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Full text of "Le réalisme du romantisme"

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GEORGES    PELLISSIER 


Le  Réalisme 


du 


Romantisme 


LIBRAIRIE    HACHETTE 

79,    BOULEVARD   .«AINT-GERMAIN,    PARIS 


I  °i  u 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/leralismeduroOOpell 


Le   Réalisme 

du   Romantisme 


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1463-11.  -  Coulommiers.  Imp.  Paul  BRODARD.  —  1-12. 


GEORGES    PELLISS1ER 


Le  Réalisme 


du 


Romantisme 


PARIS 

LIBRAIRIE    HACHETTE    ET    C"> 

79,       BOULEVARD        SAINT-GERMAIN,       "9 

1912 

Droits  it  traduction  et  da  reproduction  rdaervés. 


Droit»  de  traduction  et  de  reproduction  réservés. 
Copyright  by  Hachotte  ot  C'«,  1912. 


LE 

RÉALISME  DU  ROMANTISME 


INTRODUCTION 

Les  définitions  du  romantisme  sont  très  nom- 
breuses; chacune  le  caractérise  par  tel  ou  tel  trait, 
sans  tenir  compte  de  tous  les  autres. 

Il  faut  seulement  en  excepter  une,  —  si  Ton 
peut  l'appeler  de  ce  nom,  —  que  le  chef  de  l'école 
romantique  émit  le  premier  :  selon  Victor  Hugo, 
le  romantisme  était  «  le  libéralisme  en  littéra- 
ture1 ».  Trente  ans  après,  quand  les  novateurs 
avaient  achevé  leur  œuvre,  Sainte-Beuve  le  définis- 
sait encore  de  la  même  manière.  «  Le  mot,  décla- 
rait-il, a  été  mal  appliqué,  il  a  surtout  été  employé 
dans  des  sens  assez  différents.  Dans  l'acception  la 
plus  générale,  et  qui  n'est  pas  inexacte,  la  quali- 
fication de  romantique  s'étend  à  tous  ceux  qui, 
parmi  nous,  ont  essayé,  soit  par  la  doctrine,  soit  par 
la  pratique,  de  renouveler  l'Art  et  de  l'affranchir  de 
certaines  règles  convenues2  ».  On  répudie  cette  défi- 
nition comme  superficielle  et  spécieuse.  De  quelque 

1.  Lettre  aux  éditeurs  des  l'oésies  de  M.  Dovall.e,  citée  clans  la 
préface  à'Hernani. 

2.  Lundis,  t.  XIV,  p.  71. 

1 


2  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

sorte  de  liberté  qu'il  s'agisse,  la  liberté,  objecte- 
t-on,  «  se  limite  en  s'affirmant,  rencontre  ses  règles 
dans  la  nature  des  choses  ».  Ainsi,  rien  ne  nous 
empêche  «  de  nous  alcooliser,  de  nous  éthériser,  de 
nous  morphiniser  »  ;  seulement,  «  à  défaut  des  lois 
de  la  morale,  ce  sont  les  lois  de  la  physiologie  qui 
se  vengent1  ».  Devons-nous  donc  penser  que  les 
romantiques  aient  prétendu  supprimer  toute  loi?  Ils 
affranchirent  l'art  de  conventions  arbitraires,  de 
préjugés  qui  ne  s'accordaient  même  plus  avec  l'état 
social  :  et  dès  lors,  à  quel  propos  invoque-t-on  «  la 
nature  des  choses  »  ou  «  la  physiologie  »? 

Mais,  juste  en  soi,  la  définition  donnée  par  Victor 
Hugo  est  incomplète  et  imprécise.  D'abord  elle  ne 
se  rapporte,  lui-même  nous  le  dit,  qu'au  romantisme 
«  militant  ».  Ensuite,  elle  ne  nous  apprend  pas  com- 
ment, une  fois  affranchi  des  règles  et  des  modèles, 
le  romantisme  usa  de  sa  franchise. 

Quand  les  modèles  et  les  règles  ne  gênèrent  plus 
l'art,  chaque  artiste  put  réaliser  en  pleine  indépen- 
dance l'idéal  conforme  à  son  tour  d'esprit  et  à  son 
tempérament.  Nous  savons  que  les  romantiques 
furent  dès  le  début  très  divisés2.  Si,  après  1830,  se 
fit  une  séparation  que  l'on  pouvait  depuis  quelque 
temps  prévoir3,  les  dissidences  remontent  aux  ori- 

1.  Brunetière,  Époques  du  Théâtre  français,  p.  320. 

2.  Déjà  Chateaubriand  et  Mme  de  Staël,  les  deux  grands  pré- 
curseurs du  romantisme,  diffèrent  beaucoup  l'un  de  l'autre,  ou 
même  s'opposent  par  certains  côtés,  soit  au  point  de  vue  intel- 
lectuel, soit  au  point  de  vue  moral. 

3.  «  Le  flot  politique  vint  très  à  propos  pour  couvrir  l'instant 
de  séparation  et  délier  ce  qui  déjà  s'écartait...  Au  moment  où 
ce  navire  Argo  qui  portait  les  poètes,  après  maint  effort,  maint 
combat  durant  la  traversée  contre  les  prames  et  les  pataches 
classiques  qui  encombraient  la  mer  et  en  gardaient  le  mono- 
pole, —  nu  moment  où  ce  beau  navire  fut  en   vue  de  terre, 


INTRODUCTION.  3 

gines  premières  du  romantisme;  et  rien  là  d'éton- 
nant, puisqu'il  avait  pour  formule  la  liberté  de  l'art. 
Tous  les  novateurs  étaient  unis  contre  une  discipline 
oppressive  :  chacun  gardait  par  devers  lui  ses  vues 
particulières  et  ses  aspirations.  «  Au  sein  du  schisme 
même,  remarquait  dès  1824  l'académicien  Auger, 
naissent  sourdement  de  petits  schismes  secondaires 
auxquels  il  ne  manque  qu'une  occasion  d'éclater1.  » 
Cette  occasion  allait  se  produire  six  ans  plus  tard, 
et  «  l'ouragan  de  Juillet  »  dispersa  les  romantiques. 
Mais  le  romantisme  ne  s'était  jamais  constitué  en 
une  véritable  école.  Vitet  le  qualifiait  de  protestan- 
tisme littéraire2;  dans  le  romantisme  comme  dans 
le  protestantisme,  il  devait  y  avoir  —  quoi  capita, 
toi  sensus  —  autant  d'hérésies  que  de  têtes.  A  la 
discipline  classique,  les  romantiques  ne  substi- 
tuèrent point  une  autre  discipline. 

Pourtant  nous  trouvons  chez  tous  des  tendances 
communes  ;  et,  par  exemple,  Lamartine,  Victor 
Hugo,  Alfred  de  Vigny,  Alfred  de  Musset,  Théophile 
Gautier,  si  différents  soient-ils  l'un  de  l'autre,  ont 
entre  eux  certaines  affinités  qui  les  rattachent  à  un 
même  groupe  non  seulement  comme  adversaires  du 


l'équipage  avait  cessé  d'être  parfaitement  d'accord  ;  l'expédition 
semblait  sur  le  point  de  réussir,  mais  on  n'apercevait  guère  en 
face  de  lieu  de  débarquement;  les  principaux  ouvraient  des 
avis  différents  ou  couvraient  des  arrière-pensées  contraires.... 
On  en  était  là  quand  le  brusque  ouragan  de  Juillet  bouleversa 
tout...  Depuis  ce  moment,  chaque  chef,  poussant  individuelle- 
ment de  son  côté,  poursuit  à  travers  le  siècle,  par  des  voies 
plus  ou  moins  larges,  sa  destinée,  ses  projets,  la  conquête  de 
la  glorieuse  Toison.  »  (Sainte-Beuve,  Portraits  contemporains, 
t.  II,  p.  93-95.) 

1.  Discours  prononcé  le  24  avril  dans  la  séance  solennelle  de 
l'Institut. 

2.  Le  Globe,  2  avril  1825. 


4  LE    REALISME   DU    ROMANTISME. 

dogmatisme  classique,  mais  aussi  parce  qu'ils  se 
font  de  l'art  une  conception  semblable  en  son  prin- 
cipe fondamental.  Quelles  sont  ces  affinités? quelles 
sont  les  tendances  communes  à  tous  les  roman- 
tiques? Voilà  ce  qu'il  faut  marquer  lorsqu'on  veut 
définir  le  romantisme.  Or  la  définition  de  Victor 
Hugo  ne  le  marque  point  :  elle  exprime  l'accord  des 
novateurs  pour  libérer  l'art;  elle  ne  nous  donne 
aucun  renseignement  sur  leur  esthétique  propre  ni 
sur  le  caractère  de  leur  œuvre. 

Une  autre  définition,  et  celle-ci  beaucoup  plus 
précise,  semble  de  nos  jours  avoir  prévalu.  De 
quelque  façon  qu'on  la  formule,  elle  réduit  le 
romantisme  à  une  altération  inconsciente  ou  systé- 
matique de  l'objet. 

Pendant  la  seconde  moitié  du  xixe  siècle,  les 
réalistes,  puis  les  naturalistes  le  combattirent  au 
nom  de  la  réalité  et  de  la  nature.  Les  naturalistes 
surtout  ne  voulurent  y  voir,  révoltés  contre  son 
influence  encore  prépondérante,  qu'une  crise  d'exal- 
tation sentimentale,  un  accès  de  fièvre.  Suivant  Zola, 
leur  chef  et  le  théoricien  de  l'école,  «  la  prétendue 
vérité  du  romantisme  est  une  fantaisie  lâchée  dans 
l'outrance1  »;  «  il  ne  se  base  sur  rien,  sinon  sur 
une  maladie  passagère2  »,  il  procède  de  «  détraque- 
ments cérébraux3  »,  d'«  un  coup  de  folie4  »;  aussi 
n'écrira-t-on  des  œuvres  saines  qu'une  fois  débar- 
bouillé de  la  «  mixture  romantique5  ». 


1.  Le  Naturalisme  au  Théâtre,  p.  7. 

2.  Ibid.,  p.  14. 

3.  Le  Roman  expérimental,  p.  61. 

4.  Ibid.,  p.  43,  77,  81,  etc. 

5.  Ibid.,  p.  271. 


INTRODUCTION.  S 

Sans  cloute  Zola,  fondateur  d'une  école  nouvelle, 
ne  se  croyait  pas  tenu  de  rendre  justice  à  l'école 
antérieure.  Mais  la  plupart  de  nos  critiques  contem- 
porains, s'ils  usent  d'autres  termes,  portent  sur  le 
romantisme  un  jugement  analogue.  M.  Emile  Fa- 
guet,  quand  il  s'avise  de  le  définir,  le  définit  par 
l'horreur  de  la  réalité  l  ;  et  Ferdinand  Brunetière, 
lui  refusant  toute  aptitude  à  rendre  exactement  la 
vie  ou  la  nature,  en  fait  un  mélange  de  grotesque 
et  de  précieux 2. 

Reconnaissons  que  le  romantisme,  après  deux 
siècles  d'une  discipline  rationaliste,  restaura  l'ima- 
gination et  le  sentiment.  Or  le  sentiment  et  l'ima- 
gination, c'est  le  moi  ;  et  comment  le  moi  n'altére- 
rait-il pas  la  nature?  Poètes,  les  romantiques 
n'expriment,  dit-on,  que  des  émotions  purement 
individuelles;  romanciers  ou  dramatistes,  ils  se 
peignent  sous  les  noms  de  leurs  personnages;  his- 
toriens, ils  substituent  à  une  exacte  analyse  l'intui- 
tion et  la  divination;  critiques,  ils  apprécient  les 
œuvres  selon  leur  goût  particulier.  Essentiellement 
subjective,  la  littérature  romantique  passe  pour 
incapable  de  reproduire  le  réel. 

Mais,  si  le  subjectivisme  est  sans  conteste  un 
trait  capital  de  la  littérature  romantique,  s'ensuit-il 
qu'on  puisse  la  définir  par  ce  seul  trait?  On  ne 
définit  pas  un  objet  quelconque  en  se  contentant 
d'énoncer  telle  ou  telle  des  qualités  qui  le  caracté- 
risent, fût-ce  la  plus  distinctive.  Une  bonne  défini- 
tion convient  à  tout  le  défini;  elle  est  «  adéquate  ». 
Or,  il  y  a  autre  chose  dans  le  romantisme  qu'une 

1.  Gustave  Flaubert  (Collection  des  Grands  Écrivains  français), 
p.  28. 

2.  Études  critiques,  t.  VIII,  p.  91. 


6  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

exaltation  du  moi.  La  vérité  et  la  nature,  voilà  le 
mot  d'ordre  adopté  dès  le  début  par  les  roman- 
tiques. «  Le  poète,  dit  Victor  Hugo,  ne  doit  prendre 
conseil  que  de  la  nature  et  de  la  vérité1  »;  et,  en  y 
ajoutant  l'inspiration  —  «  une  véritable  nature  », 
elle  aussi,  —  il  fait  leur  part  légitime  au  tempéra- 
ment, au  génie,  au  moi  des  écrivains,  il  ne  dément 
pas  la  profession  de  foi  naturaliste  dont  sa  préface 
n'est  d'un  bout  à  l'autre  que  le  développement. 
Aussi  bien  ce  que  dit  là  Victor  Hugo,  les  premiers 
initiateurs  du  romantisme,  Jean-Jacques  Rousseau, 
puis  Chateaubriand  et  Mme  de  Staël  l'avaient  dit 
avant  lui.  Et  avec  lui  le  dirent  les  principaux 
romantiques  ;  Alfred  de  Vigny  notamment  —  citons- 
le  de  préférence  comme  le  plus  idéaliste  d'entre  eux 
—  atteste  que  l'art,  selon  l'esthétique  de  la  nou- 
velle école,  deviendra  «  tout  semblable  à  la  vie2». 
Par  bien  des  côtés  le  romantisme  est  réaliste. 
Nous  ne  parlons  pas  d'une  sorte  de  romantisme 
proprement  «  objectif  »,  qui  trouva  ses  interprètes 
chez  les  rédacteurs  du  Globe,  Vitet,  Magnin, 
Rémusat,  Dubois  (déjà  réalistes,  et  prétendant 
bien  l'être3),  nous  parlons  du  romantisme  tel  qu'on 
l'entend  d'ordinaire;  —  et  nous  voudrions  montrer 
comment  il  transforma  la  conception  de  l'art  en 
vertu  d'un  principe  éminemment  naturaliste,  et 
renouvela  d'après  ce  principe  tous  les  genres  litté- 
raires sans  excepter  le  genre  lyrique. 

Pour  mieux  convaincre  la  littérature  romantique 

1.  Préface  de  Cromwell. 

2.  Lettre  à  lord  ***.  Cette  lettre  est  comme  la  préface  du  More 
de  Venise. 

3.  Cf.  le  Mercure  français  du  XIXe  siècle,  1826,  t.  XII,  p.  6. 


INTRODUCTION.  7 

d'inaptitude  à  rendre  le  réel,  on  la  fait  consister 
uniquement  dans  le  lyrisme.  C'est  d'abord  oublier 
que  le  lyrisme  des  Lamartine,  des  Victor  Hugo,  des 
Alfred  de  Vigny,  comparé  avec  celui  des  Jean- 
Baptiste  Rousseau  et  des  Lebrun-Pindare,  s'y 
oppose  par  la  vérité  des  sentiments  et  de  l'expres- 
sion. Mais  faut-il  croire  que  le  romantisme  soit  tout 
entier  lyrique?  Ferdinand  Brunetière  invoque  à  ce 
propos  «  une  loi  de  balancement  des  organes  et  des 
fonctions  '  »,  ou  bien  encore  «  le  pouvoir  de  la  con- 
currence vitale  et  de  la  sélection  naturelle2  »;  sui- 
vant lui,  de  même  que  le  genre  oratoire  et  le  genre 
dramatique,  durant  le  xvne  siècle,  évincèrent  le 
lyrisme,  de  même  le  lyrisme,  durant  la  première 
moitié  du  xixe  siècle,  devait  nécessairement  évincer 
les  autres  genres3. 

Une  pareille  théorie  semble  trop  systématique 
et  trop  simple  pour  ne  pas  inspirer  quelque 
méfiance,  et  nous  montrerons  qu'elle  néglige  des 
traits  essentiels  soit  du  romantisme  en  lui-même, 
soit  de  l'œuvre  romantique.  Au  xvnc  siècle,  d'ail- 
leurs, la  prédominance  des  «  genres  communs  » 
s'explique  par  une  discipline  morale  et  sociale  sous 
l'empire  de  laquelle,  dans  la  littérature  comme  dans 
le  monde,  on  réprimait  son  moi.  Mais  la  première 
moitié  du  xixe  siècle  est  foncièrement  individua- 
liste. Or  l'individualisme,  quoique  le  lyrisme  roman- 
tique en  dérive,  ne  pouvait-il  donc  pas  avoir  un 
autre  mode  d'expression  que  le  dithyrambe  ou 
l'élégie?  Chaque  écrivain  se  sentait  libre  de  suivre 
son  génie  propre,  même  en  l'appliquant  à  la  pein- 

i.  Les  Époques  du  Théâtre  français,  p.  341. 

2.  L'Évolution  de  la  Poésie  lyrique  en  France,  t.  1,  p.  43. 

3.  Ibid.,  p.  43  et  suiv. 


8  LE   REALISME   DU   ROMANTISME. 

ture  du  réel,  à  l'exacte  reproduction  des  âges  passés 
ou  de  la  vie  ambiante.  Et,  si  les  romantiques  intro- 
duisirent le  lyrisme  dans  tous  les  genres,  pourquoi 
refuserions-nous  de  voir  ce  qu'ils  y  introduisirent 
aussi  de  réalisme? 

Après  avoir  fait  ses  réserves  sur  les  innovations 
de  la  jeune  école,  Sainte-Beuve,  dès  1830,  lui 
rendait  ce  témoignage  :  «  Il  serait  injuste  de  con- 
tester le  développement  mémorable  de  l'art  pendant 
les  dernières  années,  son  affranchissement  de  tout 
servage,  sa  royauté  intérieure  bien  établie  et 
reconnue,  ses  conquêtes  heureuses  sur  plusieurs 
points  non  jusque-là  touchés  de  la  réalité  et  de  la 
vie*  ».  Encore  n'était-ce  pas  assez  dire.  Trente  ans 
plus  tard,  pour  défendre  le  romantisme  d'injustes 
attaques,  le  même  Sainte-Beuve  remontrait  que 
son  œuvre  essentielle  avait  été  de  ramener  la  vérité 
dans  notre  littérature;  et,  recherchant  «  la  vérité  à 
tous  risques,  fût-elle  la  réalité2  »,  il  se  déclarait  par 
là  romantique. 

Nous  voudrions  signaler  ici  ce  que  le  romantisme 
renferme  de  réaliste,  expliquer  comme  quoi  les 
romantiques  pouvaient,  sans  méprise,  invoquer  la 
nature  contre  leurs  adversaires,  non  seulement 
contre  les  pseudo-classiques,  mais  contre  les  clas- 
siques du  xviie  siècle.  Si  l'on  nomme  réalisme  une 
conception  de  l'art  selon  laquelle  les  écrivains 
doivent,  affranchis  des  règles  et  des  modèles,  se 
modeler  et  se  régler  sur  la  nature,  nul  doute  que  le 
romantisme  ne  soit  réaliste. 

1.  Article  intitulé  le  Mouvement  littéraire  après  la  Révolution  de 
1830,  Premiers  Lundis,  t.  I. 

2.  Lundis,  t.  XIV,  p.  77. 


CHAPITRE   I 


LE    ROMANTISME    OPPOSE 
AU    CLASSICISME   COMME   RÉALISTE 


On  reconnaîtra  plus  volontiers  qu'il  y  a  dans  le 
romantisme  beaucoup  de  réalisme  en  considérant 
l'état  où  se  trouvait  notre  littérature  quand  les 
romantiques  l'ont  renouvelée. 

Et,  remarquons-le  d'abord,  ce  n'est  pas  tant  au 
classicisme  que  les  romantiques  s'attaquèrent,  c'est 
surtout  au  pseudo-classicisme. 

Dans  la  seconde  préface  des  Odes\  Victor  Hugo 
témoigne  son  admiration  pour  le  génie  de  nos 
grands  classiques  et  distingue  de  leur  genre  «  je  ne 
sais  quel  genre  faux  qu'on  a  fort  bien  appelé  le 
genre  scolastique  »,  un  genre  «  qui  est  au  classique 
ce  que  la  superstition  et  le  fanatisme  sont  à  la 
religion  ».  Dans  la  préface  de  Cromwell,  après 
avoir  déclaré  que  la  dramaturgie  nouvelle  ne 
saurait  admettre  les  règles  observées  par  les 
Corneille  et   les    Racine,   il    tient  encore  à   bien 

i.  Parue  en  1824. 


10  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

marquer  la  différence  entre  «  la  véritable  école 
classique  française  »  et  le  pseudo-classicisme.  On 
a  vu,  dit-il,  se  former  récemment  «  comme  une 
pénultième  ramification  du  vieux  tronc  classique, 
ou  mieux  comme  une  de  ces  excroissances,  un  de 
ces  polypes  que  développe  la  décrépitude  et  qui  sont 
bien  plus  un  signe  de  décomposition  qu'une  preuve 
de  vie  ».  C'est  Delille  —  «  et  non  Racine,  grand 
Dieu!  »  —  c'est  Delille,  naguère  prince  des  poètes, 
ce  sont  ses  émules  et  ses  disciples  dont  Victor  Hugo 
fait  le  procès  en  combattant  la  «  prétendue  école 
d'élégance  et  de  bon  goût  »  ;  et  il  allègue  contre 
eux  les  vrais  classiques,  Corneille  pour  sa  façon  de 
dire  crûment  : 

Un  las  d'hommes  perdus  de  dettes  et  de  crimes  ', 
ou  bien  : 

Quant  leur  Flaminius  marchandait  Annibal  2, 

et  Racine  lui-même  pour  ses  chiens  si  monosylla- 
biques 3  ou  pour  ce  Claude  mis  si  brutalement  dans 
le  lit  d'Agrippine4. 

Tandis  que  la  Révolution  a  transformé  le  régime 
politique  de  la  France,  a  profondément  modifié  sa 
vie  intellectuelle  et  sa  vie  morale,  le  pseudo-classi- 

1.  Cinna,  acte  V,  scène  i. 

2.  Nicomède,  acte  I,  scène  i.  —  C'est  le  vers  tel  que  Victor  Hugo 
le  cite;  il  y  a  dans  Corneille  : 

Ce  don  à  sa  misère  était  le  prix  fatal 
Dont  leur  Flaminius  marchandait  Annibal. 

3.  Athalie,  acte  II,  scène  v  : 

Des  lambeaux  pleins  de  sang  et  des  membres  affreux 
Que  des  chiens  dévorants  se  disputaient  entro  eux. 

4.  Brilannicus,  acte  II,  scène  h  : 

Une  loi  moins  sévère 
Mit  Claude  dans  mon  lit  et  Rome  à  mes  genoux. 


LE   ROMANTISME    OPPOSÉ   AU    CLASSICISME.  H 

cisme  maintient,  avec  des  rigueurs  ou  des  raffine- 
ments inconnus  au  classicisme  du  grand  siècle,  la 
discipline  qui  s'était  établie  sous  un  régime  aristo- 
cratique et  monarchique,  et  qui,  sous  le  régime 
moderne,  n'exprimait  plus  que  des  traditions  vieil- 
lies et  des  conventions  factices. 

On  peut  juger  d'un  mot  la  littérature  pseudo- 
classique :  elle  avait  perdu  le  sentiment  de  la  vie, 
le  sens  du  réel. 

Le  haut  lyrisme,  sauf  quelques  odes  peut-être 
ou  quelques  strophes  de  Lebrun,  consiste  en  un 
placage  de  mots  sonores;  la  poésie  élégiaque  a 
parfois  de  la  grâce  ou  de  la  tendresse,  mais  une 
grâce  molle,  une  tendresse  languissante  et  fade; 
comme  toute  inspiration  est  tarie,  le  genre  des- 
criptif prédomine,  et  les  Delille  en  font  un  exercice 
de  pur  mécanisme.  —  Sur  la  scène,  si  la  comédie, 
retraçant  les  mœurs  et  les  figures  contemporaines, 
peut  encore  se  soutenir,  elle  ne  produit  que  des 
esquisses  superficielles  et  sans  consistance,  rien  de 
sérieusement  observé,  de  fortement  rendu.  Quant 
aux  poètes  tragiques,  ils  imitent  des  imitations;  ils 
reproduisent  sans  cesse  les  mêmes  types  et  répèlent 
les  mêmes  tirades.  Ne  leur  demandons  d'ailleurs 
aucune  vérité  dans  la  peinture  des  milieux  ou  des 
caractères.  Brifaut  avait  déjà  composé  la  moitié 
d'une  tragédie  qui  se  passait  en  Espagne.  «  Bientôt, 
dit-il,  nos  troupes  franchirent  les  Pyrénées;  il  fallut 
quitter  un  terrain  devenu  trop  glissant...;  l'auteur 
se  réfugia  en  Assyrie  '.  »  Et  c'est  ainsi  que,  par  un 
simple  changement  de  noms,  ses  Espagnols  devin- 
rent des  Ninivites.  —  Pour  historiens,  nous  avons 

1.  Préface  de  Ninus  II. 


12  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

alors  Villaret  et  Garnier,  continuateurs  de  l'abbé 
Velly,  puis  Anquetil,  dont  Y  Histoire  de  France  paraît 
en  1805;  étrangers  à  toute  critique,  incapables  de 
sentir  la  diversité  des  siècles,  ils  représentent  le 
passé  sous  le  costume  du  présent,  ne  mettent 
aucune  différence  entre  un  Du  Guesclin  et  un 
Turenne,  entre  un  Suger  et  un  Sully.  Si  nous  trou- 
vons chez  certains,  chez  Michaud  en  particulier, 
quelque  couleur  locale,  ce  sont  ceux  qui  subirent 
l'influence  de  Chateaubriand,  et,  par  conséquent, 
du  romantisme.  — La  critique  littéraire  enfin  réduit 
son  office  à  veiller  sur  l'observation  de  règles 
caduques,  et,  méconnaissant  l'esprit  de  ces  règles, 
elle  les  interprète  avec  une  étroitesse  contre  laquelle 
eussent  protesté  beaucoup  de  classiques  ;  sur  l'étude 
directe  de  la  nature,  elle  fait  prévaloir  les  modèles 
du  xvnc  siècle,  sans  comprendre  que  ces  modèles,  si 
beaux  soient-ils,  ne  répondent  plus  aux  tendances 
de  l'art  moderne,  d'un  art  qui  doit  nécessairement 
se  renouveler  comme  se  sont  renouvelées  elles- 
mêmes  les  institutions,  les  mœurs  et  jusqu'aux 
façons  de  penser  et  de  sentir. 

Nous  verrons  par  la  suite  de  quelle  manière  le 
romantisme  régénéra  sous  toutes  ses  formes  notre 
littérature  épuisée.  Contentons-nous  maintenant  de 
dire  que,  s'il  combattit  les  pseudo-classiques,  c'était 
pour  la  ramener  vers  l'observation  et  l'imitation  de 
la  nature. 


Aussi  bien  les  adversaires  du  romantisme  se 
gardent  de  le  comparer  au  pseudo-classicisme.  C'est 
au  classicisme  qu'ils  le  comparent.  D'après  eux,  la 
littérature  classique  est  réaliste  ou  naturaliste,  et  la 


LE    ROMANTISME    OPPOSE   AU    CLASSICISME.  13 

littérature  romantique,  qui  en  prend  le  contre-pied, 
ne  saurait  donc  l'être.  Voilà  les  deux  assertions 
qu'il  nous  faudra  réfuter. 

Mais,  en  premier  lieu,  doit-on  vraiment  considérer 
le  romantisme  comme  une  simple  contrepartie  du 
classicisme?  Telle  est  l'opinion  de  presque  tous  nos 
critiques  contemporains;  plusieurs  [même  veulent 
le  définir  par  là.  Rien  de  plus  faux,  rien  aussi  de 
plus  vain.  On  le  renfermerait  ainsi  dans  un  rôle 
purement  négatif  ;  et  sa  vigoureuse  fécondité  dément 
assez  cette  définition  puérile  *. 

Sans  doute  le  romantisme  s'oppose  directement 
au  classicisme.  Pourtant  remarquons  que,  d'une 
façon  générale,  il  accepte  ce  qui  en  traduit  le  fond 
de  notre  génie  héréditaire.  Et  d'ailleurs  les  princi- 
paux d'entre  les  romantiques  reconnurent  toujours 
l'excellence  de  leurs  illustres  devanciers. 

Dans  la  préface  de  Cromwell,  Victor  Hugo,  ren- 
dant hommage  à  Molière,  qui  «  occupe  la  sommité 
de  notre  drame  »,  le  juge  digne  d'être  mis  en 
comparaison  avec  Shakespeare;  dans  la  préface 
d'Hernani,  il  «  prie  les  personnes  que  cet  ouvrage 
a  pu  choquer  de  relire  le  Ciel,  Don  Sanche,  Nico- 
mède,  ou  plutôt  tout  Corneille  et  tout  Molière,  ces 
grands  et  admirables  poètes  »  ;  dans  la  préface  de 
Marie  Tador,  il  déclare  que  «  le  but  du  poète 
dramatique    doit   être  avant  tout  de  chercher  le 

1.  «  Le  mot  romantisme,  dit  Victor  Hugo,  a,  comme  tous  les 
mots  de  combat,  l'avantage  de  résumer  vivement  un  groupe 
d'idées;  il  va  vite,  ce  qui  plaît  dans  la  mêlée.  Mais  il  a,  selon 
nous,  par  sa  signification  militante,  l'inconvénient  de  paraître 
borner  le  mouvement  qu'il  représente  à  un  fait  de  guerre;  or  ce 
mouvement  est  un  fait  d'intelligence,  un  fait  de  civilisation, 
un  fait  d'àme.  »  {William  Shakespeare.) 


14  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

grand,  comme  Corneille,  ou  le  vrai,  comme  Molière.  » 
Et  ce  ne  sont  pas  seulement  Molière  et  Corneille 
que  les  romantiques  se  plaisent  à  glorifier,  c'est 
Racine,  c'est  même  Boileau.  Le  Globe,  en  1825, 
cite  Alhalie  comme  un  modèle  pour  les  novateurs. 
«  Tout  ce  que  nous  demandons  à  nos  poètes, 
déclare-t-il,  s'y  trouve  réuni  :  la  véritable  histoire 
et  le  naturel  le  plus  parfait;  le  simple  et  le  naïf  à 
côté  du  grandiose;  les  effets  de  scène  les  plus  hardis 
et  tout  le  faste  de  la  représentation;  enfin  la 
musique  au  service  de  la  poésie...  Racine,  aussi 
vrai  que  Shakespeare,  y  a  de  plus  la  grâce  inimi- 
table et  la  délicate  pureté  de  son  goût.  »  Dira-t-on 
que  le  Globe  est  modérément  romantique?  Victor 
Hugo,  dans  le  manifeste  même  où  il  expose  le 
programme  de  la  réforme  théâtrale,  nomme  Racine 
un  divin  poète,  et,  s'il  lui  refuse  le  génie  propre- 
ment dramatique,  appelle  son  Esther  une  ravis- 
sante élégie,  et  son  A  thalie  une  magnifique  épopée  '. 
Quant  à  Boileau,  les  romantiques  l'attaquèrent  par 
cette  raison  surtout  que  les  défenseurs  du  classi- 
cisme s'autorisaient  contre  eux  de  Y  Art  poétique  -. 
Encore  Victor  Hugo  ne  craint-il  pas  de  le  louer. 
Dans  la  seconde  préface  des  Odes,  il  relève  sans 
doute  ses  «  anachronismes  »,  ses  «  fausses  couleurs  », 
les  dix  mille  vaillants  Alcides  qui  font  pétiller  leurs 
remparts  et  les  Naïades  craintives  qu'effarouche  le 
passage  du  Rhin3;  mais,  lui-même  nous  en  avertit, 


1.  De  même,  quelques  années  plus  tard,  dans  la  préface  de 
Marie  Tudor,  il  qualifie  la  tragédie  racinienne  de  «  divinement 
élégiaque  ». 

2.  Cf.  l'article  de  Sainte-Beuve,  Portraits  littéraires,  t.  I,  p.  3 
et  suiv.,  1829. 

3.  Épltre  IV. 


LE   ROMANTISME    OPPOSE    AU    CLASSICISME.  15 

il  ne  cite  de  telles  fautes  de  goût  que  comme  ayant, 
«  dans  un  homme  d'un  goût  aussi  pur,  quelque 
chose  de  frappant  qui  les  rend  d'un  utile  exemple  », 
et  il  affirme  aussitôt  son  respect  pour  ce  «  grand 
nom  »,  son  estime  pour  cet  «  excellent  esprit  ». 
Tous  les  romantiques  notoires  s'accordent  à  admirer 
les  chefs-d'œuvre  classiques.  «  Qui  a  jamais  parlé, 
dit  Stendhal,  de  siffler  Voltaire,  Racine,  Molière, 
génies  immortels  dont  notre  pauvre  France  n'aura 
peut-être  pas  les  égaux  d'ici  à  six  ou  huit  siècles? 
Oui  a  jamais  osé  concevoir  la  folle  espérance  d'égaler 
ces  grands  hommes?  »  Ce  qu'il  veut  seulement, 
c'est  que  les  poètes  nouveaux  se  puissent  enfin 
débarrasser  de  «  l'armure  gênante  portée  jadis  avec 
tant  de  grâce  par  Racine  et  Voltaire  '  ». 


Le  romantisme  répudia  cependant  la  doctrine 
classique,  il  la  répudia  au  nom  de  la  nature.  Et 
voilà  le  fond  même  de  la  question.  Nous  montre- 
rons d'abord  que  le  classicisme  n'a  véritablement 
rien  de  réaliste,  et  ensuite  que,  partout  où  le 
romantisme  s'y  oppose,  il  s'y  oppose  en  vertu  de 
son  réalisme. 

Dans  un  mémorable  article  sur  le  Naturalisme  au 
XVIIe  siècle 2,  Ferdinand  Brunetière  établit  que  le 
classicisme  fut  une  réaction  contre  les  trois  écoles 
précédentes,  qui  avaient  déformé  la  nature  de  parti 
pris,  soit  en  la  caricaturant,  comme  l'école  bur- 
lesque, soit  en  l'affinant  et  en  l'enjolivant,  comme 

1.  Racine  et  Shakespeare,  Cinquième  lettre  d'un  romantique  à  un 
classique. 

2.  Études  critiques,  t.  1",  p.  30o  et  suiv. 


16  LE   RÉALISME  DU   ROMANTISME. 

l'école  précieuse,  soit  en  l'amplifiant  et  en  la  magni- 
fiant, comme  l'école  emphatique.  Mais  qu'est-ce 
donc  à  dire?  Si  le  classicisme  n'est  ni  empha- 
tique, ni  précieux,  ni  burlesque,  cela  ne  suffit  point 
pour  qu'on  le  qualifie  de  réaliste.  Et  nous  trouve- 
rions plus  de  réalisme,  à  maints  égards,  chez  tels 
poètes  antérieurs,  chez  Régnier,  par  exemple,  ou 
chez  certains  autres  que  ne  ménage  pas  l'auteur  de 
YArt  poétique,  Théophile  en  particulier  et  Saint- 
Amand  '. 
On  peut  bien  rappeler  tel  précepte  de  Boileau  : 

Que  la  nature  donc  soit  votre  étude  unique  -  ; 

ou  de  Molière  :  «  Lorsque  vous  peignez  les  hommes, 
il  faut  peindre  d'après  nature3  »  ;  ou  de  La  Fontaine  : 

1.  De  Théophile,  citons  au  moins  ces  strophes,  empruntées  à 
sa  pièce  du  Matin  : 

La  charrue  écorche  la  plaine  ; 
Le  bouvier,  qui  suit  les  sillons, 
Dresse,  de  voix  et  d'aiguillons, 
Le  couple  de  bœufs  qui  l'entraîne. 

Alix  apprête  son  fuseau  ; 
Sa  mère,  qui  lui  fait  la  tâche, 
Presse  le  chanvre,  qu'elle  attache 
A  sa  quenouille  de  roseau... 

Le  forgeron  est  au  fourneau; 
Ois  comme  le  charbon  s'allume. 
Le  fer  rouge,  dessus  l'enclume, 
Étincelle  sous  le  marteau. 

Cette  chandelle  semble  morte  ; 
Le  jour  la  fait  évanouir. 
Le  soleil  vient  nous  éblouir; 
Vois  qu'il  passe  à  travers  la  porte. 

Quant  à  Saint-Amand,  sans  parler  de  ses  poésies  burlesques, 
dans  lesquelles  il  y  a  pourtant  bien  des  traits  de  réalisme,  indi- 
quons au  moins  certains  passages  du  Moïse  sauvé  et  quelques 
pièces  telles  que  le  sonnet  intitulé  Fumée  et  Vent. 

2.  Art  poétique,  III,  359. 

3.  Critique  de  l'École  des  Femmes,  scène  vu. 


LE   ROMANTISME   OPPOSÉ   AU    CLASSICISME.  17 

Nous  avons  changé  de  méthode; 
Jodelet  n'est  plus  à  la  mode, 
Et  maintenant  il  ne  faut  pas 
Quitter  la  nature  d'un  pas  '. 

Ce  qu'on  ne  dit  point  et  ce  que  nous  verrons,  c'est 
que,  si  le  classicisme  prétendit  imiter  la  nature,  il 
ne  l'imita  ni  directement  ni  tout  entière. 

Dans  l'article  signalé  plus  haut,  Brunetière,  pour 
démontrer  sa  thèse,  cite  un  ou  deux  passages  de 
Bossuet. 

Voici,  nous  dit-il,  de  quelle  manière  écrivait, 
vers  1660,  le  jeune  prédicateur  qui  devait  être 
bientôt  la  gloire  de  la  chaire  française  : 

On  le  veut  baiser  [Jésus-Christ],  et  il  donne  les  lèvres  ; 
on  le  veut  lier,  il  présente  les  mains;  on  le  veut  souffleter, 
il  tend  les  joues;  frappera  coups  de  bâton,  il  tend  le  dos; 
on  l'abandonne  aux  valets  et  aux  soldats,  et  il  s'abandonne 
encore  plus  lui-même.  Cette  face  autrefois  si  majestueuse, 
qui  ravissait  en  admiration  le  ciel  et  la  terre,  il  la  présente 
droite  et  immobile  aux  crachats  de  cette  canaille;  on  lui 
arrache  les  cheveux  et  la  barbe,  il  ne  dit  mot,  il  ne  souffle 
pas;  c'est  une  pauvre  brebis  qui  se  laisse  tondre.  Venez, 
venez,  camarade,  dit  cette  soldatesque  insolente,  voilà  ce 
fou  dans  le  corps  de  garde,  qui  s'imagine  être  roi  des 
Juifs;  il  faut  lui  mettre  une  couronne  d'épine.  Il  la  reçoit, 
et  elle  ne  tient  pas  assez,  il  faut  l'enfoncer  à  coups  de 
bâton  ;  frappez,  voilà  la  tète. 

«  N'y  a-t-il  pas  là,  demande  Brunetière,  comme 
force  d'expression,  et,  remarquez-le  bien,  comme, 
force  d'expression  appliquée  à  la  reproduction 
du  détail  réel,  de  la  scène  vraie,  n'y  a-t-il  pas 
là   du  naturalisme,  et  du  plus  simple,  et  du  plus 

1.  Lettre  à  Maacroix,  12  août  1061. 


18  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

vigoureux,  et  du  meilleur?  »  Oui,  sans  doute,  il  y 
en  a.  Mais  d'abord,  que  prouve  une  citation  de 
quelques  lignes  choisies  à  dessein  parmi  quarante 
volumes?  et,  parce  qu'il  y  a  du  naturalisme  dans  tel 
ou  tel  passage  de  Bossuet,  est-ce  une  raison  suf- 
fisante pour  faire  de  Bossuet  un  naturaliste?  Et 
puis,  et  surtout,  Brunetière  nous  laisse  ignorer 
quand  fut  prêché  le  sermon  d'où  il  extrait  ce  pas- 
sage; il  a  soin  de  ne  pas  nous  dire  que  Bossuet  le 
prêcha  tout  jeune  encore,  avant  d'avoir  subi  l'in- 
fluence de  la  discipline  classique.  Car,  s'il  nous  le 
disait,  quel  argument  pourrait-il  tirer  de  sa  citation? 
Elle  se  retournerait  contre  lui. 

Au  passage  de  Bossuet  que  cite  Brunetière,  on 
peut  en  joindre  maints  autres,  pris  également  dans 
les  sermons  de  sa  jeunesse.  Dans  le  sermon  sur 
la  Bonté  et  la  Rigueur  de  Dieu  \  lorsqu'il  dépeint 
Jérusalem  assiégé,  il  étale  sous  nos  yeux  «  la  prodi- 
gieuse quantité  de  corps  pourris  qui  exhalent  le 
venin,  la  peste  et  la  mort  ».  Dans  le  Panégyrique 
de  saint  Gorgon,  il  ne  nous  épargne  aucun  détail 
du  supplice  que  subit  le  martyr,  comme  s'il  vou- 
lait, par  cette  affreuse  description,  soulever  notre 
dégoût  : 

Le  pauvre  corps  déchiré,  à  qui  les  plus  doux  onguents 
auraient  causé  des  douleurs  insupportables,  est  frotté  de 
sel  et  de  vinaigre...  Mais  ce  n'est  pas  tout;  la  canaille 
cherche  de  nouveaux  artifices...  Ce  sel  et  ce  vinaigre  n'ont 
fait  que  leur  éveiller  Lappétit;  il  faut,  pour  les  rassasier, 
quelque  assaisonnement  plus  barbare.  Le  tyran  fait  coucher 
le  saint  martyr  sur  un  gril  de  fer  tout  rougi  par  la  véhé- 
mence de  la  chaleur,  qui  aussitôt  rétrécit  ses  nerfs  dépouillés 
avec  une  douleur  que  je  ne  vous  puis  exprimer.  Quel  hor- 

1.  Prêché  en  1653. 


LE  ROMANTISME   OPPOSE   AU    CLASSICISME.  19 

rible  spectacle!  Gorgon  gisant  sur  un  lit  de  charbons 
ardents,  fondant  de  tous  les  côtés  par  la  force  du  feu  et 
nourrissant  de  ses  entrailles  une  flamme  pâle  qui  le 
dévorait  '. 

Ainsi  Bossuet,  dans  ses  premiers  sermons,  ne 
craint  pas  de  peindre  la  réalité  la  plus  crue.  Mais 
qu'est-ce  qui  va  arriver?  L'influence  classique, 
quand  il  aura  quitté  Metz,  fera  bientôt  prévaloir  sur 
son  réalisme  inné  le  souci  du  style  noble,  les  scru- 
pules d'une  «  politesse  »  que  révolteraient  de  pareils 
tableaux.  Parcourons,  en  suivant  l'orde  chronolo- 
gique, le  recueil  de  ses  sermons  postérieurs  :  nous 
verrons  tomber  peu  à  peu,  non  seulement  les  vieux 
mots,  selon  la  remarque  d'un  de  ses  biographes2, 
mais  aussi  les  traits  réalistes.  Lorsqu'on  lit  ses 
sermons  de  Paris  après  avoir  lu  ceux  de  Metz,  «  on 
éprouve,  dit  Sainte-Beuve,  comme  le  passage  d'un 
climat  à  un  autre3».  S'il  choquera  toujours  les 
puristes  contemporains  par  ses  familiarités  et  ses 
audaces,  s'il  exprimera  jusqu'à  la  fin  «  les  glo- 
rieuses bassesses  du  Christianisme  »,  il  se  garde 
bien  désormais  de  peindre  la  réalité  avec  cette 
vigoureuse  couleur  et  cet  âpre  relief'. 

Brunetière  cite  encore  des  vers  de  Boileau.  Ceux- 
ci,  dans  la  description  du  «  Repas  ridicule  »  : 


1.  Ce  Panégyrique  fut  prononcé  en  164!).  Dans  une  version 
antérieure,  Bossuet  montrait  Gorgon  «  ne  cessant  de  louer 
Jésus-Christ  au  milieu  de  ces  exhalaisons  infectes  qui  sortaient 
de  la  graisse  de  son  corps  rôti  ». 

2.  L'abbé  Vaillant. 

3.  Lundis,  t.  X,  p.  199. 

4.  «  Notre  goût  moderne,  dit  un  de  ses  plus  fervents  admira- 
teurs, ne  voit  pas  sans  quelque  déplaisir  cette  transformation 
d'un  Rembrandt  en  un  Le  Brun.  »  (Rébelliau,  Bossuet,  Collection 
des  grands  Écrivains  français,  p.  33-34. 


20  LE   REALISME   DU   ROMANTISME. 

Deux  assiettes  suivaient,  dont  l'une  était  ornée 
D'une  langue  en  ragoût,  de  persil  couronnée, 
L'autre,  d'un  godiveau  tout  brûlé  par  dehors, 
Dont  un  beurre  gluant  inondait  tous  les  bords  '  ; 

el  ceux-ci,  dans  la  satire  sur  les  Femmes  : 

T'ai-je  tracé  la  vieille,  à  morgue  dominante, 
Qui  veut,  vingt  ans  encore  après  le  sacrement, 
Exiger  d'un  mari  les  respects  d'un  amant? 
T'ai-je  fait  voir  de  joie  une  belle  animée, 
Qui  souvent,  d'un  repas  sortant  tout  enfumée, 
Fait  même  à  ses  amants,  trop  faibles  d'estomac, 
Redouter  ses  baisers  pleins  d'ail  et  de  tabac  -. 

Certes  on  ne  saurait  pousser  le  réalisme  plus 
loin.  Du  reste,  maints  critiques  ont  remarqué  que 
le  tempérament  de  Boileau  est  réaliste.  Et  son 
réalisme  originel  ne  s'accuse  pas  uniquement  dans 
des  satires.  On  se  rappelle,  entre  beaucoup  d'autres, 
ce  couplet  du  Lutrin  : 

.     .     .    Le  prélat,  muni  d'un  déjeuner, 
Dormant  d'un  léger  somme,  attendait  le  dîner. 
La  jeunesse  en  sa  fleur  brille  sur  son  visage; 
Son  menton  sur  son  sein  descend  à  double  étage, 
Et  son  corps,  ramassé  dans  sa  courte  grosseur, 
Fait  gémir  les  coussins  sous  sa  molle  épaisseur3. 

Parfois  telle  ou  telle  épître  d'un  ton  noble  renferme 
quelques  vers  où  le  poète  peint  d'après  nature  une 
scène  de  la  vie  familière,  une  attitude  trivialement 
pittoresque.  Citons,  par  exemple,  le  croquis  de  son 
jardinier  Antoine  : 

.     .    Mais  je  vois,  sur  ce  début  de  prône, 
Que  ta  bouche  déjà  s'ouvre  large  d'une  aune, 
Et  que,  les  yeux  fermés,  tu  baisses  le  menton  4. 

1.  Satire  111,  v.  49  et  suiv. 

2.  Satire  X,  v.  666. 

3.  Chant  Ior,  v.  63  et  suiv. 

4.  Epitre  XI,  v.  113  et  suiv. 


LE   ROMANTISME   OPPOSE   AU   CLASSICISME.  21 

Quant  aux  alexandrins  isolés  qui  dénotent  ce  goût 
et  ce  sens  du  réel,  on  en  trouve  un  peu  partout; 
dans  les  Épîtres,  comme  le  suivant  : 

Quoique  fils  de  meunier,  encor  blanc  du  moulin  t  ; 

et  jusque  dans  Y  Art  poétique  : 

Charbonner  de  ses  vers  les  murs  d'un  cabaret2. 

Un  auteur  qui,  pressé  d'un  besoin  importun, 
Le  soir  entend  crier  ses  entrailles  à  jeun3. 

Cependant  la  veine  réaliste  de  Boileau  ne  se 
donne  carrière  que  très  rarement.  Ainsi,  nous  avons 
là  un  poète  dont  la  faculté  caractéristique  est  de  bien 
voir  le  monde  sensible  et  d'en  rendre  une  image 
expressive,  qui  ne  mérite  vraiment  le  nom  de  poète 
qu'à  ce  titre.  11  va  sans  doute  prendre  exemple  sur 
Régnier.  Pas  le  moins  du  monde.  Et  pourquoi  donc 
célèbre-t-il  la  prise  de  Namur  et  le  passage  du  Rhin? 
pourquoi,  dans  la  plupart  de  ses  épîtres  et  même  de 
ses  satires,  choisit-il  comme  thèmes  des  généralités 
morales  auxquelles  il  n'ajoute  rien  de  son  propre 
fonds,  qu'il  ne  renouvelle  ni  par  son  expérience 
ou  ses  observations  propres,  ni  par  quelque  origi- 
nalité de  mise  en  œuvre?  C'est  que  la  discipline 
du  xviie  siècle  ne  tolérait  aucun  réalisme.  Sous 
l'influence  de  cette  discipline,  Boileau  méconnut 
ou  sacrifia  ce  que  son  talent  avait  de  person- 
nel. Et  non  seulement  il  écrivit  des  dissertations 
versifiées  au  lieu  de  peindre  la  nature,  mais,  auteur 
d'un  Art  Poétique,  il  y  formula  une  doctrine  en 
désaccord  avec  son  tempérament,  avec  les  qualités 

1.  Épltre  V,  v.  75. 

2.  Chant  1er,  v.  22. 

3.  Chant  IV,  v.  181. 


22  LE   RÉALISME    DU    ROMANTISME. 

natives  qui  eussent  fait  de  lui  autre  chose  qu'un 
riraeur  patient  et  plus  ou  moins  habile. 


N'étant  ni  précieux,  ni  emphatique,  ni  burlesque, 
le  classicisme  n'est  pourtant  pas  réaliste;  et  Ton  ne 
peut  le  qualifier  de  tel  sans  se  méprendre  soit  sur 
le  véritable  caractère  du  réalisme,  soit  sur  la  con- 
ception de  l'art  classique. 

Nous  avons  reconnu  que  le  classicisme  se  dis- 
tingue des  écoles  antérieures  par  son  principe, 
l'imitation  de  la  nature.  Qu'il  n'imite  pas  toute  la 
nature  et  qu'il  ne  l'imite  pas  en  sa  réalité  même, 
nous  le  ferons  voir  dans  la  suite.  Montrons  d'abord 
que  cette  imitation  n'est  pas  directe,  que  toujours, 
entre  la  nature  et  l'artiste  classique,  s'interposent 
les  modèles  et  les  règles. 

Faut-il  rappeler  quel  respect  le  classicisme  pro- 
fessait pour  les  anciens?  Encore,  durant  la  première 
moitié  du  xvir2  siècle,  nos  écrivains  gardaient  une 
certaine  indépendance1.  Mais  les  classiques  propre- 
ment dits,  ceux  que  l'on  appelle  des  réalistes,  pous- 
sèrent ce  respect  jusqu'à  la  superstition. 

Racine  écrit  dans  la  première  préface  de  Britanni- 
cus  :  «  Nous  devons  sans  cesse  nous  demander  :  Que 
diraient  Homère  et  Virgile,  s'ils  lisaient  ces  vers? 
Que  dirait  Sophocle,  s'il  voyait  représenter  cette 
scène?  »  et,  dans  la  préface  de  Phèdre  :  «  Je  ne  suis 
point  étonné  que  ce  caractère  [Phèdre  elle-même] 

1.  Corneille,  pourtant,  qui  est  un  des  moins  dociles,  se  décla- 
rait tout  prêt  à  condamner  sa  pièce  du  Cid,  si  l'on  pouvait  lui 
montrer  qu'elle  péchait  «  contre  les  grandes  et  souveraines 
maximes  d'Aristote  ». 


LE    ROMANTISME   OPPOSÉ   AL    CLASSICISME.  23 

ait...  si  bien  réussi  en  notre  siècle,  puisqu'il  a  toutes 
les  qualités  qu'Aristole  demande  au  héros  de  la  tra- 
gédie ».  —  La  Fontaine,  qui  se  donne  pour  traduire 
Ésope1,  prie  qu'on  l'excuse  d'avoir  renouvelé  l'apo- 
logue, d'y  avoir  introduit  «  un  certain  charme,  un 
air  agréable  »,  et,  en  appelant  à  Quintilien,  selon 
lequel  «  on  ne  saurait  trop  égayer  les  narrations  », 
ajoute,  très  sérieusement  :  «  Il  ne  s'agit  pas 
d'apporter  une  raison,  c'est  assez  que  Quintilien 
l'ait  dit2  ».  Dans  une  note  à  sa  fable  la  Mort  et  le 
Malheureux  :  «  Nous  ne  saurions,  déclare-t-il,  aller 
plus  avant  que  les  anciens  :  ils  ne  nous  ont  laissé 
pour  notre  part  que  la  gloire  de  les  bien  suivre.  »  A 
l'en  croire,  ceux-là  «  s'égarent  »,  qui  veulent  «  tenir 
d'autres  chemins  »  ; 

Art  et  guides,  tout  est  dans  les  Champs  Elysées 3. 

Sans  doute  il  proteste  que  : 

Son  imitation  n'est  pas  un  esclavage; 

mais,  quand  il  taxe  certains  imitateurs  de  «  sot 
bétail  »,  c'est  un  vers  d'Horace  qu'il  répète4;  et, 
quand  il  nous  expose  sa  théorie  de  l'imitation  origi- 
nale : 

Je  ne  prends  que  l'idée  et  les  tours  et  les  lois 
Que  nos  maîtres  suivaient  eux-mêmes  autrefois5, 

nous  nous  demanderions,  si  nous  ne  connaissions 
pas  les  Fables,  quelle  originalité  peut  bien  y  paraître. 

1.  Les  livres  I-VI  de  ses  fables  parurent  sous  ce  titre  :  Fables 
<VÉsope  mises  en  vers. 

2.  Préface  du  premier  recueil  des  Fables. 

3.  Épitre  à  Huet. 

4.  Épîtres,  I,  xix,  19. 

5.  Épître  à  Huet. 


24  LE   REALISME  DU   ROMANTISME. 

—  La  Bruyère  publie  son  livre  sous  le  couvert  de 
Théophraste  comme  La  Fontaine  avait  publié  son 
premier  recueil  sous  le  couvert  d'Ésope,  et,  non 
moins  dévot  aux  Grecs  et  aux  Romains,  affirme 
«  qu'on  ne  saurait  rencontrer  le  parfait  que  par  leur 
imitation  \  ».  —  Pour  ce  qui  est  de  Boileau,  rappelons 
seulement  avec  quelle  candeur  il  justifie  les  règles 
de  son  Art  poétique  en  invoquant  l'autorité  d'Ho- 
race, et  s'étonne  après  cela  qu'on  «  ose  »  les  dis- 
cuter2. 

Or  l'imitation  des  anciens  ne  devait-elle  pas  forcé- 
ment, chez  de  si  respectueux  disciples,  gêner  ou 
contrarier  celle  de  la  nature?  Trop  souvent  les  clas- 
siques ne  virent  la  nature  qu'à  travers  les  auteurs 
latins  et  grecs. 

Je  sais  bien  ce  que  l'on  dit,  ce  que  disaient  déjà 
au  xvnc  siècle  les  théoriciens  du  classicisme.  Boi- 
leau notamment  justifie  son  admiration  des  chefs- 
d'œuvre  antiques  en  alléguant  que,  tenus  pour 
chefs-d'œuvre  depuis  deux  ou  trois  mille  ans,  ils 
n'ont  pas  mérité  cette  longue  et  constante 
renommée,  comme  peut-être  les  écrits  modernes, 
par  de  faux  brillants  ou  par  un  tour  d'esprit  à  la 
mode,  qu'ils  s'accordent  avec  ce  que  la  nature  com- 
porte de  permanent  et  d'universel3.  Cette  remarque 
n'est  point  sans  valeur  lorsqu'on  veut  prouver 
l'excellence  des  anciens.  Mais  il  s'agit  maintenant 
de  tout  autre  chose;  il  s'agit  de  se  régler  sur  eux. 

Si  les  écrivains  de  l'antiquité  ont  excellemment 
rendu  la  nature,  de  quel  droit  en  inférer  que  ceux 
du  xvir  siècle  devaient  les  prendre  pour  modèles? 

1.  Caractères,  chap.  i,  §  15. 

2.  Troisième  préface  des  Œuvres. 

3.  Septième  Réflexion  sur  Longin. 


LE    ROMANTISME   OPPOSE   AU    CLASSICISME.  2b 

Ils  devaient  suivre  leur  exemple,  c'est-à-dire  se 
mettre  en  face  de  l'objet  et  l'imiter  directement.  La 
différence  est  grande  d'imiter  un  modèle  fait  d'après 
nature  ou  d'observer  et  de  reproduire  la  nature 
elle-même;  l'écrivain  qui  travaille  sur  un  modèle 
ressemble  beaucoup  au  peintre  qui,  plutôt  que  de 
rendre  sa  vision  personnelle  des  choses,  copie  le 
tableau  de  tel  ou  tel  maître.  Or  les  classiques  ne  se 
contentent  pas  d'admirer  les  anciens,  ils  les  imitent; 
ils  érigent  l'imitation  des  anciens  en  principe,  ils  la 
substituent  à  celle  de  la  nature  :  est-ce  donc  par  là 
qu'ils  méritent  le  nom  de  naturalistes? 

Limitation  des  modèles  persista  durant  tout  le 
XVIIIe  siècle;  seulement  les  pseudo-classiques,  beau- 
coup moins  respectueux  des  Grecs  et  des  Latins, 
imitèrent  les  classiques  français.  Déjà  Voltaire, 
dans  ses  tragédies,  quelques  nouveautés  dont  il  s'y 
avise,  emprunte  à  Corneille  et  à  Racine,  outre  une 
multitude  d'expressions  ou  même  de  vers  presque 
entiers,  leurs  procédés  de  mise  en  scène,  les  ressorts 
de  leur  «  mécanique  »,  leurs  principales  figures. 
Plus  on  avance  vers  la  fin  du  xvme  siècle,  plus 
l'imitation  devient  à  la  fois  superstitieuse  et  stérile. 

Reconnaissons  d'ailleurs  que  les  écrivains  clas- 
siques n'ont  pas  tous  imité  les  anciens,  ou  que  leur 
culte  de  l'antiquité  ne  les  empêcha  pas  d'être 
originaux.  Molière,  peintre  des  mœurs  et  des  types 
contemporains,  s'est  assez  peu  soucié  de  ses  prédé- 
cesseurs latins  ou  grecs.  «  Les  anciens,  disait-il, 
sont  les  anciens,  et  nous  sommes  les  gens  de  main- 
tenant »  ;  et,  après  la  première  représentation  des 
Précieuses  ridicules,  il  s'écriait  :  «  Je  n'ai  que  faire 
d'étudier  Plaute  et  Térence,  et  d'éplucher  des  frag- 
ments de  Ménandre;  je  n'ai  qu'à  étudier  le  monde  ». 


26  LE   REALISME    DU    ROMANTISME. 

Racine,  tout  en  écrivant,  pour  ainsi  dire  sous  l'œil 
des  poètes  antiques,  transforma  complètement  ses 
modèles  :  certes  Euripide  n'aurait  reconnu  chez  le 
poète  français  ni  son  Andromaque,  ni  son  Iphigénie 
ou  son  Achille,  ni  son  Hippolyte  ou  sa  Phèdre.  De 
même  La  Fontaine  renouvelle  la  fable,  et  il  n'est  un 
des  plus  grands  entre  nos  classiques  que  parce 
qu'il  en  élargit  le  cadre  traditionnel.  La  Bruyère 
enfin,  qui  mit  d'abord  ses  Caractères  sous  le  patro- 
nage de  Théophraste,  a  néanmoins  conscience  de  sa 
supériorité;  il  déclare,  si  modeste  soit-il,  s'être 
appliqué  davantage  «  aux  vices  de  l'esprit,  aux 
replis  du  cœur  et  à  tout  l'intérieur  de  l'homme1  ». 
Quoi  qu'aient  pris  des  Latins  et  des  Grecs  les  La 
Bruyère,  les  La  Fontaine,  les  Racine,  les  Molière, 
l'originalité  de  leur  génie  l'emporta  sur  le  respect 
des  modèles. 

Cependant  la  théorie  de  l'imitation  dénonce  chez 
les  classiques  une  idée  de  l'art  contraire  au  natu- 
ralisme. Et,  pour  voir  quels  sont  les  effets  de  cette 
théorie,  considérons  seulement  certains  genres 
que,  pendant  le  xvir3  siècle,  cultivèrent  des  écri- 
vains sans  génie,  l'ode  par  exemple  et  l'épopée. 

De  quelle  façon  Boileau  définit-il  l'ode  pinda- 
resque?  Il  la  montre  d'abord  «  entretenant  com- 
merce avec  les  dieux2  ».  Mais,  satisfait  de  cette 
figure  banale,  il  la  définit  ensuite  comme  le  produit 
d'une  laborieuse  application.  Ne  sait-on  pas  d'ail- 
leurs ce  qu'en  dit  La  Fontaine,  bien  autrement 
poète?  Selon  La  Fontaine,  elle  «  veut  de  la  patience  », 
et  il  blâme  les  lyriques  contemporains  d'avoir  «  du 


i.  Discours  sur  Théophraste. 
2.  Art  poétique,  chant  II,  v.  60. 


LE    ROMANTISME    OPPOSE   AU    CLASSICISME.  27 

l'eu1  ».  L'ode  pindaresque  emprunte  son  éclat,  sa 
grandeur,  sa  vérité  fervente,  aux  traditions  et  aux 
symboles  nationaux,  aux  légendes  héroïques  dont 
elle  est  la  solennelle  commémoration.  Boileau,  n'en 
retenant  que  ce  qu'elle  a  d'extérieur,  la  caractérise 
par  des  épithètes  convenues,  et  croit  trouver  le 
secret  du  lyrisme  dans  la  simulation  d'un  beau 
désordre2. 

Une  fois,  il  se  mit  en  tête  d'imiter  Pindare;  il 
composa,  sur  la  prise  de  Namur,  une  ode  «  à  la 
manière  de  ce  grand  poète 3  »  : 


ou  bien 


Quelle  docte  et  sainte  ivresse 
Aujourd'hui  me  fait  la  loi  ? 


Est-ce  Apollon  et  Neptune 
Qui,  sur  ces  rocs  sourcilleux, 
Ont,  compagnons  de  fortune, 
Bâti  ces  murs  orgueilleux  ? 


ou  encore  : 

Déployez  toutes  vos  rages, 
Princes,  vents,  peuple,  frimas; 
Ramassez  tous  vos  courages, 
Rassemblez  tous  vos  soldats. 

Sans  doute,  l'ode  sur  la  prise  de  Namur  est 
«  pleine  de  mouvements  et  de  transports4  ».  Mais 
ces  transports  et  ces  mouvements,  dont  se  glorifie 
Boileau,  dénotent  une  rhétorique  de  convention.  Il 
peut  bien  exalter  son  audace  «  jusqu'à  parler  de  la 
plume  blanche  que  le  roi  porte  ordinairement  à  son 
chapeau  3  »  :  sous  cette  exaltation  de  commande, 

1.  Épitre  à  Huet. 

2.  Outre  Y  Art  poétique,  cf.  le  Discours  sur  l'Ode. 

3.  Discours  sur  l'Ode. 

4.  Ibid. 

5.  Ibid.  et  Lettre  à  Racine  du  4  juin  1693.  —  Il  en  fait  d'ail- 


28  LE   RÉALISME    DU    ROMANTISME. 

on  sent  l'artifice,  sous  cette  feinte  ivresse,  le  «  sens 
rassis  ».  Charles  Perrault,  qui  «  ne  savait  point  de 
grec1  »,  ayant  irrespectueusement  traité  Pindare, 
il  prétendait  lui  montrer  les  beautés  pindariques  : 
ses  «  excès»  et  ses  «  saillies»,  les  prosopopées  et 
les  apostrophes  où  s'essouffle  sa  verve,  marquent 
la  plus  complète  inintelligence  de  ce  qu'il  veut  faire 
admirer. 

Boileau  ne  comprend  pas  mieux  Homère  que 
Pindare.  Il  le  représente  comme  appliquant  avec 
réflexion  les  règles  propres  au  genre  épique,  il 
méconnaît  dans  ï Iliade  et  Y  Odyssée  cette  ingénue 
félicité  d'un  art  qui  ne  se  distingue  pas  de  la  nature  ; 
il  y  voit  des  oeuvres  de  méthodique  et  savante  éla- 
boration. Perrault  alléguait  l'abbé  d'Aubignac, 
selon  lequel  Y  Iliade,  écrite  successivement  par  divers 
rapsodes,  était  faite  de  pièces  et  de  morceaux  juxta- 
posés après  coup  :  l'indignation  de  Boileau  l'emporte 
à  dire,  dans  sa  troisième  Réflexion  sur  Longin,  que, 
si  d'Aubignac  put  concevoir  une  telle  idée,  ce  fut 
assurément  vers  la  fin  de  ses  jours,  quand  l'âge 
l'avait  affaibli2.  Dans  YArl  poétique,  il  nomme 
l'épopée  un  «  pénible  ouvrage  3  »  ;  et,  sauf  quelques 

leurs  «  un  astre  redoutable  »,  et  se  justifie  par  une  note  où  il 
rappelle  qu'Homère  a  usé  de  la  môme  figure. 

1.  Discours  sur  l'Ode. 

2.  Quelques  années  après,  Mme  Dacier  s'élève  contre  Pope, 
qui  a  comparé  VIliade  à  un  «  jardin  brut  ».  «  C'est,  dit-elle,  le 
jardin  le  plus  régulier  et  le  plus  symétrisé  qu'il  y  ait  jamais 
eu.  M.  Le  Nôtre,  qui  était  le  premier  homme  du  monde  dans 
son  art,  n'a  jamais  observé  dans  ses  jardins  une  symétrie  plus 
parfaite  que  celle  qu'Homère  a  observée  dans  sa  poésie.  » 

3.  Un  poème  excellent,  où  tout  marche  et  se  suit, 
N'est  pas  de  ces  travaux  qu'un  caprice  conduit. 

Il  veui  du  temps,  des  soins  ;  et  ce  pénible  ouvrage 
Jamais  d'un  écolier  ne  fut  l'apprentissage. 

(Chant  III,  v.  309  et  suiv.) 


LE   ROMANTISME    OPPOSE   AU    CLASSICISME.  29 

préceptes  excellents,  mais  bien  rebattus,  sa  théorie 
de  cet  ouvrage  pénible  consiste  en  procédés  fac- 
tices, en  véritables  recettes. 

Le  classicisme  a  un  tel  culte  de  l'antiquité,  qu'il 
impose  à  certains  genres  des  sujets  antiques. 

Sans  parler  du  Cid  et  de  Don  Sanclie,  Corneille, 
dont  les  pièces  sont  presque  toujours  tirées  de  l'his- 
toire romaine,  en  écrivit  du  moins  qui  représentent 
les  barbares  établis  dans  l'Empire.  Mais,  sous  le 
régime  proprement  classique,  la  tragédie  n'admet 
guère  que  des  Grecs  et  des  Latins1.  Quand,  après 
un  bref  historique  de  notre  ancien  théâtre,  Boileau 
arrive  à  la  Renaissance,  il  s'écrie  : 

On  vit  renaître  Hector,  Andromaque,  Mon2; 

D'après  lui,  le  poème  tragique  doit  nécessairement 
représenter  les  héros  d'Homère  et  d'Euripide,  et 
c'en  est  là  le  trait  le  plus  essentiel. 

De  même  pour  l'épopée.  Suivant  Boileau,  elle  ne 
peut  avoir  d'autre  matière  que  la  «  fable  ». 

Là,  tous  les  noms  heureux  semblent  nés  pour  les  vers, 
Ulysse,  Agamemnon,  Oreste,  Idoménée, 
Hélène,  Ménélas,  Paris,  Hector,  Enée3. 

À  Carel  de  Sainte-Garde,  auteur  des  Sarrasins 
chassés,  il  reproche  de  n'avoir  pas  choisi  son  héros 
parmi  ces  Grecs  dont  les  noms  sont  si  harmonieux. 

0  le  plaisant  projet  d'un  poète  ignorant, 

Qui,  de  tant  de  héros,  va  choisir  Childebrand 4  ! 

1.  Hors  quelques  rares  exceptions,  comme  le  Comte  d'Essex 
par  Thomas  Corneille  et  surtout  Bajazet.  Ne  citons  pas  d'Esther 
et  i'Atkalie,  qui  sont  à  part. 

2.  Art  poétique,  chant  III,  v.  90. 

3.  Ibid.,  ibid.,  v.  238. 

4.  Ibid.,  ibid.,  v.  241. 


30  LE   REALISME   DU   ROMANTISME. 

On  allègue  que  les  noms  d'Ulysse,  d'Hélène  ou 
d'Oreste  lui  étaient  chers  comme  «  évoquant  tout 
un  long-  cortège  de  souvenirs1  ».  Mais  quelle  raison 
fait-il  valoir? 

D'un  seul  nom  quelquefois  le  son  dur  et  bizarre 
Rend  un  poème  entier  ou  burlesque  ou  barbare2. 

Disons,  si  l'on  veut,  que  Boileau  ne  trouve  poétique 
aucune  épopée  dont  les  personnages  ne  soient 
empruntés  à  l'antiquité  grecque  ou  romaine. 

De  même  enfin  pour  la  poésie  pastorale.  Il  raille 
les  idylles  de  Ronsard;  quoiqu'elles  peignent,  sous 
des  noms  villageois,  de  grands  seigneurs  et  de 
grandes  clames,  il  ne  leur  pardonne  pas  de  changer 

Lycidas  en  Pierrot  et  Philis  en  Toinon3. 

On  ne  peut,  selon  lui,  faire  de  bonnes  idylles  sans 
imiter  Virgile  et  Théocrite.  Or  Théocrite,  artiste 
très  raffiné  et  le  familier  des  rois,  avait  eu  du  moins 
sous  les  yeux,  dans  les  campagnes  syracusaines, 
des  chevriers  et  des  bouviers  tels  que  ceux  dont  il 
retrace  la  figure  ;  et  il  sut  concilier  avec  les  exi- 
gences de  l'art  la  rusticité  du  genre  bucolique. 
Quant  à  Virgile,  si  admirables  que  soient  ses 
églogues  par  la  grâce  et  l'élégance  de  la  diction,  par 
un  vif  sentiment  de  la  poésie  champêtre,  il  y  met 
souvent  en  scène  des  bergers  conventionnels.  Et 
cependant  Boileau,  qui  ne  voit  pas  que  les  idylles 
de  Théocrite  doivent  leur  beauté  à  l'imitation 
directe  de  la  nature,  recommande  aussi  bien  celles 
de  Virgile,  sans  en  voir  les  côtés  factices.  Mais  que 

1.  Brunetière,  Époques  du  Théâtre  français,  p.  113. 

2.  Art  poétique,  chant  III,  v.  243. 

3.  Ibid.,  chant  II,  v.  24. 


LE   ROMANTISME   OPPOSE   AU    CLASSICISME.  31 

doivent  donc  apprendre  nos  poètes  chez  Virgile  et 
Théocrite?  Ils  apprendront  comment  on  peut 

Au  combat  de  la  flûte  animer  deux  bergers1, 

OU 

Changer  Narcisse  en  fleur,  couvrir  Daphné  d'écorce'2. 

Quelques  vers  auparavant,  Boileau  se  moquait 
des  idylles  «  gothiques  »  où  Ronsard  substitue 
Pierrot  et  Toinon  à  Lycidas  et  à  Philis  ;  substituant 
à  Pierrot  et  à  Toinon  les  Narcisse  et  les  Daphné  de 
l'églogue  grecque,  c'est  lui  qui  méconnaît  le  véri- 
table caractère  du  genre  pastoral.  Ici  encore,  les 
modèles  antiques  le  détournent  de  la  réalité, 
cachent  à  ses  yeux  cette  nature  sur  laquelle  il 
déclare  fonder  sa  doctrine. 

Et  que  dire  du  merveilleux  mythologique?  La 
Pléiade,  quand  elle  l'avait  introduit,  voulait  par  là 
rehausser  notre  poésie  et  l'«  illustrer  ».  Le  merveil- 
leux des  anciens,  nous  le  savons  aujourd'hui,  était 
leur  religion  même.  Mais  nos  poètes  du  xvie  siècle 
n'y  voyaient  que  des  fictions;  aussi  crurent-ils 
imiter  ceux  de  la  Grèce  et  de  Rome  en  puisant  à 
pleines  mains  dans  un  répertoire  de  métaphores 
banales;  et  aucune  de  leurs  réformes  ne  réussit 
mieux. 

Boileau  l'a  définitivement  sanctionnée.  Et  nous 
ne  lui  reprocherons  point  de  prescrire  l'usage  de  la 
fable  aux  poètes  épiques  puisqu'il  leur  a  prescrit 
des  sujets  tirés  de  l'antiquité;  tout  le  premier,  il 
désapprouve 


1.  Art  poétique,  chant  II,  v.  32. 

2.  lbid.,  ibid.,  v.  34. 


32  LE    REALISME    DU   ROMANTISME. 

en  un  sujet  chrétien 

Un  auteur  follement  idolâtre  et  païen1. 

Nous  le  louerons  môme  de  préférer  dans  l'épopée, 
telle  qu'il  la  conçoit,  le  merveilleux  de  la  mytho- 
logie; car  ce  genre  étant,  d'après  la  définition  de 
Y  Art  poétique,  une  matière  d"«  ornements  égayés  », 
on  se  rendrait  coupable  de  sacrilège  si  l'on  y 
admettait  «  les  mystères  terribles  de  la  foi  des 
chrétiens  2  ».  Mais  ce  n'est  pas  seulement  comme 
ressort  épique  que  Boileau  recommande  la  fable;  il 
en  préconise  l'emploi  dans  n'importe  quel  genre,  il 
veut  mettre  partout  les  figures  mythologiques  à  la 
place  de  la  réalité.  Ainsi,  dit-il,  le  poète 

...  Trouve  sous  sa  main  des  fleurs  toujours  écloses3. 

La  foudre  sera  «  Jupiter  armé4  »  et  l'orage  sera 
«  Neptune  en  courroux5  »;  un  placage  d'allégories 
factices  dérobera  la  nature. 


Empruntant  de  l'antiquité  sa  mythologie,  ses 
sujets,  sa  conception  des  différents  genres,  les 
classiques  ne  sauraient  manquer  de  suivre  égale- 
ment ses  règles. 

On  sait  quel  respect  elles  inspiraient  aux  pseudo- 
classiques et  quelle  vertu  leur  superstition  y  attri- 
buait. Il  suffira  de  citer  ici  l'auteur  de  Pinlo  et  de 
Christophe  Colomb,  qui  eut  parfois,  ces  deux  pièces 

1.  Art  poétique,  chant  III,  v.  217. 

2.  De  la  foi  des  chrétiens  les  mystères  terribles 
D'ornements  égayés  ne  sont  pas  susceptibles. 

(Ibid.,  ibid.,  v.  199.) 

3.  Art  poétique,  chant  111,  v.  176. 

4.  Ibid.,  ibid.,  v.  168. 
3.  Ibid.,  ibid.,  v.  170. 


LE   ROMANTISME   OPPOSÉ   AU   CLASSICISME.  33 

en  témoignent,  des  velléités  de  révolte  :  après  avoir 
énuméré  dans  son  Cours  analytique  les  règles  de  la 
tragédie  —  vingt-cinq,  ni  plus  ni  moins  —  Népomu- 
cène  Lemercier  remontre  comme  quoi  la  perfection 
d'Athalie  consiste  en  ce  qu'elle  les  observe  parfaite- 
ment. Mais,  sachons-le  bien,  les  classiques  eux- 
mêmes  paraissent  tout  aussi  convaincus  de  l'excel- 
lence et  de  l'efficacité  des  règles;  et,  sur  ce  point, 
Lemercier  se  borne  à  interpréter  leur  poétique. 

Devons-nous  admettre  quelques  restrictions?  Sans 
parler  de  la  première  moitié  du  xvii0  siècle,  durant 
laquelle  la  doctrine  du  classicisme  n'est  pas  encore 
dûment  fixée,  rappelons  soit  le  passage  des  Carac- 
tères où  La  Bruyère  signale  «  la  prodigieuse  dis- 
tance »  qu'il  y  a  «  entre  un  bel  ouvrage  et  un  ouvrage 
régulier  '  »,  soit  les  vers  de  Y  Art  poétique  où  Boileau 
convient  que  parfois 

un  esprit  vigoureux 

Trop  resserré  dans  l'art  sort  des  règles  prescrites2. 

Cependant,  toute  la  discipline  de  Boileau  se  rap- 
porte à  ces  règles;  et  La  Bruyère  lui-même,  ayant 
reconnu  le  Cid  comme  «  l'un  des  plus  beaux 
poèmes  que  l'on  puisse  faire3  »,  déclare  que  «  l'une 
des  meilleures  critiques  qui  ait  été  faite  sur  aucun 
sujet  est  celle  du  Cid  ». 

Nous  voudrions  excepter  Molière.  Certes,  sa 
liberté  d'esprit  le  met  à  part;  et  les  romantiques, 

1.  Chapitre  1,  §30. 

2.  Art  poétique,  chant  IV,  v.  78.  —  Cf.  le  passage  du  Discours 
sur  VOde  dans  lequel  Boileau  remarque  que  Pindare  «  rompt 
quelquefois  de  dessein  formé  la  suite  de  son  discours,  et,  afin 
de  mieux  entrer  dans  la  raison,  sort,  s'il  faut  ainsi  parler,  de  la 
raison  même  ». 

3.  Dans  le  passage  précédemment  cité. 

3 


34  LE   REALISME   DU   ROMANTISME. 

lorsqu'ils  entreprirent  de  réformer  le  théâtre,  justi- 
fièrent plus  d'une  fois  leurs  innovations  en  citant 
les  irrégularités  de  Don  Juan  ou  ce  mot  fameux  que 
prononce  Dorante  dans  la  Critique  de  VÉcole  des 
femmes  :  «  La  grande  règle  de  toutes  les  règles  est 
de  plaire1  ».  Pourtant  Molière,  quelque  indépen- 
dance dont  il  fasse  profession,  suit  de  son  mieux 
la  discipline  classique.  Un  sujet  tel  que  celui  de 
Don  Juan  ne  pouvait  se  traiter  selon  les  règles  ordi- 
naires. Et,  s'il  choisit  ce  sujet,  c'est  qu'il  le  voyait, 
sur  d'autres  scènes,  attirer  la  foule  par  le  fantas- 
tique de  certains  épisodes,  par  la  variété  et  la  viva- 
cité de  l'action,  par  l'éclat  des  décors.  Au  surplus  la 
pièce,  écrite  en  vue  du  gros  public,  ne  comptait 
guère  dans  son  œuvre2.  Toutes  les  comédies  qu'il 
écrivit  pour  les  «  honnêtes  gens  »  observent  les 
formes  traditionnelles.  Quant  au  mot  de  Dorante, 
ne  le  prenons  pas  dans  le  sens  où  nos  critiques 
veulent  l'entendre  :  les  honnêtes  gens,  pour  lesquels 
Molière  composa  la  plupart  de  ses  pièces,  exigeaient 
l'observation  des  règles;  on  ne  leur  plaisait  qu'en 
les  suivant.  Et  lorsque  Dorante,  qui  paraît  d'abord 
y  attacher  si  peu  d'importance,  s'entend  accuser  de 
défendre  une  mauvaise  comédie,  il  soutient  que 
VÉcole  des  femmes  ne  pèche  contre  aucune  des 
règles  en  vigueur.  «  Nous  n'avons  point,  dit-il,  de 
pièce  plus  régulière.  »  Au  fond,  l'auteur  de  Don  Juan 
était  d'accord  avec  Boileau  sur  la  «  pratique  »  du 
théâtre3. 

1.  Scène  vn. 

2.  Thomas  Corneille  la  remania  et  la  mit  en  vers. 

3.  On  sait  à  quel  point  Racine  respectait  les  règles.  Comme 
Molière  cependant  et  presque  dans  les  mêmes  termes,  il  décla- 
rait que  «  la  principale  règle  est  de  plaire  (et  de  toucher)  ». 
(Préface   de    Bérénice.)  Rien   là    d'étonnant  :   pour  plaire  et 


LE   ROMANTISME   OPPOSE   AU   CLASSICISME.  3b 

»  Parmi  les  écrivains  du  xvn*  siècle,  un  seul  peut- 
être,  Saint-Évremond,  osa  attaquer  ces  règles.  Il  les 
juge  inefficaces  :  «  On  n'a  jamais  vu  tant  de  règles, 
remarque-t-il,  pour  faire  de  belles  tragédies,  et  on 
en  fait  si  peu  qu'on  est  obligé  de  représenter  toutes 
les  vieilles  '  ».  Il  les  juge  d'autre  part  mal  appro- 
priées à  une  littérature  moderne.  «  La  Poétique 
d'Aristote,  remarque-t-il  encore,  est  un  excellent 
ouvrage;  cependant  il  n'y  a  rien  d'assez  parfait 
pour  régler  toutes  les  nations  et  tous  les  siècles2.  » 
Mais  Saint-Évremond,  «  libertin  »  par  ses  idées 
morales  et  religieuses,  ne  l'est  pas  moins  par  ses 
opinions  littéraires;  et,  rendant  justice  à  son  ingé- 
niosité, à  sa  délicatesse,  les  vrais  classiques  le 
considèrent  comme  un  esprit  paradoxal. 

Tous  les  théoriciens  du  classicisme  —  et  Boileau 
le  premier,  même  s'il  concédait  quelque  liberté  au 
génie  que  «  l'art  »  opprime,  — justifièrent  et  prescri- 
virent la  discipline  consacrée.  Tel  était  le  tempéra- 
ment du  siècle.  On  estimait  une  œuvre  d'autant  plus 
belle  qu'elle  observe  mieux  les  règles.  Boileau  ne 
le  dit  pas  en  propres  termes;  mais  pourquoi 
aurait-il  écrit  un  Art  poétique,  s'il  n'avait  cru  à  leur 
efficacité? 

On  ne  distinguait  même  pas  le  talent  du  savoir. 
«  J'ai  vu,  déclare  Huet,  les  lettres  décliner  et 
tomber  enfin  dans  une  décadence  presque  entière, 
car  je  ne  connais  presque  personne  aujourd'hui  que 
l'on  puisse  appeler  véritablement  savant.  »  Objec- 
tera-t-on  que  Huet  retarde,  qu'il  représente  un  âge 

pour  toucher,  on  devait,  ainsi  que  lui-même  l'entend,  se  con- 
former à  la  poétique  d'Aristote  et  d'Horace. 

1.  De  la  Tragédie. 

2.  Ibid. 


36  LE   RÉALISME  DU   ROMANTISME. 

antérieur?  Nous  trouvons  chez  bien  d'autres  écri- 
vains la  trace  de  cette  confusion.  Nous  la  trouvons 
notamment  chez  Boileau.  Quelle  épithète  choisit-il 
pour  louer  Racine  dans  l'épître  qu'il  lui  adresse 
sur  «  l'utilité  des  ennemis  »? 

Ne  crois  pas  toutefois,  par  tes  savants  ouvrages, 
Entraînant  tous  les  cœurs  gagner  tous  les  suffrages  ». 

Et,  après  avoir  protesté,  à  la  fin  de  la  même  épître, 
que  les  seuls  suffrages  dont  un  écrivain  doive 
s'honorer  sont  ceux  des  Condé,  des  Vivonne,  des 
La  Rochefoucauld,  il  envoie  la  foule  grossière 
«  admirer  le  savoir  de  Pradon  »,  comme  si  Pradon 
avait  manqué  de  savoir  et  non  de  génie. 

Quant  à  la  vertu  des  règles,  ce  que  Boileau  ne  dit 
pas  explicitement,  d'autres  le  disent,  qui  sont  tout 
aussi  classiques,  Chapelain  par  exemple,  le  premier 
docteur  du  classicisme  ;  et  Charles  Perrault,  un  des 
esprits  les  plus  ouverts  et  les  plus  indépendants  du 
xviie  siècle,  pense  là-dessus  comme  Chapelain. 

On  raille  volontiers  l'auteur  de  la  Pucelle.  Il  fut 
pourtant  notre  meilleur  critique  avant  Boileau,  et 
Boileau  lui-même,  qui  se  moque  de  ses  vers, 
l'estima  toujours  homme  de  grand  sens.  A  vrai  dire, 
Chapelain  reconnaît,  dans  les  Sentiments  de  F  Aca- 
démie sur  le  Cid,  que  les  pièces  irrégulières  peuvent 
quelquefois  réussir  et  les  pièces  régulières  échouer. 
Mais  il  en  accuse  le  méchant  goût  du  «  vulgaire  », 
auquel  il  oppose  celui  des  «  doctes  ».  Et  lisons  la 
préface  de  son  épopée.  Après  avoir  confessé  qu'il 
possède  «  bien  peu  des  qualités  requises  chez  un 
poète  héroïque  »  :  «  J'ai  apporté  seulement  à  l'exé- 
cution de  mon  sujet,  ajoute-t-il,  une  connaissance 

1.  Épltre  VII,  v.  7. 


LE   ROMANTISME    OPPOSE   AU    CLASSICISME.  37 

assez  passable  de  ce  qui  y  était  nécessaire  pour  ne 
pas  le  faire  irrégulier  »  ;  et  cette  connaissance  de  la 
«  théorie  »,  il  veut  prouver,  en  écrivant  la  Pucelle, 
que,  «  sans  avoir  une  trop  grande  élévation  d'esprit  », 
on  peut  «  la  mettre  heureusement  en  pratique  ». 
Ainsi  Chapelain  ne  regarde  point  le  génie  comme 
indispensable,  et  il  croit  que  l'observation  des  règles 
y  supplée  l. 

De  même  Charles  Perrault.  Il  s'élève,  dans  son 
poème  sur  le  Siècle  de  Louis-le-Grand,  contre  ceux 
qui,  par  idolâtrie  de  l'antiquité,  n'admettent  pas 
qu'un  ancien  soit  inférieur  à  un  moderne.  Mais, 
s'il  déclare  les  modernes  supérieurs  aux  anciens, 
quelle  raison  en  donne-t-il?  C'est  que  le  savoir 
«  a  incessamment  progressé  »  depuis  Homère  ou 
Sophocle,  c'est  que  le  xvne  siècle  possède  plus  de 
règles  et  des  règles  meilleures  : 

Tout  art  n'est  composé  que  de  secrets  divers 
Qu'aux  hommes  curieux  l'usage  a  découverts, 
Et  cet  utile  amas  des  choses  qu'où  invente 
Sans  cesse  chaque  jour  ou  s'épure  ou  s'augmente. 

Pareillement,  dans  le  quatrième  des  Parallèles, 
après  avoir  posé  en  principe  que  «  deux  choses, 
chez  tout  artisan,  contribuent  à  la  beauté  de  son 
œuvre  »,  premièrement  «  la  connaissance  des 
règles  de  son  art  »,  secondement  «  la  force  de  son 
génie  »,  et  que  l'œuvre  d'un  écrivain  plus  savant  et 
non  moins  bien  doué  ne  peut  donc  manquer  de 


1.  Scudéry,  dans  la  préface  d'Alaric,  se  déclare  sur  de  faire 
un  bon  poème  parce  que  l'étude  de  tous  les  «  maîtres  »,  Aris- 
tote,  Horace,  Scaliger,  Riccobon,  Paul  Benni.Mambrun,  et  celle 
de  tous  les  poètes  épiques,  Homère,  Virgile,  Lucain,  Stace, 
Boiardo,  l'Arioste,  le  Tasse,  lui  onl  fourni  des  règles  ■  infail- 
libles ». 


38  LE    REALISME   DU   ROMANTISME. 

«  mieux  valoir  »,  il  explique,  comme  dans  son  poème, 
la  supériorité  des  modernes,  non  moins  bien  doués 
que  les  anciens,  par  la  découverte  de  règles 
nouvelles.  Les  modernes,  du  moment  où  l'art  est 
«  un  amas  de  préceptes  »,  doivent  sans  conteste 
surpasser  les  Romains  et  les  Grecs,  qui  «  avaient  un 
moins  grand  amas  de  préceptes  pour  se  conduire  ». 
Que  ce  respect  des  règles  et  cette  croyance  en 
leur  vertu  ne  permettent  pas  à  la  littérature  classique 
d'être  une  littérature  naturaliste,  c'est  sur  quoi  l'on 
nous  dispensera  sans  doute  d'insister.  Ainsi  que  les 
modèles,  les  règles  s'interposent  entre  le  poète  et  la 
nature.  Il  ne  s'agit  point,  en  effet,  des  principes  de 
l'art,  de  principes  «  adéquats  »  à  la  nature  même  et 
qui  ne  font  qu'un  avec  elle.  Les  «  règles  »,  celles 
qu'abolira  le  romantisme,  étant  conventionnelles  et 
exclusives,  ne  laissent  voir  la  nature  au  poète  que 
d'un  certain  biais  et  sous  certains  aspects;  elles  la 
compassent  et  la  tronquent. 


Montrons  maintenant  dans  la  doctrine  du  xvne  siè- 
cle quelque  chose  d'aussi  peu  naturaliste  que  la 
préoccupation  des  modèles  et  des  règles  :  elle 
sépare,  elle  distingue  strictement  les  divers  genres; 
elle  ne  permet  de  l'un  à  l'autre  aucune  communica- 
tion. 

Sans  rechercher  leurs  origines,  sans  expliquer 
leur  raison  d'être,  la  critique  contemporaine  les 
tient  pour  fixes,  pour  indépendants  chacun  dans 
son  domaine  propre,  et  s'efforce  de  marquer  avec 
autant  de  rigueur  que  possible  leurs  bornes  respec- 
tives. Ce  sont  là  des  sortes  d'archétypes,  antérieurs 
et  supérieurs  aux  œuvres,  existant  par  eux-mêmes 


LE   ROMANTISME   OPPOSE   AU    CLASSICISME.  39 

de  toute  éternité  ;  et  comme,  avant  qu'il  y  eût  des 
géomètres,  la  somme  des  trois  angles  d'un  triangle 
égalait  deux  angles  droits,  de  même,  avant  qu'il  y 
eût  des  poètes,  l'églogue,  l'élégie,  l'ode,  la  comédie 
et  la  tragédie  étaient  virtuellement  constituées  selon 
des  règles  immuables.  Boileau  admet  treize  genres 
dans  son  Art  poétique,  où,  l'on  ne  sait  trop  pourquoi, 
il  ne  dit  rien  ni  du  genre  didactique  en  général,  ni 
de  la  fable  et  de  l'épître,  qui  s'y  rattachent.  Chaque 
poète,  après  avoir  consulté  «  son  esprit  et  ses 
forces  l  »,  doit  choisir  celui  qui  s'y  approprie  le 
mieux  : 

L'un  peut  tracer  eu  vers  une  amoureuse  flamme, 
L'autre  d'un  trait  plaisant  aiguiser  l'épigramme  2. 

