Skip to main content

Full text of "Le petit pierre"

See other formats


'k 


w 


v"*^" 


! ,; 


ANATOLE    FRANCE 

l)H       T,  'académie      FRANCAlSK 


LE 


PETIT    PIERRE 


CENT    SOIXANTIÈME    ÉDITION 


PARIS 

GALMANN-LÉVY,    ÉDITEURS 
3.   RUE    AUBER.    3 

I  92  I 


Prix  :  6  fr.  y 5  c. 


.,_z  :im^^m^^ 


1 


"^  **>*.  **>     0^<iH^  ^ut*j»q>  «41;^  *^  é=# 


LE 


PETIT    PIERRE 


';  t^  v-v-eu^, 


CALMANN-LÉVY,    ÉDITEURS 

DU   MÊME    AUTEUR 

Format  grand  in-18. 

BALTHASAR 

CRAINQUEBILLE,     PUTOIS,     RIQUET 

LE      CRIME      DE      SYLVESTRE       BONNARD     {Ouwage 

couronné  par  l" Académie  française) 

les  désirs    de   jean   servien 

les  dieux   ont  soif 

l'Étui  de    nacre 

LE     génie     latin 

HISTOIRE    COMIQUE 

l'île     des      PINGOUINS 

LE    JARDIN      d'ÉPICURE 

JOCASTEETLECHAT      MAIGRE 

LELIVREDEMON      AMI 

LE    LYS     ROUGE 

LES    OPINIONS    DE    M.     J  É  F.  Ô  M  E     COIGNARD    .     .    .     . 

PAGES     CHOISIES 

LE    PETIT    PIERRE    

PIERRE    NOZIÈRE 

LE    PUITS    DE    SAIKT-CLAIRE 

LA    RÉVOLTE    DES     ANGES    .     . 

LA    RÔTISSERIE    DE    LA      REINE    PÉDAUQUE.     .     .     . 
LES    SEPT    FEMMES      DE    LA    RARBE-BLEUE    .     .     .    . 

SUR    LA    PIERRE     BLANCHE 

THAÏS 

LA     VIE     LITTÉRAIRE 


vol. 


4     — 


I. 
II. 
III. 

IV. 


HISTOIRE     CONTEMPORAINE 

l'orme    DU     MAIL 

LE    MANNEQUIN    D'OSIER 

l'anneau    d'améthyste 

MONSIEUR    BERGER  et     A     PARIS.    .     . 


Format  grand  in-S" 
VIE    DE    JEANNE    d'aRC 


vol. 


2   vol. 


ÉDITIONS    ILLUSTRÉES 

CLio  (Illtislrations  en  coulettrs  de  Mucha) 1  vol. 

HISTOIRE  COMIQUE  (Pointcs  sèchcs  et  eaux-fortes  de 

Edgar  Chahine) 1  — 

LES  CONTES  DE  JACQUES  TOURNEBROCHE  {Illus- 
trations en  couleurs  de  Léon  Lebègue) 1  — • 


ANATOLE    FRANGE 

DE    l'académie    française 


%V     .1  A  w 


LE 


PETIT    PIERRE 


^«-M^iA» 


PARIS 
GALMANN-LÉVY,    ÉDITEURS 

3,    RUE    ADBER,    3 


P35" 


Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés 
pour  tous  les  pays. 


Copyright,  1918.    hv   rîALMAMN-LévY, 

îi?  14  1965       ]■■ 


100680^ 


A  MON  VIEIL  AMI 

LÉOPOLD    KAHN 


EN     SOUVENIR     DE      SON      FILS 

LE  LIEUTENANT  JACQUES  KAHN 

GRIÈVEMENT     BLESSÉ 

AU     COMBAT     DE     GH  AVONNE-SOU  PI  R 

LE     30     OCTOBRE     1914 

ET     DISPARU 

A.   F. 


LE  PETIT  PIERRE 


l^t^uH    t^     fc-  7^7 


INCIPE,  PARVE  pueh,  riso  cognoscere  matrem 

Ma  mère  m'a  souvent  rapporté  diverses  cir- 
constances de  ma  naissance  qui  ne  m'ont  pas 
paru  aussi  considérables  qu'elle  se  le  figurait. 
Je  n'y  ai  guère  pris  garde  et  elles  m'ont  échappé. 

Quand  vient  l'enfant  à  recevoir, 

Il  faut  la  sage-femme  avoir 

Et  des  commères  un  grand  tas... 

Du  moins  puis-je  affirmer,  par  ouï-dire,  que, 
à  la  fin  du  règne  de  Louis-Philippe,  l'usage 
dont  parlent  ces  vers  d'un  vieux  Parisien  n'était 
pas  tout  à  fait  perdu.  Car  il  y  eut  grande 
assemblée    de    dames    respectables    dans    la 

1 


2  LE    PETIT    PIERRE 

chambre  de  madame  Nozière  pour  y  attendre 
ma  venue.  On  était  en  avril;  il  faisait  frais. 
Quatre  ou  cinq  commères  du  quartier,  entre 
autres  madame  Gaumont,  la  libraire,  madame 
veuve  Dusuel,  madame  Danquin,  mettaient 
des  bûches  dans  la  cheminée  et  buvaient  du 
in  chaud  pendant  que  ma  mère  ressentait 
les  grandes  douleurs. 

—  Criez,  madame  Nozière,  criez  tout  votre 
saoul,  disait  madame  Gaumont;  cela  vous  sou- 


lagera. 


Madame  Dusuel,  ne  sachant  où  mettre  sa 
fille  Alphonsine,  âgée  de  douze  ans,  l'avait 
amenée  dans  la  chambre,  d'où  elle  la  faisait 
sortir  à  chaque  instant,  de  crainte  que  je  ne 
me  présentasse  tout  à  coup  à  une  si  jeune 
demoiselle,  ce  qui  n'eût  pas  été  convenable. 

Ges  dames  n'avaient  pas  le  bec  gelé  et 
caquetaient,  à  ce  qu'on  m'a  rapporté,  comme 
au  vieux  temps.  Madame  Gaumont  contait 
abondamment,  au  grand  déplaisir  de  ma  mère, 
de  terribles  histoires  de  regards.  Une  femme 
enceinte  de  sa  connaissance,  ayant  rencontré 
un  cul-de-jatte  qui  tenait  un  fer  à  repasser 
dans  chaque  main  et  demandait  l'aumône, 
accoucha  d'un  enfant  sans  jambes.  Elle-même, 


LE    PETIT    PIERRE  3 

portant  sa  fille  Noémi,  avait  eu  peur  d'un 
lièvre  qui  lui  était  parti  dans  les  jambes;  et 
Noémi  était  née  avec  des  oreilles  pointues, 
qui  remuaient. 

A  minuit  les  douleurs  cessèrent  et  le  travail 
s'interrompit.  On  avait  d'autant  plus  sujet 
d'inquiétude  que  ma  mère  avait  accouché  pré- 
cédemment d'un  enfant  mort  et  failli  mourir. 
Toutes  les  femmes  donnaient  leur  avis  ;  madame 
Mathias,  la  vieille  bonne,  ne  savait  à  qui 
entendre.  Mon  père  entrait  toutes  les  cinq 
minutes  dans  la  chambre,  très  pâle,  et  sortait 
sans  dire  un  mot.  Médecin,  habile  praticien,  et 
accoucheur  quand  il  en  était  requis,  il  s'inter- 
disait d'intervenir  dans  les  couches  de  sa 
femme  et  avait  appelé  son  confrère  le  vieux 
Fournier,  élève  de  Cabanis.  Dans  la  nuit,  le 
travail  reprit. 

Je  vins  au  monde  à  cinq  heures  du  matin. 

—  C'est  un  garçon,  dit  le  vieux  Fournier. 

Et  toutes  les  commères  s'écrièrent  ensemble 
qu'elles  l'avaient  bien  dit. 

Madame  Morin  me  lava  avec  une  grosse 
éponge  dans  un  bassin  de  cuivre.  Cela  fait  songer 
aux  vieilles  peintures  qui  représentent  la  nati- 
vité de  Marie.  Mais,  à  vrai  dire,  je  fus  trempé 


/ 


4  LE    PETIT    PIERRE 

dans  un  chaudron  à  faire  les  confitures. 
Madame  Morin  annonça  que  je  portais  une 
tache  rouge  sur  le  rein  gauche  due  à  une  envie 
de  cerises  qu'avait  eue  ma  mère  dans  le  jardin 
de  la  tante  Chausson,  tandis  qu'elle  me  portait. 
A  quoi  le  vieux  Fournier,  qui  tenait  en  grand 
mépris  les  préjugés  populaires,  répliqua  qu'il 
était  heureux  que  madame  Nozière  s'en  fût 
tenue,  pendant  la  gestation,  à  un  désir  si 
modique,  car,  si  elle  se  fût  laissée  aller  à 
souhaiter  des  plumes,  des  bijoux,  un  cache- 
mire, une  calèche  à  quatre  chevaux,  un  hôtel, 
un  château,  un  parc,  je  n'eusse  point  eu  assez 
de  peau  dans  toute  ma  chétive  personne  pour 
porter  l'empreinte  de  ces  vastes  envies. 

—  Vous  direz  ce  que  vous  voudrez,  docteur, 
fit  madame  Caumont;  mais,  la  nuit  de  Noël, 
ma  sœur  Malvina  étant  dans  une  position  inté- 
ressante fut  prise  d'une  envie  irrésistible  de 
faire  réveillon  et  sa  fille... 

—  Naquit  avec  un  boudin  pendu  au  bout  du 
nez,  n'est-ce  pas?  interrompit  le  docteur. 

Et  il  recommanda  à  madame  Morin  de  ne 
pas  m'emmailloter  trop  serré. 

Cependant,  je  criais  si  fort  qu'on  crut  que 
j'allais  étouffer. 


LE    PETIT    PIERRE  5 

J'étais  rouge  comme  une  tomate  et,  de 
l'aveu  de  tous,  un  vilain  petit  animal.  Ma 
mère  demanda  à  me  voir,  se  souleva  à  demi, 
me  tendit  les  bras,  me  sourit  et  laissa  retomber 
sur  l'oreiller  sa  tête  fatiguée.  Je  reçus  ainsi, 
pour  ma  bienvenue,  de  sa  bouche  tendre  et 
pure,  ce  sourire  sans  lequel  on  n'est  digne, 
selon  le  poète,  ni  de  la  table  des  dieux,  ni  du 
lit  des  déesses. 

La  circonstance  de  ma  naissance  qui  m'a 
paru  la  plus  remarquable,  c'est  que  Puck,  qui 
depuis  fut  nommé  Caire,  vint  au  monde  en 
même  temps,  que  moi,  dans  la  chambre  voi- 
sine, sur  un  vieux  tapis.  De  basse  extraction, 
Finette,  sa  mère,  avait  beaucoup  d'esprit.  Un 
vieil  ami  de  mon  père,  M.  Adelestan  Bricou, 
qui  était  libéral  et  réclamait  la  réforme,  van- 
tait, sur  l'exemple  de  Finette,  l'intelligence  du 
peuple.  Puck  ne  ressemblait  pas  à  sa  mère 
brune  et  frisée;  il  avait  le  poil  jaune,  court  et 
rude,  mais  il  tenait  d'elle  des  manières  com- 
munes et  un  esprit  distingué.  Nous  grandîmes 
ensemble  et  mon  père  fut  obligé  de  reconnaître 
que  l'intelligence  de  son  chien  se  développait 
plus  rapidement  que  celle  de  son  fils  et  qu'au 
bout  de  cinq  et  six  années  entières,  pour  le 


6  LE    PETIT    PIERRE 

sens  de  la  vie  et  la  connaissance  de  la  nature, 
Puck  l'emportait  encore  de  beaucoup  sur  le 
petit  Pierre  Nozière.  Cette  constatation  lui  était 
pénible  parce  qu'il  était  père  et  aussi  que  sa 
doctrine  n'accordait  pas  volontiers  aux  ani- 
maux une  part  de  cette  sagesse  qu'elle  procla- 
mait le  propre  de  l'homme. 

Napoléon,  à  Sainte-Hélène,  se  montra  sur- 
pris qu'O'Méara,  qui  était  médecin,  ne  fût 
point  athée.  S'il  eût  vu  mon  père,  il  eût  vu  un 
médecin  spiritualiste,  qui,  comme  tel,  croyait 
en  un  dieu  distinct  du  monde  et  à  une  âme 
distincte  du  corps. 

—  L'âme,  disait-il,  est  la  substance;  le 
corps,  l'apparence.  Les  mots  l'expriment  d'eux- 
mêmes  :  l'apparence  est  ce  qui  se  voit,  et  qui 
dit  substance  dit  chose  cachée. 

Malheureusement,  je  n'ai  jamais  pu  m'inté- 
resser  à  la  métaphysique.  Mon  esprit  se  modela 
sur  celui  de  mon  père  comme  cette  coupe 
moulée  sur  le  sein  d'une  amante  ;  il  en  repro- 
duisit en  creux  les  plus  suaves  rondeurs.  Mon 
père  se  faisait  de  l'âme  humaine  et  de  sa  des- 
tinée une  idée  sublime  ;  il  la  croyait  faite  pour 
les  cieux;  cette  foi  le  rendait  optimiste.  Mais, 
dans  le  commerce  ordinaire  de  la  vie,  il  se 


—    '^«/vak-  y»*-.  »*  H^î'vv^««sr.*^* v>r*» 


LE    PETIT    PIERRE  7 

montrait  grave  et  parfois  sombre.  Comme 
Lamartine,  il  riait  rarement,  n'avait  nul  sens 
du  comique,  ne  pouvait  souffrir  la  caricature  et 
ne  goûtait  m  Rabelais,  m  La  Fontaine.  Enve,- 
loppé  d'une  sorte  de  mélancolie  poétique,  il 
était  vraiment  un  fils  du  siècle;  il  en  avait 
l'esprit  et  l'attitude.  Sa  coiffure  comme  son 
habit  étaient  en  harmonie  avec  le  génie  de 
l'heure  romantique.  Les  hommes  de  cette 
génération  se  coiffaient  en  coup  de  vent. 
Sans  doute  une  brosse  savante  imprimait 
ce  désordre  à  leur  chevelure;  mais  ils  sem- 
blaient toujours  exposés  aux  orages  et  battus 
de  l'aquilon.  Mon  père,  tout  simple  qu'il 
était,  avait  sa  part  de  coup  de  vent  et  de 
mélancolie. 

En  m'ajustant  sur  lui,  je  devins  pessimiste 
et  joyeux,  comme  il  était  optimiste  et  mélan- 
colique. En  toutes  choses,  d'instinct,  je  m'oppo- 
sais à  lui.  Il  se  plaisait,  avec  les  romantiques, 
dans  le  vague  et  l'indéterminé.  Je  me  mis  à 
aimer  la  raison  ornée  et  la  belle  ordonnance 
de  Fart  classique.  Au  cours  des  années,  ces 
contrastes  s'accentuèrent  et  nous  rendirent  la 
conversation  un  peu  difficile,  sans  altérer  nos 
sentiments   réciproques.  Je    dois   ainsi  à  cet 


-,  Pifc'Vt. 


8  LE    PETIT    PIERRE 

excellent  père  quelques  qualités  et  beaucoup 
de  défauts. 

Ma  mère,  bien  qu'elle  n'eût  pas  beaucoup  de 
lait,  désirait  ardemment  me  nourrir  elle-même. 
Elle  y  fut  autorisée  par  le  vieux  Fournier, 
disciple  de  Jean-Jacques.  Elle  me  donna  le 
sein  avec  une  vive  allégresse.  Ma  santé  s'en 
■  trouva  bien,  et  j'aurais  lieu  de  m'en  féliciter 
[  si,  comme  beaucoup  le  prétendent,  les  qua- 
lités de  l'âme  se  sucent  avec  le  lait. 

Ma  mère  avait  un  esprit  charmant,  l'âme 
belle  et  généreuse  et  le  caractère  difficile.  Trop 
sensible,  trop  aimante,  trop  facile  à  émouvoir 
pour  trouver  la  paix  en  elle-même,  la  religion, 
disait-elle,  lui  apportait  une  tranquillité  heu- 
reuse. Sobre  de  pratiques  extérieures,  elle  était 
'  profondément  pieuse.  La  vérité  m'oblige  à 
dire  qu'elle  ne  croyait  pas  à  l'enfer.  Mais 
c'était  sans  obstination  ni  malice,  puisque 
l'abbé  Moinier,  son  confesseur,  ne  lui  refusait 
pas  les  sacrements.  Encline  à  la  gaîté,  une 
enfance  sans  joies,  puis  les  soins  du  ménage  et 
les  soucis  d'un  amour  maternerpoussé  jusqu'à 
la  passion  assombrirent  son  caractère  et  trou- 
blèrent sa  santé  naturellement  bonne.  Elle 
affligea  mon  enfance  par  des  accès  de  mélan- 


LE    PETIT    PIERRE  9 

colie  et  des  crises  de  larmes.  Sa  tendresse  pour 
moi  allait  jusqu'à  troubler  sa  raison,  si  lucide 
et  si  ferme  en  toutes  choses.  Elle  aurait  voulu 
que  je  ne  grandisse  pas  pour  mieux  me  serrer 
toujours  contre  elle.  Et  tout  en  me  souhaitant 
du  génie,  elle  se  réjouissait  que  je  fusse  sans 
esprit  et  que  le  sien  me  fût  nécessaire.  Tout  ce 
qui  m'offrait  un  peu  d'indépendance  et  de 
liberté  lui  donnait  de  l'ombrage.  Elle  se  repré- 
sentait avec  une  terreur  folle  les  dangers  que 
je  courais  sans  elle,  et  je  ne  suis  jamais  revenu 
d'une  promenade  un  peu  trop  prolongée  sans 
la  trouver  la  tête  en  feu  et  les  yeux  égarés. 
Elle  s'exagérait  démesurément  mes  bonnes 
qualités  et  laissait  voir  à  tout  propos  cette 
exaltation  qui  m'était  pénible,  car,  de  tout 
temps,  j'ai  reçu  comme  une  cruelle  humiliation 
les  témoignages  d'une  estime  qui  ne  m'était  pas 
due.  Mais  le  pis  était  que  ma  pauvre  mère 
grossissait  dans  les  mêmes  proportions  mes 
torts  et  mes  fautes.  Elle  ne  m'en  punissait 
jamais,  mais  elle  me  les  reprochait  avec  un 
accent  si  douloureux  que  j'en  avais  le  cœur 
déchiré.  Maintes  fois,  il  n'a  tenu  qu'à  elle  que 
je  ne  me  crusse  un  grand  coupable  et  elle 
m'aurait  rendu  scrupuleux  à  l'excès,  si  je  ne 

1. 


10  LE    PETIT    PIERRE 

m'étais  pas  fait  de  bonne  heure,  pour  mon 
usage,  une  morale  indulgente.  Loin  d'en 
éprouver  aucun  regret,  je  n'ai  point  cessé  de 
m'en  féliciter.  Ceux-là  seuls  sont  doux  à  autrui 
qui  sont  doux  à  eux-mêmes. 

Je  fus  baptisé  en  l'église  Saint-Germain-des- 
Prés  et  tenu  sur  les  fonts  par  une  marraine 
qui  était  fée.  Elle  se  nommait  Marcelle  parmi 
les  hommes,  était  belle  comme  le  jour  et  avait 
épousé  un  magot  nommé  Dupont,  dont  elle 
était  folle,  car  les  fées  raffolent  des  magots. 
Elle  jeta  un  sort  sur  mon  berceau  et  partit 
aussitôt  pour  les  pays  d'outre-mer,  avec  son 
magot.  Je  l'ai  entrevue  un  moment  au  com- 
mencement de  mon  adolescence,  comme 
l'ombre  blessée  de  Didon  dans  la  forêt  de 
myrtes,  comme  un  rayon  de  lune  dans  la  clai- 
rière. Ce  ne  fut  qu'un  éclair  et  ma  mémoire 
en  reste  toute  colorée  et  parfumée.  Mon  par- 
rain, M.  Pierre  Danquin,  m'a  laissé  des  sou- 
venirs moins  rares.  Je  le  vois  encore,  gros, 
court,  ses  cheveux  gris  tout  bouclés,  les  joues 
rondes  et  lourdes,  le  regard  doux  et  fin  der- 
rière ses  lunettes  d'or.  Son  ventre,  à  la  Grimod 
de  La  Reynière,  était  couvert  d'un  beau  gilet 
de  satin  à    fleurs,    brodé   par   les   mains   de 


LE    PETIT    PIERRE  {{ 

madame  Danquin.  Il  portait  une  grande  cra- 
vate de  soie  noire  qui  faisait  sept  fois  le  tour 
de  son  cou  et  son  col  de  chemise  enveloppait 
comme  un  bouquet  son  visage  fleuri.  Il  avait 
vu  Napoléon  à  Lyon  en  1815;  il  appartenait 
au  parti  libéral  et  s'occupait  de  géologie. 

Dans  une  des  rues  qui  descendent  à  ces  quais 
de  la  Seine  où  naissait  l'enfant  qui  ne  sait 
encore  aujourd'hui,  après  tant  d'années,  s'il  a 
bien  ou  mal  fait  de  venir  au  monde,  parmi 
cette  multitude  d'humains  qui  vivaient  leur 
vie  obscure,  un  homme  au  vaste  crâne,  rude 
et  nu  comme  un  bloc  de  granit  breton,  et 
dont  les  yeux,  profondément  enfoncés  dans 
des  orbites  en  ogive,  naguère  jetaient  des 
flammes  et  maintenant  gardaient  à  peine  une 
faible  lumière,  un  vieillard,  morose,  infirme, 
superbe.  Chateaubriand,  après  avoir  rempli 
son  siècle  de  sa  gloire,  s'éteignait  plein 
d'ennui. 

Parfois,  descendu  des  hauteurs  de  Passy, 
passait  sur  ces  mêmes  quais  un  vieux  prome- 
neur chauve  avec  de  longs  cheveux  blancs,  les 
joues  bourgeonnées,  une  rose  à  sa  bouton- 
nière, un  sourire  aux  lèvres,  bonhomme,  aussi 
plébéien  d'allures  que  l'autre  étaitgentilhomme. 


fO  LE    PETIT    PIERRE 

Et  les  passants  s'arrêtaient  pour  voir  le  chan- 
sonnier populaire. 

Chateaubriand,  catholique  et  monarchiste, 
Bérenger,  napoléonien,  républicain  et  libre 
penseur,  voilà  les  deux  signes  sous  lesquels  je 
suis  né. 


II 


LES  TEMPS   PRIMITIFS 


Mon  plus  ancien  souvenir  me  représente  un 
chapeau  iiaut  de  forme,  à  longs  poils,  à  larges 
bords,  doublé  de  soie  verte,  dont  la  coiffe  de 
cuir  fauve  se  découpait,  à  sa  partie  supérieure, 
en  languettes  recourbées  comme  les  fleurons 
d'une  couronne  fermée,  à  cela  près  qu'elles  ne 
se  rejoignaient  pas  tout  à  fait  et  laissaient 
apercevoir  par  une  ouverture  circulaire  un  fou- 
lard rouge  introduit  entre  la  coiffe  et  le  fond 
armorié  du  chapeau.  Un  vieux  monsieur  tout 
blanc  entrait  dans  le  salon,  tenant  à  la  main 
ce  chapeau  dont  il  tirait  devant  moi  le  foulard 


14  LE    PETIT    PIERRE 

de  soie,  moucheté  de  tabac  à  priser,  qui, 
déployé,  laissait  voir  Napoléon  en  redingote 
grise  sur  la  colonne  Vendôme.  Puis  le  vieux 
monsieur  faisait  sortir  du  fond  du  chapeau  un 
petit  gâteau  sec  qu'il  élevait  lentement  au- 
dessus  de  sa  tête,  un  petit  gâteau  rond  et  plat, 
luisant  et  strié  sur  une  de  ses  faces.  Je  levais 
les  bras  pour  le  saisir;  mais  le  vieux  monsieur 
ne  me  l'abandonnait  qu'après  avoir  joui  à 
loisir  de  mes  inutiles  efforts  et  du  gémissement 
de  mes  désirs  frustrés.  Enfin,  il  se  divertissait 
de  moi  comme  d'un  petit  chien.  Et  je  crois 
que,  sitôt  que  je  m'en  aperçus,  je  m'en  fâchai, 
me  sentant  de  cette  race  audacieuse  qui  domine 
tous  les  animaux. 

Ces  gâteaux,  quand  on  y  mordait,  mettaient 
comme  du  sable  dans  la  bouche;  mais  ce  sable 
se  réduisait  bientôt  en  une  pâte  sucrée  d'un 
goût  assez  agréable,  malgré  Tâcreté  du  tabac 
qui  s'y  faisait  fortuitement  sentir.  Je  les  aimai 
ou  crus  les  aimer  jusqu'à  ce  que  je  découvrisse 
qu'ils  venaient  d'une  vieille  boulangerie  de  la 
rue  de  Seine  où  ils  étaient  conservés  triste- 
ment dans  un  bocal  verdâtre.  Le  dégoût  m'en 
prit  alors;  et  je  ne  le  cachai  pas  assez  au  vieux 
monsieur  qui  en  fut  contristé. 


LE    PETIT    PIERRE  15 

J'ai  SU  depuis  que  le  vieux  monsieur  s'appe- 
lait Morisson,  et  avait  été  médecin-major  dans 
l'armée  anglaise  en  1815. 

Après  la  bataille  de  Waterloo,  dînant  à  la 
table  des  officiers,  comme  on  déplorait  des 
pertes  illustres,  M.  Morisson  dit  : 

—  Messieurs,  vous  oubliez  un  mort,  le  plus 
regrettable  de  tous  et  celui  que  nous  devons 
pleurer  le  plus  amèrement. 

Et  chacun  de  s'enquérir  quel  était  ce  mort. 

—  L'Avancement,  messieurs.  Notre  victoire, 
en  terminant  la  carrière  de  Bonaparte,  met  fin 
aux  guerres  où  nous  gagnions  rapidement  nos 
grades.  L'iVvancement  a  été  tué  à  Waterloo, 
Pleurons-le,  messieurs. 

M.  Morisson  donna  sa  démission  et  vint 
habiter  Paris,  où  il  se  maria  et  exerça  la 
médecine.  Il  y  mourut  du  choléra,  avec  sa 
femmo,  en  4848. 

Il  me  souvient  aussi  que,  vers  ce  temps-là, 
cheminant  accroché  au  tablier  de  madame 
Mathias,  je  vis  un  jour  dans  le  salon  un 
homme  brun,  à  gros  favoris  (c'était  M.  Debas, 
surnommé  Simon  de  Nantua),  raccommodant, 
avec  un  pinceau  trempé  de  colle,  le  papier  vert 
à    ramages    qui,   fendu   et   soulevé   sur    une 


16  LE    PETIT    PIERRE 

longueur  de  deux  doigts  environ,  laissait  voir 
un  canevas  de  toile  grossière  tout  crevé,  et, 
derrière  le  canevas,  de  sombres  profondeurs. 
Ces  choses  m'apparurent  avec  une  extrême 
netteté,  et  elles  demeurent  encore  étrangement 
distinctes  dans  ma  mémoire  après  l'entière 
disparition  de  tant  d'autres  spectacles  offerts  à 
mes  yeux  en  ces  temps  primitifs.  Sans  doute 
n'y  fis-je  pas  réflexion  sur  le  moment,  n'étant 
point  en  âge  de  penser.  Mais  quelque  temps 
après,  sur  mes  quatre  ans,  quand  j'eus  acquis 
une  force  d'esprit  suffisante  pour  me  tromper 
et  l'éducation  qu'il  faut  pour  interpréter  faus- 
sement les  phénomènes,  je  conçus  l'idée  que, 
derrière  ce  canevas  grossier,  recouvert  de 
papier  à  ramages,  des  êtres  inconnus  flottaient 
dans  l'ombre,  différents  des  hommes,  des 
oiseaux,  des  poissons  et  des  insectes,  indis- 
tincts, subtils,  animés  de  pensées  malveillantes. 
Et  je  ne  m'approchais  point  sans  curiosité  ni 
terreur  de  l'endroit  du  salon  où  M.  Debas 
avait  bouché  la  fente,  qui  néanmoins  restait 
visible  :  les  bords  du  papier  vert  ne  s'étaient 
pas  si  bien  rejoints  que  l'on  n'aperçût,  dans 
l'intervalle,  une  partie  du  morceau  de  journal 
dont  on  les  avait  doublés,  objet  déplaisant  à 


1 


LE    PETIT    PIERRE  17 

voir,  mais  précieux,  puisqu'il  fermait  l'accès 
de  la  chambre  aux  esprits  des  ténèbres,  créa- 
tures à  deux  dimensions,  obscures  et  perni- 
cieuses. 

Un  jour  d'entre  les  jours  (ainsi  que  disent 
les  conteurs  orientaux,  incertains  comme  moi 
de  la  chronologie),  un  jour  d'entre  les  jours  de 
ma  quatrième  année,  j'observai  que,  près  du 
piano,  le  papier  vert  à  ramages,  crevé  en  étoile, 
laissait  paraître  quelques  fils  de  serpillière, 
croisés  sur  un  trou  noir  plus  effrayant  encore 
que  la  fente  bouchée  autrefois  par  M.  Debas. 
Avec  une  impiété  digne  de  la  race  audacieuse 
de  lapet,  j'approchai  l'œil  de  cette  ouverture 
et  vis  des  ténèbres  vivantes  qui  me  firent 
dresser  les  cheveux  sur  la  tête;  j'y  appliquai 
ensuite  l'oreille  et  entendis  une  sinistre  rumeur, 
tandis  qu'un  souffle  glacial  passait  sur  ma 
joue;  ce  qui  me  confirma  dans  la  croyance 
qu'il  y  avait  derrière  la  tenture  un  autre 
monde. 

Mon  existence,  à  cette  époque,  était  double. 
Naturelle  et  banale,  parfois  fastidieuse  durant 
le  jour,  elle  devenait  surnaturelle  et  terrible,  la 
nuit.  Autour  de  mon  petit  lit,  que  de  ses  belles 
mains  bordait  sur   moi   ma  mère,   passaient 


i8  LE    PETIT    PIERRE 

d'une  allure  grotesque  et  farouche,  mais  non 
sans  rythme  ni  mesure,  de  petits  personnages 
difformes,  bossus,  tortus,  vêtus  à  une  mode 
très  ancienne,  et  tels  enfin  que  je  les  ai 
retrouvés  depuis  dans  les  gravures  de  Callot. 
}  Certes,  je  ne  les  avais  point  réinventés.  Le 
;  voisinage  de  madame  Letord,  marchande  d'es- 
lampes,  qui  étalait  ses  gravures  sur  le  terrain 
vague  où  s'élève  aujourd'hui  l'école  des  Beaux- 
Arts,  explique  cette  rencontre.  Cependant, 
'■  mon  imagination  y  mettait  du  sien  ;  elle  armait 
mes  persécuteurs  nocturnes  de  broches,  de 
seringues,  de  petits  balais  et  de  divers  autres 
ustensiles  domestiques.  Ils  n'en  défilaient  pas 
avec  moins  de  gravité,  le  nez  fleuri  de  verrues 
et  chaussé  de  lunettes  rondes,  au  reste,  très 
pressés  et  n'ayant  pas  l'air  de  me  voir. 

Un  soir,  quand  la  lampe  brûlait  encore, 
mon  père  s'approcha  de  mon  petit  lit  et  me 
regarda  avec  le  sourire  exquis  des  hommes 
tristes  qui  sourient  rarement.  Je  sommeillais 
déjà,  il  me  chatouilla  le  creux  de  la  main  et 
me  fit  une  petite  amusette  où  je  n'entendis  rien 
sinon  ces  mots  :  «  Je  te  vends  une  vache.  »  Et, 
ne  voyant  pas  de  yache,  je  demandai  raison- 
nablement : 


LE    PETIT    PIERRE  19 

—  Papa,  OÙ  est  donc  la  vache  que  tu  m'as 
vendue? 

Je  m'endormis  et  revis  mon  père  dans  mon 
sommeil.  Cette  fois,  il  tenait  dans  le  creux  de 
sa  main  une  petite  vache  rousse  et  blanche, 
animée  et  vivante,  et  si  vivante  que  je  sentais 
la  chaleur  de  son  souffle  et  une  odeur  d'étable. 
Durant  bien  des  nuits,  j'ai  revu  la  petite  vache 
rousse  et  blanche. 


JII 


ALPIIONSINE 


Alphonsine  Dusuel,  de  sept  ans  plus  âgée 
que  moi,  était  maigrichonne  et  souffreteuse; 
elle  avait  des  cheveux  gras  et  le  visage  taché 
de  son.  Ou  je  me  trompe  bien,  ou  ce  durent 
être,  par  la  suite,  ses  torts  les  plus  impardon- 
nables aux  yeux  du  monde.  Je  lui  en  connus 
d'autres  moins  graves,  tels  que  l'hypocrisie  et 
la  méchanceté,  si  naturels  en  elle  qu'ils  y 
avaient  de  la  grâce. 

Un  jour  que  ma  chère  maman  me  prome- 
nait sur  le  quai,  nous  rencontrâmes  madame 
Dusuel  et  sa  fille.  On  s'arrêta  et  les  deux 
dames  firent  un  bout  de  conversation. 


LE    PETIT    PIERRE  21 

'  —  Ce  trésor!  Comme  il  est  joli!  s'écria  la 
jeune  Alphonsine  en  m'embrassant. 

Sans  avoir  alors  autant  d'intelligence  qu'un 
chien  ou  un  chat,  j'étais  comme  eux  un  animal 
domestique,  et  comme  eux,  j'aimais  la  louange 
que  les  bêtes  sauvages  dédaignent.  Dans  un 
transport  qui  toucha  les  deux  mères,  la  jeune 
Alphonsine  me  souleva  de  terre,  me  pressa 
sur  son  cœur  et  me  couvrit  de  baisers  en 
vantant  ma  gentillesse.  Et  dans  le  même 
moment,  elle  me  piquait  les  mollets  avec  une 
épingle. 

Et  moi  de  me  débattre,  de  frapper  Alphon- 
sine des  poings  et  des  pieds,  de  hurler,  de 
fondre  en  larmes. 

A  cette  vue,  madame  Dusuel  laissait  paraître 
dans  ses  yeux  et  dans  son  silence  de  la 
surprise  et  de  l'indignation.  Ma  mère  me 
regardait  douloureusement,  se  demandait 
comment  elle  avait  pu  mettre  au  jour  un 
enfant  si  dénaturé,  et  tantôt  accusait  le  ciel  de 
ce  malheur  immérité,  et  tantôt  s'accusait  de 
l'avoir  mérité  par  ses  fautes.  Enfin,  elle  demeu- 
rait interdite  et  troublée  devant  le  mystère  de 
ma  perversité.  Je  ne  pouvais  pourtant  pas  le 
lui  expliquer,  si  je  ne  savais  pas  parler.  Le 


22  LE    PETIT    PIERRE 

peu  de  mots  que  je  parvenais  à  balbutier  ne 
m'étaient  d'aucun  secours  en  cette  circon- 
stance. Planté  sur  mes  pieds,  je  demeurais 
haletant  et  plein  de  larmes;  et  la  jeune 
Alphonsine,  penchée  sur  moi,  m'essuyait  les 
joues,  me  plaignait,  m'excusait  : 

—  Il  est  si  petit!  Ne  le  grondez  pas,  madame 
Nozière.  J'en  aurais  du  chagrin.  Je  l'aime  tant! 

Ce  ne  fut  pas  une  fois,  mais  vingt  fois 
qu'Alphonsine  m'embrassa  avec  transports  en 
m'enfonçant  une  épingle  dans  les  mollets. 

Plus  tard,  quand  je  pus  parler,  je  dénonçai 
cette  perfidie  à  ma  mère,  et  à  madame  Mathias 
qui  prenait  soin  de  moi.  Mais  on  ne  me  crut 
pas;  on  me  reprocha  de  calomnier  l'innocence 
pour  pallier  mes  torts. 

Il  y  a  longtemps  que  j'ai  pardonné  à  la  jeune 
Alphonsine  sa  perfide  cruauté  et  même  ses 
cheveux  gras.  Bien  plus,  je  lui  sais  gré  de 
m'avoir  beaucoup  avancé,  quand  j'avais  deux 
ans,  dans  la  connaissance  de  la  nature  humaine. 


IV 


LE  PETIT   PIERRE  EST   DANS   LE  JOURNAL 


Tant  que  je  n'ai  pas  su  lire,  le  journal  a 
exercé  sur  moi  un  mystérieux  attrait.  Quand 
je  voyais  mon  père  déployer  ces  grandes  feuilles 
couvertes  de  petits  signes  noirs,  et  lorsqu'on 
en  lisait  des  parties  à  haute  voix,  et  que  de  ces 
signes  sortaient  des  idées,  je  croyais  assister  à 
une  opération  magique.  De  cette  feuille  si 
mince,  couverte  de  lignes  si  fines,  sans  aucune 
signification  à  mes  yeux,  s'échappaient  des 
crimes,  des  désastres,  des  aventures,  des  fêtes, 
Napoléon  Bonaparte  s'évadant  du  fort  deHam, 
Tom-Pouce  habillé  en  général,  le  Bœuf  Gras 


24  LE    PETIT    PIERRE 

Dagobert  promené  dans  Paris,  la  duchesse  do 
Praslin  assassinée!  Tout  cela  dans  une  feuille 
de  papier  et  mille  choses  encore,  moins  solen- 
nelles, plus  familières,  et  qui  piquaient  ma 
curiosité,  tous  ces  sieurs  qui  donnaient  ou 
recevaient  des  coups,  qui  se  faisaient  écraser 
par  des  voitures,  qui  tombaient  des  toits  ou 
portaient  chez  le  commissaire  de  police  le 
porte-monnaie  qu'ils  avaient  trouvé.  Gomment 
tant  de  sieiu^s,  quand  je  n'en  voyais  aucun?  Et 
je  m'efforçais  vainement  de  me  représenter  un 
sieur.  Je  demandais  ce  que  c'était,  mais  on  ne 
me  répondait  rien  de  satisfaisant. 

En  ces  temps  reculés,  madame  Mathias  venait 
à  la  maison  aider  Mélanie,  avec  qui  elle  s'ac- 
cordait d'ailleurs  fort  mal.  Madame  Mathias, 
d'un  caractère  difficile,  violente  et  sensible,  me 
montrait  beaucoup  d'intérêt.  Elle  avait  ima- 
giné diverses  supercheries  édifiantes  et  morales 
pour  me  rendre  meilleur.  Elle  feignait,  par 
exemple,  de  trouver  rapporté  dans  le  jour- 
nal, parmi  les  faits  divers,  entre  un  incendie 
«  attribué  à  la  malveillance  »  et  un  accident 
arrivé  «  au  sieur  Duchesne,  journalier  »,  le 
récit  de  ma  conduite  de  la  veille.  Elle  lisait  : 
(i  Le  jeune  Pierre  Nozière  s'est  montré  hier. 


LE    PETIT    PIERRE  25 

aux  Tuileries,  désobéissant  et  colère,  mais  il  a 
promis  de  se  corriger  de  ces  vilains  défauts.  » 
Ma  raison  était  assez  ferme,  à  deux  ans, 
pour  que  je  ne  crusse  pas  facilement  être  dans 
les  feuilles,  comme  M.  Guizot  et  le  sieur 
Duchesne, ,  journalier.  Je  remarquais  que 
madame  Mathias,  qui  déchiffrait,  en  ânonnant 
un  peu  mais  sans  trop  se  reprendre,  les  nou- 
velles diverses,  était  prise  subitement  d'hésita- 
tions singulières  quand  elle  en  arrivait  à  celles 
qui  me  concernaient,  et  j'en  concluais  que  ces 
dernières,  elle  ne  les  trouvait  point  imprimées 
dans  le  journal,  mais  les  improvisait  avec  une 
insuffisante  habileté.  Enfin,  je  n'étais  point 
dupe,  mais  il  m'en  coûtait  de  renoncer  à  la 
gloire  d'être  imprimé  dans  le  journal,  et  j'ai- 
mais mieux  tenir  la  chose  pour  incertaine  qjie 
(Je  la  savoir  fausse. 


i»>.%»>Vl/>I^V^  ^^^ 


livC^^M^A-  '  <     '^A.'^O^     ,   '" 


LES    EFFETS    d'uN    FAUX    JUGEMENT 


Voici  ce  que  je  retrouve  encore  dans  la 
nuit  des  temps  primitifs.  C'est  peu  de  chose, 
mais  toutes  les  origines  ont  pour  nous 
l'intérêt  du  mystère  et,  ne  pouvant  connaître 
les  commencements  de  la  pensée  humaine,  on 
se  plaît  à  suivre  du  moins  l'éveil  de  l'intelli- 
gence chez  un  enfant.  Et  si  l'enfant  ne  pré- 
sente rien  de  singulier  nj  d'extraordinaire,  il 
,  en  offre  un  sujet  plus  précieux  d'observation, 
puisqu'il  représente  à  lui  seul  une  multitude 
d'enfants.  C'est  pour  cette  raison  que  je  vais 
conter  mon  anecdote,  et  aussi  parce  que  j'y 
prendrai  un  vif  plaisir. 


LE    PETIT    PIERRE  27 

Un  jour...  je  ne  puis  m'exprimer  plus  pré- 
cisément, car  la  place  de  ce  jour  dans  l'ordre 
des  temps  est  perdue  et  ne  se  retrouvera 
jamais...  un  jour,  dis-je,  revenant  de  la  prome- 
nade avec  Mélanie,  ma  vieille  bonne,  j'entrai, 
comme  de  coutume,  dans  la  chambre  de  ma 
mère  et  j'y  sentis  une  odeur  que  je  ne  sus 
point  reconnaître  et  qui  venait,  comme  je 
l'ai  appris  depuis,  de  la  fumée  de  charbon,  une 
odeur  non  point  acre  et  suffocante,  mais 
ténue,  sournoise,  écœurante,  et  qui  toutefois 
ne  m'importunait  guère,  car,  pour  l'odorat, 
j'étais  alors  plus  semblable  au  petit  chien 
Caire  qu'à  M.  Robert  de  Montesquiou,  le 
poète  des  parfums.  Or,  en  mêms  temps  que 
cette  odeur  inconnue  ou  plutôt  méconnue  de 
moi  chatouillait  mes  narines  inhabiles,  ma 
chère  maman,  après  m'avoir  demandé  si 
j'avais  été  bien  sage  à  la  promenade,  me  mit 
dans  la  main  une  sorte  de  tige  d'un  vert 
émeraude,  de  la  longueur  d'une  lame  de 
couteau  à  dessert,  mais  beaucoup  plus  épaisse, 
toute  étincelante  de  sucre,  et  qui  m'apparut 
comme  une  merveilleuse  friandise,  empreinte 
des  charmes  de  l'inconnu  :  je  n'avais  encore 
rien  vu  d'approchant. 


28  LE    PETIT    PIERRE 

—  Goûte,  me  dit  ma  mère,  c'est  très  bon, 
C'était  très  bon,  en  effet.  Cette  tige,  quand 
on  y  mordait,  se  rompait  en  fibres  sucrées  d'un 
goût  vraiment  agréable  et  plus  fin  que  tout  ce 
que  j'avais  goûté  alors  de  confiseries  et  de 
sucreries. 

Et  cette  plante  d'une  telle  douceur  me  fît 
songer  aux  fruits  de  la  contrée  où  coulent 
des  ruisseaux  de  sirop  de  groseilles,  à  travers 
des  rochers  de  caramel,  bien  qu'à  vrai  dire,  je 
crusse  aussi  peu  au  pays  de  Cocagne  que  Vir- 
gile  aux  Champs  Elyséens,  admirés  des  Grecs, 

Quamvis  elysios  miretur  Grœcia  campos; 

mais  je  me  plaisais,  comme  Virgile,  à  des 
fictions  enchanteresses,  et  mon  esprit  s'émer- 
veillait, ignorant  le  traitement  que  les  confi- 
seurs font  subir  à  un  pied  d'angélique  pour  le 
rendre  plaisant  au  palais.  Car  ce  bâton  d'éme- 
raude  tant  délectable  n'était  autre  chose  qu'un 
morceau  d'angélique  offert  à  ma  chère  maman 
par  madame  Caumont  qui  en  avait  reçu  de 
Niort  toute  une  caisse. 

A  quelques  jours  de  là,  revenant  pareille- 
ment de  la  promenade  avec  ma  bonne  Mélanie, 
je  sentis  dans  la  chambre  de  ma  mère  cette 


LE    PETIT    PIERRE  20 

particulière  odeur  de  fumée  douceâtre  et  sour- 
noise, que  j'avais  sentie  en  voyant  de  Tangé- 
lique  pour  la  première  fois,  et  que  je  crus  être 
l'odeur  de  l'angélique. 

J'embrassai  ma  chère  maman  avec  une 
exactitude  rituelle.  Elle  me  demanda  si  je 
m'étais  bien  amusé  à  la  promenade,  et  je 
répondis  qu'oui;  si  je  n'avais  pas  trop  tour- 
menté Mélanie,  et  je  répondis  que  non.  Et, 
ayant  rempli  mes  devoirs  filiaux,  j'attendis  que 
maman  me  donnât  un  morceau  d'angélique. 
Comme  elle  avait  repris  sa  broderie  et  ne 
paraissait  pas  disposée  à  faire  le  joli  geste  que 
j'attendais,  je  me  décidai  à  réclamer  mon 
angélique,  ce  que  je  ne  fis  pas  sans  déplaisir, 
tant  était  grande  la  délicatesse  de  mes  senti- 
ments. Maman  leva  les  yeux  de  dessus  son 
ouvrage,  me  regarda  un  peu  surprise  et  me 
dit  qu'elle  n'en  avait  pas. 

Plutôt  que  de  la  soupçonner  d'un  mensonge, 
même  léger,  je  pensai  qu'elle  plaisantait  et 
différait  le  contentement  de  mon  désir  soit 
pour  le  rendre  plus  grand,  soit  en  cédant  à 
cette  mauvaise  habitude  qu'ont  les  personnes 
sérieuses  de  jouir  de  l'impatience  des  chiens 
et  des  enfants. 

2. 


30  LE    PETIT    PIERRE 

.le  la  pressai  de  me  donner  mon  angélique. 
Elle  me  répéta  qu'elle  n'avait  point  d'angé- 
lique  et  visiblement  elle  parlait  pour  tout  de 
,  bon.  Sûr,  hélas!  du  témoignage  de  mes  sens  et 
des  lumières  de  ma  raison,  je  répliquai  avec 
assurance  qu'il  y  avait  de  l'angélique  dans  la 
chambre  puisque  je  la  sentais. 

L'histoire  des  sciences  abonde  en  exemples 
d'une  semblable  aberration  ;  et  les  plus  grands 
génies  de  l'humanité  se  sont  souvent  trompés 
de  la  même  manière  que  le  petit  Pierre  Nozière. 
Le  petit  Pierre  attribuait  à  un  corps  certaine 
propriété  qui  appartient  à  un  autre  corps.  Il  y 
a  en  physique  et  en  chimie  des  lois  aussi  mal 
fondées  et  qui  sont  respectées  et  le  seront 
encore  jusqu'à  leur  tardive  abrogation. 

Ces  considérations  n'entrèrent  pas  dans 
l'esprit  de  ma  chère  maman  qui  haussa  les 
épaules  et  me  traita  de  petit  imbécile.  Je  fus 
outré  et  déclarai  que  je  n'étais  pas  un  petit 
imbécile  et  qu'il  y  avait  de  l'angélique  puisque 
je  la  sentais,  et  que  ce  n'était  pas  bien  à  une 
maman  de  mentir  à  son  petit  garçon.  En  enten- 
dant ce  reproche,  ma  mère  me  regarda  avec 
une  surprise  et  une  tristesse  profondes.  Je  fu8 
soudain  convaincu  par  ce  regard  que  ma  chère 


dfr^AA^-^" 


LE    PETIT    PIERRE  31 

maman  ne  m'avait  pas  trompé  et  qu'en  dépit 
des  apparences  il  n'y  avait  pas  d'angélique  dans 
la  maison. 

Ainsi,  pour  cette  fois,  mon  cœur  éclaira  ma 
raison.  Je  voudrais  en  conclure  que  toujours 
on  doit  se  gouverner  sur  les  lumières  du  cœur. 
Ce  serait  la  morale  de  cette  histoire;  les  âmes 
tendres  s'en  délecteraient.  Mais  il  faut  dire  la 
vérité  au  risque  de  déplaire.  Le  cœur  se  trompe 
comme  l'esprit;  ses  erreurs  ne  sont  pas  moins 
funestes  et  l'on  a  plus  de  mal  à  s'en  défaire  à 
cause  de  la  douceur  qui  s'y  mêle. 


!«  ^.'  ijLf\iy 


VI 


LE    GÉNIE    EST    VOUÉ    A    L*INJUSTICE 


Le  génie  est  voué  à  l'injustice  et  au  mépris; 
j'en  fis  de  bonne  heure  l'expérience.  A  l'âge  de 
quatre  ans,  je  dessinais  avec  ardeur;  mais,  loin 
de  retracer  tous  les  objets  qui  s'offraient  à  mes 
regards,  je  représentais  uniquement  des  sol- 
dats. A  vrai  dire,  je  ne  les  dessinais  pas  d'après 
nature  :  la  nature  est  complexe  et  ne  se  laisse 
pas  imiter  facilement.  Je  ne  les  dessinais  pas 
non  plus  d'après  les  images  d'Épinal  que 
j'achetais  un  sou  la  pièce.  Il  y  avait  encore  là 
trop  de  lignes  dans  lesquelles  je  me  serais 
perdu.  Je  me  proposais  pour  modèle  le  sou- 


LE   PETIT    PIERRE  33 

Tenir  simplifié  de  ces  images.  Mes  soldats  se 
composaient  d'un  rond  pour  la  tête,  d'un  trait 
pour  le  corps,  et  d'un  trait  pour  chaque  bras 
et  pour  chaque  jambe.  Une  ligne  brisée  comme 
un  éclair  figurait  le  fusil  avec  sa  baïonnette  et 
c'était  très  expressif.  Je  ne  faisais  pas  entrer  le  f  ^,^ 
shako  sur  la  tête;  je  le  mettais  dessus,  pour 
montrer  toute  ma  science  et  spécifier  à  la  fois 
la  forme  de  la  tête  et  celle  de  la  coiffure.  J'en 
dessinais  un  grand  nombre  de  ce  style,  commun 
à  tous  les  dessins  d'enfants.  C'étaient,  si  l'on 
veut,  des  squelettes  et  même  des  squelettes 
très  sommaires.  Tels  quels,  mes  soldats  me 
paraissaient  assez  bien  faits.  Je  les  traçais  à  la 
mine  de  plomb,  en  mouillant  excessivement 
mon  crayon  pour  le  faire  marquer.  J'eusse  pré-  , 
féré  dessiner  à  la  plume,  mais  l'encre  m'était 
interdite,  de  peur  des  taches.  Cependant,  j'étais 
content  de  mon  œuvre  et  me  trouvais  du 
talent.  J'allais  bientôt  m'étonner  moi-même. 
Un  soir,  soir  mémorable,  je  dessinais  sur  la 
table  de  la  salle  à  manger,  que  Mélanie  venait 
de  desservir.  C'était  l'hiver;  la  lampe,  coiffée 
d'un  abat-jour  vert  à  Chinois,  éclairait  mon 
papier  d'une  chaude  lumière.  J'avais  déjà  tracé 
cinq  ou  six  soldats,  par  ma  méthode  ordinaire 


34  LE    PETIT    PIERRE 

que  je  pratiquais  avec  facilité.  Tout  à  coup, 
dans  un  éclair  de  génie,  j'eus  l'idée  de  repré- 
senter les  bras  et  les  jambes,  non  plus  par  un 
seul  trait,  mais  au  moyen  de  deux  lignes 
parallèles.  J'obtins  ainsi  une  surface  qui  don- 
nait l'illusion  de  la  réalité.  C'était  la  vie  même. 
J'en  demeurai  ravi.  Dédale,  quand  il  fit  des 
statues  qui  marchaient,  ne  fut  pas  plus  content 
du  travail  de  ses  mains.  J'aurais  pu  me 
demander  si  j'avais  été  le  premier  à  imaginer 
un  si  bel  artifice  et  si  je  n'en  avais  pas  déjà  vu 
des  exemples.  Mais  je  ne  me  le  démandai  pas. 
Je  ne  me  demandai  rien,  et  les  yeux  écarquillés 
et  tirant  une  langue  d'une  aune,  stupide,  je 
contemplai  mon  ouvrage.  Puis,  comme  il  est 
dans  la  nature  des  artistes  de  proposer  leurs 
œuvres  à  l'admiration  des  hommes,  je  m'appro- 
chai de  ma  mère  qui  lisait  dans  un  livre  et,  lui 
présentant  mon  papier  barbouillé,  je  criai  ; 

—  Regarde! 

Voyant  qu'elle  ne  faisait  aucune  attention  à 
ce  que  je  lui  montrais,  je  mis  mon  soldat  sur 
le  livre  qu'elle  lisait. 

Elle  était  la  patience  même. 

—  C'est  très  bien,  me  dit-elle  avec  dou- 
ceur,  mais  d'un  ton   qui  montrait  qu'elle  ne 


LE    PETIT    PIERRE  35 

s'apercevait  pas  assez  de  la  révolution  que  jo 
venais  d'opérer  dans  les  arts  du  dessin. 
Je  répétai  plusieurs  fois  : 

—  Maman,  regarde! 

—  C'est  bien,  je  vois.  Laisse-moi  tranquille. 

—  Non!  tu  ne  vois  pas,  maman! 

Et  je  voulus  lui  arracher  le  livre  qui  la 
détournait  de  mon  chef-d'œuvre. 

Elle  me  défendit  de  toucher  à  ce  livre  avec 
mes  mains  sales. 

Je  lui  criai  désespérément  : 

—  Tu  ne  vois  donc  pas  ! 

Elle  ne  daignait  rien  voir  et  m'ordonnait  de 
me  taire. 

Outré  d'un  tel  aveuglement  et  d'une  telle 
injustice,  je  frappai  du  pied,  je  fondis  en 
larmes,  je  déchirai  mon  chef-d'œuvre. 

—  Que  cet  enfant  est  nerveux!  soupira 
ma  mère. 

Et  elle  me  mena  coucher. 

J'étais  en  proie  à  un  sombre  désespoir. 
Songez  donc!  Avoir  fait  faire  aux  arts  un  bond 
immense,  avoir  créé  un  moyen  prodigieux 
d'exprimer  la  vie,  et,  pour  tout  salaire  et  pour 
toute  gloire,  être  envoyé  coucher! 

Peu  de  temps  après  cette  disgrâce,  il  m'en 


36  LE    PETIT    PIERRE 

arriva  une  autre  qui  ne  me  fut  pas  moins 
cruelle.  Voici  dans  quelle  circonstance  :  Ma 
mère  m'avait  appris  assez  vite  à  former  passa- 
blement mes  lettres.  Sachant  un  peu  écrire,  je 
pensai  que  rien  ne  m'empêchait  de  composer 
un  livre.  J'entrepris,  sous  les  yeux  de  ma  chère 
maman,  un  petit  traité  théologique  et  moral. 
Je  le  commençai  en  ces  termes  :  «  Qu'est-ce 
que  Dieu...  »  et  aussitôt  je  le  portai  à  ma  mère 
pour  lui  demander  si  cela  était  bien  ainsi.  Ma 
mère  me  répondit  que  c'était  bien,  mais  qu'à 
la  fin  de  cette  phrase,  il  fallait  un  point  d'inter- 
rogation. Je  demandai  ce  que  c'était  qu'un 
point  d'interrogation. 

—  C'est,  dit  ma  mère,  un  signe  qui  marque 
qu'on  interroge,  qu'on  demande  quelque 
chose.  Il  se  met  après  toute  phrase  interroga- 
tive.  Tu  dois  mettre  un  point  d'interrogation 
puisque  tu  demandes  :  c<  Qu'est-ce  que  Dieu?  » 

Ma  réponse  fut  superbe  : 

—  Je  ne  le  demande  pas.  Je  le  sais. 

—  Mais  si!  tu  le  demandes,  mon  enfant. 

Je  répétai  vingt  fois  que  je  ne  le  demandais 
pas,  puisque  je  le  savais,  et  je  me  refusai  abso- 
lument à  mettre  ce  point  d'interrogation  qui 
m'apparaissait  comme  un  signe  d'ignorance. 


LE    PETIT    PIERRE  37 

Ma  mère  me  reprocha  vivement  inuu  obsti- 
nation  et  me  dit   que   je  n'étais   qu'un    sot. 

Mon  amour-propre  d'auteur  en  souffrit  et  je 
répliquai  par  je  ne  sais  quelle  impertinence 
pour  laquelle  je  fus  mis  en  pénitence. 

J'ai  bien  changé  depuis  lors;  je  ne  me  refuse 
plus  à  placer  des  points  d'interrogation  à  tous 
les  endroits  où  c'est  l'usage  d'en  mettre.  Je 
serais  même  tenté  d'en  tracer  de  très  grands 
au  bout  de  tout  ce  que  j'écris,  de  tout  ce  que 
je  dis  et  de  tout  ce  que  je  pense.  Ma  pauvre 
mère,  si  elle  vivait,  me  dirait  peut-être  que 
maintenant  j'en  mets  trop 


9-v^ 


VII 


NAVARtivr 


J'avais  connu  de  tout  temps  madame  Laroque 
qui,  dans  notre  maison,  habitait  avec  sa  fille 
un  petit  appartement  au  fond  de  la  cour.  C'était 
une  vieille  dame  normande,  veuve  d'un  capi- 
taine de  la  garde  impériale.  Elle  n'avait  plus 
de  dents  et  ses  lèvres  molles  rentraient  sous  ses 
\  gencives;  mais  ses  joues  étaient  rondes  et 
empourprées  comme  les  pommes  de  son  pays. 
N'ayant  aucune  idée  de  l'instabilité  de  la  nature 
et  de  l'écoulement  des  choses,  je  la  croyais 
contemporaine  des  premiers  âges  du  monde  et 
en  possession  d'une  impérissable  vieillesse.  Oa 


LE    PETIT    PIERRE  39 

voyait  de  la  chambre  de  ma  mère  la  fenêtre 
encadrée  de  capucines,  au  bord  de  laquelle  le 
perroquet  de  madame  Laroque  se  dandinait 
sur  son  perchoir  en  chantant  des  couplets  gri- 
vois et  patriotiques.  Apporté  des  Grandes 
Indes  en  1827,  il  avait  reçu  le  nom  de  Navarin, 
en  mémoire  de  la  victoire  navale  remportée 
sur  les  Turcs  par  les  flottes  de  la  France  et  de 
l'Angleterre,  et  dont  on  apporta  la  nouvelle 
à  Paris  le  jour  même  de  son  arrivée.  On  sup- 
posait que  Navarin  n'était  déjà  plus  jeune  lors 
de  sa  venue  en  Europe.  Aux  petits  soins  pour 
lui,  madame  Laroque  le  mettait  tous  les  matins 
à  la  fenêtre,  afin  que  le  vieillard  pût  jouir  du 
spectacle  animé  de  la  cour.  Je  ne  sais  en  vérité 
quel  plaisir  cet  Américain  goûtait  à  voir  Auguste 
laver  la  voiture  de  M.  Bellaguet  et  le  père 
Alexandre  arracher  l'herbe  qui  croissait  entre 
les  pavés.  Dans  le  fait,  il  ne  semblait  guère 
attristé  de  son  long  exil.  Sans  prétendre  deviner  | 
sa  pensée,  on  eût  dit  qu'il  se  réjouissait  de  sa  \ 
force  ;  et  c'était  assurément  un  animal  étrange-  ^ 
ment  robuste.  Quand  de  ses  petites  mains  grises 
il  empoignait  un  morceau  de  bois,  il  avait 
bientôt  fait  de  le  briser  avec  son  bec. 
J'ai    toujours   aimé  les  bêtes;   mais  alors 


40  LE    PETIT    PIERRE 

elles  m'inspiraient  de  la  vénération  et  une  sorte 
de  terreur  religieuse.  Je  leur  devinais  une 
intelligence  plus  sûre  que  la  mienne  et  un  sen- 
timent plus  profond  de  la  nature.  Le  caniche 
Zerbin  me  paraissait  comprendre  bien  des 
choses  qui  m'échappaient  et  je  prêtais  à  notre 
bel  angora,  Sultan  Mahmoud,  qui  connaissait 
le  langage  des  oiseaux,  un  génie  mystérieux  et 
le  don  de  pénétrer  l'avenir.  M'ayant  une  fois 
mené  au  musée  du  Louvre,  ma  mère  me  montra 
dans  les  salles  Égyptiennes  des  animaux  domes- 
tiques enveloppés  de  bandelettes  et  enduits 
d'aromates  : 

—  Les  Égyptiens,  me  dit-elle,  les  adoraient 
comme  des  divinités,  et,  quand  ils  mouraient, 
les  embaumaient  soigneusement. 

Je  ne  sais  ce  que  les  anciens  Égyptiens  pen- 
saient des  ibis  et  des  chats;  je  ne  sais  si, 
comme  on  le  veut  aujourd'hui,  les  animaux 
furent  les  premiers  dieux  des  hommes,  mais 
j'étais  bien  près  d'attribuer  à  Sultan  Mahmoud 
et  au  caniche  Zerbin  une  puissance  surnatu- 
relle. Ce  qui  surtout  me  les  rendait  merveil- 
leux, c'est  qu'ils  m'apparaissaient  dans  mon 
sommeil  et  conversaient  avec  moi.  Une  nuit, 
je  vis  en  rêve  Zerbin  gratter  la  terre  de  ses 


LE    PETIT    PIERRE  41 

pattes   et    déterrer   un    oignon    de  jacinthe  : 
—  C'est  ainsi,  me  dit-il,  que  sont  les  petits 
enfants  dans  la  terre  avant  leur  naissance,  et 
ils  éclosent  comme  des  fleurs. 

On  le  voit  :  j'aimais  les  animaux,  j'admirais 
leur  sagesse  et  les  interrogeais  assez  anxieuse- 
ment durant  le  jour  pour  qu'ils  vinssent,  dans 
la  nuit,  m'enseigner  la  philosophie  naturelle. 
Les  oiseaux  n'étaient  point  exceptés  de  mon 
amitié  ni  de  ma  vénération  :  j'aurais  chéri 
Navarin  comme  un  père,  j'aurais  comblé  ce 
vieux  Cacique  de  respects  et  d'égards,  je  me 
serais  fait  son  disciple  docile,  s'il  l'eût  permis. 
Mais  il  ne  me  permettait  pas  même  de  le  con- 
templer. A  mon  approche,  il  se  balançait  impa- 
tiemment sur  son  perchoir,  hérissait  les  plumes 
de  son  cou,  me  dévisageait  avec  des  yeux  de 
feu,  ouvrait  un  bec  menaçant  et  montrait  une 
langue  noire,  grosse  comme  un  haricot.  J'au- 
rais voulu  connaître  la  cause  de  cette  inimitié. 
Madame  Laroque  en  attribuait  l'origine  à  ce  que 
jadis,  enfant  sans  connaissance  et  ne  pouvant 
encore  marcher,  je  me  faisais  porter  près  de 
lui,  approchais  mes  petits  doigts  de  sa  tête 
pour  toucher  ses  yeux,  qui  brillaient  comme 
des  rubis,  et  poussais  des  cris  déchirants  du 


42  LE    PETIT    PIERRE 

regret  de  ne  pouvoir  les  prendre.  Elle  Taimait 
et  lui  cherchait  des  excuses.  Mais  pouvait-on 
croire  à  une  rancune  si  profonde  et  si  tenace? 
Enfin,  quelle  qu'en  fût  la  cause,  l'inimitié  de 
Navarin  me  semblait  injuste  et  cruelle.  Dési- 
reux de  rentrer  en  grâce  auprès  de  cette  puis- 
sance terrible,  je  pensai  que  des  présents  pour- 
raient l'apaiser  et  que  du  sucre  lui  serait  une 
offrande  agréable.  Malgré  la  défense  de  ma 
mère,  j'ouvris  le  buffet  de  la  salle  à  manger  et 
choisis  le  plus  gros  et  le  plus  beau  morceau  de 
sucre  qui  se  trouvât  dans  le  sucrier.  Car  il  faut 
dire  qu'en  ce  temps-là,  on  ne  cassait  pas  le 
sucre  à  la  mécanique;  les  ménagères  l'ache- 
taient en  pain  et,  chez  nous,  la  vieille  Mélanie, 
armée  d'un  marteau  et  d'un  vieux  couteau 
ébréché  et  sans  manche,  brisait  le  pain  en  frag- 
ments inégaux,  non  sans  faire  jaillir  d'innom- 
brables éclats,  comme  les  géologues  détachent 
de  la  roche  des  échantillons  minéralogiques.  Il 
convient  d'ajouter  que  le  sucre  coûtait  alors 
très  cher.  D'une  âme  bienveillante  et  tenant 
mon  présent  caché  dans  la  poche  de  mon 
tablier,  je  me  rendis  chez  madame  Laroque  et 
trouvai  Navarin  à  sa  fenêtre.  Il  écossait  non- 
chalamment de  son  bec  des  grains  de  chènevis. 


J 


LE    PETIT    PIERRE  43 

Jugeant  l'occasion  favorable,  je  présentai  le 
sucre  au  vieux  Cacique,  mais  il  ne  reçut  pas 
mon  offrande.  Il  me  regarda  longtemps  de 
profil  dans  le  silence  et  l'immobilité,  puis  sou- 
dain fondit  sur  mon  doigt  et  le  mordit.  Le 
sang  coula. 

Madame  Laroque  m'a  dit  plusieurs  fois  qu'en 
voyant  mon  sang,  je  poussai  des  cris  affreux, 
versai  des  larmes  abondantes  et  demandai  si 
j'en  monrrais.  Je  n'ai  jamais  voulu  l'en  croire; 
il  se  peut  pourtant  qu'il  y  ait  quelque  chose 
de  vrai  dans  ses  paroles.  Elle  me  rassura  et  me 
mit  une  poupée  au  doigt. 

