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Full text of "Le peuple"

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Tr 2.00^.^^.3 



l^arfaarlï Collège librarg 




BEl^'EST OF j : 

I , 

GEORGINA LOVVELL PUTNAM ' 



OV BOSTON 



Received, July i, 19 14 



r 



LE 



(■i 



PEUPLE 



Imprimerie Duct'<woift, ^S, quai des Aiij^ustins. 



LE 



PEUPLE 



PAR 



J. MICHELET. 



TROISIÈME ÉDITION. 



PARIS 



COMPTOIR DES IMPRIMEURS-UNIS, 

QUAI MALAQUAIS, 15; 

HACHETTE, ? PAULIN, 

RUK rinU-SAUAZlN , 12. X lUK IICHKUBU, 6o. 



1846 



July 1, 1914. 

Bequest of 

€teorgiiia Lowell Putna :•.. 



^rXùOS^'i^.^ 



A M. EDGAR QUINET. 

Ce livre est plus qu'un livre; c'est moi- 
même. Voilà pourquoi il vous appartient. 

C'est moi et c'est vous^ mon ami, j'ose le dire. 
Vous l'avez remarqué avec raison, nos pensées, 
communiquées ou non, concordent toujours. 
Nous vivons du même cœur... Belle harmonie 
qui peut surprendre; mais n'est-^elle pas natu- 
relle? Toute la variété de nos travaux a germé 
d'une même racine vivante : Le sentiment de 
la France et Tidôe de la Patrie. 



Recevez'le donc, ce livre du Peuple^ parce 
qu'il est vous, parce qu'il est moi. Par vos ori- 
gines militaires, par la mienne, industrielle, 
nous représentons nous-mêmes, autant que 
d'autres peut-être, les deux faces modernes du 
Peuple, et son récent avènement. 



i 



6 CE LIVRE SORT DE L'EXPERIENCE 

Ce livre, je l'ai fait de moi-même, de ma vie, 
et de mon cœur. Il est sorti de mon expérience, 
bien plus que de mon étude. Je l'ai tiré de 
mon observation, de mes rapports d'amitié, de 
voisinage; je l'ai ramassé sur les routes; le ha- 
sard aime à servir celui qui suit toujours une 
même pensée. Enfin, je l'ai^JroaiâJîlrtout dans 
les souvenirs de ma jeunesse. Pour connattirelà 
vie du peuple, ses tfuSiiîîx,*^^ souffrances, il me 
suflBsait d'interroger mes souvenirs. 

Car, moi aussi, mon ami, j'ai travaillé de mes 
mains. Le vrai nom de l'homme moderne, celui 
de travailleur, je le mérite en plus d'un sens. 
Avant de faire des livres, j'en ai composa matériel- 
lement; j'ai assemblé des lettres avant d'assem- 
bler des idées, je n'ignore pas les mélancolies de 
l'atelier, l'ennui des longues heures. . . . 

Triste époque ! c'étaient les dernières années 
de l'Empire ; tout semblait périr à la fois pour 
moi, la famille, la fortune et la patrie. 

Ce que j'ai de meilleur, sans nul doute, je le 
dois à ces épreuves ; le peu que vaut l'homme et 
l'historien, il faut le leur rapporter. J'en ai gardé 



DR L'AUTEUR PLUS QUE D08 LIVRES. 7 

' surtout un sentiment profond du peuple, la pleine 
connaissance du trésor qui est en lui : Ut vertu 
du sacrifice , le tendre ressouvenir des âmes d'or 
que j'ai connues dans les plus humbles condi-/ 

tiens. 

Il ne faut point s'étonner, si, connaissant au- 
tant que personne les précédents historiques de ce 
peuple, d'autre part ayant moi-même partagé sa 
vie, j'éprouve quand on me parle de lui, un besoin 
exigeant de vérité. Lorsque le progrès de mon 
Histoire m'a conduit à m' occuper des questions 
actuelles, et que j'ai jeté les yeux sur les livres où 
elles sont agitées, j'avoue que j'ai été surpris de 
les trouver presque tous en contradiction avec 
mes souvenirs. Alors, j'ai fermé les livres, et je me 
suis replacé dans le peuple autant qu'il m'était 
possible; l'écrivain solitaire s'est replongé dans la , 
foule, il en a écouté les bruits, noté les voix... 
C'était bien le même peuple, les changements 
sont extérieurs; ma mémoire ne me trompait 
point... J'allai donc consultant les hommes, les 
entendant eux-mêmes sur leur propre sort, re- 
cueillant de leur bouche ce qu'on ne trouve 

1. 



8 LA GONVERKATim DU PEUPLE EST INSTRUCTIVE. 

pas, toujours dans les plus brillants écrivains, les 
paroles du bon sens. 
Cette enquête^ commencée à Lyon j il y a en- 
\ viron dix ans, je l'ai suivie dans d'autres villes, 
étudiant en même temps auprès des hommes 
pratiques, des esprits les plus positifs ^ la véri- 
table situation des campagnes si négligées de nos 
économistes. Tout ce que j'amassai ainsi de ren- 
seignements nouveaux qui ne sont dans aucun 
livre, c'est ce qu'on aurait peine à cr oire. Après 
la conve i^tion des hommes de génie et des sa- 
vants très spéciaux, celle du peuple estlSerfâîM-'^ 
mènria plusînSructîve. ^TTcïïTierpeut causer 
avec MrïmgerTîia^^ ou Lamartine, il faut 
r j s'en aller dans les champs et causer avec un 
tt paysan. Qu'apprendre avec ceux du milieu? Pour 
I les salons, je n'en suis sorti jamais, sans trouver 
mon cœur diminué et refroidi. 

Mes études variées d'histoire m'avaient révélé 
des faits du plus grand intérêt que taisent les 
"" historiens, les phases par exemple et les alterna- 
tives de la petite propriété avant la Révolution. 
Mon enquête iur le vi/ m'apprit de même beau- 



LÉS STAtlStlQUES SONT mSÛWlSANTES. " 9 

coup de choses qui ne sont point dans les statisti- 
ques. J'en citerai une, que Ton trouvera petilrétre 
indifférente, mais qui pour moi est importante^ 
digne de toute attention. C'est l'immense acqui- 
V sition du linge de coton qu'ont faite les ménages 
pauvres vers 1842, quoique les salaires aient 
baissé, ou tout au moins diminué de valeur par la 
diminution naturelle du prix de l'argent* Ce fait, 
grave en lui-môme, comme progrès dans la pro- 
preté qui tient à tant d'autres vertus , l'est plus 
encore en ce qu'il prouve une fixité croissante 
dans le méûage et la famille, Tinfluence surtout 
de la femme qui, gagnant peu par elle-même, ne 
peut faire Cette dépense qu'en y appliquant une 
partie du salaire de l'homme. La femme, dans ces 
ménages, c'est l'économie, l'ordre, la providen- 
ce. Toute influence qu'elle gagne, est un progrès 
dans la moralité ^. 

< Cette prodigieuse acquisition de linge dont tous les fabricants peu- 
vent témoigner, fait supposer aussi quelque acquisition de meubles et 
objets de ménage. Il ne faut pas s'étonner si les caisses d'épargne re- 
çoivent moins de l'ouvrier que du domestique. Celui-ci n'achète point 
de meubles, et peu de nippes ; il trouve bien moyen de se faire nipper 
par ses maîtres. Il ne faut pas mesurer, comme on fait, le progrés de 
réconomie i celui des caisses d'épargne, ni croire que tout ce qui n'y 



J^>, 



10 PEINTRES DE MOEURS PEU FIDÈLES. 

Cet exemple n'était pas sans utilité pour 
montrer combien les documents recueillis dans 
les statistiques etauti'es ouvrages d'économie, en 
les supposant exacts, sont insuffisants pour faire 
comprendre le peuple ; ils donnent 'des résultats 
partiels, artificiels, pris sous un angle étroit, 
qui prête aux malentendus. 

Les écrivains, les artistes, dont les procédés 
sont directement contraires à ces méthodes abs- 
traites, semblaient devoir porter dans l'étude du 
peuple le sentiment de la vie. Plusieurs d'entre 
eux, des plus éminents, ont abordé ce grand sujet, 
et le talent ne leur a pas fait défaut; les succès 
ont été immenses. L'Europe, depuis longtemps 
peu inventive , reçoit avec avidité les produits 
de notre littérature. Les Anglais ne font plus 
guère que des articles de revues. Quant aux 
livres Allemands , qui les lit, sinon l'AUe- 
TEàgne? ""^ ^ 

va pas se boit, se mange au cabaret. Il semble que la famille, je parle 
surtout de la femme, ait voulu avant tout, rendre propre, attachant, 
agréable, le petit intérieur qui dispense d*y aller. De li aussi le goût des 
fleurs qui descend aujourd'hui dans des classes voisines de la pauvreté. 



LA FRANGE MIEUX CONNUE QUE L'EUROPE il 

Il importerait d'examiner si ces livres français 
qui ont tant de popularité en Europe, tant d'au- 
torité, représentent vraiment la France, s'ils n'en 
ont pas montré certaines faces exceptionnelles, 
très-défavorables, si ces peintures où l'on ne 
trouve guère que nos vices et nos laideurs, n'ont 
pas fait à notre pays un tort immense près des na- 
tions étrangères. Le talent, la bonne foi des au- 
teurs, la libéralité connue de leurs principes, 
donnaient à leurs paroles un poids accablant. Le 
monde a reçu leurs livres, comme un jugement 
terrible de la France sur elle-même. 

La Fra nce a cela de grave co ntre elle, qu' elle 
se montre nue aux nations. Les autres, en quel- 



que sorte, restent vêtues, habillées. L'Alle- 
magne, l'Angleterre même, avec toutes ses en- 
quêtes, toute sa publicité, sont en comparaison 
peu connues; elles ne peuvent se voir elles- 
mêmes, n'étant point centralisées. 

Ce (Ju'on remarque le mieux sur une personne 
q^ii est nue, c'est telle ou telle partie, qui sera 
oôfectueuse. Le défaut a abord saute aux yeux. 
Que serait-ce, si une mam obligeante plaçait sur 



12 ET JUGÉE PLUS SÉVÈREMENT. 

ce défaut même un verre grossissant qui le ren — 
drail colossal, qui rillumînerait d'un jour terri-^ 
ble, impitoyable, au point que les accidents le^ 
plus naturels de la peau ressortiraient à l'œil 
effrayé ! 

Voilà précisément ce qui est arrivé à la 
France. Ses défauts incontestables, que l'activité 
croissante, le choc des intérêts, des idées, expli- 
quent suffisamment, ont grossi sous la main de 
ses puissants écrivains, et sont devenus des 
monstres. Et voilà que l'Europe tout à l'heure la 
voit comme un monstre elle-même. 

Rien n'a mieux servi, dans le monde politi- 
que, V entente des honnêtes gens. Toutes les aris- 
tocraties, anglaise, russe, allemande, n'ont be- 
soin que de montrer une chose en témoignage 
contre la France : les tableaux qu'elle fait d'elle- 
même par la main de ses grands écrivains, la 
plupart amis du peuple et partisans du progrès. 
Le peuple qu'on peint ainsi, n*est-ce pas l'effroi 
du monde? Y a-t-il assez d'armées, de forteresses, 
pour le cerner, le surveiller, jusqu'à ce qu'un 
moment favorable se présente pour l'accabler? 



DANGER DB SE DIRE MÉPRISABLE. iZ ■ 

Des romans classiques^ immortels^ révélant les 
tragédies domestiques des classes riches et aisées, 
ont établi solidement dans la pensée de l'Europe, 
qu'il n'y a plus de famille en France. 

D'autres, d'un grand talent, d*une fantas- 
magorie terrible, Ont donné pour la vie com- 
mune de nos villes, celle d'un point où la police 
concentre sous sa main les repris de justice et 
les forçats libérés. 

Un peintre de genre, adtnirable par le génie 
du détail, s'amuse à peindre un horrible cabaret 
de campagne, une taverne de valetaille et de vo- 
leurs, et, sous cette ébauche hideuse, il écrit 
hardiment un mot qui est le nom de la plupart 
des habitants de la France. 

L'Europe lit avidement, elle admire, elle re- 
connaît tel ou tel petit détail. D'un accident mi- 
nime, dont elle sent la vérité, elle en conclut 
aisément la vérité du tout. 

Nul peuple ne résisterait à une telle épreuve. 
Cette manie singulière de se dénigrer soi-même, 
d'étaler ses plaies, et comme d'aller chercher la 
honte, serait mortelle à la longue. Beaucoup, je 



14 CE PEUPLE N'EST PAS CELUI QU'ON A PEINT, 

le sais, maudissent ainsi le présent, pour bâter 
un meilleur avenir ; ils exagèrent les maux, pour 
nous faire jouir plus vite de la félicité q ue leu rs 



»-. 



théories nous prê]^en^ garde, pourtant, 

prenez garâérCe'jeu^M^^^^ L'Europe 

ne s'informe guère de toutes ces habiletés. Si 
nous nous disons méprisables, elle pourra bieo 
nous croire. L'Italie avait encore une grande 
force au seizième siècle. Le pays de Michel-Ange 
et de Christophe Colomb ne manquait pas d'ér 
nergie. Mais lorqu'elle se fut proclamée miséra- 
ble, infâme, par la voix de Machiavel, le monde 
la prit au mot, et marcha dessus. 



^ Philosophes, socialistes, politiques, tous semblent d'accord au- 
jourd'hui pour amoindrir dans l'esprit du peuple l'idée de la France. 
Grand danger ! Songez donc que ce peuple plus qu'aucun autre est, 
dans toute l'excellence et la force du terme, une «rate société, Isolei- 
le de son idée sociale, il redevient trés-faible. La France de la Révo- 
lution, qui fut sa gloire, sa foi, tous les gouvernements lui disent, de- 
puis cinquante ans, qu'elle fut un désordre, un non-sens, une puce 
négation. La Révolution, d'autre part, avait biffé l'ancienne France, 
dit au peuple que rien, dans son passé, ne méritait un souvenir. L'an- 
cienne a disparu de sa mémoire, la nouvelle a pâli. 11 n'a pas tem 
aux politiques que le peuple ne devint table-rase, ne s'oubliât loi- 
méme. 

Comment ne serait-il pas faible dans ce moment? Il s'ignore ; oa 



LA VIE DU PEUPLE A UNE 

Nous ne sommes pas ritalie| 




le jqur où le monde s'entendrait poi 

de près la France, serait salué par nos soldats 

comme le plus beau de leurs jours. 

Qu'il suffise aux nations de bien savoir que ce 
peuple n'est nullement conforme à ses prétendus 
portraits. Ce n'est pas que nos grands peintres 
aient é té toujours infidè les ; mais ils ont peint gé- 
néralement des détails exceptionnels, des acci- 
dents, tout au plus, dans chaque genre, la mino- 
rité, le second côté des choses. Les grandes faces 
leur paraissaient trop connues, triviales, vuTgai- 
"îesTirièûr fà¥aît ïïës éïïeW,*lBnînes on^^^ cherchés 
souvent dans ce qui s'écartait de la vie normale. 
Nés de l'agitation, de l'émeute, pour ainsi dire, 
ils ont eu la force orageuse, la passion, la touche 



fait tout pour qo*il perde le sens de la belle unité qui fut sa vie ; on 
lui aie son âme. Son Ame fat le sens de la France, et comme 
fraternité d*hommes vivants, et comme société avec nos Français 
des vieax âges, il les contient ces âges, il les porte, les sent ob- 
scurément qui se meuvent, et il ne peut les reconnaître ; on ne lui 
dit pas ce que c*est que cette grande voix basse qui souvent, comme 
an sourd retentissement d*orgue dans une cathédrale, se fait entendre 
en lui. 



1« QirîL iPAtît sAvôm t»ÉNétimR. 

vraîe parfois aussi bien que fine et fôrté; — 
généralement, il leur a manqué le sens d6 h 
grande harmonie. 

Les romantiques avaient cru que Fart étaii^ 
surtout dans le laid. Ceux-ci ont cru que les effet^ 
d'art les plus inMlibles étaient dans le laid morale 
L'amour errant leur a semblé plus poétique que 
1]^ famille^ et le vol que le travail, et le bagne que 
ralelierTs'ils étaient descendus eut-mèmes, par 
leurs souJBFrances personnelles, dans les profondes 
réalités de la vie de cette époque, ils auraient vu 
que la famille, le travail, la plus humble vie du 
peuple, ont d'euïSiîSmM^ 
senBr^eTlîTiiDîflHî^ 

machiniste} il n'y faut multiplier les accidents de 
théâtre. Seulement, il faut des yeux faits à cette 
douce lumière, des yeux pour voir dans l'obscur, 
dans le petit et dans l'humble, et le cœur aussi 
aide à voir dans ces recoins du foyer et ces om- 
bres de Rembrandt. 

Dès que nos grands écrivains ont regardé là, 
ils ont été admirables. Mais généralement, ils 
ont détourné les yeux vers le fantastique, le 



comm n A La vertu du sacrifice, 17 

violent, le bizarre, rexceptioûnel. Ils n'ont dai- 
gné avertir qu'ils peignaient l'exception. Les 
lecteurs, surtout étrangers, ont cru qu'ils pei- 
gnaient la règle. Ils ont dit : < Ce peuple est 
tel.» 

Et moi, qui en suis sorti, moi qui ai vécu avec 
lui, travaillé, souffert avec lui, qui plus qu'un 
autre ai acheté le droit de dire que je le connais, 
je viens poser contre tous la personnalité du 
peuple. '''''^ ^ 



Cette personnalité , je ne l'ai point prise à la 
surface dans ses aspects pittoresques ou dramati- 
ques; je ne l'ai point vue du dehors, mais expé- 
rimentée au dedans. Et, dans cette expérience 
même, plus d'une chose intime dujjeuple, qu'il 
a en lui sans la comprendre, je l'ai comprise, 
pourquoi? Parce que je pouvais la suivre dans 
ses origines historiques, là voir venir du fond du 
temps. Celui qui veut s'en tenir au présent , a 
l'actuel, ne comprendra pas l'actuel. Celui qui se 
contente de voir l'extérieur, dépeindre la forme, 
ne saura pas môme la voir : pour la voir avec 
justesse, pour la traduire fidèlement, il faut sa- 



18 ET DU SACRIFICE PERSÉVÉRANT. 

voir ce qu'elle couvre ; nulle peinture sans ana- 
^''^ loraie. 

Ce n'est pas dans ce petit livre que je puis 
enseigner une telle science. Il me suffit de don- 
ner, en supprimant tout détail de méthode, d'é- 
rudition, de travail préparatoire, quelques ob- 
>; servations essentielles dans l'état de nos mœurs, 
^ quelques résultats généraux. 
\ y Un mot seulement ici : 

/ Le trait éminent, capital, qui m'a toujours 

j* frappé le plus, dans ma longue étude du jeuple , 

p c'est que, parmi les désordres de l'abandon, les 

J vices de la misère, j'y trouvai s une richesse de 

^ ^ sentiment et une bo nté de cœur, très-rares^na 

les classes riches. Tout le monde, au reste, a pu 

l'observer; à î'ëpoque du choléra, qui a adopté 

les enfants orphelinsîJesjjailïCfiS*. 

I ^ La faculté du dévouement, la (puissance du sa- 

I crifîce, c'est, je l'avoue^ ma mesure pour classer 

les hommes. Celui q^^ui^â au plus haut degré, 

est plus près de l'héroïsme. Les supériorités de* 

l'esprit, qui résultent en partie de la culture, ne 



\ peuvent jamais entrer en balance avec cette fa- 
culté souveraine. 



<;<-' 



EXEMPLE TIRÉ DE MA FAMILLE. ^9 

A ceci, on fait ordinairement une réponse : 
« Le s gens du peuple so nt généralement peu 
prévoyants; ils suivent un instinct de bonté, 
Taveugle élan d'un bon cœu r , parce qu'ils ne 
devinent point tout ce qu'il en pourra coûter. » 
L'observation fût-elle juste, elle ne détruit nul- 
lement ce qu'on peut observer aussi du dé- 
vouement persévérant, du sacrifice infatigable 
do nt les familles lab orieuses donnenFâ souvent 
l'exemple, dévouement qui ne s'épuise môme 
pas dans l'entière immolation d'une vie, mais se 
continue souvent de l'une à l'autre, pendant plu- 
sieurs générations. 

J'aurais ici de belles histoires à raconter, et 
nombreuses. Je ne le puis. La tentation est 
pourtant forte pour moi, mon ami, de vous en 
dire une seule, celle de ma propre famille. Vous 
ne la savez pas encore ; nous causons plus sou- 
vent de matières philosophiques ou politiques, 
que de détails personnels. Je cède à cette tenta- 
tion. C'est pour moi une rare occasion de recon- 
naître les sacrifices persévérants^ héroïques, que 
ma fatnflle m'a faits, et de remercier mes psH^ 



rents, gens modestes, dont quçlques-uns o^,/ 
enfoui dans Tobsourité de? donssupériwrs, eU 
n'ont Youlu vivre qu'en moi. 

Les deuît familles dont je procède,rHoe picardes 
et l'autre ardennaise, étaient originairement des 
familles de paysans qni mêlaient h la culture un 
peu d'industrie. Ces familles étant fort nombreu- 
ses (douze enfants, dix-neuf enfants), une grande 
partie des frères et des sœurs de mon père et de 
ma mère ne voulurent pas se marier pour feçiUk 
p ter l'éducation de quelques-uns des garçons que 
l'on mettait au collège. Premier sacrifice que je 
dois noter* 

Dans ma famille maternelle particulièrement, 
les sœurs, toutes remarquables par l'économie, le 
sérieux, l'austérité, se feisaientles humbles ser- 
vantes de messieurs leurs frères* et pour suCGjto 
à leurs dépenses elles s'enterraient au village» 
Plusieurs cependant, san» culture et dans cette 
solitude sur la lisière des bois, n'en avaient pas ' 
moins une très-fine fleur d^esprit» J'enai enten-^ ^ 
du une, bien âgée, qui contait les ancieimes hii^ 



TIRÉ DE MA PAILLE. 21 

toires de la frontièrQ aussi bieo que Walter 

Scott. Ce qui leur était commup, c'était une ex- 

'tr(lme netteté d'esprit et de rai^nnemeat. Il y 

avait force prêtres dans les cousine et parents , 

de9 prêtres de diverses sortes, inondainsy fanati*- 

qu98; mais ils ne dominaient point. Nos judi- 

r ciôuses et sévères demoiselles ne leur donoaient 

la moindre prise. Elles racontaient volcmtier^ 

qu'un de nos grands-oncles (du nom de Micbandt 

ou Paillart?) avait été brûlé jadis pour avoir fait 

certain livre. 

Le père de mon père qui était maître de mu- 
sique h, Laon, ramassa sa petite épai^ne, après la 
Terreur, et vint à Paris, où mon père était em-^ , 
j)loyé à l'imprimerie des assignats. Au lieu 
d'acheter de la terre, comme faisaient alors tant * 
d'autres, il confia ce qu'il avait h la fortune de 
mon père, son fils atné, et mit le tout dans une 
imprimerie au hasard de la Révolution* Un frère, 
une sœur de mon père» ne se marièrent point, 
pour faciliter l'arrangement, mais mon père se 
maria; il épousa une de ces sérieuses demoiselles 
ardeonaiaea dont je parlais tout à l'heure. Je 



22 EXEMPLE 

naquis en 1798, dans le chœur d'une église de 

religieuses, occupée alors par notre imprimerie; 

occupée, et non profanée ; qu'est-ce que ja 

\ Presse, au temps moderne, sinon l'arche sainte t 

Cette imprimerie prospéra d'abord, alimentée 
par les débats de nos assemblées, par lés nou- 
velles des armées, par l'ardente vie de ce temps. 
Vers 1800, elle fut frappée par la grande sup- 
pression des journaux. On ne permit à mon père 
qu'un journal ecclésiastique, et l'entreprise com- 
mencée avec beaucoup de dépenses, l'autorisa- 
tion fut brusquement retirée, pour être donnée 
à un prêtre que Napoléon croyait sûr, et qui It 
trahit bientôt. 

On sait comment ce grand homme fut puni 
par les prêtres même d'avoir cru le sacr^ ^e Rome 
meilleur que celui de la France. Il vit clair en 
1810. Sur qui tomba son courroux?... sur la 
Presse ; il la frappa de seize décrets en deux ans. 
Mon père, à demi ruiné par lui au profit des prê- 
tres, le fut alors tout à fait, en expiation de leur 
faute. 

Un matin, nous recevons la visite d'un Mon« 



TIRÉ DE MA FAMILLE. 25 

sieur, plus poli que ne Tétaient généralement les 
agents impériaux, lequel nous apprend que S. M. 
l'Empereur a réduit le nombre des imprimeurs 
asoixante; les plus gros sont conservés7te« petïtf 
^nt smprim és, mais avec une bonne mdemnité 
(laquSUe se réduisit à rien). Nous étions de ces pe- 
tits : se résigner, mourir de faim, il n'y avait rien de 
plus à faire. Cependant, nous avions des detteâ. 
L'Empereur ne nous donnait pas de sursis contre 
les juifs, comme il l'avait fait pour l'Alsace. Nous 
ne trouvâmes qu'un moyen ; c'était d'imprimer 
pour nos créanciers quelques ouvrages qui appar- 
teûaientàmonpère.Nousn'avionsplusd'ouvriers, 
nous fîmes ce travail nous-mêmes. Mon père qui 
vaquait aux affaires du dehors, ne pouvait nous y 
aider, tik mère, malade, se fit brocheuse, coupa^ 
plia. Moi, enfant, je composai. Mon grand-père,, 
très faible et vieux, se mit au dur ouvrage de 
la presse , €| il imprima de ses mains trem- 
blantes. "^ 

Ces livres que nous imprimions, et qui se ven^ 
daient assez bien, contrastaient singulièrement 
par leur futilité avec ces années tragique» d'im- 



31 EXEMPLE 

menses desiructions. Ce n'était que petit esprit^ 
petits jeux, amusements de société, charade39 
acrostiches. Il n'y avait là rien pour nourrir 
l'âme du jeune compositeur. Mais, justement, la 
sécheresse, le vide de ces tristes productions me 
Isdssaient d'autant plus libre. Jamais, je le urois, 
je n'ai tant voyagé d'imagination, que pendant 
<iue j'étai3 immobile à cette case. Plus mes ro^ 
^mans personnels s'animaient dans moq esprit, . 
plus ma main était rapide, plus la lettre se levait 
I vite... J'ai comi^ris dès lors que les travaux mar- 
nuels qui n'e^ent ni délicatesse extrême, ni 
grand emploi de la force, ne sont nullement des 
entraves pour l'imagination. J'ai connu plusieurs 
femmes distinguées qui disaient ne pouvoir bien 
priser, ni bien causer, qu'en faisant de la tapis- 
seriez 

J'avais douze ans, et ne savais rien encore, sauf 
quatre mots de latin, apprisf chez ]p vieux li- 
braire, ex-magisfer de village, passionné pour 
la grammaire , homme de mœurs antiques, 
ardent révolutionnaire, qui n'en avait pas moins 
sauvé au péril de sa vie ces émigrés qu'il 



TIRÉ tm MA FAMILLE. 25 

détestait. Il m'a laissé en mourant, tout ce qu'il 
avait au monde, un manuscrit, une trôs^remar- 
quable grammaire, incomplète, n'ayant pu y con- 
sacrer que trente ou quarante années. 

Très-solitaîre et très-libre, laissé tout à fait 
sur ma foi par l'indulgence excessive de mes pa- 
rents, j'étais tout imaginatif. J'avais lu quelques 
volumes qui m'étaient tombés sous la main, une 
Mythologie, un Boileau, quelques pages de l'I- 
mitation. 

Dans les embarras extrêmes, incessants, de 
ma famille, ma mère étant malade, mon père si 
occupé au dehors, je n^âVais reçu encore aucune 
idée religieuse. . . Et voilà que dans ces pages, j'a- 
perçois tout à coup au bout de ce triste monde, 
la délivrance de la mort, l'autre vie et Fespé- 
^rance! La religion reçue ainsi, sans intermé- 
diaire humain, fut très-forte en moi. Bile me 
l'esta comme chose mienne, chose libre, vivante, 
si bien mêlée à ma vie qu'elle s*alimenfa de tout, 
se fortifiant sur la route d'une foule de choses 
tendres et saintes, dans l'art et dans la poésie, 
qu'à tort on lui croit étrangères. 



\|V/A/ 



ku^ ^-> 



/y 

EXEMPLE 



Comment dire Fétat de rêve où me jetèrent 
ces premières paroles de rimitationî je ne lisais 
pas, j'entendais... comme si cette voix douce ot 
paternelle se fût adressée à moi-même... Je 
vois encore la grande chambre froide et dé- 
meublée, elle me parut vraiment éclairée d'une 
lueur mystérieuse... Je ne pus aller bien loin 
dans ce livre, ne comprenant pas le Christ, mais 
je sentis Dieu. 



Ma plus forte impression d'enfance, après celle- 
là, c'est le Musée des monuments français, si màl- 
"h^eureusemenr SSffiutr C'est là, eTniulle autre 
part, que j'ai reçu d'abord la vive impression de 
l'histoire. Je remplissais ces tombeaux de mon 
imagination, je sentais ces morts à travers les 
marbres, et ce n'était pas sans quelque terreur 
que j'entrais sous les voûtes basses où dormaient 
Dagobert, Chilpéric et Frédégonde. 

Le lieu de mon travail, notre atelier, n'était 
guère moins sombre. Pendant quelque temps, ce 
fut une cave, cave pour le boulevart où nous de- 
meurions, rez-de-chaussée pour la rue basse. J'y 
avais pour compagnie, parfois mon grand-père, 



Il 



TIRÉ DE MA FAMILLE. ^ 

quand il y venait , mais toujours , très-assidû- 
ment, une araignée laborieuse qui travaillait près 
de moi, ft plus que moi, à coup-sûr. 

Parmi des privations fort dures et bien au- 
delà de ce que supportent les ouvrfers ordinaires, 
j'avais des compensations : la douceur de mes 
parents, leur foi daritmon avenir, inexplicable 
vraiment, quand ou songe combien j'étais peu 
avancé. J'avais, sauf les nécessités du travail, 
une extrême indépendance, dont je n'abusaf 
jamais. J'étais apprenti, mais sans coutact avec 
des gens grossiers, dont la brutalité aurait peut- 
être brisé en moi cette fleur de liberté. Le ma- 
tin, avant la travail, j'allais chez mon vieux 
grammairien, qui me donnait cinq ou six lignes 
de devoir. J'en ai retenu ceci, que la quantité du 
travail y fait bien moins qu'on ne croit; les en- 
fants n'en prennent jamais qu'un peu tous les 
jours; c'est comme un vase dont l'entrée est 
étroite ; versez peu, versez beaucoup, il n'y en- 
trera jamais beaucoup à la fois. 

Malgré mon incapacité musicale, qui désolait 
mon grand-père, j'étais très-sensi ble à l'harni o- 



28 EXEMPLE 

nie majestueuse et royale du latin; celte gran- 
"^âioseToQélodiéTlâlîqïïe^lm^^ comme un I 

ray ondusoleiT^^ n^, comme'^ 

une herbe sans soleil entre deux pavés de Paris. 
Cette chaleur d'un autre climat opéra si bien sur 
moi, qu'avant de rien savoir de la quantité, du 
rhythme savant des langtfes anciennes, j'avais 
cherché et trouvé dans mes thèmes des mélo- 
dies romano-rustiques, comme les proses du 
moyen âge. Un enfant, pour peu qu'il soit libre, 
suit précisément la route que suivent les peuples 
enfants. 

Sauf lessouffrances de la pauvre té,très-grandes 
pour moi l'hiver, celte époque, mêlée de travail 
manuel, de latin et d'amitié (j'eus un instant un 
ami et j'en parle dans ce livre), est trôs-douce à 
mon souvenir.! Riche d'enfance, d'imagination, 
d|amour£eut-être d^jS^ je n'enviais rien à per- 
sonne. Je Fai dit : l'homme de lui-même ne sau- 
rait point l'envie, il faut qu'on la lui apprenne. 

Cependant, tout s'assombrit. Ma mère devient 
plusmalade,laFraiice aussi (Moscou !... 1813!...) 
Nos ressources sont épuisées. Dans notre extrême 



TIRÉ DE MA FAMILLE. 29 

pénurie, un ami de mon père lui propose de me 
# faire entrer à l'Imprimerie impériale. Graiidè 
tentation pour mes parents! D'autres n'auraient 
pas hésité. Mais la foi avait toujoitfh été grande 
dans notre famille ;iaci' abord la foi d»ns mon pèrêj 
à qui tous s'étaient immolés; puis la foi en moi; 
moi, je devais tout réparer, tout sauver. .. ^ 

Si mes parents, obéissant à lartlîsôn, m'avaient 
fait ouvrier, et s'étaient sauvés eux-mêmes, au- 
rais-je été perdu, moi? Non, je vois parmi les 
ouvriers des hommes de grand m^ite, qui pour 
Fesprit .valent bien les gens de lettres, et mieux 
pour le caractère... Mais enfip, quelles diffi- 
cultés aurais-je rencontrées'! queH© lutte contre 
le manque de tous les moyens! contre la fatalité 
du temps!... Mon père sans ressources, et ma 
mère malade, décidèrent que j'étudierais, quoi 
qu'it arrivât. 

Notre situation pressait. Ne sachant ni vers,» 
ni grec, j'entrai en troisième au collège de Char- 
lemagne. Mon embarras, on le comprend, n'ayant 
nul maître pour m'aider. Ma mère, si ferme jus- 
que-là, se désespéra et pleura. Mon père se mit 



30 EXEMPLE « 

à faire des vers latins, lui qui n'en avait fait 
jamais. 

Le meilleur encore pour mï)i, dans ce terrible 
passage de U solitude à la foule^ de la nuit au 
jour, c'était sans contredit le professeur, M. An- 
drieu d'Âlbas, homAe de ccBur, homme de Dieu. 
Le pis, c'étaient les camarades. J'étais justement 
au milieu d'eux^^ comme un hibou en plein jour, 
tout efiFarouché. Ils me trouvaient ridicule, et je 
crois maintenant qu'ils avaient raison. J'attri- 
buais alors leurs risées à ma mise, à ma pauvreté. 
Je commençai à m' apercevoir d'une chose : Que 
j'étais pauvre. 

Je crus tous les riches mauvais, tous les 
hommes; je n'en voyais guère qui ne fussent 
plus riches que moi. Je tombai dans une misan- 
thropie rare chez les enfants. Dans le quartier 
le plus désert de Paris, le Marais, je cherjj^ . 
les rues désertes... Toutefois dans cette antipa- 
thie excessive pour l'espèce humaine, il restait 
ceci de bon : Je n'avais aucune envie. 

Mon charme le plus grand, qui me remettait 
le cœur, c'était le dimanche ou le jeudi, de lire 



TIRÉ DE MA FAMILLE. 51 

deux, trois fois de suite un chant de Virgile, un 
livre d'Horace. Peu à peu, je les retenais; du 
reste, je n'ai jamai|i pu apprendre une seule 
leçon par cœur. 

Je me rappelle que dans ce malheur accom- 
pli, privations du présent, craintes de l'avenir, 
l'ennemi étant à deux pas (1814!), et mes en- 
nemis à moi se moquant de moi tous les jours, 
un jour , un jeudi matin, je me ramassai sur 
moi-même : sans feu (la neige couvrait tout), ne 
sachant pas trop si le pain viendrait le soir , 
tout semblant finir pour moi, — j'eus en moi , 
sans nul mélange d'espérance religieuse, un pur 
sentiment stoïcien, — je frappai de ma main, 
crevée par le froid, sur ma table de chêne (que 
j'ai toujours conservée), et sentis une joie virile 
de jeunesse ef d'avenir. 

Qu'est-ce que je craindrais maintenant, mon 
ami, dites-le-moi î moi, qui suis mort tant de fois, 
en moi-même, et dans l'histoire. — Et qu'est-ce 
que je désirerais?... Dieu m'a donné, par l'his- 
toire, de participer à toute chose. 

La vie n'a sur moi qu'une prise, celle que j'ai 



52 EXEMPLE TIRÉ DE MA FAMILLE. 

ressentie le 12 février dernier, environ trcmte 
ans après. Je me retrouvais dans un jour sem- 
blable, également couvert de neige, en faee 
de la môme table. Une chose me monta au ocBût: 
c( Tu as chaud, les autres ont froid*. • cela n'est 
pas juste... Oh! qui me soulagera de la dort 
inégalité? » Alors, regardant celle de mes mains 
qui depuis 1813 a gardé la traCe du froid, je me 
dis pour me consoler : « Si tu travaillais avec le. 
peuple, tu ne travaillerais pas pour lui*.. Va 
donc, si tu donnes à la patrie son histoire, je 
t'absoudrai d'être heureux. » 

Je reviens. Ma foi n'était pas absurde; elle 
se fondait sur la volonté. Je croyais à l'avenir, 
parce que je le faisais moi-même. Mes études 
finirent bien et vite ^ J'eus le bonheur, à la sor- 
tie, d'échapper aux deux influences qui pei*daient 
les jeunes gens, celle de l'école doctrinaire, ma- 
jestueuse et stérile, et la littérature industrielle, 

i Je dus beaucoup aux encouragements de mes illustres professears, 
MM. Villemain et Leclerc. Je me rappellerai toujours que M. Yillemain, 
après la lectare d'un devoir qui lui avait plu, descendit de sa chaire, 
et vint avec un mouvement de sensibilité charmante, s*asseoir sur mon 
banc d*éléve, à côté de moi. 



MON ENSEIGNEMENT. 53 

dont la librairie, à peine ressuscitée, accueillait 
alors facilement les plus malheureux essais. 

Je ne voulus point vivre de ma plume. Je 
voulus un vrai métier; je pris celui que mes étu- 
des me facilitaient, l'enseignement. Je pensai 
dès lors, comme Rousseau, que la littérature 
doit être la chose réservée, le beau luxe de la 
vie, la fleur intérieure de Tâme. C'était un grand 
bonheur pour moi, lorsque dans la matinée, j'a- 
vais donné mes leçons, de rentrer dans monfau- 
^ bourg, près du Père-Lachaise, et là paresseu- 
sement de lire tout le jour les poètes, Homère , 
Sophocle, Théocrite, parfois les historiens. Un 
de mes anciens camarades et de mes plus chers 
amis, M. Poret, faisait Igs mômes lectures, dont 
nous conférions ensemble, dans nos longues pro- 
menades au bois de Yincennes^ 

Cette vie insoucieuse ne dura guère moins de 
dix ans, pendant lesquels je ne me doutais pas 
que je dusse écrire jamais. J'enseignais concur- 
remment les langues, la philosophie et l'his- 
toire. En 1821, le concours m'avait fait profes- 
seur dans un collège. En 1827, àeuj ouvrages 



U MON ENSEIGNEMENT. 

qui parurent en même temps, mon Vico et mon 
Précis d'histoire moderne, me firent professeur à 
TÉcole normale ^ 

L'enseignement me servit beaucoup. La ter- 
rible épreuve du collège avait changé mon ca- 
ractère, m'avait comme serré et fermé, rendu 
timide et défiant. Marié jeune, et vivant dans 
une grande solitude, je désirais de moins en 
moins la société des hommes. Celle que je trou- 
vai dans mes élèves, à l'École normale et ail- 
leurs, rouvrit mon cœur, le dilata. Ces jeunes 
générations, aimables et confiantes, qui croyaient 
en moi, me réconcilièrent à Thumanitè. Tétsâs 
touché, attristé souvent aussi, de les voir se suc- 
céder devant moi si rapidement. Â peine m atta- 
chais-je, que déjà ils s'éloignaient. Les voilà tous 
dispersés, et plusjjpurs (si jeunes!) sont morts. 
Peu m'ont oublié; pour moi, vivants ou morts, 
je ne les oublierai jamais. 

Us m'ont rendu, sans le savoir, un service 






MON ENSEIGNEMENT. 55 

immense. Si j'avais, comme historien, un mérite 
spécial qui me soutînt à côté de mes illustres 
prédécesseurs, je le devrais à l'enseignement, 
qui pour moi fut l'amitié. Ces grands historiens 
ont été brillants, judicieux, profonds. Moi, j'ai 
aimé davantage. 
J'ai souffert davantage aussi. JLes,ipi:ÊUïfiSJie 

gardAJ'jmprPsg^ifin Au \rfiva^^'\ma vift Aprft fit "^ ^ 
laborieuse, je suis resté ^ peupleV " ''*'^;;i5^^^^ 

Je le disais tout à l'heure, j'ai crû comme une \ 
herbe entre deux pavés, mais cette herbe a 
gardé sa sève, autant que celle des Alpes. Mon 
désert dans Paris même , ma libre étude et mon 
libre enseignement (toujours libre et partout le 
môme) , m'ont agrandi, sans me changer. Pres- 
que toujours, ceux qui montent, y perdent, parce 
qu'ils se transforment; ils deviennent mixtes,! 
bâtards; ils perdent l'originalité de leur classe,! 
sans gagner celle d'une autre. Le diflBcile n'est 
pas de monter, mais, en montant, de rester soi. 

Souvent aujourd'hui l'on compare l'ascension 
du peuple, son progrès , à l'invasion des Barbor 



\ 



i 



36 AVANTAGES DES BARBARES. 

res. Le mot me plaît, je l'accepte... Barha/tes! 
Oui, c'est-à-dire pleins d'une sève nouvelle, vi^ 
vante et rajeunissante. rSaS^ares Xc'est-àHli^ 
voyageurs en marche versTaTHome de l'avenir, 
j allant lentement , sans doute, chaque génération 
\ avançant un peu , faisant halte dans la mort , 
mais d'autres n'en continuent pas mçins. 

Nous avons, nous autres Barbares, un avan- 
tage naturel ; si les classes supérieures ont la 
culture, nous avons bien plus de c haleur vitale . 
Elles n'ont ni le travailfort, ni l'intensité, l'âpreté, 
la conscience dans le travail. Leurs él^ants écri- 
vains, vrais enfants gâtés du monde , semblent 
glisser sur les nues , ou bien fièrement excen- 
triques , ils ne daignent regarder la terre ; com- 
ment la féconderaient-ils? Elle demande, cette 
terre, à boire la sueur de l'homme, à s'emprein- 
dre de sa chaleur et de sa vertu vivante. Nos 
Barbares lui prodiguent tout cela, elle les aime. 
Eux, ils aiment infiniment, et trop, se donnant 
parfois au détail , avec la sainte gaucherie d'Al- 
bert Durer, ou le poli excessif de Jean-Jacques, 
qui ne cache pas assez Fart; par ce détail miuu- 



MES LIVRES. ' 37 

tieux ils compromettent Teps^mble* U ne faut 
pas trop les blâmer; c'est l'excès de I4 volonté, 
la surabondance d'amour, parfois 1q luxe de 
sève; cette sève, mal dirigée, tourmentée, se 
fait tort à elle-même, elle veut tout donner à la 
fois^ les feuilles, les fruits et leç fleuri, elle 
courbe et tord les rameaux. 

Ces défauts des grands travailleurs se trouvent 
souvent dans mes livres, qui n'ont pas leurs qua- 
lités. N'importe ! ceux qui arrivent ainsi, avec la 
sève du peuple, tf en apportent pas moins dans 
Fart un degré nouveau de vie et de rajeunisse- 
ment, tout au moins un grand effort. Ils posent 
ordinairement le but plus haut, plus loin, que les 
autres, consultant peu leurs forces, mais plutôt 
leur cœur. Que ce soit là ma part dans Ta- 
venir, d'avoir, non pas atteint, mais marqué le 
but de l'histoire, de l'avoir nommée d'un nom que 
personne n'avait dit. Thierry y voyait une nar-- 
ration et M. Guizot une analyse. Je Tai nommée 
r^ufT gcttûa^et ce nom lui restera. 

Qui serait plus sévère que moi , si je faisais la 
critique de mes livres 1 le public m'a trop bien 



58 NOUVEAU NOM DE L'HISTOIRE. 

traité. Celui que je donne aujourd'hui, croit-on 
que je ne voie pas combien il est imparfait?.... 
« Pourquoi, alors, publiez-vous? Vous avez donc 
à cela un grand intérêt ?x> 

Un intérêt?... Plusieurs, comme vous allez 
voir. D'abord, j'y perds plusieurs de mes amitiés. 
Puis, je sors d'une position tranquille, toute 
conforme à mes goûts. J'ajourne mon grand 
livre, le monument de ma vie. 

a Pour entrer dans la vie publique apparem- 
ment? » — Jamais.| Je me suis jugé ! Je n'ai 
ni la santé, ni le talent, ni le maniement des 
hommes. 

« Pourquoi donc alors...? » Si vous voulez le 
savoir absolument, je vous le dirai. 

Je parle, parce que personne ne parlerait à ma 
place. Non qu'il y ait une foule d'hommes plus 
capables de le faire, mais tous sont aigris, tous 
haïssent. Moi, j'aimais encore... Peut-être aussi 
savais-je mieux les précédents de la France; je 
vivais de sa grande vie éternelle, et non d e la^ 
situation^ J'étais plus vivant de sympathies, plus 



LA SITUATION M'A OBLIGÉ DE PARLER. 59 

mort d'intérêts; j'arrivais aux questions avec le 
désintéressement des morts. 
^ Je souffrais d'ailleurs bien plus qu'un autre 
du divorce déplorable que l'on tâche de produire 
entre les hommes, entre les classes^ moi qui les 
j ai tous en moi. 

La situation de la France est si grave qu'il n'y 
avait pas moyen d'hésiter. Je ne m'exagère pas 
ce que peut un livre; mais il s'agit du devoir, et 
nullement du pouvoir. 

Eh bie ni je vois la France baisser d'he ttEg.gfl 
heure , s'abîmer comme une Atlantide. Pendant 
que nous sommes là, à nous quereller, ce pays 
enfonce. 

Qui ne voit, d'Orient et d'Occident, une om- 
bre de mort peser sur l'Europe, et que chaque 
jour, il y a moins de soleil, et que l'Italie a péri, et 
que l'Irlande a péri, et que la Pologne a péri.... 
Et que l'Allemagne veut périr!... Allemagne, 
Allemagne!... 

Si la France mourait de mort naturelle , si 
les temps étaient venus, je me résigneràTs peut- 
être, je ferafs comme le voyageur sur un vaisseau 



40 LA SITUATION M*A OBLIGÉ DE PARLER. 

qui va sombrer, je m'envelopperais la tête, et me 
remettrais à Dieu. . . . Mais la situation n'est pas du 
tout celle-là, et c'est là ce qui m'indign ej^ nfl tre 
ruine est absurde, ridicule, elle ne vient que dé 
nous. Qui a' une lîilératurë, qui domine encore 
la pensée européenne? Nous, tout affaiblis que 
nous sortîmes. Qui a une armée? Nous seuls. • 

^^ L'Angleterre et la Russie, deux géants faibles 
et bouflBs, font illusion à l'Europe. Grands empi- 
res, et faibles peuples ! . . . Que la France soit une, 
un instant ; elle est forte comme le monde. 

La première chose, c'est qu'avant la crise*, 
nous nous reconnaissions bien, et que nous 
n'ayons pas, comme en 1792, comme en 1818, 
à changer de front^de manœuvre et de système, 
en présence d^^^Tenneini. > 
; La seconde chose, c'est que nous nous fiions à 
Lia France, et point du tout à l'Europe. 



> Je n'ai jamais vu dans l'histoire une paix de trente annéei.^Lei 
banquiers qui n*ont prévu aucune révolution (pas même celle de 
Juillet que plusieurs d'entre eux travaillaient), répondent que rien ne 
bougera eo Europe. La première raison, qu'ils en donnent, c'est que 
la paix profite au monde. Au monde, oui, et peu i nous ; les autres 
courent et nous marchons; nous serons dans peu i la qneue. Denxié^ 



LA SIT0ATION M*A OBLIGÉ DE PABLER. 41 

Ici, chacun va chercher ses amis ailleurs *, le 
politique à Londres, le philosophe à Berlin ; le 
communiste dit : Nos frères les Charlistes. — Le 
paysan seul a gardé la tradition du saliit; un 
Prussien pour lui est un Prussien, un Anglais est 
un Anglais. -^ Son bon sens a eu raison, contre 
vous tous, humanitaires! La Prusse, votre amie, 
et l'Angleterre, votre amie, ont bu Tautre jour à 
la France la santé de Waterloo. 

Enfants, enfants, je vous le dis : Montez sur 
une montagne, pourvu qu'elle soit assez haiiié: 
r^ar dez aux quatre vents, vous ne verrez qu*èïî- 
nemis. 

Tâchez donc de vous entendre. La paix perpé- 
tuelle que quelques-uns vous promettent (pen^ 



mement, disent>ils, la guerre ne peut commencer qu*avec tm em- 
prunt, et nous ne l'accorderons pas. Mais, si on la commence avec 
un trésor, comme la Russie en Tait un, si la guerre nourrit la guerre, 
comme au temps de Napoléon, etc. , etc. 

^ Prenez un Allemand, un Anglais au hasard, le plus libéral, par- 
lez-lui de liberté, il répondra liberté. Et puis tâchez un pe^u de voir 
comment ils l'entendent. Vous vous apercevrez alors que ce mot a 
autant de sens qu'il y a de nations, que le démocrate allemand, ati* 
glais, sont aristocrates au cœur, que la barrière des nationalités que 
vous croyez effacée, reste presque entière. Tous ces gens que vous 
croyez si près, sont à cinq cents lieues de vous. 



42 LA SITUATION M'A OBLIGÉ DE PARLER, 

dant que les arsenaux fument!... voyez cette 
noire fumée sur Cronstadt et sur Portsmouth), 
essayons, cette paix, de la commencer entre 
nous. Nous sommes divisés , sans doute, mais 
l'Europe nous croit plus divisés que nous ne 
sommes. Voilà ce qui l'enhardit. Ce que nous 
avons de dur à nous dire, disons-le, versons no- 
tre cœur, ne cachons rien des maux, et cher- 
chons bien les remèdes. 

Un peuple! une patrie! une France!... Ne 
devenons jamais deux nations, je vous prie. 

Sans l'unité, nous périssons. Gomment ne le 
^sentez-vous pasî""^^ 

Français, de toute condition, de toute classe, 
et de tout parti, retenez bien une chose, vous 
n'avez sur cette terre qu'un ami sûr, c'est la 
France. Vous aurez toujours, par-devant la coa- 
lition, toujours subsistante, des aristocraties, 
un crime, d'avoir, il y a cinquante ans, voulu 
délivrer le monde. Ils ne l'ont pas pardonné, et 
ne le pardonneront pas. Vous êtes toujours leur 
danger. Vous pouvez vous distinguer entre vous 
par différents noms de partis. Mais, vous êtes» 



'/.'i.,*r 'r.' .V. : 



LA SITUATION M'A OBLIGÉ DE PARLER. 43 

comme Français^ condamnés d'ensemble. Par- 
devant l'Europe, la France, sachez-le, n'aura ja- 
jgais qu'un seufnom, inexpiable, gui est son ^ 
vrai nom éternel : La Révolution ! 



24 janvier 1846. 



PREMIERE PARTIE. 



fort ^ 

bas ^1^^ 
ost à. "v^^w- 

a vow 



roit. No^:^ 



48 MARIAGE DE L'HOMME 

pas aller. N'y va-t-il pas assez tous les jours de la 
semaine?... Aussi, il se détourne, il va ailleurs, 
il a affaire ailleurs. . . Et pourtant, il y va. 

Il est vrai qu'il passait bien près ; c'était une 
occasion. Il la regarde , mais apparemment il n'y 
entrera pas; qu'y ferait-il?... Et pourtant il y 
entre. 

Du moins , il est probable qu'il n'y travaillera 
pas; il est endimatiché; il a blouse et chemise 
blanches. — Rien n'empêche cependant d'ôter 
quelque mauvaise herbe, de rejeter cette pierre. Il 
y a bien encore cette souche qui gêne, mais il n'a 
pas sa pioche, ce sera pour demain. 

Alors, il croise ses bras et s'arrête, regarde, sé- 
rieux, soucieux. Il regarde longtemps, très-long- 
temps, et semble s'oublier. A la fin, s'il se croit 
observé, s'il aperçoit un passant, il s'éloigne à pas 
lents. A trente pas encore, il s'arrête, se retourne, 
et jette sur sa terre un dernier regard, regard pro- 
fond et sombre ; mais pour qui sait bien voir, il 
est tout passionné, ce regard, tout de cœur, plein 
de dévotion. 

Si ce n'est là l'amour, à quel signe donc le re- 
connaîtrez-vous en ce monde? C'est lui, n'en 
riez point... La terre le veut ainsi, pour produire; 
autrement, elle ne donnerait rien, cette pauvre 



ET DÉ LA TËimÈ. 49 

terre de Francfe, 9ang( bestiaux presque et sans 
engrais. El le rapporte p af|cel|[U^e1le esVàm^ 

V La terre de France appartient à quinze ou 
gtng^ mi mons d e paysans qui la eultj ventyiataTO 
d'Angleterre a une aristocratie de trente-Jeux 
mille personnes qui la font cultiver *. 

Les Anglais n'ayant pas les mêmes racines dans 
le sol, émigrettt où il y a profit. Il disent le paya; 
nous disons la patrie *. Cheï nous, Thomme et 
la terre se tiennent, et ils ne se quitteront pas ; il 
y a entre eux légitime mariage, à la vie, à la mort. 
Le Français a épousé la France. 

La France est une terre d'équité. Elle a géné- 
ralement, en cas douteux, adjugé la terre à celui 
qui travaillait la terre ^. L'Angleterre au contraire â 

1 Et sur ces trente-deux mille, douze mille sont des corporations de 
mâin-morie.— Si Ton oppose à ceci qu'en Angleterre, prés de trois mil« 
lions de personnes participent à la propriété foneiéie, c'est que ee mot, 
outre les terres, désigne les maisons, et les petits terrains, ooars« jar- 
dins d'agrément^ qui sont joints aux maisons, surtout dans les localités 
industrielles. 

* Nos Anglais de France disent le pays pour éviter de dire la pairie. 
V. une page spirituelle et chaleureuse de M. Génin, De» variations 
du langage français, p. 417. 

9 C'est un des caractères spiritualistes de notre Réfolutton. 
L'homme et le travail de l'homme lui ont paru d'ub prix inesCinM^le el 
qu'on ne pouvait mettre en balance avec ctAvi du fonds ; l'homme • 
emporté la terre. Et en Angleterre, U terre a emporté l'homme. Dans 



t 



^ ACQUISITION DE LA TERRE, 

prononcé pour le seigneur, chassé le paysan ; elle 
n'est plus cultivée que par des ouvriers. 

Grave différence morale ! Que la propriété soit 
grande ou soit petite, elle relève le cœur. Tel qui 
ne se serait point respecté pour lui-même, se 
respecte et s'estime pour sa propriété. Ce senti- 
ment ajoute au juste orgueil que donne à ce peuple 
^ f son incomparable tradition militaire. Prenez au 
hasard dâns'^cette i'ouie un pélll journalier qui pos- 
sède un vingtième d'arpent, vous n'y trouverez 
point les sentiments du journalier, du mercenaire; 
• c'est un propriétaire, un soldat (il l'a été, et le se- 
rait demain) ; son père fut de la grande armée. 

La petite propriété n'est pas nouvelle en France 
On se figure à tort qu'elle a été constituée der- 
nièrement, dans une seule crise, qu'elle est un 
accident de la Révolution. Erreur. La Révolution 

les pays même qai ne sont nullement féodaux, mais organisés fv le 
principe du clan celtique, les légistes anglais ont appliqué U M fto- 
dale dans la plus extrême rigueur, décidant que le seigneur n'était pas 
seulement suzerain, mais propriétaire. Ainsi M">« la duchesse de Sa« 
therland s'est fait adjuger un comté d'Ecosse plus grand que le dépar- 
tement du Haut-Rhin, et en a chassé (de 1811 à ISao) trois aiUle 
familles, qui Toccupaient depuis qu'il y a une Ecosse. La ducheasa 
leur a fait donner une Indemnité légère que beaucoup n'ont pas aoeeplée» 
Lire le récit de cette belle opération, que nous devons à l'agent de la du- 
chesse : James Loch, Compte rendu des bonifications faites aux do« 
maines du marquis de StalTord, in-8«, 18S0. M. de Sismondi en 
l'analyse dans ses Études d'économie politique, 18S7. 



AVANT LA RÉVOLUTION 51 

trouva ce mouvement très-avancé, et elle-même 
en sortait. En 1785, un excellent observateur, 
Arthur Young, s'étonne et s'efifraie de voir ici la 
terre tellement divisée. En 1738, l'abbé de Saint- 
Pierre remarque qu'en France « les journaliers 
ont presque tous un jardin ou quelque morceau de 
vigne ou de terre^ » En 1697, Boisguillebert dé- 
plore la nécessité où les petits propriétaires se 
sont trouvés sous Louis XIV de vendre une grande 
partie des biens acquis aux seizième et dix-septième 
siècles. p, . ;., /.- .'/ . ■* '.' • ''^ ^ 

Cette grande histoire, si peu connue, offre ce 
caractère singulier : aux temps les plus mauvais, 
aux moments de pauvreté universelle, où le riche 
même est pauvre et vend par force, alors le pau- 
vre se trouve en état d'acheter; nul acquéreur ne 
se présentant, le paysan en guenilles arrive avec sa 
pièce d'or, et il acquiert un bout de terre. 

Mystère étrange; il faut que cet homme ait un 
trésor caché. .. Et il en a un, en effet : le travail per- 
sistant, la sobriété et le jeùne^ Dieu semble avoir 
donné pour patrîmome à cette indestructible race 
le don de travailler, de combattre, au besoin, sans 

1 Saint-Pierre, t. X, p. 251 (Rotterdam). L'autorité de cet auteur 
peu grave est grave ici, parce qu'il écrivait sur les renseignements 
qa*il avait demandés à plusieurs intendants. 



52 ARRÊTÉE PLUSIEURS FOIS, 

manger, de vivre d'espérance, de gaîté courageuse. 

Ces moments de désastre oîi le paysan a pu ac- 
quérir la terre à bon marché, ont toujours été suivis 
^ d'un élan subit de fécondité qu'on ne s'expliquait 
pas. Vers 1500, par exemple, quand la France 
épuisée par Louis XI semble achever sa ruine eo 
Italie, la noblesse qui part est obligée de vendre; 
la terre, passant à de nouvelles mains, refleurit tout 
à coup ; on travaille, on bâtit. Ce beau moment 
(dans le style de l'histoire monarchique) s'est ap- 
pelé le bon Louis XIL 

Il dure peu malheureusement. La terre est à 
peine remise en bon état, le fisc fond dessus; les 
guerres de religion arrivent qui semblent raser 
tout jusqu'au soU, misères horribles, famines atro- 
ces ou les mères mangeaient leurs enfants !... Qui 
croirait que le pays se relève de là?... Eh bien, la 
guerre finit à peine, de ce champ ravagé, de cette 
chaumière encore noire et brûlée, sort l'épargne 
du paysan. Il achète; en dix ans, la France a 
changé de face; en vingt ou trente, tous les biens 
ont doublé, triplé de valeur. Ce moment, encore 
baptisé d'un nom royal, s'appelle le bon Henri IV 
et le grand Richelieu. 

i Voir Froumenteau : Secret des Anances de France (1581^ PreavAS» 
sartout p. 897-8. 



ET ENCORE AUJOURD'HUI. 35 

Beau mouvement! quel cœur d'homme n'yl 
prendrait part ! Et pourquoi donc faut-il qu'il s'ar- 
rête toujours, et que tant d'efforts, à peine récom- 
pensés , soient presque perdus ! Ces mots le 
pauvre épargne, le paysan achète, ces simples 
mots qu'on dit si vite, sait-on bien tout ce qu'ils 
contiennent de travaux et de sacrifices, de mor- 
telles privations? La sueur vient au front, quand 
on observe dans le détail les accidents divers, les 
succès et les chutes de cette lutte obstinée, quand 
on voit l'invincible effort dont cet homme misé- 
rable a saisi, lâché, repris la terre de France... 
Comme le pauvre naufragé qui touche le rivage, 
s'y attache, mais toujours le flot l'emporte en 
mer; il s'y reprend encore, et s*y déchire, et 
il n'en serre pas moins le roc de ses mains san- 
glantes. 

Le mouvement, je suis obligé de le dire, se ra- 
lentit, ou s'arrêta, vers 1650. Les nobles qui 
avaient vendu, trouvèrent moyen de racheter à vil 
prix. Au moment où nos ministres italiens, un 
Mazarin, un Emeri, doublaient les taxes, les no- 
bles qui rempUssaient la cour, obtinrent aisément 
d'être exemptés, de sorte que le fardeau doublé 
tomba d'aplomb sur les épaules des faibles et des 
pauvres qui furent bien obligés de vendre ou don- 



54 LE PAYSAN 

ner cette terre à peine acquise, et de redevenir des 
mercenaires, fermiers, métayers, journaliers.* P« 
quels incroyables efforts purent-ils, à travers les 
guerres et les banqueroutes du grand roi, du ré- 
gent, garder ou reprendre les terres que noiM 
avons vues plus haut se trouver dans leurs mains 
au dix-huitième siècle, c'est ce qu'on ne part 
s'expliquer. 

Je prie et je supplie ceux qui nous font des lob 
ou les appliquent, délire le détail de lafîmeste réac- 
tion de Mazarin et de Louis XIY dans les pages 
pleines d'indignation et de douleur où l'a coni^ 
gnée un grand citoyen. Pesant de Boisguillebert *. 
Puisse cette histoire les avertir, dans un moment 
où diverses influences travaillent à l'envi pour ar- 
rêter l'œuvre capitale de la France : l'acqui^tion 
de la terre par le travailleur. 

Nos magistrats spécialement ont besoin de 
s'éclairer là-dessus, d'armer leur conscience; 

1 Grand citoyen, éloquent écrivain, esprit positir, qa*il ne faut pas 
confondre avec les utopistes de l'époque. On lui a attribué à tort Hdée 
de la dlmê royale, — Quoi de plus hardi que le commencemeiU da 
son Faetum, et en même temps, quoi de plus douloureux? c'est le 
profond soupir de Tagonie de la France, Boisguillebert le publia en 
mars 1707, lorsque Vauban venait d*ètre condamné en février pour va 
livre bien moins hardi. Gomment cet homme héroïque nVt-il pas ai- 
core une statue à Rouen, qui le reçut en triomphe au retour de soa 
exilT... (Réimprimé récemment dans la Gollectioa des économistes.) 



A FAIT LA TERRE. 55 

i ruse les assiège. Les grands propriétaires, tirés 
Lé leur apathie naturelle par les gens de loi, se 
MHit jetés dernièrement dans mille procès injustes. 
Q s'est créé contre les communes, contre les petits 
propriétaires, une spécialité d'avocats antiquaires 
|ui travaillent tous ensemble à fausser l'histoire 
pour tromper la justice. Us savent que rarement 
les juges auront le temps d'examiner ces œuvres 
le mensonge. Ils savent que ceux qu'ils attaquent 
n'ont presque jamais de titres en règle. Les com- 
[nunes surtout les ont mal conservés, ou n'en 
)nt jamais eu ; pourquoi ? justement parce que 
eur droit est souvent très-antique, et d'une épo- 
{ue où l'on se fiait à la tradition. 

Dans tous les pays de firontière spécialement ^, 
es droits des pauvres gens sont d'autant plus sa- 
Tés que personne sans eux n'aurait habité des 
narches si dangereuses ; la terre eût été déserte, 
1 n'y eût eu ni peuple ni culture. Et voilà qu'au- 
ourd'hui, à une époque de paix et de sécurité, 
^ous venez disputer la terre à ceux sans lesquels 



< AJoatez qa*aa moyen âge, dans la division de tant de provinces, de 
eigneories, de fiefs, qui forment comme autant d'États, la fronHère 
tt partout. Dans des temps même plus récents, la frontière anglaise 
tait au eentEe de la France, en Poitou jusqu'au treizième siècle, en 
Jmousin jusqu'au quatorzième siècle, etc. 



m IL EN EST 

la terre n'existait pas! Vous demandez leurs ti- 
tres; ils sont enfouis; ce sont les os de kurs 
aïeux qui ont gardé votre frontière^i et qui en oc- 
cupent encore la ligne sacrée. 