Il  est  absolument  défendu  d'outrepasser  la  limite 
du  genre  sur  lequel  on  a  porté  son  choix;  par 
exemple,  on  ne  mêlera  pas  à  la  tragédie  quelque 
chose  d'épique  ou  de  lyrique;  on  n'y  tolérera  pas 
une  familiarité  voisine  de  la  comédie.  Les  plus 
humbles,  ou  qui  semblent  tels,  ont  eux-mêmes  leur 
cadre  dûment  précis  et  formel.  Dans  le  second 
recueil  de  ses  fables,  La  Fontaine  se  libérait  des 
modèles  anciens  et  de  la  définition  consacrée 
suivant  laquelle  l'apologue  démontre  une  vérité 
morale.  Ce  second  recueil  nous  paraît  supérieur 
par  là  au  premier;  mais,  quoique  Boileau  n'eût 
point  fixé  la  poétique  de  la  fable,  le  xvne  siècle  fut 
d'un  autre  avis.  Et  pour  quelle  raison?  Parce  que 
La  Fontaine  y  tournait  l'apologue  en  conte,  en 
élégie,  en  épître,  en  idylle,  parce  qu'il  y  parlait 
quelquefois  de  lui,  de  ses  goûts,  de  ses  plaisirs,  de 

1.  Art  poétique,  chant  I,  v.  12. 

2.  Ibid.,  ibid.,  v.  15. 


40  LE   RÉALISME   DU   ROMANTISME. 

ses  rêves,  des  objets  auxquels  volait  çà  et  là  son 
âme  légère  l.  Comme  Boileau  le  dit, 

Tout  poème  est  brillant  de  sa  propre  beauté2. 

La  Fontaine  avait  le  tort  de  ne  pas  se  rendre  compte 
que  la  beauté  de  l'apologue  doit  garder  un  carac- 
tère purement  didactique. 

Et  certes  la  distinction  des  genres  se  fonde,  sinon 
sur  la  nature,  au  moins  sur  la  raison  humaine. 
Puisque  l'épopée  entre  autres  est  un  récit,  le  drame, 
étant  une  action,  ne  saurait  admettre  tout  ce  qui 
convient  à  l'épopée;  et  même  l'ode  et  l'idylle,  qui 
sont  l'une  et  l'autre  lyriques,  conservent  chacune 
sa  forme  et  sa  matière  spéciales.  Seulement,  la 
méthode  rationaliste  des  classiques  leur  fait  mécon- 
naître les  affinités  en  vertu  desquelles  peuvent 
communiquer  des  genres  divers.  Et  voilà  donc 
chaque  poète  enfermé  dans  je  ne  sais  quel  cadre 
artificiel;  ce  n'est  plus  la  nature  qu'il  a  devant  soi, 
c'en  est  un  compartiment  étroit  et  clos. 


Ainsi  la  nature  n'apparaît  aux  classiques  que 
gênée  par  les  règles  et  les  conventions,  offusquée  par 
les  modèles.  Mais  d'ailleurs  ce  mot  même  de  nature 
qu'ils  prennent  pour  devise,  ils  y  donnent  un  sens 
particulier  et  restreint;  leur  doctrine  retranche  de 
l'art,  des  «  grands  genres  »  tout  au  moins,  une 
moitié  du  monde  et  de  la  vie. 


1.  Je  suis  chose  légère  et  vole  à  tout  objet. 

{Épitre  à  Mme  de  La  Sablière.) 

2.  Art  poétique,  chant  II,  v.  139. 


LE   ROMANTISME    OPPOSE   AU    CLASSICISME.  41 

En  premier  lieu,  la  litttérature  classique  ne  peint 
que  l'homme  et  le  met  hors  de  l'univers.  Sauf  La 
Fontaine1  et  Mme  de  Sévigné2,  les  écrivains  du 
xvn°  siècle  paraissent  insensibles  à  la  beauté  des 
choses.  On  veut  montrer  que  Boileau  aime  la  cam- 
pagne en  citant  certain  passage  de  l'épître  où  il 
décrit  les  environs  d'Hautile.  A  vrai  dire,  ce  qu'il  y 
cherche,  c'est  la  tranquillité;  elle  le  débarrasse  des 
envieux,  des  importuns  et  des  sots.  Oui,  dit-il,  au 
début  de  cette  épître, 

Oui,  Lamoignon,  je  fuis  les  chagrins  de  la  ville, 
Et  contre  eux  la  campagne  est  mon  unique  asile3. 

Et  quand,  un  peu  plus  loin,  il  s'écrie  : 

0  fortuné  séjour,  ô  champs  aimés  des  dieux, 
Que  pour  toujours,  foulant  vos  prés  délicieux, 
Ne  puis-je  ici  fixer  ma  course  vagabonde, 
Et,  connu  de  vous  seuls,  oublier  tout  le  monde*, 

ces  vers,  empruntés  d'ailleurs  à  Horace,  sont  un  lieu 
commun  sans  accent  personnel.  Si  Boileau  expri- 
mait là  quelque  chose  de  sincère  et  de  vraiment 
senti,  parlerait-il,  ce  bourgeois  casanier,  de  sa 
course  vagabonde? 

Peut-être  les  classiques  aimèrent  la  nature  beau- 
coup plus  que  leur  poésie  ne  porterait  à  le  penser5. 

1.  Aussi  bien  La  Fontaine  ne  demande  guère  aux  champs 
que  le  repos,  le  sommeil  sous  un  arbre;  il  les  aime  en  épicurien. 

2.  Ce  qui  plait  surtout  à  Mme  de  Sévigné  dans  son  parc,  ce 
sont  les  avenues  symétriques  où  ses  amis  l'entretiennent  des 
nouvelles  de  la  cour  et  de  la  ville.  Et  souvent  elle  ne  voit  la 
nature  qu'à  travers  les  fictions  de  la  mythologie.  Passant  par  le 
Buron,  dont  son  fils  vient  de  faire  couper  les  bois,  elle  se  plaint 
que  les  Dryades  et  les  Sylvains  aient  perdu  leur  retraite.  (Lettre 
à  Mme  de  Grignan,  27  mai  1680.) 

3.  Épitre  VI,  v.  1. 

4.  Ibid.,  v.  39  et  suiv. 

5.  Comment  croire  que  Racine  en  particulier  n'y  fût  pas  sen- 


42  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

Ils  en  jouissaient,  nous  dit-on,  comme  nous  jouis- 
sons de  respirer  et  de  vivre,  inconsciemment.  Ce 
serait  même  là,  selon  certains  critiques,  un  signe 
de  bonne  santé1.  Mais  y  a-t-il  vraiment  rien  de 
morbide  à  connaître  et  à  exprimer  cette  jouissance? 
Corneille,  Racine,  Mme  de  La  Fayette,  analysent 
d'autres  émotions,  notamment  les  émotions  de 
l'amour  :  que  ne  les  traite-t-on  eux  aussi  de 
malades?  Que  n'appelle-t-on  maladif  tout  ce  qui  est 
conscient,  tout  ce  qui  suppose  quelque  réflexion  ? 
Que  ne  réduit-on  l'homme  sain  à  l'animalité  pri- 
mitive? 

Du  reste,  la  question  n'est  pas  de  savoir  si  les 
écrivains  du  xvne  siècle  aimèrent  la  nature.  Quoi 
qu'il  en  soit,  leurs  œuvres  la  passent  sous  silence. 
Et  non  seulement  dans  les  genres  dont  l'objet  con- 
siste à  peindre  les  mœurs  et  les  caractères,  mais 
jusque  dans  ceux  qui,  comme  l'églogue,  ont  la 
campagne  pour  cadre.  L'homme  social,  tel  est  leur 
unique  modèle. 

Ce  modèle  unique,  ils  ne  le  représentent  même 
que  par  certains  côtés.  Restreignant  la  nature  à  la 
vie  mondaine,  ils  en  retranchent  maints  éléments 
dont  ne  sauraient  s'accommoder  leur  austère  ratio- 
nalisme ou  leur  aristocratisme  dédaigneux;  ils  les 
expulsent  de  l'art. 

On  prétend  que  Roileau  admet  «  tout  ce  qui  est 
dans  la  nature  »,  et  l'on  veut  le  prouver  en  citant 

sible?  —  Cf.  le  passage  des  Amours  de  Psyché  où,  quand  les 
quatre  amis  (Boileau,  Molière,  La  Fontaine  et  lui-même)  quit- 
tent Versailles  au  déclin  du  jour,  il  leur  fait  remarquer  dans  le 
ciel  «  ce  gris  de  lin,  cet  orangé,  et  surtout  ce  pourpre  qui  envi- 
ronnent le  roi  des  astres  ». 

1.  Cf.  Brunetière,  Études  critiques,  t.  VI,  p.  170. 


LE   ROMANTISME   OPPOSÉ   AU   CLASSICISME.  43 

quelques  vers  d'une  de  ses  épîlres.  Même  si  ces  vers 
avaient  le  sens  qu'on  leur  prête,  le  reste  de  son 
œuvre  suffirait,  ce  semble,  à  les  démentir.  Il  écrit 
dans  Y  Art  poétique  : 

Des  siècles,  des  pays,  éludiez  les  mœurs  ; 

Les  climats  font  souvent  les  diverses  humeurs1; 

en  conclurons-nous  qu'il  répudie  par  là  le  principe 
capital  du  classicisme,  qu'il  conseille  de  peindre 
l'homme  de  tel  pays  et  de  tel  siècle,  non  l'homme 
de  tous  les  siècles  et  de  tous  les  pays?  Mais  citons 
les  vers  sur  lesquels  on  s'appuie  pour  faire  de  Boi- 
leau  un  théoricien  du  naturalisme  : 

...  La  nature  est  vraie  et  d'abord  on  la  sent. 

C'est  elle  seule  en  tout  qu'on  admire  et  qu'on  aime.... 

Chacun  pris  en  son  air  est  agréable  en  soi2. 

Brunetière  déclare  que  jamais  les  naturalistes 
modernes  n'ont  formulé  leur  doctrine  d'une  façon 
plus  nette  et  plus  absolue;  suivant  Boileau  comme 
suivant  eux,  «  le  problème,  dit-il,  est  de  trouver 
l'air  de  chacun  et  de  le  rendre  par  des  moyens  qui 
lui  conviennent  et  qui,  autant  que  possible,  ne 
conviennent  qu'à  lui3  ».  Or  Boileau,  dans  ces  vers, 
ne  dit  rien  de  pareil,  rien  même  qui  concerne  l'art. 
Belisons  seulement  le  passage  antérieur  et  nous 
verrons  qu'il  parle  de  la  vie  civile  : 

Vois-tu  cet  importun  que  tout  le  monde  évite, 

Cet  homme  à  toujours  fuir,  qui  jamais  ne  nous  quitte? 

Il  n'est  pas  sans  esprit;  mais,  né  triste  et  pesant, 

Il  veut  être  folâtre,  évaporé,  plaisant; 

Il  s'est  fait  de  sa  joie  une  loi  nécessaire, 

Et  ne  déplaît  enfin  que  pour  vouloir  trop  plaire. 

1.  Chant  III,  v.  113. 

2.  Épitre  IX,  v.  86  et  suiv. 

3.  Études  critiques,  t.  I,  p.  316,  317. 


44  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

La  simplicité  plaît  sans  étude  et  sans  art. 

Tout  charme  en  un  enfant  dont  la  langue  sans  fard, 

A  peine  du  filet  encor  débarrassée, 

Sait  d'un  air  innocent  bégayer  sa  pensée. 

Le  faux  est  toujours  fade,  ennuyeux,  languissant; 

Mais  la  nature  est  vraie,  etc. 

Certaines  gens,  en  société,  se  déguisent  ou  se  com- 
posent :  Boileau  leur  remontre  que  la  meilleure 
façon  d'être  agréable  consiste  à  laisser  paraître, 
fût-on  naturellement  chagrin,  sa  naturelle  humeur. 
C'est  là  une  leçon  morale  et  non  point  une  théorie 
littéraire. 

Le  classicisme,  n'en  déplaise  à  Brunetière,  éli- 
mine une  moitié  de  la  nature;  ajoutons  même  que, 
des  traits  par  où  il  peut  se  définir,  aucun  n'est  plus 
caractéristique. 

Et  d'abord,  exclusion  du  laid.  Non  pas  sans  doute 
dans  tous  les  genres.  Dans  la  satire  notamment, 
Boileau  l'a  parfois  représenté;  et  la  comédie,  qui, 
selon  Aristote,  se  propose  «  l'imitation  du  pire  », 
comment  ne  le  représenterait-elle  pas?  Encore, 
dans  les  genres  où  le  laid  trouve  place,  bien  des 
choses  qu'admet  le  naturalisme  moderne  sont  reje- 
tées par  l'art  classique.  Alléguera-t-on  Molière? 
Mais,  trop  réaliste  à  certains  égards  pour  le 
xviic  siècle,  Molière  en  choqua  souvent  les  préjugés 
et  les  conventions.  Après  avoir  fait  son  éloge,  les 
critiques  contemporains  y  mêlaient  presque  tous 
des  restrictions  sur  ce  que  beaucoup  de  ses  pièces 
leur  paraissaient  contenir  de  grossier,  voire  d'igno- 
ble. Fénelon  se  plaint  qu'il  imite  la  comédie  ita- 
lienne1, et  Vauvenargues  le  blâmera  de  «  prendre 

\.  Lettre  à  l'Académie,  chap.  vu. 


LE   ROMANTISME    OPPOSE   AU    CLASSICISME.  45 

des  sujets  trop  bas  !  ».  Moins  délicat  que  Vauve- 
nargues  et  Fénelon,  Boileau  lui  reproche  pourtant 
des  «  figures  »  qui  «  grimacent  »,  une  scurrilité 
indigne  de  la  scène,  et  il  ne  veut  pas,  dans  les  Four- 
beries de  Scapin,  reconnaître  l'auteur  du  Misan- 
thrope*. Lorsque  le  poète  comique  badine,  ce  badi- 
nage  même  doit  avoir  sa  «  noblesse3  ». 

Quant  aux  genres  «  supérieurs  »,  les  classiques 
y  admettent  des  «  objets  »  horribles.  Car,  Boileau 
le  dit  : 

Il  n'est  point  de  serpent  ni  de  monstre  odieux 
Qui,  par  l'art  imité,  ne  puisse  plaire  aux  yeux*. 

Aussi  bien  se  garde-t-on  de  le  reproduire  exacte- 
ment; Boileau  le  dit  encore, 

D'un  pinceau  délicat  l'artifice  agréable 

Du  plus  affreux  objet  fait  un  objet  aimable5. 

Et  d'ailleurs,  si  les  classiques  ne  reculent  pas 
devant  un  objet  affreux,  quittes  à  le  rendre  aimable 
par  les  procédés  de  leur  art,  ils  n'ont  jamais  pensé 
que  le  laid  eût  place  dans  les  genres  élevés. 
Boileau  recommande  de  «  donner  aux  grands  cœurs 
quelques  faiblesses  »,  de  laisser  à  Achille  ses  «  petits 
défauts6  ».  Mais  quels  sont  les  petits  défauts  dont 
il  parle? 

Achille  déplairait,  moins  bouillant  et  moins  prompt7. 

1.  Réflexions  critiques. 

2.  Art  poétique,  chant  III,  v.  393  et  suiv. 

3.  Ibid.,  ibid.,  v.  405. 

4.  Ibid.,  ibid.,  v.  1. 

5.  Ibid.,  ibid.,  v.  3. 

6.  A  ces  petits  défauts  marqués  dans  sa  peinture 
L'esprit  avec  plaisir  reconnaît  la  nature. 

(Ibid.,  ibid.,  v.  107.) 

7.  Ibid.,  ibid.,  v.  105. 


46  LE   RÉALISME   DU   ROMANTISME. 

Il  parle  d'une  impétuosité  qui  s'accorde  fort  bien 
avec  le  caractère  des  héros  tragiques  ou  épiques, 
qui  ne  peut  en  aucun  cas  le  déparer. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  le  laid  que  les  classiques 
proscrivent,  c'est  aussi  tout  ce  qui  leur  semble  plus 
ou  moins  trivial. 

Saint-Amand,  l'auteur  du  Moïse  sauvé,  montrait, 
en  racontant  le  passage  de  la  Mer  rouge,  un  enfant 

qui  va,  saute,  revient, 

Et,  joyeux,  à  sa  mère  offre  un  caillou  qu'il  tient. 

«  N'imitez  pas  ce  fou  »,  dit  Boileau  dans  son  Art 
poétique l  ;  et,  dans  une  de  ses  Réflexions  sur  Longin, 
après  avoir  cité  les  mêmes  vers  :  «  De  trop  s'arrêter 
aux  petites  choses,  aux  circonstances  basses,  cela, 
déclare-t-il,  gâte  tout 2.  »  Rien  n'est  plus  juste  en  soi. 
Mais  souvent  les  classiques,  dont  il  se  fait  ici  l'in- 
terprète, taxent  de  bas  ce  que  nous  qualifions  de 
simple.  Dans  l'églogue  elle-même,  le  poète  atteint, 
selon  Boileau,  la  perfection  du  genre,  quand  son 
art,  toujours  préoccupé  de  noblesse, 

Rend  dignes  d'un  consul  la  campagne  et  les  bois  3. 

Et  que  veut-il  dire  par  ce  vers?  Sans  doute  il  le 
prend  chez  Virgile;  seulement,  on  peut  bien  croire 
qu'il  ne  l'entend  pas  de  la  même  façon.  Pour  lui, 
rendre  la  campagne  digne  d'un  consul,  c'est  la 
nettoyer  et  la  symétriser,  c'est  en  bannir,  à  moins 
de  les  déguiser  par  l'expression4,  les  détails  de 
réalité  véritablement  rustiques,  ces  détails  pris  sur  le 

1.  Chant  III,  v.  261. 

2.  Réflexion  VI. 

3.  Art  poétique,  chant  II,  v.  36. 

4.  Cf.  le  chapitre  suivant. 


LE   ROMANTISME    OPPOSE  AU    CLASSICISME.  47 

vif  que  ne  saurait  souffrir  la  délicatesse  des  honnêtes 
gens.  Le  Malade  imaginaire  s'ouvre  par  un  prologue 
où  le  théâtre  figure  «  un  lieu  champêtre  et  néan- 
moins fort  agréable  »;  la  campagne  semblait  d'autant 
plus  agréable  qu'elle  rappelait  davantage  les  jardins 
de  Le  Nôtre. 

Il  n'en  est  pas  autrement  quant  au  choix  des  per- 
sonnages et  à  la  manière  de  les  peindre. 

Si  l'églogue  doit  nécessairement  mettre  en  scène 
des  bergers,  les  bergers  de  l'églogue  classique  ne 
gardent  rien  de  villageois,  pas  même  le  nom.  Ce 
sont  de  diserts  et  galants  citadins. 

La  tragédie  ne  tolère  aucun  personnage  de 
condition  inférieure,  sauf  les  «  domestiques  »  des 
grands,  qui  ont  une  politesse  égale  à  celle  de  leurs 
maîtres.  Cependant  les  tragiques  grecs  ne  crai- 
gnaient pas  de  représenter  des  hommes  du  peuple, 
et  ils  leur  prêtaient  les  sentiments,  les  idées,  le 
langage  en  rapport  avec  leur  état.  Mais,  quel  que 
soit  au  xvne  siècle  le  respect  de  l'antiquité,  on 
n'oserait  sur  ce  point  suivre  son  exemple.  Quand 
Racine  emprunte  à  Euripide  quelque  personnage 
d'humble  origine,  il  supprime  tous  les  traits  qui 
accusent  son  extraction.  Dans  la  préface  de  Don 
Sanche,  Corneille  soutient  que  «  les  malheurs  des 
personnes  de  notre  condition  »  nous  émeuvent 
davantage.  Il  plaidait  là  pour  sa  pièce.  Et  cependant 
le  don  Sanche  qu'on  nous  présente  comme  de  nais- 
sance obscure  est  en  réalité  fils  de  roi;  et,  n'appre- 
nant qu'à  la  fin  sa  véritable  origine,  nous  la  devinons 
dès  le  début.  Encore  s'agit-il  ici  d'une  «  comédie 
héroïque  »  et  non  d'une  tragédie. 

La  comédie  proprement  dite  se  ressent  elle-même 
des   préjugés  contemporains.    Molière    a    retracé 


48  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

d'ordinaire  les  bourgeois;  mais  on  sait  que  beau- 
coup d'honnêtes  gens  lui  reprochèrent  d'avoir  écrit 
cinq  actes  dont  le  principal  personnage  est  un 
ancien  marchand  de  drap.  Quant  aux  paysans,  si 
quelquefois  il  en  fait  paraître,  c'est  dans  une  farce 
telle  que  le  Médecin  malgré  lui,  ou  dans  une  pièce 
irrégulière  telle  que  Don  Juan.  «  Le  paysan  (ou 
l'ivrogne),  dit  La  Bruyère,  fournit  quelques  scènes 
à  un  farceur;  il  n'entre  qu'à  peine  dans  le  vrai 
comique.  »  Peu  importe  que  «  ces  caractères  soient 
naturels  »  ;  car  «  il  peut  y  avoir  un  ridicule  si  bas 
et  si  grossier,  ou  même  si  fade  et  si  indifférent,  qu'il 
n'est  ni  permis  au  poète  d'y  faire  attention,  ni  pos- 
sible au  spectateur  de  s'en  divertir  •  ». 

Et  assurément  l'art  ne  doit  pas  représenter  n'im- 
porte quoi.  «  Par  cette  règle,  continue  La  Bruyère, 
on  occupera  bientôt  l'amphithéâtre  d'un  laquais 
qui  siffle,  d'un  malade  dans  sa  garde-robe,  d'un 
homme  ivre  qui  dort  ou  qui  vomit  :  y  a-t-il  rien  de 
plus  naturel  »?  C'est  là  une  question  de  mesure,  et 
les  réalistes  modernes  sont  bien  forcés  de  s'arrêter 
à  un  certain  point.  Il  n'en  reste  pas  moins  que  les 
scrupules  et  les  susceptibilités  de  l'école  classique 
l'obligent  de  proscrire  maints  éléments  du  réel  qui 
méritent  leur  place  dans  la  littérature;  et,  si  le 
réalisme  ne  consiste  point  à  peindre  uniquement 
ce  que  la  vie  a  de  vulgaire  et  de  bas,  une  école  ne 
saurait  être  appelée  réaliste  lorsque,  de  parti  pris, 
elle  le  rejette. 

Rejetés  par  les  classiques  comme  incompatibles 
avec  leur  conception  de  l'art,  le  vulgaire,  le  bas  ou 

1.  Caractères,  chap.  I,  §  52. 


LE   ROMANTISME   OPPOSE   AU   CLASSICISME.  49 

le  laid  peuvent  cependant  avoir  un  caractère  propre 
que  n'a  point  le  beau  convenu,  le  beau  académi- 
que, —  ils  peuvent  avoir  du  caractère.  Et  nous 
touchons  ici  à  une  des  différences  essentielles  entre 
le  classicisme  et  le  romantisme  :  la  doctrine  du 
xviie  siècle  exclut  le  caractéristique,  l'exclut  aussi 
bien  quand  il  n'est  ni  laid,  ni  bas  ou  vulgaire, 
l'exclut  en  tant  que  «  particulier  ». 

Du  reste,  et  cela  va  sans  dire,  l'écrivain  réaliste, 
non  moins  que  l'écrivain  classique,  omet  les  traits 
ne  concourant  pas  à  l'effet  voulu,  ne  se  rapportant 
pas  au  sujet.  C'est  là  un  principe  élémentaire.  Nous 
citions  tout  à  l'heure  le  vers  du  Moïse  sauvé  où 
Saint-Amand  nous  montre  un  enfant  qui  offre  à  sa 
mère  un  caillou1;  Boileau,  après  avoir  critiqué  ce 
détail  comme  bas,  en  quoi  nous  lui  avons  donné 
tort,  le  critique  comme  oiseux,  en  quoi  nous  lui 
donnons  sans  doute  raison.  Ainsi  qu'il  le  déclare  à 
propos  du  même  vers  dans  sa  dixième  Réflexion  sur 
Longin,  on  doit  écarter  «  les  circonstances  super- 
flues ».  L'artiste  fait  un  choix  parmi  les  détails  que 
la  nature  lui  fournit;  et,  si  l'abstraction,  poussée 
trop  loin,  ne  laisserait  plus  aucune  vie,  aucune 
figure  expressive  aux  choses  et  aux  êtres,  elle  est 
pourtant  un  procédé  nécessaire  de  l'art,  voire  de 
l'art  réaliste.  Mais  nous  ne  blâmons  pas  Boileau 
de  condamner  les  détails  insignifiants;  nous  disons 
que  le  classicisme  élimine  les  détails  les  plus  signi- 
ficatifs, ceux  qui  distinguent  chaque  objet  de  tous 
les  objets  semblables. 

Dans  la  description  des  choses,  les  classiques  se 
contentent  de  quelques  traits  généraux.  Au  surplus 

i.  Cf.  p.  46. 


50  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

le  monde  extérieur,  on  l'a  vu,  ne  les  intéresse  guère; 
c'est  surtout  dans  la  représentation  de  l'homme 
que  nous  devons  marquer  cette  tendance  à  retran- 
cher, soit  quand  il  s'agit  du  corps,  soit  quand  il 
s'agit  de  l'âme,  les  traits  qui  déterminent  l'individu. 
Mme  de  La  Fayette  nous  présente  tel  gentilhomme 
comme  «  parfaitement  bien  fait  »,  et  cette  qualifica- 
tion lui  suffit.  Le  héros  de  la  Princesse  de  Clèues 
est,  —  que  chacun  se  le  figure  à  sa  guise,  —  «  un 
chef  d'œuvre  de  la  nature  ».  Et  quel  portrait  Racine 
nous  trace-t-il  de  cet  Hippolyte  pour  qui  Phèdre  se 
meurt  damour? 

Charmant,  jeune,  traînant  tous  les  cœurs  après  soi  », 

Phèdre  ne  nous  en  dit  pas  davantage;  c'est  ce  que 
Roxane  pourrait  dire  de  Bajazet,  Hermione  de 
Pyrrhus.  La  comédie  elle-même,  la  haute  comédie 
surtout,  ne  signale  pas  toujours  ses  principaux  per- 
sonnages avec  plus  de  précision;  il  arrive  souvent 
que  nous  ne  savons  à  peu  près  rien  de  leur  indivi- 
dualité physique.  Dans  le  Misanthrope,  nous  ne 
connaissons  d'Alceste,  de  Philinte  ou  d'Éliante  que 
leur  être  moral.  Nous  ignorons  jusqu'à  leur  âge;  et 
Alceste,  par  exemple,  qui  peut  avoir  vingt-cinq  ans, 
peut  aussi  bien  en  avoir  trente  ou  trente-cinq. 

Semblablement  pour  la  peinture  des  caractères. 
Au  lieu  de  l'individu,  les  écrivains  classiques  préfè- 
rent exprimer  le  type;  ils  représentent  l'amant, 
l'ambitieux,  l'avare.  Et,  d'un  autre  côté,  ils  omettent 
tout  ce  qui  particulariserait  un  personnage  histo- 
rique, tout  ce  qui  indiquerait  sa  nationalité,  son 
temps,  son  milieu;  beaucoup  moins  sensibles  au  par- 

1.  Phèdre,  acte  II,  scène  v. 


LE   ROMANTISME    OPPOSÉ   AU    CLASSICISME.  $^ 

ticulier  qu'au  général,  ils  confondent  le  passé  et  le 
présent.  Corneille,  sous  le  costume  antique,  nous 
montre  des  héros  modernes,  et  non  seulement  dans 
Agésilas,  dans  Attila,  mais  dans  Œdipe,  où  Thésée 
discute  de  théologie,  dans  Pompée,  où  César  sou- 
pire aux  pieds  de  Cléopâtre,  et  jusque  dans  ses 
chefs  d'ceuvre,  où  les  Emilie,  les  Cinna,  les  Sévère, 
pensent  et  sentent  comme  pensaient  et  sentaient 
les  grands  de  son  siècle.  Racine,  du  reste,  ne  fait 
pas  différemment.  Si,  dans  Bajazet,  Roxane  et 
Acomat  semblent  «  assez  turcs  »,  ni  Bajazet  ni  Ata- 
lide  n'ont  sans  doute  rien  d'oriental.  Et,  parmi  ses 
pièces,  celle-là,  en  exceptant  Alhalie,  passe  juste- 
ment pour  la  plus  fidèle  aux  «  mœurs  »  et  aux 
«  coutumes  *  ».  Avec  tous  les  classiques,  Racine 
ne  se  préoccupe  guère  que  de  la  vérité  humaine. 
Quand  il  tire  son  sujet  de  l'histoire  turque  ou  de 
l'hébraïque,  il  ne  saurait  négliger  complètement  la 
couleur  locale  ;  partout  ailleurs  il  retrace  des  figures 
qui  ne  sont  d'aucun  temps  ni  d'aucun  pays,  qui 
sont  de  n'importe  quel  pays  et  de  n'importe  quel 
temps.  Dans  Alexandre  même,  ses  rois  Indiens, 
Taxile  et  Porus,  ne  se  distinguent  par  aucun  trait 
des  héros  de  tragédie  Romains  ou  Grecs.  Saint- 
Évremond  le  lui  reproche.  «  Un  autre  ciel,  pour 
ainsi  parler,  une  autre  terre,  écrit-il,  produisent 
d'autres  animaux  et  d'autres  fruits;  les  hommes  y 
paraissent  tout  autres  par  la  différence  des  visages, 
et,  plus  encore,  par  une  diversité  de  raison  ;  une 
morale,  une  sagesse  singulière  à  la  région  y  semble 
régner  et  conduire  d'autres  esprits,  dans  un  autre 
monde  »  ;  et  il  se  plaint  de  n'avoir  point  trouvé 

1.  Cf.  les  deux  préfaces  de  la  pièce. 


52  LE   REALISME   DU   ROMANTISME. 

chez  Porus  «  une  grandeur  d'âme  qui  nous  fût 
plus  étrangère  l  »,  qui  signalât  mieux  un  prince  des 
Indes. 

Ce  que  Saint-Évremond  disait  de  Racine,  il  le 
disait  aussi  des  historiens.  Nos  historiens,  déclare- 
t-il,  «  ignorent  les  distinctions  particulières  qui 
marquent  diversement  les  qualités  selon  les  esprits 
où  elles  se  rencontrent  ».  Et  encore  :  «  Nous 
n'avons  qu'un  même  courage  pour  tous  les  gens 
de  valeur,  une  même  ambition  pour  tous  les  ambi- 
tieux, une  même  probité  pour  tous  les  gens  de  bien; 
l'éloge  que  nous  faisons  d'un  homme  de  grand 
mérite  pourrait  convenir  à  tous  les  grands  person- 
nages de  notre  temps2  ».  Quelque  genre  dont  il 
s'agisse,  la  littérature  de  xvne  siècle  représente  les 
figures  les  plus  dissemblables  par  leurs  traits  com- 
muns. 

Saint-Évremond  conclut  sa  dissertation  sur 
Y  Alexandre  de  Racine  en  remarquant  que  «  notre 
nation  ramène  tout  à  elle  ».  On  ne  saurait  mieux 
exprimer  ce  qu'il  a  tort  sans  doute  d'appeler  «  un 
défaut  »,  ce  qui  est  du  moins  un  caractère  essentiel 
de  la  littérature  classique.  Ajoutons  seulement  que, 
si  les  écrivains  du  xvn°  siècle  ramènent  tout  à  eux, 
leur  type  idéal  consiste  dans  «  l'honnête  homme  ». 
Or  l'honnête  homme  efface  son  individualité  propre. 
Et,  bien  classique  sans  doute,  ce  type,  par  là  même 
n'offre  rien  de  «  singulier  ».  Les  personnages  que 
les  Corneille  et  les  Racine  empruntent  à  l'histoire  de 
la  Grèce  ou  de  Rome  ne  sont  ni  Romains  ni  Grecs; 
mais,    sauf   des  détails    purement  extérieurs,   ils 


1.  Dissertation  sur  Alexandre. 

2.  Discours  sur  les  historiens  français. 


LE   ROMANTISME    OPPOSE   AU    CLASSICISME.  53 

sont  Français,  prenons-y  garde,  comme  étant  «  hu- 
mains ». 

Si  quelques  classiques  peignent  cependant 
l'homme  de  leur  siècle,  on  leur  en  fait  grief.  La 
Bruyère,  par  exemple,  consigne  dans  son  livre,  sans 
parler  du  costume,  maintes  observations  morales  ou 
psychologiques  d'une  vérité  plutôt  actuelle.  Aussi 
lui  préfère-t-on  Théophraste.  «  Vos  portraits,  lui 
dit  l'académicien  Charpentier  en  le  recevant  dans 
l'illustre  Compagnie,  ressemblent  à  de  certaines 
personnes,  souvent  on  les  devine;  et  les  siens  ne 
ressemblent  qu'à  l'homme.  Cela  est  cause  que  ses 
portraits  ressembleront  toujours;  il  est  à  craindre 
que  les  vôtres  ne  perdent  quelque  chose  de  ce  vif 
et  de  ce  brillant  qu'on  y  remarque,  quand  on  ne 
pourra  plus  les  comparer  avec  ceux  sur  qui  vous 
les  avez  tirés.  »  Pourquoi  les  purs  classiques 
semblent-ils  apprécier  modérément  l'auteur  des 
Caractères^  C'est  peut-être  parce  que  son  style  a 
trop  de  «  tour  »  ;  mais  c'est  encore  et  surtout, 
comme  Charpentier  vient  de  le  dire,  parce  que 
ses  portraits  ressemblent  à  «  de  certaines  per- 
sonnes »  et  non  aux  exemplaires  d'humanité  géné- 
rale qui  sont  les  modèles  du  classicisme1. 

Car  Charpentier,  lorsqu'il  parlait  ainsi,  se  faisait 

1.  Cependant  La  Bruyère,  aussi  bien  que  les  autres  classiques, 
prétend  peindre  lui-même  l'homme  de  tous  les  pays  et  de  tous 
les  temps.  «  Qu'on  me  permette  ici,  dit-il  dans  la  préface  de  son 
Discours  de  réception  à  l'Académie  française,  une  vanité  sur 
mon  ouvrage  :  je  suis  presque  disposé  à  avouer  qu'il  faut 
que  mes  peintures  expriment  bien  l'homme  en  général  puis- 
qu'elles ressemblent  à  tant  de  particuliers...  J'ai  pris  un  trait 
d'un  côté  et  un  trait  d'un  autre,  et,  de  ces  divers  traits  qui  pou- 
vaient convenir  à  une  même  personne,  j'en  ai  fait  des  peintures 
vraisemblables.  » 


54  LE   REALISME   DU   ROMANTISME. 

l'interprète  de  la  doctrine  classique.  Les  deux  repré- 
sentants les  plus  autorisés  de  cette  doctrine  sont 
Chapelain  et  Boileau;  or,  tous  deux  ont  pour  prin- 
cipe «  la  réduction  à  l'universel  ». 

Dans  sa  préface  de  YAdone,  Chapelain  marque 
de  la  façon  suivante  comment  la  poésie  se  distingue 
de  l'histoire.  «  L'histoire  considère  le  particulier 
comme  particulier,  sans  autre  but  que  de  le  rap- 
porter, là  où  la  poésie  ne  le  traite  particulièrement 
qu'en  intention  d'en  faire  servir  l'espèce  à  l'instruc- 
tion du  monde  et  au  bénéfice  commun.  Au  lieu  que, 
lisant  l'histoire,  je  ne  connais  que  ce  qui  est  arrivé 
à  César  et  à  Pompée,  sans  profit  assuré  et  sans 
instruction  morale,  lisant  la  poésie,  sous  les  acci- 
dents d'Ulysse  et  de  Polyphème  je  vois  ce  qui  est 
raisonnable  qu'il  arrive  en  général  à  tous  ceux  qui 
feront  les  mêmes  actions...  Par  l'abstraction  de 
l'espèce,  que  la  poésie  désire  de  moi,  je  ne  consi- 
dère pas  plus  Énée  pieux  et  Achille  colère  que  la 
Piété  avec  sa  suite  et  la  Colère  avec  ses  effets.  Les 
Anciens,  jugeant  que  la  vérité  des  choses  nuisait, 
par  leurs  fortuits  et  incertains  événements,  à  leur 
intention  si  louable,  tous  d'un  accord  ont  banni  la 
vérité  de  leur  Parnasse,  les  uns  composant  tout  de 
caprice  sans  y  rien  mêler  qui  fût  d'elle,  les  autres 
se  contentant  de  la  changer  et  altérer  en  ce  qui 
faisait  contre  leurs  idées.  »  Ailleurs,  dans  un  pas- 
sage capital  des  Sentiments  de  l'Académie  sur  le  Cid, 
Chapelain  montre  que  le  poète  tragique,  en  vertu  de 
la  même  doctrine,  corrige  les  invraisemblances 
dont  abonde  l'histoire.  «  S'il  est  obligé  de  traiter 
une  matière  historique  de  cette  nature  [une  matière 
invraisemblable],  c'est  alors  qu'il  la  doit  réduire  aux 
termes  de  la  bienséance  sans  avoir  égard  à  la  vérité, 


LE   ROMANTISME   OPPOSÉ   AU    CLASSICISME.  55 

et  qu'il  la  doit  plutôt  changer  tout  entière  que  de 
lui  laisser  rien  qui  soit  incompatible  avec  les  règles 
de  son  art,  lequel,  se  proposant  l'idée  universelle  des 
choses,  les  épure  des  défauts  et  des  irrégularités 
particulières  que  l'histoire,  par  la  sévérité  de  ses 
lois,  est  contrainte  d'y  souffrir1.  »  Ainsi,  dans  les 
deux  grands  genres  d'imitation,  épopée  et  tragédie, 
le  classicisme  fait  prévaloir  la  vérité  philosophique 
sur  la  vérité  historique,  que  le  poète  altère  sans 
scrupule.  Et  il  en  est  de  la  nature  comme  de 
l'histoire.  C'est  une  maxime  essentiellement  clas- 
sique d'amender  la  nature,  d'en  supprimer  les 
«  irrégularités  »  et  les  «  défauts  »,  de  la  modeler  sur 
«  l'idée  universelle  des  choses  ».  Les  classiques, 
négligeant  ce  qui  peut  accidentellement  se  pro- 
duire, choisissent  dans  la  nature  ou  dans  l'histoire 
ce  que  la  raison  avoue,  et  au  besoin,  ils  les  rectifient, 
ils  les  «  changent  tout  entières  ». 

Boileau  professe  la  même  poétique  que  Chapelain. 
D'après  celui-ci,  le  poète  ne  doit  pas  «  avoir  égard 
à  la  vérité  »,  et  celui-là  y  voit  le  principe  et  la  fin 

1.  Cf.  d'Aubignac  :  «  On  demande....  jusqu'à  quel  point  il 
est  permis  au  poète  de  changer  une  histoire  quand  il  la  veut 
mettre  sur  le  théâtre...  Je  tiens  pour  moi  qu'il  le  peut  faire  non 
seulement  aux  circonstances,  mais  encore  en  la  principale 
action,  pourvu  qu'il  fasse  un  beau  poème...  La  scène  ne  donne 
point  les  choses  comme  elles  ont  été,  mais  comme  elles  devraient 
être.  »  (Pratique  du  Théâtre,  11,  i.)  —  Scudéry  :  «  Il  est  certain 
que  le  poète  doit  peindre  les  choses  non  comme  elles  ont  été 
mais  comme  elles  devraient  être,  et  les  changer  et  rechanger 
à  son  gré,  sans  considérer  ni  l'histoire  ni  la  vérité,  qui  ne  sont 
ni  sa  règle  ni  sa  fin.  (Préface  d'Alaric.)  —  Desmarets  :  «  Que 
nous  importe  si  Didon  a  vécu  du  temps  d'Énée,  pourvu  que  leur 
rencontre,  ou  vraie  ou  feinte,  ravisse  l'esprit  du  lecteur?...  Vir- 
gile savait  l'histoire  aussi  bien  que  les  critiques;  mais  il  savait 
bien  aussi  jusqu'où  s'étend  le  pouvoir  de  la  poésie  héroïque, 
qui  est  si  noble  et  si  courageuse,  qu'elle  ne  se  laisse  captiver 
ni  par  le  temps  ni  par  les  lieux.  »  (Avis  en  tète  de  Clovis.) 


56  LE   RÉALISME   DU   ROMANTISME. 

de  l'art  :  seulement,  la  vérité  dont  Chapelain  parle, 
c'est  le  réel,  le  particulier,  le  contingent;  et  la 
vérité  dont  parle  Boileau,  c'est  la  vraisemblance, 
c'est  «  l'universel  ».  Dans  certains  passages  de 
Y  Art  poétique  s'opposent,  au  sens  où  les  emploie 
Chapelain,  les  mots  de  vraisemblable  et  de  vrai;  par 
exemple,  dans  ce  vers  bien  connu  : 

Le  vrai  peut  quelquefois  n'être  pas  vraisemblable1. 

Quand  le  vrai  n'est  pas  vraisemblable,  ou,  en 
d'autres  termes,  quand  le  réel  choque  notre  raison, 
Boileau  déclare,  comme  Chapelain,  qu'il  faut  pré- 
férer le  vraisemblable  au  vrai.  D'après  lui  comme 
d'après  Chapelain,  le  poète  doit,  non  pas  reproduire 
les  choses,  non  pas  imiter  la  nature,  mais  composer 
une  œuvre  qui  s'accorde  avec  la  raison  générale. 

Certes  les  écrivains  du  xvne  siècle  se  gardèrent 
d'appliquer  cette  doctrine  dans  sa  stricte  rigueur  et 
de  la  pousser  à  ses  conséquences  extrêmes;  car  elle 
eût  fait  de  la  littérature  une  sorte  de  géométrie. 
Mais,  de  quelque  façon  qu'ils  la  concilient  avec  les 
conditions  de  l'art,  l'art  classique  a  pour  objet  la 
vérité  raisonnable,  une  vérité  toujours  et  partout 
la  même,  débarrassée  des  contingences  qui  lui  enlè- 
veraient sa  signification  idéale. 


Ainsi  le  classicisme  ne  représente  point  la  nature 
tout  entière,  et  ce  qu'il  en  représente,  il  le  corrige 
selon  les  vues  de  la  raison;  après  avoir  établi  la 
vérité  comme  principe  de  sa  poétique,  il  invoque  ce 

i.  Chaut  III,  v.  48. 


LE   ROMANTISME    OPPOSE   AU    CLASSICISME.  57 

principe  contre  le  réel.  Ne  nous  étonnons  pas  dès 
lors  si  les  romantiques  se  réclamèrent  de  la  vérité 
et  de  la  nature  en  les  opposant  à  sa  doctrine. 

Vérité  ou  nature,  tel  fut  effectivement  le  symbole 
des  novateurs.  Dans  la  préface  de  1824  aux  Odes, 
Victor  Hugo,  taxé  de  révolutionnaire,  proteste  que 
«  ce  n'est  point  un  besoin  de  nouveauté  qui  tour- 
mente les  esprits  »,  mais  «  un  besoin  de  vérité  », 
et  que  notre  littérature,  pour  être  vraie,  doit 
rompre  avec  les  traditions  classiques.  Dans  celle 
de  1826,  il  répond  aux  défenseurs  de  la  «  routine  » 
que  le  poète  a  un  seul  modèle,  la  nature,  un  seul 
guide,  la  vérité.  De  même,  tous  les  écrivains  du 
Globe,  expliquant  et  justifiant  la  réforme  littéraire, 
répètent  sans  cesse  ce  mot  de  vérité  que  le  pseudo- 
classicisme ne  veut  pas  entendre  :  l'auteur  d'un 
article  sur  les  études  de  littérature  populaire 
récemment  publiées  par  Walter  Scott  et  par  Fauriel 
signale  en  de  pareils  travaux  «  un  indice  du  besoin 
de  vrai  qui  se  manifeste  aujourd'hui  si  vivement  », 
qui  «  est  le  trait  de  caractère  de  notre  siècle  »  ; 
Thiers  montre  la  peinture  «  associée  au  mouvement 
général  des  esprits  »  et  remarque  que  «  le  goût  de 
la  vérité  s'y  fait  sentir  comme  au  théâtre,  comme 
dans  la  musique,  comme  partout  »;  Sainte-Beuve 
enfin  allègue  «  le  besoin  unanime  de  vérité  »  que 
dénotent  «  tous  les  arts  de  notre  temps  ».  Bientôt 
après,  Victor  Hugo  lance  la  préface  de  Cromwell,  où, 
traçant  le  programme  du  romantisme,  il  invoque 
la  vérité  et  la  nature  contre  des  modèles  qui  l'inter- 
ceptent, des  règles  qui  la  contraignent,  des  pré- 
jugés et  des  conventions  qui  la  faussent;  et,  deux 
ans  plus  tard,  Alfred  de  Vigny  n'écrit  une  sorte  de 
manifeste  qu'afin  de  rétablir  dans  ses  droits  «  cette 


58  LE   RÉALISME  DU    ROMANTISME. 

vérité  »  à  la  défense  de  laquelle  il  convie  «  tous  les 
hommes  forts1  ». 


Sur  chaque  point  essentiel,  la  poétique  des  nova- 
teurs, comparée  avec  celle  de  leurs  adversaires, 
s'y  oppose  en  vertu  de  son  naturalisme  ou  de  son 
réalisme.  Nous  l'avons  déjà  dit;  il  nous  faut  main- 
tenant le  montrer. 

La  jeune  école  répudie  l'imitation  des  anciens. 
Elle  la  répudie  pour  deux  raisons.  D'abord,  aucun 
modèle  ne  doit  dérober  la  nature  à  l'artiste.  Veut-on, 
par  exemple,  peindre  une  tempête?  On  n'en  cher- 
chera pas  les  traits  dans  Homère  ou  dans  Virgile  ; 
on  ira  voir  de  ses  yeux  la  mer  irritée.  Homère, 
sinon  Virgile,  faisait-il  autrement?  Et,  de  même, 
veut-on  peindre  tel  ou  tel  caractère?  On  n'imitera 
pas  Sophocle  ou  Euripide;  on  observera  les  hommes, 
comme  Euripide  et  Sophocle  les  observaient.  Telle 
est  la  première  raison.  La  seconde,  c'est  qu'une 
littérature  vraiment  réaliste  doit  exprimer  la  société 
où  elle  se  développe,  doit  vivre  de  son  fonds  et 
non  point  emprunter  ses  sujets  et  ses  personnages 
à  des  peuples  tout  différents  par  la  religion,  les 
lois,  les  idées,  les  mœurs. 

De  ces  deux  raisons,  la  seconde  n'interdirait 
peut-être  pas  aux  romantiques  l'imitation  des  litté- 
ratures étrangères  modernes.  Malgré  l'affinité  du 
génie  français  avec  le  génie  grec  ou  latin,  elles 
sont,  tant  celles  du  Nord  que  celles  du  Midi,  plus 
rapprochées    de    nous   en    ce    qui    concerne    les 

1.  Lettre  à  lord  ***,  en  tète  du  More  de  Venise. 


LE   ROMANTISME    OPPOSE   AU    CLASSICISME.  59 

croyances  religieuses,  le  régime  social,  les  formes 

de  la  civilisation;  et  Mme  de  Staël  l'avait  bien  fait 

voir  dans  son  Allemagne,  où  elle  préconisait  même 

je  ne  sais  quelle  littérature   européenne.   Mais  la 

première  raison  suffit  à  expliquer  que  le  romantisme 

repousse    toute    imitation;    ne    voulant    pas    des 

modèles  grecs  ou  romains,  il  ne  veut  pas  davantage 

des  modèles  anglais  ou  allemands.  Les  littératures 

étrangères  peuvent  bien  avoir  eu  sur  lui  quelque 

influence;  elles  l'eurent  par  une  sorte  de  contagion 

et  sans  qu'il  les  imitât  volontairement.  Alfred  de 

Vigny    donne    sa   traduction  du  More  de    Venise 

comme  une  pure  «  œuvre  de  forme  ».  «  Il  fallait, 

dit-il,  dans  sa  Lettre  à  lord**",  refaire  l'instrument 

[le  style]  et  l'essayer  en  public  avant  de  jouer  un 

air  de  son  invention.  Si  j'avais  connu  une  histoire 

plus   racontée,   plus    lue,    plus   représentée,    plus 

chantée,  plus  dansée,  plus  coupée,  plus  enjolivée, 

plus  gâtée  que  celle  du  More  de  Venise,  je  l'aurais 

choisie  précisément  pour  que  l'attention  se  portât 

sans  distraction  sur  un  seul  point,  l'exécution  »;et 

il   ajoute  :  «  Un  imitateur  de  Shakespeare  serait 

aussi  faux  en  notre  temps  que  le  sont  les  imitateurs 

d'Athalie  ».  Dans  la  préface  de  1826  aux  Odes  et 

Ballades,  Victor  Hugo  taxe  de  «  fléau  de  l'art  »  cet 

«  esprit  d'imitation  recommandé  comme  le  salut  des 

écoles    »  ;   il  condamne  l'imitation    des    écrivains 

«  dits  romantiques  »  non  moins  que  «  celle  dont  on 

poursuit  les  auteurs  dits  classiques  ».  Selon  lui,  le 

poète  qui  imite  un  romantique  devient  par  là  même 

un  adepte  du  classicisme;  on  est  classique  dès  lors 

que  l'on  n'imite  pas  directement  la  nature,  on  ne 

peut   être    romantique   dès   lors    qu'on    imite    un 

modèle,  fut-ce   un   modèle  romantique.  Quelques 


60  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

mois  après,  dans  la  préface  de  Cromwell,  il  reprend 
la  même  idée  et  l'illustre  d'une  image  expressive. 
«  Que  le  poète  se  garde  surtout  de  copier  qui  que 
ce  soit,  pas  plus  Shakespeare  que  Molière,  pas  plus 
Schiller  que  Corneille...  A  quoi  bon  s'attacher  à  un 
maître?  Se  greffer  sur  un  modèle?  Il  vaut  mieux 
encore  être  ronce  ou  chardon,  nourri  de  la  même 
terre  que  le  cèdre  et  le  palmier,  que  d'être  le  fungus 
ou  le  lichen  de  ces  grands  arbres...  Le  parasite  d'un 
géant  sera  tout  au  plus  un  nain.  Le  chêne,  tout 
colosse  qu'il  est,  ne  peut  produire  et  nourrir  que  le 
gui.  » 

Regarder  les  choses  de  ses  propres  yeux  et  les 
rendre  chacun  selon  son  tempérament,  voilà  le 
principe  capital  du  romantisme.  Victor  Hugo, 
déclarant  qu'il  ne  voulait  imiter  personne,  fut 
accusé  d'orgueil  par  les  pseudo-classiques  :  recon- 
naissons plutôt  dans  cette  déclaration  la  sincérité 
d'un  réalisme  qui  n'admettait  d'autre  modèle  que 
la  vie. 

Les  romantiques  libèrent  l'art  des  règles  comme 
des  modèles.  Avec  Lope  de  Vega,  dont  il  cite  ces 
deux  vers  : 

Quando  he  de  escrivir  una  comedia, 
Encierro  los  preceptos  con  seis  llaves, 

Victor  Hugo  atteste  que,  «  pour  enfermer  les  pré- 
ceptes »,  ce  n'est  pas  trop  de  six  clefs1.  Il  faut 
d'ailleurs  s'entendre.  La  plupart  des  règles  que 
combattit  le  romantisme  convenaient  à  la  société 
classique  :  elles  devaient  périr  dès  le  moment 
où  se  serait  constituée  une  nouvelle  société.  Les 

1.  Préface  de  Cromwell. 


LE   ROMANTISME    OPPOSE   AU    CLASSICISME.  61 

romantiques  prennent  soin  d'en  distinguer  «  les 
lois  générales  qui  planent  sur  l'art1  ».  Et,  respec- 
tueux de  celles-ci,  ils  ne  se  font  aucun  scrupule  de 
rejeter  celles-là.  Que  signifie  par  exemple  la  règle 
des  unités  à  laquelle  les  théoriciens  classiques  ont 
asservi  le  drame?  On  veut  en  vain  les  autoriser  de  la 
raison.  S'il  n'est  pas  vraisemblable  que  le  lieu  de 
la  scène  change  ou  que  l'action  dépasse  un  certain 
nombre  d'heures,  ce  sont  là  des  invraisemblances 
purement  superficielles  ;  et  elles  ne  nous  choquent 
pas  plus  que  tant  d'autres,  inhérentes  au  théâtre, 
planches  peintes  qui  représentent  une  forêt,  ou  feux 
de  la  rampe  qui  simulent  la  lumière  du  jour.  Mais, 
observant  la  règle  des  unités  dans  toutes  leurs 
pièces,  les  classiques  méconnaissaient  cette  règle 
supérieure  par  laquelle  chaque  action  doit  avoir  sa 
durée,  chaque  phase  de  l'action  son  lieu.  En  réalité, 
les  seules  règles,  comme  le  dit  Victor  Hugo,  «  sont 
les  lois  générales  de  la  nature  et  les  lois  spéciales 
qui,  pour  chaque  composition,  résultent  des  condi- 
tions d'existence  propres  à  chaque  sujet  »  ;  et,  du 
reste,  «  ces  règles-là  ne  s'écrivent  pas  dans  les 
poétiques;  le  génie  extrait,  pour  chaque  ouvrage, 
les  premières  de  l'ordre  des  choses,  les  secondes  de 
l'ensemble  du  sujet  qu'il  traite2.  »  Le  romantisme, 
en  abolissant  des  conventions  factices  et  vieillies, 
revient  à  la  nature,  dont  ces  conventions  ne  per- 
mettent pas  de  rendre  une  image  fidèle. 

Pareillement,  la  jeune  école  limite  avec  beaucoup 
moins  de  rigueur  les  domaines  respectifs  des  diffé- 
rents genres. 

1.  Préfaça  de  Cromwell. 

2.  Ibid. 


62  LE   RÉALISME    DU   ROMANTISME. 

Dans  le  discours  que  nous  avons  cité1,  l'acadé- 
micien Auger  la  taxait  sur  ce  point  d'une  indisci- 
pline subversive.  «  Les  genres,  disait-il,  ont  été 
reconnus  et  fixés;  on  ne  peut  en  changer  la  nature 
ni  en  augmenter  le  nombre.  »  Et  il  lui  reprochait  de 
composer  des  poèmes  qui  excédaient  et  transgres- 
saient les  cadres  réglementaires,  de  mêler  le  lyrisme 
et  le  drame,  le  comique  et  le  tragique.  Mais,  sur  ce 
point  encore,  elle  dégageait  la  nature  d'une  poétique 
arbitraire. 

Certes  la  théorie  en  vertu  de  laquelle  les  clas- 
siques imposaient  une  rigoureuse  séparation  des 
genres  n'est  pas  purement  factice. 

D'abord,  il  y  a  des  arts  différents  :  il  y  a  en  par- 
ticulier celui  du  peintre,  qui  s'applique  aux  cou- 
leurs, celui  du  musicien,  qui  s'applique  aux  sons, 
celui  du  littérateur,  qui  s'applique  aux  pensées; 
et,  par  exemple,  on  ne  peut  ni  rendre  une  pensée 
avec  des  notes  de  musique,  ni  peindre  un  objet 
avec  des  mots.  Ensuite,  chaque  art  se  présente  sous 
plusieurs  formes;  l'éloquence  est  autre  chose  que 
la  poésie,  une  pièce  lyrique  est  autre  chose  qu'un 
drame.  Mais  ce  sont  là  des  vérités  élémentaires 
auxquelles  les  romantiques  ne  contredisent  point. 
Ils  ne  font  que  rejeter  les  formules  spécieuses  et 
trop  catégoriques  où  se  complaisait  le  rationalisme 
du  xvne  siècle. 

Même  entre  les  différents  arts,  la  démarcation  ne 
saurait  être  absolue;  tout  en  restant  distincts,  ils 
communiquent  l'un  avec  l'autre.  Quoique  l'objet 
de  la  peinture  ne  consiste  pas  à  exprimer  des 
pensées,  les  œuvres  de  certains  peintres  tirent  leur 

1.  Cf.  p.  3. 


LE   ROMANTISME   OPPOSÉ   AU   CLASSICISME.  63 

principale  valeur  de  la  pensée  qu'elles  expriment. 
Quoique  l'objet  de  la  poésie  ne  consiste  pas  à  repro- 
duire l'aspect  sensible  des  choses,  certains  poètes 
se  sont  servis  de  la  plume  comme  d'un  pinceau,  et 
nous  louons  leurs  vers  par  des  épithètes  qui  carac- 
tériseraient aussi  bien  les  tableaux  d'un  peintre.  A 
plus  forte  raison  y  a-t-il  des  relations  entre  les  dif- 
férents genres  d'un  môme  art.  Le  classicisme  voyait 
dans  ces  genres  des  espèces  d'entités;  c'est  en 
vertu  de  sa  méthode  rationaliste  qu'il  n'admettait 
entre  eux  aucun  contact.  Une  telle  rigueur  n'est 
pas  de  mise  quand,  au  lieu  de  les  considérer  dans 
leur  «  idée  »,  on  considère  les  œuvres  qui  s'y  rap- 
portent. Et,  quand  on  envisage  l'unité  de  l'âme 
humaine,  la  distinction  radicale  des  genres,  théori- 
quement fondée  sur  une  juste  analyse,  semble  tout 
à  fait  conventionnelle  ;  elle  est  même  en  contradic- 
tion avec  l'essence  de  la  poésie,  si  la  poésie  consiste 
essentiellement  dans  une  sorte  de  synthèse. 

Le  romantisme  se  donne  plus  de  licence.  Non 
content  de  mêler  le  tragique  et  le  comique  sur  la 
scène  de  la  même  façon  que  la  réalité  les  mêle 
autour  de  nous,  il  laisse  aux  trois  grands  genres 
poétiques  leurs  communications.  Il  ne  bannit  du 
théâtre  ni  l'élément  lyrique,  ni  même  l'élément 
épique;  il  introduit  le  lyrisme  dans  l'épopée  et 
jusque  dans  le  drame. 

Lorsque  les  Odes  et  Ballades  parurent,  beau- 
coup de  personnes,  et  dont  l'opinion  avait  du 
poids,  réprouvèrent,  dit  Victor  Hugo,  ces  odes 
«  qui  n'étaient  pas  des  odes  »,  ces  ballades  «  qui 
n'étaient  pas  des  ballades  ».  Peu  lui  importe. 
«  Qu'on  leur  donne  tel  autre  titre  qu'on  voudra, 
l'auteur  y  souscrit  d'avance.  »  Et  il  ajoute  :  «  On 


64  LE   REALISME   DU   ROMANTISME. 

entend  tous  les  jours,  à  propos  des  productions 
littéraires,  parler  de  la  dignité  de  tel  genre,  des  con- 
venances de  tel  autre,  des  limites  de  celui-ci,  des 
latitudes  de  celui-là;  la  tragédie  interdit  ce  que  le 
roman  permet,  la  chanson  tolère  ce  que  l'ode 
défend,  etc.  L'auteur  de  ce  livre  a  le  malheur  de  ne 
rien  comprendre  à  tout  cela  ;  il  y  cherche  des  choses 
et  n'y  voit  que  des  mots  ;  il  lui  semble  que  ce  qui  est 
réellement  beau  et  vrai  est  beau  et  vrai  partout1.  » 

Ne  prenons  pas  trop  au  sérieux  une  boutade; 
Victor  Hugo  passait  la  mesure  en  réfutant  les 
critiques  mesquines  d'adversaires  qui  renchéris- 
saient encore  sur  la  rigueur  classique,  et  sans  se 
donner  la  peine  de  justifier  les  règles  à  l'observation 
desquelles  ils  veillaient  si  jalousement.  Lui-même 
savait  bien  que  chaque  genre  a  ses  lois.  Quand  il 
exposera,  peu  après,  la  poétique  du  drame,  il  ne 
la  confondra  point  avec  celle  de  l'épopée  ou  celle 
du  roman;  il  montrera  que  l'optique  théâtrale 
exige  plus  de  relief,  et  que  ce  qui  est  beau  dans 
un  roman  ou  dans  une  épopée  peut  donc  ne  pas 
l'être  sur  la  scène 2. 

Mais  la  nouvelle  école  protesta  non  sans  raison 
contre  une  séparation  trop  stricte  des  genres.  Aux 
catégories  artificielles  qu'avait  fixées  le  classicisme, 
elle  opposa  l'imitation  de  la  nature,  de  la  nature 
tout  entière  en  sa  pleine  réalité. 

Le  drame,  d'abord,  comme  le  dit  Victor  Hugo, 
est  «  la  poésie  complète  »  ;  l'élément  épique  et 
l'élément  lyrique  doivent  y  tenir  leur  place. 

Et  pourquoi  en  bannir  l'élément  épique  ?   Il  ne 


1.  Préface  des  Odes  cl  Ballades. 

2.  Cf.  la  préface  de  Cromwell. 


LE    ROMANTISME    OPPOSÉ   AU    CLASSICISME.  65 

faut  point  substituer  le  récit  à  l'action;  ce  sont 
les  tragiques  du  xvne  siècle  qui  remplaçaient 
l'action  par  le  récit  quand  elle  leur  semblait  cho- 
quer les  bienséances  de  la  scène.  Mais  en  vertu  de 
quel  principe  voudrait-on  exclure  du  drame  ce 
que  Victor  Hugo  par  exemple  y  met  d'épique,  soit 
dans  le  Saint- Vallier  du  Roi  s'amuse,  le  Nangis  de 
Marion  Delorme,  le  Ruy  Gomez  d'Hernani,  «  ce 
vieillard  homérique  selon  le  moyen  Age1  »,  soit  dans 
l'action  des  Burgraues,  dans  la  plupart  des  person- 
nages que  le  poète  y  représente,  dans  les  senti- 
ments que  ces  personnages  expriment,  dans 
l'expression  de  ces  sentiments?  Le  classicisme,  du 
reste,  ne  pouvait  même  pas  invoquer  ici  les  anciens, 
car  l'élément  épique,  que  le  vieil  Eschyle  allie  par- 
tout au  drame,  se  retrouve  aussi  chez  Sophocle, 
voire  chez  Euripide,  l'un,  le  plus  régulier,  et  l'autre, 
le  plus  naturel  des  tragiques  grecs. 

A  l'égard  du  lyrisme,  prenons  garde  que  les 
passions  dont  le  spectacle  est  mis  sous  nos  yeux  ne 
se  traduisent  pas  seulement  en  actes  :  colère,  haine, 
amour,  vengeance,  pitié,  elles  se  traduisent  en  invec- 
tives, en  plaintes,  en  effusions  de  tout  genre,  qui 
relèvent  du  domaine  lyrique  ;  et  assurément  les 
personnages  de  théâtre  ressemblent  plus  à  la  nature 
lorsqu'ils  crient  leurs  passions  que  lorsqu'ils  les  ana- 
lysent. «  Le  côté  par  lequel  le  drame  est  lyrique,  dit 
avec  raison  Victor  Hugo,  c'est  son  côté  humain2  ». 
Si  le  lyrisme  ne  doit  pas  usurper  sur  Faction,  il  fait 
néanmoins  partie  intégrante  du  drame.  Ici  encore, 
Técole  romantique  aurait  pu  invoquer  l'exemple  de 

i.  Note  i,  à  la  suite  de  la  pièce. 

2.  Discours  prononcé  en  recevant  Sainte-Beuve  à  l'Académie 
française. 

LE    RÉALISME    DU    ROMANTISME.  à 


66  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

l'antiquité.  Eschyle,  Sophocle,  Euripide,  mêlent  le 
lyrisme  à  la  tragédie.  Outre  les  chœurs,  qui  rap- 
pellent le  dithyrambe  primitif,  leurs  pièces  admet- 
tent, et,  souvent  en  pleine  action,  maintes  scènes 
d'un  mouvement,  d'un  ton  et  d'un  style  lyriques. 
La  tragédie  grecque  est  un  poème  où  non  seule- 
ment le  récit  épique,  mais  aussi  le  lyrisme  occupent, 
chacun  pour  son  compte,  presque  autant  de  place 
que  le  drame  proprement  dit. 

Le  lyrisme  même  se  répartissait  chez  les  clas- 
siques en  plusieurs  genres  qu'ils  délimitaient  avec 
soin.  Cette  délimitation,  la  jeune  école  refuse  de  la 
reconnaître.  Nous  rappelions  tout  à  l'heure  que  les 
derniers  adeptes  du  classicisme  reprochaient  à  Victor 
Hugo  des  odes  qui  n'étaient  pas  des  odes,  des  bal- 
lades qui  n'étaient  pas  des  ballades.  Dorénavant  il 
répudiera  les  étiquettes  du  catalogue  traditionnel. 
Lamartine,  après  ses  Méditations,  va  donner  bientôt 
ses  Harmonies  :  le  titre  des  prochains  recueils  que 
publiera  Victor  Hugo,  Feuilles  d'automne,  Chants 
du  crépuscule,  Voix  intérieures,  Rayons  et  Ombres, 
procèdent,  non  de  divisions  arbitraires,  mais  d'une 
large  unité  qui  a  son  siège  dans  l'âme  du  poète. 

Si  le  lyrisme,  l'épopée  et  le  drame  ne  sont  pas 
tellement  distincts  qu'ils  ne  puissent  tantôt  se  suc- 
céder en  une  même  œuvre,  tantôt  s'y  pénétrer, 
comment  veut-on  interdire  aux  divers  genres  lyriques 
de  communiquer  entre  eux?  L'âme  humaine  est-elle 
divisée  en  cases  dont  chacune  rendrait  pour  ainsi 
dire  des  chants  spéciaux?  Aussi  bien  les  théori- 
ciens du  xvne  siècle  n'avaient  point  réussi  à  mar- 
quer la  limite  de  certains  genres  que  le  classicisme 
prétendait  séparer  l'un  de  l'autre.  Quelle  définition 
Boileau  donne-t-il  de  l'élégie? 


LE   ROMANTISME   OPPOSE   AU   CLASSICISME.  67 

Elle  peint  des  amants  la  joie  et  la  tristesse  *. 

Et  quelle  définition  donne-t-il  de  l'ode?  Lorsque 
l'ode  ne  célèbre  pas 

Un  vainqueur  poudreux  au  bout  de  la  carrière  2, 

mais  vante 

Un  baiser  cueilli  sur  les  lèvres  d'Iris3, 

en  quoi  diffère-t-elle  de  l'élégie  qui  «  peint  la  joie 
des  amants  »?  Les  seuls  genres  lyriques  vraiment, 
distincts  se  distinguent  par  leur  forme  extérieure, 
par  un  nombre  de  vers  fixe  et  par  une  combinaison 
particulière  de  mètres  ou  de  rimes.  Toute  autre 
division,  même  si  elle  se  rapporte  à  certaines  caté- 
gories de  l'esprit,  ne  répond  à  rien  de  réel. 


En  considérant  plus  loin  le  lyrisme,  le  roman,  le 
drame,  l'histoire  et  la  critique  pendant  la  première 
moitié  du  xix8  siècle,  nous  montrerons  le  caractère 
réaliste  de  la  réforme  qu'y  opéra  la  jeune  école  *. 
Il  s'agit,  pour  le  moment,  d'esthétique  générale,  et 
nous  ne  ferons  ici  que  toucher  les  points  capitaux 
sur  lesquels  sa  doctrine  est  en  opposition  avec  celle 
du  classicisme. 

Le  classicisme,  nous  l'avons  dit,  retranchait  de 
l'art  une  grande  partie  de  la  nature;  sauf  les  res- 
trictions qu'imposent  soit  des  convenances  morales, 


1.  Art  poétique,  chant  II,  v.  41. 

2.  Id.,  ibid.,  v.  62. 

3.  Id.,  ibid.,  v.  68. 

4.  Cf.  chapitres  m  et  iv. 


68  LE   REALISME    DU    ROMANTISME. 

soit  les  nécessités  du  travail  artistique,  les  nova- 
teurs veulent  l'exprimer  complètement. 

En  premier  lieu,  cette  nature  extérieure  dont  les 
classiques  ne  disaient  presque  rien,  nous  la  trou- 
vons chez  eux  partout  :  elle  est  le  thème  essentiel 
de  leur  lyrisme;  et,  quand  ils  développent  d'autres 
thèmes,  l'amour,  la  mort,  le  sentiment  religieux,  ils 
y  mêlent  encore  la  nature,  ils  l'associent  à  leurs 
joies,  à  leurs  tristesses,  à  leurs  rêves,  à  leurs  plus 
intimes  émotions.  Mais  ce  n'est  pas  seulement  la 
poésie  lyrique  qui  s'en  inspire  :  elle  remplit  Jocelyn; 
elle  pénètre  de  toute  part  la  Légende  des  siècles, 
où  maintes  pièces,  telles  que  le  Satyre  et  le  Régi- 
ment du  baron  Madruce,  lui  donnent  le  premier 
rôle1.  Sur  la  scène  elle-même,  les  romantiques  nous 
peignent  l'homme  «  enveloppé  »  par  la  «  création  ». 
«  Nul,  dit  Victor  Hugo,  ne  se  dérobe...  au  ciel 
bleu,  aux  arbres  verts,  à  la  nuit  sombre,  au  bruit  du 
vent  ».  Et,  caractérisant  l'œuvre  du  «  poète  com- 
plet »  :  «  On  entendrait,  ajoute-t-il,  les  oiseaux 
chanter  dans  ses  tragédies2  ».  Tandis  que  les  clas- 
siques éloignent  d'eux  la  nature,  elle  est  la  source 
la  plus  féconde  où  puise  le  lyrisme  des  romantiques, 
et  leur  drame  comme  leur  épopée  la  donne  pour 
cadre  à  la  vie. 

N'exprimant  que  l'humanité  morale,  le  classi- 
cisme n'en  exprime  aussi  qu'une  portion,  et,  dans 

1.  «  L'auteur,  en  racontant  le  genre  humain,  ne  l'isole  pas 
de  son  entourage  terrestre.  Il  mêle  parfois  à  l'homme,  il  heurte 
à  lame  humaine,  afin  de  lui  faire  rendre  son  véritable  son,  ces 
êtres  différents  de  l'homme  que  nous  nommons  bêtes,  choses, 
nature  morte,  et  qui  remplissent  on  ne  sait  quelles  fonctions 
fatales  dans  l'équilibre  vertigineux  de  la  création  »  (Préface  de 
la  Légende  des  siècles.) 

2.  Préface  des  Rayons  et  les  Ombres. 


LE   ROMANTISME   OPPOSE   AU    CLASSICISME.  69 

certains  genres,  réputés  nobles,  n'admet  rien  de 
laid  ni  de  trivial.  Plus  réaliste,  le  romantisme  la 
représente  dans  tous  les  genres  sous  ses  divers 
aspects.  La  préface  de  Cromwell  se  ramène  à  cette 
idée,  que  le  drame  doit  mêler  le  «  grotesque  »  au 
«  sublime  ».  Faire  du  laid  «  un  type  d'imitation  », 
voilà,  y  déclare  Victor  Hugo,  «  le  trait  caractéris- 
tique, la  différence  fondamentale  qui  sépare  l'art 
moderne  de  l'art  antique,  la  forme  actuelle  de  la 
forme  morte,  ou,  pour  nous  servir  de  mots  plus 
vagues,  mais  plus  accrédités,  la  littérature  roman- 
tique de  la  littérature  classique  ». 

Peu  importe  si  Victor  Hugo,  attribuant  le  gro- 
tesque au  christianisme,  a  tort  de  prétendre  qu'il  ne 
figurait  pas  dans  la  poésie  grecque  et  dans  la  poésie 
latine;  lui-même  du  reste  allègue  peu  après  Aristo- 
phane et  Plaute,  rappelle  le  Thersite  et  le  Vulcain 
d'Homère,  qui  donnent  la  comédie,  l'un  aux 
hommes,  l'autre  aux  dieux.  Peu  importe  s'il  prétend 
que  les  classiques  excluaient  le  laid  de  tout  le 
domaine  littéraire.  Sur  ce  point  encore  il  se  dément 
presque  aussitôt,  lorsque,  taxant  d'étourdis  les 
pédants  aux  yeux  desquels  les  laideurs  et  les  tri- 
vialités «  ne  doivent  être  jamais  un  objet  d'imita- 
tion »,  il  leur  cite  un  Tartufe  et  un  Pourceaugnac. 
Mais,  quelque  place  qu'elles  tiennent  dans  notre 
littérature  classique,  Victor  Hugo  n'en  rompit  pas 
moins  avec  la  doctrine  du  classicisme  :  il  les  fît 
entrer  soit  dans  le  drame,  dont  traite  particulière- 
ment la  préface  de  Cromwell,  soit  dans  les  autres 
grands  genres  ;  il  les  allia  au  beau. 

Dès  lors,  plus  de  ces  personnages  abstraits,  pures 
entités  morales,  que  représentait  la  tragédie;  les 
romantiques   peignent  des  hommes,  de  véritables 


70  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

hommes  ayant  un  corps,  ayant  un  tempérament, 
ayant  les  instincts  et  les  appétits  inhérents  à 
l'animalité  humaine.  Plus  de  ces  figures  toujours 
solennelles,  toujours  raides,  et,  cinq  actes  durant, 
figées  en  je  ne  sais  quelle  attitude  de  majesté  tra- 
gique. Le  poète  désormais  nous  montrera  un  César 
qui,  dans  le  char  de  triomphe,  a  peur  de  verser,  une 
Elisabeth  qui  jure  et  parle  latin,  un  Gromwell  qui 
dit  :  «  J'ai  le  Parlement  dans  mon  sac  et  le  roi  dans 
ma  poche  »,  et,  après  avoir  signé  l'arrêt  de  mort 
de  Charles  Ier,  s'amuse  à  barbouiller  d'encre  le 
visage  d'un  régicide1.  Il  exprimera  d'ailleurs  toutes 
les  conditions;  il  mettra  en  scène  non  pas  seule- 
ment, comme  les  classiques,  des  rois,  des  princes, 
des  ministres,  mais  aussi,  et  mêlés  à  eux,  des  bour- 
geois, des  gens  du  peuple,  ouvriers  et  paysans, 
chacun  avec  sa  figure  propre.  C'est  bien  là  une 
nouvelle  forme  de  théâtre;  et  Victor  Hugo,  qui  la 
substitue  à  la  tragédie  des  Corneille  et  des  Racine, 
déclare  nettement  que  «  le  caractère  du  drame  est 
le  réel  ». 

Les  romantiques  n'en  savent  pas  moins  que  le 
réalisme  a  ses  limites.  «  Tout  ce  qui  est  dans  la 
nature  est  dans  l'art  »,  ose,  le  premier,  soutenir 
Victor  Hugo  2;  et  il  affirme  également  que  «  le  poète 
doit  choisir  dans  les  choses  ».  L'accuserons-nous 
de  contradiction?  Non  point.  On  peut  représenter 
n'importe  quelle  scène,  n'importe  quel  personnage  ; 
on  ne  doit  pas  représenter  intégralement  ce  person- 
nage ou  cette  scène.   Le  plus  réaliste  des  poètes 


i.  Cf.  la  préface  de  Cromwell. 
2.  Préface  de  Cromwell. 


LE    ROMANTISME   OPPOSE   AU    CLASSICISME.  71 

«  choisit  dans  les  choses  »,  et  l'œuvre  d'art  implique 
nécessairement  ce  choix. 

La  préface  de  Cromivell  énonce,  à  vrai  dire,  et 
développe  une  autre  maxime  qui  est  bien  peu  réa- 
liste. «  Le  réel,  y  lisons-nous,  résulte  de  la  combi- 
naison toute  naturelle  de  deux  types,  le  sublime 
et  le  grotesque.  »  Sans  doute  Victor  Hugo  ne  les 
sépare  pas,  comme  nos  classiques,  en  réservant  le 
grotesque  à  la  comédie,  le  sublime  à  la  tragédie. 
Il  veut  qu'on  les  unisse  en  une  même  œuvre.  «  Ces 
deux  tiges  de  l'art,  dit-il,  si  l'on  empêche  leurs 
rameaux  de  se  mêler,  si  on  les  sépare  systémati- 
quement, produisent  d'une  part  des  abstractions 
de  vices,  de  ridicules,  de  l'autre,  des  abstractions 
de  crime,  d'héroïsme  ou  de  vertu.  Les  deux  types, 
ainsi  isolés  et  livrés  à  eux-mêmes,  s'en  iront  chacun 
de  son  côté,  laissant  entre  eux  le  réel,  l'un  à  sa 
droite,  l'autre  à  sa  gauche.  »  Jusque-là  Victor  Hugo 
a  bien  raison.  Mais  comment  peut-il  dire  qu'on 
représente  la  vie  réelle  par  le  mélange  du  grotesque 
et  du  sublime?  Ne  comportant  le  plus  souvent  rien 
de  sublime  ni  de  grotesque,  elle  échapperait  presque 
tout  entière  au  poète  qui  combinerait  l'un  et  l'autre 
élément;  et,  loin  de  reproduire  la  réalité,  ce  poète 
mêlerait  dans  la  même  œuvre  deux  formes  d'ab- 
straction. 

Cependant  l'art  ne  doit  pas  exprimer  ce  que  l'exis- 
tence offre  d'insignifiant.  Victor  Hugo  distingue  en 
termes  décisifs  la  réalité  selon  l'art  de  la  réalité  selon 
la  nature.  Certains,  parmi  les  novateurs,  se  refu- 
saient à  faire  cette  distinction.  Il  les  appelle  des 
«  partisans  peu  avancés  du  romantisme1  ».  Moins 

1.  Préface  de  Cromwell. 


72  LE    REALISME    DU    ROMANTISME. 

avancés  ou  plus  avancés  que  les  autres  romantiques, 
la  question  n'est  pas  là.  Remarquons  seulement  qu'ils 
se  réclamaient  de  la  nouvelle  école  ;  leur  réalisme 
les  alliait  au  romantisme  dans  la  lutte  contre  les 
classiques.  Victor  Hugo,  du  reste,  leur  remontrait 
justement  que  l'art  modifie  la  nature,  que  la  vérité 
artistique  diffère  de  la  réalité  telle  quelle,  que  si, 
par  exemple,  le  drame  a  quelque  ressemblance 
avec  un  miroir,  c'est  avec  un  miroir  de  concentra- 
tion. Et  cesse-t-on  d'être  réaliste  quand  on  refuse 
d'assimiler  une  photographie  à  un  tableau,  un  mou- 
lage à  une  statue? 

Victor  Hugo  ne  dément  pas  davantage  son  réalisme 
en  défendant  la  poésie  de  ce  qu'il  appelle  «  l'irrup- 
tion du  commun  ».  Selon  lui,  «  le  vulgaire  et  le 
trivial  même  doit  avoir  un  accent1  ».  Aussi  bien 
ce  qu'il  dit  là,  comme  ce  qu'il  disait  tout  à  l'heure, 
s'applique  particulièrement  au  drame,  régi  par  les 
lois  d'une  optique  spéciale.  Mais  on  peut  l'appli- 
quer à  tous  les  autres  genres.  N'exceptons  même 
pas  le  genre  romanesque,  qui,  très  souvent,  exprime 
les  trivialités  et  les  vulgarités  ambiantes.  L'auteur 
de  Madame  Bovary  et  de  YÉducation  sentimentale 
nous  montre  des  personnages  médiocres,  il  nous 
les  montre  dans  un  milieu  banal  et  terne;  la  diffé- 
rence entre  Madame  Bovary  et  tel  roman  de  Paul  de 
Kock,  entre  Y  Éducation  sentimentale  et  tel  roman 
de  Champfleury,  consiste  en  ce  que,  chez  Gustave 
Flaubert,  la  platitude  a  cet  «  accent  »  sans  lequel 
il  n'est  pas  d'œuvre  d'art2. 


1.  Préface  de  Cromwell. 

2.  «  Ce  que  j'écris  présentement  risque  d'être  du  Paul  de 
Kock  si  je  n'y  mets  une  forme  profondément  littéraire  »  (Corresp. 
de  Flaubert,  t.  II,  p.  132.)  —  Dans  une  autre  lettre  (Ibid.,  p.  189), 


LE   ROMANTISME   OPPOSÉ   AU    CLASSICISME.  73 

Proscrivant  le  «  commun  »  et  faisant  un  choix 
parmi  les  choses,  le  romantisme  s'oppose  néanmoins 
au  classicisme  :  le  classicisme  choisissait  le  beau,  et 
le  romantisme  choisit  le  caractéristique;  ce  sont  là 
deux  conceptions  de  l'art  essentiellement  contraires. 
Quand  il  déclare  qu'on  doit  choisir  le  caractéris- 
tique1 et  non  le  beau,  Victor  Hugo  résume  d'un 
seul  mot  une  véritable  révolution. 

Du  moment  où  le  romantisme  choisit  le  carac- 
téristique, il  s'attache,  non  pas  au  général,  mais 
au  particulier.  L'école  classique,  nous  l'avons  vu, 
représente  des  types,  le  type  de  la  Tempête  par 
exemple  ou  celui  de  la  Bataille,  le  type  de  l'Avare 
ou  celui  du  Jaloux;  elle  représente,  pour  ainsi 
parler,  la  Tempête  en  soi,  l'Avare  en  soi;  elle  borne 
sa  peinture  à  des  traits  qui  se  retrouvent  dans 
n'importe  quelle  tempête,  dans  n'importe  quel 
avare.  Or  il  n'y  a  point  de  tempête  typique,  il  y  a 
telle  ou  telle  tempête,  différente  des  autres  par  une 
foule  de  circonstances  qui  lui  sont  propres;  et  de 
même  il  n'y  a  point  un  avare  exemplaire  et  normal, 
il  y  a  tel  ou  tel  avare,  dont  l'avarice  est  marquée  de 
caractères  distinctifs  selon  le  milieu,  l'état,  l'âge,  le 
tempérament.  Certes  la  conception  classique  a  sa 
grandeur;  mais  on  risque,  en  retranchant  les  traits 
particuliers,  de  n'exprimer  que  des  abstractions.  Et, 
tout  au  contraire,  le  romantisme  peut,  en  multipliant 
ces  traits,  perdre  de  vue  le  fond  permanent  des 
choses  et  des  êtres;  mais  il  est  incontestablement 

Flaubert  déclare  «  vouloir  donner  à  la  prose  le  rythme  du 
vers  (en  la  laissant  prose  et  très  prose),  et  écrire  la  vie  ordi- 
naire comme  on  écrit  l'histoire  ou  l'épopée  ». 

1.  «  Si  le  poète  doit  choisir  dans  les  choses  —  et  il  le  doit  — 
ce  n'est  pas  le  beau,  c'est  le  caractéristique  »  (Préface  de 
Cromwell). 


74  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

réaliste,  car  le  particulier  seul  existe  dans  le  monde 
réel,  et  seuls  les  détails  précis  et  spéciaux  donnent 
l'impression  de  la  réalité. 

Si  l'art  implique  toujours  une  altération  de  la 
nature  —  homo  additus  nalurse  —  «  l'homme  » 
s'ajoute  plus  ou  moins  à  l'objet  qu'un  artiste  repré- 
sente. Or  il  s'y  ajoute  beaucoup  plus  dans  les 
œuvres  classiques,  où  la  nature  est  corrigée  d'après 
les  règles  de  la  raison.  Nos  critiques  distinguent  le 
romantisme  du  classicisme  par  le  rôle  qu'y  joue  le 
moi.  C'est  très  juste  en  un  certain  sens;  prenons 
garde  toutefois  que  les  classiques,  ne  laissant  guère 
de  place  au  moi  de  chaque  artiste,  laissent  une 
place  prépondérante  au  moi  humain,  à  cette  raison 
qui,  suivant  eux,  doit  s'assujettir  la  nature  afin  de 
la  rendre  elle-même  raisonnable. 

Il  est  vrai  que  le  moi  romantique  réside  dans 
la  sensibilité  et  l'imagination;  et,  dès  lors,  tous  nos 
classiques  modernes  le  tiennent  pour  incapable  de 
reproduire  fidèlement  «  l'objet  »,  de  faire  œuvre 
réaliste. 

Cependant,  malgré  la  part  que  l'esthétique  du 
romantisme  accorde  à  l'imagination  et  à  la  sensibi- 
lité, comment  lui  opposerions-nous  en  tant  que  plus 
réaliste  une  esthétique  fondée  sur  le  rationalisme 
et  dont  le  principe  est  la  correction  de  la  nature? 
Elles  peuvent  sans  doute  égarer  parfois  l'artiste; 
mais  la  raison  seule  n'exprimera  jamais  rien  de 
vivant. 

La  raison  fournit  une  définition  exacte  des  choses 
et  ne  les  représente  pas.  Distinguons  du  descrip- 
teur, qui  enregistre  un  à  un  les  traits  d'une  scène, 
le  véritable   artiste,  qui  la   recompose,  qui,  pour 


LE    ROMANTISME    OPPOSE   AU    CLASSICISME.  75 

ainsi  dire,  la  refait.  Quelque  genre  dont  il  s'agisse, 
c'est  de  l'imagination  et  de  la  sensibilité  que  l'art 
tire  sa  vie.  Parmi  tous  les  écrivains  du  xvne  siècle, 
le  plus  réaliste  sans  doute  est  Saint-Simon.  Pour- 
quoi? parce  que  sa  sensibilité  et  son  imagination 
évoquent  les  choses  à  ses  regards,  même  s  il  ne 
les  a  pas  vues.  Et  nous  en  dirions  autant  de  nos 
réalistes  contemporains,  non  seulement  des  Con- 
court par  exemple  ou  d'Alphonse  Daudet,  mais 
encore  de  Gustave  Flaubert. 


On  prétend  opposer  la  raison  classique  à  ce  qu'on 
nomme  les  extravagances  du  romantisme  :  opposons- 
lui  la  précision  pittoresque  et  concrète  avec  laquelle 
il  exprime  l'objet  réel. 

Rien  ne  choquait  davantage,  vers  1830,  les  défen- 
seurs de  l'ancienne  école.  «  Depuis  que  nos  poètes, 
écrit  Sainte-Beuve  en  1829,  se  sont  avisés  de  regarder 
la  nature  pour  mieux  la  peindre  et  qu'ils  ont 
employé  dans  leurs  tableaux  des  couleurs  sensibles 
aux  yeux,  qu'ainsi,  au  lieu  de  dire  un  bocage  roman- 
tique, un  lac  mélancolique,  ils  disent  un  bocage  vert 
et  un  lac  bleu,  l'alarme  s'est  répandue...  et  l'on  se 
récrie  déjà  comme  à  l'invasion  d'un  matérialisme 
nouveau1  ».  Les  deux  principaux  adversaires  des 
novateurs,  Gustave  Planche  et  Nisard,  leur  repro- 
chent un  culte  grossier  de  la  réalité.  Gustave 
Planche  les  accuse  de  ne  retracer  que  «  l'univers 
matériel  »,  de  substituer  «  la  matière  »  à  «  l'esprit  », 

/ 

1.  Joseph  Déforme,  Pensées.  —  C'est  aux  disciples  de  Mme  de 
Staël,  c'est  à  «  l'école  genevoise  »  que  Sainte-Beuve  fait  ici 
allusion;  mais  les  classiques  contemporains  ne  se  récriaient 
pas  moins. 


76  LE   RÉALISME    DU    ROMANTISME. 

«  l'art  visible  »  à  «  l'art  intelligent  ».  Nisard,  de 
même,  réprouve  la  «  sensualité  »  de  leur  poésie,  qui 
veut  «  colorier  avec  des  mots  »,  qui  «  transpose 
dans  le  monde  des  idées  les  formes  des  choses  con- 
crètes1 ».  Et,  vingt  ans  après,  quand  il  ne  fera  plus 
œuvre  de  polémiste,  il  corrigera  encore  ses  éloges 
de  Victor  Hugo  en  y  ajoutant  sur  ce  point  de  sévères 
critiques.  «  Chez  lui,  dit-il  dans  son  Histoire  de  la 
Littérature  française,  tout  est  forme  et  couleur.  La 
pensée  ne  s'y  joue  pas  autour  du  cœur,  elle  veut  y 
entrer  de  force,  et  il  semble  quelle  y  entre  par  les 
sens...  Les  sentiments  sont  des  sensations,  l'abstrait 
prend  un  corps,  et  l'invisible  même  veut  qu'on  le 
voie2  ».  Or  ces  caractères,  qui,  selon  Nisard  et 
Gustave  Planche,  définissent  la  poésie  romantique,  ne 
définissent-ils  pas  une  poésie  éminemment  réaliste? 

Parmi  les  précurseurs  de  la  nouvelle  école,  on  ne 
compte  que  Jean-Jacques  Rousseau  et  Bernardin  de 
Saint-Pierre;  c'est  la  considérer  en  tant  que  pure- 
ment lyrique,  c'est  omettre  le  réalisme  dont  témoi- 
gnent et  ses  théories  et  son  œuvre. 

D'abord,  notons-le  bien,  ceux  des  classiques  que 
les  novateurs  admirent  le  plus  sont  les  plus  réalistes. 
On  sait  quel  hommage  Victor  Hugo  rend  par 
exemple  à  Molière 3.  Et,  combattant  la  doctrine  de 
Boileau,  il  loue  chez  lui  maints  passages  où  se 
décèle  encore,  malgré  cette  doctrine,  son  réalisme 
originel   et  franc4.   Il  citait  souvent,  nous  dit-on, 


1.  Article  de  1836,  recueilli  dans  les  Essais  sur  V École  roman- 
tique. 

2.  T.  IV,  Conclusion,  §  n. 

3.  Cf.  p.  13. 

4.  Cf.  p.  14. 


LE    ROMANTISME    OPPOSE   AU   CLASSICISME.  77 

certains  vers  de  ses  satires,  notamment  le  distique 
sur  la  femme  coquette, 

Qui,  dans  quatre  mouchoirs,  de  sa  beauté  salis, 
Envoie  au  blanchisseur  ses  roses  et  ses  lis  l. 

Mais  quel  est  l'écrivain  que  nos  réalistes  et  nos 
naturalistes  modernes  regardaient  comme  leur 
premier  maître?  Ils  se  réclamaient  de  Diderot;  et 
Diderot  ne  mérite  guère  moins  que  Rousseau  ou 
Bernardin  de  figurer  entre  les  précurseurs  du 
romantisme. 

Précurseur  du  romantisme  par  certains  côtés 
proprement  romantiques  au  sens  ordinaire  de  ce 
mot,  soit  par  son  sentiment  de  la  nature  et  de  la  vie 
universelle,  soit  par  une  poétique  qui  fait  procéder 
le  génie  de  l'inspiration,  de  l'enthousiasme,  qui  le 
dispense  de  suivre  les  règles  2,  il  l'est  encore,  il 
l'est  aussi  bien  par  son  réalisme;  et  la  doctrine, 
toute  réaliste,  au  nom  de  laquelle  il  s'élève  contre 
les  classiques,  a,  sur  la  plupart  des  points,  beaucoup 
de  ressemblance  avec  celle  dont  les  romantiques 
assureront  le  succès. 

