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Full text of "Le Rhin : lettres à un ami"

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LE  RHIIV 


LETTRES    A    UN    AMI 

PAR 

VICTOR     HUGO 

fOiMF.    PREMIER 


PARIS 

AC   SIKC.li   ItK  h\  SOCIÉTÉ    POLR    l/EXPLOlTATlON    DES   Ol'.lVUES 

DE  Victor  HUGO, 
CHEZ     DURIEZ     ET     ("s 

Mue   Uoiislcur-l(!-I'riiice,  49- 
IN  15 


LE  IVHIN 


l'AP.IS.    —    IMP.    SIMON    RAÇON    ET    COMP  ,    BUE    n  EUFURTU,     '. 


LE  RHIN 


LETTRES  A  UN  AMI 


\^icToii  mcio 

UE    I.'ACiDiiMIb;  FIIANÇAISE 


TOMK    PREMIER 


PARIS 


MJ  SIKUK  DE  I,A  SOCIKTI'.   l'OL'U  I.  l'.Xl'IjOlTA  I  Kt.N  DKS  (EL'VRK<;  OM   VlfTiiP,  UVCa) 

V.IW2  DLIUKZ  I;T  C"^ 

Il  m     MONsiKii  11  -  I.  r-i  ru  N  r  i  .    4'» 


AVERTISSEMEXT 


DES   EDITEURS. 


I.e  Livre  du  Rliin  se  compose  de  trois  par- 
lies  :  la  partie  légendaire  {Pêcojnn)^  la  partie 
historique  {la  Conclusion)^  et  le  Voyage  j)ro- 
l)rement  dit.  Jusqu'à  Tédition  que  nous  pu- 
blions aujourd'hui,  cette  partie,  le  Voyage,  ne 
comprenait  que  le  lUiin  entre  Maycnce  et  Co- 
logne. Il  manquait  le  Rhin  supérieur,  le  Rhin 
de  Mayence  a  Schafïhouse,  qui  n'est  ni  moins 
intéressant,  ni  moins  curieux.  Les  éditeurs  ce- 
pendant savaient  que  M.  Victor  Hugo  avait  vi- 
sité celte  partie  du  Rhin  connue  Taulre,  et 

1 


qu'il  avait  écrit,  dans  cette  excursion  ainsi  que 
dans  la  précédente,  de  nombreuses  lettres  qui 
étaient  comme  le  complément  naturel  de  ce 
livre.  Les  éditeurs  ont  obtenu  de  M,  Victor 
Hugo  ces  lettres,  et  ils  les  publient  dans  la  pré- 
sente réimpression.  En  voici  la  liste  : 

Lettre  XXVI.  —  Worms.  —  Mannlieiiu. 

—  XXVII.  —  Spire. 

—  XXVIII.  —  Heidelberg. 

—  XXIX.  —  Strasbourg. 

—  XXX.  —  Strasbourg. 

—  XXXt.  —  Freiburg  en  Brisgaw. 

—  XXXII.  —  Bâie. 

—  XXXIII.  —  IJàle. 

—  XXXIV.  —  Ziiiicb. 

—  XXXV.  —  Ziirkli. 

—  XXXVI.  —  Ziiritli. 

—  XXXVlf.  —  ScliallbaiiMn. 

—  XX.WIII.  —  La  cataracte  cIh  llliin. 

—  XXXIX.  —  Vevey.  —  Cliillon.  —  Lausanne. 

Ces  lettres  nouvelles  portent  a  trente-neuf 
le  nombre  tolal  des  lettres  que  contient  cet 
ouvrage,  et  composent  à  elles  seides  tout  un 
volume  inédit.  Les  lettres  précédemment  pu- 
bliées étaient  de  1838,  celles-ci  sont  de  1839  ; 
mais  ces  deux  années  ne  font  (pi'iin  seul  voyage. 


—  3  — 


Les  lettres  sur  Zurich,  Lausanne,  etc.,  se  rat- 
tachent naturellement  au  livre.  L'auteur,  on 
le  sait,  raconte  tout  ce  qu'il  voit,  la  France  a 
son  départ,  la  Suisse  a  son  retour.  Un  som- 
maire détaillé,  destiné  a  faciliter  les  recher- 
ches ,  a  été  joint  a  cette  réimpression  ,  et  fera 
partie  désormais  de  toutes  les  éditions.  Les 
éditeurs  peuvent  offrir  maintenant  au  puhlic  le 
Livre  du  Rhin  complet. 

Duriez  et  C'. 


(Cet  avertissement  t'-tait  joint  ilVdition  publiée  au  mois  d'avril  1845.) 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lerhinlettresu01hugo 


11  y  a  quelques  années,  un  écrivain,  celui 
qui  trace  ces  lignes,  voyageait  sans  autre  but 
que  de  voir  des  arbres  et  le  ciel,  deux  cboses 
qu'on  ne  voit  pas  a  Paris. 

C'était  la  son  objet  unique,  comme  le  re- 
connaîtront ceux  de  ses  lecteurs  qui  voudront 
bien  feuilleter  les  premières  pages  de  ce  pre- 
mier volume. 

Tout  en  allant  ainsi  devant  lui  presque  au 

hasard,  il  arriva  sur  les  bords  du  Rhin. 

1. 


La  ronconlre  de  ce  grand  fleuve  produisit  eu 
lui  ce  qu'aucun  incident  de  son  voyage  ne  lui 
avait  inspiré  jusqu'à  ce  moment,  une  volonté 
de  voir  et  d'observer  dans  un  but  déterminé, 
fixa  la  marcbe  errante  de  ses  idées,  imprima 
une  signification  précise  à  son  excursion  d'a- 
bord capricieuse,  donna  un  centre  à  ses  études, 
en  un  mot,  le  lit  passer  de  la  rêverie  à  la 
pensée. 

Le  Rhin  est  le  fleuve  dont  tout  le  monde 
parle  et  que  personne  n'étudie,  que  tout  le 
monde  visite  et  que  personne  ne  connaît,  qu'on 
voit  en  passant  et  qu'on  oublie  en  courant,  que 
tout  regard  eflleure  et  qu'aucun  esprit  n'ap- 
profondit. Pourtant  ses  ruines  occupent  les 
imaginations  élevées ,  sa  destinée  occupe  les 
intelligences  sérieuses  ;  et  cet  admirable  fleuve 
laisse  entrevoir  'a  l'œil  du  poète  comme  a  l'œil 
du  publicisle,  sous  la  transparence  de  ses  flots, 
le  passé  et  l'avenir  de  LEuropc. 

f/écrivain  ne  put  résistera  la  tentation  d'exa- 
miner le  Rliin  sous  ce  double  aspect.  La  con- 
templation du  passé  dans  les  monuments  qui 
meurent,  le  calcul  de  l'avenir  dans  les  résul- 
tantes probables  des  faits  vivants,  plaisaient  a 
son  instinct  d'antiquaire  et  'a  son  instinct  de 


songeur.  El  puis,  infaillil)lement,  un  jour, 
bientôt  peut-être,  le  Rhin  sera  la  question  fla- 
grante du  continent.  Pourquoi  ne  pas  tourner 
un  peu  d'avance  sa  méditation  de  ce  côté?  Fût- 
on  en  apparence  plus  assidûment  livré  à  d'au- 
tres études,  non  moins  hautes,  non  moins 
fécondes ,  mais  plus  libres  dans  le  temps  et 
l'espace ,  il  faut  accepter,  lorsqu'elles  se  pré- 
sentent ,  certaines  tâches  austères  de  la  pen- 
sée. Pour  peu  qu'il  vive  a  l'une  des  époques 
décisives  de  la  civilisation,  l'âme  de  ce  qu'on 
appelle  le  poète  est  nécessairement  mêlée  k 
tout,  au  naturalisme,  a  l'histoire,  a  la  philo- 
sophie, aux  hommes  et  aux  événements,  et 
doit  toujours  être  prête  a  aborder  les  ques- 
tions pratiques  comme  les  autres.  H  faut  qu'il 
sache  au  besoin  rendre  un  service  direct,  et 
mettre  la  main  a  la  manauivre.  Il  y  a  des  jours 
où  tout  habitant  doit  se  faire  soldat,  où  tout 
passager  doit  se  faire  matelot.  Dans  l'illustre 
et  grand  siècle  où  nous  sommes ,  n'avoir  pas 
reculé  dès  le  premier  jour  devant  la  laborieuse 
mission  de  l'écrivain,  c'est  s'être  imposé  la  loi 
de  ne  reculer  jamais.  Gouverner  les  nations, 
c'est  assumer  une  responsabilité  ;  parler  aux 
esprits,  c'est  en  assumer  une  autre  ;  et  Thomme 


—   8  — 


àe  cœur  ,  si  chélif  qu'il  soit ,  dès  qu'il  s'est 
donné  une  fonction,  la  prend  au  sérieux.  Re- 
cueillir les  faits,  voir  les  choses  par  soi-inême, 
apprécier  les  diUîcultés,  coopérer,  s'il  le  peut, 
aux  solutions ,  c'est  la  condition  même  de  sa 
mission,  sincèrement  comprise.  Il  ne  s'épargne 
pas,  il  tente,  il  essaie,  il  s'efforce  de  com- 
prendre ;  et  quand  il  a  compris,  il  s'efforce 
d'expliquer.  Il  sait  que  la  persévérance  est  une 
force.  Cette  force,  on  peut  toujours  l'ajoutera 
sa  faiblesse.  La  goutte  d'eau  qui  tombe  du 
rocher  perce  la  montagne  5  pourquoi  la  goutte 
d'eau  qui  tombe  d'un  esprit  ne  percerait-elle 
pas  les  grands  problèmes  historiques.^ 

L'écrivain  qui  parle  ici  se  donna  donc  en 
toute  conscience  et  en  tout  dévouement  au 
grave  travail  qui  surgissait  devant  lui  ;  et  après 
trois  mois  d'études,  à  la  vérité  fort  mêlées,  il 
lui  sembla  que  de  ce  voyage  d'archéologue  et 
de  curieux,  au  milieu  de  sa  moisson  de  poésie 
et  de  souvenirs,  il  rapportait  peut-être  une 
pensée  immédiatement  utile  a  son  pays. 

Études  fort  mêlées,  c'est  le  mot  exact;  mais 
il  ne  l'emploie  pas  ici  pour  qu'on  le  prenne  en 
mauvaise  part.  Tout  en  cherchant  à  sonder  la 
question  d'avenir  qu'offre  le  Rhin,  il  ne  se  dis- 


—  9  — 

simule  point,  et  Ton  s'en  apercevra  d'ailleurs, 
que  la  recherche  du  passé  roccupait,  non  plus 
profondément,  mais  plus  habituellement.  Cela 
se  comprend  d'ailleurs.  Le  pass<'  est  la  en 
ruine  -,  l'avenir  n'y  est  qu'en  germe.  On  n'a 
qu"a  ouvrir  sa  fenêtre  sur  le  Rhin  ,  on  voit  le 
passé;  pour  voir  l'avenir,  il  faut,  qu'on  nous 
passe  cette  expression .,  ouvrir  une  fenêtre  en 

soi. 

Quant  a  ce  qui  est  du  présent,  le  \oyageur 
put  dès  lors  constater  deux  choses  :  la  pre- 
mière, c'est  que  le  Rhin  est  beaucoup  plus 
français  que  ne  le  pensent  les  allemands  ;  la 
seconde ,  c'est  que  les  allemands  sont  beau- 
coup moins  hostiles  'a  la  France  que  ne  le 
croient  les  français. 

Cette  double  conviction,  absolument  acquise 
et  invariablement  fixée  en  lui ,  devint  un  de 
ses  points  de  départ  dans  l'examen  de  la 
question. 

Cependant  les  choses  diverses  que,  durant 
celte  excursion,  il  avait  senties  ou  observées, 
apprises  ou  devinées ,  clierchécs  ou  trouvées , 
vues  ou  entrevues,  il  les  avait  déposées,  che- 
min faisant,  dans  des  leltros  dont  la  formation 
toute  naturelle  et  lonle  naïve  doit  être  expli- 


—    10   — 

quée  aux  lecteurs.  C'est  chez  lui  une  ancienne 
habitude  qui  remonte  a  douze  années.  Chaque 
fois  qu'il  quitte  Paris ,  il  y  laisse  un  ami  pro- 
fond et  cher,  iixé  a  la  grande  ville  par  des  de- 
voirs de  tous  les  instants  qui  lui  permettent  a 
peine  la  maison  de  campagne  a  quatre  lieues 
des  barrières.  Cet  ami  qui,  depuis  leur  jeunesse 
à  tous  les  deux ,  veut  bien  s'associer  de  cœur 
à  tout  ce  qu'il  fait,  a  tout  ce  qu'il  entreprend 
et  a  tout  ce  qu'il  rêve ,  réclame  de  longues 
lettres  de  son  ami  absent,  et,  ces  lettres, 
l'ami  absent  les  écrit.  Ce  qu'elles  contien- 
nent, on  le  voit  d'ici  :  c'est  l'épanchement 
quotidien;  c'est  le  temps  qu'il  a  fait  aujour- 
d'Iiui .  la  manière  dont  le  soleil  s'est  couché 
hier ,  la  belle  soirée  ou  le  matin  pluvieux  ^ 
c'est  la  voiture  où  le  voyageur  est  monté,  chaise 
de  poste  ou  carriole  -,  c'est  l'enseigne  de  l'hô- 
tellerie, l'aspect  des  villes,  la  forme  qu'avait 
tel  arbre  du  chemin .  la  causerie  de  la  berline 
ou  de  l'impériale  ;  c'est  un  grand  tombeau 
visité,  un  grand  souvenir  rencontré,  un  grand 
édifice  exploré,  cathédrale  ou  église  de  village, 
car  l'église  de  village  n'est  pas  moins  grande 
que  la  cathédrale  .  dans  l'une  et  dans  l'autre 
il  y  a  Dieu  ;  ce  sont  tous  les  bruits  tpii  |»assent, 


—  Il  — 

recueillis  par  Foreille  et  commentés  par  la 
rêverie  :  sonneries  du  clocher,  carillon  de  Tcn- 
clume,  claquement  du  fouet  du  cocher,  cri 
entendu  au  seuil  d'une  prison,  chanson  de  la 
jeune  fille,  juron  du  soldat;  c'est  la  peinture 
de  tous  les  pays  coupée  a  chaque  instant  par 
des  échai)pées  sur  ce  doux  pays  de  fantaisie 
dont  parle  Montaigne,  et  où  s'attardent  si  vo- 
lontiers les  songeurs  ;  c'est  cette  foule  d'aven- 
tures qui  arrivent,  non  pas  au  voyageur,  mais 
a  son  esprit;  en  un  mot,  c'est  tout  et  ce  n'est 
rien  :  c'est  le  journal  d'une  pensée  plus  encore 
que  d'un  voyage. 

Pendant  que  le  corps  se  déplace ,  grâce  au 
chemin  de  fer ,  'a  la  diligence  ou  au  bateau  a 
vapeur,  l'imagination  se  déplace  aussi.  Le  ca- 
price de  la  pensée  franchit  les  mers  sans  na- 
vire, les  fleuves  sans  pont  et  les  montagnes 
sans  route.  L'esprit  de  tout  rêveur  chausse  les 
bottes  de  sept  lieues.  Ces  deux  voyages  mêlés 
l'un  a  l'autre,  voila  ce  que  contiennent  ces 
lettres. 

F>e  voyageur  a  marché  toute  la  journée,  ra- 
massant, recevant  ou  recollant  des  idées,  des 
chimères,  des  incidents,  des  sensations,  des 
visions  .  des  fables  ^  des  raisonnements ,  des 


—    12   — 

réalités,  des  souvenirs.  Le  soir  venu,  il  entre 
clans  une  auberge ,  et  pendant  que  le  souper 
s'apprête,  il  demande  une  plume,  de  Fencre 
et  du  papier,  il  s'accoude  a  Tangle  d'une  table, 
et  il  écrit.  Chacune  de  ses  lettres  est  le  sac 
où  il  vide  la  recette  que  son  esprit  a  faite  dans 
la  journée,  et  dans  ce  sac,  il  n'en  disconvient 
pas,  il  y  a  souvent  plus  de  gros  sous  que  de 
louis  d'or. 

De  retour  a  Paris,  il  revoit  son  ami  et  ne 
songe  plus  a  son  journal. 

Depuis  douze  ans,  il  a  écrit  ainsi  force  let- 
tres sur  la  France,  la  Belgique,  la  Suisse, 
rOcéan  et  la  Méditerranée,  et  il  les  a  oubliées. 
Il  avait  oublié  de  même  celles  qu'il  avait  écrites 
sur  le  Rhin,  quand,  l'an  passé,  elles  lui  sont 
forcément  revenues  en  mémoire  par  un  petit 
enchaînement  de  laits  néccssairçs  a  déduire  ici. 

On  se  rappelle  qu'il  y  a  six  ou  huit  mois 
environ,  la  question  du  Rhin  s'est  agitée  tout 
'a  coup.  Des  esprits,  excellents  et  nobles  d'ail- 
leurs, l'ont  controversée  en  France  assez  vi- 
vement a  cette  éi)0(|ue ,  et  ont  |)ris  tout  d'a- 
bord, comme  il  arrive  presque  toujours,  deux 
partis  opi)Osés,  deux  partis  extrêmes.  Les  uns 
ont  considéré  les  traités  de  181  o  comme  un 


—    13   — 

fait  accompli,  et,  pai  tant  de  la,  ont  abandonné 
la  rive  gauche  du  Rhin  a  rAUemagne,  ne  lui 
demandant  que  son  amitié  5  les  autres,  protes- 
tant plus  que  jamais  et  avec  justice,  selon 
nous,  contre  1815,  ont  réclamé  violemment  la 
rive  gauche  du  Rhin  et  repoussé  Tamitié  de 
rAUemagne.  Les  premiers  sacrifiaient  le  Rhin 
a  la  paix  ;  les  autres  sacrifiaient  la  paix  au 
Rhin.  A  notre  sens,  les  uns  et  les  autres  avaient 
a  la  fois  tort  et  raison.  Entre  ces  deux  opi- 
nions exclusives  et  diamétralement  contraires, 
il  nous  a  semblé  qu  il  y  avait  place  pour  une 
opinion  conciliatrice.  Maintenir  le  droit  de  la 
France  sans  blesser  la  nationalité  de  FAlle- 
magne ,  c'était  la  le  beau  problème  dont  celui 
qui  écrit  ces  lignes  avait,  dans  sa  course  sur  le 
Rhin,  crut  entrevoir  la  solution.  Une  fois  que 
cette  idée  lui  apparut,  elle  lui  apparut,  non 
comme  une  idée,  mais  comme  un  devoir.  A 
son  avis,  tout  devoir  veut  être  rempli.  Lors- 
qu'une (picstion  qui  intéresse  rLurope,  c'est- 
à-dire  l'humanité  entière,  est  obscure,  si  peu 
de  lumière  qu'on  ait,  on  doit  l'apporter.  La 
raison  hmnaine,  d'accord  en  cela  avec  la  loi 
Spartiate,  oblige  dans  certains  cas  a  dire  1  avis 
(prou  a.  Il  écrivit  donc  alors,  en  quehpie  sorte 


—   14  — 

sans  préoccupation  littéraire  ,  mais  avec  le 
simple  et  sévère  senliment  du  devoir  accom- 
pli, les  deux  cents  pages  qui  terminent  le  se- 
cond volume  de  cette  publication,  et  il  se  dis- 
posa a  les  mettre  au  jour. 

Au  moment  de  les  faire  paraître,  un  scru- 
pule lui  vint.  Que  signifieraient  ces  deux  cents 
pages  ainsi  isolées  de  tout  le  travail  qui  s'était 
fait  dans  Tesprit  de  Tauteur  pendant  son  ex- 
ploration du  Rhin  ?  N'y  aurait-il  pas  quelque 
chose  de  brusque  et  d'étrange  dans  Tapparition 
de  cette  brochure  spéciale  et  inattendue?  Ne 
faudrait-il  pas  cominencer  par  dire  qu'il  avait 
visité  le  Rhin,  et  alors  ne  s'étonnerail-on  pas 
a  bon  droit  que  lui,  poète  par  aspiration,  ar- 
chéologue par  sympathie,  il  neùt  vu  dans  le 
Rhin  qu'une  question  politique  internationale.^ 
Éclairer  par  un  rapprochejiient  historique  une 
question  contemporaine,  sans  doute  cela  peut 
être  utile:  mais  le  Rhin,  ce  lleuve  unique  au 
monde,  ne  vaut-il  pas  la  peine  d'être  aussi  vu 
un  peu  pour  lui-même  et  en  lui-même?  Ne 
serait-il  pas  vraiment  inexplicable  qu'il  eût 
passé,  lui,  devant  ces  cathédrales  sans  y  en- 
trer, devant  ces  forteresses  sans  y  monter, 
devant  ces  ruines  sans  les  regarder,  devant  ce 


—  l.i  — 


passé  sans  le  sonder,  devanl  celle  rêverie  sans 
s>  plonger?  N'esl-ce  pas  un  devoir  pour  Vé- 
crivain,  quel  qu'il  soil,  d'èlre  loujours  adhé- 
rent avec  lui-même,  e/  sibi  conslef,  et  de  ne 
pas  se  produire  autrement  qu'on  ne  le  connaît, 
et  de  ne  pas  arriver  autrement  qu  il  nVst  at- 
tendu? Agir  différemment,  ne  serait-ce  pas 
dérouter  le  public ,  livrer  la  réalité  même  du 
voyage  aux  doutes  et  aux  conjectures ,  et  par 
conséquent  diminuer  la  confiance? 

Ceci  sembla  grave  a  Tauteur.  Diminuer  la 
confiance  a  Theure  même  où  ou  la  réclame 
plus  que  jamais-,  faire  douter  de  soi ,  surtout 
quand  il  faudrait  y  faire  croire:  ne  pas  rallier 
toute  la  foi  de  son  auditoire  quand  on  prend 
la  parole  pour  ce  qu'on  s'imagine  être  un  de- 
voir, c'était  manquer  le  but. 

Les  lettres  qu'il  avait  écrites  durant  son 
voyage  se  représenlèrent  alors  a  son  esprit.  11 
les  relut,  et  il  reconnut  que,  par  leur  réalité 
même,  elles  étaient  le  point  d'appui  incontes- 
table et  naturel  de  ses  conclusions  dans  la 
question  rhénane-,  que  la  familiarité  de  cer- 
tains détails,  que  la  minutie  de  certaines  pein- 
tures, que  la  personnalité  de  certaines  impres- 
sions, élaicul  une  évidence  de  plus-,  que  lonles 


—    16   — 

ces  choses  vraies  s'ajouteraient  comme  des 
contre-forts  a  la  chose  utile  ;  que,  sous  un  cer- 
tain rapport,  le  voyage  du  rêveur,  empreint 
de  caprice ,  et  peut-être  pour  quelques  esprits 
chagrins  entaché  de  poésie,  pourrait  nuire  à 
Tautorité  du  penseur  ;  mais  que ,  dim  autre 
côté  ,  en  étant  plus  sévère  ,  on  risquait  d'être 
moins  efticace  5  que  Tobjet  de  cette  publica- 
tion, malheureusement  trop  insuffisante,  était 
de  résoudre  amicalement  une  question  de 
haine;  et  que,  dans  tous  les  cas,  du  moment 
où  la  pensée  de  Técrivain,  même  la  plus  in- 
time et  la  plus  voilée ,  serait  loyalement  livrée 
aux  lecteurs,  quel  que  fût  le  résultat,  lors 
même  qu'ils  n'adhéreraient  pas  aux  conclu- 
sions du  livre,  'a  coup  sûr  ils  croiraient  aux 
convictions  de  l'auteur.  —  Ceci  déjà  serait  un 
grand  pas;  l'avenir  se  chargerait  peut-être  du 
reste. 

Tels  sont  les  motifs  impérieux,  a  ce  qu'il  lui 
semble,  qui  ont  déterminé  l'auteur 'a  mettre  au 
jour  ces  lettres  et  a  donner  au  public  deux  vo- 
lumes sur  le  Rhin  au  lieu  de  deux  cents 
pages. 

Si  l'auteur  avait  publié  celte  correspondance 
de  vovagonrdans  un  but  purement  personnel. 


17   — 


il  lai  eùl  probablement  fait  subir  de  notables 
altérations;  il  eût  supprimé  beaucoup  de  dé- 
tails ^  il  eût  etfaeé  partout  Vinlimité  et  le  sou- 
rire- il  eût  extirpé  et  sarclé  avec  soin  le  mrd . 
cette  mauvaise  herbe  qui  repousse  toujours 
sous  la  plume  de  Técrivain  livré  aux  épanche- 
nients  familiers^  il  eût  peut-être  renoncé  ab- 
solumeut,  par  le  sentiment  même  de  son  in- 
fériorité, a  la  forme  épistolaire,  que  les  tres- 
orands  esprits  ont  seuls,  a  son  avis,  le  droit 
d'employer  vis-a-vis  du  public.  Mais  au  point 
de  vue  qu'on  vient  d'expliquer,  ces  altérations 
eussent  été  des  falsifications;  ces  lettres,  quoi- 
qu'en  apparence  a  peu  près  étrangères  a  la 
Conclusion,  deviennent  pourtant  en  quelque 
sorte  des  pièces  justificatives  ;  chacune  d'elles 
est  un  certificat  de  voyage,  de  passage  et  de 
présence  ;  le  moi,  ici ,  est  une  atlir malien.  Les 
modifier,  c'était  remplacer  la  vérité  par  la  fa- 
çon littéraire.  C'était  encore  diminuer  la  con- 
liance ,  et  par  conséquent  manquer  le  but. 

11  ne  faut  pas  oublier  que  ces  lettres,  qui 
pourtant  n'auront  peut-être  pas  deux  lecteurs, 
sont  la  pour  appuyer  une  parole  conciliante 
olVerte  a  deux  peuples.  Devaut  un  si  grand 
(.bjet,  qu'importe  les  peliles  coqueUeries  d  ar- 


—    18   — 

rangeur  el  les  raffinements  de  (oilette  IVlé- 
raire?  Leur  vérité  est  leur  parure  '. 

•  L'auteur  à  cet  égard  a  poussé  fort  loin  le  scrupule.  Ces 
lettres  ont  été  écrites  au  lia-ard  de  la  plume,  sans  livres, 
et  les  faits  historiques  ou  les  textes  littéraires  qu'elles  con- 
tiennent çà  et  là  sont  cités  de  mémoire;  or  la  mémoire 
l'ait  défaut  quelquefois.  Ainsi,  par  exemple,  dans  la  Lettre 
neuvième ,  l'auteur  dit  que  lîarherousse  voulut  se  croiser 
pour  la  seconde  ou  troisième  fois,  et  dans  la  Lettre  dix- 
septiè-ine  il  parle  des  nombreuses  croisades  de  Frédéric 
Barberousse.  L'auteur  oublie  dans  cette  double  occasion 
que  Frédéric  I'^  ne  s'est  croisé  qne  deux  fois,  la  première 
n'étant  encore  que  duc  de  Souabe,  en  1  \'tl,  en  compagnie 
de  son  oncle  Conrad  III,  la  seconde  étant  empereur,  en 
1189.  Dans  la  Lettre  quatorzième,  l'auteur  a  écrit  l'héré- 
siarque Doucet  où  il  eût  fallu  écrire  l'hérésiarque  Doucin. 
Rien  n'était  plus  facile  à  corriger  que  ces  erreurs;  il  a 
semblé  à  l'auteur  que,  pu'sqn'elles  étaient  dans  ces  lettres, 
elles  devaient  y  rester  comme  le  cachet  même  de  leur  réa- 
lité. Puisqu'il  en  est  à  rectilier  des  erreurs,  qu'on  lui  per- 
mette de  passer  des  siennes  à  celles  de  son  imprimeur.  Un 
errata  raisonné  est  parfois  utile.  Dans  la  Lettre  première, 
au  lieu  de  :  la  maison  est  pleine  de  voix  qui  ordonnent, 
il  faut  lire  :  la  maison  est  pleine  de  voix  qui  jordonnent. 
Dans  la  Légende  du  beau  Pécopin  (paragraphe  XII,  der- 
nièris  lignes),  au  lieu  de  :  une  porte  de  métal,  il  faut  lire: 
une  porte  de  mêlait.  Les  deux  mots,  jordonner  et  métail 
manquent  au  Dictionnaire  de  l'Académie  et,  selon  nous,  le 
Dictionnaire  a  tort.  Jordonncr  est  un  excellent  mot  de  la 
langue  familière,  qui  n'a  pas  do  synonvme  possible  et  ([ui 
exprime  une  nuance  précise  et  délicate  :  le  commandement 
exercé  avec  sottise  et  vanité,  à  tout  propos  et  hors  de  tout 
propos.  Quant  au  mot  métail,  il  n'est  pas  moins  précieux. 
Le  tnétal  est  la  substance  meta  lique  pure;  l'argi-ut  est  un 
inétal.  Le  méfait  vf-t  la  substance  métallique  composée;  le 
bronze  est  un  mélail.       [.\ole  de  la  première  édition.) 


—    19   — 


il  s'esl  donc  déterminé  a  les  publier  telles  a 
peu  près  qu'elles  ont  été  écrites. 

11  dit  «  a  peu  près,  •'  car  il  ne  veut  point  ca- 
cher qu'il  a  néanmoins  fait  quelques  suppres- 
sions et  quelques  changements,  mais  ces  chan- 
gements n'ont  aucune  importance  pour  le  pu- 
blic. Ils  n'ont  d'autre  objet  la  plupart  du  temps 
que  d'éviter  des  redites,  ou  d'épargner  à  des 
tiers,  a  des  indifférents,  a  des  inconnus  ren- 
contrés, tantôt  un  blâme,  tantôt  une  indiscré- 
tion ,  tantôt  l'ennui  de  se  reconnaître.  11  im- 
porte peu  au  public,  par  exemple  ,  que  toutes 
les  fins  de  lettres ,  consacrées  a  des  détails  de 
famille,  aient  été  supprimées  ;  il  importe  peu 
que  le  lieu  où  s'est  produit  un  accident  quel- 
conque,  une  roue  cassée,  un  incendie  d'au- 
berge, etc.,  ait  été  changé  ou  non.  L'essentiel, 
pour  que  l'auteur  puisse  dire,  lui  aussi  :  Ceci 
est  un  livre  de  bonne  foi ,  c'est  que  la  forme  et 
le  fond  des  lettres  soient  restes  ce  qu'ils  étaient. 
On  pourrait  au  besoin  montrer  aux  curieux, 
s'il  y  en  avait  pour  de  si  petites  choses,  toutes 
les  pièces  de  ce  journal  d'un  voyageur  authen- 
tiquement  timbrées  et  datées  par  la  poste. 

De  la  part  des  grands  écrivains,  et  il  est  inu- 
tile de  citer  ici  d  illustres  exemples  qui  sont 


—   'M   — 


dans  toutes  les  mémoires,  ces  sortes  de  conli- 
dences  ont  un  charme  extrême;  le  beau  style 
donne  la  vie  a  tout  5  de  la  part  d'un  simple 
passant,  elles  n'ont,  nous  le  répétons,  de  va- 
leur que  leur  sincérité.  A  ce  titre,  et  à  ce  titre 
seulement,  elles  peuvent  être  quelquefois  pré- 
cieuses. Elles  se  classent,  avec  le  moine  de 
Saint-Gall ,  avec  le  bourgeois  de  Paris  sous 
Philippe-Auguste,  avec  Jean  de  Troyes,  parmi 
les  matériaux  utiles  à  consulter;  et,  comme 
document  honnête  et  sérieux,  ont  parfois  plus 
tard  Thonneur  d'aider  la  philosophie  et  l'his- 
toire à  caractériser  l'esprit  d'une  époque  et 
d'une  nation  à  un  moment  donné.  S'il  était 
possible  d'avoir  une  prétention  pour  ces  deux 
volumes ,  fauteur  n'en  aurait  pas  d'autre  que 
celle-là. 

Qu'on  n'y  cherche  pas  non  plus  les  aven- 
tures dramatiques  et  les  incidents  pittoresques. 
Comme  Fauteur  l'explique  dès  les  premières 
pages  de  ce  livre,  il  voyage  solitaire  sans  autre 
objet  (|ue  de  rêver  beaucoup  et  de  penser  un 
peu.  Dans  ces  excursions  silencieuses,  il  em- 
porte deux  vieux  livres,  ou ,  si  on  lui  permet 
de  citer  sa  propre  expression,  il  ennnène  deux 
vieux  amis,  Virgile  et  Tacite  :  Viigile,  c'est- 


—   51    — 

à-dire  toute  la  poésie  qui  sort  de  la  nature  ^ 
Tacite,  c'est-à-dire  toute  la  pensée  qui  sort  de 
riiistoire. 

Et  puis,  il  reste,  comme  il  convient,  tou- 
jours et  partout  retranché  dans  le  silence  et  le 
demi-jour ,  qui  favorisent  Tobservation.  Ici , 
quelques  mots  d'explication  sont  indispensa- 
bles. On  le  sait ,  la  prodigieuse  sonorité  de  la 
presse  française,  si  puissante,  si  féconde  et  si 
utile  d'ailleurs,  donne  aux  moindres  noms  lit- 
téraires de  Paris  un  retentissement  qui  ne 
permet  pas  à  lécrivain,  même  le  plus  humble 
et  le  plus  insignifiant,  de  croire  hors  de  France 
à  sa  complète  obscurité.  Dans  cette  situation  , 
Tobservateur ,  quel  qu'il  soit ,  pour  peu  qu'il 
se  soit  livré  quelquefois  à  la  publicité,  doit, 
s'il  veut  conserver  entière  son  indépendance 
de    pensée  et   d'action ,    garder    l'incognito 
comme  s'il  était  quelque  chose,  et  Tanonyme 
comme  s'il  était  quelqu'un.  Ces  précautions, 
qui  assurent  au  voyageur  le  bénéfice  de  Tom- 
bre,  l'auteur  les  a  prises  durant  son  excursion 
aux  bords  du  Rhin,  bien  ([trelles  fussent  à  coup 
sûr  surabondantes  pour  lui  et  qu'il  lui  parût 
presque  ridicule  de  les  prendre.  De  cette  fa- 
çon, il  a  pu  recueillir  ses  notes  à  son  aise  cl 


en  toute  liberté,  sans  que  rien  gênât  sa  curio- 
sité ou  sa  méditation  dans  cette  promenade  de 
fantaisie  qui,  nous  croyons  Tavoir  sufTisamment 
indiqué ,  admet  pleinement  le  hasard  des  au- 
berges et  des  tables  dhôte ,  et  s'accommode 
aussi  volontiers  de  la  patache  que  de  la  chaise 
de  poste,  de  la  banquette  des  diligences  que 
de  la  tente  des  bateaux  a  vapeur. 

Quant  à  l'Allemagne,  qui  est  a  ses  yeux  la 
collaboratrice  naturelle  de  la  France,  il  croit , 
dans  les  considérations  qui  terminent  le  second 
de  ces  deux  volumes,  l'avoir  appréciée  juste- 
ment et  l'avoir  vue  telle  qu'elle  est.  Qu'aucun 
lecteur  ne  s'arrête  a  deux  ou  trois  mots  semés 
ça  et  la  dans  ces  lettres  ,  et  maintenus  par 
scrupule  de  sincérité  ;  l'auteur  proteste  éner- 
giquement  contre  toute  intention  d'ironie. 
L'Allemagne,  il  ne  le  cache  pas,  est  une  des 
terres  qu'il  aime  et  une  des  nations  qu'il  ad- 
mire. Il  a  presque  un  sentiment  lilial  pour  cette 
noble  et  sainte  patrie  de  tous  les  penseurs.  S'il 
n'était  pas  Français,  il  voudrait  être  Allemand. 

L'auteur  ne  croit  ])as  devoir  achever  cette 
note  préliminaire  sans  entretenir  les  lecteurs 
d'un  dernier  scrupule  qui  lui  est  survenu.  Au 
moment  où  l'imi)rpssion  de  ce  livre  se  lermi- 


—   23   — 

liait,  il  s'est  aperçu  que  des  événements  tout 
récents  et  qui,  a  Tinstant  même  où  nous  som- 
mes, occupent  encore  Paris,  semblaient  donner 
la  valeur  d'une  application  directe  a  deux  li- 
gnes de  la  page  618  du  second  volume.  Or, 
Tauteur  ayant  toujours  eu  plutôt  pour  but  de 
calmer  que  d'irriter,  il  se  demanda  s'il  n'effa- 
cerait pas  ces  deux  lignes.  Après  réflexion,  il 
s'est  décidé  a  les  maintenir.  Il  suflit  d'examiner 
la  date  où  ces  lignes  ont  été  écrites  pour  re- 
connaître que  s'il  y  avait  a  cette  époque-là 
quelque  chose  dans  l'esprit  de  l'auteur,  c'était 
peut-être  une  prévision,  ce  n'était  pas,  'a  coup 
sûr ,  et  ce  ne  pouvait  être  une  application.  Si 
l'on  se  reporte  aux  faits  généraux  de  notre 
temps ,  on  verra  que  cette  prévision  a  pu  en 
résulter,  même  dans  la  forme  précise  que  le 
hasard  lui  a  donnée.  En  admettant  que  ces 
deux  lignes  aient  un  sens,  ce  ne  sont  pas  elles 
qui  sont  venues  se  superi)oser  aux  événements, 
ce  sonl  les  événements  qui  sont  venus  se  ran- 
ger sous  elles.  Il  n'est  pas  d'écrivain  un  peu 
réfléchi  aucjuel  cela  ne  soit  arrivé.  Quelquefois, 
'a  force  d'étudier  le  présent,  on  rencontre  quel- 
que chose  qui  ressemble  a  l'avenir.  11  a  donc 
laissé  ces  deux  lignes  a  leur  place,  de  même 


(jifil  is'élail  déjà  déterminé  a  laisser  dans  le 
recueil  inlilulé  les  Feuilles  cVaulomne,  les  vers 
intitulés  i^érer/e  d'un  passant  à 'propos  d'un  roi , 
l)etit  poème  écrit  en  juin  1830,  qui  annonce  la 
révolution  de  juillet. 

Pour  ce  qui  est  de  ces  deux  volumes  en  eux- 
mêmes,  Tauleur  n'a  plus  rien  a  en  dire.  S'ils 
ne  se  dérobaient  par  leur  peu  de  valeur  à 
riionneur  des  assimilations  et  des  comparai- 
sons, Taiiteur  ne  pourrait  s'empêcher  de  faire 
remarquer  que  cet  ouvrage ,  qui  a  un  fleuve 
l)Our  sujet,  s'est,  par  une  coïncidence  bizarre , 
produit  lui-même  tout  spontanément  et  tout 
naturellement  'a  l'image  d'un  fleuve.  Il  com- 
mence comme  un  ruisseau  ;  traverse  un  ravin 
près  d'un  groupe  de  chanmièrcs,  sous  un  petit 
pont  d'une  arche-,  côtoie  l'auberge  dans  le  vil- 
lage, le  troupeau  dans  le  pré,  la  poule  dans  le 
buisson,  le  |)aysan  dans  le  sentier-  pnis  il  s'é- 
loigne ;  il  touche  un  champ  de  bataille,  une 
plaine  illustre,  une  grande  ville;  il  se  déve- 
loppe, il  s'enfonce  dans  les  brumes  de  l'ho- 
rizon, reflète  des  cathédrales,  visite  des  capi- 
tales, franchit  des  frontières,  et  après  avoir 
réfléchi  les  arbres,  les  champs,  les  étoiles,  les 
églises,  les  ruines,  les  habilations,  les  barques 


et  les  voiles,  les  hommes  et  les  idées,  les  |)oiUs 
qui  joignent  deux  villages  et  les  ponts  qui  joi- 
gnent deux  nations,  il  rencontre  enfin,  comme 
le  but  de  sa  course  et  le  terme  de  son  élargis- 
sement, le  double  et  profond  océan  du  présent 
et  du  passé,  la  politique  et  Thistoire. 


Paris,  jainit-r  18i2. 


1838. 


LETTRE   1. 

DR    PARIS    A    LA    FERTi:>S()rS-.10IJARRK 


Départ  de  Paris.  — Le  coteau  de  S.  P.  —  Prouesses  drs  dr - 

lisseurs.  —  Nanteuil-le-Haudouln.  —  Villers-Coiu  it-i-;.  — 
Les  1(500  curiosités  de  Dammartin.  — Dieu  offre  la  dilnfurc 
à  qui  perd  sou  cabnolel.  —  La  Ferté-sous-Jouane.  —  Uu 
épicier  héritier  du  duc  de  Saiut-Simon.  —  Aspect  de  la  cam- 
iiagne.  —  Le  voyageur  racoute  ses  {joùls.  —  Le  bossu  et  le 
{jcudarine.  —  Pourquoi  uu  homme  est  un  brave.  —  Pourquoi 
le  uième  homme  est  uu  lâche.  —  La  peau  et  l'habit.  —  18L4 
el  1830.  —  Meaux.  —  Un  fort  bel  escalier.  —  La  cathédrale 
de  Bossuet.  • —  Meaux  a  eu  uu  théâtre  avaût  Paris.  —  Pourquoi 
les  gens  de  Meaux  ont  peudu  le  diable.  —  Comment  une  reine 
s'y  prend  pour  faire  entrer  un  roi  dans  le  paradis. 


La  Ferté-sous-.louarre,  juillet  1,S38. 

C'csl  avant-hier  malin  ,  vers  on/o  heures ,  comme 
je  vous  l'ai   (Vrit,  mou  ami,  (juc  j'ai  quitté  Paris. 


^        -wi 


30  LETTRE  I. 

Je  suis  sorii  par  la  roule  de  Moaux,  et  j'ai  laissé  h 
ma  gauche  SaiiU-Denis,  Montmorency,  el  tout  à 
l'extrémité  des  collines  le  coteau  de  S. -P.  Je  vous 
ai  donné  dans  ce  moment-là  une  bonne  et  tendre 
pensée  à  tous;  et  j'ai  tenu  mes  regards  fixés  sur 
cette  petite  ampoule  obscure  au  fond  de  la  plaine, 
jusqu'à  l'instant  où  un  tournant  du  chemin  me  l'a 
brusquement  cachée. 

Vous  connaissez  mon  goût  pour  les  grands  voya- 
ges à  petites  journées ,  sans  fatigue  ,  sans  bagage  , 
en  cabriolet,  seul  avec  mes  vieux  amis  d'enfance, 
Virgile  et  Tacite.  Vous  voyez  donc  d'ici  mon  équi- 
page 

J'ai  pris  le  chemin  de  Chàlons,  car  je  connais 
la  route  de  Soissons  pour  l'avoir  suivie  il  y  a  quel- 
ques années  ;  et  grâce  aux  démolisseurs,  elle  n'a 
aujourd'hui  qu'un  médiocre  intérêt.  Nanteuil-le- 
Haudouin  a  perdu  son  château  bâti  sous  Fran- 
çois I".  Villers-Cotterots  a  converli  en  dépôt  de 
mendicité  le  magnifique  manoir  du  duc  de  Valois, 
et  là,  comme  presque  partout,  sculptures  et  pein- 
tures, tout  l'esprit  de  la  renaissance,  toute  la  grâce 
du  seizième  siècle  a  honteusement  disparu  sous  la 
racloirc  et  le  badigeon,  Dammartin  a  rasé  son 
énorme  tour  du  haut  de  laquelle  on  voyait  Mont- 
martre distinctement,  à  neuf  lieues  de  dislance,  et 
dont  la  grande  lézarde  verticale  avait  fait  naître  ce 
proverbe  que  je   n'ai  jamais  l)jen  compris  :  //  est 


DE  PARIS  A  LA  FERTÉ-SOUS-JOUARRE.         31 

comme  le  château  de  Dam,martin  qui  crève  de 
rire.  Aujourd'hui,  veuf  de  sa  vieille  bastille  dans 
laquelle  l'évêque  de  Meaux  ,  quand  il  était  en  que- 
relle avec  le  comte  de  Champagne,  avait  le  droit  de 
se  réfugier  avec  sept  personnes  de  sa  suite,  Dam- 
martin  n'engendre  plus  de  proverbes  et  ne  donne 
plus  lieu  qu'à  des  notes  littéraires  du  genre  de 
celle-ci,  que  j'ai  copiée  textuellement,  à  l'époque 
où  j'y  passai,  dans  je  ne  sais  plus  quel  petit  livre 
local  étalé  sur  la  table  de  l'auberge  : 

«  Dammartin  (Seine  et-.>!arne),  |ietite  ville  sur 
»  une  colline.  On  y  fabrique  de  la  dentelle.  Hôtel  : 
»  Sahite-Anne.  Curiosités  :  l'église  paroissiale,  la 
»  halle,  1600  habitants.  » 

Le  peu  de  temps  accordé  pour  dîner  par  ce  tyran 
des  diligences  appelé  «  le  conducteur  »  ne  me  per- 
mit pas  alors  de  vérifier  jusqu'à  quoi  point  il  était 
vrai  que  les  seize  cents  habitants  de  Damniartin  fus- 
sent tous  des  curiosités. 

J'ai  donc  pris  par  31eaux. 

Entre  Claye  et  Meaux,  par  le  plus  beau  temps 
et  le  plus  beau  chemin  du  monde,  la  roue  de  mon 
cabriolet  a  cassé.  Vous  savez  que  je  suis  de  ces 
hommes  qui  continuent  leur  route;  le  ca])riolet 
renonçait  à  moi,  j'ai  renoncé  au  cabriolet.  Juste- 
ment une  petite  diligence  passait,  la  diligence  Tou- 
chard.    1,11e  n'avait    |)liis  qu'une  place  vacante,  je 


■69.  LETTRE  I. 

l'ai  prise;  et  dix  minutes  après  l'accident,  je  c  con- 
linuais  ma  route  »  juché  sur  l'impériale  entre  un 
bossu  et  un  gendarme. 

Me  voici  en  ce  moment  à  la  Ferté-sous-Jouarre  , 
jolie  petite  ville  que  je  revois  pour  la  quatrième  fois 
bien  volontiers  avec  ses  trois  ponts ,  ses  charmantes 
îles,  son  vieux  moulin  au  milieu  de  la  rivière  qui  se 
rattache  h  la  terre  par  cinq  arches,  et  son  beau  pa- 
villon du  temps  de  Louis  Xllf,  qui  a  appartenu, 
dit-on,  au  duc  de  Saint-Simon,  et  qui  aujourd'hui 
se  déforme  entre  les  mains  d'un  épicier. 

Si  en  effet  M,  de  Saint-Simon  a  possédé  ce  vieux 
logis,  je  doute  que  son  manoir  natal  de  la  Ferté- 
Vidame  eût  une  mine  plus  seigneuriale  et  plus  fière, 
et  fut  mieux  fait  pour  encadrer  sa  hautaine  figure 
de  duc  et  pair ,  que  le  charmant  et  sévère  châtelet 
de  la  Ferté-sous-Jouarre. 

Le  moment  est  parfait  pour  voyager.  Les  cam- 
pagnes sont  pleines  de  travailleurs.  On  achève  la 
moisson.  On  bâtit  çà  et  là  de  grandes  meules  qui 
ressemblent ,  quand  elles  sont  à  moitié  faites ,  à  ces 
pyramides  éventrées  qu'on  retrouve  en  Syrie.  Les 
blés  coupés  sont  rangés  à  terre  sur  le  flanc  des  col- 
lines de  façon  à  imiter  le  dos  des  zèbres. 

Vous  le  savez ,  mon  ami ,  ce  ne  sont  pas  les  évé- 
nements que  je  cherche  en  voyage,  ce  sont  les  idées 
et  les  sensations;  et  pour  cela,  la  nouveauté  des 
objets  suffit.    D'ailleurs ,  je  me  conloiUe  de  peu. 


DE  PARIS  A  LA  FERÏÉ-SOLS-JOUARRK.         33 

Pourvu  que  j'aie  des  arbres,  de  l'herbe,  de  l'air,  de 
la  roule  devant  moi  et  de  la  route  derrière  moi, 
tout  me  va.  Si  le  pays  est  plat,  j'aime  les  larges 
horizons.  Si  le  pays  est  montueux,  j'aime  les  paysa- 
ges inattendus,  et  au  haut  de  chaque  côte  il  y  en  a 
un.  Tout  à  l'heure  je  voyais  une  charmante  vallée. 
A  droite  et  à  gauche  de  beaux  caprices  de  terrain  ; 
de  grandes  collines  coupées  par  les  cultures  et  une 
multitude  de  carrés  amusants  à  voir  ;  çà  et  là,  des 
groupes  de  chaumières  basses  dont  les  toits  sem- 
blaient toucher  le  sol;  au  fond  de  la  vallée,  un  cours 
d'eau  marqué  à  l'œil  par  une  longue  ligne  de  ver- 
dure et  traversé  par  un  vieux  petit  pont  de  pierre 
rouillée  et  vermoulue  où  viennent  se  rattacher  les 
deux  bouts  du  grand  chemin.  — Au  moment  où  j'é- 
tais là,  un  rouhor  passait  le  pont,  un  énorme  roulier 
d'Allemagne  gonflé,  sanglé  et  ficelé,  qui  avait  l'air 
du  ventre  de  Gargantua  traîné  sur  quatre  roues  par 
huit  chevaux.  Devant  moi,  suivant  l'ondulation  de 
la  colline  opposée,  i('monl;iil  la  route  éclatante  de 
soleil,  sur  laquelle  l'ombre  des  rangées  d'arbres 
dessinait  en  noir  la  (igure  d'un  grand  peigne  auquel 
il  manquerait  plusieurs  dents. 

Kh!  bien,  ces  arbres,  ce  peigne  d'ombre  dont 
vous  rirez  peut-être,  ce  roulier,  cette  roule  blanche, 
ce  vieux  pont,  ces  chaumes  bas,  tout  cela  m'égaie 
et  me  rit.  Cne  vallée  comme  celle-là  me  contente, 
avec  le  ciel  pai-dcssns.  .l'étais  seul  dans  relie   vol- 


34  LETTRl-:  I. 

turo  à  la  regarder  el  à  on  jouir.  Les  voyageurs  bâil- 
laient horriblement. 

Quand  on  relaie,  tout  m'amuse.  On  s'arrête  à  la 
porte  de  l'auberge.  Les  chevaux  arrivent  avec  un 
bruit  de  ferraille.  Il  y  a  une  poule  blanche  sur  la 
grande  route,  une  poule  noire  dans  les  broussailles, 
une  herse  ou  une  vieille  roue  cassée  dans  un  coin, 
des  enfants  barbouillés  ([ui  jouent  sur  un  tas  de 
sable;  au-dessus  de  ma  tète  Charles-Quint,  Jo- 
seph II  ou  Napoléon  pendus  à  une  vieille  potence  en 
fer  et  faisant  enseigne,  grands  empereurs  qui  ne 
sont  plus  bons  cju'à  achalander  une  auberge.  La 
maison  est  pleine  de  voix  qui  jordonnent;  sur  le  pas 
de  la  porte,  les  garçons  d'écurie  et  les  filles  de  cui- 
sine font  des  idylles,  le  fumier  cajole  l'eau  de  vais- 
selle ;  et  moi,  je  prolite  de  ma  haute  position,  —  sur 
l'impériale, — pour  écouter  causer  le  bossu  el  le 
gendarme,  ou  pour  admirer  les  jolies  petites  colo- 
nies de  coquelicots  nains  qui  font  des  oasis  sur  un 
vieux  toit. 

Du  reste,  mon  gendarme  et  mon  bossu  étaient 
des  philosophes,  »  pas  fiers  du  tout,  »  et  causant 
humainement  l'un  avec  l'autre,  le  gendarme  sans 
dédaigner  le  bossu,  le  bossu  sans  mépriser  le  gen- 
darme. Le  bossu  paie  six  cents  francs  de  contribu- 
tion à  Jouarre,  l'ancienne  Jovis  ara,  comme  il 
avait  la  bonté  de  l'expliquer  au  gendarme.  Il  pos- 
sède, en  outre,  un  père  (|ui  paie  neuf  conts  livres  h 


DJ:  PARIS  A   LA  l'WilE-SOUS-JOLAliP.i:.         3.) 

P;iris,  et  il  s'indigne  contre  le  gouvernement  chaque 
fois  qu'il  acquitte  le  sou  de  passage  au  pont  sur  la 
Marne  entre  Meaux  et  la  Fcrté.  Le  gendarme  ne 
paie  aucune  contribution,  mais  il  raconte  naïvement 
son  histoire.  En  1814,  à  Montmirail,  il  se  battit 
comme  un  lion;  il  était  conscrit.  En  1830,  aux  jour- 
nées de  juillet,  il  eut  peur  et  se  sauva;  il  était  gen- 
darme. Cela  l'étonné  et  cela  ne  m'étonne  pas. 
Conscrit,  il  n'avait  rien  que  ses  vingt  ans,  il  était 
brave.  Gendarme,  il  avait  femme  et  enfants  et, 
ajoutait-il  ,  son  cheval  à  lui  ;  il  était  lâche.  Le 
môme  homme,  du  reste,  mais  non  la  même  vie.  La 
vie  est  un  mets  qui  n'agrée  que  par  la  sauce.  Rien 
n'est  plus  intrépide  qu'un  forçat.  Dans  ce  monde, 
ce  n'est  pas  à  sa  peau  que  l'on  tient,  c'est  à  son 
habit.  Celui  qui  est  tout  nu  ne  tient  à  rien. 

Convenons  aussi  que  les  deux  époques  étaient 
bien  didérentes.  Ce  qui  est  dans  l'air  agit  sur  le 
soldat  comme  sur  tout  homme.  L'idée  qui  souffle 
le  glace  ou  le  réchaufl'e,  lui  aussi.  En  1830,  une 
révolution  soufflait.  Il  se  sentait  courbé  el  terrassé 
par  celte  force  des  idées  qui  est  comme  l'ùme  de 
la  force  des  choses.  Et  puis,  quoi  de  plus  triste  el 
de  plus  énervant  !  se  ballre  [wnv  des  ordonnances 
étranges,  pour  des  ombres  (pii  ont  pas-é  dans  m\ 
cerveau  troublé,  pour  un  rêve,  pour  une  folie, 
frères  contre  frèies,  fantassins  contre  ouvriers, 
Français  contre  Parisiens!  En  181/|,  au  contraire, 


36  LETTRE  I. 

le  conscrit  lilUait  contre  l'étranger,  contre  l'en- 
nemi, pour  des  choses  claires  et  simples,  pour  lui- 
même,  pour  tous,  pour  son  père,  sa  mère  et  ses 
sœurs,  pour  la  charrue  qu'il  venait  de  quitter,  pour 
le  toit  de  chaume  qui  fumait  là-bas,  pour  la  terre 
quHi avait  sous  les  clous  de  ses  souliers,  pour  la  pa- 
irie saignante  et  vivante.  En  1830,  le  soldat^ie  sa- 
vait |)as  pourquoi  il  se  battait.  Kn  181^,  il  faisait 
plus  que  le  savoir,  il  le  comprenait;  il  faisait  plus 
(jue  le  comprendre,  il  le  sentait  ;  il  faisait  plus  que 
le  sentir,  il  le  voyait. 

Trois  choses  m'ont  intéressé  à  Meaux  :  un  déli- 
cieux petit  portail  de  la  renaissance  accolé  à  une 
vieille  église  démantelée,  à  droite,  en  entrant  dans 
la  ville  ;  puis  la  cathédrale;  puis,  derrière  la  ca- 
thédrale, un  bon  vieux  logis  de  pierre  de  taille, 
à  demi  fortifié,  flanque  de  grandes  tourelles  enga- 
gées. Il  y  avait  une  cour.  Je  suis  entré  bravement 
dans  la  cour,  quoique  j'y  eusse  avisé  une  vieille 
femme  qui  tricotait.  Mais  la  bonne  dame  m'a  laissé 
faire.  J'y  voulais  étudier  un  fort  bel  escalier  exté- 
rieur, dallé  de  pierre  et  charpenté  de  bois,  ({ui 
monte  à  la  vieille  maison,  appuyé  sur  deux  arches 
surbaissées  et  couvert  d'un  toit-auvent  à  arcades 
en  anse  de  panier.  Le  temps  m'a  manqué  pour  le 
dessiner.  Je  le  regrette  ;  c'est  le  premier  escalier  de 
ce  genre  que  j'aii"  \n.  il  m'a  jiaru  être  du  quinzième 
sii'cle. 


DE  PARIS  A  LA  FliRTt^l-SOUS-JOUARRL:.         37 

La  cathédrale  est  une  noble  église  commencée 
au  quatorzième  siècle  et  continuée  au  quinzième. 
On  vient  de  la  restaurer  d'une  odieuse  façon.  Elle 
n'est  d'ailleurs  pas  finie.  De  ses  deux  tours  proje- 
tées par  l'arcliitecte,  une  seulement  est  bâtie.  L'au- 
tre, qui  a  été  ébauchée,  cache  sou  moignon  sous 
un  appareil  d'ardoise.  la  porte  du  milieu  et  celle  de 
droite  sont  du  quatorzième  siècle;  celle  de  gauche 
est  du  quinzième.  Toutes  trois  sont  fort  belles, 
quoique  d'une  pierre  que  la  lune  et  la  pluie  ont 
rongée. 

J'en  ai  voulu  déchiffrer  les  bas-reliefs.  Le  tympan 
de  la  porte  de  gauche  représente  l'histoire  de  saint 
Jean-Baptiste  ;  mais  le  soleil ,  qui  tombait  à  plomb 
sur  la  façade,  n'a  pas  permis  à  mes  yeux  d'aller  plus 
loin.  L'intérieur  de  l'église  est  d'une  composition 
superbe.  Il  y  a  sur  le  chœur  de  grandes  ogives  trilo- 
bées à  jour  du  plus  bel  eflei.  A  l'apside,  il  ne  reste 
plus  (|u'une  verrière  magnifique  et  (pii  l'ait  regretter 
les  autres.  On  repose  en  ce  moment,  à  l'entrée  du 
chœur,  deux  autiîls  en  ravissaïUe  menuiserie  du 
quinzième  siècle;  mais  on  b;ul)ouil!e  cela  de  p  in- 
ture  à  l'huile,  couleur  bois.  C'est  le  goût  des  natu- 
rels du  pays.  A  gauche  du  chœur,  près  d'une  char- 
mante porte  surbaissée  avec  imposte,  j'ai  vu  une 
belle  statue  de  marbre  à  genoux  d'un  honune  do 
guerre  du  seizième  siècle,  sans  armoiries  ni  inscrip- 
tion d'ailleurs.  Je  n'ai  pas  su  deviner  le  nom  de  celte 


38  LETTRE  J. 

Statue.  Vous  qui  savez  tout,  vous  l'auriez  fait.  De 
l'autre  côté  est  une  autre  statue;  celle-là  porte  son 
inscription,  et  bien  lui  en  prend  :  car  vous-même 
vous  ne  devineriez  pas  dans  ce  raari)re  fade  et  dur 
la  figure  sévère  de  Bénigne  Bossuet.  Quant  à  Bos- 
suet,  j'ai  grand'peur  que  la  destruction  des  vitraux 
ne  soit  de  son  fait.  J'ai  vu  son  trône  épiscopal,  d'une 
assez  belle  boiserie  en  style  Louis  XIV  avec  balda- 
quin figuré.  Le  temps  m'a  manqué  pour  aller  visiter 
son  fameux  cabinet  à  l'évèché. 

Un  fait  étrange,  c'est  que  Meaux  a  eu  un  théâtre 
avant  Paris,  une  vraie  salle  de  spectacle,  construite 
dès  15Zi7, — dit  un  manuscrit  de  la  bibliothèque 
locale,  —  tenant  du  cirque  antique  en  ce  qu'elle 
était  couverte  d'un  velariuni,  et  du  théâtre  actuel 
en  ce  qu'i^  y  avail  lout  autant'  des  loges  fer- 
mant à  clef,  lesquelles  élaieul  louées  à  des 
habitants  de  M  eaux.  On  représentait  là  des 
mystères.  Un  nommé  Pascalus  jouait  le  Diable  et  en 
garda  le  surnom.  En  1562  il  livra  la  ville  aux  hu- 
guenots, et  l'année  d'après  les  catholiques  le  pen- 
dirent, un  peu  parce  qu'il  avait  hvré  la  ville,  beau- 
coup parce  qu'il  s'appelait  le  Diable. — Aujourd'hui 
Paris  a  vingt  théâtres,  la  ville  champenoise  n'en  a 
plus  un  seul.  On  prétend  qu'elle  s'en  vante  ;  c'est 
comme  si  ïMeanx  se  vantait  do  n'èlre  pas  Paris. 

Du  reste,  ce  pays  est  |)k'in  du  siècle  de  Louis  XIV. 
Ici,  le  duc  de  Saint-tjimon ;  à  Meaiix,  Bossuet;  à  la 


DE  PARTS  A  LA  FERTi:-SOU.S-JOUARRf' .  .19 

Ferté-Milon ,  Racine;  h  Chàteau-ïliierry,  La  Fon- 
taine. Le  tout  en  un  rayon  de  douze  lieues.  Le  grand 
seigneur  a  voisine  le  grand  évêque.  La  tragédie  cou- 
doie la  fable. 

En  sortant  de  la  cathédrale,  j'ai  trouvé  le  soleil 
voilé  et  j'ai  pu  examiner  la  façade.  Le  grand  tym- 
pan du  portail  central  est  des  plus  curieux.  Le  com- 
partiment inférieur  représente  Jeanne,  femme  de 
Philippe-le-Bel ,  des  deniers  de  laquelle  l'église  fut 
construite  après  sa  mort.  La  reine  de  France,  sa 
cathédrale  à  la  main,  se  présente  aux  portes  du  pa- 
radis. Saint  Pierre  les  lui  ouvre  à  deux  battants. 
Derrière  la  reine  se  tient  le  beau  roi  Philippe  avec 
je  ne  sais  quel  air  de  pauvre  honteux.  La  reine,  fort 
spirituellement  sculptée  et  atournée,  désigne  le  pau- 
vre diable  de  roi  d'un  regard  de  côté  et  d'un  geste 
d'épaule,  et  semble  dire  à  saint  Pierre  :  lUilil  lais- 
scz-te  entre V  par-dessus  te  marché! 


LETTRE    II. 


MONTMIRAIL.  —  MONTMORT. 


EPKRNA-Y 


Montmirail.  —  Sns  patriamfugmms,  uns  ilulciii  l/uquimus  arva. 

—  Champ  de  bataille  tle  Montmirail.  —  Soleil  couclié.  — 
Napoléon  dispaiii.  —  l.e  voyageur  parle  des  ormes.  —  I.e 
cliâteaii  de  Moutmort.  —  C^ommeot  le  voyageur  éblouit  ma- 
demoiselle Jeannette.  —  Route  de  nuit  dans  les  bois.  —  F-per- 
n.iy.  —  Les  trois  églises:  1  liibaut  1"',  Pierre  Strozzi,  Poterlet- 
Galieliet.  —  Odry  apparaît  à  l'an  leur  dans  l'église  d'F.pernay. 

—  Comme  r|tii>i  le  voyageur  aime  mieux  regarder  des  coque- 
licots et  des  papillons  (pu;  quin/c  cent  mille  bouU'illes  de  vm 
de  Champagne.  —  Pilogciie  et  Phyolrix.  —  A  Montmirail 
le  voyageur  remarque  un  iriif  Irais.  —  De  (pioi  ou  riait  au 
seizième  siècle. 


l")pernav,  21  juillet. 


.\  h  Fcrtô-sous-Joiianc  j'ai  loni'  la  prcmiiTO  car- 
riole voiuu',  en  ni'  iiriiironnanl  i;iit'n'  (|ih'  d'une 

4. 


42  LETTRE  II. 

chose  :  a-t-elle  la  voie,  et  les  roues  sont-elles  bonnes? 
et  je  m'en  suis  allé  à  Montniirail.  Rien  dans  cette 
petite  ville  qu'un  assez  frais  paysage  à  l'entrée  de 
deux  belles  allées  d'arbres.  Le  reste ,  le  château  ex- 
cepté ,  est  un  fouillis  de  masures. 

Lundi,  vers  cinq  heures  du  soir,  je  quittais  Mont- 
mirail  en  me  dirigeant  vers  la  route  de  Sézanne  à 
Épernay.  Une  heure  après  j'étais  à  Vaux-Champs, 
et  je  traversais  le  fameux  champ  de  bataille.  Un 
moment  avant  d'y  arriver  j'avais  rencontré  sur  la 
route  une  charrette  bizarrement  chargée.  Pour  atte- 
lage un  âne  et  un  cheval.  Sur  la  voiture,  des  casse- 
roles, des  chaudrons,  de  vieux  coffres,  des  chaises 
de  paille,  un  tas  de  meubles;  à  l'avant,  dans  une 
espèce  de  panier,  trois  polits  enfants  presque  nus; 
à  l'arrière,  dans  un  autre  panier,  des  poules.  Pour 
conducteur,  un  homme  en  blouse,  h  pied,  portant 
un  enfant  sur  son  dos.  A  quelques  pas,  une  femme, 
marchant  aussi,  et  portant  aussi  un  enfant,  mais 
dans  son  ventre.  Tout  ce  déménagement  se  hâtait 
vers  Montniirail  comme  si  la  grande  bataille  de  \S\U 
allait  recommencer.  — Oui,  me  disnis-je,  on  devait 
rencontrer  ici  de  ces  charrettes-là  il  y  a  vingt-cinq 
ans.  — Je  me  suis  informé,  ce  n'était  pas  un  démé- 
nagement, c'était  une  expalriation.  Cela  n'allait  pas 
à  3Ionlnurail,  cela  allait  en  Amérique.  Cela  ne  fuyait 
pas  une  bataille,  cela  fuyait  la  misère.  Mn  deux  mots, 
cher  ami,  c'était  une  famille  de  pauvres  jiaysans  alsa- 


MONTMIRAIL.  —  MONTMORT  —  ÉPERNAY.      4} 

ciens  émigrants ,  à  qui  l'on  promet  des  terres  clans 
l'Ohio,  et  qui  s'en  vont  de  leur  pays  sans  se  douter 
que  Virgile  a  fait  sur  eux  les  plus  beaux  vers  du 
monde  il  y  a  deux  mille  ans. 

Du  reste ,  ces  braves  gens  s'en  allaient  avec  une 
parfaite  insouciance.  L'homme  refaisait  une  mèche 
à  son  fouet ,  la  femme  chantonnait ,  les  enfants 
jouaient.  Les  meubles  seuls  avaient  je  ne  sais  quoi 
de  malheureux  et  de  désorienté  qui  faisait  peine. 
Les  poules  aussi  m'ont  paru  avoir  le  sentiment  de 
leur  malheur. 

Cette  indifférence  m'a  étonné.  Je  croyais  vrai- 
ment la  patrie  plus  profondément  gravée  dans  les 
hommes.  Cela  leur  est  donc  égal,  à  ces  gens,  de  ne 
plus  voir  les  mêmes  arbres? 

Je  les  ai  suivis  quelque  temps  des  yeux.  Où  allait 
ce  petit  groupe  cahoté  et  trébuchant?  Où  vais-je 
moi-même?  La  route  tourna,  ils  disparurent.  J'en- 
tendis encore  quelque  temps  le  fouet  de  l'houjuie  et 
la  chanson  de  la  femme,  puis  tout  s'évanouit. 

Quelques  minutes  après  j'étais  dans  les  glorieuses 
plaines  qui  ont  vu  l'I^mporeur.  Le  soleil  se  couchait. 
Les  arbres  faisaient  de  grandes  ombres.  Les  sillons, 
déjJ»  retracés  çà  et  là ,  avaient  une  roulour  blonde. 
Une  brume  bleue  montait  du  fond  des  ravins.  La 
campagne  était  déserte.  On  n'y  voyait  au  loin  que 
deux  ou  trois  charrues  oubliées,  qui  avaient  l'air  de 
grandes  sauterelles.   A   ma  gauche,  il  y  avitit  une 


B«MKH 


44  LETTRE  II. 

carrière  de  pierres  meulières.  De  grosses  meules 
toutes  faites  et  bien  rondes,  les  unes  blanches  et 
neuves,  les  autres  vieilles  et  noires,  gisaient  pêle- 
mêle  sur  le  sol,  debout,  couchées,  en  piles,  comme 
les  pièces  d'un  énorme  damier  bouleversé.  En  effet, 
des  géants  avaient  joué  là  une  grande  partie. 

Je  tenais  à  voir  le  château  de  Montmort,  ce  qui 
fait  qu'à  quatre  lieues  de  Montmirail ,  h  P'ormen- 
tières  ou  Armentières,  j'ai  tourné  brusquement  à 
gauche,  et  j'ai  pris  la  route  d'Épernay.  Il  y  a  là 
seize  grands  ormes  les  |)lus  amusants  du  monde 
qui  penchent  sur  la  route  leurs  profds  rechignes  et 
leurs  perruques  ébouriffées.  Les  ormes  sont  une  de 
mes  joies  en  voyage.  Chaque  orme  vaut  la  peine 
d'être  regardé  à  part.  Tous  les  autres  arbres  sont 
bêtes  et  se  ressemblent  ;  les  ormes  seuls  ont  de  la 
fantaisie  et  se  moquent  de  leur  voisin,  se  renversant 
lorsqu'il  se  penche,  maigres  lorsqu'il  est  touffu,  et 
faisant  toutes  sortes  de  grimaces  le  soir  aux  prssants. 
Les  jeunes  ormes  ont  un  feuillage  qui  jaillit  dans 
tous  les  sens,  comme  une  pièce  d'artifice  qui  éclate. 
Depuis  la  Kerté  jusqu'à  l'endroit  où  l'on  trouve  ces 
seize  ormes,  la  route  n'est  bordée  que  de  peupliers, 
de  trembles  ou  de  noyers  çà  et  là,  ce  qui  me  donnait 
quelque  humeur. 

Le  pays  est  plat,  la  plaine  fuit  à  perte  de  vue. 
Tout  à  coup,  en  sortant  d'un  houipiet  d'arbres,  on 
aperçoit  à  droite,  couune  à  moitié  enfoui  dans  un 


AMÉMrtÉMMMkÉMlMHM* 


MONTMIRAIL.  —  MONTMORT.  -  ÉPERNAY.  45 
pli  (lu  terrain,  un  ravissant  tohu  bohu  de  tourelles, 
de  girouettes ,  de  pignons,  de  lucarnes  et  de  cliemi- 
nées.  C'est  le  château  de  ;\lontmort. 

Mon  cabriolet  à  tourné  bride,  et  j'ai  mis  pied  à 
terre  devant  la  porte  du  château.   C'est  une  ex- 
quise forteresse  du  seizième  siècle,  bâtie  en  brique, 
avec  toits  d'ardoise  et  girouettes  ouvragées,  avec 
sa  double  enceinte ,  son  double  fossé ,  son  pont  de 
trois  arches  qui  aboutit  au  pont-lcvis,  son  village  à 
ses  pieds,  et  tout  autour  un  admirable  paysage,  sept 
lieues  d'horizon.   Aux  baies  près,  qui  ont  presque 
toutes  été  refaites,  l'édifice  est  bien  conservé.   La 
tour  d'entrée  contient,  roulés  l'un  sur  l'autre,  un 
escalier  h  vis  pour  les  hommes  et  une  rampe  pour 
les  chevaux.  Au  bas  il  y  a  encore  une  vieille  porte 
de  fer,  et  en  montant,  dans  les  embrasures  de  la 
tour,  j'ai  compté  quatre  petits  engins  du  quinzième 
siècle.    La  garnison  de  la  forteresse  se  composait 
pour  le  moment  d'une  vieille  servante,  mademoiselle 
Jeannette,  qui  m'a  fort  gracieusement  accueilli.  Il 
ne  reste  des  anciens  appartements  de  l'intérieur  que 
la  cuisine,  fort  belle  salle  voûtée  à  grande  cheminée; 
le  vieux  salon,  dont  on  a  fait  un  billard,  et  un  char- 
mant petit  cabinet  à  boiseries  dorées,  dont  le  plafond 
a  pour  rosace  un  chiffre  fort  ingénieusement  entor- 
tillé. Le  vieux  salon  est  une  m;ignili(|ue  pièce.   Le 
plafond  à  poutres  peintes,  dorées  et  sculptées  est 
(Mirore  inlart.  I,a  cheminée,  snrnionlée  iW  deux  fort 


if.  I.ETTRK  H. 

nobles  staliios,  est  du  plus  beau  style  do  Henri  IIJ. 
Les  murs  étaient  jadis  couverts  de  vastes  panneaux 
de  tapisserie  qui  étaient  des  portraits  de  famille.  A 
la  révolution ,  des  gens  d'esprit  du  village  voisin  ont 
arraché  ces  panneaux  et  les  ont  brûlés,  ce  qui  a 
porté  un  coup  mortel  à  la  féodalité.  Le  propriétaire 
actuel  a  remplacé  ces  panneaux  par  de  vieilles  gra- 
vures représentant  des  vues  de  Rome  et  des  ba- 
tailles du  grand  Condé,  collées  à  cru  sur  le  mur. 
Ce  que  voyant,  j'ai  donné  trente  sous  à  mademoiselle 
Jeannette,  qui  m'a  paru  éblouie  de  ma  magnificence. 

Et  puis  j'ai  regardé  les  canards  et  les  poules  dans 
les  fossés  du  château,  et  je  m'en  suis  allé. 

En  sortant  de  Montmort  —  où  l'on  arrive  par  la 
plus  horrible  route  du  monde,  soit  dit  en  passant  — 
j'ai  rencontré  la  malle  qui  a  dû  vous  porter  ma  pré- 
cédente lettre.  Je  l'ai  chargée,  ami,  de  toutes  sortes 
de  bonnes  pensées  pour  vous. 

La  route  s'est  enfoncée  dans  un  bois ,  au  moment 
où  la  nuit  tombait,  et  je  n'ai  plus  rien  vu  jusqu'à 
Épernay  que  des  cabanes  de  charbonniers  qui  fu- 
maient à  travers  les  branches.  La  gueule  rouge  d'une 
forge  éloignée  m'apparaissait  par  moments,  le  vent 
agitait  au  bord  de  la  route  la  vive  silhouette  des 
arbros  ;  et  sur  ma  tête ,  dans  le  ciel ,  le  splendide 
chariot  faisait  son  voyage  au  milieu  des  étoiles  pen- 
dant que  ma  pauvio  patache  faisait  le  sien  à  travers 
les  railloux. 


MOINT.MJRAIL.  —  MOiMMORT.  —  ÉPERxNAÏ.      47 

Épeniay,  c'est  la  ville  du  vin  de  Champagne.  Rien 
de  plus ,  rien  de  moins. 

Trois  églises  se  sont  succédé  à  Épernay.  La  pre- 
mière, une  église  romane,  bâtie  en  1037  par  Thi- 
baut F'-,  comte  de  Champagne,  fils  d'Eudes  IL  La 
seconde  ,  une  église  de  la  renaissance ,  bâtie  en  1 540 
par  Pierre  Strozzi ,  maréchal  de  France ,  seigneur 
d'Éperiiay,  tué  au  siège  de  Thionville  en  1558.  La 
troisième ,  l'église  actuelle  ,  me  fait  l'effet  d'avoir  été 
bâtie  sur  les  dessins  de  M.  Poterlct-Galichet,  un 
brave  marchand  dont  la  boutique  et  le  nom  coudoient 
l'église.  Les  trois  églises  me  paraissent  admirable- 
ment dépeintes  et  résumées  par  ces  trois  noms  : 
Thibaut  I",  comte  de  Champagne;  Pierre  Strozzi, 
maréchal  de  France;  Poterlet-Galichet ,  épicier. 

C'est  vous  dire  assez  que  la  dernière,  l'église 
actuelle ,  est  une  hideuse  bâtisse  en  plàtie  ,  bête , 
blanche  et  lourde ,  avec  Iriglyphes  supportant  les 
retombées  des  archivoltes.  Il  ne  reste  rien  de  la 
première  église.  Il  ne  reste  de  la  deuxième  que  de 
beaux  vitraux  et  un  portail  exquis.  L'une  des  ver- 
rières raconte  toute  l'histoire  de  Noé  de  la  façon  la 
plus  naï\e.  Vitraux  et  portail  sont,  bien  entendu, 
enclavés  et  englués  dans  l'anVcux  plâtre  de  l'église 
neuve.  Il  m'a  semblé  voir  Odry  avec  son  panlalon 
blanc  troj)  court ,  ses  bas  bleus  et  sou  grand  col  de 
chemise,  porlanl  le  casf[ue  el  la  cuirasse  de  Fran- 
çois P'"'. 


18  LLT'JliE  n. 

On  a  voulu  me  mener  voir  ici  la  curiosité  du  pays, 
une  grande  cave  qui  contient  quinze  cent  mille 
bouteilles.  Chemin  faisant,  j'ai  rencontré  un  champ 
de  navette  en  Heur  avec  des  coqueUcots  et  des  pa- 
pillons et  un  beau  rayon  de  soleil.  J'y  suis  resté,  La 
grande  cave  se  passera  de  ma  visite. 

La  pommade  pour  faire  pousser  les  cheveux,  qui 
s'appelle  à  la  Ferté  :  Pilogène,  s'appelle  à  Épernay  : 
Phyothrix,  importation  grecque. 

A  i)ropos,  à  Montmirail  l'hôtel  de  la  Poste  m'a  fait 
payer  quatre  œufs  frais  quarante  sous  ;  cela  m'a  paru 
un  peu  vif. 

J'oubliais  do  vous  dire  que  Thibaut  1"  t  été  en- 
terré dans  son  église  et  Strozzi  dans  la  sienne.  Je 
réclame  dans  l'église  actuelle  une  tombe  i)our  M.  Po- 
terlet-Galichet. 

C'était  un  brave  que  ce  Strozzi.  Brisquel ,  fou  de 
Henri  II,  s'amusa  un  jour  h  lui  larder  avec  du  lard, 
par  derrière ,  en  pleine  cour ,  un  fort  beau  manteau 
neuf  que  le  maréchal  essayait  ce  jour-là.  Il  paraît 
que  cela  fit  beaucoup  rire,  car  .Strozzi  s'en  vengea 
cruellement.  Pour  moi ,  je  n'aurais  pas  ri  et  je  ne 
me  serais  pas  vengé.  Larder  un  manteau  de  velours 
avec  du  lard  !  Je  n'ai  jamais  été  ébloui  de  cette  plai- 
santerie de  la  renaissance. 


LETTRE    m. 

CHALOiNS.  —  SAINTE-MENEIIOL'LD. 
VAREMSKS. 


Li;  vciviigi'ur  fait  sou  ciiiice  ;i  Vareniies.  —  Place  où  Louis  XVI 
t'ul  anêlé.  Ce  (ju'ini  i\i<()ulr  ilaus  le  pays.  —  Coniuieul  s'ap- 
pelait l'iKimnie  (pii  .ivail  eu  1"!)I  l'âme  de  Judas.  —  Uappio- 
eiieiiieiils  siuislros.  —  Les  lieux  oui  parfois  la  figure  des  Fails. 

—  V'arcuues  csl  près  de  lleims.  —  ]j'auljer{;e  du  Grand'Mii- 
Hurqiie. —  Ce  que  du  l'enseigne. —  Ce  ipie  dil  l'iiole.  —  L'éjjlise 
de  Varennes.  —  Ce  (in'on  trouve  dans  les  paysafjes  de  Cliaui- 
l>a;jue.  —  Cliàlons.  —  La  callirMlrale.  —  Notre-Dame.  —  Le 
{;ucllier. —  Le  voyajjetir  dit  des  elioses  très-risquées  à  iiropos 
d'un  petit  gareoii  l'orl  laid  qui  est  dans  un  clocher. —  Les  au- 
tres Cjjlises  de  Cliâlous.  —  L'II6tel-de-Ville.  —  Quels  soûl  les 
animaux  assis  devant  la  façade.   —  Notre-Damc-de-riCpine. 

—  Le  puits  miraculeux.  —  Familiarité  du  icléjjraplie  avei: 
Notre-Dame.  —  ('n  orage.  —  Sainle-Mcneliotild.  —  Deaulés 
cpiipics  de  la  cuisine  de  Vhôtel  de  Melz.  —  L'oiseau  enilorini. 

—  Elojjc  des  femmes  à  ()ropos  des  auberges.  —  Paysages.  — 
Ilyiiiiic  à  la  Clianqiagiie. 

Varennes ,  •>..">  juillet. 

Hier,  il  la  cliiilc  (lu  jour,  mon  cabiioLu  clicuiiiiail 


50  LETTRE  111. 

au  delà  de  Sainte-Menehould  ;  je  venais  de  relire  ces 
admirables  et  élernels  vers  : 

Aliiijilus'jue  boûin  mollesquc  sub  arbore  soiiini. 
Spcluncce  viviijue  lacus. 

