LE RHIN J
LETTRES A UN AMI
PAR
VICTOR HUGO
TOME TROISIÈME
PARIS
AU SIEGE DE La BOC1ÉTÉ POUR L'EXPLOITATION l»ES OBl'VHI
i»r. ViCTOH HUGO,
(Ml/. DURIEZ ET C",
l'ilir McillMi'llr l.-|'i i.M .
IS4S
ffi.
V.
•
LE RHIN
PARIS. IMP. SIMOH RAÇON ET COMP. , RUE H l.liFL l.ill, I.
LE RHJN
LETTRES A U> AMI
Y ICTOK 11 l Cï O
1)1. I. ACADÉMIE FRAHÇAJSbi
TOMK TROISIÈME
PARIS
\c sn'i.h uu i.a société poi i. l'exploitation dj s ŒUVRES DH riCTOB HCCO
CHEZ DURIEZ ET O
rue monsieur i,40
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1839.
m.
LETTRE XXIX.
STRASBOURG.
Ce qu'on voit d'une fenêtre de la Maison-Rouge. — Parallèle
entre le postillon badoi» et le postillon français, où l'un
,,,,, ne se montre pas aveuglé par l'amour-propre national.
— Une nuit horrible. —Nouvelle manière d'être tiré a quatre
.hcviniN. D.-sti ii»ti«.i. complète el détaillée de la ville de Se-
janne. Peinture approfondie el minutieuse de Pbalsbourg,
Vitry-sur-Marne. — Bar-le-Duc. — L'auteur fait des plati-
tudes aux naïade*. ~ Tout être a l'odeur de ce qu'il '"■'"(:•■-
'Il rie de l'architecture et du climat. — Haute statistique à
propos des confitures de Bar. — L'auteur songe à nne chose
qui disait la joie d'un enfant.— Paysages.— Ligny.— Tonl.—
La cathédrale. — L'auteur dit son fait à la cathédrale d'Or-
léans, — Nancy. — Croquis galant de la place de L'Hôlel-de-
\ ille. — Théorie et apologie dn rococo. — Réveil en malle-
poste au point du jour. — Vision magnifique. — La c6te de
Saverne. — Paragraphe qui commence dans le ciel el qui finit
dans un plat h barbe. — Les paysans. — Les rouliers. —
Waaseloone. —La routa tourne. — apparition du Munster.
Stras! in , ,'iomi.
Mo voilà à Strasbourg, mon ami. J'ai ma fenêtre
ouverte sur la place d'Armes. J'ai à ma droite un
bmiquel d'arbres, à ma gauche le Munster, donl les
4 LETTRE XXIX.
cloches sonnent à toute volée en ce moment ; devant
moi au fond de la place une maison du seizième
siècle, fort belle, quoique badigeonnée en jaune
avec contrevents verts; derrière celte maison, les
hauts pignons d'une vieille nef où est la bibliothè-
que de la ville; au milieu de la place, une baraque
en bois d'où sortira , dit-on , un monument pour
Kléber; tout autour, un cordon de vieux toits assez
pittoresques ; à quelques pas de ma fenêtre , une
lanterne-potence au pied de laquelle baragouinent
quelques gamins allemands, blonds et ventrus. De
temps en temps, une svelte chaise de poste anglaise,
calèche ou landau , s'arrête devant la porte de îa
Maison-Rouge — que j'habite, — avec son pos-
tillon badois. Le postillon badois est charmant; il a
une veste jaune-vif, un chapeau noir verni à large
galon d'argent, et porte en bandoulière un petit cor
de chasse avec une énorme touffe de glands rouges
au milieu du dos. Nos postillons, à nous, sont hi-
deux ; le postillon de Longjumeau est un mythe ;
une vieille blouse crottée avec un affreux bonnet de
coton, voilà le postillon français. Maintenant, sur le
tout, postillon badois, chaise de poste, gamins alle-
mands , vieilles maisons , arbres , baraques et clo-
cher, posez un joli ciel mêlé de bleu et de nuages ,
et vous aurez une idée du tableau.
J'ai eu, du reste, peu d'aventures; j'ai passé
deux nuits en malle-poste , ce qui m'a laissé une
STRASBOURG. S
haute idée de la solidité de notre machine humaine.
C'est une horrible chose qu'une nuit en malle-
poste. Au moment du départ tout va bien, le pos-
tillon fait claquer son fouet, les grelots des chevaux
babillent joyeusement, on se sent dans une situation
étrange et douce , le mouvement de la voiture
donne à l'esprit de la gaieté et le crépuscule de la
mélancolie. Peu à peu la nuit tombe, la conversa-
tion des voisins languit , on sent ses paupières s'a-
lourdir, les lanternes de la malle s'allument, elle
relaie, puis repart comme le vent, il fait tout à fait
nuit, on s'endort, c'est précisément ce moment-là
que la route choisit pour devenir affreuse ; les bos-
ses et les fondrières s'enchevêtrent ; la malle se met
à danser. Ce n'est plus une route , c'est une chaîne
de montagnes avec ses lacs et ses crêtes, qui doit
faire des horizons magnifiques aux fourmis. Alors
deux mouvements contraires s'emparent de la voi-
ture et la secouent avec rage comme deux énormes
mains qui l'auraient empoignée en passant : un
mouvement d'avant en arrière et d'arrière en avant,
et un mouvement de gauche à droite et de droite à
gauche, — le tangage et le roulis. Il résulte de celte
heureuse complication que toute secousse se multi-
plie par elle-même à la bailleur des essieux , el
qu'elle monte à la troisième puissance dans l'inté-
rieur de la voiture ; si bien qu'un caillou gros
comme le poing vous f.iit COgner huit fois de suite
i.
r, lettre xxix.
la tête au même endroit, comme s'il s'agissait d'y
enfoncer un clou. C'est charmant. A dater de ce
moment-là, on n'est plus dans nue voiture, on est
dans un tourbillon. Il semble que la malle soil en-
trée en fureur. La confortable malle inventée par
M. Conte se métamorphose en une abominable pa-
tache, le fauteuil-Voltaire n'est plus qu'un infâme
lape-cul. On saute , on danse , on rebondit , on re-
jaillit contre son voisin , — tout en donnant. Car
c'est là le beau de la chose, on dort. Le sommeil
vous tient d'un côté , l'infernale voiture de l'autre.
De là un cauchemar sans pareil. Rien n'est compa-
rable aux rêves d'un sommeil cahoté. On dort et
l'on ne dort pas, on est tout à la fois dans la réalité
et dans la chimère. C'est le rêve amphibie. De temps
en temps on entr'ouvre la paupière. Tout a un as-
pect difforme, surtout s'il pleut, comme il faisait
l'autre nuit. Le ciel est noir, ou plutôt il n'y a pas
de ciel, il semble qu'on aille éperdument à travers
un gouffre; les lanternes de la voiture jettent une
lueur blafarde qui rend monstrueuse la croupe des
chevaux ; par intervalles , de farouches tignasses
d'ormeaux apparaissent brusquement dans la clarté,
et s'évanouissent; les flaques d'eau pétillent et fré-
missent sous la pluie comme une friture dans la
poêle ; les buissons prennent des airs accroupis et
hostiles; les tas de pierres ont des tournures de ca-
davres gisants; on regarde vaguement; les arbres
STRASBOURG . 7
de la plaine ne sont pins des arbres, ce sont des
géants hideux qu'on croit voir s'avancer lentement
vers le bord de la route ; tout vieux mur ressemble
à une énorme mâchoire édentée. Tout à coup un
spectre passe en étendant les bras. Le jour, ce se-
rail tout bonnement le poteau du chemin, et il vous
dirait honnêtement : Route de Coulommiers à
Sèzanne, La nuit, c'est une larve horrible qui
semble jeter une malédiction au voyageur. Et puis,
je ne sais pourquoi on a l'esprit plein d'images de
serpents ; c'est à croire que des couleuvres vous
rampent dans le cerveau; la ronce siffle au bord du
talus comme une poignée d'aspics ; le fouet du pos-
tillon est une vipère volante qui suit la voiture et
cherche à vous mordre à travers la vitre; au loin,
dans la brunie , la ligne des collines ondule comme
le ventre d'un boa qui digère, et prend dans les
grossissements du sommeil la figure d'un dragon
prodigieux qui entourerait l'horizon. Le vent râle
comme un cyclope fatigué, et vous fait rê?er à quel-
que ouvrier effrayant qui travaille avec douleur dans
les ténèbres. — Tout vil de celte vie affreuse que
les nuits d'orage donnent aux choses.
Les villes qu'on traverse se niellent aussi à dan-
ser, les rues moulent et descendenl perpendirulai-
rement, les maisons se penchent pèle-inèle sur la
voiture, el quelques-unes y regardcnl avec des yeux
de braise. Ce sont relies qui oui encore des fenêtres
écl.'lil'ées.
8 LETTRE XXIX.
Vers cinq heures du matin, on se croit brisé; le
soleil se lève, on n'y pense plus.
Voilà ce que c'est qu'une nuit en malle-poste, et
je vous parle ici des nouvelles malles, qui sont d'ail-
leurs d'excellentes voitures le jour, quand la route
est bonne, — ce qui est rare en France.
Vous pensez bien , cber ami , qu'il me serait dif-
ficile de vous donner idée d'un pays parcouru de
cette manière. J'ai traversé Sézanne, et voici ce qui
m'en reste : une longue rue délabrée , des maisons
basses , une place avec une fontaine , une boutique
ouverte où un homme éclairé d'une chandelle ra-
bote une planche. J'ai traversé Phalsbourg, et voici
ce que j'en ai gardé : un bruit de chaînes et de
ponts-levis, des soldats regardant avec des lanternes,
et de noires portes fortifiées sous lesquelles s'en-
gouffrait la voiture.
De Vitry-sur-Marne h Nancy, j'ai voyagé au jour.
Je n'ai rien vu de bien remarquable. Il est vrai que
la malle-poste ne laisse rien voir.
Vitry-sur-XIarne est une place de guerre rococo.
Saint-Dizier est une longue et large rue bordée ça
et là de belles maisons Louis XV en pierres de taille.
liar-le-Duc est assez pittoresque ; une jolie rivière y
passe. Je suppose que c'est l'Ornain; mais je n'af-
firme rien en fait de rivière , depuis qu'il m'est
arrivé de soulever toute la Bretagne pour avoir con-
fondu la Vilaine avec le Couasnon. Les naïades sont
STRASBOURG. 9
susceptibles, et je ne me soucie pas de me colleter
avec des fleuves aux cheveux verts. Mettez donc
(pie je n'ai rien dit.
A propos, j'ai fait tout ce voyage accosté d'un
brave notaire de province qui a son officine dans je
ne sais plus quelle petite ville du midi et qui va
passer ses vacances à Bade, parce que, dit-il, tout
le monde va à Bade, Aucun." conversation possi-
ble, bien entendu. Ce digne tabellion sent le papier
timbré comme le lapin de clapier sent le chou.
Du reste, comme le voyage rend causeur, j'ai es-
sayé de l'entamer de cent façons pour voir si je le
trouverais mangeable, comme parle Diderot. .le
l'ai ébréché de tous les côtés, mais je n'ai rien pu
casser qui ne fût stupide. Il y a beaucoup de gens
comme cela. .l'étais comme ces enfants qui veulent
à toute force mordre dans un faux bonbon; ils cher-
chent du sucre, ils trouvent du plâtre.
La ville de Bar est dominée par un immense co-
teau vignoble qui est tout vert en aoûl el qui, au
moment où j'y passais, s'appuyait sur un ciel loul
bleu. Rien de cru dans ce bien et (buis ce vert,
qu'enveloppait chaudement un rayon de soleil. Aux
environs de Bar-le-Duc la mode est que les maisons
de quelque prétention aient , au lieu de porte bâ-
tarde, un petit porche en pierre de taille, à plafond
carré, élevé sur perron. <.Vst assez joli. Vous savez
que j'aime à noter les originalités des architectures
10 LETTRE XXIX.
locales, je vous ai dit cela cent fois, quand l'archi-
tecture est naturelle et non frelatée par les archi-
tectes. Le climat s'écrit dans l'architecture. Pointu,
un toit prouve la pluie; plat , le soleil; chargé de
pierres, le vent.
Du reste, je n'ai rien remarqué à Bar-le-Duc, si
ce n'est que le courrier de la malle y a commandé
quatre cents pots de confitures pour sa vente de
l'année, et qu'au moment où je sortais de la \ille il
y entrait un vieux cheval éclopé, qui s'en allait sans
doute chez l'équarrisseur. Vous souvient-il de ce
fameux saval de notre douce enfant , de notre
chère petite D. , lequel est resté si long-temps ex-
posé à tous les ouragans et fondant sous toutes les
pluies dans un coin du balcon de la Place-Royale ,
avec un nez en papier gris, ni oreilles ni queue, et
plus rien que. trois roulettes ? c'est mon pauvre che-
val de Bar-le-Duc.
De Vitry à Saint-Dizier le paysage est médiocre.
Ce sont de grosses croupes à blé, tondues, rousses,
d'un aspect maussade en cette saison. Plus de la-
boureurs, plus de moissonneurs, plus de glaneuses
marchant pieds nus, tête baissée, avec une maigre
gerbe sous le bras. Tout est désert. De temps en
temps un chasseur et un chien d'arrêt, immobiles
au haut d'une colline, se dessinent en silhouette sur
le clair du ciel.
On ne voit pas les villages; ils sont blottis mire
STRASBOURG. il
les collines , dans de petites vallées vertes au fond
desquelles coule presque toujours un petit ruisseau.
Par instants on aperçoit le bout d'un clocher.
Une fois ce bout de clocher m'a présenté un as-
pect singulier. La colline était verte ; c'était du ga-
zon. Au-dessus de cette colline on ne voyait absolu-
ment rien cpie le chapeau d'étain d'une tour d'église
lequel semblait posé exactement sur le haut du co-
teau. Ce chapeau était de forme flamande. ( En
Flandre, dans les églises de village, le clocher a la
forme de la cloche.) Vous Voyez cela d'ici : un im-
mense tapis vert sur lequel on eût dit que Gargan-
tua avait oublié sa sonnette.
Après Saint-Dizier la route est agréable. Une
fraîche chevelure d'arbres se répand de tous les cô-
tés, les vallons se creusent, les collines s'etïlanqueui
et prennent par moments un faux air de montagnes.
Ce qui aide à l'illusion , c'est que parfois, et malgré
le joli aspect , la terre est maigre, le haut des col-
lines est malade et pelé. On sent que la terre n'a
pas la force de pousser sa sève jusque-là. Cela ne
grandit les collines qu'en apparence, mais enfin ceil
les grandit.
Une jolie ville, c'est Ligliy. Trois on qualie col-
lines en se rencontranl oui fait une \ allée en étoile.
Les maisons de l.i-nv sont toutes entassées au fond
(le cette vallée comme si «'Iles a\ainil «lissé (In haut
d.s eoUmes Cela fait un-' petite ville ratluâiite à
12 LETTRE XXIX.
voir; et puis il y a une jolie rivière et deux belles
tours eu ruine. Ces collines sont charmantes, elles
ont l'obligeance de forcer la malle-posie à monter
au pas, si bien que j'ai pu descendre, suivre la voi-
lure à pied et voir la ville.
J'ai des doutes à l'endroit de la cathédrale de
Toul. Je la soupçonne d'avoir quelque alïinité avec
la cathédrale d'Orléans, cette odieuse église qui de
loin vous fait tant de promesses et qui de près n'en
lient aucune. Cependant j'ai moins mauvaise idée
de l'église de Toul; il est vrai que je ne l'ai pas vue
de près. Toul est dans une vallée , la malle y des-
cend au galop , le soleil se couchait , il jetait un ad-
mirable rayon horizontal sur la façade de la cathé-
drale ; l'édifice a un aspect de vétusté singulière , il
a de la masse, c'était très-beau. En approchant j'ai
cru voir qu'il y avait au moins autant de délabre-
ment que de vieillesse, que les tours étaient octogo-
nes , ce qui m'a déplu , et qu'elles étaient surmon-
tées d'une balustrade pareille au couronnement des
tours d'Orléans , ce qui m'a choqué. Cependant je
ne condamne pas la cathédrale de Toul. Vue par
l'abside, elle est assez belle. Au moment où nous
passions le pont de Toul, mon compagnon de voyage
m'a demandé si la maison de Lorraine n'était pas la
même chose que la maison de Médicis.
Nancy, comme Toul, est dans une vallée , mais
dans une belle , large et opulente vallée. La ville a
STRASBOURG. 13
peu d'aspect ; les clochers de la cathédrale sont des
poivrières pompadour. Cependant je me suis récon-
cilié avec Nancy, d'abord parce que j'y ai dîné, et
j'avais grand faim; ensuite parce que la place de
l'Hôtel-de-Ville est une des places rococo les plus
jolies, les plus gaies et les plus complètes que j'aie
vues. C'est une décoration fort bien faite et mer-
veilleusement ajustée avec toutes sortes de choses
qui sont bien ensemble et qui s'entr'aidenl pour
l'effet : des fontaines en rocaille, des bosquets d'ar-
bres (aillés et façonnés , des grilles de fer épaisses ,
dorées et ouvragées, une statue du roi Stanislas, un
arc de triomphe d'un style tourmenté et amusant,
des façades nobles, élégantes, bien liées entre elles
et disposées selon des angles intelligents. Le pavé,
lui-même, fait de cailloux pointus, est à comparti-
ments comme une mosaïque. C'est une place mar-
quise.
J'ai vraiment regretté (pie le temps me manquât
pour voir en détail et à mon aise celle ville toute
dans le style de Louis XV. L'architecture du dix-
huitième siècle , quand elle est riche , finit par ra-
cheter son mauvais goût. Sa fantaisie végète el s'é-
panouit au somme I des édiûces en buissons de Qeurs
si extravagantes el si touffues que toute colère s'en
va el qu'oïl s'y acoquine. Dans les climats chauds,
à Lisbonne, par exemple, qui est .nissi une \ille
rococo, il semble que le soleil ail ai^i sur celle m-
lit.
14 LETTRE XXLV.
géuuion de pierre connue sur l'autre végétation. On
dirait qu'une sève a circulé dans le granit; elle b'j
est gonflée , s'y est fait jour et jette de toutes parts
de prodigieuses branches d'arabesques qui se dres-
sent enflées vers le ciel. Sur les couvents , sur les
palais, sur les églises, l'ornement jaillit de partout,
à tout propos, avec ou sans prétexte. Jl n'y a pas à
Lisbonne un seul fronton dont la ligne soit restée
tranquille.
Ce qui est remarquable , et ce qui achève d'as-
similer l'architecture du dix-huitième siècle à une
végétation, j'en faisais encore l'observation à Nancy
en côtoyant là cathédrale , c'est que , de même que
le tronc des arbres est noir et triste , la partie infé-
rieure des édifices pompadour est nue , morose ,
lourde et lugubre. Le rococo a de vilains pieds.
J'arrivais à Nancy dimanche à sept heures du
soir ; h huit heures la malle repartait. Cette nuit a
été moins mauvaise que la première. Étais-je plus
fatigué ? la route était-elle meilleure ? Le fait est
que je me suis cramponné aux brassières de la voi-
ture et que j'ai dormi. C'est ainsi que j'ai vu Phals-
bourg.
Vers quatre heures du matin, je me suis réveillé.
Un vent frais me frappait le visage , la voiture, lan-
cée au grand galop, penchait en avant, nous descen-
dions la fameuse côte de Saverne.
C'est là une des belles impressions de ma Aie. La
STRASBOURG. 15
pluie avait cessé, les brumes se dispersaient aux
quatre vents , le croissant traversait rapidement les
nuées et par moments voguait librement dans un
trapèze d'azur comme une barque dans un petit
lac. Une brise, qui venait du Rhin , faisait frisson-
ner les arbres au bord de la route. De temps en
temps ils s'écartaient et me laissaient voir un abîme
vague et éblouissant : au premier plan , une futaie
sous laquelle se dérobait la montagne ; en bas, d'im-
menses plaines avec des méandres d'eau reluisant
comme des éclairs ; au fond , une ligne sombre,
confuse et épaisse, — la Forêt-Noire, — tout un
panorama magique entrevu au clair de lune. Ces
spectacles inachevés ont peut-être plus de prestige
encore que les autres. Ce sont des rêves qu'on
touche et qu'on regarde. Je savais que j'avais sous
les yeux la France, l'Allemagne et la Suisse , Stras-
bourg avec sa flèche, la Forêt-Noire avec ses mon-
tagnes, le Rhin avec ses détours ; je cherchais tout,
je supposais tout et je ne voyais rien. Je n'ai jamais
éprouvé de sensation plus extraordinaire. Mêlez à
cela l'heure, la course, les chevaux emportés par la
pente, le hruil violent des roues, le frémissement
des vitres abaissées, le passage fréquent des ombres
des arbres, les souilles qui sortent le matin des
montagnes, une sorte de murmure que faisait déjà
la plaine, la beauté du ciel, et \mis comprendrai ce
que je sentais. Le jonr, cette vallée émerveille; la
nnii . elle fascine,
ir. LETTRE XXIX.
La descente se fait en un quart d'heure. Elle a
cinq quarts de lieue. — Une demi-heure plus tard,
c'était le crépuscule ; l'aube à ma gauche étamait le
bas du ciel, un groupe de maisons blanches couver-
tes de tuiles noires se découpait au sommet d'une
colline, le véritable azur du jour commençait à dé-
border l'horizon , quelques paysans passaient déjà
allant à leurs vignes, une lumière claire, froide et
violette luttait avec la lueur cendrée de la lune , les
constellations pâlissaient, deux des pléiades avaient
disparu , les trois chevaux du Chariot descendaient
rapidement vers leur écurie aux portes bleues , il
faisait froid, j'étais gelé, il a fallu lever les vil tes.
Un moment après le soleil se levait , et la première
chose qu'il me montrait , c'était un notaire de vil-
lage faisant sa barbe à sa fenêtre , le nez dans un
miroir cassé, sous un rideau de calicot rouge.
Une lieue plus loin , les paysans devenaient pitto-
resques, les rouliers devenaient magnifiques; j'ai
compté à l'un d'eux treize mulets attelés de chaînes
largement espacées. On sentait l'approche de Strasr
bourg, la vieille ville allemande.
Tout en galopant nous traversions Wasselonne,
long boyau de maisons étranglé dans la dernière
gorge des Vosges du côté de Strasbourg. Là, je
n'ai pu qu'entrevoir une singulière façade d'église
surmontée de trois clochers ronds et pointus , jux-
taposés, que le mouvement de la voiture a brus-
• STRASBOURG. 17
quement apportée devant ma vitre et tout de suite
remportée en la cahotant comme une décoration de
théâtre.
Tout à coup , à un tournant de la route , une
brume s'est enlevée, et j'ai aperçu le Munster. Il
était six heures du matin. L'énorme cathédrale , le
sommet le plus haut qu'ait bâti la main de l'homme
après la grande pyramide , se dessinait nettement
sur un fond de montagnes sombres d'une forme
magnifique, dans lesquelles le soleil baignait ça et
là de larges vallées. L'œuvre de Dieu faite pour les
hommes, l'œuvre des hommes faite pour Dieu, la
montagne et la cathédrale, luttaient de grandeur.
Je n'ai jamais rien vu de plus imposant.
LETTRE XXX.
STRASBOURG.
La cathédrale. — La façade. — L'abside. — L'auteur l'exprime
avec une extrême réserve sur le compte de sou emmenée
monseigneur le cardinal île Rohan, évêqne «le Strasbourg. ■ —
. — Les vitraux. — La chaire, — Les fonts baptismaux, —
— Deux tombeaux, — Quelques âneries à propos d'un anglais.
— Le bras gauche de la croix, — Le liras droit. — Le suisse
mal venu et mal nu-né. — Le Munster. — Qui l'auteur ren-
contre eu y moulant. — L'auteur sur le Munster. — Stras-
bourg à vol d'oiseau. — Panorama. — Statues des deux archi-
tectes du clocher de Strasbourg. — Saint-Thomas, — Le
tombeau du maréchal de Saxe. — Aulrcs tombeaux. — Au-
dessus du prêtre, le curé; au-dessus du curé, l'évoque; au-
dessus de l'évéque, le cardinal ; au-dessus du cardinal, le
pape) an-dessus du i>.i|>c, le sacristain, — Le gros bedeau
joufflu offre •< l'auteur de le conduire dans une cachette,
Un comte de Nassau ci une comtesse de Nassau sous verre,
— Quelle est la dernière humiliation réservée a l'homme.
Septembre,
Hier j'ai visitt'' l'église. Le Munster est véritable-
menl une merveille. Les portails de l'église sonl
beaux, particulièrement !<■ portail roman; il y i wir
50 LETTRE XXX.
la façade de très-superbes figures à cheval, la rosaco
est aoble et bien coupée, toute la face de l'église est
un poème savamment composé. Mais le véritable
triomphe de cette cathédrale, c'est la flèche, (l'est
une vraie tiare de pierre avec sa couronne et sa
croix. C'est le prodige du gigantesque et du délicat.
J'ai vu Chartres, j'ai vu Anvers, il me fallait Stras-
bourg.
L'église n'a pas été terminée. L'abside , miséra-
blement tronquée, a été arrangée au goût du car-
dinal de Rohan , cet imbécile, l'homme du collier.
Elle est hideuse. Le vitrail qu'on y a adapté a un
dessin de tapis courant. C'est ignoble. Les autres
vitraux sont beaux , excepté quelques verrières re-
faites, notamment celle de la grande rose. Toute
l'église est honteusement badigeonnée ; quelques
parties de sculpture ont été restaurées avec quel-
que goût. Cette cathédrale a été touchée par toutes
mains. La chaire est un petit édifice du quinzième
siècle, gothique fleuri, d'un dessin et d'un stxle
ravissants. Malheureusement on l'a dorée d'une
façon slupide. Les fonts baptismaux sont de la
môme époque et supérieurement restaurés. C'est
un vase entouré d'une broussaille de sculpture la
plus merveilleuse du monde. A côté, dans une cha-
pelle sombre , il y a deux tombeaux. L'un , celui
d'un évoque du temps de Louis V, est cette pensée
redoutable que l'art gothique a exprimée sous tou-
STRASBOURG. 21
tes les formes : un lit sous lequel est un tombeau,
le sommeil superposé a la mort , l'homme au cada-
vre, la mort à l'éternité. Le sépulcre a deux étages.
L'évéque , dans ses habits pontificaux et mitre en
tête , est couché dans son lit , sous un dais ; il dort.
Au-dessous, dans l'ombre, sous les pieds du lit, on
entrevoit une énorme pierre dans laquelle sont scel-
lés deux énormes anneaux de fer; c'est le couvercle
du tombeau. On n'en voit pas davantage. Les ar-
chitectes du seizième siècle montraient le cadavre
(vous vous souvenez des tombeaux de Brou), ceux
du quatorzième le cachaient ; c'est encore plus ef-
frayant. Rien de plus sinistre que ces deux anneaux.
Au plus profond de ma rêverie, j'ai été distrait
par un anglais qui faisait des questions sur l'affaire
du collier et sur madame de Lamotte, croyant voir
là le tombeau du cardinal de Rohan. Dans tout
autre lieu je n'aurais pu m'empècher de lire. Après
tout , j'aurais eu tort. Qui n'a pas son coin d'igno-
rance grossière? Je connais, et vous connaissez
comme moi un savant médecin qui dit poudre
m \ i liii'iCE , ce qui prouve qu'il ne sait ni le latin
ni le fiançais. Je ne sais plus quel avocat , adver-
saire de la propriété littéraire à la chambre des dé-
putés, «lit : monsieur Réaumur t monsieur
Fahrenheit, monsieur Centigrade. Un philo-
sophe infaillible, notre contemporain, a imaginé le
prétéril recollexit, Raulin , très-docte recteur « I * •
52 LKTTRE XX V.
l'Université de Paris au quinzième siècle, s'indi-
quait que les écoliers écrivissent : mater tuus,
paler tua, et il (lisait : Marmouseli. Le barba-
risme faisait la morale au solécisme.
Je reviens à ma cathédrale. Le tombeau dont je
viens de vous parler est dans le bras gauche de la
croix. Dans le bras droit il y a une chapelle qu'un
échafaudage m'a empêché de voir. A côté de cette
chapelle court une balustrade du quinzième siècle
appliquée sur le mur. Une figure peinte et sculptée
s'appuie sur cette balustrade , et semble admirer un
pilier entouré de statues superposées qui est vis-à-
vis d'elle, et qui est d'un effet merveilleux. La tra-
dition veut que cette figure représente le premier
architecte du Munster, Herwyn de Steinbach.
Les statues me disent beaucoup de choses ; aussi
j'ai toujours la manie de les questionner, et, quand
j'en rencontre une qui me plaît, je reste long-temps
avec elle. J'étais donc tète à tète avec le grand
Herwyn et profondément pensif depuis plus d'une
grosse heure , lorsqu'un bélître est venu me déran-
ger. C'était le suisse de l'église , qui , pour gagner
trente sous , m'offrait de m'expliquer sa cathédrale.
Figurez-vous un horrible suisse , mi-parti d'alle-
mand et d'alsacien , et me proposant ses explica-
tions : — Mon sir, fous af're pas fu té cham-
petfe ? — J'ai congédié assez durement ce mar-
chand de baragouin.
STRASBOURG. 23
Je n'ai pu voir l'horloge astronomique qui esl
dans la nef, et qui est un charmant petit édifice
fantastique du seizième siècle. On esl en train de
la restaurer et elle est recouverte d'une chemise en
planches.
L'église vue , je suis monte sur le clocher. Voua
connaissez mon goût pour le Voyage perpendiru-
laire. Je n'aurais eu garde de manquer la plus haute
flèche du monde. Le Munster de Strasbourg a près
de cinq cents pieds de haut. Il est de la famille des
clochers accostés d'escaliers à jour. C'est une chose
admirable de circuler dans cette monstrueuse masse
de pierre toute pénétrée d'air et de lumière, é\idée
comme un joujou de Dieppe , lanterne aussi bien
(pie pyramide, qui vibre et qui palpite à tous les
souflles du vent. Je suis monté jusqu'au haut des
escaliers verticaux. J'ai renronlré en montant un
visiteur qui descendait loui pâle ei tout tremblant,
ii demi porté par SOll guide. 11 n'y a pourl.ml am un
danger. Le danger pourrait commencer au point où
je me suis arrêté, à la naissance de la flèche pro-
prement dite. Quatre escaliers à jour en spirale,
correspondant aux quatre tourelles verticales, en-
roulés dans un enchevêtrement délicat de pierre
amenuisée et ouvragée , s'appuienl sur II flèche,
dont ils suhent l'angle, ei rampent Jusqu'à ce qu'on
appelle 1,1 couronne) a environ trente pieds de dis-
tança de la lanterne surmontée d'une croix qui feii
24 LETTRE XXX.
le sommet du clocher. Les marches de ces escaliers
sont très-hautes et très-étroites , et vont se rétrécis-
sant à mesure qu'on monte. Si bien qu'en haut
elles ont à peine la saillie du talon. Il faut gravir
ainsi une centaine de pieds, et l'on est à quatre
cents pieds du pavé. Point de garde-fous, ou si peu
qu'il n'est pas la peine d'en parler. L'entrée de cet
escalier est fermée par une grille de fer. On n'ouTre
cette grille que sur une permission spéciale du
inaire de Strasbourg, et l'on ne peut monter qu'ac-
compagné de deux ouvriers couvreurs, qui vous
nouent autour du corps une corde dont ils attachent
le bout de distance en distance , à mesure que vous
montez, aux barres de fer qui relient les meneaux.
Il y a huit jours trois femmes , trois allemandes,
une mère et ses deux fdles, ont fait cette ascension.
Du reste personne , excepté les couvreurs qui ont à
restaurer le clocher, ne monte jusqu'à la lanterne.
Là il n'y a plus d'escalier, mais de simples barres
de fer disposées en échelons.
D'où j'étais, la vue est admirable. On a Stras-
bourg sous ses pieds, vieille ville à pignons dentelés
et à grands toits chargés de lucarnes , coupée de
tours et d'églises, aussi pittoresque qu'aucune ville
de Flandre. L'Ill et le Rhône , deux jolies rivières,
égaient ce sombre amas d'édifices de leurs flaques
d'eau claires et vertes. Tout autour des murailles
s'étend à perte de vue une immense campagne
STRASBOURG. 25
pleine d'arbres et semée de villages. Le Rhin , qui
s'approche à une lieue de la ville , court dans cette
campagne en se tordant sur lui-même. En faisant
le tour du clocher ou voit trois chaînes de monta-
gnes, les croupes de la Forêt Noire au nord, les
Vosges à l'ouest, au midi les Alpes.
On est si haut que le paysage n'est plus un pay-
sage; c'est, comme ce que je voyais sur la monta-
gne de Heidelberg, une carte de géographie, mais
une carte de géographie vivante , avec des brumes,
des fumées, des ombres et des lueurs, des frémisse-
ments d'eaux et de feuilles, des nuées, des pluies et
des rayons de soleil.
Le soleil fait volontiers fête à ceux qui sont sui-
de grands sommets. Au moment où j'étais sur le
Munster il a tout à coup dérangé les nuages dont le
ciel avait été couvert toute la journée, et il a mis le
feu à toutes les fumées de la ville, à toutes les \;i-
peurs de la plaine, tout en versant une pluie d'or
sur Saverne dont je revoyais la côte magnifique à
douze lieues au fond de l'horizon à travers une gaze
resplendissante. Derrière moi un gros nuage pleu-
vait sur le Rhin ; à mes pieds la ville jasait douce-
ment, et ses paroles m'arrivaient à travers des bouf-
fées de vent ; les cloches de cent villages sonnaient ;
des pucerons roux et blancs, qui étaient un trou-
peau de bœufs , mugissaient dans une prairie à
droite ; d'autres pucerons bleus et rouges , qui
m.
•2(i LETTRE \\\
étaient dos canonniers , faisaient L'exercice à feu
dans le polygone à gauche; un scarabée noir, qui
était une diligence, courait sur la route de Metz ;
et au nord , sur la croupe d'une colline , le château
du grand-duc de Bade brillait dans une flaque de
lumière connue une pierre précieuse. Moi, j'allais
d'une tourelle à l'autre , regardant ainsi tour à tour
la France, la Suisse et l'Allemagne dans un seul
rayon de soleil.
Chaque tourelle fait face à une nation différente.
En redescendant je me suis arrêté quelques in-
stants à l'une des portes hautes de la tourelle-esca-
lier. Des deux côtés de cette porte sont les figures
en pierre des deux architectes du Munster. Ces
deux grands poètes sont représentés accroupis, le
dos et la face renversés en arrière , comme s'ils s'é-
merveillaient de la hauteur de leur œuvre. Je me
suis mis à faire comme eux , et je suis resté aussi
statue qu'eux-mêmes pendant plusieurs minutes.
Sur la plate-forme , on m'a fait écrire mon nom
dans un livre ; après quoi je m'en suis allé. Les
cloches et l'horloge n'offrent aucun intérêt.
Du Munster je suis allé à Saint Thomas, qui est
la plus ancienne église de la ville , et où est le tom-
beau du maréchal de Saxe. Ce tombeau est à Stras-
bourg ce que l'Assomption de Bridait est à Chartres,
une chose fort célèbre , fort vantée , et fort médio-
cre. C'est une grande machine d'opéra en marbre,
STRASBOURG. 27
dans le maigre slyle de Pigalle , et sur laquelle
Louis XV se vante en style lapidaire d'être l'auteur
et le guide — auctor et dux — des victoires du
maréchal de Saxe. On vous ouvre une armoire dans
laquelle il y a une tête à perruque en plaire ; c'est
le buste de Pigalle. — Heureusement il y a auire
chose h voir à Saint-Thomas : d'abord l'église elle-
même, qui est romane, et dont les clochers trapus
et sombres ont un grand caractère ; puis les vitraux,
qui sont beaux, quoiqu'on les ait stupidement blan-
chis dans leur partie inférieure ; puis les tombeaux
et les sarcophages, qui abondent dans cette église.
L'un de ces tombeaux est du quatorzième siècle ;
c'est une lame de pierre incrustée droite dans le
mur sur laquelle est sculpté un chevalier allemand
de* la plus superbe tournure. Le cœur du chevalier
dans une boîte en vermeil avait été déposé dans un
petit trou carré creusé au ventre de la figure. Kn
93 , des Brutus locaux , par haine des chevaliers et
par amour des boîtes en vermeil , ont arraché le
coMir à la statue. Il ne reste plus que le trou carré
parfaitement vide. Sur une autre lame de pierre est
sculpté un colonel polonais, casque ol panache en
tête, dans cette belle armure que les gens de guerre
portaient encore au div-seplième siècle. On croit
que c'est un chevalier; point, c'est un colonel. Il y
a en outre deux merveilleux sarcophages en pierre;
l'un , qui est gigantesque et tout chargé de blasons
58 LETTRE XXX.
dans le style opulent du seizième siècle , est le cer-
cueil d'un gentilhomme danois qui dort, je ne sais
pourquoi, dans cette église; l'autre, plus curieux
encore, sinon plus beau, est caché dans \mo ar-
moire, comme le buste de Pigalle. Règle générale :
les sacristains cachent tout ce qu'ils peuvent cacher
parce qu'ils se font payer pour laisser voir. De cette
façon on fait suer des pièces de cinquante centimes
à de pauvres sarcophages de granit qui n'en peu-
vent mais. Celui-ci est du neuvième siècle: grande
rareté. C'est le cercueil d'un évêque qui ne devait
pas avoir plus de quatre pieds de haut, à en juger
par son étui. Magnifique sarcophage du reste, cou-
vert de sculptures byzantines , figures et (leurs , et
porté par trois lions de pierre , un sous la tête,
deux sous les pieds. Comme il est dans une armoire
adossée au mur, on n'en peut voir qu'une face.
Cela est fâcheux pour l'art ; il vaudrait mieux que
le cercueil fût en plein air dans une chapelle. L'é-
glise , le sarcophage et le voyageur y gagneraient ;
mais que deviendrait le sacristain ? Les sacristains
avant tout ; c'est la règle des églises.
Il va sans dire que la nef romane de Saint-Tho-
mas est badigeonnée en jaune vif.
J'allais sortir, quand mon sacristain protestant,
gros suisse rouge et joufllu, d'une trentaine d'an-
nées , m'a arrêté par le bras : — Voulez-vous voir
des momies? — J'accepte. Autre cachette, autre
STRASBOURG.
serrure. J'entre dans un caveau. Ces momies n'ont
rien d'égyptien. C'est un comte de Nassau et sa fille
qu'on a trouvés embaumés en fouillant les caves de
l'église, et qu'on a mis dans ce coin sous verre. Ces
deux pauvres morts dorment la au grand jour, cou-
chés dans leurs cercueils , dont on a enlevé le cou-
vercle. Le cercueil du comte de Nassau est orné
d'armoiries peintes. Le vieux prince est vêtu d'un
costume simple coupé à la mode de Henri IV. Il a
de grands gants de peau jaune , des souliers noirs à
hauts talons, un collet de guipure et un bonnet de
linge bordé de dentelle. Le visage est de couleur
bistre. Les yeux sont fermés. On voit encore quel-
ques poils de la moustache. Sa fille porte le splen-
dide costume d'Elisabeth. La tête a perdu forme
humaine; c'est une tète de mort; il n'y a plus de
cheveux ; un bouquet de rubans roses est seul resté
sur le crâne nu. La morte a un collier au cou, des
bagues aux mains , des mules aux pieds, une foule
de rubans, de bijoux et de dentelles sur les man-
ches, et une petit"' croix de chanoinesse richement
.'•maillée sur la poitrine. Elle croise ses petites mains
grises et décharnées et elle dort sur un lit de linge
comme les enfants en font pour leurs poupées. Il
m'a semblé en effel voir la hideuse poupée (le l.i
mort, ou recommande de ne pas remuer le cer-
nieil. Si l'on touchait ii ce qui a été I.. princesse de
Nassau, cela tomberait en poussière.