Il est plus d'un pays en France où le cuUtir^teiv 
a sur la terre un droit qui certes çst le preBMjBf ^e 
tous, celui de l'ayoïr Ëuiie. Je pMe sans figure. 
Voyez ces rocs brûlés, ces arides sommet» dn 
midi; là, je vous prie, où serait la terre sans 
l'homme? La propriété y est toute dan^ le proprié- 
taire. Elle est dans le bras îniaiigaDie qui 



caillou tout le jour, et mêle cette poussière d'un 
peu d'humus. Elle est dans la forte échine di| vi- 
gneron qui du bas de la côte remonte toujours son 
champ qui s'écoule toujours. Elle est dans la dod- 
lité, dans l'ardeur patiente de la femme et de Ten- 
fant qui tirent à la charrue avec un âne. . . Chose pé- 
nible à voir. . . Et la nature y compatit elle-même. 
Entre le roc et le roc, s'accroche la petite vigne. 
Le châtaignier, sans terre, se tient en serrant le pur 
caillou de ses racines, sobre et courageux végétal; 
il semble vivre de l'air, et comme son maître, pro- 
duire tout en jeûnant ^. 

< Je sentis tout cela , lors qu'aa mois de mai 1844 , dlaiit de Wm» 
ta Pay, je traTersais TArdèche, cette contrée si âpre oà rhomat t méé 
toat. La natnre l'avait faite affireuse; grâce à loi, U Tettà ( 
charmante en mai, et même dort to^jovt ui pta léfère. 



AMOUBEtJX. 57 

Oui, rhomme fait la terre; on peut le dire, 
même des pays moins pauvres. Ne l'oublions ja- 
mais , si nous voulons comprendre combien il 
Taime et de quelle passion. Songeons que, des siè- 
cles durant, les générations ont mis là la sueur des 
vivants, les os des morts, leur épargne, leur 
nourriture... Cette terre, où l'homme a si long- 
temps déposé le meilleur de l'homme, son suc et 
sa substance, son effort, sa vertu, il sent bien 
que c'est une terre humaine, et il l'aime comme 
une personne. 

Il l'aime; pour l'acquérir, il consent à tout, 
même à ne plus la voir; il émigré, il s'éloigne, s'il 
le faut, soutenu de cette pensée et de ce souvenir. 
A quoi supposei-^vous que rêve, à votre porte, 

charme moral d'autaiit ptns touchant. Là , on ne dira pas que le sei- 
gneur a donné la t^rre an vilain ; il n*y avait pas de terra. Aussi, com- 
bien mon cœur était blessé de voir encore, sur les hauteurs, ces affreux 
donjons noirs qui ont levé tribut si longtemps sur un peuple si pauvre, 
si méritant, qui ne doit rien qu'à lui. Mes monuments à mol , ceux qui 
me reposaient les yeux, c'étaient dans la vallée les humbles maisons de 
pierre sèche, de cailloux entassés, où vit le paysan. Ces maisons sont 
fort sérieuses, tristes même avec leur petit jardin mal arrosé, indigent 
et maigret; mais les arcades qui les portent, l'escalier à grandes mar- 
ches, le perron spacieux sous les arcades, leur donnent beaucoup de 
style. Justement, c'était la grande récolte ; à ce beau moment de l'an- 
née, on travaillait la soie, le pauvre pays semblait riche ; chaque mai- 
son, sous la sombre arcade, montrait une jeune dévideuse, qui, tout 
en piétinant sur la pédale du dévidoir, souriait de se» jolies dents blan* 
ches et filait de For. 



S8 IL EMPRUNTE 

assis sur une borne^ le commissionnaire savoyard? 
il rêve au petit champ de seigle^ au maigre pâtu- 
rage qu'au retour il achètera dans sa montagne. D 
faut dix ans ! n'importe *... L'Alsacien , pour 
avoir de la terre dans sept ans, vend sa vie, va 
mourir en Afrique *. Pour avoir quelques pieds 
de vigne, la femme de Bourgogne ôte son sein de 
la bouche de son enfant, met à la place un enfant 
étranger, sèvre le sien, trop jeune : c Tu vivras, 
dit le père, ou tu mourras, mon fils ; mais si tu vis, 
tu auras de la terre ! > 

N'est-ce pas là une chose bien dure à dire, et 
presque impie?... Songeons-y bien avant de dé- 
N cider. t Tu auras de la terre, > cela veut dire : 
c Tu ne seras point un mercenaire qu'on prend et 
qu'on renvoie demain; tu ne seras point serf pour 
ta nourriture quotidienne, tu seras libre !... i li- 
bre ! grande parole, qui contient en effet toute di- 
gnité humaine ; nulle vertu sans la liberté. 

tLes poètes ont parlé souvent des attractions de 
l'eau, de ces dangereuses fascinations qui attiraient 
le pécheur imprudent. Plus dangereuse, s'il se 
peut, est l'attraction de la terre. Grande ou petite. 



1 Léon Faacher, La colonie des Savoyards à Paris, Revue des 
Mondes, nov. 18S4, lY, 545. 
' Voir plus bas, p. 70, noie. #^. ' j 

\ r. ' ^ y^U' • . ■' ^ 



/' 



POUR CONTINUER L'ACQUISITION DE LA TERRE, S9 

elle a cela d'étrange, et qui attire, qu'elle est tou- 
jours incomplète; elle demande toujours qu'on 
rarrowrfme.' Il y manque très-peu, ce quartier seu- 
lement, ou moins encore, ce coin... Voilà la tenta- 
tion : s'arrondir, acheter, emprunter . € Amass e 
si tu peu x, n'emprunte pas, dit la raison. » Mais 
cela est trop long, ia pâUlilmi dit : « Emprunte ! » 
— Le propriétaire, homme timide, ne se soucie 
pas de prêter; quoique le paysan lui montre une 
terre bien nette et qui jusque là ne doit rien, il a 
peur que du sol ne surgissent ( car nos lois sont 
telles ) une femme, un pupille, dont les droits 
supérieurs emportent toute la valeur du gage. 
'^Donc, il n'ose prêter. — Qui prêtera? l'usurier du 
lieu, ou l'homme de loi qui a tous les papiers du 
paysan, qui connaît ses affaires mieux que lui, qui 
sait ne rien risquer, etquivoudrabien, d'suoaitié, lui 
prêter? non, lui faire prêter, à sept, à huit, à dix ! 
Prendra-t-il cet argent funeste? Rarement sa 
femme en est d'avis. Son grand-père, s'il le con- 
sultait, ne le lui conseillerait pas. Ses aïeux, nos 
vieux paysans de France, à coup sûr, ne l'auraient 
pas fait. Race humble et pa tiente, ils ne comp- 
taient jamais que sur leur épargne personnelle, 
sur un sou qu'ils étaient à leur nourriture, sur la 
petite pièce que parfois ils sauvaient, au retour 



eO IL SUCCOMBE. 

du marché, et qui la même nuit, allait (comme 
on en trouve encore) dormir avec ses sœurs au 
fond d'un pot, enterré dans la cave. 

Celui d 'aujourd'hui n'est plus cet homme-là ; il 
a le cœur plus haut, il a été soldat. Les grandes 
choses qu u a faites ^ft-cerslëèie "ont habitué à 
croire sans difficulté l'impossible. Cette acqui- 
sition de terre, pour lui, c'est un combSTî^y" 
va commeTla chargé7îrhe rèculSra pSTtl'est sa 
bataille d'Âusterlitz ; il la gagnera, il y auradunud, 
il le sait» il en a vu bien d'autres som l'Ancien. 

S'il a combattu d'un grand cœur, quand il n-y 
avait à gagner que des balles, croye^vous qu'il 
y aille mollement ici, dans ce combat contre la 
terre? Suivez-le avant jour, vous trouvearez toO« 
homme au travail, lui, les siens, sa femme qui 
vient d'accoucher, qui se traîne sur la terre hu- 
mide. À midi,, lorsque les rocs se fendent, lorsque 
le planteur fait reposer son nègre, le nègre volon- 
taire ne se repose pas... Voyez sa nourriture, et 
comparez-la à celle de l'ouvrier ; celui-ci a mieux 
tous les jours que le paysan le dimanche. 

Cet homme héroïque a cru, par la grandeur de 
sa volonté, pouvoir tout, jusqu'à supprimer le 
temps. Mais ici ce n'est pas comme en guerre; le 
temps ne se supprime pas; il pèse, la lutte dure 



SON IRRITATION. 61 

et 86 prolonge entre l'usure que le temps accu- 
mule, et la force de l'homme qui baisse. La terre 
lui rapporte deux, l'usure demande huit, c'est-à- 
dire que l'usure combat contre lui comme quatre 
hommes contre un. Chaque anilée d'intérêt enlève 
quatre années de travail. 

Ëtonnez-vous maintenant si ce Français^ ce 
rieur, ce chanteur d'autrefois, ne rit plus au- 
jourd'hui ! Étonnez-vous, si, le rencftntralat sor 
cette terre qui le dévore, vous le trouvez si sdm- 
bre... Vous passez, vous le saluez cordialement; 
il ne veut pas vous voir, il enfonce son chapeau. 
Ne lui demandez pas le chemin ; il pourrait bien, 
s'il vous répond , vous faire tourner le dos au 
lieu où vous allez. 

Ainsi le paysan s'isole, s 'aijgrit de plus en plus. 
Il a le cœur trop serré pour l'ouvrir à aucun senti-^ 
ment de bienveillance. Il hait le riche^ il hait son 
voisin^ et le monde^ Seul, dans cette misérable 
propriété, comme dans une lie déserte, il devient 
un sauvage. Son insociabilité, née du s^timent 
de sa misère, la rend irrémédiable; elle l'empêche 
de s'entendre avec ceux qui devraient être ses ai- 
des et amis naturels ^, les autres paysans ; il mour- 
rait plutôt que de faire un pas vers eux. D'autre 

1 Je parlerai plus loin ée l'association. Quant aut avantages et to« 



62 L'UOMMR DES VILLES S'ÉLOIGNE. 

part, rhabitant des villes n'a garde d'approcher de 
cet homme farouche; il en a presque peur : « Le 
paysan est méchant , haineux, il est capable de 
tout... Il n'y a pas de sûreté à être son voisin. » 
Ainsi, de plus en plus les gens aisés s'éloignent, 
ils passent quelque temps à la campagne, mais ils 
n'y habitent pas d'une manière fixe; leur domicile 
est à la ville. Ils laissent le champ libre au ban- 
quier de village, à l'homme de loi, confesseur 
occulte de tous et qui gagne sur tous. < Je ne 
veux plus avoir affaire à ces gens-Jà, dit le pro- 
priétaire ; le notaire arrangera tout, je m'en rap- 
parte à lui; il comptera avec moi, et donnera, di- 
visera, comme il voudra, le fermage. » Le notaire, 
dans plusieurs endroits, devient ain si Te^ 



mîerVrïïnîqi^^ entre le propriétaire 

rîcTié et le lâbo^ur le pay-^ 

san. Pour échapper au servage du propriétaire 
qui, généralement savait attendre, et se laissait 
payer très-longtemps de paroles, il a pris pour 
maître l'homme de loi, l'homme d'argent, qui ne 
connaît que l'échéance. 

La malveillance du propriétaire ne manque 
guère d'être justifiée près de lui par les pieux per- 

convénients économiqaes de la petite propriété, qui sont étrangers à 
mon sqiet, V. Gasparin, Passy, Dareau Delamalle, etc. 



ON CALOMNIE LE PAYSAN. H3 

sonnages que reçoit sa femme. Le matérialisme du 
paysan est le texte ordinaire de leurs lamentations : 
€ Âge impie, disent-ils, race matérielle ! ces gens- 
là n'aiment que la terre ! c'est toute leur religion ! y^ 
ils n'adorent que le fumier de leur -champ ! ... » ' 
Malheureux pharisiens, si cette terre n'était que de 
la terre, ils ne l'achèteraient pas à ces prix insensés, 
elle n'entraînerait pas pour eux ces égarements, 
ces illusions. Vous, hommes de l'esprit et point 
matériels, on ne vous y prendrait pas; vous cal- 
culez, à un franc près, ce que ce champ donne 
en blé ou en vin. Et lui, le paysan, il y ajoute 
un prix infini d'imagination ; c^ lui qui donne 
ici trop à l'esprit, lui qui est le poëte... Dans 
cette terre sale, infime, obscure, il voit distîncte^'^ 1 
""ment relulr(rror^de Ta^TîBeHe^ | 

qui connaît les vices obligés HeTêsclaverc^est ia" 
vefl^jfassibkrt^SeTajS^^ de- 

vient prof)fTélaire, se respecte, s'élève dans son 
estime, et la voilà changée ; elle récolte de sa terre 
une moisson de vertus. La sobriété du père, l'éco- 
nomie de la mère, le travail courageux du fils, la 
chasteté de la fille, tous ces fruits de la liberté, 
sont-ce là, je vous prie, des biens matériels, sont- 
ce des trésors qu'on peut payer trop cher ^ ? 

^ Le paysan n*est pas quitte. Voici venir, après le prêtre, l'arUsle 

4. 



64 NOBLESSE ET MISÈRE 

Hommes du passé, qui vous dites les hommes 
de la foi, si vous Têtes vraiment, reconnaissez que 
ce fupmeJDi celle qui^ de nos jours, par le bra^ 
de ce peuple défendit la liberté du monde contre 
le moMTirième. Ne parlez pas toUjoilrs, je vous 
prie, de chevalerie. Ce fut une chevalerie , et la 
plus fière, celle de nos paysans-soldats... On dit 
que la Révolution a supprimé la noblesse ; miàs 
c'est tout lé contraire, elle a fait trente-quatre 
millions de nobles. . . Un émigré opposait la gfdre 
de ses ancêtres ; un paysan, qui avait gagné des 
batailles, répondit : « Je suis un ancêtre ! » 
" Ce peuple est noble, après ces grandes choses(; 
l'Europe est restée roturière. Mais cette noblesse, 
il faut que nous la défendions sérieusement : elle 
est en péril. Le paysa n, devenanUe serf de j^uâu- 
rier, ne serait pas misérable seulement, il bûsserait 
^fecœur. Un triste débilëiîr,îhquîët, trehiBlant, qui 
a peur de rencontrer son créancier et qui se cache, 
croyez-vous que cet homme-là garde beaucoup de 

pour le ftlonmler, Ttrliste néo-catholique, cette race împuissnite do 
pleoreura du nojea âge, «lai ne saitaitre chose que plever et copier... 
Plearer les pierret, car pour les hommes, qu'ils meurent de faim, sMIs 
teulent. Comme si le mérite de ces pierres n'était pas de rappeler 
rhomme et d'en porter fempreinte. Le paysan, pour ee mondée, n*MI 
qu'on démolisseur. Tout \ieux mur qu'il abat, toute pierre qu'a remnée 
U cbame, était une incomparable mine. 



l 



[m PATSAK FRAKÇUIS.' 6Bi 

courage ? Qae fterait-H^e d'une ra ce élevée ainsi , 
sous l a terreur des j ui fs, et dont les émotions se- 
iSent celles fie la contrainte, de Ia'8aîsiie7cîeTe£^ 
propng tion. 



11 faut que les lois changent ; il faut que le droit 
subisse cette haute nécessité politique et morale. 

Si vous étiez des Allemands, des Italiens^ je 
vous dirais : « Consultez les légistes : vous n'avez 
rien à observer que les règles de l'équité civile. » 
— Maij j^oris^ètffS l a Frannft;.yo<ii^ n'ètesj>as une 
nation settletfient. vous êtes un principe, un jrrând 
' pnncipe politique. H faut le défen dre à tout prix- 
nSomme principe, il vous fout vivre. \^^"poifrle 
salut du monde ! 

Au second rang par l'industrie, vous êtes au ^^ 
premier dans l'Europe par cette vaste et profonde | 
légion de paysans propriétaires soldats , la plus J 
forte base qu'aucune nation ait eue depuisl'empire 
romain. C'est par là que la France est formidable 
au monde, et secourable aussi; c'est là ce qu'il 
regarde avec crainte et espoir. Ou'est-<;e en effet? 
l'armée de l'avenir, au jour où viendroîïlKsIBaï^ 
xares. 

One chose rassure nos ennemis; c'est que cette 
grande France muette qui est dessous, est depuis 
longtemps dominée par une petite France, bruyante 



66 SA SUPERIORITE. 

et remuante. Nul gouvernement, depuis la Révo- 
lution, ne s est préoccupé de Imtérët affricole. 
L'industrie, sœur cadette de ragricult ure^ a ^ îT 
oublier son aînée. La Résfaûràlion lav^^ la pro- 
priété, mais la grande propriété. Napoléon même, 
si cher au paysan et qui le comprit bien, com- 
mença par supprimer l'impôt du revenu qui attei- 
gnait le capitaliste et soulageait la terre ; il effiiça 
les lois hypothécaires que la Révolution avait Êdfes 
pour rapprocher l'argent du laboureur. 

Aujourd'hui, le capitaliste et l'industriel gou- 
vernent seuls. L'agriculture, qui compte pour moi- 
tié et plus dans nos recettes , n'obtient dant nos 
dépenses qu'un cent huitième ! La théorie ne la 
traite guère mieux que l'administration; elle s'in- 
quiète surtout de l'industrie et des industriels. 
Plusieurs de nos économistes disent le travailleur 
pour dire Y ouvrier, oubliant seulement vingt-quatre 
millions de travailleurs agricoles. 

Et cependant le paysan n'est pas seulement la 
partie la plus nombreuse de la nation , c'est la plus 
forte, la plus saine, et, en balançant bien le phy- 
\ sique et le moral, au total la meilleure^. Dans l'af- 
faiblissement des croyances qui le soutinrent jadis, 

* La population urbaine qui ne fait qa*an cinquième de la 
fooniit lei deox cinquièmes dea aecnsés* 



SA SUPËiUORlTË. 67 

d)andonné à lui-même, entre la foi ancienne qu'il 
n'a plus et la lumière moderne qu'on ne lui donne 
pas y il garde pour soutien le sentiment natîanaU^ 
la grande ffad ition miHtaire, quelque chose de 
l'honneur du soldat. Il est intéressé, âpre en affaire 
SanTiîouteTqî^^ y trouver à dire , quand on 
sait ce qu'il souflfre?... Tel qu'il est, quoi qu'on 
puisse lui reprocher parfois, comparez-le, je vous 
prie, dans la vie habituelle, à vos marchands qui 
mentent tout le jour, à la tourbe des manufac- 
tures. 

Homme de la terre, et vivant tout en elle, il 
semble fait à son image. Gomme elle, il est avide; 
la terre ne dit jamais : assez. Il est obstiné, autant 
ju'elle est ferme et persistante ; il est patient , à 
son exemple, et non moins qu'elle, indestructible; 
tout passe, et lui, il reste. . . Appelez-vous cela des 
léfauts?Eh! s'il ne les avait pas, depuis long- 
temps vous n'auriez plus de France. 

Voulez-vous juger nos p^sans? regardez-les, 
lu retour du service milKsore ! vous voyez ces sol- 
lats terrib les, les premiers du monde, qui rêve-" 
lant à peine d^Âfrique, de la guerre des lions, se 
nettent doucement à travailler, entre leur sœur et 
eur mère , reprennent la vie paternelle d'épargne 
ît de jeûne, ne font plus de guerre qu'àeux-mémes. 



68 PEUT-IL RESTER 

Toud les Ycryez^ sans plainte , sans violence, cher-* 
cher par les moyens les phis honorables Taecôm- 
plissement de l'oeuTre sainte qui fait la force delà 
France : je veux dire, le mariage de Iliomnie et de 
la terre. 

La France tout entière, si elle avait le vrw 
sentiment de sa mission, aiderait à ceux qui conti- 
nuent cette œuvre. Par quelle fatalité faut-^il 
qu'elle s'arrête aujourd'hui dans leurs mains ^ !... 
Si la situation présente continuait, le paysan^ loin 
d'acquérir, vendrait, comme il fit au milieu du diiD- 
septième siècle, et redeviendrait mercenaire. Detix 
cents ans de perdus L . . Ce ne serait pas là la chtite 
d'une classe d'hommes, mais celle de la patrie. 

Ils paient plus d'un demi-milliard à l'État cha- 
que année! un milliard à l'usure î Est-ce tout? 
Non, la charge indirecte est peut-être aussi forte, 
celle que l'industrie impose au paysan par ses 
douanes, qui repoussant les produits étrangers, 
empêchent aussi nos denrées de sortir. 
-^ Ces hommes si laborieux sont les plus mat 

f Elle 8*arrèle, on Biéme rêenle. M. Hipp. Vaasj assure (Médu Aoatf. 
poMt. II, 30i) que de l»i5 i 1835, le nombre des propriétaires» cmb- 
paré à celui du resle de la population , a diminué de 2 1/3 pour O/O, 
ou i'M* quaramtihne, — II part du recensement de 1818. Mais C6 m^ 
ccniMmeiit est-ii «tact? esMl plus sérieux que eeliii de 1826, que Im 
tableaux du mouvement de la population, au temps de l'Empire, etc.? 
V. Villermé, Journal des Économistes, n» 49, mai 1845. 



miOPRI^TAIRE? 69 

notirris. Point deyiaade; nos éleveurs (qui sont au 
fond des industriels) empêchent Tagriculteur d'en 
manger^, dam l'intérêt de r agriculture. Le der- 
nier ouvrier mange du pain blanc: mais celui qui 
fait venir le blé , ne le mange que noir. Ils font le 
vin , et la ville le boit. Que dis-je ! le monde çn- 
tier boit la joie à la coupe de la France, excepté le 
vigneron français^. 

L'industrie de nos villes a obtenu récemment 
un soulàgemeat considérable , dont le poids re- 
tombe sur la terre, au moment où la petite indus- 



*■ Et qui lui Tendent à ii ^ant prix son wpàqae taehd et set iNBiifi de 
laboar. — Les éleveurs disent : Point d'agriculteurs sans engrais, ni 
d*engrais sans bestiaux. — Hs ont raison , mais contre eux-mêmes. No 
changeant rien et n*améUeraiit rlea (sasf pour la produelioB de Ivxe 
et les succès de gloriole), maintenant les prix élevés pour les qualités 
inférieures, ils empêchent tous les pays pauvres d*ac1ieter les petits bes- 
tiaux qui leur conviennent , â*obteoir les engrais qui leur sont néces- 
saires ; rhomme et la terre, ne pArant réparer leurs forces, languis- 
sent d*épuisement. 

s On se rappelle le calcul de Paul-Louis Courrier, qui trouvait qu'au 
total, Tarpent de vigne rapportait 150 fr. au vigneron et 1,S00 fr. au 
fisc. Cela est exagéré. Mais, en récompense, il faut ajouter que cet ar- 
pent est aujourd'hui bien plus endetté qu'en 1820. — Point de métier 
plus pénible cependant, ni qui mérite mieux son salaire. Traversez la 
Bourgogne au printemps ou à l'automne ; vous faites quarante lieues 
à travers un pays deux fois par an remué, bouleversé, déplanté, replanté 
d'écbalas. Quel travail 1... El pour qu'à Bercy, à Rouen, ce produit qui 
a taut coûté, soit falsifié et déshonoré ; un art infâme calomnie la nature 
et la bonne liqueur ; le vin est aussi maltraité que le vigneron. 



70 IL PORTE ENVIE 

trie des campagnes, l'humble travail de la fileuse, 
L est tué par la machine à lin. 

Le paysan^ perdant ainsi ^ une à une^ sesm-t 
dustries, aujourd'hui le lin, demain la soie peut- 
être, a grand'peine à garder la terre; elle lui 
échappe, et elle emporte avec elle tout ce qu'il y a 
mis d'années laborieuses, d'épargne, de sacrifices. 
C'est de sa vie elle-même qu'il est exproprié. S'il 
reste quelque chose , les spéculateurs l'en débar- 
rassent; il écoute, avec la crédulité du malheur, 
toutes les fables qu'ils débitent; Alger produit le 
sucre et le café ; tout homme en Amérique gagne 
dix francs par jour; il faut passer la mer; qu'im- 
porte? l'Alsacien croit, sur leur parole, que l'Océan 
n'est guère plus large que le Rhin*. 

1 G*esl ce qu'an Alsacien disait en propres termes à on de met «ttis 
(septembre 1845). — Nos Alsaciens qui émigrent ainsi, vendent le pe« 
quMls ont au départ ; le juif est 1^ point pour acheter. Les Allemands 
tâchent d'emporter leurs meubles ; ils voyagent en chariots, comme les 
Barbares qui émigrérent dans l'empire romain. Je me rappelle qa*an Jour, 
en Souabe, dans un jour trés-chaud, trés-poudreux, je rencontrai «n 
de ces chariots d'émigrants, plein de coffres, de meubles, d'effets en- 
tassés. Derrière, un tout petit chariot, attaché au grand, traînait in 
enfant de deux ans, d'aimable et douce figure. 11 allait ainsi pleurant, 
sous la garde d'une petite sœur qui marchait auprès, s^mas pouvoir 
l'apaiser. Quelques femmes reprochant aux parents de laisser lear en- 
fant derrière, le père fit descendre sa femme pour le reprendra» Cet 
gens me paraissaient tous deux abattus, presque insendblês, morts 
d'avance, de misère? ou de regrets? Pouvaient-ils arriver Jamais? 
cela n était guère probable* Et l'enfant? sa frète voilare inre- 



A L'OUVRIER. 71 

Avant d'en venir là, avant de quitter la France, 
toute ressource sera employée. Le fils se vendra *. 
La fille se fera domestique. Le jeune enfant en- 
trera dans la manufacture voisine. La femme se 
placera comme nourrice dans la maison du bour- 
geois^, ou prendra chez elle l'enfant du petit mar- 
chand, de l'ouvrier même. 

raii-elle dans ee long voyage? je n'osais me le demander.... Un seol 
membre de la famille me paraissait vivant, et promettait de durer ; 
c'était un garçon de quatorze ans, qui, à ce moment même, enrayait 
pour nne descente. Ce garçon à chevenx noirs, d'un sérienx pas- 
sionné, semblait plein de force morale, d'ardeur; du moins, je le 
jugeai ainsi. II se sentait déjà comme le chef de la famille, sa provi- 
dence et chargé de sa sûreté . La vraie mère était la sœur ; elle en 
remplissait le rôle. Le petit, plenrant dans son berceau, avait son rôle 
aussi, et ce n'était pas le moins important ; il était l'unité de la famille, 
le lien du frère et de la sœur, leur nourrisson commun ; en son petit 
chariot d'osier, il emportait le foyer et la patrie ; là devait tovgourt, 
s'il durait, jusque dans un monde inconnu, se retrouver la Souabe... 
Ah ! que de choses, ils auront, ces enfants, à faire et à souffrir I En 
regardant l'aîné, sa belle tète sérieuse, je le bénis de cœnr, et le douai, 
autant qu'il était en moi. 

1 On méprise trop ces remplaçants. M. Vivien qui, comme membre 
d'une commission de la Chambre, a fait une enquête à ce svûe^» ™*a 
fait rhonneur de me dire que leurs motifs étaient souvent trés-louables, 
venir en aide à la famille, acquérir une petite propriété, etc. 

s Aucun peintre de mœurs, romancier, socialiste, que je sache, n'a 
daigné nous parler de la nourrice. Il y a pourtant là une triste histoire 
qu'on ne connaît pas assez. On ne sait pas combien ces pauvres fem- 
mes sont exploitées et mal menées, d'abord par les voitures qui les 
transportent (souvent à peine accouchées], et ensuite par les bureaux 
qui les reçoivent. Prises comme nourrices tur lieu^ il faut qu'elles 
renvoient leur enfant, qui souvent en meurt. Elles n'ont aucun traité 

5 



72 IL PORTE ENVIE A L'OD\*RïER. 

L'ouvrier, pour peu qu'il gagne bien jajjtfu-fist ,.. 
f oiBjet de Tenvie du paysan. Lui qui appelle bour- 
geois le fabricant, il est un bourgeois pour 
l'homme de la campagne. Celui-ci le voit le di- 
manche se promener vêtu comme un Monsieur, 
Attaché à la terre, il croit qu'un homme qui porte 
avec lui son métier, qui travaille sans s'inquiéter des 
saisons, de la gelée ni de la grêle, est libre comme 
l'oiseau. Il ignore et ne veut point voiries servitudes 
de l'homme d'industrie. Il en juge d'après le jeune 
ouvrier voyageur qu'il rencontre sur les routes, 
faisant son tour de France, qui gagne à chaque 
halte pour le séjour et le voyage, puis, reprenant 
la longue canne de compagnonnage et le petit pa- 
quet, s'achemine vers une autre ville en chantant 
ses chansons. 

avec la famille qui les loue, et peuvent être renvoyées au premier ca- 
price de la mère, de la garde, du médecin ; si le changement d'air et 
de vie leur tarit leur lait , elles sont renvoyées sans indemnité. Si elles 
restent, elles prennent ici les habitudes de Taisance, et souffrent infi- 
niment quand il leur faut rentrer dans leur vie pauvre ; plusieurs se font 
domestiques pour ne plus quitter la ville, elles ne rejoignent plua leur 
mari, et la Tamille est rompue. 



CHAPITRE II. 

^ Senritudes de Touvrier dépendant des machines. 

€ Que la ville est brillante ! que la campagne est 
triste et pauvre ! » Voilà ce que vous entendez dire 
aux paysans qui viennent voir la ville aux jours de 
fête. Ils ne savent pas que si la campagne estpat^* 
vre, la vUle, avec tout son éclat, est peut-être plus 
nkisérable ^. Peu de gens au reste font cette dis- 
tinction. 

Regardez le dimanche^uxb^ig res ces deu x 
foule s qui vont en s ens inverse, Touvrier vers la 
campagne, le paysan^veirala vUlg. Entre ces deux 
mouvements qui semBlentanalogues, la différence 

1 Distinction posée fort nettement dans l*oavrago de TesUmable (et 
regrettable!) M. Buret : De la misère, etc., 1840. 11 a peut-être dans 
cet ouvrage accueilli trop facilement les exagérations des enquêtes 
anglaises. 



74 LE PAYSAN 

est grande. Celui du paysan n'est pas une simple 
promenade ; il admire tout à la ville, il désire tout, 
il y restera, s'il le peut. 

Qu'il y regarde. La campagne, une fois quittée, 
on n'y retourne guère. Ceux qui viennent comme 
dumestlques et qui partagent la plupart des jouis- 
sances des maîtres, ne se soucient nullement de 
revenir à leur vie d'abstinence. Ceux qui se font 
ouvriers des manufactures voudraient retourner 
aux champs, qu'ils ne le pourraient; ils sont en 
peu de temps énervés, incapables de supporter les 
rudes travaux, les variations rapides du chaud; du 
froid : le grand air les tuerait. 

Si la ville est tellement absorbante, il ne fkit 
p»Hroprf en accuser, ce semble; elle repousâie ïe 
paysan autant qu'il est en elle, par des octrois ter- 
ribles, par l'énorme cherté du prix des vivres. Ask 
siégée par ces foules, elle essaie ainsi de chasser 
l'assaiUant. Mais rien ne le rebute; nulle condi- 
tion n'est assez dure. Il entrera, comme on «iwt- 
dra, domestique, ouvrier, simple aide des machines 
et machine luinmême. On se rappelle ces aaoîmH- 
nés populations italiques qui, dans leur frénétique 
►désir d'entrer dans Rome, se vendaient comme es- 
claves, poury devenir plus tard affranchis, citoyens. 

Le paysan ne se laisse pas effrayer p^ ies 



ÉMIGRÉ DANS LA VILLE. 18 

plaintes de Tôuvrier, par les peintures terribles 
qu'on lui feit de sa situation. Il ne comprend pas^ 
lui qui gagne un franc ou deux > qu'avec defe 
sfdaire$ de trois, quatre ou cinq francs, on puisse 
être misérable. < Mais les variations du travail? 
les chômages? ]> Qu'importe? il économisait sur 
ses faibles journées, combien plus aisément sur 
un si gros salaire il épargnera pour le mauvais 
temps ! 

Même enjmettanUte ^in à part, la 
^d ouceà la vil le. On y travaille généralement à cour 
verti cela seul, d'avoir mrtoitisur la fete^ semble 
une grande amélioration. Sans parler de la chaleur, 
le froid dans nos climats est une souffrance, pour 
ceux même qui y semblent le plus habitués. J'ai 
passé pour ma part bien des hivers sans feu, ^ans 
être moins sensible au froid. Quand lagelée cessait, 
j'éprouvais un bonheur auquel peu de jouysances 
sont comparables. Au printemps, c'était un ravis- 
sement. Ces changements de saisons, s i indiflfé ** 
rents pour lès riches, font leionîdela vie du pau-r 
_yré, ses vrais événements^ 

Le paysan gagne encore en entrant à la ville, 
«♦us le^ rapp o rt de fa- T iuuiTilurë ljSlfe^é^ sinon 
|4us.jaîap7^T^oiS plus savoureuse. Il n'est pas 
rare, dans h(s premiers mois du séjour, de le voir 



76 LE PAYSAN ÉMIGRÉ 

engraisser. En récompense, son teint change, et 
ce n'est pas fn bien, fi'çgt qu'il a perdu, dans s a 
tranapla ntMipn. imft chosc très-vitale» et même 
nutritive, qui seule explique comment les travail- 
leurs de la campagne restent forts avec des aliments 
très-peu réparateurs; r'pftft (^hns e^ c'est Tair li bre, 
Fnir pur, rafi*^' ^i_sans cesse, renouvelé des p ar- 
f^iffi}^ Yégfttaiiyi L'âir des villes est-il aussi mal- 
sain qu'on le dit, je ne le crois pas; mais il l'est à 
coup sûr dans les misérables logis où s'entassent 
la nuit un si grand nombre de pauvres ouvriers, 
entre les filles et les voleurs. 

Le paysan n'a pas compté cela. Il n^aj^asconmté 
davantage qu'en gagnant plus d'argent à la yille^ il 
perdrait son fr^r^îrio^^^^^ l'épargne, l'ava- 

' rice, s'il faut trancher le mot. Il est fecîîê d^ëpar- 
gner^Tofn" des tentations déTlépeiose, lorsqu'un 

~ seùf plaisir se pr^sente,^^^^^^ Mais 

combien est-ce difficile, quelle force faut-il, quelle 
domination de soi-même, pour tenir l'argent cap- 
tif et la poche scellée, quand tout sollicite a l'ou- 
jvrir! Ajoutez que la Caisse d'épargne qui garde 
un argent invisible, ne donne nullement les émo- 
tions du trésor que le paysan enterre et déterre 
avec tant de plaisir, de mystère et de peur ; encore 
moins, y a-t-il là le charme d'une jolie pièce /de 



DANS LA VILLE ET SE FAIT OUVRIER. 77 

terre qu'on voit toujours, qu'on remue toujours, 
qu'on veut toujours étendre. 

Certes, l'ouvrier a besoin d'une grande vertu 
pour épargner. S'il est facile, bon enfant et se 
laisse aller aux camarades, mille dépenses va- 
riables emportent tout, le cabaret, le café et le 
reste. S'il est sérieux, honnête, il se marie dans 
quelque bon moment, où l'ouvrage va bien ; la 
femme gagne peu, puis rien, quand elle a des 
enfants ; l'homme à l'aise quand il était garçon, 
ne sait comment faire face à cette dépense, fixe, 
accablante qui revient tout les jours. 

IL^^avait jaydis, outrQ les-i^ 
autre barrière qui repoussait Ija^iaysan des villes et 
rempéctisdtidïï"seiSafil3uvrier; ce^ barrière était 
i F^dîfïîcuKe d^é^^^ im métier, la longueur 

deTapprentissage, l'esprit dj|X(slBSaajiç§ co^^^^ 
fréries et corporations. Les familles industrielles 
*prenment^ le plus souvent leurs en- 

fants qu'elles échangeaient entre elles. Aujourd'hui 
de nouveaux métiers se sont créés, qui ne deman- 
dent guère d'apprentissage et reçoivent un homme 
quelconque. Le véritable ouvrier, dans ces mé- 
tjers, c'est la machine ; l'homme n'a pas besoin de 
beaucoup de force, ni d'adresse; iJL^st là seu^» 
lement pour surveiller, aider cet ouvrier de f©p.> 



i" 



78 INFLUENCE DtMOCRATIÛUE 

Cette malheureuse population asserrie aux insK 
chines comprend q uatre cent mille âmes ^ ou un 
peu plus ^. ti^est envu'on la quinzième partie 

1 Ceux qui étendent ce chiffre, y comprennent des ouvriers oo€a« 
pés, il est vrai, dans les manufactures qui emploient des machines, 
mais nullement asservis aux machines. Ceux-ci sont et seront toujours 
une exception.— L'extension du maehinitme (pour désigner ce système 
d'un mot) est-elle à craindre? L>l!ïachine doit-elle tout envahir? La 
rvàuce deviendra-t-elle sous ce rapport une Angleterre? — A ces 
questions graves, je réponde sânrhésiterjJ{iiUL. Il ne faut pas juger 
de Textension de ce système par l'époque de la grande guerre euro- 
péenne où il a été surexcité par des primes monstrueuses que le com- 
merce ordinaire n'offre point. Éminemment propre à abaisser le prix 
des objets qui doivent descendre dans toutes les clalses, il a répondu à 
un besoin immense, celui des classes inférieures, qui, dans un moment 
d'ascension rapide, ont voulu tout d'abord avoir le comfortable, le 
brillant même, mais en se contentant d'un brillant médiocre, soayent 
▼ulgaire, et, comme on dit, de fabrique. Quoique, par un effort admi- 
rable, la manufacture se soit élevée à des produits très-beaux qu'on 
ne pouvait attendre, ces produits, fabriqués en gros et par des moyens 
uniformes, sont irrémédiablement marqués d'un caractère monotone. 
Le progrès du goût rend sensible cette monotonie, et la fait parfois 
trouver ennuyeuse. Telle œuvre irrégulière des arts non mécaniques 
charme l'œil et l'esprit plus que ces irréprochables chefiHl'œaYre in- 
dustriels qui rappellent tristement par l'absence de vie le métal qui fat 
leur père, et leur mère, la vapeur. 

Ajoutez que chaque homme maintenant ne veut plus être ieliê elaae^ 
mais Ul Aornuie, il veut être lui-même ; par suite, il doit souvent faire 
moins de cas des produits fabriqués par elauet, sans individualité qui 
réponde A la sienne. Le monde avance dans cette rout^f-ebactm vent, 
W wt en ooiy pranaal mlaux le général, caractériser s^ individuaiiii:^^ 
est très-vraisemblable que,toute chose égale d'ailleurs, onpréféfîenrXox 
fabrications uniformes des machines les produits variés sans cesse quiv 
portent TempreiBte de la personnalité humaine,qui pour aller A l'homme, 



DE LA MANUFACTURE. 79 

dé tios ouvrieî*». Tout ce.qui.na.MLriçîL.?^'*^ 
vient B^offirir aux manufactures pour servir let 
Ti!m*în^:TTîrsll en^^ l é salaire j ai^ 

plus il sont misérables. D'autre part, la maiv 
^ chandiséT Mîîquée ainsi à vil prix, descend a 
la portée des pauvres, en sorte que la misëjpe do 
Touvrier-machine diminue quelque peu la misère 
dôs ouvriers et paysans, qui très-probablement 
sont soixante-dix fois plus nombreux. 

C'est ce que nous avons vu en 1842. La fila- 
ture était aux abois. Elle étouffait; les magasins 
crevaient, nul écoulement. Le fabricant teitifié 
n'osait ni travailler, ni chômer avec ces dévorantes 
machines; Tusure ne chôme pas; il faisait des 
demi-journées, et il encombrait l'encombrement. 
Les prix baissaient, en vain ; nouvelles baisses, 
jusqu'à ce que le coton fût tombé à six sols. ^ . . Là, 
il y eut une chose inattendue. Ce mot six sols, fiit 
un réveil. Des millions d'acheteurs, de pauvres 
gens qui n'achetaient jamais, se mirent en mouve- 

et changer, comme il change, partent de Thomme immédiatement. -^ 
Là est le véritable avenir de la France industrielle, bien plus que dans 
la fabrication mécanique où elle reste inférieure. — Au reste, les deux 
systèmes se prêtent un mutuel appui. Plus les premiers besoins seront 
satisfaits à bas prix par les machines, plus le goût s*élèvera au-dessus 
des produits du machinisme, et recherchera les produits d*un art tout 
personnel. 

5. 



80 INFLUENCE DÉMOCRATIQUE 

^ ment. On vît alors qvif^l iminfinsp. fitjuig^BUon- 
sommat eur es\t Ifi pe"pliff, qnifl"^ ^^ «'^" ^^^*^ Les 
magasins furent vidés d'un coup. Les machines se 
remirent à travailler avec furie ; les cheminées fu- 
mèrent... Ce fut une révolution en France, peu 
remarquée, mais grande ; révolution dans la pro- 
preté, embellissement subit dans le ménage pau- 
vre; linge de corps, linge de lit, de table, de 
fenêtres : des classes entières en eurent, qui n'en 
avaient pas eu depuis l'origine du monde. 
I On le comprend assez, sans autre exemplgjJa. 
I machijQiu qui SPimhlft nne..foEce toujtjri^ 
I par la centralisation des capitaux qu'elle suppose, 
n'ignjst j|as moins, par le boii m arcfié et la vul - 
^arisation de ses procTuîtsrûntrès-puissant agent 
du progrès démocraitî^ué ; elle met a la portée 
des plus pauvres une foule d'objets d'utilité, de 
luxe même et d'art, dont ils ne pouvaient appro- 
cher. La laine, gracie à Dieu, a descendu partout 
au peuple et le réchauffe. La soie commence à le 
parer. Mais la grande et capitale révolution a été 
l'indienne. Il a fallu l'effort combiné de la science 
et de l'art pour forcer un tissu rebelle, ingrat, le 
coton, a subir chaque jour tant de transformations 
brillantes, puis transformé ainsi, le répandre par- 
tout, le mettre à la portée des pauvres. ToutQ 



DE LÀ MANUFACTURE. 81 



femme portait jadis une robe bleue ou noire qu'elle \ 



gardait dix ans sans la laver^ de peur qu'elle ne 
s'en allât en lambeaux. Aujourd'hui, son mari, 
pauvre ouvrier, au prix d'une journée de travail, 
la couvre d'un vêtement de fleurs. Tout ce peuple 
de femmes qui présente sur nos promenades une 
éblouissante iris de mille couleurs, naguère était 
en deuil. 

Ces changements qu'on croit futiles, ont une 
portée immense. Ce ne sont pas là de simples 
améliorations matérielles, c'est un progrès du 
peuple dans l'extérieur et l'apparence, sur les- 
quels les hommes se jugent entre eux ; c'est, pour 
' ainsi parler^J^e^/iJ^^^ Il s'élève par là à des 
idées nouvelles qu'autrement il n'atteignait pas ; 
la mode et le goût sont pour lui une initiation dans 
l'art. Ajoutez, chose plus grave encore, que l'habit 
impose à celui même qui le porte ; il veut en être di- 
gne, et s'efforce d'y répondre par sa tenue morale. 

Il_ne ^ faut pas moin s^n vérit é^^p ^^ progrès 
de tous, l'avantage évident des masses, pour nous 
faire accepterTa «îùTe^ cômniïô 
ter, celle d'avoir, au milieu d'un peuple d 'hommes , 
un liâîseraBTè petit peuple d'hommes-machines 
qui vivent à moitié, qui produisent ïïés^cKoses 
merveilleuges, et (jui ne se repro4îusè)it pas eux-^ 



a2 AVIUSSEIIENT DE L'HOMME 

mêmes, qui n'engendrent que pour la mort, et ne 
se perpétuent qu'en absorbant sans cesse d'autre 
populations qui se perdent là pour toujours. 

ÂToir, dans les machines, créé dès (aréateurs, 
de puissants ouvriers qui poursuivent invariable- 
ment Tœuvre qui leur Ait imposée une fois, certes, 
c'est une grande tentation d'oi^ue il. Mais à côté , 
quelle humiliation, de voir en face de l ama^ une^ 
nnSomme tom^^ !.. La tête tourne, et le cœur 
'^ seiTe,'^quànd, poùirla première fois, on parcourt 
ces maisons fées, où le fer et le cuivre éblouissants, 
p(jBs7''sénibîént aller d'eux-mêmes, ont l'air de 
penser, de vouloir, tandis que l'homme faible et 
pâle est l'humble serviteur de ces géants d'acier. 
€ Regardez, me disait un manufacturier, cette 
ingénieuse et puissante machine qui prend d'a^ 
freux chiffons et, les faisant passer, sans se trom- 
per jamais, par les transformations les plus com- 
pliquées, les rend en tissus aussi beaux que les 
plus belles soies de Vérone ! > J'adm irais tris te- 
ment; il m'était impossible de ,oe^pa»-¥eir en 
même temps ces pitoyables visages d'hommeg^jpes 
jaifies ftlles fanées, ces enfants tortus ou bpufSs. 
Beaucoup de gens sensibles, pour ne pas trop 
souffrir de leur compassion, la font taire, en disant 
bien vite que cette population n'a une si -triste 



QUI DÉPEND DBS MACHINES. 83 

apparence qud parce qu'elle est mauvaise, gâtée, 
fondèrement corrompue. Ils la jugent ordinaire- 
meiSt sûr le moment où elle est le plus choquante 
à voir j $ur Faspect qu'elle présente à la sortie de 
la manu&cture» lorsque la cloche la jette tout à 
coup - dans la rue. Cette sortie est toujours 
bruyante. Les hommes parlent très-haut, vous 
diriez qu'ils disputent; les filles s'appellent d'une 
VOIX criarde ou enrouée ; les enfants se battent et 
jettent des pierres, ils s'agitent avec violence. Ce 
spectacle n'est pas beau à voir; le passant se dé- 
tourne ; la dame a peur, elle croit qu'une émeute 
commence, et prend une autre rue. 

Il ne faut pas se détourner. Il faut entrer dans 
ramânulaciuré, quand elle est au travail, et l'on 
comprend que ce silence, cette captivité pendant 
de longues heures^ commandent, à la sortie, pour 
le rétabUssement de l'équilibre vital, le bruit, les 
cris, le mouvement. Cela est vrai surtout pour les 
^ grands ateliers de filage et tissage, véritable enfer 
de l'ennui. TmjmrSj Jqujji)m:â, tmijmiu, c'est le 
mot invariable que tonne à votre oreille le roule- 
ment automatique dont tremblent les planchers. 
Jamais l'on ne s'y habitue. Au bout de vingt ans. 
comme au premier jour, l'ennui, l'étourdissement 
sont les méme»^ et l'affadissement. Le cœur bat-il 



84 CONDITION MEILLEURE 

dans cette foule? bien peu, son action est comme 
suspendue ; il semble, pendant ces longues heu* 
res, qu'un autre cœur, commun à tous, ait pris la 
place, cœur métallique, indifférent, impitoyable, 
et que ce grand bruit assourdissant dans sa régu- 
larité, n'en soit que le battement. 

Le travail solitaire du tisserand était bien moins 

pénible. Pourquoi?"'C*ësrqîrî l pouvait rê v er. La 

machinelie^ comporte aucune rêverie, mille 3is-^ 

traction. Tous voudriez un moment ralentir le 

mouvement, sauf à le presser plus tard, vous ne 

le pourriez pas. L'infatigable chariot aux cent 

broches est à peine repoussé, qu'il revient à vous. 

/Le tisserand à la main, tisse vite ou lentement se- 

/ Ion qu'il respire lentement ou vite ; il agit comme 

/ il vit ; le métier se conforme à l'homme . Là, au 

/ c ontraire, il faut bien que l'homme se conforme 

au métier, que l'être de sang et de chair où Igjne 



varie selon 1^ heures, si^biffise ^''"y^^'^^Mif,é_df 
cetêtrej[^acier. 



Il arrive dans les travaux manuels qui suivent 
notre impulsion, que notre pensée intime, s'i- 
dentifie le travail, le met à son degré, et que 
l'instrument inerte à qui l'on donne le mouve- 
ment, loin d'être un obstacle au mouvement 
spirituel eu devient Taide et le compagnon. Les 



\ 



m IMMORALITÉ PRESQUB FATALE 

Londres, ont résisté à cette nécessité, de tout 
courage, de leur stoïque patience, aimant n 
jeûner et mourir, mais mourir au foyer. On 
vus longtemps lutter du faible bras de rhoii 
d'un bras amaigri par la faim, contre la fécoi 
brillante, impitoyable, de ces terribles Briaré 
rindustrie qui, jour et nuit, poussés par lava; 
travaillent de mille bras à la fois ; à chaque! 
fectionnement de la machine, son rival infoi 
A^eutaît à sgflrt r ft y ajl,, di mrffC^ sa noiïmi 
Notre colonie des tisserands de Londres 
éteinte ainsi peu à peu. Pauvres gens, si honn 
d'une vie si résignée et si innocente, pour qui 
digence et la faim ne furent jamais une tentai 
Dans leur misérable Spitalfield, ils cultivaien 
fleurs avec intelligence; Londres aimait à les 
siter< 

J'ai parlé tout à l'heure des tisserands de F 
dre au moyen âge, des LoUards, Béghards, co) 
on les appelait. L'Église, qui souvent les perse 
comme hérétiques , ne reprocha jamais à ces 
veurs qu'une seule chose : Yamour ; Vn 
exalté et subtil pour l'invisible amant, poiu*|| 
parfois aussi l'amour vulgaire, sous les f(w 
\ qu'il prend dans les centres populeux de Vim 
trie, vulgaire, et néanmoins mystique, enseig 



DE L'OUVRIER MACHINE. 87 

pour doctrine une communauté plus que frater- 
nelle qui devait mettre un paradis sensuel ici-bas. 
" Cett e tendance à la sensualitée st la même chez 
ceux d aujourd'hui, qui d'ailleurs n'ont pas, pour 
s'élever au-dessus, la rêverie poétique. Un puritain 
anglais, qui de nos jours a fait un tableau délicieux \^\ 
du bonheur dont jouit l'ouvrier des manufactures;^? 
avoue que la chair s*y échauffe fort et s'y révolte. ^ 
Gela ne vient pas seulement du rapprochement 
des sexes, de la température, etc. Il y a un e caus e 
morale. C'est justement p?upçe que la manufacture 
est un m onde de fer, où l'homme ne sent partout 
que la dureté et lé frbîd du métal, qu'il se rappro- 
che d^autant pïusde la Temiîiè, dans ses moments 
"HeTiberté. L'atelier méc auiqueTc'^ le règne de 
"Ta nécessité,^ de la fatalité. Tout ce qm y entre de 
vivaHî^c^est la sévérité du contre-maitre ; on y 
punit souvent, on n'y récompense ]am Mg.L' homme 
88 sent là si peu homme, ^ue dësjtf Aj^asort, il 
Toit chercher avidement la p lus vive tealfat ion des_ 
fecultés humaines, ceUe "qm-.cene@!tae le senti- 
ment d'une immense liberté dMsJacpurt moment 
d'un beau rêve. Cette exaltatiûttr^'est l'ivresse, 
surtout celle de l'amour. • 

Malheureusement, l'ennui, h monotonie àJ»' 
quelle ces captifs éprouvent le Imoin d'échappé' 



88 IMMORALITÉ PRESQUE FATALE 

les rendent^ dans ce que leur vie a delibrfiuillcapaH 
bl és deiixité, amisdu changement » L^amour, chan- 
geant toujours d'objet, n'est plus Tamour, ce n'est 
plus que débauche. Le r emède est ph^ que le 

mal j^nPTVft^^ Hn iyayj^H, jffi le 

sont encore p lus paur F abus de la libe rté. 

Il mu IIJH J i. I lllllll ■« Jfc»l lin --ri «RJ-.-»-- «»-■—« »->■ Il I M IIM I ■■! I 1» 

^Faiblesse physique, impui ssance morale^ Le 
sentimgnt^de rimpuis^^ 
misères de cette condition. Cet homme7si faible 
devant la machine et qui la suit dans tous ses mou* 
vements, il dépend du maître de la manufacture, 
et dépend plus encore de mille causes inconnues 
qui d'un moment à l'autre peuvent faire manquer 
l'ouvrage et lui ôter son pain. Les^^tAciens 
tisseramls^^qui^ pourtant n'étaient pas, comme 
ceux-ci, les serfs de la machine, avouaient hum- 
blement cette impuissance, l'enseignaient, c'était 
leur théologie : « Dieu peut tout, l'homme rien. > 
Le vrai nom de cette classe, c'est le premier que 
l'Italie leur donne au moyen âge ; H%imiliati^. 



1 J*ai plusieurs fois, dans mes cours et mes livres (surtout au t. V. de 
THistoire de France) esquissé l*liistoire de l'industrie. Pour la coni- 
prendre cependant, il faudrait remonter plus haut, ne pas l'envisager 
d'abord, comme on fait, dans ces grandes et puissantes corporaUoiw 
qui dominent la cité même. 11 faudrait prendre d'abord le travailleur, 
dans son humble origine, méprisé comme il fut à son principe, lorsque 
le primitif habitant de la ville, propriétaire de ta banlieue , le raar- 



DE L'OUVRIER MÂCHINB. 89 

Les nôtres ne se résignent pas si aisément. 
Sortis des racés militaires, ils font sans cesse effort 



j^ïœselfeKv 
cEèrcCent, autant quîlspeiïvi^^ laûssFëner- 

'gle dans le vin. En faut-il beaucoup pour âffeTvre?" 

TïEservez au cabaret même, si vous pouvez sur- 
monter ce dégoût : vous verrez qu'un homme en 
état ordinaire, buvant du vin non frelaté, boirait 
bien davantage, sans inconvénient. Mai s, pour ce- 
lui qui ne boit pas de vin tous les jours, qui sort 
énery é, affadlpâr l^tmosphè^^ de Tatelier, qui né 
boit^js ous le n om devin, qu'un misérable mélange 
alcoolique» L'ivresse est infaillible. 

^ Extrême dépendanœ phjsiquej:éclaraâti()ns de 
la^yie^ instinctive qui tournent encore en dépen-, 
dance, Jmpuissance morale et vide de J'esprit, 

uvoilà les causes de leurs vices. Ne la cherchez pas 
tant, comme on fait aujourd'hui, dans les causes 
extérieures, par exemple, dans Tinconvénient que 
présente la réunion d'une foule en un même Ueu : 
comme si la nature humaine était si mauvaise que 

chand même qui y avait halle, cloche et Justice, s'accordaient pour mé- 
priser l'ouvrier, Vongle bleu, comme ils l'appelaient, lorsque le bour- 
geois le mcevait à peine hors la ville à l'ombre des murs, entre deux 
enceintes (pfihlburg), lorsqu'il était défendu de lui faire justice s'il ne 
pouvait payer impôt, lorsqu'on lui fixait avec un arbitraire bizarre le 
prix auquel il pouvait T«ndre, tant aux riches, tant aux pauvres, etc. 



1 



90 LA FEpng; 

pour se gâter tout à fait, il suffît de se rétuiir. 
Voilà nos philanthropes, sur cette belle idée, qui 
travaillent à isoler les hommes, à les murer, s'ik 
peuvent; ils ne croient pouvoir préserver ou gtié^ 
rir rhomme moral,qu'en lui bâtissant des sépulcrefi* 

Cette foule n*est p as mauvaise en so i. Ses défr- 
or3rès dérivent en g rande partie de sa con dH 
timiT'de son jji^qffiijfttiafifiment à l-gnirt ménan^ 
que qui pour les corps viva nts est lui-mêmèj iil 
désordre , une mbrt^ et (jui gw; cel a provoqu é^ 
dans les rares moments de libertéi^ de v iolente re - 
tours à la vie. Si quelque chose ressemble à la fa- 
talité, c'est bien ceci. Gomme elle pèse durement, 
presque invinciblement, cette fatalité, sur Ten- 
fant et la femme 1 Celle-ci qu'on plaint moins, esl 
peut-être encore plus à plaindre ; elle a double 
servage; esclave du travail, elle gagne si peu de 
ses mains qu'il faut que la malheureuse gagne aussi 
de sa jeunesse, du plaisir qu'elle donne. Vieille, 
que devient-elle?... La nature a porté une loi sui 
la femme, que la vie lui fût impossible, à moini 
d'être appuyée sur l'homme. 

Dans la violence du grand duel entre TÂngle- 
terre et la France, lorsque les manu&ctuiifflLi^ 
glais vinrent dire à M. Pitt que les.«alaires élevét 
de l'ouvrier les mettaient hors d'état de payer l'im- 



L'ENFANT, ^ 

pot, il (\ii\tn mat fPrriMp - ir Prffl^y lag ftnfapts. » )( 

Ce mot -là pèse lourdement sm* rAngleterre, 
comme une malédiction. Depuis ce tem£s, larace 
y baisse; ce peuple . jadis athlétique , s*énerve et 
s'afiaiblit; qu'est devenue cette fleuride teint et de 
^ïcKeïïFqui faisait tant admirer la jeunesse an-^ 
glaise?... fanée , flétrie... On t cru M. Pitt, on a .^.- 
pm les enfants^ 

Profitons de cette leçon. Il s'agit de l'avenir ; la 
loi doit être ici plus prévoyante que le père ; l'en- 
fant doit trouver, au défaut de sa mère, une mère , 
dans la patrie. Elle lui ouvrira l'école comme /:^ ■ 
asile, comme repos, comme protection contre ' 
l'atelier. 

Le vide de l'jgsprit , nous l'avons dit, l'absence 
de touX.iatijcêl.ifttjeU^ estjim âes'iî^^ 
prinçipalfiSLj^Li'abaissement dei'ouyrier des ma- 
ogÊiCtHres. Un travail qui ne demande ni force ni 
adresse, qui ne sollicite jamais la pengéeXRien, 

îen, et toujours ri^^ f JVhIIp fnrpp ixi^ralp. nft 

îendrait à celaîL'école doit donner au jeune e^ 
)ritTpfuïrten?avail ne reTèverajp as^^^(^^^ 
laute et généreuse qui lui revienne dans ces 
grandes journées^Tides, le soutienne dans Tennui 
les longues heures. 
Dans le préscynt état des ohoses,.les écoles, orga- 



di COMPARÉ A CELH DËâ CAMPAGNES. 

nisées pour Tennui , ne font guère qu'ajouter là 
fatigue à la fatigue. Celles du soir sont, pour la 
plupart, une dérision. Imaginez ces pauvres petits 
qui, partis avant le jour, reviennent las et mouillés, 
à une lieue, deux lieues de Mulhouse, qm, la 
lanterne à la main, glissent, trébuchent le soir 
par les sentiers boueux de Déville, appelez-les 
alors pour commencer Tétude et entrer à l'é- 
cole ! 

Quelles que soient les misères du paysan, il y a, 
en les comparant à celles dont nous nous occupons 
ici, une terrible différence, qui n'influe pas aed- 
dentellement sur l'individu, mais, profondément, 
généralement, sur la race même. On peuUg^dire 
d'un mot : à la campagne , l!enfant est heur eux. 

Presque nu, sans sabots , avec un morceau de 
pain noir, il garde une vache ou des oies, il vit à 
l'air, il joue. Les travaux agricoles auxquels on 
l'associe peu à peu , ne font que le fortifier. Les 
précieuses années pendant lesquelles l'homme 
fait son corps , sa force, pour toujours, sejgassejit 
ainsi pour lui dans une grande liberté, dans la 
douceur de la famille. Va maintenant, te voilà fort, 
quoique tu souffres ou fasses, tu peux tenir tête à 
la vie. 

Le paysan sera plus tard miséoJblfi» dépendant 



SOCTABILITÉ ET BONTÉ DE NOS OUVRIERS. 95 

peut-être; mais, il a, tout d^abo rd, gagné d ouze 
SM ^ quiuzii austtejitofcé. Cela seul met pour lui 
une différence immense dans la balance du bon- 
heur. 

L'ouvrier des manufactures porte toute la vie 
un poids très-lourd, le poids d'une enfance qui Ta 
affaibli de bonne heure ^ bien souvent corrompu. 
Il est inférieur au paysan pour la force physique, 
mférieur pour la régularité des moeurs. "El Wôé 
'ToutcëIâ,n'âuîilecBose*^^ : il est 

plus sociable et plus doux. Les plus misérables 
d entre eux, dans leurs plus extrêmes besoms, se 
sont abstenus de tout acte de violence ; ils ont at- 
tendu, mourants de faim, et se sont résignés. 
L'auteur de la meilleure enquête de ce temps*, 

1 y illermé, Tableau de Tétat physique et moral des ouvriers des ma- 
nufactures de coton, etc. (1840). On les a vus, en nov. 1839, dans un 
chômage qui obligeait le manufacturier à ne garder que les plus an- 
ciens ouvriers, demander à partager entre tous le travail et le salaire, 
pour que personne ne fût renvoyé, t. II, p. 71. Voir aussi I, 89, 566- 
569, et II, 59, 115. — Beaucoup d*entre eux, à qui l'on reproche le 
concubinage, se marieraient, sMls avaient l'argent et les papiers néces- 
saires, I, 54, et n, 385 (cf. Frégier. II, 160). — A l'assertion de ceux 
qui prétendent que les ouvriers des manufactures gagneraient assez, 
s'ils faisaient un bon usage de leurs salaires, opposons l'observation 
judicieuse de M. Yillermé (II, 14). Pour qu'ils gagnent assez, il faut, 
selon lui, quatre choses : Qu'ils se portent toujours bien , qu'ils soient 
employés toujours, que chaque ménage n'ait que deux enfants au plus, 
enfin qu'ils n'aient aucun vice... Voilà quatre conditions qui se trou- 
veront rarement. 



94 BONTÉ DE NOS OUVRAIS. 

ferme et froid observateur qu'on ne soupçon 
de nul entraînement, porte en faveur de < 
classe d'hommes dont il ne dissimule aucunes 
les vices, ce grave témoignage : « Je n'ai tr< 
chez nos ouvriers (ju'un^^^^ 
sent à ujQ^du&^hauL^^ soci 

filusheur euses :j:i £i^kJM&^i$nositi m naturel l 
aider , à see(mrir le$ autres dans toute espèce 
besoins . > 

Je ne sais s'ils n'ont que cette supénor 
mais combien elle est grande!.,. Qu'ils so 
les moins heureux, et les plus charitables ! qi 
se préservent de l'endurcissement si naturel 
misère ! que dans cette servitude extérieure 
gardent ui^cœu^^ 

davantasiel. . . Ah ! c'est là une belle gloire , et 
sans doute met l'homme, qu'on croirait dégra< 
bien haut au jugement de Dieu f 



CHAPITRE III. 

Senitudes de Tounlet. 

L'en&nt qui laisse la manu&cture et le service ^ 
de la machine pour entrer apprenti chez un 
maître, monte certainement dans Téchelle in- 
dustrielle; on exige davantage de ses mains et 
de son esprit. Sa vie ne sera p^s raccessoire d'un 
mouvement sans vie, il agira lui-même, il sera 
vraiment ouvrier. 