J'étais  resté  appuyé  sur  le  vieux  livre  entr'ouvert , 
dont  les  pages  se  cliiffuunaienl  sous  mon  coude. 
J'avais  l'âme  pleine  de  toutes  ces  idées  vagues, 
douces  et  tristes  qui  se  mêlent  ordinairement  dans 
mon  esprit  aux  rayons  du  soleil  couchant ,  quand  un 
bruit  de  pavé  sous  les  roues  m'a  réveillé.  Nous  en- 
trions dans  une  ville.  —  Qu'est  cette  ville  ?  —  Mon 
cocher  m'a  répondu  :  —  C'est  Varennes,  Puis  la 
voiture  s'est  engagée  dans  une  rue  qui  descend,  entre 
deux  rangs  de  maisons  qui  ont  je  ne  sais  quoi  de 
grave  et  de  pensif.  Portes  et  volets  fermés;  de 
l'herbe  dans  les  cours.  Tout  à  coup,  après  avoir 
passé  une  vieille  porte  cochère  du  temps  de  Louis  XIII, 
en  pierres  noires,  accostée  d'un  grand  puits  revêtu 
d'un  appareil  de  madriers,  la  voiture  a  débouché 
dans  une  petite  j)lace  triangulaire  entourée  de  maisons 
d'un  seul  étage,  blanchies  à  la  chaux,  avec  deux 
arbres  rabougris  gardant  une  porte  dans  un  coin.  Le 
grand  côté  de  ce  carrefour  trigonal  est  orné  d'un 
méchant  beiïroi  écaillé  d'ardoises.  C'est  dans  cette 
place  que  Louis  XVI  fut  arrêté  comme  il  s'enfuyait, 
le  21  juin  1791.  Il  fut  arrêté  par  Drouel ,  le  maître 
de  poste  de  Sainte-Menehould  (  il  n'y  avait  pas  alors 


CHALONS.  — S.-:MI:NEH0ULD.— YARENNES.      61 

de  poste  à  Varennes  ) ,  devant  une  maison  jaune  qui 
fait  le  coin  de  la  place  après  avoir  passé  le  beffroi.  La 
voilure  du  roi  suivait  l'hypoténuse  du  triangle  que 
dessine  la  place.  La  nôtre  a  parcouru  le  même  che- 
min. Je  suis  descendu  de  cabriolet  et  j'ai  regardé 
long-temps  cette  petite  place.  Comme  elle  s'est 
élargie  rapidement  !  en  quelques  mois  elle  est  devenue 
monstrueuse  ,  elle  est  devenue  la  place  de  la  Révo- 
lution. 

Voici  ce  qu'on  raconte  dans  le  pays.  Le  roi  se 
défendit  vivement  d'être  le  roi  (ce  que  n'aurait  pas 
fait  Charles  I",  soit  dit  en  passant).  On  allait  le 
relâcher  faute  de  le  reconnaître  décidément,  lorsque 
survint  un  monsieur  d'Éthé  qui  avait  je  ne  sais  quel 
sujet  de  haine  contre  la  cour.  Ce  AL  d'Éthé  (  je  ne 
sais  si  c'est  bien  là  l'orthographe  du  nom ,  mais  on 
écrit  toujours  suffisamment  le  nom  d'un  traître)  , 
cet  homme  donc  aborda  le  roi  à  la  façon  de  Judas, 
en  disant  :  Bonjour,  sire.  Cela  suffit.  On  retint  le 
roi.  Il  y  avait  cinq  personnes  royales  dans  la  voilure  ; 
le  misérable  avec  un  mot  les  frappa  toutes  les  cinq. 
Ce  Ijonjour ,  sire,  ce  fut  pour  Louis  XVI,  pour 
Marie-Anloinelte  et  pour  madame  Elisabeth ,  la  guil- 
lotine; pour  le  dauphin  ,  l'agonie  du  Temple;  pour 
Madame  Royale  ,  l'extinction  de  sa  race  et  l'exil. 

Pom- qui  ne  songe  pas  à  l'événement,  la  poliie 
place  de  Varennes  a  un  aspcîct  morosp;  pour  (|ui  y 
pens(! ,  elle  a  (m  aspcri  sinistre. 


52  LETTRE  111. 

Je  crois  vous  l'avoir  fait  remarquer  déjà  en  plus 
d'une  occasion  ,  l.i  nature  matérielle  offre  quelque- 
fois des  symbolismes  singuliers.  Louis  XVI  descen- 
dait dans  ce  moment-là  une  pente  fort  rapide  et 
même  dangereuse,  où  le  maître-cheval  de  ma  car- 
riole a  failli  s'abattre,  11  y  a  cinq  jours,  je  trouvais 
une  sorte  de  damier  gigantesque  sur  le  champ  de 
bataille  de  Montmirail.  Aujourd'hui  je  traverse  la 
fatale  petite  place  triangulaire  de  Varennes ,  qui  a  la 
forme  du  couteau  de  la  guillotine. 

L'homme  qui  assistait  Drouet  et  cjui  saisit  là 
Louis  XVI  s'appelait  BillaurL  —  Pourquoi  pas  Billot  ? 

Varennes  est  à  quinze  lieues  de  lleims.  Il  est  vrai 
que  la  place  du  21  janvier  est  à  deux  pas  des  Tui- 
leries. Comme  ces  rapprochements  ont  dû  torturer 
le  pauvre  roi!  Entre  Reims  et  Varennes,  entre  le 
sacre  et  le  détrônement ,  il  n'y  a  que  quinze  lieues 
pour  mon  cocher  :  pour  l'esprit,  il  y  a  un  abîme  :  la 
Révolution. 

.l'ai  demandé  gîte  à  une  très-ancienne  auberge 
qui  a  pour  enseigne  ;  Ah  Grand  Monarque ,  avec 
le  portrait  de  Louis  Philippe.  Probablement  on  a  vu 
là  tour  à  tour  depuis  cent  ans  Louis  XV ,  Bonaparte 
et  Charles  X.  Il  y  a  quarante-huit  ans ,  le  jour  où 
cette  ville  barra  le  passage  à  la  voiture  royale ,  ce  qui 
pendait  sur  cette  porte  à  la  vieille  branche  de  fer 
contournée,  encore  scellée  au  mur  aujourd'hui, 
c'était  sans  doute  le  portrait  de  Louis  XVI. 


CHALONS.  -S.-MENEHOULO.  -  VARENNES.   .^3 

Louis  XVI  s'est  peut-être  arrêté  au  Grand  Mo- 
narque, et  s'est  vu  là  peint  en  enseigne,  roi  en 
peinture  lui-même.  ^Pauvre  ..  Grand  Monarque!  » 
Ce  malin  je  me  suis  promené  dans  la  ville,  qui 
est  du  reste  très-gracieusement  située  sur  les  deux 
bords  d'une  jolie  rivière.  Les  vieilles  maisons  de  la 
ville  haute  font  un  amphithéâtre  fort  pittoresque  sur 
la  rive  droite.  L'église,  qui  est  dans  la  ville  basse, 
est  insignifiante.  Elle  est  vis-à-vis  de  mon  auberge. 
.le  la  vois  de  la  table  où  j'écris.  Le  clocher  porte 
cette  date  :  1776.  Il  avait  deux  ans  de  plus  que 
Madame  Royale. 

Cette  sombre  aventure  a  laissé  quelque  trace  ici , 
chose  rare  en  France.  Le  peuple  en  parle  encore. 
L'aubergiste  m'a  dit  Q{unn  monsieur  de  la  vide 
en  avail  rédigé  une  comédie.  —  Cela  m'a  rap- 
pelé que  la  nuit  de  l'évasion  on  avait  habillé  le  petit 
dauphin  en  fille ,  si  bien  qu'il  demandait  à  Madame 
Royale  si  c'était  pour  une  comédie.  C'est  cette 
comédie-là  qu'a  rèdvjée  le  «  monsieur  de  la  ville.  » 
Je  dois  réparation  à  l'église,  je  viens  do  la  revoir. 
Llle  a  au  côté  droit  un  charmant  petit  portail  trilobé. 
Si  toutes  mes  architectures  ne  vous  ennuient  pas , 
je  vous  dirai  que  Chàlons  n'a  |)as  tout  à  fait  répondu 
h  l'idée  que  je  m'en  faisais,  la  cathédrale  ,  i\\\  moins. 
Chemin  faisant ,  et  pour  n'y  plus  revenir,  j'ajoute 
que  la  ronte  d'Kpernay  à  Chàlons  n'est  pas  non  plus 
ce  que  j'attendais.  On  ne  fait  qu'entrevoir  la  Maruo, 


54  LETTRE  TH. 

au  bord  de  laquelle  j'ai  remarqué  d'ailleurs,  dans 
les  villages ,  deux  ou  trois  églises  romanes  à  clocher 
peu  aigu ,  comme  le  clocher  de  Fccamp.  Tout  le  pays 
n'est  que  plaines  ;  mais  toujours  des  plaines ,  c'est 
trop  beau.  Il  y  a  du  reste  dans  le  paysage  beaucoup 
de  moutons  et  beaucoup  de  champenois. 

Le  vaisseau  de  la  cathédrale  est  noble  et  d'une 
belle  coupe  ;  il  reste  quelques  riches  vitraux ,  une 
rosace  entre  autres  :  j'ai  vu  dans  l'église  une  char- 
mante chapelle  de  la  renaissance  avec  l'F  et  la  sala- 
mandre. Hors  de  l'église ,  il  y  a  une  tour  romane 
très-sévère  et  très -pure  et  un  précieux  portail  du 
quatorzième  siècle.  Mais  tout  cela  est  hideusement 
délabré  ;  mais  l'église  est  sale  ;  mais  les  sculptures 
de  François  1"  sont  emmargouillées  de  badigeon 
jaune  ;  mais  toutes  les  nervures  des  voûtes  sont  pein- 
turlurées; mais  la  façade  est  une  mauvaise  copie  de 
notre  façade  de  Saint-Gervais  ;  mais  les  flèches  !. .. — 
On  m'avait  promis  des  flèches  à  jour.  Je  comptais 
sur  les  flèches.  Et  je  trouve  deux  espèces  de  bonnets 
pointus,  à  jour  en  effet,  et  d'un  aspect,  à  tout 
piendre ,  assez  original ,  mais  d'une  pierre  lourde- 
ment fouillée  et  avec  des  volutes  mêlées  aux  ogives  I 
Je  m'en  suis  allé  fort  mécontent  ! 

En  revanche,  si  je  n'ai  pas  trouvé  ce  que  j'atten- 
dais ,  j'ai  tiouvé  ce  que  je  n'attendais  pas ,  c'est-à- 
dire,  une  fort  belle  \otre-Dame  à  Chàlons.  A  quoi 
pensent  les  antiquaires?  Ils  parlent  de  Saint-Élienne, 


CHALONS.  —  S.-MENEHOULD.  —  VARENNES.     ûô 

la  cathédrale ,  et  ils  ne  soufflent  mot  de  Notre-Dame  ! 
La  Notre-Dame  de  Cliàlons  est  une  église  romane  h 
voûtes  trapues  et  à  robustes  pleins-cintres ,  fort  au- 
guste et  fort  complète,  avec  une  superbe  aiguille  de 
charpente  revêtue  de  plomb ,  laquelle  date  du  qua- 
torzième siècle.  Cette  aiguille  sur  laquelle  les  feuilles 
de  plomb  dessinent  des  losanges  et  des  écailles , 
comme  sur  une  peau  de  serpent,  est  égayée  à  son 
milieu  par  une  charmante  lanterne  couronnée  de 
petits  pignons  de  plomb,  dans  laquclleje  suis  monté. 
La  ville,  la  3Lirne  et  les  collines  sont  belles  à  voir 
de  là. 

Le  voyageur  peut  admirer  aussi  de  beaux  vitraux 
dans  Notre-Dame  et  un  riche  portail  du  treizième 
siècle.  Mais ,  en  93 ,  les  gens  du  pays  ont  crevé  les 
verrières  et  extermine  les  statues  du  portail.  Ils  ont 
ratissé  les  opulentes  voussures  comme  on  ratisse  une 
carotte.  Ils  ont  traité  de  même  le  portail  latéral  de 
la  cathédrale  et  toutes  les  sculptures  qu'ils  ont  ren- 
contrées dans  la  ville.  Notre-Dame  avait  quatre  ai- 
guilles :  deux  hautes  et  deux  basses  ;  ils  en  ont  démoli 
trois.  C'est  une  rage  de  stupidité  ((ni  n'est  nulle  part 
empreinte  comme  ici.  La  révolution  française  a  été 
terrible;  la  révolution  champenoise  a  été  bête. 

Dans  la  lanterne  où  je  suis  monté,  j'ai  trouvé 
cette  inscription  gravée  dans  le  plomb  à  la  main  et 
en  écriture  du  seizième  siècle  :  «  Le  28  août  1580 
»  tapaix  aéti'  pui/iiée  à  Chat...  « 


56 


LETTRE  III. 


Cette  inscription ,  h  moitié  effacée ,  perdue  dans 
l'ombre,  que  personne  ne  cherche,  que  personne 
ne  lit,  voilà  tout  ce  qui  reste  aujourd'hui  de  ce 
grand  acte  politique,  de  ce  grand  événement,  de 
cette  grande  chose ,  la  paiv  conclue  entre  Henri  III 
et  les  huguenots  par  l'entrennse  du  duc  d'Anjou , 
précédemment  duc  d'Alençon.  Le  duc  d'Anjou,  qui 
était  frère  du  roi,  avait  des  vues  sur  les  Pays-Bas  et 
des  prétentions  h  la  main  d'Elisabeth  d'Angleterre. 
I.a  guerre  intérieure  avec  ceux  de  la  religion  le  gê- 
nait dans  ses  plans.  De  là  cette  paix,  cette  fangeuse 
affaire  jnihtiée  à  Châlons  ie  28  iioilt  1580,  et 
oubliée  dans  le  monde  entier  le  22  juillet  1839. 

L'homme  qui  m'a  aidé  à  grimper  d'échelle  en 
échelle  dans  cette  lanterne  est  le  guetteur  de  la  ville, 
legueitier,  comme  il  s'appelle.  Cet  homme  passe 
sa  vie  dans  la  guette,  petite  cage  qui  a  quatre  lucarnes 
aux  quatre  vents.  Cette  cage  et  son  échelle ,  c'est 
l'univers  pour  lui.  Ce  n'est  plus  un  homme,  c'est 
l'œil  de  la  ville,  toujours  ouvert,  toujours  éveillé. 
Pour  s'assurer  qu'il  ne  dort  pas  ,  on  l'oblige  à  répéter 
l'heure,  chaque  fois  qu'elle  sonne,  en  laissant  un 
intervalle  entre  l'avaiit-dernier  coup  et  le  dernier. 
Cette  insomnie  perpétuelle  serait  impossible  ;  sa 
femme  l'aide.  'Ions  les  jours  à  minuit  elle  moule,  et 
il  va  se  coucher;  |)uis  il  remonte  à  midi,  et  elle 
redescend.  Ce  sont  deux  existences  qui  accomplissent 
leur  rotation  l'une  à  côté  de  l'autre  sans  se  toucher 


CHALONS.  —  S.-MENEHOULD.  —  YARKNNES.      57 

autrement  qu'une  minute  h  midi  et  une  nvnute  à 
minuit.  Un  petit  gnome  à  figure  bizarre ,  qu'ils  ap- 
pellent leur  enfant,  est  résulté  de  la  tangente. 

Chàlons  a  trois  autres  églises  :  Saint-Alpin,  Saint- 
Jean  et  Saint-Loup.  Saint-Alpin  a  de  beaux  vitraux. 
Quant  h  riiôtel-de-villc  ,  il  n'a  de  remartpiable  que 
quatre  énormes  toutous  en  pierre  accroupis  formi- 
dablement devant  la  façade.  .J'ai  été  ravi  de  voir  des 
lions  champenois. 

A  deux  lieues  de  Chàlons ,  sur  la  route  de  Sainte- 
IMenehould,  dans  un  endroit  où  il  n'y  a  que  des 
plaines ,  des  chaumes  à  perte  de  vue  et  les  arbres 
poudreux  de  la  route ,  une  chose  magnifique  vous 
apparaît  tout  à  coup.  C/est  l'abbaye  de  Notre-Damc- 
de-l' Épine.  Il  y  a  là  une  vraie  flèche  du  quinzième 
siècle ,  ouvrée  comme  une  dentelle  et  admirable , 
quoique  accostée  d'un  télégraphe,  qu'elle  regarde , 
il  est  vrai,  fort  dédaigneusement  en  grande  dame 
qu'elle  est.  C'est  une  surprise  étrange  de  voir  s'é- 
panouir superbement  dans  ces  champs,  qui  nour- 
rissent à  peine  quckiues  coquelicots  étiolés,  cette 
splendide  fleur  de  l'architecture  gothique.  J'ai  passé 
deux  heures  dans  cette  église;  j'ai  rôdé  tout  autour 
par  un  vent  terrible  qui  faisait  distinctement  vaciller 
les  clochetons.  Je  tenais  mon  chapeau  à  deux  mains, 
et  j'admirais  avec  des  touihillons  de  poussière  dans 
les  \<'u\.  De  temps  en  temps  une  pierre  se  détachait 
de  la  flèche  et  venait  tombci-  dans  1<'  cimetière  à  côté 


58  LETTRE  III. 

de  moi.  II  y  aurait  eu  là  mille  détails  à  dessiner.  Les 
gargouilles  sont  particulièrement  compliquées  et  cu- 
rieuses. Elles  se  composent  en  général  de  deux 
monstres  dont  l'un  porte  l'autre  sur  ses  épaules.  Celles 
de  l'apside  m'ont  paru  représenter  les  sept  péchés 
capitaux.  La  Luxure ,  jolie  paysanne  beaucoup  trop 
retroussée,  a  dû  bien  faire  rêver  les  pauvres  moines. 

Il  y  a  tout  au  plus  là  trois  ou  quatre  masures ,  et 
l'on  aurait  peine  à  s'expliquer  cette  cathédrale  sans 
ville ,  sans  village ,  sans  hameau  ,  pour  ainsi  dire,  si 
l'on  ne  trouvait  dans  une  chapelle  fermée  au  loquet 
un  petit  puits  fort  profond,  qui  est  un  puits  miracu- 
leux ,  du  reste  fort  humble ,  très-simple  et  tout  à  fait 
pareil  à  un  puits  de  village ,  comme  il  sied  h  un  puits 
miraculeux.  Le  merveilleux  édifice  a  poussé  dessus. 
Ce  puits  a  produit  cette  église  comme  un  ognon 
produit  une  tulipe. 

J'ai  continué  ma  route.  Une  lieue  plus  loin  nous 
traversions  un  village  dont  c'était  la  fête  et  qui  célé- 
brait cette  fête  avec  une  musique  des  plus  acides. 
En  sortant  du  village ,  j'ai  avisé  au  haut  d'une  colline 
une  chétive  masure  blanche ,  sur  le  toit  de  laquelle 
gesticulait  une  façon  de  grand  insecte  noir.  C'était 
un  télégraphe  qui  causait  amicalement  avec  Notre- 
Dame-de-l'Épine. 

Le  soir  apj)rochait ,  le  soleil  déclinait ,  le  ciel  était 
magniruiue.  Je  regardais  les  collines  du  bout  de  la 
plaine  (pi'une  immense  bruyère violetle  recouvrait;» 


CHALO>S  —  S.-MENEHOULD.  — VARENM:S.      59 

moitié  comme  un  camail  d'évêque.  Tout  à  coup  je 
vis  un  cantonnier  redresser  sa  claie  couchée  à  terre 
et  la  disposer  comme  pour  s'abriter  dessous.  Puis  la 
voiture  passa  près  d'un  troupeau  d'oies  qui  bavardait 
joyeusement.  —  Nous  allons  avoir  de  l'eau  ,  dit  le 
cocher.  En  effet,  je  tournai  la  tête,  la  moitié  du 
ciel  derrière  nous  était  envahie  par  un  gros  nuage 
noir ,  le  vent  était  violent ,  les  ciguës  en  fleur  se 
courbaient  jusqu'à  terre ,  les  arbres  semblaient  se 
parler  avec  terreur,  de  petits  chardons  desséchés 
couraient  sur  la  route  plus  vite  que  la  voiture,  au- 
dessus  de  nous  volaient  de  grandes  nuées.  Un  moment 
après  éclata  un  des  plus  beaux  orages  que  j'aie  vus. 
La  pluie  tombait  à  verse  ,  mais  le  nuage  n'emplissait 
pas  tout  le  ciel.  Une  immense  arche  de  lumière 
restait  visible  au  couchant.  De  grands  rayons  noirs 
qui  tombaient  du  nuage  se  croisaient  avec  les  rayons 
d'or  qui  venaient  du  soleil.  Il  n'y  avait  plus  un  être 
vivant  dans  le  paysage,  ni  un  homme  sur  la  route  , 
ni  un  oiseau  dans  le  ciel;  il  tonnait  affreusement ,  et 
de  larges  éclairs  s'abattaient  par  moments  sur  la  cam- 
pagne. Les  feuillages  se  tordaient  de  cent  façons. 
Cette  tourmente  dura  un  quart  d'heure,  puis  un 
coup  de  vent  emporta  la  trombe,  la  nuée  alla  tomber 
en  brume  diffuse  sur  les  coteaux  de  l'orient,  et  le 
ciel  redevint  pur  et  calme.  Seulement ,  dans  l'inler- 
valle ,  le  crépuscule  était  survenu.  Le  soleil  semblait 
s'être   dissous  vers   l'occident  en    trois  ou   (piatrc 


60  LETTRE  JIJ. 

grandes  barres  de  fer  rouge  que  la  nuil  éteignait 
lentement  à  l'horizon. 

Les  étoiles  brillaient  quand  j'arrivai  à  Sainte- 
Menehould. 

Sainte-Menehould  est  une  assez  pittoresque  petite 
ville ,  répaiidiie  à  plaisir  sur  la  pente  d'une  colline 
fort  verte ,  surmontée  de  grands  arbres.  J'ai  vu  à 
Sainte-Menehould  une  belle  chose ,  c'est  la  cuisine 
de  Vfiélel  de  Mil:. 

C'est  là  une  vraie  cuisine.  Une  salle  immense.  Ln 
des  murs  occupé  par  les  cuivres ,  l'autre  par  les 
faïences.  Au  milieu,  en  face  des  fenêtres,  la  che- 
minée ,  énorme  caverne  qu'emplit  un  feu  splendide. 
Au  plafond ,  un  noir  réseau  de  poutres  magnifique- 
ment enfumées,  auxquelles  pendent  toutes  sortes  de 
choses  joyeuses ,  des  paniers,  des  lampes,  un  garde- 
manger  ,  et  au  centre  une  large  nasse  h  claire-voie  où 
s'étalent  de  vastes  trapèzes  de  lard.  Sous  la  cheminée, 
outre  le  tourne-broche,  la  crémaillère  et  la  chaudière, 
reluit  et  pétille  un  trousseau  éblouissant  d'une 
douzaine  de  pelles  et  de  pincettes  de  toutes  formes  et 
de  toutes  grandeurs.  L'àtre  flamboyant  envoie  des 
rayons  dans  tous  les  coins,  découpe  de  grandes  om- 
bres sur  le  i)lai'ond,  jette  une  fraîche  teinte  rose  sur 
les  faïences  bleues  et  fait  resplendir  l'édifice  fantas- 
ti({uc  des  casseroles  comme  une  muraille  de  braise. 
Si  j'étais  Homère  ou  Rabelais,  je  dirais  :  Cette  cuisine 
est  un  monde  dont  cette  cheminée  est  le  soleil. 


CHALOÎSS.  —  S.-MliiN  KHOULD.  —  VAREiN.NKS.      <,  l 

C'est  un  inonde  en  effet.  Un  monde  où  se  nieiil 
toute  une  république  d'hommes ,  de  femmes  et 
d'animaux.  Des  garçons ,  des  servantes ,  des  mar- 
mitons ,  des  rouliers  attablés ,  des  poêles  sur  des 
réchauds ,  des  marmites  qui  gloussent ,  des  fritures 
qui  glapissent,  des  pipes,  des  caries,  des  enfants 
qui  jouent,  et  des  chats  ,  et  des  chiens ,  et  le  maître 
qui  surveille.  Mins  <igitat  inolcm. 

Dans  un  angle ,  une  grande  horloge  à  gaîne  et  à 
poids  dit  gravement  l'heure  à  tous  ces  gens  occupés. 

Parmi  les  choses  innom])rables  qui  pendent  au 
plafond ,  j'en  ai  admiré  une  surtout  le  soir  de  mon 
arrivée.  C'est  une  petite  cage  où  donnait  un  pt  lit 
oiseau.  Cet  oiseau  m'a  l'aru  être  le  plus  admirable 
emblème  de  la  confiance.  Cet  antre ,  cette  forge  à 
indigestion,  cette  cuisine  eflVayante  est  jour  et  nuit 
l)leine  de  vacarme,  l'oiseau  dort.  On  a  beau  faire 
rage  autour  de  lui,  les  hommes  jurent,  les  femmes 
querellent,  les  enfants  crient ,  les  chiens  aboient ,  les 
chats  miaulent ,  l'horloge  sonne  ,  le  couperet  cogne  , 
la  lèchefrite  piaille ,  le  tournebroche  grince ,  la  fon- 
taine pleure ,  les  bouteilles  sanglotent ,  les  vitres  fris- 
sonnent ,  les  diligences  passent  sous  la  voûte  comme 
le  tonnerre;  la  petite  boule  de  plume  ne  bouge  pas. 
—  Dieu  est  adorable.  Il  donne  la  lui  aux  petits 
oiseaux. 

Kt  à  ce  propos,  je  déclare  (jue  l'on  dit  générale- 
ment trop  (l(.'  mal  des  auberges,  et  moi-même  tout 

\\ 


C5  LETTRE  III. 

le  premier  j'en  ai  quelquefois  trop  duremenl  parlé. 
Une  auberge ,  à  tout  prendre ,  est  une  bonne  chose, 
et  qu'on  est  très-heureux  de  trouver.  Et  puis,  j'ai 
remarqué  qu'il  y  a  dans  presque  toutes  les  auberges 
une  femme  admirable.  C'est  l'hôtesse.  J'abandonne 
l'hôle  aux  voyageurs  de  mauvaise  humeur,  mais  qu'ils 
m'accordent  l'hôtesse.  L'hôte  est  un  être  assez  maus- 
sade. L'hôtesse  est  aimable.  Pauvre  femme  !  quel- 
quefois vieille,  quelquefois  malade ,  souvent  grosse, 
elle  va ,  vient ,  ébauche  tout ,  achemine  tout ,  com- 
plète tout,  talonne  les  servantes,  mouche  les  enfants, 
chasse  les  chiens,  complimente  les  voyageurs,  stinmle 
le  chef,  sourit  à  l'un,  gronde  l'autre,  surveille  un 
fourneau,  porte  un  sac  de  nuit,  accueille  celui-ci, 
embarque  celui-là,  et  rayonne  dans  tous  les  sens 
comme  l'àme.  Elle  est  l'âme ,  en  effet ,  de  ce  grand 
corps  qu'on  appelle  l'auberge.  L'hôle  n'est  bon  qu'à 
boire  avec  des  rouliers  dans  un  coin. 

En  somme ,  grâce  à  l'hôtesse ,  rhosi)italité  des 
auberges  perd  quehjue  chose  de  sa  laideur  d'hospi- 
talité payée.  L'hôtesse  a  de  ces  fines  attentions  de 
femme  qui  voilent  la  vénalité  de  l'accueil.  Cela  est 
un  peu  banal ,  mais  cela  agrée. 

L'hôtesse  de  ta  Fille  de  Metz  à  Sainte-Menehould 
est  une  jeune  fille  de  quinze  à  seize  ans  qui  est 
partout  et  qui  mène  merveilleusement  cette  grosse 
machine  ,  tout  en  touchant  par  moments  du  piano. 
L'hôle,  son  père,  —  est-ce  une  exception?  —  est 


CHALONS.  —  S.-MENEHOULD.  —  YARENNES.      03 

un  fort  brave  homme.  Somme  toute ,  c'est  une  au- 
berge excellente. 

Hier  donc,  comme  je  vous  l'écrivais  au  commen- 
cement de  ma  lettre ,  j'ai  quitté  Sainte-Jlenehould. 
De  Sainte-Menehould  à  Clermont ,  la  route  est  ravis- 
sante. Un  verger  continuel.  Des  deux  côtés  de  la 
route  un  chaos  d'arbres  fruitiers  dont  le  beau  vert 
fait  fête  au  soleil ,  et  qui  répandent  sur  le  chemin 
leur  ombre  découpée  en  chicorées.  Les  villages  ont 
quelque  chose  de  suisse  et  d'allemand.  iMaisons  de 
pierre  blanche,  à  demi  revêtues  de  planches,  avec 
de  grands  toits  de  tuiles  creuses  qui  débordent  le 
mur  de  deux  ou  trois  pieds.  Presque  des  chalets. 
On  sent  le  voisinage  des  montagnes.  Les  Ardennes , 
en  effet ,  sont  là. 

Avant  d'arriver  au  gros  bourg  de  Clermont,  on 
parcourt  une  admirable  vallée  où  se  rencontrent  les 
frontières  de  la  i^Jarne  et  de  la  Meuse.  La  descente 
dans  cette  vallée  est  magique.  La  route  plonge  entre 
deux  colhnes ,  et  l'on  ne  voit  d'abord  au-dessous  de 
soi  qu'un  gouffre  de  feuillages.  Puis  le  chemin  tourne , 
et  toute  la  valléo  apparaît.  Un  vaste  cirque  de  collines, 
au  milieu  un  beau  village  presque;  italien ,  tant  les 
toits  sont  plats ,  à  droite  et  à  gauche  plusieurs  autres 
villages  sur  des  croupes  boisées,  des  clochers  dans 
la  brume  qui  révèlent  d'autres  hameaux  cachés  dans 
les  plis  de  la  vallée  comme  dans  une  robe  de  velours 
vert,   d'innnenses  prairies  où   paissent   de  grands 


<)i  LinTRK  IIJ. 

troupeaux  de  bœufs;  et  à  travers  tout  cela  ,  une  jolie 
rivière  vive  qui  passe  joyeusement.  J'ai  mis  une 
heure  h  traverser  cotte  vallée.  Pendant  ce  temps-là , 
un  télégraphe  qui  est  au  bout  a  figuré  les  trois  signes 
que  voici  : 

Tandis  que  celte  macliine  faisait  cela ,  les  arbres 
bruissaient ,  Teau  courait,  les  troupeaux  mugissaient 
et  bêlaient ,  le  soleil  rayonnait  à  plein  ciel,  et  moi  je 
comparais  l'homme  à  Dieu. 

Clermont  est  un  beau  village  qui  est  situé  au- 
dessus  d'une  mer  de  verdure  avec  son  église  sur  sa 
tète,  comme  le  Tréport  an-dessus  d'une  mer  de 
vagues. 

An  milieu  de  Clermont  on  tourne  à  gauche,  et  à 
travers  un  joli  paysage  de  plaines,  de  coteaux  et 
d'eaux  courantes,  en  deux  heures  on  arrive  à  Va- 
rennes.    Louis  XVI  a  suivi  cette  gracieuse  route. 

Mon  ami,  en  relisant  cette  lettre,  je  m'aperçois 
que  j'y  ai  deux  ou  trois  fois  employé  le  mot  cham- 
penois tel  qu'il  me  venait  involontairement  à  la 
pensée,  nuancé  ironiquement  par  je  ne  sais  quelle 
acception  proverbiale.  Ne  vous  méprenez  pourtant 
pas,  très-cher,  sur  le  vrai  sens  que  j'y  attache.  Le 
proverbe ,  familier  pcut-êire  plus  qu'il  ne  convient , 
parle  de  la  (Champagne  comme  madame  de  La  Sa- 
blière parlai!  de  La  Fontaine,  le(|ii('l était  un  homme» 


CHALONS.-S.-MKNEHOULD.— VAR1:NNES.      65 

de  génie  bête ,  ainsi  qu'il  sied  à  un  homme  de  génie 
qui  est  Champenois.  Cela  n'empêche  pas  que  La 
Fontaine  ne  soit ,  entre  Molière  et  Régnier ,  un  ad- 
mirable poète,  et  que  la  Champagne  ne  soit,  entre 
le  Rhin  et  la  Seine ,  un  noble  et  illustre  pays.  Yirgile 
pourrait  dire  de  la  Champagne  comme  de  l'Italie  : 


Alnia  parms  pufjum , 
Aima  vinim. 


La  Champagne  a  produit  Amyot,  cet  autre  bon- 
homme qui  a  répandu  son  air  sur  Plutarque  comme 
La  Fontaine  a  répandu   le  sien  sur  Ésope;  Thi- 
baut IV ,  poète  presque  roi  qui  n'eût  pas  mieux  de- 
mandé que  d'être  le  père  de  saint  Louis  ;  Robert  de 
Sorbon,  qui  fut  fondateur  delà  Sorbonne;  Charlier 
de  Gerson,  qui  fut  chancelier  de  l'Université  de 
Paris  ;  le  commandeur  de  Villegagnon  ,  qui  faillit 
donner  Alger  à  la  France  dès  le  seizième  siècle; 
Amadis  Jamyn ,  Colbert ,  Diderot;  deux  peintres, 
Lanlara  et  le  Valentin  ;  deux  sculpteurs,  Girardon 
et  Bouchardon  ;  deux  historiens ,  Flodoard  et  Ma- 
billon  ;  deux  cardinaux  pleins  de  génie ,  Henri  de 
Lorraine  et  Paul  de  Gondi;  deux  papes  pleins  de 
vertu,  Martin   IV  et  Urbain  IV;  un  roi  phin  de 
gloire,  Philippe-Auguste. 

Les  gens  (pii  ticimcnl  aux  proNt-rbes  et  qm  tra- 
duisent Sézanne  x^îivsexdi'chn  asiiii,  coiume  d  au- 
tres, il   y  a  trente  ans,  Iradnisaient   lonianes  par 


66  LETTRE  III. 

faciunt  asinos;  ces  gens-là  triomplieiit  de  ce  que 
la  (Ihampagiic  a  engendré  Riclielet,  l'auteur  du  Dic- 
tionnaire des  Rimes,  et  Poinsinet,  l'homme  le  plus 
mystifié  du  siècle  où  Voltaire  mystifia  le  monde.  Eh 
bien  !  vous  qui  aimez  les  harmonies ,  qui  vouiez  que 
le  caractère  ,  l'œuvre  et  l'esprit  d'un  homme  soient 
comme  le  produit  naturel  de  son  pays ,  et  qui  trouvez 
admirable  que  Bonaparte  soit  Corse,  IMazarin  ItaUen 
et  Henri  IV  Gascon ,  écoutez  ceci  :  Mirabeau  est 
presque  Champenois,  Danton  l'est  tout-à-fait.  Tirez- 
vous  de  là. 

Eh  mon  Dieu ,  pourquoi  Danton  ne  serait-il  pas 
Champenois  ?  Vaugelas  est  bien  Savoyard  ! 

11  était  aussi  presque  Champenois ,  ce  grand  Fa- 
bert ,  ce  maréchal  de  France  fils  d'un  libraire ,  qui 
ne  voulut  jamais  monter  trop  haut  ni  descendre 
trop  bas;  pur  et  grave  esprit,  qui  se  tint  toujours 
en  dehors  des  extrémités  de  sa  i^ropre  fortune ,  et 
qui ,  successivement  éprouvé  par  la  destinée ,  d'a- 
bord dans  sa  noblesse,  puis  dans  sa  modestie,  toujours 
le  même  devant  les  bassesses  comme  devant  les 
vanités  qu'on  lui  proposait,  ne  repoussant  pas  les 
bassesses  par  orgueil  et  les  vanités  par  humilité ,  mais 
répudiant  les  unes  et  les  autres  par  chasteté ,  refusa 
à  Mazarin  d'être  espion  et  à  f^ouis  XIV  d'être  cordon 
bleu.  —  Il  dit  à  Louis  XIV  :  Je  suis  un  soldat  ,je 
ne  suis  pas  un  (nntilhouime.  Il  dit  à  Mazarin: 
Je  suis  un  hras ,  et  non  un  œil. 


CHALONS.  -  S.-MENEHOULD.  -  VARENNES.  67 
C'était  une  puissante  et  robuste  province  que  la 
Champagne.  Le  comte  de  Champagne  étaitle  seigneur 
du  vicomte  de  Brie  ,  laquelle  Brie  n'est  elle-même, 
à  proprement  parler,  qu'une  petite  Champagne, 
comme  la  Belgique  est  une  petite  France.  Le  comte 
de  Champagne  était  pair  de  France  et  portait  au 
sacre  la  bannière  fleurdehsée.  Il  faisait  lui-même 
royalement  tenir  ses  états  par  sept  comtes  qualifiés 
pairs  de  Champacjne,  qui  étaient  les  comtes  de 
Joigny,  de  Ucthel ,  de  Braine,  de  Roucy,  de  Brienne, 
de  Grand-Pré  et  de  Bar-sur-Seine. 

Il  n'est  pas  de  ville  ou  de  bourgade  en  Champagne 
qui  n'ait  son  originalité.  Les  grandes  communes  se 
mêlent  à  notre  histoire;  les  petites  racontent  toutes 
quelque  aventure.  Reims,  qui  a  la  cathédrale  des 
cathédrales,  Reims  a  baptisé  Clovis  après  Tolbiac. 
Troyes  a  élé  sauvé  d'Attila  par  saint  Loup,  et  a  vu 
en  878  ce  que  Paris  n'a  vu  qu'en  180^,  un  pape 
sacrant  en  France  un  empereur,  Jean  VIII  couron- 
nant Louis-le-Bègue;  c'est  à  Atligny  que  Pépin, 
maire  du  palais,  tenait  sa  cour  plénière  d'où  il  faisa  t 
trembler  Gaifre,  duc  d'Aquitaine;  c'est  à  Andelot 
qu'eut  heu  l'entrevue  de  Contran,  roi  de  Bourgogne, 
et  de  Childebert,  roi  d'Austrasie,  en  présence  des 
leudes;  Hincmar  s'est  réfugié  à  Épernay;  Abeilard,  à 
Provins;  Héloïse,  au  Paraclet;  il  a  été  tenu  un  con- 
cile à  Fismes;  I.angres  a  vu  dans  le  bas- empire 
triompher  l<-s  deux  Gordiens,  et,  dans  le  moyen- 


68  LETTRE  III. 

âge,  ses  bourgeois  détruire  autour  d'eux  les  sept  for- 
midables châteaux  de  Changey,  de  Saiut-Broing,  de 
Ncuilly-Colon,  de  Gobons,  de  Bourg,  de  Humes  et 
de  Paiily;  Joinville  a  conclu  la  ligue  en  1584;  Chà- 
lons  a  défendu  Henri  IV  en  1591;  Saint-Dizier  a  tué 
le  prince  d'Orange  ;  Doulevant  a  abrité  le  comte  de 
Moret  ;  Bourmont  est  l'ancienne  ville  forte  des  Lin- 
gons  ;  Sézanne  est  l'ancienne  place  d'armes  des  ducs 
de  Bourgogne;  Ligny-l'Abbaye  a  été  fondée  par  saint 
Bernard,  dans  les  domaines  du  seigneur  de  Chàtillon, 
auquel  le  saint  promit,  par  acte  authentique,  autanl 
d'arpents  dans  te  ciel  que  le  sire  lui  en  don- 
nait sur  {a  terre;  Mouzon  est  le  fief  de  l'abbé  de 
Saint- Hubert  qui  envoyait  tous  les  atis  au  roi  de 
France  «  six  chiens  de  chasse  courants  et  six  oiseaux 
de  proie  pour  le  vol.  »  Chaumont  est  le  pays  naïf  où 
l'on  espère  être  diable  à  la,  Saint-Jean  pour 
payer  ses  dettes;  Chàteau-Porcien  est  la  ville  don- 
née par  le  connétable  de  Chàtillon  au  duc  d'Orléans; 
Bar-sur-Aube  est  la  ville  f/ue  te  roi  ne  pouvait 
ni  vendre,  ni  aliéner;  Clairvaux  avait  sa  tonne 
comme  Heidelberg;  Villenauxe  avait  la  statue  de  la 
reine  pédauque;  Arconville  a  encore  le  (os  de  pierres 
du  Huguenot,  que  chaque  paysan  grossit  d'un  cail- 
lou en  passant;  les  signaux  de  Mont-Aigu  répon- 
daient à  vingt  lieues  de  distance  à  ceux  de  Mont- 
Aimé;  Vassy  a  été  brûlée  deux  fois,  par  les  Homains 
en  211  cl  en  \^^kh  par  les  impériaux,  connno  Lan- 


CHALONS.-S.-MI£iNEHOtLl>.^VARi:NNES.      69 

ares  par  les  Hinis  en  351  et  par  les  Vandales  en 
1,01,  et  comme  Vitry,  par  Louis  VU  au  douzième 
siècle  et  par  Charles-Quint  au  seizième;  Sainte-- 
Menehould  est  cette  noble  capitale  de  l'Argonne, 
qui  vendue  par  un  traître  an  duc  de  Lorraine, 
Charles  II.  ne  s'est  pas  livrée;  Carignan  est  1  an- 
cienne Ivoi;  Attila  a  élevé  un  autel  à  Pont-le-Roi; 
Voltaire  a  eu  un  tombeau  à  Romilly. 

Vous  le  vovez,  l'histoire  locale  de  toutes  ces  villes 
champenoises,  c'est  l'histoire  de  France,  en  petits 
morceaux,  il  est  vrai,  mais  pourtant  grande  encore. 
La  Champagne  garde  l'empreinte  de  nos  vieux 
rois    C'est  à  Reims  qu'on  les  couronnait.   C'est  a 
Atligny  que  Charles-le-Simplc  érigea  en  sùcrle  la 
terre  de  Bourbon.  Saint  Louis  et  Louis  XIV,  le  saint 
roi  et  le  grand  roi  de  la  race,  ont  fait  tous  deux 
leurs  premières  armes  en  Champagne  :  le  premier, 
en  1228,  à  Troves  dont  il  fit  lever  le  siège;  le  se- 
cond, en  165-i ,  à  Sainte-Menehould  où  il  entra  par 
la  brèche.  Coïncidence  remai<inal)le,  l'un  et  l'antre 
avaient  quatorze  ans. 

La  Champagne  garde  la  trace  de  Napoléon.  Il  a 
écrit  avec  des  noms  champenois  les  dernières  pages 
de  son  prodigieux  poème  :  Arcis-sur-Aube,  Chàlons, 
Reims,  (hampaubert,  Sézanne ,  Vertus,  Mery,  la 
Fère  Montu.irail.  Aulemt  d.-  combats,  autant  de 
triomphes.  Fismes,  Vitry  et  Doulevant  ont  chacune 
,„  l'Imimour  <rètn'  un.-  f<.is  sou  qiiarlier-gén.'ral. 


70  LETTRE  III. 

Piney-Luxembourg  l'a  été  deux  fois ,  Troycs  l'a  été 
trois  fois.  Nogent-sur-Seine  a  vu  en  cinq  jours  cinq 
victoires  de  l'empereur,  manœuvrant  sur  la  IMarne 
avec  sa  poignée  de  héros.  Saint-Dizier  en  avait  déjà  vu 
deux  en  deux  jours.  A  Brienne ,  où  il  avait  été  élevé 
par  un  bénédictin ,  il  faillit  être  tué  par  un  cosaque. 

Les  antiques  annales  de  cette  Gaule  belgique  qui 
est  devenue  la  Champagne  ne  sont  pas  moins  poéti- 
ques que  les  modernes.  Tous  ces  champs  sont  pleins 
de  souvenirs;  Mérovée  et  les  Francs,  Aétius  et  les 
Romains ,  Théodoric  et  les  Visigoths  ;  le  Mont-Jules, 
le  tombeau  de  Jovinus;  le  camp  d'Attila  près  de  la 
Cheppe;  les  voies  militaires  deChàlons,  de  Gruyères 
et  de  Warcq;  Voromarus,  Caracalla;  Éponine  et  Sa- 
binus;  l'arc  des  doux  Gordiens  à  Langres,  la  porte 
de  Mars  à  Reims;  toute  cette  antiquité  couverte 
d'ombre  parle,  vit  et  palpite  encore,  et  crie  du  fond 
des  ténèbres  à  chaque  passant  :  Sfa ,  viator  !  L'an- 
tiquité celtique  bégaie  elle-même  son  murmure  inin- 
telligible dans  la  nuit  la  plus  sombre  de  cette  histoire. 
Osiris  a  été  adoré  à  Troycs;  l'idole  Borvo  Tomona  a 
laissé  son  nom  à  Rourbonne-les-Bains;  et  près  de 
Vassy,  sous  les  effrayants  branchages  de  cette  forêt 
de  Der,  où  la  liaute-Borne  est  encore  debout  comme 
le  spectre  d'un  druide,  dans  les  mystérieuses  ruines 
de  la  Noviomagus  Vadicassium,  la  Champagne  a  sa 
Palonquè. 

Depuis  les  Romains  juscju'à  nous,  investies  tour 


CIIALO^S.  —  S.-Mi:i\EIIOULD.  — YARi:>îNES.      71 

à  lour  par  les  Alains,  les  Suèves,  les  Vandales,  les 
Bourguignons  et  les  Allemands,  les  villes  champe- 
noises bâties  dans  les  plaines  se  sont  laissé  brûler 
plutôt  que  de  se  rendre  à  l'ennemi.  Les  villes  cham- 
penoises construites  sur  des  rochers  ont  pris  pour 
devise  :  Donec  moveantur.  C'est  le  sang  de  toute 
la  vieille  Galtia  Coinata,  le  sang  des  Cattes,  des 
T.ingons,  des  Tricasses,  des  Catalauniens  par  qui  fut 
vaincu  le  Vandale,  des  Nerviens  par  qui  fut  battu 
Syagrius ,  qui  coule  aujourd'hui  dans  les  veines  hé- 
roïques du  paysan  cham])cnois.  (j'était  un  champe- 
nois que  ce  soldat  Bertèche  qui  à  Jemmapes  tua  de 
sa  main  sept  dragons  autrichiens.  En  [\h\ ,  les  plaines 
de  la  Champagne  ont  dévoré  les  Huns;  si  Dieu  avait 
voulu,  en  181/i,  elles  auraient  dévoré  les  Russes. 

Ne  parlons  donc  jamais  qu'avec  respect  de  celte 
admirable  province  qui,  lors  de  l'invasion  ,  a  sacrifié 
la  moitié  de  ses  enfants  à  la  France.  La  population 
du  seul  département  de  la  Marne,  en  1813,  était  de 
311,000  habitants;  en  1830,  elle  n'était  encore  (jue 
de  309,000.  Quinze  ans  de  paix  n'avaient  pas  sufii 
à  la  réparer. 

Donc,  pour  en  revenir  à  l'explication  que  j'avais 
besoin  de  vous  donner,  quand  on  rappli(iue  à  la 
Champagne,  le  mot  bête  change  de  sens.  Il  signifie 
alors  seulement  naïf,  simple,  rude,  primitif,  au  be- 
soin redoutable.  La  brtc  peut  fort  bien  être  aigle  ou 
lion.  (]'est  ce  que  la  Champagne  a  été  en  181^» 


LETTRE    IV. 

DE    VILLEUS-COJTERI  TS    A   LA    FROMIÈRE. 


Le  ilcniicr  calembour  ('e  Louis  XVIII.  —  D,iri{;crs  ([u'oii  [iciii 
courir  dans  un  lire-boUes.  —  La  plaine  tic  Soissons  vue  le 
soir.  —  Le  voyageur  rcganlc  les  cloiles.  —  Celui  qui  pa.-ise 
conlemple  ce  qui  demeure.  —  L  C.  —  Soissons.  —  Phrase  de 
César.  —  Mot  de  Napoléon.  —  Silliouelle  de  Sain(-,Ican-des- 
Vigncs.  —  Le  voyageiu-  voit  une  voyageuse.  —  .Sombre  ren- 
contre. —  Vénus.  —  Paysage  crcpusculairc.  — Ce  qu'on  voit 
de  Reims  en  mallc-posle. — La  Cliaiiipagne  parfaitement  pouil- 
leuse. —  Réthel.  —  Où  donc  est  la  forêt  des  Ardeimes?  —  De 
(lui  le  déboisenietU  est  fils.  —  Mczières.  —  C!c  qu'on  v  cIum- 
clic.  —  Ce  qu'on  y  trouve.  —  Le  miracle  de  la  bondic.  — 
Connncut  un  dieu  devient  un  saint. —  Sedan.  —  Le  voyageur 
se  recueille  et  clierchc  des  clioses  dans  son  esprit.  —  Liie 
médiocre  slalue  au  lieu  d'un  beau  cliâlcaii.  —  Sedan  v  perd. 
Turcnne  n'y  gagne  pas.  —  Aucune  trace  du  Sangl-ei-  des  Ar- 
deiHU'S.  —  t:in(|  lieues  à  pied.  —  Un  peu  de  Meuse.  —  On 
court  après  un  verre  d'eau,  on  tombe  sur  un  saucisson.  —  lu 
goitreux. —  Cliarleville. —  La  place  ducale  et  la  place  royale. 
—  Rocroy.  —  Les  dialogues  noclurnes  ipi'on  entend  en  dili- 
gence, —  Lu  carillon  se  mêle  à  la  conversation,  dans  la  bonne 
et  évidente  intention  de  désennuyer  le  voyageur.  —  Luirée  à 
Givet. 

Civet,  '29  juillet. 

Celle  fois  j'ai  fail  du  clioniiii.  CIhm-  ami,  je  vous 
ijciis  aujourd'hui  de  Gi\el,  \ieillo  pelile  \ille  qui  a 


T'i  LLTlT.li  IV. 

eu  riiomiOLir  de  fournir  à  Louis  XVllI  son  dernier 
mot-d'ordre  et  son  dernier  calembour  {Saint-Denis, 
Givet],  et  où  je  viens  d'arriver  h  quatre  heures  du 
matin,  moulu  par  les  cahots  d'un  aiïieux  chariot 
qu'ils  appellent  ici  la  diligence.  J'ai  dormi  deux 
heures  tout  habillé  sur  un  lit,  le  jour  est  venu  et  je 
vous  écris.  J'ai  ouvert  ma  fenêtre  pour  jouir  du 
site  qu'on  aperçoit  de  ma  chambre  et  qui  se  com- 
pose de  l'angle  d'un  toit  blanchi  à  la  chaux ,  d'une 
antique  gouttière  de  bois  pleine  de  mousse  et  d'une 
roue  de  cabriolet  appuyée  contre  un  mur.  Quant  à 
ma  chambre  en  elle-même,  c'est  une  grande  halle 
meublée  de  quatre  vastes  lits,  avec  une  immense 
cheminée  en  menuiserie,  ornée  à  l'extérieur  d'un 
tout  petit  miroir  et  à  l'intérieur  d'un  tout  petit  fagot. 
Sur  le  fagot  est  posé  délicatement  h  côté  d'un  balai 
un  tire-bottes  énorme  et  antédiluvien,  taillé  à  la  serpe 
par  quelque  menuisier  en  fureur.  La  baie  fantasti- 
que pratiquée  dans  ce  tire-bottes  imite  les  sinuosités 
de  la  Meuse  ;  et  il  est  presque  impossible  d'en  arra- 
cher son  pied,  si  l'on  a  l'imprudence  de  l'y  engager. 
On  court  risque  de  se  promener,  comme  je  viens  de 
le  faire,  dans  toute  l'auberge,  le  tire-bottes  au  pied, 
réclamant  à  grands  cris  du  secours.  Pour  être  juste, 
je  dois  au  site  une  petite  rectification.  Tout  à  l'heure, 
j'ai  entendu  caqueter  des  i)oules.  Je  me  suis  penché 
Vers  la  cour,  et  j'ai  vu  sous  ma  fenêtre  une  char- 
mante petite  mauve  de  jardin  tout  en  fleur  qui  prend 


DE  VILLERS-COTTERETS  A  LA  FRONTIÈRE.  7û 
des  airs  de  rose  trémière  siinine planche  poilt'C  par 
deux  vieilles  marmites. 

Depuis  ma  dernière  lettre  mi  incident  qui  ne  vaut 
pas  la  peine  de  vous  être  conté  m'a  fait  brusquement 
rétrograder  de  Varennes  a  YiUers-Cotterêts,  et  avant- 
hier,  après  avoir  congédié  ma  carriole  de  la  Ferté- 
sous-Jouarre,  j'ai  pris,  afm  de  regagner  le  temps 
perdu,  la  diligence  pour  Soissons  :  elle  était  parlai- 
tement  vide,  ce  qui,  entre  nous,  ne  m'a  pas  déplu. 
J'ai  pu  déployer  à  mon  aise  mes  feuilles  de  Cassim 
sur  la  banquette  du  coupé. 

Comme  j'approchais  de  Soissons,  le  soir  tombait. 
La  nuit  ouvrait  déjà  sa  main  pleine  de  fumée  dans 
cette  ravissante  vallée  où  la  route  s'enfonce  après  le 
hameau  de  la  Folie,  et  promenait  lentement  son  im- 
mense estompe  sur  la  tour  de  la  cadiédrale  et  la 
double  nèchc  de  Saint-Jean-des-Vignes.  Cependant, 
h  travers  les  vapeurs  qui  rampaient  pesamment  dans 
la  campagne,  on  distinguait  encore  ce  groupe  de 
murailles,  de  toits  et  d'édifices  qui  est  Soissons,  a 
demi  engagé  clans  le  croissant  d'acier  de  l'Aisne, 
comme  une  gerbe  que  la  faucille  va  couper.  Je  me 
suis  arrêté  un  instant  au  haut  de  la  descente  pour 
jouir  de  ce  beau  sp.'clacle.  -  Un  grillon  chaulait 
dans  un  champ  voisin,  les  arbres  du  chemin  jasaient 
tout  bas  et  in'ssaillaient  au  dernier  vent  du  soir  avant 
de  s'assoupir;  moi,  je  regardais  atlcnlivement  avec 
U.S  yeux  (le  l'espiil   une  grande  el   profonde  paix 


Td  LETTRE  IV. 

sortir  de  cotte  sombre  plaine  qui  a  vu  César  vaincre, 
Clovis  régner  et  Napoléon  dianceler.  C'est  que  les 
hommes,  même  César,  môme  Clovis,  même  Napo- 
léon, ne  sont  que  des  ombres  qui  passent,  c'est  que 
la  guerre  n'est  qu'une  ond)re  comme  eux  qui  passe 
avec  eux,  tandis  que  Dieu,  et  la  nature  qui  sort  de 
Dieu,  et  la  paix  qui  sort  de  la  nature,  sont  des  choses 
éternelles. 

Comptant  prendre  la  malle  de  Sedan,  qui  n'arrive 
h  Soissons  qu'à  minuit,  j'avais  du  temps  devant  moi 
et  j'avais  laissé  partir  la  diligence.  Le  trajet  qui  me 
séparait  de  Soissons  n'était  plus  qu'une  charmante 
promenade,  que  j'ai  faite  h  pied.  A  quelque  distance 
de  la  ville,  je  me  suis  assis  près  d'une  jolie  petite 
maison ,  qu'éclairait  mollement  la  forge  d'un  maré- 
chal-ferrant  allumée  de  l'autre  côté  de  la  route.  Là 
j'ai  religieusement  regardé  le  ciel,  cjui  était  d'une 
sérénité  superbe.  Les  trois  seules  planètes  visibles  à 
cette  heure  rayonnaient  toutes  les  trois  au  sud-est, 
dans  un  espace  assez  restreint  et  connue  dans  le  même 
coin  du  ciel.  Jupiter,  —  notre  beau  Jupiter,  vous 
savez,  mon  ami? — qui  exécute  depuis  trois  mois  un 
nœud  fort  comjiliqué,  faisait  avec  les  deux  étoiles  entre 
lesquelles  il  est  en  ce  moment  placé  une  ligne  droite 
parfaitement  géométritpie.  Plus  à  l'est,  Mars,  rouge 
connue  le  feu  et  le  sang,  imitait  la  scintillation  stel- 
laire  par  une  sorte  de  flamboiement  farouche;  et, 
un  peu  au-dessus,  brillait  doucemeni ,  avec  son  ap- 


DE  VrLLERS-COTTEREïS  A  LA  FRONTIÈRE.       7  7 

parcnce  do  blanche  et  paisible  étoile,  cette  planèle- 
monstre,  ce  monde  effrayant  et  mystérieux  que  nous 
nommons  Saturne.  De  l'autre  côté,  tout  au  fond  du 
paysage,  un  magnifique  phare  à  feu  tournant,  bleu, 
écarlale  et  blanc,  rayait  de  sa  rutilation  éblouissanle 
les  sombres  coteaux  qui  séparent  Noyon  du  Soisson- 
nais.  Au  moment  où  je  me  demandais  ce  que  pou- 
vait faire  ce  phare  en  pleine  terre,  dans  ces  immenses 
plaines,  je  le  vis  quitter  le  bord  des  collines,  franchir 
les  brumes  violettes  de  l'horizon  et  monter  vers  le 
zénith.  Ce  phare,  c'était  Aldebaran,  le  soleil  trico- 
lore, l'énorme  étoile  de  pouipre,  d'argent  et  de  tur- 
quoise, qui  se  levait  majestueusement  dans  la  vague 
et  sinistre  blancheur  du  crépuscule, 

O  mon  ami,  quel  secret  y  a-t-il  donc  dans  ces 
astres  que  tous  les  poètes ,  depuis  qu'il  y  a  des 
poètes ,  que  tous  les  penseurs ,  depuis  qu'il  y  a  des 
penseurs,  tous  les  songeurs,  depuis  qu'il  y  a  des 
songeurs,  ont  tour  à  tour  contemplés,  étudiés,  ado- 
rés :  les  uns,  comme  Zoroastre ,  avec  un  confiant 
éblouissement;  les  autres,  comme  Pythagore ,  avec 
une  inexprimable  épouvante  !  Seth  a  nommé  les 
étoiles  comme  Adam  avait  nommé  les  animaux.  Les 
Clialdéens  et  les  C.énéthliaques  ,  Esdras  et  Zorobiibol, 
Orphée,  Homère  et  Hésiode,  Cadunis,  l'hérécidc , 
Xénoj)lion,  Hécatasus,  Hérodote  et  Thiicydide,  tous 
ces  yeux  de  la  terre,  depuis  si  long-temps  éteints  et 
feimés,  se  sont  allachés  de  siècle  en  siècle  ave("  aii- 

7. 


tiamÊÊÊiÊmimÊÊÊiÊÊÊÊfi 


78  LETTRE  IV. 

goisse  à  ces  yeux  du  ciel  toujours  ouverts,  toujours 
allumés,  toujours  vivants.  Ces  mêmes  planètes,  ces 
mêmes  astres  que  nous  regardons  aujourd'hui  ont 
été  regardés  par  tous  ces  hommes.  Job  parle  d'Orion 
et  des  Hyades;  Platon  écoutait  et  entendait  distinc- 
tement la  vague  musique  des  sphères  ;  Pline  croyait 
le  soleil  dieu  et  imputait  les  taches  de  la  lune  aux 
fumées  de  la  terre.  Les  poètes  tar tares  nomment  le 
pôle  senesticol,  ce  qui  veut  dire  clou  de,  fer.  Quel- 
ques rêveurs,  pris  d'une  sorte  de  vertige,  ont  osé 
railler  les  constellations.  Le  lion,  dit  Rocoles,  powr- 
rait  tout  aussi  aisément  être  appelé  zaï  singe. 
P.xuvius,  fort  peu  rassuré  pourtant,  tâche  de  s'étour- 
dir et  de  ne  point  croire  aux  astrologues ,  sous  pré- 
texte qu'ils  seraient  égaux  à  Jupiter  : 

IS'iim  si  qui,  fjiiœ  cveiitiirit  sioil,  prwvideant , 
ylLnuiparcnt  Jovi. 

Favorinus  se  fait  cette  question  redoutable  :  Si  les 
causes  de  tout  ne  sont  pas  dans  les  étoiles? 
«  Si  vitui  mortisque  honiinuni  rerumque  hii- 
»  nuoKinini  omnium  et  ratio  et  causa  in  ccelo 
»  et  apud  stetlas  foret  ?  »  Il  croit  que  rinflucnce 
sidérale  descend  jusqu'aux  mouches  et  aux  vermis- 
seaux, niuseis  aut  vermiculis,  et,  ajoute-t-il, 
jusqu'aux  hérissons,  aut  ec/iinis.  Aulu-Gdle,  fai- 
sant voile  d'Égiue  au  Pirée,  naviguant  par  une  mer 
clémente,  s'asseyait  la  miit  sur  la  p(uq)e  et  consi- 


DE  VfLLERS-COTTERETS  A  LA  FRONTIÈRE.       19 

lierait  les  astres  :  «  Nox  fuit,  et  cfenicns  mare, 
»  et  anni  œstas,  cœtuinque  liquide  screnimi ; 
»  scdehamus  crgo  in  piippi  simut  universi, 
»  et  iucentia  sidéra  considéra ùanitis.  «  Horace 
lui-même,  ce  philosophe  pratique,  ce  Voltaire  du 
siècle  d'Auguste,  plus  grand  poète,  il  est  vrai,  que 
le  Voltaire  de  Louis  XV,  Horace  frissonnait  en  regar- 
dant les  étoiles,  une  étrange  anxiété  lui  remplissait 
le  cœur,  et  il  écrivait  ces  vers  presque  terribles  : 

Hune  solcm  ,  et  xtcUas ,  et  deccdenlln  certis 
Tenipora  moineiitis,  siinl  qui  Iniinidinc  nullii 
linbuti  spcclanl! 

Quant  à  moi ,  je  ne  crains  pas  les  astres ,  je  les 
aime.  —  Pourtant  je  n'ai  jamais  rédéchi  sans  un 
certain  serrement  de  cœur  que  l'état  normal  du 
ciel,  c'est  la  nuit.  Ce  que  nous  appelons  le  jour 
n'existe  pour  nous  que  parce  que  nous  sommes  près 
d'une  étoile. 

On  ne  peut  toujours  regarder  l'immensité  ;  l'infini 
écrase;  l'extase  est  aussi  religieuse  que  la  [)rière, 
mais  la  jirière  soulage  et  l'extase  fatigue.  Des  con- 
stellations mes  yeux  retombèrent  sur  le  pauvre  mur 
du  paysan  auquel  j'étais  adossé.  Là  encore  il  y  avait 
des  sujets  de  médiialion  et  de  pensée.  Dans  ce  nuu', 
le  paysan  ({iii  l'avait  bàli  avait  scellé  une  pierre,  une 
vénérable  |)icrre,  sur  laquelle  la  réverbération  de  la 
forge  me  permettait  de  rcrounaîtrc  les  traces  près- 


80  LETTRE  IV. 

que  entièrement  eiïacées  d'une  inscription  antique; 
je  ne  distinguais  plus  que  deux  lettres  intactes,  I.  C.  ; 
le  reste  était  fruste.  Maintenant  qu'était  cette  in- 
scription ?  romaine ,  ou  romane  ?  Elle  parlait  de 
Rome,  sans  aucun  doute,  mais  de  quelle  Rome  ?  de 
la  Rome  païenne ,  ou  de  la  Rome  chrétienne  ?  de  la 
ville  de  la  force ,  ou  de  la  ville  de  la  foi  ?  Je  restai 
long-temps  l'œil  fixé  sur  cette  pierre,  l'esprit  abîmé 
dans  des  hypothèses  sans  fond.  Je  ne  sais  si  la  con- 
emplation  des  astres  m'avait  prédisposé  à  cette  rê- 
verie, mais  j'en  vins  à  ce  point  de  voir  en  quelque 
sorte  se  ranimer  et  resplendir  sous  mon  regard  ces 
deux  lettres  mystérieuses  —  J.  C.  — qui,  la  première 
fois  qu'elles  apparurent  aux  hommes,  ont  gouverné 
le  monde,  et,  la  seconde  fois,  l'ont  transformé.  Jules- 
César  et  Jésus-Christ  ! 

C'est  sans  doute  sous  l'inspiration  d'une  idée  pa- 
reille à  celle  qui  m'absorbait  en  ce  moment  que 
Dante  a  mis  ensemble  dans  la  basse-fosse  de  l'enfer 
et  fait  dévorer  à  la  fois  par  la  gueule  sanieuse  de 
Satan  le  grand  traître  et  le  grand  meurtrier,  Judas 
et  Brutus. 

Trois  villes  se  sont  succédé  à  Soissons,  la  Novio- 
(lunain  des  Gaulois,  V Aiujusta  Suessonium  des 
Romains,  et  le  vieux  Soissons  de  Clovis,  de  Charles- 
le-Simpie  et  du  duc  de  Mayenne.  Il  ne  reste  rien  de 
cette  NovioduDitm  qu'épouvanta  la  rapidité  de 
César.  Siirssonr.s ,  disent  les  Couunenlaires,  cefc- 


])E  VILLEnS-COïTi:RRTS  A  LA  FRONTIKRK.       81 

1  t'fafe  Romanormn  pcrnwtl,  tegafos  ad  Cœsa- 
rem  de  dcdiiione  vntliint.  Il  ne  reste  de  Sues- 
soniiiDi  que  quelques  débris  défigurés,  entre  autres 
le  temple  antique  dont  le  moyen  Age  a  fait  la  clia- 
pelle  de  Saint-Pierre.  Le  vieux  Soissons  est  plus 
riche.  Il  a  Saint-Jean-des-Yignes ,  son  ancien  châ- 
teau et  sa  cathédrale,  où  l'ut  couronné  Pépin  en  752. 
Je  n'ai  pu  vérifier  ce  qui  restait  des  fortifications  du 
duc  de  Mayeinie,  et  si  ce  sont  ces  fortifications  qui 
firent  dire  en  18  Ut  à  l'empereur,  remarquant  dans 
la  muraille  je  ne  sais  quel  coquillage  fossille,  gry- 
phéc  ou  béleninite,  que  ies  murs  de  Soissons 
étaient  bâtis  de  ta  même  pierre  que  les  murs 
de  Saint  Jcan-t/'^crc.  Observation  bien  curieuse 
quand  on  songe  comment  elle  est  faite,  par  quel 
homme  et  dans  quel  moment. 

La  nuit  était  trop  noire  quand  j'entrai  dans  Sois- 
sons pour  que  je  pusse  y  chercher  Noviodunum  ou 
Suessonium.  Je  me  suis  contenté  de  souper  en  at- 
tendant la  malle  et  d'errer  autour  de  la  gigantescpie 
silhouette  de  Saint-Jean-des-Vignes,  hardiment  posée 
sur  le  ciel  connue  une  décoration  de  théâtre.  Pen- 
dant que  je  marchais,  j(!  voyais  les  étoiles  |)araîlre  et 
disparaître  aux  crevasses  du  sombre  édifice,  connue 
s'il  était  plein  de  gens  effarés,  montant,  desceiidanl, 
courant  partout  avec  des  lumières. 

(^ommc  je  revenais  à  l'auberge,  minuit  sonnait, 
'l'oiilc  la  ville  était   noire  connue   lui   loin-.    Toul   à 


82  LETTRE  IV.       . 

coup  un  bruil  d'ouragan  se  fit  entendre  à  l'extré- 
mité d'une  rue  étroite,  jusqu'à  ce  moment  parfai- 
tement paisilile  et  en  apparence  incapable  d'aucun 
tapage  nocturne.  C'était  la  malle-poste  qui  arrivait. 
Elle  s'arrêta  à  quelques  pas  de  mon  auberge.  Il  y 
avait  précisément  une  place  vide ,  tout  était  pour  le 
mieux.  Ce  sont  vraiment  de  fort  élégantes  et  fort 
commodes  voitures  (jue  ces  nouvelles  malles  ;  on  y 
est  assis  comme  dans  son  fauteuil,  les  jambes  à  l'aise, 
avec  des  oreillons  à  droite  et  à  gauche  si  l'on  ferme 
les  yeux,  et  une  large  vitre  devant  soi  si  on  les  ouvre. 
Au  moment  où  j'allais  m'y  installer  très-voluptueu- 
sement, un  vacarme  tellement  étrange,  mêlé  de  cris, 
de  bruit  de  roues  et  de  piétinements  de  chevaux, 
éclata  dans  une  autre  petite  rue  noire  que,  malgré 
le  coinrier,  qui  ne  me  donnait  pas  cinq  minutes, 
j'y  courus  en  toute  hâte.  En  entrant  dans  la  petite 
rue  voilà  ce  que  j'y  vis. — Au  pied  d'une  grosse  mu- 
raille, qui  avait  cet  aspect  odieux  et  glacial  particu- 
lier aux  murs  des  prisons,  une  porte  basse,  cintrée, 
armée  d'énormes  verrous,  était  ouverte.  A  quelques 
pas  de  cette  porte  stationnait,  entre  deux  gendarmes 
à  cheval,  une  espèce  de  carriole  lugubre  à  demi  en- 
trevue dans  l'obscurité.  Entre  la  carriole  et  le  gui- 
chet se  déballait  un  groupe  de  quatre  à  cinq  hommes 
entraînant  vers  la  voilure  une  femme  qui  poussait 
des  cris  ciïrayants.  lUie  lanlcrne  sourde,  portée  par 
un  lioiiune  cpii  disparaissait  dans  l'ombre  qu'elle  pro- 


Di:  VILLliUSCOTTLRETS  A  L\  rKO.NTIEIU:.       SI', 

jclait,  éclairait  fiinèbiement  cette  scène.  La  femme, 
une  robusie  campagnarde  d'une  trentaine  d'années, 
résistait  éperduraent  aux  cinq  hommes ,  hurlait , 
frappait,  égratignait,  mordait,  et  par  moments  un 
rayon  de  la  lanterne  tombait  sur  sa  tète  échevelée 
et  sinistre  comme  la  figure  même  du  Désespoir.  Elle 
avait  saisi  un  des  barreaux  de  fer  du  guichet  et  s'y 
tenait  cramponnée.  Comme  j'approchais,  les  honnnes 
firent  un  effort  violent ,  l'arrachèrent  du  guichet  et 
la  portèrent  d'un  bond  jusqu'à  la  voitnre.  Cette  voi- 
ture, que  la  lanterne  éclaira  alors  vivement,  n'avait 
d'autre  ouverture  que  de  petits  trous  ronds  grillés 
aux  deux  faces  latérales  et  une  porte  pratiquée  à 
l'arrière  et  fermée  en  dehors  par  de  gros  verrous. 
L'homme  au  falot  tira  les  verrous ,  la  portière  s'ou- 
vrit, et  l'intérieur  de  la  carriole  apparut  bruscjne- 
ment.  C'était  une  espèce  de  boîte,  sans  jour  et  pres- 
que sans  air,  divisée  en  deux  compartiments  oblongs 
par  une  épaisse  cloison  qui  la  coupait  transversale- 
ment, La  portière  nnicjue  était  disposée  de  manière 
qu'une  fois  verrouillée  elle  revenait  toucher  la  cloi- 
son du  haut  en  bas  et  fermait  à  la  fois  les  doux  com- 
partiments. Aucune  communication  n'était  possible 
entre  les  deux  cellules,  garnies,  pour  tout  siège, 
d'ime  planche  percée  d'un  trou.  La  case  de  gauche 
était  vide;  mais  celle  de  droite  était  occupée.  Il  y 
avait  là,  dans  l'angle,  à  demi  accroupi  comme  une 
bète  fauve,  posé  en  travers  sur  le  banc  faute  d'es- 


H't  LElTRi;  IV. 

pacc  |)our  ses  genoux",  un  honinu-,  —  si  cela  peut 
s'appeler  encore  un  homme, — une  espèce  de  spectre 
au  visage  carré,  au  crâne  plat,  aux  tempes  larges, 
aux  cheveux  grisonnants,  aux  membres  courts,  poi- 
lus et  trapus,  vêtu  d'un  vieux  pantalon  de  toile  trouée 
et  d'un  haillon  qui  avait  été  un  sarrau.  Le  misérable 
avait  les  deux  jambes  étroitement  liées  par  des  nœuds 
redoublés  qui  montaient  presque  jusqu'aux  jarrets. 
Son  pied  droit  disparaissait  dans  un  sabot;  son  pied 
gauche  déchaussé  était  enveloppé  de  linges  ensan- 
glantés qui  laissaient  voir  d'horribles  doigts  meurtris 
et  malades.  Cet  être  hideux  mangeait  paisiblement 
un  morceau  de  pain  noir.  Il  ne  paraissait  faire  au- 
cune attention  à  ce  qui  se  passait  autour  de  lui.  Il 
ne  s'interrompit  même  pas  pour  voir  la  malheureuse 
compi'gnc  qu'on  lui  amenait.  Elle,  cependant,  la  tète 
renversée  en  arrière,  résistant  toujours  aux  argou- 
sins  qui  s'efforçaient  de  la  pousser  dans  le  compar- 
timent vide,  continuait  de  crier:  — Je  ne  veux  pas! 
jamais!  jamais!  Tuez-moi  plutôt!  Elle  n'avait  pas 
encore  vu  l'autre.  Tout  à  coup,  dans  une  de  ses 
convulsions,  ses  yeux  tombèrent  dans  la  voiture  et 
aperçurent  dans  l'ombre  l'affreux  prisonnier.  Alors 
ses  cris  cessèrent  subitement,  ses  genoux  ployèrent, 
elle  se  détourna  en  tremblant  de  tous  ses  membres, 
et  à  ])eine  eut-elle  la  force  de  dire  avec  une  voix 
éleinle,  mais  avec  une  expression  d'angoisse  que  je 
n'oublierai  de  ma  vie  :  —  Oh!  cri  lioimne! 


DL  VILLLnS-COITEUETS  A  L\  1  r.OM  ILJli:.       S) 

Eu  ce  moment-là  l'homme  la  regarda  d'un  air 
farouche  elstupide,  comme  un  tigre  et  un  paysan 
qu'il  était.  — J'avoue  qu'ici  je  n'y  pus  résister.  Il 
était  clair  que  c'était  une  voleuse,  peut-être  même 
quelque  chose  de  pis,  que  la  gendarmerie  transférait 
d'un  lieu  à  l'autre  dans  un  de  ces  odieux  véhicules 
que  les  gamins  de  Paris  appellent  métai)horiqueinent 
paniers  à  salade;  mais  en  (in  c'était  une  fenune. 
Je  crus  devoir  intervenir,  et  j'interpi-llai  les  argou- 
sius.  Ils  ne  se  détournèrent  même  pas;  seulement, 
un  digne  gendarme ,  qui  eût  certainement  demandé 
ses  papiers  à  don  Quichotte,  profita  de  l'occasion 
pour  me  sommer  d'exhiber  mon  passe-port.  Juste- 
ment je  venais  de  remettre  ce  chifTon  au  courrier 
de  la  malle.  Pendant  ([ue  je  m'ex|)liquais  avec  le 
gendarme,  les  guichetiers  firent  un  dernier  ed'orl , 
plongèrent  la  femme  à  demi  morte  dans  la  cai- 
riole  ,  fermèrent  la  portière  ,  poussèrent  les  ver- 
rous ;  et ,  à  l'instant  où  je  me  tournais  vers  eux , 
il  n'y  avait  plus  dans  la  rue  ([ue  le  retentissement 
des  roues  de  la  voiture  et  du  galop  de  l'escorte 
qui  s'enfonçaient  ensemble  à  grand  bruit  dans  les 
ténèbres. 

Un  instant  après  je  ga'opais  moi-même  sur  la 
roule  de  Reims,  traîné  dans  une  excellente  voiture 
par  quatre  excellents  chevaux.  Je  songeais  à  celte 
malheureuse  feninie,  et  je  comparais  avec  un  serre- 
ment de  eu  ur  mon  voyage  au  sien. 

s 


t(j  Li:jTui':  iv. 

C'est  au  milieu  de  ces  idées-là  (jiie  jo  me  suis 
assoupi. 

Quand  je  me  suis  éveillé,  l'aube  commençait  à 
faire  revivre  les  arbres,  les  prairies,  les  collines,  les 
buissons  de  la  route,  toutes  ces  choses  paisibles  dont 
nos  diligences  et  nos  malies-postes  traversent  si  bru- 
talement le  sommeil.  Nous  étions  dans  une  charmante 
vallée,  probablement  la  vallée  de  Braine-sur-Vesle. 
Un  vague  souffle  parfumé  flottait  sur  les  coteaux 
encore  noirs.  Veis  l'orient,  à  l'extrémité  nord  de  la 
lueur  crépusculaire,  tout  près  de  l'horizon,  dans  un 
milieu  limpide,  bleu,  sombre,  éblouissant,  mélange 
ineffable  de  perle,  de  saphir  et  d'ombre,  Vénus  res- 
plendissait, et  son  rayonnement  magnifique  versait 
sur  les  champs  et  les  bois  confusément  entrevus  une 
sérénité,  une  grâce  cl  une  mélancolie  inexprimables. 
C'était  comme  un  œil  céleste  amoureusement  ouvert 
sur  ce  beau  paysage  endormi. 

La  malle-poste  traverse  Reims  au  galop,  sans 
aucun  respect  pour  la  cathédrale.  A  peine,  en  ])as- 
sant ,  aperçoit-on  ,  par- dessus  les  pignons  d'une 
rue  étroite  ,  deux  ou  trois  lancettes  du  chevet , 
l'écusson  de  Charles  VN  et  la  belle  flèche  des  Sup- 
pliciés debout  sur  l'apside. 

De  Reims  à  Réthel ,  rien.  —  La  Champague- 
l'ouilieuse,  à  laquelle  juillet  vient  de  couper  ses 
cheveux  d'or;  de  grandes  plaines  jaunes  cl  nues, 
immenses  el  molles   vagues  de   terre   au   sommet 


DK  VILLERS-COTTERETS  A  LA  FRONTIERE.       «7 

desquelles  frissonnent,  comme  une  écume  végétale, 
quelques  broussailles  misérables;  de  temps  en  temps, 
au  fond  du  paysage,  un  moulin  qui  tourne  lentement 
et  comme  accablé  par  le  soleil  de  midi;  ou,  au  bord 
de  la  route,  un  potier  qui  fait  sécher  sur  des  plan- 
ches, au  seuil  de  sa  chaumière,  quelques  douzaines 
de  pots-à-fleurs  ébaucliés. 

Réthel  se  répand  gracieusement  du  haut  d'une 
colline  jusque  sur  l'Aisne,  dont  les  bras  coupent  la 
ville  en  deux  ou  trois  endroits.  Du  reste,  il  n'y  a  plus 
rien  là  qui  annonce  l'ancienne  résidence  princière 
d'un  des  sept  comtes-pairs  de  la  Champagne.  Les 
rues  sont  des  rues  de  gros  bourg  plutôt  que  des 
rues  de  ville.  L'église  est  d'un  profd  médiocre. 

De  Iiéthel  à  Mézières,  la  route  gravit  ces  vastes 
gradins  par  lesquels  le  plateau  de  l'Argonne  se  ratta- 
che au  plateau  supérieur  de  Rocroy.  Les  grands  toits 
d'ardoise,  les  façades  blanchies  à  la  chaux,  les  pare- 
ments de  bois  qui  défendent  contre  les  pluies  le 
côté  nord  des  maisons,  donnent  aux  villages  un 
aspect  particulier.  De  temps  en  temps  les  premières 
croupes  des  monts  Faucilles,  qui  apparaissent  au 
sud-est,  relèvent  la  ligne  de  l'horizon.  Du  reste, 
peu  ou  point  de  forêts.  A  peine  voit-on  çà  et  là  dans 
le  lointain  quelques  collines  chevelues.  Le  déboi- 
sement, ce  fils  bâtard  de  la  civilisation,  a  fort  tris- 
tement dévasté  la  vieille  bauge  du  Sanglier  des  Ar- 
dennes. 


.s s  LF.Tinr.  IV. 

Jo  chorclinis  des  yoiix  on  airivaiit  ;i  IMézières 
quelques  anciennes  tours  à  demi  ruinées  du  clià- 
leau  saxon  de  Hellebarde  ;  je  n'y  ai  trouvé  que 
les  zigzags  froids  et  durs  d'une  citadelle  de  Vau- 
ban.  lin  revanche,  en  regardant  dans  les  fossés,  j'ai 
aperçu,  à  différents  endroits,  des  restes  assez  beaux, 
quoique  démantelés ,  de  la  muraille  attaquée  par 
(Jiarles-Ouint  et  défendue  par  Bayard.  L'église  de 
Mézières  a  une  réputation  de  vitraux.  J'ai  profité, 
pour  la  visiter,  de  la  demi-heure  que  la  malle- 
poste  accorde  aux  voyageurs  pour  déjeuner.  Les 
verrières  ont  dû  être  belles  en  effet;  il  en  reste 
à  l'apside  quelques  fragments  tristement  noyés  dans 
de  larges  fenêtres  de  vitres  blanches.  iMais  ce  qui 
est  remarquable,  c'est  l'église  elle-même,  qui 
est  du  quinzième  siècle,  et  d'une  jolie  masse,  avec 
des  baies  à  meneaux  flamboyants  et  un  charmant 
porche  adossé  au  portail  méridional.  On  a  scellé 
sur  deux  piliers ,  à  droite  et  à  gauche  du  chœur, 
deux  bas-reliefs  du  temps  de  Charles  VIII,  mal- 
heureusement barbouillés  de  chaux  et  mutilés. 
Toute  l'église  est  badigeonnée  en  jaune- avec  ner- 
vures et  clefs  de  voûte  de  couleurs  variées.  C'est 
fort  bête  et  fort  laid.  En  me  promenant  dans  le 
bas  côté  nord  de  l'apside,  j'ai  aperçu  sur  le  mur 
une  inscrplion  qui  rappelle  que  iMézières  fut  cruel- 
lement assaillie  et  bombardée  par  les  Prussiens  en 
181,").    Au  dessous  de  riiisrriplion  on   a  ajouté   ces 


DE  YILLERS-COTTERETS  A  LA  EROMltRE.       89 

deux  lignes  en  latin  quelconque  :  Lector,  tevaocu- 
ios  adfoi'nicemet  vide  quasi  quoddam  divinœ 
manusindicium.  J'ai  levé  les  yeux  ad  forniccm, 
et  j'ai  vu  une  large  déchirure  à  la  voûte  au-dessus 
de  ma  tête.  Dans  cette  déchirure  une  grosse  bombe 
se  tient  suspendue  à  des  saillies  de  la  pierre  par  ses 
oreillons  que  je  distinguai  parfaitement.  C'est  une 
bombe  prussienne  qui,  après  avoir  percé  le  toit  de 
l'église,  les  charpentes  et  les  massifs  de  maçon- 
nerie ,  s'est  arrêtée  ainsi  comme  par  miracle  au 
moment  de  tomber  sur  le  pavé.  Depuis  vingt-cinq 
ans,  elle  est  restée  là  comme  Dieu  l'y  a  accrochée. 
Autour  de  la  bombe,  on  voit  pèle-mêle  des  briques 
brisées,  des  moellons,  des  plâtras,  les  entrailles 
de  la  voûte.  Cette  bombe  et  celte  plaie  béante  au- 
dessus  de  la  tête  des  passants  font  un  étrange  effet. 
L'effet  est  plus  singulier  encore,  par  tous  les  rap- 
prochements qui  viennent  à  l'esprit,  quand  on  songe 
que  c'est  précisément  sur  Mézières  que  furent  jetées 
en  1521  les  premières  boml)es  dont  la  guerre  se 
soit  servie.  De  l'autre  côté  de  l'église,  une  autre  in- 
scription constate  (pie  les  noces  de  Charles  IX  avec 
Elisabeth  d'Autriche  furent  «  heureusement  célé- 
brées, ..  l'clicitcr  cclcbrata  fun'c,  dans  l'église 
(le  Mézi(-res,  le  17  novembre  1570,  —deux  ans 
avant  la  Sainl-liarthélemy. 

