LE RHIIV
LETTRES A UN AMI
PAR
VICTOR HUGO
fOiMF. PREMIER
PARIS
AC SIKC.li ItK h\ SOCIÉTÉ POLR l/EXPLOlTATlON DES Ol'.lVUES
DE Victor HUGO,
CHEZ DURIEZ ET ("s
Mue Uoiislcur-l(!-I'riiice, 49-
IN 15
LE IVHIN
l'AP.IS. — IMP. SIMON RAÇON ET COMP , BUE n EUFURTU, '.
LE RHIN
LETTRES A UN AMI
\^icToii mcio
UE I.'ACiDiiMIb; FIIANÇAISE
TOMK PREMIER
PARIS
MJ SIKUK DE I,A SOCIKTI'. l'OL'U I. l'.Xl'IjOlTA I Kt.N DKS (EL'VRK<; OM VlfTiiP, UVCa)
V.IW2 DLIUKZ I;T C"^
Il m MONsiKii 11 - I. r-i ru N r i . 4'»
AVERTISSEMEXT
DES EDITEURS.
I.e Livre du Rliin se compose de trois par-
lies : la partie légendaire {Pêcojnn)^ la partie
historique {la Conclusion)^ et le Voyage j)ro-
l)rement dit. Jusqu'à Tédition que nous pu-
blions aujourd'hui, cette partie, le Voyage, ne
comprenait que le lUiin entre Maycnce et Co-
logne. Il manquait le Rhin supérieur, le Rhin
de Mayence a Schafïhouse, qui n'est ni moins
intéressant, ni moins curieux. Les éditeurs ce-
pendant savaient que M. Victor Hugo avait vi-
sité celte partie du Rhin connue Taulre, et
1
qu'il avait écrit, dans cette excursion ainsi que
dans la précédente, de nombreuses lettres qui
étaient comme le complément naturel de ce
livre. Les éditeurs ont obtenu de M, Victor
Hugo ces lettres, et ils les publient dans la pré-
sente réimpression. En voici la liste :
Lettre XXVI. — Worms. — Mannlieiiu.
— XXVII. — Spire.
— XXVIII. — Heidelberg.
— XXIX. — Strasbourg.
— XXX. — Strasbourg.
— XXXt. — Freiburg en Brisgaw.
— XXXII. — Bâie.
— XXXIII. — IJàle.
— XXXIV. — Ziiiicb.
— XXXV. — Ziirkli.
— XXXVI. — Ziiritli.
— XXXVlf. — ScliallbaiiMn.
— XX.WIII. — La cataracte cIh llliin.
— XXXIX. — Vevey. — Cliillon. — Lausanne.
Ces lettres nouvelles portent a trente-neuf
le nombre tolal des lettres que contient cet
ouvrage, et composent à elles seides tout un
volume inédit. Les lettres précédemment pu-
bliées étaient de 1838, celles-ci sont de 1839 ;
mais ces deux années ne font (pi'iin seul voyage.
— 3 —
Les lettres sur Zurich, Lausanne, etc., se rat-
tachent naturellement au livre. L'auteur, on
le sait, raconte tout ce qu'il voit, la France a
son départ, la Suisse a son retour. Un som-
maire détaillé, destiné a faciliter les recher-
ches , a été joint a cette réimpression , et fera
partie désormais de toutes les éditions. Les
éditeurs peuvent offrir maintenant au puhlic le
Livre du Rhin complet.
Duriez et C'.
(Cet avertissement t'-tait joint ilVdition publiée au mois d'avril 1845.)
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11 y a quelques années, un écrivain, celui
qui trace ces lignes, voyageait sans autre but
que de voir des arbres et le ciel, deux cboses
qu'on ne voit pas a Paris.
C'était la son objet unique, comme le re-
connaîtront ceux de ses lecteurs qui voudront
bien feuilleter les premières pages de ce pre-
mier volume.
Tout en allant ainsi devant lui presque au
hasard, il arriva sur les bords du Rhin.
1.
La ronconlre de ce grand fleuve produisit eu
lui ce qu'aucun incident de son voyage ne lui
avait inspiré jusqu'à ce moment, une volonté
de voir et d'observer dans un but déterminé,
fixa la marcbe errante de ses idées, imprima
une signification précise à son excursion d'a-
bord capricieuse, donna un centre à ses études,
en un mot, le lit passer de la rêverie à la
pensée.
Le Rhin est le fleuve dont tout le monde
parle et que personne n'étudie, que tout le
monde visite et que personne ne connaît, qu'on
voit en passant et qu'on oublie en courant, que
tout regard eflleure et qu'aucun esprit n'ap-
profondit. Pourtant ses ruines occupent les
imaginations élevées , sa destinée occupe les
intelligences sérieuses ; et cet admirable fleuve
laisse entrevoir 'a l'œil du poète comme a l'œil
du publicisle, sous la transparence de ses flots,
le passé et l'avenir de LEuropc.
f/écrivain ne put résistera la tentation d'exa-
miner le Rliin sous ce double aspect. La con-
templation du passé dans les monuments qui
meurent, le calcul de l'avenir dans les résul-
tantes probables des faits vivants, plaisaient a
son instinct d'antiquaire et 'a son instinct de
songeur. El puis, infaillil)lement, un jour,
bientôt peut-être, le Rhin sera la question fla-
grante du continent. Pourquoi ne pas tourner
un peu d'avance sa méditation de ce côté? Fût-
on en apparence plus assidûment livré à d'au-
tres études, non moins hautes, non moins
fécondes , mais plus libres dans le temps et
l'espace , il faut accepter, lorsqu'elles se pré-
sentent , certaines tâches austères de la pen-
sée. Pour peu qu'il vive a l'une des époques
décisives de la civilisation, l'âme de ce qu'on
appelle le poète est nécessairement mêlée k
tout, au naturalisme, a l'histoire, a la philo-
sophie, aux hommes et aux événements, et
doit toujours être prête a aborder les ques-
tions pratiques comme les autres. H faut qu'il
sache au besoin rendre un service direct, et
mettre la main a la manauivre. Il y a des jours
où tout habitant doit se faire soldat, où tout
passager doit se faire matelot. Dans l'illustre
et grand siècle où nous sommes , n'avoir pas
reculé dès le premier jour devant la laborieuse
mission de l'écrivain, c'est s'être imposé la loi
de ne reculer jamais. Gouverner les nations,
c'est assumer une responsabilité ; parler aux
esprits, c'est en assumer une autre ; et Thomme
— 8 —
àe cœur , si chélif qu'il soit , dès qu'il s'est
donné une fonction, la prend au sérieux. Re-
cueillir les faits, voir les choses par soi-inême,
apprécier les diUîcultés, coopérer, s'il le peut,
aux solutions , c'est la condition même de sa
mission, sincèrement comprise. Il ne s'épargne
pas, il tente, il essaie, il s'efforce de com-
prendre ; et quand il a compris, il s'efforce
d'expliquer. Il sait que la persévérance est une
force. Cette force, on peut toujours l'ajoutera
sa faiblesse. La goutte d'eau qui tombe du
rocher perce la montagne 5 pourquoi la goutte
d'eau qui tombe d'un esprit ne percerait-elle
pas les grands problèmes historiques.^
L'écrivain qui parle ici se donna donc en
toute conscience et en tout dévouement au
grave travail qui surgissait devant lui ; et après
trois mois d'études, à la vérité fort mêlées, il
lui sembla que de ce voyage d'archéologue et
de curieux, au milieu de sa moisson de poésie
et de souvenirs, il rapportait peut-être une
pensée immédiatement utile a son pays.
Études fort mêlées, c'est le mot exact; mais
il ne l'emploie pas ici pour qu'on le prenne en
mauvaise part. Tout en cherchant à sonder la
question d'avenir qu'offre le Rhin, il ne se dis-
— 9 —
simule point, et Ton s'en apercevra d'ailleurs,
que la recherche du passé roccupait, non plus
profondément, mais plus habituellement. Cela
se comprend d'ailleurs. Le pass<' est la en
ruine -, l'avenir n'y est qu'en germe. On n'a
qu"a ouvrir sa fenêtre sur le Rhin , on voit le
passé; pour voir l'avenir, il faut, qu'on nous
passe cette expression ., ouvrir une fenêtre en
soi.
Quant a ce qui est du présent, le \oyageur
put dès lors constater deux choses : la pre-
mière, c'est que le Rhin est beaucoup plus
français que ne le pensent les allemands ; la
seconde , c'est que les allemands sont beau-
coup moins hostiles 'a la France que ne le
croient les français.
Cette double conviction, absolument acquise
et invariablement fixée en lui , devint un de
ses points de départ dans l'examen de la
question.
Cependant les choses diverses que, durant
celte excursion, il avait senties ou observées,
apprises ou devinées , clierchécs ou trouvées ,
vues ou entrevues, il les avait déposées, che-
min faisant, dans des leltros dont la formation
toute naturelle et lonle naïve doit être expli-
— 10 —
quée aux lecteurs. C'est chez lui une ancienne
habitude qui remonte a douze années. Chaque
fois qu'il quitte Paris , il y laisse un ami pro-
fond et cher, iixé a la grande ville par des de-
voirs de tous les instants qui lui permettent a
peine la maison de campagne a quatre lieues
des barrières. Cet ami qui, depuis leur jeunesse
à tous les deux , veut bien s'associer de cœur
à tout ce qu'il fait, a tout ce qu'il entreprend
et a tout ce qu'il rêve , réclame de longues
lettres de son ami absent, et, ces lettres,
l'ami absent les écrit. Ce qu'elles contien-
nent, on le voit d'ici : c'est l'épanchement
quotidien; c'est le temps qu'il a fait aujour-
d'Iiui . la manière dont le soleil s'est couché
hier , la belle soirée ou le matin pluvieux ^
c'est la voiture où le voyageur est monté, chaise
de poste ou carriole -, c'est l'enseigne de l'hô-
tellerie, l'aspect des villes, la forme qu'avait
tel arbre du chemin . la causerie de la berline
ou de l'impériale ; c'est un grand tombeau
visité, un grand souvenir rencontré, un grand
édifice exploré, cathédrale ou église de village,
car l'église de village n'est pas moins grande
que la cathédrale . dans l'une et dans l'autre
il y a Dieu ; ce sont tous les bruits tpii |»assent,
— Il —
recueillis par Foreille et commentés par la
rêverie : sonneries du clocher, carillon de Tcn-
clume, claquement du fouet du cocher, cri
entendu au seuil d'une prison, chanson de la
jeune fille, juron du soldat; c'est la peinture
de tous les pays coupée a chaque instant par
des échai)pées sur ce doux pays de fantaisie
dont parle Montaigne, et où s'attardent si vo-
lontiers les songeurs ; c'est cette foule d'aven-
tures qui arrivent, non pas au voyageur, mais
a son esprit; en un mot, c'est tout et ce n'est
rien : c'est le journal d'une pensée plus encore
que d'un voyage.
Pendant que le corps se déplace , grâce au
chemin de fer , 'a la diligence ou au bateau a
vapeur, l'imagination se déplace aussi. Le ca-
price de la pensée franchit les mers sans na-
vire, les fleuves sans pont et les montagnes
sans route. L'esprit de tout rêveur chausse les
bottes de sept lieues. Ces deux voyages mêlés
l'un a l'autre, voila ce que contiennent ces
lettres.
F>e voyageur a marché toute la journée, ra-
massant, recevant ou recollant des idées, des
chimères, des incidents, des sensations, des
visions . des fables ^ des raisonnements , des
— 12 —
réalités, des souvenirs. Le soir venu, il entre
clans une auberge , et pendant que le souper
s'apprête, il demande une plume, de Fencre
et du papier, il s'accoude a Tangle d'une table,
et il écrit. Chacune de ses lettres est le sac
où il vide la recette que son esprit a faite dans
la journée, et dans ce sac, il n'en disconvient
pas, il y a souvent plus de gros sous que de
louis d'or.
De retour a Paris, il revoit son ami et ne
songe plus a son journal.
Depuis douze ans, il a écrit ainsi force let-
tres sur la France, la Belgique, la Suisse,
rOcéan et la Méditerranée, et il les a oubliées.
Il avait oublié de même celles qu'il avait écrites
sur le Rhin, quand, l'an passé, elles lui sont
forcément revenues en mémoire par un petit
enchaînement de laits néccssairçs a déduire ici.
On se rappelle qu'il y a six ou huit mois
environ, la question du Rhin s'est agitée tout
'a coup. Des esprits, excellents et nobles d'ail-
leurs, l'ont controversée en France assez vi-
vement a cette éi)0(|ue , et ont |)ris tout d'a-
bord, comme il arrive presque toujours, deux
partis opi)Osés, deux partis extrêmes. Les uns
ont considéré les traités de 181 o comme un
— 13 —
fait accompli, et, pai tant de la, ont abandonné
la rive gauche du Rhin a rAUemagne, ne lui
demandant que son amitié 5 les autres, protes-
tant plus que jamais et avec justice, selon
nous, contre 1815, ont réclamé violemment la
rive gauche du Rhin et repoussé Tamitié de
rAUemagne. Les premiers sacrifiaient le Rhin
a la paix ; les autres sacrifiaient la paix au
Rhin. A notre sens, les uns et les autres avaient
a la fois tort et raison. Entre ces deux opi-
nions exclusives et diamétralement contraires,
il nous a semblé qu il y avait place pour une
opinion conciliatrice. Maintenir le droit de la
France sans blesser la nationalité de FAlle-
magne , c'était la le beau problème dont celui
qui écrit ces lignes avait, dans sa course sur le
Rhin, crut entrevoir la solution. Une fois que
cette idée lui apparut, elle lui apparut, non
comme une idée, mais comme un devoir. A
son avis, tout devoir veut être rempli. Lors-
qu'une (picstion qui intéresse rLurope, c'est-
à-dire l'humanité entière, est obscure, si peu
de lumière qu'on ait, on doit l'apporter. La
raison hmnaine, d'accord en cela avec la loi
Spartiate, oblige dans certains cas a dire 1 avis
(prou a. Il écrivit donc alors, en quehpie sorte
— 14 —
sans préoccupation littéraire , mais avec le
simple et sévère senliment du devoir accom-
pli, les deux cents pages qui terminent le se-
cond volume de cette publication, et il se dis-
posa a les mettre au jour.
Au moment de les faire paraître, un scru-
pule lui vint. Que signifieraient ces deux cents
pages ainsi isolées de tout le travail qui s'était
fait dans Tesprit de Tauteur pendant son ex-
ploration du Rhin ? N'y aurait-il pas quelque
chose de brusque et d'étrange dans Tapparition
de cette brochure spéciale et inattendue? Ne
faudrait-il pas cominencer par dire qu'il avait
visité le Rhin, et alors ne s'étonnerail-on pas
a bon droit que lui, poète par aspiration, ar-
chéologue par sympathie, il neùt vu dans le
Rhin qu'une question politique internationale.^
Éclairer par un rapprochejiient historique une
question contemporaine, sans doute cela peut
être utile: mais le Rhin, ce lleuve unique au
monde, ne vaut-il pas la peine d'être aussi vu
un peu pour lui-même et en lui-même? Ne
serait-il pas vraiment inexplicable qu'il eût
passé, lui, devant ces cathédrales sans y en-
trer, devant ces forteresses sans y monter,
devant ces ruines sans les regarder, devant ce
— l.i —
passé sans le sonder, devanl celle rêverie sans
s> plonger? N'esl-ce pas un devoir pour Vé-
crivain, quel qu'il soil, d'èlre loujours adhé-
rent avec lui-même, e/ sibi conslef, et de ne
pas se produire autrement qu'on ne le connaît,
et de ne pas arriver autrement qu il nVst at-
tendu? Agir différemment, ne serait-ce pas
dérouter le public , livrer la réalité même du
voyage aux doutes et aux conjectures , et par
conséquent diminuer la confiance?
Ceci sembla grave a Tauteur. Diminuer la
confiance a Theure même où ou la réclame
plus que jamais-, faire douter de soi , surtout
quand il faudrait y faire croire: ne pas rallier
toute la foi de son auditoire quand on prend
la parole pour ce qu'on s'imagine être un de-
voir, c'était manquer le but.
Les lettres qu'il avait écrites durant son
voyage se représenlèrent alors a son esprit. 11
les relut, et il reconnut que, par leur réalité
même, elles étaient le point d'appui incontes-
table et naturel de ses conclusions dans la
question rhénane-, que la familiarité de cer-
tains détails, que la minutie de certaines pein-
tures, que la personnalité de certaines impres-
sions, élaicul une évidence de plus-, que lonles
— 16 —
ces choses vraies s'ajouteraient comme des
contre-forts a la chose utile ; que, sous un cer-
tain rapport, le voyage du rêveur, empreint
de caprice , et peut-être pour quelques esprits
chagrins entaché de poésie, pourrait nuire à
Tautorité du penseur ; mais que , dim autre
côté , en étant plus sévère , on risquait d'être
moins efticace 5 que Tobjet de cette publica-
tion, malheureusement trop insuffisante, était
de résoudre amicalement une question de
haine; et que, dans tous les cas, du moment
où la pensée de Técrivain, même la plus in-
time et la plus voilée , serait loyalement livrée
aux lecteurs, quel que fût le résultat, lors
même qu'ils n'adhéreraient pas aux conclu-
sions du livre, 'a coup sûr ils croiraient aux
convictions de l'auteur. — Ceci déjà serait un
grand pas; l'avenir se chargerait peut-être du
reste.
Tels sont les motifs impérieux, a ce qu'il lui
semble, qui ont déterminé l'auteur 'a mettre au
jour ces lettres et a donner au public deux vo-
lumes sur le Rhin au lieu de deux cents
pages.
Si l'auteur avait publié celte correspondance
de vovagonrdans un but purement personnel.
17 —
il lai eùl probablement fait subir de notables
altérations; il eût supprimé beaucoup de dé-
tails ^ il eût etfaeé partout Vinlimité et le sou-
rire- il eût extirpé et sarclé avec soin le mrd .
cette mauvaise herbe qui repousse toujours
sous la plume de Técrivain livré aux épanche-
nients familiers^ il eût peut-être renoncé ab-
solumeut, par le sentiment même de son in-
fériorité, a la forme épistolaire, que les tres-
orands esprits ont seuls, a son avis, le droit
d'employer vis-a-vis du public. Mais au point
de vue qu'on vient d'expliquer, ces altérations
eussent été des falsifications; ces lettres, quoi-
qu'en apparence a peu près étrangères a la
Conclusion, deviennent pourtant en quelque
sorte des pièces justificatives ; chacune d'elles
est un certificat de voyage, de passage et de
présence ; le moi, ici , est une atlir malien. Les
modifier, c'était remplacer la vérité par la fa-
çon littéraire. C'était encore diminuer la con-
liance , et par conséquent manquer le but.
11 ne faut pas oublier que ces lettres, qui
pourtant n'auront peut-être pas deux lecteurs,
sont la pour appuyer une parole conciliante
olVerte a deux peuples. Devaut un si grand
(.bjet, qu'importe les peliles coqueUeries d ar-
— 18 —
rangeur el les raffinements de (oilette IVlé-
raire? Leur vérité est leur parure '.
• L'auteur à cet égard a poussé fort loin le scrupule. Ces
lettres ont été écrites au lia-ard de la plume, sans livres,
et les faits historiques ou les textes littéraires qu'elles con-
tiennent çà et là sont cités de mémoire; or la mémoire
l'ait défaut quelquefois. Ainsi, par exemple, dans la Lettre
neuvième , l'auteur dit que lîarherousse voulut se croiser
pour la seconde ou troisième fois, et dans la Lettre dix-
septiè-ine il parle des nombreuses croisades de Frédéric
Barberousse. L'auteur oublie dans cette double occasion
que Frédéric I'^ ne s'est croisé qne deux fois, la première
n'étant encore que duc de Souabe, en 1 \'tl, en compagnie
de son oncle Conrad III, la seconde étant empereur, en
1189. Dans la Lettre quatorzième, l'auteur a écrit l'héré-
siarque Doucet où il eût fallu écrire l'hérésiarque Doucin.
Rien n'était plus facile à corriger que ces erreurs; il a
semblé à l'auteur que, pu'sqn'elles étaient dans ces lettres,
elles devaient y rester comme le cachet même de leur réa-
lité. Puisqu'il en est à rectilier des erreurs, qu'on lui per-
mette de passer des siennes à celles de son imprimeur. Un
errata raisonné est parfois utile. Dans la Lettre première,
au lieu de : la maison est pleine de voix qui ordonnent,
il faut lire : la maison est pleine de voix qui jordonnent.
Dans la Légende du beau Pécopin (paragraphe XII, der-
nièris lignes), au lieu de : une porte de métal, il faut lire:
une porte de mêlait. Les deux mots, jordonner et métail
manquent au Dictionnaire de l'Académie et, selon nous, le
Dictionnaire a tort. Jordonncr est un excellent mot de la
langue familière, qui n'a pas do synonvme possible et ([ui
exprime une nuance précise et délicate : le commandement
exercé avec sottise et vanité, à tout propos et hors de tout
propos. Quant au mot métail, il n'est pas moins précieux.
Le tnétal est la substance meta lique pure; l'argi-ut est un
inétal. Le méfait vf-t la substance métallique composée; le
bronze est un mélail. [.\ole de la première édition.)
— 19 —
il s'esl donc déterminé a les publier telles a
peu près qu'elles ont été écrites.
11 dit « a peu près, •' car il ne veut point ca-
cher qu'il a néanmoins fait quelques suppres-
sions et quelques changements, mais ces chan-
gements n'ont aucune importance pour le pu-
blic. Ils n'ont d'autre objet la plupart du temps
que d'éviter des redites, ou d'épargner à des
tiers, a des indifférents, a des inconnus ren-
contrés, tantôt un blâme, tantôt une indiscré-
tion , tantôt l'ennui de se reconnaître. 11 im-
porte peu au public, par exemple , que toutes
les fins de lettres , consacrées a des détails de
famille, aient été supprimées ; il importe peu
que le lieu où s'est produit un accident quel-
conque, une roue cassée, un incendie d'au-
berge, etc., ait été changé ou non. L'essentiel,
pour que l'auteur puisse dire, lui aussi : Ceci
est un livre de bonne foi , c'est que la forme et
le fond des lettres soient restes ce qu'ils étaient.
On pourrait au besoin montrer aux curieux,
s'il y en avait pour de si petites choses, toutes
les pièces de ce journal d'un voyageur authen-
tiquement timbrées et datées par la poste.
De la part des grands écrivains, et il est inu-
tile de citer ici d illustres exemples qui sont
— 'M —
dans toutes les mémoires, ces sortes de conli-
dences ont un charme extrême; le beau style
donne la vie a tout 5 de la part d'un simple
passant, elles n'ont, nous le répétons, de va-
leur que leur sincérité. A ce titre, et à ce titre
seulement, elles peuvent être quelquefois pré-
cieuses. Elles se classent, avec le moine de
Saint-Gall , avec le bourgeois de Paris sous
Philippe-Auguste, avec Jean de Troyes, parmi
les matériaux utiles à consulter; et, comme
document honnête et sérieux, ont parfois plus
tard Thonneur d'aider la philosophie et l'his-
toire à caractériser l'esprit d'une époque et
d'une nation à un moment donné. S'il était
possible d'avoir une prétention pour ces deux
volumes , fauteur n'en aurait pas d'autre que
celle-là.
Qu'on n'y cherche pas non plus les aven-
tures dramatiques et les incidents pittoresques.
Comme Fauteur l'explique dès les premières
pages de ce livre, il voyage solitaire sans autre
objet (|ue de rêver beaucoup et de penser un
peu. Dans ces excursions silencieuses, il em-
porte deux vieux livres, ou , si on lui permet
de citer sa propre expression, il ennnène deux
vieux amis, Virgile et Tacite : Viigile, c'est-
— 51 —
à-dire toute la poésie qui sort de la nature ^
Tacite, c'est-à-dire toute la pensée qui sort de
riiistoire.
Et puis, il reste, comme il convient, tou-
jours et partout retranché dans le silence et le
demi-jour , qui favorisent Tobservation. Ici ,
quelques mots d'explication sont indispensa-
bles. On le sait , la prodigieuse sonorité de la
presse française, si puissante, si féconde et si
utile d'ailleurs, donne aux moindres noms lit-
téraires de Paris un retentissement qui ne
permet pas à lécrivain, même le plus humble
et le plus insignifiant, de croire hors de France
à sa complète obscurité. Dans cette situation ,
Tobservateur , quel qu'il soit , pour peu qu'il
se soit livré quelquefois à la publicité, doit,
s'il veut conserver entière son indépendance
de pensée et d'action , garder l'incognito
comme s'il était quelque chose, et Tanonyme
comme s'il était quelqu'un. Ces précautions,
qui assurent au voyageur le bénéfice de Tom-
bre, l'auteur les a prises durant son excursion
aux bords du Rhin, bien ([trelles fussent à coup
sûr surabondantes pour lui et qu'il lui parût
presque ridicule de les prendre. De cette fa-
çon, il a pu recueillir ses notes à son aise cl
en toute liberté, sans que rien gênât sa curio-
sité ou sa méditation dans cette promenade de
fantaisie qui, nous croyons Tavoir sufTisamment
indiqué , admet pleinement le hasard des au-
berges et des tables dhôte , et s'accommode
aussi volontiers de la patache que de la chaise
de poste, de la banquette des diligences que
de la tente des bateaux a vapeur.
Quant à l'Allemagne, qui est a ses yeux la
collaboratrice naturelle de la France, il croit ,
dans les considérations qui terminent le second
de ces deux volumes, l'avoir appréciée juste-
ment et l'avoir vue telle qu'elle est. Qu'aucun
lecteur ne s'arrête a deux ou trois mots semés
ça et la dans ces lettres , et maintenus par
scrupule de sincérité ; l'auteur proteste éner-
giquement contre toute intention d'ironie.
L'Allemagne, il ne le cache pas, est une des
terres qu'il aime et une des nations qu'il ad-
mire. Il a presque un sentiment lilial pour cette
noble et sainte patrie de tous les penseurs. S'il
n'était pas Français, il voudrait être Allemand.
L'auteur ne croit ])as devoir achever cette
note préliminaire sans entretenir les lecteurs
d'un dernier scrupule qui lui est survenu. Au
moment où l'imi)rpssion de ce livre se lermi-
— 23 —
liait, il s'est aperçu que des événements tout
récents et qui, a Tinstant même où nous som-
mes, occupent encore Paris, semblaient donner
la valeur d'une application directe a deux li-
gnes de la page 618 du second volume. Or,
Tauteur ayant toujours eu plutôt pour but de
calmer que d'irriter, il se demanda s'il n'effa-
cerait pas ces deux lignes. Après réflexion, il
s'est décidé a les maintenir. Il suflit d'examiner
la date où ces lignes ont été écrites pour re-
connaître que s'il y avait a cette époque-là
quelque chose dans l'esprit de l'auteur, c'était
peut-être une prévision, ce n'était pas, 'a coup
sûr , et ce ne pouvait être une application. Si
l'on se reporte aux faits généraux de notre
temps , on verra que cette prévision a pu en
résulter, même dans la forme précise que le
hasard lui a donnée. En admettant que ces
deux lignes aient un sens, ce ne sont pas elles
qui sont venues se superi)oser aux événements,
ce sonl les événements qui sont venus se ran-
ger sous elles. Il n'est pas d'écrivain un peu
réfléchi aucjuel cela ne soit arrivé. Quelquefois,
'a force d'étudier le présent, on rencontre quel-
que chose qui ressemble a l'avenir. 11 a donc
laissé ces deux lignes a leur place, de même
(jifil is'élail déjà déterminé a laisser dans le
recueil inlilulé les Feuilles cVaulomne, les vers
intitulés i^érer/e d'un passant à 'propos d'un roi ,
l)etit poème écrit en juin 1830, qui annonce la
révolution de juillet.
Pour ce qui est de ces deux volumes en eux-
mêmes, Tauleur n'a plus rien a en dire. S'ils
ne se dérobaient par leur peu de valeur à
riionneur des assimilations et des comparai-
sons, Taiiteur ne pourrait s'empêcher de faire
remarquer que cet ouvrage , qui a un fleuve
l)Our sujet, s'est, par une coïncidence bizarre ,
produit lui-même tout spontanément et tout
naturellement 'a l'image d'un fleuve. Il com-
mence comme un ruisseau ; traverse un ravin
près d'un groupe de chanmièrcs, sous un petit
pont d'une arche-, côtoie l'auberge dans le vil-
lage, le troupeau dans le pré, la poule dans le
buisson, le |)aysan dans le sentier- pnis il s'é-
loigne ; il touche un champ de bataille, une
plaine illustre, une grande ville; il se déve-
loppe, il s'enfonce dans les brumes de l'ho-
rizon, reflète des cathédrales, visite des capi-
tales, franchit des frontières, et après avoir
réfléchi les arbres, les champs, les étoiles, les
églises, les ruines, les habilations, les barques
et les voiles, les hommes et les idées, les |)oiUs
qui joignent deux villages et les ponts qui joi-
gnent deux nations, il rencontre enfin, comme
le but de sa course et le terme de son élargis-
sement, le double et profond océan du présent
et du passé, la politique et Thistoire.
Paris, jainit-r 18i2.
1838.
LETTRE 1.
DR PARIS A LA FERTi:>S()rS-.10IJARRK
Départ de Paris. — Le coteau de S. P. — Prouesses drs dr -
lisseurs. — Nanteuil-le-Haudouln. — Villers-Coiu it-i-;. —
Les 1(500 curiosités de Dammartin. — Dieu offre la dilnfurc
à qui perd sou cabnolel. — La Ferté-sous-Jouane. — Uu
épicier héritier du duc de Saiut-Simon. — Aspect de la cam-
iiagne. — Le voyageur racoute ses {joùls. — Le bossu et le
{jcudarine. — Pourquoi uu homme est un brave. — Pourquoi
le uième homme est uu lâche. — La peau et l'habit. — 18L4
el 1830. — Meaux. — Un fort bel escalier. — La cathédrale
de Bossuet. • — Meaux a eu uu théâtre avaût Paris. — Pourquoi
les gens de Meaux ont peudu le diable. — Comment une reine
s'y prend pour faire entrer un roi dans le paradis.
La Ferté-sous-.louarre, juillet 1,S38.
C'csl avant-hier malin , vers on/o heures , comme
je vous l'ai (Vrit, mou ami, (juc j'ai quitté Paris.
^ -wi
30 LETTRE I.
Je suis sorii par la roule de Moaux, et j'ai laissé h
ma gauche SaiiU-Denis, Montmorency, el tout à
l'extrémité des collines le coteau de S. -P. Je vous
ai donné dans ce moment-là une bonne et tendre
pensée à tous; et j'ai tenu mes regards fixés sur
cette petite ampoule obscure au fond de la plaine,
jusqu'à l'instant où un tournant du chemin me l'a
brusquement cachée.
Vous connaissez mon goût pour les grands voya-
ges à petites journées , sans fatigue , sans bagage ,
en cabriolet, seul avec mes vieux amis d'enfance,
Virgile et Tacite. Vous voyez donc d'ici mon équi-
page
J'ai pris le chemin de Chàlons, car je connais
la route de Soissons pour l'avoir suivie il y a quel-
ques années ; et grâce aux démolisseurs, elle n'a
aujourd'hui qu'un médiocre intérêt. Nanteuil-le-
Haudouin a perdu son château bâti sous Fran-
çois I". Villers-Cotterots a converli en dépôt de
mendicité le magnifique manoir du duc de Valois,
et là, comme presque partout, sculptures et pein-
tures, tout l'esprit de la renaissance, toute la grâce
du seizième siècle a honteusement disparu sous la
racloirc et le badigeon, Dammartin a rasé son
énorme tour du haut de laquelle on voyait Mont-
martre distinctement, à neuf lieues de dislance, et
dont la grande lézarde verticale avait fait naître ce
proverbe que je n'ai jamais l)jen compris : // est
DE PARIS A LA FERTÉ-SOUS-JOUARRE. 31
comme le château de Dam,martin qui crève de
rire. Aujourd'hui, veuf de sa vieille bastille dans
laquelle l'évêque de Meaux , quand il était en que-
relle avec le comte de Champagne, avait le droit de
se réfugier avec sept personnes de sa suite, Dam-
martin n'engendre plus de proverbes et ne donne
plus lieu qu'à des notes littéraires du genre de
celle-ci, que j'ai copiée textuellement, à l'époque
où j'y passai, dans je ne sais plus quel petit livre
local étalé sur la table de l'auberge :
« Dammartin (Seine et-.>!arne), |ietite ville sur
» une colline. On y fabrique de la dentelle. Hôtel :
» Sahite-Anne. Curiosités : l'église paroissiale, la
» halle, 1600 habitants. »
Le peu de temps accordé pour dîner par ce tyran
des diligences appelé « le conducteur » ne me per-
mit pas alors de vérifier jusqu'à quoi point il était
vrai que les seize cents habitants de Damniartin fus-
sent tous des curiosités.
J'ai donc pris par 31eaux.
Entre Claye et Meaux, par le plus beau temps
et le plus beau chemin du monde, la roue de mon
cabriolet a cassé. Vous savez que je suis de ces
hommes qui continuent leur route; le ca])riolet
renonçait à moi, j'ai renoncé au cabriolet. Juste-
ment une petite diligence passait, la diligence Tou-
chard. 1,11e n'avait |)liis qu'une place vacante, je
■69. LETTRE I.
l'ai prise; et dix minutes après l'accident, je c con-
linuais ma route » juché sur l'impériale entre un
bossu et un gendarme.
Me voici en ce moment à la Ferté-sous-Jouarre ,
jolie petite ville que je revois pour la quatrième fois
bien volontiers avec ses trois ponts , ses charmantes
îles, son vieux moulin au milieu de la rivière qui se
rattache h la terre par cinq arches, et son beau pa-
villon du temps de Louis Xllf, qui a appartenu,
dit-on, au duc de Saint-Simon, et qui aujourd'hui
se déforme entre les mains d'un épicier.
Si en effet M, de Saint-Simon a possédé ce vieux
logis, je doute que son manoir natal de la Ferté-
Vidame eût une mine plus seigneuriale et plus fière,
et fut mieux fait pour encadrer sa hautaine figure
de duc et pair , que le charmant et sévère châtelet
de la Ferté-sous-Jouarre.
Le moment est parfait pour voyager. Les cam-
pagnes sont pleines de travailleurs. On achève la
moisson. On bâtit çà et là de grandes meules qui
ressemblent , quand elles sont à moitié faites , à ces
pyramides éventrées qu'on retrouve en Syrie. Les
blés coupés sont rangés à terre sur le flanc des col-
lines de façon à imiter le dos des zèbres.
Vous le savez , mon ami , ce ne sont pas les évé-
nements que je cherche en voyage, ce sont les idées
et les sensations; et pour cela, la nouveauté des
objets suffit. D'ailleurs , je me conloiUe de peu.
DE PARIS A LA FERÏÉ-SOLS-JOUARRK. 33
Pourvu que j'aie des arbres, de l'herbe, de l'air, de
la roule devant moi et de la route derrière moi,
tout me va. Si le pays est plat, j'aime les larges
horizons. Si le pays est montueux, j'aime les paysa-
ges inattendus, et au haut de chaque côte il y en a
un. Tout à l'heure je voyais une charmante vallée.
A droite et à gauche de beaux caprices de terrain ;
de grandes collines coupées par les cultures et une
multitude de carrés amusants à voir ; çà et là, des
groupes de chaumières basses dont les toits sem-
blaient toucher le sol; au fond de la vallée, un cours
d'eau marqué à l'œil par une longue ligne de ver-
dure et traversé par un vieux petit pont de pierre
rouillée et vermoulue où viennent se rattacher les
deux bouts du grand chemin. — Au moment où j'é-
tais là, un rouhor passait le pont, un énorme roulier
d'Allemagne gonflé, sanglé et ficelé, qui avait l'air
du ventre de Gargantua traîné sur quatre roues par
huit chevaux. Devant moi, suivant l'ondulation de
la colline opposée, i('monl;iil la route éclatante de
soleil, sur laquelle l'ombre des rangées d'arbres
dessinait en noir la (igure d'un grand peigne auquel
il manquerait plusieurs dents.
Kh! bien, ces arbres, ce peigne d'ombre dont
vous rirez peut-être, ce roulier, cette roule blanche,
ce vieux pont, ces chaumes bas, tout cela m'égaie
et me rit. Cne vallée comme celle-là me contente,
avec le ciel pai-dcssns. .l'étais seul dans relie vol-
34 LETTRl-: I.
turo à la regarder el à on jouir. Les voyageurs bâil-
laient horriblement.
Quand on relaie, tout m'amuse. On s'arrête à la
porte de l'auberge. Les chevaux arrivent avec un
bruit de ferraille. Il y a une poule blanche sur la
grande route, une poule noire dans les broussailles,
une herse ou une vieille roue cassée dans un coin,
des enfants barbouillés ([ui jouent sur un tas de
sable; au-dessus de ma tète Charles-Quint, Jo-
seph II ou Napoléon pendus à une vieille potence en
fer et faisant enseigne, grands empereurs qui ne
sont plus bons cju'à achalander une auberge. La
maison est pleine de voix qui jordonnent; sur le pas
de la porte, les garçons d'écurie et les filles de cui-
sine font des idylles, le fumier cajole l'eau de vais-
selle ; et moi, je prolite de ma haute position, — sur
l'impériale, — pour écouter causer le bossu el le
gendarme, ou pour admirer les jolies petites colo-
nies de coquelicots nains qui font des oasis sur un
vieux toit.
Du reste, mon gendarme et mon bossu étaient
des philosophes, » pas fiers du tout, » et causant
humainement l'un avec l'autre, le gendarme sans
dédaigner le bossu, le bossu sans mépriser le gen-
darme. Le bossu paie six cents francs de contribu-
tion à Jouarre, l'ancienne Jovis ara, comme il
avait la bonté de l'expliquer au gendarme. Il pos-
sède, en outre, un père (|ui paie neuf conts livres h
DJ: PARIS A LA l'WilE-SOUS-JOLAliP.i:. 3.)
P;iris, et il s'indigne contre le gouvernement chaque
fois qu'il acquitte le sou de passage au pont sur la
Marne entre Meaux et la Fcrté. Le gendarme ne
paie aucune contribution, mais il raconte naïvement
son histoire. En 1814, à Montmirail, il se battit
comme un lion; il était conscrit. En 1830, aux jour-
nées de juillet, il eut peur et se sauva; il était gen-
darme. Cela l'étonné et cela ne m'étonne pas.
Conscrit, il n'avait rien que ses vingt ans, il était
brave. Gendarme, il avait femme et enfants et,
ajoutait-il , son cheval à lui ; il était lâche. Le
môme homme, du reste, mais non la même vie. La
vie est un mets qui n'agrée que par la sauce. Rien
n'est plus intrépide qu'un forçat. Dans ce monde,
ce n'est pas à sa peau que l'on tient, c'est à son
habit. Celui qui est tout nu ne tient à rien.
Convenons aussi que les deux époques étaient
bien didérentes. Ce qui est dans l'air agit sur le
soldat comme sur tout homme. L'idée qui souffle
le glace ou le réchaufl'e, lui aussi. En 1830, une
révolution soufflait. Il se sentait courbé el terrassé
par celte force des idées qui est comme l'ùme de
la force des choses. Et puis, quoi de plus triste el
de plus énervant ! se ballre [wnv des ordonnances
étranges, pour des ombres (pii ont pas-é dans m\
cerveau troublé, pour un rêve, pour une folie,
frères contre frèies, fantassins contre ouvriers,
Français contre Parisiens! En 181/|, au contraire,
36 LETTRE I.
le conscrit lilUait contre l'étranger, contre l'en-
nemi, pour des choses claires et simples, pour lui-
même, pour tous, pour son père, sa mère et ses
sœurs, pour la charrue qu'il venait de quitter, pour
le toit de chaume qui fumait là-bas, pour la terre
quHi avait sous les clous de ses souliers, pour la pa-
irie saignante et vivante. En 1830, le soldat^ie sa-
vait |)as pourquoi il se battait. Kn 181^, il faisait
plus que le savoir, il le comprenait; il faisait plus
(jue le comprendre, il le sentait ; il faisait plus que
le sentir, il le voyait.
Trois choses m'ont intéressé à Meaux : un déli-
cieux petit portail de la renaissance accolé à une
vieille église démantelée, à droite, en entrant dans
la ville ; puis la cathédrale; puis, derrière la ca-
thédrale, un bon vieux logis de pierre de taille,
à demi fortifié, flanque de grandes tourelles enga-
gées. Il y avait une cour. Je suis entré bravement
dans la cour, quoique j'y eusse avisé une vieille
femme qui tricotait. Mais la bonne dame m'a laissé
faire. J'y voulais étudier un fort bel escalier exté-
rieur, dallé de pierre et charpenté de bois, ({ui
monte à la vieille maison, appuyé sur deux arches
surbaissées et couvert d'un toit-auvent à arcades
en anse de panier. Le temps m'a manqué pour le
dessiner. Je le regrette ; c'est le premier escalier de
ce genre que j'aii" \n. il m'a jiaru être du quinzième
sii'cle.
DE PARIS A LA FliRTt^l-SOUS-JOUARRL:. 37
La cathédrale est une noble église commencée
au quatorzième siècle et continuée au quinzième.
On vient de la restaurer d'une odieuse façon. Elle
n'est d'ailleurs pas finie. De ses deux tours proje-
tées par l'arcliitecte, une seulement est bâtie. L'au-
tre, qui a été ébauchée, cache sou moignon sous
un appareil d'ardoise. la porte du milieu et celle de
droite sont du quatorzième siècle; celle de gauche
est du quinzième. Toutes trois sont fort belles,
quoique d'une pierre que la lune et la pluie ont
rongée.
J'en ai voulu déchiffrer les bas-reliefs. Le tympan
de la porte de gauche représente l'histoire de saint
Jean-Baptiste ; mais le soleil , qui tombait à plomb
sur la façade, n'a pas permis à mes yeux d'aller plus
loin. L'intérieur de l'église est d'une composition
superbe. Il y a sur le chœur de grandes ogives trilo-
bées à jour du plus bel eflei. A l'apside, il ne reste
plus (|u'une verrière magnifique et (pii l'ait regretter
les autres. On repose en ce moment, à l'entrée du
chœur, deux autiîls en ravissaïUe menuiserie du
quinzième siècle; mais on b;ul)ouil!e cela de p in-
ture à l'huile, couleur bois. C'est le goût des natu-
rels du pays. A gauche du chœur, près d'une char-
mante porte surbaissée avec imposte, j'ai vu une
belle statue de marbre à genoux d'un honune do
guerre du seizième siècle, sans armoiries ni inscrip-
tion d'ailleurs. Je n'ai pas su deviner le nom de celte
38 LETTRE J.
Statue. Vous qui savez tout, vous l'auriez fait. De
l'autre côté est une autre statue; celle-là porte son
inscription, et bien lui en prend : car vous-même
vous ne devineriez pas dans ce raari)re fade et dur
la figure sévère de Bénigne Bossuet. Quant à Bos-
suet, j'ai grand'peur que la destruction des vitraux
ne soit de son fait. J'ai vu son trône épiscopal, d'une
assez belle boiserie en style Louis XIV avec balda-
quin figuré. Le temps m'a manqué pour aller visiter
son fameux cabinet à l'évèché.
Un fait étrange, c'est que Meaux a eu un théâtre
avant Paris, une vraie salle de spectacle, construite
dès 15Zi7, — dit un manuscrit de la bibliothèque
locale, — tenant du cirque antique en ce qu'elle
était couverte d'un velariuni, et du théâtre actuel
en ce qu'i^ y avail lout autant' des loges fer-
mant à clef, lesquelles élaieul louées à des
habitants de M eaux. On représentait là des
mystères. Un nommé Pascalus jouait le Diable et en
garda le surnom. En 1562 il livra la ville aux hu-
guenots, et l'année d'après les catholiques le pen-
dirent, un peu parce qu'il avait hvré la ville, beau-
coup parce qu'il s'appelait le Diable. — Aujourd'hui
Paris a vingt théâtres, la ville champenoise n'en a
plus un seul. On prétend qu'elle s'en vante ; c'est
comme si ïMeanx se vantait do n'èlre pas Paris.
Du reste, ce pays est |)k'in du siècle de Louis XIV.
Ici, le duc de Saint-tjimon ; à Meaiix, Bossuet; à la
DE PARTS A LA FERTi:-SOU.S-JOUARRf' . .19
Ferté-Milon , Racine; h Chàteau-ïliierry, La Fon-
taine. Le tout en un rayon de douze lieues. Le grand
seigneur a voisine le grand évêque. La tragédie cou-
doie la fable.
En sortant de la cathédrale, j'ai trouvé le soleil
voilé et j'ai pu examiner la façade. Le grand tym-
pan du portail central est des plus curieux. Le com-
partiment inférieur représente Jeanne, femme de
Philippe-le-Bel , des deniers de laquelle l'église fut
construite après sa mort. La reine de France, sa
cathédrale à la main, se présente aux portes du pa-
radis. Saint Pierre les lui ouvre à deux battants.
Derrière la reine se tient le beau roi Philippe avec
je ne sais quel air de pauvre honteux. La reine, fort
spirituellement sculptée et atournée, désigne le pau-
vre diable de roi d'un regard de côté et d'un geste
d'épaule, et semble dire à saint Pierre : lUilil lais-
scz-te entre V par-dessus te marché!
LETTRE II.
MONTMIRAIL. — MONTMORT.
EPKRNA-Y
Montmirail. — Sns patriamfugmms, uns ilulciii l/uquimus arva.
— Champ de bataille tle Montmirail. — Soleil couclié. —
Napoléon dispaiii. — l.e voyageur parle des ormes. — I.e
cliâteaii de Moutmort. — C^ommeot le voyageur éblouit ma-
demoiselle Jeannette. — Route de nuit dans les bois. — F-per-
n.iy. — Les trois églises: 1 liibaut 1"', Pierre Strozzi, Poterlet-
Galieliet. — Odry apparaît à l'an leur dans l'église d'F.pernay.
— Comme r|tii>i le voyageur aime mieux regarder des coque-
licots et des papillons (pu; quin/c cent mille bouU'illes de vm
de Champagne. — Pilogciie et Phyolrix. — A Montmirail
le voyageur remarque un iriif Irais. — De (pioi ou riait au
seizième siècle.
l")pernav, 21 juillet.
.\ h Fcrtô-sous-Joiianc j'ai loni' la prcmiiTO car-
riole voiuu', en ni' iiriiironnanl i;iit'n' (|ih' d'une
4.
42 LETTRE II.
chose : a-t-elle la voie, et les roues sont-elles bonnes?
et je m'en suis allé à Montniirail. Rien dans cette
petite ville qu'un assez frais paysage à l'entrée de
deux belles allées d'arbres. Le reste , le château ex-
cepté , est un fouillis de masures.
Lundi, vers cinq heures du soir, je quittais Mont-
mirail en me dirigeant vers la route de Sézanne à
Épernay. Une heure après j'étais à Vaux-Champs,
et je traversais le fameux champ de bataille. Un
moment avant d'y arriver j'avais rencontré sur la
route une charrette bizarrement chargée. Pour atte-
lage un âne et un cheval. Sur la voiture, des casse-
roles, des chaudrons, de vieux coffres, des chaises
de paille, un tas de meubles; à l'avant, dans une
espèce de panier, trois polits enfants presque nus;
à l'arrière, dans un autre panier, des poules. Pour
conducteur, un homme en blouse, h pied, portant
un enfant sur son dos. A quelques pas, une femme,
marchant aussi, et portant aussi un enfant, mais
dans son ventre. Tout ce déménagement se hâtait
vers Montniirail comme si la grande bataille de \S\U
allait recommencer. — Oui, me disnis-je, on devait
rencontrer ici de ces charrettes-là il y a vingt-cinq
ans. — Je me suis informé, ce n'était pas un démé-
nagement, c'était une expalriation. Cela n'allait pas
à 3Ionlnurail, cela allait en Amérique. Cela ne fuyait
pas une bataille, cela fuyait la misère. Mn deux mots,
cher ami, c'était une famille de pauvres jiaysans alsa-
MONTMIRAIL. — MONTMORT — ÉPERNAY. 4}
ciens émigrants , à qui l'on promet des terres clans
l'Ohio, et qui s'en vont de leur pays sans se douter
que Virgile a fait sur eux les plus beaux vers du
monde il y a deux mille ans.
Du reste , ces braves gens s'en allaient avec une
parfaite insouciance. L'homme refaisait une mèche
à son fouet , la femme chantonnait , les enfants
jouaient. Les meubles seuls avaient je ne sais quoi
de malheureux et de désorienté qui faisait peine.
Les poules aussi m'ont paru avoir le sentiment de
leur malheur.
Cette indifférence m'a étonné. Je croyais vrai-
ment la patrie plus profondément gravée dans les
hommes. Cela leur est donc égal, à ces gens, de ne
plus voir les mêmes arbres?
Je les ai suivis quelque temps des yeux. Où allait
ce petit groupe cahoté et trébuchant? Où vais-je
moi-même? La route tourna, ils disparurent. J'en-
tendis encore quelque temps le fouet de l'houjuie et
la chanson de la femme, puis tout s'évanouit.
Quelques minutes après j'étais dans les glorieuses
plaines qui ont vu l'I^mporeur. Le soleil se couchait.
Les arbres faisaient de grandes ombres. Les sillons,
déjJ» retracés çà et là , avaient une roulour blonde.
Une brume bleue montait du fond des ravins. La
campagne était déserte. On n'y voyait au loin que
deux ou trois charrues oubliées, qui avaient l'air de
grandes sauterelles. A ma gauche, il y avitit une
B«MKH
44 LETTRE II.
carrière de pierres meulières. De grosses meules
toutes faites et bien rondes, les unes blanches et
neuves, les autres vieilles et noires, gisaient pêle-
mêle sur le sol, debout, couchées, en piles, comme
les pièces d'un énorme damier bouleversé. En effet,
des géants avaient joué là une grande partie.
Je tenais à voir le château de Montmort, ce qui
fait qu'à quatre lieues de Montmirail , h P'ormen-
tières ou Armentières, j'ai tourné brusquement à
gauche, et j'ai pris la route d'Épernay. Il y a là
seize grands ormes les |)lus amusants du monde
qui penchent sur la route leurs profds rechignes et
leurs perruques ébouriffées. Les ormes sont une de
mes joies en voyage. Chaque orme vaut la peine
d'être regardé à part. Tous les autres arbres sont
bêtes et se ressemblent ; les ormes seuls ont de la
fantaisie et se moquent de leur voisin, se renversant
lorsqu'il se penche, maigres lorsqu'il est touffu, et
faisant toutes sortes de grimaces le soir aux prssants.
Les jeunes ormes ont un feuillage qui jaillit dans
tous les sens, comme une pièce d'artifice qui éclate.
Depuis la Kerté jusqu'à l'endroit où l'on trouve ces
seize ormes, la route n'est bordée que de peupliers,
de trembles ou de noyers çà et là, ce qui me donnait
quelque humeur.
Le pays est plat, la plaine fuit à perte de vue.
Tout à coup, en sortant d'un houipiet d'arbres, on
aperçoit à droite, couune à moitié enfoui dans un
AMÉMrtÉMMMkÉMlMHM*
MONTMIRAIL. — MONTMORT. - ÉPERNAY. 45
pli (lu terrain, un ravissant tohu bohu de tourelles,
de girouettes , de pignons, de lucarnes et de cliemi-
nées. C'est le château de ;\lontmort.
Mon cabriolet à tourné bride, et j'ai mis pied à
terre devant la porte du château. C'est une ex-
quise forteresse du seizième siècle, bâtie en brique,
avec toits d'ardoise et girouettes ouvragées, avec
sa double enceinte , son double fossé , son pont de
trois arches qui aboutit au pont-lcvis, son village à
ses pieds, et tout autour un admirable paysage, sept
lieues d'horizon. Aux baies près, qui ont presque
toutes été refaites, l'édifice est bien conservé. La
tour d'entrée contient, roulés l'un sur l'autre, un
escalier h vis pour les hommes et une rampe pour
les chevaux. Au bas il y a encore une vieille porte
de fer, et en montant, dans les embrasures de la
tour, j'ai compté quatre petits engins du quinzième
siècle. La garnison de la forteresse se composait
pour le moment d'une vieille servante, mademoiselle
Jeannette, qui m'a fort gracieusement accueilli. Il
ne reste des anciens appartements de l'intérieur que
la cuisine, fort belle salle voûtée à grande cheminée;
le vieux salon, dont on a fait un billard, et un char-
mant petit cabinet à boiseries dorées, dont le plafond
a pour rosace un chiffre fort ingénieusement entor-
tillé. Le vieux salon est une m;ignili(|ue pièce. Le
plafond à poutres peintes, dorées et sculptées est
(Mirore inlart. I,a cheminée, snrnionlée iW deux fort
if. I.ETTRK H.
nobles staliios, est du plus beau style do Henri IIJ.
Les murs étaient jadis couverts de vastes panneaux
de tapisserie qui étaient des portraits de famille. A
la révolution , des gens d'esprit du village voisin ont
arraché ces panneaux et les ont brûlés, ce qui a
porté un coup mortel à la féodalité. Le propriétaire
actuel a remplacé ces panneaux par de vieilles gra-
vures représentant des vues de Rome et des ba-
tailles du grand Condé, collées à cru sur le mur.
Ce que voyant, j'ai donné trente sous à mademoiselle
Jeannette, qui m'a paru éblouie de ma magnificence.
Et puis j'ai regardé les canards et les poules dans
les fossés du château, et je m'en suis allé.
En sortant de Montmort — où l'on arrive par la
plus horrible route du monde, soit dit en passant —
j'ai rencontré la malle qui a dû vous porter ma pré-
cédente lettre. Je l'ai chargée, ami, de toutes sortes
de bonnes pensées pour vous.
La route s'est enfoncée dans un bois , au moment
où la nuit tombait, et je n'ai plus rien vu jusqu'à
Épernay que des cabanes de charbonniers qui fu-
maient à travers les branches. La gueule rouge d'une
forge éloignée m'apparaissait par moments, le vent
agitait au bord de la route la vive silhouette des
arbros ; et sur ma tête , dans le ciel , le splendide
chariot faisait son voyage au milieu des étoiles pen-
dant que ma pauvio patache faisait le sien à travers
les railloux.
MOINT.MJRAIL. — MOiMMORT. — ÉPERxNAÏ. 47
Épeniay, c'est la ville du vin de Champagne. Rien
de plus , rien de moins.
Trois églises se sont succédé à Épernay. La pre-
mière, une église romane, bâtie en 1037 par Thi-
baut F'-, comte de Champagne, fils d'Eudes IL La
seconde , une église de la renaissance , bâtie en 1 540
par Pierre Strozzi , maréchal de France , seigneur
d'Éperiiay, tué au siège de Thionville en 1558. La
troisième , l'église actuelle , me fait l'effet d'avoir été
bâtie sur les dessins de M. Poterlct-Galichet, un
brave marchand dont la boutique et le nom coudoient
l'église. Les trois églises me paraissent admirable-
ment dépeintes et résumées par ces trois noms :
Thibaut I", comte de Champagne; Pierre Strozzi,
maréchal de France; Poterlet-Galichet , épicier.
C'est vous dire assez que la dernière, l'église
actuelle , est une hideuse bâtisse en plàtie , bête ,
blanche et lourde , avec Iriglyphes supportant les
retombées des archivoltes. Il ne reste rien de la
première église. Il ne reste de la deuxième que de
beaux vitraux et un portail exquis. L'une des ver-
rières raconte toute l'histoire de Noé de la façon la
plus naï\e. Vitraux et portail sont, bien entendu,
enclavés et englués dans l'anVcux plâtre de l'église
neuve. Il m'a semblé voir Odry avec son panlalon
blanc troj) court , ses bas bleus et sou grand col de
chemise, porlanl le casf[ue el la cuirasse de Fran-
çois P'"'.
18 LLT'JliE n.
On a voulu me mener voir ici la curiosité du pays,
une grande cave qui contient quinze cent mille
bouteilles. Chemin faisant, j'ai rencontré un champ
de navette en Heur avec des coqueUcots et des pa-
pillons et un beau rayon de soleil. J'y suis resté, La
grande cave se passera de ma visite.
La pommade pour faire pousser les cheveux, qui
s'appelle à la Ferté : Pilogène, s'appelle à Épernay :
Phyothrix, importation grecque.
A i)ropos, à Montmirail l'hôtel de la Poste m'a fait
payer quatre œufs frais quarante sous ; cela m'a paru
un peu vif.
J'oubliais do vous dire que Thibaut 1" t été en-
terré dans son église et Strozzi dans la sienne. Je
réclame dans l'église actuelle une tombe i)our M. Po-
terlet-Galichet.
C'était un brave que ce Strozzi. Brisquel , fou de
Henri II, s'amusa un jour h lui larder avec du lard,
par derrière , en pleine cour , un fort beau manteau
neuf que le maréchal essayait ce jour-là. Il paraît
que cela fit beaucoup rire, car .Strozzi s'en vengea
cruellement. Pour moi , je n'aurais pas ri et je ne
me serais pas vengé. Larder un manteau de velours
avec du lard ! Je n'ai jamais été ébloui de cette plai-
santerie de la renaissance.
LETTRE m.
CHALOiNS. — SAINTE-MENEIIOL'LD.
VAREMSKS.
Li; vciviigi'ur fait sou ciiiice ;i Vareniies. — Place où Louis XVI
t'ul anêlé. Ce (ju'ini i\i<()ulr ilaus le pays. — Coniuieul s'ap-
pelait l'iKimnie (pii .ivail eu 1"!)I l'âme de Judas. — Uappio-
eiieiiieiils siuislros. — Les lieux oui parfois la figure des Fails.
— V'arcuues csl près de lleims. — ]j'auljer{;e du Grand'Mii-
Hurqiie. — Ce que du l'enseigne. — Ce ipie dil l'iiole. — L'éjjlise
de Varennes. — Ce (in'on trouve dans les paysafjes de Cliaui-
l>a;jue. — Cliàlons. — La callirMlrale. — Notre-Dame. — Le
{;ucllier. — Le voyajjetir dit des elioses très-risquées à iiropos
d'un petit gareoii l'orl laid qui est dans un clocher. — Les au-
tres Cjjlises de Cliâlous. — L'II6tel-de-Ville. — Quels soûl les
animaux assis devant la façade. — Notre-Damc-de-riCpine.
— Le puits miraculeux. — Familiarité du icléjjraplie avei:
Notre-Dame. — ('n orage. — Sainle-Mcneliotild. — Deaulés
cpiipics de la cuisine de Vhôtel de Melz. — L'oiseau enilorini.
— Elojjc des femmes à ()ropos des auberges. — Paysages. —
Ilyiiiiic à la Clianqiagiie.
Varennes , •>.."> juillet.
Hier, il la cliiilc (lu jour, mon cabiioLu clicuiiiiail
50 LETTRE 111.
au delà de Sainte-Menehould ; je venais de relire ces
admirables et élernels vers :
Aliiijilus'jue boûin mollesquc sub arbore soiiini.
Spcluncce viviijue lacus.
J'étais resté appuyé sur le vieux livre entr'ouvert ,
dont les pages se cliiffuunaienl sous mon coude.
J'avais l'âme pleine de toutes ces idées vagues,
douces et tristes qui se mêlent ordinairement dans
mon esprit aux rayons du soleil couchant , quand un
bruit de pavé sous les roues m'a réveillé. Nous en-
trions dans une ville. — Qu'est cette ville ? — Mon
cocher m'a répondu : — C'est Varennes, Puis la
voiture s'est engagée dans une rue qui descend, entre
deux rangs de maisons qui ont je ne sais quoi de
grave et de pensif. Portes et volets fermés; de
l'herbe dans les cours. Tout à coup, après avoir
passé une vieille porte cochère du temps de Louis XIII,
en pierres noires, accostée d'un grand puits revêtu
d'un appareil de madriers, la voiture a débouché
dans une petite j)lace triangulaire entourée de maisons
d'un seul étage, blanchies à la chaux, avec deux
arbres rabougris gardant une porte dans un coin. Le
grand côté de ce carrefour trigonal est orné d'un
méchant beiïroi écaillé d'ardoises. C'est dans cette
place que Louis XVI fut arrêté comme il s'enfuyait,
le 21 juin 1791. Il fut arrêté par Drouel , le maître
de poste de Sainte-Menehould ( il n'y avait pas alors
CHALONS. — S.-:MI:NEH0ULD.— YARENNES. 61
de poste à Varennes ) , devant une maison jaune qui
fait le coin de la place après avoir passé le beffroi. La
voilure du roi suivait l'hypoténuse du triangle que
dessine la place. La nôtre a parcouru le même che-
min. Je suis descendu de cabriolet et j'ai regardé
long-temps cette petite place. Comme elle s'est
élargie rapidement ! en quelques mois elle est devenue
monstrueuse , elle est devenue la place de la Révo-
lution.
