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•v*^
6^-'
LE PREMIER TEXTE
LA BRUYÈRE
PARIS
Cabmet. du Bibliophile
'Il DCCC LXVIIl
V
' i
LE CABINET
DU
BIBLIOPHILE
PIECES RARES OU INEDITES.
EDITIONS ORIGINALES
EXTRAIT DU PROSPECTUS
THE NEW YORl
PUBLIC LIERA
853632i
ASTOR, LENOX AI
TILDEN FOU ND ATI
R 1936
» e Cabinet du Bibliophile se compose de
l pièces rares ou inédites f intéressantes
(pour V étude de V histoire, de la littérature
► et des mœurs du XV" au XVIII^ siècle.
Il comprend aussi les éditions originales de ceux de
nos grands écrivains dont le premier texte présente
des différences notables avec le texte définitif. — Le
double intérêt de rareté et de curiosité que présentent
ces publications leur assigne une place dans le cabi-
U
\4 \<: v-j
net du èièiiopkiic^ dont elles forment la bibliothèque
intime.
Le nombre de ces publications est illimité. Elles
paraissent les unes après les autres, sans ordre, et à
mesure quHl s'en rencontre qui semblent dignes d'être
reproduites. — Chacune d'acnés , indépendante de
toutes les autres, peut être achetée séparément. Le
seul lien qui existe entre elles est dans la pensée de
former pour les bibliophiles une collection qui ré-
ponde à leurs goûts et à leurs besoins.
Cette entreprise s^ adresse à des collaborateurs au-
tant qu'à des acheteurs. Aussi prions-nous les ama-
teurs qui découvriraient quelques pièces rares ou
intéressantes, et qui aimeraient mieux les rattacher
à notre collection que de les publier séparément , de
vouloir bien nous en faire part. Nous serons heureux
de les joindre aux nôtres, si elles rentrent dans le
cadre que nous nous sommes tracé.
*•• .•- •
• *• • • ••• • •.••
•«* • • « • • • •
•• •• • ••«
CONDITIONS DE LA PUBLICATION
volumes sont tirés le plus souvent à
( 3oo exemplaires ; quelques-uns sont im-
i primés à un nombre inférieur. Le tirage
ides plus importants est porté à 5oo,
mais ce nombre n'est jamais dépassé. Chaque publi-
cation porte, du reste, le chiffre exact et le détail du
tirage, et tous les exemplaires sont numérotés.
(Exemplaires de choix.) Il est tiré également
12 exemplaires sur papier de Chine et 12 sur papier
Whatman. Ces exemplaires étant toujours les pre-
miers vendus, les personnes qui voudraient se les
assurer feront bien de nous les demander à l'a-
vance.
{Exemplaires sur vélin et sur parchemin,) Les ama-
teurs qui désireraient des exemplaires sur vélin ou
sur parchemin sont priés de nous en prévenir. Us
trouvent toujoura, sur un catalogue joint au dernier
volume paru, l'indication des ouvrages en préparation ,
et peuvent ainsi nous envoyer leur demandes avant
que l'impression soit commencée.
(Souscripteurs.) Il est donné avis de la publication
de chaque volume à toute personne qui en mani-
feste le désir. Les amateurs qui souscrivent à toute
la collection reçoivent les volumes au fur et à me-
sure de leur publication. Ils jouissent d'une remise
de 10 p. 100 sur le prix de la vente.
(Prix.) Le prix des volumes varie, suivant leur
contenance, de 5 à 10 fr. pour les papiers vergés, et
de 10 à 20 fr. pour les papiers Whatman et les pa-
piers de Chine
EN VENTE
Le Premier Texte de La Bruyère
I vol. de 240 p., tiré à 5oo exemplaires.
Prix : sur papier vergé, 10 fr. — sur papier de Chine
et sur papier Whatman, 20 fr.
SOUS PRESSE
Gargantua
AVEC UNE NOTICE DE M. PaUL LaCROIX
Tirage à 25o. — Papier vergé, 5 fr. — Papier de
Chine et papier Whatman, ro fr.
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT
La Puce de M^- Desroches
I volume de 200 pages environ, tiré à 3oo exemplaires.
Ce recueil , publié par Etienne Pasquier, est un échantillon
très-curieux du savoir-faire poétique des beaux esprits au
XVI» siècle. — Il n'a pas été, jusqu'ici, réimprimé en entier.
Papier vergé, lo fr. — Papier de Chine
et papier Whatman, 20 fr.
En préparation : La Farce de Pathelin,
Les Satires de du Lorens,
Nota. — Toutes les publications du Cabinet du Bibliophile.
se trouvent à la Librairie de l'Académie des Bibliophiles^
rue de la Bourse ^ 10.
LE PREMIER TEXTE
LA BRUYÈRE
CABINET DU BIBLIOPHILE
N» 1
■y
TIRAGE.
5oo exemplaires lur papier vergé.
13 » sur papier Whatman.
12 • sur papier de Chine
2 » sur parchemin.
526 exemplaires numérotés.
NO ^^9".
LE PREMIER TEXTE
LA BRUYÈRE
\CC^ '
^
0^
PUBLIÉ PAR D. JOUAUST
\
A PARIS
CHEZ D. JOUAUST, IMPRIMEUR
RUE SAINT-HONORÉf 338
MDCCCLXVIII
U^
AVERTISSEMENT
iC rCest pas, à proprement parler, une
l édition de La Bruyère^ que nous donnons
i aujourd'hui. Nous reproduisons simple-
' ment V édition originale, très-intéressante
à cause des nombreux changements que le texte de
La Bruyère a subis dans les éditions suivantes, mais
devenue tellement rare quHl nous a paru utile de la
réimprimer pour venir en aide aux travaux des lit-
térateurs et des bibliophiles.
Cette première édition n'est, pour ainsi dire, que
I. L'édition complète de La Bruyère que nous devons publier
avec M. Louis Lacour dans notre collection des Classiques
français in-8*» renverra à celle-ci pour la conférence des textes.
b
vj Avertissement.
Vembryon des Caractères tels que nous les lisons au-
jourd'hui; mais les additions successives apportées
par La Bruyère à son travail , en augmentant la va-
leur de V œuvre définitive y n'ôtent rien au mérite de
Vœuvre originale. Tel quHl est, ce premier jet est un
coup de maître, et La Bruyère y n^eût-il produit que
cet essai, se trouverait encore classé au premier rang
parmi les grands génies dont s^honore notre littéra-
ture.
Huit éditions ont été publiées du vivant de Vau-
teur. Les trois premières, toutes trois de 1688, sont
à peu près identiques. Oest seulement à la 4^ (1689)
que commencèrent les additions importantes, telle-
ment importantes que Vouvrage se trouve presque
doublé. Elles continuent à la 5» édition (1690), dans
laquelle Vauteur annonce pour la première fois quHl
a fait des augmentations à Védition originale. La 6^
édition (1691) et la 7® {l6^^) portent chacune des
additions nouvelles, et ce n^est qu^à la 8^ (1694) que
le texte se trouve fixé définitivement. La 9® édition,
qui parut en i&g6,peu de jours après la mort de La
Bruyère, ne s* écarte de la précédente que par quel-
ques variantes. Les neuf éditions que nous venons de
mentionner ne diffèrent pas seulement par Vaddition
de pensées nouvelles^ mais encore par une foule de
transpositions et de modifications. On se trouve fort
embarrassé quand on veut suivre la dernière édition
avec Védition originale. Non-seulement on est dé-
Avertissement. vij
routé par ces augmentations nombreuses qui sont ar^
rivées à faire du livre le triple de ce quHl était d^a-
bord; mais souvent on croit qu^une pensée a été sup-
primée, et on la retrouve autre part^ soit dans les
mêmes termes^ soit formulée différemment.
Il semble, du reste, que tel soit le sort des livres
de ce genre. Les Maximes de La Rochefoucauld,
entre la i'® édition (i665) ef la dernière imprimée
du vivant de Vauteur(i&jS), ont subi des changements
qui, sHls ne sont pas relativement aussi considérables
que ceux des Caractères, sont néanmoins trèS'impor-
tants. Cette particularité a sa raison d'hêtre dans la
nature même de ces ouvrages. La précision et la
concision que réclament des écrits oit tout est axiomes,
descriptions, définitions, appellent des changements
incessants. Des écrivains qui, comme La Bruyère et
La Rochefoucauld, avaient la conscience de leur
œuvre, devaient être toujours préoccupés du désir de
faire mieux et plus complet; la forme de leurs ou-
vrages, composés de pensées courtes et sans liaisons
entre elles, se prêtait merveilleusement aux addi-
tions, aux suppressions et aux transpositions, et il
n^est pas étonnant que leurs oeuvres aient passé par
tant de changements successifs avant d*arriver à une
forme définitive.
Nous n^avons ici ni à raconter la vie de La
Bruyère, ni à juger son œuvre: on a dit làrdessus
et plus et mieux que nous ne pourrions dire. Nous
viij Avertissement.
nous abstiendrons aussi de notes historiques et expli-
catives^ qu^on trouvera fort bien faites dans d^excel^
lentes éditions que tout le monde a entre les mains ,
et surtout de ces notes admiratives qu^on rencontre
dans beaucoup trop d^éditions. Nous avons une aver^
sion toute particulière pour ces exclamations sur les
beautés d*un ouvrage, faisant dans unJivre V effet de
la claque au théâtre^ comme si le lecteur n^ était pas
capable d^admirer de lui-même ce qui est admirable.
Ce n'est pas ainsi que doit être compris le travail de
Vannotateur. La note ne doit être ni une gêne ni un
ennui pour le lecteur; elle ne doit pas aller le cher-
cher, mais être cherchée par lui. Il faut qu'elle lui soit
comme un ami modestement dévoué, toujours prêt à
lui venir en aide, sans jamais tenter de lui imposer
ses services.
Les notes dont nous avons fait suivre cette réédi-
tion ne sont faites, du reste, qu^au point de vue phi-
lologique; ce sont simplement des notes justificatives.
Nous avons voulu que, toutes les fois que le lecteur
serait alarmé par une orthographe qui lui semblerait
une erreur typographique, il pût se rassurer en allant
consulter les quelques lignes que nous avons cru de-
voir placer à la fin de ce volume.
Réimprimant une édition originale, nous devions en
reproduire Vorthographe ; nous Pavons suivie respec-
tueusement, hormis dans ce qui nous a paru des
erreurs évidentes, n^ayant de respect pour rien de ce
Avertissement. ix
qui est du domaine de Verreur. On est arrêtéj à
chaque instant, par des irrégularités inexplicables;
on est tout étonné de trouver dans une phrase le
même mot écrit de deux manières différentes. On a
peine à démêler dans cette confusion une grammaire
invariable et des règles de formation des mots bien
arrêtées. Mais ce sont ces irrégularités mêmes qui
sont le signe caractéristique de Vétat de la langue à
Vépoque de La Bruyère.
L'orthographe, si Von peut appeler ainsi une ma-
nière aussi irrégulière d'écrire, était abandonnée au
caprice des auteurs. Il serait même plus juste de dire
qu'elle n'existait pas encore et qu'elle était en voie
de formation. Nous en trouvons la preuve dans un
document dont le caractère officiel ne peut être con-
testé. On lit dans les Cahiers de remarques sur Por-
thographe françaises qui datent de 1673, et qui sont
presque contemporains de notre édition :
« La première observation que la Compagnie a
creu devoir faire est que, dans la Langue Françoise
comme dans la pluspart des autres, l'Orthographe
n'est pas tellement fixe et déterminée qu'il n'y ait
plusieurs mots qui se peuvent escrire de deux diffe-
1. Cahiers de remarques sur l'orthographe française pour
estre examine^ par chacun de Messieurs de l'Académie. Il en
existe deux éditions différentes que M. Marty-Laveaux a pu-
bliées en une seule, en i863. Le travail, malheureusement trop
court, dont il a fait précéder cette réédition, est un document très-
intéressant pour l'histoire de la langue.
X Avertissement.
rentes manières qui sont toutes deux esgalement
bonnes; et quelquefois aussi il y en a vne des deux qui
n^est pas si vsitée que Vautre, mais qui ne doit pas
estre condamnée. »
Aujourd'hui V orthographe est fixée, et si Von ne
sait pas au juste quelle est la meilleure manière d^é-
crire un mot, on sait de quelle manière on doit Vécrire,
Sans doute les règles suivies actuellement subiront
encore des modifications, et nous ne savons ce que
nous réserve à cet égard la nouvelle édition du Dic-
tionnaire de V Académie, Mais, avant de rien préjuger
sur elle, nous voudrions bien savoir si elle paraîtra
jamais.
""^^^^^^
ERRATA
Il existe des exemplaires de l'édition originale qui
portent, après le privilège, un feuillet d'errata; ce
n'est qu'une fois notre texte imprimé que nous avons
vu un de ces exemplaires. Nous avions, du reste,
rectifié spontanément la plupart des erreurs qui s'y
trouvent signalées. En voici trois que nous avions
respectées , parce qu'elles ne nous avaient pas paru
des erreurs évidentes :
P. 74, 1. 6. Au lieu de qui parle, lisez qui leur parle.
P. 104, ]. 19. Au lieu de hautes, lisez hauts,
P. i33, ]. 1 1. Au lieu de on est, lisez on en est.
D'ailleurs cet errata aurait besoin d'un errata lui-
même. Sur neuf renvois de pages, trois sont faux,
et de ces trois fautes fautivement marquées, il y en
a une dont nous n'avons pu trouver la place nulle
part dans l'édition. C'est celle qui est ainsi indi-
quée :
P. 3o7 (i84<5 de notre réimpression). Apost. Chap. i3. lise^
Chap. Ji.
Il y a bien là une note à laquelle pourrait se rap-
porter cette indication. Mais il y est question des Peri'
sées de Pascal, et non pas des Apôtres.
LES
CARACTERES
DE THEOPHRASTE
TRADUITS DU GREC
AVEC
LES CARACTERES
LES MOEURS
DE CE SIECLE
A P^RIS,
Chez ESTIENNE MiCHALLET
premier Imprimeur du Roy, ruô S. Jacques,
à l'Image saint Paul.
M. DC. LXXXVIII.
Avec Privilège de Sa Majesté.
DISCOURS
THEOPHRASTE
Q£ n*estime pas que l'homme soit ca-
(pable de former dans son esprit un
^projet plus vain et plus chimérique
S^que de prétendre, en écrivant de quel-
que art ou de quelque science que ce soit, écha-
per à toute sorte de critique et enlever les suf-
frages de tous ses Lecteurs.
Car, sans m*étendre sur la différence des esprits
des hommes, aussi prodigieuse en eux que celle
de leurs visages, qui fait goûter aux uns les cho-
ses de spéculation et aux autres celles de pra-
tique ; qui Élit que quelques-uns cherchent dans
les Livres à exercer leur imagination, quelques
4 Discours sur Theophraste.
autres à former leur jugement; qu'entre ceux
qui lisent, ceux-cy aiment à estre forcez par
la démonstration, et ceux-là veulent entendre
délicatement ou former des raisonnemens et des
conjectures; je me renferme seulement dans cette
science qui décrit les mœurs, qui examine les
hommes et qui développe leurs caractères; et
j'ose dire que sur les ouvrages qui traitent de
choses qui les touchent de si prés, et où il ne
s'agit que d'eux-mesmes, ils sont encore extrê-
mement difficiles à contenter.
Quelques sçavans ne goûtent que les Apo-
phthegtnes des Anciens et les exemples tirez des
Romains, des Grecs, des Perses, des Egyptiens ;
rhistoire du monde présent leur est insipide ; ils ne
sontpointtouchez des hommesqui les environnent
et avec qui ils vivent, et ne font nulle attention
à leurs moeurs. Les femmes, au contraire, les
gens de la Cour, et tous ceux qui n'ont que beau-
coup d'esprit sans érudition, indifferens pour
toutes les choses qui les ont précédé, sont avides
de celles qui se passent à leurs yeux et qui sont
comme sous leur main; ils les examinent, ils les
discernent, ils ne perdent pas de veuë les per-
sonnes qui les entourent, si charmez des descrip-
tions et des peintures que l'on fait de leurs con-
temporains, de leurs concitoyens, de ceux enfin
qui leur ressemblent, et à qui ils ne croyent pas
Discours sur Theophraste, 5
ressembler, que jusques dans la Chaire Ton se croit
obligé souvent de suspendre T Evangile pour les
prendre par leur foible, et les ramener à leurs
devoirs p^ar des choses qui soient de leur goust
et de leur portée.
La Cour ou ne connoist pas la ville, ou, par
le mépris qu'elle a pour elle> néglige d'en relever
le ridicule, et n'est point frapée des images
qu'il peut fournir ; et si au contraire l'on peint
la Cour, comme c'est toujours avec les ména-
gemens qui luy sont dûs, la ville ne tire pas de
cet ébauche de quoy remplir sa curiosité et se
faire une juste idée d'un pays où il faut mesme
avoir vécu pour le connoistre.
D'autre part, il est naturel aux hommes de ne
point convenir de la beauté ou de la délicatesse
d'un trait de morale qui les peint, qui les dé-
signe, et où ils se reconnoissent eux-mesmes ; ils
se tirent d'embarras en le condamnant ; et tels
n'approuvent la satyre que lorsque, commen-
çant à lâcher prise et à s'éloigner de leurs per-
sonnes, elle va mordre quelque autre.
Enfin, quelle apparence de pouvoir remplir
tous les goûts si differens des hommes par un
seul ouvrage de morale ? Les uns cherchent des
définitions, des divisions, des tables et de la
méthode ; ils veulent qu'on leur explique ce que
c'est que la vertu en gênerai, et cette vertu en
6 Discours sur Theophraste.
particulier ; quelle différence se trouve entre la
valeur, la force et la magnanimité, les vices
extrêmes par le défaut ou par l'excès entre les-
quels chaque vertu se trouve placée, .et duquel
de ces deux extrêmes elle emprunte davantage :
toute autre doctrine ne leur plaist pas. Les au-
tres, contents que Ton réduise les mœurs aux
passions, et que Ton explique celles-cy par le
mouvement du sang, par celuy des fibres et des
artères, quittent un Auteur de tout le reste.
Il s'en trouve d'un troisième ordre, qui, per-
suadez que toute doctrine des mœurs doit ten-
dre à les reformer, à discerner les bonnes d'avec
les mauvaises, et à démêler dans les hommes ce
qu'il y a de vain, de foible et de ridicule, d'avec
ce qu'ils peuvent avoir de bon, de sain et de
loUable, se plaisent infiniment dans la lecture
des livres qui, supposant les principes physi-
ques et moraux rebatus par les anciens et les
modernes, se jettent d'abord dans leur applica-
tion aux mœurs du temps, corrigent les hommes
les uns par les autres par ces images de choses
qui leur sont si familières, et dont néanmoins
ils ne s'avisoient pas de tirer leur instruction.
Tel est le traité des Caractères des mœurs que
nous a laissé Theophraste ; il l'a puisé dans les
Ethiques et les grandes Morales d'Aristote, dont
il fut le disciple. Les excellentes définitions que
Discours sur Theophraste^ 7
l'on lit au commencement de chaque Chapitre
sont établies sur les idées et sur les principes de
ce grand Philosophe, et le fond des caractères
qui y sont décrits sont pris de la mesme source ;
•il est vray qu'il se les rend propres par l'étendue
qu'il leur donne, et par la satyre ingénieuse
qu'il en tire contre les vices des Grecs et sur tout
dçs Athéniens.
Ce Livre ne peut gueres passer que pour le
commencement d'un plus long ouvrage que
Theophraste avoit entrepris. Le projet de ce
Philosophe, comme vous le remarquerez dans sa
Préface, estoit de traiter de toutes les vertus et
de tous les vices. Et comme il assure luy-mesme
dans cet endroit qu'il commence un si grand des-
sein à l'âge de quatre-vingt dix»neuf ans, il y a
apparence qu'une prompte mort l'empêcha de le
conduire à sa perfection. J'avoue que l'opinion
commune a toujours esté qu'il avoit poussé sa
vie au delà de cent ans ; et saint Jérôme, dans
une Lettre qu'il écrit à Nepotien, assure qu'il
est mort à cent sept ans accomplis; de sorte que
je ne doute point qu'il n'y ait eu une ancienne
erreur ou dans les chiffres Grecs qui ont servi
de règle à Diogene Laërce, qui ne le fait vivre
que quatre-vingt quinze années, ou dans les
premiers manuscrits qui ont esté faits de cet
Historien , s'il est vray, d'ailleurs , que les qua-
8 Discours sur Theophraste.
tre-vingt dix-neuf ans que cet Auteur se jdonne
dans cette Préface se lisent également dans
quatre manuscrits de la Bibliothèque Palatine :
c'est là que Ton a trouvé les cinq derniers
Chapitres des Caractères de Theophraste , qui
manquoient aux anciennes impressions, et que
Ton a vu deux titres, Tun du goût qu'on a pour
les vicieux, et l'autre du gain sordide, qui sont
seuls, et dénuez de leurs Chapitres.
Ainsi cet ouvrage n'est peut-estre mesme qu'un
simple fragment, mais cependant un reste précieux
de l'antiquité , et un monument de la vivacité de
l'esprit et du jugement ferme et solide de ce
Philosophe dans un âge si avancé. En effet, il a
toujours esté lu comme un chef-d'œuvre dans
son genre : il ne se voit rien où le goût Attique
se fasse mieux remarquer, et où l'élégance Grec-
que éclate davantage. On l'a appelle un livre
d'or. Les Sçavans, faisant attention ii la diversité
des mœurs qui y sont traitées et à la manière
naïve dont tous les caractères y sont exprimez,
et la comparant d'ailleurs avec celle du Poëte
Menandre, disciple de Theophraste, et qui servit
ensuite de modèle à Terence, qu'on a dans nos
jours si heureusement imité, ne peuvent s'empê-
cher de reconnoistre dans ce petit ouvrage la
première source de tout le comique, je dis de
celuy qui est épuré des pointes, des obscenitez,
Discours sur Theophraste. 9
des équivoques, qui est pris dans la nature, qui
fait rire les sages et les vertueux.
Mais peut-estre que, pour relever le mérite de
ce traité des Caractères et en inspirer la lecture,
il ne sera pas inutile de dire quelque chose de
celuy de leur Auteur. 11 estoit d'£rese, ville
de Lesbos, fils d'un Foulon. Il eut pour premier
Maistre, dans son païs , un certain Leucipe ' qui
estoit de mesme ville que luy ; de-là il passa à
l'Ecole de Platon, et s'arresta ensuite à celle
d*Âristote, où il se distingua entre tous ses dis-
ciples. Ce nouveau Maître, charmé de la facilité
de son esprit et de la douceur de son élocution,
luy changea son nom , qui estoit Tyrtame, en
celuy d'Euphraste, qui signifie celuy qui parle
bien ; et, ce nom ne répondant point assez à la
haute estime qu'il avoit de la beauté de son génie
et de ses expressions, il Tappella Theophraste,
c'est-à-dire un homme dont le langage est divin.
Et il semble que Ciceron ait enf ré dans les senti-
mens de ce Philosophe, lorsque, dans le Livre
qu'il intitule : BrutuSj ou des Orateurs illustres,
il parle ainsi : « Qui est plus fécond et plus abon-
dant que Platon ? plus solide et plus ferme
qu'Âristote? plus agréable et plus doux que
1. Un autre que Leucipe , Philosophe célèbre et disciple de
Zenon.
2
lo Discours sur Theophraste.
Theophraste ? » Et dans quelques-unes de ses
Epistres à Atticus on voit que, parlant du mesme
Theophraste, il l'appelle son amy, que la lecture
de ses livres luy étoit familière et qu'il en faisoit
ses délices.
Aristote disoit de luy et de Calistene, un autre
de ses disciples, ce que Platon avoit dit la pre-
mière fois d' Aristote mesme et de Xenocrate :
que Calistene étoit lent à concevoir et avoit Tes*
prit tardif, et que Theophraste, au contraire,
Tavoit si vif, si perçant, si pénétrant, qu'il com-
prenoit d'abord d'une chose tout ce qui en pou-
voit estre connu; que l'un avoit besoin d'espe-
ron pour estre excité, et qu'il ÊiUoit à l'autre un
frein pour le retenir.
Il estimoit en celuy-cy, sur toutes choses, un
caractère de douceur qui regnoit également dans
ses mœurs et dans son style. L'on raconte que
les disciples d'Aristote, voyant leur Maistre avancé
en âge et d'une santé fort afifoiblie , le prièrent
de leur nommer son successeur; que, comme
il avoit deux hommes dans son Ecole sur qui
seuls ce choix pouvoit tomber, Menedeme' le
Rhodien et Theophraste d'Erese, par un esprit
de ménagement pour celuy qu'il vouloit exclure,
I. M y en a eu deux autres du mesme nom : l'un Philosophe cî-
nique, l'autre disciple de Platon.
Discours sur Theophraste. 1 1
il se déclara de cette manière : il feignit, peu de
temps après que ses disciples luy eurent fait cette
prière, et en leur présence, que le vin dont il
faisoit un usage ordinaire luy estoit nuisible; il se
fit apporter des vins de Rhodes et de Lesbos, il
goûta de tous les deux, dit qu'ils ne demen-
toient point leur terroir et que chacun dans son
genre estoit excellent, que le premier avoit de
la force, mais que celuy de Lesbos avoit plus
de douceur et qu'il luy donnoit la préférence.
Quoy qu'il en soit de ce fait, qu'on lit dans Âu-
lugelle, il est certain que, lors qu'Aristote, accusé
par Eurimedon, Prestre de Gères, d'avoir mal
parlé des Dieux, craignant le destin de Socrate,
voulut sortir d'Athènes et se retirer à Calcis,
ville d'Eubée, il abandonna son Ecole au Les-
bien,luy confia ses écrits à condition de les. tenir
secrets ; et c'est par Theophraste que sont venus
jusques à nous les Ouvrages de ce grand homme.
Son nom devint si célèbre par toute la Grèce
que, successeur d'Aristote, il put conter bien-tôt
dans l'Ecole qu'il luy avoit laissée jusques à
deux mil disciples. Il excita l'envie de * So-
phocle, fils d'Amphiclide, et qui pour lors estoit
Prêteur. Celuy-cy, en effet, son ennemy, mais
sous prétexte d'une exacte police et d'empescher
I. Un autre que le PoCte tragique.
12 Discours sur Theophraste,
les assemblées, fit une loy qui défeadoit sur
peine de la vie à aucun Philosophe d'enseigner
dans les Ecoles. Ils obéirent; mais Tannée sui-
vante, Philon ayant succédé à Sophocle, qui
estoit sorti de charge, le peuple d'Athènes abro-
gea cette loy odieuse que ce dernier avoit faite,
le condamna à une amende de cinq talens, ré-
tablit Theophraste et le reste des Philosophes.
Plus heureux qu'Aristote , qui avoit esté con-
traint de céder à Eurimedon, il fut sur le point
de voir un certain Agnonide puni comme impie
par les Athéniens, seulement à cause qu'il avoit
osé Taccuser d'impiété, tant estoit grande l'affec-
tion que ce peuple avoit pour luy, et qu'il meri-
toit par sa vertu.
En effet, on luy rend ce témoignage, qu'il
avoit une singulière prudence, qu'il estoit zélé
pour le bien public, laborieux, officieux, affable,
bienfaisant. Ainsi, au rapport de Plutarque, lors-
que Erese fut accablée de Tyrans qui avoient
usurpé la domination de leur païs, il se joignit
à * Phydias, son compatriote, contribua avec luy
de ses biens pour armer Jes bannis, qui rentrè-
rent dans leur ville, en chassèrent les traîtres,
et rendirent à toute Tlsle de Lesbos sa liberté.
Tant de rares qualitez ne luy acquirent pas
I. Un Autre que le fameux Sculpteur.
Discours sur Theophraste, i3
seulement la bienveillance du peuple, mais en-
core Testîme et la familiarité des Rois. Il fut
ami de Cassandre, qui avoit succédé à Aridée,
frère d'Alexandre le Grand, au Royaume de Ma-
cédoine ; et Ptolomée, fils de Lagus et premier
Roy d'Egypte, entretint toujours un commerce
étroit avec ce Philosophe. Il mourut enfin ac-
cablé d'années et de fatigues, et il cessa tout à
la fois de travailler et de vivre. Toute la Grèce le
pleura, et tout le peuple Athénien assista à ses
funérailles.
L'on raconte de luy que, dans son extrême
vieillesse, ne pouvant plus marcher à pied, il se
faisoit porter en littiere par la ville, où il estoit
vu du peuple à qui il estoit si cher. L'on dit
aussi que ses disciples, qui entouroient son lit
lors qu'il mourut, luy ayant demandé s'il n'avoit
rien à leur recommander, il leur tint ce dis-
cours : a La vie nous séduit, elle nous promet de
a grands plaisirs dans la possession de la gloire;
« mais à peine commence-t'on à vivre, qu'il faut
« mourir. Il n'y a souvent rien de plus stérile
a que Tamour de la réputation. Cependant, mes
a disciples , contentez-vous : si vous négligez
« l'estime des hommes, vous vous épargnez à
tt vous-mesmes de grands travaux; s'ils ne rebu-
« tent point vostre courage, il peut arriver que
« la gloire sera vostre récompense. Souvenez-vous
14 Discours sur Theophraste.
a seulement qu'il y a dans la vie beaucoup de
a choses inutiles, et qu'il y en a peu qui mènent
« à une fin solide. Ce n'est point à moy à déli-
u berer sur le parti que je dois prendre, il n'est
a plus temps. Pour vous, qui avez à me survivre,
« vous ne sçauriez peser trop meurement ce que
« vous devez faire. » Et ce furent là ses dernières
paroles.
Giceron, dans le troisième Livre des Tuscu-
lanes, dit que Theophraste mourant se plaignit
de la nature, de ce qu'elle avoit accordé aux
Cerfs et aux Corneilles une vie si longue et qui
leur est si inutile, lorsqu'elle n'avoit donné aux
hommes qu'une vie très-courte, bien qu'il leur
importe si fort de vivre long-temps ; que, si l'âge
des hommes eût pu s'étendre à un plus grand
nombre d'années, il seroit arrivé que leur vie au-
roit esté cultivée par une doctrine universelle, et
qu'il n'y auroit eu dans le monde ny art ny
science qui n'eût atteint sa perfection. Et saint
Jérôme, dans l'endroit déjà cité', assure que
Theophraste, à l'âge de cent sept ans, frappé de
la maladie dont il mourut, regretta de sortir de
la vie dans un temps où il ne faisoit que com-
mencer à estre sage.
11 avoit coutume de dire qu'il ne faut pas aimer
ses amis pour les éprouver, mais les éprouver
pour les aimer; que les amis doivent estre com-
Discours sur Theophraste, i5
muns entre les frères, comme tout est commun
entre les amis ; que l'on devolt plûtost se fier à
un cheval sans frein qu'à celuy qui parle sans
jugement; que la plus forte dépense que Ton
puisse faire est celle du temps. Il dit un jour à
un homme qui se taisoit à table dans un festin :
« Si tu es un habile homme, tu as tort de ne
pas parler; mais, s'il n'est pas ainsi, tu en
sçais beaucoup.» Voilà quelques-unes de ses
maximes.
Mais si nous parlons de ses ouvrages, ils sont
infinis, et nous n'apprenons pas que nul ancien
ait plus écrit que Theophraste. Diogene Laërce
fait l'énumeration de plus de deux cens traitez
differens et sur toutes sortes de sujets qu'il a
composez; la plus grande partie s'est perdue par
le malheur des temps, et l'autre se réduit à vingt
traitez qui sont recîieillis dans le volume de ses
œuvres : l'on y voit neuf livres de l'histoire des
plantes, six livres de leurs causes ; il a écrit des
vents, du feu, des pierres, du miel , des signes
du beau temps, des signes de la pluye, des signes
de la tempeste, des odeurs, de la sueur, du ver-
tige, de la lassitude, du relâchement des nerfs,
de la défaillance, des poissons qui vivent hors de
l'eau, des animaux qui changent de couleur, des
animaux qui naissent subitement , des animaux
sujets à Tenvie, des Caractères des mœurs.
i6 Discours sur Theophrasie.
Voilà ce qui nous reste de ses écrits, entre les-
quels ce dernier seul^ dont on donne la traduc-
tion, peut répondre non seulement de la beauté
de ceux que Ton vient de déduire, mais encore
du mérite d'un nombre infini d'autres qui ne
sont point venus jusqu'à nous.
Que si quelques-uns se refroidissoient pour
cet ouvrage moral par les choses qu'ils y voyent
qui sont du temps auquel il a esté écrit, et qui
ne sont point selon leurs mœurs, que peuvent-ils
faire de plus utile et de plus agréable pour eux
que de se défaire de cette prévention pour leurs
coutumes et leurs manières, qui, sans autre dis-
cussion, non seulement les leur fait trouver les
meilleures de toutes, mais leur fait presque dé-
cider que tout ce qui n'y est pas conforme est mé-
prisable, et les prive, dans la lecture des Livres
des Anciens, du plaisir et de l'instruction qu'ils
en doivent attendre.
Nous qui sommes si modernes serons anciens
dans quelques siècles. Alors l'histoire du nostre
fera goûter à la postérité la vénalité des charges,
c'est à dire le pouvoir de protéger l'innocence, de
punir le crime et de faire justice à tout le monde,
acheté à deniers comtans comme une métairie ;
la splendeur des Partisans, gens si méprisez chez
les Hébreux et chez les Grecs. L'on entendra
parler d'une Capitale d'un grand Royaume
Discours sur Theophraste. 17
où il n'y avoit ni places publiques, ni bains, ni
fontaines, ni amphithéâtres, ny galleries, ni por-
tiques, ni promenoirs, qui estoit pourtant une
ville merveilleuse. L'on dira que tout le cours
de la vie s'y passoit presque à sortir de sa mai-
son, pour aller se renfermer dans celle d'un
autre; que d'honnestes femmes qui n'étoient ni
marchandes, ni hôtelières , avoient leurs maisons
ouvertes à ceux qui payoient pour y entrer; que
Ton avoit à choisir du dé, des cartes et de tous
les jeux; que Ton mangeoit dans ces maisons et
qu'elles estoient commodes à tout commerce.
L'on sçaura que le peuple ne paroissoit dans la
ville que pour y passer avec précipitation : nul
entretien, nulle familiarité ; que tout y estoit fa-
rouche et comme allarmé par le bruit des chars
qu'il falloit éviter, et qui s'abandonnoient au
milieu des rues, comme on fait dans une lice pour
remporter le prix de la course. L'on apprendra
sans étonnement qu'en pleine paix, et dans une
tranquillité publique, des citoyens entroient dans
les Temples, alloient voir des femmes ou visi-
toient leurs amis avec des armes offensives, et
qu'il n'y avoit presque personne qui n'eût à son
côté de quoy pouvoir d'un seul coup en tuer un
autre. Ou si ceux qui viendront après nous, rebu^
tez par des mœurs si étranges et si différentes
des leurs, se dégoûtent par là de nos mémoires,
i8 Discours sur Theophraste.
de nos poésies, de nostre comique et de nos satyres,
pouvons-nous ne les pas plaindre par avance
de se priver eux-mesmes, par cette faus:c déli-
catesse, de la lecture de si beaux ouvrages, si tra-
vaillez, si réguliers, et de la connoissance du plus
beau Règne dont jamais Thistoire ait esté embellie ?
Ayons donc pour les Livres des Anciens cette
mesme indulgence que nous espérons nous-
mesmesde la postérité, persuadez que les hommes
n'ont point d'usages ni de coutumes qui soient
de tous les siècles; qu'elles changent avec les
temps, que nous sommes trop éloignez de celleis
qui ont passé, et trop proches de celles qui
régnent encore, pour estre dans la distance qu'il
faut pour faire des unes et des autres un juste
discernement.
Alors ni ce que nous appelions la politesse de
nos mœurs, ni la bien-seance de nos coutumes,
ni nostre faste, ni nostre magnificence, ne nous
préviendront pas davantage contre la vie simple
des Athéniens que contre celle des premiers
hommes, grands par eux-mesmes, et indépen-
damment de mille choses extérieures qui ont
esté depuis inventées pour suppléer peut-estre à
cette véritable grandeur qui n'est plus.
La nature se montroit en eux dans toute sa
pureté et sa dignité , et n'estoit point encore
souillée par la vanité, par le luxe et par la sotte
Discours sur Theophraste. 19
ambition. Un homme n'estoit honoré sur la
terre qu'à cause de sa force ou de sa vertu ; il
n'estoit point riche par des charges ou des pen-
sîons, mais par son champ, par ses troupeaux,
par ses enfans et ses serviteurs; sa nourriture-
estoit saine et naturelle, les fruits de la terre, le
lait de ses animaux et de ses brebis; ses vétemens
simples et uniformes, leurs laines, leurs toisons;
ses plaisirs innocens, une grande récolte, le ma-
riage de ses enfans, Funion avec ses voisins, la
paix dans sa famille. Rien n'est plus opposé à
nos mœurs que toutes ces choses; mais l'éloigné-
ment des temps nous les fait goûter, ainsi que la
distance des lieux nous fait recevoir tout ce que
les diverses relations ou les livres de voyages
nous apprennent des païs lointains et des na-
tions étrangères.
Ils racontent une religion, une police, une
manière de se nourrir , de s'habiller, de bâtir et
de faire la guerre, qu'on ne sçavoit point, des
mœurs que l'on ignoroit ; celles qui approchent
des nôtres nous touchent, celles qui s'en éloi-
gnent nous étonnent; mais toutes nous amusent,
moins rebutez par la barbarie des manières et
des coutumes de peuples si éloignez qu'instruits
et même réjouis par leur nouveauté : il nous suf-
fit que ceux dont il s'agit soient Siamois, Chi-
nois, Nègres ou Abissins.