30 LETTRE XXX.
Eu me retournant pour voir le couite, j'ai été
frappé de je ne sais quelle couche luisante beurrée
sur son visage. Le sacristain — toujours le sacri-
stain — m'a expliqué qu'il y a huit ans, lorsqu'on
avait trouvé cette momie, on avait cru devoir la
vernir. Que dites-vous de cela? A quoi bon avoir
été comte de Nassau pour être, deux cents ans après
sa mort, verni par des badigeonneurs français? La
Bible avait promis au cadavre de l'homme toutes
les métamorphoses , toutes les humiliations, toutes
les destinées, excepté celle-ci. Elle avait dit : — Les
vivants te disperseront comme la poussière, te foule-
ront aux pieds comme la boue, te brûleront comme
le fumier; — mais elle n'avait pas dit : — Ils fini-
ront par te cirer comme une faire de bottes!
LETTRE XXXI,
FREIBLRG EN BRISGAW
Profil pittoresque d'une malle-poste badoise. — Ouille clarté
les lanternes de celte malle jettent sur le pays de M. de Bade.
Encore an réveil au point du jour. — L'auteur est outre des
insolences d'un petit nain gros comme une noix rpii s'entend
avec un écrou mal graissé pour se moquer de lui. — Ciel du
matin. — Vénus. — Ce qui se dresse tout à coup sur le ciel,
— Entrée à Frciburg, — Commencement d'une aventure
étrange, — Le voyageur, n'ayant plus le sou et ne sacbant
que devenir, regarde une fontaine. — Suite de l'aventure
étrange, — Mystères de la maison où il y avait une lanterne
allumée. — Les spectres à table. — Le voyageur se livre à
divers exorcismes, — 11 a la bonne idée de prononcer un mot
magique. — Effets de ce mot. — La fille pâle. — Dialogue
effrayant et laconique du voyageur et de la lille paie, ■ — Der-
nier prodige. — Le voyageur sauvé miraculeusement rend
témoignage à la grandeur de Dieu. — N'est-il pas é\ ident que
baragouiner le latin et estropier l'espagnol) c'est savoir l'aile-
mand? L'Hôtel de lu Coût de Zœhringen, — Ce que le
voyageur avail rail la veille. ■ — -Histoire attendrissante de In
julic comédienne et des douaniers qui lui font payer dix-sepl
sous. — Le Munster de Freiburg comparé au Munster de
Strasbourg. — l'n peu d'archéologie. — La maison qui est
près de l'église.— Parallèle sérieux el impartial an point de
vue du goût, de l'art et de la science, entre les membres d< -
conseils munit ipam de France el d'Allemagne et les tain i, • -
de la mer du .Sud Quel est le hadigeonnage qui réussit ri
32 LETTRE XXXI.
■jiii prospère sur 1rs bords du Rhin. — L'église «le Freiburg.
— Les verrières. — La chaire. — L'auteur bâlonne les ar-
chitectes sur l'échiné des marguilliers. — Tombeau du dur
Bertholdus. — Si jamais ce duc se présente chez l'auteur, le
portier a ordre de ue poiul le laisser monter. • — Sarcophages.
— Le chœur. — Les chapelles de l'abside. ■ — Tombeaux des
ducs de Zaehringen. — L'auteur déroge à tentes ses habitudes et
ne monte j>as au clocher. — Pourquoi. — Il monte plus haut.
— Freiburg à vol d'oiseau. — tir 1 aspect de la nature. —
L'autre vallée. ■ — Quatre lignes qui sont d'un gourmand.
G septembre.
Voici mon entrée à Freiburg : — il était près de
quatre heures du matin ; j'avais roulé toute la nuit
dans le coupé d'une malle-poste badoise, armoriée
d'or à la tranche de gueules, et conduite par ces
beaux postillons jaunes dont je vous ai parlé ; tout
en traversant une foule de jolis villages propres,
sains, heureux, semés de jardinets épanouis autour
des maisons, arrosés de petites rivières vives dont
les ponts sont ornés de statues rustiques que j'en-
trevoyais aux lueurs de nos lanternes, j'avais causé
jusqu'à onze heures du soir avec mon compagnon
de coupé, jeune homme fort modeste et fort intelli-
gent , architecte de la ville de Haguenau ; puis ,
comme la route est bonne, comme les postes de
M. de Rade vont fort doucement, je m'étais en-
dormi. Donc, vers quatre heures du matin, le souf-
fle gai et froid de l'aube entra par la vitre abaissée
et me frappa au visage; je m'éveillai h demi, ayant
FREIBURG EN BRISGAW. 33
déjà l'impression confuse dos objets réels , et con-
servant encore assez du sommeil et du rêve pour
suivre de l'œil un petit nain fantastique vêtu d'une
chape d'or, coiffé d'une perruque rouge, haut
comme mon pouce, qui dansait allègrement der-
rière le postillon, sur la croupe du cheval porteur,
faisant force contorsions bizarres, gambadant comme
un saltimbanque, parodiant toutes les postures du
postillon, et esquivant le fouet avec des soubresauts
comiques quand par hasard il passait près de lui.
De temps en temps ce nain se retournait vers moi ,
et il me semblait qu'il me saluait ironiquement avec
de grands éclats de rire. Il y avait dans L'avant-train
de la voilure un écrou mal graissé qui chantait une
chanson dont le méchant petit drôle paraissait s'a-
muser beaucoup. Par moments, ses espiègleries et
ses insolences me mettaient presque en colère , et
j'étais tenté d'avertir le postillon. Quand il y eut
plus de jour dans l'air et moins de sommeil dans
ma tête, je reconnus que ce nain sautant dans sa
chape d'or était un petit bouton de cuivre à houppe
écarlate \issé dans la croupière du cheval. Tous les
mouvements du cheval se communiquaient à la
croupière en s'exagérant , et faisaient prendre au
bouton de cuivre mille folles attitudes. — Je me
réveillai tout à fait. — Il avait plu toute la nuit,
mais le vent dispersait les nuées; des lu unies hu-
ileuses et diffuses salissaient çà el là le riel tomme
34 LETTRE XXXI.
les épluchures d'une fourrure noire; à ma droite
s'étendait une vaste plaine brune à peine effleurée
par le crépuscule; à ma gauche, derrière une col-
line sombre au sommet de laquelle se dessinaient de
vives silhouettes d'arbres, l'orient bleuissait vague-
ment. Dans ce bleu, au-dessus des arbres, au-des-
sous des nuages , Vénus rayonnait. — Vous savez
comme j'aime Vénus. — Je la regardais sans pou-
voir en détacher mes yeux, quand tout à coup, à
un tournant de la roule, une immense flèche noire
découpée à jour se dressa au milieu de l'horizon.
Nous étions à Freiburg.
Quelques instants après, la voiture s'arrêta dans
une large rue neuve et blanche , et déposa son con-
tenu pêle-mêle, paquets, valises et voyageurs, sous
une grande porte cochère éclairée d'une chétive
lanterne. Mon compagnon français me salua et me
quitta. Je n'étais pas fâché d'arriver, j'étais assez
fatigué. J'allais entrer bravement dans la maison,
quand un homme me prit le bras et me barra le
passage avec quelques vives paroles en allemand ,
parfaitement inintelligibles pour moi. Je me récriai
en bon français, et je m'adressai aux personnes qui
m'entouraient; mais il n'y avait plus là que des
voyageurs prussiens, autrichiens, badois, emportant
l'un sa malle , l'autre son porte-manteau , tous fort
allemands et fort endormis. Mes réclamations les
éveillèrent pourtant un peu , et ils me répondirent.
I-RE1BIT.G EN BMSGAW. 3ô
Mais pas un mot de français chez eux, pas un mot
d'allemand chez moi. Nous baragouinions de part et
d'autre à qui mieux mieux. Je finis cependant par
comprendre que cette porte cochère n'était pas un
hôtel : c'était la maison de la poste, et rien de plus.
Comment faire? où aller? Ici on ne me comprenait
plus. Je les aurais bien suivis; mais la plupart étaient
des fribourgeois qui rentraient chez eux, et ils s'en
allaient tous de différente côtés. J'eus le déboire de
les voir partir ainsi les uns après les autres jusqu'au
dernier, et au bout de cinq minutes je restais seul
sous la por'e cochère. La voiture était repartie. Ici,
je m'aperçus que mon sac de nuit , qui contenait
non-seulement mes hardes, mais encore mon ar-
gent, avait disparu. Cela commençait à devenir tra-
gique. Je reconnus que c'était là un cas providen-
tiel; cl me trouvant ainsi tout à coup sans habits,
sans argent et sans gîte , perdu chez les sannates ,
qui plus est , je pris à droite , et je me mis à mar-
cher devant moi. J'étais assez rêveur. Cependant le
soleil , qui n'abandonne personne , avait continué H
roule. Il faisait petit jour; je regardais l'une après
l'autre toutes les maisons, comme un homme qui
aurait bonne envie d'entrer dans une; mais elles
étaient toutes badigeonnées ei jaune et en grâ el
parfaitement closes. Pour toute consolation, dads
mon exploration forl perplexe, je rencontra i
exquise fontaine du quinzième siècle , qui jetau
M LETTRE XXXI.
joyeusement son eau dans un large bassin de pierre
par quatre robinets de cuivre luisant. Il y avait assez
de jour pour que je pusse distinguer les trois étages
de statuettes groupées autour de la colonne cen-
trale, et je remarquai avec peine qu'on avait rem-
placé la figure en grès de Heilbron, qui devait cou-
ronner ce charmant petit édifice, par une méchante
Renommée-girouette de fer-blanc peint. Après avoir
tourné autour de la fontaine pour bien voir toutes
les figurines, je me remis en marche.
A deux ou trois maisons au delà de la fontaine,
une lanterne allumée brillait au-dessus d'une porte
ouverte. Ma foi, j'entrai.
Personne sous la porte cochère.
J'appelle, on ne me répond pas.
Devant moi, un escalier; à ma gauche, une porte
bâtarde.
Je pousse la porte au hasard ; elle était tout con-
tre, elle s'ouvre. J'entre, je me trouve dans une
chambre absolument noire, avec une vague fenêtre
à ma gauche.
J'appelle.
— Hé! quelqu'un'.
Pas de réponse.
Je tàte le mur, je trouve une porte ; je la pousse,
elle s'ouvre.
Ici, une autre chambre sombre, avec une lueur
au fond et une porte entrebâillée.
FRE1BURG EN BRISGAW. 37
Je vais à cette porte et je regarde.
Voici l'effrayant qui commence.
Dans une salle oblongue, soutenue à son milieu
par deux piliers, et très-vaste , autour d'une longue
table faiblement éclairée par des chandelles posées
de distance en dislance , des formes singulières
étaient assises.
C'étaient des êtres pâles, graves, assoupis.
Au haut bout de la table, le plus proche de moi,
se tenait une grande femme blême, coiffée d'un
béret surmonté d'un énorme panache noir. A côté
d'elle, un jeune homme de dix-sept ans, livide et
sérieux, enveloppé d'une immense robe de chambre
à ramages , avec un bonnet de soie noire sur les
yeux. A côté du jeune homme, un vieillard à visage
vert dont la tête portait trois étages de coiffures :
premier élage, un bonnet de coton ; deuxième étage,
un foulard ; troisième étage, un chapeau.
Puis s'échelonnaient de chaise en chaise cinq ou
si\ casse-noisettes de Nuremberg vivants, grotesque-
ment accoutrés, et engloutis sous d'immenses feu-
tres; faces bistrées avec des yeux d'émail.
Le reste de la longue table était désert, et la
nappe, blanche et nue connue un linceul, se perdait
dans l'ombre, au fond de la salle.
Chacun de ces singuliers convives avail devant lui
une tasse blanche el quelques vases de forme inu-
sitée sur un petil plateau.
ni. •
38 LETTRE \\\l.
Aucun d'eux ne disait mol.
De temps en temps, et dans le plus profond si-
lence, ils portaient à leurs lèvres la tasse blanche
où fumait une liqueur noire qu'ils buvaient grave-
ment.
Je compris que ces spectres prenaient du café.
Toute réflexion faite, et jugeant que le moment
était venu de produire un effet quelconque, je pous-
sai la porte entr'ouverte et j'entrai vaillamment dans
la salle.
Point ; aucun effet.
La grande femme, coiffée en héraut d'armes,
tourne seule la tête, me regarde fixement, avec des
yeux blancs, et se remet à boire son philtre.
Du reste, pas une parole.
Les autres fantômes ne me regardaient même pas.
In peu déconcerté , ma casquette à la main , je
fais trois pas vers la table, et je dis, tout en crai-
gnant fort de manquer de respect à ce château d'U-
dolphe :
— Messieurs, n'est-ce pas ici une auberge ?
Ici le vieillard triplement coiffé produisit une es-
pèce de grognement inarticulé qui tomba pesam-
ment dans sa cravate. Les autres ne bougèrent pas.
Je vous avoue qu'alors je perdis patience, et me
voilà criant à tue-tête : — Holà ! hé ! l'aubergiste !
le tavernier ! de par tous les diables ! l'hôtelier ! le
garçon ! quelqu'un ! Ko t hier !
FREIBURG EN BRISGAW. 39
J'avais saisi au vol, dans mes allées et venues sur
le Rhin, ce mot : Kellner, sans en savoir le sens,
et je l'avais soigneusement serré dans un coin de
ma mémoire avec une vague idée qu'il pourrait
m'etre bon.
En effet, à ce cri magique : Kellner! une porte
s'ouvrit dans la partie ténébreuse de la caverne.
Sésame, ouvre-loi! n'aurait pas mieux réussi.
Celte porte se referma après avoir donné passage
à une apparition qui vint droit à moi :
Une jeune fille, jolie, pale, les yeux battus, velue,
de noir, portant sur la tète une coiffure étrange, qui
avait l'air d'un énorme papillon noir posé à plat sur
le front, les ailes ouvertes.
Elle avait, en outre, une large pièce de soie noire
roulée autour du cou, comme si ce gracieux spectre
eût eu à cacher la ligne rouge et circulaire de Marie
Stuart et de Marie-Antoinette.
— Kellner? me dit-elle.
Je répondis avec intrépidité : — Kellner!
Elle prit un (lambeau et nie lit signe de la sui\re.
INous rentrâmes dans les chambres par où j'étais
venu, et, au beau milieu de la première, sur un
banc de bois, elle nie montra a\ec un sourire un
homme dormant du sommeil profond des justes, fi
tète sur mon sac de nuil.
l'oit surpris de ce dernier prodige, je SfîCOU i
l'homme; il s'éveilla: la jeune fille et lui échang<
40 LETTRE XXXI.
rent quelques paroles à voix basse, et deux minutes
après nous nous retrouvions, mon sac de nuit et
moi, fort confortablement installés dans une cham-
bre excellente, à rideaux blancs comme neige.
Or, j'étais à Y hôtel de la Cour-de-Zœhringen.
Voici maintenant l'explication de ce conte d'Anne
Radcliffe :
A la douane de Kehl , le conducteur de la malle
badoise m'ayant entendu parler latin (non sans bar-
barismes) avec un digne pasteur qui s'en retournait
à Zurich , et espagnol avec un colonel Duarte , qui
va par la Savoie rejoindre don Carlos, en avait con-
clu que je savais l'allemand, et ne s'était plus au-
trement inquiété de moi. A Freiburg, le kellner,
c'est-à-dire le factotum de l'hôtel de Zaehringen,
attendait la malle-poste à son arrivée, et le courrier,
en débarquant, m'avait montré à lui à mon insu, en
lui disant : Voilà un voyageur pour vous, puis
lui avait remis mon sac de nuit pendant que je me
démenais au milieu des allemands. Le kellner, me
croyant averti , avait pris les devants avec mon sac
et était allé m'attendre à l'hôtel, où il dormait dans
la salle basse. Vous devinez le reste.
Il y a pourtant dans l'aventure un hasard d'une
grande beauté : c'est qu'en sortant de la poste j'ai
pris à droite, et non à gauche. Dieu est grand.
Les spectres impassibles qui buvaient du café
étaient tout bonnement les vovageurs de la diligence
FREIBURG EN BRISGAW. 41
de Francfort à Genève, qui mettaient à profit l'heure
de répit que la voiture leur accorde au point du
jour ; braves gens un peu affublés à l'allemande ,
qui me paraissaient étranges et auxquels je devais
paraître absurde. La jeune fille , c'était une jolie
servante de l'hôtel de Zaehringen. Le grand papillon
noir, c'est la coiffure du pays. Coiffure gracieuse.
De larges rubans de soie noire ajustés en cocarde
sur le front , cousus à une calotte également noire ,
quelquefois brodée d'or à son sommet, derrière la-
quelle les cheveux tombent sur le dos en deux lon-
gues nattes. Les deux bouts de l'épaisse cravate
noire, qui est aussi une mode locale, tombent éga-
lement derrière le dos.
Il était sept heures du soir, la veille , quand je
quittais Strasbourg. La nuit tombait quand j'ai
passé le Rhin, à Kehl, sur le pont de bateaux. Iln
touchant l'autre rive, la malle s'est arrêtée, et les
douaniers badois ont commencé leur travail. J'ai
livré mes clefs et je suis allé regarder le Rhin au
crépuscule. Cette contemplation m'a l'ait passer le
temps de la douane et m'a épargné le déplaisir de
voir ce que mon compagnon l'architecte m'a raconté
ensuite d'une pauvre comédienne allant à Carlsruhe;
assc/. jolie bohémienne , que les douaniers se SOnl
divertis à tourmenter, lui faisant payer dix-sepl sons
pour une tournure en calicot non ourlée, el lui
tirant (le sa Valise Ions ses Clinquants et tontes ses
42 LETTRE XXXI.
perruques, à la grande confusion de la pauvre fille.
Le munster de Freiburg, à la hauteur près, vain
le munster de Strasbourg. C'est, avec un dessin
différent, la même élégance, la même hardiesse,
la même verve, la même masse de pierre rouillée et
sombre, piquée ça et là de trous lumineux de toute
forme et de toute grandeur. L'architecte du nou-
veau clocher de fer à Rouen a eu, dit-on, le clocher
de Freiburg en vue. Hélas !
Il y a deux autres clochers a la cathédrale de
Freiburg. Ceux-là sont romans, petits, bas, sévères,
à pleins cintres el à dentelures byzantines, et posés,
non comme d'ordinaire aux extrémités du transept ,
mais dans les angles que fait l'intersection de la
petite nef avec la grande nef. Le munster est égale-
ment, en quelque sorte, indépendant de l'église,
quoiqu'il y adhère. Il est bâti à l'entrée de la grande
nef, sur un porche presque roman, plein de statues
peintes et dorées, du plus grand intérêt. Sur la
place de l'église, il y a une jolie fontaine du sei-
zième siècle, el en avant du porche, trois colonnes
du même temps, qui portent la statue de la Vierge
entre les deux ligures de saint Pierre et de saint
Paul. Au pied de ces colonnes le pavé dessine un
labyrinthe.
A droite , l'ombre de l'église abrite , sur la même
place, une maison du quinzième siècle, à toit im-
mense en tuiles de couleur, à pignons en escaliers,
FREIBURG EN BRISGAW. 43
flanquée de deux tourelles pointues , portée sur
quatre arcades, percée de haies charmantes, char-
gée de blasons coloriés, avec balcon ouvragé au pre-
mier étage, et, entre les fenêtres-croisées de ce bal-
con, quatre statues peintes et dorées, qui sont Maxi-
milieu Ier, empereur ; Philippe Ier, roi de Castille ;
Charles-Quint, empereur; Ferdinand Ier, empereur.
Cet admirable édifice sert à je ne sais quel plat
usage municipal et bourgeois, et on l'a badigeonné
en rouge. De ce côté-ci du Rhin , on badigeonne
en rouge. Ils arrangent leurs églises comme les sau-
vages de la mer du Sud arrangent leurs visages.
Le munster, par bonheur, n'est pas badigeonné'.
L'église est enduite d'une couche de gris, ce qui
est presque tolérable quand on songe qu'elle aurait
pu être accommodée en couleur de betterave. Lés
vitraux, à peu près tous conservés, SOU1 d'une mer-
veilleuse beauté. Gomme la flèche occupe sur la
façade la place de la grande rosace, les baB-COtés
aboutissent à deux moyennes rosaces inscrites dans
des triangles de l'effel le plus mystérieux et le plus
charmant. La chaire, gothique flamboyant, esl bu-
perbej la ((tille qu'on y a ajoutée est misérable. Ces
sortes de chaires n'avaient pas de chef. Voilà ce que
les marguilliers devraient Bavoir, avant de Iripoter à
leur fantaisie ces beaux édifices. Toute la partie
1 esi romane, ainsi que les deux por
lails latéraux, dontjl'un, celui de droite, est mas
44 LETTRE XXXI.
que par un porche de la renaissance. Rien de plus
curieux, selon moi, que ces rencontres du style ro-
man et du style de la renaissance ; l'archivolte by-
zantine , si austère , l'archivolte néo-romaine , si
élégante , s'accostent et s'accouplent , et , comme
elles sont toutes deux fantastiques, cette base com-
mune les met en harmonie et fait qu'elles se tou-
chent sans se heurter.
Un cordon d'arcades romanes engagées ourle des
deux côtés le bas de la grande nef. Chacun des cha-
piteaux voudrait être dessiné à part. Le style roman
est plus riche en chapiteaux que le style gothique.
Au pied de l'une de ces arcades gît un duc Ber-
tholdus, mort en 1218, sans postérité, et enterré
sous sa statue : sub ftâc statua, dit l'épitaphe.
Hœc statua est un géant de pierre à long corsage,
adossé au mur, debout sur le pavé , sculpté dans la
manière sinistre du douzième siècle, qui regarde les
passants d'un air formidable. Ce serait un effrayant
commandeur. Je ne me soucierais pas de l'entendre
monter un soir mon escalier.
Cette grande nef, assombrie par les vitraux, est
toute pavée de pierres tumulaires verdies de mousse ;
on use avec les talons les blasons ciselés et les faces
sévères des chevaliers du Brisgaw, fiers gentils-
hommes qui jadis n'auraient pas enduré sur leurs
visages la main d'un prince, et qui maintenant y
souffrent le pied d'un bouvier.
FRFJBURG EN BBISGAW. 45
Avant d'entrer au chœur, il faut admirer deux
portiques exquis de la renaissance, situés, l'un à
droite, l'autre à gauche, dans les bras de la croisée ;
puis, dans une chapelle grillée, au fond d'une petite
caverne dorée, on entrevoit un affreux squelette vêtu
de brocart d'or et de perles, qui est saint Alexan-
dre, martyr; puis deux lugubres chapelles, égale-
ment grillées et qui se regardent , vous arrêtent :
l'une est pleine de statues, c'est la Cène, Jésus, tous
les apôtres, le traître Judas; l'autre ne contient
qu'une figure , c'est le Christ au tombeau ; deux
funèbres pages , dont l'une achevé L'autre , le verso
et le recto de ce merveilleux poème qu'on appelle
la Passion. Des soldats endormis sont sculptés sur le
sarcophage du Christ.
Le sacristain s'est réservé le chœur et les cha-
pelles de l'abside. On entre, mais on paye. Du
reste, on ne regrette pas son argent Cette abside,
comme celles de Flandre, est un musée, et un mu-
sée varié. Il y a de l'orfèvrerie byzantine, il y a de
la menuiserie flamboyante , il y a des étoiles de Ve-
nise, il y a des tapisseries de Perse, il \ a des ta-
bleaux qui sont de llolhcin, il y a de |;i serrurerie -
bijou qui pourrait ('ire de Biscornette. l.es tombeaux
des ducs de Zaehringen , qui sont dans le chœur,
smii de très-belles l. s noblement sculptées; les
deux portes romanes des petits clochers, <l<»ui l'une
ii dentelures, sont forl curieuses; m. us ce que j'ai
16 LETTRE XXXI.
admiré surtoul , c'est , dans uns chapelle du fond ,
un Clirisi byzantin, d'environ cinq pieds de haut,
rapporté de Palestine par un évêque de Freiburg.
LeChrisI el la croix sont en cuivre doré rehaussé
de pierres brillantes. Le Christ, façonné d'un style
barbare, mais puissant, est vêtu d'une tunique ri-
chement ouvragée. I n gros rubis non taillé figure
la plaie du côté. La statue en pierre de l'évêque,
adossée au mur voisin, le contemple avec adoration.
L'évêque est debout ; il a une fïère figure barbue ,
la mitre en tête, la crosse au poing, la cuirasse sur
le ventre, l'épée au côté, l'écu au coude, les bottes
de fer aux jambes et le pied posé sur un lion. C'est
très-beau.
Je ne suis pas monté au clocher. Freiburg est
dominé par une grande colline, presque montagne,
plus haute que le clocher. J'ai mieux aimé monter
sur la colline. J'ai d'ailleurs été payé de ma peine
par un ravissant paysage. Au centre, à mes pieds,
la noire église avec son aiguille de deux cent cin-
quante pieds de haut ; tout autour les pignons taillés
de la ville, les toits à girouettes, sur lesquels les
tuiles de couleur dessinent des arabesques; çà et là,
parmi les maisons , quelques vieilles tours carrées
de l'ancienne enceinte; au delà de la ville une im-
mense plaine de velours vert frangée de haies vives
sur laquelle le soleil fait reluire les vitres des chau-
mières comme des sequins d'or ; des arbres , des
PREIBURG EN BRISGAW. 47
vignes, des routes qui s'enfuient; à gauche, une
hauteur boisée dont la forme rappelle la corne du
duc de Venise; pour horizon, quinze lieues de
montagnes. Il avait plu toute la journée, mais quand
j'ai été au haut de la colline, le ciel s'est éclairci, et
une immense arche de nuages s'est arrondie au-des-
sus de la sombre flèche toute pénétrée des rayons
du soleil.
Au moment où j'allais redescendre j'ai aperçu un
sentier qui s'enfonçait entre deux murailles de ru-
chers à pic J'ai suivi ce sentier, et au bout de
quelques pas je me suis trouvé brusquement comme
à la fenêtre sur une autre vallée toute différente de
celle de Frcihurg. On s'en croirait à cent lieues.
C'est un. vallon sombre, étroit, morose, avec quel-
ques maisons à peine parmi les arbres, resserré de
toutes parts entre de hautes collines. Un lourd pla-
fond de nuées s'appuyait sur les croupes espacées
des montagnes comme un toit sur des créneaux;
ei , par les intervalles des collines, connue par les
lucarnes d'une tour énorme, je voyais le ciel bleu.
A propos, à Freiburg j'ai mangé des truites ^
Baut-Rhin, qui sonl d'excellents petits poissons —
et fort jolis; bleus, tachés de rouge.
LETTRE XXXII
15 A L E .
Paysages. — Profil «1rs compagnons de voyage de l'auteur. —
Joli costume des jeunes filles. — Ce qu'un philosophe peul
conduire. — I<i le lecteur \<>ii passer un peu de Forêt-Noire.
— Bàle. — L'hôtel de la Cigogne. — Théorie des fonlaim s.
— Tombeau d'Érasme. — Autres tombeaux,
Baie , 7 septembre.
Hier, cher ami, à cinq heures du malin, j'ai
quitté Freiburg. A midi . j'entrais dans Bâle. La
rouie que je fais esl chaque jour plus pittoresque.
.l'.ii vu lever le soleil. Vers six heures il a puissam-
ment troué les nuages, el ses rayons horizontaux
sonl allés au loin l'aire surgir à l'horizon les gibbo-
siiés monstrueuses du Jura. Ce sonl déjà des bosses
formidables. <m seul que ce Boni les dernières on-
dulations de ces ('lionnes vagues de granil qu'on
appelle les ilpes.
Le coupé i\>' la diligence badoise étaiÇpris. L'in-
ni.
50 LETTRE X.WII
térieur était ainsi compost' : un bibliothécaire alle-
mand, triste d'avoir oublié sa blouse dans une au-
berge du moni Rigi; un petit vieillard habillé comme
sons Louis XV, se moquant d'un autre vieillard en
costume d'incroyable qui me faisait l'effel d'Elleviou
en voyage, et lui demandant s'il avait vu le
pays des grisons; enfin un grand commis-mar-
chand, colporteur d'étoffes et déclarant avec un gros
rire que, comme il n'avait pu placer ses échantil-
lons, il voyageait en vins (en vain) ; de plus ayant
sur les joues des favoris comme les caniches tondus
en ont ailleurs. — Voyant ceci , je suis monté sur
l'impériale.
Il faisait assez froid; j'y étais seul.
Les jeunes filles de ce côté du Haut-Rhin ont un
costume exquis : cette coiffure-cocarde dont je vous
ai parlé, un jupon brun à gros plis assez court et
une veste d'homme en drap noir avec des morceaux
de soie rouge imitant des crevés et des taillades
cousus à la taille et aux manches. Quelques-unes ,
au lieu de cocarde, ont un mouchoir rouge noué en
fiebu sous le menton. Elles sont charmantes ainsi.
Cela ne les empêche pas de se moucher avec leurs
doigts.
Vers huit heures du matin , dans un endroit sau-
vage et propre à la rêverie, j'ai vu un monsieur
d'âge vénérable, vêtu d'un gilet jaune, d'un panta-
lon gris cl d'une redingote grise, et coiffé d'un
IULE.
51
vaste chapeau rond, avant un parapluie sous le bras
gauche et un livre à La main droite. Il lisait aitenli-
vement, Ce qui in inquiétait, c'est qu'il avait un
fouet à la main gauche, De plus, j'entendais des
grognementB singuliers derrière une broussaille qui
bordait la roule. Tout à coup la broussaille s'est in-
terrompue, et j'ai reconnu que ce philosophe con-
duisait un troupeau de cochons.
Le chemin de Freiburg à Bâle court le long
d'une magnifique chaîne de collines déjà assez hau-
tes pour l'aire obstacle aux nuages. !>,■ temps en
temps on rencontre sur la roule un chariot attelé
de bœufs conduit par un paysan en grand chapeau.
dont l'accoutrement rappelle la Basse-Bretagne j ou
bien un routier traîné par huit mulets ; ou une Ion-
gue poutre qui a été un sapin, et qu'on transporte à
Bâle sur deux paires de roues qu'elle réunit comme
un trait d'union; ou une vieille femme a genoux
devant une vieille croix sculptée» Deux heures avattl
d'arriver à Bâle, la rouie traverse un coin de forêt :
des halliers profonds, des pins, des sapins, «les mé-
Lètes: par moments une clairière, dans laquelle un
grand chêne se dresse seul connu.' le chandelier :>
sepl brandies; pois des ravins où l'un entend mur-
num.r (|,.s torrents. <:'<'si la Forêt-Noire.
.1,. Xous parlerai de Bâle en détail dans ma pro-
(.,M111(, 1^^. je me suis logé I /" Cigogne, el de
,., fenétre oU je voue écris j« vota dans une pétale
62 LETTRE XXXI F.
place deux jolies fontaines côte à côte , l'une du
quinzième siècle , l'autre du seizième. La plus
grande, celle du quinzième siècle, se dégorge dans
un bassin de pierre plein d'une belle eau verte,
moirée , que les rayons du soleil semblent remplir,
en s'y brisant, d'une foule d'anguilles d'or.
C'est une chose bien remarquable d'ailleurs que
ces fontaines. J'en ai compté huit à Freiburg; à
Bâle il y en a à tous les coins de rue. Elles abon-
dent à Lucerne, à Zurich, à Berne, à Soleure. Cela
est propre aux montagnes. Les montagnes engen-
drent les torrents, les torrents engendrent les ruis-
seaux, les ruisseaux produisent les fontaines; d'où
il suit que toutes ces charmantes fontaines gothiques
des villes suisses doivent être classées parmi les fleurs
des Alpes.
J'ai vu de belles choses à la cathédrale, et j'en ai
vu de curieuses , entre autres, le tombeau d'Érasme.
C'est une simple lame de marbre, couleur café, po-
sée debout , avec une très-longue épitaphe en latin.
Au-dessus de l' épitaphe est une figure qui ressem-
ble , jusqu'à un certain point , au portrait d'Érasme
par Holbein , et au bas de laquelle est écrit ce mot
mystérieux : Terminus. Il y a aussi le sarcophage
de l'impératrice Anne , femme de Rodolphe de
Habsbourg , avec son enfant endormi près d'elle ;
et , dans un bras de la croisée , une autre tombe du
quatorzième siècle sur laquelle est couchée une
BALE. 53
sombre marquise de pierre, la dame de Hochburg.
— Mais je ne veux pas empiéter; je vous conterai
liûle dans ma prochaine lettre.
Demain, à cinq heures du matin, je pars pour
Zurich, où vient d'éclater une petite chose qu'on
appelle ici une révolution. Que j'aie une tempête
sur le lac, et le spectacle sera complet.
S.
LETTUE XXXÏII.
B A L E
La Plume et le Canif, élégie. — Frick. — Bàle. — La cathédrale.
— Indignation du voyageur. — Le b é. — Les flè-
ches, — La façade. ■ — Liés deux seuls saitits qui aient des
chevaux. — Le portail de gauche. — La rosace. — Li
de droite. — Le cloître. — Regret amer au cloître de Saint-
SVandrille. — Luxe dés tombeaux. — Intérieur de l'église.
— Les stalles. — La chairei — La crypte. — Peur qu'on v a.
— Les archives. — Le haul «h -^ clochers.- — Bftle à \<>l d'oi-
si-.ni. — ! Promenade dan- la ville. — Ce que l'architecture
locale a de particulier. ■ — La maison ilr> armuriers» — L'Hô-
tel de-Ville. — Munatius Plancus, — L'auteur rencontre avec
plaisir le valet de trèfle à la porte d'une auberge. — L'archéo-
logie sérail perdue si les servantes oe venaient pas au secours
îles antiquaires. — La Bibliothèque — Holbeiu partout, --•
I ble de l> di te, — ■ S . . i 1 1 > admirables el exemplaires
ilrs biblioth i i 1 1 de Bàle | un tableau de Rubens. — ■
Remarque importante el dernière sur la Bibliothèque. — Fin
de li légic de la Plume el du ' anif.
Frii k , H septembre.
Cher ami, j'ai une affreuse plume t el j'attends
un canif pour la tailler. Cela ne m'einpéchc pas de
56 LETTRE XXXIII.
vous écrire , comme vous voyez. L'endroit où je
suis s'appelle Frick, et ne m'a rien offert de remar-
quable qu'un assez joli paysage et un excellent dé-
jeuner que je viens de dévorer. J'avais grand' faim.
— Ah ! on m'apporte un canif et de l'encre. J'avais
commencé cette lettre avec ma carafe pour écri-
toire. Puisque j'ai de bonne encre , je vais vous
parler de Bfde, comme je vous l'ai promis.
Au premier abord la cathédrale de Bàle choque
et indigne. Premièrement, elle n'a plus de vitraux ;
deuxièmement , elle est badigeonnée en gros rouge,
non-seulement à l'intérieur, ce qui est de droit,
mais à l'extérieur, ce qui est infâme ; et cela , de-
puis le pavé de la place jusqu'à la pointe des clo-
chers : si bien que les deux flèches, que l'architecte
du quinzième siècle avait faites charmantes , ont
l'air maintenant de deux carottes sculptées à jour.
— Pourtant , la première colère passée , on regarde
l'église, et l'on s'y plaît; elle a de beaux restes. Le
toit, en tuiles de couleur, a son originalité et sa
grâce (la charpente intérieure est de peu d'intérêt).
Les flèches, flanquées d'escaliers - lanternes , sont
jolies. Sur la façade principale il y a quatre curieu-
ses statues de femmes : deux femmes saintes qui
rêvent et qui lisent; deux femmes folles, à peine
vêtues, montrant leurs belles épaules de Suissesses
fermes et grasses , se raillant et s'injuriant avec de
grands éclats de rire des deux côtés du portail
BALE. 57
gothique. Cotte façon de représenter le diable est
neuve et spirituelle. Deux saints équestres, saint
Georges et saint Martin , figurés à cheval et plus
grands que nature, complètent l'ajustement de la
façade. Saint Martin partage à un pauvre la moitié
de son manteau, qui n'était peut-être qu'une mé-
chante couverture de laine , et qui maintenant ,
transfiguré par l'aumône, est en marbre, en granit,
en jaspe, en porphyre, en velours, en salin, en
pourpre, en drap d'argent, en brocart d'or, brodé
en diamants et en perles , ciselé par Benvenuto,
sculpté par Jean Goujon , peint par Raphaël. —
Saint Georges, sur la tète duquel deux anges posent
un morion germanique , enfonce un grand coup de
lance dans la gueule du dragon qui se lord sur une
plinthe composée de végétaux hideux.
Le portail de gauche est un beau poème roman.
Sous l'archivolte, les quatre évangélisies ; à droite
et à gauche, toutes les œuvres de charité Ggurées
dans de petites stalles superposées, encadrées de
dem piliers et surmontées d'une architrave. Cela
fait (Uux espèces de pilastres au somme! desquels
un ange glorificateur embouche la trompette. Le
poème se termine par une ode.
Une rosace byzantine complète ce portail; et,
par un beau soleil , c'est un tableau charmanl dans
une bordure Buperbe.
Le portai] de droite est moins curieux , nuis il
M LETTRE \WIII.
communique avec un noble cloître du quinzième
siècle, pavé, lambrissé el plafonné de pierres sépul-
crales , qui a quelque analogie avec l'admirable
cloître de Saint- Wandrille , si stupidement détruit
par je ne sais quel manufacturier inepte. Les tom-
beaux pendent et se dressent de toutes parts sous
les ogives à meneaux flamboyants ; ce sont des
lames ouvragées, celles-ci en pierres, d'autres en
marbre, quelques-unes en -cuivre ; elles tombent en
ruine; la mousse mange le granit, l'oxyde mangé
le bronze. C'est, du reste, une confusion de tout
les styles depuis cinq cents ans, qui fait voir l'é-
croulement de l'architecture. Toutes les formes
mortes de ce grand ait sont là, pêle-mêle, se heur-
tant par les angles , démolies l'une par l'autre,
comme ensevelies dans ces tombes : l'ogive et le
plein-cintre , l'arc surbaissé de Charles-Quint , le
fronton échancré de Henri III, la colonne torse de
Louis XIII, la chicorée de Louis XV. Toutes ces fan-
taisies successives de la pensée humaine, accrochées
au mur comme des tableaux dans un salon , enca-
drent des épitaphes. Une idée unique est au centre
de ces créations éblouissantes de l'art, — la mort.
La végétation variée et vivante de l'architecture
fleurit autour de cette idée.