Voici ce qu'on raconte dans le pays. Le roi se
défendit vivement d'être le roi (ce que n'aurait pas
fait Charles I", soit dit en passant). On allait le
relâcher faute de le reconnaître décidément, lorsque
survint un monsieur d'Éthé qui avait je ne sais quel
sujet de haine contre la cour. Ce AL d'Éthé ( je ne
sais si c'est bien là l'orthographe du nom , mais on
écrit toujours suffisamment le nom d'un traître) ,
cet homme donc aborda le roi à la façon de Judas,
en disant : Bonjour, sire. Cela suffit. On retint le
roi. Il y avait cinq personnes royales dans la voilure ;
le misérable avec un mot les frappa toutes les cinq.
Ce Ijonjour , sire, ce fut pour Louis XVI, pour
Marie-Anloinelte et pour madame Elisabeth , la guil-
lotine; pour le dauphin , l'agonie du Temple; pour
Madame Royale , l'extinction de sa race et l'exil.
Pom- qui ne songe pas à l'événement, la poliie
place de Varennes a un aspcîct morosp; pour (|ui y
pens(! , elle a (m aspcri sinistre.
52 LETTRE 111.
Je crois vous l'avoir fait remarquer déjà en plus
d'une occasion , l.i nature matérielle offre quelque-
fois des symbolismes singuliers. Louis XVI descen-
dait dans ce moment-là une pente fort rapide et
même dangereuse, où le maître-cheval de ma car-
riole a failli s'abattre, 11 y a cinq jours, je trouvais
une sorte de damier gigantesque sur le champ de
bataille de Montmirail. Aujourd'hui je traverse la
fatale petite place triangulaire de Varennes , qui a la
forme du couteau de la guillotine.
L'homme qui assistait Drouet et cjui saisit là
Louis XVI s'appelait BillaurL — Pourquoi pas Billot ?
Varennes est à quinze lieues de lleims. Il est vrai
que la place du 21 janvier est à deux pas des Tui-
leries. Comme ces rapprochements ont dû torturer
le pauvre roi! Entre Reims et Varennes, entre le
sacre et le détrônement , il n'y a que quinze lieues
pour mon cocher : pour l'esprit, il y a un abîme : la
Révolution.
.l'ai demandé gîte à une très-ancienne auberge
qui a pour enseigne ; Ah Grand Monarque , avec
le portrait de Louis Philippe. Probablement on a vu
là tour à tour depuis cent ans Louis XV , Bonaparte
et Charles X. Il y a quarante-huit ans , le jour où
cette ville barra le passage à la voiture royale , ce qui
pendait sur cette porte à la vieille branche de fer
contournée, encore scellée au mur aujourd'hui,
c'était sans doute le portrait de Louis XVI.
CHALONS. -S.-MENEHOULO. - VARENNES. .^3
Louis XVI s'est peut-être arrêté au Grand Mo-
narque, et s'est vu là peint en enseigne, roi en
peinture lui-même. ^Pauvre .. Grand Monarque! »
Ce malin je me suis promené dans la ville, qui
est du reste très-gracieusement située sur les deux
bords d'une jolie rivière. Les vieilles maisons de la
ville haute font un amphithéâtre fort pittoresque sur
la rive droite. L'église, qui est dans la ville basse,
est insignifiante. Elle est vis-à-vis de mon auberge.
.le la vois de la table où j'écris. Le clocher porte
cette date : 1776. Il avait deux ans de plus que
Madame Royale.
Cette sombre aventure a laissé quelque trace ici ,
chose rare en France. Le peuple en parle encore.
L'aubergiste m'a dit Q{unn monsieur de la vide
en avail rédigé une comédie. — Cela m'a rap-
pelé que la nuit de l'évasion on avait habillé le petit
dauphin en fille , si bien qu'il demandait à Madame
Royale si c'était pour une comédie. C'est cette
comédie-là qu'a rèdvjée le « monsieur de la ville. »
Je dois réparation à l'église, je viens do la revoir.
Llle a au côté droit un charmant petit portail trilobé.
Si toutes mes architectures ne vous ennuient pas ,
je vous dirai que Chàlons n'a |)as tout à fait répondu
h l'idée que je m'en faisais, la cathédrale , i\\\ moins.
Chemin faisant , et pour n'y plus revenir, j'ajoute
que la ronte d'Kpernay à Chàlons n'est pas non plus
ce que j'attendais. On ne fait qu'entrevoir la Maruo,
54 LETTRE TH.
au bord de laquelle j'ai remarqué d'ailleurs, dans
les villages , deux ou trois églises romanes à clocher
peu aigu , comme le clocher de Fccamp. Tout le pays
n'est que plaines ; mais toujours des plaines , c'est
trop beau. Il y a du reste dans le paysage beaucoup
de moutons et beaucoup de champenois.
Le vaisseau de la cathédrale est noble et d'une
belle coupe ; il reste quelques riches vitraux , une
rosace entre autres : j'ai vu dans l'église une char-
mante chapelle de la renaissance avec l'F et la sala-
mandre. Hors de l'église , il y a une tour romane
très-sévère et très -pure et un précieux portail du
quatorzième siècle. Mais tout cela est hideusement
délabré ; mais l'église est sale ; mais les sculptures
de François 1" sont emmargouillées de badigeon
jaune ; mais toutes les nervures des voûtes sont pein-
turlurées; mais la façade est une mauvaise copie de
notre façade de Saint-Gervais ; mais les flèches !. .. —
On m'avait promis des flèches à jour. Je comptais
sur les flèches. Et je trouve deux espèces de bonnets
pointus, à jour en effet, et d'un aspect, à tout
piendre , assez original , mais d'une pierre lourde-
ment fouillée et avec des volutes mêlées aux ogives I
Je m'en suis allé fort mécontent !
En revanche, si je n'ai pas trouvé ce que j'atten-
dais , j'ai tiouvé ce que je n'attendais pas , c'est-à-
dire, une fort belle \otre-Dame à Chàlons. A quoi
pensent les antiquaires? Ils parlent de Saint-Élienne,
CHALONS. — S.-MENEHOULD. — VARENNES. ûô
la cathédrale , et ils ne soufflent mot de Notre-Dame !
La Notre-Dame de Cliàlons est une église romane h
voûtes trapues et à robustes pleins-cintres , fort au-
guste et fort complète, avec une superbe aiguille de
charpente revêtue de plomb , laquelle date du qua-
torzième siècle. Cette aiguille sur laquelle les feuilles
de plomb dessinent des losanges et des écailles ,
comme sur une peau de serpent, est égayée à son
milieu par une charmante lanterne couronnée de
petits pignons de plomb, dans laquclleje suis monté.
La ville, la 3Lirne et les collines sont belles à voir
de là.
Le voyageur peut admirer aussi de beaux vitraux
dans Notre-Dame et un riche portail du treizième
siècle. Mais , en 93 , les gens du pays ont crevé les
verrières et extermine les statues du portail. Ils ont
ratissé les opulentes voussures comme on ratisse une
carotte. Ils ont traité de même le portail latéral de
la cathédrale et toutes les sculptures qu'ils ont ren-
contrées dans la ville. Notre-Dame avait quatre ai-
guilles : deux hautes et deux basses ; ils en ont démoli
trois. C'est une rage de stupidité ((ni n'est nulle part
empreinte comme ici. La révolution française a été
terrible; la révolution champenoise a été bête.
Dans la lanterne où je suis monté, j'ai trouvé
cette inscription gravée dans le plomb à la main et
en écriture du seizième siècle : « Le 28 août 1580
» tapaix aéti' pui/iiée à Chat... «
56
LETTRE III.
Cette inscription , h moitié effacée , perdue dans
l'ombre, que personne ne cherche, que personne
ne lit, voilà tout ce qui reste aujourd'hui de ce
grand acte politique, de ce grand événement, de
cette grande chose , la paiv conclue entre Henri III
et les huguenots par l'entrennse du duc d'Anjou ,
précédemment duc d'Alençon. Le duc d'Anjou, qui
était frère du roi, avait des vues sur les Pays-Bas et
des prétentions h la main d'Elisabeth d'Angleterre.
I.a guerre intérieure avec ceux de la religion le gê-
nait dans ses plans. De là cette paix, cette fangeuse
affaire jnihtiée à Châlons ie 28 iioilt 1580, et
oubliée dans le monde entier le 22 juillet 1839.
L'homme qui m'a aidé à grimper d'échelle en
échelle dans cette lanterne est le guetteur de la ville,
legueitier, comme il s'appelle. Cet homme passe
sa vie dans la guette, petite cage qui a quatre lucarnes
aux quatre vents. Cette cage et son échelle , c'est
l'univers pour lui. Ce n'est plus un homme, c'est
l'œil de la ville, toujours ouvert, toujours éveillé.
Pour s'assurer qu'il ne dort pas , on l'oblige à répéter
l'heure, chaque fois qu'elle sonne, en laissant un
intervalle entre l'avaiit-dernier coup et le dernier.
Cette insomnie perpétuelle serait impossible ; sa
femme l'aide. 'Ions les jours à minuit elle moule, et
il va se coucher; |)uis il remonte à midi, et elle
redescend. Ce sont deux existences qui accomplissent
leur rotation l'une à côté de l'autre sans se toucher
CHALONS. — S.-MENEHOULD. — YARKNNES. 57
autrement qu'une minute h midi et une nvnute à
minuit. Un petit gnome à figure bizarre , qu'ils ap-
pellent leur enfant, est résulté de la tangente.
Chàlons a trois autres églises : Saint-Alpin, Saint-
Jean et Saint-Loup. Saint-Alpin a de beaux vitraux.
Quant h riiôtel-de-villc , il n'a de remartpiable que
quatre énormes toutous en pierre accroupis formi-
dablement devant la façade. .J'ai été ravi de voir des
lions champenois.
A deux lieues de Chàlons , sur la route de Sainte-
IMenehould, dans un endroit où il n'y a que des
plaines , des chaumes à perte de vue et les arbres
poudreux de la route , une chose magnifique vous
apparaît tout à coup. C/est l'abbaye de Notre-Damc-
de-l' Épine. Il y a là une vraie flèche du quinzième
siècle , ouvrée comme une dentelle et admirable ,
quoique accostée d'un télégraphe, qu'elle regarde ,
il est vrai, fort dédaigneusement en grande dame
qu'elle est. C'est une surprise étrange de voir s'é-
panouir superbement dans ces champs, qui nour-
rissent à peine quckiues coquelicots étiolés, cette
splendide fleur de l'architecture gothique. J'ai passé
deux heures dans cette église; j'ai rôdé tout autour
par un vent terrible qui faisait distinctement vaciller
les clochetons. Je tenais mon chapeau à deux mains,
et j'admirais avec des touihillons de poussière dans
les \<'u\. De temps en temps une pierre se détachait
de la flèche et venait tombci- dans 1<' cimetière à côté
58 LETTRE III.
de moi. II y aurait eu là mille détails à dessiner. Les
gargouilles sont particulièrement compliquées et cu-
rieuses. Elles se composent en général de deux
monstres dont l'un porte l'autre sur ses épaules. Celles
de l'apside m'ont paru représenter les sept péchés
capitaux. La Luxure , jolie paysanne beaucoup trop
retroussée, a dû bien faire rêver les pauvres moines.
Il y a tout au plus là trois ou quatre masures , et
l'on aurait peine à s'expliquer cette cathédrale sans
ville , sans village , sans hameau , pour ainsi dire, si
l'on ne trouvait dans une chapelle fermée au loquet
un petit puits fort profond, qui est un puits miracu-
leux , du reste fort humble , très-simple et tout à fait
pareil à un puits de village , comme il sied h un puits
miraculeux. Le merveilleux édifice a poussé dessus.
Ce puits a produit cette église comme un ognon
produit une tulipe.
J'ai continué ma route. Une lieue plus loin nous
traversions un village dont c'était la fête et qui célé-
brait cette fête avec une musique des plus acides.
En sortant du village , j'ai avisé au haut d'une colline
une chétive masure blanche , sur le toit de laquelle
gesticulait une façon de grand insecte noir. C'était
un télégraphe qui causait amicalement avec Notre-
Dame-de-l'Épine.
Le soir apj)rochait , le soleil déclinait , le ciel était
magniruiue. Je regardais les collines du bout de la
plaine (pi'une immense bruyère violetle recouvrait;»
CHALO>S — S.-MENEHOULD. — VARENM:S. 59
moitié comme un camail d'évêque. Tout à coup je
vis un cantonnier redresser sa claie couchée à terre
et la disposer comme pour s'abriter dessous. Puis la
voiture passa près d'un troupeau d'oies qui bavardait
joyeusement. — Nous allons avoir de l'eau , dit le
cocher. En effet, je tournai la tête, la moitié du
ciel derrière nous était envahie par un gros nuage
noir , le vent était violent , les ciguës en fleur se
courbaient jusqu'à terre , les arbres semblaient se
parler avec terreur, de petits chardons desséchés
couraient sur la route plus vite que la voiture, au-
dessus de nous volaient de grandes nuées. Un moment
après éclata un des plus beaux orages que j'aie vus.
La pluie tombait à verse , mais le nuage n'emplissait
pas tout le ciel. Une immense arche de lumière
restait visible au couchant. De grands rayons noirs
qui tombaient du nuage se croisaient avec les rayons
d'or qui venaient du soleil. Il n'y avait plus un être
vivant dans le paysage, ni un homme sur la route ,
ni un oiseau dans le ciel; il tonnait affreusement , et
de larges éclairs s'abattaient par moments sur la cam-
pagne. Les feuillages se tordaient de cent façons.
Cette tourmente dura un quart d'heure, puis un
coup de vent emporta la trombe, la nuée alla tomber
en brume diffuse sur les coteaux de l'orient, et le
ciel redevint pur et calme. Seulement , dans l'inler-
valle , le crépuscule était survenu. Le soleil semblait
s'être dissous vers l'occident en trois ou (piatrc
60 LETTRE JIJ.
grandes barres de fer rouge que la nuil éteignait
lentement à l'horizon.
Les étoiles brillaient quand j'arrivai à Sainte-
Menehould.
Sainte-Menehould est une assez pittoresque petite
ville , répaiidiie à plaisir sur la pente d'une colline
fort verte , surmontée de grands arbres. J'ai vu à
Sainte-Menehould une belle chose , c'est la cuisine
de Vfiélel de Mil:.
C'est là une vraie cuisine. Une salle immense. Ln
des murs occupé par les cuivres , l'autre par les
faïences. Au milieu, en face des fenêtres, la che-
minée , énorme caverne qu'emplit un feu splendide.
Au plafond , un noir réseau de poutres magnifique-
ment enfumées, auxquelles pendent toutes sortes de
choses joyeuses , des paniers, des lampes, un garde-
manger , et au centre une large nasse h claire-voie où
s'étalent de vastes trapèzes de lard. Sous la cheminée,
outre le tourne-broche, la crémaillère et la chaudière,
reluit et pétille un trousseau éblouissant d'une
douzaine de pelles et de pincettes de toutes formes et
de toutes grandeurs. L'àtre flamboyant envoie des
rayons dans tous les coins, découpe de grandes om-
bres sur le i)lai'ond, jette une fraîche teinte rose sur
les faïences bleues et fait resplendir l'édifice fantas-
ti({uc des casseroles comme une muraille de braise.
Si j'étais Homère ou Rabelais, je dirais : Cette cuisine
est un monde dont cette cheminée est le soleil.
CHALOÎSS. — S.-MliiN KHOULD. — VAREiN.NKS. <, l
C'est un inonde en effet. Un monde où se nieiil
toute une république d'hommes , de femmes et
d'animaux. Des garçons , des servantes , des mar-
mitons , des rouliers attablés , des poêles sur des
réchauds , des marmites qui gloussent , des fritures
qui glapissent, des pipes, des caries, des enfants
qui jouent, et des chats , et des chiens , et le maître
qui surveille. Mins <igitat inolcm.
Dans un angle , une grande horloge à gaîne et à
poids dit gravement l'heure à tous ces gens occupés.
Parmi les choses innom])rables qui pendent au
plafond , j'en ai admiré une surtout le soir de mon
arrivée. C'est une petite cage où donnait un pt lit
oiseau. Cet oiseau m'a l'aru être le plus admirable
emblème de la confiance. Cet antre , cette forge à
indigestion, cette cuisine eflVayante est jour et nuit
l)leine de vacarme, l'oiseau dort. On a beau faire
rage autour de lui, les hommes jurent, les femmes
querellent, les enfants crient , les chiens aboient , les
chats miaulent , l'horloge sonne , le couperet cogne ,
la lèchefrite piaille , le tournebroche grince , la fon-
taine pleure , les bouteilles sanglotent , les vitres fris-
sonnent , les diligences passent sous la voûte comme
le tonnerre; la petite boule de plume ne bouge pas.
— Dieu est adorable. Il donne la lui aux petits
oiseaux.
Kt à ce propos, je déclare (jue l'on dit générale-
ment trop (l(.' mal des auberges, et moi-même tout
\\
C5 LETTRE III.
le premier j'en ai quelquefois trop duremenl parlé.
Une auberge , à tout prendre , est une bonne chose,
et qu'on est très-heureux de trouver. Et puis, j'ai
remarqué qu'il y a dans presque toutes les auberges
une femme admirable. C'est l'hôtesse. J'abandonne
l'hôle aux voyageurs de mauvaise humeur, mais qu'ils
m'accordent l'hôtesse. L'hôte est un être assez maus-
sade. L'hôtesse est aimable. Pauvre femme ! quel-
quefois vieille, quelquefois malade , souvent grosse,
elle va , vient , ébauche tout , achemine tout , com-
plète tout, talonne les servantes, mouche les enfants,
chasse les chiens, complimente les voyageurs, stinmle
le chef, sourit à l'un, gronde l'autre, surveille un
fourneau, porte un sac de nuit, accueille celui-ci,
embarque celui-là, et rayonne dans tous les sens
comme l'àme. Elle est l'âme , en effet , de ce grand
corps qu'on appelle l'auberge. L'hôle n'est bon qu'à
boire avec des rouliers dans un coin.
En somme , grâce à l'hôtesse , rhosi)italité des
auberges perd quehjue chose de sa laideur d'hospi-
talité payée. L'hôtesse a de ces fines attentions de
femme qui voilent la vénalité de l'accueil. Cela est
un peu banal , mais cela agrée.
L'hôtesse de ta Fille de Metz à Sainte-Menehould
est une jeune fille de quinze à seize ans qui est
partout et qui mène merveilleusement cette grosse
machine , tout en touchant par moments du piano.
L'hôle, son père, — est-ce une exception? — est
CHALONS. — S.-MENEHOULD. — YARENNES. 03
un fort brave homme. Somme toute , c'est une au-
berge excellente.
Hier donc, comme je vous l'écrivais au commen-
cement de ma lettre , j'ai quitté Sainte-Jlenehould.
De Sainte-Menehould à Clermont , la route est ravis-
sante. Un verger continuel. Des deux côtés de la
route un chaos d'arbres fruitiers dont le beau vert
fait fête au soleil , et qui répandent sur le chemin
leur ombre découpée en chicorées. Les villages ont
quelque chose de suisse et d'allemand. iMaisons de
pierre blanche, à demi revêtues de planches, avec
de grands toits de tuiles creuses qui débordent le
mur de deux ou trois pieds. Presque des chalets.
On sent le voisinage des montagnes. Les Ardennes ,
en effet , sont là.
Avant d'arriver au gros bourg de Clermont, on
parcourt une admirable vallée où se rencontrent les
frontières de la i^Jarne et de la Meuse. La descente
dans cette vallée est magique. La route plonge entre
deux colhnes , et l'on ne voit d'abord au-dessous de
soi qu'un gouffre de feuillages. Puis le chemin tourne ,
et toute la valléo apparaît. Un vaste cirque de collines,
au milieu un beau village presque; italien , tant les
toits sont plats , à droite et à gauche plusieurs autres
villages sur des croupes boisées, des clochers dans
la brume qui révèlent d'autres hameaux cachés dans
les plis de la vallée comme dans une robe de velours
vert, d'innnenses prairies où paissent de grands
<)i LinTRK IIJ.
troupeaux de bœufs; et à travers tout cela , une jolie
rivière vive qui passe joyeusement. J'ai mis une
heure h traverser cotte vallée. Pendant ce temps-là ,
un télégraphe qui est au bout a figuré les trois signes
que voici :
Tandis que celte macliine faisait cela , les arbres
bruissaient , Teau courait, les troupeaux mugissaient
et bêlaient , le soleil rayonnait à plein ciel, et moi je
comparais l'homme à Dieu.
Clermont est un beau village qui est situé au-
dessus d'une mer de verdure avec son église sur sa
tète, comme le Tréport an-dessus d'une mer de
vagues.
An milieu de Clermont on tourne à gauche, et à
travers un joli paysage de plaines, de coteaux et
d'eaux courantes, en deux heures on arrive à Va-
rennes. Louis XVI a suivi cette gracieuse route.
Mon ami, en relisant cette lettre, je m'aperçois
que j'y ai deux ou trois fois employé le mot cham-
penois tel qu'il me venait involontairement à la
pensée, nuancé ironiquement par je ne sais quelle
acception proverbiale. Ne vous méprenez pourtant
pas, très-cher, sur le vrai sens que j'y attache. Le
proverbe , familier pcut-êire plus qu'il ne convient ,
parle de la (Champagne comme madame de La Sa-
blière parlai! de La Fontaine, le(|ii('l était un homme»
CHALONS.-S.-MKNEHOULD.— VAR1:NNES. 65
de génie bête , ainsi qu'il sied à un homme de génie
qui est Champenois. Cela n'empêche pas que La
Fontaine ne soit , entre Molière et Régnier , un ad-
mirable poète, et que la Champagne ne soit, entre
le Rhin et la Seine , un noble et illustre pays. Yirgile
pourrait dire de la Champagne comme de l'Italie :
Alnia parms pufjum ,
Aima vinim.
La Champagne a produit Amyot, cet autre bon-
homme qui a répandu son air sur Plutarque comme
La Fontaine a répandu le sien sur Ésope; Thi-
baut IV , poète presque roi qui n'eût pas mieux de-
mandé que d'être le père de saint Louis ; Robert de
Sorbon, qui fut fondateur delà Sorbonne; Charlier
de Gerson, qui fut chancelier de l'Université de
Paris ; le commandeur de Villegagnon , qui faillit
donner Alger à la France dès le seizième siècle;
Amadis Jamyn , Colbert , Diderot; deux peintres,
Lanlara et le Valentin ; deux sculpteurs, Girardon
et Bouchardon ; deux historiens , Flodoard et Ma-
billon ; deux cardinaux pleins de génie , Henri de
Lorraine et Paul de Gondi; deux papes pleins de
vertu, Martin IV et Urbain IV; un roi phin de
gloire, Philippe-Auguste.
Les gens (pii ticimcnl aux proNt-rbes et qm tra-
duisent Sézanne x^îivsexdi'chn asiiii, coiume d au-
tres, il y a trente ans, Iradnisaient lonianes par
66 LETTRE III.
faciunt asinos; ces gens-là triomplieiit de ce que
la (Ihampagiic a engendré Riclielet, l'auteur du Dic-
tionnaire des Rimes, et Poinsinet, l'homme le plus
mystifié du siècle où Voltaire mystifia le monde. Eh
bien ! vous qui aimez les harmonies , qui vouiez que
le caractère , l'œuvre et l'esprit d'un homme soient
comme le produit naturel de son pays , et qui trouvez
admirable que Bonaparte soit Corse, IMazarin ItaUen
et Henri IV Gascon , écoutez ceci : Mirabeau est
presque Champenois, Danton l'est tout-à-fait. Tirez-
vous de là.
Eh mon Dieu , pourquoi Danton ne serait-il pas
Champenois ? Vaugelas est bien Savoyard !
11 était aussi presque Champenois , ce grand Fa-
bert , ce maréchal de France fils d'un libraire , qui
ne voulut jamais monter trop haut ni descendre
trop bas; pur et grave esprit, qui se tint toujours
en dehors des extrémités de sa i^ropre fortune , et
qui , successivement éprouvé par la destinée , d'a-
bord dans sa noblesse, puis dans sa modestie, toujours
le même devant les bassesses comme devant les
vanités qu'on lui proposait, ne repoussant pas les
bassesses par orgueil et les vanités par humilité , mais
répudiant les unes et les autres par chasteté , refusa
à Mazarin d'être espion et à f^ouis XIV d'être cordon
bleu. — Il dit à Louis XIV : Je suis un soldat ,je
ne suis pas un (nntilhouime. Il dit à Mazarin:
Je suis un hras , et non un œil.
CHALONS. - S.-MENEHOULD. - VARENNES. 67
C'était une puissante et robuste province que la
Champagne. Le comte de Champagne étaitle seigneur
du vicomte de Brie , laquelle Brie n'est elle-même,
à proprement parler, qu'une petite Champagne,
comme la Belgique est une petite France. Le comte
de Champagne était pair de France et portait au
sacre la bannière fleurdehsée. Il faisait lui-même
royalement tenir ses états par sept comtes qualifiés
pairs de Champacjne, qui étaient les comtes de
Joigny, de Ucthel , de Braine, de Roucy, de Brienne,
de Grand-Pré et de Bar-sur-Seine.
Il n'est pas de ville ou de bourgade en Champagne
qui n'ait son originalité. Les grandes communes se
mêlent à notre histoire; les petites racontent toutes
quelque aventure. Reims, qui a la cathédrale des
cathédrales, Reims a baptisé Clovis après Tolbiac.
Troyes a élé sauvé d'Attila par saint Loup, et a vu
en 878 ce que Paris n'a vu qu'en 180^, un pape
sacrant en France un empereur, Jean VIII couron-
nant Louis-le-Bègue; c'est à Atligny que Pépin,
maire du palais, tenait sa cour plénière d'où il faisa t
trembler Gaifre, duc d'Aquitaine; c'est à Andelot
qu'eut heu l'entrevue de Contran, roi de Bourgogne,
et de Childebert, roi d'Austrasie, en présence des
leudes; Hincmar s'est réfugié à Épernay; Abeilard, à
Provins; Héloïse, au Paraclet; il a été tenu un con-
cile à Fismes; I.angres a vu dans le bas- empire
triompher l<-s deux Gordiens, et, dans le moyen-
68 LETTRE III.
âge, ses bourgeois détruire autour d'eux les sept for-
midables châteaux de Changey, de Saiut-Broing, de
Ncuilly-Colon, de Gobons, de Bourg, de Humes et
de Paiily; Joinville a conclu la ligue en 1584; Chà-
lons a défendu Henri IV en 1591; Saint-Dizier a tué
le prince d'Orange ; Doulevant a abrité le comte de
Moret ; Bourmont est l'ancienne ville forte des Lin-
gons ; Sézanne est l'ancienne place d'armes des ducs
de Bourgogne; Ligny-l'Abbaye a été fondée par saint
Bernard, dans les domaines du seigneur de Chàtillon,
auquel le saint promit, par acte authentique, autanl
d'arpents dans te ciel que le sire lui en don-
nait sur {a terre; Mouzon est le fief de l'abbé de
Saint- Hubert qui envoyait tous les atis au roi de
France « six chiens de chasse courants et six oiseaux
de proie pour le vol. » Chaumont est le pays naïf où
l'on espère être diable à la, Saint-Jean pour
payer ses dettes; Chàteau-Porcien est la ville don-
née par le connétable de Chàtillon au duc d'Orléans;
Bar-sur-Aube est la ville f/ue te roi ne pouvait
ni vendre, ni aliéner; Clairvaux avait sa tonne
comme Heidelberg; Villenauxe avait la statue de la
reine pédauque; Arconville a encore le (os de pierres
du Huguenot, que chaque paysan grossit d'un cail-
lou en passant; les signaux de Mont-Aigu répon-
daient à vingt lieues de distance à ceux de Mont-
Aimé; Vassy a été brûlée deux fois, par les Homains
en 211 cl en \^^kh par les impériaux, connno Lan-
CHALONS.-S.-MI£iNEHOtLl>.^VARi:NNES. 69
ares par les Hinis en 351 et par les Vandales en
1,01, et comme Vitry, par Louis VU au douzième
siècle et par Charles-Quint au seizième; Sainte--
Menehould est cette noble capitale de l'Argonne,
qui vendue par un traître an duc de Lorraine,
Charles II. ne s'est pas livrée; Carignan est 1 an-
cienne Ivoi; Attila a élevé un autel à Pont-le-Roi;
Voltaire a eu un tombeau à Romilly.
Vous le vovez, l'histoire locale de toutes ces villes
champenoises, c'est l'histoire de France, en petits
morceaux, il est vrai, mais pourtant grande encore.
La Champagne garde l'empreinte de nos vieux
rois C'est à Reims qu'on les couronnait. C'est a
Atligny que Charles-le-Simplc érigea en sùcrle la
terre de Bourbon. Saint Louis et Louis XIV, le saint
roi et le grand roi de la race, ont fait tous deux
leurs premières armes en Champagne : le premier,
en 1228, à Troves dont il fit lever le siège; le se-
cond, en 165-i , à Sainte-Menehould où il entra par
la brèche. Coïncidence remai<inal)le, l'un et l'antre
avaient quatorze ans.
La Champagne garde la trace de Napoléon. Il a
écrit avec des noms champenois les dernières pages
de son prodigieux poème : Arcis-sur-Aube, Chàlons,
Reims, (hampaubert, Sézanne , Vertus, Mery, la
Fère Montu.irail. Aulemt d.- combats, autant de
triomphes. Fismes, Vitry et Doulevant ont chacune
,„ l'Imimour <rètn' un.- f<.is sou qiiarlier-gén.'ral.
70 LETTRE III.
Piney-Luxembourg l'a été deux fois , Troycs l'a été
trois fois. Nogent-sur-Seine a vu en cinq jours cinq
victoires de l'empereur, manœuvrant sur la IMarne
avec sa poignée de héros. Saint-Dizier en avait déjà vu
deux en deux jours. A Brienne , où il avait été élevé
par un bénédictin , il faillit être tué par un cosaque.
Les antiques annales de cette Gaule belgique qui
est devenue la Champagne ne sont pas moins poéti-
ques que les modernes. Tous ces champs sont pleins
de souvenirs; Mérovée et les Francs, Aétius et les
Romains , Théodoric et les Visigoths ; le Mont-Jules,
le tombeau de Jovinus; le camp d'Attila près de la
Cheppe; les voies militaires deChàlons, de Gruyères
et de Warcq; Voromarus, Caracalla; Éponine et Sa-
binus; l'arc des doux Gordiens à Langres, la porte
de Mars à Reims; toute cette antiquité couverte
d'ombre parle, vit et palpite encore, et crie du fond
des ténèbres à chaque passant : Sfa , viator ! L'an-
tiquité celtique bégaie elle-même son murmure inin-
telligible dans la nuit la plus sombre de cette histoire.
Osiris a été adoré à Troycs; l'idole Borvo Tomona a
laissé son nom à Rourbonne-les-Bains; et près de
Vassy, sous les effrayants branchages de cette forêt
de Der, où la liaute-Borne est encore debout comme
le spectre d'un druide, dans les mystérieuses ruines
de la Noviomagus Vadicassium, la Champagne a sa
Palonquè.
Depuis les Romains juscju'à nous, investies tour
CIIALO^S. — S.-Mi:i\EIIOULD. — YARi:>îNES. 71
à lour par les Alains, les Suèves, les Vandales, les
Bourguignons et les Allemands, les villes champe-
noises bâties dans les plaines se sont laissé brûler
plutôt que de se rendre à l'ennemi. Les villes cham-
penoises construites sur des rochers ont pris pour
devise : Donec moveantur. C'est le sang de toute
la vieille Galtia Coinata, le sang des Cattes, des
T.ingons, des Tricasses, des Catalauniens par qui fut
vaincu le Vandale, des Nerviens par qui fut battu
Syagrius , qui coule aujourd'hui dans les veines hé-
roïques du paysan cham])cnois. (j'était un champe-
nois que ce soldat Bertèche qui à Jemmapes tua de
sa main sept dragons autrichiens. En [\h\ , les plaines
de la Champagne ont dévoré les Huns; si Dieu avait
voulu, en 181/i, elles auraient dévoré les Russes.
Ne parlons donc jamais qu'avec respect de celte
admirable province qui, lors de l'invasion , a sacrifié
la moitié de ses enfants à la France. La population
du seul département de la Marne, en 1813, était de
311,000 habitants; en 1830, elle n'était encore (jue
de 309,000. Quinze ans de paix n'avaient pas sufii
à la réparer.
Donc, pour en revenir à l'explication que j'avais
besoin de vous donner, quand on rappli(iue à la
Champagne, le mot bête change de sens. Il signifie
alors seulement naïf, simple, rude, primitif, au be-
soin redoutable. La brtc peut fort bien être aigle ou
lion. (]'est ce que la Champagne a été en 181^»
LETTRE IV.
DE VILLEUS-COJTERI TS A LA FROMIÈRE.
Le ilcniicr calembour ('e Louis XVIII. — D,iri{;crs ([u'oii [iciii
courir dans un lire-boUes. — La plaine tic Soissons vue le
soir. — Le voyageur rcganlc les cloiles. — Celui qui pa.-ise
conlemple ce qui demeure. — L C. — Soissons. — Phrase de
César. — Mot de Napoléon. — Silliouelle de Sain(-,Ican-des-
Vigncs. — Le voyageiu- voit une voyageuse. — .Sombre ren-
contre. — Vénus. — Paysage crcpusculairc. — Ce qu'on voit
de Reims en mallc-posle. — La Cliaiiipagne parfaitement pouil-
leuse. — Réthel. — Où donc est la forêt des Ardeimes? — De
(lui le déboisenietU est fils. — Mczières. — C!c qu'on v cIum-
clic. — Ce qu'on y trouve. — Le miracle de la bondic. —
Connncut un dieu devient un saint. — Sedan. — Le voyageur
se recueille et clierchc des clioses dans son esprit. — Liie
médiocre slalue au lieu d'un beau cliâlcaii. — Sedan v perd.
Turcnne n'y gagne pas. — Aucune trace du Sangl-ei- des Ar-
deiHU'S. — t:in(| lieues à pied. — Un peu de Meuse. — On
court après un verre d'eau, on tombe sur un saucisson. — lu
goitreux. — Cliarleville. — La place ducale et la place royale.
— Rocroy. — Les dialogues noclurnes ipi'on entend en dili-
gence, — Lu carillon se mêle à la conversation, dans la bonne
et évidente intention de désennuyer le voyageur. — Luirée à
Givet.
Civet, '29 juillet.
Celle fois j'ai fail du clioniiii. CIhm- ami, je vous
ijciis aujourd'hui de Gi\el, \ieillo pelile \ille qui a
T'i LLTlT.li IV.
eu riiomiOLir de fournir à Louis XVllI son dernier
mot-d'ordre et son dernier calembour {Saint-Denis,
Givet], et où je viens d'arriver h quatre heures du
matin, moulu par les cahots d'un aiïieux chariot
qu'ils appellent ici la diligence. J'ai dormi deux
heures tout habillé sur un lit, le jour est venu et je
vous écris. J'ai ouvert ma fenêtre pour jouir du
site qu'on aperçoit de ma chambre et qui se com-
pose de l'angle d'un toit blanchi à la chaux , d'une
antique gouttière de bois pleine de mousse et d'une
roue de cabriolet appuyée contre un mur. Quant à
ma chambre en elle-même, c'est une grande halle
meublée de quatre vastes lits, avec une immense
cheminée en menuiserie, ornée à l'extérieur d'un
tout petit miroir et à l'intérieur d'un tout petit fagot.
Sur le fagot est posé délicatement h côté d'un balai
un tire-bottes énorme et antédiluvien, taillé à la serpe
par quelque menuisier en fureur. La baie fantasti-
que pratiquée dans ce tire-bottes imite les sinuosités
de la Meuse ; et il est presque impossible d'en arra-
cher son pied, si l'on a l'imprudence de l'y engager.
On court risque de se promener, comme je viens de
le faire, dans toute l'auberge, le tire-bottes au pied,
réclamant à grands cris du secours. Pour être juste,
je dois au site une petite rectification. Tout à l'heure,
j'ai entendu caqueter des i)oules. Je me suis penché
Vers la cour, et j'ai vu sous ma fenêtre une char-
mante petite mauve de jardin tout en fleur qui prend
DE VILLERS-COTTERETS A LA FRONTIÈRE. 7û
des airs de rose trémière siinine planche poilt'C par
deux vieilles marmites.
Depuis ma dernière lettre mi incident qui ne vaut
pas la peine de vous être conté m'a fait brusquement
rétrograder de Varennes a YiUers-Cotterêts, et avant-
hier, après avoir congédié ma carriole de la Ferté-
sous-Jouarre, j'ai pris, afm de regagner le temps
perdu, la diligence pour Soissons : elle était parlai-
tement vide, ce qui, entre nous, ne m'a pas déplu.
J'ai pu déployer à mon aise mes feuilles de Cassim
sur la banquette du coupé.
Comme j'approchais de Soissons, le soir tombait.
La nuit ouvrait déjà sa main pleine de fumée dans
cette ravissante vallée où la route s'enfonce après le
hameau de la Folie, et promenait lentement son im-
mense estompe sur la tour de la cadiédrale et la
double nèchc de Saint-Jean-des-Vignes. Cependant,
h travers les vapeurs qui rampaient pesamment dans
la campagne, on distinguait encore ce groupe de
murailles, de toits et d'édifices qui est Soissons, a
demi engagé clans le croissant d'acier de l'Aisne,
comme une gerbe que la faucille va couper. Je me
suis arrêté un instant au haut de la descente pour
jouir de ce beau sp.'clacle. - Un grillon chaulait
dans un champ voisin, les arbres du chemin jasaient
tout bas et in'ssaillaient au dernier vent du soir avant
de s'assoupir; moi, je regardais atlcnlivement avec
U.S yeux (le l'espiil une grande el profonde paix
Td LETTRE IV.
sortir de cotte sombre plaine qui a vu César vaincre,
Clovis régner et Napoléon dianceler. C'est que les
hommes, même César, môme Clovis, même Napo-
léon, ne sont que des ombres qui passent, c'est que
la guerre n'est qu'une ond)re comme eux qui passe
avec eux, tandis que Dieu, et la nature qui sort de
Dieu, et la paix qui sort de la nature, sont des choses
éternelles.
Comptant prendre la malle de Sedan, qui n'arrive
h Soissons qu'à minuit, j'avais du temps devant moi
et j'avais laissé partir la diligence. Le trajet qui me
séparait de Soissons n'était plus qu'une charmante
promenade, que j'ai faite h pied. A quelque distance
de la ville, je me suis assis près d'une jolie petite
maison , qu'éclairait mollement la forge d'un maré-
chal-ferrant allumée de l'autre côté de la route. Là
j'ai religieusement regardé le ciel, cjui était d'une
sérénité superbe. Les trois seules planètes visibles à
cette heure rayonnaient toutes les trois au sud-est,
dans un espace assez restreint et connue dans le même
coin du ciel. Jupiter, — notre beau Jupiter, vous
savez, mon ami? — qui exécute depuis trois mois un
nœud fort comjiliqué, faisait avec les deux étoiles entre
lesquelles il est en ce moment placé une ligne droite
parfaitement géométritpie. Plus à l'est, Mars, rouge
connue le feu et le sang, imitait la scintillation stel-
laire par une sorte de flamboiement farouche; et,
un peu au-dessus, brillait doucemeni , avec son ap-
DE VrLLERS-COTTEREïS A LA FRONTIÈRE. 7 7
parcnce do blanche et paisible étoile, cette planèle-
monstre, ce monde effrayant et mystérieux que nous
nommons Saturne. De l'autre côté, tout au fond du
paysage, un magnifique phare à feu tournant, bleu,
écarlale et blanc, rayait de sa rutilation éblouissanle
les sombres coteaux qui séparent Noyon du Soisson-
nais. Au moment où je me demandais ce que pou-
vait faire ce phare en pleine terre, dans ces immenses
plaines, je le vis quitter le bord des collines, franchir
les brumes violettes de l'horizon et monter vers le
zénith. Ce phare, c'était Aldebaran, le soleil trico-
lore, l'énorme étoile de pouipre, d'argent et de tur-
quoise, qui se levait majestueusement dans la vague
et sinistre blancheur du crépuscule,
O mon ami, quel secret y a-t-il donc dans ces
astres que tous les poètes , depuis qu'il y a des
poètes , que tous les penseurs , depuis qu'il y a des
penseurs, tous les songeurs, depuis qu'il y a des
songeurs, ont tour à tour contemplés, étudiés, ado-
rés : les uns, comme Zoroastre , avec un confiant
éblouissement; les autres, comme Pythagore , avec
une inexprimable épouvante ! Seth a nommé les
étoiles comme Adam avait nommé les animaux. Les
Clialdéens et les C.énéthliaques , Esdras et Zorobiibol,
Orphée, Homère et Hésiode, Cadunis, l'hérécidc ,
Xénoj)lion, Hécatasus, Hérodote et Thiicydide, tous
ces yeux de la terre, depuis si long-temps éteints et
feimés, se sont allachés de siècle en siècle ave(" aii-
7.
tiamÊÊÊiÊmimÊÊÊiÊÊÊÊfi
78 LETTRE IV.
goisse à ces yeux du ciel toujours ouverts, toujours
allumés, toujours vivants. Ces mêmes planètes, ces
mêmes astres que nous regardons aujourd'hui ont
été regardés par tous ces hommes. Job parle d'Orion
et des Hyades; Platon écoutait et entendait distinc-
tement la vague musique des sphères ; Pline croyait
le soleil dieu et imputait les taches de la lune aux
fumées de la terre. Les poètes tar tares nomment le
pôle senesticol, ce qui veut dire clou de, fer. Quel-
ques rêveurs, pris d'une sorte de vertige, ont osé
railler les constellations. Le lion, dit Rocoles, powr-
rait tout aussi aisément être appelé zaï singe.
P.xuvius, fort peu rassuré pourtant, tâche de s'étour-
dir et de ne point croire aux astrologues , sous pré-
texte qu'ils seraient égaux à Jupiter :
IS'iim si qui, fjiiœ cveiitiirit sioil, prwvideant ,
ylLnuiparcnt Jovi.
Favorinus se fait cette question redoutable : Si les
causes de tout ne sont pas dans les étoiles?
« Si vitui mortisque honiinuni rerumque hii-
» nuoKinini omnium et ratio et causa in ccelo
» et apud stetlas foret ? » Il croit que rinflucnce
sidérale descend jusqu'aux mouches et aux vermis-
seaux, niuseis aut vermiculis, et, ajoute-t-il,
jusqu'aux hérissons, aut ec/iinis. Aulu-Gdle, fai-
sant voile d'Égiue au Pirée, naviguant par une mer
clémente, s'asseyait la miit sur la p(uq)e et consi-
DE VfLLERS-COTTERETS A LA FRONTIÈRE. 19
lierait les astres : « Nox fuit, et cfenicns mare,
» et anni œstas, cœtuinque liquide screnimi ;
» scdehamus crgo in piippi simut universi,
» et iucentia sidéra considéra ùanitis. « Horace
lui-même, ce philosophe pratique, ce Voltaire du
siècle d'Auguste, plus grand poète, il est vrai, que
le Voltaire de Louis XV, Horace frissonnait en regar-
dant les étoiles, une étrange anxiété lui remplissait
le cœur, et il écrivait ces vers presque terribles :
Hune solcm , et xtcUas , et deccdenlln certis
Tenipora moineiitis, siinl qui Iniinidinc nullii
linbuti spcclanl!
Quant à moi , je ne crains pas les astres , je les
aime. — Pourtant je n'ai jamais rédéchi sans un
certain serrement de cœur que l'état normal du
ciel, c'est la nuit. Ce que nous appelons le jour
n'existe pour nous que parce que nous sommes près
d'une étoile.
On ne peut toujours regarder l'immensité ; l'infini
écrase; l'extase est aussi religieuse que la [)rière,
mais la jirière soulage et l'extase fatigue. Des con-
stellations mes yeux retombèrent sur le pauvre mur
du paysan auquel j'étais adossé. Là encore il y avait
des sujets de médiialion et de pensée. Dans ce nuu',
le paysan ({iii l'avait bàli avait scellé une pierre, une
vénérable |)icrre, sur laquelle la réverbération de la
forge me permettait de rcrounaîtrc les traces près-
80 LETTRE IV.
que entièrement eiïacées d'une inscription antique;
je ne distinguais plus que deux lettres intactes, I. C. ;
le reste était fruste. Maintenant qu'était cette in-
scription ? romaine , ou romane ? Elle parlait de
Rome, sans aucun doute, mais de quelle Rome ? de
la Rome païenne , ou de la Rome chrétienne ? de la
ville de la force , ou de la ville de la foi ? Je restai
long-temps l'œil fixé sur cette pierre, l'esprit abîmé
dans des hypothèses sans fond. Je ne sais si la con-
emplation des astres m'avait prédisposé à cette rê-
verie, mais j'en vins à ce point de voir en quelque
sorte se ranimer et resplendir sous mon regard ces
deux lettres mystérieuses — J. C. — qui, la première
fois qu'elles apparurent aux hommes, ont gouverné
le monde, et, la seconde fois, l'ont transformé. Jules-
César et Jésus-Christ !
C'est sans doute sous l'inspiration d'une idée pa-
reille à celle qui m'absorbait en ce moment que
Dante a mis ensemble dans la basse-fosse de l'enfer
et fait dévorer à la fois par la gueule sanieuse de
Satan le grand traître et le grand meurtrier, Judas
et Brutus.
Trois villes se sont succédé à Soissons, la Novio-
(lunain des Gaulois, V Aiujusta Suessonium des
Romains, et le vieux Soissons de Clovis, de Charles-
le-Simpie et du duc de Mayenne. Il ne reste rien de
cette NovioduDitm qu'épouvanta la rapidité de
César. Siirssonr.s , disent les Couunenlaires, cefc-
])E VILLEnS-COïTi:RRTS A LA FRONTIKRK. 81
1 t'fafe Romanormn pcrnwtl, tegafos ad Cœsa-
rem de dcdiiione vntliint. Il ne reste de Sues-
soniiiDi que quelques débris défigurés, entre autres
le temple antique dont le moyen Age a fait la clia-
pelle de Saint-Pierre. Le vieux Soissons est plus
riche. Il a Saint-Jean-des-Yignes , son ancien châ-
teau et sa cathédrale, où l'ut couronné Pépin en 752.
Je n'ai pu vérifier ce qui restait des fortifications du
duc de Mayeinie, et si ce sont ces fortifications qui
firent dire en 18 Ut à l'empereur, remarquant dans
la muraille je ne sais quel coquillage fossille, gry-
phéc ou béleninite, que ies murs de Soissons
étaient bâtis de ta même pierre que les murs
de Saint Jcan-t/'^crc. Observation bien curieuse
quand on songe comment elle est faite, par quel
homme et dans quel moment.
La nuit était trop noire quand j'entrai dans Sois-
sons pour que je pusse y chercher Noviodunum ou
Suessonium. Je me suis contenté de souper en at-
tendant la malle et d'errer autour de la gigantescpie
silhouette de Saint-Jean-des-Vignes, hardiment posée
sur le ciel connue une décoration de théâtre. Pen-
dant que je marchais, j(! voyais les étoiles |)araîlre et
disparaître aux crevasses du sombre édifice, connue
s'il était plein de gens effarés, montant, desceiidanl,
courant partout avec des lumières.
(^ommc je revenais à l'auberge, minuit sonnait,
'l'oiilc la ville était noire connue lui loin-. Toul à
82 LETTRE IV. .
coup un bruil d'ouragan se fit entendre à l'extré-
mité d'une rue étroite, jusqu'à ce moment parfai-
tement paisilile et en apparence incapable d'aucun
tapage nocturne. C'était la malle-poste qui arrivait.
Elle s'arrêta à quelques pas de mon auberge. Il y
avait précisément une place vide , tout était pour le
mieux. Ce sont vraiment de fort élégantes et fort
commodes voitures (jue ces nouvelles malles ; on y
est assis comme dans son fauteuil, les jambes à l'aise,
avec des oreillons à droite et à gauche si l'on ferme
les yeux, et une large vitre devant soi si on les ouvre.
Au moment où j'allais m'y installer très-voluptueu-
sement, un vacarme tellement étrange, mêlé de cris,
de bruit de roues et de piétinements de chevaux,
éclata dans une autre petite rue noire que, malgré
le coinrier, qui ne me donnait pas cinq minutes,
j'y courus en toute hâte. En entrant dans la petite
rue voilà ce que j'y vis. — Au pied d'une grosse mu-
raille, qui avait cet aspect odieux et glacial particu-
lier aux murs des prisons, une porte basse, cintrée,
armée d'énormes verrous, était ouverte. A quelques
pas de cette porte stationnait, entre deux gendarmes
à cheval, une espèce de carriole lugubre à demi en-
trevue dans l'obscurité. Entre la carriole et le gui-
chet se déballait un groupe de quatre à cinq hommes
entraînant vers la voilure une femme qui poussait
des cris ciïrayants. lUie lanlcrne sourde, portée par
un lioiiune cpii disparaissait dans l'ombre qu'elle pro-
Di: VILLliUSCOTTLRETS A L\ rKO.NTIEIU:. SI',
jclait, éclairait fiinèbiement cette scène. La femme,
une robusie campagnarde d'une trentaine d'années,
résistait éperduraent aux cinq hommes , hurlait ,
frappait, égratignait, mordait, et par moments un
rayon de la lanterne tombait sur sa tète échevelée
et sinistre comme la figure même du Désespoir. Elle
avait saisi un des barreaux de fer du guichet et s'y
tenait cramponnée. Comme j'approchais, les honnnes
firent un effort violent , l'arrachèrent du guichet et
la portèrent d'un bond jusqu'à la voitnre. Cette voi-
ture, que la lanterne éclaira alors vivement, n'avait
d'autre ouverture que de petits trous ronds grillés
aux deux faces latérales et une porte pratiquée à
l'arrière et fermée en dehors par de gros verrous.
L'homme au falot tira les verrous , la portière s'ou-
vrit, et l'intérieur de la carriole apparut bruscjne-
ment. C'était une espèce de boîte, sans jour et pres-
que sans air, divisée en deux compartiments oblongs
par une épaisse cloison qui la coupait transversale-
ment, La portière nnicjue était disposée de manière
qu'une fois verrouillée elle revenait toucher la cloi-
son du haut en bas et fermait à la fois les doux com-
partiments. Aucune communication n'était possible
entre les deux cellules, garnies, pour tout siège,
d'ime planche percée d'un trou. La case de gauche
était vide; mais celle de droite était occupée. Il y
avait là, dans l'angle, à demi accroupi comme une
bète fauve, posé en travers sur le banc faute d'es-
H't LElTRi; IV.
pacc |)our ses genoux", un honinu-, — si cela peut
s'appeler encore un homme, — une espèce de spectre
au visage carré, au crâne plat, aux tempes larges,
aux cheveux grisonnants, aux membres courts, poi-
lus et trapus, vêtu d'un vieux pantalon de toile trouée
et d'un haillon qui avait été un sarrau. Le misérable
avait les deux jambes étroitement liées par des nœuds
redoublés qui montaient presque jusqu'aux jarrets.
Son pied droit disparaissait dans un sabot; son pied
gauche déchaussé était enveloppé de linges ensan-
glantés qui laissaient voir d'horribles doigts meurtris
et malades. Cet être hideux mangeait paisiblement
un morceau de pain noir. Il ne paraissait faire au-
cune attention à ce qui se passait autour de lui. Il
ne s'interrompit même pas pour voir la malheureuse
compi'gnc qu'on lui amenait. Elle, cependant, la tète
renversée en arrière, résistant toujours aux argou-
sins qui s'efforçaient de la pousser dans le compar-
timent vide, continuait de crier: — Je ne veux pas!
jamais! jamais! Tuez-moi plutôt! Elle n'avait pas
encore vu l'autre. Tout à coup, dans une de ses
convulsions, ses yeux tombèrent dans la voiture et
aperçurent dans l'ombre l'affreux prisonnier. Alors
ses cris cessèrent subitement, ses genoux ployèrent,
elle se détourna en tremblant de tous ses membres,
et à ])eine eut-elle la force de dire avec une voix
éleinle, mais avec une expression d'angoisse que je
n'oublierai de ma vie : — Oh! cri lioimne!
DL VILLLnS-COITEUETS A L\ 1 r.OM ILJli:. S)
Eu ce moment-là l'homme la regarda d'un air
farouche elstupide, comme un tigre et un paysan
qu'il était. — J'avoue qu'ici je n'y pus résister. Il
était clair que c'était une voleuse, peut-être même
quelque chose de pis, que la gendarmerie transférait
d'un lieu à l'autre dans un de ces odieux véhicules
que les gamins de Paris appellent métai)horiqueinent
paniers à salade; mais en (in c'était une fenune.
Je crus devoir intervenir, et j'interpi-llai les argou-
sius. Ils ne se détournèrent même pas; seulement,
un digne gendarme , qui eût certainement demandé
ses papiers à don Quichotte, profita de l'occasion
pour me sommer d'exhiber mon passe-port. Juste-
ment je venais de remettre ce chifTon au courrier
de la malle. Pendant ([ue je m'ex|)liquais avec le
gendarme, les guichetiers firent un dernier ed'orl ,
plongèrent la femme à demi morte dans la cai-
riole , fermèrent la portière , poussèrent les ver-
rous ; et , à l'instant où je me tournais vers eux ,
il n'y avait plus dans la rue ([ue le retentissement
des roues de la voiture et du galop de l'escorte
qui s'enfonçaient ensemble à grand bruit dans les
ténèbres.
Un instant après je ga'opais moi-même sur la
roule de Reims, traîné dans une excellente voiture
par quatre excellents chevaux. Je songeais à celte
malheureuse feninie, et je comparais avec un serre-
ment de eu ur mon voyage au sien.
s
t(j Li:jTui': iv.
C'est au milieu de ces idées-là (jiie jo me suis
assoupi.
Quand je me suis éveillé, l'aube commençait à
faire revivre les arbres, les prairies, les collines, les
buissons de la route, toutes ces choses paisibles dont
nos diligences et nos malies-postes traversent si bru-
talement le sommeil. Nous étions dans une charmante
vallée, probablement la vallée de Braine-sur-Vesle.
Un vague souffle parfumé flottait sur les coteaux
encore noirs. Veis l'orient, à l'extrémité nord de la
lueur crépusculaire, tout près de l'horizon, dans un
milieu limpide, bleu, sombre, éblouissant, mélange
ineffable de perle, de saphir et d'ombre, Vénus res-
plendissait, et son rayonnement magnifique versait
sur les champs et les bois confusément entrevus une
sérénité, une grâce cl une mélancolie inexprimables.
C'était comme un œil céleste amoureusement ouvert
sur ce beau paysage endormi.
La malle-poste traverse Reims au galop, sans
aucun respect pour la cathédrale. A peine, en ])as-
sant , aperçoit-on , par- dessus les pignons d'une
rue étroite , deux ou trois lancettes du chevet ,
l'écusson de Charles VN et la belle flèche des Sup-
pliciés debout sur l'apside.
De Reims à Réthel , rien. — La Champague-
l'ouilieuse, à laquelle juillet vient de couper ses
cheveux d'or; de grandes plaines jaunes cl nues,
immenses el molles vagues de terre au sommet
DK VILLERS-COTTERETS A LA FRONTIERE. «7
desquelles frissonnent, comme une écume végétale,
quelques broussailles misérables; de temps en temps,
au fond du paysage, un moulin qui tourne lentement
et comme accablé par le soleil de midi; ou, au bord
de la route, un potier qui fait sécher sur des plan-
ches, au seuil de sa chaumière, quelques douzaines
de pots-à-fleurs ébaucliés.
Réthel se répand gracieusement du haut d'une
colline jusque sur l'Aisne, dont les bras coupent la
ville en deux ou trois endroits. Du reste, il n'y a plus
rien là qui annonce l'ancienne résidence princière
d'un des sept comtes-pairs de la Champagne. Les
rues sont des rues de gros bourg plutôt que des
rues de ville. L'église est d'un profd médiocre.
De Iiéthel à Mézières, la route gravit ces vastes
gradins par lesquels le plateau de l'Argonne se ratta-
che au plateau supérieur de Rocroy. Les grands toits
d'ardoise, les façades blanchies à la chaux, les pare-
ments de bois qui défendent contre les pluies le
côté nord des maisons, donnent aux villages un
aspect particulier. De temps en temps les premières
croupes des monts Faucilles, qui apparaissent au
sud-est, relèvent la ligne de l'horizon. Du reste,
peu ou point de forêts. A peine voit-on çà et là dans
le lointain quelques collines chevelues. Le déboi-
sement, ce fils bâtard de la civilisation, a fort tris-
tement dévasté la vieille bauge du Sanglier des Ar-
dennes.
.s s LF.Tinr. IV.
Jo chorclinis des yoiix on airivaiit ;i IMézières
quelques anciennes tours à demi ruinées du clià-
leau saxon de Hellebarde ; je n'y ai trouvé que
les zigzags froids et durs d'une citadelle de Vau-
ban. lin revanche, en regardant dans les fossés, j'ai
aperçu, à différents endroits, des restes assez beaux,
quoique démantelés , de la muraille attaquée par
(Jiarles-Ouint et défendue par Bayard. L'église de
Mézières a une réputation de vitraux. J'ai profité,
pour la visiter, de la demi-heure que la malle-
poste accorde aux voyageurs pour déjeuner. Les
verrières ont dû être belles en effet; il en reste
à l'apside quelques fragments tristement noyés dans
de larges fenêtres de vitres blanches. iMais ce qui
est remarquable, c'est l'église elle-même, qui
est du quinzième siècle, et d'une jolie masse, avec
des baies à meneaux flamboyants et un charmant
porche adossé au portail méridional. On a scellé
sur deux piliers , à droite et à gauche du chœur,
deux bas-reliefs du temps de Charles VIII, mal-
heureusement barbouillés de chaux et mutilés.
Toute l'église est badigeonnée en jaune- avec ner-
vures et clefs de voûte de couleurs variées. C'est
fort bête et fort laid. En me promenant dans le
bas côté nord de l'apside, j'ai aperçu sur le mur
une inscrplion qui rappelle que iMézières fut cruel-
lement assaillie et bombardée par les Prussiens en
181,"). Au dessous de riiisrriplion on a ajouté ces
DE YILLERS-COTTERETS A LA EROMltRE. 89
deux lignes en latin quelconque : Lector, tevaocu-
ios adfoi'nicemet vide quasi quoddam divinœ
manusindicium. J'ai levé les yeux ad forniccm,
et j'ai vu une large déchirure à la voûte au-dessus
de ma tête. Dans cette déchirure une grosse bombe
se tient suspendue à des saillies de la pierre par ses
oreillons que je distinguai parfaitement. C'est une
bombe prussienne qui, après avoir percé le toit de
l'église, les charpentes et les massifs de maçon-
nerie , s'est arrêtée ainsi comme par miracle au
moment de tomber sur le pavé. Depuis vingt-cinq
ans, elle est restée là comme Dieu l'y a accrochée.
Autour de la bombe, on voit pèle-mêle des briques
brisées, des moellons, des plâtras, les entrailles
de la voûte. Cette bombe et celte plaie béante au-
dessus de la tête des passants font un étrange effet.