Progrès dans l'intelligence » progrès dans k 
souffrance. La machine était réglée, et l'homme 
ne l'est pas^. Elle était iinpas8U)le, sans caprice, 

i M. Léon Faucher a marqué admirablement ces différences dans son 
mémoire sur le Travail det enfants à Paris (Revue des Deux-Mondes, 
1& nov. 1844). Voir aussi, sur Tapprentissage dans FiUdustrio parcel- 
laire, U.tpme II de «es Études sur V Angleterre; Texcelleat écomo- . 
miste qui s*est montré là très-grand écrivain , nous y révèle, par delà ^ 
l'enfer des manuflieittres, An wtce enfer qu^Mi He BOt^nUttii jpnih 

e 



96 DURETÉ DE L'APPRENTISSAGE. 

sans colère, sans brutalité. Elle laissait d'ailleurs 
Tenfant libre, à heure fixe; au moins la nuit re- 
posait-il. Mais i cL Tapprenti du petit fabricantje 
jour, la nuit, app artient à son maître. Son tra- 
vail n*est borné que par l'exigence des commandes 
qui pressent plus ou moins. Il a le travail , et par- 
dessus , il a toutes les misères du domestique ; ou- 
tre les caprices du maître, tous ceux de la famille. 
Ce qui chagrine , irrite le mari ou la femme, re- 
tombe bien souvent sur son dos. Une fsdllite ar- 
rive, Tapprenti est battu ; le maître revient ivre, 
Tapprenti est battu; le travail manque, le travail 
presse.., battu également. 

€*est le régime ancien de l'industrie, qui n'était 
que servage. Dans le contrat d'apprentissage, le 
maître devient un père, mais c'est pour appliquer 
lemotdeSalomon : «N'épargne la verge à ton fils. > 
Dès le treizième siècle, nous voyons l'autorité pu- 
blique intervenir pour modérer cette paternité. 

Et ce n'était pas seulement du maître à l'ap- 
prenti qu'il y avait dureté et violence ; dans les 
métiers où la hiérarchie se compliquait , les coups 
tombaient de degrés en degrés, toujours multi- 
pliant. Certaines nomenclatures du compagnon- 
nage témoignent encore de cette dureté. Le com- 
pagnsn est loup; vexé par le singe, quiést le 



DURETÉ DB L'APPRENTISSAGE. 97 

jmstoe, il donne la c hasse au re nard, à l'a spirant, 
lequel lelrend avec usure aul^'n, au pauvre àp^ 
prenti. 

' PoïïFêtre maltraité, battu, dix ans de suite, il 
fallait que Tapprenti payât ; et il payait à chaque 
degré qu'on lui permettait de franchir dans cette 
rude initiation. Enfin, quand il avait usé comme 
apprenti la corde, comme vallet, le bâton, il su- 
bissait le jugement d'une corporation intéressée à 
ne pas augmenter de nombre, il pouvait être ren- 
voyé, refusé, sans appel. 

Les portes aujourd'hui sont ouvertes. L'appren- 
tissage est moins long , sinon moins dur. Les ap- 
prentis ne sont reçus que trop facilement ; le mi- 
sérable petit gain qu'on en tire (que le maître en 
profite , le père, ou le corps du métier) est une 
tentation continuelle pour en faire de nouveaux, 
et multiplier les ouvriers, au delà du besoin. 

L' ouvrier d'autrefois, admis difficilement, peu 
nombreux, et jouissant par là d'une sorte de mo- 
nopole , n'avait nullement les inquiétudes de celui 
d'aujourd'hui. Il gagnait beaucoup moins*, mais 

1 Nous avons parlé plus haut (p. 47) du salaire des ouvriers des ma- 
nuractures. Si nous voulons étudier le salaire en général, nous 
trouverons que celte question tant controversée, se réduit à ceci : Les 
talairet ont augmenté, disent les uns. Et ils ont raison, parce qu'ils 
partent de 1789, ou des temps antérieurs. — £ei lo/a^rei n^oiU poi 



98 EaUSTïNCE INQUlÈtK 

rarement il iriaaquait drouvragei Gai CDihpagtton 
et leste, il voyageaitbSftiïcoïïp^ il ffoU^ît a 
travailler, il restait. Son bourgeoisie logeait le plus 
souvent, le nourrissait parfois; sobre nourriture 
et légère ; le soii^, quand il avait maiigé son pâiû 
sec , il montait au grenier ^ à la soupente > et s'm^ 
dormait content. 



augmenté, disent les autres. Et ils ont raison , parce qu'ils partent de 
1824 ; depuis ce temps, les ouvriers de manufactures gagnent moins, et 
les antres n'ont qu'une augmentation illusoire ; lé prit de Targent ayant 
changé, celui qui gagne ce qu'il gagnait alors, reçoit dans la réalité «q 
tiers de moins ; celui qui gagnait et qui gagne encore trois francs^ ne 
reçoit giiére qu'une valeur de deux francs; ajoutez que les besoins étant 
devenus plus nombreux avec les Idées, il sonfilire de n*aYoir pas mille 
choses qui alors lui étaient indifférentes. — Les salaires sont trés-élevés 
en France, en comparaison de la Suisse et de rAllemagne ; mais ici, les 
besoins sont bien plus vivement sentis — La moyenne des taiairéè de 
Ports, que MM. L. Faucher et L. Blanc fixent également à trois flrancs 
cinquante centimes, est suffisante pour le célibataire, trés-insuflSsanlé 
pour l'homme marié qui a des enfants. ~ Je donne ici la moyenne géné- 
rale des salaires que plusieurs auteurs ont essayé de Axel* powr l« 
France, depuis Louis XIV ; mais je ne sais s'il est possible d'établir 
une moyenne pour des éléments si variés : 



1698 (Vauban)... 


12 sous. 


1788 (Saint-Pierre). 


16 


1788 (Aé Young)... 


19 


1819 (Chaptal)... 


35 


1888 (Morogue)... 


80 


1840 (Villermé)... 


40 



Ceci pour l'industrie des villes. Les salaires ont trét-peu augmenté 
pour lu campagne. 



DE L'OUVRIER MODERNE ; 99 

Que de changements survenus dans sa condition , 
en bien, en mal ! amélioration matérielle, condi- 
tion mobile, inquiète, la sombre obscurité du sort! 
Mille éléments nouveaux de souffrances morales. 

Ces changements, résumons-les d'un mot : Il 
est devenu homme. 

Être homme, au vrai sens, c'est d'abord, c'est 
surtout, avoir une femme. L'ouvrier, rarement 

1M»-|| I I 1.1. I -I1.--„„| 

marié autrefois, l'est souvent aujourd'hui. Marie 
ou non, il retrouve généralement, en rentrant, une 
femme chez lui. Un chez soi , un foyer , une 
femme... Oh ! la vie s'est transfigurée. 

Une femme, une famille, des enfants tout à 
l'heure ! La dépense, la misère ! Si l'ouvrage man- 
quait?... 

Il est fort touchant de voir le soir tout ce monde 
laborieux qui retourne à grands pas. L'homme, 
après cette longue journée passée souvent à une 
lieue de chez lui, après avoir tristement déjeuné^ 
dîné seul, cet homme qui es^resté quinze heures 
debout, quelles jambes il a le soir!... Il vole au 
nid... Être homme une heure par jour, au fait, ce 
n'est pas trop. 

Chose sainte ! lui, il apporte le pain à la mai- 
son, et une fois arrivé, il se repose, il n'est plus 
rien, il se remet, comme un enfant, à la femme. 



/ 



100 SON MÉNAGE, 

Nourrie par iui^ elle le nourrit et le réchauffe ; 
tous deux servent l'enfant, qui ne fait rien, qui est 
libre, qui est maître... Que le dernier soit maître, 
voilà bien la cité de Dieu. 

Le riche n'a jamais cette grande jouissance, 
cette suprême bénédiction de l'homme, de nourrir 
chaque jour la famille, du meilleur de sa vie, de son 
travail. Le pauvre seul est père ; chaque jour il 
crée encore, et refait les siens. 

Ce beau mystère est senti de la femme mieux 
que des sages du monde. Elle est heureuse de tout 
devoir à l'homme. Cela seul donne au ménage 
pauvre un charme singulier. Là, nulle chose 
étrangère, indifférente; tout porte l'empreinte 
d'une main aimée, toutale sceau du cœur. L'homme 
ignore le plus souvent les privations qu'on s'im- 
pose pour qu'en rentrant il retrouve cet inté- 
rieur modeste, orné pourtant. Grande est l'ambi- 
tion de la femme pour le ménage, le vêtement, le 
linge. Ce dernier article est nouveau; V armoire au 
linge qui fait l'orgueil de la femme de campagne 
était inconnue à celle de l'ouvrier des villes, avant 
la révolution industrielle dont j'ai parlé. Propreté, 
pureté, pudeur, ces grâces de la femme, enchantè-p 
rent la maison ; le lit s'enveloppa de rideaux, le 
berceau de l'enfant, cblouissant de blancheur, de- 



SA FEMME. 1(M 

vint un paradis. Le tout taillé, cousu en quelques 
veilles... Ajoutez-y encore une fleur sur la croi- 
sée. . . Quelle surprise ! l'homme, au retour, ne re- 
connaît plus sa maison. 

Ce goût des fleurs qui s'est répandu (il y en a 
maintenant ici plusieurs marchés), ces petites dé- 
penses pour orner l'intérieur, ne sont-elles pas 
r^ettables, quand on ne sait jamais si l'on a du 
travail demain? — Ne dites pas dépenses, dites 
économie. C'en est une bien grande, si l'innocente 
séduction de la femme rend cette maison char- 
mante à l'homme, et peut l'y retenir. Parons, je 
vous prie, la maison et la femme elle-même. Quel- 
ques aunes d'indienne refont une autre femme, la 
voilà redevenue jeune et renouvelée. 

€ Reste ici , je t'en prie. » C'est le sa- 
medi spir; elle lui jette le bras au col, et elle re- 
tient le pain de ses enfants qu'il allait dépenser *. 

Le dimanche vient , et la femme a vaincu. 
L'homme rasé, changé, se laisse mettre un bon et 
chaud vêtement. Cela est bientôt fait. Ce qui est 
long, ce qui est une œuvre sérieuse, c'est l'enfant, 
tel qu'on veut le parer ce jour-là. On part , il 

^ Le pain! le propriétaire! deux pensées de la femme, qui ne U 
quittent pas. Ce qu*jl faut souvent d*adresse, de vertu et de force d*âine, 
pour sauver, amasser TargeQt 4*ua terme 1 ^uile saura JauMMS? 



103 AMBITION 9B LA MÈRE. 

marche devant^ sous i'œil maternel; qu'il prenne 
garde surtout de gâter ce chef d'œuvre. 

Regardez bien ces gens, et saohes bien qu'à 
quelque hauteur que vous montiez, vous ne trou- 
verez rien qui soit moralement supérieur. Cette 
femme, c'est la vertu, avec un charme particulier 
de naïve raison et d'adresse pour gouverner la 
force, à son insu. Cet homme, c'est le fort, le pa- 
tient, le courageux, qui porte pour la société le 
plus grand poids de la vie humaine. Véritable 
compagnon du devoir (beau titre du compagnon- 
nage!), il s'y est tenu fort et ferme, comme un 
soldat au poster Plus son métier est dangereux» 
plus sa moralité est sûre. Un célèbre architecte 
sorti du peuple, et qui le connaissait bien, disait 
un jour à un de mes amis : c Les hommes les plus 
honnêtes que j'aie connus étaient de cette classe. 
Ils savent, en partant le matin, qu'ils peuvent ne 
pas revenir le soir, et ils sont toujours prêts à pa- 
raître devant Dieu * » 

Un tel métier, quelque noble qu'il soit, n'est 



1 C'est ce q«e M/Percier disait un Jour au directeur de I*École gratuite 
de dessin, M. Belloc. Le spirituel artiste saisit ce mot, et le plaça daw 
un de ses excellents discours (pleins de vues neuves et d'aperçus féconds) 
et M. Percier, reconnaissant de cet hommage rendu i ses convictions les 
plus chères, Touda une rente pour l'Ecole, un mois avant sa mort. 



LE FILS DEVIENT /UlTISTE? LETTRÉ? 103 

pas cependant celui qu'une mère souhaite à 6an 
fils. Le sien promet beaucoup, il ira loin. Les 
Frères en font l'éloge, et le caressent fort. Ses 
dessins, compliments et pièces d'écriture, ornent 
déjà la chambre entre Napoléon et le Sacré-Cœur. 
Il sera certainement envoyé à l'École gratuite de 
dessin. Le père demande pourquol?Le dessin, dit 
la mère lui servira toujours dans son métier. Ré- 
ponse double, il faut ravouer> sous laquelle elle 
cache une bien autre ambition. Cet enfant, si 
bien né et doué, pourquoi ne serait-il pas peintre 
ou sculpteur, tout comme un autre? Elle se vole 
des sous pour les crayons, pour ce papier si cher. . . 
Son fils, tout à l'heure, va exposer, emporter tous 
les prix; dans les songes maternels, roule déjà le 
grand nom de Rome. 

L'ambition maternelle réussit trop souvent 
ainsi à faire un pauvre artiste, très-nécessiteux, 
\ lie celui qui, comme ouvrier, eût mieux gagné sa 
vie. Les arts ne peuvent guère produire, même en. 
temps de paix, lorsque tous les gens aisés, spé- 
cialement les femmes, au lieu d'acheter des pro- 
duits d'art, sont artistes eux-mêmes. Qu'une 
guerre vienne, une révolution, l'art, c'est juste- 
ment la famine. 
Souvent aussi l'artiste en espérance, déjà en 



104 SOUFFRANCES DE L'OUVRIER LETTRÉ. 

route, plein d'ardeur et de souffle, est arrêté tout 
court; son père meurt, il faut qu'il aide aux siens; 
le voilà ouvrier. Grande douleur pour la mère, 
grande lamentation, qui ôtent le coursée au jeune 
homme. 

Toute sa vie, il maudira le sort; il travaillera 
ici, et il aura Tâme ailleurs. Cruel tiraillement... 
Et cependant rien ne l'arrêtera. Ne venez point 
ici avec vos conseils, vous seriez mal reçu. D est 
trop tard, il faut qu'il aille à travers les obstacles. 
Vous le verrez toujours lisant, rêvant; lisant aux 
courtes heures de repas, et le soir, la nuit encore, 
absorbé dans un livre, le dimanche, enfermé et 
sombre. On se figure à peine ce que c'est que la 
faim de lecture, dans cet état d'esprit. Pendant le 
travail, et le plus inconciliable de tous avec l'étude, 
parmi le roulement, le tremblement de vingt mé- 
tiers, un malheureux fileur que j'ai connu, mettait 
un livre au coin de son métier, et lisait une ligne 
chaque fois que le chariot reculait et lui laissait une 
seconde. 

Que la journée est longue, quand elle passe 
ainsi ! qu'irritantes sont les dernières heures ! Pour 
celui qui attend la cloche et maudit ses retards, 
l'odieux atelier, au jour tombant, semble tout &n- 
tastique; les démons de l'impatience se jouent 



SOUFFRANCES DE L'OmUtER LETTRÉ. lOS 

cruellement dans ces ombres... «0 liberté! lu- 
mière ! me laissez-vous là pour toujours? d 

Je plains sa famille, au retour, s'il a une famille. 
Un homme acharné à ce combat, et tout préoc- 
cupé du progrès personnel , met le reste bien loin 
après. La faculté d'aimer diminue dans cette vie 
sombre. On aime moins la famille, elle importune; 
on se détache même de la patrie, on lui impute 
l'injustice du sort. 

Lenère de l'ouvrier lettré, plus grossier et plus 
lourd , inférieur de tant de manières, avait néan- 
moins plus d'un avantage sur son fils. Le senti- 
ment national était chez lui bien plus puissant; 

"-. I ,1,1) ,„ iM'w . 1L I mm t m ir "" " ' " » r< 'P^f^'*-**"'*^-^''An^,m»^^.^^. .J — 

il pensait moins a u genre humain , davantage à la 
France. La grande famille trançaise, et sa chère 



petite famïïle , c'était son monde , il y mettait son 
cœur. Ce charmant intérieur, ce doux ménage que 
nous admirions, hélas! que sont-ils devenus? 

La science en elle-même ne sèche point le 
cœur, ne le refroidit point. Si elle produit ici 
cet effet, c'est qu'elle n'arrive à l'esprit que ré- 
trécie cruellement. Elle ne se présente pas sous 
son jour naturel, dans sa vraie et complète lumière, 
mais obliquement, partiellement, comme ces jours 
étroits et faux que reçoit une cave. Elle ne rend 
point haineux, envieux par ce qu'elle fait savoir. 



106 CULTURE QU'IL SE IH)NNE. 

mais par ce qu'elle laisse ignorer. Celui par exem-^ 
pie qui ne connaît point les moyens compliqués 
par lesquels se crée la richesse, croira naturelle- 
ment qu'elle ne se crée point, qu'elle n'augmente 
point en ce monde , que seulement elle se déplace, 
que l'un n'acquiert qu'en dépouillant un autre; 
toute acquisition lui semblera un vol , et il haîrt 
tout ce qui possède... Haïr? pourquoi? pour les 
biens de ce monde? mais le monde mèmemjjîit^ 
que par l'amour. "*" 

Quelîes qiie soient les erreurs inévitables d'une 
étude incomplète, il faut respecter ce moment. 
Quoi de plus touchant, de plus grave, que de yoût 
l'homme qui jusqu'ici apprenait par hasard, wu- 
loir étudier, poursuivre la science d'une volonté 
passionnée à travers tant d'obstacles? La culture 
volontaire est ce qui met l'ouvrier, au moment où 
nous l'observons, non-seulement au-dessus du 
paysan, mais au-dessus des classes que l'on croit ' 
supérieures, qui en effet ont tout, livres, loisir, 
que la science vient chercher, et qui pourtant, 
une fois quittes de l'éducation obligée, laissent 
l'étude, ne se soucient plus de la vérité. Je voi» tel 
homme, sorti avec honneur de nos premîèyes 
écoles , qui , jeune encore , et . déjà vieux de 
mm, oublie la science qu'il cultiva, sans même 



POÉSIES DES OUVRIERS. 107 

avoir l'excuse de l'entraînement des passions, 
mais s'ennuye, s'endort, fume et rêve. 

L'obstacle, je le sais, est un grand aiguillon. 
L'ouvrier aime les livres, parce qu'il a peu de li- 
vres ; il n'en a qu'un parfois, et s'il est bon, il n'en 
apprend que mieux. Un livre unique qu'on lit et 
qu'on relit, qu'on rumine et digère, développe 
souvent mieux qu'une vaste lecture indigeste. — 
J'ai vécu des années d'un Virgile, et m'en suis 
bien trouvé. Un volume dépareillé de Racine , 
acheté sur le quai par hasard, a fait le poète de 
Toulon. 

Ceux qui sont rich es à l 'intérieur, ont toujours^ 
assez de ressources. Ce qu'ils ont, ils l'étendent, le 
fécondent par la pensée, le poussent jusque dans 
l'infini. Au lieu d'envier ce monde de boue,* ils 
s'en font un à eux, tout d'or et de lumiè re. Ils di-_ ^ , 
sent à celui-ci : « Garde ta pauvreté que tu appelles ^ 
richesse, je suis plus riche en moi. » '. H,^ 

La plupart dés~poSr^^TTes ouvriers ont - 
écrites dans les derniers temps, offrent un ca-^ f» 
ractère particulier de tristesse et de douceur qui 
me rappellent souvent leurs prédécesseurs, les ou- 
vriers du moyen âge. S'il y en a d'âpres et vio- 
lentes, c'est le petit nombre. Cette inspiration éle- 
vée eût porté plus haut encore ces vrais poètes, 

7 



108 ESSOR UNIVERSEL 

s'ils n'eussent suivi dans la forme avec trop de dé- 
férence les modèles aristocratiques. 

Ils commencent à peine. Pourquoi vous hâtez- 
vous de dire qu'ils n'atteindront jamais les pre- 
miers rangs? Vous partez de l'idée fausse que le 
temps et la culture font tout; vous ne comptez 
pour rien le développement intérieur que prend 
l'âme par sa force propre, au milieu même des 
travaux manuels , la végétation spontanée qui 
s'accroît par l'obstacle. Hommes de livres, sachez 
bien que cet homme sans livre et de faible culture 
a en récompense une chose qui en tient lieu : Il est 
maître en douleurs. 

Qu'il réussisse, ou non, je n'y vois nul remède. 
Il ira son chemin, le chemin de la pensée et de la 
souffrance. « Il chercha la lumière (dit mon Vir- 
gile), il l'entrevit, gémit!... » Et, tout en gémis- 
sant, il la cherchera toujours. Qui peut Tavoir en- 
trevue, et y renoncer jamais? 

« Lumière ! plus de lumière encore ! > Tel fut 
le dernier mot de Gœthe. Ce mot du génie expi- 
rant, c'est le cri général de la nature, et il retentit 
de monde en monde. Ce que disait cet homme 
puissant, l'un des aînés de Dieu, ses plus humbles 
enfants, les moins avancés dans la vie animale, les 
mollusques le disent au fond des mers, ils ne veu-» 



VEIIS La LtmiÈttË. Ite 

lent point vivre partout où la lumière n'atteint 
pas, La fleur veut la lumière, se tourne vers elle, 
et sans elle languit. Nos compagnons de travail, 
les animaux se réjouissent, comme nous, ou s'af- 
fligent, selon qu'elle vient ou s'en va. Mon pe- 
tit-fils, qui a deux mois, pleure dès que le jour 
baisse. 

Cet été, me promenant dans mon jardin, j'en- 
tendis, je vis sur une branche un oiseau qui chan- 
tait au soleil couchant ; il se dressait vers la lu- 
mière, et il était visiblement ravi... Je le fus de le 
voir; nos tristes oiseaux privés ne m'avaient ja- 
mais donné l'idée de cette intelligente et puis- 
sante créature, si petite, si passionnée... Je vibrais 
à son chant... Il renversait en arrière sa tête, sa 
poitrine gonflée; jamais chanteur, jamais poète, 
n'eut si naïve extase. Ce n'était pourtant pas 
l'amour (le temps était passé), c'était manifeste- 
ment le charme du jour qui le ravissait, celui du 
doux soleil ! 

Science barbare, dur orgueil, qui ravale si bas le 
nature animée, et sépare tellement l'homme de ses 
frères inférieurs ! 

Je lui dis avec des larmes : < Pauvre fils de la 
lumière, qui la réfléchis dans ton chant, que tu as 
donc raison de la chanter! La nuit, pleine d'em- 



ilO ESSOR UNIVERSEL VERS LA LUMIÈRE. 

bûches et de dangers pour toi, ressemble de bien 
près à la mort. Verras-tu seulement la lumière de 
demain!... > Puis de sa destinée, passant en es- 
prit à celle de tous les êtres qui, des profondeurs 
de la création, montent si lentement au jour, je dis 
comme Gœthe et le petit oiseau : c De la lumière I 
Seigneur 1 Plus de lumière encore ! » 



CHAPITRE IV. 

Servitude^ du fabricant. 

Je lis dans le petit livre du tisserand de Rouen 
qupj'ai déjà cité : f Nos manufacturiers sont tous ou- 
wi^$ d'origine; » et encore : « La plupart de nos 
manufacturiers d'aujourd'hui (1856) sont des ou- 
vriers laborieux et économes des premiers temps de 
la Restauration. > Ceci est, je crois, assez gêné-*- 
rai, et non particulier à la fabrique de Rouen. 

Plusieurs entrepreneurs des industries du bàti'^ 
ment m'ont dit qu'ils avaient ét^ tous ouvrie^^s, 
qu'ils étaient arrivés à Paris maçons, charpen*^ 
tiers, etc. 

Si les ouvriers ont pu s'élever à l'exploitation si 
vaste, si compliquée des grandes manuikctures, 
on croira sans peine qu'à plus forte raison, ils sont 



112 NOS FABRICANTS 

devenus maitresdans les industries qui demandent 
bien moins de capitaux, dans la petite fabrique et 
les métiers, dans le commerce de détail. Les pa- 
tentés qui n'avaient presque pas augmenté sous 
l'Empire, ont doublé de nombre dans les trente 
ans qui se sont écoulés depuis 1815. Six cent 
mille hommes environ sont devenus fabricants ou 
marchands. Or, comme, en ce pays, tout ce qui 
peut strictement vivre, s'y tient et ne va nulle- 
ment se jeter dans les hasards de l'industrie, on 
peut dire hardiment que c'est un demi-million 
d'ouvriers qui sont devenus maîtres et ont obte^ 
nu ce qu'ils croyaient l'indépendance. 

Ce mouvement fut très-rapide dans les dix 
premières années, de 1815 à 1825. Ces braves 
qui, de la guerre, firent subitement volte-face du 
côté de l'industrie, montèrent comme à l'assaut, 
et sans difficulté emportèrent toutes les positions. 
Leur confiance était si grande qu'ils en donnèrent 
même aux capitalistes. Des hommes d'un tel élan 
entraînaient les plus froids ; on croyait sans diffi^ 
culte qu'ils allaient recommencer dans l'industrie 
toute la série de nos victoires, et nous donner sur 
ce terrain la revanche des derniers revers. 

On ne peut contester à ces ouvriers parvenus 
qui fondèrent nos manufactures, d'éminentes 



SONT LES OUVRIERS DE 1813, H3 

qualités, l'élan, Taudace, Tinitiative, souvent un 
coup-d'œil sûr. Beaucoup on fait fortune; puis- 
sent leurs fils ne se pas ruiner ! 

Avec ces qualités, nos fabricants de 1815 ne 
prouvèrent que trop la démoralisation de cette 
triste époque. La mort politique n'est pas loin de 
la mort morale, on put le voir alors. De la vie mi- 
litaire, ils gardèrent généralement, non le senti- 
ment de l'honneur, mais bien la violence, ne se 
soucièrent ni des hommes, ni des choses, ni de 
l'avenir, et traitèrent impitoyablement deux sortes 
de personnes, l'ouvrier, le consommateur. 

Toutefois l'ouvrier étant rare encore à cette épo- 
que, même dans les manufactures à machines, qui 
demandentsi peu d'apprentissage, ils furent obligés 
de lui donner de gros salaires. Ils pressèrent ainsi 
des hoihmes dans les villes et dans les campagnes; 
ces conscrits du travail, ils les mettaient au pas de 
la machine, ils exigeaient qu'ils fussent, comme 
elle, infatigables. Us semblaient appliquer à l'in- 
dustrie le grand principe impérial, sacrifier des \ 
hommes pour abréger les guerres. L'impatience i 
nationale qui nous rend souvent barbares contre les 
animaux, s'autorisait contre les hommes des tra-4 
ditions militaires; le travail devait aller au pas de 
charge, àla course : tant pis pour ceux qui périraient 



ii4 ^ OU LEURS FILS. 

Quant au commerce, les fabricants d'alors le 
firent comme en pays ennemi ; ils traitèrent Fa- 
cheteur, justement comme en 1815 les mair- 
cbandes de Paris rançonnaient le cosaque. Ils ven- 
daient à faux teint, à faux poids, à fausse mesure; 
ils firent ainsi leur main très-vite, et se retirèr- 
rent, ayant fermé à la France ses meilleurs dér- 
bqucbés, compromis pour longtemps sa réputa*^ 
tion commerciale, et, ce qui est plus grave, rendu 
aux Anglais l'essentiel service de nous aliéner, pour 
ne rien dire du reste, un monde, TAmérique Es- 
pagnole, un monde imitateur de notre Révolution. 

Leurs successeurs, qui sont leurs fils ou leurs 
principaux ouvriers, ont fort à faire maintenant^ 
retrouvant sur tous les marchés cette réputation. 
Ils s'étonnent, s'irritent de voir les bénéfices 
tellement réduits. La plupart se tireraient de là 
de grand cœur, s'ils pouvaient ; mais ils sont en- 
gagés, il faut aller : Marche! Marche! 

Ailleurs, l'industrie est assise sur de grands 
capitaux, sur un ensemble d'habitudes, de tradi- 
tions, de relations sûres ; elle porte sur la base 
d'un commerce vaste et régulier. Ici, elle n^est, à 
^ai dire, qu'un combat. Un ouvrier hardi qui 
inspire confiance, s'est fait commanditer; ou bien 
un jeune homme veut hasarder ce qu'a gagné 



LEURS EMBARRAS ACTUELS. 115 

son père; il part d'un petit capital, d'une dot, 
d-jua emprunt. Dieu veuille qu'il se tire d'afr- 
faire entre deux crises ; nous en avons tous les 
six ans (1818, 1825, 1830, 1836). C'est tou- 
jours la même histoire; un an, deux ans après la 
crise, quelques commandes viennent, l'oubli, l'es^ 
poir; le ^ricant se croit lancé; il pousse, il 
presse, il éreinte les hommes et les choses, ks 
ouvriers et les machines; le Bonaparte industriel 
de 1820 reparait un moment; puis, Ton est en- 
combré, l'on étouffe, il &ut vendre à perte.*.. 
Ajoutez, que ces coûteuses machines sont, tous 
les cinq ans à peu près, hors de service, ou 4é- 
passées par quelque invention ; s'il y a eu quelque 
bénéfice, il sert à changer les machines. 

Le capitaliste, averti par tant de leçone^, 
croit maintenant que la France est un peuple 
plus industrieux que commerçant, plus propre 
à fabriquer qu'à vendre. Il prête au nouveau 
fabricant, comme à un homme qui part pour une 
navigation périlleuse. Quelle sûreté a-t-il? les fa- 
briques les plus splendides ne se vendent qu'à 
grande perte; ces brillants ustensiles, en peu 
d'années, ne valent plus que le fet» et le cuivre. 
Ce n'est pas sur la fabrique qu'on prête, c'est sur 
rhcmme; Tiildustricl a ce triste avantage de pou- 



416 LEURS EMBARRAS ACTUELS. 

voir être emprisonné; cela donne valeur à sa si- 
gnature. Il sait parfaitement qu'il a engagé sa per- 
sonne, parfois bien plus que sa personne, la vie ' 
de sa femme et de ses enfants, le bien de son 
beau-père, celui d'un ami trop crédule, peut-être 
même un dépôt de confiance, dans Tentraînement 
de cette vie terrible... Donc, il n'y a pas à mar- 
chander, il faut vaincre ou mourir, faire fortune 
ou se jeter à l'eau. 

Un homme, dans cet état d'esprit n'apasle cœur 
bien tendre. S'il était doux et bon pour ses em- 
ployés, ses ouvriers, ce serait un miracle. Voyez- 
le parcourir à grands pas ses vastes ateliers, Tair 
sombre et dur... Quand il est à un bout, à l'autre 
bout l'ouvrier dit tout bas : « Est-il donc féroce 
aujourd'hui ! comme il a traité le contre-maître! > 
— Il les traite comme il l'a été tout à l'heure. Il 
revient de la ville d'argent, de Bâle à Mulhouse 
par exemple, de Rouen à Déville. II crie, et Ton 
s'étonne ; on ne sait pas que le juif vient de lui 
lever sur le corps une livre de chair. 

Sur qui va-t-il reprendre cela? sur le consom- 
mateur? Celui-ci est en garde. Le fabricant re- 
tombe sur l'ouvrier. Partout où il n y a pas appren- 
tissage, partout bïi l'on multiplie imprudemment 
les apprentis, ils se présentent en foule^ s'offrent à 



LEUR DURETE. H7 

vil prix, et le fabricant profite de la baisse des sa- 
laires ^. P uis, rencombrement ^es marchandises 
l'obligeant de vendre même à perte, l'avilissement 
des salaires, mortel à l'ouvrier, ne proQte plus 
au fabricant; le consommateur seul y gagne. 

Le fabricant le plus dur était pourtant né 
homme ; dans ses commencements, il sentait en- 
core quelque intérêt pour cette foule ^. Peu à peu, 

1 Je refusais de croire ce qa*on me racontait des fraudes infâmes 
que certainss fabricants commettent, à l'égard du consommateur sur la 
qualité, à Tégard de Touvrier sur, la quantité du travail . J*ai dû me 
rendre. Les mêmes choses m*ont été confirmées par les amis des fabri- 
cants qui en parlaient avec douleur et humiliation, par des notables, 
négociants et banquiers. Les prud* hommes n*ont nullement rautorité 
pour réprimer ces crimes; le malheureux d'ailleurs n'ose se plaindre. 
Une telle enquête regarde le procureur du Roi. 

s Cet endurcissement graduel, cette habileté que l'on prend peu à 
peu pour étouffer en soi la voix de l'humanité, est trés-finement ana- 
lysé par M. Emmery, dans sa brochure sur VÀmélioraHon du sort de$ 
ouvriers dans les travaux publies (1837). 11 parle spécialement des 
ouvriers blessés dans les travaux dangereux que les entrepreneurs 
font pour le gouvernement. 

« Un entrepreneur qui aura le cœur bien placé, pourra, une pre- 
mière fois, peutr-être même plusieurs fois d'abord, secourir des ou- 
vriers blessés ; mais quand cela se renouvelle, quand les secours s'accu- 
mulent, ils deviennent trop pesants; l'entrepreneur compose alors avec 
lui-même, il se défend de ses premiers mouvements de générosité, il 
en restreint insensiblement les applications, et il diminue d'une manière 
plus notable le chiffie de chaque secours. Il remarque que dans ses ate- 
liers les plus dangereux, lui, entrepreneur, ne reçoit aucune plus-value 
à ce titre, et qu'au contraire il est obligé de payer à ses ouvriers une 
plus forte journée. Or, cette plus forte journée lui semble l)|çnlô( le 



us VELLÉITÉS 

la préoccupation des affairés, rincertitu de de sa 
situation >. ^es périls, ses souffrance^ ; moraïe s, 
rpnt rendu fort indifférent aux soyiflran ces njaté^ 
riellps ges ouvrie rs > H ne les connaît pas aussi 
bien que son père^ quiavait été ouvrier luir-mème. 
Renouvelés san$ cesse, ils lui apparaissent comme 
des chiffres, des machines, n^ais moins dociles et 
moins régulières, dont le progrès de Tindustrie 
permettra de se passer ; ils sont le défaut du sys- 
tème ; dans ce monde de fer, où les mouvements 
sont si précis, la seule chose à dire, c'est l'homme. 
Ce qui est curieux à observer, c'est que les seuls 
(bien peu nombreux) qui se préoccupent du sort 
de l'ouvrier, ce sont parfois de très-petits fabri- 



prix des accidents à craindre. Ces secours additionnels lai paraissent 
aa-dessus de ses moyens. L'ouvrier blessé n'est d'ailleurs pas assex 
ancien dans le chantier; l'ouvrier malade n'est pas des plus adroits, 
des plus utiles, etc. C'est-à-dire que le cœur s'endurcit par l'habitude, 
souvent par la nécessité, que toute charité s'éteint bientôt, que le peu 
de secours accordé n'est même plus réparti suivant une rigoureuse justice 
pour tous, et que le seul résultat de toutes les émotions généreuses que 
devraient faire nattre d'aussi tristes tableaux, se réduit à quelques gra- 
tifications accordées arbitrairement, et calculées, non sur les besoins 
réels des familles écrasées, mais dans l'intérêt à venir du chantier ou 
des travaux de l'entrepreneur. » 

* La différence entre le père et le fils, c'est que celui-ci, qui n'a 
pas été ouvrier, connaissant moins la fabrication, sachant moins les 
limites du possible et de l'impossible, est quelquefois plus dur par 
ignorance. 



D'HUMANITÉ. 1I9 

cants qui vivent avec lui d'une manière patriar- 
cale, ou bien au contraire les très-grandes et puis* 
santeis maisons, qui s'appuyant sur des fortunes 
solides, pont à Tabri des inquiétudes ordinaires du 
commerce. Tout Fintervallç moyen est un champ 
de combat sans pitié. 

On sait que nos manufacturiers de Mulhouse 
ont réclamé, contre leur intérêt, une loi qui réglât 
le travail des enfants. En 1836, sur un essai que 
l'un d'eux avait fait pour donner aux ouvriers des 
logements salubres avec petits jardins, ces mêmes 
fabricants d'Alsace furent émus de cette heureuse 
idée, et dans ce mouvement généreux ils souscri'^ 
virent pour deux millions. Que devint cette sous^ 
cription? je n'ai pu le savoir. 

Les manufacturiers seraient à coup sûr plus 
humains, si leur famille, souvent très-charitable, 
restait moins étrangère à la manufacture *. Elle vit 

^ Je me rappellerai toujours une chose touchante, pleine de grâce 
et de charme dont j'ai été témoin. Le maître d'une fabrique ayant eu 
l'obligeance, de me conduire lui-même pour me montrer ses ateliers, 
sa jeune femme voulut être de la partie. Surpris d'abord de la voir, 
avec sa blanche robe, tenter ce voyage à travers l'humide et le sec 
(tout n'est pas beau, ni propre, dans la fabrication des plus brillants 
objets), je compris mieux ensuite pourquoi elle affrontait ce purgatoire. 
Où son mari me faisait voir des choses, elle voyait des hommes, des 
âmes, et souvent bien blessées. Sans qu'elle m'expliquât rien, je com- 
pris que, tout en glissant 4 travers CQilo foule» elle avait on seatimeni 



420 ILS NE CONNAISSENT PAS BIEN L'OUVRIER. 

ordinairement à part, ne voit les ouvriers que de 
loin . Elle s'exagère volontiersleurs vices, les jugeant 
presque toujours sur ce moment dont j'ai parlé, 
où la liberté, longtemps contenue, s'échappe enfin 
avec bruit et désordre, je veux dire, sur le moment 
de la sortie. Souvent aussi, le manufacturier et les 
siens haïssent l'ouvrier parce qu'ils s'en croient 
haïs; et je dirai, contre l'opinion commune, qu'en 
cela, il n'est pas rare qu'ils se trompent. Dans les 
grandes manufactures, l'ouvrier hait le contre- 
maître dont il subit la tyrannie immédiate; celle 
du maître, plus éloignée, lui est moins odieuse ; à 
moins qu'on ne lui ait appris à la haïr, il l'en- 
visage comme celle de la fatalité et il ne s'en irrite 
pas. 

Le problème industriel se complique fort pour 
la France de sa situation extérieure. Bloquée en 
quelque sorte par la malveillance unanime de 
l'Europe, elle a perdu, aussi bien que ses an- 



délicat, pénétrant, de toutes les pensées^je ne dis pas haineuses, i 
soucieuses, envieuses peut-être, qui fermentaient là-dedans. Sur si 
route, elle jetait des paroles justes et fines, parfois presque tendres, 
par exemple à une jeune fille souffrante ; maladive elle-même, la jeune 
dame avait bonne grAce à cela. Plusieurs étaient touchés ; un vieil ••-» 
vrier, qui la crut fatiguée, lui présenta un siège avec une vivacité char- 
mante. Les jeunes étaient plus sombres; elle, qui voyait tout, disait 
m mot, et chassait le nuage. 



L'INDUSTRIE FRANÇAISE ÉTOUFFE. 121 

ciennes alliances , tout espoir de s'ouvrir , en 
Orient ou en Occident, de nouveaux débouchés. 
L'industrialisme qui a fondé le système actuel 
sur la supposition étrange que les Anglais, nos 
rivaux, seraient nos amis, èe trouve, avec cette 
amitié, bloqué, muré, comme dans un tom- 
beau... Certes, la grande France agricole et 
guerrière de vingt-cinq millions d'hommes, qui a 
bien voulu croire les industriels, qui s'est tenue 
immobile, sur leur parole, qui , par bonté pour 
eux, n'a pas repris le Rhin, elle a droit aujour- 
d'hui de déplorer leur crédulité ; plus sensée 
qu'eux, elle avait toujours cru que les Anglais 
^restaient Anglais. 

Distinguons toutefois entre les industriels. Il 
en est qui, au Heu de s'endormir derrière la triple 
hgne des douanes, ont noblement continué la 
guerre contre l'Angleterre. Nous les remercions 
de leurs héroïques efforts, pour soulever la pierre 
sous laquelle elle crut nous écraser. Leur industrie 
qui lutte contre elle, avec tous les désavantages 
(souvent un tiers de frais de plus!) l'a néanmoins 
vaincue sur plusieurs points, ceux qui exigeaient 
les facultés les plus brillantes, la plus inépuisable 
richesse d'invention. Elle a vaincu par l'art. 

Il faut un livre exprès pour faire connaître le 



iâS ELLE LUTTE 

grandiose effort de l'Alsace^ qui, d'une âme nul- 
lement mercantile, sans marchander sur la dé- 
pense, a réuni tous les moyens, appelé toute 
science, voulu le beau, quoi qu'il en pût coûter. 
Lyon a résolu le problème d'une continuelle mé- 
tamorphose, de plus en plus ingénieuse et bril- 
lante. Que dire de cette fée parisienne, qui répond 
de minute en minute aux mouvements les plus 
imprévus de la fantaisie? 

Chose inattendue, surprenante! la France 
vend!... cette France exclue, condamnée, inter^ 
dite... Ils viennent malgré eux, malgré eux ils 
achètent. 

Ils achètent... des modèles, qu'ils vont, tant 
bien que mal, copier chez eux. Tel Anglais déclare 
dans une enquête qu'il a une maison à Paris, pour 
avoir des modèles. Quelques pièces achetées à 
Paris, à Lyon, en Alsace, puis copiées là-bas, suf^ 
Usent au contrefacteur anglais, allemand, pour 
inonder le monde. C'est comme en librairie : la 
France écrit, et la Belgique vend. 

Ces produits où nous excellons , sont malheu- 
reusement ceux qui changent le plus , qui exigent 
une mise en train toujours nouvelle. Quoique èe 
soit le propre de l'art d'ajouter infiniment à la va- 
leur des matières premières, un art aussi couleur» 



F 

1 

1 

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\ J 



PAR L*ART. 125 

que celui-ci ne permet guère de bénéfices. L'An- 
gleterre au contraire ayant des débauchés chez les 
peuples inférieurs des cinq parties du monde, fa- 
brique par grandes masses, par genres uniformes, 
longtemps suivis sans mise en train, sans recher- 
ches nouvelles; de tels produits, vulgaires, ou 
non, sont toujours lucratifs. 

Travaille donc , ô France, pour rester pauvre ! 
Travaille, souffre , sans jamais te lasser. La devise 
des grandes fabriques qui font ta gloire, qui im- 
posent ton goût, ta pensée d'art, au monde, est 
celle-ci : Inventer, ou périr. 



CHAPITRE V. 

Servitudes du marchand i. 

L'homme de travail, ouvrier, fabricant, regarde 
généralement le marchand comme un homme de 
loisir. A^is dans ^a boutique, qu'a-t-il à faire la 
matinée que de lire le journal, puis causer tout le 
jour, le soir fermer sa caisse? L'ouvrier se promet 
bien que s'il peut épargner quelque chose, il se 
fera marchand. 

Le marchand est le tyran du fabricant. H lui 
rend toutes les tracasseries, les vexations de l'ache- 
teur. Or, l'acheteur, dans l'état de nos mœurs, 
c'est l'homme qui veut acheter pour rien, c'est le 
pauvre qui veut trancher du riche, c'est l'enrichi 

1 Nous parlons ici du commerce individuel , comme il est génénie- 
ment en France, non da commerce en commandite qui n'existe en- 
core que dans quelques grandes villes. 



LE MARCHAND TYRAN DU FABRICANT. 125 

d'hier qui tire à grand'peine de sa poche un argent 
qui vient d*y entrera Ils exigent deux choses, la 
qualité brillante , et le prix le plus vil ; la bonté de 
l'objet est secondaire. Qui veut mettre le prix à 
une bonne montre? personne. Les riches même 
ne veulent autre chose qu'une belle montre à bon 
marché. 

Il faut que le marchand trompe ces gens-là , ou 
qu'il périsse. Toute sa vie se compose de deux 
guerres, guerre de tromperie et de ruse contre cet 
acheteur déraisonnable, guerre de vexations et i 
d'exigence contre le fabricant. Mobile, inquiet, ' 
minutieux, il lui rend jour par jour les plus absur- 
des caprices de son maître, le public, le tire à 
droite, à gauche, change à chaque instant sa di- 
rection, l'empêche de suivre aucune idée , et rend 
presque impossible, dans plusieurs genres, la 
grande invention. 

Le point capital pour le marchand , c'est que le 
fabricant l'aîde à tromper l'acheteur , qu'il entre 
dans les petites fraudes, qu'il ne recule pas devant 
les grandes. J'ai entendu des fabricants gémir des 
choses que l'on exigeait d'eux, contre l'honneur; 

1 Ce sont de nouvelles classes qui arrivent , comme Texplique très- 
bien M. Leclaire {Peinture en bdtimeni). Ils ne savent nullement le 
prix réel des objets. Us veulent du brillant, en détrempe, n'importe. 



126 IL EST CONDAMNÉ AU MENSONGE. 

il leur fallait ou perdre leur état , ou devenir com?- 
plices des tromperies les plus audacieuses. Gt n'est 
plus assez d'altérer les qualités , il leur &ut quel- 
quefois devenir faussaires, prendre les marques 
des fabriques en renom. 

La répugnance que montrait pour l'industrie 
les nobles républiques de l'antiquité , les ûets ba- 
rons du moyen âge, est peu raisonnable sans 
doute^ si par industrie l'on entend les fiibriiâtbns 
compliquées qui ont besoin de la scieiice et de 
Fart, ou bien le grand négoce qui suppose tant de 
connaissances, d'informations, de combinaisons. 
Mais cette répugnance est vraiment raisonnable, 
quand elle s'applique aux habitudes ordinaires du 
commerce, à la nécessité misérable où le mardiand 
se trouve de mentir, de frauder et de falsifier. 

Je n'hésite point à affirmer que pour l'homme 
d'honneur la situation du travailleur le plus dé- 
pendant est libre en comparaison de celle*cî. Serf 
du corps, il est libre d'âme. Asservir son âme au 
contraire et sa parole, être obligé du matin au soir 
de masquer sa pensée, c'est le dernier servage. 

Représentez-vous bien cet homme qui a été 
militaire, qui a conservé dans tout le reste le sen- 
timent de l'honneur, et qui se résigne à ççja,.. Ji 
doit souffrir beaucoup. 



FALSIFICATIONS. liT 

Ce qu'il y a de singulier, c'est que c'est juste- 
ment par honneur qu'il ment tous les jours» pour 
faife honnête à ses affaires. Le déshonneur pour 
' lui, ce n'estpas le mensonge, c'est la faillite. Plù^ ! 
tôt que de /ixt7Wr, l'honneur commercial le poussera i 
jusqu'au point où la fraude équivaut au vol, où la 
falsification est l'empoisonnement. 

Empoisonnement benin^ à petite dose, je le 
sais, qui ne tue qu'à la longue. Quand même on 
voudrait dire qu'ils ne mêlent aux denrées que 
des substances innocentes^, sans action, inertes, 
l'homme de travail qui croit y puiser la réparation 
de Bes forces, et qui tt'y trouve rien, ne peut plus 
se refaire^ il va se ruinant , s'épuisant , il vit ( pour 
parler ainsi) sur le capital, sur le fonds de sa vie; 
elle lui échappera peu à peu. 

Ce que je trouve de coupable, dans ce falsifi- 
cateur qui vend l'ivresse, ce n'est pas seulement 
d'empoisonner le peuple, c'est de l'avilir. L'homme 
fatigué du ti^avail , entre confianfWans cette 
boutique; il l'aime comme sa maison de liberté; 
eh bien! qu'y trouvé-t-il? la honte. Le mélange 

1 n a été constaté jurtâiquemmi que beaucoup de ces substance s 
n*étaielit nullement innocentes* V. le Journal de chimie médicale , les 
Annales d*Hygiéne, et MM. Garnier et Harel, Faltifleatiom des tubttan" 
ces alimentàireif 1841. 



128 CONCURRENCE 

spiritueux qu'on lui vend sous le nom de vin, 
produit, dès qu'il est bu , l'effet qu'une double 
et triple quantité de vin n'eût pas produit; il 
s'empare du cerveau, trouble l'esprit, la langue, 
le mouvement du corps. Ivre et la poche vide, le 
marchand le jette à la rue. . . Qui n'a le cœur percé, 
en voyant quelquefois, l'hiver, une pauvre vieille 
femme, qui a bu le poison pour se réchauffer, 
et qu'on livre, en cet état, pour jouet à la barbarie 
des enfants?... Le riche passe, et dit : « Voilà le 
peuple! » 

Tout homme qui peut avoir, ou emprunter, 
mille francs, commence hardiment le commerce. 
D'ouvrier, il se fait marchand, c'est-à-dire honune 
de loisir. Il vivait au cabaret, il ouvre un ca- 
baret. Il s'établit, non pas loin des anciens : 
au contraire, au plus près, pour leur soutirer la 
pratique ; il se flatte de la douce idée qu'il tuera le 
voisin. Immédiatement, il a des pratiques en effet» 
tous ceux ({bi doivent à l'autre et qui ne paieront 
pas. Au bout de quelques mois, ce nouveau est 
devenu ancien ; d'autres sont venus tout autour. 
Il languit, il périt; il a perdu l'argent, mais de 
plus, ce qui valait mieux, l'habitude du travail... 
Grande joie parmi les survivants, qui peu à peu 
finissent de même, D'autres viennent, il n'y parait 



.^ DESTRUCTIVE. 120 

pas. . . Triste et misérable commerce, sans indus- 
trie, sans autre idée que celle de se manger l'un 
l'autre . 

La vente augmente à peine, et les marchands 
augmentent, multiplient à vue d'œil, la concur- 
rence aussi, l'envie, la haine. Ils ne font rien, ils 
sont là sur leur porte, les bras croisés, à se regar- 
der de travers, à voir si la pratique infidèle ne va 
pas se tromper de boutique. Ceux de Paris, qui 
sont quatre-vingt mille, ont eu Tan dernier qua-- 
rante-siœ mille procès au seul tribunal de com- 
merce, sans parler des autres tribunaux. Chiffre 
affreux! Que de querelles et de haines il sup- 
pose!... 

L'objet spécial de cette haine, celui que le pa- 
tenté poursuit, fait saisir quand il peut, c'est le 
pauvre diable qui roule sa boutique , et s'arrête 
un moment, c'est la malheureuse femme qui sur 
un éventaire, porte la sienne ! hélas, et souvent 
encore un- enfant*... Qu'elle ne s'avise pas de 
s'asseoir, qu'elle marche toujours... sinon elle est 
saisie. 

Je ne sais pas vraiment si celui qui la fait saisir, 
ce triste homme de boutique, est plus heureux 

1 Lire la pièce si louchante de Sayinien L«poime« 



150 LE MARCHAND COMPARÉ A L'OUVRIER. 

pour être assis. Ne point bouger, attendre, ne 
pouvoir rien prévoir. Le marchand ne sait 
presque jamais d'où lui viendra le gain. Recevant 
la marchandise de la seconde, de la troisième 
main, il ignore quel est en Europe l'état de son 
propre commerce^ et ne peilt deviner si l'an pro-^ 
chain il fera fortune ou faillite. 

Le fabricant^ l'ouvrier même, ont deux choses, 
qui, malgré le travail^ rendent leur destinée meil^ 
leure que celle du marchand; l^ Le marchand ne 
crée point, il n'a pas le bonheur sérieux, digne de 
l'homme, de faire naître une chose, de voir avancer 
sous sa main une œuvre qui prend forme^ qui 
devient harmonique, qui, par son progrès, ré- 
pond à son créateur, console soii ennui. et sa 
peine. 

2° Autre désavantage, terrible, à mon avis : 
Le marchand est obligé de plaire. L'ouvrier donne 
son temps, le fabricant sa marchandise pour tant' 
d'argent; voilà un contrat simple, et qui n'abaisse 
pas. Ni l'un ni l'autre n'a besoin de flatter. 11 
n'est pas obligé, souvent le cœur navré et les 
yeux pleins de larmes, d'être aimable et gsû tout à 
coup^ comme cette dame de comptoir. Le mar- 
chand inquiet, mortellement occupé du billet qui 
échoit demain, il faut qu'il sourie, qu'il se prête. 



IL EST OBLIGÉ DE PLAIRE. 131 

par un effort cruel, au babil de la jeune élégante 
qui lui fait déplier cent pièces, cause deux heu^ 
res, et part sans acheter. 

Il faut qu'il plaise, et que sa femme plaise. Il a 
mis dans le commerce, non-seulement son bien, 
sa personne et sa vie, mais souvent sa famille^. 

L'homme le moins susceptible pour lui-même, 
souffi*ira^ à chaque heure> de voir sa femme ou da 
fille au comptoir. L'étranger ïnême^ le témoin 
désintéressé ïie voit pa6 sans peine dans ulie hon- 
nête famille qui commence un commerce^ les ha- 
bitudes intérieures violemment troublées, le foyer 
dans la rue, le saint des saints à l'étalage ! Là jeune 
demoiselle écoute, les yeux baissés, l'impertinent 
propos d'un homme indélicat. On y retourné quel- 
ques mois après, on la retrouve hardie. 

La femme^ au reste, fait bien plus que la fille, 
pour le succès d'une maison de commerce. Elle 
cause avec grâce, avec charme... Où est l'inconvé- 
nient, dans une vie si publique, sous les yeul de 

1 On a parlé de routrière en soie et du commis qui se Taisait payer 
sa connivence au vol. On a parlé àe rouvrière en coton, je crois, 
à tort ; le fabricant est très-peu éh Thp^btX àVec tes ttttttlers et dû- 
vriéi-es. On a dit enfin qtte Fusurieir de campagne nlettait sonvent 
les délais à un prix immoral. Pourquoi n*a-4-on pas parlé de la mar- 
chande, si exposée, obligée de plaire k Taclietéiif, dé causer lôngu'eme'Bt 
avec lui, et qui l'éïk trôttVe oirdinairemetit it Inàlf 

8 



I3â SA FAMILLE 

la foule?... Elle cause, mais elle écoute... et tout 
le monde plutôt que son mari. C'est un esprit cha- 
grin, ce mari, nullement amusant, plein d'hésita- 
tion et de minuties, flottant en politique, en tout, 
mécontent du gouvernement, et mécontent des 
mécontents. 

Cette femme s'aperçoit de plus en plus qu'elle 
fait là un ennuyeux métier ; douze heures par 
jour à la même place, exposée derrière une vitre, 
parmi les marchandises. Elle ne s'y tiendra pas 
toujours si immobile ; la statue pourra s'animer. 

Voilà de grandes souffrances qui commencent 
pour le mari. Le lieu du monde le plus cruel pour 
un jaloux, c'est une boutique... Tous viennent, 
tous flattent la dame... L'infortuné ne sait pas 
même toujours à qui s'en prendre. Parfois il de- 
vient fou, ou se tue, ou la tue ; tel autre s'alite, et 
meurt... Plus malheureux peut-être celui qui s'est 
résigné. 

Il s'est trouvé un homme qui est mort ainsi len- 
tement, non pas de jalousie, mais de douleur et 
d'humiliation, chaque jour insulté, outragé dans 
la personne de sa femme. Je parle de l'infortuné 
Louvet. Après avoir échappé aux dangers de la 
Terreur, rentré àla Convention, mais sans moyens 
pour vivre, il établit sa femme libraire au Palais- 



SOUVENT COMPROMISE. 433 

1 : la librairie était à cette époque un com- 
e brillant, et le seul. Malheureusement l'ar- 
Girondin, aussi contraire aux royalistes 
IX montagnards, avait mille ennemis. La 
'sse dorée, celle qui courut si bien le 13 ven- 
aire, venait bravement parader devant la 
que de Louvet, entrait, ricanait, se vengeait 
ne femme. Aux provocations du mari furieux, 
I répondaient que par des risées. Lui-même 
ivait donné des armes, en imprimant, dans le 
de sa fuite et de ses malheurs, mille détails 
onnés, indiscrets sans doute et imprudents, 
a Lodoïska. Une chose devait la protéger, la 
'e sacrée pour des hommes de cœur, son cou- 
son dévouement ; elle avait sauvé son mari. . . 
îhevaliers ne sentirent point cela ; ils pous- 
t froidement la cruelle plaisanterie, et Louvet 
ourut. Sa femme voulait mourir; ses enfants 
i lui amena, la condamnèrent à vivre. 



CHi«>lTaE VI. 

i^ervitudes du foaptioapaire. 

Quand les enfants grandissent et que la famille 
réunie commence à se demander : c Qu'en fera-t- 
on? » le plus vif, le moins disciplinable, ne man- 
que guère de dire : c Moi, je veux être indépen- 
dant. » Il entrera dans le commerce, et il y trouvera 
l'indépendance que nous venons de caractériser. 
L'autre frère, le docile, le bon sujet, sera fonc- ^ 
tionnaire. 

On tâchera du moins qu'il le devienne. La fa- 
mille fera pour cela d'énormes sacrifices, souvent 
par delà sa fortune. Grands efforts, et quel but? 
Après dix ans de classes, plusieurs années d'école, 
il deviendra surnuméraire, et enfin petit employé. 
Son frère, le commerçant qui, pendant ce temps- 



MOBILITÉ DE SA CONDITION ACTUELLE. 13o 

là, a eu bien d'autres aventures, lui porte grande 
envie, et perd peu d'occasions de faire allusion aux 
gens qui ne produisent pas, « qui s'endorment 
'commodément assis au banquet du budget. j> Aux 
yeux de l'industriel, nul ne produit que lui ; le 
juge, le militaire, le professeur, l'employé, sont 
« des consommateurs improductifs^. » 

Les parents savaient bien que la carrière des 
fonctions publiques n'était pas lucrative. Mais ils 
ont désiré pour cet enfant doux et tranquille une 
vie sûre, fixe et régulière. Tel est l'idéal des fa- 
milles, après tant de révolutions, tel, dans leur 
opinion, est le sort du fonctionnaire; le reste va, 
vient, varie et change, le fonctionnaire seul est 
sorti des alternatives de cette vie mortelle, il est 
comme en un meilleur monde. 

Je ne sais si l'employé a jamais eu ce paradis 
sur la terre, cette vie d'immobilité et de sommeil. 
Aujourd'hui, je ne vois pas un homme plus mo- 
bile. Sans parler des destitutions qui frappent 
quelquefois et que l'on craint toujours, sa vie n'est 
que mutations, voyages, translations subites (pour 
tel ou tel mystère électoral) d'un bout de la France 
à l'autre, disgrâces inexplicables, prétendus avan- 

1 Comme si la justice et l'ordre civil, I4 défense du pays, rinstruc* 
tion, n'étaient pas aussi des productions^ et Les premières de toutes [ 

g* 



156 FAIBLES TRAITEMENTS. 

céments qui, pour deux cents francs de plus, le 
font aller de Peipignan à Lille. Toutes les routes 
sont couvertes de fonctionnaires qui voyagent avec 
leurs meubles ; beaucoup ont renoncé à en avoir. • 
^ Campés dans une auberge, et le paquet tout fait, 
ils vivent là un an, ou moins, d'une vie seule et 
triste, dans une ville inconnue ; vers la fia^ lors- 
qu'ils commencent à former quelque relation, on 
les dépêche à l'autre pôle. 

Qu'ils ne se marient pas surtout; leur situation 
en serait empirée. Indépendamment de cette mo- 
bilité, leurs faibles traitements ne comportent 
point un ménage. Ceux d'entre eux qui sont obli- 
gés de faire respecter leur position, ayant charge 
d'âmes, le juge, l'officier, le professeur, passeront 
leur vie, s'ils n'ont point de fortune, dans un état 
de lutte, d'effort misérable pour cacher leur mi- 
sère et la couvrir de quelque dignité. 

N'avez-vous pas rencontré en diligence (je ne 
dis pas une fois, mais plusieurs) une dame res- 
pectable, sérieuse, ou plutôt triste, d'une mise 
modeste et quelque peu passée, un enfant ou 
deux, beaucoup de malles, de bagage, un mé- 
nage sur l'impériale. Au débarqué, vous la voyez 
reçue par son mari, un brave et digne officier qui 
n'est plus jeune. Elle le suit ainsi, ave» toute es- 



FAIBLES TRAITEMENTS. ' 137 

pèce d'incommodité et d'ennui, de garnison en 
garnison, accouche en route, nourrit à l'auberge, 
puis se remet encore en route. Rien de plus triste 
que de voir ces pauvres femmes associées ainsi 
par l'affection et le devoir aux servitudes de la vie 
militaire. 

Les traitements des fonctionnaires, militaires et 
civils, ont peu changé depuis l'Empire^. La fixité 
que l'on considère comme leur suprême bonheur, 
presque tous l'ont sous ce rapport. Mais comme 
l'argent a baissé, le même chiffre va diminuant 
de valeur réelle, et représentant toujours moins ; 
nous l'avons remarqué pour lessalaires industriels. 

La France peut se vanter d'une chose, c'est 
qu'à l'exception de quelques grandes places trop 
rétribuées, nos fonctionnaires publics servent 
l'État presque pour rien. Et avec cela, j'affirme 
qu'en ce pays dont on dit tant de mal, il est peu, 
très-peu de fonctionnaires accessibles à l'argent. 

J'entends l'objection : beaucoup sont corrom-^ 
pus par l'espoir d'avancer, par l'intrigue, par les 

^ Ils se sont améliorés dans tous les antres États de TEurope. Ici, ils 
ont augmenté pour un très-petit nombre de places, baissé pour d'autres, 
par exemple pour les commis de préfectures et sous-préfectures.— Sur 
le caractère général et les divisions de cette grande armée des fonc- 
tionnaires, lire l'important ouvrage de M. Vivien : Êêudet admit»»!- 
trativest 1845. 



iï 



138 LE FONCTIONNAIRE EST-IL CORROMPU? 

mauvaises influences ; je le sais, je l'accorde. Et ^ 
jen'en soutiendrai pas moins que, parmi cesgens si |e 
peu rétribués, vous n'en trouverez pas qui reçoi- )l 
vent de Pargent, comme on voit en Russie, aq ^i 
Italie, dans tant d'autres contrées. i 

Voyons Tordre le plus élevé. Le juge qui dé- 
cide du sort, de la fortune des hommes, qui tous g 
les Jours a dans les mains des affaires de plusieurs 
millions, et qui pour des fonctions si hautes, si 
assidues, si ennuyeuses, gagne moins que tel ou- 
vrier, le juge ne reçoit pas d'argent. j 

Prenez en bas, dans une classe où les tentations 
sont grandes, prenez le douanier: il en est peut-être 
qui recevraient un léger pour-boire dans une occa- 
sion insignifiante, mais jamais pource qui donne le 
moindre soupçon de fraude. — ^Voulez-vous savoir, 
maintenant, combien il a pour ce service ingrat? mx 
cents francs, un peu plus de trente sous par jour; 
ajoutons-y les nuits qui ne sont point payées ; il 
passe, de deux nuits l'une, sur la frontière, sur la 
côte, sans abri que son manteau, exposé à l'attaque 
du contrebandier, auvent de la tempête, qui, de la 
falaise, parfois l'emporte en mer. C'est là, sur cette 
grève, que sa femme lui apporte son maigre repas ; 
car il est marié, il a des enfants, et, pour i^ourrir 
quatre ottciDqperso^s^ilaàpeu près trente sous. 



MISÈRE DE QUELQUES FONCTIONNAIRES. '^ 139 

Un garçon boulanger à Paris ^ gagne plus que 
deux douaniers, plus qu*un lieutenant d'infanterie, 
plus que tel magistrat, plus que la plupart des 
professeurs; il gagne autant que siœ maîtres 
d'école ! 

Honte ! infamie ! ... Le peuple qui paye le moins 
ceux qui instruisent le peuple (cachons-nous, pour 
l'avouer), c'est la France. 

LaFranced'aujourd'hui. — Au contraire, la vraie 
France, celle de la Révolution, déclara que l'ensei- 
gnement était un sacerdoce, que le maître d'école 
était l'égal du prêtre. Elle posa en principe que la 
première dépense de l'État, c'était l'instruction. 
Dans sa terrible misère, la Convention voulait 
donner cinquante-quatre millions à l'instruction 
primaire^, et elle l'eût fait certainement, si elle 
eût duré davantage. . .Temps singulier où les hom- 
mes se disaient matérialistes , et qui fut en réalité 
l'apothéose de la pensée, le règne de l'esprit ! 