Au centre du cloître il y a une petite cour carrée
pleine de cette belle herbe épaisse qui pousse sur
les morts.
BALE.
Dans l'intérieur de l'église, outre les tombes dont
je vous ai parlé dans ma dernière lettre, j'ai trouvé
drs st., Iles en menuiserie du quinzième et du sei-
zième siècle. Ces petits édifices en buis ciselé soûl
pour moi des livres très-amusants à lire ; chaque
stalle est un chapitre. La grande boiserie d'Amiens
est l'Iliade de ces épopées.
La chaire , qui est du quinzième siècle , sort du
pavé comme une grosse tulipe de pierre, enchevê-
trée sous uo réseau d'inextricables nervures. Ils ont
mis à celte belle Heur une coiffe absurde, comme à
Freihurg. — En général, le calvinisme, sans mau-
vaise intention d'ailleurs, a malmené cette pauvre
église ; il l'a badigeonnée, il a blanchi les fenêtres,
-il a masqué d'une balustrade à mollets le bel ordre
roman des hautes travées de la nef, el puis il a ré-
pandu sous celte belle \oùle catholique je ne sais
quelle atmosphère puritaine qui ennuie. La vieille
cathédrale du prince-évôque de Baie, lequel portait
d'argent à la crosse de sable, n'est plus qu'une
chambre protestante.
Pourtant le méthodisme a respecté les chapiteaux
romans du chœur, qui sont des plus mystérieux el
des plus remarquables j il a respecté la crypte pla-
cée sous l'autel, OÙ il J a des piliers du douzième
sir. leel des p.-iilt lires du tiei/ieliie. ( M:el.|iies llimis-
tres romans , d'une difformité chimérique, arrachi -
de je ne sais quelle église ancienne disparue, lisent
Go LETTRE X XXI II.
là , sur le sombre pave de cette crypte , comme des
dogues endormis. Ils sont si effrayants qu'on marche
auprès d'eux dans l'ombre avec quelque peur de les
réveiller.
La vieille femme qui me conduisait m'a offert de
me montrer les archives de la cathédrale, j'ai ac-
cepté. Voici ce que c'est que ces archives : un im-
mense coffre en bois sculpté du quinzième siècle,
magnifique, mais vide. — Quand on entre dans la
chambre des archives , on entend un bâillement
effroyable ; c'est le grand coffre qui s'ouvre. — Je
reprends. Une vaste armoire du même temps , à
mille tiroirs. J'ai ouvert quelques-uns de ces tiroirs ;
ils sont vides. Dans un ou deux j'ai trouvé de pe-
tites gravures représentant Zurich , Berne , ou le
mont Rigi ; dans le plus grand il y a une image de
quelques hommes accroupis autour d'un feu ; en
bas de cette image , qui est du goût le plus suisse,
j'ai lu cette inscription : Bivoic des Bohémiens.
Ajoutez à cela quelques vieilles bombes en fer po-
sées sur l'appui d'une fenêtre , une masse d'armes,
deux épieux de paysan suisse qui ont peut-être mar-
telé Charles-le-ïéméraire sous leurs quatre rangées
de clous disposées en mâchoires de requin, de mé-
diocres reproductions en cire de la Danse macabre
de Jean Klauber, détruite en 1805 avec le cime-
tière des Dominicains ; une table chargée de fossiles
de la Forêt-Noire ; deux briques-faïences assez eu-
BALE. 61
rieuses du seizième siècle ; un almanach de Liège
pour 1837, el vous aurez les archives de la cathé-
drale de Bàle. Ou arrive à ces archives par une
helle grille noire, touffue, tordue, et savamment
brouillée, qui a quatre cents ans. Des oiseaux et
des chimères sont perchés ça et là dans ce sombre
feuillage de fer.
Du haut des clochers la vue est admirable. J'avais
sous mes pieds, à une profondeur de trois cent cin-
quante pieds, le Rhin large et vert ; autour de moi
le grand Bàle, devant moi le petit Bàle : car le Rhin
a fait de la ville deux morceaux ; et , comme dans
toutes les villes que coupe une rivière, un côté s'esl
développé aux dépens de L'autre. A Paris c'esl la
rive droite, à Bàle c'est la rive gauche. Les deux
Bàle communiquent par un long ponl de buis, sou-
vent rudoyé parle Rhin , qui n'a plus de piles de
pierre que d'un seul côté et au centre duquel se
découpe une jolie tourelle- guérite du quinzième
siècle. Les deux villes fout au Rhin des deux côtés
une broderie ravissante de pignons taillés, île faça-
des 'J,nl|ii<[iies, (le Inils il girouettes , de loiirelles el
de tours. Cel ourlet d'anciennes maisons se répète
sur le Rhin ci s'\ renverse. Le ponl reflété prend
l'aspect étrange d'une grande échelle couchée d'une
rive à l'autre. Des bouquets d'arbres et une foule
de jardins suspendus aux devantures des maisons c
mélenl aux zigzags de toutes tes vieilles architec-
iii.
(,' IJ.I Mil. X.WIII.
turcs. Les croupes des t'-^liscs, les tours des encein-
tes fortifiée», foui de gros nœuds sombres auxquels
se rattachent de temps en temps les lignes rapri-
cieuses qui courent on tumulte des clochers un
pignons, des pignons aux lucarnes. Tout cela rit,
chaule, parle, jase, jaillit, rampe, coule, marche,
danse, brille au milieu d'une haute clôture de mon-
tagnes qui ne s'ouvre à l'horizon que pour laisser
passer le Rhin.
Je suis redescendu dans la ville , qui abonde en
fantaisies exquises, en portes bien imaginées, en
ferrures extravagantes, en constructions curieuses
de toutes les époques. Il y a, entre autres, un grand
logis qui sert aujourd'hui de hangar à un roulage,
et qui a à toutes les baies, guichets, portes, fenê-
tres , des nœuds gordiens de nervures , souvent
tranchés par l'architecte et les plus bizarres du
monde. Je n'ai rien rencontré de pareil nulle part.
La pierre est là tordue et tricotée comme de l'osier.
Vous pouvez voir des anses de panier en Norman-
die ; mais , pour voir le panier tout entier, il faut
venir à Bàle. Près de ce roulage, j'ai visité l'an-
cienne maison des armuriers, bel édifice du sei-
zième siècle , avec des peintures en plein air sur la
devanture , dans lesquelles Vénus et la Vierge sont
fort accortement mêlées.
L'hôtel-de-ville est du même temps. La façade,
surmontée d'un homme d'armes empanaché , qui
BALE. 63
porte l'écu de la ville, serait belle si elle n'était
badigeonnée (en rouge, toujours!) et, qui plus est,
ornée d'affreux personnages peints accoudés à un
balcon ligure qui est dans le style gothique de 1810.
La cour intérieure a subi le même tatouage. Le
grand escalier aboutit à deux statues : l'une, qui
est en bas , esl un fort beau guerrier de la renais-
sauce qui a la prétention de représenter le consul
romain Munaiius Plancus; l'autre, qui est en haut,
au coin de l'imposte d'une porte surbaissée, est un
Valet de ville qui lient une lettre à la main : il esl
peint, vêtu mi-parti de noir et de blanc, qui est le
blason de la ville, et la lettre, bien pliée , a un ea-
cliet rouge. Ce valet de \ille gothique a surnagé sur
toutes les révolutions de l'Europe. Je l'avais ren-
contré le matin même près de l'hôtel des Trois-
Rois, allant par la ville, bien portant et bien vivant,
précédé de son lioninie d'armes portant une épée ;
ee qui faisait beaucoup rire quelques commis nui
chands, lesquels lisaient le Constitutionnels la
porte d'un estaminet.
1 ne l'i.iiclie servante est sortie tout à coup de la
porte surbaissée; elle m'a adressé quelques paroles
en allemand, et, comme je ne la comprenais pas, je
l'ai sui\ie. Bien m'en a pris, l.a bonne fille m'a in-
troduit dans une chambre où il \ a un escalier à \i->
des plus exquis , puis dans une ville toute en < Inm
poli, avec de beaux vitraux aux croisées el une su
04 LETTRE XXXIII.
perbe porle de la renaissance à la place où nous
mettons d'ordinaire la cheminée : ici, comme en
Alsace, comme m\ Allemagne, il n'y a pas de che-
minées, il y a des poêles. Voyant tontes ces merveil-
les, j'ai donné à la gracieuse fille une belle pièce
d'argent de France qui l'a fait sourire.
Sur l'escalier de cet hôtel-de-ville il y a une cu-
rieuse fresque du Jugement dernier qui est du sei-
zième siècle.
Je n'aurais pas quitté Bàle sans visiter la Biblio-
thèque. Je savais que Bàle est pour les Holbein ce
que Francfort est pour les Albert Durer. A la Bi-
bliotbèque, en effet, c'est un nid, un tas, un en-
combrement ; de quelque côté qu'on se tourne,
tout est Holbein. Il y a Luther, il y a Érasme , il y
a Mélanchthon, il y a Catherine de Bora, il y a Hol-
bein lui-même ; il y a la femme de Holbein , belle
femme d'une quarantaine d'années , encore char-
mante , qui a pleuré et qui rêve entre ses deux en-
fants pensifs , qui vous regarde comme une femme
qui a souffert et qui pourtant vous donne envie de
baiser son beau cou. Il y a aussi Thomas Morus
avec toute sa famille , avec son père et ses enfants,
avec son singe , car le grave chancelier aimait les
singes. Et puis il y a deux Passions, l'une peinte,
l'autre dessinée à la plume ; deux Christ morts, ad-
mirables cadavres qui font tressaillir. Tout cela est
de Holbein ; tout cela est divin de réalité, de poésie
BALE. 65
cl d'invention. J'ai toujours aimé Holbcin ; je trouve
dans sa peinture les deux choses qui me touchent,
la tristesse et la douceur.
Outre les tableaux, la Bibliothèque a des meu-
bles ; force bronzes romains trouvés à Augst , un
coffre chinois, une tapisserie-portière de Venise,
une prodigieuse armoire du seizième siècle (dont
on a déjà offert douze mille francs, me disait
mon guide) , et enfin la table de la Diète des treize
cantons. C'est une magnifique table du seizième
siècle, portée par des guivres, des lions et des saty-
res qui soutiennent le blason de Bâle, ciselée aux
armes des cantons, incrustée d'étain , de nacre ri
d'ivoire ; table autour de laquelle méditaient ces
avoyers et ces landammans redoutés des empereurs :
table qui faisait lire à ces gouverneurs d'hommes
cette solennelle inscription : Supra naturam
prœsto est Deus. — Elle est, du reste, en mau-
vais état. La bibliothèque <le Bâle est assez mal
tenue ; les objels \ sont rangés comme des écailles
d'huîtres. J'ai vu sur un bahut un petil tableau de
Rubens qui est posé debout contre une pile de bou-
quins, et qui a déjà dû tomber bien des fnis, car le
cadre est tout brisé. — Vous voyez qu'il j a du peu
de iniii dans cette bibliothèque, des tableaux, des
meubles , «les étoffes rares ; il y a aussi quelques
livres.
Mon iimi , j'arrête ici cette lettre, griffonnée,
Gfi LETTRE XXXIII
comme vous le pouvez voir, sur je ne sais quel pa-
pyrus égyptien plus poreux et plus altéré qu'une
éponge. Voici un supplice que j'enregistre parmi
ceux que je ne souhaite pas à mes pires ennemis :
écrire avec une plume qui crache sur du papier
qUi boit.
LETTRE XXXIV.
ZURICH.
L'auteur entend un tapage nocturne, se penche et reconnaît tpe
c'est une révolution. — Sérénité dé la nuit. — Vénus. — Cho-
ie) violentes mêlées aux petites choses. — Enceinte murale
de Bâle. Quel succès les Bâlois obtiennent dans U- redou-
table fossé de leur 'ville. — Familia. ités bardies de l'autcui
avec une gargouille, — Les portes de Balé. — L'aMnée de
Bile. Une fontaine .11 mauvais lieu. — Roule de Bâle a
Zurich.— Creuzach. — Augst. - L'Ergols. - Warmbach
— «liinfelden. — Une fontaine en bon lieu.— L'auteur prend
place parmi les chimistes.
r» septembt e.
Je suis à Zurich. Quatre heures dn matin vien-
nent de sonnor au beffroi de la ville avec accompa-
gùemenl de trompette». J'ai cru entendre la diane,
j'ai ouverl ma fenêtre, il faii nuil noire el personne
ne dort La ville de Zurich bourd le comme une
ruche irritée. Les ponts de l><>is iremblenl sons le
pas mesuré dès bataillons qui passenl confusémeni
68 LETTRE XXXIV.
dans l'ombré. On entend le tambour dans les col-
lines. Des marseillaises alpestres se chantent devant
les tavernes allumées au coin des rues. Des bisets
zurichois font l'exercice dans une petite place voi-
sine de l'hôtel de l'Épée, que j'habite, et j'entends
les commandements en français : Portez arme!
Arme bras! — De la chambre à côté de la mienne
une jeune fille leur répond par un chant tendre,
héroïque et monotone , dont l'air m'explique les
paroles. Il y a une lucarne éclairée dans le beffroi
et une autre dans les hautes flèches de la cathé-
drale. La lueur de ma chandelle illumine vague-
ment un grand drapeau blanc étoile de zones bleues,
qui est accroché au quai. On entend des éclats de
rire , des cris , des bruits de portes qui se ferment,
des cliquetis bizarres. Des ombres passent et repas-
sent partout. Une joyeuse rumeur de guerre tient
ce petit peuple éveillé. Cependant, sous le reflet des
étoiles , le lac vient majestueusement murmurer
jusqu'auprès de ma fenêtre toutes ces paroles de
tranquillité , d'indulgence et de paix que la nature
dit à l'homme. Je regarde se décomposer et se re-
composer sur les vagues les sombres moires de la
nuit. Un coq chante, et là-haut, à ma gauche, au-
dessus de la cathédrale, entre les deux clochers noirs,
Vénus étincelle comme la pointe d'une lance entre
deux créneaux.
C'est qu'il y a une révolution à Zurich. Les pe-
ZURICH. C9
tiles Ailles veulent faire comme les grandes. Tout
marquis veut avoir un page. Zurich vient de
tuer son bourgmestre et de changer son gouver-
nement.
Moi , puisqu'ils m'ont éveillé , je profite de cela
pour vous écrire , mon ami. Voilà ce que vous ga-
gnerez à celte révolution.
Le jour se levait hier matin quand j'ai quitté
Bâle. La route qui mène à Zurich côtoie pendant
nu demi-quart de lieue les vieilles tours de la ville.
Je ne VOUS ai pas parlé des louis de Bâle; elles sunl
pourtant remarquables, toutes de formes et de hau-
teurs différentes , séparées les unes des autres par
une enceinte crénelée appuyée sur un fossé formi-
dable où la ville de Râle cultive avec succès les
pommes de terre. Du temps des arcs el dis (lèches
celle enceinte était une forteresse redoutable; niain-
tenanl ce n'est plus qu'une chemise.
Les entrées de la ville sont encore ornées de ces
belles herses du quatorzième siècle , donl les dénis
crochues garnissent le haut des portes, si bien qu'en
sortant d'une tour on croit sortir de h gueule d'un
monstre. A propos, avant-hier, an pins haul de la
flèche de Bâle il \ avail une gargouille qui me re-
gardait fixement ; je me suis penché, je lui ai mis
résolument la main dans la gueule, il n'en a été que
cela. Vous pouvez conter la chose aux gens qui s'é-
merveillent de Van- Imbursh.
70 LETTRE XXXIV.
Presque toutes les entrées du grand Bâle sont des
portes-forteresses d'un beau caractère, surtout celle
<[iii mène au polygone, fier donjon à toit aigu, flan-
qué de deux tourelles, orné de statues comme la
porte de Vincennes et L'ancienne porte du vieux
Louvre. Il va sans dire qu'on l'a ratissé, raboté,
mastiqué et badigeonné (en rouge). Deux archers
sculptés dans les créneaux sont curieux. Ils appuient
Contre le mur leurs souliers à la poulaine et sem-
blent soutenir avec d'énormes efforts les armes de la
ville, tant elles sont lourdes à porter. En ce moment
passait sous la porte un peloton d'environ deux cents
hommes qui revenaient du polygone avec un canon.
Je crois que c'est l'armée de Bâle.
Près de cette porte est une délicieuse fontaine de
la renaissance qui est couverte de canons, de mor-
tiers et de piles de boulets sculptés autour de son
bassin, et qui jette son eau avec le gazouillement
d'un oiseau. Celte pauvre fontaine est honteusement
mutilée et dégradée; la colonne centrale était char-
gée de figures exquises dont il ne reste plus que les
torses et, par-ci, par-là, un bras ou une jambe.
Pauvre chef-d'œuvre violé par tous les soudards de
l'arsenal ! — Mais je reprends la route de Bâle à
Zurich.
Pendant quatre heures, jusqu'à Rhinfelden , elle
côtoie le Rhin dans une vallée ravissante où pou-
vaient, du haut des nuages, toutes les lueurs hu-
ZURICH. 71
inities du malin. On laisse à gauche Creuzach, dont
la haute tour, tachée d'un cadran blanc, s'aperçoit
des clochers de I'.àle; puis en traverse Augsl. Augst,
voilà un nom bien barbare. Eh bien, ce nom, c'est
Augusta. Augst est une ville romaine, la capitale des
Rauraques, l'ancienne Raurica, l'ancienne Augusta
Rauracorum, fondée par le consul Munalius Plancus,
auquel les I>àlois ont érigé une statue dans leur Ilo-
tel-de- Ville, avee épitaphe rédigée par un brave pé-
dant qui s'appelait Beatus Rhcnanus. Voilà une bien
grosse gloire, disais-je, et une bien petite ville. En
ell'ei , l' Augusta Rauracorum n'est plus maintenant
qu'un adorable décor pour un vaudeville suisse. I n
groupe de cabanes pittoresques, posé suc un rocher,
rattaché par deux \icilles portes-forteresses 5 deux
ponis moisis, sous lesquels galope un joli torrent,
l'Ergolz, qui descend de la montagne en écartant
les branches des arbres; 1111 brnil de roues de mou-
lins, des balcons de bois é^,a\és de \igues, un vicuv
cimetière où j'ai remarqué en passant une tombe
étrange du quatrième siècle el qui a l'air de s'é-
crouler dans le Rhin auquel il est adossé; \<>ilà
Augst, voilà Raurica, voilà Augusta. Le sol est bou-
leversé par les fouilles. On en tire un las de petites
statuettes de bronze dont la bibliothèque île Bàle se
fait un petit dunkerque.
(ne demi-heure plus loin, but l'autre rive du
Rhin, ce jnli ruban de vieilles maisons de bois,
72 LETTRE \\\IV.
coupé par une cascade , c'est Warmbach. Et puis ,
après une demi-lieue d'arbres, de ravins et de prai-
ries, le Rhin s'ouvre; au milieu de l'eau s'accroupit
un gros rocher couvert de ruines et rattaché aux
deux rives par un pont couvert , bâti en bois , d'un
aspect singulier. Une petite ville gothique, hérissée
de tours, de créneaux et de clochers, descend en
désordre vers ce pont : c'est Rhinfelden, une cité
militaire et religieuse , une des quatre villes fores-
tières, un lieu célèbre et charmant. Cette ruine au
milieu du Rhin , c'est l'ancien château , qu'on ap-
pelle la Pierre-de-Rhinfelden. Sous ce pont de bois
qui n'a qu'une arche, au delà du rocher, du côté-
opposé à la ville, le Rhin n'est plus an fleuve, c'est
un gouffre. Force bateaux s'y perdent tous les jours.
— Je me suis arrêté un grand quart d'heure a
Rhinfelden. Les enseignes des auberges pendent à
d'énormes branches de fer touffues , les plus amu-
santes du monde. La grande rue est réjouie par
une belle fontaine dont la colonne porte un noble
homme d'armes qui porte lui-même les armes
de la ville de son bras élevé fièrement au-dessus de
sa tête.
Après Rhinfelden jusqu'à Bruck, le paysage reste
charmant , mais l'antiquaire n'a rien à regarder, à
moins qu'il ne soit comme moi plutôt curieux
qu'archéologue , plutôt flâneur de grandes routes
que voyageur. Je suis un grand regardeur de toutes
ZURICH. 73
choses, rien de plus; mais je crois avoir raison;
toute chose contient une pensée ; je tache d'extraire
la pensée de la chose. C'est une chimie comme une
autre.
m
LETTRE XXXY.
ZURICH.
Paytàges. — Tableau* llmiamls en Suisse. — La vache1. — Lé
cheval <jui oc se eabre jamais» — Le rustre qui se comporte
;u,., le beau sexe comme s'il était élève de Buckingham. —
La ruche et la cabane. — Microcosme. — Lé grand dahs le
petjt. —Sekingcn. — La vallée <le TAar. — Quelle ruine i.<
nieuse la domine. — Brugg. — L'auteur, après une longue et
patiente étude, donne une folile de détails scientifiques el
importants touchant la tête rfe foin qui est sculptée dan» la
muraille de Brugg» -*• Costumes el coutumes. — Les Fem-
mes el ies hommes .1 Brugg. — Chose qui se comprend pai •
tout, excepté a Brugg. «- L'auteui décrit, dans l'itttértl d<
l'an, utte coiffure qui est à toutes les coiffures connues et
que l'ordre composite est aui quatre ordres réguhi 1 Dan-
ger de mal proooncei le prémiét mol d'une proc lamation. —
Baden. La Limmat. — Fontaine qui ressemble à un
besque dessinée par Raphaël.— Àaua verLigena, Soleil
, oui I. un. — Paysage. — Sombre vision < 1 sombré souvenir.
Les villages. — théorie de la chaumière suriqti
La royageui '■ ndort .1 m s voil 0 mi ni il
se réveille. — - Une crypte comme il n'eu 1 jamais vu. — Zu-
,,, 1, .m gratte jour. 1 .'.mu. m ail beaUi oujl de mal di la
ville el be; |> de bien du Inc, — La oomlohvnacn
L'auteur s'explique l'émeuii d< Zuricli Li I I du lar.
\ qui la ville de Zurich doil beaucoup pi '
venue I. Inrtl de Wrlli mhi 1 1 ' •
76 LETTRE XXXV.
a V hôtel de l'Épée, par la raison qu'il y a <'tr fort mal. — l'n
vers de Ronsard dont l'hôtelier pourrait faire son enseigne.
— Elymologie, archéologie, topographie, érudition, citation et
économie politique en huii lignes. — Où l'auteur prouve qu'il
a les bras longs.
Septembre.
Quand on voyage en plaine, l'intérêt du voyage
est au bord de la route ; quand on parcourt un pays
de montagnes, il est à l'horizon. Moi, — même avec
cette admirable, ligne du Jura sous les yeux, — je
veux tout voir, et je regarde autant le bord du che-
min que le bord du ciel. C'est que le bord de la
route est admirable dans cette saison et dans ce
pays. Les prés sont piqués de fleurs bleues , blan-
ches, jaunes, violettes, comme au printemps; de
magnifiques ronces égratignent au passage la caisse
de la voiture; ça et là, des talus à pic imitent la
forme des montagnes, et des filets d'eau gros comme
le pouce parodient les torrents ; partout les arai-
gnées d'automne ont tendu leurs hamacs sur les
mille pointes des buissons : la rosée s'y roule en
grosses perles.
Et puis , ce sont des scènes domestiques où se
révèlent les originalités locales. Près de Rhinfelden,
trois hommes ferraient une vache qui avait l'air
très- bête, empêchée et prise dans le travail. A
Augst, un pauvre arbre difforme, appuyé sur four-
che, servait de cheval aux petits garçons du village,
ZURICH. 77
gamins qui ont Rome pour aïeule. Près de la porte
de Bàle , un homme battait sa femme , ce que les
paysans font comme les rois. Buckingham ne disait-
il pas à madame de Chevreuse qu'il avait aimé
trois reines, et qu'il avait été obligé de les
gourmer toutes les trois! A cent pas de Frick,
je voyais une ruche posée sur une planche au-des-
sus de la porte d'une cabane. Les laboureurs en-
traient et sortaient par la porte de la cabane , les
abeilles entraient et sortaient par la porte de la ru-
che ; hommes et mouches faisaient le travail du bon
Dieu.
Tout cela m'amuse et me ravit. A Freiburg j'ai
oublié long-temps l'immense paysage que j'avais
sous les yeux pour le carré de gazon dans lequel
j'étais assis. C'était sur une petite bosse sauvage de
la colline. Là aussi il y avait un monde Les scara-
bées marchaient lentement sous les libres profondes
de la végétation; des fleurs de ciguë en parasol imi-
taieol les pins d'Italie; une longue feuille, pareille à
une cosse de haricots entr'ouverte, laissait voir de
belles gouttes de pluie comme un collier de dia-
mants dans un écrill de satin vert; un pauvre bour-
don m mille, en velours jaune et noir, remontait
péniblement le long d'une branche épineuse ; des
nuées épaisses de moucherons lui cachaient le jour;
une clochette bleue tremblai) auvent, el toute une
nation de pucerons s'était abritée BOUS Cette énorme
78 LETTRE XXW.
tonte ; près d'une flaque d'eau qui n'eût pas rempli
une cuvette, je voyais sortir de la vase et se tordre
vers le ciel, en aspirant l'air, un ver de terre sem-
blable aux pythons antédiluviens, et qui a peut-être
aussi lui, dans l'univers microscopique, son Hercule
pour le tuer et son Cuvier pour le décrire. Kn
somme, cet univers-là est aussi grand que l'autre.
Je me supposais ftlicromégas; mes scarabées étaient
des megatheriums giganteums, mon bourdon était
un éléphant ailé, mes moucherons étaient des aigles,
ma cuvette d'eau était un lac, et ces trois touffes
d'herbe haute étaient une forêt vierge. — "Nous me
reconnaissez là, n'est-ce pas, ami? — A Rhinfelden,
les exubérantes enseignes d'auberge m'ont occupé
comme des cathédrales ; et j'ai l'esprit fait ainsi
qu'à de certains moments un étang de village , clair
comme un miroir d'acier, entouré de chaumières et
traversé par une flottille de canards , me régale au-
tant que le lac de Genève.
A Rhinfelden on quitte le Rhin et on ne le revoit
plus qu'un instant à Sekingen : laide église , pont
de bois couvert, ville insignifiante au fond d'une dé-
licieuse vallée. Puis la route court à travers de
joyeux villages, sur un large et haut plateau autour
duquel on voit bondir au loin le troupeau mon-
strueux des montagnes.
Tout à coup on rencontre un bouquet d'arbres
près d'une auberge , on entend le bruit de la roue
ZURICH. 79
qui s'enraie, et la route plonge dans l'éblouissante
vallée de l'Aar.
L'oeil se jette d'abord au fond du ciel et y trouve,
pour ligne extrême , des crêtes rudes , abruptes et
rugueuses , qui je crois être les Cimes-Grises ; puis
il va au bas de la vallée chercher Brugg, belle petite
ville roulée cl serrée dans une ligature pittoresque
de murs et de créneaux , avec pont sur l'Aar ; puis
il remonte le long d'une sombre ampoule boisée 61
s'arrête à une haute ruine. Cette ruine , c'est le
chfiteau de Habsburg, le berceau de la maison d'Au-
triche. J'ai regardé long-temps cette tour d'où s'est
envolée l'aigle à deux têtes.
L'Aar, obstrué de rochers , déchire en caps et en
promontoires le fond de la vallée. Ce beau paysage
est un des grands lieux de l'histoire. Home s'\ esi
battue, la fortune de Vilellius y a écrasé relie de
Galba, l'Autriche y est née. De ce donjon croulant.
bâti au onzième siècle par mi simple gentilhomme
d'Alsace appelé Uadbol , découle sur toute l'histoire
de l'Europe moderne le Qeuve Immense des archi-
ducs et des empereurs.
\u mird , la vallée se perd dans une brume. Là
est le confluent de l'Aar, de la Reusa et de la Lim-
ais! La Limmal vient du lac de Zurich et apporte
les foules du mont Todi ; l'Aar vient des Lies de
il) 1 1 n et de lîrieii/,, et apporte les OSSCSdea du (iiim
mII : l,i iienss \ icni du lac des Ouatrp-Canlons , ei
80 LETTRE XXXV.
apporte les torrents du Rigi , du "Windgalle et du
Mont-Pilate. Le Rhin porte tout cela à l'Océan.
Tout ce que je viens de vous écrire , ces trois ri-
vières, cette ruine et la forme magnifique des blocs
que ronge l'Aar, emplissaient ma rêverie pendant
que la voiture descendait au galop vers Brugg. Tout
à coup j'ai été réveillé par la manière charmante
dont se compose la ville quand on en approche.
C'est un des plus ravissants tohu-bohu de toits, de
tours et de clochers que j'aie encore vus. Je m'é-
tais toujours promis, si jamais j'allais à Brugg, de
faire grande attention à un très-ancien bas-relief
incrusté dans la muraille près du pont, qui, dit-on,
représente une tête de hun. Comme c'était diman-
che, le pont était couvert d'un tas de jolies filles cu-
rieuses, souriantes, dans leurs plus beaux atours, si
bien que j'ai oublié la tête du hun.
Quand je m'en suis souvenu , la ville était à une
lieue derrière moi.
Avec leur cocarde de rubans sur le front , moins
exagérée qu'à Freiburg, leur cuirasse de velours
noir traversée de chaînes d'argent et de rangées de
boulons, leur cravate de velours à coins brodés d'or
serrée au cou comme le gorgeret de fer des cheva-
liers, leur jupe brune à plis épais et leur mine
éveillée , les femmes de Brugg paraissent toutes jo-
lies; beaucoup le sont. Les hommes sont habillés
Comme nos maçons endimanchés, et sont affreux. Je
ZURICH. 81
comprends qu'il y ait des amoureux à lirugg ; je ne
conçois pas qu'il y ait des amoureuses.
La ville , propre , saine , heureuse d'aspect , faite
de jolies maisons presque toutes ouvragées, n'est
pas moins appétissante au dedans qu'au dehors. Lue
chose singulière, c'est que les deux sexes, dans leurs
réunions du dimanche, y jouent le jeu d'Alphée et
d'Aréthuse. Quand j'ai traversé la ville , j'ai vu
toutes les femmes à la porte du Pont , et tous les
hommes à l'autre bout de la grande rue, à la porte
de Zurich. Dans les champs, les sexes ne se mêlent
pas davantage; on rencontre un groupe d'hommes,
puis un groupe de femmes; cet usage, que les en-
fants eux-mêmes subissent , est propre à tout le
canton et va jusqu'à Zurich. C'est une chose étrange,
et, comme beaucoup de choses étranges, c'est une
chose sage. Dans ce pays de sè\e et <l<' beauté, de
nature exubérante et de costumes exquis, la nature
tend à rendre l'homme entreprenant , le costume
rend la femme coquette; la coutume intervient, sé-
pare les sexes et pose une barrière.
Cette vallée, du reste, n'est pas seulement un
confluent de rivières, c'est aussi un confluent <!<■
costumes. On passe la Reuss, la cuirasse de velours
noir- devient un corselet de damas à (leurs, au beau
milieu duquel elles cousent un large galon d'or. On
l>.isse la Limmat, la jupe brune devient une jupe
rouge avec un tablier de mousseline brodée, routes
82 LETTRE XXXV.
les coiffures se mêlent également; en dix minutes
on rencontre de belles filles avec de grands peignes
exorbitants comme à Lima, avec des cbapeaux de
paille noire à baute forme comme à Florence , avec
une dentelle sur les yeux comme a Madrid. Toutes
ont un bouquet de fleurs naturelles au côté. Raffi-
nement.
La variété des coiffures est telle que je m'atten-
dais à tout. Après le pont de la Reuss , il y a une
petite côte. Je la montais à pied. Je vois venir à
moi une vieille femme coiffée d'une espèce de vaste
sombrero espagnol en cuir noir, dans l'ornement
duquel entraient pour couronnement une paire de
bottes et un parapluie. J'allais enregistrer cette coif-
fure bizarre , quand je me suis aperçu que cette
bonne femme portait tout simplement sur sa tête la
valise d'un voyageur. Le voyageur suivait à quel-
ques pas; brave bonhomme, qui se piquait proba-
blement de parler français , et qui m'a accosté pom-
me raconter la révolution de Zurich. Tout ce que
j'y ai pu comprendre, à travers force baragouin,
c'est qu'il y avait eu une proclamation du bourg-
mestre, et que cette proclamation commençait ainsi :
Braves Iroqiiois! — Je présume que le digne
homme voulait dire : Braves Zuriquois.
La vallée de l'Aar a deux bracelets charmants :
Brugg qui l'ouvre , Raden qui la ferme. Baden est
sur la Limmat. On suii depuis une demi-heure le
ZURICH. 83
bord de la Limmat, qui fait un tapage horrible au
fond d'un charmant ravin dont tous les éboulc-
ments sont plantés de vignes. Tout a coup une
porte -donjon à quatre tourelles barrc la roule ;
au-dessous de cette porte se précipitent pêle-mêle
dans le ravin des maisons de bois dont les man-
sardes semblent se cahoter; au-dessus, parmi les
arbres, se dresse un vieux château ruiné dont les
créneaux font une crête de coq à la montagne.
Tout au fond, sous un pont couvert, la Limmat
passe en toute hâte sur un lit de rochers qui donne
aux vagues une forme violente. Et puis on aperçoit
un clocher à tuiles de couleur qui semble revêtu
d'une peau de serpent. C'est Badcn.
Il y a de tout à Badcn : des ruines gothiques,
des ruines romaines, des eaux thermales, une statue
d'Isis, des fouilles où l'on trouve force dés à jouer,
un hôtel-de-ville où le prince Eugène et le maréchal
de \illars ont échangé des signatures , etc. Comme
je voulais arriver à Z-urich avant la nuit, je me suis
contenir de regarder sur la place, pendant qu'on
changeait de chevaux, une charmante fontaine de
la renaissance surmontée, connue celle de Rhinfel-
den , d'une hautaine et sévère Qgure de soldai.
L'eau jaillit par la gueule d'une effrayante guivre
de bronze qui roule sa queue dans les ferrures de
la fontaine. Deux pigeons familiers s'étaient perchés
sur cette guivre, et l'un d'eux buvait eu trempaul
84 LETTRÉ XXXV.
son bec dans le filet d'eau arrondi qui tombait
du robinet dans la vasque, fin comme un cheveu
d'argent.
Les Romains appelaient les eaux thermales de
Radcn tes eaux bavardes, « aquae verbigenae. » —
Quand je vous écris, mon ami, il me semble que
j'ai bu de cette eau.
Le soleil baissait , les montagnes grandissaient,
les chevaux galopaient sur une route excellente en
sens inverse de la Limmat ; nous traversions une
région toute sauvage ; sous nos pieds il y avait un
couvent blanc à clocher rouge, semblable à un jouet
d'enfant ; devant nos yeux , une montagne à forme
de colline, mais si haute qu'une forêt y semblait
une bruyère ; dans le jardin sévère du couvent, un
moine blanc se promenait causant avec un moine
noir; par-dessus la montagne, une vieille tour mon-
trait à demi sa face rougie par le soleil horizontal.
Qu'était cette masure? Je ne sais. Conrad de Tà-
gerfelden , un des meurtriers de l'empereur Albert,
avait son château dans cette solitude. — En était-
ce la ruine ? — Moi , je ne suis qu'un passant et
j'ignore tout, j'ai laissé leur secret à ces lieux sinis-
tres , mais je ne pouvais m'empêcher de songer
vaguement au sombre attentat de 1308 et à la ven-
geance d'Agnès, pendant que celte tour sanglante,
cachée peu à peu par les plis du terrain , rentrait
lentement dans la montagne.
ZURICH. 85
La route a tourné ; une crevasse inattendue a
laissé passer un immense rayon du couchant ; les
villages, les fumées, les troupeaux et les hommes
ont reparu , et la belle vallée de 1? Limmat s'est
remise à sourire. Les villages sont vraiment remar-
quables dans ce canton de Z.urich. Ce sont de ma-
gnifiques chaumières composées de trois comparti-
ments. A un bout , la maison des hommes , en bois
et en maçonnerie, avec ses trois étages de fenêtres-
croisées basses , à petits vitraux ronds ; à l'autre
boni, la maison des bêtes, étable et écurie, en plan-
ches; au centre, le logis des chariots et des usten-
siles, fermé par une grande porte cochère. Dans le
faîtage, qui est énorme, la grange et le grenier.
Trois maisons sous un toit. Trois tètes sous un bon-
net. Voilà la chaumière zuriquoise. Comme vous
voyez, c'est un palais.
La nuii était tout à fait tombée, je m'étais tout
platement endormi dans la voiture, quand un bruit
de planches sous le piétinement des chevaux m'a
réveillé. J'ai ouvert les veux. J'étais dans une es-
pèce de caverne en charpente de l'aspecl le plus
singulier. Au-dessus de moi , de grosses poutres
courbées en cintres surbaissés et arr-boutées d'une
manière inextricable portaient une voûte de ténè-
bres; à droite et à gauche, de basse-, arcades faites
de Solives trapues nie laissaient enli e\oir deux -aie-
lies obscures et étroites, percées ça et là de trous
lit H
80 LETTRE XXXV.
carrés par lesquels m'armaient la brise de la nuit
et le bruit d'une rivière. Tout au fond , à l'extré-
mité de cette étrange crypte, je voyais briller vague-
ment des baïonnettes. La voiture roulait lentement
sur un plancher des fentes duquel sortait une ru-
meur assourdissante. Une torche éloignée, qui trem-
blait au vent , jetait des clartés mêlées d'ombres sur
ces massives arches de bois. J'étais dans le pont
couvert de Zurich. Des patrouilles bivouaquaient à
l'cntour. Rien ne peut donner une idée de ce pont,
vu ainsi et à cette heure. Figurez- vous la forêt
d'une cathédrale posée en travers sur un fleuve et
s'ébranlant sous les roues d'une diligence.
Pendant que je vous écris tout ce fatras le jour
a paru. Je suis un peu désappointé. Zurich perd
au grand jour; je regrette les vagues profils de la
nuit. Les clochers de la cathédrale sont d'ignobles
poivrières. Presque toutes les façades sont ratissées
et blanchies au lait de chaux. J'ai à ma gauche une
espèce d'hôtel Guénégaud. .Mais le lac est beau ;
mais , là-bas , la barrière des Alpes est admirable.
Elle corrige ce que le lac , bordé de maisons blan-
ches et de cultures vertes, a peut-être d'un peu
trop riant pour moi. Les montagnes me font tou-
jours l'effet de tombes immenses ; les basses ont un
noir suaire de mélèzes , les hautes ont un blanc lin-
ceul de neige.
ZÏ'RICH. 87
Quaire heures après midi.
Je viens de faire une promenade sur le lac dans
une façon de petite gondole à trente sons par heure,
comme un fiacre. J'ai jeté généreusement trois
francs dans le lac de Zurich ; je les regrette un pou.
C'est beau , mais c'est bien aimable Ils ont un
New-Munster qu'ils vous montrent avec orgueil et
qui ressemble à l'église de Pantin. Les sénateurs
zuriquois habitent des \illas de plâtre, lesquelles
ont un faux air des guinguettes de Vaugirard. Dieu
me pardonne ! j'ai vu passer un omnibus comme à
Passy. Je ne m'étonne plus si ces gaillards-là font
des révolutions.