20 Discours sur Theophraste,
Or ceux dont Theophraste nous peint les
mœurs dans ses Caractères estoient Athéniens,
et nous sommes François ; et si nous joignons à
la diversité des lieux et du climat le long inter-
valle des temps, et que nous considérions que ce
Livre a pu estre écrit la dernière année de la
CXV. Olympiade, trois cens quatorze ans avant
FEre Chrestîenne, et qu'ainsi il y a deux mille
ans accomplis que vivoit ce peuple d'Athènes
dont il fait la peinture, nous admirerons de nous
y reconnoistre nous-mêmes, nos amis, nos en-
nemis, ceux avec qui nous vivons, et que cette
ressemblance avec des hommes séparez par tant
de siècles soit si entière. En effet, les hommes
n'ont point changé selon le cœur et selon les
passions ; ils sont encore tels qu'ils estoient alors,
et qu'ils sont marquez dans Theophraste : vains,
dissimulez, flateurs, intéressez, efifrontez, impor-
tuns, défians, médisans,querelleux, superstitieux*
Il est vray , Athènes estoit libre ; c'estoit le
centre d'une Republique, ses citoyens étoient
égaux, ils ne rougissoient point l'un de l'autre,
ils marchoient presque seuls et à pied dans une
ville propre, paisible et spatieuse, entroient dans
les boutiques et dans les marchez, achetoient
eux-mesmes les choses nécessaires; l'émulation
d'une Cour ne les faisoit point sortir d'une vie
commune*, ils reservoient leurs esclaves pour les
Discours sur Theophraste, 21
bains, les repas, pour le service intérieur des
maisons, pour les voyages ; ils passoient une par-
tie de leur vie dans les places, dans les temples,
aux amphithéâtres, sur un port, sous des por-
tiques, et au milieu d'une ville dont ils estoient
également les maistres. Là le peuple s'assembloit
pour parler ou pour délibérer des affaires pu-
bliques; icy il s'entretenoit avec les Etrangers;
ailleurs les Philosophes tantost enseignolent leur
doctrine, tantost conferoient avec leurs disciples.
Ces lieux estoient tout à la fois la scène des plai-
sirs et des affaires. Il y avoit dans ces mœurs
quelque chose de simple et de populaire, et qui
ressemble peu aux nostres, je Tavouë. Mais ce-
pendant quels hommes, en gênerai, que les Athé-
niens! et quelle ville qu'Athènes! quelles loix!
quelle police ! quelle valeur 1 quelle discipline !
quelle perfection dans toutes les sciences et dans
tous les arts ! Mais quelle politesse dans le com-
merce ordinaire et dans le langage ! Theophraste,
le mesme Theophraste dont Ton vient de dire de
si grandes choses, ce parleur agréable, cet homme
qui s'exprimoit divinement, fut reconnu étranger
et appelle de ce nom par une simple femme de
qui il achetoit des herbes au marché, et qui re-
connut, par je ne sçay quoy d'Attique qui luy
manquoit, et que les Romains ont depuis appelle
urbanité, qu'il n'estoit pas Athénien. Et 'Cice-
22 Discours sur Theophraste.
ron rapporte que ce grand Personnage demeura
étonné de voirqu*ayant vieilli dans Athènes, pos-
sédant si parÊiitement le langage Attique, et en
ayant acquis Taccent par une habitude de tant
d'années, il ne s*étoit pu donner ce que le simple
peuple avoit naturellement et sans nulle peine.
Que si Ton ne laisse pas de lire quelquefois dans
ce traité des Caractères de certaines mœurs qu'on
ne peut excuser, et qui nous paroissent ridicules^
il faut se souvenir qu'elles ont paru telles à Theo-
phraste, qui les a regardées comme des vices dont
il a fait une peinture naïve qui fit honte aux
Athéniens et qui servit à les corriger.
Enfin, dans l'esprit de contenter ceux qui re-
çoivent froidement tout ce qui appartient aux
Etrangers et aux Anciens et qui n'estiment que
leurs mœurs, on les ajoute à cet ouvrage. L'on a
crû pouvoir se dispenser de suivre le projet de ce
Philosophe, sôit parce qu'il est toujours perni-
cieux de poursuivre le travail d'autruy, sur tout
si c'est d'un Ancien ou d'un Auteur d'une grande
réputation , soit encore parce que cette unique
figure qu'on appelle description ou énumeration,
employée avec tant de succez dans ces vingt-
huit chapitres des Caractères, pourroit en avoir
un beaucoup moindre si elle estoit traitée par
un génie fort inférieur à celuy de Theophraste.
Au contraire, se ressouvenant que, parmi le
Discours sur Theophraste. 23
grand nombre des traitez de ce Philosophe rap-
portez par Diogene Laërce, il s'en trouve un
sous le titre de Proverbes, c'est à dire de pièces
détachées^ comme des reflexions ou des remar-
ques; que le premier et le plus grand Livre de
Morale qui ait esté fait porte ce mesme nom
dans les divines Ecritures, on s'est trouvé ex-
cité par de si grands modèles à suivre selon
ses forces une semblable manière * d'écrire des
mœurs , et Ton n a point esté détourné de son
entreprise par deux ouvrages de morale qui sont
encore dans les mains de tout le monde, et d'où,
faute d'attention ou par un esprit de critique,
quelques-uns pourroient penser que ces remar-
ques sont imitées.
L'un, par l'engagement de son Auteur, fait ser-
vir la Métaphysique à la Religion, faitconnoistre
l'ame, ses passions, ses vices ; traite les grands
et les sérieux motifs pour conduire à la vertu, et
veut rendre l'homme Chrétien. L'autre, qui est la
production d'un esprit instruit par le commerce
du monde, et dont la délicatesse estoit égale à la
pénétration, observant que l'amour propre est
dans l'homme la cause de tous ses foibles, l'attaque
sans relâche quelque part où il le trouve, et cette
t. L'on entend cette manière coupée dont Salomon a écrit ses
Proverbes, et nullement le fond des choses, qui son divines et
hors de toute comparaison.
24 Discours sur Theophraste.
unique pensée, comme multipliée en mille autres,
a toujours, par le choix des mots et par la variété
de l'expression, la grâce de la nouveauté.
L'on ne suit aucune de ces routes dans l'ou-
vrage qui est joint à la traduction des Caractères;
il est tout différent des deux autres que je viens
de toucher : moins sublime que le premier et
moins délicat que le second, il ne tend qu'à
rendre Phomme raisonnable, mais par des voyes
simples et communes, et en l'examinant indiffé-
remment, sans beaucoup de méthode, et selon
que les divers Chapitres y conduisent, par les
âges, les sexes et les conditions, et par les vices,
les foibles et le ridicule qui y sont attachez.
L'on s'est plus appliqué aux vices de l'esprit,
aux replis du cœur, et à tout l'intérieur de
l'homme, que n'a fait Theophraste ; et Ton peut
dire que, comme ses Caractères, par mille choses
extérieures qu'ils font remarquer dans l'homme,
par ses actions, ses paroles et ses démarches,
apprennent quel est son fond, et font remonter
jusques à la source de son dérèglement, tout au
contraire les nouveaux Caractères, déployant
d'abord les pensées, les sentimens et les mouve-
mens des hommes, découvrent le principe de
leur malice et de leurs foiblesses, font que l'on
prévoit aisément tout ce qu'ils sont capables de
dire ou de faire, et qu'on ne s'étonne plus de
Discours sur Theophrûste. 2 5
mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie
est toute remplie.
Il faut avotier que sur les titres de ces deux
ouvrages l'embarras s'est trouvé presque égal.
Pour ceux qui partagent le dernier, s'ils ne plai-
^nt point assez, Ton permet d'en suppléer d'au-
tres ; mais à l'égard des titres des Caractères de
Theophraste, la mesme liberté n'est pas accordée,
parce qu'on n'est point maistre du bien d'autruy;
il a fallu suivre l'esprit de l'Auteur, et les tra-
duire selon le sens le plus proche de la diction
Grecque, et en mesme temps selon la plus exacte
conformité avec leurs Chapitres, ce qui n'est pas
une chose facile, parce que souvent la significa-
tion d'un terme Grec traduit en François mot
pour mot n'est plus la mesme dans nostre lan-
gue : par exemple, ironie est chez nous ou une
raillerie dans la conversation, ou une figure de
Rhétorique, et chez Theophraste c'est quelque
chose entre la fourberie et la dissimulation, qui
n'est pourtant ni l'une ni l'autre, mais précisé-
ment ce qui est décrit dans le dernier chapitre.
Et d'ailleurs les Grecs ont quelquefois deux
ou trois termes assez differens pour exprimer
des choses qui le sont aussi, et que nous ne sçau-
rions gueres rendre que par un seul mot. Cette
pauvreté embarasse. En effet, l'on remarque
dans cet ouvrage Grec trois espèces d'avarice,
4
26 Discours sur Theophraste.
deux sorte» d -importuns, de§ flatteurs; de deux
manières, et autant de grands parleurs; de sorte
que les caractères de ces personnes semblent
rentrer les uns dans les autres au desavantage
du titre ; ils ne sont pas aussi toujours suivis et
parfaitement conformes^ parce que Theophraste,
emporté quelquefois par le dessein qu*il a de
faire des portraits, se trouve déterminé à ces chan-
gemens par le caractère seul et les mœurs du
personnage qu'il peint ou dont il fait la satyre.
Les définitions qui sont au commencement de
chaque Chapitre ont eu leurs difficultez : elles
sont courtes et concises dans Theophraste, selon
la force du Grec et le style d'Aristote, qui luy en
a fourni les premières idées ; on les a étendues
dans la traduction pour les rendre intelligibles.
Il se lit aussi, dans ce traité, des phrases qui ne
sont pas achevées, et qui forment un sens impar-
fait auquel il a esté facile de suppléer le véri-
table; il s'y trouve de différentes leçons, quel-
ques endroits tout à fait interrompus et qui
pouvoient recevoir diverses explications; et pour
ne point s'égarer dans ces doutes, on a suivi les
meilleurs interprètes.
Enfin, comme cet ouvrage n'est qu'une simple
instruction sur les mœurs des hommes, et qu'il
vise moins à les rendre sçavans qu'à les rendre
sages, l'on s'est trouvé exempt de le charger de
Discours sur Theophraste. l'j
longues et curieuses observations ou de doctes
commentaires qui rendissent un compte exact de
l'antiquité. L'on s'est contenté de mettre de pe-
tites notes à côté de certains endroits que Ton
a crû les mériter , afin que nuls de ceux qui ont
de la justesse, de la vivacité, et à qui il ne man-
que que d'avoir lu beaucoup, ne se reprochent
pas mesme ce petit défaut, ne puissent estre
arrestez dans la lecture des Caractères et dou-
ter un moment du sens de Theophraste.
LES
CARACTERES
DE
THEOPHRASTE
TRADUITS DU GREC
TAY admiré souvent, et favouô que je ne
^puis encore comprendre, quelque se-
krieuse reflexion que je fasse, pourquoy,
> toute la Grèce estant placée sous un
mesme ciel , et les Grecs nourris et élevez de la
mesme* manière, il se trouve néanmoins si peu de
ressemblance dans leurs mœurs. Puis donc, mon
cher Policles, qu'à Tâge de quatre- vingt dix-neuf
ans où je me trouvé, j'ai pèut-estre assez vécu pour
connoistre les hommes /que j'ay veu, d'ailleurs, pen-
dant le cours de ma vie, toute sorte de personnes,
I. Par rapport aux barbares, dont les moeurs étoieot tres-
differentes de celles des Grecs.
3o Les Caractères de Theophraste.
et de divers temperamens, et que je me suis toujours
attaché à étudier les hommes vertueux, comme ceux
qui n^estoient connus que par leurs vices , il semble
que j'ay dû marquer les* caractères des uns et des
autres, et ne me pas contenter de peindre les Grecs
en gênerai, mais mesme de toucher ce qui est per-
sonnel, et ce que quelques-uns paroissent avoir de
plus familier. J'espère, mon cher Policles, que cet
ouvrage sera utile à ceux qui viendront après nous :
il leur trace des modèles qu'ils peuvent suivre ; il
leur apprend à faire le discernement de ceux avec qui
ils doivent lier quelque commerce, et dont IMmula-
tion les portera à imiter leurs vertus et leur sa-
gesse. Ainsi je vais entrer en matière ; c'est à vou&
de pénétrer dans mon sens et d'examiner avec atten-
tion si la vérité se trouve dans mes paroles; et, saos
ÊEÛre une plus longue Pre&ce, je parleray d'abord de
la dissimulation, je définiray ce vice, je diray ce que
c'est qu'un homme dissimulé, je décriray ses mœurs,
et je traitcray ensuite des autres passions suivant le
projet que j'en ây fait.
I. Theophraste avoit dessein de traiter de toutes les vertus et
de tous les vices.
OQ^|^(^g>0
Les Caractères de Theophrasie. 3i
De la Dissimulation.
De la Flatterie.
De V Impertinent, ou du diseur de rien.
De la Rusticité.
Du Complaisant,
De Vimage d'un Coquin.
Du grand Parleur
Du Débit des nouvelles.
De V Effronterie causée par V avarice.
De VEpargne sordide.
De V Impudent y ou de celuy qui ne rougit de rien.
Du Contre-temps,
De VAir empressé.
De la Stupidité,
De la Brutalité,
De la Superstition,
De V Esprit chagrin.
De la Défiance.
D*un Vilain homme,
D'*un homme Incommode,
De la sotte Vanité.
De V Avarice.
32 Lss Caractères de Theophraste.
De VOstentation. .
De VOrgûeiU
De la Peur, ou du défaut de courage.
Des Grands d'une Republique.
D'une tardive Instruction,
De la Médisance.
De la DISSIHULATIO^
[a dissimulation n*est pas aisée à bien
\ définir. Si Ton se contente d'en faire une
simple description, l'on peut dire que
» c'est un certain art de composer ses pa-
roles et ses actions pour une mauvaise fin. Un
homme dissimulé se comporte de cette manière : il
aborde ses ennemis, leur parle et leur fait croire
par cette démarche qu'il ne les hait point ; il loue
ouvertement, et en leur présence, ceux à qui il dresse
de secrettes embûches, et il s'afflige avec eux s'il
leur est arrivé quelque disgrâce*, il semble pardon*
ner les discours offensans que l'on luy tient; il recite
froidement les plus horribles choses que l'on aura
dites contre sa réputation, et il employé les paroles
les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plai-
gnent de luy, et qui sont aigris par les injures qu'ils
en ont receuâs. S'il arrive que quelqu'un l'aborde
avec empressement, il feint des affaires et luy dit de
revenir une autrefois; il cache soigneusement tout
I. L'Anteur parle de celle qui ne vient pas de la prudence, et
que les Grecs appelloient ironie.
34 Les Caractères de Theophraste.
ce qu'il fait, et, à l'entendre parler, on croiroit tou-
jours qu'il délibère; il ne parle point indifFeremmént;
il a ses raisons pour dire tantost qu'il ne fait que
revenir de la campagne, tantost qu'il est arrivé à la
ville fort tard, et quelquefois qu'il est languisant,
ou qu'il a une mauvaise santé. Il dit à celuy qui luy
emprunte de l'argent à interest, ou qui le prie de
contribuer* de sa part à une somme que ses amis
consentent de luy prester, qu'il ne vend rien, qu'il
ne s'est jamais veu si dénué d'argent , pendant qu'il
dit aux autres que le commerce va le mieux du
monde, quoy qu'en effet il ne vende rien. Souvent,
après avoir écouté ce que l'on luy a dit, il veut fidre
croire qu'il n'y a pas eu la moindre attention ; il
feint de n'avoir pas apperçû les choses où il vient de
jetter les yeux, ou, s'il est convenu d'un fait, de ne
s'en plus souvenir; il n'a, pour ceux qui luy parlent
d'afBaires, que cette seule réponse : «J'y penseray.»
Il sçait de certaines choses, il en ignore d'autres; il
est saisi d*admiration ; d'autres fois il aura pensé
comme vous sur cet événement, et cela selon ses
di£Ferens interests ; son langage le plus ordinaire est
celuy-cy : «Je n'en crois rien, je ne comprends pas que
cela puisse estre, je ne sçay où j'en suis » ; ou bien :
« Il me semble que je ne suis pas moy-mesme » ; et en-
suite : « Ce n'est pas ainsi qu'il me l'a fait entendre, voi-
là une chose merveilleuse et qui passe toute créance,
contez cela à d'autres, dois-je vous croire ? ou me per-
9uaderay-je qu'il ne m'ait pas dît la vérité?» Paroles
I. Cette sorte de oontiibotion estoit fréquente à Athènes, et
autorisée par les lois.
Les Caractères de Tkeophraste. 35
doubles et artificieuses, dont îl faut se défier comme de
ce qu'il y a au monde de pluspemicieux : ces manières
d'agir ne partent point d'une aine simple et droite,
mais d'une mauvaise volonté ou d'un homme qui
veut nuire; le venin des Aspics est moins à craindre.
De la Flatterie.
LA fli(tterie est un commerce honteux qui n'est
utile qu'au flatteur. Si un flatteur se promené
avec quelqu'un dans la place : « Remarquez-vous,
luy dit-il> comme tout le monde a les yeux sur vous?
Cela n'arrive qu'à vous seul ; hier il fut bien parlé de
vous, et l'on ne tarissoit point sur vos louanges;
nous nous trouvâmes plus de trente personnes dans
un endroit du * Portique, et comme, par la suite du
discours, l'on vint à tomber sur celuy que l'on devoit
estimer le plus homme de bien delà ville, tous d'une
commune voix vous nommèrent, et il n'y eut pas
un seul qui vous refusât ses suf^es.» Il luy dit
mille choses de cette nature. Il affecte d'appcrcevoir
le moindre duvet qui se sera attaché à vostre habit,
de le prendre et le souffler à terre; si par hazard le
vent A fait voler quelques petites pailles sur vostre
barbe ou sur vos cheveux , il prend soin de vous
I. EM» pablic qai lerrit depuis à Zenonetà aetdisfiiplQs de
rendez-vous pour leurs disputes; ils en furent appelez StnlciellS :
car $toa, mot Grec, signifie Porti^aa.
36 Les Caractères de Theophraste.
les oster ; et, vous souriant : « Il est merveilleux, dit-il,
combien vous estes blanchi Mepuis deux jours que je
ne vous ay pas veu »; et il ajoute : « Voilà encore pour
un homme, de vostre fige' assez de cheveux noirs. »
Si celuy qu'il veut flatter prend la parole, il impose
silence à tous ceux qui se trouvent presens, et il les
force d'approuver aveuglément tout ce qu'il avance ; et
dés qu'il a cessé de parler, il se récrie : « Cela est dit
le mieux du monde, rien n'est plus heureusement
rencontré.» D'autrefois, s'il arrive à ce personnage de
faire à quelqu'un une raillerie froide, il ne manque
pas de luy applaudir, d'entrer dans cette mauvaise
plaisanterie, et, quoy qu'il n'ait nulle envie de rire,
il porte à sa bouche l'un des bouts de son manteau,
comme s'il ne pouvoit se contenir, et qu'il voulût
s*empêcher d'éclater ; et s'il l'accompagne lors qu'il
marche par la ville, il dit à ceux qu'il rencontre dans
son chemin de s'arrêter jusqu'à ce qu'il soit passé.
Il acheté des fruits et les porte chez ce citoyen, il
les donne à ses enfans en sa présence, il les baise, il
les carresse. « Voilà, dit-il, de jolis enfans et dignes
d'un tel père. » S'il sort de sa maison, il le suit ; s'il
entre dans une boutique pour essayer des souliers,
il luy dit : « Vostre pied est mieux fait que cela. » Il
l'accompagne ensuite chez ses amis, ou plûtost il
entre le premier dans leur maison et leur dit : « Un
tel me suit et vient vous rentre visite. » Et retour-
nant sur ses pas : « Je vous ay annoncé, dit-il, et
l'on se fait un grand honneur de vous recevoir. » Le
X. Allusion à la nnance que de petites pailles font dans les
cheveux..
2. Il parle à un jeune-homme.
Les Caractères de Theophrasie. 3y
flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses
les plus viles et qui ne conviennent qu'à des femmes.
S'il est invité à souper, il est le premier des conviez
à lotler le vin ; assis à table le plus proche de celuy
qui ûdt le repas, il luy répète souvent : « En vérité,
vous faites une chère délicate. » Et montrant aux
autres quelqu'un des mets qu'il soulevé du plat :
« Cela s'appelle, dit-il, un morceau friand. » Il a soin
de luy demander s'il a froid, s'il ne voudroit point
une autre robbe, et il s'empresse de le mieux cou-
vrir; il luy parle sans cesse à l'oreille, et si quel-
qu'un de la compagnie l'interroge, il luy répond né-
gligemment et sans le regarder , n'ayant des yeux
que pour un seul. Il ne faut pas croire qu'au théâtre
il oublie d'arracher des carreaux des mains du valet
qui les distribué, pour les porter à sa place et l'y
âdre asseoir plus mollement. J'ay dû dire aussi
qu'avant qu'il sorte de sa maison, il en loué l'archi-
tecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jar-
dins sont bien plantez; et s'il apperçoit quelque
part le portrait du maistre, où il soit extrêmement
flatté, il est touché de voir combien il luy ressemble
et il l'admire comme un chef-d'œuvre. En un mot,
le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hazard; mais
il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions
au dessein qu'il a de plaire à quelqu'un et d'acquérir
ses bonnes grâces.
38 Les Caractères de Theophraste.
De l'Impertinent ou du Diseur de rien*
LA 8otte envie de discourir vient d'une habitude
qu'on a contractée de parler beaucoup et sans
reflexion. Un homme qui veut parler , se trouvant
assis proche d'une personne qu'il n'a jamais veu6 et
qu'il ne connoist point, entre d'abord en matière,
l'entretient de sa femme et luy fait son éloge, luy
conte son songe, luy fait un long détail d'un repas
où il s'est trouvé, sans oublier le moindre mets ni
un seul service ; il s'échauffe ensuite dans la conver-
sation, déclame contre le temps présent, et soutient
que les hommes qui vivent présentement ne valent
point leurs pères. De là il se jette sur ce qui se débite
au marché, sur la cherté du bled, sur le grand nom-
bre d'étrangers qui sont dans la ville. Il dit qu'au
Printemps, où commencent les bacchanales*, la mer
devient navigable ; qu'un peu de pluye seroit utile
aux biens de la terre et feroit espérer une bonne
récolte; qu'il cultivera son champ l'année prochaine,
et qu'il le mettra en valeur; que le siècle est dur,
et qu'on a bien de la peine à vivre. Il apprend à cet
inconnu que c'est Damippus qui a £ût brûler la plus
belle torche devant l'Autel de Ceres' à la feste des
Mystères; il luy demande combien de colomnes
soutiennent le théâtre de la Musique, quel est le
1. Premières Bacchanales qui se celebroient dans la ville.
2. Les mystères de Ceres se celebroient la nait, et il y aYoit
Les Caractères de Theophraste. 39
quantième du mois ; il luy dit qu'il a eu la veiMe
une indigestion. Et si cet homme à qui il parle a la
patience de l*!écouter, il ne partira pas d'auprès de
luy; il luy annoncera, comme une chose nouvelle,
que les ^ Misteres se célèbrent dans le mois d'Aoust,
les ' Apaturies au mois d'Octobre , et à la campagne,
dans le mois de Décembre, les Baccanales^ Il n'y a, avec
de Si grands causeurs, qu'un parti à prendre, qui est
de s'enfuir de toute sa force et sans regarder derrière
soy, si l'on veut du moins éviter la fièvre. Car quel
moyen de pouvoir tenir contre des gens qui ne sça-
vent pas discerner ni vôtre loisir ni lé temps de vos
affiùres?
De la RusTiciré.
IL semble que la rusticité n'est autre chose qu'une
ignorance grossière des bien-seances. L'on voit, en
effet, des gens rustiques et sans réflexion sortir un
jour de médecine* et se trouver en cet état dans un !ff
lieu public parmy le monde, ne pas faire la difFe-
ime émiilation entre les Athéniens à qui y apporteroit une plus
grande torche.
1 Feste de Ceres. V. cy-dessus.
2. En François, la feste des tromperies ; elle se faisoit en Thon-
neur de Bacchns. Son origine ne fait rien aux mœurs de ce
ohaj^tre.
. 3. Secoadea Baccanales qui se celebroient en Hyveràla Cam-^ -
pagne.
4. Le texte Grec nomme nne certaine drogue qui rendoit llia-
leine fort mauvaise le jour qu'on l'avoit prise.
40 Les Caractères de Theophraste.
rence de l'odeur forte du thim ou de la marjo*
laine d'avec les parfums les plus délicieux , estre
chaussez large et grossièrement, parlër.'hàut et ne
pouvoir se réduire à un ton de voix modéré \ ne se
pas fier à leurs amis sur les moindres affaires, pen-
dant qu'ils s'en entretiennent avec leurs domesti-
ques, jusques à rendre compte à leurs moindres
valets de ce qui aura esté dit dans une assemblée
publique. On les voit assis, leur robe relevée jusques
aux genoux et d'une manière indécente. Il ne. leur
arrive pas en toute leur vie de rien admirer ny de
paroistre surpris des choses les plus extraordinaires
que l'on rencontre sur les chemins ; mais si c'est un
bœuf, un asne ou un vieux bouc, alors ils s'arrêtent
et ne se lassent point de les contempler. Si quelque-
fois ils entrent dans leur cuisine, ils mangent avide-
ment tout ce qu'ils y trouvent, boivent tout d'une
haleine une grande tasse de vin pur; ils se cachent
pour cela de leur servante, avec qui , d'ailleurs, ils
vont au moulin, et entrent dans les plus petits dé-
tails du domestique; ils interrompent leur souper, et
se lèvent pour donner une poignée d'herbes aux
bestes' de charrue qu'ils ont dans leurs étables;
heurte-t'on à leur porte pendant qu'ils disnent, ils
sont attentifs et curieux; vous remarquez toujours
proche de leur table un gros chien de cour qu'ils
appellent à eux, qu'ils empoignent par la gueule en
disant : « Voilà celuy qui garde la place, qui prend
soin de la maison et de ceux qui sont dedans. » Ces
gens, épineux dans les payemens que l'on leur fait,
I. Desboeuts.
Les Caractères de Theopkraste* 41
rebutent un grand nombre de pièces qu'ils croyent
légères, ou qui ne brillent pas assez à leurs yeux, et
qu'on est obligé de leur changer. Us sont occupez
pendant la nuit d'une charrul, d'un sac, d'une foulx,
d'une corbeille, et ils rêvent à qui ils ont preste ces
ustencilles; et lors qu'ils marchent par la ville: « Corn*
bien vaut, demandent-ils aux premiers qu'ils rencon-
trent, le poisson salé? les fourrures se vendent-
elles bien? n'est-ce pas aujourd'huy que les jeux*
nous ramènent une nouvelle lune? » D'autres fois,
ne sçachant que dire , ils vous apprennent qu'ils
vont se £edre razer , et qu'ils ne sortent que pour
cela. Ce sont ces mesmes personnes que l'on entend
chanter dans le bain, qui mettent des clous à leurs
souliers , et qui , se trouvant tous portez devant la
boutique d'Archias', achètent euxrmesmes des viandes
salées et les apportent à la main en pleine rué.
Du Complaisant."
Pouit foire une définition un peu exacte de cette
affectation que quelques-tins ont de plaire à
tout le monde, il faut dire que c'est une manière de
1. Cela est dit rustiquement ; an autre diroit que la nouvelle
lune ramené les jeux ; et, d'ailleurs , c'est comme si le jour de
Pasques quelqu'un disoit : « N'est-ce pas aujourd'hui Pasques?»
2. Fameux marchand de chairs salées, nourriture ordinaire du
peuple.
3. Ou de l'envie de plaire.
6
42 Les Caractères de Theophraste.
vivre où Ton cherche beaucoup moins ce. qui est
vertueux et honnête que ce qui est agréable. Celuy
qui a cette passion, d'aussi loin qu'il apperçoit un
homme dans la place, le salue en s'écriant : « Voilà
ce qu'on appelle un homme de bien » ; l'aborde,
l'admire sur les moindres choses, le retient avec ses
deux mains de peur qu'il ne luy échape , et, après
avoir fait quelques pas avec luy, il luy demande avec
empressement quel jour on pourra le voir, et enfin
ne s'en sépare qu'en luy donnant mille éloges. Si
quelqu'un le choisit pour arbitre dans un procez,
il ne doit pas attendre de luy qu'il luy soit plus favo-
rable qu'à son adversaire : comme il veut plaire à
tous deux, il les ménagera également. C'est dans
cette veuê que, pour se concilier tous les étrangers
qui sont dans la ville , il leur dit quelquefois qu'il
leur trouve plus de raison et d'équité que dans ses
concitoyens. S'il est prié d'un repas, il demande en
entrant à celuy qui l'a convié où sont ses en£sns;
et dés qu'ils paroissent, il se récrie sur la ressem-
blance qu'ils ont avec leur père, et que deux figues
ne se ressemblent pas mieux; il les fait approcher
de luy, il les baise, et, les ayant fait asseoir à ses deux
cotez, il badine avec eux : « A qui est, dit-il, la petite
bouteille? à qui est la jolie coignée'? » 11 les prend
ensuite sur luy et les laisse dormir sur son estomac,
quoy qu'il en soit incommodé. Celuy enfin qui
veut plaire se fait raser souvent, a un fort grand soin
de ses dents^ change tous les jours d'habits et les
1. Petits jouets que les Grecs pendoient au cou de leurs en-
fans.
Les Caractères de Theophraste. 43
quitte presque tous neufs ; il ne sort point en pu-
blic qu'il ne soit parfumé ; on ne le voit gueres dans
les salles publiques qu'auprès des * comptoirs des
Banquiers, et dans les Ecoles qu'aux endroits seu-
lement où s'exercent les jeunes gens ', ainsi qu'au
théâtre , les jours de spectacle , dans les meilleures
places et tout proche des Prêteurs. Ces gens encore
n'achètent jamais rien pour eux, mais ils envoyent
à Byzance toute sorte de bijoux précieux, des cliiens
de Sparte à Cyzique, et à Rhodes l'excellent miel du
Mont Hymette; et ils prennent soin que toute la
ville soit informée qu'ils font ces emplettes. Leur
maison est toujours remplie de mille choses curieuses
qui font plaisir à voir, ou que l'on peut donner,
comme des Singes et des 'Satyres qu'ils sçavent
nourrir, des pigeons de Sicile , des dez qu'ils font
£eiire d'os de chèvre, des phioles pour des parfums,
des cannes torses que l'on fait à Sparte, et des tapis
de Perse à personnages. Ils ont chez eux jusques à
un jeu de paulme, et une arène propre à s'exercer
à la lutte; et s'ils se promènent par la ville, et qu'ils
rencontrent en leur chemin des Philosophes, des
Sophistes^, des Escrimeurs ou des Musiciens, ils leur
offrent leur maison pour »'y exercer chacun dans
son art indifféremment; ils se trouvent presens à
ces exercices, et, se meslant avec ceux qui viennent
1. C'estoit rettdroit où s'assembloient les plus honnestes gens
de la ville.
2. Pour estre connu d'eux et en estre regardé, ainsi que de
tous ceux qui s'y trouvoient.
3. Une espèce de singes.
4. Une sorte de Philosophes vains et intéressez.
44 ^^ Caractères de Tkeophraste.
là pour regarder : « A qui croyezrvous qu'appar-
tienne une ai belle maison et cette arène si com-
mode? Vous voyez y ajoutent-ils en leur montrant
quelque homme puissant de la ville, celuy qui «n
est le mahre, et qui en peut disposer, »
De l'Image d'un Coquin.
UN coquin est celuy à qui les choses les plus
honteuses ne coûtent rien à dire ou à ûdre;
qui )ure volontiers , et Bût des sermens en |ustice
autant que l'on luy en demande; qui est perdu de
réputation, que l'on outrage impunément; qui est
un chicanneur de profession, un effronté, et qui se
mêle de toutes sortes d'affaires. Un homme de ce
caractère entre * sans masque dans une dance comi-
que ; et mesme sans estre jrvre, mais de sang froid,
il se distingue dans la dance ' la plus obscène par les
postures les plus indécentes. C'est luy qui, dans ces
lieux où l'on voit des prestiges', s'ingère de re-
cueillir l'argent de chacun des spectateurs, et qui
(ait querelle à ceux qui, estant entrez par billets,
croyent ne devoir rien payer. Il est d'ailleurs, de tous
1. Sur le théâtre avec des farceurs.
2. Cette dance,' la plus déréglée de toutes, s'appelloit en Crée
Cordax, parc« que l'on s'y servoit d'une corde pour faire des
postures.
3. Choses fort extraordinaires tdles qu'on en voit dan^ nos
foires.
Les Caractères de Theophraste- 45
métierg : tantost il tient une tayerne, tantost il est
suppoitde quelque lieu in&me, une autre fois par-
tisan; il n'y a point de si sale comnierce où il ne soit
capable d'entrer ; vous le verrez aujourd'huy crieur
public, demain cuisinier ou brelandier : tout luy est
propre. S'il a une mère, il la laisse mourir de faim ;
il est sujet au larcin, et à se voir traîner par la ville
dans une prison, sa demeure ordinaire, et où U passe
une partie de sa vie. Ce sont ces sortes de gens que
l'on voit se faire entourer du peuple, appeller ceux
qui passent et se plaindre à eux avec une voix forte
et enroOée, insulter ceux qui les contredisent ; les
uns fendent la presse pour les voir, pendant que les
autres , contens de les avoir veus, se dégagent et
poursuivent leur chemin sans vouloir les écouter;
mais ces effrontez continuent de parler ; ils disent
à celuy-cy le commencement d'un fait, quelque mot
à cet autre ; à peine peut-on tirer d'eux la moindre
partie de ce dont il s'a^t ; et vous remarquerez
qu'ils choisissent pour cela des jours d'assemblée
publique, où il y a un grand concours de monde
qui se trouve le témoin de leur insolence. Toujours
accablez de procez que l'on intente contre eux ou
qu'ils ont intentez à d'autres, de ceux dont ils se
délivrent par de faux sermens comme de ceux qui
les obligent de comparoistre, ils n'oublient jamais
de porter leur bo^te^ dans leur sein, et une liasse
de papiers entre leurs mains; vous les voyez domi-
ner parmi de vils praticiens à qui ils prêtent à usure,
retirant chaque jour une x>bole et demie de chaque
1 . Une petite boette de enivre fort légère où les phUdeart net-
toient leors titres et les pièces de leur procez.
46 Les Caractères de Theophraste.
dragme* ; ensuite fréquenter les tavernes, psrcourir
les lieux où Ton débite le poisson frais ou salé, et
consumer ainsi en bonne chère tout le profit qu'ils
tirent de cette espèce de trafic. En un mot, ils sont
querelleux et difficiles , 'ont sans cesse la bouche
ouverte à la calomnie, ont une voix étourdissante et
qu'ils font retentir dans les marchez et dans les bou-
tiques.
Du GRAND Parleur*.
CE que quelques-uns appellent babil est propre-
ment une intempérance de langue qui ne per-
met pas à un homme de se taire. « Vous ne contez
pas la chose comme elle est, dira quelqu'un de ces
grands parleurs à quiconque veut l'entretenir de
quelque affiûre que ce soit ; )'ay tout sçû, et si vous
vous donnez la patience de m'écouter, je vous ap-
prendray tout. » Et si cet autre continue de parler :
«Vous avez déjà dit cela; songez, poursuit-il, à ne
rien oublier ; fort bien ; cela est ainsi, car vous m'a-
vez heureusement remis dans le fidt ; voyez ce que
c'est que de s'entendre les uns les autres. >» Et ensuite :
« Mais que veux-)e dire ? ah ! j'oubliois une chose ; oui,
c'est cela mesme, et je voulois voir si vous tomberiez
juste dans tout ce que j'en ay appris. » C'est par de
telles ou semblables interruptions qu'il ne donne pas
1. Une obole étoit la sixième partie d'une dragme.
2. Ou du babil.
Les Caractères de Theophraste. 47
le loisir à celuy qui luy parle de respirer. Et lors
qu'il a comme assassiné de son babil chacun de ceux
qui ont voulu lier avec luy quelque entretien, il va
se )etter dans un cercle de personnes graves qui trai-
tent ensemble de choses sérieuses et les met en
fuite ; de là il entre ' dans les Ecoles publiques et
dans les lieux des exercices, où il amuse les maîtres
par de vains discours et empêche la jeunesse de
profiter de leurs leçons. S'il échape à quelqu'un de
dire : «Je m'en vais » , celuy-cy se met à le suivre,
et il ne l'abandonne point qu'il ne l'ait remis jusques
dans sa maison. Si par hazard il a appris ce qui aura
esté dit dans une assemblée de ville, il court dans
le mesme temps le divulguer; il s'étend merveilleu-
sement sur la fameuse bataille* qui s'est donnée
sous le gouvernement de l'Orateur Aristophon,
comme sur le combat ' célèbre que ceux de Lacede-
mone ont livré aux Athéniens sous la conduite de
Lisandre. Il raconte, une autre fois, quels applaudis-
semens a eu un discours qu'il a fiait dans le public,
en répète une grande partie> mêle dans ce récit en-
nuyeux des invectives contre le peuple, pendant que
de ceux qui l'écoutent les uns s'endorment, les au-
tres le quittent, et que nul ne se ressouvient d'un
1. C'estoit un crimô puni de mort à Athènes par une loy de
Solon, à laquelle on àvoît un peu dérogé au temps de Theo-
phraste.
2. Cest à dire sur U bataille d'Arbeles et la victoire d'Alexan-
dre, suivie de la mort de Darius, dont les nouvelles vinrent à
Athènes lors qu' Aristophon , célèbre Orateur, estoit premier
Magistrat.
3. Il estoit plus ancien que la bataille d'Arbeles, mais trivial
et 8ÇÛ de tout le peuple.
4^ Les Caractères de Theophraste.
seul mot qu'il aura dit. Un grand câuseur, en un mot,
s'il est sur les tribunaux, ne laisse pas la liberté de
juger; il ne permet pas que l'on mange à table; et,
s'il se trouve au théâtre, il empêche non seulement
d'entendre, mais même de voir les acteurs. On luy
fait avouer ingenuément qu'il ne luy est pas possible
de se taire, qu'il feut que sa langue se remué dans
son palais comme le poisson dans l'eau, et que -quand
on l'accuseroit d'estre plus babillard qu'une hiron-
delle, il faut qu'il parle; aussi écoute^'t'il froidement
toutes les railleries que l'on fiait de luy sur ce sujet;
et jusques à ses propres enfkns, s'ils commencent à
s'abandonner au sommeil : « Faites-nous, luy disent-
ils, un conte qui achevé de nous endormir. »
Du DEBIT DBS NOUVELLES.