F.(;  gr.ind   portail    est  jusiciiicnl  de   cette   même 
époque,    et    pai'    cmiisiViiicmi    (rnu    bran    <■!    noble 


90  LETTRE  IV. 

goût.  Par  malheur,  c'est  une  de  ces  façades  tardives 
du  seizième  siècle  qui  n'ont  achevé  leur  croissance 
que  dans  le  di\-septième.  Le  clocher  n'a  poussé 
qu'en  1626.  II  est  impossible  de  rien  voir  qui  soit 
plus  gauche  et  plus  lourd ,  si  ce  n'est  les  clochers 
qu'on  bâtit  en  ce  moment  aux  diverses  églises  neu- 
ves de  Paris. 

Du  reste ,  Mczières  a  de  grands  arbres  sur  ses 
remparts,  des  rues  propres  et  tristes  que  les  diman- 
ches et  fêtes  doivent  avoir  grand'peine  h  égayer ,  et 
rien  ne  rappelle'  dans  la  ville  ni  Hellebarde  et  Gari- 
nus  qui  l'ont  fondée ,  ni  le  comte  Balthazar  qui 
l'a  saccagée ,  ni  le  comte  Hugo  qui  l'a  anoblie ,  ni 
les  archevêques  Foulques  et  Adalbéron  qui  l'ont  as- 
siégée. Le  dieu  Macer,  qui  a  donné  son  nom  à  Mé- 
zières,  est  devenu  saint  Maseru  dans  les  chapelles 
de  l'église. 

Aucun  monument ,  aucun  édifice  architectural 
dans  Sedan,  où  j'arrivai  vers  midi.  De  jolies  femmes, 
de  beaux  carabiniers,  des  arbres  et  des  prairies  le 
long  de  la  Meuse ,  des  canons,  des  ponts-levis  et  des 
bastions ,  voilà  Sedan.  C'est  un  de  ces  endroits  où 
l'air  sévère  des  villes-citadelles  se  môle  ])izarrcment 
à  l'air  joyeux  des  villes-garnisons.  J'aurais  voulu 
trouver  à  Sedan  des  vestiges  de  M.  de  Turcnne  ;  il 
n'y  en  a  plus.  Le  pavillon  où  il  est  né  a  été  démoli 
et  remplacé  par  une  pierre  noire  avec  cette  inscrip- 
tion en  lettres  dorées  : 


DE  VILLERS-COTTERETS  A  LA  FRONTIÈRE.       91 

ICI  NAQUIT  TURENNE 
Le  II  scpUMiiljie  IGll. 

Cette  claie ,  qui  étincelait  sur  cette  pierre  som- 
bre, m'a  frappé.  J'ai  recueilli  dans  ma  pensée  tout 
ce  qu'elle  me  rappelait.  En  1611 ,  Sully  se  retirait. 
Henri  IV  avait  été  assassiné  l'année  précédente, 
Louis  XIII,  cjui  devait  mourir  un  lA  mai  comme 
son  père,  avait  dix  ans.  Anne  d'Autriche,  sa  femme, 
avait  le  même  âge ,  avec  cinq  jours  de  inoins  que 
lui.  Richelieu  était  dans  sa  vingt-sixième  année. 
Quelques  bons  bourgeois  de  Rouen  appelaient  ic 
petit  Pierre  celui  que  l'univers  a  nommé  plus 
tard  ie  grand  Corneille;  il  avait  cinq  ans,  Sliak- 
speare  et  Cervantes  vivaient  encore,  Brantôme  et 
Pierre  îMathieu  vivaient  aussi.  Elisidicth  d'Angle- 
terre était  morte  depuis  huit  ans  ;  et  depuis  sept 
ans  Clément  VIII,  pape  pacifique  et  bon  Fran- 
çais, comme  dit  l'Etoile.  En  IGll  mouraient  Papi- 
rien  Masson  et  Jean  Eusée  ;  l'empereur  Rodolphe 
déclinait;  Gustave-Adolphe  succédait  h  Charles  IX 
de  Suède,  le  roi  visionnaire  ;  Philippe  III  chassait 
les  iMaures  d'Espagne  malgré  l'avis  du  duc  d'Ossiina, 
et  l'astronome  hoUiuidais  Jean  Fabricius  découvrait 
les  taches  du  soleil.  —  Voilà  ce  qui  se  passait  dans 
le  monde  pendant  que  Turenne  naissait. 

Du  reste,  Sedan  n'a  pas  été  une  pieuse  gardienne 


'M.i^uaaitaiÉflk. 


O-)  LKTTRE   IV. 

de  CCI  10  noble  mémoire.  Le  pavillon  na'al  de  iM.  de 
Tureime  a  été  jeté  en  bas  comme  je  viens  de  vous 
le  dire  ;  son  cliàteau  a  été  rasé. 

Je  n'ai  pas  eu  le  courage  d'aller  voir  à  Bazeilles 
si  quelque  paysan  propriétaire  n'a  pas  fait  arracher 
l'allée  d'arbres  qu'il  avait  plantée.  Au  lieu  de  tout 
cela  la  grande  place  de  Sedan  donne  au  visiteur  une 
assez  médiocre  statue  en  bronze  de  Turenne  ,  la- 
quelle ne  m'a  pas  consolé  du  tout.  Cette  statue, 
ce  n'est  que  de  la  gloire.  La  chambre  oi"i  il  est  né, 
le  château  où  il  a  vécu  ,  les  arbres  qu'il  a  plantés, 
c'étaient  des  souvenirs. 

Point  de  souvenirs  non  plus ,  et  à  plus  forte  rai- 
son ,  de  Guillaume  de  La  Marck ,  cet  effrayant  pré- 
décesseur de  ïurenne  dans  les  annales  de  Sedan. 
Chose  remarquable  et  qu'il  faut  dire  en  passant  : 
dans  un  temps  donné ,  par  le  seul  progrès  naturel 
des  choses  et  des  idées ,  la  ville  du  Sanglier  des 
Ardennes  se  modifie  à  tel  point  qu'elle  produit 
Turenne. 

Après  avoir  fort  bien  déjeuné  dans  un  excellent 
lieu  qu'on  appelle  Vliôtcl  de  ta  Croîx-d'Or ,  rien 
ne  me  retenait  plus  à  Sedan  ;  je  me  suis  décidé  à 
regagner  iMézières  pour  y  prendre  la  voilure  de 
Givet.  Il  y  a  cinq  lieues,  mais  cinq  lieues  très-pil- 
toresques.  Je  les  ai  faites  à  pied  ,  suivi  d'un  jeune 
gaillard  basané  et  pietls  nus  (|ui  portait  allègrement 
mon  sar  de  nuit.  La  roule  suit  ]ires([n('  loiijom-s  à 


DK  VILLERS-COTTRRRTS  A  LA  FRO^TII•:RE.       9  1 

mi-côto  la  vallée  de  la  Meuse.  On  rencoiUrc,  à  une 
lieue  de  Sedan  ,  Doncliery  avec  ^on  vieux  pont  de 
bois  et  ses  beaux  arbres  ;  puis  ce  sont  des  villages 
rianis ,  de  jolis  cliàtelets  à  poivrières  enfouis  dans 
des  massifs  de  verdure,  de  grandes  prairies  où  des 
troupeaux  de  bœufs  paissent  an  soleil ,  la  Meuse 
qu'on  i)erd  et  qu'on  retrouve.  Il  faisait  le  plus  beau 
temps  du  monde,  c'ci.iil  charmant.  A  mi-chemin, 
j'avais  très-cliaud  et  grand  soif;  je  cherchais  de  tous 
côtés  une  maison  pour  y  demander  à  boire.  Enfin 
j'en  aperçois  une.  J'y  cours,  espérant  un  cabarol, 
et  je  lis  au-dessus  d(;  la  porte  cotte  enseigne  :  Bf.r- 
NIER-HA^^AS  ,  marchand  d'avoine  et  cliarcv- 
tier.  Sur  un  banc  ,  à  côté  de  la  porte,  il  y  avait  mi 
goitreux.  Les  goî(res  abondent  dans  le  pays.  Je  n'en 
suis  pas  moins  enlré  bravement  chez  le  charcutier 
marchand  d'avoine  ,  et  j'ai  bu  avec  beaucoup  de 
plaisir  un  verre  de  l'eau  qui  avait  fait  ce  goitreux. 

A  six  heures  du  soir  j'arrivais  à  Mé/ières;  à  sept 
heures  je  parlais  pour  (ji\el,  fort  maussademeni 
emboîté  dans  un  coupé  bas  ,  étroit  et  sombre,  entre 
un  gros  monsieur  et  une  grosse  dame,  le  mari  et  la 
femme,  qui  se  |)arlaient  tendrement  |)ar-dessns  moi. 
La  dame  appelait  son  mari  mon,  pauvre  cliial.  .]<'. 
ne  sais  pas  si  son  intention  était  de  ra])peler  mon 
panri'ô  fifiien,  ou  n}on  pauvre  cliat.  l'n  Iraxcr- 
sant  (iharieville,  ((ni  n'est  ([u'à  une  |)ortée  de  canon 
(\c  Mézirres,  j'ai  remarcpié  la  place  cculrale  (pii  a 


94  LETTRE   W. 

été  bâtie,  en  1605,  dans  un  fort  grand  style,  par 
Charles  de  Gonzague,  duc  de  Nevers  et  de  Mantoue, 
et  qui  est  la  vraie  sœur  de  notre  place  Royale  de 
Paris.  Ce  sont  les  mêmes  maisons  h  arcades,  à  faça- 
des de  briques  et  à  grands  toils.  Puis,  comme  la 
nuit  venait ,  n'ayant  rien  de  mieux  à  faire  ,  j'ai 
dormi;  mais  d'un  sommeil  violent,  d'un  sommeil 
secoué  et  horrible,  entre  les  ronflements  du  gros 
homme  et  les  geignements  de  la  grosse  femme. 
J'étais  réveillé  de  temps  en  temps  quand  on  chan- 
geait de  chevaux  par  de  brusques  lanternes  appli- 
quées à  la  vitre  et  par  des  dialogues  comme  celui-ci  : 
(I  Dis  donc ,  bée  !  —  dis  donc ,  hée  !  —  Qu'est-ce 
X  que  c'est  que  cette  rosse-là  ?  Je  n'en  veux  pas. 
»  C'est  le  gigoteur.  —  Et  monsieur  Simon  ?  où  est 
')  monsieur  Simon  ?  —  Monsieur  Simon  ?  bah  !  il 
»  travaille.  Il  travaille  toujours.  Il  travaille  pire 
»  (ju'iin  malsenaire.  »  Une  autre  fois ,  la  voiture 
était  arrêtée,  on  relayait.  J'ai  ouvert  les  yeux,  il 
faisait  un  grand  vent,  le  ciel  était  sombre,  un  im- 
mense moulin  tournait  sinistrement  au-dessus  de 
nos  têtes  et  semblait  nous  regarder  avec  ses  deux 
lucarnes  allumées  comme  avec  des  yeux  de  braise. 
Une  autre  fois  encore,  des  soldats  entouraient  la 
diligence ,  un  gendarme  demandait  les  passe-ports, 
on  entendait  le  bruit  des  chaînes  d'un  pont-levis, 
un  réverbère  éclairait  des  tas  de  boulels  au  pied 
d'un  gros  mur  noii-,  I.i  gueule  d'un  canon  touchail 


DE  VJLLKKS-COTriiRLTS  A  LA  FUONTIÉI'.L.       'Ji 

la  voilure  ;  nous  étions  h  Rocroy.  Ce  nom  m'a  tout 
à  fait  réveillé.  Quoique  cela  ne  puisse  pas  s'appeler 
voir  Rocroy,  j'ai  eu  un  certain  plaisir  à  songer 
que  je  venais  de  traverser,  dans  la  même  journée  et 
à  si  peu  d'heures  de  distance ,  ces  deux  lieux  héroï- 
ques ,  Rocroy  et  Sedan.  Turenne  est  né  à  Sedan  ; 
on  pourrait  dire  que  Condé  est  né  à  Rocroy. 

Cependant  les  deux  gros  êtres  mes  voisins  cau- 
saient entre  eux  et  se  racontaient  l'un  à  l'autre, 
comme  dans  les  expositions  des  pièces  mal  faites, 
des  choses  qu'ils  savaient  fort  hien  tous  les  deux  : 
—  Qu'ils  n'avaient  point  passé  à  Rocroy  de- 
puis 1818.  Vliujt-dcux  ans'.— que  M.  Cro- 
cliard,  le  secrétaire  de  la  sous -préfecture, 
était  leur  ami  intime;  —  que,  comme  il  était 
minuit,  il  devait  être  couché,  ce  hon  mon- 
sieur Crochard,  etc..  La  dame  assaisonnait  ces 
intéressantes  révélations  de  locutions  bizarres  (jui 
lui  étaient  familières  ;  ainsi  elle  disait  :  Égoïste 
comme  un  vieux  lièvre  ;  la  fortune  du  pau- 
vre, au  lieu  de  la  fortune  du  pot.  Le  monstrueux 
bonhomme,  son  mari,  faisait  de  son  côté  des  calem- 
bours comme  celui-ci  :  On  dit  que  c'est  un  iieii 
commun  {comme  un),  moi,  je  dis  que  c'est 
un  Ueu  comme  trois,  ou  des  proverbes  travestis 
comme  celui-là  :  Vends-la- femine-el-n'aie-point- 
d'oreilles.  l'uis  il  riait  avec  boulé. 

La  voiture  était  repartie  ,  mes  deux  voisins  eau- 


siiieiit  encore.  —  Jo  faisais  bcaiicoii])  cl'oHoils  iiour 
ne  pas  entendre  leur  conversation,  et  je  lâchais  d'é- 
couter les  grelots  des  chevaux  ,  le  bruit  des  roues 
sur  le  pavé  et  des  moyeux  sur  les  essieux,  le  grince- 
ment des  écrous  et  des  vis ,  le  frémissement  sonore 
des  vitres ,  lorsque  tout  à  coup  un  ravissant  carillon 
est  venu  à  mon  secours,  un  carillon  fin,  léger,  cris- 
tallin, fantastique,  aérien,  qui  a  éclaté  brusquement 
dans  cette  nuit  noire ,  nous  annonçant  la  Belgique, 
cette  terre  des  étincelantes  sonneries,  et  prodiguant 
sans  fin  son  badinage  moqueur,  ironique  et  spiri- 
tuel ,  comme  s'il  reprcchait  à  mes  deux  lourds  voi- 
sins leur  slupide  bavardage. 

Ce  carillon  ,  qui  m'eût  réveillé ,  les  a  endormis. 
Je  présume  que  nous  devions  être  à  Fuuiay,  mais 
la  nuit  était  trop  obscure  pour  rien  distinguer.  11 
m'a  fallu  donc  passer,  sans  rien  voir,  près  des  ma- 
gnifiques ruines  du  château  d'IIierches  et  de  ces 
beaux  rochers  à  pic  qu'on  appelle  (es  D canes  de 
Meuse.  De  temps  en  temps,  au  fond  d'un  précipice 
|)lein  de  vapeur ,  j'apercevais,  comme  par  un  trou 
dans  une  fumée  ,  quelque  ciiose  de  blanchâtre  : 
c'était  la  Meuse. 

L'nlin ,  comme  les  premières  lueurs  de  l'aube  pa- 
raissaient, un  ponl-levis  s'est  abaissé,  une  ])orte  s'est 
ouverte  ,  la  diligence  s'est  engagée  au  grand  trot 
dans  une  espèce  de  long  défilé  formé  à  gauche  par 
un  noir  rochei'  à  pic,  et  à  droite  par  un  édifice  long, 


UK  VILLLUb-COlTLHLTS  A  LA  i  llOMlLliE.       'J7 

bas ,  iiiloniiinablc  ,  élrangc ,  en  apparence  inhabile, 
percé  de  part  en  part  d'une  multitude  de  portes  et 
de  fenêtres  qui  m'ont  semblé  toutes  ouvertes ,  sans 
battants,  sans  volets,  sans  châssis  et  sans  vitres,  me 
laissant  voir  à  travers  cette  sombre  et  fantasmatique 
maison  le  crépuscule  qui  étamait  déjà  le  bord  du 
ciel  de  l'autre  côté  de  la  Meuse.  A  l'extrémilé  de  ce 
logis  singulier,  il  y  avait  une  seule  fenêtre  fermée 
et  faiblement  éclairée.  Puis  la  voiture  a  passé  rapi- 
dement devant  une  grosse  tour  d'un  fort  beau  profil, 
s'est  enfoncée  dans  une  rue  étroite ,  a  tourné  dans 
une  cour,  des  servantes  d'auberge  sont  accourues 
avec  des  chandelles  et  des  gairons  d'écurie  avec  des 
lanternes  ;  j'étais  à  Givet. 


LLTTRt:    V 


GIVET. 


F. os  lieux  Givel.  —  Disscriaiion  sur  les  arcliilcctes  et  les  criidics 
à  [)roj)os  (les  clochers  flamands. —  Givct  le  soir. —  Paysage. — 
La  tour  du  Petit-Givel.  —  José  Gutierci.  —  Ce  ([u'ou  j)eiU 
trouver  dans  lren(e-dcux  letlres.  —  Ce  ([u'un  j)eiil  voir  sur 
l'impériale  de  la  dilifjcncc  Yan  Gcnd. 


Dans  un''  Muhergo  sur  la  roule,  l^aoï'il. 

C'est  une  jolie  ville  que  Givet,  propre,  gracieuse, 
hospitalière ,  située  sur  les  deux  rives  de  la  IMeusc, 
qui  la  divise  en  grand  et  petit  Givet,  au  pied  d'une 
haute  et  belle  muraille  de  rochers  dont  les  lignes 
géométriques  du  fort  de  Charlemont  gâtent  un  peu 
le  sommet.  L'aidjerge  ,  c{u'on  appelle  l'hôfel  du 
!Monl-d'Or,  y  est  fort  honne,  quoicpTelIc  soit  uni- 
que; el  qu'elle  puisse  par  conséquent  loger  les  pas- 
sanls  n'im|)orle  fonnn(>nl  cl  leur  faire  manger  n'im- 
porle  quoi. 


100  LF/riT.f'    V. 

l.c  clocher  du  polit  Givol  csl  une  simple  aiguille 
d'ardoise  ;  quant  au  clocher  du  grand  Givet,  il  rsl 
d'une  architecture  plus  compliquée  et  plus  savante. 
Voici  évidemment  conniient  l'inventeur  l'a  composé. 
Le  brave  architecte  a  pris  un  bonnet  carré  de  prê- 
tre ou  d'avocat.  Sur  ce  bonnet  carré  il  a  échafaudé 
un  saladier  renversé  ;  sur  le  fond  de  ce  saladier  de- 
venu plate-forme  il  a  posé  un  sucrier;  sur  le  sucrier, 
une  bouteille  ;  sur  la  bouteille,  un  soleil  emmanché 
dans  le  goulot  par  le  rayon  inférieur  vertical  ;  et 
enfin,  sur  le  soleil,  un  coq  embroché  dans  le  rajon 
vertical  supérieur.  En  supposant  qu'il  ait  mis  un 
jour  à  trouver  chacune  de  ces  six  idées ,  il  se  sera 
reposé  le  septième  jour. 

Cet  artiste  devait  être  flamand. 

Depuis  environ  deux  siècles ,  les  architectes  fla- 
mands se  sont  imaginé  que  rien  n'était  plus  beau 
que  des  pièces  de  vaisselle  et  des  ustensiles  de  cui- 
sine élevés  à  des  proportions  gigantesques  et  tita- 
niques.  Aussi ,  quand  on  leur  a  donné  des  clochers 
à  bâtir,  ils  ont  vaillan)ment  saisi  l'occasion  et  se  sont 
mis  à  coiffer  leurs  villes  d'une  foule  de  cruches  co- 
lossales. 

La  vue  de  Givet  n'en  est  pas  moins  charmante, 
surtout  «piand  on  s'arrête  vers  le  soir,  comme  j'ai 
fait ,  au  milieu  du  pont  et  qu'on  regaide  au  midi. 
La  nuit  ,  qui  est  le  plus  grand  des  cache-sottises, 
comnicnrail  à  \oiler  le  conlonr  absiu'dc  du  cloclu'r. 


GIYRT.  101 

Des  fumées  suinlaient  de  tons  les  toits.  A  ma  gau- 
che, j'entendais  frémir  avec  une  douceur  infinie  de 
grands  ormes  au-dessus  desquels  la  clarté  vespérale 
faisait  vivement  saillir  nne  grosse  tour  du  onzième 
siècle  c|ni  domine  à  mi-côte  le  petit  Givct.  A  ma 
droite  une  autre  vieille  tour,  à  faîtage  conique,  mi- 
partie  de  pierre  et  de  brique  ,  se  reflétait  tout  en- 
tière dans  la  Meuse ,  miroir  éclatant  et  métallique 
qui  traversait  tout  ce  sombre  paysage.  Plus  loin,  au 
pied  de  la  redoutable  roche  de  Charlemont ,  je  dis- 
tinguais ,  comme  une  ligne  blanchâtre ,  ce  long  édi- 
fice que  j'avais  vu  la  veille  en  entrant  et  qui  est  tout 
simplement  une  caserne  inhabitée.  Au-dessus  de  la 
ville,  au-dessus  des  tours,  au-dessus  du  clocher  sur- 
gissait à  pic  une  immense  paroi  de  rochers  qui  se 
prolongeait  à  perte  de  vue  jusqu'aux  montagnes  de 
l'horizon  et  enfermait  le  regard  connue  dans  un 
cirque.  Tout  au  fond  ,  dans  un  ciel  d'un  vert  clair, 
le  croissant  descendait  lentement  vers  la  terre,  si 
fin  ,  si  pur  el  si  délié  ((u'on  eût  dit  que  Dieu  nous 
laissait  entrevoir  la  moitié  de  son  anneau  d'or. 

Dans  la  journée,  j'avais  voulu  visiter  cette  véné- 
rable tour  (|ui  tenait  jadis  en  respect  le  j)elil  Givet. 
Le  sentier  est  âpre  el  occupe  autant  les  mains  (pie 
les  pieds;  i!  fimt  un  peu  es(  alader  le  rocher,  lefpiel 
est  de  granit  iorl  beau  el  l'oit  dur.  Arrivé,  non  sans 
(piehpie  peine,  au  pied  de  la  tour  (pu  loiiibe  en  rui- 
nes el  don!  les  haies  l'omanes  oui  élé  déloncées ,  je 


105  LETTRE  V. 

l'ai  trouvée  liarricadée  par  une  porte  ornée  d'un 
gros  cadenas.  J'ai  appelé,  j'ai  frappé,  personne  n'a 
répondu.  Il  m'a  fallu  descendre  comme  j'étais  monté. 
Cependant  mon  ascension  n'a  pas  été  tout  à  fait  per- 
due. En  tournant  autour  de  la  vieille  masure  dont 
le  parement  est  presque  complètement  écorcé,  j'ai 
remarqué,  parmi  les  décombres  qui  s'écroulent  cha- 
c[ue  jour  en  poussière  dans  la  ravine,  une  assez 
grosse  pierre  où  l'on  pouvait  distinguer  encore  des 
vestiges  d'inscription.  J'ai  regardé  attentivement;  il 
ne  restait  plus  de  l'inscription  que  quelques  lettres 
déchiffrables.  —  Voici  dans  quel  ordre  elles  étaient 
disposées  : 

LOQVE....SA.L.OMBRE 
PARAS...,  MODI.SL. 
ACAV.P SOTP.OS. 

Ces  lettres,  profondément  creusées  dans  la  pierre, 
semblaient  avoir  été  tracées  avec  un  clou  ;  et  mi  peu 
au-dessous,  le  même  clou  avait  gravé  cette  signa- 
ture restée  intacte  :  — iose  gvtterez  ,  16Z|3.  J'ai 
toujours  eu  le  goût  des  inscriptions.  J'avoue  que 
celle-ci  m'a  beaucoup  occupé.  Que  signifiait-elle? 
En  quelle  langue  était-elle?  Au  premier  abord,  en 
faisant  (quelques  concessions  à  l'ortliographe ,  on 
pouvait  la  croire  écrite  en  français  et  y  lire  ces  mots 
absurdes  :  Loque  sale.  —  Omi/rc.  Parasol.  — 
Modis  (maudis)  la  cave.  —  Sot.  Rosse.  Maison 


G]  VET.  10,1 

ne  pouvait  former  ces  mots  qu'en  ne  tenant  aucun 
compte  des  lettres  effacées,  et  d'ailleurs  il  me  sem- 
blait que  la  grave  signature  castillane,  José.  Gutic- 
rez,  était  là  comme  une  protestation  contre  ces  pau- 
vretés. En  rapprochant  cette  signature  du  mot  para 
et  du  mot  oiros ,  qui  sont  espagnols ,  j'en  ai  conclu 
que  cette  inscription  devait  être  écrite  en  castillan  , 
et,  à  force  d'y  réfléchir,  voici  comment  j'ai  cru 
pouvoir  la  restituer  : 

LO   QUE  EMPESA  EL  HOMBRE 

PARA  SIMISMO  DIOS   LE 

ACAYA  PARA  LOS  OTROS. 

—  Ce  que  l'homme  commence  pour  lui ,  Dieu 
l'achève  pour  les  autres.  — 

Ce  c|ui  me  semble  vraiment  une  fort  belle  sen- 
tence, Irès-cathoIique ,  très-triste  et  très-castillane, 
Maintenant  qu'était  ce  Gulierez?  La  pierre  était  évi- 
demment arrachée  de  l'intérieur  de  la  tour,  I6/43, 
c'est  la  date  de  la  bataille  de  Rocroy,  José  Gulierez 
était-il  un  des  vaincus  de  cette  bataille  ?  Y  avait-il  été 
pris?  L'avait-on  enfermé  là?  Lui  avait-on  laissé  le 
loisir  d'écrire  dans  son  cachot  ce  mélancolique  ré- 
sumé de  sa  vie  et  de  toute  vie  humaine  ?  —  Ces  sup- 
positions sont  d'autant  plus  probables  qu'il  a  fallu  , 
pour  graver  une  aussi  longue  phrase  dans  le  granit 
avec  un  clou,  toute  cette  patience  des  prisonniers 


104  LETTRE  V. 

qui  sp  compose  de  tant  d'ennui.  Et  puis  qui  avait 
mutilé  cette  inscrij)tion  de  la  sorte?  —  Est-ce  tout 
simplement  le  temps  et  le  hasard?  —  Est-ce  un 
mauvais  plaisant?  —  Je  penche  pour  cette  dernière 
hypothèse.  Quelque  goujat ,  de  mrchant  perruquier 
devenu  mauvais  soldat ,  aura  été  enfermé  di.sciplinai- 
rement  dans  cette  tour  et  aura  cru  faire  montre 
d'esprit  en  tirant  un  sens  ridicule  de  la  grave  lamen- 
tation de  l'hidalgo.  D'un  visage  il  a  fait  une  grimace. 
—  Aujourd'hui  le  goujat  et  le  gentilhomme,  le  gé- 
missement et  la  facétie,  la  tragédie  et  la  parodie, 
roulent  ensemble  pêle-mêle  sous  le  pied  du  même 
passant,  dans  la  même  broussaille,  dans  le  même 
ravin  ,  dans  le  même  oubli  ! 

Le  lendemain  ,  à  cinq  heures  du  matin ,  cette  fois 
fort  bien  placé  tout  seul  sur  la  banquette  de  la  dili- 
gence Van  Gend,  je  sortais  de  France  par  la  route 
de  Namur  et  je  gravissais  la  première  croupe  de  la 
seule  chaîne  de  hautes  collines  qu'il  y  ait  en  Belgi- 
que; car  la  Meuse,  en  s'obstinant  h  couler  en  sens 
inverse  de  l'abaissement  du  plateau  des  Ardennes,  a 
réussi  à  creuser  une  vallée  |)rofonde  dans  cette  im- 
mense plaine  qu'on  appelle  'es  Flandres;  plaine  où 
l'homme  a  multiplié  les  fortensses,  la  nature  lui 
ayant  refusé  les  montagnes. 

Après  une  ascension  d'un  (juart  d'heure,  les  che- 
vauv  déjà  essonfïlés  et  le  condu(  leur  belge  déjà  al- 
téré.  s<'  sdiil   arrêtés  d'un  (■(titunuu  accord  cl  ;\\cc 


niVFT.  m,-, 

une  iiiiaiiiniiir  louchanlc  devant  un  cabaret,  dans  un 
pauvre  village  pittoresque,  répandu  des  deux  côtés 
d'un  large  ravin  qui  déchire  la  montagne.  Ce  ravin, 
qui  est  tout  à  la  fois  le  lit  d'un  torrent  et  la  grande 
rue  du  village,  est  naturellement  pavé  du  granit 
du  mont  mis  à  nu.  Au  moment  où  nous  y  passions, 
siv  chevaux,  attelés  de  chaînes,  montaient  ou  ])kuôt 
grimpaient  le  long  de  cette  rue  étrange  et  affreuse 
ment  escarpée,  tiaînant  après  eux  un  grand  ciiariot 
vide  à  quatre  roues.  Si  le  chariot  eût  été  chargé,  il 
eût  fallu  vingt  che\aux  ou  plutôt  vingt  mules.  .lent; 
vois  pas  trop  à  quoi  peut  servir  ce  chariot  dans  ce 
ravin ,  si  ce  n'est  à  faire  faire  des  esquisses  impro- 
bables aux  pauAres  jeunes  peintres  hollandais  qu'on 
rencontre  çà  et  là  sur  cette  route,  le  sac  sur  le  dos 
et  le  bâton  à  la  main. 

Que  faire  sur  la  banquette  d'une  diligence  à  moins 
qu'on  ne  regarde?  —  J'étais  admirablement  situé 
pour  cela.  J'avais  sous  les  yeux  un  grand  morceau 
de  la  vallée  de  la  iMeuse;  au  sud,  les  deux  Givet 
gracieusement  liés  par  leur  pont  ;  à  l'ouest ,  la  gros.'e 
tour  ruinée  d'AgiuHUil,  se  composant  avec  sa  colline 
et  jetant  dcnière  elle  une  iunnense  ombre  |)yrami- 
dalc;  au  nord,  la  sombre  tranchée  dans  laquelle 
s'enfonce  la  >leiise  et  d'où  montait  une  lunrnense 
vapeur  bh'ue.  Au  premier  plan,  à  ûnw  enjambées 
de  ma  ban<piette,  dans  la  mansaide  du  cabaret  ,  une 
jolie  |);i\s;ii)ne,  iissise  en  cbeuiise  sur  son  lit ,  s'habil- 


100  Lr.TTRE  V. 

lait  près  de  sa  fenêlre  toute  grande  ouverte,  laquelle 
laissait  entrer  h  la  fois  les  rayons  du  soleil  levant  et 
les  regards  des  voyageurs  quelconques  juchés  sur  les 
impériales  des  diligences.  Au-dessus  de  cotte  man- 
sarde, dans  le  lointain ,  comme  couronnement  ans. 
frontières  de  France,  se  développaient  sur  une  ligne 
immense  les  formidables  batteries  de  Charlemont. 

Pendant  f[ue  je  contemplais  ce  paysage,  la  paysanne 
leva  les  yeux,  m'aperçut,  sourit ,  me  fit  un  gracieux 
signe  de  tête,  ne  ferma  pas  sa  fenêtre  et  continua 
lentement  sa  toilette. 


LETTRE    VI. 


LES  BORDS   DE  LA  MEUSE.   —  DINAM.  NAMUI\ 


P.nysagc  (le  la  Meuse.  —  La  Lesse. —  La  lioclic  à  Bayaril  —  Di- 
iiaiil.  —  Choses  iiicoiivcnanles  que  fait  une  petite  houucfeninir 
en  terre  cuite.  —  Encore  les  clochers,  les  cruches  et  les  ar- 
chitectes. —  Châteaux  ruinés.  Prière  des  morts  aux  vivants. 
—  Iflt'cs  que  les  hellcs  filles  perchées  sur  les  arbres  donncul 
aux  voyageurs  jueliés  sur  les  impériales.  —  Souvenirs  poéti- 
ques à  propos  (le  Namur  cl  du  [)riMce  (rOi'aiifje,  —  Ce  (pi'cii- 
seignent  les  enseignes. 

Liège,  '.i  aoiii. 


Je  viens  d'arriver  ù  Lit'îge  par  une  délicieuse  route 
qui  suit  tout  le  cours  de  la  iMeuse  depuis  Givet.  Les 
bords  de  la  Meuse  sont  beaux  et  jolis.  Il  est  iJtrangc 
qu'on  en  parle  si  peu.  Les  voici  en  raccourci. 

A|)rès  le  village,  le  cabaret  et  la  paysanne  ([ui 
s'habille  au  soleil  levant,  on  rencontre  une  nionirc 
((ui  m'a  rapiH'It)  le  Val-Su/.on  près  de  Dijon  ,  et  où 


108  LLlir.L    VJ. 

la  route,  lepliôc  à  chaque  instant  sur  elle-même,  se 
tord  pendant  trois  quarts  d'hrure  au  milieu  d'une 
foret ,  sur  de  profonds  ravins  creusés  par  des  tor- 
rents. Puis  on  aborde  un  plateau  où  l'on  court  rapi- 
dement avec  de  grandes  campagnes  plates  h  perte  de 
vue  autour  de  soi  ;  on  pourrait  se  croire  en  pleine 
Beauce,  quand  tout  à  coup  le  sol  se  crevasse  affreu- 
sement à  quelques  pas  à  gauche.  De  la  route,  l'œil 
plonge  au  bas  d'une  effrayante  roche  verticale,  le 
long  de  laquelle  la  végétation  seule  peut  grimper. 
C'est  un  brusque  et  horrible  précipice  de  deux  ou 
trois  cents  pieds  de  profondeur.  Au  fond  de  ce  pré- 
cipice, dans  l'ombre,  h  travers  les  broussailles  du 
bord ,  on  aperçoit  la  31eusc  avec  quelque  galiole  qui 
voyage  paisiblement,  remorquée  par  des  chevaux, 
et  au  bord  de  la  rivière  un  joli  chàtelet  rococo  qui 
a  l'air  d'une  pâtisserie  maniérée  ou  d'une  pendule 
du  temps  de  Louis  XV,  avec  son  bassin  lilliputien  et 
son  jardinet-pompadour  dont  on  embrasse  toutes  les 
volutes,  toutes  les  fantaisies  et  toutes  les  grimaces 
d'un  coup  d'œil.  Rien  de  plus  singulier  que  cette 
petite  chinoiserie  (!ans  cette  grande  nature.  On  dirait 
une  protestation  criarde  du  mauvais  goût  de  l'homme 
contre  la  poésie  sublime  de  Dieu. 

Puis  on  s'écarte  du  gouffre,  et  la  plaine  recom- 
mence, car  le  ravin  de  la  Meuse  coupe  ce  plateau  à 
vif  et  à  pic,  connue  une  ornière  coupe  un  champ. 

Un  quart  de  lieue  plus  loin  on  enraie;  la  route  va 


Li:s  i]oi;i)s  ui:  la  mluse.  uimaiM.  aamlr.  lo;» 

rejoindre  la  rivière  par  une  pente  escarpée.  Cette 
fois  l'abîme  est  cliarnianl.    C'est  un  tohuiiohu  de 
fleurs  et  de  beaux  arbres  éclairés  par  le  ciel  rayon- 
nant du  matin.  Des  \ergers  entourés  de  baies  vives 
montent  el  descendent  pèle-nièle  des  deux  côtés  du 
chemin.  La  Meuse  ,  étroite  el  verte,  coule  à  gauche 
profondément  encaissée  dans  un  double  escarpement. 
Un  pont  se  présente  ;  une  autre  rivière,  plus  ]>etite 
et  plus  ravissante  encore ,  vient  se  jeter  dans  la 
3Ieuse  :  c'est  la  Lesse  ;  et  à  trois  lieues ,  dans  cette 
gorge  qui  s'ouvre  à  droite,  est  la  fameuse  grotte  de 
Han-sur-Lesse.  La  voilure  passe  outre  et  s'éloigne. 
Le  bruit  des  moulins  à  eau  de  la  Lesse  se  perd  dans 
la  montagne.  La  rive  gauche  de  la  Meuse  s'abaisse 
gracieusement  ourlée  d'un  cordon  non  interrompu 
de  métairies  et  de  villages  ;  la  rive  droite  grandit  et 
s'élève  ;   le  mur  de   rochers  en\ahil  el  rétrécit  la 
route  ;  les  ronces  du  bord  frissonnent  dans  le  vent 
el  dans  le  soleil ,  à  deux  cents  |)ieds  au-dessus  de  nos 
tètes.  Tout  à  coup  un  grand  rocher  pyramidal,  ai- 
guisé et  hardi  comme  une  llèche  de  cathédrale,  aj)- 
paraît  à  un  tournant  du  chemin.  C'est  la  Roche  à 
Boyard ,  me  dit  le  conducteur.  La  route  passe  en- 
tre la  montagne  et  cette  borne  colossale,  puis  elle 
tourne  encore,   et,   au  pied  d'un  énorme  bloc  de 
granit  couroimé  d'une  citadelle,   l'œil  plonge  dans 
une  longue  rue  de  vieilles  maisons,  rattachée. à  l;i 
livc  gau(  h<'  |inr  un  beau  pont  et  dominée  à  son  ex- 

m 


110  LKur.i:  M. 

tiémilé  par  ks  faîiages  ai^us  et  les  larges  fenêtres  à 
meneaux  flanibuyants  d'une  église  du  quinzième 
siècle.  C'est  Dinaiit. 

On  s'arrèle  h  Dinant  un  quart  d'Jieure,  juste  assez 
de  temps  pour  remarquer  dans  la  cour  des  diligences 
un  petit  jardin  qui  seul  suffirait  pour  vous  avertir 
que  vous  êtes  en  Flandre.  Les  fleurs  en  sont  fort 
belles ,  et  au  milieu  de  ces  fleurs  il  y  a  trois  statues 
peintes,  en  terre  cuite.  L'une  de  ces  statues  est  une 
femme.  (;'est  plutôt  un  mannequin  qu'une  statue, 
car  elle  est  vêtue  d'une  robe  d'indienne  et  coiffée 
d'un  vieux  chapeau  de  soie.  Au  bout  de  quelques 
instants,  à  un  petit  bruit  qu'on  entend  et  à  un  rejail- 
lissement singulier  cju'on  aperçoit  sous  ses  jupes,  on 
s'aperçoit  que  cette  femme  est  une  fontaine. 

Le  clocher  de  l'église  de  Dinant  est  un  inmienso 
pot-h-l'eau.  Cependant,  vue  du  pont,  la  façade  de 
l'église  conserve  un  grand  caractère,  ol  toute  la  ville 
se  compose  à  merveille. 

A  Dinant  on  quitte  la  rive  droite  de  la  Meuse.  Le 
faubourg  de  la  rive  gauche,  qu'on  traverse,  se  pelo- 
tonne admirablement  autour  d'une  vieille  douve 
croulante  de  l'ancienne  enceinte.  Au  pied  de  cette 
tour,  dans  un  pâté  de  maisons,  j'ai  entrevu  en  pas- 
sant un  exquis  châtelet  du  tjuinzième  siècle  avec  sa 
façade  h  volutes ,  ses  croisées  de  pierre ,  sa  tourelle 
de  briques  (  t  ses  girouettes  extravagantes. 

Après  Dinant  la  \ allée  s'ouAre,  la  Meuse  s'élar- 


LKS  I5ÛP,DS  Dl    LA  MK(  SF..  DINANT.  NAMl'R.    I  1  I 

gil  ;  on  distingue  sur  deux  croupes  loinlaines  de  la 
rive  droite  deux  châteaux  en  ruine  ;  puis  la  vallée 
s'évase  encore,  les  rochers  n'apparaissent  plus  que 
çà  et  là  sous  de  riches  caparaçons  de  verdure;  une 
Jiousse  de  velours  vert ,  brodée  de  fleurs ,  couvre 
tout  le  paysage.  De  toutes  parts  débordent  les  hou- 
blonnières,  les  vergers,  les  arbres  qui  ont  plus  de 
fruits  c|ue  de  feuilles,  les  pruniers  violets,  les  pom- 
miers rouges,  et  à  chaque  instant  apparaissent  par 
touffes  énormes  les  grappes  écarlates  du  sorbier  des 
oiseaux,  ce  corail  végétal.  Les  canards  et  les  poules 
jasent  sur  le  chemin  ;  on  entend  des  chants  de  ba- 
teliers sur  la  rivière;  de  fraîches  jeunes  fdies,  les 
bras  nus  jusqu'à  l'épaule,  pa.ssent  avec  des  paniers 
chargés  d'herbe  sur  leurs  têtes,  et  de  temps  en 
temps  un  cimetière  de  village  vient  coudoyer  mé- 
lancoliquement cette  route  pleine  de  joie ,  de  lu- 
mière et  de  vie. 

Dans  l'un  de  ces  cimetières,  dont  l'herbe  haute 
et  le  nnu'  tombant  se  penchent  sur  le  chemin,  j'ai 
lu  celte  inscription  : 

—  O  pic,  (lifimrtis  iiiiseris  snixiine,  vititar!  — 

Aucun  mémento  n'est,  à  mon  .sens,  d'un  effet 
aussi  profond.  Ordinairemeni  les  moris  avertissent, 
ici  ils  supj)lient. 

iMns  loin  ,  lorsqu'on  a  pa.ssé  une  coJline  où  les  ro- 
chers de  l;i  rive  droile.  hin.iiiir's  cl  sculptés  par  les 


1 1')  i.Kirr.i-,  \  I. 

j)I(ii<'s,  imihMil  It't.  pierres  ondées  ei  vermoulues  de 
notre  vieille  fonlaine  du  Luxembourg  (  si  tléplora- 
blement  remise  à  neuf  en  ce  moment,  par  paren- 
thèse), on  sent  qu'on  approciie  de  Namur.  Les 
maisons  de  plaisance  commencent  à  se  mêler  aux 
logis  de  paysans,  les  villas  aux  villages,  les  statues 
aux  rochers,  les  parcs  anglais  aux  houblonnières,  ei 
sans  trop  de  trouble  et  de  désaccord,  il  faut  le  dire. 

La  diligence  a  relayé  dans  un  de  ces  villages 
composites.  J'avais  d'un  côté  un  magnifique  jardin 
enlremêlé  de  colonnades  et  de  lemples  ioniques,  de 
l'autre  un  cabaret  orné  à  gauche  d'un  groupe  de 
buveurs  et  à  droite  d'une  splendide  touffe  de  roses- 
trémières.  Derrière  la  grille  dorée  de  la  villa,  sur 
un  piédestal  de  marbre  blanc  veiné  de  noir  par 
l'ombre  des  branches,  la  Vénus  de  Médicis  se  ca- 
chait à  demi  dans  les  feuilles ,  comme  honteuse  et 
indignée  d'être  vue  toute  nue  par  des  paysans  fla- 
mands attablés  autour  d'un  pot  de  bière.  A  quel- 
ques pas  plus  loin ,  deux  ou  trois  grandes  belles 
filles  ravageaient  un  prunier  de  haute  (aille,  et 
l'une  d'elles  était  ])erchée  sur  le  gros  bras  de  l'arbre 
dans  une  altitude  gracieuse  où  les  passants  étaienl 
si  parfaitement  oubliés  qu'elle  domiait  aux  voya- 
geurs de  rimi)ériale  je  ne  sais  quelles  vagues  envies 
de  mettre  pied  à  terre. 

Une  heure  après  j'étais  à  Namur.  Les  deux  val- 
lées de  la  Sainhre  el   de  la  IMeuse  se  renrontreni  el 


I,KS  HOIJDS  DK  \.\  Mil  si;.   DINANT.  NAMll'..    I  M 

se  confondeni  à  Naimir,  qui  est  assise  sur  le  con- 
fluent des  deux  rivières.  Les  femmes  de  Namur 
m'ont  paru  jolies  et  avenantes;  les  hommes  ont  une 
bonne,  grave  et  hospitalière  physionomie.  Quant  à 
la  ville  en  elle-même,  excepté  les  deux  échappées 
de  vue  du  pont  de  Meuse  et  du  pont  de  Sambre , 
elle  n'a  rien  de  remarquable.  C'est  une  cité  qui  n'a 
déjà  plus  son  passé  écrit  dans  sa  configuration.  Sans 
architecture ,  sans  monuments ,  sans  édifices ,  sans 
vieilles  maisons ,  meublée  de  quatre  ou  cinq  mé- 
chantes égUses  rococo  el  de  quelques  fontaines 
Louis  XV  d'un  mauvais  goût  plat  et  triste ,  Naninr 
n'a  jamais  inspiré  que  deux  poèmes,  l'ode  de  Boi- 
leau  et  la  chanson  d'un  poète  inconnu  où  il  est 
question  d'une  vieille  femme  et  du  prince  d'O- 
range; et,  en  vérité,  >amur  ne  mérite  pas  d'aulre 
poésie. 

La  citadelle  couronne  froidement  et  tristement  la 
ville.  Pourtant  je  vous  dirai  que  je  n'ai  pas  consi- 
déré sans  un  certain  respect  ces  sévères  fortifications 
qui  ont  eu  un  beau  jour  l'honneur  d'être  assiégées 
par  Vauban  et  défendues  par  Cohorn. 

Où  il  n'y  a  pas  d'églises ,  je  regarde  les  enseignes. 
Pour  qui  sait  visiter  une  ville,  les  enseignes  des  bou- 
tiques ont  un  grand  sens.  Indépendamment  des 
profes.sions  dominantes  et  des  industries  locales  (pu 
s'y  révèlent  tout  d'abord,  les  locutions  spéciales  y 
ahondciil  ,  cl    les  noms  de   la   hourucoisic  ,  pi  rs(|Mf 

10. 


ll'i  LETTRE  VI. 

aussi  impoiianls  à  éHidier  quo  les  noms  de  la  no- 
blesse, y  apparaissent  dans  leur  forme  la  plus  naïve 
et  sous  leur  aspect  le  mieux  éclairé. 

Voici  trois  noms  pris  à  peu  près  an  hasard  sur  les 
devantures  des  boutiques  à  Namur;  tous  trois  ont 
une  significalion.  —  L'épouse  Dcharsy,  négo^ 
cianle.  On  sent ,  en  lisant  ceci ,  qu'on  est  dans  un 
pays  français  hier,  étranger  aujourd'hui,  français 
demain,  où  la  langue  s'altère  et  se  dénature  insen- 
siblement, s'écroule  par  les  bords  et  prend,  sous  des 
expressions  françaises,  de  gauches  tournures  alle- 
mandes. Ces  trois  mots  sont  encore  français ,  la 
phrase  ne  l'est  déjà  plus  —  Ctucl/t.c-Pirct,  intr- 
eicr.  Ceci  est  bien  de  la  catholique  Flandre.  Noni, 
prénom  ou  surnom  ,  Crucifix  serait  introuvable 
dans  tonte  la  France  voltairienne.  —  Mcnendez- 
Jf'odon,  liorloyer.  In  nom  castillan  et  un  nom 
flamand  soudés  par  un  trait  d'union.  IN 'est-ce  pas  là 
toute  la  domination  de  l'Fspagne  sur  les  Pays-Bas , 
écrite,  attestée  et  racontée  dans  un  nom  propre?  — 
Ainsi ,  voilà  trois  noms  dont  chacun  exprime  et  ré- 
sume un  des  grands  aspects  du  pays  ;  l'un  dit  la 
langue,  l'autre  la  religion,  l'autre  l'histoire. 

Observons  encore  tout  de  suite  que  sur  les  ensei- 
gnes de  Dinant,  do  JVamur  et  de  Liège,  ce  nom 
Demeuse  est  très-fréquemment  répété.  Aux  en^i- 
rons  de  Paris  et  de  Rouen,  c'est  Descnnc  et  De- 
scivc. 


« 


I.i:S  BORl)«;  DR  LA  MKl  SF-,.  DIN  \NT.  \A>ll  R.    Il:, 

Pour  finir  par  une  observation  de  pure  fantaisie, 
j'ai  encore  remarqué  dans  un  faubourg  de  Xaniur 
un  certain  Janus,  ùoutanfjo',  qui  m'a  rappelé  que 
j'avais  noté  à  Paris,  à  l'entrée  du  faubourg  Saint- 
Denis,  Nêr-on,  conpsciiv,  et  à  Arles,  sur  le  fron- 
ton même  d'un  temple  romain  en  ruines ,  Marins, 
coiffeur. 


letthl:  VII. 


LRS   bOP.DS  DE   LA    MKUSE.  —  HUY.  —  IJÉC^E, 


Les  beaux  arbres  et  les  beaux  rochers. —  Louange  à  Dieu,  blâme 
à  l'iiomnie.  —  Sanson.  —  Aiidennes.  —  Le  voyageur  donne 
un  sage  conseil  à  M.  le  cure  de  Seiayen.  —  Huy.  —  Coin  de 
terre  curieux  où  l'on  récolte  du  vin  belge  fait  avec  du  raisni. 

—  Aspects  du  pays.  —  Tableaux  flamands.  —  Approches  de 
Liège.  —  Figure  extraordinaire  et  effrayante  ijue  prend  le 
paysage  à  la  miit  tonibëe.  —  Ce  que  l'auteur  voit  eût  semblé 
à  Virgile  le  Tartare  et  à  Dante  l'Enfer.  —  Liège.  —  Ville  tpii 
ne  ressemble  à  aucune  autre.  —  H  y  a  îles  gens  qui  y  lisL-iil 
le  Constitutionnel.  —  Les  églises.  —  Saint-Paul.  Saint-Jean. 
Saint-Hubert.  Saint-Denis.  —  Le  palais  des  princes-évêinies. 

—  Admirable  cour.  — Maison  de  justice,  marché  et  prison. 

—  Le  bourgeois  vollairien  a  trop  d'esprit;  le  bourgeois  utili- 
taire est  trop  bête.  —  Lstampes  en  l'iioimeur  des  alliés  ilr 
1814.  — Désastres  île  notre  gj'annnaire  et  massacre  de  noire 
orthographe. 

Lii'ge ,  i  ai.ùi. 


Le  chemin  de  Litige  s'éloigne  de  Naiiinr  par  inie 
nlh'e  (If  magnifiques  arhres.  les  immenses  feuillages 


I  IS  LKTTRE  VII. 

foiil  (le  It'iir  mieux  pour  cacliei'  au  voyageur  les 
maussades  clochers  de  la  ville,  lesquels  apparaissent 
de  loin  comme  un  gigantesque  jeu  de  quilles  diapré 
de  quelques  bilboquets.  Au  moment  où  l'on  sort  de 
l'ombre  de  ces  beaux  arbres ,  le  vent  frais  de  la 
Meuse  vous  arrive  au  visage,  et  la  route  se  remet  à 
côtoyer  joyeusement  la  rivière.  La  Meuse ,  grossie 
désormais  par  la  Sambre ,  a  élargi  sa  vallée  ;  mais  la 
double  muraille  d(^  rochers  reparaît,  figurant  à  chaque 
inslanl  des  forteresses  de  cyclopcs,  de  grands  don- 
jons en  ruines,  des  groupes  de  tours  titaniques.  Ces 
roches  de  la  Meuse  contiennent  beaucoup  de  fer; 
mêlées  au  paysage,  elles  sont  d'une  admirable  cou- 
leur; la  pluie,  l'air  et  le  sokil  les  rouillent  splendi- 
dement; mais  arrachées  de  la  terre,  exploitées  et 
taillées,  elles  se  métamorphosent  en  cet  odieux  gra- 
nit giis-bleu  dont  toute  la  Belgique  est  infestée.  Ce 
qui  donnait  de  magnifiques  montagnes  ne  produit 
plus  que  d'affreuses  maisons. 

Dieu  a  fait  le  rocher,  l'homme  a  fait  le  moellon. 

On  traverse  rapidement  Sanson ,  village  au-dessus 
duquel  achèvent  de  s'écrouler  dans  les  ronces  quel- 
(pies  tronçons  d'un  chàteau-fort  bâti,  dit-on,  sous 
(;lodion.  Le  rocher  figure  là  un  visage  humain ,  barbu 
et  sévère,  que  le  conducteur  ne  manque  pas  de  faire 
regarder  aux  voyageurs.  Puis  on  gagne  Andennes, 
où  j'ai  remarqué,  rareté  inappréciable  pour  les  anti- 
(piairos,  une  pelile  éçfliso  iMistique  du  dixième  siècle 


LES  IJOKIJS  \)\:  1,A  MliL  SK.  —  IIUV.  —  Ll  KOli.    I  l'.i 

encore  intacte.  Dans  un  autre  village ,  à  Selayen  ,  je 
crois,  on  lit  cette  inscription  en  grosses  lettres  au- 
dessus  de  la  principale  porte  de  l'église  :  Les  chiens 
hors  de  ta  tnaison  de  Dieu.  Si  j'étais  le  digne 
curé  de  Salayen ,  je  penserais  qu'il  est  plus  urgent 
de  dire  aux  honnnes  d'entrer  qu'aux  chiens  de  sortir. 

Après  Andenncs,  les  montagnes  s'écartent,  la  vallée 
devient  plaine,  la  Meuse  s'en  va  loin  de  la  route  à 
travers  les  prairies.  Le  paysage  est  encore  beau,  mais 
on  y  voit  apparaître  un  peu  trop  souvent  la  cheminée 
de  l'usine,  ce  triste  obélisque  de  notre  civilisation  in- 
dustrielle. 

Puis  les  collines  se  rapprochent,  la  rivière  et  la 
route  se  rejoignent;  on  aperçoit  de  vastes  bastions 
accrochés  connue  un  nid  d'aigle  au  front  d'un  ro- 
cher, une  belle  église  du  quatorzième  siècle  accostée 
d'une  haute  tour  carrée ,  une  porte  de  ville  flancjuée 
d'une  douve  ruinée.  Force  charmantes  maisons  in- 
ventées pour  la  récréation  des  yeux  par  le  génie  si 
riche,  si  fantasque  et  si  spirituel  de  la  renaissance 
flamande,  se  mirent  dans  la  Meuse  avec  leurs  ter- 
rasses en  (leurs  des  deux  côtés  d'un  vieux  pont.  On 
est  à  Huy. 

Huy  et  Dinant  sont  les  deux  plus  jolies  villes  qu'il 
y  ait  sur  la  Meuse.  Huy  est  à  moitié  chemin  entre 
^amuret  Liège,  de  même  que  Dinant  entre  \amur 
cl  Givel.  Iluy,  qui  est  encore  une  redoutable  cita- 
delle,  a  été  autrefois  une  bclli([ueuse  connounc  et 


i->-0  LLTiM:   Ml. 

a  soutenu  des  sièges  contre  ceux  de  lÀégc,  comme 
JJinanl  contre  ceux  de  iNamur,  dans  ce  temps  hé- 
roïque où  les  villes  se  déclaraiejU  la  guerre  comme 
font  aujourd'hui  les  royaumes  et  où  Froissard  disait  : 

Ld  fjiaiid'villc  (le  15;)i-siir-.Saij;i)e 

A  Fiiil  Ueiiililfr  Triiyi-  eu  Cliaiiij)al;;iiu. 

Après  Huy  recommence  ce  ravissant  contraste  qm 
est  tout  le  paysage  de  la  Meuse.  Rien  de  plus  sévère 
(pie  ces  rochers  ,  rien  de  plus  riant  que  ces  prairies. 
Il  y  a  là  quelques  collines  hérissées  de  ceps  et  d'é- 
chalas  cjui  donnent  un  vin  quelconque.  C'est,  je 
crois ,  le  seul  vignoble  de  la  Belgique. 

De  temps  en  tem])s  on  rencontre  tout  au  bord  du 
fleuve,  dans  quelque  ravin  au-dtssus  duquel  passe 
la  route,  une  fabrique  de  zinc  dont  l'aspect  délabré 
et  les  toits  crevassés,  d'où  la  fumée  s'échappe  de 
toutes  les  tuiles,  sinnilent  un  incendie  qui  commence 
on  qui  s'éteint;  ou  c'est  une  alunière  avec  ses  vastes 
monceaux  de  terre  rougeatre;  ou  bien  encore,  der- 
rière une  houblonnière,  à  coté  d'un  champ  de  grosses 
fèves,  au  milieu  des  |)arfums  d'un  petit  jardin  c|ui 
regorge  de  fleurs  et  qu'entoure  une  haie  rapiécée  çà 
et  là  avec  un  treillis  vermoulu ,  parmi  les  caquets 
assourdissants  d'une  populace  de  poules,  d'oies  et 
de  canards,  on  apcrroit  une  maison  en  briques,  à 
tomcilcs  d'ardoises,  à  cioisécs  de  pierre,  à  vitrages 
maillés  di;  plomb,  gra\(',  pro|)re,   douce,  égayée 


LES  BORDS  Dli.LA  MELSi:.  —  HL V.  —  LIEGi;.    I  U 

d'une  vigne  grimpante,  avec  des  colombes  sur  son 
toit,  des  cages  d'oiseaux  à  ses  fenêtres,  un  petit  en- 
fant et  un  rayon  de  soleil  sur  son  seuil ,  et  l'on  i-êve 
à  Teniers  et  à  Wieris. 

Cependant  le  soir  vient ,  le  vent  tombe ,  les  prés, 
les  buissons  et  les  arbres  se  taisent ,  on  n'entend  plus 
que  le  bruit  de  l'eau.  L'intérieur  des  maisons  s'é- 
claire vaguement  ;  les  objets  s'effacent  comme  dans 
une  fumée;  les  voyageurs  bâillent  h  qui  mieux 
mieux  dans  la  voilure  en  disant  :  Nous  serons  à 
Liège  dans  une  lieure.  (j'est  dans  ce  moment-là  que 
le  paysage  prend  tout  à  coup  un  aspect  extraordi- 
naire. Là-bas,  dans  les  futaies,  au  pied  des  collines 
brunes  et  velues  de  l'occident,  deux  rondes  pru- 
nelles de  feu  éclatent  et  resplendissent  comme  des 
yeux  de  tigre.  Ici,  au  bord  de  la  roule,  voici  un 
(•nVayant  cbandelier  de  quatre-vingts  pieds  de  haut 
qui  flambe  dans  le  paysage  et  qui  jette  sur  les  ro- 
cliers  ,  les  forêts  et  les  ravins  des  réxerbérations 
sinistres.  Plus  loin,  à  l'entrée  de  cette  vallée  enfouie 
dans  l'ombre,  il  y  a  une  gueule  pleine  de  braise 
qui  s'ouvre  et  se  ferme  brusquement  et  d'où  sort 
par  instants  avec  d'aiïreux  hoquets  une  langue  de 
flamme. 

C«'  sont  les  usines  qui  s'allument. 

Quand  on  a  passé  le  lieu  appelé  la  pelile-Heniallc, 
la  chose  devient  inexprimable  et  vraiment  uiagni- 
lifliic.    Idiil"'  la  \;)lléc  sciublr  Iroiiér  de  n  alfirs  (  n 

I  I 


1  >•'  LKirni::  vii. . 

éruption.  Quelques  uns  dégorgent  deiiière  les  taillis 
des  tourbillons  de  vapeur  écarlate  étoilée  d'étin- 
celles; d'autres  dessinent  lugubrement  sur  un  fond 
rouge  la  noire  silhouette  des  villages;  ailleurs  les 
flammes  apparaissent  h  travers  les  crevasses  d'un 
groupe  d'édifices.  On  croirait  qu'une  armée  enne- 
mie vient  de  traverser  le  pays ,  et  que  vingt  bourgs 
mis  h  sac  vous  offrent  à  la  fois  dans  celte  nuit  téné- 
breuse tous  les  aspects  et  toutes  les  phases  de  l'in- 
cendie, ceux-là  embrasés,  ceux-ci  fumants,  les 
autres  flamboyants. 

Ce  spectacle  de  guerre  est  donné  par  la  paix  ;  cette 
copie  efîroyable  de  la  dévastation  est  faite  par  l'in- 
dustrie. Vous  a\ez  tout  simplement  là  sous  les  yeux 
les  hauts  fourneaux  de  M.   Cockerill. 

Un  bruit  farouche  et  Aiolent  sort  de  ce  chaos  do 
tra\  ailleurs.  J'ai  eu  la  curiosité  de  mettre  pied  à  terre 
et  de  m'approcher  d'un  de  ces  antres.  Là,  j'ai  ad- 
miré véritablement  l'industrie.  C'est  un  beau  et  pro- 
digieux spectacle,  qui,  la  nuit,  semble  emprunter 
à  la  tristesse  solennelle  de  l'heure  (|uelque  chose  de 
surnaturel.  Les  roues,  les  scies,  les  chaudières,  les 
laminoirs,  les  cylindres,  les  balanciers,  tons  ces 
monstres  de  cuivre,  de  lôle  et  d'airain  que  nous 
nommons  des  machines  cl  que  la  vai)eur  fait  vivre 
d'une  vie  enrayante  et  teri'ible,  mugissent,  sifllent, 
giiucent,  ràlenl ,  renilleni ,  aboient,  glapissent,  dé- 
chirent If  hroM/e,  loidenl  le  1er,  miulieul  le  grauil, 


Li;S  BORDS  DK  I.A  MKIISK. —HIV.  —  MWii:.    15:i 

el ,  par  inoinoiils,  au  milieu  des  ouvriers  noirs  et 
enfumés  qui  les  harcèlent,  hurlent  avec  douleur 
dans  l'atmosphère  ardente  de  l'usine  comme  des  hy- 
dres et  des  dragons  tourmentés  par  des  démons  dans 
un  enfer. 


Liège  est  une  de  ces  vieilles  villes  qui  sont  en 
train  de  devenir  villes  neuves,  —  transformation  dd- 
plorahle,  mais  fatale  !  —  une  de  ces  villes  où  par- 
tout les  antiques  de\antures  peintes  et  ciselées  s'é- 
caillent et  tombent  et  laissent  voir  en  leur  lieu  des 
façades  blanches  enrichies  de  statues  de  plâtre  ;  où 
les  bons  vieux  grands  toits  d'ardoise  chargés  de  lu- 
carnes, de  carillons,  de  clocheUjus  et  de  girouettes, 
s'efTondrenl  tristenuMit,  regardés  avec  horreur  par 
queKpjc  boiu-geois  hébété  qui  Viile  Conslifuf/o/uit/ 
sur  une  h'rrassc  plate  pa\éo  en  zinc;  où  l'octroi, 
temple  i^ri'c  (niié  d'un  (loiiaiiicr,  succède  à  la  porle- 

II. 


i '>.(■>  Lr,TTRI.   \  11. 

donjon  ilanquée  de  tours  cl  hérissée  de  perliiisanos; 
où  le  long  tuyau  rouge  des  hauts-fourneaux  rem- 
place la  flèche  sonore  des  églises.  Les  anciennes  villes 
jetaient  du  bruit,  les  villes  modernes  jettent  de  la 
fumée. 

Liège  n'a  plus  l'énorme  cathédiale  des  princes- 
évêques  bâtie  par  l'illustre  évêc|ue  Notger  en  l'an 
1000,  et  démolie  en  1795  par  on  ne  sait  qui;  mais 
elle  a  l'usine  de  M.  Cockerill. 

Liège  n'a  plus  son  couvent  de  dominicains,  sombre 
cloître  d'une  si  haute  renommée,  noble  édifice  d'une 
si  fière  architecture;  mais  elle  a,  précisément  sur  le 
même  emplacement,  un  théâtre  embelli  de  colonnes 
à  chapiteaux  de  fonte  où  l'on  joue  l'opéra-comique 
et  dont  mademoiselle  Mars  a  posé  la  première  pierre, 

Liège  est  encoi'e,  au  dix-neuvième  siècle  comme 
au  seizième,  la  ville  des  armuriers.  Elle  lutte  avec 
la  France  pour  les  armes  de  guerre,  et  avec  Ver- 
sailles en  particulier  pour  les  armes  de  luxe.  Mais  la 
vieille  cité  de  Saint-Hubert,  jadis  église  et  forteresse, 
commune  ecclésiastique  et  militaire,  ne  [)rie  plus  el 
ne  se  bat  pllis;  elle  vend  et  achète.  (]'est  aujour- 
d'hui une  grosse  ruche  industrielle.  Liège  s'est  Irans- 
formée  en  un  riche  centre  commercial.  La  vallée  de 
la  Meuse  lui  mel  un  bras  en  France  el  l'autre  en 
Hollande,  et,  grâce  à  ces  deux  grands  bras,  sans 
cesse  elle  prend  de  l'une  et  reçoit  de  l'autre. 

l'ont  s'eiïace  dans  cett<'  ville,  jusqu'à  son  étymo* 


iF.s  r.op.Ds  Dr.  LA  Mi:rsr..  — iii  V.  — lux.i-..  i^: 

logic.  L'antique  ruisseau  Lcgia  s'appelle  niainlenaiu 
ie  R  l-de-  Coq-Fontaine. 

Du  reste,  il  faut  pourtant  le  dire,  Liège,  gracieu- 
sement éparse  sur  la  croupe  verte  de  la  montagne 
de  Sainte-Walburge,  divisée  par  la  Meuse  en  haute 
et  basse  \ille,  coupée  par  treize  ponts  dont  quel- 
ques-uns ont  une  figure  architecturale,  entourée  à 
perte  de  vue  d'arbres,  de  collines  et  de  prairies,  a 
encore  assez  de  tourelles,  assez  de  façades  à  pignons 
volutes  ou  taillés,  assez  de  clochers  romans,  assez  de 
portes-donjons  comme  celles  de  Saint-lMartiu  eld'A- 
mercœur,  |)our  émerveiller  le  poète  et  l'antiquaire 
même  le  plus  hérissé  devant  les  manufactures,  les 
mécaniques  et  les  usines. 

Comme  il  pleuvait  h  verse,  je  n'ai  pu  visiter  (pie 
quatre  églises  :  — Saint-Paul,  la  cathédrale  actuelle, 
noble  nef  du  quinzième  siècle,  accostée  d'un  cloître 
gothique  et  d'un  charmant  portail  de  la  Renaissance 
sottement  badigeonnés,  et  surmontée  d'un  clocher 
«pii  a  du  être  fort  beau,  mais  dont  quelque  ine[)l(' 
architecte  contemporain  a  abâtardi  tous  les  angles, 
hontense  opération  que  subissent  eu  ce  moment 
sous  nos  yeu\  les  vieux  toits  de  notre  Ilôtel-de-\  illc 
de  Paris.  — Saint-Jean,  grave  façade  du  diviènif 
siècle,  composée  d'une  grosse  l((ur  carrée  à  flèclic 
d'ardoise  d(!s  deux  côtés  de  laquelk;  se  pressent  dcuv 
autres  bas  clochers  également  carrés.  A  cette  façade 
s'adosse   insolemment    le  donie  ou  plutôt    la    bosse 


DS  T.KTTRE   Ml. 

(l'une  abominable  église  rococo  donl  une  poi  le  s'ou- 
vre sur  un  cloître  ogival  défiguré,  raclé,  blanclii , 
triste  et  plein  de  hautes  herbes.  —  Saint-Huberl, 
dont  l'apside  romane  ourlée  de  basses  galeries  à 
plein -cintre  est  d'un  ordre  magnifique.  —  Saint- 
Denis,  curieuse  église  du  dixième  siècle  dont  la 
grosse  tour  est  du  neuvième.  Cette  tour  porte  à  sa 
partie  inférieure  des  traces  évidentes  de  dévastation 
et  d'incendie.  Elle  a  été  probablement  brûlée  lors  de 
la  grande  irruption  des  Normands,  en  882,  je  crois. 
Les  architectes  romans  ont  naïvement  racconunodé 
et  continué  la  tour  en  briques ,  la  prenant  telle  que 
l'incendie  l'avait  faite  et  asseyant  le  nouveau  mur 
sur  la  vieille  pierre  rongée,  de  sorte  que  le  profil 
découpé  de  la  ruine  se  dessine  parfaitement  conser^  é 
sur  le  clocher  tel  qu'il  est  aujourd'hui.  Cette  grande 
pièce  rouge  qui  enveloppe  le  clocher,  frangée  par  le 
bas  comme  un  haillon ,  est  d'un  effet  singulier. 

Comme  j'allais  de  Saint-Denis  à  Saint-Hubert  par 
un  labyrinthe  d'anciennes  rues  basses  et  étroites, 
ornées  çà  et  là  de  madones  au-dessus  desquelles 
s'arrondissent  comme  des  cerceaux  concentriques 
de  grands  rubans  de  fer-blanc  chargés  d'inscriptions 
dévoles,  j'ai  coudoyé  tout  à  coup  une  vaste  et  sombre 
muraille  de  pierre  percée  de  larges  baies  en  ans(s 
de  panier  et  enrichie  de  ce  ln\e  de  nervures  qui 
annonce  l'airière-façade  d'un  palais  du  moyen -Age. 
T'rK'  porte  ohscinc  s'csl  préseiiléc.  j'\  suis  entré,  et, 


LF.S  BORDS  Di:  f, A  MRrSK  —  IM'V.  —  I.IKCi:.    nO 

au  bout  (le  quelques  pas,  j'étais  dans  une  vaslc  cour. 
Cette  cour,  dont  personne  ne  parle  et  qui  devrait 
être  célèbre,  est  la  cour  intérieure  du  palais  des 
princes  ecclésiastiques  de  Liège.  Je  n'ai  vu  nulle 
part  un  ensemble  architectural  plus  étrange,  plus 
morose  et  plus  superbe.  Quatre  autres  façades  de 
granit  surmontées  de  quatre  prodigieux  toits  d'ar- 
doise, portées  par  quatre  galeries  basses  d'arcades- 
ogives  qui  semblent  s'artaisser  et  s'élargir  sous  le 
poids,  enferment  de  tous  côtés  le  regard.  Deux  de 
ces  façades  |)arfaitenient  entières  offrent  le  bel  ajus- 
tement d'ogives  et  de  cintres  surbaissés  c[ui  carac- 
térise la  fin  du  quinzième  siècle  et  le  commence- 
ment du  seizième.  Les  fenêtres  de  ce  palais  clérical 
ont  des  meneaux  conmie  des  fenêtres  d'église.  Mal- 
heureusement les  deux  autres  façades,  détruites  par 
le  grand  incendie  de  llok,  ont  été  rebâties  dans  le 
chétif  s  yle  de  cette  époque  et  gcltent  un  peu  l'ellei 
général.  Cependant  leur  sécheresse  n'a  rien  qui  con- 
trarie absolument  l'austérité  du  vieux  palais.  L'é- 
vêquc  qui  régnait  il  y  a  cent  cinq  ans  se  refusa  sa- 
gement aux  rocailles  et  aux  chicorées,  et  on  lui  lit 
deux  façades  mornes  et  pauvres;  car  telle  est  la  loi 
de  cette  architecture  du  dix-huitième  siècle,  il  n") 
a  pas  de  milieu  :  des  ori|)eauxou  de  la  nudité;  cliii- 
((uant  ou  misère. 

La  ([uadruple  galerie  qni  enferme  la  cour  est  ad- 
mirablement conservée.  .J'en  ai  fail  le  lonr.  Rien  de 


I.iii  MTTIU:   Nil, 

plus  fiirit'ii\  ;•  ôiudic)'  que  les  piliers  sur  lesquels 
s';ippui('iil  les  retombées  de  ces  larges  ogives  sur- 
baissées. Ces  piliers  sout  en  granit  gris  comme  tout 
le  palais.  —  Selon  qu'on  examine  l'une  ou  l'autre 
(les  quatre  rangées,  le  fût  du  pilier  disparaît  jusqu'à 
moitié  de  sa  longueur,  tantôt  par  le  haut,  tantôt  par 
le  bas,  sous  un  renflement  enrichi  d'arabesques. 
Pour  toute  une  rangée  de  piliers,  la  rangée  occi- 
dentale ,  le  renflement  est  double  et  le  fût  disparaît 
entièrement.  Il  n'y  a  là  qu'un  caprice  flamand  du 
seizième  siècle.  Mais  ce  qui  rend  l'archéologue  per- 
plexe, c'est  que  les  arabesques  ciselées  sur  ces  ren- 
flements, c'est  que  les  chapiteaux  de  ces  piliers, 
naïvement  et  grossièrement  sculptés,  chargés,  aux 
tailloirs  près,  de  figures  chimériques,  de  feuillages 
impossibles,  d'animaux  apocalyptiques,  de  dragons 
ailés  presque  égyptiens  et  hiéroglyphiques,  semblent 
appartenir  à  l'art  du  onzième  siècle;  et  pour  ne  pas 
rendre  ces  piliers  courts,  trapus  et  gibbcux  à  l'archi- 
tecture byzantine,  il  faut  se  souvenir  cjue  le  palais 
princier-épiscopal  de  Liège  ne  fut  commencé  qu'en 
1508  par  le  prince  Erard  de  La  Mark,  qui  régna 
trente-deux  ans. 

Ce  grave  édifice  est  aujourd'hui  le  palais  de  jus- 
lice.  Des  boutiques  de  libraires  et  de  bimbelotiers 
se  sont  installées  sous  toutes  les  arcades.  Un  marché 
aux  légumes  se  tient  dans  la  coui-.  On  voit  les  robes 
noires  des  praticiens  alfairés  |)asser  an  milieu  des 


LKSl50RL)SUKLAMEi:S.:.-ni:V.-LlÉ(;K.    .M 

grands  paniers  pleins  de  choux  roug.'S  et  violels  Des 
.roupes  de  marchandes  Hamandes  réjouies  el  hai- 
gneuses  jasent  et  se  querellent  devant  chaqt.e  pd.er; 
des  plaidoiries  irritées  sortent  de  toutes  les  enetrcs, 
et  dans  cette  sombre  cour,  recueillie  et  sdenc.euse 
autrefois  comme  un  cloître  do.it  elle  a  la  iorme ,  se 
croise  et  se  mêle  perpétuellement  aujourd  hm  a 
double  et  ùitarissable  parole  de  l'avocat  ei  de  U 
conunère,  le  bavardage  et  le  babil. 

Au-dessus  des  grands  toits  du  palais  apparaît  une 
haute  et  massive  tour  carrée  en  briques.  Cette  t(,ur 
qui  était  jadis  le  beffroi  du  princc-évèque  es.  mam- 
tenant  la  prison  des  filles  publiques;  triste  et  hou  e 
antithèse  que  le  bourgeois  vollairien  d'il  y  a  trenle 
aus  eût  faite  simUudlemenl ,  que  le  bourgeois 
utilitaire  et  positif  d'à  présent  fait  bêtement. 

En  sortant  du  palais  par  la  grande  porte,  j  eu  a. 
pu  contempler  la  façade  actuelle,  œuvre  glaciale  et 
déclamatoire  du  désastreux  architecte  de  173f,.  Ou 
croirait  voir  une  tragédie  de  Lagrange-Chancel  en 
,„arbre  et  en  pierre.  Il  y  avait  sur  la  place,  devant 
cette  façade,  un  brave  honuue  cp.i  voulait  absolu- 
ment me  la  faire  admirer.  Je  lui  ai  tourne  le  dos 
sans  pitié  qu()i(pi'il  m'ait  appris  que  Lu'ge  s  appelle 
on  hollandais  luik.  en  allemand  /.yV«^/^•/u•ten  la.m 

l.achambreoùjelogea.saLiégeéla,.  oroee.ie 
,icl<.aux  de  mousseline  sur  leMp.eis  élaieui  bn.d-s. 


iJ'  Li;i  iRi:  VII. 

non  des  bouquets,  mais  des  melons.  J'\  ai  admiré 
aussi  des  gravures  triomphantes  figurant,  à  l'honneur 
des  alhés,  nos  désastres  de  181Z|,  et  nous  humiliant 
cruellement  dans  notre  langue.  Voici  textuellement 
la  légende  imprimée  au  bas  d'une  de  ces  images  : 
<'  lîATAirxE  D'ARr.is-SLR-AUtJE,  le  21  mars  181^. 
"  La  plus  part  de  la  garnison  de  cette  place,  cora- 
»  posée  de  la  garde  ancienne  (probablement  la 
»  vieille  (jarde)  fit  fait  prisonniers,  et  les  alliés 
»  entrèrent  vainquereuse  à  Paris  le  2  avril.  » 


LETTRb:    VIII. 


LES     RORDS    DK     LA    VKSDni:.   —    VKIIVIKRS , 


l.v  vdyajj'ciM'  ajjal.sc  une  (jiierellc  en  si-  saciiiiaiil  el  en  se  siilis- 
laisaiil.  —  l'avsajje  Je  lu  Vesdre.  —  Kjj'ojjiies,  —  Les  \ri-< 
«l'Ovide  mis  en  seèiie  par  le  Ijoii  Dieu.  —  Quailiers  tie  rn- 
ehers  qui  pleuvciil.  —  ;Ne  traversez  pas  une  idylle  dans  la- 
quelle on  fait  un  elieniin  de  fer.  —  V'erviers,  —  Les  Iruis  (|iiai- 
liers  de  Vei-viers.  —  Le  marmot  et  la  pipe.  —  Maliieiireusi- 
ville  si  les  elieminées  v  fument  eomme  les  enfants.  —  l,im~ 
boiir;;.  —  La   di)nani',   la  j;nérlte,  la  frontière. 


\In-I.i-(  ;liaj)elle,    1  août . 

Hier,  à  iiciil  heiiics  du  matin,  comincla  diligciicf 
de  Liège  à  Aix-la-Cliapellf  allait  partir,  un  bra\(' 
iiourgcois  wallon  ameutait  les  passants,  se  refusant  à 
monter  sur  l'impériale,  et  nie  rapi)e]ant  par  l'énergie 
de  sa  résistance  ce  paysan  auNcrgnat^jr/  avait  poijô 
poar  être  dans  (a  hoitc  el  non  sur  l'o/n'ra. 
.l'iii  oir<'ll  de  prendre  l;i  phice  de  ce  dionc  \(»\  iii;eiM', 


KVi  LKirni':  viii. 

je  suis  monté  sur  l'opéra,  tout  s'est  apaisé  et  la  dili- 
gence est  partie. 

Bien  m'en  a  pris.  La  route  est  gaie  et  charmante. 
Ce  n'est  plus  la  Meuse,  mais  c'est  la  Vesdre.  La 
Meuse  s'en  va  par  Maëstriclit  et  Ruremonde  à  Rot- 
terdam et  h  la  mer. 

La  Vesdre  est  une  ri\ière  tonenl  qui  descend  de 
Saint-Cornelis-Munster  entre  Aiv-Ia-Chapelle  et  Du- 
ren ,  à  travers  Verviers  el  CliaufTontaines,  jusqu'à 
Liège,  par  la  plus  ravissante  vallée  qu'il  y  ait  au 
monde.  Dans  cette  saison,  par  un  beau  jour,  avec  le 
ciel  bleu ,  c'est  quelquefois  un  ravin ,  souvent  un 
jardin,  toujours  un  paradis.  —  La  route  ne  quitte 
j)as  un  moment  la  rivière.  Tantôt  elles  traversent  en- 
semble im  beureiix  village  entassé  sous  les  arbres 
avec  un  ponl  iiistique  devant  (hacpie  poile;  tantôt, 
dans  un  pli  solitaire  i\u  vallon,  elles  côtoient  un  vieux 
cliàleau  d'éclievin  avec  ses  tours  carrées,  ses  hauts 
loils  jioinlus  ci  sa  grande  façade  percée  de  quel([ues 
l'ares  fenèlres,  fier  et  modeste  à  la  fois  connue  il 
convient  à  un  édifice  qui  lient  le  milieu  entre  la  chau- 
mière du  pavsaii  et  le  don^'on  du  seigneur.  Puis,  le 
paysage  prend  tout  à  coup  une  voix  bruyante  et 
joyeuse,  et  au  lournanl  d'une  colline  l'œil  entre- 
voit, sous  une  touiïe  de  tilleuls  et  d'auliu's  qui  lais- 
sent passer  le  soleil,  celle  maison  basse  et  celte 
grosse  roue  noire;  inondée  de  pierreries  qu'on  aj)pelle 
nii  niiHilin  à  eau. 


f.LS   nORDS   1)1.   r.\    M.SDRK.  — VFRVIIRS,.     1,1  j 

EiilH' Chaiilfonlaines  cl  Veniers  la  valit'c  iiiappa- 
raissait  avec  une  douceur  virgilicnno.  Il  faisait  un 
temps  adniiiable,  de  charmants  niarmols  jouaient 
sur  le  seuil  des  jardins,  le  vent  dos  tiend)lcs  et  des 
peupliers  se  répandait  sur  la  route,  de  belles  gé- 
nisses, groupées  par  trois  ou  quatre,  se  reposaient  à 
l'ombre  gracieusement  couchées  dans  les  prés  verts. 
Ailleurs,  loin  de  toute  maison,  seule  au  milieu  d'une 
grande  prairie  enclose  de  haies  vives ,  paissait  ma- 
jestueusement uue  admirable  vache  digne  d'être 
gardée  par  Argus.  J'entendais  une  flùle  dans  la  mon- 
tagne. 