Heureusement l'eau bleue du lac est transpa-
rente, .le \(iy,iis dans des profondeurs vitreuses «les
montagnes au fond du lac et (les forêts soi' ces
montagnes. Des rochers et des algues me figuraient
assez bien la terré noyée par le déluge, et, en me
penchant sur le bord de mon Gacre à dru\ rames,
j'avais les émotions de \né quand il se niellait a la
fenêtre de l'arche, De temps en temps je voyais pas-
ser de gros poissons zébrés de rubans noirs Comme
des libres. J'.ii sau\é du boni de ma canne dm\ OU
trois mouches qui se noyaient
Ll ville doit beaucoup plaire But personnes qui
88 LETTRE XXXV.
adorent la façade du séminaire de Saint-Sulpice. On
y bâtit en ce moment des édifices superbes, dont
l'architecture rappelle la Madeleine et le corps-de-
garde du boulevard du Temple. Quant à moi, en
mettant à part le portail roman de la cathédrale,
quelques vieilles maisons perdues et comme noyées
dans les neuves , deux aiguilles d'église et trois ou
quatre tours d'enceinte , dont une , qui est énorme,
ressemble au ventre pantagruélique d'un bourg-
mestre, je ne suis pas digne d'admirer Zurich. J'ai
vainement cherché la fameuse tour du Wellemberg,
qui était au milieu de la Liinmat , et qui avait servi
de prison au comte de Habsbourg et au conseiller
Waldman , décapité en 1488. L'aurait-on démolie ?
Pendant que je suis en train, pardieu, parlons de
l'auberge ! A Y hôtel de i'Épée , le voyageur n'est
pas écorché ; il est savamment disséqué. L'hôtelier
vous vend la vue de son lac à raison de huit francs
par fenêtre et par jour. La chère que l'on fait à
Y hôtel de i'Épée m'a rappelé un vers de Ronsard,
qui, à ce qu'il paraît, dînait mal :
La vie est attelée
A deux mauvais chevaux, le boire et le manger.
Nulle part ces deux chevaux ne sont plus mau-
vais qu'à Yliôtcl de i'Épée.
A propos , je ne vous ai pas dit que Zurich s'ap-
pelait autrefois Turegum. La Limmat le divise en
ZURICH. 8!»
deux villes , le grand Zurich et le petit Zurich , que
réunissent trois beaux ponts , sur lesquels les
bourgeois se promènent souvent, dit Georges
Bruin de Cologne. La vigne est bien exposée au
soleil. Il y a le vin de Zurich et le blé de Zurich.
Je vous embrasse , quoique je sois à treize cent
vingt pieds au-dessus de vous.
LETTRE XXXVI
z r ri c n.
Il pli-ut. — Description d'une chatnbre. — Ri-flet du dehors dans
I intérieur — Le voyageur prend le parti de Fouiller dam le
dftriolréSi — Ce tjlt'll y tnuivc. — Amdttrs «ihIm./ i, u
turc-, honteuses (!<■ Napoléon Bttonaparfe, — ■ Le livre. — Les
c itampes. . — 1811. — ls 10. — Choses curieuses, — Choses
ierleutPS. — 11 plettt.
Septembre,
J'il quitté l'hôtel de l'Kpée. Je suis \cmi me
lOgôï dans la ville , n'importe 0Û. .!•' n'ai plus la
fflallVaise ËUbeCgO, mais je n'ai plus la Vue ilii lac
H \ ii des moments où j«' regrette en bloc le mé-
chant dîner et le magnifique paysage.
Avant-hier, c'était un de ces motnents»lBi il pieu
\,iii. J'étais enfermé dans la chambre que j'habite :
92 LETTRE XXXVI.
— une petite chambre triste et froide , ornée d'un
lit peint en gris à rideaux blancs , de chaises à dos-
sier en lyre, et d'un papier bleuâtre bariolé de ces
dessins sans gcùl et sans style qu'on retrouve indis-
tinctement sur les robes des femmes mal mises et
sur les murs des chambres mal meublées. J'ai ou-
vert la fenêtre , qui est une de ces hideuses fenêtres
d'il y a cinquante ans qu'on appelait fenêtres-guil-
lotines , et je regardais mélancoliquement la pluie
tomber. La rue était déserte ; toutes les croisées de
la maison d'en face étaient fermées ; pas un profil
aux vitres, pas un passant sur ce pavage de petits
cailloux ronds et noirs que la pluie faisait reluire
comme des châtaignes mûres. La seule chose qui
animât le paysage, c'était la gouttière du toit voisin,
espèce de gargouille eu fer-blanc figurant une tête
d'âne à bouche ouverte , d'où la pluie tombait à
flots ; une pluie jaune et sale qui venait de laver les
tuiles et qui allait laver le pavé. Il est triste qu'une
chose prenne la peine de tomber du ciel sans au tre
résultat que de changer la poussière en boue.
J'étais retenu au gîte; le gîte était médiocrement
plaisant. Que faire ? La Fontaine a fait le vers de la
circonstance. Je songeais donc. Par malheur, j'étais
dans une de ces situations d'âme que vous connais-
sez sans doute , où l'on n'a aucune raison d'être
triste et aucun motif d'être gai ; où l'on est égale-
ment incapable de prendre le parti d'un éclat de
ZURICH. 93
rire ou d'un torrent de larmes ; où la vie semble
parfaitement logique , unie , plane , ennuyeuse et
triste ; où tout est gris et blafard au dedans comme
au dehors. Il faisait en moi le même temps que
dans la rue, et, si vous me permettiez la métaphore,
je dirais qu'il pleuvait dans mon esprit. Vous le
savez , je suis un peu de la nature du lac ; je réflé-
chis l'azur ou la nuée. La pensée que j'ai dans
l'âme ressemble au ciel que j'ai sur la tête.
En retournant son œil, — passez -moi encore
cette expression , — on voit un paysage en soi. Or,
en ce moment-là , le paysage que je pouvais voir en
moi ne valait guère mieux que celui que j'avais
sous les yeux.
Il y avait deux ou trois armoires dans la cham-
bre. Je les ouvris machinalement , comme si j'avais
eu chance d'y trouver quelque trésor. Or, les ar-
moires d'auberge son! toujours vides ; une armoire
pleine, c'est l'habitation permanente. N'a pas de
nid qui passe. Je ne trouvai donc rien dans les ar-
moires.
Pourtant, au moment où je refermais la dernière,
j'aperçus sur la tablette d'en haut je ne sais quoi
qui me parut quelque chose. J'j mis la main. C'était
d'abord de U poussière, el puis c'était un livre, l n
pelil livre carré comme les ahnanarhs de Liège,
bioché en papier ^iis, couvert de cendre, oublié là
depuis des années. Quelle bonne fortune 1 Je secoue
94 LETTRE XXXVF.
la poussière, j'ouvre au hasard. C'était en fran-
çais. Je regarde le titre : — Amours secrètes et
Aventure* honteuses de Napoléon Buona-
partc, avec gravures. — Je regarde les gravures :
— un homme à gros ventre et h profil de polichi-
nelle , avec redingote et petit chapeau , mêlé a
toutes sortes de femmes nues. Je regarde la date :
— I8I/1.
J'ai eu la curiosité de lire. O mon ami, que vous
dire de cela ? Comment vous donner une idée de ce
livre imprimé à Paris par quelque libelliste et ou-
blié à Zurich par quelque autrichien ? — Napoléon
Buonaparté était laid ; ses petits yeux enfoncés , son
profil de loup et ses oreilles découvertes lui faisaient
une figure atroce. — Il parlait mal ; n'avait aucun
esprit et aucune présence d'esprit ; marchait gau-
chement ; se tenait sans grâce et prenait leçon de
Talma chaque fois qu'il fallait « trôner. » — Du
reste , sa renommée militaire était fort exagérée ; il
prodiguait la vie des hommes ; il ne remportait des
victoires qu'à force de bataillons. (Reprocher les
bataillons aux conquérants ! ne croiriez-vous pas
entendre ces gens qui reprochent les métaphores
aux poètes ? ) — Il a perdu plus de batailles qu'il
n'en a gagné. — Ce n'est pas lui qui a gagné la ba-
taille de iMarengo , c'est Desaix ; ce n'est pas lui qui
a gagné la bataille d'Austerlitz, c'est Soult ; ce n'est
pas lui qui a saçué la bataille de la Moskowa , c'est
Zl I1ICH. 05
Ney l, — Ce n'était qu'un Capitaine du second or-
dre, fort inférieur aux généraux du grand siècle, à
Turenne, à Coudé, à Luxembourg, à Vendôme ; et
même de nos jours, son « talent militaire » n'était
rien , comparé au « génie guerrier » du duc de
Wellington. De sa personne, il était poltron. Il avait
peur au feu. Il se cachait pendant la canonnade à
Brienne. (A Brienne !) — Il a\ait vices sur vices.
— Il mentait comme un laquais. — Il était avare
au point de ne donner que dix francs par jour à
une femme qu'il entretenait dans une petite nie soli-
taire du faubourg Saint-Marceau (l'auteur dit : ./'r(/'
vu la rue, la maison et la femme). Il était jaloux
au point d'enfermer cette femme , qui ne sortait
presque jamais et vivait séparée du monde entier,
sans une créature humaine puni la servir, en proie
au desespoir et à la terreur. Voilà CC que c'était
(pie l'amour de Napoléon Huonapai lé ! — H avait
en outre, — car ce jaloux féroce était un libertin
effronté, Othello compliqué de don Juan, — il avait
en outre, dans tous les quartiers de Paris, de pe-
tites chambres, des caves, des mansardas, des
oubliettes louées sous des noms supposa , où il
1 En ist i "ii m- aervail i • •■ Buanapar < je '•
,,, ,,,i reaommi de lit uli aaul de N ipoli ou; aujourd'hui loui
.ii .. place: Dcsaix, Soulf, Ney, i de grandes el illustre*
Bguret; Nanoleon eil tleni ■< gloire ■ • rpi*îl était 'i i
h un .-, |'l.ui| h
i)6 LETTRE VWYl.
attirait sous divers prétextes des jeunes GDes pau-
vres, etc., etc., etc. De là des troupeaux d'enfante,
petites dynasties inédites, relégués aujourd'hui dans
des greniers ou ramassant des loques et des haillons
au coin des bornes sous une hotte de chiffonnier.
Voilà ce que c'était que (es amours de Napoléon
Buon aparté ! — Qu'en dites-vous ? La première his-
toire rappelle un peu Geneviève de Brabant au fond
de son bois ; la seconde est renouvelée du Mino-
taure. J'en ai entrevu bien d'autres et de pires,
mais je n'ai pas eu le courage d'aller plus loin. Je
n'ai jamais de bien longues rencontres avec ces
livres que l'ennui ouvre et que le dégoût ferme.
Vous riez de cela ? Je vous avoue que je n'en ris
pas. Il y a toujours dans les calomnies dirigées con-
tre les grands hommes , tant qu'ils sont vivants,
quelque chose qui me serre le cœur. Je me dis :
Voilà donc de quelle manière la reconnaissance con-
temporaine a traité ces génies que la postérité en-
toure de respect , les uns parce qu'ils ont fait leur
nation plus grande, les autres, parce qu'ils ont fait
l'humanité meilleure ! Soyez Molière, on vous accu-
sera d'avoir épousé votre fdle ; soyez Napoléon , on
vous accusera d'avoir aimé vos sœurs. ■ — La haine
et l'envie ne sont pas inventives, direz-vous ; elles
répètent toujours à peu près les mêmes niaiseries,
lesquelles deviennent inoffensives à force d'être ré-
pétées. Qu'est-ce qu'une calomnie qui est un pla-
ZURICH. 'J7
giat ? — Sans doute, si le public le savait; mais
est-ce que le public sait que ce que l'on dit aujour-
d'hui du grand homme d'aujourd'hui est précisé-
ment ce qu'on disait hier du grand homme d'hier ?
D'accord. Mais la foule ignore tout. Les grands
hommes ont dédaigné tout cela , direz-vous encore ;
sans doute ; mais qui vous dit qu'ils n'ont pas souf-
fert autant qu'ils ont dédaigné ? Qui sait tout ce
qu'il y a de douleurs poignantes dans les profon-
deurs muettes du dédain ? Qu'y a-l-il de plus révol-
tant que l'injustice, et quoi de plus amer que de
recevoir une grande injure quand on mérite une
grande couronne? Savez-vous si cet odieux petit
livre dont vous riez aujourd'hui n'a pas été officieu-
sement envoyé en 1815 au prisonnier de Sainte-
Hélène, et n'a pas fait, tout slupide qu'il vous sem-
ble et qu'il est, passer une mauvaise nuit à l'homme
qui dormait d'un si profond sommeil la veille de
Marengo et d'Austerlitz? N'y a-t-il pas des moments
où la haine, dans ses affirmations effrontées et fu-
rieuses, peut faire illusion, même au génie qui .1 la
conscience de sa force et de son avenir,? Apparaître
caricature à la postérité quand on a tout fait pour
lui laisser une grande ombre! Non, mon ami, je
ne puis rire de cet infâme petit libelle. Quand j'ex-
plore les bas-fonds du passé, et quand je visite les
caves ruinées d'une prison d'autrefois, je prends
ton! au sérieux , les vieilles calomnies que je PS
m \)
98 LETTRE XXXYI.
niasse dans l'oubli et les hideux instruments de tor-
ture rouilles que je trouve dans la poussière.
Flétrissure et ignominie à ces misérables valets
des basses-œuvres qui n'ont d'autre fonction que de
tourmenter vivants ceux que la postérité adorera
morts !
Si l'auteur sans nom de cet ignoble livre existe
encore aujourd'hui dans quelque coin obscur de
Paris, quel châtiment ce doit être pour cet immonde
vieillard, dont les cheveux blancs ne sont qu'une
couronne d'opprobre et de honte , de voir, chaque
fois qu'il a le malheur de passer sur la place Ven-
dôme, Napoléon, devenu homme de bronze, salué à
toute heure par la foule , enveloppé de nuées et de
rayons, debout sur son éternelle gloire et sur sa co-
lonne éternelle !
Depuis que j'avais fermé ce volume, tout s'était
assombri; la pluie était devenue plus violente au
dehors, et la tristesse plus profonde en moi. Ma fe-
nêtre était restée ouverte , et mon regard s'attachait
machinalement à la grotesque gouttière de fer-blanc
qui dégorgeait avec furie un flot jaunâtre et fan-
geux. Celte vue m'a calmé. Je me suis dit que la
plupart du temps ceux qui font le mal n'en ont pas
pleine conscience, qu'il y a chez eux plus d'igno-
rance et d'ineptie encore que de méchanceté ; et je
suis demeuré là immobile, silencieux, recueillant les
enseignements mystérieux que les choses nous don-
ZURICH. 99
ncnt par les harmonies qu'elles ont entre elles, le
coude appuyé sur ce stupide pamphlet d'où s'était
épanché tant de haine el de calomnie , et l'œil fixé
sur celte bouche d'àne qui vomissait de l'eau sale.
LETTRE XXXVII.
SCHAFFHAUSF.N.
Vue de Schaffhotue. — Schaffhausen. — Schaffouse, — Scha-
plui.se. — Schapfuse. — Shaphusia. — Probalopolis — Ef-
froyable combat el mêlée terrible «les érudits el de9 antiqtiai
res. — Deux des | >l 1 1 ^ redoutables s'attaquent avec Furie. — L'au-
teur a la lâcheté de s'enfuir du champ de bataille, les l;iis>.iiii
ans i>rises. — Le château Munoth. — Ce qu'était Schaffhousc
il y a deux cents ans. — Quel était le joyau d'une ville libre.
— L'aiiii-iir dtne. — Une des innombrables aventures qui ar-
rivent .'i ceux qui ont la hardiesse de voyager ;i travers les
orthographes des pays. — Calaïsche i la choule. — L'au-
teur offre tranquillement de faire ce qui eût épouvanté Gai
gantas.
itemb
Je suis à SchafThouse depuis quelques heures.
Écrivez Schaffhausen, cl prononcez toul ce qu'il
vous plaira. Figurez \<>us un knxur suisse, un Ter-
racine allemand, une ville du quinzième siècle, « I« » t » i
102 LETTRE XXXVII.
les maisons tiennent le milieu outre les chalets
d'Unterseen et les logis sculptés du vieux Rouen,
perchée dans la montagne , coupée par le Rhin qui
se tord dans son lit de roches avec une grande cla-
meur, dominée par des tours en ruine , pleine de
rues à pic et en zigzag, livrée au vacarme assour-
dissant des nymphes ou des eaux, — nymphis,
lymphis, transcrivez Horace comme vous voudrez,
— et au tapage des laveuses. Après avoir passé la
porte de la ville, qui est une forteresse du treizième
siècle, je me suis retourné, et j'ai vu au-dessus de
l'ogive cette inscription : salvs exevntibvs. J'en
ai conclu qu'il y avait probablement de l'autre côté :
PAX INTKANTÎBYS. J'aime cette façon hospitalière.
Je vous ai dit d'écrire Schaffhausen et de pro-
noncer tout ce qu'il vous plairait. Vous pouvez
écrire aussi tout ce qu'il vous plaira. Rien n'est
comparable, pour l'entêtement et la diversité d'avis,
au troupeau des antiquaires , si ce n'est le troupeau
des grammairiens. Platine écrit Schaphuse, Strum-
phius écrit Schapfuse, Georges Bruin écrit Sha-
phusia, et Miconnis écrit Proéatopotis. Tirez-
vous de là. Après le nom vient l'élymologie. Autre
affaire. Schaffhausen signifie la ville du mouton ,
dit Glarean. — Point du tout! s'exclame Strum-
phius. Schaffhausen veut dire port des bateaux,
de scka fa, barque, et de hausc, maison. — Ville
du mouton! répond Glarean; les armes de la ville
SCHAFFHAUSEN. 103
sont d'or au bélier de sable. — Porl des bateaux !
repart Strumphius ; c'est Jà que les bateaux s'arrè-
tent, dans l'impossibilité d'aller plus loin. — Ma
foi ! que l'étymologifi devienne ce qu'elle pourra. Je
laisse Strumphius et Glarcan se prendre aux roi Iles.
Il faudrait batailler aussi à propos du vieux châ-
teau Munolb, qui est près de Sclialïhonse , sur
l'Emmersberg, et qui a pour étymologie Munitio,
disent les antiquaires, à cause d'une citadelle ro-
maine qui était là. Aujourd'hui il n'y a plus (pic
quelques ruines, une grande tour et une immense
voûte casematée qui peut couvrir plusieurs centaines
d'hommes.
Il y a deux siècles Schaffhouse était plus pitto-
resque encore. L'hôlel-de-ville, le couvent de la
Toussaint, l'église Saint-Jean, étaient dans toute leur
beauté; l'enceinte de tours était intacte et complète.
Il y en avait treize, sans compter le chàleau 61 sans
compter les deux hautes tours sur lesquelles s'ap-
puyail cet étrange et magnifique pool suspendu sur
le Rhin (pie notre Ondinot lit sauter le 1.". au il
1709 avec celle ignorance cl cette insouciance des
chefs-d'œuvre qui n'est pardonnable qu'aux héros.
Enfin, hors de la cité, au delà de la porte-donjon
qui \a vers la Forôt-Noire, dam la montagne, sur
une éininenrc, à côté d'une chapelle, on distinguait
au loin, dans la brume de l'horizon , un hideux pe
tii édifice de charpente cl «le pierre, — le gibet, tu
104 LETTRE XXXVII.
moyen âge , et même il n'y a pas plus de cent ans ,
dans toute commune souveraine, une potence con-
venablement garnie était une chose élégante et ma-
gistrale. La cité ornée de son gibet, le gibet orné de
son pendu, cela signifiait faille Libre.
J'avais grand'faim, il était tard, j'ai commencé
par dîner. On m'a apporté un dîner français , servi
par un garçon français, avec une carte en français.
Quelques originalités , sans doute involontaires, se
mêlaient, non sans grâce, à l'orthographe de cette
carte. Comme mes yeux erraient parmi ces riches
fantaisies du rédacteur local , cherchant à compléter
mon dîner, au-dessous de ces trois lignes :
Haumelette au c liant pinnions,
Biffeteque au craison,
Hépole d'agnot au laidgume,
je suis tombé sur ceci :
Calaïsche à la choute, — 10 francs.
Pardieu! me suis-je dit, voilà un mets du pays :
calaïsche à la choute. Il faut que j'en goûte. Dix
francs ! cela doit être quelque raffinement propre à
la cuisine de Schaffhouse. J'appelle le garçon. —
Monsieur, une calaïsche à la choute. Ici le dialogue
s'engage en français. Je vous ai dit que le garçon
parlait français.
— Vort pien , monsir. Temain matin.
SCHAFFHAUSEN. «05
— Non, dis-je, tout de suite.
— Mais, monsir, il est pien tard.
— Qu'est-ce que cela fait ?
— Mais il sera nuit tans eine hère.
— Eh bien ?
— Mais monsir ne bourra bas foir.
— Voir! voir quoi? Je ne demande pas à voir.
— Che ne gombrends bas monsir.
— Ah çà! c'est donc bien beau à regarder, votre
calaïsche à la choute?
— Voit peau, monsir, atmiraple, manifigue!
— Eh bien, vous m'allumerez quatre chandelles
tout autour.
— Guadre janlelles ! Monsir choue. (Lisez : Mon-
sieur jotte.) Che ne gombrends bas.
Pardieu! ai-je repris avec quelque impatience,
je me comprends bien , moi . j'ai faim. Je veux
manger.
— Mancher gouoi?
— Manger votre calaïsche.
— Notre calaïsche î
— Votre choute.
— Notre choute ! mancher non-' choute! Monsir
choue. Mancher la choute ti Rhin !
Ici je suis parti d'un éclal de rire. I.e pauvre
diable de garçon ne comprenait pins, el moi, je
venais de comprendre. J'avais été le jouel ^'nwr
hallucination produite sur mon cerveau par l'ortho
100 LETTRE XXXVII.
graphe éblouissante de l'aubergiste. Catatsche à
l 1 choute signifiait calèche à la chute, En d'au-
tres ternies, après vous avoir offert à dîner, la carte
vous offrait complaisamment une calèche pour aller
voir la chute du Rhin à Laufen , moyennant dix
francs.
Me voyant rire, le garçon m'a pris pour un fou,
et s'en est allé en grommelant : — Plancher la
choute ! églairer la choute ti Rhin afec guadre jan-
telles ! Ce monsir choue.
J'ai retenu pour demain matin une caiaïschc à
la c fiante.
LETTRE XXXVIM.
LA CATARACTE DU RHIN.
I 1 1 h ni place. — Arrivée. — Le château de liaufen. — La m
taracte. Aspecl — Dé lai h. — Causerie du guide. ■ — L'en-
fant. — L<s stations. — D'où l'un voit le mieux. — L'auteur
s'adosse au rocher. — Un décor. — Due signature el un pa-
raphe.— Le jour baisse. — L'auteur passe le Rhin, — Le Rliiu,
le Rhône. — La cataracte, en cinq parties, — Le forçat.
Lautcu , septembre.
Mon ami, que vous dire? Je viens uV voir cette
chose inouïe. Je n'en suis qu'à quelques pas. J'en
entends le bruit. Je vous écris Bans savoir ce qui
tombe de ma pensée. Les idées et les images s'y
entassent pêle-inêle, s'y précipitent, s'y heurtent,
s'y brisent, ei s'en vont en famée, en écume, en
rumeur, eo nuée, j'ai en moi comme an bouillon-
neineni immense, il me semble que j'ai la chute di
Rhin dans le cerveau.
108 li.tïp.i: X.WVIII.
J'écris au hasard, comme cela vient Vous com-
prendrez si vous pouvez.
On arrive à Laufen. C'est un château du trei-
zième siècle, d'une fort belle masse et d'un fort bon
style. Il y a à la porte deux guivres dorées, la
gueule ouverte. Elles aboient. On dirait que ce sont
elles qui font le bruit mystérieux qu'on entend.
On entre.
On est dans la cour du château. Ce n'est plus un
château , c'est une ferme. Poules , oies , dindons ,
fumier ; charrette dans un coin ; une cuve à chaux.
Une porte s'ouvre. La cascade apparaît.
Spectacle merveilleux !
Effroyable tumulte ! Voilà le premier effet. Puis
on regarde. La cataracte découpe des golfes qu'em-
plissent de larges squammes blanches. Comme dans
les incendies , il y a de petits endroits paisibles au
milieu de cette chose pleine d'épouvante ; des bos-
quets mêlés à l'écume ; de charmants ruisseaux
dans les mousses; des fontaines pour les bergers ar-
cadiens de Poussin , ombragées de petits rameaux
doucement agités. — Et puis ces détails s'évanouis-
sent, et l'impression de l'ensemble vous revient.
Tempête éternelle. Neige vivante et furieuse.
Le flot est d'une transparence étrange. Des ro-
chers noirs dessinent des visages sinistres sous l'eau.
Ils paraissent toucher la surface et sont à dix pieds
de profondeur. Au-dessous des deux principaux vo-
LA CATARACTE DV RHIN. 109
mitoires de la chute, deux grandes gerbes d'écume
s'épanouissent sur le fleuve et s'y dispersent en nua-
ges verts. De l'autre côté du Rhin , j'apercevais un
groupe de maisonnettes tranquilles, où les ména-
gères allaient et venaient.
Pendant que j'observais, mon guide me parlait.
— Le lac de Constance a gelé dans l'hiver de 1829
à 1830. 11 n'avait pas gelé depuis cent quatre ans.
On y passait en voiture. De pauvres gens sont morts
de froid à Schaffhouse. —
Je suis descendu un peu plus bas , vers le gouf-
fre. Le ciel était gris et voilé. La cascade fait un
rugissement de tigre. Bruit effrayant, rapidité terri-
ble. Poussière d'eau , tout à la fois fumée et pluie.
A travers cette brume on voit la cataracte dans tout
son développement. Cinq gros rochers la coupent
en cinq nappes d'aspects divers et de grandeurs dif-
férentes. On croit voir les cinq piles rongées d'un
pont de titans. L'hiver, les glaces font des arches
bleues sur ces culées noires.
Le plus rapproché de ces rochers est d'une foi nie
étrange ; il semble voir sortir de l'eau pleine de
rage la tête hideuse et impassible d'une idole in-
doue, à trompe d'éléphant. Des arbres el «les brous-
sailles qui s'entremêlent à son sommet lui font des
cheveux hérissés ei horribles.
A l'endroit le plus épouvantable de l.i chute, un
grand rocher disparaît el reparaît sons l'écume
III. [0
110 LETTRE XXXVIII.
comme le crâne d'un géant englouti , hatlu depuis
six mille ans de cette douche effroyable.
Le guide continue son monologue. — La chute
du Rhin est à une lieue de Schalïhouse. La masse
du fleuve tout entière tombe là dune hauteur de
« septante pieds. » —
L'âpre sentier qui descend du château de Laufen
à l'abîme traverse un jardin. Au moment où je
passais assourdi par la formidable cataracte , un en-
fant, habitué à faire ménage avec cette merveille du
monde , jouait parmi des fleurs et mettait en chan-
tant ses petits doigts dans des gueules-de-loup roses.
Ce sentier a des stations variées , où l'on paie un
peu de temps en temps. La pauvre cataracte ne
saurait travailler pour rien. Voyez la peine qu'elle
se donne. Il faut bien qu'avec toute cette écume
qu'elle jette aux arbres, aux rochers, aux fleuves,
aux nuages, elle jette aussi un peu quelques gros
sous dans la poche de quelqu'un. C'est bien le
moins.
Je suis parvenu par ce sentier jusqu'à une façon
de balcon branlant pratiqué tout au fond , sur le
gouffre et dans le gouffre.
Là , tout vous remue à la fois. On est ébloui ,
étourdi , bouleversé , terrifié , charmé. On s'appuie
à une barrière de bois qui tremble. Des arbres
jaunis , — c'est l'automne , — des sorbiers rouges
entourent un petit pavillon dans le style du Café
LA CATARACTE DU RHIN. 1 1 1
Turc , d'où l'on observe l'horreur de la chose. Les
femmes se couvrent d'un collet de toile cirée (un
franc par personne). On est enveloppé d'une ef-
froyable averse tonnante.
De jolis petits colimaçons jaunes se promènent
voluptueusement sous cette rosée sur le bord du
balcon. Le rocher qui surplombe au-dessus du bal-
con pleure goutte à goutte dans la cascade. Sur la
roche qui est au milieu de la cataracte se dresse un
chevalier-troubadour en bois peint, appuyé sur un
bouclier rouge à croix blanche. Un homme a dû
risquer sa vie pour aller planter ce décor de l'Am-
bigu au milieu de la grande et éternelle poésie de
Jéhovah.
Les deux géants qui redressent la tête, je veux
dire les deux plus grands rochers , semblent se
parler. Ce tonnerre est leur voix. Au-dessus d'une
épouvantable croupe d'écume on aperçoit une mai
Bonnette paisible avec sou petit verger. On dirait
que cciir affreuse hydre est condamnée à porter
éternellement sur son dos cette douce et heureuse
cabane.
Je suis allé jusqu'à l'extrémité du balcon; je me
suis adossé au rocher.
L'aspecl devient encore plus terrible. <;Vst un
écroulement effrayant. Le gouffre hideux et splen-
dide jette a\ee rage une pluie de perles ;iu visagO
de ceux qui osent le regarder de si près, '.'est ,-id
M 2 LETTRE XXXVIII.
mirable. Les quatre grands gonflements de la cata-
racte tombent, remontent et redescendent sans cesse.
On croit voir tourner devant soi les quatre roues
fulgurantes du char de la tempête.
Le pont de bois était inondé. Les planches glis-
saient. Des feuilles mortes frissonnaient sous mes
pieds. Dans une anfractuosité du roc, j'ai remarqué
une petite touffe d'herbe desséchée. Desséchée sous
la cataracte de Schaffhouse ! dans ce déluge, une
goutte d'eau lui a manqué. Il y a des cœurs qui res-
semblent à cette touffe d'herbe. Au milieu du tour-
billon des prospérités humaines , ils se dessèchent.
Hélas! c'est qu'il leur a manqué cette goutte d'eau
qui ne sort pas de la terre, mais qui tombe du ciel,
l'amour !
Dans le pavillon turc, lequel a des vitraux de
couleur, et quels vitraux! il y a un livre où les visi-
teurs sont priés d'inscrire leurs noms. Je l'ai feuil-
leté. J'y ai remarqué cette signature : Henri, avec
ce paraphe ^\). Est-ce un V ?
Combien de temps suis-je resté là, abîmé dans ce
grand spectacle ! Je ne saurais vous le dire. Pendant
cette contemplation, les heures passeraient dans l'es-
prit comme les ondes dans le gouffre , sans laisser
trace ni souvenir.
Cependant on est venu m'avertir que le jour
baissait. Je suis remonté au château, et de là je suis
descendu sur la grève d'où l'on passe le Rhin pour
LA CATARACTE DU RHIN. 113
gagner la rive droite. Cette grève est au bas de la
chute, et l'on traverse le fleuve à quelques brasses
de la cataracte. On s'aventure pour ce trajet dans un
petit batelet charmant, léger, exquis, ajusté comme
une pirogue de sauvage , construit d'un bois souple
comme de la peau de requin, solide, élastique, fi-
breux , touchant les rochers à chaque instant et s'y
écorchant à peine, manœuvré comme tous les ca-
nots du Rhin et de la Meuse, avec un crochet et un
aviron en forme de pelle. Rien n'est plus étrange
que de sentir dans cette coquille les profondes et
orageuses secousses de l'eau.
Pendant que la barque s'éloignait du port, je re-
gardais au-dessus de ma tête les créneaux couverts
de tuiles et les pignons taillés du château qui domi-
nent le précipice. Des filets de pêcheurs séchaient
sur les cailloux au bord du fleuve. On pêche donc
dans ce tourbillon ? Oui , sans doute. Gomme les
poissons ne peuvent franchir la cataracte, on prend
là beaucoup de saumons. D'ailleurs, dans quel tour-
billon l'homme no pêche-t-il pas?
Maintenant je voudrais résumer toutes ces sen-
sations si \i\eset presque poignantes. Première im-
pression : on ne sail que dire, on est écrasé comme
par tous les grands poèmes. Puis l'ensemble se dé-
brouille. i,cs beautés se dégagent de la nuée. Somme
toute, c'esl grand, sombre, terrible, hideux . ma
gnifique, inexprimable.
10.
114 LETTRE XXXV111.
De l'autre côté du Rhin, cela fait tourner des
moulins.
Sur une rive, le château; sur l'autre, le village,
qui s'appelle Neuhausen.
Tout en nous laissant aller au balancement de la
barque, j'admirais la superbe couleur de cette eau.
On croit nager dans de la serpentine liquide
Chose remarquable , chacun des deux grands
lleuves des Alpes, en quittant les montagnes, a la
couleur de la mer où il va. Le Rhône , en débou-
chant du lac de Genève , est bleu comme la Médi-
terranée ; le Rhin , en sortant du lac de Constance,
est vert comme l'Océan.
[Malheureusement le ciel était couvert. Je ne puis
donc pas dire que j'ai vu la chute de Laufen dans
toute sa splendeur. Rien n'est riche et merveilleux
comme cette pluie de perles dont je vous ai déjà
parlé , et que la cataracte répand au loin. Cela doit
être pourtant plus admirable encore lorsque le so-
leil change ces perles en diamants et que l'arc-en-
ciel plonge dans l'écume éblouissante son cou d'é-
meraude comme un oiseau divin qui vient boire à
l'abîme.
De l'autre bord du Rhin , d'où je vous écris en
ce moment , la cataracte apparaît dans son entier,
divisée en cinq parties bien distinctes qui ont cha-
cune leur physionomie à part et forment une espèce
de crescendo. La première , c'est un dégorgement
LA CATARACTE DU RHIN. 115
de moulin; la seconde, presque symétriquement
composée par le travail du flot et du temps , c'est
une fontaine de Versailles ; la troisième , c'est une
cascade ; la quatrième est une avalanche ; la cin-
quième est le chaos.
Un dernier mot, et je ferme cette lettre. A quel-
ques pas de la chute , on exploite la roche calcaire ,
qui est fort belle. Du milieu d'une des carrières
qui sont là, un galérien , rayé de gris et de noir, la
pioche à la main , fa double chaîne au pied , regar-
dait la cataracte. Le hasard semble se complaire
parfois à confronter dans des antithèses , tantôt mé-
lancoliques, tantôt effrayantes , l'œuvre de la nature
et l'œuvre de la société.
LETTRE XXXIX.
YIYF.Y. — C.IIILLON. — LAUSANNE.
Ce que l'auteur cherche dans ses voyages. — Vévey. — L'église.
— La vieille femme bedeau. — Deux tombeaux. — Edmond
Ludlow. — Andrew Broughton. — David. — Les proscrits.
— Comparaison des épitaphes. — Philosophie. — On troi-
sième tombeau. — L'apothicaire. — Néant des choses hu-
maines proclamé par celui <pti a passé sa vie à poursuivre
M. de Pourceaugnac, — Le soir. — Souvenirs de jeunesse.
— Vaugirard et Meillerie. — Paysage. — Clair de lune. —
Histoire. — Traces de tous les peuples en Suisse. — Les grecs.
— Les romains. — Les Imns. — Les hongrois. — Cbillon.
— Le châtean. — Une femme française. — La crypte, — Les
trois souterrains. — Détails sinistres. — Le gibet. — ■ Les
cachots. — Bonnivard. — La cage donne la même allure au
penseur el à la bétc fauve. — Touchante e( lugubre histoire
de Michel Cotié. — -s,,s dessins sur la muraille, — Impuis-
sance démontrée de saint Christophe. — Nom de lord Byron
gravé par lui-même sur un pilier. — Détails. — La voûte de-
vient bleue. — Magnificences secrètes el générosités cachées
de la nature. — Les martins-pécheurs. — Sepl colonnes, sept
cellules, — Trois cachots superposés, — Peintures faites pô-
les prisonniers, — Les oubliettes, — Ce qu'on y a trouvé. —
l.i cave comblée, — Permission refusée à lord Byron
L'auteur descend dans le caveau où Byron na pas pu entrer,
i , qu'il \ \"ii — Le due Pierre de Savoie, I ncore la
destinée des sart ophages. — Le t imetière. — La chapelle, —
118 LETTRE XXXIX.
La chambre des ducs de Savoie. — Intérieur — Ce qu'en cuit
Fait les gens de Berne. — La fenêtre. — La porte. — Traces
de l'assaut. — Quel oiseau passait son bec par le trou qui est
au bas île la porte. — La salle de justice — De quoi elle est
meublée aujourd'hui. — La chambre de la torture. — La
grosse poutre. — Les trois trous. — Affreux détails. — Une
particularité du château de Chilien. — L'auteur démontre que
les petits oiseaux n'ont pas la moindre idée de l'invention de
l'artillerie. — Ludlov« et Bonnivard confrontés. — Lausanne.
— Ce que Taris a de plus que Yevey. — Le mauvais goût
calviniste. — Lausanne enlaidie par les embellissent. —
L'Ilotel-de-Villc. — Le château des baillis. — La cathédrale.
— Vandalisme. — Quelques tombeaux. — Le chevalier de
Granson. — Pourquoi les mains coupées. — M. de Rebecque.
— Lausanne a vol d'oiseau. — Paysage. — Orage de nuit qui
s'annonce. — Retour à Paris.
Vévey, 21 septembre.
A M. LOUIS B.
Je vous écris cette lettre , cher Louis , à peu près
au hasard , ne sachant pas où elle vous trouvera , ni
même si elle vous trouvera. Où êtes-vous en ce mo-
ment? que failes-vous? Êtes-vous à Paris? êtes-vous
en Normandie? Avez-vous l'œil fixé sur les toiles
que votre pensée fait rayonner, ou visitez-vous,
comme moi, la galerie de peinture du bon Dieu? Je
ne sais ce que vous faites ; mais je pense à vous , je
vous écris, et je vous aime.
Je voyage en ce moment comme l'hirondelle. Je
vais devant moi cherchant le beau temps. Où je
vois un coin du ciel bleu , j'accours. Les nuages,
VEVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 119
les pluies , la bise , l'hiver, viennent derrière moi
comme des ennemis qui me poursuivent, et recou-
vrent les pauvres pays à mesure que je les quitte.
Il pleut maintenant à verse sur Strasbourg , que je
visitais il \ a quinze jours; sur Zurich , où j'étais la
semaine passée; sur Berne, où j'ai passé hier. Moi ,
je suis à Vévey, jolie petite ville , blanche , propre ,
anglaise, confortable, chauffée par les pentes méri-
dionales du mont Chardonne comme par des poêles
et abritée par les Alpes comme par un paravent.
J'ai devant moi un ciel d'été, le soleil, des coteaux
couverts de vignes mûres, et cette magnifique éme-
raude du Léman enc! àssée dans des montagnes de
neige comme dans une orfèvrerie d'argent. — Je
vous regrette.
