens-la ! » 



148 Etudes de litt6rature contemporaine 

Paul Vence, qui est un homme sup6rieur, ne va 
gufere dans les salons. On nous parle de sa flerte 
sauvage^ de la solitude meditative oil murit sa pen- 
see. Nous le rencontrons quelquefois chez M"* Mar- 
tin-Bellfeme. Mais la jeune femme ne ressenible 
guhre k la plupart des mondaines ; elle a de I'esprit, 
du gout, un tour ing6nieux de langage. Paul Vence, 
du reste, ne tient ^ trouver chez elle ni Tinsigniflant 
Robert Le M^nil, ni mfeme M. Daniel Salomon, Tar- 
bitre des 616gances ; et, d'ordinaire, il lui fait visite 
le soir, pour causer avec elle familiferement. La vie 
du monde ne pent que dissiper un homme de lettres, 
et, d'autre part, ITiommede lettres, s'il applique son 
talent k la peinture des moeurs 616gantes, ne pro- 
duira jamais une oeuvre v6ritablement humaine, 
une oeuvre solide et durable qui lui assure lagloire. 



IV 



La gloire? lis n*y pensent gufere, les 6crivains 
dont nos romanciers nous font lapeinture. Presses 
de jouir, ce n'est pas la gloire qu'ils ont en vue, 
c'est le succfes imm^diat, plus avantageux h leur 
vanity ou plus profitable k leur amour du lucre. 

Ecoutez Pascal G6fosse : « Nous exergons un me- 
tier », dit-il en un moment d'amfere franchise, « nous 
ne pensons qu'i gagner de Targent)). Je ne parle 
meme pas des dcrivains de has dtage, comme le 



L'HOMMS DE LBTTRES dans LE ROMAN 449 

Matarel de Tons quatre ; celuici exploite les scan- 
dales r^cents, la dernifere cause judiciaire, Tactua- 
lit6 toule flagrante, peint sur le vif, en modifiant h. 
peine leur nom, les personnages de la comedie 
mondaine, et, comme il est d'ailleurs assez prudent 
pour ne tomber que sur les faibles, assez adroit pour 
se faire bien venir de ceux qui peuvent lui etre 
utiles, assez mediocre enfin pour nepas porter om- 
brage aux confreres, ses livres reussissent et Tout 
bient6t enrichi ; important et ventru, il protege avec 
une bonhomie condescendante ce maigre Tercinet, 
qui travaille par amour de Tart. Matarel n'est qu'un 
faiseur sans talent : mais, apr^s G^fosse, qui tout h 
Theure ne se calomniaitgufere, voicile cyniqueTar- 
sul, parasite des riches et des nobles. Pourquoi fr6- 
quenterait-il parmi ces gens qu'il bait, qu1l m6- 
prise et qu'ilenvie, si cen*6tait pour trafiquer avec 
eux de ses connaissances pr6cieuses en leur four- 
nissant des appreciations artistiques et litt6raires, 
en les conseillant sur Tachat de leurs bibelots? 
Quant a Jacques Molan, cetillustre 6crivain ne con- 
sidfere la litt6rature que comme un metier lucratif, 
et ses romans les plus delicats, ses pieces les plus 
pathetiques, ne sont pour lui qu'un moyen de faire 
fortune. 11 regie son cerveau comme un compteur 
k gaz. Chaque jour quatre pages, et, les quatre pages 
finies, il a gagne sa journ6e. Du reste, il se trouve 
fort bien de ce regime. Oil est le temps qu'il pre- 
nait ses repas chez Polydore, k quinze sous la por- 
tion ? Maintenant il a des rentes ; la cote de la Bourse 
rinteresse non moins que la recette de son theatre. 
« Si je n'etais 6crivain, dit-il a Vincent La Croix, je 



150 fiTDDBS DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINB 

voudrais fetre financier. » L'un n'empfeche pa» 
Tautre : eel homme de lettres n'est qu'un homme 
d'argent. Vers la quarantaine, il Spouse une veuve 
extremement riche, et se retire de la litterature 
comme un commergant des affaires. 

On ne r^ussit qu'en flattant le gout des lecteurs. 
Quelquefois les hommes de lettres, surtout a leur 
d^but, recherchent un bon scandale. Le plus souvent 
ils accommodent leur marchandise au gr6 de Tache- 
teur. « Vous croyez », dit Pascal Gefosse t que j'ai 
donn6 toute ma mesure ? que ce que vous avez pu 
lire de moi est le fond de mon coeur ou de noon es- 
prit ? Ce serait vraiment peu de chose ! Mais j'ai 
mis de Teau dans mon vin I J'ai voulu ma part de 
succfes, et je Tai eue; aussi ne parlera-t-on plus de 
moi dans vingt ans ». Et Gefosse, du moins, fait sa 
confession avec un 4pre accent dlronie. Nous sen- 
tons quil se m6prise lui-meme. Mais Jacques Molan? 
Celui-la etale un orgueilleux contentement de soi 
que n'inqui^te pas le moindre scrupule. Et^ k vrai 
dire, s*il n'ecrit que pour gagner de Targent, sa 
seule preoccupation ne doit-elle pas Hve de servir 
aux lecteurs ce qu'ils aiment? Lorsqu'il debute, 
r^cole naturaliste a la vogue : il en transporte les 
proced6s dans la peinture de la vie el6gante. Bien- 
t6t, certains sympt6mes lui font croire que le public 
se lasse : le voila qui change brusquement de ma- 
nifere et s'oriente vers T^tude psychologique. Un 
peu plus tard, la vertu lui paralt de bon d6bit ; il 
dcrit Blanche comme un lySy dont le succfes rivalise 
avec celui de VAbbe Constantin. Puis, les preoccu- 
pations sociales 6tant pass^es k Tordre du jour, il 



L'HOMME DB LKTTRBS dans LE ROMAN 151 

prend pour sujet Thistoire d'une famille d'ouvriers. 
Get habile homme 6pie les variations du gout pu- 
blic ei adapte chacun de ses ouvrages k celle qu^a 
subodoree son flair. 

11 n'est pas jusqu'au petit Vincy sur lequel le 
succfes du Sigisbee n*exerce une fAcheuse influence. 
En composant son Savonarole, il se figure d'avance 
la salle du th^^tre, les critiques k leurs fauteuils^ 
les mondaines dans leurs loges, le Tout-Paris des 
premiferes ; pr6occup6 de ses effets, il perd la vision 
desint^ress^e et naturelle de Tobjet k peindre, sans 
laquelle Tart n'esl qu'un metier. Et les vers ne lui 
viennent point. Alors il pose la plume, n'ayant pas 
encore cette virtuosite technique qui peut simu- 
ler une sincfere inspiration. Mais, devenu bien- 
t6t plus habile dans les proced^s de son art, il ne se 
souciera, comme tant d*autres, que de faire illusion 
aux spectateurs. 

Certains, et non les moindres, ambitionnent un 
sifege academique. Void, dans Vlmmortel, le ro- 
mancier Dalzon : fretillant autour de tous les aca- 
demiciens, il 6coute avec intdret les rabdchages du 
vieux R^hu, il rit complaisamment aux mots de 
Daujou, il se fait petit devant Br^tigny lui-meme, 
qui n*a jamais rien publi6, qui tient, sous la Cou- 
pole, une des places reserv6es aux hommes du 
monde. Et voici le vicomte de Freydet. Jusqu'^ 
present, M. de Freydet a meti6 Theureuse existence 
du gentilhomme campagnard, chassant, montant 
k cheval, cultivant ses terres, et, quand le coeur lui 
en disait, faisant de beaux vers, francs, drus, sa- 
voureux, qu'il griffonnait tantdt le ventre dans 



152 £TUDBS DE LlTTfiRATURE CONTEMPORAINE 

rherbe, tani6t sur le bord de sa selle. Mais depuis 
que Ta pris rambition de porter I'habit vert, il 
•passe sa vie en visites, en d-marches, en mes- 
quines intrigues. 11 devient le « zfebre » de cette 
bonne M""" Ancelin. II s'arrange une tete doctri- 
naire et mondaine. Quand il ne quete pas des voix, 
il pointe avec rage. Sera-t-il jamais acad6micien ? 
Chaque nouvelle Election le d^Qoit et exaspere sa 
llevre. En attendant, ce pofete aimable et sincere ne 
fait plus que des vers plats, convenus, qui n'ont 
pas d'accent, qui sentent, non le muguet et la 
menthe sauvage, comme leurs aln6s, mais le lau- 
rier academiqne. 

Et ce galant bomme, pour 6vincer un rival dan- 
gereux, en vient a commettre une vilenie. II ne 
faut pas trop s'en 6tonner. Nulle part, si nous 
nous en rapportons aux romanciers, la concur- 
rence n'est plus ^pre et plus jalouse qu'enlre 
hommes de lettres. L'auteur iiUn saint nous donne 
son h6ros comme « le type tres nettement dessin6 
de toute une classe de jeunes gens ». Or, entendez 
Philippe Dubois vilipender les toivains en renom 
deTheure presente. Celui-ci n'est qu'un anecdotier, 
celui-la qu'un imagier d'Epinal, tel autre qu'un 
intrigant de salon. Essaie-t-on d'arreter sa verve 
caustique? « Vous verrez », dit-il, « quand j'6cri- 
rai 1 1\ faut traiter nos devanciers comme on traite 
les vieillards en Oceanie. On les fait monter sur un 
arbre, que Ton secoue. Tant qu'ils ont la force de 
se tenir, tout va bien. S'ils tombent, on les 
assomme et on les mange ». Voila comment les 
jeunes gens parlent de leurs anciens, qui obstruent 



l'HOMMB DB LETTRBS dans lb ROMAN 153 

la route ; et, plus lard, riches et cdlfebres, ils se 
retournent contre les nouveaux venus, dont les 
premiers succfes leur portent ombrage. 

Quels sont les propos qu'on entend dans les mi- 
lieux litt6raires ? Tous quatre et le Termite suffisent 
pour nous ^difier sur ce point. Les gens de lettres 
qu'on nous y montre se r^unissent, non pour 
^changer leurs id6es, causer entre eux de leur art, 
maispourd6verserlabilequilesronge,pourinonder 
hommes et choses d'un Acre m^pris. Entre c6nacles 
adverses, on se d6chire. Entre membres du m^me 
c^nacle, Tenvie, sourde et oblique, n'en fait que des 
blessures plus venimeuses. Et Fart, dont tous se 
moquent, sert h colorer les rancunes et les haines 
confraternelles. 



Presque tous nos romans ont pour sujet Tamour, 
Et ainsi les hommes de lettres qu'on nous y repr^- 
sente ne jouent le r61e principal que s'ils sont eux- 
ttiemes les heros d*une intrigue amoureuse. Aucun 
romancier n'a, queje sache, mis en scfene Tficrivain 
en tant qu'6crivain, pour Tobserver et I'analyser 
dans le d6veloppement de son g^nie ou dans r61a- 
boration de son ceuvre (je ne fais pas exception 
pour Tons quatre ni pour le Termite, car Servaise 
€t Tercinet sont des impuissants, des malades, et 



154 flTDDES DE LITTERATORE CONTEMPORAINE 

d'ailleurs ces deux romans s'attachent surtout k la 
description de certaines moeurs littdraires). Mais 
Phomme de lettres « amoureux » n^en reste pas 
moins homme de lettres ; et ce qui nous int6resse 
en Tetudiant, c'est justement de voir quelle forme 
particulifere revet chez lui Tamour. 

A vrai dire, les hommes de lettres, tels que nos 
romanciers les peignent, sont presque toujours in- 
capables d'aimer. Je ne parle pas de Rene Vincy, qui 
a encore la naivete et la ferveur du jeune dge. Quant 
k Claude Larcher, je ne le mettrais k part que si Pon 
pouvait donner le nom d' amour k sa passion pour 
Colette, passion toute physique oil le d6sir se m^le 
de haine. Chez les G6fosse et les Molan, M. Paul 
Margueritte et M. Bourget montrent I'insensibilitfi 
unie au talent, ou plut6t nous la donnent, M. Bour- 
get du moins, commeen 6tant une condition neces- 
saire. 

Dorsenne, lui, n'a qu'un r61e dpisodique. Mais 
on salt de quelle manifere il en use avec Alba Steno, 
comment, aprfes avoir captiv6 son imagination, 
troubl6 son 4me virginale, il se d6robe sans scru- 
pule au moment ou elle attend de lui Tunique 
salut. Lorsque, dans sa detresse, Alba lui dit, rou- 
gissante de pudeur, fr^missante d'un tendre ^moi : 
« J*ai besoin de vous pour vivrfe, je vous aime », il 
devoile a la jeune fllle la s6cheresse de ce cceur 
oil elle avait mis tout son espoir, et ne lui laisse , 
en se retirant, d*autre refuge que la mort. 

Rappelez-vous maintenant Thistoire de Pascal 
G6fosse et celle de Jacques Molan. G6fos8e met en 
ceuvre toutes les ressources de son art pour s6- 



L'HOMMB DE LBTTRBS dans lb ROMAN 155 

duire une jeane femme qu'il n'aime pas ; et, quand 
M«e Daygrand, apres s'etre longtemps d^battue, a 
enfln ced6 dans un moment de surprise, — d^ja lass6 
de cet amour trop chaste pour ne pas lui semblerfade, 
il retourne aux caresses savantes d*une ancienne 
mailresse. M™« Daygrand pleure, et sa peine la lui 
rend encore desirable. Mais bient6t, comme pris de 
scrupules tardifs, il Tabandonne, il part, laissant la 
pauvre femme affol6e, malade ; et quelques rares 
larmes, coulant dans ses moustaches, larmes qu*il 
verse sur lui-mfeme, sufflsent pour mettre sa cons- 
cience a raise. Et Jacques Molan? Une jeune ac- 
trice, Camille Favier, jusqu'alors parfaitement sage, 
adore ce pohie qui fait parler les passions avec une 
si touchante Eloquence. Molan se laisse d'abord 
aimer. Quand il ne trouve plus Tidylle assez 
fraiche, le \oi\k liant partie avec M"® de Bonnivet, 
une femme du monde artificieuse et froide, qui 
s'amuse k piquer sa vanite. L'amour passionn6 de 
Tactrice lui sert pour irriter a son tour la coquette- 
rie de la mondaine ; et ainsi ce coeur si vrai, si 
ing^nu, Molan va se faire un jeu de le d6chirer et 
de le meurtrir. 

II y a des artistes dans la vie desquels Tamour a 
tenu pen de place parce qu^elle etait tout en- 
ti^re absorb6e par Tart. Flaubert, entre autres. 
M"* Louise Collet, dont il fit un t3mps sa Muse, ne 
lui inspira jamais, au fort de leur liaison, que des 
lettresamphigouriques oii Ton sent^nonla passion, 
mais un 6chauffement tout factice; et nous savons 
d'ailleurs qu'il se debarrassa d'elle lorsque la paix 
de son travail lui sembla menac^e. Mais, chez les 



156 fiTUDES DE LITTjfeRATURE CONTEMPORAINB 

ecrivains dont nous parlons ici, rincapacit6 d'ai- 
mer a de toutaulres causes; car ceux-la n'ont ja- 
mais vu dans leur art que ce qu*il pouvait leur pro- 
curer de renommee ou d'argent. 

Uegoisme, d abord. Pascal Gefosse hesite un 
instant a seduire M"* Daygrand. Pourquoi ? Est-ce 
par scrupule de conscience? Appr6hende-t-il de 
fletrir cette kme chaste, de vouer au remords, au 
desespoir, une vie jusque-la si pure et si paisible? 
Non, ce qui le fait hesiter, ce n*est que la crainte, 
bien vaine au surplus, de troubler son propre re- 
pos. Quant aux h6ros de M. Paul Bourget, jugez 
d'eux par ces mots de Vincent La Croix : « Dieu sait 
si Julien Dorsenne et Claude Larcher, les deux 
hommes de lettres que j^ai le mieux connus, ^taient 
6goisles : ils etaient des violettes de modestie a 
c6t6de Molan ». 

Ensuite, le dilettantisme, qui n'est d'ailleurs 
qu'une forme particulifere de Tegoisme. Chez La- 
marthe, par exemple. « J'adore ces femmes-la » , 
dit-il en parlant des femmes du monde, « parce 
qu'elles sont bien d*aujourd'hui. Au fond, je ne 
suis gufere plus un homme qu'elles ne sont des 
femmes. Quand je me suis h peu prfes attache a 
Tune d'elles, je m'amuse h decouvrir et h examiner 
ce qui m'en d6tache avec une curiosite de chimiste 
qui s'empoisonne pour experimenter des venins »* 
Chez Dorsenne surtout. Ne vivant que pour 6prou- 
ver des impressions, Dorsenne a traverse tour k 
tour les milieux les plus divers, sans jamais y livrer 
entiferement quelque chose de son « moi». Dans 
chacun de ces milieux se trouvait une femm6 qui en 



l'HOMME DE LETTRES dans LE ROMAN 157 

r^sumait le charme. Mais toule femme, amie ou 
amante, ne fut jamais pour lui qu'un sujet d'ana- 
Jyse, ne lui servit jamais qu'k intellectualiser, 
comme il dit, de nouvelles sensations, k enrichir 
et diversiflerla culture de son«sprit. S6duit par la 
grftce d'Alba, il se defend, se fait des reproches. 
« Prenez garde, maitre Julien, vous etespres de la 
sottise. » La sottise ? aimer. Vaniteux sans doute, 
Dorsenne est surtout curieux. II ne recherche pas 
tant la gloriole litt^raire que la volupt6 de Tesprit. 
L'univers lui semble fait pour y servir de matifere, 
et, comme le lui dit Montfanon, c*est aux frissons 
de sa pens^e qu'il sacriQe la malheureuse Alba. 

Puis, le manque de candeur. II y a peut-6tre de 
la candeur dans le genie. Mais les Gefosse et les 
Dorsenne n'ont rien de gonial. Ces 6crivains de 
talent sont surtout des analystes. Comment trou- 
verions-nous chez eux la spontaneity, Tiuconscience 
que suppose le veritable amour? L'homme de 
lettres se d6tache de ses propres sentiments pour 
les observer, et cela lui rend impossible tout aban- 
don. Se faisant de son « moi » un perp6tuel sujet 
d*6tude, il n'^prouve aucune Amotion dont Ting^- 
nuite ne soit aussit6t d6fleurie. Aussi bien Tauteur, 
chez lui, se mele toujours k Thomme. Voyez Pascal 
Gefosse. II ecrit un soir k M"' Daygrand pour de- 
clarer son amour. Le lendemain, en relisant sa 
lettre, iln'y trouve rien que de factice. Au moment 
meme ou G6fosse 6crivait, il se croyait sincere. Et 
pourtant cette lettre n'est qu'un morceau de rh6to- 
rique. II y a travesti son esprit, d6guis6 ses sensa- 
tions, il s'y est vante de choses fausses, calomni6 



158 6TUDES DE LITTERATDRE CONTEMPORAINE 

sans motif; au lieu d'une declaration vraiment 
jaillie du cceur, il a compose quatre pages elo- 
quentes, mais quatre pages de romari. « C'est la 
marque de I'^Crivain », se dit-il en les relisanl. 
Toute Amotion, chez F^crivain, si vraie qu*elle 
puisse etre, se transforme en matifere d*art. Gefbsse 
s'est cru sincfere. Non, son Amotion tourne aussit6t 
t la « litterature »>. En ecrivant sa lettre, il se sou- 
riait par moments klui-meme. Le sourire [de Tar- 
tiste qui a trouv6 son effet. 



VI 



Une question souvent discut6e, c*est, je ne dis 
meme pas si la sinc^rit^ est necessaire a I'artiste, 
mais si Tartiste doit sentir. Diderot, qui se Test po- 
s6e, conclut delib6r6ment qu'un veritable artiste ne 
sent pas. Son livre abonde en observations justes 
et p6n6trantes. Le « paradoxe » consiste a soute- 
nir, non que Tartiste n'eprouve pas sur le moment 
les passions dont il se fait Finterpr^te, mais que, 
pour arriver k les rendre, il n'a pas commence par 
les 6prouver. C*est Tart du com^dien que Diderot 
prend pour exemple ; ce qu'il dit ne s'en applique 
pas moins dans sa pens6e k toute sorte d'art. Pour 
lui, les grands artistes, poetes aussi bien qu*ac- 
teurs, sont ales Mres les moins sensibles». Et il 
nous les montre trop occup^s k regarder autour 



L*HOMME DB LETTRBS DANS LB ROMAN 159 

d'eux, k connaitre, a imiter, pour etre profon- 
d^ment emus. C'est oublier que certains artistes, 
les poetes lyriques par exemple, n'imitent point. 
Mais un pofete vraiment lyrique, est-ce un artiste? 
et les deux termes ne s'opposent-ils pas ? 

On ne peut d'aiileurs imiter sans avoir *senti 
i'objet de son imitation. Distinguons ici plusieurs 
sortes de sensibilit^s. 11 y a d abord la sensibility 
du coBur; et celle-lk, Diderot 6tablit que Tartiste 
n'en a nul besoin, ou plut6t qu'eile lui est nuisible, 
si elle trouble son regard, si elle fait trembler sa 
main. Et il y a ensuite la sensibility des nerfs et la 
sensibility de Timagination, assez distinctes de 
Tautre pour se concilier fort bien avec la pire se- 
cheresse. Ces deux derni^res sortes de seusibilites 
sont proprement celles de Tartiste. 

M. Paul Bourget a tout derniferement repris la 
thfese de Diderot. II voulait montrer dans sa Du- 
chesse bleue que le moi du talent ne ressemble pas 
au moi de la vie, qu'il peut y avoir non seulement 
un divorce total, mais une contradiction absolue 
entre le cerveau et le coeur. Cette ^tude d'esth6- 
tique morale que nous promettait M. Bourget, il y 
a par malbeur substitu^ un banal. fait divers de ga- 
lanterie mondaine (1). Mais, malgr6 les a involon- 
taires d6 tours de la composition litt^raire », par 
lesquels Tauteur s'excuse ing^nument de n' avoir 
pas traits son sujet primitif, on retrouve dans le 
roman quelques traces de T^tude. Jacques Molan, 
tout au moins, est bien le type de Tartiste insen- 

(1) Voir plus haul Tarticle sur la Duchesse biette. 



160 6TUDES DE LITTfiRATURB CONTEMPORAINK 

sible, ferm6 aux Amotions que sa plume retrace si 
vivement. Nous n'avons pas h discuter ici pour 
notre compte la question que M. Bourget tranche 
un peu Men vite dans sa preface et qu'il perd trop 
souvent de vue dans son livre. Ce que nous re- 
marquons, c'est que les 6crivains dont il nous a fait 
le portrait, — je ne parle pas seulement de la Du^ 
chesse dletie, ou il soutient une th^se, maisaussi de 
ses autres livres — sont presque tons de v6ritables 
monstres. Ne vous r6criez pas sur le mot; lui- 
mfeme Tapplique k Philippe Dubois et k Dorsenne 
comme a Molan. Et, dans la Duchesse dleue, ou il 
oppose entre eux deux artistes, Tun g6n6reux et 
passionn6, Tautre 6goiiste et sec, celui-lk est le 
peintre, celui-ci T^crivain. A vrai dire, Vincent La 
Croix ne produira jamais Toeuvre qu'il porte dans 
sa tele ; toutes ces passions que Molan traduit mer- 
veilleusement sans les eprouver, La Croix les 
6prouve, lui, sans pouvoir les traduire. L'art du 
peintre, non plus que Tart de T^crivain, ne se con- 
cilierait done avec la sensibility. Etvoili sans doute 
la thfese que soutient M. Bourget, thfese applicable 
a n'importe quel art. Mais ceci n'en est pas moins 
signiflcatif, que, voulant nous montrer un artiste 
insensible, c'est un artiste litt6raire, un ecrivain, 
dont il a fait choix. 

Nous distinguions tout k Theure de la sensibi- 
lity du coBur celle de Timagination et celle des 
nerfs. Chez ^Dorsenne, c'est plut6t la sensibility des 
nerfs, et chez Molan la sensibility de Timagination. 
S'il a trfes peu de coeur, Dorsenne a les nerfs tres 
sensibles. Or, c'est du codur sans doute que vient 



I/HOMMB DB LETTRES dans lb ROMAN 161 

tout sentiment profond, tout sentiment assez fort 
pour nous amener k un oubli complet de nous- 
memes, au don de notre personne. Mais Tart n'en 
demande pas aulant. Pour peindre les passions hu- 
maines, il suffit de certaine impressionnabilit6 ner- 
yeuse qui n*a rien de commun avec ce qu'on ap- 
pelle le coeur. Au reste, Dorsenne 6crit des romans 
d'analyse, aussi pen sentimentaux que possible, et 
qui valent surtout par la d61icatesse subtile de Tob- 
servation. Tout autre est le cas deMolan. Ce dernier 
ecrit des romans emus, touchanls, dramatiques, des 
romans d'amour qui respirent tout ce que la passion 
a de plus tendre et de plus fervent. Or, son cceur est 
insensible. La seule personne pour laquelle Molan 
ait eprouv6 quelque affection, c'est sa vieille grand*- 
mfere. II la pleura sincerement; puis il la mit en 
livre, et ce livre est, de tons ceux qu'il a publics, 
le moins bon. Comment nous expliquerons-nous 
qu'un tel 6goiste exprimeavec tantd'61oquence des 
sentiments que lui-meme ne connut jamais? La 
sensibilite du coeur manque k Molan comme a 
Dorsenne ; il a, en revanche, non pas seulement, 
comme Dorsenne, la sensibility des nerfs, mais la 
sensibility de Timagination. Et, tout juste, le livre 
dont il est le h6ros nous montre que la sensibilite 
reelle trouve en soi son propre aliment, et, par 
suite, s'epuise, se devore elle-meme, mais que la 
sensibility imaginative se realise au contraire en 
prenant une forme artistique. Si M. Paul Bourget 
nous pr6sente, il est vrai, le cas de Molan comme 
exceptionnel, cette precaution ne saurait infirmer 
sa th6orie elle-meme dans ce qu'elle a n6cessaire- 

11 



162 fiTC'DES DB LITTERATURE CONTEMPORAINE 

ment de general. Aussi bien nous avons passe en 
revue ses divers types d'hommes de lettres. Le 
trait qui leur est commun a tous, c'est un egoisme 
plus ou moins f6roce. 



VII 



Soit chez M. Bourget, soit chez nos autres ro- 
manciers modernes, nous ne voyons gufere de 
rhomme de lettres que ses vices professionnels. Je 
cherche des 6crivains dont le caractfere et le codur 
vaillent leur talent ; j'en trouve un seul, le Sandoz 
deVQEuvre, Ilnejoue du reste qu'un r61e secon" 
daire, et M. Zola se borne a marquer brievement 
sa franchise cordiale, sa droiture, sa passion pour 
r£u*t, la tranquillity robuste avec laquelle il accom- 
plit sa tdche. Un dcrivain tel que Sandoz n*a pas, k 
proprement parler, d'histoire ; son histoire tout en- 
tifere ne serait qiie celle de ses livres. Mais les- 
hommes de lettres auxquels nous avons eu jus- 
qu'ici affaire, ne lui ressemblent en aucune fa<jon. 
Ceux que Ton nous montre dans leur cabinet de 
travail sont des malades, comme Servaise et Ter- 
cinet ; leur maladie meme fournit au romancier la 
matifere de son analyse. Les autres, on nous les 
fait voir dans la societe mondaine, v menant une 
vie oisive de dilettantes, voire de parasites : com- 
ment laisseraient-ils paraitre d'eux-memes autre 
chose que leur vanitd, leur secheresse de coeur? 



L'HOMME DE LETTRES dans lb ROMAN 163 

Et puis enfin, si la plupart sont des monstres, 
peut-etre y a-t-il en effet un peu du monstre chez 
Tartisle. Ne lui demandons tout ^u moins rien de 
spontan6, rien de naif ni de sincere. Son naturel 
meme est un effet de son artifice. En des epoques 
primitives, Tart litt^raire peut bien, comme tons 
les autres, s'etre confondu avec la nature ; de notre 
temps il n'est le plus souvent qu*une contrefaQon 
specieuse. On peut en tout cas affirmer que le pou- 
voir d'expression ne se mesure pas k celui d'im- 
pression. Sentir vivement, cela n'a jamais fait un 
artiste. Quoi qu'en dise Alfred de Musset, les chants 
les plus d^sespdr^s ne sont point les plus beaux. 
Ou plut6t un vrai d6sespoir ne se chante pas, ne se 
traduit pas en alexandrins, fussent-ils rimdspauvre- 
ment ; il garde le silence ou pousse des cris inar- 
ticul6s. Autre chose est de sentir, autre chose 
d'exprimer avec art. Les Amotions que I'on rythme 
n'ont pas atteint le fond du coeur. Ne parlous plus 
des G(5fosse, des Dorsenne, ou des Molan, ni mfime 
des Rubempre (1) et des Canalis (2) ; pensons k des 
dcrivains tels que Goethe, Chateaubriand, Flaubert : 
Goethe, pour lequel Tart fut un jeu sup^rieur, — 
Chateaubriand, quiecrit : «. Je pleure, mais aux sons 
de la lyre d'0rph6e », — Flaubert, qui ne fut vrai- 
ment sensible qu'k la beaut6 des choses 6crites. 

(1) Les Illusions perdues^ de Balzac. 

(2) Modeste Miginon, du meme. 



VIII 



RESURRECTION, PAR TOLSTOI (1) 



Depuis une vingtaine d'ann6es Tolstoi ne faisai 
plus de c< litt^rature ^>. Parmi tant d'ouvrages qu'i* 
a publics en ces derriiers temps, aucun n'est pro- 
prement litteraire. Je ne parle pas des Decembristes, 
qui en resterent au troisifeme chapitre ; et, quant k 
Maitre et servitetir, la fiction n'y sert que de pre- 
texte. Aussi bien, meme dans ses romans antdrieurs, 
dans Guerre et Paix, dans Anna Kareninei Tolstoi" 
n'a jamais separ6 Tart de la morale, n'a jamais cru 
que Tartiste dut se soucier uniquement de realiser, 
comme on dit, le beau. « J'ecrivis ces livres, dit-il 
quelque part, convaincu que les romanciers ont mis- 
sion d*enseigner ce qui est vrai. » Guerre et Paix, 
Anna Karenme, sont bien des romans sans doute : 
mais Tauteur nous y laisse voir un pen partout la 
trace de ses preoccupations morales etsociales. Use 
peint lui-meme, ici sous le nom de Bezoukov, la 
sous celui de L6vine, dans I'inqui^tude d'une kiae 

(1) Risurrection^ traduit par Teodor de Wyzbwa, 1 volume 
in-19 Perrin. 



166 ^TDDES DE LITTfiRATDRB CONTEMPORAINE 

qui n'a pu encore se fixer. Les deux ouvrages, 
quoique la tlifese y laisse au developpementde Inac- 
tion sa libre allure, aux personnages la v(5rit6 com- 
plexe et mobile de leur physionomie, n'en restent 
pas moins domines Tun el Tautre par certaines id6es 
capitales, dont ils sont a vrai dire, sans meme par- 
ler des commentaires qui interrompent si souvent 
le recit, une sorte d'illustration dramatique. Dans 
le premier,TolstoiL veut surtout nous montrer les ab- 
surdites et les abominations de la guerre; dans le 
second, il glorifie le mariage, en opposant aux 
unions factices et pr6caires qu'ont m6nagees les 
convenances mondaines, la vanit6 ou Tint^rfet, celle 
qui a pour principe un amour mutuel et pour objet 
la fondation d'une famille. 

Mais, quand il les ecrivait, il n'^tait pas encore 
en possession de sa doctrine. « Je me suis bient6t 
aperQu, dit-il, que loin d'etre a meme de montrer 
aux autres le chemin de la vdrite, je ne savais moi- 
meme ou le d6couvrir. » On trouve dans quelques- 
unes de ses oeuvres post6rieures, dans Ma confes- 
sion notamment, Thistoire de son esprit et de son 
4me. Ge n'est pas ici le lieu de la raconter. Sachons 
du moins que, contrairement a Topinion r^pandue, 
d'aprfes laquelle il aurait eu, voila quelque vingt ans, 
je ne sais quel subit acces de mysticisme, son « cas » 
s'explique tout naturellement par une Evolution 
continue et progressive, dont il serait facile de 
marquer les diverses phases. Tolstoi, nous dit-on, 
ddsavoue ses romans d'autrefois, et la moindre allu- 
sion qu'on y fait le desoblige. Nous n'en trouvons 
pas moins dans Guerre et Paix, dans Anna Karenine^ 



KfiSURRECTION, PAR TOLSTOI 167 

ies traits essenliels de rap6tre et de I'^vang^liste 
que bient6t il devait etre. Tolstoi n'avait pas encore 
« trouve » ; mais il cherchait dfes lors, et ce qu'il 
cherchait, c'etait bien ce que, depuis, il trouva. 

Avec Resun^ection, Tolstoi revient a I'art. Resur- 
rection est, non une sorte de <' traite », maisun ve- 
ritable roman. Et cela, du reste, ne Tempeche pas 
d*etre en meme temps un livre de propagande, tout 
aussi bien, dans un autre genre, que Ma religion 
ou Commentaire sur TEvangile, 

Qu'est-ce que Fart pour Tolstoi? 11 nous Texplique 
dans un ouvrage r6cemment public (1). Et, si lui- 
meme y condamne ses anciens chefs-d'oeuvre, ce 
n'est pas, a vrai dire, parce qu'ils sont des romans, 
c*est plut6t parce que, dans le temps ou il Ies ecri- 
vait, la u verit6 » ne lui avait pas encore apparu. En 
tout cas, sa definition de Tart n'exclut aucune des 
formes sous lesquelles Tart pent etre « un moyen 
de communion entre leshommes)). Cetap6tre dela 
simplicity primitive, ou meme de Tignorance, ne 
chasse point I'artiste de la cite. II ne le couronne 
pas non plus de fleurs, il lui impose la haute mission 
d'dtablir sur la terre le « regne de Dieu » en inspi- 
rant auxhommes une charite mutuelle, enpurgeant 
leur coeur de tons Ies mauvais instincts que d6ve- 
loppe une civilisation factice et corrompue. Mais 
n'est-ce pas la I'objetmeme de Resurrection^^ V^n tel 
roman contribuera sans doute a propager ses idees 
beaucoupplus que de nombreux preches. Le peintre 
et le psychologue y ont travaille pour le moraliste. 

(1) Qu*est'ce que Vart ftraduit par T. db Wyzewa (Perrin, 
^diteur). 



168 6TDDES DB LlTTfiRATORE CONTEMPORAINB 

On peut r6sumer trfes brifevement ce long r^cit 
en negligeant lout d'abord les Episodes latdraux et 
les personnages accessoires. 

Le prince Nekhludpv, pendant uns6jour chez ses 
tantes, s6duit Katucha, paysannejorpheline qu'elles 
ont recueillie en bas 4ge. Bient6t jet6e dehors, Ka- 
tucha essaie vainementde gagner sa vie, et, apres 
maintes traverses, flnitpar entrer dans une maison 
de tolerance. Six ans plus tard elle est accus6e faus- 
sement d*un meurtre et condamnSe. Parmi les. 
membres du jury se trouve Nekhludov. En recon- 
naissant dans cette prostitute la jeune fllle inno- 
cente qu'il aima jadis, qu'il abandonna l^chement, 
en voyant les consequences de sa vilenie et de sa 
cruaut6, le prince est saisi deremords. Un profond 
et douloureux travail se fait en sa conscience. II 
6pousera Katucha, il partira avec elle pour la Sib6- 
rie. Mais ce n'est pas assez d'expier sa faute envers 
la miserable. II d6pouille les pr^jug^s et les vices^ 
de rhomme mondain, de I'etre egoiste qui, jusque- 
\k, ne songeait qu'au plaisir. Sa conception de Texis- 
tence s'est transformde. II reprend possession de 
soi. II ne veut plus vivreselon les autres, maisselon 
lui-meine. N'6coutant desormais que la voix de sa 
conscience, il distribue ses biens aux paysans qui left 
cultivent, il se libfere de toutes les vanit^s, de tons 
les mensonges qui lui avaient cache le sens de la 
vie ; il comprend enfin que le veritable bonheur, le 
seul ou nous puissions atteindre, consiste dans le 
renoncement et rhumilit6. 