Je  sortis  indigné,  le  cœur  gros  de  colère  et 
de  haine.  A  compter  de  ce  jour,  ce  fut  entre 
Navarin  et  moi  la  guerre  sans  merci.  A  chaque 
rencontre,  je  l'insultais  et  le  provoquais,  et  il 
se  mettait  en  fureur  :  c'est  une  satisfaction  qu'il 
ne  me  refusait  jamais.  Tantôt  je  lui  chatouil- 
lais le  cou  avec  une  paille,  tantôt  je  lui  jetais 
des  boulettes  de  pain  et  il  ouvrait  un  large  bec 
et  proférait  d'une  voix  rauque  des  menaces 
inintelligibles.  Madame  Laroque,  tricotant,  à 
sa  coutume,  un  lé  de  jupon  de  laine,  m'observait 
par-dessus  ses  besicles  et  me  disait,  en  me 
menaçant  de  son  aiguille  de  bois  ; 


44  LE    PETIT    PIERRE 

—  Pierre,  laisse  cet  animal  tranquille.  Tu 
sais  ce  qu'il  t'est  déjà  arrivé  avec  lui.  Crois- 
m'en  :  il  t' arrivera  pis,  si  tu  continues. 
i  Je  négligeais  ces  sages  avertissements,  et 
j'eus  lieu  de  m'en  repentir.  Un  jour  que  je 
ravageais  sa  mangeoire  et  en  dissipais  indi- 
gnement les  grains  de  maïs,  le  vieux  Cacique 
sauta  sur  moi,  embarrassa  ses  mains  dans  ma 
chevelure  et  de  ses  ongles  aigus  me  laboura  la 
tête.  Si  l'aigle  ravissant  effraya  l'enfant  Gany- 
mède  en  le  prenant  amoureusement  dans  ses 
serres  de  velours,  qu'on  juge  de  l'effroi  que  je 
ressentis,  quand  Navarin  me  tenailla  de  ses 
doigts  de  fer.  Je  poussai  des  cris  qui  retenti- 
rent jusque  sur  les  berges  de  la  Seine.  Madame 
Laroque,  quittant  son  éternel  tricot,  détacha 
l'Américain  de  sa  proie  et  le  ramena  sur  son 
épaule  au  perchoir.  Là,  le  cou  gonflé  d'orgueil 
et  les  dépouilles  de  ma  chevelure  attachées  à 
ses  griffes,  il  me  jeta,  de  son  œil  flamboyant, 
un  regard  de  triomphe.  Ma  défaite  était  com- 
plète, mon  humiliation  profonde. 

A  peu  de  temps  de  là,  m'étant  introduit  dans 
notre  cuisine  où  sans  cesse  mille  charmes 
m'attiraient,  j'y  trouvai  la  vieille  Mélanie  qui 
hachait   avec  un   couteau   du   persil  sur  une 


LE    PETIT    PIERRE  45 

planche.  Je  fis  diverses  questions  touchant  cette 
herbe  dont  l'acre  parfum  me  chatouillait  les 
narines.  Mélanie  me  répondait  abondamment: 
elle  m'apprit  que  le  persil  était  employé  dans 
les  ragoûts  et  servait  d'assaisonnement  aux 
viandes  grillées,  et  m'enseigna  enfin  qu'il  était 
pour  les  perroquets  un  poison  mortel.  A  cette 
nouvelle,  je  saisis  de  cette  herbe  odorante  un 
brin  que  le  couteau  avait  épargné  et  l'emportai 
dans  le  cabinet  des  roses  où  je  méditai  seul  et 
en  silence.  Je  tenais  dans  mes  mains  la  mort 
de  Navarin.  Après  une  longue  délibération  avec 
moi-même,  je  sortis  de  l'appartement  et  me 
rendis  chez  madame  Laroque.  Là,  montrant  à 
Navarin  l'herbe  vénéneuse  : 

—  Regarde  :  c'est  du  persil,  lui  dis-je.  Si  je 
mêlais  ces  petites  feuilles  vertes  et  frisées  à 
ton  chènevis,  tu  mourrais  et  je  serais  vengé. 
Mais  je  veux  me  venger  autrement.  Je  me 
vengerai  en  te  laissant  la  vie. 

Je  dis  et  jetai  par  la  fenêtre  l'herbe  funeste. 

Depuis  lors  je  cessai  de  tourmenter  Nava- 
rin. Je  ne  voulais  pas  gâter  ma  clémence.  Nous 
devînmes  amis. 


3. 


vin 


COMMENT  IL  PARUT  DE  BONNE  HEURE 
QUE  JE  MANQUAIS  DU  SENS  DES  AFFAIRES 


C'était  avant  la  Révolution  de  48  :  je  n'avais 
pas  encore  quatre  ans,  cela  est  sur;  mais  en 
avais-je  trois  ou  trois  et  demi?  Ce  point  est 
douteux  pour  moi,  et,  depuis  de  longues 
années,  il  ne  demeure  plus  personne  sur  la 
terre  capable  de  l'éclaircir.  Il  faut  prendre  son 
parti  de  cette  incertitude  et  se  dire,  en  manière 
de  consolation,  qu'on  trouve  de  plus  grandes 
et  de  plus  fâcheuses  indéterminations  dans  les 
éphémérides  des  peuples.  La  chronologie  et  la 
géographie,  a-t-on  dit,  sont  les  deux  yeux  de 


LE    PETIT    PIERRE  47 

l'histoire.  Si  la  chose  est  vraie,  tout  porte  à 
croire  qu'en  dépit  des  Bénédictins  de  la  con- 
grégation de  Saint-Maur,  qui  ont  inventé  l'art 
de  vérifier  les  dates,  l'histoire  est  pour  le  moins 
borgne.  Et  j'ajouterai  que  c'est  son  moindre 
défaut.  Clio,  la  muse  Clio  est  une  personne 
d'allure  grave  et  même  quelquefois  un  peu 
sévère,  dont  la  parole  instruit  (à  ce  qu'on  pré- 
tend), intéresse,  émeut,  amuse;  on  l'écouterait 
volontiers  toute  la  journée.  Mais  je  me  suis 
aperçu,  pour  l'avoir  assidûment  fréquentée, 
qu'elle  se  laissait  surprendre  trop  souvent 
oublieuse,  vaine,  partiale,  ignorante  et  men- 
teuse. Malgré  ses  travers,  je  l'ai  beaucoup 
aimée  et  je  l'aime  encore.  Ce  sont  les  seuls 
liens  qui  m'attachent  à  cette  muse.  Elle  n'a 
rien  à  retenir  de  mon  enfance,  ni  du  reste  de 
ma  vie.  Je  ne  suis  point,  par  bonheur,  un  per- 
sonnage historique,  et  cette  hautaine  Clio  ne 
recherchera  jamais  si  je  touchais  au  commen- 
cement, au  milieu  ou  à  la  fin  de  ma  troisième 
année  quand  je  donnai  de  mon  caractère  un 
signe  qui  frappa  profondément  ma  mère. 

J'étais  alors  un  petit  garçon  très  ordinaire, 
de  qui  la  seule  originalité,  si  je  ne  me  trompe, 
était  une  disposition  à  ne  pas  croire  tout  ce 


V.  t 


48  LE    PETIT    PIERRE 

qu'on  lui  disait  :  et  cette  manière  d'être,  qui 
annonçait  un    esprit   investigateur,   le  faisait 

,  mal  juger;  car  ce  n'est  pas  le  sens  critique 
qu'on  apprécie  d'ordinaire  chez  un  enfant  de 
trois  ans  ou  trois  ans  et  demi. 

Je  pouvais  me  dispenser  de  faire  ici  ces 
remarques  qui  ne  se  rapportent  guère  au  récit 
que  je  commence,  non  plus  que  la  chronologie, 
l'art  de  vérifier  les  dates,  et  la  muse  Glio.  En 
faisant  tant  de  détours,  en  m'égarant  par  de 
tels  méandres,  je  n'arriverai  jamais;  mais  si  je 
ne  m'amuse  pas  en  route,  si  je  suis  droit  mon 
chemin,  je  serai  tout  de  suite  arrivé;  j'aurai 
fini  en  un  clin  d'œil.  Et  ce  sera  dommage,  du 

.  moins  pour  moi,  qui  aime  à  flâner;  je  ne  sais 
rien  de  plus  agréable  ni  de  plus  utile  à  la  fois. 
De  toutes  les  écoles  que  j'ai  fréquentées,  c'est 
l'école  buissonnière  qui  m'a  paru  la  meilleure 
et  dont  j'ai  le  mieux  profité.  Il  n'est  tel  que 
de  muser,  ô  mes  amis.  On  y  gagne  toujours 
quelque  chose.  Si  le  petit  Chaperon  Rouge 
avait  traversé  le  bois  sans  cueillir  la  noisette, 
le  loup  ne  l'aurait  pas  mangé;  et,  pour  un 
petit  Chaperon  Rouge,  en  bonne  morale,  le 
sort  le  plus  heureux  est  d'être  mangé  par  le 
loup. 


LE    PETIT    PIERRE  49 

Cette  pensée  nous  ramène  heureusement  au  ; 
sujet  de  ce  discours.  Car  j'étais  sur  le  point  de 
vous  dire  que  dans  la  troisième  année  de  mon 
âge,  dix-huitième  et  dernière  du  règne  de 
Louis-Philippe  premier,  roi  des  Français,  mon 
plus  grand  plaisir  était  la  promenade.  On  ne 
m'envoyait  pas  au  bois  comme  le  petit  Cha- 
peron Rouge.  J'étais  moins  agreste,  hélas!  Né 
et  nourri  dans  le  cœur  de  Paris,  sur  le  beau 
quai  Malaquais,  j'ignorais  les  plaisirs  des 
champs.  Mais  la  ville  a  bien  son  charme  aussi; 
ma  chère  maman  me  conduisait  par  la  main 
le  long  des  rues  aux  bruits  sans  nombre, 
pleines  de  couleurs  vives,  et  tout  égayées  du 
mouvement  des  passants  ;  et,  quand  elle  avait 
quelque  emplette  à  faire,  elle  me  menait  avec 
elle  dans  les  magasins.  Nous  n'étions  pas 
riches;  elle  ne  faisait  pas  grande  dépense; 
mais  les  magasins  où  elle  fréquentait  me  sem- 
blaient d'une  étendue  et  d'une  magnificence 
impossibles  à  surpasser.  Le  Bon  Marché,  le 
Louvre,  le  Printemps,  les  Galeries  n'existaient 
pas  encore.  Les  plus  vastes  établissements  de 
ce  genre,  dans  les  dernières  années  de  la  royauté 
constitutionnelle,  n'avaient  qu'une  clientèle  de 
quartier.    Ma  mère,    qui    était    du   faubourg 


50  LE    PETIT    PIERRE 

Saint-Germain,  allait  aux  Deux-Magots  et  au 
Petit  Saint-Thomas. 

De  ces  deux  magasins,  situés  l'un  rue  de 
Seine,  l'autre  rue  du  Bac,  ce  dernier  seul  sub- 
siste encore,  mais  tellement  agrandi  et  si  dif- 
férent, avec  les  mufles  de  lions  qui  horrifient 
sa  façade,  de  ce  qu'il  était  dans  sa  nouveauté 
gracile,  que  je  ne  le  reconnais  plus.  Les  Deux- 
Magots  ont  disparu  et  peut-être  suis-je  le  seul 
au  monde  à  me  rappeler  la  grande  peinture  à 
l'huile  qui  y  servait  d'enseigne  et  représentait 
une  jeune  Chinoise  entre  deux  de  ses  compa- 
triotes. Sentant  déjà  avec  vivacité  la  beauté 
des  femmes,  je  trouvais  cette  jeune  Chinoise 
charmante  avec  ses  cheveux  relevés  par  un 
grand  peigne  et  ses  accroche-cœurs  sur  les 
tempes.  Mais  des  deux  galants,  de  leur  main- 
tien, de  leur  regard,  de  leurs  gestes,  de  leurs 
intentions,  je  ne  saurais  rien  dire.  J'ignorais 
tout  de  l'art  de  séduire. 

Ce  magasin  me  paraissait  immense  et  rempli 
de  trésors.  C'est  là,  peut-être,  que  j'ai  pris  le 
goût  des  arts  somptueux  qui  est  devenu  très 
fort  en  moi  et  ne  m'a  jamais  quitté.  La  vue  des 
étoffes,  des  tapis,  des  broderies,  des  plumes, 
des  fleurs,  me  jetait  dans  une  sorte  d'exteise, 


•■     **,'»'V-»  ^      }f^..^t^ir*jkJ^X 


LE    PETIT    PIERRE  5| 

et  j'admirais  de  toute  mon  âme  les  messieurs 
affables  et  les  gracieuses  demoiselles  qui 
offraient  en  souriant  ces  merveilles  aux  clients 
indécis.  Quand  un  commis,  pour  servir  ma 
mère,  mesurait  une  étoffe  sur  un  mètre  fixé 
horizontalement  à  une  tige  de  cuivre  qui  des- 
cendait du  plafond,  j'estimais  son  sort  magni- 
fique et  sa  destinée  glorieuse. 

J'admirais  aussi  M.  Augris,  le  tailleur  de  la 
rue  du  Bac,  qui  m'essayait  des  vestes  et  des 
culottes  courtes.  J'eusse  préféré  qu'il  me  fît  un 
pantalon  et  une  redingote  comme  en  portaient 
les  messieurs;  et  ce  désir  devint  très  ardent  un 
peu  plus  tard,  quand  je  lus  un  conte  de  Bouilly 
sur  un  malheureux  petit  garçon  recueilli  par 
un  savant  bienfaisant  et  respectable  qui  l'em- 
ployait comme  secrétaire  et  l'habillait  de  ses 
vieux  habits.  Ce  conte  du  bon  Bouilly  me  fit 
faire  une  grande  folie  que  je  dirai  une  autre 
fois.  Plein  d'estime  pour  les  arts  et  métiers, 
j'admirais  M.  Augris,  le  tailleur  de  la  rue  du 
Bac,  qui  n'était  pas  admirable,  car  il  taillait 
ses  étoffes  tout  de  travers.  Pour  dire  vrai, 
dans  les  habits  de  sa  façon,  j'avais  l'air  d'un 
singe. 

Ma  chère   maman   achetait  elle-même,    en 


52  LE    PETIT    PIERRE 

bonne  ménagère,  l'épicerie  chez  Courcelles, 
rue  Bonaparte,  le  café  chez  Corcelet,  au  Palais- 
Royal,  et  le  chocolat  chez  Debeauve  et  Gallais, 
rue  des  Saints-Pères.  Soit  qu'il  donnât  libéra- 
lement ses  pruneaux  à  goûter,  soit  qu'il  fît 
briller  au  soleil  les  cristaux  d'un  pain  de  sucre, 
soit  que,  d'un  geste  élégant  et  hardi,  il  tînt 
renversé  un  pot  de  gelée  de  groseilles  pour  en 
éprouver  la  consistance,  M.  Courcelles  me 
charmait  par  ses  grâces  persuasives  et  ses 
démonstrations  péremptoires.  J'en  voulais 
presque  à  ma  chère  maman  d'accueillir  avec 
un  air  de  doute  et  d'incrédulité  les  affirmations 
toujours  illustrées  d'exemples  que  lui  faisait 
cet  éloquent  épicier.  J'ai  su  depuis  que  le  scep- 
ticisme de  ma  chère  maman  était  fondé. 

Je  vois  encore  la  boutique  de  Corcelet,  à 
l'enseigne  du  «  Gourmand  »,  petite  et  basse, 
avec  son  inscription  en  lettres  d'or  sur  fond 
rouge.  Elle  exhalait  un  délicieux  arôme  de 
café  et  l'on  y  voyait  une  peinture  déjà  vieille  à 
cette  époque,  qui  représentait  un  gourmand, 
habillé  à  la  mode  de  mon  grand-père.  Il  était 
assis  devant  une  table  couverte  de  bouteilles, 
chargée  d'un  pâté  monstrueux  et  ornée  d'un 
ananas   décoratif.   Je  puis  dire,  grâce  à  des 


LE    PETIT    PIERRE  53 

clartés  qui  me  sont  venues  beaucoup  plus  tard, 
que  c'était  un  portrait  de  Grimod  de  la 
Reynière  peint  par  Boilly.  J'entrais  avec  res- 
pect dans  cette  maison  qui  me  semblait  d'un 
autre  âge  et  me  faisait  remonter  jusqu'au 
Directoire.  L'employé  de  Corcelet  pesait  et 
servait  en  silence.  Sa  simplicité,  qui  contrastait 
avec  les  façons  emphatiques  de  M.  Courcelles, 
faisait  impression  sur  moi,  et  il  se  peut  qu'un 
vieux  garçon  épicier  m'ait  enseigné  des  pre- 
miers le  goût  et  la  mesure. 

Je  ne  sortais  jamais  de  chez  Corcelet  sans 
avoir  pris  un  grain  de  café  que  je  mâchais  en 
chemin.  Je  me  disais  que  c'était  très  bon  et 
m'en  croyais  à  demi.  Je  sentais  intérieurement 
que  c'était  exécrable,  mais  n'étais  pas  encore 
capable  de  tirer  au  jour  les  vérités  enfouies 
au  dedans  de  moi-même.  Si  plaisant  que  me 
fût  le  magasin  de  Corcelet,  à  l'enseigne  du 
«  Gourmand  »,  celui  de  Debeauve  et  Gallais, 
fournisseurs  des  rois  de  France,  m'agréait 
davantage  et  me  charmait  plus  que  tout  autre. 
Il  me  semblait  si  beau  que  je  ne  m'estimais  pas 
digne  d'y  entrer  sans  mes  habits  du  dimanche, 
et  j'examinais  sur  le  seuil  la  toilette  de  ma  chère 
maman  pour  m'assurer  qu'elle  était  suffîsam- 


54  LE    PETIT    PIERRE 

ment  élégante.  Eh!  bien,  je  n'avais  pas  le  goût 
si  mauvais!  La  chocolatene  Debeauve  et  Gal- 
lais,  fournisseurs  des  rois  de  France,  existe 
encore,  et  le  décor  n'en  a  pas  beaucoup  changé. 
Je  puis  donc  en  parler  en  toute  connaissance 
et  non  sur  des  souvenirs  infidèles.  Elle  a  très 
bon  air;  sa  décoration  date  des  premières 
années  de  la  Restauration,  alors  que  le  style 
ne  s'était  pas  encore  trop  alourdi;  elle  est  dans 
le  caractère  de  Percier  et  Fontaine.  Je  songe, 
avec  tristesse,  en  voyant  ces  motifs  un  peu 
secs,  mais  fins,  mais  purs  et  bien  ordonnés, 
combien  le  goût  a  décliné  en  France  depuis  un 
siècle.  Que  nous  sommes  loin  aujourd'hui  de 
cet  art  décoratif  de  l'Empire,  pourtant  bien 
inférieur  au  Louis  XVI  et  au  Directoire!  11 
faut  louer  dans  ce  vieux  magasin  l'enseigne 
en  lettres  bien  proportionnées,  bien  carrées; 
les  fenêtres  cintrées  et  leur  imposte  en  éventail, 
le  fond  du  magasin  arrondi  comme  un  petit 
temple,  et  le  comptoir  en  hémicycle  qui  suit 
la  forme  de  la  salle.  Je  ne  sais  si  je  rêve;  mais 
je  crois  y  avoir  vu  des  trumeaux  avec  des 
Renommées  qui  pouvaient  aussi  bien  célébrer 
Arcole  et  Lodi  que  la  crème  de  cacao  et  les 
chocolats  pralinés.  Enfin  tout  cela  relève  d'un 


LE    PETIT    PIERRE  55 

style,  offre  un  caractère,  présente  une  signifi- 
cation. Que  fait-on  à  cette  heure?  Il  y  a  tou- 
jours des  artistes  de  génie,  mais  les  arts  déco- 
ratifs sont  tombés  dans  une  ignominieuse 
décadence.  Le  style  Troisième  République  fait 
regretter  le  Napoléon  III,  qui  faisait  regretter 
le  Louis-Philippe,  qui  faisait  regretter  le 
Charles  X,  qui  faisait  regretter  l'Empire,  qui 
faisait  regretter  le  Directoire,  qui  faisait 
regretter  le  Louis  XVL  Le  sens  des  lignes  et 
des  proportions  est  entièrement  perdu.  Aussi 
vois-je  venir  avec  joie  l'art  nouveau,  moins 
certes  pour  ce  qu'il  crée,  que  pour  ce  qu'il 
détruit. 

Ai-je  besoin  de  dire  que,  à  trois  ou  quatre 
ans,  je  ne  raisonnais  pas  sur  la  décoration? 
Mais,  en  pénétrant  dans  la  maison  Debeauve 
et  Gallais,  je  croyais  entrer  dans  un  palais  de 
fées.  Ce  qui  ajoutait  à  mon  illusion  c'était  d'y 
voir  de  belles  demoiselles  en  robe  noire,  et  les 
cheveux  tout  brillants,  assises  derrière  le  comp- 
toir en  hémicycle  avec  une  gracieuse  solennité. 
Au  milieu  d'elles  se  tenait,  douce  et  grave,  une 
dame  âgée  qui  écrivait  dans  des  registres  sur 
un  grand  pupitre  et  maniait  des  pièces  de 
monnaie  et  des  billets  de  banque.  Il  va  bientôt 


56  LE    PETIT    PIERRE 

paraître  que  je  n'acquis  point  une  suffisante 
intelligence  des  opérations  qu'effectuait  cette 
dame  vénérable.  A  ses  côtés,  les  jeunes  filles 
brunes  ou  blondes  s'occupaient,  les  unes  à 
recouvrir  les  tablettes  de  chocolat  d'une  mince 
feuille  de  métal  clair  comme  l'argent,  les  autres 
à  envelopper  deux  par  deux  ces  mêmes 
tablettes  dans  du  papier  blanc  à  vignettes  et 
à  fermer  ces  enveloppes  avec  de  la  cire  qu'elles 
chauffaient  à  la  flamme  d'une  petite  lampe  en 
fer-blanc.  Elles  accomplissaient  ces  tâches  très 
adroitement  et  avec  une  célérité  qui  ressem- 
blait à  de  l'allégresse.  Je  pense  aujourd'hui 
qu'elles  ne  travaillaient  point  ainsi  pour  leur 
plaisir.  Alors  je  pouvais  m'y  tromper,  enclin 
comme  j'étais  à  prendre  tous  les  travaux  pour 
des  amusements.  Il  est  certain  du  moins  que 
c'était  une  joie  des  yeux  que  de  voir  courir  les 
doiofts  fuselés  de  ces  jeunes  filles 

Quand  maman  avait  fait  son  emplette,  la 
matrone  qui  présidait  cette  assemblée  de 
vierges  sages  prenait  dans  une  coupe  de  cristal 
placée  à  son  côté  une  pastille  de  chocolat 
qu'elle  m'offrait  avec  un  pâle  sourire.  Et  ce 
présent  solennel  me  faisait  aimer  et  admirer 
plus  que  tout  le  reste  la  maison  de  MM.  De- 


LE    PETIT    PIERRE  57 

beauve    et   Gallais,    fournisseurs   des   rois    de 
France. 

Ayant  du  goût  pour  les  magasins,  il  était 
bien  naturel  que,  rentré  à  la  maison,  j'essayasse 
dans  mes  jeux  l'imitation  des  scènes  que 
j'avais  observées  pendant  que  ma  mère  faisait 
ses  emplettes.  Aussi  étais-je,  au  logis,  pour 
moi  seul  et  à  l'insu  de  tout  le  monde,  tour  à 
tour,  tailleur,  épicier,  commis  de  nouv^eautés 
et  même,  sans  plus  d'embarras,  marchande  de 
modes  et  chocolatière.  Or,  un  soir,  dans  le 
petit  cabinet  tendu  de  boutons  de  roses  où  se 
tenait  ma  mère,  sa  broderie  à  la  main,  je 
m'appliquai  avec  plus  de  soin  que  de  cou- 
tume à  contrefaire  les  belles  demoiselles  de  la 
maison  Debeauve  et  Gallais.  M'étant  procuré 
des  morceaux  de  chocolat  en  aussi  grande 
quantité  que  possible,  des  bouts  de  papier,  et 
même  des  lambeaux  de  ces  feuilles  métalliques 
que  j'appelais  emphatiquement  du  papier 
d'argent,  le  tout  à  vrai  dire  fort  défraîchi, 
je  m'installai  dans  ma  petite  chaise,  don  de 
ma  tante  Chausson,  devant  un  tabouret  garni 
de  molesquine,  et  cela  représentait  à  mes  yeux 
l'élégant  hémicycle  du  magasin  de  la  rue  des 
Saints-Pères.  Enfant  unique,  habitué  à  jouer 


58  LE    PETIT    PIERRE 

seul  et  toujours  enfoncé  dans  quelque  rêverie, 
vivant  beaucoup  enfin  dans  lemondedes songes, 
il  ne  me  fut  pas  difficile  d'imaginer  le  magasin 
absent,  ses  lambris,  ses  vitrines,  ses  trumeaux 
ornés  de  Renommées  et  même  les  acheteurs 
qui  affluaient,  femmes,  enfants,  vieillards,  tant 
je  possédais  le  don  d'évoquer  à  mon  gré  les 
scènes  et  les  personnes.  Je  n'eus  point  de 
peine  à  devenir  à  moi  seul  les  demoiselles, 
toutes  les  demoiselles  chocolatières  et  la  dame 
respectable  qui  tenait  les  registres  et  disposait 
de  l'argent.  Mon  pouvoir  magique  était  sans 
bornes  et  dépassait  tout  ce  que  j'ai  lu  depuis, 
dans  VAne  d'Or,  des  sorcières  de  Thessalie. 
Je  changeais  à  mon  gré  de  nature  :  j'éiais 
capable  de  revêtir  les  figures  les  plus  étranges 
et  les  plus  extraordinaires,  de  devenir,  par 
enchantement,  roi,  dragon,  diable,  fée...  que 
dis-je?  de  me  changer  en  une  armée,  en 
un  fleuve,  en  une  forêt,  en  une  mon- 
tagne. Aussi  ce  que  je  tentais  ce  soir-là 
était  pur  badinage  et  ne  souffrait  pas  la 
moindre  difficulté.  Donc,  j'enveloppai,  je 
cachetai,  je  servis  la  clientèle  innombrable, 
femmes,  enfants,  vieillards.  Pénétré  de  mon 
importance  (dois-je  l'avouer?)  je  parlais  fort 


LE    PETIT    PIERRE  59 

sèchement  à  mes  compagnes  imaginaires,  pres- 
sant leurs  lenteurs  et  relevant  sans  bienveil- 
lance leurs  méprises.  Mais,  quand  il  s'agit  de 
faire  la  dame  âgée  et  respectable,  préposée  à 
la  caisse,  je  me  trouvai  soudain  embarrassé. 
En  cette  conjoncture,  je  sortis  du  magasin  et 
allai  demander  à  ma  chère  maman  un  éclaircis- 
sement sur  le  point  qui  restait  obscur  pour 
moi.  J'avais  bien  vu  la  dame  âgée  ouvrir  son 
tiroir  et  remuer  des  pièces  d'or  et  d'argent; 
mais  je  ne  me  faisais  pas  une  idée  suffisamment 
exacte  des  opérations  qu'elle  effectuait.  Age- 
nouillé aux  pieds  de  ma  chère  maman  qui, 
dans  sa  bergère,  brodait  un  mouchoir,  je  lui 
demandai  : 

—  Maman,  dans  les  magasins,  est-ce  celui 
qui  vend  ou  celui  qui  achète,  qui  donne  de 
l'argent? 

Maman  me  regarda  avec  une  surprise  qui  lui 
arrondit  les  yeux  et  lui  fit  remonter  les  sour- 
cils, et  sourit  sans  me  répondre.  Puis  elle 
demeura  pensive.  Mon  père  entra,  en  ce 
moment,  dans  la  chambre  : 

—  Mon  ami,  lui  dit-elle,  sais-tu  ce  que 
Pierrot  vient  de  me  demander?...  Tu  ne  le 
devinerais   jamais...  Il  m'a  demandé  si  c'est 


60  LE    PETIT    PIERRE 

celui  qui  vend  ou  celui  qui  achète,  qui  donne 
de  l'argent. 

—  Oh!  le  petit  nigaud!  fit  mon  père. 

Ma  mère  reprit  d'un  ton  sérieux,  avec  une 
sorte  d'inquiétude  sur  le  visage  : 

—  Mon  ami,  ce  n'est  pas  seulement  une 
bêtise  d'enfant;  c'est  un  trait  de  caractère. 
Pierre  ne  saura  jamais  le  prix  de  l'argent. 

Ma  bonne  mère  avait  reconnu  mon  génie  et 
deviné  ma  destinée  :  elle  prophétisait.  Je  ne 
devais  jamais  connaître  le  prix  de  l'argent.  Tel 
j'étais  à  trois  ans  ou  trois  ans  et  demi  dans  le 
cabinet  tapissé  de  boutons  de  roses,  tel  je 
restai  jusqu'à  la  vieillesse,  qui  m'est  légère, 
comme  elle  l'est  à  toutes  les  âmes  exemptes 
d'avarice  et  d'orgueil.  Non,  maman,  je 
n'ai  jamais  connu  le  prix  de  l'argent.  Je 
ne  le  connais  pas  encore,  ou  plutôt  je  le 
connais  trop  bien.  Je  sais  que  l'argent  est 
cause  de  tous  les  maux  qui  désolent  nos 
sociétés  si  cruelles  et  dont  nous  sommes  s* 
fiers.  Ce  petit  garçon  que  j'étais,  qui,  dans  ses 
jeux,  ignorait  lequel  doit  payer  du  vendeur  ou 
de  l'acheteur,  me  fait  songer  tout  à  coup  au 
fabricant  de  pipes  que  nous  montre  William 
Morris  dans  son  beau  conte  prophétique,    ce 


LE    PETIT    PIERRE  6! 

sculpteur  ingénu  qui,  dans  la  cité  future,  fait 
des  pipes  d'une  beauté  non  pareille  parce  qu'il 
les  fait  avec  amour,  et  qu'il  les  donne  et  ne 
les  vend  pas. 


iX 


LE    TAMBOUR 


Vivre  c'est  désirer.  Et,  selon  que  l'on  croira 
que  le  désir  est  doux  ou  qu'il  est  amer,  on 
jugera  la  vie  bonne  ou  mauvaise.  A  chacun  de 
nous  d'en  décider  sur  son  propre  sentiment. 
Raisonner,  en  ce  cas,  est  vain;  c'est  affaire 
aux  métaphysiciens.  A  cinq  ans,  je  désirais  un 
tambour.  Ce  désir  était-il  doux,  était-il  amer? 
Je  n'en  sais  rien.  Disons  qu'il  était  amer  en  ce 
qu'il  résultait  d'une  privation  et  qu'il  était 
doux  puisqu'il  représentait  à  mon  imagination 
l'objet  désiré. 

Pour   qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  je  voulais 


i 

I 


LE    PETIT    PIERRE  63 

avoir  un  tambour,  sans  me  sentir  aucune  envie 
d'être  tambour.  Du  métier  je  ne  considérais 
ni  la  gloire  ni  les  risques.  Bien  qu'assez  versé, 
pour  mon  âge,  dans  les  fastes  militaires  de  la 
France,  je  n'avais  encore  entendu  parler  ni  du 
jeune  Bara  mort  en  pressant  ses  baguettes  sur 
son  cœur,  m  de  ce  tambour  de  quinze  ans  qui, 
à  la  bataille  de  Zurich,  le  bras  percé  d'une 
balle,  continua  de  battre  la  charge,  reçut  du 
premier  consul,  à  l'une  des  revues  du  décadi, 
une  baguette  d'honneur,  et,  pour  la  mériter, 
se  fit  tuer  à  la  première  occasion.  Nourri  dans 
une  période  de  paix,  je  ne  connaissais  de  tam- 
bours que  les  deux  tambours  de  la  garde 
nationale  qui,  le  premier  de  l'an,  présentaient 
il  mon  père,  aide-major  au  2'  bataillon,  et  à 
son  épouse,  une  lettre  de  compliments  ornée 
d'une  vignette  coloriée.  Cette  vignette  représen- 
tait les  deux  tambours,  très  embellis,  saluant, 
dans  un  salon  tout  doré,  un  monsieur  en  redin- 
gote verte  et  une  dame  en  crinoline  et  volants 
de  dentelle.  Dans  la  réalité,  ils  avaient  l'œil 
émerillonné,  de  grosses  moustaches  et  le  nez 
rouge.  Mon  père  leur  donnait  une  pièce  de 
cent  sous  et  les  envoyait  boire  un  verre  de  vin, 
que  la  vieille  Mélanie  leur  servait  dans  la  cui- 


64  LE    PETIT    PIERRE 

sine.  Ils  buvaient  tout  d'un  trait,  faisaient  cla- 
quer leur  langue  et  s'essuyaient  la  bouche  à 
leur  manche.  Tout  en  me  plaisant  assez  par 
un  certain  air  jovial,  ils  ne  m'inspiraient  aucun 
désir  de  me  rendre  semblable  à  eux. 

Non,  je  ne  voulais  pas  être  tambour;  je 
voulais  plutôt  être  général,  et,  si  je  désirais 
ardemment  une  caisse  et  des  baguettes  noires, 
c'est  que  j'associais  à  ces  objets  mille  images 
guerrières. 

On  ne  pouvait  me  reprocher  alors  de  préférer 
le  lit  de  Cassandre  à  la  lance  d'Achille.  Je  ne 
respirais  qu'armes  et  combats;  je  me  réjouis- 
sais dans  le  carnage;  je  devenais  un  héros,  si 
les  destins  ce  qui  gênent  nos  pensées  »  l'eussent 
permis.  Ils  ne  le  permirent  point.  Dès  l'année 
suivante,  ils  me  détournèrent  d'un  si  beau 
chemin  et  m'inspirèrent  d'aimer  les  poupées. 
Malgré  la  honte  qu'on  m'en  fît,  j'en  achetai  plu- 
sieurs sur  mes  économies.  Je  les  aimais  toutes  ; 
j'en  préférais  une,  et  ma  bonne  mère  m'a  dit 
que  ce  n'était  pas  la  plus  jolie.  Mais  pourquoi 
me  hâter  de  ternir  ainsi  la  gloire  si  pure  de  ma 
quatrième  année,  alors  qu'un  tambour  faisait 
toute  mon  envie? 

Comme  je   n'étais    pas  stoïque,  je  confiais 


LE    PETIT    PIERRE  65 

souvent  mon  désir  aux  personnes  capables  de 
le  satisfaire.  Elles  faisaient  mine  de  ne  rien 
entendre,  ou  me  répondaient  d'une  manière 
vraiment  désespérante. 

—  Tu  sais  bien,  me  disait  ma  chère  maman, 
que  ton  père  n'aime  pas  les  jouets  qui  font  du 
bruit. 

Ce  qu'elle  me  refusait  par  piété  conjugale, 
je  le  demandai  à  ma  tante  Chausson,  qui  ne 
craignait  nullement  d'être  désagréable  à  mon 
père.  Je  m'en  étais  fort  bien  aperçu,  et  c'est 
sur  quoi  je  comptais  pour  obtenir  ce  que  je 
désirais  si  ardemment  Par  malheur,  la  tante 
Chausson,  parcimonieuse,  donnait  rarement 
et  peu. 

—  Qu'est-ce  que  tu  ferais  d'un  tambour?  me 
dit-elle.  N'as-tu  pas  assez  de  jouets?  Tu  en  as 
des  armoires  pleines.  De  mon  temps  on  ne 
gâtait  pas  ainsi  les  enfants;  mes  petites  com- 
pagnes et  moi,  nous  faisions  des  poupées  aveo 
des  feuilles...  N'as-tu  pas  une  belle  arche 
de  Noé? 

Elle  parlait  d'une  arche  de  Noé  qu'elle 
m'avait  donnée  le  1"  janvier  d'antan  et  qui 
m'avait  paru  d'abord,  je  dois  le  dire,  quelque 
chose  de  surnaturel.  Elle  contenait  Je  patriarche 

4. 


66  LE    PETIT    PIERRE 

et  sa  famille  et  un  couple  de  tous  les  animaux 
de  la  création.  Mais  les  papillons  y  étaient 
plus  grands  que  les  éléphants,  ce  qui,  à  la 
longue,  choquait  mon  sens  des  proportions;  et 
maintenant  que,  par  ma  faute,  les  quadrupèdes 
ne  se  tenaient  plus  que  sur  trois  pattes  et  que 
Noé  avait  perdu  son  bâton,  l'arche  ne  me  char- 
mait plus. 

Un  jour  qu'étant  enrhumé,  je  gardais  la 
chambre,  mon  bonnet  de  nuit  noué  sous  le 
menton,  je  me  fis  un  tambour  et  des  baguettes 
d'un  pot  de  grès  et  d'une  cuiller  de  bois.  Ce 
devait  être  d'un  style  assez  hollandais  et  dans 
le  sentiment  de  Brauwer  et  de  Jean  Steen. 
J'avais  le  goût  plus  noble  et,  quand  ma  vieille 
Mélanie  indignée  me  reprit  son  pot  à  beurre 
et  sa  cuiller  à  pot,  j'en  étais  déjà  dégoûté. 

Environ  ce  temps,  mon  père  m'apporta  cer- 
tain soir  un  petit  biscuit  peint,  qui  représentait 
un  pierrot  battant  de  la  grosse  caisse.  Je  ne 
sais  s'il  pensait  que  l'image  tenait  lieu  de  la 
-.  réalité  ou  s'il  voulait  se  moquer  de  moi.  Il 
souriait,  selon  sa  coutume,  avec  un  peu  de 
tristesse.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  reçus  son  pré- 
sent de  mauvais  cœur  et  ce  biscuit,  horrible  au 
toucher,  m'inspira  une  soudaine  aversion. 


LE    PETIT    PIERRE  67 

Je  n'espérais  plus  posséder  l'objet  de  mes 
Tœux,  quand,  un  clair  jour  d'été,  ma  mère, 
après  le  déjeuner,  m'embrassa  tendrement,  me 
recommanda  d'être  sage  et  m'envoya  promener 
avec  la  vieille  Mélanie,  après  m'avoir  tendu  un 
objet  en  forme  de  cylindre,  enveloppé  dans  du 
papier  gris. 

J'ouvris  le  paquet.  C'était  un  tambour.  Ma 
mère  n'était  déjà  plus  dans  la  chambre.  Je 
suspendis  ce  cher  instrument  à  mon  épaule  par 
la  ficelle  qui  servait  de  bandoulière  et  ne  me 
demandai  point  ce  que  le  sort  exigerait  en 
retour;  je  croyais  alors  que  les  dons  de  la  for- 
tune sont  gratuits.  Je  n'avais  pas  appris  à  con- 
naître dans  Hérodote  la  Némésis  céleste,  et 
j'ignorais  cette  maxime  du  poète,  que  j'ai,  par 
la  suite,  beaucoup  méditée  : 

C'est  un  ordre  des  Dieux  qui  jamais  ne  se  rompt 
De  nous  vendre  bien  cher  les  grands  biens  qu'ils  nous 

[font. 

Heureux  et  fier,  la  caisse  à  mon  flanc,  les 
baguettes  à  la  main,  je  m'élançai  dehors  et 
marchai  devant  Mélanie  en  tambourinant. 
J'allais  au  pas  de  charge,  sûr  d'entraîner  des 
armées  à  la  victoire.  J'avais  bien  toutefois. 


68  LE    PETIT    PIERRE 

sans  me  l'avouer  à  moi-même,  quelque  senti- 
ment que  ma  caisse  n'était  pas  très  sonore  et 
ne  s'entendait  pas  à  une  lieue  à  la  ronde.  Et, 
dans  le  fait,  la  peau  d'âne  (si  c'était  une  peau, 
ce  dont  je  doute  véhémentement  aujourd'hui), 
mal  tendue,  ne  retentissait  point  sous  le  choc 
de  baguettes  si  petites  et  si  légères  que  je  ne 
les  sentais  pas  entre  mes  doigts.  Je  reconnais- 
sais là  le  génie  paisible  et  vigilant  de  ma  mère 
et  son  zèle  à  bannir  de  la  maison  les  jouets 
bruyants.  Elle  en  avait  écarté  déjà  les  fusils, 
les  pistolets  et  les  carabines  à  mon  grand 
regret,  car  je  me  délectais  dans  le  vacarme,  et 
mon  âme  s'exaltait  aux  détonations.  Sans 
doute  on  ne  voudrait  pas  qu'un  tambour  fût 
muet;  mais  l'enthousiasme  supplée  à  tout.  Le 
tumulte  de  mon  cœur  emplissait  mes  oreilles 
d'un  bruit  de  «gloire.  J'imaginais  une  cadence 
qui  faisait^  marcher  d'un  seul  pas  des  milliers 
d'hommes,  j'imaginais  des  roulements  qui 
pénétraient  les  âmes  d'héroïsme  et  d'horreur. 
J'imaginais,  dans  le  jardin  fleuri  du  Luxem- 
bourg, des  colonnes  s'avançant  à  perte  de  vue 
parla  plaine  infinie;  j'imaginais  des  chevaux, 
des  canons,  des  caissons  défonçant  les  routes, 
des  casques   étincelants  aux  noires  crinières. 


LE    PETIT    PIERRE  69 

des  bonnets  à  poil,  des  plumets,  des  aigrettes, 
des  panaches,  des  lances,  des  baïonnettes. 

Je  voyais,  je  sentais,  je  créais  tout  cela.  Et, 
présent  dans  mon  œuvre,  j'étais  moi-même 
tout  cela,  les  hommes,  les  chevaux,  les 
canons,  les  poudrières  et  le  ciel  embrasé  et  la 
terre  ensanglantée.  Voilà  ce  que  je  tirais  de 
ma  caisse!  Et  ma  tante  Chausson  me  deman- 
dait ce  que  je  ferais  d'un  tambour! 

Quand  je  rentrai  à  la  maison,  elle  était 
silencieuse.  J'appelai  maman,  qui  ne  me 
répondit  pas.  Je  courus  à  sa  chambre  et  à 
celle  des  boutons  de  roses  et  ne  vis  personne. 
J'entrai  dans  le  cabinet  de  mon  père,  il  était 
vide.  Debout  sur  la  pendule  du  salon,  le 
Spartacus  de  Foyatier  répondit  seul  à  mon 
regard  inquiet  par  le  geste  de  son  éternelle 
indignation. 

Je  criai  : 

—  Maman!  Où  es-tu,  maman?  • 

Et  je  me  mis  à  pleurer. 

La  vieille  Mélanie  m'apprit  alors  que  mon 
père  et  ma  mère  étaient  partis  par  la  diligence     y 
de  la  rue  du  Bouloi  pour  le  Havre,  avec  mon-    ''*    ^"^^ 
sieur  et  madame  Danquin,  et  qu'ils  y  passe- 
raient huit  jours. 


70  LE    PETIT    PIERRE 

Cette  nouvelle  m'abîma  de  désespoir,  ei  je 
connus  à  quel  prix  le  sort  m'avait  accordé  un 
tambour;  je  compris  que  ma  mère  m'avait 
donné  un  jouet  pour  me  dissimuler  son  départ 
et  me  distraire  de  son  absence.  Et,  me  rappe- 
lant le  ton  grave  et  un  peu  triste  avec  lequel 
elle  m'avait  dit  en  m'embrassant  :  a  Sois 
sage!  »,  je  me  demandai  comment  je  n'avais 
point  eu  de  soupçons.  Et  je  pensais  : 

—  Si  j'avais  su,  je  l'aurais  empêchée  de 
partir. 

J'étais  désolé  et  honteux  aussi  de  m' être 
laissé  tromper.  Pourtant,  que  de  signes 
auraient  dû  m'instruira  !  Depuis  plusieurs 
jours,  j'entendais  chuchoter  mes  parents, 
j'entendais  chanter  les  portes  des  armoires,  je 
voyais  des  piles  de  linge  sur  les  lits,  des  malles, 
des  valises  dans  les  chambres.  Le'  couvercle 
bombé  d'une  de  ces  malles  était  tendu  d'une 
peau  de  bête  galeuse  et  pelée  sur  laquelle  pas- 
saient des  traverses  de  bois  noir  très  sale,  et 
c'était  hideux.  Tant  de  présages  m'étaient  vai- 
nement apparus,  dont  un  pauvre  chien  se 
serait  inquiété.  J'avais  ouï  dire  à  mon  père  que 
Finette  prévoyait  les  départs. 

L'appartement  était  grand  et  froid.  L'horrible 


l 

LE    PETIT    PIERRE  71 

silence  qui  y  régnait  me  glaçait  le  cœur.  Et, 
pour  l'emplir,  Mélanie  était  vraiment  trop 
petite  :  à  peine  son  bonnet  tuyauté  dépassait- 
il  ma  tète.  Je  l'aimais,  Mélanie,  je  l'aimais  de 
toutes  les  forces  de  mon  égoïsme  enfantin  ; 
mais  elle  n'occupait  pas  assez  mon  esprit.  Ses 
paroles  me  semblaient  insipides.  Avec  ses  che- 
veux gris  et  son  dos  qui  se  faisait  rond,  elle 
me  semblait  plus  puérile  que  moi.  L'idée  de 
vivre  une  semaine  entière  seul  avec  elle  me 
désespérait. 

Elle  essaya  de  me  consoler  :  elle  me  dit 
qu'une  semaine  était  vite  passée;  que  ma  mère 
me  rapporterait  un  joli  petit  bateau  que  je 
ferais  naviguer  sur  le  bassin  du  Luxembourg; 
que  mon  père  et  ma  mère  me  conteraient  leurs 
aventures  de  voyage,  et  me  décriraient  si 
bien  le  beau  port  du  Havre,  que  j'y  croirais 
être  moi-même. 

Et  il  faut  reconnaître  que  ce  dernier  trait 
n'était  pas  mauvais,  puisque  le  pigeon  du  fabu- 
liste l'employa  pour  consoler  de  son  absence 
sa  tendre  compagne.  Mais  je  ne  voulais  pas 
être  consolé.  Je  né  croyais  pas  que  ce  fût  pos- 
sible et  je  jugeais  que  ce  serait  moins  beau. 

Ma  tante  Chausson  vint  dîner  avec  moi.  Je 


72  LE    PETIT    PIERRE 

n'éprouvai  aucun  plaisir  à  voir  sa  face  d© 
chouette.  Elle  me  donna  aussi  des  consola- 
tions, mais  les  siennes  avaient  l'air  de  vieux 
rogatons  comme  tout  ce  qu'elle  donnait. 
C'était  une  nature  trop  avare  pour  apporter 
des  consolations  abondantes,  fraîches  et  pures. 
A  table,  elle  prit  la  place  de  ma  mère,  empê- 
chant ainsi  que  sur  la  chaise  de  cette  chère 
maman  s'élevât  une  lueur  imperceptible  d'elle, 
une  ombre  impalpable,  une  invisible  image, 
enfin  ce  qui  reste  des  absents  aimés  sur  les 
choses  qui  leur  étaient  familières. 

Cette  incongruité  m'exaspéra.  Dans  mon 
désespoir,  je  refusai  de  manger  ma  soupe  et 
m'enorgueillis  de  ce  refus.  Je  ne  sais  plus  si  je 
songeai  alors  qu'en  pareille  circonstance 
Finette  en  aurait  fait  autant;  mais  cela  n'était 
pas  de  nature  à  m'humilier,  car  je  reconnais- 
sais que,  pour  l'instinct  et  le  sentiment,  les 
bêtes  l'emportaient  de  beaucoup  sur  moi.  Ma 
mère  avait  comràandé  un  vol-au-vent  et  de  la 
crème  qu'elle  avait  jugés  propres  à  me  distraire 
de  mon  chagrin.  J'avais  refusé  la  soupe; 
j'acceptai  le  vol-au-vent  et  la  crème  et  y  trouvai 
quelque  soulagement  à  mes  maux. 

Après  dîner,  ma  tante   Chausson  me  con- 


LE    PETIT    PIERRE  73 

seilla  de  jouer  avec  mon  arche  de  Noé;  ce 
conseil  m'enflamma  de  fureur.  Je  répondis  de 
la  façon  la  plus  impertinente  et,  par  surcroît, 
lançai  mal  à  propos  des  injures  à  Mélanie,'qui 
dans  toute  sa  sainte  vie  ne  mérita  que  des 
louanges. 

La  pauvre  créature  me  coucha  avec  un  soin 
délicat,  essu)^a  mes  larmes  et  dressa  son  lit  de 
sangle  dans  ma  chambre.  Néanmoins,  je  ne 
tardai  pas  à  m'apercevoir  des  effets  terribles 
de  l'abandon  où  ma  mère  m'avait  laissé.  Mais, 
pour  comprendre  ce  qui  m'advint,  il  faut  se 
rappeler  que  toutes  les  nuits,  dans  cette  même 
chambre,  avant  de  m'endormir,  je  voyais  de 
mon  lit  une  troupe  de  petits  hommes  à  grosse 
tête,  bossus,  bancals,  étrangement  difformes, 
coiffés  de  feutres  à  plume,  le  nez  chaussé 
d'énormes  lunettes  rondes,  qui  tenaient  divers 
instruments  tels  que  broches,  mandolines, 
casseroles,  tambours  de  basque,  scies,  trom- 
pettes, béquilles,  dont  ils  tiraient  des  sons 
étranges,  en  dansant  des  danses  grotesques. 
Leur  apparition  dans  cette  chambre,  à  cette 
heure,  ne  m'étonnait  plus  :  je  ne  connaissais 
pas  assez  les  lois  de  la  nature  pour  savoir 
qu'elle  y  était  contraire.  Et,  puisqu'elle  se  pro- 

5 


74  LE    PETIT    PIERRE 

duisait  régulièrement  toutes  les  nuits,  je  ne  la 
trouvais  pas  extraordinaire,  mais  elle  m'ef- 
frayait, sans  pourtant  que  ma  peur  fût  asses 
forte  pour  m'arracher  des  cris.  Ce  qui  calmait 
beaucoup  mon  épouvante,  c'est  que  j'obser- 
vais que  ces  petits  musiciens  rasaient  le  mur 
et  n'approchaient  point  de  mon  lit.  Telle  était 
leur  coutume.  Ils  ne  faisaient  pas  mine  de  me 
voir  et  je  retenais  mon  souffle  pour  ne  pas 
attirer  leur  attention.  C'était  assurément  la 
bonne  influence  de  ma  mère  qui  les  tenait 
éloignés  de  moi,  et  la  vieille  Mélanie  n'exer- 
çait pas,  sans  doute^  le  même  empire  sur  ces 
esprits  malins,  car,  en  cette  nuit  affreuse  où  la 
diligence  de  la  rue  du  Bouloi  emportait  mes 
chers  parents  vers  de  lointains  rivages,  ces 
petits  musiciens  s'aperçurent  pour  la  première 
fois  de  ma  présence.  L'un  d'eux,  qui  avait  une 
jambe  de  bois  et  un  emplâtre  sur  l'œil,  me 
montra  du  doigt  à  son  voisin,  et  tous,  l'un 
après  l'autre,  s'étant  tournés  vers  moi,  chaus-  . 
sèrent  d'énormes  besicles  rondes  et  m'exami- 
nèrent curieusement  sans  nulle  bienveillance. 
Je  commençai  de  trembler  de  tous  mes  mem- 
bres. Mais,  quand  ils  s'approchèrent  de  mon 
lit  en  dansant  et  en  brandissant  broches,  scies. 


LE    PETIT    PIERRE  7§ 

casseroles  et  lorsque  l'un  d'eux,  qui  avait  un 
nez  en  forme  de  clarinette,  braqua  sur  moi 
une  seringue  grande  comme  la  lunette  de 
l'observatoire,  glacé  d'épouvante,  je  criai  : 

—  Maman  ! 

La  vieille  Mélanie  accourut  à  mon  appeL  A 
sa  vue,  je  fondis  en  larmes.  Puis  je  me  ren- 
dormis. 

Quand  je  me  réveillai  au  chant  des  moi- 
neaux, j'avais  tout  oublié,  la  triste  absence  et 
ma  solitude.  Hélas  !  le  visage  clair  de  ma 
chère  maman  ne  se  pencha  pas  sur  mon  lit, 
les  boucles  noires  de  ses  cheveux  ne  caressè- 
rent point  mes  joues,  je  ne  respirai  point  l'iris 
qui  parfumait  son  peignoir.  Mais  les  joues 
semblables  à  des  pommes  d'hiver  de  ma  vieille 
Mélanie  m'apparurent  dans  un  énorme  bonnet 
à  bavolet,  et  je  vis  sur  la  camisole  de  la  bonne 
créature  des  temples  et  des  amours.  Us  étaient 
imprimés  en  rose  sur  le  fond  beige  et  elle  les 
portait  innocemment.  Cette  vue  renouvela  mes 
douleurs.  Toute  la  matinée  j'errai  mélancoli- 
quement dans  la  demeure  muette.  Ayant  trouvé 
mon  tambour  sur  une  chaise  de  la  salle  à 
manger,  je  le  jetai  à  terre  avec  fureur,  et,  d'un 
coup  de  talon,  le  crevai. 


76  LE    PETIT    PIERRE 

Plus  tard,  devenu  homme,  il  m'arriva  peut- 
être  de  souhaiter  encore  quelque  chose  de  sem- 
blable à  cet  instrument  sonore  et  creux  que 
j'avais  tant  désiré  dans  ma  petite  enfance,  les 
tympanons  de  la  gloire,  les  cymbales  de  la 
faveur  publique  Mais,  dès  que  je  sentais  ce 
désir  naître  et  remuer  en  moi,  je  me  rappelais 
le  tambour  de  mes  quatre  ans  et  le  prix  dont 
je  l'avais  payé  et  aussitôt  je  cessais  de  désirer 
des  biens  que  le  sort  ne  nous  accorde  pas  gra- 
tuitement. 

Jean  Racine,  en  lisant  sa  Bible  latine,  a 
souligné  cet  endroit  :  Et  tribuit  eis  ])etitionem 
eorum.  Et  il  se  l'est  rappelé  quand  il  a  mis 
dans  la  bouche  d'Aricie  ces  mots  qui  font  pâlir 
l'imprudent  Thésée  : 

Craignez,  seigneur,  craignez  que  le  ciel  rigoureux 
Ne  vous  haïsse  assez  pour  exaucer  vos  vœux. 
Souvent  dans  sa  colère  il  reçoit  nos  victimes  : 
Ses  présents  sont  souvent  la  peine  de  nos  crimes. 


X 


UNE    TROUPE    COMIQUE    ETROITEMENT    UNIE 


En  ce  temps-là,  quand  je  restais  au  lit  sans 
dormir  pour  quelque  indisposition  ou  seule- 
ment pour  m'être  réveillé  plus  tôt  que  de  cou- 
tume, j'étais  regardé  par  une  figure  grise  et 
morne,  par  un  visage  vaste  et  sans  forme,  par 
un  fantôme  enfin  plus  redoutable  que  la  douleur 
et  la  crainte,  l'Ennui.  Et  non  pas  un  ennui  tel 
que  les  ennuis  chantés  par  les  poètes,  ces 
ennuis  colorés  de  haine  et  d'amour  et  beaux 
et  fiers;  non,  mais  l'invariable  ennui,  le  pro-  / 
fond  ennui,  le  brouillard  intérieur,  le  néant  ? 
devenu  sensible.   Pour .  conjurer  la  visite  du   . 


78  LE    PETIT    PIERRE 

spectre,  j'appelais  ma  mère  et  Mélanie;  hélas! 
elles  ne  venaient  point  ou  ne  restaient  qu'un 
moment  près  de  moi,  et  me  disaient,  comme 
l'abeille  au  petit  garçon  de  madame  Desbordes- 
Yalmore  : 

...  Je  suis  très  pressée... 
...  On  ne  rit  pas  toujours. 

Et  ma  mère  ajoutait  : 

—  Mon  enfant,  pour  te  distraire,  repasse  ta 
table  de  multiplication. 

C'était  une  extrémité  à  laquelle  je  ne  pou- 
^  vais  me  résoudre.  Je  préférais   imaginer  un 
"  voyage  auiour   du   monde  et  des   aventures 
extraordinaires.  Je  faisais  naufrage  et  j'abor- 
dais à  la  nage  un  rivage  peuplé  de  tigres  et  de 
lions.  Avec  le  concours  d'une  imagination  puis- 
sante, c'eût  été  suffisant  pour  me  garantir  de 
l'ennui.   Par  malheur,  les  images  que  j'évo- 
quais étaient  si  pâles,  si  ténues,  qu'elles  ne  me 
cachaient  ni  le  papier  de  ma  chambre  ni  le 
visage  de  brume  que  je  redoutais.   Avec  le 
temps,  je  trouvai  mieux  et  je  parvins  à  me 
j  procurer,  dans  ma  couchette,  un  divertissement 
•  agréable,   spirituel,    très   goûté  par   tous    les 
,'  peuples  policés  :  je  me  donnai  la  comédie.  Mon 


LE    PETIT    PIERRE  79 

théâtre,  ai-je  besoin  de  le  dire,  ne  fut  pas  porté 
d'un  coup  à  la  perfection.  La  tragédie  grecque 
sortit  du  chariot  de  Thespis.  Je  chantonnai  en 
marquant  la  mesure  d'un  mouvement  de  ma 
main  :  telle  fut  l'origine  de  mon  odéon.  Il 
naissait  humblement.  Une  rougeole  bénigne 
me  retint  à  propos  au  lit  pour  le  perfectionner. 
Je  dirigeais  cinq  acteurs  ou  plutôt  cinq  carac-l 
tares  comme  ceux  de  la  comédie  italienne. 
C'étaient  les  cinq  doigts  de  ma  main  droite. 
Chacun  avait  son  nom  comme  sa  physionomie. 
Et,  ainsi  que  les  masques  du  théâtre  italien 
auxquels  je  ne  saurais  trop  les  comparer,  mes 
personnages  gardaient  leur  nom  dans  les  rôles 
qu'ils  tenaient,  à  moins  toutefois  que  la  pièce 
ne  les  obligeât  à  en  changer,  ce  qui  arrivait, 
par  exemple,  dans  les  drames  historiques.  Mais 
ils  conservaient  invariablement  leur  caractère 
propre.  A  cet  égard,  sans  les  flatter,  ils  ne  se 
sont  jamais  démentis. 

Le  pouce  s'appelait  Rappart.  Pourquoi?  Je 
n'en  sais  rien.  N'espérons  pas  tout  éclaircir. 
On  ne  peut  donner  des  raisons  de  tout.  Rap- 
part, court,  large,  trapu,  d'une  force  prodi- 
gieuse, était  un  individu  sans  éducation,  vio- 
lent, querelleur,  ivrogne,  un  vrai  Caliban,  for- 


80  LE    PETIT    PIERRE 

geron,  commissionnaire,  déménageur,  brigand, 
soldat,  selon  le  rôle  qu'il  remplissait;  il  ne 
commettait  que  violences  et  cruautés.  Au 
besoin,  il  tenait  le  rôle  des  animaux  féroces, 
celui  du  loup  dans  le  Petit  Chaperon  Rouge,  et 
de  l'ours  dans  une  comédie  assez  belle  où  l'on 
voyait  une  jeune  bergère  surprendre  un  ours 
blanc  endormi,  lui  passer  un  anneau  dans  le 
nez  et  le  mener  captif  et  dansant  au  palais^du 
roi,  qui  l'épouse  aussitôt. 

L'index,  qui  se  nommait  Mitoufle,  offrait 
avec  Rappart  un  contraste  frappant,  au  moral 
comme  au  physique.  Mitoufle  n'était  ni  le 
plus  grand  ni  le  plus  beau  de  la  troupe;  il  sem- 
blait même  un  peu  altéré  et  déformé  par  quel- 
que métier  manuel,  qu'il  avait  exercé  trop 
jeune.  Mais,  pour  la  vivacité  des  mouvements 
et  l'esprit  de  repartie,  c'était  mon  meilleur 
acteur.  D'un  naturel  généreux,  son  premier 
mouvement  le  portait  à  défendre  les  opprimés. 
Sa  bravoure  allait  jusqu'à  la  témérité  et  le 
dramaturge  lui  donnait  des  occasions  fréquentes 
de  l'exercer.  11  n'y  avait  pas  son  pareil,  dans 
un  incendie,  pour  arracher  un  enfant  des 
flammes  et  le  rapporter  à  sa  mère.  Son  seul 
défaut  était  une  vivacité  excessive;  mais  on  le 


LE    PETIT    PIERRE  gf 

lui  pardonnait,  ou  plutôt  on  l'aimait  mieux 
ainsi. 

Achille  déplairait  moins  bouillant  et  moins  prompt. 

Le  médius,  élégant,  droit,  d'une  taille 
haute  et  superbe,  renfermait,  sous  ces  heureux 
dehors,  une  àme  chevaleresque.  Issu  des  plus 
illustres  aïeux,  il  se  nommait  Dunois.  Et,  pour 
le  coup,  je  crains  bien  de  savoir  pourquoi,  et 
ne  puis  guère  douter  que  ma  chère  maman  en 
fût  la  cause.  Ma  chère  maman  ne  chantait  pas  / 
très  bien  et  ne  chantait  que  quand  j'étais  seul 
à  l'entendre.  Elle  chantait  : 


Partant  pour  la  Syrie 
Le  jeune  et  beau  Dunois 
Alla  prier  Marie 
De  bénir  ses  exploits. 


Et  elle  chantait  aussi  :  Reposez-vouSt  bons 
chevaliers.  Et  elle  chantait  encore  :  En  soupi- 
rant, fai  vu  naître  Vaurore.  Ma  chère  maman 
raffolait  des  romances  de  la  reine  Hortense, 
qui  étaient  charmantes,  en  ce  temps-là. 

Excusez  mes  lenteurs  :  c'est  tout  un  art  que 
j'expose.  A  l'annulaire,  qui  n'avait  point  d'an- 

5. 


92  LE    PETIT    PIERRE 

neau,  s'identifiait  une  dame  d'une  grande 
beauté,  nommée  Blanche  de  Castille.  C'était 
peut-être  un  pseudonyme.  Etant  la  seule  femme 
de  la  troupe,  elle  jouait  les  mères,  les  épouses, 
les  amantes.  Vertueuse  et  persécutée,  le  jeune 
et  beau  Dunois  la  sauvait  maintes  fois  des  plus 
grands  périls  avec  le  concours  empressé  et 
désintéressé  de  Mitoufle.  Elle  épousait  sou- 
Tent  Dunois,  rarement  Mitoufle.  Un  caractère 
encore  et  j'en  aurai  fini  avec  ma  troupe. 
Jeannot,  le  petit  doigt,  était  un  jeune  garçon 
plein  d'innocence,  dont  à  l'occasion  on  faisait 
une  fillette,  comme,  par  exemple,  lorsqu'on 
jouait  le  Petit  Chaperon  Rouge.  Et  je  crois 
qu'en  devenant  fille,  il  lui  venait  de  l'esprit. 
Les  pièces  faites  pour  les  interprètes  que  je 
viens  d'énumérer  se  rapprochaient  de  la  com- 
media  del  arte  en  ce  sens  que  j'en  composais 
le  canevas  et  que  mes  acteurs  improvisaient  le 
dialogue  en  se  conformant  à  leur  caractère  et 
à  leur  situation.  Toutefois,  il  s'en  fallait  de 
beaucoup  qu'elles  ressemblassent  aux  farces 
italiennes  et  à  ces  pièces  du  théâtre  de  la  foire 
qui  mettent  aux  prises  Arlequin,  Colombine 
et  le  docteur  pour  de  vils  intérêts,  et  des  pas- 
sions basses.  Mes  ouvrages,  plus  nobles,  appar- 


LE    PETIT    PIERRE  83 

tenaient  au  genre  héroïque,  et  c'est  en  eff<^*. 
celui  qui  convient  le  mieux  aux  êtres  inno- 
cents et  simples.  J'étais  lyrique  et  pathétique, 
tragique  et  très  tragique.  Quand  les  passions 
s'élevaient  à  des  hauteurs  où  la  parole  man- 
quait, on  chantait.  Il  y  avait  aussi  dai?3  ces 
drames  des  scènes  comiques.  Je  travaillais  à 
mon  insu  dans  le  système  de  Shakespeare  ;  il 
m'aurait  été  beaucoup  plus  difficile  de  tra- 
vailler dans  celui  de  Racine.  Je  n'avais  pas, 
comme  M.  de  Lamartine,  la  bouffonnerie  en 
horreur.  Loin  de  là!  Mais  mon  comique  était 
très  simple  et  il  ne  s'y  mêlait  pas  d'ironie. 
Les  mêmes  situations  revenaient  souvent  dans 
mon  théâtre.  Je  n'avais  pas  le  courage  de  me 
le  reprocher  :  elles  étaient  si  touchantes  !  Prin- 
cesses captives,  délivrées  par  un  vaillant  che- 
valier, enfants  volés  et  rendus  à  leur  mère, 
tels  étaient  mes  sujets  de  prédilection. 

Cependant,  je  courais  d'autres  carrières.  Je 
composais  des  drames  d'amour  où  je  semais  de 
grandes  beautés.  Les  pièces  de  ce  genre  man- 
quaient d'action  et  surtout  de  dénouement;  ces 
défauts  tenaient  à  la  pureté  de  mon  âme  qui, 
concevant  que  l'amour  est  à  lui-même  tout  son 
objet  et  tout  son  contentement,  ne  lui  faisait 


84  LE    PETIT    PIERRE 

désirer  aucune  satisfaction.  C'était  beau,  mais 
monotone. 

Je  traitais  aussi  les  sujets  militaires  et  ne 
craignais  point  d'aborder  l'épopée  napoléo- 
nienne que  je  recueillais  sur  les  lèvres  des 
survivants  de  la  grande  époque,  si  nombreux 
autour  de  mon  berceau.  Dunois  faisait  Napo- 
léon ;  Blanche  de  Gastille,  Joséphine  (je  ne 
connaissais  pas  Marie-Louise);  Mitoufle,  un 
grenadier;  Jeannot,  un  fifre;  Rappart  faisait  les 
Anglais,  les  Prussiens,  les  Autrichiens  et  les 
Russes,  l'ennemi.  Et  avec  ces  ressources,  je 
trouvais  le  moyen  de  remporter  les  victoires 
d'Austerlitz,  d'Iéna,  deFriedland,  de  Wagram, 
d'entrer  à  Vienne  et  à  Berlin.  D'ordinaire,  on 
ne  jouait  pas  deux  fois  la  même  pièce.  J'en 
avais  toujours  une  toute  prête.  Pour  la  fécon- 
dité, j'étais  un  Galderon. 

L'on  pense  bien  que,  grâce  aux  jeux  de  ce 
théâtre  où  j'étais  à  la  fois  directeur,  auteur, 
troupe  et  spectateur,  je  ne  m'ennuyais  plus  au 
lit.  J'y  restais  au  contraire  le  plus  longtemps 
possible  et  feignais  des  maladies  pour  ne  pas 
me  lever.  Ma  chère  maman,  qui  ne  me  recon- 
naissait plus,  me  demandait  d'où  venait  cette 
paresse  nouvelle.  Faute  de  connaître  mon  art 


LE    PETIT    PIERRE  85 

et  mesurer  mon  génie,  elle  appelait  paresse  ce 
qui  était  action  et  mouvement. 

Ce  théâtre,  ayant  atteint  son  apogée  vers  ma 
sixième  année,  entra  tout  aussitôt  dans  une 
rapide  décadence,  dont  il  importe  d'exposer  les 
causes. 