Vévey n'a que trois choses ; mais ces trois choses
sont charmantes : sa propreté , son climat et son
église. — Je devrais me borner à dire la tour de
son église ; car l'église elle-même n'a plus rien de
remarquable. Elle a subi cette espèce de dévastation
soigneuse, méthodique et vernissée que le protes-
tantisme inflige aux églises gothiques. Tout esl ra-
tissé, raboté, balayé, défiguré, blanchi, lustré et
frotté. C'est un mélange stupide et prétentieux de
barbarie et de nettoyage. Plus d'autel, plus de cha-
pelles, plus de reliquaires, plus de figures peintes
ou sculptées; une table el des s|;dles de bois qui
encombrent la nef, voila l'église de vévey,
120 LETTRE XXXIX.
jj Je m'y promenais assez maussademenl , escorté
de cette vieille femme , toujours la même, qui tient
lieu de bedeau au\ églises calvinistes, et me co-
gnant les genoux aux bancs de monsieur le préfet,
de monsieur le juge de paix, de messieurs les pas-
leurs, etc., etc., quand, à côté d'une chapelle con-
damnée où m'avaient attiré quelques belles vieilles
consoles du quatorzième siècle oubliées là par l'ar-
chitecte puritain , j'ai aperçu dans un enfoncement
obscur une grande lame de marbre noir appliquée
au mur. C'est la tombe d'Edmond Ludlow, un des
juges de Charles Ier, mort réfugié à Vévey en 1698.
Je croyais celte tombe à Lausanne. Comme je me
baissais pour ramasser mon crayon tombé à terre ,
le mot depositorium , gravé sur la dalle , a frappé
mes yeux. Je marchais sur une autre tombe , sur
un autre régicide, sur un autre proscrit, Andrew
Broughton. Andrew Broughton était l'ami de Lud-
low. Comme lui il avait tué Charles 1er, comme lui
il avait aimé Cromwell , comme lui il avait haï
Cromwell , comme lui il dort dans la froide église
de Vévey. — En 1816 David, en fuite comme Lud-
low et Broughton , a passé à Vévey. A-t-il visité
l'église? Je ne sais; mais les juges de Charles Ier
avaient bien des choses à dire au juge de Louis XVI.
Ils avaient à lui dire que tout s'écroule , même les
fortunes bâties sur un éebafaud ; que les révolutions
ne sont que des vagues, où il ne faut être ni écume
VÉVEY. - CII1LL0N. - LAUSANNE. 121
ni fange; que toute idée révolutionnaire est un ou-
til qui a deux tranchants, l'un avec lequel on coupe,
l'autre auquel on se coupe; que l'exilé qui a fait
des exilés, que le proscrit qui a été prescripteur
traînent après eux une mauvaise ombre , une pitié
mêlée de colère, le reflet des misères d'autrui flam-
boyant comme l'épée de l'ange sur leur propre mal-
heur. Ils pouvaient dire aussi à ce grand peintre, —
n'est-ce pas, Louis ? — que pour le penseur, en un
jour de contemplation , il sort de la sérénité du ciel
et de l'azur profond du Léman plus d'idées nobles ,
plus d'idées bienveillantes, plus d'idées utiles à
l'humanité qu'il n'en sort en dix siècles de vingt
révolutions comme celles qui ont égorgé Charles Ier
et Louis XVI; et qu'au-dessus des agitations poli-
tiques, éternellement au-dessus de ces tempêtes cli-
matériques des nations, dont le flux bourbeux ap-
porte aussi bien Maral que Mirabeau, il y a', pour
les grandes .unes, l'art, qui conîient l'intelligence
de l'homme, et la nature, qui contient l'intelligence
de Dieu !
Pendant que je me laissais aller à tontes ces rê-
vasseries, un rayon du soleil couchant, entré par je
ne sais quelle lucarne et comme dépaysé dans cette
église nue H moine, est \rnu se poser sur les lom-
bes comme la lumière d'un flambeau , et j'ai lu les
épitaphes. Ce sont de longues et graves protestations
où semble respirer l'âme des deux vieux régicides,
1 1
122 LETTRE X\\l\.
hommes intègres, purs cl grands (railleurs. Tous
deux exposent les faits de leur \ie et le fait de leur
mort sans colère, mais sans concession. Ce sont des
phrases rigides et hautaines , dignes en effet d'être
dites par le marbre. On sent que tous deux regret-
tent la patrie. La patrie est toujours belle , même
Londres vue du Léman. Mais ce qui m'a frappé,
c'est que chacun des deux vieillards a pris une pos-
ture différente dans le tombeau. Edmond Ludlow
s'est envolé joyeux vers les demeures éternelles, se-
lles œtcvnas lœtus advolavit , dit l'épitaphe de-
bout contre le mur. Andrew Broughton, fatigué des
tra\ aux de la vie , s'est endormi dans le Seigneur,
in Domino obdormivit, dit l'épitaphe couchée à
terre. Ainsi, l'un joyeux, l'autre las. L'un a trouvé
des ailes dans le sépulcre, l'autre y a trouvé un
oreiller. L'un avait tué un roi et voulait le paradis;
l'autre avait fait la même chose et demandait le
repos.
Ne vous semble-t-il pas , comme à moi , qu'il \ a
dans ces deux petites phrases si courtes la clef des
deux hommes et la nuance des deux convictions ?
Ludlow était un penseur ; il avait déjà oublié le roi
mort , et ne voyait plus que le peuple émancipé.
Broughton était un ouvrier; il ne songeait plus au
peuple, et avait toujours présente à l'esprit cette
rude besogne de jeter bas un roi. Ludlow n'avait
jamais vu que le but , Broughton que le moyen.
VÉVEY. - CHILLON. - LAUSANNE. 123
Ludlow regardait en avant , Broughton regardait en
arrière. L'un est mort ébloui , l'autre harassé.
Comme je (initiais ces deux tombes, une troi-
sième épitapbe m'a attiré, longue et solennelle
apostrophe au voyageur gravée en or sur marbre
noir, comme celle de Ludlow. Mon pauvre Louis,
à côté de toute grande chose il y a une parodie.
Près des deux régicides il y a un apothicaire. C'est
un respectable praticien, appelé Laurent Matte,
fort honnête et fort charitable homme d'ailleurs,
qui , parce qu'il lui est arrivé de faire fortune à
Libourne et de se retirer du commerce à Vévey,
veut absolument que le passant s'arrête et réflé-
chisse sur l'inconstance des choses humaines : Mo-
ntre parumper, qui hàc transis, et respice
raum humanarum inconstantiam et ludt-
ùrinm. ,
Si jamais tombe emphatique a été ridicule, c est
à coup sur celle qui coudoie les deux pierres Bé-
vères sous lesquelles Ludlow et Broughton gisenl
avec leurs mains sanglantes.
Le soir, — c'était hier, — je me suis promené
au bord du lac J'ai bien pensé à vous, Louis, el
| „ns douces promenades de 1828, quand nous
avions vingt-quatre ans, quand nous faisiez Ma-
teppa, quand je faisais Uê Orientâtes, quand
„ous dous contentions d'un rayon horizontal du
eonchantéttlôsurYaugirard. La lune était presque
124 LETTRK XXXIX.
dans son plein. La haute crête de Meillerie, noire
au sommet et vaguemenl modelée à mi-côte, em-
plissait l'horizon. Au fond, à ma gauche, au-dessous
de la lune, les dents d'Oche mordaient un charmant
nuage gris -perle , et toutes sortes de montagnes
fuyaient tumultueusement dans la vapeur. L'admi-
rable clarté de La lune calmait tout ce côté violent
du paysage. Je marchais au bord même du flot.
C'était la nuit de l'équinoxe. Le lac avait cette agi-
tation fébrile qui , à l'époque des grandes marées,
saisit toutes les masses d'eau et les fait frissonner.
De petites lames envahissaient par moments le sen-
tier de cailloux où j'étais, et mouillaient la semelle
de mes bottes. A l'ouest, vers Genève, le lac, perdu
sous les brumes , avait l'aspect d'une énorme ar-
doise. Des bruits de voix m'arrivaient de la ville, et
je voyais sortir du port de Vévey un bateau allant à
la pêche. Ces bateaux-pêcheurs du Léman ont une
forme que le lac leur a donnée. Ils sont munis de
deux voiles latines attachées en sens inverse à deux
mâts différents, afin de saisir les deux grands vents
qui s'engouffrent dans le Léman par ses deux bouts,
l'un par Genève , qui vient des plaines , l'autre par
Villeneuve, qui vient des montagnes. Au jour, au
soleil , le lac est bleu , les voiles sont blanches , et
elles donnent à la barque la figure d'une mouche
qui courrait sur l'eau les ailes dressées. La nuit
l'eau est grise et la mouche est noire. Je regardais
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 155
donc cette gigantesque mouche, qui marchait lente-
ment vers Meillerie, découpant sur la clarté de la
lune ses ailes membraneuses et transparentes. Le
lac jasait à mes pieds. Il y avait une paix immense
dans cette immense nature. C'était grand et c'était
doux. Un quart d'heure après la barque avait dis-
paru , la fièvre du lac s'était calmée, la ville s'était
endormie. J'étais seul, mais je sentais vivre et rêver
toute la création autour de moi.
Je songeais à mes deux régicides , qui prennent,
eux aussi , leur part de ce sommeil et de ce repos
de toutes choses dans ce beau lieu. Je m'abîmais
dans la contemplation de ce lac que Dieu a rempli
de sa paix et que les hommes ont rempli de leurs
guerres. C'est un triste privilège des lieux les plus
charmants d'attirer les invasions et les avalanches.
Les hommes sont comme la neige , ils fondent et se
précipitent dans les vallées éclairées par le soleil.
Toute celle ra\ issanle CÔte liasse «lu Léman a été,
depuis trois mille ans, sans cesse dévastée par des
passants armés qui venaient , chose étrange , du
midi aussi bien que du nord. F. es romains y ont
trouvé la trace des grecs : les allemands y onl
trouvé la trace des arabes. La tour de Glérolle à
été bâlie par les romains contre les Imus. Neuf
cents ans plus tard la tour de Goure à été bâtie par
les vaudois contre les hongrois. L'une garde Vévey;
l'autre protège Lausanne. En feuillet. ml , l'autre
1 1.
126 LETTRE XXXIX.
jour, dans la bibliothèque de Bàle, un assez curieux
exemplaire des Commentaires de César , je suis
tombé sur un passage où César dit qu'on trouva
dans le camp des helvétiens des tablettes écrites en
caractères grecs , et j'en ai pris note : Repertœ
suni tabulas titteris greecis confetti (de Bell.
gall., xl, i).
Les romains ont laissé à ce délicieux pays deux
ou trois tours de guerre, des tombeaux, entre au-
tres, la sombre et touchante épitapbe de Julia Alpi-
nula , des armes, des bornes militaires, la grande
voie militaire qui balafre ces admirables vallées de-
puis le Valais jusqu'à Avenclies, par Vévey et Atta-
lins , et dont on découvre encore ça et là quelques
arrachements. Les grecs lui ont laissé des proces-
sions-pantominv s qui rappellent les théories, et où
il y a des jeunes filles couronnées de lierre qu'on
traîne sur des chars. Ils lui ont laissé aussi les
koraules de la Gruyère , ces danses que leur nom
explique , ^opoç et a.b\y\. Ainsi des forteresses , des
sépulcres , uue épitaphe qui est une élégie , une
route stratégique, voilà l'empreinte de Rome; des
processions qui semblent ordonnées par Thespis et
■une danse au son de la flûte , voilà la trace de
la Grèce.
Ce matin je suis allé à Chillon par un admirable
soleil. Le chemin court entre des vignes au bord du
lac. Le vent faisait du Léman une immense moire
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 12 7
bleue ; les voiles blanches élincelaient. Au bas de la
route les mouettes s'accostaient gracieusement sur
des îoches à fleur d'eau. Vers Genève l'horizon imi-
tait l'océan.
Chillon est un bloc de tours posé sur un bloc de
rochers. Tout le château est du douzième et du
treizième siècle, à l'exception de quelques boiseries,
portes, tables, plafonds, etc., qui sont du seizième.
Il sert aujourd'hui d'arsenal et de poudrière au
canton de Vaud. La bouche des canons touche l'em-
brasure des catapultes.
C'est une femme française qui fait faire aux visi-
teurs la promenade du château avec beaucoup de
bonne grâce et d'intelligence.
La crypte , qui est au niveau des eaux du lac,
se partage en trois souterrains principaux. Le pre-
mier, qui est ajusté comme une serrure à L'entrée
des deux autres, était la salle des gardes. C'est u\w
vaste nef formée de deux voûtes Ogives juxtaposées
dont 1rs retombées s'appuient, au milieu de la salle,
sur une rangée de piliers qui la traverse. Le second
souterrain , pins petit, se divise en deux chambres
fort sombres. La première était un cachol , la
deuxième est un lieu sinistre. Dans la première ou
entrevoil un grand lit de pierre creusé dans le roc
a if ; dans la seconde, entre deux énormes piliers
carrés dont l'un esl le mur même , on distingue
confusément, après une station de quelques ininules
128 LETTRE XXXIX
dans cotte cave, un madrier scellé transversalement
par les deux bouts dans le granit brut , et dont
l'arête supérieure présente des façons de dénis de
scie, comme si elle avait été usée et entaillée pro-
fondément et à différents endroits par une corde ou
par une chaîne qu'on y aurait nouée. Au milieu de
cette traverse il y a un trou carré qui laisse passer
le jour, si l'on peut appeler jour la lueur blafarde et
terreuse qui s'accroche ça et là aux angles de la
voûte. Ce vague et horrible appareil est un gibet.
Ces entailles ont été faites en effet par des chaînes
patibulaires. Ce trou laissait passer la corde d'en-
cas. Les deux échelles du patient et du bourreau ,
qui étaient appliquées aux deux piliers vis-à-vis l'une
de l'autre , ont disparu. En face du gibet il y avait
dans la muraille un perluîs par où l'on jetait le ca-
davre au lac. Ce pertuis a été muré, et s'est changé
en une niche basse pleine de ténèbres qui fait une
tache noire au pied du mur. A deux pas de cette
niche aboutit l'escalier à vis de la chambre de justice
avec sa massive porte de chêne à peine équarrie.
La troisième salle ressemble à la première ; seule-
ment elle est beaucoup plus obscure. Les meur-
trières ont été comblées et se sont tranformées en
soupiraux. Dans chaque entrecolonnement il y avait
un cachot. On a jeté bas les cloisons, et les compar-
timents qu'avaient remplis tant de misères diverses
pendant trois siècles se sont effacés. C'est le cin-
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 129
quième de ces compartiments que Bonnivard a rendu
célèbre. Il ne reste plus de son cachot que le pilier,
de la chaîne de ses pieds qu'un anneau scellé dans
ce même pilier, de la chaîne de son cou qu'un trou
dans la pierre. L'anneau de cette chaîne a été arra-
ché. Je suis resté long-temps comme rivé moi-même
à ce pilier, autour duquel ce libre penseur a tourné
pendant six ans comme une bête fauve. Il ne pou-
vait se coucher — sur le roc — qu'à grand'peine
et sans pouvoir allonger ses membres. Il n'avait en
effet d'autres distractions (pie les distractions des
bêtes faines renfermées. Il usait le bas du pilier
avec son talon. J'ai mis ma main dans le trou qu'il
a fait ainsi. Et il marquait, en l'usant de même avec
le pied , la saillie de granit où sa chaîne lui permet-
tait d'atteindre. Pour tout horizon il avait la hideuse
muraille de roc vif opposée au mur qui trempe dans
le lac. — Voilà dans quelles cages on mettait la pen-
sée en 1530.
Le premier des cinq compartiments ne m'a pas
inoins intéressé que !«• cinquième. Dans le cachot
de Bonnivard il y a eu l'intelligence, dans celui-ci il
y a eu le dévouement l n jeune homme de Genève,
nommé Michel Cotié, avait pour le prieur de Saint-
Victor un attàchemenl môle d'admiration. Quand il
sut Bonnivard à Chillon, il voulut le sauver. Il con-
naissait If château de Chillon p ■ j avoir servi; il
s'\ introduisit de nouveau et s'\ Ht donner j<' ae
130 LETTRE XXXIX.
sais quelle besogne domestique. Quoique impru-
dence le trahit : il fut pris essayant de communi-
quer avec Bonnivard. On le traita en espion et on
le mit dans un cachot (le premier à droite en en-
trant). On l'aurait bien pendu, niais le duc de Sa-
voie voulait des aveux qui compromissent Bonnivard.
Gotié résista vaillamment à la toiture. Une nuit il
tenta de s'échapper : il scia sa chaîne et perça son
mur avec un clou , il grimpa jusqu'à un des soupi-
raux et arracha une barre de fer. Là il se crut
sauvé. La nuit était très-noire ; il se jeta dans le lac ;
il n'avait séjourné au château que l'été , et il avait
remarqué que l'eau du lac montait à quelques pieds
au-dessous des soupiraux, mais c'était l'hiver; en
hiver, il n'y a plus de fontes de neige, l'eau du lac
baisse et laisse à découvert les rochers dans lesquels
est enraciné Chillon ; il ne les vit pas et s'y brisa. —
Voilà l'histoire de Cotié.
Rien ne reste de lui que quelques dessins char-
bonnés sur le mur. Ce sont des figures demi-nature
qui ne manquent pas d'un certain style : un Christ
en croix presque effacé , une Sainte à genoux avec
sa légende autour de sa tête en caractères gothiques,
un Saint Christophe (que j'ai copié ; vous savez ma
manie), cl un Saint Joseph. L'aventure de Cotié
dément, à mon grand regret, la tradition Clirlsto-
fori fiiclcm, etc. Son Saint Christophe ne l'a pas
sauvé de mort violente.
VÉYEY. - CHILLON. - LAUSANNE. 131
Le soupirail par où Michel Cotié s'est précipité
fait face au troisième pilier. C'est sur ce pilier que
Byron a écrit son nom avec un vieux poinçon à
manche d'ivoire, trouvé en 1536 dans la chambre
du duc de Savoie , par les bernois qui délivrèrent
Bonnivard. Ce nom Byron, gravé sur la colonne
de granit, en grandes lettres un peu inclinées, jette
un rayonnement et range dans le cachot.
11 était midi, j'étais encore dans la crypte, je
dessinais le Saint Christophe ; — je lève les yeux
par hasard , la voûte était bleue. — Le phénomène
de la Grotte d'Azur s'accomplit dans le souterrain
de Chilien, et le lac de Genève n'y réussit pas moins
bien epic la Méditerranée. Vous le voyez, Louis, la
nature n'oublie personne; «'lie n'oubliait pas bonni-
vard dans sa basse-fosse. A midi elle changeait le
souterrain en palais; elle tendait toute la voûte de
celle splendide moire bleue dont je vous parlais tout
à L'heure, et le Léman plafonnait le cachot
El |>uis, elle envoyait au prisonnier des martins-
pêcheura qui venaient rire el jouer dans sou sou-
pirail. — Les ducs de Savoie oui disparu du château
de Chillon, les mai lim-pédieins l'habilenl toujours.
L'affrétée crypte m' leur fait p;is peur; on dirait
qu'ils la croient bâtie pour eux; ils entrent hardi-
ment par les meurtrières, h s'j abritent , tantôt ^y
soleil, tantôt d<' l'orage.
Il y a sept COloniieS dans l,i crv pie , il \ avait sept
132 LETTRE XXXIX.
cachots. Les gens de Berne y trouvèrent six prison-
niers, parmi lesquels Bonnivard ; et les délivrèrent
tous, excepté un meurtrier nommé Albrignan, qu'ils
pendirent à la traverse de la chambre noire. C'est la
dernière fois que ce gibet a servi.
Chaque tour de Chillon pourrait raconter de
sombres aventures. Dans l'une, on m'a montré trois
cachots superposés; on entre dans celui du haut par
une porte, dans les deux autres par une dalle qu'on
soulevait et qu'on laissait retomber sur le prison-
nier. Le cachot d'en bas recevait un peu de lumière
par une lucarne ; le cachot intermédiaire n'avait ni
air ni jour. Il y a quinze mois, on y est descendu
avec des cordes , et l'on a trouvé sur le pavé un lit
de paille fine où la place d'un corps était encore
marquée , et ça et là des ossements humains. Le
cachot supérieur est orné de ces lugubres peintures
de prisonnier qui semblent faites avec du sang. Ce
sont des arabesques, des fleurs, des blasons, un pa-
lais à fronton brisé dans le style de la renaissance.
— Par la lucarne le prisonnier pouvait voir un peu
de feuilles et d'herbe dans le fossé.
Dans une autre tour, après quelques pas sur un
plancher vermoulu qui menace ruine et où il est
défendu de marcher, j'ai aperçu par un trou carré
un abîme creusé dans la masse même de la tour :
ce sont les oubliettes. Elles ont quatre-vingt-onze
pieds de profondeur, et le fond en était hérissé de
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 133
couteaux. Ou y a trouvé un squelette disloqué et
une vieille couverture en poil de chèvre rayée de
gris et de noir, qu'on a jetée dans un coin , et sur
laquelle j'avais les pieds tandis que je regardais clans
le gouffre:
Dans une autre tour il y avait une cave comblée.
Lord Byron en 1816 demanda la permission d'y
faire des fouilles. On la lui refusa sous je ne sais
quels prétextes d'architecte. Depuis on a déblayé le
caveau. J'y suis descendu. C'est là qu'était la sépul-
ture du duc Pierre de Savoie, qui fut un des grands
hommes de son temps, et qu'on avait surnommé le
petit Charlemagne (deux mots mal accouplés ,
soit dit en passant). L'an 1268 le duc Pierre fut
descendu en grande pompe dans ce caveau. Au-
jourd'hui, le tombeau et le duc, tout a disparu. J'ai
vu la vieille porte pourrie du caveau , sr.ns gomls et
sans serrure, appuyée au miu- sous le hangar d'une
(oui \oisine; et il ne reste plus rien du grand (\\\c
Pierre que L'empreinte carrée du chevet de son sar-
cophage, arraché de la muraille par les bernois.
Celle cour voisine était elle-même un cimetière
où plusieurs grands seigneurs savoyards avaient des
tombes, il n'\ a plus maintenant qu'un peu d'herbe
et un vieux lierre mort autour d'une vieille poutre
déchaussée.
Je n'ai pu visiter la chapelle, qui est pleine de
gargousses, La chambre des ducs est au-dessus «lu
lit. 12
134 LETTRE XXXIX.
caveau sépulcral. Les bernois en avaient inutile les
lambris, et en avaient l'ait un corps-de-gardc. La
l'innée des pipes a noirci le plafond de bois à cais-
sons fleurdelisés cl à nervures semées de croix d'ar-
gent. L'ours de Berne est peint sur la cheminée.
L'écusson de Savoie est gratté. On montre un trou
dans leur mur où, dit-on, il y avait un trésor, et
d'où les gens de Berne ont tiré avec de grands cris
de joie les belles orfèvreries de M. de Savoie. Le
fait est que tous ces merveilleux vases de Benvenuto
et de Colomb ont dû faire un admirable effet en
roulant pêle-mêle dans un corps-de-garde. Vous
voyez d'ici le tableau. Si vous le faisiez , Louis , il
serait ravissant. — La chambre était ornée d'une
belle chasse peinte à fresque dont on voit encore
quelques jambes et quelques bras. La fenêtre est
une croisée du quinzième siècle assez finement
sculptée au dehors.
La porte de cette chambre ducale a été arrachée
après l'assaut. On me l'a montrée dans une grande
salle voisine , où il y a , par parenthèse , quelques
tables curieuses et une belle cheminée. C'est une
porte de chêne massif doublée avec des cuirasses
aplaties sur l'enclume. Vers le bas de la porte est
une ouverture ronde à biseau par laquelle passait le
bec d'un fauconneau. Une balle bernoise a profon-
dément troué l'armature de fer, et s'est arrêtée dans
le chêne. En mettant le doigt dans le trou on sent
la balle.
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 135
La salle de justice est voisine de la chambre du-
cale. Figurez-vous une magnifique nef, plafonnée
à caissons, chauffée par une cheminée immense,
égayée par dix ou douze fenêtres ogives trilobées du
treizième siècle, et meublée aujourd'hui de canons,
ce qui ne la dépare pas. Toutes les salles voisines
sont pleines de boulets, de bombes, d'obusiers et de
canons, dont quelques-uns ont encore la belle forme
monstrueuse des derniers siècles. On entrevoit par
les portes entre-bàillées ces formidables bouches de
cuivre qui reluisent dans l'ombre.
Au bout de la salle de justice est la chambre de
torture. A quelques pieds au-dessous du plafond,
une grosse poutre la traverse de part en part. J'ai
vu dans cette poutre h-s trois trous par où passait la
corde de l'estrapade.
dette solive s'appuie sur un pilier de bois cou-
ronné d'un charmant chapiteau du quatorzième siè-
cle, qui a été peint el dure, Le bas du pilier, auquel
on attachait le patient, est déchiré par des brûlures
noires et profondes. Les instruments de torture, en
se promenant sur L'homme, rencontraient le bois de
temps en temps. De là ces hideuses cicatrices. I.a
chambre est éclairée par une belle fenêtre ogive
qu'emplil un paysage éblouissant.
t ne chose remarquable, c'est que le château de
Ghillon, quoique entouré d'eau, esl préservé de
toute humidité à tel poinl qu'on en laisse les fené
136 LETTRE XXXIX.
très ouvertes hiver comme été. Au printemps, les
petits oiseaux viennent faire leur nid dans la bouche
des nbusiers.
Après une visite de trois heures j'ai quitté Chil-
lon, et, rentré à Vévey, je suis allé revoir Ludlow
dans son église. C'est avec un grand sens , selon
moi , que la Providence a rapproché la tombe de
Ludlow du cachot de Bonnivard. In fil mystérieux,
qui traverse les événements de deux siècles, lie ces
deux hommes. Bonnivard et Ludlow avaient la même
pensée : l'émancipation de l'esprit et du peuple. La
réforme de Luther, à laquelle coopérait Bonnivard,
est devenue en cent trente ans la révolution de
Cromwell , dans laquelle trempait Ludlow. Ce que
Bonnivard voulait pour Genève, Ludlow le voulait
pour Londres. Seulement, Bonnivard, c'est l'idée
persécutée ; Ludlow, c'est l'idée persécutrice ; ce
que le duc de Savoie avait fait à Bonnivard, Ludlow
l'a rendu avec usure à Charles Ier. L'histoire de la
pensée humaine est pleine de ces retours surpre-
nants. Donc , et c'est ici que se clôt le magnifique
syllogisme de la Providence , près de la prison de
Bonnivard il fallait le sépulcre de Ludlow.
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 137
Lausanne, 22 septembre, dix heures du soir.
C'est à Lausanne, cher Louis, que j'achève cette
interminable lettre. Un vent glacial me vient par ma
fenêtre ; mais je la laisse ouverte pour l'amour du
lac, que je vois presque entier d'ici. Chose bizarre ,
Vévey est la ville la plus chaude de la Suisse , Lau-
sanne en est la plus froide. Quatre lieues séparent
Lausanne de Vévey ; la Provence touche la Sibérie.
L'année donne en moyenne à Paris cent cinquante
et un jours de pluie; à Vévey, cinquante-six. Prenez
cela comme vous voudrez , et ouvrez votre parapluie.
Lausanne n'a pas un monument que le mauvais
goût puritain n'ait gâté. Toutes les délicieuses fon-
taines du quinzième siècle ont été remplacées par
d'affreux cippcs de granit, bêtes et laids comme des
cippes qu'ils sont. L'Hôtcl-de- Ville a son beffroi , son
toit et ses gargouilles de fer brodé , découpé et peint ;
mais les fenêtres et les portes ont été fâcheusement
retouchées. Le vieux château des baillis , cube de
pierre rehaussé par des mâchicoulis en briques, avec
quatre tourelles aux quatre angles, est d'une fort
belle masse; mais toutes les baies ont élé refaites;
les contrevents verts de Jean-Jacques se sont stupi-
dement cramponnés aux vénérables croisées à croix
de Guillaume de Challanl. La cathédrale est un noble
l?.
138 LETTRE XXXTX.
édifice du treizième el do quatorzième siècle; mais
presque toutes les figures ont été soigneusement am-
putées; mais il n'y a plus un tableau: mais il n'y a
plus une verrière ; mais elle est badigeonnée en gris
de papier a sucre; mais ils ont pauvrement remis à
neuf la flècbe du cloeber de la croisée, et ils ont
posé sur le cloeber du portail le bonnet pointu du
magicien Rotbomago. Cependant il y a encore de
superbes statues sous le portail méridional, et, à
quelques figurines près, on a laissé intacte la belle
porte flamboyante de M. de Monlfaucon , le dernier
évèque qu'ait eu Lausanne. Dans l'intérieur, je me
trompais , il reste un vitrail , celui de la rosace. Ils
ont respecté aussi un ebarmant banc d'œuvre de la
transition, mêlé de gothique fleuri et de renaissance,
don de ce même M. de Montfaucon ; un grand nom-
bre de chapiteaux romans, d'une complication ex-
quise, et quelques tombeaux admirables, entre autres
celui du chevalier de Granson , qui est couché sur sa
tombe , les mains coupées , ayant été vaincu dans un
duel. Au-dessous du chevalier, vêtu de sa chemise
de fer, j'ai remarqué la pierre mortuaire de M. de
Rebecque , aïeul de Benjamin Constant.
Quand je suis sorti de l'église, la nuit tombait, et
j'ai encore pensé à vous , mon grand peintre. Lau-
sanne est un bloc de maisons pittoresques , répandu
sur deux ou trois collines, qui partent du même
nœud central , et coiffé de la cathédrale comme d'une
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 139
tiare. J'étais sur l'esplanade de l'église devant le
portail , et pour ainsi dire sur la tète de la ville. Je
voyais le lac au-dessus des toits, les montagnes au-
dessus du lac, les nuages au-dessus des montagnes,
et les étoiles au-dessus des nuages. C'était comme un
escalier où ma pensée montait de marche en marche
et s'agrandissait à chaque degré. Vous avez remarqué
comme moi que, le soir, les nuées refroidies s'al-
longent, s'aplatissent et prennent des formes de
crocodiles. Un de ces grands crocodiles noirs nageait
lentement dans l'air, vers l'ouest ; sa queue ohstruait
un porche lumineux bâti par les nuages au couchant ;
une pluie tombait de son ventre sur Genève , ense-
velie dans les bruines ; dvux ou trois étoiles éblouis-
santes sortaient de sa gueule comme des étincelles.
Au-dessous de lui, le lac, sombre et métallique, se
répandait dans les terres connue une flaque de plomb
fondu. Quelques fumées rampaient sur les toits de
la ville. Au midi, l'horizon était horrible. On n'en-
trevoyait <pie les larges bases des inouï, ignés enfouies
sous une monstrueuse excroissance de vapeurs. Il y
aura une tempête cette nuit
Je rentre et je \ous écris, .l'aimerais bien mieux
vous serrer la main et vous parler. le lâche que ma
lettre soil une sorte de fenêtre par laquelle \«>iis
puissiez voir ce que je \<tis.
\dieu, Louis , à bientôt. Nous savez comme je
suis à nous; soyez à moi de votre côté.
140 LETTRE XXXIX.
Vous faites de belles choses, j'en suis sûr; moi
j'en pense de bonnes, et elles sont pour vous; car
vous êtes au premier rang de ceux que j'aime. Vous
le savez bien , n'est-ce pas ?
Je serai à Paris dans dix jours.
CONCLUSION.
Voici de quelle façon était constituée l'Europe dans
la première moitié du dix-septième siècle , il y a un
peu plus de deux cents ans.
Six puissances de premier ordre : le Saint-Siège ,
le Saint-Empire, la France, la Grande-Bretagne;
nous dirons tout à l'heure quelles étaient les deux
antres.
Unit puissances de second ordre : Venise, les
Cantons suisses , les Provinces-! nies, le Danemark,
la Suède, la Hongrie, la Pologne, la Mosco\ie.
Cinq puissances de troisième ordre : la Lorraine ,
la Savoie, la Toscane, Cènes, Malle.
Enfin si\ éiais de quatrième ordre : t rbîn, Man
loue, Modem, Lticqnes, Raguse, Génère.
144 CONCLUSION.
En décomposant ce groupe de vingt-cinq états et
en le reconstituant selon la forme politique de chacun,
on trouvait : cinq monarchies électives , le Saint-
Siège, le Saint-Empire, les royaumes de Danemark,
de Hongrie et de Pologne ; douze monarchies héré-
ditaires , l'empire turc , les royaumes de France , de
Grande-Bretagne, d'Espagne et de Suède, les grands-
duchés de Moscovie et de Toscane, les duchés de
Lorraine, de Savoie, d'L'rbin, de Mantoue et de
Modènc; sept républiques, les Provinces-Unies, les
treize-cantons, Venise, Gènes, Lucques, Raguse et
Genève; enfin Malte, qui était une sorte de répu-
blique à la fois ecclésiastique et militaire , ayant un
chevalier pour évêque et pour prince , un couvent
pour caserne , la mer pour champ , une île pour
abri , une galère pour arme , la chrétienté pour
patrie , le christianisme pour client , la guerre pour
moyen , la civilisation pour but.
Dans cette énumération des républiques nous
omettons les infiniment petits du monde politique ,
nous ne citons ni Andorre , ni San-Marino. L'histoire
n'est pas un microscope.
Comme on vient de le voir, les deux grands trô-
nes électifs s'appelaient Saints. Le Saint-Siège , le
Saint-Empire.
La première des républiques , Venise , était un
état de second ordre. Dans Venise le doge était con-
sidéré comme personne privée et n'avait rang que de
CONCLUSION. 1.45
simple duc souverain ; hors de Venise le doge était
considéré comme personne publique , il représentait
la république même et prenait place parmi les tètes
couronnées. Il est remarquable qu'il n'y avait pas de
république parmi les puissances de premier ordre,
mais qu'il y avait deux monarchies électives , Rome et
l'Empire; il est remarquable qu'il n'y avait point de
monarchies électives parmi les états de troisième et
de quatrième rang, mais qu'il y avait cinq républi-
ques : Malte, Gênes; Lucqucs, Raguse, Genève.
Les cinq monarques électifs étaient tous limités ,
le pape par le sacré collège et les conciles , l'empe-
reur par les électeurs et les diètes, le roi de Dane-
mark par les cinq ordres du royaume , le roi de
Hongrie par le palatin qui jugeait le roi lorsque le
peuple l'accusait , le roi de Pologne par les palatins,
les grands châtelains et les nonces terrestres. En effet,
qui dit élection dit condition.
Les douze monarchies héréditaires , les petites
comme les grandes, étaient absolues, à L'exception
du roi de la Grande-Bretagne, limité par les deux
chambres du parlement, et du roi de Suède, dont
le trône avait été électif jusqu'à Gustave Wasa, el
qui était limité par ses douze conseillers, par les
vicomtes des territoires el par la bourgeoisie presque
souveraine «le Stockholm. A ces deux princes on
pourrait jusqu'à nu certain point ajouter le roi de
France, qui avail à compter, fort rarement, il est
III. 13
146 CONCLUSION.
vrai , avec les états-généraux, et un peu plus souvent
avec les huit grands parlements du royaume. Les
deux petits parlements de Metz et de Basse-Navarre
ne se permettaient guère les remontrances; d'ailleurs
le roi n'eut point fait état de ces jappements.
Des huit républiques, quatre étaient aristocra-
tiques : Venise, Gènes, Raguse et Malte ; trois étaient
bourgeoises : les Provinces-Unies , Genève et Luc-
ques ; une seule était populaire , la Suisse. Encore y
estimait-on fort la noblesse , et y avait-il certaines
villes où nul ne pouvait être magistrat s'il ne prouvait
quatre quartiers.
Malte était gouvernée par un grand-maître nommé
à vie, assisté des huit baillis conventuels qui avaient
la grand'eroix et soixante écus de gages , et conseillé
par les grands-prieurs des vingt provinces. Venise
avait un doge nommé à vie; toute la république sur-
veillait le doge , le grand conseil surveillait la répu-
blique , le sénat surveillait le grand conseil, le conseil
des Dix surveillait le sénat, les trois inquisiteurs
d'état surveillaient le conseil des Dix, la bouche de
bronze dénonçait au besoin les inquisiteurs d'état.
Tout magistrat vénitien avait la pâleur livide d'un
espion espionné. Le doge de Gènes durait deux ans;
il avait à compter avec les vingt-huit familles ayant
six maisons , avec le conseil des Quatre-Cents , le
conseil des Cent, les huit gouverneurs, le podesta
étranger, les syndics souverains , les consuls, la rote,
CONCLUSION. H 7
l'office de Saint-Georges et l'office des kh l. Les deux
ans finis, on le venait chercher au palais ducal et on
le reconduisait chez lui en disant : V ostra screnità
ha finito suo tempo , voslra ecceUemà sene
vadaà casa. Raguse, microcosme vénitien, espèce
d'excroissance maladive de la vieille Albanie poussée
sur un rocher de l'Adriatique, aussi bien nid de
pirates que cité de gentilshommes, avait pour prince
un recteur nommé à la fois de trois façons, par le
scrutin, par l'acclamation et par le sort. Ce doge nain
régnait un mois , avait pour tuteurs et surveillants
durant son autorité de trente jours le grand conseil,
composé de tous Les nobles, les soixante pregadi , les
onze du petit conseil, les cinq pourvoyeurs, les six
consuls , les cinq juges, les trois officiers de la laine,
le collège des Trente, les deux camerlingues, les
trois trésoriers, les six capitaines de nuit, les trois
chanceliers et les comtes du dehors; et, sou règne
fini, il recevait pour sa peine cinq ducats. Les sept
Provinces-Unies s'administraient par un stathouder
qui s'appelait Orange ou Nassau, quelquefois par
oViin , el par leurs états-généraux où siégeaient les
nobles, les bonnes villes, 1rs paysans des Onimelandes,
et d'où la Hollande et la Liise excluaient le clergé ;
Lirecbi l'admettait. Luoques, que gouvernaient les
1 P neer Vojfice de s quatre quatre, Ce conseil ri.iii ainsi
' mi poui .i\.im 6\é institue1 en l i î i. Il était c pose de huii
liomni
148 CONCLUSION.
dix-huit citoyens du conseil du colloque, les cent
soixante du grand conseil , et le commandeur de la
seigneurie assisté des trois tierciers de Saint-Sauveur,
de Saint-Paulin et de Saint-Martin, avait pour chef
culminant un gonfalonier élu par les assorteurs. Les
vingt-cinq mille habitants formaient une sorte de
garde nationale qui défendait et pacifiait la ville; cent
soldats étrangers gardaient la seigneurie. Vingt-cinq
sénateurs , c'était tout le gouvernement de Genève.
La diète générale assemblée à Berne, c'était l'autorité
suprême où ressortissaient les treize cantons, régis cha-
cun séparément parleurlandammanou leur avoyer.
Ces républiques, on le voit, étaient diverses. Le
peuple n'existait pas à Malte , ne comptait pas à Ve-
nise , se faisait jour à Gênes , parlait en Hollande et
régnait en Suisse. Ces deux dernières républiques ,
la Suisse et la Hollande , étaient des fédérations.
