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GEORGES PEL'JSSIER
ETUDES
DE LITTERATURI
CONTEMPORAINE
I Le Thtltrn An H. JoIce LsduuW-^
n. Iji jHUne lillB nioilBrne dana i« toman irantW*.
in. Fiooadlti. par E. EoU.
Un alivl d'ttovra oubUt : AMlphe. M Benlamrn ConBlanV
remm* nurWii at VMIultir* dans U rotnan ItanOoU lOBilBi'nr!
VI. La Dacliesae Blene. par Puul Bourgel
rl. l/Hoauna Hi lettreB as la teaua tron^als moOornit
X. IrfB MoiT» «u( parlenl. par «■ 1« VOaO*.
polnlque dani U llltSrature Iran^olM mnderao
FijBtwMe Utttralri •■.
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^libraine_aCi>dvm{^ue PEKKIS ei '■-
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£tudes
DE
(LITTERATURE CONTEMPORAINE
DEUXIEMB SBRIB
OUVRAGES DU MEME AUTEUR
^TUPBS DB LiTTERATURE CoNTBMPORAiNE (Premiere ^^rie). —
Quelques portraits. — Ferdinand Fabre. — Andr^ Bellessort.
— Maurice Barr^. — Paul Bourgel — Fustel de Coulanges.
— Henri Becque. — Edouard Estauni^. — - M^trique et po^sie
nouvelles. — Alfred Gapus. — Eldouard Rod. — La « Litt^
rature dialogu^e ». — - Anatole France. — L'HUtoire de la
LitUrature francaise, par G. Lanson. -»- Dogmatisme et Im-
pressionnisme. — i vol. in-16, Perrin 3 fr. 50
Le Mouvbmbnt Litteraire au xix^ si&glb (couronn^ par
TAcad^mie fraoQaise) ; i toI. in-16, 6^ ^i t.^ Hachette. 3 fr. 50
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E?SA1S DB LiTTERATURE CONTEMPORAINE, 1 VOl. in-16, 2« ^ditioO, (
Lecdne • 3 fr. 50 •
NOUVEAUX ESSAIS DB LlTTJ^RATURB CONTEMPORAINE, 1 VOl. in-16,
Lec^ne 3 fr. 50
\
GEORGES PELLISSIER
Etudes
DE LITTER ATURE
CONTEMPORAINE
DBUXIEME SBRIB
I. Le Thellre de M. Jules Lemaitre. — II. La Jeune
fille moderne dans le roman franc^is. — III. Fi-
condiU, par E. Zola. — IV. Un chef-d'oeuvre oubli^ ;
Adolphe, de Benjamin Constant. — V. La Femme
mariee et TAdullere dans le roman fran^ais mo-
derne — VI. La Duchesse Bleue, par Paul Bourget.
— VII. L'Homme de lettres dans le roman francais
moderne. — VIII. Risurrection^ par Leon Tolslo'i.
— IX. Le Pr^tre dans le Roman frangais moderne.
— X. Les Marts qui parlent^ par M. de Vogue. —
XI. L*Homme politique dans le roman fran^ais mo-
derne. — XII. L'c Anarchic lilleraire «. — XIU. Les
Cliches de style.* — * XIV. Au milieu du Chemin,
par Edouard Roct ' .'• * : ' .*
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PARIS
LIBRAIRIE AGADEMIQUB DIDIBR
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ISDITEURS
35, QUA! DBS GRANDS-AUOUSTINS, 35
1901
Tons droits riserrds
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ETUDES ...... .^ ..
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DE
LITTERATURE CONTEMPORAINE
[Deuxieme Scrie).
I
LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE
I
Si les comedies de M. J. Lemaitre u'avaient pas
reussi, il serait tres facile d'expliquer cet echec et
d*eQ deduire les raisons parfaitement demonstra-
tives. C/estce qii'on appelle, je crois, de la critique
dogmatique.
Premiferement. M. J. Lemaitre avail Tind^niable
desavantage de comiaitre surleboutdu doigt toute
la litterature ant6rieure a la sienne, specialement
celle du theatre, depuis les temps les plus recules
jusqu'a sa precedente chronique. Condition pen
favorable. On se defie de sa m^moire ; on prend ses
inventions pour des reminiscences, oncroitjuventer
quand on ne fait que se souvenir. Pour trouver du
nouveau, s'il en est au monde, on se ddtourne sur
des curiositcs et des minuties ; or, le premier venu
37C9GG '
2 'Etudes de 'LiTi'feRATURE contemporaine
pbfirr'a voils (iirfe'*qa*€ los'cas trop singuliers ne con-
viennent pas a « Toptique du theatre », on, si vous
pref6rez(carrun etl'autre s'emploient), « ne passent
pas la rampe ». — Secondement. En faisant son
metier de lundiste, M. Lemaitre, s'il s'etait acquis
une grande experience de la scfene, avait vu de trop
pres les habiletes du machinisme the^lral pour ne
pas en concevoir un mdpris peut-etre legitime, et
neanmoins trfes dangereux. Une piece bien faite lui
semblait quelque chose de peu int6ressant a faire. U
disait du mal de Scribe,ce qui est un mauvais signe.
— Troisifemement. Je rougirais d'insister sur ce lieu
commun, que Thabitude de la critique rend peu
apte h linvention. II y a contrari^te manifesto
entre le don de creer, qui suppose une certaine
inconscience, et Tanalyse, dans laquelle ne reussit
qu*un esprit avis6, d61i6, raffine, depourvu de
candeur. Et M. Lemaitre n'^tait pas seulement un
critique, par gout aussi bien que par profession.
r/6tait un critique impressionniste. II rapportait
tout k son moi. Atteint d'une irremediable subjec-
tivity, il ne pouvait sortir de lui-meme^ etait inca-
pable de rien voir dans le monde autrement que
par ses yeux. Mais, entre les facultes dramati-
ques. n'est-ce pas la premiere et la plus essentielle
que de depouiller son individuality propre , en
revfetant celle des personnages les plus divers?
Tons nos docteurs nous Tontappris. — Quatrieme-
ment. M. Lemaitre passait non sans quelque raison
pour un dilettante ; et qui ne sait que le dilettante,
s'il peut etre exquis dans la critique et delicieux
dans le roman, est incapable de faire, au theMre,
LU THEATRE DE M. JULES LBMAITRE 3
rien qui vaille ? Au th64tre, la d^licatesse, la flui-
dite, rironie legere n*ont pas leur place. Onuphre
est fin, Tartuffe est grossier. LaBruyere et Moli^re
entendaient parfaitement leurs arts respectifs, La
Bruyere, celui de I'analyste, Molifere, celui du poete
comique. Mais surtout rien de contraire au genre
th6atral comme Tindecision d'une pens6e qui
s'amuse de ses propres erreurs. II n'est plus ques-
tion de cbatoyer et d'ondoyer avec grAce. L'auteur
dramatique doit prendre parti. M. Sarcey, depuis
trente ans, ne nous le dit-ilpas tous les huit jours ?
Concluons. S'il avait eu quelque 6gard pour la
critique dogmatique, M. Lemaitre n'aurait point
essaye du th64tre, ou se serait fait un devoir
d'6chouer piteusement.
II
II a brillamment r6ussi. Mais, en nous reportant
aux raisons 6num6r6es et num^rot^es ci-dessus,
nous nous expliquerons sans peine les d6fauts
qu^on lui a reproch6s.
Premiferement. Je ne parle pas, et pour cause,
des inventions originales que M. Lemaitre a pu
prendre pour des reminiscences. Celles-l^, M. Le-
maitre les a gardees pour lui, nous n'en saurons
jamais rien. Peu s'en faut que M"" Anglochere de
4 ETODES DE LlTXfiRATDRE CONTEMPORAINB
Flipote n'ait 6t6 condamnee avant sa naissance.
« J'avais. dit Tauteur lui-meme, une peur horrible
de retomber dans M"* Cardinal. » Or, comme
M"° Angloch^re est celui de ses personnages aux-
quels il tenait le plus, on pent bien croire que cetle
peur a failli nous priver de Flipote, Et puisque j'en
snis pour le moment au chapitre des critiques, ne
disons pas que, sans Flipote, il manquerait quelque
chose au theatre contemporain ; mais, a coup sur,
ce serait une trfes regrettable lacune dans le theatre
de M. Lemaitre.
Presque toujours ses personnages rappellent plus
ou moins certains types connus, dont ils ne sont
qu une variete plus ou moins distincte. Si M"* An-
glochfere ressemble a M°* Cardinal, tout le monde
a reconnu le « Pfere prodigue » dans Chambray de
FAge difficile, Et qu*est-ce que I'Hdl^ne de Re-
volteel Une Bovary, ou encore une Froufrou ; Tau-
teur prend ses precautions en nous le declarant,
soit dans le feuilleton qu'il consacre a la pifece, soit
dans la piece elle-meme. Quant au mari d'H61ene,
h ce brave Pierre Rousseau, je n'oserais dire qu'il
est un Charles Bovary ; et pourtant ce mari, qu'on
nous donne comme terrible, reste bien inofTensif
jusqu'k la fin de la piece. Mais s'il ne ressemble pas
a Charles Bovary, j'ai peur que ce ne soit pire.
Car enfin « Thistoire banale comme tout, de Teter-
nel ingenieur vertueux des romans et des come-
dies » — ainsi s'exprime Andre — nous fait in6vi-
tablement songer k quelque chose qui n'est pas
sans analogie avec le « Maitre de forges ». Le jour
oil Revoltee parut sur la scfene — le 9 avril 1889 —
LB THEATRE DE M. JULES LEMAITRB 5
M. Georges Ohnet, si mechamment traite pen au-
paravanl par M. Lemaitre — ,
L'envie aux doigts crochus, au teint p&Ie et livide,
comme parle Figaro, — put croire qu*il avail sa
revanche.
D'autre part, il arrive kM. Lemaitre de mettre en
scfene des figures d'une complexite bien subtile.
Crainte de ressembler k quelqu'un, certains de ses
personnages ne ressemblentplusipersonne.Voyez,
par exemple, le Jacques deJUariage blanc. Ce viveur
sur le relour a rencontre a Menton une gentille poi-
trinaire, qui souffre de penser qu'elle s'en ira sans
avoir 6te aim6e. Pris de compassion, il veut donner
d. Simone le bonheur dont elle se croit exclue. II
r^ponse ; entouree, choyee par une pure tendresse
de frfere aine, la pauvre innocente aura Tillusion de
Tamour etdu mariage. Malheureusementune soeur
de Simone, Marthe, qui n'est pas du tout poitrinaire,
se prend de passion pour Jacques, le lui laisse voir,
et finit par le lui dire. Et Jacques, au lieu de la re-
pousser, ne pent, car la chair est faible, s'empfecher
de regarder avec quelque complaisance la belle
fiUe 6prise de lui ; il accepte meme un rendez-vous
— d'adieu, k vrai dire — qu'elle lui donne pour le
soir. La petite malade surprend cette scfene, et
vous sentez bien qu*elle n'y survivra pas.
Je laisse de c6te Taccusation de sadisme que
certains critiques, trfes vertueux, portferent contre
Jacques. Admettons Jacques tel que M. Lemaitre
nous le donne, sans meler rien d'impur au gracieux
reve qu'il a pu faire. C*est tout de meme un per-
6 Ixodes dk litterature contemporaine
sonnage des plus complexes. II nous le faut assez
« fatigue » pour que nous le croyions capable de se
comporter avec Simone comme un frere du matin
au soir et du soir au matin, pas assez cependant
pour que sa belle-sa3ur le laisse insensible. 11 nous
le faut ayant beaucoup vecu et n'en ayant pas
pas moins garde sa premiere fraicheur d'ame,
ennuye mais curieux, rafflne mais ingenu. Cela
fait songer au Hassan de Namoiina,
Indignement naif et pourtant trfes blas6.
Mais Hassan n'est pas un personnage de theatre.
Et M"* Anglochere? Pour ne pas retomber dans
M""* Cardinal, qu'imagine M. Lemailre? Absolument
lionnete, directrice de pensionnat en province,
couronn6e par TAcademie frangaise pour des ou-
vrages d'education, M"* Angiocbere songe a « se
retirer » lorsque la mort d'un frfere lui laisse la
charge de sa niece. Flipote suit les cours du Con-
servatoire ; il faut habiter Paris, vivre dans un
« sale monde ». Bientot la jeune fille devient la
maitresse dun de ses camarades. N'ayant pu em-
pecher cette sottise, M"° Anglochere veut au moins,
chargee de veiller sur sa niece, lui procurer une
« situation » plus sortable ; et, lorsque Flipole se
brouille avec Leplucheux, elle lui a de longue main
prepare le baron des OEillettes, qui est un homme
respectable, trfes riche et tout a fait excellent. Sa-
chant Flipote bien etablie, I'ancienne directrice du
pensionnat pourra sans scrupule retourner en pro-
vince. Devinez-vous pourquoi M. Lemaitre tient a
M"* Anglochere? Lui-meme s'en exphque galam-
LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 7
ment. « Tai cm qu'il pouvait etreplaisant dd preter
a cette personne irreprochable, un peu devote mais
resolue et pratique, des actions douteuses, dont
elle ne prbflte pas et dont, par suite, elle ne saisit
pas le contraste avec sa reelle et meme un peu re-
veche vertu, et de les lui faire justement com-
mettre par une sorte d'honnete et rude d6gout
pour ce monde sans morale d'oii elle veut sortir a
tout prix. » II me semble que je comprends ; mais
cela exige quelque attention. Et lorsque Tauteur
ajoute : « Quant a la pi^ce, elle est simple », autant
dire que le personnage ne Test pas.
Secondement. Le dedain du metier se traduit
plus d'une fois chez M. Lemaitre par ce qu'on
nomme des ficelles. Les memes que celles de Scribe
ou de M. Sardou. Mon Dieu, ouil M. Lemaitre ne se
pique point d'innovation dans Temploi de ces pro-
c6des. II prend ceux qui out deja servi ; ce doivent
etre les meilleurs. Dans Revoltee, le duel ; et Ton
rapporte sur la scene, on assied dans un fauteuil le
pauvre Rousseau, tout p^le et dMaillant, pour qu'il
puisse dire a sa femme : « H^lfene, je vous par-
donne », et pour que sa femme puisse lui r6pondre :
a Et moi, je vous aime », juste avant la chute du
rideau. — Dans le Depute Leveau, la lettre ano-
nyme. Ce n'est pas pour obtenir son propre di-
vorce, comme il en avait menace M"* Leveau, que
s'en sert le malin d^put6, mais, libere lui-meme
d'une autre fa^on, pour provoquer celui de la re-
calcitrante marquise. » Allons », se dit M"® de
Greges surprise par son mari, que la lettre a 6claire
sur son infortune, « allons, je serai M"* Leveau ».
8 Etudes de littehature coxNtemporaine
Et voila le denouement. — Dans le Pardori, c'est le
tour d'une voilette, cette voilette accusatrice que
Therbse jette ndgligemment sur une chaise a seule
fin de Ty oublier. Et sans doute on comprend fort
bien le desir qu'a Georges de mieux voir les yeux
de la jeune femme, et meme on ne s'6tonne point
que Th6rfese, apres la conversation qui suit, ne
songe guere, dans son trouble, a reprendre la voi-
lette, cet objet, aprfes tout, n'etant pas d'une n6-
cessite absolue. Mais le diable, c'est que .Suzanne,
en rentrant, la trouve sur la chaise oil elle est res-
tee. Vous savez ce qui en r6sulte, ou, si vous ne
vous rappelez pas, il vous est facile de le deviner.
y Quelque chose de plus grave : les vices de struc-
ture et de composition. II y a peu d'unite dans les
pifeces de M. Jules Lemaitre, et les meilleures scenes
en sont parfois 6pisodiques. Surtout « Tart des
preparations » y fait trop souvent defaut. Non pas
seuiement dans la « fable », mais aussi dans les
personnages. Certains personnages revirent avec
une c616rit6 deconcertante. C'est Flipote, juraut
tout a rheure que rien ne la separerait de Leplu-
cheux, et qui, maintenant, accepte les ofTres du
vieux baron. C'est Chambray, Tenergique et aus-
tere Chambray de VAge difficile, qui se laisse en
un moment s^duire aux mines et aux caresses de
Yoyo. Le voila parfaitement decide a jeter sa
gourme; la soixantaine asonne, iln*estque temps.
A la scfene VII, nous Tentendons fredonner : « A
moi lesplaisirs! » A la scfene VIII... TiensI cette
vieille dame? M°' Muriel, que Chambray a aimde
dans sa jeunesse, que, depuis trente-cinq ans, il n'a
LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 9
pas revue. Elle parle, et, en un clin d*oeil, Cham-
bray est retoiirii6 comme un gant. II ne songe plus
qu*a « bien vieillir » avec la respectable dame, lui
qui, tout a Theure, se promettait de redevenir
jeune, le soir meme, avec Yoyo. — Pour les be-
soins du ddnouement, Helene, la « revolt^e »,
se transforme, devient la meilleure petite femme
d'interieur et de menage. Une forte secousse de-
vait, paratt-il, la gu6rir. Gette secousse, nous
Tavons. Nous en avons meme deux, en comp-
tant bien : d'abord, la reconnaissance avec sa mfere
et son frere (il est vrai que cela ne semble pas
Temouvoir beaucoup) ; ensuite le duel, la vue de
Pierre blesse et saignant. Avouerai-je que je n*ai
pas confiance ? Tant que son professeur de mari ne
se peignera pas mieux (« un garQon mal peign^,
Fair d'un mecanicien »), je craindrai toujours de
nouvelles r6voltes qui proflteront k un nouveau
Br6tigny. — Et Georges, du Pardon? Trois actes.
Dans le premier, Georges, tromp6 par Suzanne,
Taime encore au point de ne pouvoir vivre sans
elle. Dans le second, ayant repris Suzanne chez soi,
il lui fait, comme ceia devait arriver, une terrible
sc^ne de jalousie retrospective ; quelques mo-
ments aprfes, il met sa tete sur I'^paule de Thorese,
il lui jure un eternel amour. Dans le Iroisi^me,
nouveau revirement. Georges n'aime plus Therfese.
C'est de nouveau Suzanne qu*il aime. « Je t'aime,
Suzette, reconnais mes bras », etc. Et la jeune
femme, en se jetant dans ces bras qu*elle recon-
nait: « Ah! Georges, s*dcrie-t-elle.que Dieu ait piti6
de nous I » Suzanne est, je crois, gu^rie ; mais
10 ETUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE
pour sauver Georges de sa faiblesse, il faudra que
Dieu ait joliment pitie de lui. Voila bience que Ton
appelle un deiis ex inachina.
Troisiemement. Les pieces de M. Lemaitre sont
celles dun moraliste et non d'un « homme de
theatre ». Tanl6t des articles de la Vie parisienne
tanl bien que mal juxtaposes ; tantot et plus sou-
vent des conversations qui n'ont rien de drama-
tique. Telle scene ferait, sans changement appre-
ciable, un de ces feuilletons oil TauteuE debrouille
si finement quelque probleme de morale. Critique,
les ceuvres de ses contemporains lui servaient a
s'analyser; auteur dramatique, il exprime son
<( moi » par la boucbe de ses personnages.
« Imaginer, dit-il en nous renseignant surla con-
ception premiere de VAge difficile^ c'est toujours
se ressouvenir. » La fable de cette piece est, « un
des fruits de son experience personnelle et de sa
vie ». De meme, Mariage blanc a pour sujet un
reve fait par lui douze ou quinze annees aupara-
vant. II y a beaucoup de M. Lemaitre dans Jacques
de Thievres, et il y en a aussi dans Gbambray. II y
en a peut-etre encore plus dans THermann des
Rots. Anim6 degenereuxdesirs, le prince Hermann
est inquiet, irresolu ; il se defie de lui-meme et de
Thumanite ; avant d'avoir commence sa Idche, il
craint deja que ses efforts les plus louables n'ag-
gravent le mal. Trop ^t intelligent » et trop « sen-
sible » pour avoir assez d'6nergie et de rectitude,
il se perd en un dedale de reflexions qui le para-
lysent. C'est chez lui le plus singulier melange de
bon vouloir et de scepticisme, de candeur et d'iro-
LB THEATRE DB M. JULES LEMAITRE 11
nie, d'audace et de limidite. Nous reconnaissons
dans Hermann I'Ame et Tesprit de Tauteur, une
Ame tendre et douce, un esprit avise, delicat, pene-
trant, mais que son aptitude meme a comprendre
toutes les idees empeche de se fixer dans aucune.
Quatriemement. Maintes confidences que M. Le-
maitre nous a faites denotent bien les lAtonne-
ments et les incertitudes de sa pensee. II s'est
montre colportant Revoltee chez Dumas, puis chez
M. Halevy, la defaisaat et la refaisant avec des hesi-
tations qu*elle ne pouvait manquer de trahir. Dumas
veut corser la piece : que M"' de Voves fasse carre-
ment Taveu a son fils sans « barguigner », qu'Andr6
brutalise Helene, que Bretigny tue Andr6, etc.
M. Halevy veut au contraire I'adoucir, I'egayer, en
y introduisant un petit frere de Bretigny qui deri-
dera les spectateurs par des mots d'une piquante
precocite. M. Lemaitre corrige, retranche, ajoute.
Ah! Ton ne pent pas dire que le denouement de
sa comedie soit un total mathematique I
Revoltee, au surplus, c'etait le debut de I'auteur.
Mais voyez Mariarje blanc, Trois versions succes-
sives, chacune aver, son litre. D'abord, On ne ba-
dine pas avec la niort ; Marthe ouvre expres la fa-
meuse fenetre dans le dos de sasa;ur, ce qui n'em-
peche pas Jacques, indigne sur le moment, de lui
baiser presque aussitot les Ifevres et de lui donner
un rendezvous. Ensuite, J?'o/5 i/onrfe^ (a cause des
trois chevelures de M"" Reichenberg, Pierson et
Marsy) : Marthe ouvre la fenetre parce qu'elle a
trop cbaud ; Jacques ne lui donne rendez-vous que
pour s'en debarrasser, mais 1 ecoute un peu trop
12 6TUDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINB
longlemps pendant que Simone agonise. Enfln, le
Bon ciirieux : Marthe n'ouvre pas la fenfetre ; quant
a Jacques, il maltraite la belle flUe d'un bout k
Tautre, et son seul tort est de se sentir un instant
troubl6. Nous sommes loin de la pifece primitive.
A peine si maintenant nous apparait la morale, sa-
voir : que le dilettantisme de Jacques corrompt son
acte charitable, line version de plus, et Mainage
blanc perdrait toute espece de sens.
Pareillement, la signification des Rois manque
au plus haut point de nettet6. Les r6formes que
medite, qu'entreprend le prince Hermann, il est in-
capable d'en assurer la rdussite. Ses sujets n'ont
point satisfaction : on les trompe d'abord, puis on
les fusille. Aussi bien il se d6courage vraimenttrop
t6t, et Tepreuve tent6e nous parait pen concluante.
Une 6meute suffit pour qu'il abandonne sa tAche ;
mais cette 6meute, lui-m6me se Texplique, bien
plus il la justifie k ses yeux. Alors ?
Incertitude dans les personnages, incertitude
dans le sujet. Cela nous explique assez que de telles
oeuvres ne nous donnent jamais une complete sa-
tisfaction. Le plaisir que nous y prenons se mfele
presque toujours de quelque inquietude.
Ill
Pourtant, s'il n'y a pas de doute que les pieces de
M. Lemaitre ne soient des plus interessantes, les
LB THEATRE DB M. JULES LBMAITRB i3
memes raisons, qui, lout k Theure, nous en expli-
quaientles d6fauts, nepourraient-elles, maintenant,
nous en expliquer aussi les rares qualit^s? Repre-
nons-les, si vous voulez bien, dans le meme ordre.
Premiferement. Comme M. Lemaitre connaissait
sur le bout du doigt, etc. (V. plus haul), c'est jus-
tement pour cela qu'il a cherche autre chose, quel-
que chose de nouveau. Entre ses personnages et
ceux d'Augier, de Dumas, de Meilhac et d'Hal6vy qui
ont avec eux un air de famille. la difference est fa-
cile a faire. Si M"® Anglochfere rappelle M"* Cardinal,
il suffit pour Ten distinguer que la vieille fiUe n'ait
en vue aucun profit personnel, et que, malgrd la
contagion des moeurs th64trales, qui ne laisse pas
de Tatteindre, elle reste en un certain sens irr6-»
prochable tout en 6tant tres consciente. Si Cham-
bray fait songer a la Rivonnifere, c'est seulement
par la similitude des situations. Les deux person-
nages, quant au caractere, different du tout au
tout. Chambray est un homme essentiellement rai-
sonnable, serieux, experimente, le contraire de ce
vieil ^tourdi, de cet insouciant mauvais sujet que
nous peint Dumas dans la Rivonniere. Tandis que
la Rivonniere agit sans refl6chir, Chambray se rend
parfaitement comple de ses actions. C'est lui qui
nous signale le danger de I'Age difficile, qui nous
indique toutes les precautions qu'il a prises pour
I'ecarter de sa vieillesse. Et le moment vient sans
doute oil il va succomber. Mais, a ce moment
meme, il fait de son cas un tres clairvoyant exa-
men. Ainsi des autres figures que nous avons cru
reconnaitre. H61ene est une Bovary, mais « une
14 Etudes de UTTfiRATtJRE contemporaine
Bovary parisienne »; une Froufrou, mais << une
Froufrou cer^brale et pessimlste ». Pierre Rous-
seau, qui n'a rien de Charles Bovary, ne ressemble
pas davantage a ce h^ros de roman qu'6tait le
maitre de forges. Et d'abord, il ie faudrail moins
hirsute...
Certains personnages nous semblent bien com-
plexes ? Mais, dans une comedie d'analyse, il doit
y avoir quelque chose a analyser. Le th^Mre, sous
pr^texte d'unite, nous montre trop souvent des
personnages tout d'une pi^ce. Je ne suis pas f4ch6,
pour ma part, qu'un moraliste comme M. Lemaitre
en mette sur la scfene de moins raides, de moins
rectilignes et g6om6triques. Et si M. de Thievres
ou M"* Angloch^re sont un pen exceptionnels, je
les trouve par la meme d'autant plus interessants.
II n'y a d'int^ressants que les personnages com-
pliqu^s. Les autres, que nous p6n6trons tout en-
tiers du premier coup d'oeil, ils se manifestent bru-
talement, ils ne se modiflent pas, ils ne fournissent
rien au psychologue. Telssont maints personnages
de Corneille, et tels sont aussi maints personnages
de Dumas. Voyez au contraire Racine. Nous lisons
partout que Racine est simple. Oui, dans Taction
de ses pieces. Mais les personnages? On n'en mettra
jamais au th64tre de moins simples qu'Hermione,
que N6ron, que Phedre. Et c'est tout juste dans
ceux-la que Racine a montr6 son art merveilleux.
II ne suffit pas de dire que les personnages com-
pliques sont les plus inljeressants ; eux seuls sont
vrais. Les autres? Purs concepts de Fesprit, types
virtuels et logiques. Le theatre nous pr6sente le
LB THEATRE DE M. JULES LEMAITEB i5
plus souvent des figures elementaires ramenees a
un seul trait, ou, tout au plus, a deux traits violem-
ment contradictoires. C'est ce que Ton appelle des
caractferes, c'est ce qu*ori devrait appeler des abs-
tractions. II n'y a pas, en ce sens, de caracteres dans
les comedies de M. Lemaitre. Qui dit caractere sup-
pose dfes lors une fixite, une certitude categorique
et expresse que dement la nature. Divers, insai-
sissable, rbomme est un melange de tout bien et
de tout mal. Et sans doute Tart, Tart dramatique
surtout, ne pent faire autrement que de donner a
ses figures une certaine precision, et m^me une
certaine logique. Mais nous devons savoir gre h
ceux qui, sans meconnaitre les necessit6s du genre,
en assouplissent autant que possible Ja stricte fac-
ture et mettent sur la scene, avec une action plus
aisee et plus libre, des personnages moins « cons-
tants n, a la fois moins abstraits et moins precis.
Secondement. Ne nous 6tonnons pas que les per-
sonnages de M. Lemaitre 6voluent parfois avec une
rapidite insolite. Cela choque les habitudes du
the4tre, mais s'accorde parfaitement k la nature,
beaucoup plus complexe et mobile que le th64tre
n'a coutume de la representer. Nous disions plus
haut que M. Lemaitre neglige Tart des preparations.
II y a, avant tout, dans son theatre a lui, cette pre-
paration gen^rale qui consiste k nous donner
I'homme comme un etre essentiellement multiple
et versatile. Mais il y en a aussi de particuli^res,
d'individuelles, plus d^liees seulement et plus sub-
tiles que celles des « hommes de theatre ». Ce que
les hommes de theatre prennent soin d*accuser, de
16 • ETUDES DE LlTTfiRATURE CONTEMPORAINE
mettre en relief, M. Lematlre Tinsinue. Parmi les
personnages auxquels nous reprochions tout a
rheure leur variability, il n*en est aucun, pour qui
sail lire, dont les variations ne s'expliquent.
H61^ne sent enelle, comme ellele dit, uu mechant
d^mon qui lui souffle des sottises. Inquiete, bizarre,
foUe, I'esprit fausse dfes I'enfance par I'injustice
d'un malheur ou elle ne comprend rien, elle a du
moins une noblesse de coeur et une fierte qui la
rendent gu6rissable, et elle devra gu6rir le jour ou
elle verra clairement ce qu'elle fait soufTrir a
d'autres. — Flipote est une actrice. II y a 1^ un cas
special. M. Lemaitre a voulu, dans ^a piece, peindre
Tame superficielle du com^dien. Si Flipote aime
Leplucheux, ce n'est qu'un amour de tele. Elle
« joue » cet amour plus qu'elle ne le ressent ; elle
Texprime en phrases toutes faites, en phrases de
son repertoire. Mais, comme elle a joue aussi
des filles entretenues, elle n'eprouve, le moment
arriv6, aucune difficult^ a passer de Leplucheux a
des (Eillettes ; depuis longtemps Flipote possede
les mots et les gestes de ce nouveau role. — Quant
a Chambray, les precautions memes dont il s'en-
toure pour echapper dans sa vieillesse aux perils de
la solitude, montrent assez combien ces perils lui
paraissent redou tables. Si la famille qu'il s'est fait«
vient, de faQon ou d'autre^ a lui manquer, il s'en
suit necessairement, etd'apr^s les donn6es memes,
que le sexag^naire desempare cedera aux tenta-
tions de Tisolement. Nous ne pouvons etre surpris
que les caresses de Yoyo I'^meuvent. Elles ne I'abu-
sent pointy il salt fort bien oil veut en venir la jeune
LB THEATRE DE M. JULES LEMAITRE . 17
femme. Yoyo est une coquine ; mais elle est une
coquine d^licieuse, et sa gorge qu'elle a laiss6 en-
trevoir, nelui en semblepas moins une belle gorge.
La scene a quelque chose d'os6 : elle etait n6ces-
saire ; ne fallait-ilpas expliquer comment Ghambray
succombe? Et quand, un pen plus lard, M"* M6riel
le sauve, c*est quil merite d'etre sauve. Apres tout,
rintervention de M"' M6riel lui fait « retrouver son
kme ». — Dans le Pardon, les trois personnages
nous apparaissent comme des specimens de rinfir-
mite humaine. Si la scfene de jalousie que Georges
fait k Suzanne est immediatement suivie de la de-
claration brulante que le me me Georges fait a Th6-
r^se, c'est que M. Lemaitre ne craint pas d'exag^rer
la mis^re de notre nature. Pour M. Lemaitre,
rhomme, impuissant k vouloir, incapable de se do-
miner, oscille au gr^ des circonstances. La morality
de sa piece consiste dans le « pardon ». Pourquoi
devons-nous pardonner ? parce que nous ne sommes
pas nous-memes aTabri des erreurs et des chutes.
Sentons notre faiblesse ; et, dfes lors, nous devien-
drons indulgents pour celle d'autrui. Les peintres
de « caracteres » nous repr6sentent Thomme comme
une volonte continuellement tendue; auxyeux des
psychologues, il est le jouet de passions diverses et
contraires qui ne lui permettent rien de fixe. Sans
doute une telle vue s'accorde mal avec les condi-
tions du th^^tre ; mais si des personnages tels que
Georges ont pen d'unite, ils sont plus vrais et
donnent lieu a de plus fines analyses.
Et peu importent, apres cela, telsou telsproc6d6s
que nous quallQions tout a Theure de ficelles. Nous
2
18 6TUDES DE litt6rature contemporaine
les blAmerions dans des comedies oil I'interetserait
celui de Tintrigue. Mais ce qui nous interesse dans
le theMre de M. Lemaitre, ce n'est pas comment les
choses arrivent, c'est quels sont les sentiments des
personnages. Comment Suzanne decouvrira-t-elle
Tinfldelite de Georges, il ne m'en chaut guere.
Lettre anonyme ou voilette, le moyen le plus
si mple, le plus banal, est aussi le meilleur, parce
qu'il est celui qui detourne le moins noire atten-
tion du veritable sujet.
Troisiemement. Et que vaudrait un auteur dra-
matique qui ne serait pas un moraliste? On s'ac-
corde a louer la fagon dont M. Lemaitre analyse ses
personnages. Ce qu'on lui reproche, c'est que de
telles analyses ne sont pas du th64tre. La critique
semble juste. Mais j'avoue qu'elle me touche peu.
En lisant les pifeces de M. Lemaitre, on s'apergoit a
peine de certains defauts que la representation pent
accuser. En revanche, on est charme par la delica-
tesse merveilleuse de Tanalyste. Rappelez-vous la
sc^ne Aq Manage blanc entre Jacques et la mere de
Simone, ou bien encore celle du Pardon ou Th6-
rese explique a Suzanne comment il se fait que
Georges soit devenu sit6t un mariinfidMe. Sepeut-
il que, dans ces deux scenes, le moraliste fasse tort
al'auteur dramatique? En tout cas I'inconv^nient
n'apparaitrait que sur les planches. A la lecture,
nous ne le sentons gufere. Or, si les pieces sont
faites pour etre joules, comme disait Moli^re, il n'y
a pas defense de les lire. J'irai plus loin. J'oserai
soutenir que les pifeces dignes de vivre vivent, non
par la representation^ mais par la lecture. Temoin
LB THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 19
celles de Moliere lui-meme. Combien y a-t-il de
theatres qui les jouent? Et combien ces th64tres en
jouent-ils ?
Si Ton reconnait 31. Lemaltre derrifere ses person-
nages, c'est surtout a la finesse des analyses qu'ils
font soil d'eux-memes, soil de tel ou tel point en
discussion. Racine et Marivaux, les deux maitres du
tb^Atre analytique, se reconnaissent de la meme ma-
nifere,et je ne sache pas qu'on leur en fasse reproche.
A vrai dire, le « moi » de M. Lemaltre nous apparatt
plus d*une fois dans les sentiments qu'il prete k ses
personnages. Mais ce « moi », essentiellement mul-
tiple, prend tour k tour je ne sais combien de
formes. On pretend que la critique est incompa-
tible avec le th6Atre. Oui, quand elle consiste dans
Tapplication d'un systeme uniforme auquel on as-
servitsa personnalit6 propre, et, en meme temps,
celle des autres. M. Lemaltre ne Ta jamais con^ue
de cette fagon. L'impressionniste, dit-on, rapporte
tout a soi. On pourrait dire aussi bien que sa sensi-
bilite regoit toute sorte d'impressions. II ne se refuse
pas, comme le dogmatiste ; au contraire, il n'a pas
de plus grand plaisir que de se donner. Pour M. Le-
maltre comme pour Sainte-Beuve, — je ne parle
point de logiciens et de geometres, — la critique
est quelque chose de mobile, d'insinuant, de sym-
pathique. Comprise ainsi, elle devient une admi-
rable preparation pour la comedie d'analyse. Avant
de faire des comedies, M. Lemaltre avait ete exerce,
par une longue habitude de cette critique, k revetir
Vkme des personnages les plus divers. II pent se
faire que nous le reconnaissions egalement dans le
20 ETUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE
prince Hermann et dans Jacques de Thifevres,
Jacques et Hermann n'en different pas moins I'un
de Tautre. lis se ressemblent uniquement par cette
curiosity bienveillante, par cette gr^ce versatile,
qui font de M. Lemaitre le moins dogmatiste,
mais aussi le plus ingenieux et le plus souple des
critiques.
Quatrifemement. M. Lemaitre manque, k vrai
dire, de decision. U ne faut pourtant rien exagerer.
Nous le montrions, plus haut, allant queter les con-
seils de Dumas et de M. Halevy. Ce que nous avons
oublie d'ajouter, c'est qu'il ne les suivit pas. Enli-
sant i?eiJo/^ee, Dumas imagine a mesure un autre
drame sans se soucier de celui qui lui est soumis;
Halevy, trouvant le sujet penible, veut y introduire
un « Toto » de son cru. M. Lemaitre 6coute avec
respect, et n'en fait qu'a sa t6te. Revoltee demeure
telle quelle. Mais, si les conseils ne lui ont pas
servi, il tire du moins profit de la legon, car je ne
crois pas que, pour les pieces suivantes, Dumas ou
M. Halevy I'aient revu chez eux.
N'abusons pas contre lui des confidences qu'il
nous fait avec une ing6nuite relev6e de malire. Les
trois titres successifs de Mariage blanc pourraient
convenir dgalement a chacune des trois versions.
Dans toutes, Jacques, est un « bon curieux », un
petit peu plus ou un petit pen moins bon; dans
toutes subsiste cette moralite, qu' « on ne badine
pas avec la mort » ; dans toutes enfin, les « trois
blondes » peuvent, sans inconvenient, garder leur
chevelure.
Si les pifeces de M. Lemaitre nous laissent parfois
LE THEATRE DE M. JOLES LEMAITRB 21
incertains sur leur signiQcation precise, y a-t-il
apres tout necessite de conclure avec tant de ri-
gueur? L'auteur dramatique n*6crit pas pour ceux
qui demandent : « Qu'est-ce quecelaprouve ? ». La
piece qui ne prouve rien, qui ne se propose de rien
prouver, est sans doute moius « une » et fait peut-
etre surles spectateurs une impression moins forte.
Seulement elle sollicite davantage la reflexion de
ceux qui savent que dans ces matiferes il n'y a pas
de preuves. Rien de merveilleusement construit
comme les pieces a these de Dumas. Mais, en omet-
tant ce que Taction y a de raide, ce que les person-
nages y ont de contraint et de tendu, quelle est, au
seul point de vue du fond, la valeur d'une pi^ce oil
I'auteur a systematiquement tout arrange et ma-
chin6 pour etablir sa theorie? Est-il rien de plus
vain? Ce que je demande au th64tre, ce n'est point
un denouement mathematique qui s'impose a moi
sans me convaincre. Je prefere qu'on me laisse une
certaine latitude. Je me passe meme assez volon-
tiers d'un denouement precis. Et les n6cessit6s du
theatre? Ma foi, tant pis. Mais ne connaissons-nous
pas de fort beaux drames dontles personnages ont
quelque chose d'6nigmatique et dont Tid^e ne se
degage pas avec une telle nettet6 ? Qui prdtendra
quele Misanthrope soit parfaitement clair? Qui se
chargera d'expliquer au juste la signification
di Hamlet ?
Et puis, et surtout, ce que j'aime dans le theatre
de M. Jules Lemaitre, c'est ce qu'il a de pen theMral.
Entendons-nous. Mais, au boutducompte,jene fais
ici que prendre le mot dans son sens ordinaire.
22 JETUDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE
Theatral, dit Littr6 : qui vise a Veffet sur le specta--
tew\ qui est affecte plutdt que reel. M. Lemaitre,
voil^ pour moi son m6rite sup6rieur, a d6gag6 la
forme dramatique d'une raideur factice. U Fa rap-
proch6e de la v6rit6 en lui donnant plus d'aisance
et de souplesse. II y a fait entrer tout ce que les
exigences particuliferes au genre peuvent comporter
d'analyse morale, peuvent traduire de vie inte-
rieure. Et meme un pen plus, dites-vous. C'est pos-
sible ; mais je ne lui en veux pas.
II
LA JEUNE FILLE MODERNE DANS LE ROMAN
FRANgAIS
I
Oserai-je dire qu'il y a tr^s peu de jeunes fllles
dans le roman fraiiQais? On me cilerait aussit6t
toutes celles que les romanciers marient chaque
jour. Mais je ne parle pas de jeunes filles plus ou
moins insignifiantes, qui, meme en des romans
louables pour la verite expressive des autres per-
sonnages, n'ont pas de caractere propre. Si d'ailleurs
les fables romanesques se denouent tres souvent
par un mariage, il arrive generalement que le
mariage y est un point de depart. Nos romans,
comme nos pieces de theatre, roulent d'habitude
sur Fadultere feminin. Or, avec la meilleuro vo-
lont6 du monde et quelle que soit sa vocation, une
24 Etudes de litterature contemporainb
demoiselle doit necessairement se marier avant de
tromper son mari.
Nous nous expliquons par la que les romanciers
preferent la femme a la jeune fiUe, mais nous ne
voyons pas encore pourquoi les jeune filles quils
nous presentent, celles-la memes qui sont leurs
heroines, ont si peu de relief. Parcourez toute la
litterature de notre temps. George Sand a rendu
avec une delicatesse exquise ce melange de can-
daur et de malice, de hardiesse provocante et de
reserve pudique, ce charme subtil et mysterieux
d'un ca3ur virginal qui s'eveille a Tamour. II
y a George Sand. II n'y a guere qu'elle. Et re-
montez plus haut : en dehors de Marivaux et de
Moliere, vous ne trouverez presque rien. Les Junie
et les Iphigenie de Racine depassenta peine le type
de Tingenue. Monime, peut-etre. Qui, Monime.
Quant a Hermione, elle est moins une jeune fiUe
qu*une jeune femme.
Le plus grand romancier de ce siecle, Balzac,
donnektoutes ses jeunes filles une physionomie
effac^e. C'est qu'il consid6rait la femme comme
d6pourvue de toute personnalit6 avant son initia-
tion a I'amour. Modeste Mignon, Eugenie Grandet,
Cesarine Birotleau sont des creatures passives,
Elles nous charment sans doute par leur douceur,
leur modestie, leur tendresse, mais elles n'ont pas
de figure bien precise. Les physiologistes nous
affirment que la femme est de toutes pifeces cr6ee
par Tamour. Cela ne veut pas dire, bien entendu,
que le mari cree toujours a son image. Et meme il
est fr6quent'que cette sorte de m6tamorphose,
LA JBUNE FILLS MODERNS DANS LB ROMAN 25
provoquee chez la plupart des femmes par les re-
velations du mariage, ne s'opfere pas du tout au
profit de celui qui en a ete Tinslrument. Ainsi
s'expliquent, parait-il, maints drames secrets de la
vie conjugale. Une jeune fiUe se croit un certain
caract^re, et, par avance, elle arrange son avenir
d'aprfes ce caractfere tout fictif, ou, du moins, pro-
visoire. La voila mariee. Cinq fois sur six, c'est
I'exacte proportion que donne M. Paul Bourget,
elle s'aperQoit, dans I'annde qui suit, peut-etre
dans la semaine, voire dans les vingt-quatre
heures, qu'il y a eu erreur, qu'elle s'est com-
plfetement trompee sur sa propre personne. Elle
s'imaginait aimer celui qui Ta conduite k Tautel.
Ah 1 bien oui ; elle decouvre en elle-meme un
autre « moi », et ce « moi » le de teste. Rien de
plus ennuyeux pour le mari. Mais qu'y faire ? II
ne resterait qu'a 6pouser une demoiselle « avec
tache », seul moyen d'avoir sur le vrai caract^re
de sa future des renseignements tout k fait cer-
tains.
Si I'amour seul donne k la femme sa personna-
lite propre, on comprend pourquoi les jeunes fiUes
de nos romans sont en general trfes pen interes-
santes. Mais celles des romans strangers ? 11 semble
que les ecrivains anglais, amdricains, allemands,
scandinaves, pretent a leurs jeunes filles des traits
plus significatifs. La vdrite physiologique qu'on
rappelait tout k I'heure, serait-elle erreur au-dela
de la Manche ou de I'Ocean? Nous croirons plutot
qu'il n'est pas seulement question de physiolo-
gie, que la difference tient peut-etre a un regime
26 ETUDES DE LITT^EUTDRE CONTEMPORAINE
particulier d'^ducation intellectuelle et morale.
Jusqu'k ces derniers temps, leducation donnie
cheznous a la jeune fllle avait pour objel de r6-
primer autant que possible son individualite. Pen-
dant le xvii® siecle et la plus grande partie du xvni*,
c'est la claustration etroite du couvent. Toutes les
jeunes filles de qualile y passent. Disons mieux,
le couvent leur sert de famille. Elles y entrent
sachant a peine parler, quelques-unes avec leur
nourrice, et n'en sortent que pour ^Ire aussit6t
mariees. Mais a quelle discipline sont-elles sou-
mises?ll leur faut observer le silence ou parler
bas du lever au coucber, ne marcher jamais
qu'entre deux religieuses, Tune devant et I'autre
derriere, occuper sans cesse leurs mains pour que
leur pensee ne s'egare pas, surveiller et retenir tout
elan du cceur comme toute reflexion de I'intelli-
gence, contrarier tout penchant, abolir tout ce qui
fait Tori ginalite fonciere de leur nature. Telle est,du
moins, la rfegle de Port-Royal. Si d'autres maisons
ne poussentpas larigueur aussi loin, c'est pourtant
lememeprincipe, le meme esprit. Unes'agit pasde
culture et de d6veloppement, il s'agit de correction
et de mortification. En fondant Saint-Cyr, M"' de
Maintenon r^agit contre ce regime abominable-
Mais ceUii qu'elle impose n'en vise pas moins a
prevenir chez « ses filles » les moindres signes
d'une independance oil elle ne voit que diabolique
orgueil. Leur bonheur est son affaire : elles n'ont
pas a s'en meler. Le temps une fois venu du ma-
nage, on leur fournit non seulement le trousseau,
mais encore le mari, et Ton ne les consulte pas
LA JBUNB FILLB MODERNS DANS LB ROMAN ^7
plus sur le choix du mari que sur celui du trousseau.
C'est un adage courant, qu'elles sont faites pour
« ob^ir sans raisonner ». Dans la seconde moitie
du xvui* siecle, lorsque Teducation familiale se
substilue k celle du convent, il n est point question
de les soustraire a un regime oppressif. Hors Saint-
Cyr, les convents sont tomb^s d'un extreme dans
I'autre : on y joue, on s*y dissipe, on y m^ne le
train du monde. Celui de tons les phiiosophes qui
a contribue le plus a meltre en faveur I'education
domestique, Jean-Jacques Rousseau, part de cetle
vue que, I'etatnaturel de lafemme ^tant une abso-
lue sujetion, elle ne pent etre habituee de trop bonne
heure a se contraindre, a sacrifier ses gouts et ses
inclinations, a refr6ner en soi toute volont6 propre.
II faut I'elever non pour elle-meme, mais pour
Ihomme qui daignera la choisir. Son mari la fagon-
nera. Elle n'aura d'exislence que par lui et pour lui.
Jusqu'au mariage, elle doit rester dans I'expectative .
L'instruction qu'on lui donne repond a cette edu-
cation. Vers la fin du xvn* siecle, Tabbe Fleury
ecrivait : « Ce sera sans doute un grand paradoxe
de soutenir que les femmes doivent apprendre
autre chose que leur catechisme, la couture et
divers petits ouvrages, chanter, danser, faire bien
la rdv6rence et parler exactement ». Quelques
femmes sont instruites ; mais on ne pourrait les
citer qu'a titre d'exception, et leur savoir a le plus
souvent quelque chose de pedantesque. 11 n'est
guere de milieu entre I'ignorance complete, oii
sont tenues presque toutes, et le pedantisme, qui
rend les autres ridicules.
28 Etudes dk litteratdre contemporaine
L'education des filles devant les preparer a tout
recevoir de leur mari, on se garde aussi bien de
former leur esprit que leur caractere. Fenelon et
M°® de Maintenon ont fait quelque chose pour
rinstruction feminine. Mais, outre des lectures trfes
surveilldes, F6nelon la reduit aux quatre regies
et a des notions pratiques de droit ; et, de son
c6te, M*"^ de Maintenon a tellement peur de troubler
rimagination des demoiselles ou « d^elever leur
esprit » qu'elle ecarte de son programme tout ce
qui pourrait favoriser en elles I'^veil de la person-
nalite. Enhistoire, par exemple, il lui sufQt qu'elles
ne confondent pas « les empereurs romains avec
ceux de la Chine ou du Japon ».
Un progr^s se faisait au xvni« si^cle, lorsque
Jean-Jacques se mit en travers. Sous prelexte que
« I'ignorance n'a jamais nui aux moeurs », c'est
dans rignorance qu'il veut instruire les femmes. II
borne leurs etudes aux connaissances 61ementaires
d'usage, Et sans doute, si Jean-Jacques pretend que
la femme n'est rien au regard de I'homme, que
tout son r61e consiste a ceder et h obeir, il r^tablit
d'autre part une sorte d'equilibre en lui recomman-
dant de mettre en a3uvre les ressources de son
esprit, les graces de son sexe, pour se m6nager,
par de subtiles adresses, un ascendant captieux.
Ces ruses, ces manages et ces artifices, tout en
valant k la femme de mener son mari ou elle veut,
n'en font pas moins injure a sa dignit6. Elle est
toujours une sorte d'esclave, et I'esclave, meme
quand il gouverne son maitre, n'a par lui-meme
aucun droit. En somme, Rousseau ne condamne
LA. JBONB FILLB MODBRNE DANS LB ROMAN 29
pas les filles k une ignorance lotale, mais il borne
leur savoir dans ce qui pent les rendre agr6ables,
et il en exclut jalousement ce qui risquerait de
mettre en 6chec Tautorite du mari.
Jusqu*ici Tfiducalion des femmes a eu pour but,
chez nous, de les tenir en servitude, et par suite
d'empecher le developpement de leur etre moral.
Aussi ne faut-il pas s'etonner que, dans notre litt6-
rature, la jeune flUe joue un r61e insignifianl. Elle
n'y apparait guere, encore une fois, que sous la
forme d'ing^nue.
II
L'ing^nue est un petit animal timide, gracieux et
b6bete. Toutes les ingenues se ressemblent parce
qu'elies n'ont d'autre caractere que leur ingenuite.
Si Ton devait faire une exception, ce ne serait
que pour la fausse innocenle, celle de Marmontel,
sainte nitouche tres degourdie, dont la curiosity
perverse tremousse autour du peche. II n'en est
pas ainsi d'Agn^s, et son innocence n'a rien de
vicieux. Mais, dans ce prototype de ring6nue,
Moliere nous affriande plus d'une fois par un pi-
quant contraste entre la naivete des propos qu'il
lui prete et le sens dans lequel pent les interpreter
un spectateur moins candide. Climene, de la Cri-
tiqiie, n*a pas tellement tort de se plaindre que
Tauteur tienne, comme elle dit, la pudeur en alarme ;
30 fiXDDES DE LITT6RATURE CONTRMPORAINE
€t si, comme Uranie le pretend, Agnes ne dit pas
un mot qui, tel quel, ne soit fort honnete, il y a de
ees mots a double entente qui, fort honnetes dans
sa bouche, ne le sent pas du tout en arrivant a
I'oreille du parterre. Voyez-la quand Arnolphe
s'inqui^te de ce qu'Horace a bien pu lui prendre.
Eile ne veut parler que d*un ruban ; mais ce le ou
elle s'arrete « n'est pas mis pour des prunes », « il
vient sur ce le d'etranges pensees », et « ce le scan-
dalise furieusement ». Double succfes pour Mo-
liere ; car il se donnait le plaisir de scandaliser une
prude, et, en meme temps, il eveillait dans Tesprit
de ses auditeurs des id6es d'autant plus cha-
touillantes qu'Agnes n'entendait aucun mal a ses
reticences.
Ce procede d'un comique egrillard, nos auteurs
modernes n*ont eu garde de le negliger. Lisez, par
exemple, dans Leurs Sceurs, de M. Lavedan, la
scene oil Finette (quinze ans) confie h Emma (seize
ans) qu^elle voudrait bien c avoir un maitre, un
petit maitre » ; — dans Lettres de femmes^ celle on
M. Pr6vost nous montre deux innocentes, Juliette
et Lucile, attendant la lettre d'une de leurs amies,
marine de la veille, qui a promis de les renseigner,
et se communiquant leurs petites id6es sur la ma-
tiere ; — dans je ne sais plus quel livre de Gyp (il
en parait trois ou quatre par an, qui se ressemblent
beaucoup), celle ou Loulou assiste a une piece
« tres convenable », dont le b6ros assassine une
jeune fiUe pour la violer.
Si I'education des jeunes fiUes est bien propre a
entretenir leur candeur, on pent croire tout de
LA JEUNB FILLS MODERNE DANS LB ROMAN 31
meme que, chez les jeunes fiUes de nos romans,
€ette candeur depasse quelquefois les bornes de la
vraisemblance. Chez Agnes, du moins, Tingeuuite
s'explique par une pedagogie speciale. Arnolphe Ta
eiilev6e, des T^ge le plus tendre, k sa mere, Ta
mise dans un couvent, avec des instructions toutes
speciales, comme si la discipline ordinaire ne
suffisait pas, pour qu'on la rendit « idiote autant
qu'il se pourrait », puis, apres Ireize annees de ce
regime, Ta retiree a T^cart en une petite maison
rigoureusement close oil, n'ayant d'autre compa-
gnie qu'un paysan et unepaysanne, simples comme
elles, la jouvencelle passe tout son temps a coudre
des chemises et des coiffes. Voila le vrai type de
I'ingenue. Voila comment il faut elever Agn^s,
quand on veut qu'elle demande si les enfants se
font par Toreille. Les jeunes fiUes que peint notre
litterature ont reQu generalement une education
bien ditf6rente. Elles voient le monde, elles fre-
quentent les theatres, les bals, elles ne bornent pas
leurs lectures aux quatrains de Pibrac, ni meme
aux fades romans que des auteurs tres bien inten-
tionnes prennent soin d'6crire pour leur usage. Et
cependant, en tout ce qui concerne Famour, elles
restent aussi ignorantes que Tenfant qui vient de
naitre. Rappelez-vous, entre autres, la Fernande
du Fils de Giboyer, Fernande a vingt ans pour le
moins ; on nous la presented'aiileurs comme murie
de bonne heure par des circonstancesparticulieres,
et la decision de son esprit, la fermete de son ca-
ractere, sont tres superieurs a son %e. Mais, sur
certain point, son innocence parait ne le c6der
32 fiTDDES DE UTT6RATDRE CONTEMPORAINE
guere k celle d'Agnes. Quand Maximilien la rassure
sur les relations de sa belle-mere avec les secre-
taires successifs de M. Marechal en lui certiflant
qu*il n'y a eu que des letlres, ou, tout au plus, des
aveux platoniques, cette grande fiUe r6pond : « Et
que pourrait-elle davanlage? » — « chaste*e ! »
s'dcrie Maximilien demeure seul. Ce n'est pas le
mot tout h fait juste. II devrait dire : « simplesse I
6 candeur plus que virginale ! »
Et ceci n'est rien encore. Voyez No6mie Hurtrel,
dans Ylrreparable de M. Bourget. EUe lit Schopen-
hauer et Darwin, Monsieur de Camors etles romans
de Balzac ; elle passe sa jeunesse dans les villes
d*eaux elegantes, en compagnie d'une mere frivole,
a laquelle ses amants ne laissent pas le temps de la
surveiller; entouree d'hommes de plaisir qui lui
murmurent a I'oreille des galanteries libertines,
elle a pris avec eux les habitudes de la flirtation la
plus aventureuse; ses allures, ses gestes, son rire,
la feraient passer pour une fllle. Aprbs cela,
M. Bourget nous garantit I'innocence physique de
lajeune personne. A la bonne heure. Mais il ya
mieux. Elle n'est pas seulement intacte (intacta
piiella)f elle est encore parfaitement ignorante.
Elle ne se doute pas de ce qu'on lui veut. Elle ren-
drait des points k Juliette, a Emma, k Loiilon. Ni
ses lectures, ni ses conversations ne Tout rensei-
gnee sur ce que I'amour comporte de materi.ilite
grossiere, sur le danger auquel s'expose une jcu le
fllle en recevant chez elle, vers les minuit, un re-
pr6sentant du sexe barbu. Quand Taraval, honiiue
marie, lui declare son amour, Tesperance du st'tluc-
LA JBUNE FILLE MODERNE DANS LE ROMAN 33
teur ne represente k la pauvrette « rien de deflni ».
Un soir qu'elle est a la fenfetre, respirant la frai-
cheur de Tair, Taraval enlre dans sa chambre, —
« Vous ici, Monsieur? Que se passe-t-il? » No6mie
salt du moins qu'un monsieur n'entre pas k de
telles heures dans la chambre d'une jeune per-
sonne. U se passe done quelque chose. Mais, nous
dit-on, « son innocence etait si enlifere qu'elle
n'avait pas la notion exacte du p6ril qui la mena-
Qait ». Taraval prend sa main, elle ne la retire
point, elle serre la main de Taraval. Mais que veut-
il de plus? Elle se le demanderait encore, si le mi-
serable ne la renseignait par un odieux attentat.
Pour justiflerune telle ignorance, suffit-il de nous
avoir avertis que, depuis longtemps, No6mie s'abs-
tenait d'aller au confessionnal? Aussi bien, telle
n*6tait point sans doute Tintention de M. Bourget
quand il nous donnait ce renseignement.
Je citais tout k Theure un mot de Fernande. Les
jeunes flUes d'Augier, Fernande elle-meme, et
celles de Dumas, n'en sont pas moins bien dilTd-
rentes des jeunes filles qu'avait peintes le Th^Atre
de Madame. Dumas et Augier ont les premiers,
rompant avec la convention, introduit dans uotre
litterature un nouveau type de la jeune fille, une
jeune flUe peu ou prou « avertie », mais qui ne se
borne pas du moins k z6zayer des gentillesses, qui
a un caractere, une volonte, qui sait juger, se faire
une opinion des choses, parler et agir avec une,
nettete categorique. Les jeunes filles d'Augier et
de Dumas n'ont pas Tespfece de charme mignard
que donnaient a celles de Scribe leurs graces en-
3
34 ferODBS DB LITTfeRATUBB CONTBMPOBAINB
famines et rougissantes. Nous nous apercevons
Uih que l'6ducation des femmes s est modiflee.
Ill
La plupart des ingenues qu' on Irouve encore de
nos jours, ne ressemblent gufere au naodfele tradi-
lionnel. Dans leur ing6nuil6 meme eUe» portent
une d6sinvoUure fringante d'enfant terrible. Vou-
lez-vous ce qu'il y a de plus moderne comma
ingenue? Void la Chiffon de Gyp. Corysande
d'Avesnes, plus connue sous le nom de Chiffon,
est, k seize ans, une ing6nue qui n'a rien de fade.
Pas fade du tout, M'" Chiffon. T6te 6bouriffee,
petit visage expressif et mutin, nez toujours en
I'air, mouvements agiles d'une gaucherie piquante.
EUe'a des maniferes de gamin qui font le d6sespoir
de madame sa mfere. Elle manque absolument de
tenue et de correction. Rien ne I'empfechera de
dire h haute voix ce qu'elle pense des gens, de le
leur dire en face, et mfeme si ce qu'elle pense
d'eux est trfes pen flalteur. Elle ne se tient pas
de parler h tort et k travers. Et dans quel langage,
mon Dieu I Son argot scandalise jusqu'i la bonne
tante Mathilde. Tante Mathilde lui conseiUe de r6-
fl6chir avant de donner r6ponse k ce pauvre colo-
nel d'Aubiferes, qui la demande en manage.
« Qu'esl-ce que je ferai, dit Chiffon, quand j'aurai
LA JBDNB FILLS MODERNS DAKS LB ROMAN 35
bien r^flechi ? — Eh 6ien, tu verras ce que tu veux
repondre... — Et je r6pondrai : « ZutI » — Zul?
r6p^te sa tante. Mais Chiffon se met a rire. —
« Ah I que c'est done drdle, tante Mathilde, de vous
entendre dire zutl... Vous n'y mettez pas rintention
du tout. — Pas rintention?... — Nonl... Zut!!!
C'est un mot qui veut dire : « Allez-vous pro-
mener I... » ou quelque chose comme ga... Alorsil
faut Tenvoyer plus d61ibdr6ment... Vous compre-
nez?... — Tupenses bien que jene vaispas, k men
4ge, apprendre a dire zut?... — Vous le diriez
pourtantbienl... »
G'est une petite flUe horriblement mal 61ev6e que
Chiffon. Mais pardonnons-lui ses d6fauts en faveur
de ses qualites. Si elle baragouine un fran^ais de
gavroche, elle d6teste qu*on parle anglais, mfeme
au a tennis ». Si elle « gaffe i> quelquefois, c est par
spontaneity de nature. Si elle a des fagons un tant
soit pen dehanch6es, c*est par antipathie contre les
gens « k la pose » ou k « I'epate ». Si elle est assez
ti^de en matiere de devotion, nous lui savons gr6
de ne pas vouloir de « directeur », nous admirons
la manifere trfes « cr^ne » dont elle se d^barrasse
du pere de Ragon, ce jesuite a Tair cauteleux, k la
voix douce, avec ses sourires tendus de vieille co-
quette qui cache des dents noires. Volontaire,
•dtourdie, impertinente, capricieuse, elle est fran-
ehe, droite, elle est naturelle et vraie dans un
monde factice. Ses mines d'6vapor6e ne Tempe-
-chent pas d*avoir un jugementtrfes juste; il y a
dans ce qu'elle dit beaucoup de choses folles, mais
il y en a aussi qui d6notent une philosophie su-
36 fiTUDES DE LITTERATDRE CONTEMPORAINE
p^rieure. Sa mere I'appelle fille sans pudeur; cela
veut dire que la pudeur de Chiffon ne fait pas de
grimaces. NuUe coqnellerie chez elle et nulle pru-
derie. Quand d'Aubi^res lui demande sa main, elle
s'exprime en « bon gosse ». « Tromper son mari,
je ne sais au juste ou ga commence ni oil Qa finit,
mais je trouve que c'est trfes mal... — Sans doute,
c^est mal I... — Eh bien, voilk!... c'est que je suis
sure que, si je vous6pousais... jevous tromperais...
Je vous aime beaucoup, beaucoup I... mais je crois
que je ne vous aime pas du tout, mais du tout,
comme il faut aimer son mari... et je suis certaine
que le jour ou je rencontrerais celui que j/aimerais
comme Qa....je me laisserais aller!... oh! mais Ik, en
plein!... vous voyez?... c'est sans gene d'oser vous
dire ga?... mais ga serait encore bien plus sans
gene de vous epouser sans vous le dire... »
IV
A Chiffon, I'ingenue dernier modfele, s'oppose le
type de la demi-vierge, que M. Marcel Pr6vost bap-
tisa il y a quatre ou cinq ans. Malgre la liberie de
ses allures et de ses propos, Chiffon, assez rcflechie,
assez observatrice pour se faire quelque id6e des
choses, ne salt de I'amour que ce qu'une jeune fille
tres pure, tres pen encline aux vilaines curiosiles
et aux sournoiseries, doit avoir inconsciemment
LA. JKUNE FILLK MODEKNE DANS LE ROMAN 37
devin6 en regardant autour de soi, si elle n'a pas
les yeux dans sa poche. La demi-vierge, elle, est
aussi renseignee qu'un carabia. ElTrontee et pro-
vocante, cela s'entend, niais cela ne jiistiQerait
pas encore le nom qu'on lui donne, et qui n'a rien
de figiir6. II ne s'agit pas d'une forme de « flirt »
plus aigue. Comment expliquer au juste sans
blesser I'honnetetd ce qu'est la demi-vierge? C'est
une jeune fllle qui ne reserve que ses derni^res fa-
veurs, etje n'oserais dire en quoi consistent les
avant-dernieres. Plus devergondee et plus per-
verse que les amoureuses entrainees par la passion
et par la chaleur du sang jusqu'a se donner tout
entieres, elle demande a des amants incomplets je
ne sais quel irritant et sterile plaisir, et porte dans
ce commerce impudique assez de circonspection
pour garder h pen pres intact un capital que sa
prudence ne hasarde pas.
M. Prdvost veut bien nous rassurer en circons-
crivant, en d^fmissant avecautant d'exactitude que
possible la contree a laquelle s'est appliquee son
observation. Ce n'est qu*un petit coin, le monde
des oisifs et des jouisseurs. II nous prdvient contre
les generalisations par trop simplistes. Toutes les
jeunes fiUes frangaises ne sont pas des denii-
vierges, ni meme toutes les jeunes fiUes pari-
siennes, nimeme toutes les jeunes fiUes du monde
a Paris. Grand merci de cette declaration ! Mieux
encore, il affirme que « nuUe part moins qu'en
France il n^y a de demi-vierges ». II y en a pour-
lant quelques-unes, il y en a, nous dit-on, de plus
en plus. M. Pr6vost se plaint d'ailleurs que les
38 fiTDDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE
moeurs modemes tendent k d6velopper le type.
G'est pourquoi il veut quon change T^ducation de
la jeune fille : et son livre, mfeme s'il y montre une
certaine complaisance dans la peinture des choses
qu il abomine, n'aurait, selon lui, d'autre objet que
de mettre au jour la necessity de ce changement.
La principale figure du roman, Maud de Rouvre,
est une jeune fille du plus grand monde, mais
ruinee, harcelee d6jk par les cr6anciers et qui ne
pent se tirer d'affaire qu*en faisant un riche ma-
nage ; elle a pour amant, pour demi-amant, Ju-
lien de Suberceaux, secretaire d*un depute, sorte
d'aventurier sans fortune, et elle veut se faire
epouser de Maxime de Chantel, un jeune coquebin
de province trfes amoureux, trfes naif, et, quelque
partla-bas, dans le Poitou, seigneur de trfes vastes
terres. Tout ce qu'une demi-vierge pent donner de
soi, Maud Ta donne k Julien. Quand, au d^but,
Julien entre dans la chambre de la jeune fille :
« Bonjour, Mademoiselle, vous allez bien?»Puis,
assur6 que Maud est seule, il Tattire, la serre, et,
sur I'etoffe du corsage, lui caresse des Ifevres le
gonflement de la gorge, le sillon mysterieux de
Taisselie, puis remonte jusqu'au col, jusqu'aux
yeux, jusqu'aux joues, avec des baisers qu'elle lui
rend longuement quand ils effleurent sa bouche.