^f:^n■ul■in.^!  scplcin  mnlccl  attivfliiiiliiix, 

IJe  temps  en  temps  la  cheminée  d'une  usine  on 
uue  longue  pièce  de  drap  séchant  au  soleil  ])rès  de 
la  route,  venait  interrompre  ces  églogues. 

Le  chemin  de  fer  qui  tra\erse  toute  la  Belgique 
d'An\ers  à  Liège  et  (jui  veut  aller  jusqu'à  Ver^iers, 
\a  trouer  ces  collines  et  couper  ces  vallées. 

Ce  chemin,  colossale  entreprise,  percera  la  mon- 
tagne douze  ou  quinze  fois.  A  cha(pie  pas  on  ren- 
contre des  terrassements,  des  remblais,  des  ébau- 
ches de  ponts  et  de  viaducs;  ou  bien  on  voit  au  bas 
(l'une  immense  paroi  de  roche  \  ive  une  petite  foui'- 
niilière  noire  occupée  à  creuser  un  petit  trou.  Ces 
fourmis  loni  inie  œu\re  de  géaiUs. 

l'ar  insliMils,  (l;ins  les  enflroils  on  ces  Irons  soni 


I.iii  I.KTTRi:  Mil. 

(Irj.'i  lai's<'s  cl  profonds,  une  haleine  épaisse  el  un 
bruil  rauque  en  sortent  tout  à  coup.  On  dirait  cjue 
la  montagne  violée  crie  par  cette  bouche  ouverte. 
C'est  la  mine  qui  joue  dans  la  galerie.  Puis  la  dili- 
gence s'arrête  brusquement,  les  ouvriers  qui  pio- 
chaient sur  un  terrassement  voisin  s'enfuient  dans 
tontes  les  directions,  un  tonnerre  éclate,  répété  par 
l'écho  grossissant  do  la  colline,  des  quartiers  de  roche 
jaillissent  d'un  coin  du  paysage  el  \ont  éclabousser 
la  plaine  de  toutes  ])arts.  (Tesl  la  mine  qui  joue  à 
ciel  ouvert.  Pendant  celte  station,  les  voyageurs  se 
racontent  qu'hier  un  honnne  a  été  tué  et  un  arbre 
coupé  en  deux  par  un  de  ces  blocs  qni  pesait  vingt 
mille,  et  qu'a^ant-hier  une  femme  d'ouvrier  qui 
portait  (c  café  (non  la  soupe)  à  son  mari  a  été  fou- 
droyée de  la  même  façon.  —  Cela  aussi  dérange  un 
peu  l'idylle. 

Verviers,  ville  insignifiante  d'ailleurs,  S(!  divise  en 
trois  quaitiers  (lui  s'appellent  la  Cliick-Cliack,  la. 
Basse-Croltc  el  la,  Daidanclle.  J'y  ai  remarcpié 
un  petit  garçon  de  six  ans  qui  hunait  magistralement 
sa  pipe,  assis  sur  le  seuil  de  sa  maison. 

Vax  me  voyant  passer,  ce  marmot  hnnem-  a  éclaté 
de  rire.  J'en  ai  conclu  (pie  je  lui  semblais  fort  ri- 
(licide. 

Après  Verviers,  la  route  côtoie  encore  la  Vesdre 
jusqu'à  I.imbourg.  IJmbourg,  celle  ville  comiale, 
ce  pillé  d(tiil  Louis  \IV/ro*/ 'Vf//  la  ri'OHlc  si  duir. 


us  ijonns  di:  l\  \i  sdiu:.  — vkr\  uns.    1,17 

n'est  plus  aujourd'hui  qu'une  forieresse  démantelée, 
pittoresque  couronnement  d'une  colline. 

Un  moment  après,  le  terrain  s'aplatit,  la  i)laine  se 
déclare,  une  grande  porte  s'ouvre  à  deux  battants, 
c'est  la  douane  ;  une  guérite  chevronnée  de  noir  et 
de  blanc  du  haut  en  bas  apparaît  ;  on  est  chez  le  roi 
de  Prusse. 


12. 


LETTRE  IX. 

AIX-LA-CHAPELLE.     —    LE    TOMBEAU 
DE  CHARLEMAGNE. 

'loul  ce  qii'esl  Aix-la-Chapelle.  —  Cliarleniaj>ne  y  est  ne  ei  v 
est  mort.  —  La  Chapelle.  —  Architecture  (ht  portail,  à  la- 
quelle l'auteur  mêle  une  parenthèse.  —  Lcjjenfle  du  (lial)le 
qui  est  moins  bêle  ([iie  les  bourgeois  et  du  moiiis  qui  a  plus 
il'cspril  que  le  diable.  —  La  parenihèse  se  ferme  et  la  cha- 
pelle se  rouvre.  —  Asprcl  de  l'éjjlise.  —  Ensemble.  —  n('- 
taiî.  —  Le  tombeau  de  Charlemague.  — L'auteur  iuNecliM- 
le  système  décimal.  —  Tout  ce  qu'il  y  a  dans  l'armoire.  — 
Éblouissement  et  admiration.  —  Où  sont  les  trois  couronnes 
de  Charlemagne.  —  .autres  armoires.  —  Autres  trésors.  ■ — 
La  chaire.  — Le  choeur. —  L'orgue.  —  L'aigle  d'Othon  III. 

—  Le  cœur  de  M.  Antoine  Benlolet.  —  Destinée  des  sarco- 
phages. —  Les  empereurs  ne  gardent  rien,  pas  même  un  tom- 
beau.—  Charlemagne  prend  son  sarcophage  à  .Auguste. —  Bai'- 
beroiisse  prend  sa  chaise  à  Charlemagne. —  Le  Hochnnmsier . 

—  Le  fauteuil  de  marbre.  —  Comment  était  Charlemagm- 
dans  le  sépulcre.  —  Profanation  de  Barberoiisse.  —  Mon  de 
Barberousse.  —  Bruits  qui  coiu-elil  sur  sdu  compte  depuis 
six  cents  ans.  —  L'auteiu"  refait  le  tombeau  de  Chailemagne, 

—  Visite  de  l'empereur  en  1804.  —  Napoléon  devant  h-  Fau- 
teuil de  Charlemagne.  —  Visite  des  empereuis  et  dis  và'.s 
alliés  en  1814.  —  l!a|)[)roihemenls.  —  De  (pii  raiiieui-  tinii 
tous  ces  détails.  —  Le  sapeur  du  3()'-'  régiment.  —  Les  chats - 
moines.  —  Ne  riez  pas  des  noms  i)opulaires  avaut  d'axnir 
examiné  les  noms  aristocratiqtics.  —  L'Holel-dc-VilIf.  —  l.a 
tour  de  Granns.  —  Rêverie  crépusculaire. 

Aix-hi-(;iiiipc|le  ,  6  août. 

Aix-la-Chapelle,  pour  le  malade,  c'est  une  Ion- 


l'.O  I.KTIIU.    I\. 

laine  niiiiéialc,  cliaiulc,  froide,  ferrugineuse,  sulfu- 
reuse; pour  le  touriste,  c'est  un  pays  de  redoutes  et 
de  concerts;  pour  le  pèlerin,  c'est  la  châsse  des 
grandes  reliques  qu'on  ne  voit  que  tous  les  sept  ans , 
robe  de  la  Vierge ,  sang  de  l'enfant-Jésus,  nappe  sur 
laquelle  fut  décai)ité  sainl  Jeaii-Bapliste;  pour  l'anti- 
quaire-chroniqueur,  c'est  une  al)l)aye  noble  de  filles 
à  abbesse  immédiate  héritière  du  couvent  d'hommes 
bâti  par  saint  Grégoire,  fils  de  Nicé])hore  emi)er('ur 
d'Orient;  pour  l'amateur  de  chasses,  c'(>st  l'ancienne 
vallée  des  sangliers,  Porciium  doiU  on  a  fait  Boi- 
ci'lte  ;  pour  le  manufacturier,  c'est  imc  source  d'eau 
lessiveuse  |)ropre  an  la\age  des  laines;  pour  le  mar- 
chand ,  c'est  une  fabrique  de  draps  et  de  casimirs , 
d'aiguilles  et  d'épingles  ;  pour  celui  qui  n'est  ni  mar- 
chand, ni  manufacturier,  ni  chasseur,  ni  antiquaire, 
ni  pèlerin,  ni  touriste,  ni  malade,  c'est  la  ville  de 
Charlemagne. 

Charlemagne  en  eiïet  est  né  à  Aix-la-Chapelle,  et 
il  y  est  mort.  Il  y  est  né  dans  le  vieux  palais  demi- 
romain  des  rois  francs,  dont  il  ne  reste  j)lus  que  la 
tour  de  Granus,  enclavée  aujourd'hui  dans  l'Hôtel- 
de-Ville.  Il  y  est  enterré  dans  l'église  qu'il  avait  fon- 
dée deux  ans  après  la  mort  de  sa  femme  Fastrada , 
en  796,  que  le  pape  Léon  III  bénit  en  8t)/|,  et  pour 
la  dédicace  de  laquelle,  dit  la  tradition,  deux  évè- 
(pies  de  Tongres ,  morts  et  ensevelis  à  Maëstrichi, 
sorliiTul  de  leurs  sépulcres  afin  de  compléter  dans 


celle  eéréinonie  les  trois  cent  soixante-cinq  arche- 
\  èqnes  et  évèques  représentant  les  jours  de  l'année. 

Cette  historique  et  fabuleuse  église  qui  a  donné 
son  nom  à  la  ville  a  subi ,  depuis  mille  ans,  bien  des 
transformations. 

A  peine  arrivé  à  Aix,  je  suis  allé  à  la  Chai)elle. 

Si  l'on  aborde  l'église  par  la  façade ,  voici  com- 
menl  elle  se  présente  : 

Un  i)ortail  du  temps  de  Louis  XV  en  granit  gris- 
bleu  avec  des  portes  de  bronze  du  huitième  siècle , 
adossé  à  une  nmraille  carlovingienne  (lue  surmonte 
un  étage  de  plein-cintres  romans.  Au-dessus  de  ces 
archivoltes  un  bel  étage  gothique  richement  ciselé 
où  Ton  reconnaît  l'ogive  sévère  du  quatorzième 
siècle;  et  pour  couronnement  une  ignoble  maçon- 
nerie en  brique  à  toit  d'ardoise  qui  date  d'une 
vingtaine  d'années.  A  la  droite  du  portail  une  grosse 
pomme  de  pin ,  en  bronze  romain,  est  posée  sur  un 
pilier  de  granit,  et  de  l'autre  côté,  sur  un  autre 
pilier,  il  y  a  une  louve  d'airain,  également  antique 
et  romaine,  ((ui  se  tourne  à  demi  vers  les  passants 
la  gueule  éntr'ouverte  et  les  deiils  serrées. 

(Pardon,  mon  ami,  mais  permettez-moi  d'ouxrir 
ici  une  parenthèse.  Cette  pomme  de  pin  a  un  sens, 
et  celte  louve  aussi ,  ou  ce  louj) ,  car  je  n'ai  pu  re- 
connaître bien  clairement  le  se\e  de  cette  bête  de 
bronze.  Voici  à  ce  sujet  ce  (pie  laconteiU  encore  les 
vieilles  (lieuses  tlii  pays  : 


('. >  1.1  IIP, I.  I\ 

Il  \  a  luiig-lciiips  ,  hifii  long-i('in})s ,  ceux  il'Aiv- 
la-(lliapelle  voulurent  bâtir  une  église.  Ils  se  cotisè- 
rent ,  et  l'on  commença.  On  creusa  les  fondements , 
on  éleva  les  murailles ,  on  ébaucha  la  charpente,  et 
pendant  six  mois  ce  fui  un  tapage  assourdissant  de 
scies,  de  marteaux  et  de  cognées.  Au  bout  de  six 
mois,  l'argent  manqua.  On  fit  appel  aux  pèlerins , 
on  mit  un  bassin  d'étain  à  la  porte  de  l'église  ;  mais 
à  peine  s'il  y  tomba  cjuclques  targes  et  quelques 
liards  à  la  croix.  Que  faire?  Le  sénat  s'assembla, 
chercha,  parla,  a\isa,  consulta.  Les  ouvriers  refu- 
saient le  travail,  et  l'herbe  et  la  ronce,  et  le  lierre 
et  toutes  les  insolentes  plantes  des  ruines  s'empa- 
raient déjà  des  pierres  neuves  de  l'édifice  abandonné. 
Fallait-il  donc  laisser  là  l'église?  Le  magnifique  sénat 
des  hourgmeslres  étail  consterné. 

Comme  il  délibérait ,  entre  un  quidam  ,  un  étran- 
ger, un  inconnu  .  de  haute  taille  et  de  belle  mine. 

—  Bonjour,  bourgeois.  De  quoi  est-il  question  ? 
Vous  êtes  tout  effarés.  Votre  église  vous  tient  au 
cœur?  Vous  ne  savez  comnunt  la  finir?  On  dit  que 
c'est  l'argent  qui  vous  manque? 

—  Passant ,  dit  le  sénat ,  allez-vous-en  au  diable. 
11  nous  faudrait  un  million  d'or. 

—  Le  voici,  dit  le  gentilhomme;  et,  ouvrant  une 
fenêtre,  il  montre  aux  boiugmeslres  un  grand  cha- 
riot arrêté  siu-  la  place  à  la  porte  de  la  maison  de 
\ille.  O  chariol  étail  attelé  <!<•  dix  jougs  de  bceufs  et 


\L\-I.A-CIIAl'i:(-Li:.  Ii3 

gaidé  par  vingt  nègres  d'AlViciuc  ai  niés  jusqu'aux 
dents. 

Un  des  bourgmestres  descend  avec  le  gentil- 
homme, prend  au  hasard  un  des  sacs  dont  le  chariot 
était  chargé,  puis  tous  deux  remontent ,  l'étranger 
et  le  bourgeois.  On  \ida  la  sacoche  devant  le  sénat  : 
elle  était  en  effet  pleine  d'or. 

Le  sénat  ouvre  de  grands  yeux  bêtes  et  dit  à  l'é- 
tranger : 

—  Qui  ètes-vous ,  monseigneur  ? 

—  31es  chers  manants ,  je  suis  celui  qui  a  de 
l'argent.  Que  voulez-vous  de  plus?  J'habite  dans  la 
Forêt-Noire,  près  du  lac  de  AVildsée,  non  loin  des 
ruines  de  Heidenstadt ,  la  ville  des  païens.  Je  pos- 
sède des  mines  d'or  et  d'argent ,  et  la  nuit  je  remue 
avec  mes  mains  des  fouillis  d'escarboucles.  Mais  j'ai 
des  goûts  simples,  je  m'ennuie,  je  suis  un  être  nié- 
lancolifiue ,  je  passe  mes  journées  à  voir  jouer  sous 
la  transparence  du  lac  le  tourniquet  et  le  (riton 
d'eau  ,  et  à  regarder  pousser  parn)i  les  roches  le  po- 
lygonum  amphibium.  Sur  ce,  trêve  aux  questions  et 
aux  l)ille\esé<'s.  J'ai  débouclé  ma  ceinture,  profite/.- 
en.  Voilà  voire  million  d'or.  Eu  voulez-vous? 

—  Pardieu  !  oui ,  dit  le  sénat.  Xous  finirons  nodc 
église. 

—  Eh  bien  !  prenez;  mais  à  une  condiiiim. 

—  La([uelle,  monseigneur? 

—  Finissez  votre  église,  bourgeois;  pini»'/,  loiHc 


1  -,  i  i.i;ri  i;i:  i\. 

cette  iiiiti aille;  mais  pioinettez-inoi  en  écliaiigc  la 
première  ànie  ({uelconque  qui  entrera  dans  votre 
église  et  qui  en  franchira  la  porte  le  jour  où  les  clo- 
ches et  les  carillons  en  sonneront  la  dédicace. 

—  Vous  êtes  le  diable  !  cria  le  sénat. 

—  Tous  êtes  des  imbéciles ,  répondit  Urian. 

Les  bourgmestres  commencèrent  par  des  sou- 
bresauts ,  des  frayeurs  et  des  signes  de  croix.  Mais 
comme  Urian  était  bon  diable ,  et  riait  à  se  tordre 
les  côtes  en  faisant  sonner  son  or  tout  neuf ,  ils  se 
rassurèrent  et  l'on  négocia.  Le  diable  a  de  l'esprit. 
C'est  à  cause  de  cela  qu'il  est  le  diable.  —  Après 
tout,  disait-il,  c'est  moi  qui  perds  au  marché.  Vous 
aurez  votre  million  et  votre  église.  Moi ,  je  n'aurai 
qu'une  âme.  Et  quelle  àme,  s'il  vous  plaît  ?  La  pre- 
mière venue.  Une  âme  de  hasard.  Quelque  mauvais 
drôle  d'hypocrite  qui  jouera  la  dévotion  et  qui  vou- 
dra ,  par  faux  zèle ,  entrer  le  premier.  Bourgeois 
mes  amis ,  votre  église  s'annonce  bien.  L'épure  me 
plaît.  L'édifice  sera  beau,  je  crois.  Je  vois  avec  plai- 
sir que  votre  architecte  préfère  à  la  trompe-sous-le- 
coin  la  trompe  de  Montpellier.  Je  ne  hais  pas  cette 
voûte  en  pendentif,  à  plan  berloiig  et  h  coupes  ron- 
des ;  mais  j'aurais  préféré  pourtant  une  voûte  d'a- 
rête, biaise  et  également  berlongue.  J'approuve  qu'il 
ait  fait  là  une  porte  en  tour  ronde  ,  mais  je  ne  sais 
s'il  a  bien  ménagé  l'épaisseur  du  par|):\in.  —  Com- 
ment se  nonmie  voire  architecte,  manants? —  Dites- 


\l\-LV-Cll.\PLLLr:.  l'i.) 

lui  (le  ma  pat  I  que  ,  j)()ur  bien  faire  la  lète  d'une 
porlc  Cl)  tour  creuse ,  il  est  nécessaire  qu'il  y  ail 
(juatre  panneaux  :  deux  de  lit  et  un  de  doyle  par- 
dessus ;  le  quatrième  se  met  sur  l'exlrados.  C'est 
égal.  >oilà  une  descente  de  cave  à  trompe  en  ca- 
nonnière qui  est  d'un  fort  bon  st\le  et  parfailemen! 
ajustée.  Ce  serait  dommage  d'en  rester  là.  —  il  faul 
mettre  à  fin  cette  église.  Allons ,  mes  compères ,  le 
million  pour  vous,  l'âme  pour  moi.  Est-ce  dil  ? 

Ainsi  ])arlait  le  gentilbomme  Irian.  —  Après 
tout,  pensèient  les  bourgeois,  nous  sommes  bien 
lieureux  qu'il  se  contente  d'une  ànie.  Il  pourrait 
bien,  s'il  regardait  d'un  peu  près,  les  prendre  tou- 
tes dans  cette  ville. 

Le  marché  fut  conclu  ,  le  million  fut  encaisse. 
Drian  disparut  dans  une  trappe  d'où  sortit  une  pe- 
tite flamme  bleue,  connue  il  convient,  et,  deux  ans 
après,  l'église  était  bâtie. 

Jl  va  sans  dire  que  tous  les  sénateurs  avaient  juré 
de  ne  conter  la  chose  à  personne,  cl  il  va  sans  dire 
que  chacun  d'eux  le  soir  même  avait  conté  la  chose 
à  sa  femme.  Ceci  est  une  loi.  l  ne  loi  que  les  séna- 
teurs n'ont  pas  faite ,  mais  qu'ils  observent.  Si  bien 
(jue ,  lors(|ue  l'église  fut  lerminée,  comme  toute  la 
ville ,  grâce  aux  femmes  des  sénateurs  ,  savait  le 
secret  du  sénal  ,  personne  ne  voulut  entrer  dans 
l'église. 

Nouvel  embarras  ,  non  moins  ^rand  <pic  le  pre- 

I.; 


l')«  LLJTl',1':   l\. 

niior.  L'église  est  bâtie,  mais  nul  n\  veut  ineUic  le 
pied  ;  l'église  est  achevée ,  mais  elle  est  vide.  Or  à 
quoi  bo^  une  église  vide  ?  —  Le  sénat  s'assemble. 
Il  n'invente  rien.  —  On  appelle  l'évèque  de  Ton- 
gres.  Il  ne  trouve  rien.  —  On  appelle  les  chanoines 
du  chapitre,  ils  n'imaginent  rien.  —  On  appelle  les 
moines  du  couvent.  —  Pardieu  !  dit  un  moine ,  il 
faut  convenir,  messeigneurs,  que  vous  vous  empê- 
chez de  peu  de  chose.  Vous  devez  à  Lrian  la  pre- 
mière âme  qui  passera  par  la  porte  de  l'église.  Mais 
il  n'a  pas  stipulé  de  quelle  espèce  serait  cette  âme. 
Urian  n'est  qu'un  sol,  je  vous  le  dis.  Messeigneurs, 
après  une  longue  battue ,  on  a  pris  vivant  ce  malin 
dans  la  vallée  de  Borcetle  un  loup.  Faites  entrer  ce 
loup  dans  l'église.  Il  faudra  bien  qu'l  rian  s'en  con- 
lente.  Ce  n'est  qu'une  ame  de  loup,  mais  c'est  une 
âme  quelconque. 

—  Bravo  !  dit  le  sénat.  Voilà  un  moine  d'esprit. 

Le  lendemain  ,  dès  l'aube  ,  les  cloches  sonnèrent. 
—  Quoi  !  dirent  les  bourgeois,  c'est  aujourd'hui  la 
dédicace  de  l'église  !  mais  qui  donc  osera  y  entrer 
le  premier?  Ce  ne  sera  pas  moi.  ISi  moi.  M  moi. 
M  moi.  —  Ils  accoururent  en  foule.  Le  sénat  et  le 
chapitre  étaient  devant  le  porlail.  Tout  à  coup  on 
amène  le  loup  dans  une  cage ,  et  h  un  signal  donné 
on  ouvre  à  la  fois  les  porks  de  la  cage  et  les  portes 
de  l'église.  Le  loup  ellVaxé  par  la  foule  voit  l'église 
déserte  et   s'v  enfonce,  l  ri;ui  allendail,  la  gueule 


\l\-L\-rHAI>KLI,F..  1.7 

oiivcrle  cl  los  yeux  voluptiiousoinent  loinR's.  .Iiigo/ 
de  sa  rage  quaiul  il  sontil  qu'il  avalail  un  loup.  Il 
poussa  un  rugissement  effrayant  et  vola  quelque 
temps  sous  les  hautes  arches  de  l'église  avec  le  hruil 
d'une  tempête.  Puis  il  sortit  enfin  éperdu  de  colère, 
et  en  sortant  il  donna  dans  la  grande  porte  d'airain 
un  si  furieux  coup  de  pied ,  qu'elle  se  fendit  du 
haut  en  has.  —  On  montre  encore  cette  fente  au- 
jourd'hui. 

C'est  pour  cela ,  ajoutent  les  honnes  vieilles,  qu'à 
gauche  de  la  porte  de  l'église  ou  a  placé  la  statue 
du  loup  en  bronze,  et  à  droite  une  pomme  de  pin 
qui  figure  sa  pauvre  âme  si  stupidement  màcht'-e 
par  Urian. 

Je  quitte  la  légende  et  je  reviens  à  l'église.  Je 
dois  pourtant  vous  dire  que  j'ai  cherché  sur  la  porte 
la  fameuse  crevasse  faite  par  le  talon  du  diable,  et 
que  je  ne  l'ai  pas  trouvée.  Maintenant  je  ferme  la 
parenthèse.  ) 

Ainsi ,  quand  on  aborde  la  Chapelle  par  le  grand 
portail,  le  romain,  le  roman,  le  golhi([ue,  le  rococo 
et  le  moderne  se  mêlent  et  se  superposent  sur  cette 
façad(!,  mais  sans  affinité,  sans  nécessité,  sans  ordre, 
et,  par  consi'quent,  sans  grandeur. 

Si  l'on  arrive  à  la  Chapelle  par  le  chevel ,  l'enVl 
est  tout  autre.  [,a  hante  abside  du  quatorzième 
siècle  vous  apparaît  dans  toute  son  aiulace  et  dans 
toute  s.i   hcauté  avec  l'an^h^  savant  de  son   toit ,   le 


I  '.s  I  Kiinr.  i\. 

riche  travail  de  ses  bahistrados,  la  variété  de  ses 
gargouilles,  la  sombre  couleur  de  sa  pierre,  et  la 
transparence  vitreuse  de  ses  immenses  lancettes  au 
pied  desquelles  semblent  imperceptibles  des  maisons 
à  deux  étages  réfugiées  entre  les  contreforts. 

Cependant  de  là  encore  l'aspect  de  l'église,  si  im- 
posant qu'il  soit ,  est  hybride  et  discordant.  Entre 
l'abside  et  le  portail ,  dans  une  espèce  de  trou  où 
toutes  les  lignes  de  l'édifice  s'écroulent,  se  cache,  à 
peine  relié  à  la  façade  par  un  joli  pont  sculpté  du 
quatorzième  siècle  ,  le  dôme  byzantin  à  frontons 
triangulaires  qu'Olhon  III  fit  bâtir  au  dixième  siècle 
au-dessus  du  tombeau  même  de  (jharlemagne. 

Cette  façade  plaquée ,  ce  dôme  enfoui ,  cette  ab- 
side rompue,  voilà  la  chapelle  d'Aix.  L'architecte 
de  lo53  voulait  absorber  dans  sa  prodigieuse  cha- 
pelle l'église  de  Charlemagne  dévastée  en  882  par 
les  Normands,  et  le  dôme  d'Othon  III  incendié  en 
1236.  Un  système  de  chapelles  basses,  rattachées  à 
la  base  de  la  grande  chapelle  centrale,  devait,  an 
portail  près,  envelopper  tout  l'édifice  dans  ses  arti- 
culations. Déjà  deux  de  ces  chapelles  qui  subsistent 
encore,  et  qui  sont  admirables,  étaient  bâties  quand 
survint  l'incendie  de  I36G.  Cette  puissante  végéta- 
tion architecturale  s'est  arrêtée  là.  Chose  étrange, 
le  quinzième  et  le  seizième  siècle  n'ont  rien  fait 
pour  cette  église.  T-e  dix-huitième  et  le  dix-neu- 
vième l'ont  gâlée. 


AIX-LA-CHAPELLE.  l'jO 

Cependant,  il  faut  le  dire,  juise  dans  l'ensemhk' 
et  telle  qu'elle  est ,  la  Chapelle  d'Ai\  a  de  la  masse 
et  de  la  grandeur.  Après  (juclques  instants  de  con- 
templation ,  une  majesté  singulière  se  dégage  de  cet 
édifice  extraordinaire  resté  inachevé  comme  l'œuvre 
de  Charlemagne  lui-même,  et  composé  d'architec- 
tures c[ui  parlent  tous  les  styles  comme  son  empire 
était  composé  de  nations  cpii  parlaient  toutes  les 
langues. 

A  tout  prendre,  pour  le  penseur  qui  la  considère 
du  dehors ,  il  y  a  une  harmonie  étrange  et  profonde 
entre  ce  grand  homme  et  cette  grande  tombe. 

J'étais  impatient  d'entrer. 

Après  avoir  franchi  la  voûte  du  portique  et  laissé 
derrière  moi  les  antiques  portes  de  bronze  ornées 
à  leur  milieu  d'une  tète  de  lion  et  coupées  carré- 
ment pour  s'adapter  à  des  architraves,  ce  qui  a  d'a- 
bord frappé  mou  regard ,  c'est  une  rotonde  blanche 
à  deux  étages,  éclairée  par  le  haut,  dans  laquelle 
s'épanouissent  de  tous  côtés  toutes  les  fantaisies  co- 
quettes de  l'architecture  rocaille  et  chicorée.  Puis, 
en  abaissant  mes  yeux  vers  la  terre ,  j'ai  aperçu  au 
milieu  du  pavé  de  cette  rotonde,  sous  le  jour  bla- 
fard f|ue  laissent  tomber  les  vitres  blanches ,  une 
grande  lame  de  marbre  noir,  usée  par  les  pieds 
des  passants ,  avec  c(  tie  inscri|)ii()n  en  lettres  de 
enivre  : 

c. \no[,f)  MAf;\o. 

I.T 


i-yCi  LETTP.r.  1\. 

l\ien  de  plus  choquant  et  de  plus  eflVonic''  que 
cette  chapelle  rococo  étalant  ses  grâces  de  coui  ti- 
sane autour  de  ce  grand  nom  carlovingien.  Des 
anges  qui  ressemblent  à  des  amours  ,  des  palmes 
qui  ressemblent  à  des  panaches ,  des  guirlandes  de 
fleurs  et  des  nœuds  de  ruban,  voilà  ce  que  le  goût 
pompadour  a  mis  sous  le  dômed'Othon  III  et  sur  la 
tombe  de  Charlemagne. 

La  seule  chose  qui  soit  digne  de  l'homme  et  du 
lieu  dans  cette  indécente  chapelle,  c'est  une  im- 
mense lampe  circulaire  à  quaranle-huit  becs,  d'en- 
viron douze  pieds  de  diamètre,  donnée  au  douzième 
siècle  par  Barberousse  à  Charlemngne.  Cette  lampe, 
qui  est  en  cuivre  et  en  argent  doré ,  a  la  forme 
d'une  couronne  impériale  ;  elle  est  suspendue  à  la 
voûte,  au-dessus  de  la  lame  de  marbre  noir,  par 
une  grosse  chanie  de  fer  de  cjuatre-vingt-dix  pieds 
de  long. 

La  lame  noire  a  environ  neuf  pieds  de  longueur 
sur  sept  de  largeur. 

Il  est  évident  du  reste  que  Charlemagne  avail  ;i 
cette  même  place  un  autre  monument.  Rien  n'an- 
nonce que  la  dalle  noire,  encadrée  d'un  maigre  filet 
de  cuivre  et  entourée  d'une  bordure  de  marbre 
blanc ,  soit  ancienne.  Quant  aux  lettres  Carolo 
MAGNO,  elles  n'ont  ])as  plus  de  cent  ans, 

Charlemagne  n'est  plus  sous  cette  pierre.  En 
lion,  Fiédéric  Barberoiisse ,  dont  cette  lam|ie-rou- 


AI\-LA-CIlAPI£LLr..  i:.i 

ronno ,  si  magnifique'  qu'elle  soit,  ne  rachè'e  pas  lo 
sacrilège ,  fit  déterrer  le  grand  empereur.  L'église  a 
pris  le  sqneletle  impérial  et  l'a  dépecé  comme  saint, 
pour  faire  de  chaque  ossement  une  relique.  Dans  la 
sacristie  voisine  un  vicaire  montre  aux  passants  et 
j'ai  vu  pour  trois  francs  soixante-quinze  centimes, 
prix  fixe  ,  le  bras  de  Charlemagne  ,  ce  bras  qui  a 
lenn  la  boule  du  monde,  vénérable  ossement  qui 
porte  sur  ses  téguments  desséchés  cette  inscription 
écrite  pour  quelques  liards  par  un  scribe  du  dou- 
zième siècle  :  Bracliium  sancti  Caroli  Magni. 
Après  le  bras,  j'ai  vu  le  crâne,  ce  crâne  qui  a  été 
le  moule  de  toute  une  Europe  nouvelle  et  sur  le- 
quel un  bedeau  frappe  avec  l'ongle. 

Ces  choses  sont  dans  une  armoire. 

Line  armoire  de  bois  peinte  en  gris  avec  filets 
d'or,  ornée  à  son  sommet  de  quelques-uns  de  ces 
anges  pareils  à  des  amours  dont  je  parlais  tout 
à  l'heure,  voilà  aujourd'hui  le  tond)eau  de  ce  Char- 
les qui  rayonne  jusqu'à  nous  à  travers  dix  siècles  et 
qui  n'est  sorti  de  ce  monde  qu'après  avoir  eiive- 
loppé  son  nom,  pour  une  double  immortalité,  de 
ces  deux  mots,  sanctus,  magnus^  saint  et  grand, 
les  deux  plus  augustes  épithètes  dont  le  ciel  et  la 
terre  puissent  couronner  une  tèt(!  hiunainc  ! 

Une  chose  qui  étonne,  c'est  la  grandeur  maté- 
rielle de  ce  crâne  et  de  ce  bras,  grandia  ossa. 
Charlemagne  en   ell'ct   était   un   de  ces   très-rares 


i;.>  M.TTRK   IX, 

j^iands  lioinmcs  qui  sont  nnssi  dos  hommes  grands. 
Le  fils  de  Pepin-le-Bref  était  colosse  par  le  corps 
comme  par  l'intelligence.  Il  avait  en  hauteur  sept 
fois  la  longueur  de  son  pied  ,  lequel  est  devenu  me- 
sure. C'est  ce  pied  de  roi,  ce  pied  de  Charlemagne, 
que  nous  venons  de  remplacer  platement  par  le 
Quètrc,  sacrifiant  ainsi  d'un  seul  coup  l'histoire,  la 
poésie  et  la  langue  h  je  ne  sais  quelle  invention  dont 
le  genre  humain  s'était  passé  six  mille  ans  et  qu'on 
appelle  le  si/slèine  décimal. 

L'ouverture  de  cette  armoire  cause  du  reste  une 
sorte  d'éblouissement ,  tant  elle  est  resplendissante 
d'orfèvreries.  Les  battants  en  sont  couverts  à  l'in- 
térieur de  peintures  sur  fond  d'or,  parmi  lesquelles 
j'ai  remarqué  huit  admirables  panneaux  qui  sont 
évidemment  d'Albert  Durer.  Outre  le  crâne  et  le 
bras,  rarmoire  contient  :  le  cor  de  Charlemagne, 
énorme  dent  d'éléphant  évidée  et  sculptée  curieuse- 
ment vers  le  gros  bout  ;  la  croix  de  Charlemagne, 
bijou  où  est  enchâssé  un  morceau  de  la  vraie  croix 
et  que  l'empereur  avait  h  son  cou  dans  son  tom- 
beau ;  un  charmant  ostensoir  de  la  renaissance 
donné  par  Charles-Ouint  et  gâté  au  siècle  dernier 
par  un  surcroît  d'ornements  sans  goût  ;  les  quatorze 
plaques  d'or  couvertes  de  sculptures  byzantines  qui 
ornaient  le  fauteuil  de  marbre  du  grand  empereur  ; 
un  ostensoir  donné  par  Philippe  II,  qui  reproduit 
le  jM'olil  du  dôme  de  Milan  :   la  corde  dont   fut  lié 


AIX-LA-CIIAPKLLr.  1,V{ 

.h'siis  Christ  poiuliinl  la  llasellalioii  ;  un  niorceaii 
{!(!  l'éponge  iinhibôo  de  fiel  dont  on  l'abreuva  sur  la 
croix  ;  enfin  ,  la  ceinture  de  la  sainte  Vierge  en 
tricot  et  la  ceinture  de  Jésus-Christ  en  cuir.  Cetle 
petite  lanière  tordue  et  roulée  sur  elle-même  comme 
un  fouet  d'écolier  a  occupé  trois  empereurs  ;  de 
Constantin,  lequel  apposa  dessus  son  si(jilluni , 
qui  y  est  encore  et  que  j'y  ai  vu  ,  elle  est  tombée  à 
Haroun-al-Raschid  qui  l'a  donnée  à  Charlemagne. 

Tons  ces  objets  vénérables  sont  enfermés  dans 
d'étincelants  reliquaires  gothiques  et  byzantins,  qui 
sont  autant  de  chapelles,  de  (lèches  et  de  cathédra- 
les microscopiques  en  or  massif,  auxquelles  les  sa- 
phirs, les  émeraudes  et  les  diamants  tiennent  lieu 
de  vitraux. 

Au  milieu  de  ces  innombrables  joyaux  entassés 
sur  les  deux  étages  de  l'armoire  s'élèvent ,  comme 
deux  montagnes  d'or  et  de  pierreries ,  deux  grosses 
chasses  d'une  valeur  immense  et  d'une  beauté  mi- 
raculeuse. La  première,  la  |)lus  ancienne,  qui  est 
byzantine,  entourée  de  niches  où  sont  assis,  la  coii- 
romie  en  tête ,  seize  empereurs ,  contient  le  reste 
des  os  de  Charlemagne  et  ne  s'ouvre  jamais.  La  se- 
conde ,  qui  est  du  douzième  siècle ,  et  que  l>  rédéric 
Barberousse  adonnée  à  l'église,  renferme  les  fameu- 
ses grandes  reliqu(;s  don!  je  vous  ai  parlé  au  com- 
mencement (1(!  C(tle  lettre  et  ne  s'ouvre  que  tous 
les   srpi    ans.    l'iic  seule  (luvcrliuc  (If  cclh"  rliàssr 


I..'.  I.ETTRK   l\'. 

('11  \U9(S  alliia  conl  qnaranto-doiiv  iiiillo  iièlorins, 
cl  rapporta  en  quinze  jours  quatr('-vinc;t  mille  flo- 
rins d'or. 

Celte  châsse  n'a  qu'une  clef.  Celle  clef  est  cassée 
en  deux  morceaux  dont  l'un  est  gardé  par  le  chapi- 
tre, l'autre  par  le  magistrat  de  la  ville.  On  l'ouvre 
quelquefois  par  extraordinaire,  mais  seulement  pour 
les  tètes  couronnées.  Le  roi  actuel  de  Prusse,  n'é- 
tant encore  que  prince  royal ,  en  demanda  l'ouver- 
ture. Elle  lui  fut  refusée. 

Dans  une  petite  armoire ,  voisine  de  la  grande, 
j'ai  vu  la  copie  exacte  en  argent  doré  de  la  couronne 
germanique  de  Charlemagne.  La  couronne  germa- 
nique carlovingienne,  surmontée  d'ime  croix,  char- 
gée de  pierreries  et  de  camées ,  est  formée  seule- 
ment d'iui  cercle  fleuronné  qui  entoure  la  lète ,  et 
d'un  demi-cercle  soudé  du  front  à  la  nuque  avec 
une  légère  inflexion  qui  imite  le  profil  de  la  corne 
ducale  de  Venise.  Aujourd'hui ,  des  trois  couronnes 
qu'a  portées  Charlemagne  il  y  a  dix  siècles  comme 
empereur  d'Allemagne ,  comme  roi  de  France  et 
comme  roi  des  Lombards,  la  première,  la  couronne 
impériale,  est  à  Vienne  ;  la  seconde,  la  couronne  de 
France  ,  est  à  Reims  ;  la  troisième ,  la  couronne  de 
fer,  est  à  !\lilan  \ 

Au  sortir  de  la  sacristie,  le  hcdeau  m'a  confié  au 

'    A  Vî..nz:É.  |ii('s  M  II;,  M. 


ajx-la-chai'i:lli..  155 

suisse  qui  s'est  mis  à  parcourir  l'église  devant  moi, 
in'ouvraiit  de  temps  en  temps  de  morues  armoires 
derrière  lesquelles  éclataient  tout  à  coup  des  magni- 
ficences. 

Ainsi,  la  chaire,  qui  a  tout  l'aspect  d'une  chaire 
de  village,  se  débarrasse  de  sa  hideuse  chrysalide  de 
bois  roussâtie  et  vous  apparaît  subitement  comme 
une  splendide  tour  de  vermeil.  C'est  une  chaire, 
prodige  de  la  ciselure  et  de  l'orfèvrerie  du  onzième 
siècle ,  donnée  par  l'empereur  Henri  II  à  la  Cha- 
pelle. Des  ivoires  byzantins  profondément  fouillés, 
une  coupe  de  cristal  de  roche  avec  sa  soucoupe,  un 
onyx  monstrucLix  de  neuf  pouces  de  long  sont  in- 
crustés dans  celle  cuirasse  d'or  qui  entoure  le  prê- 
tre parlant  au  nom  de  Dieu ,  et  dont  la  lame  anté- 
rieure représente  Charlemagne  portant  la  Chapelle 
d'Aix  sur  son  bras. 

Cette  chaire  est  placée  à  l'angle  du  chœur,  Iccfuel 
occupe  la  merveilleuse  abside  de  )35o.  Toutes  les 
verrières  de  couleur  ont  disparu.  I.es  lancettes  sont 
blanches  du  haut  en  bas.  La  riche  tombe  d'Oihon  III, 
fondateur  du  dôme,  détruite  en  lldh,  est  remplacée 
par  une  pierre  plate  qui  en  marque  l'emplacement 
à  l'entrée  du  chœur.  Vn  orgue  donné  par  l'impéra- 
trice Joséphine  affiche  près  de  l'admirable  voûte  du 
<|ualorzième  siècle  le  mauvais  style  de  I8UZ1.  Voùle, 
piliers  ,  chapiteaux  ,  colonnelles  ,  sialues  ,  tout  le 
rhtL'ur  cïl  l)a(lii'conué. 


Au  milieu  de  coUe  ab.sidc  déslioiiuiée,  k:  bec  ou- 
veil ,  l'œil  irrilé  ,  les  ailes  à  demi  dé|)lo\ ées,  s'eflare 
cl  frissonne  l'aigle  de  bronze  d'Othon  III  Irans- 
formé  en  lutrin  el  tout  indigné  de  porter  le  livre 
dn  plain-chant ,  lui  qui  a  le  globe  du  monde  sous 
ses  pieds. 

On  aurait  dû  juturlant  respecter  cet  aigle.  Quand 
Napoléon  \isita  la  (lliapelle,  au  monde  (|ue  portait 
dans  ses  serres  l'aigle  d'Ollion,  on  ajouia  la  foudre 
((ue  j'ai  vue  encore  aujourd'hui  fixée  aux  d'.'iw  côtés 
dn  globe  impérial. 

Le  suisse  dévisse  ce  tomierre  à  la  demande  des 
curieux. 

Sur  le  dos  de  cet  aigle,  connue  par  un  triste  et 
ironique  pressentiment,  le  sculpteur  dn  dixième 
siècle  avait  étendu  nnv  chauve-souris  d'airain  à  face 
humaine,  qui  est  là  comme  clouée  et  sur  la<pielle 
s'appuie  uiainteuant  le  livre  du  lutrin. 

A  droite  de  l'autel  est  scellé  l<;  cœur  de  M.  An- 
toine Berdolet ,  j)remier  et  dernier-  évéque  d'Aix-la- 
(;haj)elle.  Car  cette  église  n'a  jamais  eu  (pi'nn  seul 
évéque,  celui  que  Bonaparte  avait  nommé,  et  que 
son  épitaplie  qualifie  priniiis  Afiuinifrancnsis 
episcojnis.  A  présent,  conune  jadis,  la  Chapelle 
est  admiuistiée  |)ar  im  chapitre (jne  piéside  mi  doyen 
a\ec  le  titre  de  prévôt. 

Dans  mu'  salle  soml)re  de  la  Cha|)elle,  le  suisse 
m'a  encore  ouxeil  une  iinnoire.  Là  est  le  sarcoi)hage 


Al.VI.A-CllAl'LLLK.  1)7 

tic  Cliiiiicuiagiif.  Cesl  un  niagirruiiio  cercueil  ro- 
main en  marbre  Jjlanc,  sur  la  face  antérieure  (huiuel 
esl  sculpté,  du  ciseau  le  plus  magistral ,  renlèvenienl 
de  Proserpine.  J'ai  long-temps  contemplé  ce  bas-re- 
lief, qui  a  deux  mille  ans.  A  l'exlrémité  de  la  com- 
position ,  quatre  chevaux  frénétiques ,  à  la  fois  in- 
fernaux et  divins,  conduits  par  3Iercure,  entraînent 
vers  un  gouffre  entr'ouverl  dans  la  plinthe  un  char 
sur  lequel  crie,  lutte  et  se  tord  avec  désespoir  Pro- 
serpine saisie  par  Pluton.  La  main  robuste  du  dieu 
presse  la  gorge  demi-nue  de  la  jeune  lille  qui  se 
renverse  en  arrière  et  dont  la  tête  échevelée  rencon- 
tre la  figiUT  droite  et  impassible  de  .^iinerve  castpiée. 
Pluton  empoile  la  Proserpine  à  laquelle  Minerxe,  la 
conseillère,  parle  bas  à  l'oreille.  I/Amour,  souriant, 
est  assis  sur  le  char,  entre  les  jand)es  colossales  de 
Pluton.  Derrière  Pioserpine,  se  débat ,  selon  les  li- 
gnes les  i)lus  (ièresetles  plus  sculpturales ,  le  groupe 
des  nymphes  et  des  furies.  Les  compagnes  de  Pro- 
serpine s'eiïorcent  d'arrêter  un  char  attelé  de  deux 
dragons  ailés  et  igni\ ornes,  (pii  est  là  comme  une 
\oilure  de  suiîe.  L'ne  des  jeunes  déesses,  (pii  a  saisi 
hardiment  mi  dragon  par  les  ailes,  lui  fait  pousser 
des  cris  de  douleur.  Ce  bas-relief  est  un  poème. 
C'est  de  la  sculpture  \iolenle,  vigoureuse,  exorbi- 
tante, superbe,  un  peu  emi)liali([ue,  couMue  en  fai- 
sait la  Home  païenne,  comme  en  eût  fait  Uubens. 
Ce  cercueil,  a\ant  d'être  le  sarc(»phaL!,e  de  Cliar- 


I.)8  LLTIlili  \\ 

k'inagiR',  avait  été,  dit -on,  le  sarcophage  (l'Au- 
guste. 

Enfin ,  par  un  autre  escalier  étroit  et  sombre, 
(ju'ont  monté,  depuis  six  siècles,  bien  des  rois,  bien 
des  empereurs ,  bien  des  passants  illustres ,  mon 
guide  m'a  conduit  jusqu'à  la  galerie  qui  forme  le 
premier  étage  de  la  rotonde  et  qu'on  appelle  le 
Hochmunster. 

Là ,  sous  une  armature  de  bois  qu'il  a  enlevée  à 
demi ,  et  qui  ne  tondje  jamais  entièrement  que  pour 
les  visiteurs  couronnés,  j"ai  vu  le  fauteuil  de  pierre 
(le  Cliarlemagne.  Ce  fauteuil,  bas,  iai-ge,  à  dossier 
arrondi  ,  formé  de  (piatre  lames  de  marbre  blanc, 
nues  et  sans  sculptures  ,  assemblées  par  des  chevrons 
de  fer,  ayant  pour  siège  une  planche  de  chêne  re- 
couverte d'un  coussin  de  velours  rouge,  est  exhaussé 
sur  six  degrés  dont  deux  sont  de  granit  et  «puitre  de 
mirbre  blanc. 

Sur  ce  fauteuil,  revêtu  des  (juatorze  plaques  by- 
zantines dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure,  au  haut 
d'ime  estrade  de  pierre  à  laquelle  conduisaient  ces 
(piatre  marches  de  marbre  blanc,  la  couronne  en 
tète,  le  globe  dans  une  main  et  le  sceptre  dans  rau- 
Ire,  l'épée  germanique  au  côté,  le  manteau  de  l'em- 
|)ire  sur  les  épaules  ,  la  croix  de  Jésus-Christ  au  cou  , 
les  pieds  plongeant  au  sarcophage  d'Auguste,  l'em- 
l>i  i(  lu  Chaiiemagne  était  assis  dans  son  tombeau.  Il 
e>l  reslé  dans  cette  ombre,  sur  ce  trône  et  dans  celte 


UX-LA-CII\Pi:iJ.i;.  159 

attiUidc  pciulaiii  Irois  cfiil  (  iiK|ii;inl('(l('ii\  ans,  de 
81/|  à  11G6. 

Ce  fut  donc  en  11G6  que  Frédéric  Barbeiousse, 
voulant  avoir  un  fauteuil  |)our  son  couronnement , 
entra  dans  ce  tombeau  dont  aucune  tradition  n'a 
conservé  la  forme  monumentale  et  auquel  apparte- 
naient les  deux  saintes  portes  de  bronze  adaptées 
aujourd'hui  au  portail.  Barberousse  était  lui-même 
un  prince  illustre  et  un  vaillant  chevalier.  Ce  dut 
être  un  moment  étrange  et  redoutable  que  celui  où 
cet  homme  couronné  se  trouva  face  à  face  avec  ce 
cadavre  également  couronné  ;  l'un  ,  dans  toute  la 
niajeslé  de  l'empire  ;  l'autre,  dans  toute  la  majesté 
de  la  mort.  le  soldat  vainquit  l'ombre,  le  vivant  dé- 
posséda U'  trépassé.  La  Chapelle  garda  le  squelette, 
Barberousse  prit  le  fauteuil  de  marbre;  et,  de  cette 
chaise  où  avait  siégé  le  néant  de  Charlemagne,  il  fit 
le  trône  où  est  venue  s'asseoir  pendant  quatre  siècles 
la  grandeur  des  empereurs. 

Trente-six  empereurs  en  eiïet,  y  compris  Barbe- 
rousse, ont  été  sacrés  et  couronnés  sur  ce  rauleuil 
dans  le  Ilochmunstcr  d'Aix-la-Chapelle.  Ferdinand  l" 
fut  1('  dernier;  Charles-Quint,  l'avant-dernier.  — 
l)<'puis,  le  couronnement  des  empereurs  d'Allemagne 
s'est  fait  à  Francfort. 

Je  ne  pouvais  m'arracher  d'aïqirès  de  ce  fauteuil 
si  simj)le  cl  si  grand.  ,Ic  considérais  les  (piaire  mar- 
ches (If  iii;ii-hic  r;i\('(>s  par  je  lalon  de  ces  lr«Mite-si\ 


160  LETTRE  l\ 

C(''sars  qui  avaient  \(i  s'alliimor  là  k-nr  illustre  rayon- 
nouKMil  (t  qui  s'étaient  éti  iiits  à  leiu-  tour.  Des  idées 
et  (les  souvenirs  sans  nombre  nie  venaient  à  l'esprit. 
Je  nie  rappelais  que  le  violateur  de  ce  sépulcre, 
Frédéric  Barberousse,  devenu  vieu\,  voulut  se  croi- 
ser pour  la  seconde  ou  la  troisième  fois  et  alla  m 
Orient.  Là ,  un  jour,  il  rencontra  un  beau  fleuve. 
Ce  fleuve  était  le  Cydnus.  Il  avait  chaud,  et  il  eut 
la  fantaisie  de  s'y  baigner.  L'homme  qui  avait  pro- 
fané Charlemagne  pouvait  oublier  Alexandre.  Il  en- 
tra dans  le  fleuve  dont  l'eau  glaciale  le  saisit.  Alexan- 
dre, jeune  homme,  avait  failli  y  mourir  ;  —  Barbe- 
rousse, vieillard,  y  mourut  '. 

In  jour,  je  n'en  doute  pas,  uno  pensée  pieuse  et 
sainte  viendra  à  quelque  roi  ou  à  quelque  empereur. 
On  ôtera  Charlemagne  de  l'armoire  où  des  sacris- 
tains l'ont  mis  et  on  le  replacera  dans  sa  tombe.  On 
réunira  religieurement  tout  ce  qui  reste  de  ce  grand 
sqneletîe.  On  lui  rendra  son  caveau  byzantin,  .ses 
portes  de  bronze,  son  sarcophage  romain,  son  fau- 

'  I.a  cilosf  <-sl  (liviMsciiii'iil  racoiili'c  [):ir  !i's  hlslmiciis.  Solmi 
«l'aiilrcs  (liiniiiciiiciii's,  c'rsl  eu  voiil.iiil  liMvi  rsor  le  (Ailmis  ou 
il-  rviocadiuis  lie  vive  force,  que  l'iliuslro  cnipcrcur  Frt'ilérif  II, 
atli'iul  (l'iiur  l!ô(  Ile  sarr-is-iic  au  milieu  du  fl.'iive,  s'y  noya.  Selon 
les  !éj;euiles,  il  ue  s'y  noya  pas,  il  y  clspariit,  Fut  sauve  par  îles 
pâtres,  au  dire  des  uns,  par  des  {jeuies,  au  diie  des  autres,  et 
fnl  niiraetilciistnieul  trausporlé  de  .Syrie  eu  Ail  niajjiie,  où  il  fi' 
pénileiire  dans  la  f.inieu.e  (jrolle  de  Kaisci  sl.uileru  ,  si  l'on  eu 
rroii  1rs  rouies  dr-  hoids  du  lîliiu,  ou  dans  la  caverne  ilr  KKT 
li;rli«cf,   <i    r.iu  II -1   Irv   Ir.tdllioiis  i!i(  W'iirlriiilier.;;. 


MV-LA-CHAPliLLi:.  ini 

teuil  de  inarbrf  exhaussé  sur  l'estrade  de  pierre  et 
orné  des  quatorze  plaques  d'or.  On  reposera  le  dia- 
dème carlovingien  sur  ce  crâne,  la  boule  de  l'enipiro 
sur  ce  bras,  le  manteau  de  drap  d'or  sur  ces  osse- 
ments. L'aigle  d'airain  reprendra  fièrement  sa  place 
aux  pieds  de  ce  maître  du  monde.  On  disposera  au- 
tour de  l'estrade  toutes  les  châsses  d'orfèvrerie  et  de 
diamants  comme  les  meubles  et  les  coffres  de  cette 
dernière  chambre  royale  ;  et  alors  ,  —  puisque  l'é- 
glise veut  qu'on  puisse  contempler  ses  saints  sous  la 
forme  que  leur  a  donnée  la  mort ,  —  par  quelque 
lucarne  étroite  taillée  dans  l'épaisseur  du  mur  e( 
croisée  de  barreaux  de  fer,  à  la  lueur  d'une  lampe 
suspendue  à  la  voûte  du  sépulcre ,  le  pass;mt  age- 
nouillé pourra  voir,  au  haut  de  ces  cjuatre  marches 
blanches  qu'aucun  pied  humain  ne  touchera  plus, 
sur  un  fauteuil  de  marbre  écaillé  d'or,  la  couronne 
au  front,  le  globe  à  la  main,  resplendir  vaguement 
dans  les  ténèbres  ce  fantôme  impérial  qui  aura  été 
(Iharlemaf^ne. 

Ce  sera  une  grande  apparition  pour  ((uio()n((ue 
osera  hasarder  son  regard  dans  ce  caveau  ,  et  chacim 
emportera  de  cette  tombe  une  grande  pensée.  Ou  \ 
viendra  des  extrémités  de  la  terre,  et  toutes  les  es- 
pèces de  penseurs  y  viendront.  Charles,  (ils  de  Pé- 
pin ,  est  en  effet  un  de  ces  êtres  complets  qui  re- 
gardent l'humanité  par  (piatre  faces.  Toin-  l'histoire, 
c'est  un  grand  hounne  connue  Auguste  ei  Sésosiris: 

I  i. 


If.>  LKTTRi:   l\. 

)K)iii-  la  fahic,  c'est  iiii  paladin  coiiiinc  Koland,  nii 
magicien  comme  Merlin  ;  pour  l'église,  c'est  un  saint 
comme  Jérôme  et  Pierre;  pour  la  philosophie,  c'est 
la  civilisation  même  qui  se  personnifie,  qui  se  fait 
géant  tous  les  mille  ans  pour  traverser  ([uelque  pro- 
fond ahîme,  les  guerres  civiles ,  la  harharie,  les  ré- 
volutions, et  qui  s'appelle  alors  tantôt  flésar,  tantôt 
Charlemagne,  tantôt  .Napoléon. 

En  180^ ,  au  moment  où  Bonaparte  devenait  Na- 
poléon, il  visita  Aix-la-rhapelle.  Joséphine,  qui 
l'accompagnait,  eut  le  caprice  de  s'asseoir  sur  le 
fauteuil  de  marhre.  I/empereur,  qui ,  par  respect , 
avait  rovèlu  son  grand  uniforme,  laissa  faire  cette 
créole.  J.iii  lesla  innnohile,  dehout ,  silencieux  ei 
découvert  devant  la  chaise  de  Charlemagne. 

Chose  remarquahle,  et  qui  me  vient  ici  en  pas- 
sant, en  81 'i  (hariemagne  mourut.  INIille  ans  après, 
en  (pielque  sorte  heure  pour  heiu-e,  en  1814,  Na- 
poléon loudja. 

Dans  celte  même  année  fatale,  181/t,  les  souve- 
rains alliés  firent  leur  visite  à  l'omhre  du  grand 
Charles.  Alexandre  de  Ilussie,  comme  Napoléon, 
avait  revêtu  son  grand  uniforme;  Frédéric-Guillaume 
de  Prusse  portait  la  caijote  et  la  casquette  de  petite 
tenue;  François  d'Autriche  était  en  redingote  et  en 
chapeau  rond.  Le  roi  de  Prusse  monta  deux  des 
marches  de  marbre  et  se  fil  expli(|uer  par  le  prévôt 
du  chapitre  les  détails  du  couronnement  des  empe- 


\l\-LA-CfI\Pi:T,Li:.  \C,?. 

ronrs  d'Allonintïno.    Lo?>  dnix  oiupcrciirs  linidÎTcM! 
\o  sil(>noo. 

Aujourd'hui   Napoléon,    Joséphine,    Alexandre, 
Frédéric-Guillaume  et  François  sont  morts. 

i>lon  guide,  qui  nie  donna  t  tous  ces  détails ,  est 
un  ancien  soldat  français  d'Austerlitz  et  d'Iéna,  li\é 
depuis  à  Aix-la  Chapelle  et  devenu  prussien  par  la 
grâce  du  congrès  de  1813.  Maintenant  il  porte  le 
baudrier  et  la  hallebarde  devant  le  chapitre  dans  les 
cérémonies.  J'admirais  la  Providence  qui  éclate  dans 
les  plus  petites  ehoses.  Cet  homme,  qui  parle  aux 
passants  de  Charlemagne,  est  plein  de  Napoléon.  De 
là,  à  son  insu  même,  je  ne  sais  quelle  grandeur  dans 
ses  paroles.  Il  lui  venait  des  larmes  aiiv  veux  ([uand 
il  me  racontait  ses  anciennes  batailles,  ses  ancien> 
camarades,  son  ancien  colonel.  (;'est  avec  cet  ac- 
cent qu'il  m'a  entretenu  du  maréchal  Soult ,  du  co- 
lonel Graindorge,  et,  sans  savoir  combien  ce  nom 
m'intéressait,  du  giMiéral  Hugo.  Il  avait  reconnu  en 
moi  un  français,  et  je  n'oublierai  jaujais  avec  (|uell»^ 
solennité  simple  et  prnfoudi^  il  me  dit  en  me  (pijt- 
lant  :  —  «  fous  pourrez  dire,  luo/isicur,  t/uf 
»  vous  avez  vu  à  Ai.v  la-CImpcllc  un  sapeur 
'  t/u  lr<  >}((  -.si.r/i'Dh  rnfiim ni  suisse  de  la  eu 
n  t  II  ni  rate.  « 

Dans  im  autre  moment,  il  m'a\ait  dit  :  —  Ti  I 
que   vous   me   voi/rz.    ntousii  ur.  j'uppa rtii  ii.\ 


If. 4  LF.TTRF.   I\. 

à  trois  nations;  je  suis  Prussien  de  hasard , 
suisse  de  métier.  Français  de  cœur. 

Du  reste,  je  dois  convenir  que  son  ignorance  mi- 
litaire des  choses  ecclésiastiques  m'avait  fait  sourire 
plus  d'une  fois  pendant  le  cours  de  cette  visite,  no- 
tamment dans  le  chœur,  lorsqu'il  me  montrait  les 
stalles  en  me  disant  avec  gravité  :  —  Voici  les  pla- 
ces des  chamoines.  —  Ne  pensez-vous  pas  que 
cela  doive  s'écrire  chats-moines  ? 

En  quittant  la  Chapelle,  j'étais  tellement  absorbé 
par  une  pensée  unique,  que  c'est  à  peine  si  j'ai  re- 
gardé à  quelques  pas  de  l'église  une  façade,  pour- 
tant fort  belle,  du  quatorzième  siècle,  ornée  de  sept 
fières  statues  d'empereurs ,  qui  donne  passage  au- 
jourd'hui dans  je  ne  sais  quel  cloaque.  Et  puis  en 
ce  moment-là  il  m'est  survenu  une  distraction.  Deux 
visiteurs  comme  moi  sortaient  de  la  Chapelle,  où  mou 
vieux  soldat  venait  probablement  de  les  piloter  pen- 
dant quelques  minutes.  Comme  ils  riaient  aux  éclats , 
je  me  suis  retourné.  J'ai  reconnu  deux  voyageurs, 
dont  le  plus  âgé  avait  écrit ,  le  malin  même,  devant 
moi  son  nom  sur  le  registre  de  V Hôtel  de  l'Em- 
pereur, iM.  le  comte  d'A  — ,  un  des  plus  vieux  et 
des  plus  nobles  noms  de  l'Artois.  Ils  parlaient  haut. 

—  Voilà  des  noms!  disaient-ils ,  il  a  fallu  la  révolu- 
tion pour  produire  de  ces  noms-là.  Le  capitaine  La- 
soupe!  le  colonel  Graindorgc!  Mais  d'où  cela  sort- 
il?  —  C'éiaicni  les  noms  du  canilaine  oi  du  coloufl 


AIX-LA-CHAPKLLE.  If... 

de  mon  paiivro  vioii\  suisso,  qtii  loiir  on  avaii  appa- 
renniiont  parlé  roninio  à  moi.  —  Je  n'ai  pu  mVni- 
pècher  de  leur  répondre  :  —  D'où  cela  sort  ?  je  vais 
vous  le  dire,  messieurs.  Le  colonel  Graindorge  étail 
arrière-petit-consin  du  maréchal  de  Loiges,  bean- 
père  du  duc  de  Saint-Simon  ;  et  quant  au  capitaine 
Lasoupe,  je  lui  suppose  quelque  parenté  avec  le  duc 
de  Bouillon ,  oncle  de  lélectcur  palatin. 

Quelques  instants  après  j'étais  sur  la  place  de 
riIôtel-de-Ville,  où  j'avais  liàte  d'arriver, 

I/Hotel-de-A  ille  d'Aix  est ,  comme  la  (Jiapelle, 
un  édifice  lait  de  cinq  ou  six  autres  édifices.  Des 
deux  côtés  d'une  sombre  façade  à  fenêtres  longues, 
étroites  et  rapprochées,  qui  date  de  Charles-Quint, 
s'élèvent  deux  beffrois,  l'un  bas,  rond,  large  ei 
écrasé  ;  l'autre  haut ,  svelte  et  quadrangulaire.  Le 
second  beffroi  est  une  belle  construction  du  quator- 
zième siècle.  Le  premier  est  tout  simplement  la  fa- 
meuse tour  de  Granus,  (ju'on  a  peine  à  reconnaître 
sous  l'étrange  clocher  contourné  dont  elle  est  coiffée. 
Ce  clocher,  qui  se  répèle  plus  petit  sur  l'aulre  tour, 
send)le  une  pyramide  de  turbans  gigantesques  de 
loules  les  formes  et  de  toutes  les  dimensions  mis  les 
uns  sur  les  autres  et  décroissant  selon  un  angle  assez, 
aigu.  Au  bas  de  la  façade  se  développe  un  vaste  es- 
calier composé  connue  l'escalier  de  la  cour  du  Che- 
val-lilanc  à  Fontainebleau.  Vis-à-vis,  au  centre  de  la 
place,    luie   lonlaine    de    marbie  de  |;i   renaissance. 


IfiO  LF.TTRF  IX. 

quelque  peu  retouchée  el  refaite  i)ai'  le  dix-hniliènu' 
siècle,  supporte,  au-dessus  d'uue  large  coupe  d'ai- 
rain ,  la  statue  de  bronze  de  Charlemagne  armé  et 
couronné.  A  droite  et  à  gauche  deux  autres  fontaines 
plus  petites  portent  à  leur  sommet  deuv  aigles  noirs 
effarouchés  et  terribles ,  à  demi  tournés  vers  le  grave 
et  tranquille  empereur. 

C'est  là ,  sur  cet  emplacement ,  dans  cette  tour 
romaine  peut-être,  qu'est  né  Charlemagne. 

Cette  fontaine,  cette  façade,  ces  beffrois ,  tout  cet 
ensemble  est  royal ,  mélancolique  et  sévère.  Charle- 
magne est  encore  là  tout  entier.  Il  résume  dans  sa 
))uissante  unité  les  disparates  de  cet  édifice.  La  tour 
de  Granus  rappelle  Rome,  sa  devancière;  la  façade 
el  les  fontaines  rappellent  Charles-Quint ,  le  phis 
grand  de  ses  successeurs.  11  n'y  a  pas  jusqu'à  la 
figure  orientale  du  beffroi  qui  ne  vous  fasse  vague- 
ment songer  à  ce  magnifique  kalife  Haroun-al-Ras- 
cliid ,  son  ami. 

Le  soir  approchait,  j'avais  passé  toute  ma  journée 
en  présence  de  ces  grands  et  austères  souvenirs,  il 
me  semblait  que  j'avais  sur  moi  la  poussière  de  dix 
siècles;  j'éprouvais  le  besoin  de  sortir  de  la  ville,  de 
respirer,  de  voir  les  champs,  les  arbres,  les  oiseaux. 
Cela  m'a  conduit  hors  d'Aix-la-Chapelle,  dans  de 
fraîches  allées  vertes  où  je  suis  resté  jusqu'à  la  nuit, 
errant  le  long  des  vieilles  murailles.  Aix-la-Chapelle 
a  encore  sa  (•cintiire  de  tours.   Vaid)an   n'a   point 


AI\-LA-CilAl'£LLL.  10/ 

passe  par  là.  Seulement  les  souterrains,  qui  allaient 
des  chambres  basses  de  l'Hôtel-de-Ville  et  des  ca- 
veaux de  la  Chapelle  juscju'à  l'abbaye  de  Borcette  et 
même  jusqu'à  Limbourg,  soirt  aujourd'hui  comblés 
et  perdus. 

Comme  la  nuit  tombait,  je  me  suis  assis  sur  une 
pente  de  gazon.  Aix-la-Chapelle  s'étalait  tout  entière 
devant  moi ,  posée  dans  sa  vallée  comme  dans  une 
vasque  gracieuse.  Peu  à  peu  la  brume  du  soir,  ga- 
gnant les  toits  dentelés  des  vieilles  rues ,  a  effacé  le 
contour  des  deux  beffrois  qui,  mêlés  par  la  perspec- 
live  aux  clochers  de  la  ville,  rappellent  confusément 
le  profil  moscovite  et  asiatique  du  Kremlin.  Il  ne 
s'est  plus  détaché  de  toute  cette  cité  que  deux  masses 
distinctes,  l'Hôtel-de-Ville  et  la  Chapelle.  Alors  tou- 
tes mes  émotions,  toutes  mes  pensées,  toutes  mes 
\isions  de  la  journée  me  sont  revenues  en  foule. 
I.a  ville  elle-même,  cette  illustre  et  symbolique  ville, 
s'est  comme  transfigurée  dans  mon  esprit  et  sous 
mon  regard.  La  première  des  deux  masses  noires 
que  je  distinguais  encore,  et  que  je  distinguais  seu- 
les ,  n'a  plus  été  pour  moi  que  la  crèche  d'un  en- 
fanl  ;  la  seconde,  que  l'enveloppe  d'un  mort  ;  et  par 
moments ,  dans  la  contemplation  profonde  où  j'étais 
comme  enseveli ,  il  me  semblait  voir  l'ombre  de  ce 
géant  que  nous  nommons  Charlemagne  se  lever  len- 
tement siu"  ce  pâle  horizon  de  nuit  enlie  ce  grand 
l)«'rceau  et  ce  grand  tombeau. 


LETTKi:    \. 


CULO(i.NL. 


Toiil  Cl-  ((lie  l'aiih-iir  n'a  pas  vu  à  Cologne.  —  Droits  rojjalieiij 
(les  unifornies  hlciis  avec  collets  orauges  sur  les  valises  et  sacs 
,\r  nuit.  —  Qu'à  Cologne  il  ne  f.iiil  j'as  se  loger  à  Cologne. 
—  I,c  voyageur  va  an  hasard.  —  Rencontre  d'nn  poète  et 
d'une  tour.  —  I.e  brin  d'hcrlje  ronge  les  cathédrales.  —  Ap- 
parition dn  dôme  de  Co!ogn<'  an  crépuscule.  —  Vu  paysage 
rétrospectif.  —  Le  voyageur  regarde  on  arrière  el  ne  pousse 
aucun  cri  d'admiration. —  Kffels  de  jupons  courts.—  Descrip- 
liori  d'un  musicien.  —  Description  d'un  chjsseiir.  —  Les  qua- 
tre dieux  G.  —  Pourquoi  on  paye  si  cher  à  ïhotel  de  lEm- 
;.«n((r  d'Aix-la-Chapelle.  —L'auteur  se  voit  aux  vitres  d'un 
lihraire  el  doime  sa  mah'diction  à  toutes  les  caricatures  cpi'oii 
vend  comme  étant  ses  portraits. — L'auteur  dit  iiu  mal  afCrenv 
des  éditeurs  ([iil  pulilient  ce  livre  —  Grandeur  des -servilités 
eu  Allemagne.  —  Immensiié  des  draps.  — Qiiehpies  détails 
loucliaiit  les  hôtelleries.  —  Grattez  le  Frauçais ,  vous  trouve/ 
rAllemand.—  .Seconde  visite  à  la  cathédrale.  —  Cruelle  ex- 
trémité où  sont  rédiills  aujourd'hui  les  va-ini-pieds.  —  In. 
téricur  de  l'église.  —  Impicssion  dé.sagréahie  et  singulière. 
—  Mariage  mal  assorti  du  tapage  et  du  r.caeillemcnl.  — Les 
verrières.  —  .\  (luoi  sert  un  rayon  de  soleil.  —  Comex  Einini- 
du-i. —  L'aiileur  fait  le  pédant.  — L'auteur  se  livre  à  sa  manie 
et  examine  eha<[ue  iiierre  de  l'église.  —  Ce  qui  enq)échc  l'ar- 
chcvécpie  de  Cologne  de  cacher  scni  âge.  —  lnq)orlance  el 
lieanlé  du  cineur.  —  Détail.  —  L'auteur  ne  laisse  pas  échap- 
per  l'occasion   de  ce   faire  des   ennemis  de  tous  les  lieilcauv , 

custodes,  nnrguilliers  cl  sacristains  de  Cologne.  —   Le  i - 

he.iu    d.■^    Ti.iis   Mages.    —    Néiinl    d.-s   r]u<^rs    à    pro|in>    il(rn 
ll.Ml     d.MI-    un    p:i\''.   Il    ne    lr>lr'    de    l'i-pi  I   l  |il  le    el    lin    IdaMMI 


170  LEI  TIU'    X. 

lie  Marie  ili-  Metliiis  ijue  de  quoi  ilccliirir  la  bouc  ilc  l'Hiiti'iii'. 

—  Le  lofjls  (l'Ibacli,  Stenijjasse  ,  n.  10.  —  L'auleur  saisit  avec 
eiDpresscnuiil  l'uccasion  de  se  faire  un  eniieiui  irrccoiiciliaMc 
(le  l'arcliilecte  actuel  de  la  cathédrale  de  Coloyiie. —  L'Ilolel- 
dc-Ville.  —  MolIc  particulier  de  croissance  el  de  ACjjétatioii 
tics  llôlcls-de-Ville.  —  Comment  est  construite  la  Maison  i!e 
Ville  de  Cologne.  —  Vcrités-  —  [j'autcur,  |)ouvant  se  faire 
un  ennemi  mortel  de  l'architecte  actuel  de  rHotel-dc-Viilc 
de  Paris,  n'a  garde  d'eu  négliger  l'occasion.  — Qu'avait  donc 
fait  Corneille  a  ce  monsieur  qui  a  vécu,  à  ce  <ju'il  parait, 
dans  ces  derniers  temps,  et  qu'on  appelait  monsieur  Andrieux? 

—  Le  voyageur  au  haut  du  beffroi.  —  Cologne  à  vol  d'oiseau. 

—  Vingt-sepl  églises.  —  L'auteur  considère  un  porche  avec 
amour,  comme  il  sied  de  (  onsidcrcr  les  porches.  —  Après  nu 
porohe,  un  porc. —  Lin  porc  épiipie.  —  La  grande  liaiangue 
du  petit  vieillind. — non>  aime,  j'ai  pres((ue  dit  ni'iis  at- 
tend.—  I, "auteur  prend  la  libellé  de  refaire  la  vignette  (jiie 
AL  Jean-Marie  Larina  colle  sur  se>  boites  d'eau  admirable  de 
Cologne. 

Itor.ls  du  llliin,  Andirnach,  Il  août. 

(jher  ami,  je  suis  indigné  ctjnlrc  nioi-nième.  J'ai 
Uaversé  Cologne  comme  un  barbare.  A  peine  y  ai-je 
passé  quarante -iiuit  heures.  Je  comptais  y  rester 
<|uinze  jours;  mais  après  une  semaine  presque  entière 
de  brume  et  de  pluie,  un  si  beau  rayon  de  soleil  est 
venu  luire  sur  le  Rhin  que  j'ai  voulu  en  prohter 
pour  voir  le  paysage  du  fleuve  dans  toule  sa  richesse 
et  dans  toute  sa  joie.  J'ai  donc  quitté  Cologne  ce 
matin  par  le  bateau  à  \apeur  le  CockiriU.  J'ai 
laissé  la  ville  d'Agrij)pa  derrière  moi,  et  je  n'ai  vu 
ni  les  vieux  tableaux  de  Sainle-Maric-au-Capitole; 
ni  la  crvple  pavée  de  mosiiïijucs  de  Saint-Géréon;  ni 


^ 


COLOflM:.  171 

la  Crucifixion  de  saint  Pierre,  peinle  par  Ruinons 
pour  la  vieille  église  demi-n»niaine  de  Saint-Pierre 
où  il  fnt  baptisé;  ni  les  ossements  des  onze  mille 
vierges  dans  le  cloître  des  Ursulines;  ni  le  cadavre 
imputréfiahie  dn  martyr  Alhinns;  ni  le  sarcophage 
d'argent  de  saint  Ciuiihert;  ni  le  tombeau  de  Duns 
Scotus  dans  l'église  des  Minorités;  ni  le  sépulore  de 
l'impératrice  ïliéoplianie,  femme  d'Othon  II,  dans 
l'église  de  Saint-Pantaléon  ;  ni  le  Materuus-Gruft 
dans  l'église  de  Lisolphe;  ni  les  deux  chambres  d'or 
du  couvent  de  Sainte-Ursule  et  du  dôme  ;  ni  la  salle 
des  diètes  de  l'empire  ,  aujourd'hui  entrepôt  de  com- 
merce; ni  le  vieux  arsenal,  aujourd'hui  magasin  de 
blé.  Je  n'ai  rien  \u  de  loiit  cela.  C'est  absurde,  mais 
c'est  ainsi. 

Qu'ai-je  donc  visité  à  Cologne  ?  La  cathédrale  et 
riIôtel-de-Yillc  ;  rien  de  plus.  Il  faut  être  dans  ime 
admirable  ville  comme  Cologne  pour  que  ce  soit  peu 
de  chose.  Car  ce  sont  deux  rares  et  merveilleux 
édifices. 

Je  suis  arrivé  à  Cologne  après  le  soleil  couché.  Je 
me  suis  dirigé  sui-le-champ  vers  la  cathédrale,  apiès 
avoir  chargé  de  mon  sac  de  nuit  un  de;  ces  dignes  com- 
missionnaires en  uniforme  bleu  avec  collet  orange, 
qui  travaillent  dans  ce  pays  pour  !e  ro;  de  Prusse 
(excellent  et  lucratif  travail,  je  vous  assure;  le  voya- 
geur est  rudement  taxé,  et  le  coimnissionnaire  par- 
tage avec  le  roi).   Ici.    un  délail  ulile  :  avani   de 


172  I.KTTRE  X. 

qniiicr  ce  brave  homme  (le  commissionnaire),  je 
lui  ai  donné  l'ordre,  à  sa  grande  surprise,  de  porter 
mon  bagage,  non  dans  un  liôtel  de  Cologne,  mais 
dans  un  hôtel  de  Deuz,  qui  est  une  petite  ville  de 
l'autre  côté  du  Rhin  jointe  à  Cologne  par  un  pont 
de  bateaux,  ^'oici  ma  raison  :  je  choisis  autant  que 
possible  l'horizon  et  le  paysage  que  j'aurai  dans  ma 
croisée  quand  je  dois  garder  plusieurs  jours  la  même 
auberge.  Or  les  fenêtres  de  Cologne  regardent  Deu/, 
et  les  fenêtres  de  Deuz  regardent  Cologne;  ce  qui 
m'a  fait  prendre  auberge  à  Deuz ,  car  je  me  suis  posé 
à  moi-même  ce  principe  incontestab'e  :  Mieux  vaul 
habiter  Deuz  et  voir  Cologne  qu'habiter  Cologne  et 
voii'  Deuz. 

lue  fois  seul,  je  me  suis  mis  à  marcher  devant 
moi ,  cherchant  le  dôme  et  l'attendant  à  chaque  coin 
de  rue.  Mais  je  ne  connaissais  pas  cette  ville  inex- 
tricable, l'ombre  du  soir  s'était  épaissie  dans  ces 
lues  étroites;  je  n'aime  pas  à  demander  ma  route,  ei 
j'ai  erré  assez  long-temps  au  hasard. 

luilin,  après  in'étre  aventuré  sous  une  espèce  de 
porle-cochère  dans  une  espèce  de  cour  terminée  vers 
la  gauche  par  une  espèce  de  corridor,  j'ai  débouché 
lont  à  coup  sur  une  assez  grande  place  parfaitement 
obscure  et  déserte. 

Là,  j'ai  eu  nu  inagninque  spectacle.  Devant  moi, 
sous  la  lueur  l'anlasmalicpie  d'un  ciel  crépusculaire, 
s'éli'\ail   el   s'élarg'ssail ,   ;im   milii'ii   d'une  loulf   de 


COLOf.NE.  J7i 

maisons  basses  à  pii^nons  capricieux ,  une  énornio 
masse  noire,  chargée  d'aiguilles  et  de  clochetons; 
un  peu  plus  loin ,  à  une  portée  d'arbalète,  se  dressait 
isolée  une  autre  masse  noire,  moins  large  et  plus 
haute,  une  espèce  de  grosse  forteresse  carrée,  flan- 
ffuée  à  ses  quatre  angles  de  quatre  longues  tours 
engagées,  au  sommet  de  laquelle  se  profilait  je  ne 
sais  quelle  charpente  étrangement  inclinée  qui  avait 
la  figure  d'une  plume  gigantesque  posée  comme  sur 
un  casque  au  front  du  vieux  donjon.  Cette  croupe , 
c'était  une  abside;  ce  donjon,  c'était  un  commence- 
ment de  clocher;  cette  abside  et  ce  commencemeni 
de  clocher,  c'était  la  cathédrale  de  Cologne. 

Ce  qui  me  semblait  uwc  plume  noire  penchée  sur 
le  cimier  du  sombre  monument,  c'était  l'immense 
grue  symbolique  que  j'ai  revue  le  lendemain  bardée 
et  cuirassée  de  lames  de  plomb,  et  qui,  du  haut  de 
sa  tour,  dit  à  quiconque  passe  que  cette  basilique 
inachevée  sera  continuée,  que  ce  tronçon  de  clocher 
et  ce  tronçon  d'église,  séparés  h  cette  heure  par  un 
si  vaste  espace,  se  rejoindront  un  jour  et  vivroni 
d'ime  vie  commune;  que  le  rOve  d'Eugelbert  de 
Rerg,  devenu  édifice  sous  (lonrad  de  lloclisteden  . 
sera  dans  un  siècle  ou  deux  la  plus  grande  cathédrale 
du  monde,  et  que  celle  iliade  inconiplèle  espère  en- 
core des  IJomères. 

I/éfrIise  était  fennée.  Je  me  suis  a|)proclié  du  clc- 
clier:  les  dimeiisiniis  en  soiil   riinimes.  (',<>  (pir  j'.t- 

1.1. 


"TUTP* 


174  LKTTRi:  X. 

vais  pris  pour  des  tours  aux  quatre  angles,  c'était 
tout  simplement  le  renflement  des  contreforts.  Il 
n'y  a  encore  d'édifié  cjue  le  rez-de-chaussée  et  le 
premier  étage  composé  d'une  colossale  ogive,  et  déjà 
la  masse  bâtie  atteint  prescju'à  la  hauteur  des  tours  de 
Notre-Dame  de  Paris.  Si  jamais  la  flèche  projetée  se 
dresse  sur  ce  monstrueux  billot  de  pierre,  Strasbourg 
ne  sera  rien  à  côté.  Je  doute  que  le  clocher  de  Mâ- 
lines  lui-même,  inachevé  aussi,  soit  assis  sur  le  sol 
avec  cette  carrure  et  cette  ampleur. 