On ne saurait sans quelque pudeur apprdcier 
Reswrection a un point de vue exclusivement litt6- 



KESDRRECTION. PAR TOLSTOI 169 

raire, et, si j'ose dire, profane. Cependant, mSme 
dans rinteret de la doctrine que preche I'auteur, il 
6tait bon sans doute que son livre fut, comme il 
Test, une belie oeuvre. 

Une belle oeuvre, Resurrection Test d'abord par 
la verite des scenes et des peintures. Nous ne 
pourrions comparer Tolstoi avec nos r^alistes qu'en 
le leur opposant. Plus d'une fois il les a d'ailleurs 
fort maltrait6s. Ce qui lui d6plait chez eux, c'est 
avant tout leur indifference morale, voire, chez 
quelques-uns, leur m6pris affecte des hommes. 
C'est encore leur predilection k nous montrer ce 
que la vie et le monde ont de plus laid. Mais, meme 
en tant qu'artiste, il ne leurressemble gufere. Ceux- 
ci violentent la nature pour lui imposer un cadre 
trace d'avance ; ils retranchent, soit, dans la com- 
position generale, tout ce qui ne fait pas etroile- 
ment corps avec le sujet, soit, dans chaque tableau, 
tout ce qui ne concourt pas k Tetfet d'ensemble. 
L'art de Tolstoi est plus large, plus souple, plus 
proche de la r6alit6. De la certains defauts, sur les- 
quels je reviendrai tout a Theure, notamment une 
diffusion qui choque nos habitudes latines. Mais il 
faut avouer que cet art, moins strict et moins con- 
certs, nous donne mieux la sensation de la vie elle- 
meme. 

* Voyezpar exemple, au debut, les scfenesdu tribu- 
nal. Tolstoi ne nous y fait gr^ce d'aucuu trait. II 
peint avec une exactitude minutieuse, dans tout le 
detail de leur action, — gestes, attitudes e t propos, — 
non seulement Nekhludov, mais les autres membres 
du jury, non seulement Katucha, mais les autres 



170 ^TODES DE LlTT^RATaKB CONTEMPORAINE 

accuses, et encore les jiiges, le substitut,le greffier, 
les t^moins, Tavocat, et jusqu'aux gendarmes. II 
donne, presque en entier, Facte d'accusation, il 
reproduit tout au long rinterrogatoire et les t6moi- 
gnages. Bien plus, la lecture des rapports medi- 
caux ne peut, on nous en pr6vient, « avoir d'autre 
effet que d'ennuyer Tassistance » ; mais, comme le 
substitut la reclame, force est au president de Tor- 
donner — et alors un greffier nous debite de sa voix 
grasseyante les trois documents d'enquete, examen 
ext^rieur du cadavre, examen interieur, analyse 
des visceres. Vous pensez sans doute qu*il eut 
mieux valu supprimer tout ce qui ne se rapporte 
pas assez directement aux deux principaux person- 
nages, et, pour chaque scene, 6Iaguer les circons- 
tances accessoires ? Oui, nous aurions de la sorte 
plus d'unit6, quelque chose de plus pressant, de 
plusserr6, deplus « fort ». Mais nous n' aurions pas 
I'impression et presque Tillusion de r6alit6 cpie 
donne cet admirable recit. NuUe part on n'y sent 
€et art jaloux et imp^rieux qui nous laisse voir 
Tauteur choisissant, combinant, reduisant k sa 
logique sfeche la riche complexity des etres et des 
€hoses. 

Dire de Tolstoi que son art n'opprime ni ne mu- 
tile la nature, cela ne suffirait point. II y a chez lui, 
au sens quelque peu archaique du mot, une naivete 
qui se retrouve dans les scenes les plus diverse^ 
de son dernier livre. Relisons, par exemple, le cha- 
pitre ou nous est racontee I'idylle de Nekhludov et 
de Katucha. Nous avons 1^ un recit vraiment d^i- 
€ieux par la gr4ce familifere des plus petits details. 



RESURRECTION, PAR TOLSTOI 171 

par je ne sais quel charme d'innocence et de can- 
deur. Ou bien encore un episode d'un tout autre 
genre, la premifere entrevue de Nekhludov et de 
Katucha dans la prison. Ce qui la rend admirable, 
c'est qu'elle n*a rien de th6Atral, que tout y est par- 
faitement simple. L'6motion en sort d'elle-mfeme 
sans que Tauteur la soUicite par aucun artifice, par 
aucune rhdtorique, par le moindre apprfet de com- 
position ou de style. Rien n'y est arrang6 en vue 
de Teffet a produire. Mais voyez maintenant la 
scene ou Nekhludov s'entend avec les paysans 
pour la cession de ses domaines. On dirait que 
Tolstoi s'est contents de reproduire la nature 
elle-meme. Chaque mot, chaque geste des paysans 
a sa signification, et tout est vrai pourtant, d'une 
vdrit6 non pas livresque, mais, si je puis dire, 
ingtoue. 

II y a dans Resurrectmi une multitude de per- 
sonnages plus ou moins secondaires. Meme ceux 
qui ne prennent aucune part k Taction sont peints 
avec une fld^lite caracteristique. Parmi les types 
de la soci^t6 mondaine, voici la princesse Sophie 
Vassilievna, une beaut6 plus que mure, mais co- 
quette encore, et mettant en oeuvre, pour plaire, 
ses famous mignardes, ses sourires appret^s, son 
verbiage capricieux et pueril, son snobisme de 
pecque mystique. Voici le vice-gouverneur Masli- 
mikov, honnete et mediocre fonctionnaire, correct, 
zele, nul, avec sa solennite b6ate, son naif conten- 
tementdelui-meme, sa sottise epanouie et cordiale. 
Voici une tante de Nekhludov, la comtesse Tcharska, 
femme de soixante ans, bien portante, gaie, dner- 



172 AtUDES DK LITTfiRATURB CONTEMPORAINB 

gique, le verbe haut, le langage dru, Pesprit vif et 
court, fertile en gaillardes saillies. Voici le comte 
Tcharsky, le sdnateur Wolff, Tavocat Fainitzine, et 
tant d'autres encore, dont la figure reste inou- 
bliable, mfeme s'ils ne font que passer sous nos 
yeux. 

Non moins vivants sont les gens du peuple que 
Resurrection met en scfene. On a vu tout k I'heure 
des paysans. P6netrons main tenant dans la prison 
de Katucha. Douze autres femmeshabitent lameme 
salle. Aucune que Tauteur ne marque de quelques 
traits expressifs, k laquelle il ne nous interesse. 
Voyez, dans ce coin, une grande rousse au visage 
jaune, au corps flasque, dont nousne savons meme 
pas le nom. De sa voix enrouee, elle ^change, a 
travers les grilles, des mots obscfenes avec les pri- 
sonniers qui passent. Tancee par une de ses com- 
pagnes, elle Tinjurie, la prend aux cheveux, tandis 
que les autres font en criant le cercle. La bataille 
termin^e, toutes se couchent. Mais, du lit de la 
femme rousse, s'elfeve, dans le silence, un bruit de 
sanglols. 

C'etait en effet la femme rousse qui pleurait. Elle pleurait 
parce qu*on Tavait injuriee. Elle pleurait aussi a Ja pensee 
que, loute sa vie, elle n'avait trouve autour d'elle que 
railleries, humiliations et coups. Pour se consoler, elle 
avait voulu se rappeler son premier amour, les relations 
qu'elle avait eues.jadis avec un jeune ouvrler ; mais, en 
m^me temps que les debuts de cet amour, elle s'elait 
rappele la maniere dont il avait fini. Elle avait revu la 
terrible nuit oil son amant, apres boire, lui avait lance du 
vitriol par plaisanterie, et s'etait ensuite amuse, avec des 
camarades, a la regarder se tordre de soutfrance. Et une 



RfiSDRRBCTION, PAR TOLSTOI 173 

grande tristesse Tavait envahie ; et, croyant que personne 
ne I'entendrait, elle s'elail mise a pleurer. Elle pleurait 
comme les enfants, en reniflant et en avalant ses larmes 
salves. 

Le sujet du roman se ramfene tout enlier aux 
deux principaux personnages. lis sont Tun et 
Tautre analyses avec une v6rit6 delicate et pro- 
fonde. Parlons-en mieux : ce ne sont pas des ana- 
lyses que nous donne Tauteur; il ne procfede point 
comme certains romanciers, dits psychologues, qui, 
incapables de prater la vie k leurs figures, rem- 
placent Faction par de iourds commentaires. On 
trouve dans son livre un admirable chapitre de 
« psychologic », oil il nous montre le travail inte- 
rieur qui, au moment de la crise, se fait chez 
Nekhludov. Ce chapitre est trop long pour que je 
le cite en entier, trop beau pour que je le tronque. 
Mais vous verrez en le lisant que, m6me quand il 
s'agit, comme Ik, d'un examen de conscience, la 
psychologic du romancier ne ressemble pas k celle 
d'uu anatomiste. Rien de pluspathetique dans tout 
le volume. I/auteur ne s^y substitue pas au person- 
nage ; c'est le personnage qui vit sous nos yeux : 
au lieu d'une analyse, nous avons un veritable 
drame. 

D'ailleurs, s'ils s'expliquent d^eux-mfemes, par 
des paroles et des actes, sans qu'on nous fasse en 
marge la th6orie de leur m6canisme, Nekhludov 
et Katucha n*en sont pas, je pense, d'une psycho- 
logic moins exacte ou moins penetrante. 

Katucha n'a rien en soi de bien compliqu6. Elle 
ressemble aussi pen que possible aux heroines que 



174 fiTDDES DE LITTEHATDRE CONTEMPORAINE 

representent presque tous nos romanciers d'ana- 
lyse. Ceux-ci nous peignent gen6ralement des 
femmes k double ou a triple « moi», suivant la 
mode du jour. Or, comme chaque « moi » est d^ja 
par lui-meme des plus divers, il va sans dire que 
nous avons quelque peine k suivre ces honnetes 
dames en leurs multiples evolutions. Et, Tauteur 
se faisant alors un devoir de nous eclairer, Ik 
triomphe son psychologisme. Pour s'acqu^rir la re- 
putation de subtil psychologue, il n'y a qu'a inven- 
ter de toutes pifeces des personnages plus ou moins 
incob^rents et k raccorder tant bien que mal leurs 
faits et gestes par des dissertations bors texte, en 
citant flnalement ce mot (le dernier mot de la psy- 
cbologie), que TAme humaine est une obscure fo- 
rfet, — autrement dit, que la psychologie, c'estla 
bouteille a Tencre. Katucha n'a rien de commun 
avec les bero'ines de nos romans mondains, et son 
4me, a la pauvre fiUe, ne pent se comparer avec 
une foret obscure. Mais cette 4me est vraie, et toute 
Ame vraie est d'ailleurs assez profonde pour four- 
nir ample matifere a Tanalyste. Tolstoi nous donne 
Katucha comme une creature trfes simple. II y a en 
elle, avec de bons instincts, je ne sais quelle 
moUesse native. Abandonn^e par Nekhludov, chas- 
s6e par les tantes du jeune bomme, puis devenue, 
partout oil elle se met en service, un instrument 
de plaisir pour ses maitres, elle perd toute 
croyance, toute notion du bien et du mal, elle 
finit par s^avilir jusqu'a vivre sans honte d'unin- 
fAme metier. Quand, apres six ann6es d'abjection, 
elle reconnait devant elle Nekhludov, la malbeu- 



RlfeSURRECTION, PAR TOLSTOI 175 

reuse songe d'abord aux ravissemenls de son pre- 
mier, de son unique amour, mais bientot elle se 
rappelle aussi toutes les soufifrances, toutes les bu- 
miliations qui out suivi. Ces souvenirs, brusque- 
ment reveilles, I'^touffent ; elle s'efforce de les re- 
fouler au fond de son 4me, et ne veut plus voir 
dans Nekhludov qu'un v client » comme tant 
d'autres, auquel il faut sourire et plaire afin d'en 
tirer profit. Est-ce possible ? Malgr6 elle, le passe 
la travaille sourdement. Dans sa conscience, obs- 
curcie longtemps d'^paisses t^n^bres, elle en re- 
trouve quelques lueurs. Et alors, elle bait Nekblu- 
dov. Mais sa haine meme accuse le changement qui 
se fait d^ja cbez la jeune femme; sa haine est, k 
vrai dire, le premier indice d^un amour qui se ra- 
nime, et cet amour doit sauver Katucha... 

Quant a Nekhludov, Tolstoi n'a rien 6crit de plus 
beau sans doute que la partie du livre ou il nous 
montre son evolution morale jusqu'au denouement 
de la crise. Si, dans la derni^re moitie de Itestirrec- 
tioriy faite beaucoup plus tard, il a trop ecoute son 
zele predicant, et mele, par suite, k Thistoire de 
cette &me des considerations humanitaires qui sur- 
chargent le livre, toute la premifere est admirable, 
depuis le moment ou le prince revolt Katucha sur 
le banc des accus6s jusqu'^ Tentretien qu'il a avec 
elle quelques jours avant de partir pour ses terres. 
Peut-etre trouverez-vous qu'il se decide bien vite k 
6pouser la jeune femme. Mais songez que Nekhlu- 
dov differe beaucoup d'un Parisien du boulevard. 
La lecture des romans russes ne vous a-t-elle pas 
encore appris k connaitre un pen mieux les profon- 



176 Etudes de litt£:ratdrk contemporaine 

deurs de ce qu'on nomme Tame slave? Et puis, 
rappelez-vous aussi que Nekhludov, avant d'etre 
corrompu par les vices sociaux, fut une Ameloyale, 
noble, enlhousiaste. II a, tout jeune, cede aux 
paysans le bien qui lui venait de son pfere ; un peu 
plus lard, on nous le montre donnant k une insti- 
tutrice de village, qu'il n'a jamais vue, toutPargent 
dont elle a besoin pour suivre les cours de TUni- 
versite. Sans doute il se conduit indignement en- 
vers Katucha. Mais c'est que le commerce du monde 
lui a oblitere la conscience, c'esl qu'il vit d'apres 
les autres et non d'apres soi. Au fond, soncoeur est 
rest6 g^nereux. A la premifere entreprise qu'il veut 
tenter sur la jeune fille, il 6prouve soudain, re- 
pousse par elle, une impression non seulement de 
malaise et de honte, mais de repugnance pour lui- 
meme ; puis, apres avoir abandonn^ Katucha 
seduite, il sent aussit6t sa vilenie. L'existence 
mondaine peut bien endormir en lui le remords et 
jusqu'au souvenir de la faute. Mais, en revoyant la 
jeune femme,ilreprendra conscience de legoisme, 
de la cruaute, de la bassesse qui lui ont permis de 
vivre tranquillement, durant neuf ann6es, avec 
une telle faute sur le coeur, et alors il redeviendra 
lui-mSme, il secouera peu k peu, il d^pouillera cet 
homme factice qui s^etait substitu6 k son etre veri- 
table. Et ce n'est pas sans hesitations, sans trou- 
bles, sans defaillances. Meme apres avoir dit : « Je 
me marierai avec eUe », combien de fois ne lui 
arrive-t-il pas de faiblir ! Ces alternatives d'enthou- 
siasme et de d^couragement, Tolstoi nous les rend 
avec une verit6 saisissante, jusqu'au jour oil 



RfiSURRECTION, PAR TOLSTOI 177 

Nekliludov s'afifermit deftnitivement dans sa reso- 
lution en voyant chez Katuchapoindre Taube d'une 
vie nouvelle. Chez lui comme chez elle, c'est line 
veritable resurrection. 

Nous disions tout h Theure que Tordonnance 
gen6rale du roman ne s*accorde gufere a notre 
methode classique. U ne s'agit pas seulement, dans 
chague scene, de details plus ou moins oiseux; 
tout en 6tant sans rapport direct avec I'objet, ils 
concourent du moins kdonner la sensation du reel, 
et. parmi toutes les qualitds de Tolstoi, la plus 
etonnanle peut-etre est ce don merveilleux de 
reproduire la vie. II s'agit maintenant d'une foule 
d'episodes, admirables en eux-memes le plus sou- 
vent, mais qui traversent de ci de 1^ Taction prin- 
cipale, et il s'agit encore de longueurs qui la font 
trainer. Par exemple, ces nombreuses pages qui 
nous racontent les d-marches faites par Nekhludov 
pour obtenir Tautorisation de p6netrer dans tel 
quartier de la prison, ne laissent pas d'etre un peu 
languissantes. Quant aux Episodes adventices, 
s'il y en a beaucoup dans la seconde partie du 
livre, il n*en manque pas non plus dans la pre- 
miere. L'histoire de Vera Bogodouchovska, celle 
du paysan Menchov, ceUe de Tarass et de Fedosia, 
les mutineries des prisonniers et les batteries des 
prisonnieres, puis laplupart des conversations mon- 
daines auxquelles on nous fait assister, et meme, 
dfes le d6but, les renseignements qu'on prend soin 
de nous donner sur chacun des juges en racontant 
ses petites histoires, tout cela, sans doute, disperse 
notre esprit, le d^tourne du veritable sujet. 

12 



178 ETUDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

Mais quel est le sujet de Resurrection'^ Au thfeme 
psychologique et moral, s'en ajoute un autre, plus 
etendu, plus comprehensif, qui n est rien de moins 
que la critique universelle de notre soci6t6. Et Fon 
peut regretter que Tolstoi ne se soit pas tenu au 
drame de conscience. Mais, en consid6rant I'objet et 
la portee de sonoeuvre, ne nous 6tonnons pas qu^elle 
admette tantd'el^mentssi pen lies a ce drame indivi- 
duel. L'unite AQResurrectionn'Qn^^i pas moins dans 
I'Ame de Nekhludov. Seulement Nekhludov, une fois 
« converti », se fait de la vie une id6e nouvelle, et, 
par suite, le roman elargit son cadre, regale, pour 
ainsi dire, a la soci6te tout entiere. Relisez la 
premiere page ; vous y verrez comment Tauteur 
lui-meme laisse dfes lors entrevoir la conception 
g6nerale de son livre en opposant Tharmonieuse et 
^ ereine beaute du monde aux efforts p6nibles que 
font les hommes pour se tromper et se tourmenter 
les uns les autres. 

Aussibien toute saphilosophie tient dans ce d^but, 
car elle a pour devise le retour k la nature. Tolstoi 
n'est ni un revolutionnaire, ni, comme on le dit 
generalement, un mystique ; du moins, la revolu- 
tion qu'il preche se limite au coeur de Thomme, et 
son pretendu mysticisme n'est en r6alite qu'une 
morale toute pratique, absolument depourvue de 
croyance dans aucun mystere, et meme dans la vie 
future, qu^il considiire comme « une conception des 
plus basses ». On salt quel r61e Guerre et Paix, 
Anna Karenine, la Puissance des tenebres^ donnent 
k de simples moujiks. C'estKarataiev, c'estFedor, . 
c'est Akim, ^mes ignorantes qui ne s'expriment 



RESURRECTION, PAR TOLSTOI 179 

que par quelques obscures paroles de sagesse r6- 
signee et de fraternite naive. Mais Tolstoi lui-meme 
reconnut pour maitre le paysan de Tver, Soulaiev, 
qui lui r6vfela le veritable 6vangile. Revenir k la 
simplicity de la nature, voila Tunique salut. Pour y 
revenir, Neklhudov rompt avec les pr6jug6s, les 
mensonges, les pdches du monde ; et, si la mise- 
rable Katucha se sauve, c'est parce que, dans sa 
degradation meme, elle a conserve je ne sais quelle 
candeur. 



IX 



LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANQAIS 

MODERNE (i) 



1 



Nous avons en France quarante mille pretres 
seculiers. Le recrutement de cette armee devient, 
parait-il, de plus en plus difficile. On pent en si- 
gnaler deux causes principales. D'abord, la dimi- 
nution gen6rale de la foi. Ensuite, la perte de cer- 
tains privileges, mat6riels ou moraux, qui, jusqu'k 
ces derniers temps, avaient determine maintes 

(I) Balzac : Le Cure de village. — Bourget : Men- 
songeSf etc. — Estaunie : VEmpreinte. — Ferdinand Fabre : 
LesCourbezoriy Mon oncle Celestin, VAbbe Tiyrane, Lucifer^ 
Ma Vocation. — 0. Feuillet : fTt^foiVc de Sibylle. — Flaubert : 
Madame Bovary, — A. France : La Rdtisserie de la reine Pe- 
dauque, UOrme du mail, Le Mannequin d* osier, L*Anneau 
d*amethyste, — Goncourt : Rende Mauperin, — Halevy : 
VAbbe Constantin, — Huysmans : En route. — 0, Mirbeau : 
L'Abbi Jules, — M. Prevost : Le Scorpion, — Stendhal : Le 
Rouge et le Noir. — E. Zola : La Fauie de Vabbi Mouret, 
Rome, 



182 fixUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINB 

vocations : d'une part, les pretres ne sont plus 
exempt^s, comme autrefois, du service militaire ; 
et, de Tautre, leur autorit6 dans les affaires de la 
paroisse, leur influence sur les ouailles, le prestige 
de la soutane, ont consid6rablement decru. 

Presque tout le clerge se recrute parmi les 
paysans. Non que la foi soil, chez eux, tr^s vive. 
Mais r6tat ecclesiastique leur offre encore de sen- 
sibles avantages. Pourquoi se font-ils volontiers 
pretres? Beaucoup sans doute suivent Tappel de 
leur coeur ; les autres, c'est la paresse ou la 
vanite qui les y engage. La paresse, car, au lieu 
de peiner au travail de la terre, ils mfeneront une 
existence paisible et douce. La vanit6, car le sacer- 
doce les 61evera fort au-dessus de la condition dans 
laquelle ils sontn6s. On leur parlera cbapeau bas ; 
ils iront manger dans les cbAteaux. Ceux des cam- 
pagnards qui embrassent Tdtat eccldsiastique sont 
presque toujours les plus desherit6s. Nous pouvons 
supposer que certains, mieux pourvus, n'auraient 
pas un instant song6 k la pretrise. 

Sur les quarante mille pretres dont notre clerg6 
se compose, quelques uns appartiennent aux 
classes superieures de la societe, aux plus riches 
ou aux plus instruites. Pour eux, comme pour les 
paysans, il faut faire la part des sincferes vocations- 
Mais leur rang social, leur culture, leur intelli- 
gence, qui les distinguent tout d'abord, doivent 
aussi les 61ever bien vite aux plus hautes charges 
de I'Eglise. Meme ayant la foi, les jouissances de 
Tambition peuvent ne pas les laisser insensibles. 
S*ils font voeu d'humilit6, leur orgueil trouve satis- 



\ 



LE PRETRH DANS LE ROMAN FRANCAIS 183 

faction dans un ministere qui les s6pare du reste 
des hommes, qui les pose en repr^sentants de 
Dieu sur la terre, qui exalte le moindre abbe par 
dessus les anges eux-memes. 

Vous, anges de la loi de gr&ce, 
Yenez tomber k ses genoux ; 
Et, devant ce pretre qui passe, 
Anges du ciel, prosternez-vous ! 

« Un cur6 », disait Chamfort voiUcent ans, cc doit 
croire un peu ; sinon, nous le trouverions hypo- 
crite ». On doit admetlre que le plus grand nombre 
des pretres sont croyants. Ceux-lk mfimes auxquels 
des inl^rets purement humains ont fait choisirla car- 
rifere ecclesiastique peuvent concilier avec certaine 
mediocrity d'Ame une foi sufflsante pour que nous 
ne les taxions pas d'hypocrisie. Sinon, leur m6lier 
serait bien penible ; ils paieraient vraiment trop 
cher les avantages qui les y attirent. 

Et puis, rendons k TEglise cette justice qu'elle 
prend toutes ses precautions pour entretenir la 
croyance dans T^me des levites. Eloign^ soigneu- 
sement de loute influence profane, le jeune clerc 
est soumis k un regime qui fagonne de bonne 
heure, par de savantes m6thodes, son esprit, sa 
conscience, sa volont6, qui en fait un etre different 
des autres. La vocation sacerdotale ne nait guere 
que dans un milieu special, et ne se maintient 
aussi que gr^ce a une discipline factice, celle des 
s^minaires. 



184 6TDDES DB LITTfiRATDRB CONTBMPORAINB 



II 



Mais ce ne sont pas seulement les futurs pretl^es 
que forme Tfiglise. La moiti6 des jeunes FranQais, 
ou peu s*en faut, subissent dans les insUtuts con- 
gr^ganistes une discipline intellectuelle et morale 
qui tend k proscrire toute critique, toute initiative, 
toute vell6it6de reflexion. Admirables pedagogues, 
les bons Pferes epargnent a leurs dlfeves le plus 
leger effort de pens^e. lis d^bitent le savoir par 
tranches avec une r6gularit6 mecanique. lis ne font 
travailler que la m^moire. lis appliquent partout 
les procddes du cat6chisme (1). 

La philosophic s*enseigne avec des cartes peintes. 
Trois couleurs. Les id6alistes sont rouges, les scep- 
tiques sont verts, les materialistes sont noirs. Le 
cours se dicte ex cathedra, et n'admet aucune va- 
riation, car ce qui est vrai a pour caractere d'etre 
immuable. II faut et il sufBt qu'on apprenne 
par coeur. Sept preuves de I'existence de Dieu, 
ni moins, ni m6me plus. De tres frequentes 
dissertations ecrites tiennent les jeunes esprits 
en haleine ; sans la moindre fatigue, car il ne 
s'agit que d'amplifier correctement le r6sum6 du 
maitre. Tout est d'une simplicity admirable. Nul 
besoin de se matagraboliser la cervelle : on vous 

(1) La plupart des details qai suivent ont 4U emprunUs au 
roman bien connu de M. Estaunie, VEmpreinte, 



LE PRETRE DANS LB ROMAN FRANCAIS 185 

6vite les incertitudes et les doutes qui travaille- 
raient Tesprit en pure perte. A quoi bon chercher? 
Dieu a r6vel6 a son Eglise les solutions infaiUibles : 
il ne faut que se les caser proprement dans Tes- 
prit. 

Meme methode pour I'histoire. Elle est reduite 
aux noms et aux dales. Des batailles principale- 
menl, de longues series de batailles, cbaque serie 
se terminant, comme de juste, par la mention d'un 
trait6. Le tout, avec tableaux synoptiques et acco- 
lades, avec divers modes d'6criture, suivant Vim- 
portance du fait. On pent ainsi, dans une seule 
page, avoir sous les yeux le tableau d'un sifecle en- 
tier. Comme Font toujours dit les plus grands 6du- 
cateurs, il ne s^agit pas d'apprendre beaucoup, 
mais de bien savoir. Ajoutez, par la-dessus, quel- 
ques idees g(5n6rales sur le gouvernement de la 
Providence, qui dirige les evenements, elfeve ou 
renverse les Empires ad majorem Ecclesiw gloriam. 
— Demande : « Pourquoi Dieu a-t-il dechain6 la Re- 
volution d'Angleterre? » — R6ponse {tous les sieves 
dune seule voix) : c. Pour sauver Madame de The- 
r6sie ». 

En litterature, le « cours » suffit. Les rares livres 
qu'on laisse lire ont 6ie soigneusement expurg6s. 
II y a dans La Bruy^re des choses tout k fait dan- 
gereuses; hoTS Esther ei Athalie, les tragedies de 
Racine sontimmorales ; quant k Molifere, c*est une 
question de savoir si Ton pent le lire sans peche 
mortel. Mais d'ailleurs, quelle titilite pourraient 
avoir ces lectures? Pas besoin d'ouvrir un livre 
pour en connaitre le contenu, ni meme pour en 



186 ETDDES DE LITTJ^RATURE CONTEMPORAINB 

appr6cier la composition et le style. Chaque 61eve 
a son petit cahier, 6cnt sous la claire dict6e du 
maitre. Au moment de Texamen, on le repasse une 
derniere fois. Si pen qiie vous ayez de m^moire, 
vous etes siir du succes. 

A quoi faut-il attribuer la pr^f6rence croissante 
de notre bourgeoisie pour Tenseignement congr^- 
ganiste?Ne nous Texpliquons pas par des causes 
superficielles. Ce n'est ni le relevement du prix de 
pension dans les lyc6es, ni les trop fr^quentes va- 
riations des programmes universitaires. Ge n'est 
meme pas la vanit6 du boutiquier enricbi. Non^ 
mais il faut avouer que les eccl^siastiques enten- 
dent mieux I'^ducation. Bien sup6rieurs aux 
laiques pour discipliner les ames, ils en extirpent 
Tesprit de r6 volte, ils excellent k les rendre dociles 
et maniables, k leur inspirer le culte des traditions, 
rhorreur du sens propre. Et par 1^ ces maitres sont 
les meilleurs soutiens de Tordre. G'est grace a eux 
que la society peut repousser les assauts de I'anar- 
chisme. Notre bourgeois leur confie ses enfants 
pour qu'ils en fassent de bons conservateurs, 
hommes de tenue et de saine doctrine, attaches 
aux idees regues, respectueux de tout ce qui est 
6tabli. Ainsi se maintient la s6curit6 sociale. Ainsi 
prospere la rente ; et quand la rente va, tout va. 



LB PRETRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 187 



III 



Les memes m^thodes s'appliquent aux clercs, 
mais avec ua redoublement de surveillance et de 
precaution. 

II y a d'abord ce qu'on appelle les seminaires 
mixtes. On peut voir, dans VEmpreintey comment 
les Peres, ^ Saint-Louis de Gonzague, captent par 
d'insidieuses manoeuvres Leonard Clan, T^lfeve le 
plus distingue de leur college. lis amusent son es- 
prit, endorment sa conscience, depravent chez lui 
le sentiment moral, materialisent le sentiment re- 
ligieux, exaltent enfm Torgueil d'une predestina- 
tion qui, dfes maintenant, met h part cet 61u du ciel. 
Puis, une fois le moment venu, quand le jeune 
homme confie au Directeur ses incertitudes, ses 
velleitds, le trouble de son ^me en face d'un enga- 
gement irrevocable, le pfere Propiac, tout de suite, 
sans un mot, sans une demand e, met la vocation 
hors de cause, comme si elle devenait obligatoire 
par le seul fait qu'on en avait parle. Et dfes lors 
commence autour de L6onard Toeuvre de Tisole- 
ment. Un a un les liens qui Tattachent a la vie 
commune sont brises. Ilprend le monde en degout. 
Ses amities elles-memes s'evanouissent sans laisser 
aucun vide. U est enfin seul, absorbe dans une 
piete hautaine et sfeche. « Remerciez Dieu », lui dit 



188 fiTUDES DE LITT6RATDRE CONTEMPORAINE 

le Pfere Propiac, qui a preside de loin a ce premier 
noviciat, qui ea a ing6nieusement meaag6 toutes 
les phases ; « il vous tient ddsormais dans sa main » . 
Mais les s6minaires mixtes ne sont pas assez 
fermes aux souffles du monde, et, trop souvent, la 
vocation flnit par s'y perdre. De la, pour les jeunes 
clercs, des elablissements speciaux oil ne saurait 
p6netrer la contagion profane. Ce «ont les petits 
seminaires d'abord, et ensuite les grands se- 
minaires. Dans les petits s6minaires, Tenseigne- 
ment, d*ailleurs tout formel, se reduit k ce qui est 
striclement necessaire pour la preparation des 
prelres. Messes, chapelets, cat^chismes, sermons, 
confessions, communions, voila le regime. Vers 
Ykge de quinze ans, seize ans au plus, cette disci- 
pline a eu des effets sufflsants pour que le sujet 
soit jug6 digne de porter la soutane. II passe alors 
au grand seminaire. L^, Teducation devient encore 
plus intensive. C'est un veritable entrainement, 
c'est un petrissage de T^me, qui perd k la longue 
ce qu'elle pouvait conserver d'actif et de libre. 



IV 



Sile regime que subissent les clercs 6teint chez 
la plupart ce sens propre qu'abomine TEglise 
comme un levain d'heresie, leur foi, plus ou moins 
m^canique, n'a pas toujours assez de vertu pour 
les gu^rir des vices inherents a rhumanit6 com- 



LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANC AIS 189 

mune. D'aprfes ceux de nos romanciers qui nous 
ont peint des s6minaires, la medisance, la jalousie, 
I'intrigue, y rempliraient le temps que laissent 
libre les pratiques de la devotion. Maints s6mina- 
ristes ne seraient sensibles qu'aux jouissances les 
plus grossieres, qu'aux plus bas int^rets. Rappelez- 
vous la maison ou Julien Sorel {Le Rouge et le 
Noir) fait Tapprentissage du m6tier ecclesiastique. 
Huit ou dix de ses camarades, dejJi en odeur de 
saintete, ont des visions, et sortent rarement de 
rinfirmerie. Les autres sont, pour la plupart, d'6pais 
rustauds qui aiment mieux gagner leur pain en 
recitant des phrases latines qu'en piochant la terre. 
lis vivaient, dans leurs chaumieres, de lait caille 
et de pain noir ; le seminaire est pour eux un lieu 
de delices. Julien ne lit jamais dans leur ceil morne 
«que le besoin physique satisfait aprfes le diner et 
le plaisir physique attendu avant le repas ». 

11 faut, en pareille matiere, se defier de Stendhal. 
Mais, dans Ma Vocatmi, Ferdinand Fabre a retract 
les moeurs et les figures du seminaire ou il passa 
quelques mois, et Tauteur de Mo7i Oncle Celestm, 
qui n'est pas suspect demalveillance, nous montre 
beaucoup de seminaristes assez semblables a ceux 
Aid Rouge et Noir. Sans parler de Tabbe Bonafous, 
qui espionne ses camarades pour le compte du 
Directeur, deux surtout se detachent du troupeau, 
rabb6 Martinage et I'abbe Privat. 

Uabb6 Privat, depuis quatre ans qu'il est diacre, 
n'a pu se decider encore a recevoir la consecration 
supreme. Quand le moment arrive, il se sent 
confondu, il fremit jusqu'a la moelle des os, en 



190 ETUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINB 

songeant que lui, couvert de tant de lepres cui- 
santes, pourra etre, dans peu de jours, appele a ce- 
16brer le sacrifice de la messe, ce sacrifice auguste 
qui fera passer en ses mains indignes le corps de 
Notre-Seigneur Jesus-Christ. Et sa tete s'egare, et 
soncoeur defaille, et, chaque fois, il recule,, pour se 
donner le temps de travailler encore a la purifica- 
tion interieure qui fera de son kme un temple, le 
saint tabernacle oil Dieu daignera resider. Plus 
qu'aucun autre, il a le sentiment des grandeurs sur- 
naturelles du sacerdoce, et voil^ justement pour- 
quoi il ne sera jamais pretre. 

Les camarades de Tabbe Privat ignorent ces scru- 
pules. Martinage, par exemple, est un brave 
garQon, plantureux et jovial, toujours la langue en 
train, qui maugree contre les jeunes du careme, 
mais r^pare Teffet d'un regime trop frugal en ba- 
frant dans sa chambre toute espece de provisions 
cach6es sous des livres. Celui-la recevra la pretrise 
sans broncher. Deja il reve aux douceurs du pres- 
byt^re, k la table bien servie, aux offrandes des 
braves paroissiens. Lui-meme, par les beaux jours, 
il ira pecher la truite dans les rivieres de la mon- 
tagne : « Avancez en silence, glissez doucement 
votre main sous le ventre du poisson, mettez deux 
doigts aux ouies, et serrez fort, trfes fort... II est 
h vous. » Et maintenant, chante la lechefrite I 

Avec Martinage, beaucoup de ces seminaristes 
contracteront d*un coeur 16ger les engagements les 
plus redou tables. L'Eglise leurapparaitcomme une 
bonne nourrice qui les fera vivre a I'aise. Ecoutez- 
les jaboter entre eux sur ce qu'ils doivenl faire 



LE PRETRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 191 

dans leur paroisse. Deux, pas davantage, decla- 
rent qu'ils se devoueront h leurs ouailles. En les 
entendant, plusieurs rient sous cape, trop fins pour 
hasarder un mot compromettant ; les autres avouent 
sans ambages que leur premier soin sera de 
mettre a Tengrais des poulets, canards et pinlades, 
qui les referont de la mauvaise nourriture du semi- 
naire. Ainsi s'accomplira la parole de I'Ecriture : 
Sufficiat tibi lac caprarum, que le lait de vos chfe- 
vres vous suffise. 