Maud ne reQoit pas seulement Julien dans sa
chambre, elle va aussi dans la chambre de Julien-
Etce qui se passe 1^, M. Provost est trop respec-
tueux des biens^ances pour nous le dire, mais il
nous le fait entendre par des insinuations sugges-
tives.
LA JEUNE FILLE MODBRNE DANS LE ROMAN 39
Cependant, Maud, si elle est Men Theroine du
livre, n'est pas le type de la demi-vierge. Son ^me
ardente et implacable de revolt^e Thieve au-dessus
de ses congenferes. R6solue, coule que coute, de
vaincre la fortune et de r6gner sur le monde, elle
pr^ftrera, quel que soit son amour pour Julien,
devenir la maitresse d*un affreux banquier plut6t
que se condamner, endevenantla femme du jeune
homme, k une vie obscure et contrainte. Quand
elle est sur le point d'epouser Maxime, alors meme
elle se refuse a son amant, et, par un dernier scru-
pule de loyaut6, reserve le supreme baiser pour
Thomme qui va lui donner son nom et sa fortune.
Maxime, lorsque Julien a parl6, ne pent encore se
r^soudre k la perdre. « Si je vous aimais assez pour
Yous pardonner? » Mais ce mot^ elle est trop fifere
pour le souCfrir. « Partez, r6pond-elle, je ne veux pas
de pardon. » II y a en Maud, malgr^ son ignominie,
quelque chose de hautain et d'h6roique, qui fait
d'elle une creature tout exceptionnelle dans son
monde vicieux et gki6.
Quant a Jacqueline, sa soeur, celle-la est parfai-
tement et entiferement vierge. Elle n*accorde rien,
mais rien du tout, h personne, pas la plus insigni-
fiante caresse. Aussi bien elle sait, en se defendant,
se faire desirer. Avec sa peau de sole, ses yeux
glauques, toujours a demi caches par des paupiferes
lourdes d'une voluptueuse langueur, avec ses
formes d6j&. mures et sa pudrilit^ voulue de gestes
et de paroles, elle a tout ce qu'il faut pour griser
les hommes, pour exciter leur convoitise, pour
leur injecter de la folie dans le sang. Lorsque Luc
40 ETUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE
Lestrange, Je deflorateur de profession, veut la
saisir, elle glisse, s'esquive derriere le piano, et,
debout sur la pedale, caresse le clavier d'un arpfege,
si adroitement que son corsage, a peine 6chancre,
semble lui deshabiller la poitrine. Regardez, ne
louchez pas. G'estjustement sur Lestrange qu'elle
a jete son devolu. Trfes avis6e et tres sage, elle
veut se marier. Oh I si nos moeurs etaient moins
s6veresl Peut-etre un jour viendra ou les jeunes
fllles voyageront seules, noctambuleront, depense-
ront de I'argeutaleur fantaisie, auront des amants...
« Pourquoi pas? dit-elle a Hector Le Tessier, qui
trouve le programme un pen large. Vous vous ma-
riez bien, vous, quand vous vous etes affichds pen-
dant dix ans avec des cocottes. Ce serait un usage a
etablir, voila tout. On dirait : « Mademoiselle une
telle a eu une jeunesse orageuse, mais ce sont
les jeunes filles comme celles la qui font les
meilleures femmes ». — En attendant, ilfaut se tenir
si Ton veut trouver un mari. Voila pourquoi, en fiUe
prudente, elle ne laissera pas toucher le moindre
acompte avant le mariage. Les onze mille vierges
toutes ensemble n'etaient pas plus intactes qu'elle.
Son man, elle prend soin de le dire a Lestrange,
aura la satisfaction d'inaugurer sur toute la ligne.
Et le jeuue homme, qu'elle emoustille, qu'elle
allume, quelle chavire, finit par s'executer, par
recourir^ en Tepousant, au seul moyen qui lui soit
laisse de contenter sa brulante envie. Vous croyez
peut-etre qu'ils ne tarderont pas k divorcer? Allons
done! Liberte complete de part et d'autre, c'est
convenu. lis ne seront associ^s que pour les petits
LA JEUNE FILLB MODBRNE DANS LE ROMAN Ai
moments, particulierement agreables, et aussi
pour les interets serieux de la vie. Hors cela, Les-
trange continuera ^ courir, el Jacqueline ne se
piquera pas d*une fidelite a ia Penelope. Uii di-
vorce ?Et pourquoi done? Leur edifiant exemple
consacrera I'indissolubilite du mariage.
Pas plus que Maud, Jacqueline n'est le type exact
de la demi-vierge. Certains traits de son caractere
mettent Tune a part, etTautre, avec son devergon-
dage calcule, salt flreserver de toute atteinte une
virginit6 all^chante. Mais, k c6te d*elles, M. Prevost
nous montre un essaim de jeunes filles qui n'ont
ni la hauteur de Maud, ni la sagesse precoce de
Jacqueline. Faire la roue, rire aux plaisanteries
louches, glousser, fretiller, se tremousser et se tor-
tiller, quSter, en frottant leur peau conlre les
hommes, d'dcres enervements, telles sont leurs
pratiques familiferes. Marthe de Reversier met,
sous la table, sa jambe a chevai sur le genou de
Lestrange ; Dora Calvell pose, chez le peintre Val-
belle, une delicieuse Rarahu, sans autre costume
que des feuilles de palmier; la petite Avrezac,
laissant sa gouvernante dans le fiacre, devant la
porte de Julien, reste une bonne heure chez le
jeune homme, et s'y montre, nous dit-on, plus
complaisante pour lui que ne le sont les filles pour
les financiers. Ah I il n'y a pas a craindre aVec elles
ce qu'on appelle la surprise de Talcove ; elles ne
crieront pas, le lendemain des noces, a la trahison
et au viol. La th6orie de Tamour n*a pour ces ten-
drons aucun secret; et meme, a seule fin de se
pr6munir plus siirement contre tout embarras.
42 fiTDDES DE LITTERATDRB CONTEMPORAINK
elles y ont ajoute quelques notions pratiques de»
plus d6niaisantes. Et c'est maintenant aux jeunes
mari6s que Talcdve manage des surprises.
Quelque delectation que semble lui procurer la
peinture de ces d6duits, M. Marcel Provost prend
sa revanche de moraliste en jetant, dans une pre-
face, des clameurs d'effroi, M. Prevost est tellement
effray^ que, pour prevenir le mal, il recourt lout
de suite au remfede heroique. Claquemurez vos
lilies. Voulez-vous etre surs qu'elles ne vont pa*
chez Julien ? verrouillez leur porte, et, si vous n'ha-
bitez pas trfes haut, grillez leurs fenfetres. 11 y a
mieux encore : mettez-les au couvent. C'est la so-
lution que recommande le Jalin du livre, Hector Le
Tessier, qui n'a pourtant rien de farouche. « Au-
trefois, dit ce viveur assagi, la vierge 6tail ^lev^e
dans un cloitre, gen^ralement en parfaite inno-
cence, car vous ne prenez pas au serieux, je pense,
ce que racontent les philosophes de table d'h6te
sur limmoralite des convents? EUe sortait de Ik
pour se marier avec un homrae qu'elle connaissait
a peine, mais que Taccord des parents avait ^lu. »
Voila rid6al que nous propose Le Tessier. Philoso-
phe de table d*h6te est une 6pithete que Ton n*aime
pas k recevoir ; aussi me contenterai-je de rap-
peler que Maud de Rouvre a et6 61evee h Picpus.
Mais celte innocence parfaite, qui suppose une par-
faite ignorance, n'ofFrirait-elle pas quelque danger?
Au cours de morale que suivent Jacqueline et ses^
compagnes, un jeune maltre explique les deux
616ments, tendresse et sensuality, dont T^troite
union constitueTamour conjugal. Peut-etre M. Pr6-
LA JBUNE FILLS MODBRNB DANS LB ROMAN 43
vost n'a-t-il pas tort de pref6rer une 6ducaiion de
« petite oie blanche ». On regretle settlement qull
ne voie pas de milieu entre Toie blanche et la demi-
vierge. Et, croyez-le bien, ce n'est pas < trois quarts
de >derge » que je veux dire. Une jeune personiie
trfes pure et trfes chaste n'est pas forcdment une
pimbfeche qui ne sait que baisser les yeux et rougir.
Quelle idee a-t-on des flUes, si, pour les empfecher
de devenir des demi-vierges, on croil n^cessaire
de les cloitrer, et, comme dit Arnolphe, de les ren-
dre idiotes ?
J*en reviens aux lemons de Molifere. Dans la mai-
son ou la tient son tuteur, Agnfes vit en recluse, ne
sachant rien du monde, « bete » et a stupide »
autant qu'Arnolphe pent le souhaiter. Le barbon
s'applaudit et triomphe. Mais il a compte sans
Horace : Horace parait^ et voilk toute la « politi-
que » d*Amolpheavau-reau. AgnesreQoiten pleine
nuit le jeune homme dans sa chambre. Agn^s va
dans la chambre du jeune homme chercher asile
contre un tuteur qui lui est devenu odieux. Et c'est
justement en cela qu'6clate son innocence. Tout
cela, dit Arnolphe, se condamnant lui-m6me sans y
penser.
Tout cela n'est parti que d*une kme innocente.
11 est heureux qu'Horace soit un honnete jeune
homme, qui n'a pas de mauvais desseins., qui rou-
girait d'abuser une fille aussi candide.
Dans les Demi'Vie7'ges^Yo\e blanche est une pe-
tite provinciale, charmante et insignifiante, Jeanne
de Ghantel. Trfes bien elev6e, au moindre mot
44 ETUDES DB LITTERATURK CONTBMPORAINE
qu'on lui dit, sa timidite s'effare. Elle ne bouge pas,
ne fait pas uii geste, ne prononce pas une parole,
ne quitte pas des yeux le sol. Quand Luc Lestrange,
Tcnil luisant, se rapproche d'elle, lui insiuue des
propos caressants et louches, un sourire de com-
plaisance et d'incomprehension fleutit sur ses le-
vres. Elle finit cependant par deviner chez le dr61e
rintention de mener sa pensee par des chemins
interdits ; alors, elle a peur, elle ne sail que mur-
murer : « Monsieur !... » ; et la pauvre enfant va
surement defaillir, lorsque Le Tessier lui offre de
la recondnire aupres de sa mere. Le Tessier a trouve
en Jeanne la jeune fille de ses reves. II ne se deci-
dera pourtant a I'^pouser qu'apres avoir re^u du
fond de la province, ou elle a ete bien vite rame-
n6e, un billet disant : a Je sais bien que je fais
quelque chose de tres mal. Mais j*ai trop de cha-
grin. II faut que sache si je dois entrer au convent. »
Eh 1 eh ! la petite masque ! Oui, Mademoiselle, vous
faites la quelque chose de Ires mal ; et si, en rece-
vant votre lettre, le premier mouvement d'Hector
est de la couvrir de baisers, le second est de se
dire : « Je suis bete comme un coUegien I A mon
%e, et avec I'experience que j'ai des jeunes fllles I »
Par bonheur, il y en a un troisifenie ; Hector partira
le plus t6t possible pour le coin de province ou
Jeanne I'attend. Mais, quand meme, ce n'est pas,
si j'ose m'exprimer ainsi, avec une plume d'oie
blanche que Jeanne a ecrit son petit billet.
LA JBUNB FILLE MODERNE D4NS LK ROMAN 45
L'horreur de M. Pr6vost pour les demi-vierges
ne juslifie pas assez sa predilection pour les oies
blanches. II y a un autre type de jeune fiUe que
devaient produire I'l^ducalion moderne — je ne
parle pas du cours de Jacqueline — et le change-
ment des moeurs ; il y a la jeune fille honnele, non
« innocente », qui mepriserait sans doute le dever-
gondage des demi-vierges, mais que Jeanne ferait
sourire avec son ing^nuit^ transie.
A Tamericaine, alors? Pourquoipas? Ceux qui,
apres un rapide sejour, nous peignent TAm^rique,
ont ete surtout frapp6s par des singulariles. L*6du-
cation trfes libre que les jeunes filles y regoivent
laisse leur nature se d6velopper sans contrainte.
De la, un grand nombre de types divers, parmi
lesquels nos romanciers, ou meme nos moralistes,
nous font de preference connaitre ceux qui cho-
quent le plus les traditions de notre race. Mais ceux-
\k justement ne sont, outre-mer, que des excep-
tions. Telle jeune fille se fait entretenir de fleurs,
de places au theatre, de bijoux, par des amou-
reux, d'ailleurs tout platoniques; telle autre a ou-
vert chez elle un cours de high- kicking (c'est, de-
clare M. Bourget, auquel j'emprunte ces exemples,
Tart de jeter son pied aussi haut que possible). II y
a, nous dit-on, la Beaute professionnelle, ou, sim-
46 Etudes dk uTrfiRATDRE contemporaine
plement, la 'Beaut6, « qui fait partie des grands di-
ners et des grands bals comme les roses a un dollar
chacune et le champagne brut » ; la Gargonniere,
qui s'habille de costumes tailleur, marche tout
d'une piece, joue au billard, pratique les plus vio-
lents sports, et, pour se procurer quelque nouvel
« excitements, faitun voyage en express assise sur
le chasse-pierres de la locomotive ; Tlntellectueile,
qui a tout lu, tout compris, sans rien gouter, qui
vous etonne moins encore par runiversalil6 de ses
connaissances que par le pen de profit qu'elle en
tire pour sa culture, comme si, chez elle, le travail
du cerveau se faisait mecaniquement, et qu'il n'y
eilt aucune communication entre sa vie mentale et
sa vie morale. Ges types-Ik ne sont, a vrai dire, que
des caricatures. La jeune Am6ricaine, la vraie, n'en
diff^re pas moins de la jeune FranQaise jusqu'a
scandaliser nos pr^juges h6reditaires. Et rien
d'etonnant, puisque le type id^al est pour nousToie
blanche, la petite dinde, Texquise b6casse, autre-
ment dit la demoiselle bien eleve.e, si bien 61evee
qu'elle n'a aucune individuality, aucune existence
personnelle ; car 61ever les flUes, de ce c6te-ci de
I'eau, consiste ales conserver ignorantes des choses
de la vie, a les surveiller, a les r6primer, k mater
en elles toute initiative en les tenant, jusqirau jour
du mariage, dans une passivite desGBuvr6e et vide.
II n y a pas d'apparence que T^ducation ameri-
caine s'acclimate jamais chez nous : cette educa-
tion repond a un 6tat moral et social qui difffere
trop du n6tre. Mais, en consid^rant le progres qui
s'est fait dans ces derniers vingt ans, on se rend
LA JBDNB FILLS MODBRNl£ DANS LE ROMAN 47
compte que la jeune flUe frangaise subit des main-
tenant une modificaiion sensible. Kile peat, sans
d6shonorer son sexe, unir la volont6 k la dou-
ceur, r6nergie a la d61icatesse, I'ind^pendance
ila modestie, voire la notion du bien et du mal,
sinon a Y « innocence », du moins k la puret6 et a
la chastete d'dme.
Cette jeune iille nouvelle, il faut avouer que
noire litt6rature contemporaine en offre peu
d'exemples. EUe n'est pourlant pas, aprfes tout, si
contraire aux traditions nationales.Temoin Moliere
lui-meme, qui aprfes avoir, dans la plupart de ses
pieces, lutt6 pour r^mancipation des femmes, nous
propose, en la personne d Henriette, un module ou
il n'y aurait pas grand'chose k retoucher pour qu*il
put encore servir.
Parmi toutes les jeunes OUes que nos romanciers
modernes ont mises en sc^ne, celle qui se rappro-
che le plus d'Henriette est peut-etre bien la Marie
Couturier du dernier roman de M. Zola, une Hen-
riette en rapport avec notre d6mocratie. L'auteur
de Paris a voulu repr^senter en elle, non pas seu-
lement une jeune fllle, mais le type meme de la
jeune fllle, telle qu'il la congoit. Marie a tout le
charme de son sexe. Rien de dur ni meme de viril ;
mais on n'a qu*a la voir pour la sentir bien portante
el forte, avec sa taille droite, sa demarche libre,
son regard ferme et assur6. Tout en elle respire la
sante, la vaillance, la possession de soi-mfeme. Trfes
instruite, ellea ete (^Icvee dans les lyc6es, ou Tensei-
gnement est laique et d6mocralique, oil il a pour
objet de former, de d6velopper la personnalit^.
48 fiTDDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE
non pas tant par le savoir que par Teducation de I'es-
pritet de la conscience. Tombee en un cerveaii so-
lide, cette instruction ne Ta point alourdie ni genee.
Nul pedantisme, nul d6dain des travaux de son sexe ;
elle surveille la lessive, elle met la main aux beso-
gnes du menage. U lui manque lagaucherie de Tin-
g6nue tremblante etbelante ; en revanche, elle aune
parfaite droiture d'intelligence et de coeur, elle est
dtrangfere k tout d6tour, k toute inquietude, a cescu-
riosites obliques qui fletrissent Timagination. Libre
de superstitions et de chimeres, elle ne demande
k la vie que ce qu'elle peut en attendre, mais n*en-
tretient pas moins en son coeur la religion de I'ideal,
le culte de la justice et de Thumanite. Toujours gaie
et dispose, elle n*a ni caprices, ni vapeurs. Ne lui
souhaitez pas des graces alanguies, je ne sais quoi
de mievre, de fantasgue, de maladif. Elle est sage,
elle est simple, elle est saine de corps et d'Ame.
Apres avoir 6te la jeune flUe, elle sera la mfere.
Ill
FECONDITE
PAR EMILE ZOLA
Fecondile est le premier volume d'une sorte de
tetralogie qui a pour litre : Les quatre Evangiles.
Le second s'intitulera Travail ; le troisifeme Verite ;
le quatri^me Justice, Ces quatre volumes doivent
resumer toute la philosophie sociale de M. E. Zola ;
et, pour ainsi dire, ils annonceront la religion nou-
velle que Pierre Froment, des Trois Villes, aprfes
ses vaines tentatives pour 6purer et rajeunir un
catholicisme perverti, a decouverte enfln, hors des
dogmes et des mystferes, dans la libre conscience
de I'humanite.
Le denouement de Paris nous montre, sur le
haut de Montmartre, la femme de Pierre, Marie, qui
l^ve son flls au bout de ses deux bras en un beau
geste d'enthousiame et Tolfre a la ville, initiatrice,
civilisatrice, liberatrice des peuples, « que le divin
soleil easemence de lumiere, roulantdans sa gloire
la moisson future du progresw. — « Tiens, Jean,
liens, mon petit, dit-elle, c'est loi qui moissonneras
4
50 6TUDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINK
tout Qa et qui mettras la r^colle en grange 1 » Jean
sera le heros de Justice ; nous Ty verrons r6aliser
ce reve en inaugurant I'fere de la communion uni-
verselle entre les hommes. Mais dans la marche que
le genre humain pours uit k travers les Ages, il y a
trois etapes anterieures. Famille, cit6, patrie, voila
la suite du d^veloppement social ; et, de meme que
la famille, en s'accroissant, devient la cite, que la
cit6 engendre k son tour la patrie, de meme I'id^e
de patrie aboutit naturellement, chez les esprits
elev^s, chez les cceurs g6ndreux, a la conception
d'une humanit6 fraternelle. Apres Jean, Pierre a
encore trois fils, Mathieu,Luc et Marc. Nous saurons
plus tard comment les deux derniers, Luc dans
Travail, Marc dans Verite, preclient leur Evangile,
Luc, celui de la cit6 et Marc celui de la patrie, en
attendant que, dans /i/s^fc^, le premier-ne de Pierre
achfeve le cycle. Quant a Fecondite, dont Mathieu
est le heros, ce premier volume de la serie, o»
plutot ce premier chant du pofeme, comme s'exprime
M. Zola, a pour sujet la famille.
La plupart de nos romanciers font ce qu'on
appelle des romans d'analyse, oil ils appllquent
leur faculty d*observation et dlntuilion a T^tude de
cas individuels ; c'est I'individu qui les interesse,
soit en lui-meme, soit dans ses rapports avec
d'autres individus. M. Zola, lui, n'envisage pas un
« moi » particulier pour analyser le jeu intime de
ses passions ; Thomme I'interesse comme membre
de la communaute humaine. Plus moraliste que
psychologue, les problemes sociaux attirerent des.
le debut Tauteur des Roiigon-Macquart. Et, de \ky
f6condit6, par e. zola 51
la portee deson CEuvre. De la aussi, la conception
epique et symbolique qu'il se fit du roman. Celte
conception est du reste en parfait accord avec son
genie. Seul parmi nos romanciers modernes, il a le
g-6nie assez vaste et assez puissant pour la realiser
dans toute son ampleur.
Fecondtte lui a. &le inspir^e par des preoccupa-
tions d'humanite generale. Mais nuUe part, a vrai
dire, le mal qu'il combat nest aussi grand que chez
nous. Si ceux qui soutiennent encore les id6es de
Maltlius peuvent, en consid6rant I'ensemble du
genre humain, s'appuyer d'arguments plus ou
moins specieux, ils ne sauraient du moins nier eux-
memes que la diminution de la natalite dans notre
pays ne soit une terrible menace pour sa puissance
et sa grandeur. Voila longtemps que les econo-
mistes donnent Talarme. Mais leurs statistiques,
quelle qu'en soit I'^loquence, ont peu d'eCfet. A
ceux de nos ecrivains quine s6parent point Tart de
la vie, que preoccupent les questions morales et
sociales de leur epoque, surtout quand elles tou-
chent leur pays de si prfes, il appartient sans doute
d'atlirer sur ce peril Taltention du grand public en
mettant sous ses yeux la reality vive. C'est ce qu'a
fait Tauteur de Fecondite. Et peut-etre son oeuvre
ne sera-t-elle pas inutile. A Tappel de Jean-Jacques
Rousseau, les meres d'il y a un siecle nourrirent
leurs enfants : aujourd'hui il ne s'agit pas seule-
ment que les meres se fassent nourrices, il s'agit
d'abord que les femmes soient meres, que Tegoisme,
la vanite, Tamour du plaisir ne tarissent pas la vie
dans sa source meme.
52 ETUDES DE LITTfiRATURB CONTBMPORAINB
Mais a quoi serviraient les progrfes de la natalite
si la mortalite devait s'accroitre d'autant ? M. Zola
ne pouvait omettre dans son livre ce point de la
question. 11 nous y fait voir en de path^tiques
tableaux a I'atfreux d6chet des petits etres ». Un
grand nombre sont nourris par les mercenaires
professionnelles, « qui, chaque ann^e, vont au
mAle, comme la vache est conduite au tau-
reau, pour le lait » ; et, si Tenfant de la nourrice
meurt presque toujours d'etre mis tout de suite h
la pM6e, avec les bestiaux, Tautre enfant meurt
souvent lui-meme d'un lait qu'il ne s'assimile pas.
iMais cela serait encore peu. Vingt mille innocents,
chaque annee, sont emportes de Paris, qui n*y
reviennent pas, qu'on ne revoit jamais plus.
M. Zola nous montre les rabatteuses arrivant des
quatre coins de Thorizon pour enlever k la grande
ville leur proie. Dans les salles des H6pitaux et des
Maternit^s, dans les cliambres louches des sages-
femmes, dans les mis6rables taudis des accouchees
sans feu et sans pain, elles vident les berceaux, elles
font main basse sur toute une moisson d*enfants
que se disputent les nourrisseuses. Certains villages,
Rougemont par exemple,n'ont d^autre Industrie que
Televage des pelits Parisiens. Deux fois par mois,
la Couteau vient a Paris mener les flUes-meres de
la contr^e et racoler en meme temps son lot de
nourrissons. Etcesnourrissons, quedeviennentils?
Autour de Rougemont, certains pays font de la
dentelle, d'autres font du fromage, d'autres font du
cidre ; k Rougemont, oil les meneuses portent leurs
paquets, on fait des petits morts.
FECONDIT^, PAR E. ZOLA, 53
C'estla Vimeux, qui n'achfete jamais unegoutle
de lait, qui fait sa bouillie avec des croiites ra-
massees a la rue. G'est la Loiseau, chez laquelle,
couches sur de vieux chiffons, les petits pourrissent
daus leur ordure. C*est la Gavelte, confiant ses
pensionnaires a la garde du grand-pere, un vieux
paralytique qui n'est pas seulement capable d'em-
pecher les poules de venir leur piquer les yeux.
Enfm, c*est la Couillard ; celle-ci, qui loge dans une
maison isolee, tout pres du bois, a sa speciality.
Aucun enfant n'est jamais sorti vivant de chez elle.
Quand la Couteau lui porte un nourrisson, tout le
village sait a quoi s'en tenir. Les parents ont donne
du coup une forte somme, soi-disantpour plusieurs
annees. Au bout de huit jours, I'enfant est mort.
Rien de plus simple. On prend si vite, k cet ^ge,
une pleuresie, une fluxion de poitrine I La porte ou
la fenetre ouverte sur le berceau, il n'en faut pas
davantage. Et, vite, k un autre ! La Couillard a fait
jadis six mois de prison pour vol : Tassassinat des
petits enfants, qui rapporte plus^ n'offre pas le
moindre risque.
Telle est Tindustrie des nourrisseuses. Dans la
plupart des departements qui s*y livrent, la morta-
lite s'eleve a cinquante sur cent ; dans lesmeilieurs.
a quarante ; dans les pires, a soixante-dix. Du reste,
si tous ne nieurent pas, combien, parmi ceux-1^
memes qui reviennent vivants, portent en eux le
germe de la mort! Lk encore, ii y a une h6ca-
tombe, payee au monstre de* I'egoisme social. Et
c'est ainsi que, chaque annee, disparaissent dans
le gouffre des milliers et des milliers d'enfants ;
54 ETUDES DE LlTTfiRATURE CONTBMPORAINE
effroyable massacre, au prix duquel ne compterait
meme pas celui de la guerre la plus meurtrifere.
Le veritable sujet de M. Zola, comme rindique
son litre meme, ce n'est pas la mortality des en-
fants, qu'une surveillance attentive fait decroitre,
c*est la natalite, qui devient toujours plus faiblew
Cette diminution progressive de la natalite est due
k des causes diverses. II fallait, pourchacune de ces
causes, nous montrer un exemple vivant ; puis, a
tous les personnages du livre qui fraudent la na-
ture, il fallait opposer la feconde union de deux etres
vaillants qui cr^ent a chaque nouvel enfant son lot
de subsistances et son heritage sur la terre. Ici, les
Beauchfine, les Morange, les Lepailleur, les S^guin,
les Angelin ; Ik, les Froment. Racontons brieve-
ment I'histoire de ces divers manages, et nous au-
rons ainsi resume le livre.
Les Beauchene d'abord. Alexandre Beauchene^
chef, a vingt-cinq ans, d'une importante maison de
m6canicien-constructeur, s'est marie avec une h6-
ritifere, laide, sfeche, et des moins app6tissantes,
qui lui apportait cinq cent mille francs de dot. Us
ont un fils, le petit Maurice, et ne veulent pas
d'autre enfant. Maurice doit etre le maitre unique
de Tusine. Leur orgueil s'epanouit k I'idee qu'il de-
viendra un de ces princes de Tindustrie qui rfegnent
sur le monde moderne. Tous deux sont bien d'ac-
cord pour ne lui donner ni frere ni sceur. Beauchene,
qui a de fougueuxapp^tits, se d^dommage de Tahs-
tinence conjugate en courant aprfes les filles, et sa
femme ferme les yeux, finit par lui laisser pleine
licence, heureuse, apres tout, d*6viter un malen-
F^CONDITjfi, PAR E. ZOLA 55
contreux accident qui ruinerait ses ambitions ma-,
lernelles.
Les Morange sont d'une condition plus modeste.
Lui, chef complable a Tusine, un brave homme me-
diocre et faible ; elle, jolie, ^legante^ vaine, ayant
de bonne heure reve la fortune, les belles relations,
toutes les jouissances d'un monde superieur a son
etat et dont elle imite de loin le luxe en se privant
du necessaire. Us ont une Ulle, Reine, que leur idee
fixe estde doter richement. Pourvu qu'aucun autre
enfant ne vienne se mettre a la traverse I lis sur-
veillent leurs caresses, non sans qu'un moment
d'imprudence les jette parfois dans I'angoisse. La
petite Reine aura sa dot ; elle fera un beau mariage,
elle leur ouvrira ce monde aux plaisirs duquel
M"« Morange aspire.
Petits propria taires pay sans, les Lepailleur vivent
cbichement du produit de leur vieux moulin et du
pen que leur rapportent quelques champs mal cul-
tives ; la femme, bornee et reveche, tete chevaline,
long visage convert de tacbes de rousseur, bouche
mince et serr6e d'avare ; Thomme, un grand
maigre, k la figure anguleuse, aux pommettes
saillantes, toujours furieux contre son moulin, qui
ne lenrichit pas, contre la terre, qu'il accuse d'in-
gratitude. Eux aussi, comme les Beauchene, comme
les Morange, ils n'ont qu'un enfant; et, pour la
m&me raison, ils sont bien decides a n*en pas avoir
d'autre. Le jeune Antonin deviendra un « Mon-
sieur » ; au lieu de peiaer sans profit sur des champs
us6s, il s'en ira, le moment venu, chercher une
bonne place a Paris.
56 ETUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE
Ces trois manages, les Lepailleur, les Morange,
les Beauchene, repr6sentent des classes diverses de
la societe ; mais, chez tous les trois, la fraude con-
jugale s'explique egalemenl par des calculs d'am-
bition. Voici maintenant les Seguin, im couple de
riches oisifs, detraques par les trepidations fi6-
vreuses de <c la vie parisienne », pervertis par une
litterature frelatee,par un pessimisme de snobs, qui
affecte la haine de la vie. Dans les premiers temps
de leur mariage, un fils et une fiUe leur sont n6s,
qu'ils laissent entre les mains des domestiques pour
courir les cenacles, les ateliers excentriques,les pe-
tits theatres a la mode,les lieux de plaisirs ou s'exas-
pere leur folie. Mais ils s'en tiendront l^. C'est deja
une assez mauvaise action, d'avoir procr6e deux
malheureux qui ne demandaient pas a vivre.
Voici encore les Angelin, jeunes epoux ravis Tun
de rautre.Ceux-laont cherche un refuge aux champs
pour s'y aimer en pleine liberie ; on les rencontre
vaguant par les sentiers des bois, on les surprend k
echanger leurs baisers derriere les bales en fleurs.
lis se sont promis d'avou% a trente ans, un gar^on
plus beau que le jour. En attendant, ils jouissent de
leur jeunesse. N'est-ce pas quelque chose de d61i-
cieux, cet amour vivant de lui seul au soleil du
printemps, dans le cadre de la nature en fete ?
Et voici enfm Serafine, la soeur d' Alexandre Beau-
chene, une jeune femme belle, gracieuse, sedui-
sante,lfevres rouges^dents blanches de louve, grands
yeux bruns paillet^s d'or, ou brule une flamme de
passion sensuelle. Veuve h vingt-cinq ans,elle s'est
jetee furieusement dans la debauche. Ce qu'elle re-
FfiCONDITE, PAR E. ZOLA 57
doute, c'est Tenfant. Eternelle crainte qui terrorise
Tamour I Sait-on jamais s'il ne faudra pas payer un
moment d'oubli par de longues souffrances, par
d'interminables tracas? Ah! si ell6 pouvait se
donner sans contrainte, sans precautions, assouvir
a toute heure, sans limiter, sans gMer sa joie, la fa-
rouche ardeur qui lui brule les veines !
Tous, les uns par int6ret, les autres par deprava-
tion c6rebrale ou par amour du plaisir, se derobent
aux lois de la nature. En face d'eux, M. Zola met
Mathieu Froment et sa femme Marianne, une cou-
sine pauvre d^Alexandre, chez lequel le jeune
homme I'a connue. Un bel amour est n6 dans leur
coeur, un amour sain, tranquille, solide, que prece-
dferent I'estime et la confiance reciproques. EUe
avait dix-sept ans et lui vingt quand ils se sont ma-
ries. Pour toute ressource,les quelques milliers de
francs que Mathieu gagnait a I'usine Beauchene.
Mais qu'importe? Ils ont foi dans la vie. N'est-on
pas sur de s'en lirer avec de la bonne volont6
et du courage? Leurs moments de gene ne les
pr^occupent guere. lis se sentent assez forts pour
vaincre all^grement toutes les difficultes. D'autres,
qui sont riches, ne veulent qu'un enfant, deux an
plus; eux, qui ne possedent pas un pouce de terre
au soleil, Beauchene et sa femme ont beau les
traiter d'imprudents, de fous, ils ne se ravaleront
pas h des pratiques r^pugnantes, et chaque nouvel
enfant qu'ils auront leur sera un sujet de joie et
d'orgueil.
Mais voyez, h present, de quelle mani^re sont
punis ceux qui stcrilisent Tamour, et rdcompensds
58 6TDDES DB litt6ratdre contemporaine
ceux qui, selon la parole de TEcriture, croissent et
se multiplient.
Pour se d^barrasser des craintes p6rp6tuelles qui
corrompent ses joies, S^rafme recourt h un chirur-
gien cel^bre.L'operation faite, un nouTeau supplies,
bien plus affreux, commence pour elle. Ses appetits
se sont exasp6r6s, et elle ne pent maintenant les
assouvir. Des crises nerveuses, qui Tepuisent, qui
la rompent, oui I Mais, du plaisir, il n'y en a plus
pour la miserable, quelqueachamementfren^tiqu^
qu'elle mette k s*irriter les sens. Et puis, une se-
nility precoce la fletrit. Son visage seride, ses dents
jaunissent, ses cheveux tombent. Elle est bient6t un
objet de degoAt.
Les Angelin, k trente ans, veulent tenir leur pro-
messe. L'enfant ne vient pas. Comme frapp6s de
st^rilite par les ego'istes caresses des premiferes
ann6es, leurs 6treinles demeurent sans fruit. Et le
manage s'attriste, se desole, regrette amerement
d*avoir dissip6 ses jeunes amours. Oil est le temps
que tous deux, par les pr6s et les bois, erraient in-
souciants aux bras Tun deTautre? Maintenant, quel
vide dans leur maison ! Le silence et Tombre tom-
bent sur eux, chaque jour plus froids. Aucun rire,
aucun babil enfantin qui egayent leur foyer. Les
voila seuls pour toujours, sans joie, sans espoir,
s'acheminant peu h, pen vers une vieillesse ingrate
et morose.
Chez les Seguin, la venue d'un nouvel enfant met
tout a Tenvers. Sur d'avoir 6t6 prudent, le mari
s'emporte contre sa femme, laisse eclater en injures,
en menaces, une f6roee jalousie. M™* Seguin, hon-
F6C0ND1T6, par B. ZOLA 59
nete jusque-la, devient, pour se venger, lamaitresse
d*un romancier psycbologue, sorte de pedant a la
dernifere mode, qui, depuis longtemps, achfeve de
lui depraver Tesprit par d'insidieux sophismes.
C*est laruine coniplfele du manage. S6guin cherche
des distractions dans le jeu, dans Torgie, gaspille sa
fortune, finit par commettre une de ces ind61ica-
tesses que les honnetes gens appellent des vols;
M"* S6guin tombe de chute en chute k la pire igno-
minie, puis, sur le declin de TAge, se fait devote,
s'occupe de bonnes oeuvres en compagnie d'hommes
discrets qui la trottvent encore aimable.
Les Lepailleur envoient leur flls h Paris. Anlonin
y mfene une vie de paresse et de crapule, se fait
chasser de parlout, perd sa sant6 dans les has plai-
sirs. Et \oilk la discorde entre le mari et la femme :
run,furieuxcontre le jeune homme, auquelil refuse
toute aide ; Tautre, qui est en admiration b^ate de-
vant son enfant — une si belle 6criture ! — , mettant
& le soutenir un entetement farouche, se saignant
la mort dans 1 ame, volant mfeme le manage pour
lui envoyer de Targent. Antonin continue quelques
ann^es son existence abjecte, puis meurt d'une vi-
laine maladie. Dfes lors, ils se jettent chaque jour
leur flls k la tete, enrages Tun contre I'autre comme
deux betes enferm^es dans la meme cage. La vie
n'est plus tenable. Un matin, on trouve M"' Le-
pailleur pendue k une poutre de Tecurie. Et des
gens racontent que c'est Lepailleur qui Ty a accro-
ehie.
La deslin^e des Morange n'estpas moinsaffreuse.
M** Morange, quelques precautions qu'ils prennent
60 fiTODES DE LlTTfiRATURE CONTEMPORAINE
tous les deux, se voil menacee d'avoir un second
enfant. Ce serait leur reve k vau-l'eau, la dot de
Reine, le riche mariage, toutes les ambitions de
luxe et de plaisir que la jeune femme a caressees
pour elle-meme comme pour sa fille. II y a un
moyen de salut. Avec la complicity du debonnaire
Morange, elle se rend dans une de ces maisons sce-
lerates qui pratiquent I'infanticide avant terme.
Morange I'y retrouve morte, d6j^ froide. Et, plus
tard, apr^s la mfere, c'estle tour de la fille, pervertie
par Serafine, men^e^ elle aussi, chez Toperateur,
assassinee dans le meme bouge, couch^e, inerte et
pale, sur le meme grabat. Et Morange, qu'an^antit
ce nouveau coup, plus terrible encore, tombe en
une sorte d'hc^bdtude, garde tout juste assez de rai-
son pour faire machinalement sa t^che desormais
inutile et vide.
Les Beauchene enfin. De plus en plus, Alexandre
neglige la fabrique, y laisse grandir le desordre et
le gaspillage. M"™" Beauchene se console en repor-
tant toutes ses affections sur son fils, Tunique, le
bien aime, qu'elle entoure d'un veritable culte.
Mais Maurice meurt k vingt ans. C'est la foudre qui
passe, ilne reste plus rien. D'un moment a I'autre^
tout a ei6 balaye, emporte. Jin vain le mari et la
femme, jeunes encore, se rapprochent ; apres de
longs mois d'attente, ils perdent tout espoir de
remplacer I'absent. Et alors Beauchene s'6chappe
de nouveau, retourne aux filles, achfeve de miner
sa sante dans les sales debauches, tandis que
M'"* Beauchene, voyant I'usine passer, morceau par
morceau, dans d'autres mains, s'exaspere jusqu'a
FfiCONDITfi, PAR E. ZOLA 61
commettre un crime pour reconquerir cette usine
que son fils aurait relev^e, qui devait enfaire un roi
de rindustrie, un des maitres du monde.
Pendant ce temps, Mathieu Froment et Marianne
remplissent vaillamment tous les devoirs de la vie,
et la fecondite du manage, faisant sa joie, fait aussi
sarichesse. A mesure que lafamille s'accroit, il faut
de nouvelles ressources. Quand leur cinqui^me en-
fant vient au monde, Mathieu quitte Tusine Beau-
chene, loue h Seguin le pavilion de Chantebled,
avec quelques hectares des vastes landes incultes
qui rentourent. Ces terrains, ou n'ont jamais pouss6
que des ronces ou des joncs, son travail les fertilise,
en tire de riches moissons, y repand la vie etTopu-
lence. Et, a chaque enfant que Marianne lui donne,
Mathieu enrichit sondomaine d*un nouveau champ,
jusqu'^ ce que les cinq cents hectares du riche oi-
sif soient devenus la propriety du travailleur.
C'est la creation de tout un royaume, dans lequel
fleurit sa race.
Les enfants grandissent, travaillent a leur tour,
se r6pandent par le monde, font Tun aprfes I'autre
leur part de conquete. Au debut Mathieu laissait Ma-
rianne avec trente sous, le dernier jour du mois.
Et il se rappelle encore les Beauchene se moquant,
lui predisant une misfere noire, les S6guin etalant
devant lui leur luxe, les Morange d6daignant, dans
leur reve ambitieux, la gene voulue des families
nombreuses, les Lepailleur, auxquels ils ont du
quinze francs d'oeufs et de lait, goguenardant son
Iroupeau de mioches. Trente ans plus tard, il reste
seul debout, vainqueur avec sa femme Marianne par
62 fiTDDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINB
Tamour, par le travail, par une invincible conflance
dans I'avenir. AluiTusine des BeaucMne, ou regne
son flls Denis ; a lui Thdtel des Seguin, que poss^de
son flls Antoine ; k lui le moulin des Lepailleur, qu^a
rebA,ti son fils Gr6goire. Et dej^ void que la famille
deborde ; voici les flls de ses fils qui vont au loin,
jusque sur les rives du Niger, defricher des forets
vierges. Quand, parvenus a I'extreme limite de la
vieillesse les deux dpoux contemplent leur oeuvre,
ils se glorifient a bon droit d'avoir beaucoup enfant^,
beaucoup cr6e, d'avoir. contribue pour leur bonne
part au triomphe de la vie, et, par suite, au pro-
gr^s du genre humain.
Car la f6condite est la mere de la civilisation. Voila
rid6e g6nerale k laquelle M. Zola subordonne toute
son oeuvre. Sans doute il ne se dissimule pas les
arguments qu'une raison bornee ou qu'une sophis-
tique de decadents font valoir contre la multiplica-
tion de notre race. Ces arguments, on les retrouve
dans la bouche de Beauch6ne et de Seguin. Uuu.
allfegue, d'aprfes Malthus, la progression geom6-
trique des naissanceset la progression arithmetique
des subsistances, remontre a Mathieu que, si tout
le monde I'imitait, la terre, en moins de deux
siecles, n'aurait pas de quoi nourrir ses habitants ;
Tautre, avec des airs de superiorite, declare que les
plus intelligents sont les moins feconds, que plus les
peuples se civilisent, moins ils procreent, que nous,
Frangais, nous donnons un salutaire exemple en
corrigeant par notre sagesse I'aveugle fecondite de
la nature. Mais quoi? La theorie de Malthus, pure-
ment abstraite et Active, n'a, dans le domaine des
FfiCONDITfi, PAR E. ZOLA 63
fails, aucane valeur. Etpuis, est-ce que lachimiene
trouvera pas un jour ou I'autre le moyen de con-
vertir en aliment lesmatiferes inorganiques ? D'autre
part, siles peuples sont d*autautmoinsfeconds que
leur culture devient plus fine, il s'agit la d'une cul-
ture factice et malsaine, qui corrompt la vie natu-
relle. A vrai dire, tout progres, toute evolution vers
le bien a toujours proc6de du nombre. C'est la fe-
condil6 des travailleurs et des pauvres qui fait la
civilisation, qui, d'etape en 6tape,conquiert plus de
justice et de bonheur. Et, en admeltant meme que
la civilisation, a son tour, restreigne la fecondite,
voila done, pour notre terre, I'^quilibre final, la su-
preme harmonic, aux jours ou tous ses fils s'uniront
dans unepaixfraternelle.
M. Zola n*6crit point un traite d'economie sociale.
Si son imagination Temportait parfois, au-dela du
reel, dans le lointain des reves et des utopies, nous
n'en devrions pas moinsrendre hommage au g6n6-
reux amour de Ihumanitd qui lui inspire tant de
pages eloquentes.
Mais, apr^s avoir fait la part du poeme, il faut re-
venir au roman. J'y 8ignaleraid'abord,sans insister,
certains vices de composition. On trouve Qa et la
dans Fecondite des longueurs, des repetitions trai-
nantes. Ce qui est plus grave, c'est qu'on reconnait
d'un bout k Fautre la main de Tauteur arrangeant
les 6venements pour les besoins de sa cause ; et,
par exemple, il parait un pen bien simple de faire
mourir le fils des Beauchene, le fils des Lepailleur,
la fille des Morange : c'est donner beau jeu a la de-
monstration de la these ! Enfin M. Zola en met vrai-
64 Etudes db litt^rature contemporaine
menttropau compte de la fraiide conjugale. Voyez,
entre autres, les Seguin ; quelques mots ne sufftsent
pas h nous persuader queleur infecondit6 volontaire
puisse avoir uii effet tellement pernicieux,meine s'il
les redit plusieursfois, meme s*illeurprete Tautorite
du brave docteur Boutan. M. Zola p^che par exces
de zele. Pour detestables que soient les pratiques
auxquelles il en veut, on pourrail Irouver que la
punition desfraudeurs estbiensevfere, surtoutdans
certains cas, ou elle n'a vraiment aucun rapport
avec ces pratiques.
Nous Savons comment travaille Tauteur de Fe-
conditey et lui-m6me expliquait encore tout recem-
ment sa methode (1). Les ddfauts du roman se rap-
portent a ce que la composition en a de syst6ma-
tique a Texces, je dirais presque de mecanique.
M. Zola fait a?uvre de geometre. Mais la rigueur
meme de sa demonstration nous inspire de la de-
fiance. Car il ne s'agit pas ici de geometrie, et ce
sont des faits, non des raisonnements, qui ap-
puyentla tliese. Or, comme un romancier a tout
pouvoir sur la mati^re de son roman, plus sa de-
monstration est rigoureuse, plus nous en sentons
^'arbitraire.
Quant au style de Fecondite, les imperfections
y sont nombreuses. M. Zola, qui ecrivait jadis avec
un soin curieux, a bien raison de faire fi du ragout,
comme il dit; rien ne vaut la simplicity, la droi-
ture, la plenitude egale et tranquille. Mais si nous
(1) Dans une interviexo qu*a publi^e le Temps^ le jour mSme
ou FeoondiU paralssait.
FECONDrX^, PAR E. ZOLA H5
lui savons gre d'avoir le premier rompu avec les
raffinements et les contournements de ce qu'on
appelait I'^criture artiste, nous voudrions qu'il sur-
veillM de plus pres le fini, le poli de la forme. Son
style abonde en improprietes, en negligences de
toute sorte, et trahit, par ce qu'il a souvent de
diflfus, de Idche, d'inacheve, une excessive rapidite
d'execution. Aussi bien ces d6fauts neTempechent
pas d'etre un admirable ecrivain. Nul autre ne
regale en vigueur et en eclat, nul autre n'a sa
puissance verbale, sa teneur de mbuvement, sa
prodigieuse aptitude a exprimer en de grandioses
tableaux la vie des etres et des choses. Toutes ces
qualites se retrouvent dans son dernier livre. Mais
nous regrettons, meme dans les plus beaux en-
droits, que Tampleur et la magnificence de I'en-
semble ne se concilient pas toujours avec un souci
plus attentif du detail.
Sur le fond meme du roman, ou, pour mieux
dire, sur sa mati^re, on a fait a M. Zola une cri-
tique qui me semble pen jusliflee. Les d6licats se
sont plaints qu'il mette sous nos yeux des choses
r6pugnantes. Je voudrais bien savoir comment il
auraitpu nous en eviter la description. Certes, nous
trouvoas dans le livre plusieurs scfenes d'une cru-
dity toute m6dicale. Mais le sujet meme ne les ren-
dait-il pas n6cessaires ? 11 fallait montrerlemal ; il
fallaitle montrer dans toute salaideurpourlerendre
haissable, C'est ce que M. Zola fit toujours. Si cru
que soit M. Zola, il est chaste. Meme dans les
livres oil il semble prendre plaisir h etaler les igno-
minies, reconnaissons en lui le moraliste qui s'ac-
^ 6TDDES DK LITT^BATURB CONTEMPORAINB
quitte d'un devoir. Ces ignominies ne lui r6pugnent
pas moins qu*^ nous ; du reste la brutalil6 caudide
avec laquelle il les peint ne pent qu'en inspirer
rhorreur. Pour que Fecondite produisit tout son
effet, M. Zola devait nous conduire jusque dans les
taudisoii le fer des avorteuses accompli t son OBUvre
de mort, nous montrer M"** Morange agonisant sur
un ignoble grabat.
A ces afTreux Episodes, il oppose d'ailleurs toute
une s6rie de fraiches peintures oil la r^alite la plus
familifere s'illumine de po^sie. L'histoire des Fro-
ment, qui est le centre meme de Toeuvre, lui
fournit, « livre » aprfes a livre », de nombreuse&
scenes dont les unes ont un cbarme idyllique,
tandis que les autres tiennent tant6t du lyrisme,
tant6t de T^pop^e.
Ici, nous Yoyons les deux ^poux, entour^s de
leur petit peuple, dans rintimit6 tendre et gaiede
leur manage :
« Ah ! les gailiards, reprit Mathieu gaiement, les iFOttil
r6veiII6s !... Bah ! c'est aujourd'hui dimancbe, laissoas-les
venir. »
C'^tait, depuis uq instant, dans la chambre voisine, tout
un bruit de voIi6re en rumeur. On enlendail un caquetage,
un gazouillis aigu, que coupaient des fusses de rire. Puis il
y eut des chocs assourdis, sans doute des oreillers et des
traversins qui volaient, tandis que deux petits poings con-
tinuaient a battre du tambour contre la cloison.
« Oui, oui ! dit la m^re sourianle et inquiete, rdponds-
leur, dis-leur qu'ils viennent. lis vont tout casser. »
Le pere, a son tour, lapa du poing. Alors, ce fut, de
Tautre c6le du mur, une explosion de victoire, des oris de
joie Iriomphants. Et le p^re eut a peine le temps d'ouvrir
FECONDlTfi, PAR B. ZOLA 67
la porte, qu'on entendit, dans le couloir, un pielinement,
une bousculade. C'^lail le troupeau ; il y eut une entree
magnifique. Tous les quatre avaienl de longues chemises
de nuit qui lombaient sur leurs pelits pieds nus, et ils
trollaient, el ils riaienl, leurs lagers cheveux bruns envoles,
lenrs visages si roses, leurs yeux si luisanls de joie can-
dide, qu'ils rayonnaient de lumiere. Ambroise, bien qu'il
fi^t le cadety cinq ans a peine , marchait le premier, ^tant
le plus entreprenanty le plus hardi. Derri^re, venaient les
deux jumeaux, Blaise et Desir6» fiers de leurs sept ans,
plus r6flechis, le second surtout qui apprenait a lire aux
autres, tandis que le premier, resl^ timide, un peu pottron,
elait le r^veur de la bande. Et ils amenaient, chacun par
one main, M^e Rose, d*une beauts de petit ange, tir6e k
droile, tir6e a gauche, au milieu des grands rires, mais
dont les deux ans et deux mois se tenaient quand m^me
gaillardement debout.
« Ah ! tu sais, maman, cria Ambroise, j'ai pas chaud,
moi I Pais une petite place ! y»
O'un bond, il sauta dans le lit, se fourra sous la couver-
lure, se blottit contre sa mere, de sorte qu'il ne montra
plus que sa tSte rieuse, aux fins cheveux frises. Mais les
deux alnes, a celle vue, pouss6rent un cri de guerre, se
mdrenl a leur tour, envahirent la ville assi^gee.
« Fais une petite place I fais nue petite place !... Dans
ton dos, maman ! contre ton 6paule, maman ! i>
Et il ne resta par terre que Rose, hors d'elle, indign^e.
Vainement elle avait tent6 I'assaut, elle elait retombee sur
son derri^re.
« Et moi ! maman, et moi ! »
« II fallut raider, pendant qu'elle se cramponnait, se
hissait des deux poings ; et la m^re la prit entre ses bras, ce
fut elle la mieux placee... Ah ! la belle et bonne m^re Gi-
gogne, comme elle s*appelail elle-m^me en plaisantant par-
fois, avec Rose sur sa poilrine, Ambroise disparu a moitie
contre un de ses flancs, Blaise et Desire derri^re ses
^pautes ! C'elait toute une nich^e, des petits bees roses qui
se tendaient de partout, des cheveux fms ebourilf^s comme
68 ^TODES DE LITT&RATURB GONTflMPORAINE
des plumes, tandis qu'elle-meme, d'une blancheur el d'une
fraiclieur de lait, Iriompliail glorieiisenienl dans sa fccoQ-
dile, vibrante de la vie qui la soulevait de nouveau, prftte
a enfanter une fois encore. »
La, le ton s'eleve. En une suite d'admirables ta-
bleaux, Tauleur nous montre « la conquete invin-
cible de la vie, le travail creant sans reldche, met-
tant k toute heure dans les veines du monde plus
d'eoergie, plus de sante et plus de joie ». Cest
alors que le roman devient une espece d'hymne.
Nous y Irouvons meme, de distance en distance, je
ne sais quels refrains lyriques, qui marquent, a
chaque etape, qui rythmenl, pour ainsi dire, le
progres de la bonne, de la grande oeuvre. « Quatre
ans se pass^rent. Et, pendant ces quatre ans, Ma-
thieu et iMarianne eurent deux enfants encore, une
fille au bout de la premiere ann6e, un gargon apres
la troisifeme. Et, chaque fois, en meme temps que
s'augmentait la famille, le domaine naissant de
Chantebled s'accrul aussi, la premiere fois de vingt
hectares de terre grasse a conquerir sur les marais
du plateau, la seconde de tout un vaste lot de bois
et de landes, que les sources captives commengaient
a fertiliser. » Puis, vingt pages plus loin : « Deux ans
se passferent. Et, pendant ces deux annees, Mathieu
et Marianne eurent encore un enfant, une fiUe. Et,
cette fois, en meme temps que s'augmentait la
famille, le domaine de Chantebled saccrut aussi,
sur le plateau, de trenle nouveaux hectares de
bois, jusqu'aux champs de Mareuil... » Puis, au cha-
pitre suivant : « Deux ans se passerent. Et, pen-
dant ces deux annees, Mathieu et Marianne eurent
FfiCONDITE, PAa E. ZOLA 69
un enfant encore, une fllle. Et, cette fois, en meme
temps que s'angmentait la famille, le domaine de
Chantebled s'accrut aussi, k Touest du plateau, de
tons les terrains marecageux dont il restait k des-
secher les mares... » Jamais le poete n'avait plus
visiblement que dans Fecondite prevalu chez
M. Zola sur le statisticien que jadis il pretendait
etre. Jamais M. Zola n'exprima avec une eloquence
plus fervente rid6alisme g^n6reux et le vaillant
optimisme qui sont le fond meme de sa na-
ture.
11 est bien vrai que Tauteur de Fecondite passait
encore, il y a quelque dix ans, pour une sorte de
misanthrope cynique et morose, prenant k t^che
de ravaler rhumanit6 ou meme de vilipender
Texislence. Mais le moment vint ou ses theories
de chef d'ecole ne purent plus reprimer I'instinct
propre de son g6nie. Les Roiigon-Macquart eux-
memes, qui ont pour point de depart la n(5vrose
d'une famille, rappelez-vous sur quelle scfene ils se
terminent : Tenfant de Clotilde, qui tient, en te-
tant, son petit bras en Tair, dresse comme un dra-
peau d*appel a la vie. Puis, ce furent les Trois villes,
oil respire une ardente passion de fraternity, une
foi invincible au triomphe du bien sur le mal. Et
voici maintenant le premier des Quatre Evangiles,
En meme temps que la fecondite, M. Zola y c6iebre
la vaillance de I'homme, son energie cr6atrice,
avant de nous le montrer, dans les trois autres,
faisant, par le travail, la conquete du vrai et du
juste. Fut-il jamais, comme on Tappela, Thisto-
rien pessimiste de Tanimalite humaine?na, depuis
70 £tUDBS DB UTT&RATURE CONTEMPORAINB
loDgtemps, cess6 de TSlre. II est le glorificateur de
la vie ; il est le po^te de toutes les vertus qui ani-
ment rhuinanit^ dans sa marcbe en avant, le pro-
ph^te de toutes les victoires qu'elle doit remporter
sur le mensonge et Tinjustice.
IV
UN CHEF-D'CEUVRE OUBLIE
« ADOLPHE ^, DE BENJAMIN CONSTANT
Oublie, — veux-je dire par la qa'Adolphe n'ait pas
la reputation d'etre un des romans les plus carac-
t^ristiques de notre litt^rature ? Non sans doute.
Mais aussi peu lu qu*illustre, voil^ce quej'entends.
Je ne le connais pour ma part que d'hier. Honteux
d'avoir ignore jusque-la un tel chef-d'oeuvre, j'ai fait
dans mes entours une petite enquete qui me permet
de supposer que Timmense majority de mes con-
temporains ne Tout pas lu. Get article inspirera
peut-etre a quelques-uns Tenvie de le lire ; j'ose les
assurer qu'ils ne s'en repentiront point.
Benjamin Constant a donn^ a son livre la forme
d'une autobiographie. C'est lui-m6me qui, sous un
nom flctif, raconte directement sa propre histoire.
£t, au fond^ peu importe sans doute qull nous dise :
« Je venais de flnir a vingt-deux ans mes etudes a
runiversit6 de Goettingue », ou : «Adolpheve-
72 fiTUDES DE LITTERATDRE CONTEMPORAINE
nait», etc. Mais le je, dans un livre de ce genre,
inspire plus de confiance. Si, pour connaitre son
« moi », ii faut dej^ une sagacity bien rare, nous
n'avons du « moi » des aulres qu'une connaissance
superftcielle et incomplfete. Al'observation doit sup-
pleer I'invention, k la v6rite r6elie se substitue une
verilebypothetique^cette a vraisemblance » presque
toujours*iliusoire qui est I'objet de Tart. Aussi le
vrai roman psychologique ne peut-il fetre qu'une
autobiographie. J'aimerais mieux dire qu'il n'y a
pas de \rai roman psychologique. Le livre de Cons-
tant est un journal intime ; il est la confession d'un
homme qui, ne se faisant pas illusion k lui-meme,
ne veut pas davantage faire illusion au public.
Adolphe en est Tunique personnage. Dans toute la
premifere partie, quelques traits sufflsent a caracte-
riser Ellenore. Lorsque la jeune femme rentre de la
campagne, il la trouve « plus pAle que de coutume ».
En le voyant tout k coup parailre a ses yeux, elle
« demeure tout interdile ». Puis, quand il lui de-
clare que, si elle ne veut pas le recevoir, il ne lui
reste plus qu'kmourir, un seul mot s'^chappe de ses
levres : « Adolphe I » Et ce mot est admirable en sa
bri^vete significative ; mais T^tatd'ame qu'ilr6vfele,
onne nous en a fait aucune analyse. Ellenore ne
commence a prendre figure que du jour oil elle se
lie a Adolphe ; jusque-la, toutce que nous en savons,
c'est^ce que peut en savoir Adolphe lui-meme, et,
au moment de I'aveu, ce qu'elle lui dit. « Elle me
raconta combien elle avait souffert en essayant de
s'eloigner de moi ; que de fois elle avait esp6r6 que
je la decouvrirais malgr6 ses efi'orts », etc. Dans la
UN CHEF-d'(EDVRE ODBLlfi 73
suite, EUenore lient sans doule plus de place. Mais
quelque pitie que puissent nous inspirer ses souf-
frances, rinteretpsychologique duroman porte tout
entier sur Adolphe. La jeune femme n'existe pas
d'elle-meme, ou, du moins, elle n'accuse son indivi-
duality que par une sorte de reaction.
Benjamin Constant nous donne dans son livre une
sorte de journal intime. Pourlant,quelque personnel
que soit ce livre, il n'en a pas moins une signification
g6n6rale ; comme le dit Tauteur lui-mfeme, son
histoire est « celle de la misfere du coeur humain ».
Si Constant ne saurait passer pour un type d'hu-
manit^ moyenne, ce qui le met a part du commun
des hommes, ce n'est pas sa fagon de seulir, c'est
la clairvoyance extraordinaire avec laquelle il
observe son « moi ». Mais cette faculty unique de
« d6doublement » et cette perspicacite sup6rieure
de « conscience » s'appliquent a un caraclfere me-
diocre ; et, par Ik, tout en etant une confession in-
dividuelle, le livre a la valeur d'un document hu-
main.
La situation d' Adolphe n'a, elle non plus, rien
d'exceplionnel. « Presque tousceux demeslecteurs
que j'ai rencontres, dit Constant, m'ont parle d'eux-
memes comme ayant 6te dans la position de mon
heros. » Et, au cours meme du recit : « II n'y a pas
d'homme, dit k Adolphe le baron de T***, qjui ne se
soit une fois dans sa vie trouve tiraiU6 par le d^sir
de rompre une liaison inconvenable et la crainte
d'affliger une femme qu'il avait aimee ». Maintes
scfenes du livre ont 6te bien souvent reprises soit au
th^dtre, soit par les romanciers. EUes sont si peu
74 6TDDKS DK LITTfiRATURE CONTEMPORAINE
exceptioniielles que laplupartaboulissent ade veri-
tables maximes. Lorsqull n'ose pas encore declarer
son amour, Adolpbe,boiiteux d'etre si faible,cbercbe
un raisonnement qui puisse Texcuser. « Presque tou-
jours, pour vivre en repos avec nous-meoies, nous
travestissons en calculs et en systfemes nos impuis-
sances ou nos faiblesses. » Des mots irrSparables
yiennent d'echapper aux deux amants. « II y a cer-
taineschoses qu'on est longtemps sans se dire ; mais
quand line fois elles sont dites, on ne cesse jamais
de les r6p6ter. » En prenant cong6 d'EUenore pour
retourner cbez son p^re, le jeune homme, qui n'as-
pirait nagufere qu'k devenir libre, se sent plein de
tristesse. « Telle est la bizarrerie de notre cceur
miserable que nous quittons avec un d6chirement
horrible ceux prfes de qui nous demeurions sans
pladsir. » Lorsque, plus tard, de nouveau r^uni a sa
maitresse, il renferme d'abord son m^contentement
en lui-meme et se cree une gaite factice : « Nous
sommes des creatures tellement mobiles que les
sentiments que nous feignons, nousfinissons paries
6prouver. w Lorsqu'il confle k Tamie d'E116norequll
n'a pour la jeune femme que de la pitie,cette v^rite,
jusqu'alors renferm^e dans son coeur, ou r6v616e
parfois a Ellenore meme en un moment de trouble et
de colfere, prend a ses propres yeuxplus de r6alil6 et
deforce par cela seul qu'une autre eu est devenue
depositaire. « C'est un grand pas lorsqu*on d6 voile
h un tiers les replis caches d'une relation intime ; le
jour qui penetre dans ce sanctuaire constate et
acheve les destructions que la nuit enveloppait de
son ombre »... Ces r6flexions d'une verite g^nirale,
UN CHEF-d'<EDVRK OUBLlfi 75
Tautear iie les a pas plaquees ga etla comme orne-
menls ; elles naissent du r6cit, elles en resument, a
chaque phase, la signiOcation morale. En void une
qui pourrait servir d'epigraphe au livre toutentier:
c G'est un affreux malheur de n'etre pas aim^ quand
on aime; mais e'en est un bien plus grand d'6tre aim6
avec passion quand on n'aime plus. »> Adolphe, quo!
qu'on en dise, n'est pas seulement Tanalyse tres
p^netranle d*un « cast> singulier. Chacun de nous y
retrouve quelque chose de lui-meme, et je ne vols
d'exceplionnel dans ce livre que la lucidite mer-
veiileuse de Tanalyse.
Le personnage d'EUdnore n'est pas, on la sou-
vent remarqu6, aussi vrai que celui d'AdoIphe. Non
que Constant ait voulu deguiser M'"'' de Stael ; per-
sonne ne pouvait s'y tromper. Devant, par con-
venances ne pas livrer au public un portrait de la
veritable EUenore, la delicatesse lui faisait un devoir
de modifier soit les circonstances mat6iielles ou se
derouie Thistoire, soit les traits exterieurs de son
amie, et, sice n^etait encore assez, de nous la donner
comme une femme <i d'un esprit ordinaire ». II n'y
a pas manque. Mais rien neTobligeait k changer les
sentiments, TAme, le caract^re ; et meme, du mo-
ment OIL il faisait sa confession, la verite psycholo-
gique le for<^it de faire en meme temps, si je puis
dire, celle de M™* de Stael. Ce qui est vrai, c'est que,
sans le vouloir et sans le savo^^ il a mele plusieurs
EUenores successivement aimees de lui ou concur-
remment. Deux au moins : Tune, douce et tendre,
«t qui doit, k la fin, se resigner plain livement;
Tautre^ celle qull compare a « un bel orage », plus
76 ^TDDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE
passionnee que scntimenlale, et dont la violence
eclale en recriminations furieuses.
Quant au personnage d'Adolphe, il est d'un bout
a I'autre parfaitement vrai. Le livre a pour sujet la
« psychologic )) d'un homme qui n'aime plus sa mai-
tresse et qui n'ose rompre avec elle : aussi la pre-
miere partie, quarante ou cinquante pages, jusqu'^
ce qu'E116nore se donne, ne devait-elle etre que pr6-
liminaire. Mais avec quelle sagacile Constant analyse
la naissance et les progres d'un amour factice dans
le coeuc aride de son h6ros I Ennuy6, indifferent k
tout, Adolphe partage son temps entre des plaisirs
auxquels il trouve peu d'attraits et des projets qu'il
n'ex6cute pas, lorsque les confidences d'un jeune
homme qui, apres de longs efforts, est parvenu h se
faire aimer d'lme femme distinguee, lui inspirent
rid6e de chercher dans Tamour quelque distraction
plus interessante. II n'a jamais eu de liaison qui
flatt^t sa vanite ; un nouvel avenir se devoile devant
lui, un nouveau besoin nait en son canir. L'dmotion
vague qu'il eprouve prend une forme bien caracte-
ristique ; il ne se dit point : « Je veux aimer », il se
dit : c( Je veux etre aim6 ». Quand il voit Ell6nore, la
maitresse du comte de P*** lui apparait comme
« une conquete digne de lui ». II a pris tout d'abord
avec soi-meme I'engagement de marcher au plus
vite vers le but. La h^te de vaincre et I'incertilude
de la victoire jettent dans sa premiere letlre une
agitation qui est ceile de I'amour-propre, mais qui
ressemble k de Tamour. Echauff6 par son style, il
eprouve, en finissant d'ecrire, un peu du sentiment
. qu'il a cherchc a exprimer. Puis son imagination,
UN CHEF-D'(EUVRE OUBLI6 77
irrilee des obstacles, s'exalte de plus enplus.Ilcroit
etre reellement amoureux, il ressent toutes les fu-
reurs de la veritable passion, et, quandEUenore est
partie pour la campagne afin d'echapper a sa pour-
suite, une douleur violente, indomplable, dechire
sonccBur. Bient6t calm6 etayantrepris son train de
vie liabiluel, I'amour-propre, au moment de la re-
voir, se mele a ses souvenirs pour les aviver. II
souffre par avance de son humiliation en face de
cette femme qui I'a traite comme un enfant. Pen a
pen, ses sentiments se raniment. C'est a peine si, la
veille, il songeait encore a elle ; et maintenant la
fievre le briile k la pens6e qu'il ne la reverra peut-
^tre pas. Puis, quandEUenore lui a avoue qu'elle
Taime, « une th6orie de fatuite » le revolte contre
cet amour qui repousse ses d6sirs. Surexcit6 paries
resistances de la jeune femme, il passe de colferes
fren^tiques k d'idol^tres tendresses ; et, lorsqu'elle
cfede, EUenore croit que son amaut s'est donne
pour toujours et tout entier.