UN nouvelliste, ou un conteur de febles, est un
homme qui arrange selon son caprice ou des
discours ou des faits remplis de fausseté; qui, lors
qu'il rencontre l'un de ses amis, compose son visage,
et, luy souriant : «D'où venez-vous ainsi? luy dit-il;
que nous direz-vous de bon? n'y a-t*il rien de nou-
veau ? » Et continuant de l'interroger : « Quoy donc!
n'y a-t'ii aucune nouvelle? Cependant il y a des
choses étonnantes à raconter.» Et, sans luy donner le
loisir de luy répondre : « Que dites-vous donc? pour-
suit-il; n'avez-vous rien çntendu par la ville? Je
vois bien que vous ne sçavez rien et que je vais vous
Les Caractères de Theophraste. 49
régaler de grandes nouveautez. » Alors , ou c'est un
soldat, ou le fils d'Astée le Joueur de * flûte , ou
Lycon l'Ingénieur, tous gens qui arrivent fraîche-
ment de l'armée, de qui il sçait toutes choses , car il
allègue pour témoins de ce qu'il avance des hommes
obscurs qu'on ne peut trouver pour les convaincre
de fausseté. Il asseure donc que ces personnes lujr
ont dit que le *Roy et Polispercon' ont gagné la
bataille, et que Cassandre leur ennemi est tombé ^
vif entre leurs mains ; et lorsque quelqu'un luy dit :
« Mais, en vérité, cela est-il croyable?» il luy réplique
que cette nouvelle se crie et se répand par toute la
ville, que tous s'accordent à dire la mesme chose, que
c'est tout ce qui se raconte du combat et qu'il y a
eu un grand carnage. 11 ajoute qu'il a lu cet événe-
ment sur le visage de ceux qui gouvernent; qu'il y
a un homme caché chez l'un de ces Magistrats
depuis cinq jours entiers, qui revient de la Macé-
doine, qui a tout veu et qui luy a tout dit; ensuite,
interrompant le fil de sa narration : « Que pensez-
vous de ce succez ? demande-t'il à ceux qui Técoutent.
Pauvre Cassandre! malheureux Prince! s'écrie-t'il
d'une manière touchante. Voyez ce que c'est que la
fortune! Car enfin Cassandre estoit puissant, et il
avoit avec lui de grandes forces. Ce que je vous dis,
poursuit-il, est un secret qu'il faut garder pour vous
seul » , pendant qu'il court par toute la ville le de-
1. L'usage de la flûte, très-ancien dans les troupes.
2. Aridée, frère d'Alexandre le Grand.
3. Capitaine du mesme Alexandre.
4. C'estoit un /aux bruit, et Cassandre, fila d'Antipater, dispu-
tant à Aridée et à Polîspercon la tutelle des enfans d'Alexandre,
avoit eu de l'avantage sur eux.
5o Les Caractères de Theophraste.
biter à qui le veut entendre. Je vous avoué que ces
diseurs de nouvelles me donnent de Padmiration, et
que )e ne conçois pas quelle est la fin qu'ils se pro-
posent : car, pour ne rien dire de la bassesse qu'il y a
à toujours mentir, je ne vois pas qu'ils puissent re-
cueillir le moindre fruit de cette pratique ; au con-
traire, il est arrivé à quelques-uns de se laisser voler
leurs habits dans un bain public, pendant qu'ils ne
songeoient qu'à rassembler autour d'eux une foule
de peuple et à luy conter des nouvelles; quelques
autres, après avoir vaincu sur mer et sur terre dans
le ^Portique, ont payé l'amande pour n'avoir pas
comparu à une cause appellée; enfin, il s'en est
trouvé qui, le jour mesme qu'ils ont pris une ville,
du moins par leurs beaux discours, ont manqué de
dîner. Je ne crois pas qu'il y ait rien de si misérable
que la condition de ces personnes, car quelle est la
boudque, quel est le portique, quel est l'endroit
d'un marché public , où ils ne passent tout le jour
à rendre sourds ceux qui les écoutent ou à les fiati^
guer par leurs mensonges 1
De l'Effronterie causée par l'avarice.
POUR faire connoistre ce vice, il faut dire que c'est
un mépris de l'honneur dans la vûé d'un vil
interest. Un homme que l'avarice rend effronté ose
emprunter une somme d'argent à celuy à qui il en
I. V. le chap. de la Flatterie.
Les Caractères de Theophraste. 5i
doit déjà et qu'il luy retient avec injustice. Le jour
mesme qu'il aura sacrifié aux Dieux , au Heu de
manger' religieusement chez soy une partie des
viandes consacrées, il les fait saler pour luy servir
dans plusieurs repas, et va souper chez l'un de ses
amis, et là, à table, à la veuê de tout le monde, il
appelle son valet, qu'il veut encore nourrir aux dé-
pens de son hoSte, et, luy coupant un morceau de
viande qu'il met sur un quartier de pain : « Tenez
mon ami, luy dit-il, feites bonne chère. » Il va luy-
mesme au marché acheter* des viandes cuites, et,
avant que de convenir du prix, pour avoir une meil-
leure composition du marchand, il le &it ressouvenir
qu'il luy a autrefois rendu service; il fait ensuite
peser ces viandes, et il en entasse le plus qu'il peut;
s'il en est empêché par celuy qui les luy vend, il
jette du moins quelques os dans la balance; si elle
peut tout contenir, il est satisfait ; sinon il ramasse
sur la table des morceaux de rebut comme pour se
dédommager, sourit et s'en va. Une autre fqis, sur
l'argent qu'il aura reçu de quelques étrangers pour
leur louer des places au théâtre, il trouve le secret
d'avoir sa part franche du spectacle et d'y envoyer
le lendemain ses enfans et leur Précepteur. Tout
luy fait envie, il veut profiter des bons marchez, et
demande hardiment au premier venu une chose qu'il
ne vient que d'acheter; se trouve-t'il dans une mai-
son étrangère, il emprunte jusques à l'orge et à la
paille : encore faut-il que celuy qui les luy prête
1. Cestoit la coutume des Grecs. V. le chap. du Contre-temps.
2. Comme le menu peuple, qui achetoit son souper chez les
Chaircutiers.
52 Les Caractères de Theophraste,
fittse leB frais de les fiedre porter jusques chez iuy.
Cet effronté, en un mot, entre sans payer dans .un
bain public, et là, en présence du baigneur, qui crie
inutilement contre luy, prenant le premier vase
qu'il rencontre, il le plonge dans une cuve d'airain
qui est remplie d'eau, se la' répand sur tout le
corps : « Me voilà lavé, ajoûte-t'il, autant que i'en
ay besoin » ; et, sans en avoir obligation à personne,
remet sa robe et disparoît.
De l'Epargne sordide.
CETTE espèce d'avarice est dans les hommes une
passion de vouloir ménager les plus petites
choses sans aucune fin honneste. C'est dans cet esprit
que quelques-uns , recevant tous les mois le loyer
de leur maison, ne négligent pas d'aller eux-mesmes
demander la moitié d'une obole qui manquoit au
dernier payement que l'on leur a fiiit; que d'autres,
faisant l'effort de donner à manger chez eux, ne sont
occupez pendant le repas qu'à compter le nombre
de fois que chacun des conviez demande à boire. Ce
sont eux encore dont la portion des prémices' des
viandes que l'on envoyé sur l'Autel de Diane est
toujours la plus petite. Ils apprécient les choses au
dessous de ce qu'elles valent, et de quelque bon
marché qu'un autre, en leur rendant compte, veuille
1. Les plus pauvres se lavoient ainsi pour payer moios.
2. Les Grecs oommençoient par cet offrandas leurs repas pu-
blics.
Les Caractères de Theophraste. 53
se prévaloir, ils luy soutiennent toujours qu'il a
acheté trop cher. Implacables à Tégard d'un valet
qui aura laissé tomber un pot de terre ou cassé par
malheur quelque vase d'argile , ils luy déduisent
cette perte sur sa nourriture. Mais si leurs femmes
ont perdu seulement un denier, il faut alors renver-
ser toute une maison, déranger les lits, transporter
des coffres et chercher dans les recoins les plus
cachez. Lors qu'ils vendent, ils n'ont que cette uni-
que chose en veue, qu'il n'y ait qu'à perdre pour
celuy qui acheté. Il n'est permis à personne de ctïeil-
lir une figue dans leur jardin , de passer au travers
de leur champ, de ramasser une petite branche de
palmier, ou quelques olives qui seront tombées de
l'arbre. Ils vont tous les jours se promener sur leurs
terres, en remarquent les bornes, voyent si l'on n'y
a rien changé et si elles sont toujours les mesmes.
Us tirent interest de l'interest mesme, et ce n'est
qu'à cette condition qu'ils donnent du temps à leurs
créanciers. S'ils ont invité à dîner quelques-uns de
leurs amis, et qui ne sont que des personnes du
peuple, ils ne feignent point de leur faire servir un
simple hachis, et on les a veûs souvent aller eux-
mesmes au marché pour ces repas, y trouver tout
trop cher, et en revenir sans rien acheter : « Ne pre-
nez pas l'habitude, disent-ils à leurs femmes, de
prêter vostre sel, vostre orge, vostre farine, ny
mesme du * cumin, de la 'marjolaine, des gâteaux'
1. Une sorte d'herbes.
2. Elle empêche les viandes de se corrompre, ainsi que le Tbim
et le Laurier.
3. Faits de farine et de miel , et qui senroient aux Sacrifices.
34 Les Caractères de Tkeopkraste,
pour l'autel, du cotton, de la laine, car ces petits
détails ne laissent pas de monter à la fin d'une an-
née à une grosse somme. » Ces avares, en un mot,
ont des trousseaux de cle& roûillées dont ils ne se
servent point , des cassettes où leur argent est en
dépost, qu'ils n'ouvrent jamais et qu'ils laissent moi-
sir dans un coin de leur cabinet; ils portent des
habits qui leur sont trop courts et trop étroits ; les
plus petites phiolès contiennent plus d'huile qu'il
n'en faut pour les oindre ; ils ont la teste rasée jus-
qu'au cuir, se déchaussent vers le * milieu du jour
pour épargner leurs souliers, vont trouver les fou-
lons pour obtenir d'eux de ne pas épargner la craye
dans la laine qu'ils leur ont donnée à préparer,
afin, disent ils, que leur étoffe se tache moins*.
De l'Impudent
ou de celuy q.ui ne rougit de rien.
L'impudence est £aicile à définir : il suffit de dire
que c'est une profession ouverte d'une plaisan-
terie outrée, comme de ce qu'il y a de plus honteux
et de plus contraire à la bienséance. Celui-là , par
exemple, est impudent, qui, vojrant venir vers luy
une femme de condition , feint dans ce moment
1. Parce qne, dans cette partie du jour, le froid en toute saison
estoit supportable.
2. C'estoit aussi parce que cet apprest avec de la craye, comme
le pire de tous et qui rendoit les étoffes dures et grossières, étoit
cduy qui coûtoit le moins.
Les Caractères de Theophraste. 55
quelque besoin pour avoir occasion de se montrer à
elle d'une manière deshonneste; qui se plaist à battre
des mains au théâtre lorsque tout le monde se tait, ou
à siffler les acteurs que les autres voyent et écoutent
avec plaisir; qui, couché sur le dos pendant que toute
rassemblée garde un profond silence, fait entendre
de sales hocquets qui obligent les spectateurs de
tourner la tête et d'interrompre leur attention. Un
homme de ce caractère acheté en plein marché des
noix, des pommes, toute sorte de fruits, les mange,
cause debout avec la Fruitière , appelle par leurs
noms ceux qui passent sans presque les connoistre,
en arreste d'autres qui courent par la place et qui
ont leurs affaires ; et s'il voit venir quelque plaideur,
il l'aborde, le raille et le congratule sur une cause im-
portante qu'il vient de perdre. Il va luy mesme choi-
sir de la viande, et louer pour un souper des femmes
qui jouent de la flûte; et, montrant à ceux qu'il ren-
contre ce qu'il vient d'acheter, il les convie en riant
d'en venir manger. On le voit s'arrester devant la
boutique d'un Barbier ou d'un Parfumeur, et là * an-
noncer qu'il va faire un grand repas et s'enjrvrer.
Si quelquefois il vend du vin, il le fait mêler pour
ses amis comme pour les autres sans distinction, il
ne permet pas à ses enfans d'aller à l'Amphithéâtre
avant que les jeux soient commencez et lorsque l'on
paye pour estre placé , mais seulement sur la fin du
spectacle et quand ' l'Architecte néglige les places et
1. Il y avoit des gens faineans et desoccupez qui s'assem-
bloient dans leurs boutiques.
2. L'Architecte qui avoit bâti l'Amphithéâtre , et à qui la
République donnoit le louage des places en payement.
56 Les Caractères de Theophraste.
les donne pour rlen« Estant envoyé avec quelques
autres citoyens en ambassade, il laisse chez soy la
somme que le public luy a donnée pour faire les
frais de son voyage, et emprunte de Targent de ses
Collègues; sa coutume alors est de charger son valet
de fardeaux au delà de ce qu'il en peut porter, et de
luy retrancher cependant de son ordinaire ; et, comme
il arrive souvent que l'on fait dans les villes des
presens aux Ambassadeurs, il demande sa part pour
la vendre. «Vous m'achetez toujours, dit-il au jeune
esclave qui le sert dans le bain, une mauvaise huile,
et qu'on ne peut supporter»; et il se sert ensuite de
l'huile d'un autre et épargne la sienne. Il envie à ses
propres valets qui le suivent la plus petite pièce de
monnoye qu'ils auront ramassée dans les rues, et il
ne manque point d'en retenir sa part avec ce mot* :
Mercure est commun. Il fait pis : il distribué à ses
domestiques leurs provisions dans une certaine me-
sure dont le fond, creux par dessous, s'enfonce en
dedans et s'élève comme en pyramide , et quand
elle est pleine il la rase luy-mesme avec le rouleau
le plus prés qu'il peut...' Demesme, s'il paye à quel-
qu'un trente mines' qu*il luy doit, il feût si bien qu'il
y manque quatre dragmes* doat il profite. Mais, dans
ces grands repas où il faut traiter toute une tribu *
I. Proverbe Grec, qui revient à nostre Je retiens part.
3. Quelque chose manque icy dans le texte..
3. Miue se doit prendre icy pour une pièce de monnoye.
4. Dragmes, petites pièces de monnoye dont il en faloit cent à
Athènes pour faire une mine.
5. Athènes estoit partagée en plusieurs tribus. V. le chap. de la
Médisance.
Les Caractères de Theophraste. bj
il &it recueillir, par ceux de ses domestiques qui ont
soin de la table, le reste des viandes qui ont esté
servies, pour luy en rendre compte : il seroit f&çhé
de leur laisser une rave à demi mangée.
Du Contre-temps.
CETTE ignorance du temps et de l'occasion est
une manière d'aborder les gens ou d'agir avec
eux toujours incommode et embarassante. Un im-
portun est celuy qui choisit le moment que son ami
est accablé de ses propres affaires pour luy parler
des siennes ; qui va souper chez sa maistresse le soir
mesme qu'elle a la fièvre; qui, voyant que quelqu'un
vient d'estre condamné en justice de payer pour un
autre pour qui il s'est obligé, le prie néanmoins de
répondre pour luy ; qui comparoist pour servir de
témoin dans un procez que l'on vient de juger; qui
prend le temps des noces où il est invité pour se dé-
chaîner contre les femmes ; qui entraîne à la prome-
nade des gens à peine arrivez d'un long voyage et
qui n'aspirent qu'à se reposer; fort capable d'ame-
ner des Marchands pour offrir d'une chose plus
qu'elle ne vaut après qu'elle est vendue, de se lever
au milieu d'une assemblée pour reprendre un fût
dés ses commencemens et en instruire à fond ceux
qui en ont les oreilles rebatués et qui le sçavent
mieux que luy; souvent empressé pour engager
dans une affaire des personnes qui, ne l'affectionnant
8
58 Les Caractères de Theophraste,
point, n*osent pourtant refuser d*y entrer. S'il arrive
que quelqu'un dans la ville doive faire un festin^
après avoir sacrifié, il va luy demander une portion
des viandes qu'il a préparées. Une autre fois, s'il voit
qu'un Maistre châtie devant luy son esclave : « J'ay
perdu, dit-il, un des miens dans une pareille occa-
sion; je le fis fouetter, il se désespéra et s'alla
pendre. » Enfin il n'est propre qu'à commettre de
nouveau deux personnes qui veulent s'accommoder,
s'ils l'ont £Edt arbitre de leur différent. C'est encore
une action qui luy convient fort que d'aller prendre
au milieu du repas pour danser' un homme qui est
de sang froid et qui n'a bû que modérément.
De l'Air empressé.
IL semble que le trop grand empressement est une
recherche importune ou une vaine affectation de
marquer aux autres de la bien-veillance par ses pa-
roles et par toute sa conduite. Les manières d'un
homme empressé sont de prendre sur soy l'événe-
ment d'une affaire qui est au dessus de ses forces
et dont il ne sçauroit sortir avec honneur, et, dans
1. Les Grecs, le jour mesme qu'ils avoient sacrifié, ou sou*
poient avec leurs amis, ou leur envoyoient à chacun une portion
de la victime. CeStoit donc un contre-temps de demander sa
part prématurément, et lorsque le festin estoit résolu auquel on
pouvoit mesme estre invité. .
2. Cela ne se faisoit chez les Grecs qu'après le repas et lorsque
les tables estoient enlevées.
Les Caractères de Theophraste. 59
une chose que toute une assemblée juge raisonnable,
et où il ne se trouve pas la moindre difficulté, d'in-
sister long-temps sur une légère circonstance pour
estre ensuite de l'avis des autres; de faire beaucoup
plus apporter de vin dans un repas qu'on n'en peut
boire ; d'entrer dans une querelle où il se trouve
présent d'une manière à l'échaufer davantage. Rien
n'est aussi plus ordinaire que de le voir s*offrir à
servir de guide dans un chemin détourné qu'il ne
connoît pas et dont il ne peut ensuite trouver l'issue;
venir vers son General, et luy demander quand il
doit ranger son armée en bataille, quel jour il faudra
combattre, et s'il n'a point d'ordres à luy donner
pour le lendemain ; une autre fois, s'approcher de
son père : « Ma mère , luy dit-il mystérieusement,
vient de se coucher et ne commence qu'à s'endor-
mir » ; s'il entre enfin dans la chambre d'un malade
à qui son médecin a défendu le vin, dire qu'on peut
essayer s'il ne luy fera point de mal, et le soutenir
doucement pour luy en faire prendre. S*îl apprend
qu'une femme soit morte dans la ville, il s'ingère de
fidre son épitaphe ; il y fait graver son nom, celuy
de son mari, de son père, de sa mère, son pays, son
origine, avec cet éloge : Ils avaient* tous de la vertu.
S'il est quelquefois obligé de jurer devant des Juges
qui exigent son serment : « Ce n'est pas, dit-il en
perçant la foule pour paroistre à l'audience, la pre-
mière fois que cela m'est arrivé. »
I. Formule d'épitaphe.
6o Les Caractères de Theophraste.
De la Stupidité.
LA stupidité est en nous une pesanteur d^esprit
qui accompagne nos actions et nos discours. Un
homme stupide, ayant luy-mesme calculé avec des
jetions une certaine somme, demande à ceux qui le
regardent faire à quoy elle se monte ; s'il est obligé
de paroistre dans un jour prescrit devant ses Juges
pour se défendre dans un procez que Ton luy fait,
il l'oublie entièrement, et part pour la campagne;
il s'endort à un spectacle, et ne se réveille que long-
temps après qu'il est fini et que le peuple s'est re~
tiré; après s' estre rempli de viandes le soir, il se levé
la nuit pour une indigestion, va dans la rué se sou-
lager, où il est mordu d'un chien du VQisinage; il
cherche ce qu'on vient de luy donner, et qu'il a mis
luy-même dans quelque endroit, où souvent il ne
peut le retrouver. Lors qu'on l'avertit de la mort de
l'un de ses amis afin qu'il assiste à ses funérailles,
il s'attriste, il pleure, il se désespère, et, prenant une
façon de parler pour une autre : «A la bonne heure »»
ajoûte-t'il , ou une pareille sottise. Cette précaution
qu'ont les personnes sages de ne pas donner sans
témoins* de l'argent à leurs créanciers, il l'a pour
en recevoir de ses débiteurs. On le voit quereller
son valet dans le plus grand froid de l'hyver pour ne
I. Les témoins étoient fort en usage chez les Grecs dans les
payemens et dans tous les actes.
Les Caractères de Theophraste. 6i
luy avoir pas acheté des concombres. S*ii s^avise un
jour de âiire exercer ses enfans à la hitte ou à la
course, il ne leur permet pas de se retirer qu'ils ne
soient tout en sueur et hors d'haleine. Il va cueillir
luy-mesme des lentilles, les fait cuire, et, oubliant
qu'il 7 a mis du sel, il les sale une seconde fois, de
sorte que personne n'en peut goûter. Dans le temps
d'une pluye incommode et dont tout le monde se
plaint , il luy échapera de dire que l'eau du Ciel est
une chose délicieuse. Et si on luy demande par
hazard combien il a vu emporter de morts* par la
porte sacrée : « Autant , répond-il, pensant peut-
estre à de l'argent ou à des grains, que je voudrois
que vous et moy en pussions avoir. »
De la Brutalité.
LA brutalité est une certaine dureté, et l'ose dire
une férocité, qui se rencontre dans nos manières
d'agir et qui passe mesme jusqu'à nos paroles. Si
vous demandez à un homme brutal : « Q.u'est devenu
un tel?» il vous répondra durement: «Ne me rom-
pez point la teste. » Si vous le saluez, il ne vous fait
pas l'honneur de vous rendre le salut. Si quelquefois
il met en vente une chose qui luy appartient, il est
inutile de luy en demander le prix, il ne vous écoute
I. Pour estre enterrez hors de la ville suivant la Loy de
Solon.
02 Les Caractères de Theophraste.
pas ; mais il dit fièrement à celuy qui la marchande :
« Qu'y trouvez-vous à dire?» Il se mocque de la
pieté de ceux qui envoyent leurs offrandes dans les
Temples aux jours d'une grande célébrité : « Si leurs
priereSy dit-il, vont jusques aux Dieux, et s'ils en ob-
tiennent les biens qu'ils souhaitent, l'on peut dire
qu'ils les ont bien payez, et qu'ils ne leur sont pas
donnez pour rien. » Il est inexorable à celuy qui,
sans dessein, l'aura poussé légèrement, ou luy aura
marché sur le pied : c*est une faute qu'il ne pardonne
pas. La première chose qu'il dit à un ami qui luy
emprunte quelque argent, c'est qu'il ne luy en pres-
tera point ; il va le trouver ensuite, et le luy donne
de mauvaise grâce, ajoutant qu'il le compte perdu.
Il ne luy arrive jamais de se heurter à une pierre
qu'il rencontre en son chemin sans luy donner de
grandes malédictions. Il ne daigne pas attendre per-
sonne, et si l'on diffère un moment à se rendre au
lieu dont l'on est convenu avec luy, il se retire. Il se
distingue toujours par une grande singularité, ne
veut ny chanter à son tour, ny reciter* dans un repas,
ni même danser avec les autres. En un mot, on ne
le voit gueres dans les Temples importuner les Dieux
et leur foire des vœux ou des sacrifices.
I . Les Grecs recitoient i table quelques beaux endroits de leurs
Poètes et dansoient ensemble après le repas. V. le chap. du
Contre-temps.
Les Caractères de Theophraste. 63
De la Superstition.
LA superstition semble n'estre autre chose qu'une
crainte mal réglée de la Divinité. Un homme
superstitieux, après avoir lavé ses mains et s'estre
purifié avec de Peau* lustrale, sort du Temple et se
promené une grande partie du jour avec une feuille
de laurier dans sa bouche. S'il voit une belette , il
s'arreste tout court, et il ne continué pas de marcher
que quelqu'un n'ait passé avant luy par le mesme
endroit que cet animal a traversé, ou qu'il n'ait jette
luy-mesme trois petites pierres dans le chemin,
comme pour éloigner de luy ce mauvais présage. En
quelque endroit de sa maison qu'il ait apperçû un
Serpent, il ne diffère pas d'y élever un Autel. Et dés
qu'il remarque dans les carrefours de ces pierres
que la dévotion du peuple y a consacrées, il s'en
approche, verse dessus toute l'huile de sa phiole,
plie les genoux devant elles et les adore. Si un rat
luy a rongé un sac de farine, il court au Devin, qui
ne manque pas de luy enjoindre d'y £aire mettre une
pièce ; mais, bien loin d'estre satisfait de sa réponse,
effirayé d'une avanture si extraordinaire, il n'ose plus
se servir de son sac et s'en défiût. Son foible encore
est de purifier sans fin la maison qu'il habite , d'é-
I. Une eau où Ton avoit éteint un tison ardent pris sur l'Autel
où l'on brûloit la victime. Elle estoit dans une chaudière à la
porte du temple; Ton s'en lavoit soy-mesme, ou l'on s'en faisoit
laver par les Prestres.
64 Les Caractères de Theophraste.
viter de s'asseoir sur un tombeau, comme d'assister
à des funérailles, ou d'entrer dans la chambre d'une
femme qui est en couche. Et lors qu'il luy arrive
d'avoir pendant son sommeil -quelque vision, il va
trouver les Interprètes des songes , les Devins et les
Augures, pour sçavoir d'eux à quel Dieu ou à quelle
Déesse il doit sacrifier. Il est fort exact à visiter sur
la fin de chaque mois les Prestres d'Orphée pour se
faire initier * dans ses mystères ; il y mena sa femme,
ou, si elle s'en excuse par d'autres soins, il y fait
conduire ses enfans par une nourrice. Lors qu'il
marche par la ville, il ne manque gueres de se laver
toute la teste avec de l'eau des fontaines qui sont
dans les places. Quelquefois il a recours à des Pres-
tresses, qui le purifient d'une autre manière, en liant
et étendant autour de son corps un petit chien ou
de la* squille. Enfin, s'il voit un homme frappé d'é-
pilepsie, saisi d'horreur, il crache dans son propre
sein comme pour rejetter le malheur de cette ren-
contre.
De l'Esprit chagrin.
L'esprit chagrin fait que l'on n'est jamais content
de personne, et que l'on fait aux autres mille
plaintes sans fondement. Si quelqu'un fait un festin,
1. Instruire de ses mystères.
2. Espèce d'oignon marin.
Les Caractères de Theophraste. 65
et qu'il se souvienne d'envoyer * un plat à un homme
de cette humeur, il ne reçoit de luy pour tout re-
merciement que le reproche d'avoir esté oublié : « Je
n'étois pas digne, dit cet esprit querelleux, de boire
de son vin ny de manger à sa table. » Tout luy est
suspect, jusqu'aux caresses que luy fait sa maîtresse :
« Je doute fort, luy dit-il, que vous soyez sincère,
et que toutes ces démonstrations d'amitié partent
du cœur. » Après une grande sécheresse venant
enfin à pleuvoir , comme il ne peut se plaindre de
la pluye, il s'en prend au Ciel de ce qu'elle n'a pas
commencé plûtost. Si le hazard luy fait voir une
bourse dans son chemin, il s'incline : « Il y a des
gens, ajoûte-t'il, qui ont du bonheur; pour moy, je
n'ay jamais eu celuy de trouver un trésor, » Une
autre fois, ayant envie d'un esclave, il prie instam-
ment celuy à qui il appartient d'y mettre le prix ; et
dés que celuy-cy, vaincu par ses importunitez, le luy
a vendu, il se repent de l'auoir acheté : «Ne suls-je
pas trompé? demande-t'il, et exigeroit-on si peu
d'une chose qui seroit sans défauts?» A ceux qui luy
font les complimens ordinaires sur la naissance d'un
fils et sur l'augmentation de sa famille. « Ajoutez,
leur dit-il, pour ne rien oublier , sur ce que mon
bien est diminué de la moitié. » Un homme chagrin,
après avoir eu de ses Juges ce qu'il demandoit, et
l'avoir emporté tout d'une voix sur son adversaire,
se plaint encore de celuy qui a écrit ou parlé pour
luy de ce qu'il n'a pas touché les meilleurs moyens
de sa cause ; ou, lorsque ses amis ont fait ensemble
I. C'a esté la coutume des Juifs et d'autres peuples Orientaux,
des Grecs et des Romains.
66 Les Caractères de Theophraste.
une certaine somme pour le secourir dans un besoin
pressant, si quelqu'un I*en félicite et le convie à
mieux espérer de la fortune î « Comment, luy répond-
il, puis^je estre sensible à la mmndre foye, quand je
pense que je dois rendre cet argent à chacun de ceux
qui me l'ont prêté, et n'estre pas encore quitte
envers eux delà reconnoissance de leur bienfait?»
De la Défiance.
L'ESPRrr de défiance nous fait croire que tout le
monde est capable de nous tromper. Un homme
défiant, par exemple, s'il envoyé au marché l'un de
ses domestiques pour y acheter des provisions, il le
fait suivre par un autre qui doit luy rapporter fidel-
lement combien elles ont coûté. Si quelquefois U
porte de l'argent sur soy dans un voyage, il le calcule
à chaque stade * qu'il fait pour voir s'il a son compte.
Une autre fois, étant couché avec sa femme, il luy
demande si elle a remarqué que son coffre fort fût
bien fermé, si sa cassette est toujours scellée, et si
l'on a eu soin de bien fermer la porte du vestibule;
et, bien qu'elle l'asseure que tout est en bon état,
l'inquiétude le prend, il se levé du lit, va en che-»
mise et les pieds nuds, avec la lampe qui brûle dans
sa chambre, visiter lui-même tous les endroits de sa
maison, et ce n'est qu'avec beaucoup de peine qu'il
s'endort après cette recherche. Il mené avec lui des
I. Six cens pas.
Les Caractères de Theophraste. 67
témoins quand il va demander se^ arrérages, aââ
qu'il ne prenne pas un jour envie à ses débiteurs de
luy denier sa dette. Ce n*est point chez le foulon qui
passe pour le meilleur ouvrier qu'il envoyé teindre sa
robe, mais chez celuy qui consent de ne point la
recevoir sans donner caption. Si quelqu'un se ha-
sarde de luy emprunter quelques vases'/ il. les luy
refuse souvent, ou, s'il les accorde *, il ne les laisse
pas enlever c^u'ils ne soient pesez; il fait, suivre celuy
qui les emporte, et envoyé dés le lendemain prier
qu'on les luy* renvoyé. A-t'il un esclave qu'il affec^
tionne et qui l'accompagne dans la ville, il le fait
marcher devant luy, de peur que, s'il le perdoit de
veuô , il ne luy échapât et ne prît la fuite. A un
homme qui, emportant de chez luy quelque chose
que ce soit, luy diroit : « Estimez cela et mettez-le
sur mon compte », il répondroit qu'il faut le laisser
où on l'a pris, et qu'il a d'autres af£Eiir<s que celle
de courir après son argent.
D'un Vilain homme.
CE caractère suppose toujours dans un homme
une extrême malpropreté et une négligence
pour sa personne qui passe dans l'excez et qui blesse
ceux qui s'en apperçoivent. Vous le verrez quelque-
1. D'or ou d'argent.
** Ce qui se lit entre les deux étoiles n'est pas dans le Grec,
où le sens est interrompu ; mais il est suppléé par quelques in-
terprètes.
68 Les Caractères de Theophraste.
fois tout couvert de lèpre, avec des ongles longs et
mal propres, ne pas laisser de se mêler parmy le
monde, et croire en estre quitte pour dire que c'est
une maladie de famille, et que son père et son
ayeul y estoient sujets. Il a aux jambes des ulcères ;
on luy voit aux mains des poireaux et d'autres sale-
tez qu'il néglige de faire guérir ; ou , s'il pense à y
remédier , c'est lorsque le mal, aigri par le temps,
est devenu incurable. Il est hérissé de poil sous les
aisselles et partout le corps comme une beste fauve;
il a les dents noires, rongées, et telles que son abord
ne se peut souffrir. Ce n'est pas tout : il crache ou il
se mouche en mangeant, il parle la bouche pleine,
fait en buvant des choses contre la bienséance, ne se
sert jamais au bain que d'une huile qui sent mauvais,
et ne paroist gueres dans une assemblée publique
qu'avec une vieille robbe et toute tachée. S'il est
obligé d'accompagner sa mère chez les Devins, il
n'ouvre la bouche que pour dire des choses de mau-
vaise augure*. Une autre fois, dans le Temple, et en
faisant des libations', il luy échapera des mains une
coupe ou quelque autre vase, et il rira ensuite de
cette avanturej comme s'il avoit fait quelque chose
de merveilleux. Un homme si extraordinaire ne sçait
point écouter un concert ou d'excellens joueurs de
flûtes : il bat des mains avec violence comme pour
1. Les Anciens avoient un grand égard pour les paroles qui
estoient proférées, mesme par hazard, par ceux qui venoient
consulter les Devins et les Augures, prier ou sacrifier dans les
Temples.
2. Cérémonies où l'on répandoit du vin ou du lait dans les
sacrifices.
Les Caractères de Theophraste. 69
leur applaudir, ou bien il suit d'une voix désagréable
le mesme air qu'ils jouent ; il s'ennuye de la sym-
phonie, et demande si elle ne doit pas bien-tos^
finir. Enfin si, estant assis à table, il veut cracher'
c'est justement sur celuy qui est derrière luy pour
donner à boire.
D'un homme Incommode.
CE qu'on appelle un fâcheux est celuy qui, sans
faire à quelqu'un un fort grand tort, ne laisse
pas de l'embarasser beaucoup; qui, entrant dans la
chambre de son ami qui commence à s'endormir, le
réveille pour l'entretenir de vains discours ; qui, se
trouvant sur le bord de la mer, sur le point qu'un
homme est prest de partir et de monter dans son
vaisseau, l'arreste sans nul besoin et l'engage insen-
siblement à se promener avec luy sur le rivage ; qui,
arrachant un petit enfant du sein de sa nourice pen-
dant qu'il tette, luy fait avaler quelque chose qu'il a
mâché, bat des mains devant luy, le caresse et luy parle
d'une voix contrefaite ; qui choisit le temps du repas,
et que le potage est sur la table, pour dire qu'ayant
pris médecine depuis deux jours, il est allé par haut et
par bas, et qu'une bile noire et recuite estoit mêlée
dans ses déjections ; qui, devant toute une assemblée,
s'avise de demander à sa mère quel jour elle a accou-
ché de luy; qui, ne sçachant que dire, apprend que
Teau de sa cisterne est fraîche, qu'il croist dans son
jardin de bonnes légumes, ou que sa maison est ou-
70 Les Caractères de Theophraste.
verte à tout le monde comme une hôteUerie; qui
s'empresse de faire connoistre à ses hôtes un parasite*
qu*il a chez luy ; qui l'invite, à table, à se mettre en
. bonne humeur et à réjouir la compagnie.
De la sotte Vanité.
LA sotte vanité semble estre une passion inquiète
de se faire valoir par les plus petites choses, ou
de chercher dans les sujets les plus frivoles du nom
et de la distinction. Ainsi un homme vain, s*il se
trouve à un repas, affecte toujours de s'asseoir
proche de celuy qui l'a convié. Il consacre à Apol-
lon la chevelure d'un fils qui luy vient de naistre ;
et dés qu'il est parvenu à l'âge de puberté, il le con-
duit* luy-mesme à Delphes, luy coupe les cheveux
et les dépose dans le temple comme un monument
d'un vœu solemnel qu'il a accompli. II aime à se
fiaire suivre par un Maure. S'il fait un payement, il
affecte que ce soit dans une monnoye toute neuve
et qui ne vienne que d'estre frapée. Après qu'il a im-
molé un bœuf devant quelque Autel, il se fait reser-
ver la peau du front de cet animal, il l'orne de
rubans et de fleurs, et l'attache à l'endroit de sa mai-
I. Mot Grec qui signifie celuy qui ne mange que chez autrui.
3. Le peuple d'Athènes ou les personnes plus modestes se con-
tentoient d'assembler leurs parens, de couper en leur présence
les cheveux de leur fils parvenu à l'âge de puberté, et de les con-
sacrer ensuite à Hercule, ou à quelque autre Divinité qui avoît un
Temple dans la ville.
Les Caractères de Tkeopkraste, 71
son le plus exposé à la veuô de ceux qui passent,
afin que personne du peuple n'ignore quUl a sa-
crifié un bœuf. Une autre fois, au retour d'une
cavalcade qu'il aura £ciite avec d'autres citoyens, il
renvoyé chez soy par un valet tout son équipage, et
ne garde qu'une riche robe dont il est habillé et
qu'il traîne le reste du jour dans la place publique.
S'il luy meurt le moindre petit chien, il l'enterre,
luy dresse un épitaphe avec ces mots : // estait
de race de Malte*. 11 consacre un anneau à Esculape,
qu'il use à force d'y pendre des couronnes de fieurs.
Il se parfume tous les jours. Il remplit avec un
grand faste tout le temps de sa Magistrature, et, sor-
tant de charge, il rend compte au peuple avec osten-
tation des sacrifices qu'il a faits, comme du nombre
et de la qualité des victimes qu'il a immolées. Alors,
revêtu d'une robe blanche et couronné de fleurs, il
paroist dans l'assemblée du peuple : «Nous pouvons,
dit-il, vous asseurer, ô Athéniens, que pendant le
temps de nostre gouvernement nous avons sacrifié
à Cybele, et que nous luy avons rendu des honneurs
tels que les mérite de nous la mère des Dieux ; espé-
rez donc toutes choses heureuses de cette Déesse. »
Après avoir parlé ainsi, il se retire dans sa maison, où
il fiEÛt un long récit à sa femme de la manière dont
toutes choses se sont passées et comme elles luy
ont réussi au delà de ses souhaits.
I. Cette Isle portoit de petits chiens tort estimez.
Les Caractères de Theophraste,
De l*Avarice.