II y a pourtant de bons pretres dans nos romans. 
Ceux que Ton nous montre sont en g6n6ral des 
pretres de campagne. 

Et d'abord, I'abbe Bonnet, de Balzac. Mais, dans 
Tabbe Bonnet, Balzac nous pr6sente une flgure qui 
n'a rien de commun, quel que soit le titre du livre, 
avec « le cure de village ». Sans parler de sa haute 
intelligence, M. Bonnet unit en soi toutes les vertus 
du heros a toutes celles du saint. II est un etre 
d'exception, et I'auteur lui-meme prend soin de 
nous le donner, d^s le debut, comme tel. 

Le cur6 de village, nous le trouvons plut6t dans 
les romans de Ferdinand Fabre. Ses Courbezon et ses 
Celestin sont bien des pretres campagnards. Aucun 
talent ne les elfeve au-dessus de leurs modestes 



192 fiXDDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

fonctions, et ils n'ont regu que les dons du cceur. 
Dans les obscures paroisses qu'ils desservent, leur 
zele charitable trouve sans cesse moyen de s'exer- 
cer. lis connaissent familierement toules leurs 
ouailles ; ils vivent avec elles et de la meme vie, 
ayant chaque jour de sages conseils k donner, 
heureux de r6compenser par un mot d'eloge celui 
qui a assists quelque voisin de son pain ou de son 
argent, mais ne craignant pas de rSprimander, 
voire du haut de la chaire, celui qui s'est montrS 
dur au pauvre monde. 

L'abbe Courbezon a sa physionomie propre ; ce 
saint homme, cet apotre, est en meme temps une 
sorte de visionnaire, et son incoercible charite lui 
fait oublier toute prudence humaine. Quant a I'abbe 
C61estin (il s'appelle ailleurs Fulcran), Tauteur ne 
peint en lui que le desservant de campagne. Ce ^ 
type de pretre, nous le retrouvons dans plusieurs 
livres de Ferdinand Fabre, qui, toujours, y revient 
avec une sorte de predilection. L abbe Celestin est 
simple comme un enfant, et sa simplesse m6me a 
quelque chose de venerable. Timide par nature, 
humble de coeur, il n'en sait pas moins imposer le 
respect, dfes que la dignity de son ministfere pour- 
rait subir en lui la moindre atteinte. A je ne sais 
quelle emphase. naive il joint une cordiale bonho- 
mie, et rien n'est plus dSlicieux que les discours 
oil se rdpand avec complaisance la sagesse ingenue 
et auguste du vieux pretre. Le talent de Ferdinand 
Fabre,plus vigoureux d'ordinaire que delicat,prete ci 
cette figure une gr4ce exquise, et sans qu'aucun trait 
de fade idealisation en fausse la r6alit6 familifere. 



LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANQAIS 193 

U y a encore Tabb^ Constantin de M. Haldvy, et, 
dans VHistoire de Sibylle, par Octave Feuillet, 
rabb6 Renaud. Mais, cela se sent, Tun et Tautre 
sont peints < de chic ». Le premier surtout, dont la 
bdnigne douceur flnit par nous donner sur les 
nerfs; Au reste, ce brave prfitre coule une vie des plus 
moelleuses. Nul souci, nul tracas. Sa gouvernante 
elle-meme ne le gronde pas trop rudement. Tons 
les jeudis et tous les dimanches, il a son convert 
mis k la table du ch^telain, ce qui ne doit pas lui 
6tre d6sagreable, car le p6ch6 de gourmandise 
Fempeche seul de r^aliser la perfection. Si des vi- 
sites Font parfois attardd, il s'arrete, au retour, 
Chez un paroissien cossu, qui le regale de quelque 
fricot dument arros6, puis le ramfene en cabriolet k 
la cure, oti I'attend un excellent lit. Dans son jar- 
din, lorsqu'il est mont6 a Techelle pour palisser ses 
poiriers et ses abricotiers, le bon cure apergoit, par- 
dessus la crete du mur, les tombes du cimelifere, et 
alors, sans s'interrompre, il dit mentalement une 
petite prifere pour ceux de ses morts qui ne sont 
peut-etre pas all6s tout droit au paradis. Le village, 
r^glise, la maison lui plaisent. 11 est la seul, tran- 
quille, vraiment chez soi. On lui proposa maintes 
fois une plus grosse cure. Mais le cher homme a 
refus6. II se trouve trfes heureux dans la petite pa- 
roisse de Longueval, ou Dieu lui prodigue ses 
biens. 11 y vit le plus commod6ment du monde ; 
il y est un saint a pen de frais. 

QuandFabb^ Renaud vient d'op6rer le sauvetage 
d*une barque en perdition : « Mon bon cur6 », lui 
dit M^^* Sibylle en le serrant sur son coeur, « mon bon 

13 



194 Etudes de LiTxfiRATURE contemporaine 

cur6, que je vous aiine ! » II n'6tait que temps pour 
lui de se relever aux yeux de sa cat^chumene par 
quelque action d*6clat. Un prfetre, selon la roma- 
nesque Sibylle, est un personnage myst6rieux, k 
part, exempt de faiblesse, toujours occup6 de hautes 
meditations et que laisse indifferent tout ce qui n'est 
pas le service de Dieu. Or, le cur6 de Ferias, il faut 
Tavouer, ne ressemblait gufere jusqu'alors a cetle 
figure id6ale. EUe ne pouvait s'empecher de le 
trouver un pen vulgaire, non seulement d'esprit, 
mais aussi d*^me, et sa pi6t6 s'en ressentait. Cette 
jeune personne exigeante refusait de faire avec lui 
sa premiere communion. Et, k vrai dire, Tabb^ Re- 
naud n'est qu'un bon cur6 de campagne, honnete, 
efface, indolent, ami de ses aises. N6 dans une 
ferme, il porte chez ses riches paroissiens, qui en 
font leur commensal journalier, le respect obs6- 
quieux d'un ills de la glfebe. On le met au bout d'une 
table avec les enfants. Oblig6 subalterne de ceux 
pour lesquels il devrait etre un sup6rieur spirituel, 
il tolfere des paroles et des pratiques que sa cons- 
cience rdprouve, tumilie son caractere de pretre 
jusqu'a subir, dans Texercice meme du ministere, 
ces empietements laiques qui, sous couleur de devo- 
tion, tournent souvent au scandale. Tel est le cur6 
de village dont Feuillet lui-m6me nous trace le por- 
trait. Aprfes la scfene du sauvetage, tout cela change. 
Sous la douce influence de Sibylle, Tabbd Renaud 
se transforme. II refuse la clef de T^glise k la 
superbe M"' Beaumesnil, il rompt toutes les rela- 
tions qui n'ont pas pour objet direct ses devoirs 
sacerdotaux, il r^pare sa negligence, secoue sa 



LB PRETRB DANS LB ROMAN FRANCAIS 195 

moUesse, donne h la vieille Marianne des ordres s6- 
vferes pour le menu des repas, se refuse entln le 
cafe d'aprfes dejeuner jusqu'k ce que Sibylle vienne 
un jour le lui preparer elle-meme. Feuillet veut, 
dfes lors, nous monlrer le saint; mais ilnous avail 
inontr6 d'abord le prfelre de campagne. 

Le pretre de campagne, nous le trouvons encore 
dans Madame Bovary sous les traits de TabbS 
Bournisien. Voyez TabbS Bournisien quand Emma 
s'adresse k lui. II vient de diner, il respire 
bruyamment. Des taches de graisse luisent sur 
sa soutane. Tout en causant, il se tourne de temps 
h autre vers Tfiglise, surveille du coin de ToBil 
la bande turbulente des gamins qui Tattendent 
pour le cat6chisme>M"' Bovary veut lui confler ses 
peines, le trouble de son cceur. II ne comprend 
pas, la croit malade, la renvoie k son mari. « Vous 
soulagez », lui dit-elle, « toutes les mis^res... » — 
« Ah I ne m'en parlez pas ! Aujourd'hui m6me, il a 
fallu que j'aille dans le Bas-Diauville pour une vache 
qui avait Venfle. » Et la conversation se poursuit de 
la sorte entrela jeune femme inquifete et ce gros 
homme k face rubiconde qui Tinterrompt Qi et \k 
par quelque plaisanterie accompagn6e d'un rire 
opaque. « Mon Dieu I mon Dieu I » soupire-t-elle. 
Et il lui r6pond : « Vous vous trouvez g6n6e ? G*est 
la digestion sans doute. » En visite chez ses ma- 
lades, rabb6 Bournisien les exhorte k la religion 
par de c^lins bavardages, raconte des anecdotes 
€ntremel6es de calembours, puis, sur le moment 
de s'en retourner, r^pfete, en prenant une figure 
€onvenable, son petit boniment d6vot. M. Homais 



196 fiTDDBS DB LlTTfiRATURR CONTEMPORAINB 

lui cherche plus d*une fois querelle : rinfaillibilit^ 
du pape, le c^libat des pr6tres, la confession, font 
le sujet de leurs disputes. Le cur^ se scandalise 
de tant d'audace, et le pharmacien s'^merveille 
d'une telle bfetise. Au fond, lis ont de Testime Tun 
pour Tautre. Quand, M"« Bovary morte, tous deux 
font la veill^e, leur estomac, vers quatre heures, les 
tiraille. lis mangent et trinquent, et, au dernier per 
tit verre, c'est le cur6 qui, frappant sur T^paule 
du pharmacien lui dit : « Nous finirons par nous 
entendre ». 

L'abb6 Bournisien doit figurer assez fidfelement 
le type ordinaire du cur6 campagnard. II ressemble 
d'ailleurs k rabb6 Renaud ; il est un abbe Renaud 
d'avant le miraculeux sauvetage, plus dpais seule- 
ment et qui ne compte pas une Sibylle parmi ses 
paroissiennes. M6me sile cur6 campagnard a quitte 
le s6minaire avec un sentiment 61ev6 des devoirs qui 
lui incombent, il arrive souvent que son zfele ne tarde 
pas h ddcroltre et sa pi6t6 h devenir machinale. 
Peut-fetre, au d6but, Tisolement, le manque de res- 
sources intellectuelles,rontfaitsouflFrir.Ils'y habitue 
plusoumoins vite. II flnit par s'arranger une exis- 
tence tranquille, agr6able, toute mat^rielle, douce- 
ment 6goiste ; c*est d'ailleurs le meilleur moyen de 
n'avoir d'affaires ni avec r6v6ch6 ni avec le conseil 
municipal. 11 vit de la sorte heureux, sans que 
rien trouble sa qui6tude. « Le seul ennui, dans 
notre m6tier, disait le desservant de ***, c'est que 
nous travaillons k jeun *. » 

1 Le mot est cit^ par M. Brenier de Montmorand, dans un 
trds int4ressant ouYrage qui vient de paraltre, La Societi Fran- 



LE PR£;TRB dans lb ROMAN FRANQAIS i9t 



VI 



Au prfetre campagnard s'oppose le prfetre mon- 
dain des grandes villes. Nous en avons un exemple 
dans rabb6 Blampoix, de Ren^ Mavperin. L*abb6 
Blampoix dirige ies consciences bien n^es et absout 
les p6ch6s de choix. « A chacun son lot dans la 
vigne du Seigneur », dit-il souvent. II n*a jamais 
eu de cure et de paroisse. Le lot qui lui est 6chu, 
c'est de concilier le catholicisme avec les 616gance8 
d'une clientfele aristocratique, qui ne saurait s'ac- 
commoder k la religion triste et minable des gueux. 
Quand M"* Mauperin va le voir, elle traverse une 
antichambre oil se meurent de doux parfums, elle 
attend son tour dans un salon fleuri et coquette- 
ment par6. L'aspect, les maniferes, le langage du 
prfetre, r^pondent k cet int6rieur. Sa voix est insi- 
nuante, pleine de caresses. II a le secret des pa- 
roles qui flattent et de celles qui troublent. U sait 
son monde. M6decin des 4mes, il present k chacune 
ia dose de penitence et de bonnes oeuvres qu'elle 
pent supporter. Toutes ces dames le trouvent d^li- 
cieux, louent son am6nit6, sa largeur intelligente, 
sa finesse de tact. Elles ne viennent pas seulement 
lui confesser de jolies fautes ; elles le mettent de 
moitid dans leurs tristesses, dans leurs reves^ dans 

faise contemporaine (Perrin, ^diteur). Nous y avons emprunt^ 
plusieurs traits. 



198 fiTDDES DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINB 

les. secrets besoins de leurcoeur, elles le consuUent 
sur les romans qu'on peut lire, sur les pifeces qu'on 
peut voir. A lui s'adressent les jeunes mferes qui 
cherchent une bonne nourrice, les mferes sur le re- 
tour qui veulent caser leurs filles. II r6concilie les 
manages brouillds, alimente d'id6al les femmes in- 
comprises, console les d6sesp6r6es. Et tout cela 
pour le plus grand bien de la religion. Assez d'au- 
tres la rendent haissable par une aust6rit6 rebu- 
tante ; il la fait aimer en Tajustant aux convenances 
mondaines, enlamettant au service de ses brillantes 
visiteuses. Rien de f6minin ne lui est stranger. A 
rap6tre il unit lamarchande k la toilette, et, comme 
parle Pascal, il remplit Tentre-deux. 



VII 



L*abb6 Blampoix et TabbS Bournisien sont, dans 
les romans ou ils flgurent, des personnages 6piso- 
diques, et, du reste, ce qu'on nous fait voir d'eux, 
c'est leur vie ext6rieure et superficielle ; on ies 
peint, non pour eux-mfemes, mais parce qu'ils se 
trouvent, a tel moment, en relation avec les prin- 
cipaux acteurs. De Teccl^siastique mondain, les 
Goncourt ne fontgufere qu*un portrait, et de Teccl^- 
siastique paysan, Flaubert se borne, comme de 
juste, a nous montrer ce qui int^resse le sujet de 
son livre, oil nous le voyons paraitre de loin en 
loin, trois ou quatre fois. Le pretre dans son exis 



LB PRETRB DANS LE ROMAN FRANCAIS 199 

tence intime, dans son milieu propre, dans le de- 
tail de ses occupations journaliferes, dans ses rap- 
ports avec les confreres et les sup6rieurs, il faut le 
chercher autre part. C'est k Ferdinand Fabre que 
Ton peut demander une peinture exacte et com- 
plete des figures et des scfenes cl6ricales. II y a chez 
lui les Courbezon et les Celestin, dont nous avons 
ddjk parle ; 11 y a aussi les Tigrane et les Lucifer, 
dont nous parlerons tout a Theure. Mais, entre les 
uns et les autres, nous trouvons une foule de gens 
d'6glise, simples desservants, cur6s-doyens, vi- 
caires, archipretres, secretaires d'evfeque, dont les 
moeurs et les agissements nous font connaitre ce 
monde-lii comme d'apr^s nature. 

Beaucoup sont dignes de tout respect. C'est, par 
exemple, dans Mon oncle Celestin, I'abb^ Carpezat, 
avec sa belle franchise et sa cordialite savoureuse ; 
dans Tigrane, le doux Ternisien, si tendre, si cha- 
ritable, si chr6tiennement humble ; dans les Cour^ 
bezon, Ferrand, vaste et ferme esprit, thdologien 
profond, vigoureux controversiste, non moins 
admirable d'ailleurs par Tind^pendance, par la 
dignity de son caractfere, que par son savoir et ses 
talents. Le plus grand nombre, k vrai dire, ont leur 
bonne part des faiblesses humaines, et, chez beau- 
coup, si nous reconnaissons Tecclesiastique, c'est 
au tour particulier que prennent certains vices dans 
le coeur du pretre. Voici Tabbe Montrose, neveu de 
Monseigneur, jeune sot gonfld de son importance, 
qui se d61ecte h humilier, a molester le vieux Cour- 
bezon ; ou bien encore, dans le meme genre, Tabb^ 
de Luzernat, auquel sa naissance et ses relations 



200 Etudes db litt^ratobb contbmporaine 

promettent les plus haates dignites, un gros gar- 
Qon de trente ans, dru, gaillard, rejoui, assez inof- 
fensif aprfes tout, mais dont la sufiisance fait ressor- 
tir la nuUitd candide et encombrante. Void Tabbe 
Mical, qui, derrifere Tigrane, se glisse par d'insi- 
dieux manages aux honneurs eccldsiastiques. Voici 
rabb6 Valette, Eminent docteur, qui cache sous des 
dehors aust^res les mis6rables calculs de son am- 
bition inquifete et retorse. Voici Tabb^ Clochard, un 
intrigant subalterne, p6tri de basse envie et de 
m6chancet6 perflde, qui poursuit de sa haine le bon 
C61estin, et, jusque dans la chambre du vieillard 
malade, va lui donner, en ricanant, le coup de la 
mort. 

Chez certains pretres, Ferdinand Fabre montre 
I'ignorance ou la sottise, chez d'autres la paresse 
ou Tdgoisme, chez un grand nombre Thumeur ca- 
chottifere, la jalousie, la duplicity. Mais, chez pres- 
que tous, ce qu'il marque le plus volontiers, c'est 
la faiblesse du caractfere. 

L'dducation a bris6 en eux tout ressort: ils pri- 
rent an s6minaire un pli qui ne s'efface pas. En- 
suite, le pouvoir sans borne de I'^veque les entre- 
tient, durant toute leur carrifere, dans une crainte 
servile. On se demande pourquoi tant de pretres ont 
certaines fagons k eux de marcher, de porter la 
tete, de saluer ou meme de regarder, pourquoi 
leurs maniferes et leurs gestes d6notent je ne sals 
quelle timidity fuyanle. Cela tient, nous disent ceux 
qui les connaissent, a la terreur perpdtuelle oii ils 
vivent. Depuis Napoleon I", Tfiveque est pour son 
clerg6 un maitre absolu. 11 n'y a en France que 



LB PR£TRB dans lb ROMAN FRANCAIS 20! 

trois ou quatre mille Gur6s k litre inamovible ; en- 
core leur fait-on parfois signer, parait-il, leur de- 
mission en Wane. Tons les autres sont h la discre- 
tion de Tautorite 6piscopale, qui pent les censurer, 
les dSplacer, les suspendre, les interdire, sans qu'ils 
aient aucun recours contre ses sentences. On 
s'explique par li, comme par la discipline du s^mi- 
naire, cette humilite, souvent oblique, que trahit 
jusqu'a leur abord. 

Dans Lucifer, quand Mgr Fournier, r6cemment 
nommd k Mireval, regoit pour la premifere fois son 
clerge, Tabbe Jourfler trouve si d6gradante Tatti- 
tude de ses confreres, qu'une envie le prend de leur 
crier les deux mots du pr6ambule de la Preface : 
Sursum corda^ haut les coeurs ! Dans VAbbi Tigrane^ 
lorsque Capdepont a soulevd par son Apre Elo- 
quence les ecclesiastiques du diocfese, rassembl6s 
pour rOrdination, il entend des cris de fureur lui 
r^pondre de toute.part. Mais Mgr de Roquebrun, 
apparait sur le seuil de la salle : aussitdt se fait un 
respectueux silence ; les fronts s'inclinent, les vi- 
sages crispEs se d^rident, les bouches grimacent 
un sourire hypocrite et b6at. 

L'archipretre Clamouse symbolise tout particu- 
lierement cette pusillanimity caract6ristique des 
gens d'eglise. On se rappelle la sc^ne oil le pauvre 
vieilabbe lit d'une voix chevrotante la plaintere- 
dig6e par Tigrane, puis, dfes que Teveque Tinter- 
rompt, se trouble, balbutie, tombe k genoux; celle 
oil Ton vient lui r6clamer les clefs de la cathedrale, 
quand, tout craintif k la pens6e que Tigrane lui en 
voudra, il s'affaisse dans son fauleuil et y reste 



202 £tUOK8 DB UTT£RATDBB CONTBMPOaAINB 

6cras6, an^anti, sans parole, I'oeil stupidement fiK§ 
sur le trousseau que fait cliqueter le tremblement 
de ses mains ; celle enfin oil, croyant que Terni-^ 
sien va etre nommd ev^que- il se retoume con Ire 
Tigrane et va rejoindre ceux qui entourent Fancieii 
secretaire de Monseigneur, pour lui temoigner son 
zele, — « Ne confondons pas », dit-il a Tabbe Mical, 
qui lui fait honte, « la dignite d'un pretre avec celle 
d'unlaique >, — jusqu'a ce que, Tigrane ayant de- 
clare sa nomination, il quitte brusquement le bras 
de Ternisien et s'empresse vers le nouvel elu, en 
proposant a ses confreres de chanter le Te Deum. 



VIII 



Un des caracteres particuliers de la vie ecclesias- 
tique, c'est le c^libat. Uinslitution du c6libat peut se 
defendre par des motifs d'ordre religieux ; mais il 
est permis de croire que les papes qui letablirent, 
voili dix siecles a peine, avaient des vues toutes poli- 
tiques et voulaient se preparer ainsi une milice plus 
disciplin^e dont le zele farouche les servit aveugle- 
ment dans leur projet de domination universelle. 

Quoi qu'il en soil, TEglise, du jour ou eUe inter- 
dit le mariage des pretres, les livra, par 1^ meme, 
k de terribles tentations. Ce ne sont pas seulement 
les incr^dules et les francs-magons qui suspectent 
la moralite du clerg6. « Si j'etais le gouvernement, 
dit M. Homais, je voudrais qu'on saignM les pretres 



LE PR^TRB DANS LB ROMAN FRANCAIS 203 

une fois par mois. Oui, chaque mois, une large 
phl^botomie, dans Tint^rSt de la police et des 
moeurs. » Mais les eccl6siastigues eux-memes sem^ 
bleraient, par leur defiance mutuelle, donner rai- 
son a celle des m^cr^ants. Je ne parle pas de Tabb^ 
Jules, qui, un soir de grande r6union dans le salon 
de r6vech6, aborde le premier venu des gens 
d*6glise presents, et, I'ayant menac^ k tout hasard 
de denoncer ses turpitudes, le voit se troublert 
p4lir, begayer des mots sans suite. Dans les Cour- 
dezon, Ya.hb6 Montrose, apercevant chez son v6n6- 
rable confrere la Cassarotte, dont M. Courbezon 
s*est charge par charite, demande aussit6t si elle 
a les quarante ans canoniques. Dans YOrme du 
Mail, le s^vfere abbe Lantaigne accuse Guitrel de rela- 
tions illicites avec sa servante, bien qu^elle ait de 
beaucoup d^pass^ cet ^ge. Quelque 4ge qu'ait un 
prfetre, il lui est d6fendu de prendre k son service 
une femme qui ne soit pas au moins quadrag^naire 
(de \k tant de mauVaises plaisanteries sur les nieces 
de cur6). Dans Mon oncle Celestin, si de m^cbants 
bruits courent sur les moeurs du vieil et saint abb6, 
c'est que le cur^-doyen Faccuse d'avoir debauche 
une de ses paroissiennes. 

11 n'y a cependant pas de doute que, pour la 
correction ext6rieure, le clerg6 frangais ne m6rite 
de grands 61oges. Nous ne pardonnerions pas au 
pretre ce que lui pardonnaient nos pferes. La paillar- 
dise eccl^siastique les choquait pen, par cela meme 
qu'ils croyaient. Moins nous avons de foi, plus nous 
sommes exigeants sur ce point. Et sans doute on 
ne pent savoirau juste dans quelle mesure Pam6- 



204 fix DDKS DE LITXfiRATDRE CONTEMPORAINE 

lioration de la tenue, chez les eccl^siastiques, doit 
correspondre i celle de leur conduite. Ce qui eslcer- 
iain^ c'est que la s6v6rite de la conscience publique 
leur fait en tout cas un devoir de sauver les appa- 
rences. 

Dans la Rdtisserie de la reine Pedauque, M. Ana- 
tole France nous pr6sente un abb6 beaucoup plus 
recommandable par sa pi6t6 que par ses moeurs. 
M. J6r6me Coignard se met en peine de son 4me, et 
non de son corps. Son corps pent prendre quelque 
plaisir avec Catherine la denteliiere sans que son 
4me y trouve de quoi se scandaliser. On devient cou- 
pable de sensualisme en attachant h la chair une 
importance excessive. Ce qui importe, c*est de ne 
pas errer sur les dogmes de la religion et d'assurer 
par \k son salut. Nous p6chons tons. Mais la ma- 
tifere premiere de la saintet^, n*est-elle pas juste- 
ment la concupiscence ? Les plus grands saints 
furent aussi les plus grands p6cheurs. II faut 
amasser autant que possible de cette mati^re pour 
la modeler en figure de penitence. M. J6r6me Coi- 
gnard ne rencontre jamais une bonne fiUe sur 
son passage sans lui demander de Taider k faire 
son salut. 

Le brave abbe s'accorderait fort bien avec cer- 
tains docteurs catholiques, avec Molinos par exem- 
ple, dont le mysticisme n'a gufere moins d'indul- 
gence pour les d^duits de la chair, ou avec Tabb^ 
G6vresin, directeur de Durtal, qui, dans En route^ 
resume ainsi sa morale sur ce point delicat : « L'es- 
sentiel, c'est de n'aimer que corporellement la 
femme ». Mais, si la Rdtisserie ne fut point, que je 



LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 205 

sache, condamn^e par Tlndex, je ne crois pas 
non plus qu'elle ait regu rapprobation de N. N. 
S. S. les 6vfeques. En r6alit6, TEglise catholique 
enseigne k ses pretres Thorreur de lafemme. Etpar 
1^ s'expliquent en partie ces aberrations de la sen- 
sualite, plus ou moins fr^quentes chez les eccl^sias- 
tiques, ces app6tits maladifs oil il ne faut voir qu'un 
pervertissement de Tinstinct naturel inassouvi. 

Toujours est-il que les prfetres sont 61ev6s dans 
Taversion et le m6pris de celle qui repr^sente k 
leurs yeux la premifere chute, de celle qui perdit le 
genre humain. Malgr6 tant de services qu'elles ren- 
dirent, malgre leur d6vouement, la puret6 de leur 
foi au temps des h6r6sies, leur courage plus que 
viril dans le martyre, les femmes n'ont jamais 
trouv6 gr4ce devant TEglise, qui fit tout ce qu'elle 
put pour les avilir. Aux yeux du pretre, la femme 
est un cloaque d'impuret6s. Vous rappelez-vous, 
dans le Mannequin d" osier ^ un petit Episode du se- 
jour de Tabbd Guitrel a Paris? M. Guitrel, nous 
dit-on, avait connu dans le sacerdoce les troubles 
de la chair. Comment il s'etait arrang6 pour eluder, 
tourner ou transgresser le sixifeme commande- 
ment, Dieu le salt ! Mais quand, au parterre de la 
Gom^die-Frangaise, son voisin de banquette lui fait 
admirer les beaux bras d'une illustre tragedienne, 
il r6pond par un plissement signiflcatif de ses 
levres. M. Guitrel 6tait pretre, et avait le d6gout 
du ventre d'Eve. 

Dans la Fatite de Vahbi Mouret, ce degout fait 
prof6rer au frfere Archangias les plus grossiferes in- 
sultes. « AUez i, dit-il, en parlant des fliles qu'il 



206 fiTDDES DK LITTfiRATURE CONTBMPORAINE 

enseigne, « on abeauleur tirer les oreilles jusqu'au 
sang, la femme pousse toujours en elles. Elles ont 
la damnation dans leurs jupes. Des creatures 
bonnes a jeter au fumier, avec leurs saletes qui 
empoisonnent ! Qa serait un fameux d6barras, si 
Ton etranglait toutes les &lles k leur naissance. » 
Dans le Scorpion de M. Marcel Provost, quand, aprfes 
Men des nuits d'ardents transports, Pierre Auradou 
regarde Jeanne dormir, son corps h demi nu, si joli, 
si desirable, qui emplit la chambre d*une odeur 
strange, d'un parfum p^nStrant comme une essence 
d'amour physique, lui soulfeve le coeur. 11 voudrait 
la prendre avec le matelas, sans la toucher^ lancer 
rimmonde paquet par la fenfetre et purifier ensuite 
la chambre en y brulant de Tencens ; et, de repul- 
sion, il crache par terre. 

Aussi bien cette abomination de la femme 
s'explique par la crainte qu'inspirent ses pifeges. 
Aux yeux d'Auradou, la femme ne repr^sente rien 
de sain et de chaste. II voit en elle, non T^pouse, la 
mfere, la fidfele gardienne du foyer domestique, 
mais rfetre aux caresses dissolvantes, la b6te im- 
pure, Teternelle corruptrice dont les baisers res- 
pirent la perdition. C'est sous la forme d'une sacri- 
lege d^bauche que lui apparait Tamour. 



IX 



Tons les pretres nepeuvent surmonter la revolte 
des sens. Aprfes avoir crache son dugout, voici 



LE PRfiTRE DANS LB ROMAN PRANQAIS 207 

que, soudain, Pierre Auradou tressaille d^une fifevre 
subite ; le mysticisme du jeune clerc ne sert mainte- 
nant qu'a exciter Tardeur de ses sens. L*abb6 Jules 
a beau se frapper la poi trine, traiter son corps de 
carcasse ignoble et de pourriture, il n'en succombe 
pas moins. Et le frfere Archangias, flairant de loin 
les jouissances damnables du Paradou, regarde 
Tabb^ Mouret avec des yeux luisant d'une terrible 
jalousie. 

L'abbe Mouret ne ressemble gufere ^rabb6 Jules. 
II est un doux, lui, et un tendre. Pendant des 
ann^es, au s^minaire, il a v^cu de pur amOur, n'a 
.6t6 qu'une Ame candide, ravie perp^tuellement en 
extase. II se sent laT6 de son sexe, comme si je ne 
sais quelle buile sainte lui avait 6vang61is^ le corps. 
Toute sa puissance d'aimer s'exalte dans un Culte 
mystique k la Vierge Marie, Temple de la Chafltet6, 
Source des jouissances divines, Sein d' election sur 
lequel il voudrait dormir b jamais. II croit ne plus 
tenir k rhumanit6, s'6ti:e purge des ordures ter- 
restres, avoir vaincu la nature: La nature va se 
venger de ses m^pris. Un soir qu'il s'abime en ado- 
rations sans fin, Tabbe Mouret tombe sur lecarreau 
de sa chambre, foudroye par une fievre cdr6brale. 
Puis, aprfes trois semaines dlnconscience, il nait, 
pour ainsi dire, une seconde fois, il s'eveille k la 
vie, comme neuf. Son Education religieuse, sa pi6t6, 
savertu, tout s'en est alle du coup. Et, trouvant 
Albine prfes de lui, Albine rayonnante de jeunesse 
et d*amour, il s'abandonne k ses caresses. Ce sont 
alors des jours de f61icit6 parfaite. Mais bient6t, le 
passd vientj usque dans le Paradou ressaisir son 



1 



208 fiTDDES DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINK 

ftme. Eq apercevant, k travers la brfeche du jardin, 
r^glise dont la cloche semble J'appeler, voici que se 
repr6sentent a lui son enfance pieuse, ses joies du 
sdminaire, son voeu de chastete. II quitte Albine. 
Rentr6 au presbytfere, il se d6bat mis^rablement 
contre les assauts de la chair, et plus le souvenir 
de ses abominations Tobsfede et le tente encore, 
plus il met de fureur k maudire Famour et la terre 
etla vie. Enfin, il cfede k Tirr^sistible appel de la 
jeune femme, il retourne dans le Paradou. Mais, 
dans ce jardin de d^lices, ou les pres, les eaux, les 
arbres exhalent de toute part une haleine de sfeve 
f6conde, une ivresse de d6sir, rabb6 Mouret ne peut 
plus que verser des pleurs. D6sormais, toute ten- 
tation s'est ^teinte. II tombe k genoux et remercie 
Dieu d'avoir seche ses organes, d*avoir voulu que, 
re tranche du nombre des hommes, il fut mainte- 
nant tout a lui, k lui seul. 



X 



Deux passions, qui se mfelent parfois ou meme 
se confondent, mais qui peuvent cependant n'avoir 
Tune avec Tautre aucun rapport, prennent chez le 
pretre, chez certains pretres, de ceux que distin- 
guent leurs talents, une force d'autant plus singu- 
lifere qu'elles les absorbent dfes lors tout entiers. 
Ce sont Tambition et ForgueiL 

Ferdinand Fabre a peint dans VAdbe Tigrane le 



LE PR^TRE DANS LB ROMAN FRANC AIS 209 

type du pretre ambitieux et dans Lucifer celui du 
pretre orgueilleux. 

Rufm Capdepont s'6tait fait remarquer de bonne 
beure entre ses condisciples par son intelligence et 
son ardeiir au travail, et, dfes lors, il rfevait les plus 
hautes destinies. Une fois vicaire, les humbles de- 
voirs de sa charge lui inspirferent un insurmontable 
degout.llobtint son exeat du diocfese et suivit^ Paris 
le baron Th6venot, d6put6 de Lormiferes, comma 
pr6cepteur de Son ills. Le voilk, en peu de temps, le 
maitre dans la maison.U tire parti de toutes les res- 
sources que les relations du baron lui offrent pour se 
preparer les voies k T^piscopat. Mais, quand il va 
recueillir le fruit de tantde peines, la Revolution de 
f6vrier brise ses esperances. Sans se decourager, il 
«ntre au s6minairecommeprofesseurd'histoire ec- 
cl^siastique, en devient directeur, est nomm6 vicaire 
general, et, de nouveau, se voit enlever la mitre au 
moment meme ou il croit la tenir. On lui pr6ffere 
rabb6 de Roquebrun, frfere du s6nateur. Capdepont 
traite le nouvel 6veque en ennemi, saisit toutes les 
occasions de le mortifler, travaille sous main le 
€lerg6 du diocfese. Et, quand Mgr de Roquebrun est 
mort, sa haine sauvage le poursuit encore dans le 
cercueil. En mfeme temps, pour se rendre le pou- 
voir favorable, il a publiquement manifest6 des 
opinions gallicanes. Son ambition Tengage k faire 
d'humiliantes demarches. Dans Tantichambre du 
ministfere, il attend, sur la banquette us6e, tour- 
nant son chapeau entre ses doigts. La rage au cceur 
de se voir, lui, pretre, que Dieu 61ut pour le repr^- 
senter sur la terre, r6duit k courberr6chine devant 

14 



210 fiTDDES DK LITTfiRATDRK CONTEMPORAINE 

une Excellence de hasard, il se demande si, una 
fois introduit, il pourra contenir la r6volte qui 
gronde au fond de son kme. Enfin nomm6 par le 
ministre, des declarations d*un ultramoatanisme 
intransigeant lui concilient TEglise. II se fait Fami 
des J^suites, le fougueux champion du Syllabus et 
de rinfaillibilite papale. Rome reconnatt en lui un 
de ces chefs Snergiques et habiles dont elle a besoin 
contre ses adversaires et auxqoels elle pardonne 
leurs violences ou leurs ruses en faveur des services 
qu'ils peuvent lui rendre. Aprfes quelques anuses 
d'6piscopat, il devient archeyeque, et, bientOt, car- 
dinal. Mais il n'est pas encore satisfait. Pie IX n'a 
plus longtemps k vivre. Pourquoi ne serait-ce pas 
lui, Rufin Capdepont, Tancien pastoureau du 
Karros, qui ceindrait la tiare? « Ah ! Funivers ca- 
tholique verrait un pape, alors I » Et, fascin6 par 
son reve : « Qui sait? » murmure-t-il en levant les 
bras au ciel, « qui sait?... » 

Quant k Lucifer, il n'a aucune ambition. Son p6- 
ch6, un p^che que TEglise ne pardonne pas, c'est 
le juste sentiment de sa dignit6 d*homme, senti- 
ment laique qui persiste jusque sous la robe de ce 
prfetre. 