Cette premifere partie est un chef-d'oeuvre d'ana-
lyse ; elle ne fait pourtant que preparer la seconde.
Des qu'EUenore lui a c6d6, Adolphe sent qu'il ne
Faime plus, que jamais il ne I'aima. « Charmes
de Tamour, disait-il la veille, qui pourrait vous
peindre ? » Et; presque aussit6t, le voila obs6de
par raffection jalouse de la jeune femme. Sa recon-
naissance est dejk morose. II se plaint qu'Ellenore
veuille toujours le retenir aupres de soi, qu'elle iixe
chaque fois I'heure de son retouravec une inquiete
precision, qu'elle marque d'avance et compte tous
ses pas. « Ellenore sans doute etait un vif plaisir de
78 fiTDDES DK LITTfiRATURB CONTEMPORAINB
mon existence, mais ellen'elail plus un but, elleelait
devenue un lien. » Penserons-nous que la transition
n*est pas assez m^nagee ? Mais, ce brusque revire-
ment, nous Tavions tout d'abord pr6vu. MSme en
protestant nagufere de son amour, Adolpbe ne nous
en persuadait point ; et, guandil s'6eriait : « Malheur
h rhomme qui, dans les premiers moments d'une
liaison, ne croit pas que cette liaison doit 6tre
6ternelle B, nous sentions bien que Tbomme dont
il parlait, c'6tait lui-merae. A vrai dire, Adolpbe n*a
jamais aime Ellenore. II appelait du nom d'amour
rirritation de sa vanitd, Techauffement de son cer-
veau, la fievre de ses sens.
Alors commence la seconde partie du livre, qui en
estlev^ritablesujet. D'ahord I'impatienced* Adolpbe,
gene par la tendresse d'Ellfinore, mais qui ne vent
pourlant pas attrister samaitresse, et qui, dfes qu'il
parvient k se rendre libre pour quelques instants,
est pris de remords k la pensee de ce qu'elle doit
souffrir. Bientdt les reproches mutuels: E116nore se
plaint des regrets que ne pent dissimuler Adolpbe
en consumant auprfes d'elle sa jeunesse dans Imac-
tion, el Adolpbe sMrrile de voir qu'elle tourne contra
lui ce q\iil fait pour elle dans la crainte de I'affliger.
Puis les vains eEforts du jeune bomme, t^cbant de ra-
mmer en soi un sentiment eteint, sa trislesse quand
Ellenore parait mettre en doute Tamour dont elle ne
peut se passer, et aussi son angoisse et sacolferein-
terieure quand elle sembley croire, ne pas se douter
d'un sacrifice qui, dfes lors, peut durer ind6finiment.
Bienlot Adolpbe revile ^Ell^noreTe tat de son coeur ;
mais, quelques moments aprfes, temoin du desespoir
UN CHKP-D'CBDVRB OUBLI6 79
ou cet avea la plonge, li essaie de le rStracter, il le
rach^te par des serments qui renouent ses liens.
Toutes ces phases de la situation fausse dans la-
quelle se debat le malheareux, toutes ces alterna-
tives de sa g6n6rosit6 contrainte et chagrine, de sa
cruelle pili6, de sa faiblesse qui recule devant la
rapture, mais qui ne se r6signe pas a I'abn^gation^
Benjamin Constant les a marqu6es avec une exacti-
tude, une precision, une Qnesse, qui font ffAdolphe
qnelqne chose d*unique, non seulement pour la v6-
v\i& de Tanalyse, mais encore pour la beaule severe
el delicate de Fexposilion.
Et ce qu'ily apeut-6tre de plus admirable dans
Adolphe, e'en est la simplicity toute classique. Au
point de vne de Taction, d'abord. II faut remonter
jusqu'^ IsiPrincesse de C/ives, jusqu^kla, B^enice de
Racine, si Ton veut trouver quelque chose d aussi
peu charg6 de mali^re. Faites la difference avec les
romans de Stendhal, r^put^ de nos jours le maitre
psychologue par excellence, avec Rouge et Noir ou
)a Chartreuse de Parme^ dans lesquels se croisent
et s*embrouiIlent toute esp^ce d^aventures, assez
pour defrayer je ne sais combien de comedies et
quelques mdlodrames. Dans Armance^ plus simple
dintrigue, les personnages, le heros nolamment,
comme presque tons ceux de Stendhal, comma Sten-
dhal lui-meme, ont une figure ^nigmatique. Ce n'est
passeulementparlesujet,parla(cfable»,qu'>l6fo//)Ae
est simple, c'est encore par la psychologic, a laquelle
une precision lumineuse ne saurait^ il me semble,
faire tort. Bien avant Stendhal, Constant a eii Tidee
de la complexite du « moi ». Lui qui s'est si parfai-
80 6rrDKS db uttj6ratdre contemporaine
tement connu, il dit a propos de ses propres seuti-
ments : « Les sentiments de rhomme sont confus et
melanges ; ils se composent d'une multitude d'im-
pressions varices qui echappent a Tobservation ; et
la parole, toujours trop grossifere et trop g^nerale,
peut bien servir k les designer et ne sert jamais a
les deflnir. » Mais, si lui-meme est, comme tous les
hommes, un melange de bien etde mal, il se montre
tel quel, sans prendre plaisir h des affectations de
singularites raffm^es ou de contrarietes deconcer-
tanles. Aucune gloriole en lui, aucun charlatanisme.
Virtuose de psychologie, Stendhal complique a des-
sein tous ses personnages pour nous faire admirer
sa propre complication. Constant, lui, est aussi sin-
cere dans Adolphe que dans son Journal intime,
Avec Tun, nous avons toujours peur d'etre dupes ;
I'autre nous inspire une pleine confiance : sa fran-
cliise egale sa penetration.
On ne surprend meme pas chez Constant cette
satisfaction de vanile qu'eussent eprouvee tant
d'autres, et particulierement Stendhal, a se peindre
comme poursuivis par une opiniatre affection, « vic-
times )) par un amour immense dont ils etaient lob-
jet. Songez que la situation d' Adolphe preterait aise-
ment au ridicule. Ce ridicule, Constant y a ecliappe
non seulement par son tact, mais aussi par la since-
rite dune confession qui ne nous laisse aucun doute
sur sa douleur. Loin de plaider pour soi-meme,
il denonce son egoisme, il se traite d* « etre malfai-
sant »,il ne dissimulerien de ce qui pourrait lui alig-
ner notre sympathie. Et cela tout juste nous donne
envie de prendre contre lui sa propre defense.
UN CHEF-d'(EOVRE oublie 81
A vrai dire, ce qu'il y a de plus blumable dans
Adolphe, c'est que sa sensibilite manque de profon-
deur. Mais, une fois lie aEllenore, que peut-on vrai-
ment iui reprocher qui depasse la misere commune
du coeur humain ? II n'a que deux choses k faire : ou
rompreavecsamaitresseoului sacrifiersavie. Celle
vie, lui-meme le declare, il Faurait donn6e sans he-
sitation pour qu'EUenore fiit heureuse. Et certes, la
donner en une fois egt plus facile que d'en faire
chaque jour le sacrifice incessant. Mais c'est juste-
tement pour cela qu'Adolphe pent nous sembler
excusable. 11 essaie de feindre Tamour, il y fait tous
ses efforts ; ses efforts memes ne servent qn'k le
trahir. Non seulement le sacrifice, mais la dissimu-
lation que ce sacrifice suppose, sont au-dessus des
forces humaines. Quant a rumpre avec ^EU^nore,
ceux qui Taccusent de faiblesse parce qu'il ne peut
s'y r^soudre, ne Taccuseraient-ils pas de ferocite s'il
en avait le triste courage ? Et quand romprait-il ? Dfes
le debut, en apprenant qu'Adolphe est rappele par
sonpfere, Ellenore,palecomme lamort : « Adolphe,
Iui dit-elle, vous voyez que je ne puis vivre sans
vous. » Plus tard, lorsque, fatigue de lutter, il
Iui declare n'a voir plus d'amour pour elle, la voila
qui tombe sans connaissance ; il ne la ranime qu'en
retirant ces meurtrieres paroles, en protestant
qu'il la trompait pour Iui laisser sa liberte. Tant
qu'elle n'a d'autre tort a son egard que de I'impor-
tuner et de I'assujettir, il serait trop cruel en I'aban-
donnant. Mais, sur la fm, quand elle « se precipite
dans la coquetterie avec une espece de fureur », il
sait bien que cette coquetterie apparente n'est qu'un
6
82 £todes de littebature comtemporaine
expedient supreme de son amour, et rompre alors,
ce serait ajouLer Thypocrisie a la cruaut6 en reje-
tant tous les torls sur la malheureuse.
On lui reproche de craindre les pr^juges sociaux.
Voudrait-on qu'il epousAt Ellenore ? Epouser une
femme de dix ans plus kg6e, Tancienne maitresse
d'un autre, qui a de eel autre deux enfants, et cela
lorsqu'on ne I'aime plus, il y faudrait, je crois, une
vertu pen commune. D'ailleurs, lui qu'on accuse de
ne pas se metlre au-dessus du monde, est-ce qull
ne le brave pas constammenl d'un bout a Tautre de
sa lamentable histoire? Que lui conseille le monde ?
Non pas d'6pouser sa maitresse, mais de la quitter.
11 ne la quitte pas, par gen6rosite d*4me. Gelte
gen6rosite, k vrai dire, se mele de bien des d6-
faillauces. S'il est puni de ses qualites, c'est
qu'elles ne sont pas sup6rieures. Adolphe n'a rien
d'un heros. Ni meilleur ni pire que la plupart
des hommes, pas pire k coup sur : combien
d'autres auraient secoue le joug sans scrupule ! Et
cerles je plains Ellenore ; si elle-meme a trahi
M. de P***, si elle a abandonn6 ses deux enfants, je
consens a ne voir la qu'une preuve de son amour
pour Adolphe. Mais que cet amour est done encom-
brant ! Et surtout qu'il est 6go'iste I Au fond,
Adolphe veut etre gen^reux et n'y rdussit guere ;
chez Ellenore, il n'y a vraiment que I'^go'isme de
Tamour.
Adolphe n'est point le personnage odieux et m6-
prisable que Ton veut en faire. II me parait beau-
coup plus malheureux que coupable. L'impuissance
d'aimer, voila son vrai mal. Je trouve en lui le
UN CHEF-d'(EDVRE ODBLlfi 83
prototype d'un caractere familier a nos romanciers
contemporains. II ne peut se donner tout entier,
s'abandonner. Incapable de spontaneite profonde,
il n'a que de factices elans, des exaltations superfi-
cielles. Ce n'est point un ego'iste, c'est une « vic-
time de Tanalyse ». II y a dans Adolphe deux
hommes, Tun qui a besoin d'aimer, Tautre qui re-
garde le premier sentir, deflore en lui toute vertu
active, lui enl^ve toute ingenuite, le sterilise et le
fletrit. II fait, apres tout, le malheur de sa mat-
tresse par pitie pour elle ; il se devoue jusqu'a la
fin, et tout ce qu'on lui reproche, c'est que son
devouement ne soit pas complet.
Avant Adolphe, on avait eu Rene. Je prefere
Adolphe. II ne cesse un instant, je ne dis pas sen-
lemeut de se connaitre, mais aussi de se juger. II
se repent, il s'accuse, il se condamne. Lui-meme
marque avec force la ie^on qui ressort de son
histoire. « Le caractere, la fermete, la fid61ite, la
bonte, sont les dons qu'il faut demander au ciel ; et
je n'appelle pas bonte cette pitie passagere qui ne
subjugue point I'impatience et ne Fempeche point
de rouvrir les blessures qu'un moment de regret
avait fermees. La grande question dans la vie,
c'est la douleur que Ton cause, et la metaphysique
la plus ingenieuse ne justifie pas Thomme qui a
dechire le coeur qui laimait. » Si Adolphe se traile
sans indulgence, ne devons-nous pas le traiter
nous-memes avec d'autant moins de rigueur? Sa
superiorite sur Rene, elle est, je nliesite pas a le
dire, dans le sens moral.
Rene se complait en sa faiblesse. « Je ne puis.
84 ETDDES I)E LITTERATORE CONTEMPORAINB
dit-il en commenQant son r6cit, me defendre d'un
mouvement de honte », etc. Gardons-nous de le
croire. II n est pas sincfere, il se drape en sa dou-
leur. Je n'en voudrais au besoin d'autre preuve que
le cadre fastueux qu'il donne a sa confession :
« Vers rOrient, au fond de la perspective, le soleil
commenQait a paraitre entre les sommets bris6s
des Apalaches, qui se dessinaient comme des ca-
ract^res d'azur dans les hauteurs dories du ciel ;
h Toccident, le Meschaceb6 roulait ses ondes », etc.
Chateaubriand caresse le mal dont il se plaint, il
raconte ses fautes avec une grandiloquence qui
rend suspecte la sincerite de ses remords. « Quand
les Muses pleurent, a-t-il dit lui-meme, c*est avec
un secret dessein de s'embellir. » La moralite
humaine A*Adolphe est tout ce qu'il y a de plus
vrai. La moralite chretienne de Re?ie sonne faux.
Chateaubriand nous donne son livre comme une
oeuvre d'inspiration religieuse sous le pretexte d'y
montrerles funestes effets des passions enuncoeur
qui n'a pas encore 6te touchd par la grAce. Mais ce
n*estla qu*un artifice. Comment croire h son re-
pentir, quand il Texhale si pompeusement, quand
il trace de si magnifiques tableaux, quand il ba-
lance de si brillantes antitheses?
II y a dans Rene de belles declamations ; il y a
dans Adolphe de brfeves maximes, qui decouvrent
jusqu'au fond le coeur humain. Cli^teaubriand a fait
une oeuvre de poete, et Constant une tjeuvre de
psychologue. J'oserais pourtant dire que, meme au
point de vue litteraire, Rene n'eclipse point
Adolphe. Modele d'exactitude psychologique,
UN CHKF-D'(EUVRE oublie 85
Adolphe ne vaut gufere moins par la beaut6 de la
forme. II passe bien a lort pour un livre lerne et
fane. Constant s'y montre grand artiste par d'autres
qualit6s que celles de CMteaubriand. Non seule"
ment le style A' Adolphe , sauf quelques tours in6-
legants et gauches, est admirable de justesse, de
nettet6, de precision, mais encore il s'6claire parfois
damages vives et neuves, qui ne font qulllustrer,
pour ainsi dire, la v6rite du texte. Aucune rh6to-
rique; rien de specieux, de a voyant ». Lucide et
court, ce memoire, ce proces-verbal d'une ^me
nous touche par endroits d'autant plus qu'aucun
mot ne vise k reflfet. Telle scene est tragique en sa
breve simplicitd :
J'empruntai, pour me faire entendre, les expressions les
plus dures et les plus impitoyables. Je ne m'arr^tais que
lorsque je voyais Ellenore dans les larmes, et ces lar-
mes m6me n*etaient qu'une lave brftlante qui, tombant
goulte a goutte sur mon cceur, m'arrachaient des cris, sans
pouvoir m'arracherun desaveu. Ce fut alors que, plus d'une
fois, je la vis se lever pale et prophetique : « Adolphe,
s'ecriait-elle, vous ne savez pas le mal que vous me faites;
vous Tapprendrez un jour, vous Tapprendrez par raoi, quand
vous m'aurez precipil^e dans la tombe. » — Malheureux !
Jorsqu'elle parlait ainsi, que ne m'y suis-je jet6 moi-ra^me
avant elle !
Qui pent lire cette page sans etre emu? Mais rien
n'y sollicite notre emotion. C'est le triomphe d'un
art qui ne se montre pas, ou, mieux encore, d'une
sincerite qui se passe de tout art. Telle autre scfene
fait une impression poignante, celle, par exemple,
de la dernifere promenade :
86 fiTUDES DE LITT6RATURE CONTEMPORAINK
C'6tait une de ces journ6es d'hiver oCi le soleil semble
eclairer Iristement la campagne grisatre, comme s'il regar-
dait en piti6 la lerre qu'il a cesse de rechauCFer. Ell6nore
me proposa de sortir. — II fait bien froid lui dis-je. —
N'imporle, je voudrais me promener avec vous. Elle prit
mon bras ; nous marchames longteraps sans rien dire ; elle
avancait avec peine et se penchait sur moi presque tout
entidre. ■— Arr6tons-nous un instant. — Non, me repondit-
elle, j'ai du plaisir a me sentir encore soutenue par vous.
Mous relombames dans le silence. Le ciel etait serein ;
mais les arbres 6taient sans feuilles ; aucun souffle n'agitait
Fair, aucun oiseau ne le traversait : tout etait immobile,
et le seul bruit qui se fit entendre 6lait celui de Therbe
giacee qui se brisait sous nos pas. — Comme lout est
calme ! me dit Ellenore ; comme la nature se r^signe ! Le
coeur aussi ne doit-il pas apprendre a se resigner ? Elle
s'assit sur une pierre. Tout a coup elle se mit a genoux, et
baissant la t^le, elle I'appuya sur ses deux mains. J'entendis
quelques mots prononces a voix basse. Je m'apercus qu'elle
priail. Se relevant enfin : — Rentrons, dit-eile, le froid m'a
saisie .
Ne disons pas que c'est sec. Disons plut6t que
toute amplification g^terait ce pathelique sobre el
penetrant.
Cerles, Rene est une oeuvre de plus grande « en-
vergure ». Mais j'y trouve du pathos, du poncif, et,
pour le fond comme pour la forme, bien des choses
qui sont aujourd'hui surannees. Dans Adolphe,
rien n'a vieilli, parce que tout est simple. Ge qu'on
souhaiterait de plus depasse le cadre du roman
psychologique, et meme, si nous souhaitions da-
vantage, c'est peut-etre que Giiateaubriand nous au-
rait quelque pen gates. L'ecrivain, dans Constant,
est ici egal au psychologue. Et qu'importe si I'au-
UN CHEF-d'(EUVRK OUBLlfi 87
teur d'Adolphe n'a ecrit que ce roman-lJi, voire s'il
n'^tait pas capable d'en ^crire un autre ? Adolphe
sufflt pour que Benjamin Constant ait, dans I'histoire
de notre litterature, une place, fitroite peut-etre,
mais des plus bautes.
LA FEMME MARIEE ET L'ADULTERE
DANS LE ROMAN FRANQAIS MODERNE(l)
I
Quand un roman marie a la fin le heros avec
rh6roine, nous imaginons pour Tun et raiitre, en
fennanl le livre. un avenir de felicity sans me-
lange. Parmi tant d'histoires romanesques que
termine le manage, je n'en vols guere qu'une dans
laquelle Tauteur ait eu Tinconvenance de nous
suggerer quelque crainte. II faut dire que les autres
s*arrfetent klacer6monie nuptiale. Dansle Mariage
(1) P. BouRGET : Cruelle dnignie, Mensonges, Un Cosur de
femme, Idylle tragique^ La Duchesse bleue. — A. France ;
Le Lys rouge, — P. Hbrvieu : Flirty Peints par eux-tnSmes,
VArmalure, — P. Margueritte : Jours d^dpreuve. La Tour-
mente. — G. dh Maupassant: Notre cceur. — M. Provost:
La Confession d'un amanty Lettres de femtnes^ Le Mariage de
Juliette t les Demi-Viergesy le Jardin secret, — E. Rod : La
VieprivSe de Michel Teissier, Dernier refuge. — J. H. Rosny :
V Autre femme, Daniel Valgraive,
90 ETUDES DB LITT^RATURE CONTKMPORAINK
de Juliette^ une de ses plus delicates nouvelles,
M. Marcel Pr6vost nous mfene ua peu au-del^. Ce
lui est d'abord Toccasion de tracer des scenes all6-
chantes, ou il montre comment la pudeur de la
jeune 6pousee rend les armes. Mais, deux mois
apres les noces, Juliette pense k Tamant comme a
un h6te possible en son menage, et meme indis-
pensable ; et, lorsqu'on lui annonce la visite de
son ancien « flirt », jadis le petit Maurice, aujour-
d'hui le lieutenant du Bruel, la voila qui se sent
deja vaincue, qui, dans son cceur, d6cide la capitu-
lation. Heureusement pour son mari, elle retrouve
du Bruel chauvi par le soleil des tropiques et gen6
par cinq ann6es pass6es tres loin du monde. Aussi
leur entretien se borne a quelques propos inoflfen-
sifs dont la temperature fait les frais. Quand, le
soir, assise sur les genoux legitimes de M. de Ni-
vert, elle se confesse et demande pardon : « G'est
pardonne », lui r6pond-il ; <* j'aime mieux avoir
6t6... cela... en herbe qu'en gerbe. » Ainsi se ter-
mine le Mariaqe de Juliette, Et nous songeons, en
lisant les dernieres pages, qu'il y a sur le pav6 des
villes maints officiers qu'aucune campagne en loin-
tain pays n'a rendus chauves. Et, faute dofficiers,
peut-etre bien qu'un civil fera TafTaire.
Cette reflexion, que Tauteur semble, ici, prendre
a tAche de provoquer, pourquoi ne la faisons-nous
pas de nous-memes chaque fois qu'un roman unit,
en mani^re de conclusion, le jeune premier a la
jeune premiere? Tout mariage est, par excellence,
quand il sert de denouement, ce qu'on appelle un
denouement heureux. Et voyez, d'autre part, les
LA FKMME MARINE BT L*ADULT£:RB 91
romans qui prennent le mariage pour donate
initiale. On peut etre sur d'avance qu'il subira de
fortes avaries. Tandis que dans ceux oil le mariage
sert de denouement, Tauteur nous le donne, en
depit de La Rochefoucauld, comme ne pouvant
manquer d*etre quelque chose de « delicieux », le
meme auteur, dans ceux oil il sert de preface, en
fait, neuf fois sur dix, la preface de I'adultfere. Du
moment qii'une femme mariee est Tberoine d'un
roman, nous devons nous attendre a ce qu'elle
trompe son mari. II y a sans doute quelques excep-
tions. Parfois, trfes rarement, c'est Tadult^re du
mari que le romancier prend pour sujet. Mais,
adult^re du mari ou aduilere de la femme^ nos
romanciers contemporains donnent du mariage,
quand ils en font leur point de depart, une id6e
trop fAcheuse pour que nous puissions^ quand ils
en font leur point d'arrivee, nous associer au
bonheur des jeunes 6poux sans les plus graves
apprehensions. DevantTautel meme, Juliette caresse
Tespoir que ses reves ont reserve a I'illegitime
amour pour le cas oil Tamour legitime la d^cevrait.
II se trouve que Maurice du Bruel est devenu
chauve : Tadult^re ne tient qu'a quelques cheveux.
Parmi les meilleurs romans de ces dix ou qiiinze
dernieres annees^ en voila bien une vingtaine que
je viens de relire, et j*en ai trouve un seul, un,
tout juste, dans lequel Tunion du mari et de la
femme tient jusqu au bout sans accroc, je veux
dire sans que la femme prenne un amant, ni le
mari une maitresse. G'est Joiu's d'epreiive, par
M. Paul Margueritte. Et, sans doute, ce livre, comme
92 Etudes de litt6rature contemporaine
rindique le litre, ne nous epargne pas le r6cit des
malentendus, des disaccords plus ou moins du-
rables que comporte la vie conjugale. Mais, pas un
instanl, Andre ne songe a tromper Toinette ou
Toinette k tromper Andre. A travers les tracas et
les vulgarites d'un manage 6troit, en d6pit des
dissentiments et des heurts, leur affection se
resserre et s'epure. La femme devient toujours
plus sage, plus serieuse, plus consciente de ses
devoirs, le mari acquiert avec le temps plus de
courage, plus de fermet^ et de resolution, une
virile conflance dans I'avenir que son Anergic va
lui faire, a lui et a la famille qu'il a fondle. Et, sur
la fin, quand tous deux, avec leurs enfants, partent
pour TAlg^rie, ou les attend une existence peut-
etre rude, mais libre du moins et vaillante, c*est,
dans Time de Toinette, aussi bien que dans celle
d'Andre, le sentiment grave et pieux de leur voca-
tion ulterieure, c'est un espoir reconfortant, c'est
Telan de tont leur etre vers le bonheur dont ils ont
en eux-memes un sur presage. Le roman de M. Mar-
gueritte, qui a pour sous-titre « Mocurs bour-
geoises », prend ici je ne sais quel accent epique.
II
L'adultfere du mari ne peul nous interesser, dans
cette 6tude, que par rapport h la femme. D'ailleurs
on ne Ta jamais regard^ comme ayant en soi beau-
LA F'EMME MARINE BT l'aDULTERE 93
coup de consequence. Le premier, Alexandre Du-
mas leprit au serieux. CependantM. de Septmonts,
dans YEtrangef^e^ n*est point tue parce qu'il a trahi
Catherine, mais parce qu'il est un « vibrion hu-
main ». Dans la Princesse George^ M. de Birac,
revenu « d'une erreur stupide oil les sens seuls
sont engages d, la reparera par son respect et sa
tendresse. Et, dans Francillon, quand Lucien viole
la foi conjugale, sa femme pent bien lui faire croire
pendant quelques lieures qu'elle a us6 de repre-
sailles ; mais ce cht\timent suffira : elle pardonne
sans avoir failli. On sait du reste que, sur ce point,
la morale de Dumas scandalisa le public. Toute son
autoritc, toute Tadresse et la force de son art ne
furent pas de trop pour le sauver d'un echec, lors-
qu'il eut seulement Fair d'assimiler Tadultere du
mari a celui de la femme, en un monde ou il n'est
pas d'usage qu'un mari se pique de fidelite
Quoique le romancier ait plus de latitude que
Tauteur dramatique, bien pen de romans posent la
question. Des maris infldfeles, on en voit dans tons :
a peine deux ou trois considerent I'adultfere mascu-
lin comme un cas digne de quelque interet.
Le « heros et V « heroine » dans la Vie privee de
Michel Teissier y sont indubitablement Teissier lui-
m^me et Blanche. Mais si M. Bod, partage entre ses
devoirs de moraliste et je ne sais quelle admiration
de ce qu1l appelle un bel amour, ne marque peut-
etrepas assez de severite pour les deux amants(l),
(1) Le cMtiinent de Teissier et de Blanche fait le sujet d'un
autre volume, la Seconde vie de Michel Teissier,
94 Etudes de litt^raturb contemporatne
il Q*eQ temoigne pas moins quelque sympathie a
Suzanne, la femme legitime. £t, des trois princi-
paux personnages^ Suzanne, apres tout, semble le
plus vrai. Elle est ce qu'elle doit etre, ce que serait
toute femme qui, comme elle dit, n'est pas une
sainte. Uauteur ne lui a point donne une hauteur
d'ame illusoire, qui se concilie chez Blanche avec
Tentrainement de la passion. Elle n*a rien d'h^-
roique. Elle se contente d'etre une ho nnete femme,
qui aime son mari et qui ne veut pas le partager
avec une autre. Suzanne exige le divorce, quitte k
mourir de chagin.
Void, dans le Jardin secret, de M. Provost, une
solution lout oppos6e. M"*' Lecoudrier, pendant une
courte absence de M. Lecoudrier, trouve des lettres
qui lui apprennent sur son compte une foule de
choses int6ressantes : depuis treize ans qu'ils sont
maries, M. Lecoudrier entretient des mattresses, se
reserve toute une vie ind^pendante, extra-con-
jugale, parallfele a celle de son menage. Sur
le moment, M™* Lecoudrier ne respire que ven-
geance. Mais bient6t des scrupules lui viennent.
Elle-meme, na-t-elle jamais eu rien k se reprocher?
Et alors, la voici qui fait son examen de conscience.
Avant le manage, elle en aaim^ un autre. Le jour
meme du mariage, quand ses Ifevres promettaient
ob6issance et fid^lite a celui qu'elle epousa sans
amour, uniquement par « convenance » et par in-
teret, elle revait en son cceur de r6volte et de re-
vanche ; et, dans Theure meme oi\ elle devint sa
femme, c'est h Timage de Tautre qu'elle donna sa
nouveaute. Depuis, elle a sans doute 6te une hon-
LA FfiMMB MARIES BT L'ADULTKRB 95
nete femme, au sens legal du mot : a-t-elle ele une
Spouse irr6prochable ? Si elle peut se dire : « J'ai
r^siste a tel ou tel homme », n'est-ce pas comme si
elle se disait : « J'ai soagS a la possibilite d'une
chute avec tel ou tel » ? Elle s'est plus d'une fois
complu dans les propos d'amour, elle a cache a
son mari bien des lentations, Ta deroute par de
fausses confidences... Partiepour juger et condam-
ner M. Lecoudrier, elle trouve en soi, toutes pro-
portions gardees, les memes faiblesses qui, chez
lui, I'indignaient. Des lors M"' Lecoudrier se re-
signe et s*apaise> et, sentant peser sur elle aussi
bien que sur lui, sur lui aussi bien que sur elle, la
n6cessite des memes miseres, elle prend le parti
d'oublier, d'accueillir M. Lecoudrier comme le plus
fldMe des 6poux, de lui laisser toujours ignorer ce
qu'elle sait, ce qu'elle n'aurait jamais du savoir.
Tout aTheure Suzanne ne pardonnaitpas, en se di-
sant qull faudrait etre une sainte ; maintenant
M'"^ Lecoudrier pardonne, et justement parce
qu'elle n'est pas une sainte. Aucune contradiction.
M. Rod etM. Prevost se font de la saintetd une idee
diflf^rente.
Dans Y Autre femme, de M. Rosny, Hubert Briare,
apres plusieurs annees de felicite conjugale, sent
le besoin de « recommencer Tidylle », Si fraiche
encore et si charmante que soit Helfene, sa ten-
dresse pour elle n a plus maintenant u la force de
genese amoureuse ». La jeune femme, il le sait, ne
peut plus 6veiller en lui le frisson terrible du re-
nouveau ; et quand elle I'attire sur son coeur, ce
sont d'autres bras, d'autres Ifevres, d'autres yeux
96 fiXL'DES DE LITIERATURE CONTEMPORAINE
qu'il imagine... Celle qu'il desirait une fois trouvde,
ni le sourire d'Helene ni les caresses ingenues de
ses enfants ne sauraient le retenir. Et ce que
M. Rosny nous montre des lors, ce qui fait le sujet
de sou livre, ce sont les repercussions de I'adultfere
sur le menage legitime; car « Tautre femme » ne
parait meme pas. Si Helene ne pent saisir aucune
preuve, elle devine qu'Hubert aime ailleurs ; et Hu-
bert se reproche les souffrances d'Helfene, et,
comme son ame ne manque point de noblesse, il
voit bien ce qu'il y a de haut et de pur dans la mo-
nogamie, mais a cette monogamie dinstitution di-
vine,' il oppose la « beaute palpitante des conquetes
passionnelles », Tirresistible appel du coeur vers le
rajeunissement, la folic de Tadultfere, resplendis-
sante et fascinatrice, pour laquelle il veut trembler
encore, menlir et souffrir.
On a reproche a M. Rosny de nous presenter dans
Hubert un polygame qui i^aisonne. Si le h^ros de
VAuire femme n'etait qu'un impulsif, le roman
n'aurait plus de port6e, ne serait plus qu'une his-
toire quelconque, I'hisloire d'un «mari qui trompe
sa femme)). Ce qui en fait la valeur, c'est juste-
mentla question qui se pose dans la raison meme
du mari, question que notre morale pent bien re-
soudre sans hesiter en faveur de la monogamie in-
violable, mais que nos moeurs, il faut I'avouer.
resolvent d'une tout autre faQon. En regrettant que
M. Rosny se soit dispense de conclure, nous lui sa-
vons gr6 d'avoir vu dans I'adultere du mari autre
chose qu une menue anecdote de la vie matrimo-
niale. Et si, tout meurtri qu'il est encore de sa pre-
LA FEMME MARIEE ET L*ADDLTf:RE 97
mifere avenlure, Hubert ne songe, sur la fin du livre,
qu'a recommencer, il n'en reste pas moins que
Tauteur apeint avec une singulifere vigueur tout ce
que la trahisoa de son heros traine aprfes elle, soit
pourHelfene soit pour lui, de misferes, de soufTrances
et d'irremddiables d6chirements.
Ill
A vrai dire, I'adultere du mari, qui ne comporte
que par exception des consequences tragiques,
passe pour quelque chose d'insignifiant. Aussi ne
nous etonnons-nous pas que nos romanciers le
prennent sirarement pour sujet. G'est Tadultfere de
la femme qu'ils nous repr6sentent presque toujours.
Quelmoraliste, meme chagrin, n*en tirerait pas aus-
sit6t cette conclusion que Tadullere de la femme
n'est pas encore entre dans nos moeurs comme une
suite inevitable du manage ? Mais si, parmi les he-
roines de roman. nous ne trouvons gufere de femme
mariee qui ne viole la foiconjugale, cela pent ais6-
ment se comprendre. Sans doute, il y a d'autres
roles pour la femme mariee que de tromper son
mari. Pas beaucoup pourtant, vu I'etat actuel de
notre soci^te. Je veuxparler, bien entendu, deceux
qui peuvent defrayer le roman. Ni Suzanne n'est
rh^roine de Michel Teissier, ni H61ene de V Autre
femme. Nous avions, il est vrai,Toinette AdJis Jours
I-
98 6tD1)KS DK LITTfiRATDRB CONTEMPORAINE
d'epreuve, Oserai-je dire que, sur cent lecteurs,
quatre-vingt-quinze au moins doivent trouver ce
/ beau livre ennuyeux? II faut k un roman du relief,
il faut des aventures, des incidents et des acci-
dents, quelque chose en un mot de plus romanesque
que le train du manage. Faute de catastrophes dra-
matiques, nous voulous au moins un peu de ragout.
La platitude d'une existence tout unie ne suffit pas
k nous int6resser. II y a dans chacun de nous un
« idealiste », qui preffere la femme adultere k la
femme pot-au-feu. Les Spouses honnetes n'ont pas
d'histoire. Elles sont bien sages et personne ne
parle d'elles. Que voulez-vous qu'en tire un roman-
cier?
Le flirt ou Tadultfere, voila toute la vie des femmes
que nos romanciers mettent en sc^ne. Mais pour-
quoi meme cette distinction ? Parmi tant de
femmes que nous peint le roman de M. Hervieu in-
titule Flirt, il n*en est aucune qui « tombe ». Qu'est-
ce que cela veut dire ? Tout simplement que Tau-
teur ne les a pas suivies jusqu'a la chute. Du reste
M. Hervieu ne dissimule pas k quoi les achemine
fatalement le flirt, que lui-m^rae appelle I'itineraire,
le prelude de Tadultere, a moins qu'il n'en soit
I'aveu manifeste et le public t6moignage. Toutes
celles dont Flirt nous d^crit les manages et les ar-
tifices, il salt bien qu*un jour ou I'autre elles se
jetteront dans le foss6. Mais voyez Feints par eux-
m^mes, A c6t6 de M"* de Tr6meur, qui a faitdepuis
longtemps la culbute, iln'en est aucune qui ne soit
prete k la faire, ou a la refaire. Pontarmd devient,
Fete venu, comme une maison, disons un chateau,
LA FBMMB MARINE ET l'aDULT^RB 90
de rendez-vous. Et les romans de M. Bourget? Et
ceux de M. Provost ?Etceux de Gyp surtout? Quel
statisticien de bonne volont^ comptera les femmes
adultferes de tout kge et de tout poil qui doivent le
jour k Gyp ?
II s'agit Ik de ce qu'on nomme le « monde ». Et
pent-etre, si nous devons en croire les romanciers
qui nous le peigneut, le monde a une indulgence
particuli^re pour ces sortes de choses. On s'y fait,
da Tunion conjugale, une id^e qui n'a rien de bour-
geois. Le mari et la femme ont chacun son exis-
tence s^par^e, ses occupations et ses plaisirs
propres. Voici, dans le Lt/s rouge, M""® Martin-
Bell^me. Six ans apr^s le mariage, quand, au de-
but du livre, elle repasse ses souvenirs, celui que
lui laisse la vie commune des premiers temps est
le plus indistinct. Elle en retrouve seulement
a quelques traits isoles d*une precision p6nible,
•quelques images absurdes, une impression vague
et fastidieuse ». Saliberte a ete si peu gen6e qu'elle
ne se rappelle pas tr^s bien comment se fit, au bout
de peu de mois, la separation complete. Depuis lors,
etrangers Tun a I'autre, les deux 6poux ne se de-
mandentqu'une mutuelle tolerance. L'homme dont
Th6rfese porte le nom, avec lequel elle habite, dine,
^change tous les jours des propos, cet bomme ne
lui repr6sente rien, est denue pour elle de toute si-
gnification. Voila trois ann6es que M°" Martin-
Belleme a pris un amant, M. Robert Le Menil, trfes
honnete garQon, qui lui rend la vie supportable.
Et, tout de suite apres lafaute, elle se trouva unpen
honteuse. Mais il y a longtemps que lui a pass6
400 ETUDES DE LITT^KATDRE CONTEMPORAINE
cette honle puerile. L'habitude, d'abord. Et puis en-
core, la reflexion. Que devalt-elle a son mari? S11
ne sait rien, si les apparences sont sauvees, quel
tort pourrait-elle avoir? Elle s'applaudit d'une con-
duite innocente et naturelle. Elle n*6prouve aucun
regret. Elle se sent, heureuse ? non, — ce n*est pas
le bonheur que lui donne M. Le Menil — mais coo-
tente et en paix avec soi-meme.
Dans le Manage de Juliette^ la jeune femme, k
peine mariee, entrevoit Tamour hors du menage,
tt Je n*ai aucune envie, se dit-elle, de Iromper
M. de Nivert, et je souhaite de toutmon coeur et je
demande instamment a la Providence de rester
toujours la simple bonnete femme que je suis,
Mais tout le monde autour de nous autres, jeunes
(Spouses, parle trop de Tamant comme d'un acolyte
in6vitable etacceple du mari pour que notre esprit
se faQonne pas a trouver presque legitime le ma-
nage a trois, presque anormal celui a deux. » Dans
Lettres de femmes. M"* Louise de Charolles, qui,
apr^s quelques mois de conjungo, ne conserve au-
cune illusion siir son mari, serait bien aise de s'as-
surer si, avec un autre, elle aurait plus de plaisir.
Ne la croyez pas, avec sa petite tete frisee, une
femme sans cervelle. Tres s6rieuse, au contraire, la
genlilie M"* de CharoUes. La preuve, c'est que, ne
voulant pas prendre un amant au basard parmi ses
nombreux adorateurs, elle demande conseil a uno
vieille lante, dont Texperience peut la guider. Et
comme elle araison de ne pas se jeler aux bras du
premier venu ! Le choix d*un amant ne demande
pasmoins de sagesse que le choix d'un mari. Est-ce
• « ^
' \^.
LA FEMME MARIEE Ej'L'ADBLTEjftS^-' r^ lOi; '.
■' ^ ' , - <•■•■' ' • •
meme assez dire? On prend le mari pour le monde
(ouplul6t onle revolt, onle subit); quant ^Tamant,
on le prend pour soi. Le mari est un « meuble de
decoration » ; il ne le faut que sp6cieux. L aniant
est un « meuble d'usage »; cela ne veut pas dire
qu'on le prenne inelegant ou sans gr^ce, mais il le
faut encore commode et solide. — Lorsqu'une autre
heroine des Lettres de femmes, Simone, a cesse
d'etre honnete au sens physiologico-social du terme,
cet evenement n'a d'autre effet sur elle que de lui
ebranler les nerfs a fleur de peau. Son impression
totale, en revenant de chez Ludovic, est que Tadul-
tere ne differe aucunement du mariage. Ce sont
presque les memes paroles, et ce sont tout a fait
les memes gestes. Et, de relour chez elle, quand
elle revolt son mari, elle a peine a retenir une en-
vie de rire. II est vrai que, bient6t apres, une sorte
d^apitoiement lui vient, doux et bizarre, u Pauvre
gargon, dit-elle, je feral ce que jepourrai pour qu'il
ne le sache pas I »
Dans la bourgeoisie aussi bien que dans le
« monde », on se marie le plus souvent, je ne dis
meme pas sans s'aimer, mais sans se connailre.
Vous vous rappelez peut-etre la declaration que fait
Jacqueline des DemUVierges a son pretendant Luc
Lestrange : « Je croisque nous ferons tres bon me-
nage ensemble, outre les pelits moments particu-
li^rement agreables, qui n'ont qu'un temps, je le
sais... De part et d'autre, liberty complete. Vous con-
tinuerez a courir, sans cesser pour cela de penser a
moi, car vous etes de la variele qui cumule, vous.
Moi, de moncdte... a quoi vousserviraienl des pro-
i02-- /fiyG.DTB^'D« WTTERATURB CONTKMPORAINE
messes de resistance k une tentalion que j'ignore ?
Ce que je vous prometsformellement, c'est de vous
garder toujours ce qui vous est du, et de ne jamais
vous rendre ridicule. » II n'y a pas a dire, apr^s une
d^cjarklion de ce genre, on sail a quoi s'en lenir
sur sa future. Je nementionne pas les autres demi-
vierges. Celles-la, les jeunes gens de leur entou-
rage font avec e]les assez ample connaissance. lis
les connaissent presque aussi bien que les connai-
tront leurs maris ; et ils se gardent de les 6pouser.
Mais nous ne parlions pas de ce genre de relation.
Et puis, le milieu des demi-vierges est un milieu
tout special, et M. Prevost veut bien reconnaitre
qu'on y trouve beaucoup d'etrangeres. Je demande
si, dans notre bourgeoisie ou dans notre « monde »y
il est possible pour un jeune homme de connaitre
une jeune fllle, d'^changer avec elle des paroles
qui ne soient pas f utiles, de discemer ses qualit^s-
et ses d^fauts^ d*avoir quelque id^e de la mani^re
dont elle entend le mariage ou mfeme du veritable
motif qu*elle a d*accepter un mari. Evidemment
non ; notre Education s'y oppose. II y a les flan-
QaiUes. Mais on s'est dej^ engage. Aussi bien les
fiances, dans cet espace d'ailleurs si court qui pre-
cede le mariage, ne semontrentpas tels qu'ils sont.
Chacun des deux se surveille soi-mftme en obser-
vant I'autre. Une fois mari6s, on pent avoir des
surprises d6sagr6ables.
Et pourquoi les jeunes fllles se marient-elles,
quand elles ne se marient pas parce qu'elles aiment^
quand elles se marient avec un monsieur qu'elles
connaissent si pen ? Le plus grand nombre soup-
LA FBMME MARINE BT L'aDDLT^RB 103
^oniient k peine ce qu'est le manage. On les elfeve
jusqu*^ la veille dans une ignorance aussi complete
que possible. Beaucoup se marient pour avoir une
« situation », une maison a conduire, pour etre
appelees « madame », pour se d^coUeler un peu
plus bas. Combien ne desirent vraiment que sortir
seules I Nos moeurs refusent toute liberte aux
jeunes fiUes. Aussi voient-elles dans le mariage une
sorte d*affranchissement, et se marient-elles pour
s'6manciper. Et, trop souvent, Feducation qu'elles
re^oivent en a fait des creatures pueriles, coquettes,
superficielles, ne les a prepar6es qu*en vue de
plaire, ne leur a donne pour toute morsdite que de
fausses pudeurs. II s'agit premierement d'avoir un
mari; bient6t aprfes, ce sera le tour de Tamant.
IV
Dans les romans ou la femme trompe son mari,
c'est toujours a la femme que va Tinteret. II y a de
rares exceptions. Dans la Tourmente, par exemple,
M. PaulMargueritte a fait du mari son principal per-
sonnage. La premifere partie du livre nous montre
Jacques Halluys enerve par les caprices de Therese,
qu'il adore, tant6t se consumant en des irritations
st6riles, tant6t se laissant amoUir par la pitie ; puis,
des circonstances insigniflantes 6veillent en lui une
league inquietude', d'autant plus tenace qu'aucun
i04 ^TODBS DB LITTERATURB OONTEMPORAINE
fait reel ne la motive, et qui, peu apeu, s'accuse,
se precise, prend corps, jusqirau moment oii The-
rfese vient d*elle-meme lui faire le terrible aveu; et,
alors, nous y reviendrons tout a Theure, se pose la
question du pardon^ sur laquelie roule la seconde
partie. — Dans Un crime d'amour, il y a deux cha-
pitres, une cinquantaine de pages, ou M. Bourget
nous rend sympathique le mari trompe, Chazel, en
retraQant ses soupgons et ses craintes. Mais Chazel
se montre vraiment trop naif quand il va chez Ar-
mand de Querne pour lui demander sa parole d'hon-
neur qu'Helene n'est pas sa maitresse. Nous le
plaindrions davantage s'il nous paraissait moins ri-
dicule. Et d*ailleurs ces deux chapitres ont pour
unique objet d'amener Armand a rompre avec la
femme de son ami, moins par piti6 que par lionte.
— Dernier refuge, de M. Rod, ne donne au role du
mari un peu d*interetque dans la scfene culminante
du livre od Berthemy, en face de Martial, figure la
loi, la societe, la morale privee et publique. Mais
toute noire sympalhie, est-ilbesoin de le dire? se
porte sur Tamant, que M"* Berthemy, quittant son
mari etses enfanls, ne tardera pas a rejoindre.
Du resle le mari, dans la plupart des romans, ne
se doute pas de son infortune. Chazel a un instant
de m6fiance; mais cela lui passe vite, d^s qu'Ar-
mand lui a donne sa parole. « Moi, Tamant de ta
femme ? Qu'est-ce que tu me chanteslk? » — Bonni-
vet, de la Duchesse bleiie, fmit, lui aussi, par etre
persuade que Bonnivette est la plus fidMe des
femmes. — Mensonges se termine sur cet instan-
tan6 : un Elegant vis-k-vis emportant M"* Moraines
LA FEMME MARI6b BT L*ADULTfeRK 105
avec Desforges assis a son c6te et Paul Moraines en
face. Ainsi lout le monde est heureux dans le
meilleur possible des manages k trois,
11 arrive pourtant que le mari decouvre ce qu'on
eul jadis appele sa honle. Que fait-il alors? Dans
VArmaturey de M. Hervieu, apres avoir brutalis6
quelque peu Giselle, prostree k ses genoux, Jacques
d'Exireuil la releve trfes chevaleresquement. Nos
romanciers n'osent plus nous montrer un mari qui
lue sa femme. Cela est d'uu pathetique criard et
vulgaire. Et d'ailleurs, cela ne s'accorde plus avec
la douceur des moeurs contemporaines. Les ma»urs
contemporaines se sont adoucies au point que le
mari, parfois, — je ne parle que du grand monde,
oil la civilisation a plus de raffinement, — fait celui
qui n*a rien vu. C'est le cas du comte de Maillane
dans le Journal dun grinchuy le dernier roman de
Gyp. Sa femme, il le sait, est la mailresse du baron
Klebrig, riche banquier juif. Mais il n'en eprouve
aucune gene. Bien au contraire, Klebrig etant aussi
gen^reux que riche, il b6n6ficie sans le moindre
scrupule de ses largesses. Ajoulons a la d^charge
du comte que M™* de Maillane n'a pas eu de dot.
Puisqu'il Ta epousee pour sa beaut6,il semble juste
que ce desint6ressement lui rapporte quelque
chose.
Si tous les maris ne sont pas dhumeur aussi de-
bonnaire ou de philosophic aussi accommodante, la
plupart, du moins, ils pardonnent. A defaut du poi-
gnard ou du pistolet, on aurait sans doute le di-
vorce. Mais le divorce n est pas un denouement ro-
manesque. Et puis, la mode inclina derni^rement
106 fiTDDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE
h la pili6. En meme temps que, sur la scfene,.
M. Jules Lemaitre donnait le Pardon^ deux romans^
la Petite paroissey d'Alphonse Daudet, et la Tour-
mente^ de M. Paul Margueritte, traitaient le rn^me
cas. Dans le premier, il y a d'abord le pardon de
M. Merivet, celui-la meme qui fit bAtir en memoire
de son « 6pouse » T^glise de la petite paroisse, ou,
si vous pref6rez, Teglise du bon cocu, car cette
6pouse que pleure si tendrement le brave homme
Tavait outrageusementtromp6. Ensuite il y a, — et
c'est le veritable sujet du livre, — Thistoire de Ri-
chard F6nigan, trahi par Lydie. Lui aussi pardonne,
lui aussi rappelle lafemme coupable. Mais bient6t sa
jalousie se reveille. II faut que Daudet Tenvoie
passer deux ou trois mois au Sahel alg^rien avec
le p^re M6rivet, dont une lettre nous apprend de
loin en loin que a^a va mieux ». Et comme Richard
ne gu^rirait pas tout de meme si Tamant restait en
vie, qu'i cela ne tienne : il n'y a qu'k tuer I'amant
dans une galante escapade.
La Tourmente analyse du moins le cas d'Halluys^
Envoyant sa femme si triste et si humble aprfes
Taveu, Halluys ne pent retenir un geste d*attendris-
sement. « Tu ne me pardonneras jamais ! » b6gaie
Therfese. Et nous sentons que si le courage de par-
donner lui manque encore, il lui manque aussi ce-
lui de repudier sa femme, dont Timage est si douce
k son coeur et a ses sens. Le pauvre homme envoie
Th6rfese ci la campagne, et^ peu apres, Ty rejoint,
avec Tespoir qu'ils pourront desormais etre heu-
reux. Et Th^rese, de son c6t6, ne veut plus avoir
d'autre souci que le bonheur d'un mari si magna-
LA FSUM8 MARINE BT l'ADULTI&SB 107
nime. Pourtant, la premifere nuit d'amour qui suit
la faute, quand Halluys retourne brusquement la
lete, en devinant que la jeune femme s'est r6veill6e,
qu'elle le regarde depuis quelques minutes, — ce
regard k Taffut, fix6 sur lui, il y perQoit une atten-
tion perspicace et rus6e, une malice de triomphe.
La jalousie d'ailleurs ne tarde pas k renattre dans
son coeur ulc^r6. 11 torture Th^rfese et se torture
lui-meme. Et ce sont cbaque jour des scenes
atroces, jusqu'au moment ou il trouve que le seul
remfede est de rompre tout commerce intime, de
n'aimer qu'avec son ^me. Et c'est Ik ce qu'il se pro-
met de faire. Mais on a beau, sur la fin , nousmon-
trer k Thorizon les blancheurs symboliques de
Taube ; j^ai bien peur qu'Halluys n'ait pas la force
de tenir sa promesse. En tout cas nous devons
savoir gr6 k M. Margueritte de ce denouement.
Presque toujours le grand mot de pardon dissimule
lal4chetd du mari et sa concupiscence charnelle.
Combien de maris, qu'on nous montre pardonnant
a une femme coupable, lui pardonnent pour jouir
encore de sa beaut6 ! Si le pardon ne procfede pas
d'une extraordinaire hauteur d'dme, il est une
marque de faiblesse avilissante. Et voilJi sans doute
ce que signifiait tout k I'heure le sourire presque
ironique de Therese.
108 6TDDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE
La plupart du temps le mari parait k peine. Le
peu qui nous en est dit sufflt apparemmenl pour
justifierraduUere de la femme. Dans Notre coRKr,
de Maupassant, M. de Burne est un vaurien de
bonnes manieres, un de ces tyrans domestiques de-
vant lesquels tout doit ceder et plier. Celui-la du
moins terrifie sa femme au point qu'elle n'ose
pas le trahir. Mais voyez la malechance ! II meurt
cinq ans apres le mariage, et je vous prie de
croire que M""* de Burne se souciera peu de rester
fiddle a sa memoire. Dans Criielle enigme, que
nous dit-on de M. de Sauve ? Tout simplement que
c'est un homme de quarante-cinq ans, aux mains et
aux oreilles velues, aux larges pieds, a Tencolure
de dragon, et dont le visage, d6ja trop rouge, porte
les traces d'une usure precoce. Dans Idylle tra-
giqiie, la pauvre M"* de Carlsberg est livr6e au des-
potisme d'un maitre in6gal, quinteux, affreusement
jaloux. Dans le Lys rouge, M. Martin-Belleme nous
apparail de loin en loin : c'est un homme froid,
maladif, ^goisle, jauni dans les affaires et la poli-
tique, qui n^aime les femmes que par vanile et qui
n'a jamais aim^ la sienne. Mais comment se fait-il
que W Martin, M"' de Carlsberg, M"*® de Sauve,
M"° de Burne, aient Spouse de tels maris ? Elles
furent tromp^es, ou bien n'eurent pas la liberie de
LA FEMMB MARINE ET L'ADULT^RE " 109
leur choix. M"* Martin, par exemple, s'est laiss^
marier par son pfere, lequel a consulte les avan*
tages ext^rieurs et les convenances. Elle n'osait
pas, elle ne savait pas. Et M"* de Cai'lsberg? Celle-
la, en epousant I'archiduc Francois, a C(5d6, sans
compter les instances palernelles, k une faiblesse
qu'explique son jeune dge. Pen importe d'ailleurs,
pourvu que quelques mots sur rinsigniflance ou
la brutalite du marl pr6parent la trahison de la
femme.
Parfois, cependant, le marl est un tr^s galant
homrae, ou memeil a, comme Chazel, les meilleures
qualites de Temploi. Pent on etre plus aimant que
Chazel, plus d6voud, plus conflant? « Les singu-
liers animaux! » se dit M. de Querne, parlant des
femmes en general et pensant en particulier a
H^l^ne. « Voil^ un mari qui a du coeur, de la naivet6,
de lafoi, comme elles disent ; il salt aimer, c'est en-
core un de leurs mots, et il faut que sa femme le
trompe, pour qui? Pour un cynique comme moi,
qui suis exactement le contraire. » Armand de
Querne oublie, a vrai dire, que Chazel a les cheveux
rares, les epaules osseuses, qu'il porte un lorgnon
toujours mal pose et fait mal le noeud de sa cra-
vate. Comment voulez-vous qu'H^lene nele trompe
pas? Mais, dans Mensonges^ Paul Moraines, qui
n'aime pas moins sa femme, est un grand gargon k
la fifere tournure, aux beaux yeux francs bien ou-
verts, au visage noble, un vrai gentilhomme, et
qui met bien sa cravate. Aussi Suzanne, quand elle
rfeve dans son cabinet de toilette, ne pent s'empe-
cher de dire : « Quel brave coeur ! » Oui, mais Paul
ilO Etudes de litt^rature coirrEMPORAiNE
ne gagne pas assez d'argent. Aussi, se reportant
vers le baron Desforges : « Quel bon ami 1 » dit
maintenant la petite dame.
VI
Si le roman de la femme mariee se r6duit presque
toujours au roman de la femme coupable, il y a du
moins une grande variety dans les motifs qui deter-
minent Tadultfere comme dans les formes qu'il
prend.
Adultere par amour. C'est du « grand amour »
que je parle. Dernier refuge nous en offre le
meilleur, ou, peut-etre, le seulexemple. 11 ne s'agit
pas la d*une liaison plus ou moins banale, mais de
cet amour inflniment rare, de Tamour unique, 6ter-
nel, absolu. Martial s'est donne a Genevieve tout
entier et pour toujours, etGenevifevesacrifie i Mar-
tial ses devoirs, sa reputation, sa vie. Le monde les
condamne; ils auront la joie de mourir ensemble.
Dans la mort et par la mort meme, ils immorta-
lisent leur amour. L'auteur nous repr6sente ici la
passion comme ayant en soi je ne sais quel principe
divin qui la rend sup^rieure a notre morale. C'est
rid6al romantique avec toute sa ferveur en un
si^cle beaucoup moins exalte. Si M. Rod laissait
vivre les deux amants, il leur arriverait sans doute
ce qui 6tait arriv6 a Michel Teissier et h Blanche.
Apres quelques mois d'un bonheur avide et violent,
LA FBMMB MARI£b ET L'aDULTJ^RE 111
Tardeur qu'ils croyaient 6ternelle se refroidiraitpeu
k peu. Mais le suicide prolonge leur amour dstus
rinfini et en fait comme une apoth^ose.
Adult^re par pitie. Tel est le cas d'Hel^ne Chazel.
H^lfeue s'abandonne k ses sentiments pour M. de
Queme en croyant qu'elle ne d^passera pas une
certaine limite, qu'elle pourra concilier rinfid61it6
du coeur avec la foi jur^e k son mari. Armand fait
semblant de douter de son amour et d'etre malheu-
reux par ce doute. U l^am^ne ainsi k se laisser
prendre les mains, baiser le front, les joues, la
bouche. Mais ce n'est pas assez. 11 la veut tout en-
ti^re. Hel^ne le fait soutfrir par ses refus, et une
souffrance d'Armand lui est intolerable. Alors, il
faut bien donner au pauvre garQon la marque su-
preme de tendresse. « Du moins, seras-tu heu-
reux? » dit-elle avec une sorte d'angoisse. Et elle
^pie ses yeux pour voir s'ils expriment un entier
bonheur.
AduUere par sensual! le. Dans Lettres de femmes,
nous avons M"*** Raoul Dambrine, qui, son mari la
negligeant, lui declare de propos d^libere qu'elle
s'abandonnera au premier venu assez bardi pour
faire mine de la prendre. Dans Peints par eux-
memes, M"" de Tr6meur, dont les lettres respirent
une exaltation toute charnelle. Dansle Lys rouge^
M"* Martin-Belleme. Les sympathies que M"'* Mar-
tin-Bellfeme t^moigne i Robert Le Menil ne sont pas
du tout celles de I'esprit ou de T^me. En songeant
au rendez'vous du lendemain, « c'est avec une pe-
tite secousse de tete assez violente, avec un haus-
sement d'6paules plus brutal qu'on ne Teut attendu
112 6TDDES DB LITT^RATURE CONTEMPORAINE
de cette dame exquise, qu'elle se dit a elle-meme :
a Voila, j'ai besoin d'amour, moi I » Et quand Ro-
bert la quitte pouruue huitaiae de jours, la pensee
de celte absence ne laisse pas de lui 6lre penible.
« Nous sommes s6par6s tout Tete ; Thiver, vous vi vez
dans votre famille et chez vos amis la moitie du
temps ; si Ton doit se voir si peu, ce n'est pas la
peine de se voir du tout... Je reclame ce qu'on me
doit. Et puis... Et puis, j'ai des sens, moi. Voila,
mon cher. » Enfin, dans Cruelle enigmey M"" de
Sauve. Son premier amanl, Frederic Luzel, ne s'est
pas attarde aux mifevreries galantes ; il lui a tout de
suite, tres nettement, offert une sorte d'association
secrete et sure pour le plaisir. Son quatrieme
amant, celui qu*elle se paie (cruelle enigme !) tout
en restantamoureuse du troisieme, est le comte de
La Croix-Firmin, fat, ignorant et de mddiocre in-
telligence, mais solidement bdti. En p4manl sur le
coeur du bellatre, elle cfede a un instinct tout phy-
sique, a la soif d'ivresses sensuelles. Notez que, ce
jour-la, il faisait tres chaud et tres lourd. M. Bour-
get a soin de nous le dire ; et Ton se demande alors
comment la chute de son heroine pent lui paraitre
6nigmatique.
AduUere par besoin d'argent. La comtesse de
Maillane, deji nommee, dans le Journal dun grm-
chu, Dans Lettres de femmes, M"° de Vineuil. Sa-
chant que son amant, Jacques Lethillier, depensait
pour samaitresse anterieure trente mille francs par
an, M'"^ de Vineuil veut s*assurer qu'il est capable
de faire pour elle les memes sacrifices. Lethillier
« casque », avec un arrifere-sourire qui signifie :
J
LA FEMME MARINE ET l'aDDLTERE " 113
« Ah 1 1'y voila venue... Je ne suis pas fA,che de voir
qu'elle est comme les autres. » Puis, apres maintes
(lemandes analogues, il lui propose un revenu fixe.
Beaucoup de femmes du monde, a ce qu'il parait,
goutentfort cet arrangement. — Enfin et surtout,
]y|me Moraines, de Mensonges. Le menage des Mo-
raines, qui ont cinquante mille francs de rente, va
sur le pied du triple. Et le bon Paul, malgre les ob-
servations de Suzanne, s'extasie en public sur
I'adresse dont elle fait preuve dans le maniement
des revenus domestiques, dit ases amis en train de
maudire la cherte croissante de Texistence : « Ah I
si vous aviez une menagfere comme moi I » Le ba-
ron Desforges paie tout ce luxe. M"" Moraines s'est
vendue pour avoir toujours autour desabeaut6 les
innombrables delicatessesd'une grande vie de cour-
tisane. Quand Desforges lui porte quelque bijou :
« Pas de remerciements», ditcethommeg6ndreux,
« cela en vaut-il la peine? » — « Demain », repond
la dame avec un sourire plein de promesse, « vous
ne m^empecherez pas de vous remercier, rue du
Mont-Thabor ».'
Adult^re par desoeuvremeut. Ely de Carlsberg,
quand elle rencontre k Rome Olivier Du Prat, s'en-
nuie, a besoin d'une distraction. Aussi bien Du Prat
est a la mode : deux dames de la haute society ro-
maine se le dispulent presque ouvertement. Cela
amuse Ely de le leur prendre. Elle devient sa mai-
tresse sans avoir pour lui le moindre gout. Je laisse
de c6te Michele de Burne {Notre coeur), qui, du
moins, est veuve. Volci, dans Lettres de femmes, la
petUe Simone. Un an de mariage lui a suffl pour
8
114 ETUDES DK LITT^RATURE CONTEMPORAINE
« faire le tour » de son mari. Si encore elle n'etait
pas li^e par un bail perp^tuel ! Mais quoi ? la vie en-
ti^re I T6t ou tard il faudra bien sauter le pas. Au-
tant vaut tout de suite. Elle prend un aoiant, le
premier qui lui tombe sous la main. En qaittant la
maison conjugale pour se rendre dans la fame use
garQonnifere dont Ludovic lui vaute les avantages,
elle se demande : « Si, par hasard, il avail et6 forc4
de s'absenter, serais-je f4ch6e ou contente? » Et
elle se r^pond : « De moi k moi, sincferement, je
crois que je serais contente ». Mais Ludovic est
chez lui, et Simone le laisse faire, curieuse de voir
comment ga se passera.
G6n6ralement Tadultere a des mobiles d'ordre
divers. II y entre a la fois plus ou moins de sensua-
lite et plus ou moins d'amour, sans compter les
autres ingredients. Ce qui fait la difference, c'est
que les proportions varient. Aussi bien la plupart
des femmes ne se contentent pas d'un amant. EUes
en ont au moins deux, tant6t Tun apr^s Tautre,
tant6t ensemble et concurremment. DuPrat unefois
parti, Ely aime Pierre Hautefeuille, dune fagon
toute differente. MemecasavecM'"*'Martin-Belleme.
Elle n'eprouvait pour Robert Le Menil qu'une in-
clination physique, elle sent pour Dechartre une
veritable passion. En voici maintenant (]ui ont
deux amants k la fois. M**"' de Tillieres : Poyanne
estcelui du coeur, Casal celui de la chair. M^'de
Sauve pareillement : au petit Hubert voiit ses
reveries senlimentales dans le moment nieme ou
elle s'ebat avecle vigoureux LaCroix-Firmin. Pour
M™* Moraines, c'est une femme peu complexe : le
LA FBMME MARINE ET L^ADULTfeRE 115
baron Desforges Tentrelient d'argent et le pofete
Vincy sufflt h ses autres besoins, qui sont tout ce
qu'il y a de plus simple et de plus prdcis.
VII
line chose a remarquer : bien souvent, c'est la
femme qui s^duit Ihomme. Oh ! je sals qu'il n'y a
la rien de nouveau, et Thistoire de la pomme, his-
toire trfes ancienne, nem'est pas sortie de la me-
moire. Mais je parle surtout de femmes exp6ri-
ment6es, plus ou moins mures, qui d^bauchent un
petit jeune homme. II y en a beaucoup dans le ro-
man contemporain. Telle la marquise de Beau-
champ {Lettres de femmes), quadrag6naire frisant
la cinquantaine, qui s'est eprise du precepteur de
son grand gargon de flls. Elle sait que le temps lui
est trop mesure pour les savantes manoeuvres de
la coquetterie. Belle encore, mais portant sur sa
figure la trace des ann6es, de la maternite, des
chagrins et des d6sillusions, elle se plaint d'etre
obligee k cacher d'elle ce qui demeure encore de-
sirable et jeune. Elle use d'artiflces de courtisane
pour decouvrir a Robert ses ^paules, sa poitrine.
Finalement, elle va le trouver dans sa chambre, et
s*abat, p4mee, entre ses bras. — Marie-Thdrfese de
la Confession dun amant, k peine moins 4g6e que
I'incandescente marquise, captive Frederic par des
J 16 Etudes db litteratdre contemporaine
graces enj61euses, I'excite par d'allicianles pri-
vaut6s, triomphe de ses dernieres resistances par
de brutales caresses. — Dans Cruelle enigme,
M""® de Sauve file longuement le parfait amour,
craignanl, si elle allait trop vite, d'effarouclier
!a pudeur d'Hubert, et d'ailleurs trouvant moyen
de rendre ces preliminaires assez friands.
Ce qui ajoute encore du ragout, c*est quand il
s*agit de tr^hir Tamant, et nonpas le mari. Mais un
moment arrive ou le premier amant devientcomme
un mari en second. C'est la regularite du menage
a trois. Une femme tant sol pen « dans le train » ne
s'en contente point. II lui a fallu le premier amant
pour la changer du mari ; quand cette liaison a pris
un air quasi conjugal, il lui faut le second pour la
changer du premier. Ce premier amant, c*est
Poyanne, par exemple, dans Un coenr de fenune.