Je ne le cache pas ; de toutes les misères de ce 
temps-ci, il n'y en a pas qui me pèse davantage. 
L'homme de France le plus méritant, le plus mi- 

1 Je veux dire en général l'ouvrier de salaire moyen sans chômage 
d'hiver. V. plus haut, p. 52, note. 

8 Trois mois après le 9 thermidor (27 brumaire, an III), sur le rap- 
port de Lakanal. Voir V Exposé sommaire des travaux de Lakanal , 
p. 133. 



J40 [PROFONDE MISÈRE 

^^sérable*, le plus oublié, c'est le maître d'école. 
L'État qui ne sait pas seulement quels sont ses 
vrais instruments et sa force , qui ne soup- 
çonne pas que son plus puissant levier moral, se- 
rait cette classe d'hommes, l'État, dis-je, l'aban- 
donne aux ennemis de l'État. Vous dites que les 
1 Frères enseignent mieux; je le nie; quand cela 
serait vrai, que m'importe? le maître d'école, c'est 
la France ; le Frère, c'est Rome, c'est l'étranger et 
l'ennemi : lisez plutôt leurs livres; suivez leurs 
habitudes et leurs relations ; flatteurs pour l'U- 
niversité, et tout jésuites au cœur. 

J'ai parlé ailleurs des servitudes du prêtre ; elles 
sont grandes , dignes de compassion ; serf de 



1 M. Lorain, dans son Tableau de rinstrueiion primaire, ouTrage 
officiel de la plus haute importance, où il résume les rapports des 490 
inspecteurs qui visitèrent en 1833 tontes les écoles, n*a pas d'expres- 
sions assez fortes pour dire Pétat de misère et d'abjection où se troaTent 
nos instituteurs. Il déclare ( p. 60) qu'il y en a qui gagent «M Umt 100 
francs, 60 francs, 50! Encore, attendent^ils longtemps le paiement, 
qui souvent ne vient pas ! On ne paye pas en argent ; chaque famille 
met de côté ce qu'elle a de plus mauvais dans sa récolte pour le mattre 
d'école, quand il vieni le dimanche mendier d chaque porte ia besmee 
sur le dos ; il n'est pas bien venu à réclamer son petit lot de pommes 
de terre, on trouve qu'il fait tort aux pourceaux, etc. Depuis ces rap- 
ports officiels, on a créé de nouvelles écoles ; mais le sort des anciens 
maîtres n*a pas été amélioré. Espérons que la Chambre des dépatés 
accordera cette année l'augmentation de cent francs qui a été i 
dée envain l'année dernière. 



DU MAITRE D'ÉCOLE. iU 

Rome, serf de son évêque, d'ailleurs presque 
toujours dans une position qui donne au su- 
périeur, bien informé , hypothèque sur lui. Eh ! 
bien, ce prêtre, ce serf, c'est le tyran du maî- 
tre d'école. Celui-ci n'est pas son subordonné lé- 
galement, mais il est son valet. Sa femme, mère de 
famille, fait sa cour à madame la gouvernante de 
M. le curé, à la pénitente préférée, influente. Elle 
sent bien, cette femme qui a des enfants et qui a 
tant de peine à vivre, qu'un maître d'école, mal 
avec le curé, c'est un homme perdu ! ... On ne va 
pas par deux chemins pour le couler à fond; on 
ne s'amuse pas à dire qu'il est ignorant; non, il 
est vicieux, il est ivrogne, il est. . . Ses enfants, 
multipliés, hélas! année par année, ont beau 
témoigner pour ses mœurs. Les Frères seuls ont 
des mœurs ; ils ont bien quelques petits procès, 
mais si vite étouffés ! 

Servitude ! pesante servitude! je la retrouve en 
montant, descendant, à tous les degrés, écrasant 
les plus dignes, les plus humbles, les plus méri- 
tants ! 

Et je ne parle pas de la dépendance hiérarchi-^ 
que et légitime, de l'obéissance au supérieur natu- 
rel. Je parle de l'autre dépendance, oblique, in- 
directe; qui part de haut, qui descend bas^ qui 



142 NULLITÉ VOLONTAIRE DE L'EMPLOYÉ. 

pèse lourdement, qui pénètre, qui entre dans le 
détail, qui s'informe, qui veut gouverner jusqu'à 

19 * 
ame. 

Grande différence entre le marchand et le fonc- 
tionnaire ! le premier, nous l'avons dit, est con- 
damné à mentir, sur des objets minimes, d'intérêt 
extérieur; pour ce qui est de l'âme, il garde sou- 
vent l'indépendance. C'est justement ce côté-là 
qu'on attaque dans le fonctionnaire ; il est inquiété 
dans les choses de l'âme, parfois mis en demeure 
de mentir en ce qui touche la foi et la foi poli- 
tique. 

Les plus sages travaillent à se faire oublier; ils 
évitent de vivre et de penser, font semblant d'être 
nuls, et jouent si bien ce jeu, qu'à la longue ils 
n'ont besoin d'aucun semblant; ils deviennent 
vraiment ce qu'ils voulaient paraître. Les fonc- 
tionnaires qui sont pourtant les yeux et les bras de 
la France, visent à ne plus voir, ni remuer; un ' 
corps qui a de tels membres doit être bien ma- 
lade. 

Pour s'annuler ainsi, le malheureux est-il 
quitte? pas toujours. Plus il cède, plus il recule, et 
plus on exige. On en vient à lui demander ce qu'on 
appelle des gages de dévouement, des sehricés 
positifs. Il pourrait avancer, s'il se rendait utile. 



L'HOMME CORROMPU PAR LÀ FAMILLE ; 143 

s'il éclairait sur telle ou telle personne. . . 5 Tel par 
exemple, qui est votre collègue, est-ce un homme 
bien sûr? » 

Voilà un homme troublé, malade. 11 rentre chez 
lui très-soucieux. Pressé tendrement, il avoue ce 
qu'il a. . . Où croyez-vous, dans cette grave cir- 
constance, qu'il trouve appui? Dans les siens? Ra- 
rement. 

Chose triste et dure à dire, mais qu'il faut dire : 
l'homme aujourd'hui n'est pas corrompu par le 
monde, il le connaît trop bien ; pas davantage par 
ses amis... qui a des amis?... Non, ce qui le cor- 
rompt le plus souvent, c'est sa famille même. Une 
excellente femme, inquiète pour ses enfants, est 
capable de tout, pour faire avancer son mari, jus- n. 
qu'à le pousser aux lâchetés. Une mère dévote 
trouve tout simple qu'il fasse sa fortune par la 
dévotion ; le but sanctifie tout ; comment pécher 
en servant la bonne cause?... Que fera l'homme, 
quand il trouve la tentation dans la famille même, 
qui devait l'en garder? quand le vice lui vient par 
la vertu, par l'obéissance filiale, par le respect de 
l'autorité paternelle? 

Ce côté de nos mœurs est grave; je n'en con- 
nais pas de plus sombre. 

Au reste, que la bassesse, même avec ces 



iU SOUTENU PAR L'HONNEUR MILITAIRE. 

moyens, que le servilisine et le jésuitisme, puis- 
sent triompher en France, je ne le croirai jamais. 
La répugnance pour tout ce qui est faux et per- 
fide, est invincible dans ce noble pays. La masse 
est bonne ; n'en jugez pas par l'écume qui sur- 
nage. Cette masse, quoiqu'elle flotte, elle a en elle 
une force qui l'assure : le sentiment de l'honneur 
militaire renouvelé toujours par notre légende hé- 
roïque. Tel, au moment de faillir, s'arrête sans 
qu'on sache pourquoi... c'est qu'il a senti passer 
sur sa face l'esprit invisible des héros de nos 
guerres, le vent du vieux drapeau ! . . . 

Ah ! je n'espère qu'en lui ! qu'il sauve la France, 
ce drapeau, et la France de l'armée ! Notre glo- 
rieuse armée sur qui le monde a les yeux *, qu'elle 
se maintienne pure ! qu'elle soit de fer contre l'en- 
nemi, et d'acier contre la corruption ! que jamais 
l'esprit de police n'y pénètre ! qu'elle garde l'hor- 
reur des traîtres, des vilaines offres, des moyens 
souterrains d'avancer ! 

Quel dépôt dans les mains de ces jeunes sol- 
dats ! quelle responsabiUtépour l'avenir ! ... Au jour 
du suprême combat de la civilisation et de la bar- 

1 S'il y a ea des actes atroces, ils ont été commandés. Qu'ils retom* 
bent sur ceux qui ont donné de tels ordres ! — RemarquoDs, en pas- 
sant, que trop souvent nos journaux accueillent dans un intérêt de 
parti les inventions calomnieuses des Anglais. 



VOEUX POUR L'AUMÉE. 145 

barie (qui sait si ce n'est pas demain?) il faut que 
le Juge les trouve irréprochables, leur épée nette, 
et que leurs baïonnettes étincellent sans tache !... 
Chaque fois que je les vois passer, mon cœur s'é- 
meut en moi : c Ici seulement, ici, vont d'accord 
la force et l'idée, la vaillance et le droit, ces deux 
choses, séparées par toute la terre... Si le monde 
est sauvé par la guerre, vous seuls le sauverez... 
Saintes baïonnettes de France, cette lueur qui 
plane sur vous, que nul œil ne peut soutenir, gar- 
dez que rien ne l'obscurcisse! » 



Servitudes du riche et du bourgeois. 

Le seul peuple qui ait une armée sérieuse, est 
celui qui ne compte pour rien en Europe. Ce phé- 
nomène ne s'explique pas suffisamment par la fai- 
blesse d'un ministère, d'un gouvernement; il tient 
malheureusement à une cause jplusgénérale , au 
' déc^îfl de^tà cKsse ^ classe très-nou- 

velle et très-iisée. Je. p^la de la bourg eoisie. 

Je remonterai un peu haut, pour mieux me faire 
comprendre. 

La glorieuse bourgeoisie qui brisa le mojen âge 
et fit notre. |iremiM*e Révolution, au quatorzième 
siècle, eut^e caractère parti culier d'être une ini - 
tiation rapide du peuple à la noblesse*. Elle fut 

1 Le passage se faisait, comme on sait, par la noblesse de robe. 
Mais, ce qu*on ne sait pas, G*est la facilité avec laquelle cette noblewe 
devenait militaire^ aux quatorzième et quinzième siècles. 



L'ANCIENNE BOURGEOISIE; LA NOUVELLE, DÉJÀ VIEILLE, Ul 

moins encore une classe qu'un passage, un degré. 
Puis, ayaht fait Son œuvre, une noblesse nouvelle 
et tiné royauté nouvelle, elle perdit sâ mobilité, 
se stéréotypa, et resta une classe, trop souvent ri- 
dicule. Le bourgeois du dix septième et dix-hiil- ' 
tième siècle est un être Bâtard, que la nature Sem- i ^ 
blë àvôii* arrêté dans son développement imparfaite ^ 
être ihixte, peu gracieux à vbir, qui ii'est ni d'en p k ^ 
haut ni d'en bas, ne sait ni marcher ni volei*, ' ^ 



(Jtli se plaît à Itiî-ihêmè et se prélasse dans ses 
prétentions. 

Notre bourgeoisie actuelle, née en si peU dô 
tenips delà Révolutîoii, h^a pas rencontré, enmon- 
taiiï, dé nobles sur sa tête. Elle a voulu d^autaiit 
plus être Une classe tout d'abord. Elle s'est fixée 
en naissant, et, si bien, qu'elle a cru naïvement 
pouvoir tirer de son sein une aristocratie; autant 
vaut dire, improviser une antiquité. Cette créa- 
tion s'est trouvée, cotnme on pouvait prévoir^ non 
antique, mais vieille et caduque^ . 

Quoique les bourgeois ne demandent pas mieux 
que d'être une classe à part, il n'est pas fecilé de 
préciser les limites de cette classe, oii elle commen- 
ce, où elle finit. Elle ne renferme pas exclusivement 

1 L'ancienne France eut trois classes. ,La nouvelle n'en a plus qu^ 
deux, le peuple et la bourgeoisie. 






iSO DÉCLIN RAPIDE. 

le public, excédés d'eUx-mêmes et de sentir qu'ils 
baissent. 

L'un d'eux, homme d'esprit, écrivait il y a 
quelques années qu'il ne fallait plus de grands 
hommes, que désormais on saurait s'en passer. 
Ce mot venait à point. Seulement, s'il le réim- 
prime, il faudra qu'il l'étende et prouve cette fois 
que les hommes moyens, les talents secondaires, 
ne sont pas indispensables et qu'on peut s'en 
passer aussi. 

La presse, il y a dix ans, prétendait influer. 
Elle en est revenue. Elle a senti, pour parler feéu- 

Etnent de la littérature, que la bourgeoisie qui lit 
ule (le peuple ne lit guère), n'avait plus bésidiU 
/a art. Donc, elle a pu, sans que personne s*en 
[plaignît , réformer deux choses coûteuses, l'art et 
|la critique ; elle s'est adressée aux improvisateurs, 
jaux romanciers en commandite, puis, gahlant 
seulement leur nom, aux ouvriers de troisième 
ordre. 

L'affaissement général est moins senti, parce 
qu'il a lieu d'ensemble; tous descendant, le hiveàu 
relatif est le même. 

Qui dirait, au peu de bruit qui se fait, que nous 
ayons été un peuple si bruyant? l'oreille s'y fait 
peu à peu, la voix aussi. Le diapason change. Tel 



INERTIE. 151 

croit crier, et crie tout bas. Le seul bruit tin peu 
haut, c'est celui de la Bourse. Celui qui l'en tend 
de près, et qûî voit cëtfé àgitatiotr; (l^ira ff o^^ ai- 
sément que ce courant trouble profondément le 
grand marais dormant de la bourgeoisie. Erretlt. 
C'est faire trop de tort, trop d'honiieur à la masse 
bourgeoise que de lui sflppÔSëftâKl d'activité poul* . 
lés intérêts matériels ^. Elle est fort égoïste, il est 
\ yFai7 niais routinière, inerte . Sauf quelques courts 
accès, éllfe s'en tient ordinairement aux premières 
acquisitions qu'elle craint de compromettre. Il est 
incroyable combien cette classe, en province sur- 
tout, se résigne ai sément à la médiocrité en tou te 
chose. Elle a peu, elle l'a d'hier; pourvu qu'elle 

1 La France n'a pas Tâme marchande, sauf ses moments anglais 
(comme celai de Law, et celui-ci), qui sont des accès rares. Cela se 
voit surtout à la facilité avec laquelle les hommes qui d'abord semblent 
les plus âpres, s'arrêtent généralement de bonne heure sur le chemin 
de la fortune. Le Français qui a gagné dans le commerce ou autrement 
quelques mille livres de rente, se croit riche et ne fait plus rien. 
L'Anglais, tout au contraire, voit dans la richesse acquise un moyen de 
s'enrichir; il persévère jusqu'à la mort dans le travail. 11 reste rivé à 
sa chaîne, définitivement spécialisé dans son affaire; seulement, il 
poursuit cette spécialité sur une plus grande échelle. 11 n'éprouve pas 
le besoin du loisir, qui lui permettrait d'arranger sa vie librement. 

Aussi, il y a fort peu de riches en France, si vous mettez à part nos 
capitalistes étrangers. Ce peu de riches seraient presque tous des pau- 
vres en Angleterre. De nos riches, déduisez nombre de gens qui font 
bonne figure, et dont la fortune est ou engagée, eu incertaine encore, 
hypothétique. 

9. 



152 FRAYEUR DE LA BOURGEOISIE. 

le garde , elle s'iOTfmgp.pQiir vivre sans agir, sans 
. penser ^^. 

Ce gm jgaraçtémaitranrienne haiirgfioisôe, ce 
qui manque à la nouvelle, c'est surtout la sécu- 
rite.,.. .- 

Celle des deux derniers siècles, fortement as- 
sise sur la base de fortunes déjà anciennes, sur des 
charges de robe et de finance qui comptaient pour 
propriétés, sur le monopole des corporations mar- 
chandes, etc., se croyait tout aussi ferme en 
France que le Roi. Son ridicule fut Torgueil, la 
gauche imitation des grands. Cet effort pour mon- 
ter plus haut qu'on ne le peut, se traduit par l'em- 
phase, la bouffissure qui marque la plupart des 
monuments du XVIP siècle. 

Le ridiculadfc la nou velle bourge oisie, c'est le 
contraste de ses précédents mifitaires, et dejieltfi- 
peur actuelle qu'elle ne ^^^^^^ nniiAmAnf qii'pl|f> 
exprime à tout propos avec une naïveté sifigutière. 

1 Je connais, prés de Paris, une ville assez considérable, oh l*on 
compte qaelqaes centaines de propriétaires ou rentiers de 4000, 6000 
livres de rente ou un peu plus, qui ne songent nullement à aller au-delà 
qui ne font rien, ne lisent rien, ni livres, ni Journaux ( presque ), ne 
sMotéressent à rien, ne se voient point, ne se réunissent jamais, so 
connaissent à peine. L*entraînement de la Bourse ne se fait sentir là 
aucunement, mais malheureusement plus bas, parmi les pauvres éco- 
nomes des villes, et jusque dans les campagnes, oili le paysan n*a piin 
même un journal qui puisse TécUirer sur le guet-apens. 



TERRORISME. 155 

Que trois hommes soient dans la rue à causer 
de salaires, qu'ils demandent à l'entrepreneur, ri- 
che de leur travail, un sol d'augmentation, le bour- 
geois s'épouvante, il crie, il appelle main-forte. 

L'ancien bourgeois du moins était plus consé- 
quent. Il s'admirait dans ses privilèges, il voulait i 
les étendre, il regardait en haut. Le nôtre Regarde 
en bas, il voit monter la foule derrière lui, commej 
il a monté, et irii'aime pas qu'elle monte, il re 
cule, il se serre du côté du pouvoir. S'avoue-t-il' 
nettement ses tendances rétrogrades? Rarement, 
son passé y répugne; il reste presque toujours 
dans cette position contradictoire, libéral de prin- 
cipe, égoïste d'application, voulant, ne voulant 
pas. S'il lui reste quelque chose de français qui ré- 
clame, il l'apaise par la lecture de quelque journal 
innocemment grondeur, pacifiquement belliqueux. 

La plupart des gouvernements, il faut le dire, 
ont spéculé sur ce trist e prog rè g de l a pftiir qui 
n'est autre à la lo ng ue que celui de f&mortmcp 
Ils ont pensé qu'on avait meilleur marchedesinôrts 
que des vivants. Pour leur faire peur du peuple, 
ils ont montré sans cesse à ces gens effrayés deux 
têtes de Méduse qui les ont à la longue changés en 
pierre : la Terreur et le Communisme. 

L'histoire n'a pas encore examiné dQ prè? ce 



i54 COMMUNISME. 

phénomène unique de la Terfeur, qu^aucuil 
homme, aucun parti, à coup sûr, ne pourrait ra- 
mener. Tout ce que j'eh puis dire ici, c'est qu e, 
derrière xettaJÈLbta^iia^ me- 

neurs , nos grande Tetrot^istes, Ji'itaient, S^^^^ 
ment des hotmaies (kl peupîe, ittais d^ bourgeois, 
' des nobles, des esprits cultivés, subtils, bizàiri'es, 
; des sôjpîiistes et des scolastiques. 

Qiïàhrau Communisme, auquel je reviendrai, 

h un mot suffit. Le dernier pays du monde 6ii la 

/ propriété sera abolie, c'est Justementla-Erance. 
Si, comme disait quelqu'un de cette école, c la 

' propriété n'est autre chose que le vol », il y a ici 
vingt-cinq millions de voleurs, qui ne se dessai- 

\ sirontpas demain. 

Ce n'en sont pas moins là d'excellentes ma- 
chines politiques pour effrayer ceux qui possè- 
dent , les faire agir contre leurs principes , leur 
ôter tout principe. Voyez le bon parti que les 
jésuites et leurs amis tirent du Communisme, 
spécialement en Suisse. Chaque fois que le parti 
de la liberté va gagner du terrain , on découvre, à 
point nommé, on pubUe à gr^nd bruit quelque 
noirceur nouvelle , quelque atroce menée qui fait 
frémir d'horreur les bons propriétaires , protes- 
tants, catholiques, Berne autant queFribourg. 



\ 



ISOLÉMENT D(î BOURGEOIS. 1S8 

Nulle passion n'est fixe, la peur moins qu'au- 
cune autre. Il faut en subir le progrès. Or, la 
peur a ceci qu'elle va toujoiirs grossissant soti 
objet, toujours afl^tiblissâttl rîmàginàtrôn mala- 
dive. Clïai^aë jôiir nouvelle défiance ; telle idée 
semble dangereuse ati|trardlmt7'teH^^ 
ifiâHVïèÏÏè ciasfee; pil s'enferme de plus en plus, 
on barricade , on bouche solidement sa porte et 
son esprit; plus de jour, point de petite fentie 
par où puisse entrer )a lumière.^ 
ZPlu& iû^^^ôataet^ we(^ Lé bourgeois^ 

ne le connaît plus que par la Gazette des TrikH 
naux. Il le voit dans son domestique qui le Volei 
et se moque de lui. Il le voit, a travers les vitres, j 
dans l'homme ivre qui passe là-bas, qui crie,| 
tombe, roule dans la boue. Il jne Sait pas que le 
pauyre_diable est, après. Jmit,--plus~hoimete~qîie 
les^ empxiisûnneurs en gros et en détail qui ront 
mis dans ce triste état. 

Les rudes travaux font les hommes rudes , et 
les rudes paroles. La voix de l'homme du peuple 
est âpre ; il a été soldat, il affecte toujours l'éner- 
gie militaire. Le bourgeois en conclut que ses 
mœurs sont violentes, et le plus souvent il se 
trompe. Le progrès du temps n'est sensible en 
imlle chose plus qu'en ceci. Récemment, lorsque la 



ISOLEMENT DE L'ENRICHI QUI S'EST OUBLIÉ. 

ïbrce armée entra brusquement chez la mère des 
charpentiers, que leur caisse fut brisée, leurs 
papiers saisis, leurs pauvres épargnes, n'avons- 
nous pas vu ces hommes courageux se contenir 
dans la modération, et s'en remettre aux lois? 

Le^ofib^ 
le pauvre d'hier. Hier, U, était lui-même Tou- 
vrier, le soldat, le paysan qu'il évite aujour- 
d'hui. Je comprends mieux queTeTpëfîT-fils, ^é 
riche, puisse oublier cela; mais, que dans une vie 
d'homme, en trente ou quarante ans, on se mé- 
connaisse, c'est chose inexplicable. De grâce, 
homme des temps belliqueux, qui cent fois avez 
vu l'ennemi, ne craignez pas d'envisager en face 
vos pauvres compatriotes dont on vous fait tant 
peur. Que font-ils? ils commencent aujourd'hui, 
comme vous avez commencé. Celui q ui passe l à- 
bas, c'est vous pl us jeune.. ^ Xe petit conscrit qui 
s'en va, chantant la Marseillaise, n'est-ce pas 
vous, enfant, qui partiez en 92? L'officier d'Afri- 
que, plein d'ambition et d'un souffle de guerre, 
ne vous rappelle-t-il pas 1804 et le camp de Bou- 
logne? Le commerçant, l'ouvrier, le petit fabri- 
cant, ressemblent fort à ceux qui, comme vous, 
vers 1820, ont suivi la fortune. 

Ceu^-ci sont comme vous ; s'ils peuvent, ils 




DANS LMSOLEMENT S'EST FAIT LE VIDE. W57 

monteront, et très-probablement par de meilleurs 
moyens, étant nés dans un temps meilleur. Ils 
gagneront, et vous n*y perdrez rien... Laissez , 
c ette idée fausse qu'o n np gagn^ gn'Rn-prrman'f. 
aux autres. Chaque flot de peuple ^ui jnonte, 
amené avec lui un flot de richesse nouvelle. 

Savez^^vous le danger de s'jsoler, de s'enfermer 
si bien ? c^esTHê n'enfermer que le vide. En ex- | 

cluantrlKlimfflnEorte^^ 

soi-menie j^'appauvi^^^ -se serrei danisi sa 

classe,. - dans son petHjççycle d'habitudes ou l'es- 
prijy^activUé^personnelle ne sont plus nécessaires. 
La porte est bien fermée; mais il n'y a personne 
dedans... Pauvre riche, si tu n'es plus rien, que 
veux-tu donc si bien garder? 

Ouvrons cette âme, voyons avec elle, si elle a 
du souvenir, ce qui y fut, ce qui y reste. Le jeune 
élan de la Révolution, hélas! qui en trouverait ici 
la moindre trace ? La force guerrière de l'Empire, 
l'aspiration libérale de la Restauration, n'y parais- 
sent pas davantage. 

^_Cfil, homme. ^dL'auJQurd'hui^ nous l'avons^ vu 
décroître, à chaque degré qui semblait l'élever. 
Paysan, ilèut les mœurs sévères, la sobriétéejL. 
l'épargne; ouvrier, il furBbn camarade et secou- 
rable^àuX. siens r fabricant, .il était actif, éner- 



ySy ALLIANCES bfi LA ftOUÎlGEOlSÏE. 

^gique, il avait son patriotîstne industriel, qui 
) faisait effort contre rîndustrie étrangère. Toiit 
; cela, il Ta laissé en chemin, et rien n'est tenu à 
la place ; sa maison s'est remplie, son èoffré est 
/ plein. Son âme n*est que vide. 
' La vie s'allume et s'aimàiité à la vie, S*éteîht 
par l'isolement. Plus elle se mêle aux vies dlffé- 
rentes d'elle-même, plus elle devient Solidaire des 
autres existences, et plïis elle existé avec ToJrce, 
bonheur, fécondité. Descendez dausljéchfilleàili- 
ihale jusqu'aux pauvres êtres qui laissent douter 
s'ils sont plantes ou animaux, vous entrez dans 
la solitude ; ces misék-ables créatures n'ont pres- 
que aucun rapport avec les autres. 
/"Egoïsme iniûtêlhg^t ! de quel côté la classe 
craintive des rîchèS^"bourgeois regarde-t-elle? où 
va-t-elle s'allier, s'associer? justement à ce qui est 
le plus mobile, aux puissances politiques qui vont 
et viennent en ce pays, aux capitalistes qui, le jour 
des révolutions, prendront leurs portefeuilles et 
passeront le détroit... Propriétaires, savez- yous 
bien celui qui nebougera point, pas plus que 
la terré nièiné?. jfC'est le peuple. Appuyez-vous 
^^rJijL ' 

Le salut de la France et le vôtre, gens riches, 
c'est que vous n'ayez pas peur du peuplg^ que 



L'ALLIÉ SOLIDE, C'EST LÉ PEUPLE. i^ 

VOUS alliez à lui, que vous le cônriaissie^^^tife 
vousnTâîssiëz là "les fables'qù'ôri vous lairèt qui 
n'on^3j^^i5Iâ.^JiS3îlé^ s^entendre. 



desserrer les dents, le cœur aussi, fee parler, 
comme orï fait entre homb ës . 

Vous irei descendant, faiblissant, déclinant 
toujours, si vous n'appeleas à vous et n'adoptez 
tout ce qui est fort, tout ce qui est capable. Il ne 
s'agit pas des capacités dans le sens ordinaire. Peu 
importe qu'une assemblée qui possède cent cin- 
quante avocats, en ait trois cents. Les homme s 
é levés dans nos scolastiques moderne s ne re- 
nouvelleront plas l e monde... Non, ce sont lés 
ho mmes d'instinct, d'inspiration, sans cultur e, 
ou d'a utres cultures (étrangères à nos procédés et 
que ^nous n'apprécions p^ At-ge sont eux dont 
ral lîancé rapportera la vie à l'homin ejdjétu des , à 
l'hom me d'affaires le sens pratique^ qui certaine^ 
me nt lui a manqué aux derniers temps ; il n'y pa - 
raît que trop à l'état de la Fr ance. 

Ce que je dois espérer des riches et des bour- 
geois pour l'association large, franche, généreuse, 
je l'ignore. Ils sont bien malades; on ne revient 
pas aisément de si loin. Mais, je l'avoue, j'ai encore 
espérance en leurs fils. Ces jeunes gens, tels que 
je les vois dans nos écoles, devant ma chaire, ôht 



160 FATIGUE, ÉPUISEMENT. 

de meilleures tendances. Toujours ils ont accueilU 
d'un grand cœur toute parole en faveur du peuple. 
Qu'ils fassent plus, qu'ils lui tendent la main, et 
forment de bonne heure avec lui l'alliance de la 
régénération commune. Qu'elle n'oublie pas, cette 
jeunesse riche, qu'elle porte un poids lourd, la vie 
de ses pères, qui, en s^peu de temps, ont monté, 
joui et déchu ; elle est lasse en naissant, et, toute 
jeune qu'elle est', elle a grand besoin de rajeunir 
en recueillant la pensée populaire. Ce qu'elle a de 
plus fort, c'est d'être encore tout près du peuple, 
sa racine, d'où elle est à peine sortie. Eh bien! 
qu'elle y retourne de sympathie et de cœur, qu'elle 
y reprenne un peu de la sève puissante qui a fait, 
depuis 89, le génie, la richesse, la force de la 
France. 

Jeunes et vieux, nous sommes fatigués. Pour- 
quoi ne l'avouerions-nous pas, vers la fin de cette 
journée laborieuse qui fait une moitié de siècle ?». 
Ceux môme qui ont traversé, comme moi, diverses 
classes, et qui à travers toute sorte d'épreuves, ont 
- conservé l'instinct fécond du peuple, ils n'en ont 
(^.pas moins perdu sur la route, en luttes intérieures, 
4 une grande partie de leurs forces... Il est tard, je 
Je sens, le soir ne peut tarder. « Déjà l'ombre plus 
grande tombe du haut des monts. » 



LE PEUPLE RENOUVELLERA LA VIE ET LA SCIENCE. 161 

A nous donc, les jeunes et les forts. Venez, 
les travailleurs. Nous vous ouvrons les bras. Rap- 
portez-nous une chaleur nouvelle ; que le monde, 
que la vie, que la science, recommencent 
encore. ^.^...---^ 

Pour ma part, j'espère bien que ma science, \ 
ma chère étude, l'histoire, ira se ravivant à cette 
vie populaire, et deviendra par ces nouveaux ve- 
nus, la chose grande et salutaire que j'avais rêvée. 
Du peuple, sortira l'historien du peuple. 

Celui-là ne l'aimera pas plus que moi, sana-J 
doute. J'y ai tout mon passé, ma vraie patrie, 
mon foyer et mon cœur... Mais bien des choses 
m'ont empêché d'en prendre l'élément le plus 
fécond. La culture tout abstraite qu'on nous 
donne, m'a bien longtemps séché. Il m'a fallu 
de longues années pour effacer le sophiste qu'on 
avait fait en moi. Je ne suis arrivé à moi-même 
qu'en me dégageant de cet accessoire étranger; 

iLaLiBfe^sHis.jCflaau guejiaiLXfikJBisëlyS; Voilà 

pourquoi, toujours sincère, toujours passionné 
pour le vrai, je n'ai pas atteint l'idéal de simplicité 
grandiose que j'avais devant l'esprit. . . A toi, jeune 
homme, à toi reviennent les dons qui m'ont man- 
qué^. Fils du peuple, t'étant moins éloigné de lui, 

1 Mais je dois l'aider d'avance et le préparer, ce jeane homme. Voilà 



162 LE PEUPLE RÈNOÙVELtÈkA LX SCIÉI^CÉ. 

tu arriveras tout a abord sur le terrain dé son his- 
toire avec sa forcé colossale et son itiëpnidàble 
sève; mes ruisseaux viendront d'eux-ihêmes se 
perdre dans tes tori'ents. 

/ Je te donne tout ce que j'ai fait. . . Toi, tu më ddn- 
/neras Toubli. Puisse nioh histoire itiipàrfkilè d*àb- 
I sorber dans Un monument plus dighé , ôâ s'Sècot'- 
I dent mieux la science et TinspiratioUji ôtt jikrihi les 
1 vastes et pénétt'arites rlBcherchefe, on sente pstrtout 
^ le souffle des grandes foules, et Tâinè féèbtide Bti 
peuple! 

pourquoi je contioue mon histoire. Un livre est no moyen de faire an 
meilleur livre. 



CHAPITRE VIII. 

Revue de la première partie. Inlroduction à la seconde. 

Eïi repassanjl des yeux cette longue échelle so- 
ciale, ii^diquçe exi si peu de pages , uqe foule 
d'idées, de seqtiments pénibles ni'obsède , up 
monde (Je tristesse. . . Tantde douleurs physiques ! 
mais combien plus de souffrances morales ! . . . Peu 
me sont inconnues ; je sais, je sen^, j'ai eu mg 
bonne part... Je dois néannioins écarter et mes 
sentiments et ipes souvenirs, et suivre dans ce 
nuage ma petije lumière. 

Ma lumière d'abord, qui ne me troippera p^s, 
c'est la France. Le sentiment français, le dévpufî- 
ment du citoyen à Isj patjrip, p§|;m^ npiesurepppr 
juger ces hommçs et ci^s clai^sP^ > mesure morale, 
mais naturelle m^^i; ^n toute çho^e vivante, cl^a- 



iOi COMMENT CHAQUE CLASSE 

que partie vaut surtout par son rapport avec Ten- 
sémble. 

En nationalité, c'est tout comme en géologie, la 
chaleur est en bas. Descendez, vous trouverez 
qu'elle augmente; aux couches inférieures, elle 
brûle. ♦ 

Les pauvres aiment la France, comme lui ayant 
obligation, ayant des devoirs envers elle. Les ri- 
ches l'aiment comme leur appartenant, leur étant 
obligée. Le patriotisme des premiers, c'est le sen- 
timent du devoir; celui des autres, l'exigence, la 
prétention d'un droit. 

Le paysan, nous l'avons dit, a épousé la France 
en légitime mariage; c'est sa femme, à toujours; 
il est un avec elle. Pour l'ouvrier, c'est sa belle 
maîtresse; il n'a rien, mais il a la France, son 
noble passé, sa gloire. Libre d'idées locales, il 
adore la grande unité. Il faut qu'il soit bien misé- 
rable, asservi par la faim, le travail, lorsque ce 
sentiment faiblit en lui; jamais il ne s'éteint. 

Le malheureux servage des intérêts augmente 
encore, si nous montons aux fabricants, aux mar- 
chands. Ils se sentent toujours en péril, marchent 
comme sur la corde tendue... La faillite! pour 
l'éviter partielle, ils risqueraient plutôt de la (me 
générale. . . Ils ont fait et défait Juillet. 



AIME LA FRANCE. 165 

Et pourtant peut-on dire que dans cette grande 
classe de plusieurs millions d'âmes, le feu sacré 
soit éteint, décidément et sans remède? Non, je 
croirais plus volontiers que la flamme est chez eux 
à l'état latent. La rivalité étrangère, l'Anglais, les 
empêchera d'en perdre l'étincelle. 

Quel froid, si je monte plus haut ! c'est comme 
dans les Alpes. J'atteins la région des neiges. La 
végétation morale disparaît peu à peu, la fleur de 
nationalité pâlit. C'est comme un monde saisi en 
une nuit d'un froid subit d'égoïsme et de peur. . . 
Que je monte encore un degré, la peur même a 
cessé, c'est l'égoïsme pur du calculateur sans pa- 
trie; plus d'hommes, mais des chiffres... Vrai gla- 
cier abandonné de la nature *. . . Qu'on mepermette 



^ Ces glaciers n'ont pas Timpartiale indifférence de ceax des Alpes, 
qui n'accumulent les eaux fécondes que pour les verser indistincte- 
ment aux nations. Les Juifs, quoi qa*on dise, ont une patrie, la bourse 
de Londres ; ils agissent partout , mais leur racine est an pays de l'or. 
Aujourd'hui que la paix armée , cette guerre immobile qui ronge l'Eu- 
rope , leur a mis les fonds de tous les états entre les mains, que peu- 
vent-ils aimer? le pays du ttatu quo , l'Angleterre. Que penventp-ils 
haïr? le pays du mouvement, la France... Ils ont cru dernièrement 
l'amortir en achetant une vingtaine d'hommes que la France renie. 
Autre faute : par vanité, par un sentiment exagéré de sécurité , ils ont 
mis des rois dans leur bande , se sont mêlés à Taristocratie, et par là, 
se sont associés aux hasards politiques. Voilà ce que leurs pères, les 
Juifs du moyen âge, n'auraiçnt jamais fait. Quelle décadence dans la 
sagesse juive ! 



466 MISÈRES DES GLASwSES SUPÉRIEURES. 

de descendre, le froid est trop grand ici pour moi. 
Je ne respire plus. 

Si, comme je le crois, Tamour est la vie même, 
on vit bien peu là haut. Il semble qu'au point de 
vue du sentiment national, qui fait qu'un homme 
étend sa vie de toute la grande vie de la France, 
plus on monte vers les classes supérieures, moins 
on est vivant. 

Du moins, en récompense, est-on moips sensi- 
ble aux souffrances, plus libre, plus heureux? j*ça 
doute. Je vois par exemple que 1^ grand manu&o- 
turier, tellement supérieur au misérable peti| pro- 
priétaire rural, est comme lui, et plus souvent en- 
core que lui, esclave du banquier. Je vois que le petit 
marchand qui a mis son épargne aux hasards 4u 
commerce, qui y compromet sa famille (comme j'ai 
expliqué), qui sèche d'attente inquiète, d'envie, de 
concurrence, n'est pas beaucoup plus heureux que 
l'ouvrier. Celui-ci, s'il est célibataire, s'il peut, sur 
sa journée de quatre francs, épargner trente sols 
pour les chômages, est sans comparaison plus 
gai que l'homme de boutique, et plus indépendant. 

Le riche, dira-t-on, ne souffre que de ses vices. 
— Cela déjà, c'est beaucoup ; mais il y faut ajou- 
ter l'ennui, la défaillance morale , le sentiment 
d'un homme qui valut mieux, et qui conserve as- 



L'HOMME DEVENU TRÈS-SENSIBLE. |67 

sez de vie pour sentir qu'elle baisse , pour voir 
dans les moments lucides qu'il enfonce dans les 
misères et les ridicules du petit esprit... Baisser^ 
ne plus pouvoir faire actç de volonté qui vouç 
relève , quoi de plus triste? Du Français, toml^r 
' au cosmopolite, à l'homme quelconque, et de^ 
l'homme au mollusque ! 

Qu'ai-je voulu dire, en tQutceci? que le pauvre 
est heureux ? Que tpute destinée est égale? « Qu'il 
y a compensatioiï? » Dieu me garde de soutenir 
une thèse si fausse^ ^i propre à tu^r le pœur, à 
rassurer l'égoïsme!... Ne vois-je pas, ne sais-je 
pas d'expérience , que la souffrance physique, loin 
d'exclure la souffrance morale , s'unit le plus sou- 
vent à elle ; terribles sœurs qui s'entendent Si bien 
pour écra^r le pauvre ! . . . Voyez, par exemple, le 
destin de la femme dans nos quartiers indigents; 
elle n'enfante presque que pour la mort, et tfouye 
dans le besoin matériel une caisse infinie de dou- 
leurs morales. 

Au moral, au physique, cette société a, p^-r 
dessus les autr^$, un mal qui lui est propre: 
elle est devenue infiniment ^ensihle. Que Iqs 
maux ordinaires à l'homme ^^nt diminué, JQ le 
crois, l'histoire le prouve ?s^z. ||g qn\ dimi[pi^ 

toutefois daos ^^e prppwliip» ^Mi ^t i^.^ft?^^T 

' 10 



168 FROISSÉ 

lité a augmenté infiniment. Pendant que la pensée 
agrandie ouvrait une sphère nouvelle à la douleur, 
le cœur donnait, par Tamour, par les liens de fa- 
mille, de nouvelles prises à la fortune... Chères 
occasions de souffrir, que personne à coup sûr, 
ne veut sacrifier... Mais combien elles ont rendu 
la vie plus inquiète ! On ne souf&e plus du présent 
seulement, mais de Tavenir, du possible. L'âme, 
tout endolorie d'avance, sent et pressent le mal 
qui doit venir, celui parfois qui ne viendra jamais. 
h Pour comble, cet âge d'extrême sensibilité indi- 
viduelle est justement celui où tout se fait par les 
moyens collectifs qui se prêtent le moins à mé- 
nager rindividu. L'action, en tout genre, se cen- 
tralise autour de quelque grande force, et bon 
gré malgré l'homme entre dans ce tourbillon. 
Combien peu il y pèse, ce que deviennent, dans 
ces vastes systèmes impersonnels, ses pensées 
les plus chères, ses poignantes douleurs, hélas ! 
qui peut le dire?... La machine roule immense, 
majestueuse, indifférente, sans savoir seulement 
que ses petits rouages, si durement froissés, ce 
sont des hommes vivants. 

Ces roues animées qui fonctionnent sous une 
même impulsion, se connaissent-elles au moins 
les unes les autres? Leur rapport nécessaire dç 



PAR LE MACHINISME. 1G9 

coopération produit-il un rapport moral?... Nul- 
lement. C'est le mystère étrange de cet âge ; le 
temps où Ton agit le plus ensemble, est peut-être 
celui oii les cœurs sont le moins unis. Les moyens 
'AJcollectifs qui mettent en commun la pensée, la 
Ifont circuler, la répandent, n'ont jamais été plus 
jgrands, jamais l'isolement plus profond. 
f Le mystère reste inexplicable, pour qui n'ob- 
serve pas historiquement le progrès du système 
dont il résulte. Ce système, je l'appelle d'un mot 
le Machinisme; qu'on me permette d'en rappeler 
l'origine. 

Le moyen âge posa une formule d'amour, et 
il n'aboutit qu'à la haine. Il consacrait l'inégalité, 
l'injustice, qui rendait l'amour impossible. „ La 
violente réaction de l'amour et de la nature qu'on 
appelle la Renaissance, ne fonda point l'ordre 
nouveau, et parut un désordre. Le monde, pour 
qui l'ordre était un besoin, dit alors : « Eh ! bien, 
n'aimons pas; c'est assez d'une expérience de 
mille ans. Cherchons l'ordre et la force dans 
l'union des forces ; nous trouverons des machi- 
nes qui les tiendront assemblées sans amour, qui 
encadreront, serreront si bien les hommes, cloués, 
rivés, vissés, que, tout en se détestant, ils agiront 
d'ensemble. » Et alors, on refit des machines ad- 



i7Ô MACHINISME ADMINISTRATIF, 

ministratives, analogues à celles du vieil Empire 
romain , bureaucratie à la Colbert, armées* à là 
Louvois. Ces machines avaient Tavantage d'em- 
ployer l'homme comme force régulière, la vie, 
moins ses caprices, ses inégalités. 

Toutefois, ce sont encore des hommes; ilsèii 
gardent quelque chose. La merveille du Machi- 
nisme, ce serait dé se passer d'hommes. Cherchons 
des forces qui, une fois mues par iious, puissent 
agir sans nous, comme les roues de l'horlogerie. 

Mues par nous? c'est encore de l'homme, c'est 
un défaut. Que la nature fournisse, non-seulement 
les éléments de la machine, mais le moteur. . . C'est 
alors qu'on créa ces ouvriers de fer, qui, de cent 
mille bras, cent mille dents, peignent, filent, tis- 
sent, ouvrent de toute façon ; la force, ils la pren- 
nent, comme Antée, au sein de leur mère, la na- 
ture, aux éléments, à l'eau qui tombe, ou qui, cap- 
tive, distendue en vapeur, les anime, les soulève, 
de son puissant soupir. 

Machines politiques pour rendre nos actes so- 
ciaux uniformément automatiques, nous dispenser 
dé patriotisme; machines industrielles qui, créées 
une fois, multiplient à l'infini des produits mono- 
bhês, et qui, par l'art d'un jour, nous dispensent 
d'être artii^es tous les jours... Cela, c'est déjà 



INDUSTklEL, MiïLOSOPHIQUÈ, LITTÉRAIRE. V 171 

bien, rhomme ne paraît plus beaucoup. Le Ma- 
chinisUie néanmoins yeut davantage; l'homme 
n'est pas encore mécanisé assez profondément. 

Il garde la réflexion solitaire, la méditation phi- 
losophique, la pensée pure du Vrai. Là, on ne 
peut l'atteindre, à moins qu'une scolastiqiie d'eiîi- 
prunt ne le lire de lui-même pour l'engager dans 
ses formules. Une fois qu'il aura tnis le pied dans 
cette roue qui tourne à vide, la Machine à pen- 
ser, engrenée dans la machine politique, roulera 
triomphante, et s'appellera j}Ai7osopAie d'État. 

La fantaisie reste ehcot-e Hbre, là vaine poésie, 
qui aime et crée à son caprice... Inutile mouve- 
ment ! fâcheuse disperdition de forces ! . . . Les ob- 
jets que la fantaisie va suivant au hasard , sont-ils 
donc si nombreux, qu'on ne puisse, en les classant 
bien, frapper pour chaque classe, un moulé, où 
nous n'aurons plus qu'à couler, àU besoin du jour, 
tel roman ou tel drame, toute œuvre qu'on com- 
mandera? Plus d'hommes alors dans le travail 
littéraire, plus de passion, plus de caprice... 
L'économie anglaise rêvait, comme idéal indus- 
triel, une seule machine, un seul homme pour 
la remonter. Combien le triomphe est plus beau, 
pour le Machinisme, d'avoir mécanisé le monde 
ailé de la fantaisie ! 

10. 



17i IL NOUS DISPENSE D'UNION MORALE. 

Résumons cette histoire : 

L'Ëtat, moins la patrie ; l'industrie et la littéra- 
ture^ moins Tart; la philosophie^ moins rexamen; 
l'humanité^ moins l'homme. 

Comment s'étonner si le monde souffre >. ne 
respire plus sous cette machine pneumatique ; il 
a trouvé moyen de se passer de ce qui est son 
âme, sa vie ; je parle de l'amour. 

Trompé par le moyen âge qui promit l'union et 
ne tint pas parole, il a renoncé, et cherché, Sans 
son découragement, des arts pour n'aimer pas. 

Les machines (je n'excepte pas les plus belles, 
industrielles, administratives), ont donné, à 
.l'homme, parmi tant d'avantages^, une malheu- 
reuse faculté, celle d'unir les forces sans avoir 
besoin d'unir les cœurs, de coopérer sans aimer, 
d'agir et vivre ensemble, sans se connaître; la 
puissance morale d'association a perdu tout ce que 
I gagnait la concentration mécanique. 

Isolement sauvage dans la coopération même, 
contact ingrat, sans volonté, sans chaleur, qu'on 
ne ressent qu'à la dureté des frottements. Le ré- 
sultat n'est pas l'indifférence, comme on croirait, 

1 Je ne songe nullement à contester ces avantages (V. pins banl^ 
P. 34). Qui voudrait revenir aux temps d'impuissance, où rhomme 
n'avait point de roacliines ? 



HAINES D'IGNORANCE ENTRE LES CLASSES. 173 

mais l'antipathie et la haine, non la simple néga- 
tion de la société , mais son contraire, la société 
travaillant activement à devenir insociable. 

J'ai sous les yeux , j'ai dans le cœur, la grande 
revue de nos misères qu'on a faite avec moi. Eh ! 
bien , j'affirmerais sous serment, qu'entre toutes 
ces misères, très-réelles, que je n'atténue pas, 
la pire encore , c'est la misère d'esprit. J'entends 
par là l'ignorance incroyable où nous vivons les 
uns à l'égard des autres , les hommes pratiques 
aussi bien que les spéculatifs. Et de cette ignorance, 
la cause principale, c'est que nous ne croyons pas 
avoir besoin de nous connaître; mille moyens 
mécaniques d'agir sans l'âme , nous dispensent de 
savoir ce que c'est que l'homme, de le voir autre- 
ment que comme force, comme chiffre... Chiffre 
nous-mêmes et chose abstraite, débarrassés de 
l'action vitale par le secours du Machinisme, nous 
nous sentons chaque jour baisser et tourner à 
zéro. 

J'ai observé cent fois la parfaite ignorance où 
chaque classe vit à Tégard des autres , ne voyant 
pas, et ne voulant pas voir. 

Nous, par exemple, les esprits cultivés , que de 
peine nous avons à reconnaître ce qu'il y a de 
bon dans le peuple ! Nous lui imputons mille 



17^ HAINES D'IGNORANCE. 

choses qui tiennent, presque fatalement, à sa si- 
tuation, iin habit vieux ou sale , un excès après 
l'abstinence, un mot grossier, de rudes mains, que 
sais-je?... Et que deviendrions-nous, s'ils les 
avaient moins rudes?... Nous nous arrêtons à des 
choses extérieures , à des misères de forme, et 
nous ne voyons pas le bon cœur, le grand cœur qui 
est souvent dessous. 

Eux d'autre part, ils ne soupçonnent pas qu'une 
âme énergique puisse se trouver dans un corps 
faible. Ils se moquent de la vie de cùl-de-jatte que 
mène le savant. C'est un fainéant, à leur sens. Ils 
n'ont aucune idée des puissances de la réflexion, 
de la méditation, de la force de calcul décuplée par 
la patience. Toute supériorité qui n'est point ga- 
gnée à la guerre, leur semble mal gagnée. Que de 
fois, j'ai entrevu en souriant que la Légion-d'Hon- 
neur leur semblait mal placée sur un homme ché- 
tif, de pâle et triste mine. . . 

Oui, ily a mal entendu. Ils méconnaissent les 
puissances de l'étude, delà réflexion persévérante, 
qui font les inventeurs. Nous méconnaissons l'ins- 
tinct, l'inspiration, l'énergie qui font les héros. 

C'est là, soyez en sûr, le plus grand mal du 
monde. Nous nous haïssons, nous nous méprisons, 
c'est-à-dire, nous nous ignorons. 



y^MÀTlBST SURTOUT MNSJ.EJ[iyjÛft€fr- 173 

Les remèdes partiels ijti'ôn f)ôiitta applitjtier, 
sont bôtis, sans doute, mais le remède essentiel, 
est tin remède général. Il faudrait guérir Tâme. 

Le pauvre suppose qu'en liant le riche par telle 
loi, tout est fini, qtie le monde ira bleii. Le riche 
croit qu'en ramenant lô pauvre à telle forme rèli- 
ligieuse, morte depuis deux siècles, il raffermit la 
société. . . Beaux topiques ! Ils imagitient apparem- 
ment que ces formules, politiques oii religieuses, 
ont îine certaine force cabalistique pour lier le 
monde, comme si leur puissance n'était pas dans 
l'accord qu'elles trouvent ou Ine trouvent pas dans 
le cœur ! 

Le mal est dans le cœur. Qtie le remède soit 
aussi dans le cœur! Laissez là vos vieilles recettes. 
Il faut que le cœUr s'ouvre, et les bras... Eh! 
ce sont vos frères, après tout. L'avez -vous 
oublié ?. . . 

Je ne dis pas qiie telle ou telle forme d'associa- 
tion ne puisse être excellente. Mais il s'agit bifeil 
moins d'abord de formes que de fonds. Les formes 
les plus ingénieuses ne vous serviront guère si 
vous êtes in sociables. 

Entre les hommes d'étude, de réflexion, et les 
hommes d'instinct, qui fera le premier pas? Nous, 
les hommes d'étude. L'obstacle (répugnance? pa- 



17G DES HOMMES D*INSTINCT ET DES HOMMES DE RÉFLEXION. 

resse? indififérence?) est frivole de notre côté. Du. 
leur, l'obstacle est vraiment grave, c'est la fata- 
lité d'ignorance, c'est la souffrance qui ferme et 
sèche le cœur. 

Le peuple réfléchit, sans doute, et souvent plus 
que nous. Néanmoins, ce qui le caractérise, ce 
sont les puissances instinctives, qui touchent éga- 
lement à la pensée et à l'activité. L'homme du peu- 
I pie, c'est surtout l'homme d'instinct et d'action. 

Le divorce du monde est principalement Tain 
surde opposition qui s'est faite aujourd'hui, dans 
l'âge machiniste, entre l'instinct et la réflexion , 
c'est le mépris de celle-ci pour les facultés instinc* 
tives, dont elle croit pouvoir se passer. 

Donc, il faut que j'expUque ce que c'est que 
l'instinct, l'inspiration, que je pose leur droit. 
Suivez-moi, je vous prie, dans cette recherche. 
C'est la condition de mon sujet. La cité politique 
ne se connaîtra en soi, dans ses maux et dans ses 
remèdes, que quand elle se sera vue au miroir de 
la cité morale. 



V 



DËUXIËHE PARTIE. 



DEUXIEME PARTIE. 

DE L'AFFRANCHISSEMENT PAR L'AMOUR. 



LA NATURE. 



» Ofa-^ 



CHAPITRE I. 

LMnstinct du peuple, peu étudié jusqu*ici. 

Au moment de commencer cette vaste et difficile 
recherche, je m'aperçois d'une chose peu rassu- 
rante, c'est que je suis seul sur cette route; je n'y 
rencontre personne dont je puisse tirer secours. jf 
Seul ! je n'en irai pas moins, plein de courage et 
d'espérance. 

De nobles écrivains, d^un génie aristocratique, 

11 



480 ON N*A GUÈRE PEINT 

et qui toujours avaient peint les mœurs des classes 
élevées, se sont souvenus du peuple; ils ont entre- 
pris, dans leur bienveillante intention, de mettre 
le peuple à la mode. Ils sont sortis de leurs salons, 
ont descendu dans la rue, et demandé aux pas- 
sants où le peuple demeurait. On leur a indiqué les 
Lagnes, les prisons, les mauvais lieux. 

Il est résulté de ce malentendu une chose trës- 
fâcheuse, c'est qu'ils ont produit un effet contraire 
à celui qu'ils avaient cherché. Ils ont choisi, peint, 
raconté, pour nous intéresser au peuple, ce qui 
devait naturellement éloigner et effrayer, c Quoi ! 
le peuple est fait ainsi ? d s'est écrié d'une voix la 
gent timide des bourgeois. « Vite, augmentons la 
police, armons-nous, fermons nos portes, et met- 
tons-y le verrou ! » 

Il se trouve cependant, à bien regarder les 
choses, que ces artistes, grands dramaturges 
avant tout, ont peint, sous le nom du peuple, une 
classe fort limitée, dont la vie, toute d'accidents> 
de violences et de voies de fait, leur offi*ait un pit- 
toresque facile, et des succès de terreur. 

Criminalistes, économistes, peintres de moeiors, 
ils se sont occupés tous, à peu près exclusivement, 
d'un peuple exceptionnel. 

De cette classe déclassée, qui nous effraye tous 



QU'UN PEUPLE EXCEPTIONNEL, <8i 

les ans du |>l*ogrès du crime, du nombre des réci- 
dives. C'est un peuple bien connu qui, grâce à la 
publicité de nos tribunaux, à la lenteur conscien- 
cieuse de nos procédures, occupe ici dans l'atten- 
tion une place qu'il n'obtient en nul pays de l'Eu- 
rope. Les jugements secrets de l'Allemagne, la 
rapide justice anglaise, ne donnent aux criminels 
que l'on cache ou qu'on déporte, nulle illustration. 
L'Angleterre, deux ou trois fois plus riche que la 
France en ce genre, n'étale pas ainsi ses plaies. 
Ici, au contraire, il n'est aucune classe qui ob- 
tienne les honneurs d'une publicité plus complète. 

Société étrange, qui vit aux dépens de l'autre, 
et qui n'en est pas moins suivie par elle avec 
intérêt; elle a ses journaux pour enregistrer 
ses gestes, arranger ses paroles et lui prêter de 
l'esprit. Elle a ses héros, ses illustres, que tout le 
monde connaît par leur nom, et qui viennent pé- 
riodiquement aux assises nous raconter leurs 
campagnes. 

Cette tribu d'élite qui a le privilège de poser 
presque seule devant les peintres du peuple, se re- 
crute principalement dans la foule des grandes 
villes ; nulle classe n'y contribue plus que la classe 
industrielle. 

Ici encore les criminalistes ont dominé Topi- 



182 UNE CLASSE PEU NATURELLE, 

nion ; c'est à leur suite et sous leur inspiration, 
que les économistes ont étudié ce qu'ils appelaient 
le peuple ; pour eux, le peuple, c'est surtout l'ou- 
vrier, et très-spécialement l'ouvrier des manufac* 
tures. Cette façon de parler qui ne serait pas im- 
propre en Angleterre, où la population industrielle 
fait les deux tiers du tout, Test singulièrement en 
France, dans une grande nation agricole, où l'ou- 
vrier ne fait pas la sixième partie de la populationV 
C'est une classe nombreuse, mais, enfin, une pe- 
tite minorité. Ceux qui y vont chercher leurs mo- 
dèles n'ont pas droit d'écrire au bas que c'est là le 
portrait du peuple. 

Examinez bien ces foules spirituelles et cor- 
rompues de nos grandes villes qui occupent tant 
l'observateur, écoutez leur langage, recueillez 
leurs saillies, souvent heureuses, vous découvri- 
rez une chose que personne n'a remarquée encore, 
c'est que ces gens qui parfois ne savent pas lire, 
n'en sont pas moins à leur manière des esprits très- 
cultivés. 

Les hommes qui vivent ensemble, et se tou- 
chent toujours, se développent nécessairement 
au simple contact, et comme par l'effet de la 

^ 1 Et sur ce lixiémef l'ouvrier des manufactures fait une partie miniao* 



DÉPRAVÉE 183 

chaleur naturelle. Ils se donnent une éducation, 
mauvaise, si Ton veut, mais enfin une éducation. 
La vue seule d'une grande ville où, sans vouloir 
rien apprendre, on s'instruit à chaque instant, où, 
pour avoir connaissance de mille choses nouvelles, 
il suffit d'aller dans la rue, de marcher les yeux 
ouverts, cette vue, cette ville, sachez-le bien, 
c'est une école. Ceux qui y vivent, ne vivent 
nullement d'une vie instinctive et naturelle ; ce 
sont de3 hommes cultivés, qui observent bien oi^ 
mal, et bien ou mal réfléchissent. Je les vois 
souvent très-subtils et d'une subtiUté mauvaise. 
Les effets d'une culture raffinée ne sont là que trop 
visibles. 

Si vous voulez trouver dans le monde quel- 
que chose de contraire à la nature, de directe- 
ment opposé à tous les instincts de l'enfance, re- 
gardez cette créature artifiçieUe qu'on nomme Iç 
gamin de Paris ^. Plus artificiel encore, le dernier 
né du Diable, l'affreux petit homme de Londres, 
qui à douze ans trafique, vole, boit du gin et \^ 
chez les filles. 



1 C'est une merveille du caractère national, que cet enr^nt aban- 
donné, provoqué au mal et surexcité de toute façon, conserve qne1(pit 
qualités, l'esprit, le courage. 



184 CE N'EST POINT LA LE PEUPLE. 

Artistes, voilà donc vos modèles... Le bizarre, 
Texceptionnel, le monstrueux, c'est là ce que vous 
cherchez . Moraliste, caricaturiste? QuellediflFérence 
aujourd'hui? 

Un homme vint un jour proposer une mnémo- 
nique au grand Thémistocle. H répondit amère- 
ment : « Donne-moi donc plutôt un art d'oublier.» 

Que Dieu me le.donne, cet art, pour oublier au-^ 
jourd'hui tous vos monstres, vos créations fantas- 
ques, les exceptions choquantes dont vous em- 
brouillez mon sujet. Vous allez, la loupe à la main, 
vous cherchez dans les ruisseaux, vous trouvez là 
je ne sais quoi de sale et d'immonde, et vous 
nous le rapportez : « Triomphe ! Triomphe ! Nous 
avons trouvé le peuple! » 

Pour nous intéresser à lui, ils nous le montrent 
forçant les portes et crochetant les serrures. A ces 
récits pittoresques, ils ajoutent les théories pro- 
fondes par lesquelles le peuple, à les entendre, se 
justifie à lui-même cette guerre à la propriété... 
Vraiment, c'est une terrible misère pour lui, par- 
dessus tant d'autres, d'avoir ces imprudents amis. 
Ces actes, ces théories, ne sont nullement du 
peuple. La masse n'est sans doute ni pure, ni ir- 
réprochable; mais enfin, si vous voulez la carac- 
tériser par l'idée qui la domine dans son immense 



IL FAUT LE PRENDRE DANS SA MASSE. 185 

majorité, vous la verrez occupée tout au contraire 
de fonder parle travail, l'économie, les moyens les 
plus respectables, Tœuvre immense qui fait la force 
de ce pays, la participation de tous à la propriété. 

Je le disais, je me sens seul, et j'en serais at- 
tristé, si je n'avais avec moi ma foi et mon espé- 
rance. Je me vois faible, et de nature, et de mes 
travaux antérieurs, devant ce sujet immense, 
comme au pied d'un gigantesque monument que 
seul il me faut remuer. . . Ah ! qu'il est aujourd'hui 
défiguré, chargé d'agrégations étrangères, de 
mousses et de moisissures, sali des pluies, de la 
terre, de l'injure des passants!... Le peintre, 
l'homme de V art pour Vart, vient, regarde, et 
ce qui lui plaît, ce sont justement ces mousses... 
Moi, je voudrais les arracher. Ceci, peintre qui 
passez, ce n'est pas un jouet d'art, voyez-vous, 
c'est un autel! 

Il faut que je perce la terre, que je découvre les 
bases profondes de ce monument; l'inscription, je 
le vois, est maintenant tout enfouie , cachée bien 
loin là-dessous... Je n'ai pour creuser là, ni pio- 
che, ni fer, ni pic; mes ongles y suffiront. 

J'aurai peut-être le bonheur que j'eus il y a dix 
ans, lorsque je découvris à Holyrood deux curieux 
monuments. J'étais dans la fameuse chapelle qui. 



186 IL FAUT LE PRENDRE DANS SA MASSE 

depuis longtemps n'ayant plus de toit, reçoit la 
pluie, le brouillard, et a couvert tous ses tom- 
beaux d'une mousse épaisse , verdâtre. Le souv^ 
nir de l'ancienne alliance, si malheureusewieot per- 
due , me faisait regretter de ne pouvoir rien lire 
sur ces tombeaux des vieux amis de la France, 
Machinalement, j'écartai les mousses d'une de ces 
pierres, et je lus l'inscription d'un Français qui le 
premier avait pavé Edimbourg. Ma curiosité exci- 
tée me mena vers une autre pierre marquée d'une 
tète de mort. Cette tombe, tout à fait couchée, 
était ensevelie elle-même dans un linceul de moi- 
sissures. De mes ongles, je grattai, n'ayant nul 
autre instrument, et je commençai à lire quelque 
chose d'une inscription latine, quatre mots presque 
effacés, que je déchiffrai à la longue, des mots 
d'un sens fort grave, bien propre à faire rêver et 
qui faisait soupçonner une destinée tragique. Ces 
mots étaient ceux-ci : « Legibus fidus, non regi^ 
bus. » Fidèle aux lois, non aux rois*. • . , , , 

Aujourd'hui encore je creuse... Je voudrais at- 
teindre au fond de la terre. Mais ce n'est pas cette 

i Voici l'inscription tonte entière, comme je la las, on crus la lire, 
car elle était presque efbcée soof cette moosse de trois siéeles : 
W, Harter. Legibtu fidui, non regibut, Januar, 1588. 



ET DANS SA PROFONDEUR. 187 

fois un monument de haine et de guerre civile que 
je voudrais exhumer... Ce que je veux, c'est au 
contraire, de trouver, en descendant sous cette 
terre stérile et froide , les profondeurs où recom- 
mence la chaleur sociale , où se garde le trésor de 
la vie universelle, où se rouvriraient pour tous 
les sources taries de Tamour. 



a 



CHAPITRE II. 

LMnstinct du peaple, altéré, mais paiMant. 