Petit-flls d'un conventionnel qui vota la mort de 
Louis XYI, fils d'un ancien depute de Mireval qui 
s'illustra sous la Revolution par son talent d'orateur 
etla noblesse de son caractfere, Tabbe Jourfler est 
entrd dans les ordres sans 6tre bien sur d'avoir en- 
tendu Vappel de Dieu. II n^en a pasmoins toutesles 
vertus eccl6siastiques : pieux, simple, chaste, la 
seule qui lui manque, c'est la soumission. En rev6- 



LE PR£:TRE dans LE ROMAN FRANCAIS 211 

tant la soutane, il ne conseniit k abdiquer ni 
sa raisoQ ni sa conscience. II reste soucieux de son 
honneur, fler de sarace. Ce prfetre est r^publicain : 
le 4 septembre, il se mele aiix ouvriers des fau- 
bourgs qui chantent la Marseillaise. Ce prelre est 
patriote : les d^sastres de Tann^e terrible le rem- 
plissent d'angoisse, lui font parfois n6gliger ses of- 
fices. Nomm6 au sifege Episcopal de Sylvanfes par le 
gouvernement de la Defense nationale, il pretend 
faire la loi aux Congregations qui enserrent et op- 
priment le diocese ; jaloux de son autorit6 en tant 
qu'6veque, il ne veut pas, en tant qu'homme, subir 
un joug odieux. A Rome, ou il est all6 pour exposer 
ses griefs, il se fait traiter de mauvaise tete par 
Pie IX, il indispose le cardinal Finella en lui tenant 
un iaugage qui « ne sonne pas T^me eccl^sias- 
tique ». Dans la cl^ricature, on doit se soumettre 
ou se r^volter. Que va faire Mgr Jourfler ? Se sou- 
mettre ?il ne le peut. Se revolter?ilrecule devant 
le scandale. Rome ne lui a laiss^ d'autre refuge 
que lamort. 



XI 



On se rappelle le mot, sOuvent cite, de Du- 
panloup : « Mon clerg^ est un regiment ». L'ar- 
m6e de nos quarante mille pretres a pour chefs 
quatre-vingt-dix 6veques. Un eccl6siastique qui 
passe evfeque, c'est comme un simple soldat qui. 



212 Etudes dk litt^rature contemporainb 

du jour au lendemain, serait nomme general. Seul, 
r^vfeque possfede le sacerdoce dans sa plenitude. 
Outre son autorit6 absolue sur les s6culiers de son 
diocfese, il est prince de la sainte Eglise romaine et 
« v6n6rable frfere » du Pape, qui ne peut sans lui 
op6rer la moindre reforme dans le dogme ou dans 
la discipline. 

Cette haute dignity, cette charge redoutable aux 
anges memes — onus ipsis angelis formidandum^ 
— quelles vertus en rendent digne ? Anciennement, 
declare Massillon, les clercs m6ritaient leur Eleva- 
tion par leurs refus. 11 faut plus de notre temps. 
Voyez, dans Lucifer^ a quoi Mgr Fournier dut la 
sienne. Parmi les offlciers de la v6nerie imp6riale, 
il avait un frere qui ne manquait pas une occasion 
de solliciter pour lui. « Fournier », lui dit TEmpe- 
reur, uu matin que la cour partait en chasse, « si 
vous amenez un dix-cors sous mon coutelas aujour- 
d'hui, c'est la mitre pour votre abb6, dfes le pre- 
mier evech6 vacant »>. Le dix-cors fut amend, et, 
trois ou quatre mois plus tard, Tabbe Fournier avait 
la mitre. 

UHistoire contemporaine de M. Anatole France 
pourrait fort bien etre intitulee : Comment M, Gui- 
trel se fit nommer eveque, L'abbd Guitrel, professeur 
d'eloquence au grand sdminaire de ***, a pr6par6 
de longue date sa candidature k TEpiscopat. Get ha- 
bile pretre gagna les bonnes graces de la pr6ftte, 
jyime Worms-Glavelin, n6e Goblentz, en recherchant 
pour elle les objets d'art qui se trouvent, dans les 
6glises de campagne, commis k la garde de fabri- 
ciens ignorants. Ses maniferes obs6quieuses et dis- 



LK PRfiTRK DANS LE ROMAN FRANCAIS 213 

crfetes ont d'ailleiirs produit tout de suite sur 
No6mi la meilleure impression. Elle s'est fait un 
devoir de le recommander k son mari, qui la salt 
femme de tact. M. Worms-Clavelin et M. Guitrel se 
rencontrent souvent dans les magasins de I'orffevre 
Randonneau jeune, oil ils causent sans contrainte^ 
et M. Guitrel ne plait pas moins k M. Worms-Clave- 
lin qu'k sa femme. Le fonctionnaire Israelite est 
flatt6 par les respects d'un eccl6siastique qui va 
dans bien des chateaux ou lui-m6me n'estpas reQU. 
D'ailleurs ce prfetre, humble avec finesse, donne du 
prix k sa d6f6rence. Et puis, il 6coute sans mauvaise 
grAce les propos voltairiens du pr6fet, ayant pour 
rfegle d'eviter le scandale, et pr6f6rant se taire plu- 
t6t que d'exposer la v6rite aux railleries des m6- 
cr6ants. M. Worms-Clavelin le tient pour un eccl6- 
siastique tolerant, 6clair6, respectueux du pouvoir et 
sachant s*accommoder aux conditions de no tre so- 
ci6t6 d6mocratique. Aussi, quand le sifege de Tour- 
coing devient vacant, M. Guitrel est-il le candidat de 
la prefecture. II a pour concurrent i'abb^ Lantaigne, 
sup6rieur du grand s6minaire, pretre intransigeant 
et hautain, que protfegent depuissants personnages. 
L'appui du pr^fet sera-t-il assez efflcace ? M. Guitrel 
ne neglige pas de s'aider lui-m6me afin que le del 
Taide. Sachant quel'abb^ Lantaigne^mauvais admi- 
nistrateur, a contracts de grosses dettes, il engage 
sous main ses cr6anciers a lui envoyer du papier 
timbr6. Aupr^s des autorit6s religieuses, il le dis- 
cr6dite en r6p6tant certains propos que cet or- 
gueilleux a tenus sur leur compte. Aupres des au- 
torites politiques, il le repr6sente comme un sec- 



214 fiTDDES DE LITTl^RATURE CONTEMPORAINE 

taire farouche, plus catholique que le pape, comma 
un irr6conciliable ennemi des institutions r^publi- 
caines. Et ainsi le voilii bient6t debarrass6 de ce ri- 
val 6galement dangereux pour TEglise et pour 
TEtat, qu'incline Tun vers Tautre le souffle d'ua es- 
prit nouveau. 

Malheureusement de nouveaux comp6titeurs sont 
survenus. II faut employer une diplomatie plus sub- 
tile. 

M. Loyer, ministre de la justice et des cultes, re- 
volt successivement la visite de trois dames, 
M°* de Boumont, M"' de Gromance et M"« Worms- 
Clavelin, qui, toutes les trois, viennent appuyer la 
candidature de Tabb^ Guitrel. M"'* deBonmont, juive 
de naissance, a pour marile petit-flls d'un juif alle- 
mand, nomm6 Gutenberg, lequel s'est enrichi en 
fabriquant de Tabsinthe et du vermout, et a 6t6 
condamn6 plusieurs fois comme contrefacleur et 
comme falsificateur. Son flls, le jeune Ernest, 
briile d'un noble d6sir : il voudrait que le due de 
Br^cS lui donn4t, k ses prochaines chasses, « le 
bouton ». II aspire au bouton, parce que c'est 
chic de Tavoir et qu'il aime le chic. Lorsque 
le bon snob demande k rabb6, son ancien maitre, 
de le lui faire avoir, celui-ci laisse entendre qu'il 
ne possede pas, simple professeur au seminaire, les 
moyens d'emporter l'adh6sion. Ernest comprend, 
et, quoiqu'il trouve Tabb^ bien « rosse », se met en 
devoir de contribuer, dans lamesuredesesmoyens, 
k rdl6vation de M. Guitrel. Un matin, entre dans le 
cabinet de toilette de sa mfere, qui achfeve de s'ha- 
biller, illaregarde avec attention, la trouve jeune 



LB PB&TBB DANS hR ROMAN FRANQAIS 215 

encore et desirable. « Maman », dit-il, « si tuallais 
voir Loyer pour lui recommander TabbS Guitrel? » 

Aprfes M"* de Bonmont, c'est M"* de Gromance. 
Toujours le bouton I Ernest est li6 avec Tamant ac- 
tuel de M"** de Gromance, Gustave Dellion, qui lui 
doit meme une somme assez forte pour ^viter son 
approche. Le trouvant k Texposition des automo- 
biles, il se montre tout k fait gentil envers ce vieux 
camarade, et, flnalement, le prie d'obtenir de sa 
maltresse qu'elle aille chez Loyer. Et, prenant sur 
une tabletle la carte d'un fabricant, il 6crit dessus, 
afln que Gustave ne « gaffe > pas : Nommer Guitrel 
evSque de Tourcoing. Quelques jours aprfes, dans la 
gargonnifere ou elle vient de passer la nuit, M"« de 
Gromance est en train d'agrafer son corset, quand 
le petit Dellion lui demande de parler au ministre 
pour que M. Guitrel soit 6v6que. 

Troisifeme visite, celle deM'^'Worms-Clavelin. On 
salt d6ji les sympathies de la pr6ffete pour rabb6. 
Elle va aussi chez Loyer, et, lorsqu'elle en sort, 
Taffaire, k ce qull lui dit, est dans le sac. Mais, ren- 
contrant le chef de cabinet, qui lui fait concevoir 
quelque inquietude, elle accepte un rendez-vous 
dans une voiture ferm^e pour le persuader k loisir. 
Le lendemain de oe rendez-vous, la nomination de 
son prot6g6 parait dans VOfficieL 

C'est ainsi que rabb6 Guitrel (Joachim), profes- 
seur d'61oquence sacr6e au grand seminaire de***, 
devint 6veque de Tourcoing et s'assit dans le 
aifege sanctifi6 jadis par rap6tre Loup. 



216 fiTDDBS DE LlTTfiRATURK CONTEMPORAINE 



XII 



Nous avons vu quel pouvoir ont les dvfiques dans 
leur diocese. Mais la grandeur de T^piscopat ne les 
empfeche point d*fetre des fonctionnaires. Etsouvent, 
Chez ces « pr6fets de Tordre spirituel », le souci de 
leur dignity est combattu par la crainte de d6plaire 
au gouvernement, dont ils dependent encore. Tous 
les diocfeses n'offrent point les mfemes avantages. 
Certains sont pauvres, mal habitus, mal situ6s. On 
y passe, on n'y reste pas. Beaucoup d'6veques dd- 
sirent leur « changement », Aussi s'arrangent-ils 
de fagon a ne pas indisposer les bureaux. La plu- 
part, voulant manager le ministre sans m^conten- 
ter le pape, inclinent tant6t vers Paris, tant6t vers 
Rome ; les autres adoptent une attitude effac^e et 
neutre, 

Parmi ceux-ci, Mgr Chariot, de tOrme du maily 
qui, par prudence, n'ose se prononcer ni pour 
M. Guitrel ni pour M. Lantaigne, et nelaisse mfeme 
pas deviner ses preferences. Tel encore T^veque de 
Viantais {T Abbe Jules). 11 vit confortablement dans 
son palais, cultive des fleurs, rime des vers badins, 
regoit des hommages, 6cartant avec soin toutes les 
responsabilites qui pourraient troubler son repos. 
Quand arrive la fatale ech6ance du mandement, il 
s'ingdnie h trouver des phrases insignifianies, satis- 
fait de redire chaque ann6e en d'autres termes que 



LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 217 

I 

les fiddles doivent se bien conduire, frequenter les 
offices, etre de bons catholiques, afln que Dieu 
leur 6pargne la maladie etla grfele... 

Parmi ceux-lk, M. Guitrel. Quand Tabbfi Guitrel 
veut etre nomm6 6v6que, il se donne pour liberal 
et gallicau. Une fois en possession de Tanneau 
d'am6thyste, il n'a rien de plus press6 que d'ecrire 
au President de la R6publique une lettre dans 
laquelle il traite de spoliation les mesures prises i 
V6gard des communaut^s religieuses etproteste que 
TEglise ne doit pas rimp6t. Et peut-fetre M. Ana- 
lole France a-t-il prete k ce prudent et discret per- 
sonnage des paroles qui ne sont pas tout k fait en 
accord avec son caractfere. Le Guitrel que nous 
connaissons ne doit pas se compromcttre. Atten- 
dons unpen. LorsquHl voudra quitter Tourcoing, 
sifege de troisi^me classe, nous le verrons preparer 
son avancement en rendant a G6sar ce qui appar- 
tient a C^sar, ou meme un peu plus. 

Ce n'est pas seulement de TEtat que depend 
r^veque, mais aussi de Rome, Qu'on se rappelle 
Mgr Jourfler essayant en vain d'^tablir son autorit6 
sur les r6guliers de son diocfese, prot6g6s centre lui 
par le pape. La plupart des ^veques n'ont qu'un 
pouvoir nominal ; en fait, ils ne sont que des instru- 
ments aux mains des Congregations. Ferdinand 
Fabre nous montre, dans ses romans de moeurs 
cldricales, les dioceses livr6s comme une proie aux 
reguliers de toute espece. lis ne vont pas, comme 
jadis, defricher au loin Aes terres nouvelles, mais 
envahissent les plaines fertiles de la France tres 
chr^tienne pour ravir aux s6culiers le fruit de leur 



218 £tUD£S DE LITT^RATURB CONTfiMPORAINQ 

labeiir. « lis inondent les villes^ les gros bourgs, 
les villages riches, 6diflent de» ^glises de mauvais 
goiit mais magniflgues, ouvrent des sanctuaires 
chauff^s, capilonn^s, des oraloires oti Ton 6lend 
des tapis comme dans un salon, et, par un luxe 
paien oil se r^vfele plutAt la preoccupation du 
theatre que le sentiment respectable d'unhommage 
k rendre au Tout- Puissant, trainent les c6r6monies 
si nobles du culte h la curiosity malsaine, h Tabais- 
sement d6gradant d'one representation d*0p6ra » 
(Lucifer.) Et, en mfeme temps, ils oppriment le 
clerg^ paroissial/ ils le r^duisent k une honteuse 
servitude. Parcourant son diocese de Sylvanfes, 
Mgr Jourfler trouve partout chez les s6cuUers le 
m^me abaissement, la m^me resignation inerte et 
morne. Cur6s et desservants accourus sur son 
passage n'osent pas meme Tacclamer avant qu'un 
religieux, se d6tachant de quelque groupe isol6, 
soit venu lui souhaiter la bien venue. A peine si, par 
ci par la, quelque vieux doyen se plaint en termes 
envelopp6s de la d6pendance k laquelle un monas- 
tere a r^duit tout le canton, si quelque succursaliste 
affam^ murmure contre les TT.RR.Perescapucins ou 
autrefl,qui ont envahisaparoisse. Jourfler lui-m6me, 
malgr6 T^nergie de son caractfere, ne peut rien. A 
Rome, on ne T^coutepas ;les reguliers,luideclare- 
t-on^ reinvent du pape seul, ils sont une sorte de 
gendarmerie romaine que le Saint-Siege entretient 
dans lachr6lientenon seulement pour repandre la 
bonne doctrine, mais aussi pour surveiller la cl6ri- 
cature seculifere et pour la maintenir dans le devoir. 



LB PRl&TRB DANS LB ROMAN FRANQAIS 219 



XII! 



Par les rSguIiers, Rome domine le monde. Ce 
sont eux qui paiient dans la chaire de v6rit6, eux 
qui, enseignant les pures maximes de la foi, for- 
ment un clergS de plus en plus uni h son chef, eux 
qui pr6viennent ou r^priment les h6r6sies. Tandis 
que les seculiers sont pauvres, m616s k la vie laique, 
l\6s par les nScessitSs du pain quotidien. soumis 
aux gouvernements, les seculiers, que ne g6ne au- 
cune entrave morale ou mat6rielle, qui ne connais- 
senl d'aulre inl6ret que celui de la religion, qui 
sont soumis k la discipline d*une armSe rang^e en 
bataille — sicut acies ordinata^ — conservent dans 
I'Eglise Tunit^ du commandement aussi bien que 
celle du dogme, et assurent la supr^matie du 
Maitre infaillible et omnipotent. C'est au Pape que 
tout aboutit ; il est le veritable Dieu de la catholi- 
city. Lorsque Tabb^ Pierre Froment visite la basi- 
lique de Saint-Pierre, sanctuaire et emblfeme du 
papisme, il croit voir un temple paien ; et, plus 
tard, pendant la solennitd pontiflcale k laquelle il 
assiste, le Pape lui appardt, parmi les acclamations 
de la foule fr6n6tique, comme une sorte d'idole, 

Mais le Pape lui-meme n'est rien, parce que le 
Gesn est tout. 

Nous avons vu comment les j^suites fa^onnent 
la jeunesse catholique. Le Scorpion, de M. Pr6vosl, 



220 fiTDDES DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINE 

YEmpreintey de M. Estauni6, nous montrent par 
quels proc6d6s ils se recrutent. Aux confidences 
d'Auradou, qui, dans un 61an du coeur, lui avoue 
ses misferes et ses troubles, le Pfere Jayme repond 
par d'enveloppantes caresses : il captive cet enfant 
timide et tendre, 11 lui suggfere insidieusement 
une vocation factice. L'orgueil de Leonard Clan et 
sag6n6rosit6 native flnissent par se rdvolter contre 
ses maitres, et, rejetant avec m^pris, avec haine, 
les Exercices de saint Ignace, il 6crit au Pfere Pro- 
piac une lettre toute tremblante encore de sa colore 
mal contenue. Le voilk libre. Mais il ne trouve plus 
dans le sifecle a quoi se prendre. Toute initiative, 
toute responsabilite Vepouvantent. II se sent anor- 
mal, d^forme ; il ne s*adapte plus. Et, aprfes di- 
verses tentatives. qui lui montrent son incapacile 
a devenir un homme tel que les autres, il decide 
enfin d'entrer dans la Compagnie, dont il a regii 
rind616bile empreinte. 

Ouvrez maintenant Lucifer, Vous y verrez de 
quelle fagon les jesuites s'enrichissent. Une vieille 
et riche devote, M"* M6rignac, possede un vaste 
domaine que son pfere acheta sous la Revolution 
comme bien national. Les RR. Pferes convoitent ce 
domaine, qui leur conviendrait a merveille pour 
retablissement d'un desert, Confesseurs de M^'* M6- 
rignac, ils jettent I'inquietude dans sa conscience, 
la pressent, par priferes et par menaces, de leur 
abandonner une fortune mal scquise ; et, quand 
elle est mourante, ils d^pechent auprfes d'elle un 
eccl^siastique k leur devotion, qui surveille ses 
derniferes volont^s, qui, si elle ne tient pas son 



LE PRfiTRE DANS LB ROMAN FRANC AIS 221 

engagement, refuse de Tabsoudre et la voue aux 
flammes de Tenfer. 

Et que dire, enfln, de la domination des jesuites 
dans les diocfeses, si Mgr Jourfler lui-mfeme reste 
impuissant centre eux? Son vicaire general Tavait 
bien averti. « Ni les Oblats de Marie, lui disait-il, 
ni les R6demptoristes, ni les pretres de la Provi- 
dence, ni mfeme les Barnabites ue sont k craindre, 
Ceux-lk c^deront si, par extraordinaire, ils trouvent 
devant eux un 6veque ferme et r^solu. Mais, dfes 
que nous aurons affaire aux jesuites, les choses 
changeront de face. Ils ne se soumettrontpas. » Et, 
en effet, c*est contre les jesuites que Mgr Jourfler 
6choue. D'abord, ils essaient de ruser avec lui, puis 
ils le bravent ouvertement. Et, venu k Rome pour 
obtenir justice, tout ce dont il est t^moin lui ap- 
prend que ses adversaires ont pleine puissance, 
que rinstitut de saint Ignace, force essentielle et 
supreme reserve de FEglise, a absorbs le catholi- 
cisme. 

Dans la Rome de M. Zola, Tabb^ Pierre Froment, 
des son arriv^e, se sent enveloppe de pifeges. Les 
jesuites, qui le savent trfes intelligent, trfes enthou- ' 
siaste, qui craignent de sa part un scandale, une 
revolte ouverte, se font un jeu de le promener un 
peu partout en vaines d-marches. Us Tamusent, ils 
le lassent, ils veulent user sa volonte, d^courager 
son z^le, I'amener doucement h une retractation. 
Sauf Tabb^ Paparelli, nous ne trouvons dans Borne 
aucune figure de j6suite. Et pourtant, comme le 
dit don Vigilio h Pierre, « au fond de tout, ce sont 
eux, toujours eux ». D'un bout k Tautre du livre. 



222 fiTUDES DK LITTfiRATURB CONTBMPORAINK 

on devine leur influence cach6e, leurs sourdes ma- 
noeuvres. Derrifere la coulisse, ils mfenentrintrigue. 
Us ont d'ailleurs leur agent occulte dans Mgr Nani, 
assesseur du Saint-Office, aimable etflnpr61at, avec 
son visage doux et rose, se s Ifevres minces, ses yeux 
clairs, sonsourire discrfetement ironique. Si M. Zola 
ne lui donne pas la robe de rOrdre,c'est d'abord pour 
le rendre plus secret et plus dangereux, c'est en- 
suite pour marquerque, hors un petit nombre d'ir- 
reconciliables, qui vivent isol6s, sans influence et 
san^ espoir, Tesprit j^suitique a envahi TEglise tout 
entifere. D^sormais, TAge h^ro'ique de TEglise a 
pris fin ; Rome ne pent plus se maintenir que par 
la diplomatie et les ruses. Tandis que quelques 
Ames g6n6reuses et naives, comme Tabbe Fro- 
ment, revent de concilier la religion catholique 
avec les plus nobles, les plus pures aspirations du 
sifecle, Tordre tout puissant des j^suitesne veut que 
Taccommoder aux abus et aux vices de la societ6 
contemporaine par de louches compromissions. 

Dans un temps comme le ndtre, le cl6ricalisme 
est contraint de modifier ses apparences. Mais, sous 
ces accommodations superflcielles, le dogme ca- 
tbolique reste immuable, et non moins immuable 
Tesprit catholique. Quand Tabb^ Pierre Froment 
apporte aux pieds du Saint-P^re les plaintes des 
mis6rables, L6on XIII interrompt le jeune prfetre 
en lui faisant observer que li n'est pas la question. 
II ne s'agit point d'une r6forme sociale, il s'agit de 
la religion ou plut6t de TEglise. Pierre, dans son 
livre, a fait bon marche du pouvoir temporel ; r6- 
servant au pape la pure souverainet6 des Ames, il 



LB PBStRE dans lb ROMAN FRANCAIS 223 

a cru, il a dit, ou, du moins, laissd entendre que 
Rome abandonnerait quelgue chose de sa doctrine ; 
il a 086 demander une nouvelle religion ; ii a 6crit 
sur Lourdes des pages entach^es d*h6r6sie. 
L6on XIII lui remontre que la possession de Rome 
est ndcessaire h Texistence m^me du catholicisme, 

— que si, pour faciliter un accord, TEglise pent bien 
admettre certains managements, ces concessions 
de pure forme doivent laisser intacte la v6rit6 uni- 
que et absolue dont elle a regu la garde, — que le 
seiilmot de religion nouvelle est un blaspheme, 
car il n'y a, il ne saurait y avoir qu'une religion, la 
sainte religion catholique, apostolique et romaine, 

— enfln, que les miracles de Lourdes out 6t6 con- 
flrm6s par des enquetes rigoureuses, et que la 
science, servante de Dieu, ne peutcontredire lafoi, 
r6v616e par Dieu. Et Pierre laisse parler L6on XIII, 
ne trouve rien k r^pondre, sentant bien que ses 
arguments n'auraient sur le pape aucune prise, et 
que Tesprit clerical est, par essence, hostile k tout 
ce qui pent menacer la domination de TEglise. 



XIV 



L'Eglise, Chez nous, n*a rien perdu, semble-t-il, 
de sa puissance. Mais sur quoi cette puissance se 
fonde-t-elle ? II y a tout au plus un million de 
Frangais qui pratiquent. Dans telle commune 
rurale, trois hommes sur cent soixante vont k la 



224 fiTDDES DE LITTfiRATURB CONTEMPORAINE 

messe du dimanche ; dans telle ville des environs 
de Paris, vingt-cinq personnes sur trente mille 
font leurs piques (*). Et parmi ceux-la meme, 
si pen nombreux, qui pratiquentun culte presque 
universellement abandonne, on pent se demander 
s'iln'yen a pas qui cedent k des consid6rations 
mondaines ou a des vues d*int6r6t personnel. Pour 
beaucoup, d'ailleurs, le catholicisme. n'est qu une 
politique. II sert d'enseigne k tout ce qui reste 
encore de « r^actionnaires », k tout ce que 
comptent d'ennemis la justice sociale et la liberie 
de pens6e, enr^volte, I'une, contre des privileges 
caducs, Tautre, contre d*hypocrites conventions. 

Certains nous le donnent comme le repr^sentant 
de la morale. Vous connaissez tel romanciet, com- 
plaisant hi storiographe des adultferes du grand 
monde, qui, incapable de concevoir aucune foi 
libre, aucune vertu laique, confie r^guli^rement a 
das pretres le soin de convertir in extremis ses 
piteuxlibertins. Mais qu*est-ce done qui fait le fond 
de la morale? S'il s*agit d'une sorte de frein, le ca- 
tholicisme, envisage sous eel aspect, pent, je le re- 
connais, preter aux lois une aide efficace. Mais si 
c'est de morale qu'il s'agit, le fond m6me de toute 
morale qui m6rite ce nom, ou le trouverons-nous, 
sinon dans le sentiment plus ou moins profond que 
chacun doit avoir de sa responsabilit6 propre, dans 
cet Individ ualisme vigoureux et resistant que 
TEglise, que les Pferes de I'Eglise contemporains, 



1 Ces renseignements sont tir^s du livre de M. Brenier de 
Monlmorand, que j'ai signal^ plus haut. 



- — ^ 



LB PR^TRE DANS LB ROMAN FRANCAIS 225 

avec ou sans soutane, ont toujours consid6re 
comme un morlel ennemi. De la morale v6rilable, 
qui suppose, qui exige I'autonomie de la conscience, 
distinguons je ne sais quel m^canisme purement 
formel, une discipline coercilive qui est justement 
la negation de toute vertu. 

Si, comme religion, le catholicisme a, chez nous, 
perdu beaucoup de son empire, il en reste dans notre 
temperament moral des habitudes s6culaires dont 
nous ne nous d6barrassons qu'avec peine. Cent ans 
aprfes la Revolution, ce pays a encore ses crises d'in- 
tol^ranceetde fanatisme ; etchaquefois qu'un com- 
plot se forme contre Tesprit moderne, les meneurs 
en sont ceux que I'Eglise a marqu6s de son em- 
preinte. A considerer Tavenir de la civilisation 
universelle, certes, Tissue de la lutte ne fait aucun 
doute. Mais il s'agit aussi de notre France. II s'agit 
pour nous de savoir si la France retournera aux t^nfe- 
bres du passe, ou si, fiddle a ses 6mancipateurs, les 
grands philosophes du xviii« sifecle et les grands re- 
volutionnaires, elle doit avancer le regne du vrai 
Dieu — adveniat regtmm tiiiim — qui est le regne 
du juste et du vrai. 



i5 



X 



<(LES MORTS QUI PARLENT)), PAR M. DE VOGUfi 



Elz^ar Bayonne, le grand orateur socialiste de la 
Chambre, aime la princesse russe Daria V6raguine. 
Mais, pour aimer Daria, qui se promet toujours el, 
chaque fois, se r6serve, il n'en devient pas moins 
Tamant de Tillustre actrice Rose Esther, qui, d'elle- 
mSme, s'offre k lui. Juif de naissance etd'6ducation, 
Elz^ar unit en soi les deux traits caract^ristiques de 
sa race : Apre besoin de satisfactions mat^rielles, 
plaisirs, richesse et puissance ; id^alisme sincfere, 
qui fait de ce jouisseur un ap6tre de la justice so- 
ciale. Et, bien entendu, des deux femmes qui, tour 
a tour le dominent. Tune, Daria, exedte son instinct 
r^volutionnaire, Tautre, Esther, son ambition. Celle- 
la veut qu'il r^g6nere lliumanit^ ; celle-ci, qu'il soit 
minislre. Vers la fin du livre s'ouvre k la Chambre 
un grand d6bat sur la politique gen^rale. Elz^ar ne 
peut se soustraire k Tobligation de prendre decide- 
ment parti. Depuis quelque temps il s'est rappro- 



228 ETODES DE LITT^RATURB CONTEMPORAINE 

ch^ du pouvoir ; le moindre gage sufflra pour lui 
valoir un portefeuille. Mais le void h la tribune. 
D'abord, il se fait applaudir par la majority, semble 
ofTrir son concours. A ce moment, Daria, qui est 
dans une tribune, quitte sa banquette et gagne la 
porte sans se retourner. En la voyant disparaitre, 
Elz^ar, par une soudaine volte-face, repudie les 
avances qull a paru faire, et, poussant le cri de 
guerre sociale, soulfeve contre lui Tassembl^e un 
instant stupefaite, bient6t furieuse et hurlante. Le 
president lui retire la parole et se couvre. Puis, 
c'est Texpulsion ma7iu militari. Et justement, dans 
le chef du poste qui lui touche Tepaule, Elzdar, 
prostre sur son banc, reconnait, en levant les yeux, 
un offlcier qu'il soupQonne d'aimer Daria, peut-etre 
d'en etre aim6. II se redresse, fait un geste de me- 
nace. Le lendemain, duel entre le capitaine Pierre 
Andarran et le depute Elz^ar Bayonne. Au premier 
signal, Elz^ar, dans un bond sauvage, s'enferre, et^ 
le poumon traverse, il expire sur place. 

Tel est le sujet principal du roman. Mais il y en 
a plusieurs autres, deux au moins, ce qui fait trois 
en tout. Second sujet : Jacques Andarran, 61u k la 
Chambre, perd bient6t ses illusions, et, d6gout6 du 
regime parlementaire, quitte linalement la partie 
enfaisant appelau sabre lib^rateur. Troisifeme sujet: 
le frfere de Jacques,Pierre,fianc6 k sa cousine Marie, 
s'6prend de la magicienne Daria. Quelle est, des 
deux femmes, celle qui aura le bel offlcier? Un 
moment onpeut craindre que cet homme fort ne 
succombe. Par bonheur, Daria quitte gdnereuse- 
ment la place k sarivale, que Pierre flnit par epouser. 



LES MORTS QUI PARLBNT, PAR M. DE VOGUE 229 

Les trois sujets ont enlre eux peu de rapport : 
pour rattacher le second au premier, il ne suffit pas 
vraiment que Jacques ait et6, au collfege, le cama- 
rade d'Elz6ar, ni, pour rattacher le troisifeme aux 
deux autres, que Pierre soit le frfere de Jacques. 
Mais en outre, ils se succfedent plut6t qu'ils ne se 
lient, et le livre manque de teneur comme d'unite. 
D'abord, cinq chapitres surElz6aretlaprincesse ; et 
je ne sais m^me si Jacques y est par hasard nomm^. 
Au sixifeme chapitre, I'histoire s'interrompt : c'est 
ici le debut d'un autre roman, avec prdambule, in- 
troduction de nouveaux personnages, etc. On 
nous raconte premiferement T^lection de Jacques ; 
dans le septifeme chapitre, on nous le montre 
s'initiant k la vie parlementaire, et, dans le 
huitieme, on portraiture quelques-uns de ses collfe- 
gues. Nous retrouvons ensuite Elzear. Mais Daria 
est retourn^e en Russie ; on nous pr6sente Esther, 
qui lui succede, dans le neuvieme chapitre. Et le 
roman continue ainsi de se d6velopper morceau 
par morceau. Puis vient k poindre le troisifeme su- 
jet. Second recommencement. Enfin, nous avons, 
apres la mort d'Elz^ar, trois longs chapitres : le 
principal sujet du livre une fois termine, il reste 
encore plus de cinquante pages pour terminer les 
deux autres. 

M. de Vogiie, a vrai dire, nous annonce une 
suite. Meme si les prochains volumes retablissent 
peut-etre certaines proportions, ils ne sauraient 
rem6dier au d^cousu de celui-ci. L'unite des Marts 
qui par lent f nouslatrouverons sans doute dansl'in- 
tention de Tauteur, qui, c'est assez visible, n'a6crit 



230 fiTDDES DK LITTfiRATURB CONTBMPORAINE 

son livre que pour vilipender le r6gime parlemen- 
taire. Mais alors, que ne fait-il de Jacques le prin- 
cipal personnage ? Et quel besoin a-l-il d'inventer 
des princesses russes ? Toute sa fiction est postiche, 
artiflcielle, et ne se rapporte qu'indirectement aa 
veritable sujet. 

Que dire des personnages ? Parmi ceux du second 
plan, voici, parexemple, ces deux poncifs : le demo- 
crate Cantador, barbe blanche de 48, avec son 
costume de capitan, ses gestes pompeux, sa pa- 
role emphatique et surann6e ; et, d'autre part, 
le marquis de Kermaheuc, qui, comme de juste, 
lui fait pendant, un type de vieux royaliste obstin6, 
dans son intransigeance farouche. Encore y a-t-il 
quelqfies figures de parlementaires assez vivement 
esquissdes ; mais celles-lknefont que paraitre, juste 
le temps de les croquer au passage. Et, pour ce qui 
est des principaux acteurs, hors Esther, mise en 
scfene avec une sobre fermet^, ce sont vraiment 
des fantoches. Daria? la grande dame russe, tout 
ensemble aristocrate et r^volutionnaire, telle, sauf 
la finesse de touche, que la peignent des feuilletons 
de troisifeme ordre. Jacques ? Elzdar ? Ni Tun ni 
Tautre, k vrai dire, n existent. Si Jacques, nous y 
reviendrons, fait un piteux personnage, Elz6ar 
laisse voir tout d'abord sa foncifere inanity. Et ce 
fils des prophfetes, cet 6mule des Nassi et des Sab- 
batai, on nous le montre, dfes le d^but, souffl6 par 
une 6trangfere : h T^tude de psychologie ethnique 
qui nous a 6te promise, se substitue le plus banal 
des romans. 

Quant au style, vous trouverez, dans les Morts 



LBS MORTS QUI PARLENT, PAR M. DB VOGUfi 23i 

qui parlent^ des phrases quelque peu baroques. 
Celle-ci, par exemple : « U n'y avail plus qu'un fais- 
ceau de nerfs, relics par une meme communica- 
tion 61ectrique, rattach6s par une racine commune 
a ce front 61argi... »(page 8). Ou celle-ci encore: 
« Elles (les femmes) lui ouvrirent Tun aprfes Tautre 
ces mondes aux frontiferes imprecises qui voisinent 
et se p^nfetrent de plus en plus k Paris : 6chelle de 
Jacob oil un jeune homme spirituel et avantageux, 
port6 par le succfes, grimpe si facilement de salons 
en salons, d'alc6ves en alc6ves », etc. (page 36). Je 
pourrais en citer plusieurs autres dans le meme 
gout. A quoi bon? Ce sont details sans importance. 
M. de Vogiie a 6crit bien », nul n'en ignore. U 
ecrit sans originality ; il n*a ni accent ni trempe. 
Voyez, entre autres, le premier chapitre, Elz6ar a 
la tribune. Si I'auteur d6peint fort bien Tenthou- 
siasme soulev6 par T^loquence du tribun socialiste, 
on regrette qu'un discours dont Teffet sur les audi- 
teurs est si vif, semble, a le lire, d'un si mediocre 
orateur. « Facililer T^closion de la plus humble 
fleur de justice sur le terreau d6compos6 de la 
soci6t6 oapitaliste... » « Faire passer un peu d'air et 
de lumiere sous T^norme pyramide qui p^se sur les 
multitudes 6crasees... » a Attacher rid6e sociale kla 
hampe fremissante du drapeau », etc., etc., — cette 
phraseologie pretentieuse et vulgaireneju stifle pas 
assez r6motion delirante qui, nous dit-on, 6treint k 
la gorge les plus sages, et que M. de Vogiie a Fair 
de partager. Evidemment il faudrait entendre le 
monstre. 
Je disais tout a Theure que M. de Vogii6 ecrit 



232 Etudes de litterature contemporaine 

Men. Son d6faut est peut-fetre de trop bien 6crire. 
Lui-meme s'appela un jour rh^toricien. II manque 
de simplicite. II dit les plus petites choses en style 
i< noble ». II fait une consommation excessive 
d'images, et ces images ne sont pas toujours de 
la premifere fraicheur. On tirerait de son volume 
une belle liste de cliches. Page 3, par exemple, il 
nous montre Elzear, « le front rejet6 en arrifere 
sous la couronne des cheveux noirs » ; et plus loin, 
page 166, lorsqu'il peint le grand medecin Ferroz, 
ce n'est que la couleur des cheveux qui differe : 
« visage aux lignes de medaille antique sous la 
couronne des cheveux blancs ». Mais, encore une 
fois, son talent nest pas contestable. II a un style 
tout fleuri d'elegances et de graces. Meme en qua- 
lit6 d'ecrivain, je le trouve, pour ma part, inflni- 
ment sup6rieur a VdiUieur d'Au fond dii gouffre ^. 
Les Morts quiparlent sont, comme on Ta vu, un 
roman pseudo-social, car I'imagination y a beau- 
coup plus de part que Tobservalion, et la « fable » 
non seulement ne fait pas corps avec le veritable 
sujet, celui de Tetude, mais en gene ou meme en 
fausse le d^veloppement naturel. A vrai dire, Daria 
mene tout ; et Daria est une impulsive, une detra- 
quee, qui ne sait pas ce qu'elle veut, qui passe 
d'Elzear a Pierre, puis de Pierre a un tenor hon- 
grois. En fait d'etude, nous n'avons gufere que des 
tableaux. L'auteur menage son livre de faQon a 
mettre sous nos veux toutes les scenes de la vie 
parlementaire : une campagne electorale, une 

1 Au fond du gouffre^ roman, par M. Georges Ohnet. 



1 



LES MORTS QUI PARLENT, PAR M. DE VOGUfi 233 

seance oratoire, la description du Palais-Bourbon 
depuis la salle des Pas-Perdus jusqirji celle des 
cabines telephoniques, la chute d'uu ministfere, 
Telection d'un Pr6sident de la Republique par le 
Congres, I'expulsion d*un depute, etc. On sent la 
comme des « motifs » prepares d'avance, on a Tim- 
pression « de morceaux choisis ». Mais il faut avouer 
que la plupart de ces tableaux ne manquent pas de 
vie et de couleur. C*est, sans conteste, la meilleure 
parti e du roman. 