C'est encore Robert Le Menil du Lys rouge.
W" Martin-Belleme parte de lui comme d'un veri-
table epoux. Le bon ethonnete garQon n'a pour elle
aucun imprevu. A peine la quitte-t-il quelques
jours, elle s'en est d6shabituee. Elle se dit : « Est-ce
que je ne I'aime plus ? L'ai-je jamais aime ? « Elle
ne salt pas, et peu lui importe de savoir. Et, tout a
coup, Robert sort de sa vie. Elle ne le voit dans ses
souvenirs que comme un homme semblable k tous
les autre. D6ja I'idee de lui appartenir la choque
presque autant que celle d'appartenir a M. Martin-
Belleme. Et elle se demande s'il n^existe pas un autre
amour, c*est-a-dire si elle ne trouvera pas un autre
amant. Alors apparait Jacques Dechartre.
Comme les femmes que nos romanciers mettent
LA PEMME MARIEE ET l'aDULTERE 117
en scfene n'en sont pas ordinairement a leur pre-
miere « faule », la trahison conjugale ne compte
pour riea. Du reste, il est enlendu que le inari n'a
aucun droit. C'est k son amant que la femme doit
fidelite. Voyez, par exemple, Mensonges. Nous trou-
vons, au debut, le baron Desforges installe depuis
longtemps dans le menage des Moraines. Et la chose
semble toute naturelle. M*"® Moraines ne doit-elle
pas gagner sa vie? Mais que, devenue I'amante de
Rene, elle continue ses petites expeditions de la
rue du Mont-Thabor, voiU qui n'est pas suppor-
table. Puisque le mari ne compte plus, la morale,
qui, elle, ne perd jamais ses droits, trouve dans
Tamant un autre repr6sentant. Quand une femme
trompe son mari, s*en formaliser serait un signe
de mauvaise education. Mais quand elle trabit son
amant, oh I alors, M. Bourget se f^che. On est un
moraliste on on ne Test pas.
VIII
Au fond de ces romans, nous trouvons un grand
mepris de la femme. Aussi bien presque tons les
ecrivains dits f6ministes aftichent ce mepris, ou^
quand ils ne Tafflchent pas, le trahissent a leur insu
jusque dans leurs hommages. D'abord Alexandre
Dumas, pour lequel, lui-meme le declare brutale-
ment, la femme est un etre passif, denu6 de valeur
propre, incapable de se conduire et dont la veritable
118 6TUDBS DE LITTfiRATURK CONTBMPORAINE
fin consiste, non dans je ne sais quelle autonomie
chim6rique, mais, au contraire, dans une incorpo-
ration toujours plus ^troite k Thomme, son guide
et son mattre. Aprfes Dumas, void M. Marcel
Prevosl, Les femmes, chez M. Provost, n'ont ni
raison, ni volontd. Tout, en elles, se r^duit h
des instincts. Elles subissent sans resistance pos-
sible la domination de leurs humeurs. Elles ne
meritent ni blAme lorsqu'elles pfechent, ni 61oge
quand elles se conduisent bien. II n'y a pour ces
etres inconscients aucune morality. Et M. Paul
Bourget encore ?M. Bourget protesterait sans doute
de son respect pour le sexe auquel il est cher. L'au-
teur de Cruelle enigme et de Mensonges prendrait
h t6moin ses types de grandes amoureuses, comme
si, dans leur amour, il entrait autre chose que le
trouble de I'imagination, la curiosit6 sensuelle, le
plaisir de la ruse, la coquetterie, le besoin de dis-
traire une existence desoeuvr^e. Oil sont les he-
roines du xvn« siecle, qui, par la vertu, triom-
phaient des faiblesses de la chair? Oil sont meme
les heroines romanliques, dontlespires ^garements
etaient du moins ennoblis par une ferveur sublime?
La femme moderne, telle que nos romanciers nous
la peignent, n'aplus que des vaniteset des appetits.
M. Rosny lui-meme ne fait pas toujours exception.
Dans un de ses plus beaux livres, Daniel Valgraive,
il represente Clolilde comme une creature 16gfere,
enfantine, inconsistante, vou6e de naissance k Ja
ruse et a la depravation ; et la misere morale de
Clotilde nous est rendue d'autant plus sensible
qu'elle contraste davantage avec la generosite de
LA FSMMB MAKI^B BT L' ADULTERS 119
son mari. Presque tous nos romans peignent la
femme telle que Font faite les loisirs, le luxe, le
vide d'une Education futile, rinanit^ d'une vie qui
ne connait pas de devoirs ; elle n'y a d^autre fonc-
iioQ que d'etre belle et d'atiirer les hommages.
Ces hommages ne d^notent point le respect. A
vrai dire, la galanterie de Thomme est une injure
a la femme des qu'on y sent, plus ou moins dissi-
mule, poindre le d6sir. Alors meme qu'il ne s'agit
que de courtoisie mondaine,les pr^tresses du f6mi-
nisme, qui poursuivent I'^galit^ des sexes, n'ont pas
tenement tort de r^clamer contre les marques de
superficielle deference que des femmes tant soit peu
^mancipeesconsidbrentcomme «une estampillede
leur servage ». Dans les societes primitives, ou r^-
gnait la force brutale, il etait bon sans doute que
le sexe faible fut protege par une sorte de cbeva-
lerie. Mais nous n'en sommes plus tout k fait la, et
cette chevalerie, qui, maintenant, ne coute guere
aux hommes, certaines femmes y voient une offense
a leur dignity. EUes ne raisonnent pas trop mal,
si les deux sexes sont egaux, je veux dire si la
femme n'est inf6rieure a Thomme qu'en vigueur
physique. Et attendez un peu. Le temps viendra tot
ou tard ou les muscles f^minins, fortifies par de
saines m6thodes, ne le cederont peu t-etre plus gu^re
a ceux du sexe que nous appelons aujourd'bui le
sexe fort.
Une « femme nouvelle » se prepare, que les races
anglo-saxonnes, TAm^rique surtout, sont en train
defagonner. Meme chez nous, Latins, la r6action se
fait peu a peu contre les pr6jug6s religieux ou so-
420 ETUDES DB LITTERATURB CONTBMPORAINE
ciaux qui jusqu'ici avaientmaintenu lafemme dans
sa condition subalterne. Je ne parle pas seulement
de reformes juridiques : il en a et6 op6r6 deja de
irhs significatives. Je parle surtout de r6ducalion.
qui lend de plus en plus k faire de la femme legale
de I'homme, a developper en elle la raison, la cons-
cience, la volonte, de maniere qu'elle soil une
compagne, une associee pour le mari de son clioix,
et non pas une « mineure » soumise a la tutelle de
celui qu'on lui a choisi.
Les romanciers du xx® siecle auront de nouvelles
figures k peindre. Alors, une dtude sur le mariage
et la femme mariee ne devra pas, comme celle-ci,
consister presque entierement dans I'analyse des
formes diverses que pent revetir Tadult^re.
Veux-je dire que. pour le roman de notre sifecle>
il n*y ait pas d'autres sujets ?Non certes. Seulement
ces sujets sont plus difflciles, ils demandent un
talent plus vigoureux, plus original, plus « humain »
une observation plus large et plus profonde. Nos
romanciers sont exclusivement « parisiens ». Mais,
de Paris meme, qu*est-ce qu'ils connaissent ? Un
milieu tout special et restreint, milieu factice, su-
perflciel, artificieux, le moins propre a donner de
la vie et des ma^urs une juste idee. Leur etude ne
porte que sur le monde de quelques oisives, pour
lesquelles I'existence est un flirt perpetuel. Et ils
calomnient la femme frariQaise en nous repr^sen-
tant sous ce nom cinq ou six types, toujours les
m6mes, d'enerv6es et de detraquees. Sans doute
ces femmes-la se rencontrent, et peutetre n'en
ont-ils jamais vu d'autres : a vrai dire, elles sont
LA FfiMME MARIKE KT L' ADULTERS 121
comme une ecume brillanie qui miroite ^la surface
de noire societe.
Si nos romanciers calomnientla fetnme frauQaise,
c'est qu'ils n'ont pas encore eu le temps de la per-
verlir. Laissez-les faire:ils y travaillent en cons-
cience. J'ai dii prendre pour matiere de cette etude
les livres des plus connus. Mais combien de sous-
Bourget et de sous-Prevosl, dont les ouvrages se
repandent par milliers et milliers d'exemplaires
dans toutes les classes sociales ! Et demandons-nous
quelle influence peut avoir cette litterature. II ne
s*agit meme pas de telles ou telles scenes plus ou
moins libertines, faites pour chatouiller les sens.
Quelque chose d'autrement grave, c'est que la pein-
ture continuelle du vice finit par nous y habituer.
Quelle femme peut respirer sans danger Tatmos-
phere d'une litterature ou Ton ne lui montre pas
une seule femme honnete, ou toutes celles qu'on
lui montre passent leur vie a changer d'amants?
Elle s'acclimate tot ou tard, et ce qu*elle regardait
d'abord comme une honteuse depravation, elle le
trouve kla longue tout naturel. Et des lors, qu'est-
ce qui la retiendraitdefaire comme les autres? II y
a bien certaines prefaces, ou M. Bourget et M. Pro-
vost donnent d'excellents conseils. Avant le poi-
son, I'antidote. J'ai peur que Tantidote ne sufflse
pas k neutraliser le poison.
VI
LA DUCHESSE BLEUE, PAR PAUL BOURGET
Jacques Molan, ^crivain h la mode, se laisse
aimer d'une jeune actrice, Camille Favier, a la-
quelle il a confix le principal r61e de sa nouvelle
com^die, la Duchesse bleue, Camille a et6 jusque-la
parfaitement sage. Mais Jacques lui apparatt, dfes que
le hasard Ta mis sur son chemin, comme Tamaut
souhait^, passionn^ment attendu. Rencontrer un
pofete qu'elle inspirerait, dont elle s'inspirerait elle-
meme, incarner sur la scbne les creations de ce po^te
avec un genie egal au sien, etre la Champmesl6 d'un
autre Racine, lei avail 616 son rfeve, dans lequel
s'exallaienl toules les aspirations de la femme et
tous les enthousiasmes de Tartiste.
Camille, d*abord, ne connatt Jacques que par
ses livres : aprfes s'fetre donn6e, elle apprend k faire
la difference entre Tauteur et Thomme. Si Tauteur
exprime les passions avec une Eloquence fervente,
rhomme est en r6alit6 le pire des 6goistes ; il ne
voit dans Tart qu'un moyen de parvenir et dans
Tamour qu'une satisfaction de sa fatuity.
Lass6, aprfes deux mois, de sa petite idylle,
Jacques s'amuse h. flirter avec une mondaihe co-
124 IilTDDES DB LITTERATURB CONTEMPORAINE
quette et perverse, M'"^ de Bonnivet. Ni Bonnivette,
comoie on Tappelle, n'aitne Jacques, ni Jacques
n'aime Bonnivette ; ce n'est, de part et d'autre, que
curiosite sensuelle, irritation d'une seche vanite.
Pendant qu'ils se piquent au jeu, Camille Favier, qui
devine leur intrigue, qui ne se fait plus illusion sur
Jacques, mais dontl'amour survit encore au m6pris,
souffre tout ce que la plus abominable des trahisons
peut infliger de tortures a son ame tendre et pas-
sionnee. Cependant M'"*' de Bonnivet devient la mal-
tresse du jeune ecrivain. Un hasard fail surprendre k
Camille le secret de leurs rendez-vous; et, sur le
champ, devoree d'une ^pre jalousie, elle se promet
d'attendre sa rivale devant laporte pourlui cracher
au visage toute sa haine.
L'y voil^, jouissant par avance de se venger. Le
rendez-vous est pour quatre heures. Elle attend,
elle guette : ni Jacques ni M™* de Bonnivet ne pa-
raissent. Quatre heures et demie... Toyjours per-
sonne. Elle finit par se persuader qu'ils ne viendront
pas. Elle va partir, lorsque, fouillant une dernifere
fois de ses yeux la courte rue, elle voit, arrfete a
quelque distance, un fiacre, et, dans ce fiacre, pen-
ctt6e hors la portifere, une figure qui la terrific. Sous
le rideau k demi baisse de la voiture immobile,
c'est le mari qu'elle vient de reconnaitre, Pierre de
Bonnivet en personne,dontle fauve regard annonce
sa volonte de tuer. Aussil6t les justes rancunes de
la pauvre fllle, la douleur de sa passion meurtrie,
son appetit de represailles se fondent en un seul
sentiment : elle n'apergoit plus devant elle que le
danger de Jacques et que la n6cessite de le sauver.
LA DOCHESSE BLEDE, PAR PAUL BOURGET 125
Convaincue mainlenant, par une illumination su-
bite, queles deux amants ont devance Theure, elle
s'^lance dans I'escalier, tandis que, sur son ordre,
le concierge appelle une voilure.
Jacques, averli, veut courirau-devant du danger.
Camille I'en emp^che, lui persuade de monter avec
elle dans le fiacre qui les attend : le mari les sui-
vra; quand son coupe s*en sera alle, M""* de Bon-
nivet pourra sorlir sans risque. Ce stratageme
r^ussit. Mais pourtant les soupQons de Bonnivet
peuvent renaitre. II faut absolument, si Ton veut
qu'il soit tout a fait rassur6, lui montrer les deux
femmes Tune en face de Pautre, au jour, ant^rieure-
rement fix6, ou Camille doit jouer la comedie dans
le salon de sa rivale. C'est, pour I'actrice, Toccasion
d'une vengeance renouvel^e A'Adrienne Lecoiivreiir.
M""* de Bonnivet, qui craintla defiance de son mari,
r^veill^e par ce scandale,cong^die Jacques avec assez
de desinvolture pour ne pas meme laisser au pauvre
garQon la douceur de croire qu'elle ait jamais fait
autre chose que se jouer de lui ; et, quant k Camille,
elle est allde, en sortant de rh6tel Bonnivet, passer
lanuitchez legros Tournade, quidepuis longlemps
la poursuit de ses offres, et dont elle devient la
maitresse tres richement entretenue.
Epilogue, deux ans plus tard. Jacques a 6pouse
une veuve millionnaire. Avant de dire adieu pour
loujours k la litterature, il vient de faire une piece.
Cette histoire s'arrangeait si bien, les jalousies de
Camille, lascfene deTappartement, celle du salon...
Lapifece6taittoutecomposee, il Taecrite-Etle prin-
cipal r6le, le r61e de raclrice, c'est Camille, mainte
126 Etudes de litt6ratork contemporainb
nant une grande artiste en meme temps qu'une
6toile de la galanterie, c'est Camille qui le jouera.
La Duchesse bleue ne comptera pas, je le crains,
parmi les meilleurs romans de M. Bourget. 11 faut
louer, dans la premifere partie, rhabilet6 avec la-
quelle Tauteur pr6senle ses personnages et engage
son action. Mais toute cette inoiti§ du volume pa-
rait bien longue. II n'y a \k qu*une sorte d'intro-
duction, et rfeux cents pages au moins pour pr6-
parer un drame qui s'achfeve brusquement en deux
scfenes, c'est beaucoup. Nous nous demandons oil
Jacques a pu trouverla matifere d'une pi^,ce. Au sur-
plus, le drame lui-meme, s'il ne ratait pas, serait
assez vulgaire. II rate, on Ta vu, gr^ce k la sottise
du mari jaloux, ce mari tragi-comique dont le ro-
mancier nous faitpresque rire aprfesnous en avoir
presque fait peur. a J'ai la conviction, dit Jacques
tout au d^but, que, sHl soupQonnait sa femme dela
moindre familiarity physique, il la tuerait sur place
comme un simple lapin. » Et plus loin, voyez ce
croquis : « La veine si facilement enflee de son
front sanguin, ses yeux verd^tres que Ton devinait
si prompts a s'injecter de colfere, le poll roux et
rude qui, de son bras, descendait jusqu'aux pha-
langes de ses doigts, tons ces signes de brutalite
conlinuaient a me donner Timpression d'un redou-
table personnage. L'action tragique devait lui etre
aussi naturelle que la fatuite insolente ^Jacques ».
Aprfes ce portrait, nous pressentons quelque ca-
tastrophe. Fallait-il donner a Bonnivet un poil
tenement roux et rude, si tout le tragique de son
action devait etre de balbutier une excuse lorsqu'il
LA DUCHB8SE BLBUB, PAR PAUL BOURGET 127
reconnatt, aa lieu et place de sa femme, M"' Favier
s'^laoQant du fiacre sur le trottoir ? On a beau n'fttre
pas sanguinaire : le plus Mnin deslecteurs 6prouve
une veritable deception. M. Bourget annongait une
trag^die, ou, du moins, un melodrame : quand nous
yoyons son melodrame toumer en vaudeville, plus
11 a r^ussi h nous ^mouvoir, plus nous lui en vou-
Ions de nous avoir pris pour dupes. Des deux
scenes capitales qui font toute la substance du livre^
la premiere, celle de Tappartement, n'en est pas
moins path^tique, d'un pathetique, si j'ose le dire^
criard k la fois et banal. Quant h la seconde, celle
du salon, elle produit un effet mediocre, parce que,
Tayantdepuislongtemps devinee, nous en trouvons
rex6cution d*autant plus faible.
Venons au denouement. J*6prouve ici quelque
scrupule. Non sur le compte de Jacques ou de Bon-
nivette, mais sur celui de Camille. Que Camille
« se mette » avec Tournade, voilk qui me parait
invents k plaisir pour dramatiser la fln du roman.
Sachez d'abord ce qu'est Tournade. L'auteur nous
en donne un portrait bien caractdristique. Je ne
puis mieux faire que de le citer, et j*y ajouterai
meme celui de Figon, autre poursuivant de Camille,
puisque M. Bourget ne nous les montre jamais que
de compagnie pour les faire valoir par le contraste.
Je reconnus aussit6t les deux types du has viveur actuel.
L'un, que je devinai a son encolure 6tre le Tournade,
raonlrait une grosse face, plaqu6e do rouge, d'un cocher
Irop bien nourri, avec une de ces lourdes et ignobles bou-
ches qui appellent le noir cigare congestionnant, des yeux
a la fois finauds, brutaux et assouvis, une calvitie mena-
^ante, de courts favoris roux, la carrure d'un boxeur... Et
128 6TDDES DB LlTTfiRATORB CONTEMPORAINE
quelle main, aux larges doigts gras, boudinanl autour de
larges bagues a larges pierresi Quelque apre paysan,
acheleur de biens nalionaux, revit dans les gens de celte
espece, el ils apportent a la crapule elegante une ame
ignoblement positive de fils d'usurier, nourrie par un tem-
perament de porlefaix. L'autre, le Figon, maigre et veule,
avait un nez infini sur une bouche dont chaque dent 6tait
un pari d'aurification. Sesyeux verts et bordes de jambon,
— abominable mais irremplacable m6taphore de I'argot du
peuple — clignotaient dans un leint pourri de remedes se-
crets, un de ces leints oCi roule une lymphe gatee qui cor-
rompt la chair qu'elle devait nourrir... Et tons les deux,
I'obese Tournade et I'evide Figon, avaient cetle facon de
porter Thabit de soiree, ces larges boulons d'or au plastron,
ce bouquet a la boutonniere, ce chapeau en arri^re sur la
I6te, uniforme de sottise ou d'infamie... Eclaires par le jour
cru de la petite loge, ces deux visileurs, debout, appuyds
contre le mur, tetaient leur canne avec un air d'abrutisse-
ment.
Sans doute, nous savons des le d6but que Ga-
mille a, certains jours, dans la mediocrite de son
existence, des tentations dont son amour seul lui
donne la force de Iriompher. Aussi ne serions-
nous pas ^tonnes que, cet amour une fois trahi,
elle saisit la premifere occasion de satisfaire ses
besoins de luxe et d'eldgance. Du moins, pas avec
Taffreux Tournade. A vrai dire, c'est pour tirer
vengeance de Jacques, et non pour avoir des bi-
joux ou des voilures, que Gamille se livre a I'im-
monde personnage. Mais, apres qu'on Ta monlree
dans toule la suite du volume comme une Ame si
delicate et si flfere, peut-on, meme en alleguant je
ne sais quel verlige, la jeter aux bras de ce goujat
repugnant? Le denouement, j'en conviens, a par la
quelque chose de plus the^tral. Ne sacrifie-t-il pas
LA DUCHHSSE BLKDE, PAR PAUL BODRGET 129
\a,\6ni6k Teffet? Denouement poncif, d'ailleurs,
comme tout ce qui est de convention. Beaucoup
d'autres, avant M. Bourget, ont mis en scfene des
femmes qui, k la suite d'une trahison, cherchaient
leur vengeance dans leur propre avilissement.
Rappelez-vous seulement la Lea de Paul Forestier,
Mais, k supposer que ce soit la un trait bien « f6-
minin », il y a de la difference entre I'ignoble Tour-
nade et Adolphe de Beaubourg, gentilhomme fran-
Qais, qui serait, apr^s tout, un amant tres sortable
s'il avait Tair un peu moins commun.
<c G'est un principe quand on veut r^ussir, dit
quelque part Jacques Molan; ne jamais se rep6ter. »
Et ailleurs : « Pass6 quarante ans, on se repfete, et
se rep6ter, c'est se survivre. Quand on ne doit pas
se surpasser, il vaut mieux se taire ». M. Bourget,
dans la Duchesse bleue^ ne s'est certainement pas
surpasse ; il se survit en se repetant. Son livre
nous donne Timpression d*avoir et6 fait « de chic »,
sans 6tude directe, sans veritable sinc6rit6. II est
Toeuvre d'un ecrivain qui « n'a rien a dire », mais
qui, croyant se devoir peut-etre de produire
chaque annee son volume, fabrique unroman quel-
conque en empruntant sa « fable » a tout le monde
et en s'empruntant k soi la plupart de ses person-
nages. La plupart, ai-je dit^ si nous faisons k la ri-
gueur une exception pour Gamille. Mais les autres ?
Le peinlre Vincent La Croix, qui d'ailleurs ne
joue ici qu'un role de temoin et de confident,
nous Tavions d6ja vu sous divers noms paraitre
dans les romans de M. Bourget. C'est le dilettante,
le rate superieur, chez lequel I'analyse a dissous
9
130 ETUDES Dfi L1TT6RATDRE CONTEMPORAlNE
toute 6nergie, rbomme des commencements et des
avortemenls, vagabondant, de reveen reve, a la re-
cherche d*un amour, comme, de musee en mus^e,
k la recherche d'un id6al esth6tique, — type fas-
tidieux autant que banal du Ren6 moderne, et, si
Ton veut, « fln~de-sifecle », qui passe sa vie k s aus-
culter en g^missant. Dans Jacques Molan nous
avons le « feroce de lettres » tel que le romancier
ravait d^ja maintes fois repr^sente; il nous rap-
pelle tant6t Larcher, tant6t Dorsenne, et, s'il se dis-
tingue de ses devanciers, c'est, k vrai dire, parce
que M. Bourget en fait systematiquement un
« monstre ». Quant k M"" de Bonnivet, nous re-
connaissons en elle la figure de grande coquette
dont presque tons les romans de Tauteur nous
ofiFraient d6ji un exemplaire, II y a dans Bon-
nivette un pen de M"* de Sauve, un pen de M"" Mo-
raines, et sais-je encore de quelles autres ? 11 y a
la « c6rebrale », V -a intellectuelle » pretendue, quu
s'entourant d*hommes c^l&bres, veut, sans marcher,
les rendre tons amoureux. II y a la jalouse et la
vaine, qui ne pent supporter que la petite* Favier
garde Jacques. II y a Tennuyee, insensible tantdt,
nous dit-on, par froideur originelle de tempera-
ment, et tanldt, on nous le dit aussi, par abus des
jouissances ; la queteuse d'excitations qui, k chaque
nouvelle intrigue, s'acharne dans Tespoir qu'elle va
cette fois gouter une extase toujours d6siree, tou-
jours fuyante. Celle-la marches devient la maitresse
de Jacques. II y a enfin la cruelle qui, connaissant
bien le cceur de son miserable amant, y enfonce
1b couteau juste au point vulnerable, puis met k la
LA DUCHESSK BLEUK, PAR PAUL BOURGBT 131
porte CO docteur de toutes les perversit6s pari*
siennes, joue comme uq benet. Je sals que T^me
feminine passe pour trfes complexe (complexity,
ton nom est femme I). On peut croire pourtant que,
si celle de Bonnivette Test k ce point, c'est que
M. Bourget Ta peinte non d'aprfes nature, mais en
se rappelant trois ou quatre de ses heroines an-
t6rieures.
Je cherche dans la Duchesse bleue les qualit^s de
Tauteur ; je n'y trouve gufere que ses d6fauts. En
faisant de Jacques un snob, M. Bourget n'a pas assez
pris garde k se pr6munir conire les railleries plus
ou moins fines de ceux qui Taccusent lui-meme de
quelque snobisme. Lorsque Jacques et Vincent dl-
nent ensemble au cabaret, il marque avec soin le
moment oil les deux convives pfelent un quartier
de poire au bout de leur fourchette de dessert, ce-
lui oil Ton apporte les bols. Les futilit^s de la vie
mondaine ont toujours int6re&s6 ce penetrant psy-
chologue, ce moraliste grave etpath^tique; et nous
Tavons vu parfois trailer avec indulgence ses mar-
quises les moins recommandables, attendri qu'il
6tait par la finesse de leurs dessous. N'insistons pas
sur de minces details. II y a, dans la Duchesse
bleue, des traits plus d6plaisants. Citerai-je, par
exemple, la reflexion que Vincent se fait k lui-
meme quand son fiacre Tarrete devant Thdiel Bon-
nivet. « Je ne me crois pas plus pl6b6ien qu'un
autre, mais cette sensation d'arriver dans un h6tel
de six cent mille francs pour prendre part k un
diner de cinquante louis, avec un v6hicule de
trente-cinq sous a la course, suffira toujours poiir
132 fiTUDES DB LlTTfiRATURE CONTEMPORAINE
me degouter du monde ^l^gant. » Eq faisant aiasi
parler le peintre, nul doute qu'on n'ait voulu le
meltre en contraste avec ce snob de Jacques. Nous
aurions pu nous demander d'abord pourquoi Vin-
cent, qui a quaranle milie livres de revenu, se
contente d'un modesle fiacre ; il ne tenait qu'a lui,
tout au moins, d'61ever le prix de la course en don-
nant plus de cinq sous de pourboire. Mais qui ne
sent le parvenu dans cette faQon d'dvaluer le diner
auquel il va prendre part? Et surtout, la« sensation »
dont il nous fait confidence, quelle pleutrerie ne
denote-t-elle pas I
Quand Molan se trouve avec Figon dans la loge
de Cainille, celui-ci, apres avoir servi k sa pifece
tons les eloges de rigueur, finit par dire : « Enfin,
vous fetes mes deux auteurs preferds, vous et... »
M. Bourget n'a pas voulu nous repeter le nom de
I'ecrivain outrageusement mediocre auquel le ni-
gaud associe Molan. Jimiterai sa discretion en
m'abstenant de nommer celui dont la Duchesse
bleiie me rappelle plus d'une fois la maniere. Lisez
le portrait de M*"' de Bonnivet :
Si Camille rappelait les Psych(§s et les Galalees des plus
suaves d'entre les P. R. B. — Prevaphaelite Brothers, —
M"** de Bonnivet, elle, avait une beauts a justifier des pre-
tentions plus aristocraliques encore que rh6r6dit6 du c6-
lebre connetable... Rien qu'a voir saiilir les epais rouleaux
de ses cheveux d'or cendre au-dessus de sa nuque, quand
elle se tournait de profil, on reconnaissait la vitality pby-
siologique d'une de ces fausses maigres qui cachent, sous
des sveltesses de sir6ne, des estomacs de capitaine de dra-
gons. Les brides du chapeau mauve qui la coiifait n*emp6-
chaient pas de deviner le cou mince, un peu long, mais
LA DUCHKSSB BLEUE, PAR PAUL BODRGET 133
bien muscle, de m^me que les gants revelaient une maia
nerveuse, aux doigts un peu longs aussi ; et le busle se des-
sinait, a chaque mouvement, dans les blancheurs souples
du corsage en cr^pe de Chine, si jeune, si Elegant, si plein.
Mais ce que cette creature de luxe eut aussit6t pour moi de
significalif jusqu'a I'obsession, ce furenl ses yeux... Us
avaienl dans leur azur I'eclat du m^lal ou de la pierre pre-
cieuse. lis donnaient d6s leur premier regard Tidee de
quelque chose d'implacable malgr^ le charrae, de dur et
de froidement dangereux danslemagn^tisme. C'^taientdes
yeux comme on en imagine aux nixes et aux ondines... £t
pour achever cette sensation de cruaut^ dans la grace, quand
la jeune femme riait, ses l^vres se relevaient un peu trop
dans les coins, decouvrant des dents aigues, serr6es, tres
blanches, presque trop petites, comme celles d*une bete de
chasse et de morsure.
Voil^ une page « bien 6critel » II me semble que
je I'ai ddjalue quelque part. Oil done? Ces dents
aigues et serr6es, ces yeux qui ont r6clat du m6tal,
ce cruel retroussis des levres, ce charme magne-
tique et fatal, je jurerais qu'il s'agit d'une heroine
de.... Mais j'ai promis d'etre discret. Aussi bien la
marque propre de I'auteur est dans les lettres
cabalistiques P. R. B., dont il faut d'ailleurs lui
savoir gre de nous donner aussit6t Texplication.
Si nul n'ignore que M. Paul Bourget a trop de
gravite pour avoir ce qui s'appelle de Tesprit,
jamais ce d6faut ne s*est plus f^tcheusement trahi
que dans la Duchesse bleue. Je ne parte pas de La
Croix, h6ros tout el^giaque, dont nous aurions
mauvaise grace k attendre autre chose que de sim-
piternelles dol6ances sur son malheureux etat
d'^me. Mais, en conlraste avec ce chevalier de la
Triste-Figure, voici Jacques Molan, dont I'auteur
i34 AtDDES DE LlTTfiRATORE CONTEMPORAINE
nous vanle la verve, Thumour, lea brillantes saillies.
Las! nous sommes obliges de croire M. Bourget
sur parole; ou, du moins, s'ily a dans la conversa-
tion de Jacques je ne sais quelle exuberance ani-
mate, la banality grossi^re de son bagout nous fait
malau ca3ur. Quoi? c'est l^ vraiment un des pre-
miers dcrivains de notre 6poque, r6put6, dans les
salons et sur les boulevards, comme un ^blouis-
sant causeur? Ne vous en diplaise, je Taurais pris
pour un commis-voyageur plus ou moins frotte de
trfes mediocre litt^rature. Et M"" de Bonnivet?Il
vaut peut-etre la peine de citer ses meilleurs mols.
Lorsqu'elle a dit k La Croix : « Est-ce que vous
n'aviez jamais vu Molan amoureux autrement que
dans seslivres? » — cette petite phrase, qui n'arien
de si michant, vous en conviendrez, M. Bourget
nous la donne, aussit6t prononcde, comme 6chan-
tillon d'un « tour d'esprit » qui, chez M™* de Bon-
nivet, « est le privilege de la femme sup6rieure ».
Toujours ing6nieux, Jacques, en souvenir du fa-
meux connetable, appelle cela le connetablisme.
A la page suivante, nouveau trait du tour d'esprit
bien special que Tami Jacques a baptist de si pi-
quante faQon. « D6cid6ment, Henri, dit M— de Bon-
nivet k son mari, vous engraissez... Qa vous
donne dix ans de plus que votre %e. Vous devriez
prendre exemple sur Senneterre... > C'est \k tout?
— C'est tout. Ajoutons que le nomme Senneterre
est « cir6 et raccordd comme un vieux meuble ».
II faut le savoir pour eslimer a son juste prix cette
autre perle de connetablisme.
M. Bourget ne fut jamais un ecrivain trfes sur.
LA DUCHESSE BLEDE, PAR PAUL BOURGET 135
Mais il y a dans la Duchesse bleue mainls defauts de
style et de langue gu*on ne saurait passer sous si-
lence. Des barbarismes : « Ne lui en voulez pas tani
de ce qui n'est qu'un accfes de colfere » (page 131).
« C'^tait encore un effet k produire au nouveau-
venu » (page 76). Des impropriates : «11 m'avait ra-
cont6 les deux aventures qu'il menait d'affilee o
(page 155), comme si daffilee 6quivalait a simulta-
nement, Des m^iaphores bizarres : « II voulait, de
cette nerveuse main qui venait de jeler des couleurs
sur la toile, jeter de Tencre sur du papier » (page 2).
On multiplierait ais6ment ces exemples. Je ne cite
plus qu'une phrase. Interrompant Jacques dans son
enumeration des a vingt senteurs > qui composent
le « vague et penetrant arome » d'une mondaine :
« Si jamais, s'6crie La Croix, je fonde une boutique
de parfumerie, et si je confie h un autre la redaction
de la reclame !... » II veut dire, le brave peintre, en
jetant cette encre sur le papier : « Si jamais, au cas
oil je fonde, etc., je confie, etc. » On peut etre un
trfes galant homme, voire un peintre de talent, je
ie dis pour La Croix, et parler quelquefois un
fran^ais douteux. Mais d'etre acad^micien, je le dis
pour M. Bourget, cela ne dispense pas d'6crire
correctement sa langue.
La principale critique qu'on doive faire a la Du-
chesse bleue porte sur le sujet lui-meme dans son
ensemble. QuandM. Bourget commeuQa d'6crire ce
roman, voici quelques annees d6jk, — c*etait peut-
^tre avant la quarantaine (rappelez-vous I'apoph-
thegme de Molan), — il se proposait de reprendre
a sa manifere la question Iraitee par Diderot dans le
136 fiTDDES DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINE
Paradoxe sur le Comedien, De la le titre anterieur
du livre : Trots Ames d'artistes. II devait y etudier,
dans trois « cas » divers, le rapport du talent avec
la sensibilile. « Je voulais montrer ces types d'ar-
tistes a c6t6 Tun de Tautre : Tun d'abord (Molan),
degrade par le divorce deflnitif de T^me et de la
vie, — un second, au contraire (La Croix), portant
dans son coeur toutes les emotions dont le premier
a toutes les eloquences, mais incapable de s'expri-
mer tout entier, — un troisieme enfin (Gamille)^
place au point d'6quilibre et klaveille d'ensortir. »
Comment se fait-il que M. Bourget n'ait pas traite
son sujet primitif ? Lui-mfeme all^gue « les involon-
taires detours de la composition litteraire ». C*est
s'avouer bien pen maitre de sa pensee. Disons aussi
qu'il 6tait plus difficile de faire Trois Ames dar-
tistes que la Duchesse bleue. Mais Tauteur de la Du-
chesse bleiie ^crivit jadis le Disciple, et nous lui en
voulons d'avoir laisse son « 6tude de vie intellec-
tuelle » deriver en un banal roman d'aventure ga-
lante qui, lui ayant coiite ^beaucoup moins de peine^
vaut tout juste ce qu'il lui a coute.
Ce regret exprime, nous n'aurions qu'a prendre
telle quelle la Duchesse bleue, si le premier sujet
n'empietait sur le second. 11 faut faire ^galement k
ce livre deux critiques en apparence contradictoires.
Montrons, d'abord, combien Vetude est insufflsante
et superficielle. Trois ou quatre phrases, pour Mo-
lan, sur la sensibility imaginative qu*on oppose a la
sensibility r6elle, un portrait du « monstre litte-
raire » oil Ton marque son 6goisme, son amour du
succfes et de Targent, son habilete de froid calcula-
LA DUCHESSK BLEUE, PAR PAUL BODRGET 137
leur k mettre en oeuvre un talent qui sail rendre,
avec une poignante Eloquence, les plus tragiques
emotions, cela, vraiment, ne saurait nous fetre
donn6 comme une monographie de I'ecrivain.
Je ne parle mfeme pas de Tactrice, son cas psycho-
logique 6tant k peine indiqu^. Quant a La Croix,
nous I'entendons bien, qk et la, se plaindre de son
impuissance, envier a Jacques la vitality, T^nergie
creatrice dont lui-meme est si totalement d^pourvu :
sauf quelques traits epars, quelques pages tout au
plus, ce n'est pas Tartiste avorte qu'on nous montre
en lui, mais le sentimental transi et dolent.
Au surplus, dans tout ce qui touche au « pro-
blem e », il y a perpetuellement des contradictions
et des confusions. M. Bourget voulait, nous dit-il,
reprendre la question discutee par Diderot. Mais
qu'apr6tendu Tauteur du Paradoxe? Selon lui, la
premiere condition du g6nie artistique est I'insensi-
bilite. Aussi M. Bourget semble-t-ilfaire de Molan
un etre incapable de sentir. Voila le Molan de la
thfese, le Molan qu'il fallait anatomiser. Mais, k c6te
de ce Molan-lk, il y en a un autre, il y a le Molan
pour lequel un amour, une haine, une joie, une
souffrance (on le fait done sensible celui-ci), sont
« du terreau oil pousse la fleur de son talent ».
Quand le second dit : « Vivre, — pour 6crire »,
quand il tire une pifece de sapropre histoire, quand
il veut absolument que Camilley joue (« c'est tene-
ment sa vie et sa personne... II n'y a qu'elle qui
puisse me jouer ce r61e-la »), non seulement nous
ne reconnaissons plus en lui le premier, mais encore
nous nous rendons compte que, si Tauteur nous en
138 fiTUDBS DB LITTfiRATURB CONTEMPORAINE
pr6senle lour k tour deux, c'est qu'ila brouille deux
questions distinctes.
Je me plaignais tout a Theure que M. Bourget
ne traite pas s^rieusement sou etude. II pourrait
all6guer le cbangement de titre. Disons alors qu'il
y a dans la Duchesse bleue trop de Trots Ames d ar-
tistes. M. Bourget n'a pas su ^carter sa conception
ant^rieure du sujet, et ce qui en demeure, si peu
soit-il, sufflt pour que tout le reste nous paraisse
mis^rablement futile et vide. Lisez par exemple la
dernifere page. Ne trouvez-vous pas une disconve-
nance flagrante entre les reflexions par lesquelles La
Croix conclut et le r6cit qu'il vient d'6crire ? Ses re-
flexions se rapportent k une 6tude qui n'a pas et6
vraiment faite, et Tanecdote qu*on y a substitute
ne pent les soutenir. Bestons sur cette impression
finale. Elle est, je crois, la meilleure critique du ro-
man ; elle en accuse la sp6cieuse insignifiance.
VII
L'HOMME DE LETTRES DANS LE ROMAN
MODERNE (1)
I
Parmi les artistes, ce sont des hommes de lettres
que nos romanciers ont le plus frequemment re-
pr6sent6s. Nous pouvons nous Texpliquer sans
peine. Musiciens, peintres ou sculpteurs sont enge-
neral moins faits pour ce qu'on appelle le monde.
Beaucoup ne montrent hors de leur ait ni vivacity,
ni gout, comme le musicien de La Bruyfere, qui,
aprfes avoir enchante I'auditoire par ses accords,
« semble s'6tre remis avec son luth en un meme
^tui ». Les sculpteurs notamment. Si nous en
(i) Paul Bourget : Mensonffes, Un sainu Gosmopolis, La
Duchesse bleue, — A. Daddet : L'ImmoruU — A. Francs : Le
Lys rouge. — Paul Heryieu : L* Armature. — Guy de Mau-
passant : Notre cosur — Paul Margueritte : Tons quatre,
Pascal Ge fosse. — J.-H. Rosny : Le Termite. — E. Zola,
L'iEuvre.
140 fiXUDES DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINE
croyons Robert Le Menil du Lys rouge ^ gentleman
aussi judicieux que correct « ils sont d'ordinaire
un pen brutes, les sculpteurs ». II s'agit ici de
Jacques Dechartre. Et M"' Martin-Bell^me, a la-
quelle Dechartre va etre pr6sent6, plaide seule-
ment les circonstances attenuantes, quand elle fait
observer que « celui-la sculpte si peu ! » En voici
un autre, dans Notre coeur^ qui doit sculpterdavan-
tage. Introduit par T^crivain Lamarthe chez
M"* de Burne, Pr^dol6, un gros homme massif et
,lourd, k la carrure 6paisse, aux mains de boucher,
reste assis sans mot dire, inerte et comme ab-
sent, dans le fauteuil que luia indiqu6 la mai-
tresse de maison. II est \k depuis une heure quand
la conversation vient k tomber sur la sculpture.
Son visage alors s'^claire et s'anime. Le grand ar-
tiste parle de ce qu'il aime avec une Eloquence fer-
vente, livre tout entifere son dme, exalt6e et ravie
par la beaut6 des formes. Lorsqull est parti, M"*® de
Burne, klaquelle Lamarthe demande comment elle
le trouve : « Assez int^ressant, r6pond-elle avec po-
litesse, mais raseur. »> Pr6dol6, qui a si bien admir6
I
ses bibelots, ne lui a rien dit de sa toilette.
L'hommede lettres, plus sociable, a plus detactet
d^esprit. La conversation mondaine, telle que nous
Japeignentnos romanciers, lui doit souvent sa d6-
licatesse et sa gr^ce piquante. II sait parler de
toute chose avec agrement, avec une eldgance
ais6e et vive. Aussi flgure-t-il dans bien des romans
comme personnage secondaire, meme si son r61e
se reduit k u causer »,^ emettre g^ et la quelque
fine reflexion, k indiquer legferement une vue in-
L*HOMME DB LETTRES DANS LE ROMAN 141
genieuse. C'estle cas pour Lamarthe de Notre coeur
et pour Paul Vence du Lys Rouge. Ni Tun ni Taulre
Be prennent aucune part a Taction. Paul Vence,
par exemple, n*y inlervient que pour introduire
Dechartre chez M"' Martin-Bellfeme. Mais, si M. Ana-
tole France ne le fait pas agir, il le fait parler, et,
le faisant parler, il lui prete son propre tour d'es-
prit et de langage. Quel r6gal de I'entendre 1 Je ne
Yois dans le Lys rouge rien de comparable peul-etre
k certain portrait de Napoleon qu'il esquisse en se
jouant et qui n'a d'ailleurs aucun rapport avec le
sujet.
Quelquefois, dans les romans k thfese,un homme
de lettres, sans figurer lui-meme comme per-
sonnage agissant, est charge par I'auteur de faire
ce qu'on peut appeler la demonstration. L Ar-
mature, de M. Paul Hervieu, ne serait guere qu'une
suite d'episodes juxtaposes, si lous les episodes
n'6taient lids entre eux par une id6e maitresse qu'on
ne nous laisse pas perdre un instant de vue. C'est
Tecrivain Tarsul qui, desles premiferes pages, nous
Texpose. « Pour soutenir la famille, pour contenir
la soci6te, pour fournir a tout ce beau monde la
rcSgulifere tenue que vous lui voyez, il y a une ar-
mature en metal qui est faite de son argent. La-'
dessus on dispose la garniture, Touvrage d'art, la
maQonnerie, c'est -k-dire les devoirs, les principes,
les sentiments, mais c'est I'armature qui empeche
la dislocation », etc. Telle est Tidee qui domine le
livre. Or, Tarsul n'a pas d^autre r61e que d'expliquer
les actes des personnages en les rapportant a cette
id6e ; et, aprfes la catastrophe finale, nouslevoyons
142 6TDDES DB LITTARATDRE CONTEMPORAINE
reparaitre une dernifere fois pour justifler sa pe-
tite th^orie par T action doiit ii a 6te spectateur.
De meme le Dorsenne de Cosmopolis, Simple
temoinpour sa part, comme Tarsal, il indiqae tout
au d^but la th^se du roman. En nous pr^sentant
les acteurs, il a soin de nous pr^venir que, si tons
ces personnages d'origine diverse semblent au
premier abord, sous leur vernis cosmopolite, avoir
les m6mes faQons de penser et de sentir, le drame
qui se prepare fera bient6t saillir en chacun d'eux
son caract^re essentiel, ind^l^bile, le caract^re de
la race. Et cet observateur ironique, qui regard e
la vie, qui n'a meme pas cure de la juger et se
pique uniquement de la compreudre, ne ferait
gu^re que commenter k mesure les ^v6nements ,
si M. Paul Bourget, superposant a la demonstra-
tion de sa th^se un Epilogue inattendu et tout adven -
tice,ne s'avisait,en un dernier chapitre, de montrer
k son dilettante, pour le convertir au plus vite, Notre
Saint-P^re le Pape qui, dans les jardinsdu Vatican,
respire une splendide rose jaune.
II
Les hommes de lettresque nos romanciers melen t
k la vie mondaine, meme les plus brillants, les plus
illustres, restent d'ordinaire en marge de ce monde
qui se pare d'eux et ne les admet pas comme siens.
II ne tiendrait sans doute qu!k Dorsenne d'6pouser
l'HOMME DB LBTTRBS dans lb ROMAN 143
«
Alba, fille de la comtesse Steno. Mais la soci^t^ cos-
mopolite a laquelie appartient Alba n'est point le
vrai monde. Aussi bien les galanteries de M'"^ Steno
font d'elle une sorte de d^classee. C'est ce que
M. Bourget a soin de nous dire ; et, de peur qu e
rid^e d'un tel manage ne scandalise encore ses
nobles lectrices, il donne a T^crivain pour aieul le
petit cousin d*un heros, de ce brave g6n6ral Dor-
senne^ qui, sous Napoleon P% commanda la garde.
Vous m'en direz tant !
Lorsque Claude Larcher, dans Mensonges, conduit
chez M"' Komof le jeune pofete Rene Vincy, tout
fler et tout 6mu de r^aliser son rfeve juv6nile : « Est-
ce que vous croyez, par hasard, lui dit-il, que vous
allez&tre du monde?... Vous irez dans le monde,
mon cher, vous irez beaucoup, si ce sport vous
amuse ; vous n'en serez jamais, non plus que moi,
non plus qu'aucun artiste, eut-il du g^nie, parce
que vous n y 6tes pas ne, tout simplement, et que
votre famille n*en est pas. » Les belies dames que
Vincy trouve chez la comtesse russe accueillent de
leur mieux Tauteur du SigisMe. Elles lui sourient,
le complimentent k tort etk travers, sele disputent.
« Ah! Monsieur, quel talent !... Je regois les mer-
credis de cinq k sept. » Un po^te, celafait bien dans
un salon. En invitant Vincy, ces aimables p^cores
t^moignent de leur gout pour les choses id6ales,
pour tout ce qui est noble, chaste et d61icat. « Vous
nous vengez, nous autres femmes, lui declare je ne
sais plus laquelie, de ces pr^tendus analystes qui
semblent ^crire leurs livresavec un scalpel sur une
table de mauvais lieu d . Ces flatteries, m^me si le
144 6TUDES DE LITT^RATURE CONTEMPORAINB
style en a de quoi le surprendre, caressent agrea-
blement son oreille. A vrai dire, il est, pour les
mondaines qui lui font fete, un jouet de leur vanite
frivole. L'une d'elles peut bien Taimer. Ilalesjoues
fraiches, les yeux clairs, la bouche pure. Unpeu
gauche, sans doute, mais d*une gaucherie qui ne
manque pas de charms. M"' Moraines s'est tout de
suite promis de faire son education. Pourtant,
meme aime d'elle, il n'est en r6alit6 qu'un bien
mince personnage. En le rencontrantchez Suzanne,
Desforges n'a seulement pas Tair de le voir ; et,
quand il est parti : « C'est, dit-elle au baron, le petit
pofete de M"* Komof. On m'a pr6sent6 cejeune
homme, qui est Tauteur de la pifece. Le pauvre
garQon est venu me mettre des cartes. II ne savait
pas mes heures, et il est monte ».
Voyez encore Jacques Molan, de la Duchesse bleuCy
et Tarsul. Molan se fait aimer de M""® de Bonnivet,
ou plut6t il r6us8it, par d'habiles manfeges, k piquer
sa curiosity et sa coquetterie. La grande dame se
lasse vite ; et, rompant avec lui dans une scfene
violente, la plus cruelle injure dont elle le cingle,
c'est qu'il s*est conduit en homme de lettres. Tarsul,
k vrai dire, est du Rallye-Club.Mais celas'explique.
II n'a pas subi le ballottage. Membre fondateur!
C'est, nous dit-il, le seul proc(5d6 dont peuvent user
les gens de son espfece pour faire partie d'un cercle
chic.Ons'en met tout au debut. Rien n'est plus
facile. Du salon d'une grande cocotte ,on y passe de
plain- pied. Une fois le ballottage en train, trop tard I
Tarsul peut bien patronner la candidature even-
tuelle d'un jeune richard comme Olivier Br^hand.
L'hOMME DE LETTRES dans lb ROMAN d45
II y Irouve d'ailleurs son compte. Mais lui-mfeme,
aujourd'hui, n'oserait se presenter.
Ill
Pourquoi les hommes de lettres vont-ils dans le
monde ? Aufond de Thomme de lettres mondain, il
y a presque toujours quelque chose d'un snob ; et,
chez beaucoup, ce quelque chose ne laisse pas d'af-
fleurer. Nous studious ici les figures que mettent
en scfene nos romanciers k la mode ; sll s'agissait
d'eux-memes, on reconnaitrait leur snobisme tant6t
dans une complaisance devotieuse pour ce que la
vie mondaine a de plus futile, tant6t dans le m6pris
qu'ils 6prouvent le besoin de lui t6moigner. En
tons cas, parmi les hommes de lettres dont leurs
livres nous font le portrait, je n'en vols gufere qui
ne soient plus ou moins snobs,
Vincy, d'abord, que cette syllabemagique et vide :
le Monde, jette dans une admiration puerile. « Nous
autres, gens de lettres », dit-il ^la modesteet douce
Rosalie, « nous avons tons cette rage du d6cor
brillant... C'est un enfantillage sans consequence >.
Sans consequence ? Pas tout k fait. Revenu de chez
M"* Komof, le jeune homme raconte k Rosalie ses
impressions de la soiree, comme s'il n'en avait pas
ete dupe, avec une nuance d'ironie. Mais en compa-
rant les elegantes creatures qu'il afrdl^es dans le sa^
10
146 fixUDES DK LITT^RATDRE CONTEMPORAINE
Ion de la comlesserusseaveccette petite provinciate
dont s'amouracha sa naive adolescence, il a lionte
d'une si liiimble flanc6e. Son snobisme, qu'il croit
inoffensif, d6jk commence k lui dess6cher le
coeur.
Et Claude Larclier ? Celui-lk, qui connait le monde,
qui saisit toutes les occasions d'en m6dire, n'y passe
pas moins le meilleur de son temps. Si Ren6 Vincy,
qu'il va presenter k M"° Komof, est gris6 d'avance
par Tatmosphfere capiteuse d'un aristocratique sa-
lon, Claude eprouve un chatouillement d'amour-
propre en 6talant aux yeux du jeune homme ses
belles relations.
Tarsul enfln, pour n'en pas citer d'autres. est
moins vaniteux qu'int6ress6. Mais un pen de glo-
riole n*en stimule pas moins chez lui le zfele du
courtisan. Voyez-le, par exemple, au tbed.ti*e. Pour
entretenir son petit prestige, il visite successive-
ment, par une m^tbode bien gradu6e, les loges les
plus brillanies, et^ passant de Tune aTautre, semble
porter avec soi dans celle oil il entre quelques
rayons de I'aur^ole que lui a faite sa presence dans
celle d'otiilsort. Etsans doute, ces gens du monde
sont encore plus snobs que lui ; mais il Test autre -
ment qu'eux, avec un grain debel esprit, de p6dan-
tisme s6millant et pointu, qui denonce Tbomme de
lettres.
Quand on demande a Gaston de Lamarthe,
exerQant contre les mondaines sa verve mordante :
« Alors, pourquoi etes-vous toujours dans leurs
jupes? » — « Pourquoi? » repond-il. « AUez-vous
defendre aux m^decinsde frequenter les bdpitaux?
L'HOMME DE LETTRES DA.NS LB ROMAN 147
C'est ma clinique, k moi, ces femmes-lk. » Nos ro-
manciers h la mode allfeguent la necessite de Tob-
servation. Resterait a savoir si la matifere psycho-
logique que les salons peuvent leur fournir est
assez pr6cieuse pour qu'ils n'y perdent pas leur
temps. Je sais les argumeats qu'on fait valoir d'or-
dinaire en faveur du roman mondain. On pretend
que, dans la societ6 616gante et riche, les passions,
n'6tant pas genres par le tracas de I'existence ma-
terielle, se d6veloppent sans obstacle, suivent libre-
ment leur cours naturel, et que, du reste, la vie
sentimentale y est plus fine, plus complexe, plus
nuanc6e. Cela semble bien douteux. Je ne vols pas
tr^s distinctement en quoi le loisir des mondains
peutservir k leur culture intellectuelle et morale,
si vraiment, comme il faut le croire d'aprfes la pein-
ture qu'on nous en trace, ce loisir est pris tout en-
tier soit par Tobservation de pratiques pu6riles, soit
par la recherche de frivoles plaisirs, aussi absor-
bants peut-etre que le sont ailleurs les soucis de la
subsistance quotidienne. Mais, en admettant meme
que leur psychologic offre a I'analyste de plus deli-
cates nuances, c'est une psychologic tout artifi-
cielle. 11 n'y a, il ne saurait y avoir dans les romans
mondains nulle humanite, Ceux de nos romanciers
qui peignent la haute vie peuvent bien ecrire des
livres brillants ; ils ne feront jamais rien que de su-
perflciel et de factice.
Les vrais artistes frequentent pen le monde. Lar-
cher meme, en menant Vincy k la soir6e de M™* Ko-
mof, fait k part lui cette reflexion : « Comme c'est
absurde, que nous allions, nous, chez ces gens-la ! »
148 Etudes de litt6rature contemporaine
Paul Vence, qui est un homme sup6rieur, ne va
gufere dans les salons. On nous parle de sa flerte
sauvage^ de la solitude meditative oil murit sa pen-
see. Nous le rencontrons quelquefois chez M"* Mar-
tin-Bellfeme. Mais la jeune femme ne ressenible
guhre k la plupart des mondaines ; elle a de I'esprit,
du gout, un tour ing6nieux de langage. Paul Vence,
du reste, ne tient ^ trouver chez elle ni Tinsigniflant
Robert Le M^nil, ni mfeme M. Daniel Salomon, Tar-
bitre des 616gances ; et, d'ordinaire, il lui fait visite
le soir, pour causer avec elle familiferement. La vie
du monde ne pent que dissiper un homme de lettres,
et, d'autre part, ITiommede lettres, s'il applique son
talent k la peinture des moeurs 616gantes, ne pro-
duira jamais une oeuvre v6ritablement humaine,
une oeuvre solide et durable qui lui assure lagloire.
IV
La gloire? lis n*y pensent gufere, les 6crivains
dont nos romanciers nous font lapeinture. Presses
de jouir, ce n'est pas la gloire qu'ils ont en vue,
c'est le succfes imm^diat, plus avantageux h leur
vanity ou plus profitable k leur amour du lucre.
Ecoutez Pascal G6fosse : « Nous exergons un me-
tier », dit-il en un moment d'amfere franchise, « nous
ne pensons qu'i gagner de Targent)). Je ne parle
meme pas des dcrivains de has dtage, comme le
L'HOMMS DE LBTTRES dans LE ROMAN 449
Matarel de Tons quatre ; celuici exploite les scan-
dales r^cents, la dernifere cause judiciaire, Tactua-
lit6 toule flagrante, peint sur le vif, en modifiant h.
peine leur nom, les personnages de la comedie
mondaine, et, comme il est d'ailleurs assez prudent
pour ne tomber que sur les faibles, assez adroit pour
se faire bien venir de ceux qui peuvent lui etre
utiles, assez mediocre enfin pour nepas porter om-
brage aux confreres, ses livres reussissent et Tout
bient6t enrichi ; important et ventru, il protege avec
une bonhomie condescendante ce maigre Tercinet,
qui travaille par amour de Tart. Matarel n'est qu'un
faiseur sans talent : mais, apr^s G^fosse, qui tout h
Theure ne se calomniaitgufere, voicile cyniqueTar-
sul, parasite des riches et des nobles. Pourquoi fr6-
quenterait-il parmi ces gens qu'il bait, qu1l m6-
prise et qu'ilenvie, si cen*6tait pour trafiquer avec
eux de ses connaissances pr6cieuses en leur four-
nissant des appreciations artistiques et litt6raires,
en les conseillant sur Tachat de leurs bibelots?
Quant a Jacques Molan, cetillustre 6crivain ne con-
sidfere la litt6rature que comme un metier lucratif,
et ses romans les plus delicats, ses pieces les plus
pathetiques, ne sont pour lui qu'un moyen de faire
fortune. 11 regie son cerveau comme un compteur
k gaz. Chaque jour quatre pages, et, les quatre pages
finies, il a gagne sa journ6e. Du reste, il se trouve
fort bien de ce regime. Oil est le temps qu'il pre-
nait ses repas chez Polydore, k quinze sous la por-
tion ? Maintenant il a des rentes ; la cote de la Bourse
rinteresse non moins que la recette de son theatre.
« Si je n'etais 6crivain, dit-il a Vincent La Croix, je
150 fiTDDBS DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINB
voudrais fetre financier. » L'un n'empfeche pa»
Tautre : eel homme de lettres n'est qu'un homme
d'argent. Vers la quarantaine, il Spouse une veuve
extremement riche, et se retire de la litterature
comme un commergant des affaires.
On ne r^ussit qu'en flattant le gout des lecteurs.
Quelquefois les hommes de lettres, surtout a leur
d^but, recherchent un bon scandale. Le plus souvent
ils accommodent leur marchandise au gr6 de Tache-
teur. « Vous croyez », dit Pascal Gefosse t que j'ai
donn6 toute ma mesure ? que ce que vous avez pu
lire de moi est le fond de mon coeur ou de noon es-
prit ? Ce serait vraiment peu de chose ! Mais j'ai
mis de Teau dans mon vin I J'ai voulu ma part de
succfes, et je Tai eue; aussi ne parlera-t-on plus de
moi dans vingt ans ». Et Gefosse, du moins, fait sa
confession avec un 4pre accent dlronie. Nous sen-
tons quil se m6prise lui-meme. Mais Jacques Molan?
Celui-la etale un orgueilleux contentement de soi
que n'inqui^te pas le moindre scrupule. Et^ k vrai
dire, s*il n'ecrit que pour gagner de Targent, sa
seule preoccupation ne doit-elle pas Hve de servir
aux lecteurs ce qu'ils aiment? Lorsqu'il debute,
r^cole naturaliste a la vogue : il en transporte les
proced6s dans la peinture de la vie el6gante. Bien-
t6t, certains sympt6mes lui font croire que le public
se lasse : le voila qui change brusquement de ma-
nifere et s'oriente vers T^tude psychologique. Un
peu plus tard, la vertu lui paralt de bon d6bit ; il
dcrit Blanche comme un lySy dont le succfes rivalise
avec celui de VAbbe Constantin. Puis, les preoccu-
pations sociales 6tant pass^es k Tordre du jour, il
L'HOMME DB LKTTRBS dans LE ROMAN 151
prend pour sujet Thistoire d'une famille d'ouvriers.
Get habile homme 6pie les variations du gout pu-
blic ei adapte chacun de ses ouvrages k celle qu^a
subodoree son flair.
11 n'est pas jusqu'au petit Vincy sur lequel le
succfes du Sigisbee n*exerce une fAcheuse influence.
En composant son Savonarole, il se figure d'avance
la salle du th^^tre, les critiques k leurs fauteuils^
les mondaines dans leurs loges, le Tout-Paris des
premiferes ; pr6occup6 de ses effets, il perd la vision
desint^ress^e et naturelle de Tobjet k peindre, sans
laquelle Tart n'esl qu'un metier. Et les vers ne lui
viennent point. Alors il pose la plume, n'ayant pas
encore cette virtuosite technique qui peut simu-
ler une sincfere inspiration. Mais, devenu bien-
t6t plus habile dans les proced^s de son art, il ne se
souciera, comme tant d*autres, que de faire illusion
aux spectateurs.
Certains, et non les moindres, ambitionnent un
sifege academique. Void, dans Vlmmortel, le ro-
mancier Dalzon : fretillant autour de tous les aca-
demiciens, il 6coute avec intdret les rabdchages du
vieux R^hu, il rit complaisamment aux mots de
Daujou, il se fait petit devant Br^tigny lui-meme,
qui n*a jamais rien publi6, qui tient, sous la Cou-
pole, une des places reserv6es aux hommes du
monde. Et voici le vicomte de Freydet. Jusqu'^
present, M. de Freydet a meti6 Theureuse existence
du gentilhomme campagnard, chassant, montant
k cheval, cultivant ses terres, et, quand le coeur lui
en disait, faisant de beaux vers, francs, drus, sa-
voureux, qu'il griffonnait tantdt le ventre dans
152 £TUDBS DE LlTTfiRATURE CONTEMPORAINE
rherbe, tani6t sur le bord de sa selle. Mais depuis
que Ta pris rambition de porter I'habit vert, il
•passe sa vie en visites, en d-marches, en mes-
quines intrigues. 11 devient le « zfebre » de cette
bonne M""" Ancelin. II s'arrange une tete doctri-
naire et mondaine. Quand il ne quete pas des voix,
il pointe avec rage. Sera-t-il jamais acad6micien ?
Chaque nouvelle Election le d^Qoit et exaspere sa
llevre. En attendant, ce pofete aimable et sincere ne
fait plus que des vers plats, convenus, qui n'ont
pas d'accent, qui sentent, non le muguet et la
menthe sauvage, comme leurs aln6s, mais le lau-
rier academiqne.
Et ce galant bomme, pour 6vincer un rival dan-
gereux, en vient a commettre une vilenie. II ne
faut pas trop s'en 6tonner. Nulle part, si nous
nous en rapportons aux romanciers, la concur-
rence n'est plus ^pre et plus jalouse qu'enlre
hommes de lettres. L'auteur iiUn saint nous donne
son h6ros comme « le type tres nettement dessin6
de toute une classe de jeunes gens ». Or, entendez
Philippe Dubois vilipender les toivains en renom
deTheure presente. Celui-ci n'est qu'un anecdotier,
celui-la qu'un imagier d'Epinal, tel autre qu'un
intrigant de salon. Essaie-t-on d'arreter sa verve
caustique? « Vous verrez », dit-il, « quand j'6cri-
rai 1 1\ faut traiter nos devanciers comme on traite
les vieillards en Oceanie. On les fait monter sur un
arbre, que Ton secoue. Tant qu'ils ont la force de
se tenir, tout va bien. S'ils tombent, on les
assomme et on les mange ». Voila comment les
jeunes gens parlent de leurs anciens, qui obstruent
l'HOMMB DB LETTRBS dans lb ROMAN 153
la route ; et, plus lard, riches et cdlfebres, ils se
retournent contre les nouveaux venus, dont les
premiers succfes leur portent ombrage.
Quels sont les propos qu'on entend dans les mi-
lieux litt6raires ? Tous quatre et le Termite suffisent
pour nous ^difier sur ce point. Les gens de lettres
qu'on nous y montre se r^unissent, non pour
^changer leurs id6es, causer entre eux de leur art,
maispourd6verserlabilequilesronge,pourinonder
hommes et choses d'un Acre m^pris. Entre c6nacles
adverses, on se d6chire. Entre membres du m^me
c^nacle, Tenvie, sourde et oblique, n'en fait que des
blessures plus venimeuses. Et Fart, dont tous se
moquent, sert h colorer les rancunes et les haines
confraternelles.
Presque tous nos romans ont pour sujet Tamour,
Et ainsi les hommes de lettres qu'on nous y repr^-
sente ne jouent le r61e principal que s'ils sont eux-
ttiemes les heros d*une intrigue amoureuse. Aucun
romancier n'a, queje sache, mis en scfene Tficrivain
en tant qu'6crivain, pour Tobserver et I'analyser
dans le d6veloppement de son g^nie ou dans r61a-
boration de son ceuvre (je ne fais pas exception
pour Tons quatre ni pour le Termite, car Servaise
€t Tercinet sont des impuissants, des malades, et
154 flTDDES DE LITTERATORE CONTEMPORAINE
d'ailleurs ces deux romans s'attachent surtout k la
description de certaines moeurs littdraires). Mais
Phomme de lettres « amoureux » n^en reste pas
moins homme de lettres ; et ce qui nous int6resse
en Tetudiant, c'est justement de voir quelle forme
particulifere revet chez lui Tamour.
A vrai dire, les hommes de lettres, tels que nos
romanciers les peignent, sont presque toujours in-
capables d'aimer. Je ne parle pas de Rene Vincy, qui
a encore la naivete et la ferveur du jeune dge. Quant
k Claude Larcher, je ne le mettrais k part que si Pon
pouvait donner le nom d' amour k sa passion pour
Colette, passion toute physique oil le d6sir se m^le
de haine. Chez les G6fosse et les Molan, M. Paul
Margueritte et M. Bourget montrent I'insensibilitfi
unie au talent, ou plut6t nous la donnent, M. Bour-
get du moins, commeen 6tant une condition neces-
saire.
Dorsenne, lui, n'a qu'un r61e dpisodique. Mais
on salt de quelle manifere il en use avec Alba Steno,
comment, aprfes avoir captiv6 son imagination,
troubl6 son 4me virginale, il se d6robe sans scru-
pule au moment ou elle attend de lui Tunique
salut. Lorsque, dans sa detresse, Alba lui dit, rou-
gissante de pudeur, fr^missante d'un tendre ^moi :
« J*ai besoin de vous pour vivrfe, je vous aime », il
devoile a la jeune fllle la s6cheresse de ce cceur
oil elle avait mis tout son espoir, et ne lui laisse ,
en se retirant, d*autre refuge que la mort.