L'effet est plus singulier encore, par tous les rap-
prochements qui viennent à l'esprit, quand on songe
que c'est précisément sur Mézières que furent jetées
en 1521 les premières boml)es dont la guerre se
soit servie. De l'autre côté de l'église, une autre in-
scription constate (pie les noces de Charles IX avec
Elisabeth d'Autriche furent « heureusement célé-
brées, .. l'clicitcr cclcbrata fun'c, dans l'église
(le Mézi(-res, le 17 novembre 1570, —deux ans
avant la Sainl-liarthélemy.
F.(; gr.ind portail est jusiciiicnl de cette même
époque, et pai' cmiisiViiicmi (rnu bran <■! noble
90 LETTRE IV.
goût. Par malheur, c'est une de ces façades tardives
du seizième siècle qui n'ont achevé leur croissance
que dans le di\-septième. Le clocher n'a poussé
qu'en 1626. II est impossible de rien voir qui soit
plus gauche et plus lourd , si ce n'est les clochers
qu'on bâtit en ce moment aux diverses églises neu-
ves de Paris.
Du reste , Mczières a de grands arbres sur ses
remparts, des rues propres et tristes que les diman-
ches et fêtes doivent avoir grand'peine h égayer , et
rien ne rappelle' dans la ville ni Hellebarde et Gari-
nus qui l'ont fondée , ni le comte Balthazar qui
l'a saccagée , ni le comte Hugo qui l'a anoblie , ni
les archevêques Foulques et Adalbéron qui l'ont as-
siégée. Le dieu Macer, qui a donné son nom à Mé-
zières, est devenu saint Maseru dans les chapelles
de l'église.
Aucun monument , aucun édifice architectural
dans Sedan, où j'arrivai vers midi. De jolies femmes,
de beaux carabiniers, des arbres et des prairies le
long de la Meuse , des canons, des ponts-levis et des
bastions , voilà Sedan. C'est un de ces endroits où
l'air sévère des villes-citadelles se môle ])izarrcment
à l'air joyeux des villes-garnisons. J'aurais voulu
trouver à Sedan des vestiges de M. de Turcnne ; il
n'y en a plus. Le pavillon où il est né a été démoli
et remplacé par une pierre noire avec cette inscrip-
tion en lettres dorées :
DE VILLERS-COTTERETS A LA FRONTIÈRE. 91
ICI NAQUIT TURENNE
Le II scpUMiiljie IGll.
Cette claie , qui étincelait sur cette pierre som-
bre, m'a frappé. J'ai recueilli dans ma pensée tout
ce qu'elle me rappelait. En 1611 , Sully se retirait.
Henri IV avait été assassiné l'année précédente,
Louis XIII, cjui devait mourir un lA mai comme
son père, avait dix ans. Anne d'Autriche, sa femme,
avait le même âge , avec cinq jours de inoins que
lui. Richelieu était dans sa vingt-sixième année.
Quelques bons bourgeois de Rouen appelaient ic
petit Pierre celui que l'univers a nommé plus
tard ie grand Corneille; il avait cinq ans, Sliak-
speare et Cervantes vivaient encore, Brantôme et
Pierre îMathieu vivaient aussi. Elisidicth d'Angle-
terre était morte depuis huit ans ; et depuis sept
ans Clément VIII, pape pacifique et bon Fran-
çais, comme dit l'Etoile. En IGll mouraient Papi-
rien Masson et Jean Eusée ; l'empereur Rodolphe
déclinait; Gustave-Adolphe succédait h Charles IX
de Suède, le roi visionnaire ; Philippe III chassait
les iMaures d'Espagne malgré l'avis du duc d'Ossiina,
et l'astronome hoUiuidais Jean Fabricius découvrait
les taches du soleil. — Voilà ce qui se passait dans
le monde pendant que Turenne naissait.
Du reste, Sedan n'a pas été une pieuse gardienne
'M.i^uaaitaiÉflk.
O-) LKTTRE IV.
de CCI 10 noble mémoire. Le pavillon na'al de iM. de
Tureime a été jeté en bas comme je viens de vous
le dire ; son cliàteau a été rasé.
Je n'ai pas eu le courage d'aller voir à Bazeilles
si quelque paysan propriétaire n'a pas fait arracher
l'allée d'arbres qu'il avait plantée. Au lieu de tout
cela la grande place de Sedan donne au visiteur une
assez médiocre statue en bronze de Turenne , la-
quelle ne m'a pas consolé du tout. Cette statue,
ce n'est que de la gloire. La chambre oi"i il est né,
le château où il a vécu , les arbres qu'il a plantés,
c'étaient des souvenirs.
Point de souvenirs non plus , et à plus forte rai-
son , de Guillaume de La Marck , cet effrayant pré-
décesseur de ïurenne dans les annales de Sedan.
Chose remarquable et qu'il faut dire en passant :
dans un temps donné , par le seul progrès naturel
des choses et des idées , la ville du Sanglier des
Ardennes se modifie à tel point qu'elle produit
Turenne.
Après avoir fort bien déjeuné dans un excellent
lieu qu'on appelle Vliôtcl de ta Croîx-d'Or , rien
ne me retenait plus à Sedan ; je me suis décidé à
regagner iMézières pour y prendre la voilure de
Givet. Il y a cinq lieues, mais cinq lieues très-pil-
toresques. Je les ai faites à pied , suivi d'un jeune
gaillard basané et pietls nus (|ui portait allègrement
mon sar de nuit. La roule suit ]ires([n(' loiijom-s à
DK VILLERS-COTTRRRTS A LA FRO^TII•:RE. 9 1
mi-côto la vallée de la Meuse. On rencoiUrc, à une
lieue de Sedan , Doncliery avec ^on vieux pont de
bois et ses beaux arbres ; puis ce sont des villages
rianis , de jolis cliàtelets à poivrières enfouis dans
des massifs de verdure, de grandes prairies où des
troupeaux de bœufs paissent an soleil , la Meuse
qu'on i)erd et qu'on retrouve. Il faisait le plus beau
temps du monde, c'ci.iil charmant. A mi-chemin,
j'avais très-cliaud et grand soif; je cherchais de tous
côtés une maison pour y demander à boire. Enfin
j'en aperçois une. J'y cours, espérant un cabarol,
et je lis au-dessus d(; la porte cotte enseigne : Bf.r-
NIER-HA^^AS , marchand d'avoine et cliarcv-
tier. Sur un banc , à côté de la porte, il y avait mi
goitreux. Les goî(res abondent dans le pays. Je n'en
suis pas moins enlré bravement chez le charcutier
marchand d'avoine , et j'ai bu avec beaucoup de
plaisir un verre de l'eau qui avait fait ce goitreux.
A six heures du soir j'arrivais à Mé/ières; à sept
heures je parlais pour (ji\el, fort maussademeni
emboîté dans un coupé bas , étroit et sombre, entre
un gros monsieur et une grosse dame, le mari et la
femme, qui se |)arlaient tendrement |)ar-dessns moi.
La dame appelait son mari mon, pauvre cliial. .]<'.
ne sais pas si son intention était de ra])peler mon
panri'ô fifiien, ou n}on pauvre cliat. l'n Iraxcr-
sant (iharieville, ((ni n'est ([u'à une |)ortée de canon
(\c Mézirres, j'ai remarcpié la place cculrale (pii a
94 LETTRE W.
été bâtie, en 1605, dans un fort grand style, par
Charles de Gonzague, duc de Nevers et de Mantoue,
et qui est la vraie sœur de notre place Royale de
Paris. Ce sont les mêmes maisons h arcades, à faça-
des de briques et à grands toils. Puis, comme la
nuit venait , n'ayant rien de mieux à faire , j'ai
dormi; mais d'un sommeil violent, d'un sommeil
secoué et horrible, entre les ronflements du gros
homme et les geignements de la grosse femme.
J'étais réveillé de temps en temps quand on chan-
geait de chevaux par de brusques lanternes appli-
quées à la vitre et par des dialogues comme celui-ci :
(I Dis donc , bée ! — dis donc , hée ! — Qu'est-ce
X que c'est que cette rosse-là ? Je n'en veux pas.
» C'est le gigoteur. — Et monsieur Simon ? où est
') monsieur Simon ? — Monsieur Simon ? bah ! il
» travaille. Il travaille toujours. Il travaille pire
» (ju'iin malsenaire. » Une autre fois , la voiture
était arrêtée, on relayait. J'ai ouvert les yeux, il
faisait un grand vent, le ciel était sombre, un im-
mense moulin tournait sinistrement au-dessus de
nos têtes et semblait nous regarder avec ses deux
lucarnes allumées comme avec des yeux de braise.
Une autre fois encore, des soldats entouraient la
diligence , un gendarme demandait les passe-ports,
on entendait le bruit des chaînes d'un pont-levis,
un réverbère éclairait des tas de boulels au pied
d'un gros mur noii-, I.i gueule d'un canon touchail
DE VJLLKKS-COTriiRLTS A LA FUONTIÉI'.L. 'Ji
la voilure ; nous étions h Rocroy. Ce nom m'a tout
à fait réveillé. Quoique cela ne puisse pas s'appeler
voir Rocroy, j'ai eu un certain plaisir à songer
que je venais de traverser, dans la même journée et
à si peu d'heures de distance , ces deux lieux héroï-
ques , Rocroy et Sedan. Turenne est né à Sedan ;
on pourrait dire que Condé est né à Rocroy.
Cependant les deux gros êtres mes voisins cau-
saient entre eux et se racontaient l'un à l'autre,
comme dans les expositions des pièces mal faites,
des choses qu'ils savaient fort hien tous les deux :
— Qu'ils n'avaient point passé à Rocroy de-
puis 1818. Vliujt-dcux ans'.— que M. Cro-
cliard, le secrétaire de la sous -préfecture,
était leur ami intime; — que, comme il était
minuit, il devait être couché, ce hon mon-
sieur Crochard, etc.. La dame assaisonnait ces
intéressantes révélations de locutions bizarres (jui
lui étaient familières ; ainsi elle disait : Égoïste
comme un vieux lièvre ; la fortune du pau-
vre, au lieu de la fortune du pot. Le monstrueux
bonhomme, son mari, faisait de son côté des calem-
bours comme celui-ci : On dit que c'est un iieii
commun {comme un), moi, je dis que c'est
un Ueu comme trois, ou des proverbes travestis
comme celui-là : Vends-la- femine-el-n'aie-point-
d'oreilles. l'uis il riait avec boulé.
La voiture était repartie , mes deux voisins eau-
siiieiit encore. — Jo faisais bcaiicoii]) cl'oHoils iiour
ne pas entendre leur conversation, et je lâchais d'é-
couter les grelots des chevaux , le bruit des roues
sur le pavé et des moyeux sur les essieux, le grince-
ment des écrous et des vis , le frémissement sonore
des vitres , lorsque tout à coup un ravissant carillon
est venu à mon secours, un carillon fin, léger, cris-
tallin, fantastique, aérien, qui a éclaté brusquement
dans cette nuit noire , nous annonçant la Belgique,
cette terre des étincelantes sonneries, et prodiguant
sans fin son badinage moqueur, ironique et spiri-
tuel , comme s'il reprcchait à mes deux lourds voi-
sins leur slupide bavardage.
Ce carillon , qui m'eût réveillé , les a endormis.
Je présume que nous devions être à Fuuiay, mais
la nuit était trop obscure pour rien distinguer. 11
m'a fallu donc passer, sans rien voir, près des ma-
gnifiques ruines du château d'IIierches et de ces
beaux rochers à pic qu'on appelle (es D canes de
Meuse. De temps en temps, au fond d'un précipice
|)lein de vapeur , j'apercevais, comme par un trou
dans une fumée , quelque ciiose de blanchâtre :
c'était la Meuse.
L'nlin , comme les premières lueurs de l'aube pa-
raissaient, un ponl-levis s'est abaissé, une ])orte s'est
ouverte , la diligence s'est engagée au grand trot
dans une espèce de long défilé formé à gauche par
un noir rochei' à pic, et à droite par un édifice long,
UK VILLLUb-COlTLHLTS A LA i llOMlLliE. 'J7
bas , iiiloniiinablc , élrangc , en apparence inhabile,
percé de part en part d'une multitude de portes et
de fenêtres qui m'ont semblé toutes ouvertes , sans
battants, sans volets, sans châssis et sans vitres, me
laissant voir à travers cette sombre et fantasmatique
maison le crépuscule qui étamait déjà le bord du
ciel de l'autre côté de la Meuse. A l'extrémilé de ce
logis singulier, il y avait une seule fenêtre fermée
et faiblement éclairée. Puis la voiture a passé rapi-
dement devant une grosse tour d'un fort beau profil,
s'est enfoncée dans une rue étroite , a tourné dans
une cour, des servantes d'auberge sont accourues
avec des chandelles et des gairons d'écurie avec des
lanternes ; j'étais à Givet.
LLTTRt: V
GIVET.
F. os lieux Givel. — Disscriaiion sur les arcliilcctes et les criidics
à [)roj)os (les clochers flamands. — Givct le soir. — Paysage. —
La tour du Petit-Givel. — José Gutierci. — Ce ([u'ou j)eiU
trouver dans lren(e-dcux letlres. — Ce ([u'un j)eiil voir sur
l'impériale de la dilifjcncc Yan Gcnd.
Dans un'' Muhergo sur la roule, l^aoï'il.
C'est une jolie ville que Givet, propre, gracieuse,
hospitalière , située sur les deux rives de la IMeusc,
qui la divise en grand et petit Givet, au pied d'une
haute et belle muraille de rochers dont les lignes
géométriques du fort de Charlemont gâtent un peu
le sommet. L'aidjerge , c{u'on appelle l'hôfel du
!Monl-d'Or, y est fort honne, quoicpTelIc soit uni-
que; el qu'elle puisse par conséquent loger les pas-
sanls n'im|)orle fonnn(>nl cl leur faire manger n'im-
porle quoi.
100 LF/riT.f' V.
l.c clocher du polit Givol csl une simple aiguille
d'ardoise ; quant au clocher du grand Givet, il rsl
d'une architecture plus compliquée et plus savante.
Voici évidemment conniient l'inventeur l'a composé.
Le brave architecte a pris un bonnet carré de prê-
tre ou d'avocat. Sur ce bonnet carré il a échafaudé
un saladier renversé ; sur le fond de ce saladier de-
venu plate-forme il a posé un sucrier; sur le sucrier,
une bouteille ; sur la bouteille, un soleil emmanché
dans le goulot par le rayon inférieur vertical ; et
enfin, sur le soleil, un coq embroché dans le rajon
vertical supérieur. En supposant qu'il ait mis un
jour à trouver chacune de ces six idées , il se sera
reposé le septième jour.
Cet artiste devait être flamand.
Depuis environ deux siècles , les architectes fla-
mands se sont imaginé que rien n'était plus beau
que des pièces de vaisselle et des ustensiles de cui-
sine élevés à des proportions gigantesques et tita-
niques. Aussi , quand on leur a donné des clochers
à bâtir, ils ont vaillan)ment saisi l'occasion et se sont
mis à coiffer leurs villes d'une foule de cruches co-
lossales.
La vue de Givet n'en est pas moins charmante,
surtout «piand on s'arrête vers le soir, comme j'ai
fait , au milieu du pont et qu'on regaide au midi.
La nuit , qui est le plus grand des cache-sottises,
comnicnrail à \oiler le conlonr absiu'dc du cloclu'r.
GIYRT. 101
Des fumées suinlaient de tons les toits. A ma gau-
che, j'entendais frémir avec une douceur infinie de
grands ormes au-dessus desquels la clarté vespérale
faisait vivement saillir nne grosse tour du onzième
siècle c|ni domine à mi-côte le petit Givct. A ma
droite une autre vieille tour, à faîtage conique, mi-
partie de pierre et de brique , se reflétait tout en-
tière dans la Meuse , miroir éclatant et métallique
qui traversait tout ce sombre paysage. Plus loin, au
pied de la redoutable roche de Charlemont , je dis-
tinguais , comme une ligne blanchâtre , ce long édi-
fice que j'avais vu la veille en entrant et qui est tout
simplement une caserne inhabitée. Au-dessus de la
ville, au-dessus des tours, au-dessus du clocher sur-
gissait à pic une immense paroi de rochers qui se
prolongeait à perte de vue jusqu'aux montagnes de
l'horizon et enfermait le regard connue dans un
cirque. Tout au fond , dans un ciel d'un vert clair,
le croissant descendait lentement vers la terre, si
fin , si pur el si délié ((u'on eût dit que Dieu nous
laissait entrevoir la moitié de son anneau d'or.
Dans la journée, j'avais voulu visiter cette véné-
rable tour (|ui tenait jadis en respect le j)elil Givet.
Le sentier est âpre el occupe autant les mains (pie
les pieds; i! fimt un peu es( alader le rocher, lefpiel
est de granit iorl beau el l'oit dur. Arrivé, non sans
(piehpie peine, au pied de la tour (pu loiiibe en rui-
nes el don! les haies l'omanes oui élé déloncées , je
105 LETTRE V.
l'ai trouvée liarricadée par une porte ornée d'un
gros cadenas. J'ai appelé, j'ai frappé, personne n'a
répondu. Il m'a fallu descendre comme j'étais monté.
Cependant mon ascension n'a pas été tout à fait per-
due. En tournant autour de la vieille masure dont
le parement est presque complètement écorcé, j'ai
remarqué, parmi les décombres qui s'écroulent cha-
c[ue jour en poussière dans la ravine, une assez
grosse pierre où l'on pouvait distinguer encore des
vestiges d'inscription. J'ai regardé attentivement; il
ne restait plus de l'inscription que quelques lettres
déchiffrables. — Voici dans quel ordre elles étaient
disposées :
LOQVE....SA.L.OMBRE
PARAS..., MODI.SL.
ACAV.P SOTP.OS.
Ces lettres, profondément creusées dans la pierre,
semblaient avoir été tracées avec un clou ; et mi peu
au-dessous, le même clou avait gravé cette signa-
ture restée intacte : — iose gvtterez , 16Z|3. J'ai
toujours eu le goût des inscriptions. J'avoue que
celle-ci m'a beaucoup occupé. Que signifiait-elle?
En quelle langue était-elle? Au premier abord, en
faisant (quelques concessions à l'ortliographe , on
pouvait la croire écrite en français et y lire ces mots
absurdes : Loque sale. — Omi/rc. Parasol. —
Modis (maudis) la cave. — Sot. Rosse. Maison
G] VET. 10,1
ne pouvait former ces mots qu'en ne tenant aucun
compte des lettres effacées, et d'ailleurs il me sem-
blait que la grave signature castillane, José. Gutic-
rez, était là comme une protestation contre ces pau-
vretés. En rapprochant cette signature du mot para
et du mot oiros , qui sont espagnols , j'en ai conclu
que cette inscription devait être écrite en castillan ,
et, à force d'y réfléchir, voici comment j'ai cru
pouvoir la restituer :
LO QUE EMPESA EL HOMBRE
PARA SIMISMO DIOS LE
ACAYA PARA LOS OTROS.
— Ce que l'homme commence pour lui , Dieu
l'achève pour les autres. —
Ce c|ui me semble vraiment une fort belle sen-
tence, Irès-cathoIique , très-triste et très-castillane,
Maintenant qu'était ce Gulierez? La pierre était évi-
demment arrachée de l'intérieur de la tour, I6/43,
c'est la date de la bataille de Rocroy, José Gulierez
était-il un des vaincus de cette bataille ? Y avait-il été
pris? L'avait-on enfermé là? Lui avait-on laissé le
loisir d'écrire dans son cachot ce mélancolique ré-
sumé de sa vie et de toute vie humaine ? — Ces sup-
positions sont d'autant plus probables qu'il a fallu ,
pour graver une aussi longue phrase dans le granit
avec un clou, toute cette patience des prisonniers
104 LETTRE V.
qui sp compose de tant d'ennui. Et puis qui avait
mutilé cette inscrij)tion de la sorte? — Est-ce tout
simplement le temps et le hasard? — Est-ce un
mauvais plaisant? — Je penche pour cette dernière
hypothèse. Quelque goujat , de mrchant perruquier
devenu mauvais soldat , aura été enfermé di.sciplinai-
rement dans cette tour et aura cru faire montre
d'esprit en tirant un sens ridicule de la grave lamen-
tation de l'hidalgo. D'un visage il a fait une grimace.
— Aujourd'hui le goujat et le gentilhomme, le gé-
missement et la facétie, la tragédie et la parodie,
roulent ensemble pêle-mêle sous le pied du même
passant, dans la même broussaille, dans le même
ravin , dans le même oubli !
Le lendemain , à cinq heures du matin , cette fois
fort bien placé tout seul sur la banquette de la dili-
gence Van Gend, je sortais de France par la route
de Namur et je gravissais la première croupe de la
seule chaîne de hautes collines qu'il y ait en Belgi-
que; car la Meuse, en s'obstinant h couler en sens
inverse de l'abaissement du plateau des Ardennes, a
réussi à creuser une vallée |)rofonde dans cette im-
mense plaine qu'on appelle 'es Flandres; plaine où
l'homme a multiplié les fortensses, la nature lui
ayant refusé les montagnes.
Après une ascension d'un (juart d'heure, les che-
vauv déjà essonfïlés et le condu( leur belge déjà al-
téré. s<' sdiil arrêtés d'un (■(titunuu accord cl ;\\cc
niVFT. m,-,
une iiiiaiiiniiir louchanlc devant un cabaret, dans un
pauvre village pittoresque, répandu des deux côtés
d'un large ravin qui déchire la montagne. Ce ravin,
qui est tout à la fois le lit d'un torrent et la grande
rue du village, est naturellement pavé du granit
du mont mis à nu. Au moment où nous y passions,
siv chevaux, attelés de chaînes, montaient ou ])kuôt
grimpaient le long de cette rue étrange et affreuse
ment escarpée, tiaînant après eux un grand ciiariot
vide à quatre roues. Si le chariot eût été chargé, il
eût fallu vingt che\aux ou plutôt vingt mules. .lent;
vois pas trop à quoi peut servir ce chariot dans ce
ravin , si ce n'est à faire faire des esquisses impro-
bables aux pauAres jeunes peintres hollandais qu'on
rencontre çà et là sur cette route, le sac sur le dos
et le bâton à la main.
Que faire sur la banquette d'une diligence à moins
qu'on ne regarde? — J'étais admirablement situé
pour cela. J'avais sous les yeux un grand morceau
de la vallée de la iMeuse; au sud, les deux Givet
gracieusement liés par leur pont ; à l'ouest , la gros.'e
tour ruinée d'AgiuHUil, se composant avec sa colline
et jetant dcnière elle une iunnense ombre |)yrami-
dalc; au nord, la sombre tranchée dans laquelle
s'enfonce la >leiise et d'où montait une lunrnense
vapeur bh'ue. Au premier plan, à ûnw enjambées
de ma ban<piette, dans la mansaide du cabaret , une
jolie |);i\s;ii)ne, iissise en cbeuiise sur son lit , s'habil-
100 Lr.TTRE V.
lait près de sa fenêlre toute grande ouverte, laquelle
laissait entrer h la fois les rayons du soleil levant et
les regards des voyageurs quelconques juchés sur les
impériales des diligences. Au-dessus de cotte man-
sarde, dans le lointain , comme couronnement ans.
frontières de France, se développaient sur une ligne
immense les formidables batteries de Charlemont.
Pendant f[ue je contemplais ce paysage, la paysanne
leva les yeux, m'aperçut, sourit , me fit un gracieux
signe de tête, ne ferma pas sa fenêtre et continua
lentement sa toilette.
LETTRE VI.
LES BORDS DE LA MEUSE. — DINAM. NAMUI\
P.nysagc (le la Meuse. — La Lesse. — La lioclic à Bayaril — Di-
iiaiil. — Choses iiicoiivcnanles que fait une petite houucfeninir
en terre cuite. — Encore les clochers, les cruches et les ar-
chitectes. — Châteaux ruinés. Prière des morts aux vivants.
— Iflt'cs que les hellcs filles perchées sur les arbres donncul
aux voyageurs jueliés sur les impériales. — Souvenirs poéti-
ques à propos (le Namur cl du [)riMce (rOi'aiifje, — Ce (pi'cii-
seignent les enseignes.
Liège, '.i aoiii.
Je viens d'arriver ù Lit'îge par une délicieuse route
qui suit tout le cours de la iMeuse depuis Givet. Les
bords de la Meuse sont beaux et jolis. Il est iJtrangc
qu'on en parle si peu. Les voici en raccourci.
A|)rès le village, le cabaret et la paysanne ([ui
s'habille au soleil levant, on rencontre une nionirc
((ui m'a rapiH'It) le Val-Su/.on près de Dijon , et où
108 LLlir.L VJ.
la route, lepliôc à chaque instant sur elle-même, se
tord pendant trois quarts d'hrure au milieu d'une
foret , sur de profonds ravins creusés par des tor-
rents. Puis on aborde un plateau où l'on court rapi-
dement avec de grandes campagnes plates h perte de
vue autour de soi ; on pourrait se croire en pleine
Beauce, quand tout à coup le sol se crevasse affreu-
sement à quelques pas à gauche. De la route, l'œil
plonge au bas d'une effrayante roche verticale, le
long de laquelle la végétation seule peut grimper.
C'est un brusque et horrible précipice de deux ou
trois cents pieds de profondeur. Au fond de ce pré-
cipice, dans l'ombre, h travers les broussailles du
bord , on aperçoit la 31eusc avec quelque galiole qui
voyage paisiblement, remorquée par des chevaux,
et au bord de la rivière un joli chàtelet rococo qui
a l'air d'une pâtisserie maniérée ou d'une pendule
du temps de Louis XV, avec son bassin lilliputien et
son jardinet-pompadour dont on embrasse toutes les
volutes, toutes les fantaisies et toutes les grimaces
d'un coup d'œil. Rien de plus singulier que cette
petite chinoiserie (!ans cette grande nature. On dirait
une protestation criarde du mauvais goût de l'homme
contre la poésie sublime de Dieu.
Puis on s'écarte du gouffre, et la plaine recom-
mence, car le ravin de la Meuse coupe ce plateau à
vif et à pic, connue une ornière coupe un champ.
Un quart de lieue plus loin on enraie; la route va
Li:s i]oi;i)s ui: la mluse. uimaiM. aamlr. lo;»
rejoindre la rivière par une pente escarpée. Cette
fois l'abîme est cliarnianl. C'est un tohuiiohu de
fleurs et de beaux arbres éclairés par le ciel rayon-
nant du matin. Des \ergers entourés de baies vives
montent el descendent pèle-nièle des deux côtés du
chemin. La Meuse , étroite el verte, coule à gauche
profondément encaissée dans un double escarpement.
Un pont se présente ; une autre rivière, plus ]>etite
et plus ravissante encore , vient se jeter dans la
3Ieuse : c'est la Lesse ; et à trois lieues , dans cette
gorge qui s'ouvre à droite, est la fameuse grotte de
Han-sur-Lesse. La voilure passe outre et s'éloigne.
Le bruit des moulins à eau de la Lesse se perd dans
la montagne. La rive gauche de la Meuse s'abaisse
gracieusement ourlée d'un cordon non interrompu
de métairies et de villages ; la rive droite grandit et
s'élève ; le mur de rochers en\ahil el rétrécit la
route ; les ronces du bord frissonnent dans le vent
el dans le soleil , à deux cents |)ieds au-dessus de nos
tètes. Tout à coup un grand rocher pyramidal, ai-
guisé et hardi comme une llèche de cathédrale, aj)-
paraît à un tournant du chemin. C'est la Roche à
Boyard , me dit le conducteur. La route passe en-
tre la montagne et cette borne colossale, puis elle
tourne encore, et, au pied d'un énorme bloc de
granit couroimé d'une citadelle, l'œil plonge dans
une longue rue de vieilles maisons, rattachée. à l;i
livc gau( h<' |inr un beau pont et dominée à son ex-
m
110 LKur.i: M.
tiémilé par ks faîiages ai^us et les larges fenêtres à
meneaux flanibuyants d'une église du quinzième
siècle. C'est Dinaiit.
On s'arrèle h Dinant un quart d'Jieure, juste assez
de temps pour remarquer dans la cour des diligences
un petit jardin qui seul suffirait pour vous avertir
que vous êtes en Flandre. Les fleurs en sont fort
belles , et au milieu de ces fleurs il y a trois statues
peintes, en terre cuite. L'une de ces statues est une
femme. (;'est plutôt un mannequin qu'une statue,
car elle est vêtue d'une robe d'indienne et coiffée
d'un vieux chapeau de soie. Au bout de quelques
instants, à un petit bruit qu'on entend et à un rejail-
lissement singulier cju'on aperçoit sous ses jupes, on
s'aperçoit que cette femme est une fontaine.
Le clocher de l'église de Dinant est un inmienso
pot-h-l'eau. Cependant, vue du pont, la façade de
l'église conserve un grand caractère, ol toute la ville
se compose à merveille.
A Dinant on quitte la rive droite de la Meuse. Le
faubourg de la rive gauche, qu'on traverse, se pelo-
tonne admirablement autour d'une vieille douve
croulante de l'ancienne enceinte. Au pied de cette
tour, dans un pâté de maisons, j'ai entrevu en pas-
sant un exquis châtelet du tjuinzième siècle avec sa
façade h volutes , ses croisées de pierre , sa tourelle
de briques ( t ses girouettes extravagantes.
Après Dinant la \ allée s'ouAre, la Meuse s'élar-
LKS I5ÛP,DS Dl LA MK( SF.. DINANT. NAMl'R. I 1 I
gil ; on distingue sur deux croupes loinlaines de la
rive droite deux châteaux en ruine ; puis la vallée
s'évase encore, les rochers n'apparaissent plus que
çà et là sous de riches caparaçons de verdure; une
Jiousse de velours vert , brodée de fleurs , couvre
tout le paysage. De toutes parts débordent les hou-
blonnières, les vergers, les arbres qui ont plus de
fruits c|ue de feuilles, les pruniers violets, les pom-
miers rouges, et à chaque instant apparaissent par
touffes énormes les grappes écarlates du sorbier des
oiseaux, ce corail végétal. Les canards et les poules
jasent sur le chemin ; on entend des chants de ba-
teliers sur la rivière; de fraîches jeunes fdies, les
bras nus jusqu'à l'épaule, pa.ssent avec des paniers
chargés d'herbe sur leurs têtes, et de temps en
temps un cimetière de village vient coudoyer mé-
lancoliquement cette route pleine de joie , de lu-
mière et de vie.
Dans l'un de ces cimetières, dont l'herbe haute
et le nnu' tombant se penchent sur le chemin, j'ai
lu celte inscription :
— O pic, (lifimrtis iiiiseris snixiine, vititar! —
Aucun mémento n'est, à mon .sens, d'un effet
aussi profond. Ordinairemeni les moris avertissent,
ici ils supj)lient.
iMns loin , lorsqu'on a pa.ssé une coJline où les ro-
chers de l;i rive droile. hin.iiiir's cl sculptés par les
1 1') i.Kirr.i-, \ I.
j)I(ii<'s, imihMil It't. pierres ondées ei vermoulues de
notre vieille fonlaine du Luxembourg ( si tléplora-
blement remise à neuf en ce moment, par paren-
thèse), on sent qu'on approciie de Namur. Les
maisons de plaisance commencent à se mêler aux
logis de paysans, les villas aux villages, les statues
aux rochers, les parcs anglais aux houblonnières, ei
sans trop de trouble et de désaccord, il faut le dire.
La diligence a relayé dans un de ces villages
composites. J'avais d'un côté un magnifique jardin
enlremêlé de colonnades et de lemples ioniques, de
l'autre un cabaret orné à gauche d'un groupe de
buveurs et à droite d'une splendide touffe de roses-
trémières. Derrière la grille dorée de la villa, sur
un piédestal de marbre blanc veiné de noir par
l'ombre des branches, la Vénus de Médicis se ca-
chait à demi dans les feuilles , comme honteuse et
indignée d'être vue toute nue par des paysans fla-
mands attablés autour d'un pot de bière. A quel-
ques pas plus loin , deux ou trois grandes belles
filles ravageaient un prunier de haute (aille, et
l'une d'elles était ])erchée sur le gros bras de l'arbre
dans une altitude gracieuse où les passants étaienl
si parfaitement oubliés qu'elle domiait aux voya-
geurs de rimi)ériale je ne sais quelles vagues envies
de mettre pied à terre.
Une heure après j'étais à Namur. Les deux val-
lées de la Sainhre el de la IMeuse se renrontreni el
I,KS HOIJDS DK \.\ Mil si;. DINANT. NAMll'.. I M
se confondeni à Naimir, qui est assise sur le con-
fluent des deux rivières. Les femmes de Namur
m'ont paru jolies et avenantes; les hommes ont une
bonne, grave et hospitalière physionomie. Quant à
la ville en elle-même, excepté les deux échappées
de vue du pont de Meuse et du pont de Sambre ,
elle n'a rien de remarquable. C'est une cité qui n'a
déjà plus son passé écrit dans sa configuration. Sans
architecture , sans monuments , sans édifices , sans
vieilles maisons , meublée de quatre ou cinq mé-
chantes égUses rococo el de quelques fontaines
Louis XV d'un mauvais goût plat et triste , Naninr
n'a jamais inspiré que deux poèmes, l'ode de Boi-
leau et la chanson d'un poète inconnu où il est
question d'une vieille femme et du prince d'O-
range; et, en vérité, >amur ne mérite pas d'aulre
poésie.
La citadelle couronne froidement et tristement la
ville. Pourtant je vous dirai que je n'ai pas consi-
déré sans un certain respect ces sévères fortifications
qui ont eu un beau jour l'honneur d'être assiégées
par Vauban et défendues par Cohorn.
Où il n'y a pas d'églises , je regarde les enseignes.
Pour qui sait visiter une ville, les enseignes des bou-
tiques ont un grand sens. Indépendamment des
profes.sions dominantes et des industries locales (pu
s'y révèlent tout d'abord, les locutions spéciales y
ahondciil , cl les noms de la hourucoisic , pi rs(|Mf
10.
ll'i LETTRE VI.
aussi impoiianls à éHidier quo les noms de la no-
blesse, y apparaissent dans leur forme la plus naïve
et sous leur aspect le mieux éclairé.
Voici trois noms pris à peu près an hasard sur les
devantures des boutiques à Namur; tous trois ont
une significalion. — L'épouse Dcharsy, négo^
cianle. On sent , en lisant ceci , qu'on est dans un
pays français hier, étranger aujourd'hui, français
demain, où la langue s'altère et se dénature insen-
siblement, s'écroule par les bords et prend, sous des
expressions françaises, de gauches tournures alle-
mandes. Ces trois mots sont encore français , la
phrase ne l'est déjà plus — Ctucl/t.c-Pirct, intr-
eicr. Ceci est bien de la catholique Flandre. Noni,
prénom ou surnom , Crucifix serait introuvable
dans tonte la France voltairienne. — Mcnendez-
Jf'odon, liorloyer. In nom castillan et un nom
flamand soudés par un trait d'union. IN 'est-ce pas là
toute la domination de l'Fspagne sur les Pays-Bas ,
écrite, attestée et racontée dans un nom propre? —
Ainsi , voilà trois noms dont chacun exprime et ré-
sume un des grands aspects du pays ; l'un dit la
langue, l'autre la religion, l'autre l'histoire.
Observons encore tout de suite que sur les ensei-
gnes de Dinant, do JVamur et de Liège, ce nom
Demeuse est très-fréquemment répété. Aux en^i-
rons de Paris et de Rouen, c'est Descnnc et De-
scivc.
«
I.i:S BORl)«; DR LA MKl SF-,. DIN \NT. \A>ll R. Il:,
Pour finir par une observation de pure fantaisie,
j'ai encore remarqué dans un faubourg de Xaniur
un certain Janus, ùoutanfjo', qui m'a rappelé que
j'avais noté à Paris, à l'entrée du faubourg Saint-
Denis, Nêr-on, conpsciiv, et à Arles, sur le fron-
ton même d'un temple romain en ruines , Marins,
coiffeur.
letthl: VII.
LRS bOP.DS DE LA MKUSE. — HUY. — IJÉC^E,
Les beaux arbres et les beaux rochers. — Louange à Dieu, blâme
à l'iiomnie. — Sanson. — Aiidennes. — Le voyageur donne
un sage conseil à M. le cure de Seiayen. — Huy. — Coin de
terre curieux où l'on récolte du vin belge fait avec du raisni.
— Aspects du pays. — Tableaux flamands. — Approches de
Liège. — Figure extraordinaire et effrayante ijue prend le
paysage à la miit tonibëe. — Ce que l'auteur voit eût semblé
à Virgile le Tartare et à Dante l'Enfer. — Liège. — Ville tpii
ne ressemble à aucune autre. — H y a îles gens qui y lisL-iil
le Constitutionnel. — Les églises. — Saint-Paul. Saint-Jean.
Saint-Hubert. Saint-Denis. — Le palais des princes-évêinies.
— Admirable cour. — Maison de justice, marché et prison.
— Le bourgeois vollairien a trop d'esprit; le bourgeois utili-
taire est trop bête. — Lstampes en l'iioimeur des alliés ilr
1814. — Désastres île notre gj'annnaire et massacre de noire
orthographe.
Lii'ge , i ai.ùi.
Le chemin de Litige s'éloigne de Naiiinr par inie
nlh'e (If magnifiques arhres. les immenses feuillages
I IS LKTTRE VII.
foiil (le It'iir mieux pour cacliei' au voyageur les
maussades clochers de la ville, lesquels apparaissent
de loin comme un gigantesque jeu de quilles diapré
de quelques bilboquets. Au moment où l'on sort de
l'ombre de ces beaux arbres , le vent frais de la
Meuse vous arrive au visage, et la route se remet à
côtoyer joyeusement la rivière. La Meuse , grossie
désormais par la Sambre , a élargi sa vallée ; mais la
double muraille d(^ rochers reparaît, figurant à chaque
inslanl des forteresses de cyclopcs, de grands don-
jons en ruines, des groupes de tours titaniques. Ces
roches de la Meuse contiennent beaucoup de fer;
mêlées au paysage, elles sont d'une admirable cou-
leur; la pluie, l'air et le sokil les rouillent splendi-
dement; mais arrachées de la terre, exploitées et
taillées, elles se métamorphosent en cet odieux gra-
nit giis-bleu dont toute la Belgique est infestée. Ce
qui donnait de magnifiques montagnes ne produit
plus que d'affreuses maisons.
Dieu a fait le rocher, l'homme a fait le moellon.
On traverse rapidement Sanson , village au-dessus
duquel achèvent de s'écrouler dans les ronces quel-
(pies tronçons d'un chàteau-fort bâti, dit-on, sous
(;lodion. Le rocher figure là un visage humain , barbu
et sévère, que le conducteur ne manque pas de faire
regarder aux voyageurs. Puis on gagne Andennes,
où j'ai remarqué, rareté inappréciable pour les anti-
(piairos, une pelile éçfliso iMistique du dixième siècle
LES IJOKIJS \)\: 1,A MliL SK. — IIUV. — Ll KOli. I l'.i
encore intacte. Dans un autre village , à Selayen , je
crois, on lit cette inscription en grosses lettres au-
dessus de la principale porte de l'église : Les chiens
hors de ta tnaison de Dieu. Si j'étais le digne
curé de Salayen , je penserais qu'il est plus urgent
de dire aux honnnes d'entrer qu'aux chiens de sortir.
Après Andenncs, les montagnes s'écartent, la vallée
devient plaine, la Meuse s'en va loin de la route à
travers les prairies. Le paysage est encore beau, mais
on y voit apparaître un peu trop souvent la cheminée
de l'usine, ce triste obélisque de notre civilisation in-
dustrielle.
Puis les collines se rapprochent, la rivière et la
route se rejoignent; on aperçoit de vastes bastions
accrochés connue un nid d'aigle au front d'un ro-
cher, une belle église du quatorzième siècle accostée
d'une haute tour carrée , une porte de ville flancjuée
d'une douve ruinée. Force charmantes maisons in-
ventées pour la récréation des yeux par le génie si
riche, si fantasque et si spirituel de la renaissance
flamande, se mirent dans la Meuse avec leurs ter-
rasses en (leurs des deux côtés d'un vieux pont. On
est à Huy.
Huy et Dinant sont les deux plus jolies villes qu'il
y ait sur la Meuse. Huy est à moitié chemin entre
^amuret Liège, de même que Dinant entre \amur
cl Givel. Iluy, qui est encore une redoutable cita-
delle, a été autrefois une bclli([ueuse connounc et
i->-0 LLTiM: Ml.
a soutenu des sièges contre ceux de lÀégc, comme
JJinanl contre ceux de iNamur, dans ce temps hé-
roïque où les villes se déclaraiejU la guerre comme
font aujourd'hui les royaumes et où Froissard disait :
Ld fjiaiid'villc (le 15;)i-siir-.Saij;i)e
A Fiiil Ueiiililfr Triiyi- eu Cliaiiij)al;;iiu.
Après Huy recommence ce ravissant contraste qm
est tout le paysage de la Meuse. Rien de plus sévère
(pie ces rochers , rien de plus riant que ces prairies.
Il y a là quelques collines hérissées de ceps et d'é-
chalas cjui donnent un vin quelconque. C'est, je
crois , le seul vignoble de la Belgique.
De temps en tem])s on rencontre tout au bord du
fleuve, dans quelque ravin au-dtssus duquel passe
la route, une fabrique de zinc dont l'aspect délabré
et les toits crevassés, d'où la fumée s'échappe de
toutes les tuiles, sinnilent un incendie qui commence
on qui s'éteint; ou c'est une alunière avec ses vastes
monceaux de terre rougeatre; ou bien encore, der-
rière une houblonnière, à coté d'un champ de grosses
fèves, au milieu des |)arfums d'un petit jardin c|ui
regorge de fleurs et qu'entoure une haie rapiécée çà
et là avec un treillis vermoulu , parmi les caquets
assourdissants d'une populace de poules, d'oies et
de canards, on apcrroit une maison en briques, à
tomcilcs d'ardoises, à cioisécs de pierre, à vitrages
maillés di; plomb, gra\(', pro|)re, douce, égayée
LES BORDS Dli.LA MELSi:. — HL V. — LIEGi;. I U
d'une vigne grimpante, avec des colombes sur son
toit, des cages d'oiseaux à ses fenêtres, un petit en-
fant et un rayon de soleil sur son seuil , et l'on i-êve
à Teniers et à Wieris.
Cependant le soir vient , le vent tombe , les prés,
les buissons et les arbres se taisent , on n'entend plus
que le bruit de l'eau. L'intérieur des maisons s'é-
claire vaguement ; les objets s'effacent comme dans
une fumée; les voyageurs bâillent h qui mieux
mieux dans la voilure en disant : Nous serons à
Liège dans une lieure. (j'est dans ce moment-là que
le paysage prend tout à coup un aspect extraordi-
naire. Là-bas, dans les futaies, au pied des collines
brunes et velues de l'occident, deux rondes pru-
nelles de feu éclatent et resplendissent comme des
yeux de tigre. Ici, au bord de la roule, voici un
(•nVayant cbandelier de quatre-vingts pieds de haut
qui flambe dans le paysage et qui jette sur les ro-
cliers , les forêts et les ravins des réxerbérations
sinistres. Plus loin, à l'entrée de cette vallée enfouie
dans l'ombre, il y a une gueule pleine de braise
qui s'ouvre et se ferme brusquement et d'où sort
par instants avec d'aiïreux hoquets une langue de
flamme.
C«' sont les usines qui s'allument.
Quand on a passé le lieu appelé la pelile-Heniallc,
la chose devient inexprimable et vraiment uiagni-
lifliic. Idiil"' la \;)lléc sciublr Iroiiér de n alfirs ( n
I I
1 >•' LKirni:: vii. .
éruption. Quelques uns dégorgent deiiière les taillis
des tourbillons de vapeur écarlate étoilée d'étin-
celles; d'autres dessinent lugubrement sur un fond
rouge la noire silhouette des villages; ailleurs les
flammes apparaissent h travers les crevasses d'un
groupe d'édifices. On croirait qu'une armée enne-
mie vient de traverser le pays , et que vingt bourgs
mis h sac vous offrent à la fois dans celte nuit téné-
breuse tous les aspects et toutes les phases de l'in-
cendie, ceux-là embrasés, ceux-ci fumants, les
autres flamboyants.
Ce spectacle de guerre est donné par la paix ; cette
copie efîroyable de la dévastation est faite par l'in-
dustrie. Vous a\ez tout simplement là sous les yeux
les hauts fourneaux de M. Cockerill.
Un bruit farouche et Aiolent sort de ce chaos do
tra\ ailleurs. J'ai eu la curiosité de mettre pied à terre
et de m'approcher d'un de ces antres. Là, j'ai ad-
miré véritablement l'industrie. C'est un beau et pro-
digieux spectacle, qui, la nuit, semble emprunter
à la tristesse solennelle de l'heure (|uelque chose de
surnaturel. Les roues, les scies, les chaudières, les
laminoirs, les cylindres, les balanciers, tons ces
monstres de cuivre, de lôle et d'airain que nous
nommons des machines cl que la vai)eur fait vivre
d'une vie enrayante et teri'ible, mugissent, sifllent,
giiucent, ràlenl , renilleni , aboient, glapissent, dé-
chirent If hroM/e, loidenl le 1er, miulieul le grauil,
Li;S BORDS DK I.A MKIISK. —HIV. — MWii:. 15:i
el , par inoinoiils, au milieu des ouvriers noirs et
enfumés qui les harcèlent, hurlent avec douleur
dans l'atmosphère ardente de l'usine comme des hy-
dres et des dragons tourmentés par des démons dans
un enfer.
Liège est une de ces vieilles villes qui sont en
train de devenir villes neuves, — transformation dd-
plorahle, mais fatale ! — une de ces villes où par-
tout les antiques de\antures peintes et ciselées s'é-
caillent et tombent et laissent voir en leur lieu des
façades blanches enrichies de statues de plâtre ; où
les bons vieux grands toits d'ardoise chargés de lu-
carnes, de carillons, de clocheUjus et de girouettes,
s'efTondrenl tristenuMit, regardés avec horreur par
queKpjc boiu-geois hébété qui Viile Conslifuf/o/uit/
sur une h'rrassc plate pa\éo en zinc; où l'octroi,
temple i^ri'c (niié d'un (loiiaiiicr, succède à la porle-
II.
i '>.(■> Lr,TTRI. \ 11.
donjon ilanquée de tours cl hérissée de perliiisanos;
où le long tuyau rouge des hauts-fourneaux rem-
place la flèche sonore des églises. Les anciennes villes
jetaient du bruit, les villes modernes jettent de la
fumée.
Liège n'a plus l'énorme cathédiale des princes-
évêques bâtie par l'illustre évêc|ue Notger en l'an
1000, et démolie en 1795 par on ne sait qui; mais
elle a l'usine de M. Cockerill.
Liège n'a plus son couvent de dominicains, sombre
cloître d'une si haute renommée, noble édifice d'une
si fière architecture; mais elle a, précisément sur le
même emplacement, un théâtre embelli de colonnes
à chapiteaux de fonte où l'on joue l'opéra-comique
et dont mademoiselle Mars a posé la première pierre,
Liège est encoi'e, au dix-neuvième siècle comme
au seizième, la ville des armuriers. Elle lutte avec
la France pour les armes de guerre, et avec Ver-
sailles en particulier pour les armes de luxe. Mais la
vieille cité de Saint-Hubert, jadis église et forteresse,
commune ecclésiastique et militaire, ne [)rie plus el
ne se bat pllis; elle vend et achète. (]'est aujour-
d'hui une grosse ruche industrielle. Liège s'est Irans-
formée en un riche centre commercial. La vallée de
la Meuse lui mel un bras en France el l'autre en
Hollande, et, grâce à ces deux grands bras, sans
cesse elle prend de l'une et reçoit de l'autre.
l'ont s'eiïace dans cett<' ville, jusqu'à son étymo*
iF.s r.op.Ds Dr. LA Mi:rsr.. — iii V. — lux.i-.. i^:
logic. L'antique ruisseau Lcgia s'appelle niainlenaiu
ie R l-de- Coq-Fontaine.
Du reste, il faut pourtant le dire, Liège, gracieu-
sement éparse sur la croupe verte de la montagne
de Sainte-Walburge, divisée par la Meuse en haute
et basse \ille, coupée par treize ponts dont quel-
ques-uns ont une figure architecturale, entourée à
perte de vue d'arbres, de collines et de prairies, a
encore assez de tourelles, assez de façades à pignons
volutes ou taillés, assez de clochers romans, assez de
portes-donjons comme celles de Saint-lMartiu eld'A-
mercœur, |)our émerveiller le poète et l'antiquaire
même le plus hérissé devant les manufactures, les
mécaniques et les usines.
Comme il pleuvait h verse, je n'ai pu visiter (pie
quatre églises : — Saint-Paul, la cathédrale actuelle,
noble nef du quinzième siècle, accostée d'un cloître
gothique et d'un charmant portail de la Renaissance
sottement badigeonnés, et surmontée d'un clocher
«pii a du être fort beau, mais dont quelque ine[)l('
architecte contemporain a abâtardi tous les angles,
hontense opération que subissent eu ce moment
sous nos yeu\ les vieux toits de notre Ilôtel-de-\ illc
de Paris. — Saint-Jean, grave façade du diviènif
siècle, composée d'une grosse l((ur carrée à flèclic
d'ardoise d(!s deux côtés de laquelk; se pressent dcuv
autres bas clochers également carrés. A cette façade
s'adosse insolemment le donie ou plutôt la bosse
DS T.KTTRE Ml.
(l'une abominable église rococo donl une poi le s'ou-
vre sur un cloître ogival défiguré, raclé, blanclii ,
triste et plein de hautes herbes. — Saint-Huberl,
dont l'apside romane ourlée de basses galeries à
plein -cintre est d'un ordre magnifique. — Saint-
Denis, curieuse église du dixième siècle dont la
grosse tour est du neuvième. Cette tour porte à sa
partie inférieure des traces évidentes de dévastation
et d'incendie. Elle a été probablement brûlée lors de
la grande irruption des Normands, en 882, je crois.
Les architectes romans ont naïvement racconunodé
et continué la tour en briques , la prenant telle que
l'incendie l'avait faite et asseyant le nouveau mur
sur la vieille pierre rongée, de sorte que le profil
découpé de la ruine se dessine parfaitement conser^ é
sur le clocher tel qu'il est aujourd'hui. Cette grande
pièce rouge qui enveloppe le clocher, frangée par le
bas comme un haillon , est d'un effet singulier.
Comme j'allais de Saint-Denis à Saint-Hubert par
un labyrinthe d'anciennes rues basses et étroites,
ornées çà et là de madones au-dessus desquelles
s'arrondissent comme des cerceaux concentriques
de grands rubans de fer-blanc chargés d'inscriptions
dévoles, j'ai coudoyé tout à coup une vaste et sombre
muraille de pierre percée de larges baies en ans(s
de panier et enrichie de ce ln\e de nervures qui
annonce l'airière-façade d'un palais du moyen -Age.
T'rK' porte ohscinc s'csl préseiiléc. j'\ suis entré, et,
LF.S BORDS Di: f, A MRrSK — IM'V. — I.IKCi:. nO
au bout (le quelques pas, j'étais dans une vaslc cour.
Cette cour, dont personne ne parle et qui devrait
être célèbre, est la cour intérieure du palais des
princes ecclésiastiques de Liège. Je n'ai vu nulle
part un ensemble architectural plus étrange, plus
morose et plus superbe. Quatre autres façades de
granit surmontées de quatre prodigieux toits d'ar-
doise, portées par quatre galeries basses d'arcades-
ogives qui semblent s'artaisser et s'élargir sous le
poids, enferment de tous côtés le regard. Deux de
ces façades |)arfaitenient entières offrent le bel ajus-
tement d'ogives et de cintres surbaissés c[ui carac-
térise la fin du quinzième siècle et le commence-
ment du seizième. Les fenêtres de ce palais clérical
ont des meneaux conmie des fenêtres d'église. Mal-
heureusement les deux autres façades, détruites par
le grand incendie de llok, ont été rebâties dans le
chétif s yle de cette époque et gcltent un peu l'ellei
général. Cependant leur sécheresse n'a rien qui con-
trarie absolument l'austérité du vieux palais. L'é-
vêquc qui régnait il y a cent cinq ans se refusa sa-
gement aux rocailles et aux chicorées, et on lui lit
deux façades mornes et pauvres; car telle est la loi
de cette architecture du dix-huitième siècle, il n")
a pas de milieu : des ori|)eauxou de la nudité; cliii-
((uant ou misère.
La ([uadruple galerie qni enferme la cour est ad-
mirablement conservée. .J'en ai fail le lonr. Rien de
I.iii MTTIU: Nil,
plus fiirit'ii\ ;• ôiudic)' que les piliers sur lesquels
s';ippui('iil les retombées de ces larges ogives sur-
baissées. Ces piliers sout en granit gris comme tout
le palais. — Selon qu'on examine l'une ou l'autre
(les quatre rangées, le fût du pilier disparaît jusqu'à
moitié de sa longueur, tantôt par le haut, tantôt par
le bas, sous un renflement enrichi d'arabesques.
Pour toute une rangée de piliers, la rangée occi-
dentale , le renflement est double et le fût disparaît
entièrement. Il n'y a là qu'un caprice flamand du
seizième siècle. Mais ce qui rend l'archéologue per-
plexe, c'est que les arabesques ciselées sur ces ren-
flements, c'est que les chapiteaux de ces piliers,
naïvement et grossièrement sculptés, chargés, aux
tailloirs près, de figures chimériques, de feuillages
impossibles, d'animaux apocalyptiques, de dragons
ailés presque égyptiens et hiéroglyphiques, semblent
appartenir à l'art du onzième siècle; et pour ne pas
rendre ces piliers courts, trapus et gibbcux à l'archi-
tecture byzantine, il faut se souvenir cjue le palais
princier-épiscopal de Liège ne fut commencé qu'en
1508 par le prince Erard de La Mark, qui régna
trente-deux ans.
Ce grave édifice est aujourd'hui le palais de jus-
lice. Des boutiques de libraires et de bimbelotiers
se sont installées sous toutes les arcades. Un marché
aux légumes se tient dans la coui-. On voit les robes
noires des praticiens alfairés |)asser an milieu des
LKSl50RL)SUKLAMEi:S.:.-ni:V.-LlÉ(;K. .M
grands paniers pleins de choux roug.'S et violels Des
.roupes de marchandes Hamandes réjouies el hai-
gneuses jasent et se querellent devant chaqt.e pd.er;
des plaidoiries irritées sortent de toutes les enetrcs,
et dans cette sombre cour, recueillie et sdenc.euse
autrefois comme un cloître do.it elle a la iorme , se
croise et se mêle perpétuellement aujourd hm a
double et ùitarissable parole de l'avocat ei de U
conunère, le bavardage et le babil.
Au-dessus des grands toits du palais apparaît une
haute et massive tour carrée en briques. Cette t(,ur
qui était jadis le beffroi du princc-évèque es. mam-
tenant la prison des filles publiques; triste et hou e
antithèse que le bourgeois vollairien d'il y a trenle
aus eût faite simUudlemenl , que le bourgeois
utilitaire et positif d'à présent fait bêtement.
En sortant du palais par la grande porte, j eu a.
pu contempler la façade actuelle, œuvre glaciale et
déclamatoire du désastreux architecte de 173f,. Ou
croirait voir une tragédie de Lagrange-Chancel en
,„arbre et en pierre. Il y avait sur la place, devant
cette façade, un brave honuue cp.i voulait absolu-
ment me la faire admirer. Je lui ai tourne le dos
sans pitié qu()i(pi'il m'ait appris que Lu'ge s appelle
on hollandais luik. en allemand /.yV«^/^•/u•ten la.m
l.achambreoùjelogea.saLiégeéla,. oroee.ie
,icl<.aux de mousseline sur leMp.eis élaieui bn.d-s.
iJ' Li;i iRi: VII.
non des bouquets, mais des melons. J'\ ai admiré
aussi des gravures triomphantes figurant, à l'honneur
des alhés, nos désastres de 181Z|, et nous humiliant
cruellement dans notre langue. Voici textuellement
la légende imprimée au bas d'une de ces images :
<' lîATAirxE D'ARr.is-SLR-AUtJE, le 21 mars 181^.
" La plus part de la garnison de cette place, cora-
» posée de la garde ancienne (probablement la
» vieille (jarde) fit fait prisonniers, et les alliés
» entrèrent vainquereuse à Paris le 2 avril. »
LETTRb: VIII.
LES RORDS DK LA VKSDni:. — VKIIVIKRS ,
l.v vdyajj'ciM' ajjal.sc une (jiierellc en si- saciiiiaiil el en se siilis-
laisaiil. — l'avsajje Je lu Vesdre. — Kjj'ojjiies, — Les \ri-<
«l'Ovide mis en seèiie par le Ijoii Dieu. — Quailiers tie rn-
ehers qui pleuvciil. — ;Ne traversez pas une idylle dans la-
quelle on fait un elieniin de fer. — V'erviers, — Les Iruis (|iiai-
liers de Vei-viers. — Le marmot et la pipe. — Maliieiireusi-
ville si les elieminées v fument eomme les enfants. — l,im~
boiir;;. — La di)nani', la j;nérlte, la frontière.
\In-I.i-( ;liaj)elle, 1 août .
Hier, à iiciil heiiics du matin, comincla diligciicf
de Liège à Aix-la-Cliapellf allait partir, un bra\('
iiourgcois wallon ameutait les passants, se refusant à
monter sur l'impériale, et nie rapi)e]ant par l'énergie
de sa résistance ce paysan auNcrgnat^jr/ avait poijô
poar être dans (a hoitc el non sur l'o/n'ra.
.l'iii oir<'ll de prendre l;i phice de ce dionc \(»\ iii;eiM',
KVi LKirni': viii.
je suis monté sur l'opéra, tout s'est apaisé et la dili-
gence est partie.
Bien m'en a pris. La route est gaie et charmante.
Ce n'est plus la Meuse, mais c'est la Vesdre. La
Meuse s'en va par Maëstriclit et Ruremonde à Rot-
terdam et h la mer.
La Vesdre est une ri\ière tonenl qui descend de
Saint-Cornelis-Munster entre Aiv-Ia-Chapelle et Du-
ren , à travers Verviers el CliaufTontaines, jusqu'à
Liège, par la plus ravissante vallée qu'il y ait au
monde. Dans cette saison, par un beau jour, avec le
ciel bleu , c'est quelquefois un ravin , souvent un
jardin, toujours un paradis. — La route ne quitte
j)as un moment la rivière. Tantôt elles traversent en-
semble im beureiix village entassé sous les arbres
avec un ponl iiistique devant (hacpie poile; tantôt,
dans un pli solitaire i\u vallon, elles côtoient un vieux
cliàleau d'éclievin avec ses tours carrées, ses hauts
loils jioinlus ci sa grande façade percée de quel([ues
l'ares fenèlres, fier et modeste à la fois connue il
convient à un édifice qui lient le milieu entre la chau-
mière du pavsaii et le don^'on du seigneur. Puis, le
paysage prend tout à coup une voix bruyante et
joyeuse, et au lournanl d'une colline l'œil entre-
voit, sous une touiïe de tilleuls et d'auliu's qui lais-
sent passer le soleil, celle maison basse et celte
grosse roue noire; inondée de pierreries qu'on aj)pelle
nii niiHilin à eau.
f.LS nORDS 1)1. r.\ M.SDRK. — VFRVIIRS,. 1,1 j
EiilH' Chaiilfonlaines cl Veniers la valit'c iiiappa-
raissait avec une douceur virgilicnno. Il faisait un
temps adniiiable, de charmants niarmols jouaient
sur le seuil des jardins, le vent dos tiend)lcs et des
peupliers se répandait sur la route, de belles gé-
nisses, groupées par trois ou quatre, se reposaient à
l'ombre gracieusement couchées dans les prés verts.
Ailleurs, loin de toute maison, seule au milieu d'une
grande prairie enclose de haies vives , paissait ma-
jestueusement uue admirable vache digne d'être
gardée par Argus. J'entendais une flùle dans la mon-
tagne.
^f:^n■ul■in.^! scplcin mnlccl attivfliiiiliiix,
IJe temps en temps la cheminée d'une usine on
uue longue pièce de drap séchant au soleil ])rès de
la route, venait interrompre ces églogues.