Ainsi, dès le commencement du dix -septième
siècle, dans les vingt-cinq états du groupe européen,
la puissance sociale descendait déjà de nuance en
nuance du sommet des nations à leur base, et avait
pris et pratiqué toutes les formes que la théorie peut
lui donner. Pleinement monarchique dans dix états,
elle était monarchique, mais limitée, dans sept, aris-
tocratique dans quatre , bourgeoise dans trois , plei-
nement populaire clans un.
Dans ce groupe construit par la Providence, la
transition des états monarchiques aux états popu-
CONCLUSION. 149
laires était visible. C'était la Pologne , sorte d'état
mi-parti, qui tenait à la fois aux royaumes parla
couronne de son chef et aux républiques par les
prérogatives de ses citoyens.
Il est remarquable que dans cet arrangement de
tout un monde ? par je ne sais quelle loi d'équilibre
mystérieux, les monarchies puissantes protégeaient
les républiques faibles, et conservaient, pour ainsi
dire , curieusement ces échantillons de la bourgeoi-
sie d'alors, ébauches de la démocratie future, larves
informes de la liberté. Partout la Providence a soin
des germes. Le grand duc de Toscane, voisin de
Gênes, eût bien voulu lui prendre la Corse; et
comme Lucques était chez lui, il avait cette chétive
république sous la main ; mais le roi d'Espagne lui
défendait de toucher à Gênes, et l'empereur d'Alle-
magne lui défendait de toucher à Lucques. Ragusc
était située entre deux formidables voisins, Venise à
l'occident , Constantinople à l'orient. Les ragusains,
inquiels à droite et à gauche, eurent l'idée d'offrir
au grand-seigneur quatorze mille sequins par an; le
grand seigneur accepta, et à dater de ce jour il pro-
tégea les franchises des ragusains. I ne ville ache-
tant de la liberté au sultan, c'esl déjà un fait étrange;
les résultats en étaienl plus étranges encore. De
temps en temps Venise rugissait vers Raguse, le sultan
mettaii le holà; la grosse république voulait dévorer
la petite, un despote l'en empêchait.
13.
150 CONCLUSION.
Spectacle singulier! un louveteau menacé par une
louve et défendu par un tigre.
Le Saint-Empire , cœur de l'Europe , se compo-
sait comme l'Europe, qui semblait se refléter en lui.
A l'époque où nous nous sommes placés , quatre-
vingt-dix-huit états entraient dans cette vaste agglo-
mération qu'on appelait l'empire d'Allemagne, et
s'étageaient sous les pieds de l'empereur ; et dans
ces quatre-vingt-dix-huit états étaient représentés,
sans exception , tous les modes d'établissements po-
litiques qui se reproduisaient en Europe sur une
plus grande échelle. Il y avait les souverainetés hé-
réditaires , au sommet desquelles se posaient un ar-
chiduché, l'Autriche, et un royaume, la Bohème;
les souverainetés électives et viagères, parmi les-
quelles les trois électorals ecclésiastiques du Rhin
occupaient le premier rang ; enfin il y avait les
soixante-dix villes libres, c'est-à-dire les répu-
bliques.
L'empereur alors, comme empereur, n'avait que
sept millions de rente. Il est vrai que l'extraordi-
naire était considérable, et que, comme archiduc
d'Autriche et roi de Bohême , il était plus riche. Il
tirait cinq millions de rente rien que de l'Alsace, de
la Souabe et des Grisons , où la maison d'Autriche
avait sous sa juridiction quatorze communautés.
Pourtant , quoique le chef du corps germanique eût
en apparence peu de revenu , l'empire d'Allemagne
CONCLUSION. 151
au dix-septième siècle était immense. Il atteignait la
Baltique au nord, l'Océan au couchant, l'Adriatique
au midi. 11 touchait l'empire ottoman de Knin à
Szolnock, la Hongrie à Boszormeny, la Pologne de
Munkacz à Laucnbourg, le Danemark à Rendhnrg,
la Hollande à Groningue, les Flandres à Aix-la-Cha-
pelle, la Suisse à Constance, la Lombardie et Venise
à Roveredo , et il entamait par l'Alsace la France
d'aujourd'hui.
L'Italie n'était pas moins bien construite que le
Saint-Empire. Quand on examine, siècle par siècle,
ces grandes formations historiques de peuples et
d'états , on y découvre à chaque instant mille sou-
dures délicates, mille ciselures ingénieuses faites par
la main d'en haut, si bien qu'on finit par admirer
un continent comme une pièce d'orfèvrerie.
Moins grande et moins puissante que l'Allemagne,
l'Italie, grâce à son soleil, était plus alerte, plus re-
muante, et en apparence plus \i\ace. Le réseau des
intérêts y était croisé de façon à ne jamais se rom-
pre ei à ne jamais se débrouiller. De là un balance^-
nieni perpétue] ei admirable, une continuelle intri-
gue de Ions contre chacun el de chacun contre
Ions; momemenl d'hommes el d'idées qui circulai:
comme la \ ie inèine diins loi il es les \ eines de l'Italie.
Le duc de Savoie, situé dans la montagne, était
fort C'était un très-grand seigneur; il était marquis
de Suze , de Clèves el de Saluées , comte de Nue el
152 CONCLUSION.
de Mauriemie, et il avait un million d'or de revenu.
Il était l'allié des suisses qui désiraient un voisinage
tranquille; et il était l'allié de la France, qui avait
besoin de ce duc pour faire frontière aux princes
d'Italie, et qui avait payé son amitié au prix du
marquisat de Saluées; il était l'allié de la maison
d'Autriche, à laquelle il pouvait donner ou refuser
le passage dans le cas où elle aurait voulu faire
marcher ses troupes du Milanez vers les Pays-Bas,
gui ne sont du tout paisibles et branlent tou-
jours an manche, comme disait Mazarin; enfin,
il était l'allié des princes d'Allemagne, à cause de la
maison de Saxe dont il descendait. Ainsi crénelé
dans cette quadruple alliance , il semblait inexpu-
gnable; mais comme il avait trois prétentions, l'une
sur Genève contre la république , l'autre sur Mont-
ferrat contre le duc de Mantoue , la troisième sur
l'Achaïe contre la Sublime-Porte, c'était par là que
la politique le saisissait de temps en temps pour le
secouer ou le retourner. Le grand duc de Toscane
avait un pays qu'on appelait Y état de fer, une
frontière de forteresses et une frontière de mon-
tagnes , quinze cent mille écus de revenu , dix mil-
lions d'or dans son trésor et deux millions de joyaux,
cinq cents chevaux de cavalerie , trente-huit mille
gens de pied, douze galères, cinq galéasses et deux
galions, son arsenal à Pisc , son port militaire à l'île
d'Elbe, son four à biscuit à Livonrne.ll était allié
CONCLUSION. 153
de la maison d'Autriche par mariage , et du duc de
Mantoue par parenté; mais là Corse le brouillait
avec Gênes , la question des limites avec le duc
d'Urbin , moindre que lui , la jalousie avec le duc
de Savoie, plus grand que lui. Le défaut de ses
montagnes, c'était d'être ouvertes du côté du pape ;
le défaut de ses forteresses, c'était d'être des forte-
resses de guerre civile, plutôt faites contre le peuple
que contre l'étranger; le défaut -de son autorité,
c'était d'être assise sur trois anciennes républiques ,
Florence, Sienne et Pisc, fondues et réduites en
une monarchie. Le duc de Mantoue était Gonzague ;
outre Mantoue , très-forte cité bâtie avant Troie , et
où l'on ne peut entrer que par des ponts, il avait
soixante-cinq villes, cinq cent mille écus de revenu,
et la meilleure cavalerie de l'Italie; mais, comme
marquis de Monlferrat, il sentait le poids du duc de
Savoie. Le duc de Modènc était Est ; il avait Mo-
dène et Reggio ; mais , comme dur prétendant de
Ferrare, il sentait le poids du pape. Le duc d'Urbin
était Montefeltro; il s'étendail sur soixante milles de
longueur et sur trente-cinq de largeur, avait un peu
d'Ombrie et un peu «le Marche, sepl villes, trois
cents «liai aux et douze cents soldats aguerris ; mais.
comme voisin d'Aiieùne, il sentait le poids du pape
et lui payait chaque année dvux mille deux rent
quarante écus. Au centre même de l'Italie, dans \w\
étal de forme bizarre qui coupait la presqu'île eu
154 CONCLUSION.
deux comme une écharpc , résidait le pape , dont
nous esquisserons peut-être plus loin en détail la
puissance comme prince temporel. Le pape tenait
dans sa main droite les clefs du paradis , ce qui ne
l'empêchait pas d'avoir sous sa main gauche la clef
de l'Italie inférieure, Gaëte. Indépendamment de
l'état de l'église, il était souverain et seigneur direct
des royaumes de Naples et de Sicile , des duchés
d'Urbin et de Parme, et, jusqu'il Henri VIII, il
avait reçu l'hommage des rois bretons pour l'Angle-
terre et l'Irlande. Il était d'autant plus maître en
Italie que Naples et Milan étaient à un roi absent.
Sa grandeur morale était immense. Respecté de
près, vénéré de loin , conférant sans s'amoindrir des
dignités égales aux royautés , couronnant ses cardi-
naux de cet hexamètre hautain : Princlpibiis
pr(cstant cl régions œquiparantur , pouvant
donner sans perte , récompenser sans dépense et
châtier sans guerre, il gouvernait toutes les prin-
cesses de la chrétienté avec la rose d'or qui lui re-
venait à deux cent trente écus, et tous les princes
avec l'épée d'or qui lui revenait à deux cent qua-
rante ; et , pour faire humblement agenouiller les
empereurs d'Allemagne, lesquels pouvaient mettre
sur pied deux cent mille hommes, ce qui représente
aujourd'hui un million de soldats, il suffisait qu'il
leur montrât les bonnets et les panaches de sa garde
suisse qui lui coûtait deux cents écus par an.
CONCLUSION. 155
Au nord de l'Europe végétaient dans la pénombre
polaire deux monarchies trop lointaines en appa-
rence pour agiter le centre. Pourtant , au seizième
siècle, à la demande de Henri II, Christiem II, roi
de Danemark , avait pu envoyer en Ecosse dix mille
soldats sur cent navires. La Suède avait trente-deux
enseignes de sept cents hommes de pied chacune ,
treize compagnies ordinaires de cavalerie, cinquante
voiles en temps de paix, soixante-dix en temps de
guerre , et versait par an sept tonnes d'or, environ
cent mille talers, au trésor royal. La Suède parut
peu brillante jusqu'au jour où Charles XII résuma
toute sa lumière en un éclair éblouissant.
A cette époque , la France militaire parlait haut
en Europe; mais la France littéraire bégayait en-
core. L'Angleterre , pour les nations du continent ,
n'était qu'une île considérable occupée d'un com-
mencement obscur de troubles intérieurs. La Suisse,
c'est là sa lâche aux yeux de l'historien , vendait des
armées à qui en voulait. Celui qui écril ces lignes
visitait il y a quelques .mures l'arsenal de Lucerne.
Tout en admirant les vitraux du seizième siècle (pie
le sénat lucernois a failli, dit-on, laisser emporter
par un financier étranger, moyennant mille francs
par croisée, il arriva dans une salle où son guide
lui montra deux choses : une grossière reste de
montagnard auprès d'uni' pique, et une magnifique
BOUqueniUe rouge galonnée d'or auprès d'une halle-
156 CONCLUSION.
barde. La grosse veste, c'était l'habit des paysans de
Sempach; la souquenille galonnée, c'était l'uniforme
de la garde suisse de l'empereur d'Allemagne. Le
visiteur s'arrêta devant celte triste et saisissante an-
tithèse. Ce haillon populaire, cette défroque impé-
riale, ce savon de pâtre, cette livrée de laquais, c'é-
tait toute la gloire et toute la honte d'un peuple
pendues à deux clous.
Des voyageurs étrangers qui parcouraient aussi
l'arsenal de Lucerne s'écrièrent, en passant près de
l'auteur de ce livre : Que fait cette hallebarde à
côté de cette pique? Il ne put s'empêcher de leur
répondre : Elle fait V histoire de la Suisse l.
1 Les blâmes généraux de l'histoire admettent toujours Les
restrictions individuelles. 11 faut circonscrire la sévérité pour
rester dans le juste et dans le vrai. Sans contredit, el nonobstant
tous les motifs d'économie politique pris dans un excédant «le
population qui se fût plus honorablement écoulé en émigrations
ou en colonies, sans contredit, ces ventes d'armées faites par un
peuple libre à tous les despotismes qui avaient besoin de soldats,
sont une chose immorale et honteuse. C'était, redisons-le, trans-
former des citoyens en condottieri , un homme libre en laus-
knecht , l'uniforme en livrée. Il est malheureusement vrai de
dire qu'au dix-septième et même au dix-huitième siècle, l'habit
militaire des suisses capitules avait cet aspect. Il est triste égale-
ment que le mot Suisse, qui éveille dans l'esprit une idée d'in-
dépendance, puisse y éveiller aussi une idée de domesticité.
Nous avons encore le suisse des hôtels, le suisse des cathédra-
les. // m'avait fait venir d'Amiens pour être suisse. Mais il se-
rait inique d'étendre la réprobation que soulève un fait de
nation, considéré dans son ensemble, à tous les individus, sou-
vent honorables et purs, qui ont participé à ce fait ou l'ont subi.
Hâtons-nous de le proclamer, sous cette livrée il y a eu des
CONCLUSION. 157
L'esquisse qu'on peut faire en son esprit de l'Eu-
rope h celte époque ne serait pas complète si l'on
ne se figurait au Nord , dans le crépuscule d'un hi-
ver éternel, une étrange figure assise, un peu en
deçà du Don, sur la frontière de l'Asie. Ce fantôme,
qui occupait les imaginations' au dix-septième siè-
cle, comme un génie, moitié dieu, moitié prince,
des Mille et une Nuits , s'appelait le grand-knez
de JMoscovie.
Ce personnage , plutôt asiatique qu'européen ,
plutôt fabuleux que réel , régnait sur un vaste pays
périodiquement dépeuplé par les courses des tar-
tares. Le roi de Pologne avait la Russie -Noire,
c'est-à-dire la terre ; lui , il avait la Russie-Blanche,
c'est-à-dire la neige. On faisait cent récits et cent
contes de lui dans les salons de Paris, et tout en
s'extasiant sur les sixains de Benscradeà Julie d'An-
gennes, on se demandait, pour varier la conversa-
tion, s'il élail bien prouvé que le grand-knez pût
mettre en campagne trois cent mille chevaux. La
héros. Les Misses même capitules, onl été Bouvenl sublimes.
Après avoir vendu leur service qui pouvait s'acheter, ils ont
donné leur dévoue m qui ne pouvait si' payer. Abstraction
faite de l'origine Fâcheuse des concordats militaires, à un cer-
tain point ili- mii' historique que l'auteur de ce livre csl loin il''
répudier, 1rs suisses, par exemple, oui été admirablei aux
I "'l' i ies. Il est beau, peut-être, que la nation qui, la première
en l pe, •■ donné son sang poui la liberté u.ii^s.mir , pait
donné la dernière pour la royauté i 'ante; el sous ce rap-
port le 10 août 1793 n'esl pas indigne du 17 novembre lft)7.
III. 14
158 CONCLUSION.
chose paraissait chimérique, et ceux qui la décla-
raient impossible rappelaient que le roi de Pologne
Etienne était outré victorieusement en Moscovie et
avait failli la conquérir avec soixante mille hommes,
et qu'en 1560 le roi de Mongol était venu à Mos-
cou avec quatre-vingt mille chevaux et l'avait brû-
lée. Le knez est fort riche, écrivait madame Pi-
lou, il est seigneur et maître absolu de toutes
choses. Ses sujets chassent aux fourrures. Il
prend pour lui les meilleures peaux et les
plus chères, et se fait sa portion à sa volonté.
Les princes d'Europe, par curiosité plus encore que
par politique, envoyaient au knez des ambassades
presque ironiques. Le roi de France hésitait à le
traiter d'altesse. C'était le temps où l'empereur
d'Allemagne ne donnait au roi de Pologne que de la
sérénité , et où le marquis de Brandebourg tenait à
insigne honneur d'être archichambellan de l'empire.
Philippe Pcrnisten, que l'empereur avait envoyé à
Moscou pour savoir ce que c'était , était revenu
épouvanté de la couronne du knez , qui surpassait
en valeur, disait-il, les quatre couronnes réunies
du pape , du roi de France , du roi catholique et de
l'empereur. Sa robe était toute semée de dia-
mants, rubis, emeraudes et autres pierres
grosses comme des noisettes. Pernistern avait
rapporté en présent à l'empereur d'Allemagne huit
quarantaines de zoboles et de martres zibe-
CONULUSION. 159
Unes, dont chacune fut estimée à Vienne
deux cents (ivres. Il ajoutait, du reste, que les
Circassiens des cinq montagnes étaient pour
ce prince un grand embarras. Il estimait l'in-
fanterie moscovite à vingt mille hommes. Quoi
qu'il en fût de ces narrations orientales, c'était une
distraction pour l'Europe , occupée alors de tant de
grosses guerres , d'écouter de temps en temps le
petit cliquetis d'épées divertissant et lointain que
faisait dans son coin le knez de iMoscovie ferraillant
avec le précop, prince des tartarcs.
On n'avait sur sa puissance et sa force que des
idées très-incertaines. Quant à lui , plus loin que le
roi de Pologne, plus loin que le roi de Hongrie,
majesté à tète rase et à moustaches longues, plus
loin que le grand-duc de Lithuanie, prince déjà fort
sauvage à voir , habillé d'une pelisse et coiffé d'un
bonnet de fourrures, on l'apercevait assez nette -
ment, immobile sur une sorte de chaire-trône , en-
tre l'image de Jésus h l'image de la Vierge, crosse,
mitre, les mains pleines de b;igues , vêtu d'une
longue robe blanche comme le pape , et entouré
d'hommes couverts d'or de la tète aux pieds. Quand
des ambassadeurs européens étaient chez lui, il
changeait de mitre tous les jours pour les éblouir.
Au delà de la UoSCOVie et du grand-knez , dans
plus d'éloignemenl et dans moins de lumière, on
pouvait distinguer un pa\s immense lu centre du-
ICO CONCLUSION.
quel brillait dans l'ombre le lac de Caniclu plein de
perles, et où fourmillaient, échangeant entre eux
des monnaies d'écorce d'arbres et de coquilles de
mer, des femmes fardées, habillées, comme la terre
non cultivée, de noir en été et de blanc en hiver, et
des hommes vêtus de peaux humaines écorchées sur
leurs ennemis morts. Dans l'épaisseur de ce peuple
qui pratiquait farouchement une religion composée
de Mahomet, de Jésus-Christ et de Jupiter, dans la
ville monstrueuse de Cambalusa, habitée par cinq
mille astrologues et gardée par une innombrable ca-
valerie, on entrevoyait, au milieu des foudres et des
vents , assis, jambes croisées , sur un tapis circulaire
de feutre noir , le grand khan de Tartarie qui répé-
tait par intervalles d'un air terrible ces paroles gra-
vées sur son sceau : Dieu au ciel , le grand-
khan sur terre.
Les oisifs parisiens racontaient du khan, comme
du knez, force choses merveilleuses. L'empire du
khan des tartares avait été fondé , disait-on , par le
maréchal Ganguiste que nous nommons aujourd'hui
Gengis-Khan. L'autorité de ce maréchal était telle
qu'il fut obéi un jour par sept princes auxquels il
avait commandé de tuer leurs enfants. Ses succes-
seurs n'étaient pas moindres que lui. Le nom du
grand-khan régnant était écrit au fronton de tous
les temples en lettres d'or , et le dernier des titres
de ce prince était âme de Dieu, Il partageait avec
CONCLUSION. 161
le grand-knez la royauté des hordes. Un jour , ap-
prenant par les astrologues que la ville de Gamba-
lusa devait se révolter, Cublai-Khan en fit faire une
autre à côté, qu'il appela Taïdu. Voilà ce que c'était
que le grand-khan.
Au dix-septième siècle, n'oublions pas qu'il n'y
a de cela que deux cents ans, il y avait hors d'Eu-
rope, au nord et à l'orient, une série fantastique de
princes prodigieux et incroyables , échelonnés dans
l'ombre; mirage étrange, fascination des poètes et
des aventuriers , qui au treizième siècle avait fait
rêver Dante et partir Marco-Polo. Quand on allait
vers ces princes, ils semblaient reculer dans les té-
nèbres; mais en chercbanl leur empire on trouvait
tantôt un monde , comme Colomb , tantôt une épo-
pée, comme Camoens. Vers la frontière septentrio-
nale de l'Europe, la première de ces figures ex-
traordinaires, la plus rapprochée el la mieux éclairée,
c'était If. grand-duc de Lilhuanie; la deuxième,
distincte encore, c'était le grand-knez de Moscovie;
la troisième, déjà confuse, c'était le grand-khan de
Tartarie; et an delà de ces trois usions, le grand-
gérif Sur son trône d'argenl , le grand -sophi sur son
trône d'or, le grand-zainorin sur son trône d'airain,
le grand mogol entouré d'éléphants et de canons de
bronze, le sceptre étendu sur quarante-sepl royau-
mes, le grand-lama, le grand-cathay, le grand-daîr,
de pins en pins vagues, île plus en plus étranges, de
i i.
162 CONCLUSION.
plus on plus énormes, allaient se perdant les uns
derrière les autres dans les brumes profondes de
l'Asie.
II
Sauf quelques détails qui viendront en leur lieu
et qui ne dérangeront en rien cet ensemble, telle
était l'Europe au moment que nous avons. indiqué.
Comme on l'a pu reconnaître , le doigt divin , qui
conduit les générations de progrés en progrès, était
dés lois partout ïisible dans la disposition intérieure
,m extérieure «les éléments qui la constituaient, et
ccitc ruche de royaumes el de nations était admira-
blement construite" pour que déjà les idées y pussent
Aller et venir a leur aise el faire dans l'ombre la Ci-
vilisation.
A ne prendre (pie lYnsemble, el en adinellant les
résilierions qui sont dans toutes les mémoires , CC
travail, qui est la \ériiable affaire du K'ure biunain.
164 CONCLUSION.
so faisait au commencement du dix-septième siècle
en Europe mieux que partout ailleurs. En ce temps
où vivaient, respirant le même air, et par consé-
quent, fût-ce à leur insu, la même pensée, se fécon-
dant par l'observation des mêmes événements, Ga-
lilée, Grolius, Descartes, Gassendi, Harvey, Lope de
Vega, Guide, Poussin, Ribera, Van-Dyck, Rubens,
Guillaume d'Orange, Gustave Adolphe, "Walstein ,
le jeune Richelieu, le jeune Rembrandt, le jeune
Salvator Rosa, le jeune Milton, le jeune Corneille et
le vieux Shakspeare , chaque roi , chaque peuple ,
chaque homme, par la seule pente des choses, con-
vergeaient au même but, qui est encore aujourd'hui
la fin où tendent les générations, l'amélioration gé-
nérale de tout par tous, c'est-à-dire la civilisation
même. L'Europe, insistons sur ce point, était ce
qu'elle est encore, un grand atelier où s'élaborait en
commun cette grande œuvre.
Deux seuls intérêts , séparés dans un but égoïste
de l'activité universelle, épiant sans cesse pour
choisir leur moment le vaste atelier européen , l'un
procédant par invasion, l'autre par empiétement;
l'un bruyant et terrible dans son allure, brisant
de temps à autre les barrières et faisant brèche à
la muraille ; l'autre habile , adroit et politique , se
glissant par toute porte entr'ouverte , tous deux ga-
gnant continuellement du terrain, troublaient, pres-
saient entre eux et menaçaient alors l'Europe. Ces
CONCLUSION. 165
deux intérêts, ennemis d'ailleurs, se personnifiaient
en deux empires; et ces deux empires étaient deux
colosses.
Le premier de ces deux colosses, qui avait pris
position sur un côté du continent au fond de la
Méditerranée , représentait l'esprit de guerre , de
violence et. de complète : la barbarie. Le second,
situé de l'autre côté, au seuil de la même mer,
représentait l'esprit de commerce , de ruse et d'en-
vahissement : la corruption. Certes, voilà bien les
deux ennemis naturels de la civilisation.
Le premier de ces deux colosses s'appuyait puis-
samment à l'Afrique et à l'Asie. En Afrique il avait
Alger, Tunis, Tripoli de Barbarie et l'Egypte entière
d'Alexandrie à Syène , c'est-à-dire toute la côte de-
puis le Penon de Vêlez jusqu'à l'isthme de Suez;
de là il s'enfonçait dans l'Arabie Troglodyte* depuis
Suez sur la mer Rouge jusqu'à Suakem.
Il possédait trois des cinq labiés en lesquelles
Ptolémée a di\isé l'Asie, la première, la quatrième
et la cinquième.
Posséder la première table, c'était avoir le l'ont ,
la Bithynie, la Phrygie, la Lycie, la Paphlagonie,
la Galatie, la Pamphylie, la Gappadoce, l'Arménie
mineure, la Garamanie, c'est-à-dire tout le Tra
pe/.iis de gtolémée depuis Alexandrette jusqu'à
Trébisonde.
Posséder la quatrième table, c'était avoir Chypre,
166 CONCLUSION.
la Syrie, la Palestine, tout le rivage depuis Eiramide
jusqu'à Alexandrie, l'Arabie- Déserte et l'Arabie-
Pétrée, la Mésopotamie et Babylone, qu'on appelait
Bagadet.
Posséder la cinquième table, c'était avoir tout ce
qui est compris entre deux lignes dont l'une monte
de Trébisonde au nord jusqu'à PHermanassa de
Ptolémée et jusqu'au Bosphore Cimmérien, que les
italiens appelaient Bouche-de-Saint-Jean , et dont
l'autre, entamant l'Arabie-Heureuse, va de Suez à
l'embouchure du Tigre.
Outre ces trois immenses régions, il avait la
Grande-Arménie et tout ce que Plolémée met dans
la troisième table d'Asie jusqu'aux confins de la
Perse et de la ïartarie.
Ainsi ses domaines d'Asie touchaient au nord
l'Archipel, la mer de Marmara, la mer Noire, le
Palus-iMéotide et la Sarmatié Asiatique; au levant la
mer Caspienne , le Tigre et le golfe Persique qu'on
nommait mer d'Elcalif; au couchant le golfe Ara-
bique, qui est la mer Rouge; au midi l'Océan des
Indes.
En Europe, il avait l'Adriatique à partir de Knin
au-dessus de Raguse, l'Archipel, la Propontide, la
mer Noire jusqu'à Caffa , en Crimée, qui est l'an-
cienne Théodosie; la Haute-Hongrie jusqu'à Bude;
la Thrace, aujourd'hui la Roumélie; toute la Grèce,
c'est-à-dire la Thessalie, la Macédoine, l'Épire, l'A-
CONCLUSION. 167
chaïe et la M orée ; presque toute l'Illyric ; la Dal-
niatie , la Bosnie, la Servie, la Dacie et la Bulgarie ;
la Moldavie, la Yalachie et la Transylvanie, dont les
trois vaivodes étaient à lui; tout le cours du Danube
depuis YValzen jusqu'à son embouchure.
Il possédait en rivages de nier onze mille deux
cent quatre-vingts milles d'Italie, et en surface de
terre un million deux cent trois mille deux cent dix-
neuf milles carrés.
Qu'on se figure ce géant de neuf cents lieues
d'envergure et de onze cents lieues de longueur
couché sur le ventre en travers du vieux monde, le
talon gauche en Afrique, le genou droit sur l'Asie,
un coude sur la Grèce, un coude sur la Thrace,
l'ombre de sa tète sur l'Adriatique , l'Autriche , la
Hongrie et la l'odolie, avançant sa face monstrueuse
tantôt sur Venise, tantôt sur la Pologne , tantôt sur
l'Allemagne, et regardant l'Europe.
L'autre colosse avait pour chef-lieu , sous le plus
beau ciel du monde, une presqu'île baignéti au le-
vant par la .Méditerranée, au couchant par l'Océan,
séparée de l'Afrique par un étroit bras de mer, et
de l'Europe par une haute chaîne de montagnes.
Cette presqu'île contenail dix-huil royaumes, aux-
quels il imprimait son unité.
Jl tenait Serpa et Tanger, qui sont les verrous du
détroit de Gibraltar, et selon qu'il lui plaisait de l'ou-
vrir et de le fermer, il faisait de la Méditerranée
168 CONCLUSION.
une mer ou un lac. De sa presqu'île il répandait ses
flottes dans celte mer par vingt-huit grands ports
métropolitains ; il en avait trente-sept sur l'Océan.
Il possédait en Afrique le Penon de Vêlez , Me-
lilla', Oran , Marzalcahil , qui est le meilleur havre
de la Méditerranée, Nazagan et toute la côte depuis
le cap d'Aguirra jusqu'au cap Gardafu ; en Améri-
que, une grande partis de la presqu'île septentrio-
nale, la côte de Floride, la Nouvelle-Espagne, le
Yucatan, le Mexique et le cap de Californie, le Chili,
le Pérou, le Brésil, le Paraguay, toute la presqu'île mé-
ridionale jusqu'aux Patagons; en Asie,Ormuz, Diu,
Goa , Malacca, qui sont les quatre plus fortes places
de la côte, Daman, Bazin, Zanaa, Ciaul, le port de
Colomban; les royaumes de Camanor, de Cochin et
de Colan, avec leurs forteresses, et, Calicut excepté,
tout le rivage de l'océan des Indes, de Daman à
31elipour.
11 avait dans la mer , et dans toutes les mers , les
trois îles Baléares, les douze îles Canaries, les
Açores, Santo-Puerto, Madère, les sept îles du Cap-
Vert, Saint-Thomas, l'Ue-Dieu, Mozambique, la
grande île de Baaren, l'île de Manar, l'île de Ceylan;
quarante des îles Philippines , dont la principale ,
Luzan, est longue de deux cents lieues; Porto-Rico,
Cuba , Saint-Domingue ; les quatre cents îles Lu-
cayes et les îles de la mer du Nord , dont on ne sa-
vait pas le nombre.
CONCLUSION. 169
C'était avoir à soi toute la mer, presque toute
l'Amérique, et en Afrique et en Asie à peu près
tout ce que l'autre colosse ne possédait pas. •
En Europe, outre sa vasle presqu'île, centre de
sa puissance et de sou rayonnement, il avait la Sar-
daigne et la Sicile, qui sont trop des royaumes pour
n'être comptées que comme des îles. Il tenait l'Italie
par les deux extrémités, par le royaume de Naples
et par le duché de Milan, qui tous deux étaient à
lui. Quant à la France , il la saisissait peut-être plus
étroitement encore, et les trois états qu'il avait sur
ses frontières, traçant une sorte de demi-cercle, le
Roussillon, la Franche-Comté et la Flandre, étaient
comme son bras passé autour d'elle.
Le premier de ces deux colosses, c'était la Tur-
quie ; le second , c'était l'Espagne.
III. 15
III
Ces deux empires inspiraient à l'Europe, l'un une
profonde terreur, l'autre une profonde défiance.
Par la Turquie , c'était l'esprit de l'Asie qui se
répandait sur l'Europe ; par l'Espagne , c'était l'es-
prit de l'Afrique.
L'islamisme, sous Mahomet II, avait enjambé for-
midablement l'antique passage du Bœuf, Bos-Poros,
et avait insolemment planté sa queue de cheval atta-
chée à une pique daus la ville qui a sept collines
comme Rome, et qui avait eu des églises quand
Rome n'avait encore que des temples.
Depuis cette fatale année ihô'ô , la Turquie,
comme nous l'avons dit plus haut, avait représenté
en Europe la barbarie. En effet, tout ce qu'elle
CONCLUSION. 171
touchait perdait en. peu d'années la forme de la civi-
lisation. Avec les turcs, et en même temps qu'eux,
l'incendie inextinguible et la peste perpétuelle s'é-
taient intallés à Constantinople. Sur cette ville qu'avait
dominée si long-temps la croix lumineuse de Cons-
tantin , il y avait toujours maintenant un tourbillon
de flamme ou un drapeau noir.
Un de ces hasards mystérieux où l'esprit croit voir
lisiblement écrits les enseignements directs de la
Providence, avait donné, comme proie; à ce redou-
table peuple, la métropole même de la sociabilité
humaine, la patrie de la pensée, la terre de la poésie,
de la philosophie et de l'art, la Grèce. A l'instant
même, au seul contact des turcs, la Grèce, fille de
L'Egypte et mère de l'Italie, la Grèce était devenue
barbare. Je ne sais quelle lèpre avait défiguré son
peuple, son sol, ses monuments, jusqu'à son admi-
rable idiome. Une foule de consonnes farouches et
de syllabes hérissées avait crû, comme la végétation
d'épines et de broussailles qui obstine les mines,
sur ses mots les plus doux , les pins sonores, les pins
harmonieux , les mieux prononcés par les poètes.
Le grée, en passant par la bouche i\v^ turcs, m
était retombé patois. Les VOCableS turcs, bombe de
Ions les idiomes d'\sie, a\aienl troublé à jamais,
en s'\ précipitant pêle-mêle, celle langue si trans-
parente , si pure cl si splendide , langue de cristal
d'où était sortie i poésie de diamant. Les noms
172 * CONCLUSION.
dos villes grecques s'étaient déformés et étaient de-
venus hideux. Les contrées voisines, sur lesquelles
Hellé rayonnait jadis, avaient subi la même souillure ;
A rgos s'était changée en Filoquia, Delos en Dili,
Didymo-Tychos en Dimotuc, Tzolorusen Tchourli,
Zephirium en Zafra, Sagalessus en Sadjaklu, Nyssa
en Nous-Shehr, Moryssus en Mondons, Cybistraen
Bustereh, le fleuve Acheloùs en Aspro-Potamos , et
le fleuve Poretus en Pruth. N'est-ce pas avec le
sentiment douloureux qu'inspirent la dégradation et
la parodie qu'on reconnaît, dans Stan-Ko, Cos ,
patrie d'Apelles et d'Hippocrate ; dans.Fionda,
Phasélis , où Alexandre fut obligé de mettre un pied
dans la mer, tant le passage Climax était étroit; dans
Hesen-now , Novus , où était le trésor de Mithridate ;
dans Skipsilar, Scapta-Iîyla, où Thucydide avait des
mines d'or et écrivait son histoire ; dans Temeswar,
Tomi, où fut exilé Ovide ; dans Kokso, Coutousos,
où fut exilé saint Chrysostome; dans Giustendil,
Jnstiniana, berceau de Justinien ; dans Salenti,
ïrajanopolis, tombeau de Trajan ! L'Olympe, l'Ossa,
le Pelion et le Pinde s'appelaient le beylick de Jauina*,
un pacha accroupi sur une peau de tigre fronçait le
sourcil dans la même montagne que Jupiter. La dé-
rision amère qui semblait sortir des mots sortait
aussi des choses : l'Étolie, cette ancienne république
si puissante et si fière, formait le Despotat. Quant à
la vallée de Tempe , fiigida Tempe, devenue
CONCLUSION. 173
sauvage et inaccessible sous le nom de Lycostomo ,
pleine désormais de haine, de ronces et d'obscurité,
elle s'était métamorphosée en vallée des loups.
L'idée terrible qu'éveille la barbarie faite nation ,
ayant des flottes et des armées, s'incarnait vivante et
complète dans le sultan des turcs. C'est à peine si
l'Europe osait regarder de loin ce prince effrayant.
Les richesses du sultan , du turc , comme on l'ap-
pelait, étaient fabuleuses ; son revenu dépassait fpiinze
millions d'or. La sultane sœur de Sélim avait deux
mille cinq cents sequins d'or de rente par jour. Le
Turc était le plus grand prince en cavalerie. Sans
compter sa garde immédiate , les quatorze mille ja-
nissaires , qui étaient une infanterie , il entretenait
constamment autour de lui , sur le pied de guerre,
cinquante mille spahis et cent cinquante mille tima-
riots, ce qui faisait deux cent mille chevaux. Ses
galères étaient innombrables. L'année d'après Lé-
pante, la flotte ottomane tenait encore tète à toutes
les marines réunies de la chrétienté. 11 avait de si
grosse artillerie que, s'il fallait en croire les bruits
populaires, le vent de ses canons ébranlait les mu-
railles. On se souvenait avec frayeur qu'au siège de
Constantinople Mahomel II avait fail construire, en
maçonnerie liée de cercles de fer, un mortier mons-
trueux qu'on manœuvrait sur rouleaux , que deux
mille jougs de bœufs pouvaient à peine traîner et
qui, inclinant sa gueule sui la ville, J Vomissait
15,
174 CONCLUSION.
nuit et jour des torrents de bitume et des blocs de
rochers. Les autres princes, avec leurs engins et
leurs bombardes, semblaient peu de chose auprès
de ces sauvages sultans qui versaient ainsi des vol-
cans sur les villes. La puissance du Turc était telle-
ment démesurée, et il savait si bien faire front de
toutes parts, que, tout en guerroyant contre l'Eu-
rope , Soliman avait pris à la Perse le Diarbékir et
Amurat la Médie ; Sélim avait conquis sur les ma-
melucks l'Egypte et la Syrie , et Amurat III avait
exterminé les Géorgiens ligués avec le sophi. Le
sultan ne mettait en communication avec les rois de
la chrétienté que la porte de son palais. Il datait de
son étrier impérial les lettres qu'il leur écrivait, ou
plutôt les ordres qu'il leur donnait. Quand il avait
un accès de colère, il faisait casser les dents à leurs
ambassadeurs à coups de poing par le bourreau.
Pour les turcs mêmes, l'apparition du sultan, c'était
l'épouvante. Les noms qu'ils lui donnaient expri-
maient surtout l'effroi ; ils l'appelaient le fils de
l'esclave, et ils nommaient son palais d'été la
maison du meurtrier. Ils l'annonçaient aux autres
nations par des glorifications sinistres. Où son
cheval passe, disaient-ils, l'herbe ne croît pi as.
Le roi des Espagnes et des Indes, espèce de
sultan catholique, était plus riche à lui seul que
tous les princes de la chrétienté- ensemble. A ne
compter que son revenu ordinaire , il tirait chaque
V!
CONCLUSION. 175
année d'Italie et de Sicile quatre millions d'or, deux
millions d'or du Portugal , quatorze millions d'or de
l'Espagne, trente millions d'or de l'Amérique. Les
dix-sept provinces de l'état des Pays-Bas , qui com-
prenait alors l'Artois, le Cambrésiset les Ardennes,
payaient annuellement au roi catholique un ordinaire
de trois millions d'or. Milan était une riche proie ,
convoitée de toutes parts, et par conséquent malaisée
à garder. Il fallait surveiller Venise, voisine jalouse ;
couvrir de troupes la frontière de Savoie pour arrê-
ter le duc, se ruant à Vimpourvu, comme disait
Sully; bien armer le fort de Fuentes , pour tenir en
respect les suisses et les grisons ; entretenir et ré-
parer les bonnes citadelles du pays, surtout Novarrc,
Pavic, Crémone, qui a, comme écrivait Montluc,
une tour forte tout ce qui se peut, qu'on inet
entre les merveilles de ÏEueopc. Comme la
ville était remuante , il fallait y nourrir une garnison
espagnole de six cents hommes d'armes, de mille
chevau-légers el de trois mille fantassins, el bien
tenir en état le château de Milan, auquel on travaillai!