Je  l'ai  dit  ailleurs,  rien  ne  ressemble  à  une  ruine 
comme  une  ébauche.  Déjà  les  ronces ,  les  saxifrages 
et  les  pariétaires,  toutes  les  herbes  qui  aiment  à 
ronger  le  ciment  et  à  enfoncer  leurs  ongles  dans  les 
jointures  des  pierres,  ont  escaladé  le  vénérable  por- 
tail. L'homme  n'a  pns  fini  de  construire  que  la  na- 
ture détruit  déjà. 

La  place  était  toujours  silencieuse.  Personne  n'y 
passait.  Je  m'étais  approché  du  portail  aussi  près 
que  me  le  permettait  une  riche  grille  de  fer  du  quin- 
zième siècle  qui  le  protège,  et  j'entendais  murmurer 
paisiblement  au  vent  de  nuit  ces  innombrables  pe- 
tites forêts  qui  s'installent  et  prospèrent  sur  toutes 
les  saillies  des  vieilles  masures.  Une  lumière  qui  a 
paru  à  une  fenêtre  voisine  a  éclairé  un  moment  sous 
les  voussures  une  foule  d'exquises  statuettes  assises, 
anges  et  saints  qui  lisent  dans  un  grand  livre  ouvert 
sur  lems genoux,  ou  (pii  parlent  et  prêchent,  le  doigt 


COLOGNE.  175 

levé.  Ainsi  les  uns  (''UuliciU,  les  autres  enseignent. 
Admirable  prologue  pour  une  église,  qui  n'est  autre 
chose  que  le  Verbe  fait  marbre,  bronze  et  pierre  ! 
La  douce  maçonnerie  des  nids  d'hirondelles  se  mêle 
de  toutes  parts  comme  un  correctif  charmant  à  cette 
sévère  architecture. 

Puis  la  lumière  s'est  éteinte,  et  je  n'ai  plus  rien 
vu  que  la  vaste  ogive  de  quatre-vingts  pieds  toute 
grande  ouverte,  sans  châssis  et  sans  abat-vent,  éven- 
trant  la  tour  du  haut  en  bas  et  l'ùssant  pénétrer  mon 
regard  dans  les  ténébreuses  entrailles  du  clocher. 
Dans  cette  fenêtre  s'inscrivait,  amoindrie  par  la  pers- 
pective, la  fenêtre  opposée,  toute  grande  ouverte 
également  et  dont  la  rosace  et  les  meneaux,  comme 
tracés  à  l'encre,  se  découpa'ent  avec  une  pureté 
inexprimable  sur  le  ciel  clair  et  métallique  du  cré- 
|Hiscule.  Rien  de  plus  mélancolique  et  de  plus  sin- 
gulier que  cette  élégante  petite  ogive  blanche  dans 
cette  grande  ogi\e  noire. 

Voilà  quelle  a  été  ma  première  visite  à  la  cathé- 
drale de  (.'oldgne. 

Je  ne  vous  ai  rien  dit  de  la  route  d'Aix-la-Cha- 
pelle à  Cologne.  Il  n'y  a  pas  grand'chose  à  en  dire, 
(^'est  un  pur  et  simple  paysage  picard  ou  tourangeau, 
une  plaine  verte  ou  blonde  avec  un  oruK!  tortu  de 
temps  en  temps  et  quelque  pâle  rideau  de  peupliers 
au  fond.  Je  ne  hais  pas  ce  genre  paisible,  mais  j'en 
jouis  sans  cris  d'cnlhonsiasuH'.  Dans  les  villages,  les 


Cr,  LKTTRK  X. 

vieilles  paysannes  passent  ronnne  des  spectres  en- 
veloppées dans  de  longnes  niantes  d'indienne  grise 
ou  rose-tendre  dont  le  capuchon  se  rabat  sur  leurs 
yeux;  les  jeunes,  en  jupons  courts,  coiffées  d'un 
petit  serre-tète  couvert  de  paillons  et  de  verroteries 
qui  cache  h  peine  leurs  magnifiques  cheveux  ratta- 
chés au-dessus  de  la  nuque  par  une  large  flèche  d'ar- 
gent, lavent  allègrement  le  devant  des  maisons,  cl , 
en  se  baissant,  montrent  leurs  jarrets  aux  passants 
comme  dans  les  vieux  maîtres  hollandais.  Pour  ce  qui 
est  des  hommes,  ils  sont  ornés  dim  sarrau  bleu  et 
d'un  chapeau  tromblon  comme  s'ils  étaient  les  pay- 
sans d'un  pays  constitutionnel. 

Quant  à  la  route,  il  avait  plu,  elle  était  fort  dé- 
trempée. Je  n'y  ai  rencontré  personne,  si  ce  n'est, 
par  instants,  quelque  jeune  musicien  blond,  maigre 
et  pâle,  allant  aux  redoutes  d'Aix-la-Chapelle  ou  de 
Spa,son  havre-sac  sur  le  flanc,  sa  contre-basse  cou- 
verte d'une  loque  verte  sur  le  dos,  son  bâton  d'une 
main,  son  cornet  à  pistons  de  l'autre;  vêtu  d'un 
habit  bleu,  d'un  gilet  fleuri,  d'une  cravate  blanche 
et  d'un  pantalon  demi-collant  retroussé  au-dessus 
des  botles  à  cause  de  la  bouc;  pauvre  diable  arrangé 
par  le  haut  pour  le  bal  et  par  le  bas  pour  le  voyage. 
,)'ai  vu  aussi,  dans  un  champ  voisin  du  chemin,  un 
chasseur  local  ainsi  costumé  :  un  chapeau  rond  vert- 
ponnue  avec  grosse  cocarde  lilas  en  satin  fané,  blouse 
grise,  grand  ticz .  fusil. 


cologm:.  '"' 

Dans  une  jolie  petite  ville  carrée,  ttanquée  de  mu- 
railles de  briques  et  de  tours  en  ruine ,  qui  est  à 
moitié  clieniin  et  dont  j'ignore  le  nom  ,  j'ai  fort  ad- 
miré quatre  magnifiques  voyageurs  assis,  croisées 
ouvertes,  au  rez-de-chaussée  d'une  auberge,  devant 
une  table  pantagruélique  encond)réc  de  viandes,  de 
poissons,  de  vins,  de  pâtés  et  de  fruits;  buvant, 
coupant,  mordant,  tordant,  dépeçant,  dé\orant;  l'un 
rouge,  l'autre  cramoisi,  le  troisième  pourpre,  le 
quatrième  violet,  comme  quatre  personnifications 
vivantes  de  la  voracité  et  de  la  gourmandise.  Il  m"a 
seuïblé  voir  le  dieu  Goulu  ,  le  dieu  Glouton,  le  dieu 
Goinfre  et  le  dieu  Gouliaf,  attablés  autour  d'ime 
montagne  de  mangeaille. 

Du  reste  les  auberges  sont  excellentes  dans  ce  pays, 
en  exceptant  toutefois  celle  où  je  logeais  à  Aix-la- 
Chapelle,  laquelle  n'est  que  passable  {VHâtel  de 
V Empereur),  et  où  j'avais  dans  ma  chambre,  pour 
me  tenir  les  pieds  chauds,  un  superbe  tapis  peint 
sur  le  plancher,  magnificence  qui  motive  [irobable- 
ment  l'exorbitante  cherté  dudit  gaslhof. 

l'onr  en  finir  avec  Aix-la-Chapelle,  je  vous  dirai 
que  la  contrefaçon  \  fleurit  comme  en  Uelgique. 
Dans  une  grande  rue  (lui  aboulil  à  la  place  de  l'Hôtel- 
(Ic-Ville,  je  me  suis  vu  exposé  aux  vitres  d'une  bou- 
licpic  côte  à  cote  avec  Lamartine,  illustre  cl  chère 
compagnie,  l.e  polirait  cou  lie /hit  de  celle  rcim- 
pi'cssion    prussienne   était    un    i>eii    moins  laid   (pic 


ITS  LKTTRK    X. 

loiilcs  ics  liorriblos  f.iriraliiics  ((iio  les  inarohaiids 
d'iiiiagcs  (H  les  libraires,  y  compris  mes  nliltnus  de 
Paris,  vendent  au  public  crédule  et  épouvanté  comme 
étant  ma  ressemblance  exacte  ;  abomina])lc  calomnie, 
contre  laquelle  je  proteste  ici  solennellement.  Cœ- 
lian  hoc  et  conscia  sideya  les' or. 

Je  vis  d'aillems  comme  vn  parfait  allemand.  Je 
dîne  avec  des  serviettes  grandes  conune  des  mou- 
choirs, je  couche  dans  des  draps  grands  comme  des 
serviettes.  Je  mange  du  gigot  aux  cerises  et  du  liè- 
vre aux  pruneaux ,  et  je  bois  d'excellent  vin  du  Rhin 
et  d'excellent  vin  de  Moselle  qu'un  français  ingé- 
nieux, dînant  hier  à  quelques  pas  de  moi,  appelait 
du  vin  de  demoiselle.  Ce  même  français,  après 
avoir  dégusté  sa  carafe,  formulait  cet  axiome  :  L'eau 
dit  Rhin  ne  vaut  pas  le  vin  du  Rhin. 

Dans  les  auberges,  hôte,  iiôtesse,  valets  et  ser- 
vantes ne  parlent  qu'allemand:  mais  il  y  a  toujours 
un  garçon  qui  parle  français,  français,  à  la  vérité, 
quelque  peu  coloré  par  le  milieu  tudesque  dans  le- 
quel il  est  plongé  ;  mais  cette  variété  n'est  pas  sans 
charme.  Hier  j'entendais  ce  même  voyageur,  mou 
compagnon,  demander  au  garçon  ,  en  lui  montrant 
le  plal  (fu'on  venait  de  lui  servir  :  Qu'est-ce  f[ue 
cela  ?  Le  garçon  a  répondu  avec  dignilé  :  C'est  des 
bichons.  Celaient  des  pigeons. 

Du  reste  uii  français  qui ,  comme  moi ,  ne  sait 
pas  rnllemand  perd  sa  peine  s'il  adresse  à  ce  «  pre- 


COLOGMi.  171) 

iiiRT  garçon  ,  comme  on  l'appelle  ici ,  des  (jiieslioiis 
autres  que  les  questions  prévues  el  imprimées  dans 
le  Guide  des  Voyageuis.  Ce  garçon  est  tout  simple- 
ment verni  de  français;  pour  peu  qu'on  veuille 
creuser,  on  trouve  Tallcmand,  l'allemand  pur,  l'alle- 
mand sourd. 

J'arrive  maintenant  à  ma  seconde  visite  au  dôme 
de  Cologne. 

J'y  suis  retourné  dès  le  matin,  —  On  aborde  celte 
('•glise-chef-d'œuvrc  par  une  cour  de  masur(\  Là,  les 
pauvresses  vous  assiègent.  Tout  en  leur  distribuant 
([uelque  monnaie  locale,  je  nje  lappelais  (pi'avaiil 
l'occupation  française  il  y  avait  à  Cologne  douze 
mille  mendiants,  lesquels  avaient  le  [)ri\ilége  de 
transmettre  à  leurs  enfants  Us  places  fixes  et  spé- 
ciales où  cliacun  d'eux  se  tenait.  Cette  institution  a 
disparu.  Les  aristocraties  s'écioulent.  Notre  siècle 
n'a  pas  plus  r('si)ecté  la  gueuserie  héréditaire  ([ue  la 
pairie  héréditaire.  IMaintenant  les  va -nu -pieds  ne 
savent  plus  que  léguer  à  leur  fan)i!le. 

Les  pauvresses  franchies,  on  pénitre  dans  l'église. 

Une  forêt  de  piliers,  de  colonnes  et  de  colonnettes 
embarrassés  à  leur  base  de  |>alissades  en  planches  et 
se  perdant  à  leur  sommet  dans  un  enchevêtrement 
de  voûtes  surbaissées,  faites  en  voliges,  et  de  courbes 
(lilTérentes  et  de  hauteurs  inégales;  pou  d(!  jour  dans 
l'églisr;  louics  ces  voûtes  bassî's  cl  ne  laissant  p;is 
mouler  le  regard  au  d'-lii  d'iiiie  (piaranlain"'  de  pirds; 


I8U  L Kl  tri;  \. 

à  ^aiiclic  qiialrc  ou  ciii(|  vtTrièrcs  éclatanles  (.ksccii- 
(lanl  du  plafond  de  bois  au  pavé  de  j)ior£C  coinnic 
(le  larges  nappes  de  topazes,  d'énieraudes  el  de  l'u- 
l)is;  à  droite  un  fouillis  d'éclielks,  de  jmulies ,  de 
cordages,  de  bigues,  de  treuils  et  de  palans;  au  fond 
le  plain-chant,  la  voix  grave  des  chantres  et  des  pré- 
J)endiers,  le  beau  latin  des  jjsanmes  traversant  ia 
voûte  par  land)eaux  mêlé  à  des  bouffées  d'encens, 
un  orgue  admirable  pleurant  avec  une  ineffable  sua- 
vité; an  premier  plan  le  giincemenl  des  scies,  le 
gémissement  des  chèvres  et  des  grues,  le  tapage 
assourdissant  des  marteaux  sur  les  planches  :  voilà 
comment  m'est  apparu  l'intérieur  du  dôme  de  Co- 
logne. 

Cette  cathédrale  gothique  mariée  à  un  atelier  de 
charpentier,  celle  noble  chanoinessc  brutalement 
épousée  par  un  maçon  ,  cette  grande  dame  obligée 
d'associer  patienunent  ses  habitudes  lran((uilles,  sa 
\ie  auguste  et  discrète,  s(!s  chants,  sa  prière,  son 
recueillement,  à  ces  outils,  à  ce  vacarme,  à  ces  dia- 
logues grossiers,  à  ce  travail  de  mauvaise  compagnie, 
toute  cette  nusatliance  produit  d'abord  une  im- 
pression bizarre,  qui  tient  à  ce  que  nous  ne  voyons 
plus  bâtir  d'églises  gothicpies,  el  qui  se  dissipe  au 
boni  d'un  insîani  (piand  on  songe  qu'après  tout  rien 
n'(!sl  plus  simple.  I.a  grue  du  clocher  a  un  sens.  On 
a  repris  l'aMnre  interrom|)ue  en  1Z|99.  Tout  ce  tu- 
multe de  ciiarpentiers  et  de  tailleurs  de  pierre  est 


colognj:.  181 

iiécessaiie.  On  continue  la  cathédrale  de  Cologne; 
et,  s'il  plaît  l\  Dieu,  on  raclièvera.  Rien  de  mieux, 
si  l'on  sait  l'achever. 

Ces  piliers  portant  ces  voûtes  de  buis ,  c'est  la  nef 
('■hauchée  qui  réunira  un  joui'  l'abside  au  clocher. 

..''ai  examiné  les  verrières,  qui  sont  du  temps  de 
Maximilien  et  peintes  avec  la  robuste  et  maj^niliciue 
exagération  de  la  renaissance  allemande.  Là,  abondent 
ces  rois  et  ces  chevaliers  aux  visages  sév  ères,  aux  tour- 
nures superbes,  aux  panaches  monstrueux,  aux  lam- 
brequins farouches,  aux  morions  exorbitants,  aux 
épées  énormes,  armés  comme  des  bourreaux,  cam- 
brés comnie  des  archers,  coilTés  c(mnne  des  chevaux 
de  bataille.  Ils  ont  près  d'eux  leurs  fennnes  ou,  |)our 
mieux  dire,  leurs  femelles  formidables,  agenouillées 
dans  les  coins  des  vitraux  avec  des  profils  de  lionnes 
et  de  louves.  Le  soleil  passe  à  traversées  figures,  leur 
mot  de  la  flamme  dans  les  prunelles  et  les  fait  vivn-. 

Une  de  ces  verrières  reproduit  ce  beau  motif  que 
j'ai  déjà  rencontré  tant  de  fois,  la  généalogie  de  la 
Vierge.  Au  bas  du  tableau,  le  géant  Adam,  en  cos- 
tume d'empereur,  est  couché  sur  le  dos.  I)e  son  v  entre 
sort  un  grand  arbre  cpii  remplit  le  vitrail  entier,  et 
sur  les  branches  du(picl  a|)paraissent  tous  les  ancê- 
tres couromiés  de  iMarie,  David  jouant  de  la  harpe, 
balomon  pensif;  au  haut  de  l'arbre,  dans  un  com- 
paitimeni  gros-bleu,  la  dernière  fleur  s'entr'ouvre 
et  laisse  voir  la  Vierge  portant  l'Iùifant. 


i«'.  LrriRii  X. 

Quelques  pas  plus,  loin  j'ai  lu  sur  un  gros  pilier 
cette  épitaplic  triste  et  résiguée  : 

JNCLITVS  ANTE  FVI ,  COMES  EMVNDVS 
VOCITATVS,  HIC  NECE  PROSTRATVS,  SUB 
TEGOR  VT  VOLYI.  FRISHEIM,  SANCTE, 
MEVM  FERO,  PETRE ,  TIRI  COMITATVM, 
ET  MIHI  REDDE  STATVM,  TE  PRECOR , 
.ETHEREViM.  H.EC  LAPlDViM  MASSA 
COMITIS      COMPLECTITVR      OSSA. 

Je  transcris  cette  épitaphe  ainsi  qu'elle  est  dis- 
posée sur  une  table  verticale  de  pierre,  comme  de 
la  prose,  sans  indication  des  hexamètres  et  des  pen- 
tamètres un  peu  barbares  qui  forment  les  distiques. 
Le  vers  à  césure  rimante  qui  clôt  l'inscription  ren- 
ferme une  faute  de  quantité,  massa,  qui  m'a  étonné, 
car  le  moyen  âge  savait  faire  des  vers  latins. 

Le  bras  gauche  du  transept  n'est  encore  ({n'in- 
diqué et  se  termine  par  un  grand  oratoire,  froid, 
laid,  ennuyeux  et  ma!  meublé,  à  quelques  confes- 
sionnaux près.  Je  me  suis  hâlé  de  rentrer  dans  l'é- 
glise, et,  en  sortant  de  l'oratoire,  trois  choses  m'ont 
frappé  presque  à  la  fois:  à  ma  gauche,  une  char- 
mante petite  chaire  du  seizième  siècle  très-spirituel- 
leu)ent  inventée  et  très  délicatement  coupée  dans  le 
chêne  noir;  un  peu  plus  loin,  la  grille  du  chœur,jiio- 
(h'ie  rare  et  complet  de  l'exquise  serrurerie  du  quin- 
zième siècle;  vis-à-vis  do  moi,  nue  l'nrt  belle  tribune 


h  pilastres  trapus  et  à  arcades  basses,  dans  le  st\l.' 
de  noire  arrière-renaissance,  que  je  suppose  avoir 
été  pratiquée  là  pour  la  triste  reine  réfugiée  Marie 
de  Médicis. 

A  l'entrée  du  chœur,  dans  une  élégante  armoire 
rococo,  étincelle  et  reluit  une  vraie  madone  italienne 
chargée  de  paillettes  et  de  clinquants,  ainsi  que  son 
bambino.  Au-dessous  de  cette  opulente  madone  aux 
bracelets  et  aux  colliers  de  perles  on  a  mis,  comme 
antithèse  apparemment,  un  massif  tronc  pour  les 
pauvres,  façonné  au  douzième  siècle,  enguirlandé  de 
chaînes  et  de  cadenas  de  fer  et  à  demi  enfoncé  dans 
un  bloc  do  granit  grossièrement  sculpté.  On  dirait 
un  billot  scellé  dans  un  pavé. 

Comme  je  levais  les  yeux,  j'ai  vu  pendre  à  l'o- 
give au  dessus  de  ma  tète  des  bâtons  dorés  attachés 
par  un  bout  à  une  tringle  transversale.  A  côté  de  ces 
bâtons  il  y  a  cette  inscription  :  —  Quoi  pendere 
vides  baculos,  to(  cpùco/ws  annos  huic  A(jrip- 
pinœ  pra'l'uil  ecctesiœ.  — J'aime  cette  façon  sé- 
vère de  compter  les  années,  et  de  rendre  perpétuel- 
lement visible  aux  yeux  de  l'archevêque  le  temps 
qu'il  a  d(!jà  enq)loyé  ou  perdu.  Trois  bâtons  pen- 
dent à  la  voûte  en  ce  moment. 

Le  chœur,  c'est  l'intérieur  de  cette  abside  célèbre 
(pii  est  encore  à  cette  heure,  pour  ainsi  dire,  toute  la 
cathédrale  de  Cologne,  puisque  la  flèche  manque  au 
riorhcr,  la  vontc  ,'t  la  nef  cl  le  lransc|)l  à  l'église. 


is'i  MIT  m:  \. 

Diiiis  ce  cIkl'iii-  les  ricliosM's  abondeul.  Ce  sont 
(les  sacristies  pleines  de  boiseries  délicates,  des  cha- 
|)elles  pleines  de  sculptures  sévères  ;  des  tableaux  de 
toutes  les  époques,  des  tombeaux  de  toutes  les  for- 
mes ;  des  évèques  de  granit  couchés  dans  une  forte- 
resse, des  évèques  de  pierre  de  touche  couchés  sur 
un  lit  porté  par  une  |)rocession  de  figurines  éplo- 
rées ,  des  évèques  de  marbre  couchés  sous  lui 
treillis  de  fer ,  des  évèques  de  bronze  couchés 
à  terre,  des  évèques  de  bois  agenouillés  devant 
des  autels;  des  lieutenants-généraux  du  temps  de 
Louis  XIV  accoudés  sur  leurs  sépulcres,  des  cheva- 
liers du  temps  des  croisades  gisant  avec  leur  chien 
qui  se  frotte  amoureusement  contre  leurs  pieds 
d'acier  ;  des  statues  d'apôtres  vêtues  de  robes  d'or  ; 
des  confessionnaux  de  chêne  h  colonnes  torses  ;  di' 
nobles  stalles  canonicales;  des  fonts  baptismaux  go- 
thiques qui  ont  la  forme  d'un  cercueil  ;  des  retables 
d'autel  chargés  de  statuettes;  de  beaux  fragments 
de  vitraux  ;  des  Annonciations  du  ([uinzième  siècle 
sur  fond  d'or  avec  les  riches  ailes  multicolores  en 
dessus ,  blanches  en  dessous ,  de  leur  ange  qui  re- 
garde et  convoite  |)res(iue  la  Vierge;  des  tapisseries 
peintes  sur  des  dessins  de  Rubens;  des  grilles  de  fer 
qu'on  croirait  de  Metzis-Quentin,  des  armoires  h  \o- 
lels  peintes  et  dorées  (pi^ou  croirait  de  Franc-Floris. 

Tout  cela,  il  faut  le  dire,  est  honteusement  déla- 
bré. Si  ((U('l((u'im  consirnit  la  caibédrnle  de  Colngni- 


('OI,()(r.M;.  iS.i 

au  dehors ,  je  ne  sais  qui  la  démolil  ii  riulérieiii'. 
Pas  un  tombeau  dont  les  ligurinos  ne  soient  arra- 
chées ou  tronquées  ;  pas  une  grille  qui  ne  soit  rouil- 
lée  où  elle  a  été  dorée.  La  poussière ,  la  cendre  et 
l'ordure  sont  partout.  Les  mouches  déshonorent  la 
lace  vénérable  de  l'archevêque  Philippe  de  Heins- 
berg.  L'homme  d'airain  qui  est  couché  sur  la  dalle, 
qui  s'appelle  Conrad  de  Hochstetten,  et  qui  a  pu 
bâtir  cette  cathédrale  ,  ne  peut  aujourd'hui  écraser 
les  araignées  qui  le  tiennent  lié  à  terre  comme  Gul- 
liver sous  leurs  innombrables  fils.  Hélas  !  les  hras 
de  bronze  ne  valent  pas  les  bras  de  chair. 

Je  crois  bien  qu'une  statue  barbue  de  vieillard 
couché  que  J'ai  aperçue  dans  un  coin  obscur,  brisée 
et  muiilée,  est  de  Michel-Ange.  Ceci  me  rappelle 
que  j'ai  vu  à  Aix-la-Chapelle,  gisantes  dans  un  angle 
du  vieux  cloître-cimetière ,  comme  des  troncs  d'ar- 
bres qui  attendent  l'équarrisseur,  ces  fameuses  co- 
lonnes de  marbre  antiques  prises  par  Napoléon  et 
leprises  par  Rlucîier.  Napoléon  les  avait  prises  i)oiir 
l(!  r.ouvre,  lîliicher  les  a  reprises  pour  le  charnier. 

l  ne  des  choses  que  je  dis  le  plus  souveiU  dans  ce 
monde,  c'est  :  A  quoi  bon  ? 

Je  n'ai  vu  dans  lonlc  celle  dégradation  (jue  (U:u\ 
lombes  im  peu  respectées  et  parfois  époiisselées, 
les  cénotaphes  des  comtes  de  Scliauenbour^.  I,es 
<leu\  (omUs  de  Schauenbourg  sont  un  de  ces  C(»u- 
ples  (pii  semblent  avoir  élé  piévns  |)ar  Viigile.    Tons 

1C. 


18(1  I.EITP.i:   X. 

ik'iix  ont  été  frères,  tous  deiiv  oui  éié  arcluvèques 
(le  Cologne  ,  tons  deux  ont  été  enterrés  dans  le 
même  cliœnr,  tous  deux  ont  de  fort  belles  tombes 
du  dix-septième  siècle  dressées  vis-à-Ais  l'une  de 
l'autre.  Adolphe  regarde  Antoine. 

J'ai  omis  jusqu'ici  h  dessein,  pour  vous  en  parler 
avec  quelque  détail ,  la  construction  la  plus  vénérée 
que  contienne  la  cathédrale  de  Cologne ,  le  fameux 
tombeau  des  trois  mages.  C'est  une  assez  grosse 
chambre  de  marbre  de  toutes  couleurs  fermée  d'é- 
pais grillages  de  cuivre  ;  architecture  hybride  et 
bizarre  où  les  deux  styles  de  Louis  XIII  et  de 
Louis  XV  confondent  leur  coquetterie  et  leur  lour- 
deur. Cela  est  situé  derrière  le  maître-autel  dans  la 
chapelle  culminante  de  l'abside.  Trois  turbans  mêlés 
au  dessin  du  grillage  principal  frappent  d'abord  le 
regard.  On  lève  les  yeux  ,  et  l'on  voil  un  bas-relief 
représentant  l'adoralion  des  mages  ;  on  les  abaisse, 
cl  on  lit  ce  médiocre  distique  : 

Cornora  saiictorinii  rcciibunt  hic  tenta  Minjnrimi. 
Ex  liis  sitlilahini  niliil  c.fl  iililiivc  lot  ritiir». 

Ici  une  idée  à  la  fois  riante  et  grave  s'é\eille  dans 
l'espril.  C/esl  donc  là  (pie  gisent  ces  trois  poétiques 
rois  de  l'Orient  qui  vinrcnl,  conduits  par  l'étoile, 
(ih  Oriente  veneiutnt.  cl  cpii  adorèrent  im  enfant 
dans  une  élable,  et  jii  ori/fenles  adora  veriint.  .)'ai 
adoré  à  mon  lonr.   .l'axone  ipic  rien  an  monde  ne 


me  charme  pins  que  cette  légende  des  Mille  et  Unt* 
Nuits  enchâssée  dans  l'Iivangile.  Je  me  suis  appro- 
ché de  ce  tombeau  et  à  travers  le  grillage  jalouse- 
ment serré,  derrière  une  vitre  obscure,  j'ai  aperçu 
dans  l'ombre  un  grand  et  merveilleux  reliquaire 
byzantin  en  or  massif,  étincelant  d'arabesques,  de 
jierles  et  de  diamants,  absolument  comme  on  entre- 
voit à  travers  les  ténèbres  de  vingt  siècles,  derrière 
le  sombre  et  austère  réseau  des  traditions  de  l'Église, 
l'orientale  et  éblouissante  histoire  des  Trois-Rois. 

Des  deux  côtés  du  grillage  vénéré  deux  mains 
de  cuivre  doré  sortent  du  marbre  et  entr'ouvrent 
chacune  une  aumônière  au-dessous  de  laquelle  le 
chapitre  a  fait  graver  cette  provocation  indirecte  : 
—  Et  apertis  tlicsatir'is  suis  ohtvlenint  ei  mu- 
nera. 

Vis-à-vis  du  tombeau  brûlent  trois  lampes  de 
cuivre  dont  l'une  porte  ce  nom  :  Gaspar,  l'autre 
Mvlekior,  la  troisième  Dattliazor.  (j'est  une  idée 
ir)génieuse  d'avoir  en  quelque  sorte  albuné,  devant 
ce  sépulcre,  les  ti'ois  noms  des  trois  m.iges. 

Connue  j'allais  me  retirer,  je  ne  sais(iuelle  pointe 
a  percé  la  semelle  de  ma  botte;  j'ai  baissé  les  yeux, 
c'était  la  tèle  d'tm  clou  de  cuivre  enfoncé  dans  une 
large  dalle  de  marbre  noir  sur  laquelle  je  marchais. 
Je  me  suis  souvenu,  en  examinant  celte  pierre,  que 
Marie  de  Médicis  avait  voidu  ((ue  son  cceur  fût  dé- 
posé M)MS  le  pavé  (le  l;i  (Mliiédrajc  de  (',(iIoi;M('  (It'V.iiil 


iS-i  I.KTTIU;    \. 

la  chapcllo  dch  Tiois-Uois.  r.ellc  dalle  que  je  foulais 
aux  pieds  recouvre  sans  doute  ce  cœur.  Il  y  avait 
autrefois  sur  cette  dalle,  où  l'on  en  dislingue  encore 
l'empreinte ,  une  lame  de  cuivre  ou  de  bronze  doré 
portant,  selon  la  mode  allemande,  le  blason  et  l'épi- 
taphe  de  la  morte  et  au  scellement  de  laquelle  ser- 
vait le  clou  qui  a  déchiré  ma  botte.  Quand  les 
Français  ont  occupé  Cologne,  les  idées  révolution- 
naires, et  probablement  aussi  quelque  chaudronnier 
spéculateur,  ont  déraciné  cette  lame  fleurdelisée , 
comme  d'autres  d'ailleurs  qui  l'entouraient,  car  une 
foule  de  clous  de  cuivre  sortant  des  dalles  voisines 
attestent  et  dénoncent  beaucoup  d'arrachements  du 
même  genre.  Ainsi ,  pauvre  reine  !  elJe  s'est  vue 
d'abord  effacée  du  cœur  de  Louis  XIII,  son  fils, 
puis  du  souvenir  de  Richelieu,  sa  créature  :  la  voilà 
maintenant  effacée  de  la  terre  ! 

Et  que  la  destinée  a  d'étranges  fantaisies  !  Cette 
reine  Marie  de  Médicis ,  cette  veuve  de  Henri  IV, 
exilée,  abandonnée,  indigente  connue  l'a  été,  quel- 
ques années  plus  tard  ,  sa  fille  Henriette,  veuve  de 
Charles  I",  est  venue  mourir  à  Cologne  en  16Zi2, 
dans  le  logis  d'ibach,  Sterngasse,  n"  10,  dans  la 
maison  même  où  soixante-cinq  ans  aupaiavaiil,  eu 
1577,  Rubens,  son  peintre,  était  né. 

Le  dôme  de  Cologne,  revu  au  grand  jour,  dr- 
ponillé  (le  ce  grossissemcnl  fantastique  (pie  le  soir 
\)Vr[i'  au\  objets  et  ((Uc  j'appi'lli'  hi  firiindiiir  cri- 


C'OLO(iNi;.  189 

pasCAila'nc,  m'a  paru  ,  je  dois  le  dire,  |)!T(Ii('  iiii 
peu  do  sa  sublimité.  La  ligne  en  est  toujours  belle  , 
mais  elle  se  profde  avec  quelque  sécheresse.  Cela 
tient  peut-être  à  racharneuient  a\ec  lequel  Tarclii- 
tecte  actuel  rebouche  et  masti([ue  cette  \énérable 
abside.  Il  ne  faut  pas  trop  remettre  à  neuf  les  vieilles 
églises.  Dans  celte  opération  ,  qui  amoindrit  les  li- 
gnes en  voulant  les  fixer,  le  vague  mystérieuv  du 
contour  s'évanouit.  A  l'heure  qu'il  est,  comnu' 
masse,  j'aime  mieux  le  clocher  ébauché  que  l'abside 
parfaite.  Dans  tous  les  cas,  n'en  déplaise  à  quelques 
ralTmés  qui  voudraient  faire  du  dôme  de  Cologne  le 
Parthénon  de  l'architecture  chrétienne,  je  ne  vois, 
pour  ma  pari ,  aucune  laison  de  préférer  ce  chevet 
d<;  cathédrale  à  nos  vieilles  ^otre-Dame  complètes 
d'Amiens,  de  Reims,  de  Chartres  et  de  Paris. 

J'avoue  même  que  la  cathédrale  de  Beauvais,  de- 
meurée, elle  aussi,  à  l'état  d'abside,  à  peine  connue, 
fort  peu  \antée,  ne  me  paraît  inférieure,  ni  pour 
la  masse,  ni  pour  les  détails,  à  la  cathédrale  de  Co- 
logne. 

I/Hr)tel-de- Ville  de  Cologne,  situé  assez  près  du 
dôme,  est  un  de  ces  ravissants  édifices-arlequins  faits 
de  pièces  de  tous  les  lemps  et  de  morceaux  de  tons 
les  stjles  (pi'on  rencontre  dans  les  anciennes  coin 
niunes  qui  se  sont  elles-mêmes  construites,  lois, 
mœins  et  coutumes,  de  la  même  manière.  Le  mode 
d<'  lornialioii  de  ces  édifices  cl  de  ces  coiil unies  est 


lîio  I.KTTRl.   \. 

ciiiioiix  à  ôuidifi"!  U  y  a  tu  aggloiiiéraiion  plutôt 
quf  construction,  croissance  successive,  agrandis- 
sement capricieux,  empiétement  sur  les  voisinages; 
rien  n\i  été  fait  d'après  un  plan  régulier  et  tracé 
d'avance;  tout  s'est  produit  an  fur  et  à  mesure, 
selon  les  besoins  surgissants. 

Ainsi,  rH(Mel-de-Yille  de  Cologne,  qui  a  proba- 
blement quelque  cave  romaine  dans  ses  fondations, 
n'était  vers  1250  qu'tm  grave  et  sévère  logis  à  ogives 
comme  notre  ^Maison-aux-Piliers;  puis  on  a  compris 
qu'il  fallait  un  beffroi  pour  les  tocsins,  pour  les 
prises  d'armes,  pour  les  veilleurs  de  nuit,  et  le  qua- 
torzième siècle  a  édifié  une  belle  tour  bourgeoise 
et  féodale  tout  à  la  fois  ;  puis  ,  sous  iMaxirailien  , 
le  souffle  joyeuv  de  la  renaissance  commençait  h 
agiter  les  sombres  feuillages  de  pierre  des  cathé- 
drales ,  un  goût  d'élégance  et  d'ornement  se  répan- 
dait partout ,  les  échevins  de  Cologne  ont  senti  le 
besoin  de  faire  la  toilette  de  leur  maison  de  ville, 
ils  ont  appelé  d'Italie  quelque  architecte  élève  du 
vieux  Michel-Ange  ou  de  France  quelque  sculpteur 
ami  du  jeune  Jean  Goujon,  et  ils  ont  ajusté  sur  leur 
noire  façade  du  treizième  siècle  luj  porche  triomphant 
et  magnilicpie.  Quelques  années  plus  lard,  il  leur  a 
fallu  un  promenoir  à  côté  de  leur  greffe  ,  et  ils  se 
sont  bâti  une  charmante  arrière-cour  à  galeries  sous 
arcades,  somptueusement  égayée  de  blasons  et  de 
bas  reliefs,  (pie  j'ai  Mie.  et  que  dans  deux  ou  trois 


COLOGNK.  l'JI 

ans  personne  ne  \eiTa,  car  on  la  laisse  tomber  en 
ruine.  Enfin  ,  sous  Cliarles-Quint ,  ils  ont  reconnu 
qu'une  grande  salle  leur  était  nécessaire  pour  les 
encans,  pour  les  criées,  pour  les  assemblées  de  bour- 
geois, et  ils  ont  érigé  vis-à-vis  de  leur  bciïroi  et  de 
leur  porche  un  riche  cor|)s  de  logis  en  brique  et  en 
pierre  du  plus  beau  goût  et  de  la  plus  noble  ordon- 
nance. —  Aujourd'hui ,  nef  du  treizième  siècle , 
beffroi  du  quatorzième ,  porche  et  arrière-cour  de 
Waximilien  ,  halle  de  Charles-Quint ,  vieilhs  ensem- 
ble par  le  temps,  chargés  de  traditions  et  de  souve- 
nirs par  les  é\énements,  soudés  et  groupés  |)ar  le 
hasard  de  la  façon  la  |)Ius  originale  et  la  plus  pitto- 
resque, forment  l'Ilôtel-de-Ville  de  Cologne. 

Soit  dit  en  passant,  mon  ami,  et  connue  produit 
de  l'art  et  conune  expression  de  l'histoire,  ceci  vaut 
im  peu  mieux  (pie  celle  froide  et  blafarde  bâtisse, 
bâtarde  par  sa  triple  devanture  encombrée  d'archi- 
voltes, bâtarde  par  l'économique  et  mesquine  mo- 
notonie de  son  ornemenlatiou  où  tout  se  répète  et 
où  rien  n'étincelle,  bâtarde  par  ses  toits  tronqués 
sans  crêtes  et  sans  cheminées,  dans  laquelle  des  ma- 
çons quelcon(|ues  noient  aujoiudlmi  ,  à  la  face 
même  de  notre  bonne  ville  (!<•  J'aris,  le  ra\issant 
chef-d'œuvre  du  Hocador.  Nous  sounnes  d'étranges 
gens,  nous  laissons  démolir  l'IuMel  de  I.a  rrémouillc 
et  nous  bâtissons  celle  chose  !  iSous  soulTioiis  ((lie 
(\i's  nicssinn s  (pii  se  croieni  cl  se  disent  aicliili'(  !<"> 


baissent  soiinioiscinent  de  deux  ou  trois  pieds, 
c'est-à-dire  défigurent  complétenienl .  le  cliarmanl 
loit  aigu  de  Dominique  Eocador,  pour  l'appareiller, 
hélas  !  avec  les  aflreux  combles  aplatis  qu'ils  ont  in- 
ventés. Serons-nous  donc  toujours  le  même  peuple 
qui  admire  Corneille  et  qui  le  fait  retouchci',  émon- 
der  et  corriger  |>ar  M.  Andrieux?  —  Tenez,  reve- 
nons à  Cologne. 

Je  suis  moulé  sur  le  betïïoi,  et  de  là,  sous  un  ciel 
gris  et  morne  ,  (jui  n'était  pas  sans  harmonie  avec 
ces  édifices  et  a\ec  mes  pensées,  j'ai  vu  à  m*  s  pieds 
toute  cette  admiiahle  ^ill(^ 

(À)lognc  sur  le  [»hin,  comme  Rouen  sur  la  Seine, 
connue  Anvers  sur  l'Escaut,  connue  toutes  les  villes 
appuyées  à  un  cours  d'eau  trop  large  pour  être  aisé- 
ment franchi ,  a  la  forme  d'un  arc  tendu  dont  le 
lleuve  fait  la  corde. 

Les  toits  sont  d'ardoise,  serrés  les  uns  contre  les 
autres,  pointus  comme  des  cartes  pliées  en  deux  ; 
les  rues  sont  étroites,  les  pignons  sont  taillés.  Une 
courbe  rougeàire  de  murailles  et  de  douves  en  bri- 
(jucs  qui  leparaîl  partout  au-dessus  des  toits,  presse 
la  ville  comme  un  cointmon  bouclé  au  fleuve  même, 
en  aval  par  la  tourelle  Ihuiniclien  ,  en  amont  par 
cette  superbe  lour  Bayenthnrme,  dans  les  créneaux 
de  laipielle  se  diesse  nu  évè(iu(!  de  marbre  ([ui  bénit 
le  lUiin.  De  la  rluunuhen  à  la  Bayenlhurme  la  \ille 
dé\e|oppe  sur  le  bord  (lu  lleu\e  une  lieue  de  fenè- 


Cf)Lo(.>i:.  l'j.j 

1res  ri  (k-  façades.  Vois  le  milieu  de  ce; le  lonmie 
li^iic  un  grand  pont  de  haleaux ,  giacieusenieni 
courbé  contre  le  courant,  tra\erHe  le  fleuve,  fort 
large  en  cet  endroit,  et  \a  sur  l'autre  live  rattacher 
à  ce  vaste  morceau  d'édifices  noirs  qui  est  Pologne, 
J)euz,  petit  bloc  de  maisons  blanclies. 

Dans  le  massif  même  de  Cologne ,  au  milieu  des 
toits,  des  tourelles  et  des  mansardes  pleines  de 
fleurs,  montent  et  se  détachent  les  faîtes  variés  de 
vingt-sept  églises  parmi  les([uelles,  sans  compter  la 
cathédrale ,  quatre  majestueuses  églises  romanes , 
toutes  d'un  dessin  diflérent,  dignes  par  leur  gran- 
deur et  leur  beauté  d'être  cathédrales  elles-mêmes, 
Saint-Martin  au  nord,  Saint-Géréon  à  l'ouest,  les 
Saints-Apôtres  au  sud  ,  Sainte-Marie-du-Ca|)itole  au 
levant,  s'arrondissent  comme  d'énoiines  nœuds 
d'absides,  de  tours  et  de  clochers. 

Si  l'on  examine  le  détail  de  la  \ille,  tout  \it  et 
palpite;  le  pont  est  chargé  de  passants  et  de  voitures, 
le  fleuve  est  couvert  de  voiles ,  la  grève  est  bordée  de 
mâts.  Toutes  les  rues  fourmillent,  toutes  les  croisées 
parlent ,  tous  les  toits  chantent.  (}\\  et  là  de  vertes 
touffes  d'arbres  caressent  doucement  ces  noires 
maisons,  et  les  \ieu\  hôtels  de  pieire  du  quinzième 
siècle  mêlent  à  la  monotonie  des  toits  d'ardoise  et  des 
devantures  de  briques  leur  longue  frise  de  fleurs,  de 
fruits  et  de  feuillages  sctil|)tés,  sur  laciuelle  les  co- 
lombes viennent  se  poser  avec  joie. 

17 


lui  I.KI  IlSli   X. 

Autour  de  celU-  giaude  commune  ,  maiiliande  par 
son  industrie ,  militaire  |)ar  sa  position ,  uiarinière 
par  son  fleuve  ,  s'étale  et  s'élargit  dans  tous  les  sens 
une  vaste  et  riclie  plaine  qui  s'affaisse  et  plie  du  côlé 
de  la  Hollande,  que  le  Rliin  traverse  de  part  en  part 
et  que  couronne  au  nord-est  de  ses  sept  crou|)es 
historiques  ce  nid  merveilleux  de  traditions  et  de 
légendes  qu'on  appelle  les  Seiit-Montagnes. 

Ainsi  la  lîoilande  et  son  commerce,  l'Allemagne 
et  sa  poésie ,  se  dressent  connue  les  deux  grands 
aspects  de  l'esprit  humain,  le  positif  et  l'idéal,  sur 
riiorizon  de  Pologne,  ville  elle-même  de  négoce  et 
(le  l'èverie. 

Kn  redescendant  du  beffroi,  je  me  suis  arrêté  dans 
la  cour  devant  le  charmant  porche  de  la  renaissance. 
Je  l'appelais  tout  à  l'heure  porche  triomphant, 
j'aurais  du  dire  porche  triomphal  :  car  le  second 
étage  de  cette  exquise  composition  est  formé  d'une 
série  de  petits  arcs-de-triomphe  accostés  conmie  des 
arcades  et  dédiés,  par  des  inscriptions  du  temps,  le 
premier  à  César,  le  deuxième  à  Auguste,  le  troisième 
à  Agrippa,  le  fondateur  de  Cologne  [Colouia  Agrip- 
pina);  le  quatrième  à  Constantin,  l'emperem' chré- 
tien; le  cincpiiéme  à. lustinien,  l'empereur  législateur  ; 
le  sixième  h  Maximilien  ,  l'empereiu'  vivant.  Sur  la 
façade  le  sculpleur-poèle  a  ciselé  trois  bas-reliefs 
riprésenlanl  les  trois  dompteurs  de  lions,  Alilon  de 
Crolone,  l'epin-le-Bref  et  Daniel.    Aux  doux  extré- 


roLoc.M..  '•'•» 

milt-s  il  a  mis  Milon  d''  Tiolonr  (itii  terrassait  It-s 
lions  par  la  pnissaiico  du  corps ,  et  Daniel  qui  les 
soumettait  i)ar  la  puissance  de  l'esprit;  entre  Daniel 
et  Milon,  comme  un  lien  naturel  tenant  à  la  fois  de 
l'un  et  de  l'autre,  il  a  placé  Pepin-le-Bref  ciui  atta- 
(juait  les  bêles  féroces  avec  ce  mélange  de  vigueur 
phvsique  et  de  vigueur  morale  qui  fait  le  soldat.  Entre 
la  "force  pure  et  la  pensée  pure,  le  courage.  Entre 
l'athlète  et  le  prophète,  le  héros. 

Pépin  a  l'épée  à  la  main,  son  bras  gauche  enveloppé 
do  son  manteau  est  plongé  dans  la  gwule  du  lion; 
le  lion  ,  griffes  et  mâchoires  ouvertes ,  est  dressé  sur 
ses  pieds  de  derrière  dans  l'attitude  formidable  de  ce 
(jue  le  blason  appelle  le  lion  rampant  ;  Pépin  lui  fait 
face  vaillamment,  il  combat.  Daniel  est  debout,  im- 
mobile, les  bras  pendants,  les  yeux  levés  au  ciel 
pendant  (|ue  les  lions  amoureux  se  roulent  à  ses  pieds; 
l'esprit  ne  lutte  pas,  il  triomphe.  ()uant  à  Milon  de 
Crotone,  les  bras  pris  dans  l'arbre ,   il  se  débat,  le 
lion  le  dévore;  c'est  l'agonie  de  la  présomption  iniu- 
lelligente  et  a\eugle  (pii  a  cru  dans  s(>s  muscles  et 
dans  ses  poings;  la  force  pure  est  vaincue.  —  Ces 
trois  bas-reliefs  sont  d'un  grand  sens.  Le  dernier  est 
d'im  effet  terrible.  Je  ne  sais  (pielle  idée  elTrayante 
et  fatale  se  dégage ,  à  l'insii  peut  être  du  sculpteur 
lui-même,  de  ce  sombre  poème.  C'est  la  nature  qui 
se  venge  de  riiiHume,  la  xégéialion   et    l'animal  qui 
loni  cause  ronnnime  ,  le  chêne  (|ui  vient  <'ii  aide  an 
lion. 


IDC.  LI-TTKi:   \. 

Mallicnicuscinoiii,  arcluNolics,  has-ielk'fs ,  enta- 
blemonts,  impostes,  rorniches  ei  colonnes,  tout  ce 
beau  porche  est  restauré,  raclé,  rejoinloyé  et  badi- 
geonné avec  la  propreté  la  plus  déplorable. 

Comme  j'allais  sortir  de  riïolel-de-Ville,  un 
homme ,  vieilli  plutôt  cjue  vieux  ,  dégradé  plutôt  que 
courbé,  d'aspect  misérable  et  d'alluie  orgueilleuse, 
Iraversait  la  cour.  Le  concierge  qui  m'avait  conduit 
sur  le  beffroi  me  l'a  fait  remarquer.  Cet  homme  est 
un  poète  ,  qui  vit  de  ses  rentes  dans  les  cabarets  et 
qui  fait  des  épopées.  Nom  d'ailleurs  parfaitement  in- 
connu. H  a  fait,  m'a  dit  mon  guide,  qui  l'admirait 
fort,  des  épopées  contre  Napoléon  ,  contre  la  révo- 
liuion  de  1830  ,  contre  les  romantiques,  contre  les 
Français,  et  ime  autre  belle  épopée  pour  inviter 
rarchilecle  actuel  de  Cologne  à  continuer  l'église 
dans  le  genre  du  Panthéon  de  Paris.  Épopées,  soit. 
Mais  cet  homme  est  d'une  saleté  rare.  Je  n'ai  vu  de 
ma  vie  im  drôle  moins  brossé.  Je  ne  crois  pas  que 
nous  ayons  en  France  rien  de  comparable  à  ce  poète- 
épic. 

Fn  revanche ,  (pielques  instants  plus  tard  ,  au 
moment  où  je  traversais  je  ne  sais  quelle  rue  étroite 
et  obscure,  un  petit  ^ieillard  à  l'œil  \if  est  sorti 
bnisquemcMit  d'une  I)oiiti(pie  de  barbier  et  est  venu  à 
moi  eu  criant  :  M  o/i.siittr  !  inon.sl(  nr  !  fousFran- 
i'iiis  !  oli  .'  /<-.>■  l'rdiuuris  !  ton  !  plan  !  plan  !  ran  ! 
hnt  .'/>/(!  Il .'  fil  i/iiirri  à  loiiti  le  inonde!  Prafcs! 


{■()r,0(;M:  n.: 

I>ra/'rs  !  Ndpolioii  ,  it' est-ce  /nis  ''  La  fiutvn  à 
toute  l'Europe  !  Oit  !  les  Français  !  pien  pra- 
fes  !  inonsieur  !  La  paionnette  nu  gui  à  tous 
CCS  Priciens  !  eine  pontie  qiiilpilc  gomme  à 
fénaf  Prafo  les  Français  !  van  !  plan  !  plan  ! 

J'avoue  que  la  liarangiio  jn'a  |)Iu.  La  France  esi 
«içrande  dans  les  souvenirs  e(  dans  les  espérances  de 
ces  no!)les  nations.  Toute  cette  rive  du  Rhin  nous 
aime ,  — j'ai  j)resqne  dit  nous  attend. 

Le  soir,  comme  les  «'toiles  s'allumaient,  je  mr 
suis  promené  de  l'autre  coté  du  fleuve  ,  sur  la  grè\e 
opposée  à  Cologne.  .l'avais  devant  moi  toute  la  ville  , 
dont  les  pignons  sans  nombre  et  les  clochers  noirs  se 
découpaient  avec  tous  leurs  détails  sur  le  ciel  blafard 
du  couchant.  A  ma  gauche  se  levait ,  comme  la  géaiilc 
de  (lologne,  la  hanie  llècliede  Sainl-Marliu  avec  ses 
deux  tourelles  percées  à  jour.  Presque  en  face  de 
moi  la  sombie  abside-cathédrale,  dressant  ses  mille 
clochetons  aigus,  figurait  un  hérisson  monstrueux, 
accroupi  au  bord  de  l'eau  ,  dont  la  grue  du  clocher 
semblait  former  la  (pieue  et  aiicpiel  (leii\  réverbères 
allumés  v(ïis  le  bas  de  cette  masse  ténébreuse  faisai<'nt 
des  yeux  fland)oyants.  Je  n'enlendais  dans  celle 
ondire  ([ikî  le  frissonnement  caressant  et  discret  du 
llol  à  mes  pieds,  les  pas  sourds  d'un  cheval  sm*  les 
planches  du  pont  de  baleauv  ,  et  au  loin  ,  dans  une 
forge  (pie  j'entrevoyais,  la  sonnerie  éclatante  d'un 
marteau  sm-  une  enclume.    \ncoM  autre  briiil  de  l;i 

I". 


I!)S  UTIP.i:    \. 

\illciH'  Irnvcrsail  le  Kliin.  (Mielquosvilrossciiilillaioul 
vagueincnl ,  cl  au-dessous  do  la  foigo ,  foiiniaiso 
t'iubrasée ,  point  étiiicelant ,  pendait  et  se  dispersai! 
dans  le  fleuve  une  longue  traînée  lumineuse,  connue 
si  cette  poche  pleine  d(!  feu  se  vidait  dans  l'eau. 

De  ce  beau  et  sombre  ensemble  se  dégageait  dans 
ma  pensée  une  mélancolique  rêverie.  Je  me  disais  : 
—  La  cité  germaine  a  disparu  ,  la  cité  d'Agrippa  a 
disparu ,  la  ville  de  saint  Engelbert  est  encore  debout. 
Mais  combien  de  temps  durera-t-ellc?  Le  temple  bâti 
là-bas  par  sainte  Hélène  est  tond)é  il  y  a  mille  ans; 
l'église  construite  par  l'arclievèque  Anno  tombera. 
Cette  ville  esl  usée  |);ir  son  fleuve.  Tous  les  jours 
(piekpie  \ieille  pierre,  qiiel([ue  vieux  souvenir,  quel- 
(pie  vieille  coutume  s'en  détache  au  frottement  de 
vingt  bateaux  à  vapeur.  Une  ville  n'est  pas  impuné- 
meiu  posée  sur  la  grosse  artère  de  l'I-lurope.  Cologne, 
quoique  moins  ancienne  que  Tièves et  Soleure ,  les 
deux  plus  vieilles  communes  du  continent,  s'est  déjà 
déformée  et  transformée  trois  fois  au  rapide  et  vio- 
lent courant  d'idées  qui  la  travei'se,  remontant  et 
descendant  sans  cesse  des  villes  de  Guillaume-le- 
Tacitiune  aux  montagnes  de  Guillaume  Tell,  et  ap- 
portant à  Cologne  de  Alayence  lesaflluents  de  l'Alle- 
magne et  de  Strasbourg  les  aflluenls  de  la  France. 
Voici  qu'une  quatrième  époque  climalérique  send^le 
se  déclarer  pour  Cologne.  I/espril  du  /wsiflvisme 
et  de  VutiliUiilsmc ,  comme  jiarlent  les  barbares 


(■oi.()<;m:.  i!i!i 

<l\i  pn'-seiH,  la  pénètre  cl  l'cnvaliit  ;  les  iioiixeaulés 
s'engagent  de  toutes  paris  dans  le  labyrinthe  d<'  son 
antique  architecture;  les  rues  neuves  font  de  larges 
trouées  h  travers  cet  entassement  gothique;  «le  bon 
goût  moderne  ■>  s'y  installe,  y  bâtit  des  façades-Rivoli 
et  y  jouit  bêtement  de  l'admiration  des  boutiquiers  ; 
il  y  a  des  rimeurs  ivres  ({ui  conseillent  à  la  cité  de 
(lonrad  le  Panthéon  de  Soulïlot.  Les  tombeaux  des 
archevêques  tombent  en  ruine  dans  celte  cathédrale 
continuée  aujourd'hui  par  la  vanité  ,  non  par  la  foi. 
Les  splendides  paysannes  vêtues  d'écarlate  et  coilTées 
d'or  et  d'argent  ont  disparu  ;  des  griseties  parisiennes 
se  pnmiènent  sur  le  (|uai  ;  j'ai  \  ii  aujourd'hui  tomber 
les  dernières  bri(jues  sèches  du  cloître  roman  de  Saint- 
Martin  ,  ou  \a  y  consiruire  un  calV'-Tortoni  ;  de 
longues  rangées  de  mais  mis  blanches  donnent  pu 
féodal  et  catholique  faubourg  des  Martyrs  de- Thèbes 
je  ne  sais  quel  faux  air  des  Balignolles.  Un  omnibus 
passe  rimméujorial  pont  de  bateaux  et  chemine  pom- 
six  sous  d'Agrippina  à  liiilimn.  —  Hélas'  lesvieillfs 
\illes  s'en  vont  ! 


Li-irni:  xi. 


A     PKOI'OS     lU:     I.A     MAISON     IIÏACll. 


Pliilo^opliie.  —  (^(iiiiiiifiii  lis  cultes  >(■  (  (iiii|KirteiU  |)our  pm- 
tliirre  les  eCfcis.  —  Cmiosiu's  du  liiisard.—  l.crons  de  la  Pro- 
vidence. —  <;liHi)s  il'iiù  se  di'jjiijje  un  ordre  profond  cl  el- 
frayant.  —  Happruclicini-nrs.  —  Ijhiirs  inattendus  et  jaillis- 
sants. —  Lu  repriK-lii-  au  l'i'i  Ciiarles  I" . —  l'iie  ([lu-slion  siii 
Marie  de  Médieis.  —  Louis  XIN'.  Crrande  lijjure  dans  une 
ijloire. 

Andei  iiarli. 


Mon  .nui!  mon  ami!  oc  que  foni  les  choses,  elles 
le  savent  pent-ètre  ;  mais  à  coup  sur,  cl  d'autre.-, 
rpu'  moi  l'ont  dit,  les  hommes,  eu\,  ne  sa\ent  ce 
(|u'ils  font.  Souvent ,  en  confronlant  l'Iiistoiii!  avec 
la  nature,  au  milieu  de  ces  comparaisons  éternelles  que 
mon  esprit  ne  peut  s'empêcher  de  faire  entie  les 
(''V(''nemi'nts  oti  Dieu  se  cache  et  la  crtîation  où  il  se 
montre ,  j'ai  tressailli  ton!    à  ((Hip  a\<'c  mie  secièlc 


;>0)  LETTRK   \r. 

angoisso,  et  jo  mo  suis  figuré  que  les  forêts,  les 
lacs ,  les  montagnes ,  le  profond  tonnerre  des  nuées , 
la  fleur  qui  hoche  sa  petite  tête  quand  nous  passons, 
l'étoile  qui  cligne  de  l'œil  dans  les  fumées  de  l'ho- 
rizon ,  l'océan  qui  parle  et  qui  gronde  et  ciui  semble 
toujours  avertir  quelqu'un ,  étaient  des  choses  clair- 
voyantes et  terribles ,  pleines  de  lumière  et  pleines 
de  science ,  qui  regardaient  en  pitié  se  mouvoir  à 
tâtons  au  milieu  d'elles,  dans  la  nuit  qui  lui  est 
propre,  l'homme,  cet  orgueil  auquel  l'impuissance 
lie  les  bras,  cette  vanité  à  laquelle  l'ignorance  bande 
les  yeux.  Rien  en  moi  ne  répugne  à  ce  cjue  l'arbre 
ait  la  conscience  de  son  fruit  ;  mais ,  certes ,  l'homme 
n'a  pas  la  conscience  de  sa  destinée. 

La  vie  et  l'intelligeuce  de  l'homme  sont  à  la  merci 
de  je  ne  sais  quelle  machine  obscure  et  divine  ,  ap- 
pelée i)ar  les  uns  la  providence,  par  les  autres  fe 
hasard,  qui  mêle,  combine  et  décompose  tout, 
qui  dérobe  ses  rouages  dans  les  ténèbres  et  qui  étale 
ses  résidtats  au  grand  jour.  On  croit  faire  une  chose, 
et  l'on  en  fait  une  autre.  Urceus  exil.  L'histoire 
est  pleine  de  cela.  Quand  le  mari  de  Catherine  de 
Médicis  et  l'amant  de  Diane  de  Poitiers  se  laisse  nilei- 
à  de  uiystérieiiscs  distractions  près  de  Philippe  Dur, 
la  belle  lille  ])iéniontaise ,  ce  n'est  pas  seulement 
Diane  d'AngouIèine  qu'il  engendre  pour  Horace 
Farnèse,  c'est  la  future  réconcilia! ion  de  celui  de  ses 
lils  (|iii  sera  Henri  IM  a\ef  relui  de  ses  cousins  qui 


A  l'HOl'US   l)i:  LA   MAISO.N    IliACII  'o,; 

sera  Henri  IV.  Quand  le  duc  de  Nemours  descend 
au  galop  les  degrés  de  la  Sainte-Chapelle  sur  son 
roussin  te  Real ,  ce  n'est  pas  seulement  la  folie  des 
jeux  dangereux  qu'il  met  h  la  mode ,  c'est  la  mort  du 
roi  de  France  qu'il  prépare.  Le  10  juillet  1559,  dans 
les  lices  de  la  rue  Saint-Antoine,  quand  .Montgom- 
mery,  ruisselant  de  sueur  sous  son  vaste  panache 
rouge ,  assure  sa  lance  en  arrèl  et  |)i({ue  des  deux  à 
rencontre  de  ce  beau  cavalier  fleurdelisé  applaudi  de 
toutes  les  dames ,  il  ne  se  doute  |)as  de  toutes  les 
choses  prodigieuses  (pi'il  tient  dans  sa  main.  Jamais 
baguette  de  fée  n'aura  travaillé  comme  cette  lance. 
D'un  seul  coup  Montgommery  va  tuer  Henri  II , 
démolir  le  palais  des  Tournelles  et  bâtir  la  Place 
Royale,  c'est-à-dire  bouleverser  la  comédie  provi- 
dentielle ,  supprimer  le  ])ersonnage  et  changer  !<• 
décor. 

Lorsque  Charles  II  d'Angleterre,  après  la  bataille 
deWorcester,  se  cache  dans  le  creux  d'un  chêne, 
il  croit  se  cacher,  rien  de  plus;  i)as  du  tout,  il 
nonnne  une  constellation,  (c  Ckcnc  loyal ,  et  il 
donne  à  Halley  l'occasion  de  taquiner  la  renommée 
de  Tycho.  Le  second  mari  de  madame  de  Misinlenon, 
en  lévoquant  l'édit  de  Nantes,  et  le  parlement  de 
1688,  en  expulsant  Jacques  II,  ne  font  autre  chose 
(pie  rendre  possible  cette  étrange  bataille  d'Almanza 
(Ml  l'on  vit  face  à  face,  sur  le  même  teriain,  l'armé*' 
rrançaisr  connnandée  par  un  Anglais,  l<'  maréchal 


•'<ii  Li.i  ii;r.  \[. 

(ic  Bciwick,  et  riirinrt'  anglaise  coimiuiiidéo  par  un 
français,  Iliivigny,  lord  Gallo\va\.  Si  f,ouis  XIII 
n'était  pas  niori  le  1/|  mai  H\ho ,  l'idée  ne  serait  pas 
\enne  au  vieux  comte  de  l-onlana  d'atta({uer  Ilocroy 
dans  les  cinq  jours  ;  et  un  héroïque  [)iincc  de  vingt- 
deux  ans  n'aurait  pas  en  cette  magnifique  occasion 
i\\\  I*J  mai,  qui  a  fait  du  duc  d'iùigliien  le  grand 
(^ondé.  El  au  milieu  de  tout  ce  tumulte  de  faits  qui 
encombrent  les  chronologies,  que  d'échos  singuliei's, 
que  de  parallélismes  extraordinaires,  que  de  contre- 
coups formidables!  En  KiG/j,  après  l'ollense  faite  au 
duc  d<'  Crrqui  son  ambassadeur,  Louis  XIV  fait 
bannii'  les  (iorses  de  Uome  ;  cent  quarante  ans  plus 
tard.  Napoléon  lUionaparte  exile  de  France  les  Bour- 
bons. 

Que  d'ondjreî  et  que  d'édaiis  dans  cette  ombre! 
Vers  1612,  lors(|ue  le  jeune  llenii  de  Montmoi-eucy, 
alors  âgé  de  dix-sept  ans,  voyait  aller  et  venir  chez 
son  père,  parmi  les  gentilshommes  (lomesti([ues, 
apportant  l'aiguière  et  donnant  à  la\er,  dans  l'Iunuble 
attitude  du  service,  un  pâle  et  chétif  page,  le  petit 
de  Laubespine  de  Chàteauneuf,  qui  lui  eut  dit  (pic 
ce  page,  si  respectueusement  incliné  devant  lui, 
deviendrait  sous-diacre ,  (juc  ce  sous-diacre  devien- 
drait garde-des-sceaux  ,  ((ue  ce  jjarde-des-sceaux 
présiderait  par  commission  le  |>arlementde  Toulouse, 
et  (pie,  vingt  ans  plus  tard,  ce  pagc-soiis-diacrc- 
président  demanderait  sournoisement  des  (lis|)enses 


A  l'KOl'OS  Di:   L\    MAISON    IHACH.  '.03 

au  |vi|K'  afin  de  pouvoir  le  faire  déiai)i;(n' ,  lui,  le 
maître  de  ce  drôle,  lui  Heuri  11,  duc  de  Moiilino- 
rency ,  maréclial  de  France  par  le  choix  de  l'épée, 
p.nir  du  royaume  par  la  grâce  de  Dieu  !  Quand  le 
président  de  Thou  ,  dans  son  livre ,  fourbissait  ,  ai- 
guisait et  remettait  si  soigneusement  à  neuf  l'édit  de 
Louis  XI  du  22  décembre  l/i77,  qui  eiit  dit  à  ce 
père  qu'un  jour  ce  même  édit,  avec  Laubardemoni 
pour  manche ,  srrait  la  hache  dont  Richelieu  tran- 
cherait la,  tête  de  son  fds  ! 

Et  au  milieu  de  ce  chaos  il  \  a  des  lois.  Le  chaos 
n'est  que  l'apparence,  l'ordre  est  au  fond.  Après  de 
longs  intervalles ,  les  mêmes  faits  eflrayants  qui  oni 
déjà  fait  lever  les  yeux  à  nos  pères  reviemienl , 
comme  des  comètes,  des  |)lus  ténébreuses  profondeurs 
de  l'histoire.  Ce  sont  toujours  les  mêmes  embûches, 
toujours  les  mêmes  chutes,  toujours  les  mêmes  tra- 
hisons ,  toujours  les  mêmes  naufrages  aux  mêmes 
écueils  ;  les  noms  changent,  les  choses  persistent.  Peu 
de  jours  avant  la  Fàquc  fatale  de  181/»,  l'empereur 
aurait  pu  dire  à  ses  treize  maréchaux  :  Ainoi  dico 
voùis  quia  unus  vcstrûni  me  traditurus  est. 
—  Toujours  César  adopte  Brutus;  toujours  Charles  I"^ 
empêche  Cromwell  de  partir  poiu'  la  ,Iamaï([ue;  tou- 
jours Louis  \VI  empêche  Mirabeau  de  s'embarquer 
pom-les  Indes:  toujours  et  {lartout  les  reines  cruelles 
sont  punies  par  des  (ils  cruels;  toujours  et  |)artout 
les  reines  ingrates  sont  punies  par  des  fds  ingrats. 

18 


5l«C'.  LLTlHi:  XI. 

I  oiile  Af^rippiiie  eiigeiidrt'  le  Néron  qui  la  tuera  ; 
toute  Marie  de  Médicis  enfante  le  Louis  XIII  qui  la 
bannira. 

Et  moi-niêine,  ne  remarquez-vous  pas  de  quelle 
façon  étrange  ma  pensée  arrive,  d'idée  en  idée  et 
presque  à  mon  insu,  à  ces  deux  femmes,  à  ces  deux 
Italiennes,  à  ces  deux  spectres,  Agrippine  et  Marie 
de  Médicis,  qui  sont  les  deux  spectres  de  Cologne! 
Cologne  est  la  ville  des  reines-mères  malheureuses.  A 
seize  cents  ans  de  distance,  la  fille  de  Germanicus, 
njère  de  Néron ,  et  la  femme  de  Henri  IV ,  mère  de 
Louis  XIII,  ont  attaché  à  Cologne  leur  nom  et  leur 
souvenir.  De  ces  deux  veuves,  • —  car  une  orpheline 
est  une  veuve ,  —  faites ,  la  première  par  le  poison  , 
la  seconde  par  le  poignard ,  l'une ,  Marie  de  Médicis , 
}  est  morte  ;  l'autre  ,  Agrippine  ,  y  était  née. 

J'ai  visité  à  Cologne  la  maison  qui  a  vu  expirer 
Marie  de  France  ,  —  maison  Ibach  ,  selon  les  uns , 
maison  Jabach ,  selon  les  autres,  —  et  au  lieu  de 
vous  dire  ce  que  j'\  ai  vu ,  je  vous  dis  ce  que  j'y  ai 
pensé.  Pardonnez-moi,  mon  ami,  de  ne  pas  vous 
donner  cette  fois  tous  les  détails  locaux  que  j'aime  el 
qui,  selon  moi ,  peignent  l'homme,  l'expliquent  par 
son  enveloppe  et  font  aller  l'esprit  de  l'extérieur  à 
l'intérieur  des  faits,  (lette  fois  je  m'en  abstiens.  J'ai 
|)eur  de  vous  fatiguer  avec  mes  fcsiuns  et  mes 
(islragaU's. 

La  triste  reiiii'  est  inoilf  l;i  \r  '.'>  juillet  1()/|2.  Llle 


A   PROPOS   1)K  LA   MAISON   IBACII.  507 

avait  soixante-huit  ans.  Elle  était  exilée  do  France 
depuis  onze  ans.  Elle  avait  erré  un  peu  partout ,  en 
Flandre ,  en  Anglelerre  ,  fort  à  charge  à  tous  les  pays. 
A  Londres  ,  Charles  l"'  la  traita  dignement  ;  pendant 
trois  ans  qu'elle  y  passa ,  il  lui  donna  cent  livres 
sterling  par  jour.  Plus  tard,  je  le  dis  à  regret,  Paris 
rendit  à  la  reine  d'Angleterre  cette  hos[)italité  que 
Londres  avait  donnée  à  la  reine  de  France.  Hemiette, 
fdle  de  Henri  IV  et  veuve  de  Charles  P  ■" ,  fut  logée 
au  Louvre  dans  je  ne  sais  quel  galetas  où  elle  restait 
au  lit  faute  d'un  fagot  l'hiver,  attendant  les  quelques 
louis  (pie  lui  prèlait  le  coadjuteur.  Sa  mère,  la  veuve 
de  Henri  IV ,  finit  à  Cologne  à  peu  près  de  la  même 
manière,  —  dans  la  misère  la  plus  profonde.  A  la 
demande  du  cardinal-ministre,  Charles  1*""  l'avait 
renvoyée  d'Angleterre,  .l'en  suis  fâché  pour  le  royal 
el  mélancolique  auteur  dcVEilion  BasHikè;  et  je 
ne  comprends  pas  comment  l'homme  qui  sut  rester  roi 
devant  Cromvvell  ne  sut  pas  rester  roi  devant  Richelieu. 
Du  reste,  j'insiste  sur  ce  détail  plein  d'une  som- 
l)ie  signilicalion  ,  Marie  de  Médicis  fui  suivi(!  de  près 
par  Richelieu  qui  mourut  dans  la  même  année  qu'elle, 
et  par  Louis  \IFI  qui  mourut  l'an  d'après.  A  quoi 
l)Oii  loules  ces  haines  dénalurées  eiilre  ces  (rois 
créatures  humaines,  à  quoi  hon  laiil  d'intrigues, 
tant  de  perséciilioiis,  (anl  de  (pierelles,  tant  de  per- 
fidies, ptMir  mourir  lous  les  trois  piescpie  à  la  même 
heure?  —  Dieu  sait  f<'  Cfu'il  fait. 


ms  LinTiu-.  \i. 

H  va  un  triste  doute  sur  Maiiede  Médicis.  L'om- 
bre que  jette  Ravaillac  m'a  toujours  paru  toucher  les 
plis  traînants  de  sa  robe.  J'ai  toujours  été  épouvanté 
de  la  phrase  terrible  que  le  président  Hénault,  sans 
intention  peut-être ,  a  écrite  sur  cette  reine  :  — 
Elle  ne  fut  pas  anse:  surprise  de  la  mort  de 
Henri  IV. 

J'avoue  que  tout  ceci  me  rend  plus  admirable 
l'époque  claire ,  loyale  et  pompeuse  de  Louis  XIV. 
Les  ombres  et  les  obscurités  qui  tachent  le  commen- 
cement de  ce  siècle  font  valoir  les  splendeurs  de  la 
fin.  Louis  XIV  ,  c'est  le  pouvoir  comme  Richelieu  , 
plus  la  majesté;  c'est  la  ^l'aiiflem"  comme  Cromwell, 
plus  la  sérénité.  Louis  XIV,  ce  n'est  pas  le  génie 
dans  le  maître;  mais  c'est  le  génie  autour  du  maître, 
ce  qui  fait  le  roi  moindre  peut-être,  mais  le  règne 
plus  grand.  Quant  à  moi  qui  aime,  comme  vous  le 
savez,  les  choses  réussùs  et  complètes,  sans  con- 
tester toutes  les  restrictions  qu'il  faut  admettre,  j'ai 
toujours  eu  une  sympathie  profonde  pour  ce  grave  et 
magnifique  prince  si  bien  né  ,  si  bien  venu ,  si  bien 
entouré ,  roi  dès  le  berceau  et  roi  dans  la  tombe  : 
vrai  monarque  dans  la  plus  haute  acception  du  mot, 
souverain  central  de  la  civilisation,  pivot  de  l'Europe, 
au(pi('l  il  fut  doimé  d'user,  poiu'  ainsi  dire  ,  et  de 
voir  lonr  à  lonr  pendant  la  durée  de  sou  règne  pa- 
raître,  resi)leii(lir  el  disparaître  autour  de  son  trône 
liiiilpaprs.  cinii  snllans  ,  liois  enipereui-s,  denv  rois 


A   PROPOS  01".   r,A   MAISON    ll!\ni.  Ti-j 

d'EisiLlgin' ,  trois  rois  de  Porliisal  ,  (iiialic  rois  ol  une 
reino  d'Anglolcrre,  Unis  rois  do  Danpniartk  ,  iiiir 
reine  et  deux  rois  de  Snèdi; ,  quatre  rois  de  Pologne 
et  quatre  czars  de  Moscovie  ;  étoile  polaire  de  tout  un 
siècle  qui  pendant  soixante-douze  ans  en  a  vu  tourner 
niajestuensenienl  autour  d'elle  toutes  les  constel- 
lations! 


18. 


LIvTTRE    XII. 

A    PKOPOS     m      MISKR     WALLIiM 


B.oi;.ai,!MC,  .nonoijra,,l>..-  .-i  qn.pe.-  .lu  ,..,url.o,n-.  -  1.  e>u(.  r. 
_  |!e  .oruh..;eur.-  Le  ,.os.illo>,,-  Le  |;rancl  dn.le.-L  anf. 
arole  —  Le  bio.ielle... .  —  Celui  .(ui  a  avi-orlé  les  effets.  — 
la  ^ Mille  feui.ne.  -  Le  lableau,  le  rideau,  le  bedeau.  - 
L'individu  |;>nve  e.  uiste.  —  Le  eustode.  —  f.e  suisse.  - 
le  sacristain.  -La  face  qui  api^arait  au  judas.-  Le  souueur. 
—  L'élre  imiK.rluu  (lui  vous  coudoie.—  L'expliealeur.  —  Le 
barafjouin.  -  La  fabri.|ue.  -  Le  .ieuuo  {jaillard.  —  F.ueore 
le  bedeau  —  Kncore  l'estafier.  —  Le  domcslique.  —  Le 
..arcon  dVcurie.  -  Le  facteur.  -  Le  {jouveruemeul.  - 
'.:  N'oublie,  pas  ,,u.-  .nul  ,,„u,l.oln-  doi,  être  au  n.on.s  u.u- 
|. ;<■(■.•  d'arjjeui    ■• 

Audernacli. 


Oi.liT  la  calliédralc,  riiôtel-de-ville  et  la  maison 
Ibach,  j'ai  visiK',  a»i  Sclilcis  Kotten,  pn-s  de  Co- 
logne, les  vestigfs  (lo  l'aquediir  souterrain  qui  au 
temps  des  Romains  allait  de  Cologne  à  Trêves,  el 
dont  on  tn»u\e  cnron'  aujoiud'hui  les  traces  dans 


212  LKTÏRI.  \ll. 

t  roule -trois  \illages.  Dans  CologiX'  iiH-iiic,  j'ai  mi 
le  musée  Waliraf.  Jo  serais  bien  tenté  de  vous  en 
faire  ici  l'inventaire,  mais  je  vous  épargne.  Qu'il 
vous  suffise  de  savoir  que  ,  si  je  n'y  ai  pas  trouvé, 
grâce  aux  déprédations  du  baron  de  Hubsch  ,  le 
chariot  de  guerre  des  anciens  Germains ,  la  fameuse 
momie  égyptienne,  et  la  grande  coule\rine  de  qua- 
tre aunes  de  long,  fondue  à  Cologne  en  l'tOO  ;  en 
revanche  j'y  ai  vu  un  fort  beau  sarco|)liage  romain 
et  l'armure  de  l'évèque  Hernaid  de  Galen.  On  m'a 
aussi  montré  um-  énorme  cuirasse  (jiii  [tasse  poni' 
avoir  aj)parlenii  au  général  de  l'empire  Jean  de 
Wert  ;  mais  j'ai  \ainem<'nt  cherché  sa  grande  épé<' 
longue  de  huit  pieds  el  demi ,  sa  grande  pique  pa- 
reille au  |)in  de  Pohplième,  et  son  grand  casque 
homérique  que  deux  honmies,  dit-on,  a\ aient  peine 
à  soulevei'. 

Le  plaisir  de  voir  toutes  ces  clioses  belles  ou  cu- 
lieuses.  musées,  églises,  liôtels-de-xille ,  est  tem- 
péré, il  faut  le  dire,  par  la  gra^e  importunité  du 
|)(»url)oiie.  Sur  les  bords  du  Rhin,  comme  d'ailleurs 
dans  toutes  les  contrées  très-visitées,  le  pourboire  est 
nu  nioiisli(pie  fort  imporlim  ,  lequel  revient,  à  cha- 
(pie  inslanl  et  à  tout  propos,  |»i(|uer,  ikhi  votre  peau, 
mais  \otre  bourse.  Or  la  bourse  du  \o\ageur,  c<'tle 
bourse  précieuse,  contient  l(»iil  poiu'  lui,  puiscpie  la 
sainte  hospitalité  n'est  plus  là  pour  le  recevoir  au 
seuil  des  maisons  a\ec  sou  douv  sourire  et  sa  cor- 


V  i>p,(»i'Os  Dr  Misi-i:  wMJJur.         ^i^ 
<lialilé  augnsio.  Voici  h  quel  degré  (U-  puissanc  lc> 
inioUii^ents  naliiipls  de  ce  pays  oui  élevé  le  pour- 
boire. J'oxposo  les  faits,  je  n'exagère  rien.  —  Vous 
entrez  dans  un  lieu  quelcon(iue  ;  à  la  porte  de  la 
ville,  un  estatier  s'informe  de  l'hôtel  où  vous  comr- 
le/,  descendie ,  vous  demande  votre  passeport ,  le 
prend  et  le  garde.  La  voiture  s'arrête  dans  la  cour 
de  la  poste  ;  le  conducteur  qui  ne  vous  a  |)as  adresM- 
,in  regard  pendant  toute  la  roule,  se  présente,  vous 
ouvre  la  portière  et  vous  offre  la  main  d'un  air  béat. 
Pourboire.  Un  moment  après,  le  postillon  arrive  à 
son  tour,  attendu  que  cela  lui  est  défendu  par  les 
règlements  de  police ,  et  vous  adresse  une  harangue 
charabia  qui  veut  dire  :  pourboire.  On  débâche  ;  un 
grand  drôle  prend  sur  la  voiture  et  dépose  à  tei  re 
votre  valise  et  votre  sac  de  nuii.  Pourboire.  Ln  au 
tre  drôle  met  le  bagage  sur  une  brouette,  vous  de- 
mande à  quel  hôtel  vous  allez ,  et  se  met  à  courir 
devant  vous  poussant  sa  brouette.  Arri\és  à  l'hôtel, 
l'hôte  surgit  et  entame  avec  vous  ce  petit  dialogue 
,p.'on  devrait  écrire  dans  toutes  les  langues  sur  la 
porte  de  toutes  les  auberges,  —lion jour,  moii- 
,.,>„,,,  _  Momieiw,  je   voudrais  une  cham- 
fjit-^  _  C'est  fort  Lien,  monsieur,  (a  LA  CAix- 
tonnade:)  Condniscz  monsieur  au  n"  ^  !  — 
Monsieur,  je  voudrais  dîner.  — Tout  de  .suite, 
mon.su'ur,  etc.  etc.  Vous  uionlez  u"  /i.  Voire  ha  - 
oat^c  \  csl  (iéjii.  In  lioniMK  apparaît,  «'.'si  .-(lui  (ini 


•>li  I.KTTRr.  Ml. 

l'a  brouotlé  à  l'hôtel,  rourhoirc.  l  ii  second  arn\e  ; 
que  veut-il  ?  C'est  lui  qui  a  apporté  vos  effets  dans 
la  chambre.  Vous  lui  dites  :  C'est  l)ou,  je  vous  don- 
nerai en  partant  comme  au\  autres  domestiques.  — 
3Jonsieur,  répond  riionniie ,  je  n'appartiens  pas  à 
1  hôtel.  —  Pourboire.  Vous  sortez.  Une  église  se 
présente,  une  belle  église.  Jl  faut  y  entrer.  Vous 
tournez  alentour,  vous  regardez,  vous  cherchez. 
Los  portes  sont  fermées.  Jésus  a  dit  :  Competfe 
inirare ;  les  prêtres  devraient  tenir  les  portes  ou- 
vertes, mais  les  bedeaux  les  ferment  pour  gagner 
trente  sous.  Cependant  une  vieille  femme  a  vu  votre 
embarras,  elle  \ient  à  vous  et  vous  désigne  une  son- 
nette à  côté  d'un  petit  guichet.  Vous  comprenez, 
vous  sonnez,  le  guichet  s'ouvre,  le  bedeau  se  mon- 
tre, vous  demandez  à  voir  l'église,  le  bedeau  prend 
un  trousseau  de  clefs  et  se  dirige  ^ers  le  portail.  Au 
moment  où  vous  allez  entrer  dans  l'église,  vous  vous 
sentez  tirer  par  la  manche  ;  c'est  l'obligeante  vieille 
que  vous  avez  oubliée,  ingrat ,  et  (jui  vous  a  suivi. 
Pourboire.  Vous  voilà  dans  l'église  ;  vous  contem- 
plez, vous  admirez,  vous  vous  récriez.  —  Pourquoi 
ce  rideau  vei  t  sur  ce  tableau  ?  —  Parce  que  c'est  le 
plus  beau  de  l'église,  dit  le  bedeau.  —  Ron,  repre- 
nez-\ous.  Ici  on  cache  les  beaux  tableaux,  ailleurs 
on  les  montrerait.  Ue  qui  est  ce  tableau  ?  —  De 
Rubens.  —  .le  voudrais  le  voir.  —  Le  bedeau  vous 
fpiillf  et   revient  quelques  minutes  après  avec  un 


A    PUOl'OS  OU   MLbJit.   WALLRAf.  >  1 ') 

individu  fort  grave  et  fort  triste.  C'est  le  custodi-. 
Ce  brave  homme  presse  un  ressort ,  le  rideau  s'ou- 
vre, vous  voyez  le  tableau.  Le  tableau  vu ,  le  rideau 
se  referme,  et  le  custode  vous  fait  un  salut  signili- 
calif.  Pourboire.  En  continuant  votre  promenade 
dans  l'église,  toujours  remorqué  par  le  bedeau,  vous 
arrivez  à  la  grille  du  chœur  qui  est  parfaitement 
verrouillée  et  devant  laquelle  se  tient  debout  un  ma- 
gnifique personnage  splendidement  harnaché ,  c'est 
le  suisse  qui  a  été  prévenu  de  votre  passage  et  qui 
vous  attend.  Le  chœur  est  au  suisse.  Vous  en  faites 
le  tour.  Au  moment  où  vous  sortez,  votre  cicérone 
empanaché  et  galonné  vous  salue  majestueusement. 
Pourboire.  Le  suisse  vous  rend  au  bedeau.  Vous 
passez  devant  la  sacristie.  O  miracle  I  elle  est  ou- 
verte. Vous  y  entrez.  Il  y  a  un  sacristain.  Le  bedeau 
s'éloigne  avec  dignité ,  car  il  convient  de  laisser  i\\\ 
sacristain  sa  proie.  Le  sacristain  s'em])are  de  vous, 
vous  montre  les  ciboires,  les  chasubles,  les  vitraux 
que  vous  verriez  fort  bien  sans  lui ,  les  mitres  de 
l'évèque,  et,  sous  une  vitre,  dans  une  boîte  garnie 
de  satin  blanc  fané ,  quelque  squelette  de  saint  ha- 
billé en  troubadour.  La  sacristie  est  vue ,  reste  le 
sacristain.  Pouthoire.  l.c  bedeau  vous  repi'end.  >oici 
l'escalier  des  tours.  La  vue  du  haut  du  grand  clocher 
doit  être  belle,  vous  voulez  y  monter.  Le  bedeau 
pousse  silencieusement  la  porte  ;  vous  escaladez  une 
(leiiliiine  île   niarrlies  de  la  \  is-de-Sainl-tiilles.   Piii." 