Ce  que  prêche  Diderot  comme  critique  littéraire, 
c'est  une  imitation  fidèle  et  directe  de  la  nature.  En 
art,  il  ne  perd  jamais  l'occasion  d'opposer  la  nature 
à  l'école.  Si  vous  cherchez,  dit-il,  l'image  de  la 
piété,  entrez  dans  une  église  et  regardez  ce  dévot 
qui  prie;  si  vous  cherchez  l'image  de  la  colère, 
entrez  dans  une  guinguette,  et  regardez  ces  deux 
hommes  du  peuple  qui  se  querellent.  Aux  attitudes 
contraintes,  aux  figures  fausses  dont  l'éducation 
académique  remplissait  la  mémoire   des   artistes, 

1.  Satire  X,  v.  199. 

2.  Cf.,  par  exemple,  dans  l'Encyclopédie,  Taiticle  sur  le  Génie. 


78  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

aux  modèles  plus  ou  moins  adroitement  «  manne- 
quinés  »,  il  veut  substituer  la  vision  des  choses.  Et 
pareillement,  inventeur  d'une  dramaturgie  nouvelle, 
il  demande  qu'on  représente  «  la  moyenne  exis- 
tence »,  où  notre  comédie  et  notre  tragédie  choisis- 
saient des  «  accidents  »  ;  qu'on  remplace  les  coups 
de  théâtre  par  des  tableaux;  qu'on  supprime  les 
confidents  et  les  tirades,  les  «  bons  mots  »,  les  valets  ; 
qu'on  peigne  non  seulement  des  caractères,  mais 
des  conditions,  en  marquant  ainsi  l'influence  du 
milieu  et  en  tirant  les  personnages  de  l'abstraction 
classique.  Il  approuverait  même  que,  «  dans  les 
moments  pathétiques  du  drame  »,  on  se  contentât 
d'interjections,  de  monosyllabes,  de  «  je  ne  sais 
quel  murmure  de  la  gorge,  entre  les  dents  »  l.  Bref, 
Diderot  combat  d'un  côté  le  convenu  et  le  factice, 
de  l'autre  le  vrai  rationnel  et  typique;  et,  réaliste  en 
cela,  son  réalisme  même  fait  de  lui  un  devancier  du 
romantisme. 


Quand  on  définit  le  romantisme  comme  exclusi- 
vement lyrique,  on  néglige  un  de  ses  caractères 
essentiels.  Si  nous  disions  que  son  rôle  fut  de  sub- 
stituer le  particulier  au  général,  le  caractéristique 
au  beau,  cette  définition  marquerait  ce  qu'il  a  de 
réaliste 2,  et  ne  l'opposerait  pas  moins  au  ratio- 
nalisme classique. 

1.  Second  Entretien  avec  Dorval. 

2.  Ce  qu'il  a  de  réaliste  jusque  dans  le  lyrisme.  Cf.  chap.  m. 


CHAPITRE   II 


LA    LANGUE    ET    LA   VERSIFICATION 


Les  réalistes,  qui,  durant  la  seconde  moitié  du 
xixe  siècle,  s'insurgèrent  contre  l'école  romantique, 
bornaient  son  œuvre  à  la  rénovation  de  noire  langue 
et  de  notre  prosodie.  C'est  ce  que  Zola,  notamment, 
a  répété  bien  des  fois  dans  ses  manifestes;  selon  lui, 
«  on  se  battit  en  1830  sur  le  terrain  du  Diction- 
naire J  ».  Cinquante  ans  plus  tôt,  maints  critiques 
exprimaient  déjà  la  même  opinion.  «  La  querelle, 
déclarait  le  Globe,  commença  par  des  questions  de 
style.  Depuis,  elle  s'est  étendue,  agrandie;  et,  après 


1.  «  J'ai  étudié  à  plusieurs  reprises  révolution  romantique, 
et  il  est  inutile  que  je  recommence  une  fois  encore  l'historique 
de  ce  mouvement.  Mais  je  veux  insister  sur  ce  fait  qu'il  a  été 
une  pure  émeute  de  rhétoriciens.  Le  rôle  de  Victor  Hugo,  rôle 
considérable,  s'est  borné  à  renouveler  la  langue  poétique,  à 
créer  une  rhétorique  nouvelle.  On  s'est  battu  en  1830  sur  le 
terrain  du  Dictionnaire.  La  langue  classique  se  mourait  d'ané- 
mie; les  romantiques  sont  venus  lui  donner  du  sang  par  la 
mise  en  circulation  d'un  vocabulaire  inconnu  ou  dédaigné.  Mais, 
si  l'on  sort  de  cette  question  du  langage,  on  voit  que  les  roman- 
tiques ne  se  séparaient  point  des  classiques.  »  (Lettre  à  la  Jeu- 
nesse, p.  65  du  volume  intitulé  le  Roman  expérimental.) 


80  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

avoir  parcouru  le  cercle,  elle  revient  au  point  de 
départ1.  » 

On  ne  doit  pas  d'ailleurs  oublier2  que  toute  révo- 
lution de  la  langue  suppose  une  révolution  intel- 
lectuelle et  morale;  ce  sont  les  changements  dans 
la  manière  de  penser  ou  de  sentir  qui  produisent  des 
changements  analogues  dans  le  vocabulaire  et  dans 
la  syntaxe.  Mais  nous  venons  de  marquer  sur  quels 
points  fondamentaux  l'esthétique  du  romantisme 
contredit  celle  du  classicisme;  indiquons  mainte- 
nant de  quelle  façon  les  romantiques  modifièrent 
notre  langue  et  notre  versification  pour  les  mettre 
d'accord  avec  la  nouvelle  esthétique. 

En  disant  que  la  querelle  se  terminait,  comme 
elle  avait  commencé,  «  par  des  questions  de  style  », 
le  critique  du  Globe  pensait  sans  doute  à  certaines 
pages  de  la  préface  de  Cromwell,  tout  récemment 
publiée.  Victor  Hugo  y  établissait  la  nécessité 
d'enrichir  et  de  vivifier  la  langue;  distinguant  d'une 
correction  superficielle,  «  qui  fait  de  Lhomond  et 
de  Restaut  les  deux  ailes  de  son  Pégase  »,  une  autre 
correction  intime  et  profonde,  «  qui  s'est  pénétrée 
du  génie  d'un  idiome  »  et  «  qui  en  a  sondé  les 
racines  »,  il  revendiquait  pour  le  poète  le  droit 
d'oser,  de  hasarder,  d'inventer,  et,  puisque  «  les 
langues  ni  le  soleil  ne  s'arrêtent  »,  de  ne  pas 
modeler  son  style  sur  celui  de  Campistron,  voire 
sur  celui  de  Racine. 

Quelques  pages  auparavant,  Victor  Hugo  expri- 
mait des  idées  analogues  touchant  la  versification. 
La  régularité  du  rythme  traditionnel  avait  bien  pu 


1.  26  mars  1828. 

2.  C'est  ce  qu'oublie  Zola  dans  le  passage  cité  plus  haut. 


LA    LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  81 

s'accorder  avec  la  poésie  classique  :  il  voulait  y 
substituer  une  versification  dont  l'harmonie,  plus 
riche  et  plus  complexe,  n'exclût  même  pas  des 
discordances  apparentes;  et  déjà  son  Cromwell 
substitue  à  l'alexandrin  de  Corneille  et  de  Racine 
un  alexandrin  libre,  mobile,  revêtant  mille  figures 
diverses  sans  changer  de  type. 

Ainsi  le  romantisme,  dès  qu'il  eut  pris  conscience 
de  lui-même,  s'occupa  de  réformer  la  langue  et  la 
métrique.  Ce  que  nous  avons  à  montrer,  c'est  que 
cette  réforme,  dont  Victor  Hugo  fut  le  principal 
ouvrier,  eut  pour  objet  et  pour  effet  de  les  rendre 
plus  réalistes. 


Nous  étudierons  successivement  la  langue  et  la 
métrique  du  romantisme  en  la  comparant  à  celles  du 
classicisme;  la  langue  dans  sa  syntaxe,  puis  dans 
son  vocabulaire;  la  métrique  dans  les  différentes 
formes  de  strophes,  soit  nouvelles,  soit  renouvelées 
par  les  jeunes  poètes,  puis  dans  le  rythme  des  vers 
et  surtout  de  l'alexandrin. 

Admirable  de  justesse  et  de  netteté,  la  syntaxe  du 
classicisme  est  aussi  peu  réaliste  que  possible;  elle 
sacrifie  à  l'ordre,  à  la  rectitude,  la  représentation 
concrète  du  réel. 

Le  premier  écrivain  proprement  classique,  c'est 
Malherbe.  Et  de  même  que  Malherbe  fît,  comme 
poète,  prédominer  la  raison  sur  la  sensibilité,  de 
même,  comme  grammairien,  comme  régent  «  des 
mots  et  des  syllabes  »,  il  disciplina  la  langue  en  y 
faisant  prédominer  les  règles  sur  le  «  génie  »,  le 
«  sens  commun  »  sur  le  sens  propre  ;  il  lui  enleva  ce 

LE   RÉALISME   DU  ROMANTISME.  6 


82  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

qu'elle  avait  chez  les  poètes  antérieurs  d'indivi- 
duel, de  spontané,  d'apte  à  rendre,  fût-ce  par  des 
tours  irréguliers,  la  sensation  toute  vive. 

Après  Malherbe,  l'arbitre  attitré  en  matière  de 
langue  fut  Vaugelas,  «  Greffier  de  l'usage  », 
Vaugelas  reçut,  quoique  irrationnelles,  maintes 
constructions  du  langage  parlé,  et  toléra  ou  défendit 
contre  des  grammairiens  plus  rigoureux  maints 
gallicismes  dont  la  raisonne  saurait  rendre  compte. 
«  C'est  la  beauté  des  langues,  déclarait-il,  que  les 
façons  de  s'exprimer  qui  semblent  sans  raison, 
pourvu  que  l'usage  les  autorise1.  »  Mais  cet  usage, 
il  le  restreint  à  la  cour  et  à  «  plusieurs  personnes 
de  la  ville  où  le  prince  réside  »  :  ne  tenant  légitime 
que  ce  que  «  l'oreille  a  accoutumé  d'ouïr  »  dans  les 
salons,  il  condamne  toute  nouveauté,  toute  expres- 
sion originale  du  moi.  Si  Vaugelas  n'est  point  par 
lui-même  un  «  tyran  »,  il  imposa  tyranniquement 
les  arrêts  de  l'usage  ainsi  entendu  et  n'y  permit 
aucune  dérogation. 

Tandis  que  ses  successeurs  réduisaient  toujours 
davantage  «  l'élite  des  voix  »  à  laquelle  il  s'était 
exclusivement  rapporté,  une  nouvelle  école  de 
grammairiens  rejeta  la  méthode  d'observation  pour 
appliquer  la  méthode  logique.  Sous  l'influence  de 
Port-Royal,  notre  langue,  jusque  vers  la  fin  du  siècle 
suivant,  va  de  plus  en  plus  se  rationaliser 2.  On  ne 
sait  pas  ou  l'on  ne  veut  pas  savoir  que,  primitive- 

1.  De  même  l'abbé  Tallemant  disait  d'une  phrase  illogique  : 
«  On  ne  peut  mieux  prouver  que  celte  phrase  est  benne  qu'en 
faisant  voir  qu'elle  aurait  moins  de  grâce  en  la  rendant  plus 
grammaticale  ».  Et  Dacier,  dans  sa  préface  des  Vies  de  Plu- 
tarque  :  «  Souvent  rien  n'est  plus  français  que  ce  qui  est  irré- 
gulier ». 

2.  Port-Royal  édita  sa  Grammaire  en  1660. 


LA   LANGUE   ET   LA    VERSIFICATION.  83 

ment,  les  langues  étaient  une  sorte  de  peinture  et 
une  sorte  de  musique,  qu'elles  ont  leur  origine 
dans  les  impressions  des  sens,  dans  ce  qui  tient  au 
tempérament,  à  la  physiologie.  On  en  fait  quelque 
chose  de  purement  abstrait.  On  y  voit  un  système 
de  signes  qu'inventa  la  raison  humaine,  qu'établit 
je  ne  sais  quel  contrat.  Et  dès  lors  la  grammaire 
s'érige  en  puissance  indépendante  de  l'usage,  qu'elle 
doit  régir;  supérieure  aux  écrivains,  elle  censure 
chez  eux,  elle  traite  d'incorrecte  toute  «  phrase  » 
qui  transgresse  les  règles  afin  de  mieux  exprimer 
la  vie. 

Les  grammairiens  du  xvnT  siècle  conçoivent 
selon  cette  méthode  le  type  d'une  langue  logique- 
ment parfaite;  et  la  nôtre,  se  conformant  au  type 
conçu  par  eux,  devient  «  universelle  ».  Ce  qui  la 
rend  universelle,  ce  sont  ses  caractères  de  langue 
raisonnable,  ayant  pour  seul  office  l'échange  des 
idées;  elle  acquiert  cette  universalité  en  perdant  sa 
nationalité  propre.  «  Au  caprice  national  qu'on 
appelle  l'usage  »,  elle  ne  laisse,  selon  l'expression 
de  Dalembert,  «  que  ce  qu'elle  ne  peut  pas  lui 
ôter  J  ».  Et  les  «  philosophes  »  lui  en  font  honneur. 
Seulement,  elle  est  par  là  même  incapable  d'expri- 
mer autre  chose  que  la  raison  objective.  Le  père 
Bouhours  comparait  déjà  «  le  beau  langage  »  à  une 
eau  pure  qui  n'a  aucun  goût.  Notre  langue,  vers  la 
fin  du  xvine  siècle,  perd  son  goût  particulier.  On  la 
traite,  poussant  à  bout  le  rationalisme  classique, 
comme  une  sorte  d'algèbre. 

Les  romantiques  ne  concevaient  pas  la  langue  de 

1.  Discours  préliminaire  de  l'Encyclopédie. 


84  LE    REALISME   DU   ROMANTISME. 

cette  façon;  ils  ne  la  concevaient  pas  en  philo- 
sophes, mais  en  artistes;  ils  lui  demandaient 
d'exprimer  non  la  raison  commune  de  l'humanité, 
mais  le  moi,  ses  sensations  et  ses  émotions. 

Pourtant  leur  chef  protesta  maintes  fois  que  le 
romantisme  ne  voulait  rien  changer  aux  règles 
grammaticales.  «  Plus  on  dédaigne  la  rhétorique, 
écrit  Victor  Hugo  dans  la  quatrième  préface  des 
Odes  et  Ballades,  plus  on  doit  respecter  la  syntaxe. 
On  ne  doit  détrôner  Aristote  que  pour  faire  régner 
Vaugelas.  »  L'année  suivante,  dans  la  préface  de 
Cromwell,  il  renouvelle  cette  déclaration  en  termes 
analogues,  et,  longtemps  après,  dans  une  pièce  des 
Contemplations,  il  répète  encore  : 

Guerre  à  la  rhétorique  et  paix  à  la  syntaxe  *  ! 

Certains  romantiques  auraient  désiré  s'affranchir 
de  la  grammaire.  Lamartine  notamment  prétendait, 
suivant  l'auteur  de  Victor  Hugo  raconté  par  un 
témoin  de  sa  vie,  qu'elle  n'obligeât  point  les  poètes. 
«  La  grammaire,  disait-il,  écrase  la  poésie;  parlons 
comme  la  parole  nous  vient  sur  les  lèvres.  »  En 
affirmant  au  contraire  qu'il  entendait  la  respecter, 
Victor  Hugo  se  prémunissait  tout  d'abord  contre  les 
attaques  des  classiques  qui  accusaient  les  novateurs 
de  n'observer  aucune  règle.  Et  ce  respect,  du  reste, 
était  sincère;  nul,  parmi  les  romantiques,  ne  se 
soucia  davantage  de  la  correction.  Mais  il  distin- 
guait, nous  l'avons  vu2,  entre  deux  sortes  de 
correction  très  différentes  :  d'une  part,  celle  du 
pseudo-classicisme,  convenue  et  plate;  de  l'autre, 


1.  Réponse  à  un  acte  d'accusation,  t.  I,  1.  vu. 

2.  Cf.  p.  80. 


LA  LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  85 

celle  des  vrais  artistes,  appropriée  au  génie  de  la 
langue  plutôt  qu'à  une  mécanique  abstraite.  C'était 
marquer  assez  son  désaccord  avec  des  puristes 
timides  ou  pédants  qui  censuraient  les  licences  de 
Molière,  qui  réprouvaient  les  hardiesses  de  Racine. 
Ici  comme  ailleurs,  la  jeune  école  fait  valoir, 
contre  le  rationalisme  classique,  les  droits  de  l'ima- 
gination et  de  la  sensibilité.  On  peut  expliquer  par 
là  toute  sa  réforme  grammaticale.  Elle  se  permit 
des  constructions  libres,  vives,  accidentées,  que 
condamnaient  les  défenseurs  d'une  grammaire 
purement  logique,  mais  qui  pouvaient  seules  rendre 
soit  les  divers  mouvements  de  la  passion,  soit  les 
formes  sans  cesse  renouvelées  de  la  réalité  ambiante. 

Leur  procédé  capital  fut  de  substituer  Tordre 
inversif  à  ce  que  les  grammairiens,  confondant  la 
nature  et  la  raison,  appelaient  Tordre  naturel. 

Il  y  a  fort  peu  d'inversions  chez  les  écrivains  du 
xviie  siècle.  Saint-Évremond  observait  déjà  que 
«  pour  suivre  toujours  Tordre  de  la  pensée,  on  ôtait 
à  la  langue  son  beau  tour1  ».  Fénelon  regrette  que 
notre  grammaire  impose  une  méthode  trop  «  scru- 
puleuse »  et  trop  «  uniforme  ».  «  On  voit  venir, 
dit-il,  un  nominatif  substantif  qui  mène  son  adjectif 
par  la  main  ;  son  verbe  ne  manque  pas  de  marcher 
derrière,  suivi  d'un  adverbe  qui  ne  souffre  rien 
entre  deux,  et  le  régime  appelle  aussitôt  un  accu- 
satif qui  ne  peut  jamais  se  déplacer2.  »  Dans  Tordre 
des  mots  comme  sur  bien  d'autres  points,  Saint- 
Évremond  et  Fénelon  eussent  voulu  relâcher  les 


1.  Dissertation  sur  le  mot  vaste. 

2.  Lettre  à  l'Académie,  chap.  v. 


86  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

contraintes  de  la  discipline  classique.  Mais  elle 
prédomina  de  plus  en  plus  contre  le  moi,  contre  la 
sensibilité  individuelle  :  l'inversion  devint  de  plus 
en  plus  rare;  on  la  taxait  de  solécisme. 

Rivarol,  vers  la  fin  du  xvme  siècle,  loue  cette 
rigueur  particulière  à  notre  langue.  «  Le  Français, 
remarque-t-il,  nomme  d'abord  le  sujet  du  discours, 
puis  le  verbe,  qui  est  Faction,  et  enfin  l'objet  de 
cette  action;  voilà  la  logique  naturelle  de  tous  les 
hommes,  voilà  ce  qui  constitue  le  sens  commun... 
C'est  en  vain  que  les  passions  nous  bouleversent  et 
nous  sollicitent  de  suivre  Tordre  des  sensations;  la 
syntaxe  française  est  incorruptible  '.  »  Et,  montrant 
là  un  des  caractères  principaux  qui  ont  favorisé 
la  diffusion  de  notre  langue,  Rivarol  explique 
comment  ce  caractère  même  n'y  permet  aucun 
réalisme.  L'ordre  naturel,  «  si  favorable,  si  néces- 
saire au  raisonnement,  est  presque  toujours  con- 
traire aux  sensations  qui  nomment  le  premier 
l'objet  qui  frappe  le  premier  »  ;  aussi  les  peuples,  en 
dépit  de  la  logique,  «  ont  eu  recours  aux  tournures 
plus  ou  moins  hardies,  selon  que  leurs  sensations 
ou  l'harmonie  des  mots  l'exigeait;  et  l'inversion  a 
prévalu  sur  la  terre  parce  que  l'homme  est  plus 
impérieusement  gouverné  par  les  passions  que  par 
la  raison.  »  Mais,  continue-t-il,  la  langue  française 
fait  exception  entre  toutes  les  langues;  elle  seule 
observe  les  lois  rationnelles,  et  «  l'on  dirait  que 
c'est  d'une  géométrie  élémentaire  qu'elle  s'est 
formée  ».  Eminemment  propre  à  exprimer  la  raison 
générale,  elle  n'a  rien  que  d'intellectuel  et  comme 
de  géométrique. 

1.  Discours  sur  l'universalité  de  la  langue  française. 


LA   LANGUE    ET   LA   VERSIFICATION.  87 

Ces  tournures  inversives  dont  le  classicisme 
proscrivait  l'usage,  les  novateurs  les  introduisirent 
dans  notre  syntaxe;  ou  plutôt  ils  les  y  restaurèrent, 
car  la  méthode  dite  naturelle  ou  directe  ne  lui  avait 
été  imposée  que  depuis  le  xvnc  siècle.  Pour  repré- 
senter les  objets  ou  pour  traduire  les  sentiments, 
ils  employèrent  maints  idiotismes,  maintes  façons 
de  parler  irrégulières.  Et,  même  sans  anacoluthes, 
ce  qui  distingue  encore  la  phrase  romantique  de  la 
phrase  classique,  c'est  la  variété  de  ses  tours,  ce 
sont  ses  ellipses,  ses  retraits  ou  ses  saillies,  ce  sont 
les  accidents  d'un  rythme  qui  se  modèle  sur  l'im- 
pression. Non  seulement  chez  les  poètes,  mais  chez 
les  prosateurs.  Michelet  par  exemple,  le  plus  roman- 
tique d'entre  eux,  est  aussi,  dans  ses  constructions, 
Je  moins  soucieux  de  rectitude  et  de  symétrie. 

Voici  deux  ou  trois  passages  que  je  prends  au 
hasard  dans  Y  Oiseau  : 

La  vie,  chez  ces  flammes  ailées,  le  colibri,  l'oiseau- 
mouche,  est  si  brûlante,  si  intense,  qu'elle  brave  tous  les 
poisons.  Leur  battement  d'aile  est  si  vif,  que  l'œil  ne  le 
perçoit  pas;  l'oiseau-mouche  semble  immobile,  tout  à  fait 
sans  action.  Un  hour!  hour!  continuel  en  sort,  jusqu'à  ce 
que,  tête  basse,  il  plonge  du  poignard  de  son  bec  au  fond 
d'une  fleur,  puis  d'une  autre,  en  tirant  les  sucs,  et,  pêle- 
mêle,  les  petits  insectes  :  tout  cela  d'un  mouvement  si 
rapide,  que  rien  n'y  ressemble;  mouvement  âpre,  colé- 
rique, d'une  impatience  extrême,  parfois  emporté  de  furie, 
contre  qui?  contre  un  gros  oiseau  qu'il  poursuit  et  chasse 
à  mort,  contre  une  fleur  déjà  dévastée,  à  qui  il  ne  pardonne 
pas  de  ne  point  l'avoir  attendu.  Il  s'y  acharne,  l'extermine, 
en  fait  voler  les  pétales. 

Un  peu  plus  loin  : 

De  tout  plumage,  de  toute  couleur,  de  toute  forme,  ce 
grand  peuple  ailé,  vainqueur,  dévorateur  des  insectes,  et, 


88  LE    RÉALISME    DU    ROMANTISME. 

dans  ses  fortes  espèces,  chasseur  acharné  des  reptiles, 
s'envole  par  toute  la  terre  comme  le  précurseur  de  l'homme, 
épurant,  préparant  son  habitation.  Il  nage  intrépidement 
sur  cette  grande  mer  de  mort,  sifflante,  coassante  et  grouil- 
lante, sur  les  miasmes  horribles,  les  aspire  et  les  défie. 

Et,  toujours  dans  le  même  chapitre  : 

Le  gigantesque  jabiru  ne  travaille  pas  moins  aux  déserts 
de  la  Guyane...  ;  la  nature  [lui]  a  laissé  quelque  chose  des 
armures  antiques  dont  les  oiseaux  furent  très  probable- 
ment munis  dans  leur  lutte  contre  le  dragon.  Cest  un 
dard  placé  sur  la  tête,  un  dard  sur  chacune  des  ailes. 
Du  premier,  il  fouille,  éveille,  remue  dans  la  fange  son 
ennemi.  Les  autres  le  gardent  et  le  protègent;  le  reptile  qui 
l'étreint,  le  serre,  s'enfonce  en  même  temps  les  dards,  et 
de  sa  contraction,  de  son  propre  effort,  il  est  poignardé  '. 

La  phrase,  uniforme  chez  les  classiques  et  fixée 
d'avance  par  la  raison,  procède,  chez  les  roman- 
tiques de  la  sensibilité,  qui  la  diversifie  sans  cesse, 
qui  la  précipite  ou  l'arrête,  la  resserre,  la  brise,  lui 
imprime  au  besoin  des  mouvements  inégaux  et 
brusques.  Et  ainsi  elle  rend  mieux  ce  que  les  pas- 
sions ont  de  vif,  de  discontinu,  de  désordonné,  ce 
que  peuvent  avoir  de  tumultueux  et  d'incohérent  le 
monde  ou  la  vie  extérieure. 


Réaliste  quant  à  la  syntaxe,  le  romantisme  l'est 
aussi  quant  à  son  vocabulaire. 

Il  suffirait,  pour  s'en  rendre  compte,  de  com- 
parer le  vocabulaire  romantique  avec  le  vocabulaire 
pseudo-classique,  et  c'est  ce  que  nous  ferons  d'abord. 
Mais  nous  le  comparerons  ensuite  avec   celui  du 

1.  Première  partie,  chap.  vu,  le  Combat. 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  89 

classicisme;  et  l'on  verra  que  son  réalisme  ne  l'y 
oppose  guère  moins. 

Quelques  traits  essentiels  caractérisent  le  vocabu- 
laire pseudo-classique  :  il  répudie  maintes  façons 
de  dire  expressives;  il  emploie  l'épithète  morale  de 
préférence  à  l'épithète  pittoresque,  et,  de  préférence 
au  terme  propre,  tantôt  le  terme  abstrait,  tantôt  la 
périphrase. 

Le  pseudo-classicisme  répudie  les  façons  de  dire 
expressives  comme  suspectes  de  bassesse.  Déjà 
Voltaire  n'admet  dans  le  style  tragique  aucune  locu- 
tion familière  et  vivante,  vivante  par  sa  familiarité 
même,  aucun  mot  qui  éveille  l'idée  d'une  chose 
plus  ou  moins  triviale.  Mais  rien  ne  montre  mieux 
que  son  Commentaire  sur  Corneille  jusqu'où  il 
pousse  le  purisme.  Citons-en  quelques  remarques. 


Mes  pareils  à  deux  fois  ne  se  font  pas  connaître 

Et  pour  leurs  coups  d'essai  veulent  des  coups  de  maître. 

«  Coups  d'essai,  coups  de  maître,  termes  qu'on  ne 
doit  jamais  employer  dans  le  tragique.  » 

LES  HORACES 

Trop  faible  pour  jeter  l'un  des  partis  à  bas. 

«  Jeter  à  bas  est  une  expression  qui  ne  serait  pas 
même  admise  dans  la  prose.  » 

Soit  que  Rome  y  succombe  ou  qu'Albe  ait  le  dessous. 

«  Avoir  le  dessus  ou  le  dessous  ne  se  dit  que  dans 
la  poésie  burlesque.  » 

Chaque  instant  de  sa  vie,  après  ce  lâche  tour. 


90  LE    RÉALISME   DU   ROMANTISME. 

«  Après  ce  lâche  tour  est  une  expression  trop  tri- 
viale. » 

POLYEUCTE 

Qui  leur  tire  en  mourant  la  victoire  des  mains. 

«  Tirer  la  victoire  des  mains,  expression  un  peu 
basse  aujourd'hui.  » 

Hélas!  c'est  de  tout  point  ce  qui  me  désespère... 
Là,  ma  douleur  trop  forte  a  brouillé  ces  images. 

«  De  toul  point,   brouiller  des  images  sont  des 
termes  bannis  du  tragique.  » 


II  fuit  et  le  reproche  et  les  yeux  du  sénat 
Dont  plus  de  la  moitié  piteusement  étale 
Une  indigne  curée  au  vainqueur  de  Pharsale. 

«  Piteusement,    curée,    expressions    basses    en 
poésie.  » 

Sur  quelque  brouillerie  en  la  ville  excitée. 

«  Brouillerie,  ce  mot  trop  familier  ne  doit  jamais 
entrer  dans  la  langue  poétique.  » 

RODOGUNE 

Piqué  jusques  au  vif  contre  son  hyménée. 

«  Piqué  jusques  au  vif,  expression  trop  familière 
qu'il  faut  éviter.  » 

Ce  n'est  pas  tout  d'un  coup  que  tant  d'orgueil  trébuche. 

«  Trébucher  n'a  jamais  été  du  style  noble.  » 
Voltaire,  d'ailleurs,  quand  il  blâme  ces  locutions 
réalistes,  se  fait  l'interprète  des  gens  de  goût  con- 
temporains. Et,  dans  la  seconde  moitié  du  siècle,  le 
purisme  va  raffiner  encore  ses  scrupules.  A  quelque 
genre  qu'appartiennent   des  ouvrages  proprement 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  91 

littéraires,  il  n'y  souffre  aucune  diction  expressive 
qui  compromettrait  la  noblesse  conventionnelle  du 
langage  :  non  content  de  regratter  Corneille,  il 
n'épargne  même  pas  Racine. 

En  vertu  de  délicatesses  analogues,  les  pseudo- 
classiques emploient  l'épithète  morale  plutôt  que 
l'épithète  pittoresque.  Après  avoir  marqué  chez  les 
jeunes  poètes  un  nouveau  «  procédé  de  couleur  »  et 
noté  par  exemple  la  substitution  de  ciel  noir  et  bru- 
meux à  ciel  en  courroux  :  «  Il  n'y  a  que  l'abbé 
Delille,  écrivait  Sainte-Beuve  en  1829,  qui  puisse 
dire  en  croyant  peindre  quelque  chose  : 

Tombez,  altières  colonnades, 

Croulez,  fiers  chapiteaux,  orgueilleuses  arcades  J. 

Delille  et  les  poètes  de  son  école  semblent  ne  pas 
voir  les  objets.  Ils  rendent,  non  la  sensation  des 
formes  et  des  couleurs,  mais  une  idée  abstraite  qui 
convient  à  tout  objet  de  même  ordre.  On  ne  repré- 
sente point  une  colonnade  en  la  qualifiant  d'altière 
ou  une  arcade  en  la  qualifiant  d'orgueilleuse.  Ces 
épithètes  ne  «  peignent  rien  »  ;  elles  mettent  je  ne 
sais  quel  type  métaphysique  à  la  place  de  la  réalité 
précise  et  vivante. 

De  même,  c'est  une  règle,  chez  les  écrivains 
pseudo -classiques,  d'user  des  termes  généraux; 
et  Buffon,  déjà,  l'avait  prescrite2.  On  désigne  le 
genre  et  non  pas  l'espèce,  parce  que  le  genre,  étant 
une  pure  conception  de  l'esprit,  n'exprime  aucune 
chose  réelle.  On  dit  fer  plus  volontiers  que  couteau, 

1.  Joseph  Delorme,  Pensées. 

2.  Dans  son  Discours  sur  le  style. 


92  LE   REALISME    DU   ROMANTISME. 

demeure  plus  volontiers  que  maison.  Dans  ces  vers 
du  Pauvre  diable  : 

Le  cordonnier,  qui  vient  de  ma  chaussure 
Prendre  à  genoux  la  forme  et  la  mesure, 

Rivarol  ne  peut  supporter  le  mot  de  cordonnier; 
il  voudrait  que  Voltaire  eût  dit  l'humble  arlisan.  On 
ne  nomme  même  pas  un  curé  de  village;  celui  que 
Fontanes  met  en  scène  dans  le  Jour  des  morts 
s'appelle  soit  pasteur,  soit  homme  sacré  ou  prêtre 
respectable,  soit  Fénelon  rustique.  Le  mot  chambre, 
hasardé  par  Pierre  Lebrun  dans  le  Cid  d'Anda- 
lousie l,  souleva  les  murmures  des  spectateurs,  et 
le  Globe  dut  leur  rappeler  qu'il  se  trouve  chez 
Racine  : 

De  princes  égorgés  la  chambre  était  remplie  2. 

Dans  une  autre  pièce  de  Lebrun,  Marie  Stuart,  la 
reine  disait  à  sa  suivante  : 

Prends  ce  don,  ce  mouchoir,  ce  gage  de  tendresse, 
Que  pour  toi  de  ses  mains  a  brodé  ta  maîtresse. 

On  voit  quelles  précautions  il  avait  prises.  Il  glissait 
le  mot  redoutable  entre  un  terme  général,  qui  devait 
y  préparer  l'auditoire,  et  une  circonlocution,  qui 
devait  en  atténuer  après  coup  le  scandale.  Cepen- 
dant ses  amis,  quand  il  lut  devant  eux  la  pièce,  «  le 
supplièrent  à  mains  jointes  »  de  mettre  tissu  à  la 
place  de  mouchoir;  et  il  leur  céda.  Ce  mouchoir, 
quoique  brodé  par  les  mains  d'une  reine,  «  ne  pou- 
vait manquer  de  faire  rire  toute  la  salle  à  l'instant  le 
-plus  pathétique  3  ».  Telles  sont  encore  les  suscepti- 

1.  1825. 

2.  Athalie,  acte  I,  scène  II. 

3.  Préface  de  Marie  Stuart. 


LA   LANGUE    ET    LA    VERSIFICATION.  93 

bilités  du  public  deux  années  avant  la  préface  de 
Cromwell. 

Lorsqu'il  n'y  a  pas  de  terme  abstrait  et  général 
qui  puisse  remplacer  le  terme  particulier,  on  use  de 
la  périphrase.  Et,  souvent  aussi,  l'on  y  cherche  un 
ornement,  on  en  fait  une  matière  à  tours  ingénieux. 

Faut-il  citer  des  exemples?  Tel  traducteur  de 
Pindare  n'ose  prononcer  le  mot  coq,  qui  «  gâterait 
la  plus  belle  ode  du  monde  »  ;  ce  volatile  incongru 
devient  «  l'oiseau  domestique  dont  le  chant  annonce 
le  jour  et  qui  n'a  que  son  paillier  comme  théâtre  de 
ses  exploits  ».  L'abbé  Delille  dit,  en  parlant  d'une 
fabrique  de  glaces  : 

Là,  le  sable  dissous  par  les  feux  dévorants 

Pour  les  palais  des  rois  brille  en  murs  transparents. 

Il  ne  craint  pas  toujours  de  nommer  les  choses 
par  leur  nom,  et  même  un  critique  contemporain, 
Dussault,  regrette  qu'il  emploie  trop  fréquemment 
des  termes  techniques.  Mais,  la  plupart  du  temps, 
il  s'évertue  à  trouver  d'élégantes  périphrases.  Le 
chat,  c'est 

L'animal  traître  et  doux,  des  souris  destructeur; 

la  poule, 

Cet  oiseau  diligent  dont  le  chant  entendu 
Annonce  au  laboureur  le  fruit  qu'il  a  pondu  ; 

le  cochon, 

.    .    .    l'animal  qui  s'engraisse  de  glands; 
et  l'oie  enfin, 

L'aquatique  animal,  sauveur  du  Capitole. 


94  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

Dans  le  Triomphe  Je  nos  Paysages,  Lebrun-Pindare 
célèbre  de  la  façon  suivante  les  moulins  à  vent  de 
Montmartre,  le  beurre  de  Vanves  et  la  porcelaine  de 
Sèvres  : 

La  colline  qui,  vers  le  pôle, 
Borne  nos  fertiles  marais, 
Occupe  les  enfants  d'Êole 
A  broyer  les  dons  de  Cérès; 
Vanves,  que  chérit  Galathée, 
Sait,  du  lait  d'Io,  d'Amalthée, 
Épaissir  les  flots  écumeux; 
Et  Sèvres,  d'une  pure  argile 
Compose  l'albâtre  fragile 
Où  Moka  nous  verse  ses  feux. 

Pierre  Lebrun  appelle  une  lorgnette 

Le  tube  qu'on  allonge  et  resserre  à  son  choix. 

Chaussard  exprime  un  chapeau  de  paille  en  ces 
termes  : 

Le  chaume  entrelacé  dont  la  voûte  légère 
Protège  élégamment  le  front  de  la  bergère. 

Ne  voulant  pas  nommer  la  baïonnette,  Millevoye 
dit: 

Ici  frappe  de  près  le  poignard  de  Bayonne; 

et  Lalanne,  ne  voulant  pas  nommer  le  chapon  : 

Ce  froid  célibataire,  inhabile  au  plaisir, 
Du  luxe  de  la  table  infortuné  martyr. 

Précurseur  des  romantiques  à  maints  égards  et 
notamment  par  l'emploi  de  Tépithète  pittoresque, 
André  Chénier  a  pourtant  les  mêmes  délicatesses 
ou  se  complaît  aux  mêmes  enjolivements.  On  cite 
de  lui  la  périphrase  par  laquelle  il  désigne  une 
serre  chaude  : 


LA   LANGUE    ET   LA    VERSIFICATION.  95 

...  L'art  industrieux  sous  ses  maisons  de  verre 
Des  soleils  du  Midi  sait  feindre  la  chaleur  '. 

et  surtout  celle-ci,  du  Dernier  ïambe  : 

Peut-être  avant  que  l'heure,  en  cercle  promenée, 

Ait  posé  sur  l'émail  brillant, 
Dans  les  soixante  pas  où  sa  route  est  bornée, 

Son  pied  sonore  et  vigilant. 

En  voici  d'autres  moins  connues  : 

Au  loin  fut  un  ample  manoir 
Où  le  réseau  noueux,  en  élastique  égide, 

Arme  d'un  bras  souple  et  nerveux, 

Repoussant  la  balle  rapide, 
Exerçait  la  jeunesse  en  de  robustes  jeux  2. 

Qu'est-ce  que  «  le  réseau  noueux  »?  Tout  simple- 
ment une  raquette. 

Mon  hôte,  maintenant  que,  sous  tes  nobles  toits, 
De  l'importun  besoin  j'ai  chassé  les  abois, 
Oserai-je  à  ma  langue  abandonner  les  rênes 3  ? 

Traduction  en  termes  propres  :  Maintenant  que  je 
n'ai  plus  faim,  puis-je  parler? 

...  Les  rapides  chars  et  leurs  cercles  d'airain 
Effarouchent  les  vers,  qui  se  taisent  soudain  *-. 

Entendez  par  cercles  d'airain  les  roues  des  voitures. 

Pourquoi  vois-je  languir  les  vins  abandonnés, 
Sous  le  liège  tenace  encore  emprisonnés?8 

Moins  «  poétiquement  »,  on  dirait  :  Que  n'avons- 
nous  encore  débouché  ces  bouteilles? 


i.  Élégies,  III,  vi  (édit.  Becq  de  Fouquières). 

2.  Le  Serment  du  Jeu  de  Paume. 

3.  Le  Mendiant. 

4.  Élégies,  I,  iv. 

5.  Ibid.,  II,  xi. 


96  LE    REALISME    DU    ROMANTISME. 

Le  gardien  de  tes  murs,  ce  vi&illard  qui  m'admire, 
M'a  vu  passer  le  seuil  et  s'est  mis  à  sourire  '. 

Le  gardien  de  murs  en  question  s'appelle  dans  le 
langage  ordinaire  un  portier,  ou,  si  Ton  veut,  un 
concierge. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  la  poésie  lyrique 
ou  la  poésie  descriptive  qui  affectionnent  les 
périphrases.  On  croirait  que  le  théâtre  dût  les 
bannir  :  un  poète  dramatique  n'écrit  point  pour 
son  compte,  il  fait  parler  des  personnages,  et 
qui  n'ont  apparemment  ni  le  loisir  ni  le  goût 
de  périphraser.  Cependant  nous  en  trouvons  de 
non  moins  ingénieuses  dans  la  tragédie  pseudo- 
classique. Si,  dans  le  Cid  d'Andalousie,  Pierre 
Lebrun  montre  un  roi  demandant  :  «  Quelle  heure 
est-il?  »  —  le  courtisan  auquel  ce  roi  s'adresse 
n'ose  pas  dire  :  Minuit,  et  répond  en  style  noble  : 

La  tour  de  Saint-Marcoz,  près  de  cette  demeure, 
A,  comme  vous  passiez,  sonné  la  douzième  heure. 

Dans  Marie  Stuart,  il  fallait  mentionner  le  journal 
intime  de  la  reine,  qu'un  officier  anglais  lui  enlève; 
ce  sont 

Les  sacrés  caractères, 

De  ses  longs  déplaisirs  tristes  dépositaires. 

Amusant  ses  loisirs  de  jeunesse  à  parodier  les 
périphrases  de  l'ancien  régime,  Gustave  Flaubert 
rendait  le  plus  élégamment  possible  la  ressem- 
blance d'une  jeune  fille  gravée  de  la  petite  vérole 
avec  une  écumoire. 

J'ai  vu  le  doux  visage, 

Horrible  désormais,  nous  présenter  l'image 

1.  Élégies,  II,  xvm. 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  97 

De  ce  meuble  vulgaire,  en  mille  endroits  percé, 
Dont  se  sert  la  matrone  en  son  zèle  empressé, 
Lorsqu'aux  bords  onctueux  de  l'argile  écumante 
Frémit  le  suc  des  chairs  en  sa  mousse  bouillante  '. 

Tout  aussi  ridicules  sont  maintes  périphrases  où, 
même  sur  la  scène,  se  donne  carrière  l'adresse  des 
poêles  pseudo-classiques.  Voici  de  quelle  façon 
Belloy  nous  fait  savoir  par  Eustache  de  Saint- 
Pierre  que  les  bourgeois  de  Calais  ont  mangé  jus- 
qu'à leurs  derniers  chiens  : 

Le  plus  vil  aliment,  rebut  de  la  misère, 

Mais  aux  derniers  abois  ressource  horrible  et  chère, 

De  la  fidélité  respectable  soutien, 

Manque  à  l'or  prodigué  du  riche  citoyen 2. 

En  disant  :  «  Je  veux  que,  tous  les  dimanches, 
le  paysan  puisse  mettre  la  poule  au  pot  »,  Henri  IV 
exprimait  un  généreux  sentiment  d'une  façon  bien 
triviale  ;  Legouvé  lui  prête  ces  quatre  vers  : 

Je  veux  enfin  qu'au  jour  marqué  pour  le  repos, 
L'hûte  laborieux  des  modestes  hameaux 
Sur  sa  table  moins  humble  ait,  par  ma  bienfaisance, 
Quelques-uns  de  ces  mets  réservés  à  l'aisance3. 

Et  comment  Melpomène  souffrirait-elle  un  autre 
langage?  La  poule  l'eût  scandalisée  et  le  pot  l'eût 
fait  reculer  d'horreur. 


On  peut  sans  doute  railler  les  susceptibilités  du 
pseudo-classicisme;  mais  sachons  bien  que,  s'il 
renchérissait  sur  les  écrivains  du  xvir  siècle,  il 
suivait  cependant  leur  exemple.  Les  procédés  de 

1.  Correspondance,  t.  II,  p.  100. 

2.  Le  Siège  de  Calais. 

3.  La  Mort  de  Henri  IV. 

LE    RÉALISME    DU    ROMANTISME.  7 


98  LE   REALISME   DU   ROMANTISME. 

son  style  sont  en  accord  intime  avec  la  discipline  des 
classiques,  avec  leur  rationalisme  et  leur  idéalisme, 
avec  leur  aversion  de  la  réalité  sensible  l. 

Notre  langue,  au  temps  de  Ronsard  et  d'Amyot, 
avait  un  vocabulaire  très  riche,  très  expressif.  Sous 
le  régime  proprement  classique,  des  épurations 
successives  le  spiritualisèrent  et  le  raffinèrent.  Cor- 
neille emploie  beaucoup  de  mots  qu'on  ne  trouve 
plus  chez  Racine.  A  la  vérité,  Racine  en  hasarde 
quelques-uns  dont  seront  choqués  les  pseudo-clas- 
siques2; pourtant  son  vocabulaire  est  en  général 
celui  qu'emploiera  le  pseudo-classicisme  :  il  préfère 
fange  à  boue,  rameau  à  branche,  esquif  à  barque, 
gue'rets  à  champs,  époux  à  mari,  poudre  h  poussière, 
faix  à  fardeau,  hymen  à  mariage.  Tout  comme  les 
pseudo-classiques,  les  classiques  veulent  tenir  la 
poésie  hors  du  monde  réel.  Le  monde  réel  présente 
à  nos  regards  une  multitude  d'objets  qui  nous 
rebutent.  Par  exemple  la  boue  est  quelque  chose  de 
déplaisant.  Et  sans  doute  le  mot  fange  a  une  signi- 
fication identique  à  celle  de  boue;  mais,  ne  s'em- 
ployant  pas  dans  la  langue  commune,  il  semble 
exprimer  une  boue  de  qualité  supérieure  :  la  fange, 
c'est  de  la  boue  idéale.  Les  objets  mêmes  qui 
n'offrent  rien  de  répugnant,  —  tels  un  fardeau,  une 


1.  Pour  ce  qui  se  rapporte  dans  la  suite  au  vocabulaire  clas- 
sique, cf.  un  article  de  nos  Essais  de  Littérature  et  de  Morale  con- 
temporaines, intitulé  le  Style  noble  et  la  Tragédie.  On  retrouvera 
ici  quelques-uns  des  exemples  que  nous  y  citons. 

2.  Cf.  p.  10  et  92.  Nous  pourrions  citer  d'autres  exemples;  il  ne 
craint  même  pas  de  montrer  Antiochus  une  échelle  à  la  main  : 

Vous  seul,  Seigneur,  vous  seul,  une  échelle  à  la  maie, 
Vous  portâtes  la  mort  jusque  sous  leurs  murailles. 

{Bérénice,  I,  ni.) 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  99 

barque,  une  branche,  —  évoquent,  ainsi  exprimés, 
les  réalités  de  la  vie  familière.  Quand  nous  les 
nommons  d'un  autre  nom,  d'un  nom  réservé  au 
style  noble,  aussitôt  ils  s'anoblissent.  Un  rameau, 
c'est  une  branche  stylisée. 

Les  précieux  avaient  proscrit  le  terme  de  poitrine 
pour  désigner  la  poitrine  humaine,  en  alléguant  qu'il 
désignait  aussi  une  poitrine  de  veau;  sans  aller 
jusque-là,  le  purisme  des  classiques  procède  de 
délicatesses  semblables.  On  nomme  rarement  le 
cheval  dans  une  épopée  et  dans  une  tragédie;  car 
les  chevaux  que  nous  avons  sous  les  yeux  sont  pour 
la  plupart  des  bètes  d'un  aspect  peu  conforme  à  la 
dignité  du  genre  épique  ou  du  genre  tragique.  On 
ne  nomme  jamais  le  bœuf  ou  la  vache,  car  leur  nom 
rappelle  les  vilenies  de  l'étable,  il  sent  le  fumier1. 

Après  avoir  pris  à  partie  l'abbé  Delille  sur  ses 
altières  colonnades  et  ses  orgueilleuses  arcades 2  : 
«  Racine,  ajoute  Sainte-Beuve,  ne  peint  guère 
davantage  en  appelant  un  monstre  marin  indomp- 
table taureau3  ».  Aussi  bien  que  les  pseudo-clas- 
siques, nos  poètes  du  xvne  siècle  préfèrent  les 
adjectifs  abstraits.  Racine  exprime  d'ordinaire  le 
sentiment  que  l'objet  fait  naître  et  non  les  carac- 
tères propres  de  l'objet;  affreux,  charmant,  funeste, 
odieux,  aimable,  voilà  ses  épithètes  les  plus  fré- 


1.  Chez  Homère,  Achille,  querellé  par  Agamemnon,  répond 
que  jamais  les  Troyens  ne  lui  ont  fait  tort  en  prenant  ses 
bœufs  ou  ses  chevaux  (Iliade,  I,  154);  chez  Racine,  il  dit  : 

Et  jamais  dans  Larisse  un  lâche  ravisseur 
Me  vint-Il  enlever  ou  ma  femme  ou  ma  sœur? 

(Iphigénie,  IV,  vi.) 

2.  Cf.  p.  91. 

3.  Phèdre,  acte  V,  scène  vi. 


100  LE    REALISME    DU    ROMANTISME. 

quentes.  Pareillement  Boileau,  sauf  dans  certains 
vers  réalistes,  tels  que  ceux  dont  nous  avons  fait 
mention1.  Lisez  par  exemple  son  épitre  à  Lamoignon 
sur  les  plaisirs  de  la  campagne  :  ce  sont  des  prés 
délicieux,  c'est  un  fortuné  séjour;  rien  n'y  peint 
les  choses,  rien  ne  les  y  montre.  Entre  tous  les 
écrivains  classiques,  aucun  ne  décrit  la  nature  avec 
autant  de  complaisance  que  Fénelon;  mais,  si  les 
tableaux  qu'il  nous  en  donne  ont  beaucoup  de 
grâce  et  de  charme,  n'y  cherchons  aucun  trait  de 
réalité  concrète.  Presque  toujours  il  emploie, 
comme  Boileau,  comme  Racine,  l'épithète  morale. 
Et  du  reste,  quand  ses  épithètes  expriment  une 
qualité  de  l'objet  même,  cette  qualité  appartient  à 
tous  les  objets  analogues.  Il  nous  dit  d'une  source 
qu'elle  est  fraîche,  ou  d'une  moisson  qu'elle  est 
fertile. 

Nous  rappelions  plus  haut  la  règle  qu'énonce 
Buffon  dans  son  Discours  sur  le  style  :  «  Nommer 
les  choses  par  les  termes  généraux  2  ».  Certains 
critiques  interprètent  cette  règle  comme  si  Buffon 
proscrivait  seulement  l'emploi  des  vocables  parti- 
culiers aux  techniciens.  «  Les  termes  généraux, 
écrit  Ferdinand  Brunetière,  ne  sont  pas...  les  termes 
vides,  inconsistants  et  décolorés  d'une  rhétorique 
banale,  ce  sont  tout  simplement  les  termes  du 
commun  usage3.  »  Et  dans  un  autre  article  :  «  Buffon 
a  voulu  dire  qu'aussi  longtemps  que  les  géomètres 
et  les  physiciens,  les  théologiens  et  les  juriscon- 
sultes, les  érudits  et  les  philologues,  tous  les  spé- 

1.  Cf.  p.  20,  21,  77. 

2.  Cf.  p.  91. 

3.  Nouveaux  Essais  de  Littérature  contemporaine,  p.  323-324. 


LA   LANGUE   ET   LA    VERSIFICATION.  101 

cialistes  en  un  mot  ne  se  serviraient  que  du  langage 
technique  de  leur  science  ou   de  leur   art,   aussi 
longtemps    on    leur    refuserait    cette    intelligente 
curiosité,  cet  intérêt,  cette  sympathie  générale  qui 
leur  sont  cependant  nécessaires...  Il  leur  conseille 
d'être    hommes    avant    d'être    embryogénistes    ou 
hébraïsants1.  »  Est-ce  là  le  sens  de  la  règle  qu'a 
prescrite  Buffon?  Pas  le  moins  du  monde.  La  phrase 
même  dans  laquelle  il  la  prescrit  ne  permet  aucune 
équivoque.  «  A  cette  première  règle  dictée  par  le 
génie*,  si  l'on  joint  du  scrupule  sur  le  choix  des 
expressions,  de  l'attention  à  ne  nommer  les  choses 
que  par  les  termes  les  plus  généraux,  le  style  aura, 
dit-il,  de  la  noblesse.  »  Il  ne  se  contente  point  de 
prohiber  les  termes  techniques  dont  un  honnête 
homme  peut  mal  connaître  le  sens  :  selon  lui,  — 
telle  est  la  signification  du  précepte  qu'il  formule,  — 
on  doit  employer  les  termes  généraux  afin  de  «  bien 
parler  »,  de  rendre  le  style  «  noble  ».  Et  d'ailleurs, 
si  nous  concevions  à  sa  manière  la  noblesse  du 
style,   nous  ne   pourrions  nous  empêcher  de    lui 
donner  pleinement  raison. 

Or,  le  précepte  de  Buffon  ainsi  entendu  n'avait 
rien  de  nouveau.  Selon  Brunetière  l'exclusion  des 
termes  propres  «  date  au  plus  loin  du  milieu  du 
xvme  siècle  »  ;  et,  honnissant  ce  siècle  des  «  philo- 
sophes »,  il  explique  «  le  dépérissement  du  style  » 
par  «  l'appauvrissement  de  la  pensée  »  et  «  l'abais- 
sement des  caractères3  ».  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que, 


1.  Études  critiques,  t.  V,  p.  263. 

2.  Que  l'écrivain  possède  pleinement  son  sujet,  y  réfléchisse 
assez  pour  voir  clairement  l'ordre  de  ses  pensées,  en  forme  une 
suite,  une  chaîne  continue,  etc. 

3.  Études  critiques,  t.  I,  p.  262,  263. 


102  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

si  Buffon  formula  le  premier  cette  règle,  il  pouvait 
la  fonder  sur  l'exemple  de  tous  les  classiques. 

Dans  leur  répugnance  pour  la  réalité  matérielle, 
les  classiques,  nous  venons  de  le  voir,  bannissent 
les  termes  expressifs  qui  leur  semblent  suspects  de 
bassesse  et  préfèrent  les  épilhètes  morales  aux  épi- 
thètes  pittoresques;  la  même  répugnance  leur  fait 
préférer  le  terme  général  au  terme  propre.  Comme 
les  pseudo-classiques,  ils  disent  par  exemple  fer  ou 
acier  plus  volontiers  que  couteau,  siège  plus  volon- 
tiers que  chaise  ou  fauteuil,  pasteur  plus  volontiers 
que  bouvier  on  porcher.  Nous  trouvons  le  mot  bouc 
et  le  mot  chien  dans  Racine  :  mais  on  lui  reprocha 
d'avoir  nommé  un  animal  aussi  peu  noble  que  le 
chien,  de  n'avoir  pas  mis  victime  au  lieu  de  bouc.  Et, 
sachons-le  bien,  il  ne  s'agit  pas  seulement  de  mots 
évoquant  des  images  laides  et  désagréables;  on 
n'en  admet  aucun  qui  exprime,  qui  rappelle  les 
choses  du  milieu  réel.  La  langue  tragique  emploie 
le  terme  général  d'arbre;  elle  évite  de  nommer  un 
de  ces  arbres  avec  lesquels  se  font  les  meubles  ou 
que  débitent  les  marchands  de  bois.  Pareillement 
elle  emploie  le  terme  général  d'oiseau !  et  ne  désigne 
jamais  par  leur  propre  nom  des  oiseaux  familiers; 
tous  ceux  qui  vivent  autour  de  nous  dans  les  rues 
ou  dans  les  champs,  elle  les  appelle,  sans  distinc- 
tion, passereaux. 

Rien  ne  nous  ferait  aussi  bien  comprendre  qu'une 
traduction  d'Homère  par  Boileau  comment  les 
classiques  entendaient  la  noblesse  de  la  langue 
épique.  Les  Réflexions  sur  Longin  contiennent  du 

1.  A  moins  d'y  substituer  une  périphrase;  par  exemple,  elle 
dira  volontiers  les  habitants  de  Voir.  Cf.  la  page  suivante. 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  103 

moins  quelques  vers  de  Y  Iliade  et  de  V  Odyssée 
rendus  à  sa  façon.  Il  les  avait  écrites  pour  venger 
Homère  de  Charles  Perrault;  mais,  chez  lui  et  chez 
Perrault,  c'est  la  même  conception  du  style  noble. 
Le  chef  «  des  modernes  »  raille  le  vieux  poète 
sur  la  «  bassesse  »  de  son  langage,  et  le  chef 
des  «  anciens  »,  prétendant  que  la  traduction 
citée  n'est  pas  exacte,  y  en  substitue  une  autre, 
conforme  à  la  dignité  du  genre.  Là  où  cette 
traduction  dit  que  Télémaque  met  ses  beaux  sou- 
liers, Boileau  remplace  beaux  souliers  par  magni- 
fique chaussure.  Dans  un  autre  endroit,  quand  elle 
dit  qu'Ulysse,  menacé  de  faire  naufrage,  «  s'attache, 
comme  une  chauve-souris,  à  un  figuier  qui  sortait 
du  rocher  »,  Boileau,  semblablement,  remplace  le 
terme  particulier  par  le  terme  général,  chauve-souris 
par  oiseau  de  nuit  ;  et  quand,  deux  ou  trois  vers 
plus  loin,  elle  dit  que  le  héros,  voyant  peu  à  peu 
remonter  son  mât,  est  «  aussi  aise  qu'un  juge  qui 
se  lève  de  dessus  son  siège  pour  aller  dîner  »,  il 
traduit  quitte  sa  séance  pour  aller  prendre  sa  réfec- 
tion1. 

Ce  dernier  exemple  nous  amène  du  terme  général 
à  la  périphrase.  Ici  surtout,  on  signale  une  diffé- 
rence entre  le  classicisme  et  le  pseudo-classicisme. 
Et  les  romantiques  la  signalèrent  tout  les  premiers. 
«  Loin  de  repousser,  comme  la  véritable  école  fran- 
çaise, les  trivialités  et  les  bassesses  de  la  vie,  la 
muse  pseudo-classique,  dit  Victor  Hugo  dans  la 
préface  de  Cromwell,  les  recherche  au  contraire  et 
les   ramasse   avidement.    Une  scène   du   corps  de 

1.  Cf.  les  Réflexions  VI  et  IX. 


104  LE    REALISME   DU    ROMANTISME. 

garde,  une  révolte  de  populace,  le  marché  aux 
poissons,  le  bagne,  le  cabaret,  la  poule  au  pot  de 
Henri  IV,  sont  une  bonne  fortune  pour  elle.  Elle 
s'en  saisit,  elle  débarbouille  cette  canaille  et  coud 
à  ces  vilenies  son  élégance  et  ces  paillettes.  »  Mais, 
lors  même  qu'on  aurait  raison  de  distinguer  par  là 
les  classiques  des  pseudo-classiques,  le  souci  de 
parler  toujours  avec  noblesse  leur  faisait  employer 
très  souvent  les  périphrases  plutôt  que  les  mots 
propres. 

La  périphrase  est  un  des  procédés  au  moyen 
desquels  les  poètes  de  la  Pléiade,  Ronsard  notam- 
ment et  du  Bellay,  prétendirent  rehausser  leur  style. 
Dans  la  Défense  et  illustration  de  la  langue  fran- 
çaise, celui-ci  recommande  «  d'user  souvent  de  la 
figure  Antonomasie,  aussi  fréquente  aux  anciens 
poètes  comme  peu  usitée ,  voire  inconnue  des 
Français  ».  «  La  grâce  d'elle,  ajoute-t-il,  est  quand 
on  désigne  le  nom  de  quelque  chose  par  ce  qui  lui 
est  propre,  comme  le  Père  foudroyant  pour  Jupiter, 
le  Dieu  deux  fois  né  pour  Bacchus,  la  Vierge  chasse- 
resse pour  Diane.  Cette  figure  a  beaucoup  d'es- 
pèces, que  tu  trouveras  chez  les  Rhétoriciens,  et  a 
fort  bonne  grâce,  principalement  aux  descriptions, 
comme  Depuis  ceux  qui  voient  les  premiers  rougir 
r  Aurore  jusque  là  où  Thétis  reçoit  en  ses  ondes  le  fils 
d'Hypérion*.»  Quant  à  Ronsard,  il  blâme  l'abus  de 
la  périphrase,  mais  il  en  conseille  l'usage.  «  Les 
excellents  poètes,  dit-il  dans  la  seconde  préface  de 
la  Franciade,  nomment  peu  souvent  les  choses  par 

1.  Livre  II,  chap.  ix.  —  Sur  ce  point,  l'auteur  du  Quintil  cen- 
seur reproche  à  du  Bellay  de  vouloir  qu'on  périphrase  hors  de 
propos  «  en  disant  fils  de  vache  pour  veau  ou  bœuf,  de  peur  de 
faire  la  moue  ». 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  105 

leur  nom  propre...  Labourer,  vertere  ierram;  le 
pain,  dona  laboratae  Cereris...  Telles  semblables 
choses  sont  plus  belles  par  circonlocution  que  par 
leur  propre  nom  ». 

A  cet  égard  comme  à  tant  d'autres,  les  classiques 
du  xviic  siècle  suivent  l'exemple  de  la  Pléiade.  Nous 
rencontrons  chez  eux  un  grand  nombre  de  péri- 
phrases, même  chez  Boileau  et  chez  Racine,  qu'on 
nous  donne  entre  tous  pour  réalistes.  On  cite  le  vers 
de  Boileau  : 

J'appelle  un  chat  un  chat  et  Rolet  un  fripon1. 

Il  faudrait  citer  aussi  les  précédents,  qui  en  expli- 
quent le  sens  véritable  : 

...Moi,  vivre  à  Paris!  Eh!  qu'y  voudrais-je  faire? 
Je  ne  sais  ni  tromper,  ni  feindre,  ni  mentir... 
Pour  un  si  bas  emploi  ma  muse  est  trop  altière. 
Je  suis  rustique  et  fier  et  j'ai  l'âme  grossière; 
Je  ne  sais  rien  nommer  si  ce  n'est  par  son  nom. 

Nous  le  voyons,  ce  couplet  ne  se  rapporte  point  au 
style.  Le  poète  y  atteste  sa  franchise  dans  les  rela- 
tions de  la  vie  ;  et  le  vers  qu'on  allègue  a  une  signi- 
fication toute  morale. 

Non  seulement  Boileau  admet  la  périphrase,  mais, 
comme  les  pseudo-classiques,  il  la  recherche,  il  en 
tire  gloire.  Nul  autre  talent  ne  lui  semble  supérieur 
à  celui  de  bien  exprimer  «  les  petites  choses  ». 
«  Plus  les  choses,  déclare-t-il,  sont  malaisées  à 
dire,  plus  elles  frappent  quand  elles  sont  dites... 
avec  cette  élégance  qui  fait  proprement  la  poésie  ». 
Et  il  ajoute  :  «  Quand  je  fais  des  vers,  je  songe  tou- 
jours à  dire  ce  qui  ne  s'est  pas  encore  dit  dans  notre 

1.  Satire  I,  v.  52. 


106  LE   RÉALISME   DU   ROMANTISME. 

langue1  ».  N'était-ce  pas  assez  pour  autoriser  les 
tours  d'adresse  pseudo-classiques? 

Mentionnons  quelques-unes  des  périphrases  où 
s'est  complu  son  ingéniosité. 

Voici,  d'abord,  un  passage  de  la  quatrième  épître 
dans  lequel  il  «  parle  noblement  de  notre  artil- 
lerie 2  »  : 

Le  plomb  vole  à  l'instant 

Et  pleut  de  toute  part  sur  l'escadron  flottant. 
Du  salpêtre  en  fureur  l'air  s'échauffe  et  s'allume, 
Et  des  coups  redoublés  tout  le  rivage  fume3. 

Dans  l'épître  A  mes  vers,  il  marque  son  âge  de  la 
façon  suivante  : 

Mais  aujourd'hui  qu'enfin  la  vieillesse  venue, 
Sous  mes  faux  cheveux  blonds  déjà  toute  chenue, 
A  jeté  sur  ma  tète  avec  ses  doigts  pesants 
Onze  lustres  complets  surchargés  de  deux  ans4. 

«  Tous  ceux  à  qui  j'ai  récité  cette  épître5,  écrit-il  à 
Maucroix G,  en  sont  aussi  frappés  que  d'aucun  autre 
de  mes  ouvrages.  Croiriez-vous,  Monsieur,  qu'un  des 
endroits  où  ils  se  récrient  le  plus,  c'est  un  endroit 
qui  ne  dit  autre  chose  sinon  qu'aujourd'hui  que  j'ai 
cinquante-sept  ans,  je  ne  dois  plus  prétendre  à 
l'approbation  publique?  Cela  est  dit  en  quatre  vers 
que  je  veux  bien  vous  écrire  ici,  afin  que  vous  me 
disiez  si  vous  les  approuvez.  »  Et,  citant  ces  quatre 
vers,  il  s'applaudit  d'avoir  «  frondé  assez  heureuse- 
ment la  perruque  ».   Mais  n'est-ce  pas  ainsi  que 

1.  Lettre  à  Maucroix,  29  avril  1695. 

2.  Mémoires  de  Louis  Racine  sur  la  vie  de  son  père. 

3.  V.  119. 

4.  Épître  X,  v.  25. 

5.  Elle  n'avait  pas  encore  paru. 

6.  Dans  la  lettre  citée  plus  haut. 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  107 

Chaussard  et  Lebrun  frondaient,  l'un  le  chapeau 
de  paille,  l'autre  la  lorgnette1  ? 

Enfin  la  première  épîlre  au  roi  contient  une 
périphrase  dont  Boileau  semble  également  satisfait, 
et  qu'il  «  veut  bien  »  transcrire  aussi  dans  la  même 
lettre.  «  Je  me  souviens,  déclare-t-il,  que  M.  de  la 
Fontaine  m'a  dit  plus  d'une  fois  que  les  deux  vers  de 
mes  ouvrages  qu'il  estimait  davantage,  c'étaient 
ceux  où  je  loue  le  roi  d'avoir  établi  les  manufactures 
de  points  de  France,  à  la  place  des  points  de  Venise  : 

...  Nos  voisins  frustrés  de  ces  tributs  serviles 
Que  payait  à  leur  art  le  luxe  de  nos  villes2.  » 

Et,  après  avoir  ajouté  qu'Homère,  Virgile  et  Horace 
«  sont  divins  »  pour  leur  talent  d'exprimer  les 
petits  détails  en  beau  style,  il  se  retourne  contre 
ceux  «  qui  ne  disent  rien  que  des  choses  vagues  ». 
Exprimer  les  détails  vulgaires  avec  noblesse,  c'est 
là,  selon  lui,  le  triomphe  du  poète. 

Si  Boileau  fait  souvent  des  périphrases  par  vir- 
tuosité, Racine  en  fait  par  respect  des  bienséances 
tragiques.  Ses  périphrases  ne  sont  guère  moins 
nombreuses  que  celles  des  Jouy  et  des  Viennet. 

Voici  comment  Néron  peint  Junie,  qu'il  a  enlevée 
la  nuit  précédente  : 

Belle  sans  ornements,  dans  le  simple  appareil 
D'une  beauté  qu'on  vient  d'arracher  au  sommeil 3. 

1.  Cf.  p.  94. 

2.  Épitre  I,  v.  141. —  Peut-être  s'élonnera-t-on  que  La  Fontaine 
ait  tellement  admiré  ces  deux  vers.  Mais,  écrivant  dans  un  genre 
qui  lui  laissait  toute  sa  franchise  naturelle  d'expression,  il  n'en 
appréciait  pas  moins,  dans  les  genres  «  relevés  »,  l'art  de  dire 
noblement  les  choses  triviales;  et  ses  Fables  elles-mêmes  ren- 
ferment bien  des  périphrases  par  lesquelles  nous  voyons  qu'il  a 
subi  l'influence  du  goût  contemporain. 

3.  Britannicus,  acte  II,  scène  u. 


108  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

Quand  Bérénice,  encore  toute  défaite,  va  recevoir 
Titus,  sa  confidente,  craignant  qu'il  ne  la  surprenne 
ainsi  :  Souffrez,  la  prie-t-elle, 

Souffrez  que  de  vos  pleurs  je  répare  l'outrage  '. 

OEnone,  reprochant  à  Phèdre  de  ne  prendre  depuis 
trois  jours  ni  repos  ni  aliments,  lui  débite  ce 
couplet  : 

Les  ombres  par  trois  fois  ont  obscurci  les  cieùx 
Depuis  que  le  sommeil  n'est  entré  dans  vos  yeux, 
Et  le  jour  a  trois  fois  chassé  la  nuit  obscure 
Depuis  que  votre  corps  languit  sans  nourriture 2. 

Sur  le  point  de  s'étrangler  avec  son  bandeau, 
Monime  l'appelle  d'abord  fatal  tissu 3.  Roxane, 
ordonnant  l'exécution  de  Bajazet,  n'a  garde  de 
nommer  la  corde  par  laquelle  celui-ci  doit  périr  ; 
elle  dit  : 

Que  la  main  des  muets  s'arme  pour  son  supplice  ; 
Qu'ils  viennent  préparer  ces  nœuds  infortunés 
Par  qui  de  ses  pareils  les  jours  sont  terminés4; 

plus  loin,  Osmin  apprend  en  ces  termes  à  Acomat  la 
mort  du  jeune  prince  : 

Son  amante  en  furie 
Près  de  ces  lieux,  Seigneur,  craignant  votre  secours, 
Avait  au  nœud  fatal  abandonné  ses  jours3; 

et  Atalide  enfin,  lorsqu'elle  s'accuse  d'avoir  causé 
la  perte  de  son  amant,  emploie  une  circonlocution 
non  moins  élégante  : 

1.  Bérénice,  acte  IV,  scène  n. 

2.  Phèdre,  acte  I,  scène  m. 

3.  Mithridate,  acte  V,  scène  i. 

4.  Bajazet,  acte  IV,  scène  v. 

5.  Ibid.,  acte  V,  scène  xi. 


LA   LANGUE   ET   LA    VERSIFICATION.  109 

Oui,  c'est  moi,  cher  amant,  qui  t'arrache  la  vie... 

Moi  seule  j'ai  tissé  le  lien  malheureux 

Dont  tu  viens  d'éprouver  les  détestables  nœuds  '. 

On  trouve  pourtant  chez  Racine  et  nous  l'avons 
déjà  vu,  quelques  termes  dont  les  pseudo-classiques 
proscrivent  l'usage,  ceux  par  exemple  de  lit2,  de 
chambre3,  de  boucs,  de  chiens  v.  Mais  le  lit  dans 
lequel  il  met  Claude  est  un  lit  d'impératrice,  et  la 
chambre  qu'il  nomme,  «  remplie  de  princes 
égorgés  »,  ne  saurait  donc  évoquer  aucun  objet  tri- 
vial ou  vulgaire.  Après  le  mot  boucs,  il  a  soin  d'en 
placer  un  autre  qui  est  d'usage  noble  : 

Ai-je  besoin  du  sang  des  boucs  et  des  génisses  s? 

Quant  au  mot  chiens,  les  critiques  contemporains 
le  lui  pardonnaient  en  faveur  de  l'épithète  dévo- 
rants : 

Des  lambeaux  pleins  de  sang  et  des  membres  affreux 
Que  des  chiens  dévorants  se  disputaient  entre  eux G. 

On  peut  citer  encore,  il  est  vrai,  deux  endroits 
d'Athalie  où  le  même  mot  se  rencontre  sans 
qu'aucune  épithète  l'accompagne  : 

Sous  les  pieds  des  chevaux  cette  reine  foulée, 
Dans  son  sang  inhumain  les  chiens  désaltérés7. 

Les  chiens  à  qui  son  bras  a  livré  Jézabel, 
Attendant  que  sur  toi  sa  fureur  se  déploie, 
Déjà  sont  à  ta  porte  et  demandent  leur  proie8. 

1.  Bajazet,  acte  V,  scène  xn. 

2.  Cf.  p.  10. 

3.  Cf.  p.  92. 

4.  Cf.  p.  102. 

5.  Athalie,  acte  I,  scène  i. 

6.  Ibid.,  acte  II,  scène  v. 

7.  Ibid.,  acte  I,  scène  i. 

8.  Ibid.,  acte  III,  scène  v. 


110  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

Mais,  remarquons-le,  désaltérés  dans  le  sang  de 
Jézabel  ou  demandant  leur  proie  à  la  porte  de 
Mathan,  ces  chiens  font  vraiment  figure  de  bêtes 
féroces;  ils  ne  compromettent  pas  plus  la  noblesse 
de  la  tragédie  que  des  tigres  et  des  loups. 

Au  reste,  si,  en  certains  genres,  les  classiques 
usent  des  périphrases  et  des  termes  généraux  ou 
abstraits,  s'ils  évitent  autant  que  possible  les  mots 
exprimant  la  réalité  matérielle,  gardons-nous  de  le 
leur  reprocher;  un  vocabulaire  réaliste  ne  saurait 
convenir  à  des  genres  nobles.  Selon  Racine,  c'est 
une  «  véritable  faiblesse  de  n'oser  nommer  des  veaux, 
des  vaches,  un  porcher  »;  et  il  accuse  «  notre 
langue  »  de  ne  «  rien  souffrir *  ».  Notre  langue  souf- 
frait fort  bien  ces  mots  dans  d'autres  genres;  mais 
peut-on  s'étonner  que  la  tragédie  les  rejette? 

Dans  la  tragédie,  le  langage  doit  nécessairement 
s'approprier  à  la  convention  idéaliste  qui  la  régit 
tout  entière.  Ainsi  que  le  fait  observer  Alfred  de 
Vigny,  cette  convention  forçait  les  poètes  de  «  dé- 
guiser le  mot  simple  sous  le  manteau  des  péri- 
phrases »  ;  et  lui-même,  après  s'être  moqué  de  la 
périphrase  sous  le  manteau  de  laquelle  le  mot 
(F espion  avait  été  déguisé  par  un  poète  pseudo-clas- 
sique : 

Ces  mortels  dont  l'État  gage  la  vigilance, 

il  ajoute  très  sensément  :  «  Lorsqu'on  a  dit  pendant 
cinq  actes  hymen  pour  mariage,  immoler  en  place 
d'assassiner,  et  mille  gentillesses  pareilles,  com- 
ment proférer  le  mot  tel  qu'espion?  Il  faut  bien  dire 

1.  Remarques  sur  l'Odyssée. 


LA  LANGUE  ET  LA  VERSIFICATION.        111 

un  mortel,  et  je  ne  sais  quoi  de  long  et  de  doux  à  la 
suite1.  »  Mais  les  bienséances  des  genres  nobles 
n'expliquent  pas  seulement  remploi  de  la  péri- 
phrase; elles  justifient  la  préférence  donnée  par  les 
tragiques  aux  termes  généraux  et  à  tous  ceux  qui, 
n'ayant,  pour  ainsi  parler,  aucun  contact  avec  les 
objets  réels,  en  représentent  une  sorte  de  type 
idéalisé. 

Quoi  qu'affirme  Victor  Hugo2,  il  y  a  toujours  eu, 
il  y  aura  toujours  des  mots  «  nobles  »  et  des  mots 
«  bas  ».  Et,  si  les  mots  bas  sont  d'ordinaire  plus 
expressifs,  c'est  par  là  qu'ils  sont  moins  nobles. 
Rappelons-nous  ces  vers,  précédemment  cités3, 
dans  lesquels  OEnone  reproche  à  Phèdre  de  ne  pas 
se  nourrir.  Les  périphrases  dont  elle  use  sont 
blâmés  par  nos  commentateurs  modernes;  vou- 
draient-ils donc  qu'elle  dît  : 

Voilà  trois  jours  entiers  que  vous  ne  mangez  pas? 

Appliqué  à  la  Phèdre  de  Racine,  le  mot  manger 
nous  scandaliserait  nous-mêmes,  il  nous  semble- 
rait ignoble.  Et  pareillement  ni  Roxane  ni  Atalide 
ne  peuvent  prononcer  celui  de  corde1*.  Les  nœuds 
infortunés  ou  le  lien  malheureux  nous  font  sourire; 
pourtant  le  mot  corde  nous  choquerait  dans  une 
tragédie,  comme  mal  approprié  au  ton  et  au  milieu, 
comme  incompatible  avec  les  convenances  du  genre. 
On  sait  le  couplet  d'Hippolyte  confessant  son 
amour  pour  Aricie  : 


1.  Lettre  à  lord  ***. 

2.  Par  exemple,  dans  la  Réponse  à  un  acte  d'accusation,  Contem- 
plations, t.  I,  I,  vu. 

3.  Cf.  p.  108. 

4.  Cf.  même  page. 


112  LE    REALISME   DU   ROMANTJSME. 

Mon  arc,  mon  javelot,  mon  char,  tout  m'importune; 
Je  ne  me  souviens  plus  des  leçons  de  Neptune  ',  etc. 

Victor  Hugo,  paraîl-il,  ne  voyait  là  qu1  «  une  vide 
et  pompeuse  rhétorique  ».  «  Quoi  de  plus  affecté, 
lui  fait-on  dire,  que  ce  grand  nigaud  importuné  par 
son  char?  »  Mais,  citant  les  vers  de  Pradon  : 

Depuis  que  je  vous  vois,  je  n'aime  plus  la  chasse, 
Et.  si  j'y  vais,  ce  n'est  que  pour  penser  à  vous, 

il  les  jugeait,  nous  assure-t-on,  «  humains  et  vrais, 
pleins  de  grâce  et  de  sensibilité2  ».  Devons-nous 
croire  que  Victor  Hugo  ait  jamais  émis  une  sembla- 
ble appréciation?  Pure  boutade  en  tout  cas,  et  trop 
pieusement  recueillie.  Les  vers  de  Pradon  seraient 
plats  n'importe  où;  et  comment  les  supporter  dans 
la  bouche  d'un  personnage  tragique? 

Allons  même  plus  loin.  Beaucoup  des  mots  et 
des  locutions  blâmés  chez  Corneille  par  Voltaire 
dérogent  en  effet  à  la  dignité  de  la  tragédie.  Parmi 
ceux  que  nous  indiquons  plus  haut3,  tels  sont  après 
ce  lâche  tour  ou  piqué  jusques  au  vif.  Et  en  voici 
quelques  autres,  tirés  de  Polyeucte  4  : 

Que  tu  discernes  mal  le  cœur  d'avec  la  mine  ! 

Je  sais  des  gens  de  cour  quelle  est  la  politique, 
J'en  connais  mieux  que  lui  la  plus  fine  pratique. 


C'est  en  vain  qu'il  tempête. 


Et,  s'il  avait  affaire  à  quelque  maladroit, 

Le  piège  est  bien  tendu,  sans  doute  il  le  perdrait. 

Nous  avons  beau  être  fort  éloignés  des  préjugés 
classiques;  ces  façons  de   parler   nous  paraissent 

1.  Phèdre,  acte  II,  scène  u. 

2.  Paul  Stapfer,  les  Artistes  juges  et  parties. 

3.  Cf.  p.  89  et  90. 

4.  Acte  V,  scène  i. 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  H3 

malséantes  à  nous-mêmes  autant  qu'elles  le  parais- 
saient à  Voltaire.  Tout  se  tient  dans  une  tragédie, 
et  le  langage  doit  forcément  y  être  en  rapport  avec 
les  conventions  du  genre. 

Au  reste,  ce  n'est  pas  là  la  question.  Il  s'agit  de 
savoir  si  l'on  peut  qualifier  de  réaliste  un  genre  dont 
les  conventions  exigent  une  pareille  noblesse  de 
style. 

«  Nous  ne  dirons  pas,  déclare  Brunetière  dans 
un  article  déjà  cité  sur  le  Naturalisme  au  xvne  siècle, 
que,  quand  Racine  prête  à  ses  Agrippine  ou  à  ses 
Mithridate  un  langage  d'un  ou  deux  degrés  plus 
noble  que  la  réalité,  Racine  cesse  d'être  naturaliste. .. , 
nous  dirons...  qu'il  se  conforme  aux  lois  mêmes  du 
genre  tragique,  dont  l'une  des  conditions  est  juste- 
ment cet  anoblissement1.  »  Certes  Racine  a  raison, 
et  nous  en  convenions  tout  à  l'heure,  d'  «  anoblir 
le  langage  de  ses  héros  ».  Mais  comment  peut-on 
prétendre  qu'il  ne  cesse  pourtant  pas  d'être  natura- 
liste? Naturaliste,  il  ne  l'est  sur  aucun  point  et  il  ne 
saurait  l'être,  car  le  genre  tragique  répugne  au 
naturalisme  dans  la  peinture  des  personnages  et 
dans  l'action  comme  dans  le  style.  On  ne  montre  pas 
que  la  tragédie  classique  imite  la  nature  en  mon- 
trant que  partout  elle  l'anoblit. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  la  tragédie  qui  s'élève 
«  d'un  ou  deux  degrés  »  au-dessus  du  réel,  ce  sont 
aussi  les  autres  genres  tenus  pour  nobles;  c'est 
l'églogue  elle-même,  que  Boileau,  dans  YArl  poé- 
tique, met  au  dernier  rang  de  la  hiérarchie,  qu'il 
caractérise  par  son  «  humble  style2  ».  Rappelant 


\.  Études  critiques,  t.  I,  p.  333,  334. 
2.  Chant  II,  v.  5. 

LE    RÉALISME    DU    ROMANTISME. 


114  LE  REALISME   DU   ROMANTISME. 

quelques  vers  de  Y  Iliade  où  la  joie  des  compagnons 
d'Ulysse,  quand  ils  le  retrouvent  enfin,  est  comparée 
à  celle  des  veaux  quand  ils  voient  leur  mère  reve- 
nir du  pâturage,  Racine  observe  que  les  termes  de 
veau  et  de  vache,  employés  par  les  Grecs  dans 
l'épopée,  ne  sont  pas  admis  cheznous  dansl'églogue1. 
Et  Boileau,  parlant  du  même  genre  :  «  Le  mot  de 
génisse,  note-t-il,  y  est  fort  bon;  vache  ne  s'y  peut 
souffrir2  ».  Ainsi,  la  délicatesse  du  goût  classique 
interdisait  de  nommer,  dans  le  genre  où  l'on  met 
des  bouviers  en  scène,  les  animaux  que  ces  bou- 
viers font  métier  de  paître. 


L'école  romantique  n'opéra  pas  d'un  seul  coup  la 
réforme  du  vocabulaire.  C'est  en  matière  de  langue 
que  les  préjugés  du  classicisme  étaient  surtout 
enracinés  et  qu'ils  se  maintinrent  le  plus  longtemps. 

Malgré  bien  des  inventions  et  des  hardiesses, 
Chateaubriand  reste  un  pseudo-classique  par  l'habi- 
tude générale  de  son  style.  On  trouve  dans  les  Médi- 
tations de  Lamartine  un  grand  nombre  de  mots 
nobles  et  de  périphrases,  et,  dans  les  Harmonies,  il 
n'y  en  a  guère  moins.  Alfred  de  Vigny,  qui,  le  pre- 
mier, nomma  un  mouchoir  sur  la  scène  tragique, 
rivalise  parfois  avec  les  poètes  de  l'Empire;  voici 
une  périphrase  tirée  du  Trappiste  : 

C'est  un  de  ces  guerriers  dont  la  constante  veille 
Fait  qu'en  ses  palais  d'or  la  royauté  sommeille, 

et  en  voici  une  autre,  de  Dolorida  : 


1.  Remarques  sur  l'Odyssée. 

2.  IX'  Réflexion  sur  Longin. 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  115 

Dolorida  n'a  plus  que  ce  voile  incertain, 

Le  premier  que  revêt  le  pudique  matin, 

Et  le  dernier  rempart  que,  dans  sa  nuit  folâtre, 

L'Amour  ose  enlever  d'une  main  idolâtre. 

Sainte-Beuve,  dans  les  Poésies  de  Joseph  Delorme, 
mel  nef  pour  navire  *,  rameau  pour  branche  2,  voler 
en  char  pour  aller  en  voilure  3.  Victor  Hugo  lui- 
même  emploie  à  ses  débuts  le  vocabulaire  du 
pseudo-classicisme,  voire  la  périphrase;  et  ne  loua- 
t-il  pas  Delille  de  son  élégance4?  Dans  les  Odes  et 
Ballades,  il  écrit  : 

L'écharpe  aux  sept  couleurs  que  l'orage  en  la  nue 
Laisse  comme  un  trophée  au  soleil  triomphant 5  ; 

ou  encore  : 

Couvre-toi  du  tissu,  trésor  de  Cachemire6. 

Aussi  bien  ce  premier  recueil,  malgré  la  vigueur 
et  la  puissance  dont  y  témoignent  nombre  de  pièces, 
diffère  très  peu  par  la  langue  de  ceux  qu'avaient 
publiés  les  Jean-Baptiste  Rousseau  et  les  Lebrun- 
Pindare.  Dans  les  Orientales,  où  son  originalité 
d'écrivain  se  fait  jour,  on  trouve  les  mots  trépas  7, 
esquif*,  couche  (au  sens  de  lit) 9,  et  maints  autres  du 
même  genre.  Dans  les  Feuilles  d'automne,  nef10, 
bords  (au  sens  âepays)n,  poudre  (au  sens  de  pous- 

1.  Au  Loisir. 

2.  Le  Soir  de  la  Jeunesse. 

3.  Ma  Muse. 

4.  Cf.  le  Conservateur  littéraire,  t.  II,  p.  16. 

5.  Son  nom. 

6.  Promenade. 

7.  Les  Têtes  du  Sérail. 

8.  Ibid. 

9.  La  Douleur  du  Pacha. 

10.  A  M.  de  Lamartine, 

11.  XV. 


H6  LE  RÉALISME  DU  ROMANTISME. 

sière)  l,  coursier  prudent 2,  étoiles  des  chars  pour 
lanternes  de  voitures  3.  Le  mot  hymen  se  rencontre 
au  premier  acte  d'Hernani  *  ;  et  il  n'y  détonne  pas 
moins  que  ne  détonnerait  un  mot  «  bas  »  dans  le 
style  de  Racine. 

Cependant  le  romantisme  se  dégagea  peu  à  peu 
de  ce  vocabulaire  convenu.  Victor  Hugo,  dès  la  pré- 
face de  Gromwell,  prétendait  réformer  la  langue  en 
l'accordant  avec  un  art  qui  devait  peindre  la  réa- 
lité ;  et  ce  fut  son  œuvre  et  celle  des  romantiques. 

Les  novateurs  n'usent  guère  de  néologismes; 
Victor  Hugo,  dans  la  préface  de  1826  aux  Odes  et 
Ballades,  qualifiait  le  néologisme  de  «  triste  res- 
source pour  l'impuissance  ».  Mais  ils  remettent 
notre  idiome  en  possession  de  ses  richesses.  Ils  res- 
taurent, d'une  part,  beaucoup  de  mots  que  l'école 
classique  avait  laissé  perdre  et  qu'ils  vont  quérir 
chez  Ronsard  par  delà  Racine,  chez  Régnier  par 
delà  Boileau.  Et,  d'autre  part,  beaucoup  de  ceux 
qu'elle  avait  bannis  du  style  noble  comme  vulgaires, 
il  les  admettent  dans  n'importe  quel  genre;  ils  pré- 
fèrent la  précision  significative  à  une  noblesse 
froide  et  superficielle,  et  la  même  raison  qui  faisait 
rejeter  ces  termes  par  l'école  classique  est  justement 
celle  qui  les  fait  employer  par  la  nouvelle  école. 

Après  les  Odes  et  Ballades,  Victor  Hugo  publie 
successivement  les  Orientales  et  Hernani;  or  ces 
deux  œuvres,  quoique  nous  y  trouvions  encore  des 

1.  A  un  Voyageur. 

2.  XVI. 

3.  Soleils  couchants. 

4.  Scène  n. 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  117 

traces  de  pseudo-classicisme,  n'en  dénotent  pas 
moins  une  véritable  révolution.  La  langue  y  est 
essentiellement  réaliste;  elle  ose  employer  une  mul- 
titude de  termes  que  les  adversaires  de  la  jeune 
école,  fidèles  aux  traditions  classiques,  taxent  de 
triviaux  et  de  bas.  Faut-il  citer  quelques  exemples? 
Dans  les  Orientales  : 

Le  feu  qui  foudroie 
Grève  les  toits  plats  l. 

Comme  un  grand  poisson  mort  dont  le  ventre  flottant 
Argenté  l'onde  verte  2. 

Allons,  que  des  brûlots  l'ongle  ardent  se  prépare 3 1 

Son  cheval  hennissant  mâche  un  frein  blanc  d'écume4. 

Dans  le  premier  acte  d'Hernani  : 

Cette  boîte 5  ! 

Serait-ce  l'écurie  où  tu  mets  d'aventure 

Le  manche  de  balai  qui  te  sert  de  monture0? 

Josefa,  fais  sécher  le  manteau 7. 

Vieillard,  va-t'en  donner  mesure  au  fossoyeur8. 

Entendre,  en  allaitant  un  enfant  qui  s'éveille, 
Les  balles  des  mousquets  siffler  à  votre  oreille  9. 

Arrière  !  Lavez  donc  vos  mains,  hommes  sans  âmes  10i 

.    .    .    .    Ayons  l'aigle,  et  puis  nous  verrons 
Si  je  lui  laisserai  rogner  les  ailerons  ll. 


1. 

Le  Feu  du  ciel. 

2. 

Canaris. 

3. 

Les  Têtes  du  sérail. 

4. 

Marche  turque. 

5. 

Scène  i.  —  L'armoire  où 

va  se  cacher  don  Carlos 

6. 

Ibid. 

7. 

Scène  h. 

8. 

Ibid. 

9. 

Ibid. 

10 

.  Scène  m. 

11 

.  Ibid. 

H 8  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

Le  roi  François  premier,  c'est  un  ambitieux. 

Le  vieil  empereur  mort,  vite!  il  fait  les  doux  yeux 

A  l'empire  *. 

Notre  homme  a  la  mine  attrapée2. 

Jamais  chiens  de  palais,  dressés  à  suivre  un  roi, 
Ne  seront  sur  tes  pas  plus  assidus  que  moi3. 

Il  y  avait  certes  là  de  quoi  scandaliser  les  défen- 
seurs du  «  bon  goût  »  et  de  la  saine  langue;  et, 
quelques  mois  après,  Victor  Hugo  répondait  à  leurs 
protestations  en  se  déclarant  «  le  dévastateur  du 
vieil  ABCD  ». 

Les  mots,  bien  ou  mal  mis,  vivaient  parqués  en  castes. 

Les  uns,  nobles,  hantant  les  Phèdres,  les  Jocastes, 

Les  Méropes,  ayant  le  décorum  pour  loi 

Et  montant  à  Versaille  aux  carrosses  du  roi; 

Les  autres,  tas  de  gueux,  drôles  patibulaires, 

Habitant  les  patois;  quelques-uns  aux  galères, 

Dans  l'argot,  dévoués  à  tous  les  genres  bas... 

Alors,  brigand,  je  vins;  je  m'écriai  :  «  Pourquoi 

Ceux-ci  toujours  devant,  ceux-là  toujours  derrière?  » 

Et  sur  l'Académie,  aïeule  et  douairière, 

Cachant  sous  ses  jupons  les  tropes  effarés, 

Et  sur  les  bataillons  d'alexandrins  carrés, 

Je  fis  souffler  un  vent  révolutionnaire. 

Je  mis  un  bonnet  rouge  au  vieux  dictionnaire. 

Plus  de  mot  sénateur,  plus  de  mot  roturier*. 

Cette  révolution,  dont  Victor  Hugo  donna  le 
signal,  devait  accorder  le  vocabulaire  avec  l'esthé- 
tique du  romantisme.  Comme  la  jeune  école  veut 
exprimer  non  le  beau,  mais  le  caractéristique,  la 
qualité  essentielle  des  mots  est  à  ses  yeux  leur 
vertu  expressive. 


1.  Scène  m. 

2.  Ibid. 

3.  Scène  iv. 

4.  Contemplations,  Réponse  à  un  acte  d'accusation,  1. 1, 1,  vu;  1834. 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  H9 

El  c'est  aussi  pourquoi  les  romantiques  usent 
beaucoup  plus  rarement  que  les  classiques  de  l'épi- 
thète  morale. 

Ils  se  gardent  toutefois  de  la  bannir.  Après  avoir 
indiqué  l'emploi  de  l'adjectif  pittoresque  comme  un 
procédé  de  la  nouvelle  poésie1,  Sainte-Beuve  ajoute 
que  l'épilhète  morale  n'y  en  a  pas  moins  sa  place; 
et,  citant  le  vers  de  Lamartine  : 

Assis  aux  bords  déserts  des  lacs  mélancoliques, 

il  déclare  qu'aucun  lac  bleu  «  n'équivaudrait  à 
cela  *  ».  De  même  aucune  épithète  pittoresque 
n'équivaudrait  à  l'épithète  morale  dans  le  vers  sui- 
vant des  Feuilles  d'automne  : 

Là,  des  saules  pensifs  qui  pleurent  sur  la  rive  3. 

