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Full text of "Le premier texte de La Bruyère"

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•v*^ 



6^-' 



LE PREMIER TEXTE 



LA BRUYÈRE 




PARIS 
Cabmet. du Bibliophile 



'Il DCCC LXVIIl 



V 



' i 



LE CABINET 

DU 

BIBLIOPHILE 



PIECES RARES OU INEDITES. 



EDITIONS ORIGINALES 



EXTRAIT DU PROSPECTUS 



THE NEW YORl 
PUBLIC LIERA 

853632i 

ASTOR, LENOX AI 
TILDEN FOU ND ATI 
R 1936 




» e Cabinet du Bibliophile se compose de 
l pièces rares ou inédites f intéressantes 
(pour V étude de V histoire, de la littérature 
► et des mœurs du XV" au XVIII^ siècle. 
Il comprend aussi les éditions originales de ceux de 
nos grands écrivains dont le premier texte présente 
des différences notables avec le texte définitif. — Le 
double intérêt de rareté et de curiosité que présentent 
ces publications leur assigne une place dans le cabi- 



U 



\4 \<: v-j 



net du èièiiopkiic^ dont elles forment la bibliothèque 
intime. 

Le nombre de ces publications est illimité. Elles 
paraissent les unes après les autres, sans ordre, et à 
mesure quHl s'en rencontre qui semblent dignes d'être 
reproduites. — Chacune d'acnés , indépendante de 
toutes les autres, peut être achetée séparément. Le 
seul lien qui existe entre elles est dans la pensée de 
former pour les bibliophiles une collection qui ré- 
ponde à leurs goûts et à leurs besoins. 

Cette entreprise s^ adresse à des collaborateurs au- 
tant qu'à des acheteurs. Aussi prions-nous les ama- 
teurs qui découvriraient quelques pièces rares ou 
intéressantes, et qui aimeraient mieux les rattacher 
à notre collection que de les publier séparément , de 
vouloir bien nous en faire part. Nous serons heureux 
de les joindre aux nôtres, si elles rentrent dans le 
cadre que nous nous sommes tracé. 




*•• .•- • 



• *• • • ••• • •.•• 

•«* • • « • • • • 



•• •• • ••« 




CONDITIONS DE LA PUBLICATION 



volumes sont tirés le plus souvent à 
( 3oo exemplaires ; quelques-uns sont im- 
i primés à un nombre inférieur. Le tirage 
ides plus importants est porté à 5oo, 
mais ce nombre n'est jamais dépassé. Chaque publi- 
cation porte, du reste, le chiffre exact et le détail du 
tirage, et tous les exemplaires sont numérotés. 

(Exemplaires de choix.) Il est tiré également 
12 exemplaires sur papier de Chine et 12 sur papier 
Whatman. Ces exemplaires étant toujours les pre- 
miers vendus, les personnes qui voudraient se les 
assurer feront bien de nous les demander à l'a- 
vance. 

{Exemplaires sur vélin et sur parchemin,) Les ama- 
teurs qui désireraient des exemplaires sur vélin ou 
sur parchemin sont priés de nous en prévenir. Us 
trouvent toujoura, sur un catalogue joint au dernier 
volume paru, l'indication des ouvrages en préparation , 
et peuvent ainsi nous envoyer leur demandes avant 
que l'impression soit commencée. 

(Souscripteurs.) Il est donné avis de la publication 
de chaque volume à toute personne qui en mani- 
feste le désir. Les amateurs qui souscrivent à toute 
la collection reçoivent les volumes au fur et à me- 
sure de leur publication. Ils jouissent d'une remise 
de 10 p. 100 sur le prix de la vente. 

(Prix.) Le prix des volumes varie, suivant leur 
contenance, de 5 à 10 fr. pour les papiers vergés, et 
de 10 à 20 fr. pour les papiers Whatman et les pa- 
piers de Chine 



EN VENTE 

Le Premier Texte de La Bruyère 

I vol. de 240 p., tiré à 5oo exemplaires. 

Prix : sur papier vergé, 10 fr. — sur papier de Chine 
et sur papier Whatman, 20 fr. 



SOUS PRESSE 
Gargantua 

AVEC UNE NOTICE DE M. PaUL LaCROIX 

Tirage à 25o. — Papier vergé, 5 fr. — Papier de 
Chine et papier Whatman, ro fr. 



POUR PARAITRE PROCHAINEMENT 
La Puce de M^- Desroches 

I volume de 200 pages environ, tiré à 3oo exemplaires. 

Ce recueil , publié par Etienne Pasquier, est un échantillon 
très-curieux du savoir-faire poétique des beaux esprits au 
XVI» siècle. — Il n'a pas été, jusqu'ici, réimprimé en entier. 

Papier vergé, lo fr. — Papier de Chine 
et papier Whatman, 20 fr. 

En préparation : La Farce de Pathelin, 
Les Satires de du Lorens, 



Nota. — Toutes les publications du Cabinet du Bibliophile. 
se trouvent à la Librairie de l'Académie des Bibliophiles^ 
rue de la Bourse ^ 10. 



LE PREMIER TEXTE 



LA BRUYÈRE 



CABINET DU BIBLIOPHILE 

N» 1 



■y 



TIRAGE. 

5oo exemplaires lur papier vergé. 
13 » sur papier Whatman. 

12 • sur papier de Chine 

2 » sur parchemin. 

526 exemplaires numérotés. 
NO ^^9". 



LE PREMIER TEXTE 



LA BRUYÈRE 



\CC^ ' 



^ 



0^ 



PUBLIÉ PAR D. JOUAUST 



\ 




A PARIS 

CHEZ D. JOUAUST, IMPRIMEUR 

RUE SAINT-HONORÉf 338 



MDCCCLXVIII 



U^ 




AVERTISSEMENT 




iC rCest pas, à proprement parler, une 
l édition de La Bruyère^ que nous donnons 
i aujourd'hui. Nous reproduisons simple- 
' ment V édition originale, très-intéressante 
à cause des nombreux changements que le texte de 
La Bruyère a subis dans les éditions suivantes, mais 
devenue tellement rare quHl nous a paru utile de la 
réimprimer pour venir en aide aux travaux des lit- 
térateurs et des bibliophiles. 
Cette première édition n'est, pour ainsi dire, que 

I. L'édition complète de La Bruyère que nous devons publier 
avec M. Louis Lacour dans notre collection des Classiques 
français in-8*» renverra à celle-ci pour la conférence des textes. 

b 



vj Avertissement. 

Vembryon des Caractères tels que nous les lisons au- 
jourd'hui; mais les additions successives apportées 
par La Bruyère à son travail , en augmentant la va- 
leur de V œuvre définitive y n'ôtent rien au mérite de 
Vœuvre originale. Tel quHl est, ce premier jet est un 
coup de maître, et La Bruyère y n^eût-il produit que 
cet essai, se trouverait encore classé au premier rang 
parmi les grands génies dont s^honore notre littéra- 
ture. 

Huit éditions ont été publiées du vivant de Vau- 
teur. Les trois premières, toutes trois de 1688, sont 
à peu près identiques. Oest seulement à la 4^ (1689) 
que commencèrent les additions importantes, telle- 
ment importantes que Vouvrage se trouve presque 
doublé. Elles continuent à la 5» édition (1690), dans 
laquelle Vauteur annonce pour la première fois quHl 
a fait des augmentations à Védition originale. La 6^ 
édition (1691) et la 7® {l6^^) portent chacune des 
additions nouvelles, et ce n^est qu^à la 8^ (1694) que 
le texte se trouve fixé définitivement. La 9® édition, 
qui parut en i&g6,peu de jours après la mort de La 
Bruyère, ne s* écarte de la précédente que par quel- 
ques variantes. Les neuf éditions que nous venons de 
mentionner ne diffèrent pas seulement par Vaddition 
de pensées nouvelles^ mais encore par une foule de 
transpositions et de modifications. On se trouve fort 
embarrassé quand on veut suivre la dernière édition 
avec Védition originale. Non-seulement on est dé- 



Avertissement. vij 

routé par ces augmentations nombreuses qui sont ar^ 
rivées à faire du livre le triple de ce quHl était d^a- 
bord; mais souvent on croit qu^une pensée a été sup- 
primée, et on la retrouve autre part^ soit dans les 
mêmes termes^ soit formulée différemment. 

Il semble, du reste, que tel soit le sort des livres 
de ce genre. Les Maximes de La Rochefoucauld, 
entre la i'® édition (i665) ef la dernière imprimée 
du vivant de Vauteur(i&jS), ont subi des changements 
qui, sHls ne sont pas relativement aussi considérables 
que ceux des Caractères, sont néanmoins trèS'impor- 
tants. Cette particularité a sa raison d'hêtre dans la 
nature même de ces ouvrages. La précision et la 
concision que réclament des écrits oit tout est axiomes, 
descriptions, définitions, appellent des changements 
incessants. Des écrivains qui, comme La Bruyère et 
La Rochefoucauld, avaient la conscience de leur 
œuvre, devaient être toujours préoccupés du désir de 
faire mieux et plus complet; la forme de leurs ou- 
vrages, composés de pensées courtes et sans liaisons 
entre elles, se prêtait merveilleusement aux addi- 
tions, aux suppressions et aux transpositions, et il 
n^est pas étonnant que leurs oeuvres aient passé par 
tant de changements successifs avant d*arriver à une 
forme définitive. 

Nous n^avons ici ni à raconter la vie de La 
Bruyère, ni à juger son œuvre: on a dit làrdessus 
et plus et mieux que nous ne pourrions dire. Nous 



viij Avertissement. 

nous abstiendrons aussi de notes historiques et expli- 
catives^ qu^on trouvera fort bien faites dans d^excel^ 
lentes éditions que tout le monde a entre les mains , 
et surtout de ces notes admiratives qu^on rencontre 
dans beaucoup trop d^éditions. Nous avons une aver^ 
sion toute particulière pour ces exclamations sur les 
beautés d*un ouvrage, faisant dans unJivre V effet de 
la claque au théâtre^ comme si le lecteur n^ était pas 
capable d^admirer de lui-même ce qui est admirable. 
Ce n'est pas ainsi que doit être compris le travail de 
Vannotateur. La note ne doit être ni une gêne ni un 
ennui pour le lecteur; elle ne doit pas aller le cher- 
cher, mais être cherchée par lui. Il faut qu'elle lui soit 
comme un ami modestement dévoué, toujours prêt à 
lui venir en aide, sans jamais tenter de lui imposer 
ses services. 

Les notes dont nous avons fait suivre cette réédi- 
tion ne sont faites, du reste, qu^au point de vue phi- 
lologique; ce sont simplement des notes justificatives. 
Nous avons voulu que, toutes les fois que le lecteur 
serait alarmé par une orthographe qui lui semblerait 
une erreur typographique, il pût se rassurer en allant 
consulter les quelques lignes que nous avons cru de- 
voir placer à la fin de ce volume. 

Réimprimant une édition originale, nous devions en 
reproduire Vorthographe ; nous Pavons suivie respec- 
tueusement, hormis dans ce qui nous a paru des 
erreurs évidentes, n^ayant de respect pour rien de ce 



Avertissement. ix 

qui est du domaine de Verreur. On est arrêtéj à 
chaque instant, par des irrégularités inexplicables; 
on est tout étonné de trouver dans une phrase le 
même mot écrit de deux manières différentes. On a 
peine à démêler dans cette confusion une grammaire 
invariable et des règles de formation des mots bien 
arrêtées. Mais ce sont ces irrégularités mêmes qui 
sont le signe caractéristique de Vétat de la langue à 
Vépoque de La Bruyère. 

L'orthographe, si Von peut appeler ainsi une ma- 
nière aussi irrégulière d'écrire, était abandonnée au 
caprice des auteurs. Il serait même plus juste de dire 
qu'elle n'existait pas encore et qu'elle était en voie 
de formation. Nous en trouvons la preuve dans un 
document dont le caractère officiel ne peut être con- 
testé. On lit dans les Cahiers de remarques sur Por- 
thographe françaises qui datent de 1673, et qui sont 
presque contemporains de notre édition : 

« La première observation que la Compagnie a 
creu devoir faire est que, dans la Langue Françoise 
comme dans la pluspart des autres, l'Orthographe 
n'est pas tellement fixe et déterminée qu'il n'y ait 
plusieurs mots qui se peuvent escrire de deux diffe- 

1. Cahiers de remarques sur l'orthographe française pour 
estre examine^ par chacun de Messieurs de l'Académie. Il en 
existe deux éditions différentes que M. Marty-Laveaux a pu- 
bliées en une seule, en i863. Le travail, malheureusement trop 
court, dont il a fait précéder cette réédition, est un document très- 
intéressant pour l'histoire de la langue. 



X Avertissement. 

rentes manières qui sont toutes deux esgalement 
bonnes; et quelquefois aussi il y en a vne des deux qui 
n^est pas si vsitée que Vautre, mais qui ne doit pas 
estre condamnée. » 

Aujourd'hui V orthographe est fixée, et si Von ne 
sait pas au juste quelle est la meilleure manière d^é- 
crire un mot, on sait de quelle manière on doit Vécrire, 
Sans doute les règles suivies actuellement subiront 
encore des modifications, et nous ne savons ce que 
nous réserve à cet égard la nouvelle édition du Dic- 
tionnaire de V Académie, Mais, avant de rien préjuger 
sur elle, nous voudrions bien savoir si elle paraîtra 
jamais. 



""^^^^^^ 



ERRATA 



Il existe des exemplaires de l'édition originale qui 
portent, après le privilège, un feuillet d'errata; ce 
n'est qu'une fois notre texte imprimé que nous avons 
vu un de ces exemplaires. Nous avions, du reste, 
rectifié spontanément la plupart des erreurs qui s'y 
trouvent signalées. En voici trois que nous avions 
respectées , parce qu'elles ne nous avaient pas paru 
des erreurs évidentes : 

P. 74, 1. 6. Au lieu de qui parle, lisez qui leur parle. 
P. 104, ]. 19. Au lieu de hautes, lisez hauts, 
P. i33, ]. 1 1. Au lieu de on est, lisez on en est. 

D'ailleurs cet errata aurait besoin d'un errata lui- 
même. Sur neuf renvois de pages, trois sont faux, 
et de ces trois fautes fautivement marquées, il y en 
a une dont nous n'avons pu trouver la place nulle 
part dans l'édition. C'est celle qui est ainsi indi- 
quée : 

P. 3o7 (i84<5 de notre réimpression). Apost. Chap. i3. lise^ 
Chap. Ji. 

Il y a bien là une note à laquelle pourrait se rap- 
porter cette indication. Mais il y est question des Peri' 
sées de Pascal, et non pas des Apôtres. 



LES 

CARACTERES 

DE THEOPHRASTE 

TRADUITS DU GREC 
AVEC 

LES CARACTERES 

LES MOEURS 

DE CE SIECLE 




A P^RIS, 

Chez ESTIENNE MiCHALLET 

premier Imprimeur du Roy, ruô S. Jacques, 
à l'Image saint Paul. 

M. DC. LXXXVIII. 
Avec Privilège de Sa Majesté. 



DISCOURS 



THEOPHRASTE 




Q£ n*estime pas que l'homme soit ca- 
(pable de former dans son esprit un 
^projet plus vain et plus chimérique 
S^que de prétendre, en écrivant de quel- 
que art ou de quelque science que ce soit, écha- 
per à toute sorte de critique et enlever les suf- 
frages de tous ses Lecteurs. 

Car, sans m*étendre sur la différence des esprits 
des hommes, aussi prodigieuse en eux que celle 
de leurs visages, qui fait goûter aux uns les cho- 
ses de spéculation et aux autres celles de pra- 
tique ; qui Élit que quelques-uns cherchent dans 
les Livres à exercer leur imagination, quelques 



4 Discours sur Theophraste. 

autres à former leur jugement; qu'entre ceux 
qui lisent, ceux-cy aiment à estre forcez par 
la démonstration, et ceux-là veulent entendre 
délicatement ou former des raisonnemens et des 
conjectures; je me renferme seulement dans cette 
science qui décrit les mœurs, qui examine les 
hommes et qui développe leurs caractères; et 
j'ose dire que sur les ouvrages qui traitent de 
choses qui les touchent de si prés, et où il ne 
s'agit que d'eux-mesmes, ils sont encore extrê- 
mement difficiles à contenter. 

Quelques sçavans ne goûtent que les Apo- 
phthegtnes des Anciens et les exemples tirez des 
Romains, des Grecs, des Perses, des Egyptiens ; 
rhistoire du monde présent leur est insipide ; ils ne 
sontpointtouchez des hommesqui les environnent 
et avec qui ils vivent, et ne font nulle attention 
à leurs moeurs. Les femmes, au contraire, les 
gens de la Cour, et tous ceux qui n'ont que beau- 
coup d'esprit sans érudition, indifferens pour 
toutes les choses qui les ont précédé, sont avides 
de celles qui se passent à leurs yeux et qui sont 
comme sous leur main; ils les examinent, ils les 
discernent, ils ne perdent pas de veuë les per- 
sonnes qui les entourent, si charmez des descrip- 
tions et des peintures que l'on fait de leurs con- 
temporains, de leurs concitoyens, de ceux enfin 
qui leur ressemblent, et à qui ils ne croyent pas 



Discours sur Theophraste, 5 

ressembler, que jusques dans la Chaire Ton se croit 
obligé souvent de suspendre T Evangile pour les 
prendre par leur foible, et les ramener à leurs 
devoirs p^ar des choses qui soient de leur goust 
et de leur portée. 

La Cour ou ne connoist pas la ville, ou, par 
le mépris qu'elle a pour elle> néglige d'en relever 
le ridicule, et n'est point frapée des images 
qu'il peut fournir ; et si au contraire l'on peint 
la Cour, comme c'est toujours avec les ména- 
gemens qui luy sont dûs, la ville ne tire pas de 
cet ébauche de quoy remplir sa curiosité et se 
faire une juste idée d'un pays où il faut mesme 
avoir vécu pour le connoistre. 

D'autre part, il est naturel aux hommes de ne 
point convenir de la beauté ou de la délicatesse 
d'un trait de morale qui les peint, qui les dé- 
signe, et où ils se reconnoissent eux-mesmes ; ils 
se tirent d'embarras en le condamnant ; et tels 
n'approuvent la satyre que lorsque, commen- 
çant à lâcher prise et à s'éloigner de leurs per- 
sonnes, elle va mordre quelque autre. 

Enfin, quelle apparence de pouvoir remplir 
tous les goûts si differens des hommes par un 
seul ouvrage de morale ? Les uns cherchent des 
définitions, des divisions, des tables et de la 
méthode ; ils veulent qu'on leur explique ce que 
c'est que la vertu en gênerai, et cette vertu en 



6 Discours sur Theophraste. 

particulier ; quelle différence se trouve entre la 
valeur, la force et la magnanimité, les vices 
extrêmes par le défaut ou par l'excès entre les- 
quels chaque vertu se trouve placée, .et duquel 
de ces deux extrêmes elle emprunte davantage : 
toute autre doctrine ne leur plaist pas. Les au- 
tres, contents que Ton réduise les mœurs aux 
passions, et que Ton explique celles-cy par le 
mouvement du sang, par celuy des fibres et des 
artères, quittent un Auteur de tout le reste. 

Il s'en trouve d'un troisième ordre, qui, per- 
suadez que toute doctrine des mœurs doit ten- 
dre à les reformer, à discerner les bonnes d'avec 
les mauvaises, et à démêler dans les hommes ce 
qu'il y a de vain, de foible et de ridicule, d'avec 
ce qu'ils peuvent avoir de bon, de sain et de 
loUable, se plaisent infiniment dans la lecture 
des livres qui, supposant les principes physi- 
ques et moraux rebatus par les anciens et les 
modernes, se jettent d'abord dans leur applica- 
tion aux mœurs du temps, corrigent les hommes 
les uns par les autres par ces images de choses 
qui leur sont si familières, et dont néanmoins 
ils ne s'avisoient pas de tirer leur instruction. 

Tel est le traité des Caractères des mœurs que 
nous a laissé Theophraste ; il l'a puisé dans les 
Ethiques et les grandes Morales d'Aristote, dont 
il fut le disciple. Les excellentes définitions que 



Discours sur Theophraste^ 7 

l'on lit au commencement de chaque Chapitre 
sont établies sur les idées et sur les principes de 
ce grand Philosophe, et le fond des caractères 
qui y sont décrits sont pris de la mesme source ; 
•il est vray qu'il se les rend propres par l'étendue 
qu'il leur donne, et par la satyre ingénieuse 
qu'il en tire contre les vices des Grecs et sur tout 
dçs Athéniens. 

Ce Livre ne peut gueres passer que pour le 
commencement d'un plus long ouvrage que 
Theophraste avoit entrepris. Le projet de ce 
Philosophe, comme vous le remarquerez dans sa 
Préface, estoit de traiter de toutes les vertus et 
de tous les vices. Et comme il assure luy-mesme 
dans cet endroit qu'il commence un si grand des- 
sein à l'âge de quatre-vingt dix»neuf ans, il y a 
apparence qu'une prompte mort l'empêcha de le 
conduire à sa perfection. J'avoue que l'opinion 
commune a toujours esté qu'il avoit poussé sa 
vie au delà de cent ans ; et saint Jérôme, dans 
une Lettre qu'il écrit à Nepotien, assure qu'il 
est mort à cent sept ans accomplis; de sorte que 
je ne doute point qu'il n'y ait eu une ancienne 
erreur ou dans les chiffres Grecs qui ont servi 
de règle à Diogene Laërce, qui ne le fait vivre 
que quatre-vingt quinze années, ou dans les 
premiers manuscrits qui ont esté faits de cet 
Historien , s'il est vray, d'ailleurs , que les qua- 



8 Discours sur Theophraste. 

tre-vingt dix-neuf ans que cet Auteur se jdonne 
dans cette Préface se lisent également dans 
quatre manuscrits de la Bibliothèque Palatine : 
c'est là que Ton a trouvé les cinq derniers 
Chapitres des Caractères de Theophraste , qui 
manquoient aux anciennes impressions, et que 
Ton a vu deux titres, Tun du goût qu'on a pour 
les vicieux, et l'autre du gain sordide, qui sont 
seuls, et dénuez de leurs Chapitres. 

Ainsi cet ouvrage n'est peut-estre mesme qu'un 
simple fragment, mais cependant un reste précieux 
de l'antiquité , et un monument de la vivacité de 
l'esprit et du jugement ferme et solide de ce 
Philosophe dans un âge si avancé. En effet, il a 
toujours esté lu comme un chef-d'œuvre dans 
son genre : il ne se voit rien où le goût Attique 
se fasse mieux remarquer, et où l'élégance Grec- 
que éclate davantage. On l'a appelle un livre 
d'or. Les Sçavans, faisant attention ii la diversité 
des mœurs qui y sont traitées et à la manière 
naïve dont tous les caractères y sont exprimez, 
et la comparant d'ailleurs avec celle du Poëte 
Menandre, disciple de Theophraste, et qui servit 
ensuite de modèle à Terence, qu'on a dans nos 
jours si heureusement imité, ne peuvent s'empê- 
cher de reconnoistre dans ce petit ouvrage la 
première source de tout le comique, je dis de 
celuy qui est épuré des pointes, des obscenitez, 



Discours sur Theophraste. 9 

des équivoques, qui est pris dans la nature, qui 
fait rire les sages et les vertueux. 

Mais peut-estre que, pour relever le mérite de 
ce traité des Caractères et en inspirer la lecture, 
il ne sera pas inutile de dire quelque chose de 
celuy de leur Auteur. 11 estoit d'£rese, ville 
de Lesbos, fils d'un Foulon. Il eut pour premier 
Maistre, dans son païs , un certain Leucipe ' qui 
estoit de mesme ville que luy ; de-là il passa à 
l'Ecole de Platon, et s'arresta ensuite à celle 
d*Âristote, où il se distingua entre tous ses dis- 
ciples. Ce nouveau Maître, charmé de la facilité 
de son esprit et de la douceur de son élocution, 
luy changea son nom , qui estoit Tyrtame, en 
celuy d'Euphraste, qui signifie celuy qui parle 
bien ; et, ce nom ne répondant point assez à la 
haute estime qu'il avoit de la beauté de son génie 
et de ses expressions, il Tappella Theophraste, 
c'est-à-dire un homme dont le langage est divin. 
Et il semble que Ciceron ait enf ré dans les senti- 
mens de ce Philosophe, lorsque, dans le Livre 
qu'il intitule : BrutuSj ou des Orateurs illustres, 
il parle ainsi : « Qui est plus fécond et plus abon- 
dant que Platon ? plus solide et plus ferme 
qu'Âristote? plus agréable et plus doux que 

1. Un autre que Leucipe , Philosophe célèbre et disciple de 
Zenon. 

2 



lo Discours sur Theophraste. 

Theophraste ? » Et dans quelques-unes de ses 
Epistres à Atticus on voit que, parlant du mesme 
Theophraste, il l'appelle son amy, que la lecture 
de ses livres luy étoit familière et qu'il en faisoit 
ses délices. 

Aristote disoit de luy et de Calistene, un autre 
de ses disciples, ce que Platon avoit dit la pre- 
mière fois d' Aristote mesme et de Xenocrate : 
que Calistene étoit lent à concevoir et avoit Tes* 
prit tardif, et que Theophraste, au contraire, 
Tavoit si vif, si perçant, si pénétrant, qu'il com- 
prenoit d'abord d'une chose tout ce qui en pou- 
voit estre connu; que l'un avoit besoin d'espe- 
ron pour estre excité, et qu'il ÊiUoit à l'autre un 
frein pour le retenir. 

Il estimoit en celuy-cy, sur toutes choses, un 
caractère de douceur qui regnoit également dans 
ses mœurs et dans son style. L'on raconte que 
les disciples d'Aristote, voyant leur Maistre avancé 
en âge et d'une santé fort afifoiblie , le prièrent 
de leur nommer son successeur; que, comme 
il avoit deux hommes dans son Ecole sur qui 
seuls ce choix pouvoit tomber, Menedeme' le 
Rhodien et Theophraste d'Erese, par un esprit 
de ménagement pour celuy qu'il vouloit exclure, 

I. M y en a eu deux autres du mesme nom : l'un Philosophe cî- 
nique, l'autre disciple de Platon. 



Discours sur Theophraste. 1 1 

il se déclara de cette manière : il feignit, peu de 
temps après que ses disciples luy eurent fait cette 
prière, et en leur présence, que le vin dont il 
faisoit un usage ordinaire luy estoit nuisible; il se 
fit apporter des vins de Rhodes et de Lesbos, il 
goûta de tous les deux, dit qu'ils ne demen- 
toient point leur terroir et que chacun dans son 
genre estoit excellent, que le premier avoit de 
la force, mais que celuy de Lesbos avoit plus 
de douceur et qu'il luy donnoit la préférence. 
Quoy qu'il en soit de ce fait, qu'on lit dans Âu- 
lugelle, il est certain que, lors qu'Aristote, accusé 
par Eurimedon, Prestre de Gères, d'avoir mal 
parlé des Dieux, craignant le destin de Socrate, 
voulut sortir d'Athènes et se retirer à Calcis, 
ville d'Eubée, il abandonna son Ecole au Les- 
bien,luy confia ses écrits à condition de les. tenir 
secrets ; et c'est par Theophraste que sont venus 
jusques à nous les Ouvrages de ce grand homme. 
Son nom devint si célèbre par toute la Grèce 
que, successeur d'Aristote, il put conter bien-tôt 
dans l'Ecole qu'il luy avoit laissée jusques à 
deux mil disciples. Il excita l'envie de * So- 
phocle, fils d'Amphiclide, et qui pour lors estoit 
Prêteur. Celuy-cy, en effet, son ennemy, mais 
sous prétexte d'une exacte police et d'empescher 

I. Un autre que le PoCte tragique. 



12 Discours sur Theophraste, 

les assemblées, fit une loy qui défeadoit sur 
peine de la vie à aucun Philosophe d'enseigner 
dans les Ecoles. Ils obéirent; mais Tannée sui- 
vante, Philon ayant succédé à Sophocle, qui 
estoit sorti de charge, le peuple d'Athènes abro- 
gea cette loy odieuse que ce dernier avoit faite, 
le condamna à une amende de cinq talens, ré- 
tablit Theophraste et le reste des Philosophes. 

Plus heureux qu'Aristote , qui avoit esté con- 
traint de céder à Eurimedon, il fut sur le point 
de voir un certain Agnonide puni comme impie 
par les Athéniens, seulement à cause qu'il avoit 
osé Taccuser d'impiété, tant estoit grande l'affec- 
tion que ce peuple avoit pour luy, et qu'il meri- 
toit par sa vertu. 

En effet, on luy rend ce témoignage, qu'il 
avoit une singulière prudence, qu'il estoit zélé 
pour le bien public, laborieux, officieux, affable, 
bienfaisant. Ainsi, au rapport de Plutarque, lors- 
que Erese fut accablée de Tyrans qui avoient 
usurpé la domination de leur païs, il se joignit 
à * Phydias, son compatriote, contribua avec luy 
de ses biens pour armer Jes bannis, qui rentrè- 
rent dans leur ville, en chassèrent les traîtres, 
et rendirent à toute Tlsle de Lesbos sa liberté. 

Tant de rares qualitez ne luy acquirent pas 

I. Un Autre que le fameux Sculpteur. 



Discours sur Theophraste, i3 

seulement la bienveillance du peuple, mais en- 
core Testîme et la familiarité des Rois. Il fut 
ami de Cassandre, qui avoit succédé à Aridée, 
frère d'Alexandre le Grand, au Royaume de Ma- 
cédoine ; et Ptolomée, fils de Lagus et premier 
Roy d'Egypte, entretint toujours un commerce 
étroit avec ce Philosophe. Il mourut enfin ac- 
cablé d'années et de fatigues, et il cessa tout à 
la fois de travailler et de vivre. Toute la Grèce le 
pleura, et tout le peuple Athénien assista à ses 
funérailles. 

L'on raconte de luy que, dans son extrême 
vieillesse, ne pouvant plus marcher à pied, il se 
faisoit porter en littiere par la ville, où il estoit 
vu du peuple à qui il estoit si cher. L'on dit 
aussi que ses disciples, qui entouroient son lit 
lors qu'il mourut, luy ayant demandé s'il n'avoit 
rien à leur recommander, il leur tint ce dis- 
cours : a La vie nous séduit, elle nous promet de 
a grands plaisirs dans la possession de la gloire; 
« mais à peine commence-t'on à vivre, qu'il faut 
« mourir. Il n'y a souvent rien de plus stérile 
a que Tamour de la réputation. Cependant, mes 
a disciples , contentez-vous : si vous négligez 
« l'estime des hommes, vous vous épargnez à 
tt vous-mesmes de grands travaux; s'ils ne rebu- 
« tent point vostre courage, il peut arriver que 
« la gloire sera vostre récompense. Souvenez-vous 



14 Discours sur Theophraste. 

a seulement qu'il y a dans la vie beaucoup de 
a choses inutiles, et qu'il y en a peu qui mènent 
« à une fin solide. Ce n'est point à moy à déli- 
u berer sur le parti que je dois prendre, il n'est 
a plus temps. Pour vous, qui avez à me survivre, 
« vous ne sçauriez peser trop meurement ce que 
« vous devez faire. » Et ce furent là ses dernières 
paroles. 

Giceron, dans le troisième Livre des Tuscu- 
lanes, dit que Theophraste mourant se plaignit 
de la nature, de ce qu'elle avoit accordé aux 
Cerfs et aux Corneilles une vie si longue et qui 
leur est si inutile, lorsqu'elle n'avoit donné aux 
hommes qu'une vie très-courte, bien qu'il leur 
importe si fort de vivre long-temps ; que, si l'âge 
des hommes eût pu s'étendre à un plus grand 
nombre d'années, il seroit arrivé que leur vie au- 
roit esté cultivée par une doctrine universelle, et 
qu'il n'y auroit eu dans le monde ny art ny 
science qui n'eût atteint sa perfection. Et saint 
Jérôme, dans l'endroit déjà cité', assure que 
Theophraste, à l'âge de cent sept ans, frappé de 
la maladie dont il mourut, regretta de sortir de 
la vie dans un temps où il ne faisoit que com- 
mencer à estre sage. 

11 avoit coutume de dire qu'il ne faut pas aimer 
ses amis pour les éprouver, mais les éprouver 
pour les aimer; que les amis doivent estre com- 



Discours sur Theophraste, i5 

muns entre les frères, comme tout est commun 
entre les amis ; que l'on devolt plûtost se fier à 
un cheval sans frein qu'à celuy qui parle sans 
jugement; que la plus forte dépense que Ton 
puisse faire est celle du temps. Il dit un jour à 
un homme qui se taisoit à table dans un festin : 
« Si tu es un habile homme, tu as tort de ne 
pas parler; mais, s'il n'est pas ainsi, tu en 
sçais beaucoup.» Voilà quelques-unes de ses 
maximes. 

Mais si nous parlons de ses ouvrages, ils sont 
infinis, et nous n'apprenons pas que nul ancien 
ait plus écrit que Theophraste. Diogene Laërce 
fait l'énumeration de plus de deux cens traitez 
differens et sur toutes sortes de sujets qu'il a 
composez; la plus grande partie s'est perdue par 
le malheur des temps, et l'autre se réduit à vingt 
traitez qui sont recîieillis dans le volume de ses 
œuvres : l'on y voit neuf livres de l'histoire des 
plantes, six livres de leurs causes ; il a écrit des 
vents, du feu, des pierres, du miel , des signes 
du beau temps, des signes de la pluye, des signes 
de la tempeste, des odeurs, de la sueur, du ver- 
tige, de la lassitude, du relâchement des nerfs, 
de la défaillance, des poissons qui vivent hors de 
l'eau, des animaux qui changent de couleur, des 
animaux qui naissent subitement , des animaux 
sujets à Tenvie, des Caractères des mœurs. 



i6 Discours sur Theophrasie. 

Voilà ce qui nous reste de ses écrits, entre les- 
quels ce dernier seul^ dont on donne la traduc- 
tion, peut répondre non seulement de la beauté 
de ceux que Ton vient de déduire, mais encore 
du mérite d'un nombre infini d'autres qui ne 
sont point venus jusqu'à nous. 

Que si quelques-uns se refroidissoient pour 
cet ouvrage moral par les choses qu'ils y voyent 
qui sont du temps auquel il a esté écrit, et qui 
ne sont point selon leurs mœurs, que peuvent-ils 
faire de plus utile et de plus agréable pour eux 
que de se défaire de cette prévention pour leurs 
coutumes et leurs manières, qui, sans autre dis- 
cussion, non seulement les leur fait trouver les 
meilleures de toutes, mais leur fait presque dé- 
cider que tout ce qui n'y est pas conforme est mé- 
prisable, et les prive, dans la lecture des Livres 
des Anciens, du plaisir et de l'instruction qu'ils 
en doivent attendre. 

Nous qui sommes si modernes serons anciens 
dans quelques siècles. Alors l'histoire du nostre 
fera goûter à la postérité la vénalité des charges, 
c'est à dire le pouvoir de protéger l'innocence, de 
punir le crime et de faire justice à tout le monde, 
acheté à deniers comtans comme une métairie ; 
la splendeur des Partisans, gens si méprisez chez 
les Hébreux et chez les Grecs. L'on entendra 
parler d'une Capitale d'un grand Royaume 



Discours sur Theophraste. 17 

où il n'y avoit ni places publiques, ni bains, ni 
fontaines, ni amphithéâtres, ny galleries, ni por- 
tiques, ni promenoirs, qui estoit pourtant une 
ville merveilleuse. L'on dira que tout le cours 
de la vie s'y passoit presque à sortir de sa mai- 
son, pour aller se renfermer dans celle d'un 
autre; que d'honnestes femmes qui n'étoient ni 
marchandes, ni hôtelières , avoient leurs maisons 
ouvertes à ceux qui payoient pour y entrer; que 
Ton avoit à choisir du dé, des cartes et de tous 
les jeux; que Ton mangeoit dans ces maisons et 
qu'elles estoient commodes à tout commerce. 
L'on sçaura que le peuple ne paroissoit dans la 
ville que pour y passer avec précipitation : nul 
entretien, nulle familiarité ; que tout y estoit fa- 
rouche et comme allarmé par le bruit des chars 
qu'il falloit éviter, et qui s'abandonnoient au 
milieu des rues, comme on fait dans une lice pour 
remporter le prix de la course. L'on apprendra 
sans étonnement qu'en pleine paix, et dans une 
tranquillité publique, des citoyens entroient dans 
les Temples, alloient voir des femmes ou visi- 
toient leurs amis avec des armes offensives, et 
qu'il n'y avoit presque personne qui n'eût à son 
côté de quoy pouvoir d'un seul coup en tuer un 
autre. Ou si ceux qui viendront après nous, rebu^ 
tez par des mœurs si étranges et si différentes 
des leurs, se dégoûtent par là de nos mémoires, 



i8 Discours sur Theophraste. 

de nos poésies, de nostre comique et de nos satyres, 
pouvons-nous ne les pas plaindre par avance 
de se priver eux-mesmes, par cette faus:c déli- 
catesse, de la lecture de si beaux ouvrages, si tra- 
vaillez, si réguliers, et de la connoissance du plus 
beau Règne dont jamais Thistoire ait esté embellie ? 

Ayons donc pour les Livres des Anciens cette 
mesme indulgence que nous espérons nous- 
mesmesde la postérité, persuadez que les hommes 
n'ont point d'usages ni de coutumes qui soient 
de tous les siècles; qu'elles changent avec les 
temps, que nous sommes trop éloignez de celleis 
qui ont passé, et trop proches de celles qui 
régnent encore, pour estre dans la distance qu'il 
faut pour faire des unes et des autres un juste 
discernement. 

Alors ni ce que nous appelions la politesse de 
nos mœurs, ni la bien-seance de nos coutumes, 
ni nostre faste, ni nostre magnificence, ne nous 
préviendront pas davantage contre la vie simple 
des Athéniens que contre celle des premiers 
hommes, grands par eux-mesmes, et indépen- 
damment de mille choses extérieures qui ont 
esté depuis inventées pour suppléer peut-estre à 
cette véritable grandeur qui n'est plus. 

La nature se montroit en eux dans toute sa 
pureté et sa dignité , et n'estoit point encore 
souillée par la vanité, par le luxe et par la sotte 



Discours sur Theophraste. 19 

ambition. Un homme n'estoit honoré sur la 
terre qu'à cause de sa force ou de sa vertu ; il 
n'estoit point riche par des charges ou des pen- 
sîons, mais par son champ, par ses troupeaux, 
par ses enfans et ses serviteurs; sa nourriture- 
estoit saine et naturelle, les fruits de la terre, le 
lait de ses animaux et de ses brebis; ses vétemens 
simples et uniformes, leurs laines, leurs toisons; 
ses plaisirs innocens, une grande récolte, le ma- 
riage de ses enfans, Funion avec ses voisins, la 
paix dans sa famille. Rien n'est plus opposé à 
nos mœurs que toutes ces choses; mais l'éloigné- 
ment des temps nous les fait goûter, ainsi que la 
distance des lieux nous fait recevoir tout ce que 
les diverses relations ou les livres de voyages 
nous apprennent des païs lointains et des na- 
tions étrangères. 

Ils racontent une religion, une police, une 
manière de se nourrir , de s'habiller, de bâtir et 
de faire la guerre, qu'on ne sçavoit point, des 
mœurs que l'on ignoroit ; celles qui approchent 
des nôtres nous touchent, celles qui s'en éloi- 
gnent nous étonnent; mais toutes nous amusent, 
moins rebutez par la barbarie des manières et 
des coutumes de peuples si éloignez qu'instruits 
et même réjouis par leur nouveauté : il nous suf- 
fit que ceux dont il s'agit soient Siamois, Chi- 
nois, Nègres ou Abissins. 