La critique m'attend au premier mot , et elle 
m'impose silence : « Vous avez fait en cent et quel- 
ques pages un long bilan des misères sociales^ des 
servitudes attachées à chaque condition. Nous 
avons patienté , dans Fespoir qu'après les maux» 
nous saurions enfin les remèdes. A des maux si 
réels, si positifs, tellement spécifiés, nousattendons 
que vous opposerez autre chose que des paroles 
vagues , une banale sentimentalité, des remèdes 
moraux, métaphysiques. Proposez des réformes 
précises ; dressez, pour chaque abus, une formule 
nette de ce qu'il faut changer ; adressez-la aux 
Chambres... Ou, si vous en restez aux plaintes, 
aux rêveries, il vaut mieux retourner à votre 
moyen âge que vous n'auriez pas dû quitter. > 



NOTRE RECHERCHE N'EST POINT EXTÉRIEURE 189 

Les remèdes spéciaux n'ont pas manqué^ ce 
semble. Nous en avons quelque cinquante mille 
au Bulletin des lois; nous y ajoutons tous les 
jours, et je ne vois pas que nous en allions mieux. 
Nos médecins législatifs traitent chaque sym- 
ptôme, qui apparaît ici et là, comme une maladie 
isolée et distincte , et croient y remédier par telle 
application locale. Ils sentent peu la solidarité 
profonde de toutes les parties du corps social, 
et celle de toutes les questions qui s*y rappor- 
tent ^ 

Hérodote nous conte que les Égyptiens, dans 
Tenfance de la science, avaient des médecins diffé- 
rents pour chaque partie du corps; Tun soignait 
le nez, l'autre Toreille, tel le ventre, etc. Il leur 
importait peu que leurs remèdes s'accordassent; 
chacun d'eux travaillait à part, sans déranger le$ 
autres ; si, chaque membre guéri, Thomme mou- 
rait, c'était son affaire. 

J'ai eu, JQ l'avoue, unautreidéal de la médecine, 

^ Pour citer an exemple , ils n'ont pas voulu voir que la question 
pénitentiaire était une dépendance de celle de rinstruclion publique. 
Qu'il s'agisse de former l'homme ou de le reformer, de l'élever ou de 
le relever, ce n'est pas le maçon, c'est l'instituteur que doit appeler 
l'État ; l'instituteur religieuï, moral , national, qui parlera au nom de 
Dieu et au nom de la France, J'ai vu telle misérable créature qu'on 
croyait désespérée , où le sentiment moral et religieux n'aurait eu au- 
cune prise, garder encore celui de la patrie. 



190 NOUS ÉTUDIONS LE PEUPLE DANS SON PRÉSENT. 

n m*a paru, qu^avant tout remède extérieur et lo- 
cal, il ne serait pas inutile de s'informer du mal 
intérieur qui produit tous ces symptômes. Ce 
mal, c'est, selon moi, le refroidissement, la pa- 
ralysie du cœur qui fait Tinsociabilité ; et celle- 
ci tient surtout à Tidée fausse que nous pouyon9 
impunément nous isoler, que nous n'avons aucun 
besoin des autres. Les classes riches et cultivées 
spécialement s'imaginent qu'elles n'ont rien à voir 
avec l'instinct du peuple, que leur science de livres 
suffit à tout, que les hommes d'action ne leur ap- 
prendraient rien. Il m'a fallu, pour les éclairer, 
approfondir ce qu'il y a de fécond dans les facultés 
instinctives et actives. Cette route était longue, 
mais légitime, et nulle autre ne l'était. 

J'apporte à cet examen trois choses avec moi. 
Quand je disais tout à l'heure que j'étais seul, 
j'avais tort. 

1** J'apporte Y observation du présent, observa- 
tion d'autant plus sérieuse, qu'en moi, elle n'est 
pas seulement du dehors, mais aussi du dedans. 
Fils du peuple, j'ai vécu avec lui, je le connais, 
c'est moi-même... Comment pourrais-je, étant 
ainsi au fond des choses, me fourvoyer, conune 
d'autres, et m'en aller prendre l'exception pour la 
règle, les monstruosités pour la nature. 



DANS SON PASSÉ. 191 

2"* Mon deuxième avantage, c*est que m'occu- 
pant moins de telle nouveauté dans les mœurs, de 
telle classe spéciale, née d'hier, mais me tenant 
dans la généralité légitime de la masse, je la relie 
sans peine à son passé. Les changements, dans 
les classes inférieures, sont bien plus lents qu'en 
haut. Je ne vois point naître cette masse brusque- 
ment, par hasard, comme un monstre éphé-^ 
mère qui jaillirait du sol ; je la vois qui descend 
par une génération légitime du fond de l'histoire. 
La vie est moins mystérieuse quand on sait la 
naissance, les aïeux et les précédents, quand on 
a vu longtemps comment l'être vivant existait, 
pour ainsi parler, bien avant de naître. 

5^ Prenant ainsi ce peuple dans son présent et 
son passé, je vois ses rapports nécessaires se ré- 
tablir avec les autres peuples, à quelque degré de 
civilisation ou de barbarie qu'ils soient parvenus. 
Ils s'expliquent tous entre eux, et se commen- 
tent. A telle question que vous posez sur l'un, 
c'est l'autre qui répond. Tel détail, par exemple, 
dans les habitudes de nos montagnards des Pyré- 
nées, d'Auvergne, vous le trouvez grossier ; moi, 
je le vois barbare ; comme tel, je le comprends, je 
le classe, j'en sais la place et la valeur dans la vie 
générale. Que de choses, effacées à demi dans nos 



192 DANS SES RAPPORTS AVEC LES AUTRES PEUPLES. 

mœurs populaires, semblaient inexplicables, dé- 
pourvues de raison et de sens, et qui reparaissant 
pour moi dans leur accord avec Tinspiratiou primi- 
tive, se sont trouvées n'être autre chose que la 
sagesse d'un monde oublié... Pauvres débris sans 
forme que je rencontrais sans les reconnaître, 
mais, par je ne sais quel pressentiment, je ne vou- 
lais pas les laisser traîner sur le chemin ; au hasard, 
je les ramassais, j'en remplissais les pans de mon 
manteau... Puis, en bien regardant, je découvrais 
avec une émotion religieuse, que ce n'était ni 
pierre, ni caillou, que j'avais rapporté, mais les os 
de mes pères *. 

Cette critique du présent par le passé, par la 
comparaison variée des peuples, des âges diffé- 
rents, je ne pouvais la faire dans ce petit livre. 
Elle ne m'en a pas moins servi à contrôler, 
éclairer les résultats que me donnaient sur nos 
mœurs actuelles l'observation, la lecture, l'infor- 
mation de toute espèce. 

c Mais, dira-t-on, ce contrôle lui-même n'a-t- 
il pas son danger? Cette critique n'est-elle pas 
hardie? Le peuple que nous voyons, conserve- 
t-il quelque rapport sérieux avec ses origines? 

^ Ceux qui connaissent mon livre des Origin$$ du droU, compren- 
dront bien ceci. 



LE NOTRE EST-IL POÉTÏÛUE? 195 

Prosaïque à ce point, peut-il rappeler en rien les 
tribus qui, dans leur barbarie, gardent un souffle 
poétique?. . . Nous ne prétendons pas que la fécon- 
dité, la puissance créatrice ait manqué aux masses 
populaires. Elles produisent, à Tétat sauvage ou 
barbare ; les chants nationaux de tous les peuples 
primitifs le témoignent assez. Elles produisent 
aussi , lorsque transformées par la culture, elles 
s'approchent des classes supérieures et s'y mê- 
lent. Mais le peuple qui n'a ni l'inspiration primi- 
tive, ni la culture, le peuple qui n'est ni civilisé, 
ni sauvage, qui est, dans l'état intermédiaire, tout 
à la fois vulgaire et rude, ne reste-t-il pas impuis- 
sant?... Les sauvages eux-mêmes, qui ont natu- 
rellement beaucoup d'élévation et de poésie, voient 
avec dégoût nos émigrants, sortis de ces popula- 
tions grossières. i> 

Je ne conteste pas l'état de dépression , de dé- 
génération physique , parfois morale , où se 
trouve aujourd'hui le peuple, surtout celui des 
villes. Toute la masse des travaux pesants, toute 
la charge que , dans l'antiquité , l'esclave portait 
seul, s'est trouvée aujourd'hui partagée entre 
les hommes libres des classes inférieures. Tous 
participent aux misères, aux vulgarités prosaï- 
ques, aux laideurs de l'esclavage. Les races les 



194 IL SE DÉFIE TROP DE LUI-MÊME. 

plus heureusement nées, nos jolies races du Blidî, 
par exemple , si vives et si chanteuses , sont tris- 
tement courbées par le travail. Le pis, c'est qu'au- 
jourd'hui l'âme est souvent aussi courbée que les 
épaules; la misère, le besoin, la peur de Tuàurier, 
du garnisaire, quoi de moins poétique? 

Le peuple a moins de poésie en lui-même, et 
il en trouve moins dans la société qui Tentoure. 
Cette société a du moins rarement le genre de 
poésie qu'il peut apprécier, le détail saisissant dans 
le pittoresque ou le pathétique. Si elle a une 
haute poésie, c'est dans les harmonies, souvent 
très-compliquées, qu'un œil peu exercé ne saisit 
pas. 

L'homme pauvre et seul, entouré de ces objets 
immenses, de ces énormes forces collectives qui 
l'entraînent, sans qu'il les comprenne, se sent 
faible, humilié. Il n'a nullement l'orgueil qui rendit 
jadis si puissant le génie individuel. Si l'interpré- 
tation lui manque, il reste découragé devant cette 
grande société qui lui semble si forte, si sage et si 
savante. Tout ce qui vient du centre lumineux, il 
l'accepte, le préfère sans difficulté à ses propres 
conceptions. Devant cette sagesse, la petite muse 
populaire se contient, elle n'ose souffler. La pre- 
mière impose à cette villageoise , la fait taire , oa 



IL SE DÉFIE TROP DE LUI-MÊME. 195 

même lui fait chanter ses chants. C'est ainsi que 
nous avons vu Béranger, dans sa forme exquise 
et noblement classique, devenir le chansonnier 
national, envahir tout le peuple, remplacer les 
vieux chants des villages , jusqu'aux mélodies an- 
tiques que chantaient nos matelots. Les poëtes 
ouvriers des derniers temps ont imité les rhythmes 
de Lamartine, s'abdiquant , autant qu'il était en 
eux, et sacrifiant trop souvent ce qu'ils pouvaient 
avoir d'originalité populaire. 

Le tort du peuple, quand il écrit, c'est toujours 
de sortir de son cœur, où est sa force, pour aller 
emprunter aux classes supérieures des abstrac- 
tions, des généralités. Il a un grand avantage, 
mais qu'il n'apprécie nullement, celui de ne pas 
savoir la langue convenue, de n'être pas , comme 
nous le sommes, obsédé , poursuivi , de phrases 
toutes faites, de formules, qui viennent d'elles- 
mêmes , lorsque nous écrivons , se poser sur 
notre papier. Voilà justement ce que nous en- 
vient, ce que nous empruntent, autant qu'ils peu- 
vent, les littérateurs ouvriers. Ils s'habillent, ils 
mettent des gants pour écrire , et perdent ainsi la 
supériorité que donnent au peuple, quand il sait 
s'en servir, sa main forte et son bras puissant. 

Qu'importe ? Pourquoi demander à des hommes 



J96 IL GARDE POURTANT 

d'action quels sont leurs écrits? Les vrais produits 
du génie populaire, ce ne sont pas des livres, ce 
sont des actes courageux, des mots spirituels, des 
paroles chaleureuses, inspirées, comme je les re- 
cueille tous les jours dans la rue, sortant d'une 
bouche vulgaire, de celle qui semblait le moins 
faite pour l'inspiration. Cet homme, au reste, qui 
vous repousse par la vulgarité, ôtez-lui son vieux 
vêtement, mettez-lui l'uniforme, le sabre, le fiisil, 
un tambour, un drapeau en avant... On ne le re- 
connaît plus ; c'est un autre homme. Le premier, 
où est-il? impossible de le retrouver. 

La dépression, la dégénération, n'est qu'exté- 
rieure. Le fonds subsiste. Cette race a toujours du 
vin dans le sang ; en ceux même qui semblent le 
plus éteints, vous retrouverez une étincelle. Tou- ^ 
jours l'énergie militaire, toujours l'insouciance 
courageuse, grande parade d'esprit indépendant. 
Cette indépendance qu'ils ne savent où placer (en- 
través, comme ils sont, de toutes parts), ils la met- 
tent trop souvent dans les vices, et se vantent , 
d'être pires qu'ils ne sont. Exactement le con- 
traire des Anglais. 

Entraves extérieures, vie forte qui réclame au 
dedans, ce contraste produit beaucoup de faux 
mouvements, une discordance dans les actes, les 



SON HEUREUX INSTINCT. 197 

paroles^ qui choque au premier regard. Elle fait 
aussi que l'Europe aristocratique se plaît à con- 
fondre le peuple de France avec les peuples imagi- 
natifs et gesticulateurs, comme les Italiens, les Ir- 
landais, Gallois, etc. Ce qui Ten distingue d'une 
manière très-forte et très-tranchée, c'est que dans 
ses plus grands écarts, dans ses saillies d'imagi- 
nation, dans ce qu'on aime à appeler ses accès de 
Don Quichotisme, il garde le bon sens. Aux mo- 
ments les plus exaltés, une parole ferme et froide 
indique que l'homme n'a pas perdu terre, qu'il 
n'est pas dupe lui-même de son exaltation. 

Ceci regarde le caractère français en général. 
Pour revenir au peuple spécialement, remarquons 
que l'instinct qui domine chez lui, lui donne pour 
l'action un avantage immense. La pensée réfléchie 
n'arrive à l'action que par tous les intermédiaires 
de délibération et de discussion ; elle arrive à tra- 
vers tant de choses que souvent elle n'arrive pas. 
Au contraire, la pensée instinctive Umche à Vacte, 
est presque l'acte ; elle est presque en même temps 
une idée et une action. 

Les classes que nous appelons inférieures, et 
qui suivent de plus près l'instinct, sont par cela 
même éminemment capables d'action, toujours 
prêtes à agir. Nous autres, gens cultivés, nous ja- 



198 BON SENS ET FINESSE DE NOS VIEUX PAYSANS. 

sons, nous disputons, nous répandons en paroled 
ce que nous avons d'énergie. Nous nous énervons 
par la dispersion de l'esprit, parle vain amusement 
de courir de livre en livre, ou de les faire battre 
entre eux. Nous avons de grandes colères sur de 
petits sujets ; nous trouvons de fortes injures, de 
grandes menaces d'action. . . Cela dit, nous ne fai- 
sons rien, nous n'agissons pas. . . Nous passons à 
d'autres disputes. 

Eux, ils ne parlent pas tant, ils ne s^enrouent 
pas à crier, comme font les savants et les vieilles. 
Mais qu'il vienne une occasion, sans faire bruit, 
ils en profitent, ils agissent avec vigueur. L'éco- 
nomie des paroles profite à l'énergie des actes. 

Cela posé, prenons pour juges, entre ces clas- 
ses, les hommes héroïques de l'antiquité ou du 
moyen âge, et demandons-leur lesquels, de ceux 
qui parlent, ou de ceux qui agissent, constituent 
l'aristocratie. Ils répondront: « Ceux qui agis- 
« sent, i sans la moindre hésitation. 

Si l'on aimait mieux placer la supériorité dans le 
bon sens et le bon jugement, je ne sais trop dans 
quelle classe on trouverait un homme plus sensé 
que le vieux paysan de France. Sans parler de sa 
finesse en matière d'intérêt, il connaît bien les 
hommes, il devine la société qu'il n'a pas vue. Il 



SAGESSE ET GRANDE EXPÉRIENCE 199 

a beaucoup de réflexion intérieure, et une pres- 
cience singulière des choses naturelles. Il juge du 
ciel, et parfois de la terre, mieux qu'un augure de 
Tantiquité. 

Sous Tapparence d'une vie toute physique et 
végétative, ces gens-là songent , rêvent, et ce qui 
est rêve chez le jeune homme, devient chez le 
vieillard réflexion et sagesse. Nous autres, nous 
avons tous les secours qui peuvent provoquer, 
soutenir, et fixer la méditation. Mais, d'autre part, 
plus mêlés à la vie, aux plaisirs, aux vaines con- 
versations, nous pouvons rarement réfléchir, et le 
voulons encore moins. Lliomme du peuple au 
contraire trouve souvent dans la nature de son tra- 
vail une solitude obligée. Isolé par la culture des 
champs, isolé par les métiers bruyants^ qui créent 
dans la foule même une sohtude, il faut, s'il ne 
veut périr d'ennui, qu'en lui l'âme se tourtie 
vers elle-même, qu'elle converse avec Tâme. 

Les femmes du peuple particulièrement, obli- 
gées bien plus que les autres d'être la providence 
de la famille, celle de leur mari même , forcées 
tous les jours d'employer avec lui infiniment d'a- 
dresse et de vertueuses ruses, atteignent parfois à 
la longue un degré étonnant de maturité. J'en ai 
vu qui , vers la fin de l'âge , ayant conservé , à 



èÔO DES VIEILLES FEMMES DU PEUPLE. 

travers tant de rudes épreuves, les meilleurs ins- 
tincts, s'étant toujours cultivées par la réflexion, 
élevées par le progrès naturel d'une vie dévouée et 
pure , n'étaient plus du tout de leur classe , ni , je 
crois, d'aucune, mais vraiment supérieures à 
toutes. Elles étaient extraordinairement pru- 
dentes, pénétrantes, dans les matières même sur 
lesquelles vous ne leur auriez supposé aucune ex- 
périence. Elle» voyaient d'une vue si nette dans 
les probabilités , qu'on leur aurait cru volontiers 
un esprit de divination. Nulle part, je n'ai ren- 
contré une telle association de deux choses qu'on 
croit ordinairement très-distinctes et même op- 
posées , la sagesse du monde et l'esprit de Dieu. 



CHAPITRE m. 



Le peuple gigne-i-il beaucoup à sacrifier son iiurtinct? 
— Classes bâtardes. 



Ce paysan dont nous parlions^ cet homme si 
avisé, si sage, a pourtant une idée fixe ; c^est que 
son fils ne soit pas paysan, qu'il monte, qu'il de- 
vienne un bourgeois. Il n'y réussit que trop bien. 
Ce fils, qui fait ses classes, qui devient M. le curé, 
M. l'avocat, M. le fabricant, vous le reconnaîtrez 
sans peine. Rouge et de forte race, il remplira 
tout, occupera tout de son activité vulgaire; ce 
sera un parleur, un politique, un homme impor- 
tant, de grand vol, qui n'a plus rien de commun 
avec les petites gens. Vous le trouverez partout 
dans le monde, avec sa voix qui couvre tout, et 
cachant sous des gants glacés les grosses mains de 
son père. 



202 DES NOUVEAUX BOURGEOIS. 

Je m'exprime mal ; le père les eut fortes, et le 
fils les a grosses. Le père, sans nul doute, était 
plus nerveux et plus fin. Il était bien plus près de 
l'aristocratie . Il ne parlait pas tant, et il allait au 
but. 

Le fils a-t-il monté en quittant la condition de 
son père? y a-t-il eu progrès de Tun à l'autre?... 
Oui, sans nul doute, pour la culture et le savoir. 
Non, pour l'originalité et la distinction réelle. 

Tous quittent aujourd'hui leur condition ; ils 
montent ou croient monter. Cinq cent mille ou- 
vriers, en trente ans, ont pris patente et sont 
devenus maîtres. Le nombre des journaliers des 
campagnes qui sont devenus propriétaires ne peut 
se calculer. Les professions dites libérales ont re- 
cruté immensément dans les rangs inférieurs; les 
voilà pleines, combles. 

Un changement profond est résulté de tout cela, 
dans les idées et la moralité. L^homme fait son âme 
sur sa situation matérielle ; chose étrange I il y a 
âme de pauvre, âme de riche, âme de marchanâ. .. 
Il semble que l'homme ne soit que Taccessoire de 
1 la fortune. 

Il y a eu, entre les classes, non pas union et 
association, mais mélange rapide et grossier. Sans 
doute il fallait bien qu'il en fût ainsi pour neutra- 



VULGARITÉ DES ENRICHIS 203 

liser les obstacles, autrement insurmontables, que 
rencontrait l'égalité nouvelle. Mais ce changement 
n'en a pas moins eu pour résultat d'empreindre 
l'art, la littérature, toutes choses, d'une grande vul- 
garité. Les gens aisés, même les riches, s*accom- 
modent à merveille de choses médiocres, à bas prix; 
vous rencontrez dans telle maison de grand luxe 
des objets communs, laids et vils ; on veut l'art, 
au rabais. La chose qui fait la vraie noblesse, la 
puissance du sacrifice, est celle qui fait défaut à 
l'enrichi; elle lui manque dans l'art, autant que 
dans la politique. Il ne sait rien sacrifier, même 
dans son intérêt réel. Cette infirmité morale le 
suit dans ses jouissances même, et dans ses vani- 
tés, les rend vulgaires, mesquines. 

Cette classe de touties classes, ce mélange 
bâtard qui s'est fait si vite, et qui faiblit déjà, 
sera-t-il productif? j'en doute. Le mulet est sté- 
rile. 

Un peuple qui, comparé aux peuples militaires 
(France, Pologne, etc.), me paraît être le peuple 
éminemment bourgeois, l'Anglais, peut nous éclai- 
rer sur les chances futures de la bourgeoisie. Nul 
autre au monde n'a eu plus de changements de 
classes, et nul n'a mis plus d'adresse à déguiser en 
lords l'enrichi, le fils du marchand, Ceux-ci, qui, 



^4 EFFORT DES ANGLAIS POUR Y ÉCHAPPER. 

aux deux derniers siècles ont renouvelé toute la 
noblesse anglaise, ont eu une attention singulière 
à conserver, avec les noms et les armes, les ma- 
noirs vénérables, les meubles, les collections hé- 
réditaires ; ils ont été jusqu'à copier, de manières 
et de caractères, les familles antiques dont ils oc- 
cupaient le foyer. Avec un orgueil soutenu, ils 
ont, dans l'attitude, dans le parler, dans toute 
chose de forme, représenté, joué, ces vieux ba- 
rons. Eh bien! qu'ont-ils produit avec tout ce tra- 
vail, cet art de conserver la tradition, de fabriquer 
du vieux ? Ils ont fait une noblesse sérieuse, qui 
a beaucoup d'esprit de suite, mais, au fonds, de 
peu de ressources, de peu d'invention poUtique, 
nullement digne des grandes circonstances dans 
lesquelles se trouve et se trouvera l'empire Bri- 
tannique. Où est, je vous prie, l'Angleterre de 
Shakspeare, de Bacon? La bourgeoisie (déguisée, 
anoblie, peu m'importe) , a dominé depuis Crom- 
well; la puissance, la richesse, ont augmenté 
incalculablement; la moyenne de culture s'est éle- 
vée, mais en même temps, je ne sais quelle triste 
égalité s'est établie entre les gentlemen, une res- 
semblance universelle des hommes et des choses. 
Vous distinguez à peine dans leur élégante écriture 
une lettre d'une lettre» ni dans leurs villes, une 



(SUPÉRIORITÉ DES HOMMES QUI ONT VOULU' 205 

maison d'une maison, ni dans leur peuple, un An- 
glais d'un Anglais. 

Pour revenir, je croirais volontiers^xpie dans 
l'avenir, les grandes originalités inventives appar- 
tiendront aux hommes qîïrne se perdront point 
dans ces moyennes bâtardes où s'énerve tout ca- 
ractère natif. II se trouvera des hommes forts qui 
ne voudront pas monter ; qui, nés peuple, vou- 
dront rester peuple. S'élever à l'aisance, àla bonne 
heure ; mais entrer dans la bourgeoisie, changer 
de condition et ÏÏTïisIbitudes, cela leur paraîtra peu 
souhaitable ; ils sentiront qiTîTsygagneraient peu. 
La forte sève, le lafgëlnstînct des masses, le cou- 
rage de l'esprit, tout cela se conserve mieux chez 
le travailleur, lorsqu'il n'est point brisé par le 
travail, lorsqu'il aTsTvie uïTpeu facile, avec quel- 
ques loisirs. 

J'ai eu sous les yeux deux exemples d'hommes 
qui, avec beaucoup de sens, n'ont pas voulu mon- 
ter. L'un, ouvrier d'une manufacture, intelligent 
et recueilli , avait toujours refusé d'être contre- 
maître , oraignant la responsabilité , les repro- 
ches, le dur contact du manufacturier, aimant 
mieux travailler silencieux, seul avec sa pensée. 
Son admirable paix intérieure , qui rappelait 
celle des ouvriers mystiques dont j'sû parlé, était 



206 RESTER 

perdue, s'il avait accepté cette position nouvelle. 

L'autre, fils de cordonnier, ayant fait des étu- 
des classiques, son droit même, et reçu avocat, 
obéit sans murmurer aux nécessités de sa famille 
et reprit le métier paternel, montrant qu'une âme 
forte peut indifféremment ou monter ou descen- 
dre. Sa résignation aété récompensée. Cet homme, 
qui ne chercha pas la gloire. Ta maintenant dans 
son fils, qui, doué d'un don singulier, prit dans le 
métier même le sentiment de l'art, et qui plus 
tard est devenu l'un des plus grands peintres de 
l'époque. 

Les changements continuels de conditions, de 
métiers, d'habitudes, empêchent tout perfection- 
nement intérieur ; ils produisent ces mélanges, 
qui sont tout à la fois vulgaires, prétentieux, in- 
féconds. Celui qui, dans un instrument, sous pré- 
texte d'améliorer les cordes , changerait leur va- 
leur, et les rapprocherait toutes d'une moyenne 
commune, au fond il les aurait annulées, rendu 
l'instrument inutile, l'harmonie impossible. 

Rester soi, c'est une grande force, une chance 
d'originalité. Si la fortune change, tant mieux; 
ms^is que la nature reste. L'homme du peuple 
doit y regarder, avant d'étouffer son instinct, 
pour se mettre à la suite des beaux esprits bour- 



EUX-MÊMES. 207 

geois. S'il reste fidèle à son métier et qu'il le 
change, comme Jacquart; si d'un métier il fait un 
art, comme Bernard Palissy, quelle gloire plus 
grande aurait-il en ce monde? 



12. 



CHAPITRE IV. 

Des simples. — L*enfant, interprète da peaple. 

Celui qui veut connaître les dons les plus hauts 
de l'instinct du peuple, doit faire peu d'attention 
aux esprits mixtes, bâtards, demi-cultivés, qui 
participeni; aux qualités et aux défauts des classes 
bourgeoises. Ce qu'il doit chercher et étudier , ce 
sont spécialement les simples. 

Les simples sont en général ceux qui divisent 
peu la pensée, qui n'étant pas armés des ma- 
chines d'analyse et d'abstraction, voient chaque 
chose, une, entière, concrète, comme la vie la 
présente. 

Les simples font un grand peuple. D y a les 
simples de nature, et les simples de culture, les 
pauvres d'esprit (}ui ne 4i3tingueront jamais, les 



SIMPLICITÉ D'ESPRIT, DE CŒUR. 209 

enfants qui ne distinguent pas encore, les paysans, 
les gens du peuple qui n'en ont pas l'habitude. 

Le scolastique, le critique, l'homme d'analyse, 
de nisi , de distinguo , regarde de haut les sim- 
ples. Ils ont cependant l'avantage, ne divisant 
pas , de voir ordinairement les choses à leur état 
naturel , organisées et vivantes. Donnant peu à 
la réflexion, ils sont souvent riches d'instinct. 
L'inspiration n'est pas rare dans ces classes d'hom- 
mes, quelquefois même une sorte de divination. 
On trouve parmi eux des personnes tout à fait à 
part, qui conservent, dans une vie prosaïque, ce 
qui est la plus haute poésie morale , la simplicité 
du cœur. Rien de plus rare que de garder ces dons 
divins de l'enfance; cela suppose ordinairement 
une grâce particulière et une sorte de sainteté. 

Il faudrait l'avoir, cette grâce, pour en parler 
seulement. La science n'exclut nullement la sim- 
plicité, il est vrai ; mais elle ne la donne pas. La 
volonté y fait peu. 

Le grand légiste de Toulouse, au point le plus 
difficile de son œuvre , s'arrête et prie son audi- 
toire de demander pour lui une lumière spéciale 
en matière si subtile. Combien plus en avons-nous 
besoin! et moi, et vous, amis, qui me lisez! 
r.ombien il nous faudrait obtenir, non un don dç 



2i0 LES SAGES PEUVENT APPRENDRE PRÈS DES ENFANTS. 

subtilité , mais de simplicité au contraire et d'en- 
fance de cœur! 

n né faut plus que les sages se contentent de 
dire : « Laissez venir les petits. » Il faut qu'ils 
aillent à eux. Ils ont beaucoup à apprendre au mi- 
lieu de ces enfants. Ce qu'ils ont de mieux à faire, 
c'est d'ajourner leur étude, de bien serrer leurs 
livres qui leur ont servi de peu, et de s'^en aller 
bonnement, parmi les mères et les nourrices, dés- 
apprendre et oublier. 

Oublier? non, mais plutôt encore réformer leur 
sagesse, la contrôler par l'instinct de ceux qui sont 
plus près de Dieu , la rectifier en la mettant à cette 
petite mesure, et se dire que la science des trois 
mondes ne contient pas plus qu'il n'y a dans un 
berceau. 

Pour ne parler que du sujet qui nous occupe, 
nul n'y pénétrera profondément s'il n'a bien ob- 
servé l'enfant. L'enfant est l'interprète du peuple. 
Que dis-je ? il est le peuple même, dans sa vérité 
native, avant qu'il ne soit déformé, le peuple sans 
vulgarité, sans rudesse, sans envie, n'inspirant ni 
défiance, ni répulsion. Non-seulement il l'inter- 
prète, mais il le justifie et l'innocente en bien des 
choses ; telle parole que vous trouvez rude et gros- 



L'ENFANT EXPLIQUE LE PEUPLE, L'ANTIQUITÉ. 211 

sière dans la bouche d'un homme rude, dans celle 
de votre enfant vous la trouvez (ce qu'elle est 
véritablement) naïve ; vous apprenez ainsi à vous 
défendre d'injustes préventions. L'enfant étant, 
comme le peuple, dans une heureuse ignorance 
du langage convenu, des formules et des phrases 
faites qui dispensent d'invention, vous montre, 
par son exemple, comment le peuple est obligé de 
chercher son langage et de le trouver sans cesse ; 
l'un et l'autre trouvent souvent avec une heureuse 
énergie. 

C'est encore par l'enfant que vous pouvez ap- 
précier ce que le peuple, tout changé qu'il est, 
garde encore de jeune et de primitif. Votre fils, 
comme le paysan de Bretagne et des Pyrénées, 
parle à chaque instant la langue de la Bible ou de 
l'Iliade. La critique la plus hardie des Vico, dés 
Wolf, des Niebuhr, n'est rien en comparaison des 
lumineux et profonds éclairs que certains mots de 
l'enfant vous ouvriront tout à coup dans la nuit de 
l'antiquité. Que de fois en observant la forme his- 
torique et narrative qu'il donne aux idées même 
abstraites, vous sentirez comment les peuples en- 
fants ont dû narrer leurs dogmes en légendes, 
et faire une histoire de chaque vérité morale !... 
C'est là, ô sages, qu'il nous faut bien nous taire... 



212 LOGIQUE PRÉCOCE DES ENFANTS? 

Entourons, écoutons ce jeune maître des vieux 
temps ; il n'a nullement besoin pour nous instruire 
de pénétrer ce qu'il dit ; mais c'est comme un té- 
moin vivant; « îl y était, il en sait mieux le 
conte. > 

En lui, comme chez les peuples jeunes, tout est 
encore concentré, à l'état concret et vivant. Il nous 
suffit de le regarder, pour sentir l'état singulière- 
ment abstrait où nous sommes arrivés aujour- 
d'hui. Beaucoup d'abstractions creuses ne tien- 
nent pas à cet examen. Nos enfants de France 
surtout, qui sont si vifs et si parleurs, avec un bon 
sens très-précoce, nous ramènent sans cesse aux 
réalités. Ces innocents critiques ne laissent pas 
d'être embarrassants pour le sage. Leurs naïves 
questions lui présentent trop souvent l'insoluble i 
nœud des choses. Ils n'ont pas appris, conune -^ 
nous, à tourner les difficultés, à éviter tels pro- ! 
blêmes, qu'il semble convenu, entre sages, de 
n'approfondir jamais. Leur hardie petite logique 
va toujours droit devant elle. Nulle absurdité sa- 
crée n'aurait tenu en ce monde, si l'homme n^avait 
fait taire les objections de l'enfant. De quatre à 
douze ans surtout, c'est l'époque raisonneuse; 
entre la lactation et l'apparition du sexe, ils sem- 
blent plus légers, moins matériels, plus vifs d'es- 






CARACTÈRE DIVIN DES t>ETtTS ENl^ANtS. ^15 

prit qu'ils ne sont après. Un éminent grammai- 
rien, qui n'a jamais voulu vivre qu'avec les en- 
fants, me disait qu'à cet âge, il leur trouvait la 
capacité des plus subtiles abstractions. 

Ils perdent infiniment à se dégrossir si vite, 
à passer rapidement de la vie instinctive, à la 
vie de réflexion. Jusque là, ils vivaient sur le 
large fonds de l'instinct, ils nageaient dans la mer 
de lait. Lorsque de cette mer obscure et féconde, 
la logique commence à dégager quelques filets lu- 
mineux, il y a progrès sans doute, progrès néces- 
saire qui est une condition de la vie ; mais ce pro- 
grès en un sens n'en est pas moins une chute. 
L'enfant se fait homme alors, et c'était un petit 
dieu. 

La première enfance et la mort, ce sont les mo- 
ments où l'infini rayonne en l'homme, la grâce, 
prenez ce mot au sens de l'art ou de la théologie. 
Grâce mobile du petit enfant qui joue et s'essaye à 
la vie, grâce austère et solennelle du mourant où 
la vie s'achève, toujours la grâce divine. Rien qui 
fasse mieux sentir la grande parole bibUque : 
« Vous êtes des Dieux, vo»us serez des Dieux. > 

Apelles ef Corrfegé éludiîldent'"^Ss cesse ces 
moments divins. Corrège passait les jours à voir 
jouer es petits enfantis. Apelles, dit un ancien^ 



2i4 CARACTÈRE DIVIN DES MOURANTS 

n'aimait à peindre que des personnes mourantes. 

En ces jours d'arrivée, de départ, de passage 
entre deux mondes, l'homme semble les conte- 
nir tous ensemble*. La vie instinctive où il est alors 
plongé, est comme l'aube et le crépuscule de la 
pensée, plus vague que la pensée sans doute, mais 
combien plus vaste ! Tout le travail intermédiaire 
de la vie raisonneuse et réfléchie est conmie une 
ligne étroite qui part de l'immensité obscure et qui 
y retourne. Si vous voulez le bien sentur, étudiez 
de près l'enfant, le mourant. Placez-vous à leur 
chevet, observez, faites silence. 

J'ai malheureusement eu trop d'occasions de 
contempler les approches de la mort, et sur des 
personnes chères. Je me rappelle spécialement 
une longue journée d'hiver que je passai entre le 
lit d'une mourante et la lecture d'Isaîe. Ce spec- 
tacle, très-pénible, était celui d'un combat entre 
la veille et le sommeil, un songe laborieux de 
l'âme qui se soulevait, retombait... Les yeux qui 



^ L'horreur de la fatale énigme, le soeao qui ferme la boucha aa 
moment où Ton sait le mot, tout cela a été saisi une fois, daoa vae 
œuvre sublime, que j*ai découverte dans une partie fermée ta Père- 
Laehaise, au cimetière des juifs. C'est un buste de Préault. on fMM 
une tète, prise et serrée dans son linceul, le doigt pressé sur les Mnes. 
OËuvre vraiment terrible, dont le cœur soutient à peine rimpteia U », et 
qui a Tidr d'avoir été taillée do grand ciseau de la i 



CARACTÈRE DIVIN DES PETITS ENFANTS. 215 

nageaient dans le vide exprimaient, avec une vé- 
rité douloureuse, l'incertitude entre deux mon- 
des. La pensée obscure et vaste roulait toute la' 
vie écoulée, et elle s'agrandissait de pressenti- 
ments immenses... Le témoin de cette grande 
lutte qui en partageait le flux, le reflux, toutes les 
anxiétés, se serrait, comme en un naufrage, à 
cette ferme croyance, qu'une âme qui, tout en 
revenant à nos instincts primitifs, anticipait déjà 
dans celui du monde inconnu, ne pouvait s'ache- 
miner par là à l'anéantissement. 

Tout faisait supposer plutôt qu'elle allait de ce 
double instinct douer quelque jeune existence, qui 
reprendrait plus heureusement l'œuvre de la vie, 
et donnerait aux rêves de cette âme, à ses pensées 
commencées, à ses volontés muettes, les voix qui 
leur avaient manqué *. 



^ a L*aïeul reçoit l'enfant, lorsquMl sort du sang maternel... Te voilà 
« donc renée, ô mon âme, pour dormir de nouveau dans un corps. » 
(Lois Indiennes, citées dans mes OriginetAu droit), —Sems admettre Vhy- 
pothèse de la transmission des âmes (encore moins celle de la trans- 
mission du péché), on est bien tenté de croire que nos premiers instinois 
sont la pensée des ancêtres que le jeune voyageur apporte comme pro* 
vision de voyage. Il y ajoute beaucoup. Si j*écarte les théories, si je 
Terme les livres pour regarder la nature, je vois la pensée naître en 
nous comme instinct obscur, poindre dans un demi-jour, s*éclaircir 
et se diviser au joui de la réflexion; puis, formulée, et de plus en 
plus acceptée comme formule, passer ^ans nos habitudes, dans les 

13 



210 I/EXFAXT LE PERD EX GRANDISSANT, 

Une chose frappe toujours en observant les 
enfants et les mourants , c'est la noblesse parfaite 
dont la nature les empreint. L'homme naît noble, 
et il meurt noble ; il faut tout le travail de la vie pour , 
devenir grossier , ignoble , pour créer l'inégalité. 

Voyez cet enfant que sa mère à genoux nom- 
mait si bien son Jéms... La société , l'éducation» 
l'ont changé bien vite. L'infini qui était en lui, et 
qui le divinisait, va disparaissant; il se caractérise, 
il est vrai, se précise, mais se rétrécit... La 1<^- 
que , la critique , taille , sculpte impitoyablement 
dans ce qui lui semble un bloc ; dur statuaire dont 
le fer mord dans la matière trop tendre, chaque 
coup abat des pans entiers. . . Ah ! que le voilà déjà 
maigre , mutilé ! La noble ampleur de sa nature, 
où est-elle maintenant?... Le pis, c'est que, sous 
l'influence d'une éducation si rude, il ne sera pas 
seulement faible et stérile, mais deviendra vul- 
gaire. 

Quand nous regrettons notre enfance, ce n*est 
pas tant la vie, les années qui alors étaient devant 
nous, c'est notre noblesse que nous regrettons. 
Nous avions alors en effet cette naïve dignité de 



rhoses qui nous sont propres, que nous n^examinons plos, et «lorti 
obscurcie de nouveau, faire partie de nos iasUnota* 



IL LE Hfit>RÉNDRA 217 

Têtre qui n'a pas ployé encore, Tégalité avec tous ; 
tous jeunes alors, tous beaux, tous libres... Pa- 
tientons, cela doit revenir; Tinégalité n'est que 
pour la vie; égalité, liberté, noblesse, tout nous 
revient par la mort. 

Hélas ! ce moment ne revient que trop vite pour 
le grand nombre des enfants. On ne veut voir dans 
Tenfance qu'un apprentissage de la vie, une pré- 
paration à vivre, et la plupart ne vivent point. On 
veut qu'ils soient heureux « plus tard, » et pour 
assurer le bonheur de ces années incertaines, on 
accable d'ennui et de douleur le petit moment 
qu'ils ont d'assuré. . . ^ . 

Non, l'enfance n'est pas seulement un âge, 
un degré de la vie, c'est un peuple, le peuple in- 
nocent... Cette fleur du genre humain, qui géné- 
ralement n'a que peu à vivre, suit la nature, au sein 
de laquelle elle doit bientôt retomber... Et c'est 
justement la nature que l'on veut dompter en elle. 
L'homme qui, pour lui-même, s'éloigne de la bar- 



1 Je ne parle point de l*accablement dn travail, ni des punitions in* 
nombrables, excessives, qae nous infligeons A lenr mobilité, voolne par 
la nature même, mais de l'inepte dureté qui nous fait plonger brus* 
quement, sans précaution, dans les froides abstractions, nn être Jeune, 
sorti à peine du sang et du lait matemelSi tiède encore et 9^ M <le« 
mande qu'à s'épaoooir en fleon. ^^ 



218 ^^ LE REPRENDRA A LA MORT. 

barie du moyen âge, la maintient encore pour l'en- 
fant , partant toujours du principe inhumain, que 
notre nature est mauvaise, que l'éducation n'en est 
pas la bonne économie, mais la réforme, que Tart 
et la sagesse humaine doivent amender» châtier» 
l'inatinct que Dieu nous donqa. 



CHAPITRE V. 

SiiHe. -« L'instioct Daturel de Tenfant est-il pervers ^? 

L'instinct humain est-il perverti d'avance? 
rhomme est-il méchant de naissance? Tenfant 
que je reçois dans mes bras, sortant du sein de sa 
mère, serait-ce un petit damné? 

A cette question atroce, qui coûte, rien qu'à 
récrire, le moyen âge, sans pitié, sans hésitation, 
répond : Oui. 

Quoi ! cette créature qui semble tellement dés- 
armée, innocente, sur qui la nature entière s'at- 
tendrit, que la louve ou la lionne viendrait allai- 
ter, au défaut de mère, elle n'a que Tinstinct du 
mal, le souffle de celui qui perdit Adam? elle 
appartiendrait au Diable, si Ton ne se hâtait de 
l'exorciser ? Même après, si elle meurt dans les 

i Ce chapitre que les esprits f natledUfs croirobi étratif«r au s^et, 
en est le fond même. V. p.#Mi Î6S* 



SSO L'ENFANT DAMNÉ A SA NAISSANCE PAR LE MOYEN AGE. 

bras de sa nourrice, elle est jugée, elle est en péril 
de damnation, elle peut être jetée auœ bêtes noires 
de l'enfer! < Ne livre pas aux bêtes, dit l'Église, 
les âmes qui te portent témoignage ! » Et comment 
celui-ci témoignerait-il? il ne peut comprendre 
encore, ni parler. 

En visitant au mois d'août 1843 quelques 
cimetières des environs de Luceme, J'y trouvai 
une bien naïve et douloureuse expression des 
terreurs religieuses. Au pied de chaque tombe se 
trouvait ( selon un usage antique ) un bénitier, 
pour garder le mort jour et nuit, et empêcher que 
les Bêtes de l'enfer ne vinssent prendre ce corps, 
le vexer, le promener, en faire un vampire. Pour 
l'âme, hélas ! on n'avait nul moyen de la défendre ; 
cette peur cruelle étmt avouée dans plusieurs 
inscriptions. Je restai longtemps devant celle-d, 
sans pouvoir m'en arracher : « Je suis un enfant 
de deux ans... Quelle chose terrible est-^e donc 
pour un enfant si petit de s'en aller au Jugement 
et de comparaître déjà devant la face de Dieu! > 
Je fondis en larmes, j'avais entrevu l'abîme du 
désespoir maternel ! 

Les quartiers indigents de nos grandes villes, 
ces vastes officines de mort, où les femmes, mi- 
sérablement fécondes, n'en&ntent que pour pieu- 



FÉCONDITÉ, MORTALITÉ, DAMNATION. 221 

rer, nous donnent quelque idée, mais trop impar- 
faite, du deuil perpétuel de la mère au moyen âge. 
Celle-ci , fécondée sans cesse par l'imprévoyance 
barbare, produisait, sans cesse ni trêve, dans les 
larmes et la désolation , des enfants, des morts, 
des damnés !.. . 

Age affreux! monde d'illusions cruelles, sur le- 
quel semble planer une infernale ironie ! L'homme, 
jouet de son rêve mobile, divin, diabolique! la 
femme, jouet de l'homme, toujours mère, tou- 
jours en deuil! L'enfant qui joue, hélas! un jour, 
au triste jeu de la vie, sourit, pleure et disparaît. . . 
malheureuses petites ombres qui viennent par 
millions, par milliards, et ne durent que dans la 
mémoire d'une mère. . . Le désespoir de celle-ci se 
marque surtout à une chose; elle s'abandonne ai- 
sément au péché et à la damnation ; elle se venge 
volontiers de la brutalité de l'homme, elle le 
trompe, elle pleure, elle rit *... Elle se perd; que 
lui importe, si elle rejoint son enfant ? 

L'enfant qui survit, n'en est guère plus heureux. 

1 LMnûdélilé de la femme, est le si^et propre au Moyen âge. Les 
astres temps Tont peu connu. Ce texte étemel de plaisanteries, ces 
joyeuses histoires, ne peuvent qu'attrister celui qui sait et qui com- 
prend. Elles Tout trop sentir le prodigieux ennui de ce temps, le vide 
des âmes sans aliment approprié à leur Taiblesse, la prostration mo« 
raie, le désespoir du bien, Tabandon de soi-même et de son salut.j 



222 ENSEIGNEMENT SUBTIL, ÉDUCATION CRUELLE. 

Le moyen âge est pour lui un terrible pédagogue; 
il lui propose le symbole le plus compliqué qu'on 
ait enseigné jamais, le plus inaccessible aux sim* 
pies. Cette leçon subtile que l'Empire romain^ 
dans sa plus haute sagesse, avait eu peine à enten* 
dre, il faut que l'enfant des Barbares, le fils du serf 
rustique, perdu dans les bois, la retienne et la 
comprenne. Il la retient, la répète ; pour la com- 
prendre, cette épineuse formule, byzantine et sco- 
lastique, c'est ce que la férule, les coups, les fouets, 
n'obtiendront jamais de lui. 

L'Église, démocratique par son principe d'élec- 
tion, fut éminemment aristocratique par la diffi- 
culté de son enseignement et le très-petit nombre 
d'hommes qui y purent vraiment atteindre. Elle 
damna l'instinct naturel comme pervers et gâté 
d'avance, et fit de la science, de la métaphysique, 
d'une formule très-abstraite, la condition du 
salut ^ 



1 Si Ton répond qae les esprits non coltivés (m çnt, ponr cv i 
ià, veut dire tout le monde, oa à pen près) étaient dispensés de com- 
prendre, il faadra avouer qu'une si terrible énigme imposait, sons 
peine de damnation, Tabdication générale de Tintelligence humaine 
entre les mains de quelques doctes qui croyaient en savoir le mot. 
Voyez aussi le résultat. L*énigme une Tois posée, une fois entourée de 
•es commentaires, non moins obscurs, le genre humain se tait, 11 reste 
on face muet et stérile. Dans une période immense, aussi longue que 
toute la période brillante de Tantiquité, du cinquième au onxième 



L'AMOUR ET L'HUMANITÉ RÉCLAMENT. ât3 

Tous les mystëred des religions d'Asie^ toutes 
les subtilités des écoles occidentales, en un mot, 
tout ce que le monde contient' de difficultés 
d'Orient et d'Occident, tout cela, pressé^ entassé 
dans une même formule ! « Eh bien ! oui, nous dit 
l'Église, c'est le monde tout entier dans une pro- 
digieuse coupe. Buvez-la au nom de l'amour!» 
Et elle apporte ici^ à l'appui de la doctrine, l'his- 
toire^ la touchante légende ; c'est le miel au bord 
du vase... 

« Quoi qu'il contienne^ je boirai, si vraiment 
l'amour est au fond. > Telle fut la réponse du 
genre humain. Ce fut là la vraie difficulté, l'ob- 
jection^ et c'est l'amour qui la fit, non la haine, la 
superbe humaine, comme on le répète toujours. 

Le moyen âge avait promis Tamour et ne l'avait 
pas donné. Il avait dit : c Aimez, aimez ^ ! > mais 



siècle, il hasarde à peine quelques prières, quelques légendes enfan- 
tines, et encore ce monvement esi-41 arrêté par la défense expresse 
des conciles carlovingiens. 

^ Non-seolement, il avait dit, mais il avait voulu sincèrement. Cette 
toachante aspiration à Tamour est ce qui a fait le génie du Moyen Age, 
et ce qui lui assure notre sympathie étemelle. Je n'efface pas un mot 
de ce que j*en ai dit au second volume de VHistoire de Prmieê* Seu- 
lement, j*ai donné là son élan, son idéal ; aujourd'hui, dans un livre 
dMnlérét prati que, je ne puis donner que le réel, les résultats. — J*ai 
exprimé (à la fin du même volume, imprimé en 1833), Timpuissance 
de ce système, et Tespoir qu*il éeluippera i sa raine , et parviendra à 

13. 



2i4 L*AMOUK ET L'HUMANITÉ NSaAXENT. 

il avait consacré un ordre civil haineux, Tin^a- 
lité dans la loi, dans Tétat, dans la famille. Son 
enseignement trop subtil, accessible à si peu 
d'hommes, avait apporté dans le monde une 
nouvelle inégalité. Il avait mis le salut à un prix 
qu'on n'atteignait guère, au prix d'une science 
abstruse, et il avait ainsi pesé, de toute la méta- 
physique du monde, sur le simple et sur l'enfant. 
Celui-ci, qui avait été si heureux dans l'antiquité, 
eut son enfer au moyen âge. 

n fallut des siècles pour que la raison se 
fit jour, pour que l'enfant reparût, ce qu'il 
est, un innocent. On eut de la peine à croh^ que 
l'homme fût un être héréditairement pervers*. D 

8e transformer. — Combien il est déjà éloigné de nous, on Tt vu le 
11 mai 1844, lorsqn'A la Chambre nn magistrat, sincèrement et coora- 
geosement orthodoxe, a dédoit une théorie pénale du Péché originel et 
de la Chnte ; les catholiques même en ont recalé. 

1 L*embarra8 de la théologie vint snrtout des progrès de la jurispm- 
dence. Tant que la jnrisprudence soutint dans leur riguenr les lois de 
lèse-Mn^esté, qui par la confiscation, etc., étendaient les peines k Thé- 
ritier, la théologie put défendre sa loi de lèse-Mi^esté divine qui dam- 
nait les enfants pour le péché du père. Mais, lorsque le droit devint 
plus clément, il fut de plus en plus difficile de maintenir dîna la théo- 
logie qui est le monde de Tamour et de la grAce, cette horrible doc- 
trine de Vhéridité du crime, abandonnée de la justice humaine. Les 
scolastiques, saint Bonaventure, Innocent III, saint Thomas, ne trou- 
vèrent d'autre adoucissement que d'exempter les enfants du feu éter- 
nel, en les laiaant du retie dans la damnation. Bossuet a fort bien 
é\9h\\ (contre Sfondrau) que cette doctrine n*est point particuliéro fux 



4»ALLIATIF DES LIMBES, l 225 

devint difficile de maintenir dans sa barbarie 
le principe qui damnait les sages non chrétiens , 
les simples et ignorants, les enfants morts sans 
baptême. On inventa pour les enfants le pal- 
liatif des limbes, un petit enfer plus doux où ils 
flotteraient toujours, loin de leurs mères, en 
pleurant. 

Remèdes insuffisants; le cœur ne s'en contenta 
pas. Avec la Renaissance éclata, contre la du- 
reté des vieilles doctrines , la réaction de 
l'amour. Il vint , au nom de la justice, sauver les 
innocents, condamnés dans le système qui s'était 
dit celui de l'amour et de la grâce. Mais ce sys- 
tème, qui reposait tout entier sur les deux idées 
de la damnation de tous par un seul, du salut de 
tous par un seul, ne pouvait renoncer à la pre- 
mière sans ébranlef la seconde. 

Les mères se remirent à croire au salut de leurs 
enfants. Désormais elles disent toujours, sans 
s'informer si elles sont bien orthodoxes : « Ils 
doivent être là-haut des anges, comme ils furent 
en leur vivant. » 

jansénistes, comme on faisait semblant de le croire, qu'elle était celle 
même de l'Église, celle des Pères ( sauf Grégoire de Nazianze), celle 
des conciles, des papes ; en effet, si Ton exemple les enfants de la 
damnation, on abandonne le Péché originel çt YhêrcdUé dU' crime, qui 
est la base de tout le système. 



226 VICTOIRE DE L'HUMANITÉ. 

Le cœur a vaincu, la miséricorde a vaincu. 
L'humanité va s'éloignant de l'injustice antique. 
Elle cingle , au rebours du vieux monde. . . Où va- 
t-elle? Vers un monde (nous pouvons bien le 
prévoir) qui ne condamnera plus l'innocence, et 
où la sagesse pourra vraiment dire : c Laissez 
venir à moi les simples et les petits. » 



CHAPITRE VI. 

Digression. Instinct des anfmanx. Réclamation pour eut. 

Quelque pressé que je sois, dans cette revue 
des simples, des humbles fils de l'instinct, mon 
cœur m'arrête et m'oblige de dire un mot des 
simples par excellence, des plus innocents, des plus 
malheureux peut-être, je veux dire, des animaux. 

Je remarquais tout à l'heure, que tout enfant 
naissait noble. Les naturalistes ont remarqué de 
même que le jeune animal, plus intelligent à sa 
naissance, semblait alors rapproché de l'enfant. À 
mesure qu'il grandit, il devient brute et tombe à 
la bête. Il semble que sa pauvre âme succombe 
sous le poids du corps, qu'elle subisse la fascina- 
tion de la Nature , ia magie de la grande Circé. 



228 L'ANIMAL EN RAPPORT AVEC L'ENFANT. 

L'homme se détourne alors , et n'y veut plus voir 
une âme. L'enfant seul, par rinstinct ducœur, 
sent encore une personne dans cet être dédaigné! 
il lui parle et l'interroge. Et lui aussi , de son 
côté, il écoute, il aime l'enfant. 

L'animal! sombre mystère!... monde immense 
de rêves et de douleurs muettes. . . Mais des signes 
trop visibles expriment ces douleurs, au défaut de 
langage. Toute la nature proteste contre la barba- 
rie de l'homme qui méconnaît, avilit, qui torture 
son frère inférieur ; elle l'accuse devant Celui qui 
les créa tous les deux ! 

Regardez sans prévention leur air doux et rê- 
veur, et l'attrait que les plus avancés d'entre .eux 
éprouvent visiblement pour l'homme ; ne diriez- 
vous pas des enfants dont une fée mauvaise em- 
pêcha le développement, qui n'ont pu débrouiller 
le premier songe du berceau, peut-être des âmes 
punies, humiliées, sur qui pèse une fatalité passa- 
gère?... Triste enchantement où l'être captif d'une 
forme imparfaite, dépend de tous ceux qui l'en- 
tourent, comme une personne endormie... Mais, 
parce qu'il est comme endormi, il a, en récom- 
pense, accès vers une sphère de rêves dont nous 
n'avons pas l'idée. Nous voyons la &oe lumineuse 



L'ORIENT A RECONNU LÀ NATURE, COMME SOEUR. 229 

du monde^ lui la face obscure ; et^ qui sait si celle- 
ci n'est pas la plus vaste des deux^ ? 

L'Orient en est resté à cette croyance, que l'ani- 
mal est une âme endormie ou enchantée ; le 
moyen âge y est revenu. Les religions, les systè- 
mes, n'ont pu rien pour étouffer cette voix de la 
nature. 

L'Inde, plus voisine que nous de la création, a 
mieux gardé la tradition de la fraternité universelle. 
Elle l'a inscrite au début et à la fin de ses deux 
grands poèmes sacrés, le Ramayan,le Mahabharat, 
gigantesques pyramides devant lesquelles toutes 
nos petites œuvres occidentales doivent se tenir 
humbles et respectueuses. Quand vous serez fatigué 
de cet Occident disputeur, donnez-vous, je vous 
prie, la douceur de revenir à votre mère, à cette 

1 « Faisons aujourd'hui, si nous voulons, les fiers, les rois de la créa- 
tion. Mais n'oublions pas notre éducation sous la discipline de la na- 
ture. Les plantes, les animaux, voilà nos premiers précepteurs. Tous 
ces êtres que nous dirigeons, ils nous conduisaient alors, mieux que 
nous n'aurions fait nous-mêmes. Ils guidaient notre jeune raison par un 
instinct plus sûr ; ils nous conseillaient, ces petits, que nous méprisons 
maintenant. Nous profitions i contempler ces irréprochables enfants 
de Dieu. Calmes et purs, ils avaient l'air, dans leur silencieuse existence, 
de garder les secrets d'en haut. L'arbre qui a vu tous les temps, l'oi- 
seau qui parcourt tous les lieux, n'ont^ils donc rien i nous apprendre? 
L'aigle ne lit-il pas dans le soleil, et le hibpa dans les ténèbres ? Ces 
grands bœufs eux-mêmes, si graves sous le chêne sombre, n'est^il au- 
cune pensée dans leurs longue» rêveries? » Oriffin$i du droit, p. l](ix. 



230 FÉCONDITÉ. 

majestueuse antiquité, si noble et si tendre. 
Amour, humilité, grandeur, vous y trouvez tout 
réuni, et dans un sentiment si simple, si détaché 
de toute misère d'orgueil, qu'on n'a jamais besoin 
d'y parler d'humilité. 

L'Inde fut bien payée de sa douceur pour la na- 
ture ; chez elle, le génie fut un don de la pitié. Le 
premier poète indien voit voltiger deux colombes, 
et pendant qu'il admire leur grâce, leur poursuite 
amoureuse, l'une d'elles tombe frappée d'une flè- 
che... Il pleure; ses gémissements mesurés, sans 
qu'il y songe, aux battements de son cœur, pren- 
nent un mouvement rhythmique, et la poésie est 
née. . . Depuis ce temps, deux à deux, les mélo- 
dieuses colombes, renées dans le chant de l'homme, 
aiment et volent par toute la terre (Ramayan). 

La nature reconnaissante a doué l'Inde d'un au- 
^ tre don admirable, la fécondité. Entourée par elle 
de tendresse et de respect, elle lui a multiplié, 
avec l'animal, la source de vie où la terre se renou- 
velle. Là, jamais d'épuisement. Tant de guerres, 
tant de désastres et de servitudes, n'ont pu tarir 
la mamelle de la vache sacrée. Un fleuve de 
î* lait coule toujours pour cette terre bénie... bénie 
de sa propre bonté, de ses doux ménagements 
pour la créature inférieure. 



LA GÎTÉ GRECQUE ET ROMAINE L'A MÉGONNUE. 2S1 

Cette union touchante qui d'abord liait l'homme 
aux plus humbles enfants de Dieu» l'orgueil l'a 
rompue... Mais non pas impunément ; la terre est 
devenue rebelle, elle a refusé de nourrir des raices 
inhumaines. 

Le monde de l'orgueil, la eité grecque et ro- 
maine y eut le mépris de la nature ; elle ne tint 
compte que de l'art, elle n'estima qu'elle-même. 
Cette fiëre antiquité, qui ne voulait rien que de 
noble, ne réussit que trop bien à supprimer tout 
le reste. Tout ce qui semblait bas, ignoble, dispa-^ 
rut des yeux ; les animaux périrent, aussi bien 
que les esclaves. L'empire romain, débarrassé des 
uns et des autres, entra dans la majesté du désert. 
La terre dépensant toujours et ne ise réparant plus, 
devint, parmi tant de monuments qui la coci4 
vraient, comme un jardin de marbre. Il y avait en-»- 
core des villes, mais plus de campagnes ; des cii^ 
ques, des arcs de triomphe, plus de chaumières, 
plus de laboureurs. Des voies magnifiques atten- 
daient toujours le voyageur qui ne passait plus ; de 
somptueux aqueducs continuaient de porter dêà 
fleuves aux cités silencieuses, et n'y trouvaient 
plus personne à désaltérer. 

Un seul homme, avant cette désolation, avait 
trouvé dans son cœur une réclamation, une plainte 



232 STÉRILITÉ. 

pour tout ce qui s'éteignait. Un seul, parmi les 
destructions des guerres civiles, où périssaient à 
la fois les hommes et les animaux, trouva dans sa 
vaste pitié des larmes pour le bœuf de labour qui 
avait fécondé l'antique Italie. Il consacra un diant 
divin à ces races disparues ^. 

Tendre et profond Virgile!... moi, qui ai été 
nourri par lui et comme sur ses genoux, je 
suis heureux que cette gloire unique lui re- 
vienne, la gloire de la pitié et de rexcellenoe 

du cœur Ce paysan de Mantoue, avec sa 

timidité de vierge et ses longs cheveux rusti- 
ques, c'est pourtant, sans qu'il l'ait su, le 
vrai pontife et l'augure , entre deux mondes , 
entre deux âges, à moitié chemin de l'histoire. 
Indien par sa tendresse pour la nature, chrétien 
par son amour de l'homme, il reconstitue, cet 
homme simple, dans son cœur immense, la belle 
cité universelle dont n'est exclu rien qui ait vie. 



i Dans un antre chant, le pins achevé pent-dtre, on chant ^*n 
consacre i son ami le plus cher, an consul, an po6te Gallm, U ne 
craint pas de lui donner pour frères et consolateurs, les plus hnmblM 
fils de la nature, des animaux innocents. Après avoir amené tons les 
dieux champêtres pour adoucir la blessure dn poëte malade d'anav : 
a Ses hrebii aussi se tenaient au^o^r de lui (puis, par un mouTenenl 
charmant, craignant de blesser l'orgueil de Gallus) : I<foslri née pœmi- 
M illas; née iepesnikai peeoris, divine poêla. 



LE CHRIST N'A PAS SAUVÉ L*AN1MAL. 235 

tandis que chacun n'y veut faire entrer que les 
siens. 

Le christianisme, malgré son esprit de douceur, 
ne renoua pas l'ancienne union. Il garda contre la 
nature un préjugé judaïque ; la Judée, qui se con- 
naissait, avait craint d'aimer trop cette sœur de 
rhomme; elle la fuyait en la maudissant. Le 
christianisme, fidèle à ces craintes, tint la na- 
ture animale à une distance infinie de l'homme, 
et la ravala. Les animaux symboliques qui accom- 
pagnent les évangélistes, le firoid allégorisme de 
l'agneau et de la colombe, ne relevèrent pas la 
bête. La bénédiction nouvelle ne l'atteignit pas ; 
le salut ne vint pas pour les plus petits, les plus 
humbles de la création. Le Dieu-Homme est mort 
pour l'homme, et non pas pour eux. N'ayant 
point part au salut, ils restent hors la loi chré- 
tienne, comme païens , comme impurs , et trop 
souvent suspects de connivence au mauvais prin- 
cipe. Le Christ, dans l'Évangile, n'a-t-il pas per- 
mis aux démons de s'emparer des pourceaux? 

On ne saura jamais les terreurs où, plusieurs 
siècles durant, le moyen âge vécut, toujours en 
présence du Diable! La vision du Mal invisible, 
mauvais rêve, absurde torture! et de là une vie 
bizarre qui ferait rire à chaque instant si l'on ne 



234 [LE DUBLB VU DANS LES ANMAUX. 

sentait qu'elle fut triste à en pleurer... Qui dou- 
terait alors du Diable? Je Tai vu, dit remperaur 
Charles. Je l'ai vu, dit Grégoire Vil. Les évêques 
qui font les papes, les moines qui prient toute leur 
vie, déclarent qu'il est là derrière eux, qu'ib le 
sentent, qu'il n'en bouge pas..» Le pauvre s^des 
campagnes qui le voit sous figure de bete> sculpté 
au porche des églises, a peur en revenant ches lui 
de le retrouver dans ses bêtes. Celles-ci prennent 
le soir, aux mobiles reflets du foyer, un aspect 
tout fantastique; le taureau a un masque étrange, 
la chèvre une mine équivoque, et que penser de 
ce chat dont le poil, dès qu'on le touche, jette du 
feu dans la Duit? 