Bans Cesse. Milan, on le voit, COÛtail fort cher; pour-
tant , Ions fiais faits, le ÎWilane/. rapportait tous les
ans a L'Espagne huit eenl mille ducats. Les plus
petites fractions de cette énorme monarchie don-
naient leur denier ; les îles lî.iléi ires \ersaient par an
cinquante mille écus, l'ouï ceci, nous le répétons,
n'el.ul que le revenu ordinaire. L'eUranrdiiiaii e
176 CONCLUSION.
était incalculable. Le seul produit de la Cruzade
valait le revenu d'un royaume; rien qu'avec les
subsides de l'église le roi entretenait continuellement
cent bonnes galères. Ajoutez à cela la vente des
conimanderies , les caducités des états et des biens ,
les alcavales, les tiers, les confiscations, les dons
gratuits des peuples et des feudataires. Tous les trois
ans le royaume de Naples donnait douze cent mille
écus d'or, et, en 1615, la Castille offrait au roi, qui
daignait accepter, quatre millions d'or payables en
quatre ans.
Cette richesse se résolvait en puissance. Ce que
le sultan était par la cavalerie, le roi d'Espagne
l'était par l'infanterie. On disait en Europe : cava-
lerie turque, infanterie espagnole. Être grave
comme un gentilhomme, diligent comme un mi-
quelet , solide aux chocs d'escadrons , imperturbable
à la mousquetade, connaître son avantage et son
désavantage à la guerre , conduire silencieusement
sa furie , suivre le capitaine , rester dans le rang , ne
point s'égarer, ne rien oublier, ne pas disputer, se
servir de toute chose, endurer le froid, le chaud,
la faim, la soif, le malaise, la peine et la fatigue,
marcher comme les antres combattent , combattre
comme les autres marchent , faire de la patience le
fond de tout et du courage la saillie de la patience :
voilà quelles étaient les qualités du fantassin espa-
gnol. C'était le fantassin castillan qui avait chassé les
CONCLUSION. 177
maures, abordé l'Afrique, dompté la côte, soumis
l'Ethiopie et la Gafrerie, pris IMalacca et les îles
Moluques , conquis les vieilles Indes et le nouveau
monde. Admirable infanterie qui ne se brisa que le
jour où elle se heurta au grand Condé ! Après l'in-
fanterie espagnole venait, par ordre d'excellence,
l'infanterie wallonne , et l'infanterie wallonne était
aussi au roi d'Espagne. Sa cavalerie, qui ne le cé-
dait qu'à la turque, était la mieux montée qui fût
enEurope ; elle avait les genêts d'Espagne, les -cour-
siers de Règne, les chevaux de Bourgogne et de
Flandre. Les arsenaux du roi catbolique regorgeaient
de munitions de guerre. Rien que dans les trois
salles d'armes de Lisbonne , il y avait des corselets
pour quinze mille hommes de pied, et des cuirasses
pour dix mille cavaliers. Ses forteresses étaient sans
nombre et partout, et dix d'entre elles, Collioùre,
Perpignan et Salses au midi , au nord Gravclines,
Dunkerque, Hesdin, Arras, Valenciennes, Philip-
peville ei Marienbourg, faisaient brèche à la France
d'aujourd'hui.
La plus grande puissance de l'Espagne, si puis-
saule par ses forteresses, sa cavalerie et son infan-
terie, ce n'étail ni son infanterie, ni sa cavalerie,
ni ses foi 1er esses ; c'était sa Huile. Le roi catholique,
qui avaii les meilleurs hommes de guerre de l'Eu-
rope , avait aussi les meilleurs hommes «le mer.
\ueiin peuple navigateur n'égalait à cette époque les
178 CONCLUSION.
catalans , les biscayens , les portugais et les génois.
Séville, qui comptait alors parmi les principales villes
maritimes de l'Europe, l>i<'ii que située assez avant
dans les terres, et où abordaient toutes les Hottes du
Mexique et du Pérou , était une pépinière de ma-
telots.
Pour nous faire une idée complète du poids qu'a-
vait l'Espagne autrefois comme puissance maritime,
nous avons voulu savoir au juste ce que cétail que
la grande armada de Philippe II, si fameuse et si
peu connue, comme tant de choses fameuses. L'his-
toire en parle et s'en extasie ; mais l'histoire, qui
hait le détail et qui , selon nous , a tort de le haïr,
ne dit pas les chiffres. Ces chiffres, nous les avons
cherchés dans l'ombre où l'histoire les avait laissés
tomber ; nous les avons retrouvés à grand'peine ; les
voici. Rien, à notre sens, n'est plus instructif et plus
curieux.
C'était en 1588. Le roi d'Espagne voulut en finir
d'une seule fois avec les anglais , qui déjà le harce-
laient et taquinaient le colosse. Il arma une flotte.
Il y avait dans cette flotte vingt-cinq gros vaisseaux
de Séville, vingt-cinq de Biscaye, cinquante petits
vaisseaux de Catalogne et de Valence , cinquante
barques de la côte d'Espagne, vingt chaloupes des
quatre villages de la cote de Guipuscoa, centgabares
de Portugal , quatorze galères et quatre galéaces de
Naples , douze galères de Sicile, vingt galères d'Es-
CONCLUSION. 1"'J
pagne, et trente ourques d'Allemagne ; en tout trois
cent cinquante voiles manœuvrées par neuf mille
marins.
On n'apprécierait pas exactement cette escadre si
l'on ne se rappelait ce que c'était alors qu'une galère.
Une galère représentait une somme considérable.
Toute la côte septentrionale d'Afrique, Alger et
Tripoli exceptées, ne produisait pas au sultan de
quoi faire et maintenir deux galères.
L'approvisionnement de bouche de l'armada était
immense. En voici le cliiiïre très-singulier et très-
exact : cent soixante-sept mille cinq cents quintaux
de biscuit, fournis par Murcie, Burgos, Campos,
la Sicile, Naples et les îles ; onze mille quintaux de
chair salée, fournis par l'Estramadurc, la Galice et
les Asluries ; onze mille quintaux de lard , fournis
par Séville, Ronda et la Biscaye; vingt-trois mille
barils de poisson salé, fournis par Cadix et l'Algarve ;
vingt-nuit mille quintaux de fromage, fournis par
Mayorque, Scncgallo et le Portugal ; quatorze mille
quioljiix de riz, fournis par Gènes et Valence;
Tingt-troiS mille poidl d'huile el de vinaigre, fouillis
par l'Andalousie: le poids valait Vingt-ciflq livre» J
\iii'j,l-MX mille fonègUefl de le\es. fournies p,il' < ..ir
ihâgène et la Sicile; vingt-six mille poinrons de \in,
fournis par Malaga, Maxovella, Gères* el Séville. Les
provnioM en blé, fer et toiles venaient d' Andalousie,
de Niiples el de r,is,;i\ e. I.e lol.il s'en est perdu.
180 CONCLUSION.
Cette flotte portait une armée : vingt-cinq mille
espagnols, cinq mille tiivs des régiments d'Italie,
six mille des Canaries, des Indes et des garnisons
de Portugal, le reste de recrues; douze mille ita-
liens, commandes par dix mestres-de-camp ; vingt-
cinq mille allemands, douze cents chevau-légers de
Castille, deux cents de la côte et deux cents de la
frontière, c'est-à-dire seize cents cavaliers, trois
mille huit cents canonniers et quatre cents gasta-
dours ; ce qui , en y comprenant les neuf mille ma-
rins, faisait en tout soixante-seize mille huit cents
hommes.
Ce monstrueux armement eût anéanti l'Angleterre.
Un coup de vent l'emporta.
Ce coup de vent , qui souffla dans la nuit du 2 sep-
tembre 1588, a changé la forme du monde.
Outre ses forces visibles, l'Espagne avait ses forces
occultes. Certes , sa surface était grande , mais sa
profondeur était immense. Elle avait partout sous
terre des galeries, des sapes, des mines et des contre-
mines, des fils cachés, des ramifications inconnues,
des racines inattendues. Plus tard , quand Richelieu
commença à donner des coups de bêche dans le vieux
sol européen , il était surpris à chaque instant de
sentir rebrousser l'outil et de rencontrer l'Espagne.
Ce qu'on voyait d'elle au grand jour allait loin ; ce
qu'on ne voyait pas pénétrait plus avant encore. On
pourrait dire que dans les affaires de l'univers à cette
CONCLUSION. 181
époque il y avait encore plus d'Espagne en dessous
qu'en dessus.
Elle tenait aux princes d'Italie par les mariages :
Austria, nube ; aux républiques marchandes, par
le commerce : au pape , par la religion , par je ne
sais quoi de plus catholique que Rome même ; au
monde entier, par l'or dont elle avait la clef. L'A-
mérique était le coffre-fort , l'Espagne était le cais-
sier. Comme maison d'Autriche , elle dominait pom-
peusement l'Allemagne et la menait sourdement.
L'Allemagne, dans les mille ans de son histoire m<>-
dernei a été possédée une fois par le génie de la
France, sous Charlemagne, et une fois par le génie
de l'Espagne, sous Charles-Quint. Seulement, Char-
les-Quint mort, l'Espagne n'avait pas lâché l'Alle-
magne.
Comme on voit, l'Espagne avait quelque chose de
plus puissani encore que sa puissance, c'était sa
politique. La puissance esl le bras, la politique es)
la main.
L'Europe, on le conçoit , étail mal à l'aise entre
ees deux < 1 1 1 j ii ces dantesques , qui pesaient sur elle
du poids de deux mondes. Comprimée par l'Espagne
à l'occident el par la Turquie à l'orient , chaque jum-
elle semblait se rétrécir; et la frontière européenne,
lentement repoussée, reculait vers le centre. La
moitié de la Pologne et la moitié de la Hongrie étaient
déjà envahies, el c'est à peine si Varsovie el Bude
m. ,,
182 CONCLUSION.
étaient en deçà de la barbarie. L'ordre méditerra-
néen de Saint-Jean-de-Jérusalem avait été refoulé
sous Charles -Quint de Rhodes à Malle. Gènes, dont
la domination atteignait jadis le Tanaïs ; Gènes, qui
autrefois possédait Chypre, Lcsbos, Chio, Péra et
un morceau de la Thrace , et à laquelle L'empereur
d'Orient avait donné Mitylène, avait successivement
lâché pied devant les turcs de position en position ,
et se voyait maintenant acculée à la Corse.
L'Europe résistait pourtaut aux deux états enva-
hisseurs. Llle bandait contre eux toutes ses forces ,
pour employer l'énergique langue de Sully et de
Matthieu. La France, l'Angleterre et la Hollande se
roidissaient contre l'Espagne; le Saint-Empire, aidé
par la Pologne, la Hongrie, Venise, Rome et Malte,
luttait contre les turcs.
Le roi de Pologne était pauvre , quoiqu'il fût plus
riche que s'il eût été roi d'un des trois royaumes
d'Ecosse , de Sardaigne ou de Navarre , lesquels ne
rapportaient pas cent mille écus de rente ; il avait six
cent mille écus par an , et la Lilhuanie le défrayait.
Excepté quelques régiments suisses ou allemands, il
n'entretenait pas d'infanterie ; mais sa cavalerie ,
composée de cent mille combattants polonais et de
soixante-dix mille lithuaniens, était excellente. Cette
cavalerie, protégeant une vaste frontière, avait cela
d'efficace pour défendre contre les hordes du sultan
l'immense et tremblant troupeau des nations civilisées,
CONCLUSION. 183
qu'elle était organisée à la turque , et que , sauvage,
farouche et violente dans son allure , elle ressemblait
à la cavalerie ottomane comme le chien-loup res-
semble au loup. L'empereur couvrait le reste de la
frontière de terre de Knin, sur l'Adriatique, àSzol-
nock, près du Danube, avec vingt mille lansquenets,
dépense insuffisante en temps de guerre, qui fatiguait
l'empire en temps de paix. Venise et Malte cou-
vraient la mer.
Nous ne mentionnons plus Gènes qu'en passant.
Gênes, trop de fois humiliée, surveillait sa rivière
avec quatre galères, en laissait pourrir vingt-cinq dans
son arsenal , se risquait peu au dehors et s'abritait
sous le roi d'Espagne.
Malte avait trois cuirasses : ses forteresses, ses
navires et la valeur de ses chevaliers. Ces braves
gentilshommes, soumis dans Malte à des règles somp-
tuaires tellement sévères que le plus qualifié d'entre
cuv ne pouvait se faire l'aire un habit neuf sans la
permission du bailli drapier, se vengeaient de ces
contraintes claustrales par un déchaînement de bra-
voure inouï, ci , brebis dans l'ile, devenaient lions
sur mer. I ne galère de Malle, qui ne portail jamais
plus de sei/.e canons et de cinq cents combattants,
attaquait sans hésiter trois galions unes.
Venise, opulente et hardie, appuyée sur sept villes
furies qui étaient à elle en Lombardie el dans la
Marche , malin sse du Frioul el de l'Istrie, maîtresse
isi CONCLUSION.
do l'Adriatique donl la garde lui coûtai! cinq mille
ducats par an , bloquant les uscoquesavec cinq fastes
toujours années, fièrement installée à Corfou, à
Zante, à Céphalonie, dans toutes les îles de la côte
depuis Zara jusqu'à Cérigo, entretenant perpétuel-
lement sur le pied de guerre vingt-cinq mille cernides,
trente-cinq mille lansquenets, suisses et grisons,
quinze cents lances , mille clievau-légers lombards et
trois mille stradiots dalmates , Venise faisait résolu-
ment obstacle au sultan. Même lorsqu'elle eut perdu
Andro et Paros qu'elle avait dans l'Archipel , elle
garda Candie; et là , debout sur ce magnifique bar-
rage naturel qui clôt la mer Egée , fermant aux turcs
la sortie de l'Archipel et l'entrée de la Méditerranée ,
elle tint en échec la barbarie.
Le service de mer à Venise impliquait noblesse.
Tous les capitaines et les surcomites des navires
étaient nobles vénitiens. La république avait toujours
en mer quarante galères , dont vingt grosses. Elle
avait dans son admirable arsenal , unique au monde ,
deux cents galères , des ouvriers capables de mettre
hors du port trente vaisseaux en dix jours , et un
armement suffisant pour toutes les marines de la
terre.
Le Saint-Siège était d'un grand secours. Rien n'est
plus curieux que de rechercher aujourd'hui quel
prince temporel , quelle puissance politique et mili-
taire il y avait alors dans le pape , si haut situé comme
CONCLUSION. 185
prince spirituel. Rome, qui avait eu jadis cinquante
milles d'enceinte , n'en avait plus que seize ; ses
portes , divisées autrefois en quatorze régions, étaient
réduites à treize; elle avait subi sept grands pillages
historiques; mais, quoique violée, elle était restée
sainte; quoique démantelée, elle était restée forte.
Rome, s'il nous est permis de rappeler ce que nous
avons dit ailleurs , sera toujours Rome. Le pape
tenait une des marches d'Italie , Ancône , et l'un des
quatre duchés lombards, Spolette; il avait Ancône,
Comachio et les bouches du Pô sur le golfe de Venise,
Civita-Vecchia sur la mer T\ rrhène. L'état de l'Église
comprenait la Campagne de Rome et le Patrimoine
de saint Pierre, la Sabine , l'Ombrie , c'est-à-dire
toute l'ombre de l'Apennin , la marche d' Ancône , la
Romagne, le duché de Ferrare, le pays de Pérouse,
le Bolonais et un peu de Toscane; une ville du pre-
mier ordre , Rome; une du second, Bologne; huit
du troisième , Ferrare, Pérouse, Ascoli, Ancône,
Forli, Ravenoe, Fermo et Viterbe; quarante-cinq
place de loni rang, parmi lesquelles Ilimini, Cesena,
Faënza et Spolette; cinquante évêchés et un million
et demi d'habitants. En outre, le saint-père possédait
en France le comtal Venaissin, qui avait pour cœur
le redoutable palais-forteresse d'Avignon. F. 'état ro-
main , vu sur une carte, présent. lit la forme, qu'il a
encore, d'une ligure assise dans la grave posturedes
dieux d'Egypte, avec l'Abruzze pour chaise, Modène
16.
186 CONCLUSION.
et la Lombardie sur sa tète, la Toscane sur sa poi-
trinc, la terre de Labour sous ses pieds, adossée à
l'Adriatique et ayant la Méditerranée jusqu'aux ge-
noux. Le souverain pontife était riche. Il semait des
indulgences et moissonnait des ducats. Il lui suffisait
de donner une signature pour faire contribuer le
monde. Tant que j'aurai une plume , disait
Sixte-Quint, j'aurai de l'argent. Propos de pape
ou de grand écrivain. En effet Sixte-Quint , qui était
un pape lettré, artiste et intelligent, n'hésitant devant
aucune dépense royale , mit en cinq ans quatre mil-
lions d'or en réserve au château Saint-Ange. Avec
les contributions de tous les fidèles de l'univers , le
saint-père se donnait une bonue armée , vingt-cinq
mille hommes dans la Marche et la Romagne, vingt-
cinq mille hommes dans la Campagne et le Patri-
moine ; la moitié aux frontières, la moitié sous Rome.
Au besoin il grossissait cet armement. Grégoire VII
et Alexandre III tinrent tète à des princes qui dis-
posaient des forces de l'empire , à son apogée dans
leur temps, jointes aux troupes des Deux-Siciles. Un
jour le duc de Ferrare se permit d'aller faire du sel
à Comachio. Le saint père s nous citons ici deux
lignes d'une lettre de Mazarin , avec ses raisons et
une armée qu'il leva, amena le duc au re-
pentir, et lui prit son état. Voilà ce que c'était que
les soldats du pape. Cette milice faisait admirable-
ment respecter l'état romain. Ajoutez à cela l'Ombrie,
CONCLUSION. 187
grande forteresse naturelle où Annibal s'est rebroussé,
et pour cotes , au nord comme au midi , les rivages
les plus battus des vents de toute l'Italie. Aucune
descente possible. Le pape , sur les deux mers , était
gardé et défendu par la tempête.
Posé et assuré de cette façon, il coopérait au grand
et perpétuel combat contre le turc. Aujourd'hui le
saint-père envoie des camées au pacha d'Egypte et
se promène sur le bateau à vapeur Mahmoudièh.
— Fait inouï et qui montre brusquement , quand on
y réfléchit , le prodigieux changement des choses ,
le pape assis paisiblement dans cette invention des
huguenots baptisée d'un nom turc ! — Dans ce temps-
là il remplissait vaillamment son office de pape et
envoyait ses galères mitrées d'une tiare à Lépante.
Dès que les croissants et les turbans surgissaient , il
n'avait plus rien à lui, ni un soldat, ai un écu; il
contribuait à son tour. Ainsi, dans l'occasion , ce
que les chrétiens avaient donné au pape, le pape le
rendait à la chrétienté. Dans la ligne de 1542 contre
les ottomans, Paul III envoya à Charles-Quint douze
mille fantassins et cinq cents chevaux.
A la (in du seizième siècle , en 1588, un orage
avait sauvé l'Angleterre de l'Espagne; à la lin du
dix-septième, en 1683, Sobieski sauva l'Allemagne
de la Turquie. Sauver l'Angleterre , c'était sauver
r Angleterre ; sauver l'Allemagne, c'était Bauver l'Eu-
rope. On pourrait dire qu'en cette mémorable con-
188 CONCLUSION.
jôncture , la Pologne fit l'office de la France. Jus-
qu'alors c'était toujours la France que la barbarie
avait rencontrée , c'était toujours devant la France
qu'elle s'était dissoute. En 496, venant du nord, elle
s'était brisée à Clovis; en 732 , venant du midi, elle
s'était brisée à Charles-Martel.
Cependant, ni l'invincible armada vaincue par
Dieu , ni Kara-Mustapha battu par Sobieski , ne
rassuraient pleinement l'Europe. L'Espagne et la
Turquie étaient toujours debout, et le dix-septième
siècle croyait les voir grandir indéfiniment, de plus
en plus redoutables et de plus en plus menaçantes ,
dans un terrible et prochain avenir. La politique,
cette science conjecturale comme la médecine, n'avait
alors pas d'autre prévision. A peine se tranquillisait-on
un peu par moments en songeant que les deux co-
losses se rencontraient sur la mer Rouge et se heur-
taient en Asie.
Ce choc dans l' Arabie-Heureuse, si lointain et si
indistinct, ne diminuait pas , aux yeux des penseurs,
les fatales chances qui s'amoncelaient sur la civilisa-
tion. A l'époque dont nous venons d'esquisser le
tableau , l'anxiété était au comble. Un écrit intitulé :
Les forces du roy d'Espagne, imprimé a Paris
en 1627 avec privilège du roi et gravures d'Isac
Jaspar, dit : « L'ambition de ce roy seroit de pos-
« séder toute chose. Ses flottes, qui vont et viennent,
» brident l'Angleterre et empeschent les nauires des
CONCLUSION. 189
» austres estats de courir à leur fanlasie. » Dans un
autre écrit , publié vers la même époque et qui a pour
titre : Discours sommaire de V estât du Turc ,
nous lisons : « Il ( le Turc) donne avec beaucoup de
» sujet l'alarme à la chrestienté, vu qu'il a tant de
» moyens de faire une grosse armée en la levant sur les
» pays qu'il possède. Il faudroit manquer du tout
» de jugement pour estre sans appréhension d'un
» tel déluge, o
IV
Aujourd'hui, par la force mystérieuse des choses,
la Turquie est tombée , l'Espagne est tombée.
A l'heure où nous parlons , les assignats * , cette
dernière vermine des vieilles sociétés pourries, dé-
vorent l'empire turc.
Depuis long-temps déjà une autre nation a Gi-
braltar, comme le sauvage qui coud à son manteau
l'ongle du lion mort.
Ainsi, en moins de deux cents ans, les deux co-
losses qui épouvantaient nos pères se sont évanouis.
L'Europe est-elle délivrée ? Non.
Comme au dix-septième siècle, un double péril la
1 Pu Turquie ils s'appellent schim.
CONCLUSION. 191
menace. Les hommes passent, mais l'homme reste;
les empires tombent, les égoïsmes se réforment. Or,
à l'instant où nous sommes, de même qu'il y a deux
cents ans, deux immenses égoïsmes pressent l'Eu-
rope et la convoitent. L'esprit de guerre, de vio-
lence et de conquête est encore debout à l'orient ;
l'esprit de commerce, de ruse et d'aventure est en-
" core debout à l'occident. Les deux géants se sont un
peu déplacés et sont remontés vers le nord, comme
pour saisir le continent de plus haut.
A la Turquie a succédé la Russie ; à l'Espagne a
succédé l'Angleterre.
Coupez par la pensée, sur le globe du monde, un
segment qui, tournant autour du pôle, se développe
du cap Nord européen au cap Nord asiatique , de
Tornéa au Kamtschatka, de Varsovie au golfe d'A-
nadvr, de la mer Noire à la mer d'Okhotsk, el qui,
au couchant, entamant la Suéde, bordant La Balti-
que, dévorant la Pologne, au midi, échancranl la
Turquie, absorbant le Caucase el la mer Caspienne,
envabissani La Perse, suivant la Longue chaîne qui
commence aux monts Ouralsel unit au cap Orien-
tal, côtoie le Turkestan et La Chine, heurte le Japon
par le cap Lopatka, et, parti du milieu de l'Europe,
aille au détroit de Behring toucher l'Amérique à
travers l'Asie; outre la Pologne, jetei pêle-mêle
dans ce monstrueux segmenl la Crimée, La Géorgie,
le chirvan, l'Imiretée, L'Abascie, L'Arménie et La
192 CONCLUSION.
Sibérie; groupez à l'cntour les îles de la Nouvelle-
Zemble, Spitzberg, Vaigatz et Kalgouef, Aland,
Dagho et Oesel, Clarke, Saint-Mathieu, Saint-Paul,
Saint-Georges, les Aleuticnnes, Kodiak , Silka et
l'archipel du Prince-de-Galles; dispersez dans cet
espace immense soixante millions d'hommes, vous
aurez la Russie.
La Russie a deux capitales; l'une coquette, élé-
gante , encombrée des énormes colifichets du goût
pompadour qui s'y sont faits palais et cathédrales,
pavée de marbre blanc, bâtie d'hier, habitée par la
cour, épousée par l'empereur; l'autre, chargée de
coupoles de cuivre et de minarets d'étain, sombre,
immémoriale et répudiée. La première, Saint-Pé-
tersbourg, représente l'Europe; la seconde, Moscou,
représente l'Asie. Comme l'aigle d'Allemagne, l'aigle
de Russie a deux tètes.
La Russie peut mettre sur pied une armée de
onze cent mille hommes.
Le débordement possible des Russes fait réparer
la muraille de Chine et bâtir la muraille de Paris.
Ce qui était le grand-knez de Moscovie est à
présent l'empereur de Russie. Comparez les deux
figures , et mesurez les pas que Dieu fait faire à
l'homme.
Le knez s'est fait tzar, le tzar s'est fait czar, le
czar s'est fait empereur. Ces transformations, di-
sons-le, sont de véritables avatars. A chaque peau
CONCLUSION. 193
qu'il dépouille, le prince moscovite devient de plus
en plus semblable à l'Europe , c'est-à-dire à la civi-
lisation.
Pourtant, que l'Europe ne l'oublie pas, ressem-
bler ce n'est pas s'identifier.
L'Angleterre a l'Ecosse et l'Irlande , les Hébrides
et les Orcades ; avec le groupe des îles Schctland ,
elle sépare le Danemarck des îles Féroé et de l'Is-
lande, ferme la mer du Nord, et observe la Suède;
avec Jersey et Guerncscy elle ferme la Manche et
observe la France. Puis elle part, elle tourne autour
de la péninsule, pose son influence sur le Portugal
cl son talon sur Gibraltar, et entre dans la Méditer-
ranée après en avoir pris la clef. Elle enjambe les
Baléares, la Corse, la Sar daigne et la Sicile; là elle
s'arrête, trouve Malte, et s'y installe entre la Sicile
et Tunis, entre l'Italie et L'Afrique; «le Malle, elle
gagne Corfou , d'où elle surveille la Turquie en fer-
mant la mer Adriatique; Sainte-Maure, Céphalonie
et /.aille, d'OÙ elle surveille la Violée en dominant
la nier Ionienne; GérigO, d'où elle surveille Candie
en bloquant L'Archipel, [ci il faut rebrousser che-
min, l'Egypte barre le passage, L'isthme de Sue/.
n'esl pas encore COUpé; elle revient sur ses pas,
et rentre dans l'Océan. Elle a tourné L'Espagne,
celte petite presqu'île; elle va tourner L'Afrique,
cette presqu'île énorme. Le trajet esl malaisé sur
cette plage où \m océan de sable se mêle au grand
[II. 17
194 CONCLUSION.
océan des flots. Comme un homme qui traverse un
gué avec précaution de pierre en pierre , elle a des
repos marqués pour tous les pas qu'elle fait. Elle
met d'abord le pied à Saint-James , à l'embouchure
de la Gambie, d'où elle épie le Sénégal français. Son
second pas s'imprime sur la côte , à Cachéo, le troi-
sième à Sierra-Leone , le quatrième au cap Corse.
Puis elle se risque dans l'océan Atlantique , et réu-
nit sous son pavillon l'Ascension, Sainte-Hélène et
Fernando-Po, triangle d'îles qui entre profondément
dans le golfe de Guinée. Ainsi appuyée, elle atteint
le Cap et s'empare de la pointe d'Afrique comme
elle s'est emparée à Gibraltar de la pointe d'Europe.
Du Cap , elle remonte , au nord , de l'autre côté de
la presqu'île africaine, aborde les Mascarenhas , l'île
de France et Port-Louis , d'où elle tient en respect
Madagascar, et s'établit aux îles Seychelles, d'où
elle commande toute la côte orientale du cap Del-
gado au cap Gardafù. Ici il n'y a plus que la mer
Rouge qui la sépare de la Méditerranée et de l'Ar-
chipel ; elle a fait le tour de l'Afrique ; elle est pres-
que revenue au point d'où elle était partie. Voici la
mer des Indes, voilà l'Asie.
L'Angleterre entre en Asie; des Seychelles aux
Laquedives il n'y a qu'un pas, elle prend les Laque-
dives; après quoi elle étend la main et saisit l'Hin-
doustan s tout l'Hindoustan, Calcutta, Madras et
Bombay, ces trois provinces de la Compagnie des
CONCLUSION. 195
Indes , grandes comme des empires , et sept royau-
mes, Népaul, Oude, Barode, Nagpour, Nizam ,
Maïssour et Travancore. Là elle touche à la Russie;
le Turkestan chinois seul l'en sépare. Maîtresse du
golfe d'Oman que borde l'immense côte qu'elle pos-
sède de Haydérabad h Trivanderam , elle atteint la
Perse et la Turquie par le golfe Persique , qu'elle
peut fermer , et l'Egypte par la mer Rouge , qu'elle
peut bloquer également. L'IIindoustan lui donne
Ceylan. De Ceylan elle se glisse entre les îles Nico-
bar et les îles Andammans, prend terre sur la lon-
gue côte des monts Mogs, dans l'Indo-Chine , et la
voilà qui tient le golfe du Bengale. Tenir le golfe du
Bengale , c'est faire la loi à l'empire des Birmans.
Les monts Mogs lui ouvrent la presqu'île de Ma-
lacca; elle s'y étend et s'y consolide. De Malacca elle
observe Sumatra, des îles Sincapour elle observe
Bornéo. De cette façon, possédant le cap Romnnia
ci le cap Comorin , elle a les deux grandes pointes
<l' \sie comme elle a la pointe d'Kuropo, comme elle
a la pointe d'Afrique.
A l'heure où nous sommes, elle attaque la Chine
de vive force après avoir essa\é de l'empoisonner,
ou du moins de rendormir.
Ce n'est pis tout; il reste deux mondes, la Nou-
velle-Hollande et l'Amérique, elle les saisit. De Ma-
lacca, elle traverse le groupe inextricable des îles île
la Sonde, celte conquête de la vieille navigation liol-
190 CONCLUSION.
landaise, et s'empare de la Nouvelle-Hollande tout
entière, terre vierge qu'elle féconde avec des forçats,
et qu'elle garde jalousement, crénelée dans les îles
Bathurst au nord et dans l'île de Diéinen au sud
comme dans deux forteresses.
Puis elle suit un moment la roule de Cook, laisse
à sa gauche les six archipels de l'Océanie, louvoie
devant la longue muraille des Cordelières et des
Andes, double le cap Horn, remonte les côtes de la
Patagonie et du Brésil, et prend terre enfin sous
l'équateur au sommet de l'Amérique méridionale
à Stabrock, où elle crée la Guyane anglaise. Un pas,
et elle est maîtresse des Iles du Veut, ce cromlech
d'îles qui clôt la mer des Antilles ; un autre pas , et
elle est maîtresse des îles Lucayes, longue barri-
cade qui ferme le golfe du Mexique. Il y a vingt-
quatre petites Antilles, elle en prend douze; il y a
quatre grandes Antilles, Cuba, Saint-Domingue, la
Jamaïque et Porlo-Ricco , elle se contente d'une, la
Jamaïque , d'où elle gêne les trois autres. Ensuite ,
au milieu même de l'isthme de Panama , à l'entrée
du golfe d'Honduras, elle découpe en terre ferme
un morceau du Yucatan, et y pose son établissement
de Balize comme que vedette entre les deux Amé-
riques. Là, pourtant, le i\Iexique la tient en échec,
et , au delà du Mexique , les États-Unis , cette colo-
nie dont la nationalité est un affront pour elle. Elle
se rembarque, et des îles Lucayes, s'appuyantsurles
CONCLUSION. 197
Bermudes où elle plante son pavillon, elle atteint
Terre-Neuve , cette île qui , vue à vol d'oiseau, a la
forme d'un chameau agenouillé sur l'Océan et levant
sa tète vers le pôle. Terre-Neuve', c'est la station
de son dernier effort. Il est gigantesque. Elle allonge
le bras et s'approprie d'un coup tout le nord de l'A-
mérique, de l'océan Atlantique au Grand-Océan, les
îles de la Nouvelle-Ecosse, le Canada et le Labrador,
la baie d'Hudson et la mer de Baffin , le Nouveau-
Norfolk, la Nouvelle-Calédonie et les archipels de
Quadra et de Vancouver, les Iroquois, les Chi-
peouays, les Eskhnaux , les kristinaux, les Koliou-
gis, et, au moment de saisir les Ougalncmioutis et
les Kitègues, elle s'arrête tout à coup : la Russie
est là. Où l'Angleterre est venue par mer, la Russie
est venue par terre, car le détroit de Behring ne
compte pas, et là, sous le cercle polaire, parmi les
sauvages hideux el effarés, dans les glaces et les
banquises, .à la réverbération des neiges éternelles ,
ii la lueur des aurores boréales, les deux colosses se
rencontrent et se reconnaissent.
Réi apitùlons : l'Angleterre lient les six plus grands
golfes du inonde, qui sonl les golfes de Guinée,
d'Oman, de Bengale, du Mexique, de Baffin el
d'Hudson ; elle on\ re ou ferme à son Lié neuf mers,
la mer du Nord, l;i Manche, la Méditerranée, l'A-
driatique, la mer Ionienne, l,i nier de l'Archipel, le
■jolie Persiqoe, la mer Rouge, la mer des Antilles.
17.
198 CONCLUSION.
Elle possède en Amérique un empire, la Nouvelle-
Bretagne, en Asie un empire, l'IIindoustan, et dans
le Grand-Océan un monde, la Nouvelle-Hollande.
En outre, elle a d'innombrables îles qui sont, sur
toutes les mers et devant tous les continents, comme
des vaisseaux en station et à l'ancre , et avec les-
quelles, île et navire elle-même, embossée devant
l'Europe, elle communique, pour ainsi dire sans
solution de continuité, par ses innombrables vais-
seaux, îles flottantes.
Le peuple d'Angleterre n'est pas pour lui:même
un peuple souverain , mais il est pour d'autres na-
tions un peuple suzerain. Il gouverne féodalement
deux millions trois cent soixante-dix mille écossais ,
buit millions deux cent quatre-vingt mille irlandais,
deux cent quarante-quatre mille africains , soixante
mille australiens , un million six cent mille améri-
cains et cent vingt-quatre millions d'asiatiques ; c'est-
à-dire que quatorze millions d'anglais possèdent sur
la terre cent trente-sept millions d'hommes.
Tous les lieux que nous avons nommés dans les
quelques pages qu'on vient de lire, sont les points
d'attache de l'immense filet où l'Angleterre a pris le
monde.
Voici ce qui a perdu la Turquie.
Premièrement, l'immensité du territoire formé
d'états juxtaposés et non cimentés. Le ciment des
nations, c'est une pensée commune. Des peuples De
peuvent adhérer entre eux s'ils n'ont une même
langue dont les mois circulent comme la monnaie
de l'esprit de «mis possédée tour à tour par chacun.
Or, ce qui fait circuler la langue, ce qui imprime
une effigie aux mots, ce qui crée la pensée com-
mune, c'esl avant tout l'art, la poésie, la littérature,
humaniorté litterœ. Point d'art ni de lettres en
Turquie, donc point de langue circulant de peuple
B peuple , "point de pensée commune , point d'nmlé.
[Ci on pariait latin, là «rec, ailleurs slave, plus loin
200 CONCLUSION.
arabe, persan ou hindou. Ce n'était pas un empire ,
c'était un bloc taillé par le sabre, un composé hy-
bride de nations qui se touchaient , mais qui ne se
pénétraient pas. Ajoutez à cela des déserts , faits
tantôt par la conquête, tantôt par le climat, immen-
ses solitudes que la sève sociale ne pouvait traverser.
Deuxièmement, le despotisme du prince. Le sul-
tan était tout ensemble pontife et empereur , souve-
rain temporel et souverain spirituel, chef politique,
chef militaire et chef religieux. Ses sujets lui appar-
tenaient, biens, corps et esprit, d'une façon absolue
et terrible, comme sa chose et plus que sa chose. Il
pouvait les condamner et les damner. Sultan , il
avait leur vie ; commandeur des croyants , il avait
leur âme. Or, malheur à l'individu qui est en même
temps ordinaire comme homme et extraordinaire
comme prince ! Trop de pouvoir est mauvais à
l'homme. Être prêtre, être roi, être Dieu, c'est
trop. Le bourdonnement confus de toutes les vo-
lontés éveillées qui demandent à être satisfaites à la
fois assourdit le pauvre cerveau de celui qui peut
tout, étourdit son intelligence, dérange la génération
de sa pensée et le rend fou. On pourrait dire et dé-
montrer , preuves en main , que la plupart des em-
pereurs romains et des sultans ont été dans une si-
tuation cérébrale particulière. Sans doute il faut
admettre, et l'histoire enregistre par intervalles l'ad-
mirable accident d'un despote illustre , intelligent et
CONCLUSION. 201
supérieur; mais eu général et presque toujours le
sultan est vulgaire. De là des désordres sans nom-
bre ; l'effroyable oscillation d'une volonté suprême
qui heurte et brise tout au hasard dans l'état. Le
despotisme, utile, expédient, inspirateur, parfois
nécessaire , pour les hommes de génie , effare et
trouble l'homme médiocre. Le vin des forts est le
poison des faibles.
Troisièmement, les révolutions de sérail, les con-
spirations de palais; le despote étranglant ses frères,
les frères empoisonnant ou égorgeant le despote; la
défiance du père au fils et du fils au père ; le soup-
çon dans le foyer , la haine dans l'alcôve, des mala-
dies inconnues, des fièvres suspectes, des morts
obscures; l'éternel complot des grands, toujours
placés entre une ascension sans terme et une chute
sans fond; l'émeute et le bouillonnement des petits,
toujours malheureux, toujours irrités; la terreur
dans la famille impériale, le tremblement dans l'em-
pire ; faits graves, tristes et permanents qui dérou-
lent du despotisme.
Quatrièmement, un gouvernemenl mauvais, à la
fois dur et mon , lequel sort en rbanrelanl de ce
despote qui ne pense jamais cl de ce palais qui
tremble ton joins; pouvoir sans cohésion superposé
à un étal sans unité. Les populations de cel empire
à demi barbare sont dans l'ombre ; d'elles-mêmes él
d'autrui, de leurs intérêts, de leur avenir, elles dis-
202 CONCLUSION.
tinguent et savent peu de choses; le gouvernement,
qui devrait les guider et qui s'y hasarde en effet,
ignore presque tout et méconnaît le reste. Or, poul-
ies gouvernements comme pour les individus, mé-
connaître est pire qu'ignorer. Où ira cette nation
forte, puissante, exubérante, redoutable, mais igno-
rante? Qui la mène et où la mène-t-on? Elle tâtonne
et voit à peine devant elle ; son gouvernement y voit
moins encore. Étrange spectacle! un myope conduit
par un aveugle.
Cinquièmement, la servitude posée comme un bat
sur le peuple. Sous la domination turque , le labou-
reur ne s'appartenait pas; il était à un propriétaire.
Il y avait un premier bétail , le troupeau ; et un
deuxième bétail , le paysan. Ainsi , la dépopulation
partout , point de vraie culture, un sillon détesté du
laboureur. La propriété et la liberté font aimer la
terre a l'homme ; la servitude la lui fait haïr. Le
cœur se serre en étudiant cet état ; qu'on l'examine
en haut ou qu'on le regarde en bas, les deux extré-
mités se ressemblent par la misère intellectuelle.