Rappelez-vous maintenant Thistoire de Pascal
G6fosse et celle de Jacques Molan. G6fos8e met en
ceuvre toutes les ressources de son art pour s6-
L'HOMMB DE LBTTRBS dans lb ROMAN 155
duire une jeane femme qu'il n'aime pas ; et, quand
M«e Daygrand, apres s'etre longtemps d^battue, a
enfln ced6 dans un moment de surprise, — d^ja lass6
de cet amour trop chaste pour ne pas lui semblerfade,
il retourne aux caresses savantes d*une ancienne
mailresse. M™« Daygrand pleure, et sa peine la lui
rend encore desirable. Mais bient6t, comme pris de
scrupules tardifs, il Tabandonne, il part, laissant la
pauvre femme affol6e, malade ; et quelques rares
larmes, coulant dans ses moustaches, larmes qu*il
verse sur lui-mfeme, sufflsent pour mettre sa cons-
cience a raise. Et Jacques Molan? Une jeune ac-
trice, Camille Favier, jusqu'alors parfaitement sage,
adore ce pohie qui fait parler les passions avec une
si touchante Eloquence. Molan se laisse d'abord
aimer. Quand il ne trouve plus Tidylle assez
fraiche, le \oi\k liant partie avec M"® de Bonnivet,
une femme du monde artificieuse et froide, qui
s'amuse k piquer sa vanite. L'amour passionn6 de
Tactrice lui sert pour irriter a son tour la coquette-
rie de la mondaine ; et ainsi ce coeur si vrai, si
ing^nu, Molan va se faire un jeu de le d6chirer et
de le meurtrir.
II y a des artistes dans la vie desquels Tamour a
tenu pen de place parce qu^elle etait tout en-
ti^re absorb6e par Tart. Flaubert, entre autres.
M"* Louise Collet, dont il fit un t3mps sa Muse, ne
lui inspira jamais, au fort de leur liaison, que des
lettresamphigouriques oii Ton sent^nonla passion,
mais un 6chauffement tout factice; et nous savons
d'ailleurs qu'il se debarrassa d'elle lorsque la paix
de son travail lui sembla menac^e. Mais, chez les
156 fiTUDES DE LITTjfeRATURE CONTEMPORAINB
ecrivains dont nous parlons ici, rincapacit6 d'ai-
mer a de toutaulres causes; car ceux-la n'ont ja-
mais vu dans leur art que ce qu*il pouvait leur pro-
curer de renommee ou d'argent.
Uegoisme, d abord. Pascal Gefosse hesite un
instant a seduire M"* Daygrand. Pourquoi ? Est-ce
par scrupule de conscience? Appr6hende-t-il de
fletrir cette kme chaste, de vouer au remords, au
desespoir, une vie jusque-la si pure et si paisible?
Non, ce qui le fait hesiter, ce n*est que la crainte,
bien vaine au surplus, de troubler son propre re-
pos. Quant aux h6ros de M. Paul Bourget, jugez
d'eux par ces mots de Vincent La Croix : « Dieu sait
si Julien Dorsenne et Claude Larcher, les deux
hommes de lettres que j^ai le mieux connus, ^taient
6goisles : ils etaient des violettes de modestie a
c6t6de Molan ».
Ensuite, le dilettantisme, qui n'est d'ailleurs
qu'une forme particulifere de Tegoisme. Chez La-
marthe, par exemple. « J'adore ces femmes-la » ,
dit-il en parlant des femmes du monde, « parce
qu'elles sont bien d*aujourd'hui. Au fond, je ne
suis gufere plus un homme qu'elles ne sont des
femmes. Quand je me suis h peu prfes attache a
Tune d'elles, je m'amuse h decouvrir et h examiner
ce qui m'en d6tache avec une curiosite de chimiste
qui s'empoisonne pour experimenter des venins »*
Chez Dorsenne surtout. Ne vivant que pour 6prou-
ver des impressions, Dorsenne a traverse tour k
tour les milieux les plus divers, sans jamais y livrer
entiferement quelque chose de son « moi». Dans
chacun de ces milieux se trouvait une femm6 qui en
l'HOMME DE LETTRES dans LE ROMAN 157
r^sumait le charme. Mais toule femme, amie ou
amante, ne fut jamais pour lui qu'un sujet d'ana-
Jyse, ne lui servit jamais qu'k intellectualiser,
comme il dit, de nouvelles sensations, k enrichir
et diversiflerla culture de son«sprit. S6duit par la
grftce d'Alba, il se defend, se fait des reproches.
« Prenez garde, maitre Julien, vous etespres de la
sottise. » La sottise ? aimer. Vaniteux sans doute,
Dorsenne est surtout curieux. II ne recherche pas
tant la gloriole litt^raire que la volupt6 de Tesprit.
L'univers lui semble fait pour y servir de matifere,
et, comme le lui dit Montfanon, c*est aux frissons
de sa pens^e qu'il sacriQe la malheureuse Alba.
Puis, le manque de candeur. II y a peut-6tre de
la candeur dans le genie. Mais les Gefosse et les
Dorsenne n'ont rien de gonial. Ces 6crivains de
talent sont surtout des analystes. Comment trou-
verions-nous chez eux la spontaneity, Tiuconscience
que suppose le veritable amour? L'homme de
lettres se d6tache de ses propres sentiments pour
les observer, et cela lui rend impossible tout aban-
don. Se faisant de son « moi » un perp6tuel sujet
d*6tude, il n'^prouve aucune Amotion dont Ting^-
nuite ne soit aussit6t d6fleurie. Aussi bien Tauteur,
chez lui, se mele toujours k Thomme. Voyez Pascal
Gefosse. II ecrit un soir k M"' Daygrand pour de-
clarer son amour. Le lendemain, en relisant sa
lettre, iln'y trouve rien que de factice. Au moment
meme ou G6fosse 6crivait, il se croyait sincere. Et
pourtant cette lettre n'est qu'un morceau de rh6to-
rique. II y a travesti son esprit, d6guis6 ses sensa-
tions, il s'y est vante de choses fausses, calomni6
158 6TUDES DE LITTERATDRE CONTEMPORAINE
sans motif; au lieu d'une declaration vraiment
jaillie du cceur, il a compose quatre pages elo-
quentes, mais quatre pages de romari. « C'est la
marque de I'^Crivain », se dit-il en les relisanl.
Toute Amotion, chez F^crivain, si vraie qu*elle
puisse etre, se transforme en matifere d*art. Gefbsse
s'est cru sincfere. Non, son Amotion tourne aussit6t
t la « litterature »>. En ecrivant sa lettre, il se sou-
riait par moments klui-meme. Le sourire [de Tar-
tiste qui a trouv6 son effet.
VI
Une question souvent discut6e, c*est, je ne dis
meme pas si la sinc^rit^ est necessaire a I'artiste,
mais si Tartiste doit sentir. Diderot, qui se Test po-
s6e, conclut delib6r6ment qu'un veritable artiste ne
sent pas. Son livre abonde en observations justes
et p6n6trantes. Le « paradoxe » consiste a soute-
nir, non que Tartiste n'eprouve pas sur le moment
les passions dont il se fait Finterpr^te, mais que,
pour arriver k les rendre, il n'a pas commence par
les 6prouver. C*est Tart du com^dien que Diderot
prend pour exemple ; ce qu'il dit ne s'en applique
pas moins dans sa pens6e k toute sorte d'art. Pour
lui, les grands artistes, poetes aussi bien qu*ac-
teurs, sont ales Mres les moins sensibles». Et il
nous les montre trop occup^s k regarder autour
L*HOMME DB LETTRBS DANS LB ROMAN 159
d'eux, k connaitre, a imiter, pour etre profon-
d^ment emus. C'est oublier que certains artistes,
les poetes lyriques par exemple, n'imitent point.
Mais un pofete vraiment lyrique, est-ce un artiste?
et les deux termes ne s'opposent-ils pas ?
On ne peut d'aiileurs imiter sans avoir *senti
i'objet de son imitation. Distinguons ici plusieurs
sortes de sensibilit^s. 11 y a d abord la sensibility
du coBur; et celle-lk, Diderot 6tablit que Tartiste
n'en a nul besoin, ou plut6t qu'eile lui est nuisible,
si elle trouble son regard, si elle fait trembler sa
main. Et il y a ensuite la sensibility des nerfs et la
sensibility de Timagination, assez distinctes de
Tautre pour se concilier fort bien avec la pire se-
cheresse. Ces deux derni^res sortes de seusibilites
sont proprement celles de Tartiste.
M. Paul Bourget a tout derniferement repris la
thfese de Diderot. II voulait montrer dans sa Du-
chesse bleue que le moi du talent ne ressemble pas
au moi de la vie, qu'il peut y avoir non seulement
un divorce total, mais une contradiction absolue
entre le cerveau et le coeur. Cette ^tude d'esth6-
tique morale que nous promettait M. Bourget, il y
a par malbeur substitu^ un banal. fait divers de ga-
lanterie mondaine (1). Mais, malgr6 les a involon-
taires d6 tours de la composition litt^raire », par
lesquels Tauteur s'excuse ing^nument de n' avoir
pas traits son sujet primitif, on retrouve dans le
roman quelques traces de T^tude. Jacques Molan,
tout au moins, est bien le type de Tartiste insen-
(1) Voir plus haul Tarticle sur la Duchesse biette.
160 6TUDES DE LITTfiRATURB CONTEMPORAINK
sible, ferm6 aux Amotions que sa plume retrace si
vivement. Nous n'avons pas h discuter ici pour
notre compte la question que M. Bourget tranche
un peu Men vite dans sa preface et qu'il perd trop
souvent de vue dans son livre. Ce que nous re-
marquons, c'est que les 6crivains dont il nous a fait
le portrait, — je ne parle pas seulement de la Du^
chesse dletie, ou il soutient une th^se, maisaussi de
ses autres livres — sont presque tons de v6ritables
monstres. Ne vous r6criez pas sur le mot; lui-
mfeme Tapplique k Philippe Dubois et k Dorsenne
comme a Molan. Et, dans la Duchesse dleue, ou il
oppose entre eux deux artistes, Tun g6n6reux et
passionn6, Tautre 6goiiste et sec, celui-lk est le
peintre, celui-ci T^crivain. A vrai dire, Vincent La
Croix ne produira jamais Toeuvre qu'il porte dans
sa tele ; toutes ces passions que Molan traduit mer-
veilleusement sans les eprouver, La Croix les
6prouve, lui, sans pouvoir les traduire. L'art du
peintre, non plus que Tart de T^crivain, ne se con-
cilierait done avec la sensibility. Etvoili sans doute
la thfese que soutient M. Bourget, thfese applicable
a n'importe quel art. Mais ceci n'en est pas moins
signiflcatif, que, voulant nous montrer un artiste
insensible, c'est un artiste litt6raire, un ecrivain,
dont il a fait choix.
Nous distinguions tout k Theure de la sensibi-
lity du coBur celle de Timagination et celle des
nerfs. Chez ^Dorsenne, c'est plut6t la sensibility des
nerfs, et chez Molan la sensibility de Timagination.
S'il a trfes peu de coeur, Dorsenne a les nerfs tres
sensibles. Or, c'est du codur sans doute que vient
I/HOMMB DB LETTRES dans lb ROMAN 161
tout sentiment profond, tout sentiment assez fort
pour nous amener k un oubli complet de nous-
memes, au don de notre personne. Mais Tart n'en
demande pas aulant. Pour peindre les passions hu-
maines, il suffit de certaine impressionnabilit6 ner-
yeuse qui n*a rien de commun avec ce qu'on ap-
pelle le coeur. Au reste, Dorsenne 6crit des romans
d'analyse, aussi pen sentimentaux que possible, et
qui valent surtout par la d61icatesse subtile de Tob-
servation. Tout autre est le cas deMolan. Ce dernier
ecrit des romans emus, touchanls, dramatiques, des
romans d'amour qui respirent tout ce que la passion
a de plus tendre et de plus fervent. Or, son cceur est
insensible. La seule personne pour laquelle Molan
ait eprouv6 quelque affection, c'est sa vieille grand*-
mfere. II la pleura sincerement; puis il la mit en
livre, et ce livre est, de tons ceux qu'il a publics,
le moins bon. Comment nous expliquerons-nous
qu'un tel 6goiste exprimeavec tantd'61oquence des
sentiments que lui-meme ne connut jamais? La
sensibilite du coeur manque k Molan comme a
Dorsenne ; il a, en revanche, non pas seulement,
comme Dorsenne, la sensibility des nerfs, mais la
sensibility de Timagination. Et, tout juste, le livre
dont il est le h6ros nous montre que la sensibilite
reelle trouve en soi son propre aliment, et, par
suite, s'epuise, se devore elle-meme, mais que la
sensibility imaginative se realise au contraire en
prenant une forme artistique. Si M. Paul Bourget
nous pr6sente, il est vrai, le cas de Molan comme
exceptionnel, cette precaution ne saurait infirmer
sa th6orie elle-meme dans ce qu'elle a n6cessaire-
11
162 fiTC'DES DB LITTERATURE CONTEMPORAINE
ment de general. Aussi bien nous avons passe en
revue ses divers types d'hommes de lettres. Le
trait qui leur est commun a tous, c'est un egoisme
plus ou moins f6roce.
VII
Soit chez M. Bourget, soit chez nos autres ro-
manciers modernes, nous ne voyons gufere de
rhomme de lettres que ses vices professionnels. Je
cherche des 6crivains dont le caractfere et le codur
vaillent leur talent ; j'en trouve un seul, le Sandoz
deVQEuvre, Ilnejoue du reste qu'un r61e secon"
daire, et M. Zola se borne a marquer brievement
sa franchise cordiale, sa droiture, sa passion pour
r£u*t, la tranquillity robuste avec laquelle il accom-
plit sa tdche. Un dcrivain tel que Sandoz n*a pas, k
proprement parler, d'histoire ; son histoire tout en-
tifere ne serait qiie celle de ses livres. Mais les-
hommes de lettres auxquels nous avons eu jus-
qu'ici affaire, ne lui ressemblent en aucune fa<jon.
Ceux que Ton nous montre dans leur cabinet de
travail sont des malades, comme Servaise et Ter-
cinet ; leur maladie meme fournit au romancier la
matifere de son analyse. Les autres, on nous les
fait voir dans la societe mondaine, v menant une
vie oisive de dilettantes, voire de parasites : com-
ment laisseraient-ils paraitre d'eux-memes autre
chose que leur vanitd, leur secheresse de coeur?
L'HOMME DE LETTRES dans lb ROMAN 163
Et puis enfin, si la plupart sont des monstres,
peut-etre y a-t-il en effet un peu du monstre chez
Tartisle. Ne lui demandons tout ^u moins rien de
spontan6, rien de naif ni de sincere. Son naturel
meme est un effet de son artifice. En des epoques
primitives, Tart litt^raire peut bien, comme tons
les autres, s'etre confondu avec la nature ; de notre
temps il n'est le plus souvent qu*une contrefaQon
specieuse. On peut en tout cas affirmer que le pou-
voir d'expression ne se mesure pas k celui d'im-
pression. Sentir vivement, cela n'a jamais fait un
artiste. Quoi qu'en dise Alfred de Musset, les chants
les plus d^sespdr^s ne sont point les plus beaux.
Ou plut6t un vrai d6sespoir ne se chante pas, ne se
traduit pas en alexandrins, fussent-ils rimdspauvre-
ment ; il garde le silence ou pousse des cris inar-
ticul6s. Autre chose est de sentir, autre chose
d'exprimer avec art. Les Amotions que I'on rythme
n'ont pas atteint le fond du coeur. Ne parlous plus
des G(5fosse, des Dorsenne, ou des Molan, ni mfime
des Rubempre (1) et des Canalis (2) ; pensons k des
dcrivains tels que Goethe, Chateaubriand, Flaubert :
Goethe, pour lequel Tart fut un jeu sup^rieur, —
Chateaubriand, quiecrit : «. Je pleure, mais aux sons
de la lyre d'0rph6e », — Flaubert, qui ne fut vrai-
ment sensible qu'k la beaut6 des choses 6crites.
(1) Les Illusions perdues^ de Balzac.
(2) Modeste Miginon, du meme.
VIII
RESURRECTION, PAR TOLSTOI (1)
Depuis une vingtaine d'ann6es Tolstoi ne faisai
plus de c< litt^rature ^>. Parmi tant d'ouvrages qu'i*
a publics en ces derriiers temps, aucun n'est pro-
prement litteraire. Je ne parle pas des Decembristes,
qui en resterent au troisifeme chapitre ; et, quant k
Maitre et servitetir, la fiction n'y sert que de pre-
texte. Aussi bien, meme dans ses romans antdrieurs,
dans Guerre et Paix, dans Anna Kareninei Tolstoi"
n'a jamais separ6 Tart de la morale, n'a jamais cru
que Tartiste dut se soucier uniquement de realiser,
comme on dit, le beau. « J'ecrivis ces livres, dit-il
quelque part, convaincu que les romanciers ont mis-
sion d*enseigner ce qui est vrai. » Guerre et Paix,
Anna Karenme, sont bien des romans sans doute :
mais Tauteur nous y laisse voir un pen partout la
trace de ses preoccupations morales etsociales. Use
peint lui-meme, ici sous le nom de Bezoukov, la
sous celui de L6vine, dans I'inqui^tude d'une kiae
(1) Risurrection^ traduit par Teodor de Wyzbwa, 1 volume
in-19 Perrin.
166 ^TDDES DE LITTfiRATDRB CONTEMPORAINE
qui n'a pu encore se fixer. Les deux ouvrages,
quoique la tlifese y laisse au developpementde Inac-
tion sa libre allure, aux personnages la v(5rit6 com-
plexe et mobile de leur physionomie, n'en restent
pas moins domines Tun el Tautre par certaines id6es
capitales, dont ils sont a vrai dire, sans meme par-
ler des commentaires qui interrompent si souvent
le recit, une sorte d'illustration dramatique. Dans
le premier,TolstoiL veut surtout nous montrer les ab-
surdites et les abominations de la guerre; dans le
second, il glorifie le mariage, en opposant aux
unions factices et pr6caires qu'ont m6nagees les
convenances mondaines, la vanit6 ou Tint^rfet, celle
qui a pour principe un amour mutuel et pour objet
la fondation d'une famille.
Mais, quand il les ecrivait, il n'^tait pas encore
en possession de sa doctrine. « Je me suis bient6t
aperQu, dit-il, que loin d'etre a meme de montrer
aux autres le chemin de la vdrite, je ne savais moi-
meme ou le d6couvrir. » On trouve dans quelques-
unes de ses oeuvres post6rieures, dans Ma confes-
sion notamment, Thistoire de son esprit et de son
4me. Ge n'est pas ici le lieu de la raconter. Sachons
du moins que, contrairement a Topinion r^pandue,
d'aprfes laquelle il aurait eu, voila quelque vingt ans,
je ne sais quel subit acces de mysticisme, son « cas »
s'explique tout naturellement par une Evolution
continue et progressive, dont il serait facile de
marquer les diverses phases. Tolstoi, nous dit-on,
ddsavoue ses romans d'autrefois, et la moindre allu-
sion qu'on y fait le desoblige. Nous n'en trouvons
pas moins dans Guerre et Paix, dans Anna Karenine^
KfiSURRECTION, PAR TOLSTOI 167
ies traits essenliels de rap6tre et de I'^vang^liste
que bient6t il devait etre. Tolstoi n'avait pas encore
« trouve » ; mais il cherchait dfes lors, et ce qu'il
cherchait, c'etait bien ce que, depuis, il trouva.
Avec Resun^ection, Tolstoi revient a I'art. Resur-
rection est, non une sorte de <' traite », maisun ve-
ritable roman. Et cela, du reste, ne Tempeche pas
d*etre en meme temps un livre de propagande, tout
aussi bien, dans un autre genre, que Ma religion
ou Commentaire sur TEvangile,
Qu'est-ce que Fart pour Tolstoi? 11 nous Texplique
dans un ouvrage r6cemment public (1). Et, si lui-
meme y condamne ses anciens chefs-d'oeuvre, ce
n'est pas, a vrai dire, parce qu'ils sont des romans,
c*est plut6t parce que, dans le temps ou il Ies ecri-
vait, la u verit6 » ne lui avait pas encore apparu. En
tout cas, sa definition de Tart n'exclut aucune des
formes sous lesquelles Tart pent etre « un moyen
de communion entre leshommes)). Cetap6tre dela
simplicity primitive, ou meme de Tignorance, ne
chasse point I'artiste de la cite. II ne le couronne
pas non plus de fleurs, il lui impose la haute mission
d'dtablir sur la terre le « regne de Dieu » en inspi-
rant auxhommes une charite mutuelle, enpurgeant
leur coeur de tons Ies mauvais instincts que d6ve-
loppe une civilisation factice et corrompue. Mais
n'est-ce pas la I'objetmeme de Resurrection^^ V^n tel
roman contribuera sans doute a propager ses idees
beaucoupplus que de nombreux preches. Le peintre
et le psychologue y ont travaille pour le moraliste.
(1) Qu*est'ce que Vart ftraduit par T. db Wyzewa (Perrin,
^diteur).
168 6TDDES DB LlTTfiRATORE CONTEMPORAINB
On peut r6sumer trfes brifevement ce long r^cit
en negligeant lout d'abord les Episodes latdraux et
les personnages accessoires.
Le prince Nekhludpv, pendant uns6jour chez ses
tantes, s6duit Katucha, paysannejorpheline qu'elles
ont recueillie en bas 4ge. Bient6t jet6e dehors, Ka-
tucha essaie vainementde gagner sa vie, et, apres
maintes traverses, flnitpar entrer dans une maison
de tolerance. Six ans plus tard elle est accus6e faus-
sement d*un meurtre et condamnSe. Parmi les.
membres du jury se trouve Nekhludov. En recon-
naissant dans cette prostitute la jeune fllle inno-
cente qu'il aima jadis, qu'il abandonna l^chement,
en voyant les consequences de sa vilenie et de sa
cruaut6, le prince est saisi deremords. Un profond
et douloureux travail se fait en sa conscience. II
6pousera Katucha, il partira avec elle pour la Sib6-
rie. Mais ce n'est pas assez d'expier sa faute envers
la miserable. II d6pouille les pr^jug^s et les vices^
de rhomme mondain, de I'etre egoiste qui, jusque-
\k, ne songeait qu'au plaisir. Sa conception de Texis-
tence s'est transformde. II reprend possession de
soi. II ne veut plus vivreselon les autres, maisselon
lui-meine. N'6coutant desormais que la voix de sa
conscience, il distribue ses biens aux paysans qui left
cultivent, il se libfere de toutes les vanit^s, de tons
les mensonges qui lui avaient cache le sens de la
vie ; il comprend enfin que le veritable bonheur, le
seul ou nous puissions atteindre, consiste dans le
renoncement et rhumilit6.
On ne saurait sans quelque pudeur apprdcier
Reswrection a un point de vue exclusivement litt6-
KESDRRECTION. PAR TOLSTOI 169
raire, et, si j'ose dire, profane. Cependant, mSme
dans rinteret de la doctrine que preche I'auteur, il
6tait bon sans doute que son livre fut, comme il
Test, une belie oeuvre.
Une belle oeuvre, Resurrection Test d'abord par
la verite des scenes et des peintures. Nous ne
pourrions comparer Tolstoi avec nos r^alistes qu'en
le leur opposant. Plus d'une fois il les a d'ailleurs
fort maltrait6s. Ce qui lui d6plait chez eux, c'est
avant tout leur indifference morale, voire, chez
quelques-uns, leur m6pris affecte des hommes.
C'est encore leur predilection k nous montrer ce
que la vie et le monde ont de plus laid. Mais, meme
en tant qu'artiste, il ne leurressemble gufere. Ceux-
ci violentent la nature pour lui imposer un cadre
trace d'avance ; ils retranchent, soit, dans la com-
position generale, tout ce qui ne fait pas etroile-
ment corps avec le sujet, soit, dans chaque tableau,
tout ce qui ne concourt pas k Tetfet d'ensemble.
L'art de Tolstoi est plus large, plus souple, plus
proche de la r6alit6. De la certains defauts, sur les-
quels je reviendrai tout a Theure, notamment une
diffusion qui choque nos habitudes latines. Mais il
faut avouer que cet art, moins strict et moins con-
certs, nous donne mieux la sensation de la vie elle-
meme.
* Voyezpar exemple, au debut, les scfenesdu tribu-
nal. Tolstoi ne nous y fait gr^ce d'aucuu trait. II
peint avec une exactitude minutieuse, dans tout le
detail de leur action, — gestes, attitudes e t propos, —
non seulement Nekhludov, mais les autres membres
du jury, non seulement Katucha, mais les autres
170 ^TODES DE LlTT^RATaKB CONTEMPORAINE
accuses, et encore les jiiges, le substitut,le greffier,
les t^moins, Tavocat, et jusqu'aux gendarmes. II
donne, presque en entier, Facte d'accusation, il
reproduit tout au long rinterrogatoire et les t6moi-
gnages. Bien plus, la lecture des rapports medi-
caux ne peut, on nous en pr6vient, « avoir d'autre
effet que d'ennuyer Tassistance » ; mais, comme le
substitut la reclame, force est au president de Tor-
donner — et alors un greffier nous debite de sa voix
grasseyante les trois documents d'enquete, examen
ext^rieur du cadavre, examen interieur, analyse
des visceres. Vous pensez sans doute qu*il eut
mieux valu supprimer tout ce qui ne se rapporte
pas assez directement aux deux principaux person-
nages, et, pour chaque scene, 6Iaguer les circons-
tances accessoires ? Oui, nous aurions de la sorte
plus d'unit6, quelque chose de plus pressant, de
plusserr6, deplus « fort ». Mais nous n' aurions pas
I'impression et presque Tillusion de r6alit6 cpie
donne cet admirable recit. NuUe part on n'y sent
€et art jaloux et imp^rieux qui nous laisse voir
Tauteur choisissant, combinant, reduisant k sa
logique sfeche la riche complexity des etres et des
€hoses.
Dire de Tolstoi que son art n'opprime ni ne mu-
tile la nature, cela ne suffirait point. II y a chez lui,
au sens quelque peu archaique du mot, une naivete
qui se retrouve dans les scenes les plus diverse^
de son dernier livre. Relisons, par exemple, le cha-
pitre ou nous est racontee I'idylle de Nekhludov et
de Katucha. Nous avons 1^ un recit vraiment d^i-
€ieux par la gr4ce familifere des plus petits details.
RESURRECTION, PAR TOLSTOI 171
par je ne sais quel charme d'innocence et de can-
deur. Ou bien encore un episode d'un tout autre
genre, la premifere entrevue de Nekhludov et de
Katucha dans la prison. Ce qui la rend admirable,
c'est qu'elle n*a rien de th6Atral, que tout y est par-
faitement simple. L'6motion en sort d'elle-mfeme
sans que Tauteur la soUicite par aucun artifice, par
aucune rhdtorique, par le moindre apprfet de com-
position ou de style. Rien n'y est arrang6 en vue
de Teffet a produire. Mais voyez maintenant la
scene ou Nekhludov s'entend avec les paysans
pour la cession de ses domaines. On dirait que
Tolstoi s'est contents de reproduire la nature
elle-meme. Chaque mot, chaque geste des paysans
a sa signification, et tout est vrai pourtant, d'une
vdrit6 non pas livresque, mais, si je puis dire,
ingtoue.
II y a dans Resurrectmi une multitude de per-
sonnages plus ou moins secondaires. Meme ceux
qui ne prennent aucune part k Taction sont peints
avec une fld^lite caracteristique. Parmi les types
de la soci^t6 mondaine, voici la princesse Sophie
Vassilievna, une beaut6 plus que mure, mais co-
quette encore, et mettant en oeuvre, pour plaire,
ses famous mignardes, ses sourires appret^s, son
verbiage capricieux et pueril, son snobisme de
pecque mystique. Voici le vice-gouverneur Masli-
mikov, honnete et mediocre fonctionnaire, correct,
zele, nul, avec sa solennite b6ate, son naif conten-
tementdelui-meme, sa sottise epanouie et cordiale.
Voici une tante de Nekhludov, la comtesse Tcharska,
femme de soixante ans, bien portante, gaie, dner-
172 AtUDES DK LITTfiRATURB CONTEMPORAINB
gique, le verbe haut, le langage dru, Pesprit vif et
court, fertile en gaillardes saillies. Voici le comte
Tcharsky, le sdnateur Wolff, Tavocat Fainitzine, et
tant d'autres encore, dont la figure reste inou-
bliable, mfeme s'ils ne font que passer sous nos
yeux.
Non moins vivants sont les gens du peuple que
Resurrection met en scfene. On a vu tout k I'heure
des paysans. P6netrons main tenant dans la prison
de Katucha. Douze autres femmeshabitent lameme
salle. Aucune que Tauteur ne marque de quelques
traits expressifs, k laquelle il ne nous interesse.
Voyez, dans ce coin, une grande rousse au visage
jaune, au corps flasque, dont nousne savons meme
pas le nom. De sa voix enrouee, elle ^change, a
travers les grilles, des mots obscfenes avec les pri-
sonniers qui passent. Tancee par une de ses com-
pagnes, elle Tinjurie, la prend aux cheveux, tandis
que les autres font en criant le cercle. La bataille
termin^e, toutes se couchent. Mais, du lit de la
femme rousse, s'elfeve, dans le silence, un bruit de
sanglols.
C'etait en effet la femme rousse qui pleurait. Elle pleurait
parce qu*on Tavait injuriee. Elle pleurait aussi a Ja pensee
que, loute sa vie, elle n'avait trouve autour d'elle que
railleries, humiliations et coups. Pour se consoler, elle
avait voulu se rappeler son premier amour, les relations
qu'elle avait eues.jadis avec un jeune ouvrler ; mais, en
m^me temps que les debuts de cet amour, elle s'elait
rappele la maniere dont il avait fini. Elle avait revu la
terrible nuit oil son amant, apres boire, lui avait lance du
vitriol par plaisanterie, et s'etait ensuite amuse, avec des
camarades, a la regarder se tordre de soutfrance. Et une
RfiSDRRBCTION, PAR TOLSTOI 173
grande tristesse Tavait envahie ; et, croyant que personne
ne I'entendrait, elle s'elail mise a pleurer. Elle pleurait
comme les enfants, en reniflant et en avalant ses larmes
salves.
Le sujet du roman se ramfene tout enlier aux
deux principaux personnages. lis sont Tun et
Tautre analyses avec une v6rit6 delicate et pro-
fonde. Parlons-en mieux : ce ne sont pas des ana-
lyses que nous donne Tauteur; il ne procfede point
comme certains romanciers, dits psychologues, qui,
incapables de prater la vie k leurs figures, rem-
placent Faction par de iourds commentaires. On
trouve dans son livre un admirable chapitre de
« psychologic », oil il nous montre le travail inte-
rieur qui, au moment de la crise, se fait chez
Nekhludov. Ce chapitre est trop long pour que je
le cite en entier, trop beau pour que je le tronque.
Mais vous verrez en le lisant que, m6me quand il
s'agit, comme Ik, d'un examen de conscience, la
psychologic du romancier ne ressemble pas k celle
d'uu anatomiste. Rien de pluspathetique dans tout
le volume. I/auteur ne s^y substitue pas au person-
nage ; c'est le personnage qui vit sous nos yeux :
au lieu d'une analyse, nous avons un veritable
drame.
D'ailleurs, s'ils s'expliquent d^eux-mfemes, par
des paroles et des actes, sans qu'on nous fasse en
marge la th6orie de leur m6canisme, Nekhludov
et Katucha n*en sont pas, je pense, d'une psycho-
logic moins exacte ou moins penetrante.
Katucha n'a rien en soi de bien compliqu6. Elle
ressemble aussi pen que possible aux heroines que
174 fiTDDES DE LITTEHATDRE CONTEMPORAINE
representent presque tous nos romanciers d'ana-
lyse. Ceux-ci nous peignent gen6ralement des
femmes k double ou a triple « moi», suivant la
mode du jour. Or, comme chaque « moi » est d^ja
par lui-meme des plus divers, il va sans dire que
nous avons quelque peine k suivre ces honnetes
dames en leurs multiples evolutions. Et, Tauteur
se faisant alors un devoir de nous eclairer, Ik
triomphe son psychologisme. Pour s'acqu^rir la re-
putation de subtil psychologue, il n'y a qu'a inven-
ter de toutes pifeces des personnages plus ou moins
incob^rents et k raccorder tant bien que mal leurs
faits et gestes par des dissertations bors texte, en
citant flnalement ce mot (le dernier mot de la psy-
cbologie), que TAme humaine est une obscure fo-
rfet, — autrement dit, que la psychologie, c'estla
bouteille a Tencre. Katucha n'a rien de commun
avec les bero'ines de nos romans mondains, et son
4me, a la pauvre fiUe, ne pent se comparer avec
une foret obscure. Mais cette 4me est vraie, et toute
Ame vraie est d'ailleurs assez profonde pour four-
nir ample matifere a Tanalyste. Tolstoi nous donne
Katucha comme une creature trfes simple. II y a en
elle, avec de bons instincts, je ne sais quelle
moUesse native. Abandonn^e par Nekhludov, chas-
s6e par les tantes du jeune bomme, puis devenue,
partout oil elle se met en service, un instrument
de plaisir pour ses maitres, elle perd toute
croyance, toute notion du bien et du mal, elle
finit par s^avilir jusqu'a vivre sans honte d'unin-
fAme metier. Quand, apres six ann6es d'abjection,
elle reconnait devant elle Nekhludov, la malbeu-
RlfeSURRECTION, PAR TOLSTOI 175
reuse songe d'abord aux ravissemenls de son pre-
mier, de son unique amour, mais bientot elle se
rappelle aussi toutes les soufifrances, toutes les bu-
miliations qui out suivi. Ces souvenirs, brusque-
ment reveilles, I'^touffent ; elle s'efforce de les re-
fouler au fond de son 4me, et ne veut plus voir
dans Nekhludov qu'un v client » comme tant
d'autres, auquel il faut sourire et plaire afin d'en
tirer profit. Est-ce possible ? Malgr6 elle, le passe
la travaille sourdement. Dans sa conscience, obs-
curcie longtemps d'^paisses t^n^bres, elle en re-
trouve quelques lueurs. Et alors, elle bait Nekblu-
dov. Mais sa haine meme accuse le changement qui
se fait d^ja cbez la jeune femme; sa haine est, k
vrai dire, le premier indice d^un amour qui se ra-
nime, et cet amour doit sauver Katucha...
Quant a Nekhludov, Tolstoi n'a rien 6crit de plus
beau sans doute que la partie du livre ou il nous
montre son evolution morale jusqu'au denouement
de la crise. Si, dans la derni^re moitie de Itestirrec-
tioriy faite beaucoup plus tard, il a trop ecoute son
zele predicant, et mele, par suite, k Thistoire de
cette &me des considerations humanitaires qui sur-
chargent le livre, toute la premifere est admirable,
depuis le moment ou le prince revolt Katucha sur
le banc des accus6s jusqu'^ Tentretien qu'il a avec
elle quelques jours avant de partir pour ses terres.
Peut-etre trouverez-vous qu'il se decide bien vite k
6pouser la jeune femme. Mais songez que Nekhlu-
dov differe beaucoup d'un Parisien du boulevard.
La lecture des romans russes ne vous a-t-elle pas
encore appris k connaitre un pen mieux les profon-
176 Etudes de litt£:ratdrk contemporaine
deurs de ce qu'on nomme Tame slave? Et puis,
rappelez-vous aussi que Nekhludov, avant d'etre
corrompu par les vices sociaux, fut une Ameloyale,
noble, enlhousiaste. II a, tout jeune, cede aux
paysans le bien qui lui venait de son pfere ; un peu
plus lard, on nous le montre donnant k une insti-
tutrice de village, qu'il n'a jamais vue, toutPargent
dont elle a besoin pour suivre les cours de TUni-
versite. Sans doute il se conduit indignement en-
vers Katucha. Mais c'est que le commerce du monde
lui a oblitere la conscience, c'esl qu'il vit d'apres
les autres et non d'apres soi. Au fond, soncoeur est
rest6 g^nereux. A la premifere entreprise qu'il veut
tenter sur la jeune fille, il 6prouve soudain, re-
pousse par elle, une impression non seulement de
malaise et de honte, mais de repugnance pour lui-
meme ; puis, apres avoir abandonn^ Katucha
seduite, il sent aussit6t sa vilenie. L'existence
mondaine peut bien endormir en lui le remords et
jusqu'au souvenir de la faute. Mais, en revoyant la
jeune femme,ilreprendra conscience de legoisme,
de la cruaute, de la bassesse qui lui ont permis de
vivre tranquillement, durant neuf ann6es, avec
une telle faute sur le coeur, et alors il redeviendra
lui-mSme, il secouera peu k peu, il d^pouillera cet
homme factice qui s^etait substitu6 k son etre veri-
table. Et ce n'est pas sans hesitations, sans trou-
bles, sans defaillances. Meme apres avoir dit : « Je
me marierai avec eUe », combien de fois ne lui
arrive-t-il pas de faiblir ! Ces alternatives d'enthou-
siasme et de d^couragement, Tolstoi nous les rend
avec une verit6 saisissante, jusqu'au jour oil
RfiSURRECTION, PAR TOLSTOI 177
Nekliludov s'afifermit deftnitivement dans sa reso-
lution en voyant chez Katuchapoindre Taube d'une
vie nouvelle. Chez lui comme chez elle, c'est line
veritable resurrection.
Nous disions tout h Theure que Tordonnance
gen6rale du roman ne s*accorde gufere a notre
methode classique. U ne s'agit pas seulement, dans
chague scene, de details plus ou moins oiseux;
tout en 6tant sans rapport direct avec I'objet, ils
concourent du moins kdonner la sensation du reel,
et. parmi toutes les qualitds de Tolstoi, la plus
etonnanle peut-etre est ce don merveilleux de
reproduire la vie. II s'agit maintenant d'une foule
d'episodes, admirables en eux-memes le plus sou-
vent, mais qui traversent de ci de 1^ Taction prin-
cipale, et il s'agit encore de longueurs qui la font
trainer. Par exemple, ces nombreuses pages qui
nous racontent les d-marches faites par Nekhludov
pour obtenir Tautorisation de p6netrer dans tel
quartier de la prison, ne laissent pas d'etre un peu
languissantes. Quant aux Episodes adventices,
s'il y en a beaucoup dans la seconde partie du
livre, il n*en manque pas non plus dans la pre-
miere. L'histoire de Vera Bogodouchovska, celle
du paysan Menchov, ceUe de Tarass et de Fedosia,
les mutineries des prisonniers et les batteries des
prisonnieres, puis laplupart des conversations mon-
daines auxquelles on nous fait assister, et meme,
dfes le d6but, les renseignements qu'on prend soin
de nous donner sur chacun des juges en racontant
ses petites histoires, tout cela, sans doute, disperse
notre esprit, le d^tourne du veritable sujet.
12
178 ETUDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE
Mais quel est le sujet de Resurrection'^ Au thfeme
psychologique et moral, s'en ajoute un autre, plus
etendu, plus comprehensif, qui n est rien de moins
que la critique universelle de notre soci6t6. Et Fon
peut regretter que Tolstoi ne se soit pas tenu au
drame de conscience. Mais, en consid6rant I'objet et
la portee de sonoeuvre, ne nous 6tonnons pas qu^elle
admette tantd'el^mentssi pen lies a ce drame indivi-
duel. L'unite AQResurrectionn'Qn^^i pas moins dans
I'Ame de Nekhludov. Seulement Nekhludov, une fois
« converti », se fait de la vie une id6e nouvelle, et,
par suite, le roman elargit son cadre, regale, pour
ainsi dire, a la soci6te tout entiere. Relisez la
premiere page ; vous y verrez comment Tauteur
lui-meme laisse dfes lors entrevoir la conception
g6nerale de son livre en opposant Tharmonieuse et
^ ereine beaute du monde aux efforts p6nibles que
font les hommes pour se tromper et se tourmenter
les uns les autres.
Aussibien toute saphilosophie tient dans ce d^but,
car elle a pour devise le retour k la nature. Tolstoi
n'est ni un revolutionnaire, ni, comme on le dit
generalement, un mystique ; du moins, la revolu-
tion qu'il preche se limite au coeur de Thomme, et
son pretendu mysticisme n'est en r6alite qu'une
morale toute pratique, absolument depourvue de
croyance dans aucun mystere, et meme dans la vie
future, qu^il considiire comme « une conception des
plus basses ». On salt quel r61e Guerre et Paix,
Anna Karenine, la Puissance des tenebres^ donnent
k de simples moujiks. C'estKarataiev, c'estFedor, .
c'est Akim, ^mes ignorantes qui ne s'expriment
RESURRECTION, PAR TOLSTOI 179
que par quelques obscures paroles de sagesse r6-
signee et de fraternite naive. Mais Tolstoi lui-meme
reconnut pour maitre le paysan de Tver, Soulaiev,
qui lui r6vfela le veritable 6vangile. Revenir k la
simplicity de la nature, voila Tunique salut. Pour y
revenir, Neklhudov rompt avec les pr6jug6s, les
mensonges, les pdches du monde ; et, si la mise-
rable Katucha se sauve, c'est parce que, dans sa
degradation meme, elle a conserve je ne sais quelle
candeur.
IX
LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANQAIS
MODERNE (i)
1
Nous avons en France quarante mille pretres
seculiers. Le recrutement de cette armee devient,
parait-il, de plus en plus difficile. On pent en si-
gnaler deux causes principales. D'abord, la dimi-
nution gen6rale de la foi. Ensuite, la perte de cer-
tains privileges, mat6riels ou moraux, qui, jusqu'k
ces derniers temps, avaient determine maintes
(I) Balzac : Le Cure de village. — Bourget : Men-
songeSf etc. — Estaunie : VEmpreinte. — Ferdinand Fabre :
LesCourbezoriy Mon oncle Celestin, VAbbe Tiyrane, Lucifer^
Ma Vocation. — 0. Feuillet : fTt^foiVc de Sibylle. — Flaubert :
Madame Bovary, — A. France : La Rdtisserie de la reine Pe-
dauque, UOrme du mail, Le Mannequin d* osier, L*Anneau
d*amethyste, — Goncourt : Rende Mauperin, — Halevy :
VAbbe Constantin, — Huysmans : En route. — 0, Mirbeau :
L'Abbi Jules, — M. Prevost : Le Scorpion, — Stendhal : Le
Rouge et le Noir. — E. Zola : La Fauie de Vabbi Mouret,
Rome,
182 fixUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINB
vocations : d'une part, les pretres ne sont plus
exempt^s, comme autrefois, du service militaire ;
et, de Tautre, leur autorit6 dans les affaires de la
paroisse, leur influence sur les ouailles, le prestige
de la soutane, ont consid6rablement decru.
Presque tout le clerge se recrute parmi les
paysans. Non que la foi soil, chez eux, tr^s vive.
Mais r6tat ecclesiastique leur offre encore de sen-
sibles avantages. Pourquoi se font-ils volontiers
pretres? Beaucoup sans doute suivent Tappel de
leur coeur ; les autres, c'est la paresse ou la
vanite qui les y engage. La paresse, car, au lieu
de peiner au travail de la terre, ils mfeneront une
existence paisible et douce. La vanit6, car le sacer-
doce les 61evera fort au-dessus de la condition dans
laquelle ils sontn6s. On leur parlera cbapeau bas ;
ils iront manger dans les cbAteaux. Ceux des cam-
pagnards qui embrassent Tdtat eccldsiastique sont
presque toujours les plus desherit6s. Nous pouvons
supposer que certains, mieux pourvus, n'auraient
pas un instant song6 k la pretrise.
Sur les quarante mille pretres dont notre clerg6
se compose, quelques uns appartiennent aux
classes superieures de la societe, aux plus riches
ou aux plus instruites. Pour eux, comme pour les
paysans, il faut faire la part des sincferes vocations-
Mais leur rang social, leur culture, leur intelli-
gence, qui les distinguent tout d'abord, doivent
aussi les 61ever bien vite aux plus hautes charges
de I'Eglise. Meme ayant la foi, les jouissances de
Tambition peuvent ne pas les laisser insensibles.
S*ils font voeu d'humilit6, leur orgueil trouve satis-
\
LE PRETRH DANS LE ROMAN FRANCAIS 183
faction dans un ministere qui les s6pare du reste
des hommes, qui les pose en repr^sentants de
Dieu sur la terre, qui exalte le moindre abbe par
dessus les anges eux-memes.
Vous, anges de la loi de gr&ce,
Yenez tomber k ses genoux ;
Et, devant ce pretre qui passe,
Anges du ciel, prosternez-vous !
« Un cur6 », disait Chamfort voiUcent ans, cc doit
croire un peu ; sinon, nous le trouverions hypo-
crite ». On doit admetlre que le plus grand nombre
des pretres sont croyants. Ceux-lk mfimes auxquels
des inl^rets purement humains ont fait choisirla car-
rifere ecclesiastique peuvent concilier avec certaine
mediocrity d'Ame une foi sufflsante pour que nous
ne les taxions pas d'hypocrisie. Sinon, leur m6lier
serait bien penible ; ils paieraient vraiment trop
cher les avantages qui les y attirent.
Et puis, rendons k TEglise cette justice qu'elle
prend toutes ses precautions pour entretenir la
croyance dans T^me des levites. Eloign^ soigneu-
sement de loute influence profane, le jeune clerc
est soumis k un regime qui fagonne de bonne
heure, par de savantes m6thodes, son esprit, sa
conscience, sa volont6, qui en fait un etre different
des autres. La vocation sacerdotale ne nait guere
que dans un milieu special, et ne se maintient
aussi que gr^ce a une discipline factice, celle des
s^minaires.
184 6TDDES DB LITTfiRATDRB CONTBMPORAINB
II
Mais ce ne sont pas seulement les futurs pretl^es
que forme Tfiglise. La moiti6 des jeunes FranQais,
ou peu s*en faut, subissent dans les insUtuts con-
gr^ganistes une discipline intellectuelle et morale
qui tend k proscrire toute critique, toute initiative,
toute vell6it6de reflexion. Admirables pedagogues,
les bons Pferes epargnent a leurs dlfeves le plus
leger effort de pens^e. lis d^bitent le savoir par
tranches avec une r6gularit6 mecanique. lis ne font
travailler que la m^moire. lis appliquent partout
les procddes du cat6chisme (1).
La philosophic s*enseigne avec des cartes peintes.
Trois couleurs. Les id6alistes sont rouges, les scep-
tiques sont verts, les materialistes sont noirs. Le
cours se dicte ex cathedra, et n'admet aucune va-
riation, car ce qui est vrai a pour caractere d'etre
immuable. II faut et il sufBt qu'on apprenne
par coeur. Sept preuves de I'existence de Dieu,
ni moins, ni m6me plus. De tres frequentes
dissertations ecrites tiennent les jeunes esprits
en haleine ; sans la moindre fatigue, car il ne
s'agit que d'amplifier correctement le r6sum6 du
maitre. Tout est d'une simplicity admirable. Nul
besoin de se matagraboliser la cervelle : on vous
(1) La plupart des details qai suivent ont 4U emprunUs au
roman bien connu de M. Estaunie, VEmpreinte,
LE PRETRE DANS LB ROMAN FRANCAIS 185
6vite les incertitudes et les doutes qui travaille-
raient Tesprit en pure perte. A quoi bon chercher?
Dieu a r6vel6 a son Eglise les solutions infaiUibles :
il ne faut que se les caser proprement dans Tes-
prit.
Meme methode pour I'histoire. Elle est reduite
aux noms et aux dales. Des batailles principale-
menl, de longues series de batailles, cbaque serie
se terminant, comme de juste, par la mention d'un
trait6. Le tout, avec tableaux synoptiques et acco-
lades, avec divers modes d'6criture, suivant Vim-
portance du fait. On pent ainsi, dans une seule
page, avoir sous les yeux le tableau d'un sifecle en-
tier. Comme Font toujours dit les plus grands 6du-
cateurs, il ne s^agit pas d'apprendre beaucoup,
mais de bien savoir. Ajoutez, par la-dessus, quel-
ques idees g(5n6rales sur le gouvernement de la
Providence, qui dirige les evenements, elfeve ou
renverse les Empires ad majorem Ecclesiw gloriam.
— Demande : « Pourquoi Dieu a-t-il dechain6 la Re-
volution d'Angleterre? » — R6ponse {tous les sieves
dune seule voix) : c. Pour sauver Madame de The-
r6sie ».
En litterature, le « cours » suffit. Les rares livres
qu'on laisse lire ont 6ie soigneusement expurg6s.
II y a dans La Bruy^re des choses tout k fait dan-
gereuses; hoTS Esther ei Athalie, les tragedies de
Racine sontimmorales ; quant k Molifere, c*est une
question de savoir si Ton pent le lire sans peche
mortel. Mais d'ailleurs, quelle titilite pourraient
avoir ces lectures? Pas besoin d'ouvrir un livre
pour en connaitre le contenu, ni meme pour en
186 ETDDES DE LITTJ^RATURE CONTEMPORAINB
appr6cier la composition et le style. Chaque 61eve
a son petit cahier, 6cnt sous la claire dict6e du
maitre. Au moment de Texamen, on le repasse une
derniere fois. Si pen qiie vous ayez de m^moire,
vous etes siir du succes.
A quoi faut-il attribuer la pr^f6rence croissante
de notre bourgeoisie pour Tenseignement congr^-
ganiste?Ne nous Texpliquons pas par des causes
superficielles. Ce n'est ni le relevement du prix de
pension dans les lyc6es, ni les trop fr^quentes va-
riations des programmes universitaires. Ge n'est
meme pas la vanit6 du boutiquier enricbi. Non^
mais il faut avouer que les eccl^siastiques enten-
dent mieux I'^ducation. Bien sup6rieurs aux
laiques pour discipliner les ames, ils en extirpent
Tesprit de r6 volte, ils excellent k les rendre dociles
et maniables, k leur inspirer le culte des traditions,
rhorreur du sens propre. Et par 1^ ces maitres sont
les meilleurs soutiens de Tordre. G'est grace a eux
que la society peut repousser les assauts de I'anar-
chisme. Notre bourgeois leur confie ses enfants
pour qu'ils en fassent de bons conservateurs,
hommes de tenue et de saine doctrine, attaches
aux idees regues, respectueux de tout ce qui est
6tabli. Ainsi se maintient la s6curit6 sociale. Ainsi
prospere la rente ; et quand la rente va, tout va.
LB PRETRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 187
III
Les memes m^thodes s'appliquent aux clercs,
mais avec ua redoublement de surveillance et de
precaution.
II y a d'abord ce qu'on appelle les seminaires
mixtes. On peut voir, dans VEmpreintey comment
les Peres, ^ Saint-Louis de Gonzague, captent par
d'insidieuses manoeuvres Leonard Clan, T^lfeve le
plus distingue de leur college. lis amusent son es-
prit, endorment sa conscience, depravent chez lui
le sentiment moral, materialisent le sentiment re-
ligieux, exaltent enfm Torgueil d'une predestina-
tion qui, dfes maintenant, met h part cet 61u du ciel.
Puis, une fois le moment venu, quand le jeune
homme confie au Directeur ses incertitudes, ses
velleitds, le trouble de son ^me en face d'un enga-
gement irrevocable, le pfere Propiac, tout de suite,
sans un mot, sans une demand e, met la vocation
hors de cause, comme si elle devenait obligatoire
par le seul fait qu'on en avait parle. Et dfes lors
commence autour de L6onard Toeuvre de Tisole-
ment. Un a un les liens qui Tattachent a la vie
commune sont brises. Ilprend le monde en degout.
Ses amities elles-memes s'evanouissent sans laisser
aucun vide. U est enfin seul, absorbe dans une
piete hautaine et sfeche. « Remerciez Dieu », lui dit
188 fiTUDES DE LITT6RATDRE CONTEMPORAINE
le Pfere Propiac, qui a preside de loin a ce premier
noviciat, qui ea a ing6nieusement meaag6 toutes
les phases ; « il vous tient ddsormais dans sa main » .
Mais les s6minaires mixtes ne sont pas assez
fermes aux souffles du monde, et, trop souvent, la
vocation flnit par s'y perdre. De la, pour les jeunes
clercs, des elablissements speciaux oil ne saurait
p6netrer la contagion profane. Ce «ont les petits
seminaires d'abord, et ensuite les grands se-
minaires. Dans les petits s6minaires, Tenseigne-
ment, d*ailleurs tout formel, se reduit k ce qui est
striclement necessaire pour la preparation des
prelres. Messes, chapelets, cat^chismes, sermons,
confessions, communions, voila le regime. Vers
Ykge de quinze ans, seize ans au plus, cette disci-
pline a eu des effets sufflsants pour que le sujet
soit jug6 digne de porter la soutane. II passe alors
au grand seminaire. L^, Teducation devient encore
plus intensive. C'est un veritable entrainement,
c'est un petrissage de T^me, qui perd k la longue
ce qu'elle pouvait conserver d'actif et de libre.
IV
Sile regime que subissent les clercs 6teint chez
la plupart ce sens propre qu'abomine TEglise
comme un levain d'heresie, leur foi, plus ou moins
m^canique, n'a pas toujours assez de vertu pour
les gu^rir des vices inherents a rhumanit6 com-
LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANC AIS 189
mune. D'aprfes ceux de nos romanciers qui nous
ont peint des s6minaires, la medisance, la jalousie,
I'intrigue, y rempliraient le temps que laissent
libre les pratiques de la devotion. Maints s6mina-
ristes ne seraient sensibles qu'aux jouissances les
plus grossieres, qu'aux plus bas int^rets. Rappelez-
vous la maison ou Julien Sorel {Le Rouge et le
Noir) fait Tapprentissage du m6tier ecclesiastique.
Huit ou dix de ses camarades, dejJi en odeur de
saintete, ont des visions, et sortent rarement de
rinfirmerie. Les autres sont, pour la plupart, d'6pais
rustauds qui aiment mieux gagner leur pain en
recitant des phrases latines qu'en piochant la terre.
lis vivaient, dans leurs chaumieres, de lait caille
et de pain noir ; le seminaire est pour eux un lieu
de delices. Julien ne lit jamais dans leur ceil morne
«que le besoin physique satisfait aprfes le diner et
le plaisir physique attendu avant le repas ».
11 faut, en pareille matiere, se defier de Stendhal.
Mais, dans Ma Vocatmi, Ferdinand Fabre a retract
les moeurs et les figures du seminaire ou il passa
quelques mois, et Tauteur de Mo7i Oncle Celestm,
qui n'est pas suspect demalveillance, nous montre
beaucoup de seminaristes assez semblables a ceux
Aid Rouge et Noir. Sans parler de Tabbe Bonafous,
qui espionne ses camarades pour le compte du
Directeur, deux surtout se detachent du troupeau,
rabb6 Martinage et I'abbe Privat.
Uabb6 Privat, depuis quatre ans qu'il est diacre,
n'a pu se decider encore a recevoir la consecration
supreme. Quand le moment arrive, il se sent
confondu, il fremit jusqu'a la moelle des os, en
190 ETUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINB
songeant que lui, couvert de tant de lepres cui-
santes, pourra etre, dans peu de jours, appele a ce-
16brer le sacrifice de la messe, ce sacrifice auguste
qui fera passer en ses mains indignes le corps de
Notre-Seigneur Jesus-Christ. Et sa tete s'egare, et
soncoeur defaille, et, chaque fois, il recule,, pour se
donner le temps de travailler encore a la purifica-
tion interieure qui fera de son kme un temple, le
saint tabernacle oil Dieu daignera resider. Plus
qu'aucun autre, il a le sentiment des grandeurs sur-
naturelles du sacerdoce, et voil^ justement pour-
quoi il ne sera jamais pretre.
Les camarades de Tabbe Privat ignorent ces scru-
pules. Martinage, par exemple, est un brave
garQon, plantureux et jovial, toujours la langue en
train, qui maugree contre les jeunes du careme,
mais r^pare Teffet d'un regime trop frugal en ba-
frant dans sa chambre toute espece de provisions
cach6es sous des livres. Celui-la recevra la pretrise
sans broncher. Deja il reve aux douceurs du pres-
byt^re, k la table bien servie, aux offrandes des
braves paroissiens. Lui-meme, par les beaux jours,
il ira pecher la truite dans les rivieres de la mon-
tagne : « Avancez en silence, glissez doucement
votre main sous le ventre du poisson, mettez deux
doigts aux ouies, et serrez fort, trfes fort... II est
h vous. » Et maintenant, chante la lechefrite I
Avec Martinage, beaucoup de ces seminaristes
contracteront d*un coeur 16ger les engagements les
plus redou tables. L'Eglise leurapparaitcomme une
bonne nourrice qui les fera vivre a I'aise. Ecoutez-
les jaboter entre eux sur ce qu'ils doivenl faire
LE PRETRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 191
dans leur paroisse. Deux, pas davantage, decla-
rent qu'ils se devoueront h leurs ouailles. En les
entendant, plusieurs rient sous cape, trop fins pour
hasarder un mot compromettant ; les autres avouent
sans ambages que leur premier soin sera de
mettre a Tengrais des poulets, canards et pinlades,
qui les referont de la mauvaise nourriture du semi-
naire. Ainsi s'accomplira la parole de I'Ecriture :
Sufficiat tibi lac caprarum, que le lait de vos chfe-
vres vous suffise.
II y a pourtant de bons pretres dans nos romans.
Ceux que Ton nous montre sont en g6n6ral des
pretres de campagne.
Et d'abord, I'abbe Bonnet, de Balzac. Mais, dans
Tabbe Bonnet, Balzac nous pr6sente une flgure qui
n'a rien de commun, quel que soit le titre du livre,
avec « le cure de village ». Sans parler de sa haute
intelligence, M. Bonnet unit en soi toutes les vertus
du heros a toutes celles du saint. II est un etre
d'exception, et I'auteur lui-meme prend soin de
nous le donner, d^s le debut, comme tel.
Le cur6 de village, nous le trouvons plut6t dans
les romans de Ferdinand Fabre. Ses Courbezon et ses
Celestin sont bien des pretres campagnards. Aucun
talent ne les elfeve au-dessus de leurs modestes
192 fiXDDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE
fonctions, et ils n'ont regu que les dons du cceur.
Dans les obscures paroisses qu'ils desservent, leur
zele charitable trouve sans cesse moyen de s'exer-
cer. lis connaissent familierement toules leurs
ouailles ; ils vivent avec elles et de la meme vie,
ayant chaque jour de sages conseils k donner,
heureux de r6compenser par un mot d'eloge celui
qui a assists quelque voisin de son pain ou de son
argent, mais ne craignant pas de rSprimander,
voire du haut de la chaire, celui qui s'est montrS
dur au pauvre monde.
L'abbe Courbezon a sa physionomie propre ; ce
saint homme, cet apotre, est en meme temps une
sorte de visionnaire, et son incoercible charite lui
fait oublier toute prudence humaine. Quant a I'abbe
C61estin (il s'appelle ailleurs Fulcran), Tauteur ne
peint en lui que le desservant de campagne. Ce ^
type de pretre, nous le retrouvons dans plusieurs
livres de Ferdinand Fabre, qui, toujours, y revient
avec une sorte de predilection. L abbe Celestin est
simple comme un enfant, et sa simplesse m6me a
quelque chose de venerable. Timide par nature,
humble de coeur, il n'en sait pas moins imposer le
respect, dfes que la dignity de son ministfere pour-
rait subir en lui la moindre atteinte. A je ne sais
quelle emphase. naive il joint une cordiale bonho-
mie, et rien n'est plus dSlicieux que les discours
oil se rdpand avec complaisance la sagesse ingenue
et auguste du vieux pretre. Le talent de Ferdinand
Fabre,plus vigoureux d'ordinaire que delicat,prete ci
cette figure une gr4ce exquise, et sans qu'aucun trait
de fade idealisation en fausse la r6alit6 familifere.
LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANQAIS 193
U y a encore Tabb^ Constantin de M. Haldvy, et,
dans VHistoire de Sibylle, par Octave Feuillet,
rabb6 Renaud. Mais, cela se sent, Tun et Tautre
sont peints < de chic ». Le premier surtout, dont la
bdnigne douceur flnit par nous donner sur les
nerfs; Au reste, ce brave prfitre coule une vie des plus
moelleuses. Nul souci, nul tracas. Sa gouvernante
elle-meme ne le gronde pas trop rudement. Tons
les jeudis et tous les dimanches, il a son convert
mis k la table du ch^telain, ce qui ne doit pas lui
6tre d6sagreable, car le p6ch6 de gourmandise
Fempeche seul de r^aliser la perfection. Si des vi-
sites Font parfois attardd, il s'arrete, au retour,
Chez un paroissien cossu, qui le regale de quelque
fricot dument arros6, puis le ramfene en cabriolet k
la cure, oti I'attend un excellent lit. Dans son jar-
din, lorsqu'il est mont6 a Techelle pour palisser ses
poiriers et ses abricotiers, le bon cure apergoit, par-
dessus la crete du mur, les tombes du cimelifere, et
alors, sans s'interrompre, il dit mentalement une
petite prifere pour ceux de ses morts qui ne sont
peut-etre pas all6s tout droit au paradis. Le village,
r^glise, la maison lui plaisent. 11 est la seul, tran-
quille, vraiment chez soi. On lui proposa maintes
fois une plus grosse cure. Mais le cher homme a
refus6. II se trouve trfes heureux dans la petite pa-
roisse de Longueval, ou Dieu lui prodigue ses
biens. 11 y vit le plus commod6ment du monde ;
il y est un saint a pen de frais.
QuandFabb^ Renaud vient d'op6rer le sauvetage
d*une barque en perdition : « Mon bon cur6 », lui
dit M^^* Sibylle en le serrant sur son coeur, « mon bon
13
194 Etudes de LiTxfiRATURE contemporaine
cur6, que je vous aiine ! » II n'6tait que temps pour
lui de se relever aux yeux de sa cat^chumene par
quelque action d*6clat. Un prfetre, selon la roma-
nesque Sibylle, est un personnage myst6rieux, k
part, exempt de faiblesse, toujours occup6 de hautes
meditations et que laisse indifferent tout ce qui n'est
pas le service de Dieu. Or, le cur6 de Ferias, il faut
Tavouer, ne ressemblait gufere jusqu'alors a cetle
figure id6ale. EUe ne pouvait s'empecher de le
trouver un pen vulgaire, non seulement d'esprit,
mais aussi d*^me, et sa pi6t6 s'en ressentait. Cette
jeune personne exigeante refusait de faire avec lui
sa premiere communion. Et, k vrai dire, Tabb^ Re-
naud n'est qu'un bon cur6 de campagne, honnete,
efface, indolent, ami de ses aises. N6 dans une
ferme, il porte chez ses riches paroissiens, qui en
font leur commensal journalier, le respect obs6-
quieux d'un ills de la glfebe. On le met au bout d'une
table avec les enfants. Oblig6 subalterne de ceux
pour lesquels il devrait etre un sup6rieur spirituel,
il tolfere des paroles et des pratiques que sa cons-
cience rdprouve, tumilie son caractere de pretre
jusqu'a subir, dans Texercice meme du ministere,
ces empietements laiques qui, sous couleur de devo-
tion, tournent souvent au scandale. Tel est le cur6
de village dont Feuillet lui-m6me nous trace le por-
trait. Aprfes la scfene du sauvetage, tout cela change.
Sous la douce influence de Sibylle, Tabbd Renaud
se transforme. II refuse la clef de T^glise k la
superbe M"' Beaumesnil, il rompt toutes les rela-
tions qui n'ont pas pour objet direct ses devoirs
sacerdotaux, il r^pare sa negligence, secoue sa
LB PRETRB DANS LB ROMAN FRANCAIS 195
moUesse, donne h la vieille Marianne des ordres s6-
vferes pour le menu des repas, se refuse entln le
cafe d'aprfes dejeuner jusqu'k ce que Sibylle vienne
un jour le lui preparer elle-meme. Feuillet veut,
dfes lors, nous monlrer le saint; mais ilnous avail
inontr6 d'abord le prfelre de campagne.
Le pretre de campagne, nous le trouvons encore
dans Madame Bovary sous les traits de TabbS
Bournisien. Voyez TabbS Bournisien quand Emma
s'adresse k lui. II vient de diner, il respire
bruyamment. Des taches de graisse luisent sur
sa soutane. Tout en causant, il se tourne de temps
h autre vers Tfiglise, surveille du coin de ToBil
la bande turbulente des gamins qui Tattendent
pour le cat6chisme>M"' Bovary veut lui confler ses
peines, le trouble de son cceur. II ne comprend
pas, la croit malade, la renvoie k son mari. « Vous
soulagez », lui dit-elle, « toutes les mis^res... » —
« Ah I ne m'en parlez pas ! Aujourd'hui m6me, il a
fallu que j'aille dans le Bas-Diauville pour une vache
qui avait Venfle. » Et la conversation se poursuit de
la sorte entrela jeune femme inquifete et ce gros
homme k face rubiconde qui Tinterrompt Qi et \k
par quelque plaisanterie accompagn6e d'un rire
opaque. « Mon Dieu I mon Dieu I » soupire-t-elle.
Et il lui r6pond : « Vous vous trouvez g6n6e ? G*est
la digestion sans doute. » En visite chez ses ma-
lades, rabb6 Bournisien les exhorte k la religion
par de c^lins bavardages, raconte des anecdotes
€ntremel6es de calembours, puis, sur le moment
de s'en retourner, r^pfete, en prenant une figure
€onvenable, son petit boniment d6vot. M. Homais
196 fiTDDBS DB LlTTfiRATURR CONTEMPORAINB
lui cherche plus d*une fois querelle : rinfaillibilit^
du pape, le c^libat des pr6tres, la confession, font
le sujet de leurs disputes. Le cur^ se scandalise
de tant d'audace, et le pharmacien s'^merveille
d'une telle bfetise. Au fond, lis ont de Testime Tun
pour Tautre. Quand, M"« Bovary morte, tous deux
font la veill^e, leur estomac, vers quatre heures, les
tiraille. lis mangent et trinquent, et, au dernier per
tit verre, c'est le cur6 qui, frappant sur T^paule
du pharmacien lui dit : « Nous finirons par nous
entendre ».
L'abb6 Bournisien doit figurer assez fidfelement
le type ordinaire du cur6 campagnard. II ressemble
d'ailleurs k rabb6 Renaud ; il est un abbe Renaud
d'avant le miraculeux sauvetage, plus dpais seule-
ment et qui ne compte pas une Sibylle parmi ses
paroissiennes. M6me sile cur6 campagnard a quitte
le s6minaire avec un sentiment 61ev6 des devoirs qui
lui incombent, il arrive souvent que son zfele ne tarde
pas h ddcroltre et sa pi6t6 h devenir machinale.