CE vice est dans Phomme un oubli de Phonneur
et de la gloire quand il s'agit d'éviter la moin-
dre dépense. Si un homme a remporté le prix de la
tragédie*, il consacre à Bacchus des guirlandes ou
des bandelettes faites avec de Técorce de bois , et il
fait graver son nom sur un présent si magnifique.
Quelquefois, dans les temps difficiles, le peuple est
obligé de s'assembler pour régler une contribution
capable de subvenir aux besoins de la Republique;
alors il se levé et garde le silence*, ou, le plus sou-
vent, il fend la presse et se retire. Lors qu'il marie
sa fille, et qu'il sacrifie selon la coutume, il n'aban-
donne de la victime que les parties* seules qui doi-
vent être brûlées sur l'Autel : il reserve les autres
pour les vendre; et comme il manque de domesti-
ques pour servir à table et estre chargé du soin des
noces, il loue des gens pour tout le temps de la feste
qui se nourrissent à leurs dépens et à qui il donne
une certaine somme. S'il est Capitaine de Galère,
voulant ménager son lit, il se contente de coucher
indifféremment avec les autres sur de la natte qu'il
emprunte de son Pilote. Vous verrez une autre fois cet
1. Qu'il a faite ou recitée.
2. Ceux qui vouloient donner se levoient et offroient une
somme; ceux qui ne vouloient rien donner ^e levoient et se tai-
soient.
3. C'estoit les cuisses et les intestins.
Les Caractères de Theophraste. 73
homme sordide acheter eh pleht marché des Viande»
cuites^ toute sorte d'herbes, et les porter hardiment
dans son sein et sous sa robe. S'il Pa un jour envoyée
chez le Teinturier pour la détacher, comme il n*en
a pas une seconde pour sortir^ il est obligé de garder
la chambre. Il sçail éviter dans la place la.rencontre
d'un ami pauvre qui pourroit hxj demander' comme
aux autres quelque secours; il se détourne de Iny
et reprend le chemin de sa maison. Il ne . donne
point de servantes à sa femme y content de luy en
louer quelques-unes pour l'accompagner à la ville
toutes les fois qu'elle sort; Enfin, ne pensez pas que
ce soit un autre que luy qui ballie le matin sa cham-
bre, qui fasse son lit et le nettoyé. Il faut ajouter
qu'il porte un manteau usé, sale et tout couvert de
taches; qu*en ayant honte luy-mesme, il le retourne
quand il est obligé d'aUer tenir sa place dans quelque
assemblée.
De l'Ostentation.
JE ^'estime pas que Ton puisse donner une idée
plus juste de l'ostentation qu'en disant que
c'est dans l'homme une passion de faire montre
d'un bien ou des avantages qu'il n'a pas. Celuy en
qui elle domine s'arreste dans l'endroit du Pyrée'
t. Par forme de cootribatioii. V. les chap» de la Dissimulation
et de l'Esprit chagrin.
2. Port à Athènes fort célèbre.
10
74 Les Caractères de Theophraste.
où les Marchands étalent et où se trouve un plus grand
nombre d'étrangers ; il entre en matière avec eux,
il leur dit qu'il a beaucoup d'argent sur la mer, il
discourt avec eux des avantages de ce commerce, des
gains immenses qu'il y a à espérer pour ceux qui y
entrent, et de ceux sur tout que luy qui parle y a
faits. Il aborde dans un voyage le premier qu'il
trouve sur son chemin, luy fiait compagnie et luy dit
bien-tôt qu'il a servi sous Alexandre, quels beaux
vases et tout enrichis de pierreries il a rapporté de
l'Asie , quels excellens ouvriers s'y rencontrent, et
combien ceux de l'Europe leur sont inférieurs*, il
se vante, dans une autre occasion, d'une lettre qu'il a
receué d'Antipater*, qui apprend que luy troisième
est entré dans la Macédoine. Il dit une autre fois que,
bien que les Magistrats luy ayent permis tels trans-
ports' de bois qu'il luy plairoit sans payer de tribut,
pour éviter néanmoins l'envie du peuple, il n'a point
voulu user de ce privilège. II ajoute que pendant
une grande cherté de vivres il a distribué aux pauvres
citoyens d'Athènes jusques à la somme de cinq ta-
lens*; et s'il parle à des gens qu'il ne connoist point
et dont il n'est pas mieux connu, il leur fait prendre
t. C'estoit coptre l'opinion commune de toute la Grèce.
2. L'un des Capitaines d'Alexandre le Grand, et dont la famille
régna quelque temps dans la Macédoine.
3. Parce que les Pins, les Sapins, les Cyprès, et tout autre bois
propre à construire des vaisseaux, estoîent rares dans le pays
Attîque, l'on n'en permettoit le transport en d'autres pays qu'en
» payant un fort gros tribut.
4. Un talmt Attique, dont il s'agit, valoit soixante mines Atti-
ques; une mine, cent dragmes; unedragme, six oboles. Le talent
Attique valoit quelques six cens écus de nostre monnoye.
Les Caractères de Theophraste, jb
des jettons, compter le nombre dé ceux à qui il a fait
ces largesses; et quoy qu'il monte à plus de six cens
personnes, il leur donne à tous des noms conve-
nables ; et après avoir supputé les sommes particu-
lières qu'il a données à chacun d'eux, il se . trouve
qu'il en resuite le double de ce qu'il pensoit, et que
dix taiens y sont employez : « Sans compter, pour-
suit-il, les Galères que j'ay armées à mes dépens et
les charges publiques que )*ay exercées à mes frais et
sans recompense. » Cet homme futueux va chez un
fameux Marchand de chevaux, fût sortir de Técurie
les plus beaux et les meilleurs, fait ses offres comme
s'il vouloit les acheter. De mesme il visite les foires
les plus célèbres, entre sous les tentes des Marchands,
se ^t déployer une riche robe et qui vaut jusqu'à
deux taiens, et Si sort en querellant son valet de ce
qu'il ose le suivre sans porter* de l'or sur luy pour
les besoins où l'on se trouve. Enfin, s'il habite une
maison dont il paye le loyer, il dit hardiment à quel-
qu'un qui l'ignore que c'est une maison de famille
et qu'il a héritée de son père , mais qu'il veut s'en
défaire, seulement parce qu'elle est trop petite pour
lé grand nombre d'étrangers qu'il retire' chez luy.
I
De l'Orgueil.
L faut définir l'orgueil une passion qui fait que
de tout ce qui est au monde l'on n'estime que
I. Coutume des Anciens.
3. Par droit d'hospiUlité.
76 Lu Caractères de Theophraste.
-êcif* Un homme âer et supeifbe n'écoute pas celuy
^MÏ Vàhoidt dans la place pour luj parler de quel-
que af&dre; mais, sans s*arrester, et se jfoisant suivre
quelque . temps, il Ivlj dit enfin qu'on peut le voir
•prés, son ao.uper. Si l'on a receu de luy le moindre
kkpnr-fajtf il ne veut pas qu'on en perde jamais le
•ouTenir, il le reprochera en pleine ruô à la vue
de toirt le monde. N'attendez pas de luy qu'en quel-
que endroit qu'il vous rencontre il s'approche de
vous, et qu'il vous parle le premier. De mesme,
au lieu d'expédier sur le champ des Marchands ou
des ouvriers, il ne feint point de les renvoyer au
lendemain matin et à l'heure de son lever. Vous le
voyez marcher dans les rues de la Ville la teste bai»-
•ée, s^ns daigner parler à personne de ceux qui vont
et viennent. S'il se fiimiliarise quelquefois jusques à
inviter ses amis à un repas, il prétexte des raisons
pour ne pas se mettre à table et manger avec eux,
et il charge ses principaux domestiques du soin de
les régaler. Il ne luy arrive point de rendre visite à
personne sans prendre la précaution d'envoyer quel-
qu'un des siens pour avertir qu'il va venir*. On ne le
voit point chez luy lorsqu'il mange ou qu'il se ■par-
fume. Il ne se donne point la peine de régler luy-
mesme des parties, mais il dit négligemment à un
valet de les calculer, de les arrester et les passer à
compte. Il ne sçait point écrire dans une lettre : «Je
vous prie de me fiedre ce plaisir, ou de me rendre ce
service »; mais : «J'entends que cela soit ainsi ; j'envoye
un homme vers vous pour recevoir une telle ehose^;
1. V. lech. de laFIaterie.
2. Avec des huiles de senteur.
Les Caractères de Theopkraste. 77
je ne veux pas que Taflàire se passe autrement; faîtes
ce que je vous dis^ proiûptement pt «ans diffem'. »
Voilà «on ^tile* j
De la Peur ou du néFAUT de courage.
CETTE crainte est un mouvement de Tame qui
8*ébranle et qui cède en veué d'un péril vray
ou imaginaire, et l'homme timide est celuy dont je
vais faire la peinture. S'U luy arrive d'estre sur la
mer, et s'il apperçoit de loin des dunes ou des pro-
montoires, la peur luy fait croire que c'est le débris
de quelques vaisseaux qui ont fait naufrage sur cette
coste. Aussi tremble-t'il au moindre flot qui s'élève,
et il s'informe avec soin si tous ceux qui navigent
avec luy sont * initiez. S'il vient à remarquer que le
Pilote fait une nouvelle manœuvre ou semble se
détourner comme pour éviter un écûeil, il l'inter-
roge, il luy demande avec inquiétude s'il ne croit pas
s'estre écarté de sa route, s'il tient toujours la haute
mer, et si les 'Dieux sont propices; après cela il se
met à raconter une vision, qu'il a eue pendant la
nuit, dont il est encore tout épouvanté et qu'il prend
I. Les anciens navigeoient rarement avec ceux qui passoieiït
pour impies, et ils sefaisoient initier avant de partir, c'est-à-dire
instruire des mystères de quelque divinité, pour se la rendive
propice dans leurs voyages. V. lecbap. delà Superstition.
a. Ils consultoient les Dieux par les sacrifices ou par les au-
gures, c'eAt-à-dire par le vol, le chant et le manger des oiseaux,
et encore par les entrailles des bestes.
78 Les Caractères de Theophraste.
pour un mauvais présage. Ensuite, ses frayeurs ve-
nant à croistre, il se deshabile et oste jusques à sa
chemise pour pouvoir mieux se sauvera la nage, et,
après cette précaution, il ne laisse pas de prier les
Nautoniers de le mettre à terre. Qjae si cet homme
foible, dans une expédition militaire où il s'est engagé,
entend dire que les ennemis sont proches, il appelle
ses compagnons de guerre, observe leur contenance
sur ce bruit qui court, leur dit qu'il est sans fonde-
ment, et que les coureurs n'ont pu discerner si ce
qu'ils ont découvert à la campagne sont amis ou
ennemis. Mais, si l'on n'en peut plus douter par les
clameurs que l'on entend, et s'il a veu luy-mesme
de loin le commencement du combat et que quelques
hommes ayent paru tomber à ses yeux, alors, fei-
gnant que la précipitation et le tumulte luy ont fait
oublier ses armes, il court les quérir dans sa tente,
où il cache son épée sous le chevet de son lit, et
employé beaucoup de temps à la chercher, pendant
que d'un autre côté son valet va, par ses ordres, sça-
voir des nouvelles des ennemis, observer quelle
route ils ont prise et où en sont les affaires. Et dés
qu'il voit apporter au camp quelqu'un tout sanglant
d'une blessure qu'il a receué, il accourt vers luy, le
console et l'encourage, étanche le sang qui coule de
sa playe, chasse les mouches qui l'importunent, ne
luy refuse aucun secours, et se mêle de tout, excepté
de combattre. Si pendant le temps qu'il est dans la
chambre du malade, qu'il ne perd pas de veuê, il
entend la trompette qui sonne la charge : « Ah ! dit-il
avec imprécation, puisse-tu estre pendu, maudit
sonneur qui cornes incessamment et fais un bruit
Les Caractères de Theophraste, 79
enragé qui empesche ce pauvre homme de dormir ! »
Il arrive mesme que, tout plein d'un sang qui n*est
pas le sien, mais qui a rejailli sur luy de la playe du
blessé, il fait acroire à ceux qui reviennent du combat
qu'il a couru un grand risque de sa vie pour sauver
celle de son ami. Il conduit vers lu>» ceux qui y
prennent interest, ou comme ses parents, ou parce
qu'ils sont d'un mesme pays; et là il ne rougit pas de
leur raconter quand et de quelle manière il a tiré cet
homme des mains des ennemis et l'a apporté dans sa
tente.
Des Grands d'une Republique.
LA plus grande passion de ceux qui ont les pre-
mières places dans un Etat populaire n'est pas
le désir du gain ou de l'accroissement de leurs re-
venus, mais une impatience de s'agrandir, et de se
fonder, s'il sepouvoit, une souveraine puissance sur
la ruine de celle du peuple. S'il s'est assemblé pour
délibérer à qui des citoyens il donnera la commission
d'aider de ses soins le premier Magistrat dans la
conduite d'une feste ou d'un spectacle, cet homme
ambitieux, et tel que je viens de le définir, se levé,
demande cet employ et proteste que nul autre ne
peut si bien s'en acquiter. Il n'approuve point la
domination de plusieurs, et de tous les vers d'Ho-
mère il n'a retenu que celui-cy :
Les peuples sont heureux quand un seul les gouverne.
8o Les Caractères de Theophraste.
Son langage le plus ordinaire est tel : « Retirons-
nous de cette multitude qui nous environne ; tenons
ensemble un conseil particulier où le peuple ne soit
point admis; essayons mesme de luy fermer le che-
min à la Magistrature.» Et s'il se laisse prévenir contre
une personnes d'une condition privée de qui il croye
avoir receu quelque injure : « Cela, dit-il, ne se peut
souffrir, et il faut que luy ou moy abandonnions la
Ville. » Vovs le voyez se promener dans la place
sur le milieu du jour avec les ongles propres, la barbe
et les cheveux en bon ordre , repousser fièrement
ceux qui se trouvent sur ses pas, dire avec chagrin aux
premiers qu*il rencontre que la Ville est un lieu où
il n'y a plus moyen de vivre, qu'il ne peut plus tenir
contre l'horrible foule des plaideurs ny supporter
plus long-temps les longueurs, les crieries et les
mensonges des Avocats; qu'il commence à avoir
honte de se trouver assis dans une assemblée pu-
blique ou sur les tribunaux auprès d'un homme mal
habillé, sale et qui dégoûte, et qu'il n'y a pas un
seul de ces Orateurs dévouez au peuple qui ne luy
soit insupportable. Il ajoute que c'est 'Thésée qu'on
peut appeller le premier auteur de tous ces maux, et
il fsdt de pareils discours aux étrangers qui arrivent
dans la ville comme à ceux avec qui il sympatise de
mœurs et de sentimens.
I. Thésée avoit jette les fondemens de la République d'Athènes
en établissant l'égalité entre les citoyens.
Les Caractères de Theophraste. 81
D'une tardive Instruction.
IL s'agit de décrire quelques înconveniens où tom-
bent ceux qui, ayant méprisé dans leur jeunesse
les sciences et les exercices , veulent reparer cette
négligence dans un fige avancé par un travail souvent
inutile. Ainsi un vieillard de soixante ans s'avise
d'apprendre des vers par coeur, et de les * reciter à
table dans un festin, où, la mémoire venant à luy
manquer, il a la confusion de demeurer court. Une
autre fois il apprend de son propre fils les évolutions
qu'il faut faire dans les rangs à droit ou à gauche,
le maniement des armes, et quel est l'usage à la
guerre de ta lance et du bouclier. S'il monte un che-
val que l'on luy a preste, il le presse de l'éperon,
veut le manier, et, luy fedsant faire des voltes ou des
caracolles, il tombe lourdement et se casse la tête.
On le voit tantost, pour s'exercer au |avelot,'le lancer
tout un four contre l'homme * de bois, tantost tirer
de l'arc et disputer avec son valet lequel des deux
donnera mieux dans un blanc avec des flèches, voih
loir d'abord apprendre de luy, se mettre ensuite à
l'instruire et à le corriger, comme s'il estoit le plus
habile. Enfin, se voyant tout nud au sortir du bain»
il imite les postures d'un luiteur, et par le défaut
d'habitude, il les ùàt de mauvaise grâce, et s'exerce
d'une manière ridicule.
I. V. le cbap. de la Bnitalité.
3. Une grande sUtufi de bois qui estoit.daas le lias des «Eerdoes
pour apprendre à darder.
8a Les Caractères de Theophraste.
De la Médisance.
JE définis ainsi la médisance : une pente secrète
de Pâme à penser nxal de tous les hommes,
laquelle se manifeste par les paroles ; et pour ce qui
concerne le médisant, Yoicy ses mœurs. Si on l'in-
terroge sur quelque autre et que l'on luy demande
quel est cet homme, il &it d'abord sa généalogie :
« Son père, dit-il, s'appelloit Sosie * , . que Ton a
connu dans le service et parmy les troupes sous le
nom de Sosistrate ; il a esté affranchi depuis ce temps
et reçu dans l'une des 'tribus de la yille. Pour sa
mère, c'étoit une noble ' Thracienne, car les femmes
de Thrace, ajoûte-t'il, se piquent la plupart d'une
ancienne noblesse. Celuy-cy, né de si honnestes gens,
est un scélérat et qui ne mérite que le gibet. » Et
retournant à la mère de cet homme qu'il peint avec
de si belles couleurs : « Elle est, poursuit-il, de ces
femmes qui épient sur les grands chemins* les jeunes
gens au passage, et qui, pour ainsi dire, les enlèvent
et les ravissent.» Dans une compagnie où il se trouve
quelqu'un qui parle mal d'une personne absente.
Il relevé la conversation : « Je suis, luy dit-il, de vostre
sentiment : cet homme m'est odieux et )e ne le puis
1 . Cestoit chez les Grecs un nom de valet oa d'esdave.
2. Le peuple d'Athènes estoit partagé en diverses tribus.
3. Cela est dit par dérision des Thradennes qui venoient dans
la Grèce pour estre servantes, et quelque chose de pis.
4. Elles tenoient hôtellerie sur les chemins publics, où eUes se
méloient d'in&mes commerces.
Les Caractères de Theophraste. 83
soufiErîr. Qu'il est insupportable par sa phisionomie !
Y a-t'il un plus grand fripon et des manières plus
extravagantes ? Sçayez-vous combien il donne à sa
femme pour la dépense de chaque repas ? Trois obo-
les ', et rien davantage. Et croiriez-vous que, dans les
rigueurs de Phyver et au mois de Décembre, il l'oblige
de se laver avec de l'eau froide? » Si alors quelqu'un
de ceux qui l'écoutent se levé et se retire, il parle de
luy presque dans les mesmes termes ; nul de ses
plus fiuniiiers amis n'est épargné; les morts* mesme
dans le tombeau ne trouvent pas un asyle contre sa
mauvaise langue.
1. n y avoit au dessous de cette monnoye d'autres encore de
moindre prix.
2. Il estoit deffendn chez les Athéniens de mal parler des
morts par une loy de Selon leur Législateur.
LES
CARACTERES
OU
LES MOEURS
DE CE SIECLE
LES
CARACTERES
OU
LES MOEURS
DE CE SIECLE
E rends au Public ce qu'il m'a preste;
j^ay emprunté de luy la matière de
cet ouvrage, il est juste que, l'ayant
' achevé avec toute l'attention pour la
vérité dont je suis capable, et qu'il mérite de moy»
je luy en Êisse la restitution. Il peut regarder
avec loisir ce portrait que j'ay fait de luy d'après
nature, et, s'il se connoist quelques-uns des dé-
fauts que je touche, s'en corriger. Ce ne sont
point des maximes que j'aye voulu écrire : elles
88 Les Caractères
sont comme des loix dans la morale, et j'avoue
que je n'ay ny assez d'autorité ny assez de génie
pour faire le Législateur; je sçay mesme que j'au-
rois péché contre l'usage des maximes, qui veut
qu'à la manière des Oracles, elles soient courtes
et concises. Quelques-unes de ces remarques
le sont, quelques autres sont plus étendues; l'on
pense les choses d'une manière différente, et on
les exprime par un tour aussi tout différent, par
une définition, par une sentence, par un raison-
nement, par une métaphore ou quelque autre
figure, par un paralelle, par une simple compa-
raison, par un trait, par une description, par
une peinture : de là procède la longueur ou la
brièveté de mes remarques. Ceux d'ailleurs qui
font des maximes veulent estre crûs ; je consens
au contraire que l'on dise de moy que je n'ay
pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l*on
remarque mieux.
QiiJfîaP
ou les Mœurs de ce siècle» 89
Des Ouvrages de VEspriU
Du Mérite Personnel.
Des Femmes.
Du Cœur.
De la Société et de la Conversation.
Des Biens de fortune.
De la Ville.
De la Cour.
Des Grands j
Du Souverain.
De î Homme.
Des Jugemens.
De la Mode.
De quelques Usages.
De la Chaire.
Des Esprits forts.
""^^^^^
Des Ouvrages de l'Esprit.
jouT est dit, et Ton vient trop tard de-
[ puis plus de sept mille ans qu'il y a
^des hommes et qui pensent. Sur ce
^qui concerne les mœurs, le plus beau
et le meilleur est enlevé ; Ton ne fait que glaner
après les Anciens et les habiles d'entre les Mo-
dernes.
51 II faut chercher seulement à penser et à par-
ler juste, sans vouloir amener les autres à nostre
goût et à nos sentimens : c'est une trop grande
entreprise.
^ C'est un métier que de faire un livre, comme
de &ire une pendule. Il faut plus que de l'esprit
pour estre Auteur. Un Magistrat alloit par son
mérite à la première dignité, il estoit homme
délié et pratic dans les affaires, il a fait imprimer
un ouvrage moral qui est rare par le ridicule.
^ Il n'est pas si aisé de se faire un nom par
92 Les Caractères
un ouvrage parfait que d'en faire valoir un mé-
diocre par le nom qu'on s'est déjà acquis.
)[ Un ouvrage satirique, ou qui a des faits,
qui est donné en feuilles sous le manteau aux
conditions d'estre rendu de même , s'il est mé-
diocre, passe pour merveilleux ; l'impression est
recueil.
)[ Si Ton oste de beaucoup d'ouvrages de mo-
rale l'Avertissement au Lecteur, l'Epistre dedi-
catoire, la Préface, la Table, les Approbations, il
reste à peine assez de pages pour mériter le nom
de livre.
5 Quel supplice que celuy d'entendre pro-
noncer de médiocres vers avec toute l'emphase
d'im mauvais Poëte!
)[ Il y a de certaines choses dont la médiocrité
est insupportable : la Poésie, la Musique, la Pein-
ture, le Discours public.
)[ L'on n'a gueres veu jusques à présent un
chef d'oeuvre d'esprit qui soit l'ouvrage de plu-
sieurs. Homère a fait l'Iliade, Virgile l'Enéide,
Tite-Live ses Décades, et l'Orateur Romain ses
Oraisons.
^ Il y a dans l'art un point de perfection,
comme de bonté ou de maturité dans la nature;
celuy qui le sent et qui l'aime a le goust parfait;
celuy qui né le sent pas, et qui aime en deçà ou
au delà, a le goust défectueux. Il y a donc un
ou les Mœurs de ce siècle. gS
bon et un mauvais goust, et Ton dispute des goûts
avec fondement.
5[ Il y a beaucoup plus de vivacité que de goust
parmy les hommes, ou, pour mieux dire, il y a
peu d'hommes dont Tesprit soit accompagné
d'un goust seur et d'une critique judicieuse.
51 La vie des Héros a enrichi Thistoire, et l'his-
toire a embelli les actions des Héros. Ainsi je ne
sçay qui sont plus redevables, ou ceux qui ont
écrit r histoire à ceux qui leur en ont fourni une
si noble matière, ou ces grands Hommes à leurs
Historiens.
^ Amas d'épithetes, mauvaises louanges : ce
sont les faits qui loiient et la manière de les ra-
conter.
J Tout l'esprit d'un Auteur consiste à bien
définir et à bien peindre. * Motse, Homère, Platon,
Virgile, Horace, ne sont au dessus des autres
Ecrivains que par leurs expressions et leurs
images. Il faut exprimer le vray pour écrire
naturellement, fortement, délicatement.
^ Combien de siècles se sont écoulez avant
que les hommes , dans les sciences et dans les
arts, ayent pu revenir au goût des Anciens et re-
prendre enfin le simple et le naturel.
)[ Entre toutes les différentes expressions qui
I. Quand mesme on ne le considère que comme un homme qui
a écrit.
94 ^s Caractères
peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y
en a qu'une qui soit la bonne ; on ne la rencontre
pas toujours en parlant ou en écrivant; il est
vray néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne
Test point est foible et ne satisfait point un homme
d'esprit qui veut se faire entendre.
)| Un bon Auteur, et qui écrit avec soin,
éprouve souvent que l'expression qu'il cherchoit
depuis long-temps sans la connoistre, et qu'il a
enfin trouvée, est celle qui estoit la plus simple,
la plus naturelle, qui sembloit devoir se pré-
senter d'abord et sans effort.
^ Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à
retoucher à leurs ouvrages; comme elle n'est pas
toujours fixe, et qu'elle varie en eux selon les
occasions, ils se refroidissent bientost pour les
expressions et les termes qu'ils ont le plus
aimez.
^ L'on devroit aimera lire ses ouvrages à ceux
qui en sçavent assez pour les corriger et les esti-
mer.
f[ La mesme justesse d'esprit qui nous fait
écrire de bonnes choses nous fait appréhender
qu'elles ne le soient pas assez pour mériter d'estre
leuës.
î[ Un esprit médiocre croit écrire divinement ;
un bon esprit croit écrire raisonnablement.
][ L'on m'a engagé, dit Ariste^ à lire mes ou-
ou les Mœurs de ce siècle. 9 5
ymiges k Zelotes y je l'ay fait; ils l'ont saisi d'a-
bord, et avant qu'il ait eu le loisir de les trouver
mauvais; il les a louez modestement en ma pre-
sence, et il ne les a pas louez depuis devant per-
sonne ; je Texcuse, et n'en demande pas davan*
tage à un Âutheur; je le plains mesme d'avoir
écouté de belles choses qu'il n'a point faites.
][ Ceux qui, par leur condition, se trouvent
exempts de la jalousie d'Auteur, ont ou des pas-
sions ou des besoins qui les distraient et les
rendent froids sur les conceptions d'autruy.
Personne presque, par la disposition de son
esprit, de son cœur et de sa fortune, n'est en état
de se livrer au plaisir que donne la perfection
d'un ouvrage.
5 Le plaisir de la critique nous ôte celuy d'estre
touchez vivement de très-belles choses.
^ Bien des gens vont jusques à sentir le mente
d'un manuscrit que l'on leur lit, qui ne peuvent
se déclarer en sa faveur jusques à ce qu'ils ayent
veu le cours qu'il aura dans le monde par l'im-
pression, ou quel sera son sort parmy les habiles.
Ils ne bazardent point leurs suffrages, et ils
veulent estre portez par la foule et entraînez par
la multitude : ils disent alors qu'ils ont les pre-
miers approuvé cet ouvrage et que le public est
de leur avis.
5 -Le H** G** est immédiatement au dessous
96 Les Caractères
du rien; il y a bien d'autres ouvrages qui luy
ressemblent. Il y a autant dlnvention à s'enrichir
par un sot livre qu'il y a de sotise à Tacheter;
c'est ignorer le goust du peuple que de ne pas
hasarder quelquefois de grandes fadaises.
9 L'on voit bien que VOpera est l'ébauche
d'un grand spectacle : il en donne l'idée.
Je ne sçay pas comment VOpera^ avec une Mu-
sique si parfaite et une dépense toute Royale, a
pu réussir à m'ennuyer.
Il y a des endroits dans VOpera qui laissent en
désirer d'autres, il échape quelquefois de sou-
haiter la fin de tout le spectacle : c'est faute de
théâtre, d'action et de choses qui intéressent.
5[ Il semble que le Roman et la Comédie
pourroient estre aussi utiles qu'ils sont nuisibles ;
Ton y voit de si grands exemples de constance,
de vertu, de tendresse et de désintéressement, de
si beaux et de si parfaits caractères, que, quand
une jeune personne jette de là sa veuë sur tout
ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets in-
dignes et fort au dessous de ce qu'elle vient d'ad-
mirer, je m'étonne qu'elle soit capable pour eux
de la moindre foiblesse.
5f Corneille ne peut estre égalé dans les en-
droits où il excelle , il a pour lors un caractère
original et inimitable; mais il est inégal : ses
ou les Mœurs de ce siècle. 97
premières Comédies sont sèches, languissantes,
et ne laissoient pas espérer qu'il dût jamais en-
suite aller si loin; dans quelques-unes de ses
meilleures pièces il y a des fautes inexcusables
contre les mœurs , un style de declamateur qui
arreste Faction et la fait languir, des négligences
dans les vers et dans l'expression qu'on ne peut
comprendre en un si grand homme. Ce qu'il y
a eu en luy de plus éminent, c'est l'esprit, qu'il
avoit sublime, auquel il a esté redevable de certains
vers les plus heureux qu'on ait jamais lu ailleurs,
de la conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois
hasardée et contre les règles des Anciens, et.
enfin de ses dénoûemens : car il ne s'est pas tou-
jours assujetti au goust des Grecs et à leur grande
simplicité; il a aimé au contraire à charger la
scène d'évenemens dont il est presque toujours
sorti avec succès : admirable sur tout par l'ex-
trême variété et le peu de rapport qui se trouve
pour le. dessein entre un si grand nombre de
Poëmes qu'il a composez. Il semble qu'il y ait
plus de ressemblance dans ceux de Racine, et
qui tendent un peu plus à une mesme chose;
mais il est égal, soutenu, toujours le mesme par
tout , soit pour le dessein et la conduite de ses
pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le
bon sens et dans la nature ; soit pour sa versifi-
cation, qui est correcte, riche sans ses rimes, éle-
98 Les Caractères
gante, nombreuse, harmonieuse; exact imita-
teur des Anciens, dont il a suivi scrupuleusement
la netteté et la simplicité de Faction ; à qui le
grand et le merveilleux n'ont pas même manqué^
ainsi qu'à Corneille, ny le touchant, ny le pate-
tique. Quelle plus grande tendresse que celle qui
est répandue dans tout le Cii, dans Polieucte et
dans les Horaces? Quelle grandeur ne se remar-»
que point en Mitridatey en Porus et enBurrhus?
Ces passions encore favorites des Anciens, que
les tragiques aimoient à exciter sur les théâtres,
et qu'on nomme la terreur et la pitié, ont esté
connues de ces deux Poètes ; Oreste dans VAn»
dromaque de Racine, et Phèdre du mesme Au-
teur, comme VŒdippe et les Horaces de Cor-
neille, en sont la preuve. Si cependant il est
permis de faire entr'eux quelque comparaison,
et les marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont eu
de plus propre et par ce qui éclate le plus ordi-
nairement dans leurs ouvrages, peut-estre qu'on
pourroit parler ainsi : Corneille nous assujettit à
ses caractères et à ses idées , Racine descend
jusques aux nostres. Celuy-là peint les hommes
comme ils devroient estre, celuy-cy les peint
tels qu'ils sont. Il y a plus dans le premier de ce
que l'on admire, et de ce que Ton doit mesme
imiter; il y a plus dans le second de ce que l'on
reconnoist dans les autres, ou de ce que l'on
ou les Mœurs de ce siècle, 99
éprouve dans soy-mesme. L'un élevé, étonne,
maitrisç, instruit; ^a^tre plaît, remue, touche,
pénètre. Ce qu'il y a de plus beau, de plus noble
et de plus impérieux dans la raison est manié
par le premier, et par l'autre ce qu'il y a de plus
flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce
sont dans celuy-là des maximes, des règles, des
préceptes ; et dans celuy-cy du goust et des sen-
timens. L'on est plus occupé aux pièces de Cor-
neille ; l'on est plus ébranlé et plus attendri à
celles de Racine. Corneille est plus moral, Ra-
cine plus naturel. Il semble que l'un imite So-
phocle, et que l'autre doit plus à Euripide.
î[ Le peuple appelle Eloquence la facilité que
quelques-uns ont de parler seuls et long-temps,
jointe à l'emportement du geste, à l'éclat de la
voix et à la force des poulmons. Les Pedans ne
l'admettent aussi que dans le discours oratoire,
et ne la distinguent pas de l'entassement des
figures, de l'usage des grands mots et de la ron-»
deur des périodes.
Il semble que la Logique est l'art de convaincre
de quelque vérité, et l'Eloquence un don de
l'ame , lequel nous rend maîtres du cœur et de
l'esprit des autres^ qui fait que nous leur inspi-
rons ou que nous leur persuadons tout ce qui
nous plaist.
L'Eloquence peut se trouver dans les entre-
853632
TOo Les Caractères
tiens et dans tout genre d'écrire ; elle est rare-
ment où on la cherche, et elle eist quelquefois où
on ne la cherche point.
5[ Un homme né Chrétien et François est em-
barassé dans la satyre; les grands sujets luy
sont défendus ; il les entame quelquefois, et se
détourne ensuite sur de petites choses qu'il relevé
par la beauté de son génie et de son style.
5[ Il faut éviter le style vain et puérile, de peur
de ressembler à Dorilas et à Handburg; Ton
peut au contraire, en une sorte d'écrits, hasarder
de certaines expressions, user de termes trans-
posez et qui peignent vivement, et plaindre ceux
qui ne sentent pas le plaisir qu'il y a à s'en ser-
vir ou A les entendre.
5[ Celuy qui n'a égard en écrivant qu'au goust
de son. siècle songe plus à sa personne qu'à ses
écrits. Il faut toujours tendre à la perfection, et
alors cette justice qui nous est quelquefois re-
fusée par nos contemporains, la postérité sçait
nous la rendre.
5[ Il ne faut point mettre un ridicule où il n'y
en a point : c'est se gâter le goût, c'est corrompre
son jugement et celuy des autres; mais le ridi-
cule qui est quelque part, il faut l'y voir, l'en
tirer avec grâce et d'une manière qui plaise et
qui instruise.
ou les Mœurs de ce siècle.
101
^ Horace ou Despreaux l'a dit avant vous, je le
crois sur vostre parole 3 mais je Tay dit comme
mien : ne ptiis-je pas penser une chose vraie, et
que d'autres encore penseront après moy?
loa Les Caractères
Du Mérite personnel.
I ui peut, avec les plus rares talens et
île plus excellent mérite, n'estre pas
L* convaincu de son inutilité, quand il
'considère qu*il laisse en mourant un
monde qui ne se sent pas de sa perte, et où tant
de gens se trouvent pour le remplacer?
51 De bien des gens il n*y a que le nom qui
vale quelque chose ; quand vous les voyez de fort
prés, c'est moins que rien ; de loin ils imposent.
51 Combien d'hommes admirables et qui avoient
de très-beaux génies sont morts sans qu'on en
ait parlé? Combien vivent encore dont on ne
parle point et dont on ne parlera jamais?
5f Quelle horrible peine à un homme qui est
sans prosneurs et sans cabale, qui n'est engagé
dans aucun corps, mais qui est seul et qui n'a
que beaucoup de mérite pour toute recommen-
dation, de se fiadre jour à travers l'obscurité où il
se trouve et venir au niveau d'un fat qui est en
crédit ?
ou les Mœurs de ce siècle. io3
5 Personne presque ne s*avise de luy-mesme
du mérite d'un autre.
5[ Les hommes sont trop occupez d'eux-mesmes
pour avoir le loisir de pénétrer ou de discerner
les autres ; de là vient qu'avec un grand mérite
et une plus grande modestie, Pon peut estre
long-temps ignoré.
)[ Le génie et les grands talens manquent sou-
vent ; quelquefois aussi les seules occasions : tels
peuvent estre loiiez de ce qu'ils ont fait, et tels de
ce qu'ils auroient fait.
)[ Il n'y a point au monde un si pénible métier
que celuy de se faire un grand nom ; la vie s'a-
chève, que Ton a à peine ébauché son ouvrage.
)[ Il faut en France beaucoup de fermeté et
une grande étendue d'esprit pour se passer des
charges et des emplois, et consentir ainsi à de-
meurer chez soy et ne rien faire ; personne pres-
que n'a assez de mérite pour joiier ce rôle avec
dignité, ni assez de fond pour remplir le vuide
du temps sans ce que le vulgaire appelle des
affaires. Il ne manque cependant à l'oisiveté du
sage qu'un meilleur nom, et que méditer, parler,
lire et estre tranquille, s'apf)elât travailler.
jf Un homme de mérite, et qui est en place,
n'est jamais incommode par sa vanité; il s'étour-
dit moins du poste qu'il occupe qu'il n'est hu-
milié par un plus grand qu'il ne remplit pas, et
104 Les Caractères
dont il se croit digne. Plus capable d'inquié-
tude que de fierté ou de mépris pour les autres,
il ne pesé qu'à soi-même.
5[ Un honneste homme se paye par ses mains
de Tapplication qu'il a à son devoir par le plaisir
qu'il sent à le faire, et se désintéresse sur les
éloges, Testime et la reconnoissance, quiluy man«
quent quelquefois.
5f Si j'osois faire une comparaison entre deux
conditions tout à fait inégales, je dirois qu'un
homme de cœur pense à remplir ses devoirs à
peu prés comme le couvreur songe à couvrir ;
ny l'un ny l'autre ne cherchent à exposer leur
vie, ny ne sont détournez par le péril ; la mort,
pour eux, est un inconvénient dans le métier, et
jamais un obstacle ; le premier aussi n'est gueres
plus vain d'avoir paru à la tranchée, emporté un
ouvrage ou forcé un retranchement , que celuy-
cy d'avoir monté sur de hautes combles ou sur
la pointe d'un clocher. Ils ne sont tous deux
appliquez qu'à bien faire, pendant que le fanfa-
ron travaille à ce que l'on dise de luy qu'il a
bien fait.
f Quand on excelle dans son art, et que l'on
luy donne toute la perfection dont il est capable,
Ton en sort en quelque manière, et l'on s'égale
à ce qu'il y a de plus noble et de plus relevé.
V** est un Peintre, C** un Musicien, et l'auteur
ou les Mœurs de ce siècle. io5
de Pyrame est un Poëte ; mais Mignard est
MlGMARD , LULLT eSt LULLY, et CORNEILLE eSt COR-
NEILLE.