Sur  mes  six  ans,  donc,  pendant   quelques 
légers  troubles  de  croissance,  retenu  plusieurs 
jours  au  lit  et  ayant  près  de  moi,  sur  une  petite 
table,  une  boîte  de  couleurs  et  des  rubans,  je 
résolus   d'employer  les  moyens  qui  se  trou- 
vaient sous  ma  main  à  embellir  mon  théâtre 
et  à  le  porter  à  un  état  inouï  de  perfection.  Je 
me  mis  aussitôt  à  l'œuvre  et  exécutai  ardem- 
ment mes  conceptions  fiévreuses.  Je  ne  m'étais 
jamais  aperçu  que  mes  acteurs  n'avaient  pas 
plus  de  visage  qu'un  œuf;  m'en  avisant  sou- 
dain, je  leur  fis  des  yeux,  un  nez,  une  bouche, 
et,  voyant  qu'ils  étaient  nus,  je  les  habillai  de 
soie  et  d'or.  Il  m'apparut  alors  qu'il  fallait  les 
coiffer,   et  je  leur  fis    des   chapeaux  ou   des 
bonnets    de   formes    diverses,   mais  générale- 
ïnent  pointus.  Je  ne  m'arrêtai  pas  dans  ces 
recherches  de  l'effet  pittoresque  :  je  construisis 
une  scène,  je  peignis  des  décors,  je  fabriquai 
des  accessoires.  Et  tout  ému,  je  montai  une 


86  LE    PETIT    PIERRE 

pièce  qui  s'appelait  les  Barons  du  Saint- 
Sépulcre  et  devait  réunir  l'orient  et  Toccident 
en  une  action  formidable.  Hélas!  je  ne  pus  pas 
même  achever  la  première  scène.  L'inspiration 
s'était  placée  :  l'âme  et  le  mouvement,  tout 
avait  disparu.  Plus  de  passion,  plus  de  vie. 
Mon  théâtre,  tant  qu'il  était  sans  artifices,  se 
revêtait  de  toutes  les  couleurs  et  de  toutes  les 
formes  de  l'illusion.  Quand  le  luxe  apparut, 
l'illusion  se  dissipa.  Les  muses  s'envolèrent. 
Elles  ne  revinrent  plus.  Quel  enseignement!  Il 
faut  laisser  à  l'art  sa  noble  nudité.  La  richesse 
des  costumes  et  l'éclat  des  décors  étouffent  le 
drame  qui  ne  veut  pour  parure  que  la  gran-}^ 
deur  de  l'action  et  la  vérité  des  caractères. 

i 


XI 


LA    CHARPIE 


Je  n'avais  pas  encore  accompli  mes  quatre 
ans  :  un  matin,  ma  mère  me  souleva  de  mon 
lit,  et  mon  cher  papa,  qui  avait  revêtu  son 
uniforme  de  garde  national,  m'embrassa  ten- 
drement. Il  avait  un  coq  d'or  et  un  pompon 
roug-e  à  son  shako.  On  battait  le  rappel  sur  le 
quai  ;  le  galop  des  chevaux  retentissait  sur  le 
pavé;  par  moments  passaient  des  chants  et  des 
clameurs  farouches  et  l'on  entendait  au  loin 
le  crépitement  de  la  fusillade.  Mon  père  sortit. 
Ma  mère  s'approcha  de  la  fenêtre,  souleva  le 
rideau  de  mousseline  et  sanglota.  C'était  la 
révolution. 


^8  LE    PETIT    PIERRE 

Les  journées  de  Février  m'ont  laissé  peu  de 
souvenirs.  On  ne  m'a  pas  fait  sortir  une  seule 
fois  pendant  le  combat  des  rues.  Nos  fenêtres 
donnaient  sur  la  cour,  et  les  événements  qui 
s'accomplissaient  au  dehors  étaient  pour  moi 
infiniment  mystérieux.  Tous  les  locataires  de 
la  maison  fraternisaient.  Madame  Caumont,  la 
femme     du     libraire-éditeur,      mademoiselle 
Mathilde,    la    fille    déjà   vieille    de    madame 
Laroque,  mademoiselle  Cécile,  la  couturière, 
la    très    élégante    madame  Petitpas,    la   belle 
madame  Moser,  qu'on  ne  fréquentait  pas  en 
temps  ordinaire,   se  réiinissaient  l'après-midi 
chez  ma  mère,  où  elles  faisaient  de  la  charpie 
pour  les  blessés   dont  le  nombre  augmentait 
de  minute  en    minute.    L'usage    alors    suivi 
dans  tous  les  hôpitaux  était  d'appliquer  sur  les 
plaies  des  filaments  de  toile,  et  personne  ne 
doutait  de  l'excellence  de  ce  procédé  avant  la 
révolution  médicale  qui  a  proscrit  les  panse- 
ments humides.  Ces  dames  apportaient  chacune 
son  paquet  de  linge;  elles  s'asseyaient  dans  Ja 
salle  à  manger  autour  de  la  table  ronde  et,  là, 
déchiraient  la  toile   par  bandes  étroites,  puis 
l'effilaient.  On  admire,  quand  on  y  songe,  que 
ces  ménagères  eussent   tant   de  vieux  linge. 


LE    PETIT    PIERRE  89 

Madame  Petitpas  lut  sur  un  morceau  de  drap 
de  lit  qu'elle  avait  apporté  le  chiffre  de  sou 
aïeule  maternelle  et  la  date  de  1745.  Maman 
travaillait  avec  ses  invitées.  Nous  participions, 
le  jeune  Octave  Caumont  et  moi,  à  cette  œuvre 
charitable,  sous  la  surveillance  de  la  vieille 
Mélanie,  qui,  de  ses  doigts  rudes,  effilait  le 
chiffon  à  quelque  distance  de  la  table,  par  défé- 
rence. Pour  ma  part,  je  m'acquittais  de  ma 
tâche  avec  zèle  et  mon  orgueil  grandissait  à 
chaque  fil  que  je  tirais.  Mais,  quand  je  vis 
que  le  tas  d'Octave  Caumont  était  plus  gros 
que  le  mien,  j'en  souffris  dans  mon  amour- 
propre  et  ma  satisfaction  de  préparer  le  sou- 
lagement des  blessés  en  fut  beaucoup  dimi- 
nuée. 

De  temps  en  temps  des  personnes  de  notre 
intimité,-  M.  Debas,  surnommé  Simon  de 
Nantua,  et  M.  Caumont,  l'éditeur,  venaient 
nous  apporter  des  nouvelles. 

M.  Caumont  était  habillé  en  garde  national; 
mais  il  s'en  fallait  qu'il  portât  l'uniforme  avec 
autant  d'élégance  que  mon  cher  papa.  Mon 
papa  avait  le  teint  pâle  et  la  taille  fine.  M.  Cau- 
mont, le  visage  bourgeonné,  étalait  trois  men- 
tons sur  le  devant  de  sa  tunique  qui,  ne  pou- 


90  LE    PETIT    PIERRE 

vant  pas  se  boutonner,  s'ouvrait  inglorieuse- 
ment  sur  le  ventre. 

—  La  situation  est  terrible,  nous  dit-il, 
Paris  en  feu,  ses  rues  hérissées  de  seçt  cents 
barricades,  le  peuple  assiège  le  château  que  la 
maréchal  Bugeaud  défend  avec  quatre  mille 
hommes  et  six  pièces  de  canon. 

Ces  nouvelles  furent  accueillies  par  de 
grands  mouvements  de  terreur  et  de  pitié» 
La  vieille  Mélanie,  à  l'écart,  faisait  des  signes 
de  croix  et  remuait  les  lèvres  en  silence. 

Ma  mère  fit  servir  du  vin  de  Madère  et  de» 
gâteaux  secs.  (En  ce  temps-là,  on  ne  buvait 
guère  de  thé  et  les  dames  craignaient  moins 
le  vin  qu'à  présent.)  Un  doigt  de  vin  de 
Madère  anima  les  regards,  fît  sourire  les 
lèvres.  Ce  n'étaient  plus  les  mêmes  visages;  ce 
n'étaient  plus  les  mêmes  âmes. 

Pendant  le  goûter,  M.  Clérot,  Tencadreur 
du  quai  Malaquais,  se  présenta  devant  nous. 
C'était  un  très  gros  homme,  bien  plus  gros 
que  M.  Caumont,  et  que  sa  blouse  blanche 
faisait  paraître  encore  plus  rond.  Il  salua  la 
compagnie  et  demanda  le  secours  du  docteur 
Nozière  pour  les  blessés  du  Palais-Royal,  qui 
manquaient  de  tout.  Ma  mère  lui  répondit  que 


LE    PETIT    PIERRE  9I 

le  docteur  Nozière  était  à  l'hôpital  de  la 
Charité.  M.  Clérot  nous  fit  un  tableau  horrible 
de  ce  qu'il  avait  vu  aux  abords  des  Tuileries. 
Çà  et  là  des  morts,  des  blessés,  des  chevaux 
qui  se  soulevaient,  une  jambe  brisée,  le  ventre 
ouvert,  et  retombaient,  et  cependant  les  curieux 
emplissant  les  cafés  et  une  troupe  de  gamins 
s'amusant  d'un  chien  qui  hurlait  près  d'un 
cadavre.  Il  conta  que,  assiégé  par  une  pro- 
fonde colonne  d'insurgés  avec  armes  et  muni- 
tions, le  poste  du  Château-d'Eau,  sur  la  place 
du  Palais-Royal,  était  enveloppé  de  flammes 
quand  ses  défenseurs  mirent  bas  les  armes. 
M.  Clérot  poursuivit  à  peu  près  en  ces  termes  : 
—  Après  la  reddition  du  poste,  des  hommes 
de  bonne  volonté  furent  requis  pour  éteindre 
l'incendie;  je  me  trouvai  du  nombre;  on  se 
procura  des  seaux  et  nous  fîmes  la  chaîne. 
J'étais  placé  à  cinquante  pas  environ  du  bra- 
sier, entre  un  respectable  citoyen  d'un  certain 
âge,  et  un  gamin  qui  portait  en  sautoir  la 
giberne  d'un  soldat.  Les  seaux  faisaient  la 
navette.  Et  je  disais  ;  «  Attention,  citoyens! 
attention!  »  Je  ne  me  sentais  pas  bien;  le  vent 
rabattait  sur  nous  la  flamme  et  la  fumée; 
j'avais  les  pieds  gelés,  et  par  moments  il  me 


92  LE    PETIT    PIERRE 

coulait  le  long  de  la  jambe  un  froid  mortel, 
dont  je  cherchais  la  cause,  que  je  ne  pouvais 
trouver,  et  j'allais  jusqu'à  me  demander  si  je 
n'avais  pas  reçu  sans  m'en  apercevoir  une 
blessure  dans  le  combat  et  si  je  ne  perdais 
pas  tout  mon  sang.  Et  en  faisant  la  chaîne, 
je  me  disais  :  «  Ce  que  j'éprouve  n'est  pas 
naturel  »;  et  je  tournais  l'œil  devant,  derrière, 
à  droite  et  à  gauche  pour  me  rendre  compte 
de  ce  qui  m'arrivait.  Mais  voilà-t-il  pas  que 
tout  à  coup  je  vois  mon  voisin  de  gauche,  le 
gamin,  occupé  à  vider  dans  la  poche  de  ma 
blouse  le  seau  que  je  venais  de  lui  passer... 
Mesdames,  le  polisson  reçut  sur  la  joue  une 
giroflée  à  cinq  feuilles  qu'il  pourra  montrer  à 
son  amoureuse. 

»  C'est  pourquoi,  conclut  M  Clérot,  si  c'était 
un  effet  de  votre  bonté,  madame  Nozière,  je 
me  chaufferais  bien  volontiers  un  moment  à 
votre  poêle.  Ce  morveux  m'a  glacé  jusqu'aux 
os.  Une  jeunesse  pareille,  qui  a  perdu  à  ce 
point  le  respect,  cela  fait  frémir!  » 

Et  le  gros  homme,  ayant  tiré  de  sa  poche  un 
mètre,  un  diamant  à  tailler  le  verre  et  un 
journal  réduit  en  pâte,  la  retourna  dégouttante. 
Il  souleva  sa  blouse  et  bientôt  ses  vêtements 


LE    PETIT    PIERRE  93 

commencèrent  à  fumer  à  la  chaleur  du  poêle. 

Ma  mère  lui  versa  un  verre  d'eau-de-vie, 
qu'il  but  à  la  santé  de  la  compagnie,  car  il 
avait  de  l'usage. 

J'étais  ravi  de  ce  que  j'entendais,  et  je  vis 
fort  bien  madame  Caumont  cacher  un  fou  rire. 

A  ce  moment  M.  Debas,  surnommé  Simon 
de  Nantua,  parut  avec  une  buffleterie  sur  sa 
redingote  et  un  fusil  à  la  main.  Il  empruntait 
aux  événements  une  énorme  importance  et 
c'est  d'un  accent  solennel,  qu'il  annonça  à 
madame  Nozière  que  le  docteur,  retenu  à 
l'hôpital,  ne  reviendrait  pas  dîner.  Il  nous 
rapporta  ce  qu'il  avait  vu  ou  connu  et  s'étendit 
de  préférence  sur  les  faits  auxquels  il  avait 
participé  :  Six  gardes  municipaux  poursuivis 
par  les  insurgés  et  qu'il  avait  cachés  dans  une 
cave  de  la  rue  de  Beaune  ;  un  piqueur  du  Roi, 
que  son  habit  rouge  désignait  aux  fureurs  du 
peuple  et  qu'il  avait  revêtu  d'un  bourgeron 
emprunté  au  marchand  de  vin  du  coin  de  la 
rue  de  Verneuil.  Il  nous  apprit  que  Firmin, 
le  valet  de  chambre  de  M.  Bellaguet,  venait 
d'être  tué  sur  le  quai  d'une  balle  perdue.  Et, 
comme  nous  sommes  particulièrement  touchés 
de  ce  qui  se  passe  près  de  nous,  la  nouvelle 


94  LE    PETIT    PIERRE 

de  cette  mort  fut  reçue  avec  un  profond  émoi. 

Je  me  rappelle  aussi  que,  quelques  instants 
plus  tard,  à  nuit  close,  étant  avec  ma  chère 
maman  chez  madame  Caumont,  je  vis  par  la 
fenêtre  de  l'entresol,  qui  donnait  sur  le  quai, 
une  voiture  très  haute  et  largement  évasée 
sortir  tout  en  feu  du  guichet  du  Louvre.  Une 
troupe  d'hommes  la  traîna  sur  le  pont  des 
Saints-Pères  entre  les  deux  statues  assises,  et, 
avant  d'avoir  atteint  le  milieu  du  pont,  la  fît 
basculer.  Elle  rebondit  deux  fois  sur  ses  res- 
sorts, puis,  emportant  la  balustrade  de  fonte, 
tomba  dans  la  Seine.  Et  ce  spectacle,  auquel 
succédèrent  soudain  les  ténèbres  profondes, 
me  parut  splendide  et  mystérieux. 

Voilà  mes  souvenirs  du  24  février  1848,  tels 
qu'ils  se  sont  imprimés  dans  mes  faibles  esprits, 
et  tels  que  ma  mère  me  les  a  mamtes  fois 
rafraîchis;  les  voilà  dans  leur  candide  indi- 
gence. J'ai  pris  grand  soin  de  ne  les  point 
orner,  de  ne  les  point  enrichir. 

La  manière  dont  j'appris  alors  les  événe- 
ments contemporains  exerça  une  influence 
durable  sur  mon  intelligence  de  la  vie  publique 
et  contribua  grandement  à  former  ma  philoso- 
phie de  l'histoire.  Dans  ma  première  enfance, 


LE    PETIT    PIERRE  95 

les  Français  avaient  un  sentiment  du  ridicule 
qu'ils  ont  perdu  depuis,  sous  l'empire  de 
causes  que  je  ne  saurais  démêler.  Le  pamphlet, 
la  gravure  et  la  chanson  exprimaient  leur 
esprit  moqueur.  Je  naquis  à  l'âge  d'or  de  la 
caricature  et  c'est  par  les  lithographies  du 
Charivari  et  par  les  moqueries  de  mon  parrain 
M.  Pierre  Danquin,  bourgeois  de  Paris,  que  je 
me  fis  une  idée  de  la  vie  nationale;  elle  me 
parut  comique  en  dépit  des  émeutes  et  des 
révolutions,  parmi  lesquelles  je  fus  nourri. 
Mon  parrain  appelait  Louis-Napoléon  Bona- 
parte le  perroquet  mélancolique.  Je  me  plai- 
sais à  imaginer  cet  oiseau  combattant  le  spectre 
rouge,  représenté  comme  un  épouvantail  à 
moineaux,  promené  sur  un  manche  à  balai. 
Et  autour  d'eux,  je  voyais  s'agiter  les  orléa- 
nistes ayant  pour  tête  une  poire,  M.  Thiers  en 
nain,  Girardin  en  paillasse,  et  le  Président 
Dupin  avec  une  face  de  passoire  et  des  souliers 
grands  comme  des  bateaux.  Mais  je  m'intéres-  ' 
sais  surtout  à  Victor  Considérant  que  je  savais 
habiter  près  de  nous,  sur  le  quai  Voltaire,  et 
qui  m'était  figuré  se  suspendant  aux  arbres  par 
une  longue  queue  que  terminait  un  gros  œil. 


XII 


LES   DEUX    SCEURS 


En  ce  temps-là,  maman  m'emmenait  très 
souvent  dans  la  rue  du  Bac.  L'hiver  appro- 
chait. Elle  achetait,  dans  cette  rue  marchande, 
des  tricots  et  toutes  sortes  de  lainages  et  me 
faisait  faire  un  vêtement  chaud  par  M.  Augris, 
tailleur  plein  de  politesse  et  d'inexactitude, 
qui  demeurait  vis-à-vis  de  l'hôtel  où  l'année 
précédente  M.  de  Chateaubriand  était  mort. 
Ce  souvenir  ne  me  touchait  guère  et  je  regar- 
dais négligemment  la  porte  à  médaillons,  d'un 
style  noble  et  pur,  qui  s'était  ouverte  pour  le 
laisser  passer  sans  retour.  Ce  qui  me  ravissait 


LE    PETIT    PIERRE  97 

dans  la  belle  rue  du  Bac,  c'étaient  les  boutiques 
pleines  d'objets  merveilleux  par  la  forme  et  la 
couleur,  mille  ouvrages  de  tapisserie,  du  papier 
à  lettres  chiffré  d'or  et  d'azur,  des  lions  et  des 
panthères  sur  des  descentes  de  lit,  des  figures 
de  cire  artistement  coiffées,  des  biscuits  de 
Savoie  dont  le  dôme,  pareil  à  celui  du 
Panthéon,  portait  une  rose  épanouie;  c'étaient 
enfin  des  petits  fours  prodigieux,  en  façon  de 
tricorne,  de  dominos,  de  mandoline.  En  me 
faisant  voir  ces  merveilles,  ma  mère  me  les  ren- 
dait d'un  mot  plus  merveilleuses  encore.  Elle 
avait  ce  don  rare  d'animer  toutes  choses  et  de^ 
faire  naître  des  symboles. 

Il  y  avait  alors  dans  cette  rue,  au  coin  de  la 
rue  de  l'Université,  un  marchand  de  tableaux 
chez  qui  l'on  pénétrait  par  une  porte  assez 
étroite,  peinte  en  jaune  et  décorée  dans  le 
style  du  temps,  non  sans  richesse.  De  la  cor- 
niche qui  la  surmontait  je  ne  dirai  rien,  n'en 
ayant  gardé  nul  souvenir;  mais  il  est  certain 
qu'aux  deux  consoles  qui  supportaient  cette 
corniche  s'adossaient  des  figurines  longues 
comme  le  bras,  bizarrement  composées  de 
parties  empruntées  à  l'homme,  au  quadrupède 
et  à  l'oiseau.  Ce  n'étaient  pas  proprem'ent  des 

6 


98  LE    PETIT    PIERRE 

chimères,  car  elles  ne  procédaient  en  rien  du 
lion  ni  de  la  chèvre;  ce  n'étaient  pas  non  plu.^ 
des  griffons,  puisqu'elles  avaient  un  sein  de 
femme.  De  longues  oreilles  coiffaient  leur  tête 
qui  tenait  de  la  chauve-souris;  leur  corps  délié 
participait  du  lévrier.  On  voit  aujourd'hui  sur 
les  candélabres  du  pont  de  Suresnes  de  petites 
bètes  fantastiques  assez  semblables  à  celles-là, 
qu'on  pourrait  aussi  rapprocher  du  monstre 
qui  soutient  une  lanterne  sur  la  façade  du 
palais  Riccardi  à  Florence.  Enfin,  c'étaient  de 
petites  figures  décoratives  exécutées  vers  1840, 
par  un  sculpteur  comme  Feuchère  ;  mais  elles 
étaient  douées  d'une  physionomie  très  singu* 
lière,  et  elles  tiennent  trop  de  place  dans  ma 
vie  pour  que  je  les  confonde  avec  aucune  autre 
figure  de  ce  genre. 

C'est  ma  mère  qui  me  les  fit  remarquer  un 
jour  en  passant  : 

—  Pierre,  regarde  ces  petites  bêtes,  me  dit- 
elle.  Elles  ont  beaucoup  d'expression.  Leur 
mine  est  pleine  de  malice  et  de  gaîté.  On 
passerait  des  heures  à  les  regarder  tant  elles 
ont  l'air  spirituel  et  semblent  vivantes!  Vois 
comme  elles  rient. 

Je  demandai  comment  elles  s'appelaient.  Ma 


'-tf>V 


LE    PETIT    PIERRE  9^ 

mère  me  répondit  qu'elles  n'araient  point  de 
nom  en  histoire  naturelle,  parce  qu'elles  n'exis- 
taient  pas   dans   la  nature. 
Je  dis  : 

—  Ge  sont  les  deux  sœurs. 

Il  nous  fallut  retourner  le  lendemain  chez 
M.  Augris  pour  essayer  une  fois  encore  mon 
vêtement  d'hiver.  Quand  nous  repassâmes 
devant  les  deux  sœurs,  ma  chère  maman  me 
les  montra  gravement  du  doigt. 

—  Vois;  elles  ne  rient  plus. 

Et  maman  disait  vrai.  Les  sœurs  avaient 
changé  d'expression,  elles  ne  riaient  plus  et 
leur  visage  se  faisait  sévère  et  menaçant. 

Je  demandai  pourquoi  elles  ne  riaient 
plus. 

—  Parce  que  tu  n'as  pas  été  sage  aujour- 
d'hui. 

Nul  doute  à  cet  égard.  Je  n'avais  pas  été 
sage  ce  jour-là.  J'étais  allé  dans  la  cuisine  où 
mon  cœur  m'attirait,  j'y  avais  trouvé  la  vieille 
Mélanie  qui  épluchait  les  navets.  Je  voulus  les 
éplucher  aussi,  ou  plutôt  les  sculpter;  car  je 
méditais  de  les  tailler  en  forme  d'hommes  et 
d'animaux.  Mélanie  s'y  opposa.  Irrité  de  ce 
refus,  je  lui  arrachai  son  bonnet  tuyauté,  à 


100  LE    PETIT    PIERRE 

bavolet  de  dentelle.  Ce  pouvait  être  là  le  mou- 
vement d'un  génie  fougueux;  ce  n'était  pas 
^  assurément  un  acte  de  sagesse.  Je  contemplai 
les  deux  sœurs,  et,  soit  qu'en  effet  elles  me 
parussent  douées  d'une  puissance  surnaturelle, 
soit  plutôt  que  mon  esprit  avide  de  merveil- 
leux se  prêtât  à  l'illusion,  un  petit  frisson  de 
peur,  aigre-doux,  me  secoua  la  poitrine. 

—  Elles  ne  savent  pas  tes  fautes,  reprit 
ma  mère,  mais  tu  les  lis  dans  leurs  yeux.  Sois 
bon,  et  elles  te  souriront,  comme  te  sourira 
la  nature  entière. 

Depuis  lors,  chaque  fois  que  nous  passions, 
ma  mère  et  moi,  devant  les  deux  sœurs,  nous 
nous  inquiétions  de  voir  si  elles  se  montraient 
irritées  ou  sereines,  et  toujours  leur  expression 
répondait  exactement  à  l'état  de  ma  conscience. 
Je  les  consultais  avec  une  entière  bonne  foi  et 
trouvais  dans  leur  visage,  ou  souriant  ou 
sombre,  le  loyer  de  ma  sagesse  ou  la  peine  de 
mes  fautes. 

De  longues  années  s'écoulèrent.  Devenu  un 
homme  et  ayant  acquis  une  pleine  liberté 
d'esprit,  aux  heures  de  trouble  et  d'irrésolution, 
je  consultais  encore  les  deux  sœurs.  Un  jour 
que  j'avais  un  particulier  besoin  de  voir  clair 


LE    PETIT    PIERRE  lOi 

en  moi-même,  j'allai  les  interroger.  Je  ne  les 
trouvai  plus  :  elles  avaient  disparu  avec  la 
porte  qu'elles  ornaient.  Je  m'en  retournai, 
plein  d'incertitude  et  d'hésitation,  et  pris  un 
mauvais  parti. 


6. 


XIII 


CATHERINE    ET    MARIANNE 


La  mer,  quand  je  la  vis  pour  la  première 
fois,  ne  me  parut  vaste  que  par  la  tristesse 
immense  que  je  sentis  à  la  regarder  et  à  la 
respirer.  C'était  la  mer  sauvage.  Nous  étions 
allés  passer  un  mois  d'été  dans  un  petit  village 
breton.  Un  aspect  de  la  côte  s'est  gravé  à  l'eau- 
forte  dans  ma  mémoire,  l'aspect  d'une  rangée 
d'arbres  flagellés  par  le  vent  du  large  et  tendant, 
sous  le  ciel  bas,  vers  la  terre  plate  et  nue,  leur 
tronc  courbé  et  leurs  maigres  rameaux.  Ce  spec- 
tacle me  mordit  au  cœur;  il  reste  en  moi  comme 
le  symbole  d'une  incomparable  infortune. 

Les  rumeurs  et  les  odeurs  marines  me  trou- 


LE    PETIT    PIERRE  103 

blaient.  Chaque  jour,  à  toute  heure,  la  mer 
m'apparaissait    transformée,    tantôt    li&se     et 
bleue,  tantôt  couverte  de  petites  lames  tran- 
,  quilles  azurées  d'un  côté,  argentées  de  l'autre, 
tantôt  comme  cachée  sous  une  toile  cirée  verte, 
tantôt   lourde   et    sombre   et  portant   sur  ses 
crêtes  agitées  les  moutons  farouches  de  Nérée; 
hier  fuyant  en  souriant,  aujourd'hui  s'avançant 
en  tumulte.  Tout  enfant  que  j'étais  et  parce 
que  j'étais  un  pauvre  enfant,  cette  perfide  ins- 
tabilité   diminua    beaucoup    la    confiance    et 
l'amitié  que  m'inspirait  la  nature.   La  faune 
marine,  les  poissons,  les  coquillages,  les  crus- 
tacés surtout,  ces  animaux  plus  effrayants  que 
les  monstres  des  Tentations  de  Saint-Antoine, 
que,  sur  mon  quai  Malaquais,  j'examinais  si 
curieusement  à  l'étalage  de  madame  Letord, 
ces  langoustes,  ces  poulpes,  ces  étoiles  de  mer, 
ces  crabes,  me  révélaient  des  formes  de  la  vie 
trop  étonnantes  et  des   animaux   moins  fra- 
ternels vraiment  que  mon  petit  chien  Caire, 
que  le  poney  de  madame  Caumont,   que  les 
ânes  de  Robinson,  que  les  moineaux  de  Paris, 
et  moins  amis  même  que  le  lion  de  ma  Bible 
en  estampes  et  les  couples  de  mon  arche  de 
Noé.   Les  monstres  marins  me  poursuivaient 


104  LE    PETIT    PIERRE 

dans  mon  sommeil  et  m'apparaissaient,  la  nuit, 
immenses  en  leurs  carapaces  d'un  bleu  noir, 
épineuses  et  che\*'èlues,  tout  armés  de  pinces, 
de  dards,  de  scies,  et  sans  visage  et  plus 
effrayants  de  n'avoir  pas  de  visage  que  de  tout 
le  reste. 

Dès  le  lendemain  de  mon  arrivée,  je  fus 
enrôlé  par  un  grand  garçon  dans  une  troupe 
d'enfants  qui,  munis  de  pelles  et  de  pioches, 
construisaient  sur  la  plage  une  forteresse  de 
sable,  y  plantaient  le  drapeau  français  et  la 
défendaient  contre  la  mer  montante.  Nous  fûmes 
vaincus  avec  gloire.  Je  sortis  un  des  derniers 
du  fort  démantelé,  ayant  fait  mon  devoir, 
mais  acceptant  la  défaite  avec  une  facilité  qui 
n'annonçait  point  un  grand  homme  de  guerre. 

Un  jour,  j'allai  en  barque  pêcher  des  coquil- 
lages avec  Jean  Elô  qui  avait  des  yeux  d'un 
bleu  pâle  dans  un  visage  tanné  et  boucané. 
Ses  mains  étaient  si  rudes  qu'elles  me  râpaient 
la  peau  quand  elles  tenaient  les  miennes,  en 
«igné  d'affection.  Il  péchait  au  large,  raccom- 
modait ses  filets,  calfatait  sa  barque  et,  à  ses 
heures  de  loisir,  construisait  dans  une  carafe 
une  goélette  parfaitement  gréée.  Bien  qu'il  se 
servît  peu  de  la  parole,  il  me  conta  son  his- 


LE    PETIT    PIERRE  105 

toire  qui  se  composait  uniquement  de  la  mort 
de  ses  proches,  qui  avaient  péri  en  mer.  Trois 
de    ses    frères    et    son    père    s'étaient   noyés 
ensemble,  le  précédent  hiver,  à  une  encablure 
du  port.  En  quoi   il  ne  voyait  que  du  bien 
comme  en  tout  événement.  Ce  que  j'avais  de  \ 
religion  me  fit   découvrir  en   Jean    Elô   une 
sagesse  céleste.  Un   dimanche   soir,    nous  le  ; 
trouvâmes    étendu    ivre-mort   en   travers    du 
chemin    et   nous  dûmes   l'enjamber.   Il  n'en 
resta  pas  moins  pour  moi  un  être  parfait.  Sen- 
timent  empreint,   il    se   peut,    de   quiétisme.  j 
A  d'autres  d'en  juger  :  je  n'étais  guère  théolo- 
gien alors,   et  je  le   suis  bien  moins  encore  ^^ 
aujourd'hui. 

Mes  plaisirs  les  plus  chers  étaient  de  pêcher 
la  crevette  en  compagnie  de  deux  fillettes  qui 
m'inspiraient  une  amitié  émerveillée  et  fugi- 
tive. L'une,  Marianne  Le  Guerrec,  était  fille 
d'une  dame  de  Quimper  avec  qui  ma  mère 
avait  fait  connaissance  sur  cette  plage  ;  l'autre, 
Catherine  O'Brien,  était  Irlandaise.  Toutes 
deux  blondes  et  les  yeux  bleus.  Elles  se  res- 
semblaient, ce  qui  n'était  pas  pour  surprendre  J 

Car  les  vierges  d'Erin  et  les  vierges  d'Armor 
Sont  des  fruits  détachés  du  même  rameau  d'or 


106  LE    PETIT    PIERRE 

Averties  par  un  secret  instinct  de  leur  grâce 
à  entrelier  leurs  mouvements,  elles  se  mon- 
traient constamment  enlacées.  Agitant  de  con- 
cert* leurs  minces  jambes  nues,  brûlées  du 
soleil  et  de  l'eau  de  mer,  elle*  couraient  sur  le 
sable  avec  des  ondulations  et  des  sinuosités 
comme  pour  former  des  figures  de  danse. 
Catherine  O'Brien  était  la  plus  jolie,  mais  elle 
parlait  mal  le  français,  ce  dont  s'offusquait 
mon  ignorance.  Je  cherchais,  pour  les  leur 
offrir,  de  beaux  coquillages  qu'elles  dédai- 
gnaient. Je  m'ingéniais  à  leur  rendre  des 
soins  dont  elles  feignaient  ou  de  ne  pas  s'aper- 
cevoir ou  d'être  obsédées.  Quand  je  les  regar- 
dais, elles  détournaient  la  tête;  mais  si,  à  mon 
tour,  je  faisais  semblant  de  ne  pas  les  voir, 
elles  attiraient  mon  attention  par  quelques  aga- 
ceries. Elles  m'intimidaient;  à  leur  approche, 
je  ne  trouvais  plus  les  mots  cpie  j'avais  pré- 
parés pour  elles.  Si  je  leur  parlais  quelquefois 
avec  rudesse,  c'était  par  peur,  par  dépit  ou 
par  une  penersité  inexplicable.  Marianne  et 
Catherine  s'entendaient  pour  se  moquer  et  rire 
des  petites  baigneuses  de  leur  âge.  Sur  tout 
autre  sujet,  elles  se  querellaient  plus  souvent 
qu'elles  ne  s'accordaient.  Elles  se  faisaient  un 


LE    PETIT    PIERRE  107 

grief  mutuel  de  n'être  pas  nées  dans  le  même 
pays.  Marianne  reprochait  vivement  à  Cathe- 
rine d'être  Anglaise.  Catherine,  ennemie  de 
l'Angleterre,  bondissait  sous  l'insulte,  frappait 
du  pied,  grinçait  des  dents  et  criait  qu'elle  était 
Irlandaise.  Mais  Marianne  n'y  voyait  pas  de 
différence.  Un  jour,  dans  le  chalet  de  madame 
O'Brien,  leur  dispute  pour  la  patrie  finit  par 
des  coups.  Marianne  nous  rejoignit  sur  la 
plage,  les  joues  égratignées.  Sa  mère,  en  la 
voyant,  s'écria  : 

—  Miséricorde  !  que  t'est-il  arrivé? 
Marianne  répondit  très  simplement  : 

—  Catherine  m'a  griffée  parce  que  je  suis 
Française.  Alors  je  l'ai  appelée  vilaine  Anglaise, 
et  je  lui  ai  donné  un  coup  de  poing  sur  le  nez 
qui  l'a  fait  saigner.  Madame  O'Brien  nous  a 
envoyées  nous  laver  dans~  la  chambre  de 
Catherine.  Et  nous  nous  sommes  réconciliées, 
parce  qu'il  n'y  avait  qu'une  cuvette  pour  nous 
deux. 


XIV 


LE    MONDE    INCONNU 


Chaque  jour,  après  le  déjeuner,  la  vieille 
Mélanie,  dans  sa  chambre  sous  les  combles, 
chaussait  ses  souliers  plats  qui  reluisaient, 
nouait  devant  sa  glace  les  brides  de  son  bonnet 
blanc  à  bavolet  de  dentelle,  croisait  sur  sa 
poitrine  son  petit  châle  noir  et  l'y  fixait  par 
une  épingle.  Elle  prenait  ces  soins  avec  une 
studieuse  application,  car,  en  toutes  choses, 
l'art  est  difficile,  et  Mélanie  n'abandonnart 
au  hasard  rien  de  ce  qu'elle  jugeait  de  nature 
à  rendre  la  personne  humaine  res-pectable, 
décente  et  digne  de  sa  divine  origine.  Assurée 


LE    PETIT    PIERRE  109 

enfin  d'avoir  satisfait  à  toutes  les  convenances 
de  son  sexe,  de  son  âge  et  de  son  état,  elle 
fermait  à  clef  la  porte  de  sa  chambre,  descendait 
avec  moi  l'escalier,  s'arrêtait,  stupide,  dans  le 
vestibule  en  poussant  un  grand  cri  et  remontait 
précipitamment  l'escalier  jusqu'à  sa  mansarde 
pour  y  prendre  son  cabas  qu'elle  avait  oublié 
selon    son    antique    coutume.    Elle    n'aurait 
jamais  consenti  à  sortir  sans  ce  cabas  de  velours 
grenat,  qui  contenait  son  tricot  sempiternel, 
où  elle  trouvait  au  besoin  des  ciseaux,  du  fil 
et  des  aiguilles  et  dont,  une  fois,  elle  tira  un 
petit   carré  de    taffetas    d'Angleterre    pour  le 
mettre  à  mon  doigt  qui  saignait.  Elle  conser- 
vait encore  dans  ce  sac  un  sou  percé,  une  de 
mes  dents  de  lait  et  son  adresse  sur  un  bout 
de  papier,  afin,  disait-elle,  que,  si  elle  mourait 
subitement  dans  la  rue,  on  ne  la  portât  pas  à 
la  morgue.  Quand,  descendus  sur  le  quai,  nous 
tournions  à  gauche,  nous  donnions  le  bonjour 
à  madame  Petit,  la  marchande  de  lunettes  qui, 
siégeant  en  plein  air,  contre  le  mur  de  l'hôtel 
de  Chimay,  près  de  sa  vitrine,  sur  sa  haute 
chaise  de  bois,  droite,  immobile,  le  visage  brûlé 
du  soleil  et  de  la  gelée,  gardait  une  tristesse 
sévère.  Et  les  deux  femmes  échangeaient  des 


ilO  LE    PETIT    PIERRE 

propos  qui  variaient  peu  d'une  rencontre  à 
l'autre,  sans  doute  parce  qu'ils  se  rapportaient 
au  fond  Tminuable  de  la  nature.  Elles  s'entre- 
tenaient denfanls  atteints  de  la  coqueluche  ou 
du  croup  ou  consumés  par  une  fièvre  lente, 
de  femmes  sujettes  à  des  troubles  plus  secrets, 
de  journaliers  victimes  de  terribles  accidents. 
Elles  disaient  l'influence  maligne  des  saisons 
sur  les  tempéraments,  renchérissement  des 
vivres,  la  cupidité  croissante  des  hommes 
devenus  de  jour  en  jour  plus  mauvais  et  les 
crimes  multipliés  épouvantant  le  monde.  Je 
me  suis  aperçu  plus  tard,  en  lisant  Hésiode, 
que  la  marchande  de  lunettes  du  quai  Mala- 
quais  pensait  et  parlait  comme  les  vieux 
poètes  gnomiques  de  la  Grèce.  Loin  de  m'émou- 
voir,  cette  sagesse  m'accablait  d'ennui  et  je 
tirais  ma  bonne  par  sa  jupe  pour  y  échapper. 
Quand,  au  contraire,  descendus  sur  le  quai, 
nous  tournions  à  droite,  je  voulais  m'arrêter 
devant  les  gravures  que  madame  Letord  étalait 
le  long  d'une  palissade  de  bois  qui  fermait  le 
terrain  vague  sur  lequel  s'élève  aujourd'hui  le 
palais  des  Beaux-Arts.  Ces  images  me  remplis- 
saient de  surprise  et  d'admiration.  Et  spéciale- 
ment Les  Adieux  de  Fontainebleau  y  LaCréation 


LE    PETIT    PIERRE  11| 

d'Eve,  La  Montagne  qui  présente  i aspect  (Tune 
tête  (JHhoimne,  La  Mort  de  Virginie  me  causaient 
une  émotion  que  les  ans  n'ont  pas  encore  tout 
à  fait  calmée.  Mais  la  vieille  Mélanie  me  tirait 
en  avant,  soit  qu'elle  ne  me  jugeât  pas  d'âge 
à  examiner  toutes  ces  gravures,  soit  plutôt 
qu'elle-même  n'y  sut  rien  distinguer.  Car  il  est 
de  fait  qu'elle  n'y  donnait  pas  plus  d'attention 
que  notre  petit  chien  Caire. 

Nous  allions  soit  aux  Tuileries,  soit  au 
Luxembourg.  Par  les  temps  clairs  et  tempérés, 
nous  poussions  jusqu'au  Jardin  des  Plantes  ou 
jusqu'au  Trocadéro  qui  élevait  alors,  au  bord 
de  la  Seine,  dans  la  solitude,  sa  colline  verte 
et  fleurie.  En  des  jours  fortunés,  on  me  menait 
jouer  dans  le  jardin  de  M.  de  La  B...  qui 
m'en  accordait  Taccès  en  son  absence.  Ce 
jardin  frais  et  désert,  planté  de  grands  arbres, 
s'étendait  derrière  un  bel  hôtel  de  la  rue  Saint- 
Dominique.  J'apportais  une  pelle  de  bois, 
large  comme  ma  main,  et  quand  c'était  la 
saison  où  les  troncs  des  platanes  se  dépouillent 
de  leur  écorce  mince  et  lisse,  et,  lorsque,  à 
leur  pied,  la  pluie  avait  amolli  la  terre  et 
creusé  de  légers  sillons  ondulés,  qui  devenaient 
dans  mes  jeux  des  ravins,  des  précipices,  j'y 


112  LE    PETIT    PIERRE 

jetais  des  ponts  de  bois,  je  bâtissais  sur  leurs 
bords,  avec  Fécorce  fine,  des  villages,  des 
remparts,  des  églises;  j'y  plantais  des  herbes 
et  des  branches  qui  représentaient  des  arbres 
et  formaient  des  jardins,  des  avenues,  des 
forêts;  et  je  me  réjouissais  de  mon  œuvre. 

Ces  promenades  dans  la  ville  et  les  fau- 
bourgs me  semblaient  tantôt  lentes  et  mono- 
tones, tantôt  agitées,  parfois  pénibles,  parfois 
riantes  et  pleines  de  gaîté.  Parcourant  de 
vastes  espaces,  nous  suivions  cette  longue 
avenue  tout  en  fête  bordée  de  boutiques  de 
pains  d'épice,  de  bâtons  de  sucre  de  pomme, 
de  mirlitons  et  de  cerfs-volants,  ces  Champs- 
Elysées  où  passait  la  voiture  aux  chèvres,  où 
les  chevaux  de  bois  tournaient  au  son  de 
l'orgue,  où  Guignol,  dans  son  théâtre,  se 
battait  avec  le  Diable.  Puis  nous  nous  trou- 
vions sur  les  berges  poudreuses  où  les  grues 
déchargeaient  des  pierres  tandis  que,  sur  le 
chemin  de  halage,  les  percherons  remorquaient 
les  chalands.  Les  pays  succédaient  aux  pays, 
les  contrées  aux  contrées;  nous  en  traversions 
de  populeuses  et  de  désertes,  d'arides  et  de 
fleuries.  Mais  il  y  en  avait  une  où  je  souhaitais 
de  pénétrer  préférablement  à  toute  autre,  que 


'  LE    PETIT    PIERRE  113 

je  me  croyais,  à  certains  moments,  près 
d'atteindre  et  que  je  n'atteignais  jamais. 
J'ignorais  tout  de  cette  contrée  et  j'étais  sûr 
qu'en  la  voyant  je.  la  reconnaîtrais.  Je  ne 
l'imaginais  ni  plus  belle  ni  plus  agréable  que 
celles  que  je  connaissais,  bien  au  contraire, 
mais  tout  autre,  et  j'aspirais  ardemment  à  la 
découvrir.  Cette  contrée,  ce  monde,  que  je 
sentais  inaccessible  et  proche,  ce  n'était  pas  le 
monde  divin  que  m'enseignait  ma  mère.  Pour 
moi,  celui-là,  le  monde  spirituel,  se  confondait 
avec  le  monde  sensible.  Dieu  le  père,  Jésus, 
la  Sainte  Vierge,  les  anges,  les  saints,  les 
bienheureux,  les  âmes  du  purgatoire,  les 
démons,  les  damnés  n'avaient  pas  de  mys- 
tère. Je  savais  leur  histoire,  je  trouvais  par- 
tout des  images  à  leur  ressemblance.  La  rue 
Saint-Sulpice  m'en  offrait  seule  des  milliers. 
Non!  Le  monde  qui  m'inspirait  une  folle 
curiosité,  le  monde  de  mes  rêves,  était  un 
monde  inconnu,  sombre,  muet,  dont  la  seule 
idée  me  faisait  éprouver  les  délices  de  la 
peur.  J'avais  de  bien  petites  jambes  pour 
l'atteindre  et  ma  vieille  Mélanie,  que  je  tirais 
par  sa  jupe,  trottait  menu.  Pourtant,  je  ne  me 
décourageais  pas;  j'espérais  pénétrer  un  jour 


114  LE    PETIT    PIERRE 

dans  ces  contrées  que  cherchaient  mon  désir 
et  mon  effroi.  A  certains  moments,  en  cer- 
taines régions,  je  m'imaginais  que  quelques 
pas  de  plus  en  avant  m'y  amèneraient.  Pour  y 
entraîner  Mélanie  arec  moi,  j'employais  la 
ruse  ou  la  violence,  et,  quand  la  sainte  créa- 
ture prenait  déjà  le  chemin  du  retour,  je  la 
rebroussais  violeramment  vers  des  frontières 
mystérieuses,  au  risque  de  déchirer  sa  robe; 
et  comme  elle  ne  comprenait  rien  à  ma  fureur 
sacrée,  doutant  de  mon  cceur  et  de  mon 
esprit,  elle  levait  au  ciel  des  yeux  pleins  de 
larmes.  Je  ne  pouvais  cependant  lui  donner 
les  raisons  de  ma  conduite.  Je  ne  pouvais  pas 
lui  crier  :  a  Un  pas  encore  et  nous -pénétrons 
dans  l'empire  innomé,  t>  Hélas!  combien  de 
fois  depuis  lors  ai-je  du  dévorer  désespérément 
le  secret.de  mon  désir! 

Certes,  je  ne  traçais  pas  dans  mon  esprit  la 
carte  de  l'Inconnu,  je  n'en  savais  pas  la  géo- 
graphie, mais  je  croyais  reconnaître  quelques 
points  où  ce  monde  touchait  au  nôtre.  Et  ces 
confins  supposés  n'étaient  pas  tous  très  éloi- 
gnés des  lieux  que  j'habitais.  Je  ne  sais  à 
quoi  je  les  reconnaissais,  sinon  à  leur  étran- 
geté,  à  leur  charme  inquiétant,  à  la  curiosité 


LE    PETIT    PIERRE  145 

mêlée  de  crainte  qu'ils  m'inspiraient.  L'un  de 
ces  bords,  que  je  n'avais  pu  franchir,  était 
marqué  par  deux  maisons  que  reliait  une  grille 
de  fer,  et  qui  ne  ressemblaient  pas  aux  autres 
maisons,  deux  maisons  de  pierre  carrées, 
lourdes,  tristes,  ceintes  d'une  belle  frise  de 
femmes  qui  se  tenaient  par  la  main  entre 
de  grands  écussons  muets.  Et  c'était  là,  en 
réalité,  sinon  la  barrière  du  monde  sensible, 
du  moins  une  de  ces  barrières  de  Paris  cons- 
truites sous  le  règne  de  Louis  XVI  par  l'archi- 
tecte Ledoux,  la  barrière  d'Enfer  ^  Dans  les 
humides  Tuileries,  non  loin  du  sanglier  de 
marbre  assis  à  l'ombre  des  marronniers,  il  est, 
sous  la  terrasse  du  bord  de  Teau,  un  caveau 
glacial,  où  dort  une  femme  blanche,  un  ser- 
pent enroulé  autour  du  bras.  Je  soupçonnais 
que  ce  caveau  communiquait  avec  le  monde 
inconnu,  mais  qu'il  fallait,  pour  y  descendre, 
soulever  une  lourde  pierre.  Dans  les  caves  de 
la  maison  même  que  j'habitais,  une  porte 
inquiétait  ma  vue;  elle  était  à  peu  près 
semblable  aux  portes  des  caves  voisines;  la 


1.  Place  d'Enfer,  devenue  en  1879,  par  un  pitoyable  jeu 
de  mots,  à  la  manière  du  marquis  de  Bièvre,  la  place  Den- 
fert-Rochereau. 


116  LE    PETIT    PIERRE 

serrure  en  était  rouillée  ;  des  cloportes  luisaient 
sur  le  seuil  et  dans  les  fentes  du  bois  qui 
pourrissait;  mais,  au  contraire  des  autres 
portes,  personne  ne  la -venait  ouvrir.  Il  en  est 
ainsi  de  toutes  les  portes  du  mystère;  elles  ne 
s'ouvrent  jamais.  Enfin,  dans  la  chambre  où 
je  couchais,  parfois,  des  fentes  du  parquet 
montaient  des  formes,  non  pas  même  des 
formes,  des  ombres,  non  pas  même  des  ombres, 
des  influences  qui  me  terrassaient  d'épouvante 
et  ne  pouvaient  venir  que  de  ce  monde  si 
proche  et  pourtant  inaccessible.  Peut-être,  ce 
que  je  dis  là  ne  paraîtra  pas  clair.  En  ce 
moment,  c'est  à  moi  seul  que  je  parle,  et, 
pour  une  fois,  je  m'écoute  avec  intérêt,  avec 
émotion. 

Désespérant,  à  certaines  heures,  de  décou- 
vrir le  monde  inconnu,  je  souhaitais  le  con- 
naître du  moins  par  ouï-dire.  Un  jour  que 
Mélanie  tricotait,  assise  sur  un  banc  du  Luxem- 
bourg, je  lui  demandai  si  elle  ne  savait  rien 
de  ce  qui  existait  dans  le  caveau  de  la 
femme  blanche  couchée,  un  serpent  autour 
du  bras,  ni  derrière  la  porte  qui  ne  s'ouvrait 
jamais. 

Elle  semblait  ne  pas  me  comprendre. 


LE    PETIT    PIERRE  117 

J'insistai  : 

—  Et   les  deux    maisons    des   femmes    de 
pierre,  qu'y-a-t-il  après  qu'on  les  a  passées? 

N'ayant  point  obtenu  de  réponse,  je  donnai 
un  autre  tour  à  mes  questions. 

—  Mélanie,    conte-moi   un  conte  du   pays 
inconnu? 

Mélanie  sourit  : 

—  Mon  petit  monsieur,  je  ne  sais  pas  de 
conte  du  pays  inconnu. 

Comme  je  la  pressais  et  devenais  importun  : 

—  Mon  petit  monsieur,  écoute  une  chanson. 
Et  elle  fredonna  imperceptiblement  : 


Compère  Guilleri, 

Te  lairreras-tu  mouri'? 


Hélas!  la  vie,  cette  reine  des  métamor- 
phoses, m'a  laissé  semblable  à  l'enfant  qui 
demandait  à  sa  bonne  ce  que  nul  ne  sait.  J'ai 
traîné  une  longue  chaîne  de  jours  sans  renoncer 
à  trouver  le  pays  inconnu.  Dans  toutes  mes 
promenades,  je  l'ai  cherché.  Combien  de  fois, 
lorsque,  au  bord  de  la  Gironde  argentée,  j'errais 
sur  l'océan  onduleux  des  vignes,  avec  mon 
compagnon,   mon  ami,   le  petit  chien  jaune 

7. 


118  LE    PETIT    PIERRE 

Mitzi,  combien  de  fois  n'ai-je  pas  tressailli  au 
tournant  de  la  voie  nouvelle  et  du  sentier 
inexploré.  Tu  m'as  vu,  Mitzi,  épier  à  tous  les 
carrefours,  à  tous  les  angles  du  chemin,  à  tous 
les  détours  des  sentiers  dans  les  bois,  Fappa- 

i  rition  terrible,  sans  forme,  et  pareille  au  néant, 
et  qui  m'eut  soulagé  un  moment  de  l'ennui  de 
vivre.  Et  toi,  mon  ami,  mon  frère,  ne  cher- 
chais-tu pas  aussi  quelque  chose  que  tu  ne 
trouvais  jamais?  Je  n'ai  pas  pénétré  tous  les 
secrets  de  ton  âme;  mais  j'y  ai  découvert  trop 
de  ressemblances  avec  la  mienne  pour  ne  pas 

(:  croire   qu'elle    était   inquiète    et  tourmentée. 

'  Comme  moi,  tu  cherchais  en  vain.  On  a  beau 
chercher,  on  ne  trouve  jamais  que  soi-même. 

^  Le  monde,  pour  chacun  de  nous,  est  ce  que 
nous  en  contenons.  Pauvre  Mitzi,  tu  n'avais 
pas  comme  moi,  pour  conduire  tes  recherches, 
un  cerveau  aux  circonvolutions  nombreuses, 
la  parole,  des  appareils  savants  et  ces  trésors 
d'observation  contenus  dans  nos  livres.  Tes 
yeux  se  sont  éteints  et  le  monde  avec  eux,  ce 
monde  dont  tu  ne  savais  presque  rien.  Oh!  si 
ta  chère  petite  ombre  pouvait  m'entendre,  je 
lui  dirais  :  Bientôt  mes  yeux  aussi  se  fermeront 
pour  l'éternité,  sans  que  j'en  aie  appris  beau- 


■-y 


LE    PETIT    PIERRE  119 

coup  plus  que  toi  sur  la  vie  et  la  mort.  Quant 
à  ce  monde  inconnu  que  je  cherchais,  j'avais 
bien  raison,  quand  j'étais  enfant,  de  le  croire 
près  de  moi.  Le  monde  inconnu  nous  enve- 
loppe, c'est  tout  ce  qui  est  hors  de  nous.  Et, 
puisque  nous  ne  pouvons  sortir  de  nous- 
mêmes,  nous  ne  l'atteindrons  jamais. 


XV 


MONSIEUR   MENAGE 


Administrée  par  le  propriétaire  lui-même,' 
M.  Bellaguet,  notre  maison  du  quai  était  hon- 
nête, paisible  et,  comme  on  dit,  bourgeoise- 
ment habitée.  Bien  qu'il  comptât  parmi  les 
grands  financiers  de  la  Restauration  et  du 
Gouvernement  de  Juillet,  M.  Bellaguet 
s'occupait  seul  des  locations,  rédigeait  les 
baux,  dirigeait  les  réparations  avec  parcimonie 
et  surveillait  les  travaux  chaque  fois  qu'un 
appartement  était  mis  à  neuf,  ce  qui  arrivait 
rarement.  Il  ne  se  posait  pas  dans  l'immeuble 
vingt  mètres  de  papier  à  huit  sous  le  rouleau 


LE    PETIT    PIERRE  121 

qu'il  n'y  fut  présent.  Au  reste,  bienveillant, 
affable  et  s'efforçant  d'obliger  ses  locataires  - 
quand  il  ne  lui  en  coûtait  rien.  Il  habitait 
parmi  nous  comme  un  père  au  milieu  de  ses 
enfants,  et  je  vo3^ais  de  ma  fenêtre  les  rideaux 
de  sa  chambre  à  coucher  qui  étaient  d'un  bleu 
vif.  On  ne  lui  en  voulait  pas  d'être  grand 
ménager  de  son  bien,  et  peut-être  l'en  esti- 
mait-on davantage.  Ce  que  l'on  considère  chez 
les  riches,  c'est  leur  richesse.  Leur  avarice,  en 
les  faisant  riches,  les  rend  plus  considérables, 
tandis  que  l«ur  libéralité,  qui  diminue  leur 
trésor,  diminue  en  même  temps  leur  crédit  et 
leur  renommée. 

M.  Bellaguet  avait  fait  toutes  sortes  de 
métiers,  dans  sa  jeunesse,  à  l'époque  de  la 
Révolution.  Il  était,  comme  son  roi,  un  peu 
apothicaire.  En  cas  d'urgence,  il  donnait  les 
j)remiers  soins  aux  blessés  et  aux  asphyxiés,  et 
les  bonnes  gens  lui  en  avaient  de  la  recon- 
naissance. On  ne  pouvait  voir  plus  beau  vieil- 
lard, plus  vénérable  et  de  plus  noble  maintien. 
Il  savait  être  simple.  On  citait  de  lui  des  traits  ' 
dignes  de  Napoléon.  Un  soir,  il  avait  tiré  le 
cordon  lui-même  plutôt  que  de  réveiller  son 
portier.  Il  était  bon  père  de  famille  ;  ses  deux 


122  LE    PETIT    PIERRE 

filles,  par  leur  air  de  joie  et  de  bonheur, 
témoignaient  de  la  tendresse  de  leur  père. 
Enfin  M.  Bellaguet  jouissait  de  l'estime  géné- 
rale dans  sa  maison  et  était  regardé  avec  consi- 
dération sur  toute  l'étendue  d'oii  l'on  pouvait 
apercevoir  son  bonnet  grec  et  sa  robe  de  cham- 
bre à  ramages.  Par  le  reste  de  la  terre,  on  ne 
l'appelait  jamais  que  ce  vieux  filou  de  Bellaguet. 
Il  avait  acquis  une  célébrité  de  cet  ordre  en 
participant  à  une  affaire  d'escroquerie  et  de 
corruption  qui  couvrit  le  Gouvernement  de 
Juillet  des  éclats  d'un  fulgurant  scandale. 
M.  Bellaguet  était  soucieux  de  l'honneur  de 
son  immeuble,  et  n'y  admettait  que  des  loca- 
taires irréprochables  Et  si,  seule  entre  toutes 
les  habitantes,  la  belle  madame  Moser  n'avait 
pas  une  très  bonne  renommée,  un  ambassa- 
deur répondait  pour  elle,  et  elle  se  tenait 
parfaitement  bien.  Mais  la  maison  était  vaste 
et  divisée  en  de  nombreux  appartements  dont 
plusieurs  petits,  bas  et  sombres.  Les  man- 
sardes, plus  nombreuses  qu'il  ne  fallait  pour 
loger  les  gens  de  service,  étaient  étroites, 
incommodes,  mal  closes,  chaudes  l'été,  froides 
l'hiver.  Sagement  M,  Bellaguet  réservait  petits 
logements,     soupentes    et    mansardes    à    des 


LE    PETIT    PIERRE  123 

personnes  comme  monsieur  et  madame  Debas, 
et  madame  Petit  la  marchande  de  lunettes, 
gens  de  peu,  qui  ne  payaient  pas  cher,  mais 
qui  payaient  tous  les  trois  mois. 

M.  Bellaguet  qui  était  ingénieux  avait  même 
établi  dans  la  gouttière  un  petit  atelier  où 
M.  Ménage  faisait  de  la  peinture.  Cet  atelier 
se  trouvait  porte  à  porte  avec  la  chambre  de 
ma  bonne  Mélanie,  dont  il  n'était  séparé  que 
par  la  largeur  d'un  étroit  corridor  gluant, 
visqueux,  aimé  des  araignées,  où  traînaient 
des  odeurs  lentes  d'évier.  L'escalier  y  finissait 
en  se  raidissant.  La  première  porte  qu'on 
trouvait  devant  soi  était  celle  de  la  chambre  de 
ma  bonne  Mélanie.  Cette  chambre,  très  lam- 
brissée, s'éclairait  par  une  fenêtre  à  tabatière 
vitrée  de  vitres  verdatres,  cassées  en  plusieurs 
endroits,  raccommodées  avec  du  papier,  pou- 
dreuses, et  qui  salissaient  le  ciel.  Le  lit  de 
Mélanie  était  couvert  d'une  courtepointe  en 
toile  de  Jouy  où  l'on  voyait,  imprimé  en 
rouge  et  plusieurs  fois  répété,  le  couronne- 
ment d'une  rosière.  C'était  avec  une  armoire 
de  noyer  tout  le  bien  de  ma  chère  bonne.  En 
face  de  cette  chambre  s'ouvrait  l'atelier  de 
peinture.  Une  carte  de  visite  portant  le  nom 


d24  LE    PETIT    PIERRE 

de  M.  Ménage  était  clouée  à  la  porte.  A  main 
droite,  quand  on  se  tournait  vers  cette  porte, 
on  recevait  d'une  lucarne  tapissée  de  toiles 
d'araignées  un  jour  triste,  et  l'on  discernait  un 
plomb  avec  son  tuyau  d'où  s'échappait  une 
sempiternelle  odeur  de  chou.  De  ce  côté,  qui 
était  celui  du  quai,  il  n'y  avait  jusqu'à  la 
lucarne  qu'un  espace  d'une  dizaine  de  pas  au 
plus.  De  l'autre  côté,  on  ne  voyait  qu'une 
lueur  trouble  qui  montait  de  l'escalier  :  le 
corridor  s'enfonçait  dans  l'ombre  et  me  parais- 
sait sans  fin.  Mon  imagination  le  peuplait  de 
monstres. 

Parfois  ma  bonne  Mélanie,  quand  elle  allait 
ranger  son  linge  dans  son  armoire,  me  per- 
mettait de  l'accompagner.  Mais  je  n'avais  pas 
licence  de  monter  seul  à  cet  étage,  et  il  m'était 
spécialement  interdit  d'entrer  dans  l'atelier  du 
peintre  et  même  d'en  approcher.  Selon  Mélanie, 
je  n'en  aurais  pu  supporter  la  vue;  elle-même 
n'avait  su  voir  sans  effroi  un  squelette  qui 
y  était  pendu  et  des  membres  humains  d'une 
pâleur  de  mort  accrochés  aux  murs.  Cette 
description  fit  naître  en  mon  esprit  de  la 
crainte  et  de  la  curiosité,  et  je  brûlais  d'entrer 
dans  l'atelier  de  M.  Ménage.  Un  jour  que  j'avais 


LE    PETIT    PIERRE  125 

suivi  ma  vieille  bonne  dans  sa  mansarde  où. 
elle  mettait  en  ordre  beaucoup  de  vieilles 
paires  de  bas,  je  jugeai  l'occasion  favorable. 
Je  m'échappai  de  la  chambre  et  fis  les  deux 
pas  qui  me  séparaient  de  l'atelier.  Le  trou  de 
la  serrure  laissait  passer  de  la  lumière;  j'allais 
y  mettre  un  œil  lorsque,  épouvanté  du  bruit 
horrible  que  faisaient  les  rats  sur  ma  tête,  je 
reculai  et  me  rejetai  vivement  dans  la  chambre 
de  Mélanie.  Je  n'en  contai  pas  moins  à  ma 
vieille  bonne  ce  que  j'avais  vu  |)ar  le  trou  de 
la  serrure. 

—  J'ai  vu,  lui  dis-je,  des  membres  humains 
d'une  pâleur  de  mort,  il  y  en  avait  des 
millions...  c'était  affreux;  j'ai  vu  des  sque- 
lettes qui  dansaient  une  ronde;  et  un  sinqe 
qui  sonnait  de  la  trompette;  c'était  afTreux. 
J'ai  vu  sept  femmes  très  belles,  vêtues  de  robes 
d'or  et  d'argent  et  de  manteaux  couleur  du 
soleil,  couleur  de  la  lune  et  couleur  du  temps, 
qui  pendaient  égorgées  à  la  muraille  et  leur 
sang  coulait  à  flots  sur  le  pavé  de  marbre 
blanc... 

Je  cherchais  ce  que  j'avais  pu  voir  encore 
lorsque  Mélanie  me  demanda,  en  se  moquant, 
s^U   était   vraiment  possible    que    j'eusse   vu 


126  LE    PETIT    PIERRE 

tant  de  choses  en  si  peu  de  temps.  Je  passai 
condamnation  pour  les  dames  et  les  squelettes 
que  je  n'avais  peut-être  pas  très  bien  distingués, 
mais  je  jurai  avoir  vu  des  membres  humains 
d'une  pâleur  de  mort.  Et  je  le  croyais  peut- 
être. 


t  -7. 


XVI 


ELLE  POSA  LA  MAIN  SUR  MA  TETE 


M.  Morin  avait  la  face  pleine  et  de  grosses 
lèvres  dont  les  coins  retroussés  rejoignaient 
des  favoris  poivre  et  sel.  Ses  yeux,  son  nez, 
sa  bouche,  tout  son  visage  largement  ouvert, 
respiraient  la  franchise.  Simple  dans  sa  mise  et 
d'une  exacte  propreté,  il  sentait  le  savon  de 
Marseille.  M.  Morin  était  entre  deux  iges  et  si, 
comme  l'homme  de  la  fable,  il  était  entre  deux 
femmes  qui  voulaient  l'assortir  à  leur  âge, 
c'était  assurément  madame  Morin,  son  épouse, 
qui  lui  arrachait  les  poils  noirs,  car  elle  parais- 
sait  plus  vieille  que  lui.  Elle  avait  aussi  de 


128  LE    PETIT    PIERRE 

plus  belles  manières  et  beaucoup  d'élégance 
pour  son  état.  Mais  je  ne  l'aimais  pas,  parce 
qu'elle  était  triste. 

Concierge  d'une  maison  voisine  de  celle  que 
j'habitais  et  qui  appartenait  à  M.  Bellaguet, 
madame  Morin  tenait  la  loge  avec  mélan- 
colie et  distinction;  ses  traits  pâles  et  flétris 
auraient  convenu  à  une  illustre  infortune,  et 
maman  disait  qu'elle  ressemblait  à  la  reine 
Marie-Amélie.  M.  Morin  relevait  bien  aussi 
de  la  conciergerie  et  tirait  le  cordon  quand  il 
en  était  requis.  Mais  il  s'en  acquittait  comme 
de  la  moindre  de  ses  fonctions.  Deux  em- 
plois importants  l'occupaient  davantage,  celui 
d'homme  de  confiance  de  M,  Bellaguet,  et  celui 
d'employé  à  la  Chambre  des  députés.  Mon 
père  le  tenait  dans  une  telle  estime  qu'il  me 
laissait  en  sa  compagnie  des  matinées  entières, 
M.  Morin  était  un  homme  considéré.  Tout  le 
monde  dans  le  quartier  le  connaissait  et  il 
appartenait  à  l'histoire  pour  avoir  porté  dans 
ses  bras  le  comte  de  Paris  le  24  février  1848. 

On  sait  que,  après  l'abdication  de  Louis- 
Philippe  en  faveur  de  son  petit-fils  et  la  fuite 
de  la  famille  royale,  la  duchesse  d'Orléans, 
quittant  le  palais  envahi,  se  rendit,  avec  ses 


LE    PETIT    PIERRE  129 

deux  enfants  en  bas-âge,  le  comte  de  Paris  et 
le  duc  de  Chartres,  et  suivie  de  quelques 
familiers,  à  la  Chambre  des  députés  où  elle  se 
fit  annoncer  comme  mère  du  nouveau  roi  et 
régente  du  royaume.  Un  groupe  de  républi- 
cains entra  tumultueusement  dans  la  salle  en 
même  temps  qu'elle.  Debout  au  pied  de  la 
tribune  et  tenant  ses  deux  enfants  par  la  main, 
elle  attendait  que  l'assemblée  consacrât  ses 
pouvoirs.  Les  applaudissements  qui  avaient 
accueilli  son  entrée  s'apaisèrent  vite.  La  majo- 
rité n'était  pas  favorable  à  une  régence.  Le 
président  Sauzet  enjoignit  aux  personnes 
étrangères  à  la  Chambre  de  se  retirer.  La 
princesse  quitta  lentement  l'hémicycle;  mais, 
soit  ambition,  soit  amour  maternel,  résolue  à 
soutenir,  au  milieu  des  périls,  les  droits  de  son 
fils,  elle  refusa  de  sortir,  monta  par  les  degrés 
du  centre  au  sommet  de  l'amphithéâtre,  et  là, 
dépliant  un  papier,  elle  essaya  de  parler.  Cette 
femme  petite  et  si  pâle  dans  ses  longs  voiles  de 
veuve,  pouvait  surprendre  les  cœurs,  elle 
n'avait  rien  pour  dominer  les  masses  humaines. 
On  ne  l'entendit  pas,  on  la  voyait  à  peine  au 
milieu  des  groupes  tumultueux,  pressés  autour 
d'elle.  Tout  à  coup,  une  rumeur   formidable 


130  LE    PETIT    PIERRE 

qui  gronde  au  dehors,  s'enfle,  approche;  par 
les  portes,  défoncées  à  coups  de  crosse,  hommes 
du  peuple,  étudiants,  gardes  nationaux  s'en- 
gouffrent dans  l'hémicycle  en  criant  : 

—  Plus  de  Bourbons!  plus  de  roi!  la  répu- 
blique! 