Peut-fetre, au d6but, Tisolement, le manque de res-
sources intellectuelles,rontfaitsouflFrir.Ils'y habitue
plusoumoins vite. II flnit par s'arranger une exis-
tence tranquille, agr6able, toute mat^rielle, douce-
ment 6goiste ; c*est d'ailleurs le meilleur moyen de
n'avoir d'affaires ni avec r6v6ch6 ni avec le conseil
municipal. 11 vit de la sorte heureux, sans que
rien trouble sa qui6tude. « Le seul ennui, dans
notre m6tier, disait le desservant de ***, c'est que
nous travaillons k jeun *. »
1 Le mot est cit^ par M. Brenier de Montmorand, dans un
trds int4ressant ouYrage qui vient de paraltre, La Societi Fran-
LE PR£;TRB dans lb ROMAN FRANQAIS i9t
VI
Au prfetre campagnard s'oppose le prfetre mon-
dain des grandes villes. Nous en avons un exemple
dans rabb6 Blampoix, de Ren^ Mavperin. L*abb6
Blampoix dirige ies consciences bien n^es et absout
les p6ch6s de choix. « A chacun son lot dans la
vigne du Seigneur », dit-il souvent. II n*a jamais
eu de cure et de paroisse. Le lot qui lui est 6chu,
c'est de concilier le catholicisme avec les 616gance8
d'une clientfele aristocratique, qui ne saurait s'ac-
commoder k la religion triste et minable des gueux.
Quand M"* Mauperin va le voir, elle traverse une
antichambre oil se meurent de doux parfums, elle
attend son tour dans un salon fleuri et coquette-
ment par6. L'aspect, les maniferes, le langage du
prfetre, r^pondent k cet int6rieur. Sa voix est insi-
nuante, pleine de caresses. II a le secret des pa-
roles qui flattent et de celles qui troublent. U sait
son monde. M6decin des 4mes, il present k chacune
ia dose de penitence et de bonnes oeuvres qu'elle
pent supporter. Toutes ces dames le trouvent d^li-
cieux, louent son am6nit6, sa largeur intelligente,
sa finesse de tact. Elles ne viennent pas seulement
lui confesser de jolies fautes ; elles le mettent de
moitid dans leurs tristesses, dans leurs reves^ dans
faise contemporaine (Perrin, ^diteur). Nous y avons emprunt^
plusieurs traits.
198 fiTDDES DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINB
les. secrets besoins de leurcoeur, elles le consuUent
sur les romans qu'on peut lire, sur les pifeces qu'on
peut voir. A lui s'adressent les jeunes mferes qui
cherchent une bonne nourrice, les mferes sur le re-
tour qui veulent caser leurs filles. II r6concilie les
manages brouillds, alimente d'id6al les femmes in-
comprises, console les d6sesp6r6es. Et tout cela
pour le plus grand bien de la religion. Assez d'au-
tres la rendent haissable par une aust6rit6 rebu-
tante ; il la fait aimer en Tajustant aux convenances
mondaines, enlamettant au service de ses brillantes
visiteuses. Rien de f6minin ne lui est stranger. A
rap6tre il unit lamarchande k la toilette, et, comme
parle Pascal, il remplit Tentre-deux.
VII
L*abb6 Blampoix et TabbS Bournisien sont, dans
les romans ou ils flgurent, des personnages 6piso-
diques, et, du reste, ce qu'on nous fait voir d'eux,
c'est leur vie ext6rieure et superficielle ; on ies
peint, non pour eux-mfemes, mais parce qu'ils se
trouvent, a tel moment, en relation avec les prin-
cipaux acteurs. De Teccl^siastique mondain, les
Goncourt ne fontgufere qu*un portrait, et de Teccl^-
siastique paysan, Flaubert se borne, comme de
juste, a nous montrer ce qui int^resse le sujet de
son livre, oil nous le voyons paraitre de loin en
loin, trois ou quatre fois. Le pretre dans son exis
LB PRETRB DANS LE ROMAN FRANCAIS 199
tence intime, dans son milieu propre, dans le de-
tail de ses occupations journaliferes, dans ses rap-
ports avec les confreres et les sup6rieurs, il faut le
chercher autre part. C'est k Ferdinand Fabre que
Ton peut demander une peinture exacte et com-
plete des figures et des scfenes cl6ricales. II y a chez
lui les Courbezon et les Celestin, dont nous avons
ddjk parle ; 11 y a aussi les Tigrane et les Lucifer,
dont nous parlerons tout a Theure. Mais, entre les
uns et les autres, nous trouvons une foule de gens
d'6glise, simples desservants, cur6s-doyens, vi-
caires, archipretres, secretaires d'evfeque, dont les
moeurs et les agissements nous font connaitre ce
monde-lii comme d'apr^s nature.
Beaucoup sont dignes de tout respect. C'est, par
exemple, dans Mon oncle Celestin, I'abb^ Carpezat,
avec sa belle franchise et sa cordialite savoureuse ;
dans Tigrane, le doux Ternisien, si tendre, si cha-
ritable, si chr6tiennement humble ; dans les Cour^
bezon, Ferrand, vaste et ferme esprit, thdologien
profond, vigoureux controversiste, non moins
admirable d'ailleurs par Tind^pendance, par la
dignity de son caractfere, que par son savoir et ses
talents. Le plus grand nombre, k vrai dire, ont leur
bonne part des faiblesses humaines, et, chez beau-
coup, si nous reconnaissons Tecclesiastique, c'est
au tour particulier que prennent certains vices dans
le coeur du pretre. Voici Tabbe Montrose, neveu de
Monseigneur, jeune sot gonfld de son importance,
qui se d61ecte h humilier, a molester le vieux Cour-
bezon ; ou bien encore, dans le meme genre, Tabb^
de Luzernat, auquel sa naissance et ses relations
200 Etudes db litt^ratobb contbmporaine
promettent les plus haates dignites, un gros gar-
Qon de trente ans, dru, gaillard, rejoui, assez inof-
fensif aprfes tout, mais dont la sufiisance fait ressor-
tir la nuUitd candide et encombrante. Void Tabbe
Mical, qui, derrifere Tigrane, se glisse par d'insi-
dieux manages aux honneurs eccldsiastiques. Voici
rabb6 Valette, Eminent docteur, qui cache sous des
dehors aust^res les mis6rables calculs de son am-
bition inquifete et retorse. Voici Tabb^ Clochard, un
intrigant subalterne, p6tri de basse envie et de
m6chancet6 perflde, qui poursuit de sa haine le bon
C61estin, et, jusque dans la chambre du vieillard
malade, va lui donner, en ricanant, le coup de la
mort.
Chez certains pretres, Ferdinand Fabre montre
I'ignorance ou la sottise, chez d'autres la paresse
ou Tdgoisme, chez un grand nombre Thumeur ca-
chottifere, la jalousie, la duplicity. Mais, chez pres-
que tous, ce qu'il marque le plus volontiers, c'est
la faiblesse du caractfere.
L'dducation a bris6 en eux tout ressort: ils pri-
rent an s6minaire un pli qui ne s'efface pas. En-
suite, le pouvoir sans borne de I'^veque les entre-
tient, durant toute leur carrifere, dans une crainte
servile. On se demande pourquoi tant de pretres ont
certaines fagons k eux de marcher, de porter la
tete, de saluer ou meme de regarder, pourquoi
leurs maniferes et leurs gestes d6notent je ne sals
quelle timidity fuyanle. Cela tient, nous disent ceux
qui les connaissent, a la terreur perpdtuelle oii ils
vivent. Depuis Napoleon I", Tfiveque est pour son
clerg6 un maitre absolu. 11 n'y a en France que
LB PR£TRB dans lb ROMAN FRANCAIS 20!
trois ou quatre mille Gur6s k litre inamovible ; en-
core leur fait-on parfois signer, parait-il, leur de-
mission en Wane. Tons les autres sont h la discre-
tion de Tautorite 6piscopale, qui pent les censurer,
les dSplacer, les suspendre, les interdire, sans qu'ils
aient aucun recours contre ses sentences. On
s'explique par li, comme par la discipline du s^mi-
naire, cette humilite, souvent oblique, que trahit
jusqu'a leur abord.
Dans Lucifer, quand Mgr Fournier, r6cemment
nommd k Mireval, regoit pour la premifere fois son
clerge, Tabbe Jourfler trouve si d6gradante Tatti-
tude de ses confreres, qu'une envie le prend de leur
crier les deux mots du pr6ambule de la Preface :
Sursum corda^ haut les coeurs ! Dans VAbbi Tigrane^
lorsque Capdepont a soulevd par son Apre Elo-
quence les ecclesiastiques du diocfese, rassembl6s
pour rOrdination, il entend des cris de fureur lui
r^pondre de toute.part. Mais Mgr de Roquebrun,
apparait sur le seuil de la salle : aussitdt se fait un
respectueux silence ; les fronts s'inclinent, les vi-
sages crispEs se d^rident, les bouches grimacent
un sourire hypocrite et b6at.
L'archipretre Clamouse symbolise tout particu-
lierement cette pusillanimity caract6ristique des
gens d'eglise. On se rappelle la sc^ne oil le pauvre
vieilabbe lit d'une voix chevrotante la plaintere-
dig6e par Tigrane, puis, dfes que Teveque Tinter-
rompt, se trouble, balbutie, tombe k genoux; celle
oil Ton vient lui r6clamer les clefs de la cathedrale,
quand, tout craintif k la pens6e que Tigrane lui en
voudra, il s'affaisse dans son fauleuil et y reste
202 £tUOK8 DB UTT£RATDBB CONTBMPOaAINB
6cras6, an^anti, sans parole, I'oeil stupidement fiK§
sur le trousseau que fait cliqueter le tremblement
de ses mains ; celle enfin oil, croyant que Terni-^
sien va etre nommd ev^que- il se retoume con Ire
Tigrane et va rejoindre ceux qui entourent Fancieii
secretaire de Monseigneur, pour lui temoigner son
zele, — « Ne confondons pas », dit-il a Tabbe Mical,
qui lui fait honte, « la dignite d'un pretre avec celle
d'unlaique >, — jusqu'a ce que, Tigrane ayant de-
clare sa nomination, il quitte brusquement le bras
de Ternisien et s'empresse vers le nouvel elu, en
proposant a ses confreres de chanter le Te Deum.
VIII
Un des caracteres particuliers de la vie ecclesias-
tique, c'est le c^libat. Uinslitution du c6libat peut se
defendre par des motifs d'ordre religieux ; mais il
est permis de croire que les papes qui letablirent,
voili dix siecles a peine, avaient des vues toutes poli-
tiques et voulaient se preparer ainsi une milice plus
disciplin^e dont le zele farouche les servit aveugle-
ment dans leur projet de domination universelle.
Quoi qu'il en soil, TEglise, du jour ou eUe inter-
dit le mariage des pretres, les livra, par 1^ meme,
k de terribles tentations. Ce ne sont pas seulement
les incr^dules et les francs-magons qui suspectent
la moralite du clerg6. « Si j'etais le gouvernement,
dit M. Homais, je voudrais qu'on saignM les pretres
LE PR^TRB DANS LB ROMAN FRANCAIS 203
une fois par mois. Oui, chaque mois, une large
phl^botomie, dans Tint^rSt de la police et des
moeurs. » Mais les eccl6siastigues eux-memes sem^
bleraient, par leur defiance mutuelle, donner rai-
son a celle des m^cr^ants. Je ne parle pas de Tabb^
Jules, qui, un soir de grande r6union dans le salon
de r6vech6, aborde le premier venu des gens
d*6glise presents, et, I'ayant menac^ k tout hasard
de denoncer ses turpitudes, le voit se troublert
p4lir, begayer des mots sans suite. Dans les Cour-
dezon, Ya.hb6 Montrose, apercevant chez son v6n6-
rable confrere la Cassarotte, dont M. Courbezon
s*est charge par charite, demande aussit6t si elle
a les quarante ans canoniques. Dans YOrme du
Mail, le s^vfere abbe Lantaigne accuse Guitrel de rela-
tions illicites avec sa servante, bien qu^elle ait de
beaucoup d^pass^ cet ^ge. Quelque 4ge qu'ait un
prfetre, il lui est d6fendu de prendre k son service
une femme qui ne soit pas au moins quadrag^naire
(de \k tant de mauVaises plaisanteries sur les nieces
de cur6). Dans Mon oncle Celestin, si de m^cbants
bruits courent sur les moeurs du vieil et saint abb6,
c'est que le cur^-doyen Faccuse d'avoir debauche
une de ses paroissiennes.
11 n'y a cependant pas de doute que, pour la
correction ext6rieure, le clerg6 frangais ne m6rite
de grands 61oges. Nous ne pardonnerions pas au
pretre ce que lui pardonnaient nos pferes. La paillar-
dise eccl^siastique les choquait pen, par cela meme
qu'ils croyaient. Moins nous avons de foi, plus nous
sommes exigeants sur ce point. Et sans doute on
ne pent savoirau juste dans quelle mesure Pam6-
204 fix DDKS DE LITXfiRATDRE CONTEMPORAINE
lioration de la tenue, chez les eccl^siastiques, doit
correspondre i celle de leur conduite. Ce qui eslcer-
iain^ c'est que la s6v6rite de la conscience publique
leur fait en tout cas un devoir de sauver les appa-
rences.
Dans la Rdtisserie de la reine Pedauque, M. Ana-
tole France nous pr6sente un abb6 beaucoup plus
recommandable par sa pi6t6 que par ses moeurs.
M. J6r6me Coignard se met en peine de son 4me, et
non de son corps. Son corps pent prendre quelque
plaisir avec Catherine la denteliiere sans que son
4me y trouve de quoi se scandaliser. On devient cou-
pable de sensualisme en attachant h la chair une
importance excessive. Ce qui importe, c*est de ne
pas errer sur les dogmes de la religion et d'assurer
par \k son salut. Nous p6chons tons. Mais la ma-
tifere premiere de la saintet^, n*est-elle pas juste-
ment la concupiscence ? Les plus grands saints
furent aussi les plus grands p6cheurs. II faut
amasser autant que possible de cette mati^re pour
la modeler en figure de penitence. M. J6r6me Coi-
gnard ne rencontre jamais une bonne fiUe sur
son passage sans lui demander de Taider k faire
son salut.
Le brave abbe s'accorderait fort bien avec cer-
tains docteurs catholiques, avec Molinos par exem-
ple, dont le mysticisme n'a gufere moins d'indul-
gence pour les d^duits de la chair, ou avec Tabb^
G6vresin, directeur de Durtal, qui, dans En route^
resume ainsi sa morale sur ce point delicat : « L'es-
sentiel, c'est de n'aimer que corporellement la
femme ». Mais, si la Rdtisserie ne fut point, que je
LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 205
sache, condamn^e par Tlndex, je ne crois pas
non plus qu'elle ait regu rapprobation de N. N.
S. S. les 6vfeques. En r6alit6, TEglise catholique
enseigne k ses pretres Thorreur de lafemme. Etpar
1^ s'expliquent en partie ces aberrations de la sen-
sualite, plus ou moins fr^quentes chez les eccl^sias-
tiques, ces app6tits maladifs oil il ne faut voir qu'un
pervertissement de Tinstinct naturel inassouvi.
Toujours est-il que les prfetres sont 61ev6s dans
Taversion et le m6pris de celle qui repr^sente k
leurs yeux la premifere chute, de celle qui perdit le
genre humain. Malgr6 tant de services qu'elles ren-
dirent, malgre leur d6vouement, la puret6 de leur
foi au temps des h6r6sies, leur courage plus que
viril dans le martyre, les femmes n'ont jamais
trouv6 gr4ce devant TEglise, qui fit tout ce qu'elle
put pour les avilir. Aux yeux du pretre, la femme
est un cloaque d'impuret6s. Vous rappelez-vous,
dans le Mannequin d" osier ^ un petit Episode du se-
jour de Tabbd Guitrel a Paris? M. Guitrel, nous
dit-on, avait connu dans le sacerdoce les troubles
de la chair. Comment il s'etait arrang6 pour eluder,
tourner ou transgresser le sixifeme commande-
ment, Dieu le salt ! Mais quand, au parterre de la
Gom^die-Frangaise, son voisin de banquette lui fait
admirer les beaux bras d'une illustre tragedienne,
il r6pond par un plissement signiflcatif de ses
levres. M. Guitrel 6tait pretre, et avait le d6gout
du ventre d'Eve.
Dans la Fatite de Vahbi Mouret, ce degout fait
prof6rer au frfere Archangias les plus grossiferes in-
sultes. « AUez i, dit-il, en parlant des fliles qu'il
206 fiTDDES DK LITTfiRATURE CONTBMPORAINE
enseigne, « on abeauleur tirer les oreilles jusqu'au
sang, la femme pousse toujours en elles. Elles ont
la damnation dans leurs jupes. Des creatures
bonnes a jeter au fumier, avec leurs saletes qui
empoisonnent ! Qa serait un fameux d6barras, si
Ton etranglait toutes les &lles k leur naissance. »
Dans le Scorpion de M. Marcel Provost, quand, aprfes
Men des nuits d'ardents transports, Pierre Auradou
regarde Jeanne dormir, son corps h demi nu, si joli,
si desirable, qui emplit la chambre d*une odeur
strange, d'un parfum p^nStrant comme une essence
d'amour physique, lui soulfeve le coeur. 11 voudrait
la prendre avec le matelas, sans la toucher^ lancer
rimmonde paquet par la fenfetre et purifier ensuite
la chambre en y brulant de Tencens ; et, de repul-
sion, il crache par terre.
Aussi bien cette abomination de la femme
s'explique par la crainte qu'inspirent ses pifeges.
Aux yeux d'Auradou, la femme ne repr^sente rien
de sain et de chaste. II voit en elle, non T^pouse, la
mfere, la fidfele gardienne du foyer domestique,
mais rfetre aux caresses dissolvantes, la b6te im-
pure, Teternelle corruptrice dont les baisers res-
pirent la perdition. C'est sous la forme d'une sacri-
lege d^bauche que lui apparait Tamour.
IX
Tons les pretres nepeuvent surmonter la revolte
des sens. Aprfes avoir crache son dugout, voici
LE PRfiTRE DANS LB ROMAN PRANQAIS 207
que, soudain, Pierre Auradou tressaille d^une fifevre
subite ; le mysticisme du jeune clerc ne sert mainte-
nant qu'a exciter Tardeur de ses sens. L*abb6 Jules
a beau se frapper la poi trine, traiter son corps de
carcasse ignoble et de pourriture, il n'en succombe
pas moins. Et le frfere Archangias, flairant de loin
les jouissances damnables du Paradou, regarde
Tabb^ Mouret avec des yeux luisant d'une terrible
jalousie.
L'abbe Mouret ne ressemble gufere ^rabb6 Jules.
II est un doux, lui, et un tendre. Pendant des
ann^es, au s^minaire, il a v^cu de pur amOur, n'a
.6t6 qu'une Ame candide, ravie perp^tuellement en
extase. II se sent laT6 de son sexe, comme si je ne
sais quelle buile sainte lui avait 6vang61is^ le corps.
Toute sa puissance d'aimer s'exalte dans un Culte
mystique k la Vierge Marie, Temple de la Chafltet6,
Source des jouissances divines, Sein d' election sur
lequel il voudrait dormir b jamais. II croit ne plus
tenir k rhumanit6, s'6ti:e purge des ordures ter-
restres, avoir vaincu la nature: La nature va se
venger de ses m^pris. Un soir qu'il s'abime en ado-
rations sans fin, Tabbe Mouret tombe sur lecarreau
de sa chambre, foudroye par une fievre cdr6brale.
Puis, aprfes trois semaines dlnconscience, il nait,
pour ainsi dire, une seconde fois, il s'eveille k la
vie, comme neuf. Son Education religieuse, sa pi6t6,
savertu, tout s'en est alle du coup. Et, trouvant
Albine prfes de lui, Albine rayonnante de jeunesse
et d*amour, il s'abandonne k ses caresses. Ce sont
alors des jours de f61icit6 parfaite. Mais bient6t, le
passd vientj usque dans le Paradou ressaisir son
1
208 fiTDDES DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINK
ftme. Eq apercevant, k travers la brfeche du jardin,
r^glise dont la cloche semble J'appeler, voici que se
repr6sentent a lui son enfance pieuse, ses joies du
sdminaire, son voeu de chastete. II quitte Albine.
Rentr6 au presbytfere, il se d6bat mis^rablement
contre les assauts de la chair, et plus le souvenir
de ses abominations Tobsfede et le tente encore,
plus il met de fureur k maudire Famour et la terre
etla vie. Enfin, il cfede k Tirr^sistible appel de la
jeune femme, il retourne dans le Paradou. Mais,
dans ce jardin de d^lices, ou les pres, les eaux, les
arbres exhalent de toute part une haleine de sfeve
f6conde, une ivresse de d6sir, rabb6 Mouret ne peut
plus que verser des pleurs. D6sormais, toute ten-
tation s'est ^teinte. II tombe k genoux et remercie
Dieu d'avoir seche ses organes, d*avoir voulu que,
re tranche du nombre des hommes, il fut mainte-
nant tout a lui, k lui seul.
X
Deux passions, qui se mfelent parfois ou meme
se confondent, mais qui peuvent cependant n'avoir
Tune avec Tautre aucun rapport, prennent chez le
pretre, chez certains pretres, de ceux que distin-
guent leurs talents, une force d'autant plus singu-
lifere qu'elles les absorbent dfes lors tout entiers.
Ce sont Tambition et ForgueiL
Ferdinand Fabre a peint dans VAdbe Tigrane le
LE PR^TRE DANS LB ROMAN FRANC AIS 209
type du pretre ambitieux et dans Lucifer celui du
pretre orgueilleux.
Rufm Capdepont s'6tait fait remarquer de bonne
beure entre ses condisciples par son intelligence et
son ardeiir au travail, et, dfes lors, il rfevait les plus
hautes destinies. Une fois vicaire, les humbles de-
voirs de sa charge lui inspirferent un insurmontable
degout.llobtint son exeat du diocfese et suivit^ Paris
le baron Th6venot, d6put6 de Lormiferes, comma
pr6cepteur de Son ills. Le voilk, en peu de temps, le
maitre dans la maison.U tire parti de toutes les res-
sources que les relations du baron lui offrent pour se
preparer les voies k T^piscopat. Mais, quand il va
recueillir le fruit de tantde peines, la Revolution de
f6vrier brise ses esperances. Sans se decourager, il
«ntre au s6minairecommeprofesseurd'histoire ec-
cl^siastique, en devient directeur, est nomm6 vicaire
general, et, de nouveau, se voit enlever la mitre au
moment meme ou il croit la tenir. On lui pr6ffere
rabb6 de Roquebrun, frfere du s6nateur. Capdepont
traite le nouvel 6veque en ennemi, saisit toutes les
occasions de le mortifler, travaille sous main le
€lerg6 du diocfese. Et, quand Mgr de Roquebrun est
mort, sa haine sauvage le poursuit encore dans le
cercueil. En mfeme temps, pour se rendre le pou-
voir favorable, il a publiquement manifest6 des
opinions gallicanes. Son ambition Tengage k faire
d'humiliantes demarches. Dans Tantichambre du
ministfere, il attend, sur la banquette us6e, tour-
nant son chapeau entre ses doigts. La rage au cceur
de se voir, lui, pretre, que Dieu 61ut pour le repr^-
senter sur la terre, r6duit k courberr6chine devant
14
210 fiTDDES DK LITTfiRATDRK CONTEMPORAINE
une Excellence de hasard, il se demande si, una
fois introduit, il pourra contenir la r6volte qui
gronde au fond de son kme. Enfin nomm6 par le
ministre, des declarations d*un ultramoatanisme
intransigeant lui concilient TEglise. II se fait Fami
des J^suites, le fougueux champion du Syllabus et
de rinfaillibilite papale. Rome reconnatt en lui un
de ces chefs Snergiques et habiles dont elle a besoin
contre ses adversaires et auxqoels elle pardonne
leurs violences ou leurs ruses en faveur des services
qu'ils peuvent lui rendre. Aprfes quelques anuses
d'6piscopat, il devient archeyeque, et, bientOt, car-
dinal. Mais il n'est pas encore satisfait. Pie IX n'a
plus longtemps k vivre. Pourquoi ne serait-ce pas
lui, Rufin Capdepont, Tancien pastoureau du
Karros, qui ceindrait la tiare? « Ah ! Funivers ca-
tholique verrait un pape, alors I » Et, fascin6 par
son reve : « Qui sait? » murmure-t-il en levant les
bras au ciel, « qui sait?... »
Quant k Lucifer, il n'a aucune ambition. Son p6-
ch6, un p^che que TEglise ne pardonne pas, c'est
le juste sentiment de sa dignit6 d*homme, senti-
ment laique qui persiste jusque sous la robe de ce
prfetre.
Petit-flls d'un conventionnel qui vota la mort de
Louis XYI, fils d'un ancien depute de Mireval qui
s'illustra sous la Revolution par son talent d'orateur
etla noblesse de son caractfere, Tabbe Jourfler est
entrd dans les ordres sans 6tre bien sur d'avoir en-
tendu Vappel de Dieu. II n^en a pasmoins toutesles
vertus eccl6siastiques : pieux, simple, chaste, la
seule qui lui manque, c'est la soumission. En rev6-
LE PR£:TRE dans LE ROMAN FRANCAIS 211
tant la soutane, il ne conseniit k abdiquer ni
sa raisoQ ni sa conscience. II reste soucieux de son
honneur, fler de sarace. Ce prfetre est r^publicain :
le 4 septembre, il se mele aiix ouvriers des fau-
bourgs qui chantent la Marseillaise. Ce prelre est
patriote : les d^sastres de Tann^e terrible le rem-
plissent d'angoisse, lui font parfois n6gliger ses of-
fices. Nomm6 au sifege Episcopal de Sylvanfes par le
gouvernement de la Defense nationale, il pretend
faire la loi aux Congregations qui enserrent et op-
priment le diocese ; jaloux de son autorit6 en tant
qu'6veque, il ne veut pas, en tant qu'homme, subir
un joug odieux. A Rome, ou il est all6 pour exposer
ses griefs, il se fait traiter de mauvaise tete par
Pie IX, il indispose le cardinal Finella en lui tenant
un iaugage qui « ne sonne pas T^me eccl^sias-
tique ». Dans la cl^ricature, on doit se soumettre
ou se r^volter. Que va faire Mgr Jourfler ? Se sou-
mettre ?il ne le peut. Se revolter?ilrecule devant
le scandale. Rome ne lui a laiss^ d'autre refuge
que lamort.
XI
On se rappelle le mot, sOuvent cite, de Du-
panloup : « Mon clerg^ est un regiment ». L'ar-
m6e de nos quarante mille pretres a pour chefs
quatre-vingt-dix 6veques. Un eccl6siastique qui
passe evfeque, c'est comme un simple soldat qui.
212 Etudes dk litt^rature contemporainb
du jour au lendemain, serait nomme general. Seul,
r^vfeque possfede le sacerdoce dans sa plenitude.
Outre son autorit6 absolue sur les s6culiers de son
diocfese, il est prince de la sainte Eglise romaine et
« v6n6rable frfere » du Pape, qui ne peut sans lui
op6rer la moindre reforme dans le dogme ou dans
la discipline.
Cette haute dignity, cette charge redoutable aux
anges memes — onus ipsis angelis formidandum^
— quelles vertus en rendent digne ? Anciennement,
declare Massillon, les clercs m6ritaient leur Eleva-
tion par leurs refus. 11 faut plus de notre temps.
Voyez, dans Lucifer^ a quoi Mgr Fournier dut la
sienne. Parmi les offlciers de la v6nerie imp6riale,
il avait un frere qui ne manquait pas une occasion
de solliciter pour lui. « Fournier », lui dit TEmpe-
reur, uu matin que la cour partait en chasse, « si
vous amenez un dix-cors sous mon coutelas aujour-
d'hui, c'est la mitre pour votre abb6, dfes le pre-
mier evech6 vacant »>. Le dix-cors fut amend, et,
trois ou quatre mois plus tard, Tabbe Fournier avait
la mitre.
UHistoire contemporaine de M. Anatole France
pourrait fort bien etre intitulee : Comment M, Gui-
trel se fit nommer eveque, L'abbd Guitrel, professeur
d'eloquence au grand sdminaire de ***, a pr6par6
de longue date sa candidature k TEpiscopat. Get ha-
bile pretre gagna les bonnes graces de la pr6ftte,
jyime Worms-Glavelin, n6e Goblentz, en recherchant
pour elle les objets d'art qui se trouvent, dans les
6glises de campagne, commis k la garde de fabri-
ciens ignorants. Ses maniferes obs6quieuses et dis-
LK PRfiTRK DANS LE ROMAN FRANCAIS 213
crfetes ont d'ailleiirs produit tout de suite sur
No6mi la meilleure impression. Elle s'est fait un
devoir de le recommander k son mari, qui la salt
femme de tact. M. Worms-Clavelin et M. Guitrel se
rencontrent souvent dans les magasins de I'orffevre
Randonneau jeune, oil ils causent sans contrainte^
et M. Guitrel ne plait pas moins k M. Worms-Clave-
lin qu'k sa femme. Le fonctionnaire Israelite est
flatt6 par les respects d'un eccl6siastique qui va
dans bien des chateaux ou lui-m6me n'estpas reQU.
D'ailleurs ce prfetre, humble avec finesse, donne du
prix k sa d6f6rence. Et puis, il 6coute sans mauvaise
grAce les propos voltairiens du pr6fet, ayant pour
rfegle d'eviter le scandale, et pr6f6rant se taire plu-
t6t que d'exposer la v6rite aux railleries des m6-
cr6ants. M. Worms-Clavelin le tient pour un eccl6-
siastique tolerant, 6clair6, respectueux du pouvoir et
sachant s*accommoder aux conditions de no tre so-
ci6t6 d6mocratique. Aussi, quand le sifege de Tour-
coing devient vacant, M. Guitrel est-il le candidat de
la prefecture. II a pour concurrent i'abb^ Lantaigne,
sup6rieur du grand s6minaire, pretre intransigeant
et hautain, que protfegent depuissants personnages.
L'appui du pr^fet sera-t-il assez efflcace ? M. Guitrel
ne neglige pas de s'aider lui-m6me afin que le del
Taide. Sachant quel'abb^ Lantaigne^mauvais admi-
nistrateur, a contracts de grosses dettes, il engage
sous main ses cr6anciers a lui envoyer du papier
timbr6. Aupr^s des autorit6s religieuses, il le dis-
cr6dite en r6p6tant certains propos que cet or-
gueilleux a tenus sur leur compte. Aupres des au-
torites politiques, il le repr6sente comme un sec-
214 fiTDDES DE LITTl^RATURE CONTEMPORAINE
taire farouche, plus catholique que le pape, comma
un irr6conciliable ennemi des institutions r^publi-
caines. Et ainsi le voilii bient6t debarrass6 de ce ri-
val 6galement dangereux pour TEglise et pour
TEtat, qu'incline Tun vers Tautre le souffle d'ua es-
prit nouveau.
Malheureusement de nouveaux comp6titeurs sont
survenus. II faut employer une diplomatie plus sub-
tile.
M. Loyer, ministre de la justice et des cultes, re-
volt successivement la visite de trois dames,
M°* de Boumont, M"' de Gromance et M"« Worms-
Clavelin, qui, toutes les trois, viennent appuyer la
candidature de Tabb^ Guitrel. M"'* deBonmont, juive
de naissance, a pour marile petit-flls d'un juif alle-
mand, nomm6 Gutenberg, lequel s'est enrichi en
fabriquant de Tabsinthe et du vermout, et a 6t6
condamn6 plusieurs fois comme contrefacleur et
comme falsificateur. Son flls, le jeune Ernest,
briile d'un noble d6sir : il voudrait que le due de
Br^cS lui donn4t, k ses prochaines chasses, « le
bouton ». II aspire au bouton, parce que c'est
chic de Tavoir et qu'il aime le chic. Lorsque
le bon snob demande k rabb6, son ancien maitre,
de le lui faire avoir, celui-ci laisse entendre qu'il
ne possede pas, simple professeur au seminaire, les
moyens d'emporter l'adh6sion. Ernest comprend,
et, quoiqu'il trouve Tabb^ bien « rosse », se met en
devoir de contribuer, dans lamesuredesesmoyens,
k rdl6vation de M. Guitrel. Un matin, entre dans le
cabinet de toilette de sa mfere, qui achfeve de s'ha-
biller, illaregarde avec attention, la trouve jeune
LB PB&TBB DANS hR ROMAN FRANQAIS 215
encore et desirable. « Maman », dit-il, « si tuallais
voir Loyer pour lui recommander TabbS Guitrel? »
Aprfes M"* de Bonmont, c'est M"* de Gromance.
Toujours le bouton I Ernest est li6 avec Tamant ac-
tuel de M"** de Gromance, Gustave Dellion, qui lui
doit meme une somme assez forte pour ^viter son
approche. Le trouvant k Texposition des automo-
biles, il se montre tout k fait gentil envers ce vieux
camarade, et, flnalement, le prie d'obtenir de sa
maltresse qu'elle aille chez Loyer. Et, prenant sur
une tabletle la carte d'un fabricant, il 6crit dessus,
afln que Gustave ne « gaffe > pas : Nommer Guitrel
evSque de Tourcoing. Quelques jours aprfes, dans la
gargonnifere ou elle vient de passer la nuit, M"« de
Gromance est en train d'agrafer son corset, quand
le petit Dellion lui demande de parler au ministre
pour que M. Guitrel soit 6v6que.
Troisifeme visite, celle deM'^'Worms-Clavelin. On
salt d6ji les sympathies de la pr6ffete pour rabb6.
Elle va aussi chez Loyer, et, lorsqu'elle en sort,
Taffaire, k ce qull lui dit, est dans le sac. Mais, ren-
contrant le chef de cabinet, qui lui fait concevoir
quelque inquietude, elle accepte un rendez-vous
dans une voiture ferm^e pour le persuader k loisir.
Le lendemain de oe rendez-vous, la nomination de
son prot6g6 parait dans VOfficieL
C'est ainsi que rabb6 Guitrel (Joachim), profes-
seur d'61oquence sacr6e au grand seminaire de***,
devint 6veque de Tourcoing et s'assit dans le
aifege sanctifi6 jadis par rap6tre Loup.
216 fiTDDBS DE LlTTfiRATURK CONTEMPORAINE
XII
Nous avons vu quel pouvoir ont les dvfiques dans
leur diocese. Mais la grandeur de T^piscopat ne les
empfeche point d*fetre des fonctionnaires. Etsouvent,
Chez ces « pr6fets de Tordre spirituel », le souci de
leur dignity est combattu par la crainte de d6plaire
au gouvernement, dont ils dependent encore. Tous
les diocfeses n'offrent point les mfemes avantages.
Certains sont pauvres, mal habitus, mal situ6s. On
y passe, on n'y reste pas. Beaucoup d'6veques dd-
sirent leur « changement », Aussi s'arrangent-ils
de fagon a ne pas indisposer les bureaux. La plu-
part, voulant manager le ministre sans m^conten-
ter le pape, inclinent tant6t vers Paris, tant6t vers
Rome ; les autres adoptent une attitude effac^e et
neutre,
Parmi ceux-ci, Mgr Chariot, de tOrme du maily
qui, par prudence, n'ose se prononcer ni pour
M. Guitrel ni pour M. Lantaigne, et nelaisse mfeme
pas deviner ses preferences. Tel encore T^veque de
Viantais {T Abbe Jules). 11 vit confortablement dans
son palais, cultive des fleurs, rime des vers badins,
regoit des hommages, 6cartant avec soin toutes les
responsabilites qui pourraient troubler son repos.
Quand arrive la fatale ech6ance du mandement, il
s'ingdnie h trouver des phrases insignifianies, satis-
fait de redire chaque ann6e en d'autres termes que
LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 217
I
les fiddles doivent se bien conduire, frequenter les
offices, etre de bons catholiques, afln que Dieu
leur 6pargne la maladie etla grfele...
Parmi ceux-lk, M. Guitrel. Quand Tabbfi Guitrel
veut etre nomm6 6v6que, il se donne pour liberal
et gallicau. Une fois en possession de Tanneau
d'am6thyste, il n'a rien de plus press6 que d'ecrire
au President de la R6publique une lettre dans
laquelle il traite de spoliation les mesures prises i
V6gard des communaut^s religieuses etproteste que
TEglise ne doit pas rimp6t. Et peut-fetre M. Ana-
lole France a-t-il prete k ce prudent et discret per-
sonnage des paroles qui ne sont pas tout k fait en
accord avec son caractfere. Le Guitrel que nous
connaissons ne doit pas se compromcttre. Atten-
dons unpen. LorsquHl voudra quitter Tourcoing,
sifege de troisi^me classe, nous le verrons preparer
son avancement en rendant a G6sar ce qui appar-
tient a C^sar, ou meme un peu plus.
Ce n'est pas seulement de TEtat que depend
r^veque, mais aussi de Rome, Qu'on se rappelle
Mgr Jourfler essayant en vain d'^tablir son autorit6
sur les r6guliers de son diocfese, prot6g6s centre lui
par le pape. La plupart des ^veques n'ont qu'un
pouvoir nominal ; en fait, ils ne sont que des instru-
ments aux mains des Congregations. Ferdinand
Fabre nous montre, dans ses romans de moeurs
cldricales, les dioceses livr6s comme une proie aux
reguliers de toute espece. lis ne vont pas, comme
jadis, defricher au loin Aes terres nouvelles, mais
envahissent les plaines fertiles de la France tres
chr^tienne pour ravir aux s6culiers le fruit de leur
218 £tUD£S DE LITT^RATURB CONTfiMPORAINQ
labeiir. « lis inondent les villes^ les gros bourgs,
les villages riches, 6diflent de» ^glises de mauvais
goiit mais magniflgues, ouvrent des sanctuaires
chauff^s, capilonn^s, des oraloires oti Ton 6lend
des tapis comme dans un salon, et, par un luxe
paien oil se r^vfele plutAt la preoccupation du
theatre que le sentiment respectable d'unhommage
k rendre au Tout- Puissant, trainent les c6r6monies
si nobles du culte h la curiosity malsaine, h Tabais-
sement d6gradant d'one representation d*0p6ra »
(Lucifer.) Et, en mfeme temps, ils oppriment le
clerg^ paroissial/ ils le r^duisent k une honteuse
servitude. Parcourant son diocese de Sylvanfes,
Mgr Jourfler trouve partout chez les s6cuUers le
m^me abaissement, la m^me resignation inerte et
morne. Cur6s et desservants accourus sur son
passage n'osent pas meme Tacclamer avant qu'un
religieux, se d6tachant de quelque groupe isol6,
soit venu lui souhaiter la bien venue. A peine si, par
ci par la, quelque vieux doyen se plaint en termes
envelopp6s de la d6pendance k laquelle un monas-
tere a r^duit tout le canton, si quelque succursaliste
affam^ murmure contre les TT.RR.Perescapucins ou
autrefl,qui ont envahisaparoisse. Jourfler lui-m6me,
malgr6 T^nergie de son caractfere, ne peut rien. A
Rome, on ne T^coutepas ;les reguliers,luideclare-
t-on^ reinvent du pape seul, ils sont une sorte de
gendarmerie romaine que le Saint-Siege entretient
dans lachr6lientenon seulement pour repandre la
bonne doctrine, mais aussi pour surveiller la cl6ri-
cature seculifere et pour la maintenir dans le devoir.
LB PRl&TRB DANS LB ROMAN FRANQAIS 219
XII!
Par les rSguIiers, Rome domine le monde. Ce
sont eux qui paiient dans la chaire de v6rit6, eux
qui, enseignant les pures maximes de la foi, for-
ment un clergS de plus en plus uni h son chef, eux
qui pr6viennent ou r^priment les h6r6sies. Tandis
que les seculiers sont pauvres, m616s k la vie laique,
l\6s par les nScessitSs du pain quotidien. soumis
aux gouvernements, les seculiers, que ne g6ne au-
cune entrave morale ou mat6rielle, qui ne connais-
senl d'aulre inl6ret que celui de la religion, qui
sont soumis k la discipline d*une armSe rang^e en
bataille — sicut acies ordinata^ — conservent dans
I'Eglise Tunit^ du commandement aussi bien que
celle du dogme, et assurent la supr^matie du
Maitre infaillible et omnipotent. C'est au Pape que
tout aboutit ; il est le veritable Dieu de la catholi-
city. Lorsque Tabb^ Pierre Froment visite la basi-
lique de Saint-Pierre, sanctuaire et emblfeme du
papisme, il croit voir un temple paien ; et, plus
tard, pendant la solennitd pontiflcale k laquelle il
assiste, le Pape lui appardt, parmi les acclamations
de la foule fr6n6tique, comme une sorte d'idole,
Mais le Pape lui-meme n'est rien, parce que le
Gesn est tout.
Nous avons vu comment les j^suites fa^onnent
la jeunesse catholique. Le Scorpion, de M. Pr6vosl,
220 fiTDDES DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINE
YEmpreintey de M. Estauni6, nous montrent par
quels proc6d6s ils se recrutent. Aux confidences
d'Auradou, qui, dans un 61an du coeur, lui avoue
ses misferes et ses troubles, le Pfere Jayme repond
par d'enveloppantes caresses : il captive cet enfant
timide et tendre, 11 lui suggfere insidieusement
une vocation factice. L'orgueil de Leonard Clan et
sag6n6rosit6 native flnissent par se rdvolter contre
ses maitres, et, rejetant avec m^pris, avec haine,
les Exercices de saint Ignace, il 6crit au Pfere Pro-
piac une lettre toute tremblante encore de sa colore
mal contenue. Le voilk libre. Mais il ne trouve plus
dans le sifecle a quoi se prendre. Toute initiative,
toute responsabilite Vepouvantent. II se sent anor-
mal, d^forme ; il ne s*adapte plus. Et, aprfes di-
verses tentatives. qui lui montrent son incapacile
a devenir un homme tel que les autres, il decide
enfin d'entrer dans la Compagnie, dont il a regii
rind616bile empreinte.
Ouvrez maintenant Lucifer, Vous y verrez de
quelle fagon les jesuites s'enrichissent. Une vieille
et riche devote, M"* M6rignac, possede un vaste
domaine que son pfere acheta sous la Revolution
comme bien national. Les RR. Pferes convoitent ce
domaine, qui leur conviendrait a merveille pour
retablissement d'un desert, Confesseurs de M^'* M6-
rignac, ils jettent I'inquietude dans sa conscience,
la pressent, par priferes et par menaces, de leur
abandonner une fortune mal scquise ; et, quand
elle est mourante, ils d^pechent auprfes d'elle un
eccl^siastique k leur devotion, qui surveille ses
derniferes volont^s, qui, si elle ne tient pas son
LE PRfiTRE DANS LB ROMAN FRANC AIS 221
engagement, refuse de Tabsoudre et la voue aux
flammes de Tenfer.
Et que dire, enfln, de la domination des jesuites
dans les diocfeses, si Mgr Jourfler lui-mfeme reste
impuissant centre eux? Son vicaire general Tavait
bien averti. « Ni les Oblats de Marie, lui disait-il,
ni les R6demptoristes, ni les pretres de la Provi-
dence, ni mfeme les Barnabites ue sont k craindre,
Ceux-lk c^deront si, par extraordinaire, ils trouvent
devant eux un 6veque ferme et r^solu. Mais, dfes
que nous aurons affaire aux jesuites, les choses
changeront de face. Ils ne se soumettrontpas. » Et,
en effet, c*est contre les jesuites que Mgr Jourfler
6choue. D'abord, ils essaient de ruser avec lui, puis
ils le bravent ouvertement. Et, venu k Rome pour
obtenir justice, tout ce dont il est t^moin lui ap-
prend que ses adversaires ont pleine puissance,
que rinstitut de saint Ignace, force essentielle et
supreme reserve de FEglise, a absorbs le catholi-
cisme.
Dans la Rome de M. Zola, Tabb^ Pierre Froment,
des son arriv^e, se sent enveloppe de pifeges. Les
jesuites, qui le savent trfes intelligent, trfes enthou- '
siaste, qui craignent de sa part un scandale, une
revolte ouverte, se font un jeu de le promener un
peu partout en vaines d-marches. Us Tamusent, ils
le lassent, ils veulent user sa volonte, d^courager
son z^le, I'amener doucement h une retractation.
Sauf Tabb^ Paparelli, nous ne trouvons dans Borne
aucune figure de j6suite. Et pourtant, comme le
dit don Vigilio h Pierre, « au fond de tout, ce sont
eux, toujours eux ». D'un bout k Tautre du livre.
222 fiTUDES DK LITTfiRATURB CONTBMPORAINK
on devine leur influence cach6e, leurs sourdes ma-
noeuvres. Derrifere la coulisse, ils mfenentrintrigue.
Us ont d'ailleurs leur agent occulte dans Mgr Nani,
assesseur du Saint-Office, aimable etflnpr61at, avec
son visage doux et rose, se s Ifevres minces, ses yeux
clairs, sonsourire discrfetement ironique. Si M. Zola
ne lui donne pas la robe de rOrdre,c'est d'abord pour
le rendre plus secret et plus dangereux, c'est en-
suite pour marquerque, hors un petit nombre d'ir-
reconciliables, qui vivent isol6s, sans influence et
san^ espoir, Tesprit j^suitique a envahi TEglise tout
entifere. D^sormais, TAge h^ro'ique de TEglise a
pris fin ; Rome ne pent plus se maintenir que par
la diplomatie et les ruses. Tandis que quelques
Ames g6n6reuses et naives, comme Tabbe Fro-
ment, revent de concilier la religion catholique
avec les plus nobles, les plus pures aspirations du
sifecle, Tordre tout puissant des j^suitesne veut que
Taccommoder aux abus et aux vices de la societ6
contemporaine par de louches compromissions.
Dans un temps comme le ndtre, le cl6ricalisme
est contraint de modifier ses apparences. Mais, sous
ces accommodations superflcielles, le dogme ca-
tbolique reste immuable, et non moins immuable
Tesprit catholique. Quand Tabb^ Pierre Froment
apporte aux pieds du Saint-P^re les plaintes des
mis6rables, L6on XIII interrompt le jeune prfetre
en lui faisant observer que li n'est pas la question.
II ne s'agit point d'une r6forme sociale, il s'agit de
la religion ou plut6t de TEglise. Pierre, dans son
livre, a fait bon marche du pouvoir temporel ; r6-
servant au pape la pure souverainet6 des Ames, il
LB PBStRE dans lb ROMAN FRANCAIS 223
a cru, il a dit, ou, du moins, laissd entendre que
Rome abandonnerait quelgue chose de sa doctrine ;
il a 086 demander une nouvelle religion ; ii a 6crit
sur Lourdes des pages entach^es d*h6r6sie.
L6on XIII lui remontre que la possession de Rome
est ndcessaire h Texistence m^me du catholicisme,
— que si, pour faciliter un accord, TEglise pent bien
admettre certains managements, ces concessions
de pure forme doivent laisser intacte la v6rit6 uni-
que et absolue dont elle a regu la garde, — que le
seiilmot de religion nouvelle est un blaspheme,
car il n'y a, il ne saurait y avoir qu'une religion, la
sainte religion catholique, apostolique et romaine,
— enfln, que les miracles de Lourdes out 6t6 con-
flrm6s par des enquetes rigoureuses, et que la
science, servante de Dieu, ne peutcontredire lafoi,
r6v616e par Dieu. Et Pierre laisse parler L6on XIII,
ne trouve rien k r^pondre, sentant bien que ses
arguments n'auraient sur le pape aucune prise, et
que Tesprit clerical est, par essence, hostile k tout
ce qui pent menacer la domination de TEglise.
XIV
L'Eglise, Chez nous, n*a rien perdu, semble-t-il,
de sa puissance. Mais sur quoi cette puissance se
fonde-t-elle ? II y a tout au plus un million de
Frangais qui pratiquent. Dans telle commune
rurale, trois hommes sur cent soixante vont k la
224 fiTDDES DE LITTfiRATURB CONTEMPORAINE
messe du dimanche ; dans telle ville des environs
de Paris, vingt-cinq personnes sur trente mille
font leurs piques (*). Et parmi ceux-la meme,
si pen nombreux, qui pratiquentun culte presque
universellement abandonne, on pent se demander
s'iln'yen a pas qui cedent k des consid6rations
mondaines ou a des vues d*int6r6t personnel. Pour
beaucoup, d'ailleurs, le catholicisme. n'est qu une
politique. II sert d'enseigne k tout ce qui reste
encore de « r^actionnaires », k tout ce que
comptent d'ennemis la justice sociale et la liberie
de pens6e, enr^volte, I'une, contre des privileges
caducs, Tautre, contre d*hypocrites conventions.
Certains nous le donnent comme le repr^sentant
de la morale. Vous connaissez tel romanciet, com-
plaisant hi storiographe des adultferes du grand
monde, qui, incapable de concevoir aucune foi
libre, aucune vertu laique, confie r^guli^rement a
das pretres le soin de convertir in extremis ses
piteuxlibertins. Mais qu*est-ce done qui fait le fond
de la morale? S'il s*agit d'une sorte de frein, le ca-
tholicisme, envisage sous eel aspect, pent, je le re-
connais, preter aux lois une aide efficace. Mais si
c'est de morale qu'il s'agit, le fond m6me de toute
morale qui m6rite ce nom, ou le trouverons-nous,
sinon dans le sentiment plus ou moins profond que
chacun doit avoir de sa responsabilit6 propre, dans
cet Individ ualisme vigoureux et resistant que
TEglise, que les Pferes de I'Eglise contemporains,
1 Ces renseignements sont tir^s du livre de M. Brenier de
Monlmorand, que j'ai signal^ plus haut.
- — ^
LB PR^TRE DANS LB ROMAN FRANCAIS 225
avec ou sans soutane, ont toujours consid6re
comme un morlel ennemi. De la morale v6rilable,
qui suppose, qui exige I'autonomie de la conscience,
distinguons je ne sais quel m^canisme purement
formel, une discipline coercilive qui est justement
la negation de toute vertu.
Si, comme religion, le catholicisme a, chez nous,
perdu beaucoup de son empire, il en reste dans notre
temperament moral des habitudes s6culaires dont
nous ne nous d6barrassons qu'avec peine. Cent ans
aprfes la Revolution, ce pays a encore ses crises d'in-
tol^ranceetde fanatisme ; etchaquefois qu'un com-
plot se forme contre Tesprit moderne, les meneurs
en sont ceux que I'Eglise a marqu6s de son em-
preinte. A considerer Tavenir de la civilisation
universelle, certes, Tissue de la lutte ne fait aucun
doute. Mais il s'agit aussi de notre France. II s'agit
pour nous de savoir si la France retournera aux t^nfe-
bres du passe, ou si, fiddle a ses 6mancipateurs, les
grands philosophes du xviii« sifecle et les grands re-
volutionnaires, elle doit avancer le regne du vrai
Dieu — adveniat regtmm tiiiim — qui est le regne
du juste et du vrai.
i5
X
<(LES MORTS QUI PARLENT)), PAR M. DE VOGUfi
Elz^ar Bayonne, le grand orateur socialiste de la
Chambre, aime la princesse russe Daria V6raguine.
Mais, pour aimer Daria, qui se promet toujours el,
chaque fois, se r6serve, il n'en devient pas moins
Tamant de Tillustre actrice Rose Esther, qui, d'elle-
mSme, s'offre k lui. Juif de naissance etd'6ducation,
Elz^ar unit en soi les deux traits caract^ristiques de
sa race : Apre besoin de satisfactions mat^rielles,
plaisirs, richesse et puissance ; id^alisme sincfere,
qui fait de ce jouisseur un ap6tre de la justice so-
ciale. Et, bien entendu, des deux femmes qui, tour
a tour le dominent. Tune, Daria, exedte son instinct
r^volutionnaire, Tautre, Esther, son ambition. Celle-
la veut qu'il r^g6nere lliumanit^ ; celle-ci, qu'il soit
minislre. Vers la fin du livre s'ouvre k la Chambre
un grand d6bat sur la politique gen^rale. Elz^ar ne
peut se soustraire k Tobligation de prendre decide-
ment parti. Depuis quelque temps il s'est rappro-
228 ETODES DE LITT^RATURB CONTEMPORAINE
ch^ du pouvoir ; le moindre gage sufflra pour lui
valoir un portefeuille. Mais le void h la tribune.
D'abord, il se fait applaudir par la majority, semble
ofTrir son concours. A ce moment, Daria, qui est
dans une tribune, quitte sa banquette et gagne la
porte sans se retourner. En la voyant disparaitre,
Elz^ar, par une soudaine volte-face, repudie les
avances qull a paru faire, et, poussant le cri de
guerre sociale, soulfeve contre lui Tassembl^e un
instant stupefaite, bient6t furieuse et hurlante. Le
president lui retire la parole et se couvre. Puis,
c'est Texpulsion ma7iu militari. Et justement, dans
le chef du poste qui lui touche Tepaule, Elzdar,
prostre sur son banc, reconnait, en levant les yeux,
un offlcier qu'il soupQonne d'aimer Daria, peut-etre
d'en etre aim6. II se redresse, fait un geste de me-
nace. Le lendemain, duel entre le capitaine Pierre
Andarran et le depute Elz^ar Bayonne. Au premier
signal, Elz^ar, dans un bond sauvage, s'enferre, et^
le poumon traverse, il expire sur place.
Tel est le sujet principal du roman. Mais il y en
a plusieurs autres, deux au moins, ce qui fait trois
en tout. Second sujet : Jacques Andarran, 61u k la
Chambre, perd bient6t ses illusions, et, d6gout6 du
regime parlementaire, quitte linalement la partie
enfaisant appelau sabre lib^rateur. Troisifeme sujet:
le frfere de Jacques,Pierre,fianc6 k sa cousine Marie,
s'6prend de la magicienne Daria. Quelle est, des
deux femmes, celle qui aura le bel offlcier? Un
moment onpeut craindre que cet homme fort ne
succombe. Par bonheur, Daria quitte gdnereuse-
ment la place k sarivale, que Pierre flnit par epouser.
LES MORTS QUI PARLBNT, PAR M. DE VOGUE 229
Les trois sujets ont enlre eux peu de rapport :
pour rattacher le second au premier, il ne suffit pas
vraiment que Jacques ait et6, au collfege, le cama-
rade d'Elz6ar, ni, pour rattacher le troisifeme aux
deux autres, que Pierre soit le frfere de Jacques.
Mais en outre, ils se succfedent plut6t qu'ils ne se
lient, et le livre manque de teneur comme d'unite.
D'abord, cinq chapitres surElz6aretlaprincesse ; et
je ne sais m^me si Jacques y est par hasard nomm^.
Au sixifeme chapitre, I'histoire s'interrompt : c'est
ici le debut d'un autre roman, avec prdambule, in-
troduction de nouveaux personnages, etc. On
nous raconte premiferement T^lection de Jacques ;
dans le septifeme chapitre, on nous le montre
s'initiant k la vie parlementaire, et, dans le
huitieme, on portraiture quelques-uns de ses collfe-
gues. Nous retrouvons ensuite Elzear. Mais Daria
est retourn^e en Russie ; on nous pr6sente Esther,
qui lui succede, dans le neuvieme chapitre. Et le
roman continue ainsi de se d6velopper morceau
par morceau. Puis vient k poindre le troisifeme su-
jet. Second recommencement. Enfin, nous avons,
apres la mort d'Elz^ar, trois longs chapitres : le
principal sujet du livre une fois termine, il reste
encore plus de cinquante pages pour terminer les
deux autres.
M. de Vogiie, a vrai dire, nous annonce une
suite. Meme si les prochains volumes retablissent
peut-etre certaines proportions, ils ne sauraient
rem6dier au d^cousu de celui-ci. L'unite des Marts
qui par lent f nouslatrouverons sans doute dansl'in-
tention de Tauteur, qui, c'est assez visible, n'a6crit
230 fiTDDES DK LITTfiRATURB CONTBMPORAINE
son livre que pour vilipender le r6gime parlemen-
taire. Mais alors, que ne fait-il de Jacques le prin-
cipal personnage ? Et quel besoin a-l-il d'inventer
des princesses russes ? Toute sa fiction est postiche,
artiflcielle, et ne se rapporte qu'indirectement aa
veritable sujet.
Que dire des personnages ? Parmi ceux du second
plan, voici, parexemple, ces deux poncifs : le demo-
crate Cantador, barbe blanche de 48, avec son
costume de capitan, ses gestes pompeux, sa pa-
role emphatique et surann6e ; et, d'autre part,
le marquis de Kermaheuc, qui, comme de juste,
lui fait pendant, un type de vieux royaliste obstin6,
dans son intransigeance farouche. Encore y a-t-il
quelqfies figures de parlementaires assez vivement
esquissdes ; mais celles-lknefont que paraitre, juste
le temps de les croquer au passage. Et, pour ce qui
est des principaux acteurs, hors Esther, mise en
scfene avec une sobre fermet^, ce sont vraiment
des fantoches. Daria? la grande dame russe, tout
ensemble aristocrate et r^volutionnaire, telle, sauf
la finesse de touche, que la peignent des feuilletons
de troisifeme ordre. Jacques ? Elzdar ? Ni Tun ni
Tautre, k vrai dire, n existent. Si Jacques, nous y
reviendrons, fait un piteux personnage, Elz6ar
laisse voir tout d'abord sa foncifere inanity. Et ce
fils des prophfetes, cet 6mule des Nassi et des Sab-
batai, on nous le montre, dfes le d^but, souffl6 par
une 6trangfere : h T^tude de psychologie ethnique
qui nous a 6te promise, se substitue le plus banal
des romans.
Quant au style, vous trouverez, dans les Morts
LBS MORTS QUI PARLENT, PAR M. DB VOGUfi 23i
qui parlent^ des phrases quelque peu baroques.
Celle-ci, par exemple : « U n'y avail plus qu'un fais-
ceau de nerfs, relics par une meme communica-
tion 61ectrique, rattach6s par une racine commune
a ce front 61argi... »(page 8). Ou celle-ci encore:
« Elles (les femmes) lui ouvrirent Tun aprfes Tautre
ces mondes aux frontiferes imprecises qui voisinent
et se p^nfetrent de plus en plus k Paris : 6chelle de
Jacob oil un jeune homme spirituel et avantageux,
port6 par le succfes, grimpe si facilement de salons
en salons, d'alc6ves en alc6ves », etc. (page 36). Je
pourrais en citer plusieurs autres dans le meme
gout. A quoi bon? Ce sont details sans importance.
M. de Vogiie a 6crit bien », nul n'en ignore. U
ecrit sans originality ; il n*a ni accent ni trempe.
Voyez, entre autres, le premier chapitre, Elz6ar a
la tribune. Si I'auteur d6peint fort bien Tenthou-
siasme soulev6 par T^loquence du tribun socialiste,
on regrette qu'un discours dont Teffet sur les audi-
teurs est si vif, semble, a le lire, d'un si mediocre
orateur. « Facililer T^closion de la plus humble
fleur de justice sur le terreau d6compos6 de la
soci6t6 oapitaliste... » « Faire passer un peu d'air et
de lumiere sous T^norme pyramide qui p^se sur les
multitudes 6crasees... » a Attacher rid6e sociale kla
hampe fremissante du drapeau », etc., etc., — cette
phraseologie pretentieuse et vulgaireneju stifle pas
assez r6motion delirante qui, nous dit-on, 6treint k
la gorge les plus sages, et que M. de Vogiie a Fair
de partager. Evidemment il faudrait entendre le
monstre.
Je disais tout a Theure que M. de Vogii6 ecrit
232 Etudes de litterature contemporaine
Men. Son d6faut est peut-fetre de trop bien 6crire.
Lui-meme s'appela un jour rh^toricien. II manque
de simplicite. II dit les plus petites choses en style
i< noble ». II fait une consommation excessive
d'images, et ces images ne sont pas toujours de
la premifere fraicheur. On tirerait de son volume
une belle liste de cliches. Page 3, par exemple, il
nous montre Elzear, « le front rejet6 en arrifere
sous la couronne des cheveux noirs » ; et plus loin,
page 166, lorsqu'il peint le grand medecin Ferroz,
ce n'est que la couleur des cheveux qui differe :
« visage aux lignes de medaille antique sous la
couronne des cheveux blancs ». Mais, encore une
fois, son talent nest pas contestable. II a un style
tout fleuri d'elegances et de graces. Meme en qua-
lit6 d'ecrivain, je le trouve, pour ma part, inflni-
ment sup6rieur a VdiUieur d'Au fond dii gouffre ^.
Les Morts quiparlent sont, comme on Ta vu, un
roman pseudo-social, car I'imagination y a beau-
coup plus de part que Tobservalion, et la « fable »
non seulement ne fait pas corps avec le veritable
sujet, celui de Tetude, mais en gene ou meme en
fausse le d^veloppement naturel. A vrai dire, Daria
mene tout ; et Daria est une impulsive, une detra-
quee, qui ne sait pas ce qu'elle veut, qui passe
d'Elzear a Pierre, puis de Pierre a un tenor hon-
grois. En fait d'etude, nous n'avons gufere que des
tableaux. L'auteur menage son livre de faQon a
mettre sous nos veux toutes les scenes de la vie
parlementaire : une campagne electorale, une
1 Au fond du gouffre^ roman, par M. Georges Ohnet.
1
LES MORTS QUI PARLENT, PAR M. DE VOGUfi 233
seance oratoire, la description du Palais-Bourbon
depuis la salle des Pas-Perdus jusqirji celle des
cabines telephoniques, la chute d'uu ministfere,
Telection d'un Pr6sident de la Republique par le
Congres, I'expulsion d*un depute, etc. On sent la
comme des « motifs » prepares d'avance, on a Tim-
pression « de morceaux choisis ». Mais il faut avouer
que la plupart de ces tableaux ne manquent pas de
vie et de couleur. C*est, sans conteste, la meilleure
parti e du roman.
M. de Vogiie semble bien avoir ecrit les Morts
qiiiparlent pour exhaler samauvaise humeur, aprfes
tout fort explicable, contre un regime dont les de-
fauts n*ont pu manquer de lui apparaitre lorsqu'il
etait assis sur son banc de depute, et aussi lorsqu'il
monta, une ou deux fois, h la tribune. Je dirais
qu'il s'est peint dans Jacques Andarran, si Jacques
faisait une moins pifetre figure. 11 nous le donne
comme « meditatif, inddcis et flottant ». Meditatif,
c'est possible ; indecis et flottant, oh! oui. Candidat
a la deputation, Jacques a pour id6al « une Re-
publique purifide, reform6e, tol^rante, fiere au
dehors », etc. ; et, une fois d6put6, il se croit predes-
tine « a jouer un grand r61e dans une France sau-
vee par son g6nie ». Ce programme est sans doute
un pen vague, et cette ambition un peu naive. Du
moins, il faut rendre hommage h la g^nerosite de
son coeur. Mais le pauvre homme ! Dfes la premifere
seance de la Chambre, le voila devenu « une goutte
amorphe dans les remous capricieux de Tassem-
bl6e » (page 109), et, bient6t aprfes, « une cellule
passive dans unorganisme » (page 169), ou encore,
234 ETUDES DE UTTfiRATURE CONTEMPORAINE
car M. de Vogiie n'est jamais h court de meta-
phores, « un petit rouage eiitrain6 dans le mouve-
ment d'une enorme machine » (page 207). II perd
toute volenti, toute persounalit6. Apres quelques
tentatives malheureuses, il renonce k prendre la
parole, sous prdtexte qu'on ne se fait ecouter qu'en
mentant. Et cependant, nous assure-t-il, « ga allait
tout seull » Quelques jours ont suffi pour que, pre-
nant parti de son impuissance, il se r6signe, non
sans amertume, au r61e de goutte, ou de cellule,
on de rouage.
Et savez-vous quelle revanche Jacques reve ?
Certes, ce ne sont pas seulement des discours ren-
tres qui lui aigrissent la bile ; et, dans ses diatribes
contre les vices du regime parlementaire, il a par-
fois raison. Mais ce liberal incorrigible, comme lui-
meme se nomme, ne tarde pas a se corriger. Le
voili, quelques mois apres son Election, appelant
le « sauveur » en uniforme qui, pour r6gen6rer la
France, commencera par mettre les deputes a la
porte. Quatre hommes et un caporal, il n'en faut
pas davantage.
Les d6put6s? Des morts qui parlent. Ecoutons
seulement Ferroz : « Ah ! mon ami, vous crovez
voir les gestes, entendre les paroles de cinq cent
quatre-vingts contemporains, sans plus^ conscients
et responsables de ce qu'ils disent et font? Detrom-
pez-vous. Vous voyez, vous entendez quelques
mannequins, passants d'un instant sur la scene du
monde, qui font des mouvements reflexes, qui sont
les 6chos d'autres voix. Regardez, derriere eux,
une foule innombrable, les myriades de morts qui
LES MORTS QUI PARLENT, PAR M. DE V0GD6 235
poussent ces hommes, commandent leurs gestes,
dictent leurs paroles. Nous croyons marcher sur la
cendre inerte des morts ; en r6a]it6, ils nous enve-
loppent, ils nous oppriment ; nous etouffons sous
leur poids ; ils sont dans nos os, dans notre sang,
dans la pulpe de noire cervelle ». Et, plus loin :
« Notre vieille terre,faitede la poussifere des morts,
est empoisonnee ; nous Tavons remu6e de fond en
comble pour y b^tir k neuf : elle exhale les miasmes
accumul6s par nos divisions seculaires ; nous mou-
rons de cetlemaladie ». Vous auriez beau r6pondre,
non moins m^taphoriquement, que « des vents
nouveaux ont souffle, dissipant ces miasmes ».
Ferroz, tout bonnement, passe de sa premiere me-
taphore k une seconde : « Le passe nous abrite et
se prete a nos Evolutions quand on le respecte ; il
se venge et nous Ecrase sous ses pires debris quand
on le demolit aveuglement ». Parlous sans figure.
La th6orie de Ferroz 6quivaut k dire que, plus on
repudie les traditions du passe, plus elles devien-
nent oppressives. Comprenez-vous ? Je suis, pour
mon compte, sensible a la beaut6 des images, mais
je ne saisis pas trfes bien le raisonnement.