■'10  li:tii;i;  mi. 

le  passaj^e  \uub  est  barré  brusqueineiil.  C'osl  une 
porte  fermée.  ^  uns  vous  retournez.  Vous  êtes  seul. 
Le  bedeau  n'est  plus  là.  Vous  frappez.  L  ne  face  ap- 
paraît à  un  judas.  C'est  le  sonneur.  Il  ouvre  et  il 
vous  dit  :  Montez,  monsieur.  Pourboire.  Vous 
montez ,  le  sonneur  ne  vous  suit  pas  ;  tant  mieux, 
pensez-vous  ;  vous  respirez  ,  vous  jouissez  d'être 
seul,  vous  parvenez  ainsi  gaiement  à  la  liante  plate- 
forme de  la  toui'.  Là ,  vous  regardez ,  vous  allez  et 
venez,  le  ciel  est  bleu ,  le  paysage  est  superbe,  l'ho- 
rizon  est  immense.  Tout  à  coup  vous  vous  apercevez 
que  depuis  quelques  instants  un  être  inqwrtun  vous 
suit  et  vous  coudoie  et  vous  bourdonne  aux  oreilles 
des  choses  obscures.  Ceci  est  l'explicateui'  juré  et 
privilégié ,  chargé  de  commenter  aux  étrangers  les 
magnificences  du  clocher,  de  l'église  et  du  paysage. 
(Jet  honnne-là  est  d'ordinaire  un  bègue.  Quelque- 
fois il  est  bègue  et  sourd.  Vous  ne  l'écoutez  pas, 
vous  le  laissez  baragouiner  tout  à  son  aise ,  et  vous 
l'oubliez  en  contemplant  l'énorme  croupe  de  l'église 
d'où  les  arcs-boutants  sortent  comme  des  côtes  dis- 
séquées, les  mille  détails  de  la  flèche  de  pierre,  les 
toits,  les  rues,  les  pignons,  les  routes  qui  s'enfuient 
dans  tous  les  sens  connue  les  rayons  d'une  roue 
dont  l'horizon  est  la  jante  et  dont  la  ville  est  le 
moyeu,  les  plaines,  les  aibres,  les  rivières,  les  col- 
lines. Quand  ^ou^  a\c/,  bien  tout  vu,  vous  songez  à 
redescendre,  v<»ns  \ous  dirige/,  \er^  la  tourelle  de 


A   I'ROl'i:S  DL    MLSLi:   WALLl'.  \r.  îi: 

rcscalicr.   L'homiiK'  se  dresse  devant  vous.    Four- 
boire.  —  C'est  fort  bien ,  monsieur,  vous  dit-il  en 
empochant,  maintenant  voulez-vous  me  donner  pour 
,„oi  ■>  _  Comment  !  et  ce  que  je  viens  de  vous  don- 
ner ■.'  —  c'est  pour  la  fabrique,  monsieur,  à  laquelle 
je  redois  dtux  francs  par  personne;  mais  à  présent, 
monsieur  comprend  bien  qu'il  me  faut  quelque  pe- 
tite chose  pour  moi.  Pourboire.  Vous  redescendez. 
Tout  à  coup  une  trappe  s'ouvre  à  côté  de  vous.  C'est 
la  cage  des  cloches.  Il  faut  bien  voir  les  cloches  de 
ce  beau  clocher.  Un  jeune  gaillard  vous  les  montre 
et  vous  les  nomme.  Pourboire.  Au  bas  du  clocher 
vous  retrouvez  le  bedeau  (jui  vous  a  attendu  paiiem- 
ment  et  qui  vous  reconduit  avec  respect  jusqu'au 
seuil  de  l'église.    Pourboire.   Vous  rentrez  à  votre 
hôtel  et  vous  vous  gardez  bien  de  demander  votre 
chemin  à  quelque  passant,  car  le  pourboire  saisirait 
cette  occasion.  A  peine  avez-vous  mis  le  pied  dans 
l'auberge,  que  vous  voyez  venir  à  vous  d'un  air 
amical  une  ligure  qui  vous  est  tout  à  fait  inconnue. 
(,'est  l'eslafier  qui  vous  rapporte  votre  passe-port. 
Pourboire.  Vous  dînez,  l'heure  du  dépait  arrive,  le 
domestique  vous  apporte  la  carte  à  payer.    Pour- 
boire. In  garçon  d'écurie  porti'  votre  bagage  à  la 
diligence  ou  h  la  schnellposle.  Pourboire.  Lii  fadeur 
le  hisse  sur  l'impériale.  Pourboire.  Vous  montez  en 
\()ilure,  on  pari,  la  nuit  tombe;  vous  recouunence- 

rez  demain. 

l'J 


•>l,s  LlilTKE  Ml. 

Récapitulons  :  pourboire  au  conduclcur ,  pour- 
boire au  postillon  ,  pourboire  au  débâcheur,  pour- 
boire au  brouetteur,  pourboire  h  rhonimc  qui  n'est 
pas  de  l'hôtel,  pourboire  à  la  vieille  femme,  pour- 
boire à  Ilubeiis ,  pourboire  au  suisse ,  pourboire  au 
sacristain  ,  pourboire  au  sonneur,  pourboire  au  ba- 
ragouineur, pourboire  à  la  fabrique  ,  pourboire  au 
sous-sonneur ,  pourboire  au  bedeau  ,  pourboire  à 
l'eslalier,  pourboire  aux  domestiques,  pourboire  au 
garçon  d'écurie ,  pourboire  au  facteiu-  ;  voilà  dix- 
buit  pourboires  dans  une  journée.  Olez  l'église,  qui 
est  fort  clière  ,  il  en  reste  neuf.  3Jaintenant  calculez 
tous  ces  pourboires  d'après  un  minimum  de  cin- 
([uante  centimes  et  un  maximum  de  deux  francs, 
qui  est  quelquefois  obligatoire  ',  et  vous  aurez  une 
somme  assez  inquiétante.  N'oubliez  pas  que  tout 
pourboire  doit  être  une  pièce  d'argent.  Les  sous 
et  la  monnaie  de  cuivre  sont  copeaux  et  balayures 
(jue  le  dernier  goujat  regarde  avec  un  inexprimable 
dédain. 

Pour  ces  peuples  ingénieux  le  voyageur  n'est 
qu'un  sac  d'écus  qu'il  s'agit  de  désenfler  le  plus 
\ile  possible.  Cliacim  s'y  acliarne  de  son  côté.  Le 
gouvernement  lui-même  s'en  mêle  (juelqucfois  ;  il 
vous  prend  votre  mnlle  et  votre  j)orte-manteau ,  les 
charge  sur  ses  épaules  et  vous  tend  la  main.  Dans 

1  A  Ai\-l<i-(:li:i|>(llf",  piiur  \oii  les  1(I'(|iiin,  le  |)(iurl)oiri'  .'i  \A 
r.-.liiiiiiic  r-i  )i\<-  ,1   (iJi  lli.ilcr,   ;!  Ir.  7.">  <•. 


A  iT.opos  ne  MisEï:  WAiJ.RAr.         2 m 

les  grandes  villes,  les  porteurs  de  bagages  redoivent 
au  trésor  royal  donze  sous  et  deux  liards  par  voya- 
geur. Je  n'étais  pas  depuis  un  quart  d'heure  à  Aix- 
la  chapelle  que  j'avais  déjà  donné  pour  boire  au  roi 
de  Prusse. 


LETTHE    XIII 


ANDLRNACH, 


Le  voya{;eiir  se  nit-t  à  la  fenciro.  —  Il  caraclcrise  d'au  iiioC 
profond  la  inaenififjiie  arcliilfcime  de  la  Barrière  du  Trôn.- 
à  Paris.  —  A  quoi  bon  avoir  eu-  l'eniperenr  Valenlinien.  — 
Quand  on  rencontre  un  bossu  souriant  ,  faut-il  dire  fjiwi  qui- 
ou  parce  que?  —  Un  rêve  trouvé  eu  niarcliant  la  niiil  ilan.s 
les  cliamps.  —  Paysages  qui  se  di'forinent  au  crépuscule. — 
La  pleine  lune.  —  Qu'est-ce  qu'on  voit  donc  là-bas?  —  Le 
bloc  mvstérieu\  au  haut  de  la  colline.  —  Le  voyageur  y  va. 
—  Ce  que  c'était.  —  Le  voyageur  frappe  à  la  porte.  —  S'il 
y  a  quelqu'un  ,  il  ne  répond  pas.  —  L'armée  (le  Sambre-e(- 
Meuse  à  son  rjénrral.  —  Hoche,  Marceau,  Bonaparte.  —  Dans 
quelle  chambre  le  vovajjeur  entre.  —  Ce  que  lui  montre  h- 
clair  de  lune.  — 11  regarde  dans  le  irou  oit  pend  un  bout  ili- 
corde.  —  Ce  qu'il  croit  entendre  dire  à  une  voix.  —  Il  rc 
loiirne  à  Andernacli.  —  Le  voyageur  déclare  que  les  touristes 
sont  des  niais.  —  Les  beautés  d'Andcrnacli  révélées.  —  L'é- 
glise byzantine.  —  .\tleutioii  que  prêtaient  à  un  verset  de  Job 
quatre  enfants  el  un  l:q)iu.  —  L'église  gothitpie.  —  Ce  que 
les  chevaux  prussiens  deniaudi'iil  à  la  sainte  Vierge.  —  La 
tour  vedette.  —  L'auliMir  dit  i|mli|iii's  paroles  aimables  ,'i 
MJK'  fée. 

.Aiidernach. 


.le  NDiis  ('cris  encore  (rAndcniacli,  .sur  les  bords 
ilii    iîliiii  ,  OM   je  suis  (l»''l)iii((iit''  il   v   a    Irois   joins. 


■).)o  MITRE  Mil. 

Aiulcrnacli  osl  un  ancitMi  nuiiiicipe  romain  roniplacr" 
par  nno  commune  gothique  qui  existe'  encore.  Le 
paysage  de  ma  fenêtre  est  ravissant.  J'ai  devant  moi, 
au  pied  d'une  haute  colline  qui  me  laisse  à  peine 
voir  une  étroite  tranche  de  ciel ,  une  belle  tour  du 
treizième  siècle  du  faîte  de  laquelle  s'élance,  com- 
plication charmante  que  je  n'ai  vue  qu'ici ,  une  au- 
tre tour  plus  petite,  octogone,  à  huit  frontons,  cou- 
ronnée  d'im  toit  conique  ;  à  ma  droite  le  Rhin  et  le 
joli  village  blanc  de  Leutersdorf  entrevu  parmi  les 
arbres;  à  ma  gauche  les  quatre  clochers  byzantins 
d'une  magnifique  église  du  onzième  siècle,  deux  au 
portail ,  deux  à  l'abside.  Les  deux  gros  clochers  du 
portail  sont  d'un  profil  cahoté,  étrange,  mais  grand; 
ce  sont  des  tours  carrées  surmontées  de  quatre  pi- 
gnons aigus,  triangulaires,  portant  dans  leurs  inter- 
valles quatre  losanges  ardoisés  qui  se  rejoignent  par 
leurs  sommets  ei  forment  la  pointe  de  l'aiguille. 
Sous  ma  fenêtre  jasent  en  parfaite  intelligence  des 
poules,  des  enfants  et  des  canards.  Au  fond,  là-bas, 
des  paysans  grimpent  dans  les  vignes.  —  Au  reste, 
il  paraît  que  ce  tableau  n'a  point  paru  suffisant  à 
riidunne  de  goût  qui  a  décoré  la  chambre  où  j'ha- 
bite ;  à  côté  de  ma  croisée  il  en  a  cloué  un  autre, 
comme  pendant  sans  doute  :  c'est  une  image  repré- 
senlanl  deux  grands  chandeliers  posés  à  terre  avec, 
cette  inscription  :  Fuc  de  Paris.  A  force  de  me 
creuser  la  lète,  j'ai  découvert  qu'en  effet  c'était  une 


WDI.P.NXCn.  ■>•).■{ 

\uo  de  l:i  liairii-io  du  Trôno.  —  La  chose  est  ros- 
semblanle. 

Le  jour  de  mon  arrivée  j'ai  visité  l'église ,  belle 
à  l'intérieur,  mais  hideusement  badigeonnée.  L'em- 
pereur Valentinien  et  un  enfant  de  Frédéric  Bar- 
berousse  ont  été  enterrés  là.  Il  n'en  reste  aucun 
vestig?.  Un  beau  Christ  au  tombeau  en  ronde-bosse, 
figure  de  grandeur  naturelle ,  du  ciuinzième  siècle  ; 
un  chevalier  du  seizième,  en  demi-relief,  adossé  au 
mur  ;  dans  un  grenier,  un  tas  de  figurines  coloriées, 
en  albâtre  gris ,  débris  d'un  miiusolée  quelconque, 
mais  admirable ,  de  la  renaissance  :  c'est  là  tout  ce 
qu'un  sonneur  bossn  et  souriant  a  pu  me  faire  voir 
pour  le  petit  morceau  de  cuivre  argenté  qui  repré- 
sente ici  trente  sous. 

3Liintenant  ii  faut  que  je  vous  raconte  une  chose 
réelle,  une  rencontre  plutôt  qu'une  aventure,  qui  a 
laissé  dans  mon  esprit  l'impre-sion  voilée  et  sombre 
d'un  rêve. 

En  sortant  de  l'église  qui  s'ouvre  presque  sur  la 
campagne,  j'ai  fait  le  toiu-  de  la  ville.  Le  sohil  ve- 
nait de  se  coucher  deirière  la  haute  colline  cultivée 
et  boisée  qui  a  été  un  monceau  de  lave  dans  les  temps 
antérieurs  à  l'histoire  et  qui  est  aujourd'luii  une 
carrière  de  basalte  meulière,  qui  dominait  Artona- 
cum  il  y  a  deux  mille  ans  et  qui  domine  aujour- 
d'hui Andernach,  qui  a  vu  s'eiïacer  successivement 
la   citadelle  du    préfet   romain  ,   le  palais  des  rois 


S^i  I.l  TTRi:  Mil. 

(lAiisirasit!  des  iViièiiTs  duquel  ces  princes  des  épo- 
ques naïves  péchaient  des  carpes  dans  le  Rhin ,  la 
tombe  impériale  de  >  alentinien ,  l'abbaye  des  filles 
nobles  de  Saint-Thomas ,  et  qui  voit  crouler  main- 
tenant pierre  à  pierre  les  vieilles  murailles  de  la  ville 
féodale  des  électeurs  de  Trêves. 

J'ai  suivi  le  fossé  qui  longe  ces  murailles  où  des 
masures  de  paysans  s'adossent  familièrement  aujour- 
d'hui, et  qui  ne  servent  plus  qu'à  abriter  contre  les 
vents  du  nord  des  carrés  de  choux  et  de  laitues.  La 
noble  cité  démantelée  a  encore  ses  quatorze  tours 
rondes  ou  carrées ,  mais  converties  en  pauvres  logis 
de  jardiniers;  les  marmots  demi-nus  s'asseyent  pour 
jouer  sur  les  pierres  tombées ,  et  les  jeunes  filles  se 
mettent  à  la  fenêtre  et  jasent  de  leurs  amours  dans 
les  embrasures  des  catapultes.  Le  châtelet  formida- 
ble qui  défendait  Andernach  au  levant  n'est  plus 
qu'une  grande  ruine  ouvrant  mélancoliquement  à 
tous  les  rayons  de  soleil  ou  de  lune  les  baies  de  ses 
croisées  défoncées,  et  la  cour  d'armes  de  ce  logis  de 
guerre  est  envahie  par  un  beau  gazon  vert  où  les 
fenimes  de  la  ville  font  blanchir  l'été  la  toile  qu'elles 
ont  filée  l'hiver. 

Après  avoir  laissé  derrière  moi  la  grande  j)orte 
ogive  d'Andernach  ,  toute  criblée  de  trous  de  mi- 
traille noircis  par  le  temps,  je  me  suis  trouvé  au 
bord  du  Rhin.  Le  sable  fin  coupé  de  petites  pelouses 
in'in\ilail,  et  je  me  suis  mis  à  remonter  lenlemeni 


VNDKP.NACII.  ■}'•>:, 

la  rive  vers  los  collines  loiiitaiiics  de  la  Sayii.  La 
soirée  était  d'une  douceur  charmante;  la  nature  se 
calmait  au  moment  de  s'endormir.  Des  bergeron- 
nettes venaient  boire  dans  le  fleuve  et  s'enfuyaient 
dans  les  oseraies  ;  je  voyais  au-dessus  des  champs  de 
tabac  passer  dans  d'étroits  sentiers  des  chariots  at- 
telés de  bœufs  et  chargés  de  ce  tuf  basaltique  dont 
la  Hollande  construit  ses  digues  Près  de  moi  était 
amarré  un  bateau  ponté  de  Leutersdorf,  portant  à  sa 
proue  cet  austère  et  doux  mot  :  Pius.  De  l'autre 
côté  du  Rhin  ,  au  pied  d'une  longue  et  sombre  col- 
line, treize  chevaux  remorquaient  lentement  un  autre 
bateau  qui  les  aidait  de  ses  deux  grandes  voiles  trian- 
gulaires enflées  au  vent  du  soir.  Le  pas  mesuré  de 
l'attelage,  le  bruit  des  grelots  et  le  claquement  des 
fouets  venaient  jusqu'à  moi.  lue  \ille  blanche  se  per- 
dait au  loin  dans  la  brume;  et  tout  au  fond,  veis 
l'orient,  à  l'extrême  bord  de  l'horizon,  la  pleine 
lune,  rouge  et  ronde  comme  un  œil  de  cyclo|)e,  ap- 
paiaissait  entre  deux  paupières  de  images  au  front 
du  ciel. 

(Combien  de  temps  ai-je  marché  ainsi ,  absorbé 
dans  la  rêverie  de  toute  la  nature?  Je  l'ignore.  iMais 
la  nuit  était  tout  à  fait  tombée,  la  campagne  était 
tout  à  fait  déserte,  la  lime  éclatante  louchait  presque 
au  zénith  quand  je  me  suis,  pour  ainsi  dire,  ré\eillé 
an  pied  d'une  éminence  couronnée  à  son  sommet 
d'un  petit  blor  obsriir.   autour  diupid  se  piolilaieiit 


■1)6  LITTRr   NUI. 

ilos  ligues  noires  imitant ,  les  unes  des  potences,  les 
antres  des  niàts  avec  leurs  vergues  transversales.  Je 
snis  monté  jusc|ue-là  en  enjambant  des  gerbes  de 
grosses  fèves  fraîchement  coupées.  Ce  bloc,  posé  sur 
un  massif  circulaire- en  maçonnerie,  c'était  nu  tom- 
beau enveloppé  d'un  échafaudage. 

Pour  qui  ce  tombeau  ?  Pourquoi  cet  échafaudage? 

Dans  le  massif  de  maçonnerie  était  pratiquée  une 
porte  cintrée  et  basse  grossièrement  fermée  par  un 
assemblage  de  [)lanches.  J'y  ai  frappé  du  bout  de  ma 
canne  ;  l'habitant  endormi  ne  m'a  pas  répondu. 

Alors,  par  une  rampe  douce  tapissée  d'un  gazon 
épais  et  semée  de  fleurs  bleues  que  la  pleine  lune 
semblait  avoir  fait  ouvrii-,  je  suis  monté  sur  le  mas- 
sif circulaire  et  j'ai  regardé  le  tombeau. 

Un  grand  obélisque  tronqué,  posé  sur  un  énorme 
dé  figinani  un  sarcophage  romain,  le  tout,  obélisque 
et  dé,  en  granit  bleuâtre;  autour  du  monument  et 
juscpi'à  son  faîte  une  grêle  charpente  ti"aversée  par 
une  longue  échelle  ;  les  quatre  faces  du  dé  crevées  et 
ouvertes  connue  si  l'on  en  avait  ariaché  ([uatrc  bas- 
reliefs;  çà  et  là,  à  mes  pieds,  sur  la  plate-forme  cir- 
culaire, des  lames  de  granit  bleu  brisées,  des  frag- 
ments de  corniches ,  des  débris  d'entablement,  voilJ» 
ce  que  la  lune  me  montrail. 

J'ai  fait  le  lour  du  lon;b(!au,  cherchant  le  nom  du 
niori.  Sur  les  trois  premières  façades  il  n'y  avait 
rien;   sur    la    (pialriéinc    j'ai    vu    rcltc  dédicace    en 


AxNDLRiWCll.  -m 

lettres  de  cuivre  qui  étincelaienl  :  L'année  de 
Sambre-ei-Meuse  à  son  (/encrai  en  chef;  el 
au-dessous  de  ces  deux  lignes  le  clair  de  la  lune  m'a 
permis  de  lire  ce  nom ,  plutôt  indiqué  qu'écrit  : 

HOCHE. 

Les  lettres  avaient  été  arrachées ,  mais  elles  avaient 
laissé  leur  vague  empreinte  sur  le  granit. 

Ce  nom  ,  dans  ce  lieu  ,  à  cette  heure ,  ^  u  à  cette 
clarté ,  m'a  causé  une  impression  profonde  et  inex- 
primahle.  J'ai  toujours  aimé  Hoche.  Hoche  était , 
comme  Marceau,  un  de  ces  jeunes  grands  hommes 
éhauchés  par  lesquels  la  Providence,  qui  voulait  que 
la  révolution  vainquît  et  que  la  France  dominât,  pré- 
ludait à  Bonaparte;  essais  à  moitié  réussis,  épreuves 
incomplètes  que  le  destin  hrisa  sitôt  qu'il  eut  une 
fois  tiré  de  l'omhre  le  profil  achevé  et  sévère  de 
l'homme  définitif. 

C'est  donc  là,  pciisais-je,  que  Hoche  est  mort.  — 
Kt  la  date  héroïque  du  18  avril  1797  me  revenait  à 
l'esprit. 

J'ignorais  où  j'étais.  J'ai  |)romené  mon  regard 
autour  de  moi.  Au  nord  ,  j'avais  une  vaste  plaine  , 
au  sut! ,  à  une  portée  de  fusil ,  le  Rhin  ;  et  à  mes 
pieds,  au  has  du  nionvicule  qui  était  comme  la  base 
de  ce  toudieau,  un  village  à  rentrer  (hi((uel  se  dres^ 
sait  une  '.  ici||c  loiii'  curéf. 


■>)8  Li.iiiii.  \m. 

En  ce  luoiiieiU  un  homme  traversait  un  champ  à 
quelques  pas  du  monument;  je  lui  ai  demandé  au 
hasard  en  français  le  nom  de  ce  village.  L'homme 
—  un  vieux  soldat  peut-être,  car  la  guerre,  autant 
que  la  civilisation,  a  appris  notre  langue  à  toutes  les 
nations  du  monde  —  l'homme  m'a  crié  :  Weiss 
Thurm ,  puis  a  disparu  derrière  une  haie. 

Ces  deux  mots  JVehs  T/ittnu  signifient  toui' 
hlaticlic  ;  je  me  suis  rappelé  la  Turris  Jlba  des 
Romains.  Hoche  est  mort  dans  un  lieu  illustre.  C'est 
là,  à  ce  même  endroit,  qu'il  y  a  deux  mille  ans  César 
a  |)assé  le  Rhin  pour  la  première  fois. 

Que  veut  cet  échafaudage  à  ce  monument?  Lu 
restaure-l-on  ?  le  dégrade-t-on  ?  Je  ne  sais. 

J'ai  escaladé  le  soubassement,  et,  en  me  tenant 
aux  charpentes  ,  par  une  des  quatre  ouvertures  pra- 
tiquées dans  le  dé ,  j'ai  regardé  dans  le  tombeau. 
C'était  une  petite  chambre  quadrangulaire,  nue,  si- 
nistre et  froide.  Un  rayon  de  la  lune  entrant  par  une 
des  crevasses  y  dessinait  dans  l'ombre  une  forme 
blanche,  droite  et  debout  contre  le  mur. 

Je  suis  entré  dans  cette  chambre  par  l'étroite 
nieurlrière  en  baissant  la  tète  et  en  me  traînant  sur 
les  genoux.  Là  ,  j'ai  \u  au  centre  du  pavé  un  trou 
rond,  béant,  |)l('in  de  ténèbres.  C'est  par  ce  trou 
sans  doute  (pi'on  avait  autrefois  descendu  le  cercueil 
dans  le  caveau  inférictU'.  Une  corde  y  pendait  et  s'y 
pt'rdait  dans  la  nuil.   Je  me  suis  ap])roché.  J'ai  ha- 


sarclé  mou  rcj^aid  dans  ce  lioii ,  dans  celle  onil)ro , 
dans  ce  caveau  ;  j'ai  cherché  le  cercueil  ;  je  n'ai 
rien  vu. 

A  peine  ai-je  distingué  le  vague  contour  d'une 
sorle  d'alcôve  funèbre,  taillée  dans  la  \oùte,  (lui  se 
dessinait  dans  la  pénond)re. 

Je  suis  resté  là  long-temps,  l'œil  cl  l'esprit  \aine- 
ment  plongés  dans  ce  double  mystère  de  la  mort  et 
de  la  nuit.  Une  sorte  d'haleine  glacée  sortait  du  trou 
du  caveau  comme  d'une  bouche  ouverte. 

Je  ne  pourrais  dire  ce  qui  se  passait  en  moi.  Cette 
tombe  si  brusquement  rencontrée,  ce  grand  nom 
inattendu,  cette  chambre  lugubre,  ce  caveau  habué 
ou  vide,  cet  échafaudage  que  j'entrevoyais  par  la 
brèche  du  monument  ,  cette  solitude  et  celte  lune 
enveloppant  ce  sépulcre,  toutes  ces  idées  se  présen- 
taient à  la  fois  à  ma  pensée  et  la  remi)lissaienl  d'om- 
bres. Une  profonde  pitié  me  serrait  1(>  cœur.  Vodà 
donc  ce  que  deviennent  les  morts  illustres  exilés  ou 
oubliés  chez  l'étranger.  Ce  trophée  funèbre  élevé  par 
toute  une  armée  est  à  la  merci  du  passant.  Le  géné- 
ral français  dort  loin  de  son  pa\s  dans  un  champ  de 
fèves,  et  des  maçons  i)russiens  font  ce  que  bon  leur 
semble  à  son  tombeau. 

Il  me  send)lait  entendre  sortir  de  cet  amas  de 
pieries  une  voix  <iui  disait  :  Il  ftnif  (juc  la  Frana 
reprenne  le  Rhin. 


'.'.ti 


:>,io 


LKlil'.i;    Mil. 


Une  dcmi-liciue  ajM'ès,  j'étais  sur  la  loute  d'Aii- 
(leniacli ,  dont  jo  ne  m'éUiis  éloigné  que  de  cin<i 
(juarts  de  lieue. 


.!(;  no  roiupieiuls  rien  aux  «  tourislos.  »  Ccd  o-l 
lin  endroil  adniirahlo.  Je  viens  de  parcourir  le  pays, 
qui  est  snpeihc.  Du  haul  des  collines  la  vue  em- 
brasse un  cii(iue  de  géants ,  du  Siehengebiirge  aux 
crèles  d'Klnenhreislein.  Ici  ,  il  n'y  a  pas  une  pierre 
des  édifices  ((ui  ne  soil  ini  souvenir,  pas  un  détail  de 
paysage  ([ui  ne  soil  une  grâce.  Les  hahitanls  ont  ce 
visage  alTectueuv  et  bon  qui  réjouit  l'étranger.  L'au- 
berge lYHÔltl-de-l'Ewpcrevv)  est  excellente  en- 
tre les  meilleures  d'Allemagne.  Andernacb  est  um- 
\illc  cbarnianle;  eli  bien!  Andeiiiacb  es!  uncxillr 
(|(''s(«rl<'.  |»crs(.im<'  n\  \i<iil.  --  On  \a  <"'•  <'ï^'   •''  '<'- 


ÎJ")  I.KITRr.    Mil. 

Imo,  à  (ioljlcnz,  ii  liatlc,  ;i  Manulioim;  on  no  vient 
pas  où  osl  riiisloiio,  où  osl  la  nature,  où  ost  la 
poésie,  à  Andernach. 

Je  suis  relouiiié  une  seconde  fois  à  l'église.  L'or- 
nementalion  l)\/antinc  des  elocliers  est  d'une  ri- 
chesse raie  et  d'un  goût  à  la  fois  sauvage  et  exquis. 
Le  portail  méridional  a  des  chapiteaux  étranges  el 
une  grosse  nervure-archivolte  profondément  fouillée. 
Le  tympan  à  angle  obtus  porte  une  peinture  byzan- 
tine du  crnciriemenl  encore  parfaitement  visible  et 
distincte.  Sur  la  fiiçade,  à  côté  de  la  porte-ogive,  un 
bas-relief  peint,  c]ui  est  delà  renaissance,  représente 
.Jésus  à  genoux,  les  bras  effaiés,  dans  l'attitude  de 
répou\ante.  Autour  de  lui  tourbillonnent  et  se  mê- 
lent, comme  dans  un  songe  alfreux,  toutes  les  choses 
terribles  dont  va  se  composer  sa  passion,  le  manteau 
dérisoire,  le  sceptre  de  roseau,  la  couronne  à  fleu- 
rons épineux,  les  verges,  les  tenailles,  le  marteau, 
les  clous,  l'échelle,  la  lance,  l'éponge  de  fiel,  le  pro- 
fil sinistre  du  mauvais  larron ,  le  masque  livide  de 
.Judas,  la  bourse  au  cou  ;  enfin  ,  devant  les  yeux  du 
(li\in  maître,  la  croix  ,  et  enire  les  bras  de  la  croix  , 
C(tmme  la  suprême  torture,  comme  la  douleur  la  plus 
poignante  entre  loules  les  douleurs,  une,  j^etite  co- 
lonne au  haiil  de  laquelle  se  dresse  le  coc[  (pii  chante, 
c'est-à-dire  l'ingralilude  et  rabaiidon  d'un  ami.  Ce 
dernier  détail  est  adiiiirablement  beau.  Il  y  a  là  toute 
la  grande  ihéoiir  de  la  snulVianec  morale,  pire  (pic  la 


\M)i:n.\A(  H. 


*>,!.'! 


souJiraiice  ph\si([ue.  L'ombre  gigaiilesqiio  des  deux 
gros  clochers  se  répand  sur  cotte  sombre  élégie.  Au- 
tour du  bas-relief,  le  sculpteur  a  gravé  une  légende 
que  j'ai  copiée  : 


O  vos  omnes  qui 
transi tis  fer  viam, 
attendite  et  videtv. 
si  est  dolor  similis 
sicut  dolor  meus. 
1538. 

Devant  cette  sévère 
façade,  à  quelques  pas 
de  celte  double  la- 
mentation de  Job  et 
de  Jésus ,  de  char- 
mants petits  enfants . 
gais  et  roses,  s'ébattaient  sur  une  pelouse  verte  et 
faisaient  brouter,  avec  de  grands  cris,  lui  pauvre 
lapin  tout  ensemble  apprivoisé  et  effarouché.  Pei- 
sonne  autre  ne  passait  par  le  chemin. 

Il  y  a  une  seconde  belle  église  dans  Andernach, 
Celle-ci  est  gothicpie.  C'est  une  nef  du  (piatorziènic 
siècle,  aujourd'hui  transformée  en  écurie  de  caserne 
et  gardée  par  des  cavaliers  prussens,  le  sabre  au 
poing.  Par  la  porte  cnlr'ouverte  on  aperçoit  um- 
longue  file  de  cr()ti|)cs  de  cheviuix  (pii  se  perd  (Iau> 
l'oinbi"*'  (li's  cliapi'llcs.    Aii-di'ssos  du  porlail  on  lil  : 


'.i'i  i.KTTRi:  \iir. 

Sancla   Maiia,  ora  pvo  nofiis.   Ce  sont  à  piv- 
sêiil  les  chevaux  qui  disent  cela. 

J'aurais  voulu  monter  dans  la  curieuse  tour  que 
je  vois  de  ma  croisée,  et  qui  est,  selon  toute  appa- 
rence ,  l'ancienne  vedette  de  la  ville  ;  mais  l'escalier 
en  est  rompu  et  les  voûtes  en  sont  effondrées.  Il  m'a 
fallu  y  renoncer.  Du  reste ,  la  magnifique  masure  a 
tant  de  fleurs,  de  si  charmantes  fleurs,  des  fleurs 
disposées  avec  tant  de  goût  et  entretenues  avec  tant 
de  soin  h  toutes  les  fenêtres,  qu'on  la  croirait  habitée. 
Elle  est  habitée  en  effet,  habitée  par  la  plus  coquette 
et  la  plus  farouche  h  la  fois  des  habitantes,  par  cette 
douce  fée  invisible  qui  se  loge  dans  toutes  les  ruines, 
qui  les  prend  pour  elle  et  pour  elle  seule,  cjui  en 
défonce  tous  les  étages ,  tous  les  plafonds ,  tous  les 
escaliers,  afin  que  le  pas  de  l'homme  n'y  trouble  pas 
les  nids  des  oiseaux,  et  qui  met  à  tomes  les  croisées 
et  devant  toutes  les  portes  des  pots  de  fleurs  qu'elle 
sait  faire,  en  fée  qu'elle  est,  avec  toute  vieille  pierre 
creusée  par  la  pluie  ou  ébréchée  par  le  temps. 


ijyniu:  xiv 


Li:  RHIN. 


Diverses  iléclaralimis  d'amour  a  iliff<^i'fiiles  clioses  de  la  crea- 
lion. —  L'auteur  cite  Boileaii. —  (iroiipe  de  tous  les  llenves. 
—  Histoire.  —  Les  volcans.  Les  (jeltes.  —  I,es  Romains.  — 
Les  colonies  romaines.  —  (Quelles  ruines  il  y  avait  sur  le 
Itliiii  il  V  a  douze  cents  ans.  —  Cliaileinafjne. —  Fin  du  Rliiii 
liistoricjue.  —  Commencement  du  Rhin  fahnieiix.  —  Mytlio- 
lofjie  j;otlii(jue. —  Fourniillenieiil  des  léjjendes.  — Le  liideux 
et  le  cliarniant  mêlés  sons  mille  formes  dans  une  lueur  Fan- 
tasli([ite.  —  Dénonihrcmenl  des  Hfjnres  el]iniéri(|ues.  —  Les 
lahles  pâlissent  ;  le  joiir  se  l'ail  ;  l'iiistoire  reparait.  —  Ce  ([iie 
l'ont  quatre  hommes  assis  sur  une  pierre. —  liliens.  —  Triple 
naissance  de  trois  grandes  clioses  [)resqiie  au  même  lien  et 
au  même  moment.  —  Le  llliin  relifjicux  et  militaire.  —  Les 
princes  ecclésiaslicpies  C(>m|)osés  des  mêmes  éléments  que  le 
pai)e.  —  Oui  se  développe  empiète.  —  Les  comtes  palatins 
prolestent  par  le  nioy<"ii  des  comtesses  palatines.  —  Klablis- 
senicnls  des  ordres  de  chevalerie.  —  Maissances  di's  villes 
marchandes.  —  J5ri{)ands  (jigantesques  du  Hhin.  —  Les  Biir- 
yraves.  —  Ce  que  font  pendant  ce  temps-là  les  clioses  invi- 
sibles.—  Jean  Huss.  —  Dtincin.  —  Cu  Fait  naît  à  Niireinheq;. 
—  l'ii  antre  Fait  naît  à  Sirasiioiiif;.  —  La  Fai  e  du  monde  va 
chaiifjer.  —  Hymne  au  Rhin.  —  Ce  ([ne  le  Hliln  était  pour 
Homère,  —  pour  Viryile,  —  pour  Shakspeare.  —  Ce  (|u'il 
est  pour  nous.  —  A  qui  il  est.  —  .Souvenirs  historiques.  — 
Fépin-le-Bref.  —  L'empire  de  Charlemafjne  comparé  à  l'eiii- 


2.tC,  l.r.lTIÎK,   \l\. 

|)ii-.-  <li-  .N.11...1.01I.  —  Ixpli.MliniÉ  Ar  i;i  1.1... M  .l,.iil  >'.  -,1  ,li.,|,,. 
(lui'',  iIp  siècle  fii  sit-clc  «M  lainliisiii  |>ai-  laml>eau  ,  l'empln- 
(le  Cliarleniayne.  — Ciiniiieiil  .Najioli'iin  disposa  le  Rhin  dans 
la  partie  (|ri'il  jouait.  —  Rciaj)iliilalion.  — Les  quatre  phasi> 
ciii  lUiiii.  —  I.e  Itliii]  s\ti)l).ili(|iie. —  A  (|iiel  (|iaii(l  fait  il  rcv- 
sfiiible. 

Saiipl-doai ,  17  août. 

Vous  savez,  je  vous  l'ai  dit  souvent,  j'aime  les 
fleuves.  Les  fleuves  charrient  les  idées  aussi  bien 
que  les  marchandises.  Tout  a  son  rôle  magnifique 
dans  la  création.  Les  fleuves,  comme  d'immenses 
clairons,  chantent  à  l'océan  la  beauté  de  la  terre,  la 
culture  des  champs,  la  splendeur  des  villes  et  la  gloire 
des  hommes. 

J"]t ,  je  vous  l'ai  dit  aussi ,  entre  tous  les  fleuves , 
j'aime  le  Rhin.  La  première  fois  que  j'ai  vu  le  Rhin, 
c'était  il  y  a  un  an  ,  à  Kehl ,  en  passant  le  pont  de 
bateaux.  La  nuit  tombait ,  la  voiture  allait  au  pas. 
Je  me  souviens  (pie  j'éi)rouvai  alors  un  certain  res- 
pect en  traversant  le  vieux  fleuve.  J'avais  envie  de  le 
voir  depuis  long-temps.  Ce  n'est  jamais  sans  émotion 
que  j'entre  en  communication  ,  j'ai  presque  dit  en 
communion ,  avec  ces  grandes  choses  de  la  natm-e 
(pii  sont  aussi  de  grandes  choses  dans  l'histoire. 
Ajoutez  à  cela  que  les  objets  les  plus  disparates  me 
présentent ,  je  ne  sais  poiir(|uoi ,  des  affinités  et  des 
harmonies  étranges.  Vous  souvenez-vous,  mon  ami, 
du  Rhône  à  la  Valserine?  —  nous  l'avons  vu  ensem- 
ble en  l.'^'i.^.  dans  ce  doux  vovage  de  Suisse  qui  est 


ij   RHIN.  9;î: 

un  (les  souvenirs  luiniiK'iiv  de  ma  \ie.  Nous  avions 
alois  vingt  ans  !  —  Vous  rappelez-vous  avec  quel  cri 
de  rage,  avec  quel  rugissenienl  féroce  le  Rhône  se 
précipitait  dans  legouiïre,  pendant  (|ue  le  frêle  pont 
de  hois  tremblait  sous  nos  pieds?  Eh  bien,  depuis 
ce  temps-là,  le  Rhône  éveillait  dans  mon  esprit  l'idée 
du  tigre,  le  Rhin  y  éveillait  l'idée  du  lion. 

Ce  soir-là ,  quand  je  vis  le  Rhin  pour  la  première 
fois,  cette  idée  ne  se  dérangea  pas.  Je  contemplai 
long-temps  ce  lier  et  noble  fleuve,  violent,  mais  sans 
fureur,  sauvage,  mais  majeslueux.  Il  était  entlé  et 
magnifique  au  moment  où  je  le  traversais.  Il  es- 
suyait aux  bal(>aux  du  poni  sa  crinière  faine,  s;i 
barhe  limoiwu,se ,  comme  dit  Boileau.  Ses  deu\ 
rives  se  perdaient  dans  le  ciépusrule.  Son  bruit  étaii 
un  rugissement  puissant  cl  paisible,  .le  lui  trouvais 
([uelque  chose  de  la  grande  mer. 

Oui,  mon  ami,  c'est  im  noble  fleuve  ,  féodal,  ré- 
ptd)licain,  impérial,  digne  d'être  à  la  fois  français  et 
allemand.  Il  \  a  toute  l'histoire  de  l'Europe,  consi- 
dérée sous  ses  deiiv  grands  aspects,  dans  ce  lleuvc 
des  guerriers  et  des  penseui's  ,  «lans  cette  vague  su- 
perbe qui  fait  bondir  la  Irance,  dans  ce  murmure 
profond  qui  fait  rêver  l'Allemagne, 

Le  Hliin  réunit  tout.  I.e  llhin  (îsl  rapide  comme 
le  Rhône,  large  comme  la  Loire,  encaissé  connue  la 
iMense,  tortueux  coinme  la  Seine,  limpide  et  vert 
connue  la  .Somuu'',  hisl(yri(|iie  ((iiume  le   fibre,  roval 


TMi  I.I'TTRK   \IV. 

fomnit'  le  Danube,  myslérieiu  comme  le  Nii,  pail- 
leté d'or  comme  un  fleuve  d'Amérique ,  couvert  de 
fables  et  de  fantômes  comme  un  fleuve  d'Asie. 

Avant  que  l'histoire  écrivît,  avant  que  l'homme 
existât  peut-être,  où  est  le  Rhin  aujourd'hui  fumait 
et  flamboyait  une  double  chaîne  de  volcans  qui  se 
sont  éteints  en  laissant  sui'  le  sol  deux  tas  de  laves  et 
de  basaltes  disposés  parallèlement  comme  deux  lon- 
gues murailles.  A  la  même  é|)oque ,  les  cristallisa- 
tions gigantesques  qui  sont  les  montagnes  primitives 
s'achevaient,  les  alluvions  énormes  qui  sont  les  mon- 
tagnes secondaires  se  desséchaient,  l'efl'rayant  mon- 
ceau que  nous  appelons  aujourd'hui  les  Alpes  se 
refroidissait  lentement,  les  neiges  s'y  accumulaient  : 
deux  grands  écoulements  de  ces  neiges  se  répandi- 
rent sur  la  leire  :  l'un  ,  l'écoulement  du  versant 
septentrional,  traversa  les  plaines,  rencontra  la  dou- 
bla tranchée  des  volcans  éteints  et  s'en  alla  par  là  à 
l'Océan;  l'autre,  l'écoulement  du  versant  occidental, 
tomba  de  montagne  en  montagne,  côtoya  cet  autre 
bloc  de  volcans  expirés  que  nous  nommons  l'Ar- 
dèche,  et  se  perdit  dans  la  Méditerranée,  f.e  premier 
de  ces  écoulements,  c'est  le  lUiin:  le  second,  c'est  le 
rihônc. 

Les  premiers  hommes  que  l'histoire  voit  poindre 
siu-  les  bords  du  Rhin  ,  c'est  cette  grande  famille  de 
peuples  à  demi  sauvages  qui  s'appelaient  Celles,  et 
que  Monic  appelii  (iniilois;  qui  ipaoruui  liiif/ixi 


LE  KIIIN.  2;j'J 

CelT-E,  nostra  vero  Galli  vocanlur,  dit  César. 
Les  Rauraques  s'établirent  plus  près  de  la  source , 
les  Argentoraques  et  les  3Joguntiens  plus  près  de 
l'embouchure.  Puis,  quand  l'heure  fut  venue,  Rome 
apparut  :  César  passa  le  Rhin  ;  Drusus  édifia  ses 
cinquante  citadelles  ;  le  consul  iMunatius  Plancus 
commença  une  ville  sur  la  croupe  septentrionale  du 
Jura;  Martius-Vipsanius  Agrippa  bâtit  un  fort  de- 
vant le  dégorgement  du  Mcin,  puis  il  établit  une 
colonie  vis-à-vis  de  Tuitium  ;  le  sénateur  Antoine 
fonda  sous  Néron  un  municipe  près  de  la  \wv 
batave;  et  tout  le  Rhin  fut  sous  la  main  de  Rome. 
Quand  la  vingt-deuxième  légion,  qui  avait  cami)é 
sous  les  oliviers  mêmes  où  agonisa  Jésus-Chrisi , 
re^int  du  siège  de  Jéiusalem,  Titus  l'envoya  sur  le 
Rhin.  La  légion  romaine  continua  l'œuxrc  de  Mar- 
tius  Agrippa;  une  ville  semblait  nécessaire  aux  con- 
quérants pour  lier  le  .Mélibocus  au  Taunus;  et 
Moguntiacum,  ébauchée  par  Marlius,  fut  construite 
par  la  légion  ,  puis  agrandie  ensuite  par  Trajan  et 
embellie  par  Adrien.  —  Chose  frappante  et  qu'il 
faut  noter  en  passant  !  —  Cette  vingt-deuxième 
légion  avait  amené  avec  elle  Crescentius,  qui  le 
|)remier  porta  la  [)arole  du  (>hrist  dans  le  Rhingan 
et  y  fonda  la  religion  nouvelle.  Dieu  voulait  que  ces 
mêmes  honnnes  aveugles  qui  axaient  renversé  la 
dernière  pierre  du  temple  sur  le  Jourdain,  eu  repo 
>jassent  la  première  piern*  sur  le   Rhin.  —  Après 


îMo  i.Li  ir.i;  \i\. 

J'iiijaii  cl  Adiicii,  \in(  Julien,  qui  dressa  une  loi- 
leresse  sur  le  coullueut  du  Ilhiii  cl  de  la  Muselle  ; 
après  Julien  ,  Vaientinien  ,  qui  érigea  des  châteaux 
sur  les  deux  \olcans  éteints  que  nous  nommons  le 
Lowemberg  et  le  Stromberg  ;  cl  ainsi  se  trouva 
nouée  et  consolidée  en  peu  de  siècles,  comme  une 
chaîne  ri\ée  sur  le  fleuve,  cette  longue  et  robuste 
ligne  de  colonies  romaines  ,  Vinicella  ,  Mlavilla  , 
Lorca,  Trajani  caslrum,  Versalia  ,  >îola  Romano- 
rum ,  Tunis  Alba  ,  Victoria  ,  Rodobriga ,  Antonia- 
cum,  Sentiacum,  Rigodulum  ,  Rigoniagum  ,  Tulpe- 
lum,  Broïluui,  qui  part  de  l;i  (lornu  Romanorum  au 
lac  de  (Constance,  descend  le  Rhin  en  s'appuyaiit 
sur  Augusta,  qui  est  Bàle;  sur  Argenlina,  (pii  est 
Strasbourg;  sur  iMoguntiacum  ,  qui  est  ^layence  ; 
sm-  Confluentia,  qui  est  Coblenz  ;  sur  (iolonia  Agrip- 
pina  ,  qui  est  Cologne;  et  va  se  rattacher,  près  de 
rOcéan,  h  Trajectum-ad-AIosam,  qui  est  Maëilricht, 
et  à  ïrajecluin-ad-Rhenum,  (pii  est  Litiecht. 

Dès  lors  le  Rhin  fut  romain.  Il  ne  fut  plus  que 
le  fleuve  arrosant  la  province  hehétique  ultérieure  , 
la  première  et  la  seconde  Germauie,  la  première 
Belgique  et  la  province  batave.  Le  Gaulois  chevelu 
du  Nord,  que  venait  voir  par  curiosité  au  troisième 
siècle  le  Gaulois  à  toge  de  Milan  et  le  Gaulois  à 
braies  de  I.yon  ,  le  (Jaulois  chevelu  fut  dompté.  Les 
châteaux  romains  de  la  ri\e  gauche  tinrent  eu  res- 
ped  la  live  droite,  et  le  légionnaire  vêtu  de  drap  de 


Li:    KIILN.  2i» 

Trêves,  armé  d'une  peiluisaiie  de  roD^ies ,  n'eul 
plus  qu'à  surveiller  du  haut  des  rochers  le  vi<ni\ 
chariot  de  guerre  des  Germains,  massive  tour  rou- 
lante ,  aux  roues  armées  de  faux  ,  au  timon  hérissé 
de  i)i(iues,  traînée  par  des  bœufs,  crénelée  pour  dix 
archers,  qui  se  hasardait  quelquefois  de  l'antre  côlé 
du  Rhin  jusque  sous  la  haliste  des  forteresses  de 
Drusus. 

Cet  effrayant  passage  des  hommes  du  nord  aux 
régions  du  midi  qui  se  renouvelle  fatalement  à  de 
certaines  époques  climatériqucs  de  la  vie  des  nations 
et  qu'on  appelle  rin\asion  des  Barbares,  vint  sub- 
merger Rome  quand  fut  arrivé  l'instant  où  Rome 
devait  se  transforme)-.  La  barrière  granitique  et  mi- 
litaire des  citadelles  du  Rhin  fut  écrasée  par  ce  dé- 
bordement, et  il  y  eut  un  moment  vers  le  sixième 
siècle  où  les  crêtes  du  Rhin  furent  couronnées  de 
ruines  romaines  conmie  elles  le  sont  aujourd'hui  de 
ruines  féodales. 

Charlemagne  restaura  ces  décond)res ,  relit  ces 
forteresses,  les  opposa  aux  vieilles  hordes  germaines 
renaissantes  sous  d'autres  noms,  aux  Boëmans,  aux 
Abodrites,  aux  Welebales,  aux  Sarabes;  bâtit  à 
Mayence,  où  fut  enterrée  sa  fennne  Fastrada  ,  un 
pont  à  piles  de  pierre  dont  on  voit  encore; ,  dit-on  , 
les  ruines  sous  l'eau;  releva  l'aqueduc  de  Bonn; 
répara  les  voies  romaines  de  Victoria  ,  aujourd'hui 
Ncuwied;  d<-  B;icchiiua,  aujourd'hui  Bacliarach  ;  de 

••1 


•24?.  LLiJRE  XI \. 

Viiiicella,  aujourd'hui  Minkel;  et  de  Throiius-Bac- 
chi ,  aujourd'hui  Trarbach  ;  et  se  construisit  à  lui- 
luèuif,  des  débris  d'uu  bain  de  Julien,  un  palais,  le 
8aal ,  à  Nieder-Ingelheim.  Mais ,  malgré  tout  son 
génie  et  toute  sa  volonté,  Charlemagne  ne  fit  que 
galvaniser  des  ossements.  La  vieille  Rome  était 
morte.  La  physionomie  du  Rhin  était  changée. 

Déjà,  comme  je  l'ai  indiqué  plus  haut,  sous  la 
domination  romaine ,  un  germe  inaperçu  avait  été 
déposé  dans  le  Rhiugau.  Le  christianisme ,  cet  aigle 
divin  qui  commeuçait  à  déployer  ses  ailes,  avait 
pondu  dans  ces  rochers  son  œuf  qui  contenait  un 
monde.  A  l'exemple  de  Crescenlius ,  ({ui ,  dès  l'an 
70,  évangélisait  le  Taunus,  saint  Apollinaire  avait 
\isité  Rigomagum  ;  saint  Goar  avait  prêché  à  Bac- 
chiara  ;  saint  Martin,  évê([ue  de  Tours,  avait  caté- 
chisé Confluentia  ;  saint  Materne ,  avant  d'aller  à 
Tougres,  avait  habité  Cologne;  saint  Eucharius  s'é- 
tait bâti  un  ermitage  dans  les  bois  près  de  Trêves, 
et,  dans  les  mêmes  forêts,  saint  Gézélin,  debout 
jH-ndant  trois  ans  sur  une  colonne,  a\ait  lutté  corps 
à  corps  avec  une  statue  de  Diane  (pi'il  avait  fini  par 
faire  crouler,  pour  ainsi  dire,  en  la  regardant.  A 
TrèNcs  même  beaucoup  de  chrétiens  obscurs  étaient 
morts  de  la  mort  des  martyrs  dans  la  cour  du  palais 
des  préfets  de  la  Gaule,  el  l'on  a\ait  jeté  leur 
cendre  au  veut;  mais  celte  cendre  était  une  se- 
mence. 


LE  RHIN.  ;>4;! 

La  graine  était  dans  lo  sillon;  mais,  lanl  c|iu'  diir.i 
le  passage  des  Barbares ,  rien  ne  leva. 

Bien  au  contraire,  il  se  fit  un  écroulement  pro- 
fond où  la  civilisation  sembla  tomber  ;  la  chaîne  des 
traditions  certaines  se  rompit  ;  l'histoire  parut  s'ef- 
facer ;  les  hommes  et  les  événements  de  cette  som- 
bre époque  traversèrent  le  Rhin  comme  des  ombres, 
jetant  à  peine  au  fleuve  un  reflet  fantastique,  éva- 
noui aussitôt  qu'aperçu. 

De  là,  pour  le  Uhin,  après  une  période  histori- 
que, une  période  merveilleuse. 

f/imagination  de  l'homme ,  pas  plus  que  la  na- 
ture, n'accepte  le  vide.  Où  se  tait  le  bruit  humain 
la  nature  fait  jaser  les  nids  d'oiseaux ,  chuchoter  les 
feuilles  d'arbres  et  murmurer  les  mille  voi\  de  la 
solitude.  Où  cesse  la  ciMtitude  liistorique  l'imagi- 
nation fait  vivre  l'ombre,  le  rêve  et  l'apparence.  Les 
fables  végètent ,  croissent,  s'entremêlent  ei  fleuris- 
sent dans  les  lacunes  de  l'histoire  écroulée  ,  connne 
les  aubépines  el  les  gentianes  dans  les  crevasses  d'un 
palais  en  ruine. 

La  civilisation  est  comme  le  soleil,  elle  a  ses  nuits 
et  ses  jours,  ses  plénitudes  et  ses  éclipses;  elle  dis- 
paraît et  reparaît. 

Dès  qu'une  atd)e  de  civilisation  renaissante  com- 
mença à  poinrire  stu'  le  Taunus,  il  y  eut  sur  les 
bords  du  Uliiu  un  adorable  gazouillement  de  légen- 
des el  de  fai)liau\  ;  dans  loules  les  parties  éclairées 


:>'. 'i  I  ITTRK  \IV. 

par  co  rnyon  loinlain,  mille  figiiros  surnalnrollos  o( 
charmantes  resplendirent  tout  à  coup,  tandis  que 
dans  les  parties  sombres  des  formes  hideuses  et 
d'ellVayants  fantômes  s'agitaient.  Alors,  pendant  que 
se  bâtissaient,  avec  de  belles  basaltes  neuves,  à  côté 
des  décombres  romains  ,  aujourd'hui  eflacés  ,  les 
châteaux  saxons  et  gothiques,  aujourd'hui  déman- 
telés, toute  une  population  d'êtres  imaginaires,  en 
communication  directe  avec  les  belles  filles  et  les 
beaux  chevaliers ,  se  répandit  dans  le  Rhingau  :  les 
oréades,  qui  prirent  les  bois;  les  ondins,  qui  prirent 
les  eaux;  les  gnomes ,  qui  prirent  le  dedans  de  la 
terre  ;  l'esprit  des  rochers  ;  le  frappeur  ;  le  chasseur 
noii-,  traversant  les  halliers  monté  sur  im  grand 
cerf  à  seize  andouiilers;  la  pucelle  du  marais  noir; 
les  six  piicelles  du  marais  ronge  ;  >Vodan  ,  le  dieu  à 
dix  mains;  les  douze  hommes  noirs;  l'étourneau 
((ui  proposait  des  énigmes  ;  le  corbeau  cjui  croassail 
sa  chanson  ;  la  pie  f{ui  racontait  l'histoire  de  sa 
grand'mère  ;  les  marmousets  du  Zcitelmoos  ;  Eve- 
rard-le-Barbu,  qui  conseillait  les  princes  égarés  à  la 
chasse  ;  Sigefroi-le-Cornu ,  qui  assommait  les  dra- 
gons dans  les  antres.  Le  diable  posa  sa  pierre  à 
Teulclstein  et  son  éclelie  à  Teufelsleiter  ;  il  osa 
même  aller  prêcher  publiquement  à  Gernsbach  près 
de  la  Korèt-Noire;  mais  heureusement  Dieu  dressa 
de  l'aiilre  côté  du  fleuve,  en  face  de  la  Chaire-du- 
Diablc.   I;i  diaic  de  1' \nge.  Pcndanl  cpie  les  Sept- 


Montagnes,  ce  vaste  cratère  éteint,  se  reniplissaieni 
de  monstres,  d'hydres  et  de  spectres  gigantesciues, 
h  l'autre  extrémité  de  la  chaîne,  à  l'entrée  du  Rhin- 
gau ,  l'àpre  vent  de  la  AVisper  apportait  jusqu'à 
Bingen  des  nuées  de  vieilles  fées  petites  comme  des 
sauterelles.  La  mythologie  se  greffa  dans  ces  vallées 
sur  la  légende  des  saints  et  y  produisit  des  résultats 
étranges,  bizarres  fleurs  de  l'imagination  liumaine. 
Le  Drachenfels  eut,  sous  d'autres  noms,  sa  Taras- 
que  et  sa  Sainte-Marthe  ;  la  double  fable  d'Écho  et 
d'Hylas  s'installa  dans  le  redoutable  rocher  de  Lur- 
ley;  la  pucelle-serpent  rampa  dans  les  souterrains 
d'Augst  ;  Hatto,  le  mauvais  évéque,  fut  mangé  dans 
sa  tour  par  ses  sujets  changés  en  rats  ;  les  se|>i 
sœurs  moqueuses  de  Schœnberg  furent  métamor- 
phosées en  rochers,  et  le  Rhin  eut  ses  demoiselles 
comme  la  Meuse  avait  ses  dames.  Le  démon  Urian 
passa  le  Rhin  à  Dusseldorf,  ayant  sur  son  dos, 
ployée  en  deux  comme  un  sac  de  meunier,  la  grosse 
dune  qu'il  avait  prise  au  bord  de  la  mer,  à  Leyde , 
pour  engloutir  Aix-la-(Jhapelle,  et  que,  épuisé  de 
fatigue  et  trompé  par  une  vieille  femme ,  il  laissa 
tomber  stupidement  aux  portes  de  la  ville  impériale 
où  celte  dune  est  aujourd'hui  le  Loosberg.  A  cette 
époque ,  plongée  pour  nous  dans  une  pénombre  où 
des  lueurs  magiques  étincellenl  çà  et  là  ,  ce  ne  snni 
dansées  bois,  dans  ces  rochers,  dans  ces  vallons, 
qu'apparitions,    visions,   jirodigieuses   rencontres, 

51. 


Uf,  LF.TTHi:  \n . 

chasses  diaboliques  ,  clinteaiix  infernaux  ,  bruils  de 
harpes  dans  les  taillis ,  chansons  mélodieuses  chan- 
tées par  des  chanteuses  invisibles  ,  affreux  éclats  de 
rire  poussés  par  des  passants  mystérieux.  Des  héros 
humains,  presque  aussi  fantastiques  que  les  person- 
nages surnaturels ,  Cunon  de  Sayn ,  Sibo  de  Lorch , 
ta  forte  épée ,  Griso  le  païen,  Attich ,  duc  d'Al- 
sace, Thassilo,  duc  de  Bavière,  Anthyse  ,  duc  des 
Francs ,  Samo ,  roi  des  Vendes  ,  errent  effarés  dans 
ces  futaies  vertigineuses ,  cherchant  et  pleurant 
leurs  belles ,  longues  et  sveltes  princesses  blanches 
couronnées  de  noms  charmants ,  Gela  ,  Garlinde , 
Liba,  "W'illiswinde,  Schonetta.  Tous  ces  aventuriers, 
à  demi  enfoncés  dans  l'impossible  et  tenant  à  peine 
par  le  talon  à  la  vie  réelle,  vont  et  viennent  dans  les 
légendes,  perdus  vers  le  soir  dans  des  forets  inex- 
tricables, cassant  les  ronces  et  les  épines,  comme  ie 
Chevalier  de  la  mort  d'Albert  Durer,  sous  le 
pas  de  leur  lourd  cheval ,  suivis  de  leur  lévrier^ 
efflanqué,  regardés  entre  deux  branches  par  des 
larves  ,  et  accostant  dans  l'ombre  tantôt  quelque 
noir  charbonnier  assis  près  d'un  feu  ,  qui  est  Satan 
entassant  dans  un  chaudron  les  âmes  des  trépassés  ; 
tantôt  des  nymphes  toutes  nues  qui  leur  offrent  des 
cassettes  pleines  de  pierreries  ;  tantôt  de  petits  hom- 
mes vieux,  lesquels  leur  rendent  leur  sœur,  leur 
lille  ou  leur  fiancée ,  qu'ils  ont  retrouvée  sur  une 
montagne  endormie  dans  un  lit  de  mousse ,  au  fond 


LE  RHIN.  0',: 

d'un  beau  pavillon  tapissé  de  coraux,  de  coquilles 
et  de  cristaux  ;  tantôt  c|uelque  puissant  nain  qui, 
disent  les  vieux  poèmes,  tient  parole  de  géant. 

Parmi  ces  héros  chimériques  surgissent  de  temps 
en  temps  des  figures  de  chair  et  d'os  :  d'abord  cl 
surtout  Charlemagne  et  Roland  ;  Charlemagne  à 
tous  les  âges,  enfant,  jeune  homme,  vieillard;  Char- 
lemagne que  la  légende  fait  naître  chez  un  meunier 
dans  la  Forêt-Noire;  Roland,  qu'elle  fait  mourir, 
non  à  Roncevaux  des  coups  de  toute  une  armée , 
mais  d'amour  sur  le  Rhin ,  devant  le  couvent  de 
Nonnensvverth  ;  plus  tard  ,  l'empereur  Othon ,  Fré- 
déric Rarberousse  et  Adolphe  de  Nassau.  Ces  hom- 
mes historiques  mêlés  dans  les  contes  aux  person- 
nages merveilleux,  c'est  la  tradition  des  faits  réels 
qui  persiste  sous  l'encombrement  des  rêveries  et  des 
imaginations,  c'est  l'histoire  qui  se  fait  vaguement 
jour  à  travers  les  fables,  c'est  la  ruine  cpii  reparaît 
çà  et  là  sous  les  fleurs. 

(lependant  les  ombres  se  dissipent ,  les  contes 
s'effacent ,  le  join-  se  fait ,  la  civilisation  se  reforme 
et  l'histoire  rei)rcnd  figure  avec  elle. 

Voici  que  quatre  hommes  venus  de  quatre  côtés 
différents  se  réunissent  de  temps  en  temps  près 
d'une  pierre  qui  est  au  bord  du  Rhin ,  sur  la  rive 
gauche,  à  quelques  pas  d'une  allée  d'arbres,  entre 
Rhens  et  Kapellen.  Ces  quatre  hommes  s'asseyent 
sur  cette  pierre  ,  et  là  ils  font  et  défont  les  empe- 


•)',,S  l.KTTRi:   \IV. 

roiirs  d' Allemagne.  Ces  hommes  sonl  les  (iiialic 
électeurs  du  Rhin;  colle  pierre,  c'est  le  siège  royal, 
Kœnigsthiil. 

Le  lieu  qu'ils  ont  choisi ,  à  peu  près  au  milieu  de 
la  vallée  du  Rhin,  Rhens,  qui  est  à  l'électeur  de 
Cologne ,  regarde  à  la  fois ,  à  l'ouest ,  sur  la  rive 
gauche,  Kapellen,  qui  est  à  l'électeur  de  Trêves;  et 
au  nord,  sur  la  rive  droite,  d'un  côté  Oberlahn- 
stein  ,  qui  est  à  l'électeur  de  IMayence,  et  de  l'autre 
Braubach,  qui  est  à  l'électeur  palatin.  En  une  heure 
chaque  électeur  peut  se  rendre  à  Rhens  de  chez  lui. 

De  leur  côté,  tous  les  ans,  le  second  jour  de  la 
Pentecôte,  les  notables  de  Coblenz  et  de  Rhens  se 
réunissent  au  même  lieu  sous  prétexte  de  fête,  et 
confèrent  entre  eux  de  certaines  choses  obscures; 
connnencement  de  commune  et  de  bourgeoisie  fai- 
sant so(u-denient  son  trou  dans  les  fondations  du 
formidable  édifice  germanique  déjà  tout  construit  ; 
vivace  et  éternelle  conspiration  des  petits  contre  les 
grands  germant  audacicusement  près  du  Kœnig- 
sthiil, à  roml)re  même  de  ce  trône  de  pierre  de  la 
féodalité. 

Presque  au  même  endroit,  dans  le  château  élec- 
toral de  Stolzenfels  ,  (pii  domine  la  petite  ville  d<' 
Kai)ellen,  aujourd'hui  ruine  magnifique,  AVerner, 
arclievê((u('  de  Cologne,  loge  et  entretient  de  1380 
à  1/il8  des  alchimisics  (pii  ne  font  pas  d'or,  mais 
(|ui  li()uv<'nl  ,  m  cbcmiiiant  vers  la  pierre  philoso- 


M-,  lUIlN.  ?''■' 

phalo  ,  plusieurs  des  grandes  lois  do  la  chimie. 
Ainsi,  dans  un  espace  de  temps  assez  court,  le 
même  point  du  Rhin,  le  lieu  à  peine  remarciué  au- 
jourd'huiqui  fait  face  à  l'embouchure  de  la  Lahn, 
voit  naiire  pour  l'zMlemagne  l'empire,  la  démocratie; 
cl  la  science. 

Désormais  le  Rhin  a  pris  un  aspect  tout  ensem- 
ble militaire  et  reli;^ieuv.  Les  abbayes  et  les  cou- 
vents se  multiplient;  les  églises  à  mi-côte  rattachent 
aux  donjons  de  la  montagne  les  villages  du  bord  du 
lleuve,  image  frappante,  et  renouvelée  à  chaque 
loiuiiant  du  Rhin,  de  la  façon  dont  le  prêtre  doit 
être  situé  dans  la  société  humaine.  Les  princes  ec- 
clésiastiques multiplient  les  édifices  dans  le  Rhin- 
gau  ,  comme  avaient  fait  mille  ans  auparavant  les 
préfets  de  lîome.  L'archevêque  Baudouin  de  Trêves 
bâtit  l'église  d'Oberwesel;  l'archevêque  Henri  de 
Wittingeii  construit  le  pont  de  Coblenz  sur  la  .Mo- 
selle; l'archevêque  "NValram  de  .luliers  sanctifie  par 
une  croix  de  pierre  inagiii(i(piement  sculptée  les 
ruhies  romaines  et  U'  pilon  volcani((ue  de  Goders- 
berg  ,  mines  et  colline  (piehpie  peu  suspectes  de 
magie.  Le  pouvoir  spirituel  et  le  pouvo'r  temporel 
se  mêlent  dans  ces  princes  comme  dans  le  pape.  De 
là  une  juridiction  double  ((iii  prend  l'àine  et  le 
corps  et  ne  s'arrête  pas,  comme  dans  les  états  |)iire- 
mcnt  séculiers,  devant  le  bénéfice  de  clergie.  lean 
de   n;irni<li.  cliapeliiiii  de  S;iinl-(;n;ir,   einpoisoinie 


>.)0  LKITRi:   \l\ 

avec  le  \in  de  la  coninimiion  sa  daiuf ,  la  roinlessc 
de  Katzenellenbogen  ;  l'électeur  de  Cologne,  comme 
son  cvèque ,  l'excomniunie ,  et ,  comme  son  prince , 
le  fait  brûler  vif. 

De  son  côté  l'électeur  palatin  sent  le  besoin  de 
protester  perpétuellomeiU  contre  les  empiétements 
possibles  des  trois  arclievèques  de  Cologne,  de  Trê- 
ves et  de  Mayence  ;  et  les  comtesses  palatines  vont 
faire  leurs  couches,  en  signe  de  souveraineté,  dans 
la  Pfalz,  tour  bâtie  devant  Caub  au  milieu  même  du 
Rhin. 

En  même  temps,  au  milieu  de  ces  développe- 
ments simultanés  ou  successifs  des  princes-élec- 
teurs, les  ordns  de  chevalerie  prennent  position  sur 
le  Rhin.  L'ordre  Teutonique  s'installe  à  Mayence , 
en  vue  du  Taunus ,  tandis  que  ,  près  de  Trêves,  en 
vue  des  Sept-Montagnes ,  les  chevaliers  de  Rhodes 
s'établissent  à  Martinshof.  De  Mayence  l'ordre  Teu- 
tonique se  ramifie  jusqu'à  Coblenz ,  où  une  de  ses 
commanderies  prend  pied.  Les  Templiers ,  déjà 
maîtres  de  Courgenay  et  de  Porentruy  dans  l'évéché 
de  Bàle,  avaient  Boppart  et  Saint-Goar  au  bord  du 
Rhin  ,  et  Trarbach  enlre  le  Rhin  et  la  Moselle. 
C'est  ce  môme  Trarbach,  le  pays  des  vins  exquis,  le 
Thronus-Bacchi  des  I romains,  qui  appartint  plus 
tard  à  ce  Pierre  Flotte ,  que  le  pape  Boniface  appe- 
lait horçine  de  corps  et  a  veuf/ te  d' esprit. 

l'andis  (pie  les  princes,  les  évêques  el   les  rlieva- 


l.K  HIII.X.  '..I 

lieis  laisiiieiit  leurs  fondations,  le  cominerte  faisait 
ses  colonies.  Une  foule  de  petites  villes  marchandes 
germèrent,  à  l'imitation  de  Coblenz  sur  la  Moselle 
et  de  Mayence  devant  le  Mein,  au  confluent  de 
toutes  les  rivières  et  de  tous  les  torrents  que  versent 
dans  le  Rhin  les  innombrables  vallées  du  Hiinds- 
ruck,  du  Hohenruck,  des  crêtes  de  llammerstein  et 
fies  Sepl-Montagnes.  Bingen  se  posa  sur  la  Niihe  ; 
rsiederlahnstein  ,  sur  la  I.ahn  ;  Engers  ,  vis-à-vis  la 
Sayn:  Irriich,  sur  la  >Vied;  Lin/.,  en  face  de  l'Aar; 
Kheindorf,  sur  les  ^Jahrbachs;  et  Bergliein ,  sur  la 
Sieg. 

(Cependant ,  dans  tous  les  intervalles  qui  sépa- 
raient les  princes  ecclésiastiques  et  les  princes  féo- 
daux, les  commanderies  des  chevaliers-moines  et  les 
bailliages  des  communes,  l'esprit  des  temps  cl  la 
nature  des  lieux  avaient  fait  croître  une  singuHèie 
race  de  seigneurs.  Du  lac  de  Constance  au\  Sept- 
Montagnes,  c!ia([ue  crête  du  llhin  avait  son  burg  cl 
son  burgrave.  Ces  formidables  barons  du  llhin  , 
produits  robustes  d'une  natinc  âpre  et  farouche  , 
nichés  dans  les  basaltes  et  les  bruxères,  crénelés 
dans  leur  trou  et  servis  à  genoux  par  leurs  olïiciers 
c(mimc  l'empereur,  honmies  de  |)roie  tenant  loiil 
ensend)I('  de  l'aigle  et  du  hibou  ,  puissanis  sciile- 
menl  autour  d'eux  ,  mais  lout-puissanls  autour 
d'eux,  maîtrisaient  le  ravin  el  la  vallée,  levaioni  (h  s 
soldats,  baltaieni  les  roulis,  iiiiposai'iil  de>  péages  , 


:>.:,'>  i.i.i  JKi:  m\. 

raiiçuijiiaiont    k-s    iiiarcliaïuls ,    qu'ils    \iiit>seiil    de 
Saint-Gall  ou  de  Dusseldorf ,  barraient  le  Rhin  avec 
leur  cliaîne,  et  envoyaient  fièienicnt  des  eartels  aux 
villes  voisines  quand  elles  se  hasardaient  à  leur  faire 
alïront.  C'est  ainsi  ((ue  le  hurgrave  d'Ockenfels  pro- 
\oqua  la  grosse  connmuie  de  Linz ,  et  le  chevalier 
Hausner  du  Hegau  la  ville  iiupériale  de  Kaufbeuern. 
Quelquefois,  dans  ces  étranges  duels,  les  villes,  ne 
se  sentant  ])as  assez  fortes,  avaient  peur  et  deman- 
daient secours    à    l'enq^ereur  ;    alors    le    bnrgra\e 
éclatait  de  rire,  et,  à  la  prochaine  fête  patronale,  il 
allait  insoleunnent  au  lournoi  de  la  Aille  monté  sur 
l'âne  de  son  meunier,  l'endant  les  ellVoyables  guer- 
res d'Adolphe  de  \assau  et  de  Didier  d'Isembourg, 
plusieurs  de  ces  chevaliers  (jui  avaient  leurs  forte- 
resses dans  le  Taunus,  poussèrent  l'audace  jns((u'à 
aller  piller  un  des  faubourgs  de  Mayencc  sous  les 
yeux   mêmes  des  deux  |)rétentlants  qui  se  dispu- 
taient la  ville.  C'était  leur  façon  d'être  neutres.  Le 
hurgrave  n'était  ni  pour  Isembourg,  ni  pour  Nas- 
sau ;  il  était  pour  le  hurgrave.   Ce  n'est  que  sous 
lAlaximilien  ,  quand  le  grand  capitaine  du  Saint-En)- 
pire,  George  de  Frundsberg,  eut  détruit  le  dernier 
des  bui'gs,   Ilohcnkraehen,  qu'expira  cette  redou- 
table espèce  de  gentilshonnnes  sauvages  qui  com- 
mence au  dixième  siècle  par  les  burjjrax es-héros  et 
(pii  linit  au  seizième  par  les  burgraves-brigaiids. 
Mais  les  choses  invisibles  dont   les  résultats  ne 


preniienl  corps  {ju'après  beaucoup  d'aïuiécs  s'ac- 
complissaient aussi  sur  le  Rhin,  lui  nièaïc  temps 
que  le  commerce  ,  et  sur  le.;  mêmes  bateaux  ,  pom" 
ainsi  dire,  l'esprit  d'hérésie,  d'examen  et  de  liberté 
montait  et  descendait  ce  grand  fleuve  sur  lequel  il 
semble  que  toute  la  pensée  de  l'humanité  dût  pas- 
ser. On  pourrait  dire  que  l'àme  de  Tanquelin ,  qui 
au  douzième  siècle  prêchait  contre  le  pape  devant 
la  cathédrale  d'Anvers,  escorté  de  trois  mille  sec- 
taires armés,  avec  la  pompe  et  l'équipage  d'un  roi, 
remonta  le  Rhin  après  sa  mort  et  alla  inspirer  Jean 
Iluss  dans  sa  maison  de  Constance,  puis  des  Alpes 
redescendit  le  Rhône  et  fit  surgir  Uoucet  dans  le 
conitat  d'Avignon.  Jean  Huss  fut  brûlé,  Doucet  fut 
écartelé.  L'heure  de  Luther  n'avait  pas  encore 
sonné.  Dans  les  voies  de  la  Providence,  il  y  a  des 
hommes  pour  les  fruits  verts  et  d'autres  hommes 
pour  les  fruits  miirs. 

Cependant  le  seizième  siècle  approchait.  Le  Rhin 
avait  vu  naîire  au  quatorzième  siècle,  non  loin  de 
lui,  à  Nuremberg,  l'artillerie  ;  et  au  quinzième,  sur 
sa  rive  même,  h  Strasbourg,  rim])iimerie.  En  1^00, 
Cologne  avait  fondu  la  fameuse  coulevrine  de  qua- 
torze pieds  de  long.  En  1/|72,  Vindclin  de  Spire 
avait  imprimé  sa  Bible.  Lu  nouveau  monde  allait 
surgir,  et ,  chose  remarquable  et  digne  qu'on  y  in- 
siste, c'est  sur  les  bords  du  Rhin  que  venaient  de 
tr()U\er  et  de  prendre  une  nouvelle  forme  ces  deux 

■>.2 


2,)'i  LKTTRi:  MV. 

iiiyslé'ik'ux  oiilils  avt'C  lesquels  Dieu  ira\ aille  sans 
cesse  à  la  civilisation  de  riiomino  ,  la  catapulte  et  le 
livre,  la  guerre  et  la  pensée. 

Le  Rhin ,  dans  les  destinées  de  l'Europe  ,  a  une 
sorte  de  signification  providentielle.    C'est  le  grand 
fossé   transversal  qui  sépare  le  Sud  du  Nord.    La 
Providence  en  a  fait  le  fleuve-frontière  ;  les  forte- 
resses en  ont  fait  le  fleuve-muraille.  Le  Rhin  a  vu 
la  figure  et  a  reflété  l'ombre  de  presque  tous  les 
grands  hommes  de  guerre  qui,  depuis  trente  siècles, 
ont  lalîouré  le  vieux  continent  avec  ce  soc  qu'on 
appelle  l'épée.  César  a  traversé  le  Rhin  en  montant 
du  midi  ;  Attila  a  traversé  le  Rhin  en  descendant  du 
septentrion.  Clovis  y  a  gagné  la  bataille  de  Tolbiac. 
Charlemagne  et  Bonaparte  y  ont  régné.    L'empe- 
reur Frédéric  -  liarberousse ,   l'empereur  Rodolphe 
de  Hapsbourg  et  le  palatin  Frédéric  I"  y  ont  été 
grands,  victorieux  et  formidables.  Gustave  Adolphe 
y  a  connnandé  ses  armées  du  haut  de  la  gnéi-ite  de 
Caub.  Louis  XIV  a  vu  le  Rhin.  Enf/hien  cl  ConcU 
Vont  fasse.  Hélas!  Turenne  aussi.  Drusus  y  a  sa 
pierre  à   IMayence  comme   Marceau  à  Coblenz   et 
Hoche  à  Andernach.  Pour  l'œil  du  penseur  qui  voit 
vivre  l'histoire ,  deux  grands  aigles  planent  perpé- 
tuellenu'nt  sur  le  Rhin  ,  l'aigle  des  légions  romaines 
et  l'aigle  des  régiments  français. 