Des  coups  de  feu  partent  dans  les  couloirs. 
Et  à  travers  les  cris  et  les  détonations,  l'oreille 
épouvantée  perçoit  un  bruit  lointain,  sourd, 
faible  encore,  et  plus  terrible,  les  vagues  d'un 
océan  humain  qui  battent  les  murs  du  palais. 
Bientôt  un  nouveau  flot  d'hommes  fait  irrup- 
tion, dégorge  cette  fois  par  la  tribune  publique 
et  submerge  l'assemblée.  Des  bandes,  armées 
de  piques,  de  coutelas  et  de  pistolets,  poussent 
des  cris  de  mort.  Lamartine  est  à  la  tribune, 
soupçonné  (bien  faussement)  de  parler  en  faveur 
de  la  régence;  les  canons  des  fusils  et  la  pointe 
ensanglantée  des  sabres  se  tournent  vers  lui. 
Les  députés  épouvantés  se  précipitent  vers  les 
issues.  La  duchesse  d'Orléans  est  emportée 
avec  ses  enfants  par  l'avalanche  des  fuyards, 
poussée  vers  la  petite  porte  qui  s'ouvre  à 
gauche  du  bureau  et  jetée  dans  l'étroit  couloir 
où,  foulée,  étouffée  entre  les  députés  qui  se 
sauvent  et  le  peuple  qui  accourt,  écrasée  contre 


LE    PETIT    PIERRE  131 

la  muraille,  séparée  de  ses  enfants,  elle  tombe 
à  demi  évanouie  au  pied  de  l'escalier.  Morin, 
qui  se  trouve  alors  dans  le  couloir,  entend  les 
cris  d'un  enfant  et  voit  le  petit  comte  de  Paris 
renversé,  piétiné.  Il  l'enlève  dans  ses  bras, 
l'emporte  à  travers  les  salons  et  les  vestibules 
et  le  passe  par  une  fenêtre  basse,  ouverte  sur 
le  jardin,  à  un  officier  d'ordonnance  qui  cher- 
chait ses  princes.  Cependant,  la  duchesse,  réfu- 
giée dans  un  salon  de  la  Présidence,  appelait  à 
grands  cris  ses  enfants.  On  lui  remet  le  comte 
de  Paris  et  on  l'avertit  que  le  duc  de  Chartres 
était  en  sûreté,  déguisé  en  fille,  sous  les 
combles  du  palais. 

Tel  était  le  récit  de  M.  Morin.  Il  le  faisait 
souvent  et  le  terminait  par  cette  réflexion  : 

—  La  duchesse  d'Orléans  déploya  en  cette 
circonstance  un  courage  inouï  et  une  force  de 
résistance  dont  peu  d'hommes  eussent  été 
capables.  Si  elle  avait  eu  dix-huit  pouces  de 
plus,  son  fils  était  roi.  Mais  elle  était  trop 
petite.  On  ne  la  voyait  pas  dans  cette  foule. 

Ce  qui  montre  le  mieux  le  cas  que  mes 
parents  faisaient  des  époux  Morin,  c'est  qu'ils 
me  laissaient  en  leur  compagnie  tant  qu'il  me 
plaisait,  bien  qu'ils  se  montrassent  très  sévères 


132  LE    PETIT    PIERRE 

sur  le  choix  de  mes  fréquentations.  Leur 
rigueur  à  cet  égard  m'était  pénible.  11  y  avait, 
par  exemple,  à  l'étage  supérieur  au  nôtre, 
une  madame  Moser  sur  le  compte  de  laquelle 
on  chuchotait;  elle  passait  de  longues  journées 
dans  son  appartement  meublé  à  la  turque, 
seule,  oisive,  en  robe  de  chambre  rose, 
chaussée  de  babouches  d'azur  et  d'or,  et 
parfumée.  Chaque  fois  que  l'occasion  se 
présentait,  elle  m'attirait  chez  elle  pour  se 
distraire.  Etendue  languissamment  sur  son 
divan,  elle  me  prenait,  en  jouant,  dans  ses 
bras.  Je  rapporterais  de  bonne  foi  qu'elle  me 
dressait  en  l'air  sur  la  plante  de  ses  pieds, 
comme  un  petit  chien,  si  je  ne  réfléchissais  que 
je  n'étais  pas  assez  mignon  pour  cela  et  que 
l'idée  m'en  fut  probablement  suggérée  par  la 
Gimbletie,  de  Fragonard,  que  je  vis  pour  la 
première  fois  quand  les  beaux  pieds  de  madame 
Moser  reposaient  déjà  depuis  plusieurs  années 
dans  les  ombres  éternelles;  mais  il  arrive  que 
des  souvenirs  d'âges  divers  se  superposent 
dans  la  mémoire,  se  fondent  et  composent  un 
tableau.  C'est  de  quoi  je  me  défie  dans  ces 
récits  qui  ne  sauraient  avoir  d'autre  mérite 
que  l'exactitude.  Madame  Moser  me  donnait 


LE    PETIT    PIERRE  133 

des  dragées,  me  contait  des  histoires  de 
brigands  et  me  chantait  des  romances.  Pour 
mon  malheur,  mes  parents  me  défendaient  de  •.  ^î»--^ 
répondre  aux  avances  de  cette  dame  et  me 
menaçaient  de  leur  plus  noir  ressentiment  si 
jamais  je  franchissais  le  seuil  de  l'appartement 
turc,  plein  de  couleurs  riantes  et  de  suaves 
odeurs.  Il  m'était  pareillement  interdit  de 
m'aventurer,  sous  les  toits,  dans  l'atelier  de 
M.  Ménage.  Mélanie  donnait  pour  raison  de 
cette  défense  que  M.  Ménage  pendait  des 
membres  livides  et  des  squelettes  dans  son 
atelier.  Et  ce  n'étaient  pas  là,  certes,  les  seuls 
griefs  dont  ma  bonne  chargeât  son  voisin  le 
peintre.  Elle  se  plaignit  un  jour  à  M.  Danquin 
que  cet  affreux  Ménage  l'empêchait  de  dormir 
en  faisant  toute  la  nuit  une  musique  enragée 
avec  ses  amis.  Et  mon  parrain  confia  à  la 
simple  créature,  dont  il  n'avait  pas  honte  de 
se  moquer,  que  ces  artistes  non  seulement 
chantaient  et  dansaient  toute  la  nuit,  mais 
encore  buvaient  du  punch  enflammé  dans  des 
têtes  de  morts.  Mélanie  était  trop  honnête 
pour  mettre  en  doute  une  parole  de  mon 
parrain.  Le  peintre  d'ailleurs  se  noircit  aux 
yeux  de  la  respectable  servante  d'une  action 


134  LE    PETIT    PIERRE 

plus  horrible.  Un  soir,  en  montant  à  sa  man- 
sarde, sa  chandelle  à  la  main,  Mélanie  vit  sur 
sa  porte  un  Amour  dessiné  à  la  craie;  son  arc 
et  son  carquois  pendaient  entre  ses  ailes,  et, 
l'air  suppliant,  il  heurtait  de  son  petit  poing 
la  porte  close.  Soupçonnant  véhémentement 
M.  Ménage  d'avoir  fait  ce  dessin  injurieux, 
elle  l'en  traita  de  polisson  et  d'olibrius,  et 
m'interdit,  à  nouveau,  toute  familiarité  avec 
un  tel  malappris. 

Peu  de  personnes  enfin  étaient  jugées  propres 
à  frayer  avec  moi. 

Je  ne  devais  pas  jouer,  dans  la  cour,  avec 
l'enfant  de  la  cuisinière  de  M.  Bellaguet,  le 
jeune  Alphonse,  doué  d'un  esprit  fertile  en 
artifices  et  d'un  caractère  audacieux;  mais  il 
avait  de  mauvaises  manières,  parlait  grossière- 
ment, jouait  des  mains  comme  un  vilain,  et 
vagabondait.  Alphonse  m'emmena  un  jour 
chez  un  boulanger  de  la  rue  Dauphine,  connu 
de  lui,  qui  vendait  des  rognures  d'hosties, 
dont  il  commanda  pour  un  sou,  que  je  payai, 
car  c'était  moi  le  riche.  Nous  en  fîmes  deux 
parts  que  nous  emportâmes  dans  nos  tabliers; 
et  Alphonse,  en  chemin,  les  mangea  toutes. 
Cette  équipée  m'attira  des  reproches  sévères, 


LE    PETIT    PIERRE  435 

et  je  dus  rompre  avec  Alphonse.  Tout  contact 
avec  Honoré  Dumont  me  fut  également  interdit. 
Fils  d'un  conseiller  d'État,  Honoré  était  de 
bonne  famille  et  beau  comme  le  jour,  mais 
cruel  envers  les  animaux  et  doué  d'instincts 
pervers.  H  n'était  pas  jusqu'à  la  famille  Gau- 
mont,  ruée  en  cuisine,  et,  père,  mère,  fils,  fille, 
chien  et  chat,  crevant  de  graisse  en  riant  aux 
anges,  qu'on  ne  m'empêchât  de  fréquenter 
depuis  le  jour  où,  ayant  lavé  à  la  pompe  les 
encriers  des  Gaumont  somnolents,  j'étais  rentré 
à  la  maison  trempé  d'encre  et  d'eau  depuis  les 
pieds  jusqu'à  la  tête.  On  me  laissait  au  con- 
traire toute  liberté  de  rechercher  la  compagnie 
des  époux  Morin. 

J'usais  avec  réserve  de  cette  licence  à  l'égard 
de  madame  Morin  qui,  coiffée  de  grandes 
coques  blanches  comme  la  reine  Marie-Amélie, 
la  face  longue  et  morne,  plus  jaune  qu'un 
citron,  exhalait  la  tristesse  et  la  désolation.  Si 
encore  madame  Morin  eut  inspiré  à  ceux  qui 
l'approchaient  une  vaste  tristesse,  profonde  et 
ténébreuse,  une  désolation  d'une  belle  horreur, 
j'y  eusse  peut-être  goûté  l'espèce  de  plaisir  que 
me  procurait  alors  toute  chose  excessive,  et 
hors  de  l'ordre  accoutumé.  Mais  la  tristesse  do 


136  LE    PETIT    PIERRE 

madame  Morin  était  égale,  mesurée  et  mono- 
tone, médiocre.  Elle  me  pénétrait  comme  une 
pluie  fine,  j'en  étais  transi.  Madame  Morin  ne 
quittait  guère  sa  loge,  pratiquée  au  bord  de  la 
porte  cochère,  étroite,  basse,  humide  etn'a3^ant 
de  considérable  que  le  lit,  si  bien  garni  de  pail- 
lasses, de  matelas,  de  couvertures,  de  courte- 
pointes, de  traversins,  d'oreillers,  d'édredons 
qu'il  me  semblait  incroyable  qu'on  pût  y 
coucher  sans  être  aussitôt  étouffé.  Je  supposai 
que  monsieur  et  madame  Morin,  qui  y  dor- 
maient toutes  les  nuits,  devaient  leur  salut  mira- 
culeux au  rameau  de  buis,  qui,  piqué  sous  la 
croix  d'un  bénitier  de  porcelaine,  surmontait 
cette  couche  homicide.  Une  couronne  de  fleurs 
d'oranger,  posée  sous  un  globe,  ornait  la  com- 
mode de  noyer.  Sur  la  cheminée  de  marbre 
noir  une  pendule,  pareillement  sous  globe,  à 
la  fois  turque  et  gothique,  servait  de  base  à  un 
groupe  doré  représentant,  comme  me  l'apprit 
madame  Morin,  «  Mathilde  engageant  sa  foi  à 
Malek-Adhel,  au  milieu  de  l'ouragan  du  désert  » . 
Je  n'en  demandais  pas  davantage,  non  que  je 
ne  fusse  un  petit  garçon  questionneur  et 
curieux,  mais  cette  histoire  inexpliquée  me 
charmait  par  son  mystère.  Je  ne  l'ai  pas  beau- 


LE    PETIT    PIERRE  I37 

coup  éclaircie  depuis,  et  les  noms  de  Malek- 
Adhel  et  de  Mathilde  demeurent  associés  dans 
ma  mémoire  à  l'odeur  de  poireaux  bouillis, 
d'oignon  brûlé  et  de  fumée  de  charbon  qui 
régnait  dans  la  loge  de  madame  Morin.  Cette 
personne  respectable  faisait  mélancoliquement 
la  cuisine  dans  un  fourneau  très  bas  dont  le 
tuyau  s'emmanchait  dans  la  cheminée  et  qui 
fumait  toujours.  La  plus  vive  distraction  que 
je  trouvasse  auprès  d'elle  était  de  la  voir  écu- 
mer  le  pot-au-feu  et  éplucher  les  carottes  avec 
un  soin  de  n'en  pas  trop  ôter,  qui  révélait  un& 
âme  parcimonieuse.  Au  contraire  le  commerce 
de  Morin  m'était  très  agréable. 

Quand,  armé  de  brosses,  de  plumeaux  et  de 
balais,  il  se  préparait  à  mettre  dans  une  salle 
cette  propreté  qu'il  aimait,  un  rire  d'allégresse 
fendait  sa  bouche  jusqu'aux  oreilles,  ses  yeux 
tout  ronds  s'illuminaient,  sa  large  face  s'éclai- 
rait; quelque  chose  de  l'héroïsme  domestique 
d'Hercule  en  Élide  apparaissait  en  lui.  Si 
j'avais  la  chance  de  le  surprendre  en  un  tel 
moment  de  sa  journée,  je  me  pendais  à  sa  main 
rude  et  velue  qui  sentait  le  savon  de  Marseille,. 
nous  montions  ensemble  l'escalier,  et  nous 
entrions  dans  quelque  appartement  confié  à  ses 

8. 


i38  LE    PETIT    PIERRE 

soins  en  l'absence  des  maîtres  et  des  serviteurs. 
Il  y  en  a  deux  dont  j'ai  gardé  le  souvenir. 

Je  vois  encore  le  vaste  salon  de  la  com- 
tesse Michaud,  avec  ses  glaces  pleines  de  fan- 
tomes,  ses  meubles  ensevelis  dans  des  housses 
blanches  et  le  portrait  d'un  général  en  grand 
uniforme,  dans  la  fumée  et  la  mitraille.  Morin 
m'apprit  que  cette  peinture  représentait  le 
général  comte  Michaud,  à  Wagram,  avec 
toutes  ses  décorations.  Le  troisième  étage 
m'agréait  mieux.  Là  était  le  pied-à-terre  du 
comte  Colonna  Walewski.  Il  s'y  voyait  mille 
choses  étranges  et  charmantes,  des  magots 
chinois,  des  écrans  de  soie,  des  paravents  de 
laque,  des  narghilehs,  des  pipes  turques,  des 
panoplies,  des  œufs  d'autruche,  des  guitares, 
des  éventails  espagnols,  des  portraits  de 
femmes,  des  divans  profonds,  des  rideaux 
épais.  Et  quand  je  m'émerveillais  de  toutes 
ces  choses  inconnues,  Morin  me  disait,  en  se 
rengorgeant  un  peu,  que  le  comte  Walev/ski 
était  un  lion  à  tous  crins.  H  avait  longtemps 
habité  l'Angleterre  et,  de  passage  à  Paris,  se 
disposait  à  partir  pour  l'Italie  où  il  était 
nommé  ambassadeur.  J'apprenais  le  monde 
avec  Morin. 


LE    PETIT    PIERRE  139 

Or,  un  jour  que  je  montais  en  sa  compagnie 
l'escalier  assez  étroit  de  la  comtesse  Michaud, 
du  comte  Waleswski,  et  de  quelques  autres 
locataires  dont  les  noms  me  sont  échappés  (la 
façade  de  la  maison,  que  je  regarde  bien  sou- 
vent, n'a  pas  changé;  comment,  pour  quelle 
raison  inconnue  de  moi-même,  par  quel  ins- 
tinct secret,  ne  suis-je  pas  allé  voir  si  l'escalier 
aussi  est  resté  tel  qu'il  était  dans  mon  enfance?) 
un  jour,  dis-je,  me  trouvant  avec  Morin,  entre 
le  premier  et  le  second  palier,  nous  vîmes  au- 
dessus  de  nous  une  jeune  dame  qui  descendait 
les  marches.  Aussitôt  Morin,  qui  était  d'une 
politesse  accomplie,  et  m'enseignait,  en  toute 
occurrence,  la  civilité  puérile  et  honnête,  me 
fit  ranger  à  son  côté  contre  le  mur,  m'avertit 
de  tenir  ma  casquette  à  la  main,  et  souleva  son 
bonnet  grec. 

Cette  jeune  dame  portait  une'robe  de  velours 
carmélite  et  un  châle  de  cachemire  de  l'Inde, 
à  grandes  palmes.  Une  capote,  en  forme  de 
cabriolet,  encadrait  son  visage  mince  et  pâle. 
Elle  descendait  les  degrés  avec  grâce.  En 
passant,  elle  abaissa  sur  moi  ses  grands  yeux 
ardents  et  noirs,  puis  de  sa  petite  bouche,  de 
sa  très  petite  bouche,  pareille  à  une  grenade, 


440  LE    PETIT    PIERRE 

;  sortit  une  voix  grave  et  voilée,  telle  que  je  n'en 
entendis  jamais  une  autre  de  ce  timbre  et  de 
cette  expression. 

Elle  disait  : 

—  Morin,  c'est  à  vous  ce  petit  garçon?...  Il 
est  gentil. 

Elle  posa  sur  ma  tète  sa  main  gantée  de  blanc. 

Morin    lui    ayant    répondu    que   j'étais    un 
voisin,  elle  reprit  : 
I      —  Il  est  gentil.  Mais  que  ses  parents  prennent 
■  garde  :  il  a  les  pommettes  rouges  et  il  est  bien 
pâle. 

Ces  yeux-là,  qui  me  regardaient  avec  dou- 
ceur, s'allumaient  au  théâtre  de  la  «  flamme 
noire  »  dont  Phèdre  est  dévorée;  cette  main 
fine,  affectueusement  posée  sur  ma  tête,  com- 
mandait d'un  signe,  devant  les  spectateurs 
émus,  l'assassinat  de  Pyrrhus.  Rachel,  atteinte 
du  mal  dont  elle  devait  mourir,  en  épiait  les 
signes  sur  le  visage  d'un  pauvre  enfant  ren- 
contré par  hasard  dans  un  escalier  avec  le 
portier.  Trop  jeune  encore  quand  elle  quitta  le 
théâtre,  je  ne  l'ai  jamais  entendue  sur  la  scène  ; 
mais  je  sens  encore  sur  martête  sa  petite  main 
gantée. 


XVII 


UN  FRÈRE  EST   UN  AMI  DONNÉ  PAR   LA  NATURE  » 


Ma  tante  Chausson  habitait  Angers  où  elle 
était  née  et  s'était  mariée.  Devenue  veuve,  eïle 
gérait  avec  une  sévère  économie  son  modique 
avoir  et  faisait  un  petit  vin  mousseux  dont 
elle  se  montrait  fîère  et  avare.  Quand  elle 
venait  à  Paris,  ce  que  l'on  regardait  alors 
comme  un  grand  voyage,  elle  descendait  chez 
mes  parents.  La  nouvelle  de  son  arrivée  était 
accueillie  sans  joie  par  ma  mère  et  par  la  vieille 
Mélanie,  qui  redoutait  l'humeur  acariâtre  de 
la  provinciale.  Mon  père  disait  d'elle  : 

—    Il   est   étrange   que    ma    sœur    Renée, 


Î42  LE    PETIT    PIERRE 

Teuve  après  huit  aos  de  mariage,  réalise  le 
type  de  la  vieille  fille  dans  sa  funeste  per- 
fection. 

Ma  tante  Chausson,  de  beaucoup  l'aînée  de 
son  frère,  maigre  et  jaune,  de  mise  étriquée  et 
démodée,  paraissait  plus  vieille  qu'elle  n'était, 
et  je  la  croyais  chargée  d'ans,  sans  l'en  vénérer 
davantage;  j'en  fais  l'aveu  qui  me  coûte  peu. 
Le  respect  de  la  vieillesse  n'est  point  naturel 
aux  enfants  :  il  leur  vient  de  l'éducation  et  n'est 
jamais  profond  en  eux.  Je  n'aimais  pas  ma 
tante  Chausson;  mais,  n'ayant  aucune  envie  de 
Faimer,  je  me  sentais  très  à  l'aise  avec  elle.  Sa 
venue  me  causait  une  vive  joie,  parce  qu'elle 
apportait  des  changements  dans  la  maison  et 
que  tout  changement  m'était  délicieux.  On 
roulait  mon  lit  dans  le  petit  cabinet  des  roses, 
gt  j'exultais. 

Au  troisième  séjour  qu'elle  fît  dans  notre 
maison  depuis  ma  naissance,  elle  m'observa 
avec  plus  d'attention  que  par  le  passé  et  cet 
examen  ne  me  fut  pas  favorable.  Elle  me 
trouvait  des  défauts  nombreux  et  contraires  : 
une  turbulence  importune,  qu'elle  reprochait 
à  ma  mère  de  ne  pas  réprimer  sévèrement,  une 
tranquillité  qui  n'était  point  de  mon  âge  et  ne 


LB    PETIT    PIERRE  1*3 

lui  disait  rien  de  bon,  une  paresse  invincible, 
une  activité  effrénée,  une  intelligence  attardée, 
un  esprit  trop  précoce.  A  ces  qpalités  mauvaises 
et  diverses,  elle  assignait  une  origine  commune. 
Selon  ma  tante,  tout  le  mal  (et  il  était  grand) 
venait  de  ce  que  j'étais  un  fils  unique. 

Quand  ma  chère  maman  s'inquiétait  de  me 
voir  languissant  et  pâle  : 

—  Il  ne  peut  pas  être  gai  et  bien  portant, 
lui  disait  ma  tante,  il  n'a  pas  d'enfant  avec 
qui  jouer  :  il  n'a  pas  de  frère. 

Si  je  ne  savais  pas  ma  table  de  multipli- 
cation, si  je  renversais  mon  encrier  sur  ma 
blouse  de  velours  bleu,  si  je  mangeais  avec 
excès  des  pistoles  et  des  pommes  tapées,  si  je 
me  refusais  obstinément  à  réciter  à  madame 
Gaumont  Les  Animaux  malades  de  la  peste,  si 
je  me  faisais  en  tombant  une  bosse  au  front, 
si  Sultan  Mahmoud  me  griffait,  si  je  pleurais 
mon  canari  trouvé  un  matin  dans  sa  cage 
immobile,  les  yeux  clos,  les  pattes  en  l'air, 
s'il  pleuvait,  s'il  ventait,  c'était  que  je  n'avais 
pas  de  frère.  Un  soir,  à  table,  je  m'avisai  de 
mettre  à  la  dérobée  une  pincée  de  poivre  sur 
la  part  de  tarte  à  la  crème  réservée  à  la  vieille 
Mélanie  qui  raffolait  de  sucreries.  Ma  chère 


144  LE    PETIT    PIERRE 

maman  me  prit  sur  le  fait  et  me  reprocha  cette 
action  qu'elle  estimait  de  nature  à  ne  faire 
honneur  ni  à  mon  esprit  ni  à  mon  cœur.  Ma 
tante  Chausson,  qui  renchérissait  sur  cejuge- 

'  ment  et  voyait  dans  cette  espièglerie  la  preuve 
d'une  dépravation  profonde,  m'en  excusa  sur 
ce  que  je  n'avais  ni  frère  ni  sœur. 

—  Il  vit  seul.  La  solitude  est  mauvaise;  elle 
développe  chez  cet  enfant  les  instincts  pervers 
dont  il  porte  en  lui  les  germes,  Il  est  insuppor- 
table. Non  content  de  vouloir  empoisonner 
cette  vieille  servante  dans  un  gâteau,  il  me 
souffle  dans  le  cou  et  me  cache  mes  besicles. 
Si  j'habitais  longtemps  chez  vous,  ma  chère 
Antoinette,  il  me  ferait  tourner  en  bourrique. 
Gomme  je  me  sentais  innocent  de  toute 
tentative  d'empoisonnement  et  que  je  ne  me 
faisais  aucun  scrupule  de  faire  tourner  ma 
tante  Chausson  en  bourrique,  ces  accusaitions 
me  touchèrent  peu.  Loin  de  croire  la  vieille 
dame  sur  parole  j'étais  disposé  à  prendre  le 

'i  <îontre-pied  de  ses  opinions  et  il  suffisait  qu'elle 
souhaitât  que  j'eusse  un  frère  ou  une  sœur 
pour  queje  ne  le  souhaitasse  pas.  Aussi  bien,  je 
me  passais  aisément  d'un  compagnon  de  jeux. 
Sans  trouver  les  heures  aussi  courtes  qu'elles 


LE    PETIT    PIERRE  145 

me  semblent  aujourd'hui,  je  m'ennuyais  rare-  ^ 
ment,  pour  la  raison  que,  dès  lors,  j'avais 
une  vie  intérieure  très  active,  que  je  sentais 
et  ressentais  fortement  les  choses  et  absorbais 
tout  ce  qui,  dans  le  monde  extérieur,  corres- 
pondait à  ma  faible  intelligence.  Je  savais 
d'ailleurs  que  les  frères  viennent  ordinairement 
tout  menus,  ne  sachant  point  marcher,  inca- 
pables de  toute  conversation  et  n'offrant  aucune 
espèce  d'utilité.  Je  n'étais  pas  sûr,  quand  le 
mien  aurait  grandi,  d'en  être  aimé,  ni  de 
l'aimer.  L'exemple  auguste  et  familier  de  Gain 
et  d'Abel  ne  me  rassurait  pas.  Il  est  vrai  que  je  ( 
voyais  de  mes  fenêtres  les  deux  potirons  ■ 
jumeaux,  Alfred  et  Clément  Caumont,  poti- 
ronner  côte  à  côte  dans  une  paix  profonde. 
Mais  je  voyais  souvent  dans  la  cour  Jean, 
l'apprenti  couvreur,  battre  comme  plâtre  son 
frère  Alphonse  qui  lui  tirait  la  langue  et  lui 
faisait  des  pieds  de  nez.  De  sorte  qu'il  me 
semblait  difficile  de  s'instruire  sur  l'exemple. 
Enfin,  mon  état  d'enfant  unique  offrait  à 
mon  avis  de  précieux  avantages  :  ceux,  entre 
autres,  de  n'être  jamais  contrarié,  de  ne  par- 
tager avec  personne  l'amour  de  mes  parents  et 
de  sauvegarder  ce  goût,  ce  besoin  de  m'entre- 


146  LE    PETIT    PIERRE 

tenir  avec  moi-même,  que  j'eus  dès  ma  plus 
tendre  enfance.  En  même  temps,  je  souhaitais 
un  petit  frère  pour  l'aimer.  Car  mon  âme  était 
pleine  d'incertitudes  et  de  contrariétés. 

Un  jour,  je  demandai  à  ma  chère  maman  de 
me  dire  en  confidence  si  elle  ne  pensait  pas  à 
me  donner  un  petit  frère.  Elle  me  répondit  en 
riant  que  non,  qu'elle  craindrait  trop  qu'il  fiit 
aussi  mauvais  garçon  que  moi.  Cette  réponse 
ne  me  parut  pas  sérieuse.  Ma  tante  Chausson 
retourna  à  Angers  et  je  ne  songeai  plus  à  ce 
qui  rn'avait  tant  occupé  durant  son  séjour 
parmi  nous. 

Mais  quelques  jours  après  son  départ,  quel- 
ques jours  ou  quelques  mois  (car  ce  qui  me 
donne  le  plus  de  peine  en  ces  récits,  c'est  la 
chronologie),  un  matin,  mon  parrain,  M.  Dan- 
quin,  vint  déjeuner  à  la  maison.  Le  jour  était 
radieux.  Les  moineaux  piaillaient  sur  les  toits. 
J'éprouvai  suhitepient  une  irrésistihle  envie 
d'accomplir  une  action  étonnante,  et,  autant 
que  possible,  merveilleuse,  qui  rompît  la 
monotonie  des  choses.  Mes  moyens  pour 
concevoir  et  exécuter  une  telle  entreprise 
étaient  très  restreints.  Pensant  découvrir  des 
ressources  dans  la  cuisine^  j'y  pénétrai  et  la 


LE    PETIT    PIERIIE  147 

trouvai  flambante,  odorante  et  déserte.  An 
moment  de  servir,  Mélanie,  selon  sa  coutume 
constante,  était  allée  chercher  chez  l'épicier  ou 
le  fruitier  quelque  herbe,  quelque  graine,  quel- 
que condiment  oublié.  Sur  le  fourneau,  un 
civet  de  lièvre  chantait  dans  la  casserole.  A 
;ette  vue,  une  inspiration  soudaine  s'empara 
de  mes  esprits.  Pour  y  obéir,  je  retirai  le  civet 
du  feu  et  l'allai  cacher  dans  l'armoire  aux 
balais.  Cette  opération  s'effectua  heureusement, 
à  cela  près  que  j'eus  quatre  doigts  de  la  main 
droite,  le  coude  gauche  et  les  deux  genoux 
brûlés,  le  visage  échaudé,  mon  tablier,  mes 
bas  et  mes  souliers  gâtés  et  que  la  sauce  fut 
aux  trois  quarts  renversée  sur  le  carreau  avec 
nombre  de  lardons  et  de  petits  oignons.  Incon- 
tinent, je  courus  chercher  l'arche  de  Noé  que 
j'avais  reçue  pour  mes  étrennes  et  je  versai  tous 
les  animaux  qu'elle  renfermait  dans  une  belle 
casserole  de  cuivre  que  je  mis  sur  le  fourneau 
à  la  place  du  civet  de  lièvre.  Cette  fricassée, 
dans  mon  esprit,  rappelait,  avec  avantage,  ce 
que  j'avais  ouï  dire  et  vu  sur  une  image  coloriée 
du  festin  de  Gargantua.  Car,  si  le  géant  piquait 
avec  sa  fourchette  à  deux  dents  des  bœufs 
entiers,  je  faisais  un  plat  de  tous  les  animaux 


148 


LE    PETIT    PIERRE 


de  la  création  depuis  l'éléphant  et  la  girafe 
jusqu'au  papillon  et  à  la  sauterelle.  Je  jouis- 
sais par  avance  de  l'émerveillement  de  Mélanie, 
quand  cette  simple  créature,  cro3^ant  trouver 
le  lièvre,  qu'elle  avait  apprêté,  découvrirait  en 
son  lieu,  le  lion  et  la  lionne,  l'âne  et  l'ânesse, 
l'éléphantetsa  compagne,  enfin  toutes  les  bêtes 
échappées  du  déluge,  sans  compter  Noé  et  sa 
famille  que  j'avais  fricassés  avec  elles  par 
mégarde.  Mais  l'événement  trompa  mes  prévi- 
sions. Une  puanteur  insupportable  qui  venait 
de  la  cuisine  ne  tarda  pas  à  se  répandre  dans 
tout  l'appartement,  imprévue  de  moi  et  surpre- 
nante pour  tout  autre.  Ma  mère,  suffoquée, 
courut  à  la  cuisine  pour  en  chercher  la  cause 
et  trouva  la  vieille  Mélanie  qui,  tout  essoufflée 
et  son  panier  encore  au  bras,  tirait  du  feu  la 
casserole  où  fumaient  horriblement  les  restes 
noircis  des  animaux  de  l'arche. 

—  Ma  «  castrole  »  !  ma  belle  «  castrole  »  ! 
s'écria  Mélanie  avec  l'accent  du  désespoir. 

Venu  jouir  du  succès  de  mon  invention,  je 
mQ  sentis  accablé  de  honte  et  de  regrets.  Et 
c'est  d'une  voix  mal  assurée  qu'à  la  demande  de 
Mélanie,  je  révélai  qu'on  trouverait  le  civet 
dans  l'armoire  aux  balais. 


LE    PETIT    PIERRE  149 

On  ne  me  fît  pas  de  reproches.  Mon  père,  i 
plus  pâle  Que  de  coutume,  affectait  de  ne  pas 
me  voir.  Ma  mère,  les  joues  ardentes,  m'obser- 
vant  à  la  dérobée,  épiait  sur  mon  visage  le 
crime  ou  la  folie.  C'est  mon  parrain  dont 
l'aspect  était  le  plus  déplorable.  Les  coins  de 
sa  bouche,  si  joliment  encadrée  d'ordinaire 
par  des  joues  rondes  et  un  menton  gras,  tom- 
baient tristement.  Et,  derrière  ses  lunettes 
d'or,  ses  yeux,  naguère  vifs,  ne  brillaient 
plus. 

Quand  Mélanie  servit  le  civet,  elle  avait  les       ^-xcr^ 
yeux  rouges  et  des  larmes  coulaient  sur  ses 
joues.  Je  n'y  pus  tenir,  et,  me  levant  de  table, 
je  me  jetai  sur  ma  vieille  amie,  l'embrassai  de 
toutes  mes  forces  et  fondis  en  larmes. 

Elle  tira  de  la  poche  de  son  tablier  son 
mouchoir  à  carreaux,  m'essuya  doucement  les 
yeux  de  sa  main  noueuse  qui  sentait  le  persil, 
et  me  dit  avec  des  sanglots  : 

—  Ne  pleurez  pas,  monsieur  Pierre,  ne  pleu- 
rez pas. 

Mon  parrain  se  tournant  vers  ma  mère  : 

—  Pierrot   n'a    pas    mauvais   cœur,    dit-il; 

mais   c'est  un   enfant  unique.   11  est   seul;  il  '     '"^^"^ 
ne  sait  que  faire.  Mettez-le  en  pension  :  il  sera 


150       '    ^  LE    PETIT    PIERRE 

soumis    à  une   discipline  salutaire  et   pourra 
jouer  avec  ses  petits  camarades. 

En  entendant  ces  paroles,  je  me  rappelai  le 
conseil  donné  à  maman  par  ma  tante  Chausson 
et  je   désirai  un  frère  pour  n'être   pas  mis  en 
'  pension  et  aussi  pour  l'aimer  et  en  être  aimé. 
Je    sayais   qu'un   frère    était   donné    par  la 
nature,  et,  sans  connaître  les  conditions  dans 
lesquelles  ce  don  était  fait  aux  familles  aimées 
du  ciel,  j'étais  certain  que  rien,  pour  le  pro- 
I  duire,  ne  peut  suppléer  à  cette  force  qui  fait 
;  germer    les    plantes    et  fleurir   la   vie   sur  la 
J  terre.  J'avais  un  obscur  et  profond  sentiment 
de  cette  puissance  mystérieuse  qui  me  nourris- 
sait, après  m'avoir  mis  au  monde;  et  je  distin- 
guais parfaitement  les  travaux  de  cette  Cybèle 
que  j'adorais  sans  la  nommer,  des  ouvrages 
les  plus  merveilleux  des  hommes.  J'aurais  cru 
très  facilement  qu'un  magicien  est  capable  de 
fabriquer  un  homme  qui  se  meut,  qui  parle, 
qui  mange,  mais  je  n'aurais  jamais  admis  que  cet 
homme  fût  de  la  même  substance  qu'un  homme 
naturel.    Bref,    je    renonçai    à   Tidée    d'avoir 
jamais  un  frère  selon  la  chair  et  je  résolus  de 
demander  à   l'adoption   ce   que  la   nature  me 
refusait. 


LE    PETIT    PIERRE  ^  151 

Sans  doute,  je  ne  savais  pas  que  l'empereur 
Adrien  en  adoptant  Antonin  le  Pieux,  Antonin 
en  adoptant  Marc-Aurèle  avaient  donné  qua- 
rante-deux ans  de  félicité  à  l'univers.  Je  ne 
m'en  doutais  pas;  mais  l'adoption  me  semblait 
une  pratique  excellente.  Je  ne  l'envisageais  pas 
dans  des  conditions  strictement  juridiques,  car 
du  droit  j'ignorais  tout.  Toutefois,  je  la  conce- 
vais environnée  de  quelque  solennité,  ce  qui 
n'était  pas  pour  me  déplaire,  et  je  pensais 
vaguement  que  mes  parents  mettraient  leurs 
vêtements  de  cérémonie  pour  adopter  l'enfant 
que  je  leur  présenterais.  La  difficulté  était 
de  le  trouver.  D'étroites  limites  fermaient  le 
champ  de  mes  recherches.  Je  voyais  peu  de 
monde,  et  dans  les  familles  que  je  fréquentais, 
on  n'eût  point  cédé  un  fils  sans  une  raison 
puissante,  comme  celle,  par  exemple,  qui 
obligea  la  mère  de  Moïse  à  exposer  son  petit 
enfant  sur  le  Nil.  Certes  madame  Caumont 
n'eût  jamais  consenti  à  se  séparer  de  l'un  de 
ses  potirons.  Je  pensai  qu'il  serait  moins  diffi- 
cile d'obtenir  un  petit  pauvre,  et  j'en  touchai 
un  mot  à  mon  ami  Morin,  qui  se  gratta  l'oreille 
et  me  répondit  qu'il  était  fort  chanceux  de 
mettre  un  enfant  trouvé  dans  une  famille,  que 


i52  LE    PETIT    PIEIlilE 

d'ailleurs  mes  parents  ne  pouvaient  pas  adopter 
un  enfant  puisqu'ils  en  avaient  déjà  un.  Gett3 
raison,  dont  je  méconnaissais  la  valeur  juri- 
dique, ne  me  frappa  point,  et  je  continuai  à 
chercher  un  frère  adoptif  dans  mes  promenades 
au  Luxembourg,  aux  Tuileries  et  au  Jardin  des 
Plantes,  avec  ma  bonne  Mélanie.  Malgré  la 
défense  de  la  pauvre  vieille,  je  m'accointais 
avec  les  petits  garçons  que  nous  rencontrions. 
Timide  et  gauche,  de  chétive  apparence,  je 
recevais  d'eux  le  plus  souvent  le  mépris  et 
l'mjure.  Ou,  si  je  trouvais  d'aventure  un  enfant 
aussi  timide  que  moi,  nous  nous  séparions 
muets,  la  tête  basse  et  le  coeur  gros,  sans 
avoir  su  témoigner  l'un  à  l'autre  la  tendresse 
que  nous  éprouvions.  J'ai  acquis,  en  ce  temps, 
la  certitude  que,  sans  être  excellent,  je  vaux 
mieux  que  la  plupart  des  autres  hommes. 

A  quelque  temps  de  là,  un  jour  d'automne, 
me  trouvant  seul  dans  le  salon,  je  vis  sortir  de 
la  cheminée  un  petit  Savo3^ard  noir  comme  un 
diable;  cette  apparition  me  divertit  sans  trop 
m' effrayer. 

Les  petits  Savoyards  qui,  comme  celui-là, 
ramonaient  les  cheminées,  n'étaient  pas  rares 
à  Paris.  Dans  les  vieilles  maisons,  telles  que  la 


LE    PETIT    PIERRE  153 

nôtre,  les  tuyaux  de  cheminées  pratiquées  en 
l'épaisseur  des  murs,  étaient  assez  gros  pour 
qu'un  enfant  pût  s'y  introduire.  De  petits 
Savoyards,  le  plus  souvent,  faisaient  ce  travail.. 
On  disait  qu'ils  avaient  appris  de  leur  mar- 
mottes à  grimper;  mais  ils  s'aidaient  d'une 
corde  à  nœuds.  Celui-ci,  tout  barbouillé  de 
suie,  coiffé  jusqu'aux  oreilles  d'un  petit  bonnet 
à  la  phrygienne  noir  comme  lui,  montrait,  en 
souriant,  des  dents  d'une  blancheur  éclatante 
et  des  lèvres  rouges,  qu'il  léchait  pour  les 
nettoyer.  Il  portait  sur  son  épaule  des  cordes 
et  une  truelle,  et  était  tout  menu  dans  sa 
veste  et  ses  culottes  courtes.  Je  le  trouvai  gen- 
til et  lui  demandai  son  nom.  Il  me  répondit 
d'une  voix  nasillarde  et  très  douce  qu'il  se  nom- 
mait Adéodat,  natif  de  Gervex,  près  de  Bonne- 
ville. 

Je  m'approchai  de  lui  et,  dans  un  mouve- 
ment de  sympathie,  je  lui  dis  : 

—  Voulez-vous  être  mon  frère? 

Il  roula  à  travers  son  masque  d'arlequin  des 
prunelles  étonnées,  ouvrit  la  bouche  jusqu'aux 
oreilles  et  me  fît  signe  de  la  tête  qu'oui. 

Alors,  saisi  d'une  sorte  de  délire  fraternel,  je 
l'avertis  de  m'attendre  un  moment,  et  courus 

9. 


154  LE    PETIT    PIERRE 

dans  la  cuisine.  A3^ant  fouille  le  parde-manger, 
larinoire  et  le  buffet,  je  trouvai  un  fromage 
dont  J3  m'emparai.  C'était  un  de  ces  fromages 
de  Neufchâtel,  qui,  en  forme  dje  ce  bouchon  de 
bois  qu'on  met  à  la  bonde  des  tonneaux,  en  ont 
pris  le  nom  de  bondon.  Il  se  trouvait  à  point, 
de  petites  taches  rouges  parsemaient  sa  peau 
bleuâtre  et  veloutée.  Je  l'apportai  à  mon  frère 
qui  n'avait  pas  plus  bougé  de  place  qu'une 
horloge  et  roulait  des  prunelles  étonnées.  Il 
ne  refusa  point,  tira  son  couteau  de  sa  poche 
et  se  mit  à  creuser  le  bondon  et  à  porter  à  la 
pointe  de  la  lame  de  gros  morceaux  dans  sa 
bouche.  Il  mâchait  avec  une  lenteur  qui  lui 
devait  être  habituelle,  gravement,  d'une  âme 
recueillie  et  sans  perdre  une  seconde  pour 
souffler  ou  respirer.  Ma  mère  survint.  Il  ne  res- 
tait  guère  alors  du  bondon  que  la  peau.  Je  crus 
devoir  m'expliquer  : 

—  Maman,  c'est  mon  frère  :  je  l'ai  adopté. 

—  C'est  très  bien,  fît  ma  mère  en  sou- 
riant. Mais  il  va  s'étouffer.  Donne-lui  à  boire. 

Mélanii,  que  je  trouvai  à  propos  dans  la 
cuisine,  apporta  un  verre  d'eau  rougie  à  mon 
frère  qui  le  but  d'un  trait,  s'essuya  la  bouche 
sur  sa  manche  et  soupira  d'aise. 


LE    PETIT    PIERRE  lo5 

Ma  mère  l'interrogea  sur  son  paj^s,  sa 
famille,  son  état,  et,  sans  doute,  il  répondit 
convenablement,  car,  lorsqu'il  fut  parti,  ma 
chère  maman  me  dit  : 

—  Il  est  très  gentil,  ton  frère  ! 

Elle  décida  qu'on  demanderait  à  son  patron, 
qui  demeurait  rue  des  Boulangers,  de  nous 
l'envoyer  un  dimanche. 

Je  dois  en  convenir,  Adéodat,  débarbouillé 
et  dans  ses  beaux  habits,  me  plut  moins 
qu'avec  son  bonnet  noir  et  son  masque  de  suie. 
Il  déjeuna  dans  la  cuisine  où  nous  allâmes  le 
voir  ma  mère  et  moi,  un  peu  gênés  de  notrt 
curiosité.  La  vieille  Mélanie  nous  faisait  signe 
de  ne  pas  trop  l'approcher,  de  peur  de  la  ver- 
mine, îl  se  montra  bien  poli,  mais  il  refusa 
absolument  de  manger  avant  d'avoir  remis  sur 
sa  tête  son  chapeau  qu'on  lui  avait  retiré.  Ces 
façons  nous  parurent  un  peu  rustiques.  A  y 
mieux  regarder,  elles  étaient  fort  nobles,  au 
contraire.  Au  xviP  siècle  un  homme  de  qualité 
ne  se  serait  pas  mis  à  table  tête  nue.  Et  il  était 
bienséant  qu'il  portât  son  chapeau  sur  sa  tête 
pendant  le  repas,  puisque  la  civilité  l'obligeait 
à  le  tirer  à  tout  moment,  quand  il  recevait 
quelque  bon  office  de  son  voisin  ou  qu'il  faisait 


ItJO  LE    PETIT    PIERRE 

agréer  ses  services  par  sa  voisine.  Dans  son 
nouveau  Traité  de  la  Civilité  qui  se  pratique  en 
France,  publié  en  1702,  à  Paris,  M.  de  Courtin 
dit  expressément,  à  l'article  de  la  table  :  «  Que 
si  la  personne  de  qualité  vous  porte  la  santé  de 
quelqu'un  ou  même  boit  à  la  vôtre,  il  faut  se 
tenir  découvert,  s' inclinant  un  peu  sur  la  table 
jusqu'à  ce  qu'elle  ait  bu...  Quand  elle  vous 
parle,  il  faut  aussi  se  découvrir  pour  luy 
répondre  et  prendre  garde  de  n'avoir  pas  la 
bouche  pleine.  Il  faut  observer  la  même  civi- 
lité toutes  les  fois  qu'elle  vous  parlera  jusqu'à 
ce  qu'elle  vous  l'ait  défendu,  après  quoy  il  faut 
demeurer  couvert,  de  peur  de  la  fatiguer  par 
trop  de  cérémonie.  »  Adéodat  garda  son  chapeau 
pendant  le  repas  comme  un  vieux  gentilhomme 
de  la  cour  de  Louis  XIY,  mais,  à  vrai  dire,  il 
salua  moins.  Il  mettait  la  chair  sur  son  pain  et 
portait  les  morceaux  à  sa  bouche  avec  son  cou- 
teau; et  il  était  très  grave.  Après  déjeuner,  à 
la  demande  de  ma  mère,  il  nous  chanta,  d'une 
voix  presque  imperceptible,  une  chanson  de 
^on  pays  : 

Escouto,  Jeannette, 
Veux-tu  dbiaux  habits? 
La  ridetlo. 


LE    PETIT    PIERRE  157 

Il  répondit  brièvement,  avec  beaucoup  de 
sens,  aux,  questions  de  ma  chère  maman.  Nous 
apprîmes  qu'il  travaillait  l'hiver  à  Paris,  et, 
vers  le  printemps,  retournait  à  pied  dans  son 
pays.  Sa  mère,  trop  pauvre  pour  acheter  une 
vache,  se  louait  dans  les  fromageries.  Il  tra- 
vaillait avec  elle  ou  cueillait  dans  la  montagne, 
pour  les  confituriers  de  la  ville,  des  maureis  : 
c'est  le  nom  qu'il  donnait  aux  baies  du  myrtil. 
Ils  vivaient  de  galette  et  n'en  avaient  pas  leur 
saoul. 

Je  résolus  de  faire  des  économies  pour 
acheter  une  vache  à  la  mère  d'Adéodat,  mais 
ne  tardai  pas  à  oublier  cette  résolution.  Le 
petit  ramoneur  partit  pour  son  pa3^s  au  prin- 
temps. Ma  chère  maman  envoya  des  vêtements 
de  laine  et  un  peu  d'argent  à  sa  mère.  Et, 
l'ayant  trouvé  sérieux  et  intelligent,  elle  écrivit 
au  maître  d'école  du  village  qu'il  lui  apprît  à 
lire,  à  écrire  ei  à  compter,  qu'elle  se  chargeait 
des  frais  de  son  instruction.  Adéodat  lui  écrivit 
en  lettres  moulées  ses  remerciements. 

Je  demandai  plusieurs  fois  des  nouvelles  de 
mon  frère,  j'en  demandai  encore  à  l'entrée  do 
l'hiver. 

—   Ton  frère  est  resté  dans  son  pays,  me 


158  LE    PETIT    PIERRE 

répondit  maman,   qui  craignait  de  m'affliger 
en  m'en  disant  davantage. 

Mon  frère  Adéodat  ne  devait  plus  revenir. 
Il  dormait  dans  le  petit  cimetière  de  son 
village.  Ma  mère  avait  reçu  du  maître  d'école 
de  Gervex  une  lettre  qu'elle  ne  m'avait  pas 
montrée.  Cette  lettre  lui  annonçait  que  le 
petit  Adéodat  était  mort  d'une  méningite  sans 
s'en  apercevoir,  étonné  seulement  de  sentir  sa 
tète  si  pesante.  Quelques  heures  avant  sa 
mort,  il  avait  parlé  de  ki  bonne  dame  Nozière 
et  chanté  sa  chanson  : 

Escouto,  Jeannette... 


XVIII 


LA    MERE    GOGHELET 


Un  matin  que  j'avais  accompagné  la  vieille 
Mélanie  dans  sa  mansarde,  j'examinai  avec 
piiis  d'attention  que  de  coutume  la  couverture 
en  toile  de  Jouy  qu'elle  étendait  sur  le  lit  et 
qui  représentait,  ne  l'ai-je  point  dit?  le  cou- 
ronnement d'une  rosière.  La  scène  était  im- 
primée en  rouge  et  plusieurs  fois  répétée.  Elle 
me  semblait  gracieuse,  parlait  à  mon  imagina- 
tion et  excitait  ma  curiosité.  Mélanie  me  repro- 
cha de  m'amuser  à  des  niaiseries. 

—  Qu'est-ce  que  tu  peux  trouver  de  beau  à 
cette  vieillerie,  Pierrot?  Elle  est  toute  reprisée. 


^60  LE    PETIT    PIERRE 

Défunte  madame  Sair»te-Lucie,  chez  qui  j'étais 
en  service,  avait  sur  son  lit  de  mort  cette  cou- 
verture toute  propre,  qui  me  revint  quand  les 
messieurs  de  Sainte-Lucie  partagèrent  entre  les 
femmes  de  service  la  garde-robe  de  leur  mère. 
Cependant,  je  m'écriais  et  j'interrogeais  sans 
discontinuer. 

—  Qui  est  cette  jolie  demoiselle  qu'un  sei- 
gneur couronne  de  roses?  Pourquoi  ces  tam- 
bours, ces  trompettes?  ces  jeunes  filles  en  cor- 
tège, ces  paysans  qui  joignent  les  mains? 

—  Où  vois-tu  tout  cela,  mon  petit  monsieur? 
Ce  n'est  pas  possible  qu'il  se  trouve  en  cette 
place  tout  ce  que  tu  dis.  Il  faut  que  je  mette 
mes  besicles  pour  le  voir. 

Elle  s'aperçut  que  je  n'inventais  rien. 

—  C'est  ma  foi  vrai!  Il  y  a  là,  en  peinture, 
des  jeunes  filles,  des  seigneurs,  des  villageois. 
Que  sais-je  encore?  Eh!  bien,  depuis  cinquante 
ans  que  cette  couverture  est  sur  mon  lit,  je  ne 
m'étais  pas  avisée  de  cela.  On  m'aurait  demandé 
seulement  sa  couleur  que  je  n'aurais  pas  su  la 
dire.  Et  pourtant,  je  l'ai  reprisée  bien  souvent. 

Comme  je  sortais  de  la  chambre  avec  Méla- 
nie,  j'entendis  un  bruit  de  béquilles  et  de  pas 
qui  résonnait  dans  la  sombre  profondeur  du 


LE    PETIT    PIERRE  161 

corridor  et  s'approchait  lentement.  Je  m'arrêtai 
et  fus  saisi  d'épouvante  en  voyant  peu  à  peu 
sortir  de  l'ombre  une  aiïreuse  vieille,  pliée  en 
deux,  le  dos  à  la  place  de  la  tête  et  portant  sur 
la  poitrine  un  visage  terreux,  l'œil  droit  bou- 
ché par  une  loupe  énorme.  Je  saisis  le  tablier 
de  Mélanie.  Quand  l'apparition  fut  passée,  ma 
bonne  me  dit  .que  c'était  la  mère  Cochelet. 
Mélanie  n'en  pouvait  rien  dire,  ne  causant 
jamais  avec  elle,  non  plus  qu'avec  personne, 
assertion  que  répétait  souvent  ma  vieille  amie, 
et  qu'il  ne  fallait  pas  prendre  au  sens  précis  et 
littéral,  mais  comme  un  témoignage  qu'elle  se 
rendait  elle-même  de  sa  discrétion.  La  mère 
Cochelet  habitait,  au  bout  du  corridor,  un  tau- 
dis infect.  Pourtant,  on  ne  la  croyait  pas  dans 
le  besoin,  car  elle  avait  trois  chats  à  qui  elle 
donnait  chaque  matin  pour  deux  sous  de  mou. 
M..  Bellaguet  s'était  offert  plusieurs  fois  à  la 
placer  dans  une  maison  de  vieillards,  mais  elle 
s'y  était  refusée  avec  tant  de  force  qu'il  avait 
du  y  renoncer. 

—  Elle  est  fîère,  ajouta  Mélanie. 
Puis  baissant  la  A^oix  : 

—  Elle  est  pour  le  roi  (Mélanie  prononçait 
roué).  Et  l'on  dit  qu'elle  a,  dans  sa  soupente, 


162  LE    PETÎT    PIERRE 

OÙ  tout  est  en  pourriture,  une  magnificfue 
courtepointe  brodée  de  Heurs  de  lis. 

C'est  tout  ce  que  j'appris  de  la  mère  Goche- 
let.  Mais  à  quelque  temps  de  là,  comme  nous 
nous  promenions  aux  Tuileries,  ma  bonne 
Mélanie  et  moi,  nous  rencontrâmes  la  vieille 
femme  qui,  sur  un  banc,  offrait  une  prise  de 
tabac  à  un  invalide.  Elle  portait  un  mauvais 
chapeau  de  paille  noire  par-dessus  son  bonnet 
tu3'auté,  à  la  mode  de  1820,  et  s'enveloppait 
d'un  châle  jaune  à  palmes  tout  taché.  Son  men- 
ton appu3^é  sur  sa  béquille  branlait,  et  la  loupe 
qui  lui  bouchait  l'œil  tremblait. 

L'invalide  avait  le  nez  et  le  menton  en  patte 
de  homard.  Ils  causaient  ensemble. 

—  Allons  ailleurs,  me  dit  Mélanie. 

Et  elle  se  leva.  Mais,  curieux  d'entendre  ce 
que  disait  la  mère  Cochelet,  je  m'approchai  du 
banc  où  elle  était  assise. 

Elle  ne  parlait  pas,  elle  chantait.  Elle  chan- 
tait ou  plutôt  elle  fredonnait  : 

Que  ne  suis-je  la  fougère?... 


XÎX 


MADAME    LAROQUE    ET    LE    SIEGE 
DE     GRANVILLE 


Madame  Laroque  habitait  avec  sa  fille 
Thérèse  et  son  perroquet  Navarin  un  appar- 
tement situé  dans  la  même  maison  que  nous, 
au  fond  de  la  cour.  Je  la  voyais  de  ma  chambre 
et  parfois  de  mon  lit,  et  son  visage  sain  et  ridé 
ainsi  que  les  pommes  conservées  dans  le  cellier 
m'apparaissait  à  sa  fenêtre  encadrée  de  capu- 
cines, entre  un  pot  d'oeillets  et  la  cage  en 
pagode  du  perroquet,  comme  ces  figures  de 
bonnes  ménagères  peintes  par  les  vieux  maîtres 
flamands,  dans  une  embrasure  de  pierre  et  de 


464  LE    PETIT    PIERRE 

fleurs.  Tous  les  samedis,  après  le  dîner  qui 
finissait  alors  vers  les  six  heures,  ma  mère 
metlait  sa  capeline  pour  traverser  la  cour  et 
m'emmenait  passer  avec  elle  la  soirée  chez  les 
dames  Laroque.  Elle  emportait  son  ouvrage 
dans  un  sac,  afin  de  coudre  ou  de  hroder  avec 
ses  voisines;  les  autres  dames  qui  fréquen- 
I  taient  dans  la  même  maison  en  faisaient 
autant  :  vieille  coutume  de  l'ancien  régime,  et 
non  point  bourgeoise  et  particulière  aux  petites 
gens  comme  on  pourrait  croire  aujourd'hui, 
mais  suivie,  à  l'époque  de  Louis  XVI,  par  la 
société  la  plus  aristocratique,  qui  n'était  pour- 
tant point  austère.  Sous  Louis  XVI>  les  femmes 
du  plus  haut  rang  parfilaient  en  compagnie. 
Madame  Vigée-Lebrun  conte  dans  ses  mémoires 
que.  pendant  rémigration,  reçue  à  Vienne  chez 
la  comtesse  de  Thoun,  elle  prenait  place  à  la 
grande  table  autour  de  laquelle  des  princesses 
et  des  dames  de  la  cour  faisaient  de  la  tapis- 
serie. Ce  que  j'en  dis  n'est  pas  pour  qu'on 
croie  que  ma  chère  maman  et  moi  allions  une 
fois  la  semaine  chez  des  princesses. 

Madame  Laroque  était  une  bien  simple 
vieille,  mais  grande  de  labeur,  de  patience, 
d'amour     et    d'une     sagesse     domestique     à 


LE    PETIT    PIERRE  1G5 

l'épreuve  de  la  bonne  et  de  la  mauvaise 
fortune.  Elle  portait  en  elle  presque  un  siècle 
de  la  vie  française  et  deux  régimes,  l'ancien  et 
le  nouveau,  réunis  et  fondus  par  le  cœur  et 
l'esprit  des  femmes  ses  pareilles  qui,  comme 
les  Sabines  de  David,  se  jetèrent  entre  les 
combattants. 

Riche  et  jolie  paysanne  de  Normandie,  fille 
de  bleus,  Marie  Rauline  était  en  âge  de  se 
marier  lors  de  la  guerre  de  Vendée.  Quand  je 
la  connus,  elle  avait  plus  de  quatre-vingts  ans, 
et  dans  son  fauteuil,  en  tricotant  des  bas,  elle 
contait  des  histoires  de  sa  jeunesse  que 
personne  n'écoutait  plus,  parce  qu'elle  les 
contait  tous  les  jours,  et  d'occurrence  plusieurs 
fois  par  jour.  Telle  était  l'histoire  du  préten- 
dant qui,  pas  plus  haut  qu'une  botte,  avait  été 
reconnu  impropre  au  service  lors  de  la  grande 
réquisition,  et  dont  Marie  Rauline  ne  voulut 
point  puisque  la  République  n'en  avait  point 
voulu,  histoire  qu'elle  terminait  d'habitude 
en  chantonnant  le  joli  air  : 

I!  était  un  petit  homme 
Qui  s'appelait  Guilleri 
Garabi. 

L'histoire  que  madame  Laroque  contait  le 


406  LE    PETIT    PIERRE 

plus  volontiers,  et  que  j'écoutais  avec  le  plus 
de  plaisir,  était  celle  du  siège  de  Granville. 

Marie  Rauline  épousa  en  Tan  IV  un  soldat 
de  la  République,  Eugène  Laroque,  qui,  devenu 
capitaine  sous  l'Empire,  fit  la  guerre  d'Espagne 
et,  surpris  par  les  guérillas  de  Julian  Sanchez, 
périt  assassiné.  Veuve  avec  deux  filles, 
madame  Laroque  vécut  à  Paris  d'un  petit 
commerce  de  mercerie.  Sa  fille  aînée  se  fit 
religieuse  et  devint  supérieure  des  Dames  du 
Saint-Sang  à  Gercy;  on  l'appelait  la  mère 
Séraphine.  L'autre  fit  une  petite  fortune  dans 
les  modes.  Quand  je  les  connus,  elles  étaient 
déjà  vieilles  toutes  deux.  La  mère  Séraphine, 
que  je  vovais  rarement,  m'imposait  par  sa 
noble  simplicité  ;  mademoiselle  Thérèse,  sa 
cadette,  me  plaisait  par  son  humeur  égale  et 
riante;  elle  excellait  à  faire  des  bêtises.  On 
appelait  ainsi  des  bonbons  au  caramel  qu'on 
servait  dans  une  petite  caisse  de  papier,  ce  qui 
me  paraissait  un  grand  effet  de  l'art.  Elle  jouait 
aussi  très  bien  du  piano. 

Nous  étions  sûrs  de  trouver  chez  les  dames 
Laroque  mademoiselle  Julie  qui  croyait  aux 
esprits,  et  dont  je  cultivais  l'amitié,  bien 
qu'elle  fût  sèche  et  rèche.  Mais  elle  contait  de» 


LE    PETIT    PIERRE  167 

histoires  de  revenants,  des  prophéties  terribles 
et  certaines,   des  prodiges.    Et,    dès  l'âge   de  /  ^-«^ 
cinq  ans,  j'avais  besoin  d'être  affermi  dans  ma 
croyance  aux  diableries. 

Héla  '  J  .  ;;rouvais  chez  les  dames  Laroque 
un  serpent  sous  l'herbe.  C'était  mademoiselle 
Alphonsine  Dusuel  qui  jadis  me  piquait  les 
mollets  en  m'appelant  a  trésor  ».  Je  me  plai- 
gnais bien  encore  à  ma  mère  des  cruautés 
horribles  d'Alphonsine  ;  mais  ^dle  me  faisait 
plus  de  peur  que  de  mal  et,  pour  dire  toute  la 
vérité,  elle  ne  me  faisait  ni  mal  ni  peur.  Elle  ne 
s'apercevait  même  pas  de  ma  présence.  Alphon- 
sine devenait  une  grande  demoiselle  ;  ses 
perfidies,  moins  naïves,  avaient  désormais 
d'autres  objets  qu'un  petit  garçon  comme  moi. 
Je  voyais  bien  qu'elle  se  plaisait  maintenant  à 
les  exercer  sur  un  neveu  de  made-moiselle 
Thérèse,  Fulgence  Rauline,  qui  jouait  du  .^ 
violon  et  se  préparait  à  entier  au  Conserva- 
toire, et,  bien  que  je  ne  fusse  point  d'un  naturel  , 
jaloux,  bien  qu' Alphonsine  fut  laide  et  tachée 
de  son,  j'eusse  préféré  qu'elle  m'enfonçât 
encore  des  épingles  dans  les  mollets.  Non,  je 
n'étais  point  jaloux,  et  si  je  l'eusse  été  ce  t. 
n'eut  point  été  d'un  préféré  d'Alphonsine.  Mais 


V*.       W«-A, 


108  LE    PETIT    PIERRE 

égoïste,  avide  de  soins  et  d'amour,  je  voulais 
que  l'univers  entier  s'occupât  de  moi,  fût-ce 
pour  me  tourmenter;  et,  à  l'âge  de  cinq  ans,  je 
n'avais  pas  encore  dépouillé  le  vieil  homme. 

Quand  les  dames  et  les  demoiselles,  lasses 
de  travailler,  pliaient'leur  ouvrage,  on  jouait 
à  l'oie  ou  au  loto.  Le  loto  ne  me  plaisait  pas. 
Je  ne  dis  point  que  mon  intelligence  en  péné- 
trait la  morne  stupidité.  Mais  c'est  un  fait  qu'il 
ne  contentait  pas  mes  jeunes  esprits.  Tout  en 
chitîres,  il  ne  parlait  pas  à  mon  imagination. 
Et  il  fallait  bien  que  mes  partenaires  aussi  le 
trouvassent  trop  abstrait,  puisqu'ils  s'efforçaient 
à  l'envi  de  l'animer  par  de  plaisantes  fantaisies, 
non  point  tirées  de  leur  cerveau,  certes,  mais 
reçues  des  aïeux,  et  en  prêtant  aux  chiffres 
arabes  des  ressemblances  avec  quelque  objet 
sensible  :  7  la  pioche,  8  la  gourde,  11  les  deux 
jambes,  22  les  deux  cocottes,  33  les  deux 
bossus,  ou  bien  en  ajoutant  à  l'énoncé  trop 
froid  du  nombre  un  ornement  poétique, 
comme  :  9,  je  tiens  mon  pied  de  bœuf.  Il  était 
enfin  de  très  vieilles  façons  d'appeler  les 
nombres  et  que  madame  Laroque  demeurait 
seule  à  savoir,  telles  que  :  1  cheveu  sur  la  tète 
à  Mathieu,  et  2  testaments,  l'ancien  et  le  nou- 


LL:    PETIT    PI  KRRE  169^ 

veau.  Sans  doute,  ces  agréments  étaient  au 
loto  quelque  chose  de  sa  sécheresse,  mais  j'y 
trouvais  encore  trop  d'abstractions  pour  mon 
goût.  Au  contraire,  le  noble  jeu  de  l'oie  renou- 
velé des  Grecs  me  ratissait.  Dans  le  jeu  de 
l'oie,  tout  vit,  tout  parle,  c'est  la  nature  et  la 
destinée;  tout  y  est  merveilleux  et  tout  y  est 
vrai,  tout  y  est  ordonné  et  tout  y  est  hasar- 
deux. Les  oies  fatidiques  placées  de  9  en  9 
m'apparaissaient  ainsi  que  des  divinités,  et 
comme  j'étais  porté  alors  à  adorer  les  animaux, 
ces  grands  oiseaux  blancs  me  remplissaient  de 
respect  et  d'effroi.  Ils  représentaient  dans  ce 
jeu  la  part  du  mystère  ;  le  reste  était  du  domaine 
de  la  raison.  Retenu  à  l'hôtellerie,  j'y  sentais 
l'odeur  du  rôti.  Je  tombais  dans  le  puits  au 
bord  duquel  se  tenait,  pour  mon  salut  ou  ma 
perte,  une  jolie  paysanne  en  corsage  rouge  et 
tablier  blanc;  je  m'égarais  dans  le  labyrinthe 
où  je  n'étais  pas  surpris  de  trouver  un  kiosque 
chinois,  vu  mon  ignorance  de  l'art  crétois;  je 
tombais  du  haut  du  pont  dans  la  rivière,  j'étais 
mis  en  prison,  j'échappais  à  la  mort,  je  parve- 
nais enfin  au  bosquet  gardé  par  l'oie  céleste, 
dispensatrice  de  toutes  les  félicités. 
Quelquefois  pourtant,   rassasié    d'aventures 

10 


170  i-t:    PETIT    PIERRE 

commo  Sindbab  îe  Marin,  je  no  tentais  plus 
la  fortune,  je  n'affrontais  plus  le  puits,  le 
pont,  le  labyrinthe,  la  prison.  J'allais  m'asseoir 
sur  un  petit  tabouret  rouge,  aux  pieds  de 
madame  Laroque,  et  là,  loin  de  la  table  et  de  la 
lampe, je  me  faisais  conter  le  siège  deGranville. 