A c6t6 des morts qui parlent, M. de Vogu6 nous
montre les vivants qui agissent, et c'est a eux
sans doute qu'il consacrera la suite de ces recits.
Mais, la encore, sa logique me semble trfes inf6-
rieure a sa rhetorique. Car enfin, quels sont ces vi-
vants? Jacques designe a Ferroz un cur6 qui lit son
br6viaire. « Ce vieil homme, dit-il, continue la plus
ancienne, la plus invariable tradition ; il a derrifere
lui d'innombrables generations de morts. Ou trou-
236 jferUDES DE LITTfiRATURK CONTEMPORAINE
verez-vous une force comparable a celle-lJi? » Et,
tout alafin du livre, entendant la marche de Sambre
el Meuse jou6e par la musique d'un raiment qui
regagne ses quartiers : « Ce sont, pense-t-il, nos
plus vieux morts qui chantent, les vrais, toujours
vivants. Ceuxlk referont de la vie ». Ainsi, les
morts, qui, tout kirheure, etaient un ferment de
pourriture, sontmaintenantunlevain de r6g6n6ra-
tion. Que nous parlait-on alors de morts qui parlent
et de vivants qui agissent? Les antitheses de M. de
Vogiie semblent bien sortir du meme sac que ses
m6taphores.
Voici de quelle fagon le roman se termine. Pen-
dant que les deputes et les senateurs suivent le cor-
billard du pr6sident Duputel, Pierre et sa femme»
dans leur coup6, sont arretes par la queue du
cortege. Uofficier, impatient du retard, met la tete
a la portiere. De loin, Jacques Fa reconnu ; et,
6tendantle bras vers la houle noire qui remplit
le boulevard de ses remous : « Pierre, s'6crie-
t-il, balaye I » Odieuse parole, la plus detestable
que certains morts puissent proferer. Mais, Dieu
merci, il y a encore des vivants pour la leur ren-
foncer dans la gorge. M. de Vogu6 a beau nous
montrer « I'dme gauloise », comme il dit, promise
a une 6ternelle servitude. Parmi les morts qui par-
lent, beaucoup ont vecu pour la liberte et pour la
la justice. C*est leur voix que nous entendons. Elle
nous crie : « Balayez I » Balayez toutes les puis-
sances d'oppression et d'imposture ; et, par un viril
effort, sauvez la patrie de ceux qui en pr6parent la
ruine.
XI
L'HOMME POLITIQUE DANS LA LITTERATURE
FRANQAISE MODERNE *
Je ne connais pas, dans la lilt6rature frangaise,
de figure plus maltrait6e que celle de rhomme po-
litique. Presque lous les romans, presque toutes les
com6dies oil rhomme politique est mis en scfene,
s'accordent k le reprdsenter comme un ambitieux
ou comme un fripon; et tel qui, par hasard, 6tait
honnSle avant son entrde dans la vie parlementaire,
n'a d*autre alternative, une fois h la Chambre, que
de se corrompre ou de se ddgouter.
* BarrIIs : Une journee parlementaire^ les BSi acines^ V Ait-
pel au soldat. — H. Bbrenoer : La Proie. — P. Bourqbt : Un
Coeur de Femme, — Bribux : VEngrenage. — Clemencea.u : Les
Plus forts, — A Daudet : Numa Roumestan. — A. France :
Le Lys rouge^ VHistoire contemporaine. — G. Lbcomtb : Les
Valets. — J. Lbmaitre : Le deputS Leveau. — E. Rod : Michel
Teissier t — M. dr Vooue : Les Morts qui parlent. — E. Zola :
Paris,
238 fiTODES DB LITT^RATDRE CONTEMPORAINE
1
On se corrompt toujours un peu, moins ou plus,
meme si Ton se d6goute t6t ou tard. Cela com-
mence dfes les Elections. Pour 6tre 61u, il faut ne-
cessairement, quelque honnete que Ton soit, se
mettre au-dessus de certains scrupules. Voyez, par
exemple, dans les Morts qui parlent, le h6ros du
livre, Jacques Andarran, auquel M. de Vogu6
monlre une predilection toute speciale. Je ne parle
pas de son concurrent, PioUard, un professionnel
de la politique, rompu de longue date au metier et
qui en pratique sans pudeur tons les tours. Le
pays d6sire fort un chemin de fer. Quelques mois
avant Tdlection, voici que, sur divers points du
trace imaginaire, apparaissent des equipes d'arpen-
teurs. « Enfin, c'est notre chemin de fer qu'on va
construire, se disent les paysans. Ce PioUard tout
de meme a le bras long. Nommons PioUard. » Et
notre homme laisse dire. De quoi s*agit-il? II s'agit
tout bonnement de certaine route voiturifere k rec-
tifier. — PioUard n'est qu*un vulgaire intrigant.
Mais Jacques Andarran lui-meme, cet homme d^-
sint6resse, sincfere, exempt d'ambition personneUe,
comment se fait-il 6Ure ? Aprfes avoir c6de aux ins-
tances des villageois qui lui offraient la candida-
ture, il veut maintenant triompher de PioUard,
L'HOMME politique dans Lk LITT^RATURE 239
pour le bien du pays sans doute, et aussi parce
qu'un dchec humilierait son amour-propre. Et
quand les 61ecteurs yiennent k la file solliciter de
leur futur mandataire quelque service particulier,
s'il 6\iie de prendre aucun engagement, il inscrit
du moins toutes les demandes sur son carnet, quoi-
que la plupart soient contraires aux lois et au bon
ordre public.
Dans les Valets, de M. Georges Lecomte, Denisot,
une fois tomb^es la flfevre de la bataille et Fexalta-
tion de la victoire, a honte des compromis oti sa
faiblesse s'est pret^e. Par cette persuasion cordiale
contre laquelie on est sans defense, les comit^s
Tout doucement conduit k cacber, sur certains
points, ou meme k d^mentir ses id^es personnelles.
II avait beau se rebiffer, insister pour des explica-
tions nettes, on luimontrait Tinterfet du parti, de la
R6publique. « Vous allez tout g^ter, faire le jeu de
nos ennemis, trahir notre cause ! » Et 11 finissait
par cdder.
Meme histoire dans VEngrenage de M. Brieux.
Nous y voyons, tout au debut, R6moussin mis en
ballottage par un concurrent peu delicat. II a
mene trop honnfetement sa premifere campagne, et
YOila pourquoi il n'a pas et6 61u. Encore s*est-il
gard6 de dire qu'il ne votera pas certain droit sur
les bl6s reclame par les nombreux agriculteurs de
la circonscription. D6ja Rdmoussin en a assez de la
politique. Use fait pourtant un devoir de maintenir
au second tour sa candidature. Voici des presidents
de comites cantonaux qui viennent se concerter
avec lui. Ce sont Taubergiste Ciapiot, le cultivaleur
240 fiTDDES DE LITT^RATURB CONTEMPORAINE
Taulard, et Boguin, maire d'un gros hourg. Pour-
quoi le soutiennent-ils contre M. Vaudrey, son
comp6titeur? Clapiot en veut k M. Vaudrey d'avoir
fait fermer les d6bils dfes neuf heures ; Taulard,
qu'il a rencontr6, un jour, traversant son pare avec
un lifevre k la main — un lifevre quasiment trouve I
— a sur le coeur leproces quis'enest suivi ; Boguin,
p6n6tr6 de son importance, le d6teste parce que ce
faraud-lk « vous marcherait dessus plutdt que de
Yous saluer ». Et puis il y a contre M. Vaudrey, il y
a la baleine. Figurez-vous que M. Vaudrey entre-
tient, dans son etang, une baleine qui mange par
jour je ne sals plus combien de sacs de ble ! Peut-
on croire les paysans si betes que de voter pour lui ?
11 leur vole leur pain, il en nourrit des animaux
Kroces I Remoussin finit par laisser carte blanche
aux trois comperes dans la campagne eleclorale.
Taulard va de d6bit en debit, racontant sa fameuse
histoire de la baleine. Boguin, qui a trouve un in-
genieux moyen de reconnaitre les bons bulletins
d'avec les mauvais, menace ceux qui voteront mal
de rayer leur nom sur la liste du bureau de bien-
faisance. £t, quant a Clapiot, ses fournisseurs n*ont
qn'k se bien lenir : il les quittera, si M. Vaudrey est
elu. Du reste, tons les trois distribuent force petits
verres, circonviennent ceux qui h^sitent, intimi-
dent lesfaibles, preparent des ddnonciations contre
les meneurs du parti adverse. N'est-ce pas aux plus
intelligents de guider le corps electoral, de preve-
nir ses erreurs ? Remoussin, qui les a laisse faire
sans trop savoir ce qu*ils font, et voudrait bien
Tignorer, s'ecrie, quand il en a vent : « Alors c'est
l'homme politique dans la litteratdre 241
^a, le suCfrage universel I » Pourtant il profile de
leurs manoeuvres, il Unit par s'y associer lui-m6me
en feignant d'etre favorable au droit sur les bl6s.
Voil^ comment on obtient un mandat parlemen-
taire. Mais, s'il faut se rdsigner aux compromis-
sions, employer tour a tour les promesses falla-
^ieuses, les menaces, les calomnies, et, pour les
plus honnetes, surmonter mainles repugnances et
faire bon march6 de maints scrupules, ce mandat
vaut-il du moins la peine qu*on Tachfete un tel prix?
A en juger par ce que nous montrent le roman et
le theatre, on ne voit gufere ce qu'ont d'enviable les
fonctions de d(5put6. Mettons h part le tout petit
nombre de ceux auxquels leurs connaissances,
leur talent, ou peut-etre leur habilet6 dans Tin-
trigue permettent d'espdrer ce qui s'appelle le pou-
voir, un pouvoir toujours precaire et plus nominal
que reel ; combien d'autres ne sont que des corn-
parses insigniflants, anonymes, dontTactivite poli-
tique se reduit tout Qntiere k soUiciter des favours
pour leurs commettants I Aprfes le premier acte de
VEngrenage, qui nous a montr6 comment Remous-
sin se fait elire, le second nous tait voir de quelle
faQon il remplit son mandat. Encore sa femme et sa
fllle I'y aident-elles. M-" et M"« Remoussin de-
pouillent sous nos yeux le volumineux courrier du
nouvel elu. Tel electeur postule un sursis pour son
fils, tel autre une decoration, un secours^ un poste,
un bureau de tabac, meme sans parler de ceux qui
chargent le pauvre homme de leurs commis-
sions. II doit passer son temps a courir de minis-
tfere en ministere.
16
242 tTVDES DE utt£bature oontbmporainb
Dans les Moris qui parlent^ PioUard echoue, et
ses malices sont peot-etre assez grossieres pour
que cet echec ne nous ^tonne pas trop. Jacques
Andarran a du reste une situation personnelle qui
lui assure le succfes. En tout cas les ^lecteurs se
preoccupent fort peu de savoir- quelle sera son atti-
tude politique ; et, apres I'avoir entendu develop-
per ^loquemment les idees les plus gen6reuses sur
Tavenir de la France : a G*est trfes bien, tout cela,
lui disent-ils, et comme vous avez raison ! Seule-
ment, vous ne permettrez pas qu'on nous empeche
de briiler notre marc ? » Le premier jour de la ses-
sion, Elz6ar Bayonne^ le grand orateur socialists
traversant avec son ami Jacques le salon des Con-
ferences, lui montre une grande table, couverte de
papier a lettres, autour de laquelle se serrent les
deputes, griffonnant en h4te. « Tu vois ici, dit-il,
le r^fectoire du grand Ordre mendiant. Fouille cha-
cune de ces serviettes, chacun de ces dossiers for-
mes durant les lougues stations matinaies dans les
antichambres ministdrieUes, penche-toi sur ces for-
mats de la correspondance, tu retrouveras quatre
types de lettres, toujours les memes. » Lettre au d6-
put6 de rflecteur qui soUicite une place ou un passe-
droit ; lettre au minis tre du d^putd qui apostille la
demande ; rdponse du ministre au d6putd, c41ine et
dilatoire ; rdponse du d6put6 a Tflecteur, sufflsam-
ment encourageante pour que Telecteurprenne pa-
tience,assez vague toutefoispourqu'il ne compte pas
trop sur le succfes. Andarran se promettait de r6gd-
ndrer la France :luifaudra-t-il jouer tout bonnement
le rdle de courtier entre ses dlecteurs et les bureaux ?
l'hommk politique dans la litt^rature 243
II
A la Chambre meme et dans rhemicycle, ne
croyons pas que le d6put6 soit maitre de son ac-
tion, qu*ilpuisse parler ou voter suivant ses vues.
II ne s'appartient pas, il est rhommelige de ses
^lecteurs. Le comit6 qui Ta fait 61ire ne lui laisse
aucune independance, lui dicte, dans toutes les oc-
casions importantes, Tattitude qu'il doit prendre.
En arrivant h la Chambre, il ne manque jamais
d'aller tout d'abord dans la salle de lecture. On s'y
arrache les journaux. Tandis que les chefs de
groupe interrogent ceux de Paris, le menu fretin
scrute avec anxiet6 les plus insignifiants organes
des sous-prefectures et des chefs-lieux de canton.
On ne se pr6occupe pas tant des feuilles hosliles ;
mais que disent les feuilles du parti? Chacun songe,
en leslisant, h y accommoder sa ligne de conduite.
Du moment oil Ton est depute, il semble qu'on ab-
dique toute initiative, qu'on n'ait plus d'opinion a
soi ; on a Topinion de son comit6 et du journal qui
le represente.
Denisot, des Valets, appr6hende toujours qu'un
de ses votes ne le compromette. Ge n'est rien en-
core de promener tel dlecteur dans la capitale ou
d'acheter pour tel autre un ustensile de table,
moins cher a Paris qu'ci Pontanevaux. Chaque fois
244 ftTUDES DE LITTfiRATURB CONTEMPORAINE
qu*il lui faut prendre parti dans une question, De-
nisot se demande avec angoisse si le prudent doc-
teur Lebrun ne Taccusera pas d*intransigeance, et
si Tavocat Thibert, qui affecte une rigidit6 k la
Saint-Just, ne le laxera pas de mod6rantisme. II est
Tesclave de ses commettants ; il les represente
comme un laquais repr6sente ses maitres.
Celui-la mfeme qui, diit-il ne pas etre renomm^,
oserait parfois montrer quelque ind(5pendance, les
n^cessites de la discipline Tobligent de s*asservir
au groupe dont il fait partie. Dans les Morts qui
parlenty Elzear, pronongant un discours sur la li-
bert6 d'association, 6niet a un certain moment des
iddes que Jacques Andarran trouve excellentes.
Mais, en raison de ses origines et de sa condition
sociale, Jacques s*est vu tout d'abord classer parmi
les rallies. Nouveau dans la vie parlementaire et
n'en connaissant pas encore les usages, il fait ma-
chinalement le geste d'applaudir I'orateur socialiste.
Quel scandale parmi ses voisins I Les uns lui Ian-
cent des regards effar^s, les autres ricanent. II s'ar-
r6te, tout interdit, comme un enfant qui aurai
laiss6 ^chapper quelque incongruite. II comprend
qu'on n'est pas libre, a la Chambre, d'approuver un
adversaire, meme si cet adversaire a raison, que la
discipline vous fait une loi de r6server vos applau-
dissements h ceux du parti, meme si vous ne par-
tagez pas leurs id6es. A-t-on du moins la ressource
de voter h sa guise ? Aprfes avoir fini de parler,
Elzear lit un ordre du jour dont personne, au mi-
lieu du bruit, ne saisit bien le dispositif. Jacques
voudrait retenir le bulletin k son nom qu'un col-
l'homme politique dans la. lttt6ratdre 245
Yegue a en mains. Des murmures s*elfevent autour
de lui. Les memes voisins que scandalisait tout a
I'heure sa velleite d*applaudir, le regardent en des-
sous avec un air de reprobation contristee. II laisse
faire. Et c*est ainsi que se passe sa premiere seance
ci la Chambre. Des lors lui-meme sent bien qu'il
n'esl plus maitre de soi. II se compare tant6t k la
goutte amorphe, roulee dans les capricieux remous
d*une masse liquide, tant6t k un pauvre petit
rouage qu'entraine le mouvement d6sordonn6 de
quelque immense machine.
De gr6 ou de force, il se r6signe au grand men-
songe conventionne], y joue son r61e. Ici, Ton juge
de tout selon les interets de groupe. Un depute
veut dire des choses utiles et justes; il monte ci la
tribune, il parle honnetement, sincferement, sans
parti pris, avec le souci de garder la juste mesure,
de ne faire tort k personne, de reconnaitre en
chaque idee, meme fausse, sa part de verity. On
I'interrompt tout de suite, on couvre sa voix. Ce
n'est pas la parler en homme politique, Et quel be-
soin la tribune a-t-elle d'un philosophe, d'un dilet-
tante, d*un academicien ? Bien heureux encore
lorsque tout un c6te de la Chambre ne le traite pas
de jesuite, en lui jetant au visage I'interruption ja-
cobine : Distinguo! distinguo! Comme si la seule
distinction ^ faire n'6tait pas celle des partis ! V^rite
jusqu'a cette travee, erreur au dela.
Mais d'ailleurs qu'importent les discours ? La pre-
miere fois qu'Andarran se rend au Palais-Bourbon,
il prie Elz^ar, qui s'est fait son guide, de le mener
dans la salle des stances. — « Oh I crois-tu que ce
246 fiTDDBS DE LITTfiRATURE CONTEMPORATNE
soit bien n^cessaire ? Tu y entreras si rarement ! —
Ne plaisantons pas. G'est pour faire mon devoir que
je viens ici. — En ce cas, ta place sera dans ces
couloirs. » Qu*est-ce a dire, sinon que la salle des
s6ances est une sorte de th64tre, fait uniquement
pour la parade? On y perore, et quelquefois avec
Eloquence. Mais on n'y a aucune action sur la r6a-
lit6 presente. Quel orateur, si eloquent fut-il, a
jamais conquis un bulletin de vote ? Les votes ne se
conquiferent pas, ils se marchandent, et le march6
en est dans les couloirs. L^ ont lieu toutes les ope-
rations, toutes les manoeuvres, tons les maqui-
gnonnages dont est faite la politique. Et meme ce
qui se dit k la tribune a presque toujours 6te con-
venu derriere un pilier. Aussi ceux qui ne sont pas
dans le secret ont-ils souvent peine a comprendre
la partie qui se joue.'Des questions capitales son^
pos6es de biais, trait6es en porte-k-faux ; on sent,
on devine le travail occulte des coulisses, les ma-
chinations latentes, les intrigues qui se croisent.
Un d6put6 novice tAtonne en pleines tenfebres. Et
sans doute il y a bien, au-dessus de tous ces agisse-
ments obliques, la lutte sup6rieure des principes,
I'histoire en marche qui prepare Tavenir. Mais, a
voir la cuisine de chaque jour, ce ne sont partout
qu'ambitions personnelles, app6tits egoistes, luttes
pour la possession du pouvoir. Chaque fois qu'une
interpellation annonc6e pent renverser le minis-
ttere, voici que tous les d6put6s d6sertent la salle.
II ne s'agit pas le plus souvent d'une politique nou-
velle, pas meme d'une question gdnerale oil soit
engag6 Tinteret public. Ce que fit le ministfere pre-
L*HOMME POLITIQTJB DANS LA LITT^RATURE 247
Cedent, c*est ce que fera le nouveau. Seulement
chaque ministre, chaque politicien minisl^riel a ses
clients, auxquels il distribue des favours et dont il
assure la r661ection. Tous les deputes sont dans les
couloirs. On s'agite, on confere a voix basse, on
prepare Taitaque el la defense. L*inqui6tude se lit
dans les yeux des uns, Tespoir dans ceux des
atttres. Voil^ pos^e une fois de plus Tunique ques-
tion : des deux ou trois partis en presence, lequel
aura le pouvoir, lequel disposera des places, des
litres et des subventions, de tout ce qui all^che la
vanit6 ou excite la convoitise ?
Ill
Presque tous les parlemenlaires que nos 6crivains
meltent en sc^ne ne se preoccupent que de leur in-
leret personnel. A la politique des idees, ils oppo-
sent la politique des r6sultats ; mais les rdsultals
qu'ils poursuivenl n'onl rien h voir avec le bien du
pays. Ceux-la, si rares, qui montrent quelque atta-
chemenl aux principes, paraissent d'une autre
epoque. R6publicains, socialisles, monarchisles,
quelle que soit la divergence de leurs opinions, ils
se ressemblenl enlre eux par ce qui leur donne je ne
sais quel air d'ancetres. Dans Paris, d'Emile Zola,
c'est le chef du cabinet Barroux, un peu sot peut-
etre, avec son jacobinisme romantique, mais droit,
248 ETUDES DE LITTfiRATURK CONTEMPORAINB
brave, convaincu^ fidele h Tid^al r6volutlonnairey
sur lequel ses redingotes elles-memes sont taillees.
Dans les Valets, c'est Caucal. Ce vieux r6publicain,
d'une droiture inflexible, a tout d'abord averti les
^lecteurs que, hors le cas de passe-droit manifesto,
leurs interets personnels ne le regardaient pas. A
la Chambre, il se tient dloign6 des intrigues, des
manffiuvres, n'a en vue que le bien public^ la jus-
tice, le progrfes moral et social. Et, quand le jour
vient ou, sur une question essentielle, il est en di-
saccord avec son parti, aucune soUicitation ne le
fera voter contre sa conscience. Tout ce qu'on peut
obtenir de lui, c*est qu'll ne prenne pas part ;au
scrutin ; mais, le soir meme, il envoie sa demission.
Dans les Morts qui parlent, ce sont Canlador et
Kermaheuc, que Tauteur appelle cc ceux d'autre-
fois ». Haut et puissant vleillard, au coeur fervent,
a la parole emphatique et truculente, Cantador,
avec son feutre tyrolien bossu6, sa large houppe-
lande, ses pantalons k la hussarde, ses breloques
battant un gilet de velours noir que rehaussent des
fleurs grenat, tient ensemble du paladin et du ca-
pitan. 11 est la R6volution faite homme. Exile dans
un Parlement de praliciens, d'hommes d'affaires,
cet eternel insurg6, ancien compagnon des Barbfes,
des Garibaldi, des Mazzini, assiste, sans s'y meler,
sans y rien comprendre, au brassage de la politique
nouvelle ; sa politique k lui, ce sont des tirades de
Quinet etde Hugo. Et voici, pour faire pendant, le
marquis de Kermaheuc, l^gitimiste intransigeant,
un vieux gentiihomme courtois et altier, desint6-
resse de toute action depuis que le « Roi» est mort,
I/HOMME POLITIQCE DANS LA LITTERATDRE 249
et qui continue de repr6sentef son collfege comme
il fait garder son clos, pour qu'un maraud n'y
vienne pas en braconnage. Regardant de haut les
6venements avec une defiance chagrine et iro-
nique, il a renonee k la tribune et ne se signale
plus que par des interruptions cinglantes ou perce
son amer scepticisme. La « vieille barbe de 48 » et
le c( chevau-16ger » de I'ancien regime ont I'un pour
Tautre une secrfete sympathie et se reconnaissent
comme 6tant de la meme famille. Aux yeux des
jeunes, qu'ils meprisent, Cantador est une ganache
et Kermaheuc un toque.
Prenons au hasard parmi tant d'autres. Ce ne
sont partout que calculs d'ambition, bas int6r6ts,
vils appetits. Dans Michel Teissier d*Edouard Rod,
nous avons des politiciens tels que Combal^homme
tar6, compromis par les plus viiaines histoires de
femmes et d'argent, mais qui n'en fait pas moins
un president du conseil tout h fait respectable ; ou
bien encore Fourr6, assez habile celui-lk pour se
donner I'air d'un « pur », et qui, sans dementir son
austerite apparente, tire des dessous de la poli-
tique les ressources n6cessaires a sa vie de jouis-
seur. Dans les Valets, voici Carette, le type du
jeune « arriviste ». Dans Paris, rappelez-vous, par
exemple, Dutheil, le depute d'Angouleme, un joli
homme elegant, spirituel, adore du demi-monde,
ou ses prouesses ne laissent pas de lui couter gros.
Ilestde toutes les affaires suspectes qui peuvent
rapporter quelque chose. Au reste, ce charmant
garQon affecte les airs d'un homme leger et supe-
rieur, une allure d'6tourdi qui prend la vie en riant,
250 ^TDDES DE LITTftRATUBE CONTEMPORAINE
qui, s'il arrive ce que les bonnes gens appellent un
scandale, se met d6sinvoltement au-dessus de ces
v^tilles bourgeoises. Dans les Morts qui parlent,
c est, entre maints autres, M. Chasset de la Mame,
president du centre gauche, un conservateur sec et
rogue, qui a d'excellentes raisons pour d6fendre la
soci6l6 contre les partis subversifs, car il se fait
quatre-vingt miUe livres de rentes en louant a des
Compagnies plus ou moins Equivoques sa respecta-
bilite offlcielle. Dans la Proie de Henry BErenger,
c'est Guernantes, ingenieur, puis homme d'affaires,
devenu politicien pour augmenter sa force, 6tendre
et multiplier ses entreprises. II se fit 61ire, en 1877,
comme rdpublicain mod6r6 ; en 1881, comme oppor-
tuniste, et, en 1885, il serait sans doute pass6 au
radicalisme, si, deux ans plus t6t, un mandat de
S(5nateur ne lui avait permis de ne plus changer
d'6tiquette. Ministre des Travaux publics, il proflta
de son passage au pouvoir pour etudier toutes les
grosses affaires de la France et des colonies; et,
des lors, il joue presque a coup sur. Dans Les Plus
Forts, c'est Montperrier, que servent de belles
qualit6s de tenue, un zMe admirable a m6riter
Teloge des mediocres, aneheurter aucune opinion,
a se composer et h se r^server. Seconde d*ailleurs
par son heureuse memoire et son rare talent d'assi-
milation, ild^bite parfois k la tribune quelque mor-
ceau d'une 616gance appret6e, qui lui fait une re-
nomm6e d'orateur. Montperrier est en passe de
tout obtenir. Trop jeune encore, il reprime soigneu-
sement ses ambitions. Pour Tinstant, c'est k un
grand mariage qu'il vise ; sa fine taille, ses yeux
L'hOMME politique dans la LITTfiRATURE 251
d*un bleu profond, sa barbe noire en pointe, font
encore valoir, dansles plus riches salons, cet homme
d*Etat patient et discret qu'attend un si brillant
avenir. Dans rHistoire contemporaine A%1A, kixdXoXQ
France, c'est le s6nateur Laprat-Teulet, un ancien
a non-lieu ». Jadis radiccd, il a, depuis longtemps,
gagn6 les sympathies des conservateurs, qui ne lui
gardent pas rancune, qui sont heureux d'utiiiser k
leur profit ses grandes capacit6s financiferes. La
ville natale de M. Laprat-Teulet s'honore de lui
avoir donn6 le jour. II y exerce avec douceur une
souverainet6 bienfaisante. Ses ennemis ne comptent
plus, il les a ruin6s, et il a enrichi ses amis de leurs
depouiiles. Sage, mod6r6, jaloux de ne pas fatiguer
la fortune, il s'est, depuis quelques ann^es, retir6
des grandes afl'aires ; en meme temps, il a quitt6 la
Chambre pour le S6nat, oil les rallies eux-mfemes
venferent en lui le d6fenseur de Tordre, de la disci-
pline, le g6nie tut61aire du capital. Tout a coup, par
un malheureux hasard, par un de ces accidents que
sa sagesse ne pouvait pr6voir et dont son honora-
bilit6 aurait du le garantir, ce puissant patron de la
democratic laborieuse et intelligente est conduit a
Mazas avec une fourn6e de ses collfegues. Le public,
du resle, ne s'en 6meut gufere, pas plus, a vrai dire,
que s'il avait ete envoy6 dans quelque cour euro-
p6enne pour y repr^senterla R6publique frangaise.
Et Ton prevoit que, rendu bient6t k la haute
Assembl6e par la justice de son pays, il presidera
Tan prochain la commission du budget.
252 Etudes de litteratdrb contemporaine
IV
Ces personnages ne sont, dans les romans ou ils
paraissent, que plus ou moins secondaires. Etudions
maintenant les figures maitresses quenos 6crivains
metier) t en sc^ne.
Je ne parlerai ni de Rabagas, ni de Numa Rou-
mestan. Le premier n'estvraiment qu*une grossiere
caricature. Quant au second, il sufflt de rappeler
ses debuts. Un moment, vers la fin de TEmpire,
I'avocat Roumestan, que sa parole sonore a d^ja
rendu c61febre, mais dont les ambitions politiques
ne trouvent aucun jour, prendle parti de se rallier^
d'accepter les ofTres du pouvoir. « Vendeen du Midi,
ecrit-il kTEmpereur, grandi dans lafoimonarchique
et le culte respectueux du pass6, je ne crois pas
forfaire k I'honneur ni k ma conscience... » 11 en est
1^ quand sa femme survient, lui montre que TEm-
pire ne pent durer, lui fait voir tons les symptomes
d'une mine prochaine, imminente; — et alors, pre-
nant une autre feuille de papier, il modifie (oh !
irfes legferement) sa premiere phrase : « Vendeen
du Midi, etc., je croirais forfaire k I'honneur et a
ma conscience en acceptant le poste que Votre Ma-
jest6... » Peu de temps aprfes, c'est la debacle : il
se fait elire depute comme legitimiste et devient le
chef des droites. Aussi bien nous ne le suivrons pas
L'HOMME politique dans la LITTfiRATDRE 253
dans sa carrifere. Daudet a voulu peindre en Rou-
mestan non un type de politicien, mais plut6t
rhomme du Midi, Mbieur, inconstant, dupe de sa
propre faconde, et dont le cynisme meme a je ne
sais quelle candeur.
Voici maintenant Bouteiller, des Deracines, le
roman de M. Barrfes. Celui-la est encore un des
meilleurs. II veut et il croit servir la France en ser-
vant le parti opportuniste qui, k ses yeux, Tincarne.
C'est un homme grave, zele, laborieux. C*est aussi
un honnete homme. Prenant en mains Torganisa-
tion de Tenthousiasme public pour le Panama, il ne
demande, lui, journaliste eminent, dont les articles
font autorit^, qu'une cinquantaine de mille francs
pour subveniraux frais de sa campagne 61ectorale.
11 appelle cela « faire le n6cessaire ». Et ces mes-
sieurs du Panama, habitues aux mattres-chanteurs
qui les pillent, admirent et publient son desint6-
ressement.
Chez le Rozel de la Proie, qui commence sa con-
fession par ces mots : <i J'ai toujours 616 ambitieux »,
I'ambition a, tout au d^but, quelque chose de noble.
II s'exalte enpensant ^la grande t^che qui Tattend,
il ^voque avec euthousiasme une France nouvelle,
par lui epur6e et r6gener6e. Mais son idealisme n'a
rien que de superficiel et de factice. Rozel croit
aimer sincferement la democratic, et m^prise les
hommes. S'il professe le culte des hcros, c'est parce
qu*il se croit capable de figurer parmi eux. Des
velldit6s g6n6reuses, peut-etre, au d6but de la car-
rifere, et c'est assez pour qu*il se fasse illusion k lui-
meme ; mais aucun fond solide, aucune moralite
254 J^TUDBS D£ LITT^RATORB CONTBMPORAINB
ferme et r^sistante. Sous les beaux mols qui le
grisent, nous devinons Tenvie, la vanity, Tappetit
du luxe et des jouissances. A peine d6put6, le voici
qui reuverse un ministfere — car cela ne traine
gu^re dans la Proie — et, du premier coup, se
pose en leader d'une politique nouvelle. Trop avise
cependant pour prendre nettement position, son
programme vaguement id6aliste ne Tengage h rien
de precis. Etattendons un peu. Get austere censeur
va bientdt, circonvenu par Guernantes, quiTaccepte
pour gendre, retirer son interpellation sur un
scandaleux march^ d'Etat oil se sont compromis
quelques creatures de son lutur beau-pfere. Rozel a
voulu faire de la soci6t6 contemporaine sa proie :
lui-mfejne, k vrai dire, sera la proie de politiciens
tar6s, qui le prennent k leur service.
Elz^ar Bayonne, T^loquent chef du socialisme
parlementaire, a quelque chose en lui des anciens
prophfetes h6breux. Mais h ce trait s'unit Tautre
trait de sa race. Si la soci6t6 le degoute, il veut en
jouir, comme d'une catin que Ton jettera dans Tes-
calier. D*^pres convoitises bouillonnent dans son
^me ardente, y corrompent une passion sincfere de
la justice. Alli6 k I'illustre actrice Rose Esther, qui
reve pour elle-mfeme le r61e d*une Aspasie moderne,
il prepare de loin son entr6e aux affaires, manage
le gouvernement, calme des greves, prfeche autour
de lui la sagesse, se fait enfm offrir le ministfere des
Golonies, oti, pour sauver les apparences et pallier
tout au moins une apostasie trop criarde, il appli-
quera sans doute k quelque pays lointain certains
points de son ancien programme. Une fois le pied
l'homme politique dans la litt6ratdre 255
sur le premier 6chelon, Tascension des autres ne
doit etre qu'un jeu ; etbient6t, parvenu au sommet,
il r6alisera son reve de puissance et de grandeur, il
sera Tun de ces illustres privil6gi6s donl le nom
s^^tablit k jamais dans Tadmiration des bommes.
Mais, aprfes Bayonne, Rozel, Bouteiller, deux
figures nous restent encore qui sont des plus signi-
flcatives et des plus caract6ristiques, le Leveau de
M. Jules Lemaitre et le R6moussin de M. Brieux,
Chacune repr6sente un type, un type moyen, r6el,
sans autre exageration que ce qu'il en faut sur la
scfene. Leveau, c'estle type du politicien d6nu6 de
scrupule, et R6moussin celui de Thonnfete homme
qu'atteint peu k peu la contagion des moeurs am-
bianles.
D'abord simple petit avou6 de Montargis, puis
d6put6 influent, directeur dela Banque Occidentale,
homme d'affaires autant qu'homme politique et
travaillant d'ailleurs la politique comme une affaire,
Leveau n'a jamais eu d'autres convictions que celles
dont il pouvait vivre. Ce n'est pas lui qui se targue-
rait de d^sint^ressement. Mais sa conscience ne lui
reproche rien. « Je me sens pouss6 par un grand
courant, dit-il ; je serais Men bfete de ne pas me
laisser porter. » Jusqu'k present, il a profite de son
mandat pour s'enrichir. Le voilk maintenant en si-
tuation de tenir les grands premiers r61es. Malheu-
reusement cet homme si sage et si habile a un tout
petit d^faut. Par Ik sa figure se precise, prend un
caraclfere plus personnel. Accessible aux seductions
de la vie mondaine, qui lui r6vfele des 616gances
longtemps inconnues, Leveau se pique de bel air.
256 6TDDKS DE LITT^RATDRE CONTEMPORAINE
Pourquoi refuse-t-il sa fille au depul6 Desligniferes ?
Ce n'est pas qa'il lui tienne rigueur d'appartenir au
centre gauche, ni meme qu il lui en veuille de Tavoir
jadis traits sans bienveillance dans une serie d'ar-
licles contre la politique radicale.Non, mais un mot
de Desligniferes courut, woilk deux ou trois ans, sur
son compte. Le jeune centre-gaucher s'etait permis
de dire que M. Leveau prenait un smoking pour
une voiture, C'est ce mot que ne lui pardonne pas
Tancien avoue de Montargis. Seduit par une mar-
quise, Leveau fait inconsciemmentlejeu de ses ad-
versaires et devient suspect a ses amis. Mais, voyant
qu'on le prend pour dupe, il « roule » k son tour
M"® de Gr6ges, qui flnit par Tepouser. Alors une
voie nouvelle s'ouvre devant lui. II sera vraiment
le chef de ce grand parti reformiste qui fait appel a
tons les m^contents. Et quel avenir son ambition
ne peut-elle pas des lors se prometlre I
Remoussin, nous I'avons vu, est un trfes honnete
homme avant d'entrer a la Chambre, et n'a d'autre
ambition que de se rendre utile. En acceptant la
candidature qui lui 6tait offerte, il sacrifiait ses in-
terets personnels. Mais une fois candidat, le voici
pris dans I'engrenage. Au premier tour, il dissimule
son opinion sur certain droit protecteur qui augmen-
teraitle prix du bl6, etlaisse croire, au second, qu'il
y est favorable. Quelques semaines aprfes son elec-
tion, il s'en fait le d^fenseur. Nous le voyons bient6t
aprfes solliciter un ministre que, la veille, il traitait
de crapule et contre lequel il preparait une inter-
pellation. Ses pr6jugds tombent Tun aprfes Tautre.
La morale de Tusinier, qu'il 6tait nagufere, ne con-
L'HOMME politique dans la LITTfiRATURE 257
vient plus k rhomme politique qu'il est maintenant.
Comme, sur la scfene, les choses vont forcement un
peu vite, cat honnfete homme, toujours dans le
infeme acte, regoit vingt-cinq mille francs du mar-
quis de Storm, d616gu6 par la Compagnie du Sim-
plon, en se disant, pour rassurer sa conscience,
qu'il lui avait promis, avant cette offre, un concours
d^sint6ress6. On sait de quelle fagon se termine la
pifece. Menac6 de la Cour d'assises avec ceux de ses
collfegues qui ont « touchd » comme lui, R^moussin
se rachete par un aveu public. II paiera pour les
autres. Le s^nateur Morin, qui s'est bien gard6
d'avouer, tire son ^pingle du jeu. Et la morale de
VEngrenage, c'est le corps Electoral qui nous la
donne, c'est le suffrage universel, repr6sent6 par
Taulard. « Je ne vous reproche pas d'avoir touch6,
dit, un peu grossiferement, le brave homme k R6-
moussin, je vous reproche d'avoir 616 assez b6te
pour vous faire prendre. » Tout le monde sait que
Morin a touche, lui aussi. Mais le peuple vocifere
sous les fenfetres de Tun : « Au canal I le voleur I »,
et raccompagne Tautre en triomphe aux cris de :
« Vive Morin I »
Quant k Jacques Andarran, c'est peu de dire qu'll
reste honnete ; exempt de tout int^rfet 6goiste, il
n'a jusqu a la fin d'autre preoccupation que celle
du bien social. Seulement, entr6 dans la Chambre
avec la conviction qu*il y servira la France, quelques
mois lui sufflsent pour fetre d6sillusionn6, d6cou-
rag6, 6coeur6. II va encore aux stances, machinale-
ment, comme on retourne k un vice, etnon sans se
r6volter parfois conlre celle 14che habitude. Mais
17
238 feTODBS DK LITT^RATURE CONTBMPORAINE
sa place n*est point Ik. II s'y sent incapable d'au-
cune action utile. lsol6, Ton ne compte pas ; in-
feod6 k tel ou tel groupe, on perd toute liberty,
toute dignite, toute personnalit6 : pas d'autre alter-
native que de trahir ou son parti ou sa conscience,
Aussi bien, dans ce champ clos de passions factices
ne se fait nul travail f6cond. Les pr6tendus repr6-
sentants de la France contemporaine soiit, k vrai
dire, des morts qui parlent. Pour lui, il finira la
session tant bien que mal, puis se retirera, re-
prendra ses 6tudes, son Histoire des Albigeois, le
livre rfev6 au sortir de T^cole des Chartes. Peu
fait pour la lutte, il laissera k d'autres, plus mili-
tants, le soin de sauver le pays. Son court appren-
tissage ne lui aura pas quand m^me 6i6 inutile :
il sait maintenant faire la dififdrence entre les morts
qui parlent et les vivants qui agissent.
Aprfes avoir vu de quelles couleurs notre litt6ra-
ture moderne peint Thomme politique et les mceurs
parlementaires, on se demande pourquoi ces cou-
leurs sont si noires. Car enfln personne n'oserait
soutenir, je suppose, qu'il n'y a dans la Chambre
que des intrigants ou des coquins, et que tout s'y
ramfene aux conflits de T^oisme, de Tambition, de
la cupidity. Mais alors, comment se fait-il que, de
tant de politiciens mis en scfene par nos romanciers
L'hOMME politique dans la LITTfiRATURE 259
ou nos auleurs comiques, nous n'en trouvions pour
ainsi dire aucun dont le pqrtrait soit lrac6 avec
sympathie ? Un seul, k la v6rit6, Jacques Andarran,
ei celui-la, apr^s six mois de stance, quiite la vie
politique avec dugout. Citerai-je encore le noble
Poyanne d'Un Coeur de femmef Mais il n'a qu'un
r61e tout 6pisodique, et si Ton nous dit de lui qu'il
prononce en faveur du tr6ne et de Tautel les plus
•61oquents discours, on nous le fait voir tromp6 par
M"' de Tiiliferes, que lui enlfeve le robuste Casal.
Pour expliquer la malveillance 6vidente de notre
litt6rature k regard de rbomme politique, ne disons
pas seulement que le r6cdisme contemporain, ici
comme ailleurs, exprime de pr^f^rence le laid et le
mal. II y a d'autres raisons, qui m^ritent de nous
arrfeter un instant.
Tout d*abord, ce que nos ^crivains, soit dans le
Toman, soit au th^Atre, peignent le plus volontiers,
ce n'est pas la politique, c'est Famour; et quand
Tamour entre en jeu, la politique semble quelque
"Chose d'assez miserable. Poyanne a peut-fetre int6-
ress6 rh6rome d'f/w Cceiir de femme^ aux premiers
temps de leur liaison, en lui parlant de la gauche
-et de la droite, des Elections, du prochain ministfere,
en refaisant pour elle un discours qu'il vient de
prononcer. Mais, depuis qu'elle ne I'aime plus,
jyjme (jg Tilliferes T^coute d'une oreille distraite, et,
moins naif, il devinerait tout de suite ce qui Fat-
tend.
Dans le Lys rouge, si M. Anatole France mele
quelques hommes politiques au roman de M"' Mar-
Ain-Bellfeme et de Jacques Dechartre, c'est sans
\
260 firUDSS DB UTT^RATURK CONTBMPORAINB
doute pour que leurs mesquines preoccupations
fassent ressortir encore la beaut6 supreme de
Tamour. Rappelez-vous, par exemple, TentreUen
de M. Martin-Bell^me avec sa femme. Quand sa
femme lui declare qu'elle part pour I'ltalie, M. Mar-
tin-Bell^me allfegue les inconv^nients de ce voyage
au moment ou le groupe d*hommes d*£tat auquel
il appartient est sur le point de prendre en main la
conduite des affaires. II lui fait la-dessus de tr^s
judicieuses representations. « Ce n*est pas, con-
clut-il, en pareilles circonstances que vous voudrez
renoncer k vos devoirs de maitresse de maison.
Vous le comprenez vous-meme. » £t que repond-
elle ? Elle repond tout simplement : € Vous m'en-
nuyez », et, lui tournant le dos, va s'enfermer dans
sa cbambre. Plus loin, toutes les intrigues de cou-
loir, k travers lesquelles se forme le nouveau mi-
nistere, sont la partie comique du roman. Que nous
veut cette miserable agitation de pantins? La com-
binaison Garin ecboue, et c'est le tour de la com-
binaison Bertbier ; au reste, les ministres sont les
memes, ils n'ont fait qu'ecbanger entre eux leurs
portefeuilles. Mais, pendant que M. Martin-Bell^me
et ses acolytes manceuvrent, complotent, prennent
au serieux leurs mediocres ambitions, Tberfese et
Decbartre, qui se moquent de la politique, vivent
la sublime tragedie de Famour.
Micbel Teissier est beaucoup moins un bomme
d*Etat qu'un amoureux. Vice-president de la
GbambrCy en passe de devenir ministre, il a son
journal k dinger, son parti a gouvemer, ses grands
projets a executer. n vient de tracer en un magni-
l'hOMMB politique dans la LITTfeRATDRE 261
(ique discours le programme du parti qui le recon-
nait pour chef, d'un parti qui s'61feve au-dessus des
anciennes querelles, qui prepare la r^g6n6ration
morale et mat6rielle du pays en conciliant la France
d'autrefois avec la France modeme. Sur presque
tons les bancs de la Chambre ce furent d'enthou-
siastes acclamations; sa g^n^reuse parole a fait
passer dans cette atmosphfere vici6e un grand
souffle d'id6al. Le moment est venu d'agir. Quelques
jours aprfes, il donne sa demission. Mari6, pfere de
deux enfants, Teissier s'est 6pris d'une jeune flUe ;
il renonce hla, politique pour divorcer, il abandonne
son oeuvre pour flier avec Blanche Estfeve le parfait
amour.
Les Morts qui par lent sont une 6tude de moeurs
parlementaires plut6t qu*une histoire romanesque*
Et pourtant Elz6ar Bayonne subit Tinfluence de
deux femmes, la belle 6trangfere Daria, qui veut en
faire un ap6tre, et Rose Esther, qui ne lui demande
que d'etre ministre. Elzear met son Eloquence tan-
t6t au service d'Esther, tant6t au service de Daria,
Lui-mfeme n*est qu'un instrument dans les mains
de I'une ou de Tautre, Au premier chapitre, quand
il vient de ddbiter un discours r^volutionnaire dont
fr6mit encore TAssembl^e, nousle voyons esquiver
i'ovation de son parti, et, allant k la rencontre de
Daria, lui demander si elle est cont(jnte. Plus tard
Esther, en Tabsence de sa rivale, le captive, use de
son ascendant pour obtenir qu'il se manage Taccfes
du pouvoir. Mais voici Daria de retour. Elle lui par-
donnera, et meme elle promet de lui appartenir, a
condition qu'il se ressaisisse, qull rompe, sans re-
262 Etudes de litt^ratdrb contbmporaine
tour possible, avec la majority gouvernementale.
Et que va faire Elz6ar? U croit que Daria, le voyant
ministre, h la veille de r6aliser ses plus brillantes
ambitions, de devenir quelque chose comme ua
Disraeli frangais, sera 6blouie par la perspective
d'une si haute fortune. Nous le retrouvons a la tri-
bune. U a laiss6 d6j^ pressentir une conversion qui
lui vaudra le pouvoir, quand Daria quitte son sifege
et sort sans se retourner. Alors Elz6ar fait subite-
ment volte-face et prononce contre la soci^te capi-
taliste une si violente diatribe qu'on Texclut de la
salle. Ce grand orateur, ce brillant homme d'Etat,
n'est, ^ vrai dire, qu'un amoureux transi.
Une autre raison pent rendre compte de Tanti-
pathie que notre litt^rature montre au politicien ;
c'est le mdpris des artistes pour la politique. Si
Jacques Andarran n'est pas proprement un artiste,
il est du moins un bel esprit qui considfere comme
quelque chose d'inf6rieur, de subalterne, de vul-
gaire, tout ce qui se rapporte h la vie pratique*
Quand on le soUicite de poser sa candidature, il
h6site longtemps, ne sachant ou il prendra le cou-
rage de surmonter son aversion naturelle, oh il
trouvera la dose d'optimisme et de cr6dulit6 neces-
saire k Tefifort qu*onlui demande, kcet effort inces-
sant et sterile du politicien pour ^terniserles choses
qui n'ont pas de dur6e. Et plus tard, sur le point
de donner sa d6mission, il r^pfete, en guise d*ex-
cuse, la phrase de Carlyle : « Les actes du Parle-
ment sont, en somme, peu de chose, nonobstant
le bruit qulls font. Quel est le debat parlementaire
qui amena un Shakespeare k I'etre ? » — Dans le
l'homme politique dans la littArature 263
Lys rouge, ce n'est pas seulement Dechartre qui se
soucie peu de la politique (et M"* Martin-Bellfeme,
d'ailleurs, ne lui laisse gufere le temps d'y penser) ;
c*est encore le romancier Paul Vence, lequel se jus-
tifie en ces termes des reflexions trfes frivoles que
lui ont inspir6es les changements de ministfere :
« Je ne dirai pas, comme Renan : Qu*est-ce que
cela fait k Sirius?parce qu'on me r^pondrait rai-
sonnablement : Que fait le gros Sirius k la petite
Terre ? Mais je suis toujours un peu surpris de voir
des personnes adultes et memes \ieilles se laisser
abuser par Tillusion du pouvoir, comme si la faim,
Tamour et la mort, toutes les n^cessit^s ignobles
ou sublimes de la vie, n'exergaient pas sur la foule
des hommes un empire trop souverain pour laisser
aux maitres de chair autre chose qu'une puissance
de papier et un empire de paroles, »
Peut-etre lespoliliciensm6prisent-ilsles artistes,
mais il est sur que les artistes m^prisent les po-
Ijticiens. Flaubert d6finit la politique « ce qui est
important aujourd^hui et ne le sera pas demain ».
Le meme Flaubert, dans une de ses lettres, jure
qu'on ne le prendra plus aux diners Magny, si Ton
doit y lenir des conversations de portier. Et de
quoi done avaient caus^ les convives, Sainte-Beuve,
Renan, Scherer, et autres portiers e/wsrfem farinse ?
Des dangers que la politique bismarckienne faisait
dfes lors courir k la France.
C'est un lieu commun de dire que la politique
n'a pas de lendemain et que Tart est 6terneL Mais
combien d*artistes travaillent pour r6ternit6?
Presque tous, a vrai dire, ne se pr^occupent que
264 Etudes de LiTrfiRATURE contemporaine
du succes actuel, et, parmi ceux-la memes dont
rambition est plus haute, comptez, dans un sifecle,
le nombre des 61us. Si Gustave Flaubert pouvait
k juste litre invoquer T^ternit^ de Tart, il y a,
pour une Madame Bovary qui reste, des milliers
de romans qui vivent un jour, des centaines qui
font quelque bruit a leur apparition et dont per-
sonne, six mois aprfes, ne salt plus le litre. On se
demande non sans inquietude oti le d6chet s'arre-
tera. Ne parlous meme pas d'6lernit6 : entre les
livres qui ont aujourd'hui le plus de succfes, com-
bien en est-il qui dureront cent ans, vingl ans ?
Je De voudrais pas jurer, pour ma part, que ceux
de M. de Vogii6 survivenl k noire g6n6ralion, que
ceux de M. Bourget aienl encore des lecteurs vers
le milieu du xx* sifecle. Quant a la politique, elle
comporte sans doule une foule de choses qui
passent ; ces choses ont elles-memes leur impor-
tance comme li6es k revolution d*un peuple. En
art, il n'y a que la perfection qui compte. Mais la
politique est Thistoire en train de se faire ; et, si
rien n'y dure, c*est k travers les transitions de
chaque jour qu'un peuple poursuit sa destin^e,
avance insensiblement le rfegne de la justice et de
la raison. La nul effort n'est perdu, nul travail ne
demeure sterile. Un artiste sans g^nie, quelque
mal qu*il se donue, n'existe pas ; un depute labo-
rieux, s'il ne fait rien d^eternel en soi, concourt,
dans la mesure de ses forces, k cette oeuvre eter-
nelle qui est la realisation du progr^s humain.
J
L'HOMME politique dans la LITTfiRATDRB 265
VI
Parmi les ^crivains dont nous avons parl6,
quelques-uns cependant ne sont pas de purs litte-
rateurs, et mfeme il y en a qui mettent volontiers
la main aux choses de la politique. Mais ceux-lk^
M. Barrfes, M. de Vogu6, M. Lemaitre, 6galement
prdvenus contre le regime parlementaire, prennent
plaisir k en exag^rer les vices.
Dans son dernier roman, M. Barr^s fait una
apologie retrospective du boulangisme et glorifle
le vengeur en uniforme qui doit sauver notre pays
en y instituant la dictature. On s'explique ais^-
ment qu*il nous ait donn6 son Thuringe pour le
type du parlementaire. Et peut^fitre la Chambre
renferme-t-elle quelques Thuringes. Nous y en
trouverions du moins qui ne se laissferent pas
acculerau suicide, et qui, d^nouQant aujourd'huila
corruption des moeurs politiques, invoquent un
coup d'Etat purificateur.
M. de Vogii6 a qualifl6, il n'y a pas longtemps,
de simple operation de police, — en pleine Aca-
demic, si je ne me trompe — ce que les « pana-
mistes » d'autrefois appelaient le crime de d6-
cembre. On pent trouver mieux. PourM. Bourget,
le crime de d6cembre n'est mfeme plus une opera-
tion de police; il est « cette salubre enlreprise de
Voirie dont nous rfevons tons » (Drames de fa-
milies page 282). Mais M. de Vogii6 fait plus qu'en
266 firUDES DE UTTfiRATDRE CONTEMPORATNB
rever. 11 la pr6pare, il la celfebre par avance. Si
nous Ten croyons, tous les deputes perspicaces et
patriotes seraient unaDimes dans raffirmation que
« Qa ne peut plus durer », ils regarderaient obsti-
ncment les deux portes d'acc^s, le tambour de
droite et le tambour de gaucbe, chercbant a de-
viner par laquelle il entrera. II ? Le futur maitre,
qui se nomme, dans son roman, le liberateur.
« Moi, dit Jacques Andarran vers le milieu dulivre,
je n'en suis pas encore k Tappeler. » Attendons
la fln- II a un frere officier, Pierre, qui se marie
le jour meme ou Ton enterre Duputel, president
de la Chambre. Au retour de la cer^monie nuptiale,
les jeunes 6poux, dans leur voiture, sont arrfet6s
par la queue du long cortege. Jacques reconnait
de loin son frere, qui, impatient du retard, a mis
la tete a la portiere ; et, ^tendant le bras vers la
houle noire des deputes et des s^nateurs : « Pierre,
s'ecrie-t-il, balaye ! » Je disais tout k Theure que
M. Bourget avait rencheri sur Tauteur des Morts
quiparlent. Mais non, k vrai dire, car le balayage
est bien une operation de voirie.
Quant k M. Jules Lemattre, un temps fut oti il
se disait u aussi antiboulangiste que possible ».
Pour devenir boulangiste, M. Lemailre a attendu
qu'il n'y eut plus de Boulanger. C'est peut-etre
la marque d*un esprit delicat. Mais, k coup sur, la
politique qu'il pr6conise sous un autre nom res-
semble terriblem^nt k celle que, sous le nom de
boulangisme, il eut autrefois combattue, k celle,
en tout cas, du depute Leveau. Relisez sa pifece
d'il y a dix ans, vous la trouverez des plus ac-
l'homme politique dans la litt6ratdre 267
tuelles. « Ah I quel r61e pourrait jouer aujourd*hui,
dit M"** de Grfeges k Leveau, unhomme qui, sans
s'inqui6ter de la partie affirmative des divers pro-
grammes, et n'en retenant que les negations, sau-
rait grouper les m^contents, fonder quelque chose
comme un parti des honnetes gens, un parti
national! » N'est-ce pas tout k fait cela? « 11 s'agi-
rait seulement, poursuit la marquise, de combattre
les abus du parlementarisme, les gaspillages finan-
ciers, la politique d'int6ret electoral. — Mais
apres? — Justement, il faudrait 6viter de se de-
mander : Mais aprfes? » Qu'est devenu le depute
Leveau depuis dix ann6es? II a 6pous6 M"** de
Grfeges et s'est vu, par ce mariage aristocratique,
ouvrir une nouvelle carrifere. A la Chambre, Le-
veau ne parle gufere plus : k quoi bon, dans cette
assemblee d'intrigants et de tripoteurs? Mais il
possfede un journal k lui, le journal des honnetes
gens, de ce parti national que baptisa jadis la
marquise et qui s'appelle maintenant le parti na-
tionaliste. Certaine affaire est k point venue pour
lui donner courage. Ses esp6rances, longtemps
ajournees, touchent le but. Les prochaines Elec-
tions vont enfin porter au pouvoir ce parti des
honnetes gens qui le reconnait pour chef.
Unis par leur haine commune du parlementa-
risme, M. Barrfes, M. de Vogiie, M. Lemaitre, —
sans compter M. Bourget, qui, tout ehtier occup6
k ses physiologies de Tadultfere, ne glorifle qk el 1^
le coup d'Etat qu'en manifere de parenthfese, — se
donnent la joie de d6crier un regime dont cer-
tains vices ne sont que trop apparents. Ettous
268 jfiTCDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE
les trois proposent comme remfede une sorte de
dictature. Je ne voulais, en terminant cette etiide,
qu'expliquer pourquoi notre th^toe et notre ro-
man traitenl si mal rhomme politique. S'il fallait
pourtant conclure sur un sujet qui n'est pas tout
k faitle ndtre, je dirais que le seul rembde au mal
consiste, non dans un bouleversement du regime
politique, mais dans T^ducation du suffrage uni-
versel. II ne s'agit point de faire un coup : Toeuvre
a accomplir est de longue haleine. Nous avons,
depuis un quart de sifecle bient6t, Tinstruction
gratuite et obligatoire. Ce n*est pas assez ; ce n'est
rien encore pour tant d'61ecteurs qui, sortis de
r^cole k treize ou quatorze ans, ne regoivent plus
aucune culture. Du reste, un grand mouvement se
prepare, que signalent d6jk la fondation de cours
d'adultes et celle d'universites populaires. Multi-
plions-les d'un bout k I'autre de la France ; car,
tant valent les 61ecteurs, tant valent les 6his et le
gouvernement. Que TEtat et les particuliers re-
doublent d'efforts. A cette oeuvre vitale de I'^du-
cation publique, il faut ouvrir un immense credit.
N'attendons pas le jour oil le suffrage universel,
trop facilement abus6 par les fauteurs du cdsa-
risme, se donnerait et nous imposerait un mattre.
Ce maitre, dont M. Bourget r6ve et qu'invoque
M. de Vogii^, aurait vite fait de fermer jusqu*aux
plus humbles salles ou s*enseignent Tamour de la
justice, le libre exercice de Tesprit, le respect dela
conscience individuelle, la solidarity d^mocratique,
le vrai patriotisme, toutes les vertus intellectuelles
et morales qui liberent un peuple.
XII
L'ANARCHIE LITTfiRAlRE
U y a de ces mots efiFrayants. Tel celui d'anarchie.
Vous vous repr6sentez aussit6t une hydre, avec je
ne sais combien de teles, et, naturellement, un
nombre 6gal de gueules — tout un champ, comme
disent les h6raldistes — des gueules b^antes, hor-
rifiques,
Qui vous couvrent de feu, de sang et de fum^e.
A moins d'etre flercule, il vous prend, devant ces
gueules, un frisson d*6pouvante. Encore le monstre
qu'Hercule dompta n'en ouvrait, si je me rappelle
bien, que sept. Peuh I ce n'est gufere. L'hydre de
Tanarchie est infiniment mieux pourvue que celle
de Lerne. Mille tfetes, en nombre rond. Je me de-
mande si Hercule lui-meme serait venu k bout de
s'en payer autant.
Anarchie morale, anarchie politique, anarchie
litt^raire, \oilk pourtant, si nous ecou tons certains
alarmistes, ou notre fin de sifecle en serait. Ne leur
1
270 £TUDBS DB LITTfiRATURB CONTBMPORAINB
sachons pas trop mauvais gr^ de signaler le malavec
exag^raiioQ : ils tiennent en main des rem^des in-
faillibles. Pour gu6rir Tanarchie morale, c'est le cle-
ricalisme : conflez au prStre la direction de voire
4me. Pour gu^rir Tanarchie politique, c'est le c^sa-
risme : remetlez k un loyal soldat le gouvernement
de la chose publique. € Goupillon » et c Sabre d.
Quant h Tanarchie litt^raire^ il y a la ferule. Trois
instruments qui se prStent d'ailleurs unmutuel con-
cours. Dans tons les domaines de la vie priv6e ou
commune, ils assurent de concert Tunit^, la fixite,
la s6curit6, auxquelles on reconnait un bon regime
des esprits et des consciences.
II
Cestbient6t fait de crier k Fanarchie littiraire.
Admirable texte pour fulminer ou pour g6mir. Et
qu*il y a-t-il li-dessous? Le ton varie suivant Thu-
meur propre de chacun, mais c'est toujours la
mSme antienne. Examinons une bonne fois k quoi
se ramenent les declamations des uns et les do-
leances des autres. Un ouvragfe r^cemment paru
nous en fournit Toccasion. II est justement intitule :
L' Anarchic littirairc ; et, s*il se compose d'une s6rie
d'articles assez mal li^s — ce qui, entre paren-
theses^ lui donne un aspect tant soit pen anar-
chique, — la preface, du moins, 6numfere et d6ve-
l'aNARCHIB LITT^RAIRB 271
loppe tous les arguments par lesguels doit se
justifler le titre.
Tous les arguments? Mais, k vrai dire, je n'en
vols qu'un. Ce que I'auteur du livre susdit appelle
Tanarchie litt6raire, ce n'est pas autre chose que la
diversity des oeuvres et des talents. Et s*il n'oserait,
je crois, en faire ouvertementTaveu, il trahit qk et
1^ le fond de sa pens6e avec une innocence k la-
quelle je rends tout d'abord hommage. « On est,
6crit M. Recolin, comme un amateur de peintures
qui vient de visiter un de nos Salons annuels. II a
lou6 s^parement les tableaux qu'on lui d6signait
(on ? sans doute son directeur de conscience)
comme ^tant les meilleurs, les plus signiflcatifs.
« Pas mal, cette marine ! » « Gentil, cet int6rieur I »
Rentr6 chez lui, Tamateur ne retrouve dans ses
souvenirs qu'un chaos de couleurs. C'est une im-
pression analogue que donne notre litt^rature k
rheure pr6sente. » Ainsi, voilk un amateur de ta-
bleaux qui voudrait renfermer la peinture dans un
seul genre. Marines, int^rieurs ou portraits, il laisse
du moins le choix. Mais prenez garde k manager sa
cervelle, qui n'est pas trfes solide. Si vous lui mon-
trez d'abord une marine, n'allez pas ensuite lui
montrer un interieur, il trouvera que cela com-
mence k Tembrouiller ; et si, aprfes un intdrieur^
vous lui montrez encore un portrait, il qualiflera
Tart moderne d'anarchique.
De meme pour la litt6rature. On ne va pas n6an-
moins jusqu'k prdtendre qu'elle s'enferme dans un
genre unique. On admet la concurrence de cer-
tains genres aulorises par la tradition. Mais on se
272 fiTUDES DE LITTArATURE CONTEMPORAINE
plaint de rencontrer, dans le roman ou dans le
drame, les formes les plus diff^rentes de structure
et de style, et, dans la po6sie, des vers de toutes
longueurs. On voudrait sans doute r^duire chaquQ
genre k un type, sur lequel nos ^crivains se rfegle-
raient avec docility. Nous aurions une litterature
bien amdnagee, bien ordonnee, tirde au cordeau,
une litterature sage, saine, raisonnable, soustraite
par cette r6glementation prevoyante aux perils de
rindividualisme, qui, comme on le sait de reste,
est notre plus dangereux ennemi. Et qu'est-ce ce
qui empecherait d'6tablir pour chacune des formes
admises et reconnues une sorte de programme of-»
ficiel ? Je sais bien quels critiques on pourrait
en charger.
Nous trouvons dans notre histoire litt*6raire cer-
taines periodes ou cet ideal s'est presque rdalisd.
Voyez, par exemple, ce qu*on appelle le pseudo-clas-
sicisme. II y avait alors des recettes traditionnelles
pour composer une ode ou une trag6die. Llndivi-
dualisme 6tait si bien mat6 que tons les pofetes ecri-
vaient la meme langue, usaient des memes m6ta-
phores, culLivaient les memes fleurs de rhdtorique,
rimaient invariablement les memes mots. Connais-
sez-vous un jeu qui a eu sa saison de vogue? On
est entre soi k la campagne, par un mauvais temps.
Celui qui s'ennuie le plus lit tout haul quelques
vers et demande k la ronde quel en pent bien etre
Tauteur. 11 faut, naturellement, choisir des pontes
qui aient une physionomie caract6ristique : le pi-
quant de la chose, c'est quand votre voisin attribue
k Victor Hugo un couplet de Racine ou k Malherbe
l'anarchib littAraieb 273
tin alexandrin de Verlaiiie. Si, jouant k ce jeu-lk,
que je crois d'ailleurs un peu demod6, vous fetes
par hasard le monsieur qui lit, je ne vous recom-
mande pas les pseudo-classiques. lis manquent
complfetement de caractfere. lis dcrivent des vers
qui n'appartiennent k personne. El ils se ressem-
blent si bien entre eux que le critique le plus
malin serait fort embarrass^ pour les distinguer
I'un de Tautre. Jamais une discipline mieux en-
tendue n'avait soumis la muse aux rfegles du devoir.
Jamais notre litt^rature n'avait 6t6 moins anar-
chique.
L'ordre semblait ^tabli pour toujours, quand
une troupe de sauvages, se ruant a travers cetle
po6sie admirablement polic^e, jeta partout le tu-
multe et la confusion. Ce fut quelque chose d'6pou-
vantable. Juste ciel, que ne vit-on pas? Des pifeces
informes, que les barbares nommaient drames, vio-
lerent les unites, melferent le rire aux larmes, d6-
chiquetferent la tirade, encanaillferent le style noble.
On ne s'y reconnaissait plus. Les genres, si ing6-
nieusement divis^s par la critique, s'embrouillaient
les uns dans les autres. Sous les noms bizarres de
Meditations, de Voix interieureSy de Chants du ere-
puscule, parurentdes oeuvresquifaisaient de toutes
les formes et de tous les tons un abominable me-
lange. Chaque pofete n'avait d'autre loi que sa fan-
taisie, que les caprices de ce qu'il appelait son ins-
piration. Ni modfeles, ni rfegles. C'est alors que
rindividualisme fit des siennes ! Sans aucun res-
pect des conventions Stabiles, ces ^nergumfenes
se piquaient de traduire chacun pour soi sa sen-
18
274 6TUDBS DB LITT^RATURB CONTBMPORAINB
sibilit6, son g6nie propre. Nul programme com-
mun. lis se disaient les uns et les autres des
romanliques. Romantiques? On ne sail pas encore
quelle est la signification du terme, ou meme s'il
en a une. Le romantisme dtait une resurrection
du moyen^e, et il etait aussi une renaissance de
Tantiquitg grecque; il se mettait^ avec ceux-ci,
au service du « progrfes social », et, avec ceux-
1^, faisait de I'art pour Tart ; on le vit en meme
temps mystique et ath6e, sentimental et railleur,
candide et pervers, badin et solennel, populaire
jusqu'au cynisme et aristocrate jusqu'au dan-
dysme. Jamais notre litterature n'avait ^te aussi
anarchique.