Ce  noble  Rhin  <juc  les  Romains  nommaient  Rlic^ 
nus  supcrhus,  lanlol  porte  les  ponts  de  bateaux 


LE  RHIN.  '^''■' 

hérissés  de  lances ,  de  perluisanes  ou  do  baïonnettes 
qui  versent   sur   l'Allemagne  les   wniées  d'Italie, 
d'Espagne  et  de  France ,  ou  reversent  sur  l'ancien 
monde  romain ,  toujours  géographi(iu'.>menl  adhé- 
rent, les  anciennes  hordes  barbares,  toujours  les 
mêmes  aussi;  tantôt  charrie  pacifiquement  les  sapins 
de  la  Murg  et  de  Saint-Gall,  les  porphyres  et  les 
serpentines  de  Bàle,  la  potasse  de  Bingen ,  le  sel 
de  Karlshall,  les  cuirs  de  Stromberg,  le  vif-argenl 
de  Lansberg,  les  vins  de  Johannisberg  et  de  liacha-- 
rach  ,  les  ardoises  de  Caub,  les  saumons  d'Oberwesel, 
les  cerises  de  Salzig,  le  charbon  de  bois  de  Boppart, 
la  vaisselle  de  ferblanc  de  Col)lenz ,  la  verrerie  de  la 
Moselle,  les  fers  forgés  de  Bendorf,  les  tufs  et  les 
meules  d'Andernach,  les  tôles  de  Neuwied,  les  eaux 
minérales  d'Antoniustein ,  les  draps  et  les  poteries  de 
Wallendar,  les  vins  rouges  de  l'Aar,  le  cuivre  et  le 
plomb  de  Linz,  la  pierre  de  taille  de  Kœnigswinter, 
les  laines  et  les  soieries  de  Cologne  ;  et  il  accomplit 
majestueusement  à  travers  l'Europe  ,  selon  la  volonté 
de  Dieu ,  sa  double  fonction  de  fleuve  de  la  guerre 
et  de  fleuve  de  la  paix,  ayant  sans  interruption  sur 
la  double  rangée  de  collines  qui  encaisse  la  plus  no- 
table partie  de  son  cours,  d'un  côté  des  chèm^s,  de 
l'autre  des  vignes,  c'est-à-dire  d'un  côté  le  uoid,  de 
l'autre  le  midi  ;  d'un  côté  la  force,  de  l'autre  la  joie 
Pour  Homère,  le  Rhin  n'existait  pas.  C'étail  un 
des  (louves  probables  ,  mais  inconnus ,  (\v  ce  sombro 


r>:.r>  LETTRr,  MV. 

pays  (les  ('jinni(''neiis  sur  lesquels  il  pleni  sans  res.M* 
et  qui  ne  ^oie^t  jamais  le  soleil.  Pour  Virgile ,  ce 
n'élait  pas  le  fleuve  inconnu ,  mais  le  fleuve  glacé. 
Frifjora  R/ieiii.  Pour  Sliakspeare  ,  c'est  (e  beau 
Rhin:  «  BeautifulRhine.  »  Pour  nous,  jusqu'au 
jour  où  le  Rhin  sera  la  question  de  T Europe,  c'est 
l'excursion  pittoresque  à  la  mode,  la  promenade  des 
désœuvrés  d'Ems ,  de  Bade  et  de  Spa. 

Pétrarque  est  venu  h  Aix-la-Chapelle ,  mais  je  ne 
crois  pas  c[u'il  ait  parlé  du  Rhin. 

La  géographie  donne ,  avec  cette  volonté  inflexible 
des  pentes ,  des  bassins  et  des  versants  que  tous  les 
congres  du  monde  ne  peuvent  contrarier  long-temps, 
la  géographie  donne  la  rive  gauche  du  Rhin  à  la 
France.  La  divine  Providence  lui  a  donné  trois  fois 
les  deux  rives.  SousPepin-le-Bref,  sous  Charlemagne 
et  sous  Napoléon. 

L'empire  de  Pepin-le-Bref  était  à  cheval  sur  le 
Rhin.  Il  comprenait  la  France  proprement  dite,  moins 
l'Aquitaine  et  la  Gascogne,  et  l'Allemagne  propre- 
ment dite,  jusqu'au  pays  des  Bavarois  exclusivement. 

L'empire  de  Charlemagne  était  deux  fois  plus 
grand  que  ne  l'a  été  l'empire  de  Napoléon. 

Il  est  vrai,  et  ceci  est  considérable,  que  Napoléon 
avait  trois  empires,  ou,  pour  mieux  dire,  était  em- 
pereur de  trois  façons  :  immédiatement  et  directe- 
ment ,  de  l'empire  français  ;  médiatement  et  par  ses 
fr^'res,  dé  rrsjiagne,  de  l'Italie,  delà  Westphalio  et 


LK  RHIN.  557 

de  la  Hollande  ,  royaumes  dont  il  avait  fait  les  contre- 
forts de  l'empire  central  ;  moralement  et  par  droit 
de  suprématie,  de  l'Europe,  qui  n'était  plus  que  la 
base,  de  jour  en  jour  plus  envahie ,  de  son  prodigieux 
édifice. 

Compris  de  cette  manière ,  l'empire  de  Napoléon 
égalait  au  moins  celui  de  Charlemagne.    • 

Gharlenîagne  ,  dont  l'empire  avait  le  même  centre 
et  le  même  mode  de  génération  que  l'empire  de 
Napoléon  ,  prit  et  aggloméra  autour  de  l'héritage  de 
Pepin-le-Bref  la  Saxe  jusqu'à  l'Elbe,  la  Germanie 
jusqu'à  la  Saal,  l'EscIavonie  jusqu'au  Danube,  la 
Dahuatie  jusqu'aux  bouches  du  Cattaro,  l'Italie  jus- 
qu'à Gaëte,  l'Espagne  jusqu'à  l'Èbre. 

Il  ne  s'arrêta  en  Italie  qu'aux  limites  des  Béné- 
veutins  et  des  Grecs ,  et  en  Espagne  qu'aux  frontières 
des  Sarrasins. 

Quand  cette  immense  formation  se  décomposa 
pour  la  première  fois,  en  8/i3  ,  Louis-le-Débonnaire 
étant  mort  et  ayant  déjà  laissé  reprendre  aux  Sarra- 
sins leur  part,  c'est-à-dire  toute  la  tranche  de  l'Es- 
pagne comprise  entre  l'Èbre  et  le  Llobregat,  des  trois 
morceaux  en  lesquels  l'empire  se  brisa  il  y  eut  de 
quoi  faire  un  empereur,  Lothairc,  qui  eut  l'Italie  et 
un  grand  fragment  triangulaire  de  la  Gaule;  et  deux 
rois,  Louis,  (jni  eut  la  Germanie,  et  (Charles,  qui 
eut  la  France.  Puis,  en  855,  quand  le  premier  des 
trois  lambeaux  se  divisa  à  son  loiir,  de  ces  morreauv 

rr. 


5:,8  LETTRE  XIV. 

d'un  morcoaii  de  l'ompire  do  Charlomagno  on  pnl 
fincore  fairo  un  empereur,  Lonis,  avec  l'Italie;  un 
roi,  Charles,  avec  la  Provence  et  la  Bourgogne;  et 
un  autre  roi,  Lothaire,  avec  l'Austrasic,  qui  s'appela 
dès  lors  Lotharingie,  puis  Lorraine.  Quand  vint  le 
moment  où  le  deuxième  lot ,  le  royaume  de  Louis- 
le-Germanique,  se  déchira ,  le  plus  gros  débris  forma 
l'empire  d'Allemagne,  et  dans  les  petits  fragments 
s'installa  l'imionibrable  fourmilière  des  comtés,  des 
duchés ,  des  principautés  et  des  villes  libres,  protégée 
par  les  margraviats ,  gardiens  des  frontières.  Enfin , 
quand  le  troisième  morceau ,  l'état  de  Charles-le- 
Chauve ,  plia  et  se  rompit  sous  le  poids  des  ans  et 
des  princes ,  cette  dernière  ruine  suffit  pour  la  for- 
mation d'un  roi,  le  roi  de  France;  de  cinq  ducs 
souverains,  les  ducs  de  Bourgogne,  de  Normandie, 
de  Bretagne ,  d'Aquitaine  et  de  Gascogne;  et  de  trois 
comtes-princes ,  le  comte  de  Champagne  ,  le  comte 
de  Toulouse  et  le  comte  de  Flandre. 

Ces  empereurs-là  sont  des  titans.  Ils  tiennent  un 
moment  l'univers  dans  leurs  mains ,  puis  la  mort  leur 
écarte  les  doigts ,  et  tout  tombe. 

On  peut  dire  que  la  rive  droite  du  Rhin  appartint 
h  Napoléon  connue  à  Chailomagne. 

Bonaparte  ne  rêva  pas  un  duché  du  llhin ,  comme 
ra\  aient  fait  quelques  politiques  médiocres  dans  la 
longue  lutte  de  la  maison  de  France  contre  la  maison 
d' Aulrirhe.  Il  savait  (pi'nn  rovanmelongiliulinal  qui 


I.K  KM  IN.  h.fl 

n'osl  pas  insulaire  pst  iinpossihlo;  il  plie  oi  so  roupe 
en  deux  au  premier  clioc  violent.  Il  ne  faut  pas 
qu'une  principauté  affecte  l'ordre  simple  ;  l'ordre 
profond  est  nécessaire  aux  états  |)ourse  maintenir  et 
résister.  A  quelques  mutilations  et  à  quelques  agglo- 
mérations près ,  l'empereur  prit  la  confédération  du 
Rhin  telle  que  la  géographie  et  l'histoire  l'avaient 
faite,  et  se  contenta  de  la  systématiser.  Il  faut  que  la 
confédération  du  Rhin  fasse  front  et  obstacle  au  Nord 
ou  au  iMidi.  Elle  était  posée  contre  la  France,  l'em- 
pereur la  retourna.  Sa  politique  était  une  main  qui 
plaçait  et  déplaçait  les  empires  avec  la  force  d'un 
géant  et  la  sagacité  d'un  joueur  d'échecs.  En  gran- 
dissant les  princes  du  Rhin  ,  l'empereur  comprit  qu'il 
accroissait  la  couronne  de  France  et  qu'il  diminuait 
la  couronne  d'Allemagne.  En  elTet ,  ces  électeurs 
devenus  rois ,  ces  margraves  et  ces  landgraves  de- 
venus grands-ducs,  gagnaient  en  escarpements  du 
côté  de  l'Autriche  et  de  la  Russie  ce  qu'ils  perdaient 
du  côté  de  la  France ,  grands  par  devant ,  petits  par 
derrière,  rois  pour  les  empereurs  du  nord,  préfets 
pour  Napoléon. 

Ainsi  pour  le  Rhin  quatre  phases  bien  distinctes, 
quatre  i)hysion()mies  bien  tranchées.  Première  phase  : 
l'époque  antédiluvienne  et  peul-ètre  préadamile,  les 
volcans;  deuxième  phase  :  l'époque  historique  an- 
cienne, luttes  de  la  Cermani(;  et  de  l'onie,  où  rayonne 
César:   troisième   [)has<'  :  l'épocpic   merveilleuse  où 


2fio  r.ETTP.i:  \iv. 

siirgil  Cliarloinagnc  ;  (|iiatriOino  pliaso  :  l'époquo 
lîisloriqiie  moderne ,  luîtes  de  l'Alleniagnc  et  de  la 
France,  que  domine  Napoléon.  Car,  quoi  que  fasse 
l'écrivain  pour  é\iter  la  monotonie  de  ces  grandes 
gloires,  quand  on  traverse  l'histoire  européenne  d'un 
bout  h  l'autre,  César,  Charlemagne  et  Napoléon  sont 
les  trois  énormes  bornes  milliaires ,  ou  plutôt  millé- 
naires ,  qu'on  retrouve  toujours  sur  son  chemin. 

Et  maintenant ,  pour  terminer  par  une  dernière 
observation ,  le  Rhin  ,  fleuve  providentiel ,  semble 
être  aussi  un  fleuve  symbolique.  Dans  sa  penle , 
dans  son  cours ,  dans  les  miiieuv  qu'il  traverse,  il 
est,  pour  ainsi  dire,  l'image  de  la  civilisation,  qu'il 
a  déjà  tant  servie  et  qu'il  servira  tant  encore.  Il  des- 
cend de  Constance  à  Rotterdam  ,  du  pays  des  aigles 
à  la  ville  des  harengs ,  de  la  cité  des  papes ,  des  con- 
ciles et  des  empereurs  au  comptoir  des  marchands 
et  des  bourgeois,  des  Alpes  h  l'Océan,  comme  l'hu- 
manité elle-même  est  descendue  des  idées  hautes, 
immuables,  inaccessibles,  sereines,  resplendissantes , 
aux  idées  larges ,  mobiles  ,  orageuses ,  sombres , 
utiles ,  navigables  ,  dangereuses,  insondables ,  qui  se 
chargent  de  tout ,  qui  portent  tout,  qui  fécondent 
tout,  qui  engloutissent  tout;  de  la  théocratie  à  la 
démocratie,  d'une  grande  chose  à  une  autre  grande 
chose. 


LETTRE  XV 


LA    SOURIS. 


D'où  viennem  les  nuées  dn  ciel  el  les  sourires  îles  feinmes.  — 
Cu  tableau.  —  Velinicli.  —  L'auteur  recueille  une  Foule  «le 
mauvais  propos  louciiant  une  ruine  i[ui  fait  beaucoup  .j.is«-r 
siu-  sou  compte.  —  Une  sombre  aventure.  —  IVIaxiine  gt'uié- 
rale  :  ne  re<lemaiulez  pas  une  chose,  quand  elle  est  d'aryenl, 
à  celui  ((ui  l'a  volée,  quand  il  est  prince.  —  Ce  que  c'est  (pie 
la  montaene  voisine.  —  A  quoi  sou{;eait  le  conjjrès,  eu  1815, 
de  donner  aux  Borusses  le  pays  des  Ubiens?-^  Le  voya«-eur 
monte  l'escalier  qu'on  ne  monte  plus.  —Un  paysage  du  Khiu 
a  vol  d'oiseau.  —  Le  voyageur  réclame  et  demande  quelques 
spectres  de  bonne  volonic.  —  H  ne  réussit  qu'à  se  faire  sif- 
fler. —  Intérieur  de  la  rune  mal  famée.  —  Description  mi- 
nutieuse. —  Quatre  pa^es  d'un  portefeuille.  —  Plue'hvius  et 
Kutorga.  —  Die  Maille.  -  Que  tous  les  cluils  ne  mangent 
pas  toutes  les  souris.  —  Le  voyageur  marche  sur  l'herbe 
épaisse,  ce  .pii  lui' rappelle  des  choses  passées  —  Il  ren- 
contre  le  génie  familier  du  lieu,  Ic.pul  ne  lui  uioutrc  aucune 


nicclianlc  luinicur. 


Saint-Goar,  aoiit. 


Samedi  passé  il  avait  plu  tonto  la  nialiuéo.  J'avais 
pi-is  passage  à  Aiidornacli  sur  le  dampfsdiiff  le  vS/^/r/^- 
Manheim.  Nous  remoulions  le  Rhin  depuis  quel- 
(pu's  lienrcs  lorscpie  tout  à  coup,    par   je   ne   sais 


or,-!!  LETTRE  XV. 

quel  capi'iro,  car  d'ordinaire  c'est  do  là  que  vien- 
nent les  nuées,  le  vent  du  sud-ouest,  le  Favonius  de 
Virgile  et  d'Horace,  le  même  qui,  sous  le  nom  de 
Fôhn,  fait  de  si  terribles  orages  sur  le  lac  de  Con- 
stance, trcua  d'un  coup  d'aile  la  grosse  voûte  de 
nuages  que  nous  avions  sur  nos  lèles  et  se  mit  à  en 
disperser  les  débris  dans  tous  les  coins  du  ciel  avec 
une  joie  d'enfant.  En  quelques  minutes  la  vraie  et 
éternelle  coupole  bleue  reparut  appuyée  sur  les 
quatre  coins  de  l'horizon ,  et  un  chaud  rayon  de 
midi  fit  remonter  tous  les  voyageurs  sur  le  pont. 

En  ce  moment-là  nous  passions ,  toujours  entre 
les  V 'urnes  et  les  chênes,  devant  un  pittoresque  et 
vieux  village  de  la  rive  droite,  Velmich,  dont  le  clo- 
cher roman,  aujourd'hui  stupidement  châtré  et  res- 
tauré ,  était  flanqué  il  y  a  peu  d'années  encore  de 
quatre  tourelles-vedettes  comme  la  tour  militaire 
d'un  burgrave.  Au-dessus  de  Velmich  s'élevait  pres- 
que verticalement  un  de  ces  énormes  bancs  de  laves 
dont  la  coupe  sur  le  Rhin  ressemble,  dans  des  pro- 
portions démesurées,  à  la  cassure  d'un  tronc  d'arbre 
à  demi  entaillé  par  la  hache  du  bûcheron.  Sur  cette 
croupe  volcanique  une  superbe  forteresse  féodale 
ruinée,  de  la  même  pierre  et  de  la  môme  couleur, 
se  dressait  comme  une  excroissance  naturelle  de  la 
moiilagiio.  Tout  au  bord  du  llliin  iial)illair  un  groupe 
de  jctnics  la\('iises  hall.nil  gaif-mcul  leur  linge  au 
soh'il. 


LA  SOURIS.  20J 

Cctlc  livc  in'a  leulé;  je  m'y  suis  l'ail  descendre. 
Je  connaissais  la  ruine  de  Velmicli  comme  une  des 
plus  mai  famées  el  des  moins  visitées  qu'il  y  eût 
sur  le  Rhin.  Pour  les  voyageurs,  elle  est  d'un  abord 
difficile  et ,  dit-on  môme ,  dangereux.  Pour  les 
paysans,  elle  est  pleine  de  spectres  et  d'histoires 
eiïrayantes.  Elle  est  habitée  par  des  flammes  vi- 
vantes qui  le  jour  se  cachent  dans  des  souterrains 
inaccessibles  et  ne  deviennent  visibles  que  la  nuit 
au  haut  de  la  grande  tour  ronde.  Cette  grande  tour 
n'est  elle-même  que  le  prolongement  hors  de  teric 
d'un  immense  puits  comblé  aujourd'hui,  qui  trouait 
jadis  tout  le  mont  et  descendait  plus  bas  que  le  ni- 
\eau  du  Rhin.  Dans  ce  puits  un  seigneur  de  Vel- 
mich ,  un  Falkeiistein ,  nom  fatal  dans  les  légendes , 
lequel  vivait  au  quatorzième  siècle,  faisait  jeter  sans 
confession  qui  bon  lui  semblait  parmi  les  passants 
ou  parmi  ses  vassaux.  Ce  sont  toutes  ces  âmes  en 
peine  qui  habitent  maintenant  le  château.  Il  y  avait 
à  cette  époque  dans  le  clocher  de  Vclmich  une  clo- 
che d'argent  donnée  et  bénite  par  Winfried ,  évèquc 
de  Mayence,  en  l'année  7/(0,  temps  mémorable  où 
Constantin  VI  était  empereur  de  Rome  à  Constanli- 
nople,  où  le  roi  païen  Massilies  avait  quatre  royaumes 
en  Espagne  et  où  régnait  en  France  le  roi  Clotaire^ 
l)lus  tard  evconummié  de  triple  excommunication 
par  saint  Zacharie  ,  (pialre-vingt-quatorzième  pape. 
On  ne  sonnait  jamais  celte  cloche  cpie    |)our   les 


2C1  LKTTRE  XV. 

prières  de  quarante  heures  quand  un  seigneur  de 
AVelmich  était  gravement  malade  et  en  danger  de 
mort.  Or  Falkenstein,  qui  ne  croyait  pas  à  Dieu, 
qui  ne  croyait  pas  même  au  diable,  et  qui  avait  be- 
soin d'argent ,  eut  envie  de  cette  belle  cloche.  Il  la 
fit  arracher  du  clocher  et  apporter  dans  son  donjon. 
Le  prieur  de  Velmich  s'émut  et  monta  chez  le  sei- 
gneur, en  chasuble  et  en  étole ,  précédé  de  deux 
enfants  de  chœur  portant  la  croix,  pour  redeman- 
der sa  cloche.  Falkenstein  se  prit  à  rire  et  lui  cria  : 
Tu  veux  ta  cloche?  eh  bien,  tu  l'auras,  et 
elle  ne  te  quittera  plus.  Cela  dit,  il  fit  jeter  le 
prêtre  dans  le  puits  de  la  tour  avec  la  cloche  d'ar- 
gent liée  au  cou.  Puis,  sur  l'ordre  du  burgrave,  on 
condjla  avec  de  grosses  pierres,  par-dessus  le  prêtre 
et  la  cloche  ,  soixante  aunes  du  puits.  Quelques 
jours  après  Falkenstein  tomba  subitement  malade. 
Alors,  quand  la  nuit  fut  venue ,  l'astrologue  et  le 
médecin  qui  veillaient  près  du  burgrave  entendirent 
avec  terreur  le  glas  de  la  cloche  d'argent  sortir  des 
profondeurs  de  la  terre.  Le  lendemain  Falkenstein 
était  mort.  Depuis  ce  temps-là,  tous  les  ans,  quand 
revient  répo(pie  de  la  mort  du  burgrave,  dans  la 
nuit  du  18  janvier,  fête  de  la  Chaire  de  saint  Pierre 
à  Rome  ,  on  entend  distinctement  la  cloche  d'argent 
tinter  sous  la  montagne.  —  Voilà  une  des  histoires. 
—  Ajoutez  à  cela  que  le  mont  voisin  ,  ({ui  encaisse 
(if  l'autre  côté  le  torrent  de  Aelniich,  est  lui-même 


LA    bOUr.iS.  :'.Gj 

loul  ('iitit-r  la  lombe  d'un  ancien  géant;  car  l'imagi- 
nation des  honnnes ,  qui  a  vu  avec  raison  dans  les 
volcans  les  grandes  forges  de  la  nature ,  a  mis  des 
cyclopes  partout  où  elle  a  vu  fumer  des  montagnes, 
et  tous  les  Etnas  ont  leur  Polyphème. 

J'ai  donc  commencé  à  gra\ir  vers  la  ruine  entre 
le  souvenir  de  Falkenstein  et  le  souvenir  du  géanl. 
Il  faut  vous  dire  que  je  m'étais  d'abord  fait  indiquer 
le  meilleur  sentier  par  des  enfants  du  village,  ser- 
vice pour  lequel  je  leur  ai  laissé  prendre  dans  ma 
bourse  tout  ce  qu'ils  ont  voulu;  car  les  pièces  d'ar- 
gent et  de  cuivre  de  ces  peuples  lointains,  tlialers, 
gros,  pfennings,  sont  les  choses  les  plus  fanlasti({ues 
et  les  plus  inintelligibles  du  monde,  et,  pour  ma 
part ,  je  ne  comprends  rien  à  ces  monnaies  barbares 
imposées  par  les  lîorusses  au  pays  des  U biens. 

Le  sentier  est  âpre  en  effet  ;  dangereux  ,  non  ;  si 
ce  n'est  pour  les  personnes  sujettes  au  vertige ,  ou 
peut-être  après  les  grosses  pluies,  quand  la  terre  et 
la  roche  sont  glissantes.  Du  reste,  cette  ruine  mau- 
dite et  redoutée  a  sur  les  autres  ruines  du  Rhin 
l'axantage  de  n'ôlre  pas  exploitée.  Aucun  officieux 
ne  vous  suit  dans  l'ascension  ,  aucun  démonstrateur 
des  spectres  ne  vous  demande  pour  boire,  aucune 
l)ortc  verrouillée  et  cadenassée  ne  vous  barre  le 
chemin  à  mi-côte.  On  grimpe,  on  escalade  le  \ieil 
escalier  de  basalte  des  burgraves  qui  reparaît  encore 
par  endroits ,  on  s'accioche  au\  broussailles  et  aux 

23 


'df.  L Kl  tri;  w. 

touiïc's  d'iicibc ,  pt'i'soiinc  ne  vous  aide  cl  personne 
ne  vous  gène.  Au  bout  de  vingt  minutes  j'étais  au 
souHuet  du  mont,  au  seuil  de  la  ruine.  Là,  je 
me  suis  retourné  et  j'ai  fait  halte  un  moment  avant 
d'entier.  Derrière  moi,  sous  une  poterne  changée 
en  crevasse  informe,  montait  un  roide  escalier 
cliangé  en  rampe  de  gazon.  Devant  moi  se  dévelop- 
pait un  immense  paysage  presque  géométriquement 
composé ,  sans  froideur  pourtant ,  de  tranches  con- 
centriques; à  mes  pieds,  le  village  groupé  autour 
de  son  clocher,  autour  du  village  un  tournant  du 
Ilhin,  autour  du  Rhin  un  sombre  croissant  de  mon- 
tagnes couronnées  au  loin  ça  et  là  de  donjons  et  de 
vieux  châteaux,  autour  el  au-dessus  des  montagnes 
la  rondeur  du  ciel  bleu. 

Après  avoir  repris  haleine  ,  je  suis  entré  sous 
la  poterne  et  j'ai  commencé  à  escalader  la  pente 
étroite  de  gazon.  En  cet  instanl-là ,  la  forteresse 
éventréc  m'est  apparue  avec  un  aspect  si  délabré  et 
ime  figure  si  formidable  et  si  sauvage  que  j'avoue 
que  je  n'aurais  pas  été  surpris  le  moins  du  monde 
de  voir  sortir  de  dessous  les  rideaux  de  lierre  ([uel- 
(juc  forme  surnaturelle  portant  des  lleurs  bizarres 
dans  son  tablier,  Cela,  la  fiancée  de  Barberousse, 
ou  Iliklegarde,  la  femme  de  Charlemagne,  cette 
douce  impératrice  (pii  connaissait  les  vertus  occultes 
des  simples  et  des  minéraux  el  qui  allait  herborisant 
dans  les  montagnes,   .l'ai  legaidé  un  moment  vers 


LA    SOTI^IS.  507 

la  muraillf^  soptontrionnlc  avec  je  no  sais  quel  vagno 
désir  de  voir  se  dresser  brusquement  entre  les 
pierres  les  lutins  qui  sont  parlouf  au  ?iOfd, 
comme  disait  le  gnome  à  Cimon  de  Sayn ,  ou  les 
trois  petites  vieilles  chantant  la  sinistre  chanson  des 
légendes  : 

Sur  la  toiribe  du  géant 
J'ai  cueilli  trois  brins  d'orties; 
Vm  fil  les  ai  converties  : 
Prenez,  ma  sœur,  ce  présent. 

Mais  il  a  fallu  me  résigner  à  ne  lien  voir  et  à  ne 
rien  entendre  que  le  sifflement  ironique  d'un  merle 
des  rochers  perché  je  ne  sais  où. 

iMaiuîenant ,  ami,  si  vous  voulez  avoir  une  idée 
coni])Iète  de  l'intérieur  de  celte  ruine  fameuse  et 
inconnue,  je  ne  puis  mieux  faire  que  de  transcrire 
ici  ce  que  j'écrivais  sur  mon  livre  de  notes  à  chaque 
pas  que  j'y  faisais,  (^'est  la  chose  vue  pêle-mêle,  minu- 
tieusement, mais  prise  sur  le  fait  et  par  conséquent 
ressemblante. 

«  Je  suis  dans  la  ruine.  —  La  toiu-  ronde,  (pioi- 
(lue  rongée  au  sonnnet,  est  encore  d'une  élévation 
prodigieuse.  Aux  deux  tiers  de  sa  hauteur,  entailles 
verticales  d'un  pont-levis  dont  la  baie  est  murée.  — 
De  tontes  parts  grands  murs  à  fenêtres  déformées 
dessinant  encore  des  salles  sans  portes  ni  plafonds. 

—  Étages  sans  (>scaliers  —  escali<'rs  sans  chambres. 

—  Sel   inégal  ,  mont ucuv ,   formé   de  miùIcs  cllon- 


0(18  M'TTRf':  XV. 

dri'os,  fouvcil  d'iierhos.  rouillis  iiiî'xlricablo.  — 
.l'ai  déjà  souvent  admiré  avec  quelle  jalousie  de  pro- 
priétaire avare  la  solilude  garde,  enclôl  et  défend  ce 
que  l'homme  lui  a  une  fois  abandonné.  Elle  dispose 
et  hérisse  soigneusement  sur  le  seuil  les  broussailles 
les  plus  féroces,  les  plantes  les  plus  méchantes  et 
les  mieux  armées,  le  houx,  l'ortie,  le  chardon, 
l'aubépine,  la  lande,  c'est-à-dire  plus  d'ongles  et  de 
griffes  qu'il  n'y  en  a  dans  une  ménagerie  de  tigres. 
A  travers  ces  buissons  revèches  et  hargneux,  la  ronce, 
ce  serpent  de  la  végétation ,  s'allonge  et  se  glisse  et 
vient  vous  mordre  les  pieds.  Ici ,  du  reste  ,  comme 
la  nature  n'oublie  jamais  l'ornement ,  ce  fouillis  est 
charmant,  (i'est  une  sorte  de  gros  bouquet  sauvage 
où  abondent  des  plantes  de  tonte  forme  et  de  toute 
espèce,  les  unes  avec  leurs  fleurs,  les  autres  avec 
leurs  fruils,  celles-là  avec  leur  riche  feuillage  d'au- 
lomne,  mauve,  liseron,  clochette,  anis,  pimpre- 
nelle,  bouillon-blanc,  gentiane  jaune,  fraisier,  thym, 
le  prunellier  tout  violet,  l'aubépine  qu'en  août  on 
devrait  appeler  rouge-épine  avec  ses  baies  écarlates , 
les  longs  sarments  chargés  de  mûres  de  la  ronce 
d(^à  couleur  de  sang.  —  Vi\  sureau.  —  Deux  jolis 
acacias.  —  Coin  inattendu  où  quelque  paysan  vol- 
tairien,  prolilant  de  la  superstition  des  autres,  se 
cultive  pour  lui-même  un  petit  carré  de  betteraves, 
IJe  cpioi  faire  un  morceau  de  sucre.  —  A  ma  gauche 
la  tour  sans  porte,  ni  croisée,  ni   entrée  ^isibIe.    A 


LA    SOURIS.  ''<'9 

ma  droito ,   un    souterrain   défoncé  par   la  voùlc 
Chanoié  en  gouffre.  —  Bruit  superbe  du  vent,  ad- 
mirable ciel  bleu  aux  crevasses  de  l'immense  ma- 
sui-e.   —  Je  vais  monter  par  un  escalier  d'herbe 
dans  une  espèce  de  salle  haute.  —  J'y  suis.  —Rien 
que  deux  vues  magiques  sur  le  Rhin ,  les  collines  et 
les  villages.  —  Je  me  penche  dans  le  compartiment 
au  fond  duquel  est  le  souterrain-gouffre.  —  An- 
dessus  de  ma  tète  deux  arrachements  de  cheminées 
sculptées  en  granit  bleu  ,  quinzième  siècle.  Reste  de 
suie  et  de  fumée  à  l'àtre.  —  Peintures  effacées  aux 
fenêtres.  —  Là-haut  une  jolie  tourelle  sans  toit  ni 
escalier ,  pleine  de  plantes  ileuries  qui  se  penchent 
pour  me  regaider.  —  J'entends  rire  les  laveuses  du 
Rhin.  Je  redescends  dans  une  salle  basse.  —  Rien. 
Traces  de  fouilles  dans  le  pavé.  Quelque  trésor  en- 
foui par  les  gnomes  que  les  paysans  auront  cherché. 
—  Autre  salle  basse.  —  Trou  carré  au  centre  don- 
nant dans  un  caveau.  Ces  deux  noms  sur  le  mur  : 
Phœdoivius,  Kulorga.  J'écris  le  mien  à  côté  avec 
un  morceau  de  basalte  pointu.  —  Autre  caveau.  — 
I\ion.  —  D'ici  je  revois  le  gouffre.   Il  est  inacces- 
sible. Un  rayon  de  soleil  y  pénètre.  —  Ce  souter- 
rain est  au  bas  du  grand  donjon  carré  ([ni  occupait 
l'angle   opposé  à   la   lour   ronde.    Ce  devait  être  la 
prison  du  burg.  —  Grand  compartiment  faisant  face 
au  Rhin.  —  Trois   (hcminées,  dont  une  à  colon- 
uellfs,  peiMlnil  arrachées  à  diverses  hauleurs.    Trois 


'^70  LETTRR  XV. 

('•tages  défonci's  sous  mes  pieds.  Au  fond  ,  doux  ar- 
ches voûtées,  A  l'une ,  des  branches  mortes  ;  à  l'au- 
tre, deux  jolis  rameaux  de  lierre  qui  se  balancent 
gracieusement.  J'y  vais.  Yoùtes  construites  sur  la 
basalte  même  du  mont  qui  reparaît  à  vif.  Traces  de 
fumée.  Dans  l'autre  grand  compartiment  où  je  suis 
entré  tout  d'abord  et  qui  a  dû  être  la  cour,  près  de 
la  tour  ronde,  plâtrage  blanc  sur  le  mur  avec  un 
reste  de  peinture  et  ces  deux  chiffres  tracés  en  rouge  : 

23  — 18  —  (sir)  (^^  SK .  —  Je  fais  le  tour  extérieur 

du  château  par  le  fossé.  —  Escalade  assez  pénible. 
—  L'herbe  glisse.  —  Il  faut  ramper  de  broussaille 
en  broussaille  au-dessus  d'un  précipice  assez  pro- 
fond. Toujours  pas  d'entrée  ni  de  trace  de  porte 
murée  au  bas  de  ia  grande  tour.  Reste  de  peintures 
sur  les  mâchicoulis.  Le  vent  tourne  les  feuillets  de 
mon  livre  et  me  gêne  pour  écrire,  —  Je  vais  ren- 
trer dans  la  ruine.  —  J'y  suis.  —  J'écris  sur  une 
petite  console  de  velours  vert  que  me  prête  le 
vieux  mur.  » 

J'ai  oublié  de  vous  dire  que  cette  énorme  ruine 
s'appelle  ta  Souris  (die  Mause).  Voici  pourquoi. 

Au  douzième  siècle ,  il  n'y  avait  là  qu'un  petit 
burg  toujouis  guetté  et  fort  souvent  molesté  par  un 
gros  château -fort  situé  une  demi -lieue  plus  loin 
qu'on  appelait  le  Chai,  die  Katz,  par  abréviation 
du  nom  de  son  seignem-,  Kaizejiellenbogen.  Kuno 


LA    SOURIS.  571 

de  Falkenstoiii ,  à  qui  le  cliélif  hiirg  de  Velniirh 
ccliiil  en  héritage ,  le  lit  raser  et  construisit  à  la 
même  place  un  ciiàteau  beaucoup  plus  grand  que  le 
château  voisin ,  en  déclarant  que  désormais  ce  se- 
rait la  Souris  qui  manf/erait  te  Chat. 

Il  avait  raison.  Die  M  a  use  en  effet,  quoique 
tombée  aujourd'hui ,  est  encore  une  sinistre  et  re- 
doutable commère  sortie  jadis  armée  et  vivante, 
avec  ses  hanches  de  lave  et  de  basalte,  des  entiailles 
mêmes  de  ce  volcan  éteint  qui  la  porte,  ce  semble, 
avec  orgueil.  Je  ne  pense  pas  que  personne  ait  ja- 
mais été  tenté  de  railler  cette  montagne  qui  a  en- 
fanté cette  souris. 

Je  suis  resté  dans  la  masure  jusqu'au  coucher  du 
soleil,  qui  est  aussi  une  heure  de  spectres  et  de  fan- 
tômes. Ami,  il  me  semblait  que  j'étais  redevenu  un 
joyeux  écolier;  j'errais  et  je  grimpais  partout,  je 
dérangais  les  grosses  pierres,  je  mangeais  des  mûres 
sauvages,  je  tâchais  d'irriter,  pour  les  faire  sortir  de 
leur  ombre ,  les  habitants  surnaturels  ;  et ,  comme 
j'écrasais  des  épaisseurs  d'herbes  en  marchant  au 
hasard,  je  sentais  monter  vaguement  jusqu'à  moi 
celte  odeur  acre  des  plantes  des  ruines  que  j'ai  tant 
aimée  dans  mon  enfance. 

Après  tout ,  il  est  certain  qu'avec  sa  mauvaise 
renommée  de  puits  |)lein  d'âmes  et  de  squelette^, 
cette  ini|)éuétrable  tour  sans  portes  ni  fenêtres  est 
d'un  aspect  lugubre  et  singulier. 


•yni  LETTRE  XV. 

Cependant  le  soleil  élail  descendu  derrière  la 
monlagne  el  j'allais  faire  comme  Ini,  quand  quelque 
chose  d'étrange  a  tont  à  coup  remué  près  de  moi. 
Je  me  suis  penché.  Un  grand  lézard  d'une  forme 
extraordinaire,  d'environ  neuf  pouces  de  long,  à 
gros  ventre,  à  queue  courte,  à  tète  plate  et  trian- 
gulaire comme  une  vipère ,  noir  comme  l'encre  et 
traversé  de  la  tête  à  la  queue  par  deux  raies  d'un 
jaune  d'or,  posait  ses  quatre  pattes  noires  à  coudes 
saillants  sur  les  herbes  humides  et  rampait  lente- 
ment vers  une  crevasse  basse  du  vieux  mur.  C'était 
l'habitant  mystérieux  et  solitaire  de  cette  ruine ,  la 
bête-génie,  l'animal  h  la  fois  réel  et  fabuleux,  —  une 
salamandre,  —  qui  me  regardait  avec  douceur  en 
rentrant  dans  son  trou. 


LETTBI^    XVI. 

A     T  ravi:  US     CHAMPS. 


11  arrive  m.  vova-iour  des  cl.os.s  ..m-.yan..-s  e.  snrna.nrellos. 
-Grimace  que  fail  le  (jéan..  -  <^ù  l'on  voi.  (|ue  les  âmes 
ne  dcclaijjnenl  pas  le  lu.n  vin.  -  lércei.é  des  b,s  de  ÎSas- 
,au.  -  Le  voyaoeur  ne  sail  i.lus  où  il  est.-U  s  assu-d  u  im- 
porte où,  avec  une  monlanne  sur  la  léte  et  un  nuafie  sous  es 
nieds  -  Il  voit  la  firande  .liauve-souris  invsd.ic.  —  Quatre 
li,.„e;  <,ue  ne  comprendront  pas  ceux  cp.i  ne  conna.ssen. 
,.„|„t  All.crl  Durer.  -  (u  Mou  se  fail  sons  ses  p.e.ls.  -  <.c 
qu'il  y  vo't. 

Saiiil-r,o;n-,  août. 

,|(.  \w  pouvais  nranaclKM-  de  («'Un  ruine.   Plu- 
sieurs fois  j'ai  couuiicnré  à  doscondiT ,  puis  je  suis 

rouionU'". 

La  nature ,  coiume  nue  uit'rc  souriante  ,  se  prtMe 
à  tous  nos  rêves  et  à  tous  nos  caprices.  Connue  j'ai- 
lais  enlin  (li>ci(lément  (piiller  la  Souris  ,  l'idée  m'est 
venue,  el  j'avoue  (pie  je  l'ai  e\écut(:-e,  d'appliquer 
,„„„  oreille  contre  le  soubassement  de  la  grosse  tour 
:,riii  de  pouvoir  me  dire  n.nsriencieusemeni  a  mot- 


T,'\  LETTRF,  XYI. 

niOme  qno  si  jo  n'y  étais  pas  enli  é ,  j'avais  du  moins 
ôconté  au  mur.  J'espérais  un  bruit  quelconque, 
sans  me  flatter  pourtant  que  la  cloche  de  Winfried 
daignât  se  réveiller  pour  moi.  En  ce  moment-là ,  ô 
prodige  !  j'ai  entendu,  mais  entendu  de  mes  propres 
oreilles,  ce  qui  s'appelle  entendu,  un  vague  frémis- 
sement métallique ,  le  son  faible  et  à  peine  distinct 
d'une  cloche  ,  qui  montait  jusqu'à  moi  à  travers  le 
crépuscule  et  semblait  en  effet  sortir  de  dessous  la 
toui-.  Je  confesse  qu'à  ce  bruit  si  étrange  les  vers 
d'Hamlet  à  Horatio  ont  subitement  rejiaru  dans  ma 
mémoire,  comme  s'ils  y  étaient  écrits  en  caractères 
lumineux;  j'ai  même  cru  un  moment  qu'ils  éclai- 
raient mon  esprit.  Mais  je  suis  bien  vite  retombé 
dans  le  monde  réel.  —  C'était  l'angelus  de  quelque 
village  perdu  au  loin  dans  les  plis  des  vallées  que  le 
vent  m'apportait  complaisamment.  —  N'importe.  Il 
ne  lient  qu'à  moi  de  croire  et  de  dire  que  j'ai  en- 
tendu tinter  et  palpiter  sous  la  montagne  la  mysté- 
rieuse cloche  d'argent  de  Velmich. 

Comme  je  soitais  du  fossé  septentrional  ,  qui 
s'est  changé  en  un  ravin  très-é])ineux ,  le  mont  voi- 
sin ,  le  tombeau  du  géant ,  s'est  brusquement  pré- 
senté à  moi.  Du  point  où  j'étais  le  rocher  dessine  à 
la  base  de;  la  montagne,  tout  près  du  Ilhin,  le  profd 
colossal  d'une  tète  renversée  en  arrière  ,  la  bouche 
béante.  On  dirait  que  le  géant  (pii ,  selon  les  lég(Mi- 
des,  gît  là  siu-  le  ventre  étoullé  sous  le  poids  du 


A  TKAVER.S  CHAMI'S.  '.75 

mont ,  était  paivoim  à  soulever  un  peu  l'ellioyable 
masse  et  que  déjà  sa  tète  sortait  d'entre  les  rochers, 
mais  qu'à  ce  moment-là  quelque  Ajiollon  ou  quel- 
que saint  Michel  a  mis  le  pied  sur  la  montagne  ,  de 
sorte  que  le  monstre  écrasé  a  expiré  dans  cette  pos- 
ture en  jioussant  un  grand  cri.  Le  cri  s'est  perdu 
dans  les  ténèbres  de  quarante  siècles,  la  bouche  est 
demeurée  ouverte. 

Du  reste  je  dois  déclarer  que  ni  le  géant,  ni  la 
cloche  d'argent,  ni  le  spectre  de  Falkenstein,  n'em- 
pêchent les  vignes  et  les  échalas  de  monter  de  ter- 
rasse en  terrasse  fort  près  de  la  Souris.  Tant  i)is 
pour  les  fantômes  qui  se  logent  dans  les  pays  vigno- 
bles !  on  leur  fera  du  vin  à  leur  porte ,  et  les  vrilles 
de  la  vigne  s'accrocheront  gaiement  à  leur  masure. 
A  moins  pourtant  que  ce  coteau  de  Velmich  ne  soit 
cultivé  par  les  esprits  eux-mêmes,  et  qu'il  ne  faille 
appliquer  à  ces  fantastiques  vignerons  cette  phrase 
que  je  lisais  hier  dans  je  ne  sais  (juel  guide  tudes- 
que  des  bords  du  Rhin  :  «  —  Derrière  la  montagne 
de  Johannisberg  se  trouve  le  village  du  même  nom 
avec  près  de  sept  cents  âmes  t/ui  recollent  un 
très  bon  vin.  »  — 

Il  faut  d'ailleurs  que  le  passant  même  le  |)lus 
altéré  se  garde  de  toucher  à  ce  raisin ,  ensorcelé  ou 
non.  A  Velmich  on  est  dans  le  duché  de  iM.  de  Nas- 
sau, et  les  lois  de  Nassau  sont  féroces  à  l'endroit 
des  délits  champêtres.  Tout  délinquant  saisi  est  tenu 


d';K([uitU'r  une  iunende  égole  à  la  suisune  des  dom- 
mages causés  par  tous  les  délits  antérieurs  dont  les 
coupables  ont  échappé.  Dernièrement  un  touriste 
anglais  a  cueilli  et  mangé  dans  un  champ  une  prune 
qu'il  a  payée  cinquante  florins. 

Je  voulais  aller  chercher  gîte  à  Saint-Goar,  qui 
est  sur  la  rive  gaucl'.e ,  à  une  demi-lieuc  ])lus  haut 
que  Velnîicli.  Un  batelier  du  village  m'a  fait  pas- 
ser le  liliin  et  m'a  déposé  poliment  chez  le  roi  de 
PiiKse,  car  la  rive  gauche  est  au  roi  de  Prusse. 
Tiiis,  en  me  quittant,  ce  brave  homme  m'a  donné 
dans  une  langue  composite,  moitié  en  allemand, 
moitié  en  gaulois ,  des  renseignements  sur  mon 
chemin  (jue  j'ai  sans  doute  mal  compris  ;  car  au 
lieu  de  suivre  la  route  qui  côtoie  le  fleuve ,  j'ai  pris 
par  la  montagne  ,  croyant  abréger,  cl  je  me  suis 
(|uelque  peu  égaré. 

Cependant ,  connue  je  liaversais ,  broyant  le 
chaume  fraîchement  coupé,  de  hautes  plaines  rous- 
ses où  les  grands  vents  se  déploient  le  soir,  un  ra- 
vin s'est  tout  à  coup  présenté  à  ma  gauche.  J'y  suis 
entré,  et,  après  quelques  instants  d'une  descente 
liès-àpre  le  long  d'un  sentier  qui  semble  par  mo- 
ments un  escalier  fait  avec  de  larges  ardoises,  je 
revoyais  le  Uhin. 

Je  me  suis  assis  lii  ;  j'étais  las. 

Le  jour  n'avait  ]>as  encore  complètement  disparu, 
il  faisail  nuil  noire  pour  le  ravin  où  j'étais  et  pour 


A  Tl'.AVEr.S  CtlAMl'S.  277 

los  vallées  de  la  rive  gauche  adossées  à  de  grosses 
collines  d'ébène;  nuiis  une  inexprimiible  lueur  rose, 
redet  du  couchant  de  pouri^e,  llotlail  sur  les  mon- 
tagnes de  l'auHe  côté  du  Uliin  et  sur  les  vagues 
silhouettes  de  ruines  qui  ni'apparaissaient  de  toutes 
parts.  Sous  mes  yeux,  dans  un  abîme,  le  Rhin, 
dont  le  murmure  arrivait  jusciu'à  moi ,  se  dérobait 
sous  une  large  brume  blanchâtre  d'où  sortait  à  mes 
pieds  même  la  haute  aiguille  d'un  clocher  gothique 
à  demi  submergé  dans  le  brouillard.  Il  y  avait  sans 
doute  là  une  ville ,  cachée  par  cette  na|)pe  de  va- 
peurs. Je  voyais  à  ma  droite,  à  quehiues  toises  plus 
bas  que  moi,  le  plafond  couvert  d'herbe  d'une  grosse 
lour  grise  démantelée  et  se  tenant  encore  fièrement 
sur  la  pente  de  la  montagne,  sans  créneaux,  sans 
mâchicoulis  et  sans  escaliers.  Sur  ce  plafond ,  dans 
un  pan  de  mur  resté  debout,  il  y  avait  une  porle 
toute  grande  ouverte ,  car  elle  n'avait  |)lus  de  bat- 
tants, et  sous  hupielle  aucun  |)ied  humain  ne  pouvait 
plus  marcher.  J'entendais  au-dessus  de  ma  tète  che- 
miner et  parler  dans  la  monlagne  des  passants  in- 
connus dont  je  voyais  les  ombres  remuir  dans  les 
ténèbres.  —  La  lueur  rose  s'était  évanouie. 

Je  suis  resté  long-temps  assis  là  sur  une  pierie, 
me  reposant  en  songeant,  regardant  en  silence  pas- 
ser cette  heure  sombre  où  le  crêpe  des  fumées  et 
des  vapeurs  elîace  lentement  le  paysage,  et  où  le 
contour  des  obji'ls  pi-eiid  une   fnrnie  faulas(pu'  cl 


■'Ts  li:iti;e  xvi. 

Iiiguljic.  Quekiues  étoiles  rattachaient  ot  semblaient 
clouer  au  zénith  le  suaire  noir  de  la  nuit  étendu  sur 
une  moitié  du  ciel  et  le  blanc  linceul  du  crépuscule 
déployé  siuistrement  sur  l'autre. 

Peu  à  ])eu  le  bruit  de  pas  et  de  voix  a  cessé  dans 
le  ra\in,  le  vent  est  tombé,  et  avec  lui  s'est  éteint 
ce  doux  frémissement  de  l'herbe  qui  soutient  la  con- 
versation avec  le  passant  fatigué  et  lui  tient  compa- 
gnie. Aucun  bruit  ne  venait  de  la  ville  invisible  ;  le 
Rhin  lui-même  semblait  s'être  assoupi  ;  une  nuée 
livide  et  blafarde  avait  envahi  l'immense  espace  du 
couchant  au  levant;  les  étoiles  s'étaient  voilées  l'une 
après  l'autre  ;  et  je  n'avais  plus  au-dessus  de  moi 
qu'un  de  ces  ciels  de  plomb  où  plane,  visible  pour 
le  poète,  celte  grande  chame-souris  qui  porte  écrit 
dans  son  ventre  ouvert  niclanchotia. 

Tout  à  coup  une  brise  a  soufflé,  la  brume  s'est 
déchirée ,  l'église  s'est  dégagée ,  un  sombre  bloc  de 
maisons ,  piqué  de  mille  vitres  allumées ,  est  apparu 
au  fond  du  précipice  par  le  trou  qui  s'est  fait  dans 
le  brouillard.  C'était  Sainl-Goar. 


LETTRE  XVH, 


SAFNT-GOAR. 


GhxlliaK.f  ziir  Lilic  —  Où  il  fiiiil  se  placer  pour  voir  les  sol- 
liiils  (le  M.  (le  Nass.iii.  —  Hymne  aux  inarmols  leiilons.  — 
Il  faiil  que  M.  île  INassaii  ail  bien  besoin  de  qualre  florins. 
—  Dii'  Kntz.  —  I5(")lulan  (Innielnicki.  —  'Jrois  pa{;es  sur  le 
clial.  Un  mol  sur  le  chien.  —  L'auteur  cherclie  à  faire  (.lu 
lort  à  un  lîciio.  —  I.urley.  —  Où  le  lecteur  ap|)ren(l  ce  (pie 
c'(''lail  qu'une  jjal(Jre  de  Malle.  —  Gliose  que  les  lialiilanls  (!('- 
daignent  et  que  doivent  reclierclu;r  les  voyageurs.  —  I.a  ValU'e 
Suisse.  —  Fijjures  de  Rome,  de  la  Gr(^'ce  et  de  l'Inde  qui  ap- 
paraissent à  l'auteur  dans  ce  pays  des  liarliares.  —  Le  Rei- 
chenherg.  —  Histoire  de  la  petite  îcc  fjrosse  comme  une  sau- 
terelle et  du  {;éant  qui  croit  avoir  sur  son  dos  un  nid  de  dia- 
bles. —  Poiinpioi  on  est  foné  d'a[iporler  son  rasoir  à  liarlia- 
racli.  —  Le  lîlieiufiU.  —  Ici  l'auteur  expli(]ue  p:iiir  (pii  les 
bombes  et  les  bouleis  ont  des  façons  polies  et  courtoises. — 
fJoiisidt-rations  plii!osoplii(|ues  sur  le  mille  ])russien  ,  l'heure 
de  marche  turque  et  la  Icjjiia  d'Kspajjne.  —  Oberwesel.  — 
Les  se|)t  filles  chanfjées  en  rochers.  —  Le  voyageur  rencontre 
et  (Uiciit  eu  eiiloniolof;isle  profond  la  plus  grande  des  arai- 
j;n('-cs  d'eau.  .Souper  alliinaud  coinplicpu'  d'un  iiussard  fian- 
cais. 

Sainl-doar,  août. 

On  peut  passer  à  SaiiU-fioar  mic  soniaiiie  for!  bien 
om))l'>yr('.   Il  faiil  avoir  soin  de  prendre  des  croisées 


280  LKTTRl-:  XVII. 

sur  le  Rhin  dans  lo  lrès-romforlahlp  gasiliaus  zur 
lJ!i(\  Là  on  est  onlre  lo  Cliai  et  la  Souris.  A  sa 
gauche ,  on  a  la  Souris  à  demi  voilée  au  fond  de 
l'horizon  par  les  brunies  du  Rhin  ;  à  sa  droite  cl 
devant  soi,  le  Chat,  robuste  donjon  enveloppé  de 
tourelles,  lequel,  au  haut  de  sa  colline,  occupe  le 
sommet  d'un  triangle  dont  le  pittoresque  village  de 
Saint-Goarshausen,  qui  en  fait  la  base  au  bordjdu 
Rhin,  marque  les  deux  angles  avec  ses  deux  vieilles 
tours,  l'une  carrée,  l'autre  ronde.  —  Les  deux  châ- 
teaux ennemis  se  guettent  et  semblent  se  jeter  des 
coups-d'œil  foudroyants  à  travers  le  paysage  ;  car, 
lorscfu'un  donjon  est  en  ruine ,  sa  fenêtre  défoncée 
regarde  encore,  mais  avec  ce  regard  hideux  d'un  œil 
crevé. 

En  face,  stu'  la  rive  droite,  et  comme  prêt  h  met- 
tre le  holà  entre  les  deux  adversaires,  veille  le  spectre 
colossal  du  château-palais  des  landgraves  de  Hesse, 
le  Rheinfels. 

A  Saint-Goar  le  Rhin  nVst  plus  un  fleuve;  c'est 
un  lac  ;  un  vrai  lac  du  Jura  fermé  de  toutes  parts, 
avec  son  encaissement  sombre,  son  miroitement  pro- 
fond et  ses  bruits  immenses. 

Si  l'on  reste  chez  soi,  on  a  toute  la  journée  le 
spectacle  du  Rhin,  les  radeaux,  les  longs  bateaux  à 
voiles,  les  petites  barques-flèches  et  les  huit  ou  dix 
omnibus  à  vapeur  (pii  \ont  et  vienneiu  ,  montent  et 
descendent  ,  ci  passeul  à  clia((ue  inslanl  a\ec  le  cla- 


SAINT-GOAR.  OSI 

polemenl  d'un  gros  chien  qui  nage,  fumants  et  pa- 
voises. Au  loin ,  sur  la  rive  opposée,  sous  de  beaux 
noyers  qui  ombragent  une  pelouse,  on  voit  manœu- 
vrer les  soldats  de  M.  de  Nassau  en  veste  verte  et  en 
pantalon  blanc ,  et  l'on  entend  le  tambour  tapageur 
d'un  petit  duc  souverain.  Tout  près,  sous  sa  croisée, 
on  regarde  passer  les  femmes  de  Saint-Goar  avec 
leur  bonnet  bleu  de  ciel  pareil  à  une  tiare  qui  aurait 
été  modifiée  par  un  coup  de  poing,  et  l'on  entend 
rire  et  jaser  un  tas  de  petits  enfants  qui  viennent 
jouer  avec  le  Rhin.  Pourquoi  pas?  Ceux  de  Tréport 
et  d'Etretat  jouent  bien  avec  l'océan.  Au  reste,  les 
enfants  du  Rhin  sont  charmants.  Aucun  d'eux  n'a 
cette  mine  rogne  et  sévère  des  marmots  anglais,  par 
exemple.  Les  marmots  allemands  ont  l'air  indulgent 
comme  de  vieux  curés. 

Si  l'on  sort,  on  peut  passer  le  Rhin  pour  six  sous, 
prix  d'un  omnibus  parisien,  et  l'on  monte  au  Chat. 
C'est  dans  ce  manoir  des  barons  de  Kafzcnellenbo- 
gen  que  s'est  accomplie  en  IZiVl  la  lugubre  aven- 
ture du  chapelain  Jean  de  Rarnich.  Aujourd'hui  die 
Kalz  est  une  belle  ruine  dont  Tusufruit  est  loué 
par  le  duc  de  Nassau  h  un  major  prussien  fpialreon 
cinq  florins  par  an.  Trois  ou  quatre  visiteurs  paient 
la  lente.  J'ai  feuilleté  le  livie  où  s'inscrivent  les 
étrangers  ;  et  sur  trente  pages,  —  un  an  environ,  — 
je  n'ai  pas  vu  un  seul  nom  iVaiuais.  lorce  noms 
allemands,  quelques  noms  anglais,  deux  ou   li'ois 

'>4. 


285  I.KTTRi:   Wll. 

noms  ilolions,  \oil;i  loiit  le  rogislro.  Du  roslo ,  l'in- 
léricnr  du  Cliaf  est  complètement  démantelé.  La 
salle  basse  de  la  tour,  où  le  chapelain  prépara  le 
poison  pour  la  comtesse,  sert  aujourd'hui  de  cellier. 
Quelques  vignes  maigres  se  tortillent  autour  de  leurs 
échalas  sur  l'emplacement  mOme  où  était  la  salle 
des  portraits.  Dans  un  petit  cabinet ,  le  seul  qui  ail 
porte  et  fenêtre,  on  a  cloué  au  mur  une  gravure  qui 
représente  Bôhdan  Chmielnicki  et  au  bas  de  laquelle 
«n  lit  :  Ih'lH  sorvilis  autor  (sic)  rehctliumque 
Cosnccoruni  et  ptchis  Vkraynen.  Le  formida- 
ble chef  zaporavien ,  affublé  d'un  costume  qui  tient 
le  milieu  entre  le  moscovite  et  le  turc ,  semble  re- 
garder de  travers,  par  la  faute  du  graveur  peut-être, 
deux  ou  trois  portraits  de  princes  actuellemejit  ré- 
gnants rangés  autour  de  lui. 

Du  haut  du  Chat  l'œil  plonge  sur  le  fameux 
gouffre  du  Rhin  appelé  la  Bank.  Entre  la  Bank  et 
la  tour  carrée  de  Saint-Goarshausen  il  n'y  a  qu'un 
passage  étroit.  D'un  côté  le  gouffre,  de  l'autre  re- 
cueil. On  trouve  tout  sur  le  Rhin,  même  Charybde 
et  Scylla.  Pour  franchir  ce  détroit  très-redouté  ,  les 
radeaux  s'attachent  au  côté  gauche  par  une  assez 
longue  corde  un  tronc  d'arbre  appelé  le  chien 
(hund),  et,  au  moment  où  ils  liassent  entre  la  Bank 
et  la  tour,  ils  jettent  le  tronc  d'arbre  à  la  Bank.  La 
Bank  saisit  le  tronc  d'arbre  avec  rage  et  l'attire  à 
elle.  De  cette  façon  elle  maintient  le  radeau  à  distance 


SATNT-r;OAR.  283 

de  la  tour.  Quand  lo  danger  ost  passé,  on  coiipo  la 
corde,  et  le  gouffre  mange  le  chien,  (Tesl  le  gâteau 
de  ce  Cerbère. 

Lorsqu'on  est  sur  la  plate-forme  du  Chat ,  on  de- 
mande à  son  cicérone  :  Où  est  donc  ta  Bank?  Il 
vous  montre  h  vos  pieds  un  petit  pli  dans  le  Rhin. 
Ce  pli,  c'est  le  gouffre. 

Il  ne  faut  pas  juger  des  gouffres  sur  l'apparence. 

Un  peu  plus  loin  que  la  Bank ,  dans  un  tournant 
des  plus  sauvages,  s'enfonce  et  se  précipite  h  pic 
dans  le  Rhin,  avec  ses  mille  assises  de  granit  qui  lui 
donnent  l'aspect  d'un  escalier  écroulé ,  le  fabuleux 
rocher  de  Lurley.  Il  y  a  là  un  écho  célèbre  qui  ré- 
pète, dit-on  ,  sept  fois  tout  ce  qu'on  lui  dit  ou  tout 
ce  qu'on  lui  chante. 

Si  je  ne  craignais  pas  d'avoir  l'air  d'un  homme 
qui  cherche  à  nuire  à  la  réputation  des  échos, 
j'avouerais  (jue  pour  moi  Técho  n'a  jamais  été  au 
delà  de  cinq  ré|)éùiions.  Il  est  probable  (|ue  l'oréadc 
de  Lurley,  jadis  courtisée  par  tant  de  princes  et  do 
comtes  mythologiques ,  commence  à  s'enrouer  et  à 
s'ennuyer,  (iette  pauvre  nymphe  n'a  j)Ius  aujour- 
d'hui qu'un  seul  adorateur,  lequel  s'est  creusé  vis- 
à-vis  d'elle,  sur  l'autre  bord  du  Rhin,  deuv  petites 
chambres  dans  les  rochers  et  passe  sa  journée  à  lui 
jouer  du  cor  de  chasse  et  à  lui  tirer  des  coups  de 
fusil.  Cet  honuue,  qui  fait  travailler  l'écho  et  <[ui  eu 
vil,  est  un  vi<;ux  et  brave  hussard  IVançais. 


284  T,I:TTRE  XVII. 

i)ii  icslo ,  pour  un  promeneur  ([ui  ne  s'y  attend 
pas,  l'eiïet  de  l'écho  de  Lurley  est  extraordinaire. 
Un  batelet  qui  traverse  le  Rhin  à  cet  endroit-là  avec 
ses  deux  petits  avirons  y  fait  un  bruit  formidable. 
En  fermant  les  yeux,  on  croirait  entendre  passer  une 
galère  de  M  aile  avec  ses  cinquante  grosses  rames 
remuées  chacune  par  quatre  forçats  enchaînés. 

lin  descendant  du  Chat ,  avant  de  quitter  Saint- 
Goarshausen ,  il  faut  aller  voir,  dans  une  vieille  rue 
parallèle  au  Rhin,  une  charmante  maison  de  la  re- 
naissance allemande,  fort  dédaignée  de  ses  habitants, 
bien  entendu.  Puis  on  tourne  à  droite ,  on  passe  un 
pont  de  torrent,  et  l'on  s'enfonce,  au  bruit  des 
moulins  à  eau,  dans  la  »  Vallée-Suisse,  »  superbe 
ravin  presque  alpestre  formé  par  la  haute  colline  de 
Petersberg  et  par  l'une  des  arrière  -  croupes  du 
Lurley. 

C'est  une  délicieuse  promenade  que  la  Vallée- 
Suisse.  On  va  ,  on  vient ,  on  visite  les  villages  d'en 
haut ,  on  plonge  dans  d'étroites  gorges  tellement 
sombres  et  désertes  que  j'ai  vu  dans  l'une  d'elles  la 
terre  fraîchement  remuée  et  le  gazon  bouleversé  par 
la  hure  d'un  sanglier.  Ou  bien  on  suit  le  bas  de  la 
ravine,  entre  des  rochers  qui  ressemblent  à  des  murs 
cyclopéens ,  sous  les  saules  et  les  aulnes.  Là  ,  seul , 
englouti  profondément  dans  un  abîme  de  feuilles  et 
de  (leurs,  on  ]K'Ul  errer  el  rêver  loiile  la  journée  et 
écouler,  connn<' nu  ami  adinisen  liers  djins  le  léle-à- 


SAlNT-dOAR.  185 

tôle,  la  causorio  mystérieuse  du  torrent  et  du  sentier. 
Puis,  si  l'on  se  rapproche  des  routes  à  ornières,  des 
fermes  et  des  moulins,  tout  ce  qu'on  rencontre 
semble  arrangé  et  groupé  d'avance  pour  meubler  le 
coin  d'un  paysage  du  Poussin.  C'est  un  berger  demi- 
nu  seul  avec  son  troupeau  dans  un  champ  de  cou- 
leur fauve  et  soufflant  des  mélodies  bizarres  dans 
une  espèce  de  lituus  antique.  C'est  un  chariot  traîné 
par  des  bœufs,  comme  j'en  voyais  dans  les  vignettes 
du  Yirgile-Herhan  cpe  j'expliquais  dans  mon  en- 
fance. Entre  le  joug  et  le  front  des  bœufs  il  y  a  un 
petit  coussinet  de  cuir  brodé  de  fleurs  rouges  et 
d'arabesques  éclatantes.  Ce  sont  des  jeunes  fdles  qui 
passent  pieds-nus,  coiffées  comme  des  statues  du 
bas-empire.  J'en  ai  vu  une  qui  était  charmante. 
Elle  était  assise  près  d'un  four  à  sécher  les  fruits  qui 
fumait  doucement  ;  elle  levait  vers  le  ciel  ses  grands 
yeux  bleus  et  tristes,  découpés  comme  deux  amandes 
sur  son  visage  bruni  par  le  soleil  ;  son  cou  était 
chargé  de  verroteries  et  de  colliers  artistement  dis- 
posés pour  cacher  un  goitre  naissant.  Avec  cette 
difformité  mêlée  à  cette  beauté,  on  eut  dit  une  idole 
de  l'Inde  accroupie  près  de  son  autel. 

Tout  à  coup  on  traverse  une  prairie ,  les  lèvres 
du  ravin  s'écartent,  et  l'on  voit  surgir  brusquement 
au  sonmiet  d'une  colline  boisée  une  admirable  ruine. 
Ce  schloss,  c'est  le  Reichenherg.  C'est  l;i  que  vivait, 
pendani   les  guerres  du   droil    nianm'l  du   moNcn- 


!?SC.  LF/ITRK    XVII. 

âge,  lin  ck's  pins  rodoiitablos  entre  ces  chevaliers- 
l)andits  qui  se  surnommaient  eux-mêmes  fh'aux 
(lu  ])ai/s  (landschadenj.  La  ville  voisine  avait  beau 
se  lamenter,  l'empereur  avait  beau  citer  le  brigand 
blasonné  à  la  diète  de  l'empire  ;  l'homme  de  fer 
s'enfermait  dans  sa  maison  de  granit ,  continuait 
hardiment  son  orgie  de  toute-puissance  et  de  rapine, 
et  vivait,  excommunié  par  l'Église,  condamné  par  la 
diète,  traqué  par  l'empereur,  jusqu'à  ce  que  sa 
])arbe  blanche  lui  descendît  sur  le  ventre.  Je  suis 
cnué  dans  le  Reichenberg  11  n'y  a  plus  rien , 
dans  cette  caverne  de  voleurs  homérique,  que  des 
scabieuses  sauvages ,  l'ombre  déchirée  des  fenêtres 
errant  sur  les  décombres ,  deux  ou  trois  vaches  qui 
paissent  l'herbe  des  ruines ,  un  reste  d'armoiries 
nuililéos  par  le  marteau  au-dessus  de  la  grande 
jwrle  ,  et  çà  et  là ,  sous  les  pieds  du  voyageur,  des 
pierres  écartées  par  le  passage  des  reptiles. 

J'ai  aussi  visité,  derrière  la  colline  du  Reichen- 
berg, quelques  masures,  aujourd'hui  à  peine  visi- 
bles, d'un  village  disparu  qui  s'appelle  le  vittaffc 
des  barbiers.  Voici  cç  ([ue  c'était  que  le  village  des 
barbiers  : 

Le  diable ,  (jui  en  voulait  à  Frédéric-Barberousse 
à  cause  de  ses  nombreuses  croisades,  eut  un  jour 
ridée  de  lui  couper  la  barbe.  C'était  là  une  vraie 
niche  magistrale,  fort  convenable  de  diable  à  emj)e- 
renr.    Il  arrangea  donc,  a\('C  une  Oalila  Incale ,  je 


SAlNÏ-CiOAR.  ^87 

lie  sais  quelle  trahison  inYiaiseiiil)lable  an  moyeu  de 
laquelle  l'empereur  Barberousse ,  passant  à  Baclia- 
rach ,  devait  être  endormi ,  puis  rasé  par  un  des 
nombreux  barbiers  de  la  ville.   Or,   Barberousse, 
n'étant  encore  que  duc  de  Souabe,  avait  obligé,  du 
temps  de  ses  amours  avec  la  belle  Gela  ,  une  vieille 
fée  de  la  \\isper  qui  résolut  de  contrecarrer  le  dia- 
ble.   La  petite  fée ,  grosse  comme  une  sauterelle , 
alla  trouver  un  géant  très-bête  de  ses  amis,  et  le 
])ria  de  lui  prêter  son  sac.  Le  géant  y  consentit  et 
s'oiïrit  même  gracieusement  à  accompagner  la  fée, 
ce  qu'elle  accepta.  La  petite  fée  se  grandit  proba- 
blement un  peu  ,  puis  alla  à  Bacharach  dans  la  luiil 
même  qui  devait  précéder  le  passage  de   Barbe- 
rousse ,  prit  un  à  un  tous  les  barbiers  de  la  ville 
pendant  qu'ils  dormaient  jirofondément  et  les  mit 
dans  le  sac  du  géant.  Après  quoi ,  elle  dit  au  géant 
de  charger  ce  sac  sur  ses  épaules  et  de  l'emporter 
bien  loin,  n'importe  où.  Le  géant,  qui ,  à  cause  de 
la  nuit  et  de  sa  bêtise,  n'avait  rien  vu  de  ce  qu'avait 
fait  la  vieille,  lui  obéit  et  s'en  alla  à  grandes  enjam- 
bées par  le  pays  endormi  avec  le  sac  sur  son  dos. 
Cependant  les  barbiers  de  Bacharach ,  cognés  pêle- 
iiiélc  les  uns  contre  les  autres ,  commencèrent  à  se 
réveiller  et  à  grouiller  dans  le  sac.  Le  géant  de  s'ef- 
frayer et  de  doubler  le  |>as.   Comme  il  passait  par- 
dessus le  Reichenberg  et  (lu'il  levait  un  peu  la  jambe 
à  cause  de  la  grande  tour,  un  des  barbiers,  ((ui 


288  LtTTRK  WH. 

a\ail  son  rasoir  dans  .sa  iiocîic,  l'en  tira  el  fiL  an  sac 
nn  large  trou  par  lequel  tons  les  barbiers  tombèrent, 
un  peu  gâtés  et  meurtris,  dans  les  broussailles  en 
poussant  d'ell'royables  cris.  Le  géant  crut  avoir  sur 
son  dos  un  nid  de  diables,  et  se  sauva  à  toutes 
jambes.  Le  lendemain ,  quand  l'empereur  passa  h 
Bacharacli,  il  n'y  avait  plus  un  barbier  dans  le  pays; 
et ,  comme  Belzébutli  y  airivait  de  son  coté ,  un 
corbeau  railleur  perché  sur  la  porte  de  la  ville  dit 
au  sire  diable  :  Mon  ami,  tu  as  au  milieu  du  visage 
une  chose  très-grosse  que  tu  ne  pourrais  voir  dans 
la  meilleure  glace,  c'est-à-dire  lui  pied  de  nez.  — 
Depuis  cette  époque  il  n'y  a  i)!us  de  barbiers  à  Ba- 
charach.  Le  fait  certain,  c'est  qu'aujourd'hui  même 
il  est  impossible  d'y  trouver  un  fraler  tenant  bou- 
tique. Quant  aux  barbiers  escamotés  par  la  fée  ,  ils 
s'établirent  à  l'endroit  même  où  ils  étaient  tombés, 
et  y  bâtirent  un  village  cju'on  nomma  le  village 
des  Barbiers.  C'est  ainsi  que  l'empereur  Frédé- 
ric P',  dit  Barberoussc,  conserva  sa  baibe  et  son 
surnom. 

Outre  la  Souris  et  le  Chat ,  le  Lurley,  la  Vallée- 
Suisse  et  le  Reichenberg ,  il  y  a  encore  près  de 
Saint-Goar  le  Rheinfels,  dont  je  vous  ai  dit  un  mot 
tout  à  l'heure. 

Toute  une  montagne  évidéc  à  l'intérieur  avec  des 
crêtes  de  ruines  sur  sa  tète  ;  deux  ou  tiois  étages 
d'apparleiiKiiis  cl  de  corridors  soulcirains  (pii  pa- 


SAIIST-GOAR.  289 

raisseiit  avoir  été  creuses  par  des  taupes  colossales  ; 
d'imnieuscs  décombres ,  des  salles  démesurées  dont 
l'ogive  a  cinquante  pieds  d'ouverture  ;  sept  cachots 
avec  leurs  oubliettes  pleines  d'une  eau  croupie  qui 
résonne,  plate  et  morte,  au  choc  d'une  pierre;  le 
bruit  des  moulins  à  eau  dans  la  petite  vallée  der- 
rière le  château ,  et ,  par  les  crevasses  de  la  façade, 
le  Rhin  avec  quelque  bateau  à  va})cur  qui ,  vu  de 
cette  hauteur ,  semble  un  gros  poisson  vert  aux 
yeux  jaunes  cheminant  à  (leur  d'eau  et  dressé  à  por- 
ter sur  son  dos  des  hommes  et  des  voitures;  un  pa- 
lais féodal  des  landgraves  de  Hesse  changé  en  énorme 
masure  ;  des  embrasures  de  canons  et  de  catapultes 
qui  ressend)lent  h  ces  loges  de  bètes  fauves  des 
vieux  cirques  romains ,  où  l'herbe  pousse  ;  par  en- 
droits, à  demi  engagée  dans  l'antique  mur  éventré, 
une  vis  de  Saint-Gilles  ruinée  et  condjiée  dont  l'hé- 
lice fruste  a  l'air  d'un  monstrueux  coquillage  anté- 
diluvien; les  ardoises  et  les  basaltes  non  taillées  (pii 
donnent  aux  archivoltes  des  prolils  de  scies  et  de 
mâclioires  ouvertes  ;  de  grosses  douves  ventrues 
tond)ées  tout  d'une  pièce,  ou,  pour  mieux  dire, 
couchées  sur  le  liane  comme  si  elles  étaient  fatiguées 
de  se  tenir  debout  ;  voilà  le  Rheinfels.  On  voit  cela 
pour  drux  sous. 

Il  semble  que  la  terre  ait  tremblé  sous  cette  ruine. 
Ce  n'est  pas  un  trcmblcinenl  de  terre ,  c'est  Napo- 

25 


■V.)n  LKl  JIU:   \N  II. 

Iroii  (jui  \  a  passé.  En  1807  reinpeicur  a  l'ail  saiilci' 
le  Uiieinfcis. 

(Mioso  étrange  !  tout  a  croulé  /excepté  les  quatre 
murs  de  la  chapelle.  On  ne  traverse  pas  sans  une 
certaine  émotion  mélanco]ic|ue  ce  lieu  de  paix  pré- 
servé seul  au  milieu  de  cette  effrayante  citadelle 
bouleversée.  Dans  les  embrasures  des  fenêtres  on  lit 
ces  graves  inscriptions ,  deux  par  chaque  fenêtre  : 
—  Snnctus  Francùcus  de  Pau  (a  vixit  1500. 
Sanctus  Francisciis  vixit  1526.  —  Sanclus 
Dominicus  vixit...  (effacé).  Sanctus  Albertus 
vixit  129'2. — Sanclus  Norbert  us,  1150.  Sanc- 
tus Bcrnardus,  1139.  — Sanctus  Bruno,  1115. 
Sanctus  Benedlctus ,  llZiO.  —  Il  y  a  encore  un 
nom  effacé  ,  puis,  après  avoir  ainsi  remonté  les  siè- 
cles chrétiens  d'aui'éole  en  auréole ,  on  arrive  à  ces 
trois  lignes  majestueuses  :  —  Sanctus  Basillus 
magnus,  episc.  Casareœ  Cappadoci ,  niayis- 
tcr  inonachoruni  orientatium ,  vixit  anno 
372.  —  A  côté  de  Basile-le-Grand ,  sous  la  porte 
même  de  la  chapelle ,  sont  inscrits  ces  deux  noms  : 
Sanctus  Àntonius  magnus.  Sanctus  Paulus 
eremlta...  —  Voilà  tout  ce  que  la  bombe  et  la  mine 
ont  respecté. 

Ce  château  formidable  ,  ((ui  s'est  écroulé  sOits 
Napoléon,  avait  tremblé  devant  Louis  XIV.  L'an- 
cienne Gazette  de  France,  qui  s'imprimait  au 
bureau  de  l'Adresse,  dans  les  entresols  du  Louvre, 


SAINT-r;0\R.  291 

annonce,  à  la  date  du  23  janvier  1693,  que  «  le 
n  landgrave  de  Hesse-Cassel  prend  possession  de  la 
»  ville  de  Sainl-Goar  el  du  Rheinfels  à  Ini  cédés 
0  par  le  landgrave  Frédéric  de  Hesse  ,  résolu  d'aller 
»  finir  ses  jours  à  (Pologne.  »  Dans  son  numéro  sui- 
vant, à  la  date  du  5  février,  elle  fait  savoir  que 
«  cinq  cents  paysans  travaillent  avec  les  soldats  aux 
»  fortifications  du  Rheinfels.  >  Quinze  jours  après, 
elle  proclame  que  «  le  comte  de  Tliingen  fait  ten- 
»  dre  des  chaînes  et  construire  des  redoutes  sur  le 
»  Rhin.  »  Pourquoi  ce  landgrave  qui  s'enfuit?  Pour- 
quoi ces  cinq  cents  paysans  qui  travaillent  mêlés 
aux  soldats?  Pourquoi  ces  redoutes  et  ces  chaînes 
tendues  en  hâte  sur  le  Rhin  ?  C'est  que  Louis-le- 
f.rand  a  froncé  le  sourcil.  La  guerre  d'Allemagne  va 
recommencer. 

Aujourd'hui  le  Rheinfels,  à  la  porte  duquel  est 
encore  incrustée  dans  le  mur  la  couronne  ducale 
des  landgraves,  sculptée  en  grès  rouge,  est  la  dé- 
pendance d'une  métairie.  Quelques  plants  de  vigne 
y  végètent  et  deux  ou  trois  chèvres  y  broutent.  Le 
soir  toute  la  ruine,  découpée  siu-  le  ciel  avec  ses  fe- 
nêtres à  jour,  est  d'une  masse  magnifique. 

Kn  remontant  le  Rhin,  à  un  mille  de  Sainl-floar 
(le  mille  prussien,  comme  la  Icgun  espagnole, 
comme  l'heure  de  marche  lurque,  vaut  den\  lieues 
de  Irance),  on  aperçoit  tout  à  coup,  à  l'écarlemenl 
de  (iciiv  nionlagnes,  une  helle  \ille  féodiiie  ré|i;iiHliir 


r.,").  LETTRE  XVII. 

à  mi-côlc  jusqu'au  bord  du  Rhin,  avec  d'anciennes 
rues  coinme  nous  n'en  voyons  h  Paris  que  dans  les 
décors  de  l'Opéra  ,  quatorze  tours  crénelées  plus  ou 
moins  drapées  de  lierre  ,  et  deux  grandes  églises  de 
la  plus  pure  époque  gothique.  C'est  Oberwesel,  une 
des  villes  du  Rhin  qui  ont  le  plus  guerroyé.  Les 
vieilles  murailles  d'Oberwesel  sont  criblées  de  coups 
de  canon  et  de  trous  de  balles.  On  peut  y  déchif- 
frer, comme  sur  un  palimpseste ,  les  gros  boulets 
de  fer  des  archevêques  de  Tièves ,  les  biscaïens  de 
Louis  XIV  et  notre  mitraille  révolutionnaire.  Au- 
jourd'hui Oberwesel  n'est  plus  qu'un  vieux  soldat 
qui  s'est  fait  vigneron.  Son  vin  rouge  est  excellent. 

Comme  presque  toutes  les  villes  du  Rhin,  Ober- 
wesel a  sur  sa  montagne  son  château  en  ruines ,  le 
Schœnberg,  un  des  décombres  les  plus  admirable- 
ment écroulés  qui  soient  en  Europe.  C'est  dans  le 
Schœnberg  qu'habitaient ,  au  dixième  siècle ,  ces 
sept  rieuses  et  Q\'\^(i\\Q^  demoiselles  qu'on  peut  voir 
aujourd'hui,  par  les  brèches  de  leur  château,  chan- 
gées en  sept  rochers  au  milieu  du  fleuve. 

L'excursion  de  Saint-Goar  à  Oberwesel  est  pleine 
d'attrait.  La  route  côtoie  le  Rhin,  qui  là  se  rétrécit 
subitement  et  s'étrangle  entre  de  hautes  collines. 
Aucime  maison  ,  presque  aucun  passant.  Le  lieu  est 
désert,  muet  et  sauvage.  De  grands  bancs  d'ardoise 
à  demi  rongés  sortent  du  (leuve  et  couvrent  la  live 
coiiuiic  des  las  d'écaillés  gigantesques.  De  temps  en 


SAINT-GOAR.  293 

temps  on  entrevoit ,  à  demi  cachée  sous  les  épines 
et  les  osiers  et  comme  embusquée  au  bord  du  Rhin, 
une  espèce  d'immense  araignée  formée  par  deux 
longues  perches  souples  et  courbes ,  croisées  trans- 
versalement ,  réunies  à  leur  milieu  et  à  leur  point 
culminant  par  un  gros  nœud  rattaché  à  un  levier,  et 
plongeant  leurs  quatre  pointes  dans  l'eau.  C'est  une 
araignée  en  effet. 

Par  instants,  dans  cette  solitude  et  dans  ce  si- 
lence ,  le  levier  mystérieux  s'ébranle  ,  et  l'on  voit  la 
hideuse  bêle  se  soulever  lentement  tenant  entre  ses 
pattes  sa  toile,  au  milieu  de  laquelle  saute  et  se  tord 
un  beau  saumon  d'argent. 

Le  soir,  après  avoir  fait  une  de  ces  magnifiques 
courses  qui  ouvrent  jusque  dans  leurs  derniers  cœ- 
cums  les  cavernes  profondes  de  l'estomac,  on  rentre 
à  Saint-Goar,  et  l'on  trouve  au  bout  d'une  longue 
table ,  ornée  de  distance  en  distance  de  fumeurs  si- 
lencieux, un  de  ces  excellents  et  honnêtes  soupers 
allemands  où  les  perdreaux  sont  plus  gros  que  les 
poulets.  Là,  on  se  répare  à  merveille,  surtout  si  Ton 
sait  se  plier  comme;  le  voyageur  Ulysse  aux  mœurs 
des  nations,  et  si  l'on  a  le  bon  esprit  de  ne  pas 
prendre  en  scandale  certaines  rencontres  bizarres 
(pii  ont  lieu  ([uel(pi('fois  dans  le  même  |)lal  ,  par 
e\('m|)le,  d'un  canard  rùli  avec  une  marmelade  de 
pommes,  ou  d'une  hiue  de  sanglier  avec  un  j)()t  de 
conlilnrcs.  Vers  l.i  fin  du  souper  nue  fanfare  mêlée 

■;f:i. 