M. de Vogiie semble bien avoir ecrit les Morts 
qiiiparlent pour exhaler samauvaise humeur, aprfes 
tout fort explicable, contre un regime dont les de- 
fauts n*ont pu manquer de lui apparaitre lorsqu'il 
etait assis sur son banc de depute, et aussi lorsqu'il 
monta, une ou deux fois, h la tribune. Je dirais 
qu'il s'est peint dans Jacques Andarran, si Jacques 
faisait une moins pifetre figure. 11 nous le donne 
comme « meditatif, inddcis et flottant ». Meditatif, 
c'est possible ; indecis et flottant, oh! oui. Candidat 
a la deputation, Jacques a pour id6al « une Re- 
publique purifide, reform6e, tol^rante, fiere au 
dehors », etc. ; et, une fois d6put6, il se croit predes- 
tine « a jouer un grand r61e dans une France sau- 
vee par son g6nie ». Ce programme est sans doute 
un pen vague, et cette ambition un peu naive. Du 
moins, il faut rendre hommage h la g^nerosite de 
son coeur. Mais le pauvre homme ! Dfes la premifere 
seance de la Chambre, le voila devenu « une goutte 
amorphe dans les remous capricieux de Tassem- 
bl6e » (page 109), et, bient6t aprfes, « une cellule 
passive dans unorganisme » (page 169), ou encore, 



234 ETUDES DE UTTfiRATURE CONTEMPORAINE 

car M. de Vogiie n'est jamais h court de meta- 
phores, « un petit rouage eiitrain6 dans le mouve- 
ment d'une enorme machine » (page 207). II perd 
toute volenti, toute persounalit6. Apres quelques 
tentatives malheureuses, il renonce k prendre la 
parole, sous prdtexte qu'on ne se fait ecouter qu'en 
mentant. Et cependant, nous assure-t-il, « ga allait 
tout seull » Quelques jours ont suffi pour que, pre- 
nant parti de son impuissance, il se r6signe, non 
sans amertume, au r61e de goutte, ou de cellule, 
on de rouage. 

Et savez-vous quelle revanche Jacques reve ? 
Certes, ce ne sont pas seulement des discours ren- 
tres qui lui aigrissent la bile ; et, dans ses diatribes 
contre les vices du regime parlementaire, il a par- 
fois raison. Mais ce liberal incorrigible, comme lui- 
meme se nomme, ne tarde pas a se corriger. Le 
voili, quelques mois apres son Election, appelant 
le « sauveur » en uniforme qui, pour r6gen6rer la 
France, commencera par mettre les deputes a la 
porte. Quatre hommes et un caporal, il n'en faut 
pas davantage. 

Les d6put6s? Des morts qui parlent. Ecoutons 
seulement Ferroz : « Ah ! mon ami, vous crovez 
voir les gestes, entendre les paroles de cinq cent 
quatre-vingts contemporains, sans plus^ conscients 
et responsables de ce qu'ils disent et font? Detrom- 
pez-vous. Vous voyez, vous entendez quelques 
mannequins, passants d'un instant sur la scene du 
monde, qui font des mouvements reflexes, qui sont 
les 6chos d'autres voix. Regardez, derriere eux, 
une foule innombrable, les myriades de morts qui 



LES MORTS QUI PARLENT, PAR M. DE V0GD6 235 

poussent ces hommes, commandent leurs gestes, 
dictent leurs paroles. Nous croyons marcher sur la 
cendre inerte des morts ; en r6a]it6, ils nous enve- 
loppent, ils nous oppriment ; nous etouffons sous 
leur poids ; ils sont dans nos os, dans notre sang, 
dans la pulpe de noire cervelle ». Et, plus loin : 
« Notre vieille terre,faitede la poussifere des morts, 
est empoisonnee ; nous Tavons remu6e de fond en 
comble pour y b^tir k neuf : elle exhale les miasmes 
accumul6s par nos divisions seculaires ; nous mou- 
rons de cetlemaladie ». Vous auriez beau r6pondre, 
non moins m^taphoriquement, que « des vents 
nouveaux ont souffle, dissipant ces miasmes ». 
Ferroz, tout bonnement, passe de sa premiere me- 
taphore k une seconde : « Le passe nous abrite et 
se prete a nos Evolutions quand on le respecte ; il 
se venge et nous Ecrase sous ses pires debris quand 
on le demolit aveuglement ». Parlous sans figure. 
La th6orie de Ferroz 6quivaut k dire que, plus on 
repudie les traditions du passe, plus elles devien- 
nent oppressives. Comprenez-vous ? Je suis, pour 
mon compte, sensible a la beaut6 des images, mais 
je ne saisis pas trfes bien le raisonnement. 

A c6t6 des morts qui parlent, M. de Vogu6 nous 
montre les vivants qui agissent, et c'est a eux 
sans doute qu'il consacrera la suite de ces recits. 
Mais, la encore, sa logique me semble trfes inf6- 
rieure a sa rhetorique. Car enfin, quels sont ces vi- 
vants? Jacques designe a Ferroz un cur6 qui lit son 
br6viaire. « Ce vieil homme, dit-il, continue la plus 
ancienne, la plus invariable tradition ; il a derrifere 
lui d'innombrables generations de morts. Ou trou- 



236 jferUDES DE LITTfiRATURK CONTEMPORAINE 

verez-vous une force comparable a celle-lJi? » Et, 
tout alafin du livre, entendant la marche de Sambre 
el Meuse jou6e par la musique d'un raiment qui 
regagne ses quartiers : « Ce sont, pense-t-il, nos 
plus vieux morts qui chantent, les vrais, toujours 
vivants. Ceuxlk referont de la vie ». Ainsi, les 
morts, qui, tout kirheure, etaient un ferment de 
pourriture, sontmaintenantunlevain de r6g6n6ra- 
tion. Que nous parlait-on alors de morts qui parlent 
et de vivants qui agissent? Les antitheses de M. de 
Vogiie semblent bien sortir du meme sac que ses 
m6taphores. 

Voici de quelle fagon le roman se termine. Pen- 
dant que les deputes et les senateurs suivent le cor- 
billard du pr6sident Duputel, Pierre et sa femme» 
dans leur coup6, sont arretes par la queue du 
cortege. Uofficier, impatient du retard, met la tete 
a la portiere. De loin, Jacques Fa reconnu ; et, 
6tendantle bras vers la houle noire qui remplit 
le boulevard de ses remous : « Pierre, s'6crie- 
t-il, balaye I » Odieuse parole, la plus detestable 
que certains morts puissent proferer. Mais, Dieu 
merci, il y a encore des vivants pour la leur ren- 
foncer dans la gorge. M. de Vogu6 a beau nous 
montrer « I'dme gauloise », comme il dit, promise 
a une 6ternelle servitude. Parmi les morts qui par- 
lent, beaucoup ont vecu pour la liberte et pour la 
la justice. C*est leur voix que nous entendons. Elle 
nous crie : « Balayez I » Balayez toutes les puis- 
sances d'oppression et d'imposture ; et, par un viril 
effort, sauvez la patrie de ceux qui en pr6parent la 
ruine. 



XI 



L'HOMME POLITIQUE DANS LA LITTERATURE 
FRANQAISE MODERNE * 



Je ne connais pas, dans la lilt6rature frangaise, 
de figure plus maltrait6e que celle de rhomme po- 
litique. Presque lous les romans, presque toutes les 
com6dies oil rhomme politique est mis en scfene, 
s'accordent k le reprdsenter comme un ambitieux 
ou comme un fripon; et tel qui, par hasard, 6tait 
honnSle avant son entrde dans la vie parlementaire, 
n'a d*autre alternative, une fois h la Chambre, que 
de se corrompre ou de se ddgouter. 



* BarrIIs : Une journee parlementaire^ les BSi acines^ V Ait- 
pel au soldat. — H. Bbrenoer : La Proie. — P. Bourqbt : Un 
Coeur de Femme, — Bribux : VEngrenage. — Clemencea.u : Les 
Plus forts, — A Daudet : Numa Roumestan. — A. France : 
Le Lys rouge^ VHistoire contemporaine. — G. Lbcomtb : Les 
Valets. — J. Lbmaitre : Le deputS Leveau. — E. Rod : Michel 
Teissier t — M. dr Vooue : Les Morts qui parlent. — E. Zola : 
Paris, 



238 fiTODES DB LITT^RATDRE CONTEMPORAINE 



1 



On se corrompt toujours un peu, moins ou plus, 
meme si Ton se d6goute t6t ou tard. Cela com- 
mence dfes les Elections. Pour 6tre 61u, il faut ne- 
cessairement, quelque honnete que Ton soit, se 
mettre au-dessus de certains scrupules. Voyez, par 
exemple, dans les Morts qui parlent, le h6ros du 
livre, Jacques Andarran, auquel M. de Vogu6 
monlre une predilection toute speciale. Je ne parle 
pas de son concurrent, PioUard, un professionnel 
de la politique, rompu de longue date au metier et 
qui en pratique sans pudeur tons les tours. Le 
pays d6sire fort un chemin de fer. Quelques mois 
avant Tdlection, voici que, sur divers points du 
trace imaginaire, apparaissent des equipes d'arpen- 
teurs. « Enfin, c'est notre chemin de fer qu'on va 
construire, se disent les paysans. Ce PioUard tout 
de meme a le bras long. Nommons PioUard. » Et 
notre homme laisse dire. De quoi s*agit-il? II s'agit 
tout bonnement de certaine route voiturifere k rec- 
tifier. — PioUard n'est qu*un vulgaire intrigant. 
Mais Jacques Andarran lui-meme, cet homme d^- 
sint6resse, sincfere, exempt d'ambition personneUe, 
comment se fait-il 6Ure ? Aprfes avoir c6de aux ins- 
tances des villageois qui lui offraient la candida- 
ture, il veut maintenant triompher de PioUard, 



L'HOMME politique dans Lk LITT^RATURE 239 

pour le bien du pays sans doute, et aussi parce 
qu'un dchec humilierait son amour-propre. Et 
quand les 61ecteurs yiennent k la file solliciter de 
leur futur mandataire quelque service particulier, 
s'il 6\iie de prendre aucun engagement, il inscrit 
du moins toutes les demandes sur son carnet, quoi- 
que la plupart soient contraires aux lois et au bon 
ordre public. 

Dans les Valets, de M. Georges Lecomte, Denisot, 
une fois tomb^es la flfevre de la bataille et Fexalta- 
tion de la victoire, a honte des compromis oti sa 
faiblesse s'est pret^e. Par cette persuasion cordiale 
contre laquelie on est sans defense, les comit^s 
Tout doucement conduit k cacber, sur certains 
points, ou meme k d^mentir ses id^es personnelles. 
II avait beau se rebiffer, insister pour des explica- 
tions nettes, on luimontrait Tinterfet du parti, de la 
R6publique. « Vous allez tout g^ter, faire le jeu de 
nos ennemis, trahir notre cause ! » Et 11 finissait 
par cdder. 

Meme histoire dans VEngrenage de M. Brieux. 
Nous y voyons, tout au debut, R6moussin mis en 
ballottage par un concurrent peu delicat. II a 
mene trop honnfetement sa premifere campagne, et 
YOila pourquoi il n'a pas et6 61u. Encore s*est-il 
gard6 de dire qu'il ne votera pas certain droit sur 
les bl6s reclame par les nombreux agriculteurs de 
la circonscription. D6ja Rdmoussin en a assez de la 
politique. Use fait pourtant un devoir de maintenir 
au second tour sa candidature. Voici des presidents 
de comites cantonaux qui viennent se concerter 
avec lui. Ce sont Taubergiste Ciapiot, le cultivaleur 



240 fiTDDES DE LITT^RATURB CONTEMPORAINE 

Taulard, et Boguin, maire d'un gros hourg. Pour- 
quoi le soutiennent-ils contre M. Vaudrey, son 
comp6titeur? Clapiot en veut k M. Vaudrey d'avoir 
fait fermer les d6bils dfes neuf heures ; Taulard, 
qu'il a rencontr6, un jour, traversant son pare avec 
un lifevre k la main — un lifevre quasiment trouve I 
— a sur le coeur leproces quis'enest suivi ; Boguin, 
p6n6tr6 de son importance, le d6teste parce que ce 
faraud-lk « vous marcherait dessus plutdt que de 
Yous saluer ». Et puis il y a contre M. Vaudrey, il y 
a la baleine. Figurez-vous que M. Vaudrey entre- 
tient, dans son etang, une baleine qui mange par 
jour je ne sals plus combien de sacs de ble ! Peut- 
on croire les paysans si betes que de voter pour lui ? 
11 leur vole leur pain, il en nourrit des animaux 
Kroces I Remoussin finit par laisser carte blanche 
aux trois comperes dans la campagne eleclorale. 
Taulard va de d6bit en debit, racontant sa fameuse 
histoire de la baleine. Boguin, qui a trouve un in- 
genieux moyen de reconnaitre les bons bulletins 
d'avec les mauvais, menace ceux qui voteront mal 
de rayer leur nom sur la liste du bureau de bien- 
faisance. £t, quant a Clapiot, ses fournisseurs n*ont 
qn'k se bien lenir : il les quittera, si M. Vaudrey est 
elu. Du reste, tons les trois distribuent force petits 
verres, circonviennent ceux qui h^sitent, intimi- 
dent lesfaibles, preparent des ddnonciations contre 
les meneurs du parti adverse. N'est-ce pas aux plus 
intelligents de guider le corps electoral, de preve- 
nir ses erreurs ? Remoussin, qui les a laisse faire 
sans trop savoir ce qu*ils font, et voudrait bien 
Tignorer, s'ecrie, quand il en a vent : « Alors c'est 



l'homme politique dans la litteratdre 241 

^a, le suCfrage universel I » Pourtant il profile de 
leurs manoeuvres, il Unit par s'y associer lui-m6me 
en feignant d'etre favorable au droit sur les bl6s. 

Voil^ comment on obtient un mandat parlemen- 
taire. Mais, s'il faut se rdsigner aux compromis- 
sions, employer tour a tour les promesses falla- 
^ieuses, les menaces, les calomnies, et, pour les 
plus honnetes, surmonter mainles repugnances et 
faire bon march6 de maints scrupules, ce mandat 
vaut-il du moins la peine qu*on Tachfete un tel prix? 
A en juger par ce que nous montrent le roman et 
le theatre, on ne voit gufere ce qu'ont d'enviable les 
fonctions de d(5put6. Mettons h part le tout petit 
nombre de ceux auxquels leurs connaissances, 
leur talent, ou peut-etre leur habilet6 dans Tin- 
trigue permettent d'espdrer ce qui s'appelle le pou- 
voir, un pouvoir toujours precaire et plus nominal 
que reel ; combien d'autres ne sont que des corn- 
parses insigniflants, anonymes, dontTactivite poli- 
tique se reduit tout Qntiere k soUiciter des favours 
pour leurs commettants I Aprfes le premier acte de 
VEngrenage, qui nous a montr6 comment Remous- 
sin se fait elire, le second nous tait voir de quelle 
faQon il remplit son mandat. Encore sa femme et sa 
fllle I'y aident-elles. M-" et M"« Remoussin de- 
pouillent sous nos yeux le volumineux courrier du 
nouvel elu. Tel electeur postule un sursis pour son 
fils, tel autre une decoration, un secours^ un poste, 
un bureau de tabac, meme sans parler de ceux qui 
chargent le pauvre homme de leurs commis- 
sions. II doit passer son temps a courir de minis- 
tfere en ministere. 

16 



242 tTVDES DE utt£bature oontbmporainb 

Dans les Moris qui parlent^ PioUard echoue, et 
ses malices sont peot-etre assez grossieres pour 
que cet echec ne nous ^tonne pas trop. Jacques 
Andarran a du reste une situation personnelle qui 
lui assure le succfes. En tout cas les ^lecteurs se 
preoccupent fort peu de savoir- quelle sera son atti- 
tude politique ; et, apres I'avoir entendu develop- 
per ^loquemment les idees les plus gen6reuses sur 
Tavenir de la France : a G*est trfes bien, tout cela, 
lui disent-ils, et comme vous avez raison ! Seule- 
ment, vous ne permettrez pas qu'on nous empeche 
de briiler notre marc ? » Le premier jour de la ses- 
sion, Elz6ar Bayonne^ le grand orateur socialists 
traversant avec son ami Jacques le salon des Con- 
ferences, lui montre une grande table, couverte de 
papier a lettres, autour de laquelle se serrent les 
deputes, griffonnant en h4te. « Tu vois ici, dit-il, 
le r^fectoire du grand Ordre mendiant. Fouille cha- 
cune de ces serviettes, chacun de ces dossiers for- 
mes durant les lougues stations matinaies dans les 
antichambres ministdrieUes, penche-toi sur ces for- 
mats de la correspondance, tu retrouveras quatre 
types de lettres, toujours les memes. » Lettre au d6- 
put6 de rflecteur qui soUicite une place ou un passe- 
droit ; lettre au minis tre du d^putd qui apostille la 
demande ; rdponse du ministre au d6putd, c41ine et 
dilatoire ; rdponse du d6put6 a Tflecteur, sufflsam- 
ment encourageante pour que Telecteurprenne pa- 
tience,assez vague toutefoispourqu'il ne compte pas 
trop sur le succfes. Andarran se promettait de r6gd- 
ndrer la France :luifaudra-t-il jouer tout bonnement 
le rdle de courtier entre ses dlecteurs et les bureaux ? 



l'hommk politique dans la litt^rature 243 



II 



A la Chambre meme et dans rhemicycle, ne 
croyons pas que le d6put6 soit maitre de son ac- 
tion, qu*ilpuisse parler ou voter suivant ses vues. 
II ne s'appartient pas, il est rhommelige de ses 
^lecteurs. Le comit6 qui Ta fait 61ire ne lui laisse 
aucune independance, lui dicte, dans toutes les oc- 
casions importantes, Tattitude qu'il doit prendre. 
En arrivant h la Chambre, il ne manque jamais 
d'aller tout d'abord dans la salle de lecture. On s'y 
arrache les journaux. Tandis que les chefs de 
groupe interrogent ceux de Paris, le menu fretin 
scrute avec anxiet6 les plus insignifiants organes 
des sous-prefectures et des chefs-lieux de canton. 
On ne se pr6occupe pas tant des feuilles hosliles ; 
mais que disent les feuilles du parti? Chacun songe, 
en leslisant, h y accommoder sa ligne de conduite. 
Du moment oil Ton est depute, il semble qu'on ab- 
dique toute initiative, qu'on n'ait plus d'opinion a 
soi ; on a Topinion de son comit6 et du journal qui 
le represente. 

Denisot, des Valets, appr6hende toujours qu'un 
de ses votes ne le compromette. Ge n'est rien en- 
core de promener tel dlecteur dans la capitale ou 
d'acheter pour tel autre un ustensile de table, 
moins cher a Paris qu'ci Pontanevaux. Chaque fois 



244 ftTUDES DE LITTfiRATURB CONTEMPORAINE 

qu*il lui faut prendre parti dans une question, De- 
nisot se demande avec angoisse si le prudent doc- 
teur Lebrun ne Taccusera pas d*intransigeance, et 
si Tavocat Thibert, qui affecte une rigidit6 k la 
Saint-Just, ne le laxera pas de mod6rantisme. II est 
Tesclave de ses commettants ; il les represente 
comme un laquais repr6sente ses maitres. 

Celui-la mfeme qui, diit-il ne pas etre renomm^, 
oserait parfois montrer quelque ind(5pendance, les 
n^cessites de la discipline Tobligent de s*asservir 
au groupe dont il fait partie. Dans les Morts qui 
parlenty Elzear, pronongant un discours sur la li- 
bert6 d'association, 6niet a un certain moment des 
iddes que Jacques Andarran trouve excellentes. 
Mais, en raison de ses origines et de sa condition 
sociale, Jacques s*est vu tout d'abord classer parmi 
les rallies. Nouveau dans la vie parlementaire et 
n'en connaissant pas encore les usages, il fait ma- 
chinalement le geste d'applaudir I'orateur socialiste. 
Quel scandale parmi ses voisins I Les uns lui Ian- 
cent des regards effar^s, les autres ricanent. II s'ar- 
r6te, tout interdit, comme un enfant qui aurai 
laiss6 ^chapper quelque incongruite. II comprend 
qu'on n'est pas libre, a la Chambre, d'approuver un 
adversaire, meme si cet adversaire a raison, que la 
discipline vous fait une loi de r6server vos applau- 
dissements h ceux du parti, meme si vous ne par- 
tagez pas leurs id6es. A-t-on du moins la ressource 
de voter h sa guise ? Aprfes avoir fini de parler, 
Elzear lit un ordre du jour dont personne, au mi- 
lieu du bruit, ne saisit bien le dispositif. Jacques 
voudrait retenir le bulletin k son nom qu'un col- 



l'homme politique dans la. lttt6ratdre 245 

Yegue a en mains. Des murmures s*elfevent autour 
de lui. Les memes voisins que scandalisait tout a 
I'heure sa velleite d*applaudir, le regardent en des- 
sous avec un air de reprobation contristee. II laisse 
faire. Et c*est ainsi que se passe sa premiere seance 
ci la Chambre. Des lors lui-meme sent bien qu'il 
n'esl plus maitre de soi. II se compare tant6t k la 
goutte amorphe, roulee dans les capricieux remous 
d*une masse liquide, tant6t k un pauvre petit 
rouage qu'entraine le mouvement d6sordonn6 de 
quelque immense machine. 

De gr6 ou de force, il se r6signe au grand men- 
songe conventionne], y joue son r61e. Ici, Ton juge 
de tout selon les interets de groupe. Un depute 
veut dire des choses utiles et justes; il monte ci la 
tribune, il parle honnetement, sincferement, sans 
parti pris, avec le souci de garder la juste mesure, 
de ne faire tort k personne, de reconnaitre en 
chaque idee, meme fausse, sa part de verity. On 
I'interrompt tout de suite, on couvre sa voix. Ce 
n'est pas la parler en homme politique, Et quel be- 
soin la tribune a-t-elle d'un philosophe, d'un dilet- 
tante, d*un academicien ? Bien heureux encore 
lorsque tout un c6te de la Chambre ne le traite pas 
de jesuite, en lui jetant au visage I'interruption ja- 
cobine : Distinguo! distinguo! Comme si la seule 
distinction ^ faire n'6tait pas celle des partis ! V^rite 
jusqu'a cette travee, erreur au dela. 

Mais d'ailleurs qu'importent les discours ? La pre- 
miere fois qu'Andarran se rend au Palais-Bourbon, 
il prie Elz^ar, qui s'est fait son guide, de le mener 
dans la salle des stances. — « Oh I crois-tu que ce 



246 fiTDDBS DE LITTfiRATURE CONTEMPORATNE 

soit bien n^cessaire ? Tu y entreras si rarement ! — 
Ne plaisantons pas. G'est pour faire mon devoir que 
je viens ici. — En ce cas, ta place sera dans ces 
couloirs. » Qu*est-ce a dire, sinon que la salle des 
s6ances est une sorte de th64tre, fait uniquement 
pour la parade? On y perore, et quelquefois avec 
Eloquence. Mais on n'y a aucune action sur la r6a- 
lit6 presente. Quel orateur, si eloquent fut-il, a 
jamais conquis un bulletin de vote ? Les votes ne se 
conquiferent pas, ils se marchandent, et le march6 
en est dans les couloirs. L^ ont lieu toutes les ope- 
rations, toutes les manoeuvres, tons les maqui- 
gnonnages dont est faite la politique. Et meme ce 
qui se dit k la tribune a presque toujours 6te con- 
venu derriere un pilier. Aussi ceux qui ne sont pas 
dans le secret ont-ils souvent peine a comprendre 
la partie qui se joue.'Des questions capitales son^ 
pos6es de biais, trait6es en porte-k-faux ; on sent, 
on devine le travail occulte des coulisses, les ma- 
chinations latentes, les intrigues qui se croisent. 
Un d6put6 novice tAtonne en pleines tenfebres. Et 
sans doute il y a bien, au-dessus de tous ces agisse- 
ments obliques, la lutte sup6rieure des principes, 
I'histoire en marche qui prepare Tavenir. Mais, a 
voir la cuisine de chaque jour, ce ne sont partout 
qu'ambitions personnelles, app6tits egoistes, luttes 
pour la possession du pouvoir. Chaque fois qu'une 
interpellation annonc6e pent renverser le minis- 
ttere, voici que tous les d6put6s d6sertent la salle. 
II ne s'agit pas le plus souvent d'une politique nou- 
velle, pas meme d'une question gdnerale oil soit 
engag6 Tinteret public. Ce que fit le ministfere pre- 



L*HOMME POLITIQTJB DANS LA LITT^RATURE 247 

Cedent, c*est ce que fera le nouveau. Seulement 
chaque ministre, chaque politicien minisl^riel a ses 
clients, auxquels il distribue des favours et dont il 
assure la r661ection. Tous les deputes sont dans les 
couloirs. On s'agite, on confere a voix basse, on 
prepare Taitaque el la defense. L*inqui6tude se lit 
dans les yeux des uns, Tespoir dans ceux des 
atttres. Voil^ pos^e une fois de plus Tunique ques- 
tion : des deux ou trois partis en presence, lequel 
aura le pouvoir, lequel disposera des places, des 
litres et des subventions, de tout ce qui all^che la 
vanit6 ou excite la convoitise ? 



Ill 



Presque tous les parlemenlaires que nos 6crivains 
meltent en sc^ne ne se preoccupent que de leur in- 
leret personnel. A la politique des idees, ils oppo- 
sent la politique des r6sultats ; mais les rdsultals 
qu'ils poursuivenl n'onl rien h voir avec le bien du 
pays. Ceux-la, si rares, qui montrent quelque atta- 
chemenl aux principes, paraissent d'une autre 
epoque. R6publicains, socialisles, monarchisles, 
quelle que soit la divergence de leurs opinions, ils 
se ressemblenl enlre eux par ce qui leur donne je ne 
sais quel air d'ancetres. Dans Paris, d'Emile Zola, 
c'est le chef du cabinet Barroux, un peu sot peut- 
etre, avec son jacobinisme romantique, mais droit, 



248 ETUDES DE LITTfiRATURK CONTEMPORAINB 

brave, convaincu^ fidele h Tid^al r6volutlonnairey 
sur lequel ses redingotes elles-memes sont taillees. 
Dans les Valets, c'est Caucal. Ce vieux r6publicain, 
d'une droiture inflexible, a tout d'abord averti les 
^lecteurs que, hors le cas de passe-droit manifesto, 
leurs interets personnels ne le regardaient pas. A 
la Chambre, il se tient dloign6 des intrigues, des 
manffiuvres, n'a en vue que le bien public^ la jus- 
tice, le progrfes moral et social. Et, quand le jour 
vient ou, sur une question essentielle, il est en di- 
saccord avec son parti, aucune soUicitation ne le 
fera voter contre sa conscience. Tout ce qu'on peut 
obtenir de lui, c*est qu'll ne prenne pas part ;au 
scrutin ; mais, le soir meme, il envoie sa demission. 
Dans les Morts qui parlent, ce sont Canlador et 
Kermaheuc, que Tauteur appelle cc ceux d'autre- 
fois ». Haut et puissant vleillard, au coeur fervent, 
a la parole emphatique et truculente, Cantador, 
avec son feutre tyrolien bossu6, sa large houppe- 
lande, ses pantalons k la hussarde, ses breloques 
battant un gilet de velours noir que rehaussent des 
fleurs grenat, tient ensemble du paladin et du ca- 
pitan. 11 est la R6volution faite homme. Exile dans 
un Parlement de praliciens, d'hommes d'affaires, 
cet eternel insurg6, ancien compagnon des Barbfes, 
des Garibaldi, des Mazzini, assiste, sans s'y meler, 
sans y rien comprendre, au brassage de la politique 
nouvelle ; sa politique k lui, ce sont des tirades de 
Quinet etde Hugo. Et voici, pour faire pendant, le 
marquis de Kermaheuc, l^gitimiste intransigeant, 
un vieux gentiihomme courtois et altier, desint6- 
resse de toute action depuis que le « Roi» est mort, 



I/HOMME POLITIQCE DANS LA LITTERATDRE 249 

et qui continue de repr6sentef son collfege comme 
il fait garder son clos, pour qu'un maraud n'y 
vienne pas en braconnage. Regardant de haut les 
6venements avec une defiance chagrine et iro- 
nique, il a renonee k la tribune et ne se signale 
plus que par des interruptions cinglantes ou perce 
son amer scepticisme. La « vieille barbe de 48 » et 
le c( chevau-16ger » de I'ancien regime ont I'un pour 
Tautre une secrfete sympathie et se reconnaissent 
comme 6tant de la meme famille. Aux yeux des 
jeunes, qu'ils meprisent, Cantador est une ganache 
et Kermaheuc un toque. 

Prenons au hasard parmi tant d'autres. Ce ne 
sont partout que calculs d'ambition, bas int6r6ts, 
vils appetits. Dans Michel Teissier d*Edouard Rod, 
nous avons des politiciens tels que Combal^homme 
tar6, compromis par les plus viiaines histoires de 
femmes et d'argent, mais qui n'en fait pas moins 
un president du conseil tout h fait respectable ; ou 
bien encore Fourr6, assez habile celui-lk pour se 
donner I'air d'un « pur », et qui, sans dementir son 
austerite apparente, tire des dessous de la poli- 
tique les ressources n6cessaires a sa vie de jouis- 
seur. Dans les Valets, voici Carette, le type du 
jeune « arriviste ». Dans Paris, rappelez-vous, par 
exemple, Dutheil, le depute d'Angouleme, un joli 
homme elegant, spirituel, adore du demi-monde, 
ou ses prouesses ne laissent pas de lui couter gros. 
Ilestde toutes les affaires suspectes qui peuvent 
rapporter quelque chose. Au reste, ce charmant 
garQon affecte les airs d'un homme leger et supe- 
rieur, une allure d'6tourdi qui prend la vie en riant, 



250 ^TDDES DE LITTftRATUBE CONTEMPORAINE 

qui, s'il arrive ce que les bonnes gens appellent un 
scandale, se met d6sinvoltement au-dessus de ces 
v^tilles bourgeoises. Dans les Morts qui parlent, 
c est, entre maints autres, M. Chasset de la Mame, 
president du centre gauche, un conservateur sec et 
rogue, qui a d'excellentes raisons pour d6fendre la 
soci6l6 contre les partis subversifs, car il se fait 
quatre-vingt miUe livres de rentes en louant a des 
Compagnies plus ou moins Equivoques sa respecta- 
bilite offlcielle. Dans la Proie de Henry BErenger, 
c'est Guernantes, ingenieur, puis homme d'affaires, 
devenu politicien pour augmenter sa force, 6tendre 
et multiplier ses entreprises. II se fit 61ire, en 1877, 
comme rdpublicain mod6r6 ; en 1881, comme oppor- 
tuniste, et, en 1885, il serait sans doute pass6 au 
radicalisme, si, deux ans plus t6t, un mandat de 
S(5nateur ne lui avait permis de ne plus changer 
d'6tiquette. Ministre des Travaux publics, il proflta 
de son passage au pouvoir pour etudier toutes les 
grosses affaires de la France et des colonies; et, 
des lors, il joue presque a coup sur. Dans Les Plus 
Forts, c'est Montperrier, que servent de belles 
qualit6s de tenue, un zMe admirable a m6riter 
Teloge des mediocres, aneheurter aucune opinion, 
a se composer et h se r^server. Seconde d*ailleurs 
par son heureuse memoire et son rare talent d'assi- 
milation, ild^bite parfois k la tribune quelque mor- 
ceau d'une 616gance appret6e, qui lui fait une re- 
nomm6e d'orateur. Montperrier est en passe de 
tout obtenir. Trop jeune encore, il reprime soigneu- 
sement ses ambitions. Pour Tinstant, c'est k un 
grand mariage qu'il vise ; sa fine taille, ses yeux 



L'hOMME politique dans la LITTfiRATURE 251 

d*un bleu profond, sa barbe noire en pointe, font 
encore valoir, dansles plus riches salons, cet homme 
d*Etat patient et discret qu'attend un si brillant 
avenir. Dans rHistoire contemporaine A%1A, kixdXoXQ 
France, c'est le s6nateur Laprat-Teulet, un ancien 
a non-lieu ». Jadis radiccd, il a, depuis longtemps, 
gagn6 les sympathies des conservateurs, qui ne lui 
gardent pas rancune, qui sont heureux d'utiiiser k 
leur profit ses grandes capacit6s financiferes. La 
ville natale de M. Laprat-Teulet s'honore de lui 
avoir donn6 le jour. II y exerce avec douceur une 
souverainet6 bienfaisante. Ses ennemis ne comptent 
plus, il les a ruin6s, et il a enrichi ses amis de leurs 
depouiiles. Sage, mod6r6, jaloux de ne pas fatiguer 
la fortune, il s'est, depuis quelques ann^es, retir6 
des grandes afl'aires ; en meme temps, il a quitt6 la 
Chambre pour le S6nat, oil les rallies eux-mfemes 
venferent en lui le d6fenseur de Tordre, de la disci- 
pline, le g6nie tut61aire du capital. Tout a coup, par 
un malheureux hasard, par un de ces accidents que 
sa sagesse ne pouvait pr6voir et dont son honora- 
bilit6 aurait du le garantir, ce puissant patron de la 
democratic laborieuse et intelligente est conduit a 
Mazas avec une fourn6e de ses collfegues. Le public, 
du resle, ne s'en 6meut gufere, pas plus, a vrai dire, 
que s'il avait ete envoy6 dans quelque cour euro- 
p6enne pour y repr^senterla R6publique frangaise. 
Et Ton prevoit que, rendu bient6t k la haute 
Assembl6e par la justice de son pays, il presidera 
Tan prochain la commission du budget. 



252 Etudes de litteratdrb contemporaine 



IV 



Ces personnages ne sont, dans les romans ou ils 
paraissent, que plus ou moins secondaires. Etudions 
maintenant les figures maitresses quenos 6crivains 
metier) t en sc^ne. 