Le chemin de fer qui tra\erse toute la Belgique
d'An\ers à Liège et (jui veut aller jusqu'à Ver^iers,
\a trouer ces collines et couper ces vallées.
Ce chemin, colossale entreprise, percera la mon-
tagne douze ou quinze fois. A cha(pie pas on ren-
contre des terrassements, des remblais, des ébau-
ches de ponts et de viaducs; ou bien on voit au bas
(l'une immense paroi de roche \ ive une petite foui'-
niilière noire occupée à creuser un petit trou. Ces
fourmis loni inie œu\re de géaiUs.
l'ar insliMils, (l;ins les enflroils on ces Irons soni
I.iii I.KTTRi: Mil.
(Irj.'i lai's<'s cl profonds, une haleine épaisse el un
bruil rauque en sortent tout à coup. On dirait cjue
la montagne violée crie par cette bouche ouverte.
C'est la mine qui joue dans la galerie. Puis la dili-
gence s'arrête brusquement, les ouvriers qui pio-
chaient sur un terrassement voisin s'enfuient dans
tontes les directions, un tonnerre éclate, répété par
l'écho grossissant do la colline, des quartiers de roche
jaillissent d'un coin du paysage el \ont éclabousser
la plaine de toutes ])arts. (Tesl la mine qui joue à
ciel ouvert. Pendant celte station, les voyageurs se
racontent qu'hier un honnne a été tué et un arbre
coupé en deux par un de ces blocs qni pesait vingt
mille, et qu'a^ant-hier une femme d'ouvrier qui
portait (c café (non la soupe) à son mari a été fou-
droyée de la même façon. — Cela aussi dérange un
peu l'idylle.
Verviers, ville insignifiante d'ailleurs, S(! divise en
trois quaitiers (lui s'appellent la Cliick-Cliack, la.
Basse-Croltc el la, Daidanclle. J'y ai remarcpié
un petit garçon de six ans qui hunait magistralement
sa pipe, assis sur le seuil de sa maison.
Vax me voyant passer, ce marmot hnnem- a éclaté
de rire. J'en ai conclu (pie je lui semblais fort ri-
(licide.
Après Verviers, la route côtoie encore la Vesdre
jusqu'à I.imbourg. IJmbourg, celle ville comiale,
ce pillé d(tiil Louis \IV/ro*/ 'Vf// la ri'OHlc si duir.
us ijonns di: l\ \i sdiu:. — vkr\ uns. 1,17
n'est plus aujourd'hui qu'une forieresse démantelée,
pittoresque couronnement d'une colline.
Un moment après, le terrain s'aplatit, la i)laine se
déclare, une grande porte s'ouvre à deux battants,
c'est la douane ; une guérite chevronnée de noir et
de blanc du haut en bas apparaît ; on est chez le roi
de Prusse.
12.
LETTRE IX.
AIX-LA-CHAPELLE. — LE TOMBEAU
DE CHARLEMAGNE.
'loul ce qii'esl Aix-la-Chapelle. — Cliarleniaj>ne y est ne ei v
est mort. — La Chapelle. — Architecture (ht portail, à la-
quelle l'auteur mêle une parenthèse. — Lcjjenfle du (lial)le
qui est moins bêle ([iie les bourgeois et du moiiis qui a plus
il'cspril que le diable. — La parenihèse se ferme et la cha-
pelle se rouvre. — Asprcl de l'éjjlise. — Ensemble. — n('-
taiî. — Le tombeau de Charlemague. — L'auteur iuNecliM-
le système décimal. — Tout ce qu'il y a dans l'armoire. —
Éblouissement et admiration. — Où sont les trois couronnes
de Charlemagne. — .autres armoires. — Autres trésors. ■ —
La chaire. — Le choeur. — L'orgue. — L'aigle d'Othon III.
— Le cœur de M. Antoine Benlolet. — Destinée des sarco-
phages. — Les empereurs ne gardent rien, pas même un tom-
beau.— Charlemagne prend son sarcophage à .Auguste. — Bai'-
beroiisse prend sa chaise à Charlemagne. — Le Hochnnmsier .
— Le fauteuil de marbre. — Comment était Charlemagm-
dans le sépulcre. — Profanation de Barberoiisse. — Mon de
Barberousse. — Bruits qui coiu-elil sur sdu compte depuis
six cents ans. — L'auteiu" refait le tombeau de Chailemagne,
— Visite de l'empereur en 1804. — Napoléon devant h- Fau-
teuil de Charlemagne. — Visite des empereuis et dis và'.s
alliés en 1814. — l!a|)[)roihemenls. — De (pii raiiieui- tinii
tous ces détails. — Le sapeur du 3()'-' régiment. — Les chats -
moines. — Ne riez pas des noms i)opulaires avaut d'axnir
examiné les noms aristocratiqtics. — L'Holel-dc-VilIf. — l.a
tour de Granns. — Rêverie crépusculaire.
Aix-hi-(;iiiipc|le , 6 août.
Aix-la-Chapelle, pour le malade, c'est une Ion-
l'.O I.KTIIU. I\.
laine niiiiéialc, cliaiulc, froide, ferrugineuse, sulfu-
reuse; pour le touriste, c'est un pays de redoutes et
de concerts; pour le pèlerin, c'est la châsse des
grandes reliques qu'on ne voit que tous les sept ans ,
robe de la Vierge , sang de l'enfant-Jésus, nappe sur
laquelle fut décai)ité sainl Jeaii-Bapliste; pour l'anti-
quaire-chroniqueur, c'est une al)l)aye noble de filles
à abbesse immédiate héritière du couvent d'hommes
bâti par saint Grégoire, fils de Nicé])hore emi)er('ur
d'Orient; pour l'amateur de chasses, c'(>st l'ancienne
vallée des sangliers, Porciium doiU on a fait Boi-
ci'lte ; pour le manufacturier, c'est imc source d'eau
lessiveuse |)ropre an la\age des laines; pour le mar-
chand , c'est une fabrique de draps et de casimirs ,
d'aiguilles et d'épingles ; pour celui qui n'est ni mar-
chand, ni manufacturier, ni chasseur, ni antiquaire,
ni pèlerin, ni touriste, ni malade, c'est la ville de
Charlemagne.
Charlemagne en eiïet est né à Aix-la-Chapelle, et
il y est mort. Il y est né dans le vieux palais demi-
romain des rois francs, dont il ne reste j)lus que la
tour de Granus, enclavée aujourd'hui dans l'Hôtel-
de-Ville. Il y est enterré dans l'église qu'il avait fon-
dée deux ans après la mort de sa femme Fastrada ,
en 796, que le pape Léon III bénit en 8t)/|, et pour
la dédicace de laquelle, dit la tradition, deux évè-
(pies de Tongres , morts et ensevelis à Maëstrichi,
sorliiTul de leurs sépulcres afin de compléter dans
celle eéréinonie les trois cent soixante-cinq arche-
\ èqnes et évèques représentant les jours de l'année.
Cette historique et fabuleuse église qui a donné
son nom à la ville a subi , depuis mille ans, bien des
transformations.
A peine arrivé à Aix, je suis allé à la Chai)elle.
Si l'on aborde l'église par la façade , voici com-
menl elle se présente :
Un i)ortail du temps de Louis XV en granit gris-
bleu avec des portes de bronze du huitième siècle ,
adossé à une nmraille carlovingienne (lue surmonte
un étage de plein-cintres romans. Au-dessus de ces
archivoltes un bel étage gothique richement ciselé
où Ton reconnaît l'ogive sévère du quatorzième
siècle; et pour couronnement une ignoble maçon-
nerie en brique à toit d'ardoise qui date d'une
vingtaine d'années. A la droite du portail une grosse
pomme de pin , en bronze romain, est posée sur un
pilier de granit, et de l'autre côté, sur un autre
pilier, il y a une louve d'airain, également antique
et romaine, ((ui se tourne à demi vers les passants
la gueule éntr'ouverte et les deiils serrées.
(Pardon, mon ami, mais permettez-moi d'ouxrir
ici une parenthèse. Cette pomme de pin a un sens,
et celte louve aussi , ou ce louj) , car je n'ai pu re-
connaître bien clairement le se\e de cette bête de
bronze. Voici à ce sujet ce (pie laconteiU encore les
vieilles (lieuses tlii pays :
('. > 1.1 IIP, I. I\
Il \ a luiig-lciiips , hifii long-i('in})s , ceux il'Aiv-
la-(lliapelle voulurent bâtir une église. Ils se cotisè-
rent , et l'on commença. On creusa les fondements ,
on éleva les murailles , on ébaucha la charpente, et
pendant six mois ce fui un tapage assourdissant de
scies, de marteaux et de cognées. Au bout de six
mois, l'argent manqua. On fit appel aux pèlerins ,
on mit un bassin d'étain à la porte de l'église ; mais
à peine s'il y tomba cjuclques targes et quelques
liards à la croix. Que faire? Le sénat s'assembla,
chercha, parla, a\isa, consulta. Les ouvriers refu-
saient le travail, et l'herbe et la ronce, et le lierre
et toutes les insolentes plantes des ruines s'empa-
raient déjà des pierres neuves de l'édifice abandonné.
Fallait-il donc laisser là l'église? Le magnifique sénat
des hourgmeslres étail consterné.
Comme il délibérait , entre un quidam , un étran-
ger, un inconnu . de haute taille et de belle mine.
— Bonjour, bourgeois. De quoi est-il question ?
Vous êtes tout effarés. Votre église vous tient au
cœur? Vous ne savez comnunt la finir? On dit que
c'est l'argent qui vous manque?
— Passant , dit le sénat , allez-vous-en au diable.
11 nous faudrait un million d'or.
— Le voici, dit le gentilhomme; et, ouvrant une
fenêtre, il montre aux boiugmeslres un grand cha-
riot arrêté siu- la place à la porte de la maison de
\ille. O chariol étail attelé <!<• dix jougs de bceufs et
\L\-I.A-CIIAl'i:(-Li:. Ii3
gaidé par vingt nègres d'AlViciuc ai niés jusqu'aux
dents.
Un des bourgmestres descend avec le gentil-
homme, prend au hasard un des sacs dont le chariot
était chargé, puis tous deux remontent , l'étranger
et le bourgeois. On \ida la sacoche devant le sénat :
elle était en effet pleine d'or.
Le sénat ouvre de grands yeux bêtes et dit à l'é-
tranger :
— Qui ètes-vous , monseigneur ?
— 31es chers manants , je suis celui qui a de
l'argent. Que voulez-vous de plus? J'habite dans la
Forêt-Noire, près du lac de AVildsée, non loin des
ruines de Heidenstadt , la ville des païens. Je pos-
sède des mines d'or et d'argent , et la nuit je remue
avec mes mains des fouillis d'escarboucles. Mais j'ai
des goûts simples, je m'ennuie, je suis un être nié-
lancolifiue , je passe mes journées à voir jouer sous
la transparence du lac le tourniquet et le (riton
d'eau , et à regarder pousser parn)i les roches le po-
lygonum amphibium. Sur ce, trêve aux questions et
aux l)ille\esé<'s. J'ai débouclé ma ceinture, profite/.-
en. Voilà voire million d'or. Eu voulez-vous?
— Pardieu ! oui , dit le sénat. Xous finirons nodc
église.
— Eh bien ! prenez; mais à une condiiiim.
— La([uelle, monseigneur?
— Finissez votre église, bourgeois; pini»'/, loiHc
1 -, i i.i;ri i;i: i\.
cette iiiiti aille; mais pioinettez-inoi en écliaiigc la
première ànie ({uelconque qui entrera dans votre
église et qui en franchira la porte le jour où les clo-
ches et les carillons en sonneront la dédicace.
— Vous êtes le diable ! cria le sénat.
— Tous êtes des imbéciles , répondit Urian.
Les bourgmestres commencèrent par des sou-
bresauts , des frayeurs et des signes de croix. Mais
comme Urian était bon diable , et riait à se tordre
les côtes en faisant sonner son or tout neuf , ils se
rassurèrent et l'on négocia. Le diable a de l'esprit.
C'est à cause de cela qu'il est le diable. — Après
tout, disait-il, c'est moi qui perds au marché. Vous
aurez votre million et votre église. Moi , je n'aurai
qu'une âme. Et quelle àme, s'il vous plaît ? La pre-
mière venue. Une âme de hasard. Quelque mauvais
drôle d'hypocrite qui jouera la dévotion et qui vou-
dra , par faux zèle , entrer le premier. Bourgeois
mes amis , votre église s'annonce bien. L'épure me
plaît. L'édifice sera beau, je crois. Je vois avec plai-
sir que votre architecte préfère à la trompe-sous-le-
coin la trompe de Montpellier. Je ne hais pas cette
voûte en pendentif, à plan berloiig et h coupes ron-
des ; mais j'aurais préféré pourtant une voûte d'a-
rête, biaise et également berlongue. J'approuve qu'il
ait fait là une porte en tour ronde , mais je ne sais
s'il a bien ménagé l'épaisseur du par|):\in. — Com-
ment se nonmie voire architecte, manants? — Dites-
\l\-LV-Cll.\PLLLr:. l'i.)
lui (le ma pat I que , j)()ur bien faire la lète d'une
porlc Cl) tour creuse , il est nécessaire qu'il y ail
(juatre panneaux : deux de lit et un de doyle par-
dessus ; le quatrième se met sur l'exlrados. C'est
égal. >oilà une descente de cave à trompe en ca-
nonnière qui est d'un fort bon st\le et parfailemen!
ajustée. Ce serait dommage d'en rester là. — il faul
mettre à fin cette église. Allons , mes compères , le
million pour vous, l'âme pour moi. Est-ce dil ?
Ainsi ])arlait le gentilbomme Irian. — Après
tout, pensèient les bourgeois, nous sommes bien
lieureux qu'il se contente d'une ànie. Il pourrait
bien, s'il regardait d'un peu près, les prendre tou-
tes dans cette ville.
Le marché fut conclu , le million fut encaisse.
Drian disparut dans une trappe d'où sortit une pe-
tite flamme bleue, connue il convient, et, deux ans
après, l'église était bâtie.
Jl va sans dire que tous les sénateurs avaient juré
de ne conter la chose à personne, cl il va sans dire
que chacun d'eux le soir même avait conté la chose
à sa femme. Ceci est une loi. l ne loi que les séna-
teurs n'ont pas faite , mais qu'ils observent. Si bien
(jue , lors(|ue l'église fut lerminée, comme toute la
ville , grâce aux femmes des sénateurs , savait le
secret du sénal , personne ne voulut entrer dans
l'église.
Nouvel embarras , non moins ^rand <pic le pre-
I.;
l')« LLJTl',1': l\.
niior. L'église est bâtie, mais nul n\ veut ineUic le
pied ; l'église est achevée , mais elle est vide. Or à
quoi bo^ une église vide ? — Le sénat s'assemble.
Il n'invente rien. — On appelle l'évèque de Ton-
gres. Il ne trouve rien. — On appelle les chanoines
du chapitre, ils n'imaginent rien. — On appelle les
moines du couvent. — Pardieu ! dit un moine , il
faut convenir, messeigneurs, que vous vous empê-
chez de peu de chose. Vous devez à Lrian la pre-
mière âme qui passera par la porte de l'église. Mais
il n'a pas stipulé de quelle espèce serait cette âme.
Urian n'est qu'un sol, je vous le dis. Messeigneurs,
après une longue battue , on a pris vivant ce malin
dans la vallée de Borcetle un loup. Faites entrer ce
loup dans l'église. Il faudra bien qu'l rian s'en con-
lente. Ce n'est qu'une ame de loup, mais c'est une
âme quelconque.
— Bravo ! dit le sénat. Voilà un moine d'esprit.
Le lendemain , dès l'aube , les cloches sonnèrent.
— Quoi ! dirent les bourgeois, c'est aujourd'hui la
dédicace de l'église ! mais qui donc osera y entrer
le premier? Ce ne sera pas moi. ISi moi. M moi.
M moi. — Ils accoururent en foule. Le sénat et le
chapitre étaient devant le porlail. Tout à coup on
amène le loup dans une cage , et h un signal donné
on ouvre à la fois les porks de la cage et les portes
de l'église. Le loup ellVaxé par la foule voit l'église
déserte et s'v enfonce, l ri;ui allendail, la gueule
\l\-L\-rHAI>KLI,F.. 1.7
oiivcrle cl los yeux voluptiiousoinent loinR's. .Iiigo/
de sa rage quaiul il sontil qu'il avalail un loup. Il
poussa un rugissement effrayant et vola quelque
temps sous les hautes arches de l'église avec le hruil
d'une tempête. Puis il sortit enfin éperdu de colère,
et en sortant il donna dans la grande porte d'airain
un si furieux coup de pied , qu'elle se fendit du
haut en has. — On montre encore cette fente au-
jourd'hui.
C'est pour cela , ajoutent les honnes vieilles, qu'à
gauche de la porte de l'église ou a placé la statue
du loup en bronze, et à droite une pomme de pin
qui figure sa pauvre âme si stupidement màcht'-e
par Urian.
Je quitte la légende et je reviens à l'église. Je
dois pourtant vous dire que j'ai cherché sur la porte
la fameuse crevasse faite par le talon du diable, et
que je ne l'ai pas trouvée. Maintenant je ferme la
parenthèse. )
Ainsi , quand on aborde la Chapelle par le grand
portail, le romain, le roman, le golhi([ue, le rococo
et le moderne se mêlent et se superposent sur cette
façad(!, mais sans affinité, sans nécessité, sans ordre,
et, par consi'quent, sans grandeur.
Si l'on arrive à la Chapelle par le chevel , l'enVl
est tout autre. [,a hante abside du quatorzième
siècle vous apparaît dans toute son aiulace et dans
toute s.i hcauté avec l'an^h^ savant de son toit , le
I '.s I Kiinr. i\.
riche travail de ses bahistrados, la variété de ses
gargouilles, la sombre couleur de sa pierre, et la
transparence vitreuse de ses immenses lancettes au
pied desquelles semblent imperceptibles des maisons
à deux étages réfugiées entre les contreforts.
Cependant de là encore l'aspect de l'église, si im-
posant qu'il soit , est hybride et discordant. Entre
l'abside et le portail , dans une espèce de trou où
toutes les lignes de l'édifice s'écroulent, se cache, à
peine relié à la façade par un joli pont sculpté du
quatorzième siècle , le dôme byzantin à frontons
triangulaires qu'Olhon III fit bâtir au dixième siècle
au-dessus du tombeau même de (jharlemagne.
Cette façade plaquée , ce dôme enfoui , cette ab-
side rompue, voilà la chapelle d'Aix. L'architecte
de lo53 voulait absorber dans sa prodigieuse cha-
pelle l'église de Charlemagne dévastée en 882 par
les Normands, et le dôme d'Othon III incendié en
1236. Un système de chapelles basses, rattachées à
la base de la grande chapelle centrale, devait, an
portail près, envelopper tout l'édifice dans ses arti-
culations. Déjà deux de ces chapelles qui subsistent
encore, et qui sont admirables, étaient bâties quand
survint l'incendie de I36G. Cette puissante végéta-
tion architecturale s'est arrêtée là. Chose étrange,
le quinzième et le seizième siècle n'ont rien fait
pour cette église. T-e dix-huitième et le dix-neu-
vième l'ont gâlée.
AIX-LA-CHAPELLE. l'jO
Cependant, il faut le dire, juise dans l'ensemhk'
et telle qu'elle est , la Chapelle d'Ai\ a de la masse
et de la grandeur. Après (juclques instants de con-
templation , une majesté singulière se dégage de cet
édifice extraordinaire resté inachevé comme l'œuvre
de Charlemagne lui-même, et composé d'architec-
tures c[ui parlent tous les styles comme son empire
était composé de nations cpii parlaient toutes les
langues.
A tout prendre, pour le penseur qui la considère
du dehors , il y a une harmonie étrange et profonde
entre ce grand homme et cette grande tombe.
J'étais impatient d'entrer.
Après avoir franchi la voûte du portique et laissé
derrière moi les antiques portes de bronze ornées
à leur milieu d'une tète de lion et coupées carré-
ment pour s'adapter à des architraves, ce qui a d'a-
bord frappé mou regard , c'est une rotonde blanche
à deux étages, éclairée par le haut, dans laquelle
s'épanouissent de tous côtés toutes les fantaisies co-
quettes de l'architecture rocaille et chicorée. Puis,
en abaissant mes yeux vers la terre , j'ai aperçu au
milieu du pavé de cette rotonde, sous le jour bla-
fard f|ue laissent tomber les vitres blanches , une
grande lame de marbre noir, usée par les pieds
des passants , avec c( tie inscri|)ii()n en lettres de
enivre :
c. \no[,f) MAf;\o.
I.T
i-yCi LETTP.r. 1\.
l\ien de plus choquant et de plus eflVonic'' que
cette chapelle rococo étalant ses grâces de coui ti-
sane autour de ce grand nom carlovingien. Des
anges qui ressemblent à des amours , des palmes
qui ressemblent à des panaches , des guirlandes de
fleurs et des nœuds de ruban, voilà ce que le goût
pompadour a mis sous le dômed'Othon III et sur la
tombe de Charlemagne.
La seule chose qui soit digne de l'homme et du
lieu dans cette indécente chapelle, c'est une im-
mense lampe circulaire à quaranle-huit becs, d'en-
viron douze pieds de diamètre, donnée au douzième
siècle par Barberousse à Charlemngne. Cette lampe,
qui est en cuivre et en argent doré , a la forme
d'une couronne impériale ; elle est suspendue à la
voûte, au-dessus de la lame de marbre noir, par
une grosse chanie de fer de cjuatre-vingt-dix pieds
de long.
La lame noire a environ neuf pieds de longueur
sur sept de largeur.
Il est évident du reste que Charlemagne avail ;i
cette même place un autre monument. Rien n'an-
nonce que la dalle noire, encadrée d'un maigre filet
de cuivre et entourée d'une bordure de marbre
blanc , soit ancienne. Quant aux lettres Carolo
MAGNO, elles n'ont ])as plus de cent ans,
Charlemagne n'est plus sous cette pierre. En
lion, Fiédéric Barberoiisse , dont cette lam|ie-rou-
AI\-LA-CIlAPI£LLr.. i:.i
ronno , si magnifique' qu'elle soit, ne rachè'e pas lo
sacrilège , fit déterrer le grand empereur. L'église a
pris le sqneletle impérial et l'a dépecé comme saint,
pour faire de chaque ossement une relique. Dans la
sacristie voisine un vicaire montre aux passants et
j'ai vu pour trois francs soixante-quinze centimes,
prix fixe , le bras de Charlemagne , ce bras qui a
lenn la boule du monde, vénérable ossement qui
porte sur ses téguments desséchés cette inscription
écrite pour quelques liards par un scribe du dou-
zième siècle : Bracliium sancti Caroli Magni.
Après le bras, j'ai vu le crâne, ce crâne qui a été
le moule de toute une Europe nouvelle et sur le-
quel un bedeau frappe avec l'ongle.
Ces choses sont dans une armoire.
Line armoire de bois peinte en gris avec filets
d'or, ornée à son sommet de quelques-uns de ces
anges pareils à des amours dont je parlais tout
à l'heure, voilà aujourd'hui le tond)eau de ce Char-
les qui rayonne jusqu'à nous à travers dix siècles et
qui n'est sorti de ce monde qu'après avoir eiive-
loppé son nom, pour une double immortalité, de
ces deux mots, sanctus, magnus^ saint et grand,
les deux plus augustes épithètes dont le ciel et la
terre puissent couronner une tèt(! hiunainc !
Une chose qui étonne, c'est la grandeur maté-
rielle de ce crâne et de ce bras, grandia ossa.
Charlemagne en ell'ct était un de ces très-rares
i;.> M.TTRK IX,
j^iands lioinmcs qui sont nnssi dos hommes grands.
Le fils de Pepin-le-Bref était colosse par le corps
comme par l'intelligence. Il avait en hauteur sept
fois la longueur de son pied , lequel est devenu me-
sure. C'est ce pied de roi, ce pied de Charlemagne,
que nous venons de remplacer platement par le
Quètrc, sacrifiant ainsi d'un seul coup l'histoire, la
poésie et la langue h je ne sais quelle invention dont
le genre humain s'était passé six mille ans et qu'on
appelle le si/slèine décimal.
L'ouverture de cette armoire cause du reste une
sorte d'éblouissement , tant elle est resplendissante
d'orfèvreries. Les battants en sont couverts à l'in-
térieur de peintures sur fond d'or, parmi lesquelles
j'ai remarqué huit admirables panneaux qui sont
évidemment d'Albert Durer. Outre le crâne et le
bras, rarmoire contient : le cor de Charlemagne,
énorme dent d'éléphant évidée et sculptée curieuse-
ment vers le gros bout ; la croix de Charlemagne,
bijou où est enchâssé un morceau de la vraie croix
et que l'empereur avait h son cou dans son tom-
beau ; un charmant ostensoir de la renaissance
donné par Charles-Ouint et gâté au siècle dernier
par un surcroît d'ornements sans goût ; les quatorze
plaques d'or couvertes de sculptures byzantines qui
ornaient le fauteuil de marbre du grand empereur ;
un ostensoir donné par Philippe II, qui reproduit
le jM'olil du dôme de Milan : la corde dont fut lié
AIX-LA-CIIAPKLLr. 1,V{
.h'siis Christ poiuliinl la llasellalioii ; un niorceaii
{!(! l'éponge iinhibôo de fiel dont on l'abreuva sur la
croix ; enfin , la ceinture de la sainte Vierge en
tricot et la ceinture de Jésus-Christ en cuir. Cetle
petite lanière tordue et roulée sur elle-même comme
un fouet d'écolier a occupé trois empereurs ; de
Constantin, lequel apposa dessus son si(jilluni ,
qui y est encore et que j'y ai vu , elle est tombée à
Haroun-al-Raschid qui l'a donnée à Charlemagne.
Tons ces objets vénérables sont enfermés dans
d'étincelants reliquaires gothiques et byzantins, qui
sont autant de chapelles, de (lèches et de cathédra-
les microscopiques en or massif, auxquelles les sa-
phirs, les émeraudes et les diamants tiennent lieu
de vitraux.
Au milieu de ces innombrables joyaux entassés
sur les deux étages de l'armoire s'élèvent , comme
deux montagnes d'or et de pierreries , deux grosses
chasses d'une valeur immense et d'une beauté mi-
raculeuse. La première, la |)lus ancienne, qui est
byzantine, entourée de niches où sont assis, la coii-
romie en tête , seize empereurs , contient le reste
des os de Charlemagne et ne s'ouvre jamais. La se-
conde , qui est du douzième siècle , et que l> rédéric
Barberousse adonnée à l'église, renferme les fameu-
ses grandes reliqu(;s don! je vous ai parlé au com-
mencement (1(! C(tle lettre et ne s'ouvre que tous
les srpi ans. l'iic seule (luvcrliuc (If cclh" rliàssr
I..'. I.ETTRK l\'.
('11 \U9(S alliia conl qnaranto-doiiv iiiillo iièlorins,
cl rapporta en quinze jours quatr('-vinc;t mille flo-
rins d'or.
Celte châsse n'a qu'une clef. Celle clef est cassée
en deux morceaux dont l'un est gardé par le chapi-
tre, l'autre par le magistrat de la ville. On l'ouvre
quelquefois par extraordinaire, mais seulement pour
les tètes couronnées. Le roi actuel de Prusse, n'é-
tant encore que prince royal , en demanda l'ouver-
ture. Elle lui fut refusée.
Dans une petite armoire , voisine de la grande,
j'ai vu la copie exacte en argent doré de la couronne
germanique de Charlemagne. La couronne germa-
nique carlovingienne, surmontée d'ime croix, char-
gée de pierreries et de camées , est formée seule-
ment d'iui cercle fleuronné qui entoure la lète , et
d'un demi-cercle soudé du front à la nuque avec
une légère inflexion qui imite le profil de la corne
ducale de Venise. Aujourd'hui , des trois couronnes
qu'a portées Charlemagne il y a dix siècles comme
empereur d'Allemagne , comme roi de France et
comme roi des Lombards, la première, la couronne
impériale, est à Vienne ; la seconde, la couronne de
France , est à Reims ; la troisième , la couronne de
fer, est à !\lilan \
Au sortir de la sacristie, le hcdeau m'a confié au
' A Vî..nz:É. |ii('s M II;, M.
ajx-la-chai'i:lli.. 155
suisse qui s'est mis à parcourir l'église devant moi,
in'ouvraiit de temps en temps de morues armoires
derrière lesquelles éclataient tout à coup des magni-
ficences.
Ainsi, la chaire, qui a tout l'aspect d'une chaire
de village, se débarrasse de sa hideuse chrysalide de
bois roussâtie et vous apparaît subitement comme
une splendide tour de vermeil. C'est une chaire,
prodige de la ciselure et de l'orfèvrerie du onzième
siècle , donnée par l'empereur Henri II à la Cha-
pelle. Des ivoires byzantins profondément fouillés,
une coupe de cristal de roche avec sa soucoupe, un
onyx monstrucLix de neuf pouces de long sont in-
crustés dans celle cuirasse d'or qui entoure le prê-
tre parlant au nom de Dieu , et dont la lame anté-
rieure représente Charlemagne portant la Chapelle
d'Aix sur son bras.
Cette chaire est placée à l'angle du chœur, Iccfuel
occupe la merveilleuse abside de )35o. Toutes les
verrières de couleur ont disparu. I.es lancettes sont
blanches du haut en bas. La riche tombe d'Oihon III,
fondateur du dôme, détruite en lldh, est remplacée
par une pierre plate qui en marque l'emplacement
à l'entrée du chœur. Vn orgue donné par l'impéra-
trice Joséphine affiche près de l'admirable voûte du
<|ualorzième siècle le mauvais style de I8UZ1. Voùle,
piliers , chapiteaux , colonnelles , sialues , tout le
rhtL'ur cïl l)a(lii'conué.
Au milieu de coUe ab.sidc déslioiiuiée, k: bec ou-
veil , l'œil irrilé , les ailes à demi dé|)lo\ ées, s'eflare
cl frissonne l'aigle de bronze d'Othon III Irans-
formé en lutrin el tout indigné de porter le livre
dn plain-chant , lui qui a le globe du monde sous
ses pieds.
On aurait dû juturlant respecter cet aigle. Quand
Napoléon \isita la (lliapelle, au monde (|ue portait
dans ses serres l'aigle d'Ollion, on ajouia la foudre
((ue j'ai vue encore aujourd'hui fixée aux d'.'iw côtés
dn globe impérial.
Le suisse dévisse ce tomierre à la demande des
curieux.
Sur le dos de cet aigle, connue par un triste et
ironique pressentiment, le sculpteur dn dixième
siècle avait étendu nnv chauve-souris d'airain à face
humaine, qui est là comme clouée et sur la<pielle
s'appuie uiainteuant le livre du lutrin.
A droite de l'autel est scellé l<; cœur de M. An-
toine Berdolet , j)remier et dernier- évéque d'Aix-la-
(;haj)elle. Car cette église n'a jamais eu (pi'nn seul
évéque, celui que Bonaparte avait nommé, et que
son épitaplie qualifie priniiis Afiuinifrancnsis
episcojnis. A présent, conune jadis, la Chapelle
est admiuistiée |)ar im chapitre (jne piéside mi doyen
a\ec le titre de prévôt.
Dans mu' salle soml)re de la Cha|)elle, le suisse
m'a encore ouxeil une iinnoire. Là est le sarcoi)hage
Al.VI.A-CllAl'LLLK. 1)7
tic Cliiiiicuiagiif. Cesl un niagirruiiio cercueil ro-
main en marbre Jjlanc, sur la face antérieure (huiuel
esl sculpté, du ciseau le plus magistral , renlèvenienl
de Proserpine. J'ai long-temps contemplé ce bas-re-
lief, qui a deux mille ans. A l'exlrémité de la com-
position , quatre chevaux frénétiques , à la fois in-
fernaux et divins, conduits par 3Iercure, entraînent
vers un gouffre entr'ouverl dans la plinthe un char
sur lequel crie, lutte et se tord avec désespoir Pro-
serpine saisie par Pluton. La main robuste du dieu
presse la gorge demi-nue de la jeune lille qui se
renverse en arrière et dont la tête échevelée rencon-
tre la figiUT droite et impassible de .^iinerve castpiée.
Pluton empoile la Proserpine à laquelle Minerxe, la
conseillère, parle bas à l'oreille. I/Amour, souriant,
est assis sur le char, entre les jand)es colossales de
Pluton. Derrière Pioserpine, se débat , selon les li-
gnes les i)lus (ièresetles plus sculpturales , le groupe
des nymphes et des furies. Les compagnes de Pro-
serpine s'eiïorcent d'arrêter un char attelé de deux
dragons ailés et igni\ ornes, (pii est là comme une
\oilure de suiîe. L'ne des jeunes déesses, (pii a saisi
hardiment mi dragon par les ailes, lui fait pousser
des cris de douleur. Ce bas-relief est un poème.
C'est de la sculpture \iolenle, vigoureuse, exorbi-
tante, superbe, un peu emi)liali([ue, couMue en fai-
sait la Home païenne, comme en eût fait Uubens.
Ce cercueil, a\ant d'être le sarc(»phaL!,e de Cliar-
I.)8 LLTIlili \\
k'inagiR', avait été, dit -on, le sarcophage (l'Au-
guste.
Enfin , par un autre escalier étroit et sombre,
(ju'ont monté, depuis six siècles, bien des rois, bien
des empereurs , bien des passants illustres , mon
guide m'a conduit jusqu'à la galerie qui forme le
premier étage de la rotonde et qu'on appelle le
Hochmunster.
Là , sous une armature de bois qu'il a enlevée à
demi , et qui ne tondje jamais entièrement que pour
les visiteurs couronnés, j"ai vu le fauteuil de pierre
(le Cliarlemagne. Ce fauteuil, bas, iai-ge, à dossier
arrondi , formé de (piatre lames de marbre blanc,
nues et sans sculptures , assemblées par des chevrons
de fer, ayant pour siège une planche de chêne re-
couverte d'un coussin de velours rouge, est exhaussé
sur six degrés dont deux sont de granit et «puitre de
mirbre blanc.
Sur ce fauteuil, revêtu des (juatorze plaques by-
zantines dont je vous parlais tout à l'heure, au haut
d'ime estrade de pierre à laquelle conduisaient ces
(piatre marches de marbre blanc, la couronne en
tète, le globe dans une main et le sceptre dans rau-
Ire, l'épée germanique au côté, le manteau de l'em-
|)ire sur les épaules , la croix de Jésus-Christ au cou ,
les pieds plongeant au sarcophage d'Auguste, l'em-
l>i i( lu Chaiiemagne était assis dans son tombeau. Il
e>l reslé dans cette ombre, sur ce trône et dans celte
UX-LA-CII\Pi:iJ.i;. 159
attiUidc pciulaiii Irois cfiil ( iiK|ii;inl('(l('ii\ ans, de
81/| à 11G6.
Ce fut donc en 11G6 que Frédéric Barbeiousse,
voulant avoir un fauteuil |)our son couronnement ,
entra dans ce tombeau dont aucune tradition n'a
conservé la forme monumentale et auquel apparte-
naient les deux saintes portes de bronze adaptées
aujourd'hui au portail. Barberousse était lui-même
un prince illustre et un vaillant chevalier. Ce dut
être un moment étrange et redoutable que celui où
cet homme couronné se trouva face à face avec ce
cadavre également couronné ; l'un , dans toute la
niajeslé de l'empire ; l'autre, dans toute la majesté
de la mort. le soldat vainquit l'ombre, le vivant dé-
posséda U' trépassé. La Chapelle garda le squelette,
Barberousse prit le fauteuil de marbre; et, de cette
chaise où avait siégé le néant de Charlemagne, il fit
le trône où est venue s'asseoir pendant quatre siècles
la grandeur des empereurs.
Trente-six empereurs en eiïet, y compris Barbe-
rousse, ont été sacrés et couronnés sur ce rauleuil
dans le Ilochmunstcr d'Aix-la-Chapelle. Ferdinand l"
fut 1(' dernier; Charles-Quint, l'avant-dernier. —
l)<'puis, le couronnement des empereurs d'Allemagne
s'est fait à Francfort.
Je ne pouvais m'arracher d'aïqirès de ce fauteuil
si simj)le cl si grand. ,Ic considérais les (piaire mar-
ches (If iii;ii-hic r;i\('(>s par je lalon de ces lr«Mite-si\
160 LETTRE l\
C(''sars qui avaient \(i s'alliimor là k-nr illustre rayon-
nouKMil (t qui s'étaient éti iiits à leiu- tour. Des idées
et (les souvenirs sans nombre nie venaient à l'esprit.
Je nie rappelais que le violateur de ce sépulcre,
Frédéric Barberousse, devenu vieu\, voulut se croi-
ser pour la seconde ou la troisième fois et alla m
Orient. Là , un jour, il rencontra un beau fleuve.
Ce fleuve était le Cydnus. Il avait chaud, et il eut
la fantaisie de s'y baigner. L'homme qui avait pro-
fané Charlemagne pouvait oublier Alexandre. Il en-
tra dans le fleuve dont l'eau glaciale le saisit. Alexan-
dre, jeune homme, avait failli y mourir ; — Barbe-
rousse, vieillard, y mourut '.
In jour, je n'en doute pas, uno pensée pieuse et
sainte viendra à quelque roi ou à quelque empereur.
On ôtera Charlemagne de l'armoire où des sacris-
tains l'ont mis et on le replacera dans sa tombe. On
réunira religieurement tout ce qui reste de ce grand
sqneletîe. On lui rendra son caveau byzantin, .ses
portes de bronze, son sarcophage romain, son fau-
' I.a cilosf <-sl (liviMsciiii'iil racoiili'c [):ir !i's hlslmiciis. Solmi
«l'aiilrcs (liiniiiciiiciii's, c'rsl eu voiil.iiil liMvi rsor le (Ailmis ou
il- rviocadiuis lie vive force, que l'iliuslro cnipcrcur Frt'ilérif II,
atli'iul (l'iiur l!ô( Ile sarr-is-iic au milieu du fl.'iive, s'y noya. Selon
les !éj;euiles, il ue s'y noya pas, il y clspariit, Fut sauve par îles
pâtres, au dire des uns, par des {jeuies, au diie des autres, et
fnl niiraetilciistnieul trausporlé de .Syrie eu Ail niajjiie, où il fi'
pénileiire dans la f.inieu.e (jrolle de Kaisci sl.uileru , si l'on eu
rroii 1rs rouies dr- hoids du lîliiu, ou dans la caverne ilr KKT
li;rli«cf, <i r.iu II -1 Irv Ir.tdllioiis i!i( W'iirlriiilier.;;.
MV-LA-CHAPliLLi:. ini
teuil de inarbrf exhaussé sur l'estrade de pierre et
orné des quatorze plaques d'or. On reposera le dia-
dème carlovingien sur ce crâne, la boule de l'enipiro
sur ce bras, le manteau de drap d'or sur ces osse-
ments. L'aigle d'airain reprendra fièrement sa place
aux pieds de ce maître du monde. On disposera au-
tour de l'estrade toutes les châsses d'orfèvrerie et de
diamants comme les meubles et les coffres de cette
dernière chambre royale ; et alors , — puisque l'é-
glise veut qu'on puisse contempler ses saints sous la
forme que leur a donnée la mort , — par quelque
lucarne étroite taillée dans l'épaisseur du mur e(
croisée de barreaux de fer, à la lueur d'une lampe
suspendue à la voûte du sépulcre , le pass;mt age-
nouillé pourra voir, au haut de ces cjuatre marches
blanches qu'aucun pied humain ne touchera plus,
sur un fauteuil de marbre écaillé d'or, la couronne
au front, le globe à la main, resplendir vaguement
dans les ténèbres ce fantôme impérial qui aura été
(Iharlemaf^ne.
Ce sera une grande apparition pour ((uio()n((ue
osera hasarder son regard dans ce caveau , et chacim
emportera de cette tombe une grande pensée. Ou \
viendra des extrémités de la terre, et toutes les es-
pèces de penseurs y viendront. Charles, (ils de Pé-
pin , est en effet un de ces êtres complets qui re-
gardent l'humanité par (piatre faces. Toin- l'histoire,
c'est un grand hounne connue Auguste ei Sésosiris:
I i.
If.> LKTTRi: l\.
)K)iii- la fahic, c'est iiii paladin coiiiinc Koland, nii
magicien comme Merlin ; pour l'église, c'est un saint
comme Jérôme et Pierre; pour la philosophie, c'est
la civilisation même qui se personnifie, qui se fait
géant tous les mille ans pour traverser ([uelque pro-
fond ahîme, les guerres civiles , la harharie, les ré-
volutions, et qui s'appelle alors tantôt flésar, tantôt
Charlemagne, tantôt .Napoléon.
En 180^ , au moment où Bonaparte devenait Na-
poléon, il visita Aix-la-rhapelle. Joséphine, qui
l'accompagnait, eut le caprice de s'asseoir sur le
fauteuil de marhre. I/empereur, qui , par respect ,
avait rovèlu son grand uniforme, laissa faire cette
créole. J.iii lesla innnohile, dehout , silencieux ei
découvert devant la chaise de Charlemagne.
Chose remarquahle, et qui me vient ici en pas-
sant, en 81 'i (hariemagne mourut. INIille ans après,
en (pielque sorte heure pour heiu-e, en 1814, Na-
poléon loudja.
Dans celte même année fatale, 181/t, les souve-
rains alliés firent leur visite à l'omhre du grand
Charles. Alexandre de Ilussie, comme Napoléon,
avait revêtu son grand uniforme; Frédéric-Guillaume
de Prusse portait la caijote et la casquette de petite
tenue; François d'Autriche était en redingote et en
chapeau rond. Le roi de Prusse monta deux des
marches de marbre et se fil expli(|uer par le prévôt
du chapitre les détails du couronnement des empe-
\l\-LA-CfI\Pi:T,Li:. \C,?.
ronrs d'Allonintïno. Lo?> dnix oiupcrciirs linidÎTcM!
\o sil(>noo.
Aujourd'hui Napoléon, Joséphine, Alexandre,
Frédéric-Guillaume et François sont morts.
i>lon guide, qui nie donna t tous ces détails , est
un ancien soldat français d'Austerlitz et d'Iéna, li\é
depuis à Aix-la Chapelle et devenu prussien par la
grâce du congrès de 1813. Maintenant il porte le
baudrier et la hallebarde devant le chapitre dans les
cérémonies. J'admirais la Providence qui éclate dans
les plus petites ehoses. Cet homme, qui parle aux
passants de Charlemagne, est plein de Napoléon. De
là, à son insu même, je ne sais quelle grandeur dans
ses paroles. Il lui venait des larmes aiiv veux ([uand
il me racontait ses anciennes batailles, ses ancien>
camarades, son ancien colonel. (;'est avec cet ac-
cent qu'il m'a entretenu du maréchal Soult , du co-
lonel Graindorge, et, sans savoir combien ce nom
m'intéressait, du giMiéral Hugo. Il avait reconnu en
moi un français, et je n'oublierai jaujais avec (|uell»^
solennité simple et prnfoudi^ il me dit en me (pijt-
lant : — « fous pourrez dire, luo/isicur, t/uf
» vous avez vu à Ai.v la-CImpcllc un sapeur
' t/u lr< >}(( -.si.r/i'Dh rnfiim ni suisse de la eu
n t II ni rate. «
Dans im autre moment, il m'a\ait dit : — Ti I
que vous me voi/rz. ntousii ur. j'uppa rtii ii.\
If. 4 LF.TTRF. I\.
à trois nations; je suis Prussien de hasard ,
suisse de métier. Français de cœur.
Du reste, je dois convenir que son ignorance mi-
litaire des choses ecclésiastiques m'avait fait sourire
plus d'une fois pendant le cours de cette visite, no-
tamment dans le chœur, lorsqu'il me montrait les
stalles en me disant avec gravité : — Voici les pla-
ces des chamoines. — Ne pensez-vous pas que
cela doive s'écrire chats-moines ?
En quittant la Chapelle, j'étais tellement absorbé
par une pensée unique, que c'est à peine si j'ai re-
gardé à quelques pas de l'église une façade, pour-
tant fort belle, du quatorzième siècle, ornée de sept
fières statues d'empereurs , qui donne passage au-
jourd'hui dans je ne sais quel cloaque. Et puis en
ce moment-là il m'est survenu une distraction. Deux
visiteurs comme moi sortaient de la Chapelle, où mou
vieux soldat venait probablement de les piloter pen-
dant quelques minutes. Comme ils riaient aux éclats ,
je me suis retourné. J'ai reconnu deux voyageurs,
dont le plus âgé avait écrit , le malin même, devant
moi son nom sur le registre de V Hôtel de l'Em-
pereur, iM. le comte d'A — , un des plus vieux et
des plus nobles noms de l'Artois. Ils parlaient haut.
— Voilà des noms! disaient-ils , il a fallu la révolu-
tion pour produire de ces noms-là. Le capitaine La-
soupe! le colonel Graindorgc! Mais d'où cela sort-
il? — C'éiaicni les noms du canilaine oi du coloufl
AIX-LA-CHAPKLLE. If...
de mon paiivro vioii\ suisso, qtii loiir on avaii appa-
renniiont parlé roninio à moi. — Je n'ai pu mVni-
pècher de leur répondre : — D'où cela sort ? je vais
vous le dire, messieurs. Le colonel Graindorge étail
arrière-petit-consin du maréchal de Loiges, bean-
père du duc de Saint-Simon ; et quant au capitaine
Lasoupe, je lui suppose quelque parenté avec le duc
de Bouillon , oncle de lélectcur palatin.
Quelques instants après j'étais sur la place de
riIôtel-de-Ville, où j'avais liàte d'arriver,
I/Hotel-de-A ille d'Aix est , comme la (Jiapelle,
un édifice lait de cinq ou six autres édifices. Des
deux côtés d'une sombre façade à fenêtres longues,
étroites et rapprochées, qui date de Charles-Quint,
s'élèvent deux beffrois, l'un bas, rond, large ei
écrasé ; l'autre haut , svelte et quadrangulaire. Le
second beffroi est une belle construction du quator-
zième siècle. Le premier est tout simplement la fa-
meuse tour de Granus, (ju'on a peine à reconnaître
sous l'étrange clocher contourné dont elle est coiffée.
Ce clocher, qui se répèle plus petit sur l'aulre tour,
send)le une pyramide de turbans gigantesques de
loules les formes et de toutes les dimensions mis les
uns sur les autres et décroissant selon un angle assez,
aigu. Au bas de la façade se développe un vaste es-
calier composé connue l'escalier de la cour du Che-
val-lilanc à Fontainebleau. Vis-à-vis, au centre de la
place, luie lonlaine de marbie de |;i renaissance.
IfiO LF.TTRF IX.
quelque peu retouchée el refaite i)ai' le dix-hniliènu'
siècle, supporte, au-dessus d'uue large coupe d'ai-
rain , la statue de bronze de Charlemagne armé et
couronné. A droite et à gauche deux autres fontaines
plus petites portent à leur sommet deuv aigles noirs
effarouchés et terribles , à demi tournés vers le grave
et tranquille empereur.
C'est là , sur cet emplacement , dans cette tour
romaine peut-être, qu'est né Charlemagne.
Cette fontaine, cette façade, ces beffrois , tout cet
ensemble est royal , mélancolique et sévère. Charle-
magne est encore là tout entier. Il résume dans sa
))uissante unité les disparates de cet édifice. La tour
de Granus rappelle Rome, sa devancière; la façade
el les fontaines rappellent Charles-Quint , le phis
grand de ses successeurs. 11 n'y a pas jusqu'à la
figure orientale du beffroi qui ne vous fasse vague-
ment songer à ce magnifique kalife Haroun-al-Ras-
cliid , son ami.
Le soir approchait, j'avais passé toute ma journée
en présence de ces grands et austères souvenirs, il
me semblait que j'avais sur moi la poussière de dix
siècles; j'éprouvais le besoin de sortir de la ville, de
respirer, de voir les champs, les arbres, les oiseaux.
Cela m'a conduit hors d'Aix-la-Chapelle, dans de
fraîches allées vertes où je suis resté jusqu'à la nuit,
errant le long des vieilles murailles. Aix-la-Chapelle
a encore sa (•cintiire de tours. Vaid)an n'a point
AI\-LA-CilAl'£LLL. 10/
passe par là. Seulement les souterrains, qui allaient
des chambres basses de l'Hôtel-de-Ville et des ca-
veaux de la Chapelle juscju'à l'abbaye de Borcette et
même jusqu'à Limbourg, soirt aujourd'hui comblés
et perdus.
Comme la nuit tombait, je me suis assis sur une
pente de gazon. Aix-la-Chapelle s'étalait tout entière
devant moi , posée dans sa vallée comme dans une
vasque gracieuse. Peu à peu la brume du soir, ga-
gnant les toits dentelés des vieilles rues , a effacé le
contour des deux beffrois qui, mêlés par la perspec-
live aux clochers de la ville, rappellent confusément
le profil moscovite et asiatique du Kremlin. Il ne
s'est plus détaché de toute cette cité que deux masses
distinctes, l'Hôtel-de-Ville et la Chapelle. Alors tou-
tes mes émotions, toutes mes pensées, toutes mes
\isions de la journée me sont revenues en foule.
I.a ville elle-même, cette illustre et symbolique ville,
s'est comme transfigurée dans mon esprit et sous
mon regard. La première des deux masses noires
que je distinguais encore, et que je distinguais seu-
les , n'a plus été pour moi que la crèche d'un en-
fanl ; la seconde, que l'enveloppe d'un mort ; et par
moments , dans la contemplation profonde où j'étais
comme enseveli , il me semblait voir l'ombre de ce
géant que nous nommons Charlemagne se lever len-
tement siu" ce pâle horizon de nuit enlie ce grand
l)«'rceau et ce grand tombeau.
LETTKi: \.
CULO(i.NL.
Toiil Cl- ((lie l'aiih-iir n'a pas vu à Cologne. — Droits rojjalieiij
(les unifornies hlciis avec collets orauges sur les valises et sacs
,\r nuit. — Qu'à Cologne il ne f.iiil j'as se loger à Cologne.
— I,c voyageur va an hasard. — Rencontre d'nn poète et
d'une tour. — I.e brin d'hcrlje ronge les cathédrales. — Ap-
parition dn dôme de Co!ogn<' an crépuscule. — Vu paysage
rétrospectif. — Le voyageur regarde on arrière el ne pousse
aucun cri d'admiration. — Kffels de jupons courts.— Descrip-
liori d'un musicien. — Description d'un chjsseiir. — Les qua-
tre dieux G. — Pourquoi on paye si cher à ïhotel de lEm-
;.«n((r d'Aix-la-Chapelle. —L'auteur se voit aux vitres d'un
lihraire el doime sa mah'diction à toutes les caricatures cpi'oii
vend comme étant ses portraits. — L'auteur dit iiu mal afCrenv
des éditeurs ([iil pulilient ce livre — Grandeur des -servilités
eu Allemagne. — Immensiié des draps. — Qiiehpies détails
loucliaiit les hôtelleries. — Grattez le Frauçais , vous trouve/
rAllemand.— .Seconde visite à la cathédrale. — Cruelle ex-
trémité où sont rédiills aujourd'hui les va-ini-pieds. — In.
téricur de l'église. — Impicssion dé.sagréahie et singulière.
— Mariage mal assorti du tapage et du r.caeillemcnl. — Les
verrières. — .\ (luoi sert un rayon de soleil. — Comex Einini-
du-i. — L'aiileur fait le pédant. — L'auteur se livre à sa manie
et examine eha<[ue iiierre de l'église. — Ce qui enq)échc l'ar-
chcvécpie de Cologne de cacher scni âge. — lnq)orlance el
lieanlé du cineur. — Détail. — L'auteur ne laisse pas échap-
per l'occasion de ce faire des ennemis de tous les lieilcauv ,
custodes, nnrguilliers cl sacristains de Cologne. — Le i -
he.iu d.■^ Ti.iis Mages. — Néiinl d.-s r]u<^rs à pro|in> il(rn
ll.Ml d.MI- un p:i\''. Il ne lr>lr' de l'i-pi I l |il le el lin IdaMMI
170 LEI TIU' X.
lie Marie ili- Metliiis ijue de quoi ilccliirir la bouc ilc l'Hiiti'iii'.
— Le lofjls (l'Ibacli, Stenijjasse , n. 10. — L'auleur saisit avec
eiDpresscnuiil l'uccasion de se faire un eniieiui irrccoiiciliaMc
(le l'arcliilecte actuel de la cathédrale de Coloyiie. — L'Ilolel-
dc-Ville. — MolIc particulier de croissance el de ACjjétatioii
tics llôlcls-de-Ville. — Comment est construite la Maison i!e
Ville de Cologne. — Vcrités- — [j'autcur, |)ouvant se faire
un ennemi mortel de l'architecte actuel de rHotel-dc-Viilc
de Paris, n'a garde d'eu négliger l'occasion. — Qu'avait donc
fait Corneille a ce monsieur qui a vécu, à ce <ju'il parait,
dans ces derniers temps, et qu'on appelait monsieur Andrieux?
— Le voyageur au haut du beffroi. — Cologne à vol d'oiseau.
— Vingt-sepl églises. — L'auteur considère un porche avec
amour, comme il sied de ( onsidcrcr les porches. — Après nu
porohe, un porc. — Lin porc épiipie. — La grande liaiangue
du petit vieillind. — non> aime, j'ai pres((ue dit ni'iis at-
tend.— I, "auteur prend la libellé de refaire la vignette (jiie
AL Jean-Marie Larina colle sur se> boites d'eau admirable de
Cologne.
Itor.ls du llliin, Andirnach, Il août.
(jher ami, je suis indigné ctjnlrc nioi-nième. J'ai
Uaversé Cologne comme un barbare. A peine y ai-je
passé quarante -iiuit heures. Je comptais y rester
<|uinze jours; mais après une semaine presque entière
de brume et de pluie, un si beau rayon de soleil est
venu luire sur le Rhin que j'ai voulu en prohter
pour voir le paysage du fleuve dans toule sa richesse
et dans toute sa joie. J'ai donc quitté Cologne ce
matin par le bateau à \apeur le CockiriU. J'ai
laissé la ville d'Agrij)pa derrière moi, et je n'ai vu
ni les vieux tableaux de Sainle-Maric-au-Capitole;
ni la crvple pavée de mosiiïijucs de Saint-Géréon; ni
^
COLOflM:. 171
la Crucifixion de saint Pierre, peinle par Ruinons
pour la vieille église demi-n»niaine de Saint-Pierre
où il fnt baptisé; ni les ossements des onze mille
vierges dans le cloître des Ursulines; ni le cadavre
imputréfiahie dn martyr Alhinns; ni le sarcophage
d'argent de saint Ciuiihert; ni le tombeau de Duns
Scotus dans l'église des Minorités; ni le sépulore de
l'impératrice ïliéoplianie, femme d'Othon II, dans
l'église de Saint-Pantaléon ; ni le Materuus-Gruft
dans l'église de Lisolphe; ni les deux chambres d'or
du couvent de Sainte-Ursule et du dôme ; ni la salle
des diètes de l'empire , aujourd'hui entrepôt de com-
merce; ni le vieux arsenal, aujourd'hui magasin de
blé. Je n'ai rien \u de loiit cela. C'est absurde, mais
c'est ainsi.
Qu'ai-je donc visité à Cologne ? La cathédrale et
riIôtel-de-Yillc ; rien de plus. Il faut être dans ime
admirable ville comme Cologne pour que ce soit peu
de chose. Car ce sont deux rares et merveilleux
édifices.
Je suis arrivé à Cologne après le soleil couché. Je
me suis dirigé sui-le-champ vers la cathédrale, apiès
avoir chargé de mon sac de nuit un de; ces dignes com-
missionnaires en uniforme bleu avec collet orange,
qui travaillent dans ce pays pour !e ro; de Prusse
(excellent et lucratif travail, je vous assure; le voya-
geur est rudement taxé, et le coimnissionnaire par-
tage avec le roi). Ici. un délail ulile : avani de
172 I.KTTRE X.
qniiicr ce brave homme (le commissionnaire), je
lui ai donné l'ordre, à sa grande surprise, de porter
mon bagage, non dans un liôtel de Cologne, mais
dans un hôtel de Deuz, qui est une petite ville de
l'autre côté du Rhin jointe à Cologne par un pont
de bateaux, ^'oici ma raison : je choisis autant que
possible l'horizon et le paysage que j'aurai dans ma
croisée quand je dois garder plusieurs jours la même
auberge. Or les fenêtres de Cologne regardent Deu/,
et les fenêtres de Deuz regardent Cologne; ce qui
m'a fait prendre auberge à Deuz , car je me suis posé
à moi-même ce principe incontestab'e : Mieux vaul
habiter Deuz et voir Cologne qu'habiter Cologne et
voii' Deuz.
lue fois seul, je me suis mis à marcher devant
moi , cherchant le dôme et l'attendant à chaque coin
de rue. Mais je ne connaissais pas cette ville inex-
tricable, l'ombre du soir s'était épaissie dans ces
lues étroites; je n'aime pas à demander ma route, ei
j'ai erré assez long-temps au hasard.
luilin, après in'étre aventuré sous une espèce de
porle-cochère dans une espèce de cour terminée vers
la gauche par une espèce de corridor, j'ai débouché
lont à coup sur une assez grande place parfaitement
obscure et déserte.
Là, j'ai eu nu inagninque spectacle. Devant moi,
sous la lueur l'anlasmalicpie d'un ciel crépusculaire,
s'éli'\ail el s'élarg'ssail , ;im milii'ii d'une loulf de
COLOf.NE. J7i
maisons basses à pii^nons capricieux , une énornio
masse noire, chargée d'aiguilles et de clochetons;
un peu plus loin , à une portée d'arbalète, se dressait
isolée une autre masse noire, moins large et plus
haute, une espèce de grosse forteresse carrée, flan-
ffuée à ses quatre angles de quatre longues tours
engagées, au sommet de laquelle se profilait je ne
sais quelle charpente étrangement inclinée qui avait
la figure d'une plume gigantesque posée comme sur
un casque au front du vieux donjon. Cette croupe ,
c'était une abside; ce donjon, c'était un commence-
ment de clocher; cette abside et ce commencemeni
de clocher, c'était la cathédrale de Cologne.
Ce qui me semblait uwc plume noire penchée sur
le cimier du sombre monument, c'était l'immense
grue symbolique que j'ai revue le lendemain bardée
et cuirassée de lames de plomb, et qui, du haut de
sa tour, dit à quiconque passe que cette basilique
inachevée sera continuée, que ce tronçon de clocher
et ce tronçon d'église, séparés h cette heure par un
si vaste espace, se rejoindront un jour et vivroni
d'ime vie commune; que le rOve d'Eugelbert de
Rerg, devenu édifice sous (lonrad de lloclisteden .
sera dans un siècle ou deux la plus grande cathédrale
du monde, et que celle iliade inconiplèle espère en-
core des IJomères.
I/éfrIise était fennée. Je me suis a|)proclié du clc-
clier: les dimeiisiniis en soiil riinimes. (',<> (pir j'.t-
1.1.
"TUTP*
174 LKTTRi: X.
vais pris pour des tours aux quatre angles, c'était
tout simplement le renflement des contreforts. Il
n'y a encore d'édifié cjue le rez-de-chaussée et le
premier étage composé d'une colossale ogive, et déjà
la masse bâtie atteint prescju'à la hauteur des tours de
Notre-Dame de Paris. Si jamais la flèche projetée se
dresse sur ce monstrueux billot de pierre, Strasbourg
ne sera rien à côté. Je doute que le clocher de Mâ-
lines lui-même, inachevé aussi, soit assis sur le sol
avec cette carrure et cette ampleur.
Je l'ai dit ailleurs, rien ne ressemble à une ruine
comme une ébauche. Déjà les ronces , les saxifrages
et les pariétaires, toutes les herbes qui aiment à
ronger le ciment et à enfoncer leurs ongles dans les
jointures des pierres, ont escaladé le vénérable por-
tail. L'homme n'a pns fini de construire que la na-
ture détruit déjà.