Ces  deux  adjectifs,  du  reste,  ont  une  valeur  de  sug- 
gestion; et  cela  suffit  à  les  distinguer  de  ceux 
qu'employait  Delille. 

Les  romantiques  cependant  préfèrent  en  général 
l'épithète  pittoresque4.  Souvent  ils  transposent  le 
sentiment  dans  l'ordre  de  la  sensation5;  presque 
toujours  ils  expriment  l'objet  matériel  en  rendant 
sa  forme  et  sa   couleur.  C'est  le  procédé  naturel 

1.  Cf.  p.  91. 

2.  Joseph  Delorme,  Pensées. 

3.  XXXIV. 

4.  Leurs  adversaires  ne  manquaient  pas  de  les  en  railler. 
Dans  une  sorte  de  pamphlet  versifié,  le  Classique  et  le  Roman- 
tique, Raour-Lormian,  pour  couvrir  de  ridicule  le  poète  roman- 
tique qu'il  représente,  lui  fait  dire  les  arbres  verts  et  la  lune 
ronde  et  large. 

Les  mauvaises  pensées 

Qui  passent  dans  l'esprit  comme  une  ombre  sur  l'eau. 

5.  Afin  que  mon  cœur  soit  innocent  et  splendide 
Comme  un  pavé  d'autel  qu'on  lave  tous  les  soirs. 

(Feuilles  d'automne,  la  Prière  pour  tous.) 


120  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

de  Victor  Hugo  et  de  Théophile  Gautier;  et  l'école 
parnassienne,  qui  fait  de  la  poésie  une  notation  du 
monde  sensible,  les  reconnut,  on  le  sait,  comme  ses 
maîtres.  Mais  Lamartine  et  Alfred  de  Vigny  eux- 
mêmes,  malgré  leur  idéalisme,  s'opposent  encore 
aux  descripteurs  pseudo-classiques  pour  ce  que 
leurs  épithètes,  quand  ils  peignent  la  nature,  ont 
de  plus  précis,  de  plus  concret,  en  un  mot  de  plus 
réaliste. 

Semblablement  les  romantiques  préfèrent  le 
terme  particulier  au  terme  général.  Alfred  de 
Vigny,  dans  la  Lettre  sur  la  soirée  du  24  octobre, 
rappelle  «  par  quels  degrés  a  passé  la  muse  tra- 
gique française  avant  de  se  décider  à  dire  tout 
haut  un  mouchoir  »  ;  comment  Voltaire  changea  le 
mouchoir  dVthello  en  un  billet J  ;  comment  Ducis  y 
substitua  un  bandeau  de  pierreries  ;  comment  Pierre 
Lebrun  fit  paraître  le  mouchoir  «  lui-même  »,  mais 
en  le  nommant  tissu 2  ;  enfin,  comment  «  Melpomène  » 
osa,  le  24  octobre  1829,  prononcer  ce  mot  fatal  «  à 
l'épouvante  et  évanouissement  des  faibles,  qui  jetè- 
rent des  cris  longs  et  douloureux  ».  Certes,  les 
classiques,  puisqu'ils  recherchaient  avant  tout  la 
noblesse,  n'avaient  pas  tort  d'employer  le  terme 
général.  Mais  les  romantiques  se  souciaient  peu 
d'écrire  «  noblement  »  ;  et  pour  eux  le  terme  parti- 
culier avait  sur  le  terme  général  cet  avantage  qu'il 
évoque  l'objet  réel. 

A  plus  forte  raison  la  nouvelle  école  devait-elle 
remplacer  la  périphrase  par  le  mot  propre. 

1.  Dans  Zaïre. 

2.  Cf.  p.  92. 


LA  LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  121 

Ici,  faisons  d'abord  une  distinction.  Pascal  lui- 
même1  ne  condamne  pas  en  tout  cas  la  périphrase. 
«  Il  y  a  des  cas  où  il  faut  appeler  Paris  Paris  et 
d'autres  où  il  la  faut  appeler  capitale  du  royaume2.  » 
Aucun  écrivain,  sous  prétexte  de  réalisme,  ne  répu- 
die les  périphrases  qui  ajoutent  quelque  chose  à 
l'idée  ou  au  sentiment.  On  dira  capitale  du  royaume 
plutôt  que  Paris,  si  l'on  envisage  Paris  comme  étant 
la  capitale  du  royaume.  Par  exemple  :  Les  ennemis 
s'avancèrent  jusqu'à  cinquante  lieues  de  la  capitale. 
Dans  ces  vers  de  Britannicus  : 

Quoi?  tandis  que  Néron  s'abandonne  au  sommeil, 
Faut-il  que  vous  veniez  attendre  son  réveil 3  ? 

s'abandonne  au  sommeil  est  une  périphrase  expres- 
sive qui  met  la  tranquillité  de  Néron  en  contraste 
avec  l'inquiétude  d'Agrippine.  Et  dans  celui-ci  : 

La  mère  de  César  veille  seule  à  sa  porte4, 

Albine  dit  la  mère  de  César  pour  avertir  Agrippine 
qu'elle  compromet  sa  dignité  de  mère  et  d'impéra- 
trice. La  périphrase  se  définit  d'ordinaire  comme 
exprimant  par  plusieurs  mots  ce  qui  pourrait 
s'exprimer  par  un  seul.  Or  elle  exprime  souvent  ce 
que  n'exprimerait  pas  le  mot  propre;  elle  équivaut 
au  mot  propre  précisé  ou  relevé  par  un  trait  carac- 
téristique sur  lequel  on  appelle  l'attention.  Les 
ennemis  s'avancèrent  jusqu'à  cinquante  lieues  de 
Paris,  la  capitale  du  royaume.  —  Tandis  que  Néron 
dort  d'un  sommeil  auquel  il  s'abandonne.  —  Agrip- 


1.  Un  classique  sans  doute,  mais  mathématicien  et  janséniste. 

2.  Pensées,  édit.  Havet,  VII,  §  20. 

3.  Acte  I,  scène  i. 

4.  Ibid. 


122  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

pine,  la  mère  de  César.  Dans  tous  ces  exemples,  la 
périphrase,  loin  d'être  une  sorte  de  pléonasme,  est 
une  sorte  d'ellipse;  elle  fait  en  réalité  l'économie 
du  mot  propre. 

Mais  les  périphrases  que  nous  citions  plus  haut  ' 
chez  les  pseudo-classiques  et  chez  les  classiques 
appartiennent  à  un  tout  autre  genre;  comme  on  l'a 
vu,  elles  s'expliquent  soit  par  la  nécessité  de 
ménager  certaines  délicatesses,  soit  par  le  désir  de 
rehausser  ou  d'enjoliver  son  style. 

On  trouve  chez  les  romantiques  des  périphrases 
de  bienséance.  Cependant  on  en  trouve  beaucoup 
moins  chez  eux  que  chez  les  classiques,  qui  évi- 
taient de  nommer  dans  les  genres  nobles  un  objet 
vulgaire  ou  même  familier.  Quant  aux  périphrases 
d'ornement,  le  romantisme  les  exclut  sans  rémis- 
sion; et  c'est  surtout  ce  que  veut  dire  Victor  Hugo 
lorsqu'il  dit  : 

J'ai  de  la  périphrase  écrasé  les  spirales  2. 

Substituer  la  périphrase  au  mot  propre,  c'était 
«  masquer  la  nature  et  la  déguiser3  ».  En  usant  du 
mot  propre,  la  nouvelle  école  ramenait  le  style  à  la 
nature,  masquée  et  déguisée  par  les  classiques. 


Quelques  grands  écrivains  du  xvne  siècle  sont,  il 
faut  le  reconnaître,  plus  ou  moins  réalistes.  Mais 
on  ne  les  admirait  point  alors  comme  tels,  et  leur 

1.  Cf.  p.  93  et  suiv.,  106  et  suiv. 

2.  Réponse  à  un  acte  d'accusation,  Contemplations,  t.  1, 1.  vu,  — 
Par  le  mot  spirales  Victor  Hugo  entend  sans  doute  les  arabes- 
ques, les  élégantes  circonvolutions  que  les  classiques  substi- 
tuaient aux  mots  propres. 

3.  Pascal,  Pensées,  édit.  Havet,  VII,  §  20. 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  123 

réalisme,  bien  au  contraire,  offensait  le  goût  du 
temps. 

Pascal,  pour  commencer  par  lui,  laissa  des  frag- 
ments et  des  notes  que  ses  amis  de  Port-Royal  cor- 
rigèrent avant  de  les  imprimer  sous  le  titre  de  Pen- 
sées. Et  ils  ne  les  corrigèrent  pas  seulement  par 
scrupule  théologique;  ils  se  croyaient  obligés  de 
polir  et  de  châtier  la  langue  de  Pascal  soit  en 
retranchant  maints  termes  dont  la  hardiesse  les 
choquait,  soit  en  soumettant  à  la  syntaxe  normale 
maintes  constructions  insolites.  Du  reste  ces  chan- 
gements n'empêchèrent  pas  que  les  Pensées,  durant 
toute  l'époque  classique,  ne  fussent  tenues  de  beau- 
coup inférieures  aux  Provinciales;  et  Condorcet1  y 
blâme  encore  un  grand  nombre  de  tours  qu'il  taxe 
d'incohérents  ou  d'abrupts. 

Bossuet,  après  avoir  subi  l'influence  de  Paris 
et  de  la  cour,  resta  cependant  plus  réaliste  que 
ne  le  permettait  la  discipline  classique.  Et  pour- 
quoi ne  l'estima- t-on  pas  le  premier  des  sermon- 
naires  contemporains?  Est-ce  uniquement  parce  qu'il 
prêche  le  dogme  dans  toute  sa  sévérité,  ou  même 
dans  sa  rigueur  scolastique,  parce  que,  ne  faisant 
aucune  concession  au  goût  du  public,  il  s'interdit 
ces  portraits,  ces  analyses  de  sentiments  et  ces 
tableaux  de  mœurs  qui  diversifiaient  et  agrémen- 
taient les  sermons  d'autres  prédicateurs?  Si  Bossuet 
fut  moins  admiré  que  de  nos  jours,  il  faut  surtout 
l'expliquer  par  les  témérités  et  par  les  irrégularités 
de  sa  langue,  par  les  impétueuses  saillies  où  son 
imagination  l'emportait.  Voilà  la  principale  raison 


i.  Dans  l'édition  «  philosophique  »  qu'il  en  procura  selon  le 
texte  de  Port-Royal. 


124  LE   REALISME  DU   ROMANTISME. 

pour  laquelle  on  lui  préféra  soit  Bourdaloue  soit 
Massillon  :  Bourdaloue,  qui  tenait  en  chaire  les 
yeux  fermés,  afin  de  mieux  suivre,  ligne  après 
ligne,  le  manuscrit  laissé  sur  sa  table  de  travail; 
Massillon,  dont  le  meilleur  sermon,  disait-il,  était 
celui  qu'il  avait  le  mieux  appris.  Les  principaux 
critiques  du  xvme  siècle  considèrent  Bossuet  comme 
un  sermonnaire  «  médiocre  »,  c'est  le  mot  de  La 
Harpe,  ou  jugent  du  moins,  c'est  le  mot  de  Rollin, 
qu'il  «  ne  se  soutient  pas  ».  Dussault  trouve  ses 
sermons  «  infectés  de  la  rouille  d'une  époque...  où 
l'éloquence  française  était  encore  sauvage.  »  Au 
libraire  chez  lequel  les  Bénédictins  en  préparent 
l'impression,  Maury  recommande  de  supprimer 
beaucoup  de  passages  qui  lui  paraissent  incor- 
rects; il  veut  que  les  éditeurs  témoignent  leur  res- 
pect pour  ce  génie  sublime  et  inégal  en  dissimulant 
ses  «  chutes  ». 

Deux  écrivains  du  xvir3  siècle  peuvent  s'appeler 
proprement  réalistes  :  Molière  et  Saint-Simon.  Or 
de  quelle  manière  leur  style  fut-il  apprécié  par  les 
classiques? 

Fénelon  déclare  que  Molière  «  parle  souvent 
mal  »  et  qu'il  se  sert  «  des  phrases  les  plus  for- 
cées »;  Térence,  ajoute-t-il,  «  dit  en  quatre  mots, 
avec  la  plus  grande  simplicité,  ce  que  celui-ci  ne 
dit  qu'avec  une  multitude  de  métaphores  qui  appro- 
chent du  galimatias1  ».  Selon  Vauvenargues,  ses 
meilleures  comédies  renferment  tant  de  négligences 
et  d'expressions  bizarres  ou  impropres,  qu'il  n'y  a 
guère  de  poètes  «  moins  corrects  et  moins  purs2  ». 


1.  Lettre  à  l'Académie,  chap.  vu. 

2.  Réflexions  critiques  sur  quelques  poètes. 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  125 

Et  sans  doute  Fénelon  et  Vauvenargues,  l'un  si 
délicat,  l'autre  qui  estime  avant  tout  la  netteté  et  le 
poli,  devaient  être  particulièrement  sensibles  à  ses 
défauts.  Mais  La  Bruyère  même  lui  reproche  de  ne 
pas  «  éviter  le  jargon  et  le  barbarisme  »,  de  ne  pas 
«  écrire  purement1  »;  et  l'admiration  qu'il  professe 
pour  le  poète  comique  rend  plus  significative  encore 
la  sévérité  avec  laquelle  il  juge  l'écrivain.  Quant  à 
Saint-Simon,  ceux  qui,  pendant  le  xviii0  siècle, 
eurent  connaissance  de  ses  manuscrits  n'y  virent 
qu'un  affreux  griffonnage2.  Lorsqu'on  les  publia, 
en  1824,  telle  fut  aussi  l'opinion  des  classiques 
contemporains;  et  Chateaubriand,  quelques  éloges 
qu'il  fasse  de  ce  «  sujet  peu  académique  »,  l'appelle 
un  barbare. 

La  nouvelle  école  envisagea  tout  autrement  les 
questions  de  langue  et  de  style.  Elle  osa  préférer 
les  Pensées  de  Pascal  à  ses  Provinciales  :  «  Admi- 
rable quand  il  achève,  dit  Sainte-Beuve,  Pascal  est 
encore  supérieur  là  où  il  fut  interrompu3  ».  A 
l'égard  des  Bossuet,  des  Molière,  des  Saint-Simon, 
elle  ne  leur  tint  pas  rigueur  de  ce  que  blâmaient 
chez  eux  les  classiques  ;  elle  leur  donna  l'avantage 
sur  des  écrivains  plus  soutenus  ou  plus  châtiés. 

Dès  lors  Bossuet  obtient  sa  véritable  place,  fort 
au-dessus  des  sermonnaires  contemporains,  ou, 
pour  mieux  dire,  hors  de  comparaison  entre  eux  et 
lui;  et  cela  non  point  malgré  les  hardiesses  et  les 
brusqueries  que  lui  reprochaient  les  classiques, 
mais  à  cause  de  ces  brusqueries  et  de  ces  har- 


1.  Caractères,  I,  §  38. 

2.  Mme  du  Defïand,  par  exemple,  en  déclare  le  style  «  abomi- 
nable ». 

3.  Port-Royal,  livre  IIL 


126  LE   REALISME    DU    ROMANTISME. 

diesses,  par  où  il  accorde  instinctivement  sa  langue 
aux  images  qui  surgissent  dans  son  cerveau  et  aux 
émotions  qui  agitent  son  cœur.  De  même,  sans  nier 
que  Molière  n'écrit  pas  toujours  bien,  on  se  rend 
compte  que  les  auteurs  dramatiques  ne  doivent  pas 
«  bien  écrire  »,  qu'ils  doivent  représenter  des  per- 
sonnages parlant  à  peu  près  comme  on  parle  dans 
la  conversation  journalière  •  ;  on  lui  pardonne  ses 
défauts  en  faveur  d'une  qualité,  la  vie,  qui,  sur  la 
scène,  prime  toutes  les  autres.  De  même  enfin, 
convenant  que  Saint-Simon  serait  un  détestable 
modèle  de  style,  les  romantiques  le  mettent  au 
premier  rang  de  nos  écrivains  pour  l'intensité  avec 
laquelle,  fût-ce  en  dépit  de  la  syntaxe,  ce  peintre 
incomparable  rend  la  sensation  du  réel. 

L'école  classique  appréciait  surtout  la  rectitude, 
l'ordre,  la  noblesse  ;  le  romantisme  aime  mieux 
moins  de  rectitude  et  plus  de  relief,  moins  d'ordre 
et  plus  de  mouvement,  moins  de  noblesse  et  plus 
d'expression;  il  veut  que  le  style  se  modèle  libre- 
ment sur  la  nature.  Tel  est  le  sens  dans  lequel  il 
modifia  soit  la  syntaxe,  soit  le  vocabulaire,  et  l'on 
peut  dire  que  son  réalisme  a  transformé  notre 
langue. 


Non  moins  importante  fut  la  révolution  de  la 
métrique.  Marquons-en  tout  de  suite  les  deux  points 
capitaux  :  d'une  part,  les  romantiques  employèrent 


1.  «  Les  pièces,  dit  Molière,  sont  faites  pour  être  jouées  » 
Préface  de  l'Amour  médecin). 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  127 

un  grand  nombre  de  strophes  tombées  depuis 
Malherbe  en  désuétude  ;  de  l'autre,  ils  assouplirent 
le  rythme  de  l'alexandrin.  Dans  la  versification 
aussi  bien  que  dans  la  langue,  ils  préféraient  à  la 
cadence  monotone  des  classiques  une  diversité  par- 
fois irrégulière,  mais  toujours  significative. 

La  Pléiade  avait  créé  ou  restauré  maintes  formes 
de  strophes;  elle  avait  déjà  rendu  l'alexandrin  plus 
mobile.  Quoi  que  prétendent  nos  critiques,  la  con- 
ception qu'elle  se  faisait  de  la  poésie  n'est  pas  sans 
ressembler  à  celle  que  s'en  fit  le  romantisme;  voilà 
pourquoi  il  y  a  aussi  quelque  ressemblance  entre  la 
versification  des  romantiques  et  la  sienne.  Sans 
doute  Ronsard  et  ses  amis  fondèrent  le  classicisme; 
mais  leur  poésie  renferme  beaucoup  d'éléments  dont 
le  xviie  siècle  ne  s'accommoda  pas,  et  que,  deux 
cents  ans  après,  nous  retrouvons  chez  les  roman- 
tiques. C'est  de  Malherbe  que  date  le  classicisme 
proprement  dit.  Malherbe  substitua  l'expression  du 
général  à  celle  du  particulier,  et  de  là  dérive  toute 
sa  réforme.  Il  réforma  la  versification  comme  la 
langue  en  lui  imposant  une  sévère  discipline.  Il 
exigea  rigoureusement  soit  l'uniformité  de  la 
strophe,  soit  la  symétrie  du  vers,  et,  pendant  deux 
siècles,  «  ses  lois1  »  ne  subirent  aucune  atteinte. 


Parmi  les  strophes  de  la  Pléiade,  le  classicisme 
retint  celles  dont  la  simplicité  et  la  régularité 
s'accordaient  le  mieux  avec  une  conception  ration- 
nelle de  la  poésie.  Les  autres  disparurent  de  l'usage, 

1.  Cf.  Boileau  : 

Tout  reconnut  ses  lois... 

(Art  poétique,  I,  139.) 


128  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

et,  tant  que  nos  poètes  restèrent  fidèles  à  cette  con- 
ception, ils  n'éprouvèrent  pas  le  besoin  de  varier 
leurs  rythmes. 

Lyrique  et  non  plus  oratoire,  le  romantisme  mul- 
tiplie d'abord  les  formes  de  strophe.  Il  en  invente1, 
il  en  emprunte  surtout  à  la  Pléiade  :  ainsi  chaque 
état  de  l'âme  peut  dès  lors  s'exprimer  par  un  rythme 
approprié. 

Souvent  les  romantiques  emploient  dans  la  même 
pièce  des  strophes  différentes.  Et  rien  là  qui  fût 
nouveau  ;  mais  ce  genre  de  poèmes  dénote  chez  eux 
un  sens  du  rythme  qu'on  ne  trouve  ni  chez  les  Jean- 
Baptiste  Rousseau  ni  chez  les  Malherbe.  Il  faudrait 
en  analyser  ici  quelques-uns.  Les  Djinns,  qu'on 
prend  toujours  pour  exemple,  sont  un  exercice  de 
pure  virtuosité.  Victor  Hugo  a  voulu,  par  des 
mètres  de  plus  en  plus  longs,  puis  de  plus  en  plus 
courts,  y  rendre  l'impression  d'un  bruit  qui  croit 
peu  à  peu  dans  les  huit  premières  strophes  et  peu  à 
peu  décroît  dans  les  sept  dernières.  C'est  donc  un 
procédé  tout  mécanique;  et  d'ailleurs  le  nombre  des 
vers  et  la  combinaison  des  rimes  y  restent  inva- 
riables. En  étudiant  de  préférence,  si  cette  étude  ne 
demandait  un  trop  long  détail,  des  pièces  telles 
que  Soleils  couchants*,  A  la  colonne3,  Napoléon  II1*, 
on  verrait  avec  quel  sentiment  de  l'harmonie  ryth- 
mique le  poète  accorde  les  diverses  strophes  à  ses 
inspirations  successives. 

D'ordinaire    les   romantiques,    comme  les  clas- 

1.  Notamment  la  strophe  de  douze  vers  où  les  huit  derniers 
forment  deux  groupes  de  trois  rimes  féminines  suivis  chacun 
d'une  rime  masculine. 

2.  Feuilles  d'automne,  XXXV. 

3.  Chants  du  crépuscule,  II. 

4.  Ibid.,  V. 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  129 

siques,  n'emploient  qu'une  seule  forme  de  strophe 
dans  une  même  pièce.  Mais  ils  ont  le  choix  entre 
un  plus  grand  nombre  de  formes,  et  ils  choisissent 
celle  qui  convient  au  thème  général.  On  peut  citer 
ici  des  exemples.  En  voici  plusieurs  tirés  de  Victor 
Hugo. 

Dans    Vieille  chanson   du  jeune  temps,  c'est  un 
rythme  doux,  facile,  léger,  et  qui  caresse  l'oreille  : 

Je  ne  pensais  point  à  Rose; 
Rose  au  bois  vint  avec  moi. 
Nous  parlions  de  quelque  chose, 
Mais  je  ne  sais  plus  de  quoi  ». 

Dans  Ibo,  le  rythme  est  allègre  et  bondissant  : 

Que  le  mal  détruise  ou  bâtisse, 

Rampe  ou  soit  roi, 
Tu  sais  bien  que  j'irai,  Justice, 

J'irai  vers  toi s. 

Dans  la  pièce  intitulée  En  frappant  à  une  porte, 
après  trois  vers  de  huit  syllabes,  le  dernier,  qui 
n'en  a  que  quatre,  donne  la  sensation  de  je  ne  sais 
quoi  d'incomplet,  de  brisé  : 

J'ai  perdu  mon  père  et  ma  mère, 
Mon  premier  né,  bien  jeune,  hélas! 
Et  pour  moi  la  nature  entière 
Sonne  le  glas3. 

Dans  Booz  endormi,  la  strophe  de  quatre  alexandrins 
à  rimes  embrassées  exprime  une  gravité  sereine  : 

Booz  ne  savait  point  qu'une  femme  était  là 
Et  Ruth  ne  savait  point  ce  que  Dieu  voulait  d'elle. 
Un  frais  parfum  sortait  des  touffes  d'asphodèle  ; 
Les  souffles  de  la  nuit  flottaient  sur  Golgotha4. 

1.  Contemplations,  t.  I,  I,  xix. 

2.  Ibid.,  t.  II,  VI,  il. 

3.  Ibid.,  ibid.,  xxiv. 

4.  Légende  des  siècles. 

LE    HÉALISME    DU    ROMANTISME!  9 


130  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

Dans  la  chanson  suivante,  les  cinq  premiers  vers 
de  la  strophe,  qui  sont  alexandrins,  forment  un 
tableau,  et  les  deux  derniers,  qui  sont  hexasylla- 
biques,  marquent  une  sorte  de  revirement  brusque, 
l'indignation  du  poète  éclatant  soudain  contre  ceux 
qu'il  vient  de  nous  peindre  au  milieu  de  leurs  hon- 
teux plaisirs  : 

Courtisans  !  attablés  dans  la  splendide  orgie, 

La  bouche  par  le  rire  et  la  soif  élargie, 

Vous  célébrez  César,  très  bon,  très  grand,  très  pur  ; 

Vous  buvez,  apostats  à  tout  ce  qu'on  révère, 

Le  chypre  à  pleine  coupe  et  la  honte  à  plein  verre. 

Mangez;  moi,  je  préfère, 

Vérité,  ton  pain  dur  '. 

Sur  la  rectitude  impersonnelle  et  abstraite  à 
laquelle  s'attachait  le  classicisme,  les  romantiques 
font  prévaloir  le  besoin  de  traduire  par  le  rythme  les 
mouvements  de  la  sensibilité.  L'harmonie  telle  qu'ils 
la  conçoivent  ne  consiste  pas  en  un  parfait  équilibre 
des  éléments  rythmiques  qui  composent  la  strophe, 
mais  elle  admet  des  accidents,  voire  des  discor- 
dances, par  où,  dérogeant  à  je  ne  sais  quel  type 
d'uniformité  normale,  elle  rend  soit  les  diverses 
émotions  de  l'âme,  soit  ce  que  les  choses  ont  de 
complexe,  ce  qu'elles  peuvent  avoir  de  tumultueux 
et  de  disparate. 


Il  en  est  pour  l'alexandrin  comme  pour  les  stro- 
phes. Les  romantiques,  en  vertu  du  même  principe, 
veulent  le  rendre  plus  flexible  et  plus  varié. 

Malherbe,  soumettant  l'alexandrin  à  une  cadence 
fixe,  avait  défendu  les  enjambements  d'un  vers  sur 

i.  Châtiments,  I,  x. 


LA   LANGUE    ET   LA   VERSIFICATION.  131 

l'autre  ou  du  premier  hémistiche  sur  le  second; 
cette  symétrie  donne  à  l'expression  des  vérités 
générales  une  certitude  catégorique.  On  peut  lire 
son  Commentaire  de  Desportes  pour  voir  à  quel 
point  il  poussait  la  sévérité.  Il  ne  se  contentait  pas 
d'exiger  un  long  repos  sur  la  césure  finale;  il  vou- 
lait encore  que  les  hémistiches  fussent  absolument 
distincts.  En  réalité,  le  vers  de  douze  syllabes  con- 
siste selon  lui  dans  la  juxtaposition  de  deux  vers 
hexasyllabiques. 

Boileau,  son  disciple,  prescrivit  avec  tout  autant 
de  rigueur  et  la  césure  finale  et  la  césure  médiane. 
A  l'exemple  de  Malherbe,  il  ne  souffre  entre  les 
deux  moitiés  de  l'unité  métrique  aucune  communi- 
cation. 

Que  toujours  dans  vos  vers  le  sens,  coupant  les  mots, 
Suspende  l'hémistiche,  en  marque  le  repos1. 

S'il  a  écrit  quelques  alexandrins  où  le  sens  ne 
suspend  pas  l'hémistiche 2,  lui-même  les  déclarait 
fautifs. 

Sais-tu  pourquoi  mes  vers  sont  lus  dans  les  provinces? 

Ce  n'est  pas 

Qu'en  plus  d'un  lieu  le  sens  n'y  gêne  la  mesure 
Et  qu'un  mot  quelquefois  n'y  brave  la  césure  3. 

Il  s'écartait  aussi  rarement  que  possible  de  la  régu- 


1.  Art  poétique,  I,  105. 

2.  Par  exemple  : 

Mais  je  ne  trouve  rien  de  beau  dans  ce  Voiture. 

(Satire  III,  v.  181). 
Ne  fait  point  appeler  un  aigle  à  la  huitaine. 

(Satire  VIII,  v.  140). 
Et  qu'Horace,  jetant  le  sel  à  pleines  mains. 

(Satire  IX,  v.  277). 

3.  Épitre  IX,  v.  47  et  suiv. 


132  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

larité  métrique,  et  comme  d'un  idéal  où  la  faiblesse 
humaine  ne  saurait  toujours  atteindre. 

Certains  poètes  classiques  dérogent  plus  souvent 
que  Boileau  à  cette  stricte  correction.  Sans  parler 
de  La  Fontaine,  —  car  la  fable  avait  ses  licences, 
—  on  trouve  chez  Racine  un  assez  grand  nombre 
de  vers  dans  lesquels  la  césure  médiane  s'atténue. 
Ceux-ci,  par  exemple,  du  premier  acte  de  Britan- 
nicus  : 

Il  ne  finisse  ainsi  qu'Auguste  a  commencé  *. 
Ai-je  donc  élevé  si  haut  votre  fortune2? 
Qui  croit  voir  son  salut  ou  sa  perte  en  ma  main  3. 
N'ose-t-il  être  Auguste  et  César  que  de  nom4? 
En  vain,  pour  détourner  ses  yeux  de  sa  misère  5. 

Les  vers  de  ce  genre  semblent  annoncer  déjà 
l'alexandrin  ternaire  du  romantisme.  Mais  ils  sont 
très  peu  nombreux,  au  moins  dans  les  grands 
genres,  chez  les  poètes  du  xvne  siècle,  sauf  chez 
Racine.  Et  notons  que  les  acteurs,  en  dépit  du  sens, 
les  coupaient  toujours  par  le  milieu.  Épris  avant 
tout  de  symétrie,  le  classicisme  n'admit  point  une 
pareille  transgression;  et  la  règle  de  la  césure  fut 
rigoureusement  observée  jusqu'à  Victor  Hugo6.  Un 
pseudo-classique  de  1830,  Auger,  relevant  chez 
Molière,  —  bien  que  le  genre  comique  tolérât, 
comme  la  fable,  plus  de  liberté,  —  quelques  alexan- 


1.  Scène  î. 

2.  Scène  n. 

3.  Ibid. 

4.  Ibid. 

5.  Ibid. 

6.  Il  faut  mettre  à  part  Chénier,  que  les  romantiques  du  reste 
considéraient  comme  leur  précurseur. 


LA   LANGUE   ET   LA    VERSIFICATION,  133 

drins  où  le  premier  hémistiche  enjambe  sur  le 
second,  ne  les  lui  pardonne  qu'en  considération 
de  la  promptitude  avec  laquelle  il  composait  ses 
pièces. 

Les  romantiques  se  dispensèrent  à  l'occasion 
d'observer  soit  la  césure  médiane  —  de  là  l'enjam- 
bement intérieur,  —  soit  même  la  césure  finale  — 
de  là  l'enjambement  d'un  vers  sur  l'autre;  et  cette 
diversité  de  rythme  leur  fournit  de  nouveaux 
moyens  d'expression. 

Voici,  dans  Victor  Hugo,  quelques  exemples  : 

Enjambements  intérieurs  : 

Mais  tu  ne  prendras  pas  demain  à  l'Éternel1. 
Lazare,  notre  ami,  dort;  je  vais  l'éveiller  3. 
Sire,  c'est  un  manant  heureux  qu'un  laboureur  3. 
L'arbre,  tout  pénétré  de  lumière,  chantait4. 
La  plus  belle  s'était  épanouie  en  femme5. 

Enjambements  d'un  vers  sur  l'autre  : 

Le  taureau  blanc  l'emporte.  Europe  sans  espoir 
Crie G. 

lis  sont  partis,  pareils  au  bruit  qui  sort  des  lyres; 
Et  nous  restons  là,  seuls,  près  du  gouffre  où  tout  fuit, 
Tristes;  et  la  lueur  de  leurs  charmants  sourires 
Parfois  nous  apparaît  vaguement  dans  la  nuit 7. 


1.  Chants  du  crépuscule,  Napoléon  II. 

2.  Légende  des  siècles,  Première  rencontre  du  Christ  avec  le  tom- 
beau. 

3.  Ibid.,  Aymerillot. 

4.  Ibid.,  le  Sacre  de  la  femme. 

5.  Ibid.,  ibid. 

6.  Contemplations,  t.  I,  le  Rouet  d'Omphale. 

7.  Ibid.,  t.  II,  VI,  vin,  Claire. 


134         LE  RÉALISME  DU  ROMANTISME. 

Ils  répondirent  :  Vois, 

Lui  montrant  de  la  main,  dans  un  champ,  près  d'un  bois, 
A  côté  du  torrent  qui  dans  les  pierres  roule, 
Un  sépulcre1. 

Le  mortier  des  marquis,  près  des  tortils  ducaux 
Rayonne  2. 

Tout  en  parlant  ainsi,  le  Satyre  devint 
Démesuré 3. 

Quelquefois  les  deux  sortes  de  rejets  se  com- 
binent. En  voici  des  exemples,  pris  également  dans 
Victor  Hugo  : 

0  terreur!  corps  à  corps 

D'un  homme  contre  un  tas  de  gueux  épouvantable  4  ! 

Il  rit  quand  l'équinoxe  irrité  le  querelle 
Sinistrement  avec  son  haleine  de  grêle  3. 

Et  la  voix  qui  chantait 

S'éteint  comme  un  oiseau  se  pose;  tout  se  tait6. 

On  entendait  le  bruit  des  décharges,  semblable 
A  des  écroulements  énormes  7. 

Pas  n'est  besoin  de  montrer  quelle  vertu  expressive 
donne  à  ces  vers  l'altération  du  type  normal,  et 
comment  l'effet  rythmique  s'y  produit  au  détriment 
de  la  symétrie. 

Encore  ne  sont-ils  qu'irréguliers  ;  d'autres  sont 
plus  ou  moins  discordants  : 

Je  lui  rends  Naple.  Ayons  l'aigle,  et  puis  nous  verrons8... 
Mais  moi,  qui  me  fera  grand?  qui  sera  ma  loi 9  ? 

1.  Légende  des  siècles,  Première  rencontre  du  Christ  avec  le  tom- 
beau. 

2.  Ibid.,  Éviradnus. 

3.  Ibid.,  le  Satyre. 

4.  Ibid.,  le  Petit  roi  de  Galice. 

5.  Ibid.,  Éviradnus. 

6.  Ibid.,  ibid. 

7.  Ibid.,  le  Cimetière  d'Eylau. 

8.  Hernani,  acte  I,  scène  m. 

9.  Ibid.,  acte  IV,  scène  n. 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  13b 

L'usage,  il  faut  que  je  le  dise, 

Veut  que  ce  soit  d'abord  moi  qui  l'ouvre  et  la  lise  *. 

Et  que  tout  cela  fasse  un  astre  dans  les  cieux2  ! 

Ses  archers  d'autant  plus  lâches  qu'ils  sont  plus  braves3. 

Dieu,  pour  qui  les  méchants  mêmes  sont  transparents*. 

Comme  par  une  main  noire,  dans  de  la  nuit 
Nous  nous  sentîmes  prendre5. 

Les  mots  l'aigle,  grand,  moi,  un  astre,  lâches,  mêmes, 
noire,  ont,  dans  ces  exemples,  une  valeur  toute  par- 
ticulière, et  c'est  l'irrégularité  du  rythme  qui  les 
met  en  relief. 

Il  peut  arriver  aussi  que  l'effet  porte,  non  pas 
sur  tel  ou  tel  mot,  mais  sur  l'idée  ou  l'image 
qu'exprime  le  vers  entier  : 

Tout  semblait  presque  hors  delà  mesure  éclore6. 

L'un  penche  en  avant,  l'autre  en  arrière  se  jette7. 

Ladislas  furtif  prend  un  couteau  sur  la  nappe 8. 

Le  coup  passa  si  près  que  le  chapeau  tomba 
Et  que  le  cheval  fît  un  écart  en  arrière9. 

Hors  du  monde,  au  delà  de  tout  ce  qui  ressemble 
A  la  forme  de  quoi  que  ce  soit10. 

On  voit  assez  ce  que  marque,  dans  chacun  de  ces 
exemples,  la  dissymétrie  rythmique  :  dans  le 
premier,  c'est  l'énormité  des  types  primitifs  ébau- 

1.  Ruy  Blas,  acte  II,  scène  m. 

2.  Contemplations,  t.  I,  III,  xi. 

3.  Légende  des  siècles,  le  Régiment  du  baron  Madruce. 

4.  Ibid.,  Puissance  égale  Bonté. 

5.  Ibid.,  le  Cimetière  d'Eylau. 

6.  Légende  des  siècles,  le  Sacre  de  la  femme. 

7.  Ibid.,  Éviradnus. 

8.  Ibid.,  ibid. 

9.  Ibid.,  Après  la  bataille. 

10.  Ibid.,  la  Trompette  du  Jugement. 


136  LE   REALISME    DU    ROMANTISME. 

chés  par  la  nature;  dans  le  second,  c'est  le  désordre 
et  l'enchevêtrement  des  cimiers  comparés  à  une 
forêt  de  monstres;  dans  le  troisième,  c'est  la  sour- 
noiserie et  en  même  temps  la  rapidité  du  geste  que 
fait  Ladislas;  dans  le  quatrième,  c'est  l'écart  d'un 
cheval  effrayé;  dans  le  cinquième  enfin,  c'est 
«  l'informe  »  d'abîmes  insondables  où  l'œil  ne 
perçoit  que  brume  et  ténèbres. 

Souvent  les  discordances  du  rythme  l'appro- 
prient, sans  effets  particuliers,  au  caractère  général 
d'un  passage  qui  retrace  des  émotions  violentes  ou 
une  scène  de  désordre  et  de  confusion. 

Citons  comme  exemple,  pour  le  premier  cas,  ces 
vers  des  Pauvres  gens  : 

Quand  elle  fut  rentrée  au  logis,  la  falaise 

Blanchissait;  près  du  lit  elle  prit  une  chaise 

Et  s'assit  toute  pâle;  on  eût  dit  qu'elle  avait 

Un  remords,  et  son  front  tomba  sur  le  chevet, 

Et  par  instants,  à  mots  entrecoupés,  sa  bouche 

Parlait,  pendant  qu'au  loin  grondait  la  mer  farouche. 

«  Mon  pauvre  homme!  ah!  mon  Dieu  !  que  va-t-il  dire?  il  a 

Déjà  tant  de  souci  !  Qu'est-ce  que  j'ai  fait  là  ? 

Cinq  enfants  sur  les  bras  !  ce  père  qui  travaille  ! 

Il  n'avait  pas  assez  de  peine;  il  faut  que  j'aille 

Lui  donner  celle-là  de  plus.  —  C'est  lui"?  —  Non.  Rien. 

—  J'ai  mal  fait.  —  S'il  me  bat,  je  dirai  :  Tu  fais  bien. 

—  Est-ce  lui?  —  Non.  —  Tant  mieux.  La  porte  bouge,  comme 
Si  l'on  entrait.  —  Mais  non.  —  Voilà-t-il  pas,  pauvre  homme, 
Que  j'ai  peur  de  le  voir  rentrer,  moi,  maintenant  !  » 

Et,  comme  exemple  du  second  cas,  citons  les  vers 
suivants  du  Satyre  : 

Il  dit  la  guerre;  il  dit  la  trompette  et  le  glaive; 

La  mêlée  en  feu,  l'homme  égorgé  sans  remord, 

La  gloire,  et,  dans  la  joie  affreuse  de  la  mort, 

Les  plis  voluptueux  des  bannières  flottantes. 

L'aube  naît;  les  soldats  s'éveillent  dans  les  tentes  ; 

La  nuit,  même  en  plein  jour,  les  suit,  planant  sur  eux; 

L'armée  en  marche  ondule  au  fond  des  chemins  creux: 


LA   LANGUE    ET   LA   VERSIFICATION.  137 

La  baliste  en  roulant  s'enfonce  dans  les  boues; 
L'attelage  fumant  tire,  et  l'on  pousse  aux  roues; 
Cris  des  chefs,  pas  confus;  les  moyeux  des  charrois 
Balafrent  les  talus  des  ravins  trop  étroits. 
On  se  rencontre,  ô  choc  hideux!  les  deux  armées 
Se  heurtent,  de  la  même  épouvante  enflammées, 
Car  la  rage  guerrière  est  un  gouffre  d'effroi. 
0  vaste  effarement  !  chaque  bande  a  son  roi. 
Perce,  épée!  ô  cognée,  abats  !  massue,  assomme  ! 
Cheval,  foule  aux  pieds  l'homme,  et  l'homme,  et  l'homme,  et 

[l'homme! 
Hommes,  tuez,  traînez  les  chars,  roulez  les  tours; 
Maintenant,  pourrissez,  et  voici  les  vautours  ! 

La  prosodie,  dans  de  tels  morceaux,  semble 
ne  connaître  presque  aucune  règle  :  elle  procède 
par  des  secousses  successives,  elle  imprime  à 
la  phrase  une  continuelle  trépidation  ;  et  ce  désé- 
quilibre du  rythme  marque,  soit,  dans  le  premier, 
l'inquiétude  dont  le  cœur  de  Jeannie  est  troublé, 
soit,  dans  le  second,  le  tumulte  et  les  heurts  san- 
glants de  la  guerre. 

Souvent  même,  il  ne  s'agit  que  de  dégourdir  le 
vers.  Stendhal  comparait  un  couple  d'alexandrins  à 
une  paire  de  pincettes  brillantes  et  dorées,  mais 
droites  et  raides;  la  solennité  des  alexandrins 
classiques  les  rendait  incapables  d'exprimer  les 
menus  détails.  Aussi  la  jeune  école,  surtout  dans 
le  drame,  qu'elle  conçut  comme  un  fidèle  tableau 
de  la  réalité,  dut  leur  donner  plus  de  souplesse, 
et,  parfois,  les  assimiler  à  la  prose. 

La  préface  de  Cromwell  nous  apprend  que  cer- 
tains novateurs  prétendaient  bannir  les  vers  de  la 
scène;  d'après  eux,  «  les  éléments  de  notre  langage 
poétique  étaient  incompatibles  avec  le  naturel.  » 
Victor  Hugo  leur  remontre  que  «  le  caractère  de 
notre  poésie  »  permet  fort  bien  la  libre  expression 
de  toutes  les  choses  vraies.   Seulement,  il  fallait 


138  LE    REALISME   DU    ROMANTISME. 

d'abord  réformer  l'alexandrin,  et  c'est  ce  que  fit 
Victor  Hugo  lui-même. 

On  se  rappelle  l'enjambement  qui  se  trouve  au 
début  ù'IIernani  : 

Serait-ce  déjà  lui?  C'est  bien  à  l'escalier 
Dérobé. 

Les  enjambements  de  cette  sorte  ont  pour  seul  effet 
de  rompre  la  monotonie  de  l'alexandrin.  Un  drame 
comporte  maints  détails  soit  presque  indifférents, 
soit  plus  ou  moins  vulgaires,  auxquels  ne  saurait 
convenir  le  rythme  classique.  C'est  souvent  pour  les 
exprimer  que  Victor  Hugo  fait  usage  de  césures 
irrégulières.  Et  les  classiques  se  récriaient.  Nous 
savons  que  le  rejet  du  mot  dérobé  les  «  mit  tout  de 
suite  en  fureur1  ».  Un  de  leurs  chefs,  Jay,  appelle 
la  langue  d'Hernani  «  jargon  bâtard,  qui  n'a  ni  la 
mesure  du  vers,  ni  le  mouvement  naturel  de  la 
prose2  ».  Mais,  en  altérant  le  vers  de  la  tragédie,  le 
poète  l'accommodait  au  drame. 

Même  dans  la  poésie  lyrique,  l'alexandrin,  lors- 
qu'il s'agit  de  rendre  quelque  tableau  familier, 
transgresse  les  règles  traditionnelles.  Rappelons- 
nous  par  exemple  le  passage  suivant  d'une  poésie  de 
Victor  Hugo,  la  Vie  aux  champs  : 

Les  petits,  —  quand  on  est  petit,  on  est  très  brave,  — 
Grimpent  sur  mes  genoux;  les  grands  ont  un  air  grave. 
Ils  m'apportent  des  nids  de  merles  qu'ils  ont  pris, 
Des  albums,  des  crayons  qui  viennent  de  Paris; 
On  me  consulte,  on  a  cent  choses  à  me  dire; 
On  parle,  on  cause,  on  rit  surtout  ;  j'aime  le  rire, 

1.  «  Un  jeune  peintre  ayant  riposté,  des  chut!  énergiques, 
des  à  la  porte!  le  firent  taire.  »  (A.  Barbou,  Victor  Hugo  et  son 
temps). 

2.  La  Conversion  d'un  romantique. 


LA   LANGUE   ET   LA   VERSIFICATION.  139 

Non  le  rire  ironique  aux  sarcasmes  moqueurs, 
Mais  le  doux  rire  non  né  le,  ouvrant  bouches  et  cœurs, 
Qui  montre  en  môme  temps  des  âmes  et  des  perles. 
J'admire  les  crayons,  l'album,  les  nids  de  merles, 
Et  quelquefois  on  dit,  quand  j'ai  bien  admiré  : 
«  Il  est  du  même  avis  que  Monsieur  le  curé.  » 
Puis,  lorsqu'ils  ont  joué  tous  ensemble  à  leur  aise, 
Ils  font  soudain,  les  grands  s'appuyant  à  ma  chaise, 
Et  les  petits  toujours  grimpés  sur  mes  genoux, 
Un  silence,  et  cela  veut  dire  :  Parle-nous1. 

Si  ces  alexandrins  ont  pour  la  plupart  un  rythme 
irrégulier,  c'est  que  la  régularité  de  l'alexandrin 
classique  ne  saurait  convenir  à  de  pareilles  scènes. 
Elle  s'accorde  avec  le  ton  de  la  tragédie,  avec  celui 
de  Tépître  morale  ;  elle  n'est  plus  de  mise  quand 
on  nous  peint  une  bande  de  petits  garçons  riant  et 
jouant. 

Réformé  par  les  romantiques,  l'alexandrin, 
comme  le  déclare  Victor  Hugo,  devient  «  aussi 
beau  que  de  la  prose2.  »  Aussi  beau  que  de  la  prose, 
tel  était  le  plus  grand  éloge  que  les  philosophes  du 
xvme  siècle  pussent  donner  à  des  vers.  Et  du  reste 
Malherbe  et  Boileau  n'en  auraient  pas  voulu 
d'autre  pour  leurs  meilleurs  alexandrins,  qui  sont 
de  la  prose  exactement  rythmée.  Mais  Victor  Hugo 
ne  l'entendait  pas  ainsi.  Ce  que  louaient  par  là  les 
philosophes,  ce  que  Malherbe  et  Boileau  tiennent 
pour  le  triomphe  de  leur  art,  c'est  un  vers  expri- 
mant la  raison  avec  une  droiture  parfaite,  à  laquelle 
ne  nuisent  ni  les  difficultés  de  la  mesure  ni  celles  de 
la  rime;  et  Victor  Hugo,  lui,  parle  d'un  alexandrin 
qui  «  ose  tout  exprimer  »,  qui  «  parcoure  toute  la 


1.  Contemplations,  t.  I,  I,  vi. 

2.  Préface  de  Cromwell. 


140         LE  RÉALISME  DU  ROMANTISME. 

gamme  poétique,  aille  de  haut  en  bas,  des  idées  les 
plus  élevées  aux  plus  vulgaires  1  ».  Ce  vers-là  est  le 
vers  d'une  poésie  réaliste,  où,  comme  il  le  dit 
encore,  peuvent  entrer  sans  déguisement,  sans 
altération,  «  la  nature  el  le  vrai  ». 


1.  Préface  de  Cromwell.  —  Cf.  Toute  la  Lyre,  l'Arl  : 

L'hexamètre,  pourvu  qu'eu  rompant  la  césure, 
Il  montre  la  pensée  et  garde  la  mesure, 
Vole  et  marche;  il  se  tord,  il  rampe,  il  est  debout; 
Le  vers  coupé  contient  tous  les  tons  ;  il  dit  tout. 


CHAPITRE   III 


LES  GENRES  LITTÉRAIRES  :  LYRISME, 
ROMAN,     THÉÂTRE 


Il  faut  maintenant  examiner  quelles  modifications 
le  romantisme  fit  subir  aux  divers  genres. 

Nous  étudierons  dans  ce  chapitre  les  genres 
proprement  littéraires,  lyrisme,  roman,  théâtre,  et, 
dans  le  chapitre  suivant,  l'histoire,  puis  la  critique, 
qui  participent  à  la  fois  de  l'art  et  de  la  science. 
On  verra  ce  que  les  romantiques  y  introduisirent  de 
réaliste. 

I.    —    LE    LYRISME. 

Parmi  les  thèmes  lyriques,  la  nature  est  un  des 
plus  féconds.  Et  la  jeune  école,  on  le  sait,  y  a  puisé 
une  poésie  toute  nouvelle.  Mais  il  ne  s'agit  pas  de 
cela.  Il  s'agit  de  savoir  si  c'est  en  réalistes'que  les 
romantiques  la  représentent. 

Remontons  d'abord  aux  précurseurs  du  lyrisme 
moderne  :  Jean-Jacques  Rousseau,  Rernardin  de 
Saint-Pierre  et  Chateaubriand,  de  quelle  façon  la 
représentent-ils? 


142  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

Peintre  de  la  nature,  Jean-Jacques  Rousseau  est 
réaliste  en  premier  lieu  comme  retraçant  non  pas 
seulement  ce  qu'elle  ofTre  de  grandiose  et  de 
sublime,  mais  aussi  ses  aspects  les  plus  familiers.  Il 
aime  par-dessus  tout  la  campagne  et  se  plaît  à  la 
décrire.  Son  rêve,  c'est  d'avoir,  sur  le  penchant  de 
quelque  colline  bien  ombragée,  une  modeste  mai- 
son blanche  aux  contrevents  verts,  avec  une  basse- 
cour,  une  étable  et  des  vaches.  A  Paris,  «  dans  la 
sensualité  des  soupers,  dans  l'éclat  des  spectacles, 
dans  la  fumée  des  glorioles  »,  il  regrette  les  prés, 
les  bois,  les  ruisseaux,  le  bruit  des  chars  rustiques, 
le  mugissement  des  bœufs,  le  dîner  frugal  chez  un 
paysan  qui  le  régalait  de  laitage  et  de  «  grisses  »  ;  et 
lorsque,  sorti  par  hasard  de  la  grande  ville,  il 
«  lorgne  du  coin  de  l'œil  »  un  simple  buisson 
d'épines,  une  haie,  une  grange,  lorsqu'il  hume,  en 
traversant  un  hameau,  la  vapeur  d'une  bonne 
omelette  au  cerfeuil,  lorsqu'il  entend  de  loin  la 
chanson  d'un  laboureur,  il  «  donne  au  diable  »  les 
élégances  factices  de  la  société  mondaine.  La  Nou- 
velle Héloïse  et  les  Confessions  renferment  maints 
petits  tableaux  champêtres1  :  c'est  la  vendange  ou 
la  cueillette  des  cerises,  c'est  le  repas  de  midi  en 
plein  air,  c'est  la  visite  aux  abeilles  qui  reviennent 
de  la  picorée,  ce  sont  les  soins  du  colombier,  du 
jardin,  de  la  laiterie.  Et,  dans  tous  ces  tableaux,  il 
ne  craint  pas  de  marquer  les  circonstances  les  plus 
menues,  les  plus  insignifiantes  si  l'on  veut,  mais 
par  lesquelles  chacun  a  son  caractère  distinctif,  son 
caractère  vraiment  réel. 

1.  Un  grand  nombre  des  sujets  que  Rousseau  proposa  pour 
l'illustration  de  la  Nouvelle  Héloïse  sont  empruntés  à  la  vie 
agreste  ou  domestique. 


LES    GENRES   LITTERAIRES.  143 

Quand,  au  lieu  de  la  vie  rustique,  Rousseau  peint 
des  paysages,  sans  doute,  moins  artiste  que  poète, 
il  ne  les  peint  pas  tant  pour  eux-mêmes  que  pour 
les  émotions  dont  le  spectacle  de  la  nature  affecta 
toujours  sa  sensibilité.  Cependant  les  traits  en  sont 
exacts.  Rien  chez  lui  de  vague  ou  de  flottant.  Il 
veut,  comme  le  remarque  Sainte-Beuve,  «  que  la 
scène  dont  il  se  souvient  ou  qu'il  invente,  que  le 
personnage  qu'il  introduit,  s'encadre  et  se  meuve 
dans  un  lieu  bien  déterminé,  dont  les  détails  se 
puissent  graver  et  retenir1  ».  Il  indique  très  nette- 
ment les  contours  des  objets  et  leurs  reliefs;  il 
applique  la  couleur  sur  un  dessin  très  «  poussé  ». 
On  a  souvent  dit  que  Rousseau  nous  inocula  le 
sentiment  de  la  nature  ;  on  peut  dire  avec  Sainte- 
Beuve  qu'il  nous  inocula  aussi  «  le  sentiment  de  la 
réalité2  ». 

Beaucoup  de  ses  descriptions  se  bornent  aux 
caractères  généraux;  ce  sont  celles  qu'il  imagine, 
celles  qu'il  dispose  pour  l'effet.  Toutes  les  fois  qu'il 
représente  des  choses  vues  et  qu'aucune  préoccu- 
pation de  grand  style  ne  gêne  son  naturel,  il  indique 
jusqu'aux  moindres  détails.  Et  ce. goût  du  particu- 
lier s'accusa  chez  lui  toujours  davantage.  Lisons 
par  exemple  la  Cinquième  Promenade  des  Rêveries 
d'un  Promeneur  solitaire  :  nous  y  voyons  comment 
il  conçut,  pendant  sa  retraite  dans  l'île  de  Saint- 
Pierre,  le  projet  d'une  Flora  peninsularis  à  laquelle 
il  voulait  consacrer  «  le  reste  de  ses  jours  ».  «  J'au- 
rais fait  un  livre,  dit-il,  sur  chaque  gramen  des 
prés,  sur  chaque  mousse  des  bois,  sur  chaque  lichen 


1.  Lundis,  t.  III,  p.  91. 

2.  Ibid.,  ibid. 


144  LE  REALISME   DU   ROMANTISME. 

qui  tapisse  les  rochers.  »  Et,  nous  racontant  ses 
excursions  matinales,  il  décrit  les  plus  humbles 
plantes,  brunelles  aux  longues  cornes  ou  balsamines 
dont  la  capsule  éclate  entre  les  doigts.  Après 
avoir  contemplé  la  nature  comme  «  un  beau  sys- 
tème »  ;  il  en  vient  à  l'observer  «  par  parties  » 
sans  s'y  confondre,  et,  suivant  son  expression,  à 
en  «  détailler  le  spectacle.  » 

Pourtant  la  description  de  Rousseau,  si  précise 
soit-elle,  reste  ordinairement  assez  large;  et,  du 
reste,  il  use  souvent,  encore  classique  par  là,  des 
épithètes  sentimentales,  qui  ne  montrent  rien,  des 
épithètes  générales,  qui  conviennent  à  tous  les 
objets  analogues.  Bernardin  de  Saint-Pierre,  son 
disciple,  serre  la  nature  de  plus  près.  Il  se  plaignait 
que  les  délicatesses  de  notre  langue  littéraire  ne  per- 
missent pas  de  rendre  fidèlement  les  choses,  et  lui- 
même  l'enrichit  d'un  grand  nombre  de  termes  qu'il 
prenait  jusque  dans  les  dictionnaires  techniques. 
«  Essayez,  remarquait-il,  de  faire  la  description 
d'une  montagne  de  manière  à  la  faire  reconnaître  ; 
quand  vous  aurez  parlé  de  la  base,  des  flancs  et  des 
sommets,  vous  aurez  tout  dit...  Que  de  variétés  en 
ces  formes  bombées,  arrondies,  aplanies,  car- 
rées! etc.  Vous  ne  trouvez  que  des  périphrases1.  » 
Le  vocabulaire  classique  avait  pu  suffire  à  des 
écrivains  qui  se  contentaient  de  noter  les  traits 
principaux,  qui  décrivaient  la  montagne  et  non  pas 
telle  ou  telle  montagne;  mais  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  renouvela,  même  après  Rousseau,  le  genre 
descriptif,  en  y  appliquant  une  observation  minu- 

1.  Voyage  à  Vile  de  France. 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES.  145 

tieuse.  Il  exprime  les  différentes  formes  des  nuages 
et  les  divers  chants  des  oiseaux,  il  distingue  les 
nuances  les  plus  fines,  le  blanc  de  la  marguerite 
qui  rappelle  «  celui  de  la  cornette  d'une  bergère  », 
le  blanc  de  l'hyacinthe  «  qui  tient  de  l'ivoire  »,  le 
blanc  du  lis  «  demi-transparent  et  cristallin  »  comme 
«  de  la  pâte  de  porcelaine  ».  Aucun  écrivain  jus- 
qu'alors ne  s'était  préoccupé  à  ce  point  de  rendre 
chaque  objet  par  ses  caractères  propres. 

Avec  Chateaubriand,  la  description  redevient 
ample;  Bernardin  disait  :  «  Je  n'ai  qu'un  pinceau, 
M.  de  Chateaubriand  a  une  brosse.  »  D'ailleurs  ses 
tableaux,  surtout  ceux  que  nous  étalent  si  complai- 
samment  le  Génie  du  Christianisme  et  les  Martyrs, 
trahissent  le  souci  de  l'effet,  une  rhétorique  spécieuse 
et  fallacieuse.  Et  il  ajoute  ou  retranche  sans  aucun 
scrupule.  Il  écrit  à  son  ami  Joubert  :  «  Un  petit  bout 
du  croissant  de  la  lune  était  dans  le  ciel  tout  juste- 
ment pour  m'empêcher  de  mentir;  car  je  sens  que, 
si  la  lune  n'avait  pas  été  réellement  là,  je  l'aurais  tou- 
jours mise  dans  ma  lettre  ».  Comment  traitera-t-il 
donc  ses  paysages  de  style?  Il  les  apprête  et  les 
concerte  à  sa  guise.  Peu  lui  importent  les  inexacti- 
tudes; il  ne  se  soucie  que  de  la  beauté,  d'une  beauté 
souvent  factice  l.  Enfin  il  mêle  souvent  à  ses  descrip- 


1.  «  Les  critiques  qu'on  a  faites  des  premières  pages  d'Atala 
quant  au  peu  de  fidélité  du  dessin  et  des  couleurs  nous  démon- 
trent que  l'auteur  n'a  pas  cherché  l'exactitude  pittoresque  réelle  ; 
qu'après  une  vue  générale  et  rapide,  il  a  remanié  d'autorité 
ses  souvenirs  et  disposé  à  son  gré  les  riches  images,  réfléchies 
moins  encore  dans  sa  mémoire  que  dans  son  imagination;  qu'il 
ne  s'est  pas  fait  faute  de  transporter  à  un  fleuve  ce  qui  est  vrai 
d'un  autre,  de  dire  du  Meschacébé  ce  qui  serait  plus  juste  de 
l'Ohio,  d'inventer  en  un  mot,  de  combiner,  d'agrandir  »  (Sainte- 

LE   RÉALISME  DU   ROMANTISME.  10 


146  LE    REALISME   DU    ROMANTISME. 

tions  je  ne  sais  quel  symbolisme  moral.  Ce  n'est 
plus  alors  la  peinture  des  choses  elles-mêmes;  il  ne 
les  décrit  pas  telles  quelles,  il  arrange  et  dispose  sa 
scène,  il  la  «  truque  »  selon  ridée  ou  le  sentiment 
dont  il  veut  qu'elle  soit  comme  la  figuration. 

On  rencontre  pourtant  chez  lui  bien  des  tableaux 
où  la  nature  est  fidèlement  exprimée,  et  jusque  dans 
le  détail,  sans  procédés  conventionnels,  sans  rien  de 
postiche,  sans  aucune  intention  symbolique.  Le 
Génie  du  Christianisme  et  les  Martyrs  en  renferment 
eux-mêmes  d'une  justesse  originale  et  significative. 
Parmi  les  procédés  et  les  lieux  communs  de  la  des- 
cription consacrée,  maints  traits  décèlent,  outre 
l'artiste,  un  observateur  attentif.  Relisons  notam- 
ment la  tempête  du  dix-neuvième  chant  des  Martyrs. 
Les  contemporains  y  goûtèrent  surtout  ce  qu'elle  a 
trop  souvent  de  pompeux  et  de  banal;  mais  cer- 
taines parties  en  sont  admirables  pour  leur  expressif 
réalisme.  «  L'azur  du  ciel,  traversé  de  bandes  ver- 
dâtres,  semble  se  décomposer  dans  une  lumière 
louche  et  troublée  ;  des  sillons  plombés  s'étendent 
sans  fin  dans  une  mer  pesante  et  morne.  »  Et,  un 
peu  plus  loin  :  «  Le  soleil,  descendant  derrière  les 
nuages,  les  perce  d'un  rayon  livide,  et  découvre  des 
profondeurs  menaçantes.  »  Cette  tempête  n'est  plus 
la  tempête  classique,  toujours  la  même  et  comme 
stéréotypée;  Chateaubriand,  qui  la  vit  de  ses  yeux, 
en  retrouve  et  sait  en  rendre  la  sensation  directe. 
Du  reste,  c'est  surtout  dans  l'Itinéraire  de  Paris  à 
Jérusalem  qu'il  se  montre  un  grand  peintre;  désin- 
téressé le  plus  souvent  de  préoccupations  étrangères, 


Beuve,  Chateaubriand  et  son  groupe  littéraire,  t.   I,  VII*  leçon, 
p.  207). 


LES    GENRES   LITTÉRAIRES.  147 

il  ne  veut  qu'y  reproduire  la  nature,  et  il  l'y  repro- 
duit, sous  ses  diverses  formes,  avec  ce  que  chacune 
présente  de  particulier  et  de  caractéristique.  Le 
romantisme  apprit  à  son  école  l'art  de  peindre.  Et 
son  influence  ne  s'exerça  pas  seulement  sur  les 
romantiques  de  la  première  génération;  les  parnas- 
siens aussi  la  subirent,  fût-ce  par  l'intermédiaire  de 
Victor  Hugo. 


Si,  comparés  aux  parnassiens,  les  romantiques 
n"ont  pas  autant  de  précision  et  de  curiosité,  il  suf- 
firait de  les  comparer  aux  pseudo-classiques  et  aux 
classiques  eux-mêmes  pour  se  rendre  compte  que  le 
réalisme  pittoresque  date  chez  nous  du  romantisme. 

A  vrai  dire,  quelques-uns  d'entre  eux,  notam- 
ment Alfred  de  Vigny,  évoquent  le  monde  extérieur 
plutôt  qu'il  ne  le  peignent.  Foncièrement  idéaliste, 
Vigny  est  peu  touché  des  apparences  sensibles.  On 
pourrait  citer  de  lui  maints  passages  où  il  décrit  les 
objets,  et  souvent  des  objets  minuscules,  en  y  appli- 
quant un  soin  très  délicat.  Mais  les  tableaux  de 
ce  genre  figurent  dans  ses  premiers  recueils;  il 
n'avait  pas  encore  pris  conscience  de  son  génie  ori- 
ginal, il  imitait  André  Chénier1.  Le  véritable 
Alfred  de  Vigny  répugnerait  à  lutter  de  couleur 
avec  la  peinture  par  le  prestige  des  mots.  Il  n'est 
point  un  peintre;  il  est  surtout  un  contemplateur. 
Nous  savons  comment,  romancier,  il  traite  l'his- 
toire :  voulant  donner  aux  faits  une  signification 

1.  Cf.  le  Bain  (fragment  d'un  poème  de  Suzanne),  le  Bain  d'une 
dame  romaine,  la  Dryade,  etc. 


148  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

morale,  il  les  altère  afin  de  les  «  perfectionner  ». 
Poète,  il  traite  la  nature  de  la  même  façon;  il  ne  la 
rend  pas,  il  exprime  v  l'âme  des  choses  »,  —  en 
d'autres  termes,  sa  propre  âme;  et  c'est  pourquoi 
les  symbolistes,  voilà  quinze  ou  vingt  ans,  recon- 
nurent en  lui  leur  premier  maître.  Sa  poésie  est 
beaucoup  moins  pittoresque  que  subjective.  Vigny 
répudiait  le  pittoresque  comme  trop  matériel,  et  sa 
Muse,  lui-même  le  dit,  n'a  pas  de  corps2. 

Devons-nous  excepter  aussi  Lamartine?  Certes, 
on  ne  saurait  le  qualifier  de  réaliste.  Ses  paysages 
sont  encore  des  effusions  lyriques.  «  La  poésie, 
déclare-t-il,  chante  bien,  mais  elle  décrit  mal.  Le 
moindre  coup  de  crayon  d'un  dessinateur  ou  d'un 
peintre  vaut  pour  les  yeux  tout  Homère,  tout  Vir- 
gile, tout  Théocrite 3  ».  Admirable  interprète  des 
émotions  que  fait  naître  en  lui  le  spectacle  de  la 
nature,  il  nous  la  montre  d'ordinaire  sans  netteté, 
il  la  spiritualise  au  lieu  d'en  fixer  la  forme  visible. 

Et  cependant,  même  chez  Lamartine,  quelle  diffé- 
rence avec  les  pseudo-classiques!  Dans  les  Médita- 
tions, il  y  a  déjà  bien  des  traits  précis;  il  y  a  dans 
Jocelyn  des  figures  et  des  scènes  d'un  caractère 
franchement  réaliste.  Se  souvient-on  du  prêtre  que 
l'abbé  Delille  prend  pour  héros  d'un  de  ses  poèmes 
les  plus  connus? 

Là  vit  l'homme  de  Dieu  dont  le  saint  ministère 
Du  peuple  réuni  présente  au  ciel  les  vœux, 
Ouvre  sur  le  hameau  tous  les  trésors  des  cieux,  etc. 

1.  Préface  de  Cinq-Mars. 

2.  «  0  ma  muse,  tu  n'as  pas  de  corps,  tu  es  une  âme  »  (Journal 
d'un  Poète). 

3.  Harmonies;  commentaire  de  l'Harmonie  X, livre  I. 


LES   GENRES   LITTERAIRES.  149 

Cet  homme  de  Dieu  n'a  rien  que  d'insignifiant  et  de 
«  poncif  ».  Mais  la  physionomie  de  Jocelyn,  les  mille 
détails  de  son  existence,  son  habitation,  sesentours, 
sont  exprimés  avec  une  vérité  particulière  et  sen- 
sible. Dès  le  prologue,  nous  nous  sentons  dans  un 
milieu  réel,  reproduit  d'après  nature,  et  la  première 
«  époque  »  renferme  quelques  scènes  que  l'on  a  pu 
justement  comparer  aux  toiles  des  petits  maîtres 
hollandais.  Telle  est  la  description  du  début.  Reli- 
sons-en par  exemple  le  morceau  suivant  : 

Les  filles  du  village,  à  ce  refrain  joyeux, 

Entr'ouvraient  leur  fenêtre  en  se  frottant  les  yeux, 

Se  saluaient  de  loin  du  sourire  et  du  geste, 

Et,  sur  les  hauts  balcons  penchant  leur  front  modeste, 

Peignaient  leurs  longs  cheveux  qui  pendaient  au  dehors 

Comme  les  écheveaux  dont  on  lisse  les  bords. 

Puis  elles  descendaient,  nu-pieds,  demi-vêtues 

De  ces  plis  transparents  qui  collent  aux  statues, 

Et  cueillaient  sur  la  haie  ou  dans  l'étroit  jardin 

L'œillet  et  le  lilas  tout  baignés  du  matin; 

Et  les  gouttes  des  fleurs,  sur  leur  sein  découlées, 

Y  roulaient  comme  autant  de  perles  défilées. 

Dans  les  autres  «  époques  »  se  rencontrent  çà  et 
là  des  tableaux  familiers,  des  épisodes  de  la  vie 
domestique  ou  rurale,  qui  ne  sont  pas  moins 
empreints  de  réalité.  Voici  comment  le  poète  nous 
peint  la  cour  attenant  au  presbytère  de  Jocelyn  : 

Une  cour  le  précède,  enclose  d'une  haie 
Que  ferme  sans  serrure  une  porte  de  claie. 
Des  poules,  des  pigeons,  deux  chèvres  et  mon  chien, 
Portier  d'un  seuil  ouvert  et  qui  n'y  garde  rien, 
Qui  jamais  ne  repousse  et  qui  jamais  n'aboie, 
Mais  qui  flaire  le  pauvre  et  l'accueille  avec  joie, 
Des  passereaux  montant  et  descendant  du  toit, 
L'hirondelle  rasani,  l'auge  où  le  cygne  boit, 
Tous  ces  hôtes,  amis  du  seuil  qui  les  rassemble, 
Famille  de  l'ermite,  y  sont  en  paix  ensemble; 
Les  uns,  couchés  à  l'ombre  en  un  coin  du  gazon, 
D'autres  se  réchauffant  contre  un  mur  au  rayon; 


150  LE    RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

Ceux-ci,  léchant  le  sel  le  long  de  la  muraille, 

Et  ceux-là,  becquetant  ailleurs  l'herbe  ou  la  paille; 

Trois  ruches  au  midi  sous  leurs  tuiles;  et  puis, 

Dans  l'angle,  sous  un  arbre,  au  Nord,  un  large  puits 

Dont  la  chaîne  rouillée  a  poli  la  margelle 

Et  qu'une  vigne  étreint  de  sa  verte  dentelle  *. 

Et  voici  encore  quelques  vers,  tirés  du  morceau 
sur  le  labourage  : 

La  terre  Çai  se  fend  sous  le  soc  qu'elle  aiguise 
En  tronçons  palpitants  s'amoncelle  et  se  brise... 
Ses  reptiles,  ses  vers,  par  le  soc  déterrés, 
Se  tordent  sur  son  sein,  en  tronçons  torturés. 
L'homme  les  foule  aux  pieds,  et,  secouant  le  manche, 
Enfonce  plus  avant  le  glaive  qui  les  tranche. 
Le  timon  plonge  et  tremble,  et  déchire  les  doigts. 
La  femme  parle  aux  bœufs  du  geste  et  de  la  voix; 
Les  animaux,  courbés  sur  leur  jarret  qui  plie, 
Pèsent  de  tout  leur  front  sur  le  joug  qui  les  lie; 
Gomme  un  cœur  généreux,  leurs  flancs  battent  d'ardeur; 
Ils  font  bondir  le  sol  jusqu'en  sa  profondeur. 
L'homme  presse  ses  pas,  la  femme  suit  à  peine; 
Tous  au  bout  du  sillon  arrivent  hors  d'haleine. 
Ils  s'arrêtent;  le  bœuf  rumine;  et  les  enfants 
Chassent  avec  la  main  les  mouches  de  leurs  flancs  -. 

Sans  doute  les  scènes  de  ce  genre  contiennent 
plus  d'un  trait  qui  décèle  l'idéalisme  de  Lamartine3; 
mais  son  idéalisme  instinctif  ne  rempêche  pas  d'y 
reproduire  maints  détails  familiers  et  caractéris- 
tiques. 

Chez  Alfred  de  Musset  le  monde  extérieur  n'eut 
jamais  une  grande  place.  Pourtant  les  Conles  d'Es- 
pagne et  d'Italie  renferment  certains  tableaux  d'un 
réalisme  ingénu  et  vigoureux.  Sans  parler  des  clas- 

1.  Sixième  Époque. 

2.  Neuvième  Époque. 

3.  Par  exemple,  dans  le  second  des  passages  cités,  le  cygne 
buvant  dans  l'auge  ne  peut  guère  être...  qu'une  oie. 


LES    GENRES   LITTERAIRES.  151 

siques  contemporains  qu'y  choqua  la  «  bassesse  » 
de  l'expression,  Sainte-Beuve  lui-même  y  relève 
quelques  trivialités1.  Tel  que  nous  le  montre  ce 
recueil,  lejeune  poète  est,  de  tous  les  romantiques, 
le  plus  naturellement  et  le  plus  hardiment  réaliste. 
Rien  encore  chez  ses  aînés  ne  pouvait  se  comparer 
pour  la  forte  précision  de  la  touche  à  telles  scènes 
de  Don  Paez,  à  la  description  du  corps  de  garde,  ou 
bien  encore  à  celle  de  la  maison  borgne  où  lejeune 
homme  va  trouver  Bélisa.  Elles  nous  rappellent  ce 
Régnier  dont  il  célébra  le  mâle  génie  — , 

Otez  votre  chapeau,  c'est  Mathurin  Régnier  2  — , 

et  qu'il  pratiquait  alors  comme  d'autres  roman- 
tiques avaient  pratiqué  Ronsard.  Si,  brusquement 
saisi  par  la  passion,  Alfred  de  Musset  ne  fera  bientôt 
qu'en  crier  les  ardeurs  et  les  souffrances,  il  lui 
arrive  cependant  de  revenir  çà  et  là,  dans  bien  des 
pièces,  à  cette  première  veine;  et  jusque  dans  ses 
chants  d'amour,  on  trouve  quelquefois  de  courts 
passages  où  se  marque  le  don  inné  de  rendre  les 
choses  avec  une  exactitude  significative. 

Ce  qui  distingua  d'abord  Sainte-Beuve  entre  les 
romantiques,  c'est  qu'il  exprimait  «  des  détails  pit- 
toresques jusqu'alors  trop  dédaignés  3  ».  Joseph 
Delorme  avait  pour  toute  distraction  ses  prome- 
nades, à  la  nuit  tombante,  sur  le  boulevard  exté- 
rieur près  duquel  il  demeurait.  «  Longs  murs  noirs, 
haies  mal  closes  laissant  voir,  par  des  trouées, 
l'ignoble  verdure  des  jardins  potagers,  tristes  allées 

1.  Portraits  contemporains,  t.  II,  p.  186. 

2.  Sur  la  Paresse. 

3.  Vie  de  Joseph  Delorme. 


152  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

monotones,  ormes  gris  de  poussière,  et,  au-des- 
sous, quelque  vieille  accroupie  au  bord  d'un  fossé, 
quelque  invalide  attardé  regagnant  d'un  pied  chan- 
celant la  caserne,  parfois,  de  l'autre  côté  du  che- 
min, les  éclats  joyeux  d'une  noce  d'artisans  »,  voilà 
ce  qu'il  avait  sous  les  yeux  et  ce  qu'il  retraçait;  et  il 
demande  qu'on  lui  pardonne  «  la  vérité  un  peu  crue 
de  certains  tableaux1  ».  Si  bientôt  il  élargit  son 
cadre,  c'est  pour  «  mener  à  fin  le  même  procédé  »  ; 
il  «  ne  cesse  pas  d'agir  sur  le  fond  de  la  réalité  la 
plus  vulgaire2  ».  Quarante  ans  après,  lorsque  la 
réaction  naturaliste  se  marquera  jusque  dans  la 
poésie,  des  poètes  que  l'on  oppose  aux  romantiques 
reprendront  le  «  procédé  »  de  Sainte-Beuve.  A 
Joseph  Delorme  se  rattachent  les  Promenades  et 
Intérieurs  de  François  Coppée;  et,  là  comme 
ailleurs,  le  romantisme  avait  préparé,  avait  devancé 
le  réalisme. 

En  un  certain  sens,  Théophile  Gautier  est  moins 
réaliste  que  Sainte-Beuve.  Il  éloigne  de  sa  vue  les 
choses  vulgaires  ou  ternes:  il  ne  veut  rendre  que  la 
beauté  de  la  nature  ou  de  la  vie.  Mais,  plus  réaliste 
en  un  autre  sens,  ce  qui  caractérise  ses  descriptions, 
c'est  un  art  exclusivement  pittoresque.  Lui-même 
s'appelait  «  le  peintre  de  la  bande  romantique  ». 
«  Toute  ma  valeur,  déclarait-il,  est  que  je  suis  un 
homme  pour  qui  le  monde  extérieur  existe  »  ;  et  il 
comparait  son  cerveau  à  une  chambre  noire.  Il 
disait  encore  :  «  Je  n'ai  fait  que  bien  regarder  la 
nature,  la  dessiner,  la  peindre  comme  je  l'ai  vue  ». 


1 .  Vie  de  Joseph  Delorme. 

2.  Préface  des  Consolations. 


LES    GENRES   LITTERAIRES.  153 

Le  sensitif  que  trahissent  chez  lui  maintes  pièces 
de  sa  jeunesse,  sera  de  plus  en  plus  évincé  par  le 
pur  artiste;  dans  Émaux  et  Camées,  il  ne  veut  que 
noter  exactement  les  contours  et  les  couleurs. 

A  Tégard  de  Victor  Hugo,  nul  ne  conteste  son 
étonnante  faculté  de  voir  et  d'exprimer  les  formes 
sensibles.  Dès  qu'il  se  fut  dégagé  des  influences 
pseudo-classiques,  les  Orientales  la  révélèrent  avec 
un  éclat  nonpareil. 

Certains  critiques  lui  reprochent  d'y  peindre  des 
pays  où  il  n'est  pas  allé,  et,  partant  de  là,  comparent 
à  la  fantaisie  de  son  art  l'exactitude  de  l'art  réaliste. 
Ainsi,  sans  parler  des  historiens,  on  devrait,  pour 
être  un  romancier  réaliste,  représenter  seulement 
des  faits  dont  soi-même  on  a  été  témoin,  des  per- 
sonnages qu'on  a  soi-même  connus.  Mais  qui 
voudra  cependant  le  prétendre?  Oui  voudra  sou- 
tenir que  Mérimée  par  exemple  n'est  pas  réaliste 
dans  sa  Chronique  de  Charles  IX,  que  Balzac  ne 
l'est  pas  dans  les  romans  où  il  met  en  scène  des 
hommes  de  la  Révolution  et  du  premier  Empire? 
Gustave  Flaubert  l'est  dans  Madame  Bovary  ;  cesse- 
t-il  de  l'être,  dans  Salammbô,  en  reconstituant  la 
Carthage  d'Hamilcar  ?  Ce  qui  fait  un  écrivain  réa- 
liste, ce  sont  avant  tout  ses  procédés  artistiques.  Si 
Victor  Hugo,  quand  il  écrivait  les  Orientales,  allait 
souvent  se  promener  dans  les  environs  de  Paris  au 
coucher  du  soleil,  et  si  les  couleurs  hébraïques, 
espagnoles,  grecques  ou  turques,  venaient  d'elles- 
mêmes,  «  empreindre  toutes  ses  pensées  l  »  la  plu- 
part des  pièces  qui  composent  ce  recueil  n'ont  pour- 

1.  Préface  des  Orientales. 


154         LE  RÉALISME  DU  ROMANTISME. 

tant  pas  été  faites  d'après  nature.  Mais  peu  importe. 
Sans  avoir  vu  les  pays  qu'il  retrace,  il  sait  nous  en 
rendre  les  aspects  avec  une  netteté  de  dessin  et  une 
vivacité  de  coloris  qu'aucun  parnassienne  surpassa. 
Du  reste,  plus  il  prend  conscience  de  ses  apti- 
tudes propres,  plus  il  exprime  directement  la  sen- 
sation des  choses;  et,  depuis  les  Orientales  jusqu'aux 
Contemplations,  son  réalisme  gagne  toujours 
davantage  en  vérité  sincère  et  sentie.  Les  Orientales 
ont  souvent,  reconnaissons-le,  quelque  chose  d'arti- 
ficiel; bien  des  paysages  y  laissent  paraître  la  rhé- 
torique d'un  virtuose.  Dans  les  recueils  postérieurs, 
le  poète  représente  la  nature  telle  que  ses  yeux  la 
perçoivent,  sans  aucun  placage,  sans  rien  de  factice. 
On  n'attend  pas  sans  doute  que  nous  donnions  ici 
des  exemples;  citons  seulement  quelques  vers  au 
hasard  du  souvenir. 

Soit  que  juin  ait  verdi  mou  seuil  ou  que  décembre 
Fasse  autour  d'un  grand  feu  vacillant  dans  la  chambre 
Les  chaises  se  toucher  *. 

Les  dragons  chevelus,  les  grenadiers  épiques, 
Et  les  rouges  lanciers  fourmillant  dans  les  piques 
Comme  des  fleurs  de  pourpre  en  l'épaisseur  des  blés2. 

Devant  la  blanche  ferme -    . 

Où  cent  poules  gaîment  mêlent  leurs  crêtes  rouges  3. 

Les  moutons  hors  de  l'ombre,  à  travers  les  bourrées, 
Font  bondir  au  soleil  leurs  toisons  éclairées  4. 

Par  moments  apparaît,  au  sommet  des  collines, 
Livrant  ses  crins  épars  au  vent  âpre  et  joyeux, 
Un  cheval  effaré  qui  hennit  dans  les  cieux  3. 


1.  Feuilles  d'automne,  XIX. 

2.  Chant  du  crépuscule,  Napoléon  II. 

3.  Les  Voix  intérieures,  la  Vache. 

4.  Les  Châtiments,  Aube. 

5.  Ibid.,  Éblouissements. 


LES    GENRES    LITTERAIRES.  155 

Relevée  en  tombant,  sa  chemise  d'acier 
Laisse  nu  son  poitrail  de  prince  carnassier, 
Cadavre  au  ventre  horrible,  aux  hideuses  mamelles  ; 
Et  l'on  voit  le  dessous  de  ses  noires  semelles1. 

L'eau  miroitait,  mêlée  à  l'herbe,  dans  l'ornière  2. 

Quelque  humble  vaisselle 

Aux  planches  d'un  bahut  vaguement  étincelle  s. 

Il  sent  s'ouvrir  sous  lui  l'ombre  et  l'abîme,  et  songe 
Au  vieil  anneau  de  fer  du  quai  plein  de  soleil  *. 

Après  l'exil,  Victor  Hugo  mit  son  imagination  en 
liberté.  Aussi  l'a-t-on  souvent  taxé  de  visionnaire. 
Et  cependant,  même  lorsqu'il  agrandit  ou  grossit 
les  objets,  il  ne  les  déforme  point;  il  ne  fait  qu'en 
exagérer  le  relief.  Les  tableaux  les  plus  amplifiés  de 
ses  dernières  œuvres  gardent  l'empreinte  et  donnent 
l'impression    de  la   réalité   sensible s .    Instinctive- 


i.  Légende  des  siècles,  le  Petit  roi  de  Galice. 

2.  Ibid.,  le  Crapaud, 

3.  Ibid.,  les  Pauvres  gens. 

4.  Ibid.,  ibid. 

5.  Lisons  entre  autres,  dans  la  Fin  de  Satan,  les  épisodes  qui 
s'intitulent  Hors  de  la  Terre;  nous  y  trouvons  des  exemples 
presque  à  chaque  page  : 

Los  ténèbres  sans  bruit  croissaient  dans  le  néant. 

L'opaque  obscurité  fermait  le  ciel  béant, 

Et  faisait,  au  delà  du  dernier  promontoire, 

Une  triplo  fêlure  à  cette  vitre  noire. 

Les  trois  soleils  mêlaient  leurs  trois  rayonnements. 

Après  quelques  combats  dans  les  hauts  firmaments, 

D'un  char  de  feu  brisé  l'on  eût  dit  les  trois  roues. 

Les  monts  hors  du  brouillard  sortaient  commo  des  proues. 

(Hors  de  la  Terre,  I.) 
L'astre,  au  fond  du  brouillard,  sans  air  qui  le  ranime, 
So  refroidissait,  morne  et  lentement  détruit. 
On  voyait  sa  rondeur  sinistre  dans  la  nuit; 
Et  l'on  voyait  décroître,  en  ce  silence  sombre, 
Los  ulcères  de  feu  sous  une  lèpre  d'ombre. 
Charbon  d'un  monde  éteint!  flambeau  soufflé  par  Dieu! 
Les  crevasses  montraient  encore  un  peu  de  feu, 
Comme  si  par  les  trous  du  crâne  on  oût  vu  l'âme. 
Au  centre  palpitait  et  rampait  une  flamme 


156  LE   REALISME    DU    ROMANTISME. 

ment  réaliste,  il  l'est  jusque  dans  la  manière  dont 
il  rend  les  idées  abstraites;  car  l'idée,  chez  lui,  naît 
en  général  sous  la  forme  d'une  image. 


Quelque  place  que  les  lyriques  du  romantisme 
donnent  au  monde  extérieur,  ils  expriment  surtout 
le  moi  et  ses  passions.  Et  l'on  peut  sans  doute  leur 
opposer  les  poètes  qui,  l'exaltation  romantique  une 
fois  tombée,  se  replieront  sur  eux-mêmes  pour 
analyser  leur  âme  avec  une  curiosité  réfléchie  et 
sagace.  Mais  n'ont-ils  fait  que  pousser  des  cris? 
Ont-ils  seulement  chanté  leurs  joies  ou  lamenté 
leurs  peines? 

A  vrai  dire,  nous  ne  trouvons  chez  la  plupart 
d'entre  eux  rien  qui  se  puisse  qualifier  de  «  psycho- 
logique ». 

Dans  les  pièces  de  ses  premiers  recueils  où  il 

Qui  par  instants  léchait  les  bords  extérieurs, 
Et  de  chaque  cratère  il  sortait  des  lueurs 
Qui  frissonnaient  ainsi  que  de  flamboyants  glaives 
Et  s'évanouissaient  sans  bruit  comme  des  rêves. 

(Hors  de  la  Terre,  I.) 
La  géhenne  s'ouvrit  comme  un  œil  chassieux. 
Tout  le  plafond,  pendant  en  haillons  formidables 
S'éclaira.  L'on  put  voir  le  fond  de  l'insondablo 
Et  les  recoins  confus  du  grand  cachot  souillé  ; 
L'abîme  frissonna  comme  un  voleur  fouillé. 
On  distinguait  les  bords  des  précipices  traîtres; 
Les  brouillards  qui  flottaient  prirent  des  formes  d'êtres 
Monstrueux,  qui  semblaient  ramper  et  vivre  là; 
La  menace  qu'on  sent  dans  les  lieux  noirs  sembla 
Plus  fauve,  et  lo  visage  irrité  des  décombres, 
Le  blanchissement  vague  et  difforme  des  ombres. 
Se  hérissaient,  montrant  des  aspects  foudroyés; 
Tous  les  renversements  en  arrière,  effrayés, 
Se  dressaient  ;  les  granits  remuaiont  sous  la  nue  ; 
L'obscurité  lugubre  apparut  toute  nue; 
On  eût  dit  qu'elle  était  l'ombre  qui  la  revêt, 
Que  le  masque  hideux  de  l'enfer  se  lovait 
Et  qu'on  voyait  la  face  effroyable  du  vide. 

(Ibk!.,  III) 


LES    GENRES    LITTERAIRES.  157 

n'est  pas  exclusivement  un  peintre,  Théophile  Gau- 
tier n'est  qu'un  ëlégiaque.  Alfred  de  Musset,  dans 
Lorenzaccio,  dans  On  ne  badine  pas  avec  V amour-, 
dans  les  Caprices  de  Marianne,  a  montré  les  plus 
délicates  qualités  de  l'analyste  ;  mais,  poète  lyrique, 
il  clame  son  amour,  et,  «  lorsque  sa  main  écrit, 
c'est  son  cœur  qui  se  fond '  ».  Mal  faite  pour  décrire 
les  aspects  de  la  nature,  la  poésie,  telle  que  Lamar- 
tine la  conçoit,  n'est  pas  moins  impropre  à  l'étude 
morale.  Elle  consiste  en  un  chant  tout  spontané, 
presque  involontaire  : 

Je  chantais,  mes  amis,  comme  l'homme  respire, 
Comme  l'oiseau  gémit,  comme  le  vent  soupire, 
Gomme  l'eau  murmure  en  coulant 2. 

On  connaît  le  vers  de  Sainte-Beuve  : 

Lamartine,  ignorant,  qui  ne  sait  que  son  âme  3  ; 

Non,  Lamartine  ne  sait  même  pas  son  âme;  il 
l'épanché  sans  la  savoir.  A  l'égard  de  Vigny,  le 
symbolisme  d'où  ses  plus  belles  pièces  empruntent 
leur  valeur  et  leur  portée  philosophiques  exclut 
l'analyse  du  moi.  Foncièrement  «  égotiste  »,  quoi 
qu'on  en  dise,  et  toujours  préoccupé  de  lui,  il  ne 
laisse  pourtant  pas  voir  ce  que  sa  sensibilité  a  de 
proprement  individuel,  —  ni  dans  Moïse,  quand  il 
montre  le  génie  maudissant  une  grandeur  qui  l'isole 
des  autres  hommes,  ni  dans  le  Mont  des  oliviers, 
quand  il  répond  par  un  froid  silence  au  silence  de 
Dieu,  ni  dans  la  Colère  de  Samson,  quand  il  lance 
l'anathème  sur  la  femme.  Il  est  beaucoup  moins  un 

1.  Namouna,  II,  iv. 

2.  Secondes  Méditations,  le  Poète  mourant. 

3.  Pensées  d'août,  A  M.  Villemain. 


158  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

psychologue  qu'un  philosophe ,  et ,  suivant  sa 
propre  expression,  qu1  «  une  sorte  de  moraliste 
épique1  ». 

Cependant  les  réalistes  qui,  dans  la  seconde 
moitié  du  xixc  siècle,  feront  ce  qu'on  appelle  de  la 
poésie  psychologique,  relèvent  sans  nul  doute  du 
romantisme;  ils  se  rattachent  à  Sainte-Beuve  ou  à 
Victor  Hugo. 

Observant  la  nature  de  près,  Sainte-Beuve  fut  un 
observateur  non  moins  attentif  de  l'âme  humaine, 
et  c'est  par  là  aussi  qu'il  définissait  son  originalité 
propre2.  Il  exprima  avec  une  fine  exactitude  ce  que 
l'âme  peut  receler  de  plus  secret  et  de  plus  subtil. 
Pourquoi  ses  personnages,  les  Marèze,  les  Monsieur 
Jean,  les  Doudun,  ont-ils  des  figures  peu  vivantes? 
Il  se  borne  à  noter  les  divers  états  de  leur  moi.  L'élan 
lui  manque,  et  le  souffle,  et  l'essor;  mais  il  porte 
dans  la  poésie  toutes  les  qualités  de  précision,  de 
délicatesse  et  de  tact  grâce  auxquelles  il  renouvel- 
lera la  critique  :  ses  meilleures  pièces  sont  des 
études,  ou,  comme  il  le  dit,  des  élégies  d'analyse; 
et,  si  le  nom  de  psychologue  peut  convenir  à  un 
poète,  aucun  autre  ne  le  mérite  mieux  que  lui. 

Dans  Victor  Hugo  les  Orientales  nous  montrent 
le  peintre  du  monde  extérieur,  et  ses  recueils 
d'après  l'exil  nous  montreront  l'hiérophante  et  le 

1 .  Journal  d'un  poète. 

2.  «  André  Chénier  nous  révèle  son  âme  dans  ses  dispositions 
les  plus  délicates,  mais  sans  tomber  dans  la  psychologie... 
Après  André  Chénier,  il  y  a  encore  de  quoi  moissonner  pour 
tous  les  talents...  Et  moi  aussi,  je  me  suis  essayé  dans  ce  genre 
de  poème,  et  j'ai  tâché,  après  mes  devanciers,  d'être  original 
à  ma  manière,  humblement  et  bourgeoisement,  observant  la 
nature  et  l'âme  de  près  »  {Joseph  Delorme,  Pensées). 