20 Discours sur Theophraste, 

Or ceux dont Theophraste nous peint les 
mœurs dans ses Caractères estoient Athéniens, 
et nous sommes François ; et si nous joignons à 
la diversité des lieux et du climat le long inter- 
valle des temps, et que nous considérions que ce 
Livre a pu estre écrit la dernière année de la 
CXV. Olympiade, trois cens quatorze ans avant 
FEre Chrestîenne, et qu'ainsi il y a deux mille 
ans accomplis que vivoit ce peuple d'Athènes 
dont il fait la peinture, nous admirerons de nous 
y reconnoistre nous-mêmes, nos amis, nos en- 
nemis, ceux avec qui nous vivons, et que cette 
ressemblance avec des hommes séparez par tant 
de siècles soit si entière. En effet, les hommes 
n'ont point changé selon le cœur et selon les 
passions ; ils sont encore tels qu'ils estoient alors, 
et qu'ils sont marquez dans Theophraste : vains, 
dissimulez, flateurs, intéressez, efifrontez, impor- 
tuns, défians, médisans,querelleux, superstitieux* 

Il est vray , Athènes estoit libre ; c'estoit le 
centre d'une Republique, ses citoyens étoient 
égaux, ils ne rougissoient point l'un de l'autre, 
ils marchoient presque seuls et à pied dans une 
ville propre, paisible et spatieuse, entroient dans 
les boutiques et dans les marchez, achetoient 
eux-mesmes les choses nécessaires; l'émulation 
d'une Cour ne les faisoit point sortir d'une vie 
commune*, ils reservoient leurs esclaves pour les 



Discours sur Theophraste, 21 

bains, les repas, pour le service intérieur des 
maisons, pour les voyages ; ils passoient une par- 
tie de leur vie dans les places, dans les temples, 
aux amphithéâtres, sur un port, sous des por- 
tiques, et au milieu d'une ville dont ils estoient 
également les maistres. Là le peuple s'assembloit 
pour parler ou pour délibérer des affaires pu- 
bliques; icy il s'entretenoit avec les Etrangers; 
ailleurs les Philosophes tantost enseignolent leur 
doctrine, tantost conferoient avec leurs disciples. 
Ces lieux estoient tout à la fois la scène des plai- 
sirs et des affaires. Il y avoit dans ces mœurs 
quelque chose de simple et de populaire, et qui 
ressemble peu aux nostres, je Tavouë. Mais ce- 
pendant quels hommes, en gênerai, que les Athé- 
niens! et quelle ville qu'Athènes! quelles loix! 
quelle police ! quelle valeur 1 quelle discipline ! 
quelle perfection dans toutes les sciences et dans 
tous les arts ! Mais quelle politesse dans le com- 
merce ordinaire et dans le langage ! Theophraste, 
le mesme Theophraste dont Ton vient de dire de 
si grandes choses, ce parleur agréable, cet homme 
qui s'exprimoit divinement, fut reconnu étranger 
et appelle de ce nom par une simple femme de 
qui il achetoit des herbes au marché, et qui re- 
connut, par je ne sçay quoy d'Attique qui luy 
manquoit, et que les Romains ont depuis appelle 
urbanité, qu'il n'estoit pas Athénien. Et 'Cice- 



22 Discours sur Theophraste. 

ron rapporte que ce grand Personnage demeura 
étonné de voirqu*ayant vieilli dans Athènes, pos- 
sédant si parÊiitement le langage Attique, et en 
ayant acquis Taccent par une habitude de tant 
d'années, il ne s*étoit pu donner ce que le simple 
peuple avoit naturellement et sans nulle peine. 
Que si Ton ne laisse pas de lire quelquefois dans 
ce traité des Caractères de certaines mœurs qu'on 
ne peut excuser, et qui nous paroissent ridicules^ 
il faut se souvenir qu'elles ont paru telles à Theo- 
phraste, qui les a regardées comme des vices dont 
il a fait une peinture naïve qui fit honte aux 
Athéniens et qui servit à les corriger. 

Enfin, dans l'esprit de contenter ceux qui re- 
çoivent froidement tout ce qui appartient aux 
Etrangers et aux Anciens et qui n'estiment que 
leurs mœurs, on les ajoute à cet ouvrage. L'on a 
crû pouvoir se dispenser de suivre le projet de ce 
Philosophe, sôit parce qu'il est toujours perni- 
cieux de poursuivre le travail d'autruy, sur tout 
si c'est d'un Ancien ou d'un Auteur d'une grande 
réputation , soit encore parce que cette unique 
figure qu'on appelle description ou énumeration, 
employée avec tant de succez dans ces vingt- 
huit chapitres des Caractères, pourroit en avoir 
un beaucoup moindre si elle estoit traitée par 
un génie fort inférieur à celuy de Theophraste. 

Au contraire, se ressouvenant que, parmi le 



Discours sur Theophraste. 23 

grand nombre des traitez de ce Philosophe rap- 
portez par Diogene Laërce, il s'en trouve un 
sous le titre de Proverbes, c'est à dire de pièces 
détachées^ comme des reflexions ou des remar- 
ques; que le premier et le plus grand Livre de 
Morale qui ait esté fait porte ce mesme nom 
dans les divines Ecritures, on s'est trouvé ex- 
cité par de si grands modèles à suivre selon 
ses forces une semblable manière * d'écrire des 
mœurs , et Ton n a point esté détourné de son 
entreprise par deux ouvrages de morale qui sont 
encore dans les mains de tout le monde, et d'où, 
faute d'attention ou par un esprit de critique, 
quelques-uns pourroient penser que ces remar- 
ques sont imitées. 

L'un, par l'engagement de son Auteur, fait ser- 
vir la Métaphysique à la Religion, faitconnoistre 
l'ame, ses passions, ses vices ; traite les grands 
et les sérieux motifs pour conduire à la vertu, et 
veut rendre l'homme Chrétien. L'autre, qui est la 
production d'un esprit instruit par le commerce 
du monde, et dont la délicatesse estoit égale à la 
pénétration, observant que l'amour propre est 
dans l'homme la cause de tous ses foibles, l'attaque 
sans relâche quelque part où il le trouve, et cette 

t. L'on entend cette manière coupée dont Salomon a écrit ses 
Proverbes, et nullement le fond des choses, qui son divines et 
hors de toute comparaison. 



24 Discours sur Theophraste. 

unique pensée, comme multipliée en mille autres, 
a toujours, par le choix des mots et par la variété 
de l'expression, la grâce de la nouveauté. 

L'on ne suit aucune de ces routes dans l'ou- 
vrage qui est joint à la traduction des Caractères; 
il est tout différent des deux autres que je viens 
de toucher : moins sublime que le premier et 
moins délicat que le second, il ne tend qu'à 
rendre Phomme raisonnable, mais par des voyes 
simples et communes, et en l'examinant indiffé- 
remment, sans beaucoup de méthode, et selon 
que les divers Chapitres y conduisent, par les 
âges, les sexes et les conditions, et par les vices, 
les foibles et le ridicule qui y sont attachez. 

L'on s'est plus appliqué aux vices de l'esprit, 
aux replis du cœur, et à tout l'intérieur de 
l'homme, que n'a fait Theophraste ; et Ton peut 
dire que, comme ses Caractères, par mille choses 
extérieures qu'ils font remarquer dans l'homme, 
par ses actions, ses paroles et ses démarches, 
apprennent quel est son fond, et font remonter 
jusques à la source de son dérèglement, tout au 
contraire les nouveaux Caractères, déployant 
d'abord les pensées, les sentimens et les mouve- 
mens des hommes, découvrent le principe de 
leur malice et de leurs foiblesses, font que l'on 
prévoit aisément tout ce qu'ils sont capables de 
dire ou de faire, et qu'on ne s'étonne plus de 



Discours sur Theophrûste. 2 5 

mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie 
est toute remplie. 

Il faut avotier que sur les titres de ces deux 
ouvrages l'embarras s'est trouvé presque égal. 
Pour ceux qui partagent le dernier, s'ils ne plai- 
^nt point assez, Ton permet d'en suppléer d'au- 
tres ; mais à l'égard des titres des Caractères de 
Theophraste, la mesme liberté n'est pas accordée, 
parce qu'on n'est point maistre du bien d'autruy; 
il a fallu suivre l'esprit de l'Auteur, et les tra- 
duire selon le sens le plus proche de la diction 
Grecque, et en mesme temps selon la plus exacte 
conformité avec leurs Chapitres, ce qui n'est pas 
une chose facile, parce que souvent la significa- 
tion d'un terme Grec traduit en François mot 
pour mot n'est plus la mesme dans nostre lan- 
gue : par exemple, ironie est chez nous ou une 
raillerie dans la conversation, ou une figure de 
Rhétorique, et chez Theophraste c'est quelque 
chose entre la fourberie et la dissimulation, qui 
n'est pourtant ni l'une ni l'autre, mais précisé- 
ment ce qui est décrit dans le dernier chapitre. 

Et d'ailleurs les Grecs ont quelquefois deux 
ou trois termes assez differens pour exprimer 
des choses qui le sont aussi, et que nous ne sçau- 
rions gueres rendre que par un seul mot. Cette 
pauvreté embarasse. En effet, l'on remarque 
dans cet ouvrage Grec trois espèces d'avarice, 

4 



26 Discours sur Theophraste. 

deux sorte» d -importuns, de§ flatteurs; de deux 
manières, et autant de grands parleurs; de sorte 
que les caractères de ces personnes semblent 
rentrer les uns dans les autres au desavantage 
du titre ; ils ne sont pas aussi toujours suivis et 
parfaitement conformes^ parce que Theophraste, 
emporté quelquefois par le dessein qu*il a de 
faire des portraits, se trouve déterminé à ces chan- 
gemens par le caractère seul et les mœurs du 
personnage qu'il peint ou dont il fait la satyre. 

Les définitions qui sont au commencement de 
chaque Chapitre ont eu leurs difficultez : elles 
sont courtes et concises dans Theophraste, selon 
la force du Grec et le style d'Aristote, qui luy en 
a fourni les premières idées ; on les a étendues 
dans la traduction pour les rendre intelligibles. 
Il se lit aussi, dans ce traité, des phrases qui ne 
sont pas achevées, et qui forment un sens impar- 
fait auquel il a esté facile de suppléer le véri- 
table; il s'y trouve de différentes leçons, quel- 
ques endroits tout à fait interrompus et qui 
pouvoient recevoir diverses explications; et pour 
ne point s'égarer dans ces doutes, on a suivi les 
meilleurs interprètes. 

Enfin, comme cet ouvrage n'est qu'une simple 
instruction sur les mœurs des hommes, et qu'il 
vise moins à les rendre sçavans qu'à les rendre 
sages, l'on s'est trouvé exempt de le charger de 



Discours sur Theophraste. l'j 

longues et curieuses observations ou de doctes 
commentaires qui rendissent un compte exact de 
l'antiquité. L'on s'est contenté de mettre de pe- 
tites notes à côté de certains endroits que Ton 
a crû les mériter , afin que nuls de ceux qui ont 
de la justesse, de la vivacité, et à qui il ne man- 
que que d'avoir lu beaucoup, ne se reprochent 
pas mesme ce petit défaut, ne puissent estre 
arrestez dans la lecture des Caractères et dou- 
ter un moment du sens de Theophraste. 




LES 



CARACTERES 



DE 



THEOPHRASTE 

TRADUITS DU GREC 




TAY admiré souvent, et favouô que je ne 
^puis encore comprendre, quelque se- 
krieuse reflexion que je fasse, pourquoy, 
> toute la Grèce estant placée sous un 
mesme ciel , et les Grecs nourris et élevez de la 
mesme* manière, il se trouve néanmoins si peu de 
ressemblance dans leurs mœurs. Puis donc, mon 
cher Policles, qu'à Tâge de quatre- vingt dix-neuf 
ans où je me trouvé, j'ai pèut-estre assez vécu pour 
connoistre les hommes /que j'ay veu, d'ailleurs, pen- 
dant le cours de ma vie, toute sorte de personnes, 

I. Par rapport aux barbares, dont les moeurs étoieot tres- 
differentes de celles des Grecs. 



3o Les Caractères de Theophraste. 

et de divers temperamens, et que je me suis toujours 
attaché à étudier les hommes vertueux, comme ceux 
qui n^estoient connus que par leurs vices , il semble 
que j'ay dû marquer les* caractères des uns et des 
autres, et ne me pas contenter de peindre les Grecs 
en gênerai, mais mesme de toucher ce qui est per- 
sonnel, et ce que quelques-uns paroissent avoir de 
plus familier. J'espère, mon cher Policles, que cet 
ouvrage sera utile à ceux qui viendront après nous : 
il leur trace des modèles qu'ils peuvent suivre ; il 
leur apprend à faire le discernement de ceux avec qui 
ils doivent lier quelque commerce, et dont IMmula- 
tion les portera à imiter leurs vertus et leur sa- 
gesse. Ainsi je vais entrer en matière ; c'est à vou& 
de pénétrer dans mon sens et d'examiner avec atten- 
tion si la vérité se trouve dans mes paroles; et, saos 
ÊEÛre une plus longue Pre&ce, je parleray d'abord de 
la dissimulation, je définiray ce vice, je diray ce que 
c'est qu'un homme dissimulé, je décriray ses mœurs, 
et je traitcray ensuite des autres passions suivant le 
projet que j'en ây fait. 

I. Theophraste avoit dessein de traiter de toutes les vertus et 
de tous les vices. 



OQ^|^(^g>0 



Les Caractères de Theophrasie. 3i 



De la Dissimulation. 

De la Flatterie. 

De V Impertinent, ou du diseur de rien. 

De la Rusticité. 

Du Complaisant, 

De Vimage d'un Coquin. 

Du grand Parleur 

Du Débit des nouvelles. 

De V Effronterie causée par V avarice. 

De VEpargne sordide. 

De V Impudent y ou de celuy qui ne rougit de rien. 

Du Contre-temps, 

De VAir empressé. 

De la Stupidité, 

De la Brutalité, 

De la Superstition, 

De V Esprit chagrin. 

De la Défiance. 

D*un Vilain homme, 

D'*un homme Incommode, 

De la sotte Vanité. 

De V Avarice. 



32 Lss Caractères de Theophraste. 

De VOstentation. . 

De VOrgûeiU 

De la Peur, ou du défaut de courage. 

Des Grands d'une Republique. 

D'une tardive Instruction, 

De la Médisance. 




De la DISSIHULATIO^ 




[a dissimulation n*est pas aisée à bien 
\ définir. Si Ton se contente d'en faire une 
simple description, l'on peut dire que 
» c'est un certain art de composer ses pa- 
roles et ses actions pour une mauvaise fin. Un 
homme dissimulé se comporte de cette manière : il 
aborde ses ennemis, leur parle et leur fait croire 
par cette démarche qu'il ne les hait point ; il loue 
ouvertement, et en leur présence, ceux à qui il dresse 
de secrettes embûches, et il s'afflige avec eux s'il 
leur est arrivé quelque disgrâce*, il semble pardon* 
ner les discours offensans que l'on luy tient; il recite 
froidement les plus horribles choses que l'on aura 
dites contre sa réputation, et il employé les paroles 
les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plai- 
gnent de luy, et qui sont aigris par les injures qu'ils 
en ont receuâs. S'il arrive que quelqu'un l'aborde 
avec empressement, il feint des affaires et luy dit de 
revenir une autrefois; il cache soigneusement tout 



I. L'Anteur parle de celle qui ne vient pas de la prudence, et 
que les Grecs appelloient ironie. 



34 Les Caractères de Theophraste. 

ce qu'il fait, et, à l'entendre parler, on croiroit tou- 
jours qu'il délibère; il ne parle point indifFeremmént; 
il a ses raisons pour dire tantost qu'il ne fait que 
revenir de la campagne, tantost qu'il est arrivé à la 
ville fort tard, et quelquefois qu'il est languisant, 
ou qu'il a une mauvaise santé. Il dit à celuy qui luy 
emprunte de l'argent à interest, ou qui le prie de 
contribuer* de sa part à une somme que ses amis 
consentent de luy prester, qu'il ne vend rien, qu'il 
ne s'est jamais veu si dénué d'argent , pendant qu'il 
dit aux autres que le commerce va le mieux du 
monde, quoy qu'en effet il ne vende rien. Souvent, 
après avoir écouté ce que l'on luy a dit, il veut fidre 
croire qu'il n'y a pas eu la moindre attention ; il 
feint de n'avoir pas apperçû les choses où il vient de 
jetter les yeux, ou, s'il est convenu d'un fait, de ne 
s'en plus souvenir; il n'a, pour ceux qui luy parlent 
d'afBaires, que cette seule réponse : «J'y penseray.» 
Il sçait de certaines choses, il en ignore d'autres; il 
est saisi d*admiration ; d'autres fois il aura pensé 
comme vous sur cet événement, et cela selon ses 
di£Ferens interests ; son langage le plus ordinaire est 
celuy-cy : «Je n'en crois rien, je ne comprends pas que 
cela puisse estre, je ne sçay où j'en suis » ; ou bien : 
« Il me semble que je ne suis pas moy-mesme » ; et en- 
suite : « Ce n'est pas ainsi qu'il me l'a fait entendre, voi- 
là une chose merveilleuse et qui passe toute créance, 
contez cela à d'autres, dois-je vous croire ? ou me per- 
9uaderay-je qu'il ne m'ait pas dît la vérité?» Paroles 



I. Cette sorte de oontiibotion estoit fréquente à Athènes, et 
autorisée par les lois. 



Les Caractères de Tkeophraste. 35 

doubles et artificieuses, dont îl faut se défier comme de 
ce qu'il y a au monde de pluspemicieux : ces manières 
d'agir ne partent point d'une aine simple et droite, 
mais d'une mauvaise volonté ou d'un homme qui 
veut nuire; le venin des Aspics est moins à craindre. 



De la Flatterie. 

LA fli(tterie est un commerce honteux qui n'est 
utile qu'au flatteur. Si un flatteur se promené 
avec quelqu'un dans la place : « Remarquez-vous, 
luy dit-il> comme tout le monde a les yeux sur vous? 
Cela n'arrive qu'à vous seul ; hier il fut bien parlé de 
vous, et l'on ne tarissoit point sur vos louanges; 
nous nous trouvâmes plus de trente personnes dans 
un endroit du * Portique, et comme, par la suite du 
discours, l'on vint à tomber sur celuy que l'on devoit 
estimer le plus homme de bien delà ville, tous d'une 
commune voix vous nommèrent, et il n'y eut pas 
un seul qui vous refusât ses suf^es.» Il luy dit 
mille choses de cette nature. Il affecte d'appcrcevoir 
le moindre duvet qui se sera attaché à vostre habit, 
de le prendre et le souffler à terre; si par hazard le 
vent A fait voler quelques petites pailles sur vostre 
barbe ou sur vos cheveux , il prend soin de vous 

I. EM» pablic qai lerrit depuis à Zenonetà aetdisfiiplQs de 
rendez-vous pour leurs disputes; ils en furent appelez StnlciellS : 
car $toa, mot Grec, signifie Porti^aa. 



36 Les Caractères de Theophraste. 

les oster ; et, vous souriant : « Il est merveilleux, dit-il, 
combien vous estes blanchi Mepuis deux jours que je 
ne vous ay pas veu »; et il ajoute : « Voilà encore pour 
un homme, de vostre fige' assez de cheveux noirs. » 
Si celuy qu'il veut flatter prend la parole, il impose 
silence à tous ceux qui se trouvent presens, et il les 
force d'approuver aveuglément tout ce qu'il avance ; et 
dés qu'il a cessé de parler, il se récrie : « Cela est dit 
le mieux du monde, rien n'est plus heureusement 
rencontré.» D'autrefois, s'il arrive à ce personnage de 
faire à quelqu'un une raillerie froide, il ne manque 
pas de luy applaudir, d'entrer dans cette mauvaise 
plaisanterie, et, quoy qu'il n'ait nulle envie de rire, 
il porte à sa bouche l'un des bouts de son manteau, 
comme s'il ne pouvoit se contenir, et qu'il voulût 
s*empêcher d'éclater ; et s'il l'accompagne lors qu'il 
marche par la ville, il dit à ceux qu'il rencontre dans 
son chemin de s'arrêter jusqu'à ce qu'il soit passé. 
Il acheté des fruits et les porte chez ce citoyen, il 
les donne à ses enfans en sa présence, il les baise, il 
les carresse. « Voilà, dit-il, de jolis enfans et dignes 
d'un tel père. » S'il sort de sa maison, il le suit ; s'il 
entre dans une boutique pour essayer des souliers, 
il luy dit : « Vostre pied est mieux fait que cela. » Il 
l'accompagne ensuite chez ses amis, ou plûtost il 
entre le premier dans leur maison et leur dit : « Un 
tel me suit et vient vous rentre visite. » Et retour- 
nant sur ses pas : « Je vous ay annoncé, dit-il, et 
l'on se fait un grand honneur de vous recevoir. » Le 

X. Allusion à la nnance que de petites pailles font dans les 
cheveux.. 
2. Il parle à un jeune-homme. 



Les Caractères de Theophrasie. 3y 

flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses 
les plus viles et qui ne conviennent qu'à des femmes. 
S'il est invité à souper, il est le premier des conviez 
à lotler le vin ; assis à table le plus proche de celuy 
qui ûdt le repas, il luy répète souvent : « En vérité, 
vous faites une chère délicate. » Et montrant aux 
autres quelqu'un des mets qu'il soulevé du plat : 
« Cela s'appelle, dit-il, un morceau friand. » Il a soin 
de luy demander s'il a froid, s'il ne voudroit point 
une autre robbe, et il s'empresse de le mieux cou- 
vrir; il luy parle sans cesse à l'oreille, et si quel- 
qu'un de la compagnie l'interroge, il luy répond né- 
gligemment et sans le regarder , n'ayant des yeux 
que pour un seul. Il ne faut pas croire qu'au théâtre 
il oublie d'arracher des carreaux des mains du valet 
qui les distribué, pour les porter à sa place et l'y 
âdre asseoir plus mollement. J'ay dû dire aussi 
qu'avant qu'il sorte de sa maison, il en loué l'archi- 
tecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jar- 
dins sont bien plantez; et s'il apperçoit quelque 
part le portrait du maistre, où il soit extrêmement 
flatté, il est touché de voir combien il luy ressemble 
et il l'admire comme un chef-d'œuvre. En un mot, 
le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hazard; mais 
il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions 
au dessein qu'il a de plaire à quelqu'un et d'acquérir 
ses bonnes grâces. 



38 Les Caractères de Theophraste. 



De l'Impertinent ou du Diseur de rien* 

LA 8otte envie de discourir vient d'une habitude 
qu'on a contractée de parler beaucoup et sans 
reflexion. Un homme qui veut parler , se trouvant 
assis proche d'une personne qu'il n'a jamais veu6 et 
qu'il ne connoist point, entre d'abord en matière, 
l'entretient de sa femme et luy fait son éloge, luy 
conte son songe, luy fait un long détail d'un repas 
où il s'est trouvé, sans oublier le moindre mets ni 
un seul service ; il s'échauffe ensuite dans la conver- 
sation, déclame contre le temps présent, et soutient 
que les hommes qui vivent présentement ne valent 
point leurs pères. De là il se jette sur ce qui se débite 
au marché, sur la cherté du bled, sur le grand nom- 
bre d'étrangers qui sont dans la ville. Il dit qu'au 
Printemps, où commencent les bacchanales*, la mer 
devient navigable ; qu'un peu de pluye seroit utile 
aux biens de la terre et feroit espérer une bonne 
récolte; qu'il cultivera son champ l'année prochaine, 
et qu'il le mettra en valeur; que le siècle est dur, 
et qu'on a bien de la peine à vivre. Il apprend à cet 
inconnu que c'est Damippus qui a £ût brûler la plus 
belle torche devant l'Autel de Ceres' à la feste des 
Mystères; il luy demande combien de colomnes 
soutiennent le théâtre de la Musique, quel est le 

1. Premières Bacchanales qui se celebroient dans la ville. 

2. Les mystères de Ceres se celebroient la nait, et il y aYoit 



Les Caractères de Theophraste. 39 

quantième du mois ; il luy dit qu'il a eu la veiMe 
une indigestion. Et si cet homme à qui il parle a la 
patience de l*!écouter, il ne partira pas d'auprès de 
luy; il luy annoncera, comme une chose nouvelle, 
que les ^ Misteres se célèbrent dans le mois d'Aoust, 
les ' Apaturies au mois d'Octobre , et à la campagne, 
dans le mois de Décembre, les Baccanales^ Il n'y a, avec 
de Si grands causeurs, qu'un parti à prendre, qui est 
de s'enfuir de toute sa force et sans regarder derrière 
soy, si l'on veut du moins éviter la fièvre. Car quel 
moyen de pouvoir tenir contre des gens qui ne sça- 
vent pas discerner ni vôtre loisir ni lé temps de vos 
affiùres? 



De la RusTiciré. 

IL semble que la rusticité n'est autre chose qu'une 
ignorance grossière des bien-seances. L'on voit, en 
effet, des gens rustiques et sans réflexion sortir un 
jour de médecine* et se trouver en cet état dans un !ff 

lieu public parmy le monde, ne pas faire la difFe- 

ime émiilation entre les Athéniens à qui y apporteroit une plus 
grande torche. 

1 Feste de Ceres. V. cy-dessus. 

2. En François, la feste des tromperies ; elle se faisoit en Thon- 
neur de Bacchns. Son origine ne fait rien aux mœurs de ce 
ohaj^tre. 

. 3. Secoadea Baccanales qui se celebroient en Hyveràla Cam-^ - 
pagne. 

4. Le texte Grec nomme nne certaine drogue qui rendoit llia- 
leine fort mauvaise le jour qu'on l'avoit prise. 



40 Les Caractères de Theophraste. 

rence de l'odeur forte du thim ou de la marjo* 
laine d'avec les parfums les plus délicieux , estre 
chaussez large et grossièrement, parlër.'hàut et ne 
pouvoir se réduire à un ton de voix modéré \ ne se 
pas fier à leurs amis sur les moindres affaires, pen- 
dant qu'ils s'en entretiennent avec leurs domesti- 
ques, jusques à rendre compte à leurs moindres 
valets de ce qui aura esté dit dans une assemblée 
publique. On les voit assis, leur robe relevée jusques 
aux genoux et d'une manière indécente. Il ne. leur 
arrive pas en toute leur vie de rien admirer ny de 
paroistre surpris des choses les plus extraordinaires 
que l'on rencontre sur les chemins ; mais si c'est un 
bœuf, un asne ou un vieux bouc, alors ils s'arrêtent 
et ne se lassent point de les contempler. Si quelque- 
fois ils entrent dans leur cuisine, ils mangent avide- 
ment tout ce qu'ils y trouvent, boivent tout d'une 
haleine une grande tasse de vin pur; ils se cachent 
pour cela de leur servante, avec qui , d'ailleurs, ils 
vont au moulin, et entrent dans les plus petits dé- 
tails du domestique; ils interrompent leur souper, et 
se lèvent pour donner une poignée d'herbes aux 
bestes' de charrue qu'ils ont dans leurs étables; 
heurte-t'on à leur porte pendant qu'ils disnent, ils 
sont attentifs et curieux; vous remarquez toujours 
proche de leur table un gros chien de cour qu'ils 
appellent à eux, qu'ils empoignent par la gueule en 
disant : « Voilà celuy qui garde la place, qui prend 
soin de la maison et de ceux qui sont dedans. » Ces 
gens, épineux dans les payemens que l'on leur fait, 

I. Desboeuts. 



Les Caractères de Theopkraste* 41 

rebutent un grand nombre de pièces qu'ils croyent 
légères, ou qui ne brillent pas assez à leurs yeux, et 
qu'on est obligé de leur changer. Us sont occupez 
pendant la nuit d'une charrul, d'un sac, d'une foulx, 
d'une corbeille, et ils rêvent à qui ils ont preste ces 
ustencilles; et lors qu'ils marchent par la ville: « Corn* 
bien vaut, demandent-ils aux premiers qu'ils rencon- 
trent, le poisson salé? les fourrures se vendent- 
elles bien? n'est-ce pas aujourd'huy que les jeux* 
nous ramènent une nouvelle lune? » D'autres fois, 
ne sçachant que dire , ils vous apprennent qu'ils 
vont se £edre razer , et qu'ils ne sortent que pour 
cela. Ce sont ces mesmes personnes que l'on entend 
chanter dans le bain, qui mettent des clous à leurs 
souliers , et qui , se trouvant tous portez devant la 
boutique d'Archias', achètent euxrmesmes des viandes 
salées et les apportent à la main en pleine rué. 



Du Complaisant." 

Pouit foire une définition un peu exacte de cette 
affectation que quelques-tins ont de plaire à 
tout le monde, il faut dire que c'est une manière de 

1. Cela est dit rustiquement ; an autre diroit que la nouvelle 
lune ramené les jeux ; et, d'ailleurs , c'est comme si le jour de 
Pasques quelqu'un disoit : « N'est-ce pas aujourd'hui Pasques?» 

2. Fameux marchand de chairs salées, nourriture ordinaire du 
peuple. 

3. Ou de l'envie de plaire. 

6 



42 Les Caractères de Theophraste. 

vivre où Ton cherche beaucoup moins ce. qui est 
vertueux et honnête que ce qui est agréable. Celuy 
qui a cette passion, d'aussi loin qu'il apperçoit un 
homme dans la place, le salue en s'écriant : « Voilà 
ce qu'on appelle un homme de bien » ; l'aborde, 
l'admire sur les moindres choses, le retient avec ses 
deux mains de peur qu'il ne luy échape , et, après 
avoir fait quelques pas avec luy, il luy demande avec 
empressement quel jour on pourra le voir, et enfin 
ne s'en sépare qu'en luy donnant mille éloges. Si 
quelqu'un le choisit pour arbitre dans un procez, 
il ne doit pas attendre de luy qu'il luy soit plus favo- 
rable qu'à son adversaire : comme il veut plaire à 
tous deux, il les ménagera également. C'est dans 
cette veuê que, pour se concilier tous les étrangers 
qui sont dans la ville , il leur dit quelquefois qu'il 
leur trouve plus de raison et d'équité que dans ses 
concitoyens. S'il est prié d'un repas, il demande en 
entrant à celuy qui l'a convié où sont ses en£sns; 
et dés qu'ils paroissent, il se récrie sur la ressem- 
blance qu'ils ont avec leur père, et que deux figues 
ne se ressemblent pas mieux; il les fait approcher 
de luy, il les baise, et, les ayant fait asseoir à ses deux 
cotez, il badine avec eux : « A qui est, dit-il, la petite 
bouteille? à qui est la jolie coignée'? » 11 les prend 
ensuite sur luy et les laisse dormir sur son estomac, 
quoy qu'il en soit incommodé. Celuy enfin qui 
veut plaire se fait raser souvent, a un fort grand soin 
de ses dents^ change tous les jours d'habits et les 



1. Petits jouets que les Grecs pendoient au cou de leurs en- 
fans. 



Les Caractères de Theophraste. 43 

quitte presque tous neufs ; il ne sort point en pu- 
blic qu'il ne soit parfumé ; on ne le voit gueres dans 
les salles publiques qu'auprès des * comptoirs des 
Banquiers, et dans les Ecoles qu'aux endroits seu- 
lement où s'exercent les jeunes gens ', ainsi qu'au 
théâtre , les jours de spectacle , dans les meilleures 
places et tout proche des Prêteurs. Ces gens encore 
n'achètent jamais rien pour eux, mais ils envoyent 
à Byzance toute sorte de bijoux précieux, des cliiens 
de Sparte à Cyzique, et à Rhodes l'excellent miel du 
Mont Hymette; et ils prennent soin que toute la 
ville soit informée qu'ils font ces emplettes. Leur 
maison est toujours remplie de mille choses curieuses 
qui font plaisir à voir, ou que l'on peut donner, 
comme des Singes et des 'Satyres qu'ils sçavent 
nourrir, des pigeons de Sicile , des dez qu'ils font 
£eiire d'os de chèvre, des phioles pour des parfums, 
des cannes torses que l'on fait à Sparte, et des tapis 
de Perse à personnages. Ils ont chez eux jusques à 
un jeu de paulme, et une arène propre à s'exercer 
à la lutte; et s'ils se promènent par la ville, et qu'ils 
rencontrent en leur chemin des Philosophes, des 
Sophistes^, des Escrimeurs ou des Musiciens, ils leur 
offrent leur maison pour »'y exercer chacun dans 
son art indifféremment; ils se trouvent presens à 
ces exercices, et, se meslant avec ceux qui viennent 



1. C'estoit rettdroit où s'assembloient les plus honnestes gens 
de la ville. 

2. Pour estre connu d'eux et en estre regardé, ainsi que de 
tous ceux qui s'y trouvoient. 

3. Une espèce de singes. 

4. Une sorte de Philosophes vains et intéressez. 



44 ^^ Caractères de Tkeophraste. 

là pour regarder : « A qui croyezrvous qu'appar- 
tienne une ai belle maison et cette arène si com- 
mode? Vous voyez y ajoutent-ils en leur montrant 
quelque homme puissant de la ville, celuy qui «n 
est le mahre, et qui en peut disposer, » 



De l'Image d'un Coquin. 

UN coquin est celuy à qui les choses les plus 
honteuses ne coûtent rien à dire ou à ûdre; 
qui )ure volontiers , et Bût des sermens en |ustice 
autant que l'on luy en demande; qui est perdu de 
réputation, que l'on outrage impunément; qui est 
un chicanneur de profession, un effronté, et qui se 
mêle de toutes sortes d'affaires. Un homme de ce 
caractère entre * sans masque dans une dance comi- 
que ; et mesme sans estre jrvre, mais de sang froid, 
il se distingue dans la dance ' la plus obscène par les 
postures les plus indécentes. C'est luy qui, dans ces 
lieux où l'on voit des prestiges', s'ingère de re- 
cueillir l'argent de chacun des spectateurs, et qui 
(ait querelle à ceux qui, estant entrez par billets, 
croyent ne devoir rien payer. Il est d'ailleurs, de tous 



1. Sur le théâtre avec des farceurs. 

2. Cette dance,' la plus déréglée de toutes, s'appelloit en Crée 
Cordax, parc« que l'on s'y servoit d'une corde pour faire des 
postures. 

3. Choses fort extraordinaires tdles qu'on en voit dan^ nos 
foires. 



Les Caractères de Theophraste- 45 

métierg : tantost il tient une tayerne, tantost il est 
suppoitde quelque lieu in&me, une autre fois par- 
tisan; il n'y a point de si sale comnierce où il ne soit 
capable d'entrer ; vous le verrez aujourd'huy crieur 
public, demain cuisinier ou brelandier : tout luy est 
propre. S'il a une mère, il la laisse mourir de faim ; 
il est sujet au larcin, et à se voir traîner par la ville 
dans une prison, sa demeure ordinaire, et où U passe 
une partie de sa vie. Ce sont ces sortes de gens que 
l'on voit se faire entourer du peuple, appeller ceux 
qui passent et se plaindre à eux avec une voix forte 
et enroOée, insulter ceux qui les contredisent ; les 
uns fendent la presse pour les voir, pendant que les 
autres , contens de les avoir veus, se dégagent et 
poursuivent leur chemin sans vouloir les écouter; 
mais ces effrontez continuent de parler ; ils disent 
à celuy-cy le commencement d'un fait, quelque mot 
à cet autre ; à peine peut-on tirer d'eux la moindre 
partie de ce dont il s'a^t ; et vous remarquerez 
qu'ils choisissent pour cela des jours d'assemblée 
publique, où il y a un grand concours de monde 
qui se trouve le témoin de leur insolence. Toujours 
accablez de procez que l'on intente contre eux ou 
qu'ils ont intentez à d'autres, de ceux dont ils se 
délivrent par de faux sermens comme de ceux qui 
les obligent de comparoistre, ils n'oublient jamais 
de porter leur bo^te^ dans leur sein, et une liasse 
de papiers entre leurs mains; vous les voyez domi- 
ner parmi de vils praticiens à qui ils prêtent à usure, 
retirant chaque jour une x>bole et demie de chaque 

1 . Une petite boette de enivre fort légère où les phUdeart net- 
toient leors titres et les pièces de leur procez. 



46 Les Caractères de Theophraste. 

dragme* ; ensuite fréquenter les tavernes, psrcourir 
les lieux où Ton débite le poisson frais ou salé, et 
consumer ainsi en bonne chère tout le profit qu'ils 
tirent de cette espèce de trafic. En un mot, ils sont 
querelleux et difficiles , 'ont sans cesse la bouche 
ouverte à la calomnie, ont une voix étourdissante et 
qu'ils font retentir dans les marchez et dans les bou- 
tiques. 



Du GRAND Parleur*. 

CE que quelques-uns appellent babil est propre- 
ment une intempérance de langue qui ne per- 
met pas à un homme de se taire. « Vous ne contez 
pas la chose comme elle est, dira quelqu'un de ces 
grands parleurs à quiconque veut l'entretenir de 
quelque affiûre que ce soit ; )'ay tout sçû, et si vous 
vous donnez la patience de m'écouter, je vous ap- 
prendray tout. » Et si cet autre continue de parler : 
«Vous avez déjà dit cela; songez, poursuit-il, à ne 
rien oublier ; fort bien ; cela est ainsi, car vous m'a- 
vez heureusement remis dans le fidt ; voyez ce que 
c'est que de s'entendre les uns les autres. >» Et ensuite : 
« Mais que veux-)e dire ? ah ! j'oubliois une chose ; oui, 
c'est cela mesme, et je voulois voir si vous tomberiez 
juste dans tout ce que j'en ay appris. » C'est par de 
telles ou semblables interruptions qu'il ne donne pas 

1. Une obole étoit la sixième partie d'une dragme. 

2. Ou du babil. 



Les Caractères de Theophraste. 47 

le loisir à celuy qui luy parle de respirer. Et lors 
qu'il a comme assassiné de son babil chacun de ceux 
qui ont voulu lier avec luy quelque entretien, il va 
se )etter dans un cercle de personnes graves qui trai- 
tent ensemble de choses sérieuses et les met en 
fuite ; de là il entre ' dans les Ecoles publiques et 
dans les lieux des exercices, où il amuse les maîtres 
par de vains discours et empêche la jeunesse de 
profiter de leurs leçons. S'il échape à quelqu'un de 
dire : «Je m'en vais » , celuy-cy se met à le suivre, 
et il ne l'abandonne point qu'il ne l'ait remis jusques 
dans sa maison. Si par hazard il a appris ce qui aura 
esté dit dans une assemblée de ville, il court dans 
le mesme temps le divulguer; il s'étend merveilleu- 
sement sur la fameuse bataille* qui s'est donnée 
sous le gouvernement de l'Orateur Aristophon, 
comme sur le combat ' célèbre que ceux de Lacede- 
mone ont livré aux Athéniens sous la conduite de 
Lisandre. Il raconte, une autre fois, quels applaudis- 
semens a eu un discours qu'il a fiait dans le public, 
en répète une grande partie> mêle dans ce récit en- 
nuyeux des invectives contre le peuple, pendant que 
de ceux qui l'écoutent les uns s'endorment, les au- 
tres le quittent, et que nul ne se ressouvient d'un 

1. C'estoit un crimô puni de mort à Athènes par une loy de 
Solon, à laquelle on àvoît un peu dérogé au temps de Theo- 
phraste. 

2. Cest à dire sur U bataille d'Arbeles et la victoire d'Alexan- 
dre, suivie de la mort de Darius, dont les nouvelles vinrent à 
Athènes lors qu' Aristophon , célèbre Orateur, estoit premier 
Magistrat. 

3. Il estoit plus ancien que la bataille d'Arbeles, mais trivial 
et 8ÇÛ de tout le peuple. 



4^ Les Caractères de Theophraste. 

seul mot qu'il aura dit. Un grand câuseur, en un mot, 
s'il est sur les tribunaux, ne laisse pas la liberté de 
juger; il ne permet pas que l'on mange à table; et, 
s'il se trouve au théâtre, il empêche non seulement 
d'entendre, mais même de voir les acteurs. On luy 
fait avouer ingenuément qu'il ne luy est pas possible 
de se taire, qu'il feut que sa langue se remué dans 
son palais comme le poisson dans l'eau, et que -quand 
on l'accuseroit d'estre plus babillard qu'une hiron- 
delle, il faut qu'il parle; aussi écoute^'t'il froidement 
toutes les railleries que l'on fiait de luy sur ce sujet; 
et jusques à ses propres enfkns, s'ils commencent à 
s'abandonner au sommeil : « Faites-nous, luy disent- 
ils, un conte qui achevé de nous endormir. » 



Du DEBIT DBS NOUVELLES. 