)[ Un homme libre et qui n'a point de femme,
s'il a quelque esprit, peut s'élever au dessus de
sa fortune, se mêler dans le monde et aller de
pair avec les plus honnestes gens. Cela est moins
facile à celuy qui est engagé : il semble que le
mariage met tout le monde dans son ordre.
î[ Un homme à la Cour, et souvent à la Ville,
qui a un long manteau de soye ou de Drap d'Hol-
lande, une ceinture large et placée haut sur l'es-
tomac , le soulier de maroquin, la calotte de
mesme, d'im beau grain, un collet bien fait et
bien empesé, les cheveux arangez et le teint ver-
meil ; qui avec cela se souvient de quelques dis-
tinctions métaphysiques, explique ce que c'est
que la lumière de gloire, et sçait précisément
comment Ton voit Dieu; cela s'appelle un Doc-
teur. Une personne humble, qui est enseveli dans
le cabinet, qui a médité, cherché, consulté, con-
fronté, lu ou écrit pendant toute sa vie, est un
homme docte.
)[ Chez nous, le soldat est brave, et l'homme
de robe est sçavant ; nous n'allons pas plus loin.
Chez les Romains, Thomme de robe estoit brave
et le soldat estoit sçavant; un Rpmain estoit
tout ensemble et le soldat et l'homme de robe.
«4
io6 Lës Caraderes
)f II semble que le Héros est d'un seul métier,
qui est celuy de la guerre , et que le grand homme
est de tous les métiers , ou de la robe , ou de
répée, ou du cabinet, ou de la Cour : Tun et
Tautre mis ensemble ne pèsent pas un homme de
bien.
^ Dans la guerre, la distinction entre le Héros
et le grand Homme est délicate ; toutes les ver-
tus militaires font l'un et l'autre. Il semble
néanmoins que le premier soit jeune, entrepre-
nant, d'une haute valeur, ferme dans les périls^
intrépide ; que Tautre excelle par un grand sens,
une vaste prévoyance, une haute capacité et une
longue expérience. Peut-estre qu'Alexandre n'es-
toit qu'un Héros, et que César étoit un grand
homme.
)[ J'éviteray avec soin d'offenser personne, si
je suis équitable; mais sur toutes choses un
homme d'esprit, si j'aime le moins du monde
mes interests.
)[ Un homme d'esprit et d'un caractère simple
et droit peut tomber dans quelque piège ; il ne
pense pas que personne veuille luy en dresser
et le choisir pour estre sa duppe; cette confiance
le rend moins précautionné, et les mauvais plai-
sans l'entament par cet endroit. Il n'y a qu'à
perdre pour ceux qui en viendroient à une se-
conde charge : il n'est trompé qu'une fois.
ou les Mœurs de ce siècle, 107
9 Le sage quelquefois évite le monde de peur
d'estre ennuyé.
^ Il n'y a rien de si délié, de si simple et de
si imperceptible, où il n'entre des manières qui
nous décèlent. Un sot ny n'entre, ny ne sort,
ny ne s'assied^ ny ne se levé, ny ne se tait, ny
n'est sur ses jambes, comme un homme d'esprit.
cxàK^S^^o
io8 Les Caractères
Des Femmes.
I ES hommes et les femmes conyiemient
rarement sur le mérite d'une femme;
leurs interests sont trop dififerens : les
> femmes ne se plaisent point les unes
aux autres par les mesmes agréemens qu'elles
plaisent aux hommes ; mille manières qui allu-
ment dans ceux-cy les grandes passions forment
entre elles l'aversion ou l'antipathie.
)[ Il y a dans quelques femmes une grandeur
artificielle, attachée au mouvement des yeux, à
un air de teste, aux façons de marcher, et qui ne
va pas plus loin ; un esprit éblouissant qui im-
pose, et que Ton n'estime que parce qu'il n'est
pas approfondi. Il y a dans quelques autres une
grandeur simple, naturelle, indépendante du
geste et de la démarche , qui a sa source dans le
cœuTj et qui est comme une suite de leur haute
naissance; un mérite paisible, mais solide, ac-
compagné de mille vertus qu'elles ne peuvent
ou les Mœurs de ce siècle. 109
couvrir de. toute leur modestie, qui échapent, et
qui se montrent à ceux qui ont des yeux.
)[ J*ay veu souhaiter d'estre fille, et une belle
fille, depuis treize ans jusques à vingt-deux; et
après cet âge, de devenir un homme.
^ Un beau visage est le plus beau de tous les
spectacles, et Tharmonie la plus douce est le
son de voix de celle que Ton aime.
^ L'on peut estre touché de certaines beautez
si parfaites et d'un mérite si éclatant que Ton
se borne à les voir et à leur parler.
)[ Une belle femme qui a les qualitez d'un
honneste homme est ce qu'il y a au monde d'un
commerce plus délicieux : l'on trouve en elle tout
le mérite des deux sexes.
^ Il échape à une jeune personne de petites
choses qui persuadent beaucoup, et qui flatent
sensiblement celuy pour qui elles sont faites; il
n'échape presque rien aux hommes, leurs caresses
sont volontaires ; ils parlent, ils agissent, ils sont
empressez, et persuadent moins.
f[ Les femmes s'attachent aux hommes par les
£siveurs qu'elles leur accordent; les hommes gué-
rissent par ces mesmes faveurs.
^ Une femme oublie d'un homme qu'elle
n'aime plus jusques aux faveurs qu'il a receuës
d'elle.
^ Une femme qui n'a qu'un galand croit n'estre
I lo Les Caractères
point coquette; celle qui a plusieurs galans croit
n'estre que coquette.
Telle femme évite d'estre coquette par un
ferme attachement à un seul, qui passe pour folle
par son mauvais choix.
^ A un homme vain, indiscret^ qui est grand
parleur et mauvais plaisant, qui parle de soy
avec confiance et des autres avec mépris , impé-
tueux, altier, entreprenant, sans mœurs ny pro-
bité, d'un esprit borné, de nul jugement et d'une
imagination très-libre , il ne luy manque plus,
pour estre adoré de bien des femmes, que de
beaux traits et la taille belle.
)f II y a des femmes déjà flétries qui, par leur
complexion ou par leur mauvais caractère, sont
naturellement la ressource des jeunes gens qui
n'ont pas assez de bien. Je ne sçay qui est le plus
à plaindre, ou d'une femme avancée en âge quia
besoin d'un cavalier, ou d'un cavalier qui a be-
soin d'une vieille.
f[ Quelques femmes donnent aux couvents et
à leurs amans ; galantes et bienfactrices, elles ont
jusques dans l'enceinte de l'Autel des tribunes et
des oratoires où elles lisent des billets tendres,,
et où personne ne voit qu'elles ne prient point
Dieu.
f[ Il y a telle femme qui aime mieux son ar«
gent que ses amis, et ses amans que son argent
ou les Mœurs de ce siècle. 1 1 1
)[ Il est étonnant de voir dans le cœur de cer-
taines femmes quelque chose de plus vif et de
plus fort que l'amour pour les hommes : je veux
dire l'ambition et le jeu. De telles femmes ren-
dent les hommes chastes, elles n'ont de leur sexe
que les habits.
)[ A juger de cette femme par sa beauté, sa
jeunesse , sa fierté et ses dédains , il n'y a per-
sonne qui doute que ce ne soit un Héros qui doive
un jour la charmer; son choix est fait : c'est un
petit monstre qui manque d'esprit.
)[ Est-ce en veuë du secret, ou par un goust
hipocondre, que cette femme aime un valet, cette
autre un Moine, et Dorinne son Médecin ?
îf Pour les femmes du monde un Jardinier est
un Jardinier, et un Masson est un Masson ; pour
quelques autres plus retirées, un Masson est un
homme, un Jardinier est un homme. Tout est
tentation à qui la craint.
)[ Si le Confesseur et le Directeur ne convien*
nent point sur une règle de conduite, qui sera le
tiers qu'une femme prendra pour surarbitre?
Le capital pour une femme n'est pas d'avoir
un Directeur , mais de vivre si uniment qu'elle
s'en puisse passer.
Si une femme pouvoit dire à son Confesseur,
avec ses autres foiblesses, celle qu'elle a pour son
Directeur, et le temps qu'elle perd dans son -en-
112 Les Caractères
tretien , peut-estre luy seroit-il donné pour pé-
nitence d'y renoncer.
5[ C'est trop contre un mary d'estre coquette
et dévote : une femme devroit opter.
)[ La neutralité entre des femmes qui nous
sont également amies, quoy qu'elles ayent rompu
pour des interests où nous n'avons nulle part,
est un point difficile ; il faut choisir souvent entre
elles, ou les perdre toutes deux.
51 Quand Ton a assez fait auprès d'une femme
pour devoir l'engager, si cela ne réussit point, il
y a encore une ressource, qui est de ne plus rien
faire : c'est alors qu'elle vous rappelle.
^ Un homme est plus fidelle au secret d'au-
truy qu'au sien propre ; une femme, au contraire,
garde mieux son secret que ceiuy d'autruy.
)[ Les -femmes sont extrêmes : elles sont ou
meilleures ou pires que les hommes.
^ La plupart des femmes n'ont gueres dé prin-
cipes; elles se conduisent par le cœur, et dépen-
dent pour leurs mœurs de ceux qu'elles aiment.
)[ Il y a un temps où les filles les plus riches
doivent prendre parti; elles ne laissent gueres
échaper les premières occasions sans se prépa-
rer un long repentir ; il semble que la réputation
des biens diminue en elles avec celle de leur
beauté. Tout favorise au contraire une jeune
personne, jusques à l'opinion des hommes, qui
ou les Mœurs de ce siècle. 1 1 3
aiment à luy accorder tous les avantages qui
peuvent la rendre plus souhaitable.
Combien de filles à qui une grande beauté n'a
jamais servi qu*à leur faire espérer une grande
fortune !
)[ Il n'y a point dans le cœur d'une jeune per-
sonne un si violent amour auquel l'interest ou
l'ambition n'ajoute quelque chose.
^ Je ne comprends point comment un mari qui
s'abandonne à son humeur et à sa complexion,
qui ne cache aucun de ses défauts, et se montre
au contraire par ses mauvais endroits; qui est
avare, qui est trop négligé dans son ajustement,
brusque dans ses réponses, incivil, froid et taci-
turne, peut espérer de défendre le cœur d'une
jeune femme contre les entreprises de son galant,
qui employé la parure et la magnificence, la
complaisance, les soins, l'empressement, les
dons, laflaterie.
)[ Ily a peu de galanteries secrettes: bien des
femmes ne sont pas mieux designées par le nom
de leurs maris que par celuy de leurs amans.
^ Quelques femmes ont dans le cours de leur
vie un double engagement à soutenir, également
difficile à rompre et à dissimuler : il ne manque
à l'un que le contract, et à l'autre que le cœur.
)[ Il arrive quelquefois qu'une femme cache à
un homme toute la passion qu'elle sent pour luy,
M
1 14 Les Caractères
pendant que de son costé il feint pour elle toute
celle qu'il ne sent pas.
)| L'on suppose un homme indiffèrent, mais
qui voudroît persuader à une femme une passion
qull ne sent pas, et Ton demande s'il ne luy se-
roit pas plus aisé d'imposer à celle dont il est
aimé qu'à celle qui ne l'aime point.
^ Un homme peut tromper une femme par un
feint attachement, pourveu qu'il n'en ait pas ail-
leurs un véritable.
)[ Un homme édate contre une femme qui ne
l'aime plus, et se console; une femme fait moins
de bruit quand elle est quittée^ et demeure long*>
temps inconsolable.
)[ Les femmes guérissent de leur paresse par
la vanité ou par l'amoup.
^ Un homme de la ville est pour une fenHoe
de Province ce qu'est pour une femme de ville
un homme de la Cour.
f Ne pourroit-on point découvrir l'art de se
feire aimer de sa femme?
^^^^f^
ou les Mœurs de ce siècle» 1 1 5
Du COBVR.
» L y a un goust dans la pure amitié où
'ne peuvent atteindra ceux qui sont
fnez médiocres.
)f L'amitié peut subsister entre des
gens de differens sexes, exempte mesme de toute
grossièreté ; une femme cependant regarde tou-
jours un homme comme un homme, et récipro-
quement un homme regarde une femme comme
une femme : cette liaison n'est ni passion , ni
amitié pure ; elle fait une classe à part.
][ L'amour naist brusquement, sans autre re-
flexion, par tempérament ou par foiblesse; un
trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'ami-
tiéy au contraire, se forme peu à peU| avec le
temps, par la pratique, par un long commerce.
Combien d'esprit, de bonté de cœur, d'attache-
ment, de services et de complaisance dans les
amis, pour faire en plusieurs années bien moins
que ne fait quelquefois en un moment un beau
visage ou une belle main !
1 1 6 Les Caractères
^ Les hommes souvent veulent aimer, et ne
sçauroient y réussir; ils cherchent leur défaite
sans pouvoir la rencontrer, et, si j'ose ainsi parler,
ils sont contraints de demeurer libres.
^ Il y a quelquefois dans le cours de la vie de
si chers plaisirs et de si tendres engagemens que
l'on nous défend, qu'il est naturel de désirer du
moins qu'ils fussent permis : de si grands charmes
ne peuvent estre surpassez que par celuy de sça*
voir y renoncer par vertu.
)[ La vie est courte, si elle ne mérite ce nom
que lors qu'elle est agréable, puisque, si l'on cou-
soit ensemble toutes les heures que l'on passe
avec ce qui plaist, Ton feroit à peine d'un grand
nombre d'années ime vie de quelques mois.
^ Il n'y a qu'un premier dépit en amour,
comme la première faute dans l'amitié, dont l'on
puisse faire un bon usage.
If Qu'il est difl&cile d'estre content de quel-
qu'un !
)[ L'on est plus sociable et d'un meilleur com-
merce par le cœur que par l'esprit.
J II y a de certains grands sentimens, de cer-
taines actions nobles et élevées, que nous devons
moins à la force de nôtre esprit qu'à la bonté de
nôtre naturel.
)[ Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de
celuy à qui l'on vient de donner.
ou les Mœurs de ce siècle. 117
)[ Comme nous nous affectionnons de plus en
plus aux personnes à qui nous faisons du bien,
de mesme nous haïssons violemment ceux que
nous avons beaucoup offensez.
^ Il n'y a gueres au monde un plus bel excez
que celuy de la reconnoissance.
î[ Il y a des lieux que Ton admire; il y en a
d'autres qui touchent, et où Ton aimeroit à
vivre.
5[ Il me semble que l'on dépend des lieux
pour Tesprit, Thumeur, la passion, le goust et
les sentimens.
)[ Quelques-uns se défendent d'aimer et de
faire des vers, comme de deux foibles qu'ils n'o-
sent avouer : l'un du cœur, l'autre de l'esprit.
51 Regretter ce que l'on aime est un bien, en
comparaison de vivre avec ce que Ton hait.
î[ Vouloir oublier quelqu'un, c'est y penser.
L'amour a cela de commun avec les scrupules,
qu'il s'aigrit par les reflexions et les retours que
Ton fait pour s'en délivrer. Il faut, s'il se peut,
ne point songer à sa passion pour l'affoiblir.
Q^^^
ii8 Les Caractères
De la Socibtié bt db la Convbrsatjob.
> N caractère bien fade est celuy de n'en
! avoir aucun.
)[ C'est le rôle d*un sot d'estre im-
I portun. Un homme habile sent s'i|
convient ou s'il ennuyé; il sçait disparoistre le
moment qui précède celuy où il seroit de trop
quelque part.
^ L'on marche sur les mauvais plaisans, et il
pleut par tout pays de cette sorte d'insectes. Un
bon plaisant est une pièce rare ; à un hornm^
qui est né tel il est encore fort délicat d'en sou-
tenir long-temps le personnage: il n'est pas ordi-
naire que celui qui fait rire se fasse estimer.
)[ Ilyabeaucoup d'esprits obscènes, encore
plus de médisans ou de satiriques , peu de déli-
cats. Pour badiner avec grâce et rencontrer heu-
reusement sur les plus petits sujets, il faut trop
de manières, trop de politesse, et même trop de
fécondité : c'est créer que de railler ainsi, et faire
quelque chose de rien.
ou les Mœurs de ce siècle. 1 1 9
f Ilyades gens qui parlent un sKunent avant
que d*avoir pensé ; il y en a d'autres qui ont une
fade attention à ce qu'ils disent, et avec qui Ton
souffre dans la conversation de tout le travail de
leur esprit : ils sont comme paistris de phrases
et de petits tours d'expression, concertez dans
leur geste et dans tout leur maintien; ils sont
puristes \ et ne bazardent pas le moindre mot,
quand il devroit faire le plus bel effet du monde.
Rien d'beureux ne leur écbape, rien ne coule de
source et avec liberté; ils parlent proprement et
ennuyeusement.
5r L'esprit de la conversation consiste bien
moins à en montrer beaucoup qu'à en faire trou-
ver aux autres; celuyqui sort de vostre entretien
content de soy et de son esprit Test de vous
parfaitement. Les hommes n'aiment point à vous
admirer, ils veulent plaire ; ils cherchent moins
à cstre instruits, et mesme réjouis, qu'à estre
goûtez et applaudie; et le plaisir le plus délicat
est de &ire celuy d'autruy.
f Lucain a dit une jolie chose ; il y a un beau
mot de Claudien; il y a cet endroit de Seneque :
et îà- dessus une longue suite de Latin que Ton
cite souvent devant des gens qui ne l'entendent
pas et qui feignent de l'entendre. Le secret seroit
X. Gens qui affectent une grande pureté de langage. .
120 Les Caractères
d'avoir un grand sens et bien de l'esprit : car ou
Ton se passeroit des Anciens, ou, après les avoir
lus avec soin, Ton sçauroit encore choisir les
meilleurs et les citer à propos.
^ Rien n'est moins selon Dieu et selon le
monde que d'appuyer tout ce que l'on dit dans
la conversation, jusques aux choses les plus in-
différentes, par de longs et de fastidieux sermens.
Un honneste homme qui dit oUi et non mérite
d'estre crû ; son caractère jure pour luy, donne
créance à ses paroles et luy attire toute sorte de
confiance.
)[ Celuy qui dit incessamment qu'il a de l'hon-
neur et de la probité, qu'il ne nuit à personne,
qu'il consent que le mal qu'il fiait aux autres luy
arrive, et qui jure pour le faire croire , ne sçait
pas mesme contrefaire l'homme de bien.
Un homme de bien ne sçauroit empescher par
toute sa modestie qu'on ne dise de luy ce qu'un
malhonneste homme sçait dire de soy.
)[ Il ne faut pas qu'il y ait trop d'imagination
dans nos conversations ny dans nos écrits : elle
ne produit souvent que des idées vaines et pué-
riles, qui ne servent point à perfectionner le
goust et à nous rendre meilleurs. Nos pensées
doivent estre prises dans le bon sens et la droite
raison, et doivent estre un effet de nostre juge-
ment.
ou les Mœurs de ce siècle» 1 2 1
^ C'est une grande misère que de n'avoir pas
assez d'esprit pour bien parler, ny assez de juge-
ment pour se taire : voilà le principe de toute
impertinence.
)[ Combien de belles et inutiles raisons à éta-
ler à celuy qui est dans une grande adversité
pour essayer de le rendre tranquille i Les choses
de dehors, qu'on appelle les évenemens, sont
quelquefois plus fortes que la raison et que la
nature. Mangez, dormez, ne vous laissez point
mourir de chagrin, songez à vivre : harangues
froides et qui réduisent à l'impossible. Estes-
vous raisonnable de vous tant inquiéter? N'est-
ce pas dire : Estes-vous fou d'estre malheureux?
^ Le conseil, si nécessaire pour les affaires, est
quelquefois, dans la société, nuisible à qui le
donne, et inutile à celuy à qui il est donné. Sur
les mœurs, vous faites remarquer des défauts
ou que l'on n'avoue pas, ou que l'on estime des
vertus; sur les ouvrages, vous rayez les endroits
qui paroissent admirables à leur Auteur, où il se
complaît davantage, où il croit s'estre surpassé
luy-mesme. Vous perdez ainsi la confiance de
vos amis, sans les avoir rendus ny meilleurs ny
plus habiles.
)| Celuy qui est d'une éminence au dessus des
autres, qui le met à couvert de la repartie, ne
doit jamais faire une raillerie piquante.
16
122 Les Caractères
f II y a de petits défauts que l'on abandonne
volontiers à la censure, et dont nous ne haïssons
pas à estre raillez : ce sont de pareils défauts que
nous devons choisir pour railler les autres.
î[ L'on a veu, il n'y a pas long-temps, un cercle
de personnes des deux sexes liées ensemble par
la conversation et par un commerce d'esprit ; ils
laissoient au vulgaire l'art de parler d'une ma-
nière intelligible; une chose dite entre eux peu
clairement en entraînoit une autre encore plus
obscure, sur laquelle on encherissoit par de
vraies énigmes, toujours suivies de longs ap«
plaudissemens. Par tout ce qu'ils apelloient dé-
licatesse, sentimens, tour, et finesse d'expres-
sion, il estoient enfin parvenus à n'estre plus en*-
tendus et à ne s'entendre pas eux-mesmes. Il ne
falloit, pour fournir à ces entretiens, ny bon sens,
ny jugement, ny mémoire, ny la moindre capa-
cité ; il faloit de l'esprit, non pas du meilleur,
mais de celuy qui est faux et où l'imagination a
trop de part.
)| Dans la société, c'est la raison qui plie la pre-
mière. Les plus sages sont souvent menez par le
plus fou et le plus bizarre; l'on étudie sonfoible,
son humeur, ses caprices ; l'on s'y accommode ;
l'on évite de le heurter, tout le monde luy cède,
la moindre sérénité qui paroist sur son râage
luy attire des éloges, on luy tient compte de
ou les Mœurs de ce siècle. i23
n'estre pas toujours insupportable; il est craint,
ménagé, obey« quelquefois aimé.
^ Cleante est un trea-honneste homme ; il s'est
choisi une femme qui est la meilleure personne
du monde et la plus raisonnable; chacun de sa
part fait tout le plaisir et tout Tagréement des
societez où il se trouve ; l'on ne peut voir ailleurs
plus de probité, plus de politesse : ils se quittent
demain, et l'acte de leur séparation est tout dressé
chez le Notaire. Il y a, sans mentir, de certains
mérites qui ne sont point faits pour estre ensem-
ble, de certaines vertus incompatibles.
)[ L'on peut compter seurement sur la dot, le
douaire et les conventions, mais foiblement sur
les nourritures: elles dépendent d'une union fra-
gile qui périt souvent dans l'année du mariage.
)[ L'intérieur des familles est souvent troublé
par les défiances, les jalousies et l'antipathie,
pendant que des dehors contens, paisibles et en-
joûez nous trompent et nous y font supposer
une paix qui n'y est point; il y en a peu qui ga*
gnent à estre approfondies. Cette visite que vous
rendez vient de suspendre une querelle domes-
tique qui n'attend que votre retraite pour re-
commencer.
5[ G** et H** sont voisins de campagne, et leurs
terres sont contiguës; ils habitent une contrée
déserte et solitaire; éloignez des villes et de tout
124 ^^ Caractères
commerce, il ,semblott que la fuite d'une entière
solitude ou Tamour de la société eût dû les
assujettir à une liaison réciproque. Il est ce-
pendant difficile d'exprimer la bagatelle qui
les a fait rompre, qui les rend implacables Tua
pour l'autre, et qui perpétuera leur haine dans
leurs descendans. Jamais des parens, et mesme
des fireres, ne se sont brouillez pour une moindre
chose.
Je suppose qu'il n'y ait que deux hommes sur
la terre, qui la possèdent seuls et qui la partagent
toute entre eux deux ; je suis persuadé qu'il leur
naîtra bien-tost quelque sujet de rupture, quand
ce ne seroit que pour les limites.
5[ L'on parle impétueusement dans les entre-
tiens, souvent par vanité ou par humeur, rare-
ment avec assez d'attention. Tout occupé du
désir de répondre à ce que l'on ne se donne pas
mesme la peine d'écouter, l'on suit ses idées et
on les explique sans le moindre égard pour les
raisonnemens d'autruy. L'on est bien éloigné de
trouver ensemble la vérité, l'on n'est pas encore
convenu de celle que l'on cherche. Qui pourroit
écouter ces sortes de conversations et les écrire
feroit voir quelquefois de bonnes choses qui n'ont
nulle suite.
)[ Il a régné pendant quelque temps une sorte
de conversation fade et puérile qui rouloit toute
ou les Mœurs de ce siècle. iiS
sur des questions frivoles qui avoient relation au
cœur et à ce qu'on appelle passion ou tendresse;
la lecture de quelques Romans les avoit intro-
duites parmy les plus honnestes gens de la ville
et de la Cour; ils s'en sont défaits, et la bour-
geoisie les a receuës avec les pointes et les équi-
voques.
^ Le dédain et le rengorgement dans la société
attire précisément le contraire de ce où Ton yise,
si c'est à se faire estimer.
)[ Le plaisir de la société entre les amis se
cultive par une ressemblance de goust sur ce qui
regarde les mœurs, et par quelque différence
d'opinions sur les sciences : par là, ou l'on s'af-
fermit et l'on se complaît dans ses sentimens, ou
l'on s'exerce et l'on s'instruit par la dispute.
)[ L'on ne peut aller loin dans l'amitié si l'on
n'est pas disposé à se pardonner les uns aux
autres les petits défauts.
)[ La mocquerie est souvent indigence d'es-
prit.
î[ Vous le croyez vostre duppej s'il feint de
l'estre, qui est plus duppe, de luy ou de vous?
^ Les plus grandes choses n'ont besoin que
d'estre dites simplement, elles se gâtent par
l'emphase; il faut dire noblement les plus pe-
tites, elles ne se soutiennent que par l'expres-
sion, le ton et la manière.
T26 Les Caractères
)[ C'est la profonde ignorance qui inspire or-*
dinairement le ton dogmatique : celuy qui ne
sçait rien croit enseigner aux autres ce qu'il vient
d'apprendre luy*mesme; celuy qui sçait beau-
coup pense à peine que ce qu'il dit puisse estre
ignoré, et parle plus indifTeremment.
5[ Il me semble que l'on dit les choses encore
plus finement qu'on ne peut les écrire.
51 C'est une faute contre la politesse que de
louer immodérément, en présence de ceux que
vous faites chanter ou toucher un instrument,
quelque autre personne quia ces mesmes talens^
comme, devant ceux qui vous lisent leurs vers,
un autre Poète.
5 L'on peut définir Tesprit de politesse, l'on
ne peut en fixer la pratique ; elle suit l'usage et
les coutumes receuës; elle est attachée au temps,
aux lieux, aux personnes, et n'est point la mesme
dans les deux sexes, ny dans les différentes con-
ditions; l'esprit tout seul ne la fait pas deviner,
il fait qu'on la suit par imitation et que l'on s'y
perfectionne. Il y a des temperamens qui ne sont
susceptibles que de la politesse, et il y en a d'au*
très qui ne servent qu'aux grands talens ou à
une vertu solide. Il est vray que les manières po-
lies donnent cours au mérite et le rendent agréa-
ble, et qu'il faut avoir de bien éminentes qualitez
pour se soutenir sans la politesse.
ou les Mœurs de ce siècle, 127
Il me semble que Tesprit de politesse est une
certaine attention à faire que, par nos paroles et
par nos manières, les autres soient contens de
nous et d'eux-mesmes.
îf II y auroit une espèce de férocité à rejetter
indifféremment toute sorte de lotianges; Ton
doit estre sensible à celles qui nous viennent des
gens de bien, qui loUent en nous sincèrement des
choses louables.
5 L'on dit par belle humeur, et dans la liberté
de la conversation, de ces choses froides qu'à la
vérité Ton donne pour telles, et que l'on ne trouve
bonnes que parce qu'elles sont extrêmement
mauvaises. Cette manière basse de plaisanter a
passé du peuple, à qui elle appartient, jusques
dans une grande partie de la jeunesse de la Cour,
qu'elle a déjà infectée ; il est vray qu'il y entre
trop de fadeur et de grossièreté pour devoir
craindre qu'elle s'étende plus loin et qu'elle fasse
de plus grands progrez dans un pays qui est le
centre du bon goust et de la politesse. L'on doit
cependant en inspirer le dégoust à ceux qui la
pratiquent : car, bien que ce ne soit jamais sérieu-
sement, elle ne laisse pas de tenir la place, dans
leur esprit et dans le commerce ordinaire, de
quelque chose de meilleur.
128 Les Caractères
Des Biens de Fortune.
> N homme fort riche peut manger des
entremetz, faire peindre ses lambris
|et ses alcôves, jouir d'un Palais à la
I campagne et d'un autre à la villes
avoir un grand équipage, mettre un Duc dans sa
famille et faire de son fils un grand Seigneur : cela
est juste et de son ressort; mais il appartient
peut-estre à d'autres de vivre contens.
î[ Une grande naissance ou une grande for-
tune annonce le mérite et le fait plûtost remar-
quer.
51 A mesure que la faveur et les grands biens
se retirent d'un homme , ils laissent voir en luy
le ridicule qu'ils couvroient, et qui y estoit sans
que personne s'en apperceut.
5 Si Ton ne le voyoit de ses yeux, pourroit-on
jamais s'imaginer l'étrange disproportion que le
plus ou le moins de pièces de monnoye met entre
les hommes?
Ce plus ou ce moins détermine à TEpée, à la
ou les Mœurs de ce siècle, 129
Robe ou à rEglise;il n'y a presque point d'autre
vocation.
)[ Un homme est laid, de petite taille, et a peu
d'esprit; l'on me dit à l'oreille : « Il a cinquante
mille livres de rente. » Cela le concerne tout
seul, et il ne m'en fera jamais ny pis ny mieux;
si je commence à le regarder avec d'autres yeux,
et si je ne suis pas maistre de faire autrement,
quelle sottise !
^ Il n'y a qu'une affliction qui dure, qui est
celle qui vient de la perte de biens ; le temps, qui
adoucit toutes les autres, aigrit celle cy ; nous
sentons à tous momens, pendant le cours de nos-
tre vie, où le bien que nous avons perdu nous
manque.
)[ N'envions point à une sorte de gens leurs
grandes richesses, ils les ont à titre onéreux et
qui ne nous accommoderoit point; ils ont mis
leur repos, leur santé, leur honneur et leur con-
science pour les avoir; cela est trop cher, et il n'y
a rien à gagner à un tel marché.
]f Les P. T. S. nous font sentir toutes les pas-
sions l'une après l'autre ; l'on commence par le
mépris, à cause de leur obscurité; on les envie
ensuite, on les hait, on les craint, on les estime
quelquefois et on les respecte; l'on vit assez pour
finir à leur égard par la compassion.
. ]f Tu te trompes si, avec ce carosse brillant,
«7
i3o Les Caractères
ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces
six bestes qui te traînent, tu penses que Ton t'en
estime davantage ; Ton écarte tout cet attirail qui
t'est étranger, pour pénétrer jusques à toy, qui
n'es qu'un fat.
Ce n'est pas qu'il faut quelquefois pardonner
à celuy qui, avec un grand cortège, un habit riche
et un magnifique équipage, s'en croit plus d'es-
prit et plus de naissance : il lit cela dans la con-
tenance et dans les yeux de ceux qui luy parlent.
^ Sosie de la livrée, a passé, par une petite re-
cette, à une sous-ferme, et, par les concussions^
la violence et l'abus qu'il a fait de ses pouvoirs,
il s'est enfin, sur les ruines de plusieurs familles,
élevé à quelque grade; devenu noble par une
charge, il ne luy manquoit que d'estre homme
de bien : une place de Marguillier a fait ce pro-
dige.
)[ Arfure cheminoit seule et à pied vers le grand
Portique de Saint **,entendoit de loiQ le Sermon
d'un Carme ou d'un Docteur qu'elle ne voyoit
qu'obliquement , et dont elle perdoit bien des
paroles; sa vertu estoit obscure, et sa dévotion
connue comme sa personne; son mary est entré
dans le huitième denier : quelle monstrueuse
fortune en moins de six années ! Elle n'arrive à
l'Eglise que dans un Char, on luy porte une
lourde queue, l'Orateur s'interrompt pendant
ou les Mœurs de ^ siècle, 1 3 1
qu'elle se place, elle le voit de front, n'en perd
pas une seule parole ny le moindre geste; il y a
une brigue entre les Prestres pour la confesser,
tous veulent Tabsoudre, et le Curé l'emporte.
^ L'on porte Cresus au Cimetière. De toutes
ces immenses richesses que le vol et la concus-
sion luy avoient acquises, et qu'il a épuisées par
le luxe et la bonne chère, il ne luy est pas de-
meuré de quoy se faire enterrer; il est mort in-
solvable, sans biens, et ainsi privé de tous les se-
cours; l'on n'a veu chez luy ny Julep, ny Cor-
diaux, ny Médecins, ny le moindre Docteur qui
l'ait assuré de son salut.
51 Champagne f au sortir d'un long dîner qui luy
enfie l'estomac, et dans les douces fumées d'un
vin d'Avenet ou de Silleryy signe un ordre qu'on
luy présente, qui ôteroit le pain à toute une Pro-
vince si l'on n'y remedioit; il est excusable : quel
moyen de comprendre, dans la première heure
de la digestion, qu'on puisse quelque part mourir
defiaim?
)[ Ce garçon si frais, si fleuri et d'une si belle
santé, est Seigneur d'une Abbaye et de dix autres
Bénéfices ; tous ensemble luy rapportent six
vingt mille livres de revenu, dont il n'est payé
qu'en médailles * d'or. Il y a ailleurs six vingt
i.LoQis d'or.
1 32 Les Caractères
familles indigentes qui ne se chaufent point pen-
dant l'hyver, qui n'ont point d'habits pour se
couvrir, et qui souvent manquent de pain; leur
pauvreté est extrême et honteuse. Quel partage !
Et cela ne prouve-t'il pas clairement un ave-
nir?
51 Combien d'hommes ressemblent à ces arbres
déjà forts et avancez que Ton transplante dans
les jardins, où ils surprennent les yeux de ceux
qui les voyent placez clans de beaux endroits où
ils ne les ont point veu croistre, et qui ne con-
noissent ny leurs commencemens ny leurs pro-
grez.
)[ Si certains morts revenoient au monde, et
s'ils voyoient leurs grands noms portez, et leurs
Terres les mieux titrées, avec leurs Châteaux et
leurs Maisons antiques , possédées par des gens
dont les pères estoient peut-estre leurs métayers,
quelle opinion pourroient-ils avoir de nôtre
siècle ?
)[ Rien ne Mt mieux comprendre le peu de
chose que Dieu croit donner aux hommes en leur
abandonnant les richesses, l'argent, les grands éta-
blissemenset les autres biens, que la dispensation
qu'il en fait, et le genre d'hommes qui en sont le
mieux pourvus.
)[ Le peuple souvent a le plaisir de la tragédie;
il voit périr sur le théâtre du monde les person-
ou les M^urs de ce siècle. 1 3S
nages les plus odieux, qui ont fait le plus de
mal dans diverses scènes, et qu'il a le plus haïs.
^ Il faut une sorte d'esprit pour faire fortune,
et sur tout une grande fortune ; ce n*est ny le
bon, ny le bel esprit, ny le grand, ny le sublime,
ny le fort, ny le délicat; je ne sçay précisément
lequel c'est, et j'attends que quelqu'un veuille
m'en instruire.
^ Il faut avoir trente ans pour songer à sa for-
tune, elle n'est pas faite à cinquante ; l'on bâtit
dans sa vieillesse, et l'on meurt quand on est aux
Peintres et aux Vitriers.
][ L'on étale tous les matins pour tromper son
monde, et l'on se retire le soir après avoir trompé
tout le jour.
51 Dans toutes les conditions, le pauvre est
bien proche de l'homme de bien, et l'opulent
n'est gueres éloigné de la friponnerie ; le sçavoir
faire et l'habileté ne mènent pas jusques aux
énormes richesses.
L'on peut s'enrichir, dans quelque art ou dans
quelque commerce que ce soit, par l'ostentation
d'une certaine probité.
5[ Les hommes, pressez par les besoins de la
vie, et quelquefois par le désir du gain ou de la
gloire, cultivent des talens profanes ou s'enga-
gent dans des professions équivoques et dont ils se
cachent long-temps à eux-mesmes le péril et les
i34 Les Caractères
conséquences; Us les quittent ensuite par une
dévotion discrète, qui ne leur vient jamais qu'a-
prés qu'ils ont fait leur récolte et qu'ils jouissent
d'une fortune bien éublie.
$ Il y a des âmes sales, paîtries de boue et
d'ordure, éprises du gain et de l'interest, comme
les belles âmes le sont delà gloire et de la vertu;
capables d'une seule volupté , qui est celle d'ac*
quérir ou de ne point perdre; curieuses et avides
du denier dix, uniquement occupées de leurs
débiteurs, toujours inquiètes sur le rabais ou
sur le décry des monnoyes, enfoncées et comme
abîmées dans les contrats, les titres et les par-
chemins. De telles gens ne sont ny parens y ny
amis, ny citoyens, ny Chrestiens, ny peut-estre
des hommes : ils ont de l'argent.
)| Les traits découvrent la complexion et les
mœurs , mais la mine désigne les biens de fortune :
le plus ou le moins de mille livres de rente se
trouve écrit sur les visages.
)[ Du mesme fond d'orgueil dont l'on s'élève
fièrement au dessus de ses inferieurs,ron rampe
vilement devant ceux qui sont au dessus de soy;
c'est le propre de ce nce, qui n'est fondé ny suj.
le mérite personnel, ny sur la vertu, mais sur les
richesses, les postes, le crédit et de vaines scien-
ces, de nous porter également à mépriser ceux
qui ont moins que nous de cette espèce d^ biens ,
ou les Mœurs de ce siècle. i35
et à estimer trop ceux qui en ont une mesure qui
excède la nostre.
)[ Pendant qa^Oronie augmente avec ses années
son fond et ses revenus, une fille naist dans
quelque famille, s'élève, croist, s'embellit, et en-
tre dans sa seizième année ; il se fait prier à cin-
quante ans pour répouser jeune, belle, spirituelle;
cet homme , sans naissance , sans esprit et sans
le moindre mérite, est préféré à tous ses rivaux.