Et  madame  Laroque,  en  tricotant  un  bas,  me 
faisait  le  récit  que  je  rapporte  ici  mot  pour  mot  : 

—  En  quittant  Fougères,  monsieur  de  la 
Rocbejacquelein,  qui  commandait  les  brigands, 
voulait  aller  à  Hennés,  mais  des  émigrés 
habillés  en  paysans  lui  apportèrent  d'Angle- 
terre des  lettres  et  de  l'or  dans  des  bâtons 
creux.  Aussitôt  monsieur  Henri,  comme  ils 
l'appelaient  entre  eux,  commanda  aux  brigand-s 
d'aller  à  Granville  parce  que  les  Anglais  pro- 
mettaient à  ces  Messieurs  d'eavoj^er  des 
navires  de  guerre  pour  attaquer  la  ville  par 
mer  tandis  que  les  brigands  l'attaqueraient 
par  terre.  Mais  il  ne  faut  point  se  fier  aux  pro- 
messes des  Anglais.  Cela  je  l'ai  ouï  dire  plus 
tard  par  un  homme  de  Bressuire.  V^oici  ce  que 
j'ai  entendu  de  mes  propres  oreilles  et  vu  de 
ma  propre  vue.  Les  brigands  arrivèrent  par 
milliers  à  Granville,  si  bien  que,  de  la  prome- 
nade,  on  les  voyait  se  répandre    comme  une 


LE     PETIT      PIERRE  171 

fourmilière  sur  la  grève.  Le    général  qui  com- 
mandait dans  la  ville  marcha  contre  eux  avec 
les  volontaires  de  la  Manche  et  les  canonniers 
parisiens  qui  portaient  dessiné   en  bleu  sur  le 
bras  un  bonnet  phrygien    avec  ces  mots  :  «  La 
Liberté  ou  la  Mort  »    Mais  le  nombre  des  bri- 
gands auginentait  sans   cesse;  ils  s'étendaient 
à  perte  de  me,  et  monsieur   Henri,  qui  avait 
l'air  d'une  jeune   fille,   les   commandait  vail- 
lamment.  Alors   le   général  vit    qu'ils  étaient 
trop  nombreux.  Il  avait  nom  Peyre  ;  on  en  a 
dit  blanc  et  noir,  comme  de  tous  les  hommes  qui 
tinrent  la  queue  de  la  poêle  en  ce  temps-là,  mais 
il  était  honnête  et  avait  des  moyens.  Voyant 
donc  le  nombre  des  brigands,  il  fit  sonner  la 
charge  pour  les  effrayer  et  battit  en  retraite. 
»  Ce  jour-là,  ma  mère  étant  alitée  malade, 
j'allai  porter  à  la  commune  notre  vieux  linge 
dont  il  était  fait  réquisition.  Le  canon  grondait, 
une  fumée  épaisse  couvrait  les  faubourgs.  Des 
hommes  criaient  :  «  Nous  sommes  trahis!  Ils 
viennent    :    sauve   qui   peut!    »    Les   femmes 
poussaient  des  cris  à  réveiller  les  morts.  Alors, 
le  citoyen  Desmaisons  accourut  sur  la  prome- 
nade   avec     son    chapeau    à    plumes   et  son 
éeharpe  tricolore,   et  je  îe  vis,  tout  proche  de 


172 

moi,  buter  comme  un  homme  ivre,  porter  la 
main  sur  sa  poitrine  et  s'abattre  la  tête  la 
première.  Il  avait  été  tué  d'une  balle  au  cœur. 
Et,  malgré  ma  frayeur,  je  fis  réflexion  que 
c'était  vite  fait  de  mourir.  Mais  on  n'y  prenait 
pas  garde,  en  ce  moment,  et  deux  femmes 
venaient  de  tomber  sur  la  promenade.  J'arrivai 
en  rasant  les  murs  à  la  maison,  et  trouvai  à 
la  porte  un  canonnier  parisien  qui  venait  nous 
demander  du  bois  pour  rougir  les  boulets.  «  Il 
fait  chaud  »,  me  dit-il  pour  rire,  car  le  vent 
soufflait  en  tempête  et  l'on  sentait  l'aigreur 
des  premiers  froids. 

»  Je  lui  dis  :  «  Venez  prendre  du  bois.  »  Mais 
voilà  que  la  fille  Chappedelaine  accourt  et  me 
crie  :  c<  Ne  lui  donne  point  de  bois,  Marie.  Les 
faubourgs  ne  brùlent-iis  déjà  point  assez?  Et 
n'y  a-t-il  point  assez  de  chrétiens  grillés  comme 
des  pourceaux?  On  les  sent  d'ici!  Si  tu  donnes 
du  bois,  tu  en  recevras  ta  digne  récompense. 
Quand  les  Vendéens  seront  entrés,  ils  te  feront 
mourir.  »  C'était  la  peur  qui  la  faisait  parier 
ainsi  et  l'intérêt,  car  il  y  avait  des  riches  dans 
la  ville  qui  payaient  pour  faire  entrer  les 
brigands.  Je  lui  répondis  :  «  Mathildc,  sache 
bien  que  ces  Messieurs,  s'ils  prennent  la  ville, 


LE    PETIT    PIERRE  173 

y  rétabliront  la  dîme  et  y  mettront  les  Anglais. 
Si  tu  veux  servir  comme  devant,  et  te  tourner 
Anglaise,  cela  te  regarde.  Moi,  je  veux  rester 
libre  et  Française.  Vive  la  République!  »  Alors 
le  Parisien  voulut  m'embrasser.  Je  lui  donnai 
un  soufflet  par  bienséance.  Cependant  on  criait  : 
«  Voilà  qu'ils  montent  à  l'assaut!  »  J'avais  de 
la  crainte  et  plus  de  curiosité  que  de  crainte. 
Je  me  coulai  jusqu'à  la  promenade  et  vis  les 
Vendéens  enfoncer  leurs  baïonnettes  dans  les 
murs  pour  s'en  faire  des  échelons.  Mais  les 
bleus  tiraient  du  haut  des  remparts  et  faisaient 
tomber  les  pauvres  assaillants  qui  se  brisaient 
sur  les  rochers.  Enfin,  voyant  la  mer  démontée 
et  n'attendant  plus  les  Anglais,  les  brigands 
s'enfuirent  en  jetant  leurs  sabots.  La  grève 
était  couverte  de  morts  qui  tenaient  encore 
leur  chapelet  entre  leurs  doigts  crispés.  La  fille 
Chappedelaine  leur  montrait  le  poing  et  disait 
qu'ils  étaient  morts  trop  doucement.  Et  tou^ 
ceux  qui  tantôt  voulaient  leur  livrer  la  ville  les 
outrageaient,  de  peur  d'être  dénoncés  comme 
traîtres  à  la  République.  » 

Ainsi  disait  madame  Laroque,  et  le  récit  d'un 
fait  qui  date  aujourd'hui  de  plus  de  cent  vingt 
ans,  je  l'ai  entendu  de  la  bouche  d'un  témoin. 

10. 


XX 


<i  AINSI  BRUYAIENT  LES  DENTS  DE  CES  MONSTRES  ÎNFAMBS  m 

(RONSARD.) 

Ce  furent,  à  la  maison,  des  temps  sombres. 
Mon  père  était  soucieux,  ma  mère  agitée,  là 
vieille  Mélanie  larmoyante.  Des  paroles  brèves 
coupaient  les  froids  silences  des  repas. 

—  Gomboust  a-t-il  ponryu  à  Téobéance? 

—  Gomboust  n'a  pas  paru. 

—  As-tu  TU  l'haissier? 

—  Rampon  a  fait  les  fonds.  Mais  à  quel 
tauxî...  Cet  homme  nous  dévore. 

On  se  taisait  :  les  visages  étaient  mornes. 
Ayant  besoin  de  joie  comme  les  plantes  de 
soleil,  je  m'étiolais  dans  cette  tristesse. 


w 


LE    PETIT    PIERRE  175. 

Ce  furent  des  temps  sombres.  Mon  père, 
rhomme  du  monde  le  moins  propre  aux 
aîTaires,  étaït  entré  dans  une  affaire  je  ne  sais 
;  pourquoi,  par  une  confiance  aveugle  en  l'ami 
qui  la  lui  avait  proposée,  p^ir  obligeance 
extrême,  par  espoir  d'assurer  à  sa  femme  une 
existence  aisée  et  facile  et  de  pourvoir  large- 
ment à  l'éducation  de  son  fils,  par  philan- 
thropie, que  sais-je?  par  distraction,  peut-être, 
et  sans  s'en  apercevoir.  Il  s'était  associé  à  son 
ami  Gomboust  pour  l'exploitation  de  l'eau  de 
Saint-Firmin,  qui  fut  anal3^sêe  par  d'éminents 
chimistes  et  reconnue  par  plusieurs  membres 
de  la  Faculté  de  Médecine  très  efficace  contre 
les  maladies  de  l'estomac,  du  foie  et  des  reins. 

Cette  affaire,  qui  devait  produire  des  béné- 
fices énormes,  aboutit  à  un  prompt  désastre. 
Il  me  serait  bien  impossible  de  dire  quelle 
sorte  de  société  fut  constituée  pour  l'exploita- 
tion de  cette  eau  minérale,  ni  la  part  qui  y  fut 
faite  à  mon  père.  C^est  un  sujet  pour  un 
Balzac,  non  pour  Pierrot.  Je  me  borne  très 
volontiers  à  rappeler  de  cette  affaire  le  peu 
que  mon  esprit  d'enfant  en  a  saisi. 

Adélestan  Gomboust,  propriétaire  des  sources 
de    Saint-Firmin,   dans  les   Hautes-Pyrénées, 


476  I>E    PETIT    PIERRE 

était    un    grand    corps    paralytique,    qui    ne 

donnait,  autant  dire,  nul  signe  de    vie.   Des 

paupières   immobiles    recouvraient    ses   yeux 

creux;  ses  lèvres    desséchées   laissaient    voir 

deux  dents  blanches;  toute  sa  face  était  morte; 

j  et  de  cette  bouche  de  momie  sortait  une  voix 

^  d'une   fraîcheur  délicieuse    qui,    comme    une 

flûte  d'argent,  modulait  des  sons   mélodieux. 

Conduit    par    un    enfant,    soutenu    par    des 

potences  (pour  parler  comme  ma  vieille  bonne), 

il  apparaissait  sinistre  et  glacial. 

Mélanie,  à  sa  vue,  soupirait  : 

—   Voilà,   le    malheur    qui    entre    dans    la 


maison 


Et  soit  qu  elle  ne  put  retenir  son  nom,  soit 
plutôt  qu'elle  crut  ce  nom  funeste,  elle  ne  le 
prononçait  pas  et  annonçait  tout  bas  ; 

—  Le  monsieur  qui  a  des  yeux  en  peau. 

Souvent  dans  le  salon,  je  me  trouvais  seul 
avec  ce  corps  inanimé  qui  me  faisait  peur  et 
que  j'osais  à  peine  regarder.  xMais,  dès  qu'il 
ouvrait  la  bouche,  le  charme  opérait.  Gom- 
boust  m'enseignait  à  gréer  un  bateau,  à  lancer 
un  cerf-volant,  à  construire  une  fontaine  de 
Héron,  et  l'agrément  de  sa  parole,  l'ordre  de 
ses  pensées,  la  pureté  de  ses  expressions  me 


LE    PETIT    PIERRE  i^7 

ravissaient,  si  peu  capable  que  je  fusse  de  goûter 
l'art  de  dire.  Cet  homme  sans  regard,  sans 
action,  était  la  persuasion  même.  Je  recher- 
chais tout  à  l'heure  pourquoi  mon  père,  si 
sage  et  si  désintéressé,  était  entré  dans  la 
société  de  l'eau  de  Saint-Firmin.  La  raison 
pourtant  apparaît  :  c'est  qu'il  avait  écouté  • 
Gomboust.  La  parole  de  Gomboust  produisait 
le  même  effet  sur  mes  parents  que  sur  moi.  En 
voici  une  preuve. 

C'était  un  soir,  un  des  soirs  les  plus  noirs 
de  ces  tristes  temps.  M.  Paulin,  avoué,  homme 
doux,  M.  Bourisse,  avocat-conseil,  plus  doux 
que  M.  Paulin,  M.  Phélipeaux,  huissier,  plus 
doux  que  M.  Bourisse,  M.  Rampon,  qui  prêtait 
à  la  petite  semaine,  plus  doux  que  M.  Phéli- 
peaux, avaient  doucement  comblé  d'effroi 
l'âme  craintive  et  pure  de  mon  père.  Ma  mère, 
qui  voyait  en  Gomboust  l'unique  machinateur 
de  notre  ruine,  avertie  par  Mélanie  que 
l'homme  «  aux  yeux  en  peau  »  demandait  à  la 
voir,  le  reçut  sans  bienveillance  dans  l'anti- 
chambre où  j'étais  caché  sous  une  banquette 
dans  l'imagination  que  c'était  la  grotte  de  la 
nymphe  Eucharis  et  que  j'étais  Télémaque. 
J'y  demeurai  coi,  et  j'entendis  ma  mère  acca- 


178  l'E    PETIT    PIERRE 

bler  de  reproches  l'inerte  Gomboust.  Je  sentis 
un  coup  au  cœur  quand  elle  lui  dit  : 

—  Monsieur,  vous  nous  avez  trompés;  vous 
n'êtes  pas  un  honnête  homrrke. 

Après  un  long  silence,  Gomboust  répondit 
d*une  voix  tremblante,  que  l'émotion  rendait 
plus  mélodieuse  encore  que  de  coutume.  Je  ne 
comprenais  pas  ce  qu'il  disait.  Il  parla  long- 
temps. Ma  mère  l'écoutait  sans  l'interrompre, 
et  j'observai  de  ma  cachette  son  visage  qui  se 
calmait,  son  regard  qui  s'adoucissait.  Elle 
subissait  le  charme.  Le  lendemain,  à  déjeuner, 
mon  père  lui  tendit  un  papier  qu'elle  par- 
courut des  yeux  et  lui  rendit  en  s'écriant  : 

—  C'est  une  nouvelle  infamie  de  Gomboust. 
Encore  aujourd'hui,  je  ne  sais  pas  grand'- 

chose  de  la  société  des  eaux  de  Saint-Firmin, 

n'ayant  pas  eu  la  curiosité  de  lire  le  dossier 

concernant  cette  affaire,  que  j'ai  trouvé  dans 

la  succession  de  mon  père  et  qui  m'a  été  volé 

avec  tous  mes  papiers  de  famille.   Mais  j'ai 

tout  lieu  de  croire  que  ma  mère    ne  faisait 

point  tort  à  Gomboust  en  le  jugeant  avare, 

,  cupide  et  sans  scrupules,  enfin  un  malhonnête 

.'  homme,  et  c'est  aujourd'hui  pour  moi  un  sujet 

■  de  surprise  que  ce  malheureux  aux  trois  quarts 


.^  VvtiV.t-iwtt 


LE    PETIT    PIERRE  179 

aveugle,  presque  incapable  de  mouvement,  i 
retranché  autant  dire  de  la  nature,  à  charge  à  ' 
autrui  et  à  lui-même,  cet  homjiie  qui  vivait 
moins  dans  un  corps  animé  que  dans  un  cer- 
cueil de  chair,  aimât  l'argent  jusqu'à  la  trahison 
et  la  cruauté.  Qu'en  faisait-il,  grands  dieux,  de 
son  argent? 

A  certains  indices,  je  soupçonne  mes  parents 
<1  avoir,  par  inexpérience  et  délicatesse,  exagéré 
leur  responsabilité  dans  la  société  des  eaux  de 
Saint-Firmin. 

Ils  furent  la  proie  des  hommes  de  loi  et  des 
hommes  d'affaires.  Rampon,  l'obligeant  Ram- 
pon,  se  fit  un  devoir  de  venir  en  aide  à  un 
médecin  distingué,  à  un  bon  père  de  famille, 
et  nous  fûmes  entièrement  dépouillés.  A  vrai 
dire  ce  ne  fut  pas  une  grande  catastrophe, 
mais  il  ne  nous  resta  rien.  Les  pauvres  bijoux 
de  ma  mère,  légers  d'or  et  peu  fournis  de  dia- 
mants et  de  perles,  la  vieille  argenterie  de 
famille  toute  bossuée  et  dépareillée,  le  sucrier 
ayant  pour  anses  des  cygnes,  la  cafetière  au 
chiffre  de  mon  grand-père  Saturnin  Parmen- 
tier,  la  louche  pesante,  tout  fut  mis  en  gage 
et  demeura  aux  gens  de  loi, 

Uajour,  en  rentrante  la  maison,  mon  père  dit: 


180  LE    PETIT    PIERRE 

—  C'est  fait,  le  Mimeur  est  vendu. 

Le  Mimeur,  petite  ferme  près  de  Chartres, 
était  le  seul  bien  patrimonial  qui  restât  à  ma 
mère.  J'étais  allé  tout  petit  au  Mimeur  et  il  me 
souvenait  seulement  d'un  papillon  blanc  sur 
une  haie  de  ronces,  d'un  vol  strident  de  libel- 
lules autour  des  roseaux  agités  par  le  vent, 
d'un  mulot  effrayé  qui  courait  le  long  d'un 
mur  et  d'une  petite  fleur  gris  de  lin,  en  forme 
de  mufle,  que  me  montra  ma  mère  en  me 
disant  : 

—  Vois,  Pierrot,  comme  elle  est  jolie*. 
C'était  là  pour  moi  tout  le  Mimeur,  et  il  me 

semblait  étrange  et  cruel  qu'on  vendît  cette 
haie,  ces  roseaux,  ces  fleurs  d'un  gris  bleu,  ce 
mulot,  ce  papillon  et  ces  libellules.  Je  ne 
concevais  pas  bien  comment  une  telle  vente 
pouvait  se  faire.  Mais  mon  père  disait  qu'elle 
était  faite.  Et  je  méditais  dans  mon  cœur  ce 
mystère  douloureux. 

Le  Mimeur  alla  comme  le  reste  à  Rampon 
qui  ne  l'a  pas  emporté  dans  l'autre  monde. 
Tous  les  morts  sont  pauvres,  Gomboust  et 
Rampon  comme  les  autres.  Si  je  savais  dans 

1.  Probablement  une  fleur  de  linaire,  ou  lin  sauvage.- 


I 


i*i,v*.!  .-■'■^ 


LE    PETIT    PIERRE  181 

quel  cimetière  est  la  tombe  de  Gomboust, 
j'irais  souffler  ces  mots  dans  les  herbes  qui  la 
recouvrent  :  «  Où  est  maintenant  ton  trésor?  » 

Ainsi  j'appris,  dès  ma  plus  tendre  enfance,  à 
connaître  la  race  des  hommes  de  loi  et  des 
hommes  d'afYaires,  race  immortelle  :  tout 
change  autour  d'eux  et  ils  demeurent  sem- 
blables à  eux-mêmes.  Ils  sont  tels  auiourd'hui 
que  Rabelais  les  a  peints;  ils  ont  gardé  leur 
bec,  leurs  griffes;  ils  ont  gardé  jusqu'à  leur 
afîreux  grimoire. 

Cinq  ans  environ  après  ces  mauvais  jours, 
auxquels  succédèrent  pour  nous  des  temps  plus 
sereins,  étant  au  collège,  M.  Triaire,  notre 
professeur,  nous  donna  à  expliquer  l'épisode 
des  Harpies,  dans  ÏEnéide.  Ces  oiseaux 
funestes,  ces  vautours  à  tête  humaine  qui, 
fondant  sur  la  table  du  pieux  Enée  et  de  ses 
compagnons,  enlevaient  les  viandes,  souillaient 
les  mets  et  répandaient  une  odeur  infecte,  plus 
expérimenté  que  mes  Condisciples,  je  les  con- 
naissais, je  savais  que  c'étaient  des  gens 
d'affaires  et  des  gens  de  loi,  des  Gomboust,  des 
Rampon.  Mais  combien  cette  caverne  des  har- 
pies, que  Virgile  nous  montre  empestée  de 
iiente  et  de  chairs  dégouttantes,  est  propre  et 

11 


182  LE    PETIT    PIERRE 

plaisante  en  comparaison  du   bureau  et  des 

cartons  verts  d'un  huissier! 
I      En  haine  de  ces  paperassiers  homicides,  je 

n'ai  jamais  voulu  avoir  de  cartonniers,  ni  de 
:  cartons.  Aussi  ai-je  toujours  perdu  tous  mes 

papiers,  tous  mes  innocents  papiers. 


XXI 


LE    PAPEGAI 


La  vieille  Mélanie  nous  apprit  en  servant  le 
café  que  le  perroquet  de  ia  comtesse  Michaud 
s'était  envolé.  On  croyait  le  voir  sur  le  toit  de 
l'hôtel  habité  par  M.  Bellaguet.  Je  me  levai 
de  table  ei  m'élançai  à  la  fenêtre.  Dans  ia  cour 
un  groupe  formé  du  concierge  et  de  quelques 
domestiques  regardait  en  l'air  et  levait  des 
bras  indicateurs  vers  la  gouttière.  Mon  parrain, 
^  tasse  de  café  à  la  main,  me  rejoignit  à  la 
fenêtre  et  me  demanda  où  était  le  papegai. 

—  Là,  lui  dis-je,  en  levant  le  bras  comme 
1m  geas  de  la  cour. 


484  LE    PETIT    PIERRE 

Mais  mon  parrain  ne  le  voyait  pas  et  je  ne 
pouvais  le  lui  montrer  puisque  je  ne  le  voyais 
pas  moi-même  et  affirmais  sa  présence  sur 
l'autorité  d'autrui. 

—  Et  vous,  madame  Nozière,  voyez-vous  le 
papegai?  demanda  mon  parrain. 

—  Le  papegai? 

—  Le  papegai  ou  le  papegaut. 

—  Le  papegaut? 

—  Le  papegai,  répétait  mon  parrain  en  riant. 
Son  rire  qui  sonnait  comme  un  grelot  lui 
secouait  le  ventre  et  faisait  carillonner  ses  bre- 
loques sur  son  gilet  de  soie  verte.  Cette  gaîté 
me  gagna  et  je  répétai  en  riant,  sans  savoir  ce 
que  je  disais  : 

—  Le  papegai,  le  papegai. 

Mais  ma  chère  maman,  dans  sa  prudence, 
ne  consentit  à  sourire  que  lorsque  mon  père 
l'eut  instruite  que  le  perroquet  s'appelait  autre- 
fois papegai  ou  papegaut.  Ce  que  mon  par- 
rain illustra  par  cet  exemple  : 

—  Gai  comme  un  papegai,  dit  Rabelais. 

A  ce  nom  de  Rabelais,  que  j'entendais  pour 
la  première  fois,  je  me  mis  à  rire  aux  éclats 
par  bêtise,  sottise,  niaiserie,  baguenauderie  et 
nullement  par  pressentiment,  intuition  et  rêvé- 


LE    PETIT    PIERRE  185 

lation  de  tout  ce  qu'il  y  a,  sous  ce  nom,  de 
sublime  bouffonnerie,  de  joyeuse  humeur,  et 
de  folie  plus  sage  que  la  sagesse.  Il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  ce  fut  dignement  saluer 
l'auteur  du  Gargantua.  Ma  chère  maman  me 
fît  signe  de  me  taire  et  demanda  si  l'on  a  bien 
sujet  de  dire  que  les  perroquets  sont  gais. 

—  Madame  Nozière,  répondit  mon  parrain, 
papegai  rime  à  gai;  c'est  déjà  une  raison  pour 
le  commun  des  hommes,  qui  considère  plus  le 
son  des  mots  que  leur  sens.  L'on  peut  croire 
aussi  que  le  papegai  prend  plaisir  à  se  voir  si 
bien  habillé  de  vert.  Ne  nomme-t-on  pas  le 
vert  de  ses  plumes  vert  gai? 

Aux  environs  de  ma  cinquième  année,  j'avais 
eu  avec  Navarin,  le  perroquet  de  madame 
Laroque,  des  démêlés  dont  il  me  souvenait 
encore.  Il  m'avait  mordu  au  doigt,  j'avais 
médité  de  l'empoisonner.  Nous  nous  étions 
réconciliés;  mais  je  n'aimais  pas  les  perro- 
quets. Je  connaissais  leurs  mœurs  par  un  petit 
livre  intitulé  La  Volière  d'Ernestine,  qu'on 
m'avait  donné  pour  mes  étrennes  et  qui  trai- 
tait en  quelques  pages  de  tous  les  oiseaux.  Le 
désir  de  briller  dans  la  conversation  me  fit 
dire,  sur  l'autorité  de  mon  livre,  que  les  sau- 


i86  LE    PETIT    PIERRE 

vages  dô  l'Amérique  se  nourrissent  de  perro- 
quets. 

—  La  chair  de  cet  oiseau,  objecta  mon  par- 
rain, doit  être  noire  et  coriace.  Je  n'ai  pas  ouï 
dire  qu'elle  fût  comestible. 

—  Quoi,  Danquin,   fît  mon  père,  ne   vous 
souvient-il  pas  que  la  prineesse  de  Joinville, 
nouvellement  amenée  de  ses  pampas  aux  Tuile- 
ries, se  trouvant  enrhumée,  refusa  un  bouillon' 
de  poulet  et  demanda  un  bouillon  de  perroquet? 

i  îfion  père,  hostile  à  la  monarchie  de  Juillet 
'  et  gardant  encore  après  la  révolution  de  48 
quelque  animosité  contre  la  famille  de  Louis^ 
Philippe,  jeta  ce  Irait  avec  malice,  en  regar- 
dant ma  mère,  sujette  à  s'attendrir  sur  le  sort 
des  princesses  exilées. 

—  Pauvres  princesses!  soupira-t-elle,  elles 
payent  bien  cher  les  honneurs  publics  qu'on 
leur  rend. 

Tout  à  coup,  découvrant  le  perroquet  dans 
sa  gouttière,  j'en  poussai  un  cri  de  triomphe  si 
sauvcige  que  ma  mère  s'en  effraya  d'abord  et 
m'en  réprimanda  ensuite. 

—  Làl  là!  là,  maman! 

Et  je  m'emportais  contre  ceux  qui  ne  le 
voyaient  pas. 


LE    PETIT    PIERRE  187 

—  Connaissez-vous  Verl-Vert,  madame  No- 
zière?  demanda  mon  parrain. 

Ma  mère  fit  signe  que  non. 

—  Quoi!  vous  ne  connaissez  pas  Vert-VerÛ 
Cela  vous  manque. 

—  On  n'a  pas  le  temps  de  lire,  monsieur  ^ 
Danquin,  quand  on  est  la  mère   d'un  enfant  | 
qui  use  ses  culottes  comme  par  enchantement. 
C'est  un  poème,  n'est-ce  pas? 

—  C'est   un   poème,    madame    Nozière,    et 
charmant. 

A  Nevers,  donc,  chez  les  Visitandines 
Vivait  naguère  un  perroquet  fameux. 
Il  était  beau,  brillant,  leste  et  volage, 
Aimable  et  franc  comme  on  l'est  au  bel  âge. 

Les  religieuses  l'aimaient  à  la  folie.  Il  était 
Plus  mitonné  qu'un  perroquet  de  cour. 

La  nuit 

Il  reposait  sur  la  boîte  aux  agnus. 

Vert-Vert  parlait  comme  un  ange.  Mais... 
Mon  parrain  s'arrêta. 

—  Mais  quoi?  lui  demandai-je. 


188  LE    PETIT    PIERRE 

Mon  père  fît  très  à  propos  cette  réflexion  que 
je  ne  parlais  pas  comme  un  ange. 

—  }AsLis,  reprit  mon  parrain,  ayant  voyagé 
sur  la  Loire,  en  compagnie  de  bateliers  et  de 
mousquetaires,  Yert-Yert  prit  un  très  mauvais 
ton. 

—  Tu  vois,  Pierre,  conclut  ma  mère,  le 
danger  des  mauvaises  fréquentations. 

—  Parrain,  est-ce  qu'il  est  mort,  Yert-Vert? 
demandai-je. 

Mon  parrain  ouvrit  une  bouche  de  de  pro- 
fundis  et  annonça  d'un  ton  lugubre  : 

—  Il  est  mort  d'avoir  trop  mangé  de  dra- 
gées. Que  son  sort  serve  d'exemple  aux  enfants 
gourmands! 

Et  mon  parrain,  regardant  la  cour  que 
dorait  le  soleil,  sourit  avec  mélancolie  : 

—  Quel  temps  radieux!  Les  derniers  beaux 
jours  nous  sont  les  plus  chers. 

—  Ils  nous  semblent  une  faveur  du  ciel,  fît 
ma  mère.  Bientôt  viendront  les  temps  froids 
et  sombres.  C'est  cet  après-midi  que  le  père 
Debas  viendra  ramoner  le  tuyau  du  poêle  de 
la  salle  à  manger. 

Et  elle  passa  dans  sa  chambre. 

J'ai  retenu  les  moindres  circonstances  des 


LE    PETIT    PIERRE  189 

événements  mémorables  qui  marquèrent  cette 
journée. 

Ma  mère  reparut  avec  sa  capote  de  velours 
à  brides  nouées  sous  le  menton,  son  mantelet 
de  soie  puce  et  son  ombrelle  à  manche 
pliant. 

A  son  air  calculateur  et  réfléchi,  je  devinai 
qu'elle  allait  faire  des  emplettes  pour  l'hiver  et  | 
méditait  un  emploi  avantageux  do  son  argent,  ' 
qui  lui  était  cher  non  par  lui-même,  mais 
pour  la  peine  qu'il  coûtait  à  son  mari.  Elle 
approcha  de  mon  front  son  cher  visage  que  la 
capote  enfermait  comme  un  écrin  de  velours, 
me  donna  un  baiser  sur  le  front,  me  recom- 
manda d'apprendre  ma  leçon,  rappela  à  Mélanie 
de  déboucher  une  bouteille  de  vin  à  l'inten- 
tion de  M.  Debas  et  sortit.  Mon  père  et  mon 
parrain  quittèrent  l'appartement  presque  aus- 
sitôt. 

Demeuré  seul,  je  n'étudiai  point  ma  leçon, 
faute  d'habitude,  par  la  force  de  l'instinct  et 
sous  l'inspiration  du  puissant  démon  qui  gou-  ' 
vernait  mes  pensées.  Il  me  persuadait  de  ne 
point  apprendre  mes  leçons  et  m'en  ôtait  tout 
loisir  en  m'imposant  à  toute  heure  des  tâches 
ardues,  d'une  étonnante  diversité. 

11. 


*- 


190  LE    PETIT    PIERRE 

Ce  jour-là,  il  me  suggéra  impérieusement  de 
me  tenir  à  la  fenêtre  et  d'épier  le  perroquet 
fugitif.  Mais  mon  regard  fouilla  en  vain  toits, 
gouttières  et  cheminée-s  :  il  ne  se  montra  pas. 
Je  commençais  à  bâiller  d'ennui  quand  un 
assez  grand  bruit  qui  éclata  derrière  moi  me 
fit  tourner  la  tète  et  je  vis  M.  Debas,  une  auge 
sur  la  tête,  avec  une  échelle,  une  cruche,  un 
grapin,  des  cordes  et  je  ne  sais  quoi  encore. 

Il  ne  faut  pas  croire  pour  cela  que  M.  Debas 
fût  maçon  ou  fumiste.  C'était  un  bouqui- 
niste qui  étalait  ses  livres  dans  des  boites 
sur  le  parapet  du  quai  Voltaire.  Ma  mère 
l'avait  surnommé  Simon  de  Nantua,  du  nom 
d'un  marchand  ambulant  dont  elle  me  faisait 
lire  l'histoire,  en  un  petit  livre  aujourd'hui 
tombé  dans  l'oubli.  iSimon  de  Nantua  courait 
les  foires  avec  un  ballot  de  toile  sur  le  dos  et 
moralisait  sans  trêve.  Il  avait  toujours  raison. 
Son  histoire  m'ennuya  cruellement  et  j'en 
garde  un  triste  souvenir.  J'y  acquis  pourtant 
\  la  connaissance  d'une  grande  vérité  :  c'est  qu'il 
jne  faut  pas  avoir  toujours  raison.  M.  Debas, 
comme  Simon  de  Nantua,  moralisait  du 
matin  au  soir  et  taisait  tout,  excepte  son 
métier.  Serviable  aux  voisins,  travaillant  pour 


LE    PETIT    PIERRE  191 

tous,  il  montait  et  démontait  les  poêles,  rac- 
commodait la  vaisselle  cassée,  remettait  des 
manches  aux  couteaux,  posait  des  sonnettes, 
graissaii  les  serrures,  réglait  les  pendules, 
opérait  les  déménagements  et  les  emménage- 
ments, donnait  des  soins  aux  noyés,  mettait 
des  bourrelets  aux  portes  et  aux  fenêtres,  fai- 
sait chez  le  marchand  de  vin  de  la  p.ropagande 
pour  les  candidats  du  parti  de  l'ordre  et  chan- 
tait, le  dimanche,  dans  la  chapelle  des  petites 
sœurs  des  pauvres.  Ma  mère  le  tenait  pour  un 
homme  de  bien  que  son  caractère  élevait  au 
dessus  de  sa  condition,  et  elle  le  considérait. 
Pour  moi,  je  n'eusse  pas  souffert  aisément  les 
préceptes  sempiternels  de  bienséance  et  de 
civilitt  dont  M.  Debas  m'assommait  s'il  ne 
m'eût  extrêmement  amusé  par  une  ardeur 
excessive  au  travail  dont  j'étais  seul  au  monde 
à  comprendre  le  comique.  Je  m'attendais  tou- 
jours en  le  voyant  à  quelque  agitation  diver- 
tissante. Cette  fois  encore  je  ne  fus  pas  déçu. 
Le  poêle  de  notre  salle  à  manger  était  de 
faïence  blanche,  toute  craquelée  et  fendue  en 
plusieurs  endroits.  Il  occupait  dans  un  angle 
de  la  pièce  une  niche  où  s'élevait  un  tuyau 
pareillement  de  faïence  surmonté    d'une   tête 


192  LE    PETIT    PIERRE 

barbue  que  je  savais,  pour  l'avoir  entendu  dire 
à  M.  Dubois,  être  celle  de  Jupiter  Trophonius. 
Et  la  barbe  d'un  si  grand  dieu  me  faisait 
impression.  M.  Debas  ayant  revêtu  une  blouse 
blancbe  monta  à  l'échelle  et  déjà  Jupiter  Tro- 
phonius gisait  sur  le  plancher,  détaché  de  sa 
colonne  d'où  s'échappaient  des  flots  de  suie, 
♦î^ndis  que  le  poêle  lui-même,  disloqué,  rompu, 
/ouvrait  de  ses  débris  la  salle  entière  et  que 
des  nuages  de  cendre  froide  assombrissaient 
l'air.  Les  ténèbres  furent  accrues  par  une 
poudre  subtile  qui  monta  au  plafond  pour 
descendre  ensuite  lentement  en  couche  épaisse 
sur  les  meubles  et  les  tapis.  M.  Debas  gâchait 
du  plâtre  dans  une  auge  débordante  et  dégout- 
tante. Visiblement  il  se  réjouissait  de  tra- 
vailler à  l'exemple  du  dieu  qui  tira  l'univers 
des  abîmes  du  chaos.  A  ce  moment,  la  vieille 
Mélanie  pénétra,  son  cabas  sous  le  bras,  dans 
la  salie,  promena  de  haut  en  bas  et  de  long  en 
large  des  regards  désolés,  poussa  un  long 
gémissement  et  demanda  : 

—  Alors,  comment  que  je  ferai  pour  servir 
le  dîner  de  mes  maîtres? 

Puis,  sans  espoir  d'une  réponse  heureuse, 
elle  s'en  alla  aux  provisions. 


LE    PETIT    PIERRE  19^ 

Le  chaos  régnait  encore  quand  de  nouveau 
une  grande  rumeur  monta  de  la  cour.  Le 
cocher  de  M.  Bellaguet,  le  père  Alexandre, 
concierge  de  notre  maison,  la  bonne  des  Cau- 
mont,  le  jeune  Alphonse  criaient  ensemble  ; 

—  Le  voilà,  le  voilà! 

Cette  fois,  je  le  vis  distinctement  sur  le  faîte 
du  toit,  le  papegai  de  la  comtesse  Michaud.  Il 
était  vert  avec  du  rouge  sur  les  ailes.  Mais  à 
peine  s'était-il  montré  qu'il  disparut. 

Les  gens  de  la  cour  disputèrent  entre  eux  sur 
la  direction  qu'il  avait  prise.  L'un  croyait  qu'il 
s'était  envolé  vers  le  jardin  de  M.  Bellaguet 
qui  lui  rappelait,  pensait-on,  les  forêts  du 
Brésil  où  s'était  écoulée  son  enfance.  Un  autre 
affirmait  qu'il  avait  gagné  le  quai,  prêt  -à  se 
jeter  dans  la  rivière.  Le  concierge  l'avait  va 
s'élancer  sur  le  clocher  de  Saint-Germain-des- 
Prés.  Mais  l'imagination  de  ce  vieux  napoléo- 
nien, hantée  par  le  souvenir  de  l'aigle  aux 
couleurs  nationales,  l'égarait.  Le  perroquet  de 
la  comtesse  Michaud  ne  volait  pas  de  clocher 
en  clocher.  Le  commis  de  M.  Caumont  conjec- 
turait avec  plus  de  vraisemblance  que,  pressé 
par  la  faim,  l'oiseau  fugitif  gagnait  le  toit  qui 
abritait    sa    mangeoire.    Simon    de   Nantua^ 


194  LE    PETIT    riERRE 

accoudé  à  la  fenêtre,  écoutait  pensif.  Je  lui 
dis,  pour  montrer  mon  savoir,  que  ce  perro- 
quet n'était  pas  aussi  beau  que  Vert-Vert. 

—  Qui  appelles-tu  Vert-Vert? 

.le  m'enorgueillis  de  lui  apprendre  que 
c'était  le  perroquet  des  Visitandines  de  Nevers, 
qui  parlait  comme  un  ange,  mais  qui  avait 
pris  un  mauvais  ton  en  voyageant  sur  la  Loire 
avec  des  bateliers  et  des  mousquetaires.  Je 
connus  aussitôt  qu'on  se  fait  du  tort  en  mon- 
trant son  savoir  aux  ignorants.  Car  Simon  de 
Nantua,  m'ayant  regardé  sévèrement  de  ses 
gros  yeux  aussi  expressifs  que  deux  globes  de 
lam'pe,  me  reprocha  de  dire  des  futilités. 

Cependant  il  roulait  dans  son  esprit  de  pro- 
fondes pensées. 

Parmi  les  innombrables  soins  qu'il  se  donnait 
bénévolement  pour  le  service  du  prochain, 
celui  qu'il  prenait  peut-être  le  plus  volontiers 
était  de  rattraper  les  oiseaux  échappés.  Il  avait 
notamment  rapporté  plusieurs  fois  à  madame 
Caumont  ses  serins  domestiques.  Il  jugea  que 
rendre  à  la  comtesse  Michaud  son  perroquet 
était  pour  lui  un  devoir  impérieux,  et  il  ne 
balança  pas  à  l'accomplir.  Ayant  remplacé  à 
la  hâte  sa  blouse  blanche  par  une  vieille  redin-  , 


LE    PETIT    PIERRE  195 

gote  verte  qui  jaunissait  comme  les  feuilles 
(l'automne,  il  m'annonça  son  intention  et,  lais- 
sant régner  dans  la  salle  à  manger  le  chaos 
qu'il  n'avait  pas  eu  le  loisir  d'organiser,  il 
sortit,  la  tête  pleine  de  son  dessein.  Je  me  jetai 
dans  l'escalier  à  sa  suite;  nous  franchîmes  d'un 
bond  le  court  espace  qui  nous  séparait  de  la 
maison,  bien  connue  de  moi,  la  maison  du 
concierge  Morin,  où  habitait  la  comtesse  Mi- 
chaud;  nous  dévorâmes  les  degrés  jusqu'au 
palier  du  deuxième  étage  et  pénétrâmes  par  la 
porte  grande  ouverte  dans  l'appartement  où 
tout  respirait  la  désolation.  Nous  vîmes  dans 
la  salle  à  manger  le  perchoir  abandonné. 
Mathilde,  la  femme  de  chambre  de  madame  la 
Comtesse,  nous  exposa  les  circonstances  qui 
avaient  précédé  et  provoqué  la  fuite  de  Jac- 
quot.  La  veille,  à  cinq  heures  du  soir,  un  chat 
gris,  à  poil  ras,  un  énorme  matou,  signalé 
depuis  longtemps  pour  ses  attentats,  avait 
bondi  dans  la  salle  à  manger.  A  son  approche, 
Jacquet  efTrayé  s'était  enfui  dans  l'escalier  et 
avait  passé  par  la  lucarne.  Mathilde  fît  deux 
fois  ce  récit.  Gomme  elle  se  disposait  à  le  faire 
une  troisième  fois,  je  me  coulai  dans  le  salon 
et  contemplai  le  portrait  en  pied  du  général 


196  LE    PETIT    PIERRE 

comte  Michaud  qui  occupait  le  plus  grand 
panneau.  Le  général  était  représenté  (je  l'ai 
déjà  dit)  en  grande  tenue,  culotte  blanche  et 
bottes  vernies,  à  la  bataille  de  Wagram.  A  ses 
pieds  des  morceaux  d'obus,  un  boulet  de 
canon,  une  grenade  fumante;  au  fond,  des 
soldats,  tout  petits  par  l'effet  de  leur  éloigne- 
ment,  chargeaient.  Le  général  portait  sur  sa 
large  poitrine  le  ruban  de  grand-aigle  de  la 
Légion  d'Honneur  et  la  croix  de  Saint-Louis. 
Je  ne  fis  pas  de  difficulté  à  ce  qu'il  portât  la 
croix  de  Saint-Louis  à  Wagram.  J'en  eusse 
fait  quand  je  revis  plus  tard  ce  portrait  chez 
un  brocanteur,  si  l'on  ne  m'eût  appris  que  le 
général  comte  Michaud,  comblé  de  faveurs  et 
d'honneurs  par  les  Bourbons,  avait  fait  ajou- 
ter, en  1816,  cette  croix  à  son  portrait.  Simon 
de  Nantua  me  tira  de  ma  contemplation  et 
m'enseigna  qu'on  n'entre  dans  un  salon  qu'après 
en  avoir  été  prié  et  s'être  essuyé  les  pieds.  Sa 
réprimande  fut  courte,  car  le  temps  était  cher. 

—  Allons!  fit-il. 

Et  muni  d'une  grosse  corde,  apparemment 
pour  se  suspendre  dans  le  vide,  il  monta  l'esca- 
lier. Je  le  suivis,  portant  un  verre  qu'il  m'avait 
confié  et  qui  contenait  du  pain  trempé  dans  du 


L£    PETIT    PIERRE  19T 

vin,   appât   pour   attirer  Jacquot.  Mon   cœur  f 
battait  avec  violence  à  la  pensée  des  dangers 
où  cette  expédition  m'allait  jeter.  Jamais,  dans 
leurs  plus  effroyables  aventures  de  guerre  ou 
de  cbasse,  trappeurs  de  l'Arkansas,  flibustiers  * 
de  l'Amérique  du  Sud,  boucaniers  de  Saint- 
Domingue,  ne  sentirent  mieux  que  moi  l'ivresse 
du  péril.  Nous  gravîmes  jusqu'à  ce  que  l'esca- 
lier nous  abandonnât,  puis,  grimpâmes  à  une 
échelle   de  meunier  des  plus  roides   jusqu'à 
une  lucarne  par   laquelle   Simon  de  Nantua 
passa  la  moitié  de  son  corps.  Je  ne  voyais  plus 
que  ses  jambes  et  son  énorme  derrière.  Tantôt 
il    appelait    Jacquot   d'une    voix    caressante, 
tantôt   il    imitait   la    grosse  voix  enrouée  de 
Jacquot  lui-même,  pour  le  cas,  je  pense,  où 
loiseau   préférerait  son    propre    organe   à   la 
parole  humaine;   par  moment  il  sifflait,  par 
moment  il  chantait  à  voix  de  sirène  et  inter- 
rompait de    temps   à   autre    ces   incantations 
pour  m'adresser,  si  j'ose   dire,  des  préceptes 
qui  allaient  de  la  civilité  à  l'éthique  et  pour 
m'enseigner  l'art  de  me  moucher  en  compagnie 
et  mes  devoirs  envers  la  divinité. 

Les  heures  passaient,  le  soleil  en  s'abaissant 
allongeait  sur  les  toits  l'ombre  des  cheminées. 


jOS  LE    ILTIT    PIERRE 

Nous  désespérions,  quand  Jacquot  parut.  Les 
présomptions  du  commis  de  M.  Caumont  se 
vérifiaient.  Je  passai  la  tète  par  la  lucarne 
et  vis  le  papagai  qui,  d'une  marche  difficile, 
en  balançant  son  gros  corps,  descendait  lente- 
ment le  pignon.  C'était  lui!  Il  venait  à  nous. 
J'en  tressaillis  de  joie.  11  était  tout. proche.  Je 
retenais  mon  souffle.  Simon  de  Nantua  lui  jeta 
un  appel  sonore  et,  ayant  pris  le  morceau  de 
pain  trempé  de  vin,  le  tendit  à  bout  de  bras, 
poing  fermé.  Jacquot  s'arrêta,  regarda  de  notre 
côté,  d'un  air  de  défiance,  s'éloigna,  battit  des 
ailes  et  s'enfuit  d'un  vol  d'abord  difficile,  mais 
qui,  devenu  peu  à  peu  plus  rapide  et  plus 
soutenu,  le  porta  jusqu'au  toit  d'une  maison 
voisine  où  il  disparut  à  nos  y^\ix.  Notre  décon- 
venue à  l'un  et  à  l'autre  fut  grande,  mais 
Simon  de  Nantua  ne  se  laissait  point  abattre 
par  la  mauvaise  fortune  :  il  tendit  le  bras  vers 
l'océan  des  toits. 

—  Là!  fit-il. 

Ce  geste  énergique,  cette  parole  brève  me 
transportèrent  d'enthousiasme. 

Je  m'attachai  à  sa  vieille  redingote  et,  pour 
\  rapporter  les  faits  tels  que  mon  souvenir  me 
;  les  retrace,  je  fendis  l'air  avec  lui  et  descendis  du 


_  VV-'C  1-  w*  ' 


LE    PETIT    PIERRE  199 

haut  des  nuées  dans  une  enceinte  inconnue  où 
se  dressaient  des  façades  de  pierre  sculptée  ;  et 
je  vis  une  multitude  d'hommes  nus,  énormes, 
effrayants,  suspendus  dans  un  ciel  sans  lumière. 
Les  uns  y  soutenaient  le  poids  de  leur  puissante 
structure,  les  autres,  par  groupes,  descendaient 
désespérément  vers  la  rive  sombre  où  des 
démons  hideux  les  attendaient.  Cette  vision  me 
remplit  d'une  sainte  épouvante;  mes  yeux  se 
voilèrent,  mes  jambes  fléchirent.  Voilà  les  faits 
tels  qu'ils  frappèrent  mes  sens  et  mon  esprit  ot 
tels  qu'ils  demeurent  imprimés  dans  ma  mé- 
moire :  j'en  porte  un  témoignage  fidèle.  Toute- 
fois, s'il  faut  les  soumettre  aux  règles  d'une 
critique  sévère,  je  dirai  que  vraisemblablement 
nous  avons,  Simon  de  Nantua  et  moi,  avec 
une  étourdissante  rapidité,  descendu  i'escalier, 
suivi  le  quai,  pris  la  rue  Bonaparte  et  atteint 
l'École  des  Beaux-Arts  où  je  vis,  par  une  porte 
entr'ouverte,  une  copie  du  Jugement  Dernier 
de  Michel-Ange  peinte  par  Sigalon.  Ce  n'est 
qu'une  hypothèse,  mais  elle  est  vraisemblable. 
Sans  nous  prononcer  plus  affirmativement  sur 
ce  point,  poursuivons  notre  récit.  Je  ne  con- 
templai qu'un  instant  les  colosses  flottants  et 
me  trouvai  dans  une  cour  spacieuse  au  côté  de 


200  LE    PETIT    PIERRE 

Simon  de  Nantua,  qu'entouraient  des  gardiens 
coiffés  d'un  bicorne  et  de  jeunes  hommes  aux 
longs  cheveux  ombragés  d'un  chapeau  de  feutre 
à  la  Rubens  et  portant  un  carton  sous  le  bras. 
Les  gardiens  niaient  avoir  vu  l'oiseau  de  la 
comtesse  Michaud.  Les  jeunes  gens  conseil- 
laient en  riant  à  Simon  de  Nantua  de  lui  mettre, 
pour  l'attraper,  un  grain  de  sel  sur  la  queue 
ou  plutôt  de  lui  gratter  la  tête.  Il  n'y  avait  rien, 
affirmaient-ils,  qui  fut  plus  agréable  aux  per- 
roquets. 

Et  les  jeunes  hommes  nous  saluèrent  en 
nous  priant  de  présenter  leurs  hommages  à  la 
comtesse  Michaud. 

—  Malappris!  murmura  Simon  de  Nantua. 

Et  il  sortit  indigné. 

De  retour  chez  la  comtesse  Michaud,  nous 
trouvâmes  dans  la  salle  à  manger...  qui?...  le 
papegai  sur  son  perchoir.  Il  s'y  tenait  d'une 
assiette  tranquille  et  accoutumée  et  semblait 
ne  l'avoir  jamais  quitté.  Quelques  grains  de 
chènevis  répandus  sur  le  parquet  attestaient 
qu'il  venait  de  manger.  A  notre  approche,  il 
tourna  vers  nous  un  œil  rond  et  fier  comme 
une  cocarde,  se  balança,  se  hérissa  et  ouvrit 
largement  ce  bec  qui  formait  tout  son  visage. 


LE    PETIT    PIERRE  201 

Une  vieille  dame,  coiffée  d'un  bonnet  de  den- 
telle- noire  et  dont  les  maigres  joues  s'enca- 
draient de  boucles  blanches,  la  comtesse  Mi- 
chaud,  sans  doute,  assise  près  de  Jacquot.  en 
nous  voyant,  détourna  la  tête.  La  femme  de 
chambre  allait  et  venait  sans  desserrer  les 
dents.  Simon  de  Nantua  passait  son  chapeau 
d'une  main  dans  l'autre,  affectait  de  sourire  et 
restait  stupide.  Enfin  Mathilde  nous  fit  con- 
naître, sans  daigner  nous  regarder,  que  Jacquot 
venait  d'entrer  seul  et  de  son  propre  mouve- 
ment, par  la  lucarne,  dans  la  mansarde  où 
elle  couchait,  sous  les  combles,  et  que  le  cher 
animal  connaissait  bien,  pour  y  être  venu  sou- 
vent sur  l'épaule  de  sa  Mathilde. 

—  Il  serait  rentré  plus  tôt,  ajouta  d'un  ton 
amer  la  servante,  si  vous  ne  l'aviez  pas  effrayé. 

On  ne  nous  retint  pas.  Et  comme  Simon  de 
Nantua  m'en  fit,  dans  l'escalier,  la  remarque 
attristée,  on  ne  nous  offrit  pas  môme  un  rafraî- 
chissement. 

Quand,  à  la  tombée  de  la  nuit,  je  rentrai  au 
logis,  je   trouvai    la    maison   consternée,    ma  ^ 
mère  agitée  et  fiévreuse,  la  vieille  Mélanie  en 
larmes,  mon  père  gardant  un  calme  affecté.  On 
m'avait  cru  volé   par  des   bohémiens   ou  des 


202  LE    PETIT    PIERRE 

saltimbanques,  écrasé  par  une  voiture,  arrêté 
devant  quelque  boutique  dans  une  rafle  de  filous 
ou,  pour  le  moins,  perdu  dans  des  rues  loin- 
taines. On  m'avait  cherché  chez  madame  Cau- 
mont,  chez  les  dames  Laroque,  chez  madame 
Letcrd,  la  marchande  d'estampes,  et  jusque 
chez  M.  Clérotle  géographe,  où  m'attirait  quel- 
quefois le  désir  de  contempler  sur  une  sphère 
la  ligure  de  ce  monde  où  je  croyais  tenir  une 
place  considérable.  On  parlait,  quand  je  sonnai 
à  la  porte,  d'aller  à  la  préfecture  et  d'y  demander 
qu'on  fît  des  recherches.  Ma  mère  m'examina 
attentivement,  me  toucha  le  front  qui  était 
moite,  passa  la  main  dans  mes  cheveux 
emmêlés  et  pleins  de  toiles  d'araignées,  et  me 
demanda  : 

—  D'où  viens-tu,  fait  comme  tu  es,  sans 
chapeau,  ton  pantalon  déchiré  au  genou? 

Je  contai  mon  aventure  et  comment  l'avais 
suivi  Simon  de  Nantua  à  la  recherche  du 
papegai. 

Elle  s'écria  : 

—  Je  n'aurais  jamais  cru  monsieur  Debas 
capable  d'emmener  cet  enfant  toute  une  après- 
midi,  sans  m'en  demander  la  permission  et 
uns  avertir  personne. 


LE    PETIT    PIERRE  203 

—  Quand  l'éducation  n'y  est  pas!... 
ajouta,  on  secouant  la  tête,  la  vieille  Mélanie, 
bonne  créature,  mais  qui,  humble  et  petite, 
se  montrait  sévère  aux  humbles  et  aux 
petits. 

On  dîna  dans  le  salon,  la  salle  à  manger 
étant  impraticable. 

—  Pierre,  me  dit  mon  père,  quand  j'eus  pris 
mon  potage,  comment  n'as-tu  pas  pensé  que  ta 
disparition  prolongée  jetterait  ta  mère  dans 
une  mortelle  inquiétude? 

J'essuyai  encore  quelques  reproches,  mais 
visiblement  c'était  sur  Simon  de  Nantua  que 
tombait  la  réprobation. 

Ma  mère  m'interrogeait  touchant  mes  esca- 
lades, et  paraissait  troublée  encore  des  dangers 
que  j'avais  courus. 

Je  l'assurai  que  je  n'avais  couru  aucun 
danger.  Je  cherchais  à  la  tranquilliser,  mais  en 
même  temps,  je  voulais  montrer  ma  force  et 
mon  courage,  et,  tout  en  lui  répétant  que  je 
m'étais  tenu  loin  de  tout  péril,  je  me  dépeignaivS 
montant  à  des  échelles  suspendues  dans  le 
vide,  escaladant  des  murailles,  grimpant  sur 
des  toits  aigus,  courant  dans  des  gouttières.  En 
m'écoutant,  elle  laissa  paraître  tout  d'abord  un 


204  LE    PETIT    PIERRE 

léger  tremblement  des  lèvres  qui  trahissait  son 
trouble.  Puis,  peu  à  peu  rassurée,  elle  hocha  la 
tète  et  finit  par  me  rire  au  nez.  J'avais  passé 
la  mesure.  Et  quand  je  contai  que  j'avais  vu 
une  multitude  d'hommes  nus,  énormes,  sus- 
pendus dans  l'air,  on  cria  holà  !  et  l'on  m'envo3^a 
coucher. 

L'aventure  du  perroquet  resta  fameuse  dans 
ma  famille  et  parmi  nos  amis.  Ma  chère  maman 
racontait,  peut-être  avec  quelque  orgueil  ma- 
ternel, ma  course  dans  les  gouttières  en  com- 
pagnie de  M.  Debas  auquel  elle  ne  pardonna 
jamais.  Mon  parrain  m'appelait  ironiquement 
chasseur  de  papegauts;  M.  Dubois  ^  lui-même, 
tout  grave  qu'il  était,  souriait  presque  en 
entendant  conter  une  si  étrange  aventure  et 
faisait  cette  remarque  qu'avec  son  habit  vert, 
sa  grosse  tête,  son  cou  épais  et  court,  sa  vaste 
poitrine,  ses  formes  trapues,  son  air  rébar- 
batif, le  perroquet  amazone  sur  son  perchoir 
offre  assez  le  profil  de  Napoléon  à  bord  du 
Northumberland.  A  ce  récit  enfin  M.  Marc 
Ribert,  romantique   chevelu,  tout   de   velours 


1.  Il  sera  parlé  amplement  de  M.  Dubois  et  quelque  peu 
^e  M.  Marc  Ribert  dans  un  volume  de  Souvenirs  qyi  fe.j» 
suite  à  celui-ci. 


LE    PETIT    PIERRE  205 

habillé  et  qui  ronsardisait,  se  prenait  à  mur- 


murer : 


¥ 


Quand  le  printemps  poussait  l'herbe  nouvelle 
Qui  de  couleurs  se  faisait  aussi  belle 
Qu'est  la  couleur  d'un  gaillard  papegai, 
Bleu,  pars,  gris,  jaune,  incarnat  et  vert  gai... 


ISl 


XXII 


L   ONGLE     HYACINTHE 


Je  fus  fort  surpris,  ce  jour-là,  en  entrant 
dans  le  salon,  d'y  trouver  ma  mère  conversant 
avec  un  vieillard  d'un  air  respectable  que  je 
voyais  pour  la  première  fois.  Son  crâne  dénudé, 
ceint  d'une  couronne  de  cheveux  blancs,  se 
colorait  de  rose.  Son  teint  était  clair,  ses  yeux 
bleus,  sa  bouche  souriante.  Rasé  de  frais,  deux 
pattes  de  lièvre  encadraient  ses  joues  rondes. 
Il  portait  un  bouquet  de  violettes  à  la  bouton- 
nière de  sa  redingote. 

—  C'est  ton  petit  bonhomme,  Antoinette? 
demanda- t-il,   en  me  voyant.    On   dirait  une 


LE    PETIT    PIERRE  207 

fille,  tant  il  est  doux  et  timide.  Il  faut  lui  faire  ; 
manger  de  la  soupe  pour  qu'il  devienne  un 
homme. 

M'ayant  fait  signe  d'approcher,  il  me  posa  la 
main  sur  l'épaule  : 

—  Mon  petit,  tu  es  dans  l'âge  où  l'on  crcit 
que  ia  vie  n'a  que  des  sourires  et  des  caresses. 
On  s'aperçoit  un  jour  qu'elle  est  souvent  dure 
et  parfois  injuste  et  cruelle.  Je  te  souhaite  de 
ne  pas  en  faire  l'expérience  dans  des  conditions 
trop  pénibles.  Mais  sache  bien  et  n'oublie 
jamais  qu'avec  du  courage  et  de  la  probité,  on 
surmonte  toutes  les  épreuves. 

Son  visage  exprimait  la  franchice  et  la 
bonté.  Sa  voix  allait  au  cœur.  On  ne  pouvait 
soutenir  sans  émotion  le  regard  de  ses  3^eux 
qui  se  mouillaient. 

—  Mon  enfant,  la  fortune  t'a  donné  d'excel-  2 
lents  parents  qui  te  guideront,  à  l'heure  voulue, 
dans  le  choix  difficile  d'une  carrière.  N'as-Ui 
pas  envie  de  devenir  soldat? 

Ma  mère  répondit  pour  moi  qu'elle  ne  le 
croyait  pas. 

—  C'est  pourtant  un  beau  métier,  repartit  le  > 
vieillard.  Le  soldat,  aujourd'hui  sans  pain  et 
sans   gîte,    couche  comme    un  gueux  sur  ia 


208  LE    PETIT    PIERRE 

paille;  le  lendemain,  il  soupe  dans  un  palais 
;  où  les  plus  grandes  dames  tiennent  à  honneur 
de  le  servir.  Il  connaît  toutes  les  vicissitudes, 
vit  toutes  les  vies.  Mais,  si  tu  as  un  jour  Thon-, 
neur  de  porter  l'uniforme,  souviens-toi,  mon 
enfant,  que  le  devoir  d'un  soldat  est  de  pro- 
téger la  veuve  et  l'orphelin  et  d'épargner 
l'ennemi  vaincu.  Celui  qui  te  parle  a  servi  sous 
Napoléon  le  Grand.  Hélas!  voilà  déjà  plus  de 
trente  ans  que  le  dieu  des  batailles  a  quitté  la 
?  terre;  et  personne  après  lui  n'est  capable  de 
conduire  nos  aigles  à  la  conquête  du  monde. 
Enfant,  ne  te  fais  pas  soldat! 

Il  me  repoussa  doucement  et,  se  tournant 
vers  ma  mère,  reprit  la  conversation  inter- 
rompue. 

—  Oui,  une  installation  modeste.  Quelque 
chose  comme  le  logis  d'un  garde-chasse... 
C'est  donc  une  affaire  décidée,  et  je  puis,  grâce 
à  toi,  ma  chère  Antoinette,  réaliser  mes  vœux 
les  plus  chers.  Au  terme  d'une  vie  agitée  et 
pleine  de  traverses,  je  goûterai  le  repos.  Il  me 
faut  si  peu  pour  vivre!  J'ai  toujours  souhaité 
de  finir  mes  jours  dans  la  paix  des  champs. 

Il  se  leva,  baisa  galamment  la  main  de  ma 
mère,  m'adressa  un  signe  de  tête  affectueux  et 


LE    PETIT    PIERRE  20^ 

sortit.    Son  port  était  noble  et  sa   démarche 
assurée.  v 

J'éprouvai  une  grande  surprise  en  apprenant 
que  cet  aimable  vieillard  était  l'oncle  Hyacinthe 
dont  je  n'avais  entendu  parler  qu'avec  effroi 
et  réprobation,  qui  portait  partout  la  ruine  et 
le  désespoir,  l'oncle  Hyacinthe  enfin,  la  terreur 
et  l'opprobre  de  la  famille.  Mes  parents  lui 
avaient  fermé  leur  porte.  Mais  Hyacinthe,  après 
dix  ans  de  silence,  venait  d'annoncer  à  ma 
mère,  par  une  lettre  touchante,  sa  résolution 
de  se  retirer  dans  un  hameau  de  son  pays  natal, 
si  elle  pourvoyait  aux  frais  du  voyage  et  d'une 
modeste  installation.  Il  se  faisait  fort  d'y 
subsister  en  administrant  les  propriétés  d'un 
frère  de  lait  avec  lequel  il  restait  en  excellents 
termes.  Et  rna  mère,  trop  crédule,  sourde  aux  ' 
conseils  de  mon  père,  consentit  le  prêt. 

A  quelque  temps  de  là,  elle  apprit  que  l'oncle 
Hyacinthe,  ayant  dissipé  dans  la  débauche 
l'argent  reçu  pour  un  autre  usage,  tenait 
l'emploi  de  comptable  chez  un  marchand 
d'hommes  de  la  rue  Saint-Honoré.  Ainsi  nom- 
mait-on ceux  qui  fournissaient,  moyennant 
salaire,  des  remplaçants  aux  jeunes  gens  riches, 
peu    désireux    d'être   soldats.   Les    marchands 

12. 


210  *  LE    PETIT    PIERRE 

d'hommes  étaient  lort  achalandés,  mais  tenus 
en  médiocre  estime  et  leurs  secrétaires  ne  pou- 
vaient aspirer  à  beaucoup  de  considération.  Ces 
marchands  d'hommes  habitaient,  pour  la  plu- 

'  part,  une  grande  maison  de  la  rue  Saint-IIon^ré, 
qui  faisait  le  coin  de  la  rue  du  Coq,  et  que 
couvraient  du  haut  en  bas  des  enseignes  ornées 
de  croix  d'honneur  et  de  drapeaux  tricolores. 
Au  rez-de-chaussée  s'ouvraient  un  magasin  de 
vieux  galons  et  d'épaulettes  et  une  brasserie 
fréquentée  par  les  soldats  qui,  ayant  fourni  le 
service  de  sept  ans  exigé  par  l'Etat,  désiraient 
se  rengager.  Il  y  pendait,  pour  enseigne, 'une 
peinture  sur  tôle  représentant  deux  grenadiers 
attablés  sous  une  tonnelle  et  débouchant  tous 
deux  en  même  temps  leur  cannette  de  bière 
d'une  main  libérale  et  assez  heureuse  pour  que 
chaque  jet  de  la  liqueur  mousseuse,  échappée 
de  la  bouteille  d'un  soldat,  après  avoir  décrit 
une  courbe  hardie,  allât  retomber  dans  le  verre 
du  camarade.  C'était  là,  je  le  crains,  derrière 
des  rideaux  sales,  que  l'oncle  Hyacinthe  exer- 

c  çait  ses  fonctions  nouvelles,  qui  consistaient  à 
faire  jouer  et  boire  les  militaires  libérés  jusqu'à 

■  les  rendre  faciles  sur  le  prix  de  leur  rengage- 

'  ment.   Et  peut-être,  quand  je  passais  devant 


LE    PETIT    PIERRE  211 

cette  maison  de  la  rue  Saint-Honoré,  la  gaUé 
de  l'enseigne  m'aidait-elie  à  supporter  la  vue 
du  cabaret  où  se  consommait  le  déshonneur  de 
ma  famille. 

Hyacinthe,  sans  instruction,  mais  bon  cal- 
culateur et  chiffrant  bien,,  possédait  ce  qu'on 
appelait  alo^s  une  belle  main;  c'est-à-dire 
qu'il  était  calligraphe.  On  citait  de  lui  la 
proclamation  de  Bonaparte  à  l'armée  d'Italie, 
tracée  en  caractères  microscopiques  et  formant, 
par  la  disposition  des  lignes,  un  portrait  du 
premier  consul.  Conscrit  en  1813,  élevé  au 
grade  d'adjudant  l'année  suivante,  pendant  la 
campagne  de  France,  il  se  vantait  d'avoir  €u 
une  conversation  avec  l'Empereur,  la  nuit,  au 
bivouac  près  de  Craonne  : 

—  Sire,  lui  dit  Hyacinthe,  nous  verserons 
notre  sang  jusqu'à  la  dernière  goutte  sous  vos 
aigles,  parce  que  vous  incarnez  la  Patrie  et  la 
Liberté! 

—  Hyacinthe,  vous  m'avez  compris,  répondit 
l'Empereur. 