UN nouvelliste, ou un conteur de febles, est un 
homme qui arrange selon son caprice ou des 
discours ou des faits remplis de fausseté; qui, lors 
qu'il rencontre l'un de ses amis, compose son visage, 
et, luy souriant : «D'où venez-vous ainsi? luy dit-il; 
que nous direz-vous de bon? n'y a-t*il rien de nou- 
veau ? » Et continuant de l'interroger : « Quoy donc! 
n'y a-t'ii aucune nouvelle? Cependant il y a des 
choses étonnantes à raconter.» Et, sans luy donner le 
loisir de luy répondre : « Que dites-vous donc? pour- 
suit-il; n'avez-vous rien çntendu par la ville? Je 
vois bien que vous ne sçavez rien et que je vais vous 



Les Caractères de Theophraste. 49 

régaler de grandes nouveautez. » Alors , ou c'est un 
soldat, ou le fils d'Astée le Joueur de * flûte , ou 
Lycon l'Ingénieur, tous gens qui arrivent fraîche- 
ment de l'armée, de qui il sçait toutes choses , car il 
allègue pour témoins de ce qu'il avance des hommes 
obscurs qu'on ne peut trouver pour les convaincre 
de fausseté. Il asseure donc que ces personnes lujr 
ont dit que le *Roy et Polispercon' ont gagné la 
bataille, et que Cassandre leur ennemi est tombé ^ 
vif entre leurs mains ; et lorsque quelqu'un luy dit : 
« Mais, en vérité, cela est-il croyable?» il luy réplique 
que cette nouvelle se crie et se répand par toute la 
ville, que tous s'accordent à dire la mesme chose, que 
c'est tout ce qui se raconte du combat et qu'il y a 
eu un grand carnage. 11 ajoute qu'il a lu cet événe- 
ment sur le visage de ceux qui gouvernent; qu'il y 
a un homme caché chez l'un de ces Magistrats 
depuis cinq jours entiers, qui revient de la Macé- 
doine, qui a tout veu et qui luy a tout dit; ensuite, 
interrompant le fil de sa narration : « Que pensez- 
vous de ce succez ? demande-t'il à ceux qui Técoutent. 
Pauvre Cassandre! malheureux Prince! s'écrie-t'il 
d'une manière touchante. Voyez ce que c'est que la 
fortune! Car enfin Cassandre estoit puissant, et il 
avoit avec lui de grandes forces. Ce que je vous dis, 
poursuit-il, est un secret qu'il faut garder pour vous 
seul » , pendant qu'il court par toute la ville le de- 

1. L'usage de la flûte, très-ancien dans les troupes. 

2. Aridée, frère d'Alexandre le Grand. 

3. Capitaine du mesme Alexandre. 

4. C'estoit un /aux bruit, et Cassandre, fila d'Antipater, dispu- 
tant à Aridée et à Polîspercon la tutelle des enfans d'Alexandre, 
avoit eu de l'avantage sur eux. 



5o Les Caractères de Theophraste. 

biter à qui le veut entendre. Je vous avoué que ces 
diseurs de nouvelles me donnent de Padmiration, et 
que )e ne conçois pas quelle est la fin qu'ils se pro- 
posent : car, pour ne rien dire de la bassesse qu'il y a 
à toujours mentir, je ne vois pas qu'ils puissent re- 
cueillir le moindre fruit de cette pratique ; au con- 
traire, il est arrivé à quelques-uns de se laisser voler 
leurs habits dans un bain public, pendant qu'ils ne 
songeoient qu'à rassembler autour d'eux une foule 
de peuple et à luy conter des nouvelles; quelques 
autres, après avoir vaincu sur mer et sur terre dans 
le ^Portique, ont payé l'amande pour n'avoir pas 
comparu à une cause appellée; enfin, il s'en est 
trouvé qui, le jour mesme qu'ils ont pris une ville, 
du moins par leurs beaux discours, ont manqué de 
dîner. Je ne crois pas qu'il y ait rien de si misérable 
que la condition de ces personnes, car quelle est la 
boudque, quel est le portique, quel est l'endroit 
d'un marché public , où ils ne passent tout le jour 
à rendre sourds ceux qui les écoutent ou à les fiati^ 
guer par leurs mensonges 1 



De l'Effronterie causée par l'avarice. 

POUR faire connoistre ce vice, il faut dire que c'est 
un mépris de l'honneur dans la vûé d'un vil 
interest. Un homme que l'avarice rend effronté ose 
emprunter une somme d'argent à celuy à qui il en 

I. V. le chap. de la Flatterie. 



Les Caractères de Theophraste. 5i 

doit déjà et qu'il luy retient avec injustice. Le jour 
mesme qu'il aura sacrifié aux Dieux , au Heu de 
manger' religieusement chez soy une partie des 
viandes consacrées, il les fait saler pour luy servir 
dans plusieurs repas, et va souper chez l'un de ses 
amis, et là, à table, à la veuê de tout le monde, il 
appelle son valet, qu'il veut encore nourrir aux dé- 
pens de son hoSte, et, luy coupant un morceau de 
viande qu'il met sur un quartier de pain : « Tenez 
mon ami, luy dit-il, feites bonne chère. » Il va luy- 
mesme au marché acheter* des viandes cuites, et, 
avant que de convenir du prix, pour avoir une meil- 
leure composition du marchand, il le &it ressouvenir 
qu'il luy a autrefois rendu service; il fait ensuite 
peser ces viandes, et il en entasse le plus qu'il peut; 
s'il en est empêché par celuy qui les luy vend, il 
jette du moins quelques os dans la balance; si elle 
peut tout contenir, il est satisfait ; sinon il ramasse 
sur la table des morceaux de rebut comme pour se 
dédommager, sourit et s'en va. Une autre fqis, sur 
l'argent qu'il aura reçu de quelques étrangers pour 
leur louer des places au théâtre, il trouve le secret 
d'avoir sa part franche du spectacle et d'y envoyer 
le lendemain ses enfans et leur Précepteur. Tout 
luy fait envie, il veut profiter des bons marchez, et 
demande hardiment au premier venu une chose qu'il 
ne vient que d'acheter; se trouve-t'il dans une mai- 
son étrangère, il emprunte jusques à l'orge et à la 
paille : encore faut-il que celuy qui les luy prête 

1. Cestoit la coutume des Grecs. V. le chap. du Contre-temps. 

2. Comme le menu peuple, qui achetoit son souper chez les 
Chaircutiers. 



52 Les Caractères de Theophraste, 

fittse leB frais de les fiedre porter jusques chez iuy. 
Cet effronté, en un mot, entre sans payer dans .un 
bain public, et là, en présence du baigneur, qui crie 
inutilement contre luy, prenant le premier vase 
qu'il rencontre, il le plonge dans une cuve d'airain 
qui est remplie d'eau, se la' répand sur tout le 
corps : « Me voilà lavé, ajoûte-t'il, autant que i'en 
ay besoin » ; et, sans en avoir obligation à personne, 
remet sa robe et disparoît. 



De l'Epargne sordide. 

CETTE espèce d'avarice est dans les hommes une 
passion de vouloir ménager les plus petites 
choses sans aucune fin honneste. C'est dans cet esprit 
que quelques-uns , recevant tous les mois le loyer 
de leur maison, ne négligent pas d'aller eux-mesmes 
demander la moitié d'une obole qui manquoit au 
dernier payement que l'on leur a fiiit; que d'autres, 
faisant l'effort de donner à manger chez eux, ne sont 
occupez pendant le repas qu'à compter le nombre 
de fois que chacun des conviez demande à boire. Ce 
sont eux encore dont la portion des prémices' des 
viandes que l'on envoyé sur l'Autel de Diane est 
toujours la plus petite. Ils apprécient les choses au 
dessous de ce qu'elles valent, et de quelque bon 
marché qu'un autre, en leur rendant compte, veuille 

1. Les plus pauvres se lavoient ainsi pour payer moios. 

2. Les Grecs oommençoient par cet offrandas leurs repas pu- 
blics. 



Les Caractères de Theophraste. 53 

se prévaloir, ils luy soutiennent toujours qu'il a 
acheté trop cher. Implacables à Tégard d'un valet 
qui aura laissé tomber un pot de terre ou cassé par 
malheur quelque vase d'argile , ils luy déduisent 
cette perte sur sa nourriture. Mais si leurs femmes 
ont perdu seulement un denier, il faut alors renver- 
ser toute une maison, déranger les lits, transporter 
des coffres et chercher dans les recoins les plus 
cachez. Lors qu'ils vendent, ils n'ont que cette uni- 
que chose en veue, qu'il n'y ait qu'à perdre pour 
celuy qui acheté. Il n'est permis à personne de ctïeil- 
lir une figue dans leur jardin , de passer au travers 
de leur champ, de ramasser une petite branche de 
palmier, ou quelques olives qui seront tombées de 
l'arbre. Ils vont tous les jours se promener sur leurs 
terres, en remarquent les bornes, voyent si l'on n'y 
a rien changé et si elles sont toujours les mesmes. 
Us tirent interest de l'interest mesme, et ce n'est 
qu'à cette condition qu'ils donnent du temps à leurs 
créanciers. S'ils ont invité à dîner quelques-uns de 
leurs amis, et qui ne sont que des personnes du 
peuple, ils ne feignent point de leur faire servir un 
simple hachis, et on les a veûs souvent aller eux- 
mesmes au marché pour ces repas, y trouver tout 
trop cher, et en revenir sans rien acheter : « Ne pre- 
nez pas l'habitude, disent-ils à leurs femmes, de 
prêter vostre sel, vostre orge, vostre farine, ny 
mesme du * cumin, de la 'marjolaine, des gâteaux' 

1. Une sorte d'herbes. 

2. Elle empêche les viandes de se corrompre, ainsi que le Tbim 
et le Laurier. 

3. Faits de farine et de miel , et qui senroient aux Sacrifices. 



34 Les Caractères de Tkeopkraste, 

pour l'autel, du cotton, de la laine, car ces petits 
détails ne laissent pas de monter à la fin d'une an- 
née à une grosse somme. » Ces avares, en un mot, 
ont des trousseaux de cle& roûillées dont ils ne se 
servent point , des cassettes où leur argent est en 
dépost, qu'ils n'ouvrent jamais et qu'ils laissent moi- 
sir dans un coin de leur cabinet; ils portent des 
habits qui leur sont trop courts et trop étroits ; les 
plus petites phiolès contiennent plus d'huile qu'il 
n'en faut pour les oindre ; ils ont la teste rasée jus- 
qu'au cuir, se déchaussent vers le * milieu du jour 
pour épargner leurs souliers, vont trouver les fou- 
lons pour obtenir d'eux de ne pas épargner la craye 
dans la laine qu'ils leur ont donnée à préparer, 
afin, disent ils, que leur étoffe se tache moins*. 



De l'Impudent 
ou de celuy q.ui ne rougit de rien. 

L'impudence est £aicile à définir : il suffit de dire 
que c'est une profession ouverte d'une plaisan- 
terie outrée, comme de ce qu'il y a de plus honteux 
et de plus contraire à la bienséance. Celui-là , par 
exemple, est impudent, qui, vojrant venir vers luy 
une femme de condition , feint dans ce moment 

1. Parce qne, dans cette partie du jour, le froid en toute saison 
estoit supportable. 

2. C'estoit aussi parce que cet apprest avec de la craye, comme 
le pire de tous et qui rendoit les étoffes dures et grossières, étoit 
cduy qui coûtoit le moins. 



Les Caractères de Theophraste. 55 

quelque besoin pour avoir occasion de se montrer à 
elle d'une manière deshonneste; qui se plaist à battre 
des mains au théâtre lorsque tout le monde se tait, ou 
à siffler les acteurs que les autres voyent et écoutent 
avec plaisir; qui, couché sur le dos pendant que toute 
rassemblée garde un profond silence, fait entendre 
de sales hocquets qui obligent les spectateurs de 
tourner la tête et d'interrompre leur attention. Un 
homme de ce caractère acheté en plein marché des 
noix, des pommes, toute sorte de fruits, les mange, 
cause debout avec la Fruitière , appelle par leurs 
noms ceux qui passent sans presque les connoistre, 
en arreste d'autres qui courent par la place et qui 
ont leurs affaires ; et s'il voit venir quelque plaideur, 
il l'aborde, le raille et le congratule sur une cause im- 
portante qu'il vient de perdre. Il va luy mesme choi- 
sir de la viande, et louer pour un souper des femmes 
qui jouent de la flûte; et, montrant à ceux qu'il ren- 
contre ce qu'il vient d'acheter, il les convie en riant 
d'en venir manger. On le voit s'arrester devant la 
boutique d'un Barbier ou d'un Parfumeur, et là * an- 
noncer qu'il va faire un grand repas et s'enjrvrer. 
Si quelquefois il vend du vin, il le fait mêler pour 
ses amis comme pour les autres sans distinction, il 
ne permet pas à ses enfans d'aller à l'Amphithéâtre 
avant que les jeux soient commencez et lorsque l'on 
paye pour estre placé , mais seulement sur la fin du 
spectacle et quand ' l'Architecte néglige les places et 

1. Il y avoit des gens faineans et desoccupez qui s'assem- 
bloient dans leurs boutiques. 

2. L'Architecte qui avoit bâti l'Amphithéâtre , et à qui la 
République donnoit le louage des places en payement. 



56 Les Caractères de Theophraste. 

les donne pour rlen« Estant envoyé avec quelques 
autres citoyens en ambassade, il laisse chez soy la 
somme que le public luy a donnée pour faire les 
frais de son voyage, et emprunte de Targent de ses 
Collègues; sa coutume alors est de charger son valet 
de fardeaux au delà de ce qu'il en peut porter, et de 
luy retrancher cependant de son ordinaire ; et, comme 
il arrive souvent que l'on fait dans les villes des 
presens aux Ambassadeurs, il demande sa part pour 
la vendre. «Vous m'achetez toujours, dit-il au jeune 
esclave qui le sert dans le bain, une mauvaise huile, 
et qu'on ne peut supporter»; et il se sert ensuite de 
l'huile d'un autre et épargne la sienne. Il envie à ses 
propres valets qui le suivent la plus petite pièce de 
monnoye qu'ils auront ramassée dans les rues, et il 
ne manque point d'en retenir sa part avec ce mot* : 
Mercure est commun. Il fait pis : il distribué à ses 
domestiques leurs provisions dans une certaine me- 
sure dont le fond, creux par dessous, s'enfonce en 
dedans et s'élève comme en pyramide , et quand 
elle est pleine il la rase luy-mesme avec le rouleau 
le plus prés qu'il peut...' Demesme, s'il paye à quel- 
qu'un trente mines' qu*il luy doit, il feût si bien qu'il 
y manque quatre dragmes* doat il profite. Mais, dans 
ces grands repas où il faut traiter toute une tribu * 

I. Proverbe Grec, qui revient à nostre Je retiens part. 
3. Quelque chose manque icy dans le texte.. 

3. Miue se doit prendre icy pour une pièce de monnoye. 

4. Dragmes, petites pièces de monnoye dont il en faloit cent à 
Athènes pour faire une mine. 

5. Athènes estoit partagée en plusieurs tribus. V. le chap. de la 
Médisance. 



Les Caractères de Theophraste. bj 

il &it recueillir, par ceux de ses domestiques qui ont 
soin de la table, le reste des viandes qui ont esté 
servies, pour luy en rendre compte : il seroit f&çhé 
de leur laisser une rave à demi mangée. 



Du Contre-temps. 

CETTE ignorance du temps et de l'occasion est 
une manière d'aborder les gens ou d'agir avec 
eux toujours incommode et embarassante. Un im- 
portun est celuy qui choisit le moment que son ami 
est accablé de ses propres affaires pour luy parler 
des siennes ; qui va souper chez sa maistresse le soir 
mesme qu'elle a la fièvre; qui, voyant que quelqu'un 
vient d'estre condamné en justice de payer pour un 
autre pour qui il s'est obligé, le prie néanmoins de 
répondre pour luy ; qui comparoist pour servir de 
témoin dans un procez que l'on vient de juger; qui 
prend le temps des noces où il est invité pour se dé- 
chaîner contre les femmes ; qui entraîne à la prome- 
nade des gens à peine arrivez d'un long voyage et 
qui n'aspirent qu'à se reposer; fort capable d'ame- 
ner des Marchands pour offrir d'une chose plus 
qu'elle ne vaut après qu'elle est vendue, de se lever 
au milieu d'une assemblée pour reprendre un fût 
dés ses commencemens et en instruire à fond ceux 
qui en ont les oreilles rebatués et qui le sçavent 
mieux que luy; souvent empressé pour engager 
dans une affaire des personnes qui, ne l'affectionnant 

8 



58 Les Caractères de Theophraste, 

point, n*osent pourtant refuser d*y entrer. S'il arrive 
que quelqu'un dans la ville doive faire un festin^ 
après avoir sacrifié, il va luy demander une portion 
des viandes qu'il a préparées. Une autre fois, s'il voit 
qu'un Maistre châtie devant luy son esclave : « J'ay 
perdu, dit-il, un des miens dans une pareille occa- 
sion; je le fis fouetter, il se désespéra et s'alla 
pendre. » Enfin il n'est propre qu'à commettre de 
nouveau deux personnes qui veulent s'accommoder, 
s'ils l'ont £Edt arbitre de leur différent. C'est encore 
une action qui luy convient fort que d'aller prendre 
au milieu du repas pour danser' un homme qui est 
de sang froid et qui n'a bû que modérément. 



De l'Air empressé. 

IL semble que le trop grand empressement est une 
recherche importune ou une vaine affectation de 
marquer aux autres de la bien-veillance par ses pa- 
roles et par toute sa conduite. Les manières d'un 
homme empressé sont de prendre sur soy l'événe- 
ment d'une affaire qui est au dessus de ses forces 
et dont il ne sçauroit sortir avec honneur, et, dans 

1. Les Grecs, le jour mesme qu'ils avoient sacrifié, ou sou* 
poient avec leurs amis, ou leur envoyoient à chacun une portion 
de la victime. CeStoit donc un contre-temps de demander sa 
part prématurément, et lorsque le festin estoit résolu auquel on 
pouvoit mesme estre invité. . 

2. Cela ne se faisoit chez les Grecs qu'après le repas et lorsque 
les tables estoient enlevées. 



Les Caractères de Theophraste. 59 

une chose que toute une assemblée juge raisonnable, 
et où il ne se trouve pas la moindre difficulté, d'in- 
sister long-temps sur une légère circonstance pour 
estre ensuite de l'avis des autres; de faire beaucoup 
plus apporter de vin dans un repas qu'on n'en peut 
boire ; d'entrer dans une querelle où il se trouve 
présent d'une manière à l'échaufer davantage. Rien 
n'est aussi plus ordinaire que de le voir s*offrir à 
servir de guide dans un chemin détourné qu'il ne 
connoît pas et dont il ne peut ensuite trouver l'issue; 
venir vers son General, et luy demander quand il 
doit ranger son armée en bataille, quel jour il faudra 
combattre, et s'il n'a point d'ordres à luy donner 
pour le lendemain ; une autre fois, s'approcher de 
son père : « Ma mère , luy dit-il mystérieusement, 
vient de se coucher et ne commence qu'à s'endor- 
mir » ; s'il entre enfin dans la chambre d'un malade 
à qui son médecin a défendu le vin, dire qu'on peut 
essayer s'il ne luy fera point de mal, et le soutenir 
doucement pour luy en faire prendre. S*îl apprend 
qu'une femme soit morte dans la ville, il s'ingère de 
fidre son épitaphe ; il y fait graver son nom, celuy 
de son mari, de son père, de sa mère, son pays, son 
origine, avec cet éloge : Ils avaient* tous de la vertu. 
S'il est quelquefois obligé de jurer devant des Juges 
qui exigent son serment : « Ce n'est pas, dit-il en 
perçant la foule pour paroistre à l'audience, la pre- 
mière fois que cela m'est arrivé. » 

I. Formule d'épitaphe. 



6o Les Caractères de Theophraste. 



De la Stupidité. 

LA stupidité est en nous une pesanteur d^esprit 
qui accompagne nos actions et nos discours. Un 
homme stupide, ayant luy-mesme calculé avec des 
jetions une certaine somme, demande à ceux qui le 
regardent faire à quoy elle se monte ; s'il est obligé 
de paroistre dans un jour prescrit devant ses Juges 
pour se défendre dans un procez que Ton luy fait, 
il l'oublie entièrement, et part pour la campagne; 
il s'endort à un spectacle, et ne se réveille que long- 
temps après qu'il est fini et que le peuple s'est re~ 
tiré; après s' estre rempli de viandes le soir, il se levé 
la nuit pour une indigestion, va dans la rué se sou- 
lager, où il est mordu d'un chien du VQisinage; il 
cherche ce qu'on vient de luy donner, et qu'il a mis 
luy-même dans quelque endroit, où souvent il ne 
peut le retrouver. Lors qu'on l'avertit de la mort de 
l'un de ses amis afin qu'il assiste à ses funérailles, 
il s'attriste, il pleure, il se désespère, et, prenant une 
façon de parler pour une autre : «A la bonne heure »» 
ajoûte-t'il , ou une pareille sottise. Cette précaution 
qu'ont les personnes sages de ne pas donner sans 
témoins* de l'argent à leurs créanciers, il l'a pour 
en recevoir de ses débiteurs. On le voit quereller 
son valet dans le plus grand froid de l'hyver pour ne 

I. Les témoins étoient fort en usage chez les Grecs dans les 
payemens et dans tous les actes. 



Les Caractères de Theophraste. 6i 

luy avoir pas acheté des concombres. S*ii s^avise un 
jour de âiire exercer ses enfans à la hitte ou à la 
course, il ne leur permet pas de se retirer qu'ils ne 
soient tout en sueur et hors d'haleine. Il va cueillir 
luy-mesme des lentilles, les fait cuire, et, oubliant 
qu'il 7 a mis du sel, il les sale une seconde fois, de 
sorte que personne n'en peut goûter. Dans le temps 
d'une pluye incommode et dont tout le monde se 
plaint , il luy échapera de dire que l'eau du Ciel est 
une chose délicieuse. Et si on luy demande par 
hazard combien il a vu emporter de morts* par la 
porte sacrée : « Autant , répond-il, pensant peut- 
estre à de l'argent ou à des grains, que je voudrois 
que vous et moy en pussions avoir. » 



De la Brutalité. 

LA brutalité est une certaine dureté, et l'ose dire 
une férocité, qui se rencontre dans nos manières 
d'agir et qui passe mesme jusqu'à nos paroles. Si 
vous demandez à un homme brutal : « Q.u'est devenu 
un tel?» il vous répondra durement: «Ne me rom- 
pez point la teste. » Si vous le saluez, il ne vous fait 
pas l'honneur de vous rendre le salut. Si quelquefois 
il met en vente une chose qui luy appartient, il est 
inutile de luy en demander le prix, il ne vous écoute 

I. Pour estre enterrez hors de la ville suivant la Loy de 
Solon. 



02 Les Caractères de Theophraste. 

pas ; mais il dit fièrement à celuy qui la marchande : 
« Qu'y trouvez-vous à dire?» Il se mocque de la 
pieté de ceux qui envoyent leurs offrandes dans les 
Temples aux jours d'une grande célébrité : « Si leurs 
priereSy dit-il, vont jusques aux Dieux, et s'ils en ob- 
tiennent les biens qu'ils souhaitent, l'on peut dire 
qu'ils les ont bien payez, et qu'ils ne leur sont pas 
donnez pour rien. » Il est inexorable à celuy qui, 
sans dessein, l'aura poussé légèrement, ou luy aura 
marché sur le pied : c*est une faute qu'il ne pardonne 
pas. La première chose qu'il dit à un ami qui luy 
emprunte quelque argent, c'est qu'il ne luy en pres- 
tera point ; il va le trouver ensuite, et le luy donne 
de mauvaise grâce, ajoutant qu'il le compte perdu. 
Il ne luy arrive jamais de se heurter à une pierre 
qu'il rencontre en son chemin sans luy donner de 
grandes malédictions. Il ne daigne pas attendre per- 
sonne, et si l'on diffère un moment à se rendre au 
lieu dont l'on est convenu avec luy, il se retire. Il se 
distingue toujours par une grande singularité, ne 
veut ny chanter à son tour, ny reciter* dans un repas, 
ni même danser avec les autres. En un mot, on ne 
le voit gueres dans les Temples importuner les Dieux 
et leur foire des vœux ou des sacrifices. 

I . Les Grecs recitoient i table quelques beaux endroits de leurs 
Poètes et dansoient ensemble après le repas. V. le chap. du 
Contre-temps. 



Les Caractères de Theophraste. 63 



De la Superstition. 

LA superstition semble n'estre autre chose qu'une 
crainte mal réglée de la Divinité. Un homme 
superstitieux, après avoir lavé ses mains et s'estre 
purifié avec de Peau* lustrale, sort du Temple et se 
promené une grande partie du jour avec une feuille 
de laurier dans sa bouche. S'il voit une belette , il 
s'arreste tout court, et il ne continué pas de marcher 
que quelqu'un n'ait passé avant luy par le mesme 
endroit que cet animal a traversé, ou qu'il n'ait jette 
luy-mesme trois petites pierres dans le chemin, 
comme pour éloigner de luy ce mauvais présage. En 
quelque endroit de sa maison qu'il ait apperçû un 
Serpent, il ne diffère pas d'y élever un Autel. Et dés 
qu'il remarque dans les carrefours de ces pierres 
que la dévotion du peuple y a consacrées, il s'en 
approche, verse dessus toute l'huile de sa phiole, 
plie les genoux devant elles et les adore. Si un rat 
luy a rongé un sac de farine, il court au Devin, qui 
ne manque pas de luy enjoindre d'y £aire mettre une 
pièce ; mais, bien loin d'estre satisfait de sa réponse, 
effirayé d'une avanture si extraordinaire, il n'ose plus 
se servir de son sac et s'en défiût. Son foible encore 
est de purifier sans fin la maison qu'il habite , d'é- 

I. Une eau où Ton avoit éteint un tison ardent pris sur l'Autel 
où l'on brûloit la victime. Elle estoit dans une chaudière à la 
porte du temple; Ton s'en lavoit soy-mesme, ou l'on s'en faisoit 
laver par les Prestres. 



64 Les Caractères de Theophraste. 

viter de s'asseoir sur un tombeau, comme d'assister 
à des funérailles, ou d'entrer dans la chambre d'une 
femme qui est en couche. Et lors qu'il luy arrive 
d'avoir pendant son sommeil -quelque vision, il va 
trouver les Interprètes des songes , les Devins et les 
Augures, pour sçavoir d'eux à quel Dieu ou à quelle 
Déesse il doit sacrifier. Il est fort exact à visiter sur 
la fin de chaque mois les Prestres d'Orphée pour se 
faire initier * dans ses mystères ; il y mena sa femme, 
ou, si elle s'en excuse par d'autres soins, il y fait 
conduire ses enfans par une nourrice. Lors qu'il 
marche par la ville, il ne manque gueres de se laver 
toute la teste avec de l'eau des fontaines qui sont 
dans les places. Quelquefois il a recours à des Pres- 
tresses, qui le purifient d'une autre manière, en liant 
et étendant autour de son corps un petit chien ou 
de la* squille. Enfin, s'il voit un homme frappé d'é- 
pilepsie, saisi d'horreur, il crache dans son propre 
sein comme pour rejetter le malheur de cette ren- 
contre. 



De l'Esprit chagrin. 

L'esprit chagrin fait que l'on n'est jamais content 
de personne, et que l'on fait aux autres mille 
plaintes sans fondement. Si quelqu'un fait un festin, 

1. Instruire de ses mystères. 

2. Espèce d'oignon marin. 



Les Caractères de Theophraste. 65 

et qu'il se souvienne d'envoyer * un plat à un homme 
de cette humeur, il ne reçoit de luy pour tout re- 
merciement que le reproche d'avoir esté oublié : « Je 
n'étois pas digne, dit cet esprit querelleux, de boire 
de son vin ny de manger à sa table. » Tout luy est 
suspect, jusqu'aux caresses que luy fait sa maîtresse : 
« Je doute fort, luy dit-il, que vous soyez sincère, 
et que toutes ces démonstrations d'amitié partent 
du cœur. » Après une grande sécheresse venant 
enfin à pleuvoir , comme il ne peut se plaindre de 
la pluye, il s'en prend au Ciel de ce qu'elle n'a pas 
commencé plûtost. Si le hazard luy fait voir une 
bourse dans son chemin, il s'incline : « Il y a des 
gens, ajoûte-t'il, qui ont du bonheur; pour moy, je 
n'ay jamais eu celuy de trouver un trésor, » Une 
autre fois, ayant envie d'un esclave, il prie instam- 
ment celuy à qui il appartient d'y mettre le prix ; et 
dés que celuy-cy, vaincu par ses importunitez, le luy 
a vendu, il se repent de l'auoir acheté : «Ne suls-je 
pas trompé? demande-t'il, et exigeroit-on si peu 
d'une chose qui seroit sans défauts?» A ceux qui luy 
font les complimens ordinaires sur la naissance d'un 
fils et sur l'augmentation de sa famille. « Ajoutez, 
leur dit-il, pour ne rien oublier , sur ce que mon 
bien est diminué de la moitié. » Un homme chagrin, 
après avoir eu de ses Juges ce qu'il demandoit, et 
l'avoir emporté tout d'une voix sur son adversaire, 
se plaint encore de celuy qui a écrit ou parlé pour 
luy de ce qu'il n'a pas touché les meilleurs moyens 
de sa cause ; ou, lorsque ses amis ont fait ensemble 

I. C'a esté la coutume des Juifs et d'autres peuples Orientaux, 
des Grecs et des Romains. 



66 Les Caractères de Theophraste. 

une certaine somme pour le secourir dans un besoin 
pressant, si quelqu'un I*en félicite et le convie à 
mieux espérer de la fortune î « Comment, luy répond- 
il, puis^je estre sensible à la mmndre foye, quand je 
pense que je dois rendre cet argent à chacun de ceux 
qui me l'ont prêté, et n'estre pas encore quitte 
envers eux delà reconnoissance de leur bienfait?» 



De la Défiance. 

L'ESPRrr de défiance nous fait croire que tout le 
monde est capable de nous tromper. Un homme 
défiant, par exemple, s'il envoyé au marché l'un de 
ses domestiques pour y acheter des provisions, il le 
fait suivre par un autre qui doit luy rapporter fidel- 
lement combien elles ont coûté. Si quelquefois U 
porte de l'argent sur soy dans un voyage, il le calcule 
à chaque stade * qu'il fait pour voir s'il a son compte. 
Une autre fois, étant couché avec sa femme, il luy 
demande si elle a remarqué que son coffre fort fût 
bien fermé, si sa cassette est toujours scellée, et si 
l'on a eu soin de bien fermer la porte du vestibule; 
et, bien qu'elle l'asseure que tout est en bon état, 
l'inquiétude le prend, il se levé du lit, va en che-» 
mise et les pieds nuds, avec la lampe qui brûle dans 
sa chambre, visiter lui-même tous les endroits de sa 
maison, et ce n'est qu'avec beaucoup de peine qu'il 
s'endort après cette recherche. Il mené avec lui des 

I. Six cens pas. 



Les Caractères de Theophraste. 67 

témoins quand il va demander se^ arrérages, aââ 
qu'il ne prenne pas un jour envie à ses débiteurs de 
luy denier sa dette. Ce n*est point chez le foulon qui 
passe pour le meilleur ouvrier qu'il envoyé teindre sa 
robe, mais chez celuy qui consent de ne point la 
recevoir sans donner caption. Si quelqu'un se ha- 
sarde de luy emprunter quelques vases'/ il. les luy 
refuse souvent, ou, s'il les accorde *, il ne les laisse 
pas enlever c^u'ils ne soient pesez; il fait, suivre celuy 
qui les emporte, et envoyé dés le lendemain prier 
qu'on les luy* renvoyé. A-t'il un esclave qu'il affec^ 
tionne et qui l'accompagne dans la ville, il le fait 
marcher devant luy, de peur que, s'il le perdoit de 
veuô , il ne luy échapât et ne prît la fuite. A un 
homme qui, emportant de chez luy quelque chose 
que ce soit, luy diroit : « Estimez cela et mettez-le 
sur mon compte », il répondroit qu'il faut le laisser 
où on l'a pris, et qu'il a d'autres af£Eiir<s que celle 
de courir après son argent. 



D'un Vilain homme. 

CE caractère suppose toujours dans un homme 
une extrême malpropreté et une négligence 
pour sa personne qui passe dans l'excez et qui blesse 
ceux qui s'en apperçoivent. Vous le verrez quelque- 

1. D'or ou d'argent. 

** Ce qui se lit entre les deux étoiles n'est pas dans le Grec, 
où le sens est interrompu ; mais il est suppléé par quelques in- 
terprètes. 



68 Les Caractères de Theophraste. 

fois tout couvert de lèpre, avec des ongles longs et 
mal propres, ne pas laisser de se mêler parmy le 
monde, et croire en estre quitte pour dire que c'est 
une maladie de famille, et que son père et son 
ayeul y estoient sujets. Il a aux jambes des ulcères ; 
on luy voit aux mains des poireaux et d'autres sale- 
tez qu'il néglige de faire guérir ; ou , s'il pense à y 
remédier , c'est lorsque le mal, aigri par le temps, 
est devenu incurable. Il est hérissé de poil sous les 
aisselles et partout le corps comme une beste fauve; 
il a les dents noires, rongées, et telles que son abord 
ne se peut souffrir. Ce n'est pas tout : il crache ou il 
se mouche en mangeant, il parle la bouche pleine, 
fait en buvant des choses contre la bienséance, ne se 
sert jamais au bain que d'une huile qui sent mauvais, 
et ne paroist gueres dans une assemblée publique 
qu'avec une vieille robbe et toute tachée. S'il est 
obligé d'accompagner sa mère chez les Devins, il 
n'ouvre la bouche que pour dire des choses de mau- 
vaise augure*. Une autre fois, dans le Temple, et en 
faisant des libations', il luy échapera des mains une 
coupe ou quelque autre vase, et il rira ensuite de 
cette avanturej comme s'il avoit fait quelque chose 
de merveilleux. Un homme si extraordinaire ne sçait 
point écouter un concert ou d'excellens joueurs de 
flûtes : il bat des mains avec violence comme pour 

1. Les Anciens avoient un grand égard pour les paroles qui 
estoient proférées, mesme par hazard, par ceux qui venoient 
consulter les Devins et les Augures, prier ou sacrifier dans les 
Temples. 

2. Cérémonies où l'on répandoit du vin ou du lait dans les 
sacrifices. 



Les Caractères de Theophraste. 69 

leur applaudir, ou bien il suit d'une voix désagréable 
le mesme air qu'ils jouent ; il s'ennuye de la sym- 
phonie, et demande si elle ne doit pas bien-tos^ 
finir. Enfin si, estant assis à table, il veut cracher' 
c'est justement sur celuy qui est derrière luy pour 
donner à boire. 



D'un homme Incommode. 

CE qu'on appelle un fâcheux est celuy qui, sans 
faire à quelqu'un un fort grand tort, ne laisse 
pas de l'embarasser beaucoup; qui, entrant dans la 
chambre de son ami qui commence à s'endormir, le 
réveille pour l'entretenir de vains discours ; qui, se 
trouvant sur le bord de la mer, sur le point qu'un 
homme est prest de partir et de monter dans son 
vaisseau, l'arreste sans nul besoin et l'engage insen- 
siblement à se promener avec luy sur le rivage ; qui, 
arrachant un petit enfant du sein de sa nourice pen- 
dant qu'il tette, luy fait avaler quelque chose qu'il a 
mâché, bat des mains devant luy, le caresse et luy parle 
d'une voix contrefaite ; qui choisit le temps du repas, 
et que le potage est sur la table, pour dire qu'ayant 
pris médecine depuis deux jours, il est allé par haut et 
par bas, et qu'une bile noire et recuite estoit mêlée 
dans ses déjections ; qui, devant toute une assemblée, 
s'avise de demander à sa mère quel jour elle a accou- 
ché de luy; qui, ne sçachant que dire, apprend que 
Teau de sa cisterne est fraîche, qu'il croist dans son 
jardin de bonnes légumes, ou que sa maison est ou- 



70 Les Caractères de Theophraste. 

verte à tout le monde comme une hôteUerie; qui 
s'empresse de faire connoistre à ses hôtes un parasite* 
qu*il a chez luy ; qui l'invite, à table, à se mettre en 
. bonne humeur et à réjouir la compagnie. 



De la sotte Vanité. 

LA sotte vanité semble estre une passion inquiète 
de se faire valoir par les plus petites choses, ou 
de chercher dans les sujets les plus frivoles du nom 
et de la distinction. Ainsi un homme vain, s*il se 
trouve à un repas, affecte toujours de s'asseoir 
proche de celuy qui l'a convié. Il consacre à Apol- 
lon la chevelure d'un fils qui luy vient de naistre ; 
et dés qu'il est parvenu à l'âge de puberté, il le con- 
duit* luy-mesme à Delphes, luy coupe les cheveux 
et les dépose dans le temple comme un monument 
d'un vœu solemnel qu'il a accompli. II aime à se 
fiaire suivre par un Maure. S'il fait un payement, il 
affecte que ce soit dans une monnoye toute neuve 
et qui ne vienne que d'estre frapée. Après qu'il a im- 
molé un bœuf devant quelque Autel, il se fait reser- 
ver la peau du front de cet animal, il l'orne de 
rubans et de fleurs, et l'attache à l'endroit de sa mai- 

I. Mot Grec qui signifie celuy qui ne mange que chez autrui. 

3. Le peuple d'Athènes ou les personnes plus modestes se con- 
tentoient d'assembler leurs parens, de couper en leur présence 
les cheveux de leur fils parvenu à l'âge de puberté, et de les con- 
sacrer ensuite à Hercule, ou à quelque autre Divinité qui avoît un 
Temple dans la ville. 



Les Caractères de Tkeopkraste, 71 

son le plus exposé à la veuô de ceux qui passent, 
afin que personne du peuple n'ignore quUl a sa- 
crifié un bœuf. Une autre fois, au retour d'une 
cavalcade qu'il aura £ciite avec d'autres citoyens, il 
renvoyé chez soy par un valet tout son équipage, et 
ne garde qu'une riche robe dont il est habillé et 
qu'il traîne le reste du jour dans la place publique. 
S'il luy meurt le moindre petit chien, il l'enterre, 
luy dresse un épitaphe avec ces mots : // estait 
de race de Malte*. 11 consacre un anneau à Esculape, 
qu'il use à force d'y pendre des couronnes de fieurs. 
Il se parfume tous les jours. Il remplit avec un 
grand faste tout le temps de sa Magistrature, et, sor- 
tant de charge, il rend compte au peuple avec osten- 
tation des sacrifices qu'il a faits, comme du nombre 
et de la qualité des victimes qu'il a immolées. Alors, 
revêtu d'une robe blanche et couronné de fleurs, il 
paroist dans l'assemblée du peuple : «Nous pouvons, 
dit-il, vous asseurer, ô Athéniens, que pendant le 
temps de nostre gouvernement nous avons sacrifié 
à Cybele, et que nous luy avons rendu des honneurs 
tels que les mérite de nous la mère des Dieux ; espé- 
rez donc toutes choses heureuses de cette Déesse. » 
Après avoir parlé ainsi, il se retire dans sa maison, où 
il fiEÛt un long récit à sa femme de la manière dont 
toutes choses se sont passées et comme elles luy 
ont réussi au delà de ses souhaits. 

I. Cette Isle portoit de petits chiens tort estimez. 



Les Caractères de Theophraste, 



De l*Avarice. 