•>9'4  LETTRE  XVI f. 

de  mousqut'tado  éclate  tout  à  coup  au  dehors.  On  se 
met  en  liàte  à  la  fenêtre.  C'est  le  hussard  français 
qui  fait  travailler  l'écho  de  Saint-Goar.  L'écho  de 
Saint-Goar  n'est  pas  moins  merveilleux  que  l'écho 
du  Lurley.  La  chose  est  admirable  en  effet.  Chaque 
coup  de  pistolet  devient  coup  de  canon  dans  cette 
niontagne.  Chaque  dentelle  de  la  fanfare  se  répète 
vec  une  netteté  prodii^ieuse  dans  la  profondeur  té- 
nébreuse des  vallées.  Ce  sont  des  symphonies  déli- 
cates, exquises,  voilées,  affaiblies,  légèrement  iro- 
niques, qui  semblent  se  moquer  de  vous  en  vous 
caressant.  Connue  il  est  impossible  de  croire  que 
cette  grosse  niontagne  lourde  et  noire  ait  tant  d'es- 
prit ,  au  bout  de  très-pou  d'instants  on  est  dupe  de 
l'illusion ,  et  le  penseur  le  plus  positif  est  prêt  à 
jurer  qu'il  y  a  là-bas,  dans  ces  ombres,  sous  quel- 
que bocage  fantastique,  un  être  surnaturel  et  soli- 
taire, une  fée  quelconque,  une  Titania  qui  s'amuse 
à  parodier  délicieusement  les  musiques  humaines  et 
à  jeter  la  moitié  d'une  montagne  par  terre  chaque 
fois  qu'elle  entend  un  coup  de  fusil.  C'est  tout  à  la 
fois  effrayant  et  charmant.  L'effet  serait  bien  plus 
profond  encore  si  l'on  pouvait  oublier  un  moment 
((u'on  est  à  la  croisée  d'une  auberge  et  <pie  celle 
sensation  extraordinaire  ^olls  est  servie  connue  un 
plat  de  plus  dans  Ir  dessert.  >lais  tout  se  passe  le 
plus  nalnicllenicnl  du  nioiulc  ;  rnpéralion  Icrniinée. 
un    vitlfl    d'aiihei-t!;!' .   Iciianl   à  la   main   une  assiellr 


SAlM-flOAR.  29: 


d'élaiii  qu'il  piésenle  aiix  offrandes,  faii  le  loiir  du 
la  salle  pour  le  hussard,  ([ni  se  lient  dans  lui  coin 
par  dignité,  et  tout  est  terminé.  Chacun  se  retire 
après  avoir  payé  son  écho. 


LETTUR    XVIll. 


BACHARACII. 


Les  liarnionies  des  vieilles  femmes  et  des  rouets.  —  Bacliaracli. 

Bric-à-brac.  —  Les  giroiielles  el  les  lourelles.  —  I>es  goî- 

ireiix  el  les  jolies  filles.  —  L'aïUcur  est  i)lo.ij;c  dans  Tadmira- 
tion.—  Une  des  malices  (jue  Sii.o  de  Lorcli  Faisait  aux  {j.x.mes. 
_  A  ville  sév<-re,  paysage  féroce.  —  L'auteur  laisse  entre- 
voir sa  haine  pour  les  façades  hlauches  à  conirevenls  veris.  — 
11  appelle  effroyable  ce  qu'il  trouve  admirable.  —  Où  diai)le 
une  mar.liande  de  modes  va-t-elle  se  nicher?—  L'auleur  se 
souvient  de  ce  (pic  Thésée  dit  au  li..n  dans  le  Soiujr  iPiuie  nuit 
,(élé  —  Le  jnUes  Gefœhrt.  —  l.e^  !ir;\ces  de  Bacharach.—  Qua- 
tre mots  sur  Frcdér.c  ll.-Kffet  que  fait  un  voyajjeur  aux  gens 
de  Bacharach.  —  L'F.urope,  la  civilisation  el  le  dix-neuvième 
siècle  accrochés  à  un  clou  dans  un  cabinet.  —  Symptômes 
graves.  —  Ce  que  c'était  que  cette  chose  gaie,  jolie  et  ciiar- 
manie  que  l'auteur  avait  sous  sa  croisée.  —  Saiut-Werner. 

Lorcli,  23  août. 

Je  suis  on  ce  moment  dans  les  vieilles  villes  les 
plus  jolies ,  les  plus  lionnèles  el  les  plus  inconnues 
du  monde.  J'habite  des  inlt'rienis  de  Rembrandt 
avec  des  cases  pleines  d'oiseaux  ;m\   ft^K-lres,  des 


298  LF.TTRK  XVIll. 

lanternes  bizarres  au  plafond,  el,  dans  le  coin  dos 
cliambres,  des  degrés  en  colimaçon  qu'un  rayon  de 
soleil  escalade  lentement.  Une  vieille  femme  et  un 
rouet  à  pieds  toi'ses  bougonnent  dans  l'ombre  en- 
semble à  qui  mieux  mieux. 

J'ai  passé  trois  jours  à  Bacharach  ,  façon  dé  Gour- 
des-Miracles oubliée  au  bord  du  Rhin  par  le  bon 
goût  voltairien,  par  la  révolution  française,  par  les 
batailles  do  Louis  XIV,  par  les  canonnades  de  97  et 
do  1805  ,  et  par  les  architectes  élégants  et  sages  qui 
font  des  maisons  en  forme  de  commodes  et  de  se- 
crétaires. Bacharach  est  bien  le  plus  antique  mon- 
ceau d'habitations  humaines  que  j'aie  vu  de  ma 
vie.  Auprès  de  Bacharach ,  Oberwesel ,  Saint-Goar 
et  Andernach  sont  des  rues-de-Rivoli  et  des  cités- 
Bergère.  Bacharach  est  l'ancienne  Bacchi  ara.  On 
dirait  qu'im  géant,  marchand  de  bric-à-brac,  vou- 
lant tenir  boutique  sur  le  Rhin,  a  pris  une  mon- 
tagne pour  étagère  et  y  a  disposé  du  haut  en  bas, 
avec  son  goût  de  géant ,  un  tas  de  curiosités  énor- 
mes. Cela  commence  sous  le  Rhin  nième.  Il  y  a  là , 
à  fleur  d'eau  ,  un  rocher  volcanique  selon  les  uns, 
un  i)oulven  celtique  selon  les  autres ,  un  autel  ro- 
main selon  les  derniers,  ((u'on  appelle  VJva  Bac- 
chi. Puis,  au  bord  (lu  fleuve,  deux  ou  trois  vieilles 
co([ucs  de  navires  \ermoulues,  coupées  en  deux  et 
plantées  debout  en  terre  ,  qui  servent  de  cahutes  à 
des  pécheurs.    Puis,  derrière  les  r.iliiiles,  une  en- 


BACHARACll.  '^y'J 

ceinte  jadis  crénelée,  conlrebulée  par  quaUe  tours 
carrées  les  plus  ébréchées,  les  plus  mitraillées,  les 
plus  croulantes  qu'il  y  ait.    Puis  contre  l'enceinle 
même ,  où  les  maisons  se  sont  percé  des  fenêtres  et 
des  galeries,  et  au  delà,  sur  le  pied  de  la  montagne, 
un   indescriptible   pêle-mêle   d'édifices   amusants, 
masures  bijoux,  tourelles  fantasques,  façades  bos- 
sues,  pignons  impossibles  dont  le  double  escaher 
porte  un  clocheton  poussé  comme  une  asperge  sur 
chacun  de  ses  degrés,  lourdes  poutres dessinaut  sur 
des  cabanes   de  délicates  arabesques,   greniers  en 
volutes,  balcons  à  jour,  cheminées  figurant  des  tia- 
res et  des  couronnes  philosophiquement  plemes  de 
fumée,  girouettes  extravagantes,  lesquelles  ne  sont 
plus  des  girouettes,  mais  des  lettres  majuscules  de 
vieux  manuscrits  découpées  dans  la  tôle  à  l'emporte- 
pièce,  qui  grincent  au  vent.  (J'ai  eu  entre  autres 
au-dessus  de  ma  tête  un  l\  qui  passait  toute  la  nuit 
h  se  nommer  :  -  rrrrr.)  Dans  cet  admirable  fouil- 
lis une  place,  —  une  place  tortue,  faite  par  des 
blocs  de  maisons  tombés  du  ciel  au  hasard ,  ([ui  a 
plus  de  baies,  d'îlots,  de  récifs  et  de  promontoires 
qu'mi  golfe  de  Norwége.  D'un  côté  de  cette  place 
deux  polyèdres  composés  de  constructions   gotiii- 
ques,  surplombant,  penchés,  grimaçant,  et  se  te- 
nant ellrontément  debout  contre  toute  géométrie  et 
tout  é«iuilibre.   De  l'autre  côté  une  belle   et   rare 
église  romane,  percer  d'un  portail  à  losanges,  sur- 


300  LLlTfiE   XVllI. 

iiionlée  d'un  haut  clocher  militaire,  cordoiiiicc  à 
l'abside  d'une  galerie  de  petites  archivoltes  h  colon- 
nettes  de  marbre  noir  ,  et  partout  incrustée  de  tom- 
bes de  la  renaissance  comme  une  châsse  de  pierre- 
ries. Au-dessus  de  l'église  byzantine,  à  mi-côte,  la 
ruine  d'une  autre  église,  du  quinzième  siècle,  en 
grès  rouge,  sans  portes,  sans  toit  et  sans  vitraux, 
magnifique  squelette  qui  se  profile  fièrement  sur  le 
ciel.  Enfin ,  pour  couronnement ,  au  liant  de  la  mon- 
tagne ,  les  décombres  et  les  arrachements  couverts 
de  lierre  d'un  schloss ,  le  château  de  Stahlech,  rési- 
dence des  comtes  palatins  au  douzième  siècle.  Tout 
cela  est  Bacharach. 

Ce  vieux  bourg-fée  ,  où  fourmillent  les  contes  cl 
les  légendes,  est  occupé  par  une  population  d'ha- 
bitants pittoresques,  qui  tous,  les  anciens  et  les 
jeunes,  les  marmots  et  les  grands-pères,  les  goi- 
treux et  les  jolies  filles,  ont  dans  le  regard  ,  dans  le 
profil  et  dans  la  tournure,  je  ne  sais  quels  airs  du 
treizième  siècle. 

Ce  qui  n'empêche  pas  les  jolies  filles  d'y  être  très- 
jolies;  au  contraire. 

Du  haut  du  schloss  on  a  une  vue  immense  et 
l'on  découvre  dans  les  embrasures  des  montagnes 
cinq  autres  châteaux  en  ruines;  sur  la  rive  gauche  , 
Kurstemberg,  Sonneck  et  Ileiuiburg;  de  l'autre  côté 
du  fleuve,  à  l'ouest,  on  entrevoit  le  vaste  Gulen- 
fels,  plein  du  souvenir  de  Gustave-Adolphe;  et  vers 


IJACIIARACH.  301 

l'est,  au-dessus  d'une  vallée  (jui  est  le  fabuleux 
AVispcrtlial ,  au  faîte  d'une  colline,  sut"  une  ])elite 
éminence  qui  lui  sert  de  piédestal,  cetle  hotte  de 
noires  tours  qui  ressemble  à  l'ancienne  Bastille  de 
l'aris,  c'est  le  manoir  inhospitalier  dont  Sibo  de 
Lorcli  refusait  d'ouvrir  la  })()rle  aux  gnomes  dans 
les  nuits  d'orage. 

Bacharacli  est  dans  un  paysage  farouclie.  Des  nuées 
prescjuc  toujours  accrochées  à  ses  hautes  ruines,  des 
rochers  abrupts ,  une  eau  sauvage  ,  enveloppent  di- 
gnement cette  vieille  ville  sévère,  qui  a  été  romaine, 
qui  a  été  romane  ,  qui  a  été  gothique ,  et  qui  ne  veut 
pas  devenir  moderne.  (;hose  remarquable ,  une  cein- 
ture d'écucils  qui  l'entoure  de  toutes  ])arls  empêche 
les  bateaux  à  vapeur  d'aborder  et  tient  la  civilisation 
à  distance. 

Aucune  touche  discordante,  aucune  façade  blan- 
che à  contrevents  verts  ne  dérange  l'auslère  harmo- 
nie de  cet  ensemble.  Tout  y  concourt,  jusqu'à  ce 
nom,  Bachorach  ,  ({ui  semble  \\\\  ancien  cri  des 
bacchanales  ,  accommodé  poiu'  le  sabbat. 

Je  dois  pourlanl  dire  ,  en  hislorien  fidèle,  que  j'ai 
vu  une  marchande  de  modes  installée  avec  ses  rubans 
roses  et  ses  bonnets  blancs  sous  une  effroyable  ogive 
toute  noire  du  douzième  siècle. 

Le  lîhin  mugit  superbement  autour  de  Bacharacli. 
11  semble  qu'il  aime  et  qu'il  garde  avec  orgueil  sa 
vieille  cité.  On  est  tenté  de  lui  crier  :  Bien  ru(/i , 

2 


.{u>  Lia j lu:  wiii. 

lion  l  A  une  portée  d'arquebuse  de  la  ville  il  s'en- 
gouffre el  tourne  sur  lui-même  dans  un  entonnoir 
de  rochers  en  imitant  l'écume  et  le  bruit  de  l'Océan. 
Ce  mauvais  pas  s'appelle  le  TVildcs  Gcfœhrt.  11  est 
tout  à  la  fois  beaucoup  plus  elTrayant  et  beaucoup 
moins  dangereux  que  la  Bank  de  Saint-Goar.  —  H 
ne  faut  pas  juger  des  gouffies  ,  etc. 

Quand  le  soleil  écarte  un  nuage  et  vient  rire  à  une 
lucarne  du  ciel,  rien  n'est  plus  ravissant  que  Bacha- 
racli.  Toutes  ces  façades  décrépites  et  rechignées  se 
dérident  et  s'épanouissent.  Les  ombres  des  tourelles 
et  des  girouettes  dessinent  mille  angles  bizarres.  Les 
fleurs  —  il  y  a  là  des  fleurs  partout  —  se  mettent  à 
la  fenêtre  en  même  temps  que  les  femmes,  et  sur 
tous  les  seuils  apparaissent,  par  groupes  gais  et  pai- 
sibles,  les  enfants  et  les  vieillards,  se  réchauffant 
pèle-méle  au  rayon  de  midi,  —  les  vieiUards  avec 
ce  pâle  sourire  qui  dit:  Déjà  plus!  les  enfants  avec 
ce  doux  regard  qui  dit  :  Pas  encore  ! 

Au  milieu  de  ce  bon  peuple  \i\  et  vient  et  se  pro- 
mène un  sergent  prussien  en  uniforme  av  ec  une  mine 
entre  chien  et  loup. 

Du  reste,  que  ce  soil  esprit  du  pa\s,  ((ue  ce  soit 
jalousie  de  la  l'iiisse  ,  je  n'ai  pas  vu  dans  les  cadres 
qui  pendent  au\  murailles  des  auberges  d'antre  grand 
honune  (jue  ce  concpiéranl  au  prolil  quchpie  peu  ro- 
coco,  celle  espèce  de  Napoléon-Louis  XV,  vrai  hé- 
ros, vrai  penseur  et  vrai  prince  d'ailleurs,  <|u'on  ap- 
pelle l'rédéiic  11. 


tîÂrHARACH.  ■^o:^ 

A  Bacharacli  un  passant  esl  un  phénonif'UP.  On 
n'est  pas  seuloir.ent  étranger,  on  est  étrange.  Le 
.voyageur  est  regardé  et  suivi  avec  des  yeux  effarés. 
Cela  lient  à  ce  que,  hors  quelques  pauvres  peintres 
cheminant  à  pied,  le  sac  sur  le  dos,  personne  ne 
daigne  visiter  l'antique  capitale  répudiée  des  comtes 
palatins,  affreux  trou  dont  s'écartent  les  dampfschiff-; 
et  que  tous  les  répertoires  du  Rhin  qualifient  de 
viilè  triste. 

Cependant  je  dois  avouer  encore  qu'il  y  avait  dans 
un  cabinet  voisin  de  ma  chambre  une  lithographie 
représentant  l'EuROPE,  c'est-à-dire  deux  belles  da- 
mes décolletées  et  im  beau  monsieur  à  moustaches 
chantant  autour  d'un  piano,  accompagnés  de  ce  qua- 
train folâtre  peu  digne  de  Bacharach  : 

L'KUROPE. 

I>'Kiimj)c'  enclianteressc  nù   la  Fiaiici-  en  jou.iiit 
Uoiinr-  pariniit  les  lois  de  sa  mode  ('iiliciiiùre. 
Les  plaisirs,  les  beaux-arls  et  le  sexe  cliarin.Tiil , 
Sont  les  cultes  cliéiis  de  critr  Iieiireiisc  terre. 

La  marchande  de  modes  avec  ses  rubans  roses, 
cette  lithographie  et  ce  quatiain-em[)ire,  c'est  l'aube 
du  dix-neuvième  siècle  qui  commence  à  poindre  à 
Bachararh. 

.ra\ais  sous  ma  cioiséc  tout  un  petit  monde  heu- 
reux et  charmant.  C'était  une  sorte  d'arrière-cour 
allcitiiiilc  à  l'église   rouianc  d'où  l'on  pciil  mtmicr 


.10 i  LETTRE  XVIII. 

par  un  roklo  escalier  en  lave  jusqu'aux  ruines  de 
l'église  gothique.  Là  jouaient  tout  le  jour,  avec  les 
hautes  herhes  jusqu'au  menton,  trois  petits  garçons 
et  deux  ))etitos  filles  qui  battaient  volontiers  les  trois 
petits  garçons,  ils  pouvaient  bien  avoir  à  eux  cinq 
une  quinzaine  d'années.  Le  gazon ,  légèrement  on- 
dulé par  endroits,  était  tellement  épais  qu'on  ne 
voyait  pas  la  terre.  Sur  ce  gazon  se  dressaient  joyeu- 
sement deux  tonnelles  vertes  chargées  de  magnifiques 
raisins.  Au  milieu  des  pampres,  deux  mannequins- 
épouvantails ,  costumés  en  Lubins  d'opéra-comique, 
emperruqués  et  coiffés  d'affreux  tricornes,  s'effor- 
çaient de  faire  peur  aux  petits  oiseaux,  ce  qui  n'em- 
pêchait pas  d'abonder  sur  ces  grappes  les  verdiers, 
les  bergeronnettes  et  les  hoche-queues.  Dans  tous 
les  coins  du  jardinet ,  des  gerbes  étoilées  de  soleils, 
de  roses -trémières  et  do  reines-marguerites,  écla- 
taient connue  les  bouquets  d'un  feu  d'artifice.  Au- 
tour de  ces  touffes  flottait  sans  cesse  une  neige  vi- 
vante de  papillons  blancs  auxquels  se  mêlaient  des 
plumes  échappées  d'un  colombier  voisin.  Chaque 
fleur  et  cluKpie  grappe  avait  en  outre  sa  nuée  de 
mouches  de  toutes  couleurs  qui  resplendissaient  au 
soleil.  Les  mouches  bourdonnaient ,  les  enfants  ba- 
billaient et  les  oiseaux  chaulaient,  et  le  bourdonne- 
menl  des  mouches,  le  babil  des  enfants  et  le  chant 
des  oiseaux  se  découpaiciil  sur  un  roucoulement 
C(>nlinii  de  colonibcs  cl  de  lonrlf-rclles. 


lîACIIARACII.  305 

Le  soir  de  mon  arrivée,  après  avoir  admiré  jus- 
qu'à la  nuit  ce  réjouissant  jardin ,  l'escalier  en  lave 
s'offrit  à  moi  et  il  me  prit  fantaisie  de  monter,  par 
un  beau  clair  d'étoiles,  jusqu'aux  ruines  de  l'église 
gothique,  laquelle  était  dédiée  à  saint  Werner,  qui 
fut  martyrisé  à  Oberwesel.   Après  avoir  gravi  les 
soixante  ou  quatre-vingts  marches  sans  rampe  et 
sans  garde-fou,  j'arrivai  sur  la  plate-forme  tapissée 
d'heri)e,  où  s'enracine  puissamment  la  belle  nef  dé- 
mantelée. Là  ,  pendant  que  la  ville  dormait  dans  une 
ombre  profonde  sous  mes  pieds,  je  contemplais  le 
ciel  et  les  ruines  difformes  du  château  palatin  à  tra- 
vers le  fenestrage  noir  des  meneaux  et  des  rosaces. 
.  Un  doux  vent  de  nuit  courbait  à  peine  les  folles 
avoines  desséchées.   Tout  à  coup  je  sentis  que  la 
terre  pliait  et  s'enfonçait  sous  moi.  Je  baissai  les    . 
yeux,  et ,  à  la  lueur  des  constellations  ,  je  reconnus 
que  je  marchais  sur  une  fosse  fraîchement  creusée. 
Je  regardai  autour  de  moi;  des  croix  noires  avec 
des  têtes  de  mort  blanches  surgissaient  vaguement 
de  toutes  parts.  Je  me  rappelai  alors  les  molles  on- 
dulations du  terrain  d'en  bas.  J'avoue  fpi'en  ce  mo- 
ment-là je  ne  pus  me  défendre  de  cette  espèce  de 
frisson  (pie  donne  l'inallendu.  Mou  charmant  jardi- 
net |)leiu  d'enfanis,  d'oiseaux  ,  de  colombes,  de  pa- 
pillons, de  musi(|ue,  «le  lumière,  (!<•  vie  et  de  joie, 
élail  nu  cimetière. 


7r,. 


LETTRI^    \IX, 

feuer!  feuf,r! 


Comnieul  oii  esl  rôvelUé  à  Biicliarai  li.  —  Comiiieiil  on  est  ré- 
veillé à  Lorchrs  —  L'échelle  du  cliai>le.  —  Gilgeii.  —  La 
l'ée  Ave.  —  Le  clievaliei-  Hej)[)iiis.  —  L'auleiir  va  eu  Cliine. 

—  L'auteur  reconiuiaiule  Lordi  aux  ivroffiies.  — Cbhimeiil  i 
se  fait  cju'iiur  feuille  de  papier  blanc  devient  rouge.  —  L'au 
leur  ouvre  sa  croisée.  —  F.ffrayaul  speclacle  qu'il  voit.  — 
Feucr!  feuer! —  Silhouettes  de  j]eiis  eu  ciiemise.  — •  L'atileiir 
moule  dans  le  yrenier.  —  Le  spectacle  reste  effrayant  et  de- 
vient inaonifiqne  —  l/auteur  assiste  à  la  plus  étcruelle  de 
toutes   les   luttes   et   au   plus  ancien  de  tous  les  combats.  — 

—  Paysage  vu  à  travers  cela.  —  Grande  chose  pleine  de  pe- 
tites,  comme   toutes   les   grandes   choses.  —  Feux   de  \euve 

—  Croisées  (jui  s'ouvrent  et  qui  se  ferment.  —  Les  ilamnies 
Menés.  —  Les  [)oulres  cpii  se  dandinent.  —  Le  pa[)ier  à  lleins. 

—  Première  hucoliipie,  le  Berger  cpii  joue  avei'  la  Bergère. 

—  Ueuxiènie  bucolique,  l'Arbre  qui  joue  avec  le  Feu.  —  Li's 
anglaises.  —  Les  marmots.  — •  La  catastrophe.  —  Ce  qui 
reste  de  la  chose  à  (piaire  heiir(;s  du  matin.  —  l'ropreté  des 
servantes.  —  Probité  des  paysans.  —  Hlsloii-c  di'  raiighii> 
ipii  soiq)e  et  (pil  se  (■ouche  el  (jui  ne  se  dérange  pas. 

I.orch  ,  aonl. 

A  Bachararli ,  minuil  vomi ,  on  se  r onclie ,  on 
iVrinf  les  yoii\,  on  laisse  lonilvr  les  idées  qu'on  a 


308  LETTRE  XIX. 

portées  tonte  la  journée ,  on  arrive  à  cet  instant  où 
l'on  a  eîi  soi  tout  ensemble  quelque  chose  d'éveillé 
et  quelque  chose  d'endormi ,  où  le  corps  fatigué  se 
repose  déjà,  où  la  pensée  opiniâtre  travaille  encore, 
où  il  semble  que  le  sommeil  se  sente  vivre  et  que  la 
vie  se  sente  sommeiller.  Tout  à  coup  un  bruit  perce 
l'ombre  et  parvient  jusqu'à  vous ,  un  bruit  singulier, 
inexprimable ,  horrible ,  une  espèce  de  grondement 
fauve,  à  la  fois  menaçant  et  plaintif,  qui  se  mêle  au 
vent  de  la  nuit  et  qui  semble  venir  de  ce  haut  cime- 
tière situé  au-dessus  de  la  ville  où  vous  avez  vu  le 
matin  même  les  onze  gargouilles  de  pierre  de  l'église 
écroulée  de  Saint- Werner  ouvrir  la  gueule  comme  si 
elles  se  préparaient  à  hurler.  Vous  vous  réveillez  en 
sursaut,  vous  vous  dressez  sur  votre  séant,  vous 
écoutez  :  —  Qu'est  cela? —  C'est  le  crieur  de  nuit 
qui  souffle  dans  sa  trompe  et  qui  avertit  la  ville  que 
tout  est  bien  et  qu'elle  peut  dormir  trancjuille.  Soit  ; 
mais  je  ne  crois  pas  qu'il  soit  possible  de  i- assurer  les 
gens  d'une  manière  plus  efl"rayante. 

A  Lorch  on  peut  être  réveillé  d'une  façon  encore 
plus  dramatique. 

Mais  d'abord,  mon  ami,  laissez-moi  vous  dire  ce 
que  c'est  que  Lorcli. 

Lorch  est  un  gros  bourg  d'environ  dix-huit  cents 
habitants,  situé  sur  la  rive  droite  du  Rhin  et  se  pro- 
longeant en  é(pierre  le  long  de  la  >Visper,  dont  il 
marcpie  l'embourhure.   C'est  la  vallée  des  contes  et 


FEUER!  FEUER!  309 

des  fal)!('s;  c'est  le  pays  des  petites  fécs-saïUerclles. 
Lo.cli  est  placé  au  pied  de  rÉchelle-du-Diable,  haute 
roche  presque  h  pic  que  le  vaillant  Gilgen  escalada  à 
cheval  pour  aller  chercher  sa  fiancée  ,  cachée  par  les 
gnomes  sur  le  sonnnet  du  mont.  C'est  à  Lorch  que 
la  fée  Ave  inventa,  disent  les  légendes,  l'art  de  faire 
du  drap  pour  vêtir  son  amant,  le  frileux  chevalier 
romain  Ileppius,  — lequel  adonné  son  nom  à  Hcp- 
penheim.  Il  est  remarquable,  soit  dit  en  passant, 
que,  chez  tous  les  peuples  et  dans  toutes  les  mytho- 
logies,  l'art  de  tisser  les  étoiïes  a  été  inventé  par  une 
femme  :  pour  les  Égyptiens ,  c'est  Isis  ;  pour  les  Ly- 
diens, Arachné;  pour  les  Grecs,  Minerve;  pour  les 
Péruviens,  Wenacella,  femme  d(;  Manco-Capac;  pour 
les  villages  du  Rhin  ,  c'est  la  fée  Ave.  Les  Chinois 
seuls  attribuent   celte    imagination  à  un   homme, 
l'empereur  Yas;  et  encore  pour  les  Chinois  l'empe- 
reur n'est-il  pasunh(mime,  c'est  un  être  fantastique 
dont  la  réalité  disparaît  sons  les  litres  bizarres  dont 
ils  l'airublent.   Us  ne  connaissent  pas  sa  nature,  car 
ils  l'appellent  le  Dra(}oi>  ;  ils  ignorent  son  âge,  car 
ils  l'appellent  Dix-MiUe-Ans;  ils  ne  savent  pas  son 
sexe,  car  ils  l'appellent /<t  il/èr«î.  Mais  que  vais-je 
faire  en  Chine?  J(!  reviens  à  Lorch.  Pardonnez-moi 
l'enjainbée. 

Le  premier  vin  rouge  du  Uhiii  s'est  fait  à  Lorch. 
Lorch  existait  avant  Charlemagne  et  a  laissé  trace 
dans  des  chartes  de  l^î.  Ilcmi  IM  ,  arclwvècpi.'  de 


310  LRTTRF  XIX. 

Maycnce,  s'y  plaisait  et  y  résida  en  1368.  Âiijour- 
d'Iuii  il  n'y  a  plus  à  Lorch  ni  chevaliers  romains ,  ni 
fées,  ni  archevêques  ;  mais  la  petite  ville  est  heureuse, 
le  paysage  est  magnifique,  les  habitants  sont  hospi- 
taliers. I.a  belle  maison  de  la  renaissance  qui  est  au 
bord  du  Rhin  a  une  façade  aussi  originale  et  aussi 
riche  en  son  genre  que  celle  de  notre  manoir  français 
de  iMeillan.  La  forteresse  fabuleuse  du  vieux  Sibo 
protège  le  bourg,  que  menace  de  l'autre  rive  du 
fleuve  le  château  historique  de  Furstemberg  avec  sa 
grande  tour ,  londe  au  dehors ,  hexagone  au  dedans. 
Et  rien  n'est  charmant  comme  de  voir  prospérer 
joyeusement  cette  petite  colonie  vivace  de  paysans 
entre  ces  deux  effrayants  squelettes  qui  ont  été  deux 
citadelles. 

Maintenant  voici  comment  une  de  mes  nuits  a  éié 
troublée  à  Lorch  : 

L'autre  semaine ,  il  pouvait  être  une  heure  du 
matin,  tout  le  Ijourg  dormait,  j'écrivais  dans  ma 
chambre,  lorsque  tout  à  coup  je  m'aperçois  que  mon 
papier  est  devenu  rouge  sous  ma  plume.  Je  lève  les 
yeux ,  je  n'étais  plus  éclairé  par  ma  lampe ,  mais  par 
mes  fenêtres.  iMes  deux  fenêtres  s'étaient  changées 
en  deux  grandes  tables  d'opale  lose  h  travers  les- 
(|U('llcs  se  répandail  autour  de  moi  une  réverbération 
éti'aiigc.  .le  les  ()n\re,  je  reganle.  Lue  grosse  voûte 
de  llamme  et  de  l'innée  se  coiirbail  à  quelques  toises 
au-dessus  de  ma  lêlc  avec  un  bniil  ('nVa\anl.  C'étail 


liatR!  l-ELKR!  :ill 

loul  siiuplciuent  l'hôtel  P.  ,  le  gaslliaus  voisin  du 
uiieii ,  qui  avait  pris  feu  et  qui  brûlait. 

tii  un  instant  l'auberge  se  réveille,  tout  le  bourg 
est  sur  pied,  le  cri  Feuer  !  feuer  !  emplit  le  quai 
et  les  rues ,  le  tocsin  éclate.  Moi ,  je  ferme  mes  croi- 
sées et  j'ouvre  ma  porte.  Autre  spectacle.  Le  grand 
escaliei"  de  bois  de  mon  gaslhaus ,  touchant  i)resquo 
à  la  maison  incendiéeetéclairépar  de  larges  fenêtres, 
semblait  lui-même  tout  en  feu  ;  et  sur  cet  escalier , 
du  haut  en  bas,  se  hem  tait,  se  [)ressait  et  se  foulait 
une  cohue  d'ombres  surchargées  de  silhouettes  bi- 
zarres. Celait  toute  l'auberge  qui  déménageait,  l'un 
en  caleçon,  l'aulre  en  chemise,  les  voyageurs  avec 
leurs  malles,  les  domestiques  avec  les  meubles.  Tous 
ces  fuyards  étaient  encore  à  moitié  endormis.  Per- 
sonne ne  criait  ni  ne  parlait,  (j'était  le  bruit  d'une 
fourmilière. 

Un  hoirible  flamboiement  remplissait  les  inter- 
valles de  toutes  les  têles. 

Quant  à  n)oi ,  car  chacun  pense  à  soi  dans  ces 
niomen(s-là,  j'ai  fort  peu  de  bagage  ,  j'étais  logé  au 
premier ,  et  je  ne  courais  d'autre  risque  que  d'être 
forcé  de  sortir  de  la  maison  par  la  fenèlre. 

Cependant  un  orage  étail  survenu ,  il  ph mail  à 
verse.  Comuic  il  arrive  toujours  Iorsqu'(m  se  hàle, 
l'hôtel  se  vidait  lenlemeiK  ;  et  il  y  eut  un  instant 
d'adVeuse  confusion.  Les  uns  voidaienl  enirer,  les 
autres  sortir;  les  gros  meubles  descendaienl  lourde^ 


312  LETTRE  XIX. 

jneiitdcs  fciièlrcs  allaclR'S  à  dos  cordes ,  les  matelas, 
les  sacs  de  nuit  et  les  paquets  de  linge  tombaient  du 
haut  du  toit  sur  le  pavé  ;  les  femmes  s'épouvantaient, 
les  enfants  pleuiaient  ;  les  [paysans ,  réveillés  par  le 
tocsin,  accouraient  de  la  montagne avecleurs grands 
chapeaux  ruisselant  d'eau  et  leurs  seaux  de  cuir  à 
la  main.  Le  feu  avait  déjà  gagné  le  grenier  de  la 
maison,  et  l'on  se  disait  qu'il  avait  été  mis  exprès  à 
l'aubei-c  l'.  ;  circonstance  qui  ajoute  toujours  un 
inti'iét  sombre  et  une  sorte  d'arrière-scène  drama- 
ti(|ue  à  un  incendie. 

Bientôt  les  pompes  sont  arri\  ées ,  les  chaînes  de 
travailleurs  se  sont  formées ,  et  je  suis  monté  dans 
le  grenier,  énorme  enchevêtrement ,  à  plusieurs 
étages ,  de  charpentes  pittoresques  connue  en  recou- 
vrent tous  ces  grands  toits  d'ardoise  des  bords  du 
Rhin.  Toute  la  charpente  de  la  maison  voisine  brûlait 
dans  une  seule  flamme.  Cette  immense  pyramide  de 
braise,  surmontée  d'un  vaste  panache  rouge  que 
secouait  le  vent  de  l'orage,  se  penchait  avec  des  cra- 
([uements  sourds  sur  notre  toit ,  déjà  allumé  et  pé- 
tillant çà  et  là.  La  question  était  sérieuse  ;  si  nott'e 
toit  prenait  feu ,  dix  maisons  à  coup  sûr ,  et  peut-être 
avec  l'aide  du  vent,  le  tiers  de  la  ville  brillaient.  La 
besogne  a  été  rude.  Il  a  fallu ,  sous  les  flammèches 
et  les  tourbillons  d'étincelles,  écorcer  les  ardoises 
d'une  partie  du  toit  et  couper  les  pignons-girouettes 
des  lucarnes.  Les  poin|)es  étaient  admirablement 
servies. 


l'EUER!  fêler:  313 

Des  lucarnes  du  grenier ,  je  plongeais  dans  la  four- 
naise et  j'étais  pour  ainsi  dire  dans  l'inceiulie  même. 
C'est  une  effroyable  et  admirable  chose  qu'un  in- 
cendie vu  à  brûle-pourpoint.  Je  n'avais  jamais  eu  ce 
spectacle;  —  puiscjue  j'y  étais,  —  je  l'ai  accepté. 

Au  premier  moment,  c{uand  on  se  voit  comme 
enveloppé  dans  celte  monstrueuse  caverne  de  feu  où 
tout  flambe,  reluit,  pétille,  crie,  souffre,  éclate  et 
croule ,  on  ne  peut  se  défendre  d'un  mouvement 
d'anxiété ,  il  semble  que  tout  est  perdu  et  que  rien 
ne  saura  lutter  contre  cette  force  affreuse  qu'on  ap- 
pelle le  feu  ;  niais  dès  ((ue  les  pompes  arrivent  on 
reprend  courage. 

On  ne  peut  se  figurer  avec  quelle  rage  l'eau  atta- 
que son  ennemi.  A  peine  la  pomp?  ,  ce  long  serpent 
qu'on  entend  haleter  en  bas  dans  les  ténèbres ,  a-t-elle 
passé  au-dessus  du  mur  sombre  son  cou  effilé  et  fait 
élinccler  dans  la  flanmie  sa  fine  tète  de  cuivre,  qu'elle 
crache  avec  fureur  un  jet  d'acier  liquide  sur  l'épou- 
vantable chimère  à  mille  tètes.  Le  brasier,  attaqué 
à  rim|)rovisle,  hurle,  se  dresse,  bondit  effrovable- 
menl ,  ouvre  d'horribles  gueules  pleines  de  rubis 
et  lèche  de  ses  innombrables  langues  toutes  les  |)or- 
tes  et  toutes  les  fenêtres  à  la  fois.  La  vapeur  se  mêle 
à  la  fumée;  des  tourbillons  blancs  et  des  tourbillons 
noirs  s'en  vont  à  tous  les  souilles  du  vent  et  se  tor- 
dent et  s'étreignenl  dans  l'ombre  sous  les  nuées.  Le 
silllemenl  de  l'eau  répond  au  nmgissemcnt  du  feu. 

27 


314  L LITRE  XJX. 

Rien  n'est  plus  terrible  et  plus  grand  que  cet  ancien 
et  éternel  combat  de  l'hydre  et  du  dragon. 

La  force  de  la  colonne  d'eau  lancée  par  la  pompe 
est  prodigieuse.  Les  ardoises  et  les  briques  qu'elle 
touche  se  brisent  et  s'éparpillent  comme  des  écail- 
les. Quand  la  charpente  enfin  s'est  écroulée,  magni- 
fique moment  où  le  panache  écarlate  de  l'incendie  a 
été  remplacé  au  milieu  d'un  bruit  terrible  par  une 
immense  et  haute  aigrette  d'étincelles,  une  cheminée 
est  restée  debout  sur  la  maison  comme  une  espèce 
de  petite  tour  de  pierre.  Un  jet  de  pompe  l'a  jetée 
dans  le  goulîre. 

Le  Rhin,  les  villages,  les  montagnes,  les  ruines, 
tout  le  spectre  sanglant  du  paysage  reparaissant  à 
cette  lueur,  se  mêlaient  à  la  fumée,  aux  flammes, 
au  glas  continuel  du  tocsin ,  au  fracas  des  pans  du 
mur  s'abattant  tout  eniiers  comme  des  ponts-levis , 
aux  coups  sourds  de  la  hache ,  au  tumulte  de  l'orage 
et  à  la  rumeur  de  la  ville.  Vraiment  c'était  hideux  , 
mais  c'était  beau. 

Si  l'on  regarde  les  détails  de  cette  grande  chose, 
rien  de  |)lus  singulier.  Dans  l'intervalle  d'un  tour* 
billon  de  feu  et  d'un  tom'billon  de  fumée  ,  des  têtes 
d'honmies  surgissent  an  bout  (Vmw  échelle.  On  voit 
ces  honnues  inonder,  en  ([uel([ue  sorte  à  bout  por- 
tant ,  la  flannne  acharnée  (pii  lutte  et  voltige  et 
s'obstine  sous  le  jet  même  de  l'eau.  Au  milieu  de  cet 
alTreux  chaos ,  il  y  a  des  espèces  de  réduits  silencieux 


FEUKR!  FEUER:  3Iô 

où  (le  pptils  incondios  tranquilles  pétillent  douce- 
ment dans  des  coins  comme  un  feu  de  veuve.  Les 
croisées  des  chambres  devenues  inaccessibles  s'ou- 
vrent et  se  ferment  au  vent.  De  jolies  flammes  bleues 
frissonnent  aux  pointes  des  pouti-es.  De  lourdes  char- 
pentes se  détachent  du  bord  du  toit  et  restent  sus- 
pendues h  un  clou ,  balancées  par  l'ouragan  au-dessus 
de  la  rue  et  enveloppées  d'une  longue  flamme.  D'au- 
tres tombent  dans  l'étroit  entre-deux  des  maisons  et. 
établissent  là  un  pont  de  braise.  Dans  l'intérieur  des 
appartements ,  les  papiers  parisiens  à  bordures  pré- 
tentieuses disparaissent  et  reparaissent  à  travers  des 
boufTéc'S  de  cendre  rouge.  Il  y  avait  au  troisième 
étage  un  pauvre  trumeau  Louis  XV ,  avec  des  arbres- 
rocaille  et  des  bergers  de  Gentil-Bernard,  qui  a  lullé 
long-temps.  Je  le  regardais  avec  admiration.  Je  n'ai 
jamais  vu  une  églogue  faire  si  bonne  contenance. 
Enfin  une  grande  flamme  est  entrée  dans  la  cham- 
bre ,  a  saisi  l'infortuné  paysage  vert-céladon ,  et  le 
villageois  embrassant  la  villageoise ,  et  Tircis  cajolant 
Glycère  s'en  est  allé  en  fumée.  Comme  pendant,  un 
pauvre  petit  jardinet,  affreusement  arrosé  de  char- 
bons ardents,  brûlait  au  bas  de  la  maison.  L'ii  jeun(ï 
acacia,  appuyé  h  un  (reillage  embrasé,  s'est  obstiiu'- 
à  ne  pas  prendre  feu  et  est  resté  intact  pcndaul  (pia- 
tre  heures ,  secouant  sa  jolie  léic  verle  sous  une  phiic 
d'étincelles. 

Ajonif/  à  cela  (picl(|ii('s  hloiidcs  el   pâles  anglaises 


316  LETTRE  XIX. 

domi-nucs  sous  l'averse  à  côté  de  leurs  valises  à 
quelques  pas  de  l'auberge ,  et  tous  les  enfants  du  lieu 
riant  aux  éclats  et  battant  des  mains  cbaque  fois 
qu'un  jet  de  pompe  se  dispersait  jusqu'à  eux ,  et 
vous  aurez  une  idée  assez  complète  de  l'incendie  de 
riiôtel  P.  —  h  Lorch. 

Une  maison  qui  bride,  ce  n'est  qu'une  maison 
qui  brùle  ;  mais  le  côté  vraiment  triste  de  la  chose  , 
c'est  qu'un  pauvre  homme  y  a  été  tué. 

Vers  quatre  heures  du  matin ,  on  était  ce  qu'on 
appelle  maili'6  du  feu;  le  gasthaus  P. — ,  toits,  pla- 
fonds ,  escaliers  et  planchers  effondrés ,  flambait  en- 
tre ses  quatre  murs ,  et  nous  avions  réussi  à  sauver 
notre  auberge. 

Alors,  et  presque  sans  entr'acte,  l'eau  a  succédé  au 
feu.  Une  nuée  de  servantes,  brossant,  frottant,  épon- 
geant, essuyant,  a  envahi  les  chambres,  et  en  moins 
d'une  heure  la  maison  a  été  lavée  du  haut  en  bas. 

Chose  remarquable  ,  rien  n'a  été  dérobé.  Tous  ces 
effets  déménagés  en  hâte  ,  sous  la  pluie ,  au  miHeu 
de  la  nuit,  ont  été  religieusement  rapportés  par  les 
très-pauvres  paysans  de  Lorch. 

Au  reste  ces  accidents  ne  sont  pas  rares  sur  les 
bords  du  Rhin.  Toute  maison  de  bois  contient  un 
incendie  et  ici  les  maisons  de  bois  abondent.  A  Saint- 
Goar  seulement ,  il  y  a  eu  ce  moment,  à  différentes 
|)la(('s  de  la  ville,  (jualre  ou  cin(|  masures  faites  par 
des  incendies. 


FEUERi  FEUER!  317 

Le  leiuleniain  malin  ,  je  remarquai  avec  quelque 
surprise  au  rez-de-chaussée  de  la  maison  incendiée 
deux  ou  trois  chambres  fermées,  parfaitement  en- 
tières, au-dessus  desquelles  tout  cet  embrasement 
avait  fait  rage  sans  y  rien  déranger.  Voici  à  ce  propos 
une  historiette  qu'on  raconte  dans  le  pays.  Je  ne  la 
garantis  pas.  —  Il  y  a  quelques  années ,  un  anglais 
arriva  assez  tard  à  une  auberge  de  Braubach ,  soupa 
et  se  coucha.  Dans  le  milieu  de  la  nuit,  l'auberge 
prend  feu.  On  entre  en  hâte  dans  la  chambre  de 
l'anglais.  Il  dormait.  On  le  réveille.  On  lui  explique 
la  chose,  et  que  le  feu  est  au  logis,  et  qu'il  faut  dé- 
camper sur-le-champ.  — 'Au  diable!  dit  l'anglais, 
vous  me  réveillez  pour  cela!  Laissez-moi  tranquille. 
Je  suis  fatigué  et  je  ne  me  lèverai  pas.  Sont-ils  fous 
de  s'imaginer  que  je  vais  me  mettre  à  courir  les 
champs  en  chemise  à  minuit  !  Je  prétends  dormir 
mes  neuf  heures  tout  à  mon  aise.  Éteignez  le  feu  si 
bon  vous  semble  ,  je  ne  vous  en  empêche  pas.  Quant 
à  moi,  je  suis  i)ien  dans  mon  lit,  j'y  reste.  Bonne; 
nuit,  mes  amis,  à  demain.  —  delà  dit,  il  se  recou- 
cha. Il  n'y  eut  aucun  moyen  de  lui  faire  entendre 
raison  ,  et ,  comme  le  feu  gagnait ,  les  gens  se  sau- 
vèrent, après  avoir  refermé  la  |)orte  sur  l'anglais  ren- 
dormi et  ronflant.  L'incendie  fut  terrible  ,  on  l'étei- 
gnit  à  grand'|)eine.  Le  lendemain  matin  les  houinus 
(|ui  débliiyaient  les  décombres  arii\èr<'nt  à  la  cham- 
bre de  l'anglais,  ouvrirent  la  porte  et  troii\èrent  le 

9,7. 


.118  LLTTRF.  \IX. 

voyageur  à  demi  éveillé,  se  frottant  les  yeux  dans 
son  lit ,  qui  Veuv  cria  en  bâillant  dès  qu'il  les  apei'çut  : 
—  Pourriez-vous  nie  dire  s'il  y  a  un  tire-bottes  dans 
cette  maison  ?  —  Il  se  leva,  déjeuna  très-fort  et  re- 
partit admirablement  leposé  et  frais  au  grand  déplai- 
sir des  garçons  du  pays,  lesquels  comptaient  bien 
faire  avec  la  momie  de  l'anglais  ce  qu'on  appelle  dans 
la  vallée  du  Rhin  un  tourgmestresec,  c'est-à-dire 
un  mort  parfaitement  fumé  et  conservé  qu'on  mon- 
tre pour  quelques  liards  aux  étrangers. 


FIN   T)L    PREMIER    VOLUME. 


TABLE 

DU   PREMIER   VOLUME. 


AVERTISSFMKNT    I»FS    F.DITKin^.  ' 

Pkkkai.e. 

LETTRE  PREMIÈRE. 

DE   PARIS   A    LA   FF.nTÉ-SOUS-.IOlARRF.. 

Drpart  lie  Paris.  —  Le  coteau  de  S.  P.  —  Prouesses  des  démo- 
lisseurs. —  Nanleuil-le-IlHiid.min.  —  Villers-Goiirrels.  — 
Les  1600  ouriositcs  de  l)iiiiun;irliii.  —Dieu  offre  la  dill{ieu(e 
à  qui  perd  son  calniolct.  —  l..i  Ffrlé-soiis-.Touarre.  —  Lu 
épicier  liérilier  du  duc  de  Saiut-Siniou. —  Aspe.l  de  la  «aui- 
pa{;ne.  —  Le  voyageur  rarolile  ses  (joùls.  —  Le  Imssu  el  le 
(;eudaruie.  —  Pourquoi  uu  lioinine  esl  un  brave.  —  Pourijuoi 
le  nu'ine  liomme  est  un  liiclic.  —  F.a  peau  el  l'iialill.  —  1814 
,-1  |S:îo.  — Meanx.  —  Iti  f'nri  liel  escalier.  —  La  callii'drale 
lie  Hossuet.  —  Meaux  a  eu  uu  lliéâlre  avaut  Paris.  —  Pourquoi 
les  (jeiis  de  Meauv  oui  peudu  le  <lial)le.  —  Coninu-iil  inu'  reiue 
s'y  prend  poiu    faire  «nlrer  nn  roi  ilaus  le  jiaradls.  19 


350  TABLE 

LETTRE    DEUXIÈME. 

MONTMIRAIL.  —  MONTMORT.  —  ÉPERNAV. 

Moiiliiilrail.  —  IS'os  pati  inni  fiiqinxi.'i,  nn.t  clitlcia  Ihtniiiimis  arva. 

—  Champ  de  liataillc  tlo  Montmirail.  —  Soleil  couché.  — 
Xajiolcon  (lisipani.  —  \.e  voyageur  parle  des  ormes.  —  I,e 
château  lie  Montmort.  —  Comment  le  voyageur  c'l>louit  ma- 
ilemoisclle  Jeaiinelte.  —  Route  de  nuit  dans  les  bois.  —  Eper- 
nay.  —  Le.<  (rois  églises  :  'l'Iiibaut  1'"",  Pierre  Sirozzi,  Poterlet- 
Galichet.  —  Odry  apparaît  à  l'auteur  dans  l'église  d'Eperuay. 

—  Comme  quoi  le  voyageur  aime  mieux  regarder  des  coque- 
licols  el  des  papillons  que  quinze  cent  mille  boulcilles  de  vin 
de  Champagne.  —  Pilogène  et  Phvoirix.  —  A  Montmirail 
le  voyageur  rciiiar([uc  un  œuf  frais.  —  De  iiuoi  on  l'iait  au 
seizième  siccle.  41 

LETTRE  TROISIÈME. 

CHALONS.  —  SAINTE-MENEIIOULD.  —  VARENNES. 

Le  voyageur  fait  son  cnirée  à  Varennes.  —  Place  où  Louis  XVI 
fut   :ii  rêli'.  Ce  (iii'on  r;iroule  ilans  le  jjays.  —  Connncnl  s'ap- 

piliil  II me  (pii   .iNiiileii   1791   l'àme  de  .ludas.  —  Happro- 

rhemenls  sinistres.  —  Les  lieux  ont  parfois  la  ligure  des  faits. 

—  Varennes  est  près  de  Reims.  —  L'auberge  du  Grand  Mo- 
iiriifjiie. —  Ce  que  dit  l'enseigne.  —  Ce  cpie  dit  l'Ilote.  —  L'église 
de  Varennes.  —  Ce  qu'on  trouve  dans  les  paysaj;es  de  Cliani- 
pague.  —  Chiiloiis.  —  La  (  allu-drale.  —  Noti-e-Uame.  —  Le 
giK'tlicr. —  Le  voyageur  ilil  des  choses  1res  rls(|uées  à  propos 
d'un  petit  gan mi  loi  I  l.ii.l  (pii  est  dans  ini  clocher. —  Les  au- 
tres églises  <lc  CIkiIous  —  I.'jloi.ldc-Villc.  — (Jnels  sont  les 


DU  PRILMIER  VOLUME.  3?.l 

animaux  assis   devain  la  fariulc.   —  NoIre-Dame-de-rÉpiuc. 

—  Le  puils  miraculeux.  —  Fauiiliarité  du  iclégraplie  avec 
Noire-Dame.  —  Un  orage.  —  Sainte-Meuehould.  —  Beautés 
épiques  de  la  cuisine  de  Vlwtel  de  Metz. —  L'uiscaii  endormi. 

—  Éloge  des  femmes  à  propos  des  aulierges.  —  Paysages.  — 
Hymne  .T  la  Champagne.  49 


LETTRE  QUATRIEME. 

DR   VILLERS-COTTERETS   A   LA   FRONTIÈRE. 

Le  ilernier  calembour  de  Louis  XVIII.  —  Dangers  qu'on  peut 
courir  dans  un  tire-botles.  —  La  plaine  de  Soissous  vue  le 
soir.  —  Le  voyageur  regarde  les  étoiles.  —  Celui  qui  passe 
contemple  ce  ([iii  demeure.  —  L  C.  —  .Soissons.  —  Phrase  de 
César.  —  Mot  de  Napoléon. —  Silhouette  de  SaiiU-.Ieau-des- 
Vignes.  —  Le  voyageur  voit  une  voyageuse.  —  Sombre  ren- 
contre. ^  Vénus.  —  Paysage  crépusculaire.  —  Ce  qu'on  voit 
de  Reims  eu  malle-poste. — La  Champagne  parfaitement  pouil- 
leuse. —  Rethel.  —  Où  donc  est  la  forêt  des  Ardennes?  —  De 
qui  le  déboisement  est  fils.  —  Mézières.  —  Ce  qu'on  y  cher- 
che. —  Ce  qu'on  y  trouve.  —  Le  miracle  de  la  ljond)e.  — 
Comment  un  dieu  devient  un  saint.  —  Sedan.  —  Le  voyageur 
se  recueille  et  (  lierclic  des  (  lioscs  dans  son  esprit.  —  Une 
médiocre  statue  an  lieu  d'un  beau  cliàleau.  —  Sedan  y  perd. 
Turenne  n'y  gagne  piis.  —  .\ucune  trace  du  Sanglier  des  Ar- 
dennes. —  Cinq  lieues  à  pied.  —  Vu  ])eu  de  Meuse.  —  On 
com-t  après  un  verre  d'eau,  on  tombe  sur  un  saucisson.  —  Un 
goitreux. —  Cliarlcville.  —  La  place  ducale  et  la  place  royale. 
—  Rocroy.  —  Les  dialogues  nocturnes  (pi'on  rnteiul  en  dili- 
(;ence. —  Un  carilliin  se  mêle  à  l.i  cunversalion,  dans  la  bonne 
i-t  évidente  inlenlion  de  dési'inuivei-  le  voya(]eur.  —  rnirée  à 
r.lvel.  7:{ 


,12  2  TAHLI" 


LETTRE  C1N0U1I-:ME. 

OIVET. 

Les  deux  Givet.  —  Uisserlalion  sur  les  architccles  et  les  crucliei 
à  propos  (les  clocliers  flamands. —  Givet  le  soir. —  Paysage. — 
I.a  tour  du  Petit-Givet.  —  Jusc  Guticrez.  —  Ce  qu'on  peut 
trouver  dans  trente-deux  lettres.  —  Ce  qu'on  peut  voir  sur 
l'imncriale  de  la  dilij;ciue  Van  Gend.  99 


LETTRE  SIXIEME. 

LES   BORDS   DE    LA    MEl'SK.  —  DIN.XNT.  —  N.\MUR. 

Paysage  de  la  Meuse.  —  la  Lesse. —  La  Rotiie  à  Bayard  —  Di- 
iiant. —  Choses  iiicoiivenaïues  que  fait  une  petite  boinie  femme 
en  leire  cuite.  —  Encore  les  clochers,  les  cruches  et  les  ar- 
chitectes. —  Châteaux  ruinés.  Prière  des  morts  aux  vivants. 

Idées  que  ks  belles  tilles  perchées  sur  les  arbres  donnent 

aux  voyageurs  jucliés  sur  les  impériales.  —  Souvenirs  poéti- 
ques à  propos  de  Namni-  i-l  du  prince  d'Oiange.  —  Ce  qu'en- 
seigiu'nt  les  enseignes.  107 

LETTRE  SEPTIÈME. 

LES   UOUnS   DE    lA   >1EISE.  — IHY  —    LlÉOE. 

Les  beaux  ari)res  cl  les  beaux  iDiliers. —  Li)uan{;e  à  Dieu,  Itlàine 
à  l'homme.  —  Sanson.  —  .\rdenties.  —  Le  voyageur  donne 
un  sage  conseil  ."i  M.  le  curé  de  Selayen.  —  Huy.  —  Coin  de 
l.-ire  iuiic-u\  (lii  l'un    i-.iollc-  du   \iii   licliie  hiit  :n  ce  itii   raisin. 


DU  l'IÎEMlEU  VOLLMli.  :i23 

—  Asiiecls  ilit  pays.  —  T:il)lratix  flanuiiiils.  —  Appioclii-s  <lr 
Liéfje.  —  Fijjiire  exlraordliiairc  et  cOrayaiitc  ([lie  prend  le 
paysajje  à  la  nuit  lonil)ce.  —  Ce  (jue  l'aiitetir  voit  eut  semblé 
à  Vifjjile  le  'rarlare  et  à  Dante  l'iMifcr.  —  Liéjje.  —  Ville  (jut 
ne  ressemble  à  aiietuie  aiilie.  —  11  \  a  îles  î;eiis  qtii  y  lisent 
le  Constiliitionncl.  —  Les  églises.  —  Saliit-I'anl.  Saint-Jean. 
Saint-Hubert.  Saint-Denis.  —  Le  palais  des  pi-inces-cvéques. 

—  Admirable  cour.  —  Maison  de  justice,  marelié   et  prison. 

—  Le  bourgeois  vollairien  a  trop  d'esprit;  le  bourgeois  utili- 
taire est  trop  béte.  —  Ksiampes  en  l'iionneiu-  des  alliés  de 
1814.  — Désastres  de  noire  {[raunnaire  et  massacre  de  notre 
orthographe.  1 1" 


LETTRE   HUITIEME. 

LES  BOHUS  DE  LA  VESDKE.  —  VEKVIERS. 

Le  vovafjenr  apaise  une  cpu'ielle  en  se  sacrifiant  el  en  se  salis-» 
faisant.  —  Paysage  de  la  Vesdre.  —  Eglogues.  —  Les  vers 
il'Ovide  mis  en  scène  par  le  bon  Dieu.  —  Quartiers  de  ro- 
chers qui  pleuvenl.  —  Ne  traversez  pas  une  idylle  dans  la- 
quelle on  fait  lui  chemin  de  fer.  — Vervier.s.  —  Les  Irois  quar- 
tiers de  Vefviers.  —  Le  marniol  l'I  la  pipe.  —  ^Mallieureuse 
ville  si  les  cheminées  v  f'urninl  ( dinnie  les  enfanis.  —  Lim- 
bourg.  —  La   donani-,  la  guéiile,  la  fronlière.  l;{.'} 

LETTKE   NEUVIÈME. 

AIX-LA-CUAPKI.I.E.  —  I.K   TOMItEAU    PE   CIIAIII.E.MACNE. 

'Loin  ce  qu'est  AiN-la<  haiiillc.  —  (  ;liarliniii|;Mr  \  i-~\  rir  ri  y 
est  mort.  —  La  (>hapcllc.  -  Ari  lulec  inre  iln  purlail,  a  la- 
quelle   raulriii'  nirli'    une   palelilhcM',    —  Léjjcndc  du   iliidile 


32  i  TABI-L 

i[iil  csl  riionis  lirlc  (|iic  les  hiiiir;;cois  cl  An  iiiciinc  ijiii  a  [iliis 
d'esprit  ([iir  le  diiiljlc.  —  L:i  piirnillièsc  se  ((.'i me  cl  la  cIki- 
pcllc  se  rouvre,  —  Asj)(?cL  i\i-  réjjllsc.  —  Eiisciiiljlc.  —  Uc- 
lail.  —  Le  loinlicaii  de  C.liarleniagiie.  —  L'aiileiir  inxeclivc 
le  sysièmc  décimal.  —  Tout  ce  qu'il  y  a  dans  rarnioirc.  — 
li))]ouissciiicnt  et  admiration.  —  Où  sont  les  trois  couronnes 
de  Cliarlcmagne.  —  Autres  armoires.  —  Autres  trésors.  — 
La  chaire.  — Le  tlia;ur. —  L'orgue.  —  L'aigle  d'Othon  III. 

—  Le  cœtir  de  M.  Antoine  Berdolet.  —  Destinée  des  sarco- 
phages. —  Les  empereurs  ne  gardent  rien,  pas  même  un  toni- 
hcaii. —  Charleniagne  prend  son  sarcophage  à  Auguste. —  Bar- 
))eroussc  prend  sa  chaise  à  Charleniagne. —  Le  Hochinuustcr. 

—  Le  fauteuil  de  marhre.  —  Comment  était  Charlemagiic 
dans  le  sépulcre.  —  Profanation  de  Barheroussc.  —  Mort  de 
Barherousse.  —  Bruits  ipii  courent  sur  sou  compte  depuis 
si.x  rcnis  ans.  —  L'auteur  refait  le  tondieaii  de  Charlemague. 

—  Visite  de  l'empereur  en  ISOi.  - —  Napoléon  devant  le  fau- 
teuil de  Charleniagne.  —  Visite  des  empereurs  et  des  rois 
alliés  en  18 li.  —  Ra|)prochemeuts.  —  De  rpii  l'autetir  tient 
tous  CCS  détails.  —  Le  sapeur  du  .36'^  régimcnl.  —  Les  chals- 
nioines.  —  îNc  riez  pas  des  noms  populaires  avant  d'avoir 
examiné  les  noms  arislocralitpics.  —  L'Hôlcl-de-VilIc.  — La 
leur  de  Graiius.  —  Bêveric  crépusculaire.  139 


LETTRE  DIXIÈME. 

COLOGNE. 

Tout  (•<•  f[uc  l'auteur  n'a  pas  vu  à  Cologne.  —  Droits  régaliens 
des  uniformes  hlcus  avec  collets  orange  sur  les  valises  et  sacs 
de  nuit.  —  Qu'à  Colnjjne  il  ne  faut  pas  se  loger  à  Cologne. 
—  Le  voyageur  va  au  hasard.  —  Bencontrc  d'un  poète  et 
d'une  tour.  —  Le  Ijrin  d'herbe  ronge  les  cathédrales,  —  Aj)- 
parilioii  (lu  di'ime  d<;  Cologne   au  crépuscule.  —  Cn  paysage 


DU  l'ULMlLK  VOLLME.  32 J 

rélrospeulit.  —  Le  voyageur  regarde  en  arrière  et   ne   pousse 
aucun  cri  d'admiration.  —  Effets  de  jupons  co.irls.—  Uescrip- 
llon  d'un  musicien.  —  Description  d'un  chasseur.  —  Les  qua- 
ire  dieux  G.  —  Pourciuoi  on  paye  si  cher  à  Vlwtel  de  l'Em- 
,,e.-e«r  d'Aix-la-Chapelle.  —L'auteur  se  voit  aux  vitres  d'un 
libraire  el  donne  sa  mahdietion  k  toutes  les  caricatures  ciu'on 
vend  comme  étant  ses  portraits.— L'auteur  dit  ut.  mal  affreux 
des  éditeurs  (jui  publient  celi%re.  —  Grandeur  des  servi.tlcs 
en   Ailemaone.  —  Immensité  des  draps.  —  Quebp.es  détails 
touchant  les  hôtelleries.  —  Gratte/,  le  Français,  vous  trouver 
l'Allemand.—  Seconde  visite  à  la  cathédrale.  —  Cruelle  ex- 
irémilé  où   sont  réduits  aujourd'hui    les   va-uu-pieds.   —  Li- 
térieur  de  l'église.  —  Impression  désagréable    et  singulière. 
—  Mariage  mal  assorti  du  tapage  et  du  r.cueillenieni.  — Les 
verrières.  —  A  quoi  sert  un  rayon  de  soleil.  —  Cowes  Einiin- 
,[i,s.—  L'auteur  fait  le  pédant.  —  L'auteur  se  livre  à  sa  niaiiic; 
et  examine  chaque  pierre  de  l'église.  —  Ce  qui  empêche  l'ar- 
chevêque de  Cologne  de   cacher  sou    àgc.  —   Importance  cl 
beauté  du  choeur.  —  Détail.  —  L'auteur  ne  laisse  pas  é(ha|i- 
per   l'occasion   de  «e   faire   des   ennemis  de  tons  les  l)edcau\, 
custodes,  mu-guilliers  et  sai  rislains  de   Cologn.'.   —    Le  luin- 
beau   des  Trois  Mages.   —   .Néant   d.s  ehnses   à   propos   d'an 
clou   dans  un  pavé.  —  Il  ne  reste  de  répila[)he   ri  ,\u  blason 
de  Marie  de  Médicisipu-  de  quoi  déchirer  la  bon.-  de  l'auteur. 

Le  logis  d'Ibach,  Sierngasse  ,  n.  10.  —  L'auteur  saisit  avec 

empressemenl  l'occasion  de  se  faiie  un  iimemi  irrécoiuiliable 
de  l'architecte  actuel  de  la  cathédrale  <le  Cologne.—  L'Môlel- 

de-Ville.   Mode  particulier  de   croissance  et  de  végétation 

des  Ilôtels-ile-Ville.  —  Couunenl  est  coustruile   la   Maison   île 

Ville  de   Cologne.   —  Viriles.   —  L' iir,  pouvani  se  laiie 

un  ennemi  niorlel  de  l'an  liilecle  ai  Uni  de  l'Ilolel-de-Ville 
de  Paris,  n'a  garde  d'en  négliger  l'occasion.  -Qu'avait  donc 
fait  Corneille  à  ce  monsieur  qui  a  xécii,  il  ce  ipi'd  parait, 
dans  ces  derniers  temps,. 1  ipi'mi  appelai!  monsieur  Andrieux? 
—  Le  vo)a(;eui  an  iiaiil  du  li.IlK.i.  —  Co|oi;nr  a  vol  d'oiseau. 

■^8 


3'2(;  TABLli 

—  Viii{jl-sept  éjjliscs.  —  L'diilcur  coiisidcic  un  jjorclie  avec 
aiiiuur,  comme  il  sied  de  roiisidërer  les  porches.  —  Après  un 
porche,  un  porc. —  Un  porc  épique. —  La  grande  liarangue 
ihi  i)elil  ^icillard. — nous  aime,  j'ai  [)resrjue  dit  nous  at- 
tend. —  L'auleur  prend  la  liberlé  de  refaire  la  vignette  que 
M.  Jean-Marie  Farina  colle  siu'  ses  boîtes  d'eau  admirable  de 
Cologne.  ItiO 


LLTTRE   ONZIEME. 

.\    Pnoi'OS   DE   LA   MAISON   IBACH. 

l'iiilosopllie.  —  Comment  les  cau«es  se  comportent  pour  pro- 
duire les  cFFel.s.  —  Curiosités  du  hasard. —  Leçons  de  la  Pro- 
\idence.  —  Chaos  d'oii  se  dc{;age  un  ordre  profond  et  ef- 
frayant. —  Ra])procheincnls.  —  Kdairs  inattendus  et  jaillis- 
sants. —  Un  reproclie  au  roi  Cliarles  I"^. —  Une  question  sur 
Marie  de  Mcd!cis.  —  Louis  .\IV.  Grande  figure  dans  une 
gloire.  201 

LETTRE  DOUZIÈME. 

A   l'UOl'OS   Di:    MISÉE   WALLRAF. 

Biographie,  monographie  et  épopée  du  pourboire.  —  L'eslafier. 
—  Le  coiiducleur. —  Le  [Mislillon. —  Le  (;rand  drôle. —  L'autre 
drôle.  —  Le  brouellciu'.  —  Celui  qui  a  ap|)orlé  les  effets.  — 
La  vieille  femme.  —  Le  lahleau,  le  rideau,  le  bedeau.  — 
L'individu  grave  et  triste.  —  Le  <-ustode.  —  Le  suisse.  — 
Le  sacristain.  — La  face  qui  apparaît  au  judas. —  Le  sonneur. 
■ —  L'être  importun  qui  vous  coudoie. —  L'explicateur.  —  Le 
baragouin.  —  !.,a  fabrique.  —  Le  jeune  j;aillard.  — ■  Lncorc 
!<•    bedeau.    —    Kncorc    l'estalier.    —   Le    domestique.  —  Le 


DU  PRKMIER  VOLUME.  327 

jjarçon  irpciirie.  —  Le  fadeur.  —  Le  f|oiiv<  riiemeiit.  — 
<c  iN'oiibliez  pas  que  tout  pourboire  iloil  être  au  moins  une 
pièce  d'arjjenl.  "  21 1 

LETTRE  TREIZIÈME. 

ANDEnNACd. 

Le  voyageur  se  nie(  à  la  fenêtre.  —  Il  caractérise  d'un  mot 
profonil  la  iiiajjnifi(pte  architecture  île  la  Barrière  du  Trône 
à  Paris.  —  A  quoi  bon  avoir  été  l'empereur  Valentinien.  — 
Quand  on  rencontre  un  bossu  souriant ,  faut-il  dire  quoique 
ou  parce  fjiie?  —  L'n  rêve  trouvé  en  marchant  la  nuit  dans 
les  ciiainps.  —  Paysages  qui  se  déforment  au  crépuscule. — 
La  pleine  lune.  —  Qu'est-ce  qu'on  voit  donc  là-bas?  —  Le 
bloc   mystérieux  au  haut  de   la  colline.  —  Le  voyageur  y  va. 

—  Ce  que  c'était.  —  Le  voyageur  frappe  à  la  porte.  —  S'il 
y  a  qiielqu'iui  ,  il  ne  répond  pas.  —  L'armée  fif  Snmbre-el- 
Meiise  à  son  (jénéral,  —  Hoche,  Marceau,  Bonaparte.  —  Dans 
quelle  chandjie  le  voy.ngeur  entre.  —  Ce  que  lui  montre  le 
clair  de  bine.  —  H  regar<lc  dans  le  trou  où  pend  un  bout  de 
corde.  —  Ce  (|u'il  croit  cntcmlre  dire  à  une  voix.  —  Il  re- 
loiirne  à  Audernacli.  —  Le  Noyageur  déclare  que  les  touristes 
sont  des  niais.  —  Les  beautés  d'Andernacb  révélées.  —  L'é- 
glise byzantine.  —  .\t(ention  cpie  prêtaient  à  un  verset  <le  Job 
quatre  enfants  et  un  lapin.  —  L'église  gothitpie.  —  Ce  (|ue 
les  chevaux  prtissiens  demandent  à  la  sainte  Vierge.  —  La 
lotir  vedette.  —  L'auleur  dit  (pielipies  paroles  aimables  à 
une  fée.  '>i\ 

LETTRE  QUATORZIÈME. 
i.K  nni\. 

Diverses    dt'ebirations    d'amour    a    des  c  Ijo^^cs    de    la    erralinu. 

—  L'ainrur    rile    llnile.'iu.    —    I  ii  oiilie  île     Iihi~     les     neuves. 


358  TABLF, 

—  Histoire.  —  T,es  volcans.  Les  (k'iles.  —  Les  Roniuins.  •— 
Les  colonies  romuiiies.  —  Quelles  ruines  il  y  avait  sur  le 
Piliin  il  y  a  iloiize  cents  ans.  —  Ciiaileniafjnc. —  Fin  ihi  Rliin 
liislorinue.  —  Conimencenient  ihi  lUiiu  fabuleux. —  Mytlio- 
lojjie  (jothique. —  Fourraillenient  îles  léfjeucles.  —  Le  hideux 
cl  le  ciiarniant  mêles  sous  mille  formes  clans  une  lueur  fan- 
laslinue.  —  Dénombrement  tics  fijjures  cliimériques.  —  Les 
fai)les  j)àlissenl  ;  le  jour  se  fait  ;  riiisloirc  reparaît.  —  Ce  que 
font  tjuatre  liommes  assis  sur  une  pierre. —  Rliens.-— Triple 
naissance  «le  trois  {{randes  choses  presque  au  même  lieu  et 
au  même  moment.  —  Le  Rhin  religieux  et  militaire.  —  Les 
princes  ecclésiasticpies  conq)osés  des  mêmes  êlciueuls  que  le 
pape.  —  Qui  se  développe  empiète.  —  Les  comtes  palatins 
protestent  j)ar  le  moyen  des  comtesses  palatines.  —  Llahlis- 
semenls  des  ordres  de  chevalerie.  —  Naissance  des  villes 
marchandes.  —  Brigands  gigantesques  du  Rhin.  —  Les  Bur- 
graves.  —  Ce  que  font  pendant  ce  temps-là  les  choses  invi- 
sibles.—  Jean  Huss.  —  Doucin.  —  Un  fait  naît  à  Nuremberg. 
—  Un  autre  fait  naît  à  Strasbourg.  — La  face  du  monde  va 
changer.  —  Hymne  au  Rhin.  —  Ce  que  le  Rhin  était  pour 
Homère,  —  pour  Virgile,  —  pour  Shakspeare.  —  Ce  qu'il 
est  pour  nous.  —  A  qui  il  est.  —  Souvenirs  historiques. — 
Pépui-le-Bref. —  L'empire  de  Charlemagne  comparé  à  l'em- 
pire de  Napoléon.  —  Explication  de  la  façon  dont  s'est  dislo- 
(iiu'^,  de  siècle  en  siècle  et  lambeau  par  lambeau  ,  l'empire 
de  Charlemagne.  —  Coiument  Napoléon  disposa  le  Rhin  dans 
la  partie  qu'il  jouait.  —  Itécapitulation.  — Les  ipiatre  phases 
du  r.biii.  —  Le  liliiii  syndxilicpu-.—  A  quel  grand  fait  il  res- 
Mtnble.  •^^"' 

LETTRE   QUINZIÈME. 

LA    SOURIS. 

D'où   xicnnciil   les  W-s  du  ciel  et  les  s,.uriies  .les  femmes.— 

[   n  liililciiM.  —   V,.|Mii(li.  —  l.'aulinr   rc  ni'iil.-    une   fdiilc  de 


DU  pr.KMIER  YOLTTME.  359 

mauvais  propos  loiitlianl  une  ruiiio  qui  fait  bcaucoui)  jaser 
sur  son  compie.  —  L'ne  sombre  aveuiure.  —  Maxime  géné- 
rale :  ne  redemandez  plus  une  cloclic,  quand  elle  est  d'argent, 
à  celui  qui  l'a  volée,  quand  il  est  prinre.  —  Ce  que  c'est  que 
la  montagne  voisine. —  A  quoi  songeait  le  congrès,  en  1815, 
de  donner  aux  Borusses  le  pays  des  Uliiens?  —  Le  voyageur 
monte  l'escalier  (ju'ou  ne  monte  plus.  —  Un  paysage  du  Hliin 
à  vol  d'oiseau.  —  Le  voyageur  réclame  et  demande  quelques 
spectres  de  houue  volonté.  —  Il  ne  réussit  qu'à  se  faire  siffler. 

—  Intérieur  de  la  ruine  mal  famée.  —  Description  minutieuse. 

—  Quatre  pages  d'un  portefeuille  —  Phœdnviux  et  /{iitoiya. 

—  Die  Mni'ixe.  — Que  tous  les  clials  ne  uianycnt  pas  toutes 
les  souris.  —  Le  voyageur  marche  sur  l'Iierlie  épaisse,  ce  iiiii 
lui  rappelle  des  choses  passées.  —  Il  rencontre  le  géin'e  fa- 
milier du  lieu,  Itfpiel  ne  lui  iiuintie  aucune  mt''clKmle  hu- 
meur. 261 

LliTTRE  SEIZIÈME. 

\  TRAVERS   CHAMPS. 

Il  arrive  au  voyageur  des  choses  effrayantes  et  siu'nalurelles.  — 
(Irimace  que  fait  le  géant.  —  Oit  l'on  voit  que  les  âmes  ne 
ilcdai[;neut  pas  le  bon  vin.  —  Férocité  des  lois  de  Aassaii.  — 
Le  voya|;eur  ne  sait  plus  oii  il  est.  —  Il  s'assied  n'importe  où  , 
avec  ime  montagne  sur  la  télc  et  un  nuage  sous  les  pieds.  — 
Il  voit  la  grande  ch.iuve-souris  invisible.  — Quatre  lignes  que 
ne  coniprendronl  pas  ceux  (pii  ne  comiaissent  point  Albert 
Durer.  —  l 'n  trou  se  fait  sous  ses  |)icds.  —  Ce  qn'd  y  voit,     "i";! 

I.ETTHR   DIX-SEPTIÈME. 

SAIM'-r.OAR. 

Onxilwus  ziir  l.ilif.  — Oii  il  I'hiU   si'  placer  pour  \(iii    lis  snhlat'; 

lll'    M.    (le    \  Ksau.   llvullir     .1M\    IIMIIIIIols    Iclll Il     (.1111 


330  TABLE 

que  M.  de  Nassau  ail  liicii  besoin  de  qualre  florins.  —  Die 
I\<il7..  —  Rolidaii  Clnnicliiicki. —  Trois  pages  sur  le  eliat.  Un 
iiKit  sur  le  diieii.  —  L'aitleiir  clierclie  à  faire  du  lorl  à  un 
l'clio.  —  Lurley.  —  Où  le  lecteur  apprend  ce  que  c'était 
qu'une  galère  de  M;illc.  — Ciiose  que  les  liabilanis  détlaigncnt 
el  que  doivent  reciicrclier  les  voyageurs.  —  La  Vallée  Suisse. 

—  Figures  de  Rome,  de  la  Grèce  et  de  l'Inde  qui  apparais- 
sent à  l'auteur  dans  ce  pays  des  barbares.  —  Le  Ueiclienberg. 

—  Histoire  de  la  petite  fée  grosse  comme  une  sauterelle  et  du 
géant  qui  croit  avoir  sur  sou  dos  un  nid  de  diables.  —  Pour- 
quoi ou  est  forcé  d'apporter  son  rasoir  à  Bacharacli.  —  Le 
llheiufels.  —  Ici  l'auteiu-  explique  pour  qui  les  bombes  et  les 
boulets  ont  des  façons  polies  et  coiu-toises.  —  Considérations 
philosophiques  sur  le  mille  prussien,  l'heure  de  marche  turque 
et  la  légua  d'Kspagne.  —  Obcrwesel.  — Les  sept  filles  chan- 
gées en  rochers.  —  Le  voyageur  rencontre  et  décrit  en  ento- 
mologiste profond  la  plus  grande  des  araignées  d'eau.  — 
Souper  allemanii  conipli(uié  d'un  hussard  français.  279 

LETTRE   DIX-HUITIÈME. 

BACH.AR.^CFI. 

Les  harmonies  des  vieilles  femmes  et  des  rouets.  —  Ba<^harach. 
' — Bric-à-brac.  —  Les  girouettes  el  les  tourelles. -— Les  goî- 
ireiix  et  les  jolies  tilles.  —  L'auteur  est  jdoiigé  dans  l'admira- 
tion.—  Une  des  malices  ([ne  Sibo  de  Lorcli  faisait  aux  gnomes. 

—  A  ville  sévère  ,  paysage  féroce,  —  L'auteur  laisse  entrevoir 
sa  haine  pour  les  façades  blanches  à  contrevents  verts. — Il 
appelle  effioyable  ce  ([u'il  trouve  admirable.  — Où  diable  une 
marciiande  de  modes  v.T-l-elle  se  nicher?  —  L'auteur  se  soii- 
\lciil  (le  ce  (pie  Tiiés('c  dit  au  lion  dans  le  Sonqr  d'iaie  nuit 
il'i'lé.  —  Le  inlclfs  Gifpliit.  —  Les  grâces  de  Bacharacli.  — 
(Jiialri;  mots  sur  Frédciic  II.  —  l'.lfct  ipie  fait  nu  \nyagcur 
aii\  {;eiis  (le  Bacharacli.  —  L'I'.nrupc  ,  la  clvili-^iilioii  et  le  dix- 


DU  PREAIItll  VOLUME.  331 

iieiiviùmc  siècle  accroches  à  un  clou  dans  un  cabiiiel.  — 
Symploines  graves.  —  Ce  que  c'était  que  cette  chose  gaie  , 
jolie  cl  chaniiaïUe  que  l'auteur  avait  sous  sa  croisée.  —  Saiut- 
Weiner.  297 

LETTRE  DIX-NEUVIÈME. 

FEUEn  !    FEUEP.  ! 

CoiHineiit  ou  est  réveillé  à  Dacliararh.  —  Coniiueul  ou  est  ré- 
veillé à  Lorcli.  —  L'échelle  du  diahle.  —  Gilfjeu.  —  La  tce 
Ave.  —  Le  chevalier  Ile|)|iiiis.  —  L'auteur  va  eu  Chine.  — 
L'auleur  recomiuande  Lorch  aux  ivrognes.  — Coniuient  il  se 
fait  qu'une  feuille  de  papier  hlaiic  devieiil  rou(;e.  —  L'auteur 
ouvre  sa  croisée.  —  l'.H'ravanl  spectacle  cpi'il  voit.  —  Feiier! 
Feuer! —  Silhouet:es  de  yens  en  chemise.  —  L'auteur  monte 
dans  le  jjrenier.  —  Le  .spectacle  reste  effrayant  et  devient  iiia- 
{jnihquc.  —  L'auteur  assiste  ,t  la  plus  éternelle  de  toutes  les 
luttes  et  au  plus  ancien  de  tous  ks  combats.  —  Paysage  vu  à 
travers  cela.  —  (Jrande  chose  pleine  de  petites,  comme  toutes 
les  grandes  choses.  —  Feux  de  veuve.  —  Croisées  qui  ."('ou- 
vrenl  et  qui  se  ferment.  —  Les  flauMues  hieues. —  Les  pou- 
tres qui  se  dandinent.  —  Le  ])apier  à  lleius.  —  Première 
l)ucoli(pie  ,  le  l'>eij;ei-  qui  joue  avec  la  Iicij;èrc. —  Deiixiènu; 
Jjllcol;(jue,  l'Arhrc  (|ui  joui:  avec  h:  Feu.  —  Les  aiijjlaises.  — 
I-es  niarniols.  — La  catastrophe.  —  Ce  ipii  reste  de  la  chose 
a  quatre  heures  <lu  matin.  —  Propreté  di's  servantes.  —  Pro- 
bité des  paysHiis.  —  Histoire  de  l'anglais  (|iii  smqie  et  qui  se 
coiiehe  et  ipii  ne  se  dérange  pas.  307 


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!sai-vt-de:^is.   -  typographie  de  pketot  et  drouakd.