La place était toujours silencieuse. Personne n'y
passait. Je m'étais approché du portail aussi près
que me le permettait une riche grille de fer du quin-
zième siècle qui le protège, et j'entendais murmurer
paisiblement au vent de nuit ces innombrables pe-
tites forêts qui s'installent et prospèrent sur toutes
les saillies des vieilles masures. Une lumière qui a
paru à une fenêtre voisine a éclairé un moment sous
les voussures une foule d'exquises statuettes assises,
anges et saints qui lisent dans un grand livre ouvert
sur lems genoux, ou (pii parlent et prêchent, le doigt
COLOGNE. 175
levé. Ainsi les uns (''UuliciU, les autres enseignent.
Admirable prologue pour une église, qui n'est autre
chose que le Verbe fait marbre, bronze et pierre !
La douce maçonnerie des nids d'hirondelles se mêle
de toutes parts comme un correctif charmant à cette
sévère architecture.
Puis la lumière s'est éteinte, et je n'ai plus rien
vu que la vaste ogive de quatre-vingts pieds toute
grande ouverte, sans châssis et sans abat-vent, éven-
trant la tour du haut en bas et l'ùssant pénétrer mon
regard dans les ténébreuses entrailles du clocher.
Dans cette fenêtre s'inscrivait, amoindrie par la pers-
pective, la fenêtre opposée, toute grande ouverte
également et dont la rosace et les meneaux, comme
tracés à l'encre, se découpa'ent avec une pureté
inexprimable sur le ciel clair et métallique du cré-
|Hiscule. Rien de plus mélancolique et de plus sin-
gulier que cette élégante petite ogive blanche dans
cette grande ogi\e noire.
Voilà quelle a été ma première visite à la cathé-
drale de (.'oldgne.
Je ne vous ai rien dit de la route d'Aix-la-Cha-
pelle à Cologne. Il n'y a pas grand'chose à en dire,
(^'est un pur et simple paysage picard ou tourangeau,
une plaine verte ou blonde avec un oruK! tortu de
temps en temps et quelque pâle rideau de peupliers
au fond. Je ne hais pas ce genre paisible, mais j'en
jouis sans cris d'cnlhonsiasuH'. Dans les villages, les
Cr, LKTTRK X.
vieilles paysannes passent ronnne des spectres en-
veloppées dans de longnes niantes d'indienne grise
ou rose-tendre dont le capuchon se rabat sur leurs
yeux; les jeunes, en jupons courts, coiffées d'un
petit serre-tète couvert de paillons et de verroteries
qui cache h peine leurs magnifiques cheveux ratta-
chés au-dessus de la nuque par une large flèche d'ar-
gent, lavent allègrement le devant des maisons, cl ,
en se baissant, montrent leurs jarrets aux passants
comme dans les vieux maîtres hollandais. Pour ce qui
est des hommes, ils sont ornés dim sarrau bleu et
d'un chapeau tromblon comme s'ils étaient les pay-
sans d'un pays constitutionnel.
Quant à la route, il avait plu, elle était fort dé-
trempée. Je n'y ai rencontré personne, si ce n'est,
par instants, quelque jeune musicien blond, maigre
et pâle, allant aux redoutes d'Aix-la-Chapelle ou de
Spa,son havre-sac sur le flanc, sa contre-basse cou-
verte d'une loque verte sur le dos, son bâton d'une
main, son cornet à pistons de l'autre; vêtu d'un
habit bleu, d'un gilet fleuri, d'une cravate blanche
et d'un pantalon demi-collant retroussé au-dessus
des botles à cause de la bouc; pauvre diable arrangé
par le haut pour le bal et par le bas pour le voyage.
,)'ai vu aussi, dans un champ voisin du chemin, un
chasseur local ainsi costumé : un chapeau rond vert-
ponnue avec grosse cocarde lilas en satin fané, blouse
grise, grand ticz . fusil.
cologm:. '"'
Dans une jolie petite ville carrée, ttanquée de mu-
railles de briques et de tours en ruine , qui est à
moitié clieniin et dont j'ignore le nom , j'ai fort ad-
miré quatre magnifiques voyageurs assis, croisées
ouvertes, au rez-de-chaussée d'une auberge, devant
une table pantagruélique encond)réc de viandes, de
poissons, de vins, de pâtés et de fruits; buvant,
coupant, mordant, tordant, dépeçant, dé\orant; l'un
rouge, l'autre cramoisi, le troisième pourpre, le
quatrième violet, comme quatre personnifications
vivantes de la voracité et de la gourmandise. Il m"a
seuïblé voir le dieu Goulu , le dieu Glouton, le dieu
Goinfre et le dieu Gouliaf, attablés autour d'ime
montagne de mangeaille.
Du reste les auberges sont excellentes dans ce pays,
en exceptant toutefois celle où je logeais à Aix-la-
Chapelle, laquelle n'est que passable {VHâtel de
V Empereur), et où j'avais dans ma chambre, pour
me tenir les pieds chauds, un superbe tapis peint
sur le plancher, magnificence qui motive [irobable-
ment l'exorbitante cherté dudit gaslhof.
l'onr en finir avec Aix-la-Chapelle, je vous dirai
que la contrefaçon \ fleurit comme en Uelgique.
Dans une grande rue (lui aboulil à la place de l'Hôtel-
(Ic-Ville, je me suis vu exposé aux vitres d'une bou-
licpic côte à cote avec Lamartine, illustre cl chère
compagnie, l.e polirait cou lie /hit de celle rcim-
pi'cssion prussienne était un i>eii moins laid (pic
ITS LKTTRK X.
loiilcs ics liorriblos f.iriraliiics ((iio les inarohaiids
d'iiiiagcs (H les libraires, y compris mes nliltnus de
Paris, vendent au public crédule et épouvanté comme
étant ma ressemblance exacte ; abomina])lc calomnie,
contre laquelle je proteste ici solennellement. Cœ-
lian hoc et conscia sideya les' or.
Je vis d'aillems comme vn parfait allemand. Je
dîne avec des serviettes grandes conune des mou-
choirs, je couche dans des draps grands comme des
serviettes. Je mange du gigot aux cerises et du liè-
vre aux pruneaux , et je bois d'excellent vin du Rhin
et d'excellent vin de Moselle qu'un français ingé-
nieux, dînant hier à quelques pas de moi, appelait
du vin de demoiselle. Ce même français, après
avoir dégusté sa carafe, formulait cet axiome : L'eau
dit Rhin ne vaut pas le vin du Rhin.
Dans les auberges, hôte, iiôtesse, valets et ser-
vantes ne parlent qu'allemand: mais il y a toujours
un garçon qui parle français, français, à la vérité,
quelque peu coloré par le milieu tudesque dans le-
quel il est plongé ; mais cette variété n'est pas sans
charme. Hier j'entendais ce même voyageur, mou
compagnon, demander au garçon , en lui montrant
le plal (fu'on venait de lui servir : Qu'est-ce f[ue
cela ? Le garçon a répondu avec dignilé : C'est des
bichons. Celaient des pigeons.
Du reste uii français qui , comme moi , ne sait
pas rnllemand perd sa peine s'il adresse à ce « pre-
COLOGMi. 171)
iiiRT garçon , comme on l'appelle ici , des (jiieslioiis
autres que les questions prévues el imprimées dans
le Guide des Voyageuis. Ce garçon est tout simple-
ment verni de français; pour peu qu'on veuille
creuser, on trouve Tallcmand, l'allemand pur, l'alle-
mand sourd.
J'arrive maintenant à ma seconde visite au dôme
de Cologne.
J'y suis retourné dès le matin, — On aborde celte
('•glise-chef-d'œuvrc par une cour de masur(\ Là, les
pauvresses vous assiègent. Tout en leur distribuant
([uelque monnaie locale, je nje lappelais (pi'avaiil
l'occupation française il y avait à Cologne douze
mille mendiants, lesquels avaient le [)ri\ilége de
transmettre à leurs enfants Us places fixes et spé-
ciales où cliacun d'eux se tenait. Cette institution a
disparu. Les aristocraties s'écioulent. Notre siècle
n'a pas plus r('si)ecté la gueuserie héréditaire ([ue la
pairie héréditaire. IMaintenant les va -nu -pieds ne
savent plus que léguer à leur fan)i!le.
Les pauvresses franchies, on pénitre dans l'église.
Une forêt de piliers, de colonnes et de colonnettes
embarrassés à leur base de |>alissades en planches et
se perdant à leur sommet dans un enchevêtrement
de voûtes surbaissées, faites en voliges, et de courbes
(lilTérentes et de hauteurs inégales; pou d(! jour dans
l'églisr; louics ces voûtes bassî's cl ne laissant p;is
mouler le regard au d'-lii d'iiiie (piaranlain"' de pirds;
I8U L Kl tri; \.
à ^aiiclic qiialrc ou ciii(| vtTrièrcs éclatanles (.ksccii-
(lanl du plafond de bois au pavé de j)ior£C coinnic
(le larges nappes de topazes, d'énieraudes el de l'u-
l)is; à droite un fouillis d'éclielks, de jmulies , de
cordages, de bigues, de treuils et de palans; au fond
le plain-chant, la voix grave des chantres et des pré-
J)endiers, le beau latin des jjsanmes traversant ia
voûte par land)eaux mêlé à des bouffées d'encens,
un orgue admirable pleurant avec une ineffable sua-
vité; an premier plan le giincemenl des scies, le
gémissement des chèvres et des grues, le tapage
assourdissant des marteaux sur les planches : voilà
comment m'est apparu l'intérieur du dôme de Co-
logne.
Cette cathédrale gothique mariée à un atelier de
charpentier, celle noble chanoinessc brutalement
épousée par un maçon , cette grande dame obligée
d'associer patienunent ses habitudes lran((uilles, sa
\ie auguste et discrète, s(!s chants, sa prière, son
recueillement, à ces outils, à ce vacarme, à ces dia-
logues grossiers, à ce travail de mauvaise compagnie,
toute cette nusatliance produit d'abord une im-
pression bizarre, qui tient à ce que nous ne voyons
plus bâtir d'églises gothicpies, el qui se dissipe au
boni d'un insîani (piand on songe qu'après tout rien
n'(!sl plus simple. I.a grue du clocher a un sens. On
a repris l'aMnre interrom|)ue en 1Z|99. Tout ce tu-
multe de ciiarpentiers et de tailleurs de pierre est
colognj:. 181
iiécessaiie. On continue la cathédrale de Cologne;
et, s'il plaît l\ Dieu, on raclièvera. Rien de mieux,
si l'on sait l'achever.
Ces piliers portant ces voûtes de buis , c'est la nef
('■hauchée qui réunira un joui' l'abside au clocher.
..''ai examiné les verrières, qui sont du temps de
Maximilien et peintes avec la robuste et maj^niliciue
exagération de la renaissance allemande. Là, abondent
ces rois et ces chevaliers aux visages sév ères, aux tour-
nures superbes, aux panaches monstrueux, aux lam-
brequins farouches, aux morions exorbitants, aux
épées énormes, armés comme des bourreaux, cam-
brés comnie des archers, coilTés c(mnne des chevaux
de bataille. Ils ont près d'eux leurs fennnes ou, |)our
mieux dire, leurs femelles formidables, agenouillées
dans les coins des vitraux avec des profils de lionnes
et de louves. Le soleil passe à traversées figures, leur
mot de la flamme dans les prunelles et les fait vivn-.
Une de ces verrières reproduit ce beau motif que
j'ai déjà rencontré tant de fois, la généalogie de la
Vierge. Au bas du tableau, le géant Adam, en cos-
tume d'empereur, est couché sur le dos. I)e son v entre
sort un grand arbre cpii remplit le vitrail entier, et
sur les branches du(picl a|)paraissent tous les ancê-
tres couromiés de iMarie, David jouant de la harpe,
balomon pensif; au haut de l'arbre, dans un com-
paitimeni gros-bleu, la dernière fleur s'entr'ouvre
et laisse voir la Vierge portant l'Iùifant.
i«'. LrriRii X.
Quelques pas plus, loin j'ai lu sur un gros pilier
cette épitaplic triste et résiguée :
JNCLITVS ANTE FVI , COMES EMVNDVS
VOCITATVS, HIC NECE PROSTRATVS, SUB
TEGOR VT VOLYI. FRISHEIM, SANCTE,
MEVM FERO, PETRE , TIRI COMITATVM,
ET MIHI REDDE STATVM, TE PRECOR ,
.ETHEREViM. H.EC LAPlDViM MASSA
COMITIS COMPLECTITVR OSSA.
Je transcris cette épitaphe ainsi qu'elle est dis-
posée sur une table verticale de pierre, comme de
la prose, sans indication des hexamètres et des pen-
tamètres un peu barbares qui forment les distiques.
Le vers à césure rimante qui clôt l'inscription ren-
ferme une faute de quantité, massa, qui m'a étonné,
car le moyen âge savait faire des vers latins.
Le bras gauche du transept n'est encore ({n'in-
diqué et se termine par un grand oratoire, froid,
laid, ennuyeux et ma! meublé, à quelques confes-
sionnaux près. Je me suis hâlé de rentrer dans l'é-
glise, et, en sortant de l'oratoire, trois choses m'ont
frappé presque à la fois: à ma gauche, une char-
mante petite chaire du seizième siècle très-spirituel-
leu)ent inventée et très délicatement coupée dans le
chêne noir; un peu plus loin, la grille du chœur,jiio-
(h'ie rare et complet de l'exquise serrurerie du quin-
zième siècle; vis-à-vis do moi, nue l'nrt belle tribune
h pilastres trapus et à arcades basses, dans le st\l.'
de noire arrière-renaissance, que je suppose avoir
été pratiquée là pour la triste reine réfugiée Marie
de Médicis.
A l'entrée du chœur, dans une élégante armoire
rococo, étincelle et reluit une vraie madone italienne
chargée de paillettes et de clinquants, ainsi que son
bambino. Au-dessous de cette opulente madone aux
bracelets et aux colliers de perles on a mis, comme
antithèse apparemment, un massif tronc pour les
pauvres, façonné au douzième siècle, enguirlandé de
chaînes et de cadenas de fer et à demi enfoncé dans
un bloc do granit grossièrement sculpté. On dirait
un billot scellé dans un pavé.
Comme je levais les yeux, j'ai vu pendre à l'o-
give au dessus de ma tète des bâtons dorés attachés
par un bout à une tringle transversale. A côté de ces
bâtons il y a cette inscription : — Quoi pendere
vides baculos, to( cpùco/ws annos huic A(jrip-
pinœ pra'l'uil ecctesiœ. — J'aime cette façon sé-
vère de compter les années, et de rendre perpétuel-
lement visible aux yeux de l'archevêque le temps
qu'il a d(!jà enq)loyé ou perdu. Trois bâtons pen-
dent à la voûte en ce moment.
Le chœur, c'est l'intérieur de cette abside célèbre
(pii est encore à cette heure, pour ainsi dire, toute la
cathédrale de Cologne, puisque la flèche manque au
riorhcr, la vontc ,'t la nef cl le lransc|)l à l'église.
is'i MIT m: \.
Diiiis ce cIkl'iii- les ricliosM's abondeul. Ce sont
(les sacristies pleines de boiseries délicates, des cha-
|)elles pleines de sculptures sévères ; des tableaux de
toutes les époques, des tombeaux de toutes les for-
mes ; des évèques de granit couchés dans une forte-
resse, des évèques de pierre de touche couchés sur
un lit porté par une |)rocession de figurines éplo-
rées , des évèques de marbre couchés sous lui
treillis de fer , des évèques de bronze couchés
à terre, des évèques de bois agenouillés devant
des autels; des lieutenants-généraux du temps de
Louis XIV accoudés sur leurs sépulcres, des cheva-
liers du temps des croisades gisant avec leur chien
qui se frotte amoureusement contre leurs pieds
d'acier ; des statues d'apôtres vêtues de robes d'or ;
des confessionnaux de chêne h colonnes torses ; di'
nobles stalles canonicales; des fonts baptismaux go-
thiques qui ont la forme d'un cercueil ; des retables
d'autel chargés de statuettes; de beaux fragments
de vitraux ; des Annonciations du ([uinzième siècle
sur fond d'or avec les riches ailes multicolores en
dessus , blanches en dessous , de leur ange qui re-
garde et convoite |)res(iue la Vierge; des tapisseries
peintes sur des dessins de Rubens; des grilles de fer
qu'on croirait de Metzis-Quentin, des armoires h \o-
lels peintes et dorées (pi^ou croirait de Franc-Floris.
Tout cela, il faut le dire, est honteusement déla-
bré. Si ((U('l((u'im consirnit la caibédrnle de Colngni-
('OI,()(r.M;. iS.i
au dehors , je ne sais qui la démolil ii riulérieiii'.
Pas un tombeau dont les ligurinos ne soient arra-
chées ou tronquées ; pas une grille qui ne soit rouil-
lée où elle a été dorée. La poussière , la cendre et
l'ordure sont partout. Les mouches déshonorent la
lace vénérable de l'archevêque Philippe de Heins-
berg. L'homme d'airain qui est couché sur la dalle,
qui s'appelle Conrad de Hochstetten, et qui a pu
bâtir cette cathédrale , ne peut aujourd'hui écraser
les araignées qui le tiennent lié à terre comme Gul-
liver sous leurs innombrables fils. Hélas ! les hras
de bronze ne valent pas les bras de chair.
Je crois bien qu'une statue barbue de vieillard
couché que J'ai aperçue dans un coin obscur, brisée
et muiilée, est de Michel-Ange. Ceci me rappelle
que j'ai vu à Aix-la-Chapelle, gisantes dans un angle
du vieux cloître-cimetière , comme des troncs d'ar-
bres qui attendent l'équarrisseur, ces fameuses co-
lonnes de marbre antiques prises par Napoléon et
leprises par Rlucîier. Napoléon les avait prises i)oiir
l(! r.ouvre, lîliicher les a reprises pour le charnier.
l ne des choses que je dis le plus souveiU dans ce
monde, c'est : A quoi bon ?
Je n'ai vu dans lonlc celle dégradation (jue (U:u\
lombes im peu respectées et parfois époiisselées,
les cénotaphes des comtes de Scliauenbour^. I,es
<leu\ (omUs de Schauenbourg sont un de ces C(»u-
ples (pii semblent avoir élé piévns |)ar Viigile. Tons
1C.
18(1 I.EITP.i: X.
ik'iix ont été frères, tous deiiv oui éié arcluvèques
(le Cologne , tons deux ont été enterrés dans le
même cliœnr, tous deux ont de fort belles tombes
du dix-septième siècle dressées vis-à-Ais l'une de
l'autre. Adolphe regarde Antoine.
J'ai omis jusqu'ici h dessein, pour vous en parler
avec quelque détail , la construction la plus vénérée
que contienne la cathédrale de Cologne , le fameux
tombeau des trois mages. C'est une assez grosse
chambre de marbre de toutes couleurs fermée d'é-
pais grillages de cuivre ; architecture hybride et
bizarre où les deux styles de Louis XIII et de
Louis XV confondent leur coquetterie et leur lour-
deur. Cela est situé derrière le maître-autel dans la
chapelle culminante de l'abside. Trois turbans mêlés
au dessin du grillage principal frappent d'abord le
regard. On lève les yeux , et l'on voil un bas-relief
représentant l'adoralion des mages ; on les abaisse,
cl on lit ce médiocre distique :
Cornora saiictorinii rcciibunt hic tenta Minjnrimi.
Ex liis sitlilahini niliil c.fl iililiivc lot ritiir».
Ici une idée à la fois riante et grave s'é\eille dans
l'espril. C/esl donc là (pie gisent ces trois poétiques
rois de l'Orient qui vinrcnl, conduits par l'étoile,
(ih Oriente veneiutnt. cl cpii adorèrent im enfant
dans une élable, et jii ori/fenles adora veriint. .)'ai
adoré à mon lonr. .l'axone ipic rien an monde ne
me charme pins que cette légende des Mille et Unt*
Nuits enchâssée dans l'Iivangile. Je me suis appro-
ché de ce tombeau et à travers le grillage jalouse-
ment serré, derrière une vitre obscure, j'ai aperçu
dans l'ombre un grand et merveilleux reliquaire
byzantin en or massif, étincelant d'arabesques, de
jierles et de diamants, absolument comme on entre-
voit à travers les ténèbres de vingt siècles, derrière
le sombre et austère réseau des traditions de l'Église,
l'orientale et éblouissante histoire des Trois-Rois.
Des deux côtés du grillage vénéré deux mains
de cuivre doré sortent du marbre et entr'ouvrent
chacune une aumônière au-dessous de laquelle le
chapitre a fait graver cette provocation indirecte :
— Et apertis tlicsatir'is suis ohtvlenint ei mu-
nera.
Vis-à-vis du tombeau brûlent trois lampes de
cuivre dont l'une porte ce nom : Gaspar, l'autre
Mvlekior, la troisième Dattliazor. (j'est une idée
ir)génieuse d'avoir en quelque sorte albuné, devant
ce sépulcre, les ti'ois noms des trois m.iges.
Connue j'allais me retirer, je ne sais(iuelle pointe
a percé la semelle de ma botte; j'ai baissé les yeux,
c'était la tèle d'tm clou de cuivre enfoncé dans une
large dalle de marbre noir sur laquelle je marchais.
Je me suis souvenu, en examinant celte pierre, que
Marie de Médicis avait voidu ((ue son cceur fût dé-
posé M)MS le pavé (le l;i (Mliiédrajc de (',(iIoi;M(' (It'V.iiil
iS-i I.KTTIU; \.
la chapcllo dch Tiois-Uois. r.ellc dalle que je foulais
aux pieds recouvre sans doute ce cœur. Il y avait
autrefois sur cette dalle, où l'on en dislingue encore
l'empreinte , une lame de cuivre ou de bronze doré
portant, selon la mode allemande, le blason et l'épi-
taphe de la morte et au scellement de laquelle ser-
vait le clou qui a déchiré ma botte. Quand les
Français ont occupé Cologne, les idées révolution-
naires, et probablement aussi quelque chaudronnier
spéculateur, ont déraciné cette lame fleurdelisée ,
comme d'autres d'ailleurs qui l'entouraient, car une
foule de clous de cuivre sortant des dalles voisines
attestent et dénoncent beaucoup d'arrachements du
même genre. Ainsi , pauvre reine ! elJe s'est vue
d'abord effacée du cœur de Louis XIII, son fils,
puis du souvenir de Richelieu, sa créature : la voilà
maintenant effacée de la terre !
Et que la destinée a d'étranges fantaisies ! Cette
reine Marie de Médicis , cette veuve de Henri IV,
exilée, abandonnée, indigente connue l'a été, quel-
ques années plus tard , sa fille Henriette, veuve de
Charles I", est venue mourir à Cologne en 16Zi2,
dans le logis d'ibach, Sterngasse, n" 10, dans la
maison même où soixante-cinq ans aupaiavaiil, eu
1577, Rubens, son peintre, était né.
Le dôme de Cologne, revu au grand jour, dr-
ponillé (le ce grossissemcnl fantastique (pie le soir
\)Vr[i' au\ objets et ((Uc j'appi'lli' hi firiindiiir cri-
C'OLO(iNi;. 189
pasCAila'nc, m'a paru , je dois le dire, |)!T(Ii(' iiii
peu do sa sublimité. La ligne en est toujours belle ,
mais elle se profde avec quelque sécheresse. Cela
tient peut-être à racharneuient a\ec lequel Tarclii-
tecte actuel rebouche et masti([ue cette \énérable
abside. Il ne faut pas trop remettre à neuf les vieilles
églises. Dans celte opération , qui amoindrit les li-
gnes en voulant les fixer, le vague mystérieuv du
contour s'évanouit. A l'heure qu'il est, comnu'
masse, j'aime mieux le clocher ébauché que l'abside
parfaite. Dans tous les cas, n'en déplaise à quelques
ralTmés qui voudraient faire du dôme de Cologne le
Parthénon de l'architecture chrétienne, je ne vois,
pour ma pari , aucune laison de préférer ce chevet
d<; cathédrale à nos vieilles ^otre-Dame complètes
d'Amiens, de Reims, de Chartres et de Paris.
J'avoue même que la cathédrale de Beauvais, de-
meurée, elle aussi, à l'état d'abside, à peine connue,
fort peu \antée, ne me paraît inférieure, ni pour
la masse, ni pour les détails, à la cathédrale de Co-
logne.
I/Hr)tel-de- Ville de Cologne, situé assez près du
dôme, est un de ces ravissants édifices-arlequins faits
de pièces de tous les lemps et de morceaux de tons
les stjles (pi'on rencontre dans les anciennes coin
niunes qui se sont elles-mêmes construites, lois,
mœins et coutumes, de la même manière. Le mode
d<' lornialioii de ces édifices cl de ces coiil unies est
lîio I.KTTRl. \.
ciiiioiix à ôuidifi"! U y a tu aggloiiiéraiion plutôt
quf construction, croissance successive, agrandis-
sement capricieux, empiétement sur les voisinages;
rien n\i été fait d'après un plan régulier et tracé
d'avance; tout s'est produit an fur et à mesure,
selon les besoins surgissants.
Ainsi, rH(Mel-de-Yille de Cologne, qui a proba-
blement quelque cave romaine dans ses fondations,
n'était vers 1250 qu'tm grave et sévère logis à ogives
comme notre ^Maison-aux-Piliers; puis on a compris
qu'il fallait un beffroi pour les tocsins, pour les
prises d'armes, pour les veilleurs de nuit, et le qua-
torzième siècle a édifié une belle tour bourgeoise
et féodale tout à la fois ; puis , sous iMaxirailien ,
le souffle joyeuv de la renaissance commençait h
agiter les sombres feuillages de pierre des cathé-
drales , un goût d'élégance et d'ornement se répan-
dait partout , les échevins de Cologne ont senti le
besoin de faire la toilette de leur maison de ville,
ils ont appelé d'Italie quelque architecte élève du
vieux Michel-Ange ou de France quelque sculpteur
ami du jeune Jean Goujon, et ils ont ajusté sur leur
noire façade du treizième siècle luj porche triomphant
et magnilicpie. Quelques années plus lard, il leur a
fallu un promenoir à côté de leur greffe , et ils se
sont bâti une charmante arrière-cour à galeries sous
arcades, somptueusement égayée de blasons et de
bas reliefs, (pie j'ai Mie. et que dans deux ou trois
COLOGNK. l'JI
ans personne ne \eiTa, car on la laisse tomber en
ruine. Enfin , sous Cliarles-Quint , ils ont reconnu
qu'une grande salle leur était nécessaire pour les
encans, pour les criées, pour les assemblées de bour-
geois, et ils ont érigé vis-à-vis de leur bciïroi et de
leur porche un riche cor|)s de logis en brique et en
pierre du plus beau goût et de la plus noble ordon-
nance. — Aujourd'hui , nef du treizième siècle ,
beffroi du quatorzième , porche et arrière-cour de
Waximilien , halle de Charles-Quint , vieilhs ensem-
ble par le temps, chargés de traditions et de souve-
nirs par les é\énements, soudés et groupés |)ar le
hasard de la façon la |)Ius originale et la plus pitto-
resque, forment l'Ilôtel-de-Ville de Cologne.
Soit dit en passant, mon ami, et connue produit
de l'art et conune expression de l'histoire, ceci vaut
im peu mieux (pie celle froide et blafarde bâtisse,
bâtarde par sa triple devanture encombrée d'archi-
voltes, bâtarde par l'économique et mesquine mo-
notonie de son ornemenlatiou où tout se répète et
où rien n'étincelle, bâtarde par ses toits tronqués
sans crêtes et sans cheminées, dans laquelle des ma-
çons quelcon(|ues noient aujoiudlmi , à la face
même de notre bonne ville (!<• J'aris, le ra\issant
chef-d'œuvre du Hocador. Nous sounnes d'étranges
gens, nous laissons démolir l'IuMel de I.a rrémouillc
et nous bâtissons celle chose ! iSous soulTioiis ((lie
(\i's nicssinn s (pii se croieni cl se disent aicliili'( !<">
baissent soiinioiscinent de deux ou trois pieds,
c'est-à-dire défigurent complétenienl . le cliarmanl
loit aigu de Dominique Eocador, pour l'appareiller,
hélas ! avec les aflreux combles aplatis qu'ils ont in-
ventés. Serons-nous donc toujours le même peuple
qui admire Corneille et qui le fait retouchci', émon-
der et corriger |>ar M. Andrieux? — Tenez, reve-
nons à Cologne.
Je suis moulé sur le betïïoi, et de là, sous un ciel
gris et morne , (jui n'était pas sans harmonie avec
ces édifices et a\ec mes pensées, j'ai vu à m* s pieds
toute cette admiiahle ^ill(^
(À)lognc sur le [»hin, comme Rouen sur la Seine,
connue Anvers sur l'Escaut, connue toutes les villes
appuyées à un cours d'eau trop large pour être aisé-
ment franchi , a la forme d'un arc tendu dont le
lleuve fait la corde.
Les toits sont d'ardoise, serrés les uns contre les
autres, pointus comme des cartes pliées en deux ;
les rues sont étroites, les pignons sont taillés. Une
courbe rougeàire de murailles et de douves en bri-
(jucs qui leparaîl partout au-dessus des toits, presse
la ville comme un cointmon bouclé au fleuve même,
en aval par la tourelle Ihuiniclien , en amont par
cette superbe lour Bayenthnrme, dans les créneaux
de laipielle se diesse nu évè(iu(! de marbre ([ui bénit
le lUiin. De la rluunuhen à la Bayenlhurme la \ille
dé\e|oppe sur le bord (lu lleu\e une lieue de fenè-
Cf)Lo(.>i:. l'j.j
1res ri (k- façades. Vois le milieu de ce; le lonmie
li^iic un grand pont de haleaux , giacieusenieni
courbé contre le courant, tra\erHe le fleuve, fort
large en cet endroit, et \a sur l'autre live rattacher
à ce vaste morceau d'édifices noirs qui est Pologne,
J)euz, petit bloc de maisons blanclies.
Dans le massif même de Cologne , au milieu des
toits, des tourelles et des mansardes pleines de
fleurs, montent et se détachent les faîtes variés de
vingt-sept églises parmi les([uelles, sans compter la
cathédrale , quatre majestueuses églises romanes ,
toutes d'un dessin diflérent, dignes par leur gran-
deur et leur beauté d'être cathédrales elles-mêmes,
Saint-Martin au nord, Saint-Géréon à l'ouest, les
Saints-Apôtres au sud , Sainte-Marie-du-Ca|)itole au
levant, s'arrondissent comme d'énoiines nœuds
d'absides, de tours et de clochers.
Si l'on examine le détail de la \ille, tout \it et
palpite; le pont est chargé de passants et de voitures,
le fleuve est couvert de voiles , la grève est bordée de
mâts. Toutes les rues fourmillent, toutes les croisées
parlent , tous les toits chantent. (}\\ et là de vertes
touffes d'arbres caressent doucement ces noires
maisons, et les \ieu\ hôtels de pieire du quinzième
siècle mêlent à la monotonie des toits d'ardoise et des
devantures de briques leur longue frise de fleurs, de
fruits et de feuillages sctil|)tés, sur laciuelle les co-
lombes viennent se poser avec joie.
17
lui I.KI IlSli X.
Autour de celU- giaude commune , maiiliande par
son industrie , militaire |)ar sa position , uiarinière
par son fleuve , s'étale et s'élargit dans tous les sens
une vaste et riclie plaine qui s'affaisse et plie du côlé
de la Hollande, que le Rliin traverse de part en part
et que couronne au nord-est de ses sept crou|)es
historiques ce nid merveilleux de traditions et de
légendes qu'on appelle les Seiit-Montagnes.
Ainsi la lîoilande et son commerce, l'Allemagne
et sa poésie , se dressent connue les deux grands
aspects de l'esprit humain, le positif et l'idéal, sur
riiorizon de Pologne, ville elle-même de négoce et
(le l'èverie.
Kn redescendant du beffroi, je me suis arrêté dans
la cour devant le charmant porche de la renaissance.
Je l'appelais tout à l'heure porche triomphant,
j'aurais du dire porche triomphal : car le second
étage de cette exquise composition est formé d'une
série de petits arcs-de-triomphe accostés conmie des
arcades et dédiés, par des inscriptions du temps, le
premier à César, le deuxième à Auguste, le troisième
à Agrippa, le fondateur de Cologne [Colouia Agrip-
pina); le quatrième à Constantin, l'emperem' chré-
tien; le cincpiiéme à. lustinien, l'empereur législateur ;
le sixième h Maximilien , l'empereiu' vivant. Sur la
façade le sculpleur-poèle a ciselé trois bas-reliefs
riprésenlanl les trois dompteurs de lions, Alilon de
Crolone, l'epin-le-Bref et Daniel. Aux doux extré-
roLoc.M.. '•'•»
milt-s il a mis Milon d'' Tiolonr (itii terrassait It-s
lions par la pnissaiico du corps , et Daniel qui les
soumettait i)ar la puissance de l'esprit; entre Daniel
et Milon, comme un lien naturel tenant à la fois de
l'un et de l'autre, il a placé Pepin-le-Bref ciui atta-
(juait les bêles féroces avec ce mélange de vigueur
phvsique et de vigueur morale qui fait le soldat. Entre
la "force pure et la pensée pure, le courage. Entre
l'athlète et le prophète, le héros.
Pépin a l'épée à la main, son bras gauche enveloppé
do son manteau est plongé dans la gwule du lion;
le lion , griffes et mâchoires ouvertes , est dressé sur
ses pieds de derrière dans l'attitude formidable de ce
(jue le blason appelle le lion rampant ; Pépin lui fait
face vaillamment, il combat. Daniel est debout, im-
mobile, les bras pendants, les yeux levés au ciel
pendant (|ue les lions amoureux se roulent à ses pieds;
l'esprit ne lutte pas, il triomphe. ()uant à Milon de
Crotone, les bras pris dans l'arbre , il se débat, le
lion le dévore; c'est l'agonie de la présomption iniu-
lelligente et a\eugle (pii a cru dans s(>s muscles et
dans ses poings; la force pure est vaincue. — Ces
trois bas-reliefs sont d'un grand sens. Le dernier est
d'im effet terrible. Je ne sais (pielle idée elTrayante
et fatale se dégage , à l'insii peut être du sculpteur
lui-même, de ce sombre poème. C'est la nature qui
se venge de riiiHume, la xégéialion et l'animal qui
loni cause ronnnime , le chêne (|ui vient <'ii aide an
lion.
IDC. LI-TTKi: \.
Mallicnicuscinoiii, arcluNolics, has-ielk'fs , enta-
blemonts, impostes, rorniches ei colonnes, tout ce
beau porche est restauré, raclé, rejoinloyé et badi-
geonné avec la propreté la plus déplorable.
Comme j'allais sortir de riïolel-de-Ville, un
homme , vieilli plutôt cjue vieux , dégradé plutôt que
courbé, d'aspect misérable et d'alluie orgueilleuse,
Iraversait la cour. Le concierge qui m'avait conduit
sur le beffroi me l'a fait remarquer. Cet homme est
un poète , qui vit de ses rentes dans les cabarets et
qui fait des épopées. Nom d'ailleurs parfaitement in-
connu. H a fait, m'a dit mon guide, qui l'admirait
fort, des épopées contre Napoléon , contre la révo-
liuion de 1830 , contre les romantiques, contre les
Français, et ime autre belle épopée pour inviter
rarchilecle actuel de Cologne à continuer l'église
dans le genre du Panthéon de Paris. Épopées, soit.
Mais cet homme est d'une saleté rare. Je n'ai vu de
ma vie im drôle moins brossé. Je ne crois pas que
nous ayons en France rien de comparable à ce poète-
épic.
Fn revanche , (pielques instants plus tard , au
moment où je traversais je ne sais quelle rue étroite
et obscure, un petit ^ieillard à l'œil \if est sorti
bnisquemcMit d'une I)oiiti(pie de barbier et est venu à
moi eu criant : M o/i.siittr ! inon.sl( nr ! fousFran-
i'iiis ! oli .' /<-.>■ l'rdiuuris ! ton ! plan ! plan ! ran !
hnt .'/>/(! Il .' fil i/iiirri à loiiti le inonde! Prafcs!
{■()r,0(;M: n.:
I>ra/'rs ! Ndpolioii , it' est-ce /nis '' La fiutvn à
toute l'Europe ! Oit ! les Français ! pien pra-
fes ! inonsieur ! La paionnette nu gui à tous
CCS Priciens ! eine pontie qiiilpilc gomme à
fénaf Prafo les Français ! van ! plan ! plan !
J'avoue que la liarangiio jn'a |)Iu. La France esi
«içrande dans les souvenirs e( dans les espérances de
ces no!)les nations. Toute cette rive du Rhin nous
aime , — j'ai j)resqne dit nous attend.
Le soir, comme les «'toiles s'allumaient, je mr
suis promené de l'autre coté du fleuve , sur la grè\e
opposée à Cologne. .l'avais devant moi toute la ville ,
dont les pignons sans nombre et les clochers noirs se
découpaient avec tous leurs détails sur le ciel blafard
du couchant. A ma gauche se levait , comme la géaiilc
de (lologne, la hanie llècliede Sainl-Marliu avec ses
deux tourelles percées à jour. Presque en face de
moi la sombie abside-cathédrale, dressant ses mille
clochetons aigus, figurait un hérisson monstrueux,
accroupi au bord de l'eau , dont la grue du clocher
semblait former la (pieue et aiicpiel (leii\ réverbères
allumés v(ïis le bas de cette masse ténébreuse faisai<'nt
des yeux fland)oyants. Je n'enlendais dans celle
ondire ([ikî le frissonnement caressant et discret du
llol à mes pieds, les pas sourds d'un cheval sm* les
planches du pont de baleauv , et au loin , dans une
forge (pie j'entrevoyais, la sonnerie éclatante d'un
marteau sm- une enclume. \ncoM autre briiil de l;i
I".
I!)S UTIP.i: \.
\illciH' Irnvcrsail le Kliin. (Mielquosvilrossciiilillaioul
vagueincnl , cl au-dessous do la foigo , foiiniaiso
t'iubrasée , point étiiicelant , pendait et se dispersai!
dans le fleuve une longue traînée lumineuse, connue
si cette poche pleine d(! feu se vidait dans l'eau.
De ce beau et sombre ensemble se dégageait dans
ma pensée une mélancolique rêverie. Je me disais :
— La cité germaine a disparu , la cité d'Agrippa a
disparu , la ville de saint Engelbert est encore debout.
Mais combien de temps durera-t-ellc? Le temple bâti
là-bas par sainte Hélène est tond)é il y a mille ans;
l'église construite par l'arclievèque Anno tombera.
Cette ville esl usée |);ir son fleuve. Tous les jours
(piekpie \ieille pierre, qiiel([ue vieux souvenir, quel-
(pie vieille coutume s'en détache au frottement de
vingt bateaux à vapeur. Une ville n'est pas impuné-
meiu posée sur la grosse artère de l'I-lurope. Cologne,
quoique moins ancienne que Tièves et Soleure , les
deux plus vieilles communes du continent, s'est déjà
déformée et transformée trois fois au rapide et vio-
lent courant d'idées qui la travei'se, remontant et
descendant sans cesse des villes de Guillaume-le-
Tacitiune aux montagnes de Guillaume Tell, et ap-
portant à Cologne de Alayence lesaflluents de l'Alle-
magne et de Strasbourg les aflluenls de la France.
Voici qu'une quatrième époque climalérique send^le
se déclarer pour Cologne. I/espril du /wsiflvisme
et de VutiliUiilsmc , comme jiarlent les barbares
(■oi.()<;m:. i!i!i
<l\i pn'-seiH, la pénètre cl l'cnvaliit ; les iioiixeaulés
s'engagent de toutes paris dans le labyrinthe d<' son
antique architecture; les rues neuves font de larges
trouées h travers cet entassement gothique; «le bon
goût moderne ■> s'y installe, y bâtit des façades-Rivoli
et y jouit bêtement de l'admiration des boutiquiers ;
il y a des rimeurs ivres ({ui conseillent à la cité de
(lonrad le Panthéon de Soulïlot. Les tombeaux des
archevêques tombent en ruine dans celte cathédrale
continuée aujourd'hui par la vanité , non par la foi.
Les splendides paysannes vêtues d'écarlate et coilTées
d'or et d'argent ont disparu ; des griseties parisiennes
se pnmiènent sur le (|uai ; j'ai \ ii aujourd'hui tomber
les dernières bri(jues sèches du cloître roman de Saint-
Martin , ou \a y consiruire un calV'-Tortoni ; de
longues rangées de mais mis blanches donnent pu
féodal et catholique faubourg des Martyrs de- Thèbes
je ne sais quel faux air des Balignolles. Un omnibus
passe rimméujorial pont de bateaux et chemine pom-
six sous d'Agrippina à liiilimn. — Hélas' lesvieillfs
\illes s'en vont !
Li-irni: xi.
A PKOI'OS lU: I.A MAISON IIÏACll.
Pliilo^opliie. — (^(iiiiiiifiii lis cultes >(■ ( (iiii|KirteiU |)our pm-
tliirre les eCfcis. — Cmiosiu's du liiisard.— l.crons de la Pro-
vidence. — <;liHi)s il'iiù se di'jjiijje un ordre profond cl el-
frayant. — Happruclicini-nrs. — Ijhiirs inattendus et jaillis-
sants. — Lu repriK-lii- au l'i'i Ciiarles I" . — l'iie ([lu-slion siii
Marie de Médieis. — Louis XIN'. Crrande lijjure dans une
ijloire.
Andei iiarli.
Mon .nui! mon ami! oc que foni les choses, elles
le savent pent-ètre ; mais à coup sur, cl d'autre.-,
rpu' moi l'ont dit, les hommes, eu\, ne sa\ent ce
(|u'ils font. Souvent , en confronlant l'Iiistoiii! avec
la nature, au milieu de ces comparaisons éternelles que
mon esprit ne peut s'empêcher de faire entie les
(''V(''nemi'nts oti Dieu se cache et la crtîation où il se
montre , j'ai tressailli ton! à ((Hip a\<'c mie secièlc
;>0) LETTRK \r.
angoisso, et jo mo suis figuré que les forêts, les
lacs , les montagnes , le profond tonnerre des nuées ,
la fleur qui hoche sa petite tête quand nous passons,
l'étoile qui cligne de l'œil dans les fumées de l'ho-
rizon , l'océan qui parle et qui gronde et ciui semble
toujours avertir quelqu'un , étaient des choses clair-
voyantes et terribles , pleines de lumière et pleines
de science , qui regardaient en pitié se mouvoir à
tâtons au milieu d'elles, dans la nuit qui lui est
propre, l'homme, cet orgueil auquel l'impuissance
lie les bras, cette vanité à laquelle l'ignorance bande
les yeux. Rien en moi ne répugne à ce cjue l'arbre
ait la conscience de son fruit ; mais , certes , l'homme
n'a pas la conscience de sa destinée.
La vie et l'intelligeuce de l'homme sont à la merci
de je ne sais quelle machine obscure et divine , ap-
pelée i)ar les uns la providence, par les autres fe
hasard, qui mêle, combine et décompose tout,
qui dérobe ses rouages dans les ténèbres et qui étale
ses résidtats au grand jour. On croit faire une chose,
et l'on en fait une autre. Urceus exil. L'histoire
est pleine de cela. Quand le mari de Catherine de
Médicis et l'amant de Diane de Poitiers se laisse nilei-
à de uiystérieiiscs distractions près de Philippe Dur,
la belle lille ])iéniontaise , ce n'est pas seulement
Diane d'AngouIèine qu'il engendre pour Horace
Farnèse, c'est la future réconcilia! ion de celui de ses
lils (|iii sera Henri IM a\ef relui de ses cousins qui
A l'HOl'US l)i: LA MAISO.N IliACII 'o,;
sera Henri IV. Quand le duc de Nemours descend
au galop les degrés de la Sainte-Chapelle sur son
roussin te Real , ce n'est pas seulement la folie des
jeux dangereux qu'il met h la mode , c'est la mort du
roi de France qu'il prépare. Le 10 juillet 1559, dans
les lices de la rue Saint-Antoine, quand .Montgom-
mery, ruisselant de sueur sous son vaste panache
rouge , assure sa lance en arrèl et |)i({ue des deux à
rencontre de ce beau cavalier fleurdelisé applaudi de
toutes les dames , il ne se doute |)as de toutes les
choses prodigieuses (pi'il tient dans sa main. Jamais
baguette de fée n'aura travaillé comme cette lance.
D'un seul coup Montgommery va tuer Henri II ,
démolir le palais des Tournelles et bâtir la Place
Royale, c'est-à-dire bouleverser la comédie provi-
dentielle , supprimer le ])ersonnage et changer !<•
décor.
Lorsque Charles II d'Angleterre, après la bataille
deWorcester, se cache dans le creux d'un chêne,
il croit se cacher, rien de plus; i)as du tout, il
nonnne une constellation, (c Ckcnc loyal , et il
donne à Halley l'occasion de taquiner la renommée
de Tycho. Le second mari de madame de Misinlenon,
en lévoquant l'édit de Nantes, et le parlement de
1688, en expulsant Jacques II, ne font autre chose
(pie rendre possible cette étrange bataille d'Almanza
(Ml l'on vit face à face, sur le même teriain, l'armé*'
rrançaisr connnandée par un Anglais, l<' maréchal
•'<ii Li.i ii;r. \[.
(ic Bciwick, et riirinrt' anglaise coimiuiiidéo par un
français, Iliivigny, lord Gallo\va\. Si f,ouis XIII
n'était pas niori le 1/| mai H\ho , l'idée ne serait pas
\enne au vieux comte de l-onlana d'atta({uer Ilocroy
dans les cinq jours ; et un héroïque [)iincc de vingt-
deux ans n'aurait pas en cette magnifique occasion
i\\\ I*J mai, qui a fait du duc d'iùigliien le grand
(^ondé. El au milieu de tout ce tumulte de faits qui
encombrent les chronologies, que d'échos singuliei's,
que de parallélismes extraordinaires, que de contre-
coups formidables! En KiG/j, après l'ollense faite au
duc d<' Crrqui son ambassadeur, Louis XIV fait
bannii' les (iorses de Uome ; cent quarante ans plus
tard. Napoléon lUionaparte exile de France les Bour-
bons.
Que d'ondjreî et que d'édaiis dans cette ombre!
Vers 1612, lors(|ue le jeune llenii de Montmoi-eucy,
alors âgé de dix-sept ans, voyait aller et venir chez
son père, parmi les gentilshommes (lomesti([ues,
apportant l'aiguière et donnant à la\er, dans l'Iunuble
attitude du service, un pâle et chétif page, le petit
de Laubespine de Chàteauneuf, qui lui eut dit (pic
ce page, si respectueusement incliné devant lui,
deviendrait sous-diacre , (juc ce sous-diacre devien-
drait garde-des-sceaux , ((ue ce jjarde-des-sceaux
présiderait par commission le |>arlementde Toulouse,
et (pie, vingt ans plus tard, ce pagc-soiis-diacrc-
président demanderait sournoisement des (lis|)enses
A l'KOl'OS Di: L\ MAISON IHACH. '.03
au |vi|K' afin de pouvoir le faire déiai)i;(n' , lui, le
maître de ce drôle, lui Heuri 11, duc de Moiilino-
rency , maréclial de France par le choix de l'épée,
p.nir du royaume par la grâce de Dieu ! Quand le
président de Thou , dans son livre , fourbissait , ai-
guisait et remettait si soigneusement à neuf l'édit de
Louis XI du 22 décembre l/i77, qui eiit dit à ce
père qu'un jour ce même édit, avec Laubardemoni
pour manche , srrait la hache dont Richelieu tran-
cherait la, tête de son fds !
Et au milieu de ce chaos il \ a des lois. Le chaos
n'est que l'apparence, l'ordre est au fond. Après de
longs intervalles , les mêmes faits eflrayants qui oni
déjà fait lever les yeux à nos pères reviemienl ,
comme des comètes, des |)lus ténébreuses profondeurs
de l'histoire. Ce sont toujours les mêmes embûches,
toujours les mêmes chutes, toujours les mêmes tra-
hisons , toujours les mêmes naufrages aux mêmes
écueils ; les noms changent, les choses persistent. Peu
de jours avant la Fàquc fatale de 181/», l'empereur
aurait pu dire à ses treize maréchaux : Ainoi dico
voùis quia unus vcstrûni me traditurus est.
— Toujours César adopte Brutus; toujours Charles I"^
empêche Cromwell de partir poiu' la ,Iamaï([ue; tou-
jours Louis \VI empêche Mirabeau de s'embarquer
pom-les Indes: toujours et {lartout les reines cruelles
sont punies par des (ils cruels; toujours et |)artout
les reines ingrates sont punies par des fds ingrats.
18
5l«C'. LLTlHi: XI.
I oiile Af^rippiiie eiigeiidrt' le Néron qui la tuera ;
toute Marie de Médicis enfante le Louis XIII qui la
bannira.
Et moi-niêine, ne remarquez-vous pas de quelle
façon étrange ma pensée arrive, d'idée en idée et
presque à mon insu, à ces deux femmes, à ces deux
Italiennes, à ces deux spectres, Agrippine et Marie
de Médicis, qui sont les deux spectres de Cologne!
Cologne est la ville des reines-mères malheureuses. A
seize cents ans de distance, la fille de Germanicus,
njère de Néron , et la femme de Henri IV , mère de
Louis XIII, ont attaché à Cologne leur nom et leur
souvenir. De ces deux veuves, • — car une orpheline
est une veuve , — faites , la première par le poison ,
la seconde par le poignard , l'une , Marie de Médicis ,
} est morte ; l'autre , Agrippine , y était née.
J'ai visité à Cologne la maison qui a vu expirer
Marie de France , — maison Ibach , selon les uns ,
maison Jabach , selon les autres, — et au lieu de
vous dire ce que j'\ ai vu , je vous dis ce que j'y ai
pensé. Pardonnez-moi, mon ami, de ne pas vous
donner cette fois tous les détails locaux que j'aime el
qui, selon moi , peignent l'homme, l'expliquent par
son enveloppe et font aller l'esprit de l'extérieur à
l'intérieur des faits, (lette fois je m'en abstiens. J'ai
|)eur de vous fatiguer avec mes fcsiuns et mes
(islragaU's.
La triste reiiii' est inoilf l;i \r '.'> juillet 1()/|2. Llle
A PROPOS 1)K LA MAISON IBACII. 507
avait soixante-huit ans. Elle était exilée do France
depuis onze ans. Elle avait erré un peu partout , en
Flandre , en Anglelerre , fort à charge à tous les pays.
A Londres , Charles l"' la traita dignement ; pendant
trois ans qu'elle y passa , il lui donna cent livres
sterling par jour. Plus tard, je le dis à regret, Paris
rendit à la reine d'Angleterre cette hos[)italité que
Londres avait donnée à la reine de France. Hemiette,
fdle de Henri IV et veuve de Charles P ■" , fut logée
au Louvre dans je ne sais quel galetas où elle restait
au lit faute d'un fagot l'hiver, attendant les quelques
louis (pie lui prèlait le coadjuteur. Sa mère, la veuve
de Henri IV , finit à Cologne à peu près de la même
manière, — dans la misère la plus profonde. A la
demande du cardinal-ministre, Charles 1*"" l'avait
renvoyée d'Angleterre, .l'en suis fâché pour le royal
el mélancolique auteur dcVEilion BasHikè; et je
ne comprends pas comment l'homme qui sut rester roi
devant Cromvvell ne sut pas rester roi devant Richelieu.
Du reste, j'insiste sur ce détail plein d'une som-
l)ie signilicalion , Marie de Médicis fui suivi(! de près
par Richelieu qui mourut dans la même année qu'elle,
et par Louis \IFI qui mourut l'an d'après. A quoi
l)Oii loules ces haines dénalurées eiilre ces (rois
créatures humaines, à quoi hon laiil d'intrigues,
tant de perséciilioiis, (anl de (pierelles, tant de per-
fidies, ptMir mourir lous les trois piescpie à la même
heure? — Dieu sait f<' Cfu'il fait.
ms LinTiu-. \i.
H va un triste doute sur Maiiede Médicis. L'om-
bre que jette Ravaillac m'a toujours paru toucher les
plis traînants de sa robe. J'ai toujours été épouvanté
de la phrase terrible que le président Hénault, sans
intention peut-être , a écrite sur cette reine : —
Elle ne fut pas anse: surprise de la mort de
Henri IV.
J'avoue que tout ceci me rend plus admirable
l'époque claire , loyale et pompeuse de Louis XIV.
Les ombres et les obscurités qui tachent le commen-
cement de ce siècle font valoir les splendeurs de la
fin. Louis XIV , c'est le pouvoir comme Richelieu ,
plus la majesté; c'est la ^l'aiiflem" comme Cromwell,
plus la sérénité. Louis XIV, ce n'est pas le génie
dans le maître; mais c'est le génie autour du maître,
ce qui fait le roi moindre peut-être, mais le règne
plus grand. Quant à moi qui aime, comme vous le
savez, les choses réussùs et complètes, sans con-
tester toutes les restrictions qu'il faut admettre, j'ai
toujours eu une sympathie profonde pour ce grave et
magnifique prince si bien né , si bien venu , si bien
entouré , roi dès le berceau et roi dans la tombe :
vrai monarque dans la plus haute acception du mot,
souverain central de la civilisation, pivot de l'Europe,
au(pi('l il fut doimé d'user, poiu' ainsi dire , et de
voir lonr à lonr pendant la durée de sou règne pa-
raître, resi)leii(lir el disparaître autour de son trône
liiiilpaprs. cinii snllans , liois enipereui-s, denv rois
A PROPOS 01". r,A MAISON ll!\ni. Ti-j
d'EisiLlgin' , trois rois de Porliisal , (iiialic rois ol une
reino d'Anglolcrre, Unis rois do Danpniartk , iiiir
reine et deux rois de Snèdi; , quatre rois de Pologne
et quatre czars de Moscovie ; étoile polaire de tout un
siècle qui pendant soixante-douze ans en a vu tourner
niajestuensenienl autour d'elle toutes les constel-
lations!
18.
LIvTTRE XII.
A PKOPOS m MISKR WALLIiM
B.oi;.ai,!MC, .nonoijra,,l>..- .-i qn.pe.- .lu ,..,url.o,n-. - 1. e>u(. r.
_ |!e .oruh..;eur.- Le ,.os.illo>,,- Le |;rancl dn.le.-L anf.
arole — Le bio.ielle... . — Celui .(ui a avi-orlé les effets. —
la ^ Mille feui.ne. - Le lableau, le rideau, le bedeau. -
L'individu |;>nve e. uiste. — Le eustode. — f.e suisse. -
le sacristain. -La face qui api^arait au judas.- Le souueur.
— L'élre imiK.rluu (lui vous coudoie.— L'expliealeur. — Le
barafjouin. - La fabri.|ue. - Le .ieuuo {jaillard. — F.ueore
le bedeau — Kncore l'estafier. — Le domcslique. — Le
..arcon dVcurie. - Le facteur. - Le {jouveruemeul. -
'.: N'oublie, pas ,,u.- .nul ,,„u,l.oln- doi, être au n.on.s u.u-
|. ;<■(■.• d'arjjeui ■•
Audernacli.
Oi.liT la calliédralc, riiôtel-de-ville et la maison
Ibach, j'ai visiK', a»i Sclilcis Kotten, pn-s de Co-
logne, les vestigfs (lo l'aquediir souterrain qui au
temps des Romains allait de Cologne à Trêves, el
dont on tn»u\e cnron' aujoiud'hui les traces dans
212 LKTÏRI. \ll.
t roule -trois \illages. Dans CologiX' iiH-iiic, j'ai mi
le musée Waliraf. Jo serais bien tenté de vous en
faire ici l'inventaire, mais je vous épargne. Qu'il
vous suffise de savoir que , si je n'y ai pas trouvé,
grâce aux déprédations du baron de Hubsch , le
chariot de guerre des anciens Germains , la fameuse
momie égyptienne, et la grande coule\rine de qua-
tre aunes de long, fondue à Cologne en l'tOO ; en
revanche j'y ai vu un fort beau sarco|)liage romain
et l'armure de l'évèque Hernaid de Galen. On m'a
aussi montré um- énorme cuirasse (jiii [tasse poni'
avoir aj)parlenii au général de l'empire Jean de
Wert ; mais j'ai \ainem<'nt cherché sa grande épé<'
longue de huit pieds el demi , sa grande pique pa-
reille au |)in de Pohplième, et son grand casque
homérique que deux honmies, dit-on, a\ aient peine
à soulevei'.
Le plaisir de voir toutes ces clioses belles ou cu-
lieuses. musées, églises, liôtels-de-xille , est tem-
péré, il faut le dire, par la gra^e importunité du
|)(»url)oiie. Sur les bords du Rhin, comme d'ailleurs
dans toutes les contrées très-visitées, le pourboire est
nu nioiisli(pie fort imporlim , lequel revient, à cha-
(pie inslanl et à tout propos, |»i(|uer, ikhi votre peau,
mais \otre bourse. Or la bourse du \o\ageur, c<'tle
bourse précieuse, contient l(»iil poiu' lui, puiscpie la
sainte hospitalité n'est plus là pour le recevoir au
seuil des maisons a\ec sou douv sourire et sa cor-
V i>p,(»i'Os Dr Misi-i: wMJJur. ^i^
<lialilé augnsio. Voici h quel degré (U- puissanc lc>
inioUii^ents naliiipls de ce pays oui élevé le pour-
boire. J'oxposo les faits, je n'exagère rien. — Vous
entrez dans un lieu quelcon(iue ; à la porte de la
ville, un estatier s'informe de l'hôtel où vous comr-
le/, descendie , vous demande votre passeport , le
prend et le garde. La voiture s'arrête dans la cour
de la poste ; le conducteur qui ne vous a |)as adresM-
,in regard pendant toute la roule, se présente, vous
ouvre la portière et vous offre la main d'un air béat.
Pourboire. Un moment après, le postillon arrive à
son tour, attendu que cela lui est défendu par les
règlements de police , et vous adresse une harangue
charabia qui veut dire : pourboire. On débâche ; un
grand drôle prend sur la voiture et dépose à tei re
votre valise et votre sac de nuii. Pourboire. Ln au
tre drôle met le bagage sur une brouette, vous de-
mande à quel hôtel vous allez , et se met à courir
devant vous poussant sa brouette. Arri\és à l'hôtel,
l'hôte surgit et entame avec vous ce petit dialogue
,p.'on devrait écrire dans toutes les langues sur la
porte de toutes les auberges, —lion jour, moii-
,.,>„,,, _ Momieiw, je voudrais une cham-
fjit-^ _ C'est fort Lien, monsieur, (a LA CAix-
tonnade:) Condniscz monsieur au n" ^ ! —
Monsieur, je voudrais dîner. — Tout de .suite,
mon.su'ur, etc. etc. Vous uionlez u" /i. Voire ha -
oat^c \ csl (iéjii. In lioniMK apparaît, «'.'si .-(lui (ini
•>li I.KTTRr. Ml.
l'a brouotlé à l'hôtel, rourhoirc. l ii second arn\e ;
que veut-il ? C'est lui qui a apporté vos effets dans
la chambre. Vous lui dites : C'est l)ou, je vous don-
nerai en partant comme au\ autres domestiques. —
3Jonsieur, répond riionniie , je n'appartiens pas à
1 hôtel. — Pourboire. Vous sortez. Une église se
présente, une belle église. Jl faut y entrer. Vous
tournez alentour, vous regardez, vous cherchez.
Los portes sont fermées. Jésus a dit : Competfe
inirare ; les prêtres devraient tenir les portes ou-
vertes, mais les bedeaux les ferment pour gagner
trente sous. Cependant une vieille femme a vu votre
embarras, elle \ient à vous et vous désigne une son-
nette à côté d'un petit guichet. Vous comprenez,
vous sonnez, le guichet s'ouvre, le bedeau se mon-
tre, vous demandez à voir l'église, le bedeau prend
un trousseau de clefs et se dirige ^ers le portail. Au
moment où vous allez entrer dans l'église, vous vous
sentez tirer par la manche ; c'est l'obligeante vieille
que vous avez oubliée, ingrat , et (jui vous a suivi.