C'est l'enfant qui rassure l'homme. Il craint si 
peu ces animaux qu'il en fait ses camarades. Il 
donne des feuilles au bœuf, il monte sur la chëvrei 
manie hardiment le chat noir>^Il fait mieux, il les 
imite, contrefait leur voix... et la famille sourit : 
€ Pourquoi craindre aussi, j'avais tort. C'est ici 
une maison chrétienne, eau bénite et buis bénit; 
il n'oserait approcher... Mes hôtes sont des bêtes 
de Dieu, des innocents, des enfants... Et même, 
les animaux des champs ont bien Tair de connai* 
tre Dieu ; ils vivent comme des ermites. Ce beau 
cerf, par exemple, qui a la croix sur la tète, qui ?a. 



ILS SONT RÉHABILITÉS PAU L'ENFANT. 955 

comme m bois vivant, à travers les bois, il semble 
lui-même un miracle. La biche est douce comme 
ma vache, et elle a les cornea de moins ; la biche au 
défaut de mère, aurait nourri mon enfant... > Ce 
dernier mot exprin)é, conwne tout Y est alors, sous 
forme historique, finit, en se développant, par 
produire la pJiu$ belle des légendes du moyen âge, 
celle de Geneviève de Brabant ; la fionille op- 
primée par rhomme, recueillie par Tanimal, la 
fenune innocente sauvée par l'innocente bête des 
bois, le salut venant ainsi du plu^ petit, du plus 
humble. 

Les animaux, réhabilités, prennent place dans 
la famille rustique après l'enfant qui les aime, 
comme les petits parents figurent au bas bout de 
la table dans une noble maison. Us 3ont traités 
comme tels aux grands jours, prennent part aux 
joies, aux tristesses, portent habits de deuil ou 
de noces (naguère encore en Bretagne). Ils ne di- 
sent rien, il est vrai, mais ils sont dociles, ils 
écoutent patiemment ; l'homme, comme prêtre en 
sa maison, les prêche au nom du Seigneur*, 

Ainsi le génie populaire,, pliia naïf et plus pro- 
fond que la sophistique sacrée, opéra timidement, 

1 Voir le petit sermon aux d^elfles ftigithre», dans mes OrigiMt du 



^ L'ÉGLISE REiFDste DE Lfeà RECEVOIR. 

mais avec efficacité, la réhabilitation de la nature. 
Celle-ci ne fut pas ingrate. L'homme fut récom- 
pensé ; ces pauvres êtres qui n'ont rien, donnèrent 
des trésors. L'animal, dès qu'il fiit aimé, dura, se 
multiplia... Et la terre redevint féconde, et le 
monde qui semblait finir, recommença riche et 
puissant, parce qu'il avait reçu, comme une rosée, 
la bénédiction de la miséricorde. 

La famille, une fois composée ainsi, il s'agit de 
la faire, si l'on peut, entrer tout entière dans l'É- 
glise. Ici grandes difficultés ! On veut bien rece- 
voir l'animal, mais pour lui jeter l'eau bénite, 
l'exorciser en quelque sorte, et seulement au par- 
vis... € Homme simple, laisse là ta bête, entre 
seul. L'entrée de l'Ëglise, c'est le Jugement que 
tu vois représenté sur les portes; la Loi siège au 
seuil, saint Michel debout tient l'épée et la ba- 
lance... Gomment juger, sauver ou damner, ce 
que tu amènes avec toi ? La bête, cela a-t-il une 
âme?. . . Ces âmes de bêtes, qu'en faire ? leur ou- 
vrirons-nous des limbes, comme à celles des pe- 
tits enfants ? > 

N'importe, notre homme s'obstine; il écoute 
avec respect, mais ne se soucie de comprendre. Il 
ne veut pas être sauvé seul , et sans les siens. 
Pourquoi son boeuf et son âne ne feraient-ils pas 



L^HOMME LES LUt AMÈNE À NÔÈL, 25? 

leur salut avec le chien de saint Paulin? ils ont 
bien autant travaillé ! 

« Eh bien! je serai habile, dit-il en lui- 
même, je prendrai le jour de Noël où l'Église est 
en famille , le jour où Dieu est encore trop petit 
pour être juste... Justes ou non, nous passerons 
tous, moi, ma femme, mon enfant, mon âne... Lui 
aussi! Il a été à Bethléem, il a porté Notre-Sei- 
gneur. Il faut bien en récompense que la pauvre 
bête ait son jour... Il n'est pas trop sûr d'ailleurs 
qu'elle soit ce qu'elle parait; elle est, au fond, 
malicieuse, fainéante; c'est tout comme moi; si 
je n'étais aussi traîné, je ne travaillerais guère. > 

C'était un grand spectacle, touchant, plus que 
risible encore, lorsque la bête du peuple était, mal- 
gré les défenses des évêques et des conciles, 
amenée par lui dans l'église. La nature, condam- 
née, maudite, rentrait victorieuse, sous la form^ la 
plus humble qui pût la faire pardonner. Elle de- 
venait avec les saints du paganisme, entre la Si- 
bylle et Virgile*. . . On présentait à l'animal le glaive 
qui l'arrêta sous Balaam ; mais ce glaive de l'an* 
cienneLoi, émoussé, ne TefiBrayait plus ; la Loi fi- 
nissait en ce jour, et faisait place à la Grâce. Hùm* 

i Conservé longtemps & Rouen. Dacaûge, terl)^ P9$km, ] 



258 ET LES FAIT ENTRER DANS L'ÉGLISE. 

))Iem6Dt^ mais assurément, il allait droit à la crè- 
che. Il y écoutait l'office, et, comme un chrétien 
baptisé, s'agenouillait dévotement. On lui chantait 
alors, pour lui, partie en langue de l'église^ partie 
en gaulois, afin qu'il comprit, son antienne» bouf- 
fonne et sublime ; 

A geaoïix ! et dis amen ! 
Assez mangé d'herbe el de foin. 
Amen ! encore ane fois. 
Laisse les vieilles choses, et va I 

L'animal profita peu de cette réparation^. Les 
conciles lui fermèrent l'Église. Les philosophes 
qui, pour l'orgueil etla sécheresse continuèrent les 
théologiens, décidèrent qu'il n'avait pas d'^âme^. 
U souffire en ce monde, qu'importe? il ne doit at- 
tendre aucune compensation dans une vie supé- 
rieure... Ainsi, il n'y aurait point de Dieu pour 

1 Le génie populaire fit plus pour son protégé. Sans s'arrêter au lé* 
sistances de TÉglise , il créa à l'animal ane position légale, le traita 
comme une personne, le fit esler en droit, et Jusque dans Tiele It phs 
grave, le jugement criminel; il y figura comme témoin, ^MlfpieM 
comme coupable. Nul doute que cette importance attribuée à Vanimal 
n'ait puissamment contribué à sa conservation, i sa durée, et, par 
suite, À la fécondité de la terre, qui dépend généralement des mémêr 
gemeuts qu'il trouve en Thomme. C'est peut-être la vraie ca«se pool 
laquelle le Moyen âge se relevait toujours après tant d'affrenses roinet. 

* Le Jésuite Bougeant objecta que les bêtes devaient avoir une Amoi 
pviiqu'illes étaient d$i diabipi^ 



LA SCIENCE VIENT BE LEUR HONORE LEUR PLAGE. 259 

lui ; le père tendre de rhomme serait pour ce qui 
n'est pas homme un cruel tyran!.,. Créer de» 
jouets, mais sensibles, des machines mais souf- 
frantes, des automates qui ne ressembleraient aux 
créatures supérieures que par la faculté d'endurer 
le mal ! . . . Que la terre vous soit pesiante, bomme3 
durs qui avez pu avoir cette idée impie, qui portez 
une telle senteucQ sur taut de vies innocentes et 
douloureuses! 

Notre siècle aura une grande gloire, D s'y est 
rencontré un philosophequi wt un cœurd'homme* . 
Il aima l'enfant, l'animal. L'enfant, avant sa nais- 
sance, n'avait excité l'intérôl que comme une 
ébauche, une préparation delà vie; lui, il l'aima 
en lui-même, il le suivit patiemment dans sa petite 
vie obscure, et il surprit dans ses changements la 
fidèle reproduction des métamorphoses animales. 
Ainsi, au sein de 1^ femme, a u vrai san ctuaire de 
Ja natur e^,, s'est découvert lemystSriTde 
nité universelle. . . Grâces soient rendues à Dieu I 

Ceci est la véritable réhabilitation de la vie in- 
férieure. L'animal, ce serf des serfs se retrouve le 
parent du roi du monde. 

1 Si glorieusement continaé par soa ami et son fils, MM. Serres et 
Isidore Geoffroy Saint>-Hilaire. Je vois avec bonheur une jeunesse pleine 
d'avenir entrer dans cette voie scientifique, qui est la voie de la vie. ] 

14 



É4d QUE L'iiOMMË REPRENNE I/ÉDDCATION DE L'ANIMAL. 

Que celui-ci reprenne donc, avec un sen- 
timent plus doux, le grand travail de Téducation 
des animaux, qui jadis lui soumit le globe*, et qu'il 
a abandonné depuis deux mille ans, au grand dom- 
mage de la terre. Que le peuple apprenne que sa 
prospérité tient aux ménagements qu'il aura pour 
ce pauvre peuple inférieur. Que la science se sou- 
vienne que l'animal, en rapport plus étroit avec la 
nature, en fiit l'augure et l'interprète dans l'anti- 
quité. Elle trouvera une voix de Dieu dans l'in- 
stinct du simple des simples. 

1 Notre âge machiniste, qui partout veot des machines, devait s'aper- 
cevoir, ce semble, que si Ton vent que les animanz ne soient rien de 
plus, ce sont à coup sûr les premières de toutes, donnant, outre ue 
telle quantité de force positive, une autre force infinie, qu'on ne pent 
apprécier et qui résulte (si l'on ne veut dire, de TAme) de Tanimatioa 
de la vie. Il semblait donc qu*on dût reprendre Tétude et la donesti- 
cation des animaux. Voir le bel article Domeflt'ealtoii, de M. Udore 
Geoffroy Saint-Hilaire, dans TEncyclopédie nouvelle, de MM. Leroni 
et Reynaud. 



CHAPITRE VII. 



L'instinct des simples. L'instinct da génie. — L*homme de génie 
est par excellence le simple, Tenfant et le peuple. 



J'ai lu dans la vie d'un grand docteur de FÉ- 
glise, qu'étant revenu après sa mort dans son mo- 
nastère , il honora de son apparition , non les pre- 
miers de ses frères, mais le dernier, le plus simple, 
un pauvre d'esprit. Celui-ci en eut cette faveur 
de mourir trois jours après. Il avait sur le visage 
une joie vraiment céleiste. € On pouvait, dit le lé- 
gendaire, lui dire le vers de Virgile : 

« Petit enfant, connais ta mère à son sourire !» 

C'est un fait remarquable, que la plupart des 
hommes de génie ont une prédilection particuUère 
pour les enfants et les simples. Ceux-ci, de leur 



242 LES SIMPLES N'ÂLMENT PAS A DÉCOMPOSER. 

côté, ordinairement timides devant la foule, muets 
devant les gens d'esprit, éprouvent en présence 
du génie une sécurité complète. Cette puissance 
qui impose à tout le monde , elle les rassure au 
contraire. Ils sentent qu'ils ne trouveront là nulle 
moquerie , mais bienveillance et protection. Alors, 
ils se trouvent vraiment dans leur état naturel, 
leur langue se délie, et Ton peut voir que ces gens 
qu'on a nommés simples, parce qu'ils ignorent le 
langage convenu, n'en sont bien souvent que plus 
originaux» surtout très-ims^inatifs , doués d'un 
singulier instinct pour saisir des rapports fort 
éloignés. 

Ils rapprochentet lient volontiers, divisent, ana- 
lysent peu. Non-seulement toute division coûte à 
leur esprit, mais elle leur fait peine, leur semble un 
démembrement. Ils n'aiment pas à scinder la vie, 
et tout leur parait avoir vie. Les choses, quelles 
qu'elles soient, sont pour eux comme des êtres or- 
ganiques, qu'ils se feraient scrupule d'altérer en 
rien. Ils reculent du moment qu'il faut déranger 
par l'analyse ce qui présente la moindre appa- 
rence d'harmonie vitale. Cette disposition impli- 
que ordinairement de la douceur naturelle et de la 
bonté ; on les appelle bonnes gens. 

Non-seulement ils ne divisent pas, mais dès 



ILS RECOMPOSENT FACILEMENT. S|3 

qu'ils trouvent une chose divisée^ partielle, ou ils la 
négligent 5 ou ils la rejoignent en esprit au tout 
dont elle est séparée; ils recomposent ce tout 
avec une rapidité d'imagination qu'on n'atten- 
drait nullement de leur lenteur naturelle. Ils sont 
puissants pour composer en proportion de leur 
impuissance pour diviser. Ou plutôt, il semble, à 
voir une opération si facile qu'il n'y ait là ni puis- 
sance, ni impuissance, mais un fait nécessaire, 
inhérent à leur existence. En effet , c'est en cela 
qu'ils existent comme simples. • "^^ 

Une main paraît dans la lumière. Le raisonneur 
conclut que sans doute il y a dans l'ombre un 
homme dont on ne voit que la main ; de la maip, 
il conclut l'homme. Le simple ne raisonne pas> ne 
conclut pas ; tout d'abord, en voyant la main ,, il 
dit : < Je vois un homme. > Et il l'a Vu en ^âet 
des yeux de l'esprit. 

Ici, tous deux sont d'accord. Mais> danâ mille 
occasions , le simple qui, sur une partie ^ voit un 
tout qu'on ne voit pas, qui, sur un signe> devine, 
affirme un être invisible encore, fait rire et passe 
pour fol. 

Voir ce qui ne paraît au^ yeux de personne, 
c'est la seconde vue. Voir ce qui semble à v^oir, 
à naître, c'est la prophétie. Deux choses qui font 

14. 



â4i ILS SYMPATHISENT A LA VIE. 

l'étonnement de la foule, la dérision des sages, 
et qui sont généralement un don naturel de sim- 
plicité. 

Ce don , rare chez les hommes civilisés , 
est, comme on sait, fort commun chez les 
peuples simples, qu'ils soient sauvages ou bar- 
bares. 

Les simples sympathisent à la vie, et ils ont, 
en récompense , ce don magnifique , qu'il leur 
suffit du moindre signe pour la voir et la pré- 
voir. 

C'est là leur parenté secrète avec l'homme de 
génie. Ils atteignent souvent sans effort, par sim- 
plicité , ce qu'il obtient par la puissance de 
simplification qui est en lui; ensorte que le 
premier du genre humain et ceux qui semblent 
les derniers , se rencontrent très-bien et s'enten- 
dent. Ils s'entendent par une chose, leur sym- 
pathie commune pour la nature , ' pour la vie, 
qui fait qu'ils ne se complaisent que dans Tunité 
vivante. 

Si vous étudiez sérieusement dans sa lie et 
dans ses œuvres ce mystère de la nature qu'on 
appelle l'homme de génie, vous trouverez gé- 
néralement que c'est celui qui, tout en acqué- 
rant les dons du critique» a gardé les dons du 



LE GÉNIE RÉUiNIT LES DONS 245 

simple*. Ces deux hommes^ opposés ailleurs, sont 
conciliésenlui.Âumoment où son critique intérieur 
semble l'avoir poussé à l'infinie division, le simple 
lui maintient l'unité présente. Il lui conserve tou- 
jours le sentiment de la vie, la lui garde indivisi- 
ble. Mais, quoique le génie ait en lui les deux puis- 
sances, l'amour de l'harmonie vivante, le tendre 
respect de la vie sont chez lui si forts, qu'il sacri- 
fierait l'étude et la science elle-même, si elle ne 
pouvait s'obtenir que par voie de démembrement. 
Des deux hommes qui sont en lui, il laisserait celui 
qui divise ; le simple resterait, avec sa force igno- 
rante de divination et de prophétie. 

Ceci est un mystère du cœur. Si le g^nie, à tra- 
vers les divisions, les anatomies fictives de la 
science, conserve en lui toujours un simple, qui 
ne consent jamais à la vraie division , qui tend 
toujours à l'unité , qui craint de la détruire dans 
la plus petite existence, c'est que le propre du 
génie, c'est l'amour de la vie même, l'amour 
qui fait qu'on la conserve, et l'amour qui la 
produit. 

^ Le génie, Je le sais, a mille formes. Celle que je donne ici est 
certainement celle des génies les plus origiiiaaz, les pins féconds, celle 
qui caractérise le plus souvent les grands inYenlenrs. La Fontaine et 
Corneille, Newton et Lagrange, Ampère et Geoffiroy Saint-Hilaire, ont 
ctc en même temps les plus simples et les plus subtils des hommea. 



246 DE SIMPLICITÉ ET D'ANALYSE. 

r 

La foule qui voit tout cela confiisément et du 
dehors, sans pouvoir s'en rendre compte, trouve 
parfois que ce grand homme est tm bon homme et 
un simple. Elle s'étonne du contraste; mais il n'y a 
pas de contraste ; c'est la simplicité , la bonté , qui 
sont le fonds du génie, sa raison première, 
c'est par elle qu'il participe à la fécondité de 
Dieu. 

Cette bonté qui lui donne le respect des petitis 
existences que les autres ne regardent pas, qui 
l'arrête parfois tout à coup , pour ne pas détnûre 
un brin d'herbe , elle est l'amusement de la foule. 
L'esprit de simplicité qui fait que les divisions 
n'entravent jamais son esprit , qui sur une partie, 
un signe, lui fait voir, prévoir un être entier, un 
système que personne ne devine encore, cette fa- 
culté merveilleuse est justement celle qui fiût 
l'étonnement, le scandale presque du vulgaire. 
Elle le sort du monde, en quelque sorte, le met 
hors de l'opinion, hors du lieu, du temps. •• lui 
qui seul y doit laisser trace. 

La trace qu'il y laissera, ce n'est pas seulemœt 
l'œuvre de génie. C'est cette vie même de simpli- 
cité, d'enfance, de bonté et de sainteté, où tous 
les siècles viendront chercher une sorte de rafirai- 
chissement moral. Telle ou telle de ses découvertes 



LE GÉNIE EST PAR EXCELLENCE LE SIMPLE, L'ENFANT. 847 

^ deviendra peut-être moins utile dans le progrès du 
genre humain ; rtiais sa vie, qui parut de son vî-* 
vaut le côté faible, où Tenvie se dédoûimageait, 
restera le trésor du monde et Téternelle fête du 
cœur. 

Certes, le peuple a bien raison d'appeler cet 
homme un simple* C'est le simple par excellence^ 
l'enfant des enfants , il est le peuple plus que n'est 
le peuple même. 

Je m'explique. Le simple a des côtés inintelli^ 
gents, des vues troubles et indécises, où il flotte, 
.^ cherche , suit plusieurs routes à la fois , et sort du 
caractère de simple. La simplicité du génie, qui 
est la vraie, n'a jamais rien de ces vues louches t 
elle s'applique aux objets, comme une lumière 
puissante qui n'a pas besoin de détour, parcç 
qu'elle pénètre et traverse tout* 

Le génie a le don d'enfance , comme ne Ta ja-^ 

mais l'enfant. Ce don, nous l'avons dit, c'eit 

l'instinct vague, immense, que la réflexion pré^ 

cise et rétrécit bientôt, de sorte que l'enfant est 

i de bonne heure questionneur , épilogueur et tout 

i- plein d'objections. Le génie garde l'instinct natif 

a dans sa grandeur, dans sa forte impulsion , avec 

i-v une grâce de Dieu que malheureusement VBtuh 

jc fant perd, la jeune et vivace espérance. 



248 ^ IL EST PEUPLE 

Le peuple, en sa plus haute idée^se trouve diffi- 
cilement dans le peuple . Que je l'observe ici ou là, ce 
n'est pas lui, c'est telle classe, telle forme partielle 
du peuple, altérée , et éphémère. Il n'est dans sa 
vérité, à sa plus haute puissance, que dans l'homme 
de génie; en lui réside la grande âme... Tout le 
monde s'étonne de voir les masses inertes, vibrer 
au moindre mot qu'il dit, les bruits de l'Océan se 
taire devant cette voix , la vague populaire tramer 
à ses pieds... Pourquoi donc s'en étonner? Cette 
voix, c'est celle du peuple; muet en lui-même, il 
parle en cet homme, et Dieu avec lui. C'est là 
vraiment qu'on peut dire : € Vox populi, vox 
Dei. > 

Est-ce un Dieu, ou est-ce un homme? Fautnl, 
pour l'instinct du génie, que nous cherchions des 
noms mystiques , inspiration? révélation? — C'est 
la tendance du vulgaire; il lui faut se forger des 
dieux. — € L'instinct? la nature? Fi! disent- 
ils. Si ce n'était que l'instinct, nous ne serions 
pas entraînés... C'est l'inspiration d'en haut, 
c'est le bien-aimé de Dieu, c'est un Dieu, un 
nouveau messie! > — Plutôt que d'admirer un 
homme , d'admettre la supériorité de son sembla* 
ble, on le fera inspiré de Dieu, Dieu s'il le faut; 
chacun se dit qu'il n'a pas fallu moins qu'un 



PLUS QUE LE PEUPLE. âi9 

rayon surnaturel pour l'éblouir à ce point. .. Ainsi, 
Ton met hors de la nature, hors de l'observation 
et de la science , celui qui fut la vraie nature, celui 
que la science, entre tous, devait observer; ou 
exclut de l'humanité celui qui seul était homme. . . 
Cet homme par excellence , une imprudente 
adoration le rejette au ciel, l'isole de la terre 
des vivants, où il avait sa racine... Eh ! laissez-lé 
donc parmi nous, celui qui fait la vie d'ici-bas. 
Qu'il reste homme, qu'il reste peuple. Ne le sé- 
parez pas des enfants, des pauvres et des simples, 
où il a son cœur, pour l'exiler sur un autel. Qu'il 
soit enveloppé dans cette foule dont il est l'esprit, 
qu'il plonge en pleine vie féconde, vive avec nous, 
souffre avec nous ; il puisera dans la participation 
de nos souffirances et de nos faiblesses la force 
que Dieu y a cachée , et qui sera son génie 
même. ^ 



CHAPITRE Vni. 

L'enfantement du génie, type de Tenfanteineiit todal. 

Si la perfection n'est point d'ici-bas^ ce qui en 
approche le plus^ c'est selon toute apparence 
l'homme harmonique et fécond qui manifeste son 
excellence intérieure par une surabondance d'a- 
mour et de force, qui la prouve non-seulement par 
des actes passagers, mais par des œuvres immw- 
telles où sa grande âme restera en société avec tout 
le genre humain. Cette surabondance de dons, 
cette fécondité, cette création durable, c'est appa- 
remment le signe que là nous devons trouver la 
plénitude de la nature et le modèle de Tart. L'art 
social, de tous le plus compliqué, doit bien regar- 
der si ce chef-d'œuvre de Dieu, où la riche diver- 
sité s'accorde dans l'unité féconde, ne pourrait lui 



L'HOMMB DE GÉNIE EST FÉCOND, ^1 

donner quelques lumières sur l'objet de ses re- 
cherches. 

Qu'on me permette donc d'insister smr le carac- 
tère du génie, de pénétrer dans son harmonie in- 
térieure, de regarder la sage économie et la bonne 
police de cette grande cité morale qui tient dans 
une âme d'homme. 

Le génie, la puissance inventive et génératrice, 
suppose, nous l'avons dit, qu'un même homme 
est doué des deux puissances, qu'il réunit en lui 
ce qu'on peut appeler les deux sexes de l'esprit, 
l'instinct des simples, et la réflexion des sages. Il 
est en quelque sorte homme et femme, enfant et 
mûr, barbare et civilisé, peuple et aristocratie. 

Cette dualité, qui étonne, et qui fait que le vul- 
gaire le regarde souvent comme un phénomène 
bizarre, une monstruosité, c'est ce qui lui consti- 
tue, au plus haut degré, le caractère normal et lé- 
gitime de l'homme. A vrai dire, lui seul est homme, 
et il n'y en a pas d'autres. Le simple est une 
moitié d'homme, le critique une moitié d'homme ; 
ils n'engendrent pas; encore moins les médiocres, 
qu'on pourrait appeler les neiUres , n'ayant ni 
l'un ni l'autre sexe. Lui, qui est seul complet, 
seul aussi il peut engendrer; il est chargé de con- 
tinuer la création divine. Tous les autres sont sté- 

15 



252 PARCE QiriL RÉUNIT LES PUISSANCES OPPOSÉES. . 

riles , sauf les moments où ils se reconstituent psÉ 
Tamour une sorte d'unité double ; leurs aptitudes 
naturelles^ transmises par la génération ^ restent 
impuissantes jusqu'à ce qu'elles rencontrent 
l'homme complet qui seul a la fécondité. 

Ce n'est pas que l'étincelle instinctive , inspi- 
ratrice, ait manqué à tous ces hommes, mais 
chez eux, la réflexion bientôt la glace ou l'obscur- 
cit. Le privilège du génie, c'est qu'en lui l'inspi- 
ration agit pardevant la réflexion , sa flamme brûle 
en pleine lumière. Tout se traîne chez les autres, 
lentement, successivement; l'intervalle les stéri- 
lise. Le génie comble l'intervalle, joint les deux 
bouts, supprime le temps, il est un éclair de Té- 
temité... 

L'instinct, rapide à ce point, touche à l'acte, et 
devient acte; l'idée concentrée ainsi, se fait vi- 
vante et engendre. 

Tel autre, aujourd'hui vulgaire, avait aussi reçu 
en germe cette dualité féconde des deux personnes» 
du simple et du critique ; mais sa maUgnité natu- 
relle a de bonne heure détruit l'harmonie; dès les 
premiers pas dans la science, l'orgueil est venu, la 
subtilité ; le critique a tué le simple. La réflexion, 
sottement fiëre de sa virilité précoce, a méprisé 
l'instinct, comme un &ible enfant ; vaniteuse» aricH 



EN LUI, LÀ tRlTlQtE NE TUE POINT L'INSPIRATION. 2S5 

tocratiquè, elle s'est mêlée dès qu'elle a pu, à la 
foule dorée des sophistes, elle a renié, devant leurs 
risées, rhumble parenté qui la rapprochait trop 
du peuple. Elle les a devancées; de perr qu'ils ne 
s'en moquassent, elle s'est mise, rhoseimpie,à 
se moquer de son frère.. i. Eh bien! elle restera 
seule; seule elle ne fait pas un homme. Celui-ci 
est impuissant. 

Le génie ne connaît rien à cette triste politique; 
Il n'a garde d'étouffer sa flamme intérieure, par 
crainte des risées du monde; il ne les entend 
même pas. En lui la réflexion n'a rien d'amer^ ni 
d'ironique, elle traite avec ménagements les en- 
fances de l'instinct. Cette moitié instinctive a be- 
soin que l'autre l'épargne; faible et vague> elle est 
sujette aux mouvements désordonnés, parce qu'é- 
tant pleine d'aspiration, avenue d'amour^ elle se 
précipite au devant de la lumière. La réflexion sait 
bien que, si elle est supérieure en ce qu'elle a déjà 
la lumière, elle est inférieure à l'instinct, comme 
chaleur féconde, comme concentration vivante. 
Entre elles, c'est une question d'âge plutôt que de 
dignité. Tout commence sous forme d'instinct. La 
réflexion d'aujourd'hui fut instinct hier. Lequel 
vaut mieux? Qui le dira?... Le plus jeune et le 
plus faible a peut-être l'avantage... 



2^4 EN LUI, LA CRITIQUE NE TUE POINT L'INSPIRATICm. 

La fécondité du génie, répétons-le, tient, en 
grande partie sans nul doute, à la bonté, douceur 
et simplicité de cœur, avec lesquelles il accueille les 
faibles essais de l'instinct. Il les accueille en lui- 
même, dans son monde intérieur, et tout autant 
dans Textérieur, chez Fhomme et dans la nature. 
Partout il sympathise aux simples, et sa £sK^ile in- 
dulgence évoque incessamment des limbes de nou- 
veaux germes de pensée. 

D'eux-mêmes, ils volent à lui. Je ne sais oom-* 
bien de choses qui n'avaient pas forme encore, qui 
flottaient seules et délaissées, elles viennent à lui 
sans crainte. Et lui, l'homme au regard perçant, il 
ne veut pas examiner si elles sont informes, gros- 
sières, il les accueille et leur sourit, il leur sait gré 
d'être vivantes, les absout et les relève. •• De 
cette clémence, il résulte pour lui ce singulier avan- 
tage, c'est que tout vient l'enrichir, le secourir, le 
fortifier. Le monde, pour tous les autres, est un 
sablonneux désert où ils cherchent et ne trouvent 
pas. 

Dans cette âme, pleine et comble des dons vi- 
vants de la nature, comment ne viendrait pas T»- 
mour? Une chose aimée surgit. . . , D'où vient-elle? 
on ne peut le dire. Elle est aimée, il suffit... Elle 
va croître et vivre en lui, comme lui-même vil 



L'ENFANTEMENT DU GÉNIE 255 

dans la Nature, accueillant tout ce qui viendra, se 
nourrissant de toute chose, s'augmentant et s'em- 
bellissant, devenant la fleur du génie, comme lui- 
même est la fleur du monde . 

Type sublime de l'adoption. .. Ce point vivant 
qui tout à l'heure apparut obscur encore , couvé 
de l'œil paternel, il va s'organisant, se vivifiant, 
il s'illumine de splendeur, c'est une grande in- 
vention, uneœuvre d'art, un poëme... J'admire 
cette belle création dans son résultat; mais com- 
bien j'aurais voulu la suivre en sa génération*, 
dans la tendre incubation sous laquelle commença 
sa vie, sa chaleur ! 

Hommes puissants, en qui Dieu accomplit ces 
grandes choses, daignez donc nous dire vous- 

1 Combien il est regrettable que les hommes de génie effacent la 
trace successive de leur propre création ! Rarement ils gardent la série 
des ébauches qui Tont préparée. Vous en trouvez quelque chose ,IIb- 
complet et à grand*peine , dans la série progressive des tableaux de 
quelques grands peintres qui sans cesse ont peint leur pensée , et en 
ont fixé chaque moment par des œuvres immortelles. Il n*est pas im- 
possible de suivre ainsi la génération d*une idée dans Raphaël, le Ti- 
tien f Rubens, Rembrandt. Pour ne parler que de ce dernier , le bon 
Samaritain, le Christ d'Emmatis, le Lazare, enfin le ChrM eontolimi 
le peuple (gravure aux cent florins) , indiquent les degrés successifs par 
lesquels le grand artiste , ému du spectacle nouveau des profondes mi- 
sères modernes, couva et enfanta son idée. Dans la dernière expression 
qu'il lui donne , si forte et si populaire , l'œuvre et Touvrler ont atteint 
un degré inouï d'attendiissement. 



2S6 EST LE TYPE DE L'ENFANTEMENT SOCIAL 

mêmes, quel fîit le moment sacré oii l'invention, 
l'œuvre d'art, jaillitpour la première fois. • . qudles 
furent dans votre âme les premières paroles avec cet 
être nouveau, le dialogue qui s'engagea en vouç 
entre la vieille sagesse et la jeune créatiop, le 
doux accueil qu'elle lui fit, comment elle l'encou- 
ragea, rude et brute encore, la forma sans la chaii- 
ger, et, loin de gêner sa liberté, fit tout pour 
qu'elle devint libre, qu'elle fût vraiment eUe- 
même. 

Âh! si vous révéliez cela, vous auriez éclairé, 
non-seulement l'art, mais l'art moral aussi, Tart 
de l'éducation et de la politique. Si nous savions 
la culture que donne le génie au bien-aimé de 
sa pensée, comment ils vivent entre eux, par 
quelle adresse et quelle douceur, sans attenter 
à son originalité, il l'anime à se produire se- 
lon sa nature, nous aurions à la fois, la règle de 
l'art, et le modèle de l'éducation, de l'initiation 
civile*. 



1 Ceci n'est pas une simple comparaison comme celle qoe ( 
Platon au livre IV de la République. Non, c'est la^ chose elle-ménie, 
prise en soi , dans son plus intime , dans sa naissance et sa natnn. A 
mesure qu'on s'habituera à regarder le monde social dans le monde 
moral , on verra que celui-ci est l'origine , la mère , la matrice de ris- 
tre, ou plutôt qu'ils ne font qu'un. 

Le combat de l'Ame avec TAme, le progrés et rédncttion qui en ré*- 



DU COMBAT • " 287 

Bonté de Dieu, c'est là qu'il faut que nous vous 
contemplions ! C'est dans cette âme supérieure où 
la sagesse et Tinstinct sont si bien harmonisés, que 
nous devons chercher le type pour toute œuvre 
sociale. L'âme de l'homme de génie, cette âme 
visiblement divine, puisqu'elle crée comme Dieu, 
c'est la cité intérieure sur laquelle nous devons 
modeler la cité extérieure, afin qu'elle soit divine 
aussi. 

Cet homme est harmonique et productif quand 
les deux hommes qui sont en lui, le simple et le 
réfléchi, s'entendent et s'entr'aident. 

Eh bien ! la société sera au plus haut point har- 
monique et productive, si les classes cultivées, ré- 
fléchies, accueillant et adoptant les hommes d'in- 



sultent, les traités que font entre elles ses puissances intérieures, 
l'amour qu'elle a pour elle-même, les mariages, les adoptions accom- 
plis dans cette enceinte étroite et si variée, révéleront à la philosophie 
le secret de la politique, de l'éducation, de l'initiation sociale. Oae 
l'artiste élève son œuvre, que l'homme élève l'enfant de son choix, 
que la cité élève les classes qui sont encore enfants, ce sont trois choses 
analogues ; il arrivera du moins, par les progrès de la science et de 
l'amour, qu'elles le seront de plus en plus. 

Celte science est à créer. La philosophie, qui depuis des siècles 
tourne sur les mêmes idées, n'y a pas touché encore. Les mystiques 
qui ont tant regardé dans l'âme humaine, s'aveuglaient à y chercher 
Dieu, qui y est sans nul doute, mais qu'on y distingue bien mieux quand 
on l'y voitjen^son image qu'il y déposa, la Cité humaine et divine. 



258 ET DU SACRIFICE INTÉRIEUR. 

stinct et d'action, reçoivent d'eux la chaleur, et 
leur prêtent la lumière^. 

« Quelle différence! dira-t-on. Ne voyez-vous 
pas que dans Tâme d'un seul homme, la cité inté- 
rieure se compose du même et du même ; entre deux 
parents si proches, facile est le rapprochement. 
Dans la cité politique, que d'éléments opposés, 
discordants, que de résistances variées ! la donnée 
est ici infiniment plus complexe; que dis-jç? Fun 
des objets comparés est presque le contraire de 
l'autre; dans l'un, je ne vois que la paix, et dans 
['autre que la guerre. > 

Plût au ciel que l'objection fut raisonnable, que 
le pusse l'accepter ! Plût à Dieu que la discorde ne 
fût que dans la cité extérieure, et que dans Tinté- 
rieure, dans l'apparente unité de l'individu, il y 
eût vraiment la paix ! ... Je sens plutôt tout le con- 
traire... La bataille générale du monde est moins 
discordante encore que celle que je porte en moi, 
la dispute de moi avec moi, le combat de Yhomo 
duplex. 



t Étendez ceci A la grande société du genre hnmain. Telles i 
sont relativement à Tétat instinctif, telles à Pétat de réflexion. Lors- 
qn*elles entrent en contact, les nations cultivées doivent, an non île 
Thumanité, an nom de leur intérêt, se faire un art, nne langnOf poar 
s'entendre avec celles qui n'ont que l'instinct barbare. 



L'HOMME DR GÉNIE S'AMÉLIORE PAR SON OEUVRE. ^9 

Cette guerre est visible en tout homme. S'il y a 
dans riiorame de génie trêve et pacification, cela 
tient à un beau mystère, aux sacrifices intérieurs 
que ses puissances opposées se font les unes aux 
autres. Le fonds de Fart, comme celui de la société, 
ne Toubliez point, c'est l&jaacnfi^g^ 

Cette lutte est dignement payée. L'œuvre qu'on 
croirait inerte et passive, modifie son ouvrier. Elle 
l'améliore moralement, récompensant ainsi la bien- 
veillance dont l'entoura le grand artiste, quand 
elle était jeune, faible, informe encore. Il Ta faite, 
mais elle le fait ; elle le rend, à mesure qu'elle 
grandit, très-grand et très-bon. Si le monde en- 
tier, avec ses misères, ses nécessités, ses fatalités 
hostiles, ne pesait sur lui, on verrait qu'il n'est 
point d'homme de génie qui, pour l'excellence du 
cœur, ne soit un héros. 

Toutes ces épreuves intérieures que le monde 

ne sait guère, préservent le génie de toute misère 

d'orgueil. S'il repousse, au nom de son œuvre, la 

stupide risée du vulgaire, c'est pour elle, et non 

pour lui. Il reste intérieurement dans une douceur 

héroïque, toujours enfant, peuple et simple. Quoi 

qu'il accomplisse de grand, il est du côté des petits. 

11 laisse aller la foule des vaniteux, des subtils, se 

promener dans le vide, se réjouir de moqueries, de 

i8. 



260 IL RESTE UN DES SIMPLES, ET LES RÉHABILITE. 

sophismes, de négations. Qu'ils triomphent^ qu'ils 
courent, tant qu'ils veulent, dans les voies du 
monde... Lui, il reste tranquille là où viendront 
tous les simples , aux marches du trône du 
Père. 

Et c'est par lui qu'ils y viendront. Quel appui, 
quel protecteur ont-ils autre que lui? H est leur 
commun héritage à ces déshérités, leur glorieux 
dédommagement. Il est leur voix à ces muets, 
leur puissance à ces impuissants, l'accomplisse- 
ment tardif de toutes leurs aspirations. En lui, fi- 
nalement, ils sont glorifiés, et sauvés par lui. Il les 
entraîne et les enlève tous, dans la longue chaîne 
des classes et des genres en lesquels ils se divisent: 
femmes, enfants, ignorants, pauvres d'esprit, et 
avec eux, nos humbles compagnons de travail qui 
n'ont eu que le pur instinct, et derrière ceux-ci, 
les tribus infinies de la vie inférieure, aussi loin 
que l'instinct s'étend. 

Tous se réclament du Simple, à la porte de la 
Cité où ils doivent entrer tôt ou tard. « Que ve- 
nez-vous faire ici? qui êtes-vous, pauvres sim- 
ples? — Les petits frères de l'aîné de Dieu. » 



CHAPITRE IX. 

Revue de la seconde partie. IntrodacUon à la troisième. 

J'ai été loin, bien loin peut-être dans Tentraî- 
nement de mon cœur. 

Je voulais caractériser l'instinct populaire , y 
montrer la source de vie oii les classes cultivées 
doivent chercher aujourd'hui leur rajeunisse- 
ment; je voulais prouver à ces classes, nées d'hier, 
usées déjà, qu'elles ont besoin de se rapprocher 
du peuple d'où elles sont sorties. 

Ce peuple, défiguré par ses maux, altéré par son 
progrès même, j'ai dû, pour trouver son génie, 
l'étudier spécialement dans son élément le plus 
pur, le peuple des enfants et des simples. C'est là 
que Dieu nous garde le dépôt de l'instinct vivant, 
le trésor d'éternelle jeunesse. 



262 fL'lNSTINCT DE L*ENFANT N'EST PAS PERVERS. 

Mais ces simples, ces enfants que j'appelais déos 
mon livre à témoigner pour le peuple , il s'est 
trouvéqu'ils ont réclamé pour eux-mêmes. Et moi, 
je les ai écoutés; j'ai vengé comme j'ai pu les sim- 
ples du mépris du monde. J'ai demandé pour l'en- 
fant comment la dureté du moyen-âge continuait 
toujours contre lui. 

Quoi ! vous avez repoussé, dans la croyance et 
dans la vie, le fatalisme cruel qui supposait l'homme 
perverti en naissant d'une faute qu'il n'a pas 
faite ; et quand il s'agit de l'enfant, vous partez 
de celte idée; vous châtiez l'innocent; vous dé- 
duisez, d'une hypothèse chaque jour plus aban- 
donnée , une éducation de supplices. Vous 
étouffez, vous bâillonnez le jeune révélateur, 
ce Joseph, ce Daniel, qui seul vous dirait votre 
énigme et votre rêve oublié. 

Si vous maintenez que l'instinct de l'homme est 
mauvais, gâté d'avance, que l'homme ne vaut 
qu'autant qu'il est châtié, amendé, métamorph(^ 
par la science ou la scolastique religieuse^ vous 
avez condamné le peuple, et le peuple des enfants, 
et les peuples encore enfants, qu'on les nomme 
sauvages ou barbares. 

Ce préjugé a été meurtrier pour tous les pauvres 
fils de l'instinct. Il a rendu les classes cultivées dé- 



NI L'INSTINCT DES PEUPLES ENFANTS. 265 

claigneuses, haineuses pour les classes non culti- 
vées. Il a infligé aux enfants l'enfer de notre édu- 
cation. Il a autorisé contre les peuples enfants 
mille fables ineptes et malveillantes qui n'ont pas 
peu contribué à rassurer nos soi-disant chrétiens 
dans l'extermination de ces peuples. 

Mon livre voulait encore envelopper ceux-ci, 
les sauvages ou les barbares, abriter ce qui en 
reste... Tout à l'heure, il sera trop tard. Le 
travail d'extermination se poursuit rapidement. 
En moins d'un demi-siècle, que de nations j'ai 
vu disparaître! Où sont maintenant nos alliés, 
les montagnards d'Ecosse? Un huissier anglais a 
chassé le peuple de Fingal et de Robert-Bruce. 
Où sont nos autres amis, les Indiens de l'Amé- 
rique du Nord, à qui notre vieille France avait si 
bien donné la main? hélas! je viens de voir les 
derniers qu'on montrait sur des tréteaux... Les 
Anglais d'Amérique, marchands, puritains, dans 
leur dure inintelligence, ont refoulé, affamé, 
anéanti tout à l'heure ces races héroïques, qui 
laissent une place vide à jamais sur le globe, un 
regret au genre humain. 

En présence de ces destructions, et de celle du 
nord de llnde , de celle du Caucase, de celle du 
Liban , puisse la France sentir à temps que notre 



2^ L'AFRIQUE AIDEÏIA LA FRANGE A SE COMPRENDRE. 

interminable guerre d'Afrique tient surtout à ce 
que nous méconnaissons le génie de ces peu- 
ples; nous restons toujours à distance, sans 
rien faire pour dissiper Tignorance mutuelle, les 
malentendus qu'elle cause. Ils ont avoué l'autre 
jour qu'ils ne combattaient contre nous, que 
parce qu'ils nous croyaient ennemis de leur reli- 
gion, qui est l'Unité de Dieu ; ils ignoraient que la 
France, et presque toute l'Europe, eussent secoué 
les croyances idolâtriques qui pendant le moyen 
âge ont obscurci l'Unité. Bonaparte le leur dit au 
Caire ; qui le redira maintenant? 

Le brouillard se lèvera un jour ou l'autre entre 
les deux rives, et l'on se reconnaîtra. L'Afrique, 
dont les races se rapprochent tellement de nos 
races du Midi , TAfrique que je reconnais parfois 
dans mes amis les plus distingués des Pyrénées, 
de la Provence, rendra à la France un grand 
service ; elle expliquera en elle bien des choses 
qu'on méprise et qu'on n'entend pas. Nous coift- 
prendrons mieux alors l'âpre sève populaire de 
nos habitants des montagnes, des pays les moins 
mélangés. Tel détail de mœurs Je l'ai dit, que Ton 
trouve rude et grossier , est en effet barbare, et 
relie notre peuple à ces populations, barbares sans 
doute, mais nullement vulgaires. 



NOUS DEVONS AUX INSTINCTS MUETS 265 

Barbares, sauvages, enfants, peuple même (pour 
la plus grande part), ils ont cette misère com- 
mune , que leur instinct est méconnu , qu'eux- 
mêmes ne savent point nous le faire comprendre. 
Tls sont comme des muets , souffirent, s'éteignent 
en silence. Ëtnousn'entendonsrien^ nous le savons 
à peine. L'homme d'Afrique meurt de faim sur son 
silo dévasté, il meurt et ne se plaint pas. L'homme 
d'Europe travaille à mort, finit dans un hôpital, 
sans que personne l'ait su. L'enfant, même 1 -en- 
fant riche, languit et ne peut se plaindre ; personne 
ne veut l'écouter ; le moyen âge, fini pour nous, 
continue pour lui dans sa barbarie. 

Spectacle étrange! D'une part, des existences 
pleines de jeune et puissante vie... Mais ces êtres 
sont comme enchantés encore, ils ne peuvent bien 
faire entendre leurs pensées et leurs douleurs. 
D'autre part, en voilà d'autres qui ont recueilli 
tout ce que l'humanité a jamais forgé d'instru- 
ments pour analyser, pour exprimer la pensée, 
langues, classifications, et logique, et rhétorique, 
mais la vie est faible en eux... Ds auraient besoin 
que ces muets, en qui Dieu versa sa sève à pleins 
bords, leur en donnassent une goutte. 

Qui ne ferait des vœux pour ce grand peuple, 
qui, des basses et obscures régions^ aspire et 



266 UNE VOIX, UNE PROTECTION, 

monte à tâtonS, sans lumière pour monter, n'ayant 
pas même une voix pour gémir... Mais leur si- 
lence parle... 

On dit que César, naviguant le long des côtes 
de l'Afrique, s'endormit et eut un songe : il voyait 
comme une grande armée, qui pleurait et lui tm- 
dait les bras. En s'éveillant, il écrivit sur ses ta- 
blettes : Gorinthe et Carthage. Et il rebâtit ces 
deux villes. 

Je ne suis pas César, mais que de fois j'ai eu k 
songe de César! Je les voyais pleurer, je compre- 
nais ces pleurs : < Urbem orant. > Us veulent la 
Cité ! ils demandent qu'elle les reçoive et les pro- 
tège... Moi, pauvre rêveur solitaire, que pouvms- 
je donner à ce grand peuple muet ! ce que j'avais, 
une voix. . . Que ce soit leur première entrée dans 
la Cité du droit, dont ils sont exclus jusqu'ici. 

J'ai fait parler dans ce livre ceux qui n'en sont 
pas même à savoir s'ils ont un droit au monde. 
Tous ceux-là qui gémissent ou souffrent en si- 
lence, tout ce qui aspire et monte à la vie, 
c'est mon peuple... C'est le Peuple. — Quib 
viennent tous avec moi. 

Que ne puis-je agrandir la Cité, afin qu'elle soit 
solide ! Elle branle, elle croule, tant qu'elle est 
incomplète, exclusive, injuste. Sa justice, c'est sa 



L'ENTRÉE DANS LA CITÉ DU DROIT. 367 

solidité. Si elle veut n'être que juste, elle ne sera 
pas même juste. Il faut qu'elle soit sainte et di- 
vine, fondée par Celui qui seul fonde. 

Elle sera divine, si au lieu de fermer jalouse- 
ment ses portes, elle rallie tout ce qu'il y a d'en- 
fants de Dieu, les derniers, les plus humbles 
(malheur à qui rougira de sqn frère!) Tous, sans 
distinction de classe ni classification , faibles ou 
forts, simples ou sages, qu'ils apportent ici leur 
sagesse ou leur instinct. Ces impuissants, ces 
incapables, miserabiles personœ, qui ne peuvent 
rien pour eux-mêmes, ils peuvent beaucoup pour 
nous. Ils ont en eux un mystère de puissance 
inconnue, une fécondité cachée, des sources vives 
au fond de leur nature. La Cité, en les appelant, 
appelle la vie, qui peut seule la renouveler. 

Donc, qu'ici l'homme avec l'homme, que 
l'homme avec la nature, aient, après ce long di- 
vorce, l'heureuse réconciliation; que tous les or- 
gueils finissent, que la Cité protectrice aille du 
ciel à l'abîme, vaste comme le sein de Dieu ! 

Je proteste, pour ma part, que s'il reste quel- 
qu'un derrière qu'elle repousse encore et n'abrite 
point de son droit, moi, je n'y entrerai point, et 
je resterai au seuil. 



276 LA DÉMOCRATIE, GOMME AMOUR ET INITIATION. 

suivre , c'est Tadoption des faibles par les forte, 
rinégalité au profit des moindres. 

Aristote dit très-bien contre Platon : € La Qté 
se fait non d'hommes semblables^ mais d'hommes 
différents. x> A quoi j'ajoute : « Différents, mais 
harmonisés par l'amour, rendus de plus en plus 
semblables. » La démocratie, c'est l'amour dans 
la Cité, et l'initiation. 

L'initiation du patronage, romain ou féodal, 
étfidt chose artificielle et née des circonstances^. 
C'est aux invariables et naturels rapports de 
l'homme qu'il nous faut revenir. 

Ces rapports, quels sont-ils?... Ne cherchez 
pas biea loin. Regardez seulement l'homme avant 
qu'il soit asservi à la passion, brisé parla dure 
éducation , aigri par les rivalités. Prenez-le, avant 



^ Le patronage antique et féodal ne reviendra pas, ne doit point i 
venir. Noas nous sentons égaox. Le caractère d'ailleurs perdait 1 
ment, et l'originalité, dans ces rapports de dépendance étroite oA 
l'homme avait toujours les yeux sur l'homme, devenait son ombre, sa 
triste copie. La longue table commune où le baron siégeait au feu, et 
qui, du chapelain, du sénéchal et des antres vassaux, allait se prolon- 
geant jusqu'à la porte, où mangeait, en servant debout, le petit valet de 
cuisine, cette table était une école, où l'imitation allait descendant ; 
chacun étudiait, copiait son voisin du rang supérieur. Les sentiments 
n'étaient pas toij^ours serviles, mais les esprits l'étaient. Cette servi- 
lité d'imitation est sans nul doute une des causes qui retardèrent le 
moyen Age, et le stérilisèrent longtemps. 



272 (LA GRANDE AmTIÊ OU PATRIE. 

c'est le pays de ceux que j'aime et que j'ai aimés. 

La patrie^ la grande amitié^ où sont tous dos 
attachements, nous est d'abord révélée par eux; 
puis, à son tour, elle les généralise, les étend, 
les ennoblit. L'ami devient tout un peuple. Nos 
amitiés individuelles sont comme des premiers 
degrés de cette grande initiation , des stations pv 
où l'âme passe, et peu à peu monte , pour se con- 
naître et s'aimer dans cette âme meilleure , phis 
désintéressée , plus haute , qu'on appelle It 
Patrie. 

Je dis désintéressée, parce que là où elle est 
forte, elle fait que nous nous aimons, malgré 
l'opposition des intérêts, la différence des condi« 
tions, malgré l'inégalité. Pauvres, riches, grands 
et petits, elle nous enlève tous au-Klessus de toutes 
nos misères d'envie. C'est vraiment la grmd» 
amitié , parce qu'elle rend héroïque. Ceux qui se 
sont liés en elle, sont solidement liés; leur atta- 
chement durera tout autant que la Patrie. Qm 
dis-je? Elle n'est nulle part plus indestructible que 
dans leurs âmes immortelles. Elle finirait dans b 
monde et dans l'histoire, elle s'abùnerait au gein 
du globe, qu'elle survivrait comme Amitié. 

n semble, à entendre nos philosophes, que 



L*HOMME NAIT AMI DE L'HOMME. 275 

rhomme est un être tellement insociable^ qu'à 
grand'peine, par tous les efforts de Tart et de la 
méditation, pourront-ils inventer la machine in- 
génieuse, qui rapprocherait l'homme de Thomme- 
Et moi, pour peu que j'observe, à sa naissance 
même, je le vois déjà sociable. Avant d'avoir les 
yeux ouverts^ il aime la société; il pleure, dès 
qu'il est laissé seul. . . Comment s'en étonnerait- 
on? au jour qu'on dit le premier, il quitte une 
société déjà bien ancienne, et si douce ! Il a com- 
mencé par elle ; vieux de neuf mois, il lui faut di- 
vorcer, entrer dans la solitude, chercher à tâtons 
s'il pourra retrouver une ombre de la chère union 
qu'il avait, qu'il a perdue- 

Il aime sa nourrice et sa mère, et les distingué 
.peu de lui-même. . . Mais quel est son ravissement, 
quand il voit pour la première fois un autre, un 
enfant de son âge, qui est lui, qui n'est pas lui! A 
peine, retrouvera-t-il quelque chose de ce mo- 
ment dans les plus vives joies de l'amour. La îa- 
mille, la nourrice, la mère même pour quelque 
temps, tout cède devant le camarade, il a fait tout v^ 
oublier. 

C'est là qu'il faut voir combien l'inégalité, cette 
pierre d'achoppement des politiques, embarrasse 
peu la nature. Elle s'amuse au eontrûre, àms 



274 L'INÉGALITÉ NE FAIT POINT OBSTACLE A L'AMITIÉ. 

tous les rapports du cœur, à se jouer des diffé- 
rences, des inégalités, qui sembleraient devoir, 
créer à l'union d'insurmontables obstacles. La 
femme, par exemple, aime l'homme, justement 
parce qu'il est plus fort. L'enfant aime son ami, 
souvent parce qu'il est supérieur. L'inégalité leur 
plaît comme occasion de dévouement, conune ému- 
lation, comme espoir d'égalité. Le vœu le plus 
cher de l'amour^ c'est de se faire un égal; sa 
crainte, c'est de rester supérieur, de garder ud 
avantage que l'autre n'ait pas. 

C'est le caractère singulier des belles amitiés 
d'enfance, que l'inégalité y sert puissamment. H 
faut qu'elle y soit, pour qu'il y ait aspiration, 
échange et mutualité. Regardez ces enfants, ce 
qui leur rend ces amitiés charmantes, c'est, dans 
l'analogie de caractère et d'habitude, Tinégalité 
d'esprit et de culture ; le faible suit le fort, sans 
servilité, sans envie ; il l'écoute avec ravissement, 
il suit avec bonheur l'attrait de l'initiation. 

L'amitié, quoi qu'on dise, est, bien plus que IV 
mour, un moyen de progrès. L'amour est, comme 
elle, une initiation sans doute, mais il ne peut 
créer d'énmlation entre ceux qu'il unit ; les 
amants diffèrent de sexe et de nature; le moins 
avancé des deux ne peut beaucoup changer, pour 



L'AMOUR FAIT LE PREMIER DU DERNIER. 275 

ressembler à l'autre; l'effort d'assimilation mu- 
tuelle s'arrête de bonne heure. 

L'esprit de rivalité qui s'éveille si vite entre les 
petites filles, commence tard chez les garçons. 
Il faut l'école, le collège, tous les efforts du 
maître, pour éveiller ces tristes passions . L'homme, 
sous ce rapport, naît généreux, héroïque. Il faut 
lui apprendre l'envie ; il ne la sait pas de lui- 
même. 

Ah! qu'il a bien raison, et qu'il y gagne! L'a- 
mour ne compte pas, il ne sait mesurer. Il ne s'at- 
tache point à calculer une égalité mathématique et 
rigoureuse que l'on n'atteint jamais. Il aime bien 
mieux la dépasser. Il crée, le plus souvent, contre 
l'inégalité de la nature, une inégalité en sens in- 
verse. Entre l'homme et la femme, par exemple, il 
fait que le plus fort veut être serviteur du plus fai- 
ble. Dans le progrès de la famille, quand l'enfant 
naît, le privilège descend à ce nouveau venu. 
L'inégalité de la nature favorisait le fort qui est le 
père ; l'inégalité qu'y substitue l'amour, favorise 
le faible , le plus faible, et le fait le premier. 

Voilà la beauté de la famille naturelle. El la 
beauté de la famille artificielle, c'est de favoriser 
le fils élu , fils de la volonté , plus cher que ceux 
de la nature. L'idéal de la Cité qu'elle doit pour- 

46 



LES PREMIÈRES AMITIÉS. 277 

Tamour, avant Tenvie. Que trouTezrVoas en lui? 
la chose qui lui est la plus naturelle entre toutes, 
la première ( ah ! qu*elle soit aussi la d^nière ! ) : 
Tamitié. 

Me voilà bientôt vieux. J'ai, par-dessu» mon 
âge, deux ou trois mille ans que Thistoire a entas- 
sés sur moi, tant d'événements, de passions, de 
souvenirs divers où entrent pêle-mêle ma vie et 
celle du monde. Eh bien! parmi ces grandes cho- 
ses innombrables, et ces choses poignantes, une 
domine, triomphe, toujours jeune, fraîche, floris- 
sante, ma première amitié! 

Cétait, je me le rappelle (bien mieux que mes 
pensées d'hier), c'était un désir immense, insatia- 
ble, de communications, de confidences, de révéla- 
tions mutuelles. Ni la parole, ni le papier, n'y 
suffisait. Après d'immenses promenades, nous 
nous conduisions, et nous reconduisions. Quelle 
joie, lorsque revenait le jour, d'avoir tant à se 
dire ! Je partais de bonne heure, dans ma force et 
ma liberté, impatient de parler, de reprendre l'en- 
tretien, de confier tant de choses. — c Quels se- 
crets? Quels mystères? » — Que sais-je? tel fait 
historique peut-être, ou tel vers de Virgile que je 
venais d'apprendre. . . 

Que de fois je me trompais d'heure ! à quatre, à 



378 COMBIEN PRÉCIEUSES, ENTRE RICHE ET PAUVRE ! 

cinq heures du matin, j'allais, je frappais^ je faisais 
ouvrir les portes, je réveillais mon ami. Comment 
peindre avec des paroles les vives et légères lueurs 
sous lesquelles, dans ces matinées, brillaient^ vol- 
tigeaient toutes choses? Mon eidstence était ailée, 
j'en ai encore l'impression, mêlée au matin, au 
printemps; je sentais, vivais dans l'aurore. 

Âge regrettable, vrai paradis sur terre, qui ne 
connaît ni haine, ni mépris, ni bassesse, où l'iné- 
galité est si parfaitement inconnue, où la société 
est encore vraiment humaine , vraiment divine... 
Tout cela passe vite. Les intérêts viennent, les con- 
currences, les rivalités. . . Et pourtant il en resterait 
quelque chose, si l'éducation travaillait à réunir les 
hommes autant qu'elle s'attache à les diviser, 
f Si seulement les deux enfants, le pauvre et le 
jriche, avaient été assis aux bancs d'une même 
■"cole, si, liés d'amitié, divisés de carrières, ils 
voyaient souvent , ils feraient plus entre 
lUx que toutes les politiques, toutes les mo- 
rales du monde. Ils conserveraient dans leur 
amitié désintéressée, innocente, le nœud sacré de 
la Cité... Le riche saurait la vie, l'inégalité, et il 
en gémirait; tout son effort serait de partager. 
Le pauvre prendrait un grand cœur, et le conso- 
lerait d'être riche. 



ILS SONT NÉCESSAIRES L'UN A L'AUTRE. 279 

Comment vivre, sans savoir la vie? Or, on ne la 
sait, qu'à un prix : Souffrir, travailler, être pau- 
vre, — ou bien encore se faire pauvre, de sym- 
pathie, de cœur, s'associer de volonté au travail et 
à la souffrance. 

Que voulez-vous que sache un riche, avec toute 
la science du monde? par cela seul qu'il a la vie 
facile, il en ignore les fortes et profondes réalités. 
Ne creusant point, n'appuyantpas, il court, glisse, 
comme sur une glace ; nulle part il n'entre, il est 
toujours dehors ; dans cette rapide existence, ex- 
térieure et superficielle, demain il sera au terme et 
s'en ira dans l'ignorance aussi bien qu'il était 
venu. 

Ce qui lui a manqué, c'était un point solide où, 
de son âme, il appuyât, creusât, dans la vie et la 
connaissance. Tout au contraire, le pauvre est 
fixé sur un point obscur, sans voir ni ciel ni terre. 
Ce qui lui manque, c'est de pouvoir se relever, 
respirer, regarder le ciel. Rivé à cette place par la 
fatalité, il lui faudrait s'étendre, généraliser son 
existence et sa souffrance même, vivre hors de ce 
point oii il souffre, et puisqu'il a une âme infinie, 
l'épanouir infiniment. . . Tous les moyens lui man- 
quent; les lois y feront peu; il y faut l'amitié. 
L'homme de loisir, cultivé, réfléchi, doit remettre 



280 NÉCESSAIRES L'UN A L'AUTRE. 

cette âme captive dans son rapport avec le monde^ 
la changer? non, mais Taider à être elle-même, 
écarter l'obstacle qui Tempêchait de déployer ses 
ailes. 

Tout cela deviendrait facile, si chacun des deux 
comprenait qu'il ne trouvera qu'en l'autre son 
affranchissement. L'homme de science et de cul- 
ture, aujourd'hui serf des abstractions, des for- 
mules, ne reprendra sa liberté qu'au contact de 
l'homme d'instinct. Sa jeunesse et sa vie qu'il 
croit renouveler dans de lointains voyages, elle est 
là, près de lui, dans ce qui est la jeunesse sociale, 
je veux dire dans le peuple. Celui-ci, d'autre part, 
pour qui l'ignorance et l'isolement sont comme 
une prison, il étendra son horizon , retrouvera 
l'air libre, s'il accepte la communication de la 
science, si, au lieu de la dénigrer par envie, il y 
respecte l'accumulation des travaux de Thuma- 
nité, tout l'effort de l'homme antérieur. 

Cette assistance, cette culture mutuelle, forte et 
sérieuse, qu'ils trouveront l'un dans l'autre, elle 
suppose, je l'avoue, dans tous les deux une ma- 
gnanimité véritable ; nous les appelons à Thé- 
roïsme. Quel appel plus digne de l'homme?... 
plus naturel aussi, dès qu'il revient à lui et se re- 
lève, avec la grâce de Dieu. 



CONCURRENCES, ENVIES. 281 

L'héroïsme du pauvre, c'est d'immoler Pènvie, 
c'est d'être lui-même assez haut au-dessus de sa 
pauvreté, pour ne pas même vouloir s'inforiïïer si 
la richesse est gagnée bien ou mal. L'héroïsm^du 
riche, c'est, tout en connaissant le droit du pau- 
vre, de l'aimer et d'aller à lui. 

« Héroïsme?... N'est-ce pas là le plus simple 
devoir ? j> Sans doute , mais c'est justement 
parce qu'il y a devoir, que le cœur se resserre. 
Triste infirmité de notre nature; nous n'aimons 
guère que celui à qui nous ne devons rien, l'être 
abandonné, désarmé, qui n'allègue nul droit con- 
tre nous. 

Il faut des deux côtés que le cœur s'élargisse. 
On a pris la démocratie par le droit et le devoir, 
par la Loi, et l'on n'a eu que la loi morte. .. Ah ! 
reprenons-la par la Grâce. 

Vous dites : « Que nous importe? nous ferons \ 
de si sages lois, si artiflcieusement dressées et 
combinées, qu'on n'aura que faire de s'aimer. . . » 
Pour vouloir de sages lois, pour les suivre, il faut ^ 
aimer d'abord. 

« Comment aimer? Ne voyez-vous les insur* 
montables barrières que l'intérêt élève entre nous? 
Dans la concurrence accablante où nous nous dé- 
battons, pouvons-nous bien être assez simples pour 



282 MAGNANISnTÉ DES GÉNÉRAUX DE LA RÉVOLUTION. 

aider nos rivaux, pour donner la main aujourdliui 
à ceux qui le seraient demain? 

Triste aveu! quoi! pour quelque argent, pour 
une place misérable que vous perdrez bientôt, 
vous livrez le trésor de l'homme, tout ce qu'il a de 
bon, de grand, l'amitié, la patrie, la véritable vie 
du cœur! 