Que peut devenir la sociabilité humaine entre un
prince que le despotisme hébète et un paysan que
l'esclavage abrutit ?
Sixièmement , l'abus des colonies militaires. Les
timariots étaient des colons soldats. C'est une erreur
qu'avaient les turcs de croire qu'on refait de la po-
pulation de cette manière. Le procédé manque le
CONCLUSION. 203
but. Un village qui est un régiment n'est plus un
village. Un régiment est toujours coupé carrément ;
un village doit choisir son lieu et y germer naturel-
lement et y croître au soleil. Un village est un arbre,
un régiment est une poutre. Pour faire le soldat, on
tue le paysan. Or , pour la vie intérieure et profonde
des empires, mieux vaut un paysan qu'un soldat.
Septièmement , l'oppression des pays conquis; une
langue barbare imposée aux vaincus; une noble na-
tion , illustre, historique , grande dans les souvenirs
et les sympathies de l'Europe, jadis libre, jadis ré-
publicaine, décimée, extirpée, livrée au sabre et au
fouet, écrasée dans l'homme, dans la femme et jus-
que dans l'enfant ; déracinée de son propre sol, trans-
plantée au loin , jetée au vent, foulée aux pieds. Ces
voies de fait du peuple vainqueur sur le peuple vaincu
sont accompagnées de cris d'horreur, et finissent par
révolter toute la terre. Quand l'heure a enfui sonné,
les peuples opprimasse lèvent, et le monde se lève
de leur CÔté.
Huitièmement, la religion sans l'intelligence, la
loi sans la réflexion, c'est-à-dire l'idolâtrie ; un peu-
ple, dévot sans perception directe du beau, du juste
et du vrai, qui n'a plus dans la tète que les deux
yeux louches et faux de sa cro\ anee , le fatalisme à
travers lequel il voit l'homme, le fanatisme à travers
lequel il VOil Dieu.
Ainsi, un grand territoire mal lié, w\ gouverne-
204 CONCLUSION.
nient inintelligent , les conspirations de palais, l'abus
des colonies militaires, la servitude du paysan , l'op-
pression féroce des pays conquis, le despotisme dans
le prince , le fanatisme dans le peuple : voilà ce qui
a perdu la Turquie. Que la Russie y songe.
Voici ce qui a perdu l'Espagne :
Premièrement , la manière dont le sol était pos-
sédé. En Espagne , tout ce qui n'appartenait pas au
roi appartenait à l'église ou à l'aristocratie. Le clergé
espagnol était , qu'on nous permette ce mot sévère-
ment évangélique , scandaleusement riche. L'arche-
vêque de Tolède, du temps de Philippe NI, avait
deux cent mille ducats de rente, ce qui représente
aujourd'hui environ cinq millions de francs. L'abbesse
de las Buelgas de Burgos était daine de vingt-quatre
villes et de cinquante villages , et avait la collation
de douze commanderies. Le clergé, sans compter les
dîmes et les prébendes , possédait un tiers du sol ; la
grandesse possédait le reste. Les domaines des grands
d'Espagne étaient presque de petits royaumes. Les
rois de France exilaient un duc et pair dans ses terres;
les rois d'Espagne exilaient un grand dans ses états , en
sus est ados. Les seigneurs espagnols étaient les plus
grands propriétaires , les plus grands cultivateurs et
les plus grands bergers du royaume. En 1617 le
marquis de Gebraleon avait un troupeau de huit cent
mille moutons. De là des provinces entières, la Vieille-
Caslille , par exemple , laissées en friche et abandon-
CONCLUSION. 205
nées à la vainc pâture. Sans cloute la petite propriété
et la petite culture ont leurs inconvénients, mais elles
ont d'admirables avantages. Elles lient le peuple au
sol individu par individu. Dans chaque sillon, pour
ainsi dire , est scellé un anneau invisible qui attache
le propriétaire à la société. L'homme aime la patrie
à travers le champ. Qu'on possède un coin de terre
ou la moitié d'une province , on possède, tout est dit,
c'esl là le grand fait. Or, quand l'église et l'aristo-
cratie possèdent tout, le peuple ne possède rien;
quand le peuple ne possède rien , il ne tient à rien.
A la première secousse il laisse tomber l'état.
Deuxièmement, la profonde misère des classes
inférieures. Quand tout est en haut, rien n'est en
bas. Le champ était aux seigneurs, par conséquent
le blé, par conséquent le pain. Ils vendaient le pain
au peuple, cl le lui vendaient cher. Faute affreuse ,
que font toujours toutes les aristocraties. De là des
famines factices. Du temps même de Charles-Quint,
dans les hivers rigoureux, les pauvres mouraient de
froid et de faim dans les rues de Madrid. Or, profonde
misère, profonde rancune. La faim fait un trou dans le
CQBUr du peuple et v met la haine. Au jour venu, tou-
tes les poitrines s'ouvrent, et une révolution en sort.
En attendant (pie les révolutions éclatent, le vol
s'organise. Les voleurs tenaient Madrid. Ailleurs ils
forment une bande; à Madrid ils formaient une cor-
poration. Tout Voyageur prudent capitulait avec eux,
lll. i,s
206 CONCLUSION.
les comptait d'avance dans les frais de sa route et
leur faisait leur part. Nul ne sortait de chez soi sans
emporter la bourse des voleurs. Pendant la minorité
de Charles II , sous le ministère du second don Juan
d'Autriche, le corrégidorde .Madrid adressait requête
à la régente pour la supplier d'éloigner de la ville le
régiment d'Aytona, dont les soldats, la nuit venue",
aidaient les bandits à détrousser les bourgeois.
Troisièmement , la manière dont étaient possédés
et administrés les pays conquis et les domaines d'ou-
tre-mer. Il n'y avait pour tout le Nouveau-Monde
que deux gouverneurs, le vice-roi du Pérou et le
vice-roi du Mexique ; et ces deux gouverneurs étaient
eu général mauvais. Représentants de l'Espagne , ils
la calomniaient par leurs exactions et la rendaient
odieuse. Us ne montraient à ces peuples lointains que
deux faces, la cupidité et la cruauté, pillant le bien
et opprimant l'homme. Ils détruisaient les princes
naturels du pays et exterminaient les populations
indigènes. Quant aux vice-royautés d'Europe, il y
avait un proverbe italien. Le voici ; il dit éuergique-
ment ce que c'était que la domination espagnole :
L'officier de Sicile ronge , l'officier deNaples
mange , l'officier de Milan dévore.
Quatrièmement, l'intolérance religieuse. Nous re-
parlerons peut-être plus loin de l'inquisition. Disons
seulement ici que les évêques avaient un poids im-
mense en Espagne. Des classes entières de régnicoles,
CONCLUSION. 207
les hérétiques et les juifs, étaient hors la loi. Tout
clergé pauvre est évangéliquc ; tout clergé riche est
mondain, sensuel, politique, et par conséquent in-
tolérant. Sa position est convoitée , il a besoin de se
défendre, il lui faut une arme, l'intolérance en est
une. Avec cette arme il blesse la raison humaine et
tue la loi divine.
Cinquièmement , l'énormité de la dette publique.
Si riche que fût l'Espagne , ses charges l'obéraient.
Les gaspillages de la cour , les gros gages des digni-
taires , les bénéfices ecclésiastiques , l'ulcère sans
cesse agrandi de la misère populaire , la guerre des
Pays-Bas, les guerres d'Amérique et d'Asie, la cherté
de la politique secrète , l'entretien des supports ca-
chés qu'on avait partout, le travail souterrain de
l'intrigue -universelle qu'il fallait payer et soutenir
dans le monde entier , ces mille causes épuisaient
l'Espagne. Les coffres étaient toujours vides. On
attendait le galion , et , comme écrivait le maréchal
de Tessé, si quelque tempête le fait périr ou si
quelque ennemi l'emporte, toute chose est au
désespoir. Sous Philippe III, le marquis de Spinola
était obligé de payer de ses deniers l'année des Pays-
Bas, il y a deux siècles , l'Europe , sous le rappofl
financier, ressemblai à une famille mal administrée ;
les monarchies étaient l'enfant prodigue, les répu-
bliques étaient L'usurier. C'esl l'éternelle histoire du
gentilhomme empruntant au marchand. Nous avons
208 CONCLUSION.
vu ((ne la Suisse vendait des armées ; la Hollande,
Venise et Gènes vendaient de l'argent Ainsi un prince
achetait aux: treize cantons une apnée toute faite,
les cantons livraient l'année à jour fixe, Venise la
payait; puis, quand il fallait rembourser Venise, le
prince donnait une province, quelquefois tout son
état v passait. L'Espagne empruntait de lout coté et
devait partout. En 1600 le roi catholique devait , à
Cènes seulement, seize millions d'or.
Sixièmement, une nation voisine, une nation sœur,
pour ainsi parler, ayant long-temps vécu à part,
ayant eu ses princes et ses seigneurs particuliers ,
envahie un beau matin par surprise , presque par
trahison, réunie violemment à la monarchie centrale,
de royaume faite province et traitée en pays conquis.
Septièmement, la nature de l'armement en Es-
pagne. L'armement de terre était peu de chose com-
paré à l'armement de mer. La puissance espagnole
reposait principalement sur la flotte. C'était dépendre
d'un coup de vent. L'aventure de l'armada, c'est
l'histoire de l'Espagne. Un coup de vent , qu'on l'ap-
pelle trombe, comme en Europe, ou typhon, comme
en Chine , est de tous les temps. Malheur à la puis-
sance sur laquelle le vent souffle !
Huitièmement , l'éparpillement du territoire. Les
vastes possessions de l'Espagne, disséminées sur toutes
les mers et dans tous les coins de la terre , n'avaient
aucune adhérence avec elle. Quelques-unes , les lu-
CONCLUSION. 209
des, par exemple , étaient à quatre mille lieues d'elle,
et , comme nous l'avons dit , ne se liaient a la mé-
tropole que par le sillage de ses vaisseaux. Or, qu'est-
ce que le sillage d'un vaisseau ? Un fil. Et combien
de temps croit-on que puisse tenir un monde attaché
par un fil ?
L'an passé nous trouvâmes dans je ne sais plus
quelle poussière un vieux livre que personne ne lit
aujourd'hui et que personne n'a lu peut-être quand
il a paru. C'est un in-quarto intitulé : Discours de
ta monarchie d'Espagne, publié sans nom d'au-
teur, en 1617, à Paris, chez Pierre Chevalier, rue
Saint-Jacques, à l'enseigne de Saint-Pierre, près
les Mathurins. Nous ouvrîmes ce livre au hasard, et
nous tombâmes, page 152, sur le passage que nous
transcrivons textuellement : « Quelques-uns tiennent
» que cette monarchie ne peut estre de longue durée,
» à cause que ses terres sont tellement séparées et
» esparses, el qu'il faut des despences incroyables
» pour enuoyer partout et des vaisseaux el des hom-
•» mes, et niesine que ceuv qui sont natifs des pais
• » esloignés peuvent enfin entier en considération du
» petit nombre des espagnols, prendre courage, el
a se liguer contre eux; el les chasser. » c'est en 1617,
a l'époque ou l'Europe tremblait devant l'Espagne,
à l'apogée de la monarchie castillane, qu'un inconnu
osait écrire el imprimer cette folle prophétie. Cette
folle prophétie , c'était l'avenir. Deux cents ans plus
18.
210 CONCLUSION.
tard, elle s'accomplissait dans tous ses détails, et
aujourd'hui chaque mot de l'anonyme de 1617 ni
devenu un fait : les terres êparses ont amené les
dépenses incroyables, la métropole s'est épuisée
en hommes et en vaisseaux , (es natifs des
pays éloignés sont entrés en considération du
petit nombre des espagnols , ont pris courage,
se sont ligués contre eux, et les ont chassés. On
pourrait dire que le messie Bolivar est ici prédit tout
entier. — Il y a deux siècles, toute l'Amérique était
un groupe de colonies; aujourd'hui, réaction frap-
pante, toute l'Amérique, au Brésil près, est un groupe
de républiques.
Ainsi , une riche aristocratie possédant le sol et
vendant le pain au peuple ; un clergé opulent , pré-
pondérant et fanatique , mettant hors la loi des classes
entières de régnicoles; l'intolérance épiscopale; la
misère du peuple ; l'énormité de la dette ; la mau-
vaise administration des vice - rois lointains ; une
nation sœur traitée en pays conquis ; la fragilité
d'une puissance toute maritime assise sur la vague,
de l'océan ; la dissémination du territoire sur tous •
les points du globe ; le défaut d'adhérence des pos-
sessions avec la métropole ; la tendance des colonies
à devenir nations : voilà ce qui a perdu l'Espagne.
Que l'Angleterre y songe.
Enfin , pour résumer ce qui est commun à l'em-
pire ottoman et à la monarchie espagnole, l'égoïsme,
CONCLUSION. 2 1 i
un égoïsme implacable et profond, — chose étrange,
de l'égoïsme et point d'unité ! — Une politique im-
morale, violente ici, fourbe là, trahissant les al-
liances pour servir les intérêts ; être, l'un, l'esprit
militaire sans les qualités chevaleresques qui font
du soldat l'appui de la sociabilité ; être, l'autre, l'es-
prit mercantile sans l'intelligente probité qui fait du
marchand le lien des états; représenter, comme
nous l'avons dit, le premier, la barbarie ; le second,
la corruption ; en un mot, être, l'un, la guerre,
l'autre, le commerce, n'être ni l'un ni l'autre la
civilisation : voilà ce qui a fait choir les deux colosses
d'autrefois. Avis aux deux colosses d'aujourd'hui.
VI
Avant d'aller plus loin , nous sentons le besoin de
déclarer que ceci n'est qu'une froide et grave étude
de l'histoire. Celui qui écrit ces lignes comprend les
haines de peuple à peuple, les antipathies de races,
les aveuglements des nationalités, il les excuse, mais
il ne les partage pas. Rien, dans ce qu'on vient de
lire , rien , clans ce qu'on va lire encore , ne con-
tient une réprobation qui puisse retomber sur les
peuples mêmes dont l'auteur parle. L'autour blâme
quelquefois les gouvernements , jamais les nations.
En général , les nations sont ce qu'elles doivent être ;
la racine du bien est en elles , Dieu la développe et
lui fait porter fruit. Les quatre peuples mêmes dont
on trace ici la peinture rendront a la civilisation de
CONCLUSION. 213
notables services le jour où ils accepteront comme
leur but spécial le but commun de rimmamte. L Es-
pagne est illustre , l'Angleterre est grande ; la Russie
et la Turquie elle-même renferment plusieurs des
meilleurs germes de l'avenir.
Nous croyons encore devoir le déclarer dans la
profonde indépendance de notre esprit, nous né-
tendons pas jusqu'aux princes ce que nous disons
des gouvernements. Rien n'est plus facile aujour-
d'hui que d'insulter les rois. L'insulte aux rois est
une flatterie adressée ailleurs. Or, flatter qui que ce
soit de celte façon, en haut ou en bas, c'est une
idée que celui qui parle ici n'a pas besoin d'éloigner
de lui ; il se sent libre , et il est libre , parce qu .1 se
reconnaît la force de louer dans l'occasion quiconque
lui semble louable, fût-ce un roi. Il le dit donc
hautement et en pleine conviction , jamais , et ceci
prouVe l'eicellence de notre siècle, jamais, en aucun
temps, quelle que soit l'époque de l'histoire qu on
veuille confronter avec la nôtre, les princes et les
peuples n'onl wlu ce qu'ils valent maintenant.
Qu'on ne cherche donc dans l'examen historique
auquel il se livre ici aucune application blessante ni
pour l'honneur «1rs royautés ni pour la dignité des
nati0ns; il n'y en a pas. C'est avanl tout un travail
philosophique el spéculatif. Ce sont des faits géné-
raux, rien de plus; ce sonl des idées générales,
ricn de plus. L'auteur n'a aucun Bel dans I àme.
214 CONCLUSION.
Il attend candidement l'avenir serein de l'huma-
nité. Il a espoir dans les princes; il a foi dans les
peuples.
VII
Cela dit une fois pour toutes, continuons l'examen
des ressemblances entre les deux empires qui ont
alarme le passé et les deux empires qui inquiètent
le présent.
Première ressemblance. Il y a du tartare dans le
turc, il y en ;i aussi dans le russe. Le génie des peu-
ples garde toujours quelque chose de sa murce.
Les mies, lils des tartares, sont des hommes du
,„„■,!, descendus à traders l'Asie, qui sont entrés
en Europe par le midi.
Napoléon a Sainle-llélrneadit: Gra liez U vus*<\
vous trouverez le tartare, O qu'Haditdu russe,
on peul If dite du Une.
L'homme du nord proprement dd eal toujours !<•
216 CONCLUSION.
même. A de certaines époques climatériques ot fa-
tales, il descend du pôle et se fait voir aux nations
méridionales, puis il s'en va, et il revient deux
mille ans après, et l'histoire le retrouve tel qu'elle
l'avait laissé.
Voici une peinture historique cpie nous avons sous
les yeux en ce moment : « C'est là vraiment l'homme
n barbare. Ses membres trapus , son cou épais et
» court, je ne sais quoi de hideux qu'il a dans tout le
» corps, le font ressembler à un monstre à deux pieds
» ou à ces balustres taillés grossièrement en figures
» humaines qui soutiennent les rampes des escaliers.
» Il est tout à fait sauvage. Il se passe de feu quand
» il le faut , même pour préparer sa nourriture. Il
» mange des racines et des viandes cuites ou plutôt
» pourries sous la selle de son cheval. Il n'entre sous
» un toit que lorsqu'il ne peut faire autrement. Il a
a horreur des maisons comme si c'était des tom-
» beaux. Il va par vaux et par monts, il court devant
» lui, il sait depuis l'enfance supporter la faim, la
» soif et le froid. Il porte un gros bonnet de poil sur
» la tête , un jupon de laine sur le ventre , deux
» peaux de boucs sur les cuisses, sur le dos un
» manteau de peaux de rats cousues ensemble. Il
» ne saurait combattre à pied. Ses jambes, allourdies
» par de grandes bottes , ne peuvent marcher et le
» clouent à sa selle, de sorte qu'il ne fait qu'un avec
» son cheval, lequel est agile et vigoureux, mais
CONCLUSION. 217
» petit et laid. Il vit à cheval, il traite à cheval, il
» achète et vend à cheval, il boit et mange à cheval,
» il dort et rêve à cheval.
» Il ne laboure point la (erre , il ne cultive pas les
» champs, il ne sait ce que c'est qu'une charrue. Il
» erre toujours , comme s'il cherchait une patrie ou
» un foyer. Si vous lui demandez d'où il est, il ne
» saura que répondre. Il est ici aujourd'hui , mais
» hier il était là ; il a été élevé là-bas, mais il est né
» plus loin.
» Quand la bataille commence , il pousse un hur-
» lement terrible, arrive, frappe, disparaît et revient
» comme l'éclair. En un instant il emporte et pille
» le camp assailli. Il combat de près avec le sabre,
» et de loin avec une longue lance dont la pointe est
» artistement emmanchée. »
Ceci est l'homme du nord. Par qui a-l-il été es-
quissé, à quelle époque et d'après qui? Sans doute
en 1814, par quelque rédacteur effrayé du Moni-
teur, d'après le Cosaque, dans le temps où la
France pliait? Non , ce tableau a été fait d'après le
liim, en 375, par Ammien Marcellin el Jordanis1,
dans le temps où Rome tombait. Quinze cents ans
se sont écoulés, la figure a reparu , le portrait res-
semble encore.
Notons en passant (pic les buns de ."575 comme les
1 Voyct Jordanii , i\. Ammien Marcellin, 12.
lit. ,g
218 CONCLUSION.
cosaques de 1814 venaient des frontières de la
Chine.
L'homme du midi change, se transforme et se
développe, fleurit et fructifie , meurt et renaît
comme la végétation ; l'homme du nord est éternel
comme la neige.
Deuxième ressemblance. En Russie comme en
Turquie rien n'est définitivement acquis à personne,
rien n'est tout à fait possédé , rien n'est nécessaire-
ment héréditaire. Le russe comme le turc peut ,
d'après la volonté ou le caprice d'en haut , perdre
son emploi, son grade, son rang, sa liberté, son
bien, sa noblesse, jusqu'à son nom. Tout est au
monarque , comme dans de certaines théories plus
folles encore que dangereuses, qu'on essaiera vai-
nement à l'esprit français , tout serait à la com-
munauté. Il importe de remarquer, et nous livrons
ce fait à la méditation des démocrates absolus , que
le propre du despotisme , c'est de niveler. Le des-
potisme fait l'égalité sous lui. Plus le despotisme est
complet , plus l'égalité est complète. En Russie
comme en Turquie , la rébellion exceptée , qui n'est
pas un fait normal , il n'y a pas d'existence décidé-
ment et virtuellement résistante. Un prince russe
se brise comme un pacha ; le prince comme le pacha
peut devenir simple soldat et n'être plus dans l'ar-
mée qu'un zéro dont un caporal est le chiffre. Un
prince russe se crée comme un pacha. Un porte-
CONCLUSION. 219
balle devient Méhémet-Ali ; un garçon-pâtissier de-
vient Menzikoff. Cette égalité , que nous constatons
ici sans la juger, monte même jusqu'au trône et,
toujours en Turquie, parfois en Russie, s'accouple
à lui. Une esclave est sultane ; une servante a été
czarine.
Le despotisme , comme la démagogie , hait les su-
périorités naturelles et les supériorités sociales. Dans
la guerre qu'il leur fait, il ne recule pas plus qu'elle
devant les attentats qui décapitent la société même.
Il n'y a pas pour lui d'hommes de génie; Thomas
Morus ne pèse pas plus dans la balance de Henri Tu-
dor que Bailly dans la balance de Marat. Il n'y a pas
pour lui de têtes couronnées; iMarie Stuart ne pèse
pas plus dans la balance d'Elisabeth que Louis XVI
dans la balance de Robespierre.
La première chose qui frappe quand on compare
la Russie à la Turquie, c'est une ressemblance; la
première chose qui frappe quand on compare l'An-
gleterreà l'Espagne, c'est une dissemblance. En Es-
pagne, la royauté est absolue; en Angleterre, elle
est limitée.
lui j réfléchissant , on arrive à ce résolut singu-
lier : cette dissemblance engendre une ressemblance.
I. 'excès (in mniiairliisiiie pnuluil , i|ii;inl ;i l'autorité
royale, et à ne le considérer que sons ce point de
rue spécial, le môme résultat (pie l'excès du consti-
tutionnalisme. Dans l'on et dans l'autre ras le roi est
annulé.
220 CONCLUSION.
Le roi d'Angleterre, servi ii genoux, esl un roi
nominal ; le roi d'Espagne , sen i de même à genoux,
est aussi un roi nominal. Tous deux sont impecca-
bles. Chose remarquable, l'axiome fondamental de
la monarchie la plus absolue est également l'axiome
fondamental de la monarchie la plus constitution-
nelle. Ei rey no cae , le roi ne tombe pas , dit la
vieille loi espagnole ; The king can do nu wrong,
le roi ne peut faillir, dit la vieille loi anglaise. Quoi
de plus frappant, quand on creuse l'histoire, que de
trouver , sous les faits en apparence les plus divers ,
le monarchisme pur et le constitutionnalisme rigou-
reux assis sur la même base et sortant de la même
racine !
Le roi d'Espagne pouvait être , saus inconvénient ,
de même que le roi d'Angleterre, un enfant, un
mineur , un ignorant , un idiot. Le Parlement gou-
vernait pour l'un; le Despacho Universal gouvernait
pour l'autre. Le jour où la nouvelle de la prise de Mons
parvint à Madrid, Philippe IV se réjouit très-fort en
plaignant tout haut ce pauvre roi de France, ese
fobrecito rey de Francia. Personne n'osa lui dire
que c'était à lui , roi d'Espagne , que Mons appar-
tenait. Spinola , investissant Breda , que les hollan-
dais défendaient admirablement , écrivit dans une
longue lettre à Philippe III le détail des innombra-
bles impossibilités du siège ; Philippe III lui renvoya
sa lettre après avoir seulement écrit en marge de sa
CONCLUSION. 221
main : Marquis, prends Breda. Pour écrire un
pareil mot , il n'y a que la stupidité ou le génie , il
faut tout ignorer ou tout vouloir, être Philippe III
ou Bonaparte. Voilà à quelle nullité pouvait tomber
le roi d'Espagne, isolé qu'il était de toute pensée et
de toute action par la forme même de son autorité.
La grande charte isole le roi d'Angleterre à peu près
de la même façon. L'Espagne a lutté contre Louis XIV
avec un roi imbécile; l'Angleterre a lutté contre Na-
poléon avec un roi fou.
Ceci ne prouve-t-ii point que dans les deux cas le
roi est purement nominal? — Est-ce un bien ? Est-
ce un mal ? C'est là encore un fait que nous consta-
tons sans le juger.
Rien n'est moins libre qu'un roi d'Angleterre,
si ce n'est un roi d'Espagne. A tous les deux on dit :
Vous pouvez tout, à ta condition de ne rù n
vouloir. Le parlement lie le premier, L'étiquette lie
le second ; et , ce sont là les ironies de l'histoire , ces
den\ entraves si différentes produisent dans de cer-
tains ras les mêmes effets. Quelquefois le parlement
se révolte et tue le roi d'Angleterre : quelquefois l'é-
tiquette se révolte et tue le roi d'Espagne. Parallé-
lisme bizarre, mais incontestable, dans lequel l'é-
chafaud de Charles I,r a pour pendant le brasier de
Philippe ni.
I n des résultats les plus considérables de celte an-
nulation de l'autorité royale par des (anses pourtant
19.
m CONCLUSION.
presque opposées, c'est que la loi salique devient
inutile. En Espagne comme en Angleterre, 1rs fem-
mes peuvent régner.
Entre les deux peuples il existe encore plus d'un
rapport qu'enseigne une comparaison attentive. En
Angleterre comme en Espagne, le fond du caractère
national est fait d'orgueil et de patience. C'est là , à
tout prendre, et sauf les restrictions que nous indi-
querons aillieurs, un admirable tempérament et qui
pousse les peuples aux grandes choses. L'orgueil est
vertu pour une nation ; la patience est vertu pour
l'individu.
Avec l'orgueil on domine; avec la patience on co-
lonise. Or, que trouvez-vous au fond de l'histoire
d'Espagne comme au fond de l'histoire de la Grande-
Bretagne ? Dominer et coloniser.
Tout à l'heure nous tracions , l'oeil fixé sur l'his-
toire , le tableau de l'infanterie castillane. Qu'on le
relise. C'est aussi le portrait de l'infanterie anglaise.
Tout à l'heure nous indiquions quelques traits du
clergé espagnol. En Angleterre aussi il y a un ar-
chevêque de Tolède; il s'appelle l'archevêque de
Cantorbéry.
Si l'on descend jusqu'aux moindres particularités,
on voit que, pour ces petits détails impérieux de vie
intérieure et matérielle qui sont comme la seconde
nature des populations , les deux peuples , chose sin-
gulière , sont de la même façon tributaires de l'O-
CONCLUSION. 223
céan. Le thé est pour l'Angleterre ce qu'était pour
l'Espagne le cacao : l'habitude de la nation; et par
conséquent, selon la conjoncture, une occasion d'al-
liance ou un cas de guerre.
Passons à un autre ordre d'idées.
Il y a eu et il y a encore chez certains peuples un
dogme affreux , contraire au sentiment intérieur de
la conscience humaine, contraire à la raison publi-
que qui fait la vie même des États. C'est cette fatale
aberration religieuse, érigée en loi dans quelques
pays, qui établit en principe et qui croit qu'en brû-
lant le corps on sauve l'âme, que les tortures de ce
monde préservent une créature humaine des tortu-
res de l'autre, que le ciel s'achète par la souffrance
physique; et que Dieu n'est qu'un grand bourreau
souriant, du haut de l'éternité de son enfer, à tous
les hideux petits supplices que l'Iionnue peut inven-
ter. Si jamais dogme lui contraire au développement
delà sociabilité humaine, c'est celui-là. C'est lui qui
s'attelle à l'horrible chariot de Jaghernaut; c'est lui
qui présidai! il y a un siècle aux exterminations an-
nuelles de Dahomet. Quiconque seul et raisonne le
repousse avec horreur. Les religions de l'orient l'ont
vainement transmis ;'"* religions de l'occident. Au-
cune philosophie ne l'a adopté. Depuis trois mille;
ans, sans attirer un seul penseur, la pâle clarté de
ces doctrines sépulcrales rougit vaguement le bas du
porche monstrueux des théogonies de l'Inde, sombre
29.4 CONCLUSION. .
et gigantesque édifice qui se perd , à demi entrevu
par l'humanité terrifiée , dans les ténèbres sans fond
du mystère infini.
Cette doctrine a allumé en Europe au seizième
siècle les bûchers desjuifs et des hérétiques; l'inqui-
sition les dressait, l'Espagne les attisait. Cette doc-
trine allume encore de nos jours en Asie le bûcher
des veuves; l'Angleterre ne le dresse ni ne l'attise,
mais elle le regarde brûler.
Nous ne voulons pas tirer de ces rapprochements
plus qu'ils ne contiennent. Il nous est impossible
pourtant de ne pas remarquer qu'un peuple qui se-
rait pleinement dans la voie de la civilisation ne pour-
rait tolérer , même par politique , ces lugnbres ,
atroces et infâmes sottises. La France au seizième
siècle a rejeté l'inquisition. Au dix-neuvième , si
l'Inde était colonie française , la France eût depuis
long-temps éteint le suttee.
Puisqu'en notant çà et là les points de contact ina-
perçus , mais réels , de l'Espagne et de l'Angleterre,
nous avons parlé de la France, observons qu'on en
retrouve jusque dans les événements en apparence
purement accidentels. L'Espagne avait eu la captivité
de François Ier ; l'Angleterre a partagé cette gloire
ou cette honte. Elle a eu la captivité de Napoléon.
Il est des choses caractéristiques et mémorables
qui reviennent et se répètent, pour l'enseignement
des esprits attentifs, dans les échos profonds de
CONCLUSION. 225
l'histoire. Le mot de Waterloo : La garde meurt
et ne se rend pas , n'est que l'héroïque traduction
du mot de Pavie : Tout est perdu, fors ('hon-
neur.
Enfin, outre les rapprochements directs, l'histoire
révèle , entre les quatre peuples qui font le sujet
de ce paragraphe, je ne sais quels rapports étranges
et, pour ainsi parler, diagonaux, qui semblent les
lier mystérieusement et qui indiquent au penseur
une similitude secrète de conformation et, par con-
séquent peut-être, de destination. Enregistrons-eu
ici deux seulement. Le premier va de l'Angleterre à
la Turquie : Henri VIII tuait ses femmes comme
Mahomet II. Le deuxième va de la Russie à l'Fspa-
gne : Pierre Ier a tué son fils comme Philippe IL
VIII.
La Russie a dévoré la Turquie.
L'Angleterre a dévoré l'Espagne.
C'est , à notre sens , une dernière et définitive as-
similation. Un état n'en dévore un autre qu'à la con-
dition de le reproduire.
Il suffit de jeter les yeux sur deux cartes d'Europe
dressées à cinquante ans d'intervalle, pour voir de
quelle façon irrésistible , lente et fatale la frontière
moscovite envahit l'empire ottoman. C'est le sombre
et formidable spectacle d'une immense marée qui
monte. A chaque instant et de toutes parts le flot
gagne, la plage disparaît. Le flot, c'est la Russie;
la plage, c'est la Turquie. Quelquefois la lame recule,
mais elle surgit de nouveau le moment d'après, et
CONCLUSION. 227
cette fois elle va plus loin. Tue grande partie de la
Turquie est déjà couverte, et on la distingue encore
vaguement sous le débordement russe. Le 20 août
1828, une vague est allée jusqu'à Andrinople. Elle
s'est retirée ; mais lorsqu'elle reviendra , elle attein-
dra Constantinople.
Quant à l'Espagne, les dislocations de l'empire ro-
main et de l'empire carlovingien peuvent seules don-
ner une idée de ce démembrement prodigieux. Sans
compter le Milancz que l'Autriche a pris, sans compter
le Roussillon , la Franche-Comté, les Ardennes, le
Cambrésis et l'Artois qui ont fait retour à la France,
des morceaux de l'antique monarcbie espagnole il
s'est formé en Europe) et encore laissons-nous en
dehors le royaume d'Espagne proprement dit , qua-
tre royaumes : le Portugal, la Sardaignc, les Dcux-
* Siciies, la Iï<lyir[ii(> ; en Asie, une vice-royauté ,
l'Inde, égale h un empire; et, en Amérique, neuf
républiques : le Mexique, le Guatemala, la Colom-
bie, le Pérou, Bolivia, le Paraguay, l'Uruguay, la
Plata et le Chili. Soit par influence, soit par souve-
raineté directe, la Grande-Bretagne possède aujour-
d'hui la plus grande part de cel énorme héritage.
Elle a à peu près toutes les lies qu'avait l'Espagne et
qui, presque littéralement, étaient innombrables.
Connue nous le disions on commençant, ello il dé-
voré l'Espagne, de même que l'Espagne avait dévoré
le Portugal. Aujourd'hui, en parcourant du regard
228 CONCLUSION.
les domaines britanniques, on ne voit que noms por-
tugais et castillans, Gibraltar, Sierra-Lconc , la As-
cension, Fernaudo-Po, las Mascarenhas, el Cabo Del-
gado, el Cabo Guardafu, Honduras, las Lucaïas, las
Bermudas, la Barbada, la Trinidad, Tabago, Santa-
Margarita, la Granada, San-Cristoforo, Antigoa. Par-
tout l'Espagne est visible, partout l'Espagne reparaît.
Même sous la pression de l'Angleterre, les fragments
de l'empire de Cbarles-Quint n'ont pas encore perdu
leur forme ; el , qu'on nous passe cette comparaison
qui rend notre pensée , on reconnaît toute la monar-
chie espagnole dans les possessions de la Grande-
Bretagne comme on retrouve un jaguar à demi di-
géré dans le ventre d'un boa.
IX.
Ainsi que nous l'avons indiqué sommairement
dans le paragraphe V, les deux grands empires du
dix-septième siècle portaient dans leur constitution
même les causes de Leur décadence. Mais ils vivaient
momentanément d'une vie fébrile si formidable
qu'avant de mourir ils eussent pu étouffer la civi-
lisation, il fallait qu'un fait extérieur considérable
donnai aux causes de chute qui riaient en eu\ le
temps de se développer. Ce fait , que nous avons
également signalé, «"est la résistance de l'Europe,
au dix-septième siècle, l'Europe, gardienne delà
Civilisation, menacée au levant et an conelianl.a ré-
sisté à la Turquie et à l'Espagne. An dix-neuvième
sie.le, l'Europe, replacée par les combinaisons sou-
ru. ™
230 CONCLUSION.
veraines de la Providence identiquement dans la
même situation, doit résister à la Russie et à l'An-
gleterre.
Maintenant, comment résistera-t-elle ? que reste-
1— il , à ne l'envisager que sous ce point de vue spé-
cial, de la vieille Europe qui a lutté, et où sont les
points d'appui de l'Europe nouvelle ?
La vieille Europe , cette citadelle que nous avons
lâché de reconstruire par la pensée dans les pages
où nous avons placé notre point de départ, est au-
jourd'hui à moitié démolie et trouée de toutes parts
de brèches profondes.
Presque tous les petits états, duchés, républiques
ou villes libres, qui contribuaient à la défense géné-
rale , sont tombés.
La Hollande, trop de fois remaniée, s'est amoin-
drie.
La Hongrie , devenue le pays de Galles, les Astu-
ries ou le Dauphiné de l'Autriche, s'est effacée.
La Pologne a disparu.
Venise a disparu.
Gênes a disparu.
Malte a disparu.
Le pape n'est plus que nominal. La foi catholique
a perdu du terrain ; perdre du terrain c'est perdre
des contribuables. Rome est appauvrie. Or, ses états
ne suffiraient pas pour lui donner une armée ; elle
n'a point d'argent pour en acheter une, et d'ailleurs
CONCLUSION. 231
nous ne sommes plus dans le siècle où l'on en vend.
Comme prince temporel , le pape a disparu.
Que reste-t-il donc de tout ce vieux monde? Qui
est-ce qui est encore debout en Europe ? Deux na-
tions seulement : la France et l'Allemagne.
Eh bien , cela pourrait suffire. La France et l'Al-
lemagne sont essentiellement l'Europe. L'Allemagne
est le cœur ; la France est la tête.
L'Allemagne et la France sont essentiellement la
civilisation. L'Allemagne sent; la France pense.
Le sentiment et la pensée, c'est tout l'homme
civilisé.
Il y a entre les deux peuples connexion intime ,
consanguinéité incontestable. Ils sortent des mêmes
sources; ils ont lutté ensemble contre les romains;
ils sont frères dans le passé, frères dans le présent,
frères dans l'avenir.
Leur mode de formation a élé le même. Us ne
sont pas des insulaires, ils ne sont pas des conqué-
rants; ils sont les vrais lils du sol européen.
Le caractère sacré et profond de lils du sol leur
est tellement inhérent et se développe en eux si
puissamment qu'il a rendu longtemps impossible,
même malgré l'effort des années et la prescription
de l'antiquité, leur mélange avec toul peuple enva-
hisseur, quel qu'il fût et de quelque part qu'il flnt,
Sans compter les juifs, nation enivrante et non eon-
quérante, qui est d'ailleurs dans l'exception partout,
232 CONCLUSION.
on peut citer, par exemple, des races slaves qui ha-
bitent le sol allemand depuis dix siècles et qui n'é-
taient pas encore allemandes il y a cent cinquante ans.
Rien de plus frappant à ce sujet que ce que raconte
Tollius. En 1687, il était à la cour de Brandebourg;
l'électeur lui dit un jour : « J'ai des vandales dans
» mes états. Ils habitent les côtes de la mer Baltique.
» Us parlent esclavon, à cause de l'Esclavonie d'où
» ils sont venus jadis. Ce sont des gens fourbes, in-
» fidèles, aimant le changement, séditieux; ils ont
» nombre de bourgs de cinq et six cents pères de
» famille; ils ont en secret un roi de leur nation,
» lequel porte sceptre et couronne, et à qui ils payent
» chaque année un sesterce par tète. J'ai aperçu une
» fois ce roi , qui était un jeune homme bien dispos
» de corps et d'esprit ; comme je le considérais at-
» tentivement, un vieillard s'en aperçut, entrevit ma
» pensée, et pour m'en détourner il tomba a coups de
» bâton sur ce roi qui était son roi, et le chassa comme
«un esclave. Ils ont l'esprit léger, et reculent,
» quand on les approche , dans des bois et des ma-
» rais inaccessibles; c'est ce qui m'a empêché d'ou-
» vrir chez eux des écoles ; mais j'ai fait traduire
» dans leur langue la Bible , les Psaumes et le calé-
» chisme. Ils ont des armes, mais secrètement. Une
» fois, ayant avec moi huit cents grenadiers, je me
» trouvai tout à coup environné de quatre ou cinq
» mille vandales; mes huit cents grenadiers eurent
CONCLUSION. 233
» grand'peinc à les dissiper. » Après un moment