CE vice est dans Phomme un oubli de Phonneur 
et de la gloire quand il s'agit d'éviter la moin- 
dre dépense. Si un homme a remporté le prix de la 
tragédie*, il consacre à Bacchus des guirlandes ou 
des bandelettes faites avec de Técorce de bois , et il 
fait graver son nom sur un présent si magnifique. 
Quelquefois, dans les temps difficiles, le peuple est 
obligé de s'assembler pour régler une contribution 
capable de subvenir aux besoins de la Republique; 
alors il se levé et garde le silence*, ou, le plus sou- 
vent, il fend la presse et se retire. Lors qu'il marie 
sa fille, et qu'il sacrifie selon la coutume, il n'aban- 
donne de la victime que les parties* seules qui doi- 
vent être brûlées sur l'Autel : il reserve les autres 
pour les vendre; et comme il manque de domesti- 
ques pour servir à table et estre chargé du soin des 
noces, il loue des gens pour tout le temps de la feste 
qui se nourrissent à leurs dépens et à qui il donne 
une certaine somme. S'il est Capitaine de Galère, 
voulant ménager son lit, il se contente de coucher 
indifféremment avec les autres sur de la natte qu'il 
emprunte de son Pilote. Vous verrez une autre fois cet 

1. Qu'il a faite ou recitée. 

2. Ceux qui vouloient donner se levoient et offroient une 
somme; ceux qui ne vouloient rien donner ^e levoient et se tai- 
soient. 

3. C'estoit les cuisses et les intestins. 



Les Caractères de Theophraste. 73 

homme sordide acheter eh pleht marché des Viande» 
cuites^ toute sorte d'herbes, et les porter hardiment 
dans son sein et sous sa robe. S'il Pa un jour envoyée 
chez le Teinturier pour la détacher, comme il n*en 
a pas une seconde pour sortir^ il est obligé de garder 
la chambre. Il sçail éviter dans la place la.rencontre 
d'un ami pauvre qui pourroit hxj demander' comme 
aux autres quelque secours; il se détourne de Iny 
et reprend le chemin de sa maison. Il ne . donne 
point de servantes à sa femme y content de luy en 
louer quelques-unes pour l'accompagner à la ville 
toutes les fois qu'elle sort; Enfin, ne pensez pas que 
ce soit un autre que luy qui ballie le matin sa cham- 
bre, qui fasse son lit et le nettoyé. Il faut ajouter 
qu'il porte un manteau usé, sale et tout couvert de 
taches; qu*en ayant honte luy-mesme, il le retourne 
quand il est obligé d'aUer tenir sa place dans quelque 
assemblée. 



De l'Ostentation. 

JE ^'estime pas que Ton puisse donner une idée 
plus juste de l'ostentation qu'en disant que 
c'est dans l'homme une passion de faire montre 
d'un bien ou des avantages qu'il n'a pas. Celuy en 
qui elle domine s'arreste dans l'endroit du Pyrée' 

t. Par forme de cootribatioii. V. les chap» de la Dissimulation 
et de l'Esprit chagrin. 
2. Port à Athènes fort célèbre. 

10 



74 Les Caractères de Theophraste. 

où les Marchands étalent et où se trouve un plus grand 
nombre d'étrangers ; il entre en matière avec eux, 
il leur dit qu'il a beaucoup d'argent sur la mer, il 
discourt avec eux des avantages de ce commerce, des 
gains immenses qu'il y a à espérer pour ceux qui y 
entrent, et de ceux sur tout que luy qui parle y a 
faits. Il aborde dans un voyage le premier qu'il 
trouve sur son chemin, luy fiait compagnie et luy dit 
bien-tôt qu'il a servi sous Alexandre, quels beaux 
vases et tout enrichis de pierreries il a rapporté de 
l'Asie , quels excellens ouvriers s'y rencontrent, et 
combien ceux de l'Europe leur sont inférieurs*, il 
se vante, dans une autre occasion, d'une lettre qu'il a 
receué d'Antipater*, qui apprend que luy troisième 
est entré dans la Macédoine. Il dit une autre fois que, 
bien que les Magistrats luy ayent permis tels trans- 
ports' de bois qu'il luy plairoit sans payer de tribut, 
pour éviter néanmoins l'envie du peuple, il n'a point 
voulu user de ce privilège. II ajoute que pendant 
une grande cherté de vivres il a distribué aux pauvres 
citoyens d'Athènes jusques à la somme de cinq ta- 
lens*; et s'il parle à des gens qu'il ne connoist point 
et dont il n'est pas mieux connu, il leur fait prendre 

t. C'estoit coptre l'opinion commune de toute la Grèce. 

2. L'un des Capitaines d'Alexandre le Grand, et dont la famille 
régna quelque temps dans la Macédoine. 

3. Parce que les Pins, les Sapins, les Cyprès, et tout autre bois 
propre à construire des vaisseaux, estoîent rares dans le pays 
Attîque, l'on n'en permettoit le transport en d'autres pays qu'en 

» payant un fort gros tribut. 

4. Un talmt Attique, dont il s'agit, valoit soixante mines Atti- 
ques; une mine, cent dragmes; unedragme, six oboles. Le talent 
Attique valoit quelques six cens écus de nostre monnoye. 



Les Caractères de Theophraste, jb 

des jettons, compter le nombre dé ceux à qui il a fait 
ces largesses; et quoy qu'il monte à plus de six cens 
personnes, il leur donne à tous des noms conve- 
nables ; et après avoir supputé les sommes particu- 
lières qu'il a données à chacun d'eux, il se . trouve 
qu'il en resuite le double de ce qu'il pensoit, et que 
dix taiens y sont employez : « Sans compter, pour- 
suit-il, les Galères que j'ay armées à mes dépens et 
les charges publiques que )*ay exercées à mes frais et 
sans recompense. » Cet homme futueux va chez un 
fameux Marchand de chevaux, fût sortir de Técurie 
les plus beaux et les meilleurs, fait ses offres comme 
s'il vouloit les acheter. De mesme il visite les foires 
les plus célèbres, entre sous les tentes des Marchands, 
se ^t déployer une riche robe et qui vaut jusqu'à 
deux taiens, et Si sort en querellant son valet de ce 
qu'il ose le suivre sans porter* de l'or sur luy pour 
les besoins où l'on se trouve. Enfin, s'il habite une 
maison dont il paye le loyer, il dit hardiment à quel- 
qu'un qui l'ignore que c'est une maison de famille 
et qu'il a héritée de son père , mais qu'il veut s'en 
défaire, seulement parce qu'elle est trop petite pour 
lé grand nombre d'étrangers qu'il retire' chez luy. 



I 



De l'Orgueil. 

L faut définir l'orgueil une passion qui fait que 
de tout ce qui est au monde l'on n'estime que 



I. Coutume des Anciens. 
3. Par droit d'hospiUlité. 



76 Lu Caractères de Theophraste. 

-êcif* Un homme âer et supeifbe n'écoute pas celuy 
^MÏ Vàhoidt dans la place pour luj parler de quel- 
que af&dre; mais, sans s*arrester, et se jfoisant suivre 
quelque . temps, il Ivlj dit enfin qu'on peut le voir 
•prés, son ao.uper. Si l'on a receu de luy le moindre 
kkpnr-fajtf il ne veut pas qu'on en perde jamais le 
•ouTenir, il le reprochera en pleine ruô à la vue 
de toirt le monde. N'attendez pas de luy qu'en quel- 
que endroit qu'il vous rencontre il s'approche de 
vous, et qu'il vous parle le premier. De mesme, 
au lieu d'expédier sur le champ des Marchands ou 
des ouvriers, il ne feint point de les renvoyer au 
lendemain matin et à l'heure de son lever. Vous le 
voyez marcher dans les rues de la Ville la teste bai»- 
•ée, s^ns daigner parler à personne de ceux qui vont 
et viennent. S'il se fiimiliarise quelquefois jusques à 
inviter ses amis à un repas, il prétexte des raisons 
pour ne pas se mettre à table et manger avec eux, 
et il charge ses principaux domestiques du soin de 
les régaler. Il ne luy arrive point de rendre visite à 
personne sans prendre la précaution d'envoyer quel- 
qu'un des siens pour avertir qu'il va venir*. On ne le 
voit point chez luy lorsqu'il mange ou qu'il se ■par- 
fume. Il ne se donne point la peine de régler luy- 
mesme des parties, mais il dit négligemment à un 
valet de les calculer, de les arrester et les passer à 
compte. Il ne sçait point écrire dans une lettre : «Je 
vous prie de me fiedre ce plaisir, ou de me rendre ce 
service »; mais : «J'entends que cela soit ainsi ; j'envoye 
un homme vers vous pour recevoir une telle ehose^; 

1. V. lech. de laFIaterie. 

2. Avec des huiles de senteur. 



Les Caractères de Theopkraste. 77 

je ne veux pas que Taflàire se passe autrement; faîtes 
ce que je vous dis^ proiûptement pt «ans diffem'. » 
Voilà «on ^tile* j 



De la Peur ou du néFAUT de courage. 

CETTE crainte est un mouvement de Tame qui 
8*ébranle et qui cède en veué d'un péril vray 
ou imaginaire, et l'homme timide est celuy dont je 
vais faire la peinture. S'U luy arrive d'estre sur la 
mer, et s'il apperçoit de loin des dunes ou des pro- 
montoires, la peur luy fait croire que c'est le débris 
de quelques vaisseaux qui ont fait naufrage sur cette 
coste. Aussi tremble-t'il au moindre flot qui s'élève, 
et il s'informe avec soin si tous ceux qui navigent 
avec luy sont * initiez. S'il vient à remarquer que le 
Pilote fait une nouvelle manœuvre ou semble se 
détourner comme pour éviter un écûeil, il l'inter- 
roge, il luy demande avec inquiétude s'il ne croit pas 
s'estre écarté de sa route, s'il tient toujours la haute 
mer, et si les 'Dieux sont propices; après cela il se 
met à raconter une vision, qu'il a eue pendant la 
nuit, dont il est encore tout épouvanté et qu'il prend 

I. Les anciens navigeoient rarement avec ceux qui passoieiït 
pour impies, et ils sefaisoient initier avant de partir, c'est-à-dire 
instruire des mystères de quelque divinité, pour se la rendive 
propice dans leurs voyages. V. lecbap. delà Superstition. 

a. Ils consultoient les Dieux par les sacrifices ou par les au- 
gures, c'eAt-à-dire par le vol, le chant et le manger des oiseaux, 
et encore par les entrailles des bestes. 



78 Les Caractères de Theophraste. 

pour un mauvais présage. Ensuite, ses frayeurs ve- 
nant à croistre, il se deshabile et oste jusques à sa 
chemise pour pouvoir mieux se sauvera la nage, et, 
après cette précaution, il ne laisse pas de prier les 
Nautoniers de le mettre à terre. Qjae si cet homme 
foible, dans une expédition militaire où il s'est engagé, 
entend dire que les ennemis sont proches, il appelle 
ses compagnons de guerre, observe leur contenance 
sur ce bruit qui court, leur dit qu'il est sans fonde- 
ment, et que les coureurs n'ont pu discerner si ce 
qu'ils ont découvert à la campagne sont amis ou 
ennemis. Mais, si l'on n'en peut plus douter par les 
clameurs que l'on entend, et s'il a veu luy-mesme 
de loin le commencement du combat et que quelques 
hommes ayent paru tomber à ses yeux, alors, fei- 
gnant que la précipitation et le tumulte luy ont fait 
oublier ses armes, il court les quérir dans sa tente, 
où il cache son épée sous le chevet de son lit, et 
employé beaucoup de temps à la chercher, pendant 
que d'un autre côté son valet va, par ses ordres, sça- 
voir des nouvelles des ennemis, observer quelle 
route ils ont prise et où en sont les affaires. Et dés 
qu'il voit apporter au camp quelqu'un tout sanglant 
d'une blessure qu'il a receué, il accourt vers luy, le 
console et l'encourage, étanche le sang qui coule de 
sa playe, chasse les mouches qui l'importunent, ne 
luy refuse aucun secours, et se mêle de tout, excepté 
de combattre. Si pendant le temps qu'il est dans la 
chambre du malade, qu'il ne perd pas de veuê, il 
entend la trompette qui sonne la charge : « Ah ! dit-il 
avec imprécation, puisse-tu estre pendu, maudit 
sonneur qui cornes incessamment et fais un bruit 



Les Caractères de Theophraste, 79 

enragé qui empesche ce pauvre homme de dormir ! » 
Il arrive mesme que, tout plein d'un sang qui n*est 
pas le sien, mais qui a rejailli sur luy de la playe du 
blessé, il fait acroire à ceux qui reviennent du combat 
qu'il a couru un grand risque de sa vie pour sauver 
celle de son ami. Il conduit vers lu>» ceux qui y 
prennent interest, ou comme ses parents, ou parce 
qu'ils sont d'un mesme pays; et là il ne rougit pas de 
leur raconter quand et de quelle manière il a tiré cet 
homme des mains des ennemis et l'a apporté dans sa 
tente. 



Des Grands d'une Republique. 

LA plus grande passion de ceux qui ont les pre- 
mières places dans un Etat populaire n'est pas 
le désir du gain ou de l'accroissement de leurs re- 
venus, mais une impatience de s'agrandir, et de se 
fonder, s'il sepouvoit, une souveraine puissance sur 
la ruine de celle du peuple. S'il s'est assemblé pour 
délibérer à qui des citoyens il donnera la commission 
d'aider de ses soins le premier Magistrat dans la 
conduite d'une feste ou d'un spectacle, cet homme 
ambitieux, et tel que je viens de le définir, se levé, 
demande cet employ et proteste que nul autre ne 
peut si bien s'en acquiter. Il n'approuve point la 
domination de plusieurs, et de tous les vers d'Ho- 
mère il n'a retenu que celui-cy : 

Les peuples sont heureux quand un seul les gouverne. 



8o Les Caractères de Theophraste. 

Son langage le plus ordinaire est tel : « Retirons- 
nous de cette multitude qui nous environne ; tenons 
ensemble un conseil particulier où le peuple ne soit 
point admis; essayons mesme de luy fermer le che- 
min à la Magistrature.» Et s'il se laisse prévenir contre 
une personnes d'une condition privée de qui il croye 
avoir receu quelque injure : « Cela, dit-il, ne se peut 
souffrir, et il faut que luy ou moy abandonnions la 
Ville. » Vovs le voyez se promener dans la place 
sur le milieu du jour avec les ongles propres, la barbe 
et les cheveux en bon ordre , repousser fièrement 
ceux qui se trouvent sur ses pas, dire avec chagrin aux 
premiers qu*il rencontre que la Ville est un lieu où 
il n'y a plus moyen de vivre, qu'il ne peut plus tenir 
contre l'horrible foule des plaideurs ny supporter 
plus long-temps les longueurs, les crieries et les 
mensonges des Avocats; qu'il commence à avoir 
honte de se trouver assis dans une assemblée pu- 
blique ou sur les tribunaux auprès d'un homme mal 
habillé, sale et qui dégoûte, et qu'il n'y a pas un 
seul de ces Orateurs dévouez au peuple qui ne luy 
soit insupportable. Il ajoute que c'est 'Thésée qu'on 
peut appeller le premier auteur de tous ces maux, et 
il fsdt de pareils discours aux étrangers qui arrivent 
dans la ville comme à ceux avec qui il sympatise de 
mœurs et de sentimens. 

I. Thésée avoit jette les fondemens de la République d'Athènes 
en établissant l'égalité entre les citoyens. 



Les Caractères de Theophraste. 81 



D'une tardive Instruction. 

IL s'agit de décrire quelques înconveniens où tom- 
bent ceux qui, ayant méprisé dans leur jeunesse 
les sciences et les exercices , veulent reparer cette 
négligence dans un fige avancé par un travail souvent 
inutile. Ainsi un vieillard de soixante ans s'avise 
d'apprendre des vers par coeur, et de les * reciter à 
table dans un festin, où, la mémoire venant à luy 
manquer, il a la confusion de demeurer court. Une 
autre fois il apprend de son propre fils les évolutions 
qu'il faut faire dans les rangs à droit ou à gauche, 
le maniement des armes, et quel est l'usage à la 
guerre de ta lance et du bouclier. S'il monte un che- 
val que l'on luy a preste, il le presse de l'éperon, 
veut le manier, et, luy fedsant faire des voltes ou des 
caracolles, il tombe lourdement et se casse la tête. 
On le voit tantost, pour s'exercer au |avelot,'le lancer 
tout un four contre l'homme * de bois, tantost tirer 
de l'arc et disputer avec son valet lequel des deux 
donnera mieux dans un blanc avec des flèches, voih 
loir d'abord apprendre de luy, se mettre ensuite à 
l'instruire et à le corriger, comme s'il estoit le plus 
habile. Enfin, se voyant tout nud au sortir du bain» 
il imite les postures d'un luiteur, et par le défaut 
d'habitude, il les ùàt de mauvaise grâce, et s'exerce 
d'une manière ridicule. 

I. V. le cbap. de la Bnitalité. 

3. Une grande sUtufi de bois qui estoit.daas le lias des «Eerdoes 
pour apprendre à darder. 



8a Les Caractères de Theophraste. 



De la Médisance. 

JE définis ainsi la médisance : une pente secrète 
de Pâme à penser nxal de tous les hommes, 
laquelle se manifeste par les paroles ; et pour ce qui 
concerne le médisant, Yoicy ses mœurs. Si on l'in- 
terroge sur quelque autre et que l'on luy demande 
quel est cet homme, il &it d'abord sa généalogie : 
« Son père, dit-il, s'appelloit Sosie * , . que Ton a 
connu dans le service et parmy les troupes sous le 
nom de Sosistrate ; il a esté affranchi depuis ce temps 
et reçu dans l'une des 'tribus de la yille. Pour sa 
mère, c'étoit une noble ' Thracienne, car les femmes 
de Thrace, ajoûte-t'il, se piquent la plupart d'une 
ancienne noblesse. Celuy-cy, né de si honnestes gens, 
est un scélérat et qui ne mérite que le gibet. » Et 
retournant à la mère de cet homme qu'il peint avec 
de si belles couleurs : « Elle est, poursuit-il, de ces 
femmes qui épient sur les grands chemins* les jeunes 
gens au passage, et qui, pour ainsi dire, les enlèvent 
et les ravissent.» Dans une compagnie où il se trouve 
quelqu'un qui parle mal d'une personne absente. 
Il relevé la conversation : « Je suis, luy dit-il, de vostre 
sentiment : cet homme m'est odieux et )e ne le puis 

1 . Cestoit chez les Grecs un nom de valet oa d'esdave. 

2. Le peuple d'Athènes estoit partagé en diverses tribus. 

3. Cela est dit par dérision des Thradennes qui venoient dans 
la Grèce pour estre servantes, et quelque chose de pis. 

4. Elles tenoient hôtellerie sur les chemins publics, où eUes se 
méloient d'in&mes commerces. 



Les Caractères de Theophraste. 83 

soufiErîr. Qu'il est insupportable par sa phisionomie ! 
Y a-t'il un plus grand fripon et des manières plus 
extravagantes ? Sçayez-vous combien il donne à sa 
femme pour la dépense de chaque repas ? Trois obo- 
les ', et rien davantage. Et croiriez-vous que, dans les 
rigueurs de Phyver et au mois de Décembre, il l'oblige 
de se laver avec de l'eau froide? » Si alors quelqu'un 
de ceux qui l'écoutent se levé et se retire, il parle de 
luy presque dans les mesmes termes ; nul de ses 
plus fiuniiiers amis n'est épargné; les morts* mesme 
dans le tombeau ne trouvent pas un asyle contre sa 
mauvaise langue. 

1. n y avoit au dessous de cette monnoye d'autres encore de 
moindre prix. 

2. Il estoit deffendn chez les Athéniens de mal parler des 
morts par une loy de Selon leur Législateur. 




LES 

CARACTERES 

OU 

LES MOEURS 

DE CE SIECLE 



LES 

CARACTERES 

OU 

LES MOEURS 

DE CE SIECLE 




E rends au Public ce qu'il m'a preste; 
j^ay emprunté de luy la matière de 
cet ouvrage, il est juste que, l'ayant 
' achevé avec toute l'attention pour la 
vérité dont je suis capable, et qu'il mérite de moy» 
je luy en Êisse la restitution. Il peut regarder 
avec loisir ce portrait que j'ay fait de luy d'après 
nature, et, s'il se connoist quelques-uns des dé- 
fauts que je touche, s'en corriger. Ce ne sont 
point des maximes que j'aye voulu écrire : elles 



88 Les Caractères 

sont comme des loix dans la morale, et j'avoue 
que je n'ay ny assez d'autorité ny assez de génie 
pour faire le Législateur; je sçay mesme que j'au- 
rois péché contre l'usage des maximes, qui veut 
qu'à la manière des Oracles, elles soient courtes 
et concises. Quelques-unes de ces remarques 
le sont, quelques autres sont plus étendues; l'on 
pense les choses d'une manière différente, et on 
les exprime par un tour aussi tout différent, par 
une définition, par une sentence, par un raison- 
nement, par une métaphore ou quelque autre 
figure, par un paralelle, par une simple compa- 
raison, par un trait, par une description, par 
une peinture : de là procède la longueur ou la 
brièveté de mes remarques. Ceux d'ailleurs qui 
font des maximes veulent estre crûs ; je consens 
au contraire que l'on dise de moy que je n'ay 
pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l*on 
remarque mieux. 



QiiJfîaP 



ou les Mœurs de ce siècle» 89 



Des Ouvrages de VEspriU 

Du Mérite Personnel. 

Des Femmes. 

Du Cœur. 

De la Société et de la Conversation. 

Des Biens de fortune. 

De la Ville. 

De la Cour. 

Des Grands j 

Du Souverain. 

De î Homme. 

Des Jugemens. 

De la Mode. 

De quelques Usages. 

De la Chaire. 

Des Esprits forts. 



""^^^^^ 



Des Ouvrages de l'Esprit. 




jouT est dit, et Ton vient trop tard de- 
[ puis plus de sept mille ans qu'il y a 
^des hommes et qui pensent. Sur ce 
^qui concerne les mœurs, le plus beau 
et le meilleur est enlevé ; Ton ne fait que glaner 
après les Anciens et les habiles d'entre les Mo- 
dernes. 

51 II faut chercher seulement à penser et à par- 
ler juste, sans vouloir amener les autres à nostre 
goût et à nos sentimens : c'est une trop grande 
entreprise. 

^ C'est un métier que de faire un livre, comme 
de &ire une pendule. Il faut plus que de l'esprit 
pour estre Auteur. Un Magistrat alloit par son 
mérite à la première dignité, il estoit homme 
délié et pratic dans les affaires, il a fait imprimer 
un ouvrage moral qui est rare par le ridicule. 
^ Il n'est pas si aisé de se faire un nom par 



92 Les Caractères 

un ouvrage parfait que d'en faire valoir un mé- 
diocre par le nom qu'on s'est déjà acquis. 

)[ Un ouvrage satirique, ou qui a des faits, 
qui est donné en feuilles sous le manteau aux 
conditions d'estre rendu de même , s'il est mé- 
diocre, passe pour merveilleux ; l'impression est 
recueil. 

)[ Si Ton oste de beaucoup d'ouvrages de mo- 
rale l'Avertissement au Lecteur, l'Epistre dedi- 
catoire, la Préface, la Table, les Approbations, il 
reste à peine assez de pages pour mériter le nom 
de livre. 

5 Quel supplice que celuy d'entendre pro- 
noncer de médiocres vers avec toute l'emphase 
d'im mauvais Poëte! 

)[ Il y a de certaines choses dont la médiocrité 
est insupportable : la Poésie, la Musique, la Pein- 
ture, le Discours public. 

)[ L'on n'a gueres veu jusques à présent un 
chef d'oeuvre d'esprit qui soit l'ouvrage de plu- 
sieurs. Homère a fait l'Iliade, Virgile l'Enéide, 
Tite-Live ses Décades, et l'Orateur Romain ses 
Oraisons. 

^ Il y a dans l'art un point de perfection, 
comme de bonté ou de maturité dans la nature; 
celuy qui le sent et qui l'aime a le goust parfait; 
celuy qui né le sent pas, et qui aime en deçà ou 
au delà, a le goust défectueux. Il y a donc un 



ou les Mœurs de ce siècle. gS 

bon et un mauvais goust, et Ton dispute des goûts 
avec fondement. 

5[ Il y a beaucoup plus de vivacité que de goust 
parmy les hommes, ou, pour mieux dire, il y a 
peu d'hommes dont Tesprit soit accompagné 
d'un goust seur et d'une critique judicieuse. 

51 La vie des Héros a enrichi Thistoire, et l'his- 
toire a embelli les actions des Héros. Ainsi je ne 
sçay qui sont plus redevables, ou ceux qui ont 
écrit r histoire à ceux qui leur en ont fourni une 
si noble matière, ou ces grands Hommes à leurs 
Historiens. 

^ Amas d'épithetes, mauvaises louanges : ce 
sont les faits qui loiient et la manière de les ra- 
conter. 

J Tout l'esprit d'un Auteur consiste à bien 
définir et à bien peindre. * Motse, Homère, Platon, 
Virgile, Horace, ne sont au dessus des autres 
Ecrivains que par leurs expressions et leurs 
images. Il faut exprimer le vray pour écrire 
naturellement, fortement, délicatement. 

^ Combien de siècles se sont écoulez avant 
que les hommes , dans les sciences et dans les 
arts, ayent pu revenir au goût des Anciens et re- 
prendre enfin le simple et le naturel. 

)[ Entre toutes les différentes expressions qui 

I. Quand mesme on ne le considère que comme un homme qui 
a écrit. 



94 ^s Caractères 

peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y 
en a qu'une qui soit la bonne ; on ne la rencontre 
pas toujours en parlant ou en écrivant; il est 
vray néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne 
Test point est foible et ne satisfait point un homme 
d'esprit qui veut se faire entendre. 

)| Un bon Auteur, et qui écrit avec soin, 
éprouve souvent que l'expression qu'il cherchoit 
depuis long-temps sans la connoistre, et qu'il a 
enfin trouvée, est celle qui estoit la plus simple, 
la plus naturelle, qui sembloit devoir se pré- 
senter d'abord et sans effort. 

^ Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à 
retoucher à leurs ouvrages; comme elle n'est pas 
toujours fixe, et qu'elle varie en eux selon les 
occasions, ils se refroidissent bientost pour les 
expressions et les termes qu'ils ont le plus 
aimez. 

^ L'on devroit aimera lire ses ouvrages à ceux 
qui en sçavent assez pour les corriger et les esti- 
mer. 

f[ La mesme justesse d'esprit qui nous fait 
écrire de bonnes choses nous fait appréhender 
qu'elles ne le soient pas assez pour mériter d'estre 
leuës. 

î[ Un esprit médiocre croit écrire divinement ; 
un bon esprit croit écrire raisonnablement. 

][ L'on m'a engagé, dit Ariste^ à lire mes ou- 



ou les Mœurs de ce siècle. 9 5 

ymiges k Zelotes y je l'ay fait; ils l'ont saisi d'a- 
bord, et avant qu'il ait eu le loisir de les trouver 
mauvais; il les a louez modestement en ma pre- 
sence, et il ne les a pas louez depuis devant per- 
sonne ; je Texcuse, et n'en demande pas davan* 
tage à un Âutheur; je le plains mesme d'avoir 
écouté de belles choses qu'il n'a point faites. 

][ Ceux qui, par leur condition, se trouvent 
exempts de la jalousie d'Auteur, ont ou des pas- 
sions ou des besoins qui les distraient et les 
rendent froids sur les conceptions d'autruy. 
Personne presque, par la disposition de son 
esprit, de son cœur et de sa fortune, n'est en état 
de se livrer au plaisir que donne la perfection 
d'un ouvrage. 

5 Le plaisir de la critique nous ôte celuy d'estre 
touchez vivement de très-belles choses. 

^ Bien des gens vont jusques à sentir le mente 
d'un manuscrit que l'on leur lit, qui ne peuvent 
se déclarer en sa faveur jusques à ce qu'ils ayent 
veu le cours qu'il aura dans le monde par l'im- 
pression, ou quel sera son sort parmy les habiles. 
Ils ne bazardent point leurs suffrages, et ils 
veulent estre portez par la foule et entraînez par 
la multitude : ils disent alors qu'ils ont les pre- 
miers approuvé cet ouvrage et que le public est 
de leur avis. 

5 -Le H** G** est immédiatement au dessous 



96 Les Caractères 

du rien; il y a bien d'autres ouvrages qui luy 
ressemblent. Il y a autant dlnvention à s'enrichir 
par un sot livre qu'il y a de sotise à Tacheter; 
c'est ignorer le goust du peuple que de ne pas 
hasarder quelquefois de grandes fadaises. 

9 L'on voit bien que VOpera est l'ébauche 
d'un grand spectacle : il en donne l'idée. 

Je ne sçay pas comment VOpera^ avec une Mu- 
sique si parfaite et une dépense toute Royale, a 
pu réussir à m'ennuyer. 

Il y a des endroits dans VOpera qui laissent en 
désirer d'autres, il échape quelquefois de sou- 
haiter la fin de tout le spectacle : c'est faute de 
théâtre, d'action et de choses qui intéressent. 

5[ Il semble que le Roman et la Comédie 
pourroient estre aussi utiles qu'ils sont nuisibles ; 
Ton y voit de si grands exemples de constance, 
de vertu, de tendresse et de désintéressement, de 
si beaux et de si parfaits caractères, que, quand 
une jeune personne jette de là sa veuë sur tout 
ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets in- 
dignes et fort au dessous de ce qu'elle vient d'ad- 
mirer, je m'étonne qu'elle soit capable pour eux 
de la moindre foiblesse. 

5f Corneille ne peut estre égalé dans les en- 
droits où il excelle , il a pour lors un caractère 
original et inimitable; mais il est inégal : ses 



ou les Mœurs de ce siècle. 97 

premières Comédies sont sèches, languissantes, 
et ne laissoient pas espérer qu'il dût jamais en- 
suite aller si loin; dans quelques-unes de ses 
meilleures pièces il y a des fautes inexcusables 
contre les mœurs , un style de declamateur qui 
arreste Faction et la fait languir, des négligences 
dans les vers et dans l'expression qu'on ne peut 
comprendre en un si grand homme. Ce qu'il y 
a eu en luy de plus éminent, c'est l'esprit, qu'il 
avoit sublime, auquel il a esté redevable de certains 
vers les plus heureux qu'on ait jamais lu ailleurs, 
de la conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois 
hasardée et contre les règles des Anciens, et. 
enfin de ses dénoûemens : car il ne s'est pas tou- 
jours assujetti au goust des Grecs et à leur grande 
simplicité; il a aimé au contraire à charger la 
scène d'évenemens dont il est presque toujours 
sorti avec succès : admirable sur tout par l'ex- 
trême variété et le peu de rapport qui se trouve 
pour le. dessein entre un si grand nombre de 
Poëmes qu'il a composez. Il semble qu'il y ait 
plus de ressemblance dans ceux de Racine, et 
qui tendent un peu plus à une mesme chose; 
mais il est égal, soutenu, toujours le mesme par 
tout , soit pour le dessein et la conduite de ses 
pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le 
bon sens et dans la nature ; soit pour sa versifi- 
cation, qui est correcte, riche sans ses rimes, éle- 



98 Les Caractères 

gante, nombreuse, harmonieuse; exact imita- 
teur des Anciens, dont il a suivi scrupuleusement 
la netteté et la simplicité de Faction ; à qui le 
grand et le merveilleux n'ont pas même manqué^ 
ainsi qu'à Corneille, ny le touchant, ny le pate- 
tique. Quelle plus grande tendresse que celle qui 
est répandue dans tout le Cii, dans Polieucte et 
dans les Horaces? Quelle grandeur ne se remar-» 
que point en Mitridatey en Porus et enBurrhus? 
Ces passions encore favorites des Anciens, que 
les tragiques aimoient à exciter sur les théâtres, 
et qu'on nomme la terreur et la pitié, ont esté 
connues de ces deux Poètes ; Oreste dans VAn» 
dromaque de Racine, et Phèdre du mesme Au- 
teur, comme VŒdippe et les Horaces de Cor- 
neille, en sont la preuve. Si cependant il est 
permis de faire entr'eux quelque comparaison, 
et les marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont eu 
de plus propre et par ce qui éclate le plus ordi- 
nairement dans leurs ouvrages, peut-estre qu'on 
pourroit parler ainsi : Corneille nous assujettit à 
ses caractères et à ses idées , Racine descend 
jusques aux nostres. Celuy-là peint les hommes 
comme ils devroient estre, celuy-cy les peint 
tels qu'ils sont. Il y a plus dans le premier de ce 
que l'on admire, et de ce que Ton doit mesme 
imiter; il y a plus dans le second de ce que l'on 
reconnoist dans les autres, ou de ce que l'on 



ou les Mœurs de ce siècle, 99 

éprouve dans soy-mesme. L'un élevé, étonne, 
maitrisç, instruit; ^a^tre plaît, remue, touche, 
pénètre. Ce qu'il y a de plus beau, de plus noble 
et de plus impérieux dans la raison est manié 
par le premier, et par l'autre ce qu'il y a de plus 
flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce 
sont dans celuy-là des maximes, des règles, des 
préceptes ; et dans celuy-cy du goust et des sen- 
timens. L'on est plus occupé aux pièces de Cor- 
neille ; l'on est plus ébranlé et plus attendri à 
celles de Racine. Corneille est plus moral, Ra- 
cine plus naturel. Il semble que l'un imite So- 
phocle, et que l'autre doit plus à Euripide. 

î[ Le peuple appelle Eloquence la facilité que 
quelques-uns ont de parler seuls et long-temps, 
jointe à l'emportement du geste, à l'éclat de la 
voix et à la force des poulmons. Les Pedans ne 
l'admettent aussi que dans le discours oratoire, 
et ne la distinguent pas de l'entassement des 
figures, de l'usage des grands mots et de la ron-» 
deur des périodes. 

Il semble que la Logique est l'art de convaincre 
de quelque vérité, et l'Eloquence un don de 
l'ame , lequel nous rend maîtres du cœur et de 
l'esprit des autres^ qui fait que nous leur inspi- 
rons ou que nous leur persuadons tout ce qui 
nous plaist. 

L'Eloquence peut se trouver dans les entre- 



853632 



TOo Les Caractères 

tiens et dans tout genre d'écrire ; elle est rare- 
ment où on la cherche, et elle eist quelquefois où 
on ne la cherche point. 

5[ Un homme né Chrétien et François est em- 
barassé dans la satyre; les grands sujets luy 
sont défendus ; il les entame quelquefois, et se 
détourne ensuite sur de petites choses qu'il relevé 
par la beauté de son génie et de son style. 

5[ Il faut éviter le style vain et puérile, de peur 
de ressembler à Dorilas et à Handburg; Ton 
peut au contraire, en une sorte d'écrits, hasarder 
de certaines expressions, user de termes trans- 
posez et qui peignent vivement, et plaindre ceux 
qui ne sentent pas le plaisir qu'il y a à s'en ser- 
vir ou A les entendre. 

5[ Celuy qui n'a égard en écrivant qu'au goust 
de son. siècle songe plus à sa personne qu'à ses 
écrits. Il faut toujours tendre à la perfection, et 
alors cette justice qui nous est quelquefois re- 
fusée par nos contemporains, la postérité sçait 
nous la rendre. 

5[ Il ne faut point mettre un ridicule où il n'y 
en a point : c'est se gâter le goût, c'est corrompre 
son jugement et celuy des autres; mais le ridi- 
cule qui est quelque part, il faut l'y voir, l'en 
tirer avec grâce et d'une manière qui plaise et 
qui instruise. 



ou les Mœurs de ce siècle. 



101 



^ Horace ou Despreaux l'a dit avant vous, je le 
crois sur vostre parole 3 mais je Tay dit comme 
mien : ne ptiis-je pas penser une chose vraie, et 
que d'autres encore penseront après moy? 




loa Les Caractères 




Du Mérite personnel. 



I ui peut, avec les plus rares talens et 
île plus excellent mérite, n'estre pas 
L* convaincu de son inutilité, quand il 
'considère qu*il laisse en mourant un 
monde qui ne se sent pas de sa perte, et où tant 
de gens se trouvent pour le remplacer? 

51 De bien des gens il n*y a que le nom qui 
vale quelque chose ; quand vous les voyez de fort 
prés, c'est moins que rien ; de loin ils imposent. 
51 Combien d'hommes admirables et qui avoient 
de très-beaux génies sont morts sans qu'on en 
ait parlé? Combien vivent encore dont on ne 
parle point et dont on ne parlera jamais? 

5f Quelle horrible peine à un homme qui est 
sans prosneurs et sans cabale, qui n'est engagé 
dans aucun corps, mais qui est seul et qui n'a 
que beaucoup de mérite pour toute recommen- 
dation, de se fiadre jour à travers l'obscurité où il 
se trouve et venir au niveau d'un fat qui est en 
crédit ? 



ou les Mœurs de ce siècle. io3 

5 Personne presque ne s*avise de luy-mesme 
du mérite d'un autre. 

5[ Les hommes sont trop occupez d'eux-mesmes 
pour avoir le loisir de pénétrer ou de discerner 
les autres ; de là vient qu'avec un grand mérite 
et une plus grande modestie, Pon peut estre 
long-temps ignoré. 

)[ Le génie et les grands talens manquent sou- 
vent ; quelquefois aussi les seules occasions : tels 
peuvent estre loiiez de ce qu'ils ont fait, et tels de 
ce qu'ils auroient fait. 

)[ Il n'y a point au monde un si pénible métier 
que celuy de se faire un grand nom ; la vie s'a- 
chève, que Ton a à peine ébauché son ouvrage. 

)[ Il faut en France beaucoup de fermeté et 
une grande étendue d'esprit pour se passer des 
charges et des emplois, et consentir ainsi à de- 
meurer chez soy et ne rien faire ; personne pres- 
que n'a assez de mérite pour joiier ce rôle avec 
dignité, ni assez de fond pour remplir le vuide 
du temps sans ce que le vulgaire appelle des 
affaires. Il ne manque cependant à l'oisiveté du 
sage qu'un meilleur nom, et que méditer, parler, 
lire et estre tranquille, s'apf)elât travailler. 

jf Un homme de mérite, et qui est en place, 
n'est jamais incommode par sa vanité; il s'étour- 
dit moins du poste qu'il occupe qu'il n'est hu- 
milié par un plus grand qu'il ne remplit pas, et 



104 Les Caractères 

dont il se croit digne. Plus capable d'inquié- 
tude que de fierté ou de mépris pour les autres, 
il ne pesé qu'à soi-même. 

5[ Un honneste homme se paye par ses mains 
de Tapplication qu'il a à son devoir par le plaisir 
qu'il sent à le faire, et se désintéresse sur les 
éloges, Testime et la reconnoissance, quiluy man« 
quent quelquefois. 

5f Si j'osois faire une comparaison entre deux 
conditions tout à fait inégales, je dirois qu'un 
homme de cœur pense à remplir ses devoirs à 
peu prés comme le couvreur songe à couvrir ; 
ny l'un ny l'autre ne cherchent à exposer leur 
vie, ny ne sont détournez par le péril ; la mort, 
pour eux, est un inconvénient dans le métier, et 
jamais un obstacle ; le premier aussi n'est gueres 
plus vain d'avoir paru à la tranchée, emporté un 
ouvrage ou forcé un retranchement , que celuy- 
cy d'avoir monté sur de hautes combles ou sur 
la pointe d'un clocher. Ils ne sont tous deux 
appliquez qu'à bien faire, pendant que le fanfa- 
ron travaille à ce que l'on dise de luy qu'il a 
bien fait. 

f Quand on excelle dans son art, et que l'on 
luy donne toute la perfection dont il est capable, 
Ton en sort en quelque manière, et l'on s'égale 
à ce qu'il y a de plus noble et de plus relevé. 
V** est un Peintre, C** un Musicien, et l'auteur 



ou les Mœurs de ce siècle. io5 

de Pyrame est un Poëte ; mais Mignard est 

MlGMARD , LULLT eSt LULLY, et CORNEILLE eSt COR- 
NEILLE. 

)[ Un homme libre et qui n'a point de femme, 
s'il a quelque esprit, peut s'élever au dessus de 
sa fortune, se mêler dans le monde et aller de 
pair avec les plus honnestes gens. Cela est moins 
facile à celuy qui est engagé : il semble que le 
mariage met tout le monde dans son ordre. 