LES    GENRES   LITTERAIRES.  159 

mage.  Mais  les  Feuilles  d'automne  surtout  et  les 
Voix  intérieures,  et  aussi  les  Chants  du  crépuscule, 
les  Rayons  et  les  Ombres,  voire  les  Contemplations, 
renferment  un  grand  nombre  de  pièces  qui  révè- 
lent les  intimes  profondeurs  de  sa  conscience. 
Lamartine  exhalait  aussitôt  toute  impression  faite 
sur  sa  sensibilité  prompte  à  mettre  en  branle; 
Victor  Hugo  se  recueille  avant  de  chanter  et  des- 
cend en  lui-même.  La  Tristesse  d'Olympio  par 
exemple  n'est  point,  ainsi  que  le  Lac,  une  élégie, 
une  romance,  la  plus  exquise  des  romances  et  la 
plus  adorable  ;  ce  qui  prête  à  ce  poème  sa  supérieure 
beauté,  ce  n'est  pas  je  ne  sais  quelle  mélancolie 
douce  et  tendre,  c'est  ce  que  nous  y  sentons  d'intense 
et  de  concentré,  de  longuement  mûri  dans  le  sanc- 
tuaire de  l'âme,  c'est  une  gravité  fervente,  une 
émotion  pathétique  à  la  fois  et  méditative. 

Il  faut  pourtant  convenir  que  la  poésie  roman- 
tique se  traduit  d'ordinaire  par  des  effusions  senti- 
mentales. Mais  en  cela  justement  consiste  le  carac- 
tère du  lyrisme. 

Objectera-t-on  le  lyrisme  classique,  celui  de 
Malherbe  ou  de  Jean-Baptiste  Rousseau?  Les  odes 
de  Rousseau  et  de  Malherbe  se  rapportent  beaucoup 
moins  au  genre  proprement  lyrique  qu'au  genre 
oratoire.  Et,  quant  aux  poètes  qui,  dans  la  seconde 
moitié  du  précédent  siècle,  ont  dérobé  leur  moi 
pour  exprimer,  comme  Leconte  de  Lisle,  l'âme  de 
l'humanité,  ils  font,  à  vrai  dire,  œuvre  épique  ou 
descriptive.  Leconte  de  Lisle,  impatient  de  sa  dis- 
cipline, poussa  quelquefois  un  cri  d'angoisse  ou 
d'épouvante;  alors  seulement,  on  peut  l'appeler  un 
poète  lyrique.  Des  pièces  telles  que  la  Légende  des 


160  LE   REALISME    DU   ROMANTISME. 

Nornes  et  le  Massacre  de  Mono,  sont  de  petites 
épopées.  Les  cinq  premières  strophes  de  Midi  décri- 
vent un  paysage  : 

Midi,  roi  des  étés,  épandu  sur  la  plaine, 

Tombe  en  nappes  d'argent  des  hauteurs  du  ciel  bleu... 

Il  n'y  a  là  rien  qui  relève  du  lyrisme;  il  n'y  a  dé 
lyrique  dans  Midi  que  les  trois  dernières  strophes, 
où  le  poète  exprime  son  horreur  de  vivre,  ses  aspi- 
rations vers  le  néant. 

Homme,  si,  le  cœur  plein  de  joie  ou  d'amertume, 
Tu  passais  vers  midi  dans  les  champs  radieux, 
Fuis!  la  nature  est  vide  et  le  soleil  consume; 
Rien  n'est  vivant  ici,  rien  n'est  triste  ou  joyeux. 

Mais,  si,  désabusé  des  larmes  ou  du  rire, 
Attéré  de  l'oubli  de  ce  monde  agité, 
Tu  veux,  ne  sachant  plus  pardonner  ou  maudire, 
Goûter  une  suprême  et  morne  volupté, 

Viens!  le  soleil  te  parle  en  paroles  sublimes; 
Dans  sa  flamme  implacable  absorbe-toi  sans  Qn; 
Et  retourne  à  pas  lents  vers  les  cités  infimes, 
Le  cœur  trempé  sept  fois  dans  le  néant  divin  *. 

Et  de  même,  la  Ravine  Saint-Gilles  relève  presque 
tout  entière  du  genre  descriptif;  elle  ne  devient 
lyrique  qu'avec  la  seizième  strophe,  lorsque,  parlant 
en  son  propre  nom,  Leconte  de  Lisle  nous  invite  à 
faire  de  notre  cœur 

Un  gouffre  inviolé  de  silence  et  d'oubli  2. 


Mais  le  lyrisme  des  romantiques,  ce  lyrisme 
essentiellement  subjectif,  ne  semble-t-il  pas  incom- 
patible avec  le  réalisme? 

1.  Poèmes  antiques, 

2.  Poèmes  barbares. 


LES   GENRES   LITTERAIRES.  161 

Quand  les  romantiques  peignent  la  nature,  leur 
subjectivité,  dit-on,  les  rend  inhabiles  à  en  repro- 
duire une  juste  image.  Nous  pourrions  répondre 
que  la  déformation  môme  de  la  nature  est  quelque 
chose  de  naturel,  tout  comme  les  sentiments  sous 
l'influence  desquels  l'artiste  la  déforme.  La  joie,  la 
tristesse,  l'enthousiasme,  le  désespoir,  ne  le  sont-ils 
point?  Et  pourquoi  l'image  des  objets  cesserait-elle 
de  l'être  lorsque  l'artiste  les  a  rendus  sous  l'influence 
de  ces  sentiments?  Ce  qui  nous  apparaît,  c'est  le 
reflet  de  notre  âme.  Dira-t-on  que  les  passions  vio- 
lentes dont  s'exalte  le  lyrisme  ne  représentent  pas 
l'état  normal  de  l'âme  humaine?  On  devrait,  en 
vertu  du  môme  principe,  défendre  à  l'art  natura- 
liste de  décrire  ce  que  la  nature  nous  offre  de 
plus  ou  moins  anormal.  Or  y  a-t-il  aucun  théo- 
ricien du  naturalisme  qui  voulût  interdire  la  des- 
cription d'une  tempête  ou  d'un  tremblement  de 
terre? 

Au  reste,  les  romantiques,  quelque  idée  qu'on 
se  fasse  d'eux,  ne  sont  pourtant  pas  toujours  dans 
un  état  d'égarement.  Leur  précision  pittoresque 
renouvela,  fond  et  forme,  notre  poésie  :  clest  appa- 
remment que  le  moi,  même  le  moi  romantique, 
n'exclut  pas  le  sens  de  la  réalité. 

On  oppose  le  théâtre  au  lyrisme  comme  genre 
réaliste  en  tant  qu'impersonnel.  Prenons  tel  cou- 
plet amoureux  d'une  tragédie  :  quelle  différence 
y  aurait-il,  si  le  poète  exprimait  ses  propres  senti- 
ments? Et  l'on  ne  peut  pas  dire,  que,  comparées 
avec  les  passions  dont  la  tragédie  se  fait  l'inter- 
prète, celles  de  l'âme  romantique  soient  plus  vio- 
lentes. Hermione,  à  certains  moments,  perd  con- 
science de  soi  : 

LE    RÉALISME    DU    ROMANTISME,  11 


162  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

Où  suis-je?  qu'ai-je  fait?  que  dois-je  faire  encore  l  ? 

Se  croyant  poursuivi  par  les  Furies  vengeresses, 
Oreste,  sur  leurs  têtes,  entend  siffler  les  vipères;  il 
voit  autour  de  lui  couler  à  tlots  le  sang  : 

Pour  qui  sont  ces  serpents  qui  sifflent  sur  leurs  tètes?... 
Dieux!  quels  ruisseaux  de  sang-  coulent  autour  de  moi  2! 

Phèdre,  dans  son  délire,  s'écrie  : 

.    .    .     .     Insensée,  où  suis-je  et  qu'ai-je  dit? 
Où  laissé-je  égarer  mes  vœux  et  mon  esprit 3? 

Pourquoi  Racine,  en  peignant  de  telles  passions, 
devrait-il  être  considéré  comme  plus  réaliste  que 
s'il  traduisait  les  troubles  de  son  cœur? 

Au  xvnc  siècle,  on  jugeait  le  moi  haïssable. 
Bossuet  taxe  d'hérésie  «  celui  qui  a  une  opinion  »  ; 
dans  la  vie  sociale,  celui  qui  paraissait  différent  de 
«  tout  le  monde  »  était  une  sorte  d'hérétique. 
Encore  aujourd'hui  nous  disons  d'un  maniaque  : 
«  Quel  original!  »  Mais,  sous  l'ancien  régime,  le 
mot  d'original  s'employait  presque  toujours  en  ce 
sens,  et  Ton  nommait  originalité  ce  que  nous  nom- 
mons bizarrerie  ou  extravagance 4.  «  Un  homme 
d'esprit  me  racontait,  lit-on  chez  Mme  de  Staël, 
qu'un  soir  de  bal  masqué  il  passa  devant  une  glace, 
et  que,  ne  sachant  comment  se  distinguer  lui-même 

1.  Andromaquc,  acte  V,  scène  i. 

2.  Ibid.,  ibid.,  scène  v. 

3.  Phèdre,  acte  I,  scène  m. 

4.  Cf.  par  exemple  cette  phrase  de  Gil  Blas  :  «  Il  me  regarda 
longtemps  avec  surprise  :  puis  il  se  mit  à  rire  de  toute  sa  force 
en  se  tenant  les  côtes.  Ce  n'était  pas  sans  raison  :  j'avais  un 
manteau  qui  traînait  à  terre,  avec  un  pourpoint  et  un  haut  de 
chausses  quatre  fois  plus  longs  et  plus  larges  qu'il  ne  fallait. 
Je  pouvais  passer  pour  une  figure  originale  et  grotesque  » 
(livre  II,  chap.  m). 


LES   GENRES   LITTERAIRES.  163 

de  tous  ceux  qui  portaient  un  domino  pareil  au 
sien,  il  se  fit  un  signe  de  tète  afin  de  se  reconnaître; 
on  peut  en  dire  autant  de  la  parure  que  l'esprit 
revêt  dans  le  monde;  on  se  confond  avec  les  autres, 
tant  le  véritable  caractère  de  chacun  se  montre 
peu1  ».  Le  xvhc  siècle  a  pour  idéal  cet  «  honnête 
homme  »  qui  doit  effacer  son  individualité  propre, 
qui,  lui-même,  ne  reconnaît  pas  ses  traits.  A  l'indi- 
vidu réel  l'honnête  homme  substitue  un  type  fac- 
tice, un  personnage  d'emprunt  modelé  sur  les 
autres,  et  dont  la  règle  est  de  ne  penser,  de  ne 
sentir  que  d'après  eux. 

Les  écrivains  classiques,  suivant  le  mot  de  Pascal, 
couvrent  leur  moi2.  Ils  ont  souffert,  ils  ont  aimé 
comme  les  lyriques  du  romantisme.  Ils  ont  éprouvé 
sans  doute  d'aussi  fortes  émotions.  Parce  qu'ils 
les  cachent,  parce  qu'ils  ne  nous  en  disent  rien, 
sont-ils  donc  plus  réalistes? 

Quelques-uns,  à  vrai  dire,  expriment  ce  moi 
haïssable  :  Pascal  tout  le  premier  dans  les  Pensées, 
et  encore  La  Fontaine,  que  Sainte-Beuve  appelle 
le  seul  poète  personnel  du  temps 3.  Mais,  si  Pascal 
eût  achevé  et  publié  son  livre,  il  en  aurait  sans 
doute  retranché  ou  modifié  bien  des  pages,  celles-là 
justement  où  se  trahissent  les  secrets  de  sa  con- 
science ;  et,  quant  à  La  Fontaine,  ce  n'est  peut- 
être  pas  assez  de  cinq  ou  six  fables  et  de  quelques 
épîtres  dans  lesquelles  il  confesse  son  humeur 
volage  ou  son  goût  de  la  solitude  pour  en  faire  un 
poète  personnel. 


1.  L'Allemagne,  première  partie,  chap.  x. 

2.  Pensées,  édit.  Havet,  VI,  §  20. 

3.  «  La  Fontaine  est  notre  seul  grand  poète  personnel  avant 
André  Chénier  »,  Portraits  littéraires,  t.  I,  p.  59. 


164  LE   REALISME   DU   ROMANTISME. 

D'autres  écrivains  du  xvne  siècle  laissent  plus 
ou  moins  deviner  leur  moi. 

On  peut  citer  notamment  La  Bruyère.  Nous  ne  le 
reconnaissons  pas  seulement  sous  les  traits  de  ce 
philosophe  toujours  prêt  à  interrompre  ses  médi- 
tations quand  on  vient  lui  demander  conseil1.  Les 
Caractères  décèlent  en  maints  endroits  le  fond 
de  son  âme,  son  mépris  des  vaines  grandeurs, 
l'amertume  secrète  qu'il  ressent  d'une  inique  dis- 
proportion entre  son  état  et  son  mérite,  et  aussi, 
malgré  tant  de  portraits  satiriques  et  de  maximes 
chagrines,  sa  tendresse,  sa  pitié,  une  sympathie 
humaine  bien  rare  à  cette  époque.  Mais,  lui  qui 
écrivait  «  par  humeur2  »,  lui  qui  «  tirait  de  ses 
entrailles  ce  qu'il  exprimait  sur  le  papier3  »,  il  n'en 
a  pas  moins  dissimulé  partout  et  voilé  son  moi;  et, 
quoique  les  Caractères  soient  très  souvent  une  sorte 
de  journal  intime,  l'intimité  de  l'auteur  ne  s'y 
montre  jamais  à  découvert. 

Chez  Racine,  nous  trouvons  toutes  les  qualités 
d'un  poète  lyrique.  Corneille,  qu'il  avait  consulté 
sur  Y  Alexandre  avant  de  le  mettre  à  la  scène,  jugea 
son  talent  mieux  fait  pour  le  lyrisme  que  pour  la 
tragédie.  Et  sans  doute  la  différence  des  deux  con- 
ceptions dramatiques  peut  nous  expliquer  en  partie 
ce  jugement;  car,  bien  que  le  jeune  poète,  dans 
Alexandre,  imitât  encore  son  aîné,  cette  pièce 
laisse  déjà  prévoir  un  nouveau  théâtre,  âonlAndro- 
maque,  deux  ans  après,  sera  la  révélation.  Cependant 
le  génie  de  Racine,  —  beaucoup  moins  impropre  à 
la  tragédie  que  ne  le  pensait  Corneille!  —  se  fût 

1.  Caractères,  chap.  vi,  §  12. 

2.  Ibid.,  chap.  i,  §  17. 

3.  Ibid.,  ibid.,  §  64. 


LES   GENRES   LITTERAIRES.  165 

peut-être  dans  le  lyrisme  déployé  avec  autant 
d'éclat  *.  Outre  les  poésies  de  sa  première  jeunesse, 
que  leur  facilité  un  peu  molle  n'empêche  pas 
d'avoir  souvent  un  grand  charme,  les  chœurs 
d'Esther  et  ÛAthalie  suffisent  à  en  témoigner,  et 
surtout  ces  Cantiques  spirituels-  où  la  foi  lui 
inspire  de  si  beaux  accents  : 

Mon  Dieu!  quelle  guerre  cruelle! 
Je  trouve  deux  hommes  en  moi  : 
L'un  veut  que,  plein  d'amour  pour  toi, 
Mon  cœur  te  soit  toujours  fidèle, 
L'autre,  à  tes  volontés  rebelle, 
Me  révolte  contre  ta  loi. 

L'un,  tout  esprit  et  tout  céleste, 
Veut  qu'au  ciel  sans  cesse  attaché 
Et  des  biens  éternels  touché, 
Je  compte  pour  rien  tout  le  reste; 
Et  l'autre,  par  son  poids  funeste, 
Me  tient  vers  la  terre  penché. 

Hélas!  en  guerre  avec  moi-même, 
Où  pourrai-je  trouver  la  paix? 
Je  veux,  et  n'accomplis  jamais; 
Je  veux,  mais,  ô  misère  extrême! 
Je  ne  fais  pas  le  bien  que  j'aime, 
Et  je  fais  le  mal  que  je  hais. 

O  grâce,  ô  rayon  salutaire, 

Viens  me  mettre  avec  moi  d'accord  ; 

Et,  domptant  par  un  doux  effort, 


1.  La  Fontaine  dit  de  Racine  et  de  lui-même  que  l'un  et 
l'autre  «  penchaient  vers  le  lyrique  ».  —  «  Il  (Racine)  aimait 
extrêmement  les  jardins,  les  (leurs,  les  ombrages.  Polyphile 
(La  Fontaine)  lui  ressemblait  en  cela,  mais  on  peut  dire  que 
celui-ci  aimait  toutes  choses.  Ces  passions  qui  leur  remplissaient 
le  cœur  d'une  certaine  tendresse  se  répandaient  jusqu'en  leurs 
écrits  et  en  formaient  le  principal  caractère,  lis  penchaient 
tous  deux  vers  le  lyrique,  avec  cette  différence  qu'Acante 
(Racine)  avait  quelque  chose  de  plus  touchant,  Polyphile  de 
plus  fleuri  »  (les  Amours  de  Psyché). 

2.  Composés  pour  Saint-Cyr,  en  1694. 


166  LE    RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

Cet  homme  qui  t'est  si  contraire. 
Fais  ton  esclave  volontaire 
De  cet  esclave  de  la  mort1? 

Racine,  au  temps  du  romantisme,  eût  été  sans 
doute  un  poète  élégiaque.  Mais  la  discipline  du 
xvne  siècle  prohibait  tout  lyrisme  vraiment  per- 
sonnel. Il  ne  chanta  ni  les  ivresses  et  les  violences 
de  l'amour,  ni  plus  tard,  les  douceurs  du  foyer 
domestique,  les  joies  et  les  deuils  de  la  famille.  Il 
versa  des  larmes  silencieuses  et  des  prières  muettes  2. 
Ce  que  son  cœur  renfermait  de  tendre  et  de  pas- 
sionné, il  ne  le  laissa  paraître  qu'en  peignant  la 
tendresse  d'Andromaque  ou  de  Monime,  la  passion 
d'Hermione,  de  Roxane  ou  de  Phèdre.  On  veut  que 
Racine  soit  réaliste  :  l'eût-il  été  moins,  encore  une 
fois,  s'il  avait  chanté  ses  propres  émotions? 

Un  des  grands  poètes  romantiques,  Alfred  de 
Vigny,  ne  traduit  les  siennes  qu'indirectement. 
«  Le  mot  de  la  langue  le  plus  difficile  à  prononcer, 
dit-il,  c'est  moi5.  »  Quoique  ne  se  déprenant  presque 
jamais  de  sa  personne,  il  ne  la  montre  point  de 
face,  il  la  transpose  au  moyen  d'un  détour  épique 
ou  dramatique  ;  il  l'exprime  par  la  bouche  de  Moïse, 

1.  Plaintes  d'un  chrétien  sur  la  contrariété  qu'il  éprouve  au  dedans 
de  lui-même. 
2. 

Jean  Racine,  le  grand  poète, 

Le  poète  aimant  et  pieux, 

Après  que  sa  lyre  muette 

Se  fût  voilée  à  tous  les  yeux, 

Renonçant  à  la  gloire  humaine, 

S'il  sentait  en  son  âme  pleine 

Le  flot  contenu  murmurer, 

Xe  savait  que  fondre  en  prière, 

Pencher  l'urne  dans  la  poussière 

Aux  pieds  du  Seigneur,  et  pleurer. 
(Sainte-Beuve,  Consolations,  les  Larmes  de  liacine.) 

3.  Journal  d'un  Poète. 


LES    GENRES    LITTÉRAIRES.  167 

de  Samson  ou  du  Christ.  Or,  certains  critiques 
peuvent  bien  voir  dans  Vigny  un  précurseur  du 
naturalisme1  :  il  est  au  contraire,  et  nous  l'avons 
déjà  dit,  le  moins  réaliste  des  romantiques.  Mais  ce 
n'est  pas  seulement  pour  sa  conception  tout  idéa- 
liste de  l'art.  C'est  encore  parce  qu'il  déguise  son 
moi;  et  il  le  déguise  du  reste  en  vertu  même  de  son 
idéalisme,  qui  lui  fait  concevoir  la  poésie  comme 
essentiellement  symbolique. 


On  oppose  le  réalisme  au  romantisme  sous  pré- 
texte que,  d'une  part,  la  représentation  des  «  indi- 
vidus »  ne  saurait  se  concilier  avec  un  art  réaliste, 
et  que,  de  l'autre,  le  lyrisme  romantique  repré- 
sente leurs  caractères  les  plus  «  singuliers  ».  Ces 
deux  assertions  sont  également  insoutenables  :  la 
première  se  fonde  sur  une  théorie  fausse;  mais, 
quant  à  la  seconde,  l'œuvre  de  certains  poètes  déjà 
tombés  dans  l'oubli  ne  la  justifie  point,  et  celle  des 
grands  romantiques  la  dément. 

D'abord,  le  réalisme,  quoi  qu'on  en  dise,  a  pour 
matière  propre  l'individualité.  Se  rappelle-t-on  les 
pages  où  Guy  de  Maupassant  nous  parle  de  l'édu- 
cation que  lui  donna  Gustave  Flaubert?  «  Il  me 
forçait  à  exprimer  en  quelques  phrases  un  être  ou 
un  objet  de  manière  à  le  particulariser  nettement, 
à  le  distinguer  de  tous  les  autres  êtres  ou  de  tous 
les  autres  objets  de  même  race  ou  de  même  espèce. 
Quand  vous  passez,  me  disait-il,  devant  un  épicier 

1.  Cf.  notamment  Brunetière,  Évolution  de  la  Poésie  lyrique, 
t.  II,  IXe  leçon,  et  Manuel  de  Vhistoire  de  la  Littérature  française, 
livre  III,  m,  p.  470  et  suiv. 


168  LE   RÉALISME    DU    ROMANTISME. 

assis  sur  sa  porte,  devant  un  concierge  qui  fume  sa 
pipe,  devant  une  station  de  fiacres,  montrez-moi  cet 
épicier  et  ce  concierge...  de  façon  à  ce  que  je  ne  les 
confonde  avec  aucun  autre  épicier  ou  aucun  autre 
concierge,  et  faites-moi  voir  d'un  seul  mot  en  quoi 
un  cheval  de  fiacre  ne  ressemble  pas  aux  cinquante 
autres  qui  le  suivent  ou  le  précèdent  '.  »  Telle  avait 
été  la  méthode  de  Gustave  Flaubert,  et  ce  fut  aussi 
celle  de  Maupassant;  tous  les  deux  résument  le 
réalisme  dans  la  notation  des  traits  par  lesquels  se 
caractérise  chaque  personne  ou  chaque  chose. 

Rien  de  plus  juste;  et,  nous  l'avons  vu,  si  les 
classiques  ne  sont  pas  réalistes,  c'est  qu'ils  font 
abstraction  de  ces  traits 2.  Au  reste,  en  ce  qui  con- 
cerne la  peinture  de  la  personne  humaine,  remar- 
quons que  le  progrès  social  détermine  toujours 
entre  les  hommes  ce  que  les  biologistes  appellent 
des  différenciations.  La  discipline  de  l'ancien 
régime  maintenait  certaines  classes  et  fixait  ainsi 
certains  types.  Sous  le  régime  moderne,  chaque 
individu,  se  développant  et  se  manifestant  avec  une 
liberté  inconnue  des  précédents  siècles,  offre  à  l'ob- 
servateur des  caractères  purement  individuels. 
Comment  donc  une  littérature  réaliste  négligerait- 
elle  de  les  marquer,  de  les  préciser  aussi  exacte- 
ment que  possible? 

Sans  doute  le  réalisme  ne  consiste  point  dans  la 
représentation  des  étrangetés  et  des  anomalies. 
Mais  les  caractères  qui  distinguent  un  concierge  et 
un   épicier  des  autres  épiciers  et  des  autres  con- 

1.  Préface  de  Pierre  et  Jean. 

2.  Cf.  p.  49-56. 


LES    GENRES   LITTERAIRES.  169 

cierges  ont-ils  forcément  quelque  chose  d'étrange 
ou  d'anomal?  Ni  Gustave  Flaubert  ni  Guy  de  Mau- 
passant  ne  retracent  des  monstres.  Quoique  tout 
soit  dans  la  nature,  on  ne  saurait  pourtant  qualifier 
les  bizarreries  de  naturelles.  Aussi  l'écrivain  réaliste 
n'en  fait-il  point  la  matière  de  son  œuvre.  Roman- 
cier ou  auteur  de  théâtre,  il  reproduit  de  préférence 
la  vie  ordinaire  et  l'homme  moyen;  poète  lyrique,  il 
exprime  des  sentiments  où  nous  reconnaissons  les 
nôtres. 

Or,  quelle  est  la  nature  des  sentiments  exprimés 
par  les  lyriques  du  romantisme? 

Tout  au  plus  en  citerait-on  deux,  Sainte-Beuve  et 
Charles  Baudelaire,  dont  le  moi  puisse  sembler 
exceptionnel. 

«  Dire  ce  que  nul  n'avait  encore  dit  et  ce  que  nul 
autre  que  nous  ne  pourrait  rendre  »,  voilà,  déclare 
Sainte-Beuve  «  l'objet  et  la  fin  de  tout  écrivain 
original1.  »  Et  l'on  ne  saurait  nier  que  ses  recueils 
poétiques  ne  dénotent  une  sensibilité  particulière- 
ment raffinée  et  subtile.  Mais  reportons-nous  au 
temps  où  parurent  Joseph  Delorme,  les  Consolations, 
les  Pensées  d'août.  Sainte-Beuve  n'y  fait  qu'ana- 
lyser une  forme  spéciale  de  ce  qui  s'appelait  alors 
le  mal  du  siècle,  et  beaucoup  de  ses  contemporains 
y  retrouvèrent  leur  propre  moi. 

Quant  à  Baudelaire,  est-ce  bien  un  romantique? 
C'est  du  moins  un  romantique  de  la  «  décadence  », 
d'une  décadence  où  il  se  complaît  et  dont  il  tire 
gloire.  «  Un  peu  de  charlatanisme,  disait-il,  est 
permis  au  génie  ».  Dans  une  note  des  Fleurs  du 
mal,  il  nous  avertit  qu'il  a  dû,  «  parfait  comédien  », 

1.  Notes  et  Pensées,  au  t.  XI  des  Lundis,  p.  512. 


170  LE    REALISME   DU    ROMANTISME. 

affecter  «  tous  les  sophismes  et  toutes  les  corrup- 
tions ».  Du  reste,  comme  son  masque  colle  sur  sa 
peau,  on  ferait  malaisément  la  différence  de  ce  qu'il 
a  vraiment  senti  et  de  ce  qu'il  feignait  en  vue  de 
mystifier  le  public  ou  de  se  singulariser.  Pourquoi 
même  écrivait-il  les  Fleurs  du  mal?  Le  domaine 
entier  de  la  poésie  était  occupé;  il  voulut  con- 
struire «  par  delà  les  confins  du  romantisme  »  un 
kiosque  bizarre,  «  la  folie-Baudelaire1  ».  Et  dès  lors 
il  érigea  en  principe  le  dégoût  du  naturel,  du 
«  sain  »,  il  s'ingénia  à  des  simulations  artificieuses 
et  chercha  l'originalité  dans  l'excentricité. 

Quelque  personnelles  que  soient  leurs  œuvres, 
tous  les  autres  romantiques,  depuis  Jean-Jacques 
Rousseau  et  Chateaubriand,  y  traduisent  presque 
toujours  des  sentiments  généraux. 

Sans  doute  Rousseau  et  Chateaubriand  se  glori- 
fient de  ne  pas  ressembler  au  commun  des  hommes 
Le  premier  écrit  dans  le  préambule  des  Confes- 
sions :  «  Je  ne  suis  fait  comme  aucun  de  ceux  que 
j'ai  vus  ;  j'ose  croire  n'être  fait  comme  aucun 
de  ceux  qui  existent.  »  Et  le  second,  dans  les 
Natchez  :  «  C'est  toi  seul,  dit-il,  en  invoquant  l'Être 
suprême,  qui  me  créas  tel  que  je  suis,  et  toi  seul 
me  peux  comprendre.  »  Pourtant,  ni  Chateau- 
briand ni  Rousseau  ne  sont  des  êtres  aussi  excep- 
tionnels qu'ils  se  l'imaginent.  On  le  montrerait 
aisément.  Mais  il  y  suffit  sans  doute  de  la  prodi- 
gieuse influence  que  l'un  et  l'autre  ont  exercée. 

De  même,  les  grands  lyriques  du  romantisme,  en 
exprimant  leur  âme,  expriment  l'àme  contemporaine. 


1.  Sainte-Beuve,  Nouveaux  Lundis,  t.  I,  article  intitulé  Des  pro- 
chaines élections  de  V Académie,  p.  401. 


LES    GENRES   LITTERAIRES.  171 

On  connaît  les  vers  d'Alfred  de  Musset  : 

Venez  après  cela  crier  d'un  ton  de  maître 

Que  c'est  le  cœur  Uumain  qu'un  auteur  doit  connaître. 

Toujours  le  cœur  humain  pour  modèle  et  pour  loi! 

Le  cœur  humain  de  qui?  le  cœur  humain  de  quoi? 

Celui  de  mon  voisin  a  sa  manière  d'être; 

Mais,  morhleu!  comme  lui,  j'ai  mon  cœur  humain,  moi!  ' 

Prendrons-nous  au  sérieux  cette  saillie?  On  ne 
saurait  appeler  humain  que  le  cœur  où  notre  huma- 
nité se  retrouve.  Aussi  bien,  nous  la  retrouvons 
partout  chez  Musset;  dans  la  Lettre  à  Lamartine, 
dans  les  Nuits,  dans  Souvenir,  il  chante  les  souf- 
frances de  tous  ceux  que  blessa  l'amour. 

Alfred  de  Vigny  a  beau  ne  pas  sortir  de  sa  tour 
d'ivoire.  Replié  sur  soi,  il  épure  ses  émotions,  les 
dégage  des  nerfs  et  du  sang,  les  organise  en  forme 
d'idées  générales.  Éloa,  Moïse,  le  Mont  des  Oli- 
viers, la  Colère  de  Samson,  la  Bouteille  à  la  mer, 
sont  des  poèmes  philosophiques  et  symboliques;  il 
y  domine  de  haut  les  «  accidents  »  et  les  «  contin- 
gences »,  il  y  donne  à  ce  qui  émut  sa  sensibilité 
propre  un  caractère  véritablement  humain. 

Pourquoi  les  Méditations,  du  jour  môme  où 
Lamartine  les  fit  paraître,  eurent-elles  un  tel  reten- 
tissement? Il  y  exhalait  les  joies,  les  tristesses,  les 
espérances,  les  rêves  de  sa  génération.  Un  éditeur 
lui  en  renvoya  le  manuscrit  pour  la  raison  qu'  «  elles 
ne  ressemblaient  à  rien  de  ce  qui  était  recherché  ». 
Non  sans  doute,  elles  ne  ressemblaient  point  aux 
productions  des  rimeurs  pseudo-classiques.  Mais  le 
public  y  reconnut  pourtant  le  nouveau  poète  qu'il 
«attendait2   ».  Ballanche,   dans  une  conversation 


1.  Namouna,  I,  xix. 

2.  Cf.  la  préface  des  Méditations. 


172  LE   REALISME    DU    ROMANTISME. 

avec  Sainte-Beuve,  lui  demandait  un  jour  comment 
Lamartine  pouvait  être  à  la  fois  «  si  élevé  »  et  «  si 
populaire  ».  «  M.  de  Lamartine,  répondit-il,  part 
toujours  d'un  sentiment  commun...  Il  est  un  cygne 
s'enlevant  du  milieu  de  la  foule  qui  Ta  vu  et  aimé 
pendant  qu'il  marchait  et  nageait  à  côté  d'elle;  elle 
le  suit  jusque  dans  le  ciel  où  il  plane  comme  l'un 
des  siens,  ayant  seulement  de  plus  le  don  du  chant 
et  des  ailes  '.  »  Lorsque  parurent  les  Méditations, 
Cuvier  les  comparait  à  des  chants  mélodieux  qu'un 
promeneur  entend  dans  la  solitude  et  qui  lui  ren- 
voient un  écho  de  ses  impressions  les  plus  secrètes, 
les  plus  profondes.  Et  l'on  en  dirait  autant  des 
recueils  postérieurs;  on  le  dirait  encore  mieux  des 
Harmonies,  car  «  les  particularités  individuelles  »  y 
ont  encore  moins  de  place2  et  le  poète  ne  fait  qu'y 
traduire  les  émotions  de  toutes  les  âmes  religieuses 
en  célébrant  la  nature  et  en  louant  le  Créateur. 

Quant  à  Victor  Hugo,  convenons  qu'il  évolua  du 
«  subjectif  »  vers  Y  «  objectif  ».  Mais  son  subjec- 
tivisme  n'a  rien  qui  l'excepte  de  la  foule  des  hommes, 
et  c'est  durant  la  première  partie  de  sa  carrière  qu'il 
leur  ressemble  davantage.  D'ailleurs,  lisons  les  cri- 
tiques dont  le  jugement  lui  fut  le  plus  sévère. 
M.  Jules  Lemaître  et  Brunetière  s'accordent  à  le 
taxer  de  banalité.  L'un  réduit  son  œuvre  en 
apophthegmes  tels  que  ceux-ci  :  «  Soyons  bons.  — 
Évitons  même  les  petites  fautes.  —  Dieu  est  grand. 
—  La  nature  est  mystérieuse.  —  L'âme  est  immor- 
telle, etc. 8.  »  L'autre  assure  qu'  «  un  des  traits  à  la 
fois  de  son  caractère  et  de  son  génie  poétique  » 

1.  Portraits  contemporains,  t.  I,  p.  287  (note). 

2.  Ibid,,  ibid.,  p.  302. 

3.  Les  Contemporains,  t.  IV,  p.  116. 


LES    GENRES   LITTERAIRES.  173 

consiste  dans  «  sa  complaisance  pour  les  idées 
communes  »;  «  nul  moins  que  lui,  ajoute-t-il,  n'a 
eu  l'horreur  de  penser  ou  plutôt  de  sentir  comme 
tout  le  monde1  ». 

Pourtant  Brunetière  n'a  presque  jamais  rien  écrit 
sur  les  romantiques  sans  leur  reprocher  un  indivi- 
dualisme «  irréductible  »  et  «  bizarre  ».  Selon  lui, 
ils  se  chantent  eux-mêmes  parce  qu'ils  croient  leurs 
impressions  «  originales  »,  et,  en  revendiquant  la 
liberté  de  l'art,  ils  revendiquent  le  droit  pour 
chacun  d'opposer  sa  manière  de  voir,  de  sentir  ou 
de  penser  à  celle  des  autres2.  Or,  soit  des  roman- 
tiques en  général,  soit  en  particulier  de  Victor 
Hugo,  on  peut  dire  exactement  le  contraire.  Dans 
la  pièce  qui  ouvre  les  Feuilles  d'automne,  il  se  com- 
pare à  un  écho  sonore.  Dans  la  préface  des  Bayons 
et  les  Ombres,  il  atteste  que  «  la  profonde  peinture 
du  moi  est  peut-être  l'œuvre  la  plus  large  et  la  plus 
universelle  qu'un  penseur  puisse  faire  ».  Dans  celle 
des  Contemplations  :  «  Nul  de  nous,  déclare-t-il,  n'a 
l'honneur  d'avoir  une  vie  qui  soit  à  lui.  Ma  vie  est 
la  vôtre,  votre  vie  est  la  mienne,  vous  vivez  ce  que 
je  vis...  Hélas!  quand  je  vous  parle  de  moi,  je  vous 
parle  de  vous.  Comment  ne  le  sentez- vous  pas? 
Ah!  insensé,  qui  crois  que  je  ne  suis  pas  toi!  »  Et 
enfin,  une  pièce  du  même  recueil  caractérise  le 
poète  par  ce  vers  : 

Il  est  génie,  étant  plus  que  les  autres-homme  3. 

En  vérité,  ce  ne  sont  pas  les  grands  lyriques  du 
romantisme  qui  expriment  un  moi  exceptionnel,  et 

1.  Nouveaux  Essais  de  littérature  contemporaine,  p.  64. 

2.  Évolution  de  la  Poésie  lyrique,  t.  I,  p.  176. 

3.  I,  I,  ix. 


174  LE    REALISME    DU    ROMANTISME. 

j'aimerais  mieux  dire  que  ce  sont  les  parnassiens.  Ce 
n'est  ni  Lamartine,  ni  Victor  Hugo,  ni  Musset,  ni 
même  Vigny;  ce  sont  les  Leconte  de  Lisle  et  les 
Sully  Prudhomme,  qu'on  leur  oppose  pourtant 
comme  réalistes. 

Y  a-t-il  rien  de  si  peu  commun  que  le  moi  de 
Leconte  de  Lisle?  Cette  révolte  contre  la  honte  de 
vivre,  contre  l'horreur  d'être  un  homme,  ces  appels 
au  néant,  cette  crainte  que  la  mort  elle-même  ne 
soit  une  dernière  illusion,  voilà  de  quoi  procède  son 
lyrisme.  Et  ses  plus  beaux  poèmes,  ceux  où  il  se 
représente  tantôt  enviant  le  repos  de  la  tombe  et 
tantôt  entendant  rugir,  dans  l'infini  des  temps,  la 
vie  éternelle,  combien  d'entre  nous  sont  vraiment 
sensibles,  le  sont  personnellement,  à  l'émotion  qui 
les  inspire?  Leconte  de  Lisle  méprisa  le  «  siècle 
assassin  »  ;  il  fit  de  son  âme  un  sanctuaire  inacces- 
sible, et  ne  montra  guère  de  lui  que  ce  qui  le  rend 
différent  des  autres. 

Sully  Prudhomme  commence  son  premier  recueil 
en  se  plaignant  que  tout  soit  dit.  Il  répétera  donc 
les  romantiques.  Mais  il  les  répétera  avec  plus  de 
curiosité  l.  Tandis  que  Victor  Hugo,  Lamartine  et 
Alfred  de  Musset  avaient  célébré  en  vers  magni- 
fiques l'espoir  d'une  vie  future,  il  écrit  la  petite 
pièce  des  Yeux  : 

Bleus  ou  noirs,  tous  aimés,  tous  beaux, 
Ouverts  à  quelque  immense  aurore, 
De  l'autre  côté  des  tombeaux 
Les  yeux  qu'on  ferme  voient  encore  2. 

Tandis   que  la   plupart    des  romantiques   avaient 


1.  Cf.  Jules  Lemaltre,  les  Contemporains,  t.  I,  p.  37  et  suiv. 

2.  La  Vie  intérieure. 


LES    GENRES   LITTERAIRES.  175 

traduit  ce  qu'ont  de  généralement  humain  les 
souffrances  du  doute,  il  dira,  dans  la  Grande  Ourse  : 

Ta  précise  lenteur  et  ta  froide  lumière 
Déconcertent  la  foi;  c'est  toi  qui  la  première 
M'as  fait  examiner  ma  prière  du  soir  '. 

Bien  souvent  les  idées  et  les  sentiments  qu'exprime 
Sully  Prudhomme  dénotent  je  ne  sais  quelle  délica- 
tesse mièvre  et  recherchée.  Il  voudrait  savoir  d'où 
proviennent  les  «  joies  sans  causes  »  : 

C'est  peut-être  un  bonheur  ignoré  qui  voyage, 

Et,  se  trompant  de  cœur,  ne  nous  luit  qu'un  moment 2. 

Devant  les  stalactites  d'une  grotte,  il  pense  aux 
âmes  dans  lesquelles  dorment  des  amours  an- 
ciennes : 

Toutes  les  larmes  sont  figées; 
Quelque  chose  y  pleure  toujours  3. 

Quand  il  croit  aimer,  quand  les  pleurs  lui  montent 
aux  yeux,  pourquoi  nose-t-il  rien  dire? 

J'ai  peur,  en  sentant  que  je  l'aime, 

De  mal  sentir; 
Dans  mes  yeux  une  larme  même 

Pourrait  mentir  4. 

Partout  ce  sont  chez  lui  des  impressions  rares,  des 
tristesses  ou  des  inquiétudes  d'une  susceptibilité 
maladive.  Chez  ses  aînés,  la  poésie  s'étalait  en 
larges  nappes  ;  elle  se  divise  chez  Sully  Prudhomme 
en  mille  filets  ténus  et  subtils. 

Comparant  le  moi  des  romantiques  à  celui  des 

1.  Les  Épreuves. 

2.  Les  Solitudes,  Joies  sans  causes. 

3.  Ibid.,  les  Stalactites. 

4.  Ibid.,  Scrupule. 


176  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

poètes  qui  leur  succédèrent,  on  peut  sans  paradoxe 
soutenir  qu'il  se  complaît  beaucoup  moins  dans 
l'originalité  de  ses  émotions. 

Mais  d'ailleurs,  si  Ton  n'est  pas  réaliste  quand  on 
exprime  des  émotions  singulières,  on  ne  l'est  pas 
davantage  quand  on  traite  sans  accent  personnel 
des  lieux  communs.  Réalistes  en  ce  que  leur  moi 
a  de  semblable  au  moi  des  autres,  les  romantiques 
le  sont  encore,  et  l'on  nous  dispensera  d'y  insister, 
pour  avoir  marqué  chacun  de  son  empreinte  les 
thèmes  traditionnels,  pour  se  les  être  appropriés  en 
y  mettant  chacun  l'accent  de  sa  sensibilité  propre. 


II.    —    LE    ROMAN. 

Pendant  la  période  classique,  le  roman,  sous 
aucune  de  ses  diverses  formes,  ne  reproduisit  la 
vie  réelle. 

C'est  par  YAstrèe  que  s'ouvre  le  xvne  siècle,  et  peu 
de  livres  exercèrent  une  influence  plus  grande  ou 
plus  durable. 

Sans  doute  YAstrée  ne  ressemble  guère  aux 
romans  de  chevalerie,  dont  les  Amadis  avaient  pro- 
longé jusqu'alors  la  vogue.  Des  régions  chimériques 
où  se  passaient  les  Amadis,  d'Urfé  nous  transporte 
dans  «  les  lieux  de  sa  naissance  ».  Rejetant  les 
héros  fabuleux,  il  met  en  scène  ses  contemporains 
et  ses  amis,  sa  femme,  qui  est  Astrée,  et  lui-même, 
qui  est  Céladon.  Enfin  il  ne  peint  pas  seulement  les 
pures  tendresses  du  cœur,  mais  aussi  les  grossiers 
appétits  des  sens. 

Pourtant  le  mot  de  réalisme  jure  avec  une  œuvre 


LES   GENRES   LITTERAIRES.  177 

telle  que  YAstrée.  Au  merveilleux  du  roman  cheva- 
leresque nous  y  voyons  succéder  une  idéalisa- 
tion beaucoup  plus  raffinée.  Les  bergers  et  les  ber- 
gères que  d'Urfé  nous  montre  sur  les  bords  du 
Lignon  sont  de  grands  seigneurs  et  de  grandes 
dames,  et,  s'il  a  fait  paraître  au  second  plan  un 
Valentinian  et  un  Hylas,  tous  les  autres  subliment 
à  l'envi  la  métaphysique  de  l'amour.  VAstrée  intro- 
duit dans  la  littérature  comme  dans  les  mœurs  la 
préciosité  sentimentale  qui  fleurit  durant  la  pre- 
mière moitié  du  xvne  siècle.  On  veut  y  rattacher, 
du  moins  par  Hylas,  le  roman  bourgeois  ou 
comique  :  ce  genre,  et  nous  allons  voir  du  reste 
qu'il  n'est  point  réaliste,  procède  d'une  réaction 
contre  l'Urfé  et  ses  imitateurs. 

Nommerons-nous  Gomberville  et  La  Calprenède? 
Le  premier  a  soin  de  peindre  les  pays  lointains  où 
il  conduit  ses  héros  et  les  peuples  qui  habitent  ces 
pays;  le  second  se  renseigne  chez  les  historiens 
grecs  et  latins  pour  raconter  ce  qu'il  appelle  «  les 
grandes  révolutions  des  empires  ».  Mais  celui-là 
embellit  sa  «  géographie  »  des  descriptions  les  plus 
fantaisistes,  et  celui-ci  prête  aux  siècles  passés  la 
figure  de  son  siècle.  Aussi  bien  il  y  a  chez  tous 
deux  un  mélange  d'intrigues  amoureuses  qui  rap- 
pellent YAstrée  et  de  fictions  héroïques  qui  rappel- 
lent Amadis. 

Représentant  «  les  bourgeois  de  son  quartier1  », 
Mlle  de  Scudéry  leur  donne  un  costume  romain  ou 
persan;  par  là,  elle  fausse  en  même  temps  l'histoire 
et  défigure  la  réalité  contemporaine.  D'ailleurs 
elle   renchérit  encore    sur  les  délicatesses    de  la 

1.  Boileau,  Dialogue  des  héros  de  romans. 

LE   RÉALISME   DU   ROMANTISME,  12 


178  LE  RÉALISME  DU   ROMANTISME. 

galanterie  à  la  mode.  Cyrus  devient  chez  elle  un 
Artamène  «  plus  fou  que  tous  les  Céladons  et  tous 
les  Silvandres1  »;  et,  dans  Clélie,  la  carte  du 
Tendre  est,  si  Ton  veut,  une  ingénieuse  anatomie 
de  l'amour,  mais  de  cet  amour  factice  qui,  simple 
jeu  d'oisifs,  n'occupe  que  l'imagination  et  se  subti- 
lise en  vaines  quintessences. 

Aux  romanciers  «  idéalistes  »   tels  que  Mlle  de 
Scudéry,   Gomberville  et  La  Galprenède,    Honoré 
d'Urfé,  l'on  oppose  comme  réalistes  les  Scarron 
les  Sorel,  les  Furetière;  c'est  confondre  le  réalisme 
avec  le  genre  burlesque. 

Ne  parlons  point  de  Scarron?  Son  Roman  comique 
relève  du  même  genre  que  ses  farces,  et  la  cari- 
cature y  fausse  continuellement  l'observation  de  la 
réalité. 

Mais  ne  peut-on  en  dire  presque  autant  de  Sorel 
et  de  Furetière  ? 

Sorel  a  beau  déclarer  que,  à&nsY  Histoire  comique, 
nous  voyons  le  monde  peint  «  au  naturel  »  :  malgré 
nombre  de  scènes  prises  sur  le  vif,  sa  prétendue 
histoire  est  beaucoup  moins  une  fidèle  image  des 
mœurs  ambiantes  qu'une  contre-partie,  une  déri- 
sion de  YAstrée.  Quant  au  Berger  extravagant, 
il  veut  nous  y  montrer,  «  les  impertinences  des 
romans  et  de  la  poésie2  »  ;  et  pour  les  mettre  en 
lumière,  il  promène  par  les  aventures  les  plus 
bizarres  un  jeune  sot  qui  se  pique  d'imiter  Céladon. 
Ce  livre  fut  appelé  Y  Anti-Roman;  rien  ne  saurait 
mieux  le  caractériser. 

1.  Boileau,  Dialogue  des  héros  de  romans. 

2.  En  voici  le  titre  complet  :  Le  Berger  extravagant,  oh,  parmi 
des  fantaisies  amoureuses,  on  voit  les  impertinences,  etc. 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES-  179 

Dans  le  Roman  bourgeois,  Furetière  prétend 
représenter  «  de  ces  bonnes  gens  de  médiocre  con- 
dition qui  vont  tout  doucement  leur  grand  chemin, 
dont  les  uns  sont  beaux,  les  autres  laids,  les  uns 
sages,  les  autres  fous  ».  Et  certes,  on  y  trouve  par- 
fois de  l'excellent  réalisme.  Mais  lui  aussi,  il  laisse 
voir  trop  souvent  son  parti  pris  de  parodier  la  litté- 
rature aristocratique,  et  mêle  toujours  aux  tableaux 
de  la  vie  contemporaine  des  traits  satiriques  qui  la 
déforment.  Ajoutons  que  le  Roman  bourgeois  n'est 
pas  un  véritable  roman;  c'est  une  série  d'épisodes, 
un  défilé  de  figures  qui  se  succèdent  sans  liaison. 

Du  reste,  il  n'y  a  rien  de  classique  dans  les 
œuvres  de  Sorel,  de  Scarron  et  de  Furetière.  Le 
classicisme  répudiait  la  trivialité  jusque  dans  le 
roman.  Ne  voulant  pas  qu'on  altérât  la  nature  pour 
l'enjoliver  ou  l'amplifier,  pouvait-il  souffrir  qu'on 
la  caricaturât,  comme  faisaient  les  burlesques,  ou, 
comme  faisaient  les  «  bourgeois  »,  qu'on  en  repro- 
duisît de  préférence  les  éléments  plats  et  vulgaires? 

Après  sa  victoire  définitive,  parut  la  Princesse  de 
Clèves,  le  seul  roman  du  siècle  qui  mérite  le  nom 
de  classique. 

Mais  ce  roman  classique  n'est  point  réaliste.  Il  le 
serait,  si  le  réalisme  consistait  uniquement  dans  la 
simplicité  de  l'intrigue,  dans  la  vérité  des  senti- 
ments, dans  la  délicate  justesse  du  style;  il  ne  l'est 
pas  plus  que  la  tragédie  contemporaine.  Mme  de 
La  Fayette  y  retrace  un  monde  supérieur  dont  elle 
écarte  toutes  les  réalités  terrestres.  Et  d'ailleurs, 
exaltant  le  triomphe  de  la  vertu  sur  l'amour,  elle 
unit  à  l'idéalisation  artistique  de  Racine  l'idéalisa- 
tion morale  de  Corneille. 


180  LE   RÉALISME    DU    ROMANTISME. 

On  considère  non  sans  raison  G  il  Blas  comme  la 
première  œuvre  proprement  réaliste  de  notre  litté- 
rature romanesque.  Cependant  Lesage,  bien  qu'il 
se  propose  de  «  représenter  la  vie  telle  qu'elle  est  », 
a  pour  objet  essentiel  une  satire  des  mœurs;  subor- 
donnant à  cet  objet  la  composition  même  de  son 
livre,  il  admet  une  foule  de  récits  épisodiques  qui 
font  voir  sous  divers  aspects  la  sottise  et  la  vilenie 
de  l'homme.  Mais  surtout,  peintre  de  la  société 
française  contemporaine,  il  ne  la  peint  pas  directe- 
ment, il  nous  la  montre  à  travers  l'Espagne  du 
xviie  siècle;  c'est  une  sorte  de  déguisement,  une 
perpétuelle  transposition,  bien  peu  conforme  au 
caractère  du  roman  réaliste. 

Marivaux,  qui  représente  aussi  les  mœurs  et  les 
figures  de  son  temps,  ne  les  travestit  point  à  l'espa- 
gnole. Ce  qui  l'empêche  d'être  vraiment  réaliste, 
c'est  que,  dans  ses  romans,  la  psychologie  reste, 
pour  ainsi  dire,  extérieure  et  marginale.  Il  ne 
laisse  pas  vivre  ses  personnages  devant  nous; 
il  s'y  substitue,  en  leur  prêtant  d'interminables 
commentaires  sur  chacun  de  leurs  actes  ou  de 
leurs  gestes.  Le  psychologue,  chez  lui,  prend  la 
place  du  romancier. 


Quoi  qu'il  en  soit,  le  roman,  avec  Lesage  d'abord, 
ensuite  avec  Marivaux,  serre  déjà  la  réalité  de  près. 
Et  quand,  de  Marivaux  et  de  Lesage,  on  passe  au 
premier  initiateur  du  romantisme,  à  Jean-Jacques 
Rousseau,  l'évolution  du  roman  vers  le  réalisme 
semble  subir  un  recul. 

Par  où  la  Nouvelle  Héloise  est  moins  réaliste  que 
le  Paysan  parvenu  ou  Gil  Blas,  c'est  ce  qui  appa- 


LES    GENRES    LITTÉRAIRES.  181 

raît  de  soi-même,  et  nous  nous  dispenserons  ici  de 
le  dire.  Mais,  encore  qu'on  puisse  la  considérer  à 
maints  égards  comme  le  type  même  du  roman 
idéaliste,  elle  renferme  cependant  beaucoup  de 
réalisme. 

Réaliste  dans  la  description  de  la  vie  domestique 
et  de  la  vie  champêtre,  elle  l'est  aussi  dans  la  pein- 
ture de  l'amour.  Nous  avons  vu  comment  Rousseau 
y  décrit  les  scènes  agrestes  ou  bourgeoises,  avec 
quelle  vérité  précise  et  caractéristique1.  A  l'égard 
de  l'amour,  s'il  en  montre  sans  doute  les  ardeurs, 
les  transports,  les  égarements,  est-ce  là  rien  de  con- 
traire au  réalisme?  Nulle  part,  assure-t-on,  Racine 
n'est  plus  réaliste  qu'en  exprimant  les  passions 
d'Hermione,  de  Roxane,  de  Phèdre  :  pourquoi 
Rousseau  ne  le  serait-il  donc  pas  en  exprimant  celles 
de  Saint-Preux  et  de  Julie?  A  la  civilisation  raffinée 
qui  faisait  de  l'amour  une  ingénieuse  galanterie  ou 
un  sec  libertinage,  l'auteur  de  la  Nouvelle  Héloïse 
oppose  les  profonds  instincts  de  l'homme;  il 
«  rentre  »  ainsi  dans  la  nature,  il  en  retrouve  les 
sources  primitives ,  taries  par  une  sociabilité 
factice. 

C'est  d'ailleurs  grâce  à  Rousseau,  ne  l'oublions 
pas,  que  le  roman  a  pris  chez  nous  son  véritable 
rang.  Méprisé  avant  lui  des  «  vrais  gens  de  lettres  », 
comme  parle  Voltaire,  et  tenu  pour  «  un  amuse- 
ment de  la  jeunesse  oisive  »,  il  s'égale  dès  lors  aux 
plus  hautes  questions  morales  et  sociales;  il 
revendique  tout  ce  qui  peut  non  seulement  émouvoir 
le  cœur,  mais  encore  préoccuper  l'esprit  et  la  con- 
science. 

l.  Cf.  p.  142. 


182  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

Dans  les  premières  années  du  xixe  siècle,  le 
roman  personnel  domine  avec  Chateaubriand  et 
Mme  de  Staël,  avec  Sénancour  et  Benjamin  Cons- 
tant. 

A  vrai  dire,  ni  Chateaubriand,  ni  Mme  de  Staël, 
ne  peuvent  guère  compter  parmi  les  romanciers. 
Atala  et  René  sont  plutôt  des  poèmes  en  prose  que 
des  romans;  Chateaubriand  y  prélude  au  lyrisme 
romantique,  dont  il  développe  par  avance  les  prin- 
cipaux thèmes.  Quant  à  Mme  de  Staël,  un  passage 
de  YEssai  sur  les  fictions  nous  indique  ses  préfé- 
rences pour  les  romanciers  de  la  vie  réelle  et 
Corinne,  voire  Delphine,  en  offrent  bien  des  tableaux 
justes  et  fins;  d'ailleurs  elle  s'accommode  beaucoup 
mieux  que  Chateaubriand  au  cadre  du  genre  roma- 
nesque. Mais,  incapable  cependant  d'une  observa- 
tion désintéressée,  elle  ne  fait  guère,  se  peignant 
sous  les  traits  de  Delphine  et  de  Corinne,  comme 
Chateaubriand  sous  ceux  de  Chactas  et  de  René, 
qu'exprimer  ses  propres  sentiments,  les  enthou- 
siasmes, les  joies  et  les  douleurs  de  son  âme.  Si 
Delphine  et  Corinne  ne  sont  pas  des  poèmes,  ce  sont 
des  confessions  lyriques. 

Sénancour  et  Benjamin  Constant  donnent  au 
roman  personnel  une  tout  autre  forme.  Ils  ne 
chantent  pas  leur  moi,  ils  en  notent  les  impressions 
successives. 

Le  héros  de  Sénancour  nous  rappelle  René  ; 
lui  aussi  a  le  mal  du  siècle.  Seulement,  l'auteur  de 
René  poétisait,  divinisait  sa  souffrance;  et,  dans 
Obermann,  Sénancour  ne  veut  que  décrire  la  sienne. 
Il  l'y  décrit  avec  une  fidélité  subtile  ;  peu  de  livres 
sont  aussi  sincères  que  ce  journal  intime,  aussi 
minutieusement  vrais. 


LES    GENRES   LITTERAIRES.  183 

Dans  Adolphe,  il  y  a  plus  d'action,  il  y  a  une 
action  nette  et  serrée,  à  laquelle  adhère  partout 
l'analyse.  Du  reste  Benjamin  Constant  retrace  des 
sentiments  beaucoup  moins  rares.  Sa  psychologie, 
très  personnelle  sans  doute,  est  aussi  très  générale  ; 
c'est  «  la  misère  du  cœur  humain  »  qu'il  raconte  en 
racontant  celle  de  son  propre  cœur1.  Enfin,  médiocre 
de  caractère,  Adolphe  applique  à  l'examen  de  sa 
conscience  une  lucidité  exceptionnelle  :  notre  litté- 
rature n'a  produit  aucune  œuvre  qui  l'emporte  sur 
ce  petit  roman  par  la  clairvoyance  et  la  pénétration 
de  l'anatomie  morale.  Mais  Benjamin  Constant, 
réaliste  comme  psychologue,  ne  l'est  pas  moins 
comme  écrivain.  Atala  et  René  sentaient  la  rhéto- 
rique; dans  Adolphe,  nul  artifice,  rien  qui  dénote 
un  auteur.  Si  le  style  s'en  éclaire  çà  et  là  de 
quelques  images,  c'est  pour  illustrer  une  idée  ou  un 
sentiment;  il  n'a  d'autre  beauté  que  sa  nette  préci- 
sion. 

Au  roman  personnel  s'opposa  bientôt  un  genre  de 
roman  qui  tire  ses  sujets  de  l'histoire.  Tous  deux 
d'ailleurs  sont  également  romantiques.  Le  roman- 
tisme, nous  l'avons  dit,  substitue  le  particulier  à 
l'universel.  Or  ce  «  particulier  »  consiste  non  seule- 
ment dans  la  personne  de  l'écrivain,  mais  encore 
dans  les  caractères  distinctifs  de  tel  ou  tel  temps,  de 
tel  ou  tel  milieu,  de  tels  ou  tels  individus;  et,  par 
suite,  il  y  a  affinité  manifeste  entre  le  subjectivisme 
d'où  provenait  le  roman  personnel  et  le  relativisme 
d'où  provient  le  roman  historique. 

1.  «  Oui,  Monsieur,  je  publierai  le  manuscrit  que  vous  me 
renvoyez...  comme  une  histoire  assez  vraie  de  la  misère  du  cœur 
humain  »  (Adolphe,  Réponse  de  l'éditeur  à  la  lettre  de  l'auteur). 


184  LE   RÉALISME   DU   ROMANTISME. 

Certes  le  roman  historique,  durant  la  première 
moitié  du  xixe  siècle,  ne  peut  se  qualifier  de  réaliste. 
Pour  Alexandre  Dumas,  l'histoire  est  «  un  clou 
auquel  il  accroche  ses  tableaux  »  ;  Alfred  de  Vigny 
transforme  les  personnages  les  plus  illustres  afin  de 
leur  donner  la  valeur  de  types,  et  les  événements  les 
mieux  connus  afin  de  les  accorder  avec  cette  vérité 
morale  qui  doit,  selon  lui,  dominer  sur  la  vérité 
matérielle;  Victor  Hugo  compose  une  sorte  d'épopée 
symbolique,  et  d'ailleurs  il  s'attache  par-dessus  tout 
à  l'effet  pittoresque.  Cependant  reconnaissons  que 
le  romantisme  introduisit  dans  le  roman  historique 
la  préoccupation  de  l'exactitude  documentaire. 
Notre-Dame  de  Paris,  malgré  bien  des  traits  contes- 
tables, nous  restitue  le  Paris  du  xve  siècle,  ville  et 
peuple,  avec  une  singulière  puissance.  Altérant  de 
parti  pris  les  faits  et  les  figures,  l'auteur  de  Cinq- 
Mars  reproduit  scrupuleusement  le  «  costume  ». 
Dumas  lui-même,  avant  de  s'abandonner  à  l'inven- 
tion, lit  les  mémoires,  les  chroniques,  les  pamphlets, 
dont  il  alimente  sa  verve  féconde.  Il  ne  traite  point 
l'histoire  selon  la  manière  des  Gomberville  ou  des 
La  Calprenède,  et  ce  feuilletoniste  en  a  une  intelli- 
gence que  n'en  avaient  certes  pas  la  plupart  des 
historiens  antérieurs  au  romantisme. 

Aussi  bien  le  roman  historique  servit  de  transi- 
tion et  comme  d'acheminement  vers  le  roman  de 
mœurs  contemporaines,  qui  est  par  excellence  le 
roman  réaliste. 

D'abord,  il  détacha  les  romanciers  d'eux-mêmes, 
et,  par  là,  devint  une  école  d'objectivité.  Ensuite  et 
surtout,  il  fit  entrer  dans  la  littérature  romanesque 
une  foule  de  détails  qu'elle  avait  jusqu'alors  bannis, 
les  tenant  pour  oiseux  ou  triviaux.  Le  roman  his- 


LES   GENRES   LITTERAIRES.  185 

torique  apprit  au  roman  moderne  la  valeur  expres- 
sive de  ces  détails,  qui,  essentiellement  caractéris- 
tiques des  anciens  âges,  ne  devaient  pas  l'être  moins 
de  la  société  contemporaine  '.  Nous  savons  du  reste 
combien  Balzac  admirait  l'œuvre  de  Walter  Scott. 
Et  pourquoi  l'admirait-il?  Parce  qu'il  y  reconnais- 
sait, appliquée  à  la  restauration  des  siècles  anciens, 
la  méthode  selon  laquelle  lui-même  reproduisit  la 
vie  de  son  siècle,  en  multipliant  les  petits  faits 
précis  et  significatifs. 


Genre  hybride,  où  l'histoire  gêne  la  fiction,  où  la 
fiction  compromet  l'histoire,  le  roman  historique  ne 
se  soutint  pas  longtemps;  et,  quand  il  fut  tombé  aux 
mains  des  faiseurs,  le  roman  de  mœurs  modernes, 
qu'il  avait  préparé,  le  remplaça.  Dans  ce  dernier 
genre  même,  on  distingue  deux  écoles,  l'idéaliste  et 
la  réaliste.  Nous  marquerons  d'abord  ce  que  l'une 
comporte  de  réalisme,  puis  nous  montrerons  que 
le  réalisme  de  l'autre  se  rattache  au  romantisme. 


La  première  se  résume  en  George  Sand.  Idéaliste, 
George  Sand  l'est  par  son  goût  pour  le  romanesque 
et  par  son  optimisme;  elle  l'est  aussi  par  la  façon 
dont  elle  conçoit  l'amour,  par  le  rôle  qu'elle  lui 
attribue.  «  L'idéalisation  du  sentiment2  »,  voilà  toute 
sa  théorie;  voilà  le  fond  et  comme  l'essence  de  sa 
nature. 

Et  pourtant,  dès  ses  premières  œuvres,  George 


1.  Cf.  Brunetière,  Honoré  de  Balzac,  p.  13  et  suiv. 

2.  Histoire  de  ma  vie,  t.  IV,  p.  135. 


186         LE  REALISME  DU  ROMANTISME. 

Sand  ramena  le  roman  à  l'observation  et  à  la  repré- 
sentation de  la  réalité. 

Rappelons-nous  où  il  en  était  lorsque  parurent 
Indiana  et  Valentine.  «  Aucun  écrivain,  dit  Zola  dans 
un  article  de  ses  Documents  littéraires,  n'avait 
encore  abordé  franchement  la  vie  moderne...  On  ne 
s'était  pas  soucié  de  peindre  les  querelles  des 
ménages,  les  amours  des  personnages  en  redingote, 
les  catastrophes  banales...  qui  terminent  d'ordinaire 
les  histoires  de  ce  monde.  La  nouvelle  formule  du 
roman  était  dans  l'air,  et  elle  se  trouvait  préparée 
par  une  transformation  lente...  Mais  cette  formule, 
il  s'agissait  de  la  dégager  nettement...  En  un  mot, 
le  roman  tel  que  nous  le  connaissons,  avec  son  cadre 
souple,  son  étude  du  milieu,  ses  personnages 
vivants,  était  entièrement  à  créer1  ».  Quoique 
l'article  où  Zola  écrit  ces  lignes  ait  pour  sujet  l'œuvre 
de  George  Sand,  c'est  Balzac  dont  elles  annoncent 
Téloge.  Et  cependant  il  suffirait  d'y  changer 
quelques  mots  pour  qu'on  pût  les  appliquer  à 
l'auteur  d1 Indiana. 

Indiana  sitôt  parue,  Sainte-Beuve  disait  :  «  En 
ouvrant  le  volume,  on  s'est  vu  introduit  dans  un 
monde  vrai,  vivant,  nôtre,  à  cent  lieues  des  scènes 
historiques  et  des  lambeaux  du  moyen  âge,  dont 
tant  de  faiseurs  nous  ont  repus  jusqu'à  satiété;  on  a 
trouvé  des  mœurs,  des  personnages  comme  il  en 
existe  autour  de  nous,  un  langage  naturel,  des 
scènes  d'un  encadrement  familier,  des  passions  vio- 
lentes, non  communes,  mais  sincèrement  éprouvées 
ou  observées,  telles  qu'il  s'en  développe  encore  dans 
bien   des  cœurs  sous  l'uniformité  apparente  et  la 

i.  Page  196. 


LES    GENRES   LITTERAIRES.  187 

régularité  frivole  de  noire  vie1  ».  Et  Sainte-Beuve 
n'est  pas  le  seul  qui  rende  un  pareil  témoignage  au 
réalisme  de  George  Sand.  Balzac  émet  sur  Indiana 
un  jugement  analogue;  il  y  voit  «  la  réaction  de  la 
vérité  contre  le  fantastique,  du  temps  présent  contre 
le  moyen  âge,  du  drame  intime  contre  la  bizarrerie 
des  incidents  à  la  mode,  de  l'actualité  simple  contre 
l'exagération  du  genre  historique2  ».  Lui-même 
s'était  d'abord  fait  connaître  comme  un  rival  des 
Ducange,  des  Ducray-Duménil,  des  Pigault-Lebrun. 
Sans  doute  il  voulait  ainsi  gagner  de  l'argent,  con- 
quérir son  indépendance.  «  Ah  !  écrivait-il  à  sa  sœur, 
quelle  chute  de  mes  projets  de  gloire!  »  Mais,  avant 
de  réaliser  ses  projets,  le  futur  chef  de  l'école  réa- 
liste, qui  signait  alors  Saint-Aubin,  Viellerglé  ou 
lord  Rhoone,  avait  publié  des  romans  comme  Jean- 
Louis  le  Tartare,  Wann  Chlore,  Annette  et  le  Cri- 
minel, et,  si  quelques-uns  de  ceux  qui  figurent  dans 
la  Comédie  humaine  sont  antérieurs  à  Indiana,  c'est 
bien  d' Indiana,  «  dévorée3  »  par  un  public  enthou- 
siaste, que  date  «  la  réaction  de  la  vérité,  du  temps 
présent,  du  drame  intime,  de  l'actualité  simple  », 
en  un  mot  la  réaction  du  réalisme  contre  les  fan- 
taisies et  les  extravagances  des  romanciers  alors  en 
vogue. 

Après  les  romans  de  passion,  George  Sand  publia 
quelques  romans  socialistes.  Certes,  l'observation 
de  la  réalité  y  tient  peu  de  place.  Histoires  invrai- 
semblables, imaginées  à  plaisir  pour  glorifier  les 
doctrines  égalitaires,  son  socialisme  naïf  n'y  cherche 

1.  Portraits  contemporains,  t.  I,  p.  471. 

2.  Portraits  et  critique  littéraire. 

3.  Le  mot  est  de  Sainte-Beuve;  cf.  l'article  précédemment 
cité. 


188  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

qu'un  thème  de  belles  déclamations.  Rien  de  moins 
réaliste  en  un  certain  sens,  ou  même  rien  de  plus 
chimérique.  Cependant,  remarquons  que  les  théories 
dont  elle  s'y  fait  l'interprète  passionnaient  la  géné- 
ration contemporaine;  ils  étaient  vraiment  actuels. 
Et  surtout  des  romans  tels  que  le  Meunier  d'Angi- 
bault  et  le  Compagnon  du  Tour  de  France  repré- 
sentaient pour  la  première  fois  les  «  gens  du 
peuple  »  dans  leur  existence  propre.  «  11  y  aurait, 
disait-elle,  une  littérature  nouvelle  à  créer  avec  les 
véritables  mœurs  populaires,  si  peu  connues  des 
autres  classes  '  ».  Cette  nouvelle  littérature,  s'affran- 
chit par  la  suite  de  toute  thèse.  Mais,  la  subordon- 
nant encore  à  des  visées  humanitaires,  c'est  elle 
pourtant,  ne  l'oublions  pas,  qui  Ta  inaugurée;  et 
d'ailleurs  ses  romans  socialistes  contiennent  maintes 
parties  où  la  thèse  préconçue  n'altère  aucunement 
la  vérité  des  figures  et  des  milieux. 

Durant  les  deux  dernières  périodes  de  sa  carrière, 
George  Sand  écrit  des  idylles  rustiques,  puis  des 
idylles  bourgeoises. 

Si  ses  idylles  bourgeoises  marquent  un  retour  au 
roman  de  passion,  lâge  l'a  calmée  et  l'expérience 
l'a  assagie.  Plus  de  lyrisme,  plus  de  revendications 
ardentes,  de  révoltes  contre  les  lois  sociales  :  elle  ne 
veut  maintenant  que  peindre  la  vie  et  les  hommes, 
les  peindre  comme  elle  les  voit;  et,  quoique  son 
optimisme  l'attire  de  préférence  vers  ce  qu'ils  ont 
de  bon  et  de  beau,  cet  optimisme  ne  s'en  concilie 
pas  moins  avec  une  justesse  d'observation  qu'on  ne 
trouve  pas  toujours  chez  les  romanciers  dits  réa- 
listes. 

1.  Préface  du  Compagnon  du  Tour  de  France. 


LES    GENRES   LITTÉRAIRES.  189 

A  l'égard  de  ses  idylles  rustiques,  sans  doute  elle 
y  trahit  encore  un  besoin  instinctif  d'idéalisation. 
Dans  le  premier  chapitre  de  la  Mare  au  Diable,  elle 
déclare  que  «  l'art  n'est  pas  une  étude  de  réalité 
positive  »,  mais  «  une  recherche  delà  vérité  idéale  ». 
Et,  après  les  journées  de  juin,  pourquoi  fait-elle  la 
Petite  Fadette?  Elle-même  nous  le  dit  dans  sa  pré- 
face :  pour  détourner  les  yeux  «  d'un  présent  obscurci 
et  déchiré  par  la  guerre  civile  »,  pour  rappeler  à  ses 
contemporains  «  endurcis  ou  découragés  »  que  «  les 
mœurs  pures,  les  sentiments  tendres  et  l'équité  pri- 
mitive sont  ou  peuvent  être  toujours  de  ce  monde  ». 
Ainsi,  ce  qu'elle  demande  à  la  nature,  c'est  le  tableau 
d'une  vie  innocente  et  heureuse.  Souvenons-nous 
de  la  scène  par  laquelle  s'ouvre  la  Mare  au  Diable. 
En  place  du  paysan  que  représente  Holbein,  de  ce 
paysan  vieux  avant  l'âge,  chélif,  couvert  de  haillons, 
poussant  des  chevaux  harassés  sur  un  sol  ingrat 
et  dur,  George  Sand  nous  montre,  dans  un  champ 
fertile,  un  laboureur  jeune,  beau,  vigoureux,  con- 
duisant son  double  quadrige  de  bœufs  robustes;  en 
place  du  squelette  horrible  qui,  le  fouet  levé,  court 
devant  le  misérable  attelage,  elle  nous  montre  un 
bel  enfant,  sur  le  sillon  parallèle  à  la  charrue,  gou- 
vernant les  fiers  animaux  d'une  gaule  longue  et 
légère.  Elle  voulait,  dès  le  début  de  la  Mare  au 
Diable,  mettre  en  contraste  avec  les  visions  du  vieux 
peintre  un  spectacle  d'énergie  et  de  bonheur  '  ;  et 
cette  pensée  a  inspiré  tous  ses  romans  champêtres. 

On  ne  saurait  pourtant  dire  que  George  Sand 
fausse  la  nature.  Cette  scène,  dont  elle  substitue 
l'image  à  la  macabre  allégorie  d'Holbein,  est  «  une 

t.  Chapitre  u. 


190  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

scène  réelle1  »,  une  scène  vue.  Là  comme  ailleurs, 
et  qu'elle  peigne  soit  la  campagne  elle-même,  soit 
les  figures  rustiques,  son  idéalisme  et  son  opti- 
misme ne  l'empêchent  pas  de  les  peindre  fidèlement. 

La  nature  décrite  par  George  Sand  est  celle  de 
nos  régions.  Berrichonne  placide  et  candide,  elle  ne 
se  sent  aucun  attrait  pour  l'exotisme,  qui  dénote, 
outre  je  ne  sais  quelle  inquiétude,  un  goût  blasé, 
dédaigneux  des  beautés  simples.  Elle  ne  sort  guère 
de  France,  elle  s'en  tient  le  plus  souvent  aux 
paysages  que  chacun  de  nous  a  eus  sous  les  yeux. 
C'est  l'Auvergne  escarpée  et  rude,  la  Provence 
aride  et  claire,  la  verte  Normandie;  c'est  surtout, 
dans  ses  romans  champêtres,  la  contrée  natale,  qui 
n'a  rien  de  grandiose,  mais  dont  elle  retrace  les 
humbles  sites  avec  une  exactitude  pieuse.  Le 
village,  la  ferme,  les  semailles  ou  les  moissons,  les 
veillées  autour  de  l'âtre,  voilà  son  véritable  domaine. 
La  Mare  au  Diable,  la  Petite  Fadette,  François  le 
Champi,  les  Maîtres  sonneurs,  sont  comme  impré- 
gnés d'une  rusticité  fraîche  et  naïve.  Nul  autre  écri- 
vain ne  connut  mieux  la  campagne,  n'en  rendit  de 
plus  fidèles  tableaux. 

Quant  à  ses  paysans,  elle  les  a  sans  doute  poétisés  ; 
mais  ce  sont  bien  les  premiers  que  notre  littérature 
pastorale,  jusqu'alors  si  factice,  représente  comme 
tels,  sans  raffiner  leurs  sentiments  ou  leur  langage. 
Quelques-uns  n'ont  rien  d'  «  idyllique  ».  Dans  la 
Mare  au  Diable  par  exemple,  voici  Catherine  Guérin, 
la  «  lionne  de  village  »,  avec  ses  airs  avantageux, 
ses  propos  hardis,  ses  complaisances  équivoques 
pour  les  trois  lourdauds  qui  la  courtisent;  voici  le 

1.  Cf.  la  Notice  en  tête  du  roman. 


LES    GENRES    LITTERAIRES.  191 

fermier  chez  lequel  la  petite  Marie  va  se  mettre  en 
service,  gros  homme  jovial  et  libidineux,  qui  lui  fait 
sur-le-champ  des  propositions  déshonnêtes.  Ceux- 
là  mêmes  que  George  Sand  peint  avec  le  plus  de 
sympathie  ont  encore  une  âme  toute  rustique. 
Se  rappelle-t-on  comment  l'idée  vient  à  Germain 
d'épouser  Marie?  «  C'est  commode,  lui  dit-il,  une 
femme  comme  toi;  ça  ne  fait  pas  de  dépense!  »  Et 
plus  loin,  voyant  combien  elle  est  avisée  :  «  Petite 
Marie,  l'homme  qui  t'épousera  ne  sera  pas  un  sot !  ». 
Ainsi,  jusque  dans  l'expression  des  sentiments  les 
plus  tendres,  se  retrouve  encore  le  caractère  du 
paysan. 

Certes  George  Sand  peint  la  vie  rustique  avec 
amour,  elle  nous  en  retrace  plutôt  les  aspects  qui  la 
rendent  aimable  ;  mais  faut-il  donc,  pour  être  réa- 
liste, en  retracer  uniquement  les  vilenies?  On 
méconnaît  le  romantisme  quand  on  n'y  voit  que  les 
extravagances  d'une  imagination  déréglée  :  on 
fausse  de  même  le  sens  du  mot  réaliste  quand  on 
applique  ce  mot  aux  seules  œuvres  où  sont  exclu- 
sivement représentées  les  laideurs  et  les  misères  de 
l'existence  humaine.  Le  mal  nous  trouve  plus  cré- 
dules que  le  bien;  voilà  la  raison  pour  laquelle  nous 
qualifions  de  réalistes  les  écrivains  qui  s'appliquent 
à  l'exprimer.  Cependant  il  y  a  du  bien  dans  la  réa- 
lité; et  comment  cesserait-on  d'être  vrai  en  le  pei- 
gnant? «  Certains,  disait  l'auteur  de  la  Petite 
Fadette,  prennent  le  réel  par  le  côté  âpre  et  triste  ; 
ce  qui  me  plaît  et  me  charme  est  aussi  réel.  » 

1.  De  même  ou  à  peu  près,  dans  les  Corbeaux  de  Becque, 
Teissier  pense  ;à  épouser  Marie  Vigneron  dès  qu'il  découvre 
ses  qualités  de  fille  entendue  et  pratique,  capable  de  lui  tenir 
son  ménage. 


192  LE    REALISME   DU    ROMANTISME. 

A  George  Sand  on  oppose  Balzac.  Mais,  si  la  pre- 
mière idéalise  les  paysans,  le  second  nous  montre 
en  eux  des  êtres  dépourvus  de  tout  sentiment  et  de 
toute  connaissance  qui  dépassent  l'animalité, 
réduits  à  «  la  vie  purement  matérielle1  ».  Pour- 
quoi donc  le  pessimisme  de  Balzac  semblerait-il 
plus  réaliste  que  l'optimisme  de  George  Sand?  Et, 
d'autre  part,  si  George  Sand  veut,  quand  elle  fait  des 
romans  pastoraux,  mettre  «  la  bonne  nature  »,  dans 
sa  simplicité,  dans  sa  candeur,  en  contraste  avec  les 
vices  que  développe  notre  civilisation  artificielle  et 
démoralisante,  Balzac,  lui  aussi,  soutient  une  thèse, 
une  thèse  non  moins  préconçue,  non  moins  systé- 
matique. Il  prétend  ouvrir  les  yeux  des  hommes 
d'État  sur  «  la  conspiration  permanente...  du 
paysan  contre  le  riche  »,  il  leur  signale  «  l'infati- 
gable sapeur,  le  rongeur  qui  morcelle  et  divise  le 
sol,  le  partage,  et  coupe  un  arpent  de  terre  en  cent 
morceaux2  ».  Or,  dénonçant  le  paysan  comme  un 
danger  social,  il  s'oblige  à  ne  peindre  que  son 
égoïsme,  son  avarice,  sa  bestialité.  Sans  doute  il 
n'invente  pas  les  Fourchon  et  les  Tonsard.  Seule- 
ment il  a  le  tort  de  nous  les  donner  pour  types  nor- 
maux de  leur  espèce.  Et,  quand  même  «  l'homme 
probe  et  moral  »  serait  «  une  exception  dans  la 
classe  des  paysans 3  »  encore  devrait-il  lui  accorder 
entre  eux  sa  place;  George  Sand  n'accordait-elle 
pas  la  leur  aux  paysans  grossiers  et  vicieux? 
Aussi  bien,  l'on  rencontre,  ce  semble,  des  Ton- 
sard et  des  Fourchon  moins  souvent  que  des 
Germain  :  et,  de  toute  façon,  le  peintre  de  la   vie 

1.  Les  Paysans,  première  partie,  chap.  m. 

2.  Ibid.,  préface. 

3.  Ibid.,  première  partie,  chap.  m. 


LES   GENRES   LITTERAIRES.  193 

rustique  peut   la   peindre    fidèlement    sans    faire 
du  paysan  une  brute. 


Après  avoir  montré  quelle  part  de  réalisme 
comporte  l'idéalisme  de  George  Sand,  montrons  à 
présent  en  quoi  les  trois  principaux  représentants 
de  l'école  dite  réaliste,  Stendhal,  Mérimée  et 
Balzac,  sont  bien  des  romantiques,  et  comment 
ils  le  sont  par  leur  réalisme  même. 

Assurément  Stendhal  n'a  rien  de  commun  avec  le 
romantisme  lyrique.  C'est  un  disciple  d'Helvétius, 
de  Cabanis,  surtout  de  Tracy.  Il  manque  au  plus 
haut  point  d'élan  et  de  ferveur.  Son  ironie  n'épargne 
aucun  des  écrivains  qui  traduisirent  les  enthou- 
siasmes ou  les  angoisses  de  la  génération  contem- 
poraine; il  persifle  Mme  de  Staël,  il  traite  Chateau- 
briand de  phraseur  solennel  et  creux,  il  trouve 
Victor  Hugo  «  somnifère  »,  Alfred  de  Vigny, 
«  lugubre  et  niais  ».  Très  peu  artiste,  il  affecte  de 
mépriser  tout  ce  qui,  dans  le  style,  relève  du  senti- 
ment ou  de  l'imagination,  et  le  Code  civil  lui  sert 
de  modèle  '. 

Devons-nous  en  conclure  qu'il  n'est  pas  un 
romantique?  Concluons-en  qu'on  peut  l'être  sans 
lyrisme.  Dès  le  début,  il  se  rangea  du  côté  des  révo- 
lutionnaires, les  raillant  parfois  et  les  harcelant, 
mais  afin  de  les  «  piquer  d'honneur2  ».  Comme 
eux,  il  opposait  à  Racine  Shakespeare,  aux  conven- 

1.  «  La  Chartreuse  de  Panne,  dit-il  dans  une  lettre  à  Balzac, 
est  écrite  comme  le  Code  civil.  » 

2.  Sainte-Beuve,  Lundis,  t.  IX,  p.  303. 

LE    RÉALISME    DU    ROMANTISME.  13 


194  LE    RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

lions  du  classicisme  le  naturel  vif  et  libre,  à  l'art 
d'une  société  monarchique  un  art  en  rapport  avec 
les  mœurs  et  les  institutions  de  la  société  nouvelle. 

Et,  avant  tout,  si  le  romantisme  a  pour  objet 
essentiel  de  remplacer  l'expression  du  général  par 
celle  du  particulier,  aucun  des  novateurs  ne  mérite 
plus  que  Stendhal  le  nom  de  romantique.  Selon  lui, 
la  qualité  principale  d'un  écrivain  consiste  à  être 
soi;  de  là,  sa  campagne  contre  les  règles,  qui  font 
prédominer  une  correction  monotone  et  plate  sur 
les  diversités  originelles  des  tempéraments.  Il  veut 
que  notre  littérature  représente,  au  lieu  de  certains 
types,  les  individus  se  développant  en  pleine  indé- 
pendance. Son  esthétique  se  résume  dans  la  nota- 
tion des  traits  individuels,  des  détails  qui  rendent 
le  caractère.  Ennemi  du  classicisme,  il  s'accorde 
avec  la  nouvelle  école  partout  où  il  combat  l'an- 
cienne. 

Nous  en  dirons  autant  de  Mérimée,  qui  fut  d'ail- 
leurs son  ami,  et,  plus  jeune  de  vingt  ans,  subit  son 
influence.  Mérimée  se  rattache  de  même  aux  ana- 
lystes du  xvine  siècle;  il  a  la  même  aversion  du 
lyrisme,  de  la  sensiblerie,  de  «  l'humeur  élégiaque  »  ; 
enfin,  quoique  bien  autrement  artiste,  il  se  défend 
de  «  faire  du  style  »,  il  déteste  la  rhétorique,  la 
phrase,  il  pousse  la  concision  jusqu'à  la  sécheresse. 
Et  tout  cela  pourtant  ne  l'empêche  pas,  lui  non 
plus,  d'être  un  romantique.  Il  l'est,  lui  aussi,  par 
son  individualisme,  par  son  admiration  de  «  l'é- 
nergie »,  par  son  goût  du  caractéristique,  du  petit 
fait  significatif.  Après  la  publication  de  la  Guerre 
sociale  et  de  Colomba,  Sainte-Beuve  écrivait  : 
«  Venu  dans  les  premiers  moments  de  l'innovation 
romantique,  Mérimée  semble   n'avoir  voulu  pour 


LES    GENRES   LITTÉRAIRES.  195 

son  compte  en  accepter  et  en  aider  que  la  part 
vigoureuse,  énergique,  toute  réelle  et  observée1  ». 
Le  mettant  ainsi  hors  du  romantisme  imaginatif 
et  sentimental,  Sainte-Beuve  reconnaît  cependant 
qu'il  est  romantique  et  le  déclare  tel  comme  réa- 
liste. A  ses  débuts,  Mérimée  se  rangea  parmi  les 
novateurs;  il  accepta  du  moins  et  aida  «  la  part 
toute  réelle  de  l'innovation  ».  Si  Ton  peut  qualifier 
justement  de  «  victoire  romantique2  »  le  grand 
succès  qu'obtint  la  Chronique  de  Charles  IX,  celui 
de  Colomba,  dix  ans  plus  tard,  ne  parut  une  vic- 
toire du  classicisme  que  parce  qu'on  se  méprenait 
sur  le  romantisme  en  le  réduisant  à  des  dithy- 
rambes et  à  des  élégies. 

Très  différent  de  Mérimée  et  de  Stendhal,  Balzac 
est  un  romantique  dans  le  sens  usuel  du  mot  par 
certains  côtés  de  son  tempérament  et  de  son  esprit. 
«  L'écrivain  que  les  réalistes  revendiquent  pour 
maître,  disait  de  lui  Théophile  Gautier,  n'a  aucun 
rapport  de  tendance  avec  leur  art  ».  Et  sans  doute 
c'était  aller  beaucoup  trop  loin.  Mais  les  réalistes 
eux-mêmes,  qui  se  réclament  de  Balzac,  ne  nient 
point  que  sa  Comédie  humaine  ne  renferme  beau- 
coup de  romantisme  3. 

Il  invente  de  toutes  pièces  les  histoires  les  plus 
bizarres,  les  plus  étranges  figures  :  «  docteur  es 
sciences  sociales  »,  son  imagination  fait  de  lui  un 
émule  des  Eugène  Sue  et  des  Frédéric  Soulié.  Il 


1.  Portraits  contemporains,  t.  III,  p.  470. 

2.  Mérimée  (Collection  des  Grands  Écrivains  français),  par 
A.  Filon,  p.  172. 

3.  Cf.  le  passage  des  Romanciers  naturalistes  où  Zola  oppose 
Flaubert  à  Balzac,  p.  126  et  suiv. 


196  LE    RÉALISME   DU   ROMANTISME. 

aime  d'instinct  l'extraordinaire,  le  merveilleux; 
physiologiste  à  l'école  de  Cabanis,  il  devient  mys- 
tique à  l'école  de  Swedenborg.  On  nous  le  repré- 
sente comme  imitant  la  vie;  en  vérité,  l'intuition, 
dans  la  Comédie  humaine,  tient  une  place  bien 
plus  considérable  que  l'observation1.  Un  grand 
nombre  de  ses  personnages,  presque  tous  ses 
héros,  n'ont  jamais  vécu.  Il  pousse  leur  individua- 
lité à  bout,  il  leur  prête  une  figure  surhumaine,  il 
peint  en  eux  des  monstres.  On  n'admire  pas  les 
Goriot,  les  Grandet,  les  Hulot,  les  Balthasar  Claës, 
pour  leur  ressemblance  avec  l'humanité  telle  que 
nous  la  connaissons;  on  les  admire  pour  le  puis- 
sant relief  de  la  passion  unique  à  laquelle  chacun 
d'eux  se  ramène.  Vrais  dans  un  certain  sens,  ils  ne 
le  sont  que  d'une  vérité  symbolique  et  virtuelle. 

Cependant,  et  quoi  qu'ait  pu  dire  Théophile 
Gautier,  l'école  réaliste  ne  se  trompait  pas  en  consi- 
dérant Balzac  comme  son  maître.  Il  y  a  chez  lui 
beaucoup  de  ce  qu'on  appelle  romantisme,  mais  il 
y  a  tout  autant  de  réalisme. 

Balzac  est  réaliste  par  sa  philosophie.  Une  assi- 
milation complète  de  l'homme  et  de  l'animal,  voilà 
le  principe  d'où  son  œuvre  procède  et  qui  en  cons- 
titue l'unité.  Il  attache  une  importance  extrême  aux 
milieux,  aux  choses  réelles,  à  la  physiologie;  et, 
désintéressé  de  toute  idée  morale,  il  confond,  sous 
le  nom  d'appétits,  les  vices  et  les  vertus.  Réaliste 
par  là,  il  ne  l'est  pas  moins  comme  peignant  de  pré- 
férence le  laid  et  le  mal,  comme  mettant  le  plus 
souvent  en  scène  des  «  êtres  vulgaires  »,  même  si 

1.  Lui-même  disait  à  un  de  ses  amis  :  «  Comment  voulez-vous 
que  je  prenne  le  temps  d'observer?  J'ai  à  peine  le  temps 
d'écrire  ». 


LES   GENRES   LITTERAIRES.  197 

son  imagination  les  rend  effrayants  ou  grotesques. 
Il  l'est  aussi  comme  retraçant,  avec  une  fidélité 
minutieuse,  le  train  ordinaire  de  l'existence  dans  ce 
qu'elle  a  de  positif  et  de  pratique.  Tandis  que 
George  Sand  nous  montrait  des  «  amoureux  », 
indifférents  à  la  réalité  matérielle,  et  qui  ne  vivent 
que  pour  l'amour  et  par  l'amour,  ses  personnages 
habitent  la  terre,  exercent  une  profession,  gagnent 
de  l'argent.  Le  monde  de  Balzac,  c'est  celui  où  l'on 
trafique,  où  Ton  intrigue,  où  se  heurtent  les  inté- 
rêts et  les  convoitises.  Immense  «  magasin  de  docu- 
ments »,  son  œuvre  décrit  toutes  les  espèces 
sociales,  toutes  les  conditions,  tous  les  métiers. 
Telle  que  l'écrivent  les  historiens  professionnels, 
l'histoire  consiste  tantôt  en  un  sec  inventaire,  tantôt 
en  une  vaine  métaphysique;  mais,  tel  qu'il  le  con- 
çoit, le  roman,  histoire  intégrale  du  siècle,  histoire 
animée  et  vivante,  rivalise  avec  la  nature  elle-même, 
fait  concurrence  à  l'état  civil.  Enfin  Balzac  est  réa- 
liste comme  écrivain.  Il  ne  l'est  pas  selon  la  manière 
de  Stendhal  ou  de  Mérimée;  il  l'est  d'une  tout  autre 
manière.  Le  style  de  Balzac,  ce  style  bigarré,  gri- 
maçant, sinueux  à  la  fois  et  rocailleux,  brutal  et 
subtil,  est  le  seul  qui  pût  exprimer  la  «  comédie 
humaine  »,  qui  pût  en  donner  une  image  vraiment 
fidèle. 