Pourboire. Vous voilà dans l'église ; vous contem-
plez, vous admirez, vous vous récriez. — Pourquoi
ce rideau vei t sur ce tableau ? — Parce que c'est le
plus beau de l'église, dit le bedeau. — Ron, repre-
nez-\ous. Ici on cache les beaux tableaux, ailleurs
on les montrerait. Ue qui est ce tableau ? — De
Rubens. — .le voudrais le voir. — Le bedeau vous
fpiillf et revient quelques minutes après avec un
A PUOl'OS OU MLbJit. WALLRAf. > 1 ')
individu fort grave et fort triste. C'est le custodi-.
Ce brave homme presse un ressort , le rideau s'ou-
vre, vous voyez le tableau. Le tableau vu , le rideau
se referme, et le custode vous fait un salut signili-
calif. Pourboire. En continuant votre promenade
dans l'église, toujours remorqué par le bedeau, vous
arrivez à la grille du chœur qui est parfaitement
verrouillée et devant laquelle se tient debout un ma-
gnifique personnage splendidement harnaché , c'est
le suisse qui a été prévenu de votre passage et qui
vous attend. Le chœur est au suisse. Vous en faites
le tour. Au moment où vous sortez, votre cicérone
empanaché et galonné vous salue majestueusement.
Pourboire. Le suisse vous rend au bedeau. Vous
passez devant la sacristie. O miracle I elle est ou-
verte. Vous y entrez. Il y a un sacristain. Le bedeau
s'éloigne avec dignité , car il convient de laisser i\\\
sacristain sa proie. Le sacristain s'em])are de vous,
vous montre les ciboires, les chasubles, les vitraux
que vous verriez fort bien sans lui , les mitres de
l'évèque, et, sous une vitre, dans une boîte garnie
de satin blanc fané , quelque squelette de saint ha-
billé en troubadour. La sacristie est vue , reste le
sacristain. Pouthoire. l.c bedeau vous repi'end. >oici
l'escalier des tours. La vue du haut du grand clocher
doit être belle, vous voulez y monter. Le bedeau
pousse silencieusement la porte ; vous escaladez une
(leiiliiine île niarrlies de la \ is-de-Sainl-tiilles. Piii."
■'10 li:tii;i; mi.
le passaj^e \uub est barré brusqueineiil. C'osl une
porte fermée. ^ uns vous retournez. Vous êtes seul.
Le bedeau n'est plus là. Vous frappez. L ne face ap-
paraît à un judas. C'est le sonneur. Il ouvre et il
vous dit : Montez, monsieur. Pourboire. Vous
montez , le sonneur ne vous suit pas ; tant mieux,
pensez-vous ; vous respirez , vous jouissez d'être
seul, vous parvenez ainsi gaiement à la liante plate-
forme de la toui'. Là , vous regardez , vous allez et
venez, le ciel est bleu , le paysage est superbe, l'ho-
rizon est immense. Tout à coup vous vous apercevez
que depuis quelques instants un être inqwrtun vous
suit et vous coudoie et vous bourdonne aux oreilles
des choses obscures. Ceci est l'explicateui' juré et
privilégié , chargé de commenter aux étrangers les
magnificences du clocher, de l'église et du paysage.
(Jet honnne-là est d'ordinaire un bègue. Quelque-
fois il est bègue et sourd. Vous ne l'écoutez pas,
vous le laissez baragouiner tout à son aise , et vous
l'oubliez en contemplant l'énorme croupe de l'église
d'où les arcs-boutants sortent comme des côtes dis-
séquées, les mille détails de la flèche de pierre, les
toits, les rues, les pignons, les routes qui s'enfuient
dans tous les sens connue les rayons d'une roue
dont l'horizon est la jante et dont la ville est le
moyeu, les plaines, les aibres, les rivières, les col-
lines. Quand ^ou^ a\c/, bien tout vu, vous songez à
redescendre, v<»ns \ous dirige/, \er^ la tourelle de
A I'ROl'i:S DL MLSLi: WALLl'. \r. îi:
rcscalicr. L'homiiK' se dresse devant vous. Four-
boire. — C'est fort bien , monsieur, vous dit-il en
empochant, maintenant voulez-vous me donner pour
,„oi ■> _ Comment ! et ce que je viens de vous don-
ner ■.' — c'est pour la fabrique, monsieur, à laquelle
je redois dtux francs par personne; mais à présent,
monsieur comprend bien qu'il me faut quelque pe-
tite chose pour moi. Pourboire. Vous redescendez.
Tout à coup une trappe s'ouvre à côté de vous. C'est
la cage des cloches. Il faut bien voir les cloches de
ce beau clocher. Un jeune gaillard vous les montre
et vous les nomme. Pourboire. Au bas du clocher
vous retrouvez le bedeau (jui vous a attendu paiiem-
ment et qui vous reconduit avec respect jusqu'au
seuil de l'église. Pourboire. Vous rentrez à votre
hôtel et vous vous gardez bien de demander votre
chemin à quelque passant, car le pourboire saisirait
cette occasion. A peine avez-vous mis le pied dans
l'auberge, que vous voyez venir à vous d'un air
amical une ligure qui vous est tout à fait inconnue.
(,'est l'eslafier qui vous rapporte votre passe-port.
Pourboire. Vous dînez, l'heure du dépait arrive, le
domestique vous apporte la carte à payer. Pour-
boire. In garçon d'écurie porti' votre bagage à la
diligence ou h la schnellposle. Pourboire. Lii fadeur
le hisse sur l'impériale. Pourboire. Vous montez en
\()ilure, on pari, la nuit tombe; vous recouunence-
rez demain.
l'J
•>l,s LlilTKE Ml.
Récapitulons : pourboire au conduclcur , pour-
boire au postillon , pourboire au débâcheur, pour-
boire au brouetteur, pourboire h rhonimc qui n'est
pas de l'hôtel, pourboire à la vieille femme, pour-
boire à Ilubeiis , pourboire au suisse , pourboire au
sacristain , pourboire au sonneur, pourboire au ba-
ragouineur, pourboire à la fabrique , pourboire au
sous-sonneur , pourboire au bedeau , pourboire à
l'eslalier, pourboire aux domestiques, pourboire au
garçon d'écurie , pourboire au facteiu- ; voilà dix-
buit pourboires dans une journée. Olez l'église, qui
est fort clière , il en reste neuf. 3Jaintenant calculez
tous ces pourboires d'après un minimum de cin-
([uante centimes et un maximum de deux francs,
qui est quelquefois obligatoire ', et vous aurez une
somme assez inquiétante. N'oubliez pas que tout
pourboire doit être une pièce d'argent. Les sous
et la monnaie de cuivre sont copeaux et balayures
(jue le dernier goujat regarde avec un inexprimable
dédain.
Pour ces peuples ingénieux le voyageur n'est
qu'un sac d'écus qu'il s'agit de désenfler le plus
\ile possible. Cliacim s'y acliarne de son côté. Le
gouvernement lui-même s'en mêle (juelqucfois ; il
vous prend votre mnlle et votre j)orte-manteau , les
charge sur ses épaules et vous tend la main. Dans
1 A Ai\-l<i-(:li:i|>(llf", piiur \oii les 1(I'(|iiin, le |)(iurl)oiri' .'i \A
r.-.liiiiiiic r-i )i\<- ,1 (iJi lli.ilcr, ;! Ir. 7."> <•.
A iT.opos ne MisEï: WAiJ.RAr. 2 m
les grandes villes, les porteurs de bagages redoivent
au trésor royal donze sous et deux liards par voya-
geur. Je n'étais pas depuis un quart d'heure à Aix-
la chapelle que j'avais déjà donné pour boire au roi
de Prusse.
LETTHE XIII
ANDLRNACH,
Le voya{;eiir se nit-t à la fenciro. — Il caraclcrise d'au iiioC
profond la inaenififjiie arcliilfcime de la Barrière du Trôn.-
à Paris. — A quoi bon avoir eu- l'eniperenr Valenlinien. —
Quand on rencontre un bossu souriant , faut-il dire fjiwi qui-
ou parce que? — Un rêve trouvé eu niarcliant la niiil ilan.s
les cliamps. — Paysages qui se di'forinent au crépuscule. —
La pleine lune. — Qu'est-ce qu'on voit donc là-bas? — Le
bloc mvstérieu\ au haut de la colline. — Le voyageur y va.
— Ce que c'était. — Le voyageur frappe à la porte. — S'il
y a quelqu'un , il ne répond pas. — L'armée (le Sambre-e(-
Meuse à son rjénrral. — Hoche, Marceau, Bonaparte. — Dans
quelle chambre le vovajjeur entre. — Ce que lui montre h-
clair de lune. — 11 regarde dans le irou oit pend un bout ili-
corde. — Ce qu'il croit entendre dire à une voix. — Il rc
loiirne à Andernacli. — Le voyageur déclare que les touristes
sont des niais. — Les beautés d'Andcrnacli révélées. — L'é-
glise byzantine. — .\tleutioii que prêtaient à un verset de Job
quatre enfants el un l:q)iu. — L'église gothitpie. — Ce que
les chevaux prussiens deniaudi'iil à la sainte Vierge. — La
tour vedette. — L'auliMir dit i|mli|iii's paroles aimables ,'i
MJK' fée.
.Aiidernach.
.le NDiis ('cris encore (rAndcniacli, .sur les bords
ilii iîliiii , OM je suis (l»''l)iii((iit'' il v a Irois joins.
■).)o MITRE Mil.
Aiulcrnacli osl un ancitMi nuiiiicipe romain roniplacr"
par nno commune gothique qui existe' encore. Le
paysage de ma fenêtre est ravissant. J'ai devant moi,
au pied d'une haute colline qui me laisse à peine
voir une étroite tranche de ciel , une belle tour du
treizième siècle du faîte de laquelle s'élance, com-
plication charmante que je n'ai vue qu'ici , une au-
tre tour plus petite, octogone, à huit frontons, cou-
ronnée d'im toit conique ; à ma droite le Rhin et le
joli village blanc de Leutersdorf entrevu parmi les
arbres; à ma gauche les quatre clochers byzantins
d'une magnifique église du onzième siècle, deux au
portail , deux à l'abside. Les deux gros clochers du
portail sont d'un profil cahoté, étrange, mais grand;
ce sont des tours carrées surmontées de quatre pi-
gnons aigus, triangulaires, portant dans leurs inter-
valles quatre losanges ardoisés qui se rejoignent par
leurs sommets ei forment la pointe de l'aiguille.
Sous ma fenêtre jasent en parfaite intelligence des
poules, des enfants et des canards. Au fond, là-bas,
des paysans grimpent dans les vignes. — Au reste,
il paraît que ce tableau n'a point paru suffisant à
riidunne de goût qui a décoré la chambre où j'ha-
bite ; à côté de ma croisée il en a cloué un autre,
comme pendant sans doute : c'est une image repré-
senlanl deux grands chandeliers posés à terre avec,
cette inscription : Fuc de Paris. A force de me
creuser la lète, j'ai découvert qu'en effet c'était une
WDI.P.NXCn. ■>•).■{
\uo de l:i liairii-io du Trôno. — La chose est ros-
semblanle.
Le jour de mon arrivée j'ai visité l'église , belle
à l'intérieur, mais hideusement badigeonnée. L'em-
pereur Valentinien et un enfant de Frédéric Bar-
berousse ont été enterrés là. Il n'en reste aucun
vestig?. Un beau Christ au tombeau en ronde-bosse,
figure de grandeur naturelle , du ciuinzième siècle ;
un chevalier du seizième, en demi-relief, adossé au
mur ; dans un grenier, un tas de figurines coloriées,
en albâtre gris , débris d'un miiusolée quelconque,
mais admirable , de la renaissance : c'est là tout ce
qu'un sonneur bossn et souriant a pu me faire voir
pour le petit morceau de cuivre argenté qui repré-
sente ici trente sous.
3Liintenant ii faut que je vous raconte une chose
réelle, une rencontre plutôt qu'une aventure, qui a
laissé dans mon esprit l'impre-sion voilée et sombre
d'un rêve.
En sortant de l'église qui s'ouvre presque sur la
campagne, j'ai fait le toiu- de la ville. Le sohil ve-
nait de se coucher deirière la haute colline cultivée
et boisée qui a été un monceau de lave dans les temps
antérieurs à l'histoire et qui est aujourd'luii une
carrière de basalte meulière, qui dominait Artona-
cum il y a deux mille ans et qui domine aujour-
d'hui Andernach, qui a vu s'eiïacer successivement
la citadelle du préfet romain , le palais des rois
S^i I.l TTRi: Mil.
(lAiisirasit! des iViièiiTs duquel ces princes des épo-
ques naïves péchaient des carpes dans le Rhin , la
tombe impériale de > alentinien , l'abbaye des filles
nobles de Saint-Thomas , et qui voit crouler main-
tenant pierre à pierre les vieilles murailles de la ville
féodale des électeurs de Trêves.
J'ai suivi le fossé qui longe ces murailles où des
masures de paysans s'adossent familièrement aujour-
d'hui, et qui ne servent plus qu'à abriter contre les
vents du nord des carrés de choux et de laitues. La
noble cité démantelée a encore ses quatorze tours
rondes ou carrées , mais converties en pauvres logis
de jardiniers; les marmots demi-nus s'asseyent pour
jouer sur les pierres tombées , et les jeunes filles se
mettent à la fenêtre et jasent de leurs amours dans
les embrasures des catapultes. Le châtelet formida-
ble qui défendait Andernach au levant n'est plus
qu'une grande ruine ouvrant mélancoliquement à
tous les rayons de soleil ou de lune les baies de ses
croisées défoncées, et la cour d'armes de ce logis de
guerre est envahie par un beau gazon vert où les
fenimes de la ville font blanchir l'été la toile qu'elles
ont filée l'hiver.
Après avoir laissé derrière moi la grande j)orte
ogive d'Andernach , toute criblée de trous de mi-
traille noircis par le temps, je me suis trouvé au
bord du Rhin. Le sable fin coupé de petites pelouses
in'in\ilail, et je me suis mis à remonter lenlemeni
VNDKP.NACII. ■}'•>:,
la rive vers los collines loiiitaiiics de la Sayii. La
soirée était d'une douceur charmante; la nature se
calmait au moment de s'endormir. Des bergeron-
nettes venaient boire dans le fleuve et s'enfuyaient
dans les oseraies ; je voyais au-dessus des champs de
tabac passer dans d'étroits sentiers des chariots at-
telés de bœufs et chargés de ce tuf basaltique dont
la Hollande construit ses digues Près de moi était
amarré un bateau ponté de Leutersdorf, portant à sa
proue cet austère et doux mot : Pius. De l'autre
côté du Rhin , au pied d'une longue et sombre col-
line, treize chevaux remorquaient lentement un autre
bateau qui les aidait de ses deux grandes voiles trian-
gulaires enflées au vent du soir. Le pas mesuré de
l'attelage, le bruit des grelots et le claquement des
fouets venaient jusqu'à moi. lue \ille blanche se per-
dait au loin dans la brume; et tout au fond, veis
l'orient, à l'extrême bord de l'horizon, la pleine
lune, rouge et ronde comme un œil de cyclo|)e, ap-
paiaissait entre deux paupières de images au front
du ciel.
(Combien de temps ai-je marché ainsi , absorbé
dans la rêverie de toute la nature? Je l'ignore. iMais
la nuit était tout à fait tombée, la campagne était
tout à fait déserte, la lime éclatante louchait presque
au zénith quand je me suis, pour ainsi dire, ré\eillé
an pied d'une éminence couronnée à son sommet
d'un petit blor obsriir. autour diupid se piolilaieiit
■1)6 LITTRr NUI.
ilos ligues noires imitant , les unes des potences, les
antres des niàts avec leurs vergues transversales. Je
snis monté jusc|ue-là en enjambant des gerbes de
grosses fèves fraîchement coupées. Ce bloc, posé sur
un massif circulaire- en maçonnerie, c'était nu tom-
beau enveloppé d'un échafaudage.
Pour qui ce tombeau ? Pourquoi cet échafaudage?
Dans le massif de maçonnerie était pratiquée une
porte cintrée et basse grossièrement fermée par un
assemblage de [)lanches. J'y ai frappé du bout de ma
canne ; l'habitant endormi ne m'a pas répondu.
Alors, par une rampe douce tapissée d'un gazon
épais et semée de fleurs bleues que la pleine lune
semblait avoir fait ouvrii-, je suis monté sur le mas-
sif circulaire et j'ai regardé le tombeau.
Un grand obélisque tronqué, posé sur un énorme
dé figinani un sarcophage romain, le tout, obélisque
et dé, en granit bleuâtre; autour du monument et
juscpi'à son faîte une grêle charpente ti"aversée par
une longue échelle ; les quatre faces du dé crevées et
ouvertes connue si l'on en avait ariaché ([uatrc bas-
reliefs; çà et là, à mes pieds, sur la plate-forme cir-
culaire, des lames de granit bleu brisées, des frag-
ments de corniches , des débris d'entablement, voilJ»
ce que la lune me montrail.
J'ai fait le lour du lon;b(!au, cherchant le nom du
niori. Sur les trois premières façades il n'y avait
rien; sur la (pialriéinc j'ai vu rcltc dédicace en
AxNDLRiWCll. -m
lettres de cuivre qui étincelaienl : L'année de
Sambre-ei-Meuse à son (/encrai en chef; el
au-dessous de ces deux lignes le clair de la lune m'a
permis de lire ce nom , plutôt indiqué qu'écrit :
HOCHE.
Les lettres avaient été arrachées , mais elles avaient
laissé leur vague empreinte sur le granit.
Ce nom , dans ce lieu , à cette heure , ^ u à cette
clarté , m'a causé une impression profonde et inex-
primahle. J'ai toujours aimé Hoche. Hoche était ,
comme Marceau, un de ces jeunes grands hommes
éhauchés par lesquels la Providence, qui voulait que
la révolution vainquît et que la France dominât, pré-
ludait à Bonaparte; essais à moitié réussis, épreuves
incomplètes que le destin hrisa sitôt qu'il eut une
fois tiré de l'omhre le profil achevé et sévère de
l'homme définitif.
C'est donc là, pciisais-je, que Hoche est mort. —
Kt la date héroïque du 18 avril 1797 me revenait à
l'esprit.
J'ignorais où j'étais. J'ai |)romené mon regard
autour de moi. Au nord , j'avais une vaste plaine ,
au sut! , à une portée de fusil , le Rhin ; et à mes
pieds, au has du nionvicule qui était comme la base
de ce toudieau, un village à rentrer (hi((uel se dres^
sait une '. ici||c loiii' curéf.
■>)8 Li.iiiii. \m.
En ce luoiiieiU un homme traversait un champ à
quelques pas du monument; je lui ai demandé au
hasard en français le nom de ce village. L'homme
— un vieux soldat peut-être, car la guerre, autant
que la civilisation, a appris notre langue à toutes les
nations du monde — l'homme m'a crié : Weiss
Thurm , puis a disparu derrière une haie.
Ces deux mots JVehs T/ittnu signifient toui'
hlaticlic ; je me suis rappelé la Turris Jlba des
Romains. Hoche est mort dans un lieu illustre. C'est
là, à ce même endroit, qu'il y a deux mille ans César
a |)assé le Rhin pour la première fois.
Que veut cet échafaudage à ce monument? Lu
restaure-l-on ? le dégrade-t-on ? Je ne sais.
J'ai escaladé le soubassement, et, en me tenant
aux charpentes , par une des quatre ouvertures pra-
tiquées dans le dé , j'ai regardé dans le tombeau.
C'était une petite chambre quadrangulaire, nue, si-
nistre et froide. Un rayon de la lune entrant par une
des crevasses y dessinait dans l'ombre une forme
blanche, droite et debout contre le mur.
Je suis entré dans cette chambre par l'étroite
nieurlrière en baissant la tète et en me traînant sur
les genoux. Là , j'ai \u au centre du pavé un trou
rond, béant, |)l('in de ténèbres. C'est par ce trou
sans doute (pi'on avait autrefois descendu le cercueil
dans le caveau inférictU'. Une corde y pendait et s'y
pt'rdait dans la nuil. Je me suis ap])roché. J'ai ha-
sarclé mou rcj^aid dans ce lioii , dans celle onil)ro ,
dans ce caveau ; j'ai cherché le cercueil ; je n'ai
rien vu.
A peine ai-je distingué le vague contour d'une
sorle d'alcôve funèbre, taillée dans la \oùte, (lui se
dessinait dans la pénond)re.
Je suis resté là long-temps, l'œil cl l'esprit \aine-
ment plongés dans ce double mystère de la mort et
de la nuit. Une sorte d'haleine glacée sortait du trou
du caveau comme d'une bouche ouverte.
Je ne pourrais dire ce qui se passait en moi. Cette
tombe si brusquement rencontrée, ce grand nom
inattendu, cette chambre lugubre, ce caveau habué
ou vide, cet échafaudage que j'entrevoyais par la
brèche du monument , cette solitude et celte lune
enveloppant ce sépulcre, toutes ces idées se présen-
taient à la fois à ma pensée et la remi)lissaienl d'om-
bres. Une profonde pitié me serrait 1(> cœur. Vodà
donc ce que deviennent les morts illustres exilés ou
oubliés chez l'étranger. Ce trophée funèbre élevé par
toute une armée est à la merci du passant. Le géné-
ral français dort loin de son pa\s dans un champ de
fèves, et des maçons i)russiens font ce que bon leur
semble à son tombeau.
Il me send)lait entendre sortir de cet amas de
pieries une voix <iui disait : Il ftnif (juc la Frana
reprenne le Rhin.
'.'.ti
:>,io
LKlil'.i; Mil.
Une dcmi-liciue ajM'ès, j'étais sur la loute d'Aii-
(leniacli , dont jo ne m'éUiis éloigné que de cin<i
(juarts de lieue.
.!(; no roiupieiuls rien aux « tourislos. » Ccd o-l
lin endroil adniirahlo. Je viens de parcourir le pays,
qui est snpeihc. Du haul des collines la vue em-
brasse un cii(iue de géants , du Siehengebiirge aux
crèles d'Klnenhreislein. Ici , il n'y a pas une pierre
des édifices ((ui ne soil ini souvenir, pas un détail de
paysage ([ui ne soil une grâce. Les hahitanls ont ce
visage alTectueuv et bon qui réjouit l'étranger. L'au-
berge lYHÔltl-de-l'Ewpcrevv) est excellente en-
tre les meilleures d'Allemagne. Andernacb est um-
\illc cbarnianle; eli bien! Andeiiiacb es! uncxillr
(|(''s(«rl<'. |»crs(.im<' n\ \i<iil. -- On \a <"'• <'ï^' •'' '<'-
ÎJ") I.KITRr. Mil.
Imo, à (ioljlcnz, ii liatlc, ;i Manulioim; on no vient
pas où osl riiisloiio, où osl la nature, où ost la
poésie, à Andernach.
Je suis relouiiié une seconde fois à l'église. L'or-
nementalion l)\/antinc des elocliers est d'une ri-
chesse raie et d'un goût à la fois sauvage et exquis.
Le portail méridional a des chapiteaux étranges el
une grosse nervure-archivolte profondément fouillée.
Le tympan à angle obtus porte une peinture byzan-
tine du crnciriemenl encore parfaitement visible et
distincte. Sur la fiiçade, à côté de la porte-ogive, un
bas-relief peint, c]ui est delà renaissance, représente
.Jésus à genoux, les bras effaiés, dans l'attitude de
répou\ante. Autour de lui tourbillonnent et se mê-
lent, comme dans un songe alfreux, toutes les choses
terribles dont va se composer sa passion, le manteau
dérisoire, le sceptre de roseau, la couronne à fleu-
rons épineux, les verges, les tenailles, le marteau,
les clous, l'échelle, la lance, l'éponge de fiel, le pro-
fil sinistre du mauvais larron , le masque livide de
.Judas, la bourse au cou ; enfin , devant les yeux du
(li\in maître, la croix , et enire les bras de la croix ,
C(tmme la suprême torture, comme la douleur la plus
poignante entre loules les douleurs, une, j^etite co-
lonne au haiil de laquelle se dresse le coc[ (pii chante,
c'est-à-dire l'ingralilude et rabaiidon d'un ami. Ce
dernier détail est adiiiirablement beau. Il y a là toute
la grande ihéoiir de la snulVianec morale, pire (pic la
\M)i:n.\A( H.
*>,!.'!
souJiraiice ph\si([ue. L'ombre gigaiilesqiio des deux
gros clochers se répand sur cotte sombre élégie. Au-
tour du bas-relief, le sculpteur a gravé une légende
que j'ai copiée :
O vos omnes qui
transi tis fer viam,
attendite et videtv.
si est dolor similis
sicut dolor meus.
1538.
Devant cette sévère
façade, à quelques pas
de celte double la-
mentation de Job et
de Jésus , de char-
mants petits enfants .
gais et roses, s'ébattaient sur une pelouse verte et
faisaient brouter, avec de grands cris, lui pauvre
lapin tout ensemble apprivoisé et effarouché. Pei-
sonne autre ne passait par le chemin.
Il y a une seconde belle église dans Andernach,
Celle-ci est gothicpie. C'est une nef du (piatorziènic
siècle, aujourd'hui transformée en écurie de caserne
et gardée par des cavaliers prussens, le sabre au
poing. Par la porte cnlr'ouverte on aperçoit um-
longue file de cr()ti|)cs de cheviuix (pii se perd (Iau>
l'oinbi"*' (li's cliapi'llcs. Aii-di'ssos du porlail on lil :
'.i'i i.KTTRi: \iir.
Sancla Maiia, ora pvo nofiis. Ce sont à piv-
sêiil les chevaux qui disent cela.
J'aurais voulu monter dans la curieuse tour que
je vois de ma croisée, et qui est, selon toute appa-
rence , l'ancienne vedette de la ville ; mais l'escalier
en est rompu et les voûtes en sont effondrées. Il m'a
fallu y renoncer. Du reste , la magnifique masure a
tant de fleurs, de si charmantes fleurs, des fleurs
disposées avec tant de goût et entretenues avec tant
de soin h toutes les fenêtres, qu'on la croirait habitée.
Elle est habitée en effet, habitée par la plus coquette
et la plus farouche h la fois des habitantes, par cette
douce fée invisible qui se loge dans toutes les ruines,
qui les prend pour elle et pour elle seule, cjui en
défonce tous les étages , tous les plafonds , tous les
escaliers, afin que le pas de l'homme n'y trouble pas
les nids des oiseaux, et qui met à tomes les croisées
et devant toutes les portes des pots de fleurs qu'elle
sait faire, en fée qu'elle est, avec toute vieille pierre
creusée par la pluie ou ébréchée par le temps.
ijyniu: xiv
Li: RHIN.
Diverses iléclaralimis d'amour a iliff<^i'fiiles clioses de la crea-
lion. — L'auteur cite Boileaii. — (iroiipe de tous les llenves.
— Histoire. — Les volcans. Les (jeltes. — I,es Romains. —
Les colonies romaines. — (Quelles ruines il y avait sur le
Itliiii il V a douze cents ans. — Cliaileinafjne. — Fin du Rliiii
liistoricjue. — Commencement du Rhin fahnieiix. — Mytlio-
lofjie j;otlii(jue. — Fourniillenieiil des léjjendes. — Le liideux
et le cliarniant mêlés sons mille formes dans une lueur Fan-
tasli([ite. — Dénonihrcmenl des Hfjnres el]iniéri(|ues. — Les
lahles pâlissent ; le joiir se l'ail ; l'iiistoire reparait. — Ce ([iie
l'ont quatre hommes assis sur une pierre. — liliens. — Triple
naissance de trois grandes clioses [)resqiie au même lien et
au même moment. — Le llliin relifjicux et militaire. — Les
princes ecclésiaslicpies C(>m|)osés des mêmes éléments que le
pai)e. — Oui se développe empiète. — Les comtes palatins
prolestent par le nioy<"ii des comtesses palatines. — Klablis-
senicnls des ordres de chevalerie. — Maissances di's villes
marchandes. — J5ri{)ands (jigantesques du Hhin. — Les Biir-
yraves. — Ce que font pendant ce temps-là les clioses invi-
sibles.— Jean Huss. — Dtincin. — Cu Fait naît à Niireinheq;.
— l'ii antre Fait naît à Sirasiioiiif;. — La Fai e du monde va
chaiifjer. — Hymne au Rhin. — Ce ([ne le Hliln était pour
Homère, — pour Viryile, — pour Shakspeare. — Ce (|u'il
est pour nous. — A qui il est. — .Souvenirs historiques. —
Fépin-le-Bref. — L'empire de Charlemafjne comparé à l'eiii-
2.tC, l.r.lTIÎK, \l\.
|)ii-.- <li- .N.11...1.01I. — Ixpli.MliniÉ Ar i;i 1.1... M .l,.iil >'. -,1 ,li.,|,,.
(lui'', iIp siècle fii sit-clc «M lainliisiii |>ai- laml>eau , l'empln-
(le Cliarleniayne. — Ciiniiieiil .Najioli'iin disposa le Rhin dans
la partie (|ri'il jouait. — Rciaj)iliilalion. — Les quatre phasi>
ciii lUiiii. — I.e Itliii] s\ti)l).ili(|iie. — A (|iiel (|iaii(l fait il rcv-
sfiiible.
Saiipl-doai , 17 août.
Vous savez, je vous l'ai dit souvent, j'aime les
fleuves. Les fleuves charrient les idées aussi bien
que les marchandises. Tout a son rôle magnifique
dans la création. Les fleuves, comme d'immenses
clairons, chantent à l'océan la beauté de la terre, la
culture des champs, la splendeur des villes et la gloire
des hommes.
J"]t , je vous l'ai dit aussi , entre tous les fleuves ,
j'aime le Rhin. La première fois que j'ai vu le Rhin,
c'était il y a un an , à Kehl , en passant le pont de
bateaux. La nuit tombait , la voiture allait au pas.
Je me souviens (pie j'éi)rouvai alors un certain res-
pect en traversant le vieux fleuve. J'avais envie de le
voir depuis long-temps. Ce n'est jamais sans émotion
que j'entre en communication , j'ai presque dit en
communion , avec ces grandes choses de la natm-e
(pii sont aussi de grandes choses dans l'histoire.
Ajoutez à cela que les objets les plus disparates me
présentent , je ne sais poiir(|uoi , des affinités et des
harmonies étranges. Vous souvenez-vous, mon ami,
du Rhône à la Valserine? — nous l'avons vu ensem-
ble en l.'^'i.^. dans ce doux vovage de Suisse qui est
ij RHIN. 9;î:
un (les souvenirs luiniiK'iiv de ma \ie. Nous avions
alois vingt ans ! — Vous rappelez-vous avec quel cri
de rage, avec quel rugissenienl féroce le Rhône se
précipitait dans legouiïre, pendant (|ue le frêle pont
de hois tremblait sous nos pieds? Eh bien, depuis
ce temps-là, le Rhône éveillait dans mon esprit l'idée
du tigre, le Rhin y éveillait l'idée du lion.
Ce soir-là , quand je vis le Rhin pour la première
fois, cette idée ne se dérangea pas. Je contemplai
long-temps ce lier et noble fleuve, violent, mais sans
fureur, sauvage, mais majeslueux. Il était entlé et
magnifique au moment où je le traversais. Il es-
suyait aux bal(>aux du poni sa crinière faine, s;i
barhe limoiwu,se , comme dit Boileau. Ses deu\
rives se perdaient dans le ciépusrule. Son bruit étaii
un rugissement puissant cl paisible, .le lui trouvais
([uelque chose de la grande mer.
Oui, mon ami, c'est im noble fleuve , féodal, ré-
ptd)licain, impérial, digne d'être à la fois français et
allemand. Il \ a toute l'histoire de l'Europe, consi-
dérée sous ses deiiv grands aspects, dans ce lleuvc
des guerriers et des penseui's , «lans cette vague su-
perbe qui fait bondir la Irance, dans ce murmure
profond qui fait rêver l'Allemagne,
Le Hliin réunit tout. I.e llhin (îsl rapide comme
le Rhône, large comme la Loire, encaissé connue la
iMense, tortueux coinme la Seine, limpide et vert
connue la .Somuu'', hisl(yri(|iie ((iiume le fibre, roval
TMi I.I'TTRK \IV.
fomnit' le Danube, myslérieiu comme le Nii, pail-
leté d'or comme un fleuve d'Amérique , couvert de
fables et de fantômes comme un fleuve d'Asie.
Avant que l'histoire écrivît, avant que l'homme
existât peut-être, où est le Rhin aujourd'hui fumait
et flamboyait une double chaîne de volcans qui se
sont éteints en laissant sui' le sol deux tas de laves et
de basaltes disposés parallèlement comme deux lon-
gues murailles. A la même é|)oque , les cristallisa-
tions gigantesques qui sont les montagnes primitives
s'achevaient, les alluvions énormes qui sont les mon-
tagnes secondaires se desséchaient, l'efl'rayant mon-
ceau que nous appelons aujourd'hui les Alpes se
refroidissait lentement, les neiges s'y accumulaient :
deux grands écoulements de ces neiges se répandi-
rent sur la leire : l'un , l'écoulement du versant
septentrional, traversa les plaines, rencontra la dou-
bla tranchée des volcans éteints et s'en alla par là à
l'Océan; l'autre, l'écoulement du versant occidental,
tomba de montagne en montagne, côtoya cet autre
bloc de volcans expirés que nous nommons l'Ar-
dèche, et se perdit dans la Méditerranée, f.e premier
de ces écoulements, c'est le lUiin: le second, c'est le
rihônc.
Les premiers hommes que l'histoire voit poindre
siu- les bords du Rhin , c'est cette grande famille de
peuples à demi sauvages qui s'appelaient Celles, et
que Monic appelii (iniilois; qui ipaoruui liiif/ixi
LE KIIIN. 2;j'J
CelT-E, nostra vero Galli vocanlur, dit César.
Les Rauraques s'établirent plus près de la source ,
les Argentoraques et les 3Joguntiens plus près de
l'embouchure. Puis, quand l'heure fut venue, Rome
apparut : César passa le Rhin ; Drusus édifia ses
cinquante citadelles ; le consul iMunatius Plancus
commença une ville sur la croupe septentrionale du
Jura; Martius-Vipsanius Agrippa bâtit un fort de-
vant le dégorgement du Mcin, puis il établit une
colonie vis-à-vis de Tuitium ; le sénateur Antoine
fonda sous Néron un municipe près de la \wv
batave; et tout le Rhin fut sous la main de Rome.
Quand la vingt-deuxième légion, qui avait cami)é
sous les oliviers mêmes où agonisa Jésus-Chrisi ,
re^int du siège de Jéiusalem, Titus l'envoya sur le
Rhin. La légion romaine continua l'œuxrc de Mar-
tius Agrippa; une ville semblait nécessaire aux con-
quérants pour lier le .Mélibocus au Taunus; et
Moguntiacum, ébauchée par Marlius, fut construite
par la légion , puis agrandie ensuite par Trajan et
embellie par Adrien. — Chose frappante et qu'il
faut noter en passant ! — Cette vingt-deuxième
légion avait amené avec elle Crescentius, qui le
|)remier porta la [)arole du (>hrist dans le Rhingan
et y fonda la religion nouvelle. Dieu voulait que ces
mêmes honnnes aveugles qui axaient renversé la
dernière pierre du temple sur le Jourdain, eu repo
>jassent la première piern* sur le Rhin. — Après
îMo i.Li ir.i; \i\.
J'iiijaii cl Adiicii, \in( Julien, qui dressa une loi-
leresse sur le coullueut du Ilhiii cl de la Muselle ;
après Julien , Vaientinien , qui érigea des châteaux
sur les deux \olcans éteints que nous nommons le
Lowemberg et le Stromberg ; cl ainsi se trouva
nouée et consolidée en peu de siècles, comme une
chaîne ri\ée sur le fleuve, cette longue et robuste
ligne de colonies romaines , Vinicella , Mlavilla ,
Lorca, Trajani caslrum, Versalia , >îola Romano-
rum , Tunis Alba , Victoria , Rodobriga , Antonia-
cum, Sentiacum, Rigodulum , Rigoniagum , Tulpe-
lum, Broïluui, qui part de l;i (lornu Romanorum au
lac de (Constance, descend le Rhin en s'appuyaiit
sur Augusta, qui est Bàle; sur Argenlina, (pii est
Strasbourg; sur iMoguntiacum , qui est ^layence ;
sm- Confluentia, qui est Coblenz ; sur (iolonia Agrip-
pina , qui est Cologne; et va se rattacher, près de
rOcéan, h Trajectum-ad-AIosam, qui est Maëilricht,
et à ïrajecluin-ad-Rhenum, (pii est Litiecht.
Dès lors le Rhin fut romain. Il ne fut plus que
le fleuve arrosant la province hehétique ultérieure ,
la première et la seconde Germauie, la première
Belgique et la province batave. Le Gaulois chevelu
du Nord, que venait voir par curiosité au troisième
siècle le Gaulois à toge de Milan et le Gaulois à
braies de I.yon , le (Jaulois chevelu fut dompté. Les
châteaux romains de la ri\e gauche tinrent eu res-
ped la live droite, et le légionnaire vêtu de drap de
Li: KIILN. 2i»
Trêves, armé d'une peiluisaiie de roD^ies , n'eul
plus qu'à surveiller du haut des rochers le vi<ni\
chariot de guerre des Germains, massive tour rou-
lante , aux roues armées de faux , au timon hérissé
de i)i(iues, traînée par des bœufs, crénelée pour dix
archers, qui se hasardait quelquefois de l'antre côlé
du Rhin jusque sous la haliste des forteresses de
Drusus.
Cet effrayant passage des hommes du nord aux
régions du midi qui se renouvelle fatalement à de
certaines époques climatériqucs de la vie des nations
et qu'on appelle rin\asion des Barbares, vint sub-
merger Rome quand fut arrivé l'instant où Rome
devait se transforme)-. La barrière granitique et mi-
litaire des citadelles du Rhin fut écrasée par ce dé-
bordement, et il y eut un moment vers le sixième
siècle où les crêtes du Rhin furent couronnées de
ruines romaines conmie elles le sont aujourd'hui de
ruines féodales.
Charlemagne restaura ces décond)res , relit ces
forteresses, les opposa aux vieilles hordes germaines
renaissantes sous d'autres noms, aux Boëmans, aux
Abodrites, aux Welebales, aux Sarabes; bâtit à
Mayence, où fut enterrée sa fennne Fastrada , un
pont à piles de pierre dont on voit encore; , dit-on ,
les ruines sous l'eau; releva l'aqueduc de Bonn;
répara les voies romaines de Victoria , aujourd'hui
Ncuwied; d<- B;icchiiua, aujourd'hui Bacliarach ; de
••1
•24?. LLiJRE XI \.
Viiiicella, aujourd'hui Minkel; et de Throiius-Bac-
chi , aujourd'hui Trarbach ; et se construisit à lui-
luèuif, des débris d'uu bain de Julien, un palais, le
8aal , à Nieder-Ingelheim. Mais , malgré tout son
génie et toute sa volonté, Charlemagne ne fit que
galvaniser des ossements. La vieille Rome était
morte. La physionomie du Rhin était changée.
Déjà, comme je l'ai indiqué plus haut, sous la
domination romaine , un germe inaperçu avait été
déposé dans le Rhiugau. Le christianisme , cet aigle
divin qui commeuçait à déployer ses ailes, avait
pondu dans ces rochers son œuf qui contenait un
monde. A l'exemple de Crescenlius , ({ui , dès l'an
70, évangélisait le Taunus, saint Apollinaire avait
\isité Rigomagum ; saint Goar avait prêché à Bac-
chiara ; saint Martin, évê([ue de Tours, avait caté-
chisé Confluentia ; saint Materne , avant d'aller à
Tougres, avait habité Cologne; saint Eucharius s'é-
tait bâti un ermitage dans les bois près de Trêves,
et, dans les mêmes forêts, saint Gézélin, debout
jH-ndant trois ans sur une colonne, a\ait lutté corps
à corps avec une statue de Diane (pi'il avait fini par
faire crouler, pour ainsi dire, en la regardant. A
TrèNcs même beaucoup de chrétiens obscurs étaient
morts de la mort des martyrs dans la cour du palais
des préfets de la Gaule, el l'on a\ait jeté leur
cendre au veut; mais celte cendre était une se-
mence.
LE RHIN. ;>4;!
La graine était dans lo sillon; mais, lanl c|iu' diir.i
le passage des Barbares , rien ne leva.
Bien au contraire, il se fit un écroulement pro-
fond où la civilisation sembla tomber ; la chaîne des
traditions certaines se rompit ; l'histoire parut s'ef-
facer ; les hommes et les événements de cette som-
bre époque traversèrent le Rhin comme des ombres,
jetant à peine au fleuve un reflet fantastique, éva-
noui aussitôt qu'aperçu.
De là, pour le Uhin, après une période histori-
que, une période merveilleuse.
f/imagination de l'homme , pas plus que la na-
ture, n'accepte le vide. Où se tait le bruit humain
la nature fait jaser les nids d'oiseaux , chuchoter les
feuilles d'arbres et murmurer les mille voi\ de la
solitude. Où cesse la ciMtitude liistorique l'imagi-
nation fait vivre l'ombre, le rêve et l'apparence. Les
fables végètent , croissent, s'entremêlent ei fleuris-
sent dans les lacunes de l'histoire écroulée , connne
les aubépines el les gentianes dans les crevasses d'un
palais en ruine.
La civilisation est comme le soleil, elle a ses nuits
et ses jours, ses plénitudes et ses éclipses; elle dis-
paraît et reparaît.
Dès qu'une atd)e de civilisation renaissante com-
mença à poinrire stu' le Taunus, il y eut sur les
bords du Uliiu un adorable gazouillement de légen-
des el de fai)liau\ ; dans loules les parties éclairées
:>'. 'i I ITTRK \IV.
par co rnyon loinlain, mille figiiros surnalnrollos o(
charmantes resplendirent tout à coup, tandis que
dans les parties sombres des formes hideuses et
d'ellVayants fantômes s'agitaient. Alors, pendant que
se bâtissaient, avec de belles basaltes neuves, à côté
des décombres romains , aujourd'hui eflacés , les
châteaux saxons et gothiques, aujourd'hui déman-
telés, toute une population d'êtres imaginaires, en
communication directe avec les belles filles et les
beaux chevaliers , se répandit dans le Rhingau : les
oréades, qui prirent les bois; les ondins, qui prirent
les eaux; les gnomes , qui prirent le dedans de la
terre ; l'esprit des rochers ; le frappeur ; le chasseur
noii-, traversant les halliers monté sur im grand
cerf à seize andouiilers; la pucelle du marais noir;
les six piicelles du marais ronge ; >Vodan , le dieu à
dix mains; les douze hommes noirs; l'étourneau
((ui proposait des énigmes ; le corbeau cjui croassail
sa chanson ; la pie f{ui racontait l'histoire de sa
grand'mère ; les marmousets du Zcitelmoos ; Eve-
rard-le-Barbu, qui conseillait les princes égarés à la
chasse ; Sigefroi-le-Cornu , qui assommait les dra-
gons dans les antres. Le diable posa sa pierre à
Teulclstein et son éclelie à Teufelsleiter ; il osa
même aller prêcher publiquement à Gernsbach près
de la Korèt-Noire; mais heureusement Dieu dressa
de l'aiilre côté du fleuve, en face de la Chaire-du-
Diablc. I;i diaic de 1' \nge. Pcndanl cpie les Sept-
Montagnes, ce vaste cratère éteint, se reniplissaieni
de monstres, d'hydres et de spectres gigantesciues,
h l'autre extrémité de la chaîne, à l'entrée du Rhin-
gau , l'àpre vent de la AVisper apportait jusqu'à
Bingen des nuées de vieilles fées petites comme des
sauterelles. La mythologie se greffa dans ces vallées
sur la légende des saints et y produisit des résultats
étranges, bizarres fleurs de l'imagination liumaine.
Le Drachenfels eut, sous d'autres noms, sa Taras-
que et sa Sainte-Marthe ; la double fable d'Écho et
d'Hylas s'installa dans le redoutable rocher de Lur-
ley; la pucelle-serpent rampa dans les souterrains
d'Augst ; Hatto, le mauvais évéque, fut mangé dans
sa tour par ses sujets changés en rats ; les se|>i
sœurs moqueuses de Schœnberg furent métamor-
phosées en rochers, et le Rhin eut ses demoiselles
comme la Meuse avait ses dames. Le démon Urian
passa le Rhin à Dusseldorf, ayant sur son dos,
ployée en deux comme un sac de meunier, la grosse
dune qu'il avait prise au bord de la mer, à Leyde ,
pour engloutir Aix-la-(Jhapelle, et que, épuisé de
fatigue et trompé par une vieille femme , il laissa
tomber stupidement aux portes de la ville impériale
où celte dune est aujourd'hui le Loosberg. A cette
époque , plongée pour nous dans une pénombre où
des lueurs magiques étincellenl çà et là , ce ne snni
dansées bois, dans ces rochers, dans ces vallons,
qu'apparitions, visions, jirodigieuses rencontres,
51.
Uf, LF.TTHi: \n .
chasses diaboliques , clinteaiix infernaux , bruils de
harpes dans les taillis , chansons mélodieuses chan-
tées par des chanteuses invisibles , affreux éclats de
rire poussés par des passants mystérieux. Des héros
humains, presque aussi fantastiques que les person-
nages surnaturels , Cunon de Sayn , Sibo de Lorch ,
ta forte épée , Griso le païen, Attich , duc d'Al-
sace, Thassilo, duc de Bavière, Anthyse , duc des
Francs , Samo , roi des Vendes , errent effarés dans
ces futaies vertigineuses , cherchant et pleurant
leurs belles , longues et sveltes princesses blanches
couronnées de noms charmants , Gela , Garlinde ,
Liba, "W'illiswinde, Schonetta. Tous ces aventuriers,
à demi enfoncés dans l'impossible et tenant à peine
par le talon à la vie réelle, vont et viennent dans les
légendes, perdus vers le soir dans des forets inex-
tricables, cassant les ronces et les épines, comme ie
Chevalier de la mort d'Albert Durer, sous le
pas de leur lourd cheval , suivis de leur lévrier^
efflanqué, regardés entre deux branches par des
larves , et accostant dans l'ombre tantôt quelque
noir charbonnier assis près d'un feu , qui est Satan
entassant dans un chaudron les âmes des trépassés ;
tantôt des nymphes toutes nues qui leur offrent des
cassettes pleines de pierreries ; tantôt de petits hom-
mes vieux, lesquels leur rendent leur sœur, leur
lille ou leur fiancée , qu'ils ont retrouvée sur une
montagne endormie dans un lit de mousse , au fond
LE RHIN. 0',:
d'un beau pavillon tapissé de coraux, de coquilles
et de cristaux ; tantôt c|uelque puissant nain qui,
disent les vieux poèmes, tient parole de géant.
Parmi ces héros chimériques surgissent de temps
en temps des figures de chair et d'os : d'abord cl
surtout Charlemagne et Roland ; Charlemagne à
tous les âges, enfant, jeune homme, vieillard; Char-
lemagne que la légende fait naître chez un meunier
dans la Forêt-Noire; Roland, qu'elle fait mourir,
non à Roncevaux des coups de toute une armée ,
mais d'amour sur le Rhin , devant le couvent de
Nonnensvverth ; plus tard , l'empereur Othon , Fré-
déric Rarberousse et Adolphe de Nassau. Ces hom-
mes historiques mêlés dans les contes aux person-
nages merveilleux, c'est la tradition des faits réels
qui persiste sous l'encombrement des rêveries et des
imaginations, c'est l'histoire qui se fait vaguement
jour à travers les fables, c'est la ruine cpii reparaît
çà et là sous les fleurs.
(lependant les ombres se dissipent , les contes
s'effacent , le join- se fait , la civilisation se reforme
et l'histoire rei)rcnd figure avec elle.
Voici que quatre hommes venus de quatre côtés
différents se réunissent de temps en temps près
d'une pierre qui est au bord du Rhin , sur la rive
gauche, à quelques pas d'une allée d'arbres, entre
Rhens et Kapellen. Ces quatre hommes s'asseyent
sur cette pierre , et là ils font et défont les empe-
•)',,S l.KTTRi: \IV.
roiirs d' Allemagne. Ces hommes sonl les (iiialic
électeurs du Rhin; colle pierre, c'est le siège royal,
Kœnigsthiil.
Le lieu qu'ils ont choisi , à peu près au milieu de
la vallée du Rhin, Rhens, qui est à l'électeur de
Cologne , regarde à la fois , à l'ouest , sur la rive
gauche, Kapellen, qui est à l'électeur de Trêves; et
au nord, sur la rive droite, d'un côté Oberlahn-
stein , qui est à l'électeur de IMayence, et de l'autre
Braubach, qui est à l'électeur palatin. En une heure
chaque électeur peut se rendre à Rhens de chez lui.
De leur côté, tous les ans, le second jour de la
Pentecôte, les notables de Coblenz et de Rhens se
réunissent au même lieu sous prétexte de fête, et
confèrent entre eux de certaines choses obscures;
connnencement de commune et de bourgeoisie fai-
sant so(u-denient son trou dans les fondations du
formidable édifice germanique déjà tout construit ;
vivace et éternelle conspiration des petits contre les
grands germant audacicusement près du Kœnig-
sthiil, à roml)re même de ce trône de pierre de la
féodalité.
Presque au même endroit, dans le château élec-
toral de Stolzenfels , (pii domine la petite ville d<'
Kai)ellen, aujourd'hui ruine magnifique, AVerner,
arclievê((u(' de Cologne, loge et entretient de 1380
à 1/il8 des alchimisics (pii ne font pas d'or, mais
(|ui li()uv<'nl , m cbcmiiiant vers la pierre philoso-
M-, lUIlN. ?''■'
phalo , plusieurs des grandes lois do la chimie.
Ainsi, dans un espace de temps assez court, le
même point du Rhin, le lieu à peine remarciué au-
jourd'huiqui fait face à l'embouchure de la Lahn,
voit naiire pour l'zMlemagne l'empire, la démocratie;
cl la science.
Désormais le Rhin a pris un aspect tout ensem-
ble militaire et reli;^ieuv. Les abbayes et les cou-
vents se multiplient; les églises à mi-côte rattachent
aux donjons de la montagne les villages du bord du
lleuve, image frappante, et renouvelée à chaque
loiuiiant du Rhin, de la façon dont le prêtre doit
être situé dans la société humaine. Les princes ec-
clésiastiques multiplient les édifices dans le Rhin-
gau , comme avaient fait mille ans auparavant les
préfets de lîome. L'archevêque Baudouin de Trêves
bâtit l'église d'Oberwesel; l'archevêque Henri de
Wittingeii construit le pont de Coblenz sur la .Mo-
selle; l'archevêque "NValram de .luliers sanctifie par
une croix de pierre inagiii(i(piement sculptée les
ruhies romaines et U' pilon volcani((ue de Goders-
berg , mines et colline (piehpie peu suspectes de
magie. Le pouvoir spirituel et le pouvo'r temporel
se mêlent dans ces princes comme dans le pape. De
là une juridiction double ((iii prend l'àine et le
corps et ne s'arrête pas, comme dans les états |)iire-
mcnt séculiers, devant le bénéfice de clergie. lean
de n;irni<li. cliapeliiiii de S;iinl-(;n;ir, einpoisoinie
>.)0 LKITRi: \l\
avec le \in de la coninimiion sa daiuf , la roinlessc
de Katzenellenbogen ; l'électeur de Cologne, comme
son cvèque , l'excomniunie , et , comme son prince ,
le fait brûler vif.
De son côté l'électeur palatin sent le besoin de
protester perpétuellomeiU contre les empiétements
possibles des trois arclievèques de Cologne, de Trê-
ves et de Mayence ; et les comtesses palatines vont
faire leurs couches, en signe de souveraineté, dans
la Pfalz, tour bâtie devant Caub au milieu même du
Rhin.
En même temps, au milieu de ces développe-
ments simultanés ou successifs des princes-élec-
teurs, les ordns de chevalerie prennent position sur
le Rhin. L'ordre Teutonique s'installe à Mayence ,
en vue du Taunus , tandis que , près de Trêves, en
vue des Sept-Montagnes , les chevaliers de Rhodes
s'établissent à Martinshof. De Mayence l'ordre Teu-
tonique se ramifie jusqu'à Coblenz , où une de ses
commanderies prend pied. Les Templiers , déjà
maîtres de Courgenay et de Porentruy dans l'évéché
de Bàle, avaient Boppart et Saint-Goar au bord du
Rhin , et Trarbach enlre le Rhin et la Moselle.
C'est ce môme Trarbach, le pays des vins exquis, le
Thronus-Bacchi des I romains, qui appartint plus
tard à ce Pierre Flotte , que le pape Boniface appe-
lait horçine de corps et a veuf/ te d' esprit.
l'andis (pie les princes, les évêques el les rlieva-
l.K HIII.X. '..I
lieis laisiiieiit leurs fondations, le cominerte faisait
ses colonies. Une foule de petites villes marchandes
germèrent, à l'imitation de Coblenz sur la Moselle
et de Mayence devant le Mein, au confluent de
toutes les rivières et de tous les torrents que versent
dans le Rhin les innombrables vallées du Hiinds-
ruck, du Hohenruck, des crêtes de llammerstein et
fies Sepl-Montagnes. Bingen se posa sur la Niihe ;
rsiederlahnstein , sur la I.ahn ; Engers , vis-à-vis la
Sayn: Irriich, sur la >Vied; Lin/., en face de l'Aar;
Kheindorf, sur les ^Jahrbachs; et Bergliein , sur la
Sieg.
(Cependant , dans tous les intervalles qui sépa-
raient les princes ecclésiastiques et les princes féo-
daux, les commanderies des chevaliers-moines et les
bailliages des communes, l'esprit des temps cl la
nature des lieux avaient fait croître une singuHèie
race de seigneurs. Du lac de Constance au\ Sept-
Montagnes, c!ia([ue crête du llhin avait son burg cl
son burgrave. Ces formidables barons du llhin ,
produits robustes d'une natinc âpre et farouche ,
nichés dans les basaltes et les bruxères, crénelés
dans leur trou et servis à genoux par leurs olïiciers
c(mimc l'empereur, honmies de |)roie tenant loiil
ensend)I(' de l'aigle et du hibou , puissanis sciile-
menl autour d'eux , mais lout-puissanls autour
d'eux, maîtrisaient le ravin el la vallée, levaioni (h s
soldats, baltaieni les roulis, iiiiposai'iil de> péages ,
:>.:,'> i.i.i JKi: m\.
raiiçuijiiaiont k-s iiiarcliaïuls , qu'ils \iiit>seiil de
Saint-Gall ou de Dusseldorf , barraient le Rhin avec
leur cliaîne, et envoyaient fièienicnt des eartels aux
villes voisines quand elles se hasardaient à leur faire
alïront. C'est ainsi ((ue le hurgrave d'Ockenfels pro-
\oqua la grosse connmuie de Linz , et le chevalier
Hausner du Hegau la ville iiupériale de Kaufbeuern.
Quelquefois, dans ces étranges duels, les villes, ne
se sentant ])as assez fortes, avaient peur et deman-
daient secours à l'enq^ereur ; alors le bnrgra\e
éclatait de rire, et, à la prochaine fête patronale, il
allait insoleunnent au lournoi de la Aille monté sur
l'âne de son meunier, l'endant les ellVoyables guer-
res d'Adolphe de \assau et de Didier d'Isembourg,
plusieurs de ces chevaliers (jui avaient leurs forte-
resses dans le Taunus, poussèrent l'audace jns((u'à
aller piller un des faubourgs de Mayencc sous les
yeux mêmes des deux |)rétentlants qui se dispu-
taient la ville. C'était leur façon d'être neutres. Le
hurgrave n'était ni pour Isembourg, ni pour Nas-
sau ; il était pour le hurgrave. Ce n'est que sous
lAlaximilien , quand le grand capitaine du Saint-En)-
pire, George de Frundsberg, eut détruit le dernier
des bui'gs, Ilohcnkraehen, qu'expira cette redou-
table espèce de gentilshonnnes sauvages qui com-
mence au dixième siècle par les burjjrax es-héros et
(pii linit au seizième par les burgraves-brigaiids.
Mais les choses invisibles dont les résultats ne
preniienl corps {ju'après beaucoup d'aïuiécs s'ac-
complissaient aussi sur le Rhin, lui nièaïc temps
que le commerce , et sur le.; mêmes bateaux , pom"
ainsi dire, l'esprit d'hérésie, d'examen et de liberté
montait et descendait ce grand fleuve sur lequel il
semble que toute la pensée de l'humanité dût pas-
ser. On pourrait dire que l'àme de Tanquelin , qui
au douzième siècle prêchait contre le pape devant
la cathédrale d'Anvers, escorté de trois mille sec-
taires armés, avec la pompe et l'équipage d'un roi,
remonta le Rhin après sa mort et alla inspirer Jean
Iluss dans sa maison de Constance, puis des Alpes
redescendit le Rhône et fit surgir Uoucet dans le
conitat d'Avignon. Jean Huss fut brûlé, Doucet fut
écartelé. L'heure de Luther n'avait pas encore
sonné. Dans les voies de la Providence, il y a des
hommes pour les fruits verts et d'autres hommes
pour les fruits miirs.
Cependant le seizième siècle approchait. Le Rhin
avait vu naîire au quatorzième siècle, non loin de
lui, à Nuremberg, l'artillerie ; et au quinzième, sur
sa rive même, h Strasbourg, rim])iimerie. En 1^00,
Cologne avait fondu la fameuse coulevrine de qua-
torze pieds de long. En 1/|72, Vindclin de Spire
avait imprimé sa Bible. Lu nouveau monde allait
surgir, et , chose remarquable et digne qu'on y in-
siste, c'est sur les bords du Rhin que venaient de
tr()U\er et de prendre une nouvelle forme ces deux
■>.2
2,)'i LKTTRi: MV.
iiiyslé'ik'ux oiilils avt'C lesquels Dieu ira\ aille sans
cesse à la civilisation de riiomino , la catapulte et le
livre, la guerre et la pensée.
Le Rhin , dans les destinées de l'Europe , a une
sorte de signification providentielle. C'est le grand
fossé transversal qui sépare le Sud du Nord. La
Providence en a fait le fleuve-frontière ; les forte-
resses en ont fait le fleuve-muraille. Le Rhin a vu
la figure et a reflété l'ombre de presque tous les
grands hommes de guerre qui, depuis trente siècles,
ont lalîouré le vieux continent avec ce soc qu'on
appelle l'épée. César a traversé le Rhin en montant
du midi ; Attila a traversé le Rhin en descendant du
septentrion. Clovis y a gagné la bataille de Tolbiac.
Charlemagne et Bonaparte y ont régné. L'empe-
reur Frédéric - liarberousse , l'empereur Rodolphe
de Hapsbourg et le palatin Frédéric I" y ont été
grands, victorieux et formidables. Gustave Adolphe
y a connnandé ses armées du haut de la gnéi-ite de
Caub. Louis XIV a vu le Rhin. Enf/hien cl ConcU
Vont fasse. Hélas! Turenne aussi. Drusus y a sa
pierre à IMayence comme Marceau à Coblenz et
Hoche à Andernach. Pour l'œil du penseur qui voit
vivre l'histoire , deux grands aigles planent perpé-
tuellenu'nt sur le Rhin , l'aigle des légions romaines
et l'aigle des régiments français.
Ce noble Rhin <juc les Romains nommaient Rlic^
nus supcrhus, lanlol porte les ponts de bateaux
LE RHIN. '^''■'
hérissés de lances , de perluisanes ou do baïonnettes
qui versent sur l'Allemagne les wniées d'Italie,
d'Espagne et de France , ou reversent sur l'ancien
monde romain , toujours géographi(iu'.>menl adhé-
rent, les anciennes hordes barbares, toujours les
mêmes aussi; tantôt charrie pacifiquement les sapins
de la Murg et de Saint-Gall, les porphyres et les
serpentines de Bàle, la potasse de Bingen , le sel
de Karlshall, les cuirs de Stromberg, le vif-argenl
de Lansberg, les vins de Johannisberg et de liacha--
rach , les ardoises de Caub, les saumons d'Oberwesel,
les cerises de Salzig, le charbon de bois de Boppart,
la vaisselle de ferblanc de Col)lenz , la verrerie de la
Moselle, les fers forgés de Bendorf, les tufs et les
meules d'Andernach, les tôles de Neuwied, les eaux
minérales d'Antoniustein , les draps et les poteries de
Wallendar, les vins rouges de l'Aar, le cuivre et le
plomb de Linz, la pierre de taille de Kœnigswinter,
les laines et les soieries de Cologne ; et il accomplit
majestueusement à travers l'Europe , selon la volonté
de Dieu , sa double fonction de fleuve de la guerre
et de fleuve de la paix, ayant sans interruption sur
la double rangée de collines qui encaisse la plus no-
table partie de son cours, d'un côté des chèm^s, de
l'autre des vignes, c'est-à-dire d'un côté le uoid, de
l'autre le midi ; d'un côté la force, de l'autre la joie
Pour Homère, le Rhin n'existait pas. C'étail un
des (louves probables , mais inconnus , (\v ce sombro
r>:.r> LETTRr, MV.
pays (les ('jinni(''neiis sur lesquels il pleni sans res.M*
et qui ne ^oie^t jamais le soleil. Pour Virgile , ce
n'élait pas le fleuve inconnu , mais le fleuve glacé.