î[ Un homme à la Cour, et souvent à la Ville, 
qui a un long manteau de soye ou de Drap d'Hol- 
lande, une ceinture large et placée haut sur l'es- 
tomac , le soulier de maroquin, la calotte de 
mesme, d'im beau grain, un collet bien fait et 
bien empesé, les cheveux arangez et le teint ver- 
meil ; qui avec cela se souvient de quelques dis- 
tinctions métaphysiques, explique ce que c'est 
que la lumière de gloire, et sçait précisément 
comment Ton voit Dieu; cela s'appelle un Doc- 
teur. Une personne humble, qui est enseveli dans 
le cabinet, qui a médité, cherché, consulté, con- 
fronté, lu ou écrit pendant toute sa vie, est un 
homme docte. 

)[ Chez nous, le soldat est brave, et l'homme 
de robe est sçavant ; nous n'allons pas plus loin. 
Chez les Romains, Thomme de robe estoit brave 
et le soldat estoit sçavant; un Rpmain estoit 
tout ensemble et le soldat et l'homme de robe. 

«4 



io6 Lës Caraderes 

)f II semble que le Héros est d'un seul métier, 
qui est celuy de la guerre , et que le grand homme 
est de tous les métiers , ou de la robe , ou de 
répée, ou du cabinet, ou de la Cour : Tun et 
Tautre mis ensemble ne pèsent pas un homme de 
bien. 

^ Dans la guerre, la distinction entre le Héros 
et le grand Homme est délicate ; toutes les ver- 
tus militaires font l'un et l'autre. Il semble 
néanmoins que le premier soit jeune, entrepre- 
nant, d'une haute valeur, ferme dans les périls^ 
intrépide ; que Tautre excelle par un grand sens, 
une vaste prévoyance, une haute capacité et une 
longue expérience. Peut-estre qu'Alexandre n'es- 
toit qu'un Héros, et que César étoit un grand 
homme. 

)[ J'éviteray avec soin d'offenser personne, si 
je suis équitable; mais sur toutes choses un 
homme d'esprit, si j'aime le moins du monde 
mes interests. 

)[ Un homme d'esprit et d'un caractère simple 
et droit peut tomber dans quelque piège ; il ne 
pense pas que personne veuille luy en dresser 
et le choisir pour estre sa duppe; cette confiance 
le rend moins précautionné, et les mauvais plai- 
sans l'entament par cet endroit. Il n'y a qu'à 
perdre pour ceux qui en viendroient à une se- 
conde charge : il n'est trompé qu'une fois. 



ou les Mœurs de ce siècle, 107 

9 Le sage quelquefois évite le monde de peur 
d'estre ennuyé. 

^ Il n'y a rien de si délié, de si simple et de 
si imperceptible, où il n'entre des manières qui 
nous décèlent. Un sot ny n'entre, ny ne sort, 
ny ne s'assied^ ny ne se levé, ny ne se tait, ny 
n'est sur ses jambes, comme un homme d'esprit. 



cxàK^S^^o 



io8 Les Caractères 




Des Femmes. 



I ES hommes et les femmes conyiemient 
rarement sur le mérite d'une femme; 
leurs interests sont trop dififerens : les 

> femmes ne se plaisent point les unes 
aux autres par les mesmes agréemens qu'elles 
plaisent aux hommes ; mille manières qui allu- 
ment dans ceux-cy les grandes passions forment 
entre elles l'aversion ou l'antipathie. 

)[ Il y a dans quelques femmes une grandeur 
artificielle, attachée au mouvement des yeux, à 
un air de teste, aux façons de marcher, et qui ne 
va pas plus loin ; un esprit éblouissant qui im- 
pose, et que Ton n'estime que parce qu'il n'est 
pas approfondi. Il y a dans quelques autres une 
grandeur simple, naturelle, indépendante du 
geste et de la démarche , qui a sa source dans le 
cœuTj et qui est comme une suite de leur haute 
naissance; un mérite paisible, mais solide, ac- 
compagné de mille vertus qu'elles ne peuvent 



ou les Mœurs de ce siècle. 109 

couvrir de. toute leur modestie, qui échapent, et 
qui se montrent à ceux qui ont des yeux. 

)[ J*ay veu souhaiter d'estre fille, et une belle 
fille, depuis treize ans jusques à vingt-deux; et 
après cet âge, de devenir un homme. 

^ Un beau visage est le plus beau de tous les 
spectacles, et Tharmonie la plus douce est le 
son de voix de celle que Ton aime. 

^ L'on peut estre touché de certaines beautez 
si parfaites et d'un mérite si éclatant que Ton 
se borne à les voir et à leur parler. 

)[ Une belle femme qui a les qualitez d'un 
honneste homme est ce qu'il y a au monde d'un 
commerce plus délicieux : l'on trouve en elle tout 
le mérite des deux sexes. 

^ Il échape à une jeune personne de petites 
choses qui persuadent beaucoup, et qui flatent 
sensiblement celuy pour qui elles sont faites; il 
n'échape presque rien aux hommes, leurs caresses 
sont volontaires ; ils parlent, ils agissent, ils sont 
empressez, et persuadent moins. 

f[ Les femmes s'attachent aux hommes par les 
£siveurs qu'elles leur accordent; les hommes gué- 
rissent par ces mesmes faveurs. 

^ Une femme oublie d'un homme qu'elle 
n'aime plus jusques aux faveurs qu'il a receuës 
d'elle. 

^ Une femme qui n'a qu'un galand croit n'estre 



I lo Les Caractères 

point coquette; celle qui a plusieurs galans croit 
n'estre que coquette. 

Telle femme évite d'estre coquette par un 
ferme attachement à un seul, qui passe pour folle 
par son mauvais choix. 

^ A un homme vain, indiscret^ qui est grand 
parleur et mauvais plaisant, qui parle de soy 
avec confiance et des autres avec mépris , impé- 
tueux, altier, entreprenant, sans mœurs ny pro- 
bité, d'un esprit borné, de nul jugement et d'une 
imagination très-libre , il ne luy manque plus, 
pour estre adoré de bien des femmes, que de 
beaux traits et la taille belle. 

)f II y a des femmes déjà flétries qui, par leur 
complexion ou par leur mauvais caractère, sont 
naturellement la ressource des jeunes gens qui 
n'ont pas assez de bien. Je ne sçay qui est le plus 
à plaindre, ou d'une femme avancée en âge quia 
besoin d'un cavalier, ou d'un cavalier qui a be- 
soin d'une vieille. 

f[ Quelques femmes donnent aux couvents et 
à leurs amans ; galantes et bienfactrices, elles ont 
jusques dans l'enceinte de l'Autel des tribunes et 
des oratoires où elles lisent des billets tendres,, 
et où personne ne voit qu'elles ne prient point 
Dieu. 

f[ Il y a telle femme qui aime mieux son ar« 
gent que ses amis, et ses amans que son argent 



ou les Mœurs de ce siècle. 1 1 1 

)[ Il est étonnant de voir dans le cœur de cer- 
taines femmes quelque chose de plus vif et de 
plus fort que l'amour pour les hommes : je veux 
dire l'ambition et le jeu. De telles femmes ren- 
dent les hommes chastes, elles n'ont de leur sexe 
que les habits. 

)[ A juger de cette femme par sa beauté, sa 
jeunesse , sa fierté et ses dédains , il n'y a per- 
sonne qui doute que ce ne soit un Héros qui doive 
un jour la charmer; son choix est fait : c'est un 
petit monstre qui manque d'esprit. 

)[ Est-ce en veuë du secret, ou par un goust 
hipocondre, que cette femme aime un valet, cette 
autre un Moine, et Dorinne son Médecin ? 

îf Pour les femmes du monde un Jardinier est 
un Jardinier, et un Masson est un Masson ; pour 
quelques autres plus retirées, un Masson est un 
homme, un Jardinier est un homme. Tout est 
tentation à qui la craint. 

)[ Si le Confesseur et le Directeur ne convien* 
nent point sur une règle de conduite, qui sera le 
tiers qu'une femme prendra pour surarbitre? 

Le capital pour une femme n'est pas d'avoir 
un Directeur , mais de vivre si uniment qu'elle 
s'en puisse passer. 

Si une femme pouvoit dire à son Confesseur, 
avec ses autres foiblesses, celle qu'elle a pour son 
Directeur, et le temps qu'elle perd dans son -en- 



112 Les Caractères 

tretien , peut-estre luy seroit-il donné pour pé- 
nitence d'y renoncer. 

5[ C'est trop contre un mary d'estre coquette 
et dévote : une femme devroit opter. 

)[ La neutralité entre des femmes qui nous 
sont également amies, quoy qu'elles ayent rompu 
pour des interests où nous n'avons nulle part, 
est un point difficile ; il faut choisir souvent entre 
elles, ou les perdre toutes deux. 

51 Quand Ton a assez fait auprès d'une femme 
pour devoir l'engager, si cela ne réussit point, il 
y a encore une ressource, qui est de ne plus rien 
faire : c'est alors qu'elle vous rappelle. 

^ Un homme est plus fidelle au secret d'au- 
truy qu'au sien propre ; une femme, au contraire, 
garde mieux son secret que ceiuy d'autruy. 

)[ Les -femmes sont extrêmes : elles sont ou 
meilleures ou pires que les hommes. 

^ La plupart des femmes n'ont gueres dé prin- 
cipes; elles se conduisent par le cœur, et dépen- 
dent pour leurs mœurs de ceux qu'elles aiment. 

)[ Il y a un temps où les filles les plus riches 
doivent prendre parti; elles ne laissent gueres 
échaper les premières occasions sans se prépa- 
rer un long repentir ; il semble que la réputation 
des biens diminue en elles avec celle de leur 
beauté. Tout favorise au contraire une jeune 
personne, jusques à l'opinion des hommes, qui 



ou les Mœurs de ce siècle. 1 1 3 

aiment à luy accorder tous les avantages qui 
peuvent la rendre plus souhaitable. 

Combien de filles à qui une grande beauté n'a 
jamais servi qu*à leur faire espérer une grande 
fortune ! 

)[ Il n'y a point dans le cœur d'une jeune per- 
sonne un si violent amour auquel l'interest ou 
l'ambition n'ajoute quelque chose. 

^ Je ne comprends point comment un mari qui 
s'abandonne à son humeur et à sa complexion, 
qui ne cache aucun de ses défauts, et se montre 
au contraire par ses mauvais endroits; qui est 
avare, qui est trop négligé dans son ajustement, 
brusque dans ses réponses, incivil, froid et taci- 
turne, peut espérer de défendre le cœur d'une 
jeune femme contre les entreprises de son galant, 
qui employé la parure et la magnificence, la 
complaisance, les soins, l'empressement, les 
dons, laflaterie. 

)[ Ily a peu de galanteries secrettes: bien des 
femmes ne sont pas mieux designées par le nom 
de leurs maris que par celuy de leurs amans. 

^ Quelques femmes ont dans le cours de leur 
vie un double engagement à soutenir, également 
difficile à rompre et à dissimuler : il ne manque 
à l'un que le contract, et à l'autre que le cœur. 

)[ Il arrive quelquefois qu'une femme cache à 
un homme toute la passion qu'elle sent pour luy, 

M 



1 14 Les Caractères 

pendant que de son costé il feint pour elle toute 
celle qu'il ne sent pas. 

)| L'on suppose un homme indiffèrent, mais 
qui voudroît persuader à une femme une passion 
qull ne sent pas, et Ton demande s'il ne luy se- 
roit pas plus aisé d'imposer à celle dont il est 
aimé qu'à celle qui ne l'aime point. 

^ Un homme peut tromper une femme par un 
feint attachement, pourveu qu'il n'en ait pas ail- 
leurs un véritable. 

)[ Un homme édate contre une femme qui ne 
l'aime plus, et se console; une femme fait moins 
de bruit quand elle est quittée^ et demeure long*> 
temps inconsolable. 

)[ Les femmes guérissent de leur paresse par 
la vanité ou par l'amoup. 

^ Un homme de la ville est pour une fenHoe 
de Province ce qu'est pour une femme de ville 
un homme de la Cour. 

f Ne pourroit-on point découvrir l'art de se 
feire aimer de sa femme? 



^^^^f^ 



ou les Mœurs de ce siècle» 1 1 5 




Du COBVR. 



» L y a un goust dans la pure amitié où 
'ne peuvent atteindra ceux qui sont 
fnez médiocres. 

)f L'amitié peut subsister entre des 
gens de differens sexes, exempte mesme de toute 
grossièreté ; une femme cependant regarde tou- 
jours un homme comme un homme, et récipro- 
quement un homme regarde une femme comme 
une femme : cette liaison n'est ni passion , ni 
amitié pure ; elle fait une classe à part. 

][ L'amour naist brusquement, sans autre re- 
flexion, par tempérament ou par foiblesse; un 
trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'ami- 
tiéy au contraire, se forme peu à peU| avec le 
temps, par la pratique, par un long commerce. 
Combien d'esprit, de bonté de cœur, d'attache- 
ment, de services et de complaisance dans les 
amis, pour faire en plusieurs années bien moins 
que ne fait quelquefois en un moment un beau 
visage ou une belle main ! 



1 1 6 Les Caractères 

^ Les hommes souvent veulent aimer, et ne 
sçauroient y réussir; ils cherchent leur défaite 
sans pouvoir la rencontrer, et, si j'ose ainsi parler, 
ils sont contraints de demeurer libres. 

^ Il y a quelquefois dans le cours de la vie de 
si chers plaisirs et de si tendres engagemens que 
l'on nous défend, qu'il est naturel de désirer du 
moins qu'ils fussent permis : de si grands charmes 
ne peuvent estre surpassez que par celuy de sça* 
voir y renoncer par vertu. 

)[ La vie est courte, si elle ne mérite ce nom 
que lors qu'elle est agréable, puisque, si l'on cou- 
soit ensemble toutes les heures que l'on passe 
avec ce qui plaist, Ton feroit à peine d'un grand 
nombre d'années ime vie de quelques mois. 

^ Il n'y a qu'un premier dépit en amour, 
comme la première faute dans l'amitié, dont l'on 
puisse faire un bon usage. 

If Qu'il est difl&cile d'estre content de quel- 
qu'un ! 

)[ L'on est plus sociable et d'un meilleur com- 
merce par le cœur que par l'esprit. 

J II y a de certains grands sentimens, de cer- 
taines actions nobles et élevées, que nous devons 
moins à la force de nôtre esprit qu'à la bonté de 
nôtre naturel. 

)[ Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de 
celuy à qui l'on vient de donner. 



ou les Mœurs de ce siècle. 117 

)[ Comme nous nous affectionnons de plus en 
plus aux personnes à qui nous faisons du bien, 
de mesme nous haïssons violemment ceux que 
nous avons beaucoup offensez. 

^ Il n'y a gueres au monde un plus bel excez 
que celuy de la reconnoissance. 

î[ Il y a des lieux que Ton admire; il y en a 
d'autres qui touchent, et où Ton aimeroit à 
vivre. 

5[ Il me semble que l'on dépend des lieux 
pour Tesprit, Thumeur, la passion, le goust et 
les sentimens. 

)[ Quelques-uns se défendent d'aimer et de 
faire des vers, comme de deux foibles qu'ils n'o- 
sent avouer : l'un du cœur, l'autre de l'esprit. 

51 Regretter ce que l'on aime est un bien, en 
comparaison de vivre avec ce que Ton hait. 

î[ Vouloir oublier quelqu'un, c'est y penser. 
L'amour a cela de commun avec les scrupules, 
qu'il s'aigrit par les reflexions et les retours que 
Ton fait pour s'en délivrer. Il faut, s'il se peut, 
ne point songer à sa passion pour l'affoiblir. 



Q^^^ 



ii8 Les Caractères 




De la Socibtié bt db la Convbrsatjob. 



> N caractère bien fade est celuy de n'en 

! avoir aucun. 

)[ C'est le rôle d*un sot d'estre im- 

I portun. Un homme habile sent s'i| 
convient ou s'il ennuyé; il sçait disparoistre le 
moment qui précède celuy où il seroit de trop 
quelque part. 

^ L'on marche sur les mauvais plaisans, et il 
pleut par tout pays de cette sorte d'insectes. Un 
bon plaisant est une pièce rare ; à un hornm^ 
qui est né tel il est encore fort délicat d'en sou- 
tenir long-temps le personnage: il n'est pas ordi- 
naire que celui qui fait rire se fasse estimer. 

)[ Ilyabeaucoup d'esprits obscènes, encore 
plus de médisans ou de satiriques , peu de déli- 
cats. Pour badiner avec grâce et rencontrer heu- 
reusement sur les plus petits sujets, il faut trop 
de manières, trop de politesse, et même trop de 
fécondité : c'est créer que de railler ainsi, et faire 
quelque chose de rien. 



ou les Mœurs de ce siècle. 1 1 9 

f Ilyades gens qui parlent un sKunent avant 
que d*avoir pensé ; il y en a d'autres qui ont une 
fade attention à ce qu'ils disent, et avec qui Ton 
souffre dans la conversation de tout le travail de 
leur esprit : ils sont comme paistris de phrases 
et de petits tours d'expression, concertez dans 
leur geste et dans tout leur maintien; ils sont 
puristes \ et ne bazardent pas le moindre mot, 
quand il devroit faire le plus bel effet du monde. 
Rien d'beureux ne leur écbape, rien ne coule de 
source et avec liberté; ils parlent proprement et 
ennuyeusement. 

5r L'esprit de la conversation consiste bien 
moins à en montrer beaucoup qu'à en faire trou- 
ver aux autres; celuyqui sort de vostre entretien 
content de soy et de son esprit Test de vous 
parfaitement. Les hommes n'aiment point à vous 
admirer, ils veulent plaire ; ils cherchent moins 
à cstre instruits, et mesme réjouis, qu'à estre 
goûtez et applaudie; et le plaisir le plus délicat 
est de &ire celuy d'autruy. 

f Lucain a dit une jolie chose ; il y a un beau 
mot de Claudien; il y a cet endroit de Seneque : 
et îà- dessus une longue suite de Latin que Ton 
cite souvent devant des gens qui ne l'entendent 
pas et qui feignent de l'entendre. Le secret seroit 

X. Gens qui affectent une grande pureté de langage. . 



120 Les Caractères 

d'avoir un grand sens et bien de l'esprit : car ou 
Ton se passeroit des Anciens, ou, après les avoir 
lus avec soin, Ton sçauroit encore choisir les 
meilleurs et les citer à propos. 

^ Rien n'est moins selon Dieu et selon le 
monde que d'appuyer tout ce que l'on dit dans 
la conversation, jusques aux choses les plus in- 
différentes, par de longs et de fastidieux sermens. 
Un honneste homme qui dit oUi et non mérite 
d'estre crû ; son caractère jure pour luy, donne 
créance à ses paroles et luy attire toute sorte de 
confiance. 

)[ Celuy qui dit incessamment qu'il a de l'hon- 
neur et de la probité, qu'il ne nuit à personne, 
qu'il consent que le mal qu'il fiait aux autres luy 
arrive, et qui jure pour le faire croire , ne sçait 
pas mesme contrefaire l'homme de bien. 

Un homme de bien ne sçauroit empescher par 
toute sa modestie qu'on ne dise de luy ce qu'un 
malhonneste homme sçait dire de soy. 

)[ Il ne faut pas qu'il y ait trop d'imagination 
dans nos conversations ny dans nos écrits : elle 
ne produit souvent que des idées vaines et pué- 
riles, qui ne servent point à perfectionner le 
goust et à nous rendre meilleurs. Nos pensées 
doivent estre prises dans le bon sens et la droite 
raison, et doivent estre un effet de nostre juge- 
ment. 



ou les Mœurs de ce siècle» 1 2 1 

^ C'est une grande misère que de n'avoir pas 
assez d'esprit pour bien parler, ny assez de juge- 
ment pour se taire : voilà le principe de toute 
impertinence. 

)[ Combien de belles et inutiles raisons à éta- 
ler à celuy qui est dans une grande adversité 
pour essayer de le rendre tranquille i Les choses 
de dehors, qu'on appelle les évenemens, sont 
quelquefois plus fortes que la raison et que la 
nature. Mangez, dormez, ne vous laissez point 
mourir de chagrin, songez à vivre : harangues 
froides et qui réduisent à l'impossible. Estes- 
vous raisonnable de vous tant inquiéter? N'est- 
ce pas dire : Estes-vous fou d'estre malheureux? 

^ Le conseil, si nécessaire pour les affaires, est 
quelquefois, dans la société, nuisible à qui le 
donne, et inutile à celuy à qui il est donné. Sur 
les mœurs, vous faites remarquer des défauts 
ou que l'on n'avoue pas, ou que l'on estime des 
vertus; sur les ouvrages, vous rayez les endroits 
qui paroissent admirables à leur Auteur, où il se 
complaît davantage, où il croit s'estre surpassé 
luy-mesme. Vous perdez ainsi la confiance de 
vos amis, sans les avoir rendus ny meilleurs ny 
plus habiles. 

)| Celuy qui est d'une éminence au dessus des 
autres, qui le met à couvert de la repartie, ne 
doit jamais faire une raillerie piquante. 

16 



122 Les Caractères 

f II y a de petits défauts que l'on abandonne 
volontiers à la censure, et dont nous ne haïssons 
pas à estre raillez : ce sont de pareils défauts que 
nous devons choisir pour railler les autres. 

î[ L'on a veu, il n'y a pas long-temps, un cercle 
de personnes des deux sexes liées ensemble par 
la conversation et par un commerce d'esprit ; ils 
laissoient au vulgaire l'art de parler d'une ma- 
nière intelligible; une chose dite entre eux peu 
clairement en entraînoit une autre encore plus 
obscure, sur laquelle on encherissoit par de 
vraies énigmes, toujours suivies de longs ap« 
plaudissemens. Par tout ce qu'ils apelloient dé- 
licatesse, sentimens, tour, et finesse d'expres- 
sion, il estoient enfin parvenus à n'estre plus en*- 
tendus et à ne s'entendre pas eux-mesmes. Il ne 
falloit, pour fournir à ces entretiens, ny bon sens, 
ny jugement, ny mémoire, ny la moindre capa- 
cité ; il faloit de l'esprit, non pas du meilleur, 
mais de celuy qui est faux et où l'imagination a 
trop de part. 

)| Dans la société, c'est la raison qui plie la pre- 
mière. Les plus sages sont souvent menez par le 
plus fou et le plus bizarre; l'on étudie sonfoible, 
son humeur, ses caprices ; l'on s'y accommode ; 
l'on évite de le heurter, tout le monde luy cède, 
la moindre sérénité qui paroist sur son râage 
luy attire des éloges, on luy tient compte de 



ou les Mœurs de ce siècle. i23 

n'estre pas toujours insupportable; il est craint, 
ménagé, obey« quelquefois aimé. 

^ Cleante est un trea-honneste homme ; il s'est 
choisi une femme qui est la meilleure personne 
du monde et la plus raisonnable; chacun de sa 
part fait tout le plaisir et tout Tagréement des 
societez où il se trouve ; l'on ne peut voir ailleurs 
plus de probité, plus de politesse : ils se quittent 
demain, et l'acte de leur séparation est tout dressé 
chez le Notaire. Il y a, sans mentir, de certains 
mérites qui ne sont point faits pour estre ensem- 
ble, de certaines vertus incompatibles. 

)[ L'on peut compter seurement sur la dot, le 
douaire et les conventions, mais foiblement sur 
les nourritures: elles dépendent d'une union fra- 
gile qui périt souvent dans l'année du mariage. 

)[ L'intérieur des familles est souvent troublé 
par les défiances, les jalousies et l'antipathie, 
pendant que des dehors contens, paisibles et en- 
joûez nous trompent et nous y font supposer 
une paix qui n'y est point; il y en a peu qui ga* 
gnent à estre approfondies. Cette visite que vous 
rendez vient de suspendre une querelle domes- 
tique qui n'attend que votre retraite pour re- 
commencer. 

5[ G** et H** sont voisins de campagne, et leurs 
terres sont contiguës; ils habitent une contrée 
déserte et solitaire; éloignez des villes et de tout 



124 ^^ Caractères 

commerce, il ,semblott que la fuite d'une entière 
solitude ou Tamour de la société eût dû les 
assujettir à une liaison réciproque. Il est ce- 
pendant difficile d'exprimer la bagatelle qui 
les a fait rompre, qui les rend implacables Tua 
pour l'autre, et qui perpétuera leur haine dans 
leurs descendans. Jamais des parens, et mesme 
des fireres, ne se sont brouillez pour une moindre 
chose. 

Je suppose qu'il n'y ait que deux hommes sur 
la terre, qui la possèdent seuls et qui la partagent 
toute entre eux deux ; je suis persuadé qu'il leur 
naîtra bien-tost quelque sujet de rupture, quand 
ce ne seroit que pour les limites. 

5[ L'on parle impétueusement dans les entre- 
tiens, souvent par vanité ou par humeur, rare- 
ment avec assez d'attention. Tout occupé du 
désir de répondre à ce que l'on ne se donne pas 
mesme la peine d'écouter, l'on suit ses idées et 
on les explique sans le moindre égard pour les 
raisonnemens d'autruy. L'on est bien éloigné de 
trouver ensemble la vérité, l'on n'est pas encore 
convenu de celle que l'on cherche. Qui pourroit 
écouter ces sortes de conversations et les écrire 
feroit voir quelquefois de bonnes choses qui n'ont 
nulle suite. 

)[ Il a régné pendant quelque temps une sorte 
de conversation fade et puérile qui rouloit toute 



ou les Mœurs de ce siècle. iiS 

sur des questions frivoles qui avoient relation au 
cœur et à ce qu'on appelle passion ou tendresse; 
la lecture de quelques Romans les avoit intro- 
duites parmy les plus honnestes gens de la ville 
et de la Cour; ils s'en sont défaits, et la bour- 
geoisie les a receuës avec les pointes et les équi- 
voques. 

^ Le dédain et le rengorgement dans la société 
attire précisément le contraire de ce où Ton yise, 
si c'est à se faire estimer. 

)[ Le plaisir de la société entre les amis se 
cultive par une ressemblance de goust sur ce qui 
regarde les mœurs, et par quelque différence 
d'opinions sur les sciences : par là, ou l'on s'af- 
fermit et l'on se complaît dans ses sentimens, ou 
l'on s'exerce et l'on s'instruit par la dispute. 

)[ L'on ne peut aller loin dans l'amitié si l'on 
n'est pas disposé à se pardonner les uns aux 
autres les petits défauts. 

)[ La mocquerie est souvent indigence d'es- 
prit. 

î[ Vous le croyez vostre duppej s'il feint de 
l'estre, qui est plus duppe, de luy ou de vous? 

^ Les plus grandes choses n'ont besoin que 
d'estre dites simplement, elles se gâtent par 
l'emphase; il faut dire noblement les plus pe- 
tites, elles ne se soutiennent que par l'expres- 
sion, le ton et la manière. 



T26 Les Caractères 

)[ C'est la profonde ignorance qui inspire or-* 
dinairement le ton dogmatique : celuy qui ne 
sçait rien croit enseigner aux autres ce qu'il vient 
d'apprendre luy*mesme; celuy qui sçait beau- 
coup pense à peine que ce qu'il dit puisse estre 
ignoré, et parle plus indifTeremment. 

5[ Il me semble que l'on dit les choses encore 
plus finement qu'on ne peut les écrire. 

51 C'est une faute contre la politesse que de 
louer immodérément, en présence de ceux que 
vous faites chanter ou toucher un instrument, 
quelque autre personne quia ces mesmes talens^ 
comme, devant ceux qui vous lisent leurs vers, 
un autre Poète. 

5 L'on peut définir Tesprit de politesse, l'on 
ne peut en fixer la pratique ; elle suit l'usage et 
les coutumes receuës; elle est attachée au temps, 
aux lieux, aux personnes, et n'est point la mesme 
dans les deux sexes, ny dans les différentes con- 
ditions; l'esprit tout seul ne la fait pas deviner, 
il fait qu'on la suit par imitation et que l'on s'y 
perfectionne. Il y a des temperamens qui ne sont 
susceptibles que de la politesse, et il y en a d'au* 
très qui ne servent qu'aux grands talens ou à 
une vertu solide. Il est vray que les manières po- 
lies donnent cours au mérite et le rendent agréa- 
ble, et qu'il faut avoir de bien éminentes qualitez 
pour se soutenir sans la politesse. 



ou les Mœurs de ce siècle, 127 

Il me semble que Tesprit de politesse est une 
certaine attention à faire que, par nos paroles et 
par nos manières, les autres soient contens de 
nous et d'eux-mesmes. 

îf II y auroit une espèce de férocité à rejetter 
indifféremment toute sorte de lotianges; Ton 
doit estre sensible à celles qui nous viennent des 
gens de bien, qui loUent en nous sincèrement des 
choses louables. 

5 L'on dit par belle humeur, et dans la liberté 
de la conversation, de ces choses froides qu'à la 
vérité Ton donne pour telles, et que l'on ne trouve 
bonnes que parce qu'elles sont extrêmement 
mauvaises. Cette manière basse de plaisanter a 
passé du peuple, à qui elle appartient, jusques 
dans une grande partie de la jeunesse de la Cour, 
qu'elle a déjà infectée ; il est vray qu'il y entre 
trop de fadeur et de grossièreté pour devoir 
craindre qu'elle s'étende plus loin et qu'elle fasse 
de plus grands progrez dans un pays qui est le 
centre du bon goust et de la politesse. L'on doit 
cependant en inspirer le dégoust à ceux qui la 
pratiquent : car, bien que ce ne soit jamais sérieu- 
sement, elle ne laisse pas de tenir la place, dans 
leur esprit et dans le commerce ordinaire, de 
quelque chose de meilleur. 



128 Les Caractères 




Des Biens de Fortune. 



> N homme fort riche peut manger des 
entremetz, faire peindre ses lambris 
|et ses alcôves, jouir d'un Palais à la 
I campagne et d'un autre à la villes 
avoir un grand équipage, mettre un Duc dans sa 
famille et faire de son fils un grand Seigneur : cela 
est juste et de son ressort; mais il appartient 
peut-estre à d'autres de vivre contens. 

î[ Une grande naissance ou une grande for- 
tune annonce le mérite et le fait plûtost remar- 
quer. 

51 A mesure que la faveur et les grands biens 
se retirent d'un homme , ils laissent voir en luy 
le ridicule qu'ils couvroient, et qui y estoit sans 
que personne s'en apperceut. 

5 Si Ton ne le voyoit de ses yeux, pourroit-on 

jamais s'imaginer l'étrange disproportion que le 

plus ou le moins de pièces de monnoye met entre 

les hommes? 

Ce plus ou ce moins détermine à TEpée, à la 



ou les Mœurs de ce siècle, 129 

Robe ou à rEglise;il n'y a presque point d'autre 
vocation. 

)[ Un homme est laid, de petite taille, et a peu 
d'esprit; l'on me dit à l'oreille : « Il a cinquante 
mille livres de rente. » Cela le concerne tout 
seul, et il ne m'en fera jamais ny pis ny mieux; 
si je commence à le regarder avec d'autres yeux, 
et si je ne suis pas maistre de faire autrement, 
quelle sottise ! 

^ Il n'y a qu'une affliction qui dure, qui est 
celle qui vient de la perte de biens ; le temps, qui 
adoucit toutes les autres, aigrit celle cy ; nous 
sentons à tous momens, pendant le cours de nos- 
tre vie, où le bien que nous avons perdu nous 
manque. 

)[ N'envions point à une sorte de gens leurs 
grandes richesses, ils les ont à titre onéreux et 
qui ne nous accommoderoit point; ils ont mis 
leur repos, leur santé, leur honneur et leur con- 
science pour les avoir; cela est trop cher, et il n'y 
a rien à gagner à un tel marché. 

]f Les P. T. S. nous font sentir toutes les pas- 
sions l'une après l'autre ; l'on commence par le 
mépris, à cause de leur obscurité; on les envie 
ensuite, on les hait, on les craint, on les estime 
quelquefois et on les respecte; l'on vit assez pour 
finir à leur égard par la compassion. 
. ]f Tu te trompes si, avec ce carosse brillant, 

«7 



i3o Les Caractères 

ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces 
six bestes qui te traînent, tu penses que Ton t'en 
estime davantage ; Ton écarte tout cet attirail qui 
t'est étranger, pour pénétrer jusques à toy, qui 
n'es qu'un fat. 

Ce n'est pas qu'il faut quelquefois pardonner 
à celuy qui, avec un grand cortège, un habit riche 
et un magnifique équipage, s'en croit plus d'es- 
prit et plus de naissance : il lit cela dans la con- 
tenance et dans les yeux de ceux qui luy parlent. 

^ Sosie de la livrée, a passé, par une petite re- 
cette, à une sous-ferme, et, par les concussions^ 
la violence et l'abus qu'il a fait de ses pouvoirs, 
il s'est enfin, sur les ruines de plusieurs familles, 
élevé à quelque grade; devenu noble par une 
charge, il ne luy manquoit que d'estre homme 
de bien : une place de Marguillier a fait ce pro- 
dige. 

)[ Arfure cheminoit seule et à pied vers le grand 
Portique de Saint **,entendoit de loiQ le Sermon 
d'un Carme ou d'un Docteur qu'elle ne voyoit 
qu'obliquement , et dont elle perdoit bien des 
paroles; sa vertu estoit obscure, et sa dévotion 
connue comme sa personne; son mary est entré 
dans le huitième denier : quelle monstrueuse 
fortune en moins de six années ! Elle n'arrive à 
l'Eglise que dans un Char, on luy porte une 
lourde queue, l'Orateur s'interrompt pendant 



ou les Mœurs de ^ siècle, 1 3 1 

qu'elle se place, elle le voit de front, n'en perd 
pas une seule parole ny le moindre geste; il y a 
une brigue entre les Prestres pour la confesser, 
tous veulent Tabsoudre, et le Curé l'emporte. 

^ L'on porte Cresus au Cimetière. De toutes 
ces immenses richesses que le vol et la concus- 
sion luy avoient acquises, et qu'il a épuisées par 
le luxe et la bonne chère, il ne luy est pas de- 
meuré de quoy se faire enterrer; il est mort in- 
solvable, sans biens, et ainsi privé de tous les se- 
cours; l'on n'a veu chez luy ny Julep, ny Cor- 
diaux, ny Médecins, ny le moindre Docteur qui 
l'ait assuré de son salut. 

51 Champagne f au sortir d'un long dîner qui luy 
enfie l'estomac, et dans les douces fumées d'un 
vin d'Avenet ou de Silleryy signe un ordre qu'on 
luy présente, qui ôteroit le pain à toute une Pro- 
vince si l'on n'y remedioit; il est excusable : quel 
moyen de comprendre, dans la première heure 
de la digestion, qu'on puisse quelque part mourir 
defiaim? 

)[ Ce garçon si frais, si fleuri et d'une si belle 
santé, est Seigneur d'une Abbaye et de dix autres 
Bénéfices ; tous ensemble luy rapportent six 
vingt mille livres de revenu, dont il n'est payé 
qu'en médailles * d'or. Il y a ailleurs six vingt 

i.LoQis d'or. 



1 32 Les Caractères 

familles indigentes qui ne se chaufent point pen- 
dant l'hyver, qui n'ont point d'habits pour se 
couvrir, et qui souvent manquent de pain; leur 
pauvreté est extrême et honteuse. Quel partage ! 
Et cela ne prouve-t'il pas clairement un ave- 
nir? 

51 Combien d'hommes ressemblent à ces arbres 
déjà forts et avancez que Ton transplante dans 
les jardins, où ils surprennent les yeux de ceux 
qui les voyent placez clans de beaux endroits où 
ils ne les ont point veu croistre, et qui ne con- 
noissent ny leurs commencemens ny leurs pro- 
grez. 

)[ Si certains morts revenoient au monde, et 
s'ils voyoient leurs grands noms portez, et leurs 
Terres les mieux titrées, avec leurs Châteaux et 
leurs Maisons antiques , possédées par des gens 
dont les pères estoient peut-estre leurs métayers, 
quelle opinion pourroient-ils avoir de nôtre 
siècle ? 

)[ Rien ne Mt mieux comprendre le peu de 
chose que Dieu croit donner aux hommes en leur 
abandonnant les richesses, l'argent, les grands éta- 
blissemenset les autres biens, que la dispensation 
qu'il en fait, et le genre d'hommes qui en sont le 
mieux pourvus. 

)[ Le peuple souvent a le plaisir de la tragédie; 
il voit périr sur le théâtre du monde les person- 



ou les M^urs de ce siècle. 1 3S 

nages les plus odieux, qui ont fait le plus de 
mal dans diverses scènes, et qu'il a le plus haïs. 

^ Il faut une sorte d'esprit pour faire fortune, 
et sur tout une grande fortune ; ce n*est ny le 
bon, ny le bel esprit, ny le grand, ny le sublime, 
ny le fort, ny le délicat; je ne sçay précisément 
lequel c'est, et j'attends que quelqu'un veuille 
m'en instruire. 

^ Il faut avoir trente ans pour songer à sa for- 
tune, elle n'est pas faite à cinquante ; l'on bâtit 
dans sa vieillesse, et l'on meurt quand on est aux 
Peintres et aux Vitriers. 

][ L'on étale tous les matins pour tromper son 
monde, et l'on se retire le soir après avoir trompé 
tout le jour. 

51 Dans toutes les conditions, le pauvre est 
bien proche de l'homme de bien, et l'opulent 
n'est gueres éloigné de la friponnerie ; le sçavoir 
faire et l'habileté ne mènent pas jusques aux 
énormes richesses. 

L'on peut s'enrichir, dans quelque art ou dans 
quelque commerce que ce soit, par l'ostentation 
d'une certaine probité. 

5[ Les hommes, pressez par les besoins de la 
vie, et quelquefois par le désir du gain ou de la 
gloire, cultivent des talens profanes ou s'enga- 
gent dans des professions équivoques et dont ils se 
cachent long-temps à eux-mesmes le péril et les 



i34 Les Caractères 

conséquences; Us les quittent ensuite par une 
dévotion discrète, qui ne leur vient jamais qu'a- 
prés qu'ils ont fait leur récolte et qu'ils jouissent 
d'une fortune bien éublie. 

$ Il y a des âmes sales, paîtries de boue et 
d'ordure, éprises du gain et de l'interest, comme 
les belles âmes le sont delà gloire et de la vertu; 
capables d'une seule volupté , qui est celle d'ac* 
quérir ou de ne point perdre; curieuses et avides 
du denier dix, uniquement occupées de leurs 
débiteurs, toujours inquiètes sur le rabais ou 
sur le décry des monnoyes, enfoncées et comme 
abîmées dans les contrats, les titres et les par- 
chemins. De telles gens ne sont ny parens y ny 
amis, ny citoyens, ny Chrestiens, ny peut-estre 
des hommes : ils ont de l'argent. 

)| Les traits découvrent la complexion et les 
mœurs , mais la mine désigne les biens de fortune : 
le plus ou le moins de mille livres de rente se 
trouve écrit sur les visages. 

)[ Du mesme fond d'orgueil dont l'on s'élève 
fièrement au dessus de ses inferieurs,ron rampe 
vilement devant ceux qui sont au dessus de soy; 
c'est le propre de ce nce, qui n'est fondé ny suj. 
le mérite personnel, ny sur la vertu, mais sur les 
richesses, les postes, le crédit et de vaines scien- 
ces, de nous porter également à mépriser ceux 
qui ont moins que nous de cette espèce d^ biens , 



ou les Mœurs de ce siècle. i35 

et à estimer trop ceux qui en ont une mesure qui 
excède la nostre. 

)[ Pendant qa^Oronie augmente avec ses années 
son fond et ses revenus, une fille naist dans 
quelque famille, s'élève, croist, s'embellit, et en- 
tre dans sa seizième année ; il se fait prier à cin- 
quante ans pour répouser jeune, belle, spirituelle; 
cet homme , sans naissance , sans esprit et sans 
le moindre mérite, est préféré à tous ses rivaux. 