51 Le mariage, qui devroit estre à Thomme une
source de tous les biens, luy est souvent, par la
disposition de sa fortune, un lourd fardeau sous
lequel il succombe : c'est alors qu'une femme et
des enfans sont une violente tentation à la fraude,
au mensonge et aux gains illicites. Il se trouve
entre la friponnerie et l'indigence, étrange situa-
tion.
)[ L'on ne reconnoît plus en ceux que le jeu et
le gain ont illustrez la moindre trace de leur
première condition ; ils perdent de veuë leurs
égaux et atteignent les plus grands Seigneurs. Il
est vray que la fortune du dé ou du lansquenet
les remet souvent où elle les a pris.
Q^W^
i36
Les Caractères
De la Ville.
{'on se donne à Paris, sans se parler^
[ comme un rendez-vous gênerai, mais
. fort exact, tous les soirs au Cours ou
(aux Tuileries, pour se regarder au
visage et se désapprouver les uns les autres.
L'on ne peut se passer de ce mesme monde
que Ton n'aime point et dont l'on se mocque.
5 Narcisse se levé le matin pour se coucher le
soir; il a ses heures de toilette comme une femme ;
il va tous les jours fort régulièrement à la belle
Messe aux Feûillans ou aux Minimes; il est
homme d*un bon commerce, et Ton compte sur
luy au quartier de ** pour un tiers ou pour un
cinquième à Tombre ou au reversis ; là il tient le
£auteiiil quatre heures de suite chez AriciCy où il
risque chaque soir cinq pistoUes d'or. Il lit exac-
tement la Gazette d'Hollande et le Mercure Ga-
lant ; il a lu Bergerac^ Des Maret!(% Lesclache^
1. Cyrano.
2. S. Sorlîn.
ou les Mœurs de ce siècle. i3j
les Historiettes de Rabbin , et quelques recueils
de Poësies. Il se promené avec des femmes'à la
Plaine ou au Cours, et il est d'une ponctua^
lité religieuse sur les visites. Il fera demain ce
qu'il fait aujourd'huy et ce qu'il fît hier, et il
meurt ainsi après avoir vescu.
)[ La Ville est partagée en diverses societez
qui sont comme autant de petites Republiques
qui ont leurs loix, leurs usages, leur jargon et
leurs mots pour rire; tant que cet assemblage
est dans sa force et que l'entestement subsiste,
l'on ne trouve rien de bien dit ou de bien fait que
ce qui part des siens, et Ton est incapable de
goûter ce qui vient d'ailleurs ; cela va jusques au
mépris pour les gens qui ne sont pas initiez dans
leurs mystères. L'homme du monde d'un meil-
leur esprit, que le hazard a porté au milieu d'eux,
leur est étranger ; il se trouve là comme dans un
païs lointain, dont il ne connoist ny les routes,
ny la langue, ny les mœurs, ny la coutume ; il voit
un peuple qui cause, bourdonne, parle à l'oreille,
éclate de rire, et qui retombe ensuite dans un
morne silence ; il y perd son maintien, ne trouve
pas où placer un seul mot, et n'a pas mesme de
quoy écouter. Il ne manque jamais là up mauvais
plaisant qui domine, et qui est comme le héros
de la société; celuy-cy s'est chargé de la joie des
autres, et fait toujours rire avant que d'avoir
t8
1 38 Les Caractères
parlé. Si quelquefois une femme survient, qui
n'est point de leurs plaisirs, la bande joyeuse ne
peut comprendre qu'elle ne sçache point rire de
choses qu'elle n'entend pas et paroisse insensible
à des fadaises qu'ils n'entendent eux-mesmes
que parce qu'ils les ont faites; ils ne luy pardon-
nent ny son ton de voix, ny son silence, ny sa
taille, ny son visage, ny son habillement, ny son
entrée, ny la manière dont elle est sortie. Deux
années cependant ne passent point sur une
mesme Cotterie. Il y a toujours dés la première
année des semences de division pour rompre
dans celle qui doit suivre ; Tinterest de la beauté,
les incidens du jeu, l'extravagance des repas, qui,
modestes au commencement, dégénèrent bien-
tost en piramides de viandes et en banquets
somptueux, dérangent la. Republique et luy por-
tent enfin le coup mortel ; il n'est en fort peu de
temps non plus parlé de cette nation que des
mouches de Tannée passée.
5 Pénible coutume, asservissement incom-
mode 1 se chercher incessamment les unes les au-
tres avec l'impatience de ne se point rencontrer ;
ne se rencontrer que pour se dire des riens, que
pour s'apprendre"^ réciproquement des choses
dont on est également instruite, ou dont il im-
porte si peu que Ton soit instruite; n'entrer
dans une chambre précisément que pour en sor-
ou les Mœurs de ce siècle. ï3g
tir; ne sortir de chez soy l'aprés-dînée que pour
y rentrer le soir, fort satisfaite d'avoir veu en
cinq petites heures trois Suisses, une femme que
Ton ne connoist point, et une autre que Ton
n'aime gueres. Qui connoistroit bien le prix du
temps, et combien sa perte est irréparable, pleu-
reroit amèrement sur de si grandes misères.
140 Les Caractères
De LA Cour.
^E reproche en un sens le plus hono-
. rable que Ton puisse faire à un homme,
. c'est de luy dire qu'il ne sçait pas la
; Cour ; il n'y a sorte de vertus que l'on
ne rassemble en luy par ce seul mot.
Un homme qui sçait la Cour est maistre de
son geste, de ses yeux et de son visage ; il est pro-
fond, impénétrable;; il dissimule les mauvais of-
fices, sourit à ses ennemis, contraint son hu-
meur, déguise ses passions, dément son cœur,
parle, agit contre ses sentimens : tout ce grand
raffinement n'est qu'un vice, que l'on appelle
fausseté, quelquefois aussi inutile au Courtisan
pour sa fortune que la franchise, la sincérité et
la vertu.
)[ Il y a quelques rencontres dans la vie où la
vérité et la simplicité sont le meilleur manège du
monde.
)[ C'est avoir fait un grand pas dans la finesse
ou les Mœurs de ce siècle, 141
que de faire penser de soy que Ton n'est que mé-
diocrement lin.
)[ Un homme qui a vescu dans Tintrigue un
certain temps ne peut plus s'en passer ; toute
autre vie pour luy est languissante.
)[ Il faut avoir de Pesprit pour estre homme de
caballe ; l'on peut cependant en avoir à un cer-
tain point que Ton est au dessus de Tintrigue et
de la cabale, et que Ton ne sçauroit s'y assujettir;
l'on va alors aune grande fortune ou aune haute
réputation par d'autres chemins.
^ Toutes les veuës, toutes les maximes et tous
les raffinemens de la politique , tendent à une
seule lin, qui est de n'estre point trompé et de
tromper les autres.
][ La Province est l'endroit d'où la Cour,
comme dans son point devenu, paroist une chose
admirable ; si l'on s'en approche, ses agréemens
diminuent, comme ceux d'une perspective que
l'on voit de trop prés.
)[ L'on s'accoutume difficilement à une vie qui
se passe dans une antichambre , dans des cours
ou sur l'escalier.
]f II faut qu'un honneste homme ait tâté de la
Cour; il découvre, en y entrant, comme un nou-
veau monde qui luy estoit inconnu , où il voit
régner également le vice et la politesse, et où tout
luy est utile, le bon et le mauvais.
H» Les Caractères
f L'on va quelquefois à la Cour pour en reve-
nir, et se faire par là respecter du noble de sa
Province.
f Le Brodeur et le Confiseur seroient super-*
flus et ne feroient qu'une montre inutile si l'on
estoit modeste et sobre; les Cours seroient dé-
sertes et les Rois presque seuls si l'on estoit
guéri de la vanité et de Tinterest. Les hommes
veulent estre esclaves quelque part et puiser là
de quoy dominer ailleurs. Il semble que l'on
livre en gros aux premiers de la Cour Pair dé
hauteur, de fierté et de commandement, afin
qu'ils le distribuent en détail dans les Provinces;
ils font précisément comme on leur fait, vrays
Singes de la Royauté.
f II n'y a rien qui enlaidisse certains Courti-
sans comme la présence du Prince; à peine les
puis-je reconnoistre à leurs visages : leurs traits
sont altérez et leur contenance est avilie; les
gens fiers et superbes sont les plus défaits, car
ils perdent plus du leur ; celuy qui est honneste
et modeste s'y soutient mieux, il n'a rien à re-
former.
)[ L'air de Cour est contagieux ; il se prend
à **^ comme l'accent Normand à Rou<ln ou à
Falaise; on l'entrevoit en des Fouriers, en de
petits Contrôleurs et en des Chefs de fruiterie ;
l'on peut, avec une portée d'esprit fort médiocre.
ou les Mœurs de ce siècle. 143
y faire de grands progrez. Un homme d'un génie
élevé et d'un mérite solide ne fait pas assez de cas
de cette espèce de talent pour faire son capital
de l'étudier et se le rendre propre. Il l'acquiert
sans reflexion et il ne pense point à s'en dé-
faire.
51 Qu'un favori s'observe de fort prés , car s'il
méfait moins attendre dans son antichambre qu'à
l'ordinaire, s'il a le visage plus ouvert, s'il fronce
moins le sourcil, s'il m'écoute plus volontiers et
s'il me reconduit un peu plus loin, je penseray
qu'il commence à tomber, et je penseray vray.
51 L'homme a bien peu de ressources dans
soy-mesme , puis qu'il luy faut une disgrâce ou
une mortification pour le rendre plus humain,
plus traitable , moins féroce , plus honneste
homme.
f II faut des fripons à la Cour auprès des Grands
et des Ministres mesme les mieux intentionnez ;
mais l'usage en est délicat et il faut sçavoir les
mettre en œuvre : il y a des temps et des occa-
sions où ils ne peuvent estre suppléez par d'au^
très. Honneur, vertu, conscience, qualitez tou-
jours respectables, souvent inutiles : que voulez-
vous quelquefois que Ton fasse d'un homme de
bien ?
5[ Combien de gens vous étouffent de caresses
dans le particulier, vous aiment et vous estiment,
144 ^^ Caractères
qui sont embarassez de vous dans le public, et
qui, au lever ou à la Messe, évitent vos yeux et
vostre rencontre ! Il n*y a qu'un petit nombre de
Courtisans qui, par grandeur ou par une con-
fiance qu'ils ont d'eux-mesmes , osent honorer
devant le monde le mérite qui est seul et dénué
de grands établissemens.
)[ Il est aussi dangereux à la Cour de faire les
avances qu'il est embarassant de ne les point
faire.
)[ Il y a des gens à qui ne connoistre point le
nom et le visage d'un homme est un titre pour
en rire et le mépriser. Ils demandent qui est cet
homme; ce n'est ny Rousseau^ ny un *Fabrjr, ny
la Couture j ils ne pourroient le méconnoître.
f L'on me dit tant de mal de cet homme, et
)'y en vois si peu, que je commence à soupçonner
qu'il n'ait un mérite importun qui éteigne celuy
des autres.
î[ Vous estes homme de bien, vous ne songez
ny à plaire ny à déplaire aux favoris, uniquement
attaché à vostre maistre et à vostre devoir : vous
estes perdu.
îf Qui est plus esclave qu'un Courtisan assidu,
si ce n'est un Courtisan plus assidu ?
îf Celuy qui un beau jour sçait renoncer fer-
I. Puny pour des saletez.
ou les Mœurs de ce siècle. 145
mement ou à un grand nom , ou à une grande
autorité, ou à une grande fortune, se délivre en
un moment de bien des peines, de bien des
veilles, et quelquefois de bien des crimes.
^[ L'esclave n*a qu'un maistre, Tambitieux en
a autant qu'il 7 a de gens utiles à sa fortune.
^ Mille gens à peine connus font la foule au
lever pour estre veus du Prince, qui n'en sçauroit
voir mille à la fois; et s'il ne voit aujourd'huy
que ceux qu'il vit hier et qu'il verra demain,
combien de malheureuxl
5[ De tous ceux qui s'empressent auprès des
grands et leur font la Cour, un petit nombre les
honore dans le cœur, un grand nombre les re-
cherche par des veues d'ambition et d'interest,
un plus grand nombre par une ridicule vanité
ou une sotte impatience de se faire voir.
^ Il yaunpaïs où les joies sont visibles, mais
fausses, et les chagrins cachez, mais réels. Qui
croiroit que l'empressement pour les spectacles,
que les éclats et les applaudissemens aux Théâ-
tres de Molière et d'Arlequin, les repas, la chasse,
les Ballets, les Carrouzels, couvrissent tant d'in-
quiétudes, de soins et de divers intérêts, tant
de craintes et d'espérances, des passions si vives
et deis affaires si sérieuses?
5 Les deux tiers de ma vie sont écoulez : pour-
quoy tant m'inquieter sur ce qui m'en reste? La
«9
146 Les Caractères
plus brillante fortune ne mérite point ny le tour-
ment que je me donne y ny les petitesses où je
me surprends, ny les humiliations, ny les hontes
quej*essuye; trente années détruiront ces Co-
losses de puissance qu'on ne voioit bien qu'à
force de lever la teste. Nous disparoistrons, moy
qui suis si peu de chose, et ceux que je contem-
plois si avidement et de qui j*esperois toute ma
grandeur. Le meilleur, de tous les biens, s'il y a
des biens, c'est le repos, la retraitte et un endroit
qui soit son domaine. I^. '^'^ a pensé cela dans
sa disgrâce, et Ta oublié dans sa prospérité.
]| Un noble, s'il vit chez luy dans sa Province,
il vit libre, mais sans appuy; s'il vit à la Cour,
il est protégé, mais il est esclave; cela se com-
pense.
5[ L'on parle d'une région où les vieillards
sont galans, polis et civils ; les jeunes gens , au
contraire, durs, féroces, sans mœurs ny poli-
tesse : ils se trouvent affranchis de la passion des
femmes dans un âge où l'on commence ailleurs
à la sentir^ ils leur préfèrent des repas, des
viandes, et des amours ridicules. Celuy-là chez
eux est sobre et modéré qui ne s'enyvre que de
vin; l'usage trop fréquent qu'ils en ont fait le leur
a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur
goût déjà éteint par des eaux de vie et par toutes
les liqueurs les plus violentes. Il ne manque à
ou les Mœurs de ce siècle. 147
leur débauche que de boire de l'eau forte. Les
femmes du païs précipitent le déclin de leur
beauté par des artifices qu'elles croient servir à
les rendre belles ; leur coutume est de peindre
leurs lèvres, leurs joîies, leurs sourcils et leurs
épaules, qu'elles étallent avec leur gorge, leurs
bras et leurs oreilles, comme si elles craîgnoient
de cacher Tendroit par où elles pourroient plaire
ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent
cette contrée ont une phisionomie qui n'est pas
nette, mais confuse, embarrassée dans une épais-
seur de cheveux étrangers qu'ils préfèrent aux
naturels, et dont ils font un long tissu pour cou-
vrir leur teste : ils descendent à la moitié du
corps, changent les traits et empêchent qu'on ne
connoisse les hommes à leur visage. Ces peu-
ples, d'ailleurs, ont leur Dieu et leur Roy; les
Grands de la nation s'assemblent tous les jours à
une certaine heure dans un Temple qu'ils nom-
ment Eglise; il y a au fond de ce Temple un
Autel consacré à leur Dieu, où un Prestre ce*
lebre des mystères qu'ils appellent saints, sacrez
et redoutables; ces Grands forment un vaste
cercle au pied de cet Autel, et par oissent debout,
le dos tourné directement aux Prestres et aux
saints mystères, et les faces élevées vers leur Roy,
que l'on voit à genoux sur une Tribune, et à qui
ils semblent avoir tout l'esprit et tout le cœur
t4B Les Caractères
appliqué. On ne laisse pas de ¥oir dans cet usage
une espèce de subordination, car ce peuple pa-
roît adorer le Prince, et le Prince adorer Dieu.
Les gens du pays le nomment ***; il est à quel-
ques quarante-huit degrez d'élévation du pôle, et
à plus d'onze cent lieues de Mer des Iroquois et
des Hurons.
)[ Qui considérera que le visage du Prince fait
toute la félicité du Courtisan , qu'il s'occupe et
se remplit pendant toute sa vie de le voir et
d'en estre veu, comprendra un peu comment
voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le
bonheur des Saints.
îf Si Ton ne se precautionne à la Cour contre
les pièges que l'on y tend sans cesse pour faire
tomber dans le ridicule, l'on est étonné, avec tout
son esprit^ de se trouver la duppe de plus sots
que soy.
)[ Avec cinq ou six termes de l'art, et rien de
plus, l'on se donne pour connoisseur en musi-
que, en tableaux, en bâtimens et en bonne chère.
L'on croit avoir plus de plaisir qu'un autre à en-
tendre, à voir et à manger; l'on impose à ses
semblables, et Ton se trompe soy-mesme.
)[ Il y a un certain nombre de phrases toutes
faites que l'on prend comme dans un magazin,
et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les
autres sur les évenemens. Bien qu'elles se disent
ou les Mœurs de ce siècle. 149
souvent sans affection, et qu'elles soient receûes
sans reconnoissance, il n'est pas permis avec cela
de les omettre, parce que du moins elles sont
l'image de ce qu'il y a au monde de meilleur ,
qui est Tamitié, et que les hommes, ne pouvant
gueres conter les uns sur les autres pour la réa-
lité, semblent estre convenus entre eux de se
contenter des apparences.
ff C'est beaucoup tirer de nôtre amy si, ayant
monté à une grande faveur, il est encore un
homme de nôtre connoissance.
][ Un esprit sain puise à la Cour le goût de
la solitude et de la retraite.
)[ Il y a dans les Cours des apparitions de gens
avanturiers et hardis, d'un caractère libre et fa-
milier, qui se produisent d'eux-mesmes, protes-
tent qu'ils ont dans leur art toute l'habileté qui
manque aux autres , et qui sont crûs sur leur
parole. Ils profitent cependant de l'erreur pu-
blique, ou de l'amour qu'ont les hommes pour
la nouveauté ; ils percent la foule et parviennent
jusqu'à l'oreille du Prince, à qui le courtisan les
voit parler pendant qu'il se trouve heureux d'en
estre veu. Ils ont cela de commode pour les Grands
qu'ils en sont soufferts sans conséquence et con-
gédiez de même : alors ils disparoissent, tout à
la fois riches et decreditez, et le monde qu'ils
1 5o Les Caractères
viennent de tromper est encore prest d'estre
trompé par d'autres.
j[ Le favory n'a point de suites, il est sans en-
gagement et sans liaisons ; il peut estre entouré
de parens et de créatures, mais il n'y tient pas :
il est détaché de tout et comme isolé.
)| Une grande parure pour le favory disgracié,
c'est la retraitte. Il luy est avantageux de dispa-
roistre, plûtost que de traîner dans la Ville le
débris d'une faveur qu'il a perdue et de faire un
nouveau personnage si différent du premier qu'il
a soutenu ; il conserve au contraire le merveil-
leux de sa vie dans la solitude, et, mourant pour
ainsi dire avant la caducité, il ne laisse de soy
qu'une belle idée et une mémoire agréable.
Qsi^f?^
ou les Mœurs de ce siècle. i Si
Des Grands.
^A prévention du peuple en faveur des
i grands est si aveugle, et Tentestement
. pour leur geste, leur visage, leur ton
; de voix et leurs manières si gênerai,
que, s*ils s'avisoient d*estre bons, cela iroit à l'ido-
lâtrie.
)[ L'avantage des grands sur les autres hommes
est immense par un endroit : je leur cède leur
bonne chère, leurs riches ameublemens, leurs
chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains,
leurs fous et leurs flateurs; mais je leur envie le
bonheur d'avoir à leur service des gens qui les
égalent par le cœur et par l'esprit, et qui les
passent quelquefois.
)[ Les Grands se piquent d'ouvrir une allée
dans une forest , de soutenir des terres par de
longues murailles, de dorer des plafonds, de
faire venir dix pouces d'eau, de meubler une
orangerie; mais de rendre un cœur content, de
combler une ame dejoye,de prévenir d'extrêmes
1 52 Les Caractères
besoins ou d'y remédier, leur curiosité ne s'é-
tend point jusques-là.
)[ Les Grands dédaignent les gens d'esprit qui
n'ont que de l'esprit; les gens d'esprit méprisent
les Grands qui n'ont que de la grandeur ; les gens
de bien plaignent les uns et les autres, qui ont
ou de la grandeur ou de l'esprit sans nulle
vertu.
îf Une froideur ou une incivilité' qui vient de
ceux qui sont au dessus de nous nous les rend
haïssables, mais un salut ou un sourire nous les
reconcilie.
îf Les Grands croient estre seuls parfaits, n'ad-
mettent qu'à peine dans les autres hommes la
droiture d'esprit, l'habileté, la délicatesse, et
s'emparent de ces riches talens comme de choses
deuës à leur naissance. C'est cependant en eux
une erreur grossière de se nourrir de si fausses
préventions ; ce qu'il y a jamais eu de mieux
pensé, de mieux dit, de mieux écrit et peut-estre
d'une conduite plus délicate, ne nous est pas
toujours venu de leur fond : ils ont de grands
domaines et une longue suite d'ancestres, cela
ne leur peut estre contesté.
î[ Qui peut dire pourquoy quelques-uns ont
le gros lot, ou quelques autres la faveur des
Grands?
ou les Mœurs de ce siècle, 1 53
)[ Les aises de la vie, Tabondance, le calme
d'une grande prospérité, font que les Princes ont
de la joye de reste pour rire d'un nain, d'un singe,
d'un imbecille et d'un mauvais conte. Les gens
moins heureux ne rient qu'à propos.
5f Les Grands ne doivent point aimer les pre-
miers temps, ils ne leur sont point favorables;
il est triste pour eux d'y voir que nous sortions
tous du frère et de la sœur. Les hommes com-
posent ensemble une même famille, il n'y a que
le plus ou le moins dan^ le degré de parenté.
5[ Quelques profonds que soient les Grands de
la Cour , et quelque art qu'ils ayent pour pa-
roistre ce qu'ils ne sont pas et pour ne point pa-
roistre ce qu'ils sont, ils ne peuvent cacher leur
malignité, leur extrême pente à rire aux dépens
d'autruy et à jetter un ridicule souvent où il n'y
en peut avoir. Ces beaux talens se découvrent en
eux du premier coup d'œil, admirables sans
doute pour envelopper une duppe et rendre sot
celuy qui l'est déjà , mais encore plus propres à
leur oster tout le plaisir qu'ils pourroient tirer
d'un homme d'esprit qui sçauroit se tourner et
se plier en mille manières agréables et réjouis-
santes , si le dangereux caractère du Courtisan
ne luy imposoit pas une fort grande retenue; il
ne luy reste que le caractère sérieux, dans lequel
il se retranche, et il fait si bien que les railleurs.
i54 Les Caractères
avec des intentions si mauvaises, manquent d'oc-
casions de se jouér de luy.
]| Il semble d'abord qu'il entre dans les plai-
sirs des Princes un peu de celuy d'incommoder
les autres. Mais non, les Princes ressemblent
aux hommes : ils songent à eux-mesmes, suivent
leur goust, leurs passions, leur commodité ; cela
est naturel.
)[ Les Princes, sans d'autre science ny d'autre
règle, ont un goust de comparaison; ils sont nez
et élevez au milieu et comme dans le centre des
meilleures choses, à quoy ils rapportent ce qu'ils
lisent, ce qu'ils voyent et ce qu'ils entendent.
Tout ce qui s'éloigne trop de Lully, de Racine
et de LE Brun, est condamné.
)[ Il semble que la première règle des compa-
gnies, des gens en place ou des puissans, est de
donner à ceux qui dépendent d'eux, pour le be-
soin de leurs affaires, toutes les traverses qu'ils
en peuvent craindre.
f C'est avoir une très-mauvaise opinion des
hommes, et néanmoins les bien connoistre, que
de croire, dans un grand poste, leur imposer par
des caresses étudiées, par de longs et stériles em-
brassemens.
5[ C'est une pure hypocrisie, à un homme
d'une certaine élévation, de ne pas prendre d'a-
bord le rang qui luy est dû, et que tout le monde
ou les Mœurs de ce siècle. \ 55
luy cède ; il ne luy coûte rien d'estre modeste,
de se mêler dans la multitude qui va s'ouvrir pour
luy, de prendre dans une assemblée une der*
niere place, afin que tous l'y voyent et s'empres-
sent de l'en ôter. La modestie est d'une pratique
plus amere aux hommes d'une condition ordi-
naire : s'ils se jettent dans la foule, on les écrase;
s'ils choisissent un poste incommode, il leur de-
meure.
f L'on se porte aux extremitez opposées à l'é-
gard de certains personnages; la satire, après
leur mort, court parmi le peuple, pendant que
les voûtes des Temples retentissent de leurs
éloges. Ils ne méritent quelquefois ny libelles,
ny discours funèbre ; quelquefois aussi ils sont
dignes de tous les deux.
]| L'on doit se taire sur les Puissans : il y a
presque toujours de la flatterie à en dire du bien;
il y a du péril à en dire du mal pendant qu'ils
vivent, et de la lâcheté quand ils sont morts.
)| Si les Grands ont les occasions de nous faire
du bien, ils en ont rarement la volonté , et s'ils
désirent de nous £aire du mal, ils n'en trouvent
pas toujours les occasions : ainsi l'on peut estre
trompé dans l'espèce de culte que l'on leur rend,
s'il n'est fondé que sur l'espérance ou sur la
crainte; et une longue vie se termine quelquefois
sans qu'il arrive de dépendre d'eux pour le moin-
i56 Les Caractères
dre tnterest, ou que Ton leur doiye sa bonne ou sa
mauvaise fortune. Nous devons les honorer parce
qu'ils sont grands et que nous sommes petits, et
qu'il y en a d'autres plus petits que nous qui nous
honorent^
9 Ne parler aux jeunes Princes que du soin de
leur rang est un excez de précautions lorsque
toute une Cour met son devoir et une partie de
sa politesse à les respecter, et qu'ils sont bien
moins sujets à ignorer aucun des égards qui sont
dûs à leur naissance qu'à confondre les personnes
et les traiter indifféremment et sans distinction
des conditions et des titres. Ils ont une fierté na-
turelle qu'ils retrouvent dans les occasions; il
ne leur faut des leçons que pour la régler, que
pour leur inspirer la bonté, Thonnesteté et Tes-
prit de discernement.
OQ^i^JS^.
ou les Mœurs de ce siècle. i Sy
Du Souverain.
f UAND Ton parcourt^ sans la prévention
^•de son pays, toutes les formes de gou-
rvernement, l'on ne sçait à laquelle se
! tenir : il y a dans toutes le moins bon
et le moins mauvais. Ce qu'il y a de plus rai-
sonnable et de plus seur est d'estimer celle où
Ton est né la meilleure de toutes, et de s'y sou-
mettre.
9 Le caractère des François demande du sé-
rieux dans le Souverain.
)[ L'un des malheurs du Prince est d'estre sou-
vent trop plein de son secret, par le péril qu'il y
a à le répandre; son bonheur est de rencontrer
une personne seure qui l'en décharge.
)[ Il ne manque rien à un Roy que les douceurs
d'une vie privée ; il ne peut estre consolé d'une
si grande perte que par le charme de l'amitié et
par la fidélité de ses amis.
5[ Le plaisir d'un Roy qui est digne de Testre
1 58 Les Caractères
est d'estre moins Roy quelquefois, de sortir du
Théâtre, de quitter le bas de saye et les brode-
quins, et de )oûer avec une personne de confiance
un rôle plus familier.
f Rien ne &it plus d'honneur au Prince que
la modestie de son favory.
)[ Il ne faut ny art ny science pour exercer la
tyrannie, et la politique qui ne consiste qu'à ré-
pandre le sang est fort bornée et de nul rafi&ne-
ment; elle inspire de tuer ceux dont la vie est
un obsucle à nostre ambition : un homme né
cruel fait cela sans peine. C'est la manière la plus
horrible et la plus grossière de se maintenir ou
de s'aggrandir.
f II y a peu de règles générales et de mesures
certaines pour bien gouverner; Ton suit le temps
et les conjonctures, et cela roule sur la prudence
et sur les veiies de ceux qui régnent; aussi le
chef d'œuvre de Tesprit, c'est le parfait gouverne-
ment, et ce ne seroit peut-estre pas une chose
possible si les peuples, par l'habitude où ils sont
de la dépendance et de la soumission, ne faisoient
la moitié de l'ouvrage.
9 Sous un tres-grand Roy, ceux qui tiennent
les premières places n'ont que des devoirs faciles
et que l'on remplit sans nulle peine : tout coule
de source ; l'autorité et le génie du Prince leur
applanissent les chemins, leur épargnent les dif-
ou les Mœurs de ce siècle. 1 59
ficultez et font tout prospérer au delà de leur
attente : ils ont le mérite de subalternes.
)| Que de dons du Ciel ne faut-il point pour
bien regnerl Une naissance auguste, un air d'em'
pire et d'autorité, un visage qui remplisse la cu-
riosité des peuples empressez de voir le Prince,
et qui conserve le respect dans le Courtisan ; une
parfaite égalité d'humeur, un grand éloignement
pour la raillerie piquante, ou assez de raison pour
ne se la permettre point ; ne £ûre jamais ny me*
naces ny reproches, ne point céder à la colère, et
estre toujours obéi; Tesprit facile, insinuant ; le
cœur ouvert, sincère et dont on croit voir le fond,
et ainsi très-propre à se faire des amis, des créa-
tures et des alliez ; estre secret, toutefois profond
et impénétrable dans ses motifs et dans ses pro-
jets; du sérieux et de la gravité dans le public;
de la brièveté, jointe à beaucoup de justesse et
de dignité, soit dans les réponses aux Ambassa-
deurs des Princes, soit dans les conseils; une
manière de faire des grâces qui est comme un
second bienfait, le choix des personnes que Ton
gratifie ; le discernement des esprits, des talens
et des complexions pour la distribution des pos-
tes et des emplois; le choix des Généraux et des
Ministres; un jugement ferme, solide, décisif dans
les affaires, qui fait que Ton connoist le meilleur
parti et le plus juste; un esprit de droiture et
i6ô Les Caractères
d'équité qui fait qu*oa le suit jusques à pro-
noncer quelquefois contre soy^^mesme en faveur
du peuple, des alliez, des ennemis ; une mémoire
heureuse et tres-presente, qui rappelle les be-
soins des sujets, leurs noms, leurs requestes; une
vaste capacité qui s'étende non seulement aux
affaires de dehors, au commerce, aux maximes
d'Etat, aux veuës de la politique, au reculement
des frontières par la conqueste de nouvelles
Provinces, et à leur seureté pgr un grand nom-
bre de forteresses inaccessibles, mais qui sçache
aussi se renfermer au dedans et comme dans les
détails de tout un Royaume ; qui en bannisse un
culte faux, suspect et ennemi de la souveraineté,
s*il s'y rencontre ; qui abolisse des usages cruels
et impies, s'ils y régnent ; qui reforme les loix et
les coutumes, si elles estoient remplies d'abus;
qui donne aux villes plus de seureté et plus de
commoditez par le renouvellement d'une exacte
police, plus d'éclat et plus de majesté par des
édifices somptueux; punir sévèrement les vices
scandaleux ; donner, par son autorité et par son
exemple, du crédit à la pieté et à la vertu ; pro*
teger l'Eglise, ses ministres, ses droits, ses liber-
tez; ménager ses peuples comme ses enfans;
estre toujours occupé de la pensée de les sou-
lager , de rendre les subsides légers et tels qu'ils
se lèvent sur les Provinces sans les appauvir; de
ou les Mœurs de ce siècle. i6i
grands talens pour la guerre; estre vigilant,
appliqué y laborieux; avoir des armées nom-
breuses, les commander en personne, estre froid
dans le péril, ne ménager sa vie que pour le bien
de son Etat, aimer le bien de son Etat et sa
gloire plus que sa vie ; une puissance tres-absQ»
lue qui oste cette distance infinie qui est quel-
quefois entre les Grands et les petits, qui les
rapproche et sous qui tous plient également, qui
ne laisse point d'occasions aux brigues, à l'in-
trigue et à la caballe ; qui fait que le Prince voit
tout par ses yeux, qu'il agit immédiatement et
par luy-même; qui fait que ses Généraux ne sont,
quoy qu'éloignez de luy, que ses Lieutenans, et
les Ministres que ses Ministres ; une profonde
sagesse qui sçait déclarer la guerre, qui sçait
vaincre et user de la victoire, qui sçait faire la paix,
qui sçait la rompre, qui sçait quelquefois, et selon
les divers interests, contraindre les ennemis à la
recevoir; qui donne des règles aune vaste ambi-
tion et sçait jusques où l'on doit conquérir; au
milieu d'ennemis couverts ou déclarez, se procurer
le loisir des jeux, des festes, des spectacles; culti*
ver les arts et les sciences; former et exécuter des
projets d'édifices surprenans; un génie enfin
supérieur et puissant qui se fait aimer et révérer
des siens, craindre des étrangers; qui fait d'une
Cour, et mesme de tout un Royaume, comme
il
i62 Les Caractères
une seule famille unie parfaitement sous un
mesme Chef, dont Tunion et la bonne intelli-
gence est redoutable au reste du monde. Ces
admirables vertus me semblent renfermées dans
ridée d'un Souverain ; il est vray qu'il est rare de
les voir ensemble dans un mesme sujet ; il faut
que trop de choses concourent à la fois, l'esprit,
le cœur, les dehors, le tempérament : de là vient
que le Monarque qui les rassemble toutes en sa
personne ne mérite rien de moins que le nom
de Grand.
ou les Mœurs de ce siècle» i63
De l'Homme.
|^£ nous emportons point contre les
^hommes en voyant leur dureté, leur
î ingratitude, leur injustice, leur fierté,
framour qu'ils ont pour eux-mesmes
et Toubli où ils sont des autres : ils sont ainsi
faits, c'est leur nature, c*est ne pouvoir supporter
que la pierre tombe ou que le feu s'élève.
)[ Les hommes ne s'attachent pas assez à ne
point manquer les occasions de faire plaisir; il
semble que l'on n'entre dans un employ que
pour pouvoir obliger et n'en rien faire ; la chose
la plus prompte, et qui se présente d'abord,
c'est le refus, et l'on n'accorde que par refiexion.
)[ Il est difficile qu'un fort malhonneste homme
ait assez d'esprit ; un génie .qui est droit et per-
çant conduit enfin à la règle, à la probité, à. la
vertu ; il manque du sens et de la pénétration à ^
celuy qui s'opiniâtre dans le mauvais comme
dans le faux ; l'on cherche en vain à le corriger
164 Les Caractères
par des traits de satyre qui le désignent aux au*
très, et où il ne se reconnotst pas luy-mesme :
ce sont des injures dites à un sourd. Il seroit dé-
sirable, pour le plaisir des honnestes gens et
pour la vengeance publique, qu'un coquin ne le
fût pas au point d'estre privé de tout sentiment.
^ Les hommes, en un sens, ne sont point lé-
gers, ou ne le sont que dans les petites choses ;
ils changent leurs habits, leur langage, les de-
hors, les bienséances; ils changent de goust
quelquefois; ils gardent leurs mœurs toujours
mauvaises, fermes et constans dans le mal ou
dans rindifference pour la vertu.
^ Il y a des vices que nous ne devons à per-
sonne, que nous apportons en naissant, et que
nous fortifions par l'habitude ; il y en a d'autres
que l'on contracte et qui nous sont étrangers.
L'on est né quelquefois avec des mœurs faciles,
de la complaisance et tout le désir de plaire ; mais^
par les traitemens que l'on reçoit de ceux avec
qui Ton vit ou de qui l'on dépend, l'on est bien-
tost jette hors de ses mesures et mesme de son
naturel ; l'on a des chagrins et une bile que l'on
ne se connoissoit point, l'on se voit une autre
complexion, l'on est enfin étonné de se trouver
dur et épineux.
î[ Une grande ame est au dessus de l'injure,
de l'injustice, de la douleur, de la moquerie, et
ou les Mœurs de ce siècle. i65
elle seroit invulnérable si elle ne souffroit par la
compassion.
ff Pénétrant à fond la contrariété des esprits,
des goûts et des sentimens, je suis bien plus
émerveillé de voir que les milliers d'hommes qui
composent une nation se trouvent rassemblez
en un mesme païs pour parler une mesme lan-
gue, vivre sous les mesmes loix, convenir entr'eux
d'une mesme coutume, des mesmes usages et
d'un mesme culte , que de voir diverses nations
se cantonner sous les differens climats qui leur
sont distribuez, et se partager sur toutes ces
choses.
f[ Tout est étranger dans l'humeur, les mœurs
et les manières de la plupart des hommes; tel a
vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté,
avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé,
qui estoit né gay , paisible, paresseux, magnifique,
d'un courage fier et éloigné de toute bassesse.
Les besoins de la vie, la situation où l'on se
trouve, la loy de la nécessité, forcent la nature et
y causent ces grands changemens. Ainsi tel
homme au fond, et en luy mesme, ne se peut dé-
finir : trop de choses sont hors de luy qui l'altè-
rent, le changent, le bouleversent ; il n'est point
précisément ce qu'il est ou ce qu'il paroist estre.
)[ La vie est courte et ennuyeuse, elle se passe
toute à désirer : l'on remet à l'avenir son repos
i66 Les Caractères
et ses joyesy à cet âge souvent où les meilleurs
biens ont déjà disparu, la santé et la jeunesse.
Ce temps arrive qui nous surprend encore dans
les désirs : on en est là quand la fièvre nous sai*
sitet nous éteint; si Pon eût guéri, ce n'estoit
que pour désirer plus long-temps.
)| Il est si ordinaire à Thomme de n'estre pas
heureux, et si essentiel à tout ce qui est un bien
d'estre acheté par mille peines, qu'une affaire
qui se rend facile devient suspecte. L'on com-
prend à peine ou que ce qui coûte si peu puisse
nous estre fort avantageux, ou qu'avec des me*
sures justes Ton doive si aisément parvenir à la fin
que Ton se propose : Ton croit mériter les bons
succez, mais n'y devoir compter que fort rarement.
f Les hommes ont tant de peine à s'approcher
sur les affaires, sont si épineux sur les moindres
interests, si hérissez de difficultez, veulent si fort
tromper et si peu estre trompez, mettent si haut
ce qui leur appartient et si bas ce qui appartient
aux autres , que j'avoue que je ne sçay par où et
comment se peuvent conclure les mariages, les
contracts, les acquisitions, la paix, la trêve, les
traitez, les alliances.