Frifjora R/ieiii. Pour Sliakspeare , c'est (e beau
Rhin: « BeautifulRhine. » Pour nous, jusqu'au
jour où le Rhin sera la question de T Europe, c'est
l'excursion pittoresque à la mode, la promenade des
désœuvrés d'Ems , de Bade et de Spa.
Pétrarque est venu h Aix-la-Chapelle , mais je ne
crois pas c[u'il ait parlé du Rhin.
La géographie donne , avec cette volonté inflexible
des pentes , des bassins et des versants que tous les
congres du monde ne peuvent contrarier long-temps,
la géographie donne la rive gauche du Rhin à la
France. La divine Providence lui a donné trois fois
les deux rives. SousPepin-le-Bref, sous Charlemagne
et sous Napoléon.
L'empire de Pepin-le-Bref était à cheval sur le
Rhin. Il comprenait la France proprement dite, moins
l'Aquitaine et la Gascogne, et l'Allemagne propre-
ment dite, jusqu'au pays des Bavarois exclusivement.
L'empire de Charlemagne était deux fois plus
grand que ne l'a été l'empire de Napoléon.
Il est vrai, et ceci est considérable, que Napoléon
avait trois empires, ou, pour mieux dire, était em-
pereur de trois façons : immédiatement et directe-
ment , de l'empire français ; médiatement et par ses
fr^'res, dé rrsjiagne, de l'Italie, delà Westphalio et
LK RHIN. 557
de la Hollande , royaumes dont il avait fait les contre-
forts de l'empire central ; moralement et par droit
de suprématie, de l'Europe, qui n'était plus que la
base, de jour en jour plus envahie , de son prodigieux
édifice.
Compris de cette manière , l'empire de Napoléon
égalait au moins celui de Charlemagne. •
Gharlenîagne , dont l'empire avait le même centre
et le même mode de génération que l'empire de
Napoléon , prit et aggloméra autour de l'héritage de
Pepin-le-Bref la Saxe jusqu'à l'Elbe, la Germanie
jusqu'à la Saal, l'EscIavonie jusqu'au Danube, la
Dahuatie jusqu'aux bouches du Cattaro, l'Italie jus-
qu'à Gaëte, l'Espagne jusqu'à l'Èbre.
Il ne s'arrêta en Italie qu'aux limites des Béné-
veutins et des Grecs , et en Espagne qu'aux frontières
des Sarrasins.
Quand cette immense formation se décomposa
pour la première fois, en 8/i3 , Louis-le-Débonnaire
étant mort et ayant déjà laissé reprendre aux Sarra-
sins leur part, c'est-à-dire toute la tranche de l'Es-
pagne comprise entre l'Èbre et le Llobregat, des trois
morceaux en lesquels l'empire se brisa il y eut de
quoi faire un empereur, Lothairc, qui eut l'Italie et
un grand fragment triangulaire de la Gaule; et deux
rois, Louis, (jni eut la Germanie, et (Charles, qui
eut la France. Puis, en 855, quand le premier des
trois lambeaux se divisa à son loiir, de ces morreauv
rr.
5:,8 LETTRE XIV.
d'un morcoaii de l'ompire do Charlomagno on pnl
fincore fairo un empereur, Lonis, avec l'Italie; un
roi, Charles, avec la Provence et la Bourgogne; et
un autre roi, Lothaire, avec l'Austrasic, qui s'appela
dès lors Lotharingie, puis Lorraine. Quand vint le
moment où le deuxième lot , le royaume de Louis-
le-Germanique, se déchira , le plus gros débris forma
l'empire d'Allemagne, et dans les petits fragments
s'installa l'imionibrable fourmilière des comtés, des
duchés , des principautés et des villes libres, protégée
par les margraviats , gardiens des frontières. Enfin ,
quand le troisième morceau , l'état de Charles-le-
Chauve , plia et se rompit sous le poids des ans et
des princes , cette dernière ruine suffit pour la for-
mation d'un roi, le roi de France; de cinq ducs
souverains, les ducs de Bourgogne, de Normandie,
de Bretagne , d'Aquitaine et de Gascogne; et de trois
comtes-princes , le comte de Champagne , le comte
de Toulouse et le comte de Flandre.
Ces empereurs-là sont des titans. Ils tiennent un
moment l'univers dans leurs mains , puis la mort leur
écarte les doigts , et tout tombe.
On peut dire que la rive droite du Rhin appartint
h Napoléon connue à Chailomagne.
Bonaparte ne rêva pas un duché du llhin , comme
ra\ aient fait quelques politiques médiocres dans la
longue lutte de la maison de France contre la maison
d' Aulrirhe. Il savait (pi'nn rovanmelongiliulinal qui
I.K KM IN. h.fl
n'osl pas insulaire pst iinpossihlo; il plie oi so roupe
en deux au premier clioc violent. Il ne faut pas
qu'une principauté affecte l'ordre simple ; l'ordre
profond est nécessaire aux états |)ourse maintenir et
résister. A quelques mutilations et à quelques agglo-
mérations près , l'empereur prit la confédération du
Rhin telle que la géographie et l'histoire l'avaient
faite, et se contenta de la systématiser. Il faut que la
confédération du Rhin fasse front et obstacle au Nord
ou au iMidi. Elle était posée contre la France, l'em-
pereur la retourna. Sa politique était une main qui
plaçait et déplaçait les empires avec la force d'un
géant et la sagacité d'un joueur d'échecs. En gran-
dissant les princes du Rhin , l'empereur comprit qu'il
accroissait la couronne de France et qu'il diminuait
la couronne d'Allemagne. En elTet , ces électeurs
devenus rois , ces margraves et ces landgraves de-
venus grands-ducs, gagnaient en escarpements du
côté de l'Autriche et de la Russie ce qu'ils perdaient
du côté de la France , grands par devant , petits par
derrière, rois pour les empereurs du nord, préfets
pour Napoléon.
Ainsi pour le Rhin quatre phases bien distinctes,
quatre i)hysion()mies bien tranchées. Première phase :
l'époque antédiluvienne et peul-ètre préadamile, les
volcans; deuxième phase : l'époque historique an-
cienne, luttes de la Cermani(; et de l'onie, où rayonne
César: troisième [)has<' : l'épocpic merveilleuse où
2fio r.ETTP.i: \iv.
siirgil Cliarloinagnc ; (|iiatriOino pliaso : l'époquo
lîisloriqiie moderne , luîtes de l'Alleniagnc et de la
France, que domine Napoléon. Car, quoi que fasse
l'écrivain pour é\iter la monotonie de ces grandes
gloires, quand on traverse l'histoire européenne d'un
bout h l'autre, César, Charlemagne et Napoléon sont
les trois énormes bornes milliaires , ou plutôt millé-
naires , qu'on retrouve toujours sur son chemin.
Et maintenant , pour terminer par une dernière
observation , le Rhin , fleuve providentiel , semble
être aussi un fleuve symbolique. Dans sa penle ,
dans son cours , dans les miiieuv qu'il traverse, il
est, pour ainsi dire, l'image de la civilisation, qu'il
a déjà tant servie et qu'il servira tant encore. Il des-
cend de Constance à Rotterdam , du pays des aigles
à la ville des harengs , de la cité des papes , des con-
ciles et des empereurs au comptoir des marchands
et des bourgeois, des Alpes h l'Océan, comme l'hu-
manité elle-même est descendue des idées hautes,
immuables, inaccessibles, sereines, resplendissantes ,
aux idées larges , mobiles , orageuses , sombres ,
utiles , navigables , dangereuses, insondables , qui se
chargent de tout , qui portent tout, qui fécondent
tout, qui engloutissent tout; de la théocratie à la
démocratie, d'une grande chose à une autre grande
chose.
LETTRE XV
LA SOURIS.
D'où viennem les nuées dn ciel el les sourires îles feinmes. —
Cu tableau. — Velinicli. — L'auteur recueille une Foule «le
mauvais propos louciiant une ruine i[ui fait beaucoup .j.is«-r
siu- sou compte. — Une sombre aventure. — IVIaxiine gt'uié-
rale : ne re<lemaiulez pas une chose, quand elle est d'aryenl,
à celui ((ui l'a volée, quand il est prince. — Ce que c'est (pie
la montaene voisine. — A quoi sou{;eait le conjjrès, eu 1815,
de donner aux Borusses le pays des Ubiens?-^ Le voya«-eur
monte l'escalier qu'on ne monte plus. —Un paysage du Khiu
a vol d'oiseau. — Le voyageur réclame et demande quelques
spectres de bonne volonic. — H ne réussit qu'à se faire sif-
fler. — Intérieur de la rune mal famée. — Description mi-
nutieuse. — Quatre pa^es d'un portefeuille. — Plue'hvius et
Kutorga. — Die Maille. - Que tous les cluils ne mangent
pas toutes les souris. — Le voyageur marche sur l'herbe
épaisse, ce .pii lui' rappelle des choses passées — Il ren-
contre le génie familier du lieu, Ic.pul ne lui uioutrc aucune
nicclianlc luinicur.
Saint-Goar, aoiit.
Samedi passé il avait plu tonto la nialiuéo. J'avais
pi-is passage à Aiidornacli sur le dampfsdiiff le vS/^/r/^-
Manheim. Nous remoulions le Rhin depuis quel-
(pu's lienrcs lorscpie tout à coup, par je ne sais
or,-!! LETTRE XV.
quel capi'iro, car d'ordinaire c'est do là que vien-
nent les nuées, le vent du sud-ouest, le Favonius de
Virgile et d'Horace, le même qui, sous le nom de
Fôhn, fait de si terribles orages sur le lac de Con-
stance, trcua d'un coup d'aile la grosse voûte de
nuages que nous avions sur nos lèles et se mit à en
disperser les débris dans tous les coins du ciel avec
une joie d'enfant. En quelques minutes la vraie et
éternelle coupole bleue reparut appuyée sur les
quatre coins de l'horizon , et un chaud rayon de
midi fit remonter tous les voyageurs sur le pont.
En ce moment-là nous passions , toujours entre
les V 'urnes et les chênes, devant un pittoresque et
vieux village de la rive droite, Velmich, dont le clo-
cher roman, aujourd'hui stupidement châtré et res-
tauré , était flanqué il y a peu d'années encore de
quatre tourelles-vedettes comme la tour militaire
d'un burgrave. Au-dessus de Velmich s'élevait pres-
que verticalement un de ces énormes bancs de laves
dont la coupe sur le Rhin ressemble, dans des pro-
portions démesurées, à la cassure d'un tronc d'arbre
à demi entaillé par la hache du bûcheron. Sur cette
croupe volcanique une superbe forteresse féodale
ruinée, de la même pierre et de la môme couleur,
se dressait comme une excroissance naturelle de la
moiilagiio. Tout au bord du llliin iial)illair un groupe
de jctnics la\('iises hall.nil gaif-mcul leur linge au
soh'il.
LA SOURIS. 20J
Cctlc livc in'a leulé; je m'y suis l'ail descendre.
Je connaissais la ruine de Velmicli comme une des
plus mai famées el des moins visitées qu'il y eût
sur le Rhin. Pour les voyageurs, elle est d'un abord
difficile et , dit-on môme , dangereux. Pour les
paysans, elle est pleine de spectres et d'histoires
eiïrayantes. Elle est habitée par des flammes vi-
vantes qui le jour se cachent dans des souterrains
inaccessibles et ne deviennent visibles que la nuit
au haut de la grande tour ronde. Cette grande tour
n'est elle-même que le prolongement hors de teric
d'un immense puits comblé aujourd'hui, qui trouait
jadis tout le mont et descendait plus bas que le ni-
\eau du Rhin. Dans ce puits un seigneur de Vel-
mich , un Falkeiistein , nom fatal dans les légendes ,
lequel vivait au quatorzième siècle, faisait jeter sans
confession qui bon lui semblait parmi les passants
ou parmi ses vassaux. Ce sont toutes ces âmes en
peine qui habitent maintenant le château. Il y avait
à cette époque dans le clocher de Vclmich une clo-
che d'argent donnée et bénite par Winfried , évèquc
de Mayence, en l'année 7/(0, temps mémorable où
Constantin VI était empereur de Rome à Constanli-
nople, où le roi païen Massilies avait quatre royaumes
en Espagne et où régnait en France le roi Clotaire^
l)lus tard evconummié de triple excommunication
par saint Zacharie , (pialre-vingt-quatorzième pape.
On ne sonnait jamais celte cloche cpie |)our les
2C1 LKTTRE XV.
prières de quarante heures quand un seigneur de
AVelmich était gravement malade et en danger de
mort. Or Falkenstein, qui ne croyait pas à Dieu,
qui ne croyait pas même au diable, et qui avait be-
soin d'argent , eut envie de cette belle cloche. Il la
fit arracher du clocher et apporter dans son donjon.
Le prieur de Velmich s'émut et monta chez le sei-
gneur, en chasuble et en étole , précédé de deux
enfants de chœur portant la croix, pour redeman-
der sa cloche. Falkenstein se prit à rire et lui cria :
Tu veux ta cloche? eh bien, tu l'auras, et
elle ne te quittera plus. Cela dit, il fit jeter le
prêtre dans le puits de la tour avec la cloche d'ar-
gent liée au cou. Puis, sur l'ordre du burgrave, on
condjla avec de grosses pierres, par-dessus le prêtre
et la cloche , soixante aunes du puits. Quelques
jours après Falkenstein tomba subitement malade.
Alors, quand la nuit fut venue , l'astrologue et le
médecin qui veillaient près du burgrave entendirent
avec terreur le glas de la cloche d'argent sortir des
profondeurs de la terre. Le lendemain Falkenstein
était mort. Depuis ce temps-là, tous les ans, quand
revient répo(pie de la mort du burgrave, dans la
nuit du 18 janvier, fête de la Chaire de saint Pierre
à Rome , on entend distinctement la cloche d'argent
tinter sous la montagne. — Voilà une des histoires.
— Ajoutez à cela que le mont voisin , ({ui encaisse
(if l'autre côté le torrent de Aelniich, est lui-même
LA bOUr.iS. :'.Gj
loul ('iitit-r la lombe d'un ancien géant; car l'imagi-
nation des honnnes , qui a vu avec raison dans les
volcans les grandes forges de la nature , a mis des
cyclopes partout où elle a vu fumer des montagnes,
et tous les Etnas ont leur Polyphème.
J'ai donc commencé à gra\ir vers la ruine entre
le souvenir de Falkenstein et le souvenir du géanl.
Il faut vous dire que je m'étais d'abord fait indiquer
le meilleur sentier par des enfants du village, ser-
vice pour lequel je leur ai laissé prendre dans ma
bourse tout ce qu'ils ont voulu; car les pièces d'ar-
gent et de cuivre de ces peuples lointains, tlialers,
gros, pfennings, sont les choses les plus fanlasti({ues
et les plus inintelligibles du monde, et, pour ma
part , je ne comprends rien à ces monnaies barbares
imposées par les lîorusses au pays des U biens.
Le sentier est âpre en effet ; dangereux , non ; si
ce n'est pour les personnes sujettes au vertige , ou
peut-être après les grosses pluies, quand la terre et
la roche sont glissantes. Du reste, cette ruine mau-
dite et redoutée a sur les autres ruines du Rhin
l'axantage de n'ôlre pas exploitée. Aucun officieux
ne vous suit dans l'ascension , aucun démonstrateur
des spectres ne vous demande pour boire, aucune
l)ortc verrouillée et cadenassée ne vous barre le
chemin à mi-côte. On grimpe, on escalade le \ieil
escalier de basalte des burgraves qui reparaît encore
par endroits , on s'accioche au\ broussailles et aux
23
'df. L Kl tri; w.
touiïc's d'iicibc , pt'i'soiinc ne vous aide cl personne
ne vous gène. Au bout de vingt minutes j'étais au
souHuet du mont, au seuil de la ruine. Là, je
me suis retourné et j'ai fait halte un moment avant
d'entier. Derrière moi, sous une poterne changée
en crevasse informe, montait un roide escalier
cliangé en rampe de gazon. Devant moi se dévelop-
pait un immense paysage presque géométriquement
composé , sans froideur pourtant , de tranches con-
centriques; à mes pieds, le village groupé autour
de son clocher, autour du village un tournant du
Ilhin, autour du Rhin un sombre croissant de mon-
tagnes couronnées au loin ça et là de donjons et de
vieux châteaux, autour el au-dessus des montagnes
la rondeur du ciel bleu.
Après avoir repris haleine , je suis entré sous
la poterne et j'ai commencé à escalader la pente
étroite de gazon. En cet instanl-là , la forteresse
éventréc m'est apparue avec un aspect si délabré et
ime figure si formidable et si sauvage que j'avoue
que je n'aurais pas été surpris le moins du monde
de voir sortir de dessous les rideaux de lierre ([uel-
(juc forme surnaturelle portant des lleurs bizarres
dans son tablier, Cela, la fiancée de Barberousse,
ou Iliklegarde, la femme de Charlemagne, cette
douce impératrice (pii connaissait les vertus occultes
des simples et des minéraux el qui allait herborisant
dans les montagnes, .l'ai legaidé un moment vers
LA SOTI^IS. 507
la muraillf^ soptontrionnlc avec je no sais quel vagno
désir de voir se dresser brusquement entre les
pierres les lutins qui sont parlouf au ?iOfd,
comme disait le gnome à Cimon de Sayn , ou les
trois petites vieilles chantant la sinistre chanson des
légendes :
Sur la toiribe du géant
J'ai cueilli trois brins d'orties;
Vm fil les ai converties :
Prenez, ma sœur, ce présent.
Mais il a fallu me résigner à ne lien voir et à ne
rien entendre que le sifflement ironique d'un merle
des rochers perché je ne sais où.
iMaiuîenant , ami, si vous voulez avoir une idée
coni])Iète de l'intérieur de celte ruine fameuse et
inconnue, je ne puis mieux faire que de transcrire
ici ce que j'écrivais sur mon livre de notes à chaque
pas que j'y faisais, (^'est la chose vue pêle-mêle, minu-
tieusement, mais prise sur le fait et par conséquent
ressemblante.
« Je suis dans la ruine. — La toiu- ronde, (pioi-
(lue rongée au sonnnet, est encore d'une élévation
prodigieuse. Aux deux tiers de sa hauteur, entailles
verticales d'un pont-levis dont la baie est murée. —
De tontes parts grands murs à fenêtres déformées
dessinant encore des salles sans portes ni plafonds.
— Étages sans (>scaliers — escali<'rs sans chambres.
— Sel inégal , mont ucuv , formé de miùIcs cllon-
0(18 M'TTRf': XV.
dri'os, fouvcil d'iierhos. rouillis iiiî'xlricablo. —
.l'ai déjà souvent admiré avec quelle jalousie de pro-
priétaire avare la solilude garde, enclôl et défend ce
que l'homme lui a une fois abandonné. Elle dispose
et hérisse soigneusement sur le seuil les broussailles
les plus féroces, les plantes les plus méchantes et
les mieux armées, le houx, l'ortie, le chardon,
l'aubépine, la lande, c'est-à-dire plus d'ongles et de
griffes qu'il n'y en a dans une ménagerie de tigres.
A travers ces buissons revèches et hargneux, la ronce,
ce serpent de la végétation , s'allonge et se glisse et
vient vous mordre les pieds. Ici , du reste , comme
la nature n'oublie jamais l'ornement , ce fouillis est
charmant, (i'est une sorte de gros bouquet sauvage
où abondent des plantes de tonte forme et de toute
espèce, les unes avec leurs fleurs, les autres avec
leurs fruils, celles-là avec leur riche feuillage d'au-
lomne, mauve, liseron, clochette, anis, pimpre-
nelle, bouillon-blanc, gentiane jaune, fraisier, thym,
le prunellier tout violet, l'aubépine qu'en août on
devrait appeler rouge-épine avec ses baies écarlates ,
les longs sarments chargés de mûres de la ronce
d(^à couleur de sang. — Vi\ sureau. — Deux jolis
acacias. — Coin inattendu où quelque paysan vol-
tairien, prolilant de la superstition des autres, se
cultive pour lui-même un petit carré de betteraves,
IJe cpioi faire un morceau de sucre. — A ma gauche
la tour sans porte, ni croisée, ni entrée ^isibIe. A
LA SOURIS. ''<'9
ma droito , un souterrain défoncé par la voùlc
Chanoié en gouffre. — Bruit superbe du vent, ad-
mirable ciel bleu aux crevasses de l'immense ma-
sui-e. — Je vais monter par un escalier d'herbe
dans une espèce de salle haute. — J'y suis. —Rien
que deux vues magiques sur le Rhin , les collines et
les villages. — Je me penche dans le compartiment
au fond duquel est le souterrain-gouffre. — An-
dessus de ma tète deux arrachements de cheminées
sculptées en granit bleu , quinzième siècle. Reste de
suie et de fumée à l'àtre. — Peintures effacées aux
fenêtres. — Là-haut une jolie tourelle sans toit ni
escalier , pleine de plantes ileuries qui se penchent
pour me regaider. — J'entends rire les laveuses du
Rhin. Je redescends dans une salle basse. — Rien.
Traces de fouilles dans le pavé. Quelque trésor en-
foui par les gnomes que les paysans auront cherché.
— Autre salle basse. — Trou carré au centre don-
nant dans un caveau. Ces deux noms sur le mur :
Phœdoivius, Kulorga. J'écris le mien à côté avec
un morceau de basalte pointu. — Autre caveau. —
I\ion. — D'ici je revois le gouffre. Il est inacces-
sible. Un rayon de soleil y pénètre. — Ce souter-
rain est au bas du grand donjon carré ([ni occupait
l'angle opposé à la lour ronde. Ce devait être la
prison du burg. — Grand compartiment faisant face
au Rhin. — Trois (hcminées, dont une à colon-
uellfs, peiMlnil arrachées à diverses hauleurs. Trois
'^70 LETTRR XV.
('•tages défonci's sous mes pieds. Au fond , doux ar-
ches voûtées, A l'une , des branches mortes ; à l'au-
tre, deux jolis rameaux de lierre qui se balancent
gracieusement. J'y vais. Yoùtes construites sur la
basalte même du mont qui reparaît à vif. Traces de
fumée. Dans l'autre grand compartiment où je suis
entré tout d'abord et qui a dû être la cour, près de
la tour ronde, plâtrage blanc sur le mur avec un
reste de peinture et ces deux chiffres tracés en rouge :
23 — 18 — (sir) (^^ SK . — Je fais le tour extérieur
du château par le fossé. — Escalade assez pénible.
— L'herbe glisse. — Il faut ramper de broussaille
en broussaille au-dessus d'un précipice assez pro-
fond. Toujours pas d'entrée ni de trace de porte
murée au bas de ia grande tour. Reste de peintures
sur les mâchicoulis. Le vent tourne les feuillets de
mon livre et me gêne pour écrire, — Je vais ren-
trer dans la ruine. — J'y suis. — J'écris sur une
petite console de velours vert que me prête le
vieux mur. »
J'ai oublié de vous dire que cette énorme ruine
s'appelle ta Souris (die Mause). Voici pourquoi.
Au douzième siècle , il n'y avait là qu'un petit
burg toujouis guetté et fort souvent molesté par un
gros château -fort situé une demi -lieue plus loin
qu'on appelait le Chai, die Katz, par abréviation
du nom de son seignem-, Kaizejiellenbogen. Kuno
LA SOURIS. 571
de Falkenstoiii , à qui le cliélif hiirg de Velniirh
ccliiil en héritage , le lit raser et construisit à la
même place un ciiàteau beaucoup plus grand que le
château voisin , en déclarant que désormais ce se-
rait la Souris qui manf/erait te Chat.
Il avait raison. Die M a use en effet, quoique
tombée aujourd'hui , est encore une sinistre et re-
doutable commère sortie jadis armée et vivante,
avec ses hanches de lave et de basalte, des entiailles
mêmes de ce volcan éteint qui la porte, ce semble,
avec orgueil. Je ne pense pas que personne ait ja-
mais été tenté de railler cette montagne qui a en-
fanté cette souris.
Je suis resté dans la masure jusqu'au coucher du
soleil, qui est aussi une heure de spectres et de fan-
tômes. Ami, il me semblait que j'étais redevenu un
joyeux écolier; j'errais et je grimpais partout, je
dérangais les grosses pierres, je mangeais des mûres
sauvages, je tâchais d'irriter, pour les faire sortir de
leur ombre , les habitants surnaturels ; et , comme
j'écrasais des épaisseurs d'herbes en marchant au
hasard, je sentais monter vaguement jusqu'à moi
celte odeur acre des plantes des ruines que j'ai tant
aimée dans mon enfance.
Après tout , il est certain qu'avec sa mauvaise
renommée de puits |)lein d'âmes et de squelette^,
cette ini|)éuétrable tour sans portes ni fenêtres est
d'un aspect lugubre et singulier.
•yni LETTRE XV.
Cependant le soleil élail descendu derrière la
monlagne el j'allais faire comme Ini, quand quelque
chose d'étrange a tont à coup remué près de moi.
Je me suis penché. Un grand lézard d'une forme
extraordinaire, d'environ neuf pouces de long, à
gros ventre, à queue courte, à tète plate et trian-
gulaire comme une vipère , noir comme l'encre et
traversé de la tête à la queue par deux raies d'un
jaune d'or, posait ses quatre pattes noires à coudes
saillants sur les herbes humides et rampait lente-
ment vers une crevasse basse du vieux mur. C'était
l'habitant mystérieux et solitaire de cette ruine , la
bête-génie, l'animal h la fois réel et fabuleux, — une
salamandre, — qui me regardait avec douceur en
rentrant dans son trou.
LETTBI^ XVI.
A T ravi: US CHAMPS.
11 arrive m. vova-iour des cl.os.s ..m-.yan..-s e. snrna.nrellos.
-Grimace que fail le (jéan.. - <^ù l'on voi. (|ue les âmes
ne dcclaijjnenl pas le lu.n vin. - lércei.é des b,s de ÎSas-
,au. - Le voyaoeur ne sail i.lus où il est.-U s assu-d u im-
porte où, avec une monlanne sur la léte et un nuafie sous es
nieds - Il voit la firande .liauve-souris invsd.ic. — Quatre
li,.„e; <,ue ne comprendront pas ceux cp.i ne conna.ssen.
,.„|„t All.crl Durer. - (u Mou se fail sons ses p.e.ls. - <.c
qu'il y vo't.
Saiiil-r,o;n-, août.
,|(. \w pouvais nranaclKM- de («'Un ruine. Plu-
sieurs fois j'ai couuiicnré à doscondiT , puis je suis
rouionU'".
La nature , coiume nue uit'rc souriante , se prtMe
à tous nos rêves et à tous nos caprices. Connue j'ai-
lais enlin (li>ci(lément (piiller la Souris , l'idée m'est
venue, el j'avoue (pie je l'ai e\écut(:-e, d'appliquer
,„„„ oreille contre le soubassement de la grosse tour
:,riii de pouvoir me dire n.nsriencieusemeni a mot-
T,'\ LETTRF, XYI.
niOme qno si jo n'y étais pas enli é , j'avais du moins
ôconté au mur. J'espérais un bruit quelconque,
sans me flatter pourtant que la cloche de Winfried
daignât se réveiller pour moi. En ce moment-là , ô
prodige ! j'ai entendu, mais entendu de mes propres
oreilles, ce qui s'appelle entendu, un vague frémis-
sement métallique , le son faible et à peine distinct
d'une cloche , qui montait jusqu'à moi à travers le
crépuscule et semblait en effet sortir de dessous la
toui-. Je confesse qu'à ce bruit si étrange les vers
d'Hamlet à Horatio ont subitement rejiaru dans ma
mémoire, comme s'ils y étaient écrits en caractères
lumineux; j'ai même cru un moment qu'ils éclai-
raient mon esprit. Mais je suis bien vite retombé
dans le monde réel. — C'était l'angelus de quelque
village perdu au loin dans les plis des vallées que le
vent m'apportait complaisamment. — N'importe. Il
ne lient qu'à moi de croire et de dire que j'ai en-
tendu tinter et palpiter sous la montagne la mysté-
rieuse cloche d'argent de Velmich.
Comme je soitais du fossé septentrional , qui
s'est changé en un ravin très-é])ineux , le mont voi-
sin , le tombeau du géant , s'est brusquement pré-
senté à moi. Du point où j'étais le rocher dessine à
la base de; la montagne, tout près du Ilhin, le profd
colossal d'une tète renversée en arrière , la bouche
béante. On dirait que le géant (pii , selon les lég(Mi-
des, gît là siu- le ventre étoullé sous le poids du
A TKAVER.S CHAMI'S. '.75
mont , était paivoim à soulever un peu l'ellioyable
masse et que déjà sa tète sortait d'entre les rochers,
mais qu'à ce moment-là quelque Ajiollon ou quel-
que saint Michel a mis le pied sur la montagne , de
sorte que le monstre écrasé a expiré dans cette pos-
ture en jioussant un grand cri. Le cri s'est perdu
dans les ténèbres de quarante siècles, la bouche est
demeurée ouverte.
Du reste je dois déclarer que ni le géant, ni la
cloche d'argent, ni le spectre de Falkenstein, n'em-
pêchent les vignes et les échalas de monter de ter-
rasse en terrasse fort près de la Souris. Tant i)is
pour les fantômes qui se logent dans les pays vigno-
bles ! on leur fera du vin à leur porte , et les vrilles
de la vigne s'accrocheront gaiement à leur masure.
A moins pourtant que ce coteau de Velmich ne soit
cultivé par les esprits eux-mêmes, et qu'il ne faille
appliquer à ces fantastiques vignerons cette phrase
que je lisais hier dans je ne sais (juel guide tudes-
que des bords du Rhin : « — Derrière la montagne
de Johannisberg se trouve le village du même nom
avec près de sept cents âmes t/ui recollent un
très bon vin. » —
Il faut d'ailleurs que le passant même le |)lus
altéré se garde de toucher à ce raisin , ensorcelé ou
non. A Velmich on est dans le duché de iM. de Nas-
sau, et les lois de Nassau sont féroces à l'endroit
des délits champêtres. Tout délinquant saisi est tenu
d';K([uitU'r une iunende égole à la suisune des dom-
mages causés par tous les délits antérieurs dont les
coupables ont échappé. Dernièrement un touriste
anglais a cueilli et mangé dans un champ une prune
qu'il a payée cinquante florins.
Je voulais aller chercher gîte à Saint-Goar, qui
est sur la rive gaucl'.e , à une demi-lieuc ])lus haut
que Velnîicli. Un batelier du village m'a fait pas-
ser le liliin et m'a déposé poliment chez le roi de
PiiKse, car la rive gauche est au roi de Prusse.
Tiiis, en me quittant, ce brave homme m'a donné
dans une langue composite, moitié en allemand,
moitié en gaulois , des renseignements sur mon
chemin (jue j'ai sans doute mal compris ; car au
lieu de suivre la route qui côtoie le fleuve , j'ai pris
par la montagne , croyant abréger, cl je me suis
(|uelque peu égaré.
Cependant , connue je liaversais , broyant le
chaume fraîchement coupé, de hautes plaines rous-
ses où les grands vents se déploient le soir, un ra-
vin s'est tout à coup présenté à ma gauche. J'y suis
entré, et, après quelques instants d'une descente
liès-àpre le long d'un sentier qui semble par mo-
ments un escalier fait avec de larges ardoises, je
revoyais le Uhin.
Je me suis assis lii ; j'étais las.
Le jour n'avait ]>as encore complètement disparu,
il faisail nuil noire pour le ravin où j'étais et pour
A Tl'.AVEr.S CtlAMl'S. 277
los vallées de la rive gauche adossées à de grosses
collines d'ébène; nuiis une inexprimiible lueur rose,
redet du couchant de pouri^e, llotlail sur les mon-
tagnes de l'auHe côté du Uliin et sur les vagues
silhouettes de ruines qui ni'apparaissaient de toutes
parts. Sous mes yeux, dans un abîme, le Rhin,
dont le murmure arrivait jusciu'à moi , se dérobait
sous une large brume blanchâtre d'où sortait à mes
pieds même la haute aiguille d'un clocher gothique
à demi submergé dans le brouillard. Il y avait sans
doute là une ville , cachée par cette na|)pe de va-
peurs. Je voyais à ma droite, à quehiues toises plus
bas que moi, le plafond couvert d'herbe d'une grosse
lour grise démantelée et se tenant encore fièrement
sur la pente de la montagne, sans créneaux, sans
mâchicoulis et sans escaliers. Sur ce plafond , dans
un pan de mur resté debout, il y avait une porle
toute grande ouverte , car elle n'avait |)lus de bat-
tants, et sous hupielle aucun |)ied humain ne pouvait
plus marcher. J'entendais au-dessus de ma tète che-
miner et parler dans la monlagne des passants in-
connus dont je voyais les ombres remuir dans les
ténèbres. — La lueur rose s'était évanouie.
Je suis resté long-temps assis là sur une pierie,
me reposant en songeant, regardant en silence pas-
ser cette heure sombre où le crêpe des fumées et
des vapeurs elîace lentement le paysage, et où le
contour des obji'ls pi-eiid une fnrnie faulas(pu' cl
■'Ts li:iti;e xvi.
Iiiguljic. Quekiues étoiles rattachaient ot semblaient
clouer au zénith le suaire noir de la nuit étendu sur
une moitié du ciel et le blanc linceul du crépuscule
déployé siuistrement sur l'autre.
Peu à ])eu le bruit de pas et de voix a cessé dans
le ra\in, le vent est tombé, et avec lui s'est éteint
ce doux frémissement de l'herbe qui soutient la con-
versation avec le passant fatigué et lui tient compa-
gnie. Aucun bruit ne venait de la ville invisible ; le
Rhin lui-même semblait s'être assoupi ; une nuée
livide et blafarde avait envahi l'immense espace du
couchant au levant; les étoiles s'étaient voilées l'une
après l'autre ; et je n'avais plus au-dessus de moi
qu'un de ces ciels de plomb où plane, visible pour
le poète, celte grande chame-souris qui porte écrit
dans son ventre ouvert niclanchotia.
Tout à coup une brise a soufflé, la brume s'est
déchirée , l'église s'est dégagée , un sombre bloc de
maisons , piqué de mille vitres allumées , est apparu
au fond du précipice par le trou qui s'est fait dans
le brouillard. C'était Sainl-Goar.
LETTRE XVH,
SAFNT-GOAR.
GhxlliaK.f ziir Lilic — Où il fiiiil se placer pour voir les sol-
liiils (le M. (le Nass.iii. — Hymne aux inarmols leiilons. —
Il faiil que M. île INassaii ail bien besoin de qualre florins.
— Dii' Kntz. — I5(")lulan (Innielnicki. — 'Jrois pa{;es sur le
clial. Un mol sur le chien. — L'auteur cherclie à faire (.lu
lort à un lîciio. — I.urley. — Où le lecteur ap|)ren(l ce (pie
c'(''lail qu'une jjal(Jre de Malle. — Gliose que les lialiilanls (!('-
daignent et que doivent reclierclu;r les voyageurs. — I.a ValU'e
Suisse. — Fijjures de Rome, de la Gr(^'ce et de l'Inde qui ap-
paraissent à l'auteur dans ce pays des liarliares. — Le Rei-
chenherg. — Histoire de la petite îcc fjrosse comme une sau-
terelle et du {;éant qui croit avoir sur son dos un nid de dia-
bles. — Poiinpioi on est foné d'a[iporler son rasoir à liarlia-
racli. — Le lîlieiufiU. — Ici l'auteur expli(]ue p:iiir (pii les
bombes et les bouleis ont des façons polies et courtoises. —
fJoiisidt-rations plii!osoplii(|ues sur le mille ])russien , l'heure
de marche turque et la Icjjiia d'Kspajjne. — Oberwesel. —
Les se|)t filles chanfjées en rochers. — Le voyageur rencontre
et (Uiciit eu eiiloniolof;isle profond la plus grande des arai-
j;n('-cs d'eau. .Souper alliinaud coinplicpu' d'un iiussard fian-
cais.
Sainl-doar, août.
On peut passer à SaiiU-fioar mic soniaiiie for! bien
om))l'>yr('. Il faiil avoir soin de prendre des croisées
280 LKTTRl-: XVII.
sur le Rhin dans lo lrès-romforlahlp gasiliaus zur
lJ!i(\ Là on est onlre lo Cliai et la Souris. A sa
gauche , on a la Souris à demi voilée au fond de
l'horizon par les brunies du Rhin ; à sa droite cl
devant soi, le Chat, robuste donjon enveloppé de
tourelles, lequel, au haut de sa colline, occupe le
sommet d'un triangle dont le pittoresque village de
Saint-Goarshausen, qui en fait la base au bordjdu
Rhin, marque les deux angles avec ses deux vieilles
tours, l'une carrée, l'autre ronde. — Les deux châ-
teaux ennemis se guettent et semblent se jeter des
coups-d'œil foudroyants à travers le paysage ; car,
lorscfu'un donjon est en ruine , sa fenêtre défoncée
regarde encore, mais avec ce regard hideux d'un œil
crevé.
En face, stu' la rive droite, et comme prêt h met-
tre le holà entre les deux adversaires, veille le spectre
colossal du château-palais des landgraves de Hesse,
le Rheinfels.
A Saint-Goar le Rhin nVst plus un fleuve; c'est
un lac ; un vrai lac du Jura fermé de toutes parts,
avec son encaissement sombre, son miroitement pro-
fond et ses bruits immenses.
Si l'on reste chez soi, on a toute la journée le
spectacle du Rhin, les radeaux, les longs bateaux à
voiles, les petites barques-flèches et les huit ou dix
omnibus à vapeur (pii \ont et vienneiu , montent et
descendent , ci passeul à clia((ue inslanl a\ec le cla-
SAINT-GOAR. OSI
polemenl d'un gros chien qui nage, fumants et pa-
voises. Au loin , sur la rive opposée, sous de beaux
noyers qui ombragent une pelouse, on voit manœu-
vrer les soldats de M. de Nassau en veste verte et en
pantalon blanc , et l'on entend le tambour tapageur
d'un petit duc souverain. Tout près, sous sa croisée,
on regarde passer les femmes de Saint-Goar avec
leur bonnet bleu de ciel pareil à une tiare qui aurait
été modifiée par un coup de poing, et l'on entend
rire et jaser un tas de petits enfants qui viennent
jouer avec le Rhin. Pourquoi pas? Ceux de Tréport
et d'Etretat jouent bien avec l'océan. Au reste, les
enfants du Rhin sont charmants. Aucun d'eux n'a
cette mine rogne et sévère des marmots anglais, par
exemple. Les marmots allemands ont l'air indulgent
comme de vieux curés.
Si l'on sort, on peut passer le Rhin pour six sous,
prix d'un omnibus parisien, et l'on monte au Chat.
C'est dans ce manoir des barons de Kafzcnellenbo-
gen que s'est accomplie en IZiVl la lugubre aven-
ture du chapelain Jean de Rarnich. Aujourd'hui die
Kalz est une belle ruine dont Tusufruit est loué
par le duc de Nassau h un major prussien fpialreon
cinq florins par an. Trois ou quatre visiteurs paient
la lente. J'ai feuilleté le livie où s'inscrivent les
étrangers ; et sur trente pages, — un an environ, —
je n'ai pas vu un seul nom iVaiuais. lorce noms
allemands, quelques noms anglais, deux ou li'ois
'>4.
285 I.KTTRi: Wll.
noms ilolions, \oil;i loiit le rogislro. Du roslo , l'in-
léricnr du Cliaf est complètement démantelé. La
salle basse de la tour, où le chapelain prépara le
poison pour la comtesse, sert aujourd'hui de cellier.
Quelques vignes maigres se tortillent autour de leurs
échalas sur l'emplacement mOme où était la salle
des portraits. Dans un petit cabinet , le seul qui ail
porte et fenêtre, on a cloué au mur une gravure qui
représente Bôhdan Chmielnicki et au bas de laquelle
«n lit : Ih'lH sorvilis autor (sic) rehctliumque
Cosnccoruni et ptchis Vkraynen. Le formida-
ble chef zaporavien , affublé d'un costume qui tient
le milieu entre le moscovite et le turc , semble re-
garder de travers, par la faute du graveur peut-être,
deux ou trois portraits de princes actuellemejit ré-
gnants rangés autour de lui.
Du haut du Chat l'œil plonge sur le fameux
gouffre du Rhin appelé la Bank. Entre la Bank et
la tour carrée de Saint-Goarshausen il n'y a qu'un
passage étroit. D'un côté le gouffre, de l'autre re-
cueil. On trouve tout sur le Rhin, même Charybde
et Scylla. Pour franchir ce détroit très-redouté , les
radeaux s'attachent au côté gauche par une assez
longue corde un tronc d'arbre appelé le chien
(hund), et, au moment où ils liassent entre la Bank
et la tour, ils jettent le tronc d'arbre à la Bank. La
Bank saisit le tronc d'arbre avec rage et l'attire à
elle. De cette façon elle maintient le radeau à distance
SATNT-r;OAR. 283
de la tour. Quand lo danger ost passé, on coiipo la
corde, et le gouffre mange le chien, (Tesl le gâteau
de ce Cerbère.
Lorsqu'on est sur la plate-forme du Chat , on de-
mande à son cicérone : Où est donc ta Bank? Il
vous montre h vos pieds un petit pli dans le Rhin.
Ce pli, c'est le gouffre.
Il ne faut pas juger des gouffres sur l'apparence.
Un peu plus loin que la Bank , dans un tournant
des plus sauvages, s'enfonce et se précipite h pic
dans le Rhin, avec ses mille assises de granit qui lui
donnent l'aspect d'un escalier écroulé , le fabuleux
rocher de Lurley. Il y a là un écho célèbre qui ré-
pète, dit-on , sept fois tout ce qu'on lui dit ou tout
ce qu'on lui chante.
Si je ne craignais pas d'avoir l'air d'un homme
qui cherche à nuire à la réputation des échos,
j'avouerais (jue pour moi Técho n'a jamais été au
delà de cinq ré|)éùiions. Il est probable (|ue l'oréadc
de Lurley, jadis courtisée par tant de princes et do
comtes mythologiques , commence à s'enrouer et à
s'ennuyer, (iette pauvre nymphe n'a j)Ius aujour-
d'hui qu'un seul adorateur, lequel s'est creusé vis-
à-vis d'elle, sur l'autre bord du Rhin, deuv petites
chambres dans les rochers et passe sa journée à lui
jouer du cor de chasse et à lui tirer des coups de
fusil. Cet honuue, qui fait travailler l'écho et <[ui eu
vil, est un vi<;ux et brave hussard IVançais.
284 T,I:TTRE XVII.
i)ii icslo , pour un promeneur ([ui ne s'y attend
pas, l'eiïet de l'écho de Lurley est extraordinaire.
Un batelet qui traverse le Rhin à cet endroit-là avec
ses deux petits avirons y fait un bruit formidable.
En fermant les yeux, on croirait entendre passer une
galère de M aile avec ses cinquante grosses rames
remuées chacune par quatre forçats enchaînés.
lin descendant du Chat , avant de quitter Saint-
Goarshausen , il faut aller voir, dans une vieille rue
parallèle au Rhin, une charmante maison de la re-
naissance allemande, fort dédaignée de ses habitants,
bien entendu. Puis on tourne à droite , on passe un
pont de torrent, et l'on s'enfonce, au bruit des
moulins à eau, dans la » Vallée-Suisse, » superbe
ravin presque alpestre formé par la haute colline de
Petersberg et par l'une des arrière - croupes du
Lurley.
C'est une délicieuse promenade que la Vallée-
Suisse. On va , on vient , on visite les villages d'en
haut , on plonge dans d'étroites gorges tellement
sombres et désertes que j'ai vu dans l'une d'elles la
terre fraîchement remuée et le gazon bouleversé par
la hure d'un sanglier. Ou bien on suit le bas de la
ravine, entre des rochers qui ressemblent à des murs
cyclopéens , sous les saules et les aulnes. Là , seul ,
englouti profondément dans un abîme de feuilles et
de (leurs, on ]K'Ul errer el rêver loiile la journée et
écouler, connn<' nu ami adinisen liers djins le léle-à-
SAlNT-dOAR. 185
tôle, la causorio mystérieuse du torrent et du sentier.
Puis, si l'on se rapproche des routes à ornières, des
fermes et des moulins, tout ce qu'on rencontre
semble arrangé et groupé d'avance pour meubler le
coin d'un paysage du Poussin. C'est un berger demi-
nu seul avec son troupeau dans un champ de cou-
leur fauve et soufflant des mélodies bizarres dans
une espèce de lituus antique. C'est un chariot traîné
par des bœufs, comme j'en voyais dans les vignettes
du Yirgile-Herhan cpe j'expliquais dans mon en-
fance. Entre le joug et le front des bœufs il y a un
petit coussinet de cuir brodé de fleurs rouges et
d'arabesques éclatantes. Ce sont des jeunes fdles qui
passent pieds-nus, coiffées comme des statues du
bas-empire. J'en ai vu une qui était charmante.
Elle était assise près d'un four à sécher les fruits qui
fumait doucement ; elle levait vers le ciel ses grands
yeux bleus et tristes, découpés comme deux amandes
sur son visage bruni par le soleil ; son cou était
chargé de verroteries et de colliers artistement dis-
posés pour cacher un goitre naissant. Avec cette
difformité mêlée à cette beauté, on eut dit une idole
de l'Inde accroupie près de son autel.
Tout à coup on traverse une prairie , les lèvres
du ravin s'écartent, et l'on voit surgir brusquement
au sonmiet d'une colline boisée une admirable ruine.
Ce schloss, c'est le Reichenherg. C'est l;i que vivait,
pendani les guerres du droil nianm'l du moNcn-
!?SC. LF/ITRK XVII.
âge, lin ck's pins rodoiitablos entre ces chevaliers-
l)andits qui se surnommaient eux-mêmes fh'aux
(lu ])ai/s (landschadenj. La ville voisine avait beau
se lamenter, l'empereur avait beau citer le brigand
blasonné à la diète de l'empire ; l'homme de fer
s'enfermait dans sa maison de granit , continuait
hardiment son orgie de toute-puissance et de rapine,
et vivait, excommunié par l'Église, condamné par la
diète, traqué par l'empereur, jusqu'à ce que sa
])arbe blanche lui descendît sur le ventre. Je suis
cnué dans le Reichenberg 11 n'y a plus rien ,
dans cette caverne de voleurs homérique, que des
scabieuses sauvages , l'ombre déchirée des fenêtres
errant sur les décombres , deux ou trois vaches qui
paissent l'herbe des ruines , un reste d'armoiries
nuililéos par le marteau au-dessus de la grande
jwrle , et çà et là , sous les pieds du voyageur, des
pierres écartées par le passage des reptiles.
J'ai aussi visité, derrière la colline du Reichen-
berg, quelques masures, aujourd'hui à peine visi-
bles, d'un village disparu qui s'appelle le vittaffc
des barbiers. Voici cç ([ue c'était que le village des
barbiers :
Le diable , (jui en voulait à Frédéric-Barberousse
à cause de ses nombreuses croisades, eut un jour
ridée de lui couper la barbe. C'était là une vraie
niche magistrale, fort convenable de diable à emj)e-
renr. Il arrangea donc, a\('C une Oalila Incale , je
SAlNÏ-CiOAR. ^87
lie sais quelle trahison inYiaiseiiil)lable an moyeu de
laquelle l'empereur Barberousse , passant à Baclia-
rach , devait être endormi , puis rasé par un des
nombreux barbiers de la ville. Or, Barberousse,
n'étant encore que duc de Souabe, avait obligé, du
temps de ses amours avec la belle Gela , une vieille
fée de la \\isper qui résolut de contrecarrer le dia-
ble. La petite fée , grosse comme une sauterelle ,
alla trouver un géant très-bête de ses amis, et le
])ria de lui prêter son sac. Le géant y consentit et
s'oiïrit même gracieusement à accompagner la fée,
ce qu'elle accepta. La petite fée se grandit proba-
blement un peu , puis alla à Bacharach dans la luiil
même qui devait précéder le passage de Barbe-
rousse , prit un à un tous les barbiers de la ville
pendant qu'ils dormaient jirofondément et les mit
dans le sac du géant. Après quoi , elle dit au géant
de charger ce sac sur ses épaules et de l'emporter
bien loin, n'importe où. Le géant, qui , à cause de
la nuit et de sa bêtise, n'avait rien vu de ce qu'avait
fait la vieille, lui obéit et s'en alla à grandes enjam-
bées par le pays endormi avec le sac sur son dos.
Cependant les barbiers de Bacharach , cognés pêle-
iiiélc les uns contre les autres , commencèrent à se
réveiller et à grouiller dans le sac. Le géant de s'ef-
frayer et de doubler le |>as. Comme il passait par-
dessus le Reichenberg et (lu'il levait un peu la jambe
à cause de la grande tour, un des barbiers, ((ui
288 LtTTRK WH.
a\ail son rasoir dans .sa iiocîic, l'en tira el fiL an sac
nn large trou par lequel tons les barbiers tombèrent,
un peu gâtés et meurtris, dans les broussailles en
poussant d'ell'royables cris. Le géant crut avoir sur
son dos un nid de diables, et se sauva à toutes
jambes. Le lendemain , quand l'empereur passa h
Bacharacli, il n'y avait plus un barbier dans le pays;
et , comme Belzébutli y airivait de son coté , un
corbeau railleur perché sur la porte de la ville dit
au sire diable : Mon ami, tu as au milieu du visage
une chose très-grosse que tu ne pourrais voir dans
la meilleure glace, c'est-à-dire lui pied de nez. —
Depuis cette époque il n'y a i)!us de barbiers à Ba-
charach. Le fait certain, c'est qu'aujourd'hui même
il est impossible d'y trouver un fraler tenant bou-
tique. Quant aux barbiers escamotés par la fée , ils
s'établirent à l'endroit même où ils étaient tombés,
et y bâtirent un village cju'on nomma le village
des Barbiers. C'est ainsi que l'empereur Frédé-
ric P', dit Barberoussc, conserva sa baibe et son
surnom.
Outre la Souris et le Chat , le Lurley, la Vallée-
Suisse et le Reichenberg , il y a encore près de
Saint-Goar le Rheinfels, dont je vous ai dit un mot
tout à l'heure.
Toute une montagne évidéc à l'intérieur avec des
crêtes de ruines sur sa tète ; deux ou tiois étages
d'apparleiiKiiis cl de corridors soulcirains (pii pa-
SAIIST-GOAR. 289
raisseiit avoir été creuses par des taupes colossales ;
d'imnieuscs décombres , des salles démesurées dont
l'ogive a cinquante pieds d'ouverture ; sept cachots
avec leurs oubliettes pleines d'une eau croupie qui
résonne, plate et morte, au choc d'une pierre; le
bruit des moulins à eau dans la petite vallée der-
rière le château , et , par les crevasses de la façade,
le Rhin avec quelque bateau à va})cur qui , vu de
cette hauteur , semble un gros poisson vert aux
yeux jaunes cheminant à (leur d'eau et dressé à por-
ter sur son dos des hommes et des voitures; un pa-
lais féodal des landgraves de Hesse changé en énorme
masure ; des embrasures de canons et de catapultes
qui ressend)lent h ces loges de bètes fauves des
vieux cirques romains , où l'herbe pousse ; par en-
droits, à demi engagée dans l'antique mur éventré,
une vis de Saint-Gilles ruinée et condjiée dont l'hé-
lice fruste a l'air d'un monstrueux coquillage anté-
diluvien; les ardoises et les basaltes non taillées (pii
donnent aux archivoltes des prolils de scies et de
mâclioires ouvertes ; de grosses douves ventrues
tond)ées tout d'une pièce, ou, pour mieux dire,
couchées sur le liane comme si elles étaient fatiguées
de se tenir debout ; voilà le Rheinfels. On voit cela
pour drux sous.
Il semble que la terre ait tremblé sous cette ruine.
Ce n'est pas un trcmblcinenl de terre , c'est Napo-
25
■V.)n LKl JIU: \N II.
Iroii (jui \ a passé. En 1807 reinpeicur a l'ail saiilci'
le Uiieinfcis.
(Mioso étrange ! tout a croulé /excepté les quatre
murs de la chapelle. On ne traverse pas sans une
certaine émotion mélanco]ic|ue ce lieu de paix pré-
servé seul au milieu de cette effrayante citadelle
bouleversée. Dans les embrasures des fenêtres on lit
ces graves inscriptions , deux par chaque fenêtre :
— Snnctus Francùcus de Pau (a vixit 1500.
Sanctus Francisciis vixit 1526. — Sanclus
Dominicus vixit... (effacé). Sanctus Albertus
vixit 129'2. — Sanclus Norbert us, 1150. Sanc-
tus Bcrnardus, 1139. — Sanctus Bruno, 1115.
Sanctus Benedlctus , llZiO. — Il y a encore un
nom effacé , puis, après avoir ainsi remonté les siè-
cles chrétiens d'aui'éole en auréole , on arrive à ces
trois lignes majestueuses : — Sanctus Basillus
magnus, episc. Casareœ Cappadoci , niayis-
tcr inonachoruni orientatium , vixit anno
372. — A côté de Basile-le-Grand , sous la porte
même de la chapelle , sont inscrits ces deux noms :
Sanctus Àntonius magnus. Sanctus Paulus
eremlta... — Voilà tout ce que la bombe et la mine
ont respecté.
Ce château formidable , ((ui s'est écroulé sOits
Napoléon, avait tremblé devant Louis XIV. L'an-
cienne Gazette de France, qui s'imprimait au
bureau de l'Adresse, dans les entresols du Louvre,
SAINT-r;0\R. 291
annonce, à la date du 23 janvier 1693, que « le
n landgrave de Hesse-Cassel prend possession de la
» ville de Sainl-Goar el du Rheinfels à Ini cédés
0 par le landgrave Frédéric de Hesse , résolu d'aller
» finir ses jours à (Pologne. » Dans son numéro sui-
vant, à la date du 5 février, elle fait savoir que
« cinq cents paysans travaillent avec les soldats aux
» fortifications du Rheinfels. > Quinze jours après,
elle proclame que « le comte de Tliingen fait ten-
» dre des chaînes et construire des redoutes sur le
» Rhin. » Pourquoi ce landgrave qui s'enfuit? Pour-
quoi ces cinq cents paysans qui travaillent mêlés
aux soldats? Pourquoi ces redoutes et ces chaînes
tendues en hâte sur le Rhin ? C'est que Louis-le-
f.rand a froncé le sourcil. La guerre d'Allemagne va
recommencer.
Aujourd'hui le Rheinfels, à la porte duquel est
encore incrustée dans le mur la couronne ducale
des landgraves, sculptée en grès rouge, est la dé-
pendance d'une métairie. Quelques plants de vigne
y végètent et deux ou trois chèvres y broutent. Le
soir toute la ruine, découpée siu- le ciel avec ses fe-
nêtres à jour, est d'une masse magnifique.
Kn remontant le Rhin, à un mille de Sainl-floar
(le mille prussien, comme la Icgun espagnole,
comme l'heure de marche lurque, vaut den\ lieues
de Irance), on aperçoit tout à coup, à l'écarlemenl
de (iciiv nionlagnes, une helle \ille féodiiie ré|i;iiHliir
r.,"). LETTRE XVII.
à mi-côlc jusqu'au bord du Rhin, avec d'anciennes
rues coinme nous n'en voyons h Paris que dans les
décors de l'Opéra , quatorze tours crénelées plus ou
moins drapées de lierre , et deux grandes églises de
la plus pure époque gothique. C'est Oberwesel, une
des villes du Rhin qui ont le plus guerroyé. Les
vieilles murailles d'Oberwesel sont criblées de coups
de canon et de trous de balles. On peut y déchif-
frer, comme sur un palimpseste , les gros boulets
de fer des archevêques de Tièves , les biscaïens de
Louis XIV et notre mitraille révolutionnaire. Au-
jourd'hui Oberwesel n'est plus qu'un vieux soldat
qui s'est fait vigneron. Son vin rouge est excellent.
Comme presque toutes les villes du Rhin, Ober-
wesel a sur sa montagne son château en ruines , le
Schœnberg, un des décombres les plus admirable-
ment écroulés qui soient en Europe. C'est dans le
Schœnberg qu'habitaient , au dixième siècle , ces
sept rieuses et Q\'\^(i\\Q^ demoiselles qu'on peut voir
aujourd'hui, par les brèches de leur château, chan-
gées en sept rochers au milieu du fleuve.
L'excursion de Saint-Goar à Oberwesel est pleine
d'attrait. La route côtoie le Rhin, qui là se rétrécit
subitement et s'étrangle entre de hautes collines.
Aucime maison , presque aucun passant. Le lieu est
désert, muet et sauvage. De grands bancs d'ardoise
à demi rongés sortent du (leuve et couvrent la live
coiiuiic des las d'écaillés gigantesques. De temps en
SAINT-GOAR. 293
temps on entrevoit , à demi cachée sous les épines
et les osiers et comme embusquée au bord du Rhin,
une espèce d'immense araignée formée par deux
longues perches souples et courbes , croisées trans-
versalement , réunies à leur milieu et à leur point
culminant par un gros nœud rattaché à un levier, et
plongeant leurs quatre pointes dans l'eau. C'est une
araignée en effet.
Par instants, dans cette solitude et dans ce si-
lence , le levier mystérieux s'ébranle , et l'on voit la
hideuse bêle se soulever lentement tenant entre ses
pattes sa toile, au milieu de laquelle saute et se tord
un beau saumon d'argent.
Le soir, après avoir fait une de ces magnifiques
courses qui ouvrent jusque dans leurs derniers cœ-
cums les cavernes profondes de l'estomac, on rentre
à Saint-Goar, et l'on trouve au bout d'une longue
table , ornée de distance en distance de fumeurs si-
lencieux, un de ces excellents et honnêtes soupers
allemands où les perdreaux sont plus gros que les
poulets. Là, on se répare à merveille, surtout si Ton
sait se plier comme; le voyageur Ulysse aux mœurs
des nations, et si l'on a le bon esprit de ne pas
prendre en scandale certaines rencontres bizarres
(pii ont lieu ([uel(pi('fois dans le même |)lal , par
e\('m|)le, d'un canard rùli avec une marmelade de
pommes, ou d'une hiue de sanglier avec un j)()t de
conlilnrcs. Vers l.i fin du souper nue fanfare mêlée
■;f:i.
•>9'4 LETTRE XVI f.
de mousqut'tado éclate tout à coup au dehors. On se
met en liàte à la fenêtre. C'est le hussard français
qui fait travailler l'écho de Saint-Goar. L'écho de
Saint-Goar n'est pas moins merveilleux que l'écho
du Lurley. La chose est admirable en effet. Chaque
coup de pistolet devient coup de canon dans cette
niontagne. Chaque dentelle de la fanfare se répète
vec une netteté prodii^ieuse dans la profondeur té-
nébreuse des vallées. Ce sont des symphonies déli-
cates, exquises, voilées, affaiblies, légèrement iro-
niques, qui semblent se moquer de vous en vous
caressant. Connue il est impossible de croire que
cette grosse niontagne lourde et noire ait tant d'es-
prit , au bout de très-pou d'instants on est dupe de
l'illusion , et le penseur le plus positif est prêt à
jurer qu'il y a là-bas, dans ces ombres, sous quel-
que bocage fantastique, un être surnaturel et soli-
taire, une fée quelconque, une Titania qui s'amuse
à parodier délicieusement les musiques humaines et
à jeter la moitié d'une montagne par terre chaque
fois qu'elle entend un coup de fusil. C'est tout à la
fois effrayant et charmant. L'effet serait bien plus
profond encore si l'on pouvait oublier un moment
((u'on est à la croisée d'une auberge et <pie celle
sensation extraordinaire ^olls est servie connue un
plat de plus dans Ir dessert. >lais tout se passe le
plus nalnicllenicnl du nioiulc ; rnpéralion Icrniinée.
un vitlfl d'aiihei-t!;!' . Iciianl à la main une assiellr
SAlM-flOAR. 29:
d'élaiii qu'il piésenle aiix offrandes, faii le loiir du
la salle pour le hussard, ([ni se lient dans lui coin
par dignité, et tout est terminé. Chacun se retire
après avoir payé son écho.