51 Le mariage, qui devroit estre à Thomme une 
source de tous les biens, luy est souvent, par la 
disposition de sa fortune, un lourd fardeau sous 
lequel il succombe : c'est alors qu'une femme et 
des enfans sont une violente tentation à la fraude, 
au mensonge et aux gains illicites. Il se trouve 
entre la friponnerie et l'indigence, étrange situa- 
tion. 

)[ L'on ne reconnoît plus en ceux que le jeu et 
le gain ont illustrez la moindre trace de leur 
première condition ; ils perdent de veuë leurs 
égaux et atteignent les plus grands Seigneurs. Il 
est vray que la fortune du dé ou du lansquenet 
les remet souvent où elle les a pris. 



Q^W^ 



i36 



Les Caractères 



De la Ville. 




{'on se donne à Paris, sans se parler^ 
[ comme un rendez-vous gênerai, mais 
. fort exact, tous les soirs au Cours ou 
(aux Tuileries, pour se regarder au 
visage et se désapprouver les uns les autres. 

L'on ne peut se passer de ce mesme monde 
que Ton n'aime point et dont l'on se mocque. 

5 Narcisse se levé le matin pour se coucher le 
soir; il a ses heures de toilette comme une femme ; 
il va tous les jours fort régulièrement à la belle 
Messe aux Feûillans ou aux Minimes; il est 
homme d*un bon commerce, et Ton compte sur 
luy au quartier de ** pour un tiers ou pour un 
cinquième à Tombre ou au reversis ; là il tient le 
£auteiiil quatre heures de suite chez AriciCy où il 
risque chaque soir cinq pistoUes d'or. Il lit exac- 
tement la Gazette d'Hollande et le Mercure Ga- 
lant ; il a lu Bergerac^ Des Maret!(% Lesclache^ 



1. Cyrano. 

2. S. Sorlîn. 



ou les Mœurs de ce siècle. i3j 

les Historiettes de Rabbin , et quelques recueils 
de Poësies. Il se promené avec des femmes'à la 
Plaine ou au Cours, et il est d'une ponctua^ 
lité religieuse sur les visites. Il fera demain ce 
qu'il fait aujourd'huy et ce qu'il fît hier, et il 
meurt ainsi après avoir vescu. 

)[ La Ville est partagée en diverses societez 
qui sont comme autant de petites Republiques 
qui ont leurs loix, leurs usages, leur jargon et 
leurs mots pour rire; tant que cet assemblage 
est dans sa force et que l'entestement subsiste, 
l'on ne trouve rien de bien dit ou de bien fait que 
ce qui part des siens, et Ton est incapable de 
goûter ce qui vient d'ailleurs ; cela va jusques au 
mépris pour les gens qui ne sont pas initiez dans 
leurs mystères. L'homme du monde d'un meil- 
leur esprit, que le hazard a porté au milieu d'eux, 
leur est étranger ; il se trouve là comme dans un 
païs lointain, dont il ne connoist ny les routes, 
ny la langue, ny les mœurs, ny la coutume ; il voit 
un peuple qui cause, bourdonne, parle à l'oreille, 
éclate de rire, et qui retombe ensuite dans un 
morne silence ; il y perd son maintien, ne trouve 
pas où placer un seul mot, et n'a pas mesme de 
quoy écouter. Il ne manque jamais là up mauvais 
plaisant qui domine, et qui est comme le héros 
de la société; celuy-cy s'est chargé de la joie des 
autres, et fait toujours rire avant que d'avoir 

t8 



1 38 Les Caractères 

parlé. Si quelquefois une femme survient, qui 
n'est point de leurs plaisirs, la bande joyeuse ne 
peut comprendre qu'elle ne sçache point rire de 
choses qu'elle n'entend pas et paroisse insensible 
à des fadaises qu'ils n'entendent eux-mesmes 
que parce qu'ils les ont faites; ils ne luy pardon- 
nent ny son ton de voix, ny son silence, ny sa 
taille, ny son visage, ny son habillement, ny son 
entrée, ny la manière dont elle est sortie. Deux 
années cependant ne passent point sur une 
mesme Cotterie. Il y a toujours dés la première 
année des semences de division pour rompre 
dans celle qui doit suivre ; Tinterest de la beauté, 
les incidens du jeu, l'extravagance des repas, qui, 
modestes au commencement, dégénèrent bien- 
tost en piramides de viandes et en banquets 
somptueux, dérangent la. Republique et luy por- 
tent enfin le coup mortel ; il n'est en fort peu de 
temps non plus parlé de cette nation que des 
mouches de Tannée passée. 

5 Pénible coutume, asservissement incom- 
mode 1 se chercher incessamment les unes les au- 
tres avec l'impatience de ne se point rencontrer ; 
ne se rencontrer que pour se dire des riens, que 
pour s'apprendre"^ réciproquement des choses 
dont on est également instruite, ou dont il im- 
porte si peu que Ton soit instruite; n'entrer 
dans une chambre précisément que pour en sor- 



ou les Mœurs de ce siècle. ï3g 

tir; ne sortir de chez soy l'aprés-dînée que pour 
y rentrer le soir, fort satisfaite d'avoir veu en 
cinq petites heures trois Suisses, une femme que 
Ton ne connoist point, et une autre que Ton 
n'aime gueres. Qui connoistroit bien le prix du 
temps, et combien sa perte est irréparable, pleu- 
reroit amèrement sur de si grandes misères. 




140 Les Caractères 




De LA Cour. 



^E reproche en un sens le plus hono- 
. rable que Ton puisse faire à un homme, 
. c'est de luy dire qu'il ne sçait pas la 
; Cour ; il n'y a sorte de vertus que l'on 
ne rassemble en luy par ce seul mot. 

Un homme qui sçait la Cour est maistre de 
son geste, de ses yeux et de son visage ; il est pro- 
fond, impénétrable;; il dissimule les mauvais of- 
fices, sourit à ses ennemis, contraint son hu- 
meur, déguise ses passions, dément son cœur, 
parle, agit contre ses sentimens : tout ce grand 
raffinement n'est qu'un vice, que l'on appelle 
fausseté, quelquefois aussi inutile au Courtisan 
pour sa fortune que la franchise, la sincérité et 
la vertu. 

)[ Il y a quelques rencontres dans la vie où la 
vérité et la simplicité sont le meilleur manège du 
monde. 
)[ C'est avoir fait un grand pas dans la finesse 



ou les Mœurs de ce siècle, 141 

que de faire penser de soy que Ton n'est que mé- 
diocrement lin. 

)[ Un homme qui a vescu dans Tintrigue un 
certain temps ne peut plus s'en passer ; toute 
autre vie pour luy est languissante. 

)[ Il faut avoir de Pesprit pour estre homme de 
caballe ; l'on peut cependant en avoir à un cer- 
tain point que Ton est au dessus de Tintrigue et 
de la cabale, et que Ton ne sçauroit s'y assujettir; 
l'on va alors aune grande fortune ou aune haute 
réputation par d'autres chemins. 

^ Toutes les veuës, toutes les maximes et tous 
les raffinemens de la politique , tendent à une 
seule lin, qui est de n'estre point trompé et de 
tromper les autres. 

][ La Province est l'endroit d'où la Cour, 
comme dans son point devenu, paroist une chose 
admirable ; si l'on s'en approche, ses agréemens 
diminuent, comme ceux d'une perspective que 
l'on voit de trop prés. 

)[ L'on s'accoutume difficilement à une vie qui 
se passe dans une antichambre , dans des cours 
ou sur l'escalier. 

]f II faut qu'un honneste homme ait tâté de la 
Cour; il découvre, en y entrant, comme un nou- 
veau monde qui luy estoit inconnu , où il voit 
régner également le vice et la politesse, et où tout 
luy est utile, le bon et le mauvais. 



H» Les Caractères 

f L'on va quelquefois à la Cour pour en reve- 
nir, et se faire par là respecter du noble de sa 
Province. 

f Le Brodeur et le Confiseur seroient super-* 
flus et ne feroient qu'une montre inutile si l'on 
estoit modeste et sobre; les Cours seroient dé- 
sertes et les Rois presque seuls si l'on estoit 
guéri de la vanité et de Tinterest. Les hommes 
veulent estre esclaves quelque part et puiser là 
de quoy dominer ailleurs. Il semble que l'on 
livre en gros aux premiers de la Cour Pair dé 
hauteur, de fierté et de commandement, afin 
qu'ils le distribuent en détail dans les Provinces; 
ils font précisément comme on leur fait, vrays 
Singes de la Royauté. 

f II n'y a rien qui enlaidisse certains Courti- 
sans comme la présence du Prince; à peine les 
puis-je reconnoistre à leurs visages : leurs traits 
sont altérez et leur contenance est avilie; les 
gens fiers et superbes sont les plus défaits, car 
ils perdent plus du leur ; celuy qui est honneste 
et modeste s'y soutient mieux, il n'a rien à re- 
former. 

)[ L'air de Cour est contagieux ; il se prend 
à **^ comme l'accent Normand à Rou<ln ou à 
Falaise; on l'entrevoit en des Fouriers, en de 
petits Contrôleurs et en des Chefs de fruiterie ; 
l'on peut, avec une portée d'esprit fort médiocre. 



ou les Mœurs de ce siècle. 143 

y faire de grands progrez. Un homme d'un génie 
élevé et d'un mérite solide ne fait pas assez de cas 
de cette espèce de talent pour faire son capital 
de l'étudier et se le rendre propre. Il l'acquiert 
sans reflexion et il ne pense point à s'en dé- 
faire. 

51 Qu'un favori s'observe de fort prés , car s'il 
méfait moins attendre dans son antichambre qu'à 
l'ordinaire, s'il a le visage plus ouvert, s'il fronce 
moins le sourcil, s'il m'écoute plus volontiers et 
s'il me reconduit un peu plus loin, je penseray 
qu'il commence à tomber, et je penseray vray. 

51 L'homme a bien peu de ressources dans 
soy-mesme , puis qu'il luy faut une disgrâce ou 
une mortification pour le rendre plus humain, 
plus traitable , moins féroce , plus honneste 
homme. 

f II faut des fripons à la Cour auprès des Grands 
et des Ministres mesme les mieux intentionnez ; 
mais l'usage en est délicat et il faut sçavoir les 
mettre en œuvre : il y a des temps et des occa- 
sions où ils ne peuvent estre suppléez par d'au^ 
très. Honneur, vertu, conscience, qualitez tou- 
jours respectables, souvent inutiles : que voulez- 
vous quelquefois que Ton fasse d'un homme de 
bien ? 

5[ Combien de gens vous étouffent de caresses 
dans le particulier, vous aiment et vous estiment, 



144 ^^ Caractères 

qui sont embarassez de vous dans le public, et 
qui, au lever ou à la Messe, évitent vos yeux et 
vostre rencontre ! Il n*y a qu'un petit nombre de 
Courtisans qui, par grandeur ou par une con- 
fiance qu'ils ont d'eux-mesmes , osent honorer 
devant le monde le mérite qui est seul et dénué 
de grands établissemens. 

)[ Il est aussi dangereux à la Cour de faire les 
avances qu'il est embarassant de ne les point 
faire. 

)[ Il y a des gens à qui ne connoistre point le 
nom et le visage d'un homme est un titre pour 
en rire et le mépriser. Ils demandent qui est cet 
homme; ce n'est ny Rousseau^ ny un *Fabrjr, ny 
la Couture j ils ne pourroient le méconnoître. 

f L'on me dit tant de mal de cet homme, et 
)'y en vois si peu, que je commence à soupçonner 
qu'il n'ait un mérite importun qui éteigne celuy 
des autres. 

î[ Vous estes homme de bien, vous ne songez 
ny à plaire ny à déplaire aux favoris, uniquement 
attaché à vostre maistre et à vostre devoir : vous 
estes perdu. 

îf Qui est plus esclave qu'un Courtisan assidu, 
si ce n'est un Courtisan plus assidu ? 

îf Celuy qui un beau jour sçait renoncer fer- 

I. Puny pour des saletez. 



ou les Mœurs de ce siècle. 145 

mement ou à un grand nom , ou à une grande 
autorité, ou à une grande fortune, se délivre en 
un moment de bien des peines, de bien des 
veilles, et quelquefois de bien des crimes. 

^[ L'esclave n*a qu'un maistre, Tambitieux en 
a autant qu'il 7 a de gens utiles à sa fortune. 

^ Mille gens à peine connus font la foule au 
lever pour estre veus du Prince, qui n'en sçauroit 
voir mille à la fois; et s'il ne voit aujourd'huy 
que ceux qu'il vit hier et qu'il verra demain, 
combien de malheureuxl 

5[ De tous ceux qui s'empressent auprès des 
grands et leur font la Cour, un petit nombre les 
honore dans le cœur, un grand nombre les re- 
cherche par des veues d'ambition et d'interest, 
un plus grand nombre par une ridicule vanité 
ou une sotte impatience de se faire voir. 

^ Il yaunpaïs où les joies sont visibles, mais 
fausses, et les chagrins cachez, mais réels. Qui 
croiroit que l'empressement pour les spectacles, 
que les éclats et les applaudissemens aux Théâ- 
tres de Molière et d'Arlequin, les repas, la chasse, 
les Ballets, les Carrouzels, couvrissent tant d'in- 
quiétudes, de soins et de divers intérêts, tant 
de craintes et d'espérances, des passions si vives 
et deis affaires si sérieuses? 

5 Les deux tiers de ma vie sont écoulez : pour- 
quoy tant m'inquieter sur ce qui m'en reste? La 

«9 



146 Les Caractères 

plus brillante fortune ne mérite point ny le tour- 
ment que je me donne y ny les petitesses où je 
me surprends, ny les humiliations, ny les hontes 
quej*essuye; trente années détruiront ces Co- 
losses de puissance qu'on ne voioit bien qu'à 
force de lever la teste. Nous disparoistrons, moy 
qui suis si peu de chose, et ceux que je contem- 
plois si avidement et de qui j*esperois toute ma 
grandeur. Le meilleur, de tous les biens, s'il y a 
des biens, c'est le repos, la retraitte et un endroit 
qui soit son domaine. I^. '^'^ a pensé cela dans 
sa disgrâce, et Ta oublié dans sa prospérité. 

]| Un noble, s'il vit chez luy dans sa Province, 
il vit libre, mais sans appuy; s'il vit à la Cour, 
il est protégé, mais il est esclave; cela se com- 
pense. 

5[ L'on parle d'une région où les vieillards 
sont galans, polis et civils ; les jeunes gens , au 
contraire, durs, féroces, sans mœurs ny poli- 
tesse : ils se trouvent affranchis de la passion des 
femmes dans un âge où l'on commence ailleurs 
à la sentir^ ils leur préfèrent des repas, des 
viandes, et des amours ridicules. Celuy-là chez 
eux est sobre et modéré qui ne s'enyvre que de 
vin; l'usage trop fréquent qu'ils en ont fait le leur 
a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur 
goût déjà éteint par des eaux de vie et par toutes 
les liqueurs les plus violentes. Il ne manque à 



ou les Mœurs de ce siècle. 147 

leur débauche que de boire de l'eau forte. Les 
femmes du païs précipitent le déclin de leur 
beauté par des artifices qu'elles croient servir à 
les rendre belles ; leur coutume est de peindre 
leurs lèvres, leurs joîies, leurs sourcils et leurs 
épaules, qu'elles étallent avec leur gorge, leurs 
bras et leurs oreilles, comme si elles craîgnoient 
de cacher Tendroit par où elles pourroient plaire 
ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent 
cette contrée ont une phisionomie qui n'est pas 
nette, mais confuse, embarrassée dans une épais- 
seur de cheveux étrangers qu'ils préfèrent aux 
naturels, et dont ils font un long tissu pour cou- 
vrir leur teste : ils descendent à la moitié du 
corps, changent les traits et empêchent qu'on ne 
connoisse les hommes à leur visage. Ces peu- 
ples, d'ailleurs, ont leur Dieu et leur Roy; les 
Grands de la nation s'assemblent tous les jours à 
une certaine heure dans un Temple qu'ils nom- 
ment Eglise; il y a au fond de ce Temple un 
Autel consacré à leur Dieu, où un Prestre ce* 
lebre des mystères qu'ils appellent saints, sacrez 
et redoutables; ces Grands forment un vaste 
cercle au pied de cet Autel, et par oissent debout, 
le dos tourné directement aux Prestres et aux 
saints mystères, et les faces élevées vers leur Roy, 
que l'on voit à genoux sur une Tribune, et à qui 
ils semblent avoir tout l'esprit et tout le cœur 



t4B Les Caractères 

appliqué. On ne laisse pas de ¥oir dans cet usage 
une espèce de subordination, car ce peuple pa- 
roît adorer le Prince, et le Prince adorer Dieu. 
Les gens du pays le nomment ***; il est à quel- 
ques quarante-huit degrez d'élévation du pôle, et 
à plus d'onze cent lieues de Mer des Iroquois et 
des Hurons. 

)[ Qui considérera que le visage du Prince fait 
toute la félicité du Courtisan , qu'il s'occupe et 
se remplit pendant toute sa vie de le voir et 
d'en estre veu, comprendra un peu comment 
voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le 
bonheur des Saints. 

îf Si Ton ne se precautionne à la Cour contre 
les pièges que l'on y tend sans cesse pour faire 
tomber dans le ridicule, l'on est étonné, avec tout 
son esprit^ de se trouver la duppe de plus sots 
que soy. 

)[ Avec cinq ou six termes de l'art, et rien de 
plus, l'on se donne pour connoisseur en musi- 
que, en tableaux, en bâtimens et en bonne chère. 
L'on croit avoir plus de plaisir qu'un autre à en- 
tendre, à voir et à manger; l'on impose à ses 
semblables, et Ton se trompe soy-mesme. 

)[ Il y a un certain nombre de phrases toutes 
faites que l'on prend comme dans un magazin, 
et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les 
autres sur les évenemens. Bien qu'elles se disent 



ou les Mœurs de ce siècle. 149 

souvent sans affection, et qu'elles soient receûes 
sans reconnoissance, il n'est pas permis avec cela 
de les omettre, parce que du moins elles sont 
l'image de ce qu'il y a au monde de meilleur , 
qui est Tamitié, et que les hommes, ne pouvant 
gueres conter les uns sur les autres pour la réa- 
lité, semblent estre convenus entre eux de se 
contenter des apparences. 

ff C'est beaucoup tirer de nôtre amy si, ayant 
monté à une grande faveur, il est encore un 
homme de nôtre connoissance. 

][ Un esprit sain puise à la Cour le goût de 
la solitude et de la retraite. 

)[ Il y a dans les Cours des apparitions de gens 
avanturiers et hardis, d'un caractère libre et fa- 
milier, qui se produisent d'eux-mesmes, protes- 
tent qu'ils ont dans leur art toute l'habileté qui 
manque aux autres , et qui sont crûs sur leur 
parole. Ils profitent cependant de l'erreur pu- 
blique, ou de l'amour qu'ont les hommes pour 
la nouveauté ; ils percent la foule et parviennent 
jusqu'à l'oreille du Prince, à qui le courtisan les 
voit parler pendant qu'il se trouve heureux d'en 
estre veu. Ils ont cela de commode pour les Grands 
qu'ils en sont soufferts sans conséquence et con- 
gédiez de même : alors ils disparoissent, tout à 
la fois riches et decreditez, et le monde qu'ils 



1 5o Les Caractères 

viennent de tromper est encore prest d'estre 
trompé par d'autres. 

j[ Le favory n'a point de suites, il est sans en- 
gagement et sans liaisons ; il peut estre entouré 
de parens et de créatures, mais il n'y tient pas : 
il est détaché de tout et comme isolé. 

)| Une grande parure pour le favory disgracié, 
c'est la retraitte. Il luy est avantageux de dispa- 
roistre, plûtost que de traîner dans la Ville le 
débris d'une faveur qu'il a perdue et de faire un 
nouveau personnage si différent du premier qu'il 
a soutenu ; il conserve au contraire le merveil- 
leux de sa vie dans la solitude, et, mourant pour 
ainsi dire avant la caducité, il ne laisse de soy 
qu'une belle idée et une mémoire agréable. 



Qsi^f?^ 



ou les Mœurs de ce siècle. i Si 




Des Grands. 



^A prévention du peuple en faveur des 
i grands est si aveugle, et Tentestement 
. pour leur geste, leur visage, leur ton 
; de voix et leurs manières si gênerai, 
que, s*ils s'avisoient d*estre bons, cela iroit à l'ido- 
lâtrie. 

)[ L'avantage des grands sur les autres hommes 
est immense par un endroit : je leur cède leur 
bonne chère, leurs riches ameublemens, leurs 
chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, 
leurs fous et leurs flateurs; mais je leur envie le 
bonheur d'avoir à leur service des gens qui les 
égalent par le cœur et par l'esprit, et qui les 
passent quelquefois. 

)[ Les Grands se piquent d'ouvrir une allée 
dans une forest , de soutenir des terres par de 
longues murailles, de dorer des plafonds, de 
faire venir dix pouces d'eau, de meubler une 
orangerie; mais de rendre un cœur content, de 
combler une ame dejoye,de prévenir d'extrêmes 



1 52 Les Caractères 

besoins ou d'y remédier, leur curiosité ne s'é- 
tend point jusques-là. 

)[ Les Grands dédaignent les gens d'esprit qui 
n'ont que de l'esprit; les gens d'esprit méprisent 
les Grands qui n'ont que de la grandeur ; les gens 
de bien plaignent les uns et les autres, qui ont 
ou de la grandeur ou de l'esprit sans nulle 
vertu. 

îf Une froideur ou une incivilité' qui vient de 
ceux qui sont au dessus de nous nous les rend 
haïssables, mais un salut ou un sourire nous les 
reconcilie. 

îf Les Grands croient estre seuls parfaits, n'ad- 
mettent qu'à peine dans les autres hommes la 
droiture d'esprit, l'habileté, la délicatesse, et 
s'emparent de ces riches talens comme de choses 
deuës à leur naissance. C'est cependant en eux 
une erreur grossière de se nourrir de si fausses 
préventions ; ce qu'il y a jamais eu de mieux 
pensé, de mieux dit, de mieux écrit et peut-estre 
d'une conduite plus délicate, ne nous est pas 
toujours venu de leur fond : ils ont de grands 
domaines et une longue suite d'ancestres, cela 
ne leur peut estre contesté. 

î[ Qui peut dire pourquoy quelques-uns ont 
le gros lot, ou quelques autres la faveur des 
Grands? 



ou les Mœurs de ce siècle, 1 53 

)[ Les aises de la vie, Tabondance, le calme 
d'une grande prospérité, font que les Princes ont 
de la joye de reste pour rire d'un nain, d'un singe, 
d'un imbecille et d'un mauvais conte. Les gens 
moins heureux ne rient qu'à propos. 

5f Les Grands ne doivent point aimer les pre- 
miers temps, ils ne leur sont point favorables; 
il est triste pour eux d'y voir que nous sortions 
tous du frère et de la sœur. Les hommes com- 
posent ensemble une même famille, il n'y a que 
le plus ou le moins dan^ le degré de parenté. 

5[ Quelques profonds que soient les Grands de 
la Cour , et quelque art qu'ils ayent pour pa- 
roistre ce qu'ils ne sont pas et pour ne point pa- 
roistre ce qu'ils sont, ils ne peuvent cacher leur 
malignité, leur extrême pente à rire aux dépens 
d'autruy et à jetter un ridicule souvent où il n'y 
en peut avoir. Ces beaux talens se découvrent en 
eux du premier coup d'œil, admirables sans 
doute pour envelopper une duppe et rendre sot 
celuy qui l'est déjà , mais encore plus propres à 
leur oster tout le plaisir qu'ils pourroient tirer 
d'un homme d'esprit qui sçauroit se tourner et 
se plier en mille manières agréables et réjouis- 
santes , si le dangereux caractère du Courtisan 
ne luy imposoit pas une fort grande retenue; il 
ne luy reste que le caractère sérieux, dans lequel 
il se retranche, et il fait si bien que les railleurs. 



i54 Les Caractères 

avec des intentions si mauvaises, manquent d'oc- 
casions de se jouér de luy. 

]| Il semble d'abord qu'il entre dans les plai- 
sirs des Princes un peu de celuy d'incommoder 
les autres. Mais non, les Princes ressemblent 
aux hommes : ils songent à eux-mesmes, suivent 
leur goust, leurs passions, leur commodité ; cela 
est naturel. 

)[ Les Princes, sans d'autre science ny d'autre 
règle, ont un goust de comparaison; ils sont nez 
et élevez au milieu et comme dans le centre des 
meilleures choses, à quoy ils rapportent ce qu'ils 
lisent, ce qu'ils voyent et ce qu'ils entendent. 
Tout ce qui s'éloigne trop de Lully, de Racine 
et de LE Brun, est condamné. 

)[ Il semble que la première règle des compa- 
gnies, des gens en place ou des puissans, est de 
donner à ceux qui dépendent d'eux, pour le be- 
soin de leurs affaires, toutes les traverses qu'ils 
en peuvent craindre. 

f C'est avoir une très-mauvaise opinion des 
hommes, et néanmoins les bien connoistre, que 
de croire, dans un grand poste, leur imposer par 
des caresses étudiées, par de longs et stériles em- 
brassemens. 

5[ C'est une pure hypocrisie, à un homme 
d'une certaine élévation, de ne pas prendre d'a- 
bord le rang qui luy est dû, et que tout le monde 



ou les Mœurs de ce siècle. \ 55 

luy cède ; il ne luy coûte rien d'estre modeste, 
de se mêler dans la multitude qui va s'ouvrir pour 
luy, de prendre dans une assemblée une der* 
niere place, afin que tous l'y voyent et s'empres- 
sent de l'en ôter. La modestie est d'une pratique 
plus amere aux hommes d'une condition ordi- 
naire : s'ils se jettent dans la foule, on les écrase; 
s'ils choisissent un poste incommode, il leur de- 
meure. 

f L'on se porte aux extremitez opposées à l'é- 
gard de certains personnages; la satire, après 
leur mort, court parmi le peuple, pendant que 
les voûtes des Temples retentissent de leurs 
éloges. Ils ne méritent quelquefois ny libelles, 
ny discours funèbre ; quelquefois aussi ils sont 
dignes de tous les deux. 

]| L'on doit se taire sur les Puissans : il y a 
presque toujours de la flatterie à en dire du bien; 
il y a du péril à en dire du mal pendant qu'ils 
vivent, et de la lâcheté quand ils sont morts. 

)| Si les Grands ont les occasions de nous faire 
du bien, ils en ont rarement la volonté , et s'ils 
désirent de nous £aire du mal, ils n'en trouvent 
pas toujours les occasions : ainsi l'on peut estre 
trompé dans l'espèce de culte que l'on leur rend, 
s'il n'est fondé que sur l'espérance ou sur la 
crainte; et une longue vie se termine quelquefois 
sans qu'il arrive de dépendre d'eux pour le moin- 



i56 Les Caractères 

dre tnterest, ou que Ton leur doiye sa bonne ou sa 
mauvaise fortune. Nous devons les honorer parce 
qu'ils sont grands et que nous sommes petits, et 
qu'il y en a d'autres plus petits que nous qui nous 
honorent^ 

9 Ne parler aux jeunes Princes que du soin de 
leur rang est un excez de précautions lorsque 
toute une Cour met son devoir et une partie de 
sa politesse à les respecter, et qu'ils sont bien 
moins sujets à ignorer aucun des égards qui sont 
dûs à leur naissance qu'à confondre les personnes 
et les traiter indifféremment et sans distinction 
des conditions et des titres. Ils ont une fierté na- 
turelle qu'ils retrouvent dans les occasions; il 
ne leur faut des leçons que pour la régler, que 
pour leur inspirer la bonté, Thonnesteté et Tes- 
prit de discernement. 



OQ^i^JS^. 



ou les Mœurs de ce siècle. i Sy 




Du Souverain. 



f UAND Ton parcourt^ sans la prévention 
^•de son pays, toutes les formes de gou- 
rvernement, l'on ne sçait à laquelle se 
! tenir : il y a dans toutes le moins bon 
et le moins mauvais. Ce qu'il y a de plus rai- 
sonnable et de plus seur est d'estimer celle où 
Ton est né la meilleure de toutes, et de s'y sou- 
mettre. 

9 Le caractère des François demande du sé- 
rieux dans le Souverain. 

)[ L'un des malheurs du Prince est d'estre sou- 
vent trop plein de son secret, par le péril qu'il y 
a à le répandre; son bonheur est de rencontrer 
une personne seure qui l'en décharge. 

)[ Il ne manque rien à un Roy que les douceurs 

d'une vie privée ; il ne peut estre consolé d'une 

si grande perte que par le charme de l'amitié et 

par la fidélité de ses amis. 

5[ Le plaisir d'un Roy qui est digne de Testre 



1 58 Les Caractères 

est d'estre moins Roy quelquefois, de sortir du 
Théâtre, de quitter le bas de saye et les brode- 
quins, et de )oûer avec une personne de confiance 
un rôle plus familier. 

f Rien ne &it plus d'honneur au Prince que 
la modestie de son favory. 

)[ Il ne faut ny art ny science pour exercer la 
tyrannie, et la politique qui ne consiste qu'à ré- 
pandre le sang est fort bornée et de nul rafi&ne- 
ment; elle inspire de tuer ceux dont la vie est 
un obsucle à nostre ambition : un homme né 
cruel fait cela sans peine. C'est la manière la plus 
horrible et la plus grossière de se maintenir ou 
de s'aggrandir. 

f II y a peu de règles générales et de mesures 
certaines pour bien gouverner; Ton suit le temps 
et les conjonctures, et cela roule sur la prudence 
et sur les veiies de ceux qui régnent; aussi le 
chef d'œuvre de Tesprit, c'est le parfait gouverne- 
ment, et ce ne seroit peut-estre pas une chose 
possible si les peuples, par l'habitude où ils sont 
de la dépendance et de la soumission, ne faisoient 
la moitié de l'ouvrage. 

9 Sous un tres-grand Roy, ceux qui tiennent 
les premières places n'ont que des devoirs faciles 
et que l'on remplit sans nulle peine : tout coule 
de source ; l'autorité et le génie du Prince leur 
applanissent les chemins, leur épargnent les dif- 



ou les Mœurs de ce siècle. 1 59 

ficultez et font tout prospérer au delà de leur 
attente : ils ont le mérite de subalternes. 

)| Que de dons du Ciel ne faut-il point pour 
bien regnerl Une naissance auguste, un air d'em' 
pire et d'autorité, un visage qui remplisse la cu- 
riosité des peuples empressez de voir le Prince, 
et qui conserve le respect dans le Courtisan ; une 
parfaite égalité d'humeur, un grand éloignement 
pour la raillerie piquante, ou assez de raison pour 
ne se la permettre point ; ne £ûre jamais ny me* 
naces ny reproches, ne point céder à la colère, et 
estre toujours obéi; Tesprit facile, insinuant ; le 
cœur ouvert, sincère et dont on croit voir le fond, 
et ainsi très-propre à se faire des amis, des créa- 
tures et des alliez ; estre secret, toutefois profond 
et impénétrable dans ses motifs et dans ses pro- 
jets; du sérieux et de la gravité dans le public; 
de la brièveté, jointe à beaucoup de justesse et 
de dignité, soit dans les réponses aux Ambassa- 
deurs des Princes, soit dans les conseils; une 
manière de faire des grâces qui est comme un 
second bienfait, le choix des personnes que Ton 
gratifie ; le discernement des esprits, des talens 
et des complexions pour la distribution des pos- 
tes et des emplois; le choix des Généraux et des 
Ministres; un jugement ferme, solide, décisif dans 
les affaires, qui fait que Ton connoist le meilleur 
parti et le plus juste; un esprit de droiture et 



i6ô Les Caractères 

d'équité qui fait qu*oa le suit jusques à pro- 
noncer quelquefois contre soy^^mesme en faveur 
du peuple, des alliez, des ennemis ; une mémoire 
heureuse et tres-presente, qui rappelle les be- 
soins des sujets, leurs noms, leurs requestes; une 
vaste capacité qui s'étende non seulement aux 
affaires de dehors, au commerce, aux maximes 
d'Etat, aux veuës de la politique, au reculement 
des frontières par la conqueste de nouvelles 
Provinces, et à leur seureté pgr un grand nom- 
bre de forteresses inaccessibles, mais qui sçache 
aussi se renfermer au dedans et comme dans les 
détails de tout un Royaume ; qui en bannisse un 
culte faux, suspect et ennemi de la souveraineté, 
s*il s'y rencontre ; qui abolisse des usages cruels 
et impies, s'ils y régnent ; qui reforme les loix et 
les coutumes, si elles estoient remplies d'abus; 
qui donne aux villes plus de seureté et plus de 
commoditez par le renouvellement d'une exacte 
police, plus d'éclat et plus de majesté par des 
édifices somptueux; punir sévèrement les vices 
scandaleux ; donner, par son autorité et par son 
exemple, du crédit à la pieté et à la vertu ; pro* 
teger l'Eglise, ses ministres, ses droits, ses liber- 
tez; ménager ses peuples comme ses enfans; 
estre toujours occupé de la pensée de les sou- 
lager , de rendre les subsides légers et tels qu'ils 
se lèvent sur les Provinces sans les appauvir; de 



ou les Mœurs de ce siècle. i6i 

grands talens pour la guerre; estre vigilant, 
appliqué y laborieux; avoir des armées nom- 
breuses, les commander en personne, estre froid 
dans le péril, ne ménager sa vie que pour le bien 
de son Etat, aimer le bien de son Etat et sa 
gloire plus que sa vie ; une puissance tres-absQ» 
lue qui oste cette distance infinie qui est quel- 
quefois entre les Grands et les petits, qui les 
rapproche et sous qui tous plient également, qui 
ne laisse point d'occasions aux brigues, à l'in- 
trigue et à la caballe ; qui fait que le Prince voit 
tout par ses yeux, qu'il agit immédiatement et 
par luy-même; qui fait que ses Généraux ne sont, 
quoy qu'éloignez de luy, que ses Lieutenans, et 
les Ministres que ses Ministres ; une profonde 
sagesse qui sçait déclarer la guerre, qui sçait 
vaincre et user de la victoire, qui sçait faire la paix, 
qui sçait la rompre, qui sçait quelquefois, et selon 
les divers interests, contraindre les ennemis à la 
recevoir; qui donne des règles aune vaste ambi- 
tion et sçait jusques où l'on doit conquérir; au 
milieu d'ennemis couverts ou déclarez, se procurer 
le loisir des jeux, des festes, des spectacles; culti* 
ver les arts et les sciences; former et exécuter des 
projets d'édifices surprenans; un génie enfin 
supérieur et puissant qui se fait aimer et révérer 
des siens, craindre des étrangers; qui fait d'une 
Cour, et mesme de tout un Royaume, comme 

il 



i62 Les Caractères 

une seule famille unie parfaitement sous un 
mesme Chef, dont Tunion et la bonne intelli- 
gence est redoutable au reste du monde. Ces 
admirables vertus me semblent renfermées dans 
ridée d'un Souverain ; il est vray qu'il est rare de 
les voir ensemble dans un mesme sujet ; il faut 
que trop de choses concourent à la fois, l'esprit, 
le cœur, les dehors, le tempérament : de là vient 
que le Monarque qui les rassemble toutes en sa 
personne ne mérite rien de moins que le nom 
de Grand. 




ou les Mœurs de ce siècle» i63 




De l'Homme. 



|^£ nous emportons point contre les 
^hommes en voyant leur dureté, leur 
î ingratitude, leur injustice, leur fierté, 
framour qu'ils ont pour eux-mesmes 
et Toubli où ils sont des autres : ils sont ainsi 
faits, c'est leur nature, c*est ne pouvoir supporter 
que la pierre tombe ou que le feu s'élève. 

)[ Les hommes ne s'attachent pas assez à ne 
point manquer les occasions de faire plaisir; il 
semble que l'on n'entre dans un employ que 
pour pouvoir obliger et n'en rien faire ; la chose 
la plus prompte, et qui se présente d'abord, 
c'est le refus, et l'on n'accorde que par refiexion. 
)[ Il est difficile qu'un fort malhonneste homme 
ait assez d'esprit ; un génie .qui est droit et per- 
çant conduit enfin à la règle, à la probité, à. la 
vertu ; il manque du sens et de la pénétration à ^ 
celuy qui s'opiniâtre dans le mauvais comme 
dans le faux ; l'on cherche en vain à le corriger 



164 Les Caractères 

par des traits de satyre qui le désignent aux au* 
très, et où il ne se reconnotst pas luy-mesme : 
ce sont des injures dites à un sourd. Il seroit dé- 
sirable, pour le plaisir des honnestes gens et 
pour la vengeance publique, qu'un coquin ne le 
fût pas au point d'estre privé de tout sentiment. 
^ Les hommes, en un sens, ne sont point lé- 
gers, ou ne le sont que dans les petites choses ; 
ils changent leurs habits, leur langage, les de- 
hors, les bienséances; ils changent de goust 
quelquefois; ils gardent leurs mœurs toujours 
mauvaises, fermes et constans dans le mal ou 
dans rindifference pour la vertu. 

^ Il y a des vices que nous ne devons à per- 
sonne, que nous apportons en naissant, et que 
nous fortifions par l'habitude ; il y en a d'autres 
que l'on contracte et qui nous sont étrangers. 
L'on est né quelquefois avec des mœurs faciles, 
de la complaisance et tout le désir de plaire ; mais^ 
par les traitemens que l'on reçoit de ceux avec 
qui Ton vit ou de qui l'on dépend, l'on est bien- 
tost jette hors de ses mesures et mesme de son 
naturel ; l'on a des chagrins et une bile que l'on 
ne se connoissoit point, l'on se voit une autre 
complexion, l'on est enfin étonné de se trouver 
dur et épineux. 

î[ Une grande ame est au dessus de l'injure, 
de l'injustice, de la douleur, de la moquerie, et 



ou les Mœurs de ce siècle. i65 

elle seroit invulnérable si elle ne souffroit par la 
compassion. 

ff Pénétrant à fond la contrariété des esprits, 
des goûts et des sentimens, je suis bien plus 
émerveillé de voir que les milliers d'hommes qui 
composent une nation se trouvent rassemblez 
en un mesme païs pour parler une mesme lan- 
gue, vivre sous les mesmes loix, convenir entr'eux 
d'une mesme coutume, des mesmes usages et 
d'un mesme culte , que de voir diverses nations 
se cantonner sous les differens climats qui leur 
sont distribuez, et se partager sur toutes ces 
choses. 

f[ Tout est étranger dans l'humeur, les mœurs 
et les manières de la plupart des hommes; tel a 
vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté, 
avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, 
qui estoit né gay , paisible, paresseux, magnifique, 
d'un courage fier et éloigné de toute bassesse. 
Les besoins de la vie, la situation où l'on se 
trouve, la loy de la nécessité, forcent la nature et 
y causent ces grands changemens. Ainsi tel 
homme au fond, et en luy mesme, ne se peut dé- 
finir : trop de choses sont hors de luy qui l'altè- 
rent, le changent, le bouleversent ; il n'est point 
précisément ce qu'il est ou ce qu'il paroist estre. 

)[ La vie est courte et ennuyeuse, elle se passe 
toute à désirer : l'on remet à l'avenir son repos 



i66 Les Caractères 

et ses joyesy à cet âge souvent où les meilleurs 
biens ont déjà disparu, la santé et la jeunesse. 
Ce temps arrive qui nous surprend encore dans 
les désirs : on en est là quand la fièvre nous sai* 
sitet nous éteint; si Pon eût guéri, ce n'estoit 
que pour désirer plus long-temps. 

)| Il est si ordinaire à Thomme de n'estre pas 
heureux, et si essentiel à tout ce qui est un bien 
d'estre acheté par mille peines, qu'une affaire 
qui se rend facile devient suspecte. L'on com- 
prend à peine ou que ce qui coûte si peu puisse 
nous estre fort avantageux, ou qu'avec des me* 
sures justes Ton doive si aisément parvenir à la fin 
que Ton se propose : Ton croit mériter les bons 
succez, mais n'y devoir compter que fort rarement. 

f Les hommes ont tant de peine à s'approcher 
sur les affaires, sont si épineux sur les moindres 
interests, si hérissez de difficultez, veulent si fort 
tromper et si peu estre trompez, mettent si haut 
ce qui leur appartient et si bas ce qui appartient 
aux autres , que j'avoue que je ne sçay par où et 
comment se peuvent conclure les mariages, les 
contracts, les acquisitions, la paix, la trêve, les 
traitez, les alliances. 