A  prendre  les  mots  de  romantisme  et  de  réalisme 
dans  leur  acception  courante,  il  y  a  donc  chez 
Balzac  un  romantique  et  un  réaliste.  Mais,  puisque 
la  Comédie  humaine  tient  également  des  deux 
écoles,  ces  deux  écoles  sans  doute  ne  s'opposent 
pas  autant  qu'on  veut  bien  le  dire. 

«    Si,    déclare    Ferdinand    Brunetière   dans    les 


198         LE  REALISME  DU  ROMANTISME. 

Époques  du  Théâtre  français,  toute  une  part  de 
l'œuvre  de  Balzac  —  pour  l'invraisemblance  des 
données  premières,  pour  l'exagération  des  carac- 
tères, pour  la  puissance  d'hallucination  dont  elle 
témoigne,  pour  le  désordre  des  idées  et  l'espèce  de 
fièvre  du  style  —  est  assurément  d'un  romantique, 
toute  une  autre  en  est  d'un  naturaliste  pour  le  goût 
du  détail  exact  et  précis,  pour  l'abondance  et  la 
fidélité  des  descriptions,  ou,  comme  on  dit,  pour  la 
reconstitution  des  milieux*  ».  Et  de  même,  dans 
VÉvolution  de  la  Poésie  lyrique,  Brunetière  attribue 
au  romantisme  soit  les  intrigues  «  bizarres,  téné- 
breuses, compliquées  »,  où  s'est  plu  l'auteur  de  la 
Comédie  humaine,  soit  «  son  style  chargé  de  méta- 
phores et  prétentieusement  incorrect2  ».  Et  enfin, 
dans  son  livre  sur  Honoré  de  Balzac  :  «  Le  choix  de 
certains  sujets,  dit-il,  l'exagération  de  quelques 
caractères,  la  sensibilité  déclamatoire  qui  lui  a 
dicté  la  première  page  du  Lys  dans  la  vallée...,  tout 
cela,  tout  ce  galimatias,  qui  n'est  pas  rare  dans 
Balzac,  l'état  d'âme  dont  il  est  généralement  l'ex- 
pression, ou  encore  la  psychologie  prétentieuse  et 
swedenborgienne  de  Louis  Lambert  et  de  Séra- 
phita,  c'est  la  part  du  romantisme  3  ». 

Ainsi  l'on  allègue  de  prime  abord  une  définition 
préconçue.  On  affirme  que  le  romantisme  a  pour 
caractères  propres  «  le  désordre  des  idées  »,  «  la 
fièvre  du  style  »,  «  le  galimatias  ».  Puis  on  en 
exclut,  selon  cette  formule  arbitraire,  des  écrivains 
comme  Stendhal  et  Mérimée,  chez  lesquels  il  se  tra- 
duit uniquement  par  le  souci  du  réel  ;  et,  quant  à 

1 .  Page  355. 

2.  T.  II,  p.  125. 

3.  Pages  130,  131. 


LES   GENRES   LITTERAIRES.  199 

Balzac,  après  avoir  fait  deux  parts  dans  son  œuvre, 
on  nomme  romantique  celle  des  imaginations  extra- 
vagantes et  de  la  fausse  sentimentalité. 

Mais,  comme  le  dit  ailleurs  Brunetière  lui-même, 
«  la  définition  du  romantisme  n'est  pas  une  question 
de  doctrine,  elle  est  une  question  d'histoire;  et  le 
mot  de  romantisme,  n'ayant  point  en  soi  de  signi- 
fication principale  ou  première,  n'est  rempli  que 
des  sens  différents  dont  les  hommes  et  les  œuvres 
lont  chargé1  ».  Or,  du  moment  où  l'on  s'accorde  à 
nommer  romantique  la  période  de  notre  littérature 
qui  s'étend  depuis  le  commencement  du  xixe  siècle 
jusque  vers  1850,  comment  pourrions-nous  admettre 
une  définition  de  ce  mot  que  démentent,  dans 
n'importe  quel  genre,  tant  d'ouvrages  parus  durant 
cette  période? 

Si  vraiment  la  littérature  romantique,  comparée 
avec  celle  des  deux  siècles  précédents,  s'y  oppose 
presque  sur  tous  les  points  comme  réaliste2,  on  ne 
tient  compte  que  de  ses  écarts  et  de  ses  outrances 
quand  on  veut  la  caractériser  sans  tenir  compte  de 
son  réalisme. 


III.     —    LE    THEATRE 

Nous  avons  déjà  dit  quelques  mots  du  théâtre 
pseudo-classique3.  Dispensons-nous  de  revenir  sur 
la  comédie.  C'est  à  la  tragédie  que  les  novateurs 


1.  Manuel  de  L'Histoire  de  la  Littérature  française,  p.  420, 

2.  C'est  ce  qu'on  a  vu  dans  le  premier  chapitre,  entièrement 
consacré  à  cette  démonstration. 

3.  Chap.  i,  p.  11. 


200         LE  REALISME  DU  ROMANTISME. 

s'attaquèrent,  car  ils  avaient,  dès  le  début,  l'inten- 
tion bien  arrêtée  d'y  substituer  le  drame. 

Faut-il  rappeler  les  principaux  auteurs  tragiques 
de  cette  époque?  On  peut  à  peine  les  distinguer 
l'un  de  l'autre;  et,  par  exemple,  de  Brifaut  ou 
de  Lancival,  on  serait  bien  embarrassé  pour  dire 
lequel  a  fait  les  pièces  les  plus  froides  et  les  plus 
plates.  Dépourvue  d'action,  la  tragédie  pseudo-clas- 
sique consiste  en  tirades  et  en  récits.  Ses  person- 
nages se  meuvent  dans  un  milieu  abstrait.  Ils  n'ont 
pas  eux-mêmes  de  caractère  propre;  ils  redisent  les 
lieux  communs  traditionnels,  ils  répètent  les  gestes 
d'usage  avec  une  solennité  compassée  et  mécanique. 
Quant  au  style1,  ce  ne  sont  que  clichés.  On  imite 
tantôt  Corneille,  tantôt  Racine;  on  croit  atteindre 
la  perfection  de  l'art  lorsqu'on  juxtapose  bout  à 
bout  un  hémistiche  de  l'un  et  un  hémistiche  de 
l'autre;  jamais  quelque  expression  originale  ne 
décèle  soit  l'individualité  d'un  personnage,  soit  celle 
du  poète.  Aussi  bien,  on  s'interdit,  renchérissant 
encore  sur  les  classiques,  toute  façon  de  parler 
naturelle  et  simple.  Voici,  par  exemple,  des  vers  de 
Racine  que,  dans  la  dernière  partie  du  xvmc  siècle, 
on  juge  malséants  à  la  noblesse  tragique  : 

...  Crois-tu,  si  je  l'épouse, 
Qu'Andromaque  en  son  cœur  n'en  sera  pas  jalouse2? 

A-t-on  vu  de  ma  part  le  roi  de  Gomagène  3  ? 

Comme  vous,  je  m'y  perds  d'autant  plus  que  j'y  pense  *, 


1.  Sur  la  langue  et  le  style  de  la  tragédie  pseudo-classique, 
cf.  chapitre  h. 

2.  Andromaque,  acte  II,  scène  v. 

3.  Bérénice,  acte  II,  scène  i. 

4.  Ibid.,  ibid.,  scène  v. 


LES    GENRES   LITTERAIRES.  201 

Quoi,  Seigneur?  le  sultan  reverra  son  visage  J? 
Elle  veut,  Acomat,  que  je  l'épouse.  —  Hé  bien  2! 

Voltaire  nous  apprend  que,  de  son  temps,  on 
tenait  ces  vers  pour  «  communs  ».  Lui-même  n'y 
trouve  point  à  redire,  mais  il  les  compare  à  des  fils 
de  laiton  qui  joignent  des  diamants  et  des  perles3. 
Et,  depuis,  les  délicatesses  du  goût  se  raffinèrent 
toujours  davantage;  on  taxait  la  simplicité  de  bas- 
sesse et  le  naturel  de  platitude. 

Il  y  eut  cependant  quelques  novateurs.  Tout  en 
respectant  les  règles,  Voltaire  rendit  l'action  plus 
libre,  plus  vive,  plus  rapide,  et  rechercha  la  couleur 
historique  dans  la  représentation  des  mœurs  ou 
même  des  caractères.  Après  lui,  d'autres  poètes 
essayèrent,  à  son  exemple,  de  rajeunir  et  de  diver- 
sifier le  genre  tragique  ;  mais  ils  ne  devaient  qu'en 
prolonger  la  vieillesse  languissante. 

Ducis,  admirateur  de  Shakespeare,  fait  successi- 
vement jouer  Hamlet,  Roméo  et  Juliette,  le  Roi  Lear, 
Macbeth,  Othello  :  ces  tragédies  ne  sont  que  de 
pâles  adaptations;  il  y  édulcore  le  poète  anglais  afin 
de  raccommoder  au  goût  pseudo-classique.  «  Outre 
les  irrégularités  sauvages  dont  le  drame  abonde, 
dit-il  àHamlet,  le  spectre,  les  comédiens  de  cam- 
pagne et  le  combat  au  fleuret  m'ont  semblé  des 
ressorts  absolument  inadmissibles  »;  et  le  voilà 
donc  «  obligé  en  quelque  façon  de  créer  une  pièce 
nouvelle4  ».  Il  déclare  s'être  attaché,  dans  son  Mac- 


1.  Bajazet,  acte  I,  scène  i. 

2.  Ibid.,  acte  II,  scène  m. 

3.  Dictionnaire  philosophique,  article  sur  le  Style. 

4.  Lettre  à  Garrick,  14  avril  1769. 


202  LE   REALISME    DU    ROMANTISME. 

beth,  «  à  faire  disparaître  l'impression  de  l'hor- 
reur '  ».  Dans  son  Othello  enfin,  il  ne  garde,  de  la 
pièce  anglaise,  guère  plus  que  le  titre.  Il  attend  le 
dénouement  pour  démasquer  «  l'exécrable  Pézare  -  »  ; 
et,  de  la  sorte,  presque  aussitôt  que  les  spectateurs 
connaissent  sa  perfidie,  le  châtiment  du  «  monstre  » 
soulage  leur  conscience.  Craignant  de  montrer  un 
nègre  sur  le  théâtre,  il  donne  au  More  je  ne  sais 
quel  «  teint  jaune  et  cuivré3  ».  Du  reste  l'Othello 
français,  mieux  appris  que  son  noir  prototype, 
n'étouffe  point  Hédelmone v,  mais  la  perce,  selon 
le  mode  classique,  d'un  homicide  acier;  et  même, 
dans  un  second  dénouement,  réclamé  par  les  âmes 
sensibles,  Moncénigo  l'arrête  avant  le  coup  fatal, 
et  Lorédan  lui  explique  la  trahison  de  Pézare.  C'est 
ainsi  que  Ducis  «  acclimate  »  Shakespeare.  11  se 
félicitait  pourtant  de  son  audace.  «  J'aime,  écrit-il 
ingénument,  à  traverser  les  abîmes,  à  franchir  des 
précipices;  je  sens  qu'au  fond  je  suis  indiscipli- 
nable5  ».  Et,  nous  allons  le  voir,  il  excéda  souvent  la 
mesure  de  ce  qu'admettait  alors  un  public  français. 
Transformant  notre  régime  politique  et  social,  la 
Révolution  devait  transformer  aussi  nos  idées  et 
nos  sentiments;  mais  la  littérature  et  surtout  le 
genre  dramatique  n'en  subirent  l'influence  que  long- 
temps après.  Sous  la  Terreur,  Marie-Joseph  Ché- 
nier  ressasse  les  tirades  sacramentelles,  qu'il  appro- 
prie aux  événements  et  aux  passions  du  temps.  Sous 
l'Empire,  Népomucène  Lemercier  peut  bien  passer 


1.  Préface  de  Macbeth. 

2.  C'est  de  ce  nom  que  Ducis  appelle  Iago. 

3.  Préface  d'Othello. 

4.  C'est  de  ce  nom  que  Ducis  appelle  Desdémone. 

5.  Lettre  à  Deleyre,  5  févr.  1781. 


LES   GENRES   LITTERAIRES.  203 

pour  un  réformateur  :  il  môle  dans  Pinlo  l'élément 
comique  et  l'élément  tragique,  et,  suivant  son 
expression,  «  dépouille  la  tragédie  du  faux  appareil 
de  grandeur  qui  la  couvrait;  »  il  ose,  dans  Chris- 
tophe Colomb,  mettre  la  scène  sur  un  navire.  Cepen- 
dant, malgré  des  accès  d'indépendance  il  est  fon- 
cièrement classique.  Son  Cours  de  littérature  nous 
le  montre  asservi  à  l'ancienne  discipline,  et  l'école 
nouvelle  trouva  en  lui  un  de  ses  adversaires  les 
plus  intransigeants.  Contemporain  de  Lemercier, 
Raynouard  a  beau  se  donner,  avec  les  Templiers 
d'abord,  puis  avec  les  États  de  Blois,  comme  le 
créateur  d'un  théâtre  national  :  même  en  traitant 
des  sujets  «  tirés  de  nos  annales  »,  il  respecte  les 
formes  établies;  il  imite  Voltaire,  son  véritable 
maître.  Durant  la  Restauration,  Alexandre  Soumet 
et  Pierre  Lebrun,  quoiqu'ils  ne  manquent  pas  de 
talent,  échouent  dans  leur  tentative  de  ménager  une 
transition  entre  la  tragédie  et  le  drame.  Le  seul 
moyen  pour  réformer  notre  théâtre,  pour  lui  rendre 
la  vie,  c'était  de  rompre  franchement  avec  les  règles 
et  les  modèles. 

Tous  ces  poètes  d'ailleurs,  à  commencer  par 
Ducis,  sont  en  avance  sur  le  public.  Lekain,  qui 
refusa  de  jouer  Hamlet,  traduisait  les  scrupules  du 
goût  contemporain  lorsqu'il  exprimait  ses  préven- 
tions insurmontables  contre  un  pareil  rôle.  Quelque 
timide  que  nous  trouvions  Ducis,  on  le  taxait  en 
son  temps  de  révolutionnaire,  et  ses  tragédies 
imitées  de  Shakespeare,  quelque  peu  shakespea- 
riennes qu'elles  fussent,  dénotaient  une  hardiesse  qui 
risquait  de  lui  coûter  cher.  «  J'ai  tremblé  plus  d'une 
fois,  je  l'avoue,  écrit-il  dans  la  préface  du  Roi  Léar, 


204  LE   REALISME    DU    ROMANTISME. 

quand  j'ai  eu  l'idée  de  faire  paraître  sur  la  scène 
française  un  roi  dont  la  raison  est  aliénée.  Je 
n'ignore  pas  que  la  sévérité  de  nos  règles  et  la 
délicatesse  de  nos  spectateurs  nous  chargent  de 
chaînes  ».  En  vain  il  «  adoucit  »  Macbeth,  le  con- 
forme de  son  mieux  aux  bienséances  tradition- 
nelles :  on  blâme  «  le  choix  du  sujet  comme  une 
chose  atroce1  ».  Dans  Othello,  il  éclaircit  la  cou- 
leur du  More  en  se  disant  que  «  le  teint  jaune  et 
cuivré  a  l'avantage  de  ne  point  révolter  l'œil  du 
public  et  surtout  celui  des  femmes2  ».  De  même  pour 
l'étrange  façon  dont  il  modifie  le  rôle  d'Iago  :  «  Je 
suis  bien  persuadé,  déclare-t-il,  que,  si  les  Anglais 
peuvent  observer  tranquillement  les  manœuvres 
d'un  pareil  monstre  sur  la  scène,  les  Français  ne 
pourraient  jamais  un  moment  y  souffrir  sa  pré- 
sence, encore  moins  l'y  voir  dévoiler  toute  l'étendue 
et  toute  la  profondeur  de  sa  scélératesse.  C'est  ce 
qui  m'a  engagé  à  ne  faire  connaître  le  personnage 
qui  le  remplace  dans  ma  pièce  que  tout  à  la  fin... 
J'ai  pensé  que,  si  le  spectateur  avait  pu  le  soup- 
çonner seulement,  au  travers  de  son  masque,  d'être 
le  plus  scélérat  des  hommes,  c'en  était  fait  du  sort 
de  tout  l'ouvrage 3  ».  Quant  au  second  dénouement, 
où  l'on  voit  Moncénigo  retenir  le  bras  du  More 
déjà  levé  sur  Hédelmone,  il  ne  s'en  avisa  que  parce 
que  le  premier  avait  produit  une  «  impression  hor- 
rible »  et  comme  un  «  soulèvement  ». 

Les  répugnances  du  public  pour  tout  ce  qui 
contrevenait  aux  règles  et  pour  tout  ce  qui  por- 
tait atteinte  à  la  noblesse  tragique,   son  hostilité 

1.  Lettre  à  Sedaine,  févr.  1775. 

2.  Préface  de  la  pièce. 

3.  Ibid. 


LES    GENRES   LITTÉRAIRES.  20b 

contre  toute  tentative  de  renouveler  le  genre  dra- 
matique, d'y  introduire  un  peu  de  réalité  vivante, 
retardèrent  pendant  cinquante  ans  la  réforme 
nécessaire.  Lorsque  Pierre  Lebrun  donna  sa  Marie 
Stuart,  en  1820,  on  lui  reprocha  de  transporter  la 
scène,  qui  se  passe  durant  les  cinq  actes  à  Fothe- 
ringay,  d'une  salle  de  ce  château  dans  une  autre. 
Alfred  de  Vigny  fait  jouer  en  1829  le  More  de  Venise; 
malgré  les  changements  et  les  retranchements  qu'y 
a  subis  le  drame  de  Shakespeare,  la  représentation 
est,  à  chaque  instant,  interrompue  par  des  sifflets; 
ce  fut,  dit-il,  «  un  scandale  qui  eût  été  moins  grand, 
si  le  More  eût  profané  une  église  1  ».  Quand  Hernani, 
quelques  mois  après,  inaugure  la  dramaturgie 
nouvelle,  l'accueil  qu'il  reçoit  montre  assez  combien 
les  préjugés  restent  encore  tenaces.  Victor  Hugo 
pourtant  ne  mit  pas  sa  pièce  à  la  scène  telle  qu'il 
l'avait  écrite  :  il  supprima  des  «  développements 
de  passion  »,  des  «  détails  de  mœurs  »,  des 
«  saillies  de  caractère  »,  en  attendant  le  jour  où  les 
progrès  du  public  lui  permettraient  de  les  rétablir 2. 
Hernani  n'en  déchaîna  pas  moins  un  violent  tumulte. 
On  protesta  contre  la  transgression  des  unités  de 
temps  et  de  lieu.  On  ne  put  souffrir  que  don  Carlos 
demandât  :  «  Est-il  minuit?  »  et  qu'un  de  ses  cour- 
tisans lui  répondît  :  «  Minuit  bientôt3  ».  On  se 
plaignit  que  le  dernier  acte  «  commençât  dans  les 
féeries  d'un  bal  de  l'Opéra  »  et  qu'il  «  finît  sur  un 


1.  Avant-propos  de  l'édition  de  1829. 

2.  Note  à  la  préface. 

3.  «  A  ce  passage,  le  rire  devint  une  huée  »  (Victor  Hugo 
raconté  par  un  témoin  de  sa  vie).  —  Cf.  Théophile  Gautier  :  «  Un 
roi  demande  l'heure  comme  un  bourgeois,  et  on  lui  répond 
comme  à  un  rustre  :  Minuit  »  (Histoire  du  Romantisme). 


206         LE  RÉALISME  DU  ROMANTISME. 

spectacle  digne  de  la  Morgue1  ».  Toute  la  critique 
fit  rage;  une  pétition  fut  adressée  à  Charles  X2 
pour  qu'il  interdît  la  pièce,  et,  parmi  les  signataires 
de  cette  pétition,  figuraient  plusieurs  des  poètes 
qui  avaient  tenté  de  réformer  notre  scène. 


Le  nouveau  drame  s'opposait  non  seulement  au 
théâtre  de  Jouy  et  de  Viennet,  mais  à  celui  des 
classiques  eux-mêmes;  car,  si  vrai  soit-il  en  un  cer- 
tain sens,  notre  théâtre  classique  représente  une 
vérité  idéale. 

La  tragédie  de  Corneille  peint  des  héros  au-dessus 
de  la  nature  par  la  sublimité  de  leur  vertu,  ou, 
quand  ils  sont  criminels,  par  une  force  d'âme 
surhumaine.  Et,  pour  leur  donner  les  moyens  de 
manifester  cette  force  d'âme  ou  cette  vertu,  elle 
choisit  les  situations  les  plus  extraordinaires.  Elle 
n'a,  elle  ne  veut  rien  avoir  de  réaliste.  On  dit  trop  peu 
en  disant  que  Corneille  idéalise  :  il  qualifie  de  «  très 
fausse  »  la  maxime  en  vertu  de  laquelle  on  proscrit 
les  invraisemblances;  il  préfère  à  tout  autre  un 
sujet  «  qui  ne  trouverait  aucun  crédit  »  si  «  l'auto- 
rité de  l'historien  ne  le  soutenait3  ».  Des  situations 
et  des  héros  «  hors  de  l'ordre  commun  »,  voilà  ce 
qu'il  veut  trouver  chez  Tite-Live  ou  chez  Justin;  il 
ne  se  soucie  d'être  historiquement  vrai  qu'afin  d'au- 


1.  Armand  Garrel,  le  National  du  29  mars  1830. 

2.  «  ...  Sire,  le  mal  est  grand  déjà!  Encore  quelques  mois, 
et  il  sera  sans  remède;  encore  quelques  mois,  et,  fermé  tout 
à  fait  aux  ouvrages  qui  faisaient  les  délices  de  la  plus  polie 
des  cours,  de  la  nation  la  plus  éclairée,  le  théâtre  fondé  par 
Louis-le-Grand  sera  tombé  au-dessous  des  tréteaux  les  plus 
abjects,  ou  plutôt  le  Théâtre-Français  aura  cessé  d'exister.  » 

3.  Discours  du  Poème  dramatique. 


LES   GENRES   LITTERAIRES.  207 

toriser  dans  ses  ouvrages  «  les  choses  passant  la 
croyance  ».  Il  déclare  en  termes  exprès  que  «  le 
sujet  d'une  belle  tragédie  doit  n'être  pas  vraisem- 
blable1 ».  Plus  une  tragédie  «  étonne  »  les  audi- 
teurs, plus  elle  lui  paraît  belle. 

On  objectera  sans  doute  que  Corneille  n'appar- 
tient point  à  la  génération  proprement  classique; 
on  alléguera  que  Racine,  attaqué  par  les  Saint- 
Évremond  et  les  Fontenelle  comme  rabaissant 
l'idéal  de  la  tragédie,  lui  reproche  de  «  s'écarter  du 
naturel2  ».  Racine  est-il  donc  plus  réaliste?  Il  l'est 
certainement,  à  considérer  ses  sujets  et  ses  person- 
nages, «  pris,  selon  le  mot  de  La  Bruyère,  dans  le 
bon  sens,  dans  la  nature3  ».  Mais  ce  qui  le  rend 
encore  moins  réaliste  que  son  devancier,  c'est  le 
souci  de  la  noblesse  tragique. 

Rappelons  seulement  de  quelle  manière  il  imite 
Euripide;  un  ou  deux  exemples  suffiront  pour 
montrer  à  quel  point  il  pousse  ses  scrupules. 

Euripide  fait  raconter  la  mort  d'Hippolyte  par  un 
esclave;  cet  esclave,  palefrenier  du  jeune  prince, 
n'omet  aucune  des  circonstances  qui  ont  dû  parti- 
culièrement l'intéresser  ou  le  frapper;  il  parle  le  lan- 
gage de  son  état;  il  exprime  sa  douleur  avec  une 
naïveté  toute  populaire.  Chez  Racine,  Théramène 
est,  non  pas  un  palefrenier,  mais  le  gouverneur 
d'Hippolyte;  il  ne  rapporte  de  la  catastrophe  que  ce 
qu'il  peut  tourner  en  vers  harmonieux;  et,  quand 
ses  larmes  coulent  malgré  lui,  il  s'excuse  de  man- 
quer aux  devoirs  d'un  sujet. 

Semblablement,   Ylphigénie   grecque    nous   met 

1.  Préface  d'Héraclius.. 

2.  Première  préface  de  Britannicus, 

3.  Caractères,  chap.  i,  §  54. 


208  LE  RÉALISME  DU   ROMANTISME. 

sous  les  yeux  Clytemnestre  arrivant  dans  le  camp; 
elle  demande  qu'on  lui  donne  la  main  pour  des- 
cendre de  son  char,  s'assure  que  les  femmes  du 
chœur  reçoivent  doucement  sa  fille  entre  leurs 
bras  et  calment  les  chevaux  avant  de  prendre  le 
petit  Oreste  endormi  :  cette  scène  d'une  familiarité 
charmante,  Racine  la  supprime.  De  même,  au  début 
de  la  pièce,  nous  voyons  Agamemnon  qui  allume  sa 
lampe,  écrit  une  lettre,  la  cachette,  puis  la  rouvre, 
la  jette  enfin  sur  le  sol  en  pleurant  à  chaudes 
larmes.  Dans  Ylphigénie  française,  le  Roi  des  rois, 
aussitôt  paru,  éveille  Arcas  par  ces  pompeux  alexan- 
drins : 

Oui,  c'est  Agamemnon,  c'est  ton  roi  qui  t'éveille; 
Viens,  reconnais  la  voix  qui  frappe  ton  oreille. 

Et,  d'un  ton  aussi  solennel,  Arcas  répond  : 

C'est  vous-même,  Seigneur?  Quel  important  besoin 

Vous  a  fait  devancer  l'aurore  de  si  loin? 

A  peine  un  faible  jour  vous  éclaire  et  me  guide,  etc. 

Les  traits  de  réalité  si  expressifs,  si  caractéristi- 
ques, qui,  chez  le  poète  grec,  nous  rendaient  sen- 
sibles le  trouble  et  les  angoisses  d' Agamemnon,  le 
poète  français  les  retranche  comme  incompatibles 
avec  les  bienséances  de  la  tragédie. 

Parmi  toutes  ses  pièces,  Athalie  passe  justement 
pour  celle  qui  s'assujettit  le  moins  aux  conventions 
classiques.  Mais  ce  n'est  pas  sans  raison  que  les 
novateurs  de  1830  lui  reprochaient  d'y  amortir  la 
couleur  propre  de  son  sujet,  soit  en  omettant  les 
détails  pittoresques  par  lesquels  se  marquait  la  civi- 
lisation judaïque,  soit  en  effaçant  ce  qu'avait  de 
plus  significatif  la  figure  morale  des  personnages. 
«  L'idolâtrie  monstrueuse  de  Tyr  et  de  Sidon,  dit 


LES    GENRES   LITTERAIRES.  "       209 

Sainte-Beuve,  devait  être  opposée  au  culte  de 
Jéhovah  dans  la  personne  de  Mathan,  qui,  sans  cela, 
n'est  qu'un  mauvais  prêtre,  débitant  d'abstraites 
maximes...  Joad  est  beau,  noble  et  terrible;  mais 
on  le  conçoit  plus  terrible  encore  et  plus  inexo- 
rable, pour  être  le  ministre  d'un  Dieu  de  colère. 
Quand  il  arme  les  lévites  et  qu'il  leur  rappelle  que 
leurs  ancêtres,  à  la  voix  de  Moïse,  ont  autrefois 
massacré  leurs  frères  —  («  Voilà  ce  que  dit  le  Sei- 
gneur, Dieu  d'Israël  :  «  Que  chaque  homme  place 
«  son  glaive  sur  sa  cuisse,  et  que  chacun  tue  son 
«  frère,  son  ami,  et  celui  qui  lui  est  le  plus  proche.  » 
Les  enfants  de  Lévi  firent  ce  que  Moïse  leur  avait 
ordonné  »),  —  il  délaye  ce  verset  en  périphrases 
évasives  : 

Ne  descendez-vous  pas  de  ces  fameux  lévites 

Qui,  lorsqu'au  Dieu  du  Nil  le  sauvage  Israël 

Rendit  dans  le  désert  un  culte  criminel, 

De  leurs  plus  chers  parents  saintement  homicides, 

Consacrèrent  leurs  mains  dans  le  sang  des  perlides?1  » 

C'est,  à  vrai  dire,  de  1829  que  date  l'article  où 
Sainte-Beuve  critique  de  la  sorte  Athalie;  et, 
romantique  militant,  il  écrivait  alors  ses  «  por- 
traits »  de  Boileau,  de  Corneille  ou  de  Racine  afin 
de  justifier  la  rénovation  poétique.  Mais,  s'attachant 
de  préférence,  après  le  triomphe  du  romantisme, 
à  mettre  en  lumière  la  beauté  ou  même  la  vérité 
de  notre  tragédie  classique,  jamais  il  ne  consentit 
que  Racine  fût  un  réaliste.  Trente  ans  plus  tard, 
s'il  le  déclare  «  naturel  »  par  comparaison  avec 
Corneille,  qui  se  tient  «  hors  de  la  nature  »,  il 
remarque  aussi  que  la  loi  fondamentale  de  son  art 

1.  Portraits  littéraires,  t.  I,  p.  89. 

LE   RÉALISME   DU   ROMANTISME.  14 


210  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

consiste  à  «  choisir  »  :  Racine  «  ennoblit  tout  »,  «  ne 
laisse  subsister  que  le  beau  »,  «  n'admet,  fût-ce  en 
peignant  ses  monstres,  que  les  plus  nobles  formes, 
les  plus  belles  expressions  des  passions  humaines  ». 
«  Je  suis  resté  stupéfait  l'autre  jour,  ajoute-t-il, 
d'entendre  un  homme  de  goût...  qualifier  Racine 
de  prince  de  l'école  réaliste  »;  et  cette  qualification, 
il  la  traite  de  contresens  l. 


Malgré  ses  fantaisies  et  ses  divagations,  sur  les- 
quelles ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'insister,  le  drame 
ne  s'en  opposa  pas  moins  à  la  tragédie  comme  à  un 
genre  dont  la  matière  même  et  l'objet  ne  compor- 
taient rien  de  réel.  Imiter  la  nature,  l'imiter  aussi 
fidèlement,  aussi  complètement  que  possible,  tel 
est  le  principe  d'après  lequel  fut  réformé  notre 
théâtre. 

Et  d'abord  le  romantisme  abrogea  la  règle  des 
trois  unités. 

Il  est  vrai  que  les  classiques  se  les  étaient  impo- 
sées en  vue  de  la  vraisemblance.  Corneille,  qui  ne 
les  observe  pas  toujours  à  la  rigueur,  en  recon- 
naît cependant  l'autorité,  et  il  les  appuie  sur  la 
raison  naturelle.  Car,  écrit-il,  la  tragédie  «  est 
une  imitation,  un  portrait  »  de  la  vie  humaine;  or 
«  les  portraits  sont  d'autant  plus  excellents  qu'ils 
ressemblent  mieux  à  l'original2  ».  Concédant  ou 
même  réclamant  le  droit  de  dépasser  les  vingt- 
quatre  heures,  il  veut,  préoccupé  de  cette  ressem- 


1.  Nouveaux  Lundis,  t.  III,  p.  61,  62. 

2.  Discours  des  trois  unités. 


LES  GENRES  LITTÉRAIRES.  211 

blance,  qu'on  les  dépasse  le  moins  possible.  Et 
pareillement  il  «  accorderait  très  volontiers  que  ce 
qu'on  ferait  passer  dans  une  seule  ville  observerait 
l'unité  du  lieu.  »  Mais  pourquoi  souhaiterait-il  «  que 
ce  qu'on  fait  voir  sur  un  théâtre  qui  ne  change  pas 
pût  s'arrêter  dans  une  chambre  ou  dans  une  salle?  » 
«  Ne  point  gêner  du  tout  le  spectateur  »,  ne  lui 
proposer  que  des  choses  «  raisonnables  »,  voilà 
la  «  maxime  »  d'où  il  part1.  C'est  la  maxime  de  Boi- 
leau  comme  celle  de  Corneille  : 

Nous  que  la  raison  à  ses  règles  engage, 
Nous  voulons  qu'avec  art  l'action  se  ménage, 
Qu'en  un  lieu,  qu'en  un  jour,  un  seul  fait  accompli 
Tienne  jusqu'à  la  fin  le  théâtre  rempli  2. 

Invoquant  par  surcroît  l'exemple  des  anciens,  Cor- 
neille et  Boileau  invoquent  d'abord  la  raison  pour 
justifier  les  règles  du  lieu  et  du  temps;  et  il  ne  faut 
pas  méconnaître  ce  qu'elles  ont  de  fondé. 

Néanmoins,  quelque  réaliste  que  soit  aujourd'hui 
notre  théâtre,  aucun  auteur  dramatique  ne  songe  à 
observer  ces  règles.  Et  qui  donc,  s'avisant  d'en 
prendre  la  défense,  ferait  valoir  l'argument  de  Boi- 
leau et  de  Corneille?  Ce  qu'on  dirait,  c'est  que  la 
tragédie  classique  leur  doit  dans  une  large  mesure 
sa  belle  et  forte  ordonnance.  Mais  le  genre  drama- 
tique suppose  nécessairement  une  part  de  conven- 
tion; en  observant  les  unités,  on  ne  la  supprime  pas. 
S'il  est  invraisemblable  que  l'action  passe  en  durée 
le  temps  pendant  lequel  on  la  joue,  ne  l'est-il  donc 
pas  qu'elle  dure  vingt-quatre  heures?  Et,  s'il  est 
invraisemblable  que  la  scène  change  d'acte  en  acte, 


1.  Discours  des  trois  unités. 

2.  Art  poétique,  chant  111,  v.  43  et  suiv. 


212         LE  REALISME  DU  ROMANTISME. 

l'est-il  moins  qu'elle  représente  Athènes  ou  Rome 
dans  un  théâtre  sis  au  Marais  ou  rue  Mauconseil? 

Du  reste,  l'observation  des  unités  entraînait 
maintes  invraisemblances  d'une  autre  sorte. 

Pour  l'unité  du  temps  on  cite  souvent  la  tragédie 
de  Raynouard  où  les  Templiers,  en  vingt-quatre 
heures,  sont  jugés,  condamnés  et  livrés  au  bour- 
reau. Nos  classiques  nous  fourniraient  de  plus 
illustres  exemples.  A  peine  Rodrigue  revient-il  de 
tuer  le  père  de  sa  maîtresse  que  celle-ci  le  reçoit 
chez  elle;  Scudéry,  après  tout,  n'avait  pas  tellement 
tort  d'appeler  Chimène  une  fille  dénaturée.  Mais 
que  dire  de  tant  de  faits  entassés  dans  un  temps  si 
court?  Le  poète  nous  montre  Rodrigue  tuant  don 
Gormas,  employant  sa  nuit  à  défaire  les  Mores, 
et,  chaud  encore  de  la  mêlée,  ferraillant  avec  don 
Sanche.  Pourquoi  ne  pas  remettre  au  lendemain  le 
second  duel?  Don  Diègue  déclare  qu'on  ne  saurait 
«  différer  davantage  »  ;  on  ne  saurait  excéder 
l'espace  de  temps  réglementaire.  Puis,  comme  le 
roi  proteste  : 

Sortir  d'une  bataille  et  combattre  à  l'instant! 

il  le  rassure  par  ces  mots  : 

Rodrigue  a  pris  haleine  en  vous  la  racontant l, 

et,  finalement,  accorde  une  ou  deux  heures.  Cor- 
neille se  reprocha  toujours  «  d'avoir  fait  dire  au  roi 
qu'il  voulait  que  le  Cid  se  délassât  une  heure  ou 
deux  après  la  défaite  des  Mores  avant  que  de  com- 
battre don  Sanche  ».  Il  prétendait  ainsi  «  montrer 
que  la  pièce  tenait  dans  les  vingt-quatre  heures  »  ; 

1.  Le  Cid,  acte  IV,  scène  v, 


LES    GENRES   LITTERAIRES.  213 

et  «  cela  ne  servit  qu'à  avertir  les  spectateurs  de  la 
contrainte  avec  laquelle  il  l'y  avait  réduite1  ».  S'il 
s'était  abstenu  de  «  désigner  l'heure  du  combat  », 
personne,  écrit-il,  n'eût  remarqué  sa  gêne.  Cet  aveu 
naïf  dénote  l'innocent  artifice  dont  usaient  la  plu- 
part des  poètes  pour  observer  l'unité  de  temps  sans 
invraisemblances  trop  sensibles. 

De  même  quant  à  l'unité  de  lieu.  Citerons-nous 
d'abord  une  comédie?  Dans  l'École  des  femmes, 
Arnolphe  claquemure  Agnès  et  n'a  d'autre  souci 
que  de  la  tenir  loin  de  tout  commerce  avec  aucun 
homme;  or  la  pièce  entière  se  joue  «  sur  une 
place  »;  et,  dès  le  premier  acte,  il  fait  descendre  la 
jeune  fille,  afin  d'avoir  avec  elle,  sur  cette  place 
publique,  une  conversation  secrète;  et,  dès  qu'elle 
remonte,  voici  venir  Horace;  et,  si  peu  qu'elle  eût 
tardé,  Arnolphe  en  personne  aurait  dû  lui  présenter 
le  galant.  Mais  passons  à  la  tragédie  ;  les  invraisem- 
blances où  l'obligeait  l'unité  de  lieu  ne  sont  guère 
moins  choquantes.  Pauline  va  recevoir  Sévère  dans 
une  antichambre  au  lieu  d'attendre  sa  visite.  Pom- 
pée commet  l'imprudence  de  se  rendre  dans  une 
ville  qu'occupe  Sertorius.  Tl  a  beau  dire  : 

La  parole  suffit  entre  les  grands  courages; 

son  «  échappée2  »  ne  saurait  s'expliquer  que  par 
l'obligation  de  ne  pas  changer  le  lieu  de  la  scène. 
Aussi  bien  Corneille  triche  souvent  la  règle  du  lieu 
comme  celle  du  temps  :  eùt-il  pu  faire  paraître  l'un 
après  l'autre  Auguste  et  Cinna  dans  la  même  salle, 
Cinna  déclamant  contre  Auguste,  Auguste   décla- 


1.  Discours  sur  la  Tragédie. 

2.  C'est  le  mot  de  Corneille. 


21*  LE   RÉALISME  DU   ROMANTISME. 

mant  contra  Cinna?  Il  invente  des  expédients,  il 

la  dû,  l  r  ?',■*  P°U''  feCliBer  en  1nel<I™  ^ 
I dupl  ci  e  de  l,eu  quand  elle  estinévitable,  je  vou- 

nrmé  cIrTw,-r'aucun  des  *°  M  «"W* 

nomme.     Cela  aidera. t   à  tromper  l'auditeur'   ». 

ZZ"  ,rf?r'  dU  Cornei,le;  la  rèS'e  °"  U«> 

nÔ"  r„-?J  trmpS  y  f°rÇail  en  bi»  <■«  «-  I» 

emploi  2'e'       S°n  ar'  "'aVai'  PaS  dC  mei"eUr 

Racine,   convenons-en,   observe  les  unités  sans 

sgoenneadrren,e-  MaiS  °'eSt  U"e  ™°»  <^ 
son  adresse,  ce  n'en  est  pas  une  de  justifier  des 

règles  qu,,  même  lorsqu'elles  se  conciliaient  avec  la 

sitîoSnel  nCe'faiSaieDtde  h  l^édie  ™  ^P  ! 
s.t.on  uécessa.rement  artificielle  et  conventionnelle. 

En  les  abolissant,  le  romantisme  voulait  aussi 

donner  plus  de  champ  et  pins  d'espace  soit  au  déve 

loppement  des  caractères,  soit  à  celui  de  l'action 

Dans  la  tragédie,  qui  ne  dure  que  vingt-quatre 
heures,  un  caractère  ne  doU  sub.r  ^cune  8  ^  aire 

lion.  Les  personnages  tragiques  restent  jusque  la 
fin  tels  qu  on  lésa  vus  d'abord'.  Ceux  de  Cornei!  e 
en  particulier  sont  presque  toujours  raides  et  fixe 
«  tout  dune  p,ècc  ».  Voici,  par  exemple,  le  jeune 

1.  Troisième  Discours  sur  l'Art  dramatique. 
i.  Corneille  est  si  embarrassé  par  l'unité  de  lieu  mil  n™ 
je  ue  sais  quel  lieu  purement  virtuel  l  If'       PP,°Se 

Une  ou  de  Pulchérip  rian«  ua~..i-  ■  ™°cas,  de  Léon- 

3.  Cf.  Boileau,  Art  poétique,  chant  III,  v.  126. 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES.  215 

Horace  ou  Nicomède.  Quand  ils  ont  débité  un  ou 
deux  couplets,  nous  les  connaissons  entièrement, 
nous  savons  d'avance  et  ce  qu'ils  feront  et  ce  qu'ils 
diront  ;  cinq  actes  durant,  leur  attitude,  leurs  gestes, 
leur  langage  demeurent  identiques.  Sans  doute  les 
personnages  de  Racine  sont  beaucoup  plus  com- 
plexes et  beaucoup  plus  mobiles;  incapables  de  se 
dominer,  ils  passent  par  des  variations  perpé- 
tuelles, et  quelques-uns  oscillent  encore  quelques 
scènes  avant  le  dénouement.  Mais  cela  ne  les 
empêche  pas  de  rester  au  fond  immuables.  Si  leur 
passion  les  emporte  en  divers  sens,  on  ne  saurait 
dire  qu'ils  «  évoluent  »,  car  c'est  cette  passion  qui 
leur  inspire  tour  à  tour  des  sentiments  et  des  actes 
contradictoires.  Néron  lui-même  ne  change  point; 
il  est  le  «  monstre  naissant1  »,  il  l'est  d'un  bout  à 
l'autre;  malgré  sa  fausse  renommée  de  vertu,  il  est 
un  monstre  dès  la  première  scène,  où  sa  mère  pré- 
voit en  lui  le  parricide. 

Affranchi  de  l'unité  de  temps,  le  drame  nous 
montre  des  personnages  qui  peuvent  non  seulement 
se  manifester,  comme  les  héros  de  Corneille  et  de 
Racine,  mais  se  développer,  se  modifier.  Othello 
n'est  pas  aussitôt  jaloux;  sa  jalousie  naîtra  sous 
nos  yeux2.  Et  rappelons-nous,  dans  Victor  Hugo, 
le  don  Carlos  d'Hernani.  Aux  trois  premiers  actes, 
hormis  quelques  mots  qui  laissent  deviner  ce  qu'il 


1.  Première  préface  de  Britannicus. 

2.  Cf.  Stendhal  :  «  La  tragédie  racinienne  ne  peut  jamais 
prendre  que  les  trente-six  dernières  heures  d'une  action  :  donc 
jamais  de  développement  de  passion.  11  est  intéressant,  il  est 
beau  de  voir  Othello,  si  amoureux  au  premier  acte,  tuer  sa 
femme  au  cinquième.  Si  ce  changement  a  lieu  en  trente-six 
heures,  il  est  absurde,  et  je  méprise  Othello  »  (Racine  et  Shake- 
speare). 


216  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

deviendra  par  la  suite,  les  traits  dominants  de  son 
caractère  sont  «  la  gaieté,  l'insouciance,  l'esprit 
d'aventure  et  de  plaisir  *  »  ;  une  fois  empereur,  nous 
voyons  se  marquer  chez  lui  la  fermeté,  la  hauteur 
et  la  prudence  relevée  d'audace  où  l'on  reconnaît 
Charles-Quint. 

A  l'égard  de  l'action,  elle  consistait  chez  les  clas- 
siques en  ce  qu'Alfred  de  Vigny  appelle  «  le  tableau 
resserré  de  la  catastrophe  d'une  intrigue  ~  ».  Pour 
observer  les  unités,  le  poète  devait  opprimer  et 
mutiler  la  nature.  Des  unités,  comme  le  remarque 
encore  Vigny,  procède  «  cette  parcimonie  de  scènes 
et  de  développements,  ces  faux  retardements,  et, 
puis,  tout  à  coup,  cette  hâte  d'en  finir,  mêlée  à 
cette  crainte  que  Ton  sent  partout  de  manquer 
d'étoffe3  ».  Œuvre  spécieuse  et  savante,  la  tragédie 
ne  veut  point  imiter  la  nature,  l'imiter  du  moins 
avec  autant  d'exactitude  que  le  permettent  les 
nécessités  théâtrales.  Elle  la  simplifie,  la  rectifie  et 
l'unifie  selon  des  règles  purement  logiques.  S'éle- 
vant,  dans  la  préface  de  Cromwell,  contre  les 
«  routiniers  »  qui  allèguent  la  vraisemblance  en 
faveur  de  ces  règles,  Victor  Hugo  montre  que  «  le 
réel  les  tue  ».  Sans  porter  atteinte  à  l'unité  drama- 
tique, le  romantisme  se  libère  des  unités  afin  de 
rendre  le  théâtre  plus  réel. 

Les  classiques,  d'autre  part,  mettent  en  récit  tout 
ce  qui  ferait  impression  sur  les  sens.  «  Nous  ne 
voyons,  dit  Victor  Hugo,  que  les  coudes  de  l'action; 


1.  Note  à  la  suite  d'Hernani. 

2.  Lettre  à  lord''**. 

3.  Ibid. 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES.  217 

ses  mains  sont  ailleurs1  ».  Et,  un  peu  plus  loin,  il 
regrette  que  les  préjugés  du  temps  aient  empêché 
Racine  de  représenter  à  nos  yeux  le  banquet  «  où 
l'élève  de  Sénèque  empoisonne  Britannicus  dans  la 
coupe  de  la  réconciliation  ».  La  tragédie  ne  devait 
parler  qu'à  l'âme  des  spectateurs  et  l'action  s'y  pas- 
sait dans  Pâme  des  personnages.  Comme  Boileau  le 
dit  après  Horace, 

Les  yeux,  en  la  voyant  saisiraient  mieux  la  chose; 

seulement,  la  représentation  de  certaines  choses  ne 
paraissait  pas  compatible  avec  le  caractère  idéal  du 
genre  tragique  : 

...Il  est  des  objets  que  l'art  judicieux 
Doit  offrir  à  l'oreille  et  reculer  des  yeux  2. 

Et  certes  ces  objets-là,  quand  on  les  offre  aux 
yeux,  produisent  une  émotion  de  qualité  inférieure, 
qui  n'a  rien  de  moral  ou  d'intellectuel,  rien  de  vrai- 
ment esthétique.  Aussi  admirons-nous  à  juste  titre 
notre  tragédie  nationale  pour  la  haute  noblesse  de 
sa  conception.  Mais  elle  ne  reproduit  pas  la  vie 
réelle;  et,  moins  noble  que  la  tragédie,  le  drame, 
par  là  même,  est  plus  réaliste. 

C'est  ce  qu'on  peut  dire  aussi  quant  à  Texolusion 
du  comique.  Victor  Hugo  rappelle  que  les  Grecs, 
sur  lesquels  nos  classiques  faisaient  profession  de 


1.  Préface  de  Cromwcll.  —  «  De  graves  personnages,  placés 
entre  le  drame  et  nous,  viennent  nous  raconter  ce  qui  se  fait 
dans  le  temple,  dans  le  palais,  dans  la  place  publique,  de  façon 
que,  souventes  fois,  nous  sommes  tentés  de  leur  crier  : 
—  Vraiment!  mais  conduisez-nous  donc  là-bas  »  (Ibid.). 

2.  Art  poétique,  chant  III,  v.  52  et  suiv. 


218  LE  REALISME  DU   ROMANTISME. 

prendre  modèle,  avaient  parfois  mêlé  des  scènes 
de  comédie  au  poème  tragique;  il  cite  celle  du 
Phrygien  dans  Oresle,  et,  dans  Hélène,  celle  de 
Ménélas  avec  la  portière  du  palais  *.  Les  classiques, 
eux,  séparaient  rigoureusement  les  deux  genres. 
Boileau  déclare  que  la  comédie  exclut  de  «  tra- 
giques douleurs  »2;  et  du  reste  il  ne  paraît  pas 
permettre,  comme  Horace,  qu'elle  hausse  parfois 
le  ton.  A  Tégard  de  la  tragédie,  il  croit  inutile  de 
lui  interdire  le  comique,  tant  un  pareil  mélange 
semblait  alors  quelque  chose  de  monstrueux.  La 
tragi-comédie  elle-même  demeure  toujours  grave  : 
ce  qui  la  distingue  de  la  tragédie  proprement  dite, 
c'est  que  ses  sujets  sont  fictifs  et  que  son  dénoue- 
ment peut  être  heureux;  aussi  bien,  quand  parut 
Racine,  aucune  tragi-comédie  nouvelle  n'avait  été 
représentée  depuis  plus  de  vingt  ans.  Le  clas- 
sicisme n'admet  ni  le  moindre  élément  tragique 
dans  une  comédie,  ni  surtout  le  moindre  élément 
comique  dans  une  tragédie 3.  Or,  en  isolant  les  deux 
éléments  l'un  de  l'autre,  il  sacrifiait  encore  la  réa- 
lité au  noble  idéal  selon  lequel  se  concevait  la  tra- 
gédie. Et  la  nouvelle  école,  en  les  unissant,  fit  pré- 

1.  11  aurait  pu  en  citer  bien  d'autres,  non  seulement  d'Euri- 
pide, mais  aussi  d'Eschyle  et  de  Sophocle  :  d'Eschyle,  celle  où 
l'Océan  propose  à  Prométhée  d'intervenir  auprès  de  Jupiter  (Pro- 
méthée  enchaîné),  celle  où  la  nourrice  d'Oreste,  rappelant  quels 
soins  elle  a  pris  de  son  nourrisson,  indique  les  détails  les  plus 
humbles  et  les  plus  vulgaires  (les  Choéphores);  de  Sophocle, 
celles  où  paraissent  le  garde,  dans  Antigone,  et,  dans  Œdipe  roi, 
le  messager. 

2.  Art  poétique,  chant  III,  v.  402. 

3.  On  reprocha  à  Racine,  quelque  tragique  qu'en  soit  l'efTet, 
la  scène  de  Britannicus  où  Néron  se  cache  derrière  un  rideau, 
et  celle  de  Mithridate  où,  pour  découvrir  les  véritables  senti- 
ments de  Monime,  Mithridate  use  du  même  artifice  qu'Harpagon 
dans  VAvare. 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES.  219 

valoir,  là  comme  ailleurs,  le  souci  de  la  réalité  sur 
celui  de  la  noblesse. 

Ne  disons  même  pas  que  le  drame  mêle  le  comique 
et  le  tragique  :  en  vérité  le  tragique,  au  sens  propre 
du  mot,  n'y  tient  et  ne  saurait  y  tenir  aucune  place  ; 
car  ce  mot  suppose  une  solennité  de  tenue,  de  gestes 
et  de  langage  à  laquelle  le  drame  répugne.  Disons 
qu'il  mêle  le  rire  et  les  pleurs. 

Mais,  après  tout,  la  plupart  des  drames  renfer- 
ment peu  de  scènes  vraiment  comiques.  La  diffé- 
rence capitale  avec  la  tragédie  consiste  dans  le  ton. 
Celle-là  s'accuse  d'un  bout  à^Fautre;  aucune  scène, 
et,  pour  ainsi  dire,  aucun  alexandrin  qui  ne  la  rende 
plus  ou  moins  sensible.  Voici  par  exemple  le  début 
d'Hernani  : 

Serait-ce  déjà  lui?  C'est  bien  à  l'escalier 

Dérobé.  —  Vite,  ouvrons...  Bonjour,  beau  cavalier. 

De  tels  vers  n'ont  assurément  rien  de  comique;  et 
cependant  on  sait  aussitôt  que  la  pièce  à  laquelle  ils 
appartiennent  n'est  pas  une  tragédie,  qu'elle  est  un 
drame. 

Devons-nous  citer  de  préférence  quelque  mor- 
ceau pathétique?  Voici  la  tirade  de  Ruy  Gomez, 
lorsque,  rentrant  la  nuit  dans  son  palais,  il  trouve 
deux  hommes  chez  dona  Sol  : 

Des  hommes  chez  ma  nièce  à  cette  heure  de  nuit! 

Venez  tous,  cela  vaut  la  lumière  et  le  bruit. 

Par  saint  Jean  d'Avila,  je  crois  que,  sur  mon  âme, 

Nous  sommes  trois  chez  vous;  c'est  trop  de  deux,  Madame  *  ! 


1.  Acte  Ier,  scène  m.  —  A  la  première  représentation,  «  un 
rire  immense  »  du  balcon  et  des  stalles  d'orchestre  accueillit 
ce  couplet;  les  classiques  en  trouvaient  le  ton  déplacé  dans  une 
pareille  scène,  comme  si  le  drame  devait  se  soumettre  aux  con- 
ventions de  la  tragédie. 


220  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

Jamais  Racine  ou  même  Corneille  firent-ils  parler 
leurs  personnages  avec  si  peu  de  majesté?  Plus 
loin,  le  vieillard  exprime  ainsi  son  indignation  : 

Quant  à  ces  félons 

Qui,  le  soir,  et  les  yeux  fixés  sur  leurs  talons, 

Ne  fiant  qu'à  la  nuit  leurs  manœuvres  infâmes, 

Par  derrière  aux  maris  volent  l'honneur  des  femmes, 

J'affirme  que  le  Cid,  cet  aïeul  de  nous  tous, 

Les  eût  tenus  pour  vils  et  fait  mettre  à  genoux, 

Et  qu'il  eût,  dégradant  leur  noblesse  usurpée, 

Souffleté  leur  blason  du  plat  de  son  épée. 

C'est  là  sans  doute  un  beau  couplet.  Mais  pour- 
tant n'importe  lequel  de  ces  alexandrins,  si  nous  le 
trouvions  dans  une  scène  de  Racine,  nous  choque- 
rait nous-mêmes  comme  hors  du  ton.  Ni  la  colère, 
ni  l'amour,  ni  la  haine,  ni  le  désespoir  ne  parlent 
chez  Victor  Hugo  de  la  même  manière  que  chez  les 
classiques.  Non  seulement  il  mêle  du  «  grotesque  » 
au  «  sublime  »,  mais  son  sublime,  exempt  de  ce 
que  les  classiques  appelaient  la  noblesse,  reste 
toujours  en  contact  avec  cette  réalité  qui  pénètre 
le  drame  de  partout,  qui,  pour  ainsi  dire,  en  est 
l'atmosphère. 

Le  drame  ayant  pour  objet  de  peindre  la  vie 
réelle,  nous  nous  y  sentons  tout  aussitôt  dans  un 
autre  milieu  que  celui  de  la  tragédie.  Une  chambre 
à  coucher;  une  lampe  sur  la  table;  dona  Josefa 
fermant  les  rideaux  de  la  fenêtre  et  rangeant  des 
fauteuils  :  voilà  ce  que  représente  la  première  scène 
(ÏHernani.  Puis,  quelqu'un  frappe  deux  coups  à 
une  petite  porte  dérobée.  C'est  don  Carlos;  la 
duègne  le  regarde  «  sous  le  nez  »,  recule  d'étonne- 
ment,  crie  :  au  feu  !  Il  lui  donne  le  choix  entre  sa 
bourse  et  sa  dague,  il  se  fait  cacher  par  elle  dans 


LES    GENRES   LITTERAIRES-  221 

une  armoire.  Survient  dona  Sol;  d'abord  qu'elle 
est  entrée,  on  entend  des  bruits  de  pas  :  Hernani 
paraît  en  costume  de  montagnard,  portant  un  cor 
passé  à  sa  ceinture.  Dona  Sol  court  vers  le  jeune 
homme;  elle  touche  son  manteau  trempé  de  pluie, 
elle  le  lui  enlève,  et,  appelant  la  duègne  :  «  Josefa, 
dit-elle, 


Fais  sécher  le  manteau. 


Comparez  maintenant  la  tragédie  au  drame.  Chez 
nos  classiques,  nous  ne  voyons  plus  rien  de  réel. 
L'action  ne  se  déroule  pas  dans  tel  ou  tel  endroit, 
mais  «  sur  le  théâtre  ».  Elle  est  en  dehors  du 
temps  aussi  bien  que  de  l'espace;  à  peine  si  quel- 
quefois, pour  bien  indiquer  qu'elle  commence  dès 
le  point  du  jour,  car  l'unité  des  vingt-quatre  heures 
contraint  les  héros  tragiques  de  se  lever  tôt,  un 
personnage  dit,  comme  Joad  : 

.    .    Du  temple  déjà  l'aube  blanchit  le  faîte1, 

ou,  comme  Arcas  : 

Quel  important  besoin 

Vous  a  fait  devancer  l'aurore  de  si  loin2? 

La  tragédie  nous  transporte  en  un  milieu  vague, 
neutre,  expurgé  des  contingences  physiques.  Con- 
çoit-on Achille  ou  Xipharès  apparaissant  sur  la 
scène  avec  un  manteau  mouillé,  et  Iphigénie  ou 
Monime  s'écriant  à  la  manière  de  dona  Sol  : 

Votre  manteau  ruisselle.  Il  pleut  donc  bien  ! 


1.  Athalie,  acte  I,  scène  i. 

2.  Iphigénie,  acte  I,  scène  i. 


222  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

Le  théâtre  tragique  refuse  tout  accès  à  ces  choses 
réelles  et  concrètes  dont  le  drame  entier  s'imprègne 
et  se  colore. 

L'homme  lui-même,  ainsi  détaché  du  monde  sen- 
sible, il  nous  en  montre  l'âme  seule.  Les  person- 
nages de  la  tragédie  ne  connaissent  aucun  besoin, 
aucune  souffrance  du  corps  :  leur  existence  est 
purement  morale.  Si  parfois  le  poète  les  marque  de 
quelque  trait  extérieur,  c'est  en  recourant  aux  arti- 
fices du  langage,  aux  mots  nobles,  à  la  périphrase  *. 
Le  moindre  détail  susceptible  d'évoquer  la  réalité 
matérielle  altérerait  tout  de  suite  la  tragédie  dans 
son  essence  et  démentirait  la  convention  fondamen- 
tale qu'elle  implique.  Ici  encore  les  romantiques 
rappellent  le  théâtre  à  la  nature.  De  ce  monde  fic- 
tif où  les  Corneille  et  les  Racine  transportaient  leurs 
personnages,  ils  nous  ramènent  sur  la  terre.  Ils 
représentent  de  véritables  hommes,  en  chair  et  en 
os;  ils  les  déterminent,  les  caractérisent  et  les  font 
vivre  par  la  notation  de  ces  traits  physiques  aux- 
quels répugnait  l'idéalisme  de  la  tragédie. 

Quant  à  la  peinture  des  âmes,  tandis  que  la  tra- 
gédie montrait  de  préférence  leur  fond  universelle- 
ment humain,  le  drame  veut  diversifier  la  vérité 
universelle  en  y  ajoutant  la  vérité  historique.  Et  de 
là  ce  que  les  novateurs  appellent  couleur  locale. 

La  couleur  locale  du  théâtre  romantique  manque 
souvent  d'exactitude  relativement  aux  faits  matériels 
ou  même  aux  sentiments.  Dans  les  pièces  de  Victor 
Hugo,  l'on  signale  plus  d'une  erreur  :  dans  Buy 

1.  Cf.  chapitre  n. 


LES   GENRES   LITTERAIRES.  223 

Blas  par  exemple,  don  Antonio  Ubilla,  qu'il  nous 
donne  pour  écrivain  mayor  des  rentes,  était  ministre 
d'État;  don  Manuel  Arrias,  qu'il  nous  donne  pour 
président  de  Castille,  était  gouverneur  du  Conseil 
de  Castille;  la  Maison  de  la  reine  coûtait  annuelle- 
ment cinq  cent  soixante-quatorze  mille  huit  cent 
soixante-six  ducats,  et  non  pas,  comme  il  dit,  six 
cent  soixante-quatre  mille  soixante-six.  D'autre 
part,  les  Hernani,  les  Didier,  les  Ruy  Blas  ont 
beau  revêtir  un  costume  historique  :  il  leur  prête, 
dit-on,  sa  propre  âme,  et,  portant  le  lyrisme  jusque 
sur  le  théâtre,  il  parle  par  leur  bouche. 

Mais,  peut-être,  quelques  inexactitudes  touchant 
le  détail  des  faits  ne  sont  pas  d'une  telle  consé- 
quence; laissons  les  érudits,  dont  c'est  apparem- 
ment l'affaire,  chicaner  l'auteur  de  Ruy  Blas  sur  le 
nombre  des  ducats  que  coûtait  la  Maison  de  la 
reine.  Pour  ce  qui  concerne  la  vérité  historique  des 
«  mœurs  »,  son  théâtre  en  contient  beaucoup  plus 
que  certains  critiques  ne  le  prétendent.  Les  Bur- 
graves  donnent  une  très  juste  impression  de  l'Alle- 
magne féodale  vingt  ans  après  la  mort  de  Frédéric 
Barberousse  ;  les  deux  pièces  de  Marion  Delorme  et 
de  Ruy  Blas,  quoique  nous  reconnaissions  parfois 
le  poète  dans  Ruy  Blas  et  dans  Didier,  représentent 
fort  bien,  l'une,  la  France  au  temps  de  Louis  XIII, 
l'autre,   l'Espagne  au    temps    de   Charles   II  *  ;  et 


1.  «  Avec  quelle  incomparable  magie  il  [Victor  Hugo]  a  recons- 
truit dans  Ruy  Blas  la  sombre  et  fiévreuse  Espagne  du  xvn*  siècle  ! 
Mœurs,  passions,  costumes,  caractères,  excentricités,  famille, 
usages,  étiquette,  tout  y  revit  et  tout  y  remue  par  mille  détails 
vibrants  et  subtils,  incorporés  à  l'action  comme  des  fleurs  à 
l'étoffe  et  qui  ne  font  plus  qu'un  avec  elle.  Il  y  a  quelques 
années,  écrivant  une  étude  sur  la  cour  d'Espagne  sous  Charles  II, 
je  m'étais  entouré  des  matériaux  fournis  par  l'époque;  j'avais 


224  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

enfin,  malgré  ce  qu'on  y  trouve  de  «  romantisme  », 
Hernani,  drame  de  «  l'honneur  castillan  » ,  n'en 
demeure  pas  moins  tout  à  fait  espagnol  par  les 
sentiments  et  par  le  ton1. 

Au  reste,  lors  même  que  la  couleur  du  drame 
serait  fausse,  elle  dénoterait  cependant  un  souci  des 
milieux  et  des  décors  réels  qui  suffit  pour  le  distin- 
guer de  la  tragédie.  Rompant  avec  les  abstractions 
classiques,  il  y  subtitue  la  réalité  positive  et  relative. 
Si  le  roman  historique  frayait  le  chemin  à  George 
Sand  et  à  Balzac 2,  le  drame  a  préparé  ce  nouveau 
genre  de  théâtre  qui,  dans  la  seconde  moitié  du 
xixe  siècle,  peindra  les  mœurs  et  les  figures  de  la 
société  contemporaine. 


consulté  tous  les  documents,  feuilleté  toutes  les  chroniques, 
relu  toutes  les  relations  et  tous  les  mémoires.  Mon  étude  écrite, 
je  rouvris  Ruy  Bios.  Quelle  surprise  et  quel  éblouissement!  Ce 
fragment  de  siècle  que  je  venais  d'exhumer  de  tant  de  recher- 
ches, je  le  trouvais  vivant  et  mouvant  dans  l'harmonie  d'un 
drame  admirable  »  (Paul  de  Saint-Victor). 

1.  «  La  couleur  locale  des  drames  d'Hugo  n'est  pas  visible 
seulement  dans  les  costumes  et  les  décors;  elle  est  diffuse  dans 
la  pièce  tout  entière;  elle  est  dans  la  conversation  des  person- 
nages, dans  leurs  gestes,  dans  leur  manière  d'être,  dans  mille 
détails  inaperçus  qui  se  réunissent  pour  concourir  à  l'impression 
d'ensemble....  Il  a  merveilleusement  réussi  dans  ses  tentatives 
pour  faire  revivre  le  passé.  »  (Brunetière,  Victor  Hugo.) 

2.  Cf.  p.  184. 


CHAPITRE   IV 

LES    GENRES  LITTÉRAIRES  :  HISTOIRE, 
CRITIQUE 


I.  —  HISTOIRE. 

L'histoire,  durant  le  xvne  et  le  xvmc  siècle,  pro- 
duit à  peine  deux  ou  trois  œuvres  dignes  d'être 
comparées  avec  celles  dont  s'illustrent  tous  les 
autres  genres.  Bien  peu  de  grands  écrivains  y  appli- 
quent leur  talent  ;  et  d'ailleurs,  elle  ne  les  intéresse 
pas  tant  par  elle-même  que  par  les  arguments  dont 
elle  les  munit  pour  la  défense  d'une  thèse. 

Entre  les  historiens  proprement  dits  du  xvir3  siècle, 
Mézeray  seul  mérite  une  place  dans  notre  littérature. 
Son  Histoire  de  France  dénote  les  plus  estimables 
qualités  de  méthode  et  de  composition;  et,  dès  les 
Valois,  il  allie  le  mérite  de  l'exactitude  à  celui  d'un 
récit  plein,  facile  et  vif.  Cependant  le  rhéteur,  chez 
Mézeray,  prédomine  sur  l'historien.  Son  principal 
objet  est  de  bien  écrire,  d'écrire  non  seulement  de 
belles  narrations,   mais   aussi  de  beaux  discours. 

LE   RÉALISME    DU    ROMANTISME.  15 


226  LE   REALISME   DU   ROMANTISME. 

Car  il  fait  parler  les  grands  personnages  historiques, 
il  leur  prête  des  harangues  fictives.  Ces  pièces  ora- 
toires doivent,  affirme-t-il,  contenir  les  explications 
et  les  considérations  que  nécessite  l'intelligence  de 
l'histoire;  en  réalité,  ce  sont  surtout  des  ornements 
par  lesquels  il  «  rehausse  »  son  ouvrage.  Si  Dupleix, 
le  moins  oublié  de  ses  prédécesseurs,  inventait  une 
lettre  de  Clovis  à  Théodoric,  Mézeray  invente  un 
discours  de  Charles  Martel  à  ses  soldats.  Lorsque 
Clovis  va  recevoir  le  baptême,  Dupleix  le  repré- 
sentait «  musqué  poudré,  la  perruque  pendante  »  ; 
presque  aussi  moderne,  le  Childéric  de  Mézeray, 
s'il  ne  se  musqué  ni  ne  se  poudre,  dépense  en 
galanteries  le  revenu  des  impôts  sous  le  poids  des- 
quels il  accable  ses  peuples,  jusqu'à  ce  que  les 
seigneurs  français,  ayant  tenu  conseil,  le  forcent  à 
déposer  la  couronne. 

Plus  tard,  vers  la  fin  du  xvne  siècle  et  pendant 
les  premières  années  du  xvme,  nous  avons  encore 
Saint-Réal  et  Vertot.  Mais  l'un  et  l'autre  ne  regar- 
dent l'histoire  que  comme  une  matière  d'éloquence; 
ils  ont  adopté  ce  genre  pour  montrer  leur  beau 
style,  et,  s'appliquant  tout  entiers  à  l'élégance  de  la 
forme,  peu  leur  importe  l'exactitude  du  fond.  On 
connaît  le  mot  célèbre  de  Vertot  :  «  Mon  siège  est 
fait  »;  authentique  ou  non,  la  plupart  des  historiens 
contemporains  auraient  pu  le  dire  avec  lui. 

Les  seules  grandes  œuvres  historiques,  au 
xvir  siècle,  ce  sont  Y  Histoire  des  variations  et  le 
Discours  sur  l'Histoire  universelle. 

Pour  préparer  son  Histoire  des  variations,  Bossuet 
a  très  soigneusement  étudié  les  textes,  et  même  les 
textes  manuscrits.   Nous    y   trouvons    cependant, 


LES   GENRES  LITTÉRAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.      227 

quelque  diligence  qu'elle  dénote,  maintes  assertions 
peu  fondées,  maintes  généralisations  hâtives.  Du 
reste,  se  proposant  d'établir  comme  quoi  «  les  dis- 
putes des  protestants  rendent  témoignage  à  la  vérité 
catholique  »,  le  controversiste,  chez  lui,  ne  pouvait 
manquer  de  prévenir  partout  l'historien.  Il  écrit 
une  sorte  de  réquisitoire.  Les  concessions  où  sa 
probité  l'oblige,  il  les  retourne  aussitôt  contre  ses 
adversaires.  Par  exemple,  après  avoir  reconnu  la 
haute  vertu  des  réformateurs,  il  y  signale  «  un 
piège  de  Satan  ».  Ne  lui  demandons  pas  d'être 
impartial  :  lui-même  avoue  qu'il  voudrait  en  vain 
«  faire  le  neutre  »  quand  sa  foi  est  en  jeu;  et  ne 
lui  demandons  pas  davantage  de  comprendre  une 
religion  qui  contredit  les  principes  essentiels  dé  sa 
doctrine,  fondée  sur  l'autorité  et  sur  le  «  sens 
commun  »,  par  ce  qu'elle  a  de  libre  et  de  personnel, 
par  ce  qu'elle  accorde  au  sens  propre. 

Dans  le  Discours  sur  l'Histoire  universelle,  Bos- 
suet  soutient  encore  une  sorte  de  thèse.  Il  prétend 
démontrer  que  Dieu  gouverne  le  monde,  élève  et 
détruit  les  Empires,  assure  de  siècle  en  siècle  «  la 
durée  perpétuelle  et  la  suite  du  catholicisme  ». 
Cette  idée  commande  son  livre  entier.  La  première 
partie  en  est  une  préparation,  la  seconde,  un  ample 
développement.  Quant  à  la  troisième,  il  y  allègue, 
pour  expliquer  les  plus  grandes  révolutions,  des 
causes  purement  humaines;  mais,  derrière  l'histo- 
rien, nous  y  sentons  toujours  le  docteur  catholique 
et  l'orateur  sacré,  dont  l'objet  véritable  consiste  à 
«  prouver  le  christianisme  contre  les  libertins  ». 
Bossuet  a  pour  unique  règle  la  tradition,  la  tradi- 
tion interprétée  par  les  Pères  de  l'Église  et  accom- 
modée suivant  leurs  pieuses  vues.  On  sait  de  quelle 


228  LE    RÉALISME    DU    ROMANTISME. 

manière  il  traita  Richard  Simon,  notre  plus  ancien 
exégète,  coupable,  selon  lui,  «  d'un  sourd  dessein 
de  saper  les  fondements  de  la  religion  ».  Il  n'admet- 
tait pas  qu'on  discutât  les  saints  textes  et  rejetait 
par  avance  comme  nécessairement  faux  ce  que  cette 
discussion  sacrilège  pouvait  produire  d'inconciliable 
avec  ses  croyances.  De  la  façon  dont  il  la  conçoit, 
l'histoire  est  la  servante  de  la  théologie. 

Si  Bossuet  se  fit  historien,  c'était  donc  en  vue 
de  combattre  l'hérésie  ou  de  développer  l'ordre  des 
conseils  providentiels.  Et,  d'une  façon  générale, 
nous  pouvons  dire  que  l'histoire  intéresse  fort  peu 
les  classiques.  Elle  est  également  méprisée  du 
cartésianisme  et  du  jansénisme,  qui,  de  concert  ou 
se  combattant  l'un  l'autre,  exercèrent  pendant  le 
xvne  siècle  une  influence  prépondérante.  On  dé- 
daigne alors  toutes  les  contingences,  et,  du  reste, 
on  ne  saisit  pas  les  caractères  propres  à  chaque 
nation  et  à  chaque  époque.  Le  rationalisme  clas- 
sique exclut  la  notion  du  relatif,  sans  laquelle  l'his- 
toire n'est  que  de  la  morale  ou  de  la  rhétorique. 

Nous  la  trouvons  cependant  chez  quelques  rares 
écrivains,  chez  Saint-Évremond  notamment  et 
chez  Fénelon.  Auteur  de  l'originale  et  pénétrante 
étude  intitulée  les  Divers  génies  du  peuple  Romain, 
Saint-Évremond,  comme  suffit  à  l'indiquer  un  titre 
si  caractéristique,  a  le  sens  des  perpétuelles  varia- 
tions qui  sont  la  matière  de  l'histoire.  Il  y  explique 
ces  «  génies  »  successifs  par  ce  qu'on  appelle 
aujourd'hui  l'évolution,  et  montre  ainsi  la  faus- 
seté du  type  unique  et  tout  idéal  que  Balzac  avait 
immuablement  fixé   en   lui   donnant  une   attitude 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.      229 

convenue.  Quant  à  Fénelon,  sa  Lettre  sur  les  occu- 
pations de  l'Académie  française  contient  certaines 
pages  qui  annoncent  déjà  la  réforme  opérée  cent 
ans  après.  Il  veut  qu'on  «  sache  les  règles  du  gouver- 
nement et  le  détail  des  mœurs  de  chaque  nation  », 
qu'on  peigne  différemment  et  les  différents  peuples 
et  tel  peuple  dans  ses  différents  âges;  c'est,  selon 
lui,  «  le  point  le  plus  nécessaire».  Institutions,  lois, 
costume,  tout  change  d'un  peuple  à  un  autre,  d'un 
âge  à  l'âge  suivant  :  voilà  la  vérité  nouvelle  qu'il 
apporte;  et  cette  vérité  contredit  radicalement  la 
discipline  du  classicisme. 

Mais,  remarquons-le  bien,  on  ne  peut,  à  maints 
égards,  compter  Saint-Évremond  ni  Fénelon  entre 
les  écrivains  proprement  classiques.  Le  premier  est 
un  indépendant,  un  «  libertin  ».  Le  second  passe 
pour  «  un  bel  esprit  chimérique  ».  Son  relativisme 
en  matière  d'histoire  procède  de  la  même  tendance 
que  son  individualisme  en  matière  religieuse;  et, 
opposant  partout  la  diversité  à  l'unité,  on  le  suspecte 
partout  d'hérésie. 

Pendant  le  xvnT  siècle,  l'histoire,  avec  Montes- 
quieu et  Voltaire,  devient  beaucoup  plus  réaliste 
qu'elle  ne  l'était  pendant  le  siècle  précédent. 

Dans  YEsprit  des  lois,  Montesquieu  «  tire  ses 
principes  de  la  nature  des  choses  ».  11  a  directement 
étudié  les  faits;  il  fonde  ses  théories  sur  des  obser- 
vations ;  il  explique  les  gouvernements  par  l'état 
physique  et  moral  de  chaque  peuple;  il  met  en 
lumière  l'influence  des  climats.  Malgré  bien  des 
formules  trop  exclusives  et  trop  péremptoires  où 
nous  reconnaissons  le  dogmatisme  classique,  il 
applique  en  général  la  méthode  positive  du  juriste. 


230         LE  REALISME  DU  ROMANTISME. 

Quant  à  Voltaire,  son  Charles  XII  marque  une 
date,  non  seulement  par  le  mode  d'exposition,  qui 
exclut  les  portraits,  les  harangues,  les  morceaux 
d'apparat,  ou  par  le  style,  qui  n'a  en  vue  que  la 
clarté  et  la  justesse,  mais  aussi  par  la  recherche 
diligente  et  la  sévère  critique  des  sources,  par  le 
souci  de  la  vérité  locale,  particulière,  réelle.  Et  le 
Charles  XII  n'est  d'ailleurs  qu'une  biographie,  un 
épisode  détaché,  une  sorte  de  digression  anecdo- 
tique  :  dans  YEssai  sur  les  mœurs,  Voltaire  apparaît 
comme  notre  premier  historien  vraiment  digne  de 
de  ce  nom.  Si  sa  «  philosophie  »  ne  lui  permet 
pas  toujours  d'y  garder  un  jugement  assez  libre,  ce 
qui  en  fait  pourtant  la  nouveauté  principale,  c'est  le 
sens  du  relatif.  Telle  qu'il  l'entend,  l'histoire  con- 
siste surtout  à  expliquer  de  quelle  manière  se 
modifient  d'âge  en  âge,  l'esprit,  les  lois,  les  cou- 
tumes des  nations;  voilà  l'idée  qui  domine  l'ou- 
vrage, et  une  révolution  de  l'histoire  doit  en  réussir. 

Cependant  l'esprit  classique  reste  encore  beau- 
coup trop  vivace  pour  que  cette  révolution  s'opère 
sitôt;  après  YEssai  sur  les  mœurs,  il  faudra  attendre 
un  demi-siècle. 

En  1755,  paraissent  les  deux  premiers  volumes 
d'une  Histoire  de  France  que  l'abbé  Velly  mena 
jusqu'à  Philippe  de  Valois  et  que  continuèrent  Vil- 
laret  et  Garnier  ;  sous  l'Empire,  ce  livre  est  encore 
celui  où  la  plupart  des  Français  étudient  notre 
histoire,  et  la  vogue  n'en  avait  rien  perdu  lors- 
qu'Augustin  Thierry  entreprit  sa  campagne  de 
réforme  historique.  L'abbé  Velly  se  vante  de 
«  puiser  aux  sources  anciennes  »,  de  «  peindre 
exactement  les  mœurs  »  :  en  réalité,  il  écrit  une 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.     231 

sorte  de  roman,  et  la  critique  ne  lui  fait  pas  moins 
défaut  que  la  compréhension  du  passé.  Ses  rois 
mérovingiens  ont  les  traits  d'un  François  Ier  ou  d'un 
Louis  XIV.  Il  indique  comment  les  Clotaire  et  les 
Thierry  pourvoyaient  aux  bénéfices  vacants  en 
régale;  il  leur  donne  des  hérauts  d'armes,  il  escorte 
leurs  femmes  de  gardes-nobles.  Après  avoir  raconté 
de  quelle  façon  Ghildéric  fut  banni  de  France,  et, 
pendant  son  exil  en  Allemagne,  «  séduisit  Basine, 
épouse  du  roi  de  Thuringe  »,  voici  la  scène  qu'il 
imagine  au  moment  où  le  «  monarque  »  chassé 
rentre  dans  ses  «  États  »  :  «  Comme  une  autre 
Hélène,  la  reine  de  Thuringe  quitta  le  roi  son  mari 
pour  suivre  ce  nouveau  Paris.  «  Si  je  connaissais, 
«  lui  dit-elle,  un  plus  grand  héros  ou  un  plus  galant 
«  homme  que  vous,  j'irais  le  chercher  jusqu'aux 
«  extrémités  de  la  terre.  »  Et  il  ajoute  :  «  Basine 
était  belle,  elle  avait  de  l'esprit;  Ghildéric,  trop  sen- 
sible à  ce  double  avantage  de  la  nature,  l'épousa  au 
grand  scandale  des  gens  de  bien  ».  Cette  inintelli- 
gence de  l'histoire,  nous  la  retrouvons  d'ailleurs 
chez  tous  les  historiens  du  temps.  L'ouvrage  d'An- 
quelil,  qui  paraît  en  1805,  ne  vaut  guère  mieux  que 
celui  de  son  prédécesseur,  et  se  borne  souvent  à  le 
reproduire.  Veut-on  savoir  comment  y  est  rapporté 
le  séjour  du  même  Childéric  en  Allemagne  ?  «  Chil- 
déric  ne  se  permit  pas  une  vie  indolente...  Il 
chercha  la  guerre,  et  la  trouva  chez  les  princes 
d'Allemagne  qui  se  combattaient,  entre  autres  chez 
Basin,  roi  de  Thuringe.  11  se  fit  aimer  de  ce 
monarque,  et  plut  peut-être  trop  à  Basine,  sa  femme. 
Ainsi  il  acquérait  deux  genres  de  célébrité,  bravoure 
et  galanterie,  qualités  dès  ce  temps  précieuses  aux 
Français  ». 


232  LE   REALISME   DU   ROMANTISME. 

Tant  que  dura  le  régime  classique,  nos  histo- 
riens, qui  écrivaient  l'histoire  en  rhéteurs,  la  con- 
cevaient en  moralistes.  L'homme,  envisagé  comme 
exemplaire  constant  de  l'humanité,  leur  cache  les 
différences  entre  une  race  et  une  autre  race,  une 
époque  et  une  autre  époque.  Il  leur  faut,  coûte  que 
coûte,  l'unité;  et  l'on  appelle  ainsi  je  ne  sais  quelle 
uniformité  superficielle  et  plate.  «  Le  grand  pré- 
cepte, dira  le  premier  en  date  parmi  les  historiens 
romantiques,  c'est  de  distinguer1.  »  Or  les  Mézeray, 
les  Velly  et  les  Anquetil  confondent  tout.  Pour  eux 
notre  histoire,  dès  le  ve  siècle,  est  celle  d'un  seul 
et  unique  peuple,  ayant  «  une  origine  commune, 
la  même  langue,  les  mêmes  intérêts  civils  et  poli- 
tiques ».  On  nomme  Clodion  roi  de  France  quand 
son  royaume  ne  comprenait  aucun  de  nos  départe- 
ments. Aussitôt  que  Clovis,  chef  d'une  Francia  ger- 
manique, a  parcouru  la  Gaule  du  nord  au  sud  pour 
en  rapporter  le  plus  de  butin  possible,  on  étend  le 
nom  de  monarchie  française  jusqu'aux  Pyrénées,  et 
ce  nom  n'implique  pas  seulement  l'unité  politique, 
mais  encore  l'unité  administrative2.  La  véritable 
histoire  de  France  reste  ensevelie  dans  la  poussière 
des  chroniques.  Elle  n'en  sortira  qu'avec  le  roman- 
tisme; et  les  historiens  de  la  jeune  école  commence- 
ront par  effacer  de  leur  mémoire  ce  que  leur  avaient 
appris  Anquetil  ou  Velly. 


Mme   de   Staël  et  Chateaubriand,  qui  sont  les 
deux  principaux  initiateurs  du  mouvement  roman- 


1.  Augustin  Thierry,  Lettres  sur  l'Histoire  de  France. 

2.  Cf.  le  même  ouvrage. 


LES   GENRES  LITTÉRAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.     233 

tique,  sont  aussi,  à  des  titres  divers,  les  premiers 
maîtres  de  nos  historiens  modernes. 

La  Littérature,  parue  en  1800,  annonce  déjà  une 
phase  nouvelle  dans  l'évolution  du  genre  histo- 
rique. Sans  doute  l'histoire  littéraire  en  fait  l'objet 
propre.  Mais  Mme  de  Staël  ne  la  considère  pas  uni- 
quement au  point  de  vue  de  l'art  ;  elle  envisage  la 
littérature  comme  élément  de  la  civilisation  géné- 
rale, comme  produit  de  la  «  raison  »,  et  «  analyse 
les  causes  morales  et  politiques  qui  la  modifient  ». 
Expliquer  soit  «  l'influence  de  la  religion,  des 
mœurs  et  des  lois  sur  la  littérature  »,  soit  «  l'in- 
fluence de  la  littérature  sur  la  religion,  les  mœurs 
et  les  lois1  »,  tel  est  le  but  qu'elle  se  propose.  L'in- 
térêt principal  de  son  ouvrage  consiste  donc  à  mar- 
quer les  différences  essentielles  que  détermine  entre 
les  peuples  la  diversité  du  régime  politique,  social 
et  religieux.  Ainsi  c'est,  dans  le  vrai  sens  du  mot, 
un  ouvrage  historique;  et  d'ailleurs  elle  y  mérite 
excellemment  le  nom  d'historien  par  cette  faculté 
de  distinguer  qu'implique  la  définition  du  roman- 
tisme2. 

Deux  ans  après,  Chateaubriand  publiait  le  livre 
auquel  remonte  l'ère  nouvelle.  Classique  comme 
artiste,  de  lui  cependant  dérivent  en  grande  partie 
les  sentiments  ou  même  les  idées  dont  s'inspirera  la 
jeune  génération.  Et,  s'il  renouvela  tous  les  genres, 
aucun  ne  lui  doit  plus  que  l'histoire  :  n'est-  ce  pas 

1.  Discours  préliminaire. 

2.  On  pourrait  signaler  aussi  les  Considérations  sur  la  Révolu- 
lion  française,  qui  ne  contribuèrent  pas  moins  au  développe- 
ment du  genre  historique.  Guizot,  en  particulier,  est  un  disciple 
de  Mme  de  Staël,  non  seulement  dans  les  Essais  sur  l'Histoire 
de  France  et  dans  VHistoire  de  la  civilisation,  mais  encore  dans 
la  Révolution  d'Angleterre. 


234  LE    RÉALISME    DU    ROMANTISME. 

un    historien    qui,    dans    une    page    célèbre,    lui 
applique  le  vers  de  Dante  à  Virgile  : 

Tu  duca,  tu  signore  e  tu  maestro?1 

Le  Génie  du  christianisme  restaurait  la  religion 
nationale,  faisait  revivre  le  moyen  âge  avec  ses 
institutions,  ses  coutumes,  ses  cérémonies,  ses 
monuments  et  ses  souvenirs  les  plus  divers.  Certes, 
Montesquieu  et  Voltaire  avaient  eu  une  vive,  une 
profonde  intelligence  de  l'histoire  :  mais  ils  sont 
presque  uniquement  des  analystes,  des  raison- 
neurs; ils  expliquent  les  faits  plutôt  qu'ils  ne  les 
racontent,  et,  quand  ils  les  racontent,  ils  ne  nous 
en  rendent  pas  la  vue.  Ce  qui  leur  manque  et  ce  que 
possède  Chateaubriand,  c'est  le  don  d'évoquer  et  de 
ressusciter  les  vieux  âges,  aussi  nécessaire  dans 
l'histoire  que  dans  la  poésie  épique. 

Au  Génie  du  christianisme  se  rattachent  lesMartyrs. 
Il  y  peint,  dit-on,  le  paganisme  de  l'époque  homé- 
rique plutôt  que  celui  du  m8  siècle,  le  catholicisme 
moderne  plutôt  que  le  christianisme  primitif.  D'ail- 
leurs, malgré  tant  de  textes  complaisamment  cités, 
son  érudition  est  souvent  en  défaut.  Il  ne  recule 
même  pas  devant  de  manifestes  anachronismes,  si 
ces  anachronismes  unissent  le  présent  au  passé;  il 
avance  par  exemple  Pharamond  d'un  siècle,  il 
montre  Mérovée  entouré  de  douze  pairs.  Et  sans 
doute,  Chateaubriand  ne  fit  jamais  profession  d'his- 
torien; il  écrit  un  poème,  il  n'écrit  pas  un  livre 
d'histoire.  Mais  son  poème,  quelques  licences  dont 
il  y  use,  dénote  plus  de  sens  historique  que  n'en 
avaient  les  historiens  professionnels  ;  et  nous  y  trou- 

t.  Préface  des  Récits  mérovingiens. 


LES   GENRES   LITTERAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.     235 

vons  pour  la  première  fois  cette  vérité  qui  consiste 
dans  la  vie,  dans  le  mouvement  et  la  couleur,  dans 
la  représentation  significative  des  temps  anciens. 


Sous  l'impulsion  que  lui  donnent  Mme  de  Staël 
et  Chateaubriand,  l'histoire  va  fleurir  avec  autant 
d'éclat  que  les  autres  genres.  Or,  nous  pouvons  le 
remarquer  tout  de  suite,  les  historiens  les  moins 
romantiques  seront  aussi  les  moins  réalistes,  et 
c'est  chez  les  plus  romantiques  que  se  trouvera  le 
plus  de  réalité. 

Parmi  les  uns,  Guizot  compose  de  véritables 
traités  de  mécanique  sociale  comme  YHistoire  de  la 
civilisation  en  Europe  et  YHistoire  de  la  civilisa- 
tion en  France;  et,  si  sa  Révolution  d'Angleterre 
a  la  forme  narrative,  il  l'écrivit  pour  dégager  les 
causes  auxquelles  la  monarchie  anglaise  devait  son 
«  solide  succès  ».  Les  faits  ne  l'intéressent  pas 
par  eux-mêmes,  ne  l'intéressent  que  par  les  idées 
qui  les  dominent;  quand  il  raconte,  ses  récits 
impliquent  toujours  une  démonstration.  Rien  chez 
lui  de  concret.  Il  ne  nous  met  pas  sous  les  yeux  le 
mouvant  spectacle  des  événements,  tels  que  les 
déroule  l'histoire;  il  nous  propose  et  nous  impose 
un  système  de  déductions. 

Après  Guizot,  chef  des  doctrinaires,  voici  les 
historiens  romantiques.  Non  moins  romantiques 
dans  l'histoire  que  Victor  Hugo  dans  le  lyrisme  ou 
dans  le  drame,  que  George  Sand  dans  le  genre  roma- 
nesque, Augustin  Thierry  et  Michelet  la  conçurent 
comme  un  tableau  rétrospectif  de  la  vie  humaine. 


236  LE    RÉALISME    DU    ROMANTISME. 

On  peut  sur  bien  des  points  critiquer  Augus- 
tin Thierry.  D'abord  ses  premiers  essais  '  trahissent 
rhomme  de  parti  en  quête  d'arguments  plutôt  que 
de  documents.  Puis  il  attache  trop  d'importance  à 
l'antagonisme  des  races  :  chez  nous,  il  veut  que, 
malgré  tant  de  siècles  écoulés,  «  les  iniquités  et  les 
misères  du  temps  présent  »  aient  pour  cause  princi- 
pale «  l'intrusion  d'une  race  étrangère  et  sa  domi- 
nation violente  sur  la  race  indigène  »  ;  en  Angle- 
terre, il  prétend  suivre  jusqu'à  l'époque  de  Cromwell 
le  conflit  des  Saxons  et  des  Normands,  et  voit  dans 
la  Révolution  de  1640  une  revanche  nationale  contre 
l'invasion  normande.  Enfin,  cédant  à  ses  instincts 
d'artiste,  il  va  parfois  chercher  le  pittoresque  chez 
des  chroniqueurs  peu  dignes  de  créance,  voire  chez 
des  poètes;  et  ses  récits,  toujours  expressifs  et  dra- 
matiques, admettent  maints  détails  suspects  que 
répudierait  une  critique  plus  rigoureuse. 

Mais  Augustin  Thierry  n'en  fut  pas  moins,  à  son 
heure,  un  historien  réaliste. 

S'il  commença  par  écrire  des  articles  tendan- 
cieux, ces  articles  pourtant  manifestent  déjà  un 
souci  de  la  vérité  bien  étranger  aux  Anquetil  et  aux 
Velly.  Et  de  bonne  heure  il  se  rendit  compte  que 
l'histoire  lui  plaisait  en  soi2;  elle  captivait,  elle 
passionnait  sa  sensibilité  et  son  imagination.  La 
politique  d'ailleurs  ne  lui  fut  pas  inutile.  Ce  qui  fait 
que  les  deux  siècles  précédents  manquèrent  d'his- 
toriens, c'est  l'inexpérience  des  choses  publiques; 
et,  chaque  fois  que  s'en  offre  l'occasion,  lui-même 


1.  Publiés  dans  le  Censeur  européen,  notamment  les  Révolutions 
d'Angleterre  et  V Histoire  véritable  de  Jacques  Bonhomme. 

2.  Préface  des  Lettres  sur  l'Histoire  de  France. 


LES   GENRES   LITTERAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.      237 

montre  comme  quoi  «  les  événements  inouïs  »  de 
la  Révolution  et  de  l'Empire  pouvaient  servir  à 
l'éducation  des  hommes  de  son  temps.  La  politique 
avait  été  pour  Thierry,  lorsqu'il  y  renonça,  un 
apprentissage  de  l'histoire. 