Je ne parlerai ni de Rabagas, ni de Numa Rou- 
mestan. Le premier n'estvraiment qu*une grossiere 
caricature. Quant au second, il sufflt de rappeler 
ses debuts. Un moment, vers la fin de TEmpire, 
I'avocat Roumestan, que sa parole sonore a d^ja 
rendu c61febre, mais dont les ambitions politiques 
ne trouvent aucun jour, prendle parti de se rallier^ 
d'accepter les ofTres du pouvoir. « Vendeen du Midi, 
ecrit-il kTEmpereur, grandi dans lafoimonarchique 
et le culte respectueux du pass6, je ne crois pas 
forfaire k I'honneur ni k ma conscience... » 11 en est 
1^ quand sa femme survient, lui montre que TEm- 
pire ne pent durer, lui fait voir tons les symptomes 
d'une mine prochaine, imminente; — et alors, pre- 
nant une autre feuille de papier, il modifie (oh ! 
irfes legferement) sa premiere phrase : « Vendeen 
du Midi, etc., je croirais forfaire k I'honneur et a 
ma conscience en acceptant le poste que Votre Ma- 
jest6... » Peu de temps aprfes, c'est la debacle : il 
se fait elire depute comme legitimiste et devient le 
chef des droites. Aussi bien nous ne le suivrons pas 



L'HOMME politique dans la LITTfiRATDRE 253 

dans sa carrifere. Daudet a voulu peindre en Rou- 
mestan non un type de politicien, mais plut6t 
rhomme du Midi, Mbieur, inconstant, dupe de sa 
propre faconde, et dont le cynisme meme a je ne 
sais quelle candeur. 

Voici maintenant Bouteiller, des Deracines, le 
roman de M. Barrfes. Celui-la est encore un des 
meilleurs. II veut et il croit servir la France en ser- 
vant le parti opportuniste qui, k ses yeux, Tincarne. 
C'est un homme grave, zele, laborieux. C*est aussi 
un honnete homme. Prenant en mains Torganisa- 
tion de Tenthousiasme public pour le Panama, il ne 
demande, lui, journaliste eminent, dont les articles 
font autorit^, qu'une cinquantaine de mille francs 
pour subveniraux frais de sa campagne 61ectorale. 
11 appelle cela « faire le n6cessaire ». Et ces mes- 
sieurs du Panama, habitues aux mattres-chanteurs 
qui les pillent, admirent et publient son desint6- 
ressement. 

Chez le Rozel de la Proie, qui commence sa con- 
fession par ces mots : <i J'ai toujours 616 ambitieux », 
I'ambition a, tout au d^but, quelque chose de noble. 
II s'exalte enpensant ^la grande t^che qui Tattend, 
il ^voque avec euthousiasme une France nouvelle, 
par lui epur6e et r6gener6e. Mais son idealisme n'a 
rien que de superficiel et de factice. Rozel croit 
aimer sincferement la democratic, et m^prise les 
hommes. S'il professe le culte des hcros, c'est parce 
qu*il se croit capable de figurer parmi eux. Des 
velldit6s g6n6reuses, peut-etre, au d6but de la car- 
rifere, et c'est assez pour qu*il se fasse illusion k lui- 
meme ; mais aucun fond solide, aucune moralite 



254 J^TUDBS D£ LITT^RATORB CONTBMPORAINB 

ferme et r^sistante. Sous les beaux mols qui le 
grisent, nous devinons Tenvie, la vanity, Tappetit 
du luxe et des jouissances. A peine d6put6, le voici 
qui reuverse un ministfere — car cela ne traine 
gu^re dans la Proie — et, du premier coup, se 
pose en leader d'une politique nouvelle. Trop avise 
cependant pour prendre nettement position, son 
programme vaguement id6aliste ne Tengage h rien 
de precis. Etattendons un peu. Get austere censeur 
va bientdt, circonvenu par Guernantes, quiTaccepte 
pour gendre, retirer son interpellation sur un 
scandaleux march^ d'Etat oil se sont compromis 
quelques creatures de son lutur beau-pfere. Rozel a 
voulu faire de la soci6t6 contemporaine sa proie : 
lui-mfejne, k vrai dire, sera la proie de politiciens 
tar6s, qui le prennent k leur service. 

Elz^ar Bayonne, T^loquent chef du socialisme 
parlementaire, a quelque chose en lui des anciens 
prophfetes h6breux. Mais h ce trait s'unit Tautre 
trait de sa race. Si la soci6t6 le degoute, il veut en 
jouir, comme d'une catin que Ton jettera dans Tes- 
calier. D*^pres convoitises bouillonnent dans son 
^me ardente, y corrompent une passion sincfere de 
la justice. Alli6 k I'illustre actrice Rose Esther, qui 
reve pour elle-mfeme le r61e d*une Aspasie moderne, 
il prepare de loin son entr6e aux affaires, manage 
le gouvernement, calme des greves, prfeche autour 
de lui la sagesse, se fait enfm offrir le ministfere des 
Golonies, oti, pour sauver les apparences et pallier 
tout au moins une apostasie trop criarde, il appli- 
quera sans doute k quelque pays lointain certains 
points de son ancien programme. Une fois le pied 



l'homme politique dans la litt6ratdre 255 

sur le premier 6chelon, Tascension des autres ne 
doit etre qu'un jeu ; etbient6t, parvenu au sommet, 
il r6alisera son reve de puissance et de grandeur, il 
sera Tun de ces illustres privil6gi6s donl le nom 
s^^tablit k jamais dans Tadmiration des bommes. 

Mais, aprfes Bayonne, Rozel, Bouteiller, deux 
figures nous restent encore qui sont des plus signi- 
flcatives et des plus caract6ristiques, le Leveau de 
M. Jules Lemaitre et le R6moussin de M. Brieux, 
Chacune repr6sente un type, un type moyen, r6el, 
sans autre exageration que ce qu'il en faut sur la 
scfene. Leveau, c'estle type du politicien d6nu6 de 
scrupule, et R6moussin celui de Thonnfete homme 
qu'atteint peu k peu la contagion des moeurs am- 
bianles. 

D'abord simple petit avou6 de Montargis, puis 
d6put6 influent, directeur dela Banque Occidentale, 
homme d'affaires autant qu'homme politique et 
travaillant d'ailleurs la politique comme une affaire, 
Leveau n'a jamais eu d'autres convictions que celles 
dont il pouvait vivre. Ce n'est pas lui qui se targue- 
rait de d^sint^ressement. Mais sa conscience ne lui 
reproche rien. « Je me sens pouss6 par un grand 
courant, dit-il ; je serais Men bfete de ne pas me 
laisser porter. » Jusqu'k present, il a profite de son 
mandat pour s'enrichir. Le voilk maintenant en si- 
tuation de tenir les grands premiers r61es. Malheu- 
reusement cet homme si sage et si habile a un tout 
petit d^faut. Par Ik sa figure se precise, prend un 
caraclfere plus personnel. Accessible aux seductions 
de la vie mondaine, qui lui r6vfele des 616gances 
longtemps inconnues, Leveau se pique de bel air. 



256 6TDDKS DE LITT^RATDRE CONTEMPORAINE 

Pourquoi refuse-t-il sa fille au depul6 Desligniferes ? 
Ce n'est pas qa'il lui tienne rigueur d'appartenir au 
centre gauche, ni meme qu il lui en veuille de Tavoir 
jadis traits sans bienveillance dans une serie d'ar- 
licles contre la politique radicale.Non, mais un mot 
de Desligniferes courut, woilk deux ou trois ans, sur 
son compte. Le jeune centre-gaucher s'etait permis 
de dire que M. Leveau prenait un smoking pour 
une voiture, C'est ce mot que ne lui pardonne pas 
Tancien avoue de Montargis. Seduit par une mar- 
quise, Leveau fait inconsciemmentlejeu de ses ad- 
versaires et devient suspect a ses amis. Mais, voyant 
qu'on le prend pour dupe, il « roule » k son tour 
M"® de Gr6ges, qui flnit par Tepouser. Alors une 
voie nouvelle s'ouvre devant lui. II sera vraiment 
le chef de ce grand parti reformiste qui fait appel a 
tons les m^contents. Et quel avenir son ambition 
ne peut-elle pas des lors se prometlre I 

Remoussin, nous I'avons vu, est un trfes honnete 
homme avant d'entrer a la Chambre, et n'a d'autre 
ambition que de se rendre utile. En acceptant la 
candidature qui lui 6tait offerte, il sacrifiait ses in- 
terets personnels. Mais une fois candidat, le voici 
pris dans I'engrenage. Au premier tour, il dissimule 
son opinion sur certain droit protecteur qui augmen- 
teraitle prix du bl6, etlaisse croire, au second, qu'il 
y est favorable. Quelques semaines aprfes son elec- 
tion, il s'en fait le d^fenseur. Nous le voyons bient6t 
aprfes solliciter un ministre que, la veille, il traitait 
de crapule et contre lequel il preparait une inter- 
pellation. Ses pr6jugds tombent Tun aprfes Tautre. 
La morale de Tusinier, qu'il 6tait nagufere, ne con- 



L'HOMME politique dans la LITTfiRATURE 257 

vient plus k rhomme politique qu'il est maintenant. 
Comme, sur la scfene, les choses vont forcement un 
peu vite, cat honnfete homme, toujours dans le 
infeme acte, regoit vingt-cinq mille francs du mar- 
quis de Storm, d616gu6 par la Compagnie du Sim- 
plon, en se disant, pour rassurer sa conscience, 
qu'il lui avait promis, avant cette offre, un concours 
d^sint6ress6. On sait de quelle fagon se termine la 
pifece. Menac6 de la Cour d'assises avec ceux de ses 
collfegues qui ont « touchd » comme lui, R^moussin 
se rachete par un aveu public. II paiera pour les 
autres. Le s^nateur Morin, qui s'est bien gard6 
d'avouer, tire son ^pingle du jeu. Et la morale de 
VEngrenage, c'est le corps Electoral qui nous la 
donne, c'est le suffrage universel, repr6sent6 par 
Taulard. « Je ne vous reproche pas d'avoir touch6, 
dit, un peu grossiferement, le brave homme k R6- 
moussin, je vous reproche d'avoir 616 assez b6te 
pour vous faire prendre. » Tout le monde sait que 
Morin a touche, lui aussi. Mais le peuple vocifere 
sous les fenfetres de Tun : « Au canal I le voleur I », 
et raccompagne Tautre en triomphe aux cris de : 
« Vive Morin I » 

Quant k Jacques Andarran, c'est peu de dire qu'll 
reste honnete ; exempt de tout int^rfet 6goiste, il 
n'a jusqu a la fin d'autre preoccupation que celle 
du bien social. Seulement, entr6 dans la Chambre 
avec la conviction qu*il y servira la France, quelques 
mois lui sufflsent pour fetre d6sillusionn6, d6cou- 
rag6, 6coeur6. II va encore aux stances, machinale- 
ment, comme on retourne k un vice, etnon sans se 
r6volter parfois conlre celle 14che habitude. Mais 

17 



238 feTODBS DK LITT^RATURE CONTBMPORAINE 

sa place n*est point Ik. II s'y sent incapable d'au- 
cune action utile. lsol6, Ton ne compte pas ; in- 
feod6 k tel ou tel groupe, on perd toute liberty, 
toute dignite, toute personnalit6 : pas d'autre alter- 
native que de trahir ou son parti ou sa conscience, 
Aussi bien, dans ce champ clos de passions factices 
ne se fait nul travail f6cond. Les pr6tendus repr6- 
sentants de la France contemporaine soiit, k vrai 
dire, des morts qui parlent. Pour lui, il finira la 
session tant bien que mal, puis se retirera, re- 
prendra ses 6tudes, son Histoire des Albigeois, le 
livre rfev6 au sortir de T^cole des Chartes. Peu 
fait pour la lutte, il laissera k d'autres, plus mili- 
tants, le soin de sauver le pays. Son court appren- 
tissage ne lui aura pas quand m^me 6i6 inutile : 
il sait maintenant faire la dififdrence entre les morts 
qui parlent et les vivants qui agissent. 



Aprfes avoir vu de quelles couleurs notre litt6ra- 
ture moderne peint Thomme politique et les mceurs 
parlementaires, on se demande pourquoi ces cou- 
leurs sont si noires. Car enfln personne n'oserait 
soutenir, je suppose, qu'il n'y a dans la Chambre 
que des intrigants ou des coquins, et que tout s'y 
ramfene aux conflits de T^oisme, de Tambition, de 
la cupidity. Mais alors, comment se fait-il que, de 
tant de politiciens mis en scfene par nos romanciers 



L'hOMME politique dans la LITTfiRATURE 259 

ou nos auleurs comiques, nous n'en trouvions pour 
ainsi dire aucun dont le pqrtrait soit lrac6 avec 
sympathie ? Un seul, k la v6rit6, Jacques Andarran, 
ei celui-la, apr^s six mois de stance, quiite la vie 
politique avec dugout. Citerai-je encore le noble 
Poyanne d'Un Coeur de femmef Mais il n'a qu'un 
r61e tout 6pisodique, et si Ton nous dit de lui qu'il 
prononce en faveur du tr6ne et de Tautel les plus 
•61oquents discours, on nous le fait voir tromp6 par 
M"' de Tiiliferes, que lui enlfeve le robuste Casal. 
Pour expliquer la malveillance 6vidente de notre 
litt6rature k regard de rbomme politique, ne disons 
pas seulement que le r6cdisme contemporain, ici 
comme ailleurs, exprime de pr^f^rence le laid et le 
mal. II y a d'autres raisons, qui m^ritent de nous 
arrfeter un instant. 

Tout d*abord, ce que nos ^crivains, soit dans le 
Toman, soit au th^Atre, peignent le plus volontiers, 
ce n'est pas la politique, c'est Famour; et quand 
Tamour entre en jeu, la politique semble quelque 
"Chose d'assez miserable. Poyanne a peut-fetre int6- 
ress6 rh6rome d'f/w Cceiir de femme^ aux premiers 
temps de leur liaison, en lui parlant de la gauche 
-et de la droite, des Elections, du prochain ministfere, 
en refaisant pour elle un discours qu'il vient de 
prononcer. Mais, depuis qu'elle ne I'aime plus, 
jyjme (jg Tilliferes T^coute d'une oreille distraite, et, 
moins naif, il devinerait tout de suite ce qui Fat- 
tend. 

Dans le Lys rouge, si M. Anatole France mele 
quelques hommes politiques au roman de M"' Mar- 
Ain-Bellfeme et de Jacques Dechartre, c'est sans 



\ 



260 firUDSS DB UTT^RATURK CONTBMPORAINB 

doute pour que leurs mesquines preoccupations 
fassent ressortir encore la beaut6 supreme de 
Tamour. Rappelez-vous, par exemple, TentreUen 
de M. Martin-Bell^me avec sa femme. Quand sa 
femme lui declare qu'elle part pour I'ltalie, M. Mar- 
tin-Bell^me allfegue les inconv^nients de ce voyage 
au moment ou le groupe d*hommes d*£tat auquel 
il appartient est sur le point de prendre en main la 
conduite des affaires. II lui fait la-dessus de tr^s 
judicieuses representations. « Ce n*est pas, con- 
clut-il, en pareilles circonstances que vous voudrez 
renoncer k vos devoirs de maitresse de maison. 
Vous le comprenez vous-meme. » £t que repond- 
elle ? Elle repond tout simplement : € Vous m'en- 
nuyez », et, lui tournant le dos, va s'enfermer dans 
sa cbambre. Plus loin, toutes les intrigues de cou- 
loir, k travers lesquelles se forme le nouveau mi- 
nistere, sont la partie comique du roman. Que nous 
veut cette miserable agitation de pantins? La com- 
binaison Garin ecboue, et c'est le tour de la com- 
binaison Bertbier ; au reste, les ministres sont les 
memes, ils n'ont fait qu'ecbanger entre eux leurs 
portefeuilles. Mais, pendant que M. Martin-Bell^me 
et ses acolytes manceuvrent, complotent, prennent 
au serieux leurs mediocres ambitions, Tberfese et 
Decbartre, qui se moquent de la politique, vivent 
la sublime tragedie de Famour. 

Micbel Teissier est beaucoup moins un bomme 
d*Etat qu'un amoureux. Vice-president de la 
GbambrCy en passe de devenir ministre, il a son 
journal k dinger, son parti a gouvemer, ses grands 
projets a executer. n vient de tracer en un magni- 



l'hOMMB politique dans la LITTfeRATDRE 261 

(ique discours le programme du parti qui le recon- 
nait pour chef, d'un parti qui s'61feve au-dessus des 
anciennes querelles, qui prepare la r^g6n6ration 
morale et mat6rielle du pays en conciliant la France 
d'autrefois avec la France modeme. Sur presque 
tons les bancs de la Chambre ce furent d'enthou- 
siastes acclamations; sa g^n^reuse parole a fait 
passer dans cette atmosphfere vici6e un grand 
souffle d'id6al. Le moment est venu d'agir. Quelques 
jours aprfes, il donne sa demission. Mari6, pfere de 
deux enfants, Teissier s'est 6pris d'une jeune flUe ; 
il renonce hla, politique pour divorcer, il abandonne 
son oeuvre pour flier avec Blanche Estfeve le parfait 
amour. 

Les Morts qui par lent sont une 6tude de moeurs 
parlementaires plut6t qu*une histoire romanesque* 
Et pourtant Elz6ar Bayonne subit Tinfluence de 
deux femmes, la belle 6trangfere Daria, qui veut en 
faire un ap6tre, et Rose Esther, qui ne lui demande 
que d'etre ministre. Elzear met son Eloquence tan- 
t6t au service d'Esther, tant6t au service de Daria, 
Lui-mfeme n*est qu'un instrument dans les mains 
de I'une ou de Tautre, Au premier chapitre, quand 
il vient de ddbiter un discours r^volutionnaire dont 
fr6mit encore TAssembl^e, nousle voyons esquiver 
i'ovation de son parti, et, allant k la rencontre de 
Daria, lui demander si elle est cont(jnte. Plus tard 
Esther, en Tabsence de sa rivale, le captive, use de 
son ascendant pour obtenir qu'il se manage Taccfes 
du pouvoir. Mais voici Daria de retour. Elle lui par- 
donnera, et meme elle promet de lui appartenir, a 
condition qu'il se ressaisisse, qull rompe, sans re- 



262 Etudes de litt^ratdrb contbmporaine 

tour possible, avec la majority gouvernementale. 
Et que va faire Elz6ar? U croit que Daria, le voyant 
ministre, h la veille de r6aliser ses plus brillantes 
ambitions, de devenir quelque chose comme ua 
Disraeli frangais, sera 6blouie par la perspective 
d'une si haute fortune. Nous le retrouvons a la tri- 
bune. U a laiss6 d6j^ pressentir une conversion qui 
lui vaudra le pouvoir, quand Daria quitte son sifege 
et sort sans se retourner. Alors Elz6ar fait subite- 
ment volte-face et prononce contre la soci^te capi- 
taliste une si violente diatribe qu'on Texclut de la 
salle. Ce grand orateur, ce brillant homme d'Etat, 
n'est, ^ vrai dire, qu'un amoureux transi. 

Une autre raison pent rendre compte de Tanti- 
pathie que notre litt^rature montre au politicien ; 
c'est le mdpris des artistes pour la politique. Si 
Jacques Andarran n'est pas proprement un artiste, 
il est du moins un bel esprit qui considfere comme 
quelque chose d'inf6rieur, de subalterne, de vul- 
gaire, tout ce qui se rapporte h la vie pratique* 
Quand on le soUicite de poser sa candidature, il 
h6site longtemps, ne sachant ou il prendra le cou- 
rage de surmonter son aversion naturelle, oh il 
trouvera la dose d'optimisme et de cr6dulit6 neces- 
saire k Tefifort qu*onlui demande, kcet effort inces- 
sant et sterile du politicien pour ^terniserles choses 
qui n'ont pas de dur6e. Et plus tard, sur le point 
de donner sa d6mission, il r^pfete, en guise d*ex- 
cuse, la phrase de Carlyle : « Les actes du Parle- 
ment sont, en somme, peu de chose, nonobstant 
le bruit qulls font. Quel est le debat parlementaire 
qui amena un Shakespeare k I'etre ? » — Dans le 



l'homme politique dans la littArature 263 

Lys rouge, ce n'est pas seulement Dechartre qui se 
soucie peu de la politique (et M"* Martin-Bellfeme, 
d'ailleurs, ne lui laisse gufere le temps d'y penser) ; 
c*est encore le romancier Paul Vence, lequel se jus- 
tifie en ces termes des reflexions trfes frivoles que 
lui ont inspir6es les changements de ministfere : 
« Je ne dirai pas, comme Renan : Qu*est-ce que 
cela fait k Sirius?parce qu'on me r^pondrait rai- 
sonnablement : Que fait le gros Sirius k la petite 
Terre ? Mais je suis toujours un peu surpris de voir 
des personnes adultes et memes \ieilles se laisser 
abuser par Tillusion du pouvoir, comme si la faim, 
Tamour et la mort, toutes les n^cessit^s ignobles 
ou sublimes de la vie, n'exergaient pas sur la foule 
des hommes un empire trop souverain pour laisser 
aux maitres de chair autre chose qu'une puissance 
de papier et un empire de paroles, » 

Peut-etre lespoliliciensm6prisent-ilsles artistes, 
mais il est sur que les artistes m^prisent les po- 
Ijticiens. Flaubert d6finit la politique « ce qui est 
important aujourd^hui et ne le sera pas demain ». 
Le meme Flaubert, dans une de ses lettres, jure 
qu'on ne le prendra plus aux diners Magny, si Ton 
doit y lenir des conversations de portier. Et de 
quoi done avaient caus^ les convives, Sainte-Beuve, 
Renan, Scherer, et autres portiers e/wsrfem farinse ? 
Des dangers que la politique bismarckienne faisait 
dfes lors courir k la France. 

C'est un lieu commun de dire que la politique 
n'a pas de lendemain et que Tart est 6terneL Mais 
combien d*artistes travaillent pour r6ternit6? 
Presque tous, a vrai dire, ne se pr^occupent que 



264 Etudes de LiTrfiRATURE contemporaine 

du succes actuel, et, parmi ceux-la memes dont 
rambition est plus haute, comptez, dans un sifecle, 
le nombre des 61us. Si Gustave Flaubert pouvait 
k juste litre invoquer T^ternit^ de Tart, il y a, 
pour une Madame Bovary qui reste, des milliers 
de romans qui vivent un jour, des centaines qui 
font quelque bruit a leur apparition et dont per- 
sonne, six mois aprfes, ne salt plus le litre. On se 
demande non sans inquietude oti le d6chet s'arre- 
tera. Ne parlous meme pas d'6lernit6 : entre les 
livres qui ont aujourd'hui le plus de succfes, com- 
bien en est-il qui dureront cent ans, vingl ans ? 
Je De voudrais pas jurer, pour ma part, que ceux 
de M. de Vogii6 survivenl k noire g6n6ralion, que 
ceux de M. Bourget aienl encore des lecteurs vers 
le milieu du xx* sifecle. Quant a la politique, elle 
comporte sans doule une foule de choses qui 
passent ; ces choses ont elles-memes leur impor- 
tance comme li6es k revolution d*un peuple. En 
art, il n'y a que la perfection qui compte. Mais la 
politique est Thistoire en train de se faire ; et, si 
rien n'y dure, c*est k travers les transitions de 
chaque jour qu'un peuple poursuit sa destin^e, 
avance insensiblement le rfegne de la justice et de 
la raison. La nul effort n'est perdu, nul travail ne 
demeure sterile. Un artiste sans g^nie, quelque 
mal qu*il se donue, n'existe pas ; un depute labo- 
rieux, s'il ne fait rien d^eternel en soi, concourt, 
dans la mesure de ses forces, k cette oeuvre eter- 
nelle qui est la realisation du progr^s humain. 



J 



L'HOMME politique dans la LITTfiRATDRB 265 



VI 



Parmi les ^crivains dont nous avons parl6, 
quelques-uns cependant ne sont pas de purs litte- 
rateurs, et mfeme il y en a qui mettent volontiers 
la main aux choses de la politique. Mais ceux-lk^ 
M. Barrfes, M. de Vogu6, M. Lemaitre, 6galement 
prdvenus contre le regime parlementaire, prennent 
plaisir k en exag^rer les vices. 

Dans son dernier roman, M. Barr^s fait una 
apologie retrospective du boulangisme et glorifle 
le vengeur en uniforme qui doit sauver notre pays 
en y instituant la dictature. On s'explique ais^- 
ment qu*il nous ait donn6 son Thuringe pour le 
type du parlementaire. Et peut^fitre la Chambre 
renferme-t-elle quelques Thuringes. Nous y en 
trouverions du moins qui ne se laissferent pas 
acculerau suicide, et qui, d^nouQant aujourd'huila 
corruption des moeurs politiques, invoquent un 
coup d'Etat purificateur. 

M. de Vogii6 a qualifl6, il n'y a pas longtemps, 
de simple operation de police, — en pleine Aca- 
demic, si je ne me trompe — ce que les « pana- 
mistes » d'autrefois appelaient le crime de d6- 
cembre. On pent trouver mieux. PourM. Bourget, 
le crime de d6cembre n'est mfeme plus une opera- 
tion de police; il est « cette salubre enlreprise de 
Voirie dont nous rfevons tons » (Drames de fa- 
milies page 282). Mais M. de Vogii6 fait plus qu'en 



266 firUDES DE UTTfiRATDRE CONTEMPORATNB 

rever. 11 la pr6pare, il la celfebre par avance. Si 
nous Ten croyons, tous les deputes perspicaces et 
patriotes seraient unaDimes dans raffirmation que 
« Qa ne peut plus durer », ils regarderaient obsti- 
ncment les deux portes d'acc^s, le tambour de 
droite et le tambour de gaucbe, chercbant a de- 
viner par laquelle il entrera. II ? Le futur maitre, 
qui se nomme, dans son roman, le liberateur. 
« Moi, dit Jacques Andarran vers le milieu dulivre, 
je n'en suis pas encore k Tappeler. » Attendons 
la fln- II a un frere officier, Pierre, qui se marie 
le jour meme ou Ton enterre Duputel, president 
de la Chambre. Au retour de la cer^monie nuptiale, 
les jeunes 6poux, dans leur voiture, sont arrfet6s 
par la queue du long cortege. Jacques reconnait 
de loin son frere, qui, impatient du retard, a mis 
la tete a la portiere ; et, ^tendant le bras vers la 
houle noire des deputes et des s^nateurs : « Pierre, 
s'ecrie-t-il, balaye ! » Je disais tout k Theure que 
M. Bourget avait rencheri sur Tauteur des Morts 
quiparlent. Mais non, k vrai dire, car le balayage 
est bien une operation de voirie. 

Quant k M. Jules Lemattre, un temps fut oti il 
se disait u aussi antiboulangiste que possible ». 
Pour devenir boulangiste, M. Lemailre a attendu 
qu'il n'y eut plus de Boulanger. C'est peut-etre 
la marque d*un esprit delicat. Mais, k coup sur, la 
politique qu'il pr6conise sous un autre nom res- 
semble terriblem^nt k celle que, sous le nom de 
boulangisme, il eut autrefois combattue, k celle, 
en tout cas, du depute Leveau. Relisez sa pifece 
d'il y a dix ans, vous la trouverez des plus ac- 



l'homme politique dans la litt6ratdre 267 

tuelles. « Ah I quel r61e pourrait jouer aujourd*hui, 
dit M"** de Grfeges k Leveau, unhomme qui, sans 
s'inqui6ter de la partie affirmative des divers pro- 
grammes, et n'en retenant que les negations, sau- 
rait grouper les m^contents, fonder quelque chose 
comme un parti des honnetes gens, un parti 
national! » N'est-ce pas tout k fait cela? « 11 s'agi- 
rait seulement, poursuit la marquise, de combattre 
les abus du parlementarisme, les gaspillages finan- 
ciers, la politique d'int6ret electoral. — Mais 
apres? — Justement, il faudrait 6viter de se de- 
mander : Mais aprfes? » Qu'est devenu le depute 
Leveau depuis dix ann6es? II a 6pous6 M"** de 
Grfeges et s'est vu, par ce mariage aristocratique, 
ouvrir une nouvelle carrifere. A la Chambre, Le- 
veau ne parle gufere plus : k quoi bon, dans cette 
assemblee d'intrigants et de tripoteurs? Mais il 
possfede un journal k lui, le journal des honnetes 
gens, de ce parti national que baptisa jadis la 
marquise et qui s'appelle maintenant le parti na- 
tionaliste. Certaine affaire est k point venue pour 
lui donner courage. Ses esp6rances, longtemps 
ajournees, touchent le but. Les prochaines Elec- 
tions vont enfin porter au pouvoir ce parti des 
honnetes gens qui le reconnait pour chef. 

Unis par leur haine commune du parlementa- 
risme, M. Barrfes, M. de Vogiie, M. Lemaitre, — 
sans compter M. Bourget, qui, tout ehtier occup6 
k ses physiologies de Tadultfere, ne glorifle qk el 1^ 
le coup d'Etat qu'en manifere de parenthfese, — se 
donnent la joie de d6crier un regime dont cer- 
tains vices ne sont que trop apparents. Ettous 



268 jfiTCDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

les trois proposent comme remfede une sorte de 
dictature. Je ne voulais, en terminant cette etiide, 
qu'expliquer pourquoi notre th^toe et notre ro- 
man traitenl si mal rhomme politique. S'il fallait 
pourtant conclure sur un sujet qui n'est pas tout 
k faitle ndtre, je dirais que le seul rembde au mal 
consiste, non dans un bouleversement du regime 
politique, mais dans T^ducation du suffrage uni- 
versel. II ne s'agit point de faire un coup : Toeuvre 
a accomplir est de longue haleine. Nous avons, 
depuis un quart de sifecle bient6t, Tinstruction 
gratuite et obligatoire. Ce n*est pas assez ; ce n'est 
rien encore pour tant d'61ecteurs qui, sortis de 
r^cole k treize ou quatorze ans, ne regoivent plus 
aucune culture. Du reste, un grand mouvement se 
prepare, que signalent d6jk la fondation de cours 
d'adultes et celle d'universites populaires. Multi- 
plions-les d'un bout k I'autre de la France ; car, 
tant valent les 61ecteurs, tant valent les 6his et le 
gouvernement. Que TEtat et les particuliers re- 
doublent d'efforts. A cette oeuvre vitale de I'^du- 
cation publique, il faut ouvrir un immense credit. 
N'attendons pas le jour oil le suffrage universel, 
trop facilement abus6 par les fauteurs du cdsa- 
risme, se donnerait et nous imposerait un mattre. 
Ce maitre, dont M. Bourget r6ve et qu'invoque 
M. de Vogii^, aurait vite fait de fermer jusqu*aux 
plus humbles salles ou s*enseignent Tamour de la 
justice, le libre exercice de Tesprit, le respect dela 
conscience individuelle, la solidarity d^mocratique, 
le vrai patriotisme, toutes les vertus intellectuelles 
et morales qui liberent un peuple. 



XII 



L'ANARCHIE LITTfiRAlRE 



U y a de ces mots efiFrayants. Tel celui d'anarchie. 
Vous vous repr6sentez aussit6t une hydre, avec je 
ne sais combien de teles, et, naturellement, un 
nombre 6gal de gueules — tout un champ, comme 
disent les h6raldistes — des gueules b^antes, hor- 
rifiques, 

Qui vous couvrent de feu, de sang et de fum^e. 

A moins d'etre flercule, il vous prend, devant ces 
gueules, un frisson d*6pouvante. Encore le monstre 
qu'Hercule dompta n'en ouvrait, si je me rappelle 
bien, que sept. Peuh I ce n'est gufere. L'hydre de 
Tanarchie est infiniment mieux pourvue que celle 
de Lerne. Mille tfetes, en nombre rond. Je me de- 
mande si Hercule lui-meme serait venu k bout de 
s'en payer autant. 

Anarchie morale, anarchie politique, anarchie 
litt^raire, \oilk pourtant, si nous ecou tons certains 
alarmistes, ou notre fin de sifecle en serait. Ne leur 



1 



270 £TUDBS DB LITTfiRATURB CONTBMPORAINB 

sachons pas trop mauvais gr^ de signaler le malavec 
exag^raiioQ : ils tiennent en main des rem^des in- 
faillibles. Pour gu6rir Tanarchie morale, c'est le cle- 
ricalisme : conflez au prStre la direction de voire 
4me. Pour gu^rir Tanarchie politique, c'est le c^sa- 
risme : remetlez k un loyal soldat le gouvernement 
de la chose publique. € Goupillon » et c Sabre d. 
Quant h Tanarchie litt^raire^ il y a la ferule. Trois 
instruments qui se prStent d'ailleurs unmutuel con- 
cours. Dans tons les domaines de la vie priv6e ou 
commune, ils assurent de concert Tunit^, la fixite, 
la s6curit6, auxquelles on reconnait un bon regime 
des esprits et des consciences. 



II 



Cestbient6t fait de crier k Fanarchie littiraire. 
Admirable texte pour fulminer ou pour g6mir. Et 
qu*il y a-t-il li-dessous? Le ton varie suivant Thu- 
meur propre de chacun, mais c'est toujours la 
mSme antienne. Examinons une bonne fois k quoi 
se ramenent les declamations des uns et les do- 
leances des autres. Un ouvragfe r^cemment paru 
nous en fournit Toccasion. II est justement intitule : 
L' Anarchic littirairc ; et, s*il se compose d'une s6rie 
d'articles assez mal li^s — ce qui, entre paren- 
theses^ lui donne un aspect tant soit pen anar- 
chique, — la preface, du moins, 6numfere et d6ve- 



l'aNARCHIB LITT^RAIRB 271 

loppe tous les arguments par lesguels doit se 
justifler le titre. 

Tous les arguments? Mais, k vrai dire, je n'en 
vols qu'un. Ce que I'auteur du livre susdit appelle 
Tanarchie litt6raire, ce n'est pas autre chose que la 
diversity des oeuvres et des talents. Et s*il n'oserait, 
je crois, en faire ouvertementTaveu, il trahit qk et 
1^ le fond de sa pens6e avec une innocence k la- 
quelle je rends tout d'abord hommage. « On est, 
6crit M. Recolin, comme un amateur de peintures 
qui vient de visiter un de nos Salons annuels. II a 
lou6 s^parement les tableaux qu'on lui d6signait 
(on ? sans doute son directeur de conscience) 
comme ^tant les meilleurs, les plus signiflcatifs. 
« Pas mal, cette marine ! » « Gentil, cet int6rieur I » 
Rentr6 chez lui, Tamateur ne retrouve dans ses 
souvenirs qu'un chaos de couleurs. C'est une im- 
pression analogue que donne notre litt^rature k 
rheure pr6sente. » Ainsi, voilk un amateur de ta- 
bleaux qui voudrait renfermer la peinture dans un 
seul genre. Marines, int^rieurs ou portraits, il laisse 
du moins le choix. Mais prenez garde k manager sa 
cervelle, qui n'est pas trfes solide. Si vous lui mon- 
trez d'abord une marine, n'allez pas ensuite lui 
montrer un interieur, il trouvera que cela com- 
mence k Tembrouiller ; et si, aprfes un intdrieur^ 
vous lui montrez encore un portrait, il qualiflera 
Tart moderne d'anarchique. 

De meme pour la litt6rature. On ne va pas n6an- 
moins jusqu'k prdtendre qu'elle s'enferme dans un 
genre unique. On admet la concurrence de cer- 
tains genres aulorises par la tradition. Mais on se 



272 fiTUDES DE LITTArATURE CONTEMPORAINE 

plaint de rencontrer, dans le roman ou dans le 
drame, les formes les plus diff^rentes de structure 
et de style, et, dans la po6sie, des vers de toutes 
longueurs. On voudrait sans doute r^duire chaquQ 
genre k un type, sur lequel nos ^crivains se rfegle- 
raient avec docility. Nous aurions une litterature 
bien amdnagee, bien ordonnee, tirde au cordeau, 
une litterature sage, saine, raisonnable, soustraite 
par cette r6glementation prevoyante aux perils de 
rindividualisme, qui, comme on le sait de reste, 
est notre plus dangereux ennemi. Et qu'est-ce ce 
qui empecherait d'6tablir pour chacune des formes 
admises et reconnues une sorte de programme of-» 
ficiel ? Je sais bien quels critiques on pourrait 
en charger. 