)[ Rien n'engage tant un esprit raisonnable à 
supporter tranquillement, des parens et des 
amis, les torts qu'ils ont à son égard, que la re- 
flexion qu'il fait sur les vices de l'humanité, et 



ou les Mœurs de ce siècle, 167 

combien il est pénible aux hommes d'estre con- 
stans, généreux, fidelles, d*être touchez d'une 
amitié plus forte que leur interest. Comme il 
connoist leur portée, il n'exige point d'eux qu'ils 
pénètrent les corps, qu'ils volent dans Tair, qu'ils 
ayent de l'équité; il peut haïr les hommes en 
gênerai, où il y a si peu de vertu, mais il excuse 
les particuliers, il les aime mesme par des motifs 
plus relevez, et il s'étudie à mériter le moins 
qu'il se peut une pareille indulgence. 

î[ Ceux qui sont fourbes eroyent aisément que 
les autres le sont; ils ne peuvent gueres estre 
trompez ny tromper. 

51 La mort n'arrive qu'une fois et se fait sentir 
à tous les momens de la vie. Il est plus dur de 
Papprehender que de la souffrir. 

5[ Si la vie est misérable, elle est pénible à sup- 
porter; si elle est heureuse, il est horrible de la 
perdre. L'un revient à l'autre. 

9 Le regret qu'ont les hommes du mauvais 
employ du temps qu'ils ont déjà vécu ne les 
conduit pas toujours à faire de celuy qui leur 
reste à vivre un meilleur usage. 

5[ Il devroit y avoir dans le cœur des fonds 
inépuisables de douleur pour de certaines pertes. 
Ce n'est gueres par vertu ou par force d'esprit 
que Ton sort d'une grande affliction : l'on pleure 
amèrement et l'on est sensiblement touché, mais 



i68 Les Caractères 

Ton est easatte si foible ou si léger que Ton se 
console. 

5 II y a des maux effroyables et d'horribles 
malheurs où Ton n'ose penser, et dont la seule 
yeuë fait frémir ; s'il arrive que l'on y tombe, 
l'on se trouve des ressources que l'on ne se con- 
noissoit point, l'on se roidit contre son infortune, 
et l'on fait mieux qu'on ne l'esperoit. 

)[ Il y a de certains biens que l'on deçire avec 
emportement et dont l'idée seule nous enlevé et 
nous transporte ; s'il nous arrive de les obtenir, 
on les sent plus tranquillement qu'on ne l'eût 
pensé, on en jouit moins que l'on n'aspire encore 
à de plus grands. 

5[ Il n'y a rien que les hommes aiment mieux 
à coilserver et qu'ils ménagent moins que leur 
propre vie. 

)[ Pensons que, comme nous soupirons pré- 
sentement pour la florissante jeunesse, qui n'est 
plus et ne reviendra point, la caducité suivra 
qui nous fera regretter l'âge viril où nous sommes 
encore, et que nous n'estimons pas assez. 

î[ L'on craint la vieillesse, que Ton n'est passeur 
de pouvoir atteindre. 

)[ L'on ne vit point assez pour profiter de ses 
fautes; l'on en commet pendant tout le cours de 
sa vie, et tout ce que l'on peut faire, à force de 
faillir, c'est de mourir corrigé. 



ou les Mœurs de ce siècle. 169 

51 II n*y a rien qui rafraîchisse le sang comme 
d'avoir sçû éviter de faire une sottise. 

)[ Le récit de ses fautes est pénible ; on aime 
au contraire à les couvrir et en charger quelque 
autre : c'est ce qui donne le pas au Directeur sur 
le Confesseur. 

)[ L*esprit de parti abaisse les plus grands 
hommes jusques aux petitesses du peuple. 

51 II est également difficile d'étoufer dans les 
commencemens les sentimens des injures et de 
les conserver après un certain nombre d'années. 

f Nous faisons par vanité ou par bienséance 
les mesmes choses et avec les mesmes dehors 
que nous les ferions par inclination ou par de- 
voir. Tel vient de mourir à Paris de la fièvre 
qu'il a. gagnée à veiller sa femme, qu'il n'aimoit 
point. 

)[ C'est une chose monstrueuse que le goust et 
la facilité qui est en nous de railler, d'improuver 
et de mépriser les autres, et tout ensemble la 
colère que nous ressentons contre ceux qui 
nous raillent, nous improuvent et nous mépri- 
sent. 

f Le monde est plein de gens qui, faisant in- 
térieurement et par habitude la comparaison 
d'eux-mesmes avec les autres, décident toujours 
en faveur de leur propre mérite et agissent con- 
sequemment. 



}jo Les Caractères 

9 II faut aux enfans les verges et la férule; il 
faut aux hofnmes faits une couronne^ un sceptre, 
un mortier, des fourrures, des faisceaux, des 
tymballes, des hocquetons. La raison et la jus- 
tice, dénuées de tous leurs ornemens, ny ne per- 
suadent ny n'intimident: Thomme, qui est esprit 
se mené par les yeux et les oreilles. 

5[ N** est moins afifoibli par Tâge que par la 
maladie, car il ne passe point soixante huit ans; 
mais il a la goutte et il est sujet à une colique 
néphrétique; il a le visage décharné, le teint. ver- 
dâtre et qui menace ruine. Il fait bâtir dans la 
rue *'^ une maison solide de pierre de taille, ra- 
fermie dans les encognures par des mains de fer, 
et dont il assure qu'on ne verra jamais la fin. Il 
se promené tous les jours dans ses ateliers sur 
les bras d'un valet qui le soulage. Ce n'est point 
pour ses enfans qu'il bâtit, car il n'en a point; 
ny pour ses héritiers, personnes viles et qui se 
sont brouillez avec luy : c'est pour luy seul, et il 
mourra demain. 

)[ L'esprit s'use comme toutes choses; les 
sciences sont ses alimens, elles le nourrissent et 
le consuxbent. 

)[ Les petits sont quelquefois chargez de mille 
vertus inutiles : ils n'ont pas de quoy les mettre 
en œuvre. 

^ L'on voit peu d'esprits entièrement lourds 



ou les Mœurs de ce siècle. 1 7 1 

et stupides ; Ton en voit encore moins qui soient 
subliœesettranscendans ; le commun des hommes 
nage entre ces deux extremitez : l'intervalle est 
rempli par un grand nombre de talens ordinaires, 
mais qui sont d'un grand usage, servent à la Re- 
publique et renferment en soy Futile et Pagrea- 
ble : comme le commerce, les finances, le détail 
des armées, la navigation, les arts, les métiers, 
le bon conseil, Tesprit du jeu, celuy de société 
et de la conversation. 

^ Il se trouve des hommes qui soutiennent 
facilement le poids de la faveur et de l'autorité, 
qui se familiarisent avec leur propre grandeur, 
et à qui la teste ne tourne point dans les postes 
les plus élevez. Ceux au contraire que la fortune 
aveugle, sans choix et sans discernement, a comme 
accablez de ses bienfaits, en jotiissent avec orgueil 
et sans modération ; leurs yeux, leur démarche, 
leur ton de voix et leur accès, marquent long- 
temps en eux l'admiration où ils sont d'eux- 
mesmes et de se voir si éminens , et ils devien- 
nent si farouches que leur chute seule peut les 
apprivoiser. 

)| Quelques hommes, dans le cours de leur 
vie, sont si differens d'eux-mesmes par le cœur 
et par l'esprit, qu'il est seur de se méprendre si 
l'on en juge seulement par ce qui a paru d'eux 
dans leur première jeunesse. Tels estoient pieux, 



172 Les Caractères 

tagM, sçavans, qui, par cette molesse inséparable 
d'une trop riante fortune, ne le sont plus. L'on 
en sçait d'autres qui ont commencé leur vie par 
les plaisirs, et qui ont mis ce qu'ils avoient d'es- 
prit à les connoistre, que les disgrâces ensuite 
ont rendu religieux, sages, temperans : ces der- 
niers sont pour l'ordinaire de grands sujets et 
sur qui l'on peut faire beaucoup de fond; ils ont 
une probité éprouvée par la patience et par l'ad- 
versité; ils entent sur cette extrlme politesse 
que le commerce des femmes leur a donnée, et 
dont ils ne se défont jamais, un esprit de règle, 
de réflexion, et quelquefois une haute capacité, 
qu'ils doivent à la chambre et au loisir d'une 
mauvaise fortune. 

Tout nostre mal vient de ne pouvoir être seuls : 
de là le jeu, le luxe, la dissipation, le vin, les 
femmes, l'ignorance, la médisance, l'envie, l'ou- 
bly de soy-mesme et de Dieu. 

% Il coûte- moins à certains hommes de s'enri- 
chir de mille vertus que de se corriger d'un seul 
défaut ; ils sont mesme si malheureux que ce 
vice est souvent celuy qui convenoit le moins à 
leur état , et qui pouvoit leur donner dans le 
monde plus de ridicule ; il affoiblit l'éclat de leurs 
grandes qualitez, empesche qu'ils ne soient des 
hommes par^ts et que leur réputation ne soit 
entière. L'on ne leur demande point qu'ils soient 



ou les Mœurs de ce siècle. 173 

plus éclairez et plus incorruptibles, qu'ils soient 
plus amis de l'ordre et de la discipline, plus 
fidèles à leurs devoirs, plus zelez pour le bien 
public, plus graves : Ton veut seulement qu'ils 
ne soient point amoureux. 

)[ L'homme semble quelquefois ne se pas suf- 
fire à soy^mesme ; les ténèbres, la solitude, le 
troublent, le jettent dans des craintes frivoles 
et dans de vaines terreurs : le moindre mal alors 
qui puisse luy arriver est de s'ennuyer. 

ÎI La plupart des hommes employent la pre- 
mière partie de leur vie à rendre l'autre misé- 
rable. 

)[ Nostre vanité et la trop grande estime que 
nous avons de nous-mêmes nous fait soupçonner 
dans les autres une fierté à nostre égard qui y 
est quelquefois, et qui souvent n'y est point. Une 
personne modeste n'a point cette délicatesse. 

)[ Nous cherchons nostre bonheur hors de 
nous-mesmes et dans l'opinion des hommes, que 
nous connoissons flateurs, peu sincères, sans 
équité, pleins d'envie, de caprices et dç préven- 
tions : quelle bizarrerie! « 

)[ Il semble que Ton ne puisse rire que des 
choses ridicules ; l'on voit néanmoins de cer- 
taines gens qui rient également des choses ridi- 
cules et de celles qui ne le sont pas. Si vous estes 
sot et inconsidéré, et qu'il vous échape devant 



174 ^s Caractères 

eux quelque impertinence, ils rient de vous ; si 
vous estes sage, et que vous ne disiez que des 
choses raisonnables, et du ton qu'il les faut dire, 
ils rient de mesme. 

^ Les hommes en un mesme jour ouvrent 
leur ame à de petites joyes et se laissent dominer 
par de petits chagrins : rien n^est plus inégal 
et moins suivi que ce qui se passe en si peu de 
temps dans leur cœur et dans leur esprit. Le re- 
mède à ce mal est de n'estimer les choses du 
monde précisément que ce qu'elles valent. 

^ Il est aussi difficile de trouver un homme 
vain qui se croie assez heureux qu'un homme 
modeste qui se croye trop malheureux. 

5[ Le destin du Vigneron, du Soldat et du 
Tailleur de pierre m'empesche de m'estimer 
malheureux par la fortune des Princes ou des 
Ministres qui me manque. 

^ Il y a des gens qui sont mal logez, mal cou- 
chez, mal habillez et plus mal nourris ; qui es- 
suyent les rigueurs des saisons , qui se privent 
eux-mesmes de la société des hommes et passent 
leurs jours dans la solitude; qui souffrent du pré- 
sent, du passé et de l'avenir; dont la vie est 
comme une pénitence continuelle, et qui ont 
ainsi trouvé le secret d'aller à leur perte par le 
chemin le plus pénible : ce sont les avares. 

)[ Lucile aime mieux user sa vie à se faire sup- 



ou les Mœurs de ce siècle. 17 5 

porter de quelques Grands que d'estre réduit à 
vivre familièrement avec ses égaux. 

La règle de voir de plus Grands que soy doit 
avoir ses restrictions ; il faut quelquefois d'étran- 
ges talens pour la réduire en pratique. 

][ L'on s'insinue auprès de tous les hommes 
ou en les flattant dans les passions qui occupent 
leur ame, ou en compatissant aux infirmitez qui 
affligent leur corps ; en cela seul consistent les 
soins que Ton peut leur rendre : de là vient que 
celuy qui se porte bien et qui désire peu de 
choses est moins facile à gouverner. 

][ C'est une grande difformité dans la nature 
qu'un vieillard amoureux. 

9 Peu de gens se souviennent d'avoir esté 
jeunes, et combien il leur estoit difficile d'estre 
chastes et temperans; la première chose qui ar- 
rive aux hommes après avoir renoncé aux plaisirs 
ou par bienséance, ou par lassitude, ou par ré- 
gime, c'est de les condamner dans les autres. Il 
entre dans cette conduite une sorte d'attache- 
ment pour les choses mesmes que l'on vient de 
quitter; l'on aimeroit qu'un bien qui n'est plus 
pour nous ne fût plus aussi pour le reste . du 
monde : c'est un sentiment de jalousie. 

5f Ce n'est point le besoin d'argent où les vieil- 
lards peuvent appréhender de tomber un jour 
qui les rend avares, car il y en a de tels qui ont 



176 Les Caractères 

de si grands fonds qu'ils ne peuvent gueres avoir 
cette inquiétude; et d'ailleurs, comment pour- 
roient-ils craindre de manquer dans leur cadu- 
cité des commoditez de la vie, puis qu'ils s'en 
privent euï-mêmes volontairement pour satisfaire 
à leur avarice? Ce n'est poinf aussi l'envie de lais- 
ser de plus grandes richesses à leurs enj^s,caril 
n'est pas naturel d'aimer quelque autre chose plus 
que soy-mesme, outre qu'il se trouve des avares 
qui n'ont point d'héritiers. Ce vice est plûtost 
l'effet de l'âge et de la complexion des vieillards, 
qui s'y abandonnent aussi naturellement qu'ils 
suivoient leurs plaisirs dans leur jeunesse, ou 
leur ambition dans l'âge viril ; il ne faut ny vi- 
gueur, ny jeunesse, ny santé, pour estre avare; 
l'on n'a aussi nul besoin dç s'empresser ou de 
se donner le moindre mouvement pour épar- 
gner ses revenus; il faut seulement laisser son 
bien dans ses coffres et se priver de tout : cela 
est commode aux vieillards, à qui il faut une pas- 
sioâ, parce qu'ils sont hommes. 

)[ Le souvenir de la jeunesse est tendre dans 
les vieillards ; ils aiment les lieux où ils l'ont pas- 
sée ; les personnes qu'ils ont commencé de con- 
noistre dans ce temps leur sont chères ; ils afifec^ 
tent quelques mots du premier langage qu'ils ont 
parlé, ils tiennent pour l'ancienne manière de 
chanter et pour la vieille danse, ils vantent les 



ou les Mœurs de ce siècle, 177 

modes qui regnoient alors dans les habits, les 
meubles et les équipages; ils ne peuvent encore 
désapprouver des choses qui servoient à leurs 
passions, qui estoient si utiles à leurs plaisirs, et 
qui en rappellent la mémoire. Comment pour- 
roient-ils leur préférer de nouveaux usages et des 
modes toutes récentes où ils n'ont nulle, part, 
dont ils n'espèrent rien, que les jeunes gens ont 
faites et dont ils tirent à leur tour de si grands 
avantages contre la vieillesse? 

5 Une trop grande négligence, comme ime 
excessive parure, dans les vieillards, multiplient 
leurs rides et font mieux voir leur caducité. 

f[ Un vieillard est fier, dédaigneux et d'un 
commerce difficile, s'il n'a beaucoup d'esprit. 

)[ Un vieillard qui a vécu à la Cour, qui a un 
grand ^ens et une mémoire fidelle, est un trésor 
inestimable; il est plein de faits et de maximes; 
l'on y trouve l'histoire du siècle révétuë de cir- 
constances tres-curieuses et qui ne se lisent 
nulle part ; Ton y apprend des règles pour la con- 
duite et pour les mœurs qui sont toujours seures, 
parce qu'elles sont fondées sur l'expérience. 

f[ Les jeunes gens, à cause des passions qui 
les amusent, s'accommodent mieux de la solitude 
que les vieillards. 

5 II faut des saisies de terres et des enleve- 
mens de meubles, des prisons et des supplices, 

23 



178 Les Caractères 

je Tayouë; mais, justice, loix et besoins à part, ce 
m'est une chose toujours nouvelle de contem- 
pler avec quelle férocité les hommes traitent 
d'autres hommes. 

)[ Ceux qui nous ravissent les biens par la vio- 
lence ou par l'injustice, et qui nous ostent l'hon- 
neur par la calomnie, nous marquent assez leur 
haine pour nous ; mais ils ne nous convainquent 
pas également qu'ils ayent perdu à nôtre égard 
toute sorte d'estime : aussi ne sommes-nous pas 
incapables de quelque retour pour eux et de 
leur rendre un jour nostre amitié. La mocquerie, 
au contraire, est de toutes les injures celle qui 
se pardonne le moins ; elle est le langage du mé- 
pris et Tune des manières dont il se fait le mieux 
entendre; elle attaque l'homme dans son der- 
nier retranchement, qui est l'opinion qu'il a de 
soy-mesme; elle veut le rendre ridicule à ses 
propres yeux, et ainsi elle ne le laisse pas douter 
un moment de la plus mauvaise disposition où 
l'on puisse estre pourluy, et le rend irrécon- 
ciliable. 

j[ Bien loin de s'effrayer ou de rougir mesme 
du nom de Philosophe, il n'y a personne au 
monde qui ne dût avoir une forte teinture de 
Philosophie*; elle convient à tout le monde; la 

I. L'on ne peut plus entendre que celle qui est dépendante de 
la Kel. Chr. 



ou les Mœurs de ce siècle. 179 

pratique en est utile à tous les âges, à tous les 
sexes et à toutes les conditions ; elle nous con- 
sole du bonheur d'autruy, des indignes préfé- 
rences, des mauvais succez, du déclin de nos 
forces ou de nostre beauté ; elle nous arme contre 
la pauvreté, la vieillesse, la maladie et la mort, 
contre les sots et les mauvais railleurs ; elle nous 
fait vivre sans une femme, ou nous fait suppor- 
ter celle avec qui nous vivons. 

9 II n'y a pour Thomme qu'un vray malheur, 
qui est de se trouver en faute et d'avoir quelque 
chose à se reprocher. 

9 La plupart des hommes, pour arriver à leurs 
fins, sont plus capables d'un grand effort que 
d'une longue persévérance: leur paresse ou leur 
inconstance leur Eût perdre le fruit des meilleurs 
commencemens ; ils se laissent souvent devancer 
par d'autres qui sont partis après eux, et qui 
marchent lentement, mais constamment. 

9 Les hommes agissent mollement dans les 
choses qui sont de leur devoir, pendant qu'ils 
'se font un mérite ou plûtost une vanité de s'em- 
presser pour celles qui leur sont étrangères, et 
qui ne conviennent ny à leur état, ny à leur ca- 
ractère. 

^ L'on exigeroit de certains personnages qui 
ont une fois esté capables d'une action noble, hé- 
roïque, et qui a esté sceuë de toute la terre, que, 



i8o Les Caractères 

sans paroistre comme épuisez par un si grand 
efiforty ils eussent du moins dans le reste de leur 
vie cette conduite sage et judicieuse qui se re^ 
marque mesme dans les hommes ordinaires; 
qu'ils ne tombassent point dans des petitesses 
indignes de la haute réputation qu'ils avoient ac- 
quise ; que, se mêlant moins dans le peuple, et 
ne luy laissant pas le loisir de les voir de prés, 
ils ne le fissent point passer de la curiosité et de 
Tadmiration à l'indifférence, et peut-estre au 
mépris. 

J C'est se vanger contre soy-mesme, et donner 
un trop grand avantage à ses ennemis, que de 
leur imputer des choses qui ne sont pas vrayes, 
et de mentir pour les décrier. 

)[ Il n'y a gueres qu'une naissance honneste ou 
une bonne éducation qui rende les hommes ca*- 
pables de secret. 

^ Si les hommes ne vont pas ordinairement 
dans le bien jusquesoù ils pourroient aller, c'est 
par le vice de leur première instruction. 

)[ Il y a dans quelques hommes une certaine 
médiocrité d'esprit qui contribue à les rendre 



J Tels hommes passent une longue vie à se 
défendre des uns et à nuire aux autres, et ils 
meurent, consumez de vieillesse, après avoir 
causé autant de maux qu'ils en ont soufferts. 



ou les Mœurs de ce siècle. i8i 

51 Les haines sont si longues et si opiniâtrées 
que le plus grand signe de mort dans un homme 
malade, c'est la reconciliation. 

)[ Il y a d'étranges pères, et dont toute la vie 
semble n'être occupée qu'à préparer à leurs 
enfans des raisons de se consoler de leur mort. 

)[ L'affectation dans le geste, dans le parler 
et dans les manières est souvent une suite de 
l'oysiveté ou de l'indifférence, et il semble qu'un 
grand attachement ou de sérieuses affaires jet- 
tent l'homme dans son naturel. 

9 Tout le monde dit d'un sot qu'il est un sot; 
personne n*ose le luy dire à luy-mesme ; il meurt 
sans le sçavoir, et sans que personne se soit 
vangé. 



Q^^^ 



f82 



Les Caractères 



Des Jugemens. 




MEN ne ressemble mieux à la vive per- 
|suasion que le mauvais entêtement : 
\de là les partis, les cabales, les hère- 
bsies. 

)[ L'on ne pense pas toujours constamment 
d'un mesme sujet : l'entêtement et le dégoût se 
. suivent de prés. 

)[ Les grandes choses étonnent, et les petites 
rebutent ; nous nous apprivoisons avec les unes 
et les autres par l'habitude. 

j[ Il n'y a rien de plus bas et qui convienne 
mieux au peuple que de parler en des termes 
magnifiques de ceux-mesme dont l'on pensoit 
tres-modestement avant leur élévation. 

)[ La £iveur des Princes n'exclut pas le mérite, 
et ne le suppose pas aussi. 

)[ Il est étonnant qu'avec tout l'orgueil dont 
nous sommes gonflez et la haute opinion que 
nous avons de nous-mesmes et de la bonté de 



ou les Mœurs de ce siècle. i83 

nôtre jugement, nous négligions de nous en ser- 
vir pour prononcer sur le mérite des autres ; la 
vogue, la faveur populaire, celle du Prince, nous 
entraînent comme un torrent; nous louons ce 
qui est loUé, bien plus que ce qui est loUable. 

)[ Le commun des hommes est si enclin au 
dérèglement et à la bagatelle , et le monde est si 
plein d'exemples ou pernicieux ou ridicules, que 
je croiroîs assez que l'esprit de singularité, s'il 
pouvoit avoir ses bornes et ne pas aller trop loin, 
approcheroit fort de la droite raison et d'une 
conduite régulière. 

Il faut faire comme les autres : maxime sus- 
pecte qui signifie presque toujours il faut mal 
faire, dés qu'on Tétend au delà de ces choses 
purement extérieures qui n'ont point de suites, 
qui dépendent de l'usage, de la mode ou des 
bienséances. 

)I Tel à un Sermon, à une Musique, ou dans 
une Gallerîe de Peintures, a entendu à sa droite 
et à sa gauche, sur une chose précisément la 
mesme, des sentimens précisément opposez; 
cela me feroit dire volontiers que l'on peut ba- 
zarder dans tout genre d'ouvrages d'y mettre 
le bon et le mauvais : le bon plaîst aux uns, et le 
mauvais aux autres; l'on ne risque gueres da- 
vantage d'y mettre le pire, il a ses partisans. 

51 Tel connu dans le monde par de grands ta- 



184 Les Caractères 

leûs, honoré et chéri par tout où il se trouve, est 
petit dans son domestique et aux yeux de ses 
proches, qu'il n'a pu réduire à Testimer. Tel 
autre, au contraire, prophète dans son païs, jouit 
d'une vogue qu'il a parmi les siens et qui est 
resserrée dans l'enceinte de sa maison, s'applaudit 
d'un mérite rare et singulier qui luy est accordé 
par sa famille, dont il est l'idole, mais qu'il laisse 
chez soy toutes les fois qu'il sort, et qu'il ne porte 
nulle part. 

f[ Quel bonheur surprenant a accompagné ce 
favori pendant tout le cours de sa viei Quelle 
autre fortune mieux soutenue, sans interruption, 
sans la moindre disgrâce ? Les premiers postes, 
l'oreille du Prince, d'immenses trésors, une 
santé parfaite et une mort douce. Mais quel 
étrange compte à rendre d'une vie passée dans 
la faveur, des conseils que l'on a donnez, de ceux 
qu'on a négligé de donner ou de suivre, des 
biens que l'on n'a point fait, des maux au con- 
traire que l'on a fait ou par soy-mesme ou par 
les autres; en un mot, de toute sa prospérité? 

5[ César n'estoit point trop vieux pour penser 
à la conqueste de l'Univers*; il n'avoit point 
d'autre béatitude à se i^ire que le cours d'une 
belle vie et un grand nom après sa mort; né fier, 

I. V. les pensées de M. Pascal, ch. i3, où il dit le contraire. 



ou les Mœurs de ce siècle, i85 

ambitieux, et se portant bien comme il faisoit, il 
ne pouvoit mieux employer son temps qu'à con- 
quérir le monde. Alexandre estoit bien jeune 
pour un dessein si sérieux; il est étonnant que, 
dans ce premier âge, les femmes ou le vinn'ayent 
pas plûtost rompu son entreprise. 

î[ Un jeune Prince d'une race auguste, TA- 
mour et l'Espérance des peuples , donné du 
Ciel pour prolonger la Félicité de la terre , plus 
grand que ses Ayeux, fils d'un Héros qui est 
son modèle, a déjà montré à P Univers, par ses 
Divines qualitez et par une Vertu anticipée, que 
les enfans des Héros sont plus proches de Testre 
que les autres hommes*. 

^ Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a 
au monde de plus rare, ce sont les diamans et 
les perles. 

)[ Un homme est fidelle à de certaines prati- 
ques de religion : on le voit s'en acquiter avec 
exactitude ; personne ne le loUe ny ne le desap- 
prouve, on n'y pense pas; tel autre y revient 
après les avoir négligées dix années entières : on 
se récrie, on l'exalte. Cela est libre; moy je le 
blâme d'un si long oubly de ses devoirs, et je le 
trouve heureux d'y estre rentré. 

f II y a de petites règles, des devoirs, des bien- 

I. Contre la maxime Latine et triviale. 

i4 



i86 Les Caractères 

séances attachées aux lieux, aux temps, aux per- 
sonnes, qui ne se devinent point à force d'esprit, 
et que Tusage apprend sans nulle peine. Juger 
des hommes par les fautes qui leur échapent 
en ce genre avant qu'ils soient assez instruits, 
c'est en juger par leurs ongles ou par la pointe 
de leurs cheveux , c'est vouloir un jour estre 
détrompé. 

)| Ceux qui, sans nous connoistre assez, pensent 
mal de nous, ne nous font pas de tort : ce n'est 
pas nous qu'ils attaquent, c'est le phantôme de 
leur imagination. 

)[ La règle de DEsciiRTEs, qui ne veut pas qu'on 
décide sur les moindres veritez avant qu'elles 
soient connues clairement et distinctement, est 
assez belle et assez juste pour devoir s'étendre 
au jugement que l'on fait des personnes. 

f Rien ne nous vange mieux des mauvais ju- 
gemens que les hommes font de nostre esprit et 
de nos manières que l'indignité et le mauvais 
caractère de ceux qu'ils approuvent. 

Du mesme fond dont on néglige un homme de 
mente, Ton sçait encore admirer un sot. 

îf Un sot est celuy qui n'a pas mesme ce qu'il 
faut d'esprit pour estre fat. 

Un fat est celuy que les sots croyent un 
homme de mérite. 

îf Nous n'approuvons les autres que par les 



ou les Mœurs de ce siècle. 187 

rapports que nous sentons qH'iU ont avec nous* 
mesmes, et il semble qu'estimer quelqu'un, c'est 
l'égaler à soy. 

)[ C'est un excès de confiance dans les parens 
d'espérer tout de la bonne éducation de leurs 
enfans, et une grande erreur de n'en attendre 
rien et de la négliger. 

][ Rien ne découvre mieux quel goût ont les 
hommes pour les sciences et pour les belles let- 
tres, et de quelle utilité ils les croient dans la 
Republique, que le prix qu'ils y ont mis et l'idée 
qu'ils se forment de ceux qui ont pris le party 
de les cultiver. Il n'y a point d'art si mécanique 
ny de si vile condition où les avantages ne soient 
plus seursy plus prompts et plus solides. Le Co- 
médien couché dans son carrosse jette de la boufi 
au visage de Corneille, qui est à pied. Chez plu. 
sieurs, Sçavant et Pédant sont synonimes. 

Souvent, où le riche parle, et parle de doctrine, 
c'est aux doctes à se taire, à écouter, à applau* 
dir, s'ils veulent du moins ne passer que pour 
doctes. 

)[ Il y a ime sorte de hardiesse à soutenir de- 
vant certains esprits la honte de l'érudition; 
l'on trouve chez eux une prévention toute établie 
contre les Sçavans, à qui ils ostent les manières 
du monde, le sçavoir vivre, l'esprit de société, 
et qu'ils renvoyent ainsi dépouillez à leur cabi- 



i88 Les Caractères 

net et à leur livres. Comme l'ignorance est un 
état paisible et qui ne coûte aucune peine, l'on 
s'y range en foule, et elle forme à la Cour et à la 
Ville un nombreux parti qui l'emporte sur celuy 
des Sçavans. S'ils allèguent en leur faveur les 
noms de Harlay, Bossuet, Seguier, et de tant 
d'autres Personnages également doctes et polis; 
s'ils osent mesme citer les grands noms de Condé, 
d'ENGUiEN et de Conti, comme de Princes qui 
ont sçû joindre aux plus belles et aux plus 
hautes connoissances et l'atticisme des Grecs et 
l'urbanité des Romains, l'on ne feint point de 
leur dire que ce sont des exemples singuliers, et 
s'ils ont recours à de solides raisons, elles sont 
foibles contre la voix de la multitude. Il semble 
néanmoins que Ton devroit décider sur cela 
avec plus de précaution, et se donner seulement 
la peine de douter si le mesme esprit qui fait 
faire de si grands progrez dans des sciences rai- 
sonnables, qui fait bien penser, bien juger, bien 
parler et bien écrire , ne pourroit point encore 
servir à être poli. 

Il faut tres-peu de fonds pour la politesse dans 
les manières; il en faut beaucoup pour celle de 
l'esprit. 

)f Si les Ambassadeurs des Rois étrangers es- 
toient des Singes instruits à marcher sur leurs 
pieds de derrière et à se faire entendre par in- 



ou les Mœurs de ce siècle. 1 89 

terprete, nous ne pourrions pas marquer un plus 
grand étonnement que celuy que nous donne la 
)ustesse de leurs réponses et le bon sens qui pa- 
roist quelquefois dans leur discours. La préven- 
tion du païs, jointe à Torgiieil de la nation, nous 
fait oublier que la raison est de tous les climats 
et que l'on pense juste par tout où il y a des 
hommes. Nous n'aimerions pas à estre traitez 
ainsi de ceux que nous appelions barbares, et, 
s'il y a en nous quelque barbarie, elle consiste à 
estre épouventez de voir d'autres peuples raison- 
ner comme nous. 

)[ Tous les étrangers ne sont pas Barbares, et 
tous nos compatriotes ne sont pas civilisez ; de 
mesme toute Campagne n'est pas agreste*, et 
toute ville n'est pas polie. Il y a dans l'Europe 
un endroit d'une Province maritime d'un grand 
Royaume où le Villageois est doux et insinuant; 
le Magistrat, au contraire, grossier et dont la 
rusticité peut passer en proverbe. 

Avec un langage si pur, une si grande recher- 
che dans nos habits, des mœurs si cultivées, de 
si belles loix et un visage blanc, nous sommes 
barbares pour quelques peuples. 

îf Si nous entendions dire des Orientaux qu'ils 
boivent ordinairement d'une liqueur qui leur 

I . Ce terme s'entend icy métaphoriquement. 



igo Les Caractères 

monte à la teste, leur fait perdre la raison et les 
fait vomir, nous dirions : Cela est bien barbare. 

)f II est ordinaire et comme naturel de juger 
du' travail d'autruy seulement par rapport à ce- 
luy qui nous occupe. Ainsi le Poëte , rempli de 
grandes et sublimes idées, estime peu le discours 
de rOrateur, qui ne s*exerce souvent que sur de 
simples faits ; et celuy qui écrit l'histoire de son 
païs ne peut comprendre qu'un esprit raisonna- 
ble employé sa vie à imaginer des fictions et à 
trouver une rime; de mesme le Bachelier, plongé 
dans les quatre premiers siècles, traite toute 
autre doctrine de science triste, vaine et inutile, 
pendant qull est peut*estre méprisé du Géomètre. 

5[ Ce Prélat se montre peu à la Cour, il n'est 
de nul commerce, on ne le voit point avec des 
femmes, il ne joue ny à grande ny à'petite prime, 
il n'assiste ny aux festes ny aux spectacles, il 
n^est po'mt homme de caballe , et il n'a point 
l'esprit d'intrigue ; toujours dans [son Evesché, 
où il fait une résidence continuelle, il ne songe 
qu'à instruire son peuple par la parole et à l'é- 
difier par son exemple; il consume son bien en 
des aumônes, et son corps par la pénitence; il 
n'a que l'esprit de régularité, et il est imitateur 
du zèle et de la pieté des Apostres. Les temps 
sont changez, et il est menacé sous ce règne d'un 
titre plus éminent. 



ou les Mœurs de ce siècle. 191 

5 Tout le monde s'élève contre un homme 
qui entre en réputation ; à peine ceux qu'il croit 
ses amis luy pardonnent-ils un mérite naissant et 
une première vogue qui semble l'associer à la 
gloire dont ils sont déjà en possession : Ton ne se 
rend qu'à l'extrémité et après que le Prince s'est 
déclaré par les recompenses. Tous alors se rap' 
prochent de luy , et de ce jour-là seulement il 
prend son rang d'homme de mérite. 

5[ Les enfans des Dieux % pour ainsi dire, se 
tirent des règles de la nature et en sont comme 
l'exception. Ils n'attendent presque rien du temps 
et des années. Le mérite chez eux devance l'âge. 
Ils naissent instruits, et ils sont plûtost des 
hommes parfaits que le commun des hommes 
ne sort de l'enfance. 

1. Fils. Petit-Fils. Issus de Rois. 



cx2^l^j^7-o 



19* ^^ Caractères 




De la Mode. 



I NE chose folie et qui découvre bien 
, nostre petitesse, c'est Tassujettisse- 
, ment aux modes quand on Tétend à ce 
i qui concerne le goust, le vivre, la santé 
et la conscience. La viande noire est hors de 
mode, et par cette raison insipide ; ce seroit pé- 
cher contre la mode que de guérir de la fièvre 
par la saignée ; de mesme Ton ne mourroit plus 
depuis long temps par Theotime : ses tendres 
exhortations ne sauvoient plus que le peuple, et 
Theot. a veu son successeur. 

)[ Le duel est le triomphe de la mode et l'en- 
droit où elle a exercé sa tyrannie avec plus d'é- 
clat ; cet usage n'a pas laissé au poltron la liberté 
de vivre, il Ta mené se faire tuer par un plus 
brave que soy, et Ta confondu avec un homme 
de cœur; il a attaché de l'honneur et de la gloire 
à une action folle et extravagante ; il a esté ap- 
prouvé par la présence des Rois; il y a eu quel- 



ou les Mœurs de ce siècle, igS 

quefois une espèce de religion à le pratiquer ; il 
a décidé de l'innocence des hommes, des accu- 
sations fausses ou véritables sur des crimes capi- 
taux; il s'estoit enfin si profondement enraciné 
dans Topinion des peuples, et s'estoit si fort saisi 
de leur cœur et de leur esprit, qu'un des plus 
beaux endroits de la vie d'un très-grand Roy a 
esté de les guérir de cette folie. 

fl Tel a esté à la mode ou pour le commande- 
ment des armées et la negotiatipn, ou pour l'élo- 
quence de la Chaire, ou pour les vers , qui n'y 
est plus. Y a-t'il des hommes qui dégénèrent de 
ce qu'ils furent autrefois ? est-ce leur mérite qui 
soit usé, ou le goût que Ton avoit pour eux? 

)[ Un homme fat et ridicule porte un long 
chapeau, un pourpoint à aîierons, des chausses 
à éguillettes et des bottines ; il rêve la veille par 
où et comment il pourra se faire remarquer le jour 
qui suit. Un Philosophe se laisse habiller par 
son Tailleur. Il y a autant de foiblesse à fuir la 
mode qu'à l'affecter. 

f Le Courtisan autrefois avoit ses cheveux, 
estoit en chausses et en pourpoint , portoit de 
larges canons, et il estoit libertin ; cela ne sied 
plus : il porte une perruque, l'habit serré, le bas 
uni, et il est dévot. Tout se règle par la mode. 

9 Celuy qui depuis quelque temps à la Cour 
estoit dévot, et par là contre toute raison peu 



194 ^^ Caractères 

éloigné du ridicule, pouvoit-il espérer de devenir 
à la mode? 

)| De quoy n'est point capable un Courtisan 
dans la veuë de sa fortune , si pour ne la pas 
manquer il devient dévot ? 

5[ Quand le Courtisan sera humble , guéri du 
faste et de Tambition ; qu'il n'établira point sa 
fbrtune sur la ruine de ses concurrens; qu'il sera 
équitable, soulagera ses vassaux, payera ses cré- 
anciers ; qu'il ne sera ny fourbe ny médisant ; 
qu'il renoncera aux grands repas et aux amours 
illégitimes; qu'il priera autrement que des lèvres 
et mesme hors de la présence du Prince , alors 
il me persuadera qu'il est dévot. 

5[ L'on croit que la dévotion de la Cour inspi- 
rera enfin la résidence. 

J C'est une chose délicate à un Prince Reli- 
gieux de reformer la Cour et la rendre pieuse. 
Instruit jusques où le Courtisan veut luy plaire 
et aux dépens de quoy il feroit sa fortune, il le 
ménage avec prudence, il tolère, il dissimule, de 
peur de le jetter dans l'hypocrisie ou le sacrilège; 
il attend plus de Dieu et du temps que de son 
zèle et de son industrie. 



QsiJIf^ 



ou les Mœurs de ce siècle, igS 




De quelques Usages. 



I L y a des gens qui n'ont pas le moyen 
'd'estre* nobles. 

Il y en a de tels que, s'ils eussent 
^obtenu six mois de delay de leurs 
créanciers, ils estoient nobles*. 

Quelques autres se couchent roturiers et se 
lèvent nobles •! 

Combien de nobles dont le père et les aînez 
sont roturiers? 

5[ Il suffit de n'estre point né dans une ville, 
mais sous une chaumière répandue dans la cam- 
pagne, ou sous une ruine qui trempe dans un 
marécage et qu'on appelle Château, pour estre 
crû noble sur sa parole. 

)[ Le besoin d'argent a reconcilié la noblesse 
avec la roture et a fait évanouir la preuve des 
quatre quartiers. 

I. Secrétaires du Roy. 
7, Vétérans. 
3. Vétérans. 



196 Les Caractères 

)f Si la noblesse est vertu, elle se perd par tout 
ce qui n'est pas vertueux; et si elle n'est pas 
vertu, c'est peu de chose. 