Nous  ne  connaissons  cet  entretien,  je  me 
hâte  de  le  dire,  que  par  le  témoignage  d'Hya- 
cinthe, qui  le  lendemain,  de  son  propre  aveu, 
se    couvrit   de  gloire,  à  Craonne.  Et   comme 


212  LE    PETIT    PIERRE 

les  plus  belles  actions  produisent  parfois  les 
pires  effets,  Hyacinthe,  devenu  en  quelques 
instants  un  héros,  se  tint  quitte  pour  le  reste 
de  sa  vie  de  toutes  les  obligations  auxquelles 
se  soumet  le  vulgaire  et  n'eut  plus  ni  foi  ni  loi. 
Il  avait  dépensé  toute  sa  vertu  en  une  seule 
journée.  On  doute  s'il  était  à  Waterloo  et  ce 
point  ne  sera  probablement  jamais  éclairci. 
Déjà  il  fréquentait  les  cabarets  et  aimait  mieux 
conter  ses  exploits  que  de  les  renouveler.  Il 
accomplissait  ses  vingt-deux  ans  quand  il  fut 
licencié  en  1815.  Beau,  vigoureux,  gaillard,  la 
coqueluche  des  femmes,  le  bourreau  des  cœurs, 
il  fut  aimé  d'une  tante  de  ma  mère,  paysanne 
riche,  qu'il  consentit  à  épouser  et  dont  il  fit 
danser  les  écus.  En  la  trahissant,  en  la  maltrai- 
tant, en  la  délaissant,  il  lui  donnait  des  occa- 
sions nombreuses  de  montrer  la  ferveur  de  son 
idolâtrie  et  la  folie  de  son  amour.  Après  l'avoir 
accablée  d'offenses,  il  pardonnait  et  elle  le 
trouvait  alors  plus  aimable  que  s'il  eût  été  tou- 
lours  fidèle.  Parcimonieuse  et  même  avare, 
elle  se  montrait  pour  lui  follement  prodigue. 
On  le  voyait,  à  cette  époque,  entre  Paris  et 
Pontoise,  coiffé  d'un  chapeau  gris  à  boucle 
d'acier,  largement  évasé  par  le  haut,  portant 


LE    PETIT    PIERRE  213^ 

une  redingote  verte,  à  boutons  d'or,  une  culotte 
nankin   et   des   bottes  vernies,   conduire    une 
cliarrette  anglaise  à  deux  roues,    digne  sujet 
d'un  crayon  de  Carie  Vernet.  Fréquentant  avec  f 
des  Cydalises  le  Bœuf  à  la  Mode  et  le  Rocher  de 
Cancale  et  passant  les  nuits  dans  les  tripots,  il 
dévora  en  quelques  années  les  champs,  les  prés, 
les  bois  et  le  moulin  de  sa  femme.  Ayant  mis 
la  pauvre  amoureuse  sur  la  paille,  il  la  quitta 
pour  mener  une  vie  d'aventures,  en  compagnie    ^ 
d'un  ancien  maître  de  postes  nommé  Huguet,    "^^     " 
mince,  bref,  bancal,  mal  peigné,  dont  il  faisait, 
selon  le  besoin,  son  domestique,  son  associé 
ou  même  son  patron  quand  on  y  courait  des 
risques.   Huguet,  qui  était  un  fripon  et  avait 
dupé    tout  le   monde,   se   montrait,  à  l'égard 
d'Hyacinthe,  le  plus  fidèle,  le  plus  généreux, 
le  plus  noble  des  amis.  Huguet,  royaliste,  un  peu 
chauffeur,  disait-on,  et  qui  avait  porté  la  Ter- 
reur   Blanche    dans    l'Aveyron,   dont   il   était 
originaire,  se  fit  bonapartiste  par  dévouement 
à  son  cher  Hyacinthe,  qui  était  bonapartiste  : 
par   profession.    Hyacinthe  en  portait  le  cos-  \ 
tume    :  longue   redingote  boutonnée  sous  le  ' 
menton,    bouquet    de    violettes   à  la  bouton- 
nière, gourdin   à  la  main.   Sur  le  boulevard 


51  i  LE    PETIT    PIERRE 

de  Gand,  entouré  de  quelques  frères  d'armes, 

'  et  suivi  d'îluffuet  comme  d'un  barbet,  il  faisait 

i 

•  un  opprobre  à  l'Aiig'leterre  de  la  captivité  de 

Napoléon  et,  au  sortir  de  l'estaminet,  se  tour- 
nant vers  le  nord-ouest,  il  dénonçait  d'un 
doigt  vengeur  la  perfide  Albion;  ses  lèvres 
formaient  des  vœux  pour  qu'advînt  le  règne  du 

^  fils  de  l'homme.  S'il  rencontrait  quelque  fidèle 
sujet  décoré  par  le  roi  d'un  lys  d'argent,  il 
grognait  imperceptiblement  et  disait  :  «  Encore 
un  compagnon  d'Ulysse  !  »  S'il  pouvait  attraper 
un  chien  sans  être  vu,  il  lui  attachait  à  la  queue 
une  cocarde  blanche.  Mais  il  ne  se  mêlait  ni 
de  complots  ni  de  conspirations  et  même  évi- 
tait les  duels.  L'oncle  Hyacinthe,  comme 
Panurge,  craignait  naturellement  les  coups. 
Huguet  était  brave  pour  lui  et  toujours  prêt  à 
ea  découdre.  Réduit  à  vivre  des  ressources  de 

'tson  esprit,  Hyacinthe  s'étant  fait  professeur 
d'écriture  et  de  teniie  de  livres,  rue  Montmartre, 
Huguet  lavait  les  planchers  et  faisait  griller  des 
saucisses,  tandis  qu'en  attendant  les  élèves, 
Hyacinthe  taillait  magistralement  ses  plumes 
d'oie  et  en  posait  la  pointe  sur  l'ongle  du  pouce 
gauche  pour  porter  avec  décision  le  coup  de 
canif  magistral  qui    ouvrait  le    bec.  Mais  en 


LE    PETIT    PIERRE  215 

vain  il  taillait  les  plumes  d'oie,  en  vain  un 
tableau  en  ronde,  anglaise,  gothique  et  bâtarde, 
accroché  à  la  porte  de  la  rue,  énurnérait  les 
titres  du  calligraphe  expert  et  comptable 
diplômé.  Nul  élève  ne  se  présenta.  îl  se  fît 
courtier  d'assurances  sur  la  vie.  Sa  belle 
])restance  et  sa  parole  persuasive  lui  eussent 
procuré  de  nombreux  abonnements.  Mais  le 
vin  et  l'amour  consommèrent  ses  premiers 
gains  et  l'empêchèrent  d'en  réaliser  de  nou- 
veaux, malgré  le  zèle  d'Huguet  qui  faisait  le 
courtage  pour  son  ami,  mais  n'y  réussissait 
pas,  parce  qu'il  louchait  horriblement,  puait 
le  vin,  était  bègue,  et  que  la  persuasion  n'habi- 
tait pas  ses  lèvres.  Les  deux  compères  ouvri- 
rent, après  cette  déconvenue,  à  Montrouge, 
dans  l'atelier  d'un  mouleur,  une  salle  d'armes 
où  Hyacinthe,  maître  d'escrime,  avait  Huguet 
pour  prévôt.  Comme  le  mouleur  continuait  à 
travailler,  à  ses  heures,  dans  la  salle,  le  plâtre 
qui  remplissait  les  fentes  du  plancher  s'élevait, 
à  chaque  assaut,  sur  les  pas  des  escrimeurs 
et  les  enveloppait  d'une  acre  nue  qui  leur 
tirait  sous  le  masque  des  larmes  et  des  éter- 
nuements.  Ce  furent  encore  le  vin  et  l'amour 
qui  mirent  fin  à  cette  noble  profession  des 


/ 


216 


LE    PETIT    PIERRE 


armes.  Après  quelques  essais  tombés  dans 
l'oubli,  Hyacinthe  imagina  d'exploiter  YÉlixlr 
du  Vieux  de  la  Montagne,  selon  la  formule  du 
docteur  Gibet.  Iluguet  distillait  la  liqueur  et 
Hyacinthe  la  plaçait  chez  l^s  épiciers  et  les 
pharmaciens.  Mais  cette  association  fut  courte 
et  menaça  de  finir  mal,  la  justice  ayant  soup- 
çonné le  sieur  Gibet  d'usurper  le  titre  de  doc- 
teur en  médecine;  on  croit  même  que  le  dis- 
tillateur Huguet  ne  s'en  tira  pas  sans  quelques 
mois  de  prison.  Hyacinthe  mit  alors  ses  facultés 
au  service  de  l'État  et  occupa  une  place  d'ins- 
pecteur aux  Hfilles.  H  exerçait  la  nuit  ses  fonc- 
tions, mais  on  le  trouvait  plus  souvent  dans  les 
cabarets  que  sur  le  carreau  et,  bien  que  son 
ami  Huguet  s'étudiât  à  le  seconder,  il  fut  plu- 
sieurs fois  réprimandé  et  finalement  révoqué. 
Cette  sanction  extraordinaire  passa  pour  une 
mesure  politique.  On  poursuivait  en  Hyacinthe 
un  vieux  soldat  de  Napoléon.  Cette  persécu- 
tion lui  assura  l'aide  de  quelques  libéraux  qui 
lui  procurèrent  un  emploi  de  copiste  et  il 
s'enorgeuillit  de  copierLes  P/r«V/ew7'ssa?is^;rocés, 
comédie  en  trois  actes  et  en  vers,  de  M.  Etienne, 
de  M.  Etienne,  ce  moins  grand,  disait  H3^a- 
ciuthe,   pour  être   entré  à  l'Institut   par    son 


LE    PETIT    PIERRE  217 

mérite  que  pour  en  avoir  été  chassé  par  un  roi  », 
On  sait  qu'Etienne  fut  exclu  en  1816  de  l'Ins- 
titut réorganisé.  Cependant,  à  l'instigation 
d'Hyacinthe,  Huguet  fit  le  commerce  des  vins 
et  frauda  l'octroi,  ce  qui  lui  valut  cinq  mille 
francs  environ  de  bénéfice  et  six  mois  de  pri- 
son. «  Ce  n'est  pas  la  plus  mauvaise  affaire  que 
j'aie  faite,  »  disait  Huguet  après  réflexion.  Ce 
cynisme  révoltait  le  héros  de  Craonne  qui  avait 
des  principes,  professait  la  morale  du  vicaire 
savoyard  agrandie  du  sentiment  de  l'honneur, 
et  enseignait  à  Huguet,  quand  ils  buvaient 
ensemble,  les  règles  du  devoir  et  l'autorité  des 
lois.  Suivre  la  droite  voie  ou  la  reprendre 
après  l'avoir  quittée;  innocence  ou  repentir, 
telle  était  la  devise  du  vieux  soldat.  Huguet, 
en  l'écoutant,  le  regardait  avec  admiration  et 
pleurait  dans  son  verre.  Le  voyant  ainsi  réhabi- 
lité par  le  repentir,  Hyacinthe  fonda  avec  lui 
une  Société  pour  la  distribution  des  imprimés 
dans  la  ville  de  Paris,  qui  ne  réussit  pas.  C'est 
peu  après,  je  crois,  la  déconfiture  de  cette 
Société  que  l'oncle  Hyacinthe  vint  trouver  ma 
mère,  comme  je  l'ai  rapporté,  et  devint  secré- 
taire d'un  marchand  d'hommes. 

Ses  entreprises  avaient  cela  de  bon  qu'elles 

13 


Îi8  LE    PETIT    PIERRE 

ne  duraient  guère.  Il  ne  resta  pas  longtemps 
occupé  à  acheter  des  hommes  sous  l'enseigne 
des  deux  grenadiers.  On  ne  saurait  dire  les 
métiers  qu'il  fit  ensuite.  Le  dernier  seul  fut 
connu  de  sa  famille.  Hyacinthe,  devenu  très 
vieux, établit,  dans  l'arrière-boutique  d'un  caba- 
retier  de  la  rue  Rambuteau,  un  cabinet  d'affaires. 
Attablé  devant  une  bouteille  de  vin  blanc  et  un 
sac  de  marrons  rôtis,  il  donnait  des  consulta- 
tions aux  petits  marchands  du  quartier  sur  les 
moyens  d'éluder  une  dette  ou  d'éviter  des 
poursuites.  Ai-je  dit  que  l'oncle  Hyacinthe 
avait  le  génie  de  la  chicane?  Ce  trait  achève 
son  portrait.  Rusé,  madré,  retors  en  fait  de 
procédure,  il  eût  rendu  des  points  à  Ghica- 
neau.  Le  papier  timbré  faisait  ses  délices. 
Dans  son  arrière-boutique,  il  servait  aussi  de 
secrétaire  aux  servantes  du  quartier.  Son  ami 
Huguet,  tout  menu,  tout  clochant  et  vif  encore, 
ne  l'avait  pas  abandonné.  Ils  logeaient  dans 
une  soupente,  au  fond  du  cabaret.  Huguet 
s'ingéniait  pour  garnir  de  tabac  la  pipe  de  son 
ami.  Une  nuit  d'hiver,  il  fut  frappé  d'un  coup 
de  couteau  entre  les  deux  épaules,  dans  une 
rixe  avec  des  rôdeurs,  et  porté  à  l'hôpital. 
Hyacinthe   l'alla   voir.   Huguet   lui    sourit  et 


LE    PETIT    PIERRE  219 

mourut.  Hyacinthe  se  remit  à  rédiger  des 
baux  et  à  faire  pour  les  boutiquiers  eu 
détresse  et  les  maritorues  amoureuses  office 
d'avocat  et  de  parfait  secrétaire.  Mais  sa  belle 
main  commençait  à  trembler,  son  regard  se 
voilait,  sa  tète  s'appesantissait;  il  demeurait  de 
longues  heures  somnolent  et  sans  pensée.  Six 
semaines  après  la  mort  d'IIuguet,  il  tomba 
frappé  d'apoplexie.  On  le  porta  dans  la  chambre  \ 
de  la  rue  du  Sabot  où  logeait  sa  pauvre  femme  \ 
qui  ne  l'avait  pas  vu  depuis  quarante  ans  et  \ 
l'aimait  comme  au  jour  de  ses  noces.  Elle  l'en-  1 
toura  des  soins  les  plus  tendres.  Paralysé  du 
bras  gauche  et  traînant  la  jambe,  il  bougeait 
à  peine  et  ne  parlait  plus.  Chaque  matin,  elle 
le  portait  de  son  lit  à  la  fenêtre  où  il  passait 
la  journée,  regardant  du  côté  du  soleil.  Elle 
lui  bourrait  sa  pipe  et  ne  le  quittait  pas  des 
yeux.  Au  bout  de  six  mois,  frappé  d'une 
seconde  attaque,  il  vécut  six  jours  sans  mou- 
vement. Sa  langue  embarrassée  ne  laissait 
passer  que  des  sons  indistincts;  mais  on  crut 
l'entendre  appeler  Huguet  au  moment  de  sa 
mort. 

Mon  père  ne  prononçait  jamais  le  nom  de  » 
l'oncle  Hyacinthe.  Ma  mère  évitait  de  parler  de 


220  LE    PETIT    PIERRE 

lui.  Pourtant,  elle  conta  plusieurs  fois  l'anec- 
dote que  voici  et  qui  pour  elle  résumait  le 
caractère  de  cet  homme,  frivole  et  trompeur. 

Hyacinthe,  lors  de  la  révolution  de  1830, 
ayant  passé  la  quarantaine,  mais  resté  galant, 
s'ennuyait  au  logis.  Pendant  les  Trois  Glo- 
rieuses, il  se  tint  coi,  faisant  des  vœux  pour 
le  peuple.  Le  30  juillet,  après  la  défection  des 
troupes  royales,  alors  que  le  feu  avait  partout 
cessé  et  que  le  drapeau  tricolore  flottait  sur 
les  Tuileries,  notre  homme  mit  le  nez  dehors 
et  désira  se  rendre,  pour  une  raison  à  lui 
connue,  au  coin  de  la  Bastille  et  du  faubourg 
Saint-Antoine.  Il  habitait  aux  environs,  alors 
rustiques  et  déserts,  de  la  barrière  de  l'Etoile. 
Pour  contenter  son  désir,  il  lui  fallait  cheminer, 
sous  un  soleil  ardent,  par  les  rues  dépavées  et 
franchir  plus  de  trente  barricades  gardées  par 
le  peuple,  ou  faire  de  longs  détours  à  travers 
des  quartiers  peu  surs.  Pour  résoudre  cette 
difficulté,  Hyacinthe  imagina  un  artifice  ingé- 
nieux. Il  se  rendit  chez  un  sien  voisin,  mar- 
chand de  vin  traiteur,  s'enveloppa  le  front  d'un 
linge  trempé  dans  le  sang  d'un  lapin  et  se  fit 
porter  par  le  gargotier  et  son  garçon  devant  la 
première  barricade,  qui  était  toute  proche  sur 


LE    PETIT    PIERRE  221 

le  faubourg  du  Roule.  Comme  il  l'avait  prévu, 
les  défenseurs  de  la  barricade,  le  prenant  pour 
un  blessé,  le  reçurent  des  mains  des  porteurs 
et  lui  firent  passer  l'obstacle  avec  toutes  sortes 
de  précautions.  Puis,  lui  ayant  fait  boire  un 
verre  de  vin,  désignèrent  deux  d'entre  eux 
pour  le  porter  sur  un  brancard.  Un  cortège  se 
forma  et  grossit  chemin  faisant;  un  élève  de 
l'Ecole  Polytechnique,  épée  au  clair,  en  prit  la 
tête.  Des  hommes  du  peuple,  en  bras  de  che- 
mise, les  manches  retroussées,  des  rameaux 
verts  au  canon  de  leur  fusil,  se  tenaient  aux 
côtés  du  brancard  et  criaient  : 

—  Honneur  au  brave! 

Des  apprentis  typographes,  recennaissables 
à  leur  bonnet  de  papier,  des  mitrons,  tout  de 
blanc  vêtus,  des  écoliers  portant  les  épaulettes 
et  les  buffleteries  de  la  garde,  un  enfant  de  dix 
ans  coiffé  d'un  shako  qui  lui  descendait  sur  les 
épaules,  suivaient  en  répétant  : 

—  Honneur  au  brave! 

Des  femmes,  sur  leur  passage,  s'agenouil- 
laient. D'autres  jetaient  des  fleurs  à  la  victime 
héroïque  et  déposaient  sur  le  brancard  des  rubans 
tricolores  et  des  branches  de  laurier.  Au  coin 
de  la  rue  Saint-Florentin,  un  épicier  libéral  le 


222  LE    PETIT    PIERRE 

harangua  et  lui  décerna  une  médaille  de  bronze 
à  l'effigie  de  La  Fayette.  Les  défenseurs  des 
barricades,  à  l'approche  du  cortège,  écartaient 
pavés,  tonneaux,  voitures,  pour  ouvrir,  à  tra- 
vers les  obstacles,  un  passage  au  blessé.  Sur 
tout  le  parcours,  les  postes  d'insurgés  présen- 
taient les  armes,  les  tambours  battaient  aux 
champs,  les  clairons  sonnaient.  Les  cris  de  : 
«  Vive  le  défenseur  du  peuple!  vive  le  sou- 
tien de  la  Charte!  vive  le  héros  de  la  Liberté!  » 
s'élevaient  dans  un  poudroiement  de  lumière, 
vers  un  ciel  torride.  De  tous  les  cabarets  les 
verres  remplis  d'une  liqueur  vermeille  volaient 
aux  lèvres  de  l'inconnu  couché  sur  son  lit  de 
gloire  et  les  bouteilles  pleines  allaient  abreuver 
les  porteurs  fumants  comme  des  cassolettes. 

Et  l'oncle  Hyacinthe  fut  déposé  avec  honneur 
dans  la  boutique  de  madame  Constance,  blan- 
chisseuse, au  coin  de  la  place  de  la  Bastille  et 
du  faubourg  Saint-Antoine. 


XXIII 


BARA 


—  Et  ce  qui  me  déplaît,  dit  ma  mère,  après 
avoir  conté  ce  trait  d'une  mauvaise  vie,  c'est 
qu'Hyacinthe,  par  cette  feinte,  usurpait  les 
droits  du  malheur  et  contrefaisait  une  victime, 

—  Il  y  risquait  gros,  dit  mon  parrain. 
L'enthousiasme  populaire  qu'il  avait  soulevé  se 
serait,  sa  ruse  découverte,  changé  subitement 
en  fureur;  il  aurait  été  traité  avec  ignominie 
par  ceux  qui  lui  rendaient  des  honneurs  civi- 
ques et  peut-être  déchiré  par  les  mégères  qui 
lui  versaient  à  boire.  Une  foule  en  armes  est 
capable  de  toutes  les  violences.  Cependant  il 


•224  LE    PETIT    PIERRE 

faut  reconnaître  que  le  peuple  de  Paris,  pen- 
dant les  Trois  Glorieuses,  se  montra  débon- 
naire et  n'abusa  pas  de  sa  victoire.  La  riche 
■  bourgeoisie  et  les  corps  savants  combattirent 
avec  les  ouvriers;  les  élèves  de  l'École  Poly- 
technique, sur  bien  des  points,  décidèrent  du' 
succès.  Ils  se  signalèrent,  pour  la  plupart,  par 
des  actes  d'héroïsme  et  d'humanité. 

D  L'un  d'eux,  qui  pénétra  dans  le  château  à 
la  tête  d'une  troupe  populaire,  somma  les  gardes 
royales  de  se  rendre.  Elle  levèrent  la  crosse  en 
l'air,  mais  le  vieux  capitaine  qui  les  comman- 
dait s'élança  furieux  l'épée  au  poing  sur  l'élève 
de  l'École.  Celui-ci,  quand  déjà  l'épée  était  sur 
sa  poitrine,  la  détourna  et  parvint  à  s'en  saisir, 
puis  il  la  remit  à  l'officier  en  disant  :  *  Mon- 
«  sieur,  reprenez  cette  épée  que  vous  avez 
«  portée  avec  honneur  sur  les  champs  de  bataille 
€  et  dont  vous  ne  vous  servirez  plus  contre  le 
«  peuple.  »  Le  capitaine,  ému  d'admiration  et  de 
reconnaissance,  détacha  de  sa  tunique  sa  croix 
de  la  Légion  d'Honneur  et  la  tendit  à  son 
jeune  adversaire  en  lui  disant  :  ce  La  Patrie, 
«  sans  doute,  vous  donnera  un  jour  cette  déco- 
ce  ration.  Permettez-moi  de  vous  en  offrir  les 
«  insignes.  »  Dans  cette  lutte  civile,  le  senti- 


LE    PETIT    PIERRE  225 

ment  de  l'honneur  et  celui  de  la  Patrie  rappro- 
chaient les  combattants. 

Mon  parrain  avait  à  peine  terminé  son  récit 
que  M.  Marc  Ribert  en  commença  un  autre  : 

—  Le  28  juillet,  dit-il,  alors  que,  sur  la 
place  de  l'Hôtel-de-Ville,  les  troupes  pari- 
siennes fléchissaient  sous  un  feu  nourri,  un 
jeune  homme  qui  portait  un  drapeau  tricolore 
au  bout  d'une  pique  s'élança  à  dix  pas  de  la 
garde  royale  en  s'écriant  :  «  Citoyens,  voyez 
comme  il  est  doux  de  mourir  pour  la  Liberté  !  » 
Et  il  tomba  criblé  de  balles. 

Ma  mère,  touchée  de  ces  actes  d'héroïsme, 
demanda  comment  de  si  nobles  actions  n'étaient 
pas  plus  connues  et  célébrées. 

Mon  parrain  en  donna  plusieurs  raisons  : 

—  Les  guerres  de  la  Monarchie,  do  la  Révo- 
lution et  de  l'Empire  ont  saturé  d'actes  héroï- 
ques l'Histoire  de  France  :  il  n'en  peut  plus 
entrer^de  nouveaux.  Et  puis  la  gloire  des  vain- 
queurs de  Juillet  est  étouffée  par  la  petitesse 
de  leur  succès  :  ils  n'ont  fait  triompher  qu'un 
régime  médiocre,  et  la  royauté,  issue  de  leur 
dévoùment,  ne  se  plaisait  pas  à  rappeler  ses 
origines.  Enfin  les  héros  aussi  ont  leur  destin. 

—  Peut-être,  dit  ma  mère,  mais  c'est  grand 

13. 


A>A^  ^^WMfcf»"  iXtr  4»<.  k/ * 


226  LE    PETIT    PIERRE 

dommage  que  ie  souvenir  d'une  belle  action 
se  perde. 

A  cette  parole,  le  vi'^ux  M.  Dubois  qui, 
durant  la  conversation,  n'avait  pas  cessé  de 
jouer  avec  sa  tabatière,  tourna  vers  ma  mère 
son  grand  visage  calme. 

—  Ne  vous  hâtez  point  d'accuser  le  sort 
d'injustice,  madame  Nozière.  Tous  ces  beaux 
\  traits,  tous  ces  grands  mots  ne  sont  que  fables 
J  et  vaines  rumeurs.  Quand  on  ne  saurait  rap- 
porter exactement  C6  qui  a  été  dit  et  fait  dans 
une  assemblée  attentive  et  tranquille,  y  a-t-il 
apparence,  chère  madame,  qu'on  puisse 
recueillir  un  geste  ou  une  parole  dans  le 
tumulte  d'un  combat?  Que  vos  deux  histo- 
riettes, messieurs,  soient  imaginaires  et  ne 
reposent  sur  rien  de  réel,  peu  m'importe,  mais 
elles  sont  conçues  sans  naturel  et  sans  art, 
sans  la  belle  simplicité  qui  seule  traverse  les 
âges.  C'est  pourquoi  il  faut  les  laisser  dans  les 
almanachs  où  elle  moisissent.  La  vérité  histo- 
rique n'a  rien  à  voir  dans  ces  beaux  exemples 
d'héroïsme  qui  volent  de  siècle  en  siècle  sur  les 
lèvres  des  hommes  :  ils  relèvent  uniquement 
de  l'art  et  de  la  poésie.  Je  ne  sais  si  le  jeune 
Bara,   à  qui   les   Chouans   promirent  la   vie 


LE    PETIT    PIERRE  227 

sauve  à  la  condition  qu'il  criât  :  «  Vive  le  roi  », 
cria  :  «  Vive  la  République  »  et  tomba  percé 
de  vingt  coups  de  baïonnette.  Je  ne  le  sais 
ni  ne  pourrai  jamais  le  savoir.  Mais  je  sais  que 
l'image  de  cet  enfant,  qui  fait  à  la  liberté  le 
don  de  sa  vie  encore  dans  sa  fleur,  met  des 
larmes  dans  les  yeux  et  des  flammes  dans  les 
cœurs,  et  qu'on  ne  peut  imaginer  un  plus 
parfait  symbole  du  sacrifice.  Je  sais  aussi,  je 
sais  surtout  que,  lorsque  le  sculpteur  David  me 
montre  cet  enfant,  dans  sa  nudité  charmante  et 
pure,  s'abandonnant  à  la  mort  avec  la  sérénité 
de  l'amazone  blessée  du  Vatican,  sa  cocarde 
pressée  sur  son  cœur  et,  dans  sa  main  glacée, 
une  baguette  du  tambour  sur  lequel  il  battait 
la  charge,  le  miracle  est  accompli,  le  jeune 
héros  est  créé,  Bara  vit,   Bara  est  immortel. 


XXIV 


MELANTE 


T. 


Vers  cette  époque,  j'éprouvai  un  cruel  cha- 
grin.  Mélanie  se  faisait  vieille.  Jusque-là,  je 
j  n'avais  considéré  les  âges  des   hommes  que 
I  dans  leur  amusante  diversité.  La  vieillesse  me 
plaisait  par  son  aspect  pittoresque,  parfois  un 
peu  falot  et  volontiers  risible    :    il  me   fallut 
m'apercevoir  qu'elle  était  importune  et  triste. 
Mélanie  se  faisait  vieille;  son  panier  pesait  à 
son  bras  et,  quand  elle  revenait  du  marché, 
son  souffle  s'entendait  du  pied   de  l'escalier 
jusqu'au  fond  de  l'appartement.  Sa  vue,  plus 
trouble  que  les  verres  perpétuellement  troubles 


LE    PETIT    PIERRE  229 

de  ses  besicles,  baissait;  ses  mauvais  yeux  lui 
faisaient  faire  des  méprises,  dont  je  riais 
d'abord,  et  qui  me  troublèrent  bientôt  par 
leur  nombre  et  leur  grandeur.  Elle  prenait  de 
la  cire  à  parquet  pour  une  croûte  de  pain  et 
son  torchon  sale  pour  le  poulet  qu'elle  venait 
de  plumer.  Croyant  une  fois  s'asseoir  sur  son 
tabouret,  elle  s'assit  sur  un  théâtre  de  marion- 
nettes que  mon  parrain  m'avait  donné  et 
qu'elle  brisa  avec  un  grand  fracas,  sans 
s'excuser,  dans  sa  frayeur  mortelle.  Elle  per- 
dait la  mémoire,  brouillait  les  époques,  parlait 
comme  d'événements  récents  du  bal  cham- 
pêtre donné  pour  le  couronnement  de  l'Empe- 
reur, et  où  elle  avait  dansé  avec  le  maire  du 
village,  et  du  baiser  que,  lors  de  l'invasion, 
elle  avait  refusé,  non  sans  péril,  à  un  cosaque 
logé  à  la  ferme.  Elle  contait  souvent  les  mêmes 
histoires  et  revenait  sempiternellement  sur  le 
froid  qu'il  faisait  le  15  décembre  1840,  quand 
l'Empereur  fut  ramené  à  Paris.  On  avait  posé 
sur  son  cercueil  son  petit  chapeau  et  son 
épée.  Elle  les  avait  vus  et  pourtant  elle  ne 
croyait  point  qu'il  fut  mort.  Son  esprit  se 
troublait  ;  elle  ne  pouvait  quitter  un  moment 
sa    cuisine   sans    craindre    d'avoir    oublié    de 


230  LE    PETIT    PIERRE 

fermer  le  robinet  des  eaux,  et  sa  peur  d'une 
inondation  empoisonnait  nos  promenades, 
autrefois  riantes  et  tranquilles. 
^  Cet  état  de  ma  vieille  bonne  me  surprenait 
i  sans  m'inquiéter,  ne  songeant  pas  qu'il  dut 
empirer.  Mais,  un  soir,  j'entendis  mon  père  et 
ma  mère  qui  se  disaient  à  voix  basse  : 

—  Mon  ami^  Mélanie  baisse  de  jour  en  jour. 

—  C'est  une  lampe  qui  n'a  plus  d'buile. 

—  Est-il  bien  prudent  de  laisser  sortir 
I^ierrot  avec  elle? 

—  Ah!  ma  chère  Antoinette,  elle  aime 
trop  l'enfant  pour  ne  pas  trouver  encore  dans 
son  vieux  cœur  la  force  et  Tintelligence  de  le 
protéger. 

/       Cette  parole  m'ouvrtt  l'esprit;  je  compris  et 
\e  pleurai.  L'idée  que  la  vie  s'écoule  et  fuit 
iX)mme  l'eau  entrait  pour  la  première  fois  dans 
,    mon  esprit. 

Depuis  lors  je  m'attachais  ardemment  aux 
bras  noueux,  aux  mains  tordues  de  ma  bonne 
■  lélanie;  je  l'embrassais,  mais  je  l'avais  déjà 
;  perdue. 

Pendant  l'été,  qui  fut  très  beau,  elle  reprit 
ses  forces  et  recouvra  la  mémoire;  elle  refleu- 
rissait dans  son  fourneau  et  ses  casseroles;  et  je 


LE    PETIT    PIERRE  231 

recommençais  à  la  taquiner.  Gomme  autrefois, 
elle  allait  tous  les  jours  au  marché  et  en  reve- 
nait sans  trop  souffler,  et  sans  que  son  panier 
pesât  trop  à  son  bras.  Mais,  dans  la  saison 
pluvieuse,  elle  se  plaignit  d'étourdissements. 
«  Je  suis  comme  une  femme  saoule,  »  disait- 
elle.  Un  matin  qu'elle  était  sortie  comme  de 
coutume,  on  sonna  à  notre  porte.  C'était 
M.  Ménage  qui  avait  trouvé  au  pied  de  l'esca- 
lier Mélanie  évanouie  et  nous  la  ramenait  dans 
ses  bras.  Elle  reprit  bientôt  connaissance  et 
mon  père  nous  dit  qu'elle  était  sauvée  pour 
cette  fois.  J'observai  M.  Ménage  avec  une  vive 
curiosité  et  plus  d'attention  que  n'en  com- 
portait mon  âge,  car  j'avais  fait  plus  de  progrès 
dans  la  connaissance  que  dans  la  conduite. 
M.  Ménage  portait  à  la  vérité  une  barbe  rouge 
et  fourchue,  un  chapeau  de  feutre  à  la  Rubens, 
et  des  pantalons  à  la  hussarde.  Mais  il  ne  res- 
semblait point  à  un  homme  qui  boit  du  punch 
enflammé  dans  une  tête  de  mort.  Ayant 
étendu  Mélanie  sur  un  canapé,  il  lui  soutenait 
la  tète  et  faisait  au  naturel  le  bon  Samaritain. 
Il  avait  Fair  intelligent  et  doux.  Ses  beaux 
yeux  un  peu  fatigués,  tristes  et  tendres,  regar- 
daient amicalement  les  choses  et  je  crus  les 


232 


LE    PETIT    PIERRE 


voir  sourire  en  s'arrètant  sur  les  beaux  che- 
veux de  ma  mère.  Il  me  considéra  avec  autant 
de  bienveillance   que  pouvait  lui  en  inspirer 

i  un  enfant  sans  beauté  et  recommanda  à  mes 

'  parents  de  laisser  agir  librement  en  moi   la 

j  nature,  source  de  toute  énergie. 

M.  Ménage  fut  chaudement  félicité  et 
remercié.  Ma  mère  se  montra  touchée  de  ce 
qu'il  eût  songé  à  rapporter  le  panier.  Mélanie 
seule  ne  fut  point  reconnaissante  au  peintre  de 
l'avoir  secourue.  Il  l'avait  jadis  grièvement 
offensée  en  dessinant  sur  sa  porte  un  Amour 
qui  demandait  l'hospitalité,  et  elle  ne  lui  par- 

I  donnait  pas  cette  insolence,  tant  est  fort  le  senti- 
ment de  l'honneur  chez  une  femme  de  bien. 

Conformément  au  pronostic  du  docteur, 
notre  vieille  bonne  se  releva;  mais  il  appa- 
raissait qu'il  n'était  que  temps  qu'elle  prît  sa 
retraite. 

On  se  cachait  de  moi.  On  chuchotait,  on 
étouffait  des  soupirs,  on  essuyait  des  larmes, 
on  faisait  des  paquets.  On  parlait  à  mots  cou- 
verts de  la  nièce  de  Mélanie  qui  avait  épousé 
un  cultivateur  nommé  Denisot,  et  gérait  avec 
lui  une  ferme  à  Jouy-en-Josas. 

Un  matin,  cette  nièce  apparut,  humble  et 


LE    PETIT    PIERRE  233 

terrible.  C'était  une  garantie  femme,  noire  et 
sèche,  qui  avait  des  dents  démesurées,  mais 
en  petit  nombre.  Elle  venait  chercher  sa  tante 
Mélanie  pour  l'emmener  à  Jouy,  sous  son  toit. 
Je  sentis  que  toute  résistance  était  impossible, 
je  fondis  en  larmes.  On  s'embrassa  :  ma 
mère,  pour  me  consoler,  me  promit  de  me 
mener  bientôt  à  Jouy.  Ma  vieille  Mélanie  était 
plus  morte  que  vive;  mais  une  chose  profonde 
et  subtile  me  frappa  en  elle.  Je  vis  qu'en 
dénouant  son  tablier,  elle  avait  défait  les  liens 
qui  l'attachaient  à  la  vie  bourgeoise  et  qu'elle 
redevenait  désormais  une  autre  personne  à 
laquelle  je  ne  me  rattachais  plus  en  rien,  une 
paysanne.  Je  compris  que  je  l'avais  irrépara- 
blement perdue,  ma  bonne  Mélanie. 

INous  la  reconduisîmes  jusqu'à  la  charrette 
qui  l'emportait  au  côté  de  sa  nièce.  Le  fouet 
effleura  les  oreilles  de  la  jument.  Ils  partirent. 
Je  vis  s'éloigner  le  fond  blanc  et  rond  comme 
un  fromage  de  son  bonnet  rustique.  Ce  fut  ma 
première  douleur.  Je  la  sens  encore. 

En  perdant  Mélanie,  je  perdais  plus  que  je 
ne  croyais  :  je  perdais  la  douceur  et  la  joie  de 
ma  première  enfance.  Ma  mère,  qui  estimait 
Mélanie,    eut    la    générosité    de    n'être    pas 


f 


S34  LE    PETIT    PIERRE 

jalouse  de  l'amour  que  je  donnais  à  ma  vieille 
bonne  et,  si  cet  amour  n'était  pas  aussi  grand, 
aussi  auguste  que  celui  que  je  gardais  à  ma 
mère,  il  était  plus  tendre  peut-être,  et  certes 
plus  intime. 

Mélanie  avait  un  cœur  aussi  simple  que  le 
mien  et  nous  étions  tout  près  l'un  de  l'autre 
par  la  brièveté  de  la  pensée.  Mélanie,  déjà 
vieille  quand  je  naquis,  n'était  pas  gaie;  elle 
ne  pouvait  l'être,  ayant  vécu  une  dure  vie  ; 

^  mais  sa  radieuse  innocence  lui  tenait  lieu  de 
jeunesse  et  de  gaîté. 

Autant  et  plus  que  ma  mère  elle-même 
Mélanie  forma  mon  langage.  Je  n'ai  pas  à  le 
regretter;  tout  ignorante  qu'elle  était,  elle 
parlait  bien. 

/  Elle  parlait  bien  puisqu'elle  disait  les  mots 
qui  persuadent  et  les  mots  qui  consolent. 
Quand,  en  tombant  sur  le  sable,  je  m'étais 
écorché  les  genoux  ou  le  bout  du  nez,  elle  pro- 
nonçait les  paroles  qui  guérissent.  Si  je  lui 
faisais  un  petit  mensonge,  si  devant  elle  je 
montrais  un  sentiment  égoïste,  si  je  me  met- 
tais en  colère,  elle  prononçait  les  paroles  qui 
redressent,  fortifient,  apaisent  les  cœurs.  Je  lui 
dois  le  fondement  de  mes  idées  morales;  et  ce 


LE    PETIT    PIERRE  235 

que  j'y  ai  ajouté  par  la  suite  est  moins  solide 
que  ce  vieux  fonds.  / 

J'ai  reçu  des  lèvres  de  ma  vieille  servante  le 
bon  langage  français.  Mélanie  parlait  peuple  et 
paysan.  Elle  disait  castrole,  oi^moire  et  colidor  ^ 
A  cela  près,  elle  aurait  pu  donner  des  leçons 
de  bien-dire  à  plus  d'un  professeur  et  à  plus  / 
d'un  académicien.  On  retrouvait  sur  ses  lèvres  - 
la   diction    fluide    et   légère    des    aïeux.    Ne 

1.  Quand  on  dit  comme  nous,  gens  instruits,  le  lierre  pour 
Vierre  et  le  lendemain  pour  Ven  demain,  on  ne  devrait  pas 
faire  les  dégoûtés  en  entendant  le  parler  populaire,  Mélanie 
disait  une  légume  et  caneçon  pour  caleçon;  mais,  doucement! 
Une  légume  est  dans  La  Bruyère  et  caneçon  est  dans  VÉtat 
de  la  France  pour  1692.  Il  me  souvient  d'une  histoire  que 
Mélanie  m'a  contée  et  que  je  ne  puis  me  retenir  de  mettre 
ici.  Un  jour  de  ce  bel  été  qui  fut  le  dernier  que  nous 
passâmes  ensemble,  comme  elle  était  assise  sur  un  banc  ? 
du  Luxembourg,  je  mangeais  de  baisers  ses  joues  ridées.  '■ 
Feignant  la  peur,  la  bonne  créature  s'écria  : 

—  Tu  veux  me  dévorer,  mon  petit  monsieur!  As-tu  donc 
été  changé  en  loup-garou? 

Je  lui  demandai  ce  que  c'était  qu'un  loup-garou.  Elle  ne 
répondit  pas  à  ma  question,  mais  voici  ce  qu'elle  me  conta  : 

—  Au  temps  de  ma  jeunesse,  il  était  au  pays  un  gars  à 
qui  des  garnements,  au  cabaret,  jurèrent  qu'il  était  loup 
et  qu'il  devait  manger  sa  mère.  Le  gars  qui  était  simple 
les  crut.  Rentré,  la  nuit,  dans  sa  maison,  il  s'approcha  de 
sa  mère  qui  était  couchée  au  lit  et  lui  dit  : 

—  Ma  mère,  ma  pauvre  mère,  il  faut  que  je  vous  mange. 
Donnez-moi  votre  bénédiction  :  je  vais  vous  dévorer... 

A  cet  endroit  Mélanie  s'arrêta.  J'eus  beau  la  presser;  elle 
n'en  dit  pas  davantage.  Ce  qu'il  y  avait  d'excellent  dans  les 
histoires  de  Mélanie,  c'est  qu'elles  n'étaient  pas  finies. 


236  LE    PETIT    PIERRE 

sachant  point  lire,  elle  prononçait  les  mots 
comme  elle  les  avait  ouïs  dans  son  enfance,  et 
ceux  de  qui  elle  les  avait  entendus  étaient  des 
ignorants  qui  avaient  puisé  le  langage  à  ses 
sources  naturelles.  Aussi  Mélanie  parlait-elle 
naturellement  et  comme  il  faut.  Elle  trouvait 
sans  effort  des  termes  colorés  et  savoureux 
comme  les  fruits  de  nos  vergers  :  elle  abon- 
dait en  plaisants  dictons,  en  sages  proverbes, 
V    en  images  populaires  et  rustiques. 


ff 


XXV 


RADEGONDE 


—  Mon  ami,  dit  ma  mère  au  docteur 
Nozière,  c'est  une  bonne,  une  petite  Touran- 
gelle que  madame  Caumont  nous  recommande. 
Je  ne  suis  pas  fâchée  que  lu  la  voies.  Elle  n'a 
encore  servi  que  chez  une  vieille  demoiselle, 
dans  un  faubourg  de  Tours.  On  m'assure  qu'elle 
est  honnête. 

11  était  temps,  pour  la  bonne  économie  de 
la  maison,  qu'il  nous  vînt  enfin  une  domes- 
tique honnête.  Depuis  plus  d'un  an,  depuis  le 
départ  de  la  vieille  Mélanie,  nous  avions  eu 
une  douzaine  de  servantes  dont  les  meilleures 


238 


LE    PETIT    PIERRE 


quittaient  la  place  dès  qu'elles  voyaient  qu'on 
n'y  faisait  pas  une  grande  dépense.  Nous  avions 
eu  Sycorax  qui  portait  de  la  barbe  au  menton 
et  nous  servait  une  cuisine  de  sorcière;  nous 
avions  eu  une  fille  de  dix-huit  ans,  très  jolie, 
ignorant  tout  du  ménage  et  que  ma  mère  pen- 
sait former,  mais  qui  disparut  au  bout  de  trois 
jours,  emportant  six  couverts  d'argent;  nous 
avions  eu  une  échappée  de  la  Salpêtrière,  qui 
se  disait  fille  de  Louis-Philippe  et  portait  à  son 
cou  des  bouchons  de  carafe;  et  mon  cher  papa 
lavait  été,  comme  médecin,  le  dernier  à  s'aper- 
fcevoir  qu'elle  était  folle;  nous  avions  eu  la 
^Chouette,  qui  dormait  toute  la  journée  à  notre 
service  et,  la  nuit,  quand  on  la  croyait  dans  sa 
mansarde,  tenait  au  fond  d'une  cour,  rue 
Moufîetard,  un  cabaret  où  elle  servait  à  des 
malfaiteurs  le  vin  de  notre  cave,  au  reste  rôtis- 
seuse experte  et  grand  cordon  bleu,  au  dire  de 
mon  parrain  qui  s'y  connaissait.  Hortense  Per- 
.  cepied,  la  dernière,  qui,  comme  Pénélope,  atten- 
■  dant  son  époux  parti  avec  Cabet  pour  l'Icarie, 
attirait,  comme  Pénélope,  un  grand  nombre 
de  prétendants  qui  venaient  manger  dans  la 
cuisine. 

Les  bourgeois  d'alors  faisaient  les  mêmes 


LE    PETIT    PIERRE  239 

plaintes  que  ceux  d'aujourd'hui  :  «  On  ne  peut 
plus  se  faire  servir.  Ce  n'est  pas  comme  autre 
fois  où  l'on  trouvait  facilement  de  fidèles 
domestiques.  Tout  est  changé!  »  Certaines  per- 
sonnes en  accusaient  la  Révolution  qui  avait 
éveillé  les  convoitises  populaires.  Mais  les  | 
convoitises  dormirent-elles  jamais?  La  vérité 
est  que,  de  tout  temps,  les  bons  maîtres  et  les 
bons  serviteurs  furent  rares.  On  trouve  de  par 
le  monde  peu  d'Epictètes  et  peu  de  Marc-Àu- 
rèles. 

Ma  chère  maman  attendait  la  nouvelle  venue, 
non  pas  avec  une  aveugle  confiance,  qui  n'était 
plus  permise,  mais  non  sans  un  pressentiment 
favorable,  qu'elle  laissait  voir.  D'où  lui  venait- 
il?  De  ce  qu'on  disait  la  jeune  fille  sage,  élevée 
par  d'honnêtes  paysans,  formée  au  service  par 
une  vieille  demoiselle  d'une  famille  provinciale 
de  militaires  et  de  magistrats.  Et  puis  ma  mère 
tenait  de  l'abbé  Moinier,  son  confesseur,  que 
c'est  un  gros  péché  que  de  désespérer. 

—  Gomment  se  nomme-t-elle?  demanda  mon 
père. 

—  Elle  se  nommera  comme  tu  voudras,  mon 
ami.  Son  nom  de  baptême  est  Radégonde. 

—  Je  n'aime  pas  beaucoup,  répliqua  mon 


240  LE    PETIT    PIERRE 

père,  changer,  comme  c'est  l'usage,  le  nom 
des  serviteurs.  Il  me  semble  qu'ôter  son  nom 
à  un  être  humain  et  social,  c'est  lui  ôter  quel- 
que chose  de  sa  personne.  Mais  je  conviens 
que  le  vocable  de  Radégonde*est  rude. 

Quand  la  jeune  fille  fut  annoncée,  ma  mère 
I  ne  me  renvoya  pas,  soit  distraction  (car,  par 
une  singularité  charmante,  elle  mêlait  quelque 
étourderie  à  la  prudence  la  plus  vigilante),  soit 
qu'elle  jugeât  que  je  pouvais  assister  sans  incon- 
vénient à  un  entretien  innocent  et  domestique. 

Radégonde  avança  à  grands  pas  sonores  et 
se  planta  au  milieu  du  salon,  droite,  immobile, 
muette,  les  mains  jointes  sur  son  tablier,  d'un 
air  qui  tenait  ensemble  du  timide  et  du  hardi. 
Très  jeune,  presque  une  enfa-nt,  forte  en  cou- 
leur, ni  brune  ni  blonde,  ni  belle  ni  laide, 
d'apparence  niaise  et  finaude,  ce  qui  faisait  un 
contraste  amusant,  elle  était  vêtue  comme  la 
moindre  paysanne  de  son  pays  et  toutefois  avec 
une  sorte  de  splendeur;  les  cheveux  relevés 
sous  le  bavolet  d'un  bonnet  de  dentelle  à  grand 
fond  plat,  les  épaules  couvertes  d'un  fichu 
écarlate  à  fleurs.  Très  grave  et  très  comique, 
elle  me  plut  tout  de  suite,  et  je  m'aperçus  qu'elle 
ne  déplaisait  pas  à  mes  parents. 


LE    PETIT    PIERRE  241 

Ma  mère  lui  demanda  si  elle  savait  coudre. 
Elle  répondit  :  «  —  Oui,  madame.  —  Faire  la 
la   cuisine?  —    Oui,   madame.   —  Repasser? 

—  Oui,  madame.  —  Faire  une  pièce  à  fond? 

—  Oui,  madame.  —  Raccommoder  le  linge? 

—  Oui,  madame.  » 

Ma  bonne  mère  lui  aurait  demandé  si  elle 
savait  fondre  des  canons,  construire  des  cathé- 
drales, composer  des  poèmes,  gouverner  des 
peuples,  elle  aurait  encore  répondu  «  Oui, 
madame  »,  car,  visiblement,  elle  disait  ce  oui  » 
sans  nul  égard  au  sens  des  interrogations  qu'on 
lui  posait,  par  civilité  pure,  par  bonne  éduca- 
tion et  bel  usage  du  monde,  ayant  appris  de 
ses  parents  qu  il  est  malhonnête  de  dire  «  non  » 
aux  personnes  considérables. 

Or  d'aller  lui  dire  non, 
Sans  quelque  valable  excuse, 
Ce  n'est  pas  comme  on  en  use 
Avec  des  divinités. 

Ainsi  s'exprime  La  Fontaine  qui  n'aurait 
pas  su  dire  non  à  mademoiselle  de  Sillery. 

Mais  ma  mère  ne  s'enquit  pas  davantage  du 
savoir  de  la  jeune  villageoise.  Elle  lui  dit  avec 
douceur  et  fermeté  qu'elle  exigeait  une  bonne 
tenue,  une  conduite  irréprochable,  promit  de 

14 


242  LE    PETIT    PIERRE 

lui  écrire  aussitôt  qu'on  aurait  pris  une  déci- 
sion à  son  égard,  et  la  congédia  avec  un  imper- 
ceptible sourire. 

En  se  retirant,  la  jeune  Radégonde  prit,  je  ne 
sais  comment,  la  poche  de  son  tablier  dans  le 
bouton  de  la  porte.  Cet  incident  ne  fut  remar- 
qué que  de  moi;  j'en  observai  toutes  les  circon- 
stances, et  j'admirai  le  regard  de  surprise  et  de 
reproche  que  Radégonde  adressa  au  bouton  ra- 
visseur, comme  si  c'eût  été  un  esprit  qui  voulût 
la  retenir,  ainsi  qu'on  voit  dans  les  contes  de  fées. 

—  Gomment  la  trouves-tu,  François?  demanda 
ma  mère. 

—  Elle  est  bien  jeune,  répondit  le  docteur, 
et  puis... 

y  Peut-être  eut-il  alors  une  vague  et  fugitive 
;  intuition  du  génie  de  Radégonde.  Mais  elle  se 
dissipa  avant  d'être  exprimée.  Il  n'acheva  pas. 
Pour  moi,  petit  comme  j'étais  et  de  plain-pied 
avec  les  petites  choses,  déjà  j'en  avais  assez  vu 
pour  me  faire  l'idée  que  cette  jeune  paysanne 
changerait  notre  tranquille  demeure  en  une 
maison  hantée. 

—  Cette  petite  a  l'air  honnête,  dit  ma  mère, 
peut-être  parviendrai-je  à  la  former.  Si  tu  veux, 
mon  ami,  nous  l'appellerons  Justine, 


XXVI 


CAIRE 


Nés  le  même  jour,  à  la  même  heure,  nous 
avions  grandi  ensemble.  Répondant  d'abord 
au  nom  de  Puck,  que  mon  père  lui  avait 
donné,  il  s'était  ensuite  appelé  Caire  et  ce 
changement  de  nom  n'était  pas  à  son  honneur, 
si  l'on  place  l'honneur  dans  la  probité.  Le 
voyant  habile  à  tromper,  ingénieux  à  dérober, 
fécond  en  friponneries,  et  forcé  que  l'on  était 
d'admirer  l'esprit  et  l'adresse  avec  lesquels  il 
jouait  ses  mauvais  tours,  on  le  surnomma 
Robert  Macaire,  du  nom  de  ce  bandit  exquis 
que  Frederick  Lemaître  avait  créé  sur  la  scène, 


244 


LE    PETIT    PIERRE 


une  quinzaine  d'années  auparavant,  et  dont  le 
puissant  crayon  d'Honoré  Daumier  avait  fait 
tour  à  tour,  dans  les  journaux  satiriques,  un 
financier,  un  député,  un  pair  de  France,  un 
ministre.  Ce  nom  de  Robert  Macaire  ayant  été 
trouvé  trop  long,  on  le  réduisit  à  Caire.  C'était 
un  petit  chien  jaune,  sans  race  et  de  beaucoup 
d'esprit.  Il  avait  de  qui  tenir  :  Finette,  sa  mère, 
faisait  son  marché  elle-même,  payait  comptant 
le  tripier  et  portait  sa  viande  à  madame  Mathias 
pour  qu'elle  la  fît  cuire. 

L'intelligence  de  Caire  s'était  développée 
beaucoup  plus  vite  que  la  mienne,  et  il  prati- 
quait depuis  longtemps  les  arts  nécessaires  à 
la  vie,  quand  j'étais  encore  sans  aucune  con- 
naissance du  monde  et  de  moi-même.  Tant 
qu'on  me  porta  dans  les  bras,  il  fut  jaloux  de 
moi.  Il  ne  cherchait  jamais  à  me  mordre,  soit 
qu'il  y  vît  du  danger,  soit  que  je  lui  inspirasse 
plus  de  mépris  que  de  haine;  mais  il  regardait 
ma  mère  et  ma  vieille  bonne,  qui  me  donnaient 
leurs  soins,  de  cet  air  sombre  et  misérable 
qui  exprime  l'envie.  Par  un  reste  de  sagesse 
que  lui  laissait  cette  malheureuse  passion,  il 
les  fuyait  autant  qu'on  peut  fuir  ceux  avec 
lesquels  on  vit.  Il  se  réfugiait  auprès  de  mon 


LE    PETIT    PIERRE  245 

père  et  passait  ses  jours  sous  la  table  du  doc-  ^  ^  ^^ 
teur,  en  boule  sur  une  affreuse  peau  de 
mouton.  Dès  mes  premiers  pas,  ses  sentiments 
pour  moi  changèrent.  Il  me  témoigna  de  la 
sympathie  et  prit  plaisir  à  jouer  avec  ce  petit 
être  incertain  et  débile.  Quand  j'eus  atteint 
l'âge  de  comprendre,  je  l'admirai;  je  le  recon- 
naissais supérieur  à  moi  par  son  intelligence 
profonde  de  la  nature,  maïs,  sur  beaucoup  de 
points,  je  l'avais  rattrapé. 

Si  Descartes  a  voulu,  contre  toute  appa-  ^^ 
rence,  que  les  animaux  fussent  des  machines, 
il  faut  l'en  excuser,  puisque  sa  philosophie  l'y 
obligeait  et  qu'un  philosophe  soumettra  tou- 
jours la  nature  qui  lui  est  étrangère  à  son 
système  qui  est  sorti  de  lui.  Il  n'y  a  plus  de  / 
cartésiens;  peut-être  y  a-t-il  encore  des  gens 
pour  dire  que  les  animaux  ont  de  l'instinct  et 
que  l'homme  a  de  l'intelligence.  Dans  mon 
enfance,  cela  se  professait  couramment.  C'est 
une  bêtise.  Les  animaux  ont  une  intelligence 
de  même  nature  que  la  nôtre,  différente  seule- 
ment de  la  nôtre  en  raison  de  la  différence  de  . 
leurs  organes,  et  qui,  comme  la  nôtre,  con- 
tient le  monde.  Nous  avons  comme  eux  ce 
génie  secret,  cette  sagesse  inconsciente,  Tins- 

14. 


246 


LE    PETIT    PIERRE 


\    liûct,  beaucoup  plus  précieux  que  l'intellij^       e, 
car,  sans  lui,  ni  le  ciron  ni  l'homme  ne  pour- 
vu raient  subsister  un  moment. 

Je  crois  avec  La  Fontaine,  meilleur  philo- 
sophe que  Descartes,  que  les  animaux,  surtout 
à  l'état  de  nature,  sont  ingénieux  et  pleins 
[  dart.  En  les  domestiquant,  nous  apetisspns, 
;  nous  dépravons  leur  cœur  et  leur  esprit. 
Quelle  pensée  subsisterait  dans  des  hommes 
réduits  à  l'état  où  nous  réduisons  les  chiens, 
les  chevaux,  sans  parler  des  bêtes  de  la 
basse-cour?  «  Lorsque  Zeus  fait  tomber  un 
homme  en  esclavage,  il  lui  ôte  la  moitié  de 
sa  vertu.  » 

Enfin,  domestiques  ou  sauvages,  les  ani- 
maux du  ciel,  de  la  terre  et  des  eaux,  unissent, 
comme  nous,  dans  leur  âme  profonde,  à  l'ins- 
tinct qui  est  sûr,  l'intelligence  qui  égare.  Ainsi 
que  les  hommes,  ils  sont  sujets  à  l'erreur. 
v^  Caire  se  trompait  quelquefois. 

Il  aimait  tendrement  Zerbin,  le  caniche  de 
M.  Caumont  le  libraire.  Et  Zerbin,  né  honnête 
et  bon,  aimait  Caire  avec  encore  plus  de  ten- 
dresse. Ils  étaient  tout  l'un  pour  l'autre;  le 
mauvais  renom  de  Caire  avait  rejailli  sur 
Zerbin,  que  l'on  n'appelait  plus  Zerbin,  mais 


/' 


LE    PETIT    PIERRE  247 

Bertrand,  du  nom  du  compagnon  de  Robert 
Macaire.  Caire  débaucha  Zerbin  et  en  fit  en 
peu  de  temps  un  mauvais  sujet.  Quand  ils 
pouvaient  s'échapper,  ils  couraient  ensemble, 
Dieu  sait  où,  et  revenaient  crottés,  boiteux, 
fourbus,  parfois  l'oreille  déchirée,  l'œil  éme- 
rillonné,  ravis. 

M.  Gaumont  défendait  à  son  caniche  de 
fréquenter  notre  chien,  Mélanie,  pour  éviter 
ies  humiliations  et  les  reproches,  tenait  la 
main  à  ce  que  Caire  ne  recherchât  pas  un 
voisin  de  meilleure  naissance  et  de  meilleure 
mine  que  lui.  Mais  l'amitié  est  ingénieuse  et 
se  rit  des  obstacles.  En  dépit  de  la  surveillance 
et  des  verrous,  ils  trouvaient  mille  moyens  de 
se  joindre.  Posté  sur  le  rebord  de  la  fenêtre 
de  la  salle  à  manger  qui  donnait  sur  la  cour, 
Caire  épiait  le  moment  où  son  ami  sortirait  de 
la  librairie.  Bertrand  se  montrait  dans  la  cour 
et  levait  des  yeux  pleins  de  douceur  vers  la 
fenêtre  d'où  Caire  le  regardait  affectueuse- 
ment. 

Quelques  soins  qu'on  prit,  au  bout  de  cinq 
minutes  ils  étaient  réunis.  Et  c'étaient  des  jeux 
sans  fin  et  des  promenades  mystérieuses.  Mais, 
un  jour,   Bertrand,  à  son  heure  accoutumée, 


s 


^   ^^y 


248  LE    PETIT    PIERRE 

parut  dans  la  cour  travesti  en  une  espèce  de  petit 
lion  très  ridicule.  Il  avait  été  apprêté  par  un 
de  ces  tondeurs  qui,  dans  les  beaux  jours  d'été, 
tondent  les  chiens  sur  la  berge  de  la  Seine; 
aux  environs  du  Pont-Neuf.  Sa  toison  ménagée 
sur  les  épaules  lui  faisait  comme  une  crinière; 
sa  croupe,  son  ventre,  rasés,  misérablement 
nus,  montraient  une  peau  mince,  d'un  rose 
sale,  truffée  de  bleu  sombre  ;  les  pattes  gardaient 
des  poils  frisottants,  en  façon  de  manchettes, 
et  la  queue  s'ornait  d'un  houppette  tristement 
bouffonne.  Caire  l'observa  quelque  temps  avec 
attention  et  détourna  la  tête  :  il  ne  le  recon- 
naissait pas.  En  vain,  Bertrand  l'appelait,  le 
priait,  le  suppliait,  attachait  sur  lui  le  regard 
de  ses  beaux  yeux  larmoyants.  Caire  ne  le 
regardait  plus  et  l'attendait  toujours. 

On  dit  que  les  chiens  ne  rient  point.  J'ai  vu 
notre  Caire  rire  et  d'un  rire  mauvais.  Il  riait  en 
silence,  mais  la  tension  de  ses  lèvres  et  un  cer- 
tain pli  de  sa  joue  exprimaient  le  rire  et  le 
sarcasme.  Un  matin,  j'étais  allé  aux  provi- 
sions, avec  ma  vieille  bonne.  Mouton,  le  chien 
de  M.  Courcelles  l'épicier,  Mouton,  un  terre- 
neuve  qui  n'aurait  fait  de  Caire  qu'une  bou- 
chée, le  beau  Mouton,  étendu  devant  la  porte 


LE    PETIT    PIERRE  249 

de  son  maître,  tenait  nonchalamment  entre 
ses  pattes  un  os  de  gigot.  Caire  l'observa  long- 
temps sans  l'aborder  d'aucune  manière,  ce  qui 
dénote,  chez  un  chien,  peu  de  savoir-vivre. 
Mais  Caire  ne  se  piquait  pas  de  politesse. 
Mouton,  voyant  venir  un  cheval  de  sa  connais- 
sance qui  voiturait,  selon  sa  coutume,  des  fro- 
mages de  Hollande,  laissa  son  os,  et  se  leva 
pour  donner  le  bonjour  à  son  ami  le  cheval. 
Aussitôt  Caire  mit  sournoisement  l'os  dans  sa 
gueule,  et  prenant  garde  d'être  vu,  courut  le 
cacher  dans  la  boutique  de  Simonneau,  le  frui- 
tier de  la  rue  des  Beaux-Arts,  chez  qui  il  fré- 
quentait. Puis,  d'un  air  indifférent,  il  retourna 
vers  Mouton,  l'observa  et,  voyant  qu'il  cher- 
chait son  os,  se  mit  à  rire. 

Caire  et  moi,  nous  nous  aimions  sans  le 
savoir,  ce  qui  est  une  commode  et  sûre  manière 
d'aimer.  Il  y  avait  huit  ans  que  nous  étions 
tous  deux  sur  cette  planète  sans  savoir  exacte- 
ment, ni  l'un  ni  l'autre,  ce  que  nous  y  étions 
venus  faire,  quand  mon  pauvre  contemporain, 
qui  se  faisait  gras  et  poussif,  fut  atteint  d'une 
maladie  cruelle,  la  pierre.  Il  souffrait  sans  se 
plaindre,  son  poil  devenait  terne  et  sec,  il 
était  triste  et  ne  mangeait  plus.  Le  vétérinaire 


250  LE    PETIT    PIERUE 

lui  fît  une  opération  qui  ne  réussit  pas;  le  soir, 
le  malade  cessa  de  souffrir.  Couché  dans  son 
panier,  il  tourna  vers  moi  ses  yeux  aimables 
qui  s'obscurcissaient,  se  souleva,  remua  encore 
une  fois  la  queue  et  retomba.  Il  n'était  plus. 
Et  il  m'apparut  alors  combien  il  avait  été; 
combien  il  avait  agi,  pensé,  aimé,  haï,  tenu  de 
place  dans  notre  maison  et  dans  notre  pensée. 
Je  pleurai  des  larmes  amères  et  m'endormis. 
Le  lendemain  matin,  je  demandai  si  la  mort 

,  de  Caire  était  dans  le  journal  comme  celle  du 

.  maréchal  Soult 


-.      VV^fcn.^,. 


-.  Ui 


XXVII 


LA  JEUNE   HÉRITIÈRE    DES   TROGLODYTES. 


J'avais  vu  juste  :  Radégonde,  ou  plutôt  Jus-  '- 
tine,  car  ma  chère  maman  l'avait  transférée 
délibérément  du  patronage  de  la  noble  thurin- 
gienne  en  celui  d'une  sainte  dont  le  nom  coule 
plus  doucement  sur  les  lèvres,  Justine  dono 
changea,  pour  sa  bienvenue,  notre  maison  pai- 
sible en  une  demeure  féerique.  Vous  m'enten- 
dez bien  :  je  ne  veux  pas  dire  par  là  que  cette 
simple  paysanne  eût  reçu  d'une  marraine  fée 
ie  don  de  revêtir  de  porphyre,  d'or  et  de  pier- 
reries les  murs  des  appartements  qu'elle  net- 
toyait. Non,  mais  depuis  son  entrée  en  charge,  s 


252  LE    PETIT    PIERRE 

notre  logis  résonnait  sans  cesse  de  bruits 
inouïs,  de  chocs  formidables,  de  cris  d'épou- 
vante, de  grincements  de  dents  et  de  rires  stri- 
dents; il  s'y  répandait  des  odeurs  horribles  de 
graisse  bouillante  et  de  chairs  grillées  ;  les 
eaux  ménagères  coulaient  inopinément  dans 
les  chambres,  une  fumée  soudaine  y  cachait  le 
jour  et  oppressait  les  poitrines,  les  parquets 
craquaient,  les  portes  claquaient,  les  fenêtres 
s'entrechoquaient,  les  rideaux  se  gonflaient,  le 
vent  soufflait  en  tempête,  des  signes  funestes 
apparaissaient  qui  troublaient  mon  père  :  son 
encrier  se  renversait  sur  sa  table,  ses  plumes 
perdaient  leur  bec,  le  verre  de  sa  lampe  écla- 
tait chaque  soir.  N'était-ce  pas  proprenient 
féerique?  Ma  mère  disait  que  Justine  n'était 
pas  une  mauvaise  fille  et  qu'avec  du  temps  et 
de  la  patience,  on  la  formerait;  mais  qu'en 
attendant,  elle  cassait  un  peu  trop  ;  cependant 
Justine  n'était  pas  maladroite.  Souvent,  au 
contraire,  elle  surprenait  mes  parents  par  sa 
^  dextérité.  Mais  elle  était  sauvage,  violente 
et  prompte  au  combat,  et,  comme,  dans  son 
âme  primitive,  la  matière  inerte  s'animait, 
prenait  les  sentiments  et  les  passions  des 
hommes,    cette    fille    des    troglodytes    de   la 


LE    PETIT    PIERRE  253 

Loire  entrait  en  lutte  avec  les  ustensiles  de 
cuisine  et  de  ménage  comme  avec  des  esprits 
ennemis. 

Elle  s'attaquait  aux  métaux  les  plus  durs. 
Les  espagnolettes  des  fenêtres  et  les  robinets 
des  fontaines  lui  restaient  dans  la<  main.  Enfin 
l'âme  de  ses  lointains  aïeux,  remontée  en  elle, 
la  vouait  au  plus  sauvage  fétichisme.  Mais  qui 
de  nous  ne  s'est  jamais  irrité  contre  une  chose 
non  pensante  dont  il  éprouvait  de  la  douleur 
ou  seulement  de  la  résistance,  une  pierre,  une 
épine,  une  branche?  / 

Je  suivais  Justine  dans  ses  travaux  quoti- 
diens avec  une  curiosité  qui  ne  se  lassait 
jamais.  Ma  chère  maman  me  reprochait  ce  I 
qu'elle  appelait  ma  sotte  musardise.  Elle  n'en  \ 
jugeait  pas  bien  :  Justine  m'intéressait  par  ses 
façons  guerrières  et  parce  que  toutes  ses  entre- 
prises domestiques  prenaient  le  caractère  d'une 
lutte  incertaine  et  terrible.  Lorsque,  armée  de 
son  balai  et  de  son  plumeau,  elle  disait  avec 
force  :  «  Faut  que  j'aille  faire  le  salon  »,  je 
l'accompagnais  attentif. 

Le  salon  était  meublé  d'un  canapé  et  de 
vastes  fauteuils  d'acajou,  destinés  à  recevoir 
sur  leurs  vieux  sièges  de  velours    rouge  les 

15 


254  LE    PETIT    PIERRE 

clients  du  docteur.  Tendus  de  papier  vert  à 
ramages,  les  murs  portaient  deux  gravures  : 
la  Danse  des  Heures  et  le  Songe  de  Napoléon^ 
ainsi  que  deux  toiles  crevées  en  maint  endroit, 
deux  portraits  de  famille,  un  grand-oncle  à 
moi  très  brun,  avec  son  col  d'habit  très  mon- 
tant, sa  cravate  blanche  qui  lui  cachait  le  men- 
ton et  des  boutons  de  chemise  à  chaînette  d'or; 
une  grand'tante  coiffée  en  coques  et  sévère- 
ment enfermée,  quant  au  buste,  dans  une  robe 
noire,  représentés  tous  deux,  m'a-t-on  dit,  sous 
le  règne  de  Charles  X,  peu  de  temps  avant  leur 
fin  prématurée,  figures  du  passé  qui  m'inspi- 
raient une  tristesse  profonde.  Mais  ce  qui  fai- 
sait la  principale  richesse  de  ce  salon,  c'étaient 
les  statuettes  de  bronze  offertes  par  des  malades 
guéris  et  reconnaissants.  Chacune  de  ces 
œuvres  d'art  témoignait  de  l'âme  du  donateur. 
Il  y  en  avait  de  gracieuses,  il  y  en  avait  d'aus- 
tères. Elles  ne  s'accordaient  ensemble  ni  par 
la  taille,  ni  par  le  caractère.  D'un  côté  de  la 
porte,  une  Vénus  de  Milo,  réduite  et  coulée 
dans  un  métal  chocolat,  s'élevait  sur  une  petite 
table  façon  Boulle.  De  l'autre  cèté,  une  Flore 
en  bronze  de  commerce  répandait  en  s'ouriant 
des  fleurs  de  zinc  doré.  Entre  deux  fenêtres 


•      0«A^«<        fll»«)»WN*»** 


LE    PETIT    PIERRE  255 

siégeait,  barbu  et  cornu,  le  Moïse  de  Michel- 
Ange.  Et  çà  et  là,  sur  les  tables,  on  voyait  un 
jeune  pêcheur  napolitain  tenant  un  crabe  par 
une  patte,  un  ange  gardien  portant  au  ciel  un  '  ^Ji*^' 
petit  enfant,  Mignon  regrettant  son  pays, 
Méphistophélès  s'enveloppant  de  ses  ailes  de 
chauve-souris  et  Jeanne  d'Arc  en  prière. 
Enfin,  un  Spartacus,  ayant  brisé  ses  fers,  se 
dressait  farouche,  serrant  les  poings  sur  la 
pendule-borne  de  la  cheminée. 