LETTUR XVIll.
BACHARACII.
Les liarnionies des vieilles femmes et des rouets. — Bacliaracli.
Bric-à-brac. — Les giroiielles el les lourelles. — I>es goî-
ireiix el les jolies filles. — L'aïUcur est i)lo.ij;c dans Tadmira-
tion.— Une des malices (jue Sii.o de Lorcli Faisait aux {j.x.mes.
_ A ville sév<-re, paysage féroce. — L'auteur laisse entre-
voir sa haine pour les façades hlauches à conirevenls veris. —
11 appelle effroyable ce qu'il trouve admirable. — Où diai)le
une mar.liande de modes va-t-elle se nicher?— L'auleur se
souvient de ce (pic Thésée dit au li..n dans le Soiujr iPiuie nuit
,(élé — Le jnUes Gefœhrt. — l.e^ !ir;\ces de Bacharach.— Qua-
tre mots sur Frcdér.c ll.-Kffet que fait un voyajjeur aux gens
de Bacharach. — L'F.urope, la civilisation el le dix-neuvième
siècle accrochés à un clou dans un cabinet. — Symptômes
graves. — Ce que c'était que cette chose gaie, jolie et ciiar-
manie que l'auteur avait sous sa croisée. — Saiut-Werner.
Lorcli, 23 août.
Je suis on ce moment dans les vieilles villes les
plus jolies , les plus lionnèles el les plus inconnues
du monde. J'habite des inlt'rienis de Rembrandt
avec des cases pleines d'oiseaux ;m\ ft^K-lres, des
298 LF.TTRK XVIll.
lanternes bizarres au plafond, el, dans le coin dos
cliambres, des degrés en colimaçon qu'un rayon de
soleil escalade lentement. Une vieille femme et un
rouet à pieds toi'ses bougonnent dans l'ombre en-
semble à qui mieux mieux.
J'ai passé trois jours à Bacharach , façon dé Gour-
des-Miracles oubliée au bord du Rhin par le bon
goût voltairien, par la révolution française, par les
batailles do Louis XIV, par les canonnades de 97 et
do 1805 , et par les architectes élégants et sages qui
font des maisons en forme de commodes et de se-
crétaires. Bacharach est bien le plus antique mon-
ceau d'habitations humaines que j'aie vu de ma
vie. Auprès de Bacharach , Oberwesel , Saint-Goar
et Andernach sont des rues-de-Rivoli et des cités-
Bergère. Bacharach est l'ancienne Bacchi ara. On
dirait qu'im géant, marchand de bric-à-brac, vou-
lant tenir boutique sur le Rhin, a pris une mon-
tagne pour étagère et y a disposé du haut en bas,
avec son goût de géant , un tas de curiosités énor-
mes. Cela commence sous le Rhin nième. Il y a là ,
à fleur d'eau , un rocher volcanique selon les uns,
un i)oulven celtique selon les autres , un autel ro-
main selon les derniers, ((u'on appelle VJva Bac-
chi. Puis, au bord (lu fleuve, deux ou trois vieilles
co([ucs de navires \ermoulues, coupées en deux et
plantées debout en terre , qui servent de cahutes à
des pécheurs. Puis, derrière les r.iliiiles, une en-
BACHARACll. '^y'J
ceinte jadis crénelée, conlrebulée par quaUe tours
carrées les plus ébréchées, les plus mitraillées, les
plus croulantes qu'il y ait. Puis contre l'enceinle
même , où les maisons se sont percé des fenêtres et
des galeries, et au delà, sur le pied de la montagne,
un indescriptible pêle-mêle d'édifices amusants,
masures bijoux, tourelles fantasques, façades bos-
sues, pignons impossibles dont le double escaher
porte un clocheton poussé comme une asperge sur
chacun de ses degrés, lourdes poutres dessinaut sur
des cabanes de délicates arabesques, greniers en
volutes, balcons à jour, cheminées figurant des tia-
res et des couronnes philosophiquement plemes de
fumée, girouettes extravagantes, lesquelles ne sont
plus des girouettes, mais des lettres majuscules de
vieux manuscrits découpées dans la tôle à l'emporte-
pièce, qui grincent au vent. (J'ai eu entre autres
au-dessus de ma tête un l\ qui passait toute la nuit
h se nommer : - rrrrr.) Dans cet admirable fouil-
lis une place, — une place tortue, faite par des
blocs de maisons tombés du ciel au hasard , ([ui a
plus de baies, d'îlots, de récifs et de promontoires
qu'mi golfe de Norwége. D'un côté de cette place
deux polyèdres composés de constructions gotiii-
ques, surplombant, penchés, grimaçant, et se te-
nant ellrontément debout contre toute géométrie et
tout é«iuilibre. De l'autre côté une belle et rare
église romane, percer d'un portail à losanges, sur-
300 LLlTfiE XVllI.
iiionlée d'un haut clocher militaire, cordoiiiicc à
l'abside d'une galerie de petites archivoltes h colon-
nettes de marbre noir , et partout incrustée de tom-
bes de la renaissance comme une châsse de pierre-
ries. Au-dessus de l'église byzantine, à mi-côte, la
ruine d'une autre église, du quinzième siècle, en
grès rouge, sans portes, sans toit et sans vitraux,
magnifique squelette qui se profile fièrement sur le
ciel. Enfin , pour couronnement , au liant de la mon-
tagne , les décombres et les arrachements couverts
de lierre d'un schloss , le château de Stahlech, rési-
dence des comtes palatins au douzième siècle. Tout
cela est Bacharach.
Ce vieux bourg-fée , où fourmillent les contes cl
les légendes, est occupé par une population d'ha-
bitants pittoresques, qui tous, les anciens et les
jeunes, les marmots et les grands-pères, les goi-
treux et les jolies filles, ont dans le regard , dans le
profil et dans la tournure, je ne sais quels airs du
treizième siècle.
Ce qui n'empêche pas les jolies filles d'y être très-
jolies; au contraire.
Du haut du schloss on a une vue immense et
l'on découvre dans les embrasures des montagnes
cinq autres châteaux en ruines; sur la rive gauche ,
Kurstemberg, Sonneck et Ileiuiburg; de l'autre côté
du fleuve, à l'ouest, on entrevoit le vaste Gulen-
fels, plein du souvenir de Gustave-Adolphe; et vers
IJACIIARACH. 301
l'est, au-dessus d'une vallée (jui est le fabuleux
AVispcrtlial , au faîte d'une colline, sut" une ])elite
éminence qui lui sert de piédestal, cetle hotte de
noires tours qui ressemble à l'ancienne Bastille de
l'aris, c'est le manoir inhospitalier dont Sibo de
Lorcli refusait d'ouvrir la })()rle aux gnomes dans
les nuits d'orage.
Bacharacli est dans un paysage farouclie. Des nuées
prescjuc toujours accrochées à ses hautes ruines, des
rochers abrupts , une eau sauvage , enveloppent di-
gnement cette vieille ville sévère, qui a été romaine,
qui a été romane , qui a été gothique , et qui ne veut
pas devenir moderne. (;hose remarquable , une cein-
ture d'écucils qui l'entoure de toutes ])arls empêche
les bateaux à vapeur d'aborder et tient la civilisation
à distance.
Aucune touche discordante, aucune façade blan-
che à contrevents verts ne dérange l'auslère harmo-
nie de cet ensemble. Tout y concourt, jusqu'à ce
nom, Bachorach , ({ui semble \\\\ ancien cri des
bacchanales , accommodé poiu' le sabbat.
Je dois pourlanl dire , en hislorien fidèle, que j'ai
vu une marchande de modes installée avec ses rubans
roses et ses bonnets blancs sous une effroyable ogive
toute noire du douzième siècle.
Le lîhin mugit superbement autour de Bacharacli.
11 semble qu'il aime et qu'il garde avec orgueil sa
vieille cité. On est tenté de lui crier : Bien ru(/i ,
2
.{u> Lia j lu: wiii.
lion l A une portée d'arquebuse de la ville il s'en-
gouffre el tourne sur lui-même dans un entonnoir
de rochers en imitant l'écume et le bruit de l'Océan.
Ce mauvais pas s'appelle le TVildcs Gcfœhrt. 11 est
tout à la fois beaucoup plus elTrayant et beaucoup
moins dangereux que la Bank de Saint-Goar. — H
ne faut pas juger des gouffies , etc.
Quand le soleil écarte un nuage et vient rire à une
lucarne du ciel, rien n'est plus ravissant que Bacha-
racli. Toutes ces façades décrépites et rechignées se
dérident et s'épanouissent. Les ombres des tourelles
et des girouettes dessinent mille angles bizarres. Les
fleurs — il y a là des fleurs partout — se mettent à
la fenêtre en même temps que les femmes, et sur
tous les seuils apparaissent, par groupes gais et pai-
sibles, les enfants et les vieillards, se réchauffant
pèle-méle au rayon de midi, — les vieiUards avec
ce pâle sourire qui dit: Déjà plus! les enfants avec
ce doux regard qui dit : Pas encore !
Au milieu de ce bon peuple \i\ et vient et se pro-
mène un sergent prussien en uniforme av ec une mine
entre chien et loup.
Du reste, que ce soil esprit du pa\s, ((ue ce soit
jalousie de la l'iiisse , je n'ai pas vu dans les cadres
qui pendent au\ murailles des auberges d'antre grand
honune (jue ce concpiéranl au prolil quchpie peu ro-
coco, celle espèce de Napoléon-Louis XV, vrai hé-
ros, vrai penseur et vrai prince d'ailleurs, <|u'on ap-
pelle l'rédéiic 11.
tîÂrHARACH. ■^o:^
A Bacharacli un passant esl un phénonif'UP. On
n'est pas seuloir.ent étranger, on est étrange. Le
.voyageur est regardé et suivi avec des yeux effarés.
Cela lient à ce que, hors quelques pauvres peintres
cheminant à pied, le sac sur le dos, personne ne
daigne visiter l'antique capitale répudiée des comtes
palatins, affreux trou dont s'écartent les dampfschiff-;
et que tous les répertoires du Rhin qualifient de
viilè triste.
Cependant je dois avouer encore qu'il y avait dans
un cabinet voisin de ma chambre une lithographie
représentant l'EuROPE, c'est-à-dire deux belles da-
mes décolletées et im beau monsieur à moustaches
chantant autour d'un piano, accompagnés de ce qua-
train folâtre peu digne de Bacharach :
L'KUROPE.
I>'Kiimj)c' enclianteressc nù la Fiaiici- en jou.iiit
Uoiinr- pariniit les lois de sa mode ('iiliciiiùre.
Les plaisirs, les beaux-arls et le sexe cliarin.Tiil ,
Sont les cultes cliéiis de critr Iieiireiisc terre.
La marchande de modes avec ses rubans roses,
cette lithographie et ce quatiain-em[)ire, c'est l'aube
du dix-neuvième siècle qui commence à poindre à
Bachararh.
.ra\ais sous ma cioiséc tout un petit monde heu-
reux et charmant. C'était une sorte d'arrière-cour
allcitiiiilc à l'église rouianc d'où l'on pciil mtmicr
.10 i LETTRE XVIII.
par un roklo escalier en lave jusqu'aux ruines de
l'église gothique. Là jouaient tout le jour, avec les
hautes herhes jusqu'au menton, trois petits garçons
et deux ))etitos filles qui battaient volontiers les trois
petits garçons, ils pouvaient bien avoir à eux cinq
une quinzaine d'années. Le gazon , légèrement on-
dulé par endroits, était tellement épais qu'on ne
voyait pas la terre. Sur ce gazon se dressaient joyeu-
sement deux tonnelles vertes chargées de magnifiques
raisins. Au milieu des pampres, deux mannequins-
épouvantails , costumés en Lubins d'opéra-comique,
emperruqués et coiffés d'affreux tricornes, s'effor-
çaient de faire peur aux petits oiseaux, ce qui n'em-
pêchait pas d'abonder sur ces grappes les verdiers,
les bergeronnettes et les hoche-queues. Dans tous
les coins du jardinet , des gerbes étoilées de soleils,
de roses -trémières et do reines-marguerites, écla-
taient connue les bouquets d'un feu d'artifice. Au-
tour de ces touffes flottait sans cesse une neige vi-
vante de papillons blancs auxquels se mêlaient des
plumes échappées d'un colombier voisin. Chaque
fleur et cluKpie grappe avait en outre sa nuée de
mouches de toutes couleurs qui resplendissaient au
soleil. Les mouches bourdonnaient , les enfants ba-
billaient et les oiseaux chaulaient, et le bourdonne-
menl des mouches, le babil des enfants et le chant
des oiseaux se découpaiciil sur un roucoulement
C(>nlinii de colonibcs cl de lonrlf-rclles.
lîACIIARACII. 305
Le soir de mon arrivée, après avoir admiré jus-
qu'à la nuit ce réjouissant jardin , l'escalier en lave
s'offrit à moi et il me prit fantaisie de monter, par
un beau clair d'étoiles, jusqu'aux ruines de l'église
gothique, laquelle était dédiée à saint Werner, qui
fut martyrisé à Oberwesel. Après avoir gravi les
soixante ou quatre-vingts marches sans rampe et
sans garde-fou, j'arrivai sur la plate-forme tapissée
d'heri)e, où s'enracine puissamment la belle nef dé-
mantelée. Là , pendant que la ville dormait dans une
ombre profonde sous mes pieds, je contemplais le
ciel et les ruines difformes du château palatin à tra-
vers le fenestrage noir des meneaux et des rosaces.
. Un doux vent de nuit courbait à peine les folles
avoines desséchées. Tout à coup je sentis que la
terre pliait et s'enfonçait sous moi. Je baissai les .
yeux, et , à la lueur des constellations , je reconnus
que je marchais sur une fosse fraîchement creusée.
Je regardai autour de moi; des croix noires avec
des têtes de mort blanches surgissaient vaguement
de toutes parts. Je me rappelai alors les molles on-
dulations du terrain d'en bas. J'avoue fpi'en ce mo-
ment-là je ne pus me défendre de cette espèce de
frisson (pie donne l'inallendu. Mou charmant jardi-
net |)leiu d'enfanis, d'oiseaux , de colombes, de pa-
pillons, de musi(|ue, «le lumière, (!<• vie et de joie,
élail nu cimetière.
7r,.
LETTRI^ \IX,
feuer! feuf,r!
Comnieul oii esl rôvelUé à Biicliarai li. — Comiiieiil on est ré-
veillé à Lorchrs — L'échelle du cliai>le. — Gilgeii. — La
l'ée Ave. — Le clievaliei- Hej)[)iiis. — L'auleiir va eu Cliine.
— L'auteur reconiuiaiule Lordi aux ivroffiies. — Cbhimeiil i
se fait cju'iiur feuille de papier blanc devient rouge. — L'au
leur ouvre sa croisée. — F.ffrayaul speclacle qu'il voit. —
Feucr! feuer! — Silhouettes de j]eiis eu ciiemise. — • L'atileiir
moule dans le yrenier. — Le spectacle reste effrayant et de-
vient inaonifiqne — l/auteur assiste à la plus étcruelle de
toutes les luttes et au plus ancien de tous les combats. —
— Paysage vu à travers cela. — Grande chose pleine de pe-
tites, comme toutes les grandes choses. — Feux de \euve
— Croisées (jui s'ouvrent et qui se ferment. — Les ilamnies
Menés. — Les [)oulres cpii se dandinent. — Le pa[)ier à lleins.
— Première hucoliipie, le Berger cpii joue avei' la Bergère.
— Ueuxiènie bucolique, l'Arbre qui joue avec le Feu. — Li's
anglaises. — Les marmots. — • La catastrophe. — Ce qui
reste de la chose à (piaire heiir(;s du matin. — l'ropreté des
servantes. — Probité des paysans. — Hlsloii-c di' raiighii>
ipii soiq)e et (pil se (■ouche el (jui ne se dérange pas.
I.orch , aonl.
A Bachararli , minuil vomi , on se r onclie , on
iVrinf les yoii\, on laisse lonilvr les idées qu'on a
308 LETTRE XIX.
portées tonte la journée , on arrive à cet instant où
l'on a eîi soi tout ensemble quelque chose d'éveillé
et quelque chose d'endormi , où le corps fatigué se
repose déjà, où la pensée opiniâtre travaille encore,
où il semble que le sommeil se sente vivre et que la
vie se sente sommeiller. Tout à coup un bruit perce
l'ombre et parvient jusqu'à vous , un bruit singulier,
inexprimable , horrible , une espèce de grondement
fauve, à la fois menaçant et plaintif, qui se mêle au
vent de la nuit et qui semble venir de ce haut cime-
tière situé au-dessus de la ville où vous avez vu le
matin même les onze gargouilles de pierre de l'église
écroulée de Saint- Werner ouvrir la gueule comme si
elles se préparaient à hurler. Vous vous réveillez en
sursaut, vous vous dressez sur votre séant, vous
écoutez : — Qu'est cela? — C'est le crieur de nuit
qui souffle dans sa trompe et qui avertit la ville que
tout est bien et qu'elle peut dormir trancjuille. Soit ;
mais je ne crois pas qu'il soit possible de i- assurer les
gens d'une manière plus efl"rayante.
A Lorch on peut être réveillé d'une façon encore
plus dramatique.
Mais d'abord, mon ami, laissez-moi vous dire ce
que c'est que Lorcli.
Lorch est un gros bourg d'environ dix-huit cents
habitants, situé sur la rive droite du Rhin et se pro-
longeant en é(pierre le long de la >Visper, dont il
marcpie l'embourhure. C'est la vallée des contes et
FEUER! FEUER! 309
des fal)!('s; c'est le pays des petites fécs-saïUerclles.
Lo.cli est placé au pied de rÉchelle-du-Diable, haute
roche presque h pic que le vaillant Gilgen escalada à
cheval pour aller chercher sa fiancée , cachée par les
gnomes sur le sonnnet du mont. C'est à Lorch que
la fée Ave inventa, disent les légendes, l'art de faire
du drap pour vêtir son amant, le frileux chevalier
romain Ileppius, — lequel adonné son nom à Hcp-
penheim. Il est remarquable, soit dit en passant,
que, chez tous les peuples et dans toutes les mytho-
logies, l'art de tisser les étoiïes a été inventé par une
femme : pour les Égyptiens , c'est Isis ; pour les Ly-
diens, Arachné; pour les Grecs, Minerve; pour les
Péruviens, Wenacella, femme d(; Manco-Capac; pour
les villages du Rhin , c'est la fée Ave. Les Chinois
seuls attribuent celte imagination à un homme,
l'empereur Yas; et encore pour les Chinois l'empe-
reur n'est-il pasunh(mime, c'est un être fantastique
dont la réalité disparaît sons les litres bizarres dont
ils l'airublent. Us ne connaissent pas sa nature, car
ils l'appellent le Dra(}oi> ; ils ignorent son âge, car
ils l'appellent Dix-MiUe-Ans; ils ne savent pas son
sexe, car ils l'appellent /<t il/èr«î. Mais que vais-je
faire en Chine? J(! reviens à Lorch. Pardonnez-moi
l'enjainbée.
Le premier vin rouge du Uhiii s'est fait à Lorch.
Lorch existait avant Charlemagne et a laissé trace
dans des chartes de l^î. Ilcmi IM , arclwvècpi.' de
310 LRTTRF XIX.
Maycnce, s'y plaisait et y résida en 1368. Âiijour-
d'Iuii il n'y a plus à Lorch ni chevaliers romains , ni
fées, ni archevêques ; mais la petite ville est heureuse,
le paysage est magnifique, les habitants sont hospi-
taliers. I.a belle maison de la renaissance qui est au
bord du Rhin a une façade aussi originale et aussi
riche en son genre que celle de notre manoir français
de iMeillan. La forteresse fabuleuse du vieux Sibo
protège le bourg, que menace de l'autre rive du
fleuve le château historique de Furstemberg avec sa
grande tour , londe au dehors , hexagone au dedans.
Et rien n'est charmant comme de voir prospérer
joyeusement cette petite colonie vivace de paysans
entre ces deux effrayants squelettes qui ont été deux
citadelles.
Maintenant voici comment une de mes nuits a éié
troublée à Lorch :
L'autre semaine , il pouvait être une heure du
matin, tout le Ijourg dormait, j'écrivais dans ma
chambre, lorsque tout à coup je m'aperçois que mon
papier est devenu rouge sous ma plume. Je lève les
yeux , je n'étais plus éclairé par ma lampe , mais par
mes fenêtres. iMes deux fenêtres s'étaient changées
en deux grandes tables d'opale lose h travers les-
(|U('llcs se répandail autour de moi une réverbération
éti'aiigc. .le les ()n\re, je reganle. Lue grosse voûte
de llamme et de l'innée se coiirbail à quelques toises
au-dessus de ma lêlc avec un bniil ('nVa\anl. C'étail
liatR! l-ELKR! :ill
loul siiuplciuent l'hôtel P. , le gaslliaus voisin du
uiieii , qui avait pris feu et qui brûlait.
tii un instant l'auberge se réveille, tout le bourg
est sur pied, le cri Feuer ! feuer ! emplit le quai
et les rues , le tocsin éclate. Moi , je ferme mes croi-
sées et j'ouvre ma porte. Autre spectacle. Le grand
escaliei" de bois de mon gaslhaus , touchant i)resquo
à la maison incendiéeetéclairépar de larges fenêtres,
semblait lui-même tout en feu ; et sur cet escalier ,
du haut en bas, se hem tait, se [)ressait et se foulait
une cohue d'ombres surchargées de silhouettes bi-
zarres. Celait toute l'auberge qui déménageait, l'un
en caleçon, l'aulre en chemise, les voyageurs avec
leurs malles, les domestiques avec les meubles. Tous
ces fuyards étaient encore à moitié endormis. Per-
sonne ne criait ni ne parlait, (j'était le bruit d'une
fourmilière.
Un hoirible flamboiement remplissait les inter-
valles de toutes les têles.
Quant à n)oi , car chacun pense à soi dans ces
niomen(s-là, j'ai fort peu de bagage , j'étais logé au
premier , et je ne courais d'autre risque que d'être
forcé de sortir de la maison par la fenèlre.
Cependant un orage étail survenu , il ph mail à
verse. Comuic il arrive toujours Iorsqu'(m se hàle,
l'hôtel se vidait lenlemeiK ; et il y eut un instant
d'adVeuse confusion. Les uns voidaienl enirer, les
autres sortir; les gros meubles descendaienl lourde^
312 LETTRE XIX.
jneiitdcs fciièlrcs allaclR'S à dos cordes , les matelas,
les sacs de nuit et les paquets de linge tombaient du
haut du toit sur le pavé ; les femmes s'épouvantaient,
les enfants pleuiaient ; les [paysans , réveillés par le
tocsin, accouraient de la montagne avecleurs grands
chapeaux ruisselant d'eau et leurs seaux de cuir à
la main. Le feu avait déjà gagné le grenier de la
maison, et l'on se disait qu'il avait été mis exprès à
l'aubei-c l'. ; circonstance qui ajoute toujours un
inti'iét sombre et une sorte d'arrière-scène drama-
ti(|ue à un incendie.
Bientôt les pompes sont arri\ ées , les chaînes de
travailleurs se sont formées , et je suis monté dans
le grenier, énorme enchevêtrement , à plusieurs
étages , de charpentes pittoresques connue en recou-
vrent tous ces grands toits d'ardoise des bords du
Rhin. Toute la charpente de la maison voisine brûlait
dans une seule flamme. Cette immense pyramide de
braise, surmontée d'un vaste panache rouge que
secouait le vent de l'orage, se penchait avec des cra-
([uements sourds sur notre toit , déjà allumé et pé-
tillant çà et là. La question était sérieuse ; si nott'e
toit prenait feu , dix maisons à coup sûr , et peut-être
avec l'aide du vent, le tiers de la ville brillaient. La
besogne a été rude. Il a fallu , sous les flammèches
et les tourbillons d'étincelles, écorcer les ardoises
d'une partie du toit et couper les pignons-girouettes
des lucarnes. Les poin|)es étaient admirablement
servies.
l'EUER! fêler: 313
Des lucarnes du grenier , je plongeais dans la four-
naise et j'étais pour ainsi dire dans l'inceiulie même.
C'est une effroyable et admirable chose qu'un in-
cendie vu à brûle-pourpoint. Je n'avais jamais eu ce
spectacle; — puiscjue j'y étais, — je l'ai accepté.
Au premier moment, c{uand on se voit comme
enveloppé dans celte monstrueuse caverne de feu où
tout flambe, reluit, pétille, crie, souffre, éclate et
croule , on ne peut se défendre d'un mouvement
d'anxiété , il semble que tout est perdu et que rien
ne saura lutter contre cette force affreuse qu'on ap-
pelle le feu ; niais dès ((ue les pompes arrivent on
reprend courage.
On ne peut se figurer avec quelle rage l'eau atta-
que son ennemi. A peine la pomp? , ce long serpent
qu'on entend haleter en bas dans les ténèbres , a-t-elle
passé au-dessus du mur sombre son cou effilé et fait
élinccler dans la flanmie sa fine tète de cuivre, qu'elle
crache avec fureur un jet d'acier liquide sur l'épou-
vantable chimère à mille tètes. Le brasier, attaqué
à rim|)rovisle, hurle, se dresse, bondit effrovable-
menl , ouvre d'horribles gueules pleines de rubis
et lèche de ses innombrables langues toutes les |)or-
tes et toutes les fenêtres à la fois. La vapeur se mêle
à la fumée; des tourbillons blancs et des tourbillons
noirs s'en vont à tous les souilles du vent et se tor-
dent et s'étreignenl dans l'ombre sous les nuées. Le
silllemenl de l'eau répond au nmgissemcnt du feu.
27
314 L LITRE XJX.
Rien n'est plus terrible et plus grand que cet ancien
et éternel combat de l'hydre et du dragon.
La force de la colonne d'eau lancée par la pompe
est prodigieuse. Les ardoises et les briques qu'elle
touche se brisent et s'éparpillent comme des écail-
les. Quand la charpente enfin s'est écroulée, magni-
fique moment où le panache écarlate de l'incendie a
été remplacé au milieu d'un bruit terrible par une
immense et haute aigrette d'étincelles, une cheminée
est restée debout sur la maison comme une espèce
de petite tour de pierre. Un jet de pompe l'a jetée
dans le goulîre.
Le Rhin, les villages, les montagnes, les ruines,
tout le spectre sanglant du paysage reparaissant à
cette lueur, se mêlaient à la fumée, aux flammes,
au glas continuel du tocsin , au fracas des pans du
mur s'abattant tout eniiers comme des ponts-levis ,
aux coups sourds de la hache , au tumulte de l'orage
et à la rumeur de la ville. Vraiment c'était hideux ,
mais c'était beau.
Si l'on regarde les détails de cette grande chose,
rien de |)lus singulier. Dans l'intervalle d'un tour*
billon de feu et d'un tom'billon de fumée , des têtes
d'honmies surgissent an bout (Vmw échelle. On voit
ces honnues inonder, en ([uel([ue sorte à bout por-
tant , la flannne acharnée (pii lutte et voltige et
s'obstine sous le jet même de l'eau. Au milieu de cet
alTreux chaos , il y a des espèces de réduits silencieux
FEUKR! FEUER: 3Iô
où (le pptils incondios tranquilles pétillent douce-
ment dans des coins comme un feu de veuve. Les
croisées des chambres devenues inaccessibles s'ou-
vrent et se ferment au vent. De jolies flammes bleues
frissonnent aux pointes des pouti-es. De lourdes char-
pentes se détachent du bord du toit et restent sus-
pendues h un clou , balancées par l'ouragan au-dessus
de la rue et enveloppées d'une longue flamme. D'au-
tres tombent dans l'étroit entre-deux des maisons et.
établissent là un pont de braise. Dans l'intérieur des
appartements , les papiers parisiens à bordures pré-
tentieuses disparaissent et reparaissent à travers des
boufTéc'S de cendre rouge. Il y avait au troisième
étage un pauvre trumeau Louis XV , avec des arbres-
rocaille et des bergers de Gentil-Bernard, qui a lullé
long-temps. Je le regardais avec admiration. Je n'ai
jamais vu une églogue faire si bonne contenance.
Enfin une grande flamme est entrée dans la cham-
bre , a saisi l'infortuné paysage vert-céladon , et le
villageois embrassant la villageoise , et Tircis cajolant
Glycère s'en est allé en fumée. Comme pendant, un
pauvre petit jardinet, affreusement arrosé de char-
bons ardents, brûlait au bas de la maison. L'ii jeun(ï
acacia, appuyé h un (reillage embrasé, s'est obstiiu'-
à ne pas prendre feu et est resté intact pcndaul (pia-
tre heures , secouant sa jolie léic verle sous une phiic
d'étincelles.
Ajonif/ à cela (picl(|ii('s hloiidcs el pâles anglaises
316 LETTRE XIX.
domi-nucs sous l'averse à côté de leurs valises à
quelques pas de l'auberge , et tous les enfants du lieu
riant aux éclats et battant des mains cbaque fois
qu'un jet de pompe se dispersait jusqu'à eux , et
vous aurez une idée assez complète de l'incendie de
riiôtel P. — h Lorch.
Une maison qui bride, ce n'est qu'une maison
qui brùle ; mais le côté vraiment triste de la chose ,
c'est qu'un pauvre homme y a été tué.
Vers quatre heures du matin , on était ce qu'on
appelle maili'6 du feu; le gasthaus P. — , toits, pla-
fonds , escaliers et planchers effondrés , flambait en-
tre ses quatre murs , et nous avions réussi à sauver
notre auberge.
Alors, et presque sans entr'acte, l'eau a succédé au
feu. Une nuée de servantes, brossant, frottant, épon-
geant, essuyant, a envahi les chambres, et en moins
d'une heure la maison a été lavée du haut en bas.
Chose remarquable , rien n'a été dérobé. Tous ces
effets déménagés en hâte , sous la pluie , au miHeu
de la nuit, ont été religieusement rapportés par les
très-pauvres paysans de Lorch.
Au reste ces accidents ne sont pas rares sur les
bords du Rhin. Toute maison de bois contient un
incendie et ici les maisons de bois abondent. A Saint-
Goar seulement , il y a eu ce moment, à différentes
|)la(('s de la ville, (jualre ou cin(| masures faites par
des incendies.
FEUERi FEUER! 317
Le leiuleniain malin , je remarquai avec quelque
surprise au rez-de-chaussée de la maison incendiée
deux ou trois chambres fermées, parfaitement en-
tières, au-dessus desquelles tout cet embrasement
avait fait rage sans y rien déranger. Voici à ce propos
une historiette qu'on raconte dans le pays. Je ne la
garantis pas. — Il y a quelques années , un anglais
arriva assez tard à une auberge de Braubach , soupa
et se coucha. Dans le milieu de la nuit, l'auberge
prend feu. On entre en hâte dans la chambre de
l'anglais. Il dormait. On le réveille. On lui explique
la chose, et que le feu est au logis, et qu'il faut dé-
camper sur-le-champ. — 'Au diable! dit l'anglais,
vous me réveillez pour cela! Laissez-moi tranquille.
Je suis fatigué et je ne me lèverai pas. Sont-ils fous
de s'imaginer que je vais me mettre à courir les
champs en chemise à minuit ! Je prétends dormir
mes neuf heures tout à mon aise. Éteignez le feu si
bon vous semble , je ne vous en empêche pas. Quant
à moi, je suis i)ien dans mon lit, j'y reste. Bonne;
nuit, mes amis, à demain. — delà dit, il se recou-
cha. Il n'y eut aucun moyen de lui faire entendre
raison , et , comme le feu gagnait , les gens se sau-
vèrent, après avoir refermé la |)orte sur l'anglais ren-
dormi et ronflant. L'incendie fut terrible , on l'étei-
gnit à grand'|)eine. Le lendemain matin les houinus
(|ui débliiyaient les décombres arii\èr<'nt à la cham-
bre de l'anglais, ouvrirent la porte et troii\èrent le
9,7.
.118 LLTTRF. \IX.
voyageur à demi éveillé, se frottant les yeux dans
son lit , qui Veuv cria en bâillant dès qu'il les apei'çut :
— Pourriez-vous nie dire s'il y a un tire-bottes dans
cette maison ? — Il se leva, déjeuna très-fort et re-
partit admirablement leposé et frais au grand déplai-
sir des garçons du pays, lesquels comptaient bien
faire avec la momie de l'anglais ce qu'on appelle dans
la vallée du Rhin un tourgmestresec, c'est-à-dire
un mort parfaitement fumé et conservé qu'on mon-
tre pour quelques liards aux étrangers.
FIN T)L PREMIER VOLUME.
TABLE
DU PREMIER VOLUME.
AVERTISSFMKNT I»FS F.DITKin^. '
Pkkkai.e.
LETTRE PREMIÈRE.
DE PARIS A LA FF.nTÉ-SOUS-.IOlARRF..
Drpart lie Paris. — Le coteau de S. P. — Prouesses des démo-
lisseurs. — Nanleuil-le-IlHiid.min. — Villers-Goiirrels. —
Les 1600 ouriositcs de l)iiiiun;irliii. —Dieu offre la dill{ieu(e
à qui perd son calniolct. — l..i Ffrlé-soiis-.Touarre. — Lu
épicier liérilier du duc de Saiut-Siniou. — Aspe.l de la «aui-
pa{;ne. — Le voyageur rarolile ses (joùls. — Le Imssu el le
(;eudaruie. — Pourquoi uu lioinine esl un brave. — Pourijuoi
le nu'ine liomme est un liiclic. — F.a peau el l'iialill. — 1814
,-1 |S:îo. — Meanx. — Iti f'nri liel escalier. — La callii'drale
lie Hossuet. — Meaux a eu uu lliéâlre avaut Paris. — Pourquoi
les (jeiis de Meauv oui peudu le <lial)le. — Coninu-iil inu' reiue
s'y prend poiu faire «nlrer nn roi ilaus le jiaradls. 19
350 TABLE
LETTRE DEUXIÈME.
MONTMIRAIL. — MONTMORT. — ÉPERNAV.
Moiiliiilrail. — IS'os pati inni fiiqinxi.'i, nn.t clitlcia Ihtniiiimis arva.
— Champ de liataillc tlo Montmirail. — Soleil couché. —
Xajiolcon (lisipani. — \.e voyageur parle des ormes. — I,e
château lie Montmort. — Comment le voyageur c'l>louit ma-
ilemoisclle Jeaiinelte. — Route de nuit dans les bois. — Eper-
nay. — Le.< (rois églises : 'l'Iiibaut 1'"", Pierre Sirozzi, Poterlet-
Galichet. — Odry apparaît à l'auteur dans l'église d'Eperuay.
— Comme quoi le voyageur aime mieux regarder des coque-
licols el des papillons que quinze cent mille boulcilles de vin
de Champagne. — Pilogène et Phvoirix. — A Montmirail
le voyageur rciiiar([uc un œuf frais. — De iiuoi on l'iait au
seizième siccle. 41
LETTRE TROISIÈME.
CHALONS. — SAINTE-MENEIIOULD. — VARENNES.
Le voyageur fait son cnirée à Varennes. — Place où Louis XVI
fut :ii rêli'. Ce (iii'on r;iroule ilans le jjays. — Connncnl s'ap-
piliil II me (pii .iNiiileii 1791 l'àme de .ludas. — Happro-
rhemenls sinistres. — Les lieux ont parfois la ligure des faits.
— Varennes est près de Reims. — L'auberge du Grand Mo-
iiriifjiie. — Ce que dit l'enseigne. — Ce cpie dit l'Ilote. — L'église
de Varennes. — Ce qu'on trouve dans les paysaj;es de Cliani-
pague. — Chiiloiis. — La ( allu-drale. — Noti-e-Uame. — Le
giK'tlicr. — Le voyageur ilil des choses 1res rls(|uées à propos
d'un petit gan mi loi I l.ii.l (pii est dans ini clocher. — Les au-
tres églises <lc CIkiIous — I.'jloi.ldc-Villc. — (Jnels sont les
DU PRILMIER VOLUME. 3?.l
animaux assis devain la fariulc. — NoIre-Dame-de-rÉpiuc.
— Le puils miraculeux. — Fauiiliarité du iclégraplie avec
Noire-Dame. — Un orage. — Sainte-Meuehould. — Beautés
épiques de la cuisine de Vlwtel de Metz. — L'uiscaii endormi.
— Éloge des femmes à propos des aulierges. — Paysages. —
Hymne .T la Champagne. 49
LETTRE QUATRIEME.
DR VILLERS-COTTERETS A LA FRONTIÈRE.
Le ilernier calembour de Louis XVIII. — Dangers qu'on peut
courir dans un tire-botles. — La plaine de Soissous vue le
soir. — Le voyageur regarde les étoiles. — Celui qui passe
contemple ce ([iii demeure. — L C. — .Soissons. — Phrase de
César. — Mot de Napoléon. — Silhouette de SaiiU-.Ieau-des-
Vignes. — Le voyageur voit une voyageuse. — Sombre ren-
contre. ^ Vénus. — Paysage crépusculaire. — Ce qu'on voit
de Reims eu malle-poste. — La Champagne parfaitement pouil-
leuse. — Rethel. — Où donc est la forêt des Ardennes? — De
qui le déboisement est fils. — Mézières. — Ce qu'on y cher-
che. — Ce qu'on y trouve. — Le miracle de la ljond)e. —
Comment un dieu devient un saint. — Sedan. — Le voyageur
se recueille et ( lierclic des ( lioscs dans son esprit. — Une
médiocre statue an lieu d'un beau cliàleau. — Sedan y perd.
Turenne n'y gagne piis. — .\ucune trace du Sanglier des Ar-
dennes. — Cinq lieues à pied. — Vu ])eu de Meuse. — On
com-t après un verre d'eau, on tombe sur un saucisson. — Un
goitreux. — Cliarlcville. — La place ducale et la place royale.
— Rocroy. — Les dialogues nocturnes (pi'on rnteiul en dili-
(;ence. — Un carilliin se mêle à l.i cunversalion, dans la bonne
i-t évidente inlenlion de dési'inuivei- le voya(]eur. — rnirée à
r.lvel. 7:{
,12 2 TAHLI"
LETTRE C1N0U1I-:ME.
OIVET.
Les deux Givet. — Uisserlalion sur les architccles et les crucliei
à propos (les clocliers flamands. — Givet le soir. — Paysage. —
I.a tour du Petit-Givet. — Jusc Guticrez. — Ce qu'on peut
trouver dans trente-deux lettres. — Ce qu'on peut voir sur
l'imncriale de la dilij;ciue Van Gend. 99
LETTRE SIXIEME.
LES BORDS DE LA MEl'SK. — DIN.XNT. — N.\MUR.
Paysage de la Meuse. — la Lesse. — La Rotiie à Bayard — Di-
iiant. — Choses iiicoiivenaïues que fait une petite boinie femme
en leire cuite. — Encore les clochers, les cruches et les ar-
chitectes. — Châteaux ruinés. Prière des morts aux vivants.
Idées que ks belles tilles perchées sur les arbres donnent
aux voyageurs jucliés sur les impériales. — Souvenirs poéti-
ques à propos de Namni- i-l du prince d'Oiange. — Ce qu'en-
seigiu'nt les enseignes. 107
LETTRE SEPTIÈME.
LES UOUnS DE lA >1EISE. — IHY — LlÉOE.
Les beaux ari)res cl les beaux iDiliers. — Li)uan{;e à Dieu, Itlàine
à l'homme. — Sanson. — .\rdenties. — Le voyageur donne
un sage conseil ."i M. le curé de Selayen. — Huy. — Coin de
l.-ire iuiic-u\ (lii l'un i-.iollc- du \iii licliie hiit :n ce itii raisin.
DU l'IÎEMlEU VOLLMli. :i23
— Asiiecls ilit pays. — T:il)lratix flanuiiiils. — Appioclii-s <lr
Liéfje. — Fijjiire exlraordliiairc et cOrayaiitc ([lie prend le
paysajje à la nuit lonil)ce. — Ce (jue l'aiitetir voit eut semblé
à Vifjjile le 'rarlare et à Dante l'iMifcr. — Liéjje. — Ville (jut
ne ressemble à aiietuie aiilie. — 11 \ a îles î;eiis qtii y lisent
le Constiliitionncl. — Les églises. — Saliit-I'anl. Saint-Jean.
Saint-Hubert. Saint-Denis. — Le palais des pi-inces-cvéques.
— Admirable cour. — Maison de justice, marelié et prison.
— Le bourgeois vollairien a trop d'esprit; le bourgeois utili-
taire est trop béte. — Ksiampes en l'iionneiu- des alliés de
1814. — Désastres de noire {[raunnaire et massacre de notre
orthographe. 1 1"
LETTRE HUITIEME.
LES BOHUS DE LA VESDKE. — VEKVIERS.
Le vovafjenr apaise une cpu'ielle en se sacrifiant el en se salis-»
faisant. — Paysage de la Vesdre. — Eglogues. — Les vers
il'Ovide mis en scène par le bon Dieu. — Quartiers de ro-
chers qui pleuvenl. — Ne traversez pas une idylle dans la-
quelle on fait lui chemin de fer. — Vervier.s. — Les Irois quar-
tiers de Vefviers. — Le marniol l'I la pipe. — ^Mallieureuse
ville si les cheminées v f'urninl ( dinnie les enfanis. — Lim-
bourg. — La donani-, la guéiile, la fronlière. l;{.'}
LETTKE NEUVIÈME.
AIX-LA-CUAPKI.I.E. — I.K TOMItEAU PE CIIAIII.E.MACNE.
'Loin ce qu'est AiN-la< haiiillc. — ( ;liarliniii|;Mr \ i-~\ rir ri y
est mort. — La (>hapcllc. - Ari lulec inre iln purlail, a la-
quelle raulriii' nirli' une palelilhcM', — Léjjcndc du iliidile
32 i TABI-L
i[iil csl riionis lirlc (|iic les hiiiir;;cois cl An iiiciinc ijiii a [iliis
d'esprit ([iir le diiiljlc. — L:i piirnillièsc se ((.'i me cl la cIki-
pcllc se rouvre, — Asj)(?cL i\i- réjjllsc. — Eiisciiiljlc. — Uc-
lail. — Le loinlicaii de C.liarleniagiie. — L'aiileiir inxeclivc
le sysièmc décimal. — Tout ce qu'il y a dans rarnioirc. —
li))]ouissciiicnt et admiration. — Où sont les trois couronnes
de Cliarlcmagne. — Autres armoires. — Autres trésors. —
La chaire. — Le tlia;ur. — L'orgue. — L'aigle d'Othon III.
— Le cœtir de M. Antoine Berdolet. — Destinée des sarco-
phages. — Les empereurs ne gardent rien, pas même un toni-
hcaii. — Charleniagne prend son sarcophage à Auguste. — Bar-
))eroussc prend sa chaise à Charleniagne. — Le Hochinuustcr.
— Le fauteuil de marhre. — Comment était Charlemagiic
dans le sépulcre. — Profanation de Barheroussc. — Mort de
Barherousse. — Bruits ipii courent sur sou compte depuis
si.x rcnis ans. — L'auteur refait le tondieaii de Charlemague.
— Visite de l'empereur en ISOi. - — Napoléon devant le fau-
teuil de Charleniagne. — Visite des empereurs et des rois
alliés en 18 li. — Ra|)prochemeuts. — De rpii l'autetir tient
tous CCS détails. — Le sapeur du .36'^ régimcnl. — Les chals-
nioines. — îNc riez pas des noms populaires avant d'avoir
examiné les noms arislocralitpics. — L'Hôlcl-de-VilIc. — La
leur de Graiius. — Bêveric crépusculaire. 139
LETTRE DIXIÈME.
COLOGNE.
Tout (•<• f[uc l'auteur n'a pas vu à Cologne. — Droits régaliens
des uniformes hlcus avec collets orange sur les valises et sacs
de nuit. — Qu'à Colnjjne il ne faut pas se loger à Cologne.
— Le voyageur va au hasard. — Bencontrc d'un poète et
d'une tour. — Le Ijrin d'herbe ronge les cathédrales, — Aj)-
parilioii (lu di'ime d<; Cologne au crépuscule. — Cn paysage
DU l'ULMlLK VOLLME. 32 J
rélrospeulit. — Le voyageur regarde en arrière et ne pousse
aucun cri d'admiration. — Effets de jupons co.irls.— Uescrip-
llon d'un musicien. — Description d'un chasseur. — Les qua-
ire dieux G. — Pourciuoi on paye si cher à Vlwtel de l'Em-
,,e.-e«r d'Aix-la-Chapelle. —L'auteur se voit aux vitres d'un
libraire el donne sa mahdietion k toutes les caricatures ciu'on
vend comme étant ses portraits.— L'auteur dit ut. mal affreux
des éditeurs (jui publient celi%re. — Grandeur des servi.tlcs
en Ailemaone. — Immensité des draps. — Quebp.es détails
touchant les hôtelleries. — Gratte/, le Français, vous trouver
l'Allemand.— Seconde visite à la cathédrale. — Cruelle ex-
irémilé où sont réduits aujourd'hui les va-uu-pieds. — Li-
térieur de l'église. — Impression désagréable et singulière.
— Mariage mal assorti du tapage et du r.cueillenieni. — Les
verrières. — A quoi sert un rayon de soleil. — Cowes Einiin-
,[i,s.— L'auteur fait le pédant. — L'auteur se livre à sa niaiiic;
et examine chaque pierre de l'église. — Ce qui empêche l'ar-
chevêque de Cologne de cacher sou àgc. — Importance cl
beauté du choeur. — Détail. — L'auteur ne laisse pas é(ha|i-
per l'occasion de «e faire des ennemis de tons les l)edcau\,
custodes, mu-guilliers et sai rislains de Cologn.'. — Le luin-
beau des Trois Mages. — .Néant d.s ehnses à propos d'an
clou dans un pavé. — Il ne reste de répila[)he ri ,\u blason
de Marie de Médicisipu- de quoi déchirer la bon.- de l'auteur.
Le logis d'Ibach, Sierngasse , n. 10. — L'auteur saisit avec
empressemenl l'occasion de se faiie un iimemi irrécoiuiliable
de l'architecte actuel de la cathédrale <le Cologne.— L'Môlel-
de-Ville. Mode particulier de croissance et de végétation
des Ilôtels-ile-Ville. — Couunenl est coustruile la Maison île
Ville de Cologne. — Viriles. — L' iir, pouvani se laiie
un ennemi niorlel de l'an liilecle ai Uni de l'Ilolel-de-Ville
de Paris, n'a garde d'en négliger l'occasion. -Qu'avait donc
fait Corneille à ce monsieur qui a xécii, il ce ipi'd parait,
dans ces derniers temps,. 1 ipi'mi appelai! monsieur Andrieux?
— Le vo)a(;eui an iiaiil du li.IlK.i. — Co|oi;nr a vol d'oiseau.
■^8
3'2(; TABLli
— Viii{jl-sept éjjliscs. — L'diilcur coiisidcic un jjorclie avec
aiiiuur, comme il sied de roiisidërer les porches. — Après un
porche, un porc. — Un porc épique. — La grande liarangue
ihi i)elil ^icillard. — nous aime, j'ai [)resrjue dit nous at-
tend. — L'auleur prend la liberlé de refaire la vignette que
M. Jean-Marie Farina colle siu' ses boîtes d'eau admirable de
Cologne. ItiO
LLTTRE ONZIEME.
.\ Pnoi'OS DE LA MAISON IBACH.
l'iiilosopllie. — Comment les cau«es se comportent pour pro-
duire les cFFel.s. — Curiosités du hasard. — Leçons de la Pro-
\idence. — Chaos d'oii se dc{;age un ordre profond et ef-
frayant. — Ra])procheincnls. — Kdairs inattendus et jaillis-
sants. — Un reproclie au roi Cliarles I"^. — Une question sur
Marie de Mcd!cis. — Louis .\IV. Grande figure dans une
gloire. 201
LETTRE DOUZIÈME.
A l'UOl'OS Di: MISÉE WALLRAF.
Biographie, monographie et épopée du pourboire. — L'eslafier.
— Le coiiducleur. — Le [Mislillon. — Le (;rand drôle. — L'autre
drôle. — Le brouellciu'. — Celui qui a ap|)orlé les effets. —
La vieille femme. — Le lahleau, le rideau, le bedeau. —
L'individu grave et triste. — Le <-ustode. — Le suisse. —
Le sacristain. — La face qui apparaît au judas. — Le sonneur.
■ — L'être importun qui vous coudoie. — L'explicateur. — Le
baragouin. — !.,a fabrique. — Le jeune j;aillard. — ■ Lncorc
!<• bedeau. — Kncorc l'estalier. — Le domestique. — Le
DU PRKMIER VOLUME. 327
jjarçon irpciirie. — Le fadeur. — Le f|oiiv< riiemeiit. —
<c iN'oiibliez pas que tout pourboire iloil être au moins une
pièce d'arjjenl. " 21 1
LETTRE TREIZIÈME.
ANDEnNACd.
Le voyageur se nie( à la fenêtre. — Il caractérise d'un mot
profonil la iiiajjnifi(pte architecture île la Barrière du Trône
à Paris. — A quoi bon avoir été l'empereur Valentinien. —
Quand on rencontre un bossu souriant , faut-il dire quoique
ou parce fjiie? — L'n rêve trouvé en marchant la nuit dans
les ciiainps. — Paysages qui se déforment au crépuscule. —
La pleine lune. — Qu'est-ce qu'on voit donc là-bas? — Le
bloc mystérieux au haut de la colline. — Le voyageur y va.
— Ce que c'était. — Le voyageur frappe à la porte. — S'il
y a qiielqu'iui , il ne répond pas. — L'armée fif Snmbre-el-
Meiise à son (jénéral, — Hoche, Marceau, Bonaparte. — Dans
quelle chandjie le voy.ngeur entre. — Ce que lui montre le
clair de bine. — H regar<lc dans le trou où pend un bout de
corde. — Ce (|u'il croit cntcmlre dire à une voix. — Il re-
loiirne à Audernacli. — Le Noyageur déclare que les touristes
sont des niais. — Les beautés d'Andernacb révélées. — L'é-
glise byzantine. — .\t(ention cpie prêtaient à un verset <le Job
quatre enfants et un lapin. — L'église gothitpie. — Ce (|ue
les chevaux prtissiens demandent à la sainte Vierge. — La
lotir vedette. — L'auleur dit (pielipies paroles aimables à
une fée. '>i\
LETTRE QUATORZIÈME.
i.K nni\.
Diverses dt'ebirations d'amour a des c Ijo^^cs de la erralinu.
— L'ainrur rile llnile.'iu. — I ii oiilie île Iihi~ les neuves.
358 TABLF,
— Histoire. — T,es volcans. Les (k'iles. — Les Roniuins. •—
Les colonies romuiiies. — Quelles ruines il y avait sur le
Piliin il y a iloiize cents ans. — Ciiaileniafjnc. — Fin ihi Rliin
liislorinue. — Conimencenient ihi lUiiu fabuleux. — Mytlio-
lojjie (jothique. — Fourraillenient îles léfjeucles. — Le hideux
cl le ciiarniant mêles sous mille formes clans une lueur fan-
laslinue. — Dénombrement tics fijjures cliimériques. — Les
fai)les j)àlissenl ; le jour se fait ; riiisloirc reparaît. — Ce que
font tjuatre liommes assis sur une pierre. — Rliens.-— Triple
naissance «le trois {{randes choses presque au même lieu et
au même moment. — Le Rhin religieux et militaire. — Les
princes ecclésiasticpies conq)osés des mêmes êlciueuls que le
pape. — Qui se développe empiète. — Les comtes palatins
protestent j)ar le moyen des comtesses palatines. — Llahlis-
semenls des ordres de chevalerie. — Naissance des villes
marchandes. — Brigands gigantesques du Rhin. — Les Bur-
graves. — Ce que font pendant ce temps-là les choses invi-
sibles.— Jean Huss. — Doucin. — Un fait naît à Nuremberg.
— Un autre fait naît à Strasbourg. — La face du monde va
changer. — Hymne au Rhin. — Ce que le Rhin était pour
Homère, — pour Virgile, — pour Shakspeare. — Ce qu'il
est pour nous. — A qui il est. — Souvenirs historiques. —
Pépui-le-Bref. — L'empire de Charlemagne comparé à l'em-
pire de Napoléon. — Explication de la façon dont s'est dislo-
(iiu'^, de siècle en siècle et lambeau par lambeau , l'empire
de Charlemagne. — Coiument Napoléon disposa le Rhin dans
la partie qu'il jouait. — Itécapitulation. — Les ipiatre phases
du r.biii. — Le liliiii syndxilicpu-.— A quel grand fait il res-
Mtnble. •^^"'
LETTRE QUINZIÈME.
LA SOURIS.
D'où xicnnciil les W-s du ciel et les s,.uriies .les femmes.—
[ n liililciiM. — V,.|Mii(li. — l.'aulinr rc ni'iil.- une fdiilc de
DU pr.KMIER YOLTTME. 359
mauvais propos loiitlianl une ruiiio qui fait bcaucoui) jaser
sur son compie. — L'ne sombre aveuiure. — Maxime géné-
rale : ne redemandez plus une cloclic, quand elle est d'argent,
à celui qui l'a volée, quand il est prinre. — Ce que c'est que
la montagne voisine. — A quoi songeait le congrès, en 1815,
de donner aux Borusses le pays des Uliiens? — Le voyageur
monte l'escalier (ju'ou ne monte plus. — Un paysage du Hliin
à vol d'oiseau. — Le voyageur réclame et demande quelques
spectres de houue volonté. — Il ne réussit qu'à se faire siffler.
— Intérieur de la ruine mal famée. — Description minutieuse.
— Quatre pages d'un portefeuille — Phœdnviux et /{iitoiya.
— Die Mni'ixe. — Que tous les clials ne uianycnt pas toutes
les souris. — Le voyageur marche sur l'Iierlie épaisse, ce iiiii
lui rappelle des choses passées. — Il rencontre le géin'e fa-
milier du lieu, Itfpiel ne lui iiuintie aucune mt''clKmle hu-
meur. 261
LliTTRE SEIZIÈME.
\ TRAVERS CHAMPS.
Il arrive au voyageur des choses effrayantes et siu'nalurelles. —
(Irimace que fait le géant. — Oit l'on voit que les âmes ne
ilcdai[;neut pas le bon vin. — Férocité des lois de Aassaii. —
Le voya|;eur ne sait plus oii il est. — Il s'assied n'importe où ,
avec ime montagne sur la télc et un nuage sous les pieds. —
Il voit la grande ch.iuve-souris invisible. — Quatre lignes que
ne coniprendronl pas ceux (pii ne comiaissent point Albert
Durer. — l 'n trou se fait sous ses |)icds. — Ce qn'd y voit, "i";!
I.ETTHR DIX-SEPTIÈME.
SAIM'-r.OAR.
Onxilwus ziir l.ilif. — Oii il I'hiU si' placer pour \(iii lis snhlat';
lll' M. (le \ Ksau. llvullir .1M\ IIMIIIIIols Iclll Il (.1111
330 TABLE
que M. de Nassau ail liicii besoin de qualre florins. — Die
I\<il7.. — Rolidaii Clnnicliiicki. — Trois pages sur le eliat. Un
iiKit sur le diieii. — L'aitleiir clierclie à faire du lorl à un
l'clio. — Lurley. — Où le lecteur apprend ce que c'était
qu'une galère de M;illc. — Ciiose que les liabilanis détlaigncnt
el que doivent reciicrclier les voyageurs. — La Vallée Suisse.
— Figures de Rome, de la Grèce et de l'Inde qui apparais-
sent à l'auteur dans ce pays des barbares. — Le Ueiclienberg.
— Histoire de la petite fée grosse comme une sauterelle et du
géant qui croit avoir sur sou dos un nid de diables. — Pour-
quoi ou est forcé d'apporter son rasoir à Bacharacli. — Le
llheiufels. — Ici l'auteiu- explique pour qui les bombes et les
boulets ont des façons polies et coiu-toises. — Considérations
philosophiques sur le mille prussien, l'heure de marche turque
et la légua d'Kspagne. — Obcrwesel. — Les sept filles chan-
gées en rochers. — Le voyageur rencontre et décrit en ento-
mologiste profond la plus grande des araignées d'eau. —
Souper allemanii conipli(uié d'un hussard français. 279
LETTRE DIX-HUITIÈME.
BACH.AR.^CFI.
Les harmonies des vieilles femmes et des rouets. — Ba<^harach.
' — Bric-à-brac. — Les girouettes el les tourelles. -— Les goî-
ireiix et les jolies tilles. — L'auteur est jdoiigé dans l'admira-
tion.— Une des malices ([ne Sibo de Lorcli faisait aux gnomes.
— A ville sévère , paysage féroce, — L'auteur laisse entrevoir
sa haine pour les façades blanches à contrevents verts. — Il
appelle effioyable ce ([u'il trouve admirable. — Où diable une
marciiande de modes v.T-l-elle se nicher? — L'auteur se soii-
\lciil (le ce (pie Tiiés('c dit au lion dans le Sonqr d'iaie nuit
il'i'lé. — Le inlclfs Gifpliit. — Les grâces de Bacharacli. —
(Jiialri; mots sur Frédciic II. — l'.lfct ipie fait nu \nyagcur
aii\ {;eiis (le Bacharacli. — L'I'.nrupc , la clvili-^iilioii et le dix-
DU PREAIItll VOLUME. 331
iieiiviùmc siècle accroches à un clou dans un cabiiiel. —
Symploines graves. — Ce que c'était que cette chose gaie ,
jolie cl chaniiaïUe que l'auteur avait sous sa croisée. — Saiut-
Weiner. 297
LETTRE DIX-NEUVIÈME.
FEUEn ! FEUEP. !
CoiHineiit ou est réveillé à Dacliararh. — Coniiueul ou est ré-
veillé à Lorcli. — L'échelle du diahle. — Gilfjeu. — La tce
Ave. — Le chevalier Ile|)|iiiis. — L'auteur va eu Chine. —
L'auleur recomiuande Lorch aux ivrognes. — Coniuient il se
fait qu'une feuille de papier hlaiic devieiil rou(;e. — L'auteur
ouvre sa croisée. — l'.H'ravanl spectacle cpi'il voit. — Feiier!
Feuer! — Silhouet:es de yens en chemise. — L'auteur monte
dans le jjrenier. — Le .spectacle reste effrayant et devient iiia-
{jnihquc. — L'auteur assiste ,t la plus éternelle de toutes les
luttes et au plus ancien de tous ks combats. — Paysage vu à
travers cela. — (Jrande chose pleine de petites, comme toutes
les grandes choses. — Feux de veuve. — Croisées qui ."('ou-
vrenl et qui se ferment. — Les flauMues hieues. — Les pou-
tres qui se dandinent. — Le ])apier à lleius. — Première
l)ucoli(pie , le l'>eij;ei- qui joue avec la Iicij;èrc. — Deiixiènu;
Jjllcol;(jue, l'Arhrc (|ui joui: avec h: Feu. — Les aiijjlaises. —
I-es niarniols. — La catastrophe. — Ce ipii reste de la chose
a quatre heures <lu matin. — Propreté di's servantes. — Pro-
bité des paysHiis. — Histoire de l'anglais (|iii smqie et qui se
coiiehe et ipii ne se dérange pas. 307
J-iiN i)i; L\ i.MiLi:; m niiMiLU \oLiMt;.
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!sai-vt-de:^is. - typographie de pketot et drouakd.