Nous trouvons dans notre histoire litt*6raire cer- 
taines periodes ou cet ideal s'est presque rdalisd. 
Voyez, par exemple, ce qu*on appelle le pseudo-clas- 
sicisme. II y avait alors des recettes traditionnelles 
pour composer une ode ou une trag6die. Llndivi- 
dualisme 6tait si bien mat6 que tons les pofetes ecri- 
vaient la meme langue, usaient des memes m6ta- 
phores, culLivaient les memes fleurs de rhdtorique, 
rimaient invariablement les memes mots. Connais- 
sez-vous un jeu qui a eu sa saison de vogue? On 
est entre soi k la campagne, par un mauvais temps. 
Celui qui s'ennuie le plus lit tout haul quelques 
vers et demande k la ronde quel en pent bien etre 
Tauteur. 11 faut, naturellement, choisir des pontes 
qui aient une physionomie caract6ristique : le pi- 
quant de la chose, c'est quand votre voisin attribue 
k Victor Hugo un couplet de Racine ou k Malherbe 



l'anarchib littAraieb 273 

tin alexandrin de Verlaiiie. Si, jouant k ce jeu-lk, 
que je crois d'ailleurs un peu demod6, vous fetes 
par hasard le monsieur qui lit, je ne vous recom- 
mande pas les pseudo-classiques. lis manquent 
complfetement de caractfere. lis dcrivent des vers 
qui n'appartiennent k personne. El ils se ressem- 
blent si bien entre eux que le critique le plus 
malin serait fort embarrass^ pour les distinguer 
I'un de Tautre. Jamais une discipline mieux en- 
tendue n'avait soumis la muse aux rfegles du devoir. 
Jamais notre litt^rature n'avait 6t6 moins anar- 

chique. 

L'ordre semblait ^tabli pour toujours, quand 
une troupe de sauvages, se ruant a travers cetle 
po6sie admirablement polic^e, jeta partout le tu- 
multe et la confusion. Ce fut quelque chose d'6pou- 
vantable. Juste ciel, que ne vit-on pas? Des pifeces 
informes, que les barbares nommaient drames, vio- 
lerent les unites, melferent le rire aux larmes, d6- 
chiquetferent la tirade, encanaillferent le style noble. 
On ne s'y reconnaissait plus. Les genres, si ing6- 
nieusement divis^s par la critique, s'embrouillaient 
les uns dans les autres. Sous les noms bizarres de 
Meditations, de Voix interieureSy de Chants du ere- 
puscule, parurentdes oeuvresquifaisaient de toutes 
les formes et de tous les tons un abominable me- 
lange. Chaque pofete n'avait d'autre loi que sa fan- 
taisie, que les caprices de ce qu'il appelait son ins- 
piration. Ni modfeles, ni rfegles. C'est alors que 
rindividualisme fit des siennes ! Sans aucun res- 
pect des conventions Stabiles, ces ^nergumfenes 
se piquaient de traduire chacun pour soi sa sen- 

18 



274 6TUDBS DB LITT^RATURB CONTBMPORAINB 

sibilit6, son g6nie propre. Nul programme com- 
mun. lis se disaient les uns et les autres des 
romanliques. Romantiques? On ne sail pas encore 
quelle est la signification du terme, ou meme s'il 
en a une. Le romantisme dtait une resurrection 
du moyen^e, et il etait aussi une renaissance de 
Tantiquitg grecque; il se mettait^ avec ceux-ci, 
au service du « progrfes social », et, avec ceux- 
1^, faisait de I'art pour Tart ; on le vit en meme 
temps mystique et ath6e, sentimental et railleur, 
candide et pervers, badin et solennel, populaire 
jusqu'au cynisme et aristocrate jusqu'au dan- 
dysme. Jamais notre litterature n'avait ^te aussi 
anarchique. 



Ill 



Pourtant ceux-la memes qui, de nos jours, d6- 
noncent avec borreur Tanarchie litteraire, se gar- 
deraient, je veux le croire, de preKrer la sterile et 
plate uniformity du pseudo-classicisme k la diver- 
sity f^conde et pittoresque du romantisme. II y a 
quelque chose de pire que le tumulte, c'est la sta- 
gnation. Une religion qui n'enfante plus d'hdresies 
pent bien nous ^blouir encore de son faste et de 
ses pompes : comme religion, elle est morte ; de 
meme, une litterature qui ne serait pas du tout 
anarchique, qui ne le serait ni prou, ni pen, cette 



L'aNARCHIK LHTfiRAIRE 275 

lilt^rature ne serait plus vivante. Le contraire 
d*une lilt6rature « anarchique », c'est une lilt^ra- 
ture fig^e dans rimitation des maitres et dans 
Tobservation desrfegles. 

N'oublions pas que les classiques eux-memes 
furent en leur temps de hardis novateurs. Vers 
1665. k Faurore de ce que nos doctrinaires appellent 
le Grand Sifecle — car le Grand Sifecle, suivant eux, 
ne date que du Grand Roi, — qui done passait avec 
raison pour le d6positaire des bonnes traditions et 
le conservateur des saines disciplines ? Etait-ce Boi- 
leau? Non, mais Chapelain. Quand Boileau com- 
menga d'6crire, Chapelain, oracle du goiit et arbilre 
des regies, se vit outrageusement bafouer par ce 
jeune r6volutionnaire, et je suis bien sur quit ne 
se fit pas faute de crier a Tanarchie. 

On se plaint que nous n'ayons pas une 6colenou- 
velle pour remplacer les anciennes. Rien de plus 
vrai. Je dirais meme, sll n'6tait trop hasardeux de 
faire des predictions, que nous ne devonsgufere es- 
p6rer pour un jour prochain Tavfenement de celte 
dcole, ou plut6t le craindre. II y faudrait une « for- 
mule » qui n'eut pas d6jk servi. Or, toutes les for- 
mules possibles se sont tour k tour usdes sous nos 
yeux. Et, justement, ce siecle a vu naitre et mourir 
un si grand nombre de doctrines et de systemes, 
que, sur son d6clin, il est devenu trfes meflant. Nous 
aurons toujours des c6nacles, de petits conventi- 
cules form6s par raffmit6 des temperaments et 
des gouts. Mais que, de notre temps, il se fonde 
quelque nouvelle 6cole capable d'imposer k notre 
litt^rature des rfegles et des cadres fixes, \oi\k ce 



276 £tUDBS DB Lnr^BATURB CONTBMPOBAINB 

qui me semble bien improbable, et ce qui d'ailleurs 
n'est pas a souhaiter. 

Comment une 6cole se fonde-t-elle ? Est-ce par 
la v^rite dont elle fait profession ? Beaucoup moins 
que par les limites dont elle la borne. Toute ecole, 
comme tout systfeme, est necessairement restric- 
tive. Elle n'af&rme telle v6rite que pour nier telle 
autre, et ce qui en fait vraiment une ecole, au sens 
propre du mot, ce n'est pas son affirmation, c'est 
sa negation. 

Si Molifere nous apparait comme plus grand que 
Boileau, que Racine lui-m^me, c*est parce qu'il fut 
beaucoup moins classique, parce qu'il n'eut pas, 
comme ses contemporains, la superstition des 
regies et des modeles. « A quoi bon, s*6criait-il, dhs 
le d^but de sa carrifere, ^tudier Plaute et Terence, 
eplucber les fragments de M^nandre ? » Et, quant 
aux regies, on salt que pour lui « la grande regie 
des regies », c'etait, comme il dit, d' « attraper le 
but », Par 1^ s'explique qu'il soil, entre tons les 
pontes du temps, le plus complet, le plus fdcond. 
le plus vraiment humain. Mais qu'est-ce done qui a 
vieiUi dans un Racine ? Ce qui est classique, je veux 
dire ce qui porte la marque de T^cole. II en va de 
meme pour le romantisme. Ce qui, dans le roman- 
tisme, n'6tait que romantique, au sens oil le mot 
d^signe une ecole, nous parsdt faux et ridicule. Au 
romantisme succ^da le naturalisme, et le natura- 
lisme, aprfes avoir eu sa saison de gloire,apres avoir, 
lui aussi, produit ses chefs-d'oeuvre, vient d'abou- 
tir, sous nos yeux, i une banqueroute. C'est du 
moins le terme dont usent les malveillants. Mais la 



L'ANARCHIE LITTfiRAIRE .277 

banqueroute du naturalisme, puisque banqueroute 
il y a, est celle d'un naturalisme sectaire, qui de- 
vait forc6ment provoquer la reaction. Toutes les 
6coles tombent les unes sur les autres, et les oeu- 
vres qui leur survivent sont celles qui en d^pas- 
saientle cadre, Notre litterature n'a besoin ni d'une 
ecole nouvelle, ni d'une nouvelle formule. II ne 
lui faut que des talents originaux et sincferes. 



IV 



Chaque ^crivain a sa personnalit6 propre. L'art, 
c'est rhomme ajoute k la nature, homo additus 
natursdy ou plut6t c'est la nature d6form6e par 
rhomme suivant la faQon dont il la voit et dont il la 
sent. Ai-je ;dit que Tarliste ne fasse pas son choix 
dans la nature, et que, ce dont il fait choix, il ne le 
le modifle pas, conscient ou non, d'aprfes le tour 
particulier de son g6nie? J'ai dit tout juste le con- 
traire. L'homme qui s'ajoute k la nature n'est point 
un homme id6al, type abstrait et impersonnel 
d'une humanity symbolique ; il est un exemplaire 
particulier de Tespfece, avec ses instincts propres, 
son humeur, ses gouts, ses aptitudes. Tons les ar- 
tistes dignes de ce nom modifient la nature en Tac- 
cordant avec leur personnalit^. Mais autre chose 
est de se Tapproprier k soi-meme, autre chose de 
I'asservir a des formules d'6cole. Non seulement les 



278 £tudbs de littI:ratu&b gontemporaine 

formules restreignent le domaine de Fart, elles op- 
priment aussi le g6nie individuel. 11 n'y a vraiment 
de liberty pour Tartiste qu'en dehors des ^coles. Et 
je ne me d6mentirai pas sans doute en souhaitant 
que cbaque artiste soit uniquement de la sienne. 
Plus d*6coles, disals-je ; cela reviendra au m6me, 
si, maintenant, je dis : autant d^6coles que d'ar- 
tistes. 

G'est bienl^ d^ailleurs qu*eii estlalitt^rature con- 
temporaine. Et c'est parce qu'elle en est \h, qu'on la 
traite d'anarchigue. Les pontifes du dogmatisme 
nous rappellent & la tradition. « La tradition, disent- 
ils, est le dep6t des facult6s les plus profondes 
d*une race. Elle assure la solidarit6 intellectuelle 
des generations k travers le temps. Elle distingue 
la civilisation de la barbarie. » Yoil^ de bien grands 
mots. Nous Savons quel sens ils peuvent avoir. 
Pour maintenir I'ordre traditionnel, je ne dis meme 
pas qu*on nous condamnerait a rimmobilit6, mais 
on nous ferait revenir en arrifere jusqu'^ ce grand 
sifecle dans lequel il y avait, pour la politique et 
la religion, aussi bien que pour la litt^rature, une 
doctrine d*£tat. Certes jen'ignore ni ne m6connais 
les droits de la tradition. Qu'on ne la mutile 
pas du moins^ comme, tout k I'heure^ on mutilait la 
nature. La tradition que certains pr6tendent im- 
poser, c'est la tradition offlcielle, tradition arbi- 
traire et factice, qui etoufferait toute initiative, toute 
ind^pendance d'esprit, au profit d'une discipline 
vexatoire et d'une inerte unit6. 

Ceux qui nous conjurentde resterfldfeles au « ge- 
nie de larace », sontprecisement ceux qui nous en 



L'aNARCHIK LITTfiRAIRB 279 

donnent la definition la plus 6troile. Le g^nie de la 
race ne tient pas dans leur cat^chisme ; 11 est trop 
riche, 11 est trop fdcond et trop complexe. Remon- 
tons le cours de notre histoire litt^raire : elle nous 
prdsente des 6crivains tellement divers par leur es- 
prit, par leur caractfere, par le fond et la forme de 
leurs oeuvres, que, si m^me nous leur reconnais- 
sions un air de famille, le trait commun dont nous 
pourrions les caract^riser n'aurait aucune significa- 
tion precise. Montaigne est bien Frangais : mais 
€alvin, ne Test-il pas? Bossuet Test sans doute : 
mais Voltaire ? J'en connais qui incarnent encore 
Tesprit national dans Bdranger ; alors, \o\lh Pascal, 
pour ne nommer que lui, devenu quelque chose 
comme un hyperbor6en. A ceux qui invoquent doc- 
toralementla tradition, je demande : De quelle tra- 
dition vous r6clamez-vous ? Est-ce celle de B6ran- 
ger ou celle de Pascal? Celle de Voltaire ou celle de 
Bossuet ? Celle de Calvin ou celle de Montaigne? 
Mais ne nous arrStons m&me pas 1&. Voici nos deux 
tragiques, par exemple, Comeille et Racine. Aucun 
bachelier qui ne puisse, avec Taide de La Bruyfere 
ou de Vauvenargues, les opposer trait pour trait. 
« L'un^lfeve, etonne, maitrise, instruit ; Tautre plait, 
remue, touche, p6nfetre », etc., etc. Comeille est 
plus Latin, Racine est plus Grec : lequel des deux 
est plus FrauQais ? Contre les ddfenseurs attitr6s de 
la tradition, c*est la tradition qull fautd^fendre, en 
les empfechant de la rdtr6cir. 



280 Ixodes dk LiTxfiRATURK contbmpobainb 



lis ne reprochent pas seulement k notre litt^ra- 
ture presente d'en avoir, comme on dit, pour tons 
les gouts. lis reprochent* encore au public la diver- 
sity de ses admirations. C'est le meme proems sous 
une autre forme. Le public, nous dit-on, « prend 
tout, avale tout ». Et, pour en faire foi, on nous le 
montre qui passe d'un extreme k Tautre, qui con- 
cilie Tadmiration du Symbolisme avec celle du Par- 
nasse, qui s'engoue tour k tour de Tolstoi, dlbsen, 
d'Annunzio, de Fogazzaro. 

Mais qu'est-ce k dire ? N*admettrons-nous qu'un 

seul genre de beauts ? Devrons-nous, si Ton veut 

prendre cet exemple, choisir entre la po6sie 

parnassienne et le Symbolisme, demanifere que nos 

preferences pour Tune se tournent en exclusion de 

Tautre ? M. de H^redia est un incomparable artiste. 

Faudra-t-il, si je loue chezlui, comme elle le m6rite, 

une forme d'art merveilleusement exacte et stricte 

dans sa splendeur m^me, que je ne puisse, cbez les 

symbolistes, en gouter une difF6rente, voire con- 

\ traire, non plus la representation nette et lumineuse 

\ du monde ext^rieur, non plus une peinture ou une 

Wulpture, mais une sorte de musique, exprimant 

'intimite mobile et furtive de Ykme humaine, 6vo- 

juant ce qui est trop vague pour qu'on le deflnisse, 

trop mysterieux pour qu'on le precise, r^pudiant la 
I 



L'aNARCHIE LlTTfiRAIRE 281 

raide armature des prosodies traditionnelles, et ne 
gardant du vers qu*unefluideet subtile harmonie? 

De meme, Tolstoi est o un asc^te socialiste », 
Ibsen « un individualisme forcen6 et m6content />, 
d'Annunzio < un libertin artiste », Fogazzaro a une 
kme profond6mentcroyante ». Cbacun de ces quatre 
dcrivains a sa conception particuli^re de Tart comme 
de la vie. Mais ne sont-ils pas, chacun k sa manifere, 
dignes d'etre admires ? Si j'aime Tolstoi, faut-il que 
je m^prise Ibsen, et si la noble gravity de Fogazzaro 
m'attire, est-ce une raison pour que d'Annunzio 
me laisse insensible, pour que je ne sois pas ravipar 
la perfection de son art ? 

Je les ai admires tour h tour, aussit6t que j'ai pu 
les lire, et maintenant je les admire k la fois, tons 
les quatre ensemble, sans enrougir, sans me croire 
« d6sagr6g6 par une sorte d'anarchie int6rieure ». 
II y a mieux k faire que de rabaisser et de pros- 
crire ce qui n'est pa^ faQonn6 sur un certain mo- 
dule, ce qui ne rentre pas dans une po^tique bor- 
neeet exclusive; c*est d'accueillir avec le m6me 
empressement, de quelque c6t6 qu'elles viennent, 
de quelque id6al qu'elles s'inspirent, les oeuvres qui 
nous oflfrent une interpretation originale de la 
beaute, une peut-etre en son essence, infiniment 
diverse en ses formes. 

On deplore que les critiques n'aient pas une dis- 
cipline, « ne se fassentpas quelques regies » pour y^ 
conformer leurs jugements. Quelles seraient ces 
regies en vertu desquelles nous devrions, puisqu'il 
Skagit de remddier aux confusions du gout, choisir 
entre Tolstoi et Ibsen, entre M. de Heredia et les. 



282 £tudbs db LITT^RATURB gontbmporainb 

symbolistes^ et, sans doute, entre Balzac et George 
Sand, entre Victor Hugo et Racine? Pr6tend-on, 
encore une fois, nous ramener k Texclusivisme 
classique ? Mais Boileau iui-m6me avait le gout assez 
large pour que son admiration de Racine ne Tem- 
pAcMt pas d'admirer Gorneille. 



xin 



LES CLICHES DE STYLE 



Clicher, c'est proprement reproduire en relief 
rempreinte d'une composition en caraclferes mo- 
biles, de manifere k tirer un nombre ind^fini 
d'epreuves sans faire une nouvelle composition. 
Un cliche signiflerait done, par 6tymologie, une 
phrase souvent reproduite, Pourtant il faul remar- 
quer lout d'abord que Temploi universel d'expres- 
sions r6p6t^es sans cesse ne suffit pas k en faire des 
cliches. Le raffing que La Bruyfere peint sous le 
nom d'Acis ne veut pas dire : «Ilpleut », craignant 
de parler comme tout le monde. La Bruyfere a omis 
de nous indiquer la phrase dont se sert son diseur 
de ph^bus. Mais elle a sans doute quelque chance 
de devenir un clich6, tandis que celle dont Acis r6- 
pudie I'usage, trop commun ^sesyeux, ne m6ritera 
jamais ce nom. Si la rdp^tition est bien un des ca- 

i A distingaer des cliches de pensee, qui sont les lieux com- 
muns. 



284 Etudes db Lirr^RATUBB contbmpobaine 

ract^res du cliche, elle n*eii est point le caract^re 
essentiel et distinclif, car nous repetons tons les 
jours une foule de phrases que personne ne s'avise 
d'appeler cliches. Ce qui fait le cliche, c'est la bana- 
lite de I'expression. Or, une expression juste et 
propre, si commune qu'elle soit, ne saurait en au- 
cun cas ^tre banale. 

Cette distinction pr6alable importe beaucoup. 
Pour ne pas la faire, on s'expose a interdire des lo- 
cutions excellentes. Dans une liste de- cliches que 
nous donne un livre r6cemment paru *, I'auteur 
met concevoir des craintes^ prendre une resolution^ 
inspirerun sentiment, etc., sous pr6texte que con- 
cevoir, prendre, inspirer, sont des verbes a tout 
faire. Et ce lui estl'occasion de plaisanteries faciles. 
Ne dites pas offrir le spectacle, car on dit offrir des 
dragees, ni presenter V aspect, car on dit presenter 
une pomme, ni exprimer la surprise, car on dit 
exprimer le jus dun citron. A ce compte, il ne faut 
pas non plus dire : Je vous aime^ car on dit aussi : 
J'aime les epinards, Le meme auteur proscrit /a/r^ 
violence, perdre I habitude, on ne tarda pas a de- 
couvrir, auxquels il substitue violenter, se deshabi- 
tuer, on decouvrit bientdt. Pourquoi ? C'est ainsi que 
les Pbilaminte et les Armande bannissaient Tusage 
de certains termes assez malheureux pour leur dd- 
plaire. 

Par une antipathic on juste ou naturelle. 
Nous avons pris chacune une haine mortelle 
Pour un nombre de mots, soit ou Terbes ou noms. 
Que mutuellement nous nous abandonnons. 

* VArt d'e'crirej en vingt Upons, par M. Albalat. 



LBS CLICHES DE STYLB 285 

Si nous devions ea croire de trop delicals sty- 
listes, il n'y aurait vraiment plus moyeii d'employer 
la langue de nos p^.res. 

Gustave Flaubert, dans une de ses lettres *, repro- 
che k M. Paul Alexis d'avoir 6crit rompre le silence. 
On sail sa haine f6roce pour le lieu commun. Tout 
jeune encore, le bon Flaubert se mit en tfete d'6crire 
un Dictionnaire des idees regues. « II faudrait que 
dans le cours du livre, iln'y eut pas une pbrase de 
ma faQon, et qu'une fois qu*on Taurait lu, on n'os&t 
plus parler, de peur de dire naturellement une 
phrase qui s*y trouve *. » Le cliche ne lui 6tait pas 
luoins odieux que le lieu commun. S'il bl&me chez 
M. Alexis rompre le silencey il declare M^rim^e un 
mauvais 6crivain pour avoir dit prendre les armes. 
On pourrait rechercher dans Flaubert lui-mSme un 
grand nombre d'expressions analogues qui lui ont 
sans doute echapp6 ; mais il vaut mieux noter en 
passant que, si Tauteur de Madame Bovary est un 
de nos plus grands artistes litt6raires, ce qui le rend 
inf6rieur a deux ou trois 6crivains d'un style plus 
libre et plus ais6, ce sont justement les difflcult^s 
ingrates qu'il se cr6ait de g«dt6 de coeur. « L'art, di- 
sait-il, doit 6tre bonhomme. » Oh I comme son art, 
h lui, Test pen! 

Eh bien, il y a des puristes qui rench^rissent en- 
core sur Flaubert. Celui dont je citais tout h Theure 
le livre, condamne impitoyablement, sous le nom 
de cliche, n'importe quelle locution « toute faite »• 



1 Correspond,, t. IV, p. 362. 
« Ibid., t. II, p. 158. 



286 Etudes de LirrfiRATURE contemporainb 

Et inline, nous nous demandonspourquoi, excluant 
faire violence etperdre F habitude^ il admettrait des 
composes lels que portefeuille ou essuie-main, Je 
ne doute pas qu'on ne put, avec un tant soit peu 
dlng^niosit^, substituer k ces cliches des expressions 
beaucoup moins banales. Se deshabituer et violen- 
ter sont, il est vrai, plus courts que perdre V habi- 
tude et faire violence. J'entends bien; et la con- 
cision, en eflfet, a toujours 6t6 mise par les rh^teurs 
au nombre de ce qu'ils appellent les qualit6s g6n6- 
rales du style. Mais quelle rfegle tirera-t-on de li? 
Je voudrais, pour ma part, appliquer cette rfegle 
k un seul genre, qui n'est pas encore littdraire, 
celui de la d^peche t616grapliique. 

En 6vitant, comme clich(§, des locutions parfaite- 
ment simples sous pr^texte qu'elles font partie du 
domaine commun (mais tons les mots du diction- 
naire n'en font-ils done pas partie ?) on s*expose k 
les remplacer par d'autres locutions qui, tant6t,sont 
des n6ologismes inutiies, parfois barbares, et tant6t 
expriment Tidde plus ou moins improprement. Si 
donner sa demission^ tirer benefice^ faire concur- 
rence, produire tine impression, doivent etre pros- 
crits, il ne reste plus que demissionner, ben<\ficier, 
concurrencer, impressionner, a moins que Ton ne 
pr6ffere une p6riphrase. Et, d'autre part, on me de- 
fend de dire : porter une accusation^ un bruit se fait - 
entendre f ilne dissimula pas son desir ; seulement 
les expressions que Ton substitue k celles-lk, accu- 
ser, un bruit retentit, il avoua quit desiraity peu- 
vent sans doute etre fort bonnes en elles-m6mes et 
avoir leur juste emploi, mais elles ne remplacent 



LKS CLICHfiS DE STYLE 287 

pas les autres. Entre ne pas dissimuler son desir et 
avouer qu'on desire^ il y a une nuance assez sensible 
poiir que laseconde expression ne doive pas 6vincer 
la premifere. Un bruit pent se faire entendre sans 
retentir ; on a entendu parfois des bruits qui ne re- 
tentissaient pas le moins du monde. Et enfin il ne 
faut pas etre tellement vers6 dans les d^licatesses de 
notre langue (pardon du clich6), pour saisir ce que 
porter une accusation a de plus fort quHaccuser^ 
J'aimerais mieux encore qu'on exclut porter unju- 
gement, car nous avons^'wj^r; porter prejudice, car 
prejudicier est d*un fort bon usage; ou mfeme 
porter enviCy car envier fait T^conomie dun mot. 

Les Pr6cieuses, a vrai dire, se souciaient pen de 
la bri^vetd. Mais enfin, c'est aussi par baine du 
cliche qu*elles se rendirent ridicules; c*est pour ne 
pas dire, comme le premier venu, mouchez la chan- 
delle et nous allons diner, qu'elles disaient : dtez le 
superflu de cet ardent et nous allons prendre les ne-- 
cessites meridionales ou nous allons donner a la na- 
ture son tribut accoutume. Or, qu*est-ce qull arriva? 
11 arriva que les locutions par oti s'dtaient tout 
d'abord distingu6es quelques femmes d'esprit, de- 
venaient presque aussit6t communes. Celle-ci, 
entre autres : donner a la nature son tribut, a mani- 
festement tout ce qui pent en faire un abomina- 
ble cliche. 

Nous avons d^jJi dit que Texpression simple et 
propre n'est jamais banale. Pour 6viter le cliche, il 
ne s*agit pas de dresser une liste de phrases, la 
plupart irrdprochables, et de s*en interdireTusage; 
il s'agit plut6t de parler ou d'ecrire avec une jus- 



288 ^TODBS DB LITT&RATURB GONTBMPOBAINB 

tesse precise. Voiturez-nous les commodites de la 
conversation, c'est 1^ une phrase qui, des le second 
emploi^ sera un cliche ; mais en voici une autre : 
Nicole, apportez-moi mes pantoufles, que les pu- 
rjstes les plus raffines repeteront sans vergogne 
apres ce bourgeois de M. Jourdain. 

n n'y a point de cliche dans la langue des sciences. 
Pour quelle raison ? Parce que^ 14, Texpression est 
exclusivement logique, ind6pendante du tempera- 
ment, de rhumeur, de Tidiosyncrasie. Soyez triste 
ou gai^ 16ger ou grave, bilieux ou sanguin, vous 
direz n6cessairement : Le chemin le plus court dun 
point d un autre est la ligne droite, et ni la sensibi- 
lite la plus vive, ni la plus belle imagination ne mo- 
diflera en rien dans votre bouche la forme unique 
de cet axiome. Ou plut6t, si vous dites : Le chemin 
le plus court d'un point a un autre, c'est la ligne 
droite, vous neparlerez deja plus comme un malhe- 
maticien, vous introduirez dans un axiome absolu 
quelque chose de relatif, vous y mettrez un geste, 
un accent particuliers. La difference essentielle de 
Tart a la science consiste en ce que la science est 
impersonnelle, tandis que Tart, au contraire, sup- 
pose rintervention du moi. La science demontre ou 
constate des v6rites qui sont egalement vraies pour 
tout le monde ; I'art modifle le reel en Facconmio- 
dant k telle ou telle « vision d individuelle. On peut 
comparer le moi moral de Tartiste avec une sorte 
de milieu qui r6fracte les objets. 

Le style est comme I'empreinte que met sur une 
langue commune la personnalit6 d*un ecrivain. 
Nous venous de le voir, 11 y a dans la langue une 



LES CLICHfiS DE STYLE 289 

multitude de locutions toutes faites dont T^crivain 
peut se servir sans scrupule, justement parce 
qu'elles ne portentpas de marque personnelle, parce 
qu*elles ne font que donner h telle ou telle id6e son 
expression logique. Mais, d'autre part, T^crivain 
qui n'userait jamais que de pareilles phrases n'au- 
rait 6videmment pas de style. Le langage. dans les 
math^matiques, ^tantla traduction n^cessaire de la 
pens6e, il n'y a aucun lieu h Tart. Mais la litt6ra- 
ture a pour objet d'exprimer le rnoi^ je veux dire 
des sentiments, des Amotions, qui varient d*un 
6crivain h un autre, et qui, par consequent, ne 
peuvent se traduire par des phrases toutes faites. 
C'est pour cela qu*il y a un art d*6crire. 

Si nous revenons maintenant aux cliches, nous 
pourrons, je pense,en distinguerdeux esp^cesbien 
di£f6rente3.Les unsont pour cause Tabsence de toute 
personnalite, etles autres Temprunt d'une person- 
nalit6 ^trangfere. 

Nous ne dirons pas grand'chose des premiers. 
Beaucoup d'6crivains, depourvus d'imagination et 
de sensibilite, s'expriment constamment par phrases 
toutes faites. Cela ne les empfeche pas au surplus 
de dire les choses les plus judicieuses. lis peuvent 
6tre de fort bons esprits, its ne sont pas des « ar- 
tistes ». Leur 6criture n'a rien de ridicule ; c*est 
une dcriture terne, sans caract^re personnel, mais 
aussi sans affectation, et qui ne vise pas k TefFet. 
Aucune de leurs phrases, prise h part, n'est r6- 
prdhensible. Seulement il nV a jamais chez eux le 
moindre trait de style qui denote une fagon parti- 
eulifere de sentir et de voir. 

19 



290 fiXUDBS DE LITTfiRATURK CONTEMPORAINE 

L'autre espfece de cliches m6rite de nous arrfeter 
davaniage. Ceux-lk ne sont pas insignifiants : ils 
ont de la couleur, de la vivacit6, de racial. Mais les 
phrases les plus brillantes supportent le moins 
d'etre repetdes. EUes furent belles une fois, dans 
leur premifere fratcheur ; redites, elles accusent, 
chez Tecrivain qui s'en pare, non seulemenl le 
manque d'originalit^, mais la pretention au style, 
et, par Ih, sont ridicules. Chaque grand po^te a 
toute une suite d'imitateurs, qui s'approprient ses 
images ; et ainsi, chez ce pofete meme, les phrases 
qu'il cr6a prennent souvent un air surann6, jusqu'i 
ce que ses imitateurs soient enfin tomb^s dans 
roubli. 

Voici une page de Jules Sandeau, qui estpresque 
entiferemeut compos6e de cliches : 

« II entre dans la vie, qu'il n'afait jusqu'ici qu'en- 
« trevoir a travers les songes enchant6s de la soli- 
« tude oil il a grand!. Son enfance s'est ^coul^e h 
a Tombre du toit paternel, dans la profondeur des 
« vallees. La nature Ta berc6 sur son sein : Dieu 
a n'a place autour de lui que de nobles et pieux 
« exemples. Le voici qui s'avance, escorts de tout 
« le riant cortege que traine la jeunesse aprfes 
« elle. La grftce reside sur son front, Tillusion 
« habite dans son sein ; comme une fleur 6close 
« sous le cristal de Tonde, au fond de son regard, 
« on voit la beaut6 de son ^me », etc. 

Ce style-Ik fait dire aux bourgeois : « Comme 
c'est bien 6crit ! » Et certes la plupart des expres- 
sions qu'emploie Sandeau ont eu jadis leur grAce. 



LBS CLICHES DE STYLB 291 

On en reconnalt quelques-unes au passage, celle-ci 
«ntre autres, qui est d'An(ir6 Ch6nier: 

L'illusion f6conde habite dans son sein. 



T^ous serions embarrasses sans doute pour en at- 
tribuer la plupart h leur authentique inventeur. 
<Jui a dit le premier : La grdce reside sur son front ? 
ou bien encore : Au fond de son regard on voit la 
beaute de son dmel Nous ne pouvons le savoir. 
Ces expressions sont depuis irop longtemps dans 
le domaine commun. Mais, meme si elles ne 
portent pas une marque particuli^re,r6crivain qui 
les repute veut manifestement en parer sa diction. 
Incapable par lui-meme d'aucune originality nova- 
trice, il s'applique h « bien 6crire » , et de Ik ce style, 
banal ensemble et affects, dont toutes les fleurs ont 
•vieilli. On voit assez la difference entre de telles ex- 
pressions et celles que condamnait plus haut lad61i- 
<5atesse excessive de certains rh^teurs. Ne pasdissi- 
muler son d4sir^ par exemple, est une phrase qui, 
appartenant de tout temps k tout le monde, 
n'appartint jamais k personne, et dont le seul 
m6rite est d'exprimer justement une id6e fort 
simple. Mais dire : La nature le berce sur son sein, 
c'est viser au style. Cette phrase, en effet, n^est 
point, comme Tautre, quelque chose de purement 
logique, elle a sa physionomie propre, elle fut en 
son temps une invention, une creation ; et, si 
lointaine que puisse en etre Torigine, celui qui 
I'emploie pour ofner son style revet par Ik meme 
une personnalite d'emprunt. 



292 ^TUDBS DB litt£eature contbmporaine 

Ce sont des expressions analogues qui m6ritent 
surtout le nom de cliches. 11 y a cerlainement cli- 
che loutes les fois que la phrase redile exprima 
jadis Chez son invenleur certain mouvement par- 
ticulier de sa sensibilite et de son imagination. 
Or, Tiniagination et la sensibility se Iraduisent 
ordinairement par des figures. Aussi les cliches 
sont-ils pour la plupart des phrases flgur^es. 
c Enlre toutes les dilTdrentes expressions qui peu- 
vent rendre une seule de nos pens^es, dit La 
Bruyfere, il n*y en a qu*une qui soit la bonne •. » 
L'expression unique dont parle ici La Bruy^re, ne 
deviendra jamais un cliche. Mais sa remarque ne 
serait juste que si elle s'appliquait k une sorte de 
litt6rature scientiflque, ou, pour mieux dire, a une 
litt^rature purement rationnelle. II ne s'agit pas, 
en arty d*exprimer les rapports n6cessaires des 
choses. Ce que Tartiste exprime , c'est, encore un 
coup, son mo/, c'est quelque chose d'individuel et 
de relatif. Dans le portrait qu'a fait un peintre, on 
ne reconnait pas toujours le modele, on reconnait 
toujours Tartiste. Chaque artiste digne de ce nom 
a sa personnalite, et cetle personnalit6 se denote 
le plus souvent par ces gestes du style qui s'ap- 
pellent les figures. 

Voici des expressions propres que je trouve dans 
un catalogue de cliches : Cheveliire abondante^ im- 
placable ennemi, tristesse grave, irresistible entrai- 
nement, chaleur bienfaisante, souvenir odieiix, frais 
visage, Faut-il citer aussi quelques commenlaires 

* CaracUres, I, § 17. 



LES OLICHfiS DB STYLE 293 

de Tauteur ? A propos de tristesse grave, il demande 
ironiquement si la tristesse peut etre joyeuse. Eh I 
non, sans doute ; maisil y a des tr istesses moroses, 
il y en a de douces, il y en a de plaintives, etc., etc. 
(Au reste, nous sortons, comme on dit, de la ques- 
tion. Si toute tristesse 6tait grave, ce serait une 
raison pour que tristesse grave fut un pl^onasme 
et non pas unclich6).Demenie, tant que le microbe 
de la calvitie exercera ses ravages, nous verrons 
maintes chevelures auxquelles T^pith^te d'adon- 
dantes ne conviendra pas du tout. D'un monsieur 
qui a beaucoup de cheveux sur la tfete, je conti- 
nuerai de dire, n^en d^plaise aux stylistes, que sa 
cbevelure est abondante^ tout comme, s'il a les 
yeux bleus, je dirai bonnement qu'il a les yeux 
bleus. Quelque communes qu*elles puissent etre, 
les expressions de ce genre ne passeront jamais 
dans la cat6gorie des cliches. A condition, bien 
entendu, qu'elles aient leur emploi appropri^. 
Tous les souvenirs ne sont pas odieux, ni tous les 
ennemis ne sont implacables, ni tous les visages 
ne sont frais ; mais d'un visage qui est frais, j'e- 
crirai un frais visage, et d'un ennemi qui est im- 
placable, j'6crirai un implacable ennemi^ et d'un 
souvenir qui est odieux, j'ecrirai un odieux souvenir. 
Ma foi, tant pis I 

Ce sont surtout, avons-nous dit, les expressions 
flgurdes qui deviennent des cliches, notamment les 
periphrases et les m6taphores. 