)[ Rien n'engage tant un esprit raisonnable à
supporter tranquillement, des parens et des
amis, les torts qu'ils ont à son égard, que la re-
flexion qu'il fait sur les vices de l'humanité, et
ou les Mœurs de ce siècle, 167
combien il est pénible aux hommes d'estre con-
stans, généreux, fidelles, d*être touchez d'une
amitié plus forte que leur interest. Comme il
connoist leur portée, il n'exige point d'eux qu'ils
pénètrent les corps, qu'ils volent dans Tair, qu'ils
ayent de l'équité; il peut haïr les hommes en
gênerai, où il y a si peu de vertu, mais il excuse
les particuliers, il les aime mesme par des motifs
plus relevez, et il s'étudie à mériter le moins
qu'il se peut une pareille indulgence.
î[ Ceux qui sont fourbes eroyent aisément que
les autres le sont; ils ne peuvent gueres estre
trompez ny tromper.
51 La mort n'arrive qu'une fois et se fait sentir
à tous les momens de la vie. Il est plus dur de
Papprehender que de la souffrir.
5[ Si la vie est misérable, elle est pénible à sup-
porter; si elle est heureuse, il est horrible de la
perdre. L'un revient à l'autre.
9 Le regret qu'ont les hommes du mauvais
employ du temps qu'ils ont déjà vécu ne les
conduit pas toujours à faire de celuy qui leur
reste à vivre un meilleur usage.
5[ Il devroit y avoir dans le cœur des fonds
inépuisables de douleur pour de certaines pertes.
Ce n'est gueres par vertu ou par force d'esprit
que Ton sort d'une grande affliction : l'on pleure
amèrement et l'on est sensiblement touché, mais
i68 Les Caractères
Ton est easatte si foible ou si léger que Ton se
console.
5 II y a des maux effroyables et d'horribles
malheurs où Ton n'ose penser, et dont la seule
yeuë fait frémir ; s'il arrive que l'on y tombe,
l'on se trouve des ressources que l'on ne se con-
noissoit point, l'on se roidit contre son infortune,
et l'on fait mieux qu'on ne l'esperoit.
)[ Il y a de certains biens que l'on deçire avec
emportement et dont l'idée seule nous enlevé et
nous transporte ; s'il nous arrive de les obtenir,
on les sent plus tranquillement qu'on ne l'eût
pensé, on en jouit moins que l'on n'aspire encore
à de plus grands.
5[ Il n'y a rien que les hommes aiment mieux
à coilserver et qu'ils ménagent moins que leur
propre vie.
)[ Pensons que, comme nous soupirons pré-
sentement pour la florissante jeunesse, qui n'est
plus et ne reviendra point, la caducité suivra
qui nous fera regretter l'âge viril où nous sommes
encore, et que nous n'estimons pas assez.
î[ L'on craint la vieillesse, que Ton n'est passeur
de pouvoir atteindre.
)[ L'on ne vit point assez pour profiter de ses
fautes; l'on en commet pendant tout le cours de
sa vie, et tout ce que l'on peut faire, à force de
faillir, c'est de mourir corrigé.
ou les Mœurs de ce siècle. 169
51 II n*y a rien qui rafraîchisse le sang comme
d'avoir sçû éviter de faire une sottise.
)[ Le récit de ses fautes est pénible ; on aime
au contraire à les couvrir et en charger quelque
autre : c'est ce qui donne le pas au Directeur sur
le Confesseur.
)[ L*esprit de parti abaisse les plus grands
hommes jusques aux petitesses du peuple.
51 II est également difficile d'étoufer dans les
commencemens les sentimens des injures et de
les conserver après un certain nombre d'années.
f Nous faisons par vanité ou par bienséance
les mesmes choses et avec les mesmes dehors
que nous les ferions par inclination ou par de-
voir. Tel vient de mourir à Paris de la fièvre
qu'il a. gagnée à veiller sa femme, qu'il n'aimoit
point.
)[ C'est une chose monstrueuse que le goust et
la facilité qui est en nous de railler, d'improuver
et de mépriser les autres, et tout ensemble la
colère que nous ressentons contre ceux qui
nous raillent, nous improuvent et nous mépri-
sent.
f Le monde est plein de gens qui, faisant in-
térieurement et par habitude la comparaison
d'eux-mesmes avec les autres, décident toujours
en faveur de leur propre mérite et agissent con-
sequemment.
}jo Les Caractères
9 II faut aux enfans les verges et la férule; il
faut aux hofnmes faits une couronne^ un sceptre,
un mortier, des fourrures, des faisceaux, des
tymballes, des hocquetons. La raison et la jus-
tice, dénuées de tous leurs ornemens, ny ne per-
suadent ny n'intimident: Thomme, qui est esprit
se mené par les yeux et les oreilles.
5[ N** est moins afifoibli par Tâge que par la
maladie, car il ne passe point soixante huit ans;
mais il a la goutte et il est sujet à une colique
néphrétique; il a le visage décharné, le teint. ver-
dâtre et qui menace ruine. Il fait bâtir dans la
rue *'^ une maison solide de pierre de taille, ra-
fermie dans les encognures par des mains de fer,
et dont il assure qu'on ne verra jamais la fin. Il
se promené tous les jours dans ses ateliers sur
les bras d'un valet qui le soulage. Ce n'est point
pour ses enfans qu'il bâtit, car il n'en a point;
ny pour ses héritiers, personnes viles et qui se
sont brouillez avec luy : c'est pour luy seul, et il
mourra demain.
)[ L'esprit s'use comme toutes choses; les
sciences sont ses alimens, elles le nourrissent et
le consuxbent.
)[ Les petits sont quelquefois chargez de mille
vertus inutiles : ils n'ont pas de quoy les mettre
en œuvre.
^ L'on voit peu d'esprits entièrement lourds
ou les Mœurs de ce siècle. 1 7 1
et stupides ; Ton en voit encore moins qui soient
subliœesettranscendans ; le commun des hommes
nage entre ces deux extremitez : l'intervalle est
rempli par un grand nombre de talens ordinaires,
mais qui sont d'un grand usage, servent à la Re-
publique et renferment en soy Futile et Pagrea-
ble : comme le commerce, les finances, le détail
des armées, la navigation, les arts, les métiers,
le bon conseil, Tesprit du jeu, celuy de société
et de la conversation.
^ Il se trouve des hommes qui soutiennent
facilement le poids de la faveur et de l'autorité,
qui se familiarisent avec leur propre grandeur,
et à qui la teste ne tourne point dans les postes
les plus élevez. Ceux au contraire que la fortune
aveugle, sans choix et sans discernement, a comme
accablez de ses bienfaits, en jotiissent avec orgueil
et sans modération ; leurs yeux, leur démarche,
leur ton de voix et leur accès, marquent long-
temps en eux l'admiration où ils sont d'eux-
mesmes et de se voir si éminens , et ils devien-
nent si farouches que leur chute seule peut les
apprivoiser.
)| Quelques hommes, dans le cours de leur
vie, sont si differens d'eux-mesmes par le cœur
et par l'esprit, qu'il est seur de se méprendre si
l'on en juge seulement par ce qui a paru d'eux
dans leur première jeunesse. Tels estoient pieux,
172 Les Caractères
tagM, sçavans, qui, par cette molesse inséparable
d'une trop riante fortune, ne le sont plus. L'on
en sçait d'autres qui ont commencé leur vie par
les plaisirs, et qui ont mis ce qu'ils avoient d'es-
prit à les connoistre, que les disgrâces ensuite
ont rendu religieux, sages, temperans : ces der-
niers sont pour l'ordinaire de grands sujets et
sur qui l'on peut faire beaucoup de fond; ils ont
une probité éprouvée par la patience et par l'ad-
versité; ils entent sur cette extrlme politesse
que le commerce des femmes leur a donnée, et
dont ils ne se défont jamais, un esprit de règle,
de réflexion, et quelquefois une haute capacité,
qu'ils doivent à la chambre et au loisir d'une
mauvaise fortune.
Tout nostre mal vient de ne pouvoir être seuls :
de là le jeu, le luxe, la dissipation, le vin, les
femmes, l'ignorance, la médisance, l'envie, l'ou-
bly de soy-mesme et de Dieu.
% Il coûte- moins à certains hommes de s'enri-
chir de mille vertus que de se corriger d'un seul
défaut ; ils sont mesme si malheureux que ce
vice est souvent celuy qui convenoit le moins à
leur état , et qui pouvoit leur donner dans le
monde plus de ridicule ; il affoiblit l'éclat de leurs
grandes qualitez, empesche qu'ils ne soient des
hommes par^ts et que leur réputation ne soit
entière. L'on ne leur demande point qu'ils soient
ou les Mœurs de ce siècle. 173
plus éclairez et plus incorruptibles, qu'ils soient
plus amis de l'ordre et de la discipline, plus
fidèles à leurs devoirs, plus zelez pour le bien
public, plus graves : Ton veut seulement qu'ils
ne soient point amoureux.
)[ L'homme semble quelquefois ne se pas suf-
fire à soy^mesme ; les ténèbres, la solitude, le
troublent, le jettent dans des craintes frivoles
et dans de vaines terreurs : le moindre mal alors
qui puisse luy arriver est de s'ennuyer.
ÎI La plupart des hommes employent la pre-
mière partie de leur vie à rendre l'autre misé-
rable.
)[ Nostre vanité et la trop grande estime que
nous avons de nous-mêmes nous fait soupçonner
dans les autres une fierté à nostre égard qui y
est quelquefois, et qui souvent n'y est point. Une
personne modeste n'a point cette délicatesse.
)[ Nous cherchons nostre bonheur hors de
nous-mesmes et dans l'opinion des hommes, que
nous connoissons flateurs, peu sincères, sans
équité, pleins d'envie, de caprices et dç préven-
tions : quelle bizarrerie! «
)[ Il semble que Ton ne puisse rire que des
choses ridicules ; l'on voit néanmoins de cer-
taines gens qui rient également des choses ridi-
cules et de celles qui ne le sont pas. Si vous estes
sot et inconsidéré, et qu'il vous échape devant
174 ^s Caractères
eux quelque impertinence, ils rient de vous ; si
vous estes sage, et que vous ne disiez que des
choses raisonnables, et du ton qu'il les faut dire,
ils rient de mesme.
^ Les hommes en un mesme jour ouvrent
leur ame à de petites joyes et se laissent dominer
par de petits chagrins : rien n^est plus inégal
et moins suivi que ce qui se passe en si peu de
temps dans leur cœur et dans leur esprit. Le re-
mède à ce mal est de n'estimer les choses du
monde précisément que ce qu'elles valent.
^ Il est aussi difficile de trouver un homme
vain qui se croie assez heureux qu'un homme
modeste qui se croye trop malheureux.
5[ Le destin du Vigneron, du Soldat et du
Tailleur de pierre m'empesche de m'estimer
malheureux par la fortune des Princes ou des
Ministres qui me manque.
^ Il y a des gens qui sont mal logez, mal cou-
chez, mal habillez et plus mal nourris ; qui es-
suyent les rigueurs des saisons , qui se privent
eux-mesmes de la société des hommes et passent
leurs jours dans la solitude; qui souffrent du pré-
sent, du passé et de l'avenir; dont la vie est
comme une pénitence continuelle, et qui ont
ainsi trouvé le secret d'aller à leur perte par le
chemin le plus pénible : ce sont les avares.
)[ Lucile aime mieux user sa vie à se faire sup-
ou les Mœurs de ce siècle. 17 5
porter de quelques Grands que d'estre réduit à
vivre familièrement avec ses égaux.
La règle de voir de plus Grands que soy doit
avoir ses restrictions ; il faut quelquefois d'étran-
ges talens pour la réduire en pratique.
][ L'on s'insinue auprès de tous les hommes
ou en les flattant dans les passions qui occupent
leur ame, ou en compatissant aux infirmitez qui
affligent leur corps ; en cela seul consistent les
soins que Ton peut leur rendre : de là vient que
celuy qui se porte bien et qui désire peu de
choses est moins facile à gouverner.
][ C'est une grande difformité dans la nature
qu'un vieillard amoureux.
9 Peu de gens se souviennent d'avoir esté
jeunes, et combien il leur estoit difficile d'estre
chastes et temperans; la première chose qui ar-
rive aux hommes après avoir renoncé aux plaisirs
ou par bienséance, ou par lassitude, ou par ré-
gime, c'est de les condamner dans les autres. Il
entre dans cette conduite une sorte d'attache-
ment pour les choses mesmes que l'on vient de
quitter; l'on aimeroit qu'un bien qui n'est plus
pour nous ne fût plus aussi pour le reste . du
monde : c'est un sentiment de jalousie.
5f Ce n'est point le besoin d'argent où les vieil-
lards peuvent appréhender de tomber un jour
qui les rend avares, car il y en a de tels qui ont
176 Les Caractères
de si grands fonds qu'ils ne peuvent gueres avoir
cette inquiétude; et d'ailleurs, comment pour-
roient-ils craindre de manquer dans leur cadu-
cité des commoditez de la vie, puis qu'ils s'en
privent euï-mêmes volontairement pour satisfaire
à leur avarice? Ce n'est poinf aussi l'envie de lais-
ser de plus grandes richesses à leurs enj^s,caril
n'est pas naturel d'aimer quelque autre chose plus
que soy-mesme, outre qu'il se trouve des avares
qui n'ont point d'héritiers. Ce vice est plûtost
l'effet de l'âge et de la complexion des vieillards,
qui s'y abandonnent aussi naturellement qu'ils
suivoient leurs plaisirs dans leur jeunesse, ou
leur ambition dans l'âge viril ; il ne faut ny vi-
gueur, ny jeunesse, ny santé, pour estre avare;
l'on n'a aussi nul besoin dç s'empresser ou de
se donner le moindre mouvement pour épar-
gner ses revenus; il faut seulement laisser son
bien dans ses coffres et se priver de tout : cela
est commode aux vieillards, à qui il faut une pas-
sioâ, parce qu'ils sont hommes.
)[ Le souvenir de la jeunesse est tendre dans
les vieillards ; ils aiment les lieux où ils l'ont pas-
sée ; les personnes qu'ils ont commencé de con-
noistre dans ce temps leur sont chères ; ils afifec^
tent quelques mots du premier langage qu'ils ont
parlé, ils tiennent pour l'ancienne manière de
chanter et pour la vieille danse, ils vantent les
ou les Mœurs de ce siècle, 177
modes qui regnoient alors dans les habits, les
meubles et les équipages; ils ne peuvent encore
désapprouver des choses qui servoient à leurs
passions, qui estoient si utiles à leurs plaisirs, et
qui en rappellent la mémoire. Comment pour-
roient-ils leur préférer de nouveaux usages et des
modes toutes récentes où ils n'ont nulle, part,
dont ils n'espèrent rien, que les jeunes gens ont
faites et dont ils tirent à leur tour de si grands
avantages contre la vieillesse?
5 Une trop grande négligence, comme ime
excessive parure, dans les vieillards, multiplient
leurs rides et font mieux voir leur caducité.
f[ Un vieillard est fier, dédaigneux et d'un
commerce difficile, s'il n'a beaucoup d'esprit.
)[ Un vieillard qui a vécu à la Cour, qui a un
grand ^ens et une mémoire fidelle, est un trésor
inestimable; il est plein de faits et de maximes;
l'on y trouve l'histoire du siècle révétuë de cir-
constances tres-curieuses et qui ne se lisent
nulle part ; Ton y apprend des règles pour la con-
duite et pour les mœurs qui sont toujours seures,
parce qu'elles sont fondées sur l'expérience.
f[ Les jeunes gens, à cause des passions qui
les amusent, s'accommodent mieux de la solitude
que les vieillards.
5 II faut des saisies de terres et des enleve-
mens de meubles, des prisons et des supplices,
23
178 Les Caractères
je Tayouë; mais, justice, loix et besoins à part, ce
m'est une chose toujours nouvelle de contem-
pler avec quelle férocité les hommes traitent
d'autres hommes.
)[ Ceux qui nous ravissent les biens par la vio-
lence ou par l'injustice, et qui nous ostent l'hon-
neur par la calomnie, nous marquent assez leur
haine pour nous ; mais ils ne nous convainquent
pas également qu'ils ayent perdu à nôtre égard
toute sorte d'estime : aussi ne sommes-nous pas
incapables de quelque retour pour eux et de
leur rendre un jour nostre amitié. La mocquerie,
au contraire, est de toutes les injures celle qui
se pardonne le moins ; elle est le langage du mé-
pris et Tune des manières dont il se fait le mieux
entendre; elle attaque l'homme dans son der-
nier retranchement, qui est l'opinion qu'il a de
soy-mesme; elle veut le rendre ridicule à ses
propres yeux, et ainsi elle ne le laisse pas douter
un moment de la plus mauvaise disposition où
l'on puisse estre pourluy, et le rend irrécon-
ciliable.
j[ Bien loin de s'effrayer ou de rougir mesme
du nom de Philosophe, il n'y a personne au
monde qui ne dût avoir une forte teinture de
Philosophie*; elle convient à tout le monde; la
I. L'on ne peut plus entendre que celle qui est dépendante de
la Kel. Chr.
ou les Mœurs de ce siècle. 179
pratique en est utile à tous les âges, à tous les
sexes et à toutes les conditions ; elle nous con-
sole du bonheur d'autruy, des indignes préfé-
rences, des mauvais succez, du déclin de nos
forces ou de nostre beauté ; elle nous arme contre
la pauvreté, la vieillesse, la maladie et la mort,
contre les sots et les mauvais railleurs ; elle nous
fait vivre sans une femme, ou nous fait suppor-
ter celle avec qui nous vivons.
9 II n'y a pour Thomme qu'un vray malheur,
qui est de se trouver en faute et d'avoir quelque
chose à se reprocher.
9 La plupart des hommes, pour arriver à leurs
fins, sont plus capables d'un grand effort que
d'une longue persévérance: leur paresse ou leur
inconstance leur Eût perdre le fruit des meilleurs
commencemens ; ils se laissent souvent devancer
par d'autres qui sont partis après eux, et qui
marchent lentement, mais constamment.
9 Les hommes agissent mollement dans les
choses qui sont de leur devoir, pendant qu'ils
'se font un mérite ou plûtost une vanité de s'em-
presser pour celles qui leur sont étrangères, et
qui ne conviennent ny à leur état, ny à leur ca-
ractère.
^ L'on exigeroit de certains personnages qui
ont une fois esté capables d'une action noble, hé-
roïque, et qui a esté sceuë de toute la terre, que,
i8o Les Caractères
sans paroistre comme épuisez par un si grand
efiforty ils eussent du moins dans le reste de leur
vie cette conduite sage et judicieuse qui se re^
marque mesme dans les hommes ordinaires;
qu'ils ne tombassent point dans des petitesses
indignes de la haute réputation qu'ils avoient ac-
quise ; que, se mêlant moins dans le peuple, et
ne luy laissant pas le loisir de les voir de prés,
ils ne le fissent point passer de la curiosité et de
Tadmiration à l'indifférence, et peut-estre au
mépris.
J C'est se vanger contre soy-mesme, et donner
un trop grand avantage à ses ennemis, que de
leur imputer des choses qui ne sont pas vrayes,
et de mentir pour les décrier.
)[ Il n'y a gueres qu'une naissance honneste ou
une bonne éducation qui rende les hommes ca*-
pables de secret.
^ Si les hommes ne vont pas ordinairement
dans le bien jusquesoù ils pourroient aller, c'est
par le vice de leur première instruction.
)[ Il y a dans quelques hommes une certaine
médiocrité d'esprit qui contribue à les rendre
J Tels hommes passent une longue vie à se
défendre des uns et à nuire aux autres, et ils
meurent, consumez de vieillesse, après avoir
causé autant de maux qu'ils en ont soufferts.
ou les Mœurs de ce siècle. i8i
51 Les haines sont si longues et si opiniâtrées
que le plus grand signe de mort dans un homme
malade, c'est la reconciliation.
)[ Il y a d'étranges pères, et dont toute la vie
semble n'être occupée qu'à préparer à leurs
enfans des raisons de se consoler de leur mort.
)[ L'affectation dans le geste, dans le parler
et dans les manières est souvent une suite de
l'oysiveté ou de l'indifférence, et il semble qu'un
grand attachement ou de sérieuses affaires jet-
tent l'homme dans son naturel.
9 Tout le monde dit d'un sot qu'il est un sot;
personne n*ose le luy dire à luy-mesme ; il meurt
sans le sçavoir, et sans que personne se soit
vangé.
Q^^^
f82
Les Caractères
Des Jugemens.
MEN ne ressemble mieux à la vive per-
|suasion que le mauvais entêtement :
\de là les partis, les cabales, les hère-
bsies.
)[ L'on ne pense pas toujours constamment
d'un mesme sujet : l'entêtement et le dégoût se
. suivent de prés.
)[ Les grandes choses étonnent, et les petites
rebutent ; nous nous apprivoisons avec les unes
et les autres par l'habitude.
j[ Il n'y a rien de plus bas et qui convienne
mieux au peuple que de parler en des termes
magnifiques de ceux-mesme dont l'on pensoit
tres-modestement avant leur élévation.
)[ La £iveur des Princes n'exclut pas le mérite,
et ne le suppose pas aussi.
)[ Il est étonnant qu'avec tout l'orgueil dont
nous sommes gonflez et la haute opinion que
nous avons de nous-mesmes et de la bonté de
ou les Mœurs de ce siècle. i83
nôtre jugement, nous négligions de nous en ser-
vir pour prononcer sur le mérite des autres ; la
vogue, la faveur populaire, celle du Prince, nous
entraînent comme un torrent; nous louons ce
qui est loUé, bien plus que ce qui est loUable.
)[ Le commun des hommes est si enclin au
dérèglement et à la bagatelle , et le monde est si
plein d'exemples ou pernicieux ou ridicules, que
je croiroîs assez que l'esprit de singularité, s'il
pouvoit avoir ses bornes et ne pas aller trop loin,
approcheroit fort de la droite raison et d'une
conduite régulière.
Il faut faire comme les autres : maxime sus-
pecte qui signifie presque toujours il faut mal
faire, dés qu'on Tétend au delà de ces choses
purement extérieures qui n'ont point de suites,
qui dépendent de l'usage, de la mode ou des
bienséances.
)I Tel à un Sermon, à une Musique, ou dans
une Gallerîe de Peintures, a entendu à sa droite
et à sa gauche, sur une chose précisément la
mesme, des sentimens précisément opposez;
cela me feroit dire volontiers que l'on peut ba-
zarder dans tout genre d'ouvrages d'y mettre
le bon et le mauvais : le bon plaîst aux uns, et le
mauvais aux autres; l'on ne risque gueres da-
vantage d'y mettre le pire, il a ses partisans.
51 Tel connu dans le monde par de grands ta-
184 Les Caractères
leûs, honoré et chéri par tout où il se trouve, est
petit dans son domestique et aux yeux de ses
proches, qu'il n'a pu réduire à Testimer. Tel
autre, au contraire, prophète dans son païs, jouit
d'une vogue qu'il a parmi les siens et qui est
resserrée dans l'enceinte de sa maison, s'applaudit
d'un mérite rare et singulier qui luy est accordé
par sa famille, dont il est l'idole, mais qu'il laisse
chez soy toutes les fois qu'il sort, et qu'il ne porte
nulle part.
f[ Quel bonheur surprenant a accompagné ce
favori pendant tout le cours de sa viei Quelle
autre fortune mieux soutenue, sans interruption,
sans la moindre disgrâce ? Les premiers postes,
l'oreille du Prince, d'immenses trésors, une
santé parfaite et une mort douce. Mais quel
étrange compte à rendre d'une vie passée dans
la faveur, des conseils que l'on a donnez, de ceux
qu'on a négligé de donner ou de suivre, des
biens que l'on n'a point fait, des maux au con-
traire que l'on a fait ou par soy-mesme ou par
les autres; en un mot, de toute sa prospérité?
5[ César n'estoit point trop vieux pour penser
à la conqueste de l'Univers*; il n'avoit point
d'autre béatitude à se i^ire que le cours d'une
belle vie et un grand nom après sa mort; né fier,
I. V. les pensées de M. Pascal, ch. i3, où il dit le contraire.
ou les Mœurs de ce siècle, i85
ambitieux, et se portant bien comme il faisoit, il
ne pouvoit mieux employer son temps qu'à con-
quérir le monde. Alexandre estoit bien jeune
pour un dessein si sérieux; il est étonnant que,
dans ce premier âge, les femmes ou le vinn'ayent
pas plûtost rompu son entreprise.
î[ Un jeune Prince d'une race auguste, TA-
mour et l'Espérance des peuples , donné du
Ciel pour prolonger la Félicité de la terre , plus
grand que ses Ayeux, fils d'un Héros qui est
son modèle, a déjà montré à P Univers, par ses
Divines qualitez et par une Vertu anticipée, que
les enfans des Héros sont plus proches de Testre
que les autres hommes*.
^ Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a
au monde de plus rare, ce sont les diamans et
les perles.
)[ Un homme est fidelle à de certaines prati-
ques de religion : on le voit s'en acquiter avec
exactitude ; personne ne le loUe ny ne le desap-
prouve, on n'y pense pas; tel autre y revient
après les avoir négligées dix années entières : on
se récrie, on l'exalte. Cela est libre; moy je le
blâme d'un si long oubly de ses devoirs, et je le
trouve heureux d'y estre rentré.
f II y a de petites règles, des devoirs, des bien-
I. Contre la maxime Latine et triviale.
i4
i86 Les Caractères
séances attachées aux lieux, aux temps, aux per-
sonnes, qui ne se devinent point à force d'esprit,
et que Tusage apprend sans nulle peine. Juger
des hommes par les fautes qui leur échapent
en ce genre avant qu'ils soient assez instruits,
c'est en juger par leurs ongles ou par la pointe
de leurs cheveux , c'est vouloir un jour estre
détrompé.
)| Ceux qui, sans nous connoistre assez, pensent
mal de nous, ne nous font pas de tort : ce n'est
pas nous qu'ils attaquent, c'est le phantôme de
leur imagination.
)[ La règle de DEsciiRTEs, qui ne veut pas qu'on
décide sur les moindres veritez avant qu'elles
soient connues clairement et distinctement, est
assez belle et assez juste pour devoir s'étendre
au jugement que l'on fait des personnes.
f Rien ne nous vange mieux des mauvais ju-
gemens que les hommes font de nostre esprit et
de nos manières que l'indignité et le mauvais
caractère de ceux qu'ils approuvent.
Du mesme fond dont on néglige un homme de
mente, Ton sçait encore admirer un sot.
îf Un sot est celuy qui n'a pas mesme ce qu'il
faut d'esprit pour estre fat.
Un fat est celuy que les sots croyent un
homme de mérite.
îf Nous n'approuvons les autres que par les
ou les Mœurs de ce siècle. 187
rapports que nous sentons qH'iU ont avec nous*
mesmes, et il semble qu'estimer quelqu'un, c'est
l'égaler à soy.
)[ C'est un excès de confiance dans les parens
d'espérer tout de la bonne éducation de leurs
enfans, et une grande erreur de n'en attendre
rien et de la négliger.
][ Rien ne découvre mieux quel goût ont les
hommes pour les sciences et pour les belles let-
tres, et de quelle utilité ils les croient dans la
Republique, que le prix qu'ils y ont mis et l'idée
qu'ils se forment de ceux qui ont pris le party
de les cultiver. Il n'y a point d'art si mécanique
ny de si vile condition où les avantages ne soient
plus seursy plus prompts et plus solides. Le Co-
médien couché dans son carrosse jette de la boufi
au visage de Corneille, qui est à pied. Chez plu.
sieurs, Sçavant et Pédant sont synonimes.
Souvent, où le riche parle, et parle de doctrine,
c'est aux doctes à se taire, à écouter, à applau*
dir, s'ils veulent du moins ne passer que pour
doctes.
)[ Il y a ime sorte de hardiesse à soutenir de-
vant certains esprits la honte de l'érudition;
l'on trouve chez eux une prévention toute établie
contre les Sçavans, à qui ils ostent les manières
du monde, le sçavoir vivre, l'esprit de société,
et qu'ils renvoyent ainsi dépouillez à leur cabi-
i88 Les Caractères
net et à leur livres. Comme l'ignorance est un
état paisible et qui ne coûte aucune peine, l'on
s'y range en foule, et elle forme à la Cour et à la
Ville un nombreux parti qui l'emporte sur celuy
des Sçavans. S'ils allèguent en leur faveur les
noms de Harlay, Bossuet, Seguier, et de tant
d'autres Personnages également doctes et polis;
s'ils osent mesme citer les grands noms de Condé,
d'ENGUiEN et de Conti, comme de Princes qui
ont sçû joindre aux plus belles et aux plus
hautes connoissances et l'atticisme des Grecs et
l'urbanité des Romains, l'on ne feint point de
leur dire que ce sont des exemples singuliers, et
s'ils ont recours à de solides raisons, elles sont
foibles contre la voix de la multitude. Il semble
néanmoins que Ton devroit décider sur cela
avec plus de précaution, et se donner seulement
la peine de douter si le mesme esprit qui fait
faire de si grands progrez dans des sciences rai-
sonnables, qui fait bien penser, bien juger, bien
parler et bien écrire , ne pourroit point encore
servir à être poli.
Il faut tres-peu de fonds pour la politesse dans
les manières; il en faut beaucoup pour celle de
l'esprit.
)f Si les Ambassadeurs des Rois étrangers es-
toient des Singes instruits à marcher sur leurs
pieds de derrière et à se faire entendre par in-
ou les Mœurs de ce siècle. 1 89
terprete, nous ne pourrions pas marquer un plus
grand étonnement que celuy que nous donne la
)ustesse de leurs réponses et le bon sens qui pa-
roist quelquefois dans leur discours. La préven-
tion du païs, jointe à Torgiieil de la nation, nous
fait oublier que la raison est de tous les climats
et que l'on pense juste par tout où il y a des
hommes. Nous n'aimerions pas à estre traitez
ainsi de ceux que nous appelions barbares, et,
s'il y a en nous quelque barbarie, elle consiste à
estre épouventez de voir d'autres peuples raison-
ner comme nous.
)[ Tous les étrangers ne sont pas Barbares, et
tous nos compatriotes ne sont pas civilisez ; de
mesme toute Campagne n'est pas agreste*, et
toute ville n'est pas polie. Il y a dans l'Europe
un endroit d'une Province maritime d'un grand
Royaume où le Villageois est doux et insinuant;
le Magistrat, au contraire, grossier et dont la
rusticité peut passer en proverbe.
Avec un langage si pur, une si grande recher-
che dans nos habits, des mœurs si cultivées, de
si belles loix et un visage blanc, nous sommes
barbares pour quelques peuples.
îf Si nous entendions dire des Orientaux qu'ils
boivent ordinairement d'une liqueur qui leur
I . Ce terme s'entend icy métaphoriquement.
igo Les Caractères
monte à la teste, leur fait perdre la raison et les
fait vomir, nous dirions : Cela est bien barbare.
)f II est ordinaire et comme naturel de juger
du' travail d'autruy seulement par rapport à ce-
luy qui nous occupe. Ainsi le Poëte , rempli de
grandes et sublimes idées, estime peu le discours
de rOrateur, qui ne s*exerce souvent que sur de
simples faits ; et celuy qui écrit l'histoire de son
païs ne peut comprendre qu'un esprit raisonna-
ble employé sa vie à imaginer des fictions et à
trouver une rime; de mesme le Bachelier, plongé
dans les quatre premiers siècles, traite toute
autre doctrine de science triste, vaine et inutile,
pendant qull est peut*estre méprisé du Géomètre.
5[ Ce Prélat se montre peu à la Cour, il n'est
de nul commerce, on ne le voit point avec des
femmes, il ne joue ny à grande ny à'petite prime,
il n'assiste ny aux festes ny aux spectacles, il
n^est po'mt homme de caballe , et il n'a point
l'esprit d'intrigue ; toujours dans [son Evesché,
où il fait une résidence continuelle, il ne songe
qu'à instruire son peuple par la parole et à l'é-
difier par son exemple; il consume son bien en
des aumônes, et son corps par la pénitence; il
n'a que l'esprit de régularité, et il est imitateur
du zèle et de la pieté des Apostres. Les temps
sont changez, et il est menacé sous ce règne d'un
titre plus éminent.
ou les Mœurs de ce siècle. 191
5 Tout le monde s'élève contre un homme
qui entre en réputation ; à peine ceux qu'il croit
ses amis luy pardonnent-ils un mérite naissant et
une première vogue qui semble l'associer à la
gloire dont ils sont déjà en possession : Ton ne se
rend qu'à l'extrémité et après que le Prince s'est
déclaré par les recompenses. Tous alors se rap'
prochent de luy , et de ce jour-là seulement il
prend son rang d'homme de mérite.
5[ Les enfans des Dieux % pour ainsi dire, se
tirent des règles de la nature et en sont comme
l'exception. Ils n'attendent presque rien du temps
et des années. Le mérite chez eux devance l'âge.
Ils naissent instruits, et ils sont plûtost des
hommes parfaits que le commun des hommes
ne sort de l'enfance.
1. Fils. Petit-Fils. Issus de Rois.
cx2^l^j^7-o
19* ^^ Caractères
De la Mode.
I NE chose folie et qui découvre bien
, nostre petitesse, c'est Tassujettisse-
, ment aux modes quand on Tétend à ce
i qui concerne le goust, le vivre, la santé
et la conscience. La viande noire est hors de
mode, et par cette raison insipide ; ce seroit pé-
cher contre la mode que de guérir de la fièvre
par la saignée ; de mesme Ton ne mourroit plus
depuis long temps par Theotime : ses tendres
exhortations ne sauvoient plus que le peuple, et
Theot. a veu son successeur.
)[ Le duel est le triomphe de la mode et l'en-
droit où elle a exercé sa tyrannie avec plus d'é-
clat ; cet usage n'a pas laissé au poltron la liberté
de vivre, il Ta mené se faire tuer par un plus
brave que soy, et Ta confondu avec un homme
de cœur; il a attaché de l'honneur et de la gloire
à une action folle et extravagante ; il a esté ap-
prouvé par la présence des Rois; il y a eu quel-
ou les Mœurs de ce siècle, igS
quefois une espèce de religion à le pratiquer ; il
a décidé de l'innocence des hommes, des accu-
sations fausses ou véritables sur des crimes capi-
taux; il s'estoit enfin si profondement enraciné
dans Topinion des peuples, et s'estoit si fort saisi
de leur cœur et de leur esprit, qu'un des plus
beaux endroits de la vie d'un très-grand Roy a
esté de les guérir de cette folie.
fl Tel a esté à la mode ou pour le commande-
ment des armées et la negotiatipn, ou pour l'élo-
quence de la Chaire, ou pour les vers , qui n'y
est plus. Y a-t'il des hommes qui dégénèrent de
ce qu'ils furent autrefois ? est-ce leur mérite qui
soit usé, ou le goût que Ton avoit pour eux?
)[ Un homme fat et ridicule porte un long
chapeau, un pourpoint à aîierons, des chausses
à éguillettes et des bottines ; il rêve la veille par
où et comment il pourra se faire remarquer le jour
qui suit. Un Philosophe se laisse habiller par
son Tailleur. Il y a autant de foiblesse à fuir la
mode qu'à l'affecter.
f Le Courtisan autrefois avoit ses cheveux,
estoit en chausses et en pourpoint , portoit de
larges canons, et il estoit libertin ; cela ne sied
plus : il porte une perruque, l'habit serré, le bas
uni, et il est dévot. Tout se règle par la mode.
9 Celuy qui depuis quelque temps à la Cour
estoit dévot, et par là contre toute raison peu
194 ^^ Caractères
éloigné du ridicule, pouvoit-il espérer de devenir
à la mode?
)| De quoy n'est point capable un Courtisan
dans la veuë de sa fortune , si pour ne la pas
manquer il devient dévot ?
5[ Quand le Courtisan sera humble , guéri du
faste et de Tambition ; qu'il n'établira point sa
fbrtune sur la ruine de ses concurrens; qu'il sera
équitable, soulagera ses vassaux, payera ses cré-
anciers ; qu'il ne sera ny fourbe ny médisant ;
qu'il renoncera aux grands repas et aux amours
illégitimes; qu'il priera autrement que des lèvres
et mesme hors de la présence du Prince , alors
il me persuadera qu'il est dévot.
5[ L'on croit que la dévotion de la Cour inspi-
rera enfin la résidence.
J C'est une chose délicate à un Prince Reli-
gieux de reformer la Cour et la rendre pieuse.
Instruit jusques où le Courtisan veut luy plaire
et aux dépens de quoy il feroit sa fortune, il le
ménage avec prudence, il tolère, il dissimule, de
peur de le jetter dans l'hypocrisie ou le sacrilège;
il attend plus de Dieu et du temps que de son
zèle et de son industrie.
QsiJIf^
ou les Mœurs de ce siècle, igS
De quelques Usages.
I L y a des gens qui n'ont pas le moyen
'd'estre* nobles.
Il y en a de tels que, s'ils eussent
^obtenu six mois de delay de leurs
créanciers, ils estoient nobles*.
Quelques autres se couchent roturiers et se
lèvent nobles •!
Combien de nobles dont le père et les aînez
sont roturiers?
5[ Il suffit de n'estre point né dans une ville,
mais sous une chaumière répandue dans la cam-
pagne, ou sous une ruine qui trempe dans un
marécage et qu'on appelle Château, pour estre
crû noble sur sa parole.
)[ Le besoin d'argent a reconcilié la noblesse
avec la roture et a fait évanouir la preuve des
quatre quartiers.
I. Secrétaires du Roy.
7, Vétérans.
3. Vétérans.
196 Les Caractères
)f Si la noblesse est vertu, elle se perd par tout
ce qui n'est pas vertueux; et si elle n'est pas
vertu, c'est peu de chose.
)[ Que les saletez des Dieux, la Venus, le Ga-
nimede et les autres nuditez du Carache, ayent
esté fsdtes pour les Princes de l'Eglise et les suc-
cesseurs des Âpostres, le Palais Famese en est la
preuve.