Eh ! malheureux ! si près, si loin de la Révolu- 
tion, avez-vous déjà oublié que les premiers 
hommes du monde, ces jeunes généraux, dans leur 
terrible élan, leur course violente à la mort immor- 
telle, qu'ils se disputaient tous, rivaux acharnés 
pour la belle maîtresse qui brûle les cœurs du plus 
âpre amour, la Victoire ! n'éprouvèrent point de 
jalousie. Elle restera toujours la glorieuse lettre 
par laquelle le vainqueur de la Vendée couvrit de 
sa vertu, de sa popularité l'homme qui déjà faisait 
peur*, le vainqueur d'Arcole, et se porta garant 



t On sait qne Bonaparte s^était renda snspect , en agissant ( 
maître et arbitre de Tltalie, accordant on refaunt, sans 
personne , des armistices qui décidaient de la paix ou de la { 
envoyant directement des fonds A Tarmée da Rhin, sans prendre Tin- 
termédiairc de la trésorerie, etc. On faisait courir le brait qu'il allail 
être arrêté an milieu de son armée. — Hoche écrivit, pour le Jnatiler, 
au ministre de la police , une lettre qui fut rendue publique. Il y renveie 
aux royalistes les bruits calomnieux qu'on faisait courir : m Ponrqnoi 
Bonaparte se trouve-t-il Tobjet des fureurs de ces messieinriT Eil-ce 
parce quMI les a battus en vendémiaiio ? est-ce parce qa*il disiovt les 



i 



MAGNANIMITÉ DES GÉNÉRAUX DE LA RÉVOLUTION. 283 

pour lui... Ah! grande époque, grands hommes, 
vrais vainqueurs à qui tout devait céder! Vous 
aviez vaincu l'envie aussi aisément que le 
monde ! Nobles âmes, où que vous soyez, don- 
nez-nous, pour nous sauver, un souffle de votre 
esprit! 

armées des rois , et qu'il foornit à la République les moyens de terminer 
glorieusement cette guerre?... Ah! brave jeune homme, quel est le 
militaire républicain qui ne brûle de limiter? Courage, Bonaparte, 
conduis à Naples, à Vienne, nos armées victorieuses; réponds à tes 
ennemis personnels en humiliant les rois, en donnant à nos armes un 
lustre nouveau, et laisse-nous le soin de ta gloire ! » 



CHAPITRE n. 

De Tamour et du mariage. 

Il faudrait sentir bien peu la gravité d'un tel 
sujet, pour entreprendre de le traiter en quelques 
pages. Je me contenterai de faire une observation, 
essentielle dans l'état de nos mœurs. 

Indifférents, comme nous sommes à la patrie 
et au monde, ni citoyens, ni philanthropes , nous 
n'avons guère qu'une chose par laquelle nous 
prétendions échapper à l'égoïsme; ce sont les 
liens de famille. Être un bon père de fiiimlle, 
c'est un mérite qu'on affiche, et souvent à grand 
profit. 

£h bien! il faut l'avouer, dans les classes su- 
périeures , la famille est très-malade. Si les cho- 
ses continuaient, elle deviendrait impossible. 



LE MARIAGE DEVINT IMPOSSIBLE DANS L'EMPIRE ROMAIN. 285 

On a'accusé les hommes, et non sans raison. J'ai 
parlé moi-même ailleurs de leur matérialisme, de 
leur sécheresse , de l'insigne maladresse avec la- 
quelle ils perdent l'ascendant des premiers jours. 
Cependant, il faut l'avouer, la faute est surtout 
aux femmes, je veux dire , aux mères. L'éducation 
qu'elles donnent, ou laissent donner à leurs filles, 
a fait du mariage une charge intolérable. 

Ce que nous voyons ne rappelle que trop les 
derniers siècles de l'empire romain. Les femmes, 
étant devenues des héritières, sachant qu'elles 
étaient riches, et protégeant leurs maris, rendi- 
rent la condition de ceux-ci tellement misérable, 
qu'aucun avantage pécuniaire , aucune prescrip- 
tion législative, ne put décider les hommes à 
subir cette servitude. Ils aimaient mieux fuir au 
désert. La Thébaïde se peupla. 

Le législateur, efifrayé de la dépopulation, fut 
obligé de favoriser, de régulariser les attachements 
inférieurs, les seuls que l'homme accepta. U en se- 
rait peut-être aujourd'hui de même, si notre so- 
ciété, plus industrielle que celle de l'Empûre ro- 
main, ne spéculait sur le mariage. L'homme mo- 
derne accepte par cupidité, par nécessité, les chan- 
ces qui rebutaient les Romains. Spéculation peu 
sûre. La jeune femme sait quîéûe ^jforte beaur 



280 INCONVÉNIENT D'ÉPOUSER UNE FEMME INFÉRIEURE. 

coup, mais elle n'a nullement appris la valeur de 
l'argent, elle dépense encore davantage. Si je re- 
gardais aux événements récents, aux bouleverse- 
ments des fortunes, je serais tenté de dire: 
< Voulez-vous vous ruiner? épousez une femme 
riche. » 

Je sais tout ce qu'il y a d'inconvénients à prendre 
une femme de condition, d'éducation inférieures. 
Le premier, c'est de s'isoler, de sortir de son mi- 
lieu, de perdre ses relations. Un autre, c'est qu'on 
n'épouse pas la femme seule, mais la famille» dont 
les habitudes sont souvent grossières. Cette 
femme, on espère bien l'élever, la faire à soi et 
pour soi ; mais, il se trouve souvent qu'avec un 
heureux instinct et de la docilité, die n'est point 
élevable. Ces éducations tardives qu'on esssde de 
donner aux fortes races du peuple, moins mal- 
léables et plus dures, ont rarement prise sur 
elles. 

Ces inconvénients reconnus, je n'en suis pas 
moins obligé de revenir à celui, bien autrement 
grave, des mariages brillants d'aujourd'hui. D con- 
siste simplement en ceci, que la vie y est impoi^ 
sible. 

Cette vie consiste à commencer tous les soirs, 
après unejouriiée de travail, une journée plus fati- 



INCONVÉNIENT D'ÉPOUSER UNE FEMME RICHE. 287 

gante eiicore d'amusements, de plaigirs.^Rien de 
pareil dans les autres pays de l'Europe, rien de 
semblable dans le peuple; le Français des classes 
riches est le seul homme du monde qui ne repose 
jamais. C'est peut-être la cause principale pour la- 
quelle nos enrichis, nos bourgeois, une classe née 
d'hier, est déjà usée. 

Dans cet âge travailleur, où le temps a un prix 
incalculable , les hommes sérieux , productifs , 
qui veulent des résultats, ne peuvent accepter, 
comme condition du mariage, une dépense si 
énorme de la vie. La nuit, employée ainsi à 
promener une femme, tue d'avance le lende- 
main. 

L'homme a besoin, le soir, du foyer et du 
repos. Il revient plein de pensées; il faudrait qu'il 
pût se recueillir, confier ses idées, ses projets, ses 
anxiétés, les combats du jour, qu'il eût où verser 
son cœur. Il trouve une femme qui n'a rien fait, 
qui a hâte d'employer ses forces, prête, parée, 
impatiente... Quel moyen de lui parler! « C'est 
bon, monsieur, il est tard, nous manquerioDS 
l'heure... Vous direz cela demain. > 

Qu'il aille, s'il ne veut la confiera une amie plus 
âgée, qui trop souvent fort gâtée, mahgne et ma- 
licieuse, n'aura nul plus grand plaisir que d'aigrir 

17 



288 BONHEUR DU MÉNAGE PAUVRE. 

la jeune femme contre son tyran, de la compro- 
mettre, de la lancer dans les plus tristes folies. 

Non, il ne peut la laisser sous cette conduite 
suspecte. Il la conduira lui-même, il part... Avec 
quelle envie il voit revenir chez lui, le travailleur 
attardé. Celui-ci, il est vrai, a bien fatigué le jour, 
mais il va trouver le repos, un intérieur, une fa- 
mille, le somme enfin, ce bonheur légitime que 
Dieu lui donne tous les soirs. Sa femme l'attend, 
elle compte les minutes ; le couvert est mis ; la 
mcre et l'enfant regardent s'il vient. Pour peu qu'il 
vaille quelque chose, cet homme, elle met en lui 
sa vanité, elle l'admire et le révère... Et que de 
soins I je la vois, dans leur faible nourriture. Je 
la vois, sans qu'il l'aperçoive, garder le moindre 
pour elle, réserver pour l'homme qui a plus 
de mal l'aliment nourrissant qui réparera ses 
forces. 

Il se couche, elle couche les enfants, et elle 
veille. Elle travaille bien tard dans la nuit. De 
grand matin, longtemps avant qu'il ouvre les 
yeux, elle est debout, tout est prêt, la nourriture 
chaude qu'il prend, et celle qu'il emporte avec lui. 
Il part, le cœur satisfait, bien tranquille sur ce 
qu'il laisî^e ayant embrassé sa femme et ses en- 
fants endormis. 



CE QU'ON PERD EN mË^AISSANT LÀ FILLE PAUVRE. 2B9 

Je Tai dit, et le redirai: le bonheur est là. EUô 
it qu'elle est nourrie par lui^ elle en est heu- 
ise ; il travaille d'autant mieux qu'il sait 
'il travaille pour elle. Voilà le vrai majriage. 
nheur monotone! dira-t-on. Non, l'enfent y 
ît le progrès. . . S'il s'y joignait l'étincelle, si le 
ivailleur, avec un peu de sécurité, de loisir, 
ait des moments de vie plus hauté> s'il y asso- 
it la femme et la nourrissait de son esprit. . . Ce 
*ait trop; on ne demandei^ait rien âU ciel qu'une 
îmité d'ici-bas. 

Triste victime de la cupidité^ ce bonheur, vouS 
uviez l'avoir; vous l'avez sacrifié. L'humble fille 
e vous aimiez^ qui vous aimait/ que vous avez 
laissée, regrettez-la bien maintenant! Êtmt-it 
je (je ne parle pas d'honneur ni d'humanité) de 
iser la pauvre créature et de briser votre cœur^ 
ur épouser l'esclavage? L'argent que vous aveï 
erché , il s'enfiiira de lui--mème^ il ne restera 
s dans vos mains. Les enfants de cette union 
îs amour, conçus d'un calcul, porteront sur 
ir face pâle leur triste origine ; leur existence in- 
rmonique témoignera du divorce intérieur que 
itint ce mariage ; ils n'auront pas le cœur de 
re. 
La différence était^lle donc si grande entre tette 



290 ITILITÉ DU NÉLAXGB 

fille et cette fille; toutes deux, après tout, s ont d u 
peuple. Là plus riche a pour père un travailleur 
enrichi. Pu vraT peuple , non-mêlé , au peuple 
bourgeois, aux classes bâtardes, il n'y a pas un 
abime. 

Si la bourgeoisie veut se relever de son épiûse* 
ment précoce, elle craindra moins de s'unir auxfa- 
milles qui sont aujourd'hui ce qu'elle-même était 
hier. Là, est la force, la beauté et l'avenir. lYos jeu- 
nes gens arrivent tard au mariage, bieq fatigués 
déjà, et ils épousent ordinairement une jeune fille 
étiolée ; les enfants meurent ou languissent. Â la 
seconde ou troisième génération, la bourgeoLûe 
sera aussi chétive que nos nobles l'étaient avant la 
Révolution*. 

Et ce n'est pas seulement le physique qui fiiit 
défaut, mais le moral baisse. Qu'attendre pour les 
travaux suivis, pour les affaires sérieuses, pour la 
grande invention, d'un homme qui, s'étantvenda 
à un mariage d'argent, est serf d'une femme, d'one 
famille, obligé de se disperser, de jeter aux quatre 
vents son temps et sa vie? Imaginez ce qui doit ad- 
venir d'une nation où les classes dirigeantes se 
consument dans les vaines paroles, dans l'agitation 

< Comme M. de Maisire le leur dit si bien dans ses Considérations 
sur la Révolution. 



DES RACES ET DES CONDITIONS. 291 

à vide. . .Pour que la vie soit féconde, il faut le re- 
cueillement de Tesprit, le repos du cœur. 

Un fait remarquable de ce temps, c'est que les 
femmes du peuple (qui ne sont nullement gros- 
sières, comme les hommes, et qui éprouvent le 
besoin de délicatesse et de distinction), écou- 
tent les hommes au-dessus d'elles, avec une 
confiance qu'elles n'avaient nullement autre- 
fois... Elles voyaient la noblesse comme une bar- 
rière insurmontable à l'amour ; mais la richesse 
ne leur paraît pas une séparation de classes^; on la 



i Observation de Pierre Leroux, aussi judicieux ici quMl est ail* 
leurs ingénieux et profond. Que de choses il faudrait ajouter! Quel cAté 
triste de nos mœurs ! Je m'afflige surtout de voir la famille , la mère ! 
pousser le jeune homme à la trahison. Et n*est-ce pas de cette mère 
que la jeune fiUe trompée, devrait espérer quelque protection? Une 
femme pieuse ne devrait-elle pas avoir des entrailles, un cœur infini 
pour cette pauvre enfant , qui après tout (quMmporte devant Dieu que 
Torgueil du monde en murmure) est devenue la sienne? Quels égards les 
femmes attendront-elles de nous, si elles ne se protègent pas entre 
elles? Elles ont en commun un mystère, qui devrait les lier bien plus 
que les hommes ne peuvent Tètre, le mystère de l'enfantement, de la 
maternité, qui est celui de la vie et de la mort, celui qui leur fait at- 
teindre Textrème limite dans la souffrance et dans la jouissance. La 
participation à ce mystère terrible , que Thomme ne connaît pas, les 
rend toutes égales , toutes sœurs ; il n*y a d'inégalité qu'entre les hom- 
mes. C'est à la mère, c'est à la sœur» à réclamer du fils ou du frère pour 
la fille trompée , et , si le mariage est impossible , & la couvrir de leur 
protection. A leur défaut, celle même qu'il épouse, la jeune femme 
vertueuse doit expier les torts , couvrir tout de sa bonté . ouvrir ses 



292 UTILITÉ DU MÉLANGE DES CONDITIONS. 

compte si peu^ quand on aime! Touchante con- 
fiance du peuple^ qui» dans sa partie la meilleure» 
la plus aimable et la plus tendre, se rapproche 
ainsi des rangs supérieurs, et vient y rapporter h 
sève, la beauté, la grâce morale ! . . . Âh ! malheur à 
ceux qui la trompent ! S'ils sont inaccessibles aux 
remords, ils auront du moins des regrets, en son* 
géant qu'ils ont perdu ce qui vaut les trésors du 
monde, le ciel et la terre : Être aimé ! 

bras et sod cœar aux enfants du premier amoar. Qu'elle se rappelle la 
tendresse de Valentine de Milan pour DunoiSi et cet embrafleemeet 
pathétique : « Ah! tu m'as été dérobé !...» (Voir dans mon histoire la 
mort de Louis d*Orléanb.) 



ASSOCIATIONS FKOMAGÈllES DU JURA. 29o 

tout que la mise et le profit. Chacun apporte son ■ 
lait au fromage commun, et partage propor- : 
tionnellement dans la vente. Cette économie col- 
lective n'exige aucun rapprochement moral, elle 
met Tégoïsme à Taise, et peut se conciUer avec \ 
toute la sécheresse de l'individualisme. Elle ne me 1 
semble pas mériter le beau nom d'association. 

Celle des pêcheurs de Normandie le mérite émi- 
nemment ; elle est morale et sociale tout autant 
qu'économique. Qu'est-ce au fond? une jeune 
fille sérieuse, honnête, qui, de son travail, de ses 
veilles, de sa petite épargne, commandite les jeu- 
nes gens, met sur leur barque sa fortune, avant 
d y mettre son cœur ; elle a droit de connaître , de 
choisir, d'aimer le pêcheur habile, heureux. Voilà 
une association vraiment digne de ce nom ; loin 
d'éloigner de l'association naturelle de la famille, 
elle en prépare le lien, — et par là, elle profite à 
la grande association, à celle de la patrie. 

Ici, mon cceur m'échappe, et ma plume s'ar- 
rête... Je dois avouer que la patrie, la famille, 
y profiteront peu maintenant. Les associations du 
filet n'existeront bientôt plus que dans l'histoire; 

d*argent et de jouissances, ont mis IMntérét sous leurs pieds, et frappé 
courageusement le Baal de la Bourse... le Baal ! 000, le Moloch, Tidole 
qui dévorait des hommes. 



296 PLUS D'ASSOCIATIONS EN FRANCE, 

elles sont déjà remplacées, sur plusieurs points de 
la côte, par ce qui remplace tout... par la banque 
et par Tusure. 

Grande race des marins normands, qui la pre- 
mière trouva l'Amérique , fonda les comptoirs 
d'Afrique, conquit les deux Siciles, TAngleterre! 
ne vous retrouverai-je donc plus que dans la ta- 
pisserie de Bayeux?. . . Qui n'a le cœur percé, en 
passant des falaises aux dunes, de nos côtes si lan- 
guissantes à celles d'en face qui sont si vivantes, de 
l'inertie de Cherbourg ^ à la brûlante et terrible 
activité dePortsmouth?... Que m'importe que le 
Havre s'emplisse de vaisseaux américains, d'un 
commerce de transit, qui se fait par la France, 
sans la France, parfois contre elle ? 

Pesante malédiction ! punition vraiment sévère 
de notre insociabilité ! Nos économistes déclarent 
qu'il n'y a rien à faire pour la libre association. 
Nos académies en effacent le nom de leurs con- 
cours. Ce nom est celui d'un délit, prévu par nos 
lois pénales... Une seule association reste per- 
mise, l'intimité croissante entre Saint-Gloud et 
Windsor. 

1 Inertie maritime ; mais les maçons ne manquent point, pu plis 
qu'ailleurs. Un ingénieur mot une louable actifflé à temiBor la 

digue. 



ASSOCUTIONS AGRICOLES OUI SE DISSOLVENT. 297 

Le commerce a formé quelques sociétés, mais 
de guerre, pour absorber le petit commerce, dé- 
truire les petits marchands. Il a nui beaucoup, 
gagné peu. Les grosses maisons de commandite 
qui s'étaient créées dans cet espoir , ont peu 
réussi. Elles ne sont pas en progrès; dès qu'il 
s'en forme une nouvelle, les autres souffrent et 
languissent. Plusieurs sont déjà tombées, et celles 
qui subsistent ne tendent point à s'accroître. 

Dans les campagnes, je vois nos très-anciennes 
communautés agricoles du Morvan, de Berrï, de 
Picardie, qui peu à peu se dissolvent et demandent 
séparation aux tribunaux. Elles avaient duré des 
siècles ; plusieurs avaient prospéré. Ces couvents 
de laboureurs mariés qui réunissaient ensemble 
une vingtaine de familles, parentes entre elles, 
sous un même toit, sous la direction d'un chef 
qu'elles élisaient, avaient pourtant sans aucun 
doute de grands avantages économiques^. 

Si, de ces paysans, je passe aux esprits les plus 
cultivés, je ne vois guère d'esprit d'association dans 

1 Mais vraisemblablement elles gênaient trop les deux sentiments 
qui caractérisent notre époque, Tamour de la propriété personnelle, et 
celui de la famille. Lire une trés-curieuse brochure de M. Dupin atné : 
Excursion dans la Nièvre, 1840. V. aussi mes Origines du droitjBor 
la collaboration les parsonniers^ le ehanteau^ tHvr< à un pain et un , 
pot, etc. 



208 LA TRÂNCë est-elle MOINS SOCUBLE? 

la littérature. Les hommes les plus naturellement 
rapprochés par les lumières, par l'estime et Tad- 
miration mutuelle, n'en vivent pas moins isolés. 
La parenté du génie même sert peu pour rappro- 
cher les cœurs. Je connais ici quatre ou cinq 
hommes qui sont certainement l'aristocratie du 
genre humain , qui n'ont de pairs et de juges 
qu'entre eux. Ces hommes qui vivront toujours, 
s'ils avaient été séparés par les siècles , au- 
raient regretté amèrement de ne point s'être 
connus. Ils vivent dans le même temps, dans la 
même ville , porte à porte , et ils ne se voient 
point. 

Dans un de mes pèlerinages à Lyon, je visitai 
quelques tisseurs, et à mon ordinaire, je m'informai 
des maux, des remèdes. Je leur demandai surtout 
s'ils ne pourraient, quelle que fût leur divei^ence 
d'opinions, s'associer dans certaines choses maté- 
rielles, économiques. L'un d'eux, homme plein* de 
sens, et d'une haute moralité , qui sentait bien tout. 
ce que j'apportais dans ces recherches de cœur et 
de bonne intention, me laissa pousser mon en- 
quête plus loin que je n'avais fait encore, « Le 
mal, disait-il d'abord, c'est la partialité du gou- 
vernement pour les fabricants. — Et après? — 
Leur monopole, leur tyrannie, leur exigence. . . — 



LA FlUNCE ËST-£LLË MOINS SOCIABLE? 299 

Est-ce tout? > Il se tut deux minutes, et dit en- 
suite, avec un soupir, cette grave parole : « II y 
a un autre mal, monsieur, nous sommes inso- 
ciables. » 

Ce mot me retentit au cœur, me frappa comme 
une sentence. Que de raisons j'avais de le suppo- 
ser juste et vrai! que de fois il me revint!... 
« Quoi ! me disais-je, la France, le pays renommé 
entre tous pour la douceur éminemment sociable 
de ses mœurs et de son génie, est-elle immuable- 
ment divisée, et pour jamais?... S'il en est ainsi, 
nous reste-t-il chance de vivre, et n'avons-nous pas 
déjà péri, avant de périr?... L'âme est-elle morte 
en nous? Sommes-nous pires que nos pères, dont 
on nous vante sans cesse les pieuses associations^? 



1 La nécessilé seule, de ^s chaînes d*airaio, avait lié les anciennes 
associations barbares (Y. dans mes Origines, les Tornies terribles du 
sang ba, on versé sons la terre, etc.), la nécessité, dis-Jc, et la cerli- 
tade de périr, si Ton restait désuni. — Dans les associations monacales, 
Tamiiié est sévèrement défendue, comme un vol qu'on Tait à Dieu 
(V. Michelet, Hitt. de Fr., t. V. p. 12, note). —La barbarie du 
compagnonnage, et sa tentative même pour se réformer (Y. A. Perdi- 
guier), nous fait assez connaître ce qu'étaient les associations indus- 
trielles du moyen âge. La confrérie, née du danger, et de la prière 
(si naturelle à Thomme en danger), haïssait certainement l'étranger 
plus qu'elle ne s'aimait elle-même. La bannière du saint patron la 
ralliait, et de la procession elle la menait au combat. C'était bien 
moins fraternité que ligue et force défensive, souvent offensive aqssi, 
dans les haines et jalousies de métiers. 



y//porte 




300 LA FRANGE EST-ELLE MOINS SOCIABLE? 

L'amour, la fraternité, sont*ils donc finis en ce 
monde ? > 

Dans cette pensée si sombre, résolu, comme 
un mourant, à bien tâter si je mourais, je regar- 
dai sérieusement non les plus hauts, non les der- 
niers^ mais un homme^ ni bon^ ni mauvais, un 
homme en qui sont plusieurs classes, qui a vu, 
souffert, qui, cert ainement d 'esprit et de cœur, 
en lui la pensée du peuple... Cet homme 
/qui n'est autre que moi, pour vivre seul et volon- 
( tairement solitaire , il n'en est pas moins resté 
sociable et sympathique. 

Il en est ainsi de bien d'autres. Un fond im- 
muable, inaltérable de sociabilité, dort ici dans les 
profondeurs. Il est tout entier en réserve; je le 
sens partout dans les masses, lorsque j'y descends, 
lorsque j'écoute et observe. Mais pourquoi s'éton- 
nerait-on si cet instinct de sociabilité facile^ telle- 
ment découragé aux derniers temps, s'est res- 
serré, replié?... Trompé par les partis, exploité 
par les industriels, mis en suspicion par le gou- 
vernement, il ne remue plus, n'agit plus. Toutes 
les forces de la société semblent tournées contre 
l'instinct sociable!... Unir les pierres, désunir les 
hommes, ils ne savent rien de plus. 

Le patronage ne supplée nullement ici à 



LE PRÉTENTION A L'ÉGALITÉ A TUÉ LE PATRONAGE. 301 

ce qui manque à Tesprit d'association. L'ap- 
parition récente de l'idée d'égalité a tué (pour 
un temps) l'idée qui l'avait précédée , celle de 
protection bienveillante, d'adoption, de paternité. 
Le riche a dit durement au pauvre : « Tu réclames 
l'égalité, et le rang de frère? eh bien, soit ! mais 
dès ce moment, tu ne trouveras plus d'assistance 
en moi ; Dieu m'imposait les devoirs de père ; 
en réclamant l'égalité, tu m'en as toi-même af- 
franchi*. » 

Chez ce peuple , moins qu'aucun autre , on 
ne peut prendre ici le change. Nulle comédie 
sociale , nulle déférence extérieure , ne peut 
faire illusion sur sa sociabilité. Il n'a pas 
les manières humbles des Allemands. Il n'est 
point, comme les Anglais, toujours chapeau bas, 
devant ce qui est riche ou noble. Si vous lui 
parlez, et qu'il réponde hontfêtement, cordia- 
lement, vous pouvez croire qu'il accorde vraiment 
cela à la personne, fort peu à la position. 

Le Français a passé par bien des choses, par la 



* L'effort du monde et son salut, sera de recouvrer l'accord de ces 
deux idées. Fraternité, paternité, ces mots inconciliables dans la fa- 
mille, ne le sont nullement dans la société civile. Elle trouve, j|B Tai 
déjà dit, le modèle qui les accorde, dans la société morale que chaque 
homme porte en lui. Voir la fin de la seconde partie. 



Ô02 LE FIUNÇAIS A BEAUCOUP D* INDIVIDUALITÉ, ET NE SE 

Révolution, par la guerre. Un tel homme à coup 
sûr est difficile à conduire , difficile à associer. 
Pourquoi? précisément parce que, comme indi- 
vidu, il a beaucoup de valeur. 

Vous faites des hommes de fer dans votre 
guerre d'Afrique, une guerre très-individuelle qui 
oblige sans cesse l'homme à ne compter que sur 
soi; nul doute que vous n'ayez raison de les vou- 
loir et former tels , à la veille des crises qu'il nous 
faut attendre en Europe. Mais aussi, ne vous éton- 
nez pas trop, si ces lions, à peine revenus, gar- 
dent, tout en se soumettant au frein des lois, 
quelque chose de l'indépendance sauvage. 

Ces hommes , je vous en préviens, ne se pren- 
dront à l'association que par le cœur, par l'amitié. 
Ne croyez pas que vous les attellerez à une société 
négative où l'âme ne sera pour rien, qu'ils vivront 
ensemble, sans s'aimer, par économie et par dou- 
ceur naturelle, comme font, par exemple à Zurich, 
les ouvriers allemands. La société coopérative des 
Anglais, qui s'unissent parfaitement pour telle af- 
faire spéciale, tout en se haïssant, se contrecar- 
rant dans telle autre oii leurs intérêts diffèrent, 
elle ne convient pas davantage à nos Français. Il 
faut une société d'amis à la France ; c'est son dés- 
avantage industriel* mais sa supériorité sociale, de 



VSTESÏf: PAS BTŒ SOGDÈIÉ KÊGAnTm. COOtÊtUTtn.9SR 

'en pas comporter d'autres. L'union ne se 6il 
;i DÎ par mollesse de caractère et communauté 
liabitudes, ni par âpr^ de chasseurs qui se 
lettent, comme les loups, en bande pour une 
roie. Ici, la seule union possible, c'est l'union 
es esprits. 

n n'est guère de forme d'association qui ne soit 
xcellente, si cette condition existe. La question 
lominante, chez ce peuple sympathique, est celle 
les personnes et des dispositions morales, c Les 
issociés s'aiment-ils? se conviennent-ils? > voilà 
:e qu'il faut toujours se demander en premier lieu* . 

i Dans rassociation, la forme est importante sans doute, mais oUe 
ic vient qu'en seconde ligne. Rétablir les anciennes formes , les 
orporations , les tyrannies industrielles , reprendre les entraves 
>oar mieux marcher, défaire l'œuvre de la Révolution, détruire à la 
êgère ce qu'on a demandé pendant tant de siècles, cela me paraît in- 
sensé. — D'autre part, imaginer que l'État qui fait si peu ce qui est de 
ion ressort naturel, pourrait remplir la fonction de fabricant, de mar- 
chand universel, qu'est-ce autre chose que «e remeUre dêiouiê ehotêêu 
fonctionnaire ; ce fonctionnaire est-ce un ange? investi do cet étrange 
pouvoir, sera-t-il moins corrompu que le fabricant ou le marchand? 
Ce qui est sûr, c'est qu'il n'aura nullement leur activité. — Quant à la 
eommunautéy trois mots suffisent. La CQ||ununauté naturelle est un 
état trés-antique, trés-barbare, trës-improductif. La communauté «o- 
^ontaire est un élan passager, un mouvement héroïque qui signale une 
Toi nouvelle, et qui retombe bientôt. La communauté forcée , imposée 
par la violence, est une chose impossible à une époque où la propriété 
pst inrinimcnt divisée, nulle part plus impossible qu'en France. — Pour 
revenir aux formes possibles d'association, Je croit qu'elles doivent 



304 IL LUI FAUT UNE SOCIÉTÉ D'ÂMES. 

Des sociétés d'ouvriers se formeront, et elles du- 
reront, s'ils s'aiment; des sociétés d'ouvriers- 
maîtres, qui, sans chefs, vivront en frères, mais 
il faut qu'ils s'aiment beaucoup. 

S'aimer, ce n'est pas seulement avoir bienveil- 
lance mutuelle. L'attraction naturelle des carac- 
tères, des goûts analogues, n'y suffîrsdt pal^. D 
faut y suivre sa nature, mais de cœur, c'est-àrdire 
toujours prêt au sacrifice, au dévouement qui im- 
mole la nature. 

Que voulez-vous faire en ce monde sans le sa- 
crifice^?... Il en est le soutien même; le monde, 
sans lui, croulerait tout à l'heure. Supposez les 
meilleurs instincts, les caractères les plus droits, 
les natures les plus parfaites (telles qu'on n'en voit 
pas ici-bas), tout périrait encore sans ce remède 
suprême. 

<E Se sacrifier à un autre! > Chose étrange, 
inouïe, qui scandalisera l'oreille de nos philoso- 
phes. « S'immoler à qui? à un homme, qu'on sait 

différer selon let différentes profettions, qui, plus ou molni compli- 
quées, exigent plus ou moini Tunité de direction ; — et différer mûri 
selon les différents pays, selon la diversité des génies natlontox. Cette 
observation essentielle que je développerai on Jour pourrait être «ppayée 
sur un nombre immense de faits. 

1 Nulle époque n*en a montré de tels exemples. Dans quel siècle 
a-t-on vu de si grandes armées, tant de millions d'hommes, souffirtr, 
mourir, sans révolte, avec douceur, en silence ? 



NULLE SOCIÉTÉ D'AMES SANS LE SACRIFICE. 305 

valoir moins que soi ; perdre au profit de ce néant 
une valeur infinie. » C'est celle, en effet, que 
chacun ne manque guère de s'attribuer à lui- 
même. 

Il y a là, nous ne le dissimulons point, une vé- 
ritable difficulté. On ne se sacrifie guère qu'à ce 
qu'on croit infini. Il faut, pour le sacrifice, un 
Dieu, un autel... un Dieu, en qui les hommes 
se reconnaissent et s'aiment... Comment sacrifie- 
rions-nous? Nous avons perdu nos dieux ! 

Le dieu Verbe, sous la forme où le vit le 
moyen âge , fut- il ce lien nécessaire? L'his- 
toire tout entière est là pour répondre : Non. Le 
moyen âge promit l'union, et ne donna que là 
guerre. Il fallut que ce Dieu eût sa seconde épo- 
que, qu'il apparût sur la terre, en son incarnation 
de 89. Alors , il donna à l'association sa forme 
à la fois la plus vaste et la plus vraie, celle qui, 
seule encore, peut nous réunir , et par nous, 
sauver le monde. 

France, glorieuse mère, qui n'êtes pas seule- 
ment la nôtre, mais qui devez enfanter toute na- 
tion à la liberté, faites que nous nous aimions en 
vous! 



CHAPITRE IV. 

La Patrie. Les nalionalités vont-elles disparaître? 

Les antipathies nationales ont diminué » le 
droit des gens s'est adouci , nous sommes entrés 
dans une ëre de bienveillance et de fraternité » si 
Ton veut comparer ce temps aux temps haineux 
du moyen âge. Les nations se sont déjà quelque 
peu mêlées d'intérêts, ont copié mutuellement 
leurs modes, leurs littératures. Est-ce à dire 
pour cela que les nationalités s'affaiblissent? Exa- 
minons bien. 

Ce qui s'est affaibli bien certainement, c'est» 
dans chaque nation, la dissidence intérieure. Nos 
provincialités françaises s'effacent rapidement. 
L'Écossc et le Pays de Galles se sont rattachées 
à l'unité Britannique, l»' Allemagne cherche la 



LES PROVINCIALITÉS DISPARUES AU PROFIT DE LA NATIONALITÉ 507 

sienne, et se croit prête à lui sacrifier une 
foule d'intérêts divergents qui la divisaient jus- 
qu'ici. 

Ce sacrifice des diverses nationalités intérieures 
à la grande nationalité qui les contient, fortifie 
celle-ci, sans nul doute. Elle efface peut-être le 
détail saillant, pittoresque, qui caractérisait un 
peuple aux yeux de l'observateur superficiel ; mais 
elle fortifie son génie , et lui permet de le mani- 
fester. C'est au moment où la France a supprimé 
dans son sein toutes les Frances divergentes, 
qu'elle a donné sa haute et originale révélation. 
Elle s'est trouvée elle-même, et, tout en pro- 
clamant le futur droit commun du monde, elle 
s'est distinguée du monde plus qu'elle n'avait fait 
jamais. 

On peut en dire autant de l'Angleterre ; avec 
ses machines, ses vaisseaux, ses quinze millions 
d'ouvriers, elle diffère aujourd'hui de toutes les 
nations bien plus qu'au temps d'Elisabeth. L'Al- 
lemagne qui se cherchait à tâtons aux dix-sep- 
tième et dix-huitième 'siècles, s'est enfin décou- 
verte en Goethe, Schelling et Beethoven; c'est 
depuis lors seulement qu'elle a pu sérieusement 
aspirer à l'unité. 

Loin que les nationalités s'effacent, je les vois 



308 QUI VA SE FORTIFIANT. 

chaque jour se caractériser moralement^ et, de 
collections d'hommes qu'elles étaient, devenir 
des personnes. C'est le progrès naturel de la 
vie. Chaque homme, en commençant, sent con- 
fusément son génie ; il semble dans le premier âge 
que ce soit un homme quelconque ; en avançant, 
il s'approfondit lui-même , et va se caractérisant 
au dehors par ses actes, par ses œuvres ; il devient 
peu à peu tel homme, sort de classe, et mérite un 
nom. 

Pour croire que les nationaUtés vont disparaître 
bientôt, je ne connais que deux moyens : 1** igno- 
rer l'histoire, la savoir par formules creuses, 
comme les philosophes qui ne Tétudient jamais, 
ou encore par lieux communs littéraires, pour en 
causer, comme les femmes. Ceux qui la savent 
ainsi, la voient dans le passé comme un petit point 
obscur, qu'on peut biffer, si l'on veut. — 2* Ce 
n'est pas tout ; il faut encore ignorer la nature 
autant que l'histoire, oublier que les caractères 
nationaux ne dérivent nullement de nos caprices, 
mais sont profondément fondés dans Tinfluence 
du climat, de l'ahmentation , des productions na- 
turelles d'un pays, qu'ils se modifient quelque 
peu, mais ne s'effacent jamais. — Ceux qui ne 
sont ainsi liés ni par la physiologie ni par This- 



UltÉ AHIÉ DE PEUPLE Â BESOIN D'UN CORPS, ï^tlN tIÈV. $09 

toire , ceux qui constituent Thumanité , sans s'in- 
former de l'homme ni de la nature, il leur est 
loisible d'effacer toute frontière, de cotnbler les 
fleuves, d'aplanii' les montagnes. Cependant, je 
les en préviens , les nations dureront encore , 
s'ils n'ont l'attention de supprimer les villes, led 
grands centres de civilisation, où les nationalitéd 
ont résumé leur génie. 

Nous avons dit vers la fin de la seconde partie, 
que si Dieu a mis quelque part le type de la Cité 
politique, c'était, selon toute apparence, dans la 
Cité morale, je veux dire dans une âme d'homme. 
Eh bien! que fiait d'abord cette âme, elle se fixé 
en un lieu, s'y recueille, elle s'organise un corps, 
une demeure, un ordre d'idées. Et alors, elle peut 
agir. — Touf de même, une âme de peuple doit se 
faire un point central d'organisme ; il faut qu'elle 
s'asseoie en un lieu, s'y ramasse et s'y recueille^ 
qu'elle s'harmonise à une telle nature, comme 
vous diriez les sept collines pour cette petite 
Rome, ou pour notre France, la mer et le Rhin^ 
les Alpes et les Pyrénées; ce sont là nos sept 
collines. 

C'est une force, pour toute vie, de se circon- 
scrire, de couper quelque chose à soi dans l'es- 
pace et dans le temps, de mordre une pièce qui 



3i0 LÀ PATRIE LUI EST UN MOYEN DE RÉALISER SA NATUIIE. 

soit sienne, au sein de Tindifférente et dissolvante 
nature qui voudrait toujours confondre. Celai 
c'est exister, c'est vivre. 

Un esprit fixé sur un point ira s'approfondis- 
sant. Un esprit flottant dans l'espace, se dis- 
perse et s'évanouit. Voyez, l'homme qui va don- 
nant son amour à toutes , il passe sans avoir su 
l'amour; qu'il aime une fois et longtemps, il 
trouve en une passion l'infini de la nature et tout 
le progrès du monde *. 

La Patrie, la Cité, loin d'être opposées à la na- 
ture, sont pour cette âme de peuple qui y réside 
l'unique et tout*puissant moyen de réaliser sa na* 
ture. Elle lui donne à la fois et le point de départ 
vital et la liberté de développement. Supposez le 
génie athénien, moins Athènes; il flotte, il diva- 
gue, se perd, il meurt inconnu. Enfermé dans 
ce cadre étroit, mais heureux, d'une telle Cité, 
fixé sur cette terre exquise où l'abeille cueilhût 
le miel de Sophocle et de Platon, le génie puis- 
sant d'Athènes, d'une imperceptible ville, afidt 



< La patrie (la mairie^ comme disaient si bien les Dorieni] eti Tê^ 
moar des amoars. Elle nous apparaît dans nos songes e^aune «M 
Jeune mère adorée, on comme une puissante nourrice qui noni allaite 
par millions... Faible image! non-seulement elle nous allake, mak 
nous contient en soi : In eâ moyemur et samai. 



NULLE AME, NULLE AME DE PEUPLE NE PÉRIRA. 311 

en deux ou trois siècles, autant que douze peuples 
du moyen âge en mille ans. 

Le plus puissant moyen de Dieu pour créer et 
augmenter Toriginalité distinctive, c'est de main- 
tenir le monde harmoniquement divisé en ces 
grands et beaux systèmes qu'on appelle des na- 
tions, dont chacun ouvrant à l'homme un champ 
divers d'activité, est une éducation vivante *. Plus 
l'homme avance, plus il entre dans le génie de sa 
patrie, mieux il concourt à l'harmonie du globe ; 
il apprend à connaître cette patrie, et dans sa va- 
leur propre, et dans sa valeur relative, comme une 
note du grand concert; il s'y associe par elle; en 
elle, il aime le monde. La patrie est l'initiation né- 
cessaire à l'universelle patrie. 

L'union avance ainsi toujours sans péril d'at- 
teindre jamais l'unité, puisque^ toute nation, 
à chaque pas qu'elle fait vers la concorde*, est 

1 Tout concourt à cette édacatioo. Nul objet d'art, nulle Industrie, 
même de luxe, nulle forme de culture élevée, n'est sans action sur la 
masse, sans influence sur les derniers, sur les plus pauvres. Dans ce 
grand corps d'une nation, la circulation spirituelle se fait, insensible, 
descend, monte, va au plus haut, au plus bas. Telle idée entre par les 
yeux (modes, boutiques, musées, etc.), telle autre par la conversation, 
par la langue qui est le grand dépôt du progrés commun. Tous re- 
çoivent la pensée de tous, sans l'analyser peut-être, mais enfin ils la 
reçoivent. 

s A mesure qu'une nation entre en possession de son génie propre, 

18 



3i2 NULLE NATION NE PÉRIRA. 

plus originale en soi. Si , par impossible^ les 
diversités cessaient, si Tunité était venue, toute 
nation chantant même note, le concert serait fini; 
l'harmonie confondue ne serait plus qu'un vain 
bruit. Le monde, monotone et barbare, pourrait 
alors mourir, sans laisser même un regret. 

Rien ne périra, j'en suis sûr, ni âme d'homme, 
ni âme de peuple; nous sommes en trop bonnes 
mains. Nous irons, tout au contraire, vivant tou- 
jours davantage, c'est-à-dire fortifiant notre indi- 
vidualité, acquérant des originalités plus puissantes 
et plus fécondes. Dieu nous garde de nous perdre 
en lui!... Et si nulle âme ne périt, comment ces 
grandes âmes de nations, avec leur génie vivace» 
leur histoire riche en martyrs, comble de sacrifices 
héroïques, toute pleine d'immortalité, comment 
pourraient-elles s'éteindre? Lorsqu'une d'elles s'é- 
clipse un instant, le monde entier est malade en 
toutes ses nations, et le monde du cœur en ses 



qu'elle le révèle et le constate par des œuvres, elle a de i 
moins besoin de l'opposer par la gnerre à celai des antres peuples. Sea 
originalité, chaque jour mieux assurée, éclate dans la prodneliea, 
plus que dans Topposition. La diversité des nations qui se manifét- 
tait violemment par la guerre, elle se marque mieux encore, lersqM 
chacune d'elles fait entendre distinctement sa^ grande toIx ; tentas 
criaient sur la môme note, chacune fait maintenant sa partie ; il j ■ 
peu à peu concert, harmonie, le monde devient une lyre. Maif celte 
harmonie, à quel prixt «a prix de U divenité. 



NULLE NATION NB PÉRIRA. Zi^ 

fibres qui répondent aux nations.,. Lecteur, 
cette fibre souffrante que je vois dans votre cœur, 
c'est la Pologne et l'Italie ^ 

La nationalité, la patrie, c'est toujours la vie du -^^ 
monde. Elle morte, tout serait mort. Demandez 
plutôt au peuple, il le sent, il vous le dira. Deman- 
dez à la science, à l'histoire, à l'expérience du 
genre humain. Ces deux grandes voix sont d'ac- 
cord. Deux voix? non, deux réalités, ce qui est 
et ce qui fiit, contre la vaine abstraction. 

J'avais là-dessus mon cœur et l'histoire ; j'étais 
ferme sur ce rocher; je n'avais besoin de personne 
pour me confirmer ma foi. Mais j'ai été dans les 
foules, j'ai interrogé le peuple, jeunes et vieux, pe- 
tits et grands. Je les ai entendus tous témoigner 
pour la patrie. C'est là la fibre vivante qui chez 
eux meurt la dernière. Je l'ai trouvée dans des 
morts. . . J'ai été dans les cimetières qu'on appelle 
des prisons, des bagnes, et là, j'ai ouvert des 
hommes ; eh ! bien, dans ces hommes morts, où 
la poitrine était vide, devinez ce que je trouvais... 
la France encore, dernière étincelle par laquelle 
peut-être on les aurait fait revivre. 



1 Souffrante, et maintenant maette au collège de France, dans la 
voix qui lui restait, notre cher et grand Hickiewicxl 



514 NULLE NATION NE PÉRIRA. 

Ne dites pas, je vous prie, que ce ne soit rien 
du tout que d'être né dans le pays qu'entourent 
les Pyrénées, les Alpes, le Rhin, TOcéan. Prenez 
le plus pauvre homme, mal vêtu et affamé, celui 
que vous croyez uniquement occupé des besoins 
matériels. II vous dira que c'est un patrimoine que 
de participer à cette gloire immense, à cette lé- 
gende unique qui fait l'entretien du monde. H sait 
bien que s'il allait au dernier désert du globe, sons 
l'équateur, sous les pôles, il trouverait là Napoléon, 
nos armées, notre grande histoire, pour le couvrir 
et le protéger, que les enfants viendraient à lui, 
que les vieillards se tairaient et le prieraient de 
parler, qu'à l'entendre seulement nommer ces 
noms, ils baiseraient ses vêtements. 

Pour nous, quoiqu'il advienne de nous, pauvre 
ou riche, heureux, malheureux, vivant, et par delà 
la mort, nous remercierons toujours Dieu, de 
nous avoir donné cette grande patrie, la France. 
Et cela, non pas seulement à cause de tant de 
choses glorieuses qu'elle a faites, mais surtout 
parce qu'en elle nous trouvons à la fois le repré- 
sentant des libertés du monde et le pays sympa- 
thique entre tous, l'initiation à l'amour universel. 
Ce dernier trait est si fort en la France, que sou- 
vent elle s'en est oubliée. Il nous faut aujourd'hui 



UU'ADVIENUKAIT-IL DU MONDE, 515 

la rappeler à elle-même, la prier d'aimer toutes les 
nations moins que soi. 

Sans doute, tout grand peuple représente une 
idée importante au genre humain. Mais que cela, 
grand Dieu, est bien plus vrai de la France ! Sup- 
posez un moment qu'elle s'éclipse, qu'elle finisse, 
le lien sympathique du monde est relâché, dissout, 
et probablement détruit. L'amour qui fait la vie 
du globe, en serait atteint en ce qu'il a de plus 
vivant. La terre entrerait dans l'âge glacé où déjà 
tout près de nous sont arrivés d'autres globes. 

J'eus, ace sujet, un songe affreux en plein jour, 
que je suis forcé de cqnter. J'étais à Dublin, près 
d'un pont, je suivais un quai ; je regarde la rivière, 
et je la vois traîner faible et étroite entre de larges 
grèves sablonneuses, à peu près comme on voit la 
nôtre du quai des Orfèvres ; je crois reconnaître la 
Seine. Les quais même ressemblaient, moins les 
riches boutiques, moins les monuments, les Tui- 
leries, le Louvre, c'était presque Paris, moms 
Paris. De ce pont descendaient quelques person- 
nes mal vêtues, non, comme chez nous, en blouse», 
mais en vieux habits tachés. Ils disputaient vio- 
lemment, d'une voix acre, gutturale, toute bar- 
bare, avec un affreux bossu en haillons que je vois 
encore ; d'autres gens passaient à côté, misérables 

18. 



316 SI LA FRANGE PÉRISSAIT? 

et contrefaits... Une chose, en regardant, me sai- 
sit, me terrifia, toutes ces figures étaient firan- 
çaises. . . C'était Paris, c'était la France, une France 
enlaidie, abrutie, sauvage. J'éprouvai à ce moment 
combien la terreur est crédule ; je ne fis nulle ob- 
jection. Je me dis qu'apparemment il était venu 
un autre 1815, mais depuis longtemps, bien long- 
temps, que des siècles de misère s'étaient appe- 
santis sur mon pays condamné sans retour, et 
moi, je revenais là pour prendre ma part de cette 
immense douleur. Ils pesaient sur moi, ces siè- 
cles, en une masse de plomb; tant de siècles en 
deux minutes !.. Je restai cloué à cette place et ne 
marchai plus. . . Mon compagnon de voyage me se- 
coua, et alors je revins un peu... Mais je ne 
retirai pas tout à fait de mon esprit le terrible 
songe, je ne pouvais me consoler; tant que je fiis 
en Irlande, j'en gardai une tristesse profonde, qui 
me revient tout entière, pendant que j'écris 
ceci. 



CHAPITRE V. 

La Fraace. 

Le chef d'une de nos écoles socialistes disait , 
il y a quelques années : « Qu'est-ce que c'est que la 
Patrie?» 

Leurs utopies cosmopolites de jouissances ma- 
térielles, me paraissent, je Tavoue, un commen- 
taire prosaïque de la poésie d'Horace : « Rome 
s'écroule, fuyons aux îles fortunées > , ce triste 
chant d'abandon et de découragement. 

Les chrétiens qui arrivent après, avec la patrie 
céleste, et l'universelle fraternité ici-bas, n'en 
donnent pas moins, par cette belle et touchante 
doctrine, le coup mortel à l'Empire. Leurs frères 
du nord viennent bientôt leur mettre la corde aU: 
col. 



318 DANGER DU CaSMOPOLlTlSME. 

Nous ne sommes point des fils d'esclave» 
patrie^ sans dieux^ comme était le grand poète que 
nous venons de citer ; nous ne sommes pas des ro- 
mains de Tarse, comme Tapôtre des gentils; 
nous sommes les Romains de Rome , et les Fran- 
çais de la France. Nous sommes les fils de ceux 
qui par l'effort d'une nationalité héroïque, ont 
fait l'ouvrage du monde, et fondé, pour toute na- 
tion, J]evangile^dejnég^^ pères n'ont pas 
compris la fraternité comme cette vague sympa- 
thie qui fait accepter, aimer tout, qui mêle, abâ- 
tardit, confond. Us crurent que la fraternité n'é- 
tait pas l'aveugle mélange des existences et des 
caractères, mais bien l'union des cœurs. Ds gar- 
dèrent pour eux, pour la France, l'originalité do 
dévouement, du sacrifice, que personne ne lui dis- 
puta; seule, elle arrosa de son sang cet arbre 
qu'elle plantait. L'occasion était belle pour les au- 
tres nations de ne pas la laisser seule. Elles n'inâ- 
tèrent pas la France dans son dévouement; veut- 
on aujourd'hui que la France les imite dans leur 
^oïsme, leur immorale indifférence, que n'ayant 
pu les élever, elle descende à leur niveau? 

Qui pourrait voir sans étonnement Jg4)g2gje 
qui naguère a levé le phare de l'avenir vers lequal 
regarde le monde, voir ce peuple aujourd'hui trai* 



OANGfiR DIMLTER. 519 

ner la tète basse dans la voie de rimita|||p.. . Cette 
voie, quelle est-elle? nous ne la connaissons 
que trop, bien des peuples Font suivie : c'est tout 
simplement la vqie du suicide et de la mort. 

Pauvres imitateurs , vous croyez donc qu'on 
imite?... On prend à un peuple voisin telle chose 
qui chez lui est vivante; on se l'approprie tanvt 
bien que mal, malgré les répugnances d'un orga- 
nisme qui n'était pas fait pour elle; mais c'est 
un corps étranger que vous vous mettez dans la 
chair; c'est une chose inerte et morte, c'est la 
, mort que vous adoptez. 

Que dire , si cette chose , n'est pas étrangère 
seulement et différente , mais ennemie ! si vous 
l'allez chercher justement chez ceux que la na- 
ture vous a donnés pour adversaires, qu'elle vous 
a symétriquement opposés? si vous demandez un 
renouvellement de vie à ce qui est la négation de 
votre vie propre? Si la France, par exemple, se 
mettant à marcher au rebours de son histoire , de 
sa naÉtire, s'en va copier ce qu'on peut appeler 
l'anti-France^ l'Angleterre. 

Il ne s'agit point ici de haîne nationale , ni de 

malveillance aveugle. Nous avons l'estime que 

nous devons avoir pour cette grande nation britan- 

" nique; nous l'avons prouvé en* l'étudiant aussi 



1 

320 DANGER POUR LÀ FRANGE D'IMITER L'ANGLETERRE. 

sérieusement qu'aucun homme de ce temps. Le ^ 
résultat de cette étude et de cette estime mètm, 
c'est la conviction que le progrès du monde 
tient à ce que les deux peuples ne perdent 
point leurs qualités dans un mélange indistinct, 
que ces deux aimants opposés agissent en sens 
inverse, que ces deux électricités , positive et né- 
gative, ne soient jamais confondues. 

L'élément qui , entre tous , était pour nous le 
plus hétérogène, l'élément anglais, est celui pré- 
cisément que nous avons préféré. Nous l'avons 
adopté politiquement, dans notre constitution, sur 
la foi des doctrinaires qui copiaient sans compren- 
dre ; — adopté littérairement, sans voir que le 
premier génie que l'Angleterre ait eu de nos jours, 
est celui qui Ta le plus violemment démentie. ^ 
Enfin, nous l'avons adopté, ce même élément an- 
glais, chose incroyable et risible, dans Tart, dans 
la mode. Cette raideur, cette gaucherie, qui n'est 
point extérieure, ni accidentelle; mais (m tient 
à un profond mystère physiologique, e'oPlà ce 
que nous copions. 

J'ai sous les yeux deux romans, écrits avec un 
grand talent. Eh bien ! dans ces romans firançais, 
quel est l'homme ridicule? le Français, toujours 
le Français. L'Anglais est l'homme admhrable^ la 



L'ANGLETERRE EST RICHE, 521 

Providence invisible , mais présente , qui sauve 
tout. Il arrive juste à point pour réparer toutes les 
sottises de l'autre. Et comment?... c'est qu'il 
est riche. Le Français est pauvre , et pauvre 
d'esprit. 

Riche! est-ce donc là la cause de cet engouement 
singulier? Le riche (le plus souvent l'Anglais), 
c'est le bien aimé de Dieu. Les plus libres, les plus 
fermes esprits ont peine à se défendre d'une pré- 
vention en sa faveur... Les femmes le trouvent 
beau, les hommes veulent bien le croire noble. Son 
cheval étique est pris pour modèle par les artistes. 

Riche! avouez-le donc, c'est le secret motif de 
l'admiration universelle. L'Angleterre est le peuple 
riche ; peu importent ses millions de mendiants. 
Pour qui ne s'informe point des hommes., elle pré- 
sente au monde un spectacle unique , celui du 
plus énorme entassement de richesses qui ait été 
fait jamais. Triomphante agriculture, tant de ma- 
chines, tant de vaisseaux, tant de magasins pleins 
et combles, cette bourse maîtresse du monde,. «é 
l'or coule là, comme de l'eau. 

Ah ! la France n'a rien de semblable; c'est un 
pays de pauvreté. L'énumération comparée de 
tout ce que possède Tune, de tout ce que Tautre 
n'a pas, nous mènerait vraiment trop loin* Vhik^ 



392 ET LA FRANCE EST PAUVRE. POURQUOI? 

gleterre a bonne grâce de demander en souriant & 
la France, quels sont donc après tout les résultats 
matériels de son activité, ce qui reste de son tra- 
vail, de tant de mouvements, d'efforts*? 

La voilà, cette France, assise par terre, comme 
Job, entre ses amies, les nations, qui viennent la 
consoler, Tinterroger, l'améliorer, si elles peuvent, 
travailler à son salut. 

c Où sont tes vaisseaux, tes machines, dit 
l'Angleterre? — Et l'Allemagne : c Où sont tes 
systèmes? N'auras-tu donc pas au moins, comme 
l'Italie, des œuvres d'art à montrer? > 

Bonnes sœurs qui venez consoler ûnsi la 

1 Les produits matériels de la Franee, les réfiilUU dwablet 4ê 
SOQ travail, ne sont rien en comparaison de ses produiti iBTWblef. 
Ceux-ci furent le plus soutent des actes, des moaTeneats, des 
paroles et des pensées. Sa littérature écrite (la première poortMil, 
selon moi), est loin, bien loin au-dessous de sa parole, de M convet^ 
sation brillante et féconde. Sa fabrication en tout genre ii*est rie* 
prés de son action. Pour machines, elle eut des luHRmet hér^TqoCf ; 
pour systèmes des hommes inspirés. « Cette parole, Mlle «ettai, 
ne sont-ce pas choses improductives? » Et c*est là prédiéiiieBl re 
qui place la France trés^baut. Elle a eieellé dam lei cbOMt Ai 
mouvement et de la grAce, dans celles qui ne servent à rien. As- 
dessus de tout ce qui est matériel, tangible, commencent les impoo- 
durables, les insaisissables, les invisibles. Ne la citstet doM Jamais 
par les choses de la matière, par ce qu'on touche et qa*oii voit. Me la 
Jugez pas, comme une autre, sur ce que vous remarqoei de la ndaére 
extérieure. Cest le pays de l'esprit, et celui par conséquent qoi denne 
e moios de jprise à l'aciLoa matérioUe du monde. 



PARCE QU'ELLE A EU LE GÉNIE DU SACRIFICE. 3i5 

France, permettez que je vous réponde. Elle est 
malade, voyez-vous; je lui vois la tête basse, elle 
ne veut pas parler. 

Si Ton voulait entasser ce que chaque nation a 
dépensé de sang, et d'or, et d'efforts de toute 
sorte, pour les choses désintéressées qui ne de- 
vaient profiter qu'au monde, la pyramide de la 
France irait montant jusqu'au ciel... Et la vôtre, 
ô nations, toutes tant que vous êtes ici, ah ! la vô- 
tre, Tentassement de vos sacrifices, irait au genou 
d'un enfant. 

Ne venez donc pas me dire : c Comme elle est 
pâle, cette France ! ... » Elle a versé son sang pour 
vous.. — « Qu'elle est pauvre! » Pour votre 
cause, elle a donné sans compter^ ... Et n'ayant plus 

1 J*écris ici, en raffaiblissant, une peasée qui m*assaillit les pre- 
mières fois que je passai la frontière. Une fois notamment que j*entrais 
en Suisse, j'en fus blessé au cœur. — Voir nos pauvres paysans de la 
Franche- Comté si misérables, et tout à coup, en passant un ruisseau, 
les gens de Neufchàtel, si aisés, si bien vêtus, visiblement heureux I — 
Les deux charges principales qui écrasent la France, la dette et Tar- 
mée, qu'est-ce au fonds? deux sacrifices qu'elle fait an monde autan 
qu'à elle-même. La dette, c'est l'argent qu'elle lui paie pour lui avoir 
donné son principe de salut, la loi de liberté qu'il copie en la calom- 
niant. Et l'armée de la France? c'est la défense du monde, la résen'e 
qu'elle lui garde, le jour où les Barbares arriveront, où l'Allemagne 
cherchant toujours son unité qu'elle cherche depuis Charlemagne, 
sera bien obligée ou de nous mettre devant elle, ou de se faire contre 
la liberté l'avant-garde de la Russie. 

19 



384 LA FRANCE A E0 

rien, elle a dit : « Je n'ai ni or, ni argent, mais ce 
que j'ai, je vous le donne... » Alors elle a donné 
son âme, et c'est de quoi vous vivez*. 

< Ce qui lui reste, c'est ce qu'elle a donné. . . > 
Mais, écoutez-bien, nations, apprenez, ce que 
sans nous, vous n'auriez appris jamais : c Plus on 
donne, et plus on garde ! > Son esprit peut dormir 
en elle, mais il est toujours entier, toujours près 
d'un puissant réveil. 

n y a bien longtemps que je suis la France» 
vivant jour par jour avec elle depuis deux milliers 
d'années. Nous avons vu ensemble les plus mau- 
vais jours, et j'ai acquis cette foi que ce pays est 
celui de l'invincible espérance. Il feut bien que 
Dieu l'éclairé plus qu'une autre nation, puisqu'en 
pleine nuit, elle voit quand nulle autre ne voit 
plus ; dans ces affreuses ténèbres qui se faisaient 
souvent au moyen âge et depuis, personne ne dis- 
tinguait le ciel; la France seule le voysdt. 

Yoilà ce que c'est que la France. Avec elle, rien 
n'est fini; toujours à recommencer. 



1 Non, ce n'est pas le machinisme industriel de PAngteierra, ee 
n*est pas le machinisme scolastique de TAlIemagne, qui fait la ?le di 
monde ; c*est le souille de la France, dans quelque état qu'elle Mh, 
la chaleur latente de sa Révolution que l'Europe porte tocjoun en 
elle. 



LE GÉNIE DU SAGRinCE. 325 

Quand nos paysans gaulois chassèrent un mo- 
ment les Romains, et firent un empire des Gaules, 
ils mirent sur leur monnaie le premier mot de ce 
pays (et le dernier) : Espérance. 



CHAPITRE VI. 



La France supérieare, comme dogme, et comme légende. 
— La France est une religion. 



L'étranger croit avoir tout dit, quand il 
dit en souriant : « La France est Tenfant de 
l'Europe. > 

Si vous lui donnez ce titre , qui devant Dieu 
n'est pas le moindre, il faudra que vous conveniez 
que c'est l'enfant Salomon qui siège et qui fait 
justice. Qui donc a conservé, sinon la France, la 
tradition du droit? 

Du droit religieux, politique et civil; la chaise 
de Papinien, et la chaire de Grégoire Vil. 

Rome n'est nulle autre part qu'ici. Dès saint 
Louis, à qui l'Europe vient elle demander justice, 
le pape, l'empereur, les rois?... La papauté théo- 
logique en Gerson et en Bossuet, la papauté phi- 



LA PAPAUTÉ DE LA FRANCE, 327 

losophique en Descartes et en Voltaire, la papauté 
politique, civile, en Cujas et Dumoulin, en Rous- 
seau et Montesquieu, qui pourrait la méconnaître? 
Ses lois, qui ne sont autres que celles de la raison, 
s'imposent à ses ennemis même. L'Angleterre 
vient de donner le Code civil à l'île de Ceylan. 

Rome eut le pontificat du temps obscur, la 
royauté de l'équivoque. Et la France a été le pon- 
tife du temps de lumière. 

Ceci n'est pas un accident des derniers siècles, 
un hasard révolutionnaire. C'est le résultat légi- 
time d'une tradition liée à toute la tradition depuis 
deux mille ans. Nul peuple n'en a une semblable. 
En celui-ci, se continue le grand mouvement hu- 
main (si nettement marqué par les langues), de 
l'Inde à la Grèce , à Rome, et de Rome à nous. 

Toute autre histoire est mutilée, la nôtre seule 
est complète; prenez l'histoire de l'Italie, il y 
manque les derniers siècles; prenez l'histoire de 
TAllemagne, de l'Angleterre, il y manque les pre- 
miers. Prenez celle de la France; avec elle, vous 
savez le monde. 

Et dans cette grande tradition il n'y a pas seu- 
lement suite, mais progrès. La France a continué 
l'œuvre romaine et chrétienne. Le christianisme 
avait promis, et elle a tenu. L'égalité fraternelle. 



328 SON PRINCIPE PLUS HUMAIN, SA TRADinON PLUS SUIVIE. 

ajournée à Tautre vie, elle Ta enseignée au mondei 
comme la loi d'ici-bas, 

' Cette nation a deux choses très-fortes que je P9 
vois chez nulle autre. Elle a à la fois le principe et 
la légende , l'idée plus large et plus humaiaet et 
en même temps la tradition plus suivie. 

Ce principe, cette idée, enfouis dans le moyen 
âge sous le dogme de la grâce, ils s'appellent eo 
langue d'homme, la fraternité. 

Cette tradition, c'est celle qui de César à Ghar- 
magne , à saint Louis , de Louis XIY à Napoléop, 
fait de l'histoire de France celle de Thunianité. 
En elle se perpétue, sous forme diverse, Tidéal 
moral du monde, de saint Louis à la Pucelle, de 
Jeanne d'Arc à nos jeunes généraux de la Réyolu- 
tion; le saint de la France, quel qu'il soit^ est 
celui de toutes les nations, il est adopté, béni et 
pleuré du genre humain. 

ç Pour tout homme, disait impartialement un 
philosophe américain, le premier pays, c'est s» 
patrie, et le second, c'est la France. » — Hais 
combien d'hommes aiment mieux vivre içj qu'ep 
leur pays ! Dès qu'ils peuvent uq moment briser 
le fil qui les tient, ils viennent, pauvres oiseaux de 
passage, s'y abattre, s'y réfugier, y prendre m 
moins un moment de chaleur vitale. Us avouent 



ELLE EST LA FRATERNITÉ VIVANTE»; 329 

tacitement que c*est ici I4 pamè upiverselle. 

