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ANATOLE FRANCE
l)H T, 'académie FRANCAlSK
LE
PETIT PIERRE
CENT SOIXANTIÈME ÉDITION
PARIS
GALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3. RUE AUBER. 3
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Prix : 6 fr. y 5 c.
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LE
PETIT PIERRE
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CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18.
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LE PETIT PIERRE
PIERRE NOZIÈRE
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LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE {Illus-
trations en couleurs de Léon Lebègue) 1 — •
ANATOLE FRANGE
DE l'académie française
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LE
PETIT PIERRE
^«-M^iA»
PARIS
GALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE ADBER, 3
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Droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous les pays.
Copyright, 1918. hv rîALMAMN-LévY,
îi? 14 1965 ]■■
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A MON VIEIL AMI
LÉOPOLD KAHN
EN SOUVENIR DE SON FILS
LE LIEUTENANT JACQUES KAHN
GRIÈVEMENT BLESSÉ
AU COMBAT DE GH AVONNE-SOU PI R
LE 30 OCTOBRE 1914
ET DISPARU
A. F.
LE PETIT PIERRE
l^t^uH t^ fc- 7^7
INCIPE, PARVE pueh, riso cognoscere matrem
Ma mère m'a souvent rapporté diverses cir-
constances de ma naissance qui ne m'ont pas
paru aussi considérables qu'elle se le figurait.
Je n'y ai guère pris garde et elles m'ont échappé.
Quand vient l'enfant à recevoir,
Il faut la sage-femme avoir
Et des commères un grand tas...
Du moins puis-je affirmer, par ouï-dire, que,
à la fin du règne de Louis-Philippe, l'usage
dont parlent ces vers d'un vieux Parisien n'était
pas tout à fait perdu. Car il y eut grande
assemblée de dames respectables dans la
1
2 LE PETIT PIERRE
chambre de madame Nozière pour y attendre
ma venue. On était en avril; il faisait frais.
Quatre ou cinq commères du quartier, entre
autres madame Gaumont, la libraire, madame
veuve Dusuel, madame Danquin, mettaient
des bûches dans la cheminée et buvaient du
in chaud pendant que ma mère ressentait
les grandes douleurs.
— Criez, madame Nozière, criez tout votre
saoul, disait madame Gaumont; cela vous sou-
lagera.
Madame Dusuel, ne sachant où mettre sa
fille Alphonsine, âgée de douze ans, l'avait
amenée dans la chambre, d'où elle la faisait
sortir à chaque instant, de crainte que je ne
me présentasse tout à coup à une si jeune
demoiselle, ce qui n'eût pas été convenable.
Ges dames n'avaient pas le bec gelé et
caquetaient, à ce qu'on m'a rapporté, comme
au vieux temps. Madame Gaumont contait
abondamment, au grand déplaisir de ma mère,
de terribles histoires de regards. Une femme
enceinte de sa connaissance, ayant rencontré
un cul-de-jatte qui tenait un fer à repasser
dans chaque main et demandait l'aumône,
accoucha d'un enfant sans jambes. Elle-même,
LE PETIT PIERRE 3
portant sa fille Noémi, avait eu peur d'un
lièvre qui lui était parti dans les jambes; et
Noémi était née avec des oreilles pointues,
qui remuaient.
A minuit les douleurs cessèrent et le travail
s'interrompit. On avait d'autant plus sujet
d'inquiétude que ma mère avait accouché pré-
cédemment d'un enfant mort et failli mourir.
Toutes les femmes donnaient leur avis ; madame
Mathias, la vieille bonne, ne savait à qui
entendre. Mon père entrait toutes les cinq
minutes dans la chambre, très pâle, et sortait
sans dire un mot. Médecin, habile praticien, et
accoucheur quand il en était requis, il s'inter-
disait d'intervenir dans les couches de sa
femme et avait appelé son confrère le vieux
Fournier, élève de Cabanis. Dans la nuit, le
travail reprit.
Je vins au monde à cinq heures du matin.
— C'est un garçon, dit le vieux Fournier.
Et toutes les commères s'écrièrent ensemble
qu'elles l'avaient bien dit.
Madame Morin me lava avec une grosse
éponge dans un bassin de cuivre. Cela fait songer
aux vieilles peintures qui représentent la nati-
vité de Marie. Mais, à vrai dire, je fus trempé
/
4 LE PETIT PIERRE
dans un chaudron à faire les confitures.
Madame Morin annonça que je portais une
tache rouge sur le rein gauche due à une envie
de cerises qu'avait eue ma mère dans le jardin
de la tante Chausson, tandis qu'elle me portait.
A quoi le vieux Fournier, qui tenait en grand
mépris les préjugés populaires, répliqua qu'il
était heureux que madame Nozière s'en fût
tenue, pendant la gestation, à un désir si
modique, car, si elle se fût laissée aller à
souhaiter des plumes, des bijoux, un cache-
mire, une calèche à quatre chevaux, un hôtel,
un château, un parc, je n'eusse point eu assez
de peau dans toute ma chétive personne pour
porter l'empreinte de ces vastes envies.
— Vous direz ce que vous voudrez, docteur,
fit madame Caumont; mais, la nuit de Noël,
ma sœur Malvina étant dans une position inté-
ressante fut prise d'une envie irrésistible de
faire réveillon et sa fille...
— Naquit avec un boudin pendu au bout du
nez, n'est-ce pas? interrompit le docteur.
Et il recommanda à madame Morin de ne
pas m'emmailloter trop serré.
Cependant, je criais si fort qu'on crut que
j'allais étouffer.
LE PETIT PIERRE 5
J'étais rouge comme une tomate et, de
l'aveu de tous, un vilain petit animal. Ma
mère demanda à me voir, se souleva à demi,
me tendit les bras, me sourit et laissa retomber
sur l'oreiller sa tête fatiguée. Je reçus ainsi,
pour ma bienvenue, de sa bouche tendre et
pure, ce sourire sans lequel on n'est digne,
selon le poète, ni de la table des dieux, ni du
lit des déesses.
La circonstance de ma naissance qui m'a
paru la plus remarquable, c'est que Puck, qui
depuis fut nommé Caire, vint au monde en
même temps, que moi, dans la chambre voi-
sine, sur un vieux tapis. De basse extraction,
Finette, sa mère, avait beaucoup d'esprit. Un
vieil ami de mon père, M. Adelestan Bricou,
qui était libéral et réclamait la réforme, van-
tait, sur l'exemple de Finette, l'intelligence du
peuple. Puck ne ressemblait pas à sa mère
brune et frisée; il avait le poil jaune, court et
rude, mais il tenait d'elle des manières com-
munes et un esprit distingué. Nous grandîmes
ensemble et mon père fut obligé de reconnaître
que l'intelligence de son chien se développait
plus rapidement que celle de son fils et qu'au
bout de cinq et six années entières, pour le
6 LE PETIT PIERRE
sens de la vie et la connaissance de la nature,
Puck l'emportait encore de beaucoup sur le
petit Pierre Nozière. Cette constatation lui était
pénible parce qu'il était père et aussi que sa
doctrine n'accordait pas volontiers aux ani-
maux une part de cette sagesse qu'elle procla-
mait le propre de l'homme.
Napoléon, à Sainte-Hélène, se montra sur-
pris qu'O'Méara, qui était médecin, ne fût
point athée. S'il eût vu mon père, il eût vu un
médecin spiritualiste, qui, comme tel, croyait
en un dieu distinct du monde et à une âme
distincte du corps.
— L'âme, disait-il, est la substance; le
corps, l'apparence. Les mots l'expriment d'eux-
mêmes : l'apparence est ce qui se voit, et qui
dit substance dit chose cachée.
Malheureusement, je n'ai jamais pu m'inté-
resser à la métaphysique. Mon esprit se modela
sur celui de mon père comme cette coupe
moulée sur le sein d'une amante ; il en repro-
duisit en creux les plus suaves rondeurs. Mon
père se faisait de l'âme humaine et de sa des-
tinée une idée sublime ; il la croyait faite pour
les cieux; cette foi le rendait optimiste. Mais,
dans le commerce ordinaire de la vie, il se
— '^«/vak- y»*-. »* H^î'vv^««sr.*^* v>r*»
LE PETIT PIERRE 7
montrait grave et parfois sombre. Comme
Lamartine, il riait rarement, n'avait nul sens
du comique, ne pouvait souffrir la caricature et
ne goûtait m Rabelais, m La Fontaine. Enve,-
loppé d'une sorte de mélancolie poétique, il
était vraiment un fils du siècle; il en avait
l'esprit et l'attitude. Sa coiffure comme son
habit étaient en harmonie avec le génie de
l'heure romantique. Les hommes de cette
génération se coiffaient en coup de vent.
Sans doute une brosse savante imprimait
ce désordre à leur chevelure; mais ils sem-
blaient toujours exposés aux orages et battus
de l'aquilon. Mon père, tout simple qu'il
était, avait sa part de coup de vent et de
mélancolie.
En m'ajustant sur lui, je devins pessimiste
et joyeux, comme il était optimiste et mélan-
colique. En toutes choses, d'instinct, je m'oppo-
sais à lui. Il se plaisait, avec les romantiques,
dans le vague et l'indéterminé. Je me mis à
aimer la raison ornée et la belle ordonnance
de Fart classique. Au cours des années, ces
contrastes s'accentuèrent et nous rendirent la
conversation un peu difficile, sans altérer nos
sentiments réciproques. Je dois ainsi à cet
-, Pifc'Vt.
8 LE PETIT PIERRE
excellent père quelques qualités et beaucoup
de défauts.
Ma mère, bien qu'elle n'eût pas beaucoup de
lait, désirait ardemment me nourrir elle-même.
Elle y fut autorisée par le vieux Fournier,
disciple de Jean-Jacques. Elle me donna le
sein avec une vive allégresse. Ma santé s'en
■ trouva bien, et j'aurais lieu de m'en féliciter
[ si, comme beaucoup le prétendent, les qua-
lités de l'âme se sucent avec le lait.
Ma mère avait un esprit charmant, l'âme
belle et généreuse et le caractère difficile. Trop
sensible, trop aimante, trop facile à émouvoir
pour trouver la paix en elle-même, la religion,
disait-elle, lui apportait une tranquillité heu-
reuse. Sobre de pratiques extérieures, elle était
' profondément pieuse. La vérité m'oblige à
dire qu'elle ne croyait pas à l'enfer. Mais
c'était sans obstination ni malice, puisque
l'abbé Moinier, son confesseur, ne lui refusait
pas les sacrements. Encline à la gaîté, une
enfance sans joies, puis les soins du ménage et
les soucis d'un amour maternerpoussé jusqu'à
la passion assombrirent son caractère et trou-
blèrent sa santé naturellement bonne. Elle
affligea mon enfance par des accès de mélan-
LE PETIT PIERRE 9
colie et des crises de larmes. Sa tendresse pour
moi allait jusqu'à troubler sa raison, si lucide
et si ferme en toutes choses. Elle aurait voulu
que je ne grandisse pas pour mieux me serrer
toujours contre elle. Et tout en me souhaitant
du génie, elle se réjouissait que je fusse sans
esprit et que le sien me fût nécessaire. Tout ce
qui m'offrait un peu d'indépendance et de
liberté lui donnait de l'ombrage. Elle se repré-
sentait avec une terreur folle les dangers que
je courais sans elle, et je ne suis jamais revenu
d'une promenade un peu trop prolongée sans
la trouver la tête en feu et les yeux égarés.
Elle s'exagérait démesurément mes bonnes
qualités et laissait voir à tout propos cette
exaltation qui m'était pénible, car, de tout
temps, j'ai reçu comme une cruelle humiliation
les témoignages d'une estime qui ne m'était pas
due. Mais le pis était que ma pauvre mère
grossissait dans les mêmes proportions mes
torts et mes fautes. Elle ne m'en punissait
jamais, mais elle me les reprochait avec un
accent si douloureux que j'en avais le cœur
déchiré. Maintes fois, il n'a tenu qu'à elle que
je ne me crusse un grand coupable et elle
m'aurait rendu scrupuleux à l'excès, si je ne
1.
10 LE PETIT PIERRE
m'étais pas fait de bonne heure, pour mon
usage, une morale indulgente. Loin d'en
éprouver aucun regret, je n'ai point cessé de
m'en féliciter. Ceux-là seuls sont doux à autrui
qui sont doux à eux-mêmes.
Je fus baptisé en l'église Saint-Germain-des-
Prés et tenu sur les fonts par une marraine
qui était fée. Elle se nommait Marcelle parmi
les hommes, était belle comme le jour et avait
épousé un magot nommé Dupont, dont elle
était folle, car les fées raffolent des magots.
Elle jeta un sort sur mon berceau et partit
aussitôt pour les pays d'outre-mer, avec son
magot. Je l'ai entrevue un moment au com-
mencement de mon adolescence, comme
l'ombre blessée de Didon dans la forêt de
myrtes, comme un rayon de lune dans la clai-
rière. Ce ne fut qu'un éclair et ma mémoire
en reste toute colorée et parfumée. Mon par-
rain, M. Pierre Danquin, m'a laissé des sou-
venirs moins rares. Je le vois encore, gros,
court, ses cheveux gris tout bouclés, les joues
rondes et lourdes, le regard doux et fin der-
rière ses lunettes d'or. Son ventre, à la Grimod
de La Reynière, était couvert d'un beau gilet
de satin à fleurs, brodé par les mains de
LE PETIT PIERRE {{
madame Danquin. Il portait une grande cra-
vate de soie noire qui faisait sept fois le tour
de son cou et son col de chemise enveloppait
comme un bouquet son visage fleuri. Il avait
vu Napoléon à Lyon en 1815; il appartenait
au parti libéral et s'occupait de géologie.
Dans une des rues qui descendent à ces quais
de la Seine où naissait l'enfant qui ne sait
encore aujourd'hui, après tant d'années, s'il a
bien ou mal fait de venir au monde, parmi
cette multitude d'humains qui vivaient leur
vie obscure, un homme au vaste crâne, rude
et nu comme un bloc de granit breton, et
dont les yeux, profondément enfoncés dans
des orbites en ogive, naguère jetaient des
flammes et maintenant gardaient à peine une
faible lumière, un vieillard, morose, infirme,
superbe. Chateaubriand, après avoir rempli
son siècle de sa gloire, s'éteignait plein
d'ennui.
Parfois, descendu des hauteurs de Passy,
passait sur ces mêmes quais un vieux prome-
neur chauve avec de longs cheveux blancs, les
joues bourgeonnées, une rose à sa bouton-
nière, un sourire aux lèvres, bonhomme, aussi
plébéien d'allures que l'autre étaitgentilhomme.
fO LE PETIT PIERRE
Et les passants s'arrêtaient pour voir le chan-
sonnier populaire.
Chateaubriand, catholique et monarchiste,
Bérenger, napoléonien, républicain et libre
penseur, voilà les deux signes sous lesquels je
suis né.
II
LES TEMPS PRIMITIFS
Mon plus ancien souvenir me représente un
chapeau iiaut de forme, à longs poils, à larges
bords, doublé de soie verte, dont la coiffe de
cuir fauve se découpait, à sa partie supérieure,
en languettes recourbées comme les fleurons
d'une couronne fermée, à cela près qu'elles ne
se rejoignaient pas tout à fait et laissaient
apercevoir par une ouverture circulaire un fou-
lard rouge introduit entre la coiffe et le fond
armorié du chapeau. Un vieux monsieur tout
blanc entrait dans le salon, tenant à la main
ce chapeau dont il tirait devant moi le foulard
14 LE PETIT PIERRE
de soie, moucheté de tabac à priser, qui,
déployé, laissait voir Napoléon en redingote
grise sur la colonne Vendôme. Puis le vieux
monsieur faisait sortir du fond du chapeau un
petit gâteau sec qu'il élevait lentement au-
dessus de sa tête, un petit gâteau rond et plat,
luisant et strié sur une de ses faces. Je levais
les bras pour le saisir; mais le vieux monsieur
ne me l'abandonnait qu'après avoir joui à
loisir de mes inutiles efforts et du gémissement
de mes désirs frustrés. Enfin, il se divertissait
de moi comme d'un petit chien. Et je crois
que, sitôt que je m'en aperçus, je m'en fâchai,
me sentant de cette race audacieuse qui domine
tous les animaux.
Ces gâteaux, quand on y mordait, mettaient
comme du sable dans la bouche; mais ce sable
se réduisait bientôt en une pâte sucrée d'un
goût assez agréable, malgré Tâcreté du tabac
qui s'y faisait fortuitement sentir. Je les aimai
ou crus les aimer jusqu'à ce que je découvrisse
qu'ils venaient d'une vieille boulangerie de la
rue de Seine où ils étaient conservés triste-
ment dans un bocal verdâtre. Le dégoût m'en
prit alors; et je ne le cachai pas assez au vieux
monsieur qui en fut contristé.
LE PETIT PIERRE 15
J'ai SU depuis que le vieux monsieur s'appe-
lait Morisson, et avait été médecin-major dans
l'armée anglaise en 1815.
Après la bataille de Waterloo, dînant à la
table des officiers, comme on déplorait des
pertes illustres, M. Morisson dit :
— Messieurs, vous oubliez un mort, le plus
regrettable de tous et celui que nous devons
pleurer le plus amèrement.
Et chacun de s'enquérir quel était ce mort.
— L'Avancement, messieurs. Notre victoire,
en terminant la carrière de Bonaparte, met fin
aux guerres où nous gagnions rapidement nos
grades. L'iVvancement a été tué à Waterloo,
Pleurons-le, messieurs.
M. Morisson donna sa démission et vint
habiter Paris, où il se maria et exerça la
médecine. Il y mourut du choléra, avec sa
femmo, en 4848.
Il me souvient aussi que, vers ce temps-là,
cheminant accroché au tablier de madame
Mathias, je vis un jour dans le salon un
homme brun, à gros favoris (c'était M. Debas,
surnommé Simon de Nantua), raccommodant,
avec un pinceau trempé de colle, le papier vert
à ramages qui, fendu et soulevé sur une
16 LE PETIT PIERRE
longueur de deux doigts environ, laissait voir
un canevas de toile grossière tout crevé, et,
derrière le canevas, de sombres profondeurs.
Ces choses m'apparurent avec une extrême
netteté, et elles demeurent encore étrangement
distinctes dans ma mémoire après l'entière
disparition de tant d'autres spectacles offerts à
mes yeux en ces temps primitifs. Sans doute
n'y fis-je pas réflexion sur le moment, n'étant
point en âge de penser. Mais quelque temps
après, sur mes quatre ans, quand j'eus acquis
une force d'esprit suffisante pour me tromper
et l'éducation qu'il faut pour interpréter faus-
sement les phénomènes, je conçus l'idée que,
derrière ce canevas grossier, recouvert de
papier à ramages, des êtres inconnus flottaient
dans l'ombre, différents des hommes, des
oiseaux, des poissons et des insectes, indis-
tincts, subtils, animés de pensées malveillantes.
Et je ne m'approchais point sans curiosité ni
terreur de l'endroit du salon où M. Debas
avait bouché la fente, qui néanmoins restait
visible : les bords du papier vert ne s'étaient
pas si bien rejoints que l'on n'aperçût, dans
l'intervalle, une partie du morceau de journal
dont on les avait doublés, objet déplaisant à
1
LE PETIT PIERRE 17
voir, mais précieux, puisqu'il fermait l'accès
de la chambre aux esprits des ténèbres, créa-
tures à deux dimensions, obscures et perni-
cieuses.
Un jour d'entre les jours (ainsi que disent
les conteurs orientaux, incertains comme moi
de la chronologie), un jour d'entre les jours de
ma quatrième année, j'observai que, près du
piano, le papier vert à ramages, crevé en étoile,
laissait paraître quelques fils de serpillière,
croisés sur un trou noir plus effrayant encore
que la fente bouchée autrefois par M. Debas.
Avec une impiété digne de la race audacieuse
de lapet, j'approchai l'œil de cette ouverture
et vis des ténèbres vivantes qui me firent
dresser les cheveux sur la tête; j'y appliquai
ensuite l'oreille et entendis une sinistre rumeur,
tandis qu'un souffle glacial passait sur ma
joue; ce qui me confirma dans la croyance
qu'il y avait derrière la tenture un autre
monde.
Mon existence, à cette époque, était double.
Naturelle et banale, parfois fastidieuse durant
le jour, elle devenait surnaturelle et terrible, la
nuit. Autour de mon petit lit, que de ses belles
mains bordait sur moi ma mère, passaient
i8 LE PETIT PIERRE
d'une allure grotesque et farouche, mais non
sans rythme ni mesure, de petits personnages
difformes, bossus, tortus, vêtus à une mode
très ancienne, et tels enfin que je les ai
retrouvés depuis dans les gravures de Callot.
} Certes, je ne les avais point réinventés. Le
; voisinage de madame Letord, marchande d'es-
lampes, qui étalait ses gravures sur le terrain
vague où s'élève aujourd'hui l'école des Beaux-
Arts, explique cette rencontre. Cependant,
'■ mon imagination y mettait du sien ; elle armait
mes persécuteurs nocturnes de broches, de
seringues, de petits balais et de divers autres
ustensiles domestiques. Ils n'en défilaient pas
avec moins de gravité, le nez fleuri de verrues
et chaussé de lunettes rondes, au reste, très
pressés et n'ayant pas l'air de me voir.
Un soir, quand la lampe brûlait encore,
mon père s'approcha de mon petit lit et me
regarda avec le sourire exquis des hommes
tristes qui sourient rarement. Je sommeillais
déjà, il me chatouilla le creux de la main et
me fit une petite amusette où je n'entendis rien
sinon ces mots : « Je te vends une vache. » Et,
ne voyant pas de yache, je demandai raison-
nablement :
LE PETIT PIERRE 19
— Papa, OÙ est donc la vache que tu m'as
vendue?
Je m'endormis et revis mon père dans mon
sommeil. Cette fois, il tenait dans le creux de
sa main une petite vache rousse et blanche,
animée et vivante, et si vivante que je sentais
la chaleur de son souffle et une odeur d'étable.
Durant bien des nuits, j'ai revu la petite vache
rousse et blanche.
JII
ALPIIONSINE
Alphonsine Dusuel, de sept ans plus âgée
que moi, était maigrichonne et souffreteuse;
elle avait des cheveux gras et le visage taché
de son. Ou je me trompe bien, ou ce durent
être, par la suite, ses torts les plus impardon-
nables aux yeux du monde. Je lui en connus
d'autres moins graves, tels que l'hypocrisie et
la méchanceté, si naturels en elle qu'ils y
avaient de la grâce.
Un jour que ma chère maman me prome-
nait sur le quai, nous rencontrâmes madame
Dusuel et sa fille. On s'arrêta et les deux
dames firent un bout de conversation.
LE PETIT PIERRE 21
' — Ce trésor! Comme il est joli! s'écria la
jeune Alphonsine en m'embrassant.
Sans avoir alors autant d'intelligence qu'un
chien ou un chat, j'étais comme eux un animal
domestique, et comme eux, j'aimais la louange
que les bêtes sauvages dédaignent. Dans un
transport qui toucha les deux mères, la jeune
Alphonsine me souleva de terre, me pressa
sur son cœur et me couvrit de baisers en
vantant ma gentillesse. Et dans le même
moment, elle me piquait les mollets avec une
épingle.
Et moi de me débattre, de frapper Alphon-
sine des poings et des pieds, de hurler, de
fondre en larmes.
A cette vue, madame Dusuel laissait paraître
dans ses yeux et dans son silence de la
surprise et de l'indignation. Ma mère me
regardait douloureusement, se demandait
comment elle avait pu mettre au jour un
enfant si dénaturé, et tantôt accusait le ciel de
ce malheur immérité, et tantôt s'accusait de
l'avoir mérité par ses fautes. Enfin, elle demeu-
rait interdite et troublée devant le mystère de
ma perversité. Je ne pouvais pourtant pas le
lui expliquer, si je ne savais pas parler. Le
22 LE PETIT PIERRE
peu de mots que je parvenais à balbutier ne
m'étaient d'aucun secours en cette circon-
stance. Planté sur mes pieds, je demeurais
haletant et plein de larmes; et la jeune
Alphonsine, penchée sur moi, m'essuyait les
joues, me plaignait, m'excusait :
— Il est si petit! Ne le grondez pas, madame
Nozière. J'en aurais du chagrin. Je l'aime tant!
Ce ne fut pas une fois, mais vingt fois
qu'Alphonsine m'embrassa avec transports en
m'enfonçant une épingle dans les mollets.
Plus tard, quand je pus parler, je dénonçai
cette perfidie à ma mère, et à madame Mathias
qui prenait soin de moi. Mais on ne me crut
pas; on me reprocha de calomnier l'innocence
pour pallier mes torts.
Il y a longtemps que j'ai pardonné à la jeune
Alphonsine sa perfide cruauté et même ses
cheveux gras. Bien plus, je lui sais gré de
m'avoir beaucoup avancé, quand j'avais deux
ans, dans la connaissance de la nature humaine.
IV
LE PETIT PIERRE EST DANS LE JOURNAL
Tant que je n'ai pas su lire, le journal a
exercé sur moi un mystérieux attrait. Quand
je voyais mon père déployer ces grandes feuilles
couvertes de petits signes noirs, et lorsqu'on
en lisait des parties à haute voix, et que de ces
signes sortaient des idées, je croyais assister à
une opération magique. De cette feuille si
mince, couverte de lignes si fines, sans aucune
signification à mes yeux, s'échappaient des
crimes, des désastres, des aventures, des fêtes,
Napoléon Bonaparte s'évadant du fort deHam,
Tom-Pouce habillé en général, le Bœuf Gras
24 LE PETIT PIERRE
Dagobert promené dans Paris, la duchesse do
Praslin assassinée! Tout cela dans une feuille
de papier et mille choses encore, moins solen-
nelles, plus familières, et qui piquaient ma
curiosité, tous ces sieurs qui donnaient ou
recevaient des coups, qui se faisaient écraser
par des voitures, qui tombaient des toits ou
portaient chez le commissaire de police le
porte-monnaie qu'ils avaient trouvé. Gomment
tant de sieiu^s, quand je n'en voyais aucun? Et
je m'efforçais vainement de me représenter un
sieur. Je demandais ce que c'était, mais on ne
me répondait rien de satisfaisant.
En ces temps reculés, madame Mathias venait
à la maison aider Mélanie, avec qui elle s'ac-
cordait d'ailleurs fort mal. Madame Mathias,
d'un caractère difficile, violente et sensible, me
montrait beaucoup d'intérêt. Elle avait ima-
giné diverses supercheries édifiantes et morales
pour me rendre meilleur. Elle feignait, par
exemple, de trouver rapporté dans le jour-
nal, parmi les faits divers, entre un incendie
« attribué à la malveillance » et un accident
arrivé « au sieur Duchesne, journalier », le
récit de ma conduite de la veille. Elle lisait :
(i Le jeune Pierre Nozière s'est montré hier.
LE PETIT PIERRE 25
aux Tuileries, désobéissant et colère, mais il a
promis de se corriger de ces vilains défauts. »
Ma raison était assez ferme, à deux ans,
pour que je ne crusse pas facilement être dans
les feuilles, comme M. Guizot et le sieur
Duchesne, , journalier. Je remarquais que
madame Mathias, qui déchiffrait, en ânonnant
un peu mais sans trop se reprendre, les nou-
velles diverses, était prise subitement d'hésita-
tions singulières quand elle en arrivait à celles
qui me concernaient, et j'en concluais que ces
dernières, elle ne les trouvait point imprimées
dans le journal, mais les improvisait avec une
insuffisante habileté. Enfin, je n'étais point
dupe, mais il m'en coûtait de renoncer à la
gloire d'être imprimé dans le journal, et j'ai-
mais mieux tenir la chose pour incertaine qjie
(Je la savoir fausse.
i»>.%»>Vl/>I^V^ ^^^
livC^^M^A- ' < '^A.'^O^ , '"
LES EFFETS d'uN FAUX JUGEMENT
Voici ce que je retrouve encore dans la
nuit des temps primitifs. C'est peu de chose,
mais toutes les origines ont pour nous
l'intérêt du mystère et, ne pouvant connaître
les commencements de la pensée humaine, on
se plaît à suivre du moins l'éveil de l'intelli-
gence chez un enfant. Et si l'enfant ne pré-
sente rien de singulier nj d'extraordinaire, il
, en offre un sujet plus précieux d'observation,
puisqu'il représente à lui seul une multitude
d'enfants. C'est pour cette raison que je vais
conter mon anecdote, et aussi parce que j'y
prendrai un vif plaisir.
LE PETIT PIERRE 27
Un jour... je ne puis m'exprimer plus pré-
cisément, car la place de ce jour dans l'ordre
des temps est perdue et ne se retrouvera
jamais... un jour, dis-je, revenant de la prome-
nade avec Mélanie, ma vieille bonne, j'entrai,
comme de coutume, dans la chambre de ma
mère et j'y sentis une odeur que je ne sus
point reconnaître et qui venait, comme je
l'ai appris depuis, de la fumée de charbon, une
odeur non point acre et suffocante, mais
ténue, sournoise, écœurante, et qui toutefois
ne m'importunait guère, car, pour l'odorat,
j'étais alors plus semblable au petit chien
Caire qu'à M. Robert de Montesquiou, le
poète des parfums. Or, en mêms temps que
cette odeur inconnue ou plutôt méconnue de
moi chatouillait mes narines inhabiles, ma
chère maman, après m'avoir demandé si
j'avais été bien sage à la promenade, me mit
dans la main une sorte de tige d'un vert
émeraude, de la longueur d'une lame de
couteau à dessert, mais beaucoup plus épaisse,
toute étincelante de sucre, et qui m'apparut
comme une merveilleuse friandise, empreinte
des charmes de l'inconnu : je n'avais encore
rien vu d'approchant.
28 LE PETIT PIERRE
— Goûte, me dit ma mère, c'est très bon,
C'était très bon, en effet. Cette tige, quand
on y mordait, se rompait en fibres sucrées d'un
goût vraiment agréable et plus fin que tout ce
que j'avais goûté alors de confiseries et de
sucreries.
Et cette plante d'une telle douceur me fît
songer aux fruits de la contrée où coulent
des ruisseaux de sirop de groseilles, à travers
des rochers de caramel, bien qu'à vrai dire, je
crusse aussi peu au pays de Cocagne que Vir-
gile aux Champs Elyséens, admirés des Grecs,
Quamvis elysios miretur Grœcia campos;
mais je me plaisais, comme Virgile, à des
fictions enchanteresses, et mon esprit s'émer-
veillait, ignorant le traitement que les confi-
seurs font subir à un pied d'angélique pour le
rendre plaisant au palais. Car ce bâton d'éme-
raude tant délectable n'était autre chose qu'un
morceau d'angélique offert à ma chère maman
par madame Caumont qui en avait reçu de
Niort toute une caisse.
A quelques jours de là, revenant pareille-
ment de la promenade avec ma bonne Mélanie,
je sentis dans la chambre de ma mère cette
LE PETIT PIERRE 20
particulière odeur de fumée douceâtre et sour-
noise, que j'avais sentie en voyant de Tangé-
lique pour la première fois, et que je crus être
l'odeur de l'angélique.
J'embrassai ma chère maman avec une
exactitude rituelle. Elle me demanda si je
m'étais bien amusé à la promenade, et je
répondis qu'oui; si je n'avais pas trop tour-
menté Mélanie, et je répondis que non. Et,
ayant rempli mes devoirs filiaux, j'attendis que
maman me donnât un morceau d'angélique.
Comme elle avait repris sa broderie et ne
paraissait pas disposée à faire le joli geste que
j'attendais, je me décidai à réclamer mon
angélique, ce que je ne fis pas sans déplaisir,
tant était grande la délicatesse de mes senti-
ments. Maman leva les yeux de dessus son
ouvrage, me regarda un peu surprise et me
dit qu'elle n'en avait pas.
Plutôt que de la soupçonner d'un mensonge,
même léger, je pensai qu'elle plaisantait et
différait le contentement de mon désir soit
pour le rendre plus grand, soit en cédant à
cette mauvaise habitude qu'ont les personnes
sérieuses de jouir de l'impatience des chiens
et des enfants.
2.
30 LE PETIT PIERRE
.le la pressai de me donner mon angélique.
Elle me répéta qu'elle n'avait point d'angé-
lique et visiblement elle parlait pour tout de
, bon. Sûr, hélas! du témoignage de mes sens et
des lumières de ma raison, je répliquai avec
assurance qu'il y avait de l'angélique dans la
chambre puisque je la sentais.
L'histoire des sciences abonde en exemples
d'une semblable aberration ; et les plus grands
génies de l'humanité se sont souvent trompés
de la même manière que le petit Pierre Nozière.
Le petit Pierre attribuait à un corps certaine
propriété qui appartient à un autre corps. Il y
a en physique et en chimie des lois aussi mal
fondées et qui sont respectées et le seront
encore jusqu'à leur tardive abrogation.
Ces considérations n'entrèrent pas dans
l'esprit de ma chère maman qui haussa les
épaules et me traita de petit imbécile. Je fus
outré et déclarai que je n'étais pas un petit
imbécile et qu'il y avait de l'angélique puisque
je la sentais, et que ce n'était pas bien à une
maman de mentir à son petit garçon. En enten-
dant ce reproche, ma mère me regarda avec
une surprise et une tristesse profondes. Je fu8
soudain convaincu par ce regard que ma chère
dfr^AA^-^"
LE PETIT PIERRE 31
maman ne m'avait pas trompé et qu'en dépit
des apparences il n'y avait pas d'angélique dans
la maison.
Ainsi, pour cette fois, mon cœur éclaira ma
raison. Je voudrais en conclure que toujours
on doit se gouverner sur les lumières du cœur.
Ce serait la morale de cette histoire; les âmes
tendres s'en délecteraient. Mais il faut dire la
vérité au risque de déplaire. Le cœur se trompe
comme l'esprit; ses erreurs ne sont pas moins
funestes et l'on a plus de mal à s'en défaire à
cause de la douceur qui s'y mêle.
!« ^.' ijLf\iy
VI
LE GÉNIE EST VOUÉ A L*INJUSTICE
Le génie est voué à l'injustice et au mépris;
j'en fis de bonne heure l'expérience. A l'âge de
quatre ans, je dessinais avec ardeur; mais, loin
de retracer tous les objets qui s'offraient à mes
regards, je représentais uniquement des sol-
dats. A vrai dire, je ne les dessinais pas d'après
nature : la nature est complexe et ne se laisse
pas imiter facilement. Je ne les dessinais pas
non plus d'après les images d'Épinal que
j'achetais un sou la pièce. Il y avait encore là
trop de lignes dans lesquelles je me serais
perdu. Je me proposais pour modèle le sou-
LE PETIT PIERRE 33
Tenir simplifié de ces images. Mes soldats se
composaient d'un rond pour la tête, d'un trait
pour le corps, et d'un trait pour chaque bras
et pour chaque jambe. Une ligne brisée comme
un éclair figurait le fusil avec sa baïonnette et
c'était très expressif. Je ne faisais pas entrer le f ^,^
shako sur la tête; je le mettais dessus, pour
montrer toute ma science et spécifier à la fois
la forme de la tête et celle de la coiffure. J'en
dessinais un grand nombre de ce style, commun
à tous les dessins d'enfants. C'étaient, si l'on
veut, des squelettes et même des squelettes
très sommaires. Tels quels, mes soldats me
paraissaient assez bien faits. Je les traçais à la
mine de plomb, en mouillant excessivement
mon crayon pour le faire marquer. J'eusse pré- ,
féré dessiner à la plume, mais l'encre m'était
interdite, de peur des taches. Cependant, j'étais
content de mon œuvre et me trouvais du
talent. J'allais bientôt m'étonner moi-même.
Un soir, soir mémorable, je dessinais sur la
table de la salle à manger, que Mélanie venait
de desservir. C'était l'hiver; la lampe, coiffée
d'un abat-jour vert à Chinois, éclairait mon
papier d'une chaude lumière. J'avais déjà tracé
cinq ou six soldats, par ma méthode ordinaire
34 LE PETIT PIERRE
que je pratiquais avec facilité. Tout à coup,
dans un éclair de génie, j'eus l'idée de repré-
senter les bras et les jambes, non plus par un
seul trait, mais au moyen de deux lignes
parallèles. J'obtins ainsi une surface qui don-
nait l'illusion de la réalité. C'était la vie même.
J'en demeurai ravi. Dédale, quand il fit des
statues qui marchaient, ne fut pas plus content
du travail de ses mains. J'aurais pu me
demander si j'avais été le premier à imaginer
un si bel artifice et si je n'en avais pas déjà vu
des exemples. Mais je ne me le démandai pas.
Je ne me demandai rien, et les yeux écarquillés
et tirant une langue d'une aune, stupide, je
contemplai mon ouvrage. Puis, comme il est
dans la nature des artistes de proposer leurs
œuvres à l'admiration des hommes, je m'appro-
chai de ma mère qui lisait dans un livre et, lui
présentant mon papier barbouillé, je criai ;
— Regarde!
Voyant qu'elle ne faisait aucune attention à
ce que je lui montrais, je mis mon soldat sur
le livre qu'elle lisait.
Elle était la patience même.
— C'est très bien, me dit-elle avec dou-
ceur, mais d'un ton qui montrait qu'elle ne
LE PETIT PIERRE 35
s'apercevait pas assez de la révolution que jo
venais d'opérer dans les arts du dessin.
Je répétai plusieurs fois :
— Maman, regarde!
— C'est bien, je vois. Laisse-moi tranquille.
— Non! tu ne vois pas, maman!
Et je voulus lui arracher le livre qui la
détournait de mon chef-d'œuvre.
Elle me défendit de toucher à ce livre avec
mes mains sales.
Je lui criai désespérément :
— Tu ne vois donc pas !
Elle ne daignait rien voir et m'ordonnait de
me taire.
Outré d'un tel aveuglement et d'une telle
injustice, je frappai du pied, je fondis en
larmes, je déchirai mon chef-d'œuvre.
— Que cet enfant est nerveux! soupira
ma mère.
Et elle me mena coucher.
J'étais en proie à un sombre désespoir.
Songez donc! Avoir fait faire aux arts un bond
immense, avoir créé un moyen prodigieux
d'exprimer la vie, et, pour tout salaire et pour
toute gloire, être envoyé coucher!
Peu de temps après cette disgrâce, il m'en
36 LE PETIT PIERRE
arriva une autre qui ne me fut pas moins
cruelle. Voici dans quelle circonstance : Ma
mère m'avait appris assez vite à former passa-
blement mes lettres. Sachant un peu écrire, je
pensai que rien ne m'empêchait de composer
un livre. J'entrepris, sous les yeux de ma chère
maman, un petit traité théologique et moral.
Je le commençai en ces termes : « Qu'est-ce
que Dieu... » et aussitôt je le portai à ma mère
pour lui demander si cela était bien ainsi. Ma
mère me répondit que c'était bien, mais qu'à
la fin de cette phrase, il fallait un point d'inter-
rogation. Je demandai ce que c'était qu'un
point d'interrogation.
— C'est, dit ma mère, un signe qui marque
qu'on interroge, qu'on demande quelque
chose. Il se met après toute phrase interroga-
tive. Tu dois mettre un point d'interrogation
puisque tu demandes : c< Qu'est-ce que Dieu? »
Ma réponse fut superbe :
— Je ne le demande pas. Je le sais.
— Mais si! tu le demandes, mon enfant.
Je répétai vingt fois que je ne le demandais
pas, puisque je le savais, et je me refusai abso-
lument à mettre ce point d'interrogation qui
m'apparaissait comme un signe d'ignorance.
LE PETIT PIERRE 37
Ma mère me reprocha vivement inuu obsti-
nation et me dit que je n'étais qu'un sot.
Mon amour-propre d'auteur en souffrit et je
répliquai par je ne sais quelle impertinence
pour laquelle je fus mis en pénitence.
J'ai bien changé depuis lors; je ne me refuse
plus à placer des points d'interrogation à tous
les endroits où c'est l'usage d'en mettre. Je
serais même tenté d'en tracer de très grands
au bout de tout ce que j'écris, de tout ce que
je dis et de tout ce que je pense. Ma pauvre
mère, si elle vivait, me dirait peut-être que
maintenant j'en mets trop
9-v^
VII
NAVARtivr
J'avais connu de tout temps madame Laroque
qui, dans notre maison, habitait avec sa fille
un petit appartement au fond de la cour. C'était
une vieille dame normande, veuve d'un capi-
taine de la garde impériale. Elle n'avait plus
de dents et ses lèvres molles rentraient sous ses
\ gencives; mais ses joues étaient rondes et
empourprées comme les pommes de son pays.
N'ayant aucune idée de l'instabilité de la nature
et de l'écoulement des choses, je la croyais
contemporaine des premiers âges du monde et
en possession d'une impérissable vieillesse. Oa
LE PETIT PIERRE 39
voyait de la chambre de ma mère la fenêtre
encadrée de capucines, au bord de laquelle le
perroquet de madame Laroque se dandinait
sur son perchoir en chantant des couplets gri-
vois et patriotiques. Apporté des Grandes
Indes en 1827, il avait reçu le nom de Navarin,
en mémoire de la victoire navale remportée
sur les Turcs par les flottes de la France et de
l'Angleterre, et dont on apporta la nouvelle
à Paris le jour même de son arrivée. On sup-
posait que Navarin n'était déjà plus jeune lors
de sa venue en Europe. Aux petits soins pour
lui, madame Laroque le mettait tous les matins
à la fenêtre, afin que le vieillard pût jouir du
spectacle animé de la cour. Je ne sais en vérité
quel plaisir cet Américain goûtait à voir Auguste
laver la voiture de M. Bellaguet et le père
Alexandre arracher l'herbe qui croissait entre
les pavés. Dans le fait, il ne semblait guère
attristé de son long exil. Sans prétendre deviner |
sa pensée, on eût dit qu'il se réjouissait de sa \
force ; et c'était assurément un animal étrange- ^
ment robuste. Quand de ses petites mains grises
il empoignait un morceau de bois, il avait
bientôt fait de le briser avec son bec.
J'ai toujours aimé les bêtes; mais alors
40 LE PETIT PIERRE
elles m'inspiraient de la vénération et une sorte
de terreur religieuse. Je leur devinais une
intelligence plus sûre que la mienne et un sen-
timent plus profond de la nature. Le caniche
Zerbin me paraissait comprendre bien des
choses qui m'échappaient et je prêtais à notre
bel angora, Sultan Mahmoud, qui connaissait
le langage des oiseaux, un génie mystérieux et
le don de pénétrer l'avenir. M'ayant une fois
mené au musée du Louvre, ma mère me montra
dans les salles Égyptiennes des animaux domes-
tiques enveloppés de bandelettes et enduits
d'aromates :
— Les Égyptiens, me dit-elle, les adoraient
comme des divinités, et, quand ils mouraient,
les embaumaient soigneusement.
Je ne sais ce que les anciens Égyptiens pen-
saient des ibis et des chats; je ne sais si,
comme on le veut aujourd'hui, les animaux
furent les premiers dieux des hommes, mais
j'étais bien près d'attribuer à Sultan Mahmoud
et au caniche Zerbin une puissance surnatu-
relle. Ce qui surtout me les rendait merveil-
leux, c'est qu'ils m'apparaissaient dans mon
sommeil et conversaient avec moi. Une nuit,
je vis en rêve Zerbin gratter la terre de ses
LE PETIT PIERRE 41
pattes et déterrer un oignon de jacinthe :
— C'est ainsi, me dit-il, que sont les petits
enfants dans la terre avant leur naissance, et
ils éclosent comme des fleurs.
On le voit : j'aimais les animaux, j'admirais
leur sagesse et les interrogeais assez anxieuse-
ment durant le jour pour qu'ils vinssent, dans
la nuit, m'enseigner la philosophie naturelle.
Les oiseaux n'étaient point exceptés de mon
amitié ni de ma vénération : j'aurais chéri
Navarin comme un père, j'aurais comblé ce
vieux Cacique de respects et d'égards, je me
serais fait son disciple docile, s'il l'eût permis.
Mais il ne me permettait pas même de le con-
templer. A mon approche, il se balançait impa-
tiemment sur son perchoir, hérissait les plumes
de son cou, me dévisageait avec des yeux de
feu, ouvrait un bec menaçant et montrait une
langue noire, grosse comme un haricot. J'au-
rais voulu connaître la cause de cette inimitié.
Madame Laroque en attribuait l'origine à ce que
jadis, enfant sans connaissance et ne pouvant
encore marcher, je me faisais porter près de
lui, approchais mes petits doigts de sa tête
pour toucher ses yeux, qui brillaient comme
des rubis, et poussais des cris déchirants du
42 LE PETIT PIERRE
regret de ne pouvoir les prendre. Elle Taimait
et lui cherchait des excuses. Mais pouvait-on
croire à une rancune si profonde et si tenace?
Enfin, quelle qu'en fût la cause, l'inimitié de
Navarin me semblait injuste et cruelle. Dési-
reux de rentrer en grâce auprès de cette puis-
sance terrible, je pensai que des présents pour-
raient l'apaiser et que du sucre lui serait une
offrande agréable. Malgré la défense de ma
mère, j'ouvris le buffet de la salle à manger et
choisis le plus gros et le plus beau morceau de
sucre qui se trouvât dans le sucrier. Car il faut
dire qu'en ce temps-là, on ne cassait pas le
sucre à la mécanique; les ménagères l'ache-
taient en pain et, chez nous, la vieille Mélanie,
armée d'un marteau et d'un vieux couteau
ébréché et sans manche, brisait le pain en frag-
ments inégaux, non sans faire jaillir d'innom-
brables éclats, comme les géologues détachent
de la roche des échantillons minéralogiques. Il
convient d'ajouter que le sucre coûtait alors
très cher. D'une âme bienveillante et tenant
mon présent caché dans la poche de mon
tablier, je me rendis chez madame Laroque et
trouvai Navarin à sa fenêtre. Il écossait non-
chalamment de son bec des grains de chènevis.
J
LE PETIT PIERRE 43
Jugeant l'occasion favorable, je présentai le
sucre au vieux Cacique, mais il ne reçut pas
mon offrande. Il me regarda longtemps de
profil dans le silence et l'immobilité, puis sou-
dain fondit sur mon doigt et le mordit. Le
sang coula.
Madame Laroque m'a dit plusieurs fois qu'en
voyant mon sang, je poussai des cris affreux,
versai des larmes abondantes et demandai si
j'en monrrais. Je n'ai jamais voulu l'en croire;
il se peut pourtant qu'il y ait quelque chose
de vrai dans ses paroles. Elle me rassura et me
mit une poupée au doigt.
Je sortis indigné, le cœur gros de colère et
de haine. A compter de ce jour, ce fut entre
Navarin et moi la guerre sans merci. A chaque
rencontre, je l'insultais et le provoquais, et il
se mettait en fureur : c'est une satisfaction qu'il
ne me refusait jamais. Tantôt je lui chatouil-
lais le cou avec une paille, tantôt je lui jetais
des boulettes de pain et il ouvrait un large bec
et proférait d'une voix rauque des menaces
inintelligibles. Madame Laroque, tricotant, à
sa coutume, un lé de jupon de laine, m'observait
par-dessus ses besicles et me disait, en me
menaçant de son aiguille de bois ;
44 LE PETIT PIERRE
— Pierre, laisse cet animal tranquille. Tu
sais ce qu'il t'est déjà arrivé avec lui. Crois-
m'en : il t' arrivera pis, si tu continues.
i Je négligeais ces sages avertissements, et
j'eus lieu de m'en repentir. Un jour que je
ravageais sa mangeoire et en dissipais indi-
gnement les grains de maïs, le vieux Cacique
sauta sur moi, embarrassa ses mains dans ma
chevelure et de ses ongles aigus me laboura la
tête. Si l'aigle ravissant effraya l'enfant Gany-
mède en le prenant amoureusement dans ses
serres de velours, qu'on juge de l'effroi que je
ressentis, quand Navarin me tenailla de ses
doigts de fer. Je poussai des cris qui retenti-
rent jusque sur les berges de la Seine. Madame
Laroque, quittant son éternel tricot, détacha
l'Américain de sa proie et le ramena sur son
épaule au perchoir. Là, le cou gonflé d'orgueil
et les dépouilles de ma chevelure attachées à
ses griffes, il me jeta, de son œil flamboyant,
un regard de triomphe. Ma défaite était com-
plète, mon humiliation profonde.
A peu de temps de là, m'étant introduit dans
notre cuisine où sans cesse mille charmes
m'attiraient, j'y trouvai la vieille Mélanie qui
hachait avec un couteau du persil sur une
LE PETIT PIERRE 45
planche. Je fis diverses questions touchant cette
herbe dont l'acre parfum me chatouillait les
narines. Mélanie me répondait abondamment:
elle m'apprit que le persil était employé dans
les ragoûts et servait d'assaisonnement aux
viandes grillées, et m'enseigna enfin qu'il était
pour les perroquets un poison mortel. A cette
nouvelle, je saisis de cette herbe odorante un
brin que le couteau avait épargné et l'emportai
dans le cabinet des roses où je méditai seul et
en silence. Je tenais dans mes mains la mort
de Navarin. Après une longue délibération avec
moi-même, je sortis de l'appartement et me
rendis chez madame Laroque. Là, montrant à
Navarin l'herbe vénéneuse :
— Regarde : c'est du persil, lui dis-je. Si je
mêlais ces petites feuilles vertes et frisées à
ton chènevis, tu mourrais et je serais vengé.
Mais je veux me venger autrement. Je me
vengerai en te laissant la vie.
Je dis et jetai par la fenêtre l'herbe funeste.
Depuis lors je cessai de tourmenter Nava-
rin. Je ne voulais pas gâter ma clémence. Nous
devînmes amis.
3.
vin
COMMENT IL PARUT DE BONNE HEURE
QUE JE MANQUAIS DU SENS DES AFFAIRES
C'était avant la Révolution de 48 : je n'avais
pas encore quatre ans, cela est sur; mais en
avais-je trois ou trois et demi? Ce point est
douteux pour moi, et, depuis de longues
années, il ne demeure plus personne sur la
terre capable de l'éclaircir. Il faut prendre son
parti de cette incertitude et se dire, en manière
de consolation, qu'on trouve de plus grandes
et de plus fâcheuses indéterminations dans les
éphémérides des peuples. La chronologie et la
géographie, a-t-on dit, sont les deux yeux de
LE PETIT PIERRE 47
l'histoire. Si la chose est vraie, tout porte à
croire qu'en dépit des Bénédictins de la con-
grégation de Saint-Maur, qui ont inventé l'art
de vérifier les dates, l'histoire est pour le moins
borgne. Et j'ajouterai que c'est son moindre
défaut. Clio, la muse Clio est une personne
d'allure grave et même quelquefois un peu
sévère, dont la parole instruit (à ce qu'on pré-
tend), intéresse, émeut, amuse; on l'écouterait
volontiers toute la journée. Mais je me suis
aperçu, pour l'avoir assidûment fréquentée,
qu'elle se laissait surprendre trop souvent
oublieuse, vaine, partiale, ignorante et men-
teuse. Malgré ses travers, je l'ai beaucoup
aimée et je l'aime encore. Ce sont les seuls
liens qui m'attachent à cette muse. Elle n'a
rien à retenir de mon enfance, ni du reste de
ma vie. Je ne suis point, par bonheur, un per-
sonnage historique, et cette hautaine Clio ne
recherchera jamais si je touchais au commen-
cement, au milieu ou à la fin de ma troisième
année quand je donnai de mon caractère un
signe qui frappa profondément ma mère.
J'étais alors un petit garçon très ordinaire,
de qui la seule originalité, si je ne me trompe,
était une disposition à ne pas croire tout ce
V. t
48 LE PETIT PIERRE
qu'on lui disait : et cette manière d'être, qui
annonçait un esprit investigateur, le faisait
, mal juger; car ce n'est pas le sens critique
qu'on apprécie d'ordinaire chez un enfant de
trois ans ou trois ans et demi.
Je pouvais me dispenser de faire ici ces
remarques qui ne se rapportent guère au récit
que je commence, non plus que la chronologie,
l'art de vérifier les dates, et la muse Glio. En
faisant tant de détours, en m'égarant par de
tels méandres, je n'arriverai jamais; mais si je
ne m'amuse pas en route, si je suis droit mon
chemin, je serai tout de suite arrivé; j'aurai
fini en un clin d'œil. Et ce sera dommage, du
. moins pour moi, qui aime à flâner; je ne sais
rien de plus agréable ni de plus utile à la fois.
De toutes les écoles que j'ai fréquentées, c'est
l'école buissonnière qui m'a paru la meilleure
et dont j'ai le mieux profité. Il n'est tel que
de muser, ô mes amis. On y gagne toujours
quelque chose. Si le petit Chaperon Rouge
avait traversé le bois sans cueillir la noisette,
le loup ne l'aurait pas mangé; et, pour un
petit Chaperon Rouge, en bonne morale, le
sort le plus heureux est d'être mangé par le
loup.
LE PETIT PIERRE 49
Cette pensée nous ramène heureusement au ;
sujet de ce discours. Car j'étais sur le point de
vous dire que dans la troisième année de mon
âge, dix-huitième et dernière du règne de
Louis-Philippe premier, roi des Français, mon
plus grand plaisir était la promenade. On ne
m'envoyait pas au bois comme le petit Cha-
peron Rouge. J'étais moins agreste, hélas! Né
et nourri dans le cœur de Paris, sur le beau
quai Malaquais, j'ignorais les plaisirs des
champs. Mais la ville a bien son charme aussi;
ma chère maman me conduisait par la main
le long des rues aux bruits sans nombre,
pleines de couleurs vives, et tout égayées du
mouvement des passants ; et, quand elle avait
quelque emplette à faire, elle me menait avec
elle dans les magasins. Nous n'étions pas
riches; elle ne faisait pas grande dépense;
mais les magasins où elle fréquentait me sem-
blaient d'une étendue et d'une magnificence
impossibles à surpasser. Le Bon Marché, le
Louvre, le Printemps, les Galeries n'existaient
pas encore. Les plus vastes établissements de
ce genre, dans les dernières années de la royauté
constitutionnelle, n'avaient qu'une clientèle de
quartier. Ma mère, qui était du faubourg
50 LE PETIT PIERRE
Saint-Germain, allait aux Deux-Magots et au
Petit Saint-Thomas.
De ces deux magasins, situés l'un rue de
Seine, l'autre rue du Bac, ce dernier seul sub-
siste encore, mais tellement agrandi et si dif-
férent, avec les mufles de lions qui horrifient
sa façade, de ce qu'il était dans sa nouveauté
gracile, que je ne le reconnais plus. Les Deux-
Magots ont disparu et peut-être suis-je le seul
au monde à me rappeler la grande peinture à
l'huile qui y servait d'enseigne et représentait
une jeune Chinoise entre deux de ses compa-
triotes. Sentant déjà avec vivacité la beauté
des femmes, je trouvais cette jeune Chinoise
charmante avec ses cheveux relevés par un
grand peigne et ses accroche-cœurs sur les
tempes. Mais des deux galants, de leur main-
tien, de leur regard, de leurs gestes, de leurs
intentions, je ne saurais rien dire. J'ignorais
tout de l'art de séduire.
Ce magasin me paraissait immense et rempli
de trésors. C'est là, peut-être, que j'ai pris le
goût des arts somptueux qui est devenu très
fort en moi et ne m'a jamais quitté. La vue des
étoffes, des tapis, des broderies, des plumes,
des fleurs, me jetait dans une sorte d'exteise,
•■ **,'»'V-» ^ }f^..^t^ir*jkJ^X
LE PETIT PIERRE 5|
et j'admirais de toute mon âme les messieurs
affables et les gracieuses demoiselles qui
offraient en souriant ces merveilles aux clients
indécis. Quand un commis, pour servir ma
mère, mesurait une étoffe sur un mètre fixé
horizontalement à une tige de cuivre qui des-
cendait du plafond, j'estimais son sort magni-
fique et sa destinée glorieuse.
J'admirais aussi M. Augris, le tailleur de la
rue du Bac, qui m'essayait des vestes et des
culottes courtes. J'eusse préféré qu'il me fît un
pantalon et une redingote comme en portaient
les messieurs; et ce désir devint très ardent un
peu plus tard, quand je lus un conte de Bouilly
sur un malheureux petit garçon recueilli par
un savant bienfaisant et respectable qui l'em-
ployait comme secrétaire et l'habillait de ses
vieux habits. Ce conte du bon Bouilly me fit
faire une grande folie que je dirai une autre
fois. Plein d'estime pour les arts et métiers,
j'admirais M. Augris, le tailleur de la rue du
Bac, qui n'était pas admirable, car il taillait
ses étoffes tout de travers. Pour dire vrai,
dans les habits de sa façon, j'avais l'air d'un
singe.
Ma chère maman achetait elle-même, en
52 LE PETIT PIERRE
bonne ménagère, l'épicerie chez Courcelles,
rue Bonaparte, le café chez Corcelet, au Palais-
Royal, et le chocolat chez Debeauve et Gallais,
rue des Saints-Pères. Soit qu'il donnât libéra-
lement ses pruneaux à goûter, soit qu'il fît
briller au soleil les cristaux d'un pain de sucre,
soit que, d'un geste élégant et hardi, il tînt
renversé un pot de gelée de groseilles pour en
éprouver la consistance, M. Courcelles me
charmait par ses grâces persuasives et ses
démonstrations péremptoires. J'en voulais
presque à ma chère maman d'accueillir avec
un air de doute et d'incrédulité les affirmations
toujours illustrées d'exemples que lui faisait
cet éloquent épicier. J'ai su depuis que le scep-
ticisme de ma chère maman était fondé.
Je vois encore la boutique de Corcelet, à
l'enseigne du « Gourmand », petite et basse,
avec son inscription en lettres d'or sur fond
rouge. Elle exhalait un délicieux arôme de
café et l'on y voyait une peinture déjà vieille à
cette époque, qui représentait un gourmand,
habillé à la mode de mon grand-père. Il était
assis devant une table couverte de bouteilles,
chargée d'un pâté monstrueux et ornée d'un
ananas décoratif. Je puis dire, grâce à des
LE PETIT PIERRE 53
clartés qui me sont venues beaucoup plus tard,
que c'était un portrait de Grimod de la
Reynière peint par Boilly. J'entrais avec res-
pect dans cette maison qui me semblait d'un
autre âge et me faisait remonter jusqu'au
Directoire. L'employé de Corcelet pesait et
servait en silence. Sa simplicité, qui contrastait
avec les façons emphatiques de M. Courcelles,
faisait impression sur moi, et il se peut qu'un
vieux garçon épicier m'ait enseigné des pre-
miers le goût et la mesure.
Je ne sortais jamais de chez Corcelet sans
avoir pris un grain de café que je mâchais en
chemin. Je me disais que c'était très bon et
m'en croyais à demi. Je sentais intérieurement
que c'était exécrable, mais n'étais pas encore
capable de tirer au jour les vérités enfouies
au dedans de moi-même. Si plaisant que me
fût le magasin de Corcelet, à l'enseigne du
« Gourmand », celui de Debeauve et Gallais,
fournisseurs des rois de France, m'agréait
davantage et me charmait plus que tout autre.
Il me semblait si beau que je ne m'estimais pas
digne d'y entrer sans mes habits du dimanche,
et j'examinais sur le seuil la toilette de ma chère
maman pour m'assurer qu'elle était suffîsam-
54 LE PETIT PIERRE
ment élégante. Eh! bien, je n'avais pas le goût
si mauvais! La chocolatene Debeauve et Gal-
lais, fournisseurs des rois de France, existe
encore, et le décor n'en a pas beaucoup changé.
Je puis donc en parler en toute connaissance
et non sur des souvenirs infidèles. Elle a très
bon air; sa décoration date des premières
années de la Restauration, alors que le style
ne s'était pas encore trop alourdi; elle est dans
le caractère de Percier et Fontaine. Je songe,
avec tristesse, en voyant ces motifs un peu
secs, mais fins, mais purs et bien ordonnés,
combien le goût a décliné en France depuis un
siècle. Que nous sommes loin aujourd'hui de
cet art décoratif de l'Empire, pourtant bien
inférieur au Louis XVI et au Directoire! 11
faut louer dans ce vieux magasin l'enseigne
en lettres bien proportionnées, bien carrées;
les fenêtres cintrées et leur imposte en éventail,
le fond du magasin arrondi comme un petit
temple, et le comptoir en hémicycle qui suit
la forme de la salle. Je ne sais si je rêve; mais
je crois y avoir vu des trumeaux avec des
Renommées qui pouvaient aussi bien célébrer
Arcole et Lodi que la crème de cacao et les
chocolats pralinés. Enfin tout cela relève d'un
LE PETIT PIERRE 55
style, offre un caractère, présente une signifi-
cation. Que fait-on à cette heure? Il y a tou-
jours des artistes de génie, mais les arts déco-
ratifs sont tombés dans une ignominieuse
décadence. Le style Troisième République fait
regretter le Napoléon III, qui faisait regretter
le Louis-Philippe, qui faisait regretter le
Charles X, qui faisait regretter l'Empire, qui
faisait regretter le Directoire, qui faisait
regretter le Louis XVL Le sens des lignes et
des proportions est entièrement perdu. Aussi
vois-je venir avec joie l'art nouveau, moins
certes pour ce qu'il crée, que pour ce qu'il
détruit.
Ai-je besoin de dire que, à trois ou quatre
ans, je ne raisonnais pas sur la décoration?
Mais, en pénétrant dans la maison Debeauve
et Gallais, je croyais entrer dans un palais de
fées. Ce qui ajoutait à mon illusion c'était d'y
voir de belles demoiselles en robe noire, et les
cheveux tout brillants, assises derrière le comp-
toir en hémicycle avec une gracieuse solennité.
Au milieu d'elles se tenait, douce et grave, une
dame âgée qui écrivait dans des registres sur
un grand pupitre et maniait des pièces de
monnaie et des billets de banque. Il va bientôt
56 LE PETIT PIERRE
paraître que je n'acquis point une suffisante
intelligence des opérations qu'effectuait cette
dame vénérable. A ses côtés, les jeunes filles
brunes ou blondes s'occupaient, les unes à
recouvrir les tablettes de chocolat d'une mince
feuille de métal clair comme l'argent, les autres
à envelopper deux par deux ces mêmes
tablettes dans du papier blanc à vignettes et
à fermer ces enveloppes avec de la cire qu'elles
chauffaient à la flamme d'une petite lampe en
fer-blanc. Elles accomplissaient ces tâches très
adroitement et avec une célérité qui ressem-
blait à de l'allégresse. Je pense aujourd'hui
qu'elles ne travaillaient point ainsi pour leur
plaisir. Alors je pouvais m'y tromper, enclin
comme j'étais à prendre tous les travaux pour
des amusements. Il est certain du moins que
c'était une joie des yeux que de voir courir les
doiofts fuselés de ces jeunes filles
Quand maman avait fait son emplette, la
matrone qui présidait cette assemblée de
vierges sages prenait dans une coupe de cristal
placée à son côté une pastille de chocolat
qu'elle m'offrait avec un pâle sourire. Et ce
présent solennel me faisait aimer et admirer
plus que tout le reste la maison de MM. De-
LE PETIT PIERRE 57
beauve et Gallais, fournisseurs des rois de
France.
Ayant du goût pour les magasins, il était
bien naturel que, rentré à la maison, j'essayasse
dans mes jeux l'imitation des scènes que
j'avais observées pendant que ma mère faisait
ses emplettes. Aussi étais-je, au logis, pour
moi seul et à l'insu de tout le monde, tour à
tour, tailleur, épicier, commis de nouv^eautés
et même, sans plus d'embarras, marchande de
modes et chocolatière. Or, un soir, dans le
petit cabinet tendu de boutons de roses où se
tenait ma mère, sa broderie à la main, je
m'appliquai avec plus de soin que de cou-
tume à contrefaire les belles demoiselles de la
maison Debeauve et Gallais. M'étant procuré
des morceaux de chocolat en aussi grande
quantité que possible, des bouts de papier, et
même des lambeaux de ces feuilles métalliques
que j'appelais emphatiquement du papier
d'argent, le tout à vrai dire fort défraîchi,
je m'installai dans ma petite chaise, don de
ma tante Chausson, devant un tabouret garni
de molesquine, et cela représentait à mes yeux
l'élégant hémicycle du magasin de la rue des
Saints-Pères. Enfant unique, habitué à jouer
58 LE PETIT PIERRE
seul et toujours enfoncé dans quelque rêverie,
vivant beaucoup enfin dans lemondedes songes,
il ne me fut pas difficile d'imaginer le magasin
absent, ses lambris, ses vitrines, ses trumeaux
ornés de Renommées et même les acheteurs
qui affluaient, femmes, enfants, vieillards, tant
je possédais le don d'évoquer à mon gré les
scènes et les personnes. Je n'eus point de
peine à devenir à moi seul les demoiselles,
toutes les demoiselles chocolatières et la dame
respectable qui tenait les registres et disposait
de l'argent. Mon pouvoir magique était sans
bornes et dépassait tout ce que j'ai lu depuis,
dans VAne d'Or, des sorcières de Thessalie.
Je changeais à mon gré de nature : j'éiais
capable de revêtir les figures les plus étranges
et les plus extraordinaires, de devenir, par
enchantement, roi, dragon, diable, fée... que
dis-je? de me changer en une armée, en
un fleuve, en une forêt, en une mon-
tagne. Aussi ce que je tentais ce soir-là
était pur badinage et ne souffrait pas la
moindre difficulté. Donc, j'enveloppai, je
cachetai, je servis la clientèle innombrable,
femmes, enfants, vieillards. Pénétré de mon
importance (dois-je l'avouer?) je parlais fort
LE PETIT PIERRE 59
sèchement à mes compagnes imaginaires, pres-
sant leurs lenteurs et relevant sans bienveil-
lance leurs méprises. Mais, quand il s'agit de
faire la dame âgée et respectable, préposée à
la caisse, je me trouvai soudain embarrassé.
En cette conjoncture, je sortis du magasin et
allai demander à ma chère maman un éclaircis-
sement sur le point qui restait obscur pour
moi. J'avais bien vu la dame âgée ouvrir son
tiroir et remuer des pièces d'or et d'argent;
mais je ne me faisais pas une idée suffisamment
exacte des opérations qu'elle effectuait. Age-
nouillé aux pieds de ma chère maman qui,
dans sa bergère, brodait un mouchoir, je lui
demandai :
— Maman, dans les magasins, est-ce celui
qui vend ou celui qui achète, qui donne de
l'argent?
Maman me regarda avec une surprise qui lui
arrondit les yeux et lui fit remonter les sour-
cils, et sourit sans me répondre. Puis elle
demeura pensive. Mon père entra, en ce
moment, dans la chambre :
— Mon ami, lui dit-elle, sais-tu ce que
Pierrot vient de me demander?... Tu ne le
devinerais jamais... Il m'a demandé si c'est
60 LE PETIT PIERRE
celui qui vend ou celui qui achète, qui donne
de l'argent.
— Oh! le petit nigaud! fit mon père.
Ma mère reprit d'un ton sérieux, avec une
sorte d'inquiétude sur le visage :
— Mon ami, ce n'est pas seulement une
bêtise d'enfant; c'est un trait de caractère.
Pierre ne saura jamais le prix de l'argent.
Ma bonne mère avait reconnu mon génie et
deviné ma destinée : elle prophétisait. Je ne
devais jamais connaître le prix de l'argent. Tel
j'étais à trois ans ou trois ans et demi dans le
cabinet tapissé de boutons de roses, tel je
restai jusqu'à la vieillesse, qui m'est légère,
comme elle l'est à toutes les âmes exemptes
d'avarice et d'orgueil. Non, maman, je
n'ai jamais connu le prix de l'argent. Je
ne le connais pas encore, ou plutôt je le
connais trop bien. Je sais que l'argent est
cause de tous les maux qui désolent nos
sociétés si cruelles et dont nous sommes s*
fiers. Ce petit garçon que j'étais, qui, dans ses
jeux, ignorait lequel doit payer du vendeur ou
de l'acheteur, me fait songer tout à coup au
fabricant de pipes que nous montre William
Morris dans son beau conte prophétique, ce
LE PETIT PIERRE 6!
sculpteur ingénu qui, dans la cité future, fait
des pipes d'une beauté non pareille parce qu'il
les fait avec amour, et qu'il les donne et ne
les vend pas.
iX
LE TAMBOUR
Vivre c'est désirer. Et, selon que l'on croira
que le désir est doux ou qu'il est amer, on
jugera la vie bonne ou mauvaise. A chacun de
nous d'en décider sur son propre sentiment.
Raisonner, en ce cas, est vain; c'est affaire
aux métaphysiciens. A cinq ans, je désirais un
tambour. Ce désir était-il doux, était-il amer?
Je n'en sais rien. Disons qu'il était amer en ce
qu'il résultait d'une privation et qu'il était
doux puisqu'il représentait à mon imagination
l'objet désiré.
Pour qu'on ne s'y trompe pas, je voulais
i
I
LE PETIT PIERRE 63
avoir un tambour, sans me sentir aucune envie
d'être tambour. Du métier je ne considérais
ni la gloire ni les risques. Bien qu'assez versé,
pour mon âge, dans les fastes militaires de la
France, je n'avais encore entendu parler ni du
jeune Bara mort en pressant ses baguettes sur
son cœur, m de ce tambour de quinze ans qui,
à la bataille de Zurich, le bras percé d'une
balle, continua de battre la charge, reçut du
premier consul, à l'une des revues du décadi,
une baguette d'honneur, et, pour la mériter,
se fit tuer à la première occasion. Nourri dans
une période de paix, je ne connaissais de tam-
bours que les deux tambours de la garde
nationale qui, le premier de l'an, présentaient
il mon père, aide-major au 2' bataillon, et à
son épouse, une lettre de compliments ornée
d'une vignette coloriée. Cette vignette représen-
tait les deux tambours, très embellis, saluant,
dans un salon tout doré, un monsieur en redin-
gote verte et une dame en crinoline et volants
de dentelle. Dans la réalité, ils avaient l'œil
émerillonné, de grosses moustaches et le nez
rouge. Mon père leur donnait une pièce de
cent sous et les envoyait boire un verre de vin,
que la vieille Mélanie leur servait dans la cui-
64 LE PETIT PIERRE
sine. Ils buvaient tout d'un trait, faisaient cla-
quer leur langue et s'essuyaient la bouche à
leur manche. Tout en me plaisant assez par
un certain air jovial, ils ne m'inspiraient aucun
désir de me rendre semblable à eux.
Non, je ne voulais pas être tambour; je
voulais plutôt être général, et, si je désirais
ardemment une caisse et des baguettes noires,
c'est que j'associais à ces objets mille images
guerrières.
On ne pouvait me reprocher alors de préférer
le lit de Cassandre à la lance d'Achille. Je ne
respirais qu'armes et combats; je me réjouis-
sais dans le carnage; je devenais un héros, si
les destins ce qui gênent nos pensées » l'eussent
permis. Ils ne le permirent point. Dès l'année
suivante, ils me détournèrent d'un si beau
chemin et m'inspirèrent d'aimer les poupées.
Malgré la honte qu'on m'en fît, j'en achetai plu-
sieurs sur mes économies. Je les aimais toutes ;
j'en préférais une, et ma bonne mère m'a dit
que ce n'était pas la plus jolie. Mais pourquoi
me hâter de ternir ainsi la gloire si pure de ma
quatrième année, alors qu'un tambour faisait
toute mon envie?
Comme je n'étais pas stoïque, je confiais
LE PETIT PIERRE 65
souvent mon désir aux personnes capables de
le satisfaire. Elles faisaient mine de ne rien
entendre, ou me répondaient d'une manière
vraiment désespérante.
— Tu sais bien, me disait ma chère maman,
que ton père n'aime pas les jouets qui font du
bruit.
Ce qu'elle me refusait par piété conjugale,
je le demandai à ma tante Chausson, qui ne
craignait nullement d'être désagréable à mon
père. Je m'en étais fort bien aperçu, et c'est
sur quoi je comptais pour obtenir ce que je
désirais si ardemment Par malheur, la tante
Chausson, parcimonieuse, donnait rarement
et peu.
— Qu'est-ce que tu ferais d'un tambour? me
dit-elle. N'as-tu pas assez de jouets? Tu en as
des armoires pleines. De mon temps on ne
gâtait pas ainsi les enfants; mes petites com-
pagnes et moi, nous faisions des poupées aveo
des feuilles... N'as-tu pas une belle arche
de Noé?
Elle parlait d'une arche de Noé qu'elle
m'avait donnée le 1" janvier d'antan et qui
m'avait paru d'abord, je dois le dire, quelque
chose de surnaturel. Elle contenait Je patriarche
4.
66 LE PETIT PIERRE
et sa famille et un couple de tous les animaux
de la création. Mais les papillons y étaient
plus grands que les éléphants, ce qui, à la
longue, choquait mon sens des proportions; et
maintenant que, par ma faute, les quadrupèdes
ne se tenaient plus que sur trois pattes et que
Noé avait perdu son bâton, l'arche ne me char-
mait plus.
Un jour qu'étant enrhumé, je gardais la
chambre, mon bonnet de nuit noué sous le
menton, je me fis un tambour et des baguettes
d'un pot de grès et d'une cuiller de bois. Ce
devait être d'un style assez hollandais et dans
le sentiment de Brauwer et de Jean Steen.
J'avais le goût plus noble et, quand ma vieille
Mélanie indignée me reprit son pot à beurre
et sa cuiller à pot, j'en étais déjà dégoûté.
Environ ce temps, mon père m'apporta cer-
tain soir un petit biscuit peint, qui représentait
un pierrot battant de la grosse caisse. Je ne
sais s'il pensait que l'image tenait lieu de la
-. réalité ou s'il voulait se moquer de moi. Il
souriait, selon sa coutume, avec un peu de
tristesse. Quoi qu'il en soit, je reçus son pré-
sent de mauvais cœur et ce biscuit, horrible au
toucher, m'inspira une soudaine aversion.
LE PETIT PIERRE 67
Je n'espérais plus posséder l'objet de mes
Tœux, quand, un clair jour d'été, ma mère,
après le déjeuner, m'embrassa tendrement, me
recommanda d'être sage et m'envoya promener
avec la vieille Mélanie, après m'avoir tendu un
objet en forme de cylindre, enveloppé dans du
papier gris.
J'ouvris le paquet. C'était un tambour. Ma
mère n'était déjà plus dans la chambre. Je
suspendis ce cher instrument à mon épaule par
la ficelle qui servait de bandoulière et ne me
demandai point ce que le sort exigerait en
retour; je croyais alors que les dons de la for-
tune sont gratuits. Je n'avais pas appris à con-
naître dans Hérodote la Némésis céleste, et
j'ignorais cette maxime du poète, que j'ai, par
la suite, beaucoup méditée :
C'est un ordre des Dieux qui jamais ne se rompt
De nous vendre bien cher les grands biens qu'ils nous
[font.
Heureux et fier, la caisse à mon flanc, les
baguettes à la main, je m'élançai dehors et
marchai devant Mélanie en tambourinant.
J'allais au pas de charge, sûr d'entraîner des
armées à la victoire. J'avais bien toutefois.
68 LE PETIT PIERRE
sans me l'avouer à moi-même, quelque senti-
ment que ma caisse n'était pas très sonore et
ne s'entendait pas à une lieue à la ronde. Et,
dans le fait, la peau d'âne (si c'était une peau,
ce dont je doute véhémentement aujourd'hui),
mal tendue, ne retentissait point sous le choc
de baguettes si petites et si légères que je ne
les sentais pas entre mes doigts. Je reconnais-
sais là le génie paisible et vigilant de ma mère
et son zèle à bannir de la maison les jouets
bruyants. Elle en avait écarté déjà les fusils,
les pistolets et les carabines à mon grand
regret, car je me délectais dans le vacarme, et
mon âme s'exaltait aux détonations. Sans
doute on ne voudrait pas qu'un tambour fût
muet; mais l'enthousiasme supplée à tout. Le
tumulte de mon cœur emplissait mes oreilles
d'un bruit de «gloire. J'imaginais une cadence
qui faisait^ marcher d'un seul pas des milliers
d'hommes, j'imaginais des roulements qui
pénétraient les âmes d'héroïsme et d'horreur.
J'imaginais, dans le jardin fleuri du Luxem-
bourg, des colonnes s'avançant à perte de vue
parla plaine infinie; j'imaginais des chevaux,
des canons, des caissons défonçant les routes,
des casques étincelants aux noires crinières.
LE PETIT PIERRE 69
des bonnets à poil, des plumets, des aigrettes,
des panaches, des lances, des baïonnettes.
Je voyais, je sentais, je créais tout cela. Et,
présent dans mon œuvre, j'étais moi-même
tout cela, les hommes, les chevaux, les
canons, les poudrières et le ciel embrasé et la
terre ensanglantée. Voilà ce que je tirais de
ma caisse! Et ma tante Chausson me deman-
dait ce que je ferais d'un tambour!
Quand je rentrai à la maison, elle était
silencieuse. J'appelai maman, qui ne me
répondit pas. Je courus à sa chambre et à
celle des boutons de roses et ne vis personne.
J'entrai dans le cabinet de mon père, il était
vide. Debout sur la pendule du salon, le
Spartacus de Foyatier répondit seul à mon
regard inquiet par le geste de son éternelle
indignation.
Je criai :
— Maman! Où es-tu, maman? •
Et je me mis à pleurer.
La vieille Mélanie m'apprit alors que mon
père et ma mère étaient partis par la diligence y
de la rue du Bouloi pour le Havre, avec mon- ''* ^"^^
sieur et madame Danquin, et qu'ils y passe-
raient huit jours.
70 LE PETIT PIERRE
Cette nouvelle m'abîma de désespoir, ei je
connus à quel prix le sort m'avait accordé un
tambour; je compris que ma mère m'avait
donné un jouet pour me dissimuler son départ
et me distraire de son absence. Et, me rappe-
lant le ton grave et un peu triste avec lequel
elle m'avait dit en m'embrassant : a Sois
sage! », je me demandai comment je n'avais
point eu de soupçons. Et je pensais :
— Si j'avais su, je l'aurais empêchée de
partir.
J'étais désolé et honteux aussi de m' être
laissé tromper. Pourtant, que de signes
auraient dû m'instruira ! Depuis plusieurs
jours, j'entendais chuchoter mes parents,
j'entendais chanter les portes des armoires, je
voyais des piles de linge sur les lits, des malles,
des valises dans les chambres. Le' couvercle
bombé d'une de ces malles était tendu d'une
peau de bête galeuse et pelée sur laquelle pas-
saient des traverses de bois noir très sale, et
c'était hideux. Tant de présages m'étaient vai-
nement apparus, dont un pauvre chien se
serait inquiété. J'avais ouï dire à mon père que
Finette prévoyait les départs.
L'appartement était grand et froid. L'horrible
l
LE PETIT PIERRE 71
silence qui y régnait me glaçait le cœur. Et,
pour l'emplir, Mélanie était vraiment trop
petite : à peine son bonnet tuyauté dépassait-
il ma tète. Je l'aimais, Mélanie, je l'aimais de
toutes les forces de mon égoïsme enfantin ;
mais elle n'occupait pas assez mon esprit. Ses
paroles me semblaient insipides. Avec ses che-
veux gris et son dos qui se faisait rond, elle
me semblait plus puérile que moi. L'idée de
vivre une semaine entière seul avec elle me
désespérait.
Elle essaya de me consoler : elle me dit
qu'une semaine était vite passée; que ma mère
me rapporterait un joli petit bateau que je
ferais naviguer sur le bassin du Luxembourg;
que mon père et ma mère me conteraient leurs
aventures de voyage, et me décriraient si
bien le beau port du Havre, que j'y croirais
être moi-même.
Et il faut reconnaître que ce dernier trait
n'était pas mauvais, puisque le pigeon du fabu-
liste l'employa pour consoler de son absence
sa tendre compagne. Mais je ne voulais pas
être consolé. Je né croyais pas que ce fût pos-
sible et je jugeais que ce serait moins beau.
Ma tante Chausson vint dîner avec moi. Je
72 LE PETIT PIERRE
n'éprouvai aucun plaisir à voir sa face d©
chouette. Elle me donna aussi des consola-
tions, mais les siennes avaient l'air de vieux
rogatons comme tout ce qu'elle donnait.
C'était une nature trop avare pour apporter
des consolations abondantes, fraîches et pures.
A table, elle prit la place de ma mère, empê-
chant ainsi que sur la chaise de cette chère
maman s'élevât une lueur imperceptible d'elle,
une ombre impalpable, une invisible image,
enfin ce qui reste des absents aimés sur les
choses qui leur étaient familières.
Cette incongruité m'exaspéra. Dans mon
désespoir, je refusai de manger ma soupe et
m'enorgueillis de ce refus. Je ne sais plus si je
songeai alors qu'en pareille circonstance
Finette en aurait fait autant; mais cela n'était
pas de nature à m'humilier, car je reconnais-
sais que, pour l'instinct et le sentiment, les
bêtes l'emportaient de beaucoup sur moi. Ma
mère avait comràandé un vol-au-vent et de la
crème qu'elle avait jugés propres à me distraire
de mon chagrin. J'avais refusé la soupe;
j'acceptai le vol-au-vent et la crème et y trouvai
quelque soulagement à mes maux.
Après dîner, ma tante Chausson me con-
LE PETIT PIERRE 73
seilla de jouer avec mon arche de Noé; ce
conseil m'enflamma de fureur. Je répondis de
la façon la plus impertinente et, par surcroît,
lançai mal à propos des injures à Mélanie,'qui
dans toute sa sainte vie ne mérita que des
louanges.
La pauvre créature me coucha avec un soin
délicat, essu)^a mes larmes et dressa son lit de
sangle dans ma chambre. Néanmoins, je ne
tardai pas à m'apercevoir des effets terribles
de l'abandon où ma mère m'avait laissé. Mais,
pour comprendre ce qui m'advint, il faut se
rappeler que toutes les nuits, dans cette même
chambre, avant de m'endormir, je voyais de
mon lit une troupe de petits hommes à grosse
tête, bossus, bancals, étrangement difformes,
coiffés de feutres à plume, le nez chaussé
d'énormes lunettes rondes, qui tenaient divers
instruments tels que broches, mandolines,
casseroles, tambours de basque, scies, trom-
pettes, béquilles, dont ils tiraient des sons
étranges, en dansant des danses grotesques.
Leur apparition dans cette chambre, à cette
heure, ne m'étonnait plus : je ne connaissais
pas assez les lois de la nature pour savoir
qu'elle y était contraire. Et, puisqu'elle se pro-
5
74 LE PETIT PIERRE
duisait régulièrement toutes les nuits, je ne la
trouvais pas extraordinaire, mais elle m'ef-
frayait, sans pourtant que ma peur fût asses
forte pour m'arracher des cris. Ce qui calmait
beaucoup mon épouvante, c'est que j'obser-
vais que ces petits musiciens rasaient le mur
et n'approchaient point de mon lit. Telle était
leur coutume. Ils ne faisaient pas mine de me
voir et je retenais mon souffle pour ne pas
attirer leur attention. C'était assurément la
bonne influence de ma mère qui les tenait
éloignés de moi, et la vieille Mélanie n'exer-
çait pas, sans doute^ le même empire sur ces
esprits malins, car, en cette nuit affreuse où la
diligence de la rue du Bouloi emportait mes
chers parents vers de lointains rivages, ces
petits musiciens s'aperçurent pour la première
fois de ma présence. L'un d'eux, qui avait une
jambe de bois et un emplâtre sur l'œil, me
montra du doigt à son voisin, et tous, l'un
après l'autre, s'étant tournés vers moi, chaus- .
sèrent d'énormes besicles rondes et m'exami-
nèrent curieusement sans nulle bienveillance.
Je commençai de trembler de tous mes mem-
bres. Mais, quand ils s'approchèrent de mon
lit en dansant et en brandissant broches, scies.
LE PETIT PIERRE 7§
casseroles et lorsque l'un d'eux, qui avait un
nez en forme de clarinette, braqua sur moi
une seringue grande comme la lunette de
l'observatoire, glacé d'épouvante, je criai :
— Maman !
La vieille Mélanie accourut à mon appeL A
sa vue, je fondis en larmes. Puis je me ren-
dormis.
Quand je me réveillai au chant des moi-
neaux, j'avais tout oublié, la triste absence et
ma solitude. Hélas ! le visage clair de ma
chère maman ne se pencha pas sur mon lit,
les boucles noires de ses cheveux ne caressè-
rent point mes joues, je ne respirai point l'iris
qui parfumait son peignoir. Mais les joues
semblables à des pommes d'hiver de ma vieille
Mélanie m'apparurent dans un énorme bonnet
à bavolet, et je vis sur la camisole de la bonne
créature des temples et des amours. Us étaient
imprimés en rose sur le fond beige et elle les
portait innocemment. Cette vue renouvela mes
douleurs. Toute la matinée j'errai mélancoli-
quement dans la demeure muette. Ayant trouvé
mon tambour sur une chaise de la salle à
manger, je le jetai à terre avec fureur, et, d'un
coup de talon, le crevai.
76 LE PETIT PIERRE
Plus tard, devenu homme, il m'arriva peut-
être de souhaiter encore quelque chose de sem-
blable à cet instrument sonore et creux que
j'avais tant désiré dans ma petite enfance, les
tympanons de la gloire, les cymbales de la
faveur publique Mais, dès que je sentais ce
désir naître et remuer en moi, je me rappelais
le tambour de mes quatre ans et le prix dont
je l'avais payé et aussitôt je cessais de désirer
des biens que le sort ne nous accorde pas gra-
tuitement.
Jean Racine, en lisant sa Bible latine, a
souligné cet endroit : Et tribuit eis ])etitionem
eorum. Et il se l'est rappelé quand il a mis
dans la bouche d'Aricie ces mots qui font pâlir
l'imprudent Thésée :
Craignez, seigneur, craignez que le ciel rigoureux
Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux.
Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes :
Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.
X
UNE TROUPE COMIQUE ETROITEMENT UNIE
En ce temps-là, quand je restais au lit sans
dormir pour quelque indisposition ou seule-
ment pour m'être réveillé plus tôt que de cou-
tume, j'étais regardé par une figure grise et
morne, par un visage vaste et sans forme, par
un fantôme enfin plus redoutable que la douleur
et la crainte, l'Ennui. Et non pas un ennui tel
que les ennuis chantés par les poètes, ces
ennuis colorés de haine et d'amour et beaux
et fiers; non, mais l'invariable ennui, le pro- /
fond ennui, le brouillard intérieur, le néant ?
devenu sensible. Pour . conjurer la visite du .
78 LE PETIT PIERRE
spectre, j'appelais ma mère et Mélanie; hélas!
elles ne venaient point ou ne restaient qu'un
moment près de moi, et me disaient, comme
l'abeille au petit garçon de madame Desbordes-
Yalmore :
... Je suis très pressée...
... On ne rit pas toujours.
Et ma mère ajoutait :
— Mon enfant, pour te distraire, repasse ta
table de multiplication.
C'était une extrémité à laquelle je ne pou-
^ vais me résoudre. Je préférais imaginer un
" voyage auiour du monde et des aventures
extraordinaires. Je faisais naufrage et j'abor-
dais à la nage un rivage peuplé de tigres et de
lions. Avec le concours d'une imagination puis-
sante, c'eût été suffisant pour me garantir de
l'ennui. Par malheur, les images que j'évo-
quais étaient si pâles, si ténues, qu'elles ne me
cachaient ni le papier de ma chambre ni le
visage de brume que je redoutais. Avec le
temps, je trouvai mieux et je parvins à me
j procurer, dans ma couchette, un divertissement
• agréable, spirituel, très goûté par tous les
,' peuples policés : je me donnai la comédie. Mon
LE PETIT PIERRE 79
théâtre, ai-je besoin de le dire, ne fut pas porté
d'un coup à la perfection. La tragédie grecque
sortit du chariot de Thespis. Je chantonnai en
marquant la mesure d'un mouvement de ma
main : telle fut l'origine de mon odéon. Il
naissait humblement. Une rougeole bénigne
me retint à propos au lit pour le perfectionner.
Je dirigeais cinq acteurs ou plutôt cinq carac-l
tares comme ceux de la comédie italienne.
C'étaient les cinq doigts de ma main droite.
Chacun avait son nom comme sa physionomie.
Et, ainsi que les masques du théâtre italien
auxquels je ne saurais trop les comparer, mes
personnages gardaient leur nom dans les rôles
qu'ils tenaient, à moins toutefois que la pièce
ne les obligeât à en changer, ce qui arrivait,
par exemple, dans les drames historiques. Mais
ils conservaient invariablement leur caractère
propre. A cet égard, sans les flatter, ils ne se
sont jamais démentis.
Le pouce s'appelait Rappart. Pourquoi? Je
n'en sais rien. N'espérons pas tout éclaircir.
On ne peut donner des raisons de tout. Rap-
part, court, large, trapu, d'une force prodi-
gieuse, était un individu sans éducation, vio-
lent, querelleur, ivrogne, un vrai Caliban, for-
80 LE PETIT PIERRE
geron, commissionnaire, déménageur, brigand,
soldat, selon le rôle qu'il remplissait; il ne
commettait que violences et cruautés. Au
besoin, il tenait le rôle des animaux féroces,
celui du loup dans le Petit Chaperon Rouge, et
de l'ours dans une comédie assez belle où l'on
voyait une jeune bergère surprendre un ours
blanc endormi, lui passer un anneau dans le
nez et le mener captif et dansant au palais^du
roi, qui l'épouse aussitôt.
L'index, qui se nommait Mitoufle, offrait
avec Rappart un contraste frappant, au moral
comme au physique. Mitoufle n'était ni le
plus grand ni le plus beau de la troupe; il sem-
blait même un peu altéré et déformé par quel-
que métier manuel, qu'il avait exercé trop
jeune. Mais, pour la vivacité des mouvements
et l'esprit de repartie, c'était mon meilleur
acteur. D'un naturel généreux, son premier
mouvement le portait à défendre les opprimés.
Sa bravoure allait jusqu'à la témérité et le
dramaturge lui donnait des occasions fréquentes
de l'exercer. 11 n'y avait pas son pareil, dans
un incendie, pour arracher un enfant des
flammes et le rapporter à sa mère. Son seul
défaut était une vivacité excessive; mais on le
LE PETIT PIERRE gf
lui pardonnait, ou plutôt on l'aimait mieux
ainsi.
Achille déplairait moins bouillant et moins prompt.
Le médius, élégant, droit, d'une taille
haute et superbe, renfermait, sous ces heureux
dehors, une àme chevaleresque. Issu des plus
illustres aïeux, il se nommait Dunois. Et, pour
le coup, je crains bien de savoir pourquoi, et
ne puis guère douter que ma chère maman en
fût la cause. Ma chère maman ne chantait pas /
très bien et ne chantait que quand j'étais seul
à l'entendre. Elle chantait :
Partant pour la Syrie
Le jeune et beau Dunois
Alla prier Marie
De bénir ses exploits.
Et elle chantait aussi : Reposez-vouSt bons
chevaliers. Et elle chantait encore : En soupi-
rant, fai vu naître Vaurore. Ma chère maman
raffolait des romances de la reine Hortense,
qui étaient charmantes, en ce temps-là.
Excusez mes lenteurs : c'est tout un art que
j'expose. A l'annulaire, qui n'avait point d'an-
5.
92 LE PETIT PIERRE
neau, s'identifiait une dame d'une grande
beauté, nommée Blanche de Castille. C'était
peut-être un pseudonyme. Etant la seule femme
de la troupe, elle jouait les mères, les épouses,
les amantes. Vertueuse et persécutée, le jeune
et beau Dunois la sauvait maintes fois des plus
grands périls avec le concours empressé et
désintéressé de Mitoufle. Elle épousait sou-
Tent Dunois, rarement Mitoufle. Un caractère
encore et j'en aurai fini avec ma troupe.
Jeannot, le petit doigt, était un jeune garçon
plein d'innocence, dont à l'occasion on faisait
une fillette, comme, par exemple, lorsqu'on
jouait le Petit Chaperon Rouge. Et je crois
qu'en devenant fille, il lui venait de l'esprit.
Les pièces faites pour les interprètes que je
viens d'énumérer se rapprochaient de la com-
media del arte en ce sens que j'en composais
le canevas et que mes acteurs improvisaient le
dialogue en se conformant à leur caractère et
à leur situation. Toutefois, il s'en fallait de
beaucoup qu'elles ressemblassent aux farces
italiennes et à ces pièces du théâtre de la foire
qui mettent aux prises Arlequin, Colombine
et le docteur pour de vils intérêts, et des pas-
sions basses. Mes ouvrages, plus nobles, appar-
LE PETIT PIERRE 83
tenaient au genre héroïque, et c'est en eff<^*.
celui qui convient le mieux aux êtres inno-
cents et simples. J'étais lyrique et pathétique,
tragique et très tragique. Quand les passions
s'élevaient à des hauteurs où la parole man-
quait, on chantait. Il y avait aussi dai?3 ces
drames des scènes comiques. Je travaillais à
mon insu dans le système de Shakespeare ; il
m'aurait été beaucoup plus difficile de tra-
vailler dans celui de Racine. Je n'avais pas,
comme M. de Lamartine, la bouffonnerie en
horreur. Loin de là! Mais mon comique était
très simple et il ne s'y mêlait pas d'ironie.
Les mêmes situations revenaient souvent dans
mon théâtre. Je n'avais pas le courage de me
le reprocher : elles étaient si touchantes ! Prin-
cesses captives, délivrées par un vaillant che-
valier, enfants volés et rendus à leur mère,
tels étaient mes sujets de prédilection.
Cependant, je courais d'autres carrières. Je
composais des drames d'amour où je semais de
grandes beautés. Les pièces de ce genre man-
quaient d'action et surtout de dénouement; ces
défauts tenaient à la pureté de mon âme qui,
concevant que l'amour est à lui-même tout son
objet et tout son contentement, ne lui faisait
84 LE PETIT PIERRE
désirer aucune satisfaction. C'était beau, mais
monotone.
Je traitais aussi les sujets militaires et ne
craignais point d'aborder l'épopée napoléo-
nienne que je recueillais sur les lèvres des
survivants de la grande époque, si nombreux
autour de mon berceau. Dunois faisait Napo-
léon ; Blanche de Gastille, Joséphine (je ne
connaissais pas Marie-Louise); Mitoufle, un
grenadier; Jeannot, un fifre; Rappart faisait les
Anglais, les Prussiens, les Autrichiens et les
Russes, l'ennemi. Et avec ces ressources, je
trouvais le moyen de remporter les victoires
d'Austerlitz, d'Iéna, deFriedland, de Wagram,
d'entrer à Vienne et à Berlin. D'ordinaire, on
ne jouait pas deux fois la même pièce. J'en
avais toujours une toute prête. Pour la fécon-
dité, j'étais un Galderon.
L'on pense bien que, grâce aux jeux de ce
théâtre où j'étais à la fois directeur, auteur,
troupe et spectateur, je ne m'ennuyais plus au
lit. J'y restais au contraire le plus longtemps
possible et feignais des maladies pour ne pas
me lever. Ma chère maman, qui ne me recon-
naissait plus, me demandait d'où venait cette
paresse nouvelle. Faute de connaître mon art
LE PETIT PIERRE 85
et mesurer mon génie, elle appelait paresse ce
qui était action et mouvement.
Ce théâtre, ayant atteint son apogée vers ma
sixième année, entra tout aussitôt dans une
rapide décadence, dont il importe d'exposer les
causes.
Sur mes six ans, donc, pendant quelques
légers troubles de croissance, retenu plusieurs
jours au lit et ayant près de moi, sur une petite
table, une boîte de couleurs et des rubans, je
résolus d'employer les moyens qui se trou-
vaient sous ma main à embellir mon théâtre
et à le porter à un état inouï de perfection. Je
me mis aussitôt à l'œuvre et exécutai ardem-
ment mes conceptions fiévreuses. Je ne m'étais
jamais aperçu que mes acteurs n'avaient pas
plus de visage qu'un œuf; m'en avisant sou-
dain, je leur fis des yeux, un nez, une bouche,
et, voyant qu'ils étaient nus, je les habillai de
soie et d'or. Il m'apparut alors qu'il fallait les
coiffer, et je leur fis des chapeaux ou des
bonnets de formes diverses, mais générale-
ïnent pointus. Je ne m'arrêtai pas dans ces
recherches de l'effet pittoresque : je construisis
une scène, je peignis des décors, je fabriquai
des accessoires. Et tout ému, je montai une
86 LE PETIT PIERRE
pièce qui s'appelait les Barons du Saint-
Sépulcre et devait réunir l'orient et Toccident
en une action formidable. Hélas! je ne pus pas
même achever la première scène. L'inspiration
s'était placée : l'âme et le mouvement, tout
avait disparu. Plus de passion, plus de vie.
Mon théâtre, tant qu'il était sans artifices, se
revêtait de toutes les couleurs et de toutes les
formes de l'illusion. Quand le luxe apparut,
l'illusion se dissipa. Les muses s'envolèrent.
Elles ne revinrent plus. Quel enseignement! Il
faut laisser à l'art sa noble nudité. La richesse
des costumes et l'éclat des décors étouffent le
drame qui ne veut pour parure que la gran-}^
deur de l'action et la vérité des caractères.
i
XI
LA CHARPIE
Je n'avais pas encore accompli mes quatre
ans : un matin, ma mère me souleva de mon
lit, et mon cher papa, qui avait revêtu son
uniforme de garde national, m'embrassa ten-
drement. Il avait un coq d'or et un pompon
roug-e à son shako. On battait le rappel sur le
quai ; le galop des chevaux retentissait sur le
pavé; par moments passaient des chants et des
clameurs farouches et l'on entendait au loin
le crépitement de la fusillade. Mon père sortit.
Ma mère s'approcha de la fenêtre, souleva le
rideau de mousseline et sanglota. C'était la
révolution.
^8 LE PETIT PIERRE
Les journées de Février m'ont laissé peu de
souvenirs. On ne m'a pas fait sortir une seule
fois pendant le combat des rues. Nos fenêtres
donnaient sur la cour, et les événements qui
s'accomplissaient au dehors étaient pour moi
infiniment mystérieux. Tous les locataires de
la maison fraternisaient. Madame Caumont, la
femme du libraire-éditeur, mademoiselle
Mathilde, la fille déjà vieille de madame
Laroque, mademoiselle Cécile, la couturière,
la très élégante madame Petitpas, la belle
madame Moser, qu'on ne fréquentait pas en
temps ordinaire, se réiinissaient l'après-midi
chez ma mère, où elles faisaient de la charpie
pour les blessés dont le nombre augmentait
de minute en minute. L'usage alors suivi
dans tous les hôpitaux était d'appliquer sur les
plaies des filaments de toile, et personne ne
doutait de l'excellence de ce procédé avant la
révolution médicale qui a proscrit les panse-
ments humides. Ces dames apportaient chacune
son paquet de linge; elles s'asseyaient dans Ja
salle à manger autour de la table ronde et, là,
déchiraient la toile par bandes étroites, puis
l'effilaient. On admire, quand on y songe, que
ces ménagères eussent tant de vieux linge.
LE PETIT PIERRE 89
Madame Petitpas lut sur un morceau de drap
de lit qu'elle avait apporté le chiffre de sou
aïeule maternelle et la date de 1745. Maman
travaillait avec ses invitées. Nous participions,
le jeune Octave Caumont et moi, à cette œuvre
charitable, sous la surveillance de la vieille
Mélanie, qui, de ses doigts rudes, effilait le
chiffon à quelque distance de la table, par défé-
rence. Pour ma part, je m'acquittais de ma
tâche avec zèle et mon orgueil grandissait à
chaque fil que je tirais. Mais, quand je vis
que le tas d'Octave Caumont était plus gros
que le mien, j'en souffris dans mon amour-
propre et ma satisfaction de préparer le sou-
lagement des blessés en fut beaucoup dimi-
nuée.
De temps en temps des personnes de notre
intimité,- M. Debas, surnommé Simon de
Nantua, et M. Caumont, l'éditeur, venaient
nous apporter des nouvelles.
M. Caumont était habillé en garde national;
mais il s'en fallait qu'il portât l'uniforme avec
autant d'élégance que mon cher papa. Mon
papa avait le teint pâle et la taille fine. M. Cau-
mont, le visage bourgeonné, étalait trois men-
tons sur le devant de sa tunique qui, ne pou-
90 LE PETIT PIERRE
vant pas se boutonner, s'ouvrait inglorieuse-
ment sur le ventre.
— La situation est terrible, nous dit-il,
Paris en feu, ses rues hérissées de seçt cents
barricades, le peuple assiège le château que la
maréchal Bugeaud défend avec quatre mille
hommes et six pièces de canon.
Ces nouvelles furent accueillies par de
grands mouvements de terreur et de pitié»
La vieille Mélanie, à l'écart, faisait des signes
de croix et remuait les lèvres en silence.
Ma mère fit servir du vin de Madère et de»
gâteaux secs. (En ce temps-là, on ne buvait
guère de thé et les dames craignaient moins
le vin qu'à présent.) Un doigt de vin de
Madère anima les regards, fît sourire les
lèvres. Ce n'étaient plus les mêmes visages; ce
n'étaient plus les mêmes âmes.
Pendant le goûter, M. Clérot, Tencadreur
du quai Malaquais, se présenta devant nous.
C'était un très gros homme, bien plus gros
que M. Caumont, et que sa blouse blanche
faisait paraître encore plus rond. Il salua la
compagnie et demanda le secours du docteur
Nozière pour les blessés du Palais-Royal, qui
manquaient de tout. Ma mère lui répondit que
LE PETIT PIERRE 9I
le docteur Nozière était à l'hôpital de la
Charité. M. Clérot nous fit un tableau horrible
de ce qu'il avait vu aux abords des Tuileries.
Çà et là des morts, des blessés, des chevaux
qui se soulevaient, une jambe brisée, le ventre
ouvert, et retombaient, et cependant les curieux
emplissant les cafés et une troupe de gamins
s'amusant d'un chien qui hurlait près d'un
cadavre. Il conta que, assiégé par une pro-
fonde colonne d'insurgés avec armes et muni-
tions, le poste du Château-d'Eau, sur la place
du Palais-Royal, était enveloppé de flammes
quand ses défenseurs mirent bas les armes.
M. Clérot poursuivit à peu près en ces termes :
— Après la reddition du poste, des hommes
de bonne volonté furent requis pour éteindre
l'incendie; je me trouvai du nombre; on se
procura des seaux et nous fîmes la chaîne.
J'étais placé à cinquante pas environ du bra-
sier, entre un respectable citoyen d'un certain
âge, et un gamin qui portait en sautoir la
giberne d'un soldat. Les seaux faisaient la
navette. Et je disais ; « Attention, citoyens!
attention! » Je ne me sentais pas bien; le vent
rabattait sur nous la flamme et la fumée;
j'avais les pieds gelés, et par moments il me
92 LE PETIT PIERRE
coulait le long de la jambe un froid mortel,
dont je cherchais la cause, que je ne pouvais
trouver, et j'allais jusqu'à me demander si je
n'avais pas reçu sans m'en apercevoir une
blessure dans le combat et si je ne perdais
pas tout mon sang. Et en faisant la chaîne,
je me disais : « Ce que j'éprouve n'est pas
naturel »; et je tournais l'œil devant, derrière,
à droite et à gauche pour me rendre compte
de ce qui m'arrivait. Mais voilà-t-il pas que
tout à coup je vois mon voisin de gauche, le
gamin, occupé à vider dans la poche de ma
blouse le seau que je venais de lui passer...
Mesdames, le polisson reçut sur la joue une
giroflée à cinq feuilles qu'il pourra montrer à
son amoureuse.
» C'est pourquoi, conclut M Clérot, si c'était
un effet de votre bonté, madame Nozière, je
me chaufferais bien volontiers un moment à
votre poêle. Ce morveux m'a glacé jusqu'aux
os. Une jeunesse pareille, qui a perdu à ce
point le respect, cela fait frémir! »
Et le gros homme, ayant tiré de sa poche un
mètre, un diamant à tailler le verre et un
journal réduit en pâte, la retourna dégouttante.
Il souleva sa blouse et bientôt ses vêtements
LE PETIT PIERRE 93
commencèrent à fumer à la chaleur du poêle.
Ma mère lui versa un verre d'eau-de-vie,
qu'il but à la santé de la compagnie, car il
avait de l'usage.
J'étais ravi de ce que j'entendais, et je vis
fort bien madame Caumont cacher un fou rire.
A ce moment M. Debas, surnommé Simon
de Nantua, parut avec une buffleterie sur sa
redingote et un fusil à la main. Il empruntait
aux événements une énorme importance et
c'est d'un accent solennel, qu'il annonça à
madame Nozière que le docteur, retenu à
l'hôpital, ne reviendrait pas dîner. Il nous
rapporta ce qu'il avait vu ou connu et s'étendit
de préférence sur les faits auxquels il avait
participé : Six gardes municipaux poursuivis
par les insurgés et qu'il avait cachés dans une
cave de la rue de Beaune ; un piqueur du Roi,
que son habit rouge désignait aux fureurs du
peuple et qu'il avait revêtu d'un bourgeron
emprunté au marchand de vin du coin de la
rue de Verneuil. Il nous apprit que Firmin,
le valet de chambre de M. Bellaguet, venait
d'être tué sur le quai d'une balle perdue. Et,
comme nous sommes particulièrement touchés
de ce qui se passe près de nous, la nouvelle
94 LE PETIT PIERRE
de cette mort fut reçue avec un profond émoi.
Je me rappelle aussi que, quelques instants
plus tard, à nuit close, étant avec ma chère
maman chez madame Caumont, je vis par la
fenêtre de l'entresol, qui donnait sur le quai,
une voiture très haute et largement évasée
sortir tout en feu du guichet du Louvre. Une
troupe d'hommes la traîna sur le pont des
Saints-Pères entre les deux statues assises, et,
avant d'avoir atteint le milieu du pont, la fît
basculer. Elle rebondit deux fois sur ses res-
sorts, puis, emportant la balustrade de fonte,
tomba dans la Seine. Et ce spectacle, auquel
succédèrent soudain les ténèbres profondes,
me parut splendide et mystérieux.
Voilà mes souvenirs du 24 février 1848, tels
qu'ils se sont imprimés dans mes faibles esprits,
et tels que ma mère me les a mamtes fois
rafraîchis; les voilà dans leur candide indi-
gence. J'ai pris grand soin de ne les point
orner, de ne les point enrichir.
La manière dont j'appris alors les événe-
ments contemporains exerça une influence
durable sur mon intelligence de la vie publique
et contribua grandement à former ma philoso-
phie de l'histoire. Dans ma première enfance,
LE PETIT PIERRE 95
les Français avaient un sentiment du ridicule
qu'ils ont perdu depuis, sous l'empire de
causes que je ne saurais démêler. Le pamphlet,
la gravure et la chanson exprimaient leur
esprit moqueur. Je naquis à l'âge d'or de la
caricature et c'est par les lithographies du
Charivari et par les moqueries de mon parrain
M. Pierre Danquin, bourgeois de Paris, que je
me fis une idée de la vie nationale; elle me
parut comique en dépit des émeutes et des
révolutions, parmi lesquelles je fus nourri.
Mon parrain appelait Louis-Napoléon Bona-
parte le perroquet mélancolique. Je me plai-
sais à imaginer cet oiseau combattant le spectre
rouge, représenté comme un épouvantail à
moineaux, promené sur un manche à balai.
Et autour d'eux, je voyais s'agiter les orléa-
nistes ayant pour tête une poire, M. Thiers en
nain, Girardin en paillasse, et le Président
Dupin avec une face de passoire et des souliers
grands comme des bateaux. Mais je m'intéres- '
sais surtout à Victor Considérant que je savais
habiter près de nous, sur le quai Voltaire, et
qui m'était figuré se suspendant aux arbres par
une longue queue que terminait un gros œil.
XII
LES DEUX SCEURS
En ce temps-là, maman m'emmenait très
souvent dans la rue du Bac. L'hiver appro-
chait. Elle achetait, dans cette rue marchande,
des tricots et toutes sortes de lainages et me
faisait faire un vêtement chaud par M. Augris,
tailleur plein de politesse et d'inexactitude,
qui demeurait vis-à-vis de l'hôtel où l'année
précédente M. de Chateaubriand était mort.
Ce souvenir ne me touchait guère et je regar-
dais négligemment la porte à médaillons, d'un
style noble et pur, qui s'était ouverte pour le
laisser passer sans retour. Ce qui me ravissait
LE PETIT PIERRE 97
dans la belle rue du Bac, c'étaient les boutiques
pleines d'objets merveilleux par la forme et la
couleur, mille ouvrages de tapisserie, du papier
à lettres chiffré d'or et d'azur, des lions et des
panthères sur des descentes de lit, des figures
de cire artistement coiffées, des biscuits de
Savoie dont le dôme, pareil à celui du
Panthéon, portait une rose épanouie; c'étaient
enfin des petits fours prodigieux, en façon de
tricorne, de dominos, de mandoline. En me
faisant voir ces merveilles, ma mère me les ren-
dait d'un mot plus merveilleuses encore. Elle
avait ce don rare d'animer toutes choses et de^
faire naître des symboles.
Il y avait alors dans cette rue, au coin de la
rue de l'Université, un marchand de tableaux
chez qui l'on pénétrait par une porte assez
étroite, peinte en jaune et décorée dans le
style du temps, non sans richesse. De la cor-
niche qui la surmontait je ne dirai rien, n'en
ayant gardé nul souvenir; mais il est certain
qu'aux deux consoles qui supportaient cette
corniche s'adossaient des figurines longues
comme le bras, bizarrement composées de
parties empruntées à l'homme, au quadrupède
et à l'oiseau. Ce n'étaient pas proprem'ent des
6
98 LE PETIT PIERRE
chimères, car elles ne procédaient en rien du
lion ni de la chèvre; ce n'étaient pas non plu.^
des griffons, puisqu'elles avaient un sein de
femme. De longues oreilles coiffaient leur tête
qui tenait de la chauve-souris; leur corps délié
participait du lévrier. On voit aujourd'hui sur
les candélabres du pont de Suresnes de petites
bètes fantastiques assez semblables à celles-là,
qu'on pourrait aussi rapprocher du monstre
qui soutient une lanterne sur la façade du
palais Riccardi à Florence. Enfin, c'étaient de
petites figures décoratives exécutées vers 1840,
par un sculpteur comme Feuchère ; mais elles
étaient douées d'une physionomie très singu*
lière, et elles tiennent trop de place dans ma
vie pour que je les confonde avec aucune autre
figure de ce genre.
C'est ma mère qui me les fit remarquer un
jour en passant :
— Pierre, regarde ces petites bêtes, me dit-
elle. Elles ont beaucoup d'expression. Leur
mine est pleine de malice et de gaîté. On
passerait des heures à les regarder tant elles
ont l'air spirituel et semblent vivantes! Vois
comme elles rient.
Je demandai comment elles s'appelaient. Ma
'-tf>V
LE PETIT PIERRE 9^
mère me répondit qu'elles n'araient point de
nom en histoire naturelle, parce qu'elles n'exis-
taient pas dans la nature.
Je dis :
— Ge sont les deux sœurs.
Il nous fallut retourner le lendemain chez
M. Augris pour essayer une fois encore mon
vêtement d'hiver. Quand nous repassâmes
devant les deux sœurs, ma chère maman me
les montra gravement du doigt.
— Vois; elles ne rient plus.
Et maman disait vrai. Les sœurs avaient
changé d'expression, elles ne riaient plus et
leur visage se faisait sévère et menaçant.
Je demandai pourquoi elles ne riaient
plus.
— Parce que tu n'as pas été sage aujour-
d'hui.
Nul doute à cet égard. Je n'avais pas été
sage ce jour-là. J'étais allé dans la cuisine où
mon cœur m'attirait, j'y avais trouvé la vieille
Mélanie qui épluchait les navets. Je voulus les
éplucher aussi, ou plutôt les sculpter; car je
méditais de les tailler en forme d'hommes et
d'animaux. Mélanie s'y opposa. Irrité de ce
refus, je lui arrachai son bonnet tuyauté, à
100 LE PETIT PIERRE
bavolet de dentelle. Ce pouvait être là le mou-
vement d'un génie fougueux; ce n'était pas
^ assurément un acte de sagesse. Je contemplai
les deux sœurs, et, soit qu'en effet elles me
parussent douées d'une puissance surnaturelle,
soit plutôt que mon esprit avide de merveil-
leux se prêtât à l'illusion, un petit frisson de
peur, aigre-doux, me secoua la poitrine.
— Elles ne savent pas tes fautes, reprit
ma mère, mais tu les lis dans leurs yeux. Sois
bon, et elles te souriront, comme te sourira
la nature entière.
Depuis lors, chaque fois que nous passions,
ma mère et moi, devant les deux sœurs, nous
nous inquiétions de voir si elles se montraient
irritées ou sereines, et toujours leur expression
répondait exactement à l'état de ma conscience.
Je les consultais avec une entière bonne foi et
trouvais dans leur visage, ou souriant ou
sombre, le loyer de ma sagesse ou la peine de
mes fautes.
De longues années s'écoulèrent. Devenu un
homme et ayant acquis une pleine liberté
d'esprit, aux heures de trouble et d'irrésolution,
je consultais encore les deux sœurs. Un jour
que j'avais un particulier besoin de voir clair
LE PETIT PIERRE lOi
en moi-même, j'allai les interroger. Je ne les
trouvai plus : elles avaient disparu avec la
porte qu'elles ornaient. Je m'en retournai,
plein d'incertitude et d'hésitation, et pris un
mauvais parti.
6.
XIII
CATHERINE ET MARIANNE
La mer, quand je la vis pour la première
fois, ne me parut vaste que par la tristesse
immense que je sentis à la regarder et à la
respirer. C'était la mer sauvage. Nous étions
allés passer un mois d'été dans un petit village
breton. Un aspect de la côte s'est gravé à l'eau-
forte dans ma mémoire, l'aspect d'une rangée
d'arbres flagellés par le vent du large et tendant,
sous le ciel bas, vers la terre plate et nue, leur
tronc courbé et leurs maigres rameaux. Ce spec-
tacle me mordit au cœur; il reste en moi comme
le symbole d'une incomparable infortune.
Les rumeurs et les odeurs marines me trou-
LE PETIT PIERRE 103
blaient. Chaque jour, à toute heure, la mer
m'apparaissait transformée, tantôt li&se et
bleue, tantôt couverte de petites lames tran-
, quilles azurées d'un côté, argentées de l'autre,
tantôt comme cachée sous une toile cirée verte,
tantôt lourde et sombre et portant sur ses
crêtes agitées les moutons farouches de Nérée;
hier fuyant en souriant, aujourd'hui s'avançant
en tumulte. Tout enfant que j'étais et parce
que j'étais un pauvre enfant, cette perfide ins-
tabilité diminua beaucoup la confiance et
l'amitié que m'inspirait la nature. La faune
marine, les poissons, les coquillages, les crus-
tacés surtout, ces animaux plus effrayants que
les monstres des Tentations de Saint-Antoine,
que, sur mon quai Malaquais, j'examinais si
curieusement à l'étalage de madame Letord,
ces langoustes, ces poulpes, ces étoiles de mer,
ces crabes, me révélaient des formes de la vie
trop étonnantes et des animaux moins fra-
ternels vraiment que mon petit chien Caire,
que le poney de madame Caumont, que les
ânes de Robinson, que les moineaux de Paris,
et moins amis même que le lion de ma Bible
en estampes et les couples de mon arche de
Noé. Les monstres marins me poursuivaient
104 LE PETIT PIERRE
dans mon sommeil et m'apparaissaient, la nuit,
immenses en leurs carapaces d'un bleu noir,
épineuses et che\*'èlues, tout armés de pinces,
de dards, de scies, et sans visage et plus
effrayants de n'avoir pas de visage que de tout
le reste.
Dès le lendemain de mon arrivée, je fus
enrôlé par un grand garçon dans une troupe
d'enfants qui, munis de pelles et de pioches,
construisaient sur la plage une forteresse de
sable, y plantaient le drapeau français et la
défendaient contre la mer montante. Nous fûmes
vaincus avec gloire. Je sortis un des derniers
du fort démantelé, ayant fait mon devoir,
mais acceptant la défaite avec une facilité qui
n'annonçait point un grand homme de guerre.
Un jour, j'allai en barque pêcher des coquil-
lages avec Jean Elô qui avait des yeux d'un
bleu pâle dans un visage tanné et boucané.
Ses mains étaient si rudes qu'elles me râpaient
la peau quand elles tenaient les miennes, en
«igné d'affection. Il péchait au large, raccom-
modait ses filets, calfatait sa barque et, à ses
heures de loisir, construisait dans une carafe
une goélette parfaitement gréée. Bien qu'il se
servît peu de la parole, il me conta son his-
LE PETIT PIERRE 105
toire qui se composait uniquement de la mort
de ses proches, qui avaient péri en mer. Trois
de ses frères et son père s'étaient noyés
ensemble, le précédent hiver, à une encablure
du port. En quoi il ne voyait que du bien
comme en tout événement. Ce que j'avais de \
religion me fit découvrir en Jean Elô une
sagesse céleste. Un dimanche soir, nous le ;
trouvâmes étendu ivre-mort en travers du
chemin et nous dûmes l'enjamber. Il n'en
resta pas moins pour moi un être parfait. Sen-
timent empreint, il se peut, de quiétisme. j
A d'autres d'en juger : je n'étais guère théolo-
gien alors, et je le suis bien moins encore ^^
aujourd'hui.
Mes plaisirs les plus chers étaient de pêcher
la crevette en compagnie de deux fillettes qui
m'inspiraient une amitié émerveillée et fugi-
tive. L'une, Marianne Le Guerrec, était fille
d'une dame de Quimper avec qui ma mère
avait fait connaissance sur cette plage ; l'autre,
Catherine O'Brien, était Irlandaise. Toutes
deux blondes et les yeux bleus. Elles se res-
semblaient, ce qui n'était pas pour surprendre J
Car les vierges d'Erin et les vierges d'Armor
Sont des fruits détachés du même rameau d'or
106 LE PETIT PIERRE
Averties par un secret instinct de leur grâce
à entrelier leurs mouvements, elles se mon-
traient constamment enlacées. Agitant de con-
cert* leurs minces jambes nues, brûlées du
soleil et de l'eau de mer, elle* couraient sur le
sable avec des ondulations et des sinuosités
comme pour former des figures de danse.
Catherine O'Brien était la plus jolie, mais elle
parlait mal le français, ce dont s'offusquait
mon ignorance. Je cherchais, pour les leur
offrir, de beaux coquillages qu'elles dédai-
gnaient. Je m'ingéniais à leur rendre des
soins dont elles feignaient ou de ne pas s'aper-
cevoir ou d'être obsédées. Quand je les regar-
dais, elles détournaient la tête; mais si, à mon
tour, je faisais semblant de ne pas les voir,
elles attiraient mon attention par quelques aga-
ceries. Elles m'intimidaient; à leur approche,
je ne trouvais plus les mots cpie j'avais pré-
parés pour elles. Si je leur parlais quelquefois
avec rudesse, c'était par peur, par dépit ou
par une penersité inexplicable. Marianne et
Catherine s'entendaient pour se moquer et rire
des petites baigneuses de leur âge. Sur tout
autre sujet, elles se querellaient plus souvent
qu'elles ne s'accordaient. Elles se faisaient un
LE PETIT PIERRE 107
grief mutuel de n'être pas nées dans le même
pays. Marianne reprochait vivement à Cathe-
rine d'être Anglaise. Catherine, ennemie de
l'Angleterre, bondissait sous l'insulte, frappait
du pied, grinçait des dents et criait qu'elle était
Irlandaise. Mais Marianne n'y voyait pas de
différence. Un jour, dans le chalet de madame
O'Brien, leur dispute pour la patrie finit par
des coups. Marianne nous rejoignit sur la
plage, les joues égratignées. Sa mère, en la
voyant, s'écria :
— Miséricorde ! que t'est-il arrivé?
Marianne répondit très simplement :
— Catherine m'a griffée parce que je suis
Française. Alors je l'ai appelée vilaine Anglaise,
et je lui ai donné un coup de poing sur le nez
qui l'a fait saigner. Madame O'Brien nous a
envoyées nous laver dans~ la chambre de
Catherine. Et nous nous sommes réconciliées,
parce qu'il n'y avait qu'une cuvette pour nous
deux.
XIV
LE MONDE INCONNU
Chaque jour, après le déjeuner, la vieille
Mélanie, dans sa chambre sous les combles,
chaussait ses souliers plats qui reluisaient,
nouait devant sa glace les brides de son bonnet
blanc à bavolet de dentelle, croisait sur sa
poitrine son petit châle noir et l'y fixait par
une épingle. Elle prenait ces soins avec une
studieuse application, car, en toutes choses,
l'art est difficile, et Mélanie n'abandonnart
au hasard rien de ce qu'elle jugeait de nature
à rendre la personne humaine res-pectable,
décente et digne de sa divine origine. Assurée
LE PETIT PIERRE 109
enfin d'avoir satisfait à toutes les convenances
de son sexe, de son âge et de son état, elle
fermait à clef la porte de sa chambre, descendait
avec moi l'escalier, s'arrêtait, stupide, dans le
vestibule en poussant un grand cri et remontait
précipitamment l'escalier jusqu'à sa mansarde
pour y prendre son cabas qu'elle avait oublié
selon son antique coutume. Elle n'aurait
jamais consenti à sortir sans ce cabas de velours
grenat, qui contenait son tricot sempiternel,
où elle trouvait au besoin des ciseaux, du fil
et des aiguilles et dont, une fois, elle tira un
petit carré de taffetas d'Angleterre pour le
mettre à mon doigt qui saignait. Elle conser-
vait encore dans ce sac un sou percé, une de
mes dents de lait et son adresse sur un bout
de papier, afin, disait-elle, que, si elle mourait
subitement dans la rue, on ne la portât pas à
la morgue. Quand, descendus sur le quai, nous
tournions à gauche, nous donnions le bonjour
à madame Petit, la marchande de lunettes qui,
siégeant en plein air, contre le mur de l'hôtel
de Chimay, près de sa vitrine, sur sa haute
chaise de bois, droite, immobile, le visage brûlé
du soleil et de la gelée, gardait une tristesse
sévère. Et les deux femmes échangeaient des
ilO LE PETIT PIERRE
propos qui variaient peu d'une rencontre à
l'autre, sans doute parce qu'ils se rapportaient
au fond Tminuable de la nature. Elles s'entre-
tenaient denfanls atteints de la coqueluche ou
du croup ou consumés par une fièvre lente,
de femmes sujettes à des troubles plus secrets,
de journaliers victimes de terribles accidents.
Elles disaient l'influence maligne des saisons
sur les tempéraments, renchérissement des
vivres, la cupidité croissante des hommes
devenus de jour en jour plus mauvais et les
crimes multipliés épouvantant le monde. Je
me suis aperçu plus tard, en lisant Hésiode,
que la marchande de lunettes du quai Mala-
quais pensait et parlait comme les vieux
poètes gnomiques de la Grèce. Loin de m'émou-
voir, cette sagesse m'accablait d'ennui et je
tirais ma bonne par sa jupe pour y échapper.
Quand, au contraire, descendus sur le quai,
nous tournions à droite, je voulais m'arrêter
devant les gravures que madame Letord étalait
le long d'une palissade de bois qui fermait le
terrain vague sur lequel s'élève aujourd'hui le
palais des Beaux-Arts. Ces images me remplis-
saient de surprise et d'admiration. Et spéciale-
ment Les Adieux de Fontainebleau y LaCréation
LE PETIT PIERRE 11|
d'Eve, La Montagne qui présente i aspect (Tune
tête (JHhoimne, La Mort de Virginie me causaient
une émotion que les ans n'ont pas encore tout
à fait calmée. Mais la vieille Mélanie me tirait
en avant, soit qu'elle ne me jugeât pas d'âge
à examiner toutes ces gravures, soit plutôt
qu'elle-même n'y sut rien distinguer. Car il est
de fait qu'elle n'y donnait pas plus d'attention
que notre petit chien Caire.
Nous allions soit aux Tuileries, soit au
Luxembourg. Par les temps clairs et tempérés,
nous poussions jusqu'au Jardin des Plantes ou
jusqu'au Trocadéro qui élevait alors, au bord
de la Seine, dans la solitude, sa colline verte
et fleurie. En des jours fortunés, on me menait
jouer dans le jardin de M. de La B... qui
m'en accordait Taccès en son absence. Ce
jardin frais et désert, planté de grands arbres,
s'étendait derrière un bel hôtel de la rue Saint-
Dominique. J'apportais une pelle de bois,
large comme ma main, et quand c'était la
saison où les troncs des platanes se dépouillent
de leur écorce mince et lisse, et, lorsque, à
leur pied, la pluie avait amolli la terre et
creusé de légers sillons ondulés, qui devenaient
dans mes jeux des ravins, des précipices, j'y
112 LE PETIT PIERRE
jetais des ponts de bois, je bâtissais sur leurs
bords, avec Fécorce fine, des villages, des
remparts, des églises; j'y plantais des herbes
et des branches qui représentaient des arbres
et formaient des jardins, des avenues, des
forêts; et je me réjouissais de mon œuvre.
Ces promenades dans la ville et les fau-
bourgs me semblaient tantôt lentes et mono-
tones, tantôt agitées, parfois pénibles, parfois
riantes et pleines de gaîté. Parcourant de
vastes espaces, nous suivions cette longue
avenue tout en fête bordée de boutiques de
pains d'épice, de bâtons de sucre de pomme,
de mirlitons et de cerfs-volants, ces Champs-
Elysées où passait la voiture aux chèvres, où
les chevaux de bois tournaient au son de
l'orgue, où Guignol, dans son théâtre, se
battait avec le Diable. Puis nous nous trou-
vions sur les berges poudreuses où les grues
déchargeaient des pierres tandis que, sur le
chemin de halage, les percherons remorquaient
les chalands. Les pays succédaient aux pays,
les contrées aux contrées; nous en traversions
de populeuses et de désertes, d'arides et de
fleuries. Mais il y en avait une où je souhaitais
de pénétrer préférablement à toute autre, que
' LE PETIT PIERRE 113
je me croyais, à certains moments, près
d'atteindre et que je n'atteignais jamais.
J'ignorais tout de cette contrée et j'étais sûr
qu'en la voyant je. la reconnaîtrais. Je ne
l'imaginais ni plus belle ni plus agréable que
celles que je connaissais, bien au contraire,
mais tout autre, et j'aspirais ardemment à la
découvrir. Cette contrée, ce monde, que je
sentais inaccessible et proche, ce n'était pas le
monde divin que m'enseignait ma mère. Pour
moi, celui-là, le monde spirituel, se confondait
avec le monde sensible. Dieu le père, Jésus,
la Sainte Vierge, les anges, les saints, les
bienheureux, les âmes du purgatoire, les
démons, les damnés n'avaient pas de mys-
tère. Je savais leur histoire, je trouvais par-
tout des images à leur ressemblance. La rue
Saint-Sulpice m'en offrait seule des milliers.
Non! Le monde qui m'inspirait une folle
curiosité, le monde de mes rêves, était un
monde inconnu, sombre, muet, dont la seule
idée me faisait éprouver les délices de la
peur. J'avais de bien petites jambes pour
l'atteindre et ma vieille Mélanie, que je tirais
par sa jupe, trottait menu. Pourtant, je ne me
décourageais pas; j'espérais pénétrer un jour
114 LE PETIT PIERRE
dans ces contrées que cherchaient mon désir
et mon effroi. A certains moments, en cer-
taines régions, je m'imaginais que quelques
pas de plus en avant m'y amèneraient. Pour y
entraîner Mélanie arec moi, j'employais la
ruse ou la violence, et, quand la sainte créa-
ture prenait déjà le chemin du retour, je la
rebroussais violeramment vers des frontières
mystérieuses, au risque de déchirer sa robe;
et comme elle ne comprenait rien à ma fureur
sacrée, doutant de mon cceur et de mon
esprit, elle levait au ciel des yeux pleins de
larmes. Je ne pouvais cependant lui donner
les raisons de ma conduite. Je ne pouvais pas
lui crier : a Un pas encore et nous -pénétrons
dans l'empire innomé, t> Hélas! combien de
fois depuis lors ai-je du dévorer désespérément
le secret.de mon désir!
Certes, je ne traçais pas dans mon esprit la
carte de l'Inconnu, je n'en savais pas la géo-
graphie, mais je croyais reconnaître quelques
points où ce monde touchait au nôtre. Et ces
confins supposés n'étaient pas tous très éloi-
gnés des lieux que j'habitais. Je ne sais à
quoi je les reconnaissais, sinon à leur étran-
geté, à leur charme inquiétant, à la curiosité
LE PETIT PIERRE 145
mêlée de crainte qu'ils m'inspiraient. L'un de
ces bords, que je n'avais pu franchir, était
marqué par deux maisons que reliait une grille
de fer, et qui ne ressemblaient pas aux autres
maisons, deux maisons de pierre carrées,
lourdes, tristes, ceintes d'une belle frise de
femmes qui se tenaient par la main entre
de grands écussons muets. Et c'était là, en
réalité, sinon la barrière du monde sensible,
du moins une de ces barrières de Paris cons-
truites sous le règne de Louis XVI par l'archi-
tecte Ledoux, la barrière d'Enfer ^ Dans les
humides Tuileries, non loin du sanglier de
marbre assis à l'ombre des marronniers, il est,
sous la terrasse du bord de Teau, un caveau
glacial, où dort une femme blanche, un ser-
pent enroulé autour du bras. Je soupçonnais
que ce caveau communiquait avec le monde
inconnu, mais qu'il fallait, pour y descendre,
soulever une lourde pierre. Dans les caves de
la maison même que j'habitais, une porte
inquiétait ma vue; elle était à peu près
semblable aux portes des caves voisines; la
1. Place d'Enfer, devenue en 1879, par un pitoyable jeu
de mots, à la manière du marquis de Bièvre, la place Den-
fert-Rochereau.
116 LE PETIT PIERRE
serrure en était rouillée ; des cloportes luisaient
sur le seuil et dans les fentes du bois qui
pourrissait; mais, au contraire des autres
portes, personne ne la -venait ouvrir. Il en est
ainsi de toutes les portes du mystère; elles ne
s'ouvrent jamais. Enfin, dans la chambre où
je couchais, parfois, des fentes du parquet
montaient des formes, non pas même des
formes, des ombres, non pas même des ombres,
des influences qui me terrassaient d'épouvante
et ne pouvaient venir que de ce monde si
proche et pourtant inaccessible. Peut-être, ce
que je dis là ne paraîtra pas clair. En ce
moment, c'est à moi seul que je parle, et,
pour une fois, je m'écoute avec intérêt, avec
émotion.
Désespérant, à certaines heures, de décou-
vrir le monde inconnu, je souhaitais le con-
naître du moins par ouï-dire. Un jour que
Mélanie tricotait, assise sur un banc du Luxem-
bourg, je lui demandai si elle ne savait rien
de ce qui existait dans le caveau de la
femme blanche couchée, un serpent autour
du bras, ni derrière la porte qui ne s'ouvrait
jamais.
Elle semblait ne pas me comprendre.
LE PETIT PIERRE 117
J'insistai :
— Et les deux maisons des femmes de
pierre, qu'y-a-t-il après qu'on les a passées?
N'ayant point obtenu de réponse, je donnai
un autre tour à mes questions.
— Mélanie, conte-moi un conte du pays
inconnu?
Mélanie sourit :
— Mon petit monsieur, je ne sais pas de
conte du pays inconnu.
Comme je la pressais et devenais importun :
— Mon petit monsieur, écoute une chanson.
Et elle fredonna imperceptiblement :
Compère Guilleri,
Te lairreras-tu mouri'?
Hélas! la vie, cette reine des métamor-
phoses, m'a laissé semblable à l'enfant qui
demandait à sa bonne ce que nul ne sait. J'ai
traîné une longue chaîne de jours sans renoncer
à trouver le pays inconnu. Dans toutes mes
promenades, je l'ai cherché. Combien de fois,
lorsque, au bord de la Gironde argentée, j'errais
sur l'océan onduleux des vignes, avec mon
compagnon, mon ami, le petit chien jaune
7.
118 LE PETIT PIERRE
Mitzi, combien de fois n'ai-je pas tressailli au
tournant de la voie nouvelle et du sentier
inexploré. Tu m'as vu, Mitzi, épier à tous les
carrefours, à tous les angles du chemin, à tous
les détours des sentiers dans les bois, Fappa-
i rition terrible, sans forme, et pareille au néant,
et qui m'eut soulagé un moment de l'ennui de
vivre. Et toi, mon ami, mon frère, ne cher-
chais-tu pas aussi quelque chose que tu ne
trouvais jamais? Je n'ai pas pénétré tous les
secrets de ton âme; mais j'y ai découvert trop
de ressemblances avec la mienne pour ne pas
(: croire qu'elle était inquiète et tourmentée.
' Comme moi, tu cherchais en vain. On a beau
chercher, on ne trouve jamais que soi-même.
^ Le monde, pour chacun de nous, est ce que
nous en contenons. Pauvre Mitzi, tu n'avais
pas comme moi, pour conduire tes recherches,
un cerveau aux circonvolutions nombreuses,
la parole, des appareils savants et ces trésors
d'observation contenus dans nos livres. Tes
yeux se sont éteints et le monde avec eux, ce
monde dont tu ne savais presque rien. Oh! si
ta chère petite ombre pouvait m'entendre, je
lui dirais : Bientôt mes yeux aussi se fermeront
pour l'éternité, sans que j'en aie appris beau-
■-y
LE PETIT PIERRE 119
coup plus que toi sur la vie et la mort. Quant
à ce monde inconnu que je cherchais, j'avais
bien raison, quand j'étais enfant, de le croire
près de moi. Le monde inconnu nous enve-
loppe, c'est tout ce qui est hors de nous. Et,
puisque nous ne pouvons sortir de nous-
mêmes, nous ne l'atteindrons jamais.
XV
MONSIEUR MENAGE
Administrée par le propriétaire lui-même,'
M. Bellaguet, notre maison du quai était hon-
nête, paisible et, comme on dit, bourgeoise-
ment habitée. Bien qu'il comptât parmi les
grands financiers de la Restauration et du
Gouvernement de Juillet, M. Bellaguet
s'occupait seul des locations, rédigeait les
baux, dirigeait les réparations avec parcimonie
et surveillait les travaux chaque fois qu'un
appartement était mis à neuf, ce qui arrivait
rarement. Il ne se posait pas dans l'immeuble
vingt mètres de papier à huit sous le rouleau
LE PETIT PIERRE 121
qu'il n'y fut présent. Au reste, bienveillant,
affable et s'efforçant d'obliger ses locataires -
quand il ne lui en coûtait rien. Il habitait
parmi nous comme un père au milieu de ses
enfants, et je vo3^ais de ma fenêtre les rideaux
de sa chambre à coucher qui étaient d'un bleu
vif. On ne lui en voulait pas d'être grand
ménager de son bien, et peut-être l'en esti-
mait-on davantage. Ce que l'on considère chez
les riches, c'est leur richesse. Leur avarice, en
les faisant riches, les rend plus considérables,
tandis que l«ur libéralité, qui diminue leur
trésor, diminue en même temps leur crédit et
leur renommée.
M. Bellaguet avait fait toutes sortes de
métiers, dans sa jeunesse, à l'époque de la
Révolution. Il était, comme son roi, un peu
apothicaire. En cas d'urgence, il donnait les
j)remiers soins aux blessés et aux asphyxiés, et
les bonnes gens lui en avaient de la recon-
naissance. On ne pouvait voir plus beau vieil-
lard, plus vénérable et de plus noble maintien.
Il savait être simple. On citait de lui des traits '
dignes de Napoléon. Un soir, il avait tiré le
cordon lui-même plutôt que de réveiller son
portier. Il était bon père de famille ; ses deux
122 LE PETIT PIERRE
filles, par leur air de joie et de bonheur,
témoignaient de la tendresse de leur père.
Enfin M. Bellaguet jouissait de l'estime géné-
rale dans sa maison et était regardé avec consi-
dération sur toute l'étendue d'oii l'on pouvait
apercevoir son bonnet grec et sa robe de cham-
bre à ramages. Par le reste de la terre, on ne
l'appelait jamais que ce vieux filou de Bellaguet.
Il avait acquis une célébrité de cet ordre en
participant à une affaire d'escroquerie et de
corruption qui couvrit le Gouvernement de
Juillet des éclats d'un fulgurant scandale.
M. Bellaguet était soucieux de l'honneur de
son immeuble, et n'y admettait que des loca-
taires irréprochables Et si, seule entre toutes
les habitantes, la belle madame Moser n'avait
pas une très bonne renommée, un ambassa-
deur répondait pour elle, et elle se tenait
parfaitement bien. Mais la maison était vaste
et divisée en de nombreux appartements dont
plusieurs petits, bas et sombres. Les man-
sardes, plus nombreuses qu'il ne fallait pour
loger les gens de service, étaient étroites,
incommodes, mal closes, chaudes l'été, froides
l'hiver. Sagement M, Bellaguet réservait petits
logements, soupentes et mansardes à des
LE PETIT PIERRE 123
personnes comme monsieur et madame Debas,
et madame Petit la marchande de lunettes,
gens de peu, qui ne payaient pas cher, mais
qui payaient tous les trois mois.
M. Bellaguet qui était ingénieux avait même
établi dans la gouttière un petit atelier où
M. Ménage faisait de la peinture. Cet atelier
se trouvait porte à porte avec la chambre de
ma bonne Mélanie, dont il n'était séparé que
par la largeur d'un étroit corridor gluant,
visqueux, aimé des araignées, où traînaient
des odeurs lentes d'évier. L'escalier y finissait
en se raidissant. La première porte qu'on
trouvait devant soi était celle de la chambre de
ma bonne Mélanie. Cette chambre, très lam-
brissée, s'éclairait par une fenêtre à tabatière
vitrée de vitres verdatres, cassées en plusieurs
endroits, raccommodées avec du papier, pou-
dreuses, et qui salissaient le ciel. Le lit de
Mélanie était couvert d'une courtepointe en
toile de Jouy où l'on voyait, imprimé en
rouge et plusieurs fois répété, le couronne-
ment d'une rosière. C'était avec une armoire
de noyer tout le bien de ma chère bonne. En
face de cette chambre s'ouvrait l'atelier de
peinture. Une carte de visite portant le nom
d24 LE PETIT PIERRE
de M. Ménage était clouée à la porte. A main
droite, quand on se tournait vers cette porte,
on recevait d'une lucarne tapissée de toiles
d'araignées un jour triste, et l'on discernait un
plomb avec son tuyau d'où s'échappait une
sempiternelle odeur de chou. De ce côté, qui
était celui du quai, il n'y avait jusqu'à la
lucarne qu'un espace d'une dizaine de pas au
plus. De l'autre côté, on ne voyait qu'une
lueur trouble qui montait de l'escalier : le
corridor s'enfonçait dans l'ombre et me parais-
sait sans fin. Mon imagination le peuplait de
monstres.
Parfois ma bonne Mélanie, quand elle allait
ranger son linge dans son armoire, me per-
mettait de l'accompagner. Mais je n'avais pas
licence de monter seul à cet étage, et il m'était
spécialement interdit d'entrer dans l'atelier du
peintre et même d'en approcher. Selon Mélanie,
je n'en aurais pu supporter la vue; elle-même
n'avait su voir sans effroi un squelette qui
y était pendu et des membres humains d'une
pâleur de mort accrochés aux murs. Cette
description fit naître en mon esprit de la
crainte et de la curiosité, et je brûlais d'entrer
dans l'atelier de M. Ménage. Un jour que j'avais
LE PETIT PIERRE 125
suivi ma vieille bonne dans sa mansarde où.
elle mettait en ordre beaucoup de vieilles
paires de bas, je jugeai l'occasion favorable.
Je m'échappai de la chambre et fis les deux
pas qui me séparaient de l'atelier. Le trou de
la serrure laissait passer de la lumière; j'allais
y mettre un œil lorsque, épouvanté du bruit
horrible que faisaient les rats sur ma tête, je
reculai et me rejetai vivement dans la chambre
de Mélanie. Je n'en contai pas moins à ma
vieille bonne ce que j'avais vu |)ar le trou de
la serrure.
— J'ai vu, lui dis-je, des membres humains
d'une pâleur de mort, il y en avait des
millions... c'était affreux; j'ai vu des sque-
lettes qui dansaient une ronde; et un sinqe
qui sonnait de la trompette; c'était afTreux.
J'ai vu sept femmes très belles, vêtues de robes
d'or et d'argent et de manteaux couleur du
soleil, couleur de la lune et couleur du temps,
qui pendaient égorgées à la muraille et leur
sang coulait à flots sur le pavé de marbre
blanc...
Je cherchais ce que j'avais pu voir encore
lorsque Mélanie me demanda, en se moquant,
s^U était vraiment possible que j'eusse vu
126 LE PETIT PIERRE
tant de choses en si peu de temps. Je passai
condamnation pour les dames et les squelettes
que je n'avais peut-être pas très bien distingués,
mais je jurai avoir vu des membres humains
d'une pâleur de mort. Et je le croyais peut-
être.
t -7.
XVI
ELLE POSA LA MAIN SUR MA TETE
M. Morin avait la face pleine et de grosses
lèvres dont les coins retroussés rejoignaient
des favoris poivre et sel. Ses yeux, son nez,
sa bouche, tout son visage largement ouvert,
respiraient la franchise. Simple dans sa mise et
d'une exacte propreté, il sentait le savon de
Marseille. M. Morin était entre deux iges et si,
comme l'homme de la fable, il était entre deux
femmes qui voulaient l'assortir à leur âge,
c'était assurément madame Morin, son épouse,
qui lui arrachait les poils noirs, car elle parais-
sait plus vieille que lui. Elle avait aussi de
128 LE PETIT PIERRE
plus belles manières et beaucoup d'élégance
pour son état. Mais je ne l'aimais pas, parce
qu'elle était triste.
Concierge d'une maison voisine de celle que
j'habitais et qui appartenait à M. Bellaguet,
madame Morin tenait la loge avec mélan-
colie et distinction; ses traits pâles et flétris
auraient convenu à une illustre infortune, et
maman disait qu'elle ressemblait à la reine
Marie-Amélie. M. Morin relevait bien aussi
de la conciergerie et tirait le cordon quand il
en était requis. Mais il s'en acquittait comme
de la moindre de ses fonctions. Deux em-
plois importants l'occupaient davantage, celui
d'homme de confiance de M, Bellaguet, et celui
d'employé à la Chambre des députés. Mon
père le tenait dans une telle estime qu'il me
laissait en sa compagnie des matinées entières,
M. Morin était un homme considéré. Tout le
monde dans le quartier le connaissait et il
appartenait à l'histoire pour avoir porté dans
ses bras le comte de Paris le 24 février 1848.
On sait que, après l'abdication de Louis-
Philippe en faveur de son petit-fils et la fuite
de la famille royale, la duchesse d'Orléans,
quittant le palais envahi, se rendit, avec ses
LE PETIT PIERRE 129
deux enfants en bas-âge, le comte de Paris et
le duc de Chartres, et suivie de quelques
familiers, à la Chambre des députés où elle se
fit annoncer comme mère du nouveau roi et
régente du royaume. Un groupe de républi-
cains entra tumultueusement dans la salle en
même temps qu'elle. Debout au pied de la
tribune et tenant ses deux enfants par la main,
elle attendait que l'assemblée consacrât ses
pouvoirs. Les applaudissements qui avaient
accueilli son entrée s'apaisèrent vite. La majo-
rité n'était pas favorable à une régence. Le
président Sauzet enjoignit aux personnes
étrangères à la Chambre de se retirer. La
princesse quitta lentement l'hémicycle; mais,
soit ambition, soit amour maternel, résolue à
soutenir, au milieu des périls, les droits de son
fils, elle refusa de sortir, monta par les degrés
du centre au sommet de l'amphithéâtre, et là,
dépliant un papier, elle essaya de parler. Cette
femme petite et si pâle dans ses longs voiles de
veuve, pouvait surprendre les cœurs, elle
n'avait rien pour dominer les masses humaines.
On ne l'entendit pas, on la voyait à peine au
milieu des groupes tumultueux, pressés autour
d'elle. Tout à coup, une rumeur formidable
130 LE PETIT PIERRE
qui gronde au dehors, s'enfle, approche; par
les portes, défoncées à coups de crosse, hommes
du peuple, étudiants, gardes nationaux s'en-
gouffrent dans l'hémicycle en criant :
— Plus de Bourbons! plus de roi! la répu-
blique!
Des coups de feu partent dans les couloirs.
Et à travers les cris et les détonations, l'oreille
épouvantée perçoit un bruit lointain, sourd,
faible encore, et plus terrible, les vagues d'un
océan humain qui battent les murs du palais.
Bientôt un nouveau flot d'hommes fait irrup-
tion, dégorge cette fois par la tribune publique
et submerge l'assemblée. Des bandes, armées
de piques, de coutelas et de pistolets, poussent
des cris de mort. Lamartine est à la tribune,
soupçonné (bien faussement) de parler en faveur
de la régence; les canons des fusils et la pointe
ensanglantée des sabres se tournent vers lui.
Les députés épouvantés se précipitent vers les
issues. La duchesse d'Orléans est emportée
avec ses enfants par l'avalanche des fuyards,
poussée vers la petite porte qui s'ouvre à
gauche du bureau et jetée dans l'étroit couloir
où, foulée, étouffée entre les députés qui se
sauvent et le peuple qui accourt, écrasée contre
LE PETIT PIERRE 131
la muraille, séparée de ses enfants, elle tombe
à demi évanouie au pied de l'escalier. Morin,
qui se trouve alors dans le couloir, entend les
cris d'un enfant et voit le petit comte de Paris
renversé, piétiné. Il l'enlève dans ses bras,
l'emporte à travers les salons et les vestibules
et le passe par une fenêtre basse, ouverte sur
le jardin, à un officier d'ordonnance qui cher-
chait ses princes. Cependant, la duchesse, réfu-
giée dans un salon de la Présidence, appelait à
grands cris ses enfants. On lui remet le comte
de Paris et on l'avertit que le duc de Chartres
était en sûreté, déguisé en fille, sous les
combles du palais.
Tel était le récit de M. Morin. Il le faisait
souvent et le terminait par cette réflexion :
— La duchesse d'Orléans déploya en cette
circonstance un courage inouï et une force de
résistance dont peu d'hommes eussent été
capables. Si elle avait eu dix-huit pouces de
plus, son fils était roi. Mais elle était trop
petite. On ne la voyait pas dans cette foule.
Ce qui montre le mieux le cas que mes
parents faisaient des époux Morin, c'est qu'ils
me laissaient en leur compagnie tant qu'il me
plaisait, bien qu'ils se montrassent très sévères
132 LE PETIT PIERRE
sur le choix de mes fréquentations. Leur
rigueur à cet égard m'était pénible. 11 y avait,
par exemple, à l'étage supérieur au nôtre,
une madame Moser sur le compte de laquelle
on chuchotait; elle passait de longues journées
dans son appartement meublé à la turque,
seule, oisive, en robe de chambre rose,
chaussée de babouches d'azur et d'or, et
parfumée. Chaque fois que l'occasion se
présentait, elle m'attirait chez elle pour se
distraire. Etendue languissamment sur son
divan, elle me prenait, en jouant, dans ses
bras. Je rapporterais de bonne foi qu'elle me
dressait en l'air sur la plante de ses pieds,
comme un petit chien, si je ne réfléchissais que
je n'étais pas assez mignon pour cela et que
l'idée m'en fut probablement suggérée par la
Gimbletie, de Fragonard, que je vis pour la
première fois quand les beaux pieds de madame
Moser reposaient déjà depuis plusieurs années
dans les ombres éternelles; mais il arrive que
des souvenirs d'âges divers se superposent
dans la mémoire, se fondent et composent un
tableau. C'est de quoi je me défie dans ces
récits qui ne sauraient avoir d'autre mérite
que l'exactitude. Madame Moser me donnait
LE PETIT PIERRE 133
des dragées, me contait des histoires de
brigands et me chantait des romances. Pour
mon malheur, mes parents me défendaient de •. ^î»--^
répondre aux avances de cette dame et me
menaçaient de leur plus noir ressentiment si
jamais je franchissais le seuil de l'appartement
turc, plein de couleurs riantes et de suaves
odeurs. Il m'était pareillement interdit de
m'aventurer, sous les toits, dans l'atelier de
M. Ménage. Mélanie donnait pour raison de
cette défense que M. Ménage pendait des
membres livides et des squelettes dans son
atelier. Et ce n'étaient pas là, certes, les seuls
griefs dont ma bonne chargeât son voisin le
peintre. Elle se plaignit un jour à M. Danquin
que cet affreux Ménage l'empêchait de dormir
en faisant toute la nuit une musique enragée
avec ses amis. Et mon parrain confia à la
simple créature, dont il n'avait pas honte de
se moquer, que ces artistes non seulement
chantaient et dansaient toute la nuit, mais
encore buvaient du punch enflammé dans des
têtes de morts. Mélanie était trop honnête
pour mettre en doute une parole de mon
parrain. Le peintre d'ailleurs se noircit aux
yeux de la respectable servante d'une action
134 LE PETIT PIERRE
plus horrible. Un soir, en montant à sa man-
sarde, sa chandelle à la main, Mélanie vit sur
sa porte un Amour dessiné à la craie; son arc
et son carquois pendaient entre ses ailes, et,
l'air suppliant, il heurtait de son petit poing
la porte close. Soupçonnant véhémentement
M. Ménage d'avoir fait ce dessin injurieux,
elle l'en traita de polisson et d'olibrius, et
m'interdit, à nouveau, toute familiarité avec
un tel malappris.
Peu de personnes enfin étaient jugées propres
à frayer avec moi.
Je ne devais pas jouer, dans la cour, avec
l'enfant de la cuisinière de M. Bellaguet, le
jeune Alphonse, doué d'un esprit fertile en
artifices et d'un caractère audacieux; mais il
avait de mauvaises manières, parlait grossière-
ment, jouait des mains comme un vilain, et
vagabondait. Alphonse m'emmena un jour
chez un boulanger de la rue Dauphine, connu
de lui, qui vendait des rognures d'hosties,
dont il commanda pour un sou, que je payai,
car c'était moi le riche. Nous en fîmes deux
parts que nous emportâmes dans nos tabliers;
et Alphonse, en chemin, les mangea toutes.
Cette équipée m'attira des reproches sévères,
LE PETIT PIERRE 435
et je dus rompre avec Alphonse. Tout contact
avec Honoré Dumont me fut également interdit.
Fils d'un conseiller d'État, Honoré était de
bonne famille et beau comme le jour, mais
cruel envers les animaux et doué d'instincts
pervers. H n'était pas jusqu'à la famille Gau-
mont, ruée en cuisine, et, père, mère, fils, fille,
chien et chat, crevant de graisse en riant aux
anges, qu'on ne m'empêchât de fréquenter
depuis le jour où, ayant lavé à la pompe les
encriers des Gaumont somnolents, j'étais rentré
à la maison trempé d'encre et d'eau depuis les
pieds jusqu'à la tête. On me laissait au con-
traire toute liberté de rechercher la compagnie
des époux Morin.
J'usais avec réserve de cette licence à l'égard
de madame Morin qui, coiffée de grandes
coques blanches comme la reine Marie-Amélie,
la face longue et morne, plus jaune qu'un
citron, exhalait la tristesse et la désolation. Si
encore madame Morin eut inspiré à ceux qui
l'approchaient une vaste tristesse, profonde et
ténébreuse, une désolation d'une belle horreur,
j'y eusse peut-être goûté l'espèce de plaisir que
me procurait alors toute chose excessive, et
hors de l'ordre accoutumé. Mais la tristesse do
136 LE PETIT PIERRE
madame Morin était égale, mesurée et mono-
tone, médiocre. Elle me pénétrait comme une
pluie fine, j'en étais transi. Madame Morin ne
quittait guère sa loge, pratiquée au bord de la
porte cochère, étroite, basse, humide etn'a3^ant
de considérable que le lit, si bien garni de pail-
lasses, de matelas, de couvertures, de courte-
pointes, de traversins, d'oreillers, d'édredons
qu'il me semblait incroyable qu'on pût y
coucher sans être aussitôt étouffé. Je supposai
que monsieur et madame Morin, qui y dor-
maient toutes les nuits, devaient leur salut mira-
culeux au rameau de buis, qui, piqué sous la
croix d'un bénitier de porcelaine, surmontait
cette couche homicide. Une couronne de fleurs
d'oranger, posée sous un globe, ornait la com-
mode de noyer. Sur la cheminée de marbre
noir une pendule, pareillement sous globe, à
la fois turque et gothique, servait de base à un
groupe doré représentant, comme me l'apprit
madame Morin, « Mathilde engageant sa foi à
Malek-Adhel, au milieu de l'ouragan du désert » .
Je n'en demandais pas davantage, non que je
ne fusse un petit garçon questionneur et
curieux, mais cette histoire inexpliquée me
charmait par son mystère. Je ne l'ai pas beau-
LE PETIT PIERRE I37
coup éclaircie depuis, et les noms de Malek-
Adhel et de Mathilde demeurent associés dans
ma mémoire à l'odeur de poireaux bouillis,
d'oignon brûlé et de fumée de charbon qui
régnait dans la loge de madame Morin. Cette
personne respectable faisait mélancoliquement
la cuisine dans un fourneau très bas dont le
tuyau s'emmanchait dans la cheminée et qui
fumait toujours. La plus vive distraction que
je trouvasse auprès d'elle était de la voir écu-
mer le pot-au-feu et éplucher les carottes avec
un soin de n'en pas trop ôter, qui révélait un&
âme parcimonieuse. Au contraire le commerce
de Morin m'était très agréable.
Quand, armé de brosses, de plumeaux et de
balais, il se préparait à mettre dans une salle
cette propreté qu'il aimait, un rire d'allégresse
fendait sa bouche jusqu'aux oreilles, ses yeux
tout ronds s'illuminaient, sa large face s'éclai-
rait; quelque chose de l'héroïsme domestique
d'Hercule en Élide apparaissait en lui. Si
j'avais la chance de le surprendre en un tel
moment de sa journée, je me pendais à sa main
rude et velue qui sentait le savon de Marseille,.
nous montions ensemble l'escalier, et nous
entrions dans quelque appartement confié à ses
8.
i38 LE PETIT PIERRE
soins en l'absence des maîtres et des serviteurs.
Il y en a deux dont j'ai gardé le souvenir.
Je vois encore le vaste salon de la com-
tesse Michaud, avec ses glaces pleines de fan-
tomes, ses meubles ensevelis dans des housses
blanches et le portrait d'un général en grand
uniforme, dans la fumée et la mitraille. Morin
m'apprit que cette peinture représentait le
général comte Michaud, à Wagram, avec
toutes ses décorations. Le troisième étage
m'agréait mieux. Là était le pied-à-terre du
comte Colonna Walewski. Il s'y voyait mille
choses étranges et charmantes, des magots
chinois, des écrans de soie, des paravents de
laque, des narghilehs, des pipes turques, des
panoplies, des œufs d'autruche, des guitares,
des éventails espagnols, des portraits de
femmes, des divans profonds, des rideaux
épais. Et quand je m'émerveillais de toutes
ces choses inconnues, Morin me disait, en se
rengorgeant un peu, que le comte Walev/ski
était un lion à tous crins. H avait longtemps
habité l'Angleterre et, de passage à Paris, se
disposait à partir pour l'Italie où il était
nommé ambassadeur. J'apprenais le monde
avec Morin.
LE PETIT PIERRE 139
Or, un jour que je montais en sa compagnie
l'escalier assez étroit de la comtesse Michaud,
du comte Waleswski, et de quelques autres
locataires dont les noms me sont échappés (la
façade de la maison, que je regarde bien sou-
vent, n'a pas changé; comment, pour quelle
raison inconnue de moi-même, par quel ins-
tinct secret, ne suis-je pas allé voir si l'escalier
aussi est resté tel qu'il était dans mon enfance?)
un jour, dis-je, me trouvant avec Morin, entre
le premier et le second palier, nous vîmes au-
dessus de nous une jeune dame qui descendait
les marches. Aussitôt Morin, qui était d'une
politesse accomplie, et m'enseignait, en toute
occurrence, la civilité puérile et honnête, me
fit ranger à son côté contre le mur, m'avertit
de tenir ma casquette à la main, et souleva son
bonnet grec.
Cette jeune dame portait une'robe de velours
carmélite et un châle de cachemire de l'Inde,
à grandes palmes. Une capote, en forme de
cabriolet, encadrait son visage mince et pâle.
Elle descendait les degrés avec grâce. En
passant, elle abaissa sur moi ses grands yeux
ardents et noirs, puis de sa petite bouche, de
sa très petite bouche, pareille à une grenade,
440 LE PETIT PIERRE
; sortit une voix grave et voilée, telle que je n'en
entendis jamais une autre de ce timbre et de
cette expression.
Elle disait :
— Morin, c'est à vous ce petit garçon?... Il
est gentil.
Elle posa sur ma tète sa main gantée de blanc.
Morin lui ayant répondu que j'étais un
voisin, elle reprit :
I — Il est gentil. Mais que ses parents prennent
■ garde : il a les pommettes rouges et il est bien
pâle.
Ces yeux-là, qui me regardaient avec dou-
ceur, s'allumaient au théâtre de la « flamme
noire » dont Phèdre est dévorée; cette main
fine, affectueusement posée sur ma tête, com-
mandait d'un signe, devant les spectateurs
émus, l'assassinat de Pyrrhus. Rachel, atteinte
du mal dont elle devait mourir, en épiait les
signes sur le visage d'un pauvre enfant ren-
contré par hasard dans un escalier avec le
portier. Trop jeune encore quand elle quitta le
théâtre, je ne l'ai jamais entendue sur la scène ;
mais je sens encore sur martête sa petite main
gantée.
XVII
UN FRÈRE EST UN AMI DONNÉ PAR LA NATURE »
Ma tante Chausson habitait Angers où elle
était née et s'était mariée. Devenue veuve, eïle
gérait avec une sévère économie son modique
avoir et faisait un petit vin mousseux dont
elle se montrait fîère et avare. Quand elle
venait à Paris, ce que l'on regardait alors
comme un grand voyage, elle descendait chez
mes parents. La nouvelle de son arrivée était
accueillie sans joie par ma mère et par la vieille
Mélanie, qui redoutait l'humeur acariâtre de
la provinciale. Mon père disait d'elle :
— Il est étrange que ma sœur Renée,
Î42 LE PETIT PIERRE
Teuve après huit aos de mariage, réalise le
type de la vieille fille dans sa funeste per-
fection.
Ma tante Chausson, de beaucoup l'aînée de
son frère, maigre et jaune, de mise étriquée et
démodée, paraissait plus vieille qu'elle n'était,
et je la croyais chargée d'ans, sans l'en vénérer
davantage; j'en fais l'aveu qui me coûte peu.
Le respect de la vieillesse n'est point naturel
aux enfants : il leur vient de l'éducation et n'est
jamais profond en eux. Je n'aimais pas ma
tante Chausson; mais, n'ayant aucune envie de
Faimer, je me sentais très à l'aise avec elle. Sa
venue me causait une vive joie, parce qu'elle
apportait des changements dans la maison et
que tout changement m'était délicieux. On
roulait mon lit dans le petit cabinet des roses,
gt j'exultais.
Au troisième séjour qu'elle fît dans notre
maison depuis ma naissance, elle m'observa
avec plus d'attention que par le passé et cet
examen ne me fut pas favorable. Elle me
trouvait des défauts nombreux et contraires :
une turbulence importune, qu'elle reprochait
à ma mère de ne pas réprimer sévèrement, une
tranquillité qui n'était point de mon âge et ne
LB PETIT PIERRE 1*3
lui disait rien de bon, une paresse invincible,
une activité effrénée, une intelligence attardée,
un esprit trop précoce. A ces qpalités mauvaises
et diverses, elle assignait une origine commune.
Selon ma tante, tout le mal (et il était grand)
venait de ce que j'étais un fils unique.
Quand ma chère maman s'inquiétait de me
voir languissant et pâle :
— Il ne peut pas être gai et bien portant,
lui disait ma tante, il n'a pas d'enfant avec
qui jouer : il n'a pas de frère.
Si je ne savais pas ma table de multipli-
cation, si je renversais mon encrier sur ma
blouse de velours bleu, si je mangeais avec
excès des pistoles et des pommes tapées, si je
me refusais obstinément à réciter à madame
Gaumont Les Animaux malades de la peste, si
je me faisais en tombant une bosse au front,
si Sultan Mahmoud me griffait, si je pleurais
mon canari trouvé un matin dans sa cage
immobile, les yeux clos, les pattes en l'air,
s'il pleuvait, s'il ventait, c'était que je n'avais
pas de frère. Un soir, à table, je m'avisai de
mettre à la dérobée une pincée de poivre sur
la part de tarte à la crème réservée à la vieille
Mélanie qui raffolait de sucreries. Ma chère
144 LE PETIT PIERRE
maman me prit sur le fait et me reprocha cette
action qu'elle estimait de nature à ne faire
honneur ni à mon esprit ni à mon cœur. Ma
tante Chausson, qui renchérissait sur cejuge-
' ment et voyait dans cette espièglerie la preuve
d'une dépravation profonde, m'en excusa sur
ce que je n'avais ni frère ni sœur.
— Il vit seul. La solitude est mauvaise; elle
développe chez cet enfant les instincts pervers
dont il porte en lui les germes, Il est insuppor-
table. Non content de vouloir empoisonner
cette vieille servante dans un gâteau, il me
souffle dans le cou et me cache mes besicles.
Si j'habitais longtemps chez vous, ma chère
Antoinette, il me ferait tourner en bourrique.
Gomme je me sentais innocent de toute
tentative d'empoisonnement et que je ne me
faisais aucun scrupule de faire tourner ma
tante Chausson en bourrique, ces accusaitions
me touchèrent peu. Loin de croire la vieille
dame sur parole j'étais disposé à prendre le
'i <îontre-pied de ses opinions et il suffisait qu'elle
souhaitât que j'eusse un frère ou une sœur
pour queje ne le souhaitasse pas. Aussi bien, je
me passais aisément d'un compagnon de jeux.
Sans trouver les heures aussi courtes qu'elles
LE PETIT PIERRE 145
me semblent aujourd'hui, je m'ennuyais rare- ^
ment, pour la raison que, dès lors, j'avais
une vie intérieure très active, que je sentais
et ressentais fortement les choses et absorbais
tout ce qui, dans le monde extérieur, corres-
pondait à ma faible intelligence. Je savais
d'ailleurs que les frères viennent ordinairement
tout menus, ne sachant point marcher, inca-
pables de toute conversation et n'offrant aucune
espèce d'utilité. Je n'étais pas sûr, quand le
mien aurait grandi, d'en être aimé, ni de
l'aimer. L'exemple auguste et familier de Gain
et d'Abel ne me rassurait pas. Il est vrai que je (
voyais de mes fenêtres les deux potirons ■
jumeaux, Alfred et Clément Caumont, poti-
ronner côte à côte dans une paix profonde.
Mais je voyais souvent dans la cour Jean,
l'apprenti couvreur, battre comme plâtre son
frère Alphonse qui lui tirait la langue et lui
faisait des pieds de nez. De sorte qu'il me
semblait difficile de s'instruire sur l'exemple.
Enfin, mon état d'enfant unique offrait à
mon avis de précieux avantages : ceux, entre
autres, de n'être jamais contrarié, de ne par-
tager avec personne l'amour de mes parents et
de sauvegarder ce goût, ce besoin de m'entre-
146 LE PETIT PIERRE
tenir avec moi-même, que j'eus dès ma plus
tendre enfance. En même temps, je souhaitais
un petit frère pour l'aimer. Car mon âme était
pleine d'incertitudes et de contrariétés.
Un jour, je demandai à ma chère maman de
me dire en confidence si elle ne pensait pas à
me donner un petit frère. Elle me répondit en
riant que non, qu'elle craindrait trop qu'il fiit
aussi mauvais garçon que moi. Cette réponse
ne me parut pas sérieuse. Ma tante Chausson
retourna à Angers et je ne songeai plus à ce
qui rn'avait tant occupé durant son séjour
parmi nous.
Mais quelques jours après son départ, quel-
ques jours ou quelques mois (car ce qui me
donne le plus de peine en ces récits, c'est la
chronologie), un matin, mon parrain, M. Dan-
quin, vint déjeuner à la maison. Le jour était
radieux. Les moineaux piaillaient sur les toits.
J'éprouvai suhitepient une irrésistihle envie
d'accomplir une action étonnante, et, autant
que possible, merveilleuse, qui rompît la
monotonie des choses. Mes moyens pour
concevoir et exécuter une telle entreprise
étaient très restreints. Pensant découvrir des
ressources dans la cuisine^ j'y pénétrai et la
LE PETIT PIERIIE 147
trouvai flambante, odorante et déserte. An
moment de servir, Mélanie, selon sa coutume
constante, était allée chercher chez l'épicier ou
le fruitier quelque herbe, quelque graine, quel-
que condiment oublié. Sur le fourneau, un
civet de lièvre chantait dans la casserole. A
;ette vue, une inspiration soudaine s'empara
de mes esprits. Pour y obéir, je retirai le civet
du feu et l'allai cacher dans l'armoire aux
balais. Cette opération s'effectua heureusement,
à cela près que j'eus quatre doigts de la main
droite, le coude gauche et les deux genoux
brûlés, le visage échaudé, mon tablier, mes
bas et mes souliers gâtés et que la sauce fut
aux trois quarts renversée sur le carreau avec
nombre de lardons et de petits oignons. Incon-
tinent, je courus chercher l'arche de Noé que
j'avais reçue pour mes étrennes et je versai tous
les animaux qu'elle renfermait dans une belle
casserole de cuivre que je mis sur le fourneau
à la place du civet de lièvre. Cette fricassée,
dans mon esprit, rappelait, avec avantage, ce
que j'avais ouï dire et vu sur une image coloriée
du festin de Gargantua. Car, si le géant piquait
avec sa fourchette à deux dents des bœufs
entiers, je faisais un plat de tous les animaux
148
LE PETIT PIERRE
de la création depuis l'éléphant et la girafe
jusqu'au papillon et à la sauterelle. Je jouis-
sais par avance de l'émerveillement de Mélanie,
quand cette simple créature, cro3^ant trouver
le lièvre, qu'elle avait apprêté, découvrirait en
son lieu, le lion et la lionne, l'âne et l'ânesse,
l'éléphantetsa compagne, enfin toutes les bêtes
échappées du déluge, sans compter Noé et sa
famille que j'avais fricassés avec elles par
mégarde. Mais l'événement trompa mes prévi-
sions. Une puanteur insupportable qui venait
de la cuisine ne tarda pas à se répandre dans
tout l'appartement, imprévue de moi et surpre-
nante pour tout autre. Ma mère, suffoquée,
courut à la cuisine pour en chercher la cause
et trouva la vieille Mélanie qui, tout essoufflée
et son panier encore au bras, tirait du feu la
casserole où fumaient horriblement les restes
noircis des animaux de l'arche.
— Ma « castrole » ! ma belle « castrole » !
s'écria Mélanie avec l'accent du désespoir.
Venu jouir du succès de mon invention, je
mQ sentis accablé de honte et de regrets. Et
c'est d'une voix mal assurée qu'à la demande de
Mélanie, je révélai qu'on trouverait le civet
dans l'armoire aux balais.
LE PETIT PIERRE 149
On ne me fît pas de reproches. Mon père, i
plus pâle Que de coutume, affectait de ne pas
me voir. Ma mère, les joues ardentes, m'obser-
vant à la dérobée, épiait sur mon visage le
crime ou la folie. C'est mon parrain dont
l'aspect était le plus déplorable. Les coins de
sa bouche, si joliment encadrée d'ordinaire
par des joues rondes et un menton gras, tom-
baient tristement. Et, derrière ses lunettes
d'or, ses yeux, naguère vifs, ne brillaient
plus.
Quand Mélanie servit le civet, elle avait les ^-xcr^
yeux rouges et des larmes coulaient sur ses
joues. Je n'y pus tenir, et, me levant de table,
je me jetai sur ma vieille amie, l'embrassai de
toutes mes forces et fondis en larmes.
Elle tira de la poche de son tablier son
mouchoir à carreaux, m'essuya doucement les
yeux de sa main noueuse qui sentait le persil,
et me dit avec des sanglots :
— Ne pleurez pas, monsieur Pierre, ne pleu-
rez pas.
Mon parrain se tournant vers ma mère :
— Pierrot n'a pas mauvais cœur, dit-il;
mais c'est un enfant unique. 11 est seul; il ' '"^^"^
ne sait que faire. Mettez-le en pension : il sera
150 ' ^ LE PETIT PIERRE
soumis à une discipline salutaire et pourra
jouer avec ses petits camarades.
En entendant ces paroles, je me rappelai le
conseil donné à maman par ma tante Chausson
et je désirai un frère pour n'être pas mis en
' pension et aussi pour l'aimer et en être aimé.
Je sayais qu'un frère était donné par la
nature, et, sans connaître les conditions dans
lesquelles ce don était fait aux familles aimées
du ciel, j'étais certain que rien, pour le pro-
I duire, ne peut suppléer à cette force qui fait
; germer les plantes et fleurir la vie sur la
J terre. J'avais un obscur et profond sentiment
de cette puissance mystérieuse qui me nourris-
sait, après m'avoir mis au monde; et je distin-
guais parfaitement les travaux de cette Cybèle
que j'adorais sans la nommer, des ouvrages
les plus merveilleux des hommes. J'aurais cru
très facilement qu'un magicien est capable de
fabriquer un homme qui se meut, qui parle,
qui mange, mais je n'aurais jamais admis que cet
homme fût de la même substance qu'un homme
naturel. Bref, je renonçai à Tidée d'avoir
jamais un frère selon la chair et je résolus de
demander à l'adoption ce que la nature me
refusait.
LE PETIT PIERRE ^ 151
Sans doute, je ne savais pas que l'empereur
Adrien en adoptant Antonin le Pieux, Antonin
en adoptant Marc-Aurèle avaient donné qua-
rante-deux ans de félicité à l'univers. Je ne
m'en doutais pas; mais l'adoption me semblait
une pratique excellente. Je ne l'envisageais pas
dans des conditions strictement juridiques, car
du droit j'ignorais tout. Toutefois, je la conce-
vais environnée de quelque solennité, ce qui
n'était pas pour me déplaire, et je pensais
vaguement que mes parents mettraient leurs
vêtements de cérémonie pour adopter l'enfant
que je leur présenterais. La difficulté était
de le trouver. D'étroites limites fermaient le
champ de mes recherches. Je voyais peu de
monde, et dans les familles que je fréquentais,
on n'eût point cédé un fils sans une raison
puissante, comme celle, par exemple, qui
obligea la mère de Moïse à exposer son petit
enfant sur le Nil. Certes madame Caumont
n'eût jamais consenti à se séparer de l'un de
ses potirons. Je pensai qu'il serait moins diffi-
cile d'obtenir un petit pauvre, et j'en touchai
un mot à mon ami Morin, qui se gratta l'oreille
et me répondit qu'il était fort chanceux de
mettre un enfant trouvé dans une famille, que
i52 LE PETIT PIEIlilE
d'ailleurs mes parents ne pouvaient pas adopter
un enfant puisqu'ils en avaient déjà un. Gett3
raison, dont je méconnaissais la valeur juri-
dique, ne me frappa point, et je continuai à
chercher un frère adoptif dans mes promenades
au Luxembourg, aux Tuileries et au Jardin des
Plantes, avec ma bonne Mélanie. Malgré la
défense de la pauvre vieille, je m'accointais
avec les petits garçons que nous rencontrions.
Timide et gauche, de chétive apparence, je
recevais d'eux le plus souvent le mépris et
l'mjure. Ou, si je trouvais d'aventure un enfant
aussi timide que moi, nous nous séparions
muets, la tête basse et le coeur gros, sans
avoir su témoigner l'un à l'autre la tendresse
que nous éprouvions. J'ai acquis, en ce temps,
la certitude que, sans être excellent, je vaux
mieux que la plupart des autres hommes.
A quelque temps de là, un jour d'automne,
me trouvant seul dans le salon, je vis sortir de
la cheminée un petit Savo3^ard noir comme un
diable; cette apparition me divertit sans trop
m' effrayer.
Les petits Savoyards qui, comme celui-là,
ramonaient les cheminées, n'étaient pas rares
à Paris. Dans les vieilles maisons, telles que la
LE PETIT PIERRE 153
nôtre, les tuyaux de cheminées pratiquées en
l'épaisseur des murs, étaient assez gros pour
qu'un enfant pût s'y introduire. De petits
Savoyards, le plus souvent, faisaient ce travail..
On disait qu'ils avaient appris de leur mar-
mottes à grimper; mais ils s'aidaient d'une
corde à nœuds. Celui-ci, tout barbouillé de
suie, coiffé jusqu'aux oreilles d'un petit bonnet
à la phrygienne noir comme lui, montrait, en
souriant, des dents d'une blancheur éclatante
et des lèvres rouges, qu'il léchait pour les
nettoyer. Il portait sur son épaule des cordes
et une truelle, et était tout menu dans sa
veste et ses culottes courtes. Je le trouvai gen-
til et lui demandai son nom. Il me répondit
d'une voix nasillarde et très douce qu'il se nom-
mait Adéodat, natif de Gervex, près de Bonne-
ville.
Je m'approchai de lui et, dans un mouve-
ment de sympathie, je lui dis :
— Voulez-vous être mon frère?
Il roula à travers son masque d'arlequin des
prunelles étonnées, ouvrit la bouche jusqu'aux
oreilles et me fît signe de la tête qu'oui.
Alors, saisi d'une sorte de délire fraternel, je
l'avertis de m'attendre un moment, et courus
9.
154 LE PETIT PIERRE
dans la cuisine. A3^ant fouille le parde-manger,
larinoire et le buffet, je trouvai un fromage
dont J3 m'emparai. C'était un de ces fromages
de Neufchâtel, qui, en forme dje ce bouchon de
bois qu'on met à la bonde des tonneaux, en ont
pris le nom de bondon. Il se trouvait à point,
de petites taches rouges parsemaient sa peau
bleuâtre et veloutée. Je l'apportai à mon frère
qui n'avait pas plus bougé de place qu'une
horloge et roulait des prunelles étonnées. Il
ne refusa point, tira son couteau de sa poche
et se mit à creuser le bondon et à porter à la
pointe de la lame de gros morceaux dans sa
bouche. Il mâchait avec une lenteur qui lui
devait être habituelle, gravement, d'une âme
recueillie et sans perdre une seconde pour
souffler ou respirer. Ma mère survint. Il ne res-
tait guère alors du bondon que la peau. Je crus
devoir m'expliquer :
— Maman, c'est mon frère : je l'ai adopté.
— C'est très bien, fît ma mère en sou-
riant. Mais il va s'étouffer. Donne-lui à boire.
Mélanii, que je trouvai à propos dans la
cuisine, apporta un verre d'eau rougie à mon
frère qui le but d'un trait, s'essuya la bouche
sur sa manche et soupira d'aise.
LE PETIT PIERRE lo5
Ma mère l'interrogea sur son paj^s, sa
famille, son état, et, sans doute, il répondit
convenablement, car, lorsqu'il fut parti, ma
chère maman me dit :
— Il est très gentil, ton frère !
Elle décida qu'on demanderait à son patron,
qui demeurait rue des Boulangers, de nous
l'envoyer un dimanche.
Je dois en convenir, Adéodat, débarbouillé
et dans ses beaux habits, me plut moins
qu'avec son bonnet noir et son masque de suie.
Il déjeuna dans la cuisine où nous allâmes le
voir ma mère et moi, un peu gênés de notrt
curiosité. La vieille Mélanie nous faisait signe
de ne pas trop l'approcher, de peur de la ver-
mine, îl se montra bien poli, mais il refusa
absolument de manger avant d'avoir remis sur
sa tête son chapeau qu'on lui avait retiré. Ces
façons nous parurent un peu rustiques. A y
mieux regarder, elles étaient fort nobles, au
contraire. Au xviP siècle un homme de qualité
ne se serait pas mis à table tête nue. Et il était
bienséant qu'il portât son chapeau sur sa tête
pendant le repas, puisque la civilité l'obligeait
à le tirer à tout moment, quand il recevait
quelque bon office de son voisin ou qu'il faisait
ItJO LE PETIT PIERRE
agréer ses services par sa voisine. Dans son
nouveau Traité de la Civilité qui se pratique en
France, publié en 1702, à Paris, M. de Courtin
dit expressément, à l'article de la table : « Que
si la personne de qualité vous porte la santé de
quelqu'un ou même boit à la vôtre, il faut se
tenir découvert, s' inclinant un peu sur la table
jusqu'à ce qu'elle ait bu... Quand elle vous
parle, il faut aussi se découvrir pour luy
répondre et prendre garde de n'avoir pas la
bouche pleine. Il faut observer la même civi-
lité toutes les fois qu'elle vous parlera jusqu'à
ce qu'elle vous l'ait défendu, après quoy il faut
demeurer couvert, de peur de la fatiguer par
trop de cérémonie. » Adéodat garda son chapeau
pendant le repas comme un vieux gentilhomme
de la cour de Louis XIY, mais, à vrai dire, il
salua moins. Il mettait la chair sur son pain et
portait les morceaux à sa bouche avec son cou-
teau; et il était très grave. Après déjeuner, à
la demande de ma mère, il nous chanta, d'une
voix presque imperceptible, une chanson de
^on pays :
Escouto, Jeannette,
Veux-tu dbiaux habits?
La ridetlo.
LE PETIT PIERRE 157
Il répondit brièvement, avec beaucoup de
sens, aux, questions de ma chère maman. Nous
apprîmes qu'il travaillait l'hiver à Paris, et,
vers le printemps, retournait à pied dans son
pays. Sa mère, trop pauvre pour acheter une
vache, se louait dans les fromageries. Il tra-
vaillait avec elle ou cueillait dans la montagne,
pour les confituriers de la ville, des maureis :
c'est le nom qu'il donnait aux baies du myrtil.
Ils vivaient de galette et n'en avaient pas leur
saoul.
Je résolus de faire des économies pour
acheter une vache à la mère d'Adéodat, mais
ne tardai pas à oublier cette résolution. Le
petit ramoneur partit pour son pa3^s au prin-
temps. Ma chère maman envoya des vêtements
de laine et un peu d'argent à sa mère. Et,
l'ayant trouvé sérieux et intelligent, elle écrivit
au maître d'école du village qu'il lui apprît à
lire, à écrire ei à compter, qu'elle se chargeait
des frais de son instruction. Adéodat lui écrivit
en lettres moulées ses remerciements.
Je demandai plusieurs fois des nouvelles de
mon frère, j'en demandai encore à l'entrée do
l'hiver.
— Ton frère est resté dans son pays, me
158 LE PETIT PIERRE
répondit maman, qui craignait de m'affliger
en m'en disant davantage.
Mon frère Adéodat ne devait plus revenir.
Il dormait dans le petit cimetière de son
village. Ma mère avait reçu du maître d'école
de Gervex une lettre qu'elle ne m'avait pas
montrée. Cette lettre lui annonçait que le
petit Adéodat était mort d'une méningite sans
s'en apercevoir, étonné seulement de sentir sa
tète si pesante. Quelques heures avant sa
mort, il avait parlé de ki bonne dame Nozière
et chanté sa chanson :
Escouto, Jeannette...
XVIII
LA MERE GOGHELET
Un matin que j'avais accompagné la vieille
Mélanie dans sa mansarde, j'examinai avec
piiis d'attention que de coutume la couverture
en toile de Jouy qu'elle étendait sur le lit et
qui représentait, ne l'ai-je point dit? le cou-
ronnement d'une rosière. La scène était im-
primée en rouge et plusieurs fois répétée. Elle
me semblait gracieuse, parlait à mon imagina-
tion et excitait ma curiosité. Mélanie me repro-
cha de m'amuser à des niaiseries.
— Qu'est-ce que tu peux trouver de beau à
cette vieillerie, Pierrot? Elle est toute reprisée.
^60 LE PETIT PIERRE
Défunte madame Sair»te-Lucie, chez qui j'étais
en service, avait sur son lit de mort cette cou-
verture toute propre, qui me revint quand les
messieurs de Sainte-Lucie partagèrent entre les
femmes de service la garde-robe de leur mère.
Cependant, je m'écriais et j'interrogeais sans
discontinuer.
— Qui est cette jolie demoiselle qu'un sei-
gneur couronne de roses? Pourquoi ces tam-
bours, ces trompettes? ces jeunes filles en cor-
tège, ces paysans qui joignent les mains?
— Où vois-tu tout cela, mon petit monsieur?
Ce n'est pas possible qu'il se trouve en cette
place tout ce que tu dis. Il faut que je mette
mes besicles pour le voir.
Elle s'aperçut que je n'inventais rien.
— C'est ma foi vrai! Il y a là, en peinture,
des jeunes filles, des seigneurs, des villageois.
Que sais-je encore? Eh! bien, depuis cinquante
ans que cette couverture est sur mon lit, je ne
m'étais pas avisée de cela. On m'aurait demandé
seulement sa couleur que je n'aurais pas su la
dire. Et pourtant, je l'ai reprisée bien souvent.
Comme je sortais de la chambre avec Méla-
nie, j'entendis un bruit de béquilles et de pas
qui résonnait dans la sombre profondeur du
LE PETIT PIERRE 161
corridor et s'approchait lentement. Je m'arrêtai
et fus saisi d'épouvante en voyant peu à peu
sortir de l'ombre une aiïreuse vieille, pliée en
deux, le dos à la place de la tête et portant sur
la poitrine un visage terreux, l'œil droit bou-
ché par une loupe énorme. Je saisis le tablier
de Mélanie. Quand l'apparition fut passée, ma
bonne me dit .que c'était la mère Cochelet.
Mélanie n'en pouvait rien dire, ne causant
jamais avec elle, non plus qu'avec personne,
assertion que répétait souvent ma vieille amie,
et qu'il ne fallait pas prendre au sens précis et
littéral, mais comme un témoignage qu'elle se
rendait elle-même de sa discrétion. La mère
Cochelet habitait, au bout du corridor, un tau-
dis infect. Pourtant, on ne la croyait pas dans
le besoin, car elle avait trois chats à qui elle
donnait chaque matin pour deux sous de mou.
M.. Bellaguet s'était offert plusieurs fois à la
placer dans une maison de vieillards, mais elle
s'y était refusée avec tant de force qu'il avait
du y renoncer.
— Elle est fîère, ajouta Mélanie.
Puis baissant la A^oix :
— Elle est pour le roi (Mélanie prononçait
roué). Et l'on dit qu'elle a, dans sa soupente,
162 LE PETÎT PIERRE
OÙ tout est en pourriture, une magnificfue
courtepointe brodée de Heurs de lis.
C'est tout ce que j'appris de la mère Goche-
let. Mais à quelque temps de là, comme nous
nous promenions aux Tuileries, ma bonne
Mélanie et moi, nous rencontrâmes la vieille
femme qui, sur un banc, offrait une prise de
tabac à un invalide. Elle portait un mauvais
chapeau de paille noire par-dessus son bonnet
tu3'auté, à la mode de 1820, et s'enveloppait
d'un châle jaune à palmes tout taché. Son men-
ton appu3^é sur sa béquille branlait, et la loupe
qui lui bouchait l'œil tremblait.
L'invalide avait le nez et le menton en patte
de homard. Ils causaient ensemble.
— Allons ailleurs, me dit Mélanie.
Et elle se leva. Mais, curieux d'entendre ce
que disait la mère Cochelet, je m'approchai du
banc où elle était assise.
Elle ne parlait pas, elle chantait. Elle chan-
tait ou plutôt elle fredonnait :
Que ne suis-je la fougère?...
XÎX
MADAME LAROQUE ET LE SIEGE
DE GRANVILLE
Madame Laroque habitait avec sa fille
Thérèse et son perroquet Navarin un appar-
tement situé dans la même maison que nous,
au fond de la cour. Je la voyais de ma chambre
et parfois de mon lit, et son visage sain et ridé
ainsi que les pommes conservées dans le cellier
m'apparaissait à sa fenêtre encadrée de capu-
cines, entre un pot d'oeillets et la cage en
pagode du perroquet, comme ces figures de
bonnes ménagères peintes par les vieux maîtres
flamands, dans une embrasure de pierre et de
464 LE PETIT PIERRE
fleurs. Tous les samedis, après le dîner qui
finissait alors vers les six heures, ma mère
metlait sa capeline pour traverser la cour et
m'emmenait passer avec elle la soirée chez les
dames Laroque. Elle emportait son ouvrage
dans un sac, afin de coudre ou de hroder avec
ses voisines; les autres dames qui fréquen-
I taient dans la même maison en faisaient
autant : vieille coutume de l'ancien régime, et
non point bourgeoise et particulière aux petites
gens comme on pourrait croire aujourd'hui,
mais suivie, à l'époque de Louis XVI, par la
société la plus aristocratique, qui n'était pour-
tant point austère. Sous Louis XVI> les femmes
du plus haut rang parfilaient en compagnie.
Madame Vigée-Lebrun conte dans ses mémoires
que. pendant rémigration, reçue à Vienne chez
la comtesse de Thoun, elle prenait place à la
grande table autour de laquelle des princesses
et des dames de la cour faisaient de la tapis-
serie. Ce que j'en dis n'est pas pour qu'on
croie que ma chère maman et moi allions une
fois la semaine chez des princesses.
Madame Laroque était une bien simple
vieille, mais grande de labeur, de patience,
d'amour et d'une sagesse domestique à
LE PETIT PIERRE 1G5
l'épreuve de la bonne et de la mauvaise
fortune. Elle portait en elle presque un siècle
de la vie française et deux régimes, l'ancien et
le nouveau, réunis et fondus par le cœur et
l'esprit des femmes ses pareilles qui, comme
les Sabines de David, se jetèrent entre les
combattants.
Riche et jolie paysanne de Normandie, fille
de bleus, Marie Rauline était en âge de se
marier lors de la guerre de Vendée. Quand je
la connus, elle avait plus de quatre-vingts ans,
et dans son fauteuil, en tricotant des bas, elle
contait des histoires de sa jeunesse que
personne n'écoutait plus, parce qu'elle les
contait tous les jours, et d'occurrence plusieurs
fois par jour. Telle était l'histoire du préten-
dant qui, pas plus haut qu'une botte, avait été
reconnu impropre au service lors de la grande
réquisition, et dont Marie Rauline ne voulut
point puisque la République n'en avait point
voulu, histoire qu'elle terminait d'habitude
en chantonnant le joli air :
I! était un petit homme
Qui s'appelait Guilleri
Garabi.
L'histoire que madame Laroque contait le
406 LE PETIT PIERRE
plus volontiers, et que j'écoutais avec le plus
de plaisir, était celle du siège de Granville.
Marie Rauline épousa en Tan IV un soldat
de la République, Eugène Laroque, qui, devenu
capitaine sous l'Empire, fit la guerre d'Espagne
et, surpris par les guérillas de Julian Sanchez,
périt assassiné. Veuve avec deux filles,
madame Laroque vécut à Paris d'un petit
commerce de mercerie. Sa fille aînée se fit
religieuse et devint supérieure des Dames du
Saint-Sang à Gercy; on l'appelait la mère
Séraphine. L'autre fit une petite fortune dans
les modes. Quand je les connus, elles étaient
déjà vieilles toutes deux. La mère Séraphine,
que je vovais rarement, m'imposait par sa
noble simplicité ; mademoiselle Thérèse, sa
cadette, me plaisait par son humeur égale et
riante; elle excellait à faire des bêtises. On
appelait ainsi des bonbons au caramel qu'on
servait dans une petite caisse de papier, ce qui
me paraissait un grand effet de l'art. Elle jouait
aussi très bien du piano.
Nous étions sûrs de trouver chez les dames
Laroque mademoiselle Julie qui croyait aux
esprits, et dont je cultivais l'amitié, bien
qu'elle fût sèche et rèche. Mais elle contait de»
LE PETIT PIERRE 167
histoires de revenants, des prophéties terribles
et certaines, des prodiges. Et, dès l'âge de / ^-«^
cinq ans, j'avais besoin d'être affermi dans ma
croyance aux diableries.
Héla ' J . ;;rouvais chez les dames Laroque
un serpent sous l'herbe. C'était mademoiselle
Alphonsine Dusuel qui jadis me piquait les
mollets en m'appelant a trésor ». Je me plai-
gnais bien encore à ma mère des cruautés
horribles d'Alphonsine ; mais ^dle me faisait
plus de peur que de mal et, pour dire toute la
vérité, elle ne me faisait ni mal ni peur. Elle ne
s'apercevait même pas de ma présence. Alphon-
sine devenait une grande demoiselle ; ses
perfidies, moins naïves, avaient désormais
d'autres objets qu'un petit garçon comme moi.
Je voyais bien qu'elle se plaisait maintenant à
les exercer sur un neveu de made-moiselle
Thérèse, Fulgence Rauline, qui jouait du .^
violon et se préparait à entier au Conserva-
toire, et, bien que je ne fusse point d'un naturel ,
jaloux, bien qu' Alphonsine fut laide et tachée
de son, j'eusse préféré qu'elle m'enfonçât
encore des épingles dans les mollets. Non, je
n'étais point jaloux, et si je l'eusse été ce t.
n'eut point été d'un préféré d'Alphonsine. Mais
V*. W«-A,
108 LE PETIT PIERRE
égoïste, avide de soins et d'amour, je voulais
que l'univers entier s'occupât de moi, fût-ce
pour me tourmenter; et, à l'âge de cinq ans, je
n'avais pas encore dépouillé le vieil homme.
Quand les dames et les demoiselles, lasses
de travailler, pliaient'leur ouvrage, on jouait
à l'oie ou au loto. Le loto ne me plaisait pas.
Je ne dis point que mon intelligence en péné-
trait la morne stupidité. Mais c'est un fait qu'il
ne contentait pas mes jeunes esprits. Tout en
chitîres, il ne parlait pas à mon imagination.
Et il fallait bien que mes partenaires aussi le
trouvassent trop abstrait, puisqu'ils s'efforçaient
à l'envi de l'animer par de plaisantes fantaisies,
non point tirées de leur cerveau, certes, mais
reçues des aïeux, et en prêtant aux chiffres
arabes des ressemblances avec quelque objet
sensible : 7 la pioche, 8 la gourde, 11 les deux
jambes, 22 les deux cocottes, 33 les deux
bossus, ou bien en ajoutant à l'énoncé trop
froid du nombre un ornement poétique,
comme : 9, je tiens mon pied de bœuf. Il était
enfin de très vieilles façons d'appeler les
nombres et que madame Laroque demeurait
seule à savoir, telles que : 1 cheveu sur la tète
à Mathieu, et 2 testaments, l'ancien et le nou-
LL: PETIT PI KRRE 169^
veau. Sans doute, ces agréments étaient au
loto quelque chose de sa sécheresse, mais j'y
trouvais encore trop d'abstractions pour mon
goût. Au contraire, le noble jeu de l'oie renou-
velé des Grecs me ratissait. Dans le jeu de
l'oie, tout vit, tout parle, c'est la nature et la
destinée; tout y est merveilleux et tout y est
vrai, tout y est ordonné et tout y est hasar-
deux. Les oies fatidiques placées de 9 en 9
m'apparaissaient ainsi que des divinités, et
comme j'étais porté alors à adorer les animaux,
ces grands oiseaux blancs me remplissaient de
respect et d'effroi. Ils représentaient dans ce
jeu la part du mystère ; le reste était du domaine
de la raison. Retenu à l'hôtellerie, j'y sentais
l'odeur du rôti. Je tombais dans le puits au
bord duquel se tenait, pour mon salut ou ma
perte, une jolie paysanne en corsage rouge et
tablier blanc; je m'égarais dans le labyrinthe
où je n'étais pas surpris de trouver un kiosque
chinois, vu mon ignorance de l'art crétois; je
tombais du haut du pont dans la rivière, j'étais
mis en prison, j'échappais à la mort, je parve-
nais enfin au bosquet gardé par l'oie céleste,
dispensatrice de toutes les félicités.
Quelquefois pourtant, rassasié d'aventures
10
170 i-t: PETIT PIERRE
commo Sindbab îe Marin, je no tentais plus
la fortune, je n'affrontais plus le puits, le
pont, le labyrinthe, la prison. J'allais m'asseoir
sur un petit tabouret rouge, aux pieds de
madame Laroque, et là, loin de la table et de la
lampe, je me faisais conter le siège deGranville.
Et madame Laroque, en tricotant un bas, me
faisait le récit que je rapporte ici mot pour mot :
— En quittant Fougères, monsieur de la
Rocbejacquelein, qui commandait les brigands,
voulait aller à Hennés, mais des émigrés
habillés en paysans lui apportèrent d'Angle-
terre des lettres et de l'or dans des bâtons
creux. Aussitôt monsieur Henri, comme ils
l'appelaient entre eux, commanda aux brigand-s
d'aller à Granville parce que les Anglais pro-
mettaient à ces Messieurs d'eavoj^er des
navires de guerre pour attaquer la ville par
mer tandis que les brigands l'attaqueraient
par terre. Mais il ne faut point se fier aux pro-
messes des Anglais. Cela je l'ai ouï dire plus
tard par un homme de Bressuire. V^oici ce que
j'ai entendu de mes propres oreilles et vu de
ma propre vue. Les brigands arrivèrent par
milliers à Granville, si bien que, de la prome-
nade, on les voyait se répandre comme une
LE PETIT PIERRE 171
fourmilière sur la grève. Le général qui com-
mandait dans la ville marcha contre eux avec
les volontaires de la Manche et les canonniers
parisiens qui portaient dessiné en bleu sur le
bras un bonnet phrygien avec ces mots : « La
Liberté ou la Mort » Mais le nombre des bri-
gands auginentait sans cesse; ils s'étendaient
à perte de me, et monsieur Henri, qui avait
l'air d'une jeune fille, les commandait vail-
lamment. Alors le général vit qu'ils étaient
trop nombreux. Il avait nom Peyre ; on en a
dit blanc et noir, comme de tous les hommes qui
tinrent la queue de la poêle en ce temps-là, mais
il était honnête et avait des moyens. Voyant
donc le nombre des brigands, il fit sonner la
charge pour les effrayer et battit en retraite.
» Ce jour-là, ma mère étant alitée malade,
j'allai porter à la commune notre vieux linge
dont il était fait réquisition. Le canon grondait,
une fumée épaisse couvrait les faubourgs. Des
hommes criaient : « Nous sommes trahis! Ils
viennent : sauve qui peut! » Les femmes
poussaient des cris à réveiller les morts. Alors,
le citoyen Desmaisons accourut sur la prome-
nade avec son chapeau à plumes et son
éeharpe tricolore, et je îe vis, tout proche de
172
moi, buter comme un homme ivre, porter la
main sur sa poitrine et s'abattre la tête la
première. Il avait été tué d'une balle au cœur.
Et, malgré ma frayeur, je fis réflexion que
c'était vite fait de mourir. Mais on n'y prenait
pas garde, en ce moment, et deux femmes
venaient de tomber sur la promenade. J'arrivai
en rasant les murs à la maison, et trouvai à
la porte un canonnier parisien qui venait nous
demander du bois pour rougir les boulets. « Il
fait chaud », me dit-il pour rire, car le vent
soufflait en tempête et l'on sentait l'aigreur
des premiers froids.
» Je lui dis : « Venez prendre du bois. » Mais
voilà que la fille Chappedelaine accourt et me
crie : c< Ne lui donne point de bois, Marie. Les
faubourgs ne brùlent-iis déjà point assez? Et
n'y a-t-il point assez de chrétiens grillés comme
des pourceaux? On les sent d'ici! Si tu donnes
du bois, tu en recevras ta digne récompense.
Quand les Vendéens seront entrés, ils te feront
mourir. » C'était la peur qui la faisait parier
ainsi et l'intérêt, car il y avait des riches dans
la ville qui payaient pour faire entrer les
brigands. Je lui répondis : « Mathildc, sache
bien que ces Messieurs, s'ils prennent la ville,
LE PETIT PIERRE 173
y rétabliront la dîme et y mettront les Anglais.
Si tu veux servir comme devant, et te tourner
Anglaise, cela te regarde. Moi, je veux rester
libre et Française. Vive la République! » Alors
le Parisien voulut m'embrasser. Je lui donnai
un soufflet par bienséance. Cependant on criait :
« Voilà qu'ils montent à l'assaut! » J'avais de
la crainte et plus de curiosité que de crainte.
Je me coulai jusqu'à la promenade et vis les
Vendéens enfoncer leurs baïonnettes dans les
murs pour s'en faire des échelons. Mais les
bleus tiraient du haut des remparts et faisaient
tomber les pauvres assaillants qui se brisaient
sur les rochers. Enfin, voyant la mer démontée
et n'attendant plus les Anglais, les brigands
s'enfuirent en jetant leurs sabots. La grève
était couverte de morts qui tenaient encore
leur chapelet entre leurs doigts crispés. La fille
Chappedelaine leur montrait le poing et disait
qu'ils étaient morts trop doucement. Et tou^
ceux qui tantôt voulaient leur livrer la ville les
outrageaient, de peur d'être dénoncés comme
traîtres à la République. »
Ainsi disait madame Laroque, et le récit d'un
fait qui date aujourd'hui de plus de cent vingt
ans, je l'ai entendu de la bouche d'un témoin.
10.
XX
<i AINSI BRUYAIENT LES DENTS DE CES MONSTRES ÎNFAMBS m
(RONSARD.)
Ce furent, à la maison, des temps sombres.
Mon père était soucieux, ma mère agitée, là
vieille Mélanie larmoyante. Des paroles brèves
coupaient les froids silences des repas.
— Gomboust a-t-il ponryu à Téobéance?
— Gomboust n'a pas paru.
— As-tu TU l'haissier?
— Rampon a fait les fonds. Mais à quel
tauxî... Cet homme nous dévore.
On se taisait : les visages étaient mornes.
Ayant besoin de joie comme les plantes de
soleil, je m'étiolais dans cette tristesse.
w
LE PETIT PIERRE 175.
Ce furent des temps sombres. Mon père,
rhomme du monde le moins propre aux
aîTaires, étaït entré dans une affaire je ne sais
; pourquoi, par une confiance aveugle en l'ami
qui la lui avait proposée, p^ir obligeance
extrême, par espoir d'assurer à sa femme une
existence aisée et facile et de pourvoir large-
ment à l'éducation de son fils, par philan-
thropie, que sais-je? par distraction, peut-être,
et sans s'en apercevoir. Il s'était associé à son
ami Gomboust pour l'exploitation de l'eau de
Saint-Firmin, qui fut anal3^sêe par d'éminents
chimistes et reconnue par plusieurs membres
de la Faculté de Médecine très efficace contre
les maladies de l'estomac, du foie et des reins.
Cette affaire, qui devait produire des béné-
fices énormes, aboutit à un prompt désastre.
Il me serait bien impossible de dire quelle
sorte de société fut constituée pour l'exploita-
tion de cette eau minérale, ni la part qui y fut
faite à mon père. C^est un sujet pour un
Balzac, non pour Pierrot. Je me borne très
volontiers à rappeler de cette affaire le peu
que mon esprit d'enfant en a saisi.
Adélestan Gomboust, propriétaire des sources
de Saint-Firmin, dans les Hautes-Pyrénées,
476 I>E PETIT PIERRE
était un grand corps paralytique, qui ne
donnait, autant dire, nul signe de vie. Des
paupières immobiles recouvraient ses yeux
creux; ses lèvres desséchées laissaient voir
deux dents blanches; toute sa face était morte;
j et de cette bouche de momie sortait une voix
^ d'une fraîcheur délicieuse qui, comme une
flûte d'argent, modulait des sons mélodieux.
Conduit par un enfant, soutenu par des
potences (pour parler comme ma vieille bonne),
il apparaissait sinistre et glacial.
Mélanie, à sa vue, soupirait :
— Voilà, le malheur qui entre dans la
maison
Et soit qu elle ne put retenir son nom, soit
plutôt qu'elle crut ce nom funeste, elle ne le
prononçait pas et annonçait tout bas ;
— Le monsieur qui a des yeux en peau.
Souvent dans le salon, je me trouvais seul
avec ce corps inanimé qui me faisait peur et
que j'osais à peine regarder. xMais, dès qu'il
ouvrait la bouche, le charme opérait. Gom-
boust m'enseignait à gréer un bateau, à lancer
un cerf-volant, à construire une fontaine de
Héron, et l'agrément de sa parole, l'ordre de
ses pensées, la pureté de ses expressions me
LE PETIT PIERRE i^7
ravissaient, si peu capable que je fusse de goûter
l'art de dire. Cet homme sans regard, sans
action, était la persuasion même. Je recher-
chais tout à l'heure pourquoi mon père, si
sage et si désintéressé, était entré dans la
société de l'eau de Saint-Firmin. La raison
pourtant apparaît : c'est qu'il avait écouté •
Gomboust. La parole de Gomboust produisait
le même effet sur mes parents que sur moi. En
voici une preuve.
C'était un soir, un des soirs les plus noirs
de ces tristes temps. M. Paulin, avoué, homme
doux, M. Bourisse, avocat-conseil, plus doux
que M. Paulin, M. Phélipeaux, huissier, plus
doux que M. Bourisse, M. Rampon, qui prêtait
à la petite semaine, plus doux que M. Phéli-
peaux, avaient doucement comblé d'effroi
l'âme craintive et pure de mon père. Ma mère,
qui voyait en Gomboust l'unique machinateur
de notre ruine, avertie par Mélanie que
l'homme « aux yeux en peau » demandait à la
voir, le reçut sans bienveillance dans l'anti-
chambre où j'étais caché sous une banquette
dans l'imagination que c'était la grotte de la
nymphe Eucharis et que j'étais Télémaque.
J'y demeurai coi, et j'entendis ma mère acca-
178 l'E PETIT PIERRE
bler de reproches l'inerte Gomboust. Je sentis
un coup au cœur quand elle lui dit :
— Monsieur, vous nous avez trompés; vous
n'êtes pas un honnête homrrke.
Après un long silence, Gomboust répondit
d*une voix tremblante, que l'émotion rendait
plus mélodieuse encore que de coutume. Je ne
comprenais pas ce qu'il disait. Il parla long-
temps. Ma mère l'écoutait sans l'interrompre,
et j'observai de ma cachette son visage qui se
calmait, son regard qui s'adoucissait. Elle
subissait le charme. Le lendemain, à déjeuner,
mon père lui tendit un papier qu'elle par-
courut des yeux et lui rendit en s'écriant :
— C'est une nouvelle infamie de Gomboust.
Encore aujourd'hui, je ne sais pas grand'-
chose de la société des eaux de Saint-Firmin,
n'ayant pas eu la curiosité de lire le dossier
concernant cette affaire, que j'ai trouvé dans
la succession de mon père et qui m'a été volé
avec tous mes papiers de famille. Mais j'ai
tout lieu de croire que ma mère ne faisait
point tort à Gomboust en le jugeant avare,
, cupide et sans scrupules, enfin un malhonnête
.' homme, et c'est aujourd'hui pour moi un sujet
■ de surprise que ce malheureux aux trois quarts
.^ VvtiV.t-iwtt
LE PETIT PIERRE 179
aveugle, presque incapable de mouvement, i
retranché autant dire de la nature, à charge à '
autrui et à lui-même, cet homjiie qui vivait
moins dans un corps animé que dans un cer-
cueil de chair, aimât l'argent jusqu'à la trahison
et la cruauté. Qu'en faisait-il, grands dieux, de
son argent?
A certains indices, je soupçonne mes parents
<1 avoir, par inexpérience et délicatesse, exagéré
leur responsabilité dans la société des eaux de
Saint-Firmin.
Ils furent la proie des hommes de loi et des
hommes d'affaires. Rampon, l'obligeant Ram-
pon, se fit un devoir de venir en aide à un
médecin distingué, à un bon père de famille,
et nous fûmes entièrement dépouillés. A vrai
dire ce ne fut pas une grande catastrophe,
mais il ne nous resta rien. Les pauvres bijoux
de ma mère, légers d'or et peu fournis de dia-
mants et de perles, la vieille argenterie de
famille toute bossuée et dépareillée, le sucrier
ayant pour anses des cygnes, la cafetière au
chiffre de mon grand-père Saturnin Parmen-
tier, la louche pesante, tout fut mis en gage
et demeura aux gens de loi,
Uajour, en rentrante la maison, mon père dit:
180 LE PETIT PIERRE
— C'est fait, le Mimeur est vendu.
Le Mimeur, petite ferme près de Chartres,
était le seul bien patrimonial qui restât à ma
mère. J'étais allé tout petit au Mimeur et il me
souvenait seulement d'un papillon blanc sur
une haie de ronces, d'un vol strident de libel-
lules autour des roseaux agités par le vent,
d'un mulot effrayé qui courait le long d'un
mur et d'une petite fleur gris de lin, en forme
de mufle, que me montra ma mère en me
disant :
— Vois, Pierrot, comme elle est jolie*.
C'était là pour moi tout le Mimeur, et il me
semblait étrange et cruel qu'on vendît cette
haie, ces roseaux, ces fleurs d'un gris bleu, ce
mulot, ce papillon et ces libellules. Je ne
concevais pas bien comment une telle vente
pouvait se faire. Mais mon père disait qu'elle
était faite. Et je méditais dans mon cœur ce
mystère douloureux.
Le Mimeur alla comme le reste à Rampon
qui ne l'a pas emporté dans l'autre monde.
Tous les morts sont pauvres, Gomboust et
Rampon comme les autres. Si je savais dans
1. Probablement une fleur de linaire, ou lin sauvage.-
I
i*i,v*.! .-■'■^
LE PETIT PIERRE 181
quel cimetière est la tombe de Gomboust,
j'irais souffler ces mots dans les herbes qui la
recouvrent : « Où est maintenant ton trésor? »
Ainsi j'appris, dès ma plus tendre enfance, à
connaître la race des hommes de loi et des
hommes d'afYaires, race immortelle : tout
change autour d'eux et ils demeurent sem-
blables à eux-mêmes. Ils sont tels auiourd'hui
que Rabelais les a peints; ils ont gardé leur
bec, leurs griffes; ils ont gardé jusqu'à leur
afîreux grimoire.
Cinq ans environ après ces mauvais jours,
auxquels succédèrent pour nous des temps plus
sereins, étant au collège, M. Triaire, notre
professeur, nous donna à expliquer l'épisode
des Harpies, dans ÏEnéide. Ces oiseaux
funestes, ces vautours à tête humaine qui,
fondant sur la table du pieux Enée et de ses
compagnons, enlevaient les viandes, souillaient
les mets et répandaient une odeur infecte, plus
expérimenté que mes Condisciples, je les con-
naissais, je savais que c'étaient des gens
d'affaires et des gens de loi, des Gomboust, des
Rampon. Mais combien cette caverne des har-
pies, que Virgile nous montre empestée de
iiente et de chairs dégouttantes, est propre et
11
182 LE PETIT PIERRE
plaisante en comparaison du bureau et des
cartons verts d'un huissier!
I En haine de ces paperassiers homicides, je
n'ai jamais voulu avoir de cartonniers, ni de
: cartons. Aussi ai-je toujours perdu tous mes
papiers, tous mes innocents papiers.
XXI
LE PAPEGAI
La vieille Mélanie nous apprit en servant le
café que le perroquet de ia comtesse Michaud
s'était envolé. On croyait le voir sur le toit de
l'hôtel habité par M. Bellaguet. Je me levai
de table ei m'élançai à la fenêtre. Dans ia cour
un groupe formé du concierge et de quelques
domestiques regardait en l'air et levait des
bras indicateurs vers la gouttière. Mon parrain,
^ tasse de café à la main, me rejoignit à la
fenêtre et me demanda où était le papegai.
— Là, lui dis-je, en levant le bras comme
1m geas de la cour.
484 LE PETIT PIERRE
Mais mon parrain ne le voyait pas et je ne
pouvais le lui montrer puisque je ne le voyais
pas moi-même et affirmais sa présence sur
l'autorité d'autrui.
— Et vous, madame Nozière, voyez-vous le
papegai? demanda mon parrain.
— Le papegai?
— Le papegai ou le papegaut.
— Le papegaut?
— Le papegai, répétait mon parrain en riant.
Son rire qui sonnait comme un grelot lui
secouait le ventre et faisait carillonner ses bre-
loques sur son gilet de soie verte. Cette gaîté
me gagna et je répétai en riant, sans savoir ce
que je disais :
— Le papegai, le papegai.
Mais ma chère maman, dans sa prudence,
ne consentit à sourire que lorsque mon père
l'eut instruite que le perroquet s'appelait autre-
fois papegai ou papegaut. Ce que mon par-
rain illustra par cet exemple :
— Gai comme un papegai, dit Rabelais.
A ce nom de Rabelais, que j'entendais pour
la première fois, je me mis à rire aux éclats
par bêtise, sottise, niaiserie, baguenauderie et
nullement par pressentiment, intuition et rêvé-
LE PETIT PIERRE 185
lation de tout ce qu'il y a, sous ce nom, de
sublime bouffonnerie, de joyeuse humeur, et
de folie plus sage que la sagesse. Il n'en est
pas moins vrai que ce fut dignement saluer
l'auteur du Gargantua. Ma chère maman me
fît signe de me taire et demanda si l'on a bien
sujet de dire que les perroquets sont gais.
— Madame Nozière, répondit mon parrain,
papegai rime à gai; c'est déjà une raison pour
le commun des hommes, qui considère plus le
son des mots que leur sens. L'on peut croire
aussi que le papegai prend plaisir à se voir si
bien habillé de vert. Ne nomme-t-on pas le
vert de ses plumes vert gai?
Aux environs de ma cinquième année, j'avais
eu avec Navarin, le perroquet de madame
Laroque, des démêlés dont il me souvenait
encore. Il m'avait mordu au doigt, j'avais
médité de l'empoisonner. Nous nous étions
réconciliés; mais je n'aimais pas les perro-
quets. Je connaissais leurs mœurs par un petit
livre intitulé La Volière d'Ernestine, qu'on
m'avait donné pour mes étrennes et qui trai-
tait en quelques pages de tous les oiseaux. Le
désir de briller dans la conversation me fit
dire, sur l'autorité de mon livre, que les sau-
i86 LE PETIT PIERRE
vages dô l'Amérique se nourrissent de perro-
quets.
— La chair de cet oiseau, objecta mon par-
rain, doit être noire et coriace. Je n'ai pas ouï
dire qu'elle fût comestible.
— Quoi, Danquin, fît mon père, ne vous
souvient-il pas que la prineesse de Joinville,
nouvellement amenée de ses pampas aux Tuile-
ries, se trouvant enrhumée, refusa un bouillon'
de poulet et demanda un bouillon de perroquet?
i îfion père, hostile à la monarchie de Juillet
' et gardant encore après la révolution de 48
quelque animosité contre la famille de Louis^
Philippe, jeta ce Irait avec malice, en regar-
dant ma mère, sujette à s'attendrir sur le sort
des princesses exilées.
— Pauvres princesses! soupira-t-elle, elles
payent bien cher les honneurs publics qu'on
leur rend.
Tout à coup, découvrant le perroquet dans
sa gouttière, j'en poussai un cri de triomphe si
sauvcige que ma mère s'en effraya d'abord et
m'en réprimanda ensuite.
— Làl là! là, maman!
Et je m'emportais contre ceux qui ne le
voyaient pas.
LE PETIT PIERRE 187
— Connaissez-vous Verl-Vert, madame No-
zière? demanda mon parrain.
Ma mère fit signe que non.
— Quoi! vous ne connaissez pas Vert-VerÛ
Cela vous manque.
— On n'a pas le temps de lire, monsieur ^
Danquin, quand on est la mère d'un enfant |
qui use ses culottes comme par enchantement.
C'est un poème, n'est-ce pas?
— C'est un poème, madame Nozière, et
charmant.
A Nevers, donc, chez les Visitandines
Vivait naguère un perroquet fameux.
Il était beau, brillant, leste et volage,
Aimable et franc comme on l'est au bel âge.
Les religieuses l'aimaient à la folie. Il était
Plus mitonné qu'un perroquet de cour.
La nuit
Il reposait sur la boîte aux agnus.
Vert-Vert parlait comme un ange. Mais...
Mon parrain s'arrêta.
— Mais quoi? lui demandai-je.
188 LE PETIT PIERRE
Mon père fît très à propos cette réflexion que
je ne parlais pas comme un ange.
— }AsLis, reprit mon parrain, ayant voyagé
sur la Loire, en compagnie de bateliers et de
mousquetaires, Yert-Yert prit un très mauvais
ton.
— Tu vois, Pierre, conclut ma mère, le
danger des mauvaises fréquentations.
— Parrain, est-ce qu'il est mort, Yert-Vert?
demandai-je.
Mon parrain ouvrit une bouche de de pro-
fundis et annonça d'un ton lugubre :
— Il est mort d'avoir trop mangé de dra-
gées. Que son sort serve d'exemple aux enfants
gourmands!
Et mon parrain, regardant la cour que
dorait le soleil, sourit avec mélancolie :
— Quel temps radieux! Les derniers beaux
jours nous sont les plus chers.
— Ils nous semblent une faveur du ciel, fît
ma mère. Bientôt viendront les temps froids
et sombres. C'est cet après-midi que le père
Debas viendra ramoner le tuyau du poêle de
la salle à manger.
Et elle passa dans sa chambre.
J'ai retenu les moindres circonstances des
LE PETIT PIERRE 189
événements mémorables qui marquèrent cette
journée.
Ma mère reparut avec sa capote de velours
à brides nouées sous le menton, son mantelet
de soie puce et son ombrelle à manche
pliant.
A son air calculateur et réfléchi, je devinai
qu'elle allait faire des emplettes pour l'hiver et |
méditait un emploi avantageux do son argent, '
qui lui était cher non par lui-même, mais
pour la peine qu'il coûtait à son mari. Elle
approcha de mon front son cher visage que la
capote enfermait comme un écrin de velours,
me donna un baiser sur le front, me recom-
manda d'apprendre ma leçon, rappela à Mélanie
de déboucher une bouteille de vin à l'inten-
tion de M. Debas et sortit. Mon père et mon
parrain quittèrent l'appartement presque aus-
sitôt.
Demeuré seul, je n'étudiai point ma leçon,
faute d'habitude, par la force de l'instinct et
sous l'inspiration du puissant démon qui gou- '
vernait mes pensées. Il me persuadait de ne
point apprendre mes leçons et m'en ôtait tout
loisir en m'imposant à toute heure des tâches
ardues, d'une étonnante diversité.
11.
*-
190 LE PETIT PIERRE
Ce jour-là, il me suggéra impérieusement de
me tenir à la fenêtre et d'épier le perroquet
fugitif. Mais mon regard fouilla en vain toits,
gouttières et cheminée-s : il ne se montra pas.
Je commençais à bâiller d'ennui quand un
assez grand bruit qui éclata derrière moi me
fit tourner la tète et je vis M. Debas, une auge
sur la tête, avec une échelle, une cruche, un
grapin, des cordes et je ne sais quoi encore.
Il ne faut pas croire pour cela que M. Debas
fût maçon ou fumiste. C'était un bouqui-
niste qui étalait ses livres dans des boites
sur le parapet du quai Voltaire. Ma mère
l'avait surnommé Simon de Nantua, du nom
d'un marchand ambulant dont elle me faisait
lire l'histoire, en un petit livre aujourd'hui
tombé dans l'oubli. iSimon de Nantua courait
les foires avec un ballot de toile sur le dos et
moralisait sans trêve. Il avait toujours raison.
Son histoire m'ennuya cruellement et j'en
garde un triste souvenir. J'y acquis pourtant
\ la connaissance d'une grande vérité : c'est qu'il
jne faut pas avoir toujours raison. M. Debas,
comme Simon de Nantua, moralisait du
matin au soir et taisait tout, excepte son
métier. Serviable aux voisins, travaillant pour
LE PETIT PIERRE 191
tous, il montait et démontait les poêles, rac-
commodait la vaisselle cassée, remettait des
manches aux couteaux, posait des sonnettes,
graissaii les serrures, réglait les pendules,
opérait les déménagements et les emménage-
ments, donnait des soins aux noyés, mettait
des bourrelets aux portes et aux fenêtres, fai-
sait chez le marchand de vin de la p.ropagande
pour les candidats du parti de l'ordre et chan-
tait, le dimanche, dans la chapelle des petites
sœurs des pauvres. Ma mère le tenait pour un
homme de bien que son caractère élevait au
dessus de sa condition, et elle le considérait.
Pour moi, je n'eusse pas souffert aisément les
préceptes sempiternels de bienséance et de
civilitt dont M. Debas m'assommait s'il ne
m'eût extrêmement amusé par une ardeur
excessive au travail dont j'étais seul au monde
à comprendre le comique. Je m'attendais tou-
jours en le voyant à quelque agitation diver-
tissante. Cette fois encore je ne fus pas déçu.
Le poêle de notre salle à manger était de
faïence blanche, toute craquelée et fendue en
plusieurs endroits. Il occupait dans un angle
de la pièce une niche où s'élevait un tuyau
pareillement de faïence surmonté d'une tête
192 LE PETIT PIERRE
barbue que je savais, pour l'avoir entendu dire
à M. Dubois, être celle de Jupiter Trophonius.
Et la barbe d'un si grand dieu me faisait
impression. M. Debas ayant revêtu une blouse
blancbe monta à l'échelle et déjà Jupiter Tro-
phonius gisait sur le plancher, détaché de sa
colonne d'où s'échappaient des flots de suie,
♦î^ndis que le poêle lui-même, disloqué, rompu,
/ouvrait de ses débris la salle entière et que
des nuages de cendre froide assombrissaient
l'air. Les ténèbres furent accrues par une
poudre subtile qui monta au plafond pour
descendre ensuite lentement en couche épaisse
sur les meubles et les tapis. M. Debas gâchait
du plâtre dans une auge débordante et dégout-
tante. Visiblement il se réjouissait de tra-
vailler à l'exemple du dieu qui tira l'univers
des abîmes du chaos. A ce moment, la vieille
Mélanie pénétra, son cabas sous le bras, dans
la salie, promena de haut en bas et de long en
large des regards désolés, poussa un long
gémissement et demanda :
— Alors, comment que je ferai pour servir
le dîner de mes maîtres?
Puis, sans espoir d'une réponse heureuse,
elle s'en alla aux provisions.
LE PETIT PIERRE 19^
Le chaos régnait encore quand de nouveau
une grande rumeur monta de la cour. Le
cocher de M. Bellaguet, le père Alexandre,
concierge de notre maison, la bonne des Cau-
mont, le jeune Alphonse criaient ensemble ;
— Le voilà, le voilà!
Cette fois, je le vis distinctement sur le faîte
du toit, le papegai de la comtesse Michaud. Il
était vert avec du rouge sur les ailes. Mais à
peine s'était-il montré qu'il disparut.
Les gens de la cour disputèrent entre eux sur
la direction qu'il avait prise. L'un croyait qu'il
s'était envolé vers le jardin de M. Bellaguet
qui lui rappelait, pensait-on, les forêts du
Brésil où s'était écoulée son enfance. Un autre
affirmait qu'il avait gagné le quai, prêt -à se
jeter dans la rivière. Le concierge l'avait va
s'élancer sur le clocher de Saint-Germain-des-
Prés. Mais l'imagination de ce vieux napoléo-
nien, hantée par le souvenir de l'aigle aux
couleurs nationales, l'égarait. Le perroquet de
la comtesse Michaud ne volait pas de clocher
en clocher. Le commis de M. Caumont conjec-
turait avec plus de vraisemblance que, pressé
par la faim, l'oiseau fugitif gagnait le toit qui
abritait sa mangeoire. Simon de Nantua^
194 LE PETIT riERRE
accoudé à la fenêtre, écoutait pensif. Je lui
dis, pour montrer mon savoir, que ce perro-
quet n'était pas aussi beau que Vert-Vert.
— Qui appelles-tu Vert-Vert?
.le m'enorgueillis de lui apprendre que
c'était le perroquet des Visitandines de Nevers,
qui parlait comme un ange, mais qui avait
pris un mauvais ton en voyageant sur la Loire
avec des bateliers et des mousquetaires. Je
connus aussitôt qu'on se fait du tort en mon-
trant son savoir aux ignorants. Car Simon de
Nantua, m'ayant regardé sévèrement de ses
gros yeux aussi expressifs que deux globes de
lam'pe, me reprocha de dire des futilités.
Cependant il roulait dans son esprit de pro-
fondes pensées.
Parmi les innombrables soins qu'il se donnait
bénévolement pour le service du prochain,
celui qu'il prenait peut-être le plus volontiers
était de rattraper les oiseaux échappés. Il avait
notamment rapporté plusieurs fois à madame
Caumont ses serins domestiques. Il jugea que
rendre à la comtesse Michaud son perroquet
était pour lui un devoir impérieux, et il ne
balança pas à l'accomplir. Ayant remplacé à
la hâte sa blouse blanche par une vieille redin- ,
LE PETIT PIERRE 195
gote verte qui jaunissait comme les feuilles
(l'automne, il m'annonça son intention et, lais-
sant régner dans la salle à manger le chaos
qu'il n'avait pas eu le loisir d'organiser, il
sortit, la tête pleine de son dessein. Je me jetai
dans l'escalier à sa suite; nous franchîmes d'un
bond le court espace qui nous séparait de la
maison, bien connue de moi, la maison du
concierge Morin, où habitait la comtesse Mi-
chaud; nous dévorâmes les degrés jusqu'au
palier du deuxième étage et pénétrâmes par la
porte grande ouverte dans l'appartement où
tout respirait la désolation. Nous vîmes dans
la salle à manger le perchoir abandonné.
Mathilde, la femme de chambre de madame la
Comtesse, nous exposa les circonstances qui
avaient précédé et provoqué la fuite de Jac-
quot. La veille, à cinq heures du soir, un chat
gris, à poil ras, un énorme matou, signalé
depuis longtemps pour ses attentats, avait
bondi dans la salle à manger. A son approche,
Jacquet efTrayé s'était enfui dans l'escalier et
avait passé par la lucarne. Mathilde fît deux
fois ce récit. Gomme elle se disposait à le faire
une troisième fois, je me coulai dans le salon
et contemplai le portrait en pied du général
196 LE PETIT PIERRE
comte Michaud qui occupait le plus grand
panneau. Le général était représenté (je l'ai
déjà dit) en grande tenue, culotte blanche et
bottes vernies, à la bataille de Wagram. A ses
pieds des morceaux d'obus, un boulet de
canon, une grenade fumante; au fond, des
soldats, tout petits par l'effet de leur éloigne-
ment, chargeaient. Le général portait sur sa
large poitrine le ruban de grand-aigle de la
Légion d'Honneur et la croix de Saint-Louis.
Je ne fis pas de difficulté à ce qu'il portât la
croix de Saint-Louis à Wagram. J'en eusse
fait quand je revis plus tard ce portrait chez
un brocanteur, si l'on ne m'eût appris que le
général comte Michaud, comblé de faveurs et
d'honneurs par les Bourbons, avait fait ajou-
ter, en 1816, cette croix à son portrait. Simon
de Nantua me tira de ma contemplation et
m'enseigna qu'on n'entre dans un salon qu'après
en avoir été prié et s'être essuyé les pieds. Sa
réprimande fut courte, car le temps était cher.
— Allons! fit-il.
Et muni d'une grosse corde, apparemment
pour se suspendre dans le vide, il monta l'esca-
lier. Je le suivis, portant un verre qu'il m'avait
confié et qui contenait du pain trempé dans du
L£ PETIT PIERRE 19T
vin, appât pour attirer Jacquot. Mon cœur f
battait avec violence à la pensée des dangers
où cette expédition m'allait jeter. Jamais, dans
leurs plus effroyables aventures de guerre ou
de cbasse, trappeurs de l'Arkansas, flibustiers *
de l'Amérique du Sud, boucaniers de Saint-
Domingue, ne sentirent mieux que moi l'ivresse
du péril. Nous gravîmes jusqu'à ce que l'esca-
lier nous abandonnât, puis, grimpâmes à une
échelle de meunier des plus roides jusqu'à
une lucarne par laquelle Simon de Nantua
passa la moitié de son corps. Je ne voyais plus
que ses jambes et son énorme derrière. Tantôt
il appelait Jacquot d'une voix caressante,
tantôt il imitait la grosse voix enrouée de
Jacquot lui-même, pour le cas, je pense, où
loiseau préférerait son propre organe à la
parole humaine; par moment il sifflait, par
moment il chantait à voix de sirène et inter-
rompait de temps à autre ces incantations
pour m'adresser, si j'ose dire, des préceptes
qui allaient de la civilité à l'éthique et pour
m'enseigner l'art de me moucher en compagnie
et mes devoirs envers la divinité.
Les heures passaient, le soleil en s'abaissant
allongeait sur les toits l'ombre des cheminées.
jOS LE ILTIT PIERRE
Nous désespérions, quand Jacquot parut. Les
présomptions du commis de M. Caumont se
vérifiaient. Je passai la tète par la lucarne
et vis le papagai qui, d'une marche difficile,
en balançant son gros corps, descendait lente-
ment le pignon. C'était lui! Il venait à nous.
J'en tressaillis de joie. 11 était tout. proche. Je
retenais mon souffle. Simon de Nantua lui jeta
un appel sonore et, ayant pris le morceau de
pain trempé de vin, le tendit à bout de bras,
poing fermé. Jacquot s'arrêta, regarda de notre
côté, d'un air de défiance, s'éloigna, battit des
ailes et s'enfuit d'un vol d'abord difficile, mais
qui, devenu peu à peu plus rapide et plus
soutenu, le porta jusqu'au toit d'une maison
voisine où il disparut à nos y^\ix. Notre décon-
venue à l'un et à l'autre fut grande, mais
Simon de Nantua ne se laissait point abattre
par la mauvaise fortune : il tendit le bras vers
l'océan des toits.
— Là! fit-il.
Ce geste énergique, cette parole brève me
transportèrent d'enthousiasme.
Je m'attachai à sa vieille redingote et, pour
\ rapporter les faits tels que mon souvenir me
; les retrace, je fendis l'air avec lui et descendis du
_ VV-'C 1- w* '
LE PETIT PIERRE 199
haut des nuées dans une enceinte inconnue où
se dressaient des façades de pierre sculptée ; et
je vis une multitude d'hommes nus, énormes,
effrayants, suspendus dans un ciel sans lumière.
Les uns y soutenaient le poids de leur puissante
structure, les autres, par groupes, descendaient
désespérément vers la rive sombre où des
démons hideux les attendaient. Cette vision me
remplit d'une sainte épouvante; mes yeux se
voilèrent, mes jambes fléchirent. Voilà les faits
tels qu'ils frappèrent mes sens et mon esprit ot
tels qu'ils demeurent imprimés dans ma mé-
moire : j'en porte un témoignage fidèle. Toute-
fois, s'il faut les soumettre aux règles d'une
critique sévère, je dirai que vraisemblablement
nous avons, Simon de Nantua et moi, avec
une étourdissante rapidité, descendu i'escalier,
suivi le quai, pris la rue Bonaparte et atteint
l'École des Beaux-Arts où je vis, par une porte
entr'ouverte, une copie du Jugement Dernier
de Michel-Ange peinte par Sigalon. Ce n'est
qu'une hypothèse, mais elle est vraisemblable.
Sans nous prononcer plus affirmativement sur
ce point, poursuivons notre récit. Je ne con-
templai qu'un instant les colosses flottants et
me trouvai dans une cour spacieuse au côté de
200 LE PETIT PIERRE
Simon de Nantua, qu'entouraient des gardiens
coiffés d'un bicorne et de jeunes hommes aux
longs cheveux ombragés d'un chapeau de feutre
à la Rubens et portant un carton sous le bras.
Les gardiens niaient avoir vu l'oiseau de la
comtesse Michaud. Les jeunes gens conseil-
laient en riant à Simon de Nantua de lui mettre,
pour l'attraper, un grain de sel sur la queue
ou plutôt de lui gratter la tête. Il n'y avait rien,
affirmaient-ils, qui fut plus agréable aux per-
roquets.
Et les jeunes hommes nous saluèrent en
nous priant de présenter leurs hommages à la
comtesse Michaud.
— Malappris! murmura Simon de Nantua.
Et il sortit indigné.
De retour chez la comtesse Michaud, nous
trouvâmes dans la salle à manger... qui?... le
papegai sur son perchoir. Il s'y tenait d'une
assiette tranquille et accoutumée et semblait
ne l'avoir jamais quitté. Quelques grains de
chènevis répandus sur le parquet attestaient
qu'il venait de manger. A notre approche, il
tourna vers nous un œil rond et fier comme
une cocarde, se balança, se hérissa et ouvrit
largement ce bec qui formait tout son visage.
LE PETIT PIERRE 201
Une vieille dame, coiffée d'un bonnet de den-
telle- noire et dont les maigres joues s'enca-
draient de boucles blanches, la comtesse Mi-
chaud, sans doute, assise près de Jacquot. en
nous voyant, détourna la tête. La femme de
chambre allait et venait sans desserrer les
dents. Simon de Nantua passait son chapeau
d'une main dans l'autre, affectait de sourire et
restait stupide. Enfin Mathilde nous fit con-
naître, sans daigner nous regarder, que Jacquot
venait d'entrer seul et de son propre mouve-
ment, par la lucarne, dans la mansarde où
elle couchait, sous les combles, et que le cher
animal connaissait bien, pour y être venu sou-
vent sur l'épaule de sa Mathilde.
— Il serait rentré plus tôt, ajouta d'un ton
amer la servante, si vous ne l'aviez pas effrayé.
On ne nous retint pas. Et comme Simon de
Nantua m'en fit, dans l'escalier, la remarque
attristée, on ne nous offrit pas môme un rafraî-
chissement.
Quand, à la tombée de la nuit, je rentrai au
logis, je trouvai la maison consternée, ma ^
mère agitée et fiévreuse, la vieille Mélanie en
larmes, mon père gardant un calme affecté. On
m'avait cru volé par des bohémiens ou des
202 LE PETIT PIERRE
saltimbanques, écrasé par une voiture, arrêté
devant quelque boutique dans une rafle de filous
ou, pour le moins, perdu dans des rues loin-
taines. On m'avait cherché chez madame Cau-
mont, chez les dames Laroque, chez madame
Letcrd, la marchande d'estampes, et jusque
chez M. Clérotle géographe, où m'attirait quel-
quefois le désir de contempler sur une sphère
la ligure de ce monde où je croyais tenir une
place considérable. On parlait, quand je sonnai
à la porte, d'aller à la préfecture et d'y demander
qu'on fît des recherches. Ma mère m'examina
attentivement, me toucha le front qui était
moite, passa la main dans mes cheveux
emmêlés et pleins de toiles d'araignées, et me
demanda :
— D'où viens-tu, fait comme tu es, sans
chapeau, ton pantalon déchiré au genou?
Je contai mon aventure et comment l'avais
suivi Simon de Nantua à la recherche du
papegai.
Elle s'écria :
— Je n'aurais jamais cru monsieur Debas
capable d'emmener cet enfant toute une après-
midi, sans m'en demander la permission et
uns avertir personne.
LE PETIT PIERRE 203
— Quand l'éducation n'y est pas!...
ajouta, on secouant la tête, la vieille Mélanie,
bonne créature, mais qui, humble et petite,
se montrait sévère aux humbles et aux
petits.
On dîna dans le salon, la salle à manger
étant impraticable.
— Pierre, me dit mon père, quand j'eus pris
mon potage, comment n'as-tu pas pensé que ta
disparition prolongée jetterait ta mère dans
une mortelle inquiétude?
J'essuyai encore quelques reproches, mais
visiblement c'était sur Simon de Nantua que
tombait la réprobation.
Ma mère m'interrogeait touchant mes esca-
lades, et paraissait troublée encore des dangers
que j'avais courus.
Je l'assurai que je n'avais couru aucun
danger. Je cherchais à la tranquilliser, mais en
même temps, je voulais montrer ma force et
mon courage, et, tout en lui répétant que je
m'étais tenu loin de tout péril, je me dépeignaivS
montant à des échelles suspendues dans le
vide, escaladant des murailles, grimpant sur
des toits aigus, courant dans des gouttières. En
m'écoutant, elle laissa paraître tout d'abord un
204 LE PETIT PIERRE
léger tremblement des lèvres qui trahissait son
trouble. Puis, peu à peu rassurée, elle hocha la
tète et finit par me rire au nez. J'avais passé
la mesure. Et quand je contai que j'avais vu
une multitude d'hommes nus, énormes, sus-
pendus dans l'air, on cria holà ! et l'on m'envo3^a
coucher.
L'aventure du perroquet resta fameuse dans
ma famille et parmi nos amis. Ma chère maman
racontait, peut-être avec quelque orgueil ma-
ternel, ma course dans les gouttières en com-
pagnie de M. Debas auquel elle ne pardonna
jamais. Mon parrain m'appelait ironiquement
chasseur de papegauts; M. Dubois ^ lui-même,
tout grave qu'il était, souriait presque en
entendant conter une si étrange aventure et
faisait cette remarque qu'avec son habit vert,
sa grosse tête, son cou épais et court, sa vaste
poitrine, ses formes trapues, son air rébar-
batif, le perroquet amazone sur son perchoir
offre assez le profil de Napoléon à bord du
Northumberland. A ce récit enfin M. Marc
Ribert, romantique chevelu, tout de velours
1. Il sera parlé amplement de M. Dubois et quelque peu
^e M. Marc Ribert dans un volume de Souvenirs qyi fe.j»
suite à celui-ci.
LE PETIT PIERRE 205
habillé et qui ronsardisait, se prenait à mur-
murer :
¥
Quand le printemps poussait l'herbe nouvelle
Qui de couleurs se faisait aussi belle
Qu'est la couleur d'un gaillard papegai,
Bleu, pars, gris, jaune, incarnat et vert gai...
ISl
XXII
L ONGLE HYACINTHE
Je fus fort surpris, ce jour-là, en entrant
dans le salon, d'y trouver ma mère conversant
avec un vieillard d'un air respectable que je
voyais pour la première fois. Son crâne dénudé,
ceint d'une couronne de cheveux blancs, se
colorait de rose. Son teint était clair, ses yeux
bleus, sa bouche souriante. Rasé de frais, deux
pattes de lièvre encadraient ses joues rondes.
Il portait un bouquet de violettes à la bouton-
nière de sa redingote.
— C'est ton petit bonhomme, Antoinette?
demanda- t-il, en me voyant. On dirait une
LE PETIT PIERRE 207
fille, tant il est doux et timide. Il faut lui faire ;
manger de la soupe pour qu'il devienne un
homme.
M'ayant fait signe d'approcher, il me posa la
main sur l'épaule :
— Mon petit, tu es dans l'âge où l'on crcit
que ia vie n'a que des sourires et des caresses.
On s'aperçoit un jour qu'elle est souvent dure
et parfois injuste et cruelle. Je te souhaite de
ne pas en faire l'expérience dans des conditions
trop pénibles. Mais sache bien et n'oublie
jamais qu'avec du courage et de la probité, on
surmonte toutes les épreuves.
Son visage exprimait la franchice et la
bonté. Sa voix allait au cœur. On ne pouvait
soutenir sans émotion le regard de ses 3^eux
qui se mouillaient.
— Mon enfant, la fortune t'a donné d'excel- 2
lents parents qui te guideront, à l'heure voulue,
dans le choix difficile d'une carrière. N'as-Ui
pas envie de devenir soldat?
Ma mère répondit pour moi qu'elle ne le
croyait pas.
— C'est pourtant un beau métier, repartit le >
vieillard. Le soldat, aujourd'hui sans pain et
sans gîte, couche comme un gueux sur ia
208 LE PETIT PIERRE
paille; le lendemain, il soupe dans un palais
; où les plus grandes dames tiennent à honneur
de le servir. Il connaît toutes les vicissitudes,
vit toutes les vies. Mais, si tu as un jour Thon-,
neur de porter l'uniforme, souviens-toi, mon
enfant, que le devoir d'un soldat est de pro-
téger la veuve et l'orphelin et d'épargner
l'ennemi vaincu. Celui qui te parle a servi sous
Napoléon le Grand. Hélas! voilà déjà plus de
trente ans que le dieu des batailles a quitté la
? terre; et personne après lui n'est capable de
conduire nos aigles à la conquête du monde.
Enfant, ne te fais pas soldat!
Il me repoussa doucement et, se tournant
vers ma mère, reprit la conversation inter-
rompue.
— Oui, une installation modeste. Quelque
chose comme le logis d'un garde-chasse...
C'est donc une affaire décidée, et je puis, grâce
à toi, ma chère Antoinette, réaliser mes vœux
les plus chers. Au terme d'une vie agitée et
pleine de traverses, je goûterai le repos. Il me
faut si peu pour vivre! J'ai toujours souhaité
de finir mes jours dans la paix des champs.
Il se leva, baisa galamment la main de ma
mère, m'adressa un signe de tête affectueux et
LE PETIT PIERRE 20^
sortit. Son port était noble et sa démarche
assurée. v
J'éprouvai une grande surprise en apprenant
que cet aimable vieillard était l'oncle Hyacinthe
dont je n'avais entendu parler qu'avec effroi
et réprobation, qui portait partout la ruine et
le désespoir, l'oncle Hyacinthe enfin, la terreur
et l'opprobre de la famille. Mes parents lui
avaient fermé leur porte. Mais Hyacinthe, après
dix ans de silence, venait d'annoncer à ma
mère, par une lettre touchante, sa résolution
de se retirer dans un hameau de son pays natal,
si elle pourvoyait aux frais du voyage et d'une
modeste installation. Il se faisait fort d'y
subsister en administrant les propriétés d'un
frère de lait avec lequel il restait en excellents
termes. Et rna mère, trop crédule, sourde aux '
conseils de mon père, consentit le prêt.
A quelque temps de là, elle apprit que l'oncle
Hyacinthe, ayant dissipé dans la débauche
l'argent reçu pour un autre usage, tenait
l'emploi de comptable chez un marchand
d'hommes de la rue Saint-Honoré. Ainsi nom-
mait-on ceux qui fournissaient, moyennant
salaire, des remplaçants aux jeunes gens riches,
peu désireux d'être soldats. Les marchands
12.
210 * LE PETIT PIERRE
d'hommes étaient lort achalandés, mais tenus
en médiocre estime et leurs secrétaires ne pou-
vaient aspirer à beaucoup de considération. Ces
marchands d'hommes habitaient, pour la plu-
' part, une grande maison de la rue Saint-IIon^ré,
qui faisait le coin de la rue du Coq, et que
couvraient du haut en bas des enseignes ornées
de croix d'honneur et de drapeaux tricolores.
Au rez-de-chaussée s'ouvraient un magasin de
vieux galons et d'épaulettes et une brasserie
fréquentée par les soldats qui, ayant fourni le
service de sept ans exigé par l'Etat, désiraient
se rengager. Il y pendait, pour enseigne, 'une
peinture sur tôle représentant deux grenadiers
attablés sous une tonnelle et débouchant tous
deux en même temps leur cannette de bière
d'une main libérale et assez heureuse pour que
chaque jet de la liqueur mousseuse, échappée
de la bouteille d'un soldat, après avoir décrit
une courbe hardie, allât retomber dans le verre
du camarade. C'était là, je le crains, derrière
des rideaux sales, que l'oncle Hyacinthe exer-
c çait ses fonctions nouvelles, qui consistaient à
faire jouer et boire les militaires libérés jusqu'à
■ les rendre faciles sur le prix de leur rengage-
' ment. Et peut-être, quand je passais devant
LE PETIT PIERRE 211
cette maison de la rue Saint-Honoré, la gaUé
de l'enseigne m'aidait-elie à supporter la vue
du cabaret où se consommait le déshonneur de
ma famille.
Hyacinthe, sans instruction, mais bon cal-
culateur et chiffrant bien,, possédait ce qu'on
appelait alo^s une belle main; c'est-à-dire
qu'il était calligraphe. On citait de lui la
proclamation de Bonaparte à l'armée d'Italie,
tracée en caractères microscopiques et formant,
par la disposition des lignes, un portrait du
premier consul. Conscrit en 1813, élevé au
grade d'adjudant l'année suivante, pendant la
campagne de France, il se vantait d'avoir €u
une conversation avec l'Empereur, la nuit, au
bivouac près de Craonne :
— Sire, lui dit Hyacinthe, nous verserons
notre sang jusqu'à la dernière goutte sous vos
aigles, parce que vous incarnez la Patrie et la
Liberté!
— Hyacinthe, vous m'avez compris, répondit
l'Empereur.
Nous ne connaissons cet entretien, je me
hâte de le dire, que par le témoignage d'Hya-
cinthe, qui le lendemain, de son propre aveu,
se couvrit de gloire, à Craonne. Et comme
212 LE PETIT PIERRE
les plus belles actions produisent parfois les
pires effets, Hyacinthe, devenu en quelques
instants un héros, se tint quitte pour le reste
de sa vie de toutes les obligations auxquelles
se soumet le vulgaire et n'eut plus ni foi ni loi.
Il avait dépensé toute sa vertu en une seule
journée. On doute s'il était à Waterloo et ce
point ne sera probablement jamais éclairci.
Déjà il fréquentait les cabarets et aimait mieux
conter ses exploits que de les renouveler. Il
accomplissait ses vingt-deux ans quand il fut
licencié en 1815. Beau, vigoureux, gaillard, la
coqueluche des femmes, le bourreau des cœurs,
il fut aimé d'une tante de ma mère, paysanne
riche, qu'il consentit à épouser et dont il fit
danser les écus. En la trahissant, en la maltrai-
tant, en la délaissant, il lui donnait des occa-
sions nombreuses de montrer la ferveur de son
idolâtrie et la folie de son amour. Après l'avoir
accablée d'offenses, il pardonnait et elle le
trouvait alors plus aimable que s'il eût été tou-
lours fidèle. Parcimonieuse et même avare,
elle se montrait pour lui follement prodigue.
On le voyait, à cette époque, entre Paris et
Pontoise, coiffé d'un chapeau gris à boucle
d'acier, largement évasé par le haut, portant
LE PETIT PIERRE 213^
une redingote verte, à boutons d'or, une culotte
nankin et des bottes vernies, conduire une
cliarrette anglaise à deux roues, digne sujet
d'un crayon de Carie Vernet. Fréquentant avec f
des Cydalises le Bœuf à la Mode et le Rocher de
Cancale et passant les nuits dans les tripots, il
dévora en quelques années les champs, les prés,
les bois et le moulin de sa femme. Ayant mis
la pauvre amoureuse sur la paille, il la quitta
pour mener une vie d'aventures, en compagnie ^
d'un ancien maître de postes nommé Huguet, "^^ "
mince, bref, bancal, mal peigné, dont il faisait,
selon le besoin, son domestique, son associé
ou même son patron quand on y courait des
risques. Huguet, qui était un fripon et avait
dupé tout le monde, se montrait, à l'égard
d'Hyacinthe, le plus fidèle, le plus généreux,
le plus noble des amis. Huguet, royaliste, un peu
chauffeur, disait-on, et qui avait porté la Ter-
reur Blanche dans l'Aveyron, dont il était
originaire, se fit bonapartiste par dévouement
à son cher Hyacinthe, qui était bonapartiste :
par profession. Hyacinthe en portait le cos- \
tume : longue redingote boutonnée sous le '
menton, bouquet de violettes à la bouton-
nière, gourdin à la main. Sur le boulevard
51 i LE PETIT PIERRE
de Gand, entouré de quelques frères d'armes,
' et suivi d'îluffuet comme d'un barbet, il faisait
i
• un opprobre à l'Aiig'leterre de la captivité de
Napoléon et, au sortir de l'estaminet, se tour-
nant vers le nord-ouest, il dénonçait d'un
doigt vengeur la perfide Albion; ses lèvres
formaient des vœux pour qu'advînt le règne du
^ fils de l'homme. S'il rencontrait quelque fidèle
sujet décoré par le roi d'un lys d'argent, il
grognait imperceptiblement et disait : « Encore
un compagnon d'Ulysse ! » S'il pouvait attraper
un chien sans être vu, il lui attachait à la queue
une cocarde blanche. Mais il ne se mêlait ni
de complots ni de conspirations et même évi-
tait les duels. L'oncle Hyacinthe, comme
Panurge, craignait naturellement les coups.
Huguet était brave pour lui et toujours prêt à
ea découdre. Réduit à vivre des ressources de
'tson esprit, Hyacinthe s'étant fait professeur
d'écriture et de teniie de livres, rue Montmartre,
Huguet lavait les planchers et faisait griller des
saucisses, tandis qu'en attendant les élèves,
Hyacinthe taillait magistralement ses plumes
d'oie et en posait la pointe sur l'ongle du pouce
gauche pour porter avec décision le coup de
canif magistral qui ouvrait le bec. Mais en
LE PETIT PIERRE 215
vain il taillait les plumes d'oie, en vain un
tableau en ronde, anglaise, gothique et bâtarde,
accroché à la porte de la rue, énurnérait les
titres du calligraphe expert et comptable
diplômé. Nul élève ne se présenta. îl se fît
courtier d'assurances sur la vie. Sa belle
])restance et sa parole persuasive lui eussent
procuré de nombreux abonnements. Mais le
vin et l'amour consommèrent ses premiers
gains et l'empêchèrent d'en réaliser de nou-
veaux, malgré le zèle d'Huguet qui faisait le
courtage pour son ami, mais n'y réussissait
pas, parce qu'il louchait horriblement, puait
le vin, était bègue, et que la persuasion n'habi-
tait pas ses lèvres. Les deux compères ouvri-
rent, après cette déconvenue, à Montrouge,
dans l'atelier d'un mouleur, une salle d'armes
où Hyacinthe, maître d'escrime, avait Huguet
pour prévôt. Comme le mouleur continuait à
travailler, à ses heures, dans la salle, le plâtre
qui remplissait les fentes du plancher s'élevait,
à chaque assaut, sur les pas des escrimeurs
et les enveloppait d'une acre nue qui leur
tirait sous le masque des larmes et des éter-
nuements. Ce furent encore le vin et l'amour
qui mirent fin à cette noble profession des
/
216
LE PETIT PIERRE
armes. Après quelques essais tombés dans
l'oubli, Hyacinthe imagina d'exploiter YÉlixlr
du Vieux de la Montagne, selon la formule du
docteur Gibet. Iluguet distillait la liqueur et
Hyacinthe la plaçait chez l^s épiciers et les
pharmaciens. Mais cette association fut courte
et menaça de finir mal, la justice ayant soup-
çonné le sieur Gibet d'usurper le titre de doc-
teur en médecine; on croit même que le dis-
tillateur Huguet ne s'en tira pas sans quelques
mois de prison. Hyacinthe mit alors ses facultés
au service de l'État et occupa une place d'ins-
pecteur aux Hfilles. H exerçait la nuit ses fonc-
tions, mais on le trouvait plus souvent dans les
cabarets que sur le carreau et, bien que son
ami Huguet s'étudiât à le seconder, il fut plu-
sieurs fois réprimandé et finalement révoqué.
Cette sanction extraordinaire passa pour une
mesure politique. On poursuivait en Hyacinthe
un vieux soldat de Napoléon. Cette persécu-
tion lui assura l'aide de quelques libéraux qui
lui procurèrent un emploi de copiste et il
s'enorgeuillit de copierLes P/r«V/ew7'ssa?is^;rocés,
comédie en trois actes et en vers, de M. Etienne,
de M. Etienne, ce moins grand, disait H3^a-
ciuthe, pour être entré à l'Institut par son
LE PETIT PIERRE 217
mérite que pour en avoir été chassé par un roi »,
On sait qu'Etienne fut exclu en 1816 de l'Ins-
titut réorganisé. Cependant, à l'instigation
d'Hyacinthe, Huguet fit le commerce des vins
et frauda l'octroi, ce qui lui valut cinq mille
francs environ de bénéfice et six mois de pri-
son. « Ce n'est pas la plus mauvaise affaire que
j'aie faite, » disait Huguet après réflexion. Ce
cynisme révoltait le héros de Craonne qui avait
des principes, professait la morale du vicaire
savoyard agrandie du sentiment de l'honneur,
et enseignait à Huguet, quand ils buvaient
ensemble, les règles du devoir et l'autorité des
lois. Suivre la droite voie ou la reprendre
après l'avoir quittée; innocence ou repentir,
telle était la devise du vieux soldat. Huguet,
en l'écoutant, le regardait avec admiration et
pleurait dans son verre. Le voyant ainsi réhabi-
lité par le repentir, Hyacinthe fonda avec lui
une Société pour la distribution des imprimés
dans la ville de Paris, qui ne réussit pas. C'est
peu après, je crois, la déconfiture de cette
Société que l'oncle Hyacinthe vint trouver ma
mère, comme je l'ai rapporté, et devint secré-
taire d'un marchand d'hommes.
Ses entreprises avaient cela de bon qu'elles
13
Îi8 LE PETIT PIERRE
ne duraient guère. Il ne resta pas longtemps
occupé à acheter des hommes sous l'enseigne
des deux grenadiers. On ne saurait dire les
métiers qu'il fit ensuite. Le dernier seul fut
connu de sa famille. Hyacinthe, devenu très
vieux, établit, dans l'arrière-boutique d'un caba-
retier de la rue Rambuteau, un cabinet d'affaires.
Attablé devant une bouteille de vin blanc et un
sac de marrons rôtis, il donnait des consulta-
tions aux petits marchands du quartier sur les
moyens d'éluder une dette ou d'éviter des
poursuites. Ai-je dit que l'oncle Hyacinthe
avait le génie de la chicane? Ce trait achève
son portrait. Rusé, madré, retors en fait de
procédure, il eût rendu des points à Ghica-
neau. Le papier timbré faisait ses délices.
Dans son arrière-boutique, il servait aussi de
secrétaire aux servantes du quartier. Son ami
Huguet, tout menu, tout clochant et vif encore,
ne l'avait pas abandonné. Ils logeaient dans
une soupente, au fond du cabaret. Huguet
s'ingéniait pour garnir de tabac la pipe de son
ami. Une nuit d'hiver, il fut frappé d'un coup
de couteau entre les deux épaules, dans une
rixe avec des rôdeurs, et porté à l'hôpital.
Hyacinthe l'alla voir. Huguet lui sourit et
LE PETIT PIERRE 219
mourut. Hyacinthe se remit à rédiger des
baux et à faire pour les boutiquiers eu
détresse et les maritorues amoureuses office
d'avocat et de parfait secrétaire. Mais sa belle
main commençait à trembler, son regard se
voilait, sa tète s'appesantissait; il demeurait de
longues heures somnolent et sans pensée. Six
semaines après la mort d'IIuguet, il tomba
frappé d'apoplexie. On le porta dans la chambre \
de la rue du Sabot où logeait sa pauvre femme \
qui ne l'avait pas vu depuis quarante ans et \
l'aimait comme au jour de ses noces. Elle l'en- 1
toura des soins les plus tendres. Paralysé du
bras gauche et traînant la jambe, il bougeait
à peine et ne parlait plus. Chaque matin, elle
le portait de son lit à la fenêtre où il passait
la journée, regardant du côté du soleil. Elle
lui bourrait sa pipe et ne le quittait pas des
yeux. Au bout de six mois, frappé d'une
seconde attaque, il vécut six jours sans mou-
vement. Sa langue embarrassée ne laissait
passer que des sons indistincts; mais on crut
l'entendre appeler Huguet au moment de sa
mort.
Mon père ne prononçait jamais le nom de »
l'oncle Hyacinthe. Ma mère évitait de parler de
220 LE PETIT PIERRE
lui. Pourtant, elle conta plusieurs fois l'anec-
dote que voici et qui pour elle résumait le
caractère de cet homme, frivole et trompeur.
Hyacinthe, lors de la révolution de 1830,
ayant passé la quarantaine, mais resté galant,
s'ennuyait au logis. Pendant les Trois Glo-
rieuses, il se tint coi, faisant des vœux pour
le peuple. Le 30 juillet, après la défection des
troupes royales, alors que le feu avait partout
cessé et que le drapeau tricolore flottait sur
les Tuileries, notre homme mit le nez dehors
et désira se rendre, pour une raison à lui
connue, au coin de la Bastille et du faubourg
Saint-Antoine. Il habitait aux environs, alors
rustiques et déserts, de la barrière de l'Etoile.
Pour contenter son désir, il lui fallait cheminer,
sous un soleil ardent, par les rues dépavées et
franchir plus de trente barricades gardées par
le peuple, ou faire de longs détours à travers
des quartiers peu surs. Pour résoudre cette
difficulté, Hyacinthe imagina un artifice ingé-
nieux. Il se rendit chez un sien voisin, mar-
chand de vin traiteur, s'enveloppa le front d'un
linge trempé dans le sang d'un lapin et se fit
porter par le gargotier et son garçon devant la
première barricade, qui était toute proche sur
LE PETIT PIERRE 221
le faubourg du Roule. Comme il l'avait prévu,
les défenseurs de la barricade, le prenant pour
un blessé, le reçurent des mains des porteurs
et lui firent passer l'obstacle avec toutes sortes
de précautions. Puis, lui ayant fait boire un
verre de vin, désignèrent deux d'entre eux
pour le porter sur un brancard. Un cortège se
forma et grossit chemin faisant; un élève de
l'Ecole Polytechnique, épée au clair, en prit la
tête. Des hommes du peuple, en bras de che-
mise, les manches retroussées, des rameaux
verts au canon de leur fusil, se tenaient aux
côtés du brancard et criaient :
— Honneur au brave!
Des apprentis typographes, recennaissables
à leur bonnet de papier, des mitrons, tout de
blanc vêtus, des écoliers portant les épaulettes
et les buffleteries de la garde, un enfant de dix
ans coiffé d'un shako qui lui descendait sur les
épaules, suivaient en répétant :
— Honneur au brave!
Des femmes, sur leur passage, s'agenouil-
laient. D'autres jetaient des fleurs à la victime
héroïque et déposaient sur le brancard des rubans
tricolores et des branches de laurier. Au coin
de la rue Saint-Florentin, un épicier libéral le
222 LE PETIT PIERRE
harangua et lui décerna une médaille de bronze
à l'effigie de La Fayette. Les défenseurs des
barricades, à l'approche du cortège, écartaient
pavés, tonneaux, voitures, pour ouvrir, à tra-
vers les obstacles, un passage au blessé. Sur
tout le parcours, les postes d'insurgés présen-
taient les armes, les tambours battaient aux
champs, les clairons sonnaient. Les cris de :
« Vive le défenseur du peuple! vive le sou-
tien de la Charte! vive le héros de la Liberté! »
s'élevaient dans un poudroiement de lumière,
vers un ciel torride. De tous les cabarets les
verres remplis d'une liqueur vermeille volaient
aux lèvres de l'inconnu couché sur son lit de
gloire et les bouteilles pleines allaient abreuver
les porteurs fumants comme des cassolettes.
Et l'oncle Hyacinthe fut déposé avec honneur
dans la boutique de madame Constance, blan-
chisseuse, au coin de la place de la Bastille et
du faubourg Saint-Antoine.
XXIII
BARA
— Et ce qui me déplaît, dit ma mère, après
avoir conté ce trait d'une mauvaise vie, c'est
qu'Hyacinthe, par cette feinte, usurpait les
droits du malheur et contrefaisait une victime,
— Il y risquait gros, dit mon parrain.
L'enthousiasme populaire qu'il avait soulevé se
serait, sa ruse découverte, changé subitement
en fureur; il aurait été traité avec ignominie
par ceux qui lui rendaient des honneurs civi-
ques et peut-être déchiré par les mégères qui
lui versaient à boire. Une foule en armes est
capable de toutes les violences. Cependant il
•224 LE PETIT PIERRE
faut reconnaître que le peuple de Paris, pen-
dant les Trois Glorieuses, se montra débon-
naire et n'abusa pas de sa victoire. La riche
■ bourgeoisie et les corps savants combattirent
avec les ouvriers; les élèves de l'École Poly-
technique, sur bien des points, décidèrent du'
succès. Ils se signalèrent, pour la plupart, par
des actes d'héroïsme et d'humanité.
D L'un d'eux, qui pénétra dans le château à
la tête d'une troupe populaire, somma les gardes
royales de se rendre. Elle levèrent la crosse en
l'air, mais le vieux capitaine qui les comman-
dait s'élança furieux l'épée au poing sur l'élève
de l'École. Celui-ci, quand déjà l'épée était sur
sa poitrine, la détourna et parvint à s'en saisir,
puis il la remit à l'officier en disant : * Mon-
« sieur, reprenez cette épée que vous avez
« portée avec honneur sur les champs de bataille
€ et dont vous ne vous servirez plus contre le
« peuple. » Le capitaine, ému d'admiration et de
reconnaissance, détacha de sa tunique sa croix
de la Légion d'Honneur et la tendit à son
jeune adversaire en lui disant : ce La Patrie,
« sans doute, vous donnera un jour cette déco-
ce ration. Permettez-moi de vous en offrir les
« insignes. » Dans cette lutte civile, le senti-
LE PETIT PIERRE 225
ment de l'honneur et celui de la Patrie rappro-
chaient les combattants.
Mon parrain avait à peine terminé son récit
que M. Marc Ribert en commença un autre :
— Le 28 juillet, dit-il, alors que, sur la
place de l'Hôtel-de-Ville, les troupes pari-
siennes fléchissaient sous un feu nourri, un
jeune homme qui portait un drapeau tricolore
au bout d'une pique s'élança à dix pas de la
garde royale en s'écriant : « Citoyens, voyez
comme il est doux de mourir pour la Liberté ! »
Et il tomba criblé de balles.
Ma mère, touchée de ces actes d'héroïsme,
demanda comment de si nobles actions n'étaient
pas plus connues et célébrées.
Mon parrain en donna plusieurs raisons :
— Les guerres de la Monarchie, do la Révo-
lution et de l'Empire ont saturé d'actes héroï-
ques l'Histoire de France : il n'en peut plus
entrer^de nouveaux. Et puis la gloire des vain-
queurs de Juillet est étouffée par la petitesse
de leur succès : ils n'ont fait triompher qu'un
régime médiocre, et la royauté, issue de leur
dévoùment, ne se plaisait pas à rappeler ses
origines. Enfin les héros aussi ont leur destin.
— Peut-être, dit ma mère, mais c'est grand
13.
A>A^ ^^WMfcf»" iXtr 4»<. k/ *
226 LE PETIT PIERRE
dommage que ie souvenir d'une belle action
se perde.
A cette parole, le vi'^ux M. Dubois qui,
durant la conversation, n'avait pas cessé de
jouer avec sa tabatière, tourna vers ma mère
son grand visage calme.
— Ne vous hâtez point d'accuser le sort
d'injustice, madame Nozière. Tous ces beaux
\ traits, tous ces grands mots ne sont que fables
J et vaines rumeurs. Quand on ne saurait rap-
porter exactement C6 qui a été dit et fait dans
une assemblée attentive et tranquille, y a-t-il
apparence, chère madame, qu'on puisse
recueillir un geste ou une parole dans le
tumulte d'un combat? Que vos deux histo-
riettes, messieurs, soient imaginaires et ne
reposent sur rien de réel, peu m'importe, mais
elles sont conçues sans naturel et sans art,
sans la belle simplicité qui seule traverse les
âges. C'est pourquoi il faut les laisser dans les
almanachs où elle moisissent. La vérité histo-
rique n'a rien à voir dans ces beaux exemples
d'héroïsme qui volent de siècle en siècle sur les
lèvres des hommes : ils relèvent uniquement
de l'art et de la poésie. Je ne sais si le jeune
Bara, à qui les Chouans promirent la vie
LE PETIT PIERRE 227
sauve à la condition qu'il criât : « Vive le roi »,
cria : « Vive la République » et tomba percé
de vingt coups de baïonnette. Je ne le sais
ni ne pourrai jamais le savoir. Mais je sais que
l'image de cet enfant, qui fait à la liberté le
don de sa vie encore dans sa fleur, met des
larmes dans les yeux et des flammes dans les
cœurs, et qu'on ne peut imaginer un plus
parfait symbole du sacrifice. Je sais aussi, je
sais surtout que, lorsque le sculpteur David me
montre cet enfant, dans sa nudité charmante et
pure, s'abandonnant à la mort avec la sérénité
de l'amazone blessée du Vatican, sa cocarde
pressée sur son cœur et, dans sa main glacée,
une baguette du tambour sur lequel il battait
la charge, le miracle est accompli, le jeune
héros est créé, Bara vit, Bara est immortel.
XXIV
MELANTE
T.
Vers cette époque, j'éprouvai un cruel cha-
grin. Mélanie se faisait vieille. Jusque-là, je
j n'avais considéré les âges des hommes que
I dans leur amusante diversité. La vieillesse me
plaisait par son aspect pittoresque, parfois un
peu falot et volontiers risible : il me fallut
m'apercevoir qu'elle était importune et triste.
Mélanie se faisait vieille; son panier pesait à
son bras et, quand elle revenait du marché,
son souffle s'entendait du pied de l'escalier
jusqu'au fond de l'appartement. Sa vue, plus
trouble que les verres perpétuellement troubles
LE PETIT PIERRE 229
de ses besicles, baissait; ses mauvais yeux lui
faisaient faire des méprises, dont je riais
d'abord, et qui me troublèrent bientôt par
leur nombre et leur grandeur. Elle prenait de
la cire à parquet pour une croûte de pain et
son torchon sale pour le poulet qu'elle venait
de plumer. Croyant une fois s'asseoir sur son
tabouret, elle s'assit sur un théâtre de marion-
nettes que mon parrain m'avait donné et
qu'elle brisa avec un grand fracas, sans
s'excuser, dans sa frayeur mortelle. Elle per-
dait la mémoire, brouillait les époques, parlait
comme d'événements récents du bal cham-
pêtre donné pour le couronnement de l'Empe-
reur, et où elle avait dansé avec le maire du
village, et du baiser que, lors de l'invasion,
elle avait refusé, non sans péril, à un cosaque
logé à la ferme. Elle contait souvent les mêmes
histoires et revenait sempiternellement sur le
froid qu'il faisait le 15 décembre 1840, quand
l'Empereur fut ramené à Paris. On avait posé
sur son cercueil son petit chapeau et son
épée. Elle les avait vus et pourtant elle ne
croyait point qu'il fut mort. Son esprit se
troublait ; elle ne pouvait quitter un moment
sa cuisine sans craindre d'avoir oublié de
230 LE PETIT PIERRE
fermer le robinet des eaux, et sa peur d'une
inondation empoisonnait nos promenades,
autrefois riantes et tranquilles.
^ Cet état de ma vieille bonne me surprenait
i sans m'inquiéter, ne songeant pas qu'il dut
empirer. Mais, un soir, j'entendis mon père et
ma mère qui se disaient à voix basse :
— Mon ami^ Mélanie baisse de jour en jour.
— C'est une lampe qui n'a plus d'buile.
— Est-il bien prudent de laisser sortir
I^ierrot avec elle?
— Ah! ma chère Antoinette, elle aime
trop l'enfant pour ne pas trouver encore dans
son vieux cœur la force et Tintelligence de le
protéger.
/ Cette parole m'ouvrtt l'esprit; je compris et
\e pleurai. L'idée que la vie s'écoule et fuit
iX)mme l'eau entrait pour la première fois dans
, mon esprit.
Depuis lors je m'attachais ardemment aux
bras noueux, aux mains tordues de ma bonne
■ lélanie; je l'embrassais, mais je l'avais déjà
; perdue.
Pendant l'été, qui fut très beau, elle reprit
ses forces et recouvra la mémoire; elle refleu-
rissait dans son fourneau et ses casseroles; et je
LE PETIT PIERRE 231
recommençais à la taquiner. Gomme autrefois,
elle allait tous les jours au marché et en reve-
nait sans trop souffler, et sans que son panier
pesât trop à son bras. Mais, dans la saison
pluvieuse, elle se plaignit d'étourdissements.
« Je suis comme une femme saoule, » disait-
elle. Un matin qu'elle était sortie comme de
coutume, on sonna à notre porte. C'était
M. Ménage qui avait trouvé au pied de l'esca-
lier Mélanie évanouie et nous la ramenait dans
ses bras. Elle reprit bientôt connaissance et
mon père nous dit qu'elle était sauvée pour
cette fois. J'observai M. Ménage avec une vive
curiosité et plus d'attention que n'en com-
portait mon âge, car j'avais fait plus de progrès
dans la connaissance que dans la conduite.
M. Ménage portait à la vérité une barbe rouge
et fourchue, un chapeau de feutre à la Rubens,
et des pantalons à la hussarde. Mais il ne res-
semblait point à un homme qui boit du punch
enflammé dans une tête de mort. Ayant
étendu Mélanie sur un canapé, il lui soutenait
la tète et faisait au naturel le bon Samaritain.
Il avait Fair intelligent et doux. Ses beaux
yeux un peu fatigués, tristes et tendres, regar-
daient amicalement les choses et je crus les
232
LE PETIT PIERRE
voir sourire en s'arrètant sur les beaux che-
veux de ma mère. Il me considéra avec autant
de bienveillance que pouvait lui en inspirer
i un enfant sans beauté et recommanda à mes
' parents de laisser agir librement en moi la
j nature, source de toute énergie.
M. Ménage fut chaudement félicité et
remercié. Ma mère se montra touchée de ce
qu'il eût songé à rapporter le panier. Mélanie
seule ne fut point reconnaissante au peintre de
l'avoir secourue. Il l'avait jadis grièvement
offensée en dessinant sur sa porte un Amour
qui demandait l'hospitalité, et elle ne lui par-
I donnait pas cette insolence, tant est fort le senti-
ment de l'honneur chez une femme de bien.
Conformément au pronostic du docteur,
notre vieille bonne se releva; mais il appa-
raissait qu'il n'était que temps qu'elle prît sa
retraite.
On se cachait de moi. On chuchotait, on
étouffait des soupirs, on essuyait des larmes,
on faisait des paquets. On parlait à mots cou-
verts de la nièce de Mélanie qui avait épousé
un cultivateur nommé Denisot, et gérait avec
lui une ferme à Jouy-en-Josas.
Un matin, cette nièce apparut, humble et
LE PETIT PIERRE 233
terrible. C'était une garantie femme, noire et
sèche, qui avait des dents démesurées, mais
en petit nombre. Elle venait chercher sa tante
Mélanie pour l'emmener à Jouy, sous son toit.
Je sentis que toute résistance était impossible,
je fondis en larmes. On s'embrassa : ma
mère, pour me consoler, me promit de me
mener bientôt à Jouy. Ma vieille Mélanie était
plus morte que vive; mais une chose profonde
et subtile me frappa en elle. Je vis qu'en
dénouant son tablier, elle avait défait les liens
qui l'attachaient à la vie bourgeoise et qu'elle
redevenait désormais une autre personne à
laquelle je ne me rattachais plus en rien, une
paysanne. Je compris que je l'avais irrépara-
blement perdue, ma bonne Mélanie.
INous la reconduisîmes jusqu'à la charrette
qui l'emportait au côté de sa nièce. Le fouet
effleura les oreilles de la jument. Ils partirent.
Je vis s'éloigner le fond blanc et rond comme
un fromage de son bonnet rustique. Ce fut ma
première douleur. Je la sens encore.
En perdant Mélanie, je perdais plus que je
ne croyais : je perdais la douceur et la joie de
ma première enfance. Ma mère, qui estimait
Mélanie, eut la générosité de n'être pas
f
S34 LE PETIT PIERRE
jalouse de l'amour que je donnais à ma vieille
bonne et, si cet amour n'était pas aussi grand,
aussi auguste que celui que je gardais à ma
mère, il était plus tendre peut-être, et certes
plus intime.
Mélanie avait un cœur aussi simple que le
mien et nous étions tout près l'un de l'autre
par la brièveté de la pensée. Mélanie, déjà
vieille quand je naquis, n'était pas gaie; elle
ne pouvait l'être, ayant vécu une dure vie ;
^ mais sa radieuse innocence lui tenait lieu de
jeunesse et de gaîté.
Autant et plus que ma mère elle-même
Mélanie forma mon langage. Je n'ai pas à le
regretter; tout ignorante qu'elle était, elle
parlait bien.
/ Elle parlait bien puisqu'elle disait les mots
qui persuadent et les mots qui consolent.
Quand, en tombant sur le sable, je m'étais
écorché les genoux ou le bout du nez, elle pro-
nonçait les paroles qui guérissent. Si je lui
faisais un petit mensonge, si devant elle je
montrais un sentiment égoïste, si je me met-
tais en colère, elle prononçait les paroles qui
redressent, fortifient, apaisent les cœurs. Je lui
dois le fondement de mes idées morales; et ce
LE PETIT PIERRE 235
que j'y ai ajouté par la suite est moins solide
que ce vieux fonds. /
J'ai reçu des lèvres de ma vieille servante le
bon langage français. Mélanie parlait peuple et
paysan. Elle disait castrole, oi^moire et colidor ^
A cela près, elle aurait pu donner des leçons
de bien-dire à plus d'un professeur et à plus /
d'un académicien. On retrouvait sur ses lèvres -
la diction fluide et légère des aïeux. Ne
1. Quand on dit comme nous, gens instruits, le lierre pour
Vierre et le lendemain pour Ven demain, on ne devrait pas
faire les dégoûtés en entendant le parler populaire, Mélanie
disait une légume et caneçon pour caleçon; mais, doucement!
Une légume est dans La Bruyère et caneçon est dans VÉtat
de la France pour 1692. Il me souvient d'une histoire que
Mélanie m'a contée et que je ne puis me retenir de mettre
ici. Un jour de ce bel été qui fut le dernier que nous
passâmes ensemble, comme elle était assise sur un banc ?
du Luxembourg, je mangeais de baisers ses joues ridées. '■
Feignant la peur, la bonne créature s'écria :
— Tu veux me dévorer, mon petit monsieur! As-tu donc
été changé en loup-garou?
Je lui demandai ce que c'était qu'un loup-garou. Elle ne
répondit pas à ma question, mais voici ce qu'elle me conta :
— Au temps de ma jeunesse, il était au pays un gars à
qui des garnements, au cabaret, jurèrent qu'il était loup
et qu'il devait manger sa mère. Le gars qui était simple
les crut. Rentré, la nuit, dans sa maison, il s'approcha de
sa mère qui était couchée au lit et lui dit :
— Ma mère, ma pauvre mère, il faut que je vous mange.
Donnez-moi votre bénédiction : je vais vous dévorer...
A cet endroit Mélanie s'arrêta. J'eus beau la presser; elle
n'en dit pas davantage. Ce qu'il y avait d'excellent dans les
histoires de Mélanie, c'est qu'elles n'étaient pas finies.
236 LE PETIT PIERRE
sachant point lire, elle prononçait les mots
comme elle les avait ouïs dans son enfance, et
ceux de qui elle les avait entendus étaient des
ignorants qui avaient puisé le langage à ses
sources naturelles. Aussi Mélanie parlait-elle
naturellement et comme il faut. Elle trouvait
sans effort des termes colorés et savoureux
comme les fruits de nos vergers : elle abon-
dait en plaisants dictons, en sages proverbes,
V en images populaires et rustiques.
ff
XXV
RADEGONDE
— Mon ami, dit ma mère au docteur
Nozière, c'est une bonne, une petite Touran-
gelle que madame Caumont nous recommande.
Je ne suis pas fâchée que lu la voies. Elle n'a
encore servi que chez une vieille demoiselle,
dans un faubourg de Tours. On m'assure qu'elle
est honnête.
11 était temps, pour la bonne économie de
la maison, qu'il nous vînt enfin une domes-
tique honnête. Depuis plus d'un an, depuis le
départ de la vieille Mélanie, nous avions eu
une douzaine de servantes dont les meilleures
238
LE PETIT PIERRE
quittaient la place dès qu'elles voyaient qu'on
n'y faisait pas une grande dépense. Nous avions
eu Sycorax qui portait de la barbe au menton
et nous servait une cuisine de sorcière; nous
avions eu une fille de dix-huit ans, très jolie,
ignorant tout du ménage et que ma mère pen-
sait former, mais qui disparut au bout de trois
jours, emportant six couverts d'argent; nous
avions eu une échappée de la Salpêtrière, qui
se disait fille de Louis-Philippe et portait à son
cou des bouchons de carafe; et mon cher papa
lavait été, comme médecin, le dernier à s'aper-
fcevoir qu'elle était folle; nous avions eu la
^Chouette, qui dormait toute la journée à notre
service et, la nuit, quand on la croyait dans sa
mansarde, tenait au fond d'une cour, rue
Moufîetard, un cabaret où elle servait à des
malfaiteurs le vin de notre cave, au reste rôtis-
seuse experte et grand cordon bleu, au dire de
mon parrain qui s'y connaissait. Hortense Per-
. cepied, la dernière, qui, comme Pénélope, atten-
■ dant son époux parti avec Cabet pour l'Icarie,
attirait, comme Pénélope, un grand nombre
de prétendants qui venaient manger dans la
cuisine.
Les bourgeois d'alors faisaient les mêmes
LE PETIT PIERRE 239
plaintes que ceux d'aujourd'hui : « On ne peut
plus se faire servir. Ce n'est pas comme autre
fois où l'on trouvait facilement de fidèles
domestiques. Tout est changé! » Certaines per-
sonnes en accusaient la Révolution qui avait
éveillé les convoitises populaires. Mais les |
convoitises dormirent-elles jamais? La vérité
est que, de tout temps, les bons maîtres et les
bons serviteurs furent rares. On trouve de par
le monde peu d'Epictètes et peu de Marc-Àu-
rèles.
Ma chère maman attendait la nouvelle venue,
non pas avec une aveugle confiance, qui n'était
plus permise, mais non sans un pressentiment
favorable, qu'elle laissait voir. D'où lui venait-
il? De ce qu'on disait la jeune fille sage, élevée
par d'honnêtes paysans, formée au service par
une vieille demoiselle d'une famille provinciale
de militaires et de magistrats. Et puis ma mère
tenait de l'abbé Moinier, son confesseur, que
c'est un gros péché que de désespérer.
— Gomment se nomme-t-elle? demanda mon
père.
— Elle se nommera comme tu voudras, mon
ami. Son nom de baptême est Radégonde.
— Je n'aime pas beaucoup, répliqua mon
240 LE PETIT PIERRE
père, changer, comme c'est l'usage, le nom
des serviteurs. Il me semble qu'ôter son nom
à un être humain et social, c'est lui ôter quel-
que chose de sa personne. Mais je conviens
que le vocable de Radégonde*est rude.
Quand la jeune fille fut annoncée, ma mère
I ne me renvoya pas, soit distraction (car, par
une singularité charmante, elle mêlait quelque
étourderie à la prudence la plus vigilante), soit
qu'elle jugeât que je pouvais assister sans incon-
vénient à un entretien innocent et domestique.
Radégonde avança à grands pas sonores et
se planta au milieu du salon, droite, immobile,
muette, les mains jointes sur son tablier, d'un
air qui tenait ensemble du timide et du hardi.
Très jeune, presque une enfa-nt, forte en cou-
leur, ni brune ni blonde, ni belle ni laide,
d'apparence niaise et finaude, ce qui faisait un
contraste amusant, elle était vêtue comme la
moindre paysanne de son pays et toutefois avec
une sorte de splendeur; les cheveux relevés
sous le bavolet d'un bonnet de dentelle à grand
fond plat, les épaules couvertes d'un fichu
écarlate à fleurs. Très grave et très comique,
elle me plut tout de suite, et je m'aperçus qu'elle
ne déplaisait pas à mes parents.
LE PETIT PIERRE 241
Ma mère lui demanda si elle savait coudre.
Elle répondit : « — Oui, madame. — Faire la
la cuisine? — Oui, madame. — Repasser?
— Oui, madame. — Faire une pièce à fond?
— Oui, madame. — Raccommoder le linge?
— Oui, madame. »
Ma bonne mère lui aurait demandé si elle
savait fondre des canons, construire des cathé-
drales, composer des poèmes, gouverner des
peuples, elle aurait encore répondu « Oui,
madame », car, visiblement, elle disait ce oui »
sans nul égard au sens des interrogations qu'on
lui posait, par civilité pure, par bonne éduca-
tion et bel usage du monde, ayant appris de
ses parents qu il est malhonnête de dire « non »
aux personnes considérables.
Or d'aller lui dire non,
Sans quelque valable excuse,
Ce n'est pas comme on en use
Avec des divinités.
Ainsi s'exprime La Fontaine qui n'aurait
pas su dire non à mademoiselle de Sillery.
Mais ma mère ne s'enquit pas davantage du
savoir de la jeune villageoise. Elle lui dit avec
douceur et fermeté qu'elle exigeait une bonne
tenue, une conduite irréprochable, promit de
14
242 LE PETIT PIERRE
lui écrire aussitôt qu'on aurait pris une déci-
sion à son égard, et la congédia avec un imper-
ceptible sourire.
En se retirant, la jeune Radégonde prit, je ne
sais comment, la poche de son tablier dans le
bouton de la porte. Cet incident ne fut remar-
qué que de moi; j'en observai toutes les circon-
stances, et j'admirai le regard de surprise et de
reproche que Radégonde adressa au bouton ra-
visseur, comme si c'eût été un esprit qui voulût
la retenir, ainsi qu'on voit dans les contes de fées.
— Gomment la trouves-tu, François? demanda
ma mère.
— Elle est bien jeune, répondit le docteur,
et puis...
y Peut-être eut-il alors une vague et fugitive
; intuition du génie de Radégonde. Mais elle se
dissipa avant d'être exprimée. Il n'acheva pas.
Pour moi, petit comme j'étais et de plain-pied
avec les petites choses, déjà j'en avais assez vu
pour me faire l'idée que cette jeune paysanne
changerait notre tranquille demeure en une
maison hantée.
— Cette petite a l'air honnête, dit ma mère,
peut-être parviendrai-je à la former. Si tu veux,
mon ami, nous l'appellerons Justine,
XXVI
CAIRE
Nés le même jour, à la même heure, nous
avions grandi ensemble. Répondant d'abord
au nom de Puck, que mon père lui avait
donné, il s'était ensuite appelé Caire et ce
changement de nom n'était pas à son honneur,
si l'on place l'honneur dans la probité. Le
voyant habile à tromper, ingénieux à dérober,
fécond en friponneries, et forcé que l'on était
d'admirer l'esprit et l'adresse avec lesquels il
jouait ses mauvais tours, on le surnomma
Robert Macaire, du nom de ce bandit exquis
que Frederick Lemaître avait créé sur la scène,
244
LE PETIT PIERRE
une quinzaine d'années auparavant, et dont le
puissant crayon d'Honoré Daumier avait fait
tour à tour, dans les journaux satiriques, un
financier, un député, un pair de France, un
ministre. Ce nom de Robert Macaire ayant été
trouvé trop long, on le réduisit à Caire. C'était
un petit chien jaune, sans race et de beaucoup
d'esprit. Il avait de qui tenir : Finette, sa mère,
faisait son marché elle-même, payait comptant
le tripier et portait sa viande à madame Mathias
pour qu'elle la fît cuire.
L'intelligence de Caire s'était développée
beaucoup plus vite que la mienne, et il prati-
quait depuis longtemps les arts nécessaires à
la vie, quand j'étais encore sans aucune con-
naissance du monde et de moi-même. Tant
qu'on me porta dans les bras, il fut jaloux de
moi. Il ne cherchait jamais à me mordre, soit
qu'il y vît du danger, soit que je lui inspirasse
plus de mépris que de haine; mais il regardait
ma mère et ma vieille bonne, qui me donnaient
leurs soins, de cet air sombre et misérable
qui exprime l'envie. Par un reste de sagesse
que lui laissait cette malheureuse passion, il
les fuyait autant qu'on peut fuir ceux avec
lesquels on vit. Il se réfugiait auprès de mon
LE PETIT PIERRE 245
père et passait ses jours sous la table du doc- ^ ^ ^^
teur, en boule sur une affreuse peau de
mouton. Dès mes premiers pas, ses sentiments
pour moi changèrent. Il me témoigna de la
sympathie et prit plaisir à jouer avec ce petit
être incertain et débile. Quand j'eus atteint
l'âge de comprendre, je l'admirai; je le recon-
naissais supérieur à moi par son intelligence
profonde de la nature, maïs, sur beaucoup de
points, je l'avais rattrapé.
Si Descartes a voulu, contre toute appa- ^^
rence, que les animaux fussent des machines,
il faut l'en excuser, puisque sa philosophie l'y
obligeait et qu'un philosophe soumettra tou-
jours la nature qui lui est étrangère à son
système qui est sorti de lui. Il n'y a plus de /
cartésiens; peut-être y a-t-il encore des gens
pour dire que les animaux ont de l'instinct et
que l'homme a de l'intelligence. Dans mon
enfance, cela se professait couramment. C'est
une bêtise. Les animaux ont une intelligence
de même nature que la nôtre, différente seule-
ment de la nôtre en raison de la différence de .
leurs organes, et qui, comme la nôtre, con-
tient le monde. Nous avons comme eux ce
génie secret, cette sagesse inconsciente, Tins-
14.
246
LE PETIT PIERRE
\ liûct, beaucoup plus précieux que l'intellij^ e,
car, sans lui, ni le ciron ni l'homme ne pour-
vu raient subsister un moment.
Je crois avec La Fontaine, meilleur philo-
sophe que Descartes, que les animaux, surtout
à l'état de nature, sont ingénieux et pleins
[ dart. En les domestiquant, nous apetisspns,
; nous dépravons leur cœur et leur esprit.
Quelle pensée subsisterait dans des hommes
réduits à l'état où nous réduisons les chiens,
les chevaux, sans parler des bêtes de la
basse-cour? « Lorsque Zeus fait tomber un
homme en esclavage, il lui ôte la moitié de
sa vertu. »
Enfin, domestiques ou sauvages, les ani-
maux du ciel, de la terre et des eaux, unissent,
comme nous, dans leur âme profonde, à l'ins-
tinct qui est sûr, l'intelligence qui égare. Ainsi
que les hommes, ils sont sujets à l'erreur.
v^ Caire se trompait quelquefois.
Il aimait tendrement Zerbin, le caniche de
M. Caumont le libraire. Et Zerbin, né honnête
et bon, aimait Caire avec encore plus de ten-
dresse. Ils étaient tout l'un pour l'autre; le
mauvais renom de Caire avait rejailli sur
Zerbin, que l'on n'appelait plus Zerbin, mais
/'
LE PETIT PIERRE 247
Bertrand, du nom du compagnon de Robert
Macaire. Caire débaucha Zerbin et en fit en
peu de temps un mauvais sujet. Quand ils
pouvaient s'échapper, ils couraient ensemble,
Dieu sait où, et revenaient crottés, boiteux,
fourbus, parfois l'oreille déchirée, l'œil éme-
rillonné, ravis.
M. Gaumont défendait à son caniche de
fréquenter notre chien, Mélanie, pour éviter
ies humiliations et les reproches, tenait la
main à ce que Caire ne recherchât pas un
voisin de meilleure naissance et de meilleure
mine que lui. Mais l'amitié est ingénieuse et
se rit des obstacles. En dépit de la surveillance
et des verrous, ils trouvaient mille moyens de
se joindre. Posté sur le rebord de la fenêtre
de la salle à manger qui donnait sur la cour,
Caire épiait le moment où son ami sortirait de
la librairie. Bertrand se montrait dans la cour
et levait des yeux pleins de douceur vers la
fenêtre d'où Caire le regardait affectueuse-
ment.
Quelques soins qu'on prit, au bout de cinq
minutes ils étaient réunis. Et c'étaient des jeux
sans fin et des promenades mystérieuses. Mais,
un jour, Bertrand, à son heure accoutumée,
s
^ ^^y
248 LE PETIT PIERRE
parut dans la cour travesti en une espèce de petit
lion très ridicule. Il avait été apprêté par un
de ces tondeurs qui, dans les beaux jours d'été,
tondent les chiens sur la berge de la Seine;
aux environs du Pont-Neuf. Sa toison ménagée
sur les épaules lui faisait comme une crinière;
sa croupe, son ventre, rasés, misérablement
nus, montraient une peau mince, d'un rose
sale, truffée de bleu sombre ; les pattes gardaient
des poils frisottants, en façon de manchettes,
et la queue s'ornait d'un houppette tristement
bouffonne. Caire l'observa quelque temps avec
attention et détourna la tête : il ne le recon-
naissait pas. En vain, Bertrand l'appelait, le
priait, le suppliait, attachait sur lui le regard
de ses beaux yeux larmoyants. Caire ne le
regardait plus et l'attendait toujours.
On dit que les chiens ne rient point. J'ai vu
notre Caire rire et d'un rire mauvais. Il riait en
silence, mais la tension de ses lèvres et un cer-
tain pli de sa joue exprimaient le rire et le
sarcasme. Un matin, j'étais allé aux provi-
sions, avec ma vieille bonne. Mouton, le chien
de M. Courcelles l'épicier, Mouton, un terre-
neuve qui n'aurait fait de Caire qu'une bou-
chée, le beau Mouton, étendu devant la porte
LE PETIT PIERRE 249
de son maître, tenait nonchalamment entre
ses pattes un os de gigot. Caire l'observa long-
temps sans l'aborder d'aucune manière, ce qui
dénote, chez un chien, peu de savoir-vivre.
Mais Caire ne se piquait pas de politesse.
Mouton, voyant venir un cheval de sa connais-
sance qui voiturait, selon sa coutume, des fro-
mages de Hollande, laissa son os, et se leva
pour donner le bonjour à son ami le cheval.
Aussitôt Caire mit sournoisement l'os dans sa
gueule, et prenant garde d'être vu, courut le
cacher dans la boutique de Simonneau, le frui-
tier de la rue des Beaux-Arts, chez qui il fré-
quentait. Puis, d'un air indifférent, il retourna
vers Mouton, l'observa et, voyant qu'il cher-
chait son os, se mit à rire.
Caire et moi, nous nous aimions sans le
savoir, ce qui est une commode et sûre manière
d'aimer. Il y avait huit ans que nous étions
tous deux sur cette planète sans savoir exacte-
ment, ni l'un ni l'autre, ce que nous y étions
venus faire, quand mon pauvre contemporain,
qui se faisait gras et poussif, fut atteint d'une
maladie cruelle, la pierre. Il souffrait sans se
plaindre, son poil devenait terne et sec, il
était triste et ne mangeait plus. Le vétérinaire
250 LE PETIT PIERUE
lui fît une opération qui ne réussit pas; le soir,
le malade cessa de souffrir. Couché dans son
panier, il tourna vers moi ses yeux aimables
qui s'obscurcissaient, se souleva, remua encore
une fois la queue et retomba. Il n'était plus.
Et il m'apparut alors combien il avait été;
combien il avait agi, pensé, aimé, haï, tenu de
place dans notre maison et dans notre pensée.
Je pleurai des larmes amères et m'endormis.
Le lendemain matin, je demandai si la mort
, de Caire était dans le journal comme celle du
. maréchal Soult
-. VV^fcn.^,.
-. Ui
XXVII
LA JEUNE HÉRITIÈRE DES TROGLODYTES.
J'avais vu juste : Radégonde, ou plutôt Jus- '-
tine, car ma chère maman l'avait transférée
délibérément du patronage de la noble thurin-
gienne en celui d'une sainte dont le nom coule
plus doucement sur les lèvres, Justine dono
changea, pour sa bienvenue, notre maison pai-
sible en une demeure féerique. Vous m'enten-
dez bien : je ne veux pas dire par là que cette
simple paysanne eût reçu d'une marraine fée
ie don de revêtir de porphyre, d'or et de pier-
reries les murs des appartements qu'elle net-
toyait. Non, mais depuis son entrée en charge, s
252 LE PETIT PIERRE
notre logis résonnait sans cesse de bruits
inouïs, de chocs formidables, de cris d'épou-
vante, de grincements de dents et de rires stri-
dents; il s'y répandait des odeurs horribles de
graisse bouillante et de chairs grillées ; les
eaux ménagères coulaient inopinément dans
les chambres, une fumée soudaine y cachait le
jour et oppressait les poitrines, les parquets
craquaient, les portes claquaient, les fenêtres
s'entrechoquaient, les rideaux se gonflaient, le
vent soufflait en tempête, des signes funestes
apparaissaient qui troublaient mon père : son
encrier se renversait sur sa table, ses plumes
perdaient leur bec, le verre de sa lampe écla-
tait chaque soir. N'était-ce pas proprenient
féerique? Ma mère disait que Justine n'était
pas une mauvaise fille et qu'avec du temps et
de la patience, on la formerait; mais qu'en
attendant, elle cassait un peu trop ; cependant
Justine n'était pas maladroite. Souvent, au
contraire, elle surprenait mes parents par sa
^ dextérité. Mais elle était sauvage, violente
et prompte au combat, et, comme, dans son
âme primitive, la matière inerte s'animait,
prenait les sentiments et les passions des
hommes, cette fille des troglodytes de la
LE PETIT PIERRE 253
Loire entrait en lutte avec les ustensiles de
cuisine et de ménage comme avec des esprits
ennemis.
Elle s'attaquait aux métaux les plus durs.
Les espagnolettes des fenêtres et les robinets
des fontaines lui restaient dans la< main. Enfin
l'âme de ses lointains aïeux, remontée en elle,
la vouait au plus sauvage fétichisme. Mais qui
de nous ne s'est jamais irrité contre une chose
non pensante dont il éprouvait de la douleur
ou seulement de la résistance, une pierre, une
épine, une branche? /
Je suivais Justine dans ses travaux quoti-
diens avec une curiosité qui ne se lassait
jamais. Ma chère maman me reprochait ce I
qu'elle appelait ma sotte musardise. Elle n'en \
jugeait pas bien : Justine m'intéressait par ses
façons guerrières et parce que toutes ses entre-
prises domestiques prenaient le caractère d'une
lutte incertaine et terrible. Lorsque, armée de
son balai et de son plumeau, elle disait avec
force : « Faut que j'aille faire le salon », je
l'accompagnais attentif.
Le salon était meublé d'un canapé et de
vastes fauteuils d'acajou, destinés à recevoir
sur leurs vieux sièges de velours rouge les
15
254 LE PETIT PIERRE
clients du docteur. Tendus de papier vert à
ramages, les murs portaient deux gravures :
la Danse des Heures et le Songe de Napoléon^
ainsi que deux toiles crevées en maint endroit,
deux portraits de famille, un grand-oncle à
moi très brun, avec son col d'habit très mon-
tant, sa cravate blanche qui lui cachait le men-
ton et des boutons de chemise à chaînette d'or;
une grand'tante coiffée en coques et sévère-
ment enfermée, quant au buste, dans une robe
noire, représentés tous deux, m'a-t-on dit, sous
le règne de Charles X, peu de temps avant leur
fin prématurée, figures du passé qui m'inspi-
raient une tristesse profonde. Mais ce qui fai-
sait la principale richesse de ce salon, c'étaient
les statuettes de bronze offertes par des malades
guéris et reconnaissants. Chacune de ces
œuvres d'art témoignait de l'âme du donateur.
Il y en avait de gracieuses, il y en avait d'aus-
tères. Elles ne s'accordaient ensemble ni par
la taille, ni par le caractère. D'un côté de la
porte, une Vénus de Milo, réduite et coulée
dans un métal chocolat, s'élevait sur une petite
table façon Boulle. De l'autre cèté, une Flore
en bronze de commerce répandait en s'ouriant
des fleurs de zinc doré. Entre deux fenêtres
• 0«A^«< fll»«)»WN*»**
LE PETIT PIERRE 255
siégeait, barbu et cornu, le Moïse de Michel-
Ange. Et çà et là, sur les tables, on voyait un
jeune pêcheur napolitain tenant un crabe par
une patte, un ange gardien portant au ciel un ' ^Ji*^'
petit enfant, Mignon regrettant son pays,
Méphistophélès s'enveloppant de ses ailes de
chauve-souris et Jeanne d'Arc en prière.
Enfin, un Spartacus, ayant brisé ses fers, se
dressait farouche, serrant les poings sur la
pendule-borne de la cheminée.
Pour les nettoyer, Justine frappait violem- <
ment d'un maigre plumeau les tableaux et les \
bronzes. Cette fustigation n'endommageait pas
sensiblement mon grand-oncle ni ma grand'-
tante déjà tant éprouvés; elle n'avait point de
prise sur les formes simples et pleines ds la
Vénus et du Moïse. Mais la sculpture moderne
en souffrait. Des plumes arrachées violemment
à l'époussetoir se logeaient sous les ailes de
l'ange gardien, entre les pattes du crabe, sous
i'épée de Jeanne d'Arc, dans les cheveux de
Mignon, dans la guirlande de Flore, dans les
chaînes de Spartacus. Justine n'aimait pas ces
guignols, comme elle les appelait, et surtout
elle détestait le Spartacus. C'est lui qu'elle •
frappait le plus rudement; elle le faisait chan-
256 LE PETIT PIERRE
celer sur sa base. Il s'ébranlait, il penchait ter-
riblement, il menaçait de tomber sur l'inso-
lente et de l'écraser dans sa chute. Alors, les
sourcils froncés, les veines du front gonflées,
elle lui criait: « Hola! Ho! », comme aux
bêtes que naguère elle ramenait le soir à
retable, et, d'un coup bien asséné, le renco-
gnait sur sa borne.
Dans ces combats de chaque jour, le plu-
meau eut bientôt perdu toutes ses plumes.
C'était avec la manchette de cuir et le bois
dénudé que Justine époussetait désormais. A
ce traitement, l'ange gardien perdit ses ailes,
Jeanne d'Arc son épée, le jeune pêcheur son
crabe, Mignon une boucle de ses cheveux, et
Flore ne jeta plus de fleurs. Justine n'en était
point troublée, mais parfois, à la vue de ces
ruines, la jeune Tourangelle, les mains jointes
sur le manche de son plumeau, demeurait son-
geuse et murmurait avec un sourire triste :
— Tout de même, ces guignols, ce que c'est
craintif !
XXVIII
VIVRE PLUSIEURS VIES
Je me plaisais dans la fréquentation de Jus-
tine ; et ma mère jugeait même que je m'y
plaisais trop. Si je recherche les causes de ce
plaisir, j'en trouve plusieurs qui prouvent mon
innocence et ma simplicité. La confiance du
jeune âge, un besoin d'amitié, une humeur
riante et joueuse, de la bonté me portaient
vers elle; mais la fille des troglodytes m'atti-
rait aussi pour des raisons moins louables. Je
la jugeais un peu niaise, et, comme disait
Mélanie, un peu nice, d'esprit épais et de toute
façon moins intelligente que moi. Aussi, mon
258 LE PETIT PIERRE
amour-propre trouvait-il dans sa compagnie
de vives satisfactions. Je goûtais le plaisir de
la reprendre et de l'instruire; et peut-être même
n'y mettais-je pas beaucoup d'indulgence.
J'étais moqueur et elle me fournissait de
faciles occasions de moquerie. Avide de gloire,
enfin, j'étalais devant elle ma supériorité et lui
offrais un sujet d'admiration.
Je m'efforçai de briller devant elle jusqu'au
jour où je m'aperçus que, loin de m'admirer,
elle me jugeait fort sot, sans jugement et sans
esprit, et ni beau ni fort d'aucune manière.
Or, comment m'avisai-je de ces sentiments si
contraires à ceux que je lui prêtais? Eh! mon
Dieu! parce qu'elle me les exprima elle-même.
Justine était d'une rude franchise. Elle sut se
faire comprendre et il me fallut reconnaître
qu'elle ne în'admirait pas du tout. Je dois dire
à ma louange que je ne m'en fâchai pas et n'en
aimai guère moins Justine. Je cherchai avec
application les causes d'un jugement si surpre-
nant et je parvins à les découvrir, car, quoi
qu'en pensât la fille des troglodytes, j'étais
intelligent. Je vais les dire telles que je les
trouvai. D'abord, elle me voyait mince, chétif,
pâle, moins beau et moins fort de moitié que
LE PETIT PIERRE 259
son frère Symphorien d'un an moins âgé
que moi, et plus avancé. Or, elle trouvait
que l'esprit d'un garçon est d'être ferme et
bien découplé, fort et gaillard. Et n'allez
pas croire que je lui donne tort. Ensuite, bien
que ce jugement puisse d'abord surprendre
de la part d'une fille qui ne savait pas lire,
elle me trouvait ignorant. Elle s'étonnait sans
me le dire, mais je le voyais bien, que j'igno-
rasse, à mon âge, les mœurs des animaux et
des choses de la nature que son frère Sympho-
rien connaissait depuis longtemps; mon inno-
cence sur certains sujets lui semblait ridicule,
car tout honnête fille qu'elle était, elle n'était '
pas naïve, et n'estimait pas la naïveté. Enfin, :
bien qu'il lui arrivât parfois de rire à se
décrocher la rate, comme elle disait, elle
jugeait qu'il fallait avoir peu d'entendement 1
pour rire à tout bout de champ comme je fai- J
sais. C'était, selon elle, mal conuciître la vie
qui n'est pas risible, et c'était manquer de
cœur. Voilà, bien déduites, les raisons pour
lesquelles Justine me refusait toute intelli-
gence. Et vraiment, elles ne sont pas mau- .
vaises, bien qu'en définitive, je fusse un petit
garçon capable de comprendre beaucoup de
260 LE PETIT PIERRE
choses. Mais j'agissais parfois d'une manière
A'raiment déconcertante.
J'en pourrais citer beaucoup d'exemples. En
voici un qui remonte, si je ne me trompe,
aux premiers temps de Justine dans notre mai-
son.
Il y avait dans le cabinet aux boutons de
roses, sur une étagère, de petits volumes reliés
en vert et ornés de gravures, que ma chère
maman me donnait quelquefois à lire. C'était
LAmi des Enfants. Les récits de Berquin me
transportaient dans l'ancienne France et me
faisaient connaître des mœurs bien différentes
des nôtres. J'y trouvai, par exemple, l'histoire
d'un gentilhomme de dix ans qui portait l'épée
et la tirait trop volontiers sur de petits villa-
geois avec lesquels il se prenait de querelle.
Mais un jour, au lieu de lame, il dégaina une
plume de paon que Gon sage gouverneur y
avait substituée. Jugez de sa honte et de sa
confusion. La leçon lui profita. Il ne fut plus
orgueilleux ni colère. Ces vieilles histoires
avaient pour moi de la fraîcheur et me tou-
chaient aux larmes. Et il me souvient qu'un
matin, je lus l'histoire de deux gendarmes qui
m'attendrissaient par leur bienfaisance et leur
LE PETIT PIERRE 261
dévouement. Ils apportèrent, je ne sais plus
comment, la joie à de pauvres paysans qui leur
offrirent à souper. Et comme il n'y avait point
d'assiettes dans la chaumière, les bons gen-
darmes mangèrent leur fricot sur leur pain. En
cela, ils me parurent si beaux, que je résolus
de les imiter à déjeuner. Et, malgré les justes
représentations de ma mère, je m'obstinai à
manger du haricot de mouton sur mon pain. Je
me couvris de sauce, ma mère me gronda et
Justine me regarda avec compassion.
Ce fait est petit. Il m'en rappelle un autre
qui y ressemble et n'est pas plus considérable,
et que je vais rapporter tout de même, car ce
n'est pas la grandeur qui importe en mon sujet,
mais la vérité.
Je lisais Berquin, je lisais aussi Bouilly.
Bouilly, moins ancien que Berquin, n'était pas
moins touchant II me fît connaître la jeune
Lise qui envoyait à madame Helvétius, par
son moineau familier, des messages pour la
solliciter en faveur d'une famille malheureuse.
La jeune Lise m'inspira une amitié vivo et
même agitée. Je demandai à ma chère maman
si elle était encore envie. Ma mère me répondit
qu'elle serait bien vieille à présent. Je m'engouai
15.
262 LE PETI TPIERRE
ensuite d'un petit orphelin que M. Bouilly
représente sous les traits les plus charmants.
Il était bien malheureux, sans gîte et demi-nu.
< Un vieux savant le recueillit et le fit travailler
dans sa bibliothèque; il lui donnait ses vieux
habits bien chauds, qu'on raju&tait un peu.
Voilà le trait qui me frappa le plus! Je ne sou-
haitai rien tant que d'être vêtu, comme le
petit orphelin de Bouilly, de vieux habits
dhomme. J'en demandai à mon père, j'en
demandais mon parrain, mais ils se moquaient
de moi. Un jour, étant seul dans l'appartement,
j'avisai, au fond d'une armoire, une redingote
qui me parut assez vieille. Je la passai et
m'allai voir dans la glace. Elle traînait à terre
et les manches me couvraient les mains.
Jusque-là, le mal n'était pas grand. Mais je
crois que, pour me conformer à l'histoire, je
fis quelques retouches à la redingote, avec des
ciseaux. Ces retouches me mirent sur les bras
une bien mauvaise aiîaire. Ma tante Chausson
me prêta gratuitement à cette occasion des
instincts pervers. Ma chère maman me reprocha
ce qu'elle appelait improprement mes singeries
malfaisantes. On ne me comprenait pas. Je
voulais me faire tour à tour gendarme selon
LE PETIT PIERIÎE 263 *^*^^ *'^
Berquin. orphelin selon Bouilly, me trans-
former en des personnages divers, vivre plu-
sieurs vies. Je cédais à un désir ardent de
sortir de moi-même, d'être un autre, plusieurs ! i<*,vv«-
autres, tous les autres, s'il eût été possible,
toute l'humanité et toute la nature. Il m'en -,
est resté la faculté assez rare d'entrer facilement
dans l'esprit d'autrui, de comprendre très bien
et parfois trop bien les sentiments et les raisons
qu'on m'oppose.
Ce dernier trait fixa dans l'esprit de Justine
l'idée que j'étais idiot. La jeune Tourangelle
ne tarda pas à me regarder comme un idiot
dangereux.
Quand j'appris l'histoire des croisades, les >,
hauts faits des barons chrétiens m'enflam-
mèrent d'enthousiasme. Il est louable de vou-
loir imiter ce qu'on admire. Pour ressembler
autant que possible à Godefroy de Bouillon,
je me fis une armure et un casque avec du
papier sur lequel j'avais collé de ces feuilles
métalliques dont on enveloppe le chocolat. Et
si l'on m'objecte qu'un tel habit ressemblait
moins aux cottes de maille des xii* et xiii^ siècles
qu'aux armures polies duxv% je répondrai déli-
bérément que d'illustres peintres ont pris sur
264 I-E PETIT PIERRE
cet article de plus grandes licences. Au reste,
l'essentiel de mon armement, comme on ne le
verra que trop tout à l'heure, consistait en
une hache à deux tranchants découpée dans du
carton et fixée au bout d'un vieux manche
dombrelle. En cet équipage, je pris d'assaut
la cuisine qui me représentait Jérusalem et
I frappai de ma hache à coups redoublés Justine
qui, allumant le fourneau, figurait contre son
gré un infidèle. La foi qui m'embrasait forti-
fiait mon bras. Justine peu douillette et même
dure, comme elle disait elle-même, eut tran-
quillement supporté l'attaque, si la hache
d'armes à deux tranchants n'eût pas accroché
/ le bonnet de la jeune paysanne. Or ce bonnet
était pour elle quelque chose d'infiniment pré-
cieux, non pas seulement pour saforme agréable
et pour sa riche dentelle, mais pour des rai-
sons mystérieuses et profondes, peut-être
comme emblème du village, comme symbole
de la patrie, comme insigne des filles d'une
terre adorée. Elle le tenait pour auguste; elle
le tenait pour sacré. Et voilà qu'il lui est indi-
gnement arraché! Elle l'entend craquer. Et du
même coup, j'avais fait pis encore : j'avais
dérangé le chignon de Justine. Or, Justine
LE PETIT PIERRE 265
tenait pour intangible l'ordre de sa coiiïure.
Elle veillait avec une farouche pudeur à ce
que rien, pas même la main d'une mère ou
les souffles de l'air, n'altérât la symétrie, fort
laide d'ailleurs, de ses bandeaux tirés et de ses
nattes étriquées. Jamais, dans aucune circons-
tance, on ne l'avait surprise décoiffée, ni pen-
dant une maladiequil'avaitretenuesixsemaines
au lit, dans sa chambre où ma mère venait
tous les jours la soigner, ni dans cette nuit
d'effroi oii l'on cria au feu, et pendant laquelle,
sous la lune, aux yeux du concierge, elle courut
en chemise et nu-pieds dans la cour, sa coif-
fure parfaitement ordonnée. A conserver cette \
immuable ordonnance elle mettait son honneur,
sa gloire et sa vertu. Un seul cheveu dérangé, !
c'était la honte. Sous le coup asséné à son
bonnet et à sa chevelure, Justine frémit, et
porta les deux mains à sa tête. Elle voulut
d'abord douter de son malheur. Il lui fallut
tâter par trois fois sa nuque pour se convaincre
que le bonnet était endommagé, la coiffure pro-
fanée. Force lui fut enfin de se rendre à l'évi-
dence. Il y avait dans la dentelle un trou par
lequel on pouvait passer le doigt, et une mèche
s'échappait du chignon, longue et grosse comme
2C6 LE PETIT PIERRE
une queue de rat. Alors, une morne douleur
envahit l'âme de Justine. La malheureuse
s'écria :
— Je m'en vas!
Sans demander de réparation pour un irré-
parable outrage, et sans me faire de reproches
inutiles, sans daigner jeter un regard sur moi,
elle sortit de la cuisine.
Ma mère eut toutes les peines du monde à
la faire revenir sur sa résolution. Sans doute,
la fille des troglodytes n'eût point repris son
tablier si, à la réflexion, elle n'eut jugé son
jeune maître plus béte que méchant.
XXIX
MADEMOISELLE MERELLE
II régnait, en ce temps-là, si je ne me
trompe, sur le beau quai Malaquais, une dou-
ceur de vivre, une familiarité des êtres et des
choses, une grâce intime qui n'existent plus
aujourd'hui. Il me semble qu'alors, les gens i
étaient plus près les uns des autres; ou bien [
ma sympathie enfantine les réunissait. Quoi
qu'il en soit, on voyait, le matin, dans la cour
de ma maison natale, le propriétaire, M. Bel-
laguet, en bonnet grec et robe de chambre à
carreaux s'entretenir paisiblement avec M. Mo-
rin, concierge de la maison voisine et employé
268 LE PETIT PIERRE
à la Chambre des députés. Et qui ne les a
pas vus a perdu un beau spectable : car ils
! représentaient à eux deux tout le régime inau-
guré par les Trois Glorieuses. Mais le mal est
réparable : on trouvera cent fois ces deux per-
sonnages dans les lithographies de Daumier.
Enfin, tout le monde se connaissait et ma
mère, quand, à trois heures de l'après-midi,
elle cousait à sa fenêtre, derrière un pot de
réséda, disait en regardant le perron vitré :
— Yoiîà mademoiselle Mérelle qui va
donner sa leçon de grammaire à la petite fille
de M. Bellaguet. Elle est charmante, mademoi-
selle Mérelle, et elle a d'excellentes manières.
C'était l'avis commun que mademoiselle
Marelle avait bon ton et était toujours bien
mise. Si je n'y prenais garde, en décrivant sa
toilette, je peindrais les robes d'aujourd'hui.
Je crois que nous sommes tous ainsi : à mesure
que le temps passe, nous rhabillons, dans
notre souvenir, à la mode nouvelle les jeunes
femmes que nous avons vues autrefois. Et c'est
aussi ce qu'en fait au théâtre pour les pièces
sur lesquelles dix, quinze ou vingt ans ont
passé : à chaque reprise, on ramène au goût
du jour la toilette de l'héroïne. Mais j'ai le sens
0 fv>^-»r.^V
LE PETIT PIERRE 269
historique, et le goût du passé. Je me garderai -:
bien de ces rajeunissements qui altèrent la
physionomie d'une époque et je dirai que
mademoiselle Mérelle, âgée alors de vingt-six
ou vingt-sept ans, portait des manches à gigot,
et que sa jupe, au rebours de celles d'aujour-
d'hui, allait en s'évasant vers le bas. Elle ser-
rait contre sa poitrine une écharpe de cache-
mire ; et elle avait, comme on disait, une taille
de guêpe. J'oubliais de dire que de longues
anglaises encadraient ses joues de leurs spirales
d'or et qu'elle était coiffée d'une capote de
velours ou de paille d'Italie, selon la saison,
qui s'appelait, je crois, un cabriolet et qui
avançait de manière à lui cacher entièrement
le profil. Enfin, elle se mettait à la mode.
Or, en ce temps-là, j'avais huit ans. Mon
savoir était petit, mais heureusement acquis; .ç
c'était ma mère qui me l'avait donné. Il com- f ^
prenait la lecture, l'écriture et le calcul. Je
mettais, disait-on, assez bien l'orthographe
pour mon âge, hors ce qui concernait les par-
ticipes. Ma mère avait conçu, dans son
enfance, une terreur des participes dont elle
ne s'était jamais remise, et elle se gardait bien
de me conduire dans ces sentiers de la gram-
270 LE PETIT PIERRE
maire où elle craignait de s'égarer. Seule cette
chère maman, on sa bienveillance, m'accordait
de l'esprit; aux yeux de toutes les autres per-
4 sonnes, y compris mon père et ma bonne, je
passais pour un enfant assez borné, bien que
j'eusse une certaine intelligence, mais qui diffé-
j^ rait de celle des autres enfants. Elle était plus
spéculative et, s'attachant à des objets plus
divers et plus variés, semblait moins sûre et
s moins ramassée. Mes parents me trouvaient un
peu jeune et trop délicat de santé pour
m'envoyer en pension, et ils jugeaient avec
raison les petites écoles du quartier malpropres
et désordonnées. Mon père était revenu très
mal édifié notamment de ce qu'il avait vu dans
une institution de la rue des Marais-Saint-
Germain, où, au fond d'une salie noire d'encre
et de poussière, sordide et puante, un magister
apoplectique, étouffant de graisse et de fureur,
tenait agenouillés au pied de sa chaire une
douzaine d'enfants, coiffés du bonnet d'âne,
et menaçait de ses verges le reste de la classe,
trente petits polissons qui, riant, pleurant,
hurlant tous à la fois, se jetaient à la tête
leurs encriers, leurs paniers et leurs livres.
En ces conjonctures, ma mère forma le
LE PETIT PIERRE 271
projet de me donner pour institutrice made-
moiselle Mérelle, mademoiselle Pauline Mérelle
elle-même. L'entreprise était grande et difficile.
Mademoiselle Mérelle ne donnait des leçons
que chez les princes ou les bourgeois cousus
d'or; elle ne fréquentait que dans les familles
riches ou nobles. Elle était la protégée de ce
vieux Bellaguet, notre propriétaire, ce riche
financier qui avait marié ses filles à des Yille-
ragues et à des Monsaigle, et l'on doutait
qu'elle consentît à instruire l'enfant d'un très '
petit médecin de quartier. Car mon père était
pauvre, et la répugnance qu'il éprouvait à
recevoir des honoraires n'était pas pour
l'enrichir. Sans compter que, méditatif et con-
templatif de son naturel, il passait à réfléchir
sur la destinée de l'homme un temps qu'avec
moins de génie, il eût employé au soin de sa
fortune. Enfin le docteur Nozière n'était riche
que d'idées et de sentiments. Ma mère, qui ^
néanmoins voulait me procurer les leçons de
mademoiselle Mérelle, lui fit parler par madame
Montet, caissière au Petit-Saint-Thomas, à
laquelle mon père donnait ses soins et qui pas-
sait pour une amie intime de madame Mérelle
mère. Celle-ci, veuve pieuse, portait un éternel
272 LE PETIT PIERRE
cabas de crin et avait l'air d'être la bonne
sa fille. J'en parle par ouï-dire, ne l'ayant
jamais vue. Sollicitée par madame Montet, la
jeune institutrice consentit à s'occuper de moi,
tous les jours de une heure à deux.
— Pierre, mademoiselle Mérelle te donnera
demain ta première leçon, me dit ma mère
avec une joie contenue, oii perçait quelque
orgueil.
Sur cette nouvelle, je me couchai dans une
telle agitation que je fus au moins dix minutes
à m'endormir et que je crois que j'en rêvai.
Le lendemain, ma mère me fit faire ma toi-
lette avec plus de soin que de coutume^ me
coiffa et me pommada, et de moi-même, je me
remis de la pommade. Je me serais relavé les
mains si je n'avais su par expérience que
< c'était inutile et que les mains de petits gar-
çons, quelques soins qu'on se donne, sont
toujours sales.
Mademoiselle Mérelle vint à l'heure annon-
cée. Elle vint, et l'appartement fut tout
embaumé d'héliotrope. Ma mère nous con-
duisit tous deux dans le petit cabinet tapissé
déboutons de roses qui touchait à sa chambre.
Elle nous installa devant un guéridon d'acajou
LE PETIT PIERRE 273
et, nous ayant donné l'assurance que personne
ne viendrait nous déranger, se retira.
Aussitôt mademoiselle Mérelle ouvrit un
mignon portefeuille de cuir de Russie, en
tira du papier à lettres et un porte-plume fait
d'un piquant de hérisson terminé par une boule
d'argent, et se mit à écrire. Elle écrivait très
vite, et s'interrompait seulement de temps en
temps pour regarder le plafond en souriant, et
pour me recommander la lecture des fables de
La Fontaine qui se trouvaient d'aventure sur
la table. Ainsi se passa la première leçon et,
quand ma mère me demanda si mademoiselle
Mérelle m'avait bien fait travailler, je répondis
qu'oui, sans concevoir clairement que je
mentais.
Le lendemain, ayant repris place contre le
guéridon, mon institutrice me conseilla de
nouveau d'étudier une fable et se remit à
écrire avec une sorte de ravissement; par-
fois, elle s'arrêtait comme pour attendre
l'inspiration, et, quand d'aventure ses beaux
yeux se posaient sur moi, son visage exprimait
une paisible et douce indifférence. La troi-
sième leçon se passa de la même manière,
ainsi que toutes celles qui suivirent. Je la
274 LE PETIT PIERRE
dévorais des yeux; pendant les trois quarts
. d'heure que durait la leçon, je buvais le jour
de ses prunelles. Elles me semblaient, ces
prunelles, une étonnante merveille. Et aujour-
d'hui encore, après tant d'années, je crois que
c'en était une. Elles semblaient faites d'une
violette de Parme ; de longs cils y donnaient de
l'ombre. Je n'ai rien oublié de ce joli visage :
mademoiselle Mérelle avait les narines un peu
ouvertes, roses en dedans comme le nez de
minette; les coins de sa bouche se retrous-
saient légèrement et il y avait sur sa lèvre un
lin duvet dont mes yeux d'enfant, grossissants
comme une loupe, distinguaient les poils
imperceptibles. Les loisirs que me laissait mon
institutrice, je les employais, non à lire les
fables de La Fontaine, comme elle me le con-
seillait, mais à la contempler et à rechercher
quelles sortes de lettres elle pouvait bien
écrire; et je me persuadai que c'étaient des
lettres d'amour. Je ne rne trompais pas, à cela
près que nous ne nous faisions pas alors,
mademoiselle Mérelle et moi, la même idée de
l'amour. M'étant demandé ensuite à quelles
' sortes de personnes elle écrivait, je me figurai
que c'était aux anges du paradis, non que ce
LE PETIT PIERRE 275
fût très vraisemblable, même à mes propres
yeux; mais cette idée m'épargnait les tour-
ments de la jalousie.
Jamais mademoiselle Mérelle ne m'adressait
la parole. J'entendais le son de sa voix, quand
elle relisait, tantôt avec une douce mélancolie,
tantôt avec une gaîté brillante, quelques phrases
qu'elle venait d'écrire. Je n'en pouvais suivre
le sens; il me souvient pourtant qu'elle y par-
lait de fleurs et d'oiseaux, des étoiles, et du
lierre qui meurt où il s'attache. Les cordes de
sa voix remuaient harmonieusement les fibres
de mon cœur.
Ma chère maman, qui avait sur les participes
des idées vraiment superstitieuses, me deman-
dait de temps en temps si j'en étais parvenu
avec mon institutrice à cet endroit de la gram-
maire qui était de tous, selon elle, le plus
embarrassant et le plus difficile, surtout en ce
qui concerne la distinction de l'adjectif verbal
et du participe présent. Je lui répondais éva- ;
sivement et d'une manière qui l'affligeait en
la faisant douter de mon intelligence. Mais ^
pouvais-je lui dire que tout ce que m'apprenait
mademoiselle Mérelle c'était ses yeux, ses
lèvres, ses cheveux blonds, son parfum, son
276 Ll^ PETIT PIERRE
souffle, le bruit léger de sa robe et le murmure
de sa plume courant sur le papier?
Je ne me lassais pas de contempler mon ins-
titutrice. Je l'admirais surtout quand, s'arrê-
tant d'écrire, pensive, elle posait sur sa lèvre la
boule d'argent de son porte-plume. Plus tard,
en voyant au musée de Naples cette peinture
de Pompéi qui représente en médaillon une
poétesse, une muse tenant de la même manière
son stylet sur sa bouche, je tressaillis au sou-
venir des délices de mon enfance ^
Oui, j'aimais mademoiselle Mérelle, et ce
qui me la rendait adorable presque autant que
sa beauté, c'était son indifférence. Cette indif-
férence était infinie et divine. Mon institutrice
ne m'adressait jamais la parole, ne me souriait
jamais; en aucun moment je ne reçus d'elle
une louange ou un blâme. Peut-être que, si
elle m'avait donné le moindre signe de bien-
veillance, le charme aurait été rompu. 3Iais,
» pendant dix mois que durèrent les leçons, elle
ne me témoigna ombre d'intérêt. Parfois, avec
la candide audace de mon âge, je voulais
1. Une muse, sans doute. Mais on voit, dans le même
musée, une autre peinture de Pompéi représentant la femme
du boulanger Proculus, tenant de la même manière son
stylet et son livre de ménage.
oaTr>«^M.''..t.
LE PETIT PIERRE 277
asser; je passais la main sur sa robe
rée et lustrée comme un plumage, je
.^la de m'asseoir sur ses genoux ; elle m'écar-
tait comme on écarte un petit chien, sans dai-
gner m'adresser un reproche ni me faire une
défense. Aussi, la sentant inaccessible, je me
livrais rarement à de tels élans. Presque tout
le temps que je passais près d'elle, j'étais à peu
près idiot et plongé dans un abêtissement
délicieux. J'éprouvai à l'âge de huit ans que
bienheureux est celui qui, cessant de penser et
de comprendre, s'abîme dans la contemplation
de la beauté; et il me fut révélé que le désir
infini, sans crainte et sans espoir, et qui
s'ignore, apporte à l'âme et aux sens une joie
parfaite, car il est à lui-même son entier con-
tentement et sa nleine satisfaction. Mais cela,
je l'avais bien oublié à dix-huit ans; et depuis,
je n'ai jamais pu le rapprendre complètement.
Je demeurais donc devant elle immobile, les
poings dans les joues et les yeux tout grands
ouverts. Et quand, enfin, je sortais de mon
extase (car tout de même j'en sortais), je mani-
festais ce réveil de l'esprit et du corps en don-
nant des coups de pied dans la table et en
faisant des pâtés d'encre sur les fables de La
16
278 LE PETIT PIERRE
Fontaine. Un regard de mademoiselle Mérelle
me replongeait aussitôt dans une bienheureuse
ataraxie. Ce regard sans haine et sans amour
suffisait à m'anéantir.
Après son départ, je me mettais à genoux
sur le plancher devant sa chaise. C'était une
petite chaise en palissandre de style Louis-
Philippe et qui voulait être gothique; le dos-
sier était ogival et le siège de tapisserie au petit
point représentait un épagneul sur un coussin
rouge, et cette chaise me paraissait la plus
précieuse chose du monde, quand mademoi-
selle Mérelle s'y était assise. Mais, à dire vrai,
mes contemplations duraient peu et je sortais
de la chambre aux boutons de roses par sauts
et par bonds et en criant à tue-tête. Ma mère
m'a dit que je n'avais jamais été aussi tapageur
qu'en ce temps-là, et c'est une tradition de
fumille, que je rivalisais en catastrophes avec
Justine. Tandis que la petite bonne rompait
dans la cuisine les cataractes des eaux potables,
je mettais le feu à l'abat-jour vert, orné de
Chinois, si cher à mon père et qu'on pensait
éternel dans la maison. Parfois, nous étions
associés, Justine et moi, dans un même cata-
clysme, comme le jour où nous roulâmes tous
LE PETIT PIERRE 279
deux ensemble, une bouteille à la main, du
haut en bas de l'escalier de la cave, et cette
matinée tragique où, en arrosant de concert les
fleurs, sur le rebord de la fenêtre, nous lais-
sâmes tomber l'arrosoir sur la tète de M. Bel-
laguet. Ce fut à cette époque aussi que je
rangeai en bataille avec le plus d'ardeur des
armées de soldats de plomb sur la table de la
salle à manger, et que j'y livrai les plus terri-
bles combats, malgré les objurgations de Jus-
tine, pressée de mettre le couvert et qui, sur
mon refus prolongé de ranger mes militaires
dans leurs boites, ramassait, en dépit de mes
cris, vainqueurs et vaincus pêle-mêle dans son
tablier. Par représailles, je cachais la boîte à
ouvrage de Justine dans le four de la cuisine
et je m'étudiais à faire « endêver » cette simple
créature. Enfin, j'étais un enfant très enfant,
un petit garçon garçonnant, un petit animal vif
et joyeux. Et il est vrai aussi que mademoiselle
Mérelle exerçait sut moi une puissance irré-
sistible et que je subissais à sa vue un enchan-
tement tel qu'on en voit dans les contes arabes.
Or, un jour, après dix mois d'ensorcelle-
ment, ma mère, à dîner, m'apprit que mon
institutrice ne reviendrait plus.
280 LE PETIT PIERRE
— Mademoiselle Mérelle, ajouta ma mère,
m'a avertie aujourd'hui que tu avais fait des
progrès suffisants et que tu pourrais entrer au
collège à la rentrée.
, Chose' étrange! j'entendis cette nouvelle sans
étonnement, sans désespoir, presque sans
regret; elle ne me surprenait pas. Il me sem-
blait au contraire naturel que l'apparition
s'évanouît. C'est ainsi du moins que je m'ex-
plique cette tranquillité d'âme où je demeurai.
Mademoiselle Mérelle était déjà si lointaine
quand elle était près de moi, que je pouvais
supporter l'idée de son éloignement. Et puis
on n'a pas à huit ans une grande faculté de
souffrir et de regretter.
— Grâce aux leçons de ton institutrice,
poursuivit ma mère, tu sais assez de grammaire
française pour être mis tout de suite au latin.
Je suis bien reconnaissante à cette charmante
i demoiselle de t'avoir appris les règles des par-
ticipes; c'est ce qu'il y a de plus embarrassant
dans notre langue, et je n'ai jamais pu, mal-
heureusement, surmonter cette difficulté faute
d'avoir été bien commencée.
Ma chère maman s'abusait : non ! mademoi-
selle Mérelle ne m'apprit pas la règle des par-
LE PETIT PIERRE 281
ipes, mais elle me révéla des A^érités plus '
récieuses et des secrets plus utiles; ello
l'initia au culte de la grâce et de la vénusté;
Je m'enseigna, par son indifférence, à goûter .>. ^^
a beauté, même insensible et lointaine, à
.'aimer avec désintéressement, et c'est un art
parfois nécessaire dans la vie.
Je devrais finir là l'histoire de mademoiselle
Mérelle. Je ne sais quel mauvais génie me
pousse à la gâter en la terminant. Du moins,
le ferai-je en peu de mots. Mademoiselle Mérelle
ne resta pas institutrice. Elle alla vivre sur le
lac de Gôme avec le jeune Villeragues qui ne
l'épousa point; il la fit épouser à son oncîe
Monsaigle, en sorte que sa destinée ressemble
par ce côté à celle de Lady Hamilton. Mais
elle s'écoula plus obscure et plus tranquille.
J'eus plusieurs occasions de la revoir, que ^
j'évitai soigneusement. >
10.
XXX
FUREUR SACRC
Environ cette époque, à la tombée d'un beau
jour d'été, je feuilletais, près de la fenêtre, une
Bible en images, très antique, toute dépenaillée,
et dont les estampes, d'un st3de pompeux et
dur, excitaient parfois ma surprise, mais ne me
Icharmaient pas, car elles manquaient de cette
douceur sans laquelle rien ne m'a jamais souri.
Une seule me plaisait, qui représentait une
dame portant une très petite coiffe, les cheveux
aplatis sur le haut de la tète et bouffants urles
oreilles, le chignon en boule, très bien attifée
à la mode du temps de Louis XIII, avec un
LE PETIT PIERRE 283
col de dentelle, et qui, debout sur une terrasse
à l'italienne, présentait à Jésus-Christ un verre
à pied rempli d'eau. Je contemplais cette dame
qui me semblait belle, je méditais cette scène
mystérieuse et surtout j'admirais le verre pour
sa forme élégante et les pointes de diamant qui
en ornaient le pied. Et j'étais plein du désir
d'un tel verre quand ma bonne mère m'appela
et me dit :
— Pierre, nous irons demain voir Mélanie...
Tu es content, je pense?
Oui, j'étais content. Il y avait plus de deux
ans déjà que Mélanie nous avait quittés pour se
retirer chez sa nièce qui était fermière à Jouy-
en-Josas, J'avais d'abord désiré avec ferveur de
revoir ma vieille bonne. Je suppliais ma chère
maman de me mener auprès d'elle. Avec le
temps, ce désir s'attiédissait; maintenant, j'étais
accoutumé à ne plus la voir et son souvenir,
déjà lointain, s'effaçait peu à peu de mon cœur.
Oui, j'étais content, mais, à vrai dire, c'était
surtout l'idée du voyage qui me réjouissait.
Ma vieille Bible ouverte sur les genoux, je pen-
sais à Mélanie, et, me reprochant mon ingra-
titude, je m'évertuais à l'aimer comme autre-
fois. Je tirai son souvenir du fond de mon cœur
284 LE PETIT PIERRE
OÙ il était enfoui, je le frottai, le fis reluire et
parvins à lui donner l'aspect d'une chose un
peu usée, sans doute, mais propre,
A dîner, voyant ma mère boire dans un verre
assez commun, je lui dis :
— Maman, quand je serai grand, je te don-
nerai un beau verre à pied, long comme un
cornet à fleurs, pareil à celui que j-'ai vu dans
une ancienne gravure qui représente une dame
donnant à boire à Jésus-Christ.
— Je t'en remercie d'avance, Pierre, ré-
pondit ma mère, mais il faut penser à apporter
un gâteau à cette pauvre vieille Mélanie, qui
aime beaucoup la pâtisserie.
Nous allâmes par le chemin de fer à Ver-
sailles. Au débarcadère, une carriole nous atten-
dait, attelée d'un cheval boiteux et que condui-
sait un garçon à jambe de bois, qui nous mena
à Jouy, à travers une vallée oii couraient des
ruisseaux dans les prés et les vergers, et que
des bois sombres couronnaient.
s — Cette route est jolie, dit ma mère. Sans
\ doute elle était encore plus jolie au prin-
temps, quand les pommiers, les cerisiers, les
pêchers formaient des bouquets d'une blan-
cheur avivée de rose. Mais il n'y avait alors
LE PETIT PIERRE 285
dans l'herbe que des fleurettes timides et pâles,
telles que les bassinets, les marguerites de»
prés. Vois : les fleurs d'été sont plus hardies et
portent au soleil, comme ces nielles, ces
bleuets, ces pieds-d'alouette, ces coquelicots,
des couleurs éclatantes.
J'étais ravi de tout ce que je voyais. Nous
arrivâmes à la ferme et trouvâmes madame
Denizot dans la cour, près d'un tas de fumier,
une fourche à la main.
Elle nous conduisit dans la salle enfumée où
Mélanie, au coin de la cheminée, dans un haut
fauteuil de bois blanc grossièrement paillé,
tricotait de la laine bleue. Un essaim de mou^
ches bourdonnait autour d'elle. Une marmite
chantonnait dans l'âtre. A notre venue, Méla-
nie fît effort pour se soulever de son siège. Ma
mère l'y retint d'un geste affectueux. Nous
l'embrassâmes. Ma bouche enfonçait dans ses
joues molles. Elle remuait les lèvres, mais il
n'en sortait pas de son.
— La pauvre vieille, dit madame Denizot,
a perdu l'habitude de parler. Ce n'est pas^
surprenant : elle en a si peu l'occasion ,
ici!
Mélanie essuya d'un coin de son tablier ses^
286 LE PETIT PIERRE
yeux brouillés. Elle nous sourit et sa langue se
délia :
— G'est-il Dieu possible que vous voilà»
madame Nozière? Vous n'avez pas changé.
Comme votre petit Pierre a grandi! Il ne se
ressemble plus... Le cher enfant, il nous
pousse dans l'autre monde.
1 Elle s'enquit de mon père qui était bien bel
1 homme et pitoj^able au pauvre monde; de ma
j tante Chausson qui ramassait les épingles
qu'elle trouvait à terre, louable en cela, car il
ne faut rien laisser perdre; de la bonne madame
Laroque, qui me taillait des tartines de confi-
tures, et de son perroquet Navarin qui m'avait,
un jour, mordu le doigt jusqu'au sang. Elle
demanda si M. Danquin, mon parrain, aimait
toujours autant les truites au bleu, et si madame
Caumont avait marié sa fille aînée. Tout en
questionnant ainsi, sans attendre les réponses,
la bonne Mélanie avait repris son ouvrage.
— Qu'est-ce que vous faites là, Mélanie?
demanda ma mère.
— Un jupon de laine pour ma nièce.
La nièce dit tout haut, en haussant les
épaules :
— Elle laisse tomber des mailles qu'elle ne
LE PETIT PIERRE 287
relève pas. Son lé va s'apetissant. C'est de la
laine perdue.
M. Denizot, ayant déposé ses sabots, entra
et salua la compagnie.
— Madame Nozière, dit-il, vous pouvez
vous assurer que la vieille ne manque de rien.
— Elle nous coûte assez cher, ajouta madame
Denizot.
Je la regardais tricoter son jupon, un peu
centriste pour elle que ce fût de la laine perdue.
Elle n'avait qu'un verre à ses lunettes; encore
était-il brisé en trois morceaux, ce dont elle ne
semblait prendre aucun souci.
Nous causâmes comme de bons amis, mais
nous n'avions pas grand'chose à nous dire.
Elle abondait en maximes et m'enseignait
qu'on doit respecter ses père et mère, ne
jamais perdre un morceau de pain et acquérir
du savoir pour remplir ensuite son état. Cela
m'ennuyait. Donnant un autre tour à la con-
versation, je lui appris que l'éléphant était
mort, et qu'il était venu un rhinocéros au
Jardin des Plantes
Alors, elle se mit à rire et me dit :
— Je ris en pensant à madame de Sainte-
Lucie, chez qui, sur mon jeune âge, j'étais en
288 LE PETIT PIERRE
condition. Un jour, elle alla voir le rhinocéros
à la foire et demanda à un gros homme habillé
en Turc, si c'était lui le rhinocéros. — Non,
madame, répondit le gros homme, mais c'est
moi qui le montre.
Elle parla ensuite, je ne sais à quel propos,
des Cosaques qui étaient venus en France
en 1813. Et elle me conta ce qu'elle m'avait
conté maintes fois, jadis, dans nos promenades.
— Un de ces vilains Cosaques voulut
m'embrasser. Je m'y refusai, et rien au monde
ne m'y aurait fait consentir. Ma sœur Célestine
me disait de prendre garde que nous n'étions
point nos maîtres et que, si je rebutais ainsi
les Cosaques, ils pourraient mettre, de dépit,
le feu au village. Et dans le fait, ils étaient
vindicatifs. Mais je ne me laissai point
embrasser.
— Mélanie, est-ce que tu aurais rebuté le
Cosaque, si tu avais été sûre qu'il brûlerait le
village pour cela?
— Je l'aurais rebuté, dussent mes père et
mère, oncles, tantes, neveux, nièces, frères et
sœurs, et monsieur le maire, monsieur le curé
et tous les habitants, être grillés dans leurs
maisons avec les bêtes et les denrées.
•r
»^
LE PETIT PIERRE 289
— Ils étaient bien laids, n'est-ce pas, Mélanie>
les Cosaques?
— Oh! oui. Ils avaient le nez écrasé, les
yeux bridés et des barbes de bouc. Mais grands
et forts. Et celui qui voulut m'embrasser était
bel homme en ce qu'il était, et bien découplée
C'était un chef.
— Et très méchants, les Cosaques?
— Oh! oui. S'il arrivait malheur à un quel-
qu'un des leurs, ils mettaient le pays à.feu et à
sang. On allait se cacher dans les bois. Ils
disaient à tout propos capout et faisaient signe
de nous couper la tête. Quand ils avaient bu de
l'eau-de-vie, il ne fallait pas les contrarier; car
alors ils devenaient furieux, et frappaient tout
autour d'eux, sans regarder à l'âge ni au sexe.
A jeun, bien souvent, ils pleuraient du regret
d'avoir quitté leur pays et certains d'entre eux.
jouaient sur une petite guitare des ai^s si tristes
que le cœur se fendait à les entendre. Mont
coHsin Niclausse en tua un et le jeta dans ua
puits. Mais personne n'en sut rien... Nous ea
logions une douzaine à la ferme. Ils puisaient de
l'eau, portaient du bois et gardaient les enfants.
J'avais entendu bien des fois ces histoires ^
elles m'intéressaient toujours.
17
290 LE PETIT PIERRE
Pendant que nous étions seuls avec Mélanie,
ma mère lui glissa une petite pièce d'or dans
la main, et je vis la pauvre vieille la saisir en
tremblant, et la cacher sous son tablier, avec
une expression de crainte et d'avidité qui me
fit de la peine. Etait-ce donc là cette Mélanie
qui jadis, à l'insu de. ma mère, tirait tous les
jours des sous de sa poche pour m'acheter des
friandises?...
Cependant, la bonne créature, redevenue
confiante et parlante comme autrefois, rappe-
lait en souriant mes espiègleries; disait
combien je la faisais endèver soit en cachant
ses balais, soit en mettant des poids très lourds
dans son panier quand elle s'apprêtait pour
aller au marché. Elle était gaie et comme
rajeunie. Alors, il me passa par la tête de lui
dire :
— Et tes castroles, Mélanie, tes belles cas-
troles qui reluisaient et que tu aimais tant?
A ce souvenir, Mélanie soupira et de grosses
larmes coulèrent sur ses joues ridées.
Notre couvert, à ma mère et à moi, était
mis dans la chambre à coucher qui sentait la
lessive. Les murs étaient blanchis à la chaux
et l'on voyait, contre la glace de la cheminée,
LE PETIT PIERRE 291
les portraits au daguerréotype de monsieur et
de madame Denizot et un vieux diplôme de
maître d'armes tout fleuri de drapeaux trico-
lores. Je demandai qu'on fît déjeuner ma
vieille bonne avec nous. Mais la fermière
objecta que sa tante n'avait plus de dents, man-
geait lentement, qu'elle avait l'habitude de
prendre ses repas seule dans la salle et que,
si nous la placions à table à nos côtés, elle se
sentirait gênée.
Je déjeunai fort bien d'une omelette aux
fines herbes, d'une aile de poulet au gros sel
et d'un morceau de fromage; je bus un doigt
de vin bleu, et ma mère me conseilla d'aller
faire une promenade autour de la ferme.
Le soleil, qui commençait à descendre, bri-
sait ses flèches de feu contre les feuilles tran-
quilles des arbres. De légers nuages blancs se
tenaient immobiles dans le ciel. Des alouettes
chantaient au ras des champs. Une joie
inconnue s'empara de mon âme. La nature
pénétrait en moi par tous les sens et m'embra-
sait d'une ardeur délicieuse. Je criai, je bondis
dans la futaie, ivre, en proie à ce délire que
j'ai reconnu plus tard dans les poètes grecs qui
célèbrent les danses des Ménades. Et comme
292 LE PETIT PIERRE
elles, j'agitais en dansant un thyrse arraché à
un jeune coudrier. Foulant l'herbe et les fleurs,
étourdi d'air et de parfums, flagellé par les
branches flexibles^ je fuyais éperdument.
Ma mère m'appela, m'attira sur son cœur :
— Pierrot, me dit-elle un peu inquiète,
tu es tout en nage. Comme ton front est brû-
>^ lant et comme ton cœur bat fort!
XXXI
PREMIERE RENCONTRE AVEC LA LOUVE
ROMAINE
— Il ne peut pourtant pas toujours rester à
muser du matin au soir avec Justine, dit ma
mère.
— Et à lire tous les livres qui lui tombent
jsous la main, dit mon père. Hier, je l'ai
trouvé plongé dans un traité d'obstétrique.
L'on résolut de me mettre en pension.
Après de longues recherches, mon père
trouva ce qui me convenait : une maison
d'éducation tenue par des prêtres et fréquentée
par des enfants de bonne famille, deux points
^.,-
294 LE PETIT PIERRE
essentiels pour mes parents qui avaient des
sentiments religieux et des penchants aristo-
cratiques. Ne voulant point se séparer de leur
enfant unique, ils ne firent pas de moi un
pensionnaire, ce dont je leur garde une recon-
naissance qui ne finira qu'avec ma vie. Quant
à m'envoyer comme externe deux heures le
matin, deux heures le soir, ils ne le jugèrent ni
possible, ni désirable. Ma mère souffrait en ce
temps-là d'une maladie de cœur et Justine,
occupée de la cuisine et du ménage, n'avait
pas le tempS; en vérité, de me conduire deux
fois le jour au lieu lointain de mes études et
de m'y aller chercher deux fois. On craignait
d'ailleurs que, dans la maison paternelle, je
ne fisse pas exactement, faute de surveillance,
les travaux prescrits. Crainte bien fondée, car
je ne me serais pas facilement livré aux
bonnes études, pendant que Justine préparait
dans sa cuisine l'inondation et l'incendie, ou
luttait dans le salon avec Moïse et Spartacus.
Pour ne me point exiler loin des miens, et
cependant me soumettre à une exacte disci-
pline, on me constitua demi-pensionnaire.
Justine eut la charge de me conduire à l'insti-
tution Saint-Joseph le matin à huit heures, et
LE PETIT PIERRE 295
d'aller m'y chercher l'après-midi à quatre
heures.
Cette institution Saint-Joseph occupait un
vieil hôtel de la rue Bonaparte, qui avait
grand air.
Je ne dis pas que j'en goûtais le style, ni
que J'estimais à son prix le noble escalier de
pierre, avec sa rampe en fer forgé, et les
grands salons blancs, v^erdis par le reflet des
arbres, où M. Grépinet nous faisait la classe.
Mon goût mal poli me portait plutôt à admirer
la chapelle avec sa Vierge peinte, ses fleurs en
papier dans des vases sous des globes, et sa
lampe d'or qui pendait d'un ciel bleu, semé
d'étoiles.
L'institution Saint-Joseph servant d'école :
préparatoire au collège X..., les petits n'y
étaient pas, ainsi que dans les lycées, en proie
aux grands, comme les goujons aux brochets
dans les rivières et les étangs. D'un âge tendre,
égaux en faiblesse, encore peu avancés er
méchanceté, nous ne nous opprimions pas
trop les uns les autres. Les maîtres montraient
de la douceur; la puérilité des su^^^eillants les
rapprochait de nous. Enfin, sans me plaire
beaucoup dans cette maison, je n'y éprouvai
^96 LE PETIT PIERRE
pas ces tristesses, qui devaient plus tard
assombrir ma vie scolaire.
Jugeant que mademoiselle Mérelle m'avait
suffisamment appris le français, on me mit au
latin et je fus classé, je n'ai jamais su pour
quelle raison, parmi les élèves sachant un peu
de grammaire et ayant expliqué YEpitome.
Mais est-il toujours si facile de découvrir une
raison aux actes des administrations publiques
ou privées? Au temps où l'on me mit dans la
classe de M. Grépinet, un penseur à l'œil doux
et portant des moustaches gauloises, nommé
Victor Considérant, que je vis maintes fois
péchant à la ligne sous le pont Royal, annonçait,
sur la foi de Fourier, son maître, que les
hommes jouiront d'une bonne administration
quand ils se trouveront en harmonie, c'est-à-
dire dans un état exactement réglé par Victor
Considérant lui-même. Alors un petit animal
aussi ignorant que j'étais n'entrera pas dans
la classe de M. Grépinet, et la condition
humaine s'améliorera sur beaucoup d'autres
points. Nous ne ferons que ce qu'il nous plaira;
nous aurons comme les babouins une queue
pour nous pendre aux arbres et un œil au bout
de cette queue. C'est ainsi du moin» que
LE PETIT PIERRE 297
mon parrain exposait la doctrine phalansté-
rienne. En attendant, les choses continuent à
marcher du même train que dans mon
enfance, et le sort des écoliers d'aujourd'hui
n'est, à tout prendre, ni meilleur ni pire que
celui du petit Pierre. Mon professeur donc s'ap-
pelait Grépinet. Je le vois comme s'il était assis
devant moi. Doué d'un gros nez et d'une lippe
disgracieuse, il ressemblait à Laurent de
Médicis, non par la libéralité de ses mœurs,
mais par la laideur de son visage. C'est ce
dont je me suis avisé quand j'ai vu des
médailles du Magnifique. Si l'on avait des
médailles de M. Grépinet, on ne les distin-
guerait de celles de Laurent que par la facture :
les deux profils seraient semblables. M. Gré-
pinet était très bon homme, ou je me trompe
fort, et faisait très bien sa classe. Il n'y a point
de sa faute si je profitai mal de ses leçons.
La première m'enchanta. A la voix de M. Gré-
pinet, je vis sortir comme par une opération
magique, d'un livre plus indéchiffrable pour
moi que le plus indéchiffrable grimoire, le
De Virisj des scènes ravissantes. Un berger
trouve dans les roseaux du Tibre deux enfants
nouveau-nés qu'une louve nourrit de son lait;
17.
298
LE PETIT PIERRE
il les porte dans sa cabane, où sa femme en
prend soin, et les élève comme des pâtres, ne
sachant pas que ces jujiieaux sont du sang des
rois et des dieux. Je les voyais à mesure que
la voix du maître les tirait des ténèbres du
texte, les héros d'une si merveilleuse histoire,
Numitor et Amulius, rois d'Albe la Longue,
Rhea Silvia, Faustulus, Acca Laurentia, Remus
et Romulus. Leurs aventures occupaient toutes
■ la facultés de mon âme; la beauté de leurs
noms me les faisait paraître beaux. Quand
Justine me ramena à la maison, je lui décrivis
les deux jumeaux etla louve qui les nourrissait,
et lui contai enfin toute l'histoire que je venais
d'apprendre et qu'elle eût mieux écoutée, si
ses esprits eussent été moins émus d'une
pièce fausse de deux francs, que le charbon-
nier lui avait subrepticement passée ce jour
même.
Le De Viris me causa encore quelques joies.
J'aimai la nymphe Égérie qui inspirait à
Numa, dans une grotte, au bord d'une fon-
taine, des lois sages. Mais bientôt, les Sabins,
les Étrusques, les Latins, les Volsques, me
tombèrent sur les bras et m'assommèrent. Et
puis, si je savais mal le français, je ne savais
LE PETIT PIERRE 299
pas du tout le latin. Un jour, M. Grépinet me
demanda d'expliquer un endroit de cet obscur '
De Viris où il s'agissait des Samnites. Je m'en
montrai tout à fait incapable et reçus un blâme
pubïîc. J'en pris le De Viris et les Samnites en
dégoût. Mais mon âme se troublait au souvenir
de fihea Silvia, à qui un dieu donna deux
enfants qui lui furent ôtés et qu'une louve
nourrit dans les roseaux du Tibre.
Le supérieur, M. l'abbé Méyer, plaisait par
sa douceur et sa distinction. Il me reste encore
aujourd'hui l'idée que c'était un homme pru-
dent, affectueux, maternel.
Il dînait à onze heures au réfectoire au
milieu de nous et portait la salade à sa bouche X
avec ses doigts. Ce que j'en dis n'est pas pour
nuire à sa mémoire. En sa jeunesse, c'avait
été le bel usage : ma tante Chausson m'a
affirmé que mon oncle Chausson ne mangeait ^
pas autrement la romaine.
M. le directeur venait souvent nous voir
pendant que M. Grépinet faisait la classe. Il
nous faisait signe en entrant de rester assis et,
passant devant les bancs, examinait le travail
de chacun. Je n'ai pas remarqué qu'il s'occu-
pât moins de moi que de mes condisciples
300 LE PETIT PIERRE
plus riches ou de haute naissance. Il nous
; parlait à tous avec une aménité qui était sur-
: tout sensible dans les reproches qu'il nous
■ faisait, et qui ne décourageaient point; il ne
grossissait point nos fautes, ne noircissait
point nos intentions ; ses blâmes étaient
innocents et légers comme nos crimes. M. le
directeur me dit un jour que j'écrivais comme
un chat, et cette comparaison, neuve pour
moi, me donna un fou rire, qui s'affola encore
de ce que M. le directeur, pour me montrer
<îomment on forme les lettres, prit ma plume,
qui n'avait qu'un bec, et écrivit comme un.
chat et demi.
Depuis lors M, le directeur ne passa pas une
seule fois devant mon pupitre sans me recom-
mander de ménager mes plumes, de ne les
point plonger brutalement jusqu'au fond de
l'encrier, et de les essuyer après m'en être servi.
— Une plume doit faire un long usage,
ajouta-t-il un jour. Je connais un savant qui
a écrit avec une seule plume un livre entier,
grand comme...
Et M. le directeur, parcourant du regard la
salle nue, désigna de ses deux bras ouverts la
Taste cheminée de marbre rouge.
t
LE PETIT PIERRE 301
J'admirai. t
A peu de temps de là, comme je passais
avec Justine par la rue du Vieux-Colombier,
apercevant dans une cour, devant un magasin
d'antiquités, un saint de pierre si gigantesque
que sa tête touchait aux fenêtres du premier
étage, et qui écrivait dans un livre grand comme
une cheminée, d'une plume à l'avenant, je le
donnai pour l'ami de M. le directeur à ma bonne,
qui n'y vit pas de difficulté.
A défaut de bonheur, j'avais quelquefois des^
ivresses. Il me souvient de m'être enivré de
mouvement et de bruit dans la cour de l'insti-
tution pendant une des récréations qui sui-
vaient le déjeuner. En plaisirs comme en tra-
vaux, la règle m'importunait. Je n'aimais pas
ces jeux géométriques tels que les barres, où
tout était ramené à des combinaisons simples.
Leur exactitude m'ennuyait ; ils ne me donnaient
pas l'image de la vie. J'ai mais les jeux abhorrés
des mères et que les surveillants interdisent tôt
ou tard, pour le désordre qui s'y mêle, les jeux
sans règle ni frein, les jeux violents, forcenés,
pleins d'horreur. ^
Or, ce jour-là, dès que sur le signal accou-
tumé nous nous répandîmes dans la cour, notre
'i ,
302 LE PETIT PIERRE
camarade Hangard, qui nous dominait tous de
sa haute taille, de sa voix forte et de son carac- ^
tère impérieux, monta sur un banc de pierre
et nous harangua.
Hangard était bègue mais éloquent; c'était
un orateur, un tribun; il y avait en lui du
Camille Desmoulins.
-^ Moucherons, nous dit-il, est-ce que
vous n'en avez pas assez de jouer au chat
perché et au cheval fondu? Changeons de jeu.
Jouons à l'attaque de la diligence. Je vais vous
montrer comment on s'y prend. Ce sera très
amusant; vous verrez.
Il dit. Nous lui répondons par des cris de joie
et des acclamations. Aussitôt, faisant succéder
l'action à la parole, Hangard organise le jeu.
Son génie pourvoit à tout. En un instant, les
chevaux sont attelés, les postillons font claquer
leur fouets les brigands s'arment de couteaux
et de tromblons, les voyageurs bouclent leurs
bagages et remplissent d'or leurs sacs et leurs
poches. Les cailloux de la cour et les lilas qui
bordaient le jardin de M. le directeur nous
avaient fourni le nécessaire. On partit. J'étais
un voyageur et l'un des plus humbles; mais
mon àme s'exaltait à la beauté du paysage et
LE PETIT PIERRE 303
aux dangers de la route. Les brigands nous
attendaient dans les gorges d'une montagne
affreuse, formée par le perron vitré qui condui-
sait au parloir. L'attaque fut surprenante et
terrible. Les postillons tombèrent. Je fus ren-
versé, foulé aux pieds des chevaux, criblé de
coups, enseveli sous une foule de morts. Se
dressant sur cette montagne humaine, Han-
gard en faisait une forteresse redoutable que
les brigands escaladèrent vingt fois, et dont ils
furent vingt fois rejetés. J'étais moulu, j'avais
les coudes et les genoux écorchés, le bout du
nez incrusté d'une multitude de petites pierres
aiguës, les lèvres fendues, les oreilles en feu;
jamais je n'avais senti tant de plaisir. La cloche
qui sonna me déchira l'âme en m'arrachant à
mon rêve. Pendant la classe de M. Grépinet,
je demeurai stupide et privé de sentiment. La
cuisson de mon nez et la brûlure de mes genoux
m'étaient agréables en me rappelant cette heure
où j'avais si ardemment vécu. M. Grépinet me
fit plusieurs questions auxquelles je ne pus
répondre, et il me traita d'âne, ce qui me fut
d'autant plus pénible que, n'ayant pas lu la
Métamorphose, je ne savais pas encore qu'il
me suffisait de manger des roses pour rede-
^i:>t<?
1
304 LE PETIT PIERRE
venir homme. L'ayant appris à la fleur de mes
ans, j'ai promené indolemment mon ânerie
dans les jardins de la Sagesse, et l'ai nourrie
des roses de la science et de la méditation.
Elle en a dévoré des buissons entiers avec leurs
parfums et leurs épines; mais sur sa tête huma-
nisée il a toujours percé un petit bout d'oreille
pointue.
XXXII
LES AILES DE PAPILLON
Chaque fois que je passe dans le parc de
Neuilly, il me souvient de Clément Sibille
comme de l'âme la plus douce que j'aie jamais
vue effleurer cette terre. Il achevait, je crois,
sa dixième année quand je le connus. Plus
vieux d'un an, l'âge me donnait sur lui une
supériorité que mes fautes me firent perdre. Le
sort ne me le laissa voir qu'un moment; et,
après tant d'années écoulées, je crois le voir
encore dans le feuillage, à travers une grille,
quand je passe dans le parc de Neuilly.
Monsieur et madame Sibille y avaient une
demeure où, dans la belle saison, j'allais avec
- p i--l<-
306 LE PETIT PIERRE
mes parents passer quelquefois l'après-midi du
dimanche. Madame Sibille, qui se nommait
Hermance, blanche, menue, souple, les yeux
verts, les pommettes pointues, le menton court,
représentait assez bien la chatte métamorphosée
en femme et gardant quelques traits de sa
première nature. Isidore Sibille, son mari,
long et triste, tenait de l'échassier. C'est ainsi
que ce couple apparaissait à mon père qui
cherchait volontiers, à l'exemple de Lavater,
sur les figures humaines, une ressemblance
animale, et en tirait des indices de caractère
et de tempérament, mais d'une façon si vague
et si hasardeuse que je serais fort en peine de
dire ce qu'il inférait au juste de ces apparences
échassière et féline. Tout ce que je sais de
M. Sibille, c'est qu'il dirigeait une grande
fabrique de cachemires français. J'ai entendu
dire à ma mère que l'impératrice Eugénie
portait quelquefois de ces cachemires pour
encourager l'industrie nationale, et que c'était
là une des obligations les plus pénibles qui
pussent incomber à une souveraine, tant les
couleurs de ces cachemires blessaient la vue.
On remarquait qu'Hermance ne portait jamais
de ces châles français.
LE PETIT PIERRE 307
La maison Sibille, dans le parc de Neuilly,
était blanche, flanquée d'une tourelle et pré-
cédée d'un perron qui dominait une belle
pelouse au milieu de laquelle un jet d'eau
s'élevait sur un bassin de pierre. C'est là que
m'apparaissait, sur le sable des allées, frêle et
toujours près de s'envoler, Clément Sibille.
Il avait des 3^eux bleus limpides, un teint d'une
blancheur éclatante, des traits d'une extrême
finesse. Ses cheveux blonds, très courts, fri-
saient sur sa tète ronde; mais ses oreilles,
loin de se rabattre sur l'os temporal, y étaient
perpendiculaires et déployaient largement des
deux côtés de la tête leurs pavillons d'une
grandeur extraordinaire et découpés par un
jeu singulier de la nature en ailes de papillon.
Transparentes, elles se coloraient, à la lumière,
de rose et d'incarnat et brillaient de lueurs
éclatantes. On ne s'apercevait pas que ce
fussent de grandes oreilles, et l'on croyait voir
de petites ailes. Du moins c'est l'image que me
trace ma mémoire. Clément était très joli, mais
étrange.
Je disais :
— Clément a des ailes de papillon.
Et ma mère me répondait :
308 LE PETIT PIERRE '
— Les peintres et les sculpteurs représentent
de même Psyché avec des ailes de papillon; et
Psyché fut épousée par l'Amour et admise
dans l'assemblée des dieux et des déesses.
Un plus savant que moi en mythologie
figurée aurait pu objecter à ma chère maman
que Psyché ne portait pas ses ailes des deux
côtés de la tête, à la place d'oreilles.
Clément était d'essence aérienne. Il ne savait
pas marcher; il avançait par petits bonds,
>en se jetant de côté, et semblait le jouet des
vents. L'ingénuité de ses amusements, la
puérilité de ses manières et la maladresse
enfantine de ses gestes offraient un contraste
attendrissant avec sa bonté qui semblait d'un
âge plus mûr, tant elle montrait de force et de
mâle constance. Son âme était transparente
et pure comme son teint, sereine comme son
regard. Il parlait peu et toujours affectueuse-
ment. Il ne se plaignait jamais quoiqu'il
eût de perpétuels sujets de plaintes. Les
maladies prenaient volontiers pour séjour sa
chétive personne et s'y succédaient sans inter-
valle, fièvre scarlatine, fièvre muqueuse, fièvre
typhoïde, rougeoie, coqueluche. Et peut-être,
un mal dont on ignorait alors la nature, la
LE PETIT PIERRE 30*
tuberculose avait-elle envahi sa poitrine étroite.
Et quand la maladie lui donnait congé, il n'en
était pas quitte envers le sort. Il lui arrivait
des accidents si extraordinaires et si fréquent»
qu'il semblait qu'une puissance invisible s'ap-
pliquât à le persécuter. Mais toutes ces dis-
grâces tournaient à son avantage par l'occa-
sion qu'elles lui donnaient de montrer sa
douceur inaltérable. Communément, il glissait,
butait, bronchait, trébuchait de toutes les
manières concevables et inconcevables, se
cognait contre tous les murs, se pinçait le
doigt à toutes portes et c'était un perpétuel
renouvellement de ses ongles; il se faisait des
coupures aux mains en taillant son crayon; il
se logeait en travers du gosier une arête de
chaque poisson que les lacs, les étangs, les
ruisseaux, les rivières, les fleuves et les mers
lui destinaient et qu'accommodait Malvina, la
cuisinière des Sibille. Un saignement de nez le
prenait au moment d'aller voir Kobert-Houdin
ou de faire une promenade à âne, dans le bois
de Boulogne, et, en dépit de la clef qu'on lui
mettait sur le dos, il tachait son gilet neuf et
son beau pantalon blanc. Un jour, sous mes
yeux, comme il voltigeait à son habitude sur
310 LE PETIT PTERRE
la pelouse, il tomba dans le bassin. De peur
d'un rhume, d'une maladie de poitrine, on
prit de grands soins pour le réchauffer. Je le
vis dans son lit, sous un monstrueux édredon,
coiffé d'un béguin à fleurs, riant aux anges. Il
s'excusa, en me voyant, de m'avoir laissé seul,
sans distraction.
Je n'avais ni frère, ni compagnon avec qui
je pusse me comparer. En voyant Clément, je
découvrais que la nature m'avait donné une
âme agitée, pleine de trouble et d'ardeur,
cronflée de vains désirs et de folles douleurs.
Rien n'altérait le calme de son âme. Il ne
tenait qu'à moi d'apprendre de lui que notre
bonheur ou notre malheur dépend moins des
circonstances que de nous-mêmes. Mais j'étais
sourd aux leçons de la sagesse. Heureux encore
si je n'eusse opposé à l'exemple du bon petit
Clément celui d'un enfant violent dans ses
jeux, insensé et malfaisant. Je fus cet enfant-là,
je le fus au jugement du monde. Dois-je allé-
guer, pour me justifier, la nécessité, maîtresse
des hommes et des dieux, qui me conduisit
comme elle conduit l'univers? Dois-je alléguer
l'amour de la beauté qui m*inspira cette fois
comme il inspira ma vie entière, dont il fut
LE PETIT PIERRE 311
le tourment et la joie? A quoi bon? Jugea-t-on
jamais personne selon les principes de la phi-
losophie naturelle et les lois de l'esthétique?
Mais exposons les faits.
Un après-midi d'automne, nous fûmes auto-
risés, Clément et moi, à nous promener seuls
sur le boulevard qui passe devant la maison
Sibille. Ce boulevard n'était pas tel alors qu'il
est aujourd'hui, bordé parles grilles uniformes
qui défendent les jardins. Plus rustique, plus
mystérieux et plus beau, il longeait sur une
grande étendue le parc royal, clos de murs.
Les feuilles mortes tombaient des grands arbres
dans un poudroiement de lumière et jonchaient
d'or le sol où nous marchions. Clément, qui
sautillait, me devança de quelques pas et je vis
que sa casquette de drap noir, toute garnie de
gros galons grenat, triste de couleur et laide
de forme, cachait les jolies petites boucles de
ses cheveux blonds et opprimait les pavillons
merveilleux de ses oreilles. Cette casquette me
déplut. J'eus le tort de n'en pas détourner mes
regards et elle me causa un malaise croissant.
Enfin, ne pouvant la souffrir, je demandai à
mon compagnon de l'ôter. Cette demande, à
laquelle il ne trouvait sans doute aucune
312 LE PETIT PIERRE
raison, ne lui parut pas mériter de réponse.
Il continua ses petites envolées avec sérénité.
Je le pressai une deuxième fois et sans grâce
d'ôter sa casquette.
Surpris de mon insistance :
— Pourquoi? demanda-t-il doucement.
— Parce qu'elle est laide.
Il crut que je plaisantais et se tint néanmoins
sur ses gardes et, quand j'essayai de la lui
arracher, il repoussa ma tentative et raffermit
sa casquette sur sa tête d'une main prudente
et soigneuse, car il aimait sa casquette et la
trouvait belle. Je tentai deux fois encore de
m'emparer de l'odieuse coiffure. A chaque fois,
il l'enfonçait plus profondément sur sa tête et
la rendait plus odieuse encore. Dépité, j'inter-
rompis mes attaques, non sans arrière-pensée.
Son joli visage, empreint d'une surprise dou«
loureuse, reprit vite son air naturel de paisible
innocence. Que n'ai-je été touché par la pureté
de son regard confiant? Mais un esprit de
violence était en moi. J'observai attentivement
mon ami et soudain, d'un geste rapide, je saisis
la casquette et la lançai par-dessus le mur dans
le parc de Louis-Philippe.
Clément ne prononça pas une parole, ne
LE PETIT PIERRE 313
poussa pas un cri. Il me regarda d'un air de
surprise et de reproche qui me fendit le cœur;
et ses yeux brillaient de larmes. Je demeurais
stupide, ne pouvant croire que j'avais accompli
un acte si criminel et je cherchais encore sur
la tête ailée et bouclée de Clément la casquette
fatale. Elle n'y était plus, elle n'y pouvait
revenir. Le mur était très haut, le parc vaste
et solitaire. Le soleil descendait à l'horizon.
De peur que Clément ne prit froid ou plutôt
dans le trouble que me causait la vue de sa
tête nue, je le couvris de mon chapeau tyro-
lien qui lui cachait les yeux et lui rabattait
tristement les oreilles. Et nous regagnâmes en
sil«nce la maison Sibille. On devine comment
j'y fus accueilli.
Mes parents ne me ramenèrent plus ches
leurs amis de Neuilly. Je ne revis plus Clé-
ment. Le pauvre petit disparut bientôt de ce
monde. Ses ailes de papillon grandirent et,
quand elles furent assez fortes pour le porter^
il s'envola. Sa mère désolée essaya, en vain,
de le suivre. Métamorphosée en chatte par la
faveur du ciel, elle le guette en miaulant gur
leâ toits. -"■ '" ■'
if
XXXIII
DIVAGATION
Après avoir barbouillé déjà beaucoup de
papier avec mes souvenirs d'enfance, je
retrouve dans un coin de ma mémoire un
jugement que ma mère porta sur moi, quand
j étais petit. Un jour qu'elle devait m'emmener
à la promenade, elle mit à s'habiller un temps
qui me parut long. Et lorsque enfin elle se
montra riante et parée, je lui jetai un regard
sombra (dit-on), et lui déclarai que je renon-
çais à cette promenade, à toutes les proioenades,
à tous les plaisirs, à tous les biens de ce mojade,
dès ce jour et pour la vie.
LE PETIT PIERRE 315
— Comnie cet enfant est violent! soupira
ma mère.
Ce jugement ne me paraît pas juste malgré
les faits qui l'ont motivé. Il est vrai qu'en me
comparant à mon gentil ami que les dieux
changèrent en papillon, je m'aperçus sponta-
nément que je n'étais ni doux, ni placide
comme lui. Et, pour ne rien cacher, mes désirs^
plus ardents que ceux delà plupart des enfants,
cédaient plus promptement que les leurs à la
nécessité. Dès mon âge le plus tendre^ la raison
exerça sur moi un puissant empire. C'est dire
que j'étais un être singulier, car tel n'est pas
le cas de la plupart des individus de mon
espèce. De toutes les définitions de l'homme,
la plus mauvaise me parait celle qui en fait un
animal raisonnable. Je ne me vante pas exces-
sivement en me donnant pour doué de plus de
raison que la plupart de ceux de mes sem-
blables que j'ai vus de près ou dont j'ai connu
l'histoire. La raison habite rarement les âmes
communes et bien plus rarement encore les
grands esprits. Je dis la raison et, si vous me
demandez comment je prends le terme, je vous
répondrai que je le prends dans le sens
vulgaire. Si j'y attachais une acception méta^
316 LE PETIT PIERRE
physique, je ne le comprendrais plus. J'entends
le mot comme l'entendait la vieille Mélanie qui
« oncques lettres ne lut ». J'appelle raison-
nable celui qui accorde sa raison particulière
avec la raison universelle, de manière à n'être
jamais trop surpris de ce qui arrive et à s'y
accommoder tant bien que mal; j'appelle
raisonnable celui qui, observant le désordre de
la nature et la folie humaine, ne s'obstine
point à y voir de l'ordre et de la sagesse;
j'appelle raisonnable enfin celui qui ne
s'efforce pas de l'être.
Je pense que je fus celui-là. Mais de bonne
foi, en y songeant, je ne le sais pas et ne me
soucie pas de le savoir. Incrédule à l'oracle de
Delphes, loin de chercher à me connaître moi-
même, je me suis toujours efforcé de m'ignorer.
Je tiens la connaissance de soi comme une
source de soucis, d'inquiétude et de tourments.
Je me suis fréquenté le moins possible. Il m'a
paru que la sagesse était de se détourner de
soi-même, de s'oublier soi-même, ou de s'ima-
giner autre qu'on n'est et par la nature et par
la fortune. Ignore-toi toi-même, c'est le premier
précepte de la sagesse.
S'il est vrai que Montaigne composa ses
LE PETIT PIERRE 317
sais pour étudier son propre individu, cette
—cherche lui dut être plus cruelle que les
ferres qui lui déchiraient les reins. Mais je
ois qu'il fit son livre tout au contraire pour
e distraire et s'amuser, pour se divertir et
on pour s'avertir.
Et que Ton ne dise pas que ce sermon sur
^loignement de soi-même est étrangement
acé dans un livre où l'on ne se quitte pas
in moment. Je suis une autre personne que
l'enfant dont je parle. Nous n'avons plus en
commun, lui et moi, un atome de substance ni
de pensée. Maintenant qu'il m'est devenu tout
à fait étranger, je puis en sa compagnie me
distraire de la mienne. Je l'aime, moi qui ne
m'aime ni ne me hais. Il m'est doux de vivre
en pensée les jours qu'il vivait et je souffre
de respirer l'air ciu temps où nçi^^ SQJïuoes.
f8.
XXXIV
COLLÉGIEN
C'était le jour de la rentrée. J'étais admis,
cette année-là, comme externe au collège,
après avoir fréquenté quelque temps cette insti-
tution Saint-Joseph où j'expliquais VEpitome
au chant des moineaux.
Devenu collégien, je sentais cet honneur
avec quelque inquiétude et craignais qu'il ne
fût lourd. Je n'avais nulle envie de briller sur
ces bancs tachés d'encre, car, à dix ans, j'étais
sans ambition. Je n'en avais d'ailleurs nul
espoir. A l'école préparatoire, je m'étais fait
remarquer surtout par une expression perpé-
tuelle de surprise, qui ne passe pas, à tort
LE PETIT PIERRE 319
OU à raison, pour une marque de grande intel
ligence et me faisait juger un peu simple :
jugement injuste. J'étais aussi intelligent que
la plupart de mes camarades, mais je l'étais
autrement. Leur intelligence leur servait dans
le» circonstances ordinaires de la vie. La
mienne ne me venait en aide que dans les
rencontres les plus rares et les plus inatten-
dues. Elle se manifestait inopinément dans des
promenades lointaines ou dans des lectures
étranges. J'étais résigné à n'être pas un élève
brillant et je me disposais, dès mon entrée
au collège, à chercher ce qui pouvait, dans
ma nouvelle existence, me donner quelque
distraction. Tels étaient mon naturel et mon
génie, et je n'ai jamais changé. J'ai toujours
su me distraire; ce fut tout mon art de vivre.
Petit et grand, jeune et vieux, j'ai constam-
ment vécu le plus loin possible de moi-même
et hors de la triste réalité. J'éprouvais, en
ce jour de rentrée, un désir d'autant plus vif
d'échapper aux circonstances environnantes,
que ces circonstances me semblaient particu-
lièrement disgracieuses. Le collège était laid,
sale, mal odorant; mes camarades brutaux,
les maîtres tristes. Notre professeur nous
320 LE PETIT PIERRE
regardait sans joie et sans amour, et il n'était
' mi assez exquis ni assez pervers pour affecter
' les dehors d'une tendresse qu'il n'éprouvait
pas. Il ne nous fit pas de discours et, nous
ayant observés un moment, il nous demanda
nos noms qu'il inscrivait, à mesure que nous
les prononcions, dans un grand registre ouvert
sur son pupitre. Je le trouvais vieux et machi-
nal. Sans doute n'était-il pas aussi âgé qu'il
me semblait. Quand il eut recueilli nos noms,
il les mâcha quelque temps en silence, pour
s'en pénétrer. Et je crois qu'aussitôt il les
posséda tous. Son expérience lui avait ensei-
gné qu'un maître ne tient ses élèves qu'autant
qu'il tient leur nom et leur figure.
— Je vais, nous dit-il ensuite, vous dicter
la liste des livres que vous devrez vous pro-
curer le plus tôt possible.
Et il nous dénombra d'une voix lente et
monotone des titres rébarbatifs tels que lexi-
ques et rudiments (ne les pouvait-on nommer
avec plus de douceur à de très jeunes enfants?),
les fables de Phèdre, une arithmétique, une
géographie, le Selectœ e profanis..., que sais-je
encore? Et il termina sa liste par cette men-
tion, nouvelle pour moi . Esther et Athalie.
LE PETIT PIERRE 321
Aussitôt je vis devant moi, dans un vague
délicieux, deux femmes gracieuses, vêtues
comme sur les images, qui se tenaient par la
taille et qui se disaient des choses que je
n'entendais pas, mais que je devinais tou-
chantes et jolies. La chaire et le professeur, le
tableau noir, les murs gris avaient disparu.
Les deux femmes marchaient lentement dans
un étroit sentier entre des champs de blé, fleuris
de bleuets et de coquelicots, et leurs noms
chantaient à mes oreilles : Esther et Athalie. aUI^
Je savais déjà qu'Esther était l'aînée. Elle •
était bonne. Athalie, plus petite, avait des
nattes blondes, autant que je pouvais le dis-
cerner. Elles habitaient la campagne. Je devi-
nais un hameau, des chaumières qui fumaient,
un berger, des villageois dansant; mais tous
les traits de ce tableau restaient incertains, et
j'étais avide de connaître les aventures d'Esther
^.t d'Athalie. Le professeur, en m'appelant par
mon nom, me tira de ma rêverie.
— Dormez-vous? Vous êtes dans la lune, f
Allons! Allons! soyez attentif et écrivez. •
Le maître nous dictait les devoirs et les
leçons pour le lendemain : un thème latin à
faire, une fable de Fénelon à réciter.
322 LE PETIT PIERRE
Rentré à la maison, je remis à mon père la
liste des livres qu'il fallait se procurer le plus tôt
possible. Mon père parcourut cette liste d'un
regard paisible et me dit qu'il fallait demander
ces ouvrages à l'économat du Collège.
— Ainsi, me dit-il, tu auras de chaque livre
l'édition adoptée par ton professeur et possédée
par la plupart de tes condisciples : même texte,
mêmes notes. Cela vaudra beaucoup mieux.
Et il me rendit ma liste.
— Mais, lui dis-je, Esther et Alhalie?
— Eh bien, mon enfant, l'économe te
remettra Esther et Athalie avec les autres
livres.
J'étais déçu. J'aurais voulu avoir tout de
suite Esther et Athalie. J'en attendais une
grande joie. Je tournais autour de la table où
mon père était occupé à écrire.
— Papa, Esther et Athalie?...
— Ne musarde pas : va travailler et laisse-
moi tranquille !
I Je fis mon thème latin assis sur un talon,
sans goût et mal.
Pendant le dîner, ma mère m'adressa diverses
questions sur mes professeurs, sur mes con-
disciples, sur les clauses.
i
LE PETIT PIERRE 323
Je répondis que mon professeur était vieux, li
sale, se mouchait en trompette, se montrait
toujours sévère, quelquefois injuste. Quant à
mes camarades, je vantai les uns à l'excès, je
dépréciai les autres sans mesure. Je ne pos-
sédais pas le sentiment des nuances et ne me
résignais pas encore à reconnaître l'universelle
médiocrité des hommes et des choses.
Je demandai soudain à ma mère :
— Esiher et Aihalie, c'est joli, n'est-ce pas? ^Wiw
— Sans doute, mon enfant, mais ce sont
deux pièces.
J'accueillis ces paroles d'un air si stupide
que mon excellent© mère jugea utile de me
donner des explications très claires.
— Ce sont deux pièces de théâtre, mon
enfant, deux tragédies. Esthet^ est une pièce,
Athalie en est une autre.
Alors gravement, tranquillement, résolu-
ment, je répondis :
— Non.
Ma mère stupéfaite me demanda comment ;
je pouvais nier ainsi sans raison ni civilité.
Je répétai que non, que ce n'étaient pas deux
pièces. Q}x EêtÂer et Athalie c'était une histoire,
que je la savais, qu'Esther était une bergère.
324 LE PETIT PIERRE
— Eh! bien, dit ma mère, c'est une Esther
et Athalie que je ne connais pas. Tu me mon-
treras le livre dans lequel tu as lu cette histoire.
Je gardai quelques instants un sombre
silence, puis je repris, l'âme toute brouillée
d'amertume et de mélancolie :
— Je te dis qu Esther et Athalie c'est pas
deux pièces de théâtre.
Ma mère essayait de me persuader, quand
mon père la pria vivement de me laisser dans
mon outrecuidance et ma stupidité.
— Il est idiot, ajouta-t-il.
Et ma mère soupira. Je vis, je vois encore,
se soulever et s'abaisser sa poitrine dans son
corsage de taffetas noir, fermé au col par une
petite broche d'or en forme de nœud, avec
deux glands qui tremblaient.
Le lendemain, à huit heures, Justine, ma
bonne, me conduisit au collège. J'avais quelque
sujet d'être soucieux. Mon thème latin ne me
contentait pas et me semblait de nature à ne
contenter personne. Son seul aspect révélait
un ouvrage imparfait et fautif. L'écriture, assez
appliquée et fine au commencement, s'altérait
et grossissait par un progrès rapide, jusqu'à
devenir informe aux dernières lignes. Mais je
LE PETIT PIERRE 325
renfonçais ce souci dans les obscures profon-
deurs de mon âme ; je le noyais. A dix ans, '
j'étais déjà sage au moins sur un point : Je
concevais qu'il ne faut rien regretter de ce
qui est irréparable, qu'en un mal sans remède,
comme dit Malherbe, il n'en faut pas chercher
et que se repentir d'une faute, c'est ajouter
proprement à un mal un mal pire encore. Il "^
faut se pardonner beaucoup à soi-même pour
s'habituer à pardonner beaucoup à autrui. /
Je me pardonnai mon thème. En passant
devant la boutique de l'épicier, je vis des fruits
confits qui brillaient dans leur boîte, comme
des joyaux dans un écrin de velours blanc.
Les cerises faisaient des rubis, l'angélique des
émeraudes, les prunes de grosses topazes, et
comme, de tous les sens, c'est la vue qui me .f^w^
procure les impressions les plus fortes et les
plus, profondes, je fus séduit et je déplorai
que mes moyens ne me permissent pas
d'acheter une de ces boîtes. Mais je n'avais
pas assez d'argent. Les plus petites valaient
un franc vingt-cinq. Si le regret n'eut point
d'empire sur moi, le désir a conduit ma vie
entière. Je puis dire que mon existence ne fut
qu'un long désir. J'aime désirer; du désir
19
3«6 LE PETIT PIERRE
j'aime les joies et les souffrances. Désirer avec
force, c'est presque posséder. Que dis-je, c'est
posséder sans dégoût et sans satiété. Après
■") cela, suis-je bien sûr qu'à dix ans, je professais
cette philosophie du désir, et que mon cerveau
la contenait toute formée? Je n'en mettrais
pas ma main au feu. Je ne jurerais pas non
plus que beaucoup plus tard la cuisson du
désir ne m/a pas été quelquefois trop vive
pour ne m'être pas douloureuse. Heureux
encore si je n'avais jamais désiré que des
boîtes de fruits confits!
Je vivais en grande intimité avec Justine.
J'étais tendre, elle était vive : je l'aimais sans
m'en sentir aimé, ce qui. s'il faut le dire, n'était
guère dans mon caractère.
Ce matin-là, nous marchions tous deux sur
la voie du collège tenant chacun par un côté
la courroie de ma gibecière, et tirant par
à-coups très secs, au risque de nous faire tré-
bucher; mais nous étions solides. D'habitude,
je retournais à Justine tout ce que mes profes-
seurs m'avaient dit de pénible ou même d'inju-
rieux dans la journée. Je l'interrogeais sur des
sujets difficiles, comme j'avais été moi-même
interrogé. Elle ne répondait pas ou répondait
LE PETIT PIERRE 327
malj et je lui disais ce qu'on m'avait dit : Vous
êtes un âne. Vous aurez un mauvais point.
N'avez-vous pas honte de votre paresse? Ce
matin-là, donc, je lui demandai si elle connais-
sait Esther et Athalie.
— Mon petit monsieur, me répondit-elle,
Esther et Athalie, c'est des noms.
— Justine, cette réponse mérite une punition.
— C'est des noms, mon petit maître. Natalie,
c'est le nom de ma sœur de lait.
— C'est possible, mais tu n'as pas lu dans le
livre l'histoire d'Esther et d'Athalie. Non, tu
ne l'as pas lue. Eh! bien, je vais te la conter.
Et je la lui contai.
— Esther était fermière à Jouy-en-Josas. Un
jour qu'elle se promenait dans la campagne,
elle rencontra une petite Rlle évanouie de
fatigue, au bord d'un chemin. Elle la fît revenu
à elle, lui donna du pain, du lait, lui demanda
son nom.
Je contai ainsi jusqu'à la porte du collège. Et
j'étais sûr que cette histoire était vraie, et que
je la trouverais toute semblable dans mon
livre. Comment me l'étais-je persuadé? Je n'en
sais rien. Mais j'en étais sûr.
Cette journée ne fut point mémorable. Mon.
328 LE PETIT PIERRE
thème passa inaperçu, et disparut obscurément
comme la multitude des actions humaines qui
coulent dans la nuit sans mémoire. Le lende-
main, je me sentis soulevé d'un enthousiasme
héroïque pour Binet. Binet était petit, maigre,
les yeux creux, la bouche grande, la voix
aigre. Il avait des bottes, de petites bottes
noires, vernies, piquées de blanc. Il m'éblouit.
L'univers disparut à mes yeux, je ne voyais
que Binet. Je ne puis découvrir aujourd'hui
aucune raison à mon enthousiasme, sinon ces
bottes, qui rappelaient tant de gloires et d'élé-
gances passées. Et si vous trouvez que c'est
peu, vous ne comprendrez jamais un mot à
l'histoire universelle. Les Grecs ne sont-ils pas
essentiellement Iq^s Grecs aux belles knémides?
Le jour suivant était un mercredi, jour de
congé. L'économe ne nous remit nos livres
que le jeudi. Il nous fît signer un reçu, ce qui
nous donna une haute idée de nos personne^
civiles. Nous respirâmes nos livres avec plaisir :
ils sentaient la colle et le papier. Ils étaient
tout frais. Nous inscrivîmes nos noms sur le
titre. Certains d'entre nous firent un pâté sur
la couverture de quelque grammaire ou dic-
tionnaire, et ils en gémirent. Et pourtant, ces
LE PETIT PIERRE 329
bouquins étaient destinés à recevoir plus de
taches d'encre que les vitres de l'épicier de la
rue des Saints-Pères ne reçoivent de taches de
boue en hiver. Mais la première macule déses-
père : les autres vont de soi. Ces considéra- '
lions, pour peu qu'on les poussât, nous mène-
raient loin des grammaires et des dictionnaires.
Quant à moi, je cherchai tout de suite dans
mon paquet de livres Esther et Athalie. Par un
coup du sort, qui me fut cruel, cet ouvrage
manquait; l'économe, auquel je le réclamai,
me dit que je l'aurais en temps utile et que je
n'avais pas à m'inquiéter.
^Ce fut seulement quinze jours plus tard, le
jour des Morts, que je reçus Esther et Athalie,
Un petit volume cartonné à dos de toile bleue,
qui portait sur le plat ce titre en papier gris :
Racine, Esthsr et Athalie y tragédies tirées de
l'écriture sainte, édition à l'usage des classes.
Ce titre ne m'annonçait rien de bon. J'ouvris le
livre : c'était pis qu'on n'eût pu craindre. Esther
et Athalie étaient en vers. On sait que tout co I
qui est écrit en vers se comprend mal etc int<l-
resse pas. Esther et Athalie formaient deux
pièces distinctes et tout en vers. En grands
vers. Ma mère avait cruellement raison. Alors
^9
«. '*^ '■«. ■
330 LE PETIT PIERRE
Esther n'était pas fermière, Athalie n'était pas
une petite mendiante, Esther n'avait pas ren-
contré Athalie au bord du chemin. Alors j'avais
rêvé! Rêve charmant! Que la réalité était triste
et ennuyeuse auprès de mon songe ! Je fermai
le livre et me promis bien de ne jamais le rou-
vrir. Je ne me suis pas tenu parole.
0 doux et grand Racine ! le meilleur, le
plus cher des poètes! telle fut ma première
rencontre avec vous. Vous êtes maintenant
mon amour et ma joie, tout mon contente-
ment et mes plus chères délices. C'est peu à
peu, en avançant dans la vie, en faisant l'expé-
rience des hommes et des choses, que j'ai
appris à vous connaître et à vous aimer. Cor-
neille n'est près de vous qu'un habile décla-
mateur, et je ne sais si Molière lui-même est
aussi vrai que vous, ô maître souverain, en
qui réside toute vérité et toute beauté ! Dans
ma jeunesse, gâté par les leçons et les exemples
de ces barbares romantiques, je n'ai pas com-
pris tout de suite que vous étiez le plus pro-
fond comme le plus pur des tragiques; mes
regards manquaient de force pour contempler
votre splendeur. Je n'ai pas toujours parlé de
vous avec assez d'admiration; je n'ai jamais
LE PETIT PIERRE 331
dit que vous avez créé les caractères les plus
vrais qui aient été mis au jour par un poète;
je n'ai jamais dit que vous étiez la vie même
et la nature même. Vous avez seul offert en
spectacle de véritables femmes. Que sont les
femmes de Sophocle et de Shakespeare, auprès
de celles que vous avez animées? Des poupées!
Les vôtres ont seules des sens et cette chaleur \
intime que nous appelons Tâme. Les vôtres
seules ariment et désirent; les autres parlent;
je ne veux pas mourir sans avoir écrit quel-
ques lignes au pied de votre monument, ô
Jean Racine, en témoignage de mon amour et
de ma piété. Et si je n'ai pas le temps d'accom-
plir ce devoir sacré, que ces lignes négligées,
mais sincères, me servent de testament.
Mais je n'ai pas dit qu'ayant refusé d'ap-
prendre la prière d'Esther : 0 mon souverain
roi (et ce sont là les plus beaux vers de la/
langue française), mon professeur de huitième' .
me fît copier cinquante fois le verbe : Je ncd
pas appris ma leçon. Mon professeur de hui-
tième était un mortel profane. Ce n'est pas
ainsi qu'on venge la gloire d'un poète. Aujour-
d'hui, je sais Racine par cœur, et il m'est tou-
jours nouveau. Quant à toi, vieux Ricliou
19..
332 LE PETIT PIERRE
|. (c'était le nom de mon professeur de huitième),
Ije déteste ta mémoire. Tu profanais les vers
I de Racine en les faisant passer par ta bouche
I épaisse et noire. Tu n'avais pas le sens de
l'harmonie. Tu méritais le sort de Marsyas. Et
je m'approuve d'avoir refusé d'apprendre
Esther, tant que tu fus mon régent. Mais vous
Maria Favart, vous Sarah, vous Bartet, vous
Weber, soyez bénies pour avoir fait couler de
vos lèvres divines, comme le miel et l'am-
broisie, les vers à'Esther, de Phèdre et d'Iphi-
génie.
XXXV
MA CHAMBRE
M. Bellaguot jouit jusqu'à la dernière heure |
de la considération réservée à l'improbité pros- |
père. Sa famille reconnaissante lui fit des funé-
railles solennelles. Des personnages de finance
tenaient les cordons du poêle. Derrière le char^
le maître des cérémonies portait sur un coussin
les honneurs, croix, cordons, plaques et
crachats.
Sur le passage du cortège, les femmes se
signaient, les hommes du peuple se décou-
vraient et murmuraient les mots de filou,
d'escroc et de vieux gredin, accordant ainsi la
334 LE PETIT PIERRE
respect de la mort avec le sentiment de la
justice.
Mis en possession des biens du défunt, les
héritiers firent opérer divers changements dans
la maison, et ma mère obtint que notre appar-
tement fut remanié et rafraîchi. Par une meil-
leure distribution et en supprimant des cabinets
noirs et des placards, on constitua une petite
pièce de plus, qui devint ma chambre. Jusque-
là, je couchais, soit dans un cabinet attenant
au salon et trop étroit pour qu'on pût en tenir
la porte fermée pendant la nuit, soit dans le
cabinet des robes déjà encombré de meubles,
et je travaillais sur la table de la salle à manger.
Justine interrompait sans respect mes travaux
pour mettre le couvert et la substitution des
plats, des assiettes et de l'argenterie, aux
livres, aux cahiers et à l'encrier, ne s'opérait
jamais sans trouble. Dès que j'eus une chambre,
je ne me reconnus plus. D'enfant que j'étais la
veille, je devins un jeune homme. Mes idées,
mes goûts s'étaient formés en un moment.
J'avais une manière d'être, une existence
propre.
De ma chambre, la vue n'était ni belle ni
étendue; elle donnait sur une cour de service.
LE PETIT PIERRE 335
Le papier de tenture offrait aux yeux un semis
de bouquets bieus sur fond crème. Un lit, deux
chaises et une table la meublaient. Le lit de
fonte mérite d'être décrit. Il était peint d'une
couleur dont le choix ne se concevait pas tant
qu'on n'avait pas saisi qu'elle imitait le palis-
sandre. Ce lit, historié en toutes ses parties
dans le style Renaissance, tel qu'on le traitait
sous Louis-Philippe, présentait notamment, à
son devant, un médaillon orné de perles, d'où
sortait une tête de femme coiffée d'une féron-
nière. Des oiseaux dans des feuillages ornaient
la tête et le pied. Il ne faut pas perdre de vue
que ces têtes, ces oiseaux, ces feuillages étaient
de fonte de fer imitant le bois de violette.
Comment ma pauvre maman avait-elle acheté
une semblable chose, c'est un m3^stère cruel
que je n'ai pas le courage d'éclaircir? Une car-
pette étendue au pied de ce lit offrait aux
regards de jeunes enfants jouant avec un chien.
Sur les murs étaient pendues des aquarelles,
représentant des Suissesses en costume natio-
nal. Le mobilier se composait encore d'une
étagère où je mettais mes livres, d'une armoire
de noyer, et d'une petite table Louis XVI en
bois de rose, que j'eusse volontiers échangée
336 LE PETIT PIERRE ^^V
contre le grand bureau d'acajou à cylindre de
mon parrain, qui m'eût acquis, à mon sens,
plus de considération.
Dès que j'eus une chambre à moi, j'eus une
vie intérieure. Je fus capable de réflexion, de
recueillement. Cette chambre, je ne la trouvais
pas belle; je ne pensai pas un moment qu'elle
dût l'être; je ne la trouvais pas laide; je la
trouvais unique, incomparable. Elle me sépa-
rait de l'univers, et j'y retrouvais l'univers.
C'est là que mon esprit se forma, s'élargit
ôt commença à se peupler de fantômes. Pauvre
chambre d'enfant, c'est entre tes quatre murs
que vinrent peu à peu me hanter les ombres
colorées de la science, les illusions qui m'ont
caché la nature et qui s'amassaient davantage
entre elle et moi à mesure que je cherchais à
la découvrir ; c'est entre tes quatre murs étroits,
semés de fleurs bleues, que m'apparurent,
d'abord vagues et lointains, les simulacres
ôlîrayants de l'amour et de la beauté.
FIN
TABLE
I. — INCIPE, PARVE PUER, RISU COGNOS-
CERE MATREM J
II. — LES TEMPS PRIiMITIFS 13
III. — ALPHONSINE 20
IV. — LE PETIT PIERRE EST DANS LE JOUR-
NAL 23
V. — LES EFFETS D*UN FAUX JUGEMENT. 26
VI. — LE GÉNIE EST VOUÉ A l'iNJUSTICE. 32
VII. — NAVARIN 38
VIII. — COMMENT IL PARUT DE BONNE
HEURE QUE JE MANQUAIS DU
SENS DES AFFAIRES 46
IX. — LE TAMBOUR 62
X. — UNE TROUPE COMIQUE ÉTROITE-
MENT UNIE 77
XI. — LA CHARPIE 87
XII.— LES DEUXSœURS 96
XIII. — CATHERINE ET MARIANNE 102
XIV. — LE MONDE INCONNU 108
ÏV. — MONSIEUR MÉNAGE 120
338
TABLE
XVI. — ELLE POSE LA MAIN SUR MA TÊTE. 127
XVII. — « f/A FJiËfiE EST UN AMI DONNÉ PAB
LA NATURE » 141
XVIII. — LA MÈRE COCHELET. . 159
XIX. — MADAME LAROQUE ET LE SIÈGE DE
GRANVILLE 163
XX. — « AINSI BRUYAIENT LES DENTS DE
Q^S MONSTRES INFAMES » 174
XXI. — LE PAPEQ^I. . 183
XXil. — l'oncle HYACINTHE 206
XXUI. — BAR A 223
XXIV. — M EL AME 228
XXV. — RADÉGONDE. 237
XXVI. — CAIRE 243
XXVII. — LA JEUNE HÉRITIÈRE DES TROGLO-
DYTES 251
ÎÏVIII. — VIVRE PLUSIEURS VIES. 257
XXIX. — MADEMOISELLE MÉRELLE 267
XXX. — FURECR SACRÉE 282
XXXI. — PREMIÈRE RENCONTRE AVEC LA
LOUVE ROÎIAI^E 293
XXXII. — LES AILES DE PAPILLON 305
^XXIII. — DIVAGATION 3lSiV
JIXIV. — COLLÉGIEN 318
XXXV. — MA CHAMBRE 333
7/ a été tiré de cet ouvrage
">EUX CENTS EXEMPLAIRES SUR PAPIER Di: HOLLANDE
CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER IMPÉRIAL DU JAPOrI
ET
MILLE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VELIN DU MARAIS
tous numérotés.
PARIS. ~ CALM,ANN-LÉYY, 3, LUE AUPER.— il 'Î45-6-2Î,
éSf^
\
PC
1913
Fronce, Anatole
Le petit Pierre
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PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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