Si,  d'autre  part,  sa  théorie  delà  race  le  préoccupe 
trop,  elle  se  fond,  dans  la  Conquête  de  V Angleterre, 
avec  l'exposition  des  faits,  et  YEssai  sur  le  Tiers 
État  y  apporte  les  corrections  nécessaires  en  nous 
montrant  la  race  gallo-romaine  et  la  race  franque 
assimilées  l'une  à  l'autre  dès  le  xe  siècle.  Aussi  bien 
cette  théorie  provient  d'une  conception  éminemment 
réaliste;  reprochons-lui  d'en  avoir  abusé,  mais 
reconnaissons  qu'elle  substituait  un  élément  con- 
cret aux  hypothèses  doctrinales  et  aux  chimères 
métaphysiques. 

Et,  enfin,  si  Augustin  Thierry  ne  se  montre  pas 
toujours  assez  sévère  sur  le  choix  des  détails  qui 
animent  et  colorent  sa  narration,  il  a  du  moins, 
pour  la  première  fois,  représenté  la  véritable  figure 
des  anciens  âges.  C'est  dans  la  grande  collection  de 
nos  chroniques  nationales,  procurée  par  dom  Bou- 
quet, qu'il  prit  conscience  de  sa  vocation  histo- 
rique. «  A  mesure,  dit-il,  que  j'avançais,  à  la  vive 
impression  du  plaisir  que  me  causait  la  peinture 
contemporaine  des  hommes  et  des  choses,  se 
joignait  un  secret  mouvement  de  colère  contre  les 
écrivains  modernes  qui,  loin  de  reproduire  fidèle- 
ment ce  spectacle,  avaient  travesti  les  faits,  déna- 
turé les  caractères,  imposé  à  tout  une  couleur 
fausse  ou  indécise  '.  »  Il  laisse  alors  la  politique 
pour  l'histoire  ;  il  «  plante  le  drapeau  de  la  réforme  »  ; 

1 .  Préface  de  Du;  ans  d'Études  Idslori^ues. 


238         LE  REALISME  DU  ROMANTISME. 

il  se  promet  de  retrouver,  de  restituer  enfin  cette 
vérité  originale,  naïve,  diverse,  que  les  historiens 
précédents  dérobaient  sous  les  plates  conventions 
de  leur  phraséologie  en  peignant  les  mêmes  person- 
nages et  les  mômes  mœurs  «  quatorze  fois  dans 
quatorze  siècles  ».  Thierry,  le  premier,  fit  de  l'his- 
toire un  drame  réel  et  actuel.  Qu'il  ait  tort,  après 
cela,  d'emprunter  à  Fortunat  ou  à  Wace  des  cou- 
leurs inexactes  qui  séduisent  son  imagination,  et 
de  suppléer  quelquefois  les  textes,  c'est  ce  que  nous 
disions  tout  à  l'heure.  Sa  méthode  n'est  pas  celle 
d'un  historien  dûment  scientifique.  Mais,  historien 
réaliste,  il  multiplie  les  traits  significatifs,  les 
détails  caractéristiques,  et  nous  rend  ainsi  l'image 
des  siècles  passés. 

Augustin  Thierry  s'était  d'abord  attaqué  aux 
fades  et  monotones  compilations  selon  le  mode  de 
Velly;  vers  la  fin  de  sa  carrière,  il  combattit  les  his- 
toriens nouveaux  qui,  abandonnant  l'analyse  et  l'ob- 
servation, rivalisaient  de]«  hardiesses  synthétiques  » 
et  ne  voyaient  plus  dans  «  le  cours  des  événements 
qu'une  perpétuelle  psychomachie  ».  «  Toute  histoire 
nationale  qui  s'idéalise  et  passe  en  formules, 
écrivait-il,  sort  des  conditions  de  son  essence,  elle 
se  dénature  et  périt  >k  Et,  craignant  que  la  nôtre, 
«  après  un  rapide  mouvement  de  progrès  »,  ne  soit 
«  comme  enrayée  par  l'affectation  des  méthodes 
transcendantes  »,  il  déclare  qu'on  doit  «  la  ramener 
fortement  à  la  réalité  '  ».  Réaliste  jadis  contre 
l'ancienne  école,  Augustin  Thierry  l'est  maintenant 
contre  ceux  qu'il  accuse  de  dévoyer  l'école  moderne  ; 
nous  trouvons  dans  ce  réalisme  l'unité  de  son  œuvre 

1.  Considérations  sur  l'Histoire  de  France,  chap.  v. 


LES   GENRES   LITTERAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.      239 

comme  nous  y  trouvons  le  fond  même  de  sa  concep- 
tion historique. 

Quand  l'auteur  des  Récits  mérovingiens  s'en  pre- 
nait aux  méthodes  transcendantes,  c'est  Michelet 
qu'il  avait  en  vue.  Et  sans  doute  Michelet,  par  bien 
des  côtés,  n'est  point  un  historien  réaliste. 

Sa  nature  d'esprit,  son  tour  d'imagination  le  por- 
taient naturellement  vers  ce  symbolisme  que  lui 
reproche  Augustin  Thierry.  Diminuant  le  plus  pos- 
sible l'influence  propre  des  grands  hommes,  il  les 
réduit  à  incarner  tel  principe  ou  telle  aspiration, 
tel  mouvement  populaire.  Il  explique  toute  une 
forme  sociale  par  un  petit  fait.  Il  prête  aux  races, 
aux  siècles,  aux  idées,  une  sorte  d'existence 
mythique.  Et,  d'autre  part,  il  se  met  lui-même  dans 
son  œuvre.  Il  ne  peut  pas,  il  ne  veut  pas  être  impar- 
tial; il  tient  l'impartialité  pour  une  abdication.  Il 
ne  nous  donne  point  le  récit  des  événements,  il 
exprime,  tandis  que  les  événements  défilent  devant 
lui,  son  enthousiasme,  sa  colère,  sa  tendresse,  son 
indignation,  sa  pitié,  sa  foi  :  c'est  l'histoire  vue  à 
travers  un  tempérament,  à  travers  une  âme  tou- 
jours passionnée  et  frémissante. 

Et  pourtant,  en  dépit  de  ce  symbolisme,  de  ce 
lyrisme,  de  ce  subjectivisme,  Michelet  a,  plus  que 
tout  autre  historien,  le  goût  et  le  sens  de  la  réalité, 
soit  de  la  réalité  documentaire,  qu'il  saisissait  dans 
les  monuments  originels,  soit  de  la  réalité  vivante, 
que  son  esprit  évoquait  avec  une  extraordinaire 
puissance. 

Dès  ses  débuts,  il  emploie  de  nouveaux  moyens 
d'information.  Le  premier,  il  cherche  les  faits  aux 
sources  mêmes.  Aucun  historien,  jusqu'en   1830, 


240  LE    REALISME    DU    ROMANTISME. 

n'avait  encore  consulté  les  pièces  inédites.  «  Cela 
commença,  dit-il,  par  l'usage  que  je  fis  dans  mon 
Histoire  du  mystérieux  registre  de  l'Interrogatoire 
du  Temple.  La  chronique  de  Du  Guesclin  m'aida 
aussi.  L'énorme  dépôt  des  Archives  me  fournissait 
une  foule  d'actes  à  l'appui  de  ces  manuscrits,  et 
pour  bien  d'autres  sujets.  C'est  la  première  fois  que 
l'histoire  eut  une  base  si  sérieuse1.  »  Mais  il  ne  se 
contenta  pas  de  lire  tous  les  textes,  môme  inédits, 
il  étudia  encore  les  inscriptions,  les  médailles,  les 
pierres  gravées  ;  il  mit  au  service  de  la  science  his- 
torique les  sciences  auxiliaires  qui  pouvaient  la  pré- 
ciser et  l'éclairer;  archéologue,  philologue,  numis- 
mate, ce  visionnaire  est  sans  conteste  l'historien  le 
plus  érudit  de  son  temps. 

On  lui  doit  notamment  lintroduction  de  la  géo- 
graphie dans  l'histoire.  Au  début  de  sa  République 
romaine,  se  trouvent  deux  chapitres  intitulés,  l'un, 
Aspect  de  Borne  et  du  Latium,  l'autre,  Tableau  de 
l'Italie;  il  nous  fait  aussitôt  connaître  le  terrain  sur 
lequel  va  d'abord  se  jouer  le  drame,  et  qui  en 
explique  les  péripéties.  De  même  pour  son  His- 
toire de  France.  Avant  que  la  nationalité  française 
ne  commence  de  prendre  forme,  il  caractérise  nos 
anciennes  provinces  jusque-là  dérobées  à  la  vue 
par  ce  «  vain  et  uniforme  brouillard  dont  l'empire 
allemand  avait  tout  couvert  »  ;  il  marque,  il  montre 
les  diversités  locales  du  pays  tel  que  le  dessinent 
les  montagnes  et  les  rivières2.  «  Sans  une  base  géo- 
graphique, déclare-t-il,  le  peuple,  l'acteur  histo- 
rique semble  marcher  en  l'air  comme  dans  les  pein- 


1.  Cf.  la  préface  de  1869  à  V Histoire  de  France. 

2.  Tome  II. 


LES  GENRES  LITTÉRAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.     241 

tures  chinoises,  où  le  sol  manque1.  »  Et  ce  sol  n'est 
pas  seulement  le  théâtre  de  l'action.  «  Par  la  nour- 
riture, le  climat,  etc.,  il  influe  de  cent  manières.  Tel 
le  nid,  tel  l'oiseau.  Telle  la  patrie,  tel  l'homme2.  » 
Voilà,  dans  l'histoire,  un  élément  nouveau,  et  un 
élément  bien  réaliste.  Michelet  n'écrivit  d'ailleurs 
son  Tableau  de  la  France  qu'après  avoir  visité  les 
provinces  dont  il  retrace  la  figure 3.  C'est  le  tableau 
d'un  grand  artiste  :  mais  l'artiste  s'y  assujettit  au 
géographe;  et  le  géographe  s'y  assujettit  à  l'his- 
torien, qui  envisage  les  hommes  et  les  événements 
comme  «  fruits  »  de  la  terre. 

Rompant  d'autre  part  avec  Augustin  Thierry 
pour  nier,  soit  l'irréductibilité  des  races  et  les 
suites  indéfinies  des  conquêtes,  soit  la  prépondé- 
rance des  grands  hommes  dans  l'évolution  histo- 
rique, il  met  en  pleine  lumière  le  développement 
normal  de  la  vie,  le  travail  spontané  par  lequel  les 
peuples  s'engendrent  eux-mêmes.  «  L'élément  de 
race,  dit-il,  est  secondaire,  subordonné  au  travail 
qu'opère  sur  soi  toute  société...  L'humanité  se  fait; 
cela  veut  dire  que  les  masses  font  tout,  que  les 
grands  hommes  font  peu  de  chose,  que  ces  pré- 
tendus dieux,  ces  géants,  ces  titans  (presque  tou- 
jours des  nains)  ne  trompent  sur  leur  taille  qu'en 
se  hissant  aux  épaules  dociles  du  bon  géant,  le 
peuple...  Fatalisme  de  race  et  fatalisme  légendaire 
des  grands  hommes  providentiels,  deux  écueils  de 


1.  Préface  de  1869. 

2.  Ibid. 

3.  Dans  ses  carnets  de  voyages  publiés  en  1893  (Sur  les  chc~ 
mins  de  VEurope),  on  retrouve  maints  traits  de  son  Histoire  de 
France  qui  avaient  paru  des  saillies  d'imagination  et  qui  étaient 
en  réalité  les  notes  d'un  observateur  prises  sur  le  vif. 

LE   RÉALISME    DU    ROMANTISME.  16 


242  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

l'histoire.  Je  les  fuyais  également  '.  »  Exposer 
comme  quoi  la  France,  en  vertu  d'un  progrès  con- 
tinu et  naturel,  transforme  au  cours  des  siècles 
«  ses  éléments  bruts  »,  tel  est  l'objet  essentiel  que 
Michelet  se  propose.  «  Des  municipes  romains,  des 
tribus  allemandes,  du  clan  celtique,  annulés,  dis- 
parus, nous  avons  tiré  à  la  longue  des  résultats 
tout  autres,  et  contraires  même,  en  grande  partie, 
à  tout  ce  qui  les  précéda.  La  vie  a  sur  elle-même 
une  action  de  personnel  enfantement,  qui,  de  maté- 
riaux préexistants,  nous  crée  des  choses  absolu- 
ment nouvelles.  Du  pain,  des  fruits  que  j'ai  mangés, 
je  fais  du  sang  rouge  et  salé  qui  ne  rappelle  en  rien 
ces  aliments  d'où  je  le  tire.  Ainsi  va  la  vie  histo- 
rique, ainsi  va  chaque  peuple,  se  faisant,  s'engen- 
drant,  broyant,  amalgamant  des  éléments  qui  y 
restent  sans  doute  à  l'état  obscur  et  confus,  mais 
sont  bien  peu  de  chose  relativement  à  ce  que  fit  le 
long  travail  de  la  grande  âme 2.  »  Et  certes,  ce  «  tra- 
vail de  soi  sur  soi  »  demeure  quelque  chose  de  mysté- 
rieux. Aussi  Michelet  ne  prétend-il  pas  l'expliquer. 
Il  le  constate  du  moins,  le  suit  à  travers  les  âges, 
en  indique  les  résultats;  et  il  débarrasse  ainsi  la 
science  de  doctrines  arbitraires,  que  démentent  soit 
la  biologie  elle-même,  soit  l'étude  objective  des  faits 
historiques. 

Enfin  et  surtout  Michelet  est  réaliste  par  sa  con- 
ception de  l'histoire  intégrale.  Chacun  des  histo- 
riens antérieurs  se  mettait  à  un  point  de  vue  parti- 
culier; tel  considérait  spécialement  la  race  et  tel  les 
institutions.    Avec    lui,    l'histoire    devenant    plus 


1.  Préface  de  1866. 

2.  Préface  de  1869. 


LES   GENRES  LITTERAIRES  :    flISTOIRE,    CRITIQUE.     243 

«  spirituelle  »,  devint  aussi  plus  «  matérielle  »  ;  plus 
spirituelle,  parce  qu'il  étudiait  non  seulement  les 
institutions,  mais  encore  les  idées,  les  mœurs,  «  le 
grand  mouvement  progressif  intérieur  de  l'âme 
nationale  »  ;  plus  matérielle,  parce  qu'il  tint  compte 
non  seulement  de  la  race,  mais  encore  du  sol,  du 
climat,  des  aliments,  des  circonstances  ou  condi- 
tions physiques  et  physiologiques.  Morceler  l'his- 
toire, c'est  la  fausser.  Les  diverses  parties  s'en 
éclairent  l'une  l'autre.  Celle  qu'on  isole  n'a  plus, 
ainsi  détachée  de  l'ensemble,  qu'une  vérité  factice 
ou  même  qu'une  unité  superficielle;  et  notamment 
l'histoire  politique  ne  peut  être  bien  comprise  quand 
on  l'abstrait  de  l'histoire  religieuse,  philosophique, 
morale  ou  littéraire.  Pour  retrouver  la  vie,  on  doit 
«  la  suivre  en  toutes  ses  voies,  toutes  ses  formes, 
tous  ses  éléments  »,  bien  mieux,  on  doit  «  rétablir 
le  jeu  de  tout  cela,  l'action  réciproque  des  forces1  ». 
Ainsi  procède  Michelet  :  et,  en  montrant  à  l'œuvre, 
dans  la  solidarité  de  leurs  fonctions  respectives,  les 
divers  agents  parle  concours  desquels  la  vie  se  déve- 
loppe et  se  manifeste,  il  ressaisit  cette  réalité  orga- 
nique dont  toutes  les  parties  forment  un  seul  corps. 
Essentiellement  réaliste,  il  conçoit  l'histoire  de 
la  même  façon  que  les  romantiques  conçoivent  le 
drame.  Selon  Victor  Hugo,  le  drame  devait  peindre 
toute  la  vie  et  tout  l'homme,  mettre  en  scène  le 
corps  aussi  bien  que  l'âme,  allier  le  «  grotesque  »  et 
le  «  sublime  »,  présenter  une  image  complète  de  la 
nature  ;  voilà  l'idée  générale  où  se  ramène  la  pré- 
face de  Cromwell.  Encore  y  avait-il,  antérieurement 
au  romantisme,   deux  genres    dramatiques,  et  la 

1.  Préface  de  1869, 


244  LE  RÉALISME   BU   ROMANTISME. 

nouvelle  école  ne  voulait  que  les  unir  et  les  fondre, 
combiner  la  comédie  de  Molière  avec  la  tragédie  de 
Corneille.  Mais,  si  l'ancien  théâtre,  séparant  la  pre- 
mière de  la  seconde,  en  faisait  du  moins  un  genre  à 
part,  l'histoire  ne  lui  donnait  aucune  place.  Telle  que 
l'entendaient  les  classiques,  elle  comptait  parmi  les 
genres  «  nobles  »  dont  le  moindre  trait  comique  eût 
compromis  la  dignité.  Ces  bienséances  convention- 
nelles, les  prédécesseurs  immédiats  de  Michelet, 
Augustin  Thierry  comme  les  autres,  y  restèrent 
soumis;  lui  seul  osa  mêler  le  comique  au  tragique. 
Veut-on  quelques  exemples?  Pour  le  faire  court, 
bornons-nous  à  deux  ou  trois  portraits.  Voici 
comment  il  peint  Ronsard  :  «  Dans  une  de  ses  tours 
du  château  de  Meudon,  ce  protecteur  des  lettres  [le 
cardinal  de  Lorraine]  logeait  un  maniaque,  enragé 
de  travail,  de  frénétique  orgueil,  le  capitaine  Ron- 
sard, ex-page  de  la  maison  de  Guise.  Cet  homme, 
cloué  là  et  se  rongeant  les  ongles,  le  nez  sur  ses 
livres  latins,  arrachant  des  griffes  et  des  dents  les 
lambeaux  de  l'Antiquité,  rimait  le  jour,  la  nuit,  sans 
lâcher  prise.  Jeune  encore,  mais  devenu  sourd, 
d'autant  plus  solitaire,  il  poursuivait  la  muse  de  son 
brutal  amour...  Il  frappait  comme  un  sourd  sur  la 
pauvre  langue  française1  ».  Qu'on  se  rappelle 
encore  le  portrait  de  Louis  XI,  celui  du  cardinal 
d'Amboise,  celui  de  Maximilien,  «  grande  figure 
osseuse,  fort  militaire,  d'un  nez  monumental,  don 
Quichotte  sans  naïveté,  chasseur  avant  tout,  et 
secondairement  empereur,  la  jambe  de  cerf  et  la 
cervelle  aussi2  ».  Et  citons  enfin  celui  du  cardinal 


1.  Tome  IX,  chap.  vin  (édit.  Flammarion,  p.  120). 

2.  Tome  VII,  chap.  vm,  p.  242. 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.     245 

Dubois  :  «  Rarement  on  le  montre  de  face  ;  les  yeux 
sont  trop  sinistres,  et  l'ensemble  trop  bas.  On  aime 
mieux  le  donner  de  profil,  et  alors  sa  figure  ne 
manque  pas  d'énergie.  Sous  une  vilaine  petite  per- 
ruque blonde,  elle  pointe  violemment  en  avant 
comme  celle  d'une  bête  de  proie,  «  d'une  fouine  », 
dit  Saint-Simon.  Comparaison  trop  délicate.  Il  a  un 
mufle  fort,  de  grossière  animalité,  d'appétit  mons- 
trueux, qui  doit  en  faire  ou  un  vilain  satyre  de 
mauvais  lieux  ou  un  chasseur  d'intrigues  nocturnes, 
une  furieuse  taupe,  qui,  de  ce  mufle,  percera  dans 
la  terre  ces  trous  subits  qui  mènent  on  ne  sait  où  l  ». 

Portraits  ou  scènes  et  tableaux,  Michelet,  sans 
souci  d'un  faux  décorum,  reproduit  la  réalité  en  ce 
qu'elle  a  de  vulgaire,  de  trivial,  de  grotesque.  Et  il 
ne  s'agit  pas  seulement  de  telle  ou  telle  figure,  de 
tel  ou  tel  épisode;  comme  pour  le  drame  roman- 
tique, c'est  le  ton  qui,  d'un  bout  à  l'autre,  n'est  plus 
le  même.  Avec  Michelet,  l'histoire  rebute  les  con- 
ventions d'une  noblesse  factice  ;  il  nous  met  sous 
les  yeux  la  comédie  humaine. 

On  lui  refuse  le  nom  de  réaliste  parce  que  son 
imagination  et  sa  sensibilité  l'ont  souvent  égaré. 
«  Mon  livre,  déclare-t-il,  c'est  moi.  »  Seulement,  et 
il  l'ajoute  aussitôt,  l'histoire  fait  bien  plus  l'historien 
que  l'historien  ne  la  fait.  Après  avoir  dit  :  «  Mon 
livre,  c'est  moi  »,  il  s'explique  en  disant  :  «  Mon 
livre  m'a  créé,  ce  fils  a  fait  son  père2  ».  Pourtant 
lui-même  appréhende  que  l'identité  du  livre  et  de 
l'auteur  ne  soit  dangereuse.  Oui,  sans  doute,  elle 
peut  l'être;  et,  encore  une  fois,  son  imagination  le 


1 .  Tome  XIV,  chap.  m,  p.  60.  Cf.  encore,  même  tome,  p.  320-321 . 

2.  Préface  de  1869. 


246  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

fourvoie  souvent  dans  un  symbolisme  arbitraire, 
sa  sensibilité  ne  lui  laisse  pas  toujours  un  juge- 
ment assez  ferme.  Mais  il  leur  doit  aussi  l'intelli- 
gence de  la  vie  historique,  et  ce  don  extraordinaire 
de  nous  rendre  le  passé  comme  présent.  Elles  éclai- 
rent les  vieux  textes,  en  illuminent  la  signification; 
elles  évoquent  hommes  et  choses,  elles  «  ressus- 
citent »  les  siècles  morts. 


Nous  avons  vu  de  quelle  façon  le  romantisme 
renouvela  l'histoire  par  le  sens  du  relatif,  du  parti- 
culier, du  concret  ;  et,  pour  s'en  rendre  compte,  il 
suffisait  de  comparer  les  historiens  romantiques 
avec  leurs  prédécesseurs.  Ce  sont  eux  qui  substi- 
tuèrent la  diversité  à  l'uniformité,  l'individu  au  type, 
la  chose  à  l'idée. 

Cependant,  vers  le  milieu  du  xixe  siècle,  quand 
une  école  nouvelle  s'insurgea  contre  l'école  roman- 
tique, elle  méconnut  ce  que  le  romantisme  avait 
introduit  de  réalité  dans  l'histoire  ainsi  que  dans  les 
autres  genres.  Voyant  en  Michelet  et  en  Augustin 
Thierry  des  poètes  épiques  ou  lyriques,  les  historiens 
dits  réalistes  prétendaient  que  l'histoire  imposât 
une  complète  répression  du  moi.  Or,  ceux  d'entre 
eux  auxquels  notre  littérature  donne  une  place  ne 
se  montrent  guère  moins  subjectifs  que  leurs  pré- 
décesseurs. Mais,  du  reste,  l'histoire  vraiment  objec- 
tive cesse  d'être  un  genre  littéraire,  et  même  ne 
mérite  pas  le  nom  d'histoire. 

Est-ce  Renan  et  Taine  que  l'on  oppose  à  Augus- 
tin Thierry  et  à  Michelet  ? 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.     247 

Renan  travaille  sur  des  documents  collationnés 
et  contrôlés  par  les  exégètes  antérieurs;  et,  si 
l'étendue  de  son  sujet  ne  lui  permettait  pas  de  les 
collationner  et  de  les  contrôler  personnellement, 
pourquoi  entreprit-il  un  sujet  d'une  telle  étendue? 
Aussi  bien  son  œuvre  contient  maintes  parties  qui 
doivent  toute  leur  valeur  à  «  l'interprétation  divina- 
trice »;  il  plaidait  sa  propre  cause,  dans  un  éloge 
d'Augustin  Thierry,  en  défendant  contre  les  histo- 
riens scientifiques  et  leur  «  prétendue  exactitude  », 
qui  «  n'est  au  fond  qu'un  mensonge  »,  la  légitimité 
et  la  nécessité  de  l'intuition.  Sur  la  vie  de  Jésus 
et  celle  de  ses  disciples,  sur  les  premiers  temps  de 
l'Église  chrétienne,  il  ne  trouvait  presque  rien  d'au- 
thentique ou  de  précis.  Qu'importe? Ce  qu'il  ne  sait 
pas,  ce  qu'on  ne  peut  savoir,  il  le  conjecture,  au 
besoin  il  l'invente.  Jamais  historien  n'appliqua  une 
méthode  moins  scientifique.  Toutes  ses  phrases 
dans  tel  ou  tel  chapitre  devraient,  il  nous  en  avertit, 
commencer  par  un  peut-être.  Il  considérait  l'his- 
toire comme  «  une  de  ces  petites  sciences  hypothé- 
tiques »,  aussitôt  défaites  que  faites.  Suivant  lui, 
l'essentiel  pour  l'historien  est  d'écrire  une  œuvre 
«  dont  toutes  les  parties  se  commandent  et  s'appel- 
lent »,  de  mettre  dans  les  choses  l'unité  que  la 
«  conscience  »  révèle.  «  Ce  qu'il  faut  rechercher,  ce 
n'est  pas  la  certitude  des  minuties,  c'est  la  justesse 
du  sentiment  général,  la  vérité  dans  la  couleur... 
Les  textes  ont  besoin  de  l'interprétation  du  goût 
et  il  faut  les  solliciter  doucement  jusqu'à  ce  qu'ils 
arrivent  à  se  rapprocher  et  à  fournir  un  ensemble  où 
toutes  les  données  soient  heureusement  fondues  K  » 

1.  Introduction  à  la  Vie  de  Jésus. 


248  LE   RÉALISME   DU   ROMANTISME. 

Ainsi  Renan  considère  la  vraisemblance  comme 
«  le  grand  signe  »  du  vrai.  Quand  on  ne  peut 
pas  atteindre  sûrement  la  vérité  des  «  circons- 
tances matérielles  »,  —  et  peut-on  jamais  l'attein- 
dre? —  la  seule  condition,  à  l'en  croire,  c'est  de 
faire  un  récit  vraisemblable,  dans  lequel  «  rien  ne 
détonne  ».  Sous  le  nom  de  conscience  ou  de  goût,  il 
admet,  sinon  les  préjugés  de  l'historien  et  ses  idées 
personnelles,  du  moins  son  tact,  sa  manière  de 
sentir  et  son  tour  d'imagination,  sa  fantaisie  peut- 
être,  en  tout  cas  sa  complexion  mentale.  Augustin 
Thierry  et  Michelet  sont  taxés  de  subjectivisme  :  en 
vérité,  Renan  mériterait  plus  qu'eux  ce  reproche. 
Et  non  pas  seulement  parce  qu'il  accorde  davan- 
tage à  l'hypothèse,  à  la  divination,  mais  encore 
parce  qu'il  met  quelque  chose  de  soi  dans  ses  héros 
préférés.  Il  modèle  leur  âme  d'après  la  sienne.  Nous 
le  reconnaissons  jusque  chez  son  Jésus;  il  prête 
au  Christ  sa  «  distinction  »,  sa  virtuosité  d'artiste, 
son  détachement,  «  ce  sourire  fin,  silencieux  »  qui 
implique  une  philosophie  transcendante  :  il  en  fait 
le  plus  exquis  des  ironistes. 

Quant  à  Taine,  on  sait  quelles  critiques  lui  adresse 
l'école  moderne.  Les  facultés  supérieures  de  ce 
puissant  esprit  ne  sont  point  celles  que  doit  avoir 
l'historien  vraiment  scientifique.  Il  abstrait,  d'une 
part,  et  simplifie  outre  mesure,  il  réduit  les  choses 
et  les  êtres  en  formules  saisissantes,  mais  incom- 
plètes. Et,  d'autre  part,  il  subordonne  l'histoire  à 
sa  conception  pessimiste  de  la  nature  humaine. 
Pour  lui,  l'homme,  qu'amende  superficiellement 
une  civilisation  précaire,  reste  le  «  gorille  »  des 
âges  primitifs;  et  ce  gorille,  il  veut  partout  le 
retrouver.  Il  le   retrouve  de  préférence  dans   les 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.     249 

acteurs  de  la  Révolution,  qui  eut  le  tort  à  ses  yeux 
de  relâcher  des  contraintes  salutaires,  qui  l'irrite, 
qui  l'effraie,  et  dont  il  ne  signale  guère  que  les  vio- 
lences. Michelet  en  voyait  ce  qu'elle  comporte  de 
grand,  de  généreux;  Taine  l'explique  tout  entière 
par  le  déchaînement  des  appétits.  Chez  Taine, 
jusque  dans  le  ton,  ou  même,  si  l'on  peut  dire, 
jusque  dans  les  gestes,  on  sent  l'orateur,  qui  écrit 
l'histoire  ad  probandum  ;  orateur  admirable  pour 
sa  passion  aussi  bien  que  pour  sa  logique,  mais, 
malgré  la  diligence  de  ses  enquêtes,  traitant  l'his- 
toire comme  une  science  beaucoup  moins  que 
comme  un  art. 

Mettrons-nous  à  part  Fustel  de  Coulanges? 
L'école  scientifique,  dont  il  a  été  le  premier  maître, 
ne  craint  pas  de  lui  faire  son  procès.  Dans  la  Cité 
antique,  il  démontre,  dit-on,  plutôt  qu'il  n'expose  ; 
et,  négligeant  tout  ce  qui  pourrait  infirmer  sa 
démonstration,  il  rapporte  à  une  cause  unique 
l'histoire  de  la  société  humaine.  Les  nouveaux 
docteurs  n'épargnent  même  pas  ses  œuvres  sui- 
vantes. On  lui  reproche  d'y  embrasser  souvent  d'un 
seul  coup  d'œil  une  trop  longue  suite  d'événements 
ou  un  groupe  d'hommes  trop  considérable,  et  de 
leur  imposer  une  factice  unité.  On  lui  reproche 
surtout  de  n'y  être  pas  aussi  objectif  qu'il  le  croit  ; 
et,  par  exemple,  on  prétend  y  trouver  je  ne  sais 
quel  «  romanisme  »  inconscient,  qui  l'incline  à 
diminuer  la  part  de  l'élément  tudesque  dans  les 
origines  de  nos  institutions  féodales,  puis,  quand 
les  Franks  ont  envahi  la  Gaule,  à  effacer  trop  vite 
les  traces  de  la  conquête. 

Cependant  Fustel  de  Coulanges  est,  entre  nos 


250  LE    REALISME    DU    ROMANTISME. 

grands  historiens,  le  plus  sévère.  Nul  autre  ne  se 
prémunit  contre  les  chances  d'erreur  en  étudiant  les 
documents  avec  plus  de  soin;  nul  autre  n'a  plus 
sincèrement  réservé  ses  opinions,  ses  convictions 
personnelles,  n'a  plus  fermement  écarté  soit  l'esprit 
de  parti,  soit  l'esprit  de  système,  n'a  plus  stric- 
tement borné  son  ambition,  comme  il  le  dit  en 
propres  termes,  à  bien  voir  les  faits  et  à  les  bien 
comprendre,  à  n'écrire  et  à  ne  penser  que  d'après 
les  textes  '. 

Mais,  quelle  que  soit  l'austérité  de  sa  méthode 
technique,  Fustel  de  Coulanges  ne  bannit  pourtant 
pas  les  idées  générales  ;  il  n'exclut  pas  la  synthèse 
—  «  une  heure  de  synthèse  »  après  «  des  années 
d'analyse2  »  —  sous  prétexte  que  l'analyse  reste 
toujours  inachevée;  il  ne  se  résigne  pas  à  séparer 
l'histoire  de  la  philosophie,  qui  seule  en  donne  le 
sens.  Et,  grand  historien  par  là  même,  c'est  aussi 
par  là  que  son  œuvre  excède  et  transgresse  la 
rigoureuse  discipline  des  purs  érudits. 


Si  nos  érudits  contemporains  font  profession 
d'une  objectivité  absolue,  ceux  qui  s'y  astreignent 
comptent-ils  parmi  les  véritables  historiens?  Leurs 
écrits  du  moins  ne  contiennent  rien  de  littéraire. 

On  peut  s'expliquer  aisément  pourquoi  l'histoire 
devait,  par-dessus  tous  les  autres  genres,  subir 
l'influence  du  réalisme  scientifique  qui  prévalut  à 
notre  époque.  Des  faits  avérés  et  positifs,  en  voilà 


1.  La  Monarchie  franque,  chap.  i. 

2.  Introduction  à  la  Gaule  romaine. 


LES    GENRES   LITTERAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.      2b  1 

l'élément  primordial  ;  et  nous  savons  que,  pendant 
ces  quarante  ou  cinquante  dernières  années,  l'éru- 
dition historique,  sans  parler  des  sciences  auxi- 
liaires, s'est  prodigieusement  étendue  ou  enrichie, 
que  les  travailleurs  modernes  ont  en  mains  une  foule 
de  documents  jusqu'alors  inédits  ou  négligés.  Or, 
l'historien  littéraire  peut  en  quelque  sorte  être  com- 
paré au  poète  épique  :  mais  le  poète  épique  choisit 
son  sujet  dans  les  époques  fabuleuses  ;  et,  quant  à 
l'historien,  les  facultés  par  lesquelles  il  fait  œuvre 
d'artiste  ont  un  déploiement  d'autant  plus  restreint 
que  sa  matière  est  plus  précisément  fixée.  Les 
progrès  de  l'érudition  réduisent  toujours  davantage 
le  rôle  de  l'art;  ce  que  gagne  ainsi  la  science,  c'est 
l'art  qui  le  perd. 

Au  reste,  telle  qu'on  l'entend  aujourd'hui,  l'his- 
toire élimine  la  personnalité  de  l'historien  comme 
la  zoologie  celle  du  zoologiste  ;  elle  proscrit  le  senti- 
ment et  l'imagination,  elle  supprime  le  pittoresque 
et  le  dramatique,  elle  interdit  les  synthèses,  les 
vues  générales,  les  conclusions  de  longue  portée, 
elle  ne  tolère  dans  la  forme  que  les  qualités  de  la 
prose  scientifique.  Elle  n'accorde  rien  au  génie  de 
l'écrivain,  je  veux  dire  à  son  moi.  Elle  est  une 
œuvre  collective,  une  œuvre  presque  anonyme.  Le 
souci  de  l'exactitude  lui  a  ôté  ce  qui  en  faisait 
jusque-là  une  forme  d'art. 

Mais  peut-elle  donc  n'admettre  aucun  élément 
subjectif?  Aussitôt  qu'elle  sort  de  la  statistique 
pure,  le  moi,  forcément,  y  joue  son  rôle. 

Demandons-nous  pourquoi  Fustel  de  Coulanges, 
si  diligent  et  si  scrupuleux,  invitait  ses  auditeurs 
à  ne  pas  le  croire  sur  parole.  Il  savait  que  l'his- 


252  LE   RÉALISME  DU   ROMANTISME. 

torien  ne  s'affranchit  jamais  de  son  moi;  il  sentait 
bien  que  lui-même  n'y  était  pas  toujours  parvenu. 
Faire  d'abord  «  table  rase  »  en  abordant  n'importe 
uel  sujet,  c'est  le  premier  article  de  sa  discipline. 
Et  voilà  sans  doute  une  très  louable  rigueur.  Seu- 
lement elle  dénote,  prenons-y  garde,  un  scepti- 
cisme radical.  Renan  fut  traité  de  sceptique  pour 
avoir  dit  que  l'histoire  se  renouvelle  sans  cesse  : 
enjoindre  à  l'historien  de  remettre  chaque  fois  tout 
en  question,  n'est-ce  pas  convenir  aussi  qu'il  faut 
sans  cesse  la  recommencer,  et  que,  par  conséquent, 
elle  n'a  rien  de  vraiment  scientifique? 

On  ne  saurait  assimiler  l'histoire  aux  sciences 
naturelles.  Assimilons-la  plutôt  à  la  psychologie 
dans  une  œuvre  d'art.  Sous  le  nom  de  psycho-phy- 
sique, la  psychologie  moderne  veut  devenir  une 
science.  Je  ne  sache  pas  cependant  que  les  travaux 
de  nos  «  psycho-physiciens  »  aient  supplanté  l'art 
psychologique  du  romancier  ou  du  dramatiste. 
Autre  chose  est  d'analyser,  comme  eux,  les  phéno- 
mènes mentaux,  autre  chose  de  créer  des  âmes, 
comme  le  dramatiste  et  le  romancier;  et,  quelques 
progrès  que  puisse  faire  la  psycho-physique,  les 
personnages  d'un  Racine  ou  ceux  d'un  Balzac 
resteront,  ce  semble,  d'admirables  exemplaires  de 
psychologie  vivante. 

Prétend-on,  d'autre  part,  que  l'histoire  recherche 
avant  tout  la  vérité?  Il  n'y  a  point  de  vérité  humaine 
sans  vie.  Borner  l'histoire  à  une  notation  sèche  et 
nue,  à  un  pur  catalogue,  c'est  proprement  la  tuer. 
Si,  en  élaborant  la  matière  historique,  les  érudits 
s'acquittent  d'une  besogne  fort  estimable,  celui-là 
seul  est  vraiment  historien,  qui,  des  matériaux 
fournis  par  l'érudition,  dégage  la  réalité  vivante. 


LES   GENRES   LITTERAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.      253 

En  somme,  les  historiens  romantiques  méritent 
le  nom  de  réalistes  pour  s'être  appliqués  soit  à 
l'étude  directe  des  textes,  soit  à  la  représentation 
expressive  des  événements  et  des  figures,  et  pour 
avoir  les  premiers  tenu  compte  de  certains  éléments 
positifs,  tels  que  la  race,  le  sol,  le  climat,  la  nour- 
riture. Comparés  avec  les  plus  scientifiques  des 
historiens  modernes,  ils  sont,  reconnaissons-le, 
moins  exacts.  Ils  sont  moins  exacts  que  ces  érudits 
dont  l'office  ne  consiste  qu'à  enregistrer  des  mercu- 
riales ou  des  bilans;  mettant  en  jeu  leur  imagina- 
tion et  leur  sensibilité,  ils  ne  font  pas  ce  qu'on 
nomme  œuvre  de  science.  Et  cependant  c'est  aussi 
par  leur  sensibilité  et  leur  imagination  qu'ils  rani- 
ment le  passé,  qu'ils  nous  en  donnent  la  sensation 
directe,  et,  pour  ainsi  dire,  qu'ils  le  réalisent  sous 
nos  yeux. 


II.    —   LA   CRITIQUE. 

Dans  la  critique  comme  dans  l'histoire,  le  roman- 
tisme substitue  le  point  de  vue  relatif  au  point  de 
vue  absolu;  c'est  la  tirer,  comme  l'histoire,  de  la 
généralisation  et  de  l'abstraction,  c'est  la  rendre 
réaliste. 

Nous  ne  parlerons  pas  de  la  critique  pseudo- 
classique, qui  se  contenta  de  maintenir  avec  une 
jalouse  vigilance  les  règles  consacrées  et  de  com- 
battre toute  innovation.  A  l'égard  de  la  critique 
classique,  elle  avait  été  doctrinale;  elle  appré- 
ciait les  œuvres  selon  des  principes  qui,  fondées 
sur  la  raison  abstraite,  restaient  par  conséquent 


254         LE  REALISME  DU  ROMANTISME. 

immuables;  elle  imposait,  en  chaque  genre,  une 
forme  unique  de  beauté. 

Quelques  écrivains  du  XVIIe  siècle  font  pourtant 
exception,  et  nous  les  avons  déjà  nommés  en  par- 
lant de  l'histoire;  dans  le  domaine  de  la  critique, 
leur  relativisme  ne  les  distingue  pas  moins  de  leurs 
contemporains.  Ce  sont  surtout  Saint-Évremond.  et 
Fénelon. 

Saint-Évremond  se  plaint  qu'on  «  veuille  toujours 
régler  des  ouvrages  nouveaux  par  des  lois  éteintes  ». 
«  Tout,  dit-il,  est  changé  :  les  dieux,  la  nature,  la 
politique,  les  mœurs,  les  manières;  tant  de  change- 
ments n'en  produiront-ils  point  dans  nos  ouvrages?  » 
Et,  réservant  certaines  lois  qui  portent  la  marque 
d'une  «  raison  incorruptible  »,  il  déclare  que  les 
autres  «  meurent  de  vieillesse,  périssent  avec  leur 
nation  comme  les  maximes  de  gouvernement l.  » 
Quant  à  Fénelon,  son  admiration  pour  les  anciens 
ne  l'empêche  pas  d'admettre,  aussi  bien  que  Saint- 
Évremond,  la  relativité  des  règles.  Contre  ceux 
qui  taxent  Homère  de  «  bassesse  »,  il  ne  soutient 
pas,  avec  Boileau,  qu'Homère  est  toujours  noble; 
il  remarque  seulement  que  Y  Iliade  et  Y  Odyssée 
peignent  les  hommes  de  l'époque  où  elles  furent 
écrites.  Cette  admiration,  chez  lui,  n'exclut  pas 
l'intelligence  des  diversités.  Il  reconnaît  dans  les 
Grecs  un  certain  génie  qui  leur  est  propre,  il  se 
rend  compte  que  leur  état  social  et  les  qualités  de 
leur  race  étaient  tout  particulièrement  favorables  à 
un  genre  de  perfection  où  des  nations  moins  jeunes 
et  moins  bien  douées  ne  sauraient  atteindre,  que 
la   simplicité  de  leur  civilisation,  leur  souplesse, 

1.  Sur  les  Poèmes  des  anciens. 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.      2R5 

leur  native  élégance,  leur  sentiment  si  fin  de  la 
mesure  et  de  l'harmonie  les  rendent  uniques  et  ini- 
mitables. Le  principal  argument  des  «  modernes  » 
dénotait  un  dogmatisme  absolu;  ils  alléguaient 
la  constance  de  la  nature.  Mais  la  nature  n'est 
point  toujours  et  partout  identique,  elle  varie  d'un 
peuple  à  un  autre  peuple,  d'un  siècle  à  un  autre 
siècle;  et  voilà  ce  que  Fénelon  leur  remontre  i.  Son 
relativisme,  qui  le  sépare  des  «  anciens  »,  le  sépare 
également  des  «  modernes  »  ;  caries  deux  partis  ont, 
au  fond,  la  même  doctrine,  et,  chez  les  modernes 
comme  chez  les  anciens,  cette  doctrine  relève  d'un 
rationalisme  qui  ne  veut  faire  aucune  distinction 
entre  les  siècles  ni  entre  les  peuples. 

Fénelon  et  Saint- Évremond  devançaient  leur 
temps.  Le  théoricien  attitré  de  l'école  classique, 
Boileau,  dont  l'autorité  se  maintint  jusqu'à  l'avène- 
ment du  romantisme,  ne  fit  en  somme  que  formuler 
des  règles.  Il  n'explique  pas  les  œuvres.  Il  les  isole 
des  circonstances  et  des  conditions  où  elles  se  sont 
produites,  les  détache  de  leurs  auteurs,  les  juge 
d'après  un  type  idéal,  qu'il  tient  pour  antérieur  et 
supérieur  à  tout  exemplaire.  La  critique,  selon  lui, 
ne  doit  avoir  d'autre  instrument  que  la  raison, 
servie  par  un  goût  plus  ou  moins  délicat;  elle  ne 
doit  avoir  d'autre  rôle  que  de  marquer  ce  qui  est 
bon  et  ce  qui  est  mauvais,  de  louer  les  qualités  et 
de  blâmer  les  défauts. 

Au  xviii6  siècle,  le  dogmatisme  de  l'âge  précédent 
subit  dans  tous  les  domaines  de  graves  atteintes. 
Dans  celui  de  la  religion,  dans  ceux  de  la  morale  et 

i.  Lettre  à  l'Académie,  chap.  vm. 


256         LE  REALISME  DU  ROMANTISME. 

de  la  politique,  les  philosophes  ne  respectent  aucun 
des  principes  que  le  xvne  siècle  affirmait  ou  qu'il 
n'osait  débattre. 

Cependant  notre  littérature  proprement  dite  reste 
fidèle  aux  traditions  du  classicisme.  En  matière 
d'art,  Voltaire,  qui  régit  alors  la  critique,  est,  sur 
presque  tous  les  points,  un  disciple  de  Boileau. 
Sans  doute,  foncièrement  relativiste,  il  ne  saurait 
admettre,  ainsi  que  Boileau,  une  seule  forme  de 
beauté,  un  modèle  immuablement  fixé  pour  chaque 
genre.  S'il  se  plaît  à  répéter,  en  écrivant  l'histoire, 
que  les  institutions  politiques  et  sociales  changent 
sans  cesse,  les  maximes  littéraires  ne  lui  paraissent 
pas  plus  stables  *.  Mais,  quelque  peu  dogmatiste  qu'il 
soit  comme  philosophe,  Voltaire  a  le  goût  classique. 
Malgré  bien  des  boutades,  il  observa  toujours  et 
défendit  les  règles  consacrées;  et  l'on  peut  dire  que 


1.  «  Il  faut  dans  tous  les  arts  se  donner  bien  de  garde  de  ces 
définitions  trompeuses  par  lesquelles  nous  osons  exclure  toutes 
les  beautés  qui  nous  sont  inconnues  ou  que  la  coutume  ne  nous 
a  pas  encore  rendues  familières.  11  n'en  est  point  des  arts,  et 
surtout  de  ceux  qui  dépendent  de  l'imagination,  comme  des 
ouvrages  de  la  nature.  Nous  pouvons  définir  les  métaux,  les 
minéraux,  les  éléments,  les  animaux,  parce  que  leur  nature  est 
toujours  la  même;  mais  presque  tous  les  peuples  les  plus  voi- 
sins diffèrent;  que  dis-je?  la  même  nation  n'est  plus  reconnais- 
sable  au  bout  de  trois  ou  quatre  siècles.  Dans  les  arts  qui  dépen- 
dent purement  de  l'imagination,  il  y  a  autant  de  révolutions  que 
dans  les  États;  ils  changent  en  mille  manières  tandis  qu'on 
cherche  à  les  fixer...  Les  hommes  ont  en  tout  pays  un  nez  et 
une  bouche;  mais  l'assemblage  de  ces  traits  qui  fait  une  beauté 
en  France  ne  réussira  pas  en  Turquie,  ni  la  beauté  turque  à 
la  Chine;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  aimable  en  Asie  et  en  Europe 
serait  regardé  comme  un  monstre  dans  le  pays  de  la  Guinée. 
Puisque  la  nature  est  si  différente  d'elle-même,  comment  veut-on 
asservir  à  des  lois  générales  des  arts  sur  lesquels  les  coutumes, 
c'est-à-dire  l'inconstance,  ont  tant  d'empire?  »  (Essai  sur  la 
Poésie  épique.) 


LES   GENRES   LITTERAIRES  :    11IST0IRE,    CRITIQUE.      257 

la  critique  devait  opérer  son  évolution  en  dehors  de 
lui,  voire  contre  lui. 

Pour  ce  qui  est  de  Jean-Jacques  Rousseau,  il 
opposa  le  sens  propre  au  sens  commun.  Aussi 
son  influence  ruinera  tôt  ou  tard  la  doctrine  du 
xviie  siècle,  et  le  romantisme  en  procède.  Mais  elle 
ne  s'exercera  sur  notre  littérature  qu'après  la  Révo- 
lution. 

Le  xvme  siècle  finissant  devient  de  plus  en  plus 
conservateur;  et  jamais  les  règles  ne  furent  si  méti- 
culeusement  prescrites  ou  si  superstitieusement 
observées. 

Chateaubriand  lui-même  demeure  classique.  Ini- 
tiateur d'une  ère  nouvelle,  ne  diminuons  pas  son 
rôle  :  il  révéla  les  beautés  de  la  religion  chrétienne; 
il  ressuscita  le  moyen-âge  et  les  antiquités  domes- 
tiques; il  inaugura  la  renaissance  du  lyrisme,  libéra 
la  sensibilité  et  l'imagination.  Néanmoins  il  est, 
en  tant  qu'artiste,  fidèle  aux  traditions  consacrées. 

Si  Chateaubriand  répandit  la  connaissance  des 
littératures  étrangères  comme  pour  rajeunir  et 
vivifier  la  nôtre,  il  n'admirait  guère,  dans  ces  litté- 
ratures, que  ce  qui  s'en  accordait  avec  la  discipline 
nationale.  Il  prétendit  n'être  ni  romantique  ni 
classique,  afin  de  rester  au-dessus  de  l'un  et  de 
l'autre  parti;  cependant  le  classicisme  avait  mani- 
festement ses  préférences.  «  Un  homme  marchant 
entre  les  deux  lignes  et  se  tenant  beaucoup  plus 
près  de  l'antique  que  du  moderne  »  pourrait  ainsi, 
déclare-t-il,  «  marier  les  deux  écoles  »  et  «  en  faire 
sortir  le  génie  du  nouveau  siècle  l  ».  Voilà  de  quelle 
façon  lui-même  définissait  son  attitude  et  souhaitait 

1.  Essai  sur  la  Littérature  anglaise. 

LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME.  17 


258  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

que  le  public  se  la  représentât.  Encore  ne  marcha- 
t-il  pas  entre  les  deux  lignes  :  il  est  classique  de 
goût,  classique  par  son  art  (et  même  pseudo- 
classique en  bien  des  points),  —  un  classique  flam- 
boyant, si  l'on  veut,  mais,  surtout  dans  la  dernière 
moitié  de  sa  carrière,  aussi  classique  que  Boileau. 
Presque  toutes  les  innovations  dont  le  romantisme 
prenait  l'initiative.  Chateaubriand  les  réprouva.  Il 
reproche  aux  jeunes  poètes  «  d'entasser  des  scènes 
disparates  sans  suite  et  sans  liaison,  de  brasser 
ensemble  le  burlesque  et  le  pathétique,  démettre  le 
porteur  d'eau  auprès  du  monarque,  la  marchande 
d'herbes  auprès  de  la  reine  »  ;  il  proteste  contre 
eux  que  «  l'art  d'écrire  a  des  genres  »,  que  «  chaque 
genres  a  des  règles  »,  que  «  les  genres  et  les  règles 
ne  sont  pas  arbitraires,  mais  sont  nés  de  la  nature 
même  ».  Il  trouve  Racine  «  plus  naturel  que  Shake- 
speare »  comme  Apollon  l'est  plus  qu'un  colosse 
égyptien;  il  raille  «  cet  amour  du  laid  qui  nous  a 
saisis,  cette  horreur  de  l'idéal,  cette  passion  pour  les 
bancroches,  les  culs-de-jatte,  les  borgnes,  les  mori- 
cauds,  les  édentés  »  ;  il  honnit  «  cette  école  anima- 
lisëe  et  matérialisée  qui  nous  mènerait  à  préférer 
un  visage  moulé  par  une  machine  à  notre  ressem- 
blance produite  parle  pinceau  de  Raphaël1  ».  Bref, 
quelque  réforme  que  la  nouvelle  école  prétende 
opérer  dans  notre  littérature,  il  invoque  la  doctrine 
classique  contre  le  réalisme  des  novateurs. 

La  transformation  de  la  critique  se  fit  sous  l'in- 
fluence de  Mme  de  Staël  et  non  sous  celle  de  Cha- 
teaubriand. 

1.  Essai  sur  la  Littérature  anglaise. 


LES  GENRES  LITTERAIRES  :    HISTOIRE,   CRITIQUE.      259 

Tandis  que  Chateaubriand,  comme  artiste,  est 
essentiellement  grec  et  latin,  Mme  de  Staël  a  d'ins- 
tinct le  goût  des  littératures  modernes.  «  Toutes 
mes  impressions,  toutes  mes  idées,  dit-elle  dès  le 
début,  me  portent  vers  le  Nord  ».  Chez  les  écrivains 
de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne,  elle  ne  goûte  pas 
seulement  des  beautés  conformes  à  la  tradition 
classique  et  dont  ils  cherchèrent  peut-être  le  modèle 
chez  nos  propres  écrivains;  elle  admire  aussi  celles 
où  nous  les  reconnaissons  comme  Allemands  et 
comme  Anglais.  Chateaubriand  prêcha  le  respect 
des  règles  :  elle  en  montre  l'arbitraire,  elle  en  accuse 
la  contrainte;  elle  y  oppose  le  naturel  et  libre  déve- 
loppement du  génie. 

Mais,  si  Mme  de  Staël  transforma  la  critique, 
c'est  principalement  parce  que,  la  première,  elle 
envisageait  les  œuvres  dans  leurs  rapports  avec  les 
mœurs,  les  lois  et  l'état  social. 

En  commençant  la  Littérature,  elle  indique  son 
plan  général  et  signale  la  nouveauté  de  ses  recher- 
ches. Dégager  les  causes  morales  et  politiques  qui 
modifient  le  régime  littéraire,  voilà  l'objet  capital 
de  cet  ouvrage;  elle  fait  voir  comment  «  les  diffé- 
rences caractéristiques  entre  les  écrits  des  Italiens, 
des  Anglais,  des  Allemands  et  des  Français  tiennent 
«  à  la  diversité  de  leurs  institutions  respectives  ». 
Jusqu'alors,  on  isolait  les  œuvres  des  conditions 
ambiantes  :  elle  les  y  replace,  et  fonde  ainsi  la  cri- 
tique sur  l'étude  de  la  réalité  concrète. 

Cette  nouvelle  méthode,  elle  l'appliqua,  dix  ans 
après,  à  un  sujet  moins  général,  et,  partant,  avec 
plus  d'instance.  Une  seule  des  quatre  parties  que 
renferme  V Allemagne  concerne  directement  la  litté- 
rature; dans  les  autres,  Mme  de  Staël  examine  la 


260  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

société,  la  philosophie,  la  religion.  Mais,  elle-même 
le  remarque,  «  les  divers  sujets  du  livre  se  mêlent'  »  ; 
et  elle  expose,  dans  la  première  partie  l'état  social 
et  moral  des  Allemands  pour  la  raison  que  la  litté- 
rature allemande,  dont  elle  traite  dans  la  seconde, 
en  est  la  fidèle  expression. 

Renouvelée  par  Mme  de  Staël,  la  critique  fera 
tous  ses  progrès  selon  la  direction  qu'elle  lui 
donne. 

Barante,  en  1821,  mettait  à  sa  traduction  de 
Schiller  une  préface  bien  significative.  Nous  ne 
devons  pas,  y  déclarait-il,  nous  demander  si  le 
poète  allemand  observe  nos  règles  :  ce  serait  «  une 
tâche  superflue  et  stérile  »  ;  nous  devons  «  recher- 
cher les  rapports  que  les  œuvres  de  Schiller  ont 
avec  le  caractère,  la  situation  et  les  opinions  de 
l'auteur,  et  avec  les  circonstances  qui  l'ont  entouré  ». 
On  ne  saurait  mieux  indiquer  les  tendances  de 
la  critique  moderne,  et  tel  est  le  programme  qu'elle 
va  suivre.  Non  contente  d'expliquer  les  productions 
littéraires  par  l'histoire  générale  du  siècle,  elle  les 
expliquera  aussi  par  le  tempérament  des  auteurs  et 
par  les  «  circonstances  »  qui  leur  sont  propres. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  un  autre  disciple  de 
Mme  de  Staël,  Villemain.  Esprit  ingénieux,  délicat 
et  vif,  homme  de  goût  et  très  élégant  écrivain,  son 
œuvre  cependant  ne  compte  guère  dans  l'histoire  de 
la  critique.  Il  tourne  autour  des  œuvres  et  ne  les 
approfondit  pas.  Il  manque  de  précision,  il  manque 
aussi  de  décision.  Les  renseignements  même  que 
peut  lui  fournir  la  biographie,  il  y  cherche  surtout 

1 .  Observations  générales. 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES  :  HISTOIRE,    CRITIQUE.      261 

de  quoi  diversifier  et  égayer  son  sujet.  Tenant  le 
milieu  entre  Mme  de  Staël  et  Sainte-Beuve,  il  n'a 
ni  la  hardiesse  et  la  vigueur  grâce  auxquelles  l'une 
créa  véritablement  l'histoire  de  la  littérature,  ni 
l'exactitude,  la  pénétration,  le  sens  des  réalités 
positives  que  l'autre,  «  naturaliste  de  l'âme  »,  allait 
y  appliquer. 

On  vient  de  voir  comment  la  critique  moderne 
procède  du  romantisme,  et  l'on  verra  tout  à  l'heure 
comment  Sainte-Beuve  en  fixa  la  méthode;  mais, 
d'abord,  il  nous  faut  dire  quelques  mots  de  Nisard, 
qui,  principal  représentant  du  classicisme  dans  la 
première  moitié  du  xixe  siècle,  défendit  contre  les 
novateurs  la  doctrine  traditionnelle. 

Nisard  ne  donne  aucune  place  à  la  vie  des  écri- 
vains. Il  exclut  les  choses  particulières  et  plus  ou 
moins  anecdotiques.  Il  n'envisage  que  les  chefs- 
d'œuvre  unanimement  admirés,  ceux  où  l'on  retrouve 
le  «  type  »  national  en  ses  traits  essentiels  et  per- 
manents, tel  que  lui-même  le  définit  d'après  les 
monuments  classiques.  «  Il  s'est  fait  un  idéal  de 
l'esprit  humain,  il  s'en  est  fait  un  du  génie  de  la 
France,  un  autre  de  sa  langue.  Il  met  chaque  auteur 
et  chaque  livre  en  regard  de  ce  triple  idéal.  11  note 
ce  qui  s'en  rapproche,  voilà  le  bon;  ce  qui  s'en 
éloigne,  voilà  le  mauvais1  ».  Nous  ne  montrerons 
pas  ici  par  où  sa  doctrine  est  imposante,  ni  même 
par  où  elle  est  arbitraire  et  exclusive.  Contentons- 
nous  de  remarquer  qu'elle  contredit  radicalement  le 
réalisme  contemporain.  Nisard  ratiocine,  abstrait, 
dogmatise;  il  fait  œuvre  de  pur  théoricien.  Rédui- 

I .  Histoire  de  la  Littérature  française,  t.  IV,  Conclusion,  §  iv. 


262  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

sant  la  littérature  à  l'expression  des  vérités  dans 
lesquelles  peut  se  reconnaître  la  raison  universelle, 
refusant  de  voir  que  ces  vérités,  produits  d'une 
raison  semblable  chez  tous  les  hommes,  cessent 
d'être  impersonnelles  du  moment  où  elles  devien- 
nent littéraires,  et  qu'elles  varient  dès  lors,  qu'elles 
prennent  diverses  figures  selon  les  caractères  du 
siècle  et  de  la  race,  selon  le  tempérament  propre  de 
chaque  écrivain,  il  conçoit  ainsi  la  critique  comme 
«  une  science  exacte l  »  et  n'y  admet  aucune  notion 
du  réel. 


A  Nisard,  qui  maintenait  la  discipline  classique, 
s'oppose  directement  Sainte-Beuve. 

Suivant  certains  adversaires  du  romantisme, 
Sainte-Beuve  ne  fut  jamais  romantique,  ou,  du 
moins,  il  marqua  presque  aussitôt  sa  dissidence.  Lui- 
même  cependant,  après  l'apaisement  des  anciennes 
luttes,  protesta  bien  des  fois  qu'il  s'était  rangé  tout 
d'abord  parmi  les  novateurs  et  qu'il  ne  reniait  point 
les  idées  de  sa  jeunesse.  L'académicien  Jay  avait 
écrit  en  1830  une  sorte  de  libelle  intitulé  la  Conver- 
sion d'un  romantique,  manuscrit  de  Joseph  Delorme; 
vingt-cinq  ans  après,  lorsque  M.  de  Sacy,  qui  lui 
succédait,  prononça  son  discours  de  réception,  il 
ne  manqua  pas  de  rappeler  cet  opuscule.  «  J'y  vois 
à  reprendre  une  seule  chose,  disait-il;  le  roman- 
tique y  est  converti  par  le  classique.  Pure  vanterie! 
Personne  n'a  converti  les  romantiques  ;  en  gens 
d'esprit  et  de  talent,  ils  se  sont  convertis  tout  seuls.  » 

1.  Histoire  de  la  LiUérature  française,  t.  IV,  Conclusion,  §  iv. 


LES   GENRES   LITTERAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.      263 

Faut-il  donc  penser  que  le  romantisme  vint  à  rési- 
piscence? Non  sans  doute;  si  les  années  amenèrent 
une  sorte  de  conciliation  entre  les  deux  écoles, 
cette  conciliation  lui  assura  la  victoire.  Mais  Sainte- 
Beuve  ne  se  convertit  pas  plus  que  les  autres 
novateurs.  Romantique  il  avait  été,  romantique  il 
resta,  même  quand  l'âge  ou  peut-être  quelques 
désillusions  eurent  calmé  ses  premières  ardeurs. 
Relevant  le  mot  de  Sacy  dans  un  article  des  Lundis 
paru  en  1857  :  «  De  ce  qu'on  s'arrête,  écrivait-il,  à 
un  certain  moment  dans  les  conséquences  que  de 
plus  avancés  ou  de  plus  aventureux  que  nous  pré- 
tendent _irer  d'un  principe,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'on 
renonce  à  ce  principe  et  qu'on  le  répudie...  Il  y  a 
un  signe  et  un  coin  auxquels  restent  marqués  et 
comme  gravés  les  esprits  qui,  dans  leur  jeunesse, 
ont  cru  avec  enthousiasme  et  ferveur  à  une  certaine 
chose  tant  soit  peu  digne  d'être  crue...  Le  signe 
persiste;  il  peut  se  dissimuler  par  instants  et  se 
recouvrir;  il  ne  s'efface  pas1.  » 

Et  sachons  de  quelle  manière  Sainte-Beuve  défi- 
nissait le  romantisme  au  moment  même  où  il  fai- 
sait profession  de  lui  rester  fidèle  :  «  Viennent  les 
crises,  continue-t-il,  vous  verrez  le  vieil  homme 
aussitôt  se  ranimer.  Les  différences  de  religion  se 
prononcent.  Les  blancs  sont  blancs,  et  les  bleus 
sont  bleus.  Voilà  que  vous  vous  retranchez  dans  le 
beau  convenu  et  dans  le  noble,  fût-il  ennuyeux,  et 
moi,  je  me  déclare  pour  la  vérité  à  tous  risques, 
fût-elle  de  la  réalité.  »  C'est  donc  par  le  souci  du 
vrai,  du  réel,  que  Sainte-Beuve  caractérise  essen- 
tiellement le  romantisme.  Et,  s'il  alla  moins  loin 

1.  Tome  XIV.  Article  sur  Théodore  de  Banville,  p.  75  et  suiv. 


264  LE    REALISME   DU   ROMANTISME. 

que  d'autres  romantiques,  si,  après  les  entraîne- 
ments du  début,  il  recula  quelque  peu,  jamais, 
sur  le  point  capital  de  l'antagonisme  entre  les  deux 
écoles,  il  n'admit  aucune  concession. 

Que  sa  critique  ait  été  réaliste  depuis  1840  ou  1850, 
on  ne  le  conteste  pas.  Mais  l'on  prétend  que,  pen- 
dant la  première  partie  de  sa  carrière,  elle  fut  tout 
«  impressionniste  ».  «  Les  romantiques,  dit  Ferdi- 
nand Brunetière,  fondent  une  critique  dont  le 
caractère  est  de  n'en  pas  avoir;  on  veut  dire  une 
critique  qui  n'est,  selon  le  mot  du  poète,  que  le 
papier  journal  ou  le  mémorandum  de  leurs  impres- 
sions de  lecture.  La  première  manière  de  Sainte- 
Beuve,  le  Sainte-Beuve  des  Premiers  lundis,  des 
Portraits  littéraires,  des  Portraits  contemporains, 
en  est  un  excellent  modèle1.  »  Considérant  et  défi- 
nissant le  romantisme  comme  essentiellement  anti- 
réaliste, Brunetière  et  ceux  de  son  école  devaient 
soutenir  que  Sainte-Beuve,  au  temps  où  il  en  subis- 
sait l'influence,  avait  fait  de  la  critique  subjective, 
celle  d'un  dilettante  sans  règle  et  sans  méthode/ 
C'est  là  une  assertion  spécieuse,  et  nous  devons 
d'abord  la  réfuter. 

Certes,  il  y  a  de  l'impressionnisme  chez  Sainte- 
Beuve.  «  L'impression  qu'une  dernière  et  plus 
fraîche  lecture  nous  laisse,  écrit-il  en  1829,  impres- 
sion pure,  franche,  aussi  prompte  et  naïve  que 
possible,  voilà  surtout  ce  qui  décide  du  ton  et  de  la 
couleur  de  notre  causerie2.  »  Et,  dix  ans  après,  il 
ne  se  défend  point  d'apprécier  les  œuvres  «  selon 


1.  Études  critiques,  t.  VII,  p.  263. 

2.  Portraits  littéraires,  t.  I,  p.  51. 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.      265 

son  émotion  l  »,  c'est-à-dire  selon  l'impression  pro- 
duite sur  sa  sensibilité.  Du  reste,  si  l'on  est  impres- 
sionniste dès  lors  que,  pour  juger  une  œuvre,  on 
ne  s'abstrait  pas  systématiquement  de  son  moi, 
Sainte-Beuve  le  demeura  toujours;  lui  qui  con- 
damnait «  les  jugements  de  rhétorique  »,  il  ne 
crut  jamais,  avec  certains  dogmatistes,  que  le  cri- 
tique doive  ne  point  «  goûter  »  les  productions  de 
l'esprit.  Dans  une  des  Pensées  par  lesquelles  finit 
le  troisième  volume  de  ses  Portraits  littéraires, 
il  préconise  «  les  jugements  qui  tiennent  au  vrai 
goût  »;  et,  dans  cette  pensée  même,  il  déclare 
tout  aussitôt  que  «  l'histoire  littéraire  se  fait 
comme  l'histoire  naturelle2  ».  Ainsi,  quand  Sainte- 
Beuve  est  déjà  en  pleine  possession  de  sa  méthode, 
cette  méthode  positive  et  naturaliste  ne  l'empêche 
pas  de  réserver  au  goût  la  part  qui  lui  revient. 
Exclure  le  goût  de  la  critique,  ce  serait  n'y  appli- 
quer que  la  raison  abstraite,  et,  par  suite,  perdre 
de  vue  la  réalité. 

Mais  avons-nous  besoin  de  dire  qu'il  n'écrit  point 
ses  articles  d'après  une  impression  rapide  et  super- 
ficielle? «  On  s'enferme  pendant  une  quinzaine  de 
jours  avec  les  ouvrages  d'un  mort  célèbre,  poète  ou 
philosophe,  dit-il  en  1831,  on  l'étudié,  on  l'interroge 
à  loisir;  on  le  fait  poser  devant  soi...  Chaque  trait 
s'ajoute  à  son  tour  et  prend  place  de  lui-même  dans 
cette  physionomie  qu'on  essaie  de  reproduire.  Au 


1.  Lettre  à  Chaudesaigues,  1838. 

2.  «  II  y  a  lieu  plus  que  jamais  aux  jugements  qui  tiennent 
au  vrai  goût;  mais  il  ne  s'agit  plus  de  venir  porter  des  juge- 
ments de  rhétorique.  Aujourd'hui,  l'histoire  littéraire  se  fait 
comme  l'histoire  naturelle,  par  des  observations  et  par  des  col- 
lections »  (p.  546). 


266  LE   REALISME    DU    ROMANTISME. 

type  vague,  abstrait,  général,  qu'une  première  vue 
avait  embrassé,  se  mêle  et  s'incorpore  par  degrés 
une  réalité  individuelle,  précise,  de  plus  en  plus 
accentuée1.  »  Sainte-Beuve  cerne  donc  et  serre 
l'écrivain  d'aussi  près  que  possible.  Sa  «  dernière 
lecture  »  a  été  précédée  de  beaucoup  d'autres,  et 
elle  ne  décide  que  du  ton  et  de  la  couleur.  Impres- 
sionniste, il  l'est  surtout  parce  qu'il  n'est  pas 
dogmatiste,  parce  qu'il  ne  juge  pas  en  vertu  d'un 
système  et  qu'il  écarte  les  thèses  préconçues. 

Si,  dans  ce  sens,  il  resta  impressionniste  jusqu'à 
la  fin,  il  prétendit  tout  d'abord  rendre  la  critique 
plus  réaliste,  et  son  réalisme  s'accordait  fort  bien 
avec  son  impressionnisme. 

Lorsque,  vers  1860,  l'influence  de  Taine  com- 
mença de  se  répandre  parmi  les  générations  nou- 
velles, on  traitait  volontiers  Sainte-Beuve  d'amateur 
ou  même  d'amuseur.  Il  répondit  en  déclarant  avoir 
toujours  suivi  une  méthode,  une  méthode  qui  ne  se 
produisit  pas  sur-le-champ  à  l'état  de  théorie,  mais 
qui  lui  était  naturelle,  qu'il  «  trouva  instinctive- 
ment »  et  pratiqua  «  dès  ses  premières  études2  ». 

1.  Portraits  littéraires,  t.  I,  p.  239,  article  sur  Diderot.     - 

2.  Nouveaux  Lundis,  t.  III,  article  sur  Chateaubriand,  p.  14.  — 
Cf.  p.  13  du  même  article  :  «  Il  me  prend,  à  cette  occasion, 
l'idée  d'exposer  une  fois  pour  toutes  quelques-uns  des  principes, 
quelques-unes  des  habitudes  de  méthode  qui  me  dirigent  dans 
cette  étude,  déjà  si  ancienne,  que  je  fais  des  personnages  litté- 
raires. J'ai  souvent  entendu  reprocher  à  la  critique  moderne, 
à  la  mienne  en  particulier,  de  n'avoir  point  de  théorie,  d'être 
tout  historique,  tout  individuelle.  Ceux  qui  me  traitent  avec  le 
plus  de  faveur  ont  bien  voulu  dire  que  j'étais  un  assez  bon  juge, 
mais  qui  n'avait  pas  de  Code.  J'ai  une  méthode  pourtant;  et, 
quoiqu'elle  n'ait  point  préexisté  et  ne  se  soit  point  produite 
d'abord  à  l'état  de  théorie,  elle  s'est  formée  chez  moi  de  la  pra- 
tique même,  et  une  longue  suite  d'applications  n'a  fait  que  la 
confirmer  à  mes  yeux  ». 


LES    GENRES   LITTÉRAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.      267 

Et,  trente  ans  plus  tôt,  avant  de  marquer  ce  qu'il 
donnait  à  l'impression,  il  écrivait  dans  un  article 
sur  La  Fontaine  :  «  Nous  avons  quelques  principes 
d'art  et  de  critique  littéraire,  que  nous  essayons 
d'appliquer1  ».  Il  les  appliqua  sans  pédantisme; 
mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  croire  qu'il 
procéda  jamais  selon  la  fantaisie  du  moment. 

Aussi  bien  lui-même,  en  1828,  exposait  son  pro- 
gramme avec  autant  de  précision  que  possible.  Le 
critique,  disait-il,  doit  «  entrer  dans  son  auteur,  s'y 
installer,  le  produire  sous  ses  aspects  divers,  le 
faire  vivre,  se  mouvoir  et  parler  comme  il  a  dû  le 
faire;  le  suivre  en  son  intérieur  et  dans  ses  mœurs 
domestiques,  le  rattacher  par  tous  les  côtés  à  cette 
terre,  à  cette  existence  réelle,  à  ces  habitudes  de 
chaque  jour  dont  les  grands  hommes  ne  dépendent 
pas  moins  que  nous  autres,  fond  véritable  sur 
lequel  ils  ont  pied,  d'où  ils  partent  pour  s'élever 
quelque  temps  et  où  ils  retombent  sans  cesse...; 
saisir,  embrasser  et  analyser  tout  l'homme  au 
moment  où,  par  un  concours  plus  ou  moins  lent 
ou  facile,  son  génie  et  les  circonstances  se  sont 
accordés  de  telle  sorte  qu'il  ait  enfanté  son  premier 
chef-d'œuvre.  »  Et  encore  :  «  L'état  général  de  la 
littérature  quand  un  nouvel  auteur  y  débute,  l'édu- 
cation particulière  qu'a  reçue  cet  auteur  et  le  génie 
propre  que  lui  a  départi  la  nature,  voilà  trois 
influences  qu'il  importe  de  démêler 2  ».  Cette 
méthode  dont  Sainte-Beuve  trace  ainsi  le  plan 
général  dans  un  de  ses  premiers  articles,  il  la  suivit 
jusque  dans  les  derniers. 


1.  Portraits  littéraires,  t,  I,  p.  51.  Cet  article  est  de  1829. 

2.  Ibid.,  ibid.,  article  sur  Corneille,  p.  29  et  suiv. 


268  LE   RÉALISME    DU    ROMANTISME. 

D'autres,  bientôt,  croiront  rendre  la  critique  plus 
exacte  en  y  appliquant  des  procédés  scientifiques 
que  l'analyse  morale  ne  saurait  comporter1.  Mais  la 
méthode  de  Sainte-Beuve  est  la  vraie  méthode 
réaliste;  elle  l'est  pour  ce  qu'elle  accorde  à  la 
science  et  pour  ce  qu'elle  lui  refuse. 

D'abord,  Sainte-Beuve  se  laisse  pénétrer  par  son 
modèle.  Si  l'on  veut  bien  juger  des  œuvres  d'art, 
on  doit,  suivant  lui,  ne  professer  aucune  doctrine 
particulière,  aucune  théorie,  afin  que  rien  ne  préoc- 
cupe l'esprit  et  ne  le  prévienne,  ne  l'empêche 
d'accueillir  de  prime  abord  avec  une  curiosité 
bienveillante  n'importe  quel  genre  de  talent  et 
n'importe  quelle  espèce  de  beauté.  Quand  «  on  a 
en  soi  une  part  d'art  et  de  système  »,  on  n'admet 
volontiers,  observait-il,  que  ce  qu'on  trouve  de 
conforme  à  son  point  de  vue,  à  ses  prédilections 
personnelles.  Le  génie  critique  «  prend  tout  en 
considération,  fait  tout  valoir2  ».  Et  ce  génie  cri- 
tique, essentiellement  «  facile  »  et  «  mobile  »  de  sa 
nature,  et  fluide  et  comme  transparent,  il  le  compa- 
rait à  «  une  rivière  qui  serpente*  et  se  déroule 
autour  des  œuvres  et  des  monuments  de  la  poésie, 
va  de  l'un  vers  l'autre,  les  embrasse  d'une  eau  vive 
et  courante,  les  comprend,  les  réfléchit3  ».  Selon 
Sainte-Beuve,  le  critique  véritablement  doué  est 
toujours  plus  ou  moins  optimiste4.  Lui-même  le 
fut.  Non  point  qu'il  prodigue  indifféremment  les 
louanges  et  ne  distingue  pas  le  bon  du  mauvais  ou 
du  médiocre.  Mais  il  entre  de  son  mieux  dans  les 


1.  Cf.  p.  273  et  suiv. 

2.  Portraits  littéraires,  t.  I,  article  sur  Bayle,  p.  370-371,  1835. 

3.  Préface  de  Joseph  Delorme. 

4.  Cf.  l'article  sur  Bayle  précédemment  cité. 


LES    GENRES   LITTERAIRES  :    I1IST0IRE,    CRITIQUE.      269 

idées  de  chaque  auteur,  dans  ses  façons  de  sentir, 
dans  sa  forme  particulière  d'esprit.  Il  a  supérieu- 
rement cette  qualité  distinctive  du  critique  réaliste  : 
la  soumission  à  l'objet. 

Réaliste  en  cela,  Sainte-Beuve  mérite  encore  ce 
nom  comme  ne  séparant  pas  la  nature  morale  de 
la  nature  physique.  On  sait  qu'il  fit  d'abord  sa 
médecine  ;  Guizot  appelait  l'auteur  de  Joseph 
Delorme  un  Werther  carabin.  Son  éducation  fut 
toute  matérialiste.  «  J'ai  commencé,  dit-il,  par  le 
xvni0  siècle  le  plus  avancé,  par  Tracy,  Daunou, 
Lamarck  et  les  physiologistes.  »  A  quelques  «  expé- 
riences »  qu'il  pût  se  prêter  dans  la  suite  ou 
quelques  influences  qu'il  pût  subir,  voilà  «  son 
fond  véritable  ».  Et  il  ajoute  :  «  Ce  que  j'ai  voulu 
en  critique,  c'a  été  d'y  introduire  une  sorte  de 
charme  et  en  même  temps  plus  de  réalité  qu'on 
n'en  mettait  auparavant,  en  un  mot  de  la  poésie  à 
la  fois  et  de  la  physiologie.  »  Nous  nous  dispense- 
rons de  montrer  ici  quelle  sorte  de  charme  et  de 
poésie  il  y  a  introduite;  mais  il  ne  la  renouvela  pas 
moins  en  y  introduisant  la  physiologie  des  écrivains. 
Un  jour,  raconte-t-il,  Villemain  lisait  devant  Sieyès 
son  Éloge  de  Montaigne;  après  avoir,  dans  un 
passage  de  cet  Éloge,  fait  allusion  à  Jean-Jacques 
Rousseau,  le  jeune  écrivain  se  défendait  «  d'arrêter 
trop  longtemps  ses  regards  sur  de  coupables  fai- 
blesses qu'il  faut  toujours  tenir  loin  de  soi  ».  — 
«  Mais  non,  interrompit  Sieyès,  il  vaut  mieux  les 
laisser  approcher  de  soi  pour  les  étudier  de  plus 
près.  »  Telle  était  l'opinion  de  Sainte-Beuve.  Et  du 
reste  il  ne  rapporte  cette  anecdote  qu'afin  de  con- 

1.  Pensées,  t.  111  des  Portraits  littéraires,  p.  545  et  546. 


270  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

clure  ainsi  :  «  Le  physiologiste,  avant  tout  curieux, 
venait  à  la  traverse  du  littérateur,  qui  veut  le  goût 
avant  tout.  Le  dirai-je?  je  suis  comme  Sieyès J  ». 
En  1836,  dans  un  article  sur  Nisard,  il  ne  craint 
pas  d'assimiler  le  critique  à  un  disséqueur.  «  M.  Ni- 
sard, écrit-il,  se  rappellera  que  nous  sommes  plutôt 
pour  la  littérature  réelle  et  particulière  que  pour  la 
littérature  monumentale...  La  critique  d'un  écrivain 
sous  notre  plume  risque  de  devenir  une  légère 
dissection  anatomique  ~.  »  Anatomie  ou  physiologie, 
Sainte-Beuve,  dès  sa  première  manière,  admit  dans 
la  critique  tout  ce  qu'elle  peut  emprunter  avec 
profit  aux  sciences  naturelles. 

On  affirme  cependant  que  sa  méthode  n'a  rien  de 
vraiment  scientifique.  On  va  même  plus  loin. 
«  Tout  l'effort  de  la  critique  au  xixe  siècle  »,  déclare- 
t-on,  fut  «  de  se  constituer  en  science,  et  c'est  préci- 
sément contre  cet  effort  que  Sainte-Beuve  réagit3  ». 
Fallacieuse  affirmation,  qui  repose  sur  une  équi- 
voque. 

Sainte-Beuve  signalait  déjà  en  1828 4  les  «  trois 
influences  »  dont,  vingt-cinq  ans  après,  on  devait 
faire  tant  de  bruit.  Quanta  la  «  faculté  maîtresse  », 
il  l'indique  dans  Port-Royal  sous  le  nom  de  faculté 
primordiale  et  la  définit  comme  «  une  diversité  ori- 
ginelle qui  désigne  chaque  individu  marquant  et 
qui  est  l'âme  de  chaque  physionomie  ».  Le  premier 
il  exposa  la  méthode  réaliste  de  la  critique,  le  pre- 
mier il  l'appliqua  lui-même  autant  qu'elle  est  appli- 

1.  Lundis,  t.  II,  p.  449. 

2.  Portraits  contemporains,  t.  III,  p.  330. 

3.  É.  Faguet,  Politiques  et  Moralistes,  t.  III,  p.  208. 

4.  Cf.  !e  dernier  passage  de  l'article  sur  Corneille  cité  p.  267. 


LES   GENRES   LITTÉRAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.      271 

cable  en  une  telle  matière;  et,  plus  tard,  il  répudia 
seulement  les  abus  qui  la  compromettaient  ou  la 
faussaient.  Ayant  trop  de  tact,  trop  de  finesse,  pour 
penser  que  l'on  pût  soumettre  le  génie  à  d'exactes 
formules,  il  avait  aussi  trop  de  sincérité  pour  en 
émettre  la  prétention. 

Certains,  autour  de  lui,  affectaient  une  superbe 
assurance  et  se  faisaient  fort  d'expliquer  l'homme 
tout  entier  par  les  conditions  physiques.  «  Oui, 
messieurs,  professait  Victor  Cousin,  donnez-moi  la 
carte  d'un  pays,  sa  configuration,  son  climat,  ses 
eaux,  ses  vents,  sa  géographie,  donnez  moi  ses  pro- 
ductions naturelles,  sa  zoologie,  sa  flore,  et  je  me 
charge  de  vous  dire  a  priori  quel  sera  l'homme 
de  ce  pays.  »  Les  déclamations  charlatanesques  de 
Cousin  imposaient  à  un  public  enthousiaste  et  naïf  : 
si  Sainte-Beuve  n'en  fut  pas  dupe,  le  lui  repro- 
chera-t-on?  Chez  d'autres  que  Cousin,  il  n'y  avait 
certes  aucun  charlatanisme,  mais  il  y  avait  un  fond 
de  candeur;  il  y  avait  chez  Taine  ce  qu'on  peut 
appeler  la  candeur  d'un  géomètre.  Reprochera-t-on 
à  Sainte-Beuve  de  ne  pas  croire  soit  qu'un  moteur 
unique  détermine  les  mouvements  d'une  machine 
complexe  et  délicate  comme  l'âme  humaine,  soit 
que  les  déductions  tirées  des  trois  influences  résol- 
vent le  problème  de  la  personnalité  individuelle, 
nous  apprennent  ce  qu'est  la  «  monade?  »  En 
combattant  la  mécanique  de  Taine,  il  fait  preuve 
du  véritable  esprit  scientifique,  qui,  dans  aucun 
domaine  et  particulièrement  dans  celui-là,  n'a  rien 
à  voir  avec  l'esprit  du  système. 

«  Toute  méthode,  disait  Sainte-Beuve,  même  la 
plus  naturelle  et  la  plus  vraie,  n'est  qu'une  méthode, 


272  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

et  elle  a  ses  bornes  '.  »  Quand  il  indique  la  sienne 
propre,  on  voit  sa  préoccupation  de  ne  pas  dépasser 
les  bornes  prescrites  par  l'état  de  la  psychologie  et 
de  la  physiologie  contemporaines.  Il  espère  que 
nous  pourrons  un  jour  constituer  plus  largement 
la  science  du  moraliste  »,  classer  les  divers  esprits 
en  familles 2.  Dès  Port-Royal,  il  indique  la  possibi- 
lité, encore  lointaine,  de  cette  classification.  «  Les 
familles  naturelles  des  hommes,  y  dit-il,  ne  sont 
pas  si  nombreuses;  quand  on  a  |un  peu  observé  de 
ce  côté  et  opéré  sur  des  quantités  suffisantes,  on 
reconnaît  combien  les  natures  diverses  d'esprits 
s'organisent  et  se  rapportent  à  certains  chefs  princi- 
paux... C'est  comme  en  botanique  pour  les  plantes, 
en  zoologie  pour  les  espèces  animales.  Il  y  a  dans 
l'histoire  naturelle  morale  la  méthode  des  familles 
naturelles  d'esprit  ».  Mais,  aidant  de  son  mieux  le 
progrès  de  la  critique  ainsi  conçue,  Sainte-Beuve 
sait  bien  qu'elle  en  est  seulement  «  au  point  où 
la  botanique  en  était  avant  Jussieu  et  l'anatomie 
comparée  avant  Cuvier  ».  Et  d'ailleurs,  quelque 
progrès  dont  elle  paraisse  capable,  «  elle  n'existera 
jamais  que  pour  ceux  qui  ont  une  vocation  natu- 
relle »,  et  «  sera  toujours  un  art  qui  demandera  un 
artiste  habile3  ».  Il  n'ignore  pas  la  difficulté  de 
procéder  en  étudiant  l'homme  moral  comme  on 
procède  en  étudiant  les  animaux  et  les  plantes. 
Il  considère  d'autre  part  qu'on  est  loin  d'avoir 
recueilli  assez  d'observations,  qu'on  ne  peut  encore 
établir  des  lois  générales.  Aussi  se  contente-t-il  de 
simples  monographies,  et,  lorsqu'il  entrevoit  cer- 

1.  Portraits  contemporains,  t.  III,  p.  376. 

2.  Cf.  l'article  déjà  cité  sur  Chateaubriand. 

3.  Nouveaux  lundis,  t.  III,  p.  17. 


LES   GENRES   LITTERAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.      273 

tains  liens,  certains  rapports,  il  les  indique  avec 
toutes  les  précautions  où  l'oblige  le  respect  môme 
de  la  science.  Son  réalisme  consiste  justement  à 
ne  contraindre  l'esprit  critique  dans  l'armature 
d'aucun  système,  à  ne  pas  outrepasser  les  faits,  à 
mesurer  enfin  ses  ambitions  sur  les  moyens  dont 
la  science  dispose. 


On  veut  que  la  critique,  après  Sainte-Beuve,  soit 
devenue  plus  réaliste;  cette  opinion  générale  doit 
s'expliquer  sans  doute  par  l'apparat  scientifique 
que  ses  successeurs  ont  complaisamment  étalé. 

L'école  naturaliste  moderne  ne  reconnut  point 
Sainte-Beuve  pour  le  maître  de  la  critique.  Emile 
Zola  entre  autres  le  met  fort  au-dessous  de  Taine. 
Convenant  que  Sainte-Beuve  a  eu  raison  d'  «  ana- 
lyser les  écrivains  les  uns  après  les  autres,  tête  par 
tête  »,  qu'il  s'acquittait  là  «  d'une  besogne  excel- 
lente »  et  qu'on  doit  «  commencer  »  ainsi,  Zola  le 
blâme  de  «  ne  jamais  conclure  »,  de  «  fuir  la  syn- 
thèse »  et  de  ne  pas  dégager  «  la  loi  qui  régit  l'évo- 
lution littéraire  des  sociétés1  ».  C'est  le  blâmer  de 
s'interdire  les  assertions  prématurées  et  spécieuses, 
de  suivre  la  méthode  naturaliste.  Et  nous  nous 
demanderions  comment  le  théoricien  du  natura- 
lisme peut  lui  adresser  un  tel  reproche,  si  nous  ne 
savions  à  quel  point  l'imagination  de  Zola  prédo- 
minait sur  ses  velléités  d'  «  homme  de  science  ». 
Il  a  beau  invoquer  Claude  Bernard.  Celui-ci  déclare 
qu'  «  on  entasserait  les   documents  pendant  des 

1.  Documents  littéraires,  p.  307. 

LE    HÉALISME    DU    ROMANTISME.  1° 


274  LE   REALISME   DU    ROMANTISME'. 

siècles  sans  l'aire  avancer  la  science  d'un  pas  », 
qu'on  doit  remonter  à  «  la  loi  des  phénomènes  » 
par  une  synthèse  en  vue  de  laquelle  se  pratiquent 
les  analyses.  Mais,  Zola  semble  l'oublier,  cette 
synthèse  exige  préalablement  des  expériences  et 
des  observations  assez  nombreuses  et  assez  pré- 
cises pour  la  bien  établir.  On  se  plaint  que  Sainte- 
Beuve  n'ait  pas  «  l'ait  avancer  la  science  »  :  il  ne 
l'a  pas  fait  avancer  dans  une  fausse  route  en  pro- 
clamant je  ne  sais  quelles  lois  antérieures  aux 
observations  et  aux  expériences  nécessaires;  ses 
monographies  dénotent  un  esprit  que  n'abusent 
point  les  systèmes  artificiels  ou  les  vaines  formules, 
un  esprit  vraiment  réaliste. 

Les  trois  influences  primordiales  fournissaient  à 
Sainte-Beuve  maintes  remarques  ingénieuses  et 
pénétrantes  qui  éclairèrent  la  critique  d'un  nouveau 
jour.  Taine,  avec  sa  puissance  de  généralisation  et 
son  impérieux  rationalisme,  en  déduit  une  doctrine 
infaillible  pour  expliquer  jusqu'au  génie.  Mais  cette 
doctrine  risque  de  substituer  la  méthode  géomé- 
trique à  l'étude  des  faits.  Et  d'ailleurs,  si  le  génie 
consiste  proprement  dans  ce  qui  distingue  tel  indi- 
vidu, dans  ce  qui  l'excepte  des  autres,  n'émet-on 
pas  une  proposition  contradictoire  quand  on  pré- 
tend l'expliquer  par  des  influences  que  subirent, 
comme  l'individu  supérieur,  un  plus  ou  moins 
grand  nombre  d'individus  médiocres? 

Sainte-Beuve,  de  même,  signalait  «  le  jeu  de  la 
faculté  première  »;  Taine  la  transforme  en  faculté 
maîtresse  qui  commande  et  meut  l'être  entier.  Sans 
doute  on  peut  citer  des  écrivains,  Shakespeare, 
Milton,  Victor  Hugo,  chez  lesquels  une  faculté  pré- 


LES   GENRES   LITTERAIRES  :    HISTOIRE,    CRITIQUE.      275 

vaut  sur  les  autres.  Seulement,  ce  n'est  vrai  que 
de  certains  :  Sophocle  par  exemple  et  Racine 
avaient-ils  donc  une  faculté  maîtresse?  Et  ensuite, 
chez  ceux  pour  lesquels  c'est  vrai,  ce  qui  ne  l'est 
pas,  c'est  que  la  faculté  maîtresse  détermine  tout 
l'organisme  intellectuel  et  moral. 

Dans  l'histoire  littéraire ,  Taine ,  lui-même  le 
déclare  souvent,  voyait  «  un  problème  de  méca- 
nique ».  Et  certes,  nul  n'a  appliqué  à  la  solution 
de  ce  problème  une  intelligence  plus  forte  et  plus 
hardie.  Mais,  en  concevant,  en  traitant  ainsi  la  cri- 
tique, on  ne  fait  point  œuvre  de  réaliste.  Pour  être 
réaliste,  il  faut  d'autres  qualités,  des  qualités  moins 
superbes  et  moins  dominatrices;  il  faut  première- 
ment s'assujettir  aux  choses. 