)| Il y a plus de rétribution dans les Parroisses
pour un mariage que pour un baptême, et plus
pour un baptême que pour la confession : l'on
diroit que ce soit un tau sur les Sacremens, qui
semblent par là être appréciez. Ce n'est rien au
fond que cet usage, et ceux qui reçoivent pour les
choses saintes necroyent point les vendre, comme
ceux qui donnent ne pensent point à les acheter. •
Ce sont peut-estre de mauvaises apparences et
qui choquent quelques esprits.
)[ Les belles choses le sont moins hors de leur
plafce : les bienséances mettent la perfection, et
la raison met les bienséances. Ainsi l'on n'entend
point une gigue à la Chappelle, ny dans un Ser-
mon des tons de théâtre; l'on ne voit point d'i-
mages * profanes dans les Temples, ny à des per-
sonnes consacrées à l'Eglise le train et l'équi-
page d'un cavalier.
I. Tapisseries.
ou les Mœurs de ce siècle. 197
jf L'on ne voit point faire de vœux ny de peie*
rinages pour obtenir d'un Saint d'avoir l'esprit
plus juste, i'ame plus reconnoissante ; d'estre
plus équitable et moins malfaisant ; d'être guéri
de la vanité, de Tinquictude d'esprit et de la mau-
vaise raillerie.
9 II y a déjà long-temps que l'on improuve les
Médecins, et que l'on s'en sert ; le théâtre et la
satyre ne touchent point à leurs pensions; ils
dotent leurs filles, placent leurs fils aux Parle-
mens et dans la Prelature, et les railleurs eux-
mesmes fournissent l'argent. Ceux qui se portent
bien deviennent malades, il leur faut des gens
dont le métier soit de les asseurer qu'ils ne
mourront point. Tant que les hommes pourront
mourir et qu'ils aimeront à vivre, le Médecin
sera raillé et bien payé.
f II estoit délicat autrefois de se marier: c'es-
toit un long établissement , une affaire sérieuse
et qui meritoit qu'on y pensât. L'on étoit pen-
dant toute sa vie le mary de sa femme, bonne
ou mauvaise : mesme table, mesme demeure,
mesme lit, l'on n'en estoit point quitte pour
une pension ; avec des enfans et un ménage com-
plet, l'on n'avoit pas les apparences et les délices
du célibat.
9 Dans ces jours qu'on appelle saints, le Moine
confesse pendant que le Curé tonne en Chaire
igB Les Caractères
contre le Moine et ses adherans; telle femme
pieuse sort de TAutel, qui apprend au Prône
qu'elle vient de faire un sacrilège. N'y a-t'il point
dans TEglise une puissance à qui il appartienne
ou de faire taire le Pasteur, ou de suspendre
pour un temps le pouvoir du Bamabite ?
5f Quelle idée plus bizarre que de se repré-
senter une foule de Chrétiens de Tun et de l'au-
tre sexe, qui se rassemblent à certains )Ours dans
une salle pour y applaudir aune troupe d'excom-
muniez, qui ne le sont que par le plaisir qu'ils
leur donnent, et dont ils sont déjà payez d'a-
vance? Il me semble qu'il faudroit ou fermer les
théâtres, ou prononcer moins sévèrement sur
l'état des Comédiens.
)| Il y a depuis longtemps dans le monde une
manière* de faire valoir. son bien qui continue
toujours d'estrel pratiquée par d'honnestes gens
et d'estre condamnée par d'habiles Docteurs.
)[ Le devoir des Juges est de rendre la justice,
leur métier de la différer : quelques-uns sçavent
leur devoir, et font leur métier.
)[ Celuy qui sollicite son Juge ne luy fait pas
honneur, car ou il se défie de ses lumières et
mesme de sa probité, ou il cherche à le prévenir,
ou il luy demande une injustice.
I Billets et obligations.
ou les Mœurs de ce siècle. 199
51 Une belle maxime pour le Palais, utile au
public, remplie de raison, de sagesse et d'équité,
ce seroit précisément la contradictoire de celle
qui dit que la forme emporte le fond.
f II n'est pas absolument impossible qu'une
personne qui se trouve dans une grande faveur
perde un procès.
f L'on ne peut gueres charger l'enfance de la
connoissance de trop de langues, et il me semble
que l'on devroit mettre toute son application à
l'en instruire. Elles sont utiles à toutes les con-
ditions des hommes, et elles leur ouvrent égale-
ment l'entrée ou à une profonde ou à une facile
et agréable érudition. Si l'on remet cet étude
si pénible à un âge un peu plus avancé et qu'on
appelle la jeunesse, ou l'on n'a pas la force de
l'embrasser par choix, ou l'on n'a pas celle d'y
persévérer ; et si l'on y persévère, c'est consumer
à la recherche des langues le mesme temps qui
est consacré à l'usage que Ion en doit faire;
c'est borner à la science des mots un âge qui
veut déjà aller plus loin et qui demande des
choses ; c'est au moins avoir perdu les premières
et les plus belles années de sa vie. Un si grand
fond ne se peut bien faire que lorsque tout s'im-
prime dans l'ame naturellement et profondement ;
que la mémoire est neuve, prompte et fidelle;
que l'esprit et le cœur sont encore vuides de pas-
200
Les Caractères
sions, de soins et de désirs, et que Ton est dé-
terminé à de longs travaux par ceux de qui Ton
dépend. Je suis persuadé que le petit nombre
d'habiles et le grand nombre de gens superficiels
vient de Toubly de cette pratique.
ou les Mœurs de ce siècle.
De la Chaire.
► E discours Chrétien est devenu un
.spectacle; cette tristesse Evangelique
, qui en est Tame ne s'y remarque plus ;
» elle est suppléée par Tavantage de la
mine, par les inflexions de la voix, par la régula-
rité du geste, par le choix des mots et par les
longues énumerations ; on n'écoute plus sérieu-
sement la parole sainte : c'est une sorte d'amu-
sement entre mille autres, c'est un jeu où il y a
de l'émulation et des parieurs.
^ L'on Élit assaut d'Eloquence jusques au
pied de l'Autel et dans la Chaire de la vérité ;
celuy qui écoute s'établit juge de celuy qui près-
che, pour condamner ou pour applaudir, et n'est
pas plus converti par le discours qu'il favorise
que par celuy auquel il est contraire. L'Orateur
plaist aux uns, déplaît aux autres, et convient
a6
202 Les Caractères
avec tous en une chose : que, comme il ne cher-
che point à les rendre meilleurs , ils ne pensent
pas aussi à le devenir.
]| Jusqu'à ce qu'il revienne un homme qui,
avec un style nourri des saintes Ecritures, expli-
que au peuple la parole divine uniment et fami-
lièrement , les Orateurs et les Declamateurs se-
ront suivis.
f Les citations profanes, les froides allusions,
le mauvais pathétique, les antithèses, les figures
outrées, ont fini ; les portraits finiront et feront
place à une simple explication de l'Evangile,
jointe aux mouvemens qui inspirent la conver-
sion.
C'est avoir de l'esprit que de plaire au peuple
dans un Sermon par un style fleuri, une morale
enjouée, des figures reïterées, des traits brillants
et de vives descriptions; mais ce n'est point en
avoir assez. Un meilleur esprit condamne dans
les autres et néglige pour soy ces ornemens
étrangers , indignes de servir à l'Evangile : il
presche simplement, fortement, chrétiennement.
)I L'Orateur fait de si belles images de certaiQs
desordres, y fait entrer des circonstances si déli-
cates, met tant d'esprit, de tour et de. rafiine-
ment dans celuy qui pèche, que, si je n'ay pas de
pente à vouloir ressembler à ses portraits , j'ay
besoin du moins que quelque Apôtre, avec un
ou les Mœurs de ce siècle, 2o3
style plus Chrétien, me dégoûte des vices dont
Ton m'avoit fait une peinture si agréable.
f La morale douce et relâchée tombe avec
celuy qui la prêche; elle n'a rien qui réveille et
qui pique la curiosité d'un homme du monde,
qui craint moins qu'on ne pense une doctrine
severe, et qui l'aime mesme dans celuy qui fait
son devoir en l'annonçant. Il semble donc qu'il
y ait dans l'Eglise comme deux états qui doi-
vent la partager : celuy de dire la vérité dans toute
son étendue, sans égards, sans déguisement;
celuy de l'écouter avidement, avec goust, avec
admiration, avec éloges, et de n'en faire cepen-
dant ny pis ny mieux.
)[ Theodule a moins réussi que quelques uns
de ses Auditeurs ne Tapprehendoient; ils sont
contens de luy et de son discours, et il a mieux
fait à leur gré que de. charmer l'esprit et les '
oreilles, qui est de flatter leur jalousie.
9 Le métier de la parole ressemble en une
chose à celuy de la guerre ; il y a plus de risque
qu'ailleurs, mais la fortune y est plus rapide.
)[ Si vous estes d'une certaine qualité, et que
vous ne vous sentiez point d'autres talens que ce-
luy de faire de froids discours, prêchez : il n'y a
rien de pire pour sa fortune que d'estre entière-
ment ignoré. Théodore a esté payé de ses mau-
vaises phrases et de son ennuyeuse monotonie.
204 ^^ Caractères
% I/on eu de grands Evêchez. par un mérite
de Chaire qui présentement ne vaudroit pas à
son homme une simple prébende.
9 Le nom de ce Panégyriste semble gémir
sous le poids des titres dont il est accablé , leur
grand nombre remplit de vastes affiches qui sont
distribuées dans les maisons ou que Ton lit par les
ru£s en caractères monstrueux, et qu'on ne peut
non plus ignorer que la place publique ; quand sur
une si belle montre Ton a seulement, essayé du
personnage et qu'on Ta un peu écouté, Ton re-
connoist qu'il manque au dénombrement de ses
qualitez celle de mauvais Prédicateur.
f L'Orateur cherche par ses discours un Eves-
ché ; l'Apostre fait des conversions, il mente de
trouver ce que l'autre cherche.
5 L'on voit des Clercs* revenir de quelques
Provinces où ils n'ont pas fiait un long séjour,
vains des conversions qu'ils ont trouvées toutes
faites comme de celles qu'ils n'ont pu faire, se
comparer déjà aux Vincens et aux Xaviers, et
se croire des hommes Apostoliques : de si grands
travaux et de si heureuses missions ne seroient
pas à leur gré payées d'une Abbaye.
)I Un Clerc mondain ou irreligieux, s'il monte
en Chaire, est declamateur.
I. Ecclésiastiques.
ou les Mœurs de ce siècle. 2o5
Il y a au contraire des hommes saints et dont
le seul caractère est efficace pour la persuasion :
ils paroissenty et tout un peuple qui doit les
écouter est déjà émû et comme persuadé parleur
présence ; le discours qu'ils vont prononcer fera
le reste.
2o6 Les Caractères
Des Esprits Forts.
»ES Esprits forts sçavent-ils qu'on les
(appelle ainsi par ironie? Quelle plus
f grande foiblesse que d'estre incertains
I quel est le principe de son estre, de
sa vie, de ses sens, de ses connoissances, et quelle
en doit estre la fin? Quel découragement plus
grand que de douter si son ame n'est point ma-
tière comme la pierre et le reptile, et si elle n*est
point corruptible comme ces viles créatures?
N*y a-t'il pas plus de force et plus de grandeur
à recevoir dans nostre esprit Tidée d*un estre
supérieur à tous les estres, qui les a tous faits, et
à qui tous se doivent rapporter ? d'un estre sou-
verainement parfait , qui est pur, qui n'a point
commencé et qui ne peut finir, dont nostre ame
est limage, et mesme une portion comme esprit
et comme immortelle?
f L'on doute de Dieu dans une pleine santé,
comme l*on doute que ce soit pécher que d'avoir
ou les Mœurs de ce siècle. 207
un commerce avec une personne libres Quand Ton
devient malade et que l'hydropisie est formée,
l'on quitte sa concubine, et l'on croit en Dieu.
îf II faudroit s'éprouver et s'examiner tres-
serieusement avant que de se déclarer esprit fort
ou libertin, afin au moins^ et selon ses principes,
de finir comme Ton a vécu; ou^ si Ton ne se sent
pas la force d'aller si loin, se résoudre de vivre
comme l'on veut mourir.
)[ Toute plaisanterie dans un homme mourant
est hors de sa place ; si elle roule sur de certains
chapitres, elle est funeste. C'est une extrême
misère que de donner à ses dépens à ceux que
Ton laisse le plaisir d'un bon mot.
51 II y a eu de tout temps de ces gens d'un bel
esprit et d'une agréable littérature , esclaves des
Grands, dont ils ont épousé le libertinage et
porté le joug toute leur vie contre leurs propres
lumières et contre leur conscience ; ces hommes
n'ont jamais vécu que pour d'autres hommes, et
ils semblent les avoir regardez comme leur Dieu
et leur dernière fin. Ils ont eu honte de se sauver
à leurs yeux, de paroistre tels qu'ils estoient
peut-être dans le cœur, et ils se sont perdus par
déférence ou par foiblesse. Y a-t'ildonc sur la
terre des Grands assez grands, et des Puissans
I. Une fille.
2o8 Les Caractères
assez puissans, pour mériter de nous que nous
croyions et que nous vivions à leur gré, selon
leur goust et leurs caprices, et que nous pous-
sions la complaisance plus loin en mourant
non de la manière qui est la plus seure pour nous,
mais de celle qui leur plaist davantage ?
J J'exigerois de ceux qui vont contre le train
commun et les grandes règles, qu'ils sceussent
plus que les autres , qu'ils eussent des raisons
claires et de ces argumens qui emportent convic-
tion.
f Je voudrois voir un homme sobre, modéré ,
chaste, équitable, prononcer qu'il n'y a point de
Dieu : il parleroit du moins sans interest ; mais
cet homme ne se trouve point.
ÎI J'aurois une extrême curiosité de voir celuy
qui seroit persuadé que Dieu n'est point : il me
diroit du moins la raison invincible qui a sçû le
convaincre.
fl L'impossibilité où je suis de prouver que
Dieu n'est pas me découvre son existence.
)I Je sens qu'il y a un Dieu, et je ne sens pas
qu'il n'y en ait point : cela me suffit, tout le rai-
sonnement du monde m'est inutile ; je conclus
que Dieu existe. Cette conclusion est dans ma
nature; j'en ay reçu les principes trop aisément
dans mon enfance, et je les ay conservez depuis
trop naturellement dans un âge plus avancé.
ou les Mœurs de ce siècle, 209
pour Ijss soupçonner de fausseté; mais il y a des
esprits qui se défont de ces principes. C'est une
grande question s'il s'en trouve de tels ; et quand
il seroit ainsi, cela prouve seulement qu'il y a
des monstres.
)[ L'athéisme n'est point : les Grands, qui en
sont le plus soupçonnez, sont trop paresseux
pour décider en leur esprit que Dieu n'est pas ;
leur indolence va jusques à les rendre froids et
indifferens sur cet article si capital, comme sur
la nature de leur ame et sur les conséquences
d'une vraye Religion. Ils ne nient ces choses ny
ne les accordent : ils n'y pensent point.
f Les hommes sont-ils assez bons, assez
fidèles , assez équitables, pour devoir y mettre
toute nostre confiance, etne pas désirer du moins
que Dieu existât, à qui nous pussions appeller
de leurs jugemens, et avoir recours quand nous,
en sommes persécutez ou trahis?
)[ Si l'on nous assuroit que le motif secret de
l'Ambassade des Siamois a esté d'exciter le Roy
tres-Chrétien à renoncer au Christianisme, à
permettre l'entrée de son Royaume aux Tala-
poins, qui eussent pénétré dans nos maisons
pour persuader leur Religion à nos femmes, à
nos enfans et à nous-mêmes, par leurs livres et
parleurs entretiens; qui eussent élevé des Pa-
godes au milieu des villes, où ils eussent placé
27
2IO Les Caractères
des figures de métal pour y estre adorées , avec
quelles risées et quel étrange mépris n'enten-
drions-nous pas des choses si extravagantes?
Nous faisons cependant si« mille lieues de mer
pour la conversion des Indes, des Royaumes de
Siam, de la Chine et du Japon y c*est-à-Kiire pour
faire tres-serieusement à tous ces peuples des
propositions qui doivent leur paroistre tres-folles
et très- ridicules; ils supportent néanmoins nos
Religieux et nos Prestres, ils les écoutent quel-
quefois, leur laissent bâtir leurs Eglises et faire
leur missions. Qui £ait cela en eux et en nous ?
Ne seroitrce point la force de la vérité?
)[ Il y a deux mondes : l'un où l'on séjourne
peu et dont l'on doit sortir pour n'y plus rentrer;
l'autre où l'on doit bientost entrer pour n'en
jamais sortir. La faveur, l'autorité, les amis, la
haute réputation, les grands biens, servent pour
le premier monde ; le mépris de toutes ces cho-
ses sert pour le second. Il s'agit de choisir.
f Qui a vécu un seul jour a vécu un siècle :
mesme Soleil, mesme terre, mesme monde,
mesmes sensations ; rien ne ressemble mieux à
aujourd'huy que demain. Il y auroit quelque
curiosité à mourir, c'est à dire à n'estre plus un
corps, mais à estre seulement esprit. L'homme
cependant, impatient de la nouveauté, n'est point
curieux sur ce seul article; né inquiet et qui s'en-
ou les Mœurs de ce siècle. %i i
nuye de tout, il ne s'ennuye point de vivre; il
consentiroit peut-estre à vivre toujours ; ce qu'il
voit de la mort le frappe plus violemment que
ce qu'il en sçait; la maladie, la douleur, le ca-
davre, le dégoûtent de la çonnoissance d'un autre
monde : il faut tout le sérieux de la Religion
pour le réduire.
^ Si Dieu avoit donné le choix ou de mourir
ou de toujours vivre , après avoir médité profon-
dément ce que c'est que de ne voir nulle fin à la
pauvreté, à la dépendance, à Tennuyi à la mala-
die; ou de n'essayer des richesses, de la grandeur,
des plaisirs et de la santé que pour les voir chan-
ger inviolablement, et par la révolution des
temps en leurs contraires, et estre ainsi le joUet
des biens et des maux, Ton ne sçauroit gueres
à quoy se résoudre. La nature nous fixe et nous
oste l'embarras de choisir, et la mort, qu'elle nous
rend nécessaire, est encore adoucie par la Reli-
gion.
)| La Religion est vraye ou elle est fiussè : si
elle n'est qu'une vaine fiction, voilà, si l'on veut,
soixante années perdues pour l'homme de bien,
le Chartreux ou le Solitaire, ils ne courent pas
un autre risque ; mais si elle est fondée sur la
vérité mesme, c'est alors un épouventable mal-
heur pour l'homme vicieux; l'idée seule des
maux qu'il se prépare me trouble l'imagination ;
%i% Les Caractères
U pensée est trop foible pour lés concevoir, et
les paroles trop vaines pour les exprimer. Certes,
en supposant mesme dans le monde moins de
certitude qu'il ne s'en trouve en effet sur la vé-
rité de la Religion, il n'y a point pour l'homme
un meilleur parti que la vertu.
)[ Je ne sçay si ceux qui osent nier Dieu men-
tent qu'on s'efforce de le leur prouver, et qu'on
les traite plus sérieusement que l'on a fait dans
ce chapitre : l'ignorance, qui est leur caractère,
les rend incapables des principes les plus clairs
et des raisonnemens les mieux suivis. Je consens
néanmoins qu'ils lisent celuy que je vais faire,
pourvu qu'ils ne se persuadent pas que c'est tout
ce que l'on pouvoit dire sur une vérité si écla-
tante.
Il y a quarante ans que je n'estois point, et
qu'il n'étoit point en moy de pouvoir jamais
estre, comme il ne dépend pas de moy qui suis
une fois de n'estre plus, j'ay donc commencé, et
je continue d'être par quelque chose qui est hors
de moy, qui durera après moy, qui est meilleur
et plus puissant que moy : si ce quelque' chose
n'est pas Dieu, qu'on me dise ce que c'est.
Peut-estre que moy qui existe n'existe ains:
que par la force d'une nature universelle qui a
toujours esté telle que nous la voyons, en remon-
tant jusques à l'infinité des temps; mais cette
ou les Mœurs de ce siècle. 2 1 3
nature, ou elle est seulement esprit, et c'est Dieu;
ou elle est matière, et ne peut par conséquent
avoir créé mon esprit ; ou elle est un composé
de matière et d'esprit, et alors ce qui est esprit
dans la nature, je l'appelle Dieu.
Peut-estre aussi que ce que j'appelle mon es-
prit n'est qu'une portion de matière qui existe
par la force d'une nature universelle qui est aussi
matière, qui a toujours esté et qui sera toujours
telle que nous la voyons, et qui n'est point Dieu;
mais dm moins faut-il m'accorder que ce que
j'appelle mon esprit, quelque chose que ce puisse
estre, est une chose qui pense, et que, s'il est
matière, il est nécessairement une matière qui
pense : car l'on ne me persuadera point qu'il n'y
ait pas en moy quelque chose qui pense pen-
dant que je fais ce raisonnement. Or ce quelque
chose qui est en moy et qui pense , s'il doit son
estre et sa conservation à une nature universelle
qui a toujours esté et qui sera toujours, laquelle
il reconnoisse comme sa cause, il faut indispen-
sablement que ce soit à une nature universelle
ou qui pense, ou qui soit plus noble et plus par-
faite que ce qui pense ; et si cette nature ainsi
faite est matière, l'on doit encore conclure que
c'est une matière universelle qui pense, ou qui
est plus noble et plus parfaite que ce qui pense.
Je continue et je dis : Cette matière telle qu'elle
214 ^^ Caractères
vient cl'étr« supposée, si elle n'est. pas un estre
chimeriquei mais réel, n'est pas aussi impercep-
tible à tous les sens; et si elle ne se découvre
pas par elle-mesme, on la connoist du moins
dans le divers arrangement de ses parties, qui
constitue les corps et qui en fait la différence.
Elle est donc elle-mesme tous ces differens corps;
et comme elle est une matière qui pense selon la
supposition, ou qui vaut mieux que ce qui pense»
il s*ensuit qu'elle est telle du moins selon quel-
ques-uns de ces corps, et par une suite néces-
saire selon tous ces corps; c'est à dire qu'elle
pense dans les pierres, dans les métaux, dans les
mers, dans la terre, dans moy-mesme qui ne
suis qu'un corps, comme dans toutes les autres
parties qui la composent. C'est donc à l'assem-
blage de ces parties si terrestres, si grossières, si
corporelles, qui toutes ensemble sont la matière
universelle ou ce monde visible, que je dois ce
quelque chose qui est en moy, et qui pense, et
que j'appelle mon esprit ; ce qui est absurde.
Si au contraire cette nature universelle, quel-
que chose que ce puisse estre, ne peut pas estre
tous ces corps, ny aucun de ces corps , il suit de
là qu'elle n'est point matière, ny perceptible par
aucun des sens. Si cependant, elle pense, ou si
elle est plus parfaite que ce qui pense, je conclus
encore qu'elle est esprit, ou un estre meilleur et
ou les Moeurs de ce siècle. 2 1 5
plus accompli que ce qui est esprit. Si d'ail-
leurs il ne reste plus à ce qui pense en moy, et
que j'appelle mon esprit, que cette nature uni-
verselle à laquelle il puisse remonter pour ren-
contrer sa première cause et son unique origine,
parce qu'il ne trouve point son principe en soy,
et qu'il le trouve encore moins dans la matière,
ainsi qu'il a esté démontré, alors je ne dispute
point des noms ; mais cette source originaire de
tout esprit, qui est esprit elle-mesme, et qui est
plus excellente que tout esprit, je l'appelle
Dieu.
En un mot, je pense, donc Dieu existe : car ce
qui pense en moy, je ne le dois point à moy-
mesme, parce qu'il n'a pas plus dépendu de
moy de me le donner une première fois qu'il
dépend encore de moy de me le conserver un
seul instant ; je ne le dois point à un estre qui
soit au-dessus de moy, et qui soit matière, puis
qu'il est impossible que la matière soit au dessus
de ce qui pense ; je le dois donc à un estre qui
est au dessus de moy, et qui n'est point matière;
et c'est Dieu.
9 De ce qu'une nature universelle qui pense
exclut de soy généralement tout ce qui est ma-
tière, il suit nécessairement qu'un estre particu-
lier qui pense ne peut pas aussi admettre en soy
la moindre matière : car, bien qu'un estre uni-
2 1 6 Les Caractères
versel qui pense renferme dans son idée infini-
ment plus de grandeur, de puissance , d'indé-
pendance et de capacité qu'un estre particulier
qui pense, il ne renferme pas néanmoins une
plus grande exclusion de matière , puisque cette
exclusion dans Fun et l'autre de ces deux êtres
est aussi grande qu'elle peut estre et comme in-
finie, et qu'il est autant impossible que ce qui
pense en moy soit matière qu'il est inconcevable
que Dieu soit matière. Ainsi, comme Dieu est
esprit, mon âme aussi est esprit.
f Je ne sçay point si le chien choisit, s'il se
ressouvient, s'il affectionne, s'il craint, s'il ima-
gine, s'il pense. Quand donc l'on me dit que
toutes ces choses ne sont en luy ny passions, ny
sentiment, mais l'effet naturel et nécessaire de
la disposition de sa machine préparée par le di-
vers arrangement des parties de la matière, je
puis au moins acquiescer à cette doctrine. Mais
je pense, et je suis certain que je pense; or quelle
proportion y a-t-il de tel ou de tel arrangement
des parties de la matière, c'est à dire d'une éten-
due selon toutes ses dimensions, qui est longue,
large et profonde, et qui est divisible dans tous
ces sens, avec ce qui pense?
9 Si tout est matière, et si la pensée en moy
comme dans tous les autres hommes n'est qu'un
effet de l'arrangement des parties de la matière,
ou les Mœurs de ce siècle. 2 1 7
qui a mis dans le monde toute autre idée que
celle des choses matérielles? La matière a-t'elle
dans son fond une idée aussi pure, aussi simple,
aussi immatérielle, qu'est celle de l'esprit? Com-
ment peut-elle estre le principe de ce qui la nie
et l'exclut de son propre estre? Comment est-
elle dans rhomme ce qui pense , c'est à dire ce
qui est à Thomme mesme une conviction qu'il
n'est point matière ?
)| Il y a des estres qui durent peu, parce qu'ils
sont composez de choses tres-differentes et qui
se nuisent réciproquement ; il y en a d'autres
qui durent davantage, parce qu'ils sont plus sim-
ples; mais ils périssent parce qu'ils ne laissent
pas d'avoir des parties selon lesquelles ils peu-
vent estre divisez. Ce qui pense en moy doit du-
rer beaucoup, parce que c'est un estre pur,
exempt de tout mélange et de toute composition ;
et il n'y a pas de raison qu'il doive périr, car qui
peut corrompre ou séparer un estre simple et
qui n'a point de parties ?
)[ L'âme voit la couleur par l'organe de l'œil,
et entend les sons par l'organe de Toreille; mais
elle peut cesser de voir ou d'entendre, quand ces
sens ou ces objets luy manquent, sans que pour
cela elle cesse d'estre, parce que l'âme n'est point
précisément ce qui voit la couleur ou ce qui en-
tend les sons , elle n'est que ce qui pense. Or
28
2i8 Les Caractères
comment peut-elle cesser d*être telle ? Ce n'est
point par le defeut de l'organe, puis qu'il est
prouvé qu'elle n*est point matière ; ny par le dé-
faut d'objet, tant qu'il y aura un Dieu et des éter-
nelles veritez. Elle est donc incorruptible.
)[ Je ne conçois point qu'une ame que Dieu a
voulu remplir de l'idée de son estre infini et
souverainement parÊiit doive estre anéantie.
Si l'on ne goûte point ces remarques que j'ay
écrites, je m'en étonne, et si on les goûte, je
m'en étonne de mesme.
Extrait du Privilège du Roy.
PAR grâce et Privilège du Roy, en datte du 8 Oc-
tobre 1687. Signé, DuGONo : il est permis à
EsTiENNE MicHALLET, Imprimeur du Roy, et
Marchand Libraire à Paris, d'imprimer ou faire im-
primer un Livre intitulé, Les Caractères de Théo-
phraste^ avec les Caractères ou les Mœurs de ce-
siècle : avec deffences à tous autres de l'imprimer,
vendre ou débiter sans le consentement dudit Expo-
sant, à peine de confiscation des exemplaires contre-
faits, et de tous dépens, dommages et intcrests, et de
trois mille livres d'amende.
Registre sur le Livre de la Communauté des
Imprimeurs et Marchands Libraires de Paris.
Signé CoiGNARD, Syndic.
^^^^^<^
NOTES
Pages.
4, figne 31. — Précédé sans accord. On n'était pas encore
bien rigoureux, parait-il, sur l'accord du participe. On
trouTera, dans notre édition, de nombreux exemples de
cette irrégularité. Voir, entre autres, page 72, ligne 16;
p. 74, 1. 10; p. 172,1. o; p. 184, 1. 20 et 21.
5, l. 12. — Ebauche est mis au masculin. Ce n'est peut-être
qu'une faute d'impression. Cependant le mot était alors
nouveau dans notre langue, et son genre pouvait n'être
pas encore bien déterminé. Rien d'étonnant, du reste, qu'il
ait été masculin, s'il vient, comme le prétendent certains
étymologistes, de l'italien »bot\o. On trouvera plus loin
d'autres mots dont le genre a changé depuis. V. p. 68, 1. 20;
p. 69, dernière ligne ; p. 71, 1. 9 ; etc.
7, U 4. ~ Impr. sont pour est. On rencontrera d'autres exem-
ples d'une semblable irrégularité amenée par le voisinage
d'un nom qui n'est pas le sujet du verbe, et qui en prend
la place.
17, K 6. — D*uiu L'édition porte d^une,
20, K II. — MétnestaX parfois écrit ainsi avec im accent aigu.
On commençait alors à remplacer certaines lettres, l's
surtout, par des accents, et l'on n'était pas encore fixé défi-
nitivement sur le ^nre d'accent à adopter II suflBsait qu'il
y en eût un pour indiquer la si:^pression d'une lettre.
36, 1. 10. — ly autrefois (sic).
58, 1. 10. — S'fïs pour si elles. Cela vient de ce que le mot per-
sonnes^ tout féminin qu'il est, comporte ridée du mas-
culin. V. la note de la p. io5, 1. se.
65, 1. 12. — Plûtost (sic). V. la note de la page 191, 1. 14.
68, 1. 20. -> Augure est bien mis ici au fâminm.
69, dernière ligne. Bonnes Aegumes, Encore un féminin devenu
S lus tard masculin. Evidemment il ne peut y avoir là une
lute typographique. Le mot légumes est, d'ailleurs, resté
féminin cnez les gens de la campagne dans certaines pro-
vinces.
71, 1. 9. — Un épitaphe. Voilà au contraire un masculin qui
est depuis devenu un féminin : épitaphe et épigramme
22a Notes.
Pages.
oat été primitivement masculins, et leur changement de
genre n'est peut-être dû qu'à notre prononciation française,
qui confond à peu près uk et une placés devant un mot
commençant par une voyelle. Ajoutons que IV muet final,
qui est souvent l'indice du féminin, a pu être pour quelque
dboee dans ce changement de genre.V. la note p. 199, 1. 14.
73, I. 16. — CAk»*^^.Void de nouveau un participe sans accord.
Celui-là, du reste, est plus admissible que les autres : être
chargé forme ici une locution verbale qui peut-être semble
moins appeler l'accord, surtout à une époque où l'accord
ne paraissait pas encore être de rigueur.
74, 1. 10. — Rapporté. Encore un participe sans accord.
76, 1. 12. ~ // ne feint pM. Vieux sens du mot/eifii/re signi-
fiant hésiter. Ce sens s'explique très-facilement. Celui
qui feint, qui dissimule, est celui qui hésite à laisser voir
la vérité. Il est donc naturel de dire que celui qui £ût
une chose hardiment, sans hésitation, nt. feint pM de la
faire.
77, 1. 12.^ Nangent.NavisrereBldQvmvL naviguer. Allonger
est resté ce qu'il était. Pourquoi? Habent suafata!
78, 1. 11. ~ Sont pour e»t. Ce pluriel du verbe est dû sans
doute à l'idée de collectivité contenue dans le sujet.
-- avant-dernière ligne -^Puiue-tu (sic).
81, 1. 10. — A droit, signifiant à co^é droit. L'usage, en fai-
sant prévaloir à droite, qui sous-entend le mot main^
nous force à dire une absurdité quand nous parlons de
la droite d^un monument, ou de toute autre chose qui n'a
pas de mains.
95, dernière ligne. — H** G**, Hermès Galant, c'est-à-dire le
Mercure Galant. Il est indiqué plus clairement par M**
G** dans les éditions suivantes. Antre part dans notre
édition, on le trouvera imprimé en toutes lettres (p. i56,
1. 17).
100, 1. 9. •— Puérile écrit ainsi au masculin, comme facile,
futile, et tant d'autres. Pourquoi écrivons-nous mainte-
nant ;w^f7, subtil, etc.}
io5, 1. 20. — Enseveli, an masculin Peut-être cela vient-il en-
core de ce que le mot personne comporte en général, et
surtout ici, ridée du masculin, puisqu'il s'agit d un homme
docte (1. 23).
123, 1. 7. — Ils pour elles. A peu près la même observation
que pour la note précédente. Il s'agit ici, il est vrai, de
personnes des deux sexes ; mais on connaît la préférence
de la grammaire pour le genre masculin.
123, 1. i5. ~ Nourritures est imprimé en italique comme étant
un mot spécial à une profession. En style ae notaire, nour-
ritures signifiait l'engagement, pris par les parents de l'un
des époux, de les nourrir pendiwt un certain temps.
Notes. 223
Pages.
139, 1. 33. ~/>sP. T. 5. Ces initiales désignent \ei parti$aru.
i3o, l. 6. — Qu'il faut pour qtCil ne faut,
143, I. 35. — // ie prend à ** : à Versailles, plus désigné dans
les éditions suivantes par V**.
i53, 1. 12. — Quelquei (sic).
154, dernière li^ne. — Il y a momt, au lieu de monde ^ dans
notre édition.
164. — Nous avons sous les yeux un autre exemplaire de l'édi-
tion originale qui, au heu du paragraphe : « Une grande
ame », donne le suivant : • Il y a (tes gens qui apportent
« en naissant chacun de leur part de quoy se haïr pendant
« toute leur vie et ne pouvoir se supporter, n
Il est l'acile de se convaincre, par l'examen des deux
exemplaires, qu'ils sont de la même édition. On aura fait
un second tirage de la feuille, sur composition conservée,
après avoir fait le changement. Mais en faisant une cor-
rection on a fait une nouvelle faute, comme il arrive trop
souvent en typographie : dans le remaniement, la pam-
nation 273 (de 1 édition orignale) est devenue 173. La
version que nous donnons doit être la bonne, puisque c'est
elle qui est restée dans les éditions suivantes.
170, 1. 5-6. — Nous avons rectifié l'orthographe trop fautive de
cette phrase, qui est ainsi imprimée : « La raison et la
« justice dénuée de tous leurs omemens ny ne persuade
ny n'intimide. »
172, 1. 6. — Rendu sans accord. V. notre première note.
180, dernière ligne. — Soufferts, Si nous avons trouvé nombre
de participes sans accord, en voici, comme compensation,
un qui est accordé dans un cas où 1 accord n'est pas admis.
i84i 1. 20-21. — Fait deax fois sans accord,
188, 1. 13. ~ Feint dans le sens de hésite. V. la note de la
page 76, 1. 12.
189, 1. 2. — Donne au singulier. Il n'est pas rare de voir le verbe
ré^i par un seul des membres du sujet, surtout quand le
sujet, comme ici, suit le verbe.
191, 1. 14. — Encore une fois plûtost pour plus tôt. Notre
langue n'avait pas besoin, du reste, de cette différence
d'orthographe établie par 1 usage dans la façon d'écrire le
même mot, exprimant an fond la même idée. Si plutôt est
arrivé à signifier par préférence i, c'est qu'en général
on fait plus tôt les choses qu'on aime mieux faire. — Si-
gnalons, à cette occasion, un non-sens dans lequel cette
différence d'orthographe a fait tomber le Dictionnaire de
l'Académie, qui donne l'exemple suivant : « 11 n'eut pas
« plutôt dit cela qu'il s'en repentit. » Le sens de la phrase
est évidemment celui-ci : le moment où il dit cela ne fut
pas plus rapproché que celui où il s'en repentit, c'est-à-
114 Notes.
Pages.
dire qae dtns le même moment il le dît et s'en repeittit.
Le doute est-il possible dans ce cas?
195, notes 3-3. — Vétérans. Ce sont les conseillers an Parle-
ment et à la Cour des aides, qui devenaient nobles par
ancienneté après un certain nombre d'années de service.
196, I. 12. -* Tau (sic). C'est sans doute une faute, taux venant
de taxatio.
198, 1. I. -- Adhérant^ écrit par un Oy comme on aurait dft
continuer à l'écrire, lui et tous les autres substantifs et
adjectifs verbaux en ant. Qui a établi cette distinction?
Un grand despote, un juge «ouverain, qui rend presque
toujours des arrêts non motivés, l'usage,
Qutm peius arHtrium est, et jus, et norma loqueadi,
199, 1. i^. •— Etude y comme la plupart des mots venant d'un
nom neutre en latin, a commencé par être masculin,
et, comme d'antres noms commençant par une voyelle
et finissant par un e muet, il est devenu féminin. V. la
note de la page y i, I. 16.
Etude a eu d'aillenrs les deux genres : un étude était le
fait d'étudier, et une étude l'endroit où l'on étudie. (Voir
Malherbe, Commentaires sur Desportes.)
3o3, 1. 13. — Avidement, Exception à la rè«de de formation
des adverbes, qui ne donne en général la terminaison
^enf qu'A ceux qui viennent dun participe passé en é.
Avidement ne se mt plus, mais on dit encore : profondé-
ment , immensément^ confusément, etc.. Autres abus de
l'usage 1
217, 1. s3« As lieu de sons, l'édition porte sens, qui ne signifie-
rait rien.
JUL l'4 1938