Pour  les  nettoyer,  Justine  frappait  violem-  < 
ment  d'un  maigre  plumeau  les  tableaux  et  les  \ 
bronzes.  Cette  fustigation  n'endommageait  pas 
sensiblement  mon  grand-oncle  ni  ma  grand'- 
tante  déjà  tant  éprouvés;  elle  n'avait  point  de 
prise  sur  les  formes  simples  et  pleines  ds  la 
Vénus  et  du  Moïse.  Mais  la  sculpture  moderne 
en  souffrait.  Des  plumes  arrachées  violemment 
à  l'époussetoir  se  logeaient  sous  les  ailes  de 
l'ange  gardien,  entre  les  pattes  du  crabe,  sous 
i'épée  de  Jeanne  d'Arc,  dans  les  cheveux  de 
Mignon,  dans  la  guirlande  de  Flore,  dans  les 
chaînes  de  Spartacus.  Justine  n'aimait  pas  ces 
guignols,  comme  elle  les  appelait,  et  surtout 
elle  détestait  le  Spartacus.  C'est  lui  qu'elle  • 
frappait  le  plus  rudement;  elle  le  faisait  chan- 


256  LE    PETIT    PIERRE 

celer  sur  sa  base.  Il  s'ébranlait,  il  penchait  ter- 
riblement, il  menaçait  de  tomber  sur  l'inso- 
lente et  de  l'écraser  dans  sa  chute.  Alors,  les 
sourcils  froncés,  les  veines  du  front  gonflées, 
elle  lui  criait:  «  Hola!  Ho!  »,  comme  aux 
bêtes  que  naguère  elle  ramenait  le  soir  à 
retable,  et,  d'un  coup  bien  asséné,  le  renco- 
gnait  sur  sa  borne. 

Dans  ces  combats  de  chaque  jour,  le  plu- 
meau eut  bientôt  perdu  toutes  ses  plumes. 
C'était  avec  la  manchette  de  cuir  et  le  bois 
dénudé  que  Justine  époussetait  désormais.  A 
ce  traitement,  l'ange  gardien  perdit  ses  ailes, 
Jeanne  d'Arc  son  épée,  le  jeune  pêcheur  son 
crabe,  Mignon  une  boucle  de  ses  cheveux,  et 
Flore  ne  jeta  plus  de  fleurs.  Justine  n'en  était 
point  troublée,  mais  parfois,  à  la  vue  de  ces 
ruines,  la  jeune  Tourangelle,  les  mains  jointes 
sur  le  manche  de  son  plumeau,  demeurait  son- 
geuse et  murmurait  avec  un  sourire  triste  : 

—  Tout  de  même,  ces  guignols,  ce  que  c'est 
craintif  ! 


XXVIII 


VIVRE    PLUSIEURS   VIES 


Je  me  plaisais  dans  la  fréquentation  de  Jus- 
tine ;  et  ma  mère  jugeait  même  que  je  m'y 
plaisais  trop.  Si  je  recherche  les  causes  de  ce 
plaisir,  j'en  trouve  plusieurs  qui  prouvent  mon 
innocence  et  ma  simplicité.  La  confiance  du 
jeune  âge,  un  besoin  d'amitié,  une  humeur 
riante  et  joueuse,  de  la  bonté  me  portaient 
vers  elle;  mais  la  fille  des  troglodytes  m'atti- 
rait aussi  pour  des  raisons  moins  louables.  Je 
la  jugeais  un  peu  niaise,  et,  comme  disait 
Mélanie,  un  peu  nice,  d'esprit  épais  et  de  toute 
façon  moins  intelligente  que  moi.  Aussi,  mon 


258  LE    PETIT    PIERRE 

amour-propre  trouvait-il  dans  sa  compagnie 
de  vives  satisfactions.  Je  goûtais  le  plaisir  de 
la  reprendre  et  de  l'instruire;  et  peut-être  même 
n'y  mettais-je  pas  beaucoup  d'indulgence. 
J'étais  moqueur  et  elle  me  fournissait  de 
faciles  occasions  de  moquerie.  Avide  de  gloire, 
enfin,  j'étalais  devant  elle  ma  supériorité  et  lui 
offrais  un  sujet  d'admiration. 

Je  m'efforçai  de  briller  devant  elle  jusqu'au 
jour  où  je  m'aperçus  que,  loin  de  m'admirer, 
elle  me  jugeait  fort  sot,  sans  jugement  et  sans 
esprit,  et  ni  beau  ni  fort  d'aucune  manière. 
Or,  comment  m'avisai-je  de  ces  sentiments  si 
contraires  à  ceux  que  je  lui  prêtais?  Eh!  mon 
Dieu!  parce  qu'elle  me  les  exprima  elle-même. 
Justine  était  d'une  rude  franchise.  Elle  sut  se 
faire  comprendre  et  il  me  fallut  reconnaître 
qu'elle  ne  în'admirait  pas  du  tout.  Je  dois  dire 
à  ma  louange  que  je  ne  m'en  fâchai  pas  et  n'en 
aimai  guère  moins  Justine.  Je  cherchai  avec 
application  les  causes  d'un  jugement  si  surpre- 
nant et  je  parvins  à  les  découvrir,  car,  quoi 
qu'en  pensât  la  fille  des  troglodytes,  j'étais 
intelligent.  Je  vais  les  dire  telles  que  je  les 
trouvai.  D'abord,  elle  me  voyait  mince,  chétif, 
pâle,  moins  beau  et  moins  fort  de  moitié  que 


LE    PETIT    PIERRE  259 

son  frère  Symphorien  d'un  an  moins  âgé 
que  moi,  et  plus  avancé.  Or,  elle  trouvait 
que  l'esprit  d'un  garçon  est  d'être  ferme  et 
bien  découplé,  fort  et  gaillard.  Et  n'allez 
pas  croire  que  je  lui  donne  tort.  Ensuite,  bien 
que  ce  jugement  puisse  d'abord  surprendre 
de  la  part  d'une  fille  qui  ne  savait  pas  lire, 
elle  me  trouvait  ignorant.  Elle  s'étonnait  sans 
me  le  dire,  mais  je  le  voyais  bien,  que  j'igno- 
rasse, à  mon  âge,  les  mœurs  des  animaux  et 
des  choses  de  la  nature  que  son  frère  Sympho- 
rien connaissait  depuis  longtemps;  mon  inno- 
cence sur  certains  sujets  lui  semblait  ridicule, 
car  tout  honnête  fille  qu'elle  était,  elle  n'était  ' 
pas  naïve,  et  n'estimait  pas  la  naïveté.  Enfin,  : 
bien  qu'il  lui  arrivât  parfois  de  rire  à  se 
décrocher  la  rate,  comme  elle  disait,  elle 
jugeait  qu'il  fallait  avoir  peu  d'entendement  1 
pour  rire  à  tout  bout  de  champ  comme  je  fai-  J 
sais.  C'était,  selon  elle,  mal  conuciître  la  vie 
qui  n'est  pas  risible,  et  c'était  manquer  de 
cœur.  Voilà,  bien  déduites,  les  raisons  pour 
lesquelles  Justine  me  refusait  toute  intelli- 
gence. Et  vraiment,  elles  ne  sont  pas  mau-  . 
vaises,  bien  qu'en  définitive,  je  fusse  un  petit 
garçon  capable  de  comprendre  beaucoup  de 


260  LE    PETIT    PIERRE 

choses.  Mais  j'agissais  parfois  d'une  manière 
A'raiment  déconcertante. 

J'en  pourrais  citer  beaucoup  d'exemples.  En 
voici  un  qui  remonte,  si  je  ne  me  trompe, 
aux  premiers  temps  de  Justine  dans  notre  mai- 
son. 

Il  y  avait  dans  le  cabinet  aux  boutons  de 
roses,  sur  une  étagère,  de  petits  volumes  reliés 
en  vert  et  ornés  de  gravures,  que  ma  chère 
maman  me  donnait  quelquefois  à  lire.  C'était 
LAmi  des  Enfants.  Les  récits  de  Berquin  me 
transportaient  dans  l'ancienne  France  et  me 
faisaient  connaître  des  mœurs  bien  différentes 
des  nôtres.  J'y  trouvai,  par  exemple,  l'histoire 
d'un  gentilhomme  de  dix  ans  qui  portait  l'épée 
et  la  tirait  trop  volontiers  sur  de  petits  villa- 
geois avec  lesquels  il  se  prenait  de  querelle. 
Mais  un  jour,  au  lieu  de  lame,  il  dégaina  une 
plume  de  paon  que  Gon  sage  gouverneur  y 
avait  substituée.  Jugez  de  sa  honte  et  de  sa 
confusion.  La  leçon  lui  profita.  Il  ne  fut  plus 
orgueilleux  ni  colère.  Ces  vieilles  histoires 
avaient  pour  moi  de  la  fraîcheur  et  me  tou- 
chaient aux  larmes.  Et  il  me  souvient  qu'un 
matin,  je  lus  l'histoire  de  deux  gendarmes  qui 
m'attendrissaient  par  leur  bienfaisance  et  leur 


LE    PETIT    PIERRE  261 

dévouement.  Ils  apportèrent,  je  ne  sais  plus 
comment,  la  joie  à  de  pauvres  paysans  qui  leur 
offrirent  à  souper.  Et  comme  il  n'y  avait  point 
d'assiettes  dans  la  chaumière,  les  bons  gen- 
darmes mangèrent  leur  fricot  sur  leur  pain.  En 
cela,  ils  me  parurent  si  beaux,  que  je  résolus 
de  les  imiter  à  déjeuner.  Et,  malgré  les  justes 
représentations  de  ma  mère,  je  m'obstinai  à 
manger  du  haricot  de  mouton  sur  mon  pain.  Je 
me  couvris  de  sauce,  ma  mère  me  gronda  et 
Justine  me  regarda  avec  compassion. 

Ce  fait  est  petit.  Il  m'en  rappelle  un  autre 
qui  y  ressemble  et  n'est  pas  plus  considérable, 
et  que  je  vais  rapporter  tout  de  même,  car  ce 
n'est  pas  la  grandeur  qui  importe  en  mon  sujet, 
mais  la  vérité. 

Je  lisais  Berquin,  je  lisais  aussi  Bouilly. 
Bouilly,  moins  ancien  que  Berquin,  n'était  pas 
moins  touchant  II  me  fît  connaître  la  jeune 
Lise  qui  envoyait  à  madame  Helvétius,  par 
son  moineau  familier,  des  messages  pour  la 
solliciter  en  faveur  d'une  famille  malheureuse. 
La  jeune  Lise  m'inspira  une  amitié  vivo  et 
même  agitée.  Je  demandai  à  ma  chère  maman 
si  elle  était  encore  envie.  Ma  mère  me  répondit 
qu'elle  serait  bien  vieille  à  présent.  Je  m'engouai 

15. 


262  LE    PETI    TPIERRE 

ensuite  d'un  petit  orphelin  que  M.  Bouilly 
représente  sous  les  traits  les  plus  charmants. 
Il  était  bien  malheureux,  sans  gîte  et  demi-nu. 
<  Un  vieux  savant  le  recueillit  et  le  fit  travailler 
dans  sa  bibliothèque;  il  lui  donnait  ses  vieux 
habits  bien  chauds,  qu'on  raju&tait  un  peu. 
Voilà  le  trait  qui  me  frappa  le  plus!  Je  ne  sou- 
haitai rien  tant  que  d'être  vêtu,  comme  le 
petit  orphelin  de  Bouilly,  de  vieux  habits 
dhomme.  J'en  demandai  à  mon  père,  j'en 
demandais  mon  parrain,  mais  ils  se  moquaient 
de  moi.  Un  jour,  étant  seul  dans  l'appartement, 
j'avisai,  au  fond  d'une  armoire,  une  redingote 
qui  me  parut  assez  vieille.  Je  la  passai  et 
m'allai  voir  dans  la  glace.  Elle  traînait  à  terre 
et  les  manches  me  couvraient  les  mains. 
Jusque-là,  le  mal  n'était  pas  grand.  Mais  je 
crois  que,  pour  me  conformer  à  l'histoire,  je 
fis  quelques  retouches  à  la  redingote,  avec  des 
ciseaux.  Ces  retouches  me  mirent  sur  les  bras 
une  bien  mauvaise  aiîaire.  Ma  tante  Chausson 
me  prêta  gratuitement  à  cette  occasion  des 
instincts  pervers.  Ma  chère  maman  me  reprocha 
ce  qu'elle  appelait  improprement  mes  singeries 
malfaisantes.  On  ne  me  comprenait  pas.  Je 
voulais  me  faire  tour  à  tour  gendarme  selon 


LE    PETIT    PIERIÎE  263    *^*^^  *'^ 

Berquin.  orphelin  selon  Bouilly,  me  trans- 
former en  des  personnages  divers,  vivre  plu- 
sieurs vies.  Je  cédais  à  un  désir  ardent  de 
sortir  de  moi-même,  d'être  un  autre,  plusieurs  !  i<*,vv«- 
autres,  tous  les  autres,  s'il  eût  été  possible, 
toute  l'humanité  et  toute  la  nature.  Il  m'en  -, 
est  resté  la  faculté  assez  rare  d'entrer  facilement 
dans  l'esprit  d'autrui,  de  comprendre  très  bien 
et  parfois  trop  bien  les  sentiments  et  les  raisons 
qu'on  m'oppose. 

Ce  dernier  trait  fixa  dans  l'esprit  de  Justine 
l'idée  que  j'étais  idiot.  La  jeune  Tourangelle 
ne  tarda  pas  à  me  regarder  comme  un  idiot 
dangereux. 

Quand  j'appris  l'histoire  des  croisades,  les  >, 
hauts  faits  des  barons  chrétiens  m'enflam- 
mèrent  d'enthousiasme.  Il  est  louable  de  vou- 
loir imiter  ce  qu'on  admire.  Pour  ressembler 
autant  que  possible  à  Godefroy  de  Bouillon, 
je  me  fis  une  armure  et  un  casque  avec  du 
papier  sur  lequel  j'avais  collé  de  ces  feuilles 
métalliques  dont  on  enveloppe  le  chocolat.  Et 
si  l'on  m'objecte  qu'un  tel  habit  ressemblait 
moins  aux  cottes  de  maille  des  xii*  et  xiii^  siècles 
qu'aux  armures  polies  duxv%  je  répondrai  déli- 
bérément que  d'illustres  peintres  ont  pris  sur 


264  I-E    PETIT    PIERRE 

cet  article  de  plus  grandes  licences.  Au  reste, 
l'essentiel  de  mon  armement,  comme  on  ne  le 
verra  que  trop  tout  à  l'heure,  consistait  en 
une  hache  à  deux  tranchants  découpée  dans  du 
carton  et  fixée  au  bout  d'un  vieux  manche 
dombrelle.  En  cet  équipage,  je  pris  d'assaut 
la   cuisine    qui  me    représentait  Jérusalem  et 

I  frappai  de  ma  hache  à  coups  redoublés  Justine 
qui,  allumant  le  fourneau,  figurait  contre  son 
gré  un  infidèle.  La  foi  qui  m'embrasait  forti- 
fiait mon  bras.  Justine  peu  douillette  et  même 
dure,  comme  elle  disait  elle-même,  eut  tran- 
quillement supporté  l'attaque,  si  la  hache 
d'armes  à  deux  tranchants  n'eût  pas  accroché 

/  le  bonnet  de  la  jeune  paysanne.  Or  ce  bonnet 
était  pour  elle  quelque  chose  d'infiniment  pré- 
cieux, non  pas  seulement  pour  saforme  agréable 
et  pour  sa  riche  dentelle,  mais  pour  des  rai- 
sons mystérieuses  et  profondes,  peut-être 
comme  emblème  du  village,  comme  symbole 
de  la  patrie,  comme  insigne  des  filles  d'une 
terre  adorée.  Elle  le  tenait  pour  auguste;  elle 
le  tenait  pour  sacré.  Et  voilà  qu'il  lui  est  indi- 
gnement arraché!  Elle  l'entend  craquer.  Et  du 
même  coup,  j'avais  fait  pis  encore  :  j'avais 
dérangé  le   chignon  de  Justine.    Or,  Justine 


LE    PETIT    PIERRE  265 

tenait  pour  intangible  l'ordre  de  sa  coiiïure. 
Elle  veillait  avec  une  farouche  pudeur  à  ce 
que  rien,  pas  même  la  main  d'une  mère  ou 
les  souffles  de  l'air,  n'altérât  la  symétrie,  fort 
laide  d'ailleurs,  de  ses  bandeaux  tirés  et  de  ses 
nattes  étriquées.  Jamais,  dans  aucune  circons- 
tance, on  ne  l'avait  surprise  décoiffée,  ni  pen- 
dant une  maladiequil'avaitretenuesixsemaines 
au  lit,  dans  sa  chambre  où  ma  mère  venait 
tous  les  jours  la  soigner,  ni  dans  cette  nuit 
d'effroi  oii  l'on  cria  au  feu,  et  pendant  laquelle, 
sous  la  lune,  aux  yeux  du  concierge,  elle  courut 
en  chemise  et  nu-pieds  dans  la  cour,  sa  coif- 
fure parfaitement  ordonnée.  A  conserver  cette  \ 
immuable  ordonnance  elle  mettait  son  honneur, 
sa  gloire  et  sa  vertu.  Un  seul  cheveu  dérangé,  ! 
c'était  la  honte.  Sous  le  coup  asséné  à  son 
bonnet  et  à  sa  chevelure,  Justine  frémit,  et 
porta  les  deux  mains  à  sa  tête.  Elle  voulut 
d'abord  douter  de  son  malheur.  Il  lui  fallut 
tâter  par  trois  fois  sa  nuque  pour  se  convaincre 
que  le  bonnet  était  endommagé,  la  coiffure  pro- 
fanée. Force  lui  fut  enfin  de  se  rendre  à  l'évi- 
dence. Il  y  avait  dans  la  dentelle  un  trou  par 
lequel  on  pouvait  passer  le  doigt,  et  une  mèche 
s'échappait  du  chignon,  longue  et  grosse  comme 


2C6  LE    PETIT    PIERRE 

une  queue  de  rat.  Alors,  une  morne  douleur 
envahit  l'âme  de  Justine.  La  malheureuse 
s'écria  : 

—  Je  m'en  vas! 

Sans  demander  de  réparation  pour  un  irré- 
parable outrage,  et  sans  me  faire  de  reproches 
inutiles,  sans  daigner  jeter  un  regard  sur  moi, 
elle  sortit  de  la  cuisine. 

Ma  mère  eut  toutes  les  peines  du  monde  à 
la  faire  revenir  sur  sa  résolution.  Sans  doute, 
la  fille  des  troglodytes  n'eût  point  repris  son 
tablier  si,  à  la  réflexion,  elle  n'eut  jugé  son 
jeune  maître  plus  béte  que  méchant. 


XXIX 


MADEMOISELLE    MERELLE 


II  régnait,  en  ce  temps-là,  si  je  ne  me 
trompe,  sur  le  beau  quai  Malaquais,  une  dou- 
ceur de  vivre,  une  familiarité  des  êtres  et  des 
choses,  une  grâce  intime  qui  n'existent  plus 
aujourd'hui.  Il  me  semble  qu'alors,  les  gens  i 
étaient  plus  près  les  uns  des  autres;  ou  bien  [ 
ma  sympathie  enfantine  les  réunissait.  Quoi 
qu'il  en  soit,  on  voyait,  le  matin,  dans  la  cour 
de  ma  maison  natale,  le  propriétaire,  M.  Bel- 
laguet,  en  bonnet  grec  et  robe  de  chambre  à 
carreaux  s'entretenir  paisiblement  avec  M.  Mo- 
rin,  concierge  de  la  maison  voisine  et  employé 


268  LE    PETIT    PIERRE 

à  la  Chambre  des  députés.  Et  qui  ne  les  a 
pas  vus  a  perdu  un  beau  spectable  :  car  ils 
!  représentaient  à  eux  deux  tout  le  régime  inau- 
guré par  les  Trois  Glorieuses.  Mais  le  mal  est 
réparable  :  on  trouvera  cent  fois  ces  deux  per- 
sonnages dans  les  lithographies  de  Daumier. 
Enfin,  tout  le  monde  se  connaissait  et  ma 
mère,  quand,  à  trois  heures  de  l'après-midi, 
elle  cousait  à  sa  fenêtre,  derrière  un  pot  de 
réséda,  disait  en  regardant  le  perron  vitré  : 

—  Yoiîà  mademoiselle  Mérelle  qui  va 
donner  sa  leçon  de  grammaire  à  la  petite  fille 
de  M.  Bellaguet.  Elle  est  charmante,  mademoi- 
selle Mérelle,  et  elle  a  d'excellentes  manières. 
C'était  l'avis  commun  que  mademoiselle 
Marelle  avait  bon  ton  et  était  toujours  bien 
mise.  Si  je  n'y  prenais  garde,  en  décrivant  sa 
toilette,  je  peindrais  les  robes  d'aujourd'hui. 
Je  crois  que  nous  sommes  tous  ainsi  :  à  mesure 
que  le  temps  passe,  nous  rhabillons,  dans 
notre  souvenir,  à  la  mode  nouvelle  les  jeunes 
femmes  que  nous  avons  vues  autrefois.  Et  c'est 
aussi  ce  qu'en  fait  au  théâtre  pour  les  pièces 
sur  lesquelles  dix,  quinze  ou  vingt  ans  ont 
passé  :  à  chaque  reprise,  on  ramène  au  goût 
du  jour  la  toilette  de  l'héroïne.  Mais  j'ai  le  sens 


0  fv>^-»r.^V 


LE    PETIT    PIERRE  269 

historique,  et  le  goût  du  passé.  Je  me  garderai  -: 
bien  de  ces  rajeunissements  qui  altèrent  la 
physionomie  d'une  époque  et  je  dirai  que 
mademoiselle  Mérelle,  âgée  alors  de  vingt-six 
ou  vingt-sept  ans,  portait  des  manches  à  gigot, 
et  que  sa  jupe,  au  rebours  de  celles  d'aujour- 
d'hui, allait  en  s'évasant  vers  le  bas.  Elle  ser- 
rait contre  sa  poitrine  une  écharpe  de  cache- 
mire ;  et  elle  avait,  comme  on  disait,  une  taille 
de  guêpe.  J'oubliais  de  dire  que  de  longues 
anglaises  encadraient  ses  joues  de  leurs  spirales 
d'or  et  qu'elle  était  coiffée  d'une  capote  de 
velours  ou  de  paille  d'Italie,  selon  la  saison, 
qui  s'appelait,  je  crois,  un  cabriolet  et  qui 
avançait  de  manière  à  lui  cacher  entièrement 
le  profil.  Enfin,  elle  se  mettait  à  la  mode. 

Or,  en  ce  temps-là,  j'avais  huit  ans.  Mon 
savoir  était  petit,  mais  heureusement  acquis;  .ç 
c'était  ma  mère  qui  me  l'avait  donné.  Il  com-  f  ^ 
prenait  la  lecture,  l'écriture  et  le  calcul.  Je 
mettais,  disait-on,  assez  bien  l'orthographe 
pour  mon  âge,  hors  ce  qui  concernait  les  par- 
ticipes. Ma  mère  avait  conçu,  dans  son 
enfance,  une  terreur  des  participes  dont  elle 
ne  s'était  jamais  remise,  et  elle  se  gardait  bien 
de  me  conduire  dans  ces  sentiers  de  la  gram- 


270  LE    PETIT    PIERRE 

maire  où  elle  craignait  de  s'égarer.  Seule  cette 
chère  maman,  on  sa  bienveillance,  m'accordait 
de  l'esprit;  aux  yeux  de  toutes  les  autres  per- 

4  sonnes,  y  compris  mon  père  et  ma  bonne,  je 
passais  pour  un  enfant  assez  borné,  bien  que 
j'eusse  une  certaine  intelligence,  mais  qui  diffé- 

j^  rait  de  celle  des  autres  enfants.  Elle  était  plus 
spéculative  et,  s'attachant  à  des  objets  plus 
divers  et  plus  variés,  semblait   moins  sûre  et 

s  moins  ramassée.  Mes  parents  me  trouvaient  un 
peu  jeune  et  trop  délicat  de  santé  pour 
m'envoyer  en  pension,  et  ils  jugeaient  avec 
raison  les  petites  écoles  du  quartier  malpropres 
et  désordonnées.  Mon  père  était  revenu  très 
mal  édifié  notamment  de  ce  qu'il  avait  vu  dans 
une  institution  de  la  rue  des  Marais-Saint- 
Germain,  où,  au  fond  d'une  salie  noire  d'encre 
et  de  poussière,  sordide  et  puante,  un  magister 
apoplectique,  étouffant  de  graisse  et  de  fureur, 
tenait  agenouillés  au  pied  de  sa  chaire  une 
douzaine  d'enfants,  coiffés  du  bonnet  d'âne, 
et  menaçait  de  ses  verges  le  reste  de  la  classe, 
trente  petits  polissons  qui,  riant,  pleurant, 
hurlant  tous  à  la  fois,  se  jetaient  à  la  tête 
leurs  encriers,  leurs  paniers  et  leurs  livres. 
En    ces  conjonctures,    ma   mère    forma    le 


LE    PETIT    PIERRE  271 

projet  de  me  donner  pour  institutrice  made- 
moiselle Mérelle,  mademoiselle  Pauline  Mérelle 
elle-même.  L'entreprise  était  grande  et  difficile. 
Mademoiselle  Mérelle  ne  donnait  des  leçons 
que  chez  les  princes  ou  les  bourgeois  cousus 
d'or;  elle  ne  fréquentait  que  dans  les  familles 
riches  ou  nobles.  Elle  était  la  protégée  de  ce 
vieux  Bellaguet,  notre  propriétaire,  ce  riche 
financier  qui  avait  marié  ses  filles  à  des  Yille- 
ragues  et  à  des  Monsaigle,  et  l'on  doutait 
qu'elle  consentît  à  instruire  l'enfant  d'un  très  ' 
petit  médecin  de  quartier.  Car  mon  père  était 
pauvre,  et  la  répugnance  qu'il  éprouvait  à 
recevoir  des  honoraires  n'était  pas  pour 
l'enrichir.  Sans  compter  que,  méditatif  et  con- 
templatif de  son  naturel,  il  passait  à  réfléchir 
sur  la  destinée  de  l'homme  un  temps  qu'avec 
moins  de  génie,  il  eût  employé  au  soin  de  sa 
fortune.  Enfin  le  docteur  Nozière  n'était  riche 
que  d'idées  et  de  sentiments.  Ma  mère,  qui  ^ 
néanmoins  voulait  me  procurer  les  leçons  de 
mademoiselle  Mérelle,  lui  fit  parler  par  madame 
Montet,  caissière  au  Petit-Saint-Thomas,  à 
laquelle  mon  père  donnait  ses  soins  et  qui  pas- 
sait pour  une  amie  intime  de  madame  Mérelle 
mère.  Celle-ci,  veuve  pieuse,  portait  un  éternel 


272  LE    PETIT    PIERRE 

cabas  de  crin  et  avait  l'air  d'être  la  bonne 
sa  fille.    J'en  parle   par  ouï-dire,   ne   l'ayant 
jamais  vue.  Sollicitée  par  madame  Montet,  la 
jeune  institutrice  consentit  à  s'occuper  de  moi, 
tous  les  jours  de  une  heure  à  deux. 

—  Pierre,  mademoiselle  Mérelle  te  donnera 
demain  ta  première  leçon,  me  dit  ma  mère 
avec  une  joie  contenue,  oii  perçait  quelque 
orgueil. 

Sur  cette  nouvelle,  je  me  couchai  dans  une 
telle  agitation  que  je  fus  au  moins  dix  minutes 
à  m'endormir  et  que  je  crois  que  j'en  rêvai. 

Le  lendemain,  ma  mère  me  fit  faire  ma  toi- 
lette avec  plus  de  soin  que  de  coutume^  me 
coiffa  et  me  pommada,  et  de  moi-même,  je  me 
remis  de  la  pommade.  Je  me  serais  relavé  les 
mains  si  je  n'avais  su  par  expérience  que 
<  c'était  inutile  et  que  les  mains  de  petits  gar- 
çons, quelques  soins  qu'on  se  donne,  sont 
toujours  sales. 

Mademoiselle  Mérelle  vint  à  l'heure  annon- 
cée. Elle  vint,  et  l'appartement  fut  tout 
embaumé  d'héliotrope.  Ma  mère  nous  con- 
duisit tous  deux  dans  le  petit  cabinet  tapissé 
déboutons  de  roses  qui  touchait  à  sa  chambre. 
Elle  nous  installa  devant  un  guéridon  d'acajou 


LE    PETIT    PIERRE  273 

et,  nous  ayant  donné  l'assurance  que  personne 
ne  viendrait  nous  déranger,  se  retira. 

Aussitôt  mademoiselle  Mérelle  ouvrit  un 
mignon  portefeuille  de  cuir  de  Russie,  en 
tira  du  papier  à  lettres  et  un  porte-plume  fait 
d'un  piquant  de  hérisson  terminé  par  une  boule 
d'argent,  et  se  mit  à  écrire.  Elle  écrivait  très 
vite,  et  s'interrompait  seulement  de  temps  en 
temps  pour  regarder  le  plafond  en  souriant,  et 
pour  me  recommander  la  lecture  des  fables  de 
La  Fontaine  qui  se  trouvaient  d'aventure  sur 
la  table.  Ainsi  se  passa  la  première  leçon  et, 
quand  ma  mère  me  demanda  si  mademoiselle 
Mérelle  m'avait  bien  fait  travailler,  je  répondis 
qu'oui,  sans  concevoir  clairement  que  je 
mentais. 

Le  lendemain,  ayant  repris  place  contre  le 
guéridon,  mon  institutrice  me  conseilla  de 
nouveau  d'étudier  une  fable  et  se  remit  à 
écrire  avec  une  sorte  de  ravissement;  par- 
fois, elle  s'arrêtait  comme  pour  attendre 
l'inspiration,  et,  quand  d'aventure  ses  beaux 
yeux  se  posaient  sur  moi,  son  visage  exprimait 
une  paisible  et  douce  indifférence.  La  troi- 
sième leçon  se  passa  de  la  même  manière, 
ainsi  que   toutes  celles    qui   suivirent.    Je  la 


274  LE    PETIT    PIERRE 

dévorais  des  yeux;  pendant  les  trois  quarts 
.  d'heure  que  durait  la  leçon,  je  buvais  le  jour 
de  ses  prunelles.  Elles  me  semblaient,  ces 
prunelles,  une  étonnante  merveille.  Et  aujour- 
d'hui encore,  après  tant  d'années,  je  crois  que 
c'en  était  une.  Elles  semblaient  faites  d'une 
violette  de  Parme  ;  de  longs  cils  y  donnaient  de 
l'ombre.  Je  n'ai  rien  oublié  de  ce  joli  visage  : 
mademoiselle  Mérelle  avait  les  narines  un  peu 
ouvertes,  roses  en  dedans  comme  le  nez  de 
minette;  les  coins  de  sa  bouche  se  retrous- 
saient légèrement  et  il  y  avait  sur  sa  lèvre  un 
lin  duvet  dont  mes  yeux  d'enfant,  grossissants 
comme  une  loupe,  distinguaient  les  poils 
imperceptibles.  Les  loisirs  que  me  laissait  mon 
institutrice,  je  les  employais,  non  à  lire  les 
fables  de  La  Fontaine,  comme  elle  me  le  con- 
seillait, mais  à  la  contempler  et  à  rechercher 
quelles  sortes  de  lettres  elle  pouvait  bien 
écrire;  et  je  me  persuadai  que  c'étaient  des 
lettres  d'amour.  Je  ne  rne  trompais  pas,  à  cela 
près  que  nous  ne  nous  faisions  pas  alors, 
mademoiselle  Mérelle  et  moi,  la  même  idée  de 
l'amour.  M'étant  demandé  ensuite  à  quelles 
'  sortes  de  personnes  elle  écrivait,  je  me  figurai 
que  c'était  aux  anges  du  paradis,  non  que  ce 


LE    PETIT    PIERRE  275 

fût  très  vraisemblable,  même  à  mes  propres 
yeux;  mais  cette  idée  m'épargnait  les  tour- 
ments de  la  jalousie. 

Jamais  mademoiselle  Mérelle  ne  m'adressait 
la  parole.  J'entendais  le  son  de  sa  voix,  quand 
elle  relisait,  tantôt  avec  une  douce  mélancolie, 
tantôt  avec  une  gaîté  brillante,  quelques  phrases 
qu'elle  venait  d'écrire.  Je  n'en  pouvais  suivre 
le  sens;  il  me  souvient  pourtant  qu'elle  y  par- 
lait de  fleurs  et  d'oiseaux,  des  étoiles,  et  du 
lierre  qui  meurt  où  il  s'attache.  Les  cordes  de 
sa  voix  remuaient  harmonieusement  les  fibres 


de  mon  cœur. 


Ma  chère  maman,  qui  avait  sur  les  participes 
des  idées  vraiment  superstitieuses,  me  deman- 
dait de  temps  en  temps  si  j'en  étais  parvenu 
avec  mon  institutrice  à  cet  endroit  de  la  gram- 
maire qui  était  de  tous,  selon  elle,  le  plus 
embarrassant  et  le  plus  difficile,  surtout  en  ce 
qui  concerne  la  distinction  de  l'adjectif  verbal 
et  du  participe  présent.  Je  lui  répondais  éva-  ; 
sivement  et  d'une  manière  qui  l'affligeait  en 
la  faisant  douter  de  mon  intelligence.  Mais  ^ 
pouvais-je  lui  dire  que  tout  ce  que  m'apprenait 
mademoiselle  Mérelle  c'était  ses  yeux,  ses 
lèvres,  ses  cheveux  blonds,  son  parfum,  son 


276  Ll^    PETIT    PIERRE 

souffle,  le  bruit  léger  de  sa  robe  et  le  murmure 
de  sa  plume  courant  sur  le  papier? 

Je  ne  me  lassais  pas  de  contempler  mon  ins- 
titutrice. Je  l'admirais  surtout  quand,  s'arrê- 
tant  d'écrire,  pensive,  elle  posait  sur  sa  lèvre  la 
boule  d'argent  de  son  porte-plume.  Plus  tard, 
en  voyant  au  musée  de  Naples  cette  peinture 
de  Pompéi  qui  représente  en  médaillon  une 
poétesse,  une  muse  tenant  de  la  même  manière 
son  stylet  sur  sa  bouche,  je  tressaillis  au  sou- 
venir des  délices  de  mon  enfance  ^ 

Oui,  j'aimais  mademoiselle  Mérelle,  et  ce 
qui  me  la  rendait  adorable  presque  autant  que 
sa  beauté,  c'était  son  indifférence.  Cette  indif- 
férence était  infinie  et  divine.  Mon  institutrice 
ne  m'adressait  jamais  la  parole,  ne  me  souriait 
jamais;  en  aucun  moment  je  ne  reçus  d'elle 
une  louange  ou  un  blâme.  Peut-être  que,  si 
elle  m'avait  donné  le  moindre  signe  de  bien- 
veillance, le  charme  aurait  été  rompu.  3Iais, 
»  pendant  dix  mois  que  durèrent  les  leçons,  elle 
ne  me  témoigna  ombre  d'intérêt.  Parfois,  avec 
la   candide    audace    de  mon    âge,  je  voulais 

1.  Une  muse,  sans  doute.  Mais  on  voit,  dans  le  même 
musée,  une  autre  peinture  de  Pompéi  représentant  la  femme 
du  boulanger  Proculus,  tenant  de  la  même  manière  son 
stylet  et  son  livre  de  ménage. 


oaTr>«^M.''..t. 

LE    PETIT    PIERRE  277 

asser;  je  passais  la  main  sur  sa  robe 
rée  et  lustrée  comme  un  plumage,  je 
.^la  de  m'asseoir  sur  ses  genoux  ;  elle  m'écar- 
tait  comme  on  écarte  un  petit  chien,  sans  dai- 
gner m'adresser  un  reproche  ni  me  faire  une 
défense.  Aussi,  la  sentant  inaccessible,  je  me 
livrais  rarement  à  de  tels  élans.  Presque  tout 
le  temps  que  je  passais  près  d'elle,  j'étais  à  peu 
près  idiot  et  plongé  dans  un  abêtissement 
délicieux.  J'éprouvai  à  l'âge  de  huit  ans  que 
bienheureux  est  celui  qui,  cessant  de  penser  et 
de  comprendre,  s'abîme  dans  la  contemplation 
de  la  beauté;  et  il  me  fut  révélé  que  le  désir 
infini,  sans  crainte  et  sans  espoir,  et  qui 
s'ignore,  apporte  à  l'âme  et  aux  sens  une  joie 
parfaite,  car  il  est  à  lui-même  son  entier  con- 
tentement et  sa  nleine  satisfaction.  Mais  cela, 
je  l'avais  bien  oublié  à  dix-huit  ans;  et  depuis, 
je  n'ai  jamais  pu  le  rapprendre  complètement. 
Je  demeurais  donc  devant  elle  immobile,  les 
poings  dans  les  joues  et  les  yeux  tout  grands 
ouverts.  Et  quand,  enfin,  je  sortais  de  mon 
extase  (car  tout  de  même  j'en  sortais),  je  mani- 
festais ce  réveil  de  l'esprit  et  du  corps  en  don- 
nant des  coups  de  pied  dans  la  table  et  en 
faisant  des  pâtés  d'encre  sur  les  fables  de  La 

16 


278  LE    PETIT    PIERRE 

Fontaine.  Un  regard  de  mademoiselle  Mérelle 
me  replongeait  aussitôt  dans  une  bienheureuse 
ataraxie.  Ce  regard  sans  haine  et  sans  amour 
suffisait  à  m'anéantir. 

Après  son  départ,  je  me  mettais  à  genoux 
sur  le  plancher  devant  sa  chaise.  C'était  une 
petite  chaise  en  palissandre  de  style  Louis- 
Philippe  et  qui  voulait  être  gothique;  le  dos- 
sier était  ogival  et  le  siège  de  tapisserie  au  petit 
point  représentait  un  épagneul  sur  un  coussin 
rouge,  et  cette  chaise  me  paraissait  la  plus 
précieuse  chose  du  monde,  quand  mademoi- 
selle Mérelle  s'y  était  assise.  Mais,  à  dire  vrai, 
mes  contemplations  duraient  peu  et  je  sortais 
de  la  chambre  aux  boutons  de  roses  par  sauts 
et  par  bonds  et  en  criant  à  tue-tête.  Ma  mère 
m'a  dit  que  je  n'avais  jamais  été  aussi  tapageur 
qu'en  ce  temps-là,  et  c'est  une  tradition  de 
fumille,  que  je  rivalisais  en  catastrophes  avec 
Justine.  Tandis  que  la  petite  bonne  rompait 
dans  la  cuisine  les  cataractes  des  eaux  potables, 
je  mettais  le  feu  à  l'abat-jour  vert,  orné  de 
Chinois,  si  cher  à  mon  père  et  qu'on  pensait 
éternel  dans  la  maison.  Parfois,  nous  étions 
associés,  Justine  et  moi,  dans  un  même  cata- 
clysme, comme  le  jour  où  nous  roulâmes  tous 


LE    PETIT    PIERRE  279 

deux  ensemble,  une  bouteille  à  la  main,  du 
haut  en  bas  de  l'escalier  de  la  cave,  et  cette 
matinée  tragique  où,  en  arrosant  de  concert  les 
fleurs,  sur  le  rebord  de  la  fenêtre,  nous  lais- 
sâmes tomber  l'arrosoir  sur  la  tète  de  M.  Bel- 
laguet.  Ce  fut  à  cette  époque  aussi  que  je 
rangeai  en  bataille  avec  le  plus  d'ardeur  des 
armées  de  soldats  de  plomb  sur  la  table  de  la 
salle  à  manger,  et  que  j'y  livrai  les  plus  terri- 
bles combats,  malgré  les  objurgations  de  Jus- 
tine, pressée  de  mettre  le  couvert  et  qui,  sur 
mon  refus  prolongé  de  ranger  mes  militaires 
dans  leurs  boites,  ramassait,  en  dépit  de  mes 
cris,  vainqueurs  et  vaincus  pêle-mêle  dans  son 
tablier.  Par  représailles,  je  cachais  la  boîte  à 
ouvrage  de  Justine  dans  le  four  de  la  cuisine 
et  je  m'étudiais  à  faire  «  endêver  »  cette  simple 
créature.  Enfin,  j'étais  un  enfant  très  enfant, 
un  petit  garçon  garçonnant,  un  petit  animal  vif 
et  joyeux.  Et  il  est  vrai  aussi  que  mademoiselle 
Mérelle  exerçait  sut  moi  une  puissance  irré- 
sistible et  que  je  subissais  à  sa  vue  un  enchan- 
tement tel  qu'on  en  voit  dans  les  contes  arabes. 
Or,  un  jour,  après  dix  mois  d'ensorcelle- 
ment, ma  mère,  à  dîner,  m'apprit  que  mon 
institutrice  ne  reviendrait  plus. 


280  LE    PETIT    PIERRE 

—  Mademoiselle  Mérelle,  ajouta  ma  mère, 
m'a  avertie  aujourd'hui  que  tu  avais  fait  des 
progrès  suffisants  et  que  tu  pourrais  entrer  au 
collège  à  la  rentrée. 

,  Chose' étrange!  j'entendis  cette  nouvelle  sans 
étonnement,  sans  désespoir,  presque  sans 
regret;  elle  ne  me  surprenait  pas.  Il  me  sem- 
blait au  contraire  naturel  que  l'apparition 
s'évanouît.  C'est  ainsi  du  moins  que  je  m'ex- 
plique cette  tranquillité  d'âme  où  je  demeurai. 
Mademoiselle  Mérelle  était  déjà  si  lointaine 
quand  elle  était  près  de  moi,  que  je  pouvais 
supporter  l'idée  de  son  éloignement.  Et  puis 
on  n'a  pas  à  huit  ans  une  grande  faculté  de 
souffrir  et  de  regretter. 

—  Grâce  aux  leçons  de  ton  institutrice, 
poursuivit  ma  mère,  tu  sais  assez  de  grammaire 
française  pour  être  mis  tout  de  suite  au  latin. 
Je  suis  bien  reconnaissante  à  cette  charmante 

i  demoiselle  de  t'avoir  appris  les  règles  des  par- 
ticipes; c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  embarrassant 
dans  notre  langue,  et  je  n'ai  jamais  pu,  mal- 
heureusement, surmonter  cette  difficulté  faute 
d'avoir  été  bien  commencée. 

Ma  chère  maman  s'abusait  :  non  !  mademoi- 
selle Mérelle  ne  m'apprit  pas  la  règle  des  par- 


LE    PETIT    PIERRE  281 

ipes,  mais  elle  me   révéla  des  A^érités  plus  ' 
récieuses    et    des    secrets    plus    utiles;    ello 
l'initia  au  culte  de  la  grâce  et  de  la  vénusté; 
Je  m'enseigna,  par  son  indifférence,  à  goûter     .>.  ^^ 
a    beauté,   même   insensible   et    lointaine,   à 
.'aimer  avec  désintéressement,  et  c'est  un  art 
parfois  nécessaire  dans  la  vie. 

Je  devrais  finir  là  l'histoire  de  mademoiselle 
Mérelle.  Je  ne  sais  quel  mauvais  génie  me 
pousse  à  la  gâter  en  la  terminant.  Du  moins, 
le  ferai-je  en  peu  de  mots.  Mademoiselle  Mérelle 
ne  resta  pas  institutrice.  Elle  alla  vivre  sur  le 
lac  de  Gôme  avec  le  jeune  Villeragues  qui  ne 
l'épousa  point;  il  la  fit  épouser  à  son  oncîe 
Monsaigle,  en  sorte  que  sa  destinée  ressemble 
par  ce  côté  à  celle  de  Lady  Hamilton.  Mais 
elle  s'écoula  plus  obscure  et  plus  tranquille. 
J'eus  plusieurs  occasions  de  la  revoir,  que  ^ 
j'évitai  soigneusement.  > 


10. 


XXX 


FUREUR  SACRC 


Environ  cette  époque,  à  la  tombée  d'un  beau 
jour  d'été,  je  feuilletais,  près  de  la  fenêtre,  une 
Bible  en  images,  très  antique,  toute  dépenaillée, 
et  dont  les  estampes,  d'un  st3de  pompeux  et 
dur,  excitaient  parfois  ma  surprise,  mais  ne  me 
Icharmaient  pas,  car  elles  manquaient  de  cette 
douceur  sans  laquelle  rien  ne  m'a  jamais  souri. 
Une  seule  me  plaisait,  qui  représentait  une 
dame  portant  une  très  petite  coiffe,  les  cheveux 
aplatis  sur  le  haut  de  la  tète  et  bouffants  urles 
oreilles,  le  chignon  en  boule,  très  bien  attifée 
à  la  mode  du  temps  de  Louis  XIII,  avec  un 


LE    PETIT    PIERRE  283 

col  de  dentelle,  et  qui,  debout  sur  une  terrasse 
à  l'italienne,  présentait  à  Jésus-Christ  un  verre 
à  pied  rempli  d'eau.  Je  contemplais  cette  dame 
qui  me  semblait  belle,  je  méditais  cette  scène 
mystérieuse  et  surtout  j'admirais  le  verre  pour 
sa  forme  élégante  et  les  pointes  de  diamant  qui 
en  ornaient  le  pied.  Et  j'étais  plein  du  désir 
d'un  tel  verre  quand  ma  bonne  mère  m'appela 
et  me  dit  : 

—  Pierre,  nous  irons  demain  voir  Mélanie... 
Tu  es  content,  je  pense? 

Oui,  j'étais  content.  Il  y  avait  plus  de  deux 
ans  déjà  que  Mélanie  nous  avait  quittés  pour  se 
retirer  chez  sa  nièce  qui  était  fermière  à  Jouy- 
en-Josas,  J'avais  d'abord  désiré  avec  ferveur  de 
revoir  ma  vieille  bonne.  Je  suppliais  ma  chère 
maman  de  me  mener  auprès  d'elle.  Avec  le 
temps,  ce  désir  s'attiédissait;  maintenant,  j'étais 
accoutumé  à  ne  plus  la  voir  et  son  souvenir, 
déjà  lointain,  s'effaçait  peu  à  peu  de  mon  cœur. 
Oui,  j'étais  content,  mais,  à  vrai  dire,  c'était 
surtout  l'idée  du  voyage  qui  me  réjouissait. 
Ma  vieille  Bible  ouverte  sur  les  genoux,  je  pen- 
sais à  Mélanie,  et,  me  reprochant  mon  ingra- 
titude, je  m'évertuais  à  l'aimer  comme  autre- 
fois. Je  tirai  son  souvenir  du  fond  de  mon  cœur 


284  LE    PETIT    PIERRE 

OÙ  il  était  enfoui,  je  le  frottai,  le  fis  reluire  et 
parvins  à  lui  donner  l'aspect  d'une  chose  un 
peu  usée,  sans  doute,  mais  propre, 

A  dîner,  voyant  ma  mère  boire  dans  un  verre 
assez  commun,  je  lui  dis  : 

—  Maman,  quand  je  serai  grand,  je  te  don- 
nerai un  beau  verre  à  pied,  long  comme  un 
cornet  à  fleurs,  pareil  à  celui  que  j-'ai  vu  dans 
une  ancienne  gravure  qui  représente  une  dame 
donnant  à  boire  à  Jésus-Christ. 

—  Je  t'en  remercie  d'avance,  Pierre,  ré- 
pondit ma  mère,  mais  il  faut  penser  à  apporter 
un  gâteau  à  cette  pauvre  vieille  Mélanie,  qui 
aime  beaucoup  la  pâtisserie. 

Nous  allâmes  par  le  chemin  de  fer  à  Ver- 
sailles. Au  débarcadère,  une  carriole  nous  atten- 
dait, attelée  d'un  cheval  boiteux  et  que  condui- 
sait un  garçon  à  jambe  de  bois,  qui  nous  mena 
à  Jouy,  à  travers  une  vallée  oii  couraient  des 
ruisseaux  dans  les  prés  et  les  vergers,  et  que 
des  bois  sombres  couronnaient. 
s  —  Cette  route  est  jolie,  dit  ma  mère.  Sans 
\  doute  elle  était  encore  plus  jolie  au  prin- 
temps, quand  les  pommiers,  les  cerisiers,  les 
pêchers  formaient  des  bouquets  d'une  blan- 
cheur avivée  de  rose.  Mais  il  n'y  avait  alors 


LE    PETIT    PIERRE  285 

dans  l'herbe  que  des  fleurettes  timides  et  pâles, 
telles  que  les  bassinets,  les  marguerites  de» 
prés.  Vois  :  les  fleurs  d'été  sont  plus  hardies  et 
portent  au  soleil,  comme  ces  nielles,  ces 
bleuets,  ces  pieds-d'alouette,  ces  coquelicots, 
des  couleurs  éclatantes. 

J'étais  ravi  de  tout  ce  que  je  voyais.  Nous 
arrivâmes  à  la  ferme  et  trouvâmes  madame 
Denizot  dans  la  cour,  près  d'un  tas  de  fumier, 
une  fourche  à  la  main. 

Elle  nous  conduisit  dans  la  salle  enfumée  où 
Mélanie,  au  coin  de  la  cheminée,  dans  un  haut 
fauteuil  de  bois  blanc  grossièrement  paillé, 
tricotait  de  la  laine  bleue.  Un  essaim  de  mou^ 
ches  bourdonnait  autour  d'elle.  Une  marmite 
chantonnait  dans  l'âtre.  A  notre  venue,  Méla- 
nie fît  effort  pour  se  soulever  de  son  siège.  Ma 
mère  l'y  retint  d'un  geste  affectueux.  Nous 
l'embrassâmes.  Ma  bouche  enfonçait  dans  ses 
joues  molles.  Elle  remuait  les  lèvres,  mais  il 
n'en  sortait  pas  de  son. 

—  La  pauvre  vieille,  dit  madame  Denizot, 
a  perdu  l'habitude  de  parler.  Ce  n'est  pas^ 
surprenant  :  elle  en  a  si  peu  l'occasion , 
ici! 

Mélanie  essuya  d'un  coin  de  son  tablier  ses^ 


286  LE    PETIT    PIERRE 

yeux  brouillés.  Elle  nous  sourit  et  sa  langue  se 
délia  : 

—  G'est-il  Dieu  possible  que  vous  voilà» 
madame  Nozière?  Vous  n'avez  pas  changé. 
Comme  votre  petit  Pierre  a  grandi!  Il  ne  se 
ressemble  plus...  Le  cher  enfant,  il  nous 
pousse  dans  l'autre  monde. 

1  Elle  s'enquit  de  mon  père  qui  était  bien  bel 
1  homme  et  pitoj^able  au  pauvre  monde;  de  ma 
j  tante  Chausson  qui  ramassait  les  épingles 
qu'elle  trouvait  à  terre,  louable  en  cela,  car  il 
ne  faut  rien  laisser  perdre;  de  la  bonne  madame 
Laroque,  qui  me  taillait  des  tartines  de  confi- 
tures, et  de  son  perroquet  Navarin  qui  m'avait, 
un  jour,  mordu  le  doigt  jusqu'au  sang.  Elle 
demanda  si  M.  Danquin,  mon  parrain,  aimait 
toujours  autant  les  truites  au  bleu,  et  si  madame 
Caumont  avait  marié  sa  fille  aînée.  Tout  en 
questionnant  ainsi,  sans  attendre  les  réponses, 
la  bonne  Mélanie  avait  repris  son  ouvrage. 

—  Qu'est-ce  que  vous  faites  là,  Mélanie? 
demanda  ma  mère. 

—  Un  jupon  de  laine  pour  ma  nièce. 

La  nièce  dit  tout  haut,  en  haussant  les 
épaules  : 

—  Elle  laisse  tomber  des  mailles  qu'elle  ne 


LE    PETIT    PIERRE  287 

relève  pas.  Son  lé  va  s'apetissant.  C'est  de  la 
laine  perdue. 

M.  Denizot,  ayant  déposé  ses  sabots,  entra 
et  salua  la  compagnie. 

—  Madame  Nozière,  dit-il,  vous  pouvez 
vous  assurer  que  la  vieille  ne  manque  de  rien. 

—  Elle  nous  coûte  assez  cher,  ajouta  madame 
Denizot. 

Je  la  regardais  tricoter  son  jupon,  un  peu 
centriste  pour  elle  que  ce  fût  de  la  laine  perdue. 
Elle  n'avait  qu'un  verre  à  ses  lunettes;  encore 
était-il  brisé  en  trois  morceaux,  ce  dont  elle  ne 
semblait  prendre  aucun  souci. 

Nous  causâmes  comme  de  bons  amis,  mais 
nous  n'avions  pas  grand'chose  à  nous  dire. 
Elle  abondait  en  maximes  et  m'enseignait 
qu'on  doit  respecter  ses  père  et  mère,  ne 
jamais  perdre  un  morceau  de  pain  et  acquérir 
du  savoir  pour  remplir  ensuite  son  état.  Cela 
m'ennuyait.  Donnant  un  autre  tour  à  la  con- 
versation, je  lui  appris  que  l'éléphant  était 
mort,  et  qu'il  était  venu  un  rhinocéros  au 
Jardin  des  Plantes 

Alors,  elle  se  mit  à  rire  et  me  dit  : 

—  Je  ris  en  pensant  à  madame  de  Sainte- 
Lucie,  chez  qui,  sur  mon  jeune  âge,  j'étais  en 


288  LE    PETIT    PIERRE 

condition.  Un  jour,  elle  alla  voir  le  rhinocéros 
à  la  foire  et  demanda  à  un  gros  homme  habillé 
en  Turc,  si  c'était  lui  le  rhinocéros.  —  Non, 
madame,  répondit  le  gros  homme,  mais  c'est 
moi  qui  le  montre. 

Elle  parla  ensuite,  je  ne  sais  à  quel  propos, 
des  Cosaques  qui  étaient  venus  en  France 
en  1813.  Et  elle  me  conta  ce  qu'elle  m'avait 
conté  maintes  fois,  jadis,  dans  nos  promenades. 

—  Un  de  ces  vilains  Cosaques  voulut 
m'embrasser.  Je  m'y  refusai,  et  rien  au  monde 
ne  m'y  aurait  fait  consentir.  Ma  sœur  Célestine 
me  disait  de  prendre  garde  que  nous  n'étions 
point  nos  maîtres  et  que,  si  je  rebutais  ainsi 
les  Cosaques,  ils  pourraient  mettre,  de  dépit, 
le  feu  au  village.  Et  dans  le  fait,  ils  étaient 
vindicatifs.  Mais  je  ne  me  laissai  point 
embrasser. 

—  Mélanie,  est-ce  que  tu  aurais  rebuté  le 
Cosaque,  si  tu  avais  été  sûre  qu'il  brûlerait  le 
village  pour  cela? 

—  Je  l'aurais  rebuté,  dussent  mes  père  et 
mère,  oncles,  tantes,  neveux,  nièces,  frères  et 
sœurs,  et  monsieur  le  maire,  monsieur  le  curé 
et  tous  les  habitants,  être  grillés  dans  leurs 
maisons  avec  les  bêtes  et  les  denrées. 


•r 


»^ 


LE    PETIT    PIERRE  289 

—  Ils  étaient  bien  laids,  n'est-ce  pas,  Mélanie> 
les  Cosaques? 

—  Oh!  oui.  Ils  avaient  le  nez  écrasé,  les 
yeux  bridés  et  des  barbes  de  bouc.  Mais  grands 
et  forts.  Et  celui  qui  voulut  m'embrasser  était 
bel  homme  en  ce  qu'il  était,  et  bien  découplée 
C'était  un  chef. 

—  Et  très  méchants,  les  Cosaques? 

—  Oh!  oui.  S'il  arrivait  malheur  à  un  quel- 
qu'un des  leurs,  ils  mettaient  le  pays  à.feu  et  à 
sang.  On  allait  se  cacher  dans  les  bois.  Ils 
disaient  à  tout  propos  capout  et  faisaient  signe 
de  nous  couper  la  tête.  Quand  ils  avaient  bu  de 
l'eau-de-vie,  il  ne  fallait  pas  les  contrarier;  car 
alors  ils  devenaient  furieux,  et  frappaient  tout 
autour  d'eux,  sans  regarder  à  l'âge  ni  au  sexe. 
A  jeun,  bien  souvent,  ils  pleuraient  du  regret 
d'avoir  quitté  leur  pays  et  certains  d'entre  eux. 
jouaient  sur  une  petite  guitare  des  ai^s  si  tristes 
que  le  cœur  se  fendait  à  les  entendre.  Mont 
coHsin  Niclausse  en  tua  un  et  le  jeta  dans  ua 
puits.  Mais  personne  n'en  sut  rien...  Nous  ea 
logions  une  douzaine  à  la  ferme.  Ils  puisaient  de 
l'eau,  portaient  du  bois  et  gardaient  les  enfants. 

J'avais  entendu  bien  des  fois  ces  histoires  ^ 
elles  m'intéressaient  toujours. 

17 


290  LE   PETIT    PIERRE 

Pendant  que  nous  étions  seuls  avec  Mélanie, 
ma  mère  lui  glissa  une  petite  pièce  d'or  dans 
la  main,  et  je  vis  la  pauvre  vieille  la  saisir  en 
tremblant,  et  la  cacher  sous  son  tablier,  avec 
une  expression  de  crainte  et  d'avidité  qui  me 
fit  de  la  peine.  Etait-ce  donc  là  cette  Mélanie 
qui  jadis,  à  l'insu  de. ma  mère,  tirait  tous  les 
jours  des  sous  de  sa  poche  pour  m'acheter  des 
friandises?... 

Cependant,  la  bonne  créature,  redevenue 
confiante  et  parlante  comme  autrefois,  rappe- 
lait en  souriant  mes  espiègleries;  disait 
combien  je  la  faisais  endèver  soit  en  cachant 
ses  balais,  soit  en  mettant  des  poids  très  lourds 
dans  son  panier  quand  elle  s'apprêtait  pour 
aller  au  marché.  Elle  était  gaie  et  comme 
rajeunie.  Alors,  il  me  passa  par  la  tête  de  lui 
dire  : 

—  Et  tes  castroles,  Mélanie,  tes  belles  cas- 
troles  qui  reluisaient  et  que  tu  aimais  tant? 

A  ce  souvenir,  Mélanie  soupira  et  de  grosses 
larmes  coulèrent  sur  ses  joues  ridées. 

Notre  couvert,  à  ma  mère  et  à  moi,  était 
mis  dans  la  chambre  à  coucher  qui  sentait  la 
lessive.  Les  murs  étaient  blanchis  à  la  chaux 
et  l'on  voyait,  contre  la  glace  de  la  cheminée, 


LE    PETIT    PIERRE  291 

les  portraits  au  daguerréotype  de  monsieur  et 
de  madame  Denizot  et  un  vieux  diplôme  de 
maître  d'armes  tout  fleuri  de  drapeaux  trico- 
lores. Je  demandai  qu'on  fît  déjeuner  ma 
vieille  bonne  avec  nous.  Mais  la  fermière 
objecta  que  sa  tante  n'avait  plus  de  dents,  man- 
geait lentement,  qu'elle  avait  l'habitude  de 
prendre  ses  repas  seule  dans  la  salle  et  que, 
si  nous  la  placions  à  table  à  nos  côtés,  elle  se 
sentirait  gênée. 

Je  déjeunai  fort  bien  d'une  omelette  aux 
fines  herbes,  d'une  aile  de  poulet  au  gros  sel 
et  d'un  morceau  de  fromage;  je  bus  un  doigt 
de  vin  bleu,  et  ma  mère  me  conseilla  d'aller 
faire  une  promenade  autour  de  la  ferme. 

Le  soleil,  qui  commençait  à  descendre,  bri- 
sait ses  flèches  de  feu  contre  les  feuilles  tran- 
quilles des  arbres.  De  légers  nuages  blancs  se 
tenaient  immobiles  dans  le  ciel.  Des  alouettes 
chantaient  au  ras  des  champs.  Une  joie 
inconnue  s'empara  de  mon  âme.  La  nature 
pénétrait  en  moi  par  tous  les  sens  et  m'embra- 
sait d'une  ardeur  délicieuse.  Je  criai,  je  bondis 
dans  la  futaie,  ivre,  en  proie  à  ce  délire  que 
j'ai  reconnu  plus  tard  dans  les  poètes  grecs  qui 
célèbrent  les  danses  des  Ménades.  Et  comme 


292  LE    PETIT    PIERRE 

elles,  j'agitais  en  dansant  un  thyrse  arraché  à 

un  jeune  coudrier.  Foulant  l'herbe  et  les  fleurs, 

étourdi   d'air  et  de   parfums,   flagellé  par  les 

branches  flexibles^  je  fuyais  éperdument. 

Ma  mère  m'appela,  m'attira  sur  son  cœur  : 

—  Pierrot,    me   dit-elle    un   peu   inquiète, 

tu  es  tout  en  nage.  Comme  ton  front  est  brû- 

>^  lant  et  comme  ton  cœur  bat  fort! 


XXXI 


PREMIERE  RENCONTRE  AVEC  LA  LOUVE 
ROMAINE 


—  Il  ne  peut  pourtant  pas  toujours  rester  à 
muser  du  matin  au  soir  avec  Justine,  dit  ma 
mère. 

—  Et  à  lire  tous  les  livres  qui  lui  tombent 
jsous  la  main,  dit  mon  père.  Hier,  je  l'ai 
trouvé  plongé  dans  un  traité  d'obstétrique. 

L'on  résolut  de  me  mettre  en  pension. 

Après  de  longues  recherches,  mon  père 
trouva  ce  qui  me  convenait  :  une  maison 
d'éducation  tenue  par  des  prêtres  et  fréquentée 
par  des  enfants  de  bonne  famille,  deux  points 


^.,- 


294  LE    PETIT    PIERRE 

essentiels  pour  mes  parents  qui  avaient  des 
sentiments  religieux  et  des  penchants  aristo- 
cratiques. Ne  voulant  point  se  séparer  de  leur 
enfant  unique,  ils  ne  firent  pas  de  moi  un 
pensionnaire,  ce  dont  je  leur  garde  une  recon- 
naissance qui  ne  finira  qu'avec  ma  vie.  Quant 
à  m'envoyer  comme  externe  deux  heures  le 
matin,  deux  heures  le  soir,  ils  ne  le  jugèrent  ni 
possible,  ni  désirable.  Ma  mère  souffrait  en  ce 
temps-là  d'une  maladie  de  cœur  et  Justine, 
occupée  de  la  cuisine  et  du  ménage,  n'avait 
pas  le  tempS;  en  vérité,  de  me  conduire  deux 
fois  le  jour  au  lieu  lointain  de  mes  études  et 
de  m'y  aller  chercher  deux  fois.  On  craignait 
d'ailleurs  que,  dans  la  maison  paternelle,  je 
ne  fisse  pas  exactement,  faute  de  surveillance, 
les  travaux  prescrits.  Crainte  bien  fondée,  car 
je  ne  me  serais  pas  facilement  livré  aux 
bonnes  études,  pendant  que  Justine  préparait 
dans  sa  cuisine  l'inondation  et  l'incendie,  ou 
luttait  dans  le  salon  avec  Moïse  et  Spartacus. 
Pour  ne  me  point  exiler  loin  des  miens,  et 
cependant  me  soumettre  à  une  exacte  disci- 
pline, on  me  constitua  demi-pensionnaire. 
Justine  eut  la  charge  de  me  conduire  à  l'insti- 
tution Saint-Joseph  le  matin  à  huit  heures,  et 


LE    PETIT    PIERRE  295 

d'aller    m'y   chercher    l'après-midi  à    quatre 
heures. 

Cette  institution  Saint-Joseph  occupait  un 
vieil  hôtel  de  la  rue  Bonaparte,  qui  avait 
grand  air. 

Je  ne  dis  pas  que  j'en  goûtais  le  style,  ni 
que  J'estimais  à  son  prix  le  noble  escalier  de 
pierre,  avec  sa  rampe  en  fer  forgé,  et  les 
grands  salons  blancs,  v^erdis  par  le  reflet  des 
arbres,  où  M.  Grépinet  nous  faisait  la  classe. 
Mon  goût  mal  poli  me  portait  plutôt  à  admirer 
la  chapelle  avec  sa  Vierge  peinte,  ses  fleurs  en 
papier  dans  des  vases  sous  des  globes,  et  sa 
lampe  d'or  qui  pendait  d'un  ciel  bleu,  semé 
d'étoiles. 

L'institution  Saint-Joseph  servant  d'école  : 
préparatoire  au  collège  X...,  les  petits  n'y 
étaient  pas,  ainsi  que  dans  les  lycées,  en  proie 
aux  grands,  comme  les  goujons  aux  brochets 
dans  les  rivières  et  les  étangs.  D'un  âge  tendre, 
égaux  en  faiblesse,  encore  peu  avancés  er 
méchanceté,  nous  ne  nous  opprimions  pas 
trop  les  uns  les  autres.  Les  maîtres  montraient 
de  la  douceur;  la  puérilité  des  su^^^eillants  les 
rapprochait  de  nous.  Enfin,  sans  me  plaire 
beaucoup  dans  cette  maison,  je  n'y  éprouvai 


^96  LE    PETIT    PIERRE 

pas    ces    tristesses,    qui    devaient    plus   tard 
assombrir  ma  vie  scolaire. 