Cette nation, considérée ainsi comme l'asile 
du monde, est bien plus qu'une nation ; c'est. la 
fraternité vivante. En quelque défaillance qu'elle 
tombe, elle contient au fond de sa nature ce prin- 
cipe vivace, qui lui conserve, quoi qu'il arrive, des 
chances particulières de restauration. 

Le jour où, se souvenant qu'elle fut et doit 
être le salut du genre humain, la France s'entou- 
rera de ses enfants et leur enseignera la France, 
comme foi et comme religion, elle se re^rouvpra 
vivante, et solide comme le globe. 

Je dis là une chose grave, à laquelle j'ai pensé 
longtemps, et qui contient peut-être la rénova- 
tion de notre pays. C'est le seul qui ait droit de 
s'enseigner ainsi lui-même, parce qu'il est celui 
qui a le plus confondu son intérêt et sa desti- 
née avec ceux de l'humanité. C'est le seul qui 
puisse le faire, parce que sa grande légende na- 
tionale, et pourtant humaine, est la seule complète 
et la mieux suivie de toutes, celle qui, par son en- 
chaînement historique, répond le mieux aux exi^ 
gences de la raison. 

Et il n'y a pas là de fanatisme ; c'est l'expres- 
sion trop abrégée d'un jugement sérieux, fondé 
sur une longue étude. Il me serait trop facile de 



530 Ei.l4E PEUT S'ENSEIGNER 

montrer que les autres nations n'ont que des lé- 
gendes spéciales que le monde n*a pas reçues. Ces 
légendes, d'ailleurs, ont souvent ce caractère 
d'être isolées, individuelles, sans lien, comme des 
points lumineux, éloignés les uns des autres^. La 
légende nationale de France est une traînée de lu- 
mière immense, non interrompue, véritable voie 
lactée sur laquelle le monde eut toujours les 
yeux. 4 

L'Allemagne et l'Angleterre, comme race, 
commt langue et comme instinct, sont étrangères 



1 Pour parler d'abord du grand peuple qui semble le plus riche en 
légendes, de TAIIemagne, celles de Sigrrid l'invulnérable, de Frédéric 
Barbcrousso, de Goetzà]la main de fer, sont des rêves peétEqnet qoi 
tournent la vie dans le passé, dans l'impossible et les vains regrets. 
Luther, rejeté, conspué de la moitié de l'Allemagne, n'a pu lalsMr ooe 
légende. Frédéric, personnage peu Allemand, mais Prussien (ce qoi est 
tout autre). Français de plus et philosophe, a laissé la trace d*ane forée, 
mais rien au cœur, rien comme poésie, comme foi nationale. 

Les légendes historiques de l'Angleterre, la victoire d'Edouard m et 
celle d'Elisabeth donnent un fait glorieux plutôt qu'un modèlt Boril. 
Un type, grâce à Shakespeare, est resté trés-puissant dans reiprit an- 
glais, et il n'a que trop influé : c'est celui de Richard III. — D est 
curieux d'observer combien leur tradition s'est brisée facilemenC ; 
semble par trois fois qu'on y voit surgir trois peuples. Les ballades de 
Robin Hood et autres, dont se berçait le moyen âge , finissent avec 
Shakespeare ; Shakespeare est tué par la Bible, par Cromwell et par 
Milton, lesquels s'effacent devant l'industrialisme et les demi-graadi 
hommes des derniers temps... Où est leur homme complet où paisse sa 
fonder la légende? 



COMME DOGME ET GOMME LÉGENDE 331 

à la grande tradition du monde, romano-chré- 
tienne et démocratique. Elles en prennent quel- 
que chose, mais sans l'harmoniser bien avec leur 
fond qui est exceptionnel; elles le prennent de 
côté, indirectement, gauchement, le prennent et 
ne le prennent pas. Observez bien ces peuples, 
vous y trouverez, au physique, au moral, un dés- 
accord de vie et de principe que n*oflfre pas la 
France, et qui (même sans tenir compte de la 
valeur intrinsèque, en s'arrêtant à la forme et ne 
consultant que Fart), doit empêcher toujours le 
monde d'y chercher ses modèles et ses ensei- 
gnements. 

La France, au contraire, n'est pas mêlée de 
deux principes. En elle, l'élément celtique s'est 
pénétré du romain, et ne fait plus qu^'un avec 
lui. L'élément germanique, dont quelques-uns 
font tant de bruit, est vraiment imperceptible. 

Elle procède de Rome, et elle doit enseigner 
Rome, sa langue, son histoire, son droit. Notre 
éducation n'est point absurde en ceci. Elle l'est 
en ce qu'elle ne pénètre point cette éducation ro- 
maine du sentiment de la France; elle appuie 
pesamment, scolastiquement sur Rome qui est le 
chemin, elle cache la France qui est le but. 

Ce but, il faudrait dès l'entrée, le montrera 

19. 



332 ET FOTIDER FAR LIM SEIGNEMENT LA BEL1GI05 DB LA PATBIL 

l'enfant» le faire partir de la France qui est lui, et 
par Home, le mener à la France, encore à lui. 
Alors seulement notre éducation serait harmo- 
pique. 

Le jour où ce peuple, revenu à luiHoaème, ou- 
vrira les yeux et se regardera, il comprea<)ra que 
la première institution qui peut le Êûre vivre et 
durer, c'est de donner à tous ( avec plus ou inoins 
d'étendue, selon le temps dont ils disposent) cette 
éducation harmonique qui fonderait la pat^ au 
cœur même de l'enfant. Nul autre sglut. Nous 
avons vieilli dans nos vices, et nous n'en voubns 
pas guérir. Si Dieu sauve ce glorieux et infortuné 
pays, il le sauvera par l'enfance. 



CHAPITRE yil. 



La foi de la Révolutioo. Elle n'a pas gardé la foi jusqu'au bout, 
et n'a pas transmis son esprit par Téducation. 



Le seul gouvernement qui se soit occupé, d'un 
grand cœur, de l'éducation du peuple, c'est celui 
de la Révolution. L'Assemblée constituante et la 
législative posèrent les principes dans une admi- 
rable lumière, avec un sens vraiment humain. La 
Convention, au milieu de sa lutte terrible contre 
le monde, contre la France qu'elle sauvait malgré 
elle, parmi les dangers personnels qu'elle courait, 
assassinée en détail, décimée et mutilée, elle ne 
lâcha pas prise, elle poursuivit obstinément ce su- 
jet saint et sacré de l'éducation populaire; dans 
ses orageuses nuits, où elle siégeait armée, prolon- 
geant chaque séance qui pouvait être la dernière, 
elle prit néanmoins le temps d'évoquer tous les 



5>i ÉCOLES NORMALES, PRIMAIRES, CEXTRALES. 

systèmes et de les examiner, c Si nous décrétons 
réducation^ disait un de ses membres^ nous au- 
rons assez vécu. > 

Les trois projets adoptés sont pleins de sens et 
de grandeur. Hs organisent d'abord le haut et le 
bas^ les écoles normales et les écoles primaires. 
Us allument une vive lumière, et la portent tout 
d'abord dans la vaste profondeur du peuple. Après 
cela, plus à loisir, ils remplissent Tespace inter- 
médiaire, les écoles centrales ou collèges où pour- 
ront s'élever les riches. Néanmoins, tout est 
créé d'ensemble et harmoniquement ; on savait 
alors qu'une œuvre vivante ne se fait pas pièce à 
pièce. 

Moment de mémoire étemelle ! c'était deux mois 
après le Neuf thermidor. . . On se remettait à croire 
à la vie. La France sortie du tombeau, tout à coup 
mûrie de vingt siècles, la France lumineuse et 
sanglante, appela tous ses enfants à recevoir l'en- 
seignement souverain de sa grande expérienee, 
elle leur dit : Venez et voyez *. 



1 Et le fruit principal de cette expérience, c*e8t que le sang I 
a une vertu terrible contre ceux qui Tout versé. 11 me serait trop fa- 
cile d*établir que la France fut sauvée malgré la terreur. Les terro- 
ristes nous ont fait un mal immense, et qui dure. Allez dans la dornién 
chaumière du pays le plus reculé de TEurope, tous retroavei ce sonve- 
nir, et cette malédiction. Les rois ont fait périr de sang-froid sur laat 



^ 



ÉCOLES NORMALES, PRIMAIRES, CENTRALES. 555 

Lorsque le rapporteur de la Convention pro- 
nonça cette simple et grave parole : « Le temps 
seul pouvait être le professeur de la République , » 
quels yeux ne se remplirent de larmes? Tous 
avaient chèrement payé la leçon du temps, tous 
avaient traversé la mort, et ils n'en sortaient pas 
tout entiers ! 



échafauds, dans leurs Spielberg, leurs prendef, Veurs Sibéries, etc., etc., 
un nombre d'hommes bien plus grand, n'importe ? les victimes de la 
Terreur n'en restent pas moins toujours sanglantes dans la pensée des 
peuples. Nous ne devons jamais perdre Toccasion de protester contre 
ces horreurs qui ne sont point nôtres, et ne nous sont point impu- 
tables. L'élan des armées sauva seul la France. Le Comité de salut 
public seconda cet élan, sans doute, mais justement par les excellents 
administrateurs militaires qu'il avait dans son sein, que Robespierre 
détestait, et qu'il aurait fait périr, s'il avait pu se passer d'eux. Nos 
généraux les plus purs ne trouvèrent dans Robespierre et ses amis, 
que malveillance, déBance, obstacles de tonte sorte. Je n'ai pas le 
temps aujourd'hui de m'arréter sur tout ceci. — Â ce propos, je fais 
des vœux pour que ceux qui réimpriment l'utile compilation de MM. Roux 
et Bûchez en fassent disparaître leurs tristes paradoxes, l'apologie du 
2 septembre et de la Saint-Barthélemi, le brevet de bons catholiques 
donné aux Jacobins, la satire de Charlotte Corday (t. ^XVIII, p. 557), 
et l'éloge de Marat, etc. « Marat distribuait ses dénonciations avec un 
tent droit et un tact à peu près sûr» (p. 545). Judicieux éloge de 
celui qui demandait deux cent mille têtes à la fois (v. le Publieiste, 
14 décembre 1792). Ces néo-catholiques, dans leurs belles justiGca- 
tions de la Terreur, ont pris aux sérieux celle que s'est amusé à faire 
le paradoxal rédacteur de la Quotidienne, Charles Nodier. Je n'aurais 
pas fait cette observation si l'on ne s'attachait à répandre ces étranges 
folies, par des journaux à bon marché, dans le peuple et parmi les 
travailleurs qui n'ont pas le temps d'examiner. 



336 ÉCOLE NORMALE. 

Âpres ces grandes épreuves, il semblait qu'il y 
eût un moment de silence pour toutes les passions 
humaines ; on put croire qu'il n'y aurait plus 
d'orgueil, intérêt y ni d'envie. Les hommes les 
plus hauts dans l'Ëtat, dans la science, acceptè- 
rent les plus humbles fonctions de l'enseigne- 
ment *. Lagrange et Laplace enseignèrent rarith- 
métique. 

Quinze cents élèves, hommes faits, et plusieurs 
déjà illustres, vinrent sans difficulté s'asseoir sur 
les bancs de l'école normale, et apprendre à ensei- 
gner. Il vinrent, comme ils purent, en plein hiver, 
dans ce moment de pauvreté et de famine. Sur les 
ruines de toutes choses matérielles, planait seule 
et sans ombre la majesté de l'esprit. La chaire de 
la grande école était occupée tour à tour par de? 
génies créateurs; les uns, comme BerthoUet, Mor- 
vau, venaient de fonder la chimie, d'ouvrir et pé- 
nétrer le monde intime des corps; les auifes, 
comme Laplace et Lagrange avaient, par le calcd, 



1 J'ai soas les yeux (aux Arehivet) la liste originale de 
acceptèrent les fonctions de professeurs aux écoles ceotrales, qai 
les collèges d'alors : Sieyés, Daunou, ^œdcrer, Haiiy, Cabanis, Legee- 
dre, Lacroix, Bossut, Saussure, Guvier, Fontanes, Gingoené, LalMCfC^ 
Laromiguière, etc. 



ÉCOLE POLTTEGBN^QUE. 337 

affermi le système 4u monde^ rassuré la terre sur 
sa base. Jamais pouvoir spirituel n'apparut plus 
iucontestable. La raison, en obéissant, se rendait 
à la raison. — Et combien le poeur 3'y joignait, 
quand, à côté de ces hommes uniqueS| dont chacun 
apparaît une seule fojs dans Téternité, on voyait 
une tête, bien précieuse, qui avait failli tomber, 
celle du bon Haiiy, pauvé par Gepffi*oy-Saint- 
Hilaire ! 

Un grand citoyen, Garnot, ciEilui qui organisa la 
victoire, qui devina Hoche et Bonaparte, qui sauva 
la France malgré la Terreur, fiit le véritable fonda- 
teur de l'école Polytechnique. Us apprirent, coiçpje 
on combattait, firent trois ans de courir en trpis 
mois, Au bout de six, Monge déclara qu'ils n'a- 
vaient pas seulement regu la science, mais qu'ils 
l'avaient avancée. Spectateurs de l'inventipn con- 
tinuelle de leurs maîtres, ils allaient inventant sm^- 
Imaginez ce spectacle d'un Lagrange qui, ^u mi- 
lieu de sou enseignement^ s'arrêtait tout à coup, 
rêvait... On attendait en silence. Il s'évpillaitala 
longue, et leur livrait, tout ardente^ la jeune in- 
vention, à peine née de son esprit. 

Tout manquait, moins le génie. Les élèves n'au- 
raient pu venir, s'ils n'avaient eu un traitement de 
route de quatre soub par jour. Us recevaiept |e 



338 L'ÉCOLE NORMALE N'ENSEIGNE NI LA FRANCE, 

pain , avec le pain de Tesprit. Un des maîtres 
(Clouet) ne voulut pour traitement qu'un coin de 
tçrre dans la plaine des Sablons, et vécut des lé- 
gumes qu'il y cultivait. 

Quelle chute, après ce temps-là! chute morale, 
et non moins grande dans la sphère de la pensée. 
Lisez, après les rapports faits à la Convention, 
ceux de Fourcroy, de Fontanes, vous tombez en 
quelques années de la virilité à la vieillesse, la 
vieillesse décrépite *. 

N'est-il pas affligeant de voir cet élan héroïque, 
désintéressé, s'abattre et tomber si tôt?... Cette 
glorieuse école normale ne porte pas fruit. On s'en 
étonne peu quand on y voit l'homme si faiblement 
enseigné, les sciences de l'homme s'abdiquant, se 
reniant, ayantcomme honte d'elles-mêmes. Le pro- 
fesseur d'histoire , Volney , enseignait que Mm- 
toire est la science des faits morts, qu'il n'y a 
pas d'histoire vivante. Le professeur de philo- 
sophie. Garât, disait que la philosophie n'eii 
que l'étude des signes, autrement dit, qu'en soi, 
la philosophie n'est rien. Signes pour signes, 
les mathématiques avaient l'avantage , et les 

1 Un homme eut le rare coarage de réclamer, souf TEmpire, w fa- 
Teur de l'organisation donnée à l'enseignement par la GonTentiw : 
Lacroix, Ettait tur l'enseignement, 1805. 



NI LA RÉVOLUTION. 339 

sciences qui s'y rattachent, telles que Tastro- 
nomie. Ainsi, la France révolutionnaire, dans 
la grande école qui devait répandre partout son 
esprit , enseigna les étoiles fixes, et s'oublia elle- 
même. 

C'est là surtout que l'on vit , dans ce suprême 
effort de la Révolution pour fonder, qu'elle ne 
pouvait être qu'un prophète, qu'elle mourrait 
dans le désert et sans voir la terre promise. Com- 
ment y fùt-elle arrivée ? il luiavait fallu tout faire, 
elle n'avait trouvé rien de préparé , aucun secours 
dans le système qui la précédait. Elle était entrée 
en possession d'un monde vide , et par droit de 
déshérence. Je montrerai un jour jusqu'à l'évidence 
qu'elle ne trouva rien à détruire. Le clergé était 
fini, la noblesse était finie et la royauté finie. Et 
elle n'avait rien du tout pour mettre à la place. 
Elle tournait dans un cercle vicieux. Il fallait des 
hommes pour faire la Révolution ; et pour créer 
ces hommes, il eût fallu qu'elle fût faite. Nul se- 
cours pour accomplir le passage d'un^onde à 
l'autre ! Un abîme à traverser, et poinfd'ailes pour 
le franchir ! . . . 

Il est douloureux de voir combien peu les tu- 
teurs du peuple , la royauté et le clergé, avaient 
fait pour l'éclairer dans les quatre derniers siècles. 



540 LA RÉVOLUTION NON PRÉPARÉE lUNS L'ÉDUCATION. 

L'Église lui parlait une langue savante qu'il ne 
comprenait plus. Elle lui faisait répéter de bouche 
ce prodigieux enseignement métaphysique, <)oQt 
la subtilité étonne les esprits les plus cultivés. 
L'État n'avait fait gu'une chose, et fort indirecte; 
il avait rassemblé le peuple dans les camps, les 
grandes armées, où il commença à se reeonnutre. 
Les légions de François V"', les régiments de 
Louis XIY, furent des écoles, oîi, sans qu'on lui 
enseignât rien, il se formait lui-même, prenait 
des idées communes, et s'élevait peu à peu au 
sentiment de la patrie. 

Le seul enseignement direct était celui que les 
bourgeois recevaient dans les collèges , et qu'ils 
continuaient comme avocats et gens de lettres. 
Étude verbale des langues, de la rhétorique, de la 
littérature, étude des lois, non savante, prédse, 
comme celle de nos anciens jurisconsultes, mais 
soi-disant philosophique et pleine d'abstractions 
creuses. Logiciens sans métaphysique, lé^stes, 
moins le droit et rhistoire,iIs ne croyaient qu'aux si- 
gnes, aux formes, aux figures, à la phrase. En toute 
chose, il leur manquait la substance, la vie et le 
sentiment de h vie. Quand ils arrivèrent sur le 
grand théàtre^où les vanités s'aigrissaient à mort, 
on put voir tout ce que la subtilité scolastique peut 



SGOLÂSTIOUE BT 9HÉT0RIÛU9 DU T^nRORISME. 341 

ajouter de mauvais à une mauvaise nature. Ces 
terribles abstracteurs de quintessence s'armè- 
rent de cinq ou six formules, qui;, comme autant 
de guillotines, leur servirent à abstraire des hom- 
mes^. 

Ce fut une chose bien terrible, lorsque la grande 
assemblée qui, sous Robespierre, avait fait la Ter- 
reur par terreur même, releva la tête, et vit tout le 
sang qu'elle avait versé. La foi ne lui avait pas 
manqué contre le monde ligué, pas même contre 



' Le génie de rinquisition et de la police qui a étonné tant de gens 
dans Robespierre et Saint-Just , n*étonne guère ceux qui connaissent 
le moyen âge et qui' y trouvent si souvept ces tempéraments d*JD~ 
quisiteurs et d'ergot/éurs sanguinaires. Ce rapport des deux époques 
a été saisi avec beaucoup de pénétration par M. Quinet : Le ehrittia- 
nitme et la révolution^ p. 549-351 (1845). — Deux hommes d*une 
équité scrupuleuse, et portés à juger favorablement leurs ennemis, 
Carnot et Daonou, concordaient parfaitement dans leur opinion sur 
Robespierre. Le dernier m'a dit souvent que, sauf le dernier mo- 
ment où la nécessité et le péril le rendirent éloquent, le fameux dicta- 
teur était un homn^e de second ordre. Saint-Just avait plus de talent. 
Ceux qui veulent nous faire accroire qu'ils sont tous deux innocents des 
derniers excès de I9 Terreur, sent réfutés par 8aiot-J|ift loi même. 
Le 15 avril 1794 [si peu de temps avan^ le Neuf thermidor!), il déplore 
la coupable indulgence qu'on a eue jusqu'à ce moment : a Dans ces 
derniers temps, le relâchement àe$ tribunaux s'éUft Mcxn, au point 
que, etc. Qu'ont fait les tribunaux depuis deys «of? A-f on parlé de 
leur justice?... Institués pour maintenir la révolution, leur indulgence 
a laissé partout le crime libre, etc. Histoire parlementaire, t. XXXII, 
p. 311, 519, S6 femiaâl M IL 



^ LA CONVENTION PERD LA FOI, 

la France, lorsqu'avec trente départements elle 
contînt et sauva tout. La foi ne lui manqua pas 
même, dans son danger personnel, lorsque n'ayant 
plus même Paris, elle fut réduite à armer ses 
propres membres, et se vit tout près de n'avoir 
plus de défenseur qu'elle-même. Mais, en présence 
du sang, devant tous ces morts qui sortaient de 
leurs sépulcres, devant tout ce peuple de prison- 
niers délivrés qui venaient juger leurs juges^ die 
défaillit, elle commença à s'abandonner. 

Elle ne franchit point le pas qui lui eût livré l'a- 
venir. Elle n'eut pas le courage de mettre la main 
sur le jeune monde qui venait. La Révolution, 

•^ pour s'en emparer, devait enseigner une chose, 

/ une seule chose : la Révolution. 

; Pour cela, il lui eût fallu, non renier le passé, 

l mais le revendiquer au contraire, le ressaisir et le 
faire sien, comme elle faisait du présent, montrer 
qu'elle avait, avec l'autorité de la raison, celle de 
l'histoire, de toute notre nationalité historique, 
que la Révolution était la tardive, mais juste et 
nécessaire manifestation du génie de ce peuple, 
qu'elle n'était que la France même ayant enfin 
trouvé son droit. 

Elle ne fit rien de cela, et la raison abstraite, 
qu'elle invoquait seule, ne la soutint pas en pré- 



I 



ELLE NE TRANSMET PAS LE GÉNIE DE LA RÉVOLUTION. 343 

sence des réalités terribles qui se soulevaient con- 
tre elle. Elle douta d'elle-même, s'abdiqua et s'ef- 
faça. Il fallait qu'elle pérît, qu'elle entrât au sépul- 
cre, pour que son vivant esprit se répandît dans 
le monde. Ruinée par son défenseur, il lui rend 
hommage aux Cent jours. Ruinée par la Sainte- 
Alliance, les rois fondent leur traité contre elle 
sur le dogme social qu'elle posa en 89. La foi 
qu'elle n'eut pas en elle-même, gagne ceux qui 
l'ont combattue. Le fer qu'ils lui ont mis au 
cœur, fait des miracles et guérit. Elle convertit 
ses persécuteurs, elle enseigne ses ennemis. . . Que 
n'enseigna-t-elle ses enfants ! 



CHAPITRE Yffl. 

Nulle éducation sans, lafoi,^ 

La première question deréducàtion edt ceUe-d: 
« Avez-vous la foi? donnez-vous la foi? 

Il faut que^enfant croie. 

Qu'il croie > enfant, aux choses qu'il pouM» 
devenu homme, se prouver par la raison. 

Faire un en&nt raisonneur, disputeur^ critiqua, 
c'est chose insensée. Remuer sans cesse à pkirir 
tous les germes qu'on dépose; quelle agriculture 

Faire un enfant érudit, c'est chose insensée. 
Lui charger la mémoire d'un chaos de connsdsr- 
sances utiles, inutiles, entasser en lui Tindigeste 
magasin de mille choses toutes faites, de choses 
non vivantes, mais mortes et par fragments morts, 
sans qu'il en ait jamais l'ensemble. •• c'est assas- 
siner son esprit... 

Avant d'ajouter, d'accumuler, il faut être. U 
faut créer et fortifier le germe ^vant du jeune 
être. L'enfant est d'abord par la foi. 
I La foi, c'est la base commune d'inspiration et 
l'action. Nulle grande chose sans elle. 



LA FOI DANS LA PATRIE. 545 

L* Athénien avait la foi que toute culture hu- 
maine était descendue de TAcropolis d'Athènes , 
que de sa Pallas, sortie du cerveau de Jupiter, 
avait jailli la lumière de l'art et de la science. Cela 
s'est vérifié ; cette ville de vingt mille citoyens^ a 
inondé le monde de sa lumière ; morte, elle l'é- 
claire encore. 

Le Romain avait la foi que la tête vivante et sai- 
gnante qu'on trouva sous son Capitole,lui promet- 
tait d'être la tête, le jugô^ lé préteur du monde. 
Cela s'est vérifié; si son empiré a passé, soii droh 
reste, et continue de régir les nations. 

Le chrétien avait la foi qu'u n Dieu descendu 

dans rJTnTnmp %ait "" pftUpl» H» frni'Afl^ mf tJif rt li 

tard unirait le monde dané un même cqBu r^jGeïa 
n'est pas vérifié, mais se vérifierapar nous. 

Il ne suffisait^as deHire que Dieu était des- 
cendu dans l'homme ; cette vérité, restant dand 
des termes si généraux^ n'a pas eu to fécondité. H 
faut chercher comment Dieu s'est manifesté dans 
l'homme de chaque nation, comment, dans la va*^ 
riété des génies nationaux, le Père s'est app^prié 
aux besoins de ses enfants. L'unité qu'il doit nous 
donner, n'est pas l'unité monotone, mais l'unité 
harmonique où toutes les diversitéô s'aiment; 
Qu'elles s'aiment, mais qu'eUes 6ubsiBtellt>qtt'dlês 



546 GOMMENT ON PEUT RECOUVllER LA FOI. 

aillent augmentant de splendeur pour mieux éclai- 
rer le monde, et que l'homme > des renfance» 
s'habitue à reconnaître un Dieu vivant dans la 
Patrie. 

Ici, s'élève une objection grave, t La foi, com- 
ment la donner, quand je l'ai si peu moi-même ? 
La foi en la patrie, comme la foi religieuse,, a £ii- 
bli en moi. » 

Si la foi et la raison étaient des choses opposées, 
n'ayant nul moyen raisonnable d'obtenir la foi, il 
faudrait, comme les mystiques, rester là, soupirar, 
attendre. Mais la foi digne de l'homme, c'est une 
croyance d'amour dans ce que prouve la rsdson. 
Son objet, ce n'est pas telle merveille accidentdle, 
cest le miracle permanent de la nature et de This- 
toire. 

Pour reprendre foi à la France, espérer dans son 
avenir, il faut remonter son passé, approfondir son 
génie naturel. Si vous le faites sérieusement et de 
cœur, vous verrez, de cette étude, de ces prémisses 
posées , la conséquence suivre infailliblement. 
De la déduction du passé, découlera pour vous 
l'avenir, la mission de la France ; elle vous appa- 
raîtra en pleine lumière, vous croirez, et vous ai- 
merez à croire ; la foi n'est rien autre chose. 

Comment vous résigneriez-vous à l'ignorer la 



LA JEUNESSE NOUS RENDRA LA FOI. 547 

France; vos origines sont en elle ; si vous ne la 
connaissez, vous ne saurez rien de vous. Elle vous 
entoure, vous presse de toutes parts, vous vivez 
en elle, et d'elle, avec elle vous mourrez. 

Qu'elle vive, et vivez par la foi ! 

Elle vous reviendra au cœur, si vous regardez 
vos enfants, ce jeune monde qui veut vivre, 
qui est bon et docile encore, qui demande la vie de 
croyance. Vous avez vieilli dans TindifTérence; 
niais qui de vous peut désirer que son fils soit 
mort de cœur, sans patrie, sans Dieu?. . . Tous ces 
enfants, en qui sont les âmes de nos ancêtres, c'est 
la patrie vieille et nouvelle... Âidons-la à se con- 
naître; elle nous rendra le don d'aimer. 

Conmiie le pauvre est nécessaire au riche, Ten- 
faut est nécessaire à lliomme. Nous lui donnons 
moins encore que nous ne recevons de lui. 

Jeune monde qui devez prendre bientôt notre 
place, il faut que je vous remerde. Qui, plus que 
moi, avait étudié le passé de la France? qui devait 
la sentir mieux, par tant d'épreuves perscmnelles, 
qui m'ont révélé ses épreuves?... Cepaidant, je 
dois le dire, nîonâme, dans b solitode, s'était 
iA^Ti^e en moi, elle se traînait dans les curiosités 
o'5h>s f-t minutieiisfô, ou Imco éBe s'enrôlât 
T<>r- i";*!-^!, et eBe ne marthaât pas. La réaBle 



318 LA JEUNESSE NOUS RENDRA LA FOI. 

m'échappait, et notre patrie que je poursui- 
vis toujours, que j'aimai toujours, je la voyais 
toujours là-bas; elle était mon objet, mon but, 
un objet de science et d'étude. Elle m'est apparue 
vivante.., «En qui?» En vous, qui me lisez. — 
En vous, jeune homme, j'ai vu la Patrie, son 
étemelle jeunesse... Comment n'y eroirais-je 
pas? 



CHAPITRE IX. 

Dieu en la Pairie. La jeune Pairie de l'avenir. «— Le sacrifice. 

L'éducation, comme toute œuvre d'art, demande 
avant tout une ébauche simple et forte. Point de 
subtilité.point de minutie, rien qui faB^e difficulté, 
qui provoque l'objection . 

II faut, dans cet enfant, par une impression 
grande, salutaire, durable, fonder rhofljme, créer 
fe^iSrcœur.r 

Dieu d'abord , révélé par la mère , dans l'amour 
et dans la nature. Dieu ensuite, révélé par le père, 
dans la patrie vivante, dans son histoire héroïque^ 
dans le sentiment de la France. 



550 LA mèue: révèle dieu. 

Dieu et Tamour de Dieu. Que la mère le prenne, 
à la Saint-Jean, quand la terre accomplit son 
miracle annuel, quand toute herbe est en fleur, 
quand vous voyez la plante qui monte de moment 
en moment, qu'elle le mené en un jardin, Tcm- 
brasse... et tendrement lui dise : « Tu m'aimes, 
tu ne connais que moi... Eh! bien, écoute : moi, 
je ne suis pas tout. Tu as une autre mère... Nous 
avons une mère commune, tous, hommes, femmes, 
enfants, animaux, plantes, tout ce qui a vie, une 
mère tendre qui nous nourrit toujours,- invisible et 
présente... Aimons -la, cher enfant, embrassons- 
la du cœur. ^ 

Rien de plus pour longtemps. Point de méta- 
physique qui tue l'impression. Laissez-le couver 
ce mystère sublime et tendre que toute sa vie ne 
suffira pas pour expliquer. Voilà un jour qu'il 
n'oubliera jamais. A travers les épreuves de la vie, 
les obscurités de la science, à travers les passions 
et la nuit des orages , le doux soleil de la Saint- 
Jean luira toujours au profond de son cœur, 
avec la fleur immortelle du plus pur, du meilleur 
amour. 

Un autre jour, plus tard , quand l'homme s'est 
un peu fait en lui, son père le prend; grande fête 
publique, grande foule dans Paris. Il le mène de 



LE PÈRE RÉVÈLE LA PATRIE. 551 

Notre-Dame au Louvre , aux Tuileries , vers l'Arc 
de triomphe. D'un toit, d'une terrasse, il lui mon- 
tre le peuple, l'armée qui passe, les baïonnettes 
frémissantes, le drapeau tricolore... Dans les mo- 
ments d'attente surtout , avant la fête , aux reflets 
fantastiques de l'illumination , dans ces formida- 
bles silences qui se font tout à coup sur le sombre 
océan du peuple, il se penche, il lui dit : «Tiens, 
mon enfant, regarde; voilà la France, voilà la Pa- 
trie! Tout ceci, c'est comme un seul homme. 
Même âme, et même cœur. Tous mourraient pour 
un seul ; et chacun doit aussi vivre et mourir pour 
tous.... Ceux qui passent là-bas, qui sont armés, 
qui partent, ils s'en vont combattre pour nous. Ils 
laissent là leur père, leur vieille mère, qui auraient 
besoin d'eux... Tu en feras autant, tu n'oublieras 
jamais que ta mère est la France. i> 

Je connais bien peu la nature, ou cette impres- 
sion durera. Il a vu la Patrie. . . Ce Dieu invisible 
en sa haute unité, est visible en ses membres, 
et dans les grandes œuvres où s'est déposée 
la vie nationale. C'est bien une personne vivante 
qu'il touche, cet enfant, et sent de toutes parts; il 
ne peut l'embrasser, mais elle, elle l'embrasse, 
elle l'échauffé de sa grande âme répandue dans la 
foule, elle lui parle par ses monuments... C'est 



552 L'ÉCOLE COMME PATRIE ENFANT, 

une belle chose pour le Suisse de pouvoir, d*un 
regard, contempler son canton, embrasser du 
haut de son Alpe le pays bien-aimé, d'en empor- 
ter l'image. Mais, c'en est une grande, vraiment, 
pour le Français, d'avoir ici cette glorieuse et im- 
mortelle patrie ramassée en un point, tous les 
temps, tous les lieux ensemble, de suivre, des 
Thermes de César à la Colonne, au Louvre, au 
Champ-de-Mars, de l'Arc de Triomphe à la placede 
la Concorde, l'histoire de la France et du monde. 

Au reste, pour l'enfant, l'intuition durable et 
forte de la Patrie, c'est, ayant tout, l'école, la 
grande école nationale, comme on la fera un jour. 
Je parle d'une école vraiment commune, où les 
enfants de toute classe, de toute condition, vien- 
draient, un an, deux ans, s'asseoir ensembl6,avant 
l'éducation spéciale^, et où l'on n'apprendrait rien 
autre que la France. 

Nous nous hâtons de parquer nos enfants parmi 
des enfants de notre classe, bourgeoise ou popi^- 
laire, à l'école, aux collèges ; nous évitons tous les 



1 L'édacation spéciale, du collège ou de râtelier, viendriil < 
ralclier, adouci et réglé par Técole (selon les Yues Judicieuses de 
M. Faucher, Travail des Enfants); le collège adouci, sartoat dais 
les premières années, où Tenrant n'apprendrait de grammaire qne ce 
qu'il en peut comprendre. Plus d'exercice et de récréations, moins d'é- 
critures inutiles. — Grâce, grAce pourjes petits enfants 1 



UNE PREMIÈRE ÉCOLE, COMMUNE A TOUS 3S3 

mélanges, nous séparons bien vite les pauvres et 
les riches à cette heureuse époque où Fenfant de 
lui-même n'eût pas senti ces vaines distinctions. 
Nous semblons avoir peur qu'ils ne connaissent au 
vrai le monde ou ils doivent vivre. Nous prépa- 
rons, par cet isolement précoce, les haines d'igno- 
rance et d'envie, cptte guerre intérieure dont nous 
souffrons plus tard. 

Que je voudrais, s'il faut que l'inégalité subsiste 
entre les hommes, qu'au moins l'enfance pût sui- 
vre un moment son instinct, et vivre, dans l'éga- 
lité ! que ces petits hommes de Dieu, innocents, 
sansènvie, nous conservassent, dans l'école, le 
touchant idéal de la Société! Et ce serait l'école 
aussi pour nous; nous irions apprendre d'eux )a 
vanité des rangs, la sottise des prétentions rivales, 
et tout ce qu'il y a de vie vraie, de bonheur, à n'a- 
voir premier, ni dernier. 

^ La patrie apparaîtrait là, jeune et charmante, 
dans sa variété, à la fois, et dans sa çogçorde. Di- 
versité tout instructive de caractères, de visages, 
de races, iris aux cent couleurs. Tout rang, toute 
fortune, tout habit, ensemble aux mêmes bancs, 
le velours et la blouse, le pain noir, l'aliment dé- 
licat. . . Que le riche apprenne là, tout jeune, ce que 
c'est qu'être pauvre, qu'il souffre de l'inégalité. 



354 OU ILS SENTIRAIENT LA PATRIE 

qu'il obtienne de partager, qu'il travaille déjà à 
rétablir l'égalité selon ses forces ; qu'il trouve assise 
sur le banc de bois la cité du monde, et qu'il y 
commence la cité de Dieu ! . . . 

Le pauvre apprendra d'autre part, et retiendra 
peut-être que si ce riche est riche, ce n'est pas sa 
faute, après tout, il est né tel; et souvent sa ri- 
chesse le rend pauvre du premier des biens, pau- 
vre de volonté, et de force morale. 

Ce serait une grande chose que tous les fils 
d'un même peuple, réunis ainsi, au moins pour 
quelque temps, se vissent et se connussent avant 
les vices de la pauvreté et de la richesse, avant 
l'égoïsme et l'envie. L'enfant y recevrait une im- 
pression ineffaçable de la patrie, la trouvant dans 
l'école non-seulement comme étude et enseigne- 
ment, mais comme patrie vivante, une patrie en- 
fant, semblable à lui, une cité meilleure avant b 
Cité, cité d'égalité où tous seraient assis au même 
banquet spirituel. 

Et je ne voudrais pas seulement qu'il apprit, 
qu'il vit la patrie, mais qu'il la sentit conune profi- 
dence, qu'il la reconnût pour mère et nourrice i 
son lait fortifiant, à sa vivifiante chaleur... DiflB 
nous garde de renvoyer un enfant de l'école, dehi 
refuser l'aliment spirituel, parce qu'il n'a pasoebi 



COMME PROVIDENCE. 555 

du corps. . . Oh ! Tavarice impie qui 4|Pn6rait des 
millions aux maçons et aux prêtres, qui ne serait 
riche que pour doter la mort S et qui marchanderait 
avec ces petits enfants, qui sont Tespoir, la chère 
vie de la France, et le cœur de son cœur! 

Je l'ai dit ailleurs. Je ne suis pas de ceux qui 
pleurent toujours, tantôt sur l'ouvrier robuste 
qui gagne cinq francs, tantôt sur la pauvre femme 
qui gagne dix sols. Une pitié si impartiale 
n'est pas de la pitié. Il faut aux femmes des cou- 
vents libres, asiles, ateliers temporaires, et que les 
couvents ne les affament plus^. Et pour les petits 
enfants, il faut que nous soyons tous pères, que 
nous leur ouvrions les bras, que l'école soit leur 
asile, un asile doux et généreux, qu'il y fasse bon 
pour eux, qu'ils y aillent d'eux-mêmes, qu'ils ai- 
ment autant et plus que la maison paternelle cette 
maison de la France. . Si ta mère ne peut te nourrir, 
si ton père te maltraite, si tu es nu , si tu as faim, 
viens^ mon fils, les portes sont toutes grandes ou- 

1 Et c'est la mort qui enseigne ! Les ignorantins imposent aax en- 
fants l'histoire de France det Jésaites (Loriqnet). Ty lis, entre antres 
calomnies infâmes, celle que Témigré Yanban a Ini-méme démentie : 
Qu'à Ouiberon, Hocbe aurait promis la vie et la liberté à ceux qnl 
mettraient bas les armes, t. II, p. 256. 

' V. la Préface delaV^ édition de mon livre da Prêtre, de la femme 
et de la famille. 



5^ LA PATRIE ENSEIGNÉE COMME DOGME ET LÉGENDE; 

vertes, et la France est au seuil pour t'embrasser 
et te recevoir. Elle ne rougira jamais, cette grande 
mère, de prendre pour toi les soins de la nourriGe, 
elle te fera de sa main héroïque la soupe du soldat» 
et si elle n'avait pas de quoi envelopper» réchauffer, 
tes petits membres engourdis, elle arracherait plu- 
tôt un pan de son drapeau. 

Consolé, caressé, heureux, libre d'esprit, 
qu'il reçoive sur ces bancs l'aliment de la vé- 
rité. Qu'il sache, tout d'abord, que Dieu lui a frit 
la grâce d'avoir cette patrie, qui promulgua, écri- 
vit dé son sang, la loi de l'équité divine, de la 
fraternité, que le Dieu des nations a parlé par la 
Franco. 

La patrie d'abord comme dogme et principe . 
Puis, la patrie comme légende : nos deux rédem- 
ptions, par la sainte Pucelle d'Orléans, par la Ré- 
volution, l'élan (lé 92, le miracle du jeune drapeau, 
nos jeunes généraux admirés, pleures derennemi, 
la pureté de Marceau, la magnanimité de Ho^e, la 
gloire (l'Ârcole et d'Austerlitz, César et l^Hhind ^ 
César, en qui nos plus grands rois reparaiasttent 
plus grands. . Plus haute encore la gloire de nos as- 
semblées souveraines, le génie pacifiqueet vraiment 
humain de 89, quand la France offrit à tous de si 
bon cœur la liberté, la paix... Enfin, par-dessos 



ELLE SEULE DOIT INITIER AU MONDE. 357 

tout, pour suprême leçon, rimmense faculté de 
dévouement, de sacrifice, que nos pères ont 
montrée, et comme tant de fois la France a donné 
sa vie pour le monde. 

Enfant, que ce soit là ton premier évangile, le 
soutien de ta vie, l'aliment de ton cœur. Tu te le 
rappelleras dans les travaux ingrats, pénibles, où la 
nécessité va te jeter bientôt. Il sera pour toi un 
cordial puissant qui par moments viendra te ravi- 
ver. Il charmera ton souvenir dans les longues 
journées du labour, dans le mortel ennui de la ma- 
nufacture; tu le retrouveras au désert d'Afrique, 
pour remède au mal du pays, à l'abattement des 
marches et des veilles, sentinelle perdue à deux 
pas des Barbares. 

L'enfant saura le monde, mais d'abord qu'il se 
sache lui-même, en ce qu'il a de meilleur, je veux 
dire en la France. Le reste, il l'apprendra par elle, 
A elle, de l'initier, de lui dire sa tradition. Elle lui 
dira les trois révélations qu'elle a reçues, com- 
ment Rome lui apprit le juste, et la Grèce le beau, 
et la Judée le saint. Elle reliera son enseignement 
suprême à la première leçon que lui donna la 
mère; celle-ci lui apprit Dieu, et la grande mère 
lui apprendra le dogme de l'amour. Dieu en 
rhomme, le christianisme, — et cocoment l'a- 



358 LA POLITIQUE IDENTIQUE A L'ÉDUCATION. 

mour, impossible aux temps hsdneux, barbares^ 
du moyen-âge, fut écrit dans les lois par la Révo- 
lution, en sorte que le Dieu intérieur de l'homme 
pût se manifester. 

Si je faisais un livre sur Téducation, je montre- 
rais comment l'éducation générale» suspendue par 
éducation spéciale (du collège ou de Tatelier), 
oit reprendre sous le drapeau pour le jeune «A- 
dat. C'est ainsi que la patrie doit lui payer le temps 
qu'il donne. Rentré dans son foyer, elle doit le 
suivre, non comme loi seulement, pour gouverner 
et punir, mais comme providence civile, comme 
culture religieuse, morale, agissant par les as- 
semblées , les bibliothèques populaires , les 
spectacles, les fêtes de tout genre, surtout mu- 
sicales. 

Combien l'éducation durera-t-elle? Juste au- 
tant que la vie. 

Quelle est la première partie de la politique? 
L'éducation. La seconde ? L'éducation. Et la troi- 
^isième ? L'éducation. — J'ai trop vieilli dans l'his- 
toire, pour croire aux lois, quand elles ne sont 
pas préparées, quand de longue date les hommes ne 
sont point élevés à aimer, à vouloir la loi. Moins 
de lois, je vous prie, mais par l'éducation fortifiez 
le principe des lois ; rendez-les applicables et 



NOS ENFANTS NOUS RENDRONT LA FORCE DU SACRIFICE. 359 

possibles ; \ faites des hommes, et tout ira bieni f 

La politique nous promet Tordre, la paix, la 
sécurité publique? Mais pourquoi tous ces biens? 
pour jouir, pour nous endormir dans un calme 
égoïste, pour nous dispenser de nous aimer, de 
nous associer?... Qu'elle périsse, si c'est là son 
but. Quant à moi, je croirais plutôt que si cet 
ordre, cette grande harmonie sociale a un but, 
c'est d'aider l é libre progrès , de favoriser l'a- 
vaneeïlnenr de tous par tous. La société n e doit! 
être qu'une initiation, de la naissance à la mort, 
une éducation qui embrasse notre vie de ce monde, 
et prépare les vies ultérieures. 

. L'éducation, ce mot si peu compris, ce n'est 
pas seulement la culture du fils par le père, mais 
autant, et parfois bien plus, celle du père par le 
fils. Si nous pouvons nous relever de notre défail- 
lance morale, c'est par nos enfants et pour eux 
que nous ferons effort. Le plus mauvais de tous 
veut que son fils soit bon ; celui qui ne ferait nul 
sacrifice à l'humanité, à la patrie, en fait encore 

1 Dans un plan de constitution qae nous devons A l'un des 'plus 
plus grands et des meilleurs hommes qui aient existé, A Turgot, avant 
rÉtat il fonde la commune, et avant la commune, il fonde Thomme par 
rédocation. Cela est admirable. Seulement, qu*il soit bien entendu que 
l'éducation donnée dans la commune, doit émaner de l'État, dâ la Pa- 
trie. Ce n*est pas là une affaire communale. 

21 



360 DU SACUlFIGE ET DU SALUT. 

à la famille. S'il n'a perdu à la fois et le sens moral 
et le sens, il a pitié de cet enfant cnii risque de 
lui ressembler... Creusez loin dans cette Ime, 
tout est gâté et vide, et pourtant, à la dermère 
profondeur, vous trouveriez presque toujours fin 
fond solide, Tamour paternel. 

Eh bien ! au nom' de nos enfknts , ne faissons 
pas, je vous prie, périr cette patrie. YouleE-fons 
leur léguer le naufrage, emporter leur malédio- 
tion... celle de tout Tavenir, ceUe dû monde, 
perdu peut-être pour mille ans, si la France sue- 
combe ? 

Vous ne_ sai|yoroa vosuBnfentS p ftt «*^ «ny h 
jPrancë, le mondfi ^^U Mqar ime 
dez en eû xla^ tbil 



^^jbr ^^au dévouement, au s acrifice^ ^^ t fa ^ 
grande ass ociation o ii tous Sfcjacrîflent à tous, fe . 
veux dire la Patrie. 

CrêsFlâ, jele sais bien, un enseignement dif- 
ficile, parce que les paroles n'y suffisent pas, il y 
&ut les exemples. La force, la magnanimité do 
j^crifice, si cominuqie cjiez nos pjèp^Si j^n)^ 
perdue chez nous. C'est la vraie cause de nos 
maux, de nos haines, de la discorde intérieure qm 
rend ce pays faiblg.^^0 mourir, ^ en fiiit b 
risée du monde, ^ ^^"""^ ^'"' 



DU SACRIFICE ET DU SAIUT. 56) 

Si je prends à part les meilleurs^ les plus ho- 
norables^ si je les presse un peu. Je vois que 
chacun d'eux; désintéressé en apparence^ a au 
fond quelque petite chose en réserve qu'il ne vou- 
drait pour rien sacrifier. Demandez-lui le reste.,. 
Tel donnerait sa vie à la France ; il ne donnerait 
pas tel amusement^ telle habitude» tel vice... 

Il y a encore des hommes purs du côté de l'ar- 
gent, quoiqu'on dise; mais d'orgueil? le sont-ils? 
ôteront-ils leurs gants, pour tendre la main au 
pauvre homme qui grimpe dans le rude sentier de 
la fatalité!... Et pourtant, je vous le dis^ mon- 
sieur, votre main blanche et froide, si elle ne 
touche l'autre, forte, chaude et vivante, elle ne 
fera pas des œuvres de vie. 

Nos habitudes, plus chères encore que nos 
jouissances, il faudra pourtant bien les sacrifier, 
dans quelque temps. Voici venir le temps des 
combats... 

Et ie cœur a ses habitudes, ses chers liens, qui 
sont maintenant si bien mêles en lui, à ses vivantes 
fibres, qu'ils sont d'autres fibres vivantes... Cela 
est dura arracher... Je Tai senti parfois en écri- 
vant ce livre, où j'a i^ blessé plus d'un qui m 'était 
cher. 

Le moyen âge d'abord, où j'ai passé ma vie^ 



» 



362 DU SACRIFICE ET DU SALUT. 

dont j'ai reproduit dans mes histoires la touchante, 
l'impuissante aspiration, j'ai dû lui dire : Arrière! 
aujourd'hui que des mains impures l'arrachent de 
sa tombe et mettent cette pierre devant nous pour 
nous faire choir dans la voie de l'avenu». 

Une autre religion, le rêve humanitsdre de la 
philosophie qui croit sauver l'individu en détruî* 
sant le citoyen, en niant les nations, abjurant la 
patrie... je l'ai imitiolé de même. Lia patrie, ma^ 
patrie peut seule sauver le monde. 

De la^çétique légende à la logique, et de celle^ 
ci à la foi, au cœur, voilà quelle fut ma route. 

Dans ce cœur même et cette foi, je trouvais des 
choses respectables et antiques qui réclamaient... 
des amitiés, derniers obstacles qui ne m'ont pas 
arrêté devant la patrie en péril... Qu'elle accepte 
ce sacrifice ! Ce que j'ai en ce monde, mes ami- 
tiés, je les lui oflTre, et, pour donner à la Patrie 
le beau nom que trouva l'ancienne France, je les 
dépose à l'autel de la grande Amitié. 



TABLE 

A M* Edgar Quinei 5 

Ce livre sort de Texpérience de rauteur, plus que des livres, 6 

Les statistiques sont insuffisantes. • . . • 9 

Nos peintres de mœurs sont peu fidèles. ••••••• 10 

La France est mieux connue que TEurope, et jugée plus 

sévèrement il 

Ce peuple n*est pas celui qu*on a peint 14 

La vie du peuple a une poésie sainte. • . 15 

Combien il a la vertu du sacrifice, et du sacrifice per- 
sévérant 17 

Exemple tiré de ma famille. 19 

Mon enseignement 83 

Avantages du peuple, des Barbares 86 

Mes livres : nouveau nom de Thistoire 87 

La situation m'a obligé de parler 39 

PREMIÈRE PARTIE. 

ou SERVAGE ET DE LA HAINE. 



CHAPITRE I. 

Mariage de Thomme et de la terre 47 

Acquisition de la terre, avant la Révolution; . • • • liO 

Arrêtée plusieurs fois, et encore aujourd'bai* . • • • 52 

Le paysan a fait la terre ..•••' 54 



36ft TABLE. 

U en est amoureux 16 

n emprunte pour continuer Tacquisition de la terre. • 8S 

U succombe; son irritation, 60 

L*homme des villes s'éloigneJ • 61 

On calomnie le paysan 61 

Ndblesse et misère du paysan français. ••••.* ^4 

S^ supériorité .;;...;;:.•'].:: M 

Péut-il rester propriétaire? • . t ; ; i i : i ; W 

U )x)rte envie à l'ouvrier; . : i ^ i i i î l ^ M 

CHAPlTtlâ n. 
ServUudes de Toticrier ddjpmdatlt itoi m ae liÊl m éi 

Le paysan émigré dans la ville , • • • 14 

Il ne fait ouvrier < « • • • 76 

Noie. Du machinisme. — S*étendra-t-'il ?•••«*»• 76 

Influence démocratique de la manu&oture* • • • i * 76 

Avilissement de Thomme qui dépend des macbineSb • • 61 

Condition meilleure de Tpuvrier solitaire; . • ; • « 64 

Immoralité, presque fotale» de rouvrier-machine. • • 66 

La femme 96 

L'enfknt comparé à celui dés campagnes 91 

Sociabilité et bonté de nos ouvriers; •••;.•• 96 

Notes. Des salaires. • • • • . • • 96 et 97 

GHAPIT&E m. 

Dureté de Tapprentissage. ..•::•;;.• #1 

Existence inquiète (fe roûvHêr mbdehiè. ; • • • ; M 

Son ménage; sa femine i6# 

Atobition de la mère ; le fils devient artiste t leCtiét • • 161 



Souffrances de Touvrier lettré ,é,^..^.«i04 

Culture qu*il se donne. . . . • ^ , 106 

Poésies des ouvriers ...•,« , 107 

ESssor universel vers la lumière. « , ^ • . * < • 109 

CHAPITRE IV. 
Servitudes dû fdiHmnt. 

Nos fabricants sont les ouvriers de 1815, ou leurs Ûls. . 112 

Leurs embarras actuels •••.:'..;;.: ti5 

Leur dureté J velléités d'Huihahité.. : . ; '. . 1 ; ; ; li? 

lis ne connaissent pas bien Touvrier. • i C JlO 

L^industrië fhihçâisè étoUflb. • • • lil 

Elle lutte pé i*àrt. .....•;...;•:;. i \i% 

CHAPrTRB V, 
SmittidèÉ du ihmtharidi 

Le marchand tyran du Êibricant 124 

Le marchand est condamné au mensonge; •••.••• 126 

Falsifications •,.••••••• 127 

Concurrence destructive •••.. 128 

Le marchand comparé à ronvrier; il est Dirigé de {daire. 130 

Sa famille souvent çompropiise. • • » • « • ^ « • • , 43^ 

CHAPITI^ \lé 
Servitudes dû foncliomiaire. 

Mobilité de sa condition actuelle. .... . • • • • ; • t84 

Faibles traitements .•..;...'•'. 1^^ « 

Le fonctionnaire est-il corrompu ? . ••.••;••« 18$ 

Misère de quelques fonctionnaires. •••••;••• 189 

21. 



366 TABLE. 

Profonde misère du maître d'école. • 140 

Nullité volontaire de remployé. 143 

L*homme corrompu par la famille, 14t 

Soutenu par rhonneur militaire 144 

Vœux pour Tarmée 145 

CHAPITRE vn. 
Servitudes du riche et du bourgeois, 

L*aucienne bourgeoisie ; la nouvelle déjà irieille n*a pas 

été rajeunie par Tindustrie 146 

Déclin rapide» • 149 

Inertie 161 

Frayeur de la bourgeoisie : terrorisme, communisme. • • 161 

Isolement du bourgeois, de renrichi qui s'est oublié. . . 166 

Dans risolement s'est fkit le vide 167 

Alliances de la bourgeoisie ; Tallié solide, c'est le peuple. . 168 
Fatigue, épuisement; le peuple renouvellera la vie et la 

science . T"*^^^»- 166 

CHAPITRE VIII. 
Reme de la première partie. Introduction à la seeomdB. 

Comment chaque classe aime la France. •*.•••• 166 

Misères des classes supérieures 166 

L'homme devenu très-sensible 167 

Froissé par le machinisme 168 

Macninisroe administratif, industriel, philosophique, litté- 
raire 176 

U nous dispense d'union morale • • • 171 

^ Haines d'ignorance entre les classes 176 

Le mal est surtout dans le divorce des hommes d'Instinct 

et des hommes de réflexion 176 



TABLE. 367 

DEUXIÈME PARTIE. 

0£ L'AFFRANCHISSEMENT PAR L'AMOUR. 
[La Nature. 

CHAPITRE I. 
L'instinct du peuple, peu étudié jusqv^id. 

On n*a guère peint qu'un peuple exceptionnel, 179 

Une classe peu naturelle, dépravée ; ce n'est point là le 

peuple • 182 

Il fout le prendre dans sa masse, dans sa profondeur. • • 185 

CHAPITRE U.| 
L'instinct du peuple, altéré, mais puissant. 



Notre recherche n'est point extérieure. • • 
Nous étudions le peuple dans son présent. • 

— dans son passé 

— dans ses rapports avec les autres peuples. 

Le nôtre est-il poétique? 

11 se défie trop de lui-même . • 

U garde pourtant son heureux instinct. • • 



308 TiALB. 

Bon sens et finesse de nos vieux paysans 19$ 

Sagesse et grande expénenca des vieilles femmes du 
peuple. ••«••»••»•••»•• ttt 

CHAPITRE m. 

hd peuple gagne't-41 beaucoup à sacrifier 9on MfiJnct? 
-^Clawi Mordes. 

Des nouveaux bourgeois tli 

Vulgarité des enrichis SIS . 

Effort des Anglais pour y éclmiiper, t04 

Supériorité des hommes qiii ont voulii rester eux-mtoies. fil 

CHAPITRE IV. 
Des simples.^ trahit, himfrm dà pU^pti. 

Simplicité d^espr'it, de cœur ••••••• iOft 

Les sages peuvent apprendre près des enfonts. 110 

L'enfant explique le peuple, Tantiquité. • • • 111 

Logique précoce des enflaintè. '. • ; • 111 

Caractère divin des petits enfiints, des mourants, • • • • IIS 

L'enfont le perd en grâtidisâi^. • i • . • ; i \ • • • 116 

Il le reprendra à la mort 117 

CHAPITftS V; 
Suite. — L'instmùi mtwreide l'énfàm $s ê U f srm% ? 

L*en(knt damné à sa naissance par le moyen Ige. • • • • ^ilï 
Fécondiléi mortalité, danmàtiôh. ••••••;••; îll 



TABLE. 369 

Enseignement subtil, édtli:ëtiodiaritéiiëV. 223 

L'amour et l'humanité fédafteot, • « li •;*«•• • 223 

Palliatif des Limbes ,••••••• 22& 

Victoire Aê 1*111111111111111 •••• 1 ••••••••• • Hé 

CHAPITRE Vî. 

Digression. Instinct des animaux. Réclamation povr wsp, 

L*aliimal en rapport avec TèliAuit • l i i v '• • • • • ^^Y 

L'Orient a reconnu la nature, comme sœur; fécondité • . 229 

La Cité grecque et romaine Vk méconnue; stérilité ... 231 

Le Christ n'a pas saaVé rairiiiiàl* ;<;;;;•• l >; ; 283 

Le diable vu dans les animaux . • • 234 

Ils sont réhabilités par Ve^B 1 i .:.;.;;. . iH 

L'Église ref\ise de les recevoir .;.••: l 1 .•• • it% 
L'homme les lui améhë â Noël; et lèiH fiâï entrét dàiié 

l'Église . ; . i . . . . ; . : 1 ; i . . • . . 284 

La science vient de leur rendre leéir ^ilalôi. l • . l » '. ^^4 

Que l'homme reprenne l'éducation de l'animal 240 

CHAPITRE Vn. 

L'instinct des simples. L'iMtinU.du finie» — Lhomme de génie 
est par excellence le simple, l'enfant et le peuple. 

Les simples n'aiment pas à décomposer • • • 241 

Ils recomposent facilement .1 248 

Ils sympathisent à la vie • • • • • 244 

t^énie réunit les dons de simplicité et d'analyse. . • • 24 & 

^ génie est par excellence le simple, i'^en&nt. • • . • • t%7 

^^^t peuple plus que lé peuple • • 1 • • M 



370 TABLE. 

CHAPITRE yni« 

L'enfarUemerU du génie^ type de Venfaniement êoekti. 

L'homme de génie est fécond, parce qu'il réunit les puis- 
sances opposées • 150 

En lui la critique ne tue point rinspiration lll 

L'enfontement du génie, f SI 

Type de l'enfantement social , du combat, et du sacrifice 

intérieur 1S6 

L'homme de génie s'améliore par son œuTre 359 

Il reste un des simples, et les réhabilite • • • 160 

CHAPITRE IX. 
Revue de la seconde partie. IntroducUcn à la tmMème» 

L'instinct de l'enfant n'est pas perrers, lOi 

Ni l'instinct des peuples enfonts • t6t 

L'Afrique aidera la France à se comprendre • 104 

Nous devons aux instincts muets une voix, une protectiOD» 105 

L'entrée dans la Cité du droit • • 107 

TROISIÈME PARTIE. 

DE L'AFFRANCHISSEMENT PAR L'AMOUR. 
La Patrie. 

CHAPITRE U 

L'Amitié. 

La grande amitié ou Patrie. ••••••• • 171 

L'homme naît ami de l'homme. •,•• 171 



TABLE. 371 

L'inégalité ne fait point obstacle à l'amitié 874 

L'amoui fkit le premier du dernier . • • • '175 

La démocratie, comme amour et initiation ..••••• 876 

Les premières amitiés 877 

Combien précieuses, entre ricbe et pauvret. •••••• 878 

Ils sont nécessaires l'un à l'autre 870 

Concurrences, envies 881 

Magnanimité des généraux de la Révolution •••••• 888 

CHAPITRE II. 
De l'amour et du mariage. 

Le mariage devint impossible dans Tempire romain • •^. 884 

Inconvénient d*é4>ouser une femme inférieure 888 

Inconvénient d'épouser une femme riche 887 

Bonheur du ménage pauvre 888 

Ce qu'on perd en délaissant la fille pauvre 889 

Utilité du mélange des races et des conditions . • • • • 890 

CHAPITRE m. 
De Vanodation. 

Associations des pêcheurs normands • 898 

Associations fromagères du Jura. Note sur Fourier* • • . 895 

Plus d'associations en France • • . • 896 

Associations agricoles qui se dissolvent 897 

La France est-elle moins sociable? .••••••••/ 898 

La prétention à l'égalité a tué le patronage 301 

Le Français a beaucoup d'individualité. . . • 808 

11 ne se contente pas d'une société négative, coopérative • 808 



372 TABLE. 

Il lui ftkût une société d'amés. ^ ^ • • . . ^ , , • . « !•( 
Nulle société d'âmes sans 1q sacrifice •,.,••••, loi 
Not9» Corporations. — Organisation du tra^. -^ Gûm- 
nunisme ««••••»t»**»ff«t Ml 

CHAPITRE IV, 
La Patrie'. Les naiicmiitéi honlr^ÏÏe^ j^iLjiZ'i. 

Les provlncialités disparueé ad j[itbfit Hé la nationalité • • 816 

La nationalité va se fortifiant 808 

Une âme de peuple à besoiii d'uii cie»rpB; d*ûà lieu • • • • 808 

La Patrie lui est un moyen de réaliser sa nature 810 

Nulle âme, nulle âme de peuple nb péri» . • • • i t & til 

Nulle nation ne pérûnu • & & • i ••«••;« 4 * lit 

Qtt'adviendrait-U du monde« si la France pémttHt • 4 ; 811 

C!IIAPlttt& T. 
La France. 



Danger du cosmopolitisme, ilàngér â*iihiter 817 

Danger pour la France dMmiter TAngleterre 820 

L'Angleterre est riche. ••;•;;: 831 

La France est pauvre, pourquoi? 831 

Pavce qu'elle a eu le génie du sacrifice. «#«•••«• ttli 

chaphrk VI. 

La France iuipèriewre^ comme dogmes et ccmie XSjffando. 
— La France e$t une reUgUm, 

La papauté de la France. • • • • • '. Mf 

Son principe plus humain, sa tradition pluâ SÙivfe; ; • • ISS 



La France est la. fiuternitô vivante. • » # i i 4 ^ ; ; • tlt^ 

Elle peut s'enseigner conhne dogme et eomme !ig|«tiâé,' . 180 

Et fonder par renseignement la religidtt dé la pMtf^l l • Pii 

CHAPITRÉ Yîî. 

La foi de la RévoltUUm. Elh rCa pas garié la foi iu$g^'au ^Qttf, 
et n'a pas transmis son esprit par f44uçû^09U 

Écoles normales» primaires, centrales. 1794, • • • • • 838 

École normale • • • 836 

École polytechnique 837 

L'École normale n'enseigne ni la France, ni la Révolution. 888 

La Révolution non préparée dans l'éducation 340 

Scolastique et rhétorique du terrorisme • 841 

La Convention perd la foi. • . • , 842 

Elle ne transmet pas le génie de la Révolution 843 

Notes. La France a été sauvée malgré la Terreur, non par 
elle 834 et 341 

CHAPITRE Vffl. 
Nulle éducation sans la foi. 

La foi dans la patrie 844 

Gomment on peut recouvrer la foi? 846 

La jeunesse nous rendra la foi 847 

CHAPITRE IX. 

Dieu en la patrie. La jeune patrie de Vavenir. 
— Le sacrifice. 

La mère révèle Dieu 849 

Le père révèle la patrie • 8fti 



374 TABLE. 

L*école comme patrie enftmt. • • , til 

Une première école, commmieà tous, où ils sentiraient la 

patrie comme proYidence « • • t53 

La patrie enseignée comme dogntne et légende B5C 

Elle seule doit initier au monde. • 357 

La politique identique à Téducation. 368 

Nos en&nts nous rendront la force du sacrifice, • • • • 35t 

Du sacrifice et du salut. •.••••*.• 361 



FIN. 



ERRATA. 



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