)[ Que les saletez des Dieux, la Venus, le Ga- 
nimede et les autres nuditez du Carache, ayent 
esté fsdtes pour les Princes de l'Eglise et les suc- 
cesseurs des Âpostres, le Palais Famese en est la 
preuve. 

)| Il y a plus de rétribution dans les Parroisses 
pour un mariage que pour un baptême, et plus 
pour un baptême que pour la confession : l'on 
diroit que ce soit un tau sur les Sacremens, qui 
semblent par là être appréciez. Ce n'est rien au 
fond que cet usage, et ceux qui reçoivent pour les 
choses saintes necroyent point les vendre, comme 
ceux qui donnent ne pensent point à les acheter. • 
Ce sont peut-estre de mauvaises apparences et 
qui choquent quelques esprits. 

)[ Les belles choses le sont moins hors de leur 
plafce : les bienséances mettent la perfection, et 
la raison met les bienséances. Ainsi l'on n'entend 
point une gigue à la Chappelle, ny dans un Ser- 
mon des tons de théâtre; l'on ne voit point d'i- 
mages * profanes dans les Temples, ny à des per- 
sonnes consacrées à l'Eglise le train et l'équi- 
page d'un cavalier. 

I. Tapisseries. 



ou les Mœurs de ce siècle. 197 

jf L'on ne voit point faire de vœux ny de peie* 
rinages pour obtenir d'un Saint d'avoir l'esprit 
plus juste, i'ame plus reconnoissante ; d'estre 
plus équitable et moins malfaisant ; d'être guéri 
de la vanité, de Tinquictude d'esprit et de la mau- 
vaise raillerie. 

9 II y a déjà long-temps que l'on improuve les 
Médecins, et que l'on s'en sert ; le théâtre et la 
satyre ne touchent point à leurs pensions; ils 
dotent leurs filles, placent leurs fils aux Parle- 
mens et dans la Prelature, et les railleurs eux- 
mesmes fournissent l'argent. Ceux qui se portent 
bien deviennent malades, il leur faut des gens 
dont le métier soit de les asseurer qu'ils ne 
mourront point. Tant que les hommes pourront 
mourir et qu'ils aimeront à vivre, le Médecin 
sera raillé et bien payé. 

f II estoit délicat autrefois de se marier: c'es- 
toit un long établissement , une affaire sérieuse 
et qui meritoit qu'on y pensât. L'on étoit pen- 
dant toute sa vie le mary de sa femme, bonne 
ou mauvaise : mesme table, mesme demeure, 
mesme lit, l'on n'en estoit point quitte pour 
une pension ; avec des enfans et un ménage com- 
plet, l'on n'avoit pas les apparences et les délices 
du célibat. 

9 Dans ces jours qu'on appelle saints, le Moine 
confesse pendant que le Curé tonne en Chaire 



igB Les Caractères 

contre le Moine et ses adherans; telle femme 
pieuse sort de TAutel, qui apprend au Prône 
qu'elle vient de faire un sacrilège. N'y a-t'il point 
dans TEglise une puissance à qui il appartienne 
ou de faire taire le Pasteur, ou de suspendre 
pour un temps le pouvoir du Bamabite ? 

5f Quelle idée plus bizarre que de se repré- 
senter une foule de Chrétiens de Tun et de l'au- 
tre sexe, qui se rassemblent à certains )Ours dans 
une salle pour y applaudir aune troupe d'excom- 
muniez, qui ne le sont que par le plaisir qu'ils 
leur donnent, et dont ils sont déjà payez d'a- 
vance? Il me semble qu'il faudroit ou fermer les 
théâtres, ou prononcer moins sévèrement sur 
l'état des Comédiens. 

)| Il y a depuis longtemps dans le monde une 
manière* de faire valoir. son bien qui continue 
toujours d'estrel pratiquée par d'honnestes gens 
et d'estre condamnée par d'habiles Docteurs. 

)[ Le devoir des Juges est de rendre la justice, 
leur métier de la différer : quelques-uns sçavent 
leur devoir, et font leur métier. 

)[ Celuy qui sollicite son Juge ne luy fait pas 
honneur, car ou il se défie de ses lumières et 
mesme de sa probité, ou il cherche à le prévenir, 
ou il luy demande une injustice. 

I Billets et obligations. 



ou les Mœurs de ce siècle. 199 

51 Une belle maxime pour le Palais, utile au 
public, remplie de raison, de sagesse et d'équité, 
ce seroit précisément la contradictoire de celle 
qui dit que la forme emporte le fond. 

f II n'est pas absolument impossible qu'une 
personne qui se trouve dans une grande faveur 
perde un procès. 

f L'on ne peut gueres charger l'enfance de la 
connoissance de trop de langues, et il me semble 
que l'on devroit mettre toute son application à 
l'en instruire. Elles sont utiles à toutes les con- 
ditions des hommes, et elles leur ouvrent égale- 
ment l'entrée ou à une profonde ou à une facile 
et agréable érudition. Si l'on remet cet étude 
si pénible à un âge un peu plus avancé et qu'on 
appelle la jeunesse, ou l'on n'a pas la force de 
l'embrasser par choix, ou l'on n'a pas celle d'y 
persévérer ; et si l'on y persévère, c'est consumer 
à la recherche des langues le mesme temps qui 
est consacré à l'usage que Ion en doit faire; 
c'est borner à la science des mots un âge qui 
veut déjà aller plus loin et qui demande des 
choses ; c'est au moins avoir perdu les premières 
et les plus belles années de sa vie. Un si grand 
fond ne se peut bien faire que lorsque tout s'im- 
prime dans l'ame naturellement et profondement ; 
que la mémoire est neuve, prompte et fidelle; 
que l'esprit et le cœur sont encore vuides de pas- 



200 



Les Caractères 



sions, de soins et de désirs, et que Ton est dé- 
terminé à de longs travaux par ceux de qui Ton 
dépend. Je suis persuadé que le petit nombre 
d'habiles et le grand nombre de gens superficiels 
vient de Toubly de cette pratique. 




ou les Mœurs de ce siècle. 



De la Chaire. 




► E discours Chrétien est devenu un 
.spectacle; cette tristesse Evangelique 
, qui en est Tame ne s'y remarque plus ; 
» elle est suppléée par Tavantage de la 
mine, par les inflexions de la voix, par la régula- 
rité du geste, par le choix des mots et par les 
longues énumerations ; on n'écoute plus sérieu- 
sement la parole sainte : c'est une sorte d'amu- 
sement entre mille autres, c'est un jeu où il y a 
de l'émulation et des parieurs. 

^ L'on Élit assaut d'Eloquence jusques au 
pied de l'Autel et dans la Chaire de la vérité ; 
celuy qui écoute s'établit juge de celuy qui près- 
che, pour condamner ou pour applaudir, et n'est 
pas plus converti par le discours qu'il favorise 
que par celuy auquel il est contraire. L'Orateur 
plaist aux uns, déplaît aux autres, et convient 

a6 



202 Les Caractères 

avec tous en une chose : que, comme il ne cher- 
che point à les rendre meilleurs , ils ne pensent 
pas aussi à le devenir. 

]| Jusqu'à ce qu'il revienne un homme qui, 
avec un style nourri des saintes Ecritures, expli- 
que au peuple la parole divine uniment et fami- 
lièrement , les Orateurs et les Declamateurs se- 
ront suivis. 

f Les citations profanes, les froides allusions, 
le mauvais pathétique, les antithèses, les figures 
outrées, ont fini ; les portraits finiront et feront 
place à une simple explication de l'Evangile, 
jointe aux mouvemens qui inspirent la conver- 
sion. 

C'est avoir de l'esprit que de plaire au peuple 
dans un Sermon par un style fleuri, une morale 
enjouée, des figures reïterées, des traits brillants 
et de vives descriptions; mais ce n'est point en 
avoir assez. Un meilleur esprit condamne dans 
les autres et néglige pour soy ces ornemens 
étrangers , indignes de servir à l'Evangile : il 
presche simplement, fortement, chrétiennement. 

)I L'Orateur fait de si belles images de certaiQs 
desordres, y fait entrer des circonstances si déli- 
cates, met tant d'esprit, de tour et de. rafiine- 
ment dans celuy qui pèche, que, si je n'ay pas de 
pente à vouloir ressembler à ses portraits , j'ay 
besoin du moins que quelque Apôtre, avec un 



ou les Mœurs de ce siècle, 2o3 

style plus Chrétien, me dégoûte des vices dont 
Ton m'avoit fait une peinture si agréable. 

f La morale douce et relâchée tombe avec 
celuy qui la prêche; elle n'a rien qui réveille et 
qui pique la curiosité d'un homme du monde, 
qui craint moins qu'on ne pense une doctrine 
severe, et qui l'aime mesme dans celuy qui fait 
son devoir en l'annonçant. Il semble donc qu'il 
y ait dans l'Eglise comme deux états qui doi- 
vent la partager : celuy de dire la vérité dans toute 
son étendue, sans égards, sans déguisement; 
celuy de l'écouter avidement, avec goust, avec 
admiration, avec éloges, et de n'en faire cepen- 
dant ny pis ny mieux. 

)[ Theodule a moins réussi que quelques uns 
de ses Auditeurs ne Tapprehendoient; ils sont 
contens de luy et de son discours, et il a mieux 
fait à leur gré que de. charmer l'esprit et les ' 
oreilles, qui est de flatter leur jalousie. 

9 Le métier de la parole ressemble en une 
chose à celuy de la guerre ; il y a plus de risque 
qu'ailleurs, mais la fortune y est plus rapide. 

)[ Si vous estes d'une certaine qualité, et que 
vous ne vous sentiez point d'autres talens que ce- 
luy de faire de froids discours, prêchez : il n'y a 
rien de pire pour sa fortune que d'estre entière- 
ment ignoré. Théodore a esté payé de ses mau- 
vaises phrases et de son ennuyeuse monotonie. 



204 ^^ Caractères 

% I/on eu de grands Evêchez. par un mérite 
de Chaire qui présentement ne vaudroit pas à 
son homme une simple prébende. 

9 Le nom de ce Panégyriste semble gémir 
sous le poids des titres dont il est accablé , leur 
grand nombre remplit de vastes affiches qui sont 
distribuées dans les maisons ou que Ton lit par les 
ru£s en caractères monstrueux, et qu'on ne peut 
non plus ignorer que la place publique ; quand sur 
une si belle montre Ton a seulement, essayé du 
personnage et qu'on Ta un peu écouté, Ton re- 
connoist qu'il manque au dénombrement de ses 
qualitez celle de mauvais Prédicateur. 

f L'Orateur cherche par ses discours un Eves- 
ché ; l'Apostre fait des conversions, il mente de 
trouver ce que l'autre cherche. 

5 L'on voit des Clercs* revenir de quelques 
Provinces où ils n'ont pas fiait un long séjour, 
vains des conversions qu'ils ont trouvées toutes 
faites comme de celles qu'ils n'ont pu faire, se 
comparer déjà aux Vincens et aux Xaviers, et 
se croire des hommes Apostoliques : de si grands 
travaux et de si heureuses missions ne seroient 
pas à leur gré payées d'une Abbaye. 

)I Un Clerc mondain ou irreligieux, s'il monte 
en Chaire, est declamateur. 

I. Ecclésiastiques. 



ou les Mœurs de ce siècle. 2o5 

Il y a au contraire des hommes saints et dont 
le seul caractère est efficace pour la persuasion : 
ils paroissenty et tout un peuple qui doit les 
écouter est déjà émû et comme persuadé parleur 
présence ; le discours qu'ils vont prononcer fera 
le reste. 




2o6 Les Caractères 




Des Esprits Forts. 



»ES Esprits forts sçavent-ils qu'on les 
(appelle ainsi par ironie? Quelle plus 
f grande foiblesse que d'estre incertains 
I quel est le principe de son estre, de 
sa vie, de ses sens, de ses connoissances, et quelle 
en doit estre la fin? Quel découragement plus 
grand que de douter si son ame n'est point ma- 
tière comme la pierre et le reptile, et si elle n*est 
point corruptible comme ces viles créatures? 
N*y a-t'il pas plus de force et plus de grandeur 
à recevoir dans nostre esprit Tidée d*un estre 
supérieur à tous les estres, qui les a tous faits, et 
à qui tous se doivent rapporter ? d'un estre sou- 
verainement parfait , qui est pur, qui n'a point 
commencé et qui ne peut finir, dont nostre ame 
est limage, et mesme une portion comme esprit 
et comme immortelle? 

f L'on doute de Dieu dans une pleine santé, 
comme l*on doute que ce soit pécher que d'avoir 



ou les Mœurs de ce siècle. 207 

un commerce avec une personne libres Quand Ton 
devient malade et que l'hydropisie est formée, 
l'on quitte sa concubine, et l'on croit en Dieu. 

îf II faudroit s'éprouver et s'examiner tres- 
serieusement avant que de se déclarer esprit fort 
ou libertin, afin au moins^ et selon ses principes, 
de finir comme Ton a vécu; ou^ si Ton ne se sent 
pas la force d'aller si loin, se résoudre de vivre 
comme l'on veut mourir. 

)[ Toute plaisanterie dans un homme mourant 
est hors de sa place ; si elle roule sur de certains 
chapitres, elle est funeste. C'est une extrême 
misère que de donner à ses dépens à ceux que 
Ton laisse le plaisir d'un bon mot. 

51 II y a eu de tout temps de ces gens d'un bel 
esprit et d'une agréable littérature , esclaves des 
Grands, dont ils ont épousé le libertinage et 
porté le joug toute leur vie contre leurs propres 
lumières et contre leur conscience ; ces hommes 
n'ont jamais vécu que pour d'autres hommes, et 
ils semblent les avoir regardez comme leur Dieu 
et leur dernière fin. Ils ont eu honte de se sauver 
à leurs yeux, de paroistre tels qu'ils estoient 
peut-être dans le cœur, et ils se sont perdus par 
déférence ou par foiblesse. Y a-t'ildonc sur la 
terre des Grands assez grands, et des Puissans 

I. Une fille. 



2o8 Les Caractères 

assez puissans, pour mériter de nous que nous 
croyions et que nous vivions à leur gré, selon 
leur goust et leurs caprices, et que nous pous- 
sions la complaisance plus loin en mourant 
non de la manière qui est la plus seure pour nous, 
mais de celle qui leur plaist davantage ? 

J J'exigerois de ceux qui vont contre le train 
commun et les grandes règles, qu'ils sceussent 
plus que les autres , qu'ils eussent des raisons 
claires et de ces argumens qui emportent convic- 
tion. 

f Je voudrois voir un homme sobre, modéré , 
chaste, équitable, prononcer qu'il n'y a point de 
Dieu : il parleroit du moins sans interest ; mais 
cet homme ne se trouve point. 

ÎI J'aurois une extrême curiosité de voir celuy 
qui seroit persuadé que Dieu n'est point : il me 
diroit du moins la raison invincible qui a sçû le 
convaincre. 

fl L'impossibilité où je suis de prouver que 
Dieu n'est pas me découvre son existence. 

)I Je sens qu'il y a un Dieu, et je ne sens pas 
qu'il n'y en ait point : cela me suffit, tout le rai- 
sonnement du monde m'est inutile ; je conclus 
que Dieu existe. Cette conclusion est dans ma 
nature; j'en ay reçu les principes trop aisément 
dans mon enfance, et je les ay conservez depuis 
trop naturellement dans un âge plus avancé. 



ou les Mœurs de ce siècle, 209 

pour Ijss soupçonner de fausseté; mais il y a des 
esprits qui se défont de ces principes. C'est une 
grande question s'il s'en trouve de tels ; et quand 
il seroit ainsi, cela prouve seulement qu'il y a 
des monstres. 

)[ L'athéisme n'est point : les Grands, qui en 
sont le plus soupçonnez, sont trop paresseux 
pour décider en leur esprit que Dieu n'est pas ; 
leur indolence va jusques à les rendre froids et 
indifferens sur cet article si capital, comme sur 
la nature de leur ame et sur les conséquences 
d'une vraye Religion. Ils ne nient ces choses ny 
ne les accordent : ils n'y pensent point. 

f Les hommes sont-ils assez bons, assez 
fidèles , assez équitables, pour devoir y mettre 
toute nostre confiance, etne pas désirer du moins 
que Dieu existât, à qui nous pussions appeller 
de leurs jugemens, et avoir recours quand nous, 
en sommes persécutez ou trahis? 

)[ Si l'on nous assuroit que le motif secret de 
l'Ambassade des Siamois a esté d'exciter le Roy 
tres-Chrétien à renoncer au Christianisme, à 
permettre l'entrée de son Royaume aux Tala- 
poins, qui eussent pénétré dans nos maisons 
pour persuader leur Religion à nos femmes, à 
nos enfans et à nous-mêmes, par leurs livres et 
parleurs entretiens; qui eussent élevé des Pa- 
godes au milieu des villes, où ils eussent placé 

27 



2IO Les Caractères 

des figures de métal pour y estre adorées , avec 
quelles risées et quel étrange mépris n'enten- 
drions-nous pas des choses si extravagantes? 
Nous faisons cependant si« mille lieues de mer 
pour la conversion des Indes, des Royaumes de 
Siam, de la Chine et du Japon y c*est-à-Kiire pour 
faire tres-serieusement à tous ces peuples des 
propositions qui doivent leur paroistre tres-folles 
et très- ridicules; ils supportent néanmoins nos 
Religieux et nos Prestres, ils les écoutent quel- 
quefois, leur laissent bâtir leurs Eglises et faire 
leur missions. Qui £ait cela en eux et en nous ? 
Ne seroitrce point la force de la vérité? 

)[ Il y a deux mondes : l'un où l'on séjourne 
peu et dont l'on doit sortir pour n'y plus rentrer; 
l'autre où l'on doit bientost entrer pour n'en 
jamais sortir. La faveur, l'autorité, les amis, la 
haute réputation, les grands biens, servent pour 
le premier monde ; le mépris de toutes ces cho- 
ses sert pour le second. Il s'agit de choisir. 

f Qui a vécu un seul jour a vécu un siècle : 
mesme Soleil, mesme terre, mesme monde, 
mesmes sensations ; rien ne ressemble mieux à 
aujourd'huy que demain. Il y auroit quelque 
curiosité à mourir, c'est à dire à n'estre plus un 
corps, mais à estre seulement esprit. L'homme 
cependant, impatient de la nouveauté, n'est point 
curieux sur ce seul article; né inquiet et qui s'en- 



ou les Mœurs de ce siècle. %i i 

nuye de tout, il ne s'ennuye point de vivre; il 
consentiroit peut-estre à vivre toujours ; ce qu'il 
voit de la mort le frappe plus violemment que 
ce qu'il en sçait; la maladie, la douleur, le ca- 
davre, le dégoûtent de la çonnoissance d'un autre 
monde : il faut tout le sérieux de la Religion 
pour le réduire. 

^ Si Dieu avoit donné le choix ou de mourir 
ou de toujours vivre , après avoir médité profon- 
dément ce que c'est que de ne voir nulle fin à la 
pauvreté, à la dépendance, à Tennuyi à la mala- 
die; ou de n'essayer des richesses, de la grandeur, 
des plaisirs et de la santé que pour les voir chan- 
ger inviolablement, et par la révolution des 
temps en leurs contraires, et estre ainsi le joUet 
des biens et des maux, Ton ne sçauroit gueres 
à quoy se résoudre. La nature nous fixe et nous 
oste l'embarras de choisir, et la mort, qu'elle nous 
rend nécessaire, est encore adoucie par la Reli- 
gion. 

)| La Religion est vraye ou elle est fiussè : si 
elle n'est qu'une vaine fiction, voilà, si l'on veut, 
soixante années perdues pour l'homme de bien, 
le Chartreux ou le Solitaire, ils ne courent pas 
un autre risque ; mais si elle est fondée sur la 
vérité mesme, c'est alors un épouventable mal- 
heur pour l'homme vicieux; l'idée seule des 
maux qu'il se prépare me trouble l'imagination ; 



%i% Les Caractères 

U pensée est trop foible pour lés concevoir, et 
les paroles trop vaines pour les exprimer. Certes, 
en supposant mesme dans le monde moins de 
certitude qu'il ne s'en trouve en effet sur la vé- 
rité de la Religion, il n'y a point pour l'homme 
un meilleur parti que la vertu. 

)[ Je ne sçay si ceux qui osent nier Dieu men- 
tent qu'on s'efforce de le leur prouver, et qu'on 
les traite plus sérieusement que l'on a fait dans 
ce chapitre : l'ignorance, qui est leur caractère, 
les rend incapables des principes les plus clairs 
et des raisonnemens les mieux suivis. Je consens 
néanmoins qu'ils lisent celuy que je vais faire, 
pourvu qu'ils ne se persuadent pas que c'est tout 
ce que l'on pouvoit dire sur une vérité si écla- 
tante. 

Il y a quarante ans que je n'estois point, et 
qu'il n'étoit point en moy de pouvoir jamais 
estre, comme il ne dépend pas de moy qui suis 
une fois de n'estre plus, j'ay donc commencé, et 
je continue d'être par quelque chose qui est hors 
de moy, qui durera après moy, qui est meilleur 
et plus puissant que moy : si ce quelque' chose 
n'est pas Dieu, qu'on me dise ce que c'est. 

Peut-estre que moy qui existe n'existe ains: 
que par la force d'une nature universelle qui a 
toujours esté telle que nous la voyons, en remon- 
tant jusques à l'infinité des temps; mais cette 



ou les Mœurs de ce siècle. 2 1 3 

nature, ou elle est seulement esprit, et c'est Dieu; 
ou elle est matière, et ne peut par conséquent 
avoir créé mon esprit ; ou elle est un composé 
de matière et d'esprit, et alors ce qui est esprit 
dans la nature, je l'appelle Dieu. 

Peut-estre aussi que ce que j'appelle mon es- 
prit n'est qu'une portion de matière qui existe 
par la force d'une nature universelle qui est aussi 
matière, qui a toujours esté et qui sera toujours 
telle que nous la voyons, et qui n'est point Dieu; 
mais dm moins faut-il m'accorder que ce que 
j'appelle mon esprit, quelque chose que ce puisse 
estre, est une chose qui pense, et que, s'il est 
matière, il est nécessairement une matière qui 
pense : car l'on ne me persuadera point qu'il n'y 
ait pas en moy quelque chose qui pense pen- 
dant que je fais ce raisonnement. Or ce quelque 
chose qui est en moy et qui pense , s'il doit son 
estre et sa conservation à une nature universelle 
qui a toujours esté et qui sera toujours, laquelle 
il reconnoisse comme sa cause, il faut indispen- 
sablement que ce soit à une nature universelle 
ou qui pense, ou qui soit plus noble et plus par- 
faite que ce qui pense ; et si cette nature ainsi 
faite est matière, l'on doit encore conclure que 
c'est une matière universelle qui pense, ou qui 
est plus noble et plus parfaite que ce qui pense. 

Je continue et je dis : Cette matière telle qu'elle 



214 ^^ Caractères 

vient cl'étr« supposée, si elle n'est. pas un estre 
chimeriquei mais réel, n'est pas aussi impercep- 
tible à tous les sens; et si elle ne se découvre 
pas par elle-mesme, on la connoist du moins 
dans le divers arrangement de ses parties, qui 
constitue les corps et qui en fait la différence. 
Elle est donc elle-mesme tous ces differens corps; 
et comme elle est une matière qui pense selon la 
supposition, ou qui vaut mieux que ce qui pense» 
il s*ensuit qu'elle est telle du moins selon quel- 
ques-uns de ces corps, et par une suite néces- 
saire selon tous ces corps; c'est à dire qu'elle 
pense dans les pierres, dans les métaux, dans les 
mers, dans la terre, dans moy-mesme qui ne 
suis qu'un corps, comme dans toutes les autres 
parties qui la composent. C'est donc à l'assem- 
blage de ces parties si terrestres, si grossières, si 
corporelles, qui toutes ensemble sont la matière 
universelle ou ce monde visible, que je dois ce 
quelque chose qui est en moy, et qui pense, et 
que j'appelle mon esprit ; ce qui est absurde. 

Si au contraire cette nature universelle, quel- 
que chose que ce puisse estre, ne peut pas estre 
tous ces corps, ny aucun de ces corps , il suit de 
là qu'elle n'est point matière, ny perceptible par 
aucun des sens. Si cependant, elle pense, ou si 
elle est plus parfaite que ce qui pense, je conclus 
encore qu'elle est esprit, ou un estre meilleur et 



ou les Moeurs de ce siècle. 2 1 5 

plus accompli que ce qui est esprit. Si d'ail- 
leurs il ne reste plus à ce qui pense en moy, et 
que j'appelle mon esprit, que cette nature uni- 
verselle à laquelle il puisse remonter pour ren- 
contrer sa première cause et son unique origine, 
parce qu'il ne trouve point son principe en soy, 
et qu'il le trouve encore moins dans la matière, 
ainsi qu'il a esté démontré, alors je ne dispute 
point des noms ; mais cette source originaire de 
tout esprit, qui est esprit elle-mesme, et qui est 
plus excellente que tout esprit, je l'appelle 
Dieu. 

En un mot, je pense, donc Dieu existe : car ce 
qui pense en moy, je ne le dois point à moy- 
mesme, parce qu'il n'a pas plus dépendu de 
moy de me le donner une première fois qu'il 
dépend encore de moy de me le conserver un 
seul instant ; je ne le dois point à un estre qui 
soit au-dessus de moy, et qui soit matière, puis 
qu'il est impossible que la matière soit au dessus 
de ce qui pense ; je le dois donc à un estre qui 
est au dessus de moy, et qui n'est point matière; 
et c'est Dieu. 

9 De ce qu'une nature universelle qui pense 
exclut de soy généralement tout ce qui est ma- 
tière, il suit nécessairement qu'un estre particu- 
lier qui pense ne peut pas aussi admettre en soy 
la moindre matière : car, bien qu'un estre uni- 



2 1 6 Les Caractères 

versel qui pense renferme dans son idée infini- 
ment plus de grandeur, de puissance , d'indé- 
pendance et de capacité qu'un estre particulier 
qui pense, il ne renferme pas néanmoins une 
plus grande exclusion de matière , puisque cette 
exclusion dans Fun et l'autre de ces deux êtres 
est aussi grande qu'elle peut estre et comme in- 
finie, et qu'il est autant impossible que ce qui 
pense en moy soit matière qu'il est inconcevable 
que Dieu soit matière. Ainsi, comme Dieu est 
esprit, mon âme aussi est esprit. 

f Je ne sçay point si le chien choisit, s'il se 
ressouvient, s'il affectionne, s'il craint, s'il ima- 
gine, s'il pense. Quand donc l'on me dit que 
toutes ces choses ne sont en luy ny passions, ny 
sentiment, mais l'effet naturel et nécessaire de 
la disposition de sa machine préparée par le di- 
vers arrangement des parties de la matière, je 
puis au moins acquiescer à cette doctrine. Mais 
je pense, et je suis certain que je pense; or quelle 
proportion y a-t-il de tel ou de tel arrangement 
des parties de la matière, c'est à dire d'une éten- 
due selon toutes ses dimensions, qui est longue, 
large et profonde, et qui est divisible dans tous 
ces sens, avec ce qui pense? 

9 Si tout est matière, et si la pensée en moy 
comme dans tous les autres hommes n'est qu'un 
effet de l'arrangement des parties de la matière, 



ou les Mœurs de ce siècle. 2 1 7 

qui a mis dans le monde toute autre idée que 
celle des choses matérielles? La matière a-t'elle 
dans son fond une idée aussi pure, aussi simple, 
aussi immatérielle, qu'est celle de l'esprit? Com- 
ment peut-elle estre le principe de ce qui la nie 
et l'exclut de son propre estre? Comment est- 
elle dans rhomme ce qui pense , c'est à dire ce 
qui est à Thomme mesme une conviction qu'il 
n'est point matière ? 

)| Il y a des estres qui durent peu, parce qu'ils 
sont composez de choses tres-differentes et qui 
se nuisent réciproquement ; il y en a d'autres 
qui durent davantage, parce qu'ils sont plus sim- 
ples; mais ils périssent parce qu'ils ne laissent 
pas d'avoir des parties selon lesquelles ils peu- 
vent estre divisez. Ce qui pense en moy doit du- 
rer beaucoup, parce que c'est un estre pur, 
exempt de tout mélange et de toute composition ; 
et il n'y a pas de raison qu'il doive périr, car qui 
peut corrompre ou séparer un estre simple et 
qui n'a point de parties ? 

)[ L'âme voit la couleur par l'organe de l'œil, 
et entend les sons par l'organe de Toreille; mais 
elle peut cesser de voir ou d'entendre, quand ces 
sens ou ces objets luy manquent, sans que pour 
cela elle cesse d'estre, parce que l'âme n'est point 
précisément ce qui voit la couleur ou ce qui en- 
tend les sons , elle n'est que ce qui pense. Or 

28 



2i8 Les Caractères 

comment peut-elle cesser d*être telle ? Ce n'est 
point par le defeut de l'organe, puis qu'il est 
prouvé qu'elle n*est point matière ; ny par le dé- 
faut d'objet, tant qu'il y aura un Dieu et des éter- 
nelles veritez. Elle est donc incorruptible. 

)[ Je ne conçois point qu'une ame que Dieu a 
voulu remplir de l'idée de son estre infini et 
souverainement parÊiit doive estre anéantie. 



Si l'on ne goûte point ces remarques que j'ay 
écrites, je m'en étonne, et si on les goûte, je 
m'en étonne de mesme. 




Extrait du Privilège du Roy. 

PAR grâce et Privilège du Roy, en datte du 8 Oc- 
tobre 1687. Signé, DuGONo : il est permis à 
EsTiENNE MicHALLET, Imprimeur du Roy, et 
Marchand Libraire à Paris, d'imprimer ou faire im- 
primer un Livre intitulé, Les Caractères de Théo- 
phraste^ avec les Caractères ou les Mœurs de ce- 
siècle : avec deffences à tous autres de l'imprimer, 
vendre ou débiter sans le consentement dudit Expo- 
sant, à peine de confiscation des exemplaires contre- 
faits, et de tous dépens, dommages et intcrests, et de 
trois mille livres d'amende. 

Registre sur le Livre de la Communauté des 
Imprimeurs et Marchands Libraires de Paris. 

Signé CoiGNARD, Syndic. 



^^^^^<^ 



NOTES 



Pages. 

4, figne 31. — Précédé sans accord. On n'était pas encore 

bien rigoureux, parait-il, sur l'accord du participe. On 
trouTera, dans notre édition, de nombreux exemples de 
cette irrégularité. Voir, entre autres, page 72, ligne 16; 
p. 74, 1. 10; p. 172,1. o; p. 184, 1. 20 et 21. 

5, l. 12. — Ebauche est mis au masculin. Ce n'est peut-être 

qu'une faute d'impression. Cependant le mot était alors 
nouveau dans notre langue, et son genre pouvait n'être 
pas encore bien déterminé. Rien d'étonnant, du reste, qu'il 
ait été masculin, s'il vient, comme le prétendent certains 
étymologistes, de l'italien »bot\o. On trouvera plus loin 
d'autres mots dont le genre a changé depuis. V. p. 68, 1. 20; 
p. 69, dernière ligne ; p. 71, 1. 9 ; etc. 

7, U 4. ~ Impr. sont pour est. On rencontrera d'autres exem- 
ples d'une semblable irrégularité amenée par le voisinage 
d'un nom qui n'est pas le sujet du verbe, et qui en prend 
la place. 

17, K 6. — D*uiu L'édition porte d^une, 

20, K II. — MétnestaX parfois écrit ainsi avec im accent aigu. 
On commençait alors à remplacer certaines lettres, l's 
surtout, par des accents, et l'on n'était pas encore fixé défi- 
nitivement sur le ^nre d'accent à adopter II suflBsait qu'il 
y en eût un pour indiquer la si:^pression d'une lettre. 

36, 1. 10. — ly autrefois (sic). 

58, 1. 10. — S'fïs pour si elles. Cela vient de ce que le mot per- 
sonnes^ tout féminin qu'il est, comporte ridée du mas- 
culin. V. la note de la p. io5, 1. se. 

65, 1. 12. — Plûtost (sic). V. la note de la page 191, 1. 14. 

68, 1. 20. -> Augure est bien mis ici au fâminm. 

69, dernière ligne. Bonnes Aegumes, Encore un féminin devenu 

S lus tard masculin. Evidemment il ne peut y avoir là une 
lute typographique. Le mot légumes est, d'ailleurs, resté 
féminin cnez les gens de la campagne dans certaines pro- 
vinces. 
71, 1. 9. — Un épitaphe. Voilà au contraire un masculin qui 
est depuis devenu un féminin : épitaphe et épigramme 



22a Notes. 

Pages. 

oat été primitivement masculins, et leur changement de 
genre n'est peut-être dû qu'à notre prononciation française, 
qui confond à peu près uk et une placés devant un mot 
commençant par une voyelle. Ajoutons que IV muet final, 
qui est souvent l'indice du féminin, a pu être pour quelque 
dboee dans ce changement de genre.V. la note p. 199, 1. 14. 

73, I. 16. — CAk»*^^.Void de nouveau un participe sans accord. 

Celui-là, du reste, est plus admissible que les autres : être 
chargé forme ici une locution verbale qui peut-être semble 
moins appeler l'accord, surtout à une époque où l'accord 
ne paraissait pas encore être de rigueur. 

74, 1. 10. — Rapporté. Encore un participe sans accord. 

76, 1. 12. ~ // ne feint pM. Vieux sens du mot/eifii/re signi- 

fiant hésiter. Ce sens s'explique très-facilement. Celui 
qui feint, qui dissimule, est celui qui hésite à laisser voir 
la vérité. Il est donc naturel de dire que celui qui £ût 
une chose hardiment, sans hésitation, nt. feint pM de la 
faire. 

77, 1. 12.^ Nangent.NavisrereBldQvmvL naviguer. Allonger 

est resté ce qu'il était. Pourquoi? Habent suafata! 

78, 1. 11. ~ Sont pour e»t. Ce pluriel du verbe est dû sans 

doute à l'idée de collectivité contenue dans le sujet. 

-- avant-dernière ligne -^Puiue-tu (sic). 

81, 1. 10. — A droit, signifiant à co^é droit. L'usage, en fai- 
sant prévaloir à droite, qui sous-entend le mot main^ 
nous force à dire une absurdité quand nous parlons de 
la droite d^un monument, ou de toute autre chose qui n'a 
pas de mains. 

95, dernière ligne. — H** G**, Hermès Galant, c'est-à-dire le 
Mercure Galant. Il est indiqué plus clairement par M** 
G** dans les éditions suivantes. Antre part dans notre 
édition, on le trouvera imprimé en toutes lettres (p. i56, 
1. 17). 

100, 1. 9. •— Puérile écrit ainsi au masculin, comme facile, 
futile, et tant d'autres. Pourquoi écrivons-nous mainte- 
nant ;w^f7, subtil, etc.} 

io5, 1. 20. — Enseveli, an masculin Peut-être cela vient-il en- 
core de ce que le mot personne comporte en général, et 
surtout ici, ridée du masculin, puisqu'il s'agit d un homme 
docte (1. 23). 

123, 1. 7. — Ils pour elles. A peu près la même observation 
que pour la note précédente. Il s'agit ici, il est vrai, de 
personnes des deux sexes ; mais on connaît la préférence 
de la grammaire pour le genre masculin. 

123, 1. i5. ~ Nourritures est imprimé en italique comme étant 
un mot spécial à une profession. En style ae notaire, nour- 
ritures signifiait l'engagement, pris par les parents de l'un 
des époux, de les nourrir pendiwt un certain temps. 



Notes. 223 

Pages. 

139, 1. 33. ~/>sP. T. 5. Ces initiales désignent \ei parti$aru. 

i3o, l. 6. — Qu'il faut pour qtCil ne faut, 

143, I. 35. — // ie prend à ** : à Versailles, plus désigné dans 
les éditions suivantes par V**. 

i53, 1. 12. — Quelquei (sic). 

154, dernière li^ne. — Il y a momt, au lieu de monde ^ dans 
notre édition. 

164. — Nous avons sous les yeux un autre exemplaire de l'édi- 
tion originale qui, au heu du paragraphe : « Une grande 
ame », donne le suivant : • Il y a (tes gens qui apportent 
« en naissant chacun de leur part de quoy se haïr pendant 
« toute leur vie et ne pouvoir se supporter, n 

Il est l'acile de se convaincre, par l'examen des deux 
exemplaires, qu'ils sont de la même édition. On aura fait 
un second tirage de la feuille, sur composition conservée, 
après avoir fait le changement. Mais en faisant une cor- 
rection on a fait une nouvelle faute, comme il arrive trop 
souvent en typographie : dans le remaniement, la pam- 
nation 273 (de 1 édition orignale) est devenue 173. La 
version que nous donnons doit être la bonne, puisque c'est 
elle qui est restée dans les éditions suivantes. 

170, 1. 5-6. — Nous avons rectifié l'orthographe trop fautive de 
cette phrase, qui est ainsi imprimée : « La raison et la 
« justice dénuée de tous leurs omemens ny ne persuade 
ny n'intimide. » 

172, 1. 6. — Rendu sans accord. V. notre première note. 

180, dernière ligne. — Soufferts, Si nous avons trouvé nombre 
de participes sans accord, en voici, comme compensation, 
un qui est accordé dans un cas où 1 accord n'est pas admis. 

i84i 1. 20-21. — Fait deax fois sans accord, 

188, 1. 13. ~ Feint dans le sens de hésite. V. la note de la 

page 76, 1. 12. 

189, 1. 2. — Donne au singulier. Il n'est pas rare de voir le verbe 

ré^i par un seul des membres du sujet, surtout quand le 
sujet, comme ici, suit le verbe. 

191, 1. 14. — Encore une fois plûtost pour plus tôt. Notre 
langue n'avait pas besoin, du reste, de cette différence 
d'orthographe établie par 1 usage dans la façon d'écrire le 
même mot, exprimant an fond la même idée. Si plutôt est 
arrivé à signifier par préférence i, c'est qu'en général 
on fait plus tôt les choses qu'on aime mieux faire. — Si- 
gnalons, à cette occasion, un non-sens dans lequel cette 
différence d'orthographe a fait tomber le Dictionnaire de 
l'Académie, qui donne l'exemple suivant : « 11 n'eut pas 
« plutôt dit cela qu'il s'en repentit. » Le sens de la phrase 
est évidemment celui-ci : le moment où il dit cela ne fut 
pas plus rapproché que celui où il s'en repentit, c'est-à- 



114 Notes. 

Pages. 

dire qae dtns le même moment il le dît et s'en repeittit. 
Le doute est-il possible dans ce cas? 

195, notes 3-3. — Vétérans. Ce sont les conseillers an Parle- 

ment et à la Cour des aides, qui devenaient nobles par 
ancienneté après un certain nombre d'années de service. 

196, I. 12. -* Tau (sic). C'est sans doute une faute, taux venant 

de taxatio. 

198, 1. I. -- Adhérant^ écrit par un Oy comme on aurait dft 

continuer à l'écrire, lui et tous les autres substantifs et 
adjectifs verbaux en ant. Qui a établi cette distinction? 
Un grand despote, un juge «ouverain, qui rend presque 
toujours des arrêts non motivés, l'usage, 

Qutm peius arHtrium est, et jus, et norma loqueadi, 

199, 1. i^. •— Etude y comme la plupart des mots venant d'un 

nom neutre en latin, a commencé par être masculin, 
et, comme d'antres noms commençant par une voyelle 
et finissant par un e muet, il est devenu féminin. V. la 
note de la page y i, I. 16. 

Etude a eu d'aillenrs les deux genres : un étude était le 
fait d'étudier, et une étude l'endroit où l'on étudie. (Voir 
Malherbe, Commentaires sur Desportes.) 

3o3, 1. 13. — Avidement, Exception à la rè«de de formation 
des adverbes, qui ne donne en général la terminaison 
^enf qu'A ceux qui viennent dun participe passé en é. 
Avidement ne se mt plus, mais on dit encore : profondé- 
ment , immensément^ confusément, etc.. Autres abus de 
l'usage 1 

217, 1. s3« As lieu de sons, l'édition porte sens, qui ne signifie- 
rait rien. 



JUL l'4 1938