Après  Taine,  Ferdinand  Brunetière,  soucieux 
d'appliquer  une  méthode  en  accord  avec  les  récents 
progrès  des  sciences  naturelles,  voulut  être  un 
disciple  de  Darwin  et  de  Haeckel.  Cependant,  par 
les  traits  caractéristiques  de  son  esprit,  il  appar- 
tient à  la  même  famille  que  Taine;  il  est,  lui  aussi, 
un  doctrinaire.  Et  du  reste,  quand  il  inaugura  la 
méthode  évolutionniste,  sa  doctrine  était  depuis 
longtemps  établie;  or,  foncièrement  classique,  elle 
relève  de  la  raison,  de  la  raison  universelle  et  éter- 
nelle. Nous  ne  rechercherons  pas  ici  de  quelle  façon 
Brunetière  concilie  une  doctrine  qui  implique  des 
maximes  immuables  et  une  méthode  qui  suppose 
d'incessantes  variations.  Bornons-nous  à  dire  que 
sa  méthode  elle-même  n'est  point  réaliste.  Sans 
doute,  il  signale  entre  les  formes  littéraires  et  les 
espèces  animales  des  analogies  fort  intéressantes. 
Mais,  trop  logicien  pour  se  contenter  de  comparai- 


276  LE   RÉALISME    DU   ROMANTISME. 

sons  approximatives,  ce  qui  est  nouveau  chez  lui, 
c'est  qu'il  considère  le  genre  comme  une  sorte  de 
personnalité  organique  ayant  son  essence  propre  et 
je  ne  sais  quelle  vie  indépendante  des  œuvres  et 
des  écrivains.  Ainsi  le  doctrinaire  reparaît  jusque 
dans  l'application  d'une  méthode  fondée  sur  l'his- 
toire naturelle;  du  moment  où  il  la  pratique, 
cette  méthode,  originellement  réaliste,  tourne  à 
l'abstraction. 


«  J'ai  eu  beau  faire,  dit  Sainte-Beuve  dans  la 
conclusion  de  Port-Royal,  je  n'ai  été  et  ne  suis 
qu'un  investigateur,  un  observateur  sincère,  attentif 
et  scrupuleux.  »  Mais,  ajoutait-il  modestement, 
aucun  «  emploi  de  l'esprit  »  n'est  «  plus  légitime  et 
plus  honorable  »  que  «  de  voir  les  hommes  et  les 
choses  comme  ils  sont  et  de  les  exprimer  comme 
on  les  voit,  de  décrire  autour  de  soi,  en  serviteur 
de  la  science,  les  variétés  de  l'espèce  ».  Par  là,  il 
mérite  vraiment  le  nom  de  critique  réaliste.  Quant 
aux  successeurs  de  Sainte-Beuve,  la  critique,  sous 
leur  direction,  a  été  plutôt  détournée  de  son  vrai 
chemin.  Si  leurs  systèmes  dénotent  une  rare 
vigueur  de  talent,  rien  n'en  demeure  d'utile  qui  ne 
se  trouvât  déjà  chez  lui. 


CHAPITRE  V 


LE    ROMANTISME   ET   L'ÉVOLUTION    RÉALISTE 
DANS   LA   SECONDE    MOITIÉ   DU    XIXe    SIÈCLE 


Quoi  que  l'école  romantique  eût  introduit  de 
réalisme  ou  de  naturalisme  dans  notre  littérature, 
elle  fut  combattue  soit  par  l'école  réaliste,  soit 
par  l'école  naturaliste,  qui  dominèrent  l'une  après 
l'autre  pendant  la  seconde  moitié  du  xixe  siècle. 

L'école  réaliste,  si  nous  considérons  les  genres 
proprement  littéraires,  a  pour  principaux  repré- 
sentants Gustave  Flaubert,  Alexandre  Dumas  et 
Leconte  de  Lisle;  tous  les  trois  réagirent  contre  le 
romantisme  au  nom  même  de  la  réalité. 

Tandis  que  l'un  des  traits  essentiels  qui  caracté- 
risent le  romantisme  est  l'expression  du  moi, 
Gustave  Flaubert  conçoit  l'art  comme  purement 
objectif.  11  «  trouve  que  le  romancier  n'a  pas  le 
droit  d'exprimer  une  opinion1  ».  Confier  au  papier 
«  quelque   chose  de  son  cœur   »  lui  inspire  une 

1.  Correspondance,  t.  III,  p.  306. 


278  LE    REALISME    DU    ROMANTISME. 

invincible  répugnance1.  Il  veut  qu'on  ne  surprenne 
chez  lui  aucun  mot,  aucune  intonation  qui  le  décèle. 
Il  se  surveille  et  se  réprime  avec  une  rigueur 
jalouse.  Il  «  éclatera  de  colère  et  d'indignation 
rentrées2  »  plutôt  que  de  trahir  sa  colère  et  son 
indignation.  Il  resle  impersonnel  jusque  par  le 
style,  car  l'excellence  même  de  son  style  est,  peut-on 
dire,  anonyme. 

L'impersonnalité  lui  paraît  la  condition  néces- 
saire de  l'exactitude  où  il  vise,  et  cette  minutieuse 
exactitude  l'oppose  encore  à  la  plupart  des  roman- 
ciers précédents.  Pour  écrire  quelques  lignes   de 
Madame  Bovary,  il  «  regarde  la  campagne  »  une 
après-midi  entière  «  par  des  verres  de  couleur 3  »  ; 
pour  peindre  d'après  nature  le  perroquet  de  Félicité 
dans  Un  cœur  simple,  il  se  procure  un  perroquet 
empaillé  et  le  tient  pendant  trois  semaines  sur  sa 
table4;  pour  faire  le  premier  chapitre  de  VEduca- 
tion    sentimentale,    où    ses    personnages    vont    en 
patache  de  Paris  à  Montereau,   il  loue,  n'y  ayant 
plus  de  service  fluvial,  une  voiture  qui  le  conduit 
tout  le  long  de  la  Seine.  Aussi  bien  son  érudition 
n'est  pas  moins  scrupuleuse  que  son  observation. 
Comme  un  savant  d'outre-Rhin,  Frœhner,  contes- 
tait certains  détails  de  Salammbô,  il   indique  ses 
auteurs,  allègue  ses  notes,  justifie  par  des  docu- 
ments tous  les  points  en  question.  Jamais  Gustave 
Flaubert  ne  chercha  le  pittoresque  hors  du  vrai;  le 
vrai   fut   toujours    pour   lui  la  matière   même  et 
l'étoffe  du  beau. 

1.  Correspondance,  t.  III,  p.  306. 

2.  Ibid.,  t.  IV,  p.  219. 

3.  Ibid.,  t.  II,  p.  102. 

4.  Ibid.,  t.  IV,  p.  241. 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIXe  S.    279 

Au  théâtre,  Alexandre  Dumas  rompit  le  premier 
avec  le  romantisme.  On  rapproche  souvent  la  Dame 
aux  camélias  de  Marion  Delorme  :  enlre  Marion 
Delorme  et  la  Dame  aux  camélias,  il  n'y  a  vraiment 
d'autre  ressemblance  que  celle  du  sujet.  Dumas  ne 
veut  point,  ainsi  que  les  romantiques,  glorifier  la 
courtisane  amoureuse.  Et  pourquoi  fait-il  mourir 
Marguerite?  Si  Marguerite  vivait,  elle  épouserait 
Armand;  or  un  tel  mariage  est  impossible,  l'ordre 
civil  et  la  loi  morale  l'interdisent.  Sa  seconde 
comédie,  Diane  de  Lys,  ne  marque  pas,  quoi  qu'on 
ait  pu  dire,  un  retour  vers  le  romantisme  :  nous  y 
voyons,  sur  une  scène  où  l'adultère  avait  toujours 
eu  un  dénouement  heureux,  l'amant  tué  par  le 
mari.  Et  du  reste,  dans  les  pièces  suivantes,  il  prend 
de  plus  en  plus  le  contrepied  des  romantiques  ; 
il  oppose  les  devoirs  sociaux  à  la  passion.  Mais  la 
nouveauté  de  son  théâtre  vient  surtout  de  ce  qu'il 
imite  la  vie  ambiante.  Dans  Diane  de  Lys,  il  nous 
peint  des  personnages  que  lui-même  a  directement 
observés,  et,  dans  la  Dame  aux  camélias,  retraçant 
le  milieu  où  se  passèrent  ses  années  de  jeunesse,  il 
montre  une  fille  galante  du  Paris  moderne,  entourée 
de  viveurs  et  de  parasites.  Suivant  lui,  les  écrivains 
dramatiques  n'ont  aucun  besoin  d'inventer  :  leur 
véritable  rôle  est  de  «  restituer  »  ce  qu'ils  voient  en 
l'accordant  avec  les  conditions  de  leur  art1.  Le 
Demi-Monde,  la  Question  d'argent,  le  Fils  naturel, 
Un  père  prodigue,  l'Ami  des  femmes,  toutes  ses 
pièces  de  cette  période  représentent  la  réalité 
telle  quelle.  Aux  sujets  lointains  ou  légendaires, 
Dumas  substitue  le  portrait  des  mœurs  et  des  figures 

1.  Cf.  la  préface  d'Un  Père  prodigue. 


280  LE   RÉALISME    DU    ROMANTISME. 

modernes,  aux  élans  du  lyrisme  une  observation 
précise,  sèche,  aiguë,  aux  alexandrins  éclatants  une 
prose  dont  les  qualités  caractéristiques  sont  l'exac- 
titude et  la  rectitude. 

Cette  réaction  du  réalisme  contre  le  romantisme 
se  manifeste  jusqu'en  poésie,  Leconte  de  Lisle  fait 
précéder  son  premier  recueil  d'une  préface  où  il 
dénonce  «  l'aveu  public  des  angoisses  du  cœur  » 
comme  «  une  vanité  et  une  profanation  gratuite  », 
où  il  prétend  que  le  poète  doit  abandonner  «  le 
thème  personnel  »,  et,  conscient  de  sa  mission  véri- 
table, embrasser  «  la  vie  contemplative  et  savante '  ». 
Lui-même  s'est  proposé  de  ramener  l'art  vers  la 
science  ;  il  appelle  ses  Poèmes  antiques  «  un  recueil 
d'études  ».  Trente-cinq  ans  plus  tard,  dans  son 
discours  de  réception  à  l'Académie  française,  après 
avoir  célébré  magnifiquement  les  grands  roman- 
tiques, il  déclare  préférer  les  parties  de  leurs 
œuvres  où  «  l'émotion  intellectuelle  l'emporte  sur 
l'impression  cordiale  ».  Il  reproche  à  Vigny  de  ne 
peindre  fidèlement  ni  Moïse  ni  Samson,  il  regrette 
que  Victor  Hugo,  dont  il  prononçait  l'éloge,  tra- 
duise, sous  le  titre  de  Légende  des  siècles,  les  idées 
et  les  aspirations  contemporaines  au  lieu  de  se 
rendre    lui-même    «    le   contemporain    de  chaque 


1.  «  L'art  et  la  science,  longtemps  séparés  par  suite  des 
efforts  divergents  de  l'intelligence,  doivent  tendre  à  s'unir  étroi- 
tement, si  ce  n'est  à  se  confondre.  L'une  a  été  la  révélation 
primitive  de  l'idéal  contenu  dans  la  nature  extérieure;  l'autre 
en  a  été  l'étude  raisonnée  et  l'exposition  lumineuse.  Mais  l'art 
a  perdu  cette  spontanéité  intuitive,  ou  plutôt  il  l'a  épuisée;  c'est 
à  la  science  de  lui  rendre  le  sens  de  ses  traditions  oubliées, 
qu'il  fera  revivre  dans  les  formes  qui  lui  sont  propres.  »  (Pré- 
face des  Poèmes  antiques.) 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIXe  S.    281 

époque.  »  Pour  réaliser  ce  formidable  dessein,  pour 
«  peindre  l'humanité  successivement  en  tous  ses 
aspects  »,  il  fallait  s'assimiler  l'histoire  et  la  philo- 
sophie des  diverses  civilisations.  C'est  ce  que  n'avait 
pas  fait  Victor  Hugo,  ce  que  Leconte  de  Lisle  enten- 
dait faire.  L'historien  et  le  philosophe  devancèrent 
chez  lui  le  poète;  et  il  entendait  raconter  l'épopée 
humaine  sans  aucune  préoccupation  des  choses 
actuelles  qui  pût  troubler  son  impartialité  de  phi- 
losophe ou  d'historien.  Alexandre  Dumas  était  réa- 
liste en  exprimant  son  siècle;  Leconte  de  Lisle  le 
fut  en  ressuscitant  les  races  éteintes. 


Vers  1875,  l'école  naturaliste  supplante  l'école 
réaliste  ;  et  tout  d'abord  elle  mène  contre  les 
romantiques  une  vigoureuse  campagne. 

Chef  de  cette  école,  Emile  Zola  préconise  une 
littérature  qui  appliquerait  la  méthode  des  sciences 
naturelles.  Le  naturalisme,  dit-il  dans  le  plus 
fameux  de  ses  manifestes,  opère  sur  les  mœurs,  sur 
les  passions,  sur  les  phénomènes  humains  et 
sociaux  «  comme  le  chimiste  et  le  physicien  opèrent 
sur  les  corps  bruts1  ».  Et  plus  loin  :  «  Le  roman 
expérimental  est  une  conséquence  de  l'évolution 
scientifique  du  siècle,  il  continue  et  complète  la 
physiologie  »;  il  prétend,  en  place  de  «  l'homme 
abstrait  »,  de  «  l'homme  métaphysique  »,  étudier 
«  l'homme  naturel  »  soumis  aux  lois  de  la  matière  et 
tel  que  le  déterminent  les  influences  du  milieu 2. 
Selon    Zola,    les    romantiques    n'ont    fait   qu'une 


1.  Le  Roman  expérimental,  p.  16. 

2.  Ibid.,  p.  22. 


282         LE  RÉALISME  DU  ROMANTISME. 

«  émeute  de  rhétoriciens  '  ».  Ils  ont  laissé  intact  le 
vieux  fond  traditionnel  ;  chez  eux  comme  chez  les 
classiques,  c'est  toujours  «  le  môme  idéalisme  et  le 
même  symbolisme  »,  exaltés  seulement  et  surexcités 
par  des  imaginations  maladives.  Ils  se  bornèrent 
à  créer  un  nouveau  style;  et  ce  style,  le  naturalisme 
doit  y  substituer  la  langue  de  la  science,  qui  rejette 
les  grands  mots,  les  épithètes  chatoyantes,  les  pom- 
peuses métaphores,  qui  veut  exprimer  avec  clarté 
des  idées  claires,  et  non  pas  étaler  la  rhétorique  de 
l'auteur2. 


Ainsi  l'école  réaliste  et  l'école  naturaliste  combat- 
tirent tour  à  tour  les  romantiques  en  leur  reprochant 
de  ne  pas  assujettir  leur  moi  à  l'objet;  comment 
nier  du  reste  qu'elles  serrent  la  réalité  et  la  nature 
de  plus  près?  Pourtant  Gustave  Flaubert,  Alexandre 
Dumas,  Leconte  de  Lisle,  puis  Zola  lui-même,  sont 
tout  pénétrés  de  romantisme;  et  de  là  sans  doute 
provient  la  meilleure  part  de  leur  talent. 

Il  y  a  deux  Flaubert;  si  l'un  «  creuse  et  fouille  le 
vrai  »,  l'autre,  qui  préexiste  au  premier,  reste 
«  épris  de  gueulades,  de  lyrisme,  de  grands  vols 
d'aigle3  ».  Réaliste  tout  ensemble  et  romantique, 
Gustave  Flaubert  s'imposa  son  réalisme  sans 
dépouiller  pour  cela  son  romantisme  natif.  Le 
premier  ouvrage  qu'il  entreprit,  c'est  la  Tentation 

1.  Cf.  Lettre  à  la  Jeunesse  (dans  le  volume  intitulé  le  Roman 
expérimental),  p.  65. 

2.  Cf.  notamment  le  Roman  expérimental,  p.  46-47;  Lettre  à  la 
Jeunesse  (dans  le  même  volume),  p.  81,  94. 

3.  Correspondance,  t.  II,  p.  69. 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIXe  S.    283 

de  saint  Antoine,  conçue  dès  Tannée  1845,  devant 
un  tableau  de  Breughel  '  ;  là,  il  «  n'avait  qu'à  aller  », 
ou,  mieux  encore,  qu'à  «  s'en  donner2  ».  Mais,  écri- 
vant bientôt  après  Madame  Bovary,  il  était  «  comme 
un  homme  qui  jouerait  du  piano  avec  des  balles  de 
plomb  sur  chaque  phalange3  ».  Et,  tandis  qu'il  se 
contraignait  par  système  d'exprimer,  dans  Madame 
Bovary,  les  vulgarités  de  la  vie  ambiante,  il  ima- 
ginait déjà  une  œuvre  superbe  et  fastueuse,  un 
livre  à  fresques  splendides,  à  «  grandes  histoires 
peintes  du  haut  en  bas4;  »  ce  fut  Salammbô.  Plus 
tard,  écrivant  Bouvard  et  Pécuchet,  il  interrompit  sa 
tâche,  laissa  de  côté  ses  deux«  bonshommes  »,  dont 
la  platitude  lui  soulevait  le  cœur,  et,  pour  récom- 
pense d'un  ingrat  et  fastidieux  travail,  «  s'offrit  » 
la  Légende  de  saint  Julien.  «  Ce  qui  m'est  naturel, 
dit-il,  c'est...  l'extraordinaire,  le  fantastique,  la 
hurlade  métaphysique,  mythologique  5.  »  Dans  les 
derniers  temps  de  sa  vie,  il  préparait  un  roman  de 
mœurs  contemporaines0.  Mais  ce  roman,  nous  dit- 
on,  «  ne  mordait  guère  sur  son  esprit7  ».  Un  autre 
projet  le  passionnait;  il  rêvait  de  faire  sur  la 
bataille  des  Thermopyles  je  ne  sais  quel  poème 
d'une  simplicité  grandiose,  d'une  gravité  austère  à 
la  fois  et  fervente. 

Gustave  Flaubert  se  sentait  comme  dépaysé 
parmi  les  «  bourgeois  »  de  son  siècle;  il  eût  voulu 
vivre  dans  l'ancienne  Grèce  ou  dans  la  Rome  impé- 

1.  Correspondance,  t.  IV,  p.  107. 

2.  Ibid.,  t.  II,  p.  70. 

3.  Ibid.,  ibid.,  p.  128. 

4.  Ibid.,  ibid.,  p.  303. 

5.  Ibid.,  ibid.,  p.  198-199. 

6.  Ibid.,  t.  IV,  p.  292. 

7.  Zola,  les  Romanciers  naturalistes,  p.  208. 


284  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

riale1.  L'Orient  aussi  le  tenta  dès  son  jeune  âge2. 
Il  a  «  la  nausée  »  du  temps  présent  et  de  l'existence 
moderne;  il  n'en  voit  que  les  mesquineries  et  les 
banalités,  dont  lui-même  ne  saurait  s'affranchir. 
«  Je  me  trouve  très  ridicule,  dit-il,  non  pas  de  ce 
ridicule  relatif  qui  est  le  comique  théâtral,  mais  de 
ce  ridicule  intrinsèque  à  la  vie  humaine  et  qui  ressort 
de  l'action  la  plus  simple  ou  du  geste  le  plus  ordi- 
naire. Jamais  par  exemple  je  ne  me  fais  la  barbe  sans 
rire,  tant  ça  me  paraît  bête3.  »  Et  encore  :  «  La  vie 
pratique  m'est  odieuse  ;  la  nécessité  de  venir  seule- 
ment m'asseoir  à  heure  fixe  dans  une  salle  à  manger 
me  remplit  l'âme  d'un  sentiment  de  misère  *  ».  Son 
véritable  domaine,  c'est  l'épopée  et  le  lyrisme;  tout 
ce  qui  n'est  pas  lyrique  ou  épique  lui  paraît  vul- 
gaire. 

Maître  de  réalisme,  Gustave  Flaubert  hait  la 
réalité.  «  Croyez-vous  donc  »,  répondait-il  en  1856  à 
Laurent  Pichat,  directeur  de  la  Revue  où  Madame 
Bovary  paraissait,  «  que  cette  ignoble  réalité  dont 
la  reproduction  vous  dégoûte  ne  me  fasse  pas  tout 
autant  qu'à  vous  sauter  le  cœur?...  J'ai  la  vie  ordi- 

1.  •<  J'ai  rein  l'Histoire  romaine  de  Michelet.  Non,  l'antiquité 
me  donne  le  vertige.  ...  As-tu  pensé  quelquefois  à  un  soir  de 
triomphe,  quand  les  légions  rentraient,  que  les  parfums  brû- 
laient autour  du  char  du  triomphateur,  et  que  les  rois  captifs 
marchaient  derrière?  Et  le  cirque!  C'est  là  qu'il  faut  vivre, 
vois-tu,  on  n'a  d'air  que  là...  Ah!  quelque  jour,  je  m'en  don- 
nerai une  saoulée  avec  la  Sicile  et  la  Grèce!  »  (Corresp.,  t.  I, 
p.  102). 

2.  «  Quand  irons-nous  nous  coucher  à  plat  ventre  sur  le  sable 
d'Alexandrie  ou  dormir  à  l'ombre  sous  les  platanes  de  l'Helles- 
pont?  »  (Corresp.,  t.  I,  p.  85-86).  —  On  sait  que  Flaubert  fit  (1849 
et  1850)  un  assez  long  séjour  en  Egypte,  en  Asie-Mineure  et  en 
Grèce. 

3.  Correspondance,  t.  I,  p.  132. 

4.  Ibid.,  ibid.,  p.  161. 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIXe  S.    285 

naire  en  exécration  '.  »  Si  son  horreur  pour  le  réel 
ne  l'empêcha  pas  de  consacrer  plusieurs  années  à 
Madame  Bovary,  c'est  que  Madame  Bovary  n'était 
point  dans  sa  pensée  un  roman  réaliste;  il  l'avait 
entreprise  par  haine  du  réalisme2.  Les  réalistes  con- 
temporains la  traitèrent  d'ailleurs  sans  indulgence; 
dans  la  Revue  que  publiaient  Duranty  et  ses  amis3, 
on  en  trouve  une  critique  très  sévère.  A  vrai  dire, 
l'école  naturaliste  de  1875  considéra  Flaubert  comme 
son  maître.  Mais  il  lui  fut  tout  aussi  hostile  qu'à 
l'école  réaliste.  «  Comment  peut-on,  écrivait-il, 
donner  dans  des  mots  vides  de  sens  tels  que  celui- 
là  :  le  Naturalisme?  Pourquoi  a-t-on  délaissé  ce  bon 
Champfleury  avec  le  Réalisme,  qui  est  une  ineptie 
de  même  calibre,  ou  plutôt  la  même  ineptie4?  » 
Puis,  lorsque  Zola  vient  de  publier  son  manifeste 
sur  le  Roman  expérimental  :  «  C'est  énorme!  Quand 
il  m'aura  donné  la  définition  du  naturalisme,  je 
serai  peut-être  un  naturaliste.  Mais,  d'ici  là,  moi 
pas  comprendre5  ».  Et,  l'année  suivante,  à  Zola  lui- 
même  :  «  Je  maintiens  que  vous  êtes  un  joli  roman- 
tique; c'est  à  cause  de  cela  que  je  vous  admire  et 
vous  aime  6  ». 

Flaubert  admire  l'auteur  des  Rougon-Macquart 

1.  Correspondance,  t.  HT,  p.  59. —  Quelque  temps  après,  il  écrit 
à  Mme  Roger  des  Genettes  :  «  On  me  croit  épris  du  réel  tandis 
que  je  l'exècre  »  (Corresp.,  t.  III,  p.  67).  De  même,  en  1876,  à 
George  Sand  :  «  Notez  que  j'exècre  ce  qu'on  est  convenu  d'ap- 
peler le  réalisme,  bien  qu'on  m'en  fasse  l'un  des  pontifes  » 
(Ibid.,  t.  IV,  p.  230). 

2.  Ibid.,  t.  III,  p.  68. 

3.  Elle  était  intitulée  le  Réalisme  et  elle  parut  du  15  novem- 
bre 1856  au  15  mai  1857. 

4.  Correspondance,  t.  IV,  p.  249. 

5.  Ibid.,  ibid.,  p.  312. 

6.  Ibid.,  ibid.,  p.  341. 


286  LE   REALISME    DU    ROMANTISME. 

pour  son  romantisme;  peut-être  l'auteur  de  Madame 
Bovary  mérite-t-il  surtout  l'admiration  par  ce  que 
son  œuvre  contient  de  romantique. 

Citant  l'article  paru  dans  la  Revue  de  Duranty, 
Zola  s'étonne  que  les  réalistes  du  temps  n'aient  pas 
traité  Gustave  Flaubert  comme  un  des  leurs1.  Mais 
il  ne  l'était  certes  pas.  Il  ne  l'était  ni  au  point  de 
vue  moral  ni  au  point  de  vue  esthétique. 

Il  ne  l'était  pas  au  point  de  vue  moral.  C'est  ce 
que  Madame  Bovary  elle-même  nous  montre  assez. 
Et,  tout  particulièrement,  le  personnage  d'Emma. 
Devons-nous  croire  que  Flaubert  lui  attribue  son 
propre  romantisme  «  en  l'abaissant  d'un  degré  pour 
s'en  moquer2  »?  Il  y  a  chez  la  malheureuse  femme 
des  aspirations  intimes  vers  un  idéal  supérieur  à  la 
médiocrité  du  milieu  où  se  passe  son  existence.  Et 
de  là  sans  doute  sa  perversion;  mais  cet  idéalisme, 
bien  que  superficiel  et  malsain,  lui  prête  une  sorte 
de  poésie  qui  ne  la  rend  pas  toujours  ridicule,  qui 
peut  la  rendre  parfois  sympathique.  Aussi  Flaubert 
la  plaint-il;  et  même,  sa  pitié  se  mêle  d'une  ten- 
dresse secrète 3.  S'il  raille  les  puériles  extravagances 

1.  Le  Roman  expérimental,  article  sur  le  Réalisme,  p.  309. 

2.  Gustave  Flaubert,  par  É.  Faguet  (Collection  des  Grands 
Écrivains  français),  p.  143. 

3.  Quand  il  en  est  à  la  promenade  à  cheval,  il  a  «  la  gorge 
serrée  ».  «  Tantôt,  dit-il,  au  moment  où  j'écrivais  le  mot  attaque 
de  nerfs,  j'étais  si  emporté,  je  gueulais  si  fort,  et  sentais  si  pro- 
fondément ce  que  ma  petite  femme  éprouvait,  que  j'ai  eu  peur 
moi-même  d'en  avoir  une  »  (Corresp.,  t.  II,  p.  358).  Lorsque 
Mme  Bovary  s'empoisonne,  le  goût  de  l'arsenic  le  «  fait  vomir  ». 
■<  J'étais  si  bien  empoisonné  moi-même  que  je  me  suis  donné 
deux  indigestions  coup  sur  coup  »  (Ibid.,  t.  III,  p.  349).  — 
Au  surplus,  Flaubert  n'est  pas  aussi  impassible  qu'il  l'aurait 
voulu.  «  Je  me  suis  toujours  défendu  de  rien  mettre  de  moi 
dans  mes  œuvres,  dit-il;  pourtant  j'en  ai  mis  beaucoup  »  (Cor- 
resp,, 1. 1,  p.  128).  Et  encore  :  «  Mes  personnages  m'affectent, 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIX13  S.    287 

de  certain  romantisme,  c'est  un  peu  comme  l'auteur 
de  Don  Quichotte  raillait  celles  de  la  cheva- 
lerie. 

Il  n'était  pas  plus  réaliste  au  point  de  vue  esthé- 
tique qu'au  point  de  vue  moral.  Le  beau,  le  beau 
formel,  le  beau  plastique,  voilà  son  objet  suprême. 
«  Ah  !  disait-il,  je  les  aurai  connues,  les  affres  du 
style1.  »  Et  d'autres  écrivains  les  connurent  aussi; 
mais  Flaubert  ne  s'attache  pas  seulement  à  la  jus- 
tesse et  à  la  netteté,  à  la  concision  et  à  la  vigueur, 
à  l'éclat,  au  nombre.  Pour  lui,  ce  n'est  point  encore 
suffisant.  Il  veut  une  phrase  «  rythmée  comme  le 
vers,  avec  des  ondulations,  des  renflements  de  violon- 
celle »,  avec  «  des  aigrettes  de  feu2  ».  Selon  Flau- 
bert, le  chef-d'œuvre  absolu  serait  un  livre  sans  sujet, 
«  un  livre  sur  rien,  qui  se  tiendrait  de  lui-même  par 
la  force  interne  de  son  style3.  »  «  Je  me  souviens, 
raconte-t-il,  d'avoir  eu  des  battements  de  cœur, 
d'avoir  ressenti  un  plaisir  violent  en  contemplant  un 
mur  de  l'Acropole,  un  mur  tout  nu...  Eh  bien,  je  me 
demande  si  un  livre,  indépendamment  de  ce  qu'il 
dit,  ne  peut  pas  produire  le  même  effet.  Dans  la 
précision  des  assemblages,  la  rareté  des  éléments, 
le  poli  de  la  surface,  l'harmonie  de  l'ensemble,  n'y 
a-t-il  pas  une  vertu  intrinsèque,  une  espèce  de  force 
divine?4  »  Il  écrit  à  George  Sand  :  «  Je  regarde 
comme  très  secondaire  le  détail  technique,  le  rensei- 

rae  poursuivent,  ou  plutôt  c'est  moi  qui  suis  en  eux  »  (Ibid., 
t.  III,  p.  349).  Quelques  efforts  qu'il  fasse  pour  cacher  son 
émotion,  nous  la  sentons  parfois,  ou  du  moins  nous  pouvons 
la  deviner. 

1.  Correspondance,  t.  III,  p.  295. 

2.  Ibid.,  t.  II,  p.  95. 

3.  Ibid.,  ibid.,  p.  70. 

4.  Ibid.,  t.  IV,  p.  227. 


288  LE    REALISME   DU    ROMANTISME. 

gnement  local,  enfin  le  côté  historique  et  exact  des 
choses,  je  recherche  la  beauté  par-dessus  tout1.  » 
Sa  religion  de  la  forme  le  distingue  essentiellement 
des  réalistes  et  des  naturalistes.  «  Ceux  que  je  vois 
souvent  et  que  vous  désignez,  ajoute-t-il,  recher- 
chent ce  que  je  méprise  et  s'inquiètent  médiocre- 
ment de  ce  qui  me  tourmente.  »  Et  ailleurs,  venant 
de  nommer  Daudet  et  Zola  :  «  Aucun  des  deux  n'est 
préoccupé  avant  tout  de  ce  qui  fait  pour  moi  le  but 
de  l'art,  à  savoir  la  beauté2».  Le  vrai,  qu'il  s'impose 
aussi  et  qu'il  estime  indispensable,  lui  paraît  cepen- 
dant «  très  secondaire  »  :  au  moyen  du  vrai,  c'est 
le  beau  qu'il  veut  atteindre3.  Il  veut  l'atteindre 
jusque  dans  l'expression  des  choses  les  plus  com- 
munes. «  Le  vulgaire  et  le  trivial,  déclarait  Victor 
Hugo,  doit  avoir  un  accent*.  »  Sur  ce  point  ainsi 
que    sur   beaucoup    d'autres,   Flaubert   s'accorde 

1.  Correspondance,  t.  IV,  p.  220. 

2.  Ibid.,  ibid.,  p.  227. 

3.  «  Je  ne  te  montrerai  rien  de  Carthage  avant  que  la  der- 
nière ligne  n'en  soit  écrite,  parce  que  j'ai  bien  assez  de  mes 
doutes  sans  avoir  par  dessus  ceux  que  tu  me  donnerais...  Quant 
à  l'archéologie,  elle  sera  «  probable  ».  Voilà  tout.  Pourvu  qu'on 
ne  puisse  pas  me  prouver  que  j'ai  dit  des  absurdités,  c'est  tout 
ce  que  je  demande.  Pour  ce  qui  est  de  la  botanique,  je  m'en 
moque  complètement.  J'ai  vu  de  mes  propres  yeux  toutes  les 
plantes  et  tous  les  arbres  dont  j'ai  besoin.  Et  puis,  cela  importe 
fort  peu,  c'est  le  côté  secondaire.  Un  livre  peut  être  plein  d'énor- 
mités  et  de  bévues  et  n'en  être  pas  moins  fort  beau.  Une  pareille 
doctrine,  si  elle  était  admise,  serait  déplorable.  Mais  je  vois  dans 
la  tendance  contraire  (qui  est  la  mienne,  hélas!)  un  grand 
danger.  L'étude  de  l'habit  nous  fait  oublier  l'âme.  Je  donnerais 
la  demi-rame  de  notes  que  j'ai  écrites  depuis  cinq  mois  et  les 
98  volumes  que  j'ai  lus  pour  être  pendant  trois  secondes  seu- 
lement, réellement  émotionné  par  la  passion  de  mes  héros  » 
(Corresp.,  t.  III,  p.  103-104).  —  •  Je  crois  avoir  fait  quelque  chose 
qui  ressemble  à  Carthage.  Mais  là  n'est  pas  la  question.  Je  me 
moque  de  l'archéologie  ».  (Ibid.,  ibid.,  p.  248). 

4.  Préface  de  Cromwell. 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIXe  S.    289 

avec  le  chef  de  l'école  romantique;  il  donne  du 
relief  à  la  platitude  même. 

Chez  Alexandre  Dumas,  le  réalisme  n'est  pas, 
comme  chez  Gustave  Flaubert,  l'effet  d'une  disci- 
pline systématique.  L'auteur  de  la  Dame  aux  camé- 
lias, quand  il  renouvela  notre  théâtre,  fit  du  réa- 
lisme sans  le  savoir,  en  retraçant  ce  qu'il  voyait. 
Mais,  réaliste  par  là,  il  est  par  bien  des  côtés  fon- 
cièrement idéaliste;  et  son  idéalisme,  qui  s'accuse 
toujours  davantage,  finit  par  tourner  au  mysticisme. 

Presque  toutes  ses  comédies  veulent  démontrer 
une  vérité  morale.  Bien  que  mettant  sur  la  scène 
des  figures  modernes  dans  un  milieu  fidèlement 
observé  et  rendu,  il  représente  «  ce  qui  devrait  être  » 
et  non  «  ce  qui  est  ».  De  là  un  singulier  mélange 
des  réalités  qu'il  a  vues  et  des  choses  imaginaires 
qu'il  nous  donne  elles-mêmes  comme  réelles.  Ses 
dénouements  en  particulier  manquent  bien  souvent 
de  vraisemblance,  et  plusieurs,  malgré  l'adresse 
avec  laquelle  il  les  avait  préparés,  soulevèrent  de 
vives  protestations.  «  C'est  raide  »,  dit  Barentin, 
lorsque  Mme  Aubray  marie  son  fils  avec  Jeannine  ; 
et  le  public  partagea  l'avis  de  Barantin.  Dans  beau- 
coup de  ses  pièces,  Alexandre  Dumas  subordonne 
la  vérité  réelle  à  une  thèse,  ou  même  y  substitue  la 
vérité  idéale. 

Encore  cela  n'est-il  pas  proprement  «  roman- 
tique ».  Voici  quelque  chose  qui  l'est. 

Dumas  se  défendit  toujours  de  confondre  la 
réalité  et  l'art.  Créateur  d'un  théâtre  nouveau,  qui, 
du  reste,  ne  mérite  qu'à  certains  égards  d'être 
appelé  réaliste,  il  le  créa  sans  professer  aucune 
doctrine.  Dans  la  seconde  moitié  de  sa  carrière,  il 

LE   RÉALISME    DU    ROMAKTISME.  19 


290         LE  REALISME  DU  ROMANTISME. 

combattit  le  naturalisme,  et  ce  n'était  pas  seulement 
afin  de  défendre  des  conventions  imposées,  selon 
lui,  par  les  lois  essentielles  du  genre  théâtral;  il 
expliquait  encore  que  l'artiste  corrige  la  nature 
l'interprète,  l'ajuste  et  l'accorde  à  sa  forme  d'esprit, 
à  son  tour  d'imagination.  Si  «  toutes  les  littéra- 
tures, y  compris  la  littérature  dramatique  », 
peuvent  bien,  dit-il,  avoir  «  pour  première  base  la 
recherche  et  la  représentation  aussi  fidèle  que  pos- 
sible de  la  nature  »,  elles  ne  l'ont  pas,  «  pour  der- 
nière fin  »  ;  et,  déclarant  son  idéalisme  intime,  il 
ajoute,  quelques  pages  plus  loin  :  «  L'artiste  ne 
mérite  ce  nom  que  lorsqu'il  donne  une  âme  aux 
choses  de  la  matière,  une  forme  aux  choses  de 
l'âme,  que  lorsque,  en  un  mot,  il  idéalise  le  réel 
qu'il  voit  et  réalise  l'idéal  qu'il  sent1  ».  Certes,  la 
différence  est  grande  entre  un  «  virtuose  »  comme 
Flaubert  et  un  moraliste  comme  Dumas;  celui-là 
recherche  la  beauté  plastique,  celui-ci  l'utilité 
sociale  :  mais  tous  deux  poursuivent  une  autre  fin 
que  la  reproduction  du  réel. 

Après  les  Idées  de  Madame  Aubray  et  la  Prin- 
cesse George,  Dumas  ne  se  borne  point  à  soutenir 
des  thèses  en  montrant  de  quelle  façon  «  les  choses 
doivent  se  passer  ».  Prophète  et  visionnaire,  il  fait 
paraître  sur  le  théâtre  des  entités  au  lieu  d'êtres 
vivants.  Mistress  Clarkson,  dans  l'Étrangère,  n'a 
vraiment  rien  de  réel  ;  elle  représente  «  l'absorption 
du  masculin  par  le  féminin.  »  Et,  déjà,  la  Femme  de 
Claude,  soit  pour  le  sujet,  soit  pour  les  personnages, 
était  une  pièce  «  toute  symbolique2  ».  Césarine  y 


1.  Préface  de  VÉtrdngère. 

2.  Cf.  la  préface. 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIXe  S.    291 

figure  je  ne  sais  quel  monstre  d'apocalypse  avec  sept 
tètes  qui  dépassent  les  montagnes,  sept  bouches, 
toujours  entrouvertes  et  souriantes,  aussi  rouges 
que  des  charbons  en  feu,  quatorze  yeux,  toujours 
fixes,  aussi  profonds  que  ceux  de  l'Océan.  Le  mys- 
tique, chez  Dumas,  a  maintenant  prévalu  sur  le  réa- 
liste. Il  abstrait,  il  symbolise;  il  représente  d'une 
part,  la  Bête,  de  l'autre,  la  Vierge  du  mal.  Au  reste, 
la  Femme  de  Claude  et  l'Étrangère,  ou,  plus  tard, 
la  Princesse  de  Bagdad,  ne  font  que  mettre  en 
pleine  lumière  son  «  romantisme  »  inné,  un  roman- 
tisme dont  ses  pièces  réalistes  portaient  elles- 
mêmes  la  trace. 

Quanta  Leconte  de  Lisle,  il  est  bien,  lui  aussi, 
romantique,  non  pas  comme  Alexandre  Dumas, 
mais  comme  Gustave  Flaubert. 

Leconte  de  Lisle  est  romantique,  comme  Flaubert, 
par  son  culte  du  beau.  Il  exige  en  toute  œuvre  d'art 
une  perfection  absolue;  il  tient  identiques  les  deux 
termes  de  grand  poète  et  d'irréprochable  artiste. 
Gomme  Flaubert,  Leconte  de  Lisle  est  encore  roman- 
tique par  son  aversion  pour  les  vulgarités  et  les  mes- 
quineries de  l'existence  moderne.  Seulement,  tandis 
que  le  premier,  dans  Madame  Bovarg,  dans  V Édu- 
cation sentimentale,  se  faisait  une  obligation  de  les 
peindre,  le  second  emprunte  ses  thèmes  aux  pays 
les  plus  lointains,  aux  époques  les  plus  reculées.  Il 
écrit  des  Poèmes  antiques  et  des  Poèmes  barbares  ; 
et,  dans  les  Poèmes  tragiques,  il  célèbre  l'apothéose 
de  Mouça-el-Kébyr,  il  entonne  un  hymne  de  mort 
gallois,  il  module  des  pantoums  malais,  il  chante  la 
Romance  de  don  Fadrique  et  celle  de  dona  Blanca. 
Le  réalisme   impose   une  impersonnalité  rigou- 


292  LE   REALISME    DU    ROMANTISME. 

reuse.  Si  Gustave  Flaubert  voulait  ne  laisser  rien 
paraître  de  lui-même,  c'est  là  surtout  ce  qui  le  dis- 
tingue des  romantiques;  mais  il  n'y  réussissait  pas 
toujours.  Leconte  de  Lisle  y  réussit  encore  moins. 
En  racontant  l'antique  épopée  de  la  race  humaine, 
il  a  souvent  trahi  son  être  intime.  Lui  qui  reproche 
à  Vigny  de  se  peindre  sous  les  traits  de  Moïse,  nous 
le  reconnaissons  plus  d'une  fois  derrière  ses  person- 
nages. Par  la  bouche  d'un  Runoïa,  il  prédit  la  chute 
du  Christ  : 

Les  regards  attachés  aux  débris  de  sa  tour, 

Il  cria  dans  la  nuit  :  —  Tu  mourras  à  ton  tour  ! 

J'atteste  par  neuf  fois  les  Runes  immortelles. 

Tu  mourras  comme  moi,  Dieu  des  âmes  nouvelles1. 

Par  la  bouche  de  Qaïn,  il  crie  son  âpre  orgueil,  sa 
haine  de  l'oppression,  son  pessimisme  révolté.  Qaïn 
est  tout  autant  Leconte  de  Lisle  que  Moïse  était 
Alfred  de  Vigny.  Le  poète  lui  inspire  jusqu'à  sa 
haine  du  christianisme  et  du  moyen-âge,  il 
emprunte  la  voix  de  ce  maudit  pour  maudire  le 
Dieu  catholique,  les  moines,  l'Inquisition,  les 
bûchers  hurlants. 

Afin  d'exterminer  le  monde  qui  te  nie, 

Tu  feras  ruisseler  le  sang  comme  une  mer, 

Tu  feras  s'acharner  les  tenailles  de  fer, 

Tu  feras  flamboyer,  dans  l'horreur  infinie, 

Près  des  bûchers  hurlants  le  gouffre  de  l'Enfer; 

Mais  quand  tes  prêtres,  loups  aux  mâchoires  robustes, 
Repus  de  graisse  humaine,  et  de  rage  amaigris, 
De  l'holocauste  offert  demanderont  le  prix, 
Surgissant  devant  eux  de  la  cendre  des  justes, 
Je  les  flagellerai  d'un  immortel  mépris2. 


1.  Poèmes  barbares,  le  Runoïa. 

2.  Ibid.,  Qaïn. 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIX0  S.    293 

D'ailleurs  Leconte  de  Lisle  a  écrit  maintes  pièces 
où  son  moi  s'exprime  sans  aucune  transposition.  Ni 
le  Manchy,  ni  la  Fontaine  aux  lianes,  ni  l'Illusion 
suprême,  où  il  généralise  et  spiritualise  ses  émo- 
tions, ne  sont  sans  doute  des  poèmes  aussi  exclusi- 
vement, aussi  directement  subjectifs  que  les  élégies 
de  Musset.  Pourtant  il  nous  y  découvre  ce  que  rece- 
lait son  âme  de  plus  personnel,  de  plus  profond. 
Même  dans  les  Montreurs,  lorsqu'il  se  défend  de 
mendier  une  pitié  humiliante,  son  mépris  de  «  la 
plèbe  »  éclate  en  furieux  anathèmes. 

Et  ce  moi,  dont  il  ne  peut,  bien  souvent,  réprimer 
les  colères  et  les  angoisses,  est  un  moi  essentielle- 
ment romantique.  Le  pessimisme  de  Leconte  de 
Lisle  provient  d'un  mal  auquel  tous  les  roman- 
tiques, depuis  Chateaubriand,  avaient  été  en  proie: 
il  s'explique  par  l'idée,  sans  cesse  présente,  de 
l'écoulement  universel;  il  s'explique  aussi  par  un 
rêve  de  beauté  et  d'amour  que  dément  la  vie,  qu'elle 
heurte  et  blesse  de  ses  viles  passions,  de  ses  impures 
laideurs.  Plus  intellectuel,  plus  philosophique, 
c'est  encore  «  le  mal  du  siècle  ».  Sous  la  morne 
sérénité  que  Leconte  de  Lisle  affecte,  on  retrouve 
encore  un  descendant  de  René. 


Dans  la  dernière  partie  du  xixe  siècle,  aucun 
écrivain,  parmi  ceux  qui  s'attaquèrent  au  roman- 
tisme, ne  le  combattit  avec  autant  de  violence 
qu'Emile  Zola;  cependant  aucun  n'est  aussi  roman- 
tique, ne  l'est  aussi  foncièrement  que  ce  docteur 
du  naturalisme.  Lui-même  le  savait  bien.  «  Je  hais 
le  romantisme,  disait-il,  à  cause  de  la  fausse 
éducation  littéraire  qu'il  m'a  donnée;  j'en  suis,  et 


294  LE    REALISME   DU    ROMANTISME . 

j'en  enrage1.  »  Mais  ce  n'est  pas  seulement  son 
éducation  qui  le  rendit  romantique,  c'est,  avant 
tout,  son  tempérament  propre  et  sa  forme  d'esprit. 

Il  a  pour  faculté  dominante  l'imagination,  une 
imagination  qui  transforme  et  déforme  le  réel.  Son 
œuvre  contredit  sur  tous  les  points  essentiels  la 
doctrine  du  naturalisme.  Par  exemple,  les  princi- 
paux personnages  qu'il  représente,  ses  héros, 
dépassent  presque  toujours  les  proportions  de  la 
moyenne  humanité.  Il  les  amplifie  et  il  les  simplifie; 
il  en  fait  des  symboles.  Ses  descriptions,  d'autre 
part,  valent  surtout  par  l'éclat,  par  le  relief,  et  non 
par  l'exactitude  documentaire.  Nous  y  admirons  la 
puissance  de  l'artiste  qui  grossit  chaque  objet,  qui 
exagère  les  contours  et  qui  outre  les  couleurs,  qui 
prête  souvent  aux  choses  une  vie  étrange  et  mysté- 
rieuse. Rien  n'est  moins  naturaliste  que  l'art  de 
Zola,  rien  n'est  plus  «  romantique  ». 

Si  l'auteur  des  Rougon-Macquarl  se  retourna 
contre  le  romantisme,  ce  qu'il  appelle  de  ce  nom 
est  ce  que  le  romantisme  put  avoir  de  bizarre, 
d'extravagant,  de  saugrenu.  «  Je  désigne  par  drame 
romantique,  dit-il  notamment,  toute  pièce  qui  se 
moque  de  la  vérité  des  faits  et  des  personnages,  qui 
promène  sur  les  planches  des  pantins  au  ventre 
bourré  de  son,  qui,  sous  le  prétexte  de  je  ne  sais 
quel  idéal,  patauge  dans  les  pastiches  de  Shakes- 
peare -.  »  Et  certes  le  drame  romantique  ne  contient 
pas  autant  de  vérité  morale  ou  même  de  vérité  his- 


1.  Le  Roman  expérimental,  article  sur  les  Frères  Zemganiw, 
p.  271.  —  Cf.  ce  passage  de  VŒuvre  :  «  Ah!  nous  y  trempons 
tous,  dans  la  sauce  romantique  !  Notre  jeunesse  y  a  trop  bar- 
boté; nous  en  sommes  barbouillés  jusqu'au  menton  ». 

2.  Le  Naturalisme  au  Théâtre,  p.  16. 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIXe  S.    295 

torique  que  d'action  purement  extérieure  et  de 
tirades  souvent  déclamatoires;  on  y  trouve  des 
divagations,  de  l'emphase,  du  clinquant.  Mais  il 
rapprocha  cependant  le  théâtre  de  la  vie  en  rompant 
avec  les  conventions  classiques  \  et  c'est  ce  que  Zola 
ne  veut  pas  voir.  De  même  pour  le  roman.  Selon 
Zola,  le  roman  romantique  imaginerait  à  plaisir  les 
aventures  les  plus  invraisemblables  et  les  person- 
nages les  plus  extraordinaires.  Princes  qui  déam- 
bulent incognito  avec  des  diamants  plein  leurs 
poches,  fantastiques  équipées,  apothéoses  creuses, 
enfants  marqués  à  leur  naissance,  puis  longtemps 
perdus,  et  retrouvés  enfin  quand  le  dénouement 
l'exige2,  voilà,  selon  lui,  quelle  en  serait  la  matière; 
il  le  définit  non  pas  d'après  Indiana  ou  Valentine 
mais  d'après  les  Mystères  de  Paris  ou  les  Mémoires 
du  Diable.  Il  ne  distingue  ni  Victor  Hugo  de  Den- 
nery,  ni  George  Sand  d'Eugène  Sue  et  de  Frédéric 
Soulié. 

L'opposera-t-on  aux  romantiques  en  alléguant 
soit  son  matérialisme,  soit  la  prédilection  avec 
laquelle  il  peignit  le  mal?  Remarquons  alors  que  ses 
dernières  œuvres  nous  montrent  chez  lui  un  idéa- 
liste plein  d'enthousiasme  et  de  ferveur.  Déjà  les 
Rougon-Macquart  se  terminaient  par  une  sorte 
d'hymne  en  l'honneur  de  la  vie;  quant  aux  Trois 
Villes  ou  aux  Quatre  Évangiles,  il  y  glorifie  toutes 
les  vertus  par  où  la  race  humaine  s'achemine  vers 
la  justice  et  la  vérité.  Devenu  un  apôtre,  un  mage, 
ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  répudie  la  Science  (et  du 
reste  son  culte  pour  elle  avait  toujours  eu  quelque 


1.  Cf.  chapitre  ni. 

2.  Les  Romanciers  naturalistes,  p.  126,  312,  etc. 


296         LE  REALISME  DU  ROMANTISME. 

chose  de  mystique);  seulement,  au  lieu  d'en  préco- 
niser les  observations  minutieuses  et  les  patientes 
enquêtes,  il  la  célèbre  maintenant  comme  l'ouvrière 
de  cette  vérité  et  de  cette  justice  qu'ont  trop  long- 
temps offusquées  l'erreur  ou  le  mensonge,  mais  qui 
vont  tôt  ou  tard  briller  sur  le  monde  et  en  renou- 
veler la  figure.  Lorsque  Zola  publiait  les  Bougon- 
Macquart,  Gustave  Flaubert  le  qualifiait  de  roman- 
tique ;  et  qu'est-ce  donc  qu'il  aurait  dit  en  lisant  les 
Quatre  Évangiles*! 


Si  romantiques  que  puissent  être,  par  leur  génie 
même,  les  principaux  représentants  du  réalisme  et 
du  naturalisme,  la  doctrine  réaliste  ou  naturaliste 
ne  s'en  ramène  pas  moins  à  la  conception  d'une 
littérature  scientifique,  ayant  pour  seul  office  de 
reproduire  la  réalité,  la  nature,  avec  autant  d'exac- 
titude que  possible. 

Leconte  de  Lisle  recommandait  l'union  de  la 
science  et  de  la  poésie;  tel  est  le  thème  capital  du 
retentissant  manifeste  qui  précède  son  premier 
recueil.  Alexandre  Dumas,  non  seulement  dans  ses 
préfaces,  mais  jusque  dans  ses  pièces,  affecte  le 
langage  d'un  physiologiste  quand  il  fait  la  descrip- 
tion des  mœurs,  le  langage  d'un  thérapeute  quand 
il   prétend  les  guérir1.   Dès   1852,    Flaubert  dit  : 

1.  «  On  choisit,  lorsqu'on  traverse  ce  monde  et  qu'on  a  la 
volonté  du  bien,  un  point  quelconque,  où  se  manifestent  d'ail- 
leurs, car  ils  sont  visibles  partout,  les  symptômes  de  l'imbé- 
cillité quasi  universelle.  On  y  devient  incessamment  attentif,  et 
on  la  combat  en  apportant  à  la  masse  des  observations  déjà 
acquises  les  observations  nouvelles  que  l'on  a  pu  faire.  On  par- 
ticularise son  action  avec  chance  toutefois  d'étendre  peu  à  peu 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIXe  S.    297 

«  Plus  il  ira,  plus  l'art  sera  scientifique  J  »  ;  et,  un 
an  après  :  «  La  littérature  prendra  de  plus  en  plus 
les  allures  de  la  science2  ».  Cette  théorie,  l'école 
proprement  naturaliste  la  précisa.  Zola  montre  en 
détail  comment  l'artiste  applique  les  procédés  du 
savant,  et,  pour  exposer  son  programme,  il  ne 
trouve  rien  de  mieux  que  de  répéter  Y  Introduction 
à  l'étude  de  la  médecine  expérimentale,  parue  cinq 
ou  six  années  avant  le  premier  tome  des  Rougon- 
Macquart,  en  remplaçant  le  mot  de  médecin  par 
celui  de  romancier. 


Mais  peut-on  vraiment,  comme  le  veulent  les 
réalistes  et  les  naturalistes,  identifier  la  littérature 
et  la  science? 

Certes,  entre  la  science  et  la  littérature,  il  y  a 
d'intimes  rapports.  Il  y  en  a  entre  la  science  et  la 
poésie  elle-même;  et  lorsque,  par  exemple,  devant 
une  scène  de  la  nature,  un  poète  exprime  ses  émo- 
tions, il  se  la  représente  nécessairement  selon  les 
données  de  la  physique  contemporaine.  Aussi  bien, 
presque  tous  les  genres  littéraires  comportent  une 
part  de  notation  et  d'analyse.  Le  romancier,  l'auteur 


son  domaine.  C'est  le  procédé  scientifique  appliqué  à  l'ordre 
moral...  Français,  ayant  à  parler  surtout  à  des  Français,  pour 
commencer,  j'avais  à  savoir  ce  que  des  âmes  françaises  don- 
nent, dans  leurs  combinaisons  avec  leurs  lois  et  leurs  mœurs 
particulières.  Je  résolus  de  solliciter  la  production  des  faits  que 
je  voulais  observer  quand  ils  ne  se  présenteraient  pas  tout  seuls, 
et  de  tâcher  d'en  assigner  la  loi,  d'en  déterminer  les  causes  et 
de  reconnaître  la  manière  dont  ces  causes  agissent,  ce  qui  est 
la  véritable  méthode  d'expérimentation  ».  (Lettre  à  M.  Cuvillier- 
Fleury,  en  tête  de  la  Femme  de  Claude). 

1.  Correspondance,  t.  II,  p.  92. 

2.  Ibid.,  ibid.,  p.  200. 


298  LE    RÉALISME    DU    ROMANTISME. 

de  théâtre,  le  critique,  élaborent  des  faits  que  la 
réalité  leur  a  fournis,  des  matériaux  qu'ils  ont  dû 
rassembler;  et  ces  documents  originels  sont,  dans 
leur  œuvre,  un  fonds  «  scientifique  ». 

Pourtant  l'art,  à  le  considérer  en  soi,  n'a  rien  de 
commun  avec  la  science.  Quand  l'artiste  recherche 
des  documents,  ce  n'est  là  pour  lui  qu'une  prépara- 
tion de  son  œuvre,  qu'une  étude  préalable  et  préli- 
minaire, et,  déjà,  sa  sensibilité  individuelle  se  les 
approprie,  se  les  assimile.  Le  savant  consigne  pure- 
ment et  simplement  ses  observations,  en  tire  tout 
au  plus  une  loi  abstraite;  l'artiste  modifie  les 
siennes,  il  leur  donne  une  forme  vivante. 

Quel  est  donc  le  trait  essentiel  par  où  diffèrent 
l'œuvre  artistique  et  l'œuvre  scientifique? 

Assignerons-nous  à  chacune  des  deux  son  do- 
maine spécial,  le  beau  à  la  première,  le  vrai  à  la 
seconde?  Cette  distinction  procède  d'une  analyse 
superficielle.  Le  vrai  et  le  beau  ont  la  même 
essence;  Boileau  dit  :  «  Rien  n'est  beau  que  le 
vrai '  »,  et  Alfred  de  Musset  «  :  Rien  n'est  vrai  que 
le  beau2  ».  Du  moins  ni  l'œuvre  scientifique 
n'exclut  le  beau,  ni  l'œuvre  artistique  le  vrai 
L'œuvre  scientifique  n'exclut  pas  le  beau  :  il  y  en  a 
dans  la  précision  et  dans  la  rectitude,  qualités  émi- 
nemment scientifiques;  si  je  ne  sais  quel  philosophe 
grec  en  trouvait  dans  une  rangée  de  marmites  ou 
de  chaussures,  à  plus  forte  raison  y  en  a-t-il  dans 
une  classification  bien  ordonnée,  dans  une  théorie 
exactement  déduite.  Mais,  d'autre  part  et  surtout, 
l'œuvre  artistique  doit  être  vraie.  Quelque  talent 


1.  Épltre  IX,  v.  43. 

2.  Après  une  lecture. 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIXe  S.    29  9 

dont  puissent  témoigner  leurs  écrits,  les  écrivains 
qui  falsifient  la  nature  n'obtiennent  jamais  qu'un 
succès  éphémère.  Nous  avons  eu  trois  grandes 
écoles  depuis  la  Renaissance,  et  toutes  les  trois, 
l'école  classique,  l'école  romantique,  l'école  réaliste, 
se  réclamèrent  de  la  nature  et  de  la  vérité. 

La  différence  fondamentale  entre  l'artiste  et  le 
savant  ne  porte  point  sur  cette  distinction  du  vrai 
et  du  beau  ;  comme  le  savant,  l'artiste  s'applique  à 
la  nature.  Par  quoi  donc  les  distinguerons-nous 
l'un  de  l'autre,  par  quoi  les  opposerons-nous  entre 
eux?  Ce  qui  les  distingue,  ce  qui  les  oppose,  c'est 
que  le  savant  reproduit  la  nature  telle  quelle,  et 
que  l'artiste,  suivant  le  mot  de  Bacon,  y  ajoute 
son  moi. 

Si  l'œuvre  scientifique  a  sa  beauté,  la  beauté  d'une 
œuvre  scientifique  n'est  pas  la  même  que  celle  d'une 
œuvre  artistique. 

Platon  appelle  le  beau  «  la  splendeur  du  vrai  ». 
Mais  cette  splendeur,  dans  l'œuvre  scientifique, 
reste  froide.  Le  savant  applique  à  la  nature  sa  seule 
raison.  Une  démonstration  de  géométrie  peut  être 
belle;  elle  l'est  d'une  beauté  purement  logique.  Le 
savant,  dès  que  son  moi,  dès  que  sa  sensibilité  entre 
en  jeu,  fait  œuvre  d'artiste.  Préciser  les  mouvements 
des  astres  et  exposer  les  lois  selon  lesquelles  ils  se 
meuvent,  c'est  là  une  œuvre  scientifique.  Et  certes 
l'astronome  pourra  non  moins  qu'un  autre,  voire  à 
meilleur  escient,  admirer  l'harmonie  de  l'univers;  il 
pourra  aussi  se  sentir  humilié  par  la  considération 
du  peu  qu'est  l'homme  dans  le  monde,  il  pourra  se 
sentir  effrayé  du  silence  éternel  des  espaces  infinis. 
Mais,  en  exprimant  les  émotions  de  son  cœur,  il  fera 
œuvre  d'artiste,  il  ne  fera  plus  œuvre  de  savant. 


300         LE  REALISME  DU  ROMANTISME. 

Et,  d'autre  part,  si  l'œuvre  artistique  doit  être 
vraie,  la  vérité  de  l'œuvre  artistique  n'est  pas  celle 
de  l'œuvre  scientifique. 

Le  savant  démontre  ou  constate;  il  expose  objec- 
tivement ses  constatations  ou  ses  démonstrations. 
Voici  une  vérité  scientifique  qu'il  démontre  :  La 
somme  des  trois  angles  d'un  triangle  égale  deux 
angles  droits.  Et  voici  une  vérité  scientifique  qu'il 
constate  :  L'eau  se  compose  d'oxygène  et  d'hydro- 
gène. Les  vérités  de  ce  genre-là  n'ont  rien  de 
subjectif,  elles  sont  toujours  et  partout  vraies,  elles 
le  sont  pour  tous  les  hommes  identiquement.  Et 
même  il  n'y  a  qu'une  façon  de  les  exprimer  comme 
il  n'y  a  qu'une  façon  de  les  concevoir.  Au  contraire, 
la  vérité  de  l'œuvre  artistique  est  subjective  et  rela- 
tive. Sans  doute  quelques  principes  commandent  et 
dominent  l'art,  principes  immuables,  dérivant  du 
fond  commun  qui,  chez  tous  les  individus  de  diverse 
origine,  marque  leur  commune  «  humanité  ».  Mais, 
purement  idéologiques,  ils  ne  se  traduisent  par  rien 
de  concret,  et  la  vérité  de  l'œuvre  artistique  varie 
avec  le  tempérament  de  chaque  artiste. 

Telle  est  la  différence  entre  l'œuvre  d'art  et 
l'œuvre  de  science.  Le  moi  de  l'artiste  altère  la 
nature;  à  travers  ce  moi,  elle  subit  une  réfraction. 
Qu'on  ne  vienne  donc  pas  nous  parler  de  je  ne  sais 
quelle  littérature  scientifique.  Les  deux  mots  se 
contredisent  et  s'excluent. 

Si  le  naturalisme  avait  appliqué  sa  théorie  en 
toute  rigueur,  c'était  fait  de  la  littérature. 

Considérons  d'ailleurs  un  des  principaux  genres, 
l'histoire.  Soumise  de  nos  jours  à  une  méthode 
strictement   objective,   l'histoire   ne    compte    plus 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIXe  S.    301 

entre  les  genres  littéraires1.  Déjà  Fustel  de  Cou- 
langes,  écrivain  admirable  de  justesse,  de  précision, 
de  netteté  vigoureuse,  n'est,  ni  ne  veut  être  un 
«  littérateur  ».  Dans  les  écrits  pour  lesquels  on  le 
nomme  avec  Michelet,  Taine  et  Renan,  il  ne  suit 
pas  toujours  sa  discipline;  mais  ceux  où  il  la  suit 
demeurent  hors  de  la  littérature.  Et  pareillement 
nos  érudits  contemporains,  s'imposant  une  imper- 
sonnalité absolue,  produisent  des  œuvres  aussi  peu 
littéraires  que  les  travaux  d'un  paléographe  ou  d'un 
numismate. 

La  littérature  pouvait-elle  donc,  sous  l'influence 
du  naturalisme,  être  évincée  tôt  ou  tard,  être 
absorbée  par  la  science?  En  vérité,  il  n'y  avait  rien 
de  pareil  à  craindre. 

Il  n'y  avait  rien  de  pareil  à  craindre  dans  l'histoire 
elle-même  ni  dans  la  critique. 

Dès  que  l'histoire  ne  consiste  pas  uniquement  en 
chiffres,  le  moi  de  l'historien  s'y  manifeste.  Comme 
le  romancier,  l'historien  voit  la  réalité  à  travers  son 
moi.  Comme  le  romancier,  il  pratique  l'abstraction 
et  l'idéalisation  :  l'abstraction,  car  il  doit  choisir 
parmi  tant  de  faits;  l'idéalisation,  car,  sans  parler 
des  préjugés  et  des  sympathies  personnelles,  son 
choix  dépend  plus  ou  moins  d'idées  conformes  à  sa 
nature  propre.  Ainsi  l'histoire  ne  peut  véritablement 
devenir  une  science.  Et,  ne  craignons  pas  de  le  dire, 
ce  qui  en  fait  à  bien  des  égards  l'intérêt,  ce  qui  en 
fait  la  valeur,  c'est  ce  que  chaque  historien  y  met  de 
soi.  Le  travail  des  érudits  mérite  sans  doute  de  très 
grands  éloges;  mais  enfin,  ils  n'ont  point  de  génie, 
et  ils  se  passent  fort  bien  d'en  avoir.  Quand  un 

1.  Cf.  p.  250-251. 


302  LE   RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

écrivain  de  génie  appliquera  son  génie  à  l'histoire, 
cet  écrivain  nous  rendra  l'histoire  littéraire,  telle 
que  la  conçurent  les  Thierry  et  les  Michelet. 

La  critique  non  plus  ne  peut  devenir  scientifique. 
Elle  le  pourrait,  si  les  productions  de  la  littérature 
ne  relevaient  pas  du  moi,  ou  si  nous  avions  pénétré 
le  mystère  de  1'  «  idiosyncrasie  ».  Mais,  d'une  part, 
le  moi,  c'est-à-dire  la  sensibilité  individuelle,  étant 
l'essence  même  de  n'importe  quel  art,  il  s'ensuit 
que  la  critique,  du  moment  où  elle  tend  à  devenir 
une  science,  néglige  dans  les  œuvres  ce  qu'elles  ont 
de  littéraire,  et,  par  suite,  ne  remplit  pas  son  véri- 
table office.  Taine  apprécie  les  œuvres  surtout 
comme  signes;  Brunetière  devrait,  pour  rester  con- 
séquent avec  sa  doctrine,  les  réduire  aux  éléments 
dont  la  raison  seule  juge,  à  des  généralités,  à  des 
lieux  communs.  Et,  d'autre  part,  nul  doute  que 
l'idiosyncrasie  ne  procède  elle-même  de  certaines 
lois.  Seulement,  nous  l'avons  déjà  dit,  elles  sont 
trop  subtiles  pour  qu'on  y  atteigne,  et,  en  admettant 
qu'on  parvînt  à  démêler  dans  leurs  dernières  com- 
plications les  influences  de  la  race,  du  moment,  du 
milieu,  ces  influences  n'expliqueraient  pas  encore 
ce  qui  caractérise  la  personne  de  l'écrivain,  ce  qui 
fait  son  talent. 

Ni  la  poésie  ni  le  théâtre  ne  sont  en  cause.  Un 
poète  peut  exprimer  son  émotion  devant  les  pers- 
pectives que  la  science  lui  découvre,  célébrer  l'ordre 
de  l'univers,  glorifier  les  forces  naturelles.  Et  donc 
il  y  a  une  poésie  de  la  science.  Mais  il  n'y  a  point 
une  poésie  scientifique,  ou,  s'il  y  en  avait  une, 
cette  poésie  mettrait  en  vers,  par  un  tour  de  force 
inutile,  des  vérités  que  la  prose  seule  exprime 
bien.  Son  unique  ressource  serait  de  les  enjoliver; 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIÉ  DU  XIXe  S.     303 

ainsi  firent  certains  pseudo-classiques,  Gudin  par 
exemple,  auteur  d'un  poème  sur  l'astronomie  et 
Ricard,  auteur  d'un  poème  sur  la  sphère.  A  l'égard 
du  genre  dramatique,  la  science  le  ruinerait  du 
coup  en  y  touchant;  car  ce  genre  suppose  des  con- 
ventions que  nécessite  son  existence  même.  Le 
naturaliste  le  plus  intransigeant,  lorsqu'il  écrit  une 
pièce  de  théâtre,  se  voit  contraint  de  transposer  le 
réel,  de  le  tronquer  et  de  le  «  truquer  ». 

Quant  au  roman,  la  place  de  la  science  peut  y 
être  très  considérable  ;  il  n'en  reste  pas  moins  impos- 
sible, quoi  qu'aient  prétendu  certains  naturalistes, 
d'assimiler  l'œuvre  du  romancier  à  celle  du  savant. 
Emile  Zola,  théoricien  du  naturalisme,  calqua  son 
manifeste  sur  un  traité  de  Claude  Bernard;  cela 
ne  l'empêcha  pas,  comme  on  sait,  d'écrire  pour  son 
compte  une  œuvre  romantique  ;  car  de  quel  autre 
nom  qualifier  les  Quatre  Évangiles,  les  Trois  Villes 
et  les  Bougon-Macquart  eux-mêmes?  Soit  dans  la 
représentation  des  choses,  soit  dans  celle  des 
personnes,  le  roman  n'est  point  une  pure  et  simple 
analyse.  Il  exige  tout  un  travail  de  coordination,  de 
recomposition.  Ces  monographies  exclusivement 
statistiques  dans  lesquelles  Edmond  de  Goncourt 
voyait  «  le  roman  de  l'avenir  »  n'auraient  plus  les 
caractères  propres  au  genre  romanesque;  elles  ne 
feraient  que  cataloguer  et  que  juxtaposer  des  traits 
successifs  ;  elles  remplaceraient  les  descriptions  par 
des  inventaires,  les  portraits  par  des  signalements. 
Le  romancier,  lui,  n'est  pas  un  statisticien,  il  fait 
une  œuvre  vivante;  et  comment  donnera-t  il  la  vie 
à  son  œuvre  sans  employer  les  procédés  fallacieux 
de  l'art? 

Nos  trois  grandes  écoles  littéraires  ont  également 


304  LE   REALISME    DU    ROMANTISME. 

prescrit  d'imiter  la  nature;  pourtant  l'école  roman" 
tique  combattit  l'école  classique  et  l'école  natura- 
liste combattit  l'école  romantique.  Rien  là  d'éton- 
nant. Le  principe  d'où  elles  partent  toutes  les  trois 
est  un  principe  relatif,  approximatif;  chacune  l'ap- 
plique à  sa  façon.  Et,  quoique  les  naturalistes  l'ap- 
pliquent avec  plus  d'exactitude,  ils  ne  reproduisent 
point  la  nature  telle  quelle;  ils  l'altèrent  en  s'y 
ajoutant.  L'art  consiste  précisément  dans  cette 
modification  de  la  nature,  chaque  écrivain  la 
modifiant  selon  la  forme  particulière  de  sa  sensibi- 
lité. Et,  remarquons-le  bien,  chaque  écrivain  la 
modifie  plus  ou  moins  selon  qu'il  a  plus  ou  moins 
de  talent.  Aussi,  quand  le  talent  ne  leur  manque 
pas,  les  réalistes  sont-ils  en  un  certain  sens  roman- 
tiques. Il  y  a  beaucoup  de  romantisme  chez  Gus- 
tave Flaubert,  chez  Alexandre  Dumas,  chez  Leconte 
de  Lisle  ;  il  y  en  a  beaucoup  chez  Zola.  S'il  n'y  en 
a  pas  chez  l'auteur  des  Bourgeois  de  Molinchart, 
c'est  que  le  vrai  talent  lui  manquait. 

Mais  ne  nous  contentons  pas  de  dire  qu'il  y  a  du 
romantisme  chez  les  principaux  réalistes  :  leur 
théorie  d'art  s'accorde  elle-même  avec  celle  des 
romantiques.  Taine,  auquel  on  rattache  le  natura- 
lisme, déclarait  que  les  grandes  écoles  sont  celles 
qui  altèrent  sans  scrupule  les  rapports  des  choses1. 
Tous  les  réalistes  de  quelque  valeur  en  convien- 
draient sans  difficulté.  Au  fond  leur  esthétique  se 
propose  pour  objet  de  transformer  la  nature. 

Ne  parlons  ni  de  Leconte  de  Lisle,  qui  est  un 
poète,  ni  d'Alexandre  Dumas,  qui,  après  avoir  inau- 

1.  Philosophie  de  l'Art,  1867. 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIÉ  DU  XIXe  S.    305 

guré  le  réalisme  sur  la  scène,  prit  contre  les  natu- 
ralistes la  défense  des  conventions  théâtrales,  ni  de 
Gustave  Flaubert,  qui,  de  quelque  façon  qu'on  le 
juge,  resta  toujours  un  romantique  impénitent. 
Parlons  de  Maupassant  et  de  Zola,  de  Maupassant, 
le  plus  réaliste  entre  nos  romanciers,  de  Zola, 
romantique  par  son  art,  mais  docteur  attitré  du 
naturalisme. 

Guy  de  Maupassant  a  exprimé  ses  idées  esthé- 
tiques dans  la  préface  de  Pierre  et  Jean.  Selon  lui, 
le  romancier  réaliste  ne  doit  pas  seulement  «  éli- 
miner, parmi  les  menus  événements  innombrables 
et  quotidiens,  tous  ceux  qui  sont  inutiles,  et  mettre 
en  lumière  d'une  façon  spéciale  tous  ceux  qui 
donnent  au  livre  sa  portée.  »  Il  doit  aussi  «  corriger 
ces  événements  au  profit  de  la  vraisemblance  et  au 
détriment  de  la  vérité  »  pour  nous  donner  une 
vision  des  choses  «  plus  complète,  plus  saisissante, 
plus  probante  que  la  réalité  même  ».  Et  Maupassant 
appelle  «  le  Réaliste  de  talent  »  un  «  Illusionniste  ». 
Jamais  les  romantiques  n'avaient  marqué  en  termes 
si  décisifs  l'opposition  de  l'art  et  delà  nature. 

Quant  à  Zola,  sa  doctrine,  nous  allons  le  voir, 
admet  et  justifie  ce  que  son  œuvre  peut  contenir  de 
plus  romantique. 

Tout  livre,  a-t-il  souvent  répété,  est  «  un  coin  de 
la  nature  vu  à  travers  un  tempérament  ».  La  pre- 
mière fois  qu'il  définit  ainsi  l'œuvre  littéraire  ', 
c'est  en  se  défendant  d'avoir  inventé  une  nouvelle 
esthétique.  Aussi  entend-il  par  là  que  les  écrivains 
imitèrent  toujours  la  nature.  Et  pareillement  il  rap- 

1.  Dans  le  Roman  expérimental,  article  sur  le  Naturalisme  au 
Théâtre,  p.  111. 

LE   RÉALISME   DU   ROMANTISME.  20 


300  LE    RÉALISME   DU    ROMANTISME. 

pelle  cette  définition  dans  un  article  ultérieur  afin 
d'établir  que  «  la  nature  est  la  seule  base  possible  ». 
Car,  ajoute-t-il,  «  les  écrivains  n'ayant  pas  les  certi- 
tudes des  mathématiciens  »,  elle  sert  de  «  commune 
mesure  ».  Mais,  là-dessus,  voici  que  lui-même  se 
fait  une  objection.  Comparer  les  œuvres  d'art  à  la 
nature,  c'est  seulement  en  reconnaître  «  le  point  de 
départ  ».  A-t-on  jamais  prétendu  que  l'artiste  doive 
la  copier,  la  décalquer?  Celui  qui  prendrait  la  res- 
semblance avec  la  nature  pour  critérium  dans  l'ap- 
préciation des  œuvres  «  en  serait  conduit  à  exiger 
des  photographies  ».  Or,  «  le  plus  bel  ouvrage  » 
n'est  point  «  le  plus  exact  ».  Et  donc,  «  il  faut  intro- 
duire l'élément  humain,  qui  élargit  tout  d'un  coup 
le  problème  et  en  rend  les  solutions  aussi  variables, 
aussi  multiples  qu'il  y  a  de  crânes  différents  dans 
l'humanité1  ».  Voilà  la  part  du  moi,  sans  laquelle 
il  n'y  a  pas  d'œuvre  d'art.  Ce  que  l'auteur  des 
Rougon-Macquart  appelle  la  nature  vue  à  travers  un 
tempérament,  c'est  la  nature  altérée  par  l'artiste. 

Son  manifeste  sur  le  Roman  expérimental  précise 
la  même  idée.  Il  y  explique,  il  y  justifie  l'interven- 
tion du  moi,  de  la  faculté  créatrice,  du  génie,  et 
leur  accorde  une  importance  prédominante  en 
vertu  des  expériences  qui,  selon  lui,  complètent  les 
observations. 

Et  certes  le  terme  est  impropre  :  en  faisant  passer 
le  baron  Hulot  d'un  milieu  dans  un  autre  afin  de 
montrer  comment  des  milieux  divers  modifient  sa 
passion,  Balzac,  dont  Zola  cite  l'exemple,  n'institue 
point  une  expérience.  Entre  le  savant  et  le  roman- 


1.  Documents   littéraires,  Sur   la  Réception  d'Alexandre  Dumas 
à  l'Académie  française,  p.  263,  264. 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIÉ  DU  XIXe  S.    307 

cier,  il  n'y  a  que  des  analogies  toutes  spécieuses. 
Le  savant  expose  telle  ou  telle  substance  à  l'action 
d'une  force  qui  la  modifie,  et,  dès  le  moment  où 
cette  force  modifie  cette  substance,  son  rôle  devient 
celui  d'un  observateur.  Le  romancier,  qui  ne  sau- 
rait placer  réellement  des  personnages  dans  cer- 
taines conditions  de  manière  que  sa  prétendue 
expérience  fût,  comme  l'expérience  véritable  du 
savant,  une  observation  provoquée,  substitue  à  la 
nature  des  hypothèses  gratuites,  sans  contrôle  pos- 
sible, et  opère  en  pleine  fiction.  Mais,  quelque 
erreur  de  mot  que  commette  Zola,  ce  que  nous 
remarquons  ici,  c'est  qu'il  rétablit  dans*l'ceuvre 
d'art  la  personnalité  de  l'écrivain,  à  laquelle  l'office 
pur  et  simple  d'observateur  ne  permettrait  qu'un 
rôle  passif.  Car,  écrit-il,  «  l'idée  d'une  expérience 
entraîne  avec  elle  l'idée  d'une  modification  »  ;  et, 
rappelant  le  mot  de  Claude  Bernard,  que  «  l'appa- 
rition de  l'idée  expérimentale  est  toute  spontanée, 
sa  valeur  tout  individuelle  »,  il  s'en  prévaut  pour 
montrer  comme  quoi  la  doctrine  naturaliste  concède 
leur  juste  part  aux  facultés  inventives1. 

D'après  Zola,  le  romancier  doit  avoir  deux  qua- 
lités dominantes  :  le  sens  du  réel  et  l'expression 
personnelle.  Or,  prenons-y  garde,  la  première  de 
ces  deux  qualités  ne  peut  se  concilier  avec  la 
seconde  que  du  moment  où  le  réel  subit  des  modi- 
fications qui  décèlent  le  moi  de  l'artiste.  Quand 
l'artiste  modifie  la  nature  en  l'exprimant,  ne  l'a-t-il 
pas,  en  la  percevant,  déjà  modifiée?  Et  peu  impor- 
terait encore  qu'il  l'eût  exactement  perçue,  s'il  en 
donnait   une    expression    inexacte.    Au    surplus, 

1.  Cf.  le  Roman  expérimental,  p.  11. 


308  LE   REALISME   DU    ROMANTISME. 

Zola  lui-même  nous  montre  par  l'exemple  d'Al- 
phonse Daudet  ce  qu'est  l'expression  personnelle. 
«  Daudet  ne  fait  plus  qu'un,  avec  son  œuvre,  il 
s'absorbe  en  elle  et  la  revit  pour  son  compte.  Quels 
sont  les  détails  absolument  vrais,  quels  sont  les 
détails  inventés?  Il  serait  très  difficile  de  le  dire.  » 
Et  certes  «  la  réalité  a  été  le  point  de  départ  ».  Mais 
cette  réalité,  le  romancier  «  Ta  continuée  ensuite  », 
«  il  a  étendu  la  scène  dans  le  même  sens  »,  il  «  lui  a 
donné  une  vie  spéciale,  et  qui  lui  est  propre,  à  lui, 
Alphonse  Daudet  ».  Ainsi,  ce  dont  loue  Daudet  le 
chef  de  l'école  naturaliste,  c'est  justement  d'altérer 
les  objets  de  son  imitation  en  leur  prêtant  sa  propre 
âme,  sa  propre  vie;  et  ne  voilà-t-il  pas  quelque 
chose  d'essentiellement  romantique1? 

Pour  marquer  la  différence  capitale  entre  l'œuvre 
de  l'artiste  et  l'œuvre  du  savant,  Claude  Bernard, 
le  maître  de  Zola,  définissait  l'artiste  comme  réali- 
sant une  idée  ou  un  sentiment  personnel.  Et  Zola 
repousse  sans  doute  cette  définition.  «  Alors,  dans 
le  cas  où  je  représenterais  un  homme  qui  mar- 
cherait la  tête  en  bas,  j'aurais  fait  une  œuvre  d'art? 
Je  serais  un  fou,  pas  davantage2.  »  Est-ce  donc  à 
dire  que  Claude  Bernard  réduisait  l'art  aux  aber- 
rations de  la  personnalité?  N'y  a-t-il  point  entre  les 
hommes  raisonnables  une  ressemblance  générale, 
une  certaine  communauté  de  sentiments  et  d'idées 
qui  exclut  de  telles  folies?  Zola  feint  ici  de  ne  pas 
entendre  ce  que  veut  dire  Claude  Bernard.  Mais 
ailleurs,  dans  un  article  déjà  cité  des  Documents  lit- 
téraires, où  il  nous  livre,  en  dehors  de  tout  système, 

1.  Cf.  les  deux  articles  sur  le  Sens  du  réel  et  l'Expression  per- 
sonnelle, publiés  dans  le  Roman  expérimental,  p.  205  et  suiv. 

2.  Le  Roman  expérimental,  p.  49. 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIX^'  S.     309 

le  résultat  de  ses  réflexions  sur  le  principe  et  la  fin 
de  l'art,  il  accorde  au  moi  de  l'artiste  beaucoup 
plus  que  Claude  Bernard  lui-même.  «  Quand  on  a, 
dit-il,  une  œuvre  en  face  de  soi,  il  suffit  d'abord 
de  chercher  quelle  somme  de  réalité  elle  contient. 
Puis...  on  passe  à  l'étude  du  tempérament  qui  a  pu 
amener  dans  l'œuvre  les  déviations  du  vrai  qu'on  y 
constate.  Peu  importe  alors  le  plus  ou  moins  d'exac- 
titude. Il  faut  simplement  que  le  spectacle  de  l'écri- 
vain aux  prises  avec  la  nature  reste  grand;  l'inten- 
sité avec  laquelle  il  la  voit,  la  façon  puissante  dont 
il  la  déforme  pour  la  faire  entrer  dans  son  moule, 
l'empreinte  enfin  qu'il  laisse  sur  tout  ce  qu'il  touche, 
telle  est...  la  signification  du  génie.  »  Et,  après 
avoir  allégué  soit  Victor  Hugo,  «  qui  donne  de  tels 
coups  de  poing  à  la  nature  qu'elle  sort  de  ses  mains 
colossale  et  bossue  »,  soit  Eugène  Delacroix,  dont 
les  tableaux  «  flamboient  d'une  splendeur  menteuse 
et  extraordinaire  »,  il  finit  par  déclarer,  en  propres 
termes,  que  l'artiste  crée  à  nouveau1.  On  le  voit, 
Zola  montre  l'artiste  non  pas  réfrénant  sa  sensibi- 
lité et  son  imagination  afin  de  se  soumettre  à  la 
nature,  mais  opprimant  et  violentant  la  nature  afin  de 
«  la  faire  entrer  dans  son  moule  »  ;  selon  lui,  le  génie 
des  écrivains  doit  être  mesuré  sur  l'originalité  avec 
laquelle  ils  la  déforment.  Et  quoi  de  plus  romanti- 
que? Ou  quel  romantique  osa  jamais  en  dire  autant? 


L'œuvre  littéraire  ne  saurait  être  appréciée,  fût- 
ce  par  un  naturaliste,  au  même  point  de  vue  que 
l'œuvre  scientifique  et  selon  le  même  critérium. 

1.  Sur  la  Réception  d'Alexandre  Dumas  à  l'Académie  française, 
p.  264. 


310  LE    REALISME   DU    ROMANTISME. 

Considérons- nous  l'histoire  en  tant  qu'art?  Ce  ne 
sera  pas  l'historien  le  plus  exact  qui  nous  paraîtra 
le  plus  grand  historien,  ce  sera  presque  toujours 
celui  dont  l'imagination  et  la  sensibilité  altèrent  les 
faits,  un  Michelet  par  exemple  et  non  tel  bénédictin 
ou  tel  chartiste.  De  même  pour  la  philosophie.  La 
considérons-nous  en  tant  que  science?  Alors  nous 
jugerons  un  Locke  supérieur  aux  Platon  et  aux 
Leibnitz.  Telle  était  l'opinion  de  Voltaire  quand  il 
comparait  les  certitudes  que  le  premier  établissait 
d'après  l'observation  des  phénomènes,  si  modestes 
pussent-elles  sembler,  avec  les  sublimes  et  chimé- 
riques inventions  des  deux  autres.  On  le  lui  a  même 
reproché.  On  l'a  raillé  de  prendre  Locke  pour  un 
génie.  Se  faisait-il  donc  illusion  sur  cet  estimable 
observateur?  Pas  le  moins  du  monde.  Il  suit  Locke 
de  préférence  à  Platon  ou  à  Leibnitz  parce  que 
Locke,  n'étant  pas  un  génie,  se  contente  d'analyser 
la  nature  et  m'imagine  aucun  système.  Mais,  quand 
il  envisage  la  philosophie  comme  une  sorte  d'art, 
comme  le  «  roman  des  esprits  »,  nul  n'admire  davan- 
tage les  métaphysiciens  antiques  ou  modernes;  il 
célèbre  leur  imagination,  il  leur  confère  le  titre 
glorieux  de  grands  romanciers. 

Ce  qui  est  vrai  pour  l'histoire  et  la  philosophie 
l'est  à  plus  forte  raison  pour  les  genres  proprement 
littéraires.  Le  génie  artistique  ne  consiste  point  dans 
l'exactitude,  et  nous  venons  de  voir  que  les  maîtres 
du  naturalisme  le  font  eux-mêmes  consister  dans  la 
puissance  avec  laquelle  l'artiste  transforme  le  réel. 


Si  le  génie    transforme  nécessairement  le  réel, 
tout  artiste  de  génie  est  par  là  un  romantique. 


LE  ROMANTISME  DANS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIX"  S.     311 

Emile  Zola  et  d'autres  naturalistes  opposaient 
l'école  classique  au  romantisme  en  prétendant  s'y 
rattacher.  Mais,  ne  craignons  pas  de  le  dire,  il  y  a 
beaucoup  plus  de  ressemblance  entre  le  romantisme 
et  le  réalisme  contemporain  qu'entre  le  réalisme 
contemporain  et  le  prétendu  réalisme  des  classiques. 

L'art  peut  être  scientifique  de  deux  façons  bien 
différentes  :  il  peut  l'être  soit  dans  le  sens  des 
sciences  abstraites,  soit  dans  celui  des  sciences 
naturelles.  Le  naturalisme  du  xvne  siècle  est  scienti- 
fique dans  le  premier  de  ces  deux  sens,  et  le  natu- 
ralisme du  xixe  siècle  l'est  dans  le  second.  Cette 
distinction  a  une  importance  capitale. 

L'esthétique  du  classicisme,  comme  on  le  sait,  se 
ramène  tout  entière  à  la  raison.  Elle  y  soumet  la 
nature  en  éliminant  les  accidents  et  les  particula- 
rités ;  elle  tient  les  artistes  appliqués  à  ce  qui  est 
constant,  à  ce  que  les  hommes  ont  de  commun 
entre  eux  et  non  à  ce  que  chaque  homme  a  de  per- 
sonnel. Descartes  l'autorisa  et  la  consacra  en  la 
fondant  sur  une  théorie  systématique  de  l'univers  : 
il  fait  consister  la  matière  de  l'art  dans  le  «  géné- 
ral »  ;  et,  comme  il  conçoit  la  beauté  sous  la  forme 
d'un  modèle  absolu,  immuable,  il  impose  à  l'artiste 
qui  prétend  la  réaliser  une  méthode  géométrique. 
Cette  méthode,  tous  les  critiques  du  xviic  siècle  l'ont 
professée.  D'après  eux  l'artiste,  c'est  là  sa  tâche,  sa 
fonction  propre,  dégage  la  vérité  rationnelle  des 
réalités  contingentes,  dispose  sa  matière  selon  «  les 
bienséances  »  et  «  les  vraisemblances  »,  1'  «  épure 
des  défauts  et  des  irrégularités  particulières  *  »  ;  il 

1.  Cf.  p.  53  et  suiv. 


312         LE  REALISME  DU  ROMANTISME. 

ne  l'accommode  pas  à  son  moi  sensible,  à  son 
tempérament  individuel,  il  l'assujettit  à  la  raison. 
Nos  grands  classiques  avaient  trop  de  génie  pour 
adopter  sans  restrictions  cette  discipline,  qui,  exac- 
tement suivie,  abolirait  complètement  l'art  et  ne 
pourrait  d'ailleurs  se  concilier  avec  la  représenta- 
tion vivante  des  choses  et  des  êtres;  mais  les  «  mo- 
dernes »  du  xviir  siècle  et  même  du  xvne,  chez  les- 
quels l'intelligence  prévaut  sur  la  sensibilité,  sur 
l'imagination,  sur  le  goût,  conçoivent  la  littérature 
comme  quelque  chose  de  purement  logique.  Charles 
Perrault  ne  va-t-il  pas  jusqu'à  dire  qu'on  juge 
mieux  d'un  auteur  grec  ou  latin  dans  une  traduc- 
tion, et  Lamotte,  que,  si  l'on  veut  bien  apprécier  la 
valeur  d'un  poème,  on  doit  prendre  la  précaution 
de  le  mettre  en  prose  '? 

Le  naturalisme  du  xixe  siècle,  qui  s'accorde  par 
certains  côtés  avec  le  classicisme,  en  diffère  par 
des  côtés  essentiels.  Et  cette  différence  provient 
de  ce  qu'il  assimile  la  littérature  aux  sciences  posi- 
tives. 

En  vertu  de  cette  assimilation,  il  ne  représente 
point  la  nature  rationnelle,  il  représente  la  nature 
réelle.  Et  ici  nous  retrouvons  la  théorie  des 
romantiques,  telle  que  la  préface  de  Cromwell 
l'expose.  Les  classiques  proscrivaient  de  l'art  ce 
qui,  dans  la  nature,  ne  leur  semblait  pas  «  raison- 
nable »  :  avant  les  naturalistes,  les  romantiques 
y  ont  admis  la  nature  tout  entière.  Dira-t-on  que  les 
romantiques  l'ont  modifiée  en  y  ajoutant  chacun  son 
moi  sensible?  Mais  les  naturalistes  ne  la  modifient 


1 .  Voltaire,  comme  Lamotte,  a  souvent  préconisé  cette  méthode 
d'ailleurs  bien  «  philosophique  ». 


LE  ROMANTISME  DAMS  LA  SECONDE  MOITIE  DU  XIXe  S.     313 

guère  moins  ;  et  même,  nous  venons  de  voir  que, 
d'après  leur  chef,  le  génie  des  grands  écrivains  se 
reconnaît  à  l'empreinte  dont  il  la  marque. 

Les  théoriciens  du  naturalisme  prétendaient  cepen- 
dant que  le  romantisme  avait  seulement  «  déblayé 
le  terrain1  »  pour  ses  successeurs.  Et,  d'autre  part, 
presque  tous  les  critiques  modernes  le  réduisent  aux 
déviations  de  la  subjectivité.  Après  avoir  étudié  son 
esthétique  générale  et  son  œuvre,  après  l'avoir  com- 
paré avec  l'école  qui  le  précéda  et  celle  qui  le  rem- 
plaça, peut-être  sommes-nous  en  droit  de  conclure 
que,  s'opposant  au  classicisme  comme  réaliste  et 
naturaliste,  il  implique  déjà  et  renferme  tous  les  élé- 
ments du  Réalisme  et  du  Naturalisme. 


1.  Cf.  en  particulier  Zola,  le  Naturalisme  au  Théâtre,  p.  7,  9,  etc. 


TABLE   DES  MATIERES 


Introduction 1 

Chapitre  I.  Le  Romantisme  opposé  au  Classicisme  comme 

réaliste 9 

—  II.  La  langue  et  la  versification 79 

—  III.  Les    genres    littéraires    :    lyrisme,    roman, 

théâtre 141 

— »      IV.  Les  genres  littéraires  :  histoire,  critique  .   .  225 

—  V.  Le  Romantisme  et  l'évolution  réaliste  dans 

la  seconde  moitié  du  xixe  siècle  ....  277 


U63-11.  —  Coulomuiiers.  Iuip.  Paul  BRODARD.  —  1-12. 


7508.  —  Coulommiers.  Imp.  Paul  BRODARD.  —  4-26. 

5fr.