Pour la p6riphrase, faisons dfes maintenant une 
distinction. II y a des periphrases purement d6co- 
ratives, et qui, par suite, n'ajoutent rien a la 



294 ETUDSS DB Lnr^RATURK CONTBMPORAINB 

pensee ou au sentiment. Celles-I^ meritent le nom 
de cliches. Pascal dit qoelque part : c Masquer la 
nature et la deguiser. Plus de roi, de pape, 
d'eveque ; mais auguste monarqu€y etc. ; point de 
Paris; capitale du royaume ». Auguste monarque 
et capitale du royaume sont ce que nous appelons 
des cliches. Pas toujours pourtant, et Pascal ajoute 
lui-meme : « n y a des lieux ou il faut appeler Paris 
Paris, et d'autres ou il la faut appeler capitale du 
royaume ». Dire, par eiemple : Nous avons passe 
quelques jours dans la capitale du royaume^ c'est 
masquer la nature, cette periphrase n'etant ici 
qu'un equivalent pretentieux du mot propre. Mais 
dire : Lennemi s^avanca jusqu'd vingt lieues de la 
capitale, ce n est plus une periphrase insignifiante, 
car, en parlant ainsi, o^ attire I'attention surce 
fait que la capitale meme du royaume fut menacee. 
Vous vous rappelez sans doute le distique 
d'Athalie : 

Gelui qui met an freia a la furear des flots 
Salt aussi des mechants arreter les complots. 

Le premier de ces deux vers pourrait etre rem- 
place par un seul mot : Dieu. Mais qui ne voit la 
difference ? Celui qui met un frein signifie : Dieu^ 
lui qui met un frein. 11 y a la un argument, il y a un 
raisonnement. — Exempie analogue de Bossuet : 
a Gelui qui regne dans les cieux et de qui rele vent 
tons les empires, est aussi le seul qui se glorifie de 
faire la legon aux rois ». Si Dieu fait la leQon aux 
rois, c'est parce qu'il regne dans les cieux et parce 
que tons les empires rele vent de lui. — Au d6but 



LES CLICHfiS DE STYLE 295 

de Britannicusy la coiifldente d'Agrippine lui dit : 

Quoi ? tandis que N4ron s'abandonne au sommeil, 
Faut-il que vous veniez attendre son r^veil P 

S'abandonner au sommeil est une periphrase. 
Mais cette p6riphrase a ici sa signification. Le mot 
propre dort ne marquerait pas la tranquillity, Tin- 
souciance de N6ron, qu'Albine veut opposer k I'in- 
qui6tude d'Agrippine. II y a des lieux, comme parle 
Pascal, oil la p6riphrase est un clich6 ; la, elle ne Test 
pas, car elle ne fait que rendre avec exactitude le 
sentiment etlapens^e du personnage quiTemploie. 

Void maintenant des cliches : c*est Vastre du jour 
pour le soleil, la plaine liquide pour la mer, le long 
fruit dor pour la poire, le lacet fatal pour la corde 
(avec laquelle on se pend), Vaigle de Meaux pour 
Bossuet, les travaux de Mars pour la guerre. Encore 
ne faut-il pas condamner indiff^remment toutes les 
circonlocutions de ce genre. La plupart seront par- 
tout ridicules, taigle de Meavx, par exemple, ou le 
lacet fataU Equivalents affectds du terme propre et 
qui n'en modifient nuUementla signification. Mais 
peut-6tre quelques-unes pourraient-elles encore 
servir. On couQoit ais6ment tel cas oti la periphrase 
astre du jour pent etre substituee a soleiU etmfenie 
le doit. Et si elle le pent, c'est seulement, a vrai dire, 
parce qu'elle le doit, parce que, dans le cas suppose, 
elle 6quivaut ^ quelque chose comme ceci : le soleily 
qui est I astre du jour ; et de la sorte, loin d'etre un 
allongement oiseux elle fait au contraire une sorte 
d'ellipse. 

La iBetaphore fournit encore plus de cliches que 



296 firUDKS DE LirT^BATURE COMTEMPORAINE 

la periphrase. Exceptous tout d'abordles m^taphores 
necessaires, autrement dit les catachrfeses. Une 
feuille de papier ou une plume de fer sont des ca- 
tachreses pour la raisou que les termes propres 
n'existent pas dans la langue. Mais toutes les fois 
qu'une expression est n^cessaire, 11 va de soi qu elle 
ne pent devenir un cliche. 

De meme pour les m^taphores mortes, j*entends 
par la celles oti la comparaison primitive a disparu, 
ou, perdant de vue le sens initial de Texpression, 
nous n'apercevons plus que celui dans lequel on 
Temploie. Si presque tons les mots furent ancien- 
nement des m^taphores, la plupart ne s^emploient 
pas comme tels. U y en a un grand nombre ou la 
in6tapliore originelle n'est plus visible ; et beaucoup 
de ceux-lk memes qui la laissent voir aux philo- 
logues, les 6crivains en font usage comme de termes 
propres. Prenezentreautres des vocables tels quele 
substantif />oi//r« ou le verbe payer, Poutre signifle 
jument, et payer a pour sens exact tranquilliser. 
Mais qui done, usant de ces mots, s'en rappelle Tety- 
mologie, m^me si par basard 11 la salt ? Certaines 
expressions, qui n'ont pas tout k fait perdu leiir 
sens figur6, n'en retiennent qu'un souvenir plus ou 
moins vague : fondre en larmes^ mettre en balance, 
ouvrir son cceur^ soulever une question^ respirer la 
franchise, rompre le silence, offrir un aspect, etc. 
Ajoutons encore que la meme fagon de parler pent 
etre m^tapborique pour un tel, et, pour tel autre, 
n*avoir plus qu'une signification abstraite. De \k 
sans doute ces phrases grotesques, faites de plu- 
sieurs mdtaphores qui ne s'accordent pas entre 



LBS CLICHES DE STYLB 297 

elles. Quand Joseph Prudhomme dit : « Le char de 
TEtat navigue sur un volcan », ces termes n'ont 
pour lui aucune valeur melaphorique. On cite la 
phrase suivante d' Albert Wolf : « Plongez le scal- 
pel dans ce talent tout en surface, que restera-t-il 
en dernifere analyse? une pincde de cendres ». Le 
spirituel chroniqueur ne voyait, en Fecrivant, au- 
cune des images qu'elle pent 6voquer dans notre 
cerveau. 11 y a des chroniqueurs tr^s spirituels qui 
n'ontpasFimagination trfes vive. — Vous connaissez 
ces vers de Malherbe : 

Prends ta foudre, Louis, et va, comme un lion, 
Donnerle dernier coup h. la derni^re t6te 
De la rebellion. 

Une telle succession d'imagesneprouve pas du tout 
que Malherbe eut beaucoup d'imagination. Bien au 
contraire,s'il accumulait ainsi des figures incoh6ren- 
tes,c*estqu'aucunede ces figures ne lui 6 tait visible. 

Plus une expression m^taphorique approche, avec 
le temps, de Tabstraction, moins elle est expos6e k 
devenir clich6 ; car, perdant sa valeur d'image, elle 
se r^duit k son acception abstraite et tend k n'etre 
qu'un signe purement logique. Et rien ne saurait 
mieux confirmer ce que nous disions plus haut. Le 
caractfere essentiel du cliche n'est point la r6p6ti- 
tion. C'est la r^p^tition qui fait passer une phrase 
du sens m6taphorique au sens abstrait. Or, toute 
phrase a beaucoup moins de chance pour devenir 
un clich6, dfes le moment oti elle perd sa valeur 
d'image. 

Les locutions m6taphoriques dans lesquelles la 



298 ^UDBS DB LITT^RATURB CONTEMPORAINB 

figure vit encore, sout celles qui fournissent leplus 
de cliches. £q usant d'images rebattues, mais en^ 
core vivantes, r^crivain s'appligue a bien dire ; et 
c*est le contraste entre sa pretention et la banality 
de son style qui rend le cliche ridicule. Voici des 
cliches de ce genre : tenir le glaive de la loi, verser 
le poison de la flatteries avoir sur lesyeux le bandeau 
de la superstition s saper les bases de V edifice social y 
secouer le brandon de la discordCj mettre le fer 
rouge sur lesplaies de la socidte, suivre le courant de 
r opinion, etc., etc. Encore faut-ilfaire une distinc- 
tion parmi ces cliches. Les plus ridicules sont ceuK 
dont la metaphore a le mieux conserve sa valeur 
pittoresque. 

Nous citions tout a Theure des phrases oil plu- 
sieurs images disparates sont li^es entre elles. 
L'effet ne serait pas beaucoup moins comique si 
nous prolongions une metaphore cUch6e par d'autres 
termes qui lui convinssent, si nous disions par 
exemple : saper les bases de Vordre social avec la 
hache revolutionnaire, A cette phrase : les questions 
brUlantes reviennent sur Veau^ cette autre : craignez 
de mettre le feu aux poudres en agitant des ques- 
tions brAlanteSj ne le cede guere en ridicule. Pour- 
quoi?On peut en donner plusieurs raisons; mais 
c'est notamment que la metaphore nous est rendue 
sensible par sa continuation me me. 

Les meilleurs 6crivains emploient souvent des 
locutions toutes faites, quand ces locutions n'ont 
qu'une valeur logique. J 'en citais plus haut un cer- 
tain nombre ; quoi qu'en pense Flaubert, nous use- 
rons sans scrupule de prendre les armes ou meme 



LBS CLICHfiS DB STYLE 299 

de rompre le silence : tout autre Equivalent serai t 
n6cessairement moins simple. Mais on n'6crit bien 
que si Ton a un style k soi. Or, ToriginalitE d'un 
ecrivain consiste surtout dans les images, et ce sont 
justement les cliches mdtaphoriques qui font un 
style banal. Le bon Ecrivain Evite les mEtaphores 
toutes faites ; s'il n'a pas d'imagi nation, il se con- 
ten te du terme propre plut6t que de rEpEter des 
images vieillies. Quant au grand Ecrivain, celui-la 
Ecrit mal, je veux dire que la nouveautE de ses 
figures dEconcerte le gout moyen du public. Bien 
Ecrire, pour le public, c'est Ecrire comme tels ettels 
auteurs dont Tadmiration gEnErale fait des mo- 
dules. Mais le grand ecrivain — un Saint-Simon, un 
Victor Hugo, un Michelet — a pour rfegle supreme 
d'exprimer sa propre fagon de voir et de sentir. Or, 
comment Texprime-t-il, sinon par ce que le bon 
go At taxe prEcisEment d'Etrange ou mEme de bar- 
bare ? Attendons un pen : il s'y fera, le bon gout. 
Les images qui Tavaient d'abord scandalisE fini- 
ront par lui paraltre toutes naturelles. Dans la 
langue courante, combien n'en trouverait-on pas 
dont aucun novateur n'oserait sans doute Egaler 
Taudace I 

Sans originalitE, Ton pent faire des oeuvres esti- 
mables ; on n'est pas un Ecrivain. Mais est-ce k 
dire qu'il faille de parti pris se singulariser ? II y a 
une foule de choses qu'un grand Ecrivain dira de 
la mEme manifere qu'un Ecrivain sans gEnie. Aussi 
avons-nous distinguE deux sortes de clichEs. La 
rEgle n'est pas de tout dire autrement que les 
autres, de substituer des tours ingEnieux, brillants. 



300 fiTDDKS DB LITTfiRATDRE OONTEMPORAINE 

aux expressions les plus simples, et, par suite, les 
plus r6p6t6es. La rfegle, encore une fois, c'est 
d'exprimer sa propre vision. Flaubert lui-mfeme, 
resumant toute la rhetorique dans Texactitude : 
« Va faire un tour, disait-il h Maupassant son elfeve ; 
tu me raconteras exactement ce que tu auras vu ». 
Et si, durant cette petite promenade, quelque che- 
velure abondante ou quelque frais visage passait 
dans le champ visuel de Maupassant, ni T^lfeve ne 
cherchait une 6pitlifete plus rare, ni le msdtre, 
quelles que fussent ses d61icatesses, ne bl&mait 
une ^pith^te aussi commune. 



XIV 



« AU MILIEU DU CHEMIN », PAR EDOUARD ROD 



Parvenu au milieu du chemin de la vie, Cla- 
rence, Tillustre pofete dramatique, se demande, 
face ci face avec soi-meme, si Tceuvre qui lui a 
valu la gloire n'est pas une oeuvre mauvaise, s'il 
ne doit pas s'accuser, lui dont toutes les pifeces 
exaltent la passion, fut-elle coupable, d'avoir jet6 
par le monde des germes pernicieux. Une sourde 
apprehension travaiUe deja sa conscience, lorsqu'il 
apprend qu'une jeune fille, Celine Bouland, s'est 
tu6e par d6sespoir d'amour aprfes avoir lu son der- 
nier drame. N'a-t-il pas une part de responsabilit6 
dans ce tragique accident? Et Tamant lui-m6me de 
C61ine est son plus cher ami, le peintre Laurier, 
qui, marie, pfere de famille, n'a pas eu le courage 
de naourir avec elle, mais qui ne fera plus que trai- 
ner une vie miserable et morne jusqu'au jour oil 
il va sombrer dans la folic. Laurier aussi, c'est la 
litterature, ce sont les drames de Clarence qui Tout 



302 tflUDES DB LITT^RATURE CONTBMPORAINE 

perdu, (c Vous autres, poetes,lui ditle malheureux, 
Yous arrangez, voos embellissez, vous faossez les 
proportions. Ainsi vous etes les ouvriers de Tillu- 
sion des sens et du cceur, qui trompe souvent des 
4mes loyales, dont on meurt guelquefois, comme 
ma pauvre amie, ou dont on porte la blessure k 
jamais ouverte, comme moi!... » Devant ces deux 
victimes, Clarence d6teste son oeuvre et prend la 
resolution de ne plus 6crire que des livres « inno- 
cents ». Maisilfaut que sa vie elle-meme soit en 
accord avec ses nouveaux principes. Depuis dix 
ans et plus, il a une liaison quasi conjugale avec 
une femme divorcee, la belle et noble Caudine 
Bryant, et, si le monde accepte cette liaison, plus 
digne que beaucoup de manages, elle n'en est pas 
moins incorrecte et d'un f^cbeux exemple. Clau- 
dine n'eprouve aucun besoin de s*assujettir a la 
loi commune ; et, d'autre part, elle ne voudrait 
pas condamner elle-meme son pass^ en se donnant 
I'air de reparer une faute. Aussi repousse-t-elle 
d'abord les instances de Clarenc6. Puis, le voyant 
trop malheureux, elle se rend enfin, non a ses rai- 
sons, mais a ses priferes. — a Comme vous voudrez, 
mon ami ! » Tels sont les mots sur lesquels se ter- 
mine le livre. Ce mariage sera pour Clarence le 
premier pas dans la voie nouvelle, vers de meilleurs 
lendemains. 

Je dirai peu de chose du roman lui-meme. On y 
appr^ciera surtout des descriptions morales. Mais 
d'ailleurs les personnages ne manquent pas de vie, 
ni ceux du premier plan, ni meme ceux du second 
ou du troisifeme, par exemple ce neveu de Cla- 



AU MILIEU DU CHEMIN, PAR ^DOUARD ROD 303 

renc6 qui figure le jeune homme de lettres ambi- 
tieux, 6goi8te, uniquemenl pr6occup6 de se faire 
jour et n'ayant d'autre vocation que son Apre ddsir 
d'arriver. Peut-6lre un tel sujet demandait-il une 
facture plus serr6e, plus exacte, et aussi une plus 
grande force d'analyse. II n'en faut pas moins rendre 
justice au talent consciencieux et delicatde M. Rodt 
Mais le d6bat que soul^ve An milieu du chemin a 
trop de port6e pour ne pas prdvaloir sur Tint^ret 
purement anecdotique du r6cit, et d'ailleurs nous 
discuterons, en le reprenant pour notre compte, 
la manifere dont Tauteur le mfene. 

Ce sont, k vrai dire, deux questions diff6rentes 
<jue pose le roman. Je ne dis pas, au surplus, 
qu'elles n'aient entre elies aucun rapport. Clarenc6 
se sent, comme ecrivain, responsable des senti- 
ments qu'inspire son oeuvre, et, dfes lors, il doit, 
aussi, en tant qu^homme, se sentir responsable de 
Texemple que donne sa vie. Pourtant, la thfese g6- 
n6rale n*enest pas moins envisag6e sous un double 
aspect, et, malgre Tadresse dont fait preuve I'au- 
teur, je crains que I'unite de son livre ne semble 
pas assez 6troite. Quoi qu'il en soit, nous examine- 
rons I'une aprfes Tautre les deux « espfeces » du cas 
en question. 

Et d'abord, pour commencer par celle qui se 
rapporte directement a T^crivain, il est bien Evi- 
dent qu'une oeuvre litt^raire, qu'une pifece de 
th6Mre, peuvent agir sur la sensibilite de ceux qui 
la lisent ou la voient jouer. Seulement, je ferai 
tout de suite k M. Hod une critique assez grave. II 
aurait du nous montrer en quoi et comment les 



304 fiTDDKS DK LITTfiRATURE CONTBMPORAINE 

drames de Clarenc6 ont trouble Timagi nation de 
C61ine, 6gar6 le coeur de Laurier. Des deux soi- 
disant victimes de la litt^rature qu'il nous pr6- 
sente, Tune, Laurier, est un ^tre inconsistant, 
veule, une sorte de malade, de n6vros^,qui n'avait 
sans doute aucun besoin de lire les pieces de son 
ami pour s'abandonner k Timpulsion de ses sens. 
Quant k Tautre, C61ine, rien ne nous empSche 
de croire que Ciarenc6 exagfere le mal dont il s'ac- 
cuse. « Je vous trouve bien orgueiUeux, dit au h^ros 
de M. Rod son vieux confrfere Deiambre. Ne gros- 
sissons point notre importance, pas plus dans le 
mal que dans le bien ». 

Pourquoi M. Rod laisse-t-il Celine « k la canto- 
nade » ? Par \k sa thfese avait une port^e g^nerale, 
car plus les particularit^s des circonstances et les 
traits des personnages sont pr6cis6s par Fauteur, 
plus se restreint aussi Tapplication de la v6rit6 
quMl veut mettre en lumifere. Seulement, la donnee 
elle-meme peutalors me paraitre fausse, et c*est un 
d6faut capital. Je devrais etre sur que Celine a r6elle- 
ment subi Finfluence de ses lectures, je devrais 
connsutre ce drame de V Amour et la Mort qu'on 
trouva sur sa table et dont je sais qu'elle souligna 
certains passages, mais dont ces passages ne sont 
pas cit6s. « Comment distinguer^ dit Clarence lui- 
mfeme, dans le cas de cette pauvre enfant? II fau- 
drait connaitre les details, reconstituer, lire dans 
le cceur qui ne bat plus... » Et sll ajoute, k vrai 
dire : « C*en est trop pour notre psychologie 
approximative », je regrette n6anmoins que M. Rod 
ri'ait pas entrepris cette analyse, quand elle faisait 



AU MILIBU DU CHKMIN, PAR fiDOUARD ROD 305 

la donn6e meme de son livre. On pent trfes bien 
croire avec un autre personnage, le reporter Mer- 
lon, que « C61ine 6tait une de cespetites personnes, 
comme il y en a beaucoup aujourd'hui, qui ne peu- 
vent se marier parce qu'elles n'ont pas de dot et 
qui cherchent oil elles peuvent une compensation ». 
Si je ne conteste pas d'unefaQong^n^rale Tinfluence 
des a phrases lues », des < vers complices », il eut 
fallu, dans ce cas particulier, me la montrer assez 
clalrement pour que je fusse oblige d*y attribuer le 
malheur de C61ine. 

Revenons h la thfese. Du moment oil les oeuvres 
d'un 6crivain exercent une action sur ses lecteurs, 
il doit evidemment se pr6occuper de cette action. 
Aussi ne pouvons-nous qu'approuver les paroles 
de Clarence quand il dit k Merton : 

TaA fait mes drames par instinct, pour ob^ir k ma na- 
ture, sans plus refl^chir que le pommier dont les fruits 
murissent. Pendant des ann^es, la question que soulSve 
ce fait divers ne m'a pas mSme effleur^ I'esprit. Pourtant 
votre voix n*est pas la premiere qui Tail posee : un jour, 
je ne sais quand, je ne sais pourquoi, je I'ai lue au fond 
de moi. Gomprenez-vous maintenant son vrai sens, et la 
gravity qu'elle prend k cette heure ? Pressentez-vous ce 
qui se passe dans la conscience d'un hoon^te homme, 
quand il s'apergoit soudain qu'il est peut-Stre responsable 
d'une vie 6teinte, qu'il n'est, en tout cas, pas entierement 
innocent d*une catastrophe ? Vous en Stes aux droits de 
I'Art, au respect de TArt, aux exigences de I'Art, k la reli- 
gion de I'Art, avec une enorme majuscule... Oui, c'est vrai, 
on se contente longtemps de cette religion-1^, on la croit 
tres noble, tr^s sup6rieure. On meprise ceux qui la repous- 

20 



306 Etudes de LirrfiRATURE contemporaine 

sent : des barbares, n*est-ce pas ? Et puis, un beau jour, 
on s'aper^oit que ses dogmes sonnent creux : le dieu 
n'etait qu'une idole... D'oii la metamorphose? On a souf- 
fert, on a v^cu, on a compris, on s'est rempli d'huma- 
nite... Alors, on commence k observer le monde avec 
d'autres yeux, des yeux qui voient : et Ton d^couvre 
bient6t qu'au-dessus des livres, des vers, des drames, de 
TArt, — il y a cette grande et simple chose qui est la % 
Vie... Mon Dieu ! oui, la vie, la vie commune... La vie des ^- 

pauvres hommes si souvent malheureux, parfois bour- 
reaux, plus souvent victimes, artisans de leurs maux et 
tourment^s par la destinee... Beaucoup, qui sont partis en 
guerre avec le culte exclusif de Tart, n'ont, apr^s la 
victoire, que Tamour exclusif du bien... Quand vous aurez 
fait votre chemin, vous vous rappellerez peut-^tre mes 
paroles. Et si vous Stes devenu un homme, vous saurez 
que j'avais raison. 

Un 6crivain ne cesse pas d'etre an homme, il est 
un homme avant d'etre un ecrivain. Les droits de 
Vart, dfes que Tart peut nuire i la vie, sont une for- 
mule vaine. II ne s'agit pas, bien entendu, d'un au- 
teur qui specule sur le scandale, qui, sciemment et 
de parti pris,ecrit des livres corrupteurs. Pour celui- 
Ik, la question ne saurait mfeme se poser ; si s«s 
ouvrages ne tombent pas sous le coup de la loi, le 
mepris de tons les honnetes gens suffit pour en 
faire justice. Clarenc6,lui, a toujours 6t6 non seule- 
ment un galanthomme, mais un cceur g6n6reux, un 
esprit 61ev6 et noble. Tout ce dont il peut s*accuser 
en faisant son examen de conscience, c'est d'avoir 
glorifl6 Tamour, un amour qui plane au-dessus 
des misferes et des vilenies humaines comme au- 
dessus des lois. Et, d'autre part, nul autre ne serait 



AU MILIJSU DU CHBMIN, PAR fiDOUARD ROD 307 

mieux qualifid que lui pour revendiquer les droits 
de Tart. Ne prenons pas sa modestie au mot. Nous 
Savons que ses ceuvres honorent notre litt6ratnre, 
qu'elles lui promettent riinmortalit6. Mais les scru- 
pules qu'il 6prouve n*en sont pas moins legitimes : 
s'il n'a pas tort en se reprochant d'avoir 6crit ses 
drames sans se soucier de leur influence morale, il 
a non moins raison de croire que la vie doit primer 
Tart, qu*une ceuvre malfaisante n'est point excusee 
par sa beaut6. 

Nous avons ici une th5se analogue h celle que 
M. Bourget soutint dans le Disciple, mais plus juste 
en soi et que les th^oriciens de Tart pour Tart 
seront seuls k contester. Ici, cen'est pas d'id6es et 
de systfemes qu'il s'agit, c'est de sentiments, c'est 
de passions. Le savant, le philosophe, ont pour de- 
voir de faire connaltre la v6rit6, mfeme si cette 
v6rit6 contredit notre morale actuelle, et rien n'est 
plus faux, plus dangereux, que d*asservir la science 
k la morale. Mais T^crivain, qu'il se contente de 
peindre la vie, ou que son objet supreme consiste 
a r^aliser la beaute, n'a pas le droit de faire une 
ceuvre, fut-ce un chef-d'oeuvre, qui puisse corrom- 
pre une seule 4me. 

II faut pourtant que cette rfegle austfere admette 
quelque restriction. Je n'all6guerai pas, pour en 
revenir au cas particulier de Clarence, que les 
drames ou il celfebre la passion font fremir des 
couples d'amants, qu'il y a plus de noblesse dans 
Tenthousiasme que dans I'ordre et la paix, et enfln 
que « Ton vit a double dans les flammes » ; c'est 
Claudine qui le dit, et ces declamations roman- 



308 fiTDDES DE LITT^RATDRE CONTEMPORAINB 

liques, r6p6t6es nagufere paries h6ros deM. Rod,uii 
Michel Teissier, un Martial Duguay, nous semblent 
d*un autre temps. Je ne pr6tendrai pas non plus, 
comme Delambre,le confrere de Clarence, qu'il faut 
marcher devant soi librement et ne pas r6flechir,que 
Dieu lui-meme a fait de s^duisants coquins, quela 
lumifere esttoujours bienfaisante, etc., etc. ; il n'y a 
gufere lieu de s*6tonner si Clarence ne se laisse pas 
convaincre par de telles raisons. Ce que je dirai, 
c'est, au contraire, que toute ceuvre pent faire du 
mal ; c'est qu'il n'en existe aucune, si elle est vraie 
et forte, quine puisse, dans tel cas particulier, avoir 
sur telle ou telle 4me un eflfet plus ou moins f4-, 
cheux. Clarence se promet d'ecrire des livres in- 
nocents. Quelle illusion ! Des livres innocents ? 
Ceux-lk meme de Berquin ne le sont point. On 
devrait proscrire et tons les ecrivains qui ont re- 
pr6sent6 fldfelement la nature et tons ceux qui Tout 
id6alis6e. On ne ferait gr^ce ni aux Jean-Jacques, 
aux Chateaubriand, aux George Sand, ni aux Bal- 
zac, aux Flaubert, aux Dumas. Quel roman, quel 
drame sauverait-on ? Je ne sais vraiment si les 
trois quarts des sermons en r^chapperaient. 

Ne soyons pas plus sevferes que les jans6nistes. 
M. Rod allfegue Jlacine et sa conversion. Que dit 
Racine dans la preface de Phedre ? II pretend 
« n' avoir pr6sent6 aux yeux les passions que pour 
montrer tout le d^sordre dont elles sont cause », 
« avoir peint le vice avec des couleurs qui en font 
connaltre et hair la diflformit6 ». Nous n'en recon- 
naitrons pas moins que cette pifece, oii sont expri- 
m6s avec tant d'^loquence les dgarements de 



AU MILIBU DU CHBMIN, PAR l^BOUARD RQD 309 

Tamour, peut troubler une jeune &me. Et cepen- 
dant le grand Arnaud donnait k PhMre un brevet 
de morality. Certes, les scrupules de Clarenc6 Tho- 
norent ; mais, encore une lois, il faudrait, si nous 
Ten croyions, supprimer d'un coup toute litt6rature. 

Aussi bien Clarenc6 en arrive, par une suite 
logique, h r^pudier non seuiement toute litt6ra- 
ture, mais toute espfece d'art et toute esp^ce de 
civilisation. « L'homme, dit-il k son neveu Jacques, 
est fait pour d6f richer les forSts et pour gratter la 
terre ; ce sont \k ses fonctions naturelles. » Et il 
oppose le sentiment k Tesprit, le bien au savoir, la 
nature k la culture, comme s'il n'y avait de vertus 
que dans Tignorance. Mais, par une strange con- 
tradiction, M. Rod nous montre ici meme des 
paysans chez lesquels cette ignorance se concilie 
fort bien avec Tavarice, Tenvie, la s6cheresse de 
coBur. Lorsque Clarence va faire un s6jour au 
village natal dans la famille de son frfere, campa- 
gnard inculte que la litt6rature n'a certes pas g4t6, 
je m'attendais quil trouv^t k Pr6ne je ne sais quel 
paradis de primitive innocence. Or, le frfere de 
Clarencd nous est peint comme un paysan cupide, 
retors, dur, et sabelle-soeurne vautpas davantage, 
J'aime presque autant leur flls Jacques, si pen de 
sympathie que m'inspire ce corsaire de la litt6ra- 
ture ; et, en tout cas, j'aime beaucoup mieux Cla- 
rence lui-meme, en d6pit des sept ou huit chefs- 
d'oeuvre qu'il a sur la conscience. 

Comme la premifere thfese du roman, la seconde 
est en soi des plus louables. Clarenc6 veut mener 
Claudine de\ant M. le maire. A la bonne heure. On 



310 Etudes de litt6ratdre contemporainb 

pourrait dire sans doute avec M°*® Br6ant que le 
manage est bien souvent « une coiiverture qui sert 
h trop de vilains marches et de bas compromis » ; 
et certes, Tunion libre de Clarenc6 et de Claudine 
vaut mieux que telle union legale de deux6poux 
qui se trompent ou qui ne s'aiment pas. Mais Cla- 
rence a pourtant raison lorsque, persuadant k 
Claudine de <^ rentrer dans le lot commun », il lui 
montre les hasards qui menacent leur avenir, si 
I'indissoluble lien du mariage ne les unit k tout 
jamais. « Nous vieillirons sans avoir rien de ce qui 
fait le prix de la vie, une fois la maturity venue : le 
foyer, la famille, le cercle des amis surs... Jamais 
nous ne serous tout k fait les deux 6tres qui ne 
font qu'un... Cbacun de nous suivra son cbemin. 
Nos chemins se confondent ? A cette heure, c'est 
vrai... Mais, demain, Tinattendu pent se dresser 
entre nous, » etc. Ce que nous ne nous expliquons 
gu6re, c'est, k vrai dire, pourquoi M™° Br6ant ne 
consentit pas tout d'abord a etre la femme de Cla- 
rence. Si son mari s'est mal conduit envers elle, 
s'ensuit-il qu'elle doive en vouloir au mariage ? Et, 
si le mariage n'est souvent, comme elle le dit, 
qu'un mensonge social, doit-elle s*y refuser quand 
il est, au contraire, Tunion intime et profonde de 
deux etres qui s*aiment, qui ne vivent que Tun 
pour Tautre? 

Clarence a raison sans doute de « r6gulariser sa 
situation ». Ce qui me parait dangereux, c*est la 
th^orie g6n6rale en vertu de laquelle il moralise. 
Je ne sais si M. Rod en a bien mesure toutes les 
consequences : elle tend aToppression deTindividu 



AU MILIEU DU CHBMIN, PAR ^DOUARD ROD 311 

par la communaut6. Assur^ment Claudine ne de- 
vrait pas se considfirer, elle et son ami, comme 
une sorte de microcosme, comme un petit monde 
ayant en soi seul sa propre raison d'etre et d6tach6 
de loute obligation envers la soci^t^ qui Tenloure. 
Mais Ferreur de Clarence n'est gufere moins grave, 
car il veut sacrifler la conscience personnelle k je 
ne sais quelle discipline commune, reconnue comme 
unique rfegle de morale. Si M"" Breant peche par 
orgueil et par 6go*isme, je crains que les nouveaux 
principes de Clarenc6 ne lemfenent k une servitude 
avilissante. II se reproche, le pauvre homme, 
d'avoir eu Tesprit trop libre. II proclame la n^ces- 
sit6 d'incliner notre sens particulier devant Topi- 
nion, quelle que soil la m6diocrit6 des gens qui 
Font 6tablie-Il en vient k penser que le dernier mot 
de la sagesse est de « faire comme les autres », 
que la v6rit6 consiste dans les pr6jug6s communs, 
et le bien dans le respect des conventions sociales. 
La premifere thfese de Clarenc6 nous menait k Tabo- 
lition de tout art; et voici main tenant que la seconde 
a pour aboutissement logique Fabdication de tout 
ce qui fait la personne libre, de tout ce qui donne 
a rhomme son prix et sa dignity. On veut que la 
morale s*assujettisse la pensde ; mais, Pascal Ta 
dit, « travaillons a bien penser, voilk le principe de 
la morale ». Sous pr6texte de d6fendre les int^rets 
sociaux, la tradition et la discipline, on m6connait 
les droits de Tesprit humain, on rdprime, avec le 
progres de la civilisation, celui-la meme des 
moeurs. 
N'est-il pas vrai que toutes les id6es qui servent 



312 fiTUDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

de fondement k notre soci6te moderne ont 6t6 
d'abord anarchiques, et que les plus simples 
maximes de justice et d'humanit^ ont passd long- 
temps pour contraires a Tordre social ? Clarenc6 a 
raison d'6pouser Claudine ; il a tort de croire et de 
dire que nous devons subordonner notre existence 
propre aux pr^jug^s du milieu ambiant. Avec tons 
les pr6jug6s mis ensemble, on ne fera jamais un 
principe de morale, et les conventions qui m6ritent 
notre respect sont celles dont notre raison et notre 
conscience ont reconnu la valeur. 

Je comprends une religion humaine, si c*est la 
religion de I'ideal vers lequel Thumanit^, tant bien 
que mal, dirige sa marche. Mais rid6al n'a aucune 
ressemblance avec la moutonnifere sagesse que, sur 
ses vieux jours, Clarenc6 veut prendre pour rfegle. 
II se realise, de sifecle en sifecle, par Taction de ceux 
qui contredisentles erreurs vuigaires et braventles 
opinions communes. Et je ne congois pas vrai- 
ment qu'on se fasse une religion, non pas de la 
vertu et du g6nie, mais de la m6diocrite routinifere. 
Ce qu'il y a de vraiment hiimain, ce n'est point la 
routine des prejug6s, c'est Teflfort des hommes de 
bon vouloir, qui fait avancer Tbumanite, si mise- 
rable encore, dans la voie du bien. 



FIN 



TABLE DES MATIERES 



I. — Le theatre de M. Jules Lemaltre i 

II. — La jeune iille moderne dans le roman franQais. 23 

III. — « F^condit4 », par E. Zola 49 

IV. — Un chef-d'oeuvre oubli^ : < Adolphe », de Ben- 

jamin Constant 71 

V. — La femme marine et Tadult^re dans le roman 

francais moderne 89 

VI. — « La Duchesse bleue », par Paul Bourget. . . 123 
VIJ. — L'homme de lettres dans le roman frangais mo- 
derne 139 

VJII. — c Resurrection », par Tolstoi 165 

IX. — Le prStre dans le roman frangais moderne . . 181 

X. — 4fi Les morts qui parlent », par M. de Vogii6. . 227 
Xr. — L'homme politique dans la litt^rature frangaise 

moderne 237 

XII. — LUanarchie Iitteraire» 269 

XIII. — Les cliches de style 283 

XIV. — « Au milieu du chemin *, par Edouard Rocf. . 301 



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iKAUX (Heni-T), La Vie et I'Art. Amea mademei. 

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La Vw et TArt. SentimeaU at Idties I'e cc Itmps. 



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CoOBTois (I'lerre). Dan* l« Pai« do Soir (PofiBiaE). 1 vol. io-lii. S 60 
•- DoDUic (Read), ttuiles sur Is LitUratnra ImiBaiia. l" n i' sari«. 



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— Portraits d'Scrivaina. 1 vollii-lfl 3 W 

— GcL'ivaina d'aajouril'ltui. 1 vot. in- 16 3 GO 

— Le> Jeunes. 1 vol. iu-16 8 fiO 

~ Do ScribB sawn- I vol. in-Ill 3 60 

— Essaia sur la TlisAtre cDiiteiiiporatii- 1 voI.in-16 3 GO 

DucOra(EJouardJ.rabl68, 1 vol. in-l6 ! M 

EssuiTs (Emmaoiiul dos). Porlrails da Haitrei. 1 w\. in-Ki. 3 60 

(Rdortces). ^ndsi da litt^rature gonUmpor 



■ie. 1 vol. 1 



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BloniCE (Ctiarleft). 1>b Liudrature da Toatli-I'liaura. 



MuBLFEU) (Lucieii). La Monde aa ran impriins. i vol. in- 

MjH)i:i.WR (CainillBj. Eleusis, Causeriafi sui' la Cilfi 1 



Sooatiues d'Aulomua. I 



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