Ill
Pourtant ceux-la memes qui, de nos jours, d6-
noncent avec borreur Tanarchie litteraire, se gar-
deraient, je veux le croire, de preKrer la sterile et
plate uniformity du pseudo-classicisme k la diver-
sity f^conde et pittoresque du romantisme. II y a
quelque chose de pire que le tumulte, c'est la sta-
gnation. Une religion qui n'enfante plus d'hdresies
pent bien nous ^blouir encore de son faste et de
ses pompes : comme religion, elle est morte ; de
meme, une litterature qui ne serait pas du tout
anarchique, qui ne le serait ni prou, ni pen, cette
L'aNARCHIK LHTfiRAIRE 275
lilt^rature ne serait plus vivante. Le contraire
d*une lilt6rature « anarchique », c'est une lilt^ra-
ture fig^e dans rimitation des maitres et dans
Tobservation desrfegles.
N'oublions pas que les classiques eux-memes
furent en leur temps de hardis novateurs. Vers
1665. k Faurore de ce que nos doctrinaires appellent
le Grand Sifecle — car le Grand Sifecle, suivant eux,
ne date que du Grand Roi, — qui done passait avec
raison pour le d6positaire des bonnes traditions et
le conservateur des saines disciplines ? Etait-ce Boi-
leau? Non, mais Chapelain. Quand Boileau com-
menga d'6crire, Chapelain, oracle du goiit et arbilre
des regies, se vit outrageusement bafouer par ce
jeune r6volutionnaire, et je suis bien sur quit ne
se fit pas faute de crier a Tanarchie.
On se plaint que nous n'ayons pas une 6colenou-
velle pour remplacer les anciennes. Rien de plus
vrai. Je dirais meme, sll n'6tait trop hasardeux de
faire des predictions, que nous ne devonsgufere es-
p6rer pour un jour prochain Tavfenement de celte
dcole, ou plut6t le craindre. II y faudrait une « for-
mule » qui n'eut pas d6jk servi. Or, toutes les for-
mules possibles se sont tour k tour usdes sous nos
yeux. Et, justement, ce siecle a vu naitre et mourir
un si grand nombre de doctrines et de systemes,
que, sur son d6clin, il est devenu trfes meflant. Nous
aurons toujours des c6nacles, de petits conventi-
cules form6s par raffmit6 des temperaments et
des gouts. Mais que, de notre temps, il se fonde
quelque nouvelle 6cole capable d'imposer k notre
litt^rature des rfegles et des cadres fixes, \oi\k ce
276 £tUDBS DB Lnr^BATURB CONTBMPOBAINB
qui me semble bien improbable, et ce qui d'ailleurs
n'est pas a souhaiter.
Comment une 6cole se fonde-t-elle ? Est-ce par
la v^rite dont elle fait profession ? Beaucoup moins
que par les limites dont elle la borne. Toute ecole,
comme tout systfeme, est necessairement restric-
tive. Elle n'af&rme telle v6rite que pour nier telle
autre, et ce qui en fait vraiment une ecole, au sens
propre du mot, ce n'est pas son affirmation, c'est
sa negation.
Si Molifere nous apparait comme plus grand que
Boileau, que Racine lui-m^me, c*est parce qu'il fut
beaucoup moins classique, parce qu'il n'eut pas,
comme ses contemporains, la superstition des
regies et des modeles. « A quoi bon, s*6criait-il, dhs
le d^but de sa carrifere, ^tudier Plaute et Terence,
eplucber les fragments de M^nandre ? » Et, quant
aux regies, on salt que pour lui « la grande regie
des regies », c'etait, comme il dit, d' « attraper le
but », Par 1^ s'explique qu'il soil, entre tons les
pontes du temps, le plus complet, le plus fdcond.
le plus vraiment humain. Mais qu'est-ce done qui a
vieiUi dans un Racine ? Ce qui est classique, je veux
dire ce qui porte la marque de T^cole. II en va de
meme pour le romantisme. Ce qui, dans le roman-
tisme, n'6tait que romantique, au sens oil le mot
d^signe une ecole, nous parsdt faux et ridicule. Au
romantisme succ^da le naturalisme, et le natura-
lisme, aprfes avoir eu sa saison de gloire,apres avoir,
lui aussi, produit ses chefs-d'oeuvre, vient d'abou-
tir, sous nos yeux, i une banqueroute. C'est du
moins le terme dont usent les malveillants. Mais la
L'ANARCHIE LITTfiRAIRE .277
banqueroute du naturalisme, puisque banqueroute
il y a, est celle d'un naturalisme sectaire, qui de-
vait forc6ment provoquer la reaction. Toutes les
6coles tombent les unes sur les autres, et les oeu-
vres qui leur survivent sont celles qui en d^pas-
saientle cadre, Notre litterature n'a besoin ni d'une
ecole nouvelle, ni d'une nouvelle formule. II ne
lui faut que des talents originaux et sincferes.
IV
Chaque ^crivain a sa personnalit6 propre. L'art,
c'est rhomme ajoute k la nature, homo additus
natursdy ou plut6t c'est la nature d6form6e par
rhomme suivant la faQon dont il la voit et dont il la
sent. Ai-je ;dit que Tarliste ne fasse pas son choix
dans la nature, et que, ce dont il fait choix, il ne le
le modifle pas, conscient ou non, d'aprfes le tour
particulier de son g6nie? J'ai dit tout juste le con-
traire. L'homme qui s'ajoute k la nature n'est point
un homme id6al, type abstrait et impersonnel
d'une humanity symbolique ; il est un exemplaire
particulier de Tespfece, avec ses instincts propres,
son humeur, ses gouts, ses aptitudes. Tons les ar-
tistes dignes de ce nom modifient la nature en Tac-
cordant avec leur personnalit^. Mais autre chose
est de se Tapproprier k soi-meme, autre chose de
I'asservir a des formules d'6cole. Non seulement les
278 £tudbs de littI:ratu&b gontemporaine
formules restreignent le domaine de Fart, elles op-
priment aussi le g6nie individuel. 11 n'y a vraiment
de liberty pour Tartiste qu'en dehors des ^coles. Et
je ne me d6mentirai pas sans doute en souhaitant
que cbaque artiste soit uniquement de la sienne.
Plus d*6coles, disals-je ; cela reviendra au m6me,
si, maintenant, je dis : autant d^6coles que d'ar-
tistes.
G'est bienl^ d^ailleurs qu*eii estlalitt^rature con-
temporaine. Et c'est parce qu'elle en est \h, qu'on la
traite d'anarchigue. Les pontifes du dogmatisme
nous rappellent & la tradition. « La tradition, disent-
ils, est le dep6t des facult6s les plus profondes
d*une race. Elle assure la solidarit6 intellectuelle
des generations k travers le temps. Elle distingue
la civilisation de la barbarie. » Yoil^ de bien grands
mots. Nous Savons quel sens ils peuvent avoir.
Pour maintenir I'ordre traditionnel, je ne dis meme
pas qu*on nous condamnerait a rimmobilit6, mais
on nous ferait revenir en arrifere jusqu'^ ce grand
sifecle dans lequel il y avait, pour la politique et
la religion, aussi bien que pour la litt^rature, une
doctrine d*£tat. Certes jen'ignore ni ne m6connais
les droits de la tradition. Qu'on ne la mutile
pas du moins^ comme, tout k I'heure^ on mutilait la
nature. La tradition que certains pr6tendent im-
poser, c'est la tradition offlcielle, tradition arbi-
traire et factice, qui etoufferait toute initiative, toute
ind^pendance d'esprit, au profit d'une discipline
vexatoire et d'une inerte unit6.
Ceux qui nous conjurentde resterfldfeles au « ge-
nie de larace », sontprecisement ceux qui nous en
L'aNARCHIK LITTfiRAIRB 279
donnent la definition la plus 6troile. Le g^nie de la
race ne tient pas dans leur cat^chisme ; 11 est trop
riche, 11 est trop fdcond et trop complexe. Remon-
tons le cours de notre histoire litt^raire : elle nous
prdsente des 6crivains tellement divers par leur es-
prit, par leur caractfere, par le fond et la forme de
leurs oeuvres, que, si m^me nous leur reconnais-
sions un air de famille, le trait commun dont nous
pourrions les caract^riser n'aurait aucune significa-
tion precise. Montaigne est bien Frangais : mais
€alvin, ne Test-il pas? Bossuet Test sans doute :
mais Voltaire ? J'en connais qui incarnent encore
Tesprit national dans Bdranger ; alors, \o\lh Pascal,
pour ne nommer que lui, devenu quelque chose
comme un hyperbor6en. A ceux qui invoquent doc-
toralementla tradition, je demande : De quelle tra-
dition vous r6clamez-vous ? Est-ce celle de B6ran-
ger ou celle de Pascal? Celle de Voltaire ou celle de
Bossuet ? Celle de Calvin ou celle de Montaigne?
Mais ne nous arrStons m&me pas 1&. Voici nos deux
tragiques, par exemple, Comeille et Racine. Aucun
bachelier qui ne puisse, avec Taide de La Bruyfere
ou de Vauvenargues, les opposer trait pour trait.
« L'un^lfeve, etonne, maitrise, instruit ; Tautre plait,
remue, touche, p6nfetre », etc., etc. Comeille est
plus Latin, Racine est plus Grec : lequel des deux
est plus FrauQais ? Contre les ddfenseurs attitr6s de
la tradition, c*est la tradition qull fautd^fendre, en
les empfechant de la rdtr6cir.
280 Ixodes dk LiTxfiRATURK contbmpobainb
lis ne reprochent pas seulement k notre litt^ra-
ture presente d'en avoir, comme on dit, pour tons
les gouts. lis reprochent* encore au public la diver-
sity de ses admirations. C'est le meme proems sous
une autre forme. Le public, nous dit-on, « prend
tout, avale tout ». Et, pour en faire foi, on nous le
montre qui passe d'un extreme k Tautre, qui con-
cilie Tadmiration du Symbolisme avec celle du Par-
nasse, qui s'engoue tour k tour de Tolstoi, dlbsen,
d'Annunzio, de Fogazzaro.
Mais qu'est-ce k dire ? N*admettrons-nous qu'un
seul genre de beauts ? Devrons-nous, si Ton veut
prendre cet exemple, choisir entre la po6sie
parnassienne et le Symbolisme, demanifere que nos
preferences pour Tune se tournent en exclusion de
Tautre ? M. de H^redia est un incomparable artiste.
Faudra-t-il, si je loue chezlui, comme elle le m6rite,
une forme d'art merveilleusement exacte et stricte
dans sa splendeur m^me, que je ne puisse, cbez les
symbolistes, en gouter une difF6rente, voire con-
\ traire, non plus la representation nette et lumineuse
\ du monde ext^rieur, non plus une peinture ou une
Wulpture, mais une sorte de musique, exprimant
'intimite mobile et furtive de Ykme humaine, 6vo-
juant ce qui est trop vague pour qu'on le deflnisse,
trop mysterieux pour qu'on le precise, r^pudiant la
I
L'aNARCHIE LlTTfiRAIRE 281
raide armature des prosodies traditionnelles, et ne
gardant du vers qu*unefluideet subtile harmonie?
De meme, Tolstoi est o un asc^te socialiste »,
Ibsen « un individualisme forcen6 et m6content />,
d'Annunzio < un libertin artiste », Fogazzaro a une
kme profond6mentcroyante ». Cbacun de ces quatre
dcrivains a sa conception particuli^re de Tart comme
de la vie. Mais ne sont-ils pas, chacun k sa manifere,
dignes d'etre admires ? Si j'aime Tolstoi, faut-il que
je m^prise Ibsen, et si la noble gravity de Fogazzaro
m'attire, est-ce une raison pour que d'Annunzio
me laisse insensible, pour que je ne sois pas ravipar
la perfection de son art ?
Je les ai admires tour h tour, aussit6t que j'ai pu
les lire, et maintenant je les admire k la fois, tons
les quatre ensemble, sans enrougir, sans me croire
« d6sagr6g6 par une sorte d'anarchie int6rieure ».
II y a mieux k faire que de rabaisser et de pros-
crire ce qui n'est pa^ faQonn6 sur un certain mo-
dule, ce qui ne rentre pas dans une po^tique bor-
neeet exclusive; c*est d'accueillir avec le m6me
empressement, de quelque c6t6 qu'elles viennent,
de quelque id6al qu'elles s'inspirent, les oeuvres qui
nous oflfrent une interpretation originale de la
beaute, une peut-etre en son essence, infiniment
diverse en ses formes.
On deplore que les critiques n'aient pas une dis-
cipline, « ne se fassentpas quelques regies » pour y^
conformer leurs jugements. Quelles seraient ces
regies en vertu desquelles nous devrions, puisqu'il
Skagit de remddier aux confusions du gout, choisir
entre Tolstoi et Ibsen, entre M. de Heredia et les.
282 £tudbs db LITT^RATURB gontbmporainb
symbolistes^ et, sans doute, entre Balzac et George
Sand, entre Victor Hugo et Racine? Pr6tend-on,
encore une fois, nous ramener k Texclusivisme
classique ? Mais Boileau iui-m6me avait le gout assez
large pour que son admiration de Racine ne Tem-
pAcMt pas d'admirer Gorneille.
xin
LES CLICHES DE STYLE
Clicher, c'est proprement reproduire en relief
rempreinte d'une composition en caraclferes mo-
biles, de manifere k tirer un nombre ind^fini
d'epreuves sans faire une nouvelle composition.
Un cliche signiflerait done, par 6tymologie, une
phrase souvent reproduite, Pourtant il faul remar-
quer lout d'abord que Temploi universel d'expres-
sions r6p6t^es sans cesse ne suffit pas k en faire des
cliches. Le raffing que La Bruyfere peint sous le
nom d'Acis ne veut pas dire : «Ilpleut », craignant
de parler comme tout le monde. La Bruyfere a omis
de nous indiquer la phrase dont se sert son diseur
de ph^bus. Mais elle a sans doute quelque chance
de devenir un clich6, tandis que celle dont Acis r6-
pudie I'usage, trop commun ^sesyeux, ne m6ritera
jamais ce nom. Si la rdp^tition est bien un des ca-
i A distingaer des cliches de pensee, qui sont les lieux com-
muns.
284 Etudes db Lirr^RATUBB contbmpobaine
ract^res du cliche, elle n*eii est point le caract^re
essentiel et distinclif, car nous repetons tons les
jours une foule de phrases que personne ne s'avise
d'appeler cliches. Ce qui fait le cliche, c'est la bana-
lite de I'expression. Or, une expression juste et
propre, si commune qu'elle soit, ne saurait en au-
cun cas ^tre banale.
Cette distinction pr6alable importe beaucoup.
Pour ne pas la faire, on s'expose a interdire des lo-
cutions excellentes. Dans une liste de- cliches que
nous donne un livre r6cemment paru *, I'auteur
met concevoir des craintes^ prendre une resolution^
inspirerun sentiment, etc., sous pr6texte que con-
cevoir, prendre, inspirer, sont des verbes a tout
faire. Et ce lui estl'occasion de plaisanteries faciles.
Ne dites pas offrir le spectacle, car on dit offrir des
dragees, ni presenter V aspect, car on dit presenter
une pomme, ni exprimer la surprise, car on dit
exprimer le jus dun citron. A ce compte, il ne faut
pas non plus dire : Je vous aime^ car on dit aussi :
J'aime les epinards, Le meme auteur proscrit /a/r^
violence, perdre I habitude, on ne tarda pas a de-
couvrir, auxquels il substitue violenter, se deshabi-
tuer, on decouvrit bientdt. Pourquoi ? C'est ainsi que
les Pbilaminte et les Armande bannissaient Tusage
de certains termes assez malheureux pour leur dd-
plaire.
Par une antipathic on juste ou naturelle.
Nous avons pris chacune une haine mortelle
Pour un nombre de mots, soit ou Terbes ou noms.
Que mutuellement nous nous abandonnons.
* VArt d'e'crirej en vingt Upons, par M. Albalat.
LBS CLICHES DE STYLB 285
Si nous devions ea croire de trop delicals sty-
listes, il n'y aurait vraiment plus moyeii d'employer
la langue de nos p^.res.
Gustave Flaubert, dans une de ses lettres *, repro-
che k M. Paul Alexis d'avoir 6crit rompre le silence.
On sail sa haine f6roce pour le lieu commun. Tout
jeune encore, le bon Flaubert se mit en tfete d'6crire
un Dictionnaire des idees regues. « II faudrait que
dans le cours du livre, iln'y eut pas une pbrase de
ma faQon, et qu'une fois qu*on Taurait lu, on n'os&t
plus parler, de peur de dire naturellement une
phrase qui s*y trouve *. » Le cliche ne lui 6tait pas
luoins odieux que le lieu commun. S'il bl&me chez
M. Alexis rompre le silencey il declare M^rim^e un
mauvais 6crivain pour avoir dit prendre les armes.
On pourrait rechercher dans Flaubert lui-mSme un
grand nombre d'expressions analogues qui lui ont
sans doute echapp6 ; mais il vaut mieux noter en
passant que, si Tauteur de Madame Bovary est un
de nos plus grands artistes litt6raires, ce qui le rend
inf6rieur a deux ou trois 6crivains d'un style plus
libre et plus ais6, ce sont justement les difflcult^s
ingrates qu'il se cr6ait de g«dt6 de coeur. « L'art, di-
sait-il, doit 6tre bonhomme. » Oh I comme son art,
h lui, Test pen!
Eh bien, il y a des puristes qui rench^rissent en-
core sur Flaubert. Celui dont je citais tout h Theure
le livre, condamne impitoyablement, sous le nom
de cliche, n'importe quelle locution « toute faite »•
1 Correspond,, t. IV, p. 362.
« Ibid., t. II, p. 158.
286 Etudes de LirrfiRATURE contemporainb
Et inline, nous nous demandonspourquoi, excluant
faire violence etperdre F habitude^ il admettrait des
composes lels que portefeuille ou essuie-main, Je
ne doute pas qu'on ne put, avec un tant soit peu
dlng^niosit^, substituer k ces cliches des expressions
beaucoup moins banales. Se deshabituer et violen-
ter sont, il est vrai, plus courts que perdre V habi-
tude et faire violence. J'entends bien; et la con-
cision, en eflfet, a toujours 6t6 mise par les rh^teurs
au nombre de ce qu'ils appellent les qualit6s g6n6-
rales du style. Mais quelle rfegle tirera-t-on de li?
Je voudrais, pour ma part, appliquer cette rfegle
k un seul genre, qui n'est pas encore littdraire,
celui de la d^peche t616grapliique.
En 6vitant, comme clich(§, des locutions parfaite-
ment simples sous pr^texte qu'elles font partie du
domaine commun (mais tons les mots du diction-
naire n'en font-ils done pas partie ?) on s*expose k
les remplacer par d'autres locutions qui, tant6t,sont
des n6ologismes inutiies, parfois barbares, et tant6t
expriment Tidde plus ou moins improprement. Si
donner sa demission^ tirer benefice^ faire concur-
rence, produire tine impression, doivent etre pros-
crits, il ne reste plus que demissionner, ben<\ficier,
concurrencer, impressionner, a moins que Ton ne
pr6ffere une p6riphrase. Et, d'autre part, on me de-
fend de dire : porter une accusation^ un bruit se fait -
entendre f ilne dissimula pas son desir ; seulement
les expressions que Ton substitue k celles-lk, accu-
ser, un bruit retentit, il avoua quit desiraity peu-
vent sans doute etre fort bonnes en elles-m6mes et
avoir leur juste emploi, mais elles ne remplacent
LKS CLICHfiS DE STYLE 287
pas les autres. Entre ne pas dissimuler son desir et
avouer qu'on desire^ il y a une nuance assez sensible
poiir que laseconde expression ne doive pas 6vincer
la premifere. Un bruit pent se faire entendre sans
retentir ; on a entendu parfois des bruits qui ne re-
tentissaient pas le moins du monde. Et enfin il ne
faut pas etre tellement vers6 dans les d^licatesses de
notre langue (pardon du clich6), pour saisir ce que
porter une accusation a de plus fort quHaccuser^
J'aimerais mieux encore qu'on exclut porter unju-
gement, car nous avons^'wj^r; porter prejudice, car
prejudicier est d*un fort bon usage; ou mfeme
porter enviCy car envier fait T^conomie dun mot.
Les Pr6cieuses, a vrai dire, se souciaient pen de
la bri^vetd. Mais enfin, c'est aussi par baine du
cliche qu*elles se rendirent ridicules; c*est pour ne
pas dire, comme le premier venu, mouchez la chan-
delle et nous allons diner, qu'elles disaient : dtez le
superflu de cet ardent et nous allons prendre les ne--
cessites meridionales ou nous allons donner a la na-
ture son tribut accoutume. Or, qu*est-ce qull arriva?
11 arriva que les locutions par oti s'dtaient tout
d'abord distingu6es quelques femmes d'esprit, de-
venaient presque aussit6t communes. Celle-ci,
entre autres : donner a la nature son tribut, a mani-
festement tout ce qui pent en faire un abomina-
ble cliche.
Nous avons d^jJi dit que Texpression simple et
propre n'est jamais banale. Pour 6viter le cliche, il
ne s*agit pas de dresser une liste de phrases, la
plupart irrdprochables, et de s*en interdireTusage;
il s'agit plut6t de parler ou d'ecrire avec une jus-
288 ^TODBS DB LITT&RATURB GONTBMPOBAINB
tesse precise. Voiturez-nous les commodites de la
conversation, c'est 1^ une phrase qui, des le second
emploi^ sera un cliche ; mais en voici une autre :
Nicole, apportez-moi mes pantoufles, que les pu-
rjstes les plus raffines repeteront sans vergogne
apres ce bourgeois de M. Jourdain.
n n'y a point de cliche dans la langue des sciences.
Pour quelle raison ? Parce que^ 14, Texpression est
exclusivement logique, ind6pendante du tempera-
ment, de rhumeur, de Tidiosyncrasie. Soyez triste
ou gai^ 16ger ou grave, bilieux ou sanguin, vous
direz n6cessairement : Le chemin le plus court dun
point d un autre est la ligne droite, et ni la sensibi-
lite la plus vive, ni la plus belle imagination ne mo-
diflera en rien dans votre bouche la forme unique
de cet axiome. Ou plut6t, si vous dites : Le chemin
le plus court d'un point a un autre, c'est la ligne
droite, vous neparlerez deja plus comme un malhe-
maticien, vous introduirez dans un axiome absolu
quelque chose de relatif, vous y mettrez un geste,
un accent particuliers. La difference essentielle de
Tart a la science consiste en ce que la science est
impersonnelle, tandis que Tart, au contraire, sup-
pose rintervention du moi. La science demontre ou
constate des v6rites qui sont egalement vraies pour
tout le monde ; I'art modifle le reel en Facconmio-
dant k telle ou telle « vision d individuelle. On peut
comparer le moi moral de Tartiste avec une sorte
de milieu qui r6fracte les objets.
Le style est comme I'empreinte que met sur une
langue commune la personnalit6 d*un ecrivain.
Nous venous de le voir, 11 y a dans la langue une
LES CLICHfiS DE STYLE 289
multitude de locutions toutes faites dont T^crivain
peut se servir sans scrupule, justement parce
qu'elles ne portentpas de marque personnelle, parce
qu*elles ne font que donner h telle ou telle id6e son
expression logique. Mais, d'autre part, T^crivain
qui n'userait jamais que de pareilles phrases n'au-
rait 6videmment pas de style. Le langage. dans les
math^matiques, ^tantla traduction n^cessaire de la
pens6e, il n'y a aucun lieu h Tart. Mais la litt6ra-
ture a pour objet d'exprimer le rnoi^ je veux dire
des sentiments, des Amotions, qui varient d*un
6crivain h un autre, et qui, par consequent, ne
peuvent se traduire par des phrases toutes faites.
C'est pour cela qu*il y a un art d*6crire.
Si nous revenons maintenant aux cliches, nous
pourrons, je pense,en distinguerdeux esp^cesbien
di£f6rente3.Les unsont pour cause Tabsence de toute
personnalite, etles autres Temprunt d'une person-
nalit6 ^trangfere.
Nous ne dirons pas grand'chose des premiers.
Beaucoup d'6crivains, depourvus d'imagination et
de sensibilite, s'expriment constamment par phrases
toutes faites. Cela ne les empfeche pas au surplus
de dire les choses les plus judicieuses. lis peuvent
6tre de fort bons esprits, its ne sont pas des « ar-
tistes ». Leur 6criture n'a rien de ridicule ; c*est
une dcriture terne, sans caract^re personnel, mais
aussi sans affectation, et qui ne vise pas k TefFet.
Aucune de leurs phrases, prise h part, n'est r6-
prdhensible. Seulement il nV a jamais chez eux le
moindre trait de style qui denote une fagon parti-
eulifere de sentir et de voir.
19
290 fiXUDBS DE LITTfiRATURK CONTEMPORAINE
L'autre espfece de cliches m6rite de nous arrfeter
davaniage. Ceux-lk ne sont pas insignifiants : ils
ont de la couleur, de la vivacit6, de racial. Mais les
phrases les plus brillantes supportent le moins
d'etre repetdes. EUes furent belles une fois, dans
leur premifere fratcheur ; redites, elles accusent,
chez Tecrivain qui s'en pare, non seulemenl le
manque d'originalit^, mais la pretention au style,
et, par Ih, sont ridicules. Chaque grand po^te a
toute une suite d'imitateurs, qui s'approprient ses
images ; et ainsi, chez ce pofete meme, les phrases
qu'il cr6a prennent souvent un air surann6, jusqu'i
ce que ses imitateurs soient enfin tomb^s dans
roubli.
Voici une page de Jules Sandeau, qui estpresque
entiferemeut compos6e de cliches :
« II entre dans la vie, qu'il n'afait jusqu'ici qu'en-
« trevoir a travers les songes enchant6s de la soli-
« tude oil il a grand!. Son enfance s'est ^coul^e h
a Tombre du toit paternel, dans la profondeur des
« vallees. La nature Ta berc6 sur son sein : Dieu
a n'a place autour de lui que de nobles et pieux
« exemples. Le voici qui s'avance, escorts de tout
« le riant cortege que traine la jeunesse aprfes
« elle. La grftce reside sur son front, Tillusion
« habite dans son sein ; comme une fleur 6close
« sous le cristal de Tonde, au fond de son regard,
« on voit la beaut6 de son ^me », etc.
Ce style-Ik fait dire aux bourgeois : « Comme
c'est bien 6crit ! » Et certes la plupart des expres-
sions qu'emploie Sandeau ont eu jadis leur grAce.
LBS CLICHES DE STYLB 291
On en reconnalt quelques-unes au passage, celle-ci
«ntre autres, qui est d'An(ir6 Ch6nier:
L'illusion f6conde habite dans son sein.
T^ous serions embarrasses sans doute pour en at-
tribuer la plupart h leur authentique inventeur.
<Jui a dit le premier : La grdce reside sur son front ?
ou bien encore : Au fond de son regard on voit la
beaute de son dmel Nous ne pouvons le savoir.
Ces expressions sont depuis irop longtemps dans
le domaine commun. Mais, meme si elles ne
portent pas une marque particuli^re,r6crivain qui
les repute veut manifestement en parer sa diction.
Incapable par lui-meme d'aucune originality nova-
trice, il s'applique h « bien 6crire » , et de Ik ce style,
banal ensemble et affects, dont toutes les fleurs ont
•vieilli. On voit assez la difference entre de telles ex-
pressions et celles que condamnait plus haut lad61i-
<5atesse excessive de certains rh^teurs. Ne pasdissi-
muler son d4sir^ par exemple, est une phrase qui,
appartenant de tout temps k tout le monde,
n'appartint jamais k personne, et dont le seul
m6rite est d'exprimer justement une id6e fort
simple. Mais dire : La nature le berce sur son sein,
c'est viser au style. Cette phrase, en effet, n^est
point, comme Tautre, quelque chose de purement
logique, elle a sa physionomie propre, elle fut en
son temps une invention, une creation ; et, si
lointaine que puisse en etre Torigine, celui qui
I'emploie pour ofner son style revet par Ik meme
une personnalite d'emprunt.
292 ^TUDBS DB litt£eature contbmporaine
Ce sont des expressions analogues qui m6ritent
surtout le nom de cliches. 11 y a cerlainement cli-
che loutes les fois que la phrase redile exprima
jadis Chez son invenleur certain mouvement par-
ticulier de sa sensibilite et de son imagination.
Or, Tiniagination et la sensibility se Iraduisent
ordinairement par des figures. Aussi les cliches
sont-ils pour la plupart des phrases flgur^es.
c Enlre toutes les dilTdrentes expressions qui peu-
vent rendre une seule de nos pens^es, dit La
Bruyfere, il n*y en a qu*une qui soit la bonne •. »
L'expression unique dont parle ici La Bruy^re, ne
deviendra jamais un cliche. Mais sa remarque ne
serait juste que si elle s'appliquait k une sorte de
litt6rature scientiflque, ou, pour mieux dire, a une
litt^rature purement rationnelle. II ne s'agit pas,
en arty d*exprimer les rapports n6cessaires des
choses. Ce que Tartiste exprime , c'est, encore un
coup, son mo/, c'est quelque chose d'individuel et
de relatif. Dans le portrait qu'a fait un peintre, on
ne reconnait pas toujours le modele, on reconnait
toujours Tartiste. Chaque artiste digne de ce nom
a sa personnalite, et cetle personnalit6 se denote
le plus souvent par ces gestes du style qui s'ap-
pellent les figures.
Voici des expressions propres que je trouve dans
un catalogue de cliches : Cheveliire abondante^ im-
placable ennemi, tristesse grave, irresistible entrai-
nement, chaleur bienfaisante, souvenir odieiix, frais
visage, Faut-il citer aussi quelques commenlaires
* CaracUres, I, § 17.
LES OLICHfiS DB STYLE 293
de Tauteur ? A propos de tristesse grave, il demande
ironiquement si la tristesse peut etre joyeuse. Eh I
non, sans doute ; maisil y a des tr istesses moroses,
il y en a de douces, il y en a de plaintives, etc., etc.
(Au reste, nous sortons, comme on dit, de la ques-
tion. Si toute tristesse 6tait grave, ce serait une
raison pour que tristesse grave fut un pl^onasme
et non pas unclich6).Demenie, tant que le microbe
de la calvitie exercera ses ravages, nous verrons
maintes chevelures auxquelles T^pith^te d'adon-
dantes ne conviendra pas du tout. D'un monsieur
qui a beaucoup de cheveux sur la tfete, je conti-
nuerai de dire, n^en d^plaise aux stylistes, que sa
cbevelure est abondante^ tout comme, s'il a les
yeux bleus, je dirai bonnement qu'il a les yeux
bleus. Quelque communes qu*elles puissent etre,
les expressions de ce genre ne passeront jamais
dans la cat6gorie des cliches. A condition, bien
entendu, qu'elles aient leur emploi appropri^.
Tous les souvenirs ne sont pas odieux, ni tous les
ennemis ne sont implacables, ni tous les visages
ne sont frais ; mais d'un visage qui est frais, j'e-
crirai un frais visage, et d'un ennemi qui est im-
placable, j'6crirai un implacable ennemi^ et d'un
souvenir qui est odieux, j'ecrirai un odieux souvenir.
Ma foi, tant pis I
Ce sont surtout, avons-nous dit, les expressions
flgurdes qui deviennent des cliches, notamment les
periphrases et les m6taphores.
Pour la p6riphrase, faisons dfes maintenant une
distinction. II y a des periphrases purement d6co-
ratives, et qui, par suite, n'ajoutent rien a la
294 ETUDSS DB Lnr^RATURK CONTBMPORAINB
pensee ou au sentiment. Celles-I^ meritent le nom
de cliches. Pascal dit qoelque part : c Masquer la
nature et la deguiser. Plus de roi, de pape,
d'eveque ; mais auguste monarqu€y etc. ; point de
Paris; capitale du royaume ». Auguste monarque
et capitale du royaume sont ce que nous appelons
des cliches. Pas toujours pourtant, et Pascal ajoute
lui-meme : « n y a des lieux ou il faut appeler Paris
Paris, et d'autres ou il la faut appeler capitale du
royaume ». Dire, par eiemple : Nous avons passe
quelques jours dans la capitale du royaume^ c'est
masquer la nature, cette periphrase n'etant ici
qu'un equivalent pretentieux du mot propre. Mais
dire : Lennemi s^avanca jusqu'd vingt lieues de la
capitale, ce n est plus une periphrase insignifiante,
car, en parlant ainsi, o^ attire I'attention surce
fait que la capitale meme du royaume fut menacee.
Vous vous rappelez sans doute le distique
d'Athalie :
Gelui qui met an freia a la furear des flots
Salt aussi des mechants arreter les complots.
Le premier de ces deux vers pourrait etre rem-
place par un seul mot : Dieu. Mais qui ne voit la
difference ? Celui qui met un frein signifie : Dieu^
lui qui met un frein. 11 y a la un argument, il y a un
raisonnement. — Exempie analogue de Bossuet :
a Gelui qui regne dans les cieux et de qui rele vent
tons les empires, est aussi le seul qui se glorifie de
faire la legon aux rois ». Si Dieu fait la leQon aux
rois, c'est parce qu'il regne dans les cieux et parce
que tons les empires rele vent de lui. — Au d6but
LES CLICHfiS DE STYLE 295
de Britannicusy la coiifldente d'Agrippine lui dit :
Quoi ? tandis que N4ron s'abandonne au sommeil,
Faut-il que vous veniez attendre son r^veil P
S'abandonner au sommeil est une periphrase.
Mais cette p6riphrase a ici sa signification. Le mot
propre dort ne marquerait pas la tranquillity, Tin-
souciance de N6ron, qu'Albine veut opposer k I'in-
qui6tude d'Agrippine. II y a des lieux, comme parle
Pascal, oil la p6riphrase est un clich6 ; la, elle ne Test
pas, car elle ne fait que rendre avec exactitude le
sentiment etlapens^e du personnage quiTemploie.
Void maintenant des cliches : c*est Vastre du jour
pour le soleil, la plaine liquide pour la mer, le long
fruit dor pour la poire, le lacet fatal pour la corde
(avec laquelle on se pend), Vaigle de Meaux pour
Bossuet, les travaux de Mars pour la guerre. Encore
ne faut-il pas condamner indiff^remment toutes les
circonlocutions de ce genre. La plupart seront par-
tout ridicules, taigle de Meavx, par exemple, ou le
lacet fataU Equivalents affectds du terme propre et
qui n'en modifient nuUementla signification. Mais
peut-6tre quelques-unes pourraient-elles encore
servir. On couQoit ais6ment tel cas oti la periphrase
astre du jour pent etre substituee a soleiU etmfenie
le doit. Et si elle le pent, c'est seulement, a vrai dire,
parce qu'elle le doit, parce que, dans le cas suppose,
elle 6quivaut ^ quelque chose comme ceci : le soleily
qui est I astre du jour ; et de la sorte, loin d'etre un
allongement oiseux elle fait au contraire une sorte
d'ellipse.
La iBetaphore fournit encore plus de cliches que
296 firUDKS DE LirT^BATURE COMTEMPORAINE
la periphrase. Exceptous tout d'abordles m^taphores
necessaires, autrement dit les catachrfeses. Une
feuille de papier ou une plume de fer sont des ca-
tachreses pour la raisou que les termes propres
n'existent pas dans la langue. Mais toutes les fois
qu'une expression est n^cessaire, 11 va de soi qu elle
ne pent devenir un cliche.
De meme pour les m^taphores mortes, j*entends
par la celles oti la comparaison primitive a disparu,
ou, perdant de vue le sens initial de Texpression,
nous n'apercevons plus que celui dans lequel on
Temploie. Si presque tons les mots furent ancien-
nement des m^taphores, la plupart ne s^emploient
pas comme tels. U y en a un grand nombre ou la
in6tapliore originelle n'est plus visible ; et beaucoup
de ceux-lk memes qui la laissent voir aux philo-
logues, les 6crivains en font usage comme de termes
propres. Prenezentreautres des vocables tels quele
substantif />oi//r« ou le verbe payer, Poutre signifle
jument, et payer a pour sens exact tranquilliser.
Mais qui done, usant de ces mots, s'en rappelle Tety-
mologie, m^me si par basard 11 la salt ? Certaines
expressions, qui n'ont pas tout k fait perdu leiir
sens figur6, n'en retiennent qu'un souvenir plus ou
moins vague : fondre en larmes^ mettre en balance,
ouvrir son cceur^ soulever une question^ respirer la
franchise, rompre le silence, offrir un aspect, etc.
Ajoutons encore que la meme fagon de parler pent
etre m^tapborique pour un tel, et, pour tel autre,
n*avoir plus qu'une signification abstraite. De \k
sans doute ces phrases grotesques, faites de plu-
sieurs mdtaphores qui ne s'accordent pas entre
LBS CLICHES DE STYLB 297
elles. Quand Joseph Prudhomme dit : « Le char de
TEtat navigue sur un volcan », ces termes n'ont
pour lui aucune valeur melaphorique. On cite la
phrase suivante d' Albert Wolf : « Plongez le scal-
pel dans ce talent tout en surface, que restera-t-il
en dernifere analyse? une pincde de cendres ». Le
spirituel chroniqueur ne voyait, en Fecrivant, au-
cune des images qu'elle pent 6voquer dans notre
cerveau. 11 y a des chroniqueurs tr^s spirituels qui
n'ontpasFimagination trfes vive. — Vous connaissez
ces vers de Malherbe :
Prends ta foudre, Louis, et va, comme un lion,
Donnerle dernier coup h. la derni^re t6te
De la rebellion.
Une telle succession d'imagesneprouve pas du tout
que Malherbe eut beaucoup d'imagination. Bien au
contraire,s'il accumulait ainsi des figures incoh6ren-
tes,c*estqu'aucunede ces figures ne lui 6 tait visible.
Plus une expression m^taphorique approche, avec
le temps, de Tabstraction, moins elle est expos6e k
devenir clich6 ; car, perdant sa valeur d'image, elle
se r^duit k son acception abstraite et tend k n'etre
qu'un signe purement logique. Et rien ne saurait
mieux confirmer ce que nous disions plus haut. Le
caractfere essentiel du cliche n'est point la r6p6ti-
tion. C'est la r^p^tition qui fait passer une phrase
du sens m6taphorique au sens abstrait. Or, toute
phrase a beaucoup moins de chance pour devenir
un clich6, dfes le moment oti elle perd sa valeur
d'image.
Les locutions m6taphoriques dans lesquelles la
298 ^UDBS DB LITT^RATURB CONTEMPORAINB
figure vit encore, sout celles qui fournissent leplus
de cliches. £q usant d'images rebattues, mais en^
core vivantes, r^crivain s'appligue a bien dire ; et
c*est le contraste entre sa pretention et la banality
de son style qui rend le cliche ridicule. Voici des
cliches de ce genre : tenir le glaive de la loi, verser
le poison de la flatteries avoir sur lesyeux le bandeau
de la superstition s saper les bases de V edifice social y
secouer le brandon de la discordCj mettre le fer
rouge sur lesplaies de la socidte, suivre le courant de
r opinion, etc., etc. Encore faut-ilfaire une distinc-
tion parmi ces cliches. Les plus ridicules sont ceuK
dont la metaphore a le mieux conserve sa valeur
pittoresque.
Nous citions tout a Theure des phrases oil plu-
sieurs images disparates sont li^es entre elles.
L'effet ne serait pas beaucoup moins comique si
nous prolongions une metaphore cUch6e par d'autres
termes qui lui convinssent, si nous disions par
exemple : saper les bases de Vordre social avec la
hache revolutionnaire, A cette phrase : les questions
brUlantes reviennent sur Veau^ cette autre : craignez
de mettre le feu aux poudres en agitant des ques-
tions brAlanteSj ne le cede guere en ridicule. Pour-
quoi?On peut en donner plusieurs raisons; mais
c'est notamment que la metaphore nous est rendue
sensible par sa continuation me me.
Les meilleurs 6crivains emploient souvent des
locutions toutes faites, quand ces locutions n'ont
qu'une valeur logique. J 'en citais plus haut un cer-
tain nombre ; quoi qu'en pense Flaubert, nous use-
rons sans scrupule de prendre les armes ou meme
LBS CLICHfiS DB STYLE 299
de rompre le silence : tout autre Equivalent serai t
n6cessairement moins simple. Mais on n'6crit bien
que si Ton a un style k soi. Or, ToriginalitE d'un
ecrivain consiste surtout dans les images, et ce sont
justement les cliches mdtaphoriques qui font un
style banal. Le bon Ecrivain Evite les mEtaphores
toutes faites ; s'il n'a pas d'imagi nation, il se con-
ten te du terme propre plut6t que de rEpEter des
images vieillies. Quant au grand Ecrivain, celui-la
Ecrit mal, je veux dire que la nouveautE de ses
figures dEconcerte le gout moyen du public. Bien
Ecrire, pour le public, c'est Ecrire comme tels ettels
auteurs dont Tadmiration gEnErale fait des mo-
dules. Mais le grand ecrivain — un Saint-Simon, un
Victor Hugo, un Michelet — a pour rfegle supreme
d'exprimer sa propre fagon de voir et de sentir. Or,
comment Texprime-t-il, sinon par ce que le bon
go At taxe prEcisEment d'Etrange ou mEme de bar-
bare ? Attendons un pen : il s'y fera, le bon gout.
Les images qui Tavaient d'abord scandalisE fini-
ront par lui paraltre toutes naturelles. Dans la
langue courante, combien n'en trouverait-on pas
dont aucun novateur n'oserait sans doute Egaler
Taudace I
Sans originalitE, Ton pent faire des oeuvres esti-
mables ; on n'est pas un Ecrivain. Mais est-ce k
dire qu'il faille de parti pris se singulariser ? II y a
une foule de choses qu'un grand Ecrivain dira de
la mEme manifere qu'un Ecrivain sans gEnie. Aussi
avons-nous distinguE deux sortes de clichEs. La
rEgle n'est pas de tout dire autrement que les
autres, de substituer des tours ingEnieux, brillants.
300 fiTDDKS DB LITTfiRATDRE OONTEMPORAINE
aux expressions les plus simples, et, par suite, les
plus r6p6t6es. La rfegle, encore une fois, c'est
d'exprimer sa propre vision. Flaubert lui-mfeme,
resumant toute la rhetorique dans Texactitude :
« Va faire un tour, disait-il h Maupassant son elfeve ;
tu me raconteras exactement ce que tu auras vu ».
Et si, durant cette petite promenade, quelque che-
velure abondante ou quelque frais visage passait
dans le champ visuel de Maupassant, ni T^lfeve ne
cherchait une 6pitlifete plus rare, ni le msdtre,
quelles que fussent ses d61icatesses, ne bl&mait
une ^pith^te aussi commune.
XIV
« AU MILIEU DU CHEMIN », PAR EDOUARD ROD
Parvenu au milieu du chemin de la vie, Cla-
rence, Tillustre pofete dramatique, se demande,
face ci face avec soi-meme, si Tceuvre qui lui a
valu la gloire n'est pas une oeuvre mauvaise, s'il
ne doit pas s'accuser, lui dont toutes les pifeces
exaltent la passion, fut-elle coupable, d'avoir jet6
par le monde des germes pernicieux. Une sourde
apprehension travaiUe deja sa conscience, lorsqu'il
apprend qu'une jeune fille, Celine Bouland, s'est
tu6e par d6sespoir d'amour aprfes avoir lu son der-
nier drame. N'a-t-il pas une part de responsabilit6
dans ce tragique accident? Et Tamant lui-m6me de
C61ine est son plus cher ami, le peintre Laurier,
qui, marie, pfere de famille, n'a pas eu le courage
de naourir avec elle, mais qui ne fera plus que trai-
ner une vie miserable et morne jusqu'au jour oil
il va sombrer dans la folic. Laurier aussi, c'est la
litterature, ce sont les drames de Clarence qui Tout
302 tflUDES DB LITT^RATURE CONTBMPORAINE
perdu, (c Vous autres, poetes,lui ditle malheureux,
Yous arrangez, voos embellissez, vous faossez les
proportions. Ainsi vous etes les ouvriers de Tillu-
sion des sens et du cceur, qui trompe souvent des
4mes loyales, dont on meurt guelquefois, comme
ma pauvre amie, ou dont on porte la blessure k
jamais ouverte, comme moi!... » Devant ces deux
victimes, Clarence d6teste son oeuvre et prend la
resolution de ne plus 6crire que des livres « inno-
cents ». Maisilfaut que sa vie elle-meme soit en
accord avec ses nouveaux principes. Depuis dix
ans et plus, il a une liaison quasi conjugale avec
une femme divorcee, la belle et noble Caudine
Bryant, et, si le monde accepte cette liaison, plus
digne que beaucoup de manages, elle n'en est pas
moins incorrecte et d'un f^cbeux exemple. Clau-
dine n'eprouve aucun besoin de s*assujettir a la
loi commune ; et, d'autre part, elle ne voudrait
pas condamner elle-meme son pass^ en se donnant
I'air de reparer une faute. Aussi repousse-t-elle
d'abord les instances de Clarenc6. Puis, le voyant
trop malheureux, elle se rend enfin, non a ses rai-
sons, mais a ses priferes. — a Comme vous voudrez,
mon ami ! » Tels sont les mots sur lesquels se ter-
mine le livre. Ce mariage sera pour Clarence le
premier pas dans la voie nouvelle, vers de meilleurs
lendemains.
Je dirai peu de chose du roman lui-meme. On y
appr^ciera surtout des descriptions morales. Mais
d'ailleurs les personnages ne manquent pas de vie,
ni ceux du premier plan, ni meme ceux du second
ou du troisifeme, par exemple ce neveu de Cla-
AU MILIEU DU CHEMIN, PAR ^DOUARD ROD 303
renc6 qui figure le jeune homme de lettres ambi-
tieux, 6goi8te, uniquemenl pr6occup6 de se faire
jour et n'ayant d'autre vocation que son Apre ddsir
d'arriver. Peut-6lre un tel sujet demandait-il une
facture plus serr6e, plus exacte, et aussi une plus
grande force d'analyse. II n'en faut pas moins rendre
justice au talent consciencieux et delicatde M. Rodt
Mais le d6bat que soul^ve An milieu du chemin a
trop de port6e pour ne pas prdvaloir sur Tint^ret
purement anecdotique du r6cit, et d'ailleurs nous
discuterons, en le reprenant pour notre compte,
la manifere dont Tauteur le mfene.
Ce sont, k vrai dire, deux questions diff6rentes
<jue pose le roman. Je ne dis pas, au surplus,
qu'elles n'aient entre elies aucun rapport. Clarenc6
se sent, comme ecrivain, responsable des senti-
ments qu'inspire son oeuvre, et, dfes lors, il doit,
aussi, en tant qu^homme, se sentir responsable de
Texemple que donne sa vie. Pourtant, la thfese g6-
n6rale n*enest pas moins envisag6e sous un double
aspect, et, malgre Tadresse dont fait preuve I'au-
teur, je crains que I'unite de son livre ne semble
pas assez 6troite. Quoi qu'il en soit, nous examine-
rons I'une aprfes Tautre les deux « espfeces » du cas
en question.
Et d'abord, pour commencer par celle qui se
rapporte directement a T^crivain, il est bien Evi-
dent qu'une oeuvre litt^raire, qu'une pifece de
th6Mre, peuvent agir sur la sensibilite de ceux qui
la lisent ou la voient jouer. Seulement, je ferai
tout de suite k M. Hod une critique assez grave. II
aurait du nous montrer en quoi et comment les
304 fiTDDKS DK LITTfiRATURE CONTBMPORAINE
drames de Clarenc6 ont trouble Timagi nation de
C61ine, 6gar6 le coeur de Laurier. Des deux soi-
disant victimes de la litt^rature qu'il nous pr6-
sente, Tune, Laurier, est un ^tre inconsistant,
veule, une sorte de malade, de n6vros^,qui n'avait
sans doute aucun besoin de lire les pieces de son
ami pour s'abandonner k Timpulsion de ses sens.
Quant k Tautre, C61ine, rien ne nous empSche
de croire que Ciarenc6 exagfere le mal dont il s'ac-
cuse. « Je vous trouve bien orgueiUeux, dit au h^ros
de M. Rod son vieux confrfere Deiambre. Ne gros-
sissons point notre importance, pas plus dans le
mal que dans le bien ».
Pourquoi M. Rod laisse-t-il Celine « k la canto-
nade » ? Par \k sa thfese avait une port^e g^nerale,
car plus les particularit^s des circonstances et les
traits des personnages sont pr6cis6s par Fauteur,
plus se restreint aussi Tapplication de la v6rit6
quMl veut mettre en lumifere. Seulement, la donnee
elle-meme peutalors me paraitre fausse, et c*est un
d6faut capital. Je devrais etre sur que Celine a r6elle-
ment subi Finfluence de ses lectures, je devrais
connsutre ce drame de V Amour et la Mort qu'on
trouva sur sa table et dont je sais qu'elle souligna
certains passages, mais dont ces passages ne sont
pas cit6s. « Comment distinguer^ dit Clarence lui-
mfeme, dans le cas de cette pauvre enfant? II fau-
drait connaitre les details, reconstituer, lire dans
le cceur qui ne bat plus... » Et sll ajoute, k vrai
dire : « C*en est trop pour notre psychologie
approximative », je regrette n6anmoins que M. Rod
ri'ait pas entrepris cette analyse, quand elle faisait
AU MILIBU DU CHKMIN, PAR fiDOUARD ROD 305
la donn6e meme de son livre. On pent trfes bien
croire avec un autre personnage, le reporter Mer-
lon, que « C61ine 6tait une de cespetites personnes,
comme il y en a beaucoup aujourd'hui, qui ne peu-
vent se marier parce qu'elles n'ont pas de dot et
qui cherchent oil elles peuvent une compensation ».
Si je ne conteste pas d'unefaQong^n^rale Tinfluence
des a phrases lues », des < vers complices », il eut
fallu, dans ce cas particulier, me la montrer assez
clalrement pour que je fusse oblige d*y attribuer le
malheur de C61ine.
Revenons h la thfese. Du moment oil les oeuvres
d'un 6crivain exercent une action sur ses lecteurs,
il doit evidemment se pr6occuper de cette action.
Aussi ne pouvons-nous qu'approuver les paroles
de Clarence quand il dit k Merton :
TaA fait mes drames par instinct, pour ob^ir k ma na-
ture, sans plus refl^chir que le pommier dont les fruits
murissent. Pendant des ann^es, la question que soulSve
ce fait divers ne m'a pas mSme effleur^ I'esprit. Pourtant
votre voix n*est pas la premiere qui Tail posee : un jour,
je ne sais quand, je ne sais pourquoi, je I'ai lue au fond
de moi. Gomprenez-vous maintenant son vrai sens, et la
gravity qu'elle prend k cette heure ? Pressentez-vous ce
qui se passe dans la conscience d'un hoon^te homme,
quand il s'apergoit soudain qu'il est peut-Stre responsable
d'une vie 6teinte, qu'il n'est, en tout cas, pas entierement
innocent d*une catastrophe ? Vous en Stes aux droits de
I'Art, au respect de TArt, aux exigences de I'Art, k la reli-
gion de I'Art, avec une enorme majuscule... Oui, c'est vrai,
on se contente longtemps de cette religion-1^, on la croit
tres noble, tr^s sup6rieure. On meprise ceux qui la repous-
20
306 Etudes de LirrfiRATURE contemporaine
sent : des barbares, n*est-ce pas ? Et puis, un beau jour,
on s'aper^oit que ses dogmes sonnent creux : le dieu
n'etait qu'une idole... D'oii la metamorphose? On a souf-
fert, on a v^cu, on a compris, on s'est rempli d'huma-
nite... Alors, on commence k observer le monde avec
d'autres yeux, des yeux qui voient : et Ton d^couvre
bient6t qu'au-dessus des livres, des vers, des drames, de
TArt, — il y a cette grande et simple chose qui est la %
Vie... Mon Dieu ! oui, la vie, la vie commune... La vie des ^-
pauvres hommes si souvent malheureux, parfois bour-
reaux, plus souvent victimes, artisans de leurs maux et
tourment^s par la destinee... Beaucoup, qui sont partis en
guerre avec le culte exclusif de Tart, n'ont, apr^s la
victoire, que Tamour exclusif du bien... Quand vous aurez
fait votre chemin, vous vous rappellerez peut-^tre mes
paroles. Et si vous Stes devenu un homme, vous saurez
que j'avais raison.
Un 6crivain ne cesse pas d'etre an homme, il est
un homme avant d'etre un ecrivain. Les droits de
Vart, dfes que Tart peut nuire i la vie, sont une for-
mule vaine. II ne s'agit pas, bien entendu, d'un au-
teur qui specule sur le scandale, qui, sciemment et
de parti pris,ecrit des livres corrupteurs. Pour celui-
Ik, la question ne saurait mfeme se poser ; si s«s
ouvrages ne tombent pas sous le coup de la loi, le
mepris de tons les honnetes gens suffit pour en
faire justice. Clarenc6,lui, a toujours 6t6 non seule-
ment un galanthomme, mais un cceur g6n6reux, un
esprit 61ev6 et noble. Tout ce dont il peut s*accuser
en faisant son examen de conscience, c'est d'avoir
glorifl6 Tamour, un amour qui plane au-dessus
des misferes et des vilenies humaines comme au-
dessus des lois. Et, d'autre part, nul autre ne serait
AU MILIJSU DU CHBMIN, PAR fiDOUARD ROD 307
mieux qualifid que lui pour revendiquer les droits
de Tart. Ne prenons pas sa modestie au mot. Nous
Savons que ses ceuvres honorent notre litt6ratnre,
qu'elles lui promettent riinmortalit6. Mais les scru-
pules qu'il 6prouve n*en sont pas moins legitimes :
s'il n'a pas tort en se reprochant d'avoir 6crit ses
drames sans se soucier de leur influence morale, il
a non moins raison de croire que la vie doit primer
Tart, qu*une ceuvre malfaisante n'est point excusee
par sa beaut6.
Nous avons ici une th5se analogue h celle que
M. Bourget soutint dans le Disciple, mais plus juste
en soi et que les th^oriciens de Tart pour Tart
seront seuls k contester. Ici, cen'est pas d'id6es et
de systfemes qu'il s'agit, c'est de sentiments, c'est
de passions. Le savant, le philosophe, ont pour de-
voir de faire connaltre la v6rit6, mfeme si cette
v6rit6 contredit notre morale actuelle, et rien n'est
plus faux, plus dangereux, que d*asservir la science
k la morale. Mais T^crivain, qu'il se contente de
peindre la vie, ou que son objet supreme consiste
a r^aliser la beaute, n'a pas le droit de faire une
ceuvre, fut-ce un chef-d'oeuvre, qui puisse corrom-
pre une seule 4me.
II faut pourtant que cette rfegle austfere admette
quelque restriction. Je n'all6guerai pas, pour en
revenir au cas particulier de Clarence, que les
drames ou il celfebre la passion font fremir des
couples d'amants, qu'il y a plus de noblesse dans
Tenthousiasme que dans I'ordre et la paix, et enfln
que « Ton vit a double dans les flammes » ; c'est
Claudine qui le dit, et ces declamations roman-
308 fiTDDES DE LITT^RATDRE CONTEMPORAINB
liques, r6p6t6es nagufere paries h6ros deM. Rod,uii
Michel Teissier, un Martial Duguay, nous semblent
d*un autre temps. Je ne pr6tendrai pas non plus,
comme Delambre,le confrere de Clarence, qu'il faut
marcher devant soi librement et ne pas r6flechir,que
Dieu lui-meme a fait de s^duisants coquins, quela
lumifere esttoujours bienfaisante, etc., etc. ; il n'y a
gufere lieu de s*6tonner si Clarence ne se laisse pas
convaincre par de telles raisons. Ce que je dirai,
c'est, au contraire, que toute ceuvre pent faire du
mal ; c'est qu'il n'en existe aucune, si elle est vraie
et forte, quine puisse, dans tel cas particulier, avoir
sur telle ou telle 4me un eflfet plus ou moins f4-,
cheux. Clarence se promet d'ecrire des livres in-
nocents. Quelle illusion ! Des livres innocents ?
Ceux-lk meme de Berquin ne le sont point. On
devrait proscrire et tons les ecrivains qui ont re-
pr6sent6 fldfelement la nature et tons ceux qui Tout
id6alis6e. On ne ferait gr^ce ni aux Jean-Jacques,
aux Chateaubriand, aux George Sand, ni aux Bal-
zac, aux Flaubert, aux Dumas. Quel roman, quel
drame sauverait-on ? Je ne sais vraiment si les
trois quarts des sermons en r^chapperaient.
Ne soyons pas plus sevferes que les jans6nistes.
M. Rod allfegue Jlacine et sa conversion. Que dit
Racine dans la preface de Phedre ? II pretend
« n' avoir pr6sent6 aux yeux les passions que pour
montrer tout le d^sordre dont elles sont cause »,
« avoir peint le vice avec des couleurs qui en font
connaltre et hair la diflformit6 ». Nous n'en recon-
naitrons pas moins que cette pifece, oii sont expri-
m6s avec tant d'^loquence les dgarements de
AU MILIBU DU CHBMIN, PAR l^BOUARD RQD 309
Tamour, peut troubler une jeune &me. Et cepen-
dant le grand Arnaud donnait k PhMre un brevet
de morality. Certes, les scrupules de Clarenc6 Tho-
norent ; mais, encore une lois, il faudrait, si nous
Ten croyions, supprimer d'un coup toute litt6rature.
Aussi bien Clarenc6 en arrive, par une suite
logique, h r^pudier non seuiement toute litt6ra-
ture, mais toute espfece d'art et toute esp^ce de
civilisation. « L'homme, dit-il k son neveu Jacques,
est fait pour d6f richer les forSts et pour gratter la
terre ; ce sont \k ses fonctions naturelles. » Et il
oppose le sentiment k Tesprit, le bien au savoir, la
nature k la culture, comme s'il n'y avait de vertus
que dans Tignorance. Mais, par une strange con-
tradiction, M. Rod nous montre ici meme des
paysans chez lesquels cette ignorance se concilie
fort bien avec Tavarice, Tenvie, la s6cheresse de
coBur. Lorsque Clarence va faire un s6jour au
village natal dans la famille de son frfere, campa-
gnard inculte que la litt6rature n'a certes pas g4t6,
je m'attendais quil trouv^t k Pr6ne je ne sais quel
paradis de primitive innocence. Or, le frfere de
Clarencd nous est peint comme un paysan cupide,
retors, dur, et sabelle-soeurne vautpas davantage,
J'aime presque autant leur flls Jacques, si pen de
sympathie que m'inspire ce corsaire de la litt6ra-
ture ; et, en tout cas, j'aime beaucoup mieux Cla-
rence lui-meme, en d6pit des sept ou huit chefs-
d'oeuvre qu'il a sur la conscience.
Comme la premifere thfese du roman, la seconde
est en soi des plus louables. Clarenc6 veut mener
Claudine de\ant M. le maire. A la bonne heure. On
310 Etudes de litt6ratdre contemporainb
pourrait dire sans doute avec M°*® Br6ant que le
manage est bien souvent « une coiiverture qui sert
h trop de vilains marches et de bas compromis » ;
et certes, Tunion libre de Clarenc6 et de Claudine
vaut mieux que telle union legale de deux6poux
qui se trompent ou qui ne s'aiment pas. Mais Cla-
rence a pourtant raison lorsque, persuadant k
Claudine de <^ rentrer dans le lot commun », il lui
montre les hasards qui menacent leur avenir, si
I'indissoluble lien du mariage ne les unit k tout
jamais. « Nous vieillirons sans avoir rien de ce qui
fait le prix de la vie, une fois la maturity venue : le
foyer, la famille, le cercle des amis surs... Jamais
nous ne serous tout k fait les deux 6tres qui ne
font qu'un... Cbacun de nous suivra son cbemin.
Nos chemins se confondent ? A cette heure, c'est
vrai... Mais, demain, Tinattendu pent se dresser
entre nous, » etc. Ce que nous ne nous expliquons
gu6re, c'est, k vrai dire, pourquoi M™° Br6ant ne
consentit pas tout d'abord a etre la femme de Cla-
rence. Si son mari s'est mal conduit envers elle,
s'ensuit-il qu'elle doive en vouloir au mariage ? Et,
si le mariage n'est souvent, comme elle le dit,
qu'un mensonge social, doit-elle s*y refuser quand
il est, au contraire, Tunion intime et profonde de
deux etres qui s*aiment, qui ne vivent que Tun
pour Tautre?
Clarence a raison sans doute de « r6gulariser sa
situation ». Ce qui me parait dangereux, c*est la
th^orie g6n6rale en vertu de laquelle il moralise.
Je ne sais si M. Rod en a bien mesure toutes les
consequences : elle tend aToppression deTindividu
AU MILIEU DU CHBMIN, PAR ^DOUARD ROD 311
par la communaut6. Assur^ment Claudine ne de-
vrait pas se considfirer, elle et son ami, comme
une sorte de microcosme, comme un petit monde
ayant en soi seul sa propre raison d'etre et d6tach6
de loute obligation envers la soci^t^ qui Tenloure.
Mais Ferreur de Clarence n'est gufere moins grave,
car il veut sacrifler la conscience personnelle k je
ne sais quelle discipline commune, reconnue comme
unique rfegle de morale. Si M"" Breant peche par
orgueil et par 6go*isme, je crains que les nouveaux
principes de Clarenc6 ne lemfenent k une servitude
avilissante. II se reproche, le pauvre homme,
d'avoir eu Tesprit trop libre. II proclame la n^ces-
sit6 d'incliner notre sens particulier devant Topi-
nion, quelle que soil la m6diocrit6 des gens qui
Font 6tablie-Il en vient k penser que le dernier mot
de la sagesse est de « faire comme les autres »,
que la v6rit6 consiste dans les pr6jug6s communs,
et le bien dans le respect des conventions sociales.
La premifere thfese de Clarenc6 nous menait k Tabo-
lition de tout art; et voici main tenant que la seconde
a pour aboutissement logique Fabdication de tout
ce qui fait la personne libre, de tout ce qui donne
a rhomme son prix et sa dignity. On veut que la
morale s*assujettisse la pensde ; mais, Pascal Ta
dit, « travaillons a bien penser, voilk le principe de
la morale ». Sous pr6texte de d6fendre les int^rets
sociaux, la tradition et la discipline, on m6connait
les droits de Tesprit humain, on rdprime, avec le
progres de la civilisation, celui-la meme des
moeurs.
N'est-il pas vrai que toutes les id6es qui servent
312 fiTUDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE
de fondement k notre soci6te moderne ont 6t6
d'abord anarchiques, et que les plus simples
maximes de justice et d'humanit^ ont passd long-
temps pour contraires a Tordre social ? Clarenc6 a
raison d'6pouser Claudine ; il a tort de croire et de
dire que nous devons subordonner notre existence
propre aux pr^jug^s du milieu ambiant. Avec tons
les pr6jug6s mis ensemble, on ne fera jamais un
principe de morale, et les conventions qui m6ritent
notre respect sont celles dont notre raison et notre
conscience ont reconnu la valeur.
Je comprends une religion humaine, si c*est la
religion de I'ideal vers lequel Thumanit^, tant bien
que mal, dirige sa marche. Mais rid6al n'a aucune
ressemblance avec la moutonnifere sagesse que, sur
ses vieux jours, Clarenc6 veut prendre pour rfegle.
II se realise, de sifecle en sifecle, par Taction de ceux
qui contredisentles erreurs vuigaires et braventles
opinions communes. Et je ne congois pas vrai-
ment qu'on se fasse une religion, non pas de la
vertu et du g6nie, mais de la m6diocrite routinifere.
Ce qu'il y a de vraiment hiimain, ce n'est point la
routine des prejug6s, c'est Teflfort des hommes de
bon vouloir, qui fait avancer Tbumanite, si mise-
rable encore, dans la voie du bien.
FIN
TABLE DES MATIERES
I. — Le theatre de M. Jules Lemaltre i
II. — La jeune iille moderne dans le roman franQais. 23
III. — « F^condit4 », par E. Zola 49
IV. — Un chef-d'oeuvre oubli^ : < Adolphe », de Ben-
jamin Constant 71
V. — La femme marine et Tadult^re dans le roman
francais moderne 89
VI. — « La Duchesse bleue », par Paul Bourget. . . 123
VIJ. — L'homme de lettres dans le roman frangais mo-
derne 139
VJII. — c Resurrection », par Tolstoi 165
IX. — Le prStre dans le roman frangais moderne . . 181
X. — 4fi Les morts qui parlent », par M. de Vogii6. . 227
Xr. — L'homme politique dans la litt^rature frangaise
moderne 237
XII. — LUanarchie Iitteraire» 269
XIII. — Les cliches de style 283
XIV. — « Au milieu du chemin *, par Edouard Rocf. . 301
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La Vw et TArt. SentimeaU at Idties I'e cc Itmps.
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CoOBTois (I'lerre). Dan* l« Pai« do Soir (PofiBiaE). 1 vol. io-lii. S 60
•- DoDUic (Read), ttuiles sur Is LitUratnra ImiBaiia. l" n i' sari«.
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— Portraits d'Scrivaina. 1 vollii-lfl 3 W
— GcL'ivaina d'aajouril'ltui. 1 vot. in- 16 3 GO
— Le> Jeunes. 1 vol. iu-16 8 fiO
~ Do ScribB sawn- I vol. in-Ill 3 60
— Essaia sur la TlisAtre cDiiteiiiporatii- 1 voI.in-16 3 GO
DucOra(EJouardJ.rabl68, 1 vol. in-l6 ! M
EssuiTs (Emmaoiiul dos). Porlrails da Haitrei. 1 w\. in-Ki. 3 60
(Rdortces). ^ndsi da litt^rature gonUmpor
■ie. 1 vol. 1
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BloniCE (Ctiarleft). 1>b Liudrature da Toatli-I'liaura.
MuBLFEU) (Lucieii). La Monde aa ran impriins. i vol. in-
MjH)i:i.WR (CainillBj. Eleusis, Causeriafi sui' la Cilfi 1
Sooatiues d'Aulomua. I
I' (BrntsL;. Les EvoluUuu da la Critique Iren^aise. 1 >