Jugeant  que  mademoiselle  Mérelle  m'avait 
suffisamment  appris  le  français,  on  me  mit  au 
latin  et  je  fus  classé,  je  n'ai  jamais  su  pour 
quelle  raison,  parmi  les  élèves  sachant  un  peu 
de  grammaire  et  ayant  expliqué  YEpitome. 
Mais  est-il  toujours  si  facile  de  découvrir  une 
raison  aux  actes  des  administrations  publiques 
ou  privées?  Au  temps  où  l'on  me  mit  dans  la 
classe  de  M.  Grépinet,  un  penseur  à  l'œil  doux 
et  portant  des  moustaches  gauloises,  nommé 
Victor  Considérant,  que  je  vis  maintes  fois 
péchant  à  la  ligne  sous  le  pont  Royal,  annonçait, 
sur  la  foi  de  Fourier,  son  maître,  que  les 
hommes  jouiront  d'une  bonne  administration 
quand  ils  se  trouveront  en  harmonie,  c'est-à- 
dire  dans  un  état  exactement  réglé  par  Victor 
Considérant  lui-même.  Alors  un  petit  animal 
aussi  ignorant  que  j'étais  n'entrera  pas  dans 
la  classe  de  M.  Grépinet,  et  la  condition 
humaine  s'améliorera  sur  beaucoup  d'autres 
points.  Nous  ne  ferons  que  ce  qu'il  nous  plaira; 
nous  aurons  comme  les  babouins  une  queue 
pour  nous  pendre  aux  arbres  et  un  œil  au  bout 
de    cette    queue.    C'est  ainsi    du  moin»    que 


LE    PETIT    PIERRE  297 

mon  parrain  exposait  la  doctrine  phalansté- 
rienne.  En  attendant,  les  choses  continuent  à 
marcher  du  même  train  que  dans  mon 
enfance,  et  le  sort  des  écoliers  d'aujourd'hui 
n'est,  à  tout  prendre,  ni  meilleur  ni  pire  que 
celui  du  petit  Pierre.  Mon  professeur  donc  s'ap- 
pelait Grépinet.  Je  le  vois  comme  s'il  était  assis 
devant  moi.  Doué  d'un  gros  nez  et  d'une  lippe 
disgracieuse,  il  ressemblait  à  Laurent  de 
Médicis,  non  par  la  libéralité  de  ses  mœurs, 
mais  par  la  laideur  de  son  visage.  C'est  ce 
dont  je  me  suis  avisé  quand  j'ai  vu  des 
médailles  du  Magnifique.  Si  l'on  avait  des 
médailles  de  M.  Grépinet,  on  ne  les  distin- 
guerait de  celles  de  Laurent  que  par  la  facture  : 
les  deux  profils  seraient  semblables.  M.  Gré- 
pinet était  très  bon  homme,  ou  je  me  trompe 
fort,  et  faisait  très  bien  sa  classe.  Il  n'y  a  point 
de  sa  faute  si  je  profitai  mal  de  ses  leçons. 
La  première  m'enchanta.  A  la  voix  de  M.  Gré- 
pinet, je  vis  sortir  comme  par  une  opération 
magique,  d'un  livre  plus  indéchiffrable  pour 
moi  que  le  plus  indéchiffrable  grimoire,  le 
De  Virisj  des  scènes  ravissantes.  Un  berger 
trouve  dans  les  roseaux  du  Tibre  deux  enfants 
nouveau-nés  qu'une  louve  nourrit  de  son  lait; 

17. 


298 


LE    PETIT    PIERRE 


il  les  porte  dans  sa  cabane,  où  sa  femme  en 
prend  soin,  et  les  élève  comme  des  pâtres,  ne 
sachant  pas  que  ces  jujiieaux  sont  du  sang  des 
rois  et  des  dieux.  Je  les  voyais  à  mesure  que 
la  voix  du  maître  les  tirait  des  ténèbres  du 
texte,  les  héros  d'une  si  merveilleuse  histoire, 
Numitor  et  Amulius,  rois  d'Albe  la  Longue, 
Rhea  Silvia,  Faustulus,  Acca  Laurentia,  Remus 
et  Romulus.  Leurs  aventures  occupaient  toutes 
■  la  facultés  de  mon  âme;  la  beauté  de   leurs 
noms   me  les   faisait   paraître  beaux.   Quand 
Justine  me  ramena  à  la  maison,  je  lui  décrivis 
les  deux  jumeaux  etla  louve  qui  les  nourrissait, 
et  lui  contai  enfin  toute  l'histoire  que  je  venais 
d'apprendre  et  qu'elle   eût  mieux  écoutée,  si 
ses    esprits    eussent    été   moins    émus    d'une 
pièce  fausse  de  deux  francs,  que  le  charbon- 
nier lui  avait  subrepticement  passée  ce  jour 
même. 

Le  De  Viris  me  causa  encore  quelques  joies. 
J'aimai  la  nymphe  Égérie  qui  inspirait  à 
Numa,  dans  une  grotte,  au  bord  d'une  fon- 
taine, des  lois  sages.  Mais  bientôt,  les  Sabins, 
les  Étrusques,  les  Latins,  les  Volsques,  me 
tombèrent  sur  les  bras  et  m'assommèrent.  Et 
puis,  si  je  savais  mal  le  français,  je  ne  savais 


LE    PETIT    PIERRE  299 

pas  du  tout  le  latin.  Un  jour,  M.  Grépinet  me 
demanda  d'expliquer  un  endroit  de  cet  obscur  ' 
De  Viris  où  il  s'agissait  des  Samnites.  Je  m'en 
montrai  tout  à  fait  incapable  et  reçus  un  blâme 
pubïîc.  J'en  pris  le  De  Viris  et  les  Samnites  en 
dégoût.  Mais  mon  âme  se  troublait  au  souvenir 
de  fihea  Silvia,  à  qui  un  dieu  donna  deux 
enfants  qui  lui  furent  ôtés  et  qu'une  louve 
nourrit  dans  les  roseaux  du  Tibre. 

Le  supérieur,  M.  l'abbé  Méyer,  plaisait  par 
sa  douceur  et  sa  distinction.  Il  me  reste  encore 
aujourd'hui  l'idée  que  c'était  un  homme  pru- 
dent, affectueux,  maternel. 

Il  dînait  à  onze  heures  au  réfectoire  au 
milieu  de  nous  et  portait  la  salade  à  sa  bouche  X 
avec  ses  doigts.  Ce  que  j'en  dis  n'est  pas  pour 
nuire  à  sa  mémoire.  En  sa  jeunesse,  c'avait 
été  le  bel  usage  :  ma  tante  Chausson  m'a 
affirmé  que  mon  oncle  Chausson  ne  mangeait  ^ 
pas  autrement  la  romaine. 

M.  le  directeur  venait  souvent  nous  voir 
pendant  que  M.  Grépinet  faisait  la  classe.  Il 
nous  faisait  signe  en  entrant  de  rester  assis  et, 
passant  devant  les  bancs,  examinait  le  travail 
de  chacun.  Je  n'ai  pas  remarqué  qu'il  s'occu- 
pât moins   de  moi  que  de  mes  condisciples 


300  LE    PETIT    PIERRE 

plus  riches  ou   de   haute  naissance.   Il  nous 

;  parlait  à  tous  avec  une  aménité  qui  était  sur- 

:   tout  sensible    dans  les   reproches    qu'il  nous 

■  faisait,  et  qui  ne  décourageaient  point;  il  ne 

grossissait    point    nos    fautes,    ne  noircissait 

point    nos     intentions  ;    ses    blâmes     étaient 

innocents  et  légers  comme  nos  crimes.  M.  le 

directeur  me  dit  un  jour  que  j'écrivais  comme 

un  chat,    et   cette  comparaison,   neuve    pour 

moi,  me  donna  un  fou  rire,  qui  s'affola  encore 

de  ce   que  M.  le  directeur,  pour  me   montrer 

<îomment  on  forme  les  lettres,  prit  ma  plume, 

qui  n'avait  qu'un  bec,   et  écrivit  comme  un. 

chat  et  demi. 

Depuis  lors  M,  le  directeur  ne  passa  pas  une 
seule  fois  devant  mon  pupitre  sans  me  recom- 
mander de  ménager  mes  plumes,  de  ne  les 
point  plonger  brutalement  jusqu'au  fond  de 
l'encrier,  et  de  les  essuyer  après  m'en  être  servi. 
—  Une  plume  doit  faire  un  long  usage, 
ajouta-t-il  un  jour.  Je  connais  un  savant  qui 
a  écrit  avec  une  seule  plume  un  livre  entier, 
grand  comme... 

Et  M.  le  directeur,  parcourant  du  regard  la 
salle  nue,  désigna  de  ses  deux  bras  ouverts  la 
Taste  cheminée  de  marbre  rouge. 


t 


LE    PETIT    PIERRE  301 

J'admirai.  t 

A  peu  de  temps  de  là,  comme  je  passais 
avec  Justine  par  la  rue  du  Vieux-Colombier, 
apercevant  dans  une  cour,  devant  un  magasin 
d'antiquités,  un  saint  de  pierre  si  gigantesque 
que  sa  tête  touchait  aux  fenêtres  du  premier 
étage,  et  qui  écrivait  dans  un  livre  grand  comme 
une  cheminée,  d'une  plume  à  l'avenant,  je  le 
donnai  pour  l'ami  de  M.  le  directeur  à  ma  bonne, 
qui  n'y  vit  pas  de  difficulté. 

A  défaut  de  bonheur,  j'avais  quelquefois  des^ 
ivresses.  Il  me  souvient  de  m'être  enivré  de 
mouvement  et  de  bruit  dans  la  cour  de  l'insti- 
tution pendant  une  des  récréations  qui  sui- 
vaient le  déjeuner.  En  plaisirs  comme  en  tra- 
vaux, la  règle  m'importunait.  Je  n'aimais  pas 
ces  jeux  géométriques  tels  que  les  barres,  où 
tout  était  ramené  à  des  combinaisons  simples. 
Leur  exactitude  m'ennuyait  ;  ils  ne  me  donnaient 
pas  l'image  de  la  vie.  J'ai  mais  les  jeux  abhorrés 
des  mères  et  que  les  surveillants  interdisent  tôt 
ou  tard,  pour  le  désordre  qui  s'y  mêle,  les  jeux 
sans  règle  ni  frein,  les  jeux  violents,  forcenés, 
pleins  d'horreur.  ^ 

Or,  ce  jour-là,  dès  que  sur  le  signal  accou- 
tumé nous  nous  répandîmes  dans  la  cour,  notre 


'i , 


302  LE    PETIT    PIERRE 

camarade  Hangard,  qui  nous  dominait  tous  de 
sa  haute  taille,  de  sa  voix  forte  et  de  son  carac-  ^ 
tère  impérieux,  monta  sur  un  banc  de  pierre 
et  nous  harangua. 

Hangard  était  bègue  mais  éloquent;  c'était 
un  orateur,  un  tribun;  il  y  avait  en  lui  du 
Camille  Desmoulins. 

-^  Moucherons,  nous  dit-il,  est-ce  que 
vous  n'en  avez  pas  assez  de  jouer  au  chat 
perché  et  au  cheval  fondu?  Changeons  de  jeu. 
Jouons  à  l'attaque  de  la  diligence.  Je  vais  vous 
montrer  comment  on  s'y  prend.  Ce  sera  très 
amusant;  vous  verrez. 

Il  dit.  Nous  lui  répondons  par  des  cris  de  joie 
et  des  acclamations.  Aussitôt,  faisant  succéder 
l'action  à  la  parole,  Hangard  organise  le  jeu. 
Son  génie  pourvoit  à  tout.  En  un  instant,  les 
chevaux  sont  attelés,  les  postillons  font  claquer 
leur  fouets  les  brigands  s'arment  de  couteaux 
et  de  tromblons,  les  voyageurs  bouclent  leurs 
bagages  et  remplissent  d'or  leurs  sacs  et  leurs 
poches.  Les  cailloux  de  la  cour  et  les  lilas  qui 
bordaient  le  jardin  de  M.  le  directeur  nous 
avaient  fourni  le  nécessaire.  On  partit.  J'étais 
un  voyageur  et  l'un  des  plus  humbles;  mais 
mon  àme  s'exaltait  à  la  beauté  du  paysage  et 


LE    PETIT    PIERRE  303 

aux  dangers  de  la  route.  Les  brigands  nous 
attendaient  dans  les  gorges  d'une  montagne 
affreuse,  formée  par  le  perron  vitré  qui  condui- 
sait au  parloir.  L'attaque  fut  surprenante  et 
terrible.  Les  postillons  tombèrent.  Je  fus  ren- 
versé, foulé  aux  pieds  des  chevaux,  criblé  de 
coups,  enseveli  sous  une  foule  de  morts.  Se 
dressant  sur  cette  montagne  humaine,  Han- 
gard  en  faisait  une  forteresse  redoutable  que 
les  brigands  escaladèrent  vingt  fois,  et  dont  ils 
furent  vingt  fois  rejetés.  J'étais  moulu,  j'avais 
les  coudes  et  les  genoux  écorchés,  le  bout  du 
nez  incrusté  d'une  multitude  de  petites  pierres 
aiguës,  les  lèvres  fendues,  les  oreilles  en  feu; 
jamais  je  n'avais  senti  tant  de  plaisir.  La  cloche 
qui  sonna  me  déchira  l'âme  en  m'arrachant  à 
mon  rêve.  Pendant  la  classe  de  M.  Grépinet, 
je  demeurai  stupide  et  privé  de  sentiment.  La 
cuisson  de  mon  nez  et  la  brûlure  de  mes  genoux 
m'étaient  agréables  en  me  rappelant  cette  heure 
où  j'avais  si  ardemment  vécu.  M.  Grépinet  me 
fit  plusieurs  questions  auxquelles  je  ne  pus 
répondre,  et  il  me  traita  d'âne,  ce  qui  me  fut 
d'autant  plus  pénible  que,  n'ayant  pas  lu  la 
Métamorphose,  je  ne  savais  pas  encore  qu'il 
me  suffisait  de  manger  des  roses  pour  rede- 


^i:>t<? 


1 


304  LE    PETIT    PIERRE 

venir  homme.  L'ayant  appris  à  la  fleur  de  mes 
ans,  j'ai  promené  indolemment  mon  ânerie 
dans  les  jardins  de  la  Sagesse,  et  l'ai  nourrie 
des  roses  de  la  science  et  de  la  méditation. 
Elle  en  a  dévoré  des  buissons  entiers  avec  leurs 
parfums  et  leurs  épines;  mais  sur  sa  tête  huma- 
nisée il  a  toujours  percé  un  petit  bout  d'oreille 
pointue. 


XXXII 


LES    AILES    DE    PAPILLON 


Chaque  fois  que  je  passe  dans  le  parc  de 
Neuilly,  il  me  souvient  de  Clément  Sibille 
comme  de  l'âme  la  plus  douce  que  j'aie  jamais 
vue  effleurer  cette  terre.  Il  achevait,  je  crois, 
sa  dixième  année  quand  je  le  connus.  Plus 
vieux  d'un  an,  l'âge  me  donnait  sur  lui  une 
supériorité  que  mes  fautes  me  firent  perdre.  Le 
sort  ne  me  le  laissa  voir  qu'un  moment;  et, 
après  tant  d'années  écoulées,  je  crois  le  voir 
encore  dans  le  feuillage,  à  travers  une  grille, 
quand  je  passe  dans  le  parc  de  Neuilly. 

Monsieur  et  madame  Sibille  y  avaient  une 
demeure  où,  dans  la  belle  saison,  j'allais  avec 


-  p  i--l<- 


306  LE    PETIT    PIERRE 

mes  parents  passer  quelquefois  l'après-midi  du 
dimanche.  Madame  Sibille,  qui  se  nommait 
Hermance,  blanche,  menue,  souple,  les  yeux 
verts,  les  pommettes  pointues,  le  menton  court, 
représentait  assez  bien  la  chatte  métamorphosée 
en  femme  et  gardant  quelques  traits  de  sa 
première  nature.  Isidore  Sibille,  son  mari, 
long  et  triste,  tenait  de  l'échassier.  C'est  ainsi 
que  ce  couple  apparaissait  à  mon  père  qui 
cherchait  volontiers,  à  l'exemple  de  Lavater, 
sur  les  figures  humaines,  une  ressemblance 
animale,  et  en  tirait  des  indices  de  caractère 
et  de  tempérament,  mais  d'une  façon  si  vague 
et  si  hasardeuse  que  je  serais  fort  en  peine  de 
dire  ce  qu'il  inférait  au  juste  de  ces  apparences 
échassière  et  féline.  Tout  ce  que  je  sais  de 
M.  Sibille,  c'est  qu'il  dirigeait  une  grande 
fabrique  de  cachemires  français.  J'ai  entendu 
dire  à  ma  mère  que  l'impératrice  Eugénie 
portait  quelquefois  de  ces  cachemires  pour 
encourager  l'industrie  nationale,  et  que  c'était 
là  une  des  obligations  les  plus  pénibles  qui 
pussent  incomber  à  une  souveraine,  tant  les 
couleurs  de  ces  cachemires  blessaient  la  vue. 
On  remarquait  qu'Hermance  ne  portait  jamais 
de  ces  châles  français. 


LE    PETIT    PIERRE  307 

La  maison  Sibille,  dans  le  parc  de  Neuilly, 
était  blanche,  flanquée  d'une  tourelle  et  pré- 
cédée d'un  perron  qui  dominait  une  belle 
pelouse  au  milieu  de  laquelle  un  jet  d'eau 
s'élevait  sur  un  bassin  de  pierre.  C'est  là  que 
m'apparaissait,  sur  le  sable  des  allées,  frêle  et 
toujours  près  de  s'envoler,  Clément  Sibille. 
Il  avait  des  3^eux  bleus  limpides,  un  teint  d'une 
blancheur  éclatante,  des  traits  d'une  extrême 
finesse.  Ses  cheveux  blonds,  très  courts,  fri- 
saient sur  sa  tète  ronde;  mais  ses  oreilles, 
loin  de  se  rabattre  sur  l'os  temporal,  y  étaient 
perpendiculaires  et  déployaient  largement  des 
deux  côtés  de  la  tête  leurs  pavillons  d'une 
grandeur  extraordinaire  et  découpés  par  un 
jeu  singulier  de  la  nature  en  ailes  de  papillon. 
Transparentes,  elles  se  coloraient,  à  la  lumière, 
de  rose  et  d'incarnat  et  brillaient  de  lueurs 
éclatantes.  On  ne  s'apercevait  pas  que  ce 
fussent  de  grandes  oreilles,  et  l'on  croyait  voir 
de  petites  ailes.  Du  moins  c'est  l'image  que  me 
trace  ma  mémoire.  Clément  était  très  joli,  mais 
étrange. 

Je  disais  : 

—  Clément  a  des  ailes  de  papillon. 

Et  ma  mère  me  répondait  : 


308  LE    PETIT    PIERRE  ' 

—  Les  peintres  et  les  sculpteurs  représentent 
de  même  Psyché  avec  des  ailes  de  papillon;  et 
Psyché  fut  épousée  par  l'Amour  et  admise 
dans  l'assemblée  des  dieux  et  des  déesses. 

Un  plus  savant  que  moi  en  mythologie 
figurée  aurait  pu  objecter  à  ma  chère  maman 
que  Psyché  ne  portait  pas  ses  ailes  des  deux 
côtés  de  la  tête,  à  la  place  d'oreilles. 

Clément  était  d'essence  aérienne.  Il  ne  savait 
pas  marcher;  il  avançait  par  petits  bonds, 
>en  se  jetant  de  côté,  et  semblait  le  jouet  des 
vents.  L'ingénuité  de  ses  amusements,  la 
puérilité  de  ses  manières  et  la  maladresse 
enfantine  de  ses  gestes  offraient  un  contraste 
attendrissant  avec  sa  bonté  qui  semblait  d'un 
âge  plus  mûr,  tant  elle  montrait  de  force  et  de 
mâle  constance.  Son  âme  était  transparente 
et  pure  comme  son  teint,  sereine  comme  son 
regard.  Il  parlait  peu  et  toujours  affectueuse- 
ment. Il  ne  se  plaignait  jamais  quoiqu'il 
eût  de  perpétuels  sujets  de  plaintes.  Les 
maladies  prenaient  volontiers  pour  séjour  sa 
chétive  personne  et  s'y  succédaient  sans  inter- 
valle, fièvre  scarlatine,  fièvre  muqueuse,  fièvre 
typhoïde,  rougeoie,  coqueluche.  Et  peut-être, 
un  mal  dont  on  ignorait  alors  la  nature,  la 


LE    PETIT    PIERRE  30* 

tuberculose  avait-elle  envahi  sa  poitrine  étroite. 
Et  quand  la  maladie  lui  donnait  congé,  il  n'en 
était  pas  quitte  envers  le  sort.  Il  lui  arrivait 
des  accidents  si  extraordinaires  et  si  fréquent» 
qu'il  semblait  qu'une  puissance  invisible  s'ap- 
pliquât à  le  persécuter.  Mais  toutes  ces  dis- 
grâces tournaient  à  son  avantage  par  l'occa- 
sion qu'elles  lui  donnaient  de  montrer  sa 
douceur  inaltérable.  Communément,  il  glissait, 
butait,  bronchait,  trébuchait  de  toutes  les 
manières  concevables  et  inconcevables,  se 
cognait  contre  tous  les  murs,  se  pinçait  le 
doigt  à  toutes  portes  et  c'était  un  perpétuel 
renouvellement  de  ses  ongles;  il  se  faisait  des 
coupures  aux  mains  en  taillant  son  crayon;  il 
se  logeait  en  travers  du  gosier  une  arête  de 
chaque  poisson  que  les  lacs,  les  étangs,  les 
ruisseaux,  les  rivières,  les  fleuves  et  les  mers 
lui  destinaient  et  qu'accommodait  Malvina,  la 
cuisinière  des  Sibille.  Un  saignement  de  nez  le 
prenait  au  moment  d'aller  voir  Kobert-Houdin 
ou  de  faire  une  promenade  à  âne,  dans  le  bois 
de  Boulogne,  et,  en  dépit  de  la  clef  qu'on  lui 
mettait  sur  le  dos,  il  tachait  son  gilet  neuf  et 
son  beau  pantalon  blanc.  Un  jour,  sous  mes 
yeux,  comme  il  voltigeait  à  son  habitude  sur 


310  LE    PETIT    PTERRE 

la  pelouse,  il  tomba  dans  le  bassin.  De  peur 
d'un  rhume,  d'une  maladie  de  poitrine,  on 
prit  de  grands  soins  pour  le  réchauffer.  Je  le 
vis  dans  son  lit,  sous  un  monstrueux  édredon, 
coiffé  d'un  béguin  à  fleurs,  riant  aux  anges.  Il 
s'excusa,  en  me  voyant,  de  m'avoir  laissé  seul, 
sans  distraction. 

Je  n'avais  ni  frère,  ni  compagnon  avec  qui 
je  pusse  me  comparer.  En  voyant  Clément,  je 
découvrais  que  la  nature  m'avait  donné  une 
âme  agitée,  pleine  de  trouble  et  d'ardeur, 
cronflée  de  vains  désirs  et  de  folles  douleurs. 
Rien  n'altérait  le  calme  de  son  âme.  Il  ne 
tenait  qu'à  moi  d'apprendre  de  lui  que  notre 
bonheur  ou  notre  malheur  dépend  moins  des 
circonstances  que  de  nous-mêmes.  Mais  j'étais 
sourd  aux  leçons  de  la  sagesse.  Heureux  encore 
si  je  n'eusse  opposé  à  l'exemple  du  bon  petit 
Clément  celui  d'un  enfant  violent  dans  ses 
jeux,  insensé  et  malfaisant.  Je  fus  cet  enfant-là, 
je  le  fus  au  jugement  du  monde.  Dois-je  allé- 
guer, pour  me  justifier,  la  nécessité,  maîtresse 
des  hommes  et  des  dieux,  qui  me  conduisit 
comme  elle  conduit  l'univers?  Dois-je  alléguer 
l'amour  de  la  beauté  qui  m*inspira  cette  fois 
comme  il  inspira  ma  vie  entière,  dont  il  fut 


LE    PETIT    PIERRE  311 

le  tourment  et  la  joie?  A  quoi  bon?  Jugea-t-on 
jamais  personne  selon  les  principes  de  la  phi- 
losophie naturelle  et  les  lois  de  l'esthétique? 
Mais  exposons  les  faits. 

Un  après-midi  d'automne,  nous  fûmes  auto- 
risés, Clément  et  moi,  à  nous  promener  seuls 
sur  le  boulevard  qui  passe  devant  la  maison 
Sibille.  Ce  boulevard  n'était  pas  tel  alors  qu'il 
est  aujourd'hui,  bordé  parles  grilles  uniformes 
qui  défendent  les  jardins.  Plus  rustique,  plus 
mystérieux  et  plus  beau,  il  longeait  sur  une 
grande  étendue  le  parc  royal,  clos  de  murs. 
Les  feuilles  mortes  tombaient  des  grands  arbres 
dans  un  poudroiement  de  lumière  et  jonchaient 
d'or  le  sol  où  nous  marchions.  Clément,  qui 
sautillait,  me  devança  de  quelques  pas  et  je  vis 
que  sa  casquette  de  drap  noir,  toute  garnie  de 
gros  galons  grenat,  triste  de  couleur  et  laide 
de  forme,  cachait  les  jolies  petites  boucles  de 
ses  cheveux  blonds  et  opprimait  les  pavillons 
merveilleux  de  ses  oreilles.  Cette  casquette  me 
déplut.  J'eus  le  tort  de  n'en  pas  détourner  mes 
regards  et  elle  me  causa  un  malaise  croissant. 
Enfin,  ne  pouvant  la  souffrir,  je  demandai  à 
mon  compagnon  de  l'ôter.  Cette  demande,  à 
laquelle    il    ne    trouvait   sans   doute    aucune 


312  LE    PETIT    PIERRE 

raison,  ne  lui  parut  pas  mériter  de  réponse. 
Il  continua  ses  petites  envolées  avec  sérénité. 
Je  le  pressai  une  deuxième  fois  et  sans  grâce 
d'ôter  sa  casquette. 

Surpris  de  mon  insistance  : 

—  Pourquoi?  demanda-t-il  doucement. 

—  Parce  qu'elle  est  laide. 

Il  crut  que  je  plaisantais  et  se  tint  néanmoins 
sur  ses  gardes  et,  quand  j'essayai  de  la  lui 
arracher,  il  repoussa  ma  tentative  et  raffermit 
sa  casquette  sur  sa  tête  d'une  main  prudente 
et  soigneuse,  car  il  aimait  sa  casquette  et  la 
trouvait  belle.  Je  tentai  deux  fois  encore  de 
m'emparer  de  l'odieuse  coiffure.  A  chaque  fois, 
il  l'enfonçait  plus  profondément  sur  sa  tête  et 
la  rendait  plus  odieuse  encore.  Dépité,  j'inter- 
rompis mes  attaques,  non  sans  arrière-pensée. 
Son  joli  visage,  empreint  d'une  surprise  dou« 
loureuse,  reprit  vite  son  air  naturel  de  paisible 
innocence.  Que  n'ai-je  été  touché  par  la  pureté 
de  son  regard  confiant?  Mais  un  esprit  de 
violence  était  en  moi.  J'observai  attentivement 
mon  ami  et  soudain,  d'un  geste  rapide,  je  saisis 
la  casquette  et  la  lançai  par-dessus  le  mur  dans 
le  parc  de  Louis-Philippe. 

Clément  ne  prononça  pas  une  parole,   ne 


LE    PETIT    PIERRE  313 

poussa  pas  un  cri.  Il  me  regarda  d'un  air  de 
surprise  et  de  reproche  qui  me  fendit  le  cœur; 
et  ses  yeux  brillaient  de  larmes.  Je  demeurais 
stupide,  ne  pouvant  croire  que  j'avais  accompli 
un  acte  si  criminel  et  je  cherchais  encore  sur 
la  tête  ailée  et  bouclée  de  Clément  la  casquette 
fatale.  Elle  n'y  était  plus,  elle  n'y  pouvait 
revenir.  Le  mur  était  très  haut,  le  parc  vaste 
et  solitaire.  Le  soleil  descendait  à  l'horizon. 
De  peur  que  Clément  ne  prit  froid  ou  plutôt 
dans  le  trouble  que  me  causait  la  vue  de  sa 
tête  nue,  je  le  couvris  de  mon  chapeau  tyro- 
lien qui  lui  cachait  les  yeux  et  lui  rabattait 
tristement  les  oreilles.  Et  nous  regagnâmes  en 
sil«nce  la  maison  Sibille.  On  devine  comment 
j'y  fus  accueilli. 

Mes  parents  ne  me  ramenèrent  plus  ches 
leurs  amis  de  Neuilly.  Je  ne  revis  plus  Clé- 
ment. Le  pauvre  petit  disparut  bientôt  de  ce 
monde.  Ses  ailes  de  papillon  grandirent  et, 
quand  elles  furent  assez  fortes  pour  le  porter^ 
il  s'envola.  Sa  mère  désolée  essaya,  en  vain, 
de  le  suivre.  Métamorphosée  en  chatte  par  la 
faveur  du  ciel,  elle  le  guette  en  miaulant  gur 
leâ  toits.  -"■  '"  ■' 


if 


XXXIII 


DIVAGATION 


Après  avoir  barbouillé  déjà  beaucoup  de 
papier  avec  mes  souvenirs  d'enfance,  je 
retrouve  dans  un  coin  de  ma  mémoire  un 
jugement  que  ma  mère  porta  sur  moi,  quand 
j  étais  petit.  Un  jour  qu'elle  devait  m'emmener 
à  la  promenade,  elle  mit  à  s'habiller  un  temps 
qui  me  parut  long.  Et  lorsque  enfin  elle  se 
montra  riante  et  parée,  je  lui  jetai  un  regard 
sombra  (dit-on),  et  lui  déclarai  que  je  renon- 
çais à  cette  promenade,  à  toutes  les  proioenades, 
à  tous  les  plaisirs,  à  tous  les  biens  de  ce  mojade, 
dès  ce  jour  et  pour  la  vie. 


LE    PETIT    PIERRE  315 

—  Comnie  cet  enfant  est  violent!  soupira 
ma  mère. 

Ce  jugement  ne  me  paraît  pas  juste  malgré 
les  faits  qui  l'ont  motivé.  Il  est  vrai  qu'en  me 
comparant  à  mon  gentil  ami  que  les  dieux 
changèrent  en  papillon,  je  m'aperçus  sponta- 
nément que  je  n'étais  ni  doux,  ni  placide 
comme  lui.  Et,  pour  ne  rien  cacher,  mes  désirs^ 
plus  ardents  que  ceux  delà  plupart  des  enfants, 
cédaient  plus  promptement  que  les  leurs  à  la 
nécessité.  Dès  mon  âge  le  plus  tendre^  la  raison 
exerça  sur  moi  un  puissant  empire.  C'est  dire 
que  j'étais  un  être  singulier,  car  tel  n'est  pas 
le  cas  de  la  plupart  des  individus  de  mon 
espèce.  De  toutes  les  définitions  de  l'homme, 
la  plus  mauvaise  me  parait  celle  qui  en  fait  un 
animal  raisonnable.  Je  ne  me  vante  pas  exces- 
sivement en  me  donnant  pour  doué  de  plus  de 
raison  que  la  plupart  de  ceux  de  mes  sem- 
blables que  j'ai  vus  de  près  ou  dont  j'ai  connu 
l'histoire.  La  raison  habite  rarement  les  âmes 
communes  et  bien  plus  rarement  encore  les 
grands  esprits.  Je  dis  la  raison  et,  si  vous  me 
demandez  comment  je  prends  le  terme,  je  vous 
répondrai  que  je  le  prends  dans  le  sens 
vulgaire.  Si  j'y  attachais  une  acception  méta^ 


316  LE     PETIT    PIERRE 

physique,  je  ne  le  comprendrais  plus.  J'entends 
le  mot  comme  l'entendait  la  vieille  Mélanie  qui 
«  oncques  lettres  ne  lut  ».  J'appelle  raison- 
nable celui  qui  accorde  sa  raison  particulière 
avec  la  raison  universelle,  de  manière  à  n'être 
jamais  trop  surpris  de  ce  qui  arrive  et  à  s'y 
accommoder  tant  bien  que  mal;  j'appelle 
raisonnable  celui  qui,  observant  le  désordre  de 
la  nature  et  la  folie  humaine,  ne  s'obstine 
point  à  y  voir  de  l'ordre  et  de  la  sagesse; 
j'appelle  raisonnable  enfin  celui  qui  ne 
s'efforce  pas  de  l'être. 

Je  pense  que  je  fus  celui-là.  Mais  de  bonne 
foi,  en  y  songeant,  je  ne  le  sais  pas  et  ne  me 
soucie  pas  de  le  savoir.  Incrédule  à  l'oracle  de 
Delphes,  loin  de  chercher  à  me  connaître  moi- 
même,  je  me  suis  toujours  efforcé  de  m'ignorer. 
Je  tiens  la  connaissance  de  soi  comme  une 
source  de  soucis,  d'inquiétude  et  de  tourments. 
Je  me  suis  fréquenté  le  moins  possible.  Il  m'a 
paru  que  la  sagesse  était  de  se  détourner  de 
soi-même,  de  s'oublier  soi-même,  ou  de  s'ima- 
giner autre  qu'on  n'est  et  par  la  nature  et  par 
la  fortune.  Ignore-toi  toi-même,  c'est  le  premier 
précepte  de  la  sagesse. 

S'il  est    vrai  que  Montaigne  composa   ses 


LE    PETIT    PIERRE  317 

sais  pour  étudier  son  propre  individu,  cette 
—cherche  lui  dut  être    plus  cruelle   que  les 

ferres  qui  lui  déchiraient  les  reins.  Mais  je 
ois  qu'il  fit  son  livre  tout  au  contraire  pour 
e  distraire  et  s'amuser,  pour  se  divertir  et 
on  pour  s'avertir. 

Et  que  Ton  ne  dise  pas  que  ce  sermon  sur 
^loignement  de  soi-même  est  étrangement 
acé  dans  un  livre  où  l'on  ne  se  quitte  pas 
in  moment.  Je  suis  une  autre  personne  que 
l'enfant  dont  je  parle.  Nous  n'avons  plus  en 
commun,  lui  et  moi,  un  atome  de  substance  ni 
de  pensée.  Maintenant  qu'il  m'est  devenu  tout 
à  fait  étranger,  je  puis  en  sa  compagnie  me 
distraire  de  la  mienne.  Je  l'aime,  moi  qui  ne 
m'aime  ni  ne  me  hais.  Il  m'est  doux  de  vivre 
en  pensée  les  jours  qu'il  vivait  et  je  souffre 
de  respirer  l'air  ciu  temps  où  nçi^^  SQJïuoes. 


f8. 


XXXIV 


COLLÉGIEN 


C'était  le  jour  de  la  rentrée.  J'étais  admis, 
cette  année-là,  comme  externe  au  collège, 
après  avoir  fréquenté  quelque  temps  cette  insti- 
tution Saint-Joseph  où  j'expliquais  VEpitome 
au  chant  des  moineaux. 

Devenu  collégien,  je  sentais  cet  honneur 
avec  quelque  inquiétude  et  craignais  qu'il  ne 
fût  lourd.  Je  n'avais  nulle  envie  de  briller  sur 
ces  bancs  tachés  d'encre,  car,  à  dix  ans,  j'étais 
sans  ambition.  Je  n'en  avais  d'ailleurs  nul 
espoir.  A  l'école  préparatoire,  je  m'étais  fait 
remarquer  surtout  par  une  expression  perpé- 
tuelle de  surprise,  qui   ne  passe  pas,  à  tort 


LE    PETIT    PIERRE  319 

OU  à  raison,  pour  une  marque  de  grande  intel 
ligence  et  me  faisait  juger  un  peu  simple  : 
jugement  injuste.  J'étais  aussi  intelligent  que 
la  plupart  de  mes  camarades,  mais  je  l'étais 
autrement.  Leur  intelligence  leur  servait  dans 
le»  circonstances  ordinaires  de  la  vie.  La 
mienne  ne  me  venait  en  aide  que  dans  les 
rencontres  les  plus  rares  et  les  plus  inatten- 
dues. Elle  se  manifestait  inopinément  dans  des 
promenades  lointaines  ou  dans  des  lectures 
étranges.  J'étais  résigné  à  n'être  pas  un  élève 
brillant  et  je  me  disposais,  dès  mon  entrée 
au  collège,  à  chercher  ce  qui  pouvait,  dans 
ma  nouvelle  existence,  me  donner  quelque 
distraction.  Tels  étaient  mon  naturel  et  mon 
génie,  et  je  n'ai  jamais  changé.  J'ai  toujours 
su  me  distraire;  ce  fut  tout  mon  art  de  vivre. 
Petit  et  grand,  jeune  et  vieux,  j'ai  constam- 
ment vécu  le  plus  loin  possible  de  moi-même 
et  hors  de  la  triste  réalité.  J'éprouvais,  en 
ce  jour  de  rentrée,  un  désir  d'autant  plus  vif 
d'échapper  aux  circonstances  environnantes, 
que  ces  circonstances  me  semblaient  particu- 
lièrement disgracieuses.  Le  collège  était  laid, 
sale,  mal  odorant;  mes  camarades  brutaux, 
les    maîtres    tristes.    Notre   professeur    nous 


320  LE    PETIT    PIERRE 

regardait  sans  joie  et  sans  amour,  et  il  n'était 
'  mi  assez  exquis  ni  assez  pervers  pour  affecter 
'  les  dehors  d'une  tendresse  qu'il  n'éprouvait 
pas.  Il  ne  nous  fit  pas  de  discours  et,  nous 
ayant  observés  un  moment,  il  nous  demanda 
nos  noms  qu'il  inscrivait,  à  mesure  que  nous 
les  prononcions,  dans  un  grand  registre  ouvert 
sur  son  pupitre.  Je  le  trouvais  vieux  et  machi- 
nal. Sans  doute  n'était-il  pas  aussi  âgé  qu'il 
me  semblait.  Quand  il  eut  recueilli  nos  noms, 
il  les  mâcha  quelque  temps  en  silence,  pour 
s'en  pénétrer.  Et  je  crois  qu'aussitôt  il  les 
posséda  tous.  Son  expérience  lui  avait  ensei- 
gné qu'un  maître  ne  tient  ses  élèves  qu'autant 
qu'il  tient  leur  nom  et  leur  figure. 

—  Je  vais,  nous  dit-il  ensuite,  vous  dicter 
la  liste  des  livres  que  vous  devrez  vous  pro- 
curer le  plus  tôt  possible. 

Et  il  nous  dénombra  d'une  voix  lente  et 
monotone  des  titres  rébarbatifs  tels  que  lexi- 
ques et  rudiments  (ne  les  pouvait-on  nommer 
avec  plus  de  douceur  à  de  très  jeunes  enfants?), 
les  fables  de  Phèdre,  une  arithmétique,  une 
géographie,  le  Selectœ  e  profanis...,  que  sais-je 
encore?  Et  il  termina  sa  liste  par  cette  men- 
tion,  nouvelle  pour  moi  .  Esther  et  Athalie. 


LE    PETIT    PIERRE  321 

Aussitôt  je  vis  devant  moi,  dans  un  vague 
délicieux,  deux  femmes  gracieuses,  vêtues 
comme  sur  les  images,  qui  se  tenaient  par  la 
taille  et  qui  se  disaient  des  choses  que  je 
n'entendais  pas,  mais  que  je  devinais  tou- 
chantes et  jolies.  La  chaire  et  le  professeur,  le 
tableau  noir,  les  murs  gris  avaient  disparu. 
Les  deux  femmes  marchaient  lentement  dans 
un  étroit  sentier  entre  des  champs  de  blé,  fleuris 
de  bleuets  et  de  coquelicots,  et  leurs  noms 
chantaient  à  mes  oreilles  :  Esther  et  Athalie.  aUI^ 

Je  savais  déjà  qu'Esther  était  l'aînée.  Elle  • 

était  bonne.  Athalie,  plus  petite,  avait  des 
nattes  blondes,  autant  que  je  pouvais  le  dis- 
cerner. Elles  habitaient  la  campagne.  Je  devi- 
nais un  hameau,  des  chaumières  qui  fumaient, 
un  berger,  des  villageois  dansant;  mais  tous 
les  traits  de  ce  tableau  restaient  incertains,  et 
j'étais  avide  de  connaître  les  aventures  d'Esther 
^.t  d'Athalie.  Le  professeur,  en  m'appelant  par 
mon  nom,  me  tira  de  ma  rêverie. 

—  Dormez-vous?  Vous  êtes  dans  la  lune,    f 
Allons!  Allons!  soyez  attentif  et  écrivez.  • 

Le  maître  nous  dictait  les  devoirs  et  les 
leçons  pour  le  lendemain  :  un  thème  latin  à 
faire,  une  fable  de  Fénelon  à  réciter. 


322  LE    PETIT    PIERRE 

Rentré  à  la  maison,  je  remis  à  mon  père  la 
liste  des  livres  qu'il  fallait  se  procurer  le  plus  tôt 
possible.  Mon  père  parcourut  cette  liste  d'un 
regard  paisible  et  me  dit  qu'il  fallait  demander 
ces  ouvrages  à  l'économat  du  Collège. 

—  Ainsi,  me  dit-il,  tu  auras  de  chaque  livre 
l'édition  adoptée  par  ton  professeur  et  possédée 
par  la  plupart  de  tes  condisciples  :  même  texte, 
mêmes  notes.  Cela  vaudra  beaucoup  mieux. 

Et  il  me  rendit  ma  liste. 

—  Mais,  lui  dis-je,  Esther  et  Alhalie? 

—  Eh  bien,  mon  enfant,  l'économe  te 
remettra  Esther  et  Athalie  avec  les  autres 
livres. 

J'étais  déçu.  J'aurais  voulu  avoir  tout  de 
suite  Esther  et  Athalie.  J'en  attendais  une 
grande  joie.  Je  tournais  autour  de  la  table  où 
mon  père  était  occupé  à  écrire. 

—  Papa,  Esther  et  Athalie?... 

—  Ne  musarde  pas  :  va  travailler  et  laisse- 
moi  tranquille  ! 

I       Je  fis  mon  thème  latin  assis  sur  un  talon, 
sans  goût  et  mal. 

Pendant  le  dîner,  ma  mère  m'adressa  diverses 
questions  sur  mes  professeurs,  sur  mes  con- 
disciples, sur  les  clauses. 


i 


LE    PETIT    PIERRE  323 

Je  répondis  que  mon  professeur  était  vieux,  li 
sale,  se  mouchait  en  trompette,  se  montrait 
toujours  sévère,  quelquefois  injuste.  Quant  à 
mes  camarades,  je  vantai  les  uns  à  l'excès,  je 
dépréciai  les  autres  sans  mesure.  Je  ne  pos- 
sédais pas  le  sentiment  des  nuances  et  ne  me 
résignais  pas  encore  à  reconnaître  l'universelle 
médiocrité  des  hommes  et  des  choses. 

Je  demandai  soudain  à  ma  mère  : 

—  Esiher  et  Aihalie,  c'est  joli,  n'est-ce  pas?      ^Wiw 

—  Sans  doute,  mon  enfant,  mais  ce  sont 
deux  pièces. 

J'accueillis  ces  paroles  d'un  air  si  stupide 
que  mon  excellent©  mère  jugea  utile  de  me 
donner  des  explications  très  claires. 

—  Ce  sont  deux  pièces  de  théâtre,  mon 
enfant,  deux  tragédies.  Esthet^  est  une  pièce, 
Athalie  en  est  une  autre. 

Alors  gravement,  tranquillement,  résolu- 
ment, je  répondis  : 

—  Non. 

Ma  mère  stupéfaite  me  demanda  comment  ; 
je  pouvais  nier  ainsi  sans  raison  ni  civilité. 

Je  répétai  que  non,  que  ce  n'étaient  pas  deux 
pièces.  Q}x  EêtÂer  et  Athalie  c'était  une  histoire, 
que  je  la  savais,  qu'Esther  était  une  bergère. 


324  LE    PETIT    PIERRE 

—  Eh!  bien,  dit  ma  mère,  c'est  une  Esther 
et  Athalie  que  je  ne  connais  pas.  Tu  me  mon- 
treras le  livre  dans  lequel  tu  as  lu  cette  histoire. 

Je  gardai  quelques  instants  un  sombre 
silence,  puis  je  repris,  l'âme  toute  brouillée 
d'amertume  et  de  mélancolie  : 

—  Je  te  dis  qu  Esther  et  Athalie  c'est  pas 
deux  pièces  de  théâtre. 

Ma  mère  essayait  de  me  persuader,  quand 
mon  père  la  pria  vivement  de  me  laisser  dans 
mon  outrecuidance  et  ma  stupidité. 

—  Il  est  idiot,  ajouta-t-il. 

Et  ma  mère  soupira.  Je  vis,  je  vois  encore, 
se  soulever  et  s'abaisser  sa  poitrine  dans  son 
corsage  de  taffetas  noir,  fermé  au  col  par  une 
petite  broche  d'or  en  forme  de  nœud,  avec 
deux  glands  qui  tremblaient. 

Le  lendemain,  à  huit  heures,  Justine,  ma 
bonne,  me  conduisit  au  collège.  J'avais  quelque 
sujet  d'être  soucieux.  Mon  thème  latin  ne  me 
contentait  pas  et  me  semblait  de  nature  à  ne 
contenter  personne.  Son  seul  aspect  révélait 
un  ouvrage  imparfait  et  fautif.  L'écriture,  assez 
appliquée  et  fine  au  commencement,  s'altérait 
et  grossissait  par  un  progrès  rapide,  jusqu'à 
devenir  informe  aux  dernières  lignes.  Mais  je 


LE    PETIT    PIERRE  325 

renfonçais  ce  souci  dans  les  obscures  profon- 
deurs de  mon  âme  ;  je  le  noyais.  A  dix  ans,  ' 
j'étais  déjà  sage  au  moins  sur  un  point  :  Je 
concevais  qu'il  ne  faut  rien  regretter  de  ce 
qui  est  irréparable,  qu'en  un  mal  sans  remède, 
comme  dit  Malherbe,  il  n'en  faut  pas  chercher 
et  que  se  repentir  d'une  faute,  c'est  ajouter 
proprement  à  un  mal  un  mal  pire  encore.  Il  "^ 
faut  se  pardonner  beaucoup  à  soi-même  pour 
s'habituer  à  pardonner  beaucoup  à  autrui.  / 
Je  me  pardonnai  mon  thème.  En  passant 
devant  la  boutique  de  l'épicier,  je  vis  des  fruits 
confits  qui  brillaient  dans  leur  boîte,  comme 
des  joyaux  dans  un  écrin  de  velours  blanc. 
Les  cerises  faisaient  des  rubis,  l'angélique  des 
émeraudes,  les  prunes  de  grosses  topazes,  et 
comme,  de  tous  les  sens,  c'est  la  vue  qui  me  .f^w^ 
procure  les  impressions  les  plus  fortes  et  les 
plus,  profondes,  je  fus  séduit  et  je  déplorai 
que  mes  moyens  ne  me  permissent  pas 
d'acheter  une  de  ces  boîtes.  Mais  je  n'avais 
pas  assez  d'argent.  Les  plus  petites  valaient 
un  franc  vingt-cinq.  Si  le  regret  n'eut  point 
d'empire  sur  moi,  le  désir  a  conduit  ma  vie 
entière.  Je  puis  dire  que  mon  existence  ne  fut 
qu'un  long    désir.   J'aime    désirer;    du    désir 

19 


3«6  LE    PETIT    PIERRE 

j'aime  les  joies  et  les  souffrances.  Désirer  avec 
force,  c'est  presque  posséder.  Que  dis-je,  c'est 
posséder  sans  dégoût  et  sans  satiété.  Après 
■")  cela,  suis-je  bien  sûr  qu'à  dix  ans,  je  professais 
cette  philosophie  du  désir,  et  que  mon  cerveau 
la  contenait  toute  formée?  Je  n'en  mettrais 
pas  ma  main  au  feu.  Je  ne  jurerais  pas  non 
plus  que  beaucoup  plus  tard  la  cuisson  du 
désir  ne  m/a  pas  été  quelquefois  trop  vive 
pour  ne  m'être  pas  douloureuse.  Heureux 
encore  si  je  n'avais  jamais  désiré  que  des 
boîtes  de  fruits  confits! 

Je  vivais  en  grande  intimité  avec  Justine. 
J'étais  tendre,  elle  était  vive  :  je  l'aimais  sans 
m'en  sentir  aimé,  ce  qui.  s'il  faut  le  dire,  n'était 
guère  dans  mon  caractère. 

Ce  matin-là,  nous  marchions  tous  deux  sur 
la  voie  du  collège  tenant  chacun  par  un  côté 
la  courroie  de  ma  gibecière,  et  tirant  par 
à-coups  très  secs,  au  risque  de  nous  faire  tré- 
bucher; mais  nous  étions  solides.  D'habitude, 
je  retournais  à  Justine  tout  ce  que  mes  profes- 
seurs m'avaient  dit  de  pénible  ou  même  d'inju- 
rieux dans  la  journée.  Je  l'interrogeais  sur  des 
sujets  difficiles,  comme  j'avais  été  moi-même 
interrogé.  Elle  ne  répondait  pas  ou  répondait 


LE    PETIT    PIERRE  327 

malj  et  je  lui  disais  ce  qu'on  m'avait  dit  :  Vous 
êtes  un  âne.  Vous  aurez  un  mauvais  point. 
N'avez-vous  pas  honte  de  votre  paresse?  Ce 
matin-là,  donc,  je  lui  demandai  si  elle  connais- 
sait Esther  et  Athalie. 

—  Mon  petit  monsieur,  me  répondit-elle, 
Esther  et  Athalie,  c'est  des  noms. 

—  Justine,  cette  réponse  mérite  une  punition. 

—  C'est  des  noms,  mon  petit  maître.  Natalie, 
c'est  le  nom  de  ma  sœur  de  lait. 

—  C'est  possible,  mais  tu  n'as  pas  lu  dans  le 
livre  l'histoire  d'Esther  et  d'Athalie.  Non,  tu 
ne  l'as  pas  lue.  Eh!  bien,  je  vais  te  la  conter. 

Et  je  la  lui  contai. 

—  Esther  était  fermière  à  Jouy-en-Josas.  Un 
jour  qu'elle  se  promenait  dans  la  campagne, 
elle  rencontra  une  petite  Rlle  évanouie  de 
fatigue,  au  bord  d'un  chemin.  Elle  la  fît  revenu 
à  elle,  lui  donna  du  pain,  du  lait,  lui  demanda 
son  nom. 

Je  contai  ainsi  jusqu'à  la  porte  du  collège.  Et 
j'étais  sûr  que  cette  histoire  était  vraie,  et  que 
je  la  trouverais  toute  semblable  dans  mon 
livre.  Comment  me  l'étais-je  persuadé?  Je  n'en 
sais  rien.  Mais  j'en  étais  sûr. 

Cette  journée  ne  fut  point  mémorable.  Mon. 


328  LE    PETIT    PIERRE 

thème  passa  inaperçu,  et  disparut  obscurément 
comme  la  multitude  des  actions  humaines  qui 
coulent  dans  la  nuit  sans  mémoire.  Le  lende- 
main, je  me  sentis  soulevé  d'un  enthousiasme 
héroïque  pour  Binet.  Binet  était  petit,  maigre, 
les  yeux  creux,  la  bouche  grande,  la  voix 
aigre.  Il  avait  des  bottes,  de  petites  bottes 
noires,  vernies,  piquées  de  blanc.  Il  m'éblouit. 
L'univers  disparut  à  mes  yeux,  je  ne  voyais 
que  Binet.  Je  ne  puis  découvrir  aujourd'hui 
aucune  raison  à  mon  enthousiasme,  sinon  ces 
bottes,  qui  rappelaient  tant  de  gloires  et  d'élé- 
gances passées.  Et  si  vous  trouvez  que  c'est 
peu,  vous  ne  comprendrez  jamais  un  mot  à 
l'histoire  universelle.  Les  Grecs  ne  sont-ils  pas 
essentiellement  Iq^s  Grecs  aux  belles  knémides? 
Le  jour  suivant  était  un  mercredi,  jour  de 
congé.  L'économe  ne  nous  remit  nos  livres 
que  le  jeudi.  Il  nous  fît  signer  un  reçu,  ce  qui 
nous  donna  une  haute  idée  de  nos  personne^ 
civiles.  Nous  respirâmes  nos  livres  avec  plaisir  : 
ils  sentaient  la  colle  et  le  papier.  Ils  étaient 
tout  frais.  Nous  inscrivîmes  nos  noms  sur  le 
titre.  Certains  d'entre  nous  firent  un  pâté  sur 
la  couverture  de  quelque  grammaire  ou  dic- 
tionnaire, et  ils  en  gémirent.  Et  pourtant,  ces 


LE    PETIT    PIERRE  329 

bouquins  étaient  destinés  à  recevoir  plus  de 
taches  d'encre  que  les  vitres  de  l'épicier  de  la 
rue  des  Saints-Pères  ne  reçoivent  de  taches  de 
boue  en  hiver.  Mais  la  première  macule  déses- 
père :  les  autres  vont  de  soi.  Ces  considéra-  ' 
lions,  pour  peu  qu'on  les  poussât,  nous  mène- 
raient loin  des  grammaires  et  des  dictionnaires. 
Quant  à  moi,  je  cherchai  tout  de  suite  dans 
mon  paquet  de  livres  Esther  et  Athalie.  Par  un 
coup  du  sort,  qui  me  fut  cruel,  cet  ouvrage 
manquait;  l'économe,  auquel  je  le  réclamai, 
me  dit  que  je  l'aurais  en  temps  utile  et  que  je 
n'avais  pas  à  m'inquiéter. 

^Ce  fut  seulement  quinze  jours  plus  tard,  le 
jour  des  Morts,  que  je  reçus  Esther  et  Athalie, 
Un  petit  volume  cartonné  à  dos  de  toile  bleue, 
qui  portait  sur  le  plat  ce  titre  en  papier  gris  : 
Racine,  Esthsr  et  Athalie  y  tragédies  tirées  de 
l'écriture  sainte,  édition  à  l'usage  des  classes. 
Ce  titre  ne  m'annonçait  rien  de  bon.  J'ouvris  le 
livre  :  c'était  pis  qu'on  n'eût  pu  craindre.  Esther 
et  Athalie  étaient  en  vers.  On  sait  que  tout  co  I 
qui  est  écrit  en  vers  se  comprend  mal  etc  int<l- 
resse  pas.  Esther  et  Athalie  formaient  deux 
pièces  distinctes  et  tout  en  vers.  En  grands 
vers.  Ma  mère  avait  cruellement  raison.  Alors 

^9 


«.     '*^  '■«.  ■ 


330  LE    PETIT    PIERRE 

Esther  n'était  pas  fermière,  Athalie  n'était  pas 
une  petite  mendiante,  Esther  n'avait  pas  ren- 
contré Athalie  au  bord  du  chemin.  Alors  j'avais 
rêvé!  Rêve  charmant!  Que  la  réalité  était  triste 
et  ennuyeuse  auprès  de  mon  songe  !  Je  fermai 
le  livre  et  me  promis  bien  de  ne  jamais  le  rou- 
vrir. Je  ne  me  suis  pas  tenu  parole. 

0  doux  et  grand  Racine  !  le  meilleur,  le 
plus  cher  des  poètes!  telle  fut  ma  première 
rencontre  avec  vous.  Vous  êtes  maintenant 
mon  amour  et  ma  joie,  tout  mon  contente- 
ment et  mes  plus  chères  délices.  C'est  peu  à 
peu,  en  avançant  dans  la  vie,  en  faisant  l'expé- 
rience des  hommes  et  des  choses,  que  j'ai 
appris  à  vous  connaître  et  à  vous  aimer.  Cor- 
neille n'est  près  de  vous  qu'un  habile  décla- 
mateur,  et  je  ne  sais  si  Molière  lui-même  est 
aussi  vrai  que  vous,  ô  maître  souverain,  en 
qui  réside  toute  vérité  et  toute  beauté  !  Dans 
ma  jeunesse,  gâté  par  les  leçons  et  les  exemples 
de  ces  barbares  romantiques,  je  n'ai  pas  com- 
pris tout  de  suite  que  vous  étiez  le  plus  pro- 
fond comme  le  plus  pur  des  tragiques;  mes 
regards  manquaient  de  force  pour  contempler 
votre  splendeur.  Je  n'ai  pas  toujours  parlé  de 
vous  avec  assez  d'admiration;  je  n'ai  jamais 


LE    PETIT    PIERRE  331 

dit  que  vous  avez  créé  les  caractères  les  plus 
vrais  qui  aient  été  mis  au  jour  par  un  poète; 
je  n'ai  jamais  dit  que  vous  étiez  la  vie  même 
et  la  nature  même.  Vous  avez  seul  offert  en 
spectacle  de  véritables  femmes.  Que  sont  les 
femmes  de  Sophocle  et  de  Shakespeare,  auprès 
de  celles  que  vous  avez  animées?  Des  poupées! 
Les  vôtres  ont  seules  des  sens  et  cette  chaleur  \ 
intime  que  nous  appelons  Tâme.  Les  vôtres 
seules  ariment  et  désirent;  les  autres  parlent; 
je  ne  veux  pas  mourir  sans  avoir  écrit  quel- 
ques lignes  au  pied  de  votre  monument,  ô 
Jean  Racine,  en  témoignage  de  mon  amour  et 
de  ma  piété.  Et  si  je  n'ai  pas  le  temps  d'accom- 
plir ce  devoir  sacré,  que  ces  lignes  négligées, 
mais  sincères,  me  servent  de  testament. 

Mais  je  n'ai  pas  dit  qu'ayant  refusé  d'ap- 
prendre la  prière  d'Esther  :  0  mon  souverain 
roi  (et  ce  sont  là  les  plus  beaux  vers  de  la/ 
langue  française),  mon  professeur  de  huitième'  . 
me  fît  copier  cinquante  fois  le  verbe  :  Je  ncd 
pas  appris  ma  leçon.  Mon  professeur  de  hui- 
tième était  un  mortel  profane.  Ce  n'est  pas 
ainsi  qu'on  venge  la  gloire  d'un  poète.  Aujour- 
d'hui, je  sais  Racine  par  cœur,  et  il  m'est  tou- 
jours nouveau.   Quant   à   toi,   vieux   Ricliou 

19.. 


332  LE    PETIT    PIERRE 

|.  (c'était  le  nom  de  mon  professeur  de  huitième), 
Ije  déteste  ta  mémoire.  Tu  profanais  les  vers 
I  de  Racine  en  les  faisant  passer  par  ta  bouche 
I  épaisse  et   noire.   Tu  n'avais  pas  le  sens  de 
l'harmonie.  Tu  méritais  le  sort  de  Marsyas.  Et 
je    m'approuve    d'avoir    refusé    d'apprendre 
Esther,  tant  que  tu  fus  mon  régent.  Mais  vous 
Maria  Favart,  vous  Sarah,  vous  Bartet,  vous 
Weber,  soyez  bénies  pour  avoir  fait  couler  de 
vos  lèvres  divines,  comme  le    miel  et  l'am- 
broisie, les  vers  à'Esther,  de  Phèdre  et  d'Iphi- 
génie. 


XXXV 


MA    CHAMBRE 


M.  Bellaguot  jouit  jusqu'à  la  dernière  heure  | 
de  la  considération  réservée  à  l'improbité  pros-  | 
père.  Sa  famille  reconnaissante  lui  fit  des  funé- 
railles solennelles.  Des  personnages  de  finance 
tenaient  les  cordons  du  poêle.  Derrière  le  char^ 
le  maître  des  cérémonies  portait  sur  un  coussin 
les  honneurs,  croix,  cordons,  plaques  et 
crachats. 

Sur  le  passage  du  cortège,  les  femmes  se 
signaient,  les  hommes  du  peuple  se  décou- 
vraient et  murmuraient  les  mots  de  filou, 
d'escroc  et  de  vieux  gredin,  accordant  ainsi  la 


334  LE    PETIT    PIERRE 

respect  de  la  mort  avec  le  sentiment  de  la 
justice. 

Mis  en  possession  des  biens  du  défunt,  les 
héritiers  firent  opérer  divers  changements  dans 
la  maison,  et  ma  mère  obtint  que  notre  appar- 
tement fut  remanié  et  rafraîchi.  Par  une  meil- 
leure distribution  et  en  supprimant  des  cabinets 
noirs  et  des  placards,  on  constitua  une  petite 
pièce  de  plus,  qui  devint  ma  chambre.  Jusque- 
là,  je  couchais,  soit  dans  un  cabinet  attenant 
au  salon  et  trop  étroit  pour  qu'on  pût  en  tenir 
la  porte  fermée  pendant  la  nuit,  soit  dans  le 
cabinet  des  robes  déjà  encombré  de  meubles, 
et  je  travaillais  sur  la  table  de  la  salle  à  manger. 
Justine  interrompait  sans  respect  mes  travaux 
pour  mettre  le  couvert  et  la  substitution  des 
plats,  des  assiettes  et  de  l'argenterie,  aux 
livres,  aux  cahiers  et  à  l'encrier,  ne  s'opérait 
jamais  sans  trouble.  Dès  que  j'eus  une  chambre, 
je  ne  me  reconnus  plus.  D'enfant  que  j'étais  la 
veille,  je  devins  un  jeune  homme.  Mes  idées, 
mes  goûts  s'étaient  formés  en  un  moment. 
J'avais  une  manière  d'être,  une  existence 
propre. 

De  ma  chambre,  la  vue  n'était  ni  belle  ni 
étendue;  elle  donnait  sur  une  cour  de  service. 


LE    PETIT    PIERRE  335 

Le  papier  de  tenture  offrait  aux  yeux  un  semis 
de  bouquets  bieus  sur  fond  crème.  Un  lit,  deux 
chaises  et  une  table  la  meublaient.  Le  lit  de 
fonte  mérite  d'être  décrit.  Il  était  peint  d'une 
couleur  dont  le  choix  ne  se  concevait  pas  tant 
qu'on  n'avait  pas  saisi  qu'elle  imitait  le  palis- 
sandre. Ce  lit,  historié  en  toutes  ses  parties 
dans  le  style  Renaissance,  tel  qu'on  le  traitait 
sous  Louis-Philippe,  présentait  notamment,  à 
son  devant,  un  médaillon  orné  de  perles,  d'où 
sortait  une  tête  de  femme  coiffée  d'une  féron- 
nière.  Des  oiseaux  dans  des  feuillages  ornaient 
la  tête  et  le  pied.  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue 
que  ces  têtes,  ces  oiseaux,  ces  feuillages  étaient 
de  fonte  de  fer  imitant  le  bois  de  violette. 
Comment  ma  pauvre  maman  avait-elle  acheté 
une  semblable  chose,  c'est  un  m3^stère  cruel 
que  je  n'ai  pas  le  courage  d'éclaircir?  Une  car- 
pette étendue  au  pied  de  ce  lit  offrait  aux 
regards  de  jeunes  enfants  jouant  avec  un  chien. 
Sur  les  murs  étaient  pendues  des  aquarelles, 
représentant  des  Suissesses  en  costume  natio- 
nal. Le  mobilier  se  composait  encore  d'une 
étagère  où  je  mettais  mes  livres,  d'une  armoire 
de  noyer,  et  d'une  petite  table  Louis  XVI  en 
bois  de  rose,  que  j'eusse  volontiers  échangée 


336  LE    PETIT    PIERRE  ^^V 


contre  le  grand  bureau  d'acajou  à  cylindre  de 
mon  parrain,  qui  m'eût  acquis,  à  mon  sens, 
plus  de  considération. 

Dès  que  j'eus  une  chambre  à  moi,  j'eus  une 
vie  intérieure.  Je  fus  capable  de  réflexion,  de 
recueillement.  Cette  chambre,  je  ne  la  trouvais 
pas  belle;  je  ne  pensai  pas  un  moment  qu'elle 
dût  l'être;  je  ne  la  trouvais  pas  laide;  je  la 
trouvais  unique,  incomparable.  Elle  me  sépa- 
rait de  l'univers,  et  j'y  retrouvais  l'univers. 

C'est  là  que  mon  esprit  se  forma,  s'élargit 
ôt  commença  à  se  peupler  de  fantômes.  Pauvre 
chambre  d'enfant,  c'est  entre  tes  quatre  murs 
que  vinrent  peu  à  peu  me  hanter  les  ombres 
colorées  de  la  science,  les  illusions  qui  m'ont 
caché  la  nature  et  qui  s'amassaient  davantage 
entre  elle  et  moi  à  mesure  que  je  cherchais  à 
la  découvrir  ;  c'est  entre  tes  quatre  murs  étroits, 
semés  de  fleurs  bleues,  que  m'apparurent, 
d'abord  vagues  et  lointains,  les  simulacres 
ôlîrayants  de  l'amour  et  de  la  beauté. 


FIN 


TABLE 


I.   —  INCIPE,     PARVE    PUER,    RISU    COGNOS- 

CERE    MATREM J 

II.    —    LES     TEMPS     PRIiMITIFS 13 

III.   —  ALPHONSINE 20 

IV.    —    LE  PETIT   PIERRE  EST  DANS  LE  JOUR- 
NAL      23 

V.    —    LES    EFFETS    D*UN    FAUX    JUGEMENT.  26 

VI.   —    LE    GÉNIE    EST   VOUÉ    A  l'iNJUSTICE.  32 

VII.    —    NAVARIN 38 

VIII.  —    COMMENT       IL       PARUT       DE       BONNE 
HEURE      QUE      JE      MANQUAIS      DU 

SENS    DES    AFFAIRES 46 

IX.   —    LE      TAMBOUR 62 

X.   —    UNE      TROUPE       COMIQUE      ÉTROITE- 
MENT    UNIE 77 

XI.   —    LA    CHARPIE 87 

XII.—    LES    DEUXSœURS 96 

XIII.   —    CATHERINE    ET    MARIANNE 102 

XIV.   —    LE     MONDE     INCONNU 108 

ÏV.  —   MONSIEUR    MÉNAGE 120 


338 


TABLE 


XVI.    —    ELLE    POSE    LA    MAIN    SUR    MA    TÊTE.  127 
XVII.   —    «    f/A    FJiËfiE  EST   UN  AMI    DONNÉ  PAB 

LA     NATURE    » 141 

XVIII.   —    LA     MÈRE     COCHELET. .  159 

XIX.   —    MADAME    LAROQUE    ET    LE    SIÈGE    DE 

GRANVILLE 163 

XX.   —    «     AINSI    BRUYAIENT    LES     DENTS    DE 

Q^S   MONSTRES    INFAMES   » 174 

XXI.   —    LE    PAPEQ^I.    .  183 

XXil.   —    l'oncle     HYACINTHE 206 

XXUI.   —    BAR  A 223 

XXIV.    —    M  EL  AME 228 

XXV.  —    RADÉGONDE. 237 

XXVI.   —    CAIRE 243 

XXVII.    —    LA    JEUNE   HÉRITIÈRE    DES    TROGLO- 
DYTES   251 

ÎÏVIII.    —    VIVRE    PLUSIEURS     VIES. 257 

XXIX.    —    MADEMOISELLE     MÉRELLE 267 

XXX.    —    FURECR     SACRÉE 282 

XXXI.    —    PREMIÈRE      RENCONTRE      AVEC      LA 

LOUVE    ROÎIAI^E 293 

XXXII.    —    LES     AILES     DE     PAPILLON 305 

^XXIII.    —    DIVAGATION 3lSiV 

JIXIV.   —    COLLÉGIEN 318 

XXXV.   —    MA    CHAMBRE 333 


7/  a  été  tiré  de  cet  ouvrage 

">EUX   CENTS    EXEMPLAIRES  SUR    PAPIER    Di:   HOLLANDE 
CENT    EXEMPLAIRES    SUR    PAPIER    IMPÉRIAL   DU   JAPOrI 

ET 

MILLE   EXEMPLAIRES    SUR    PAPIER    VELIN    DU   MARAIS 

tous  numérotés. 


PARIS.  ~   CALM,ANN-LÉYY,    3,  LUE  AUPER.—   il    'Î45-6-2Î, 


éSf^ 


\ 


PC 
1913 


Fronce,  Anatole 
Le  petit  Pierre 


tÊK 


y 


'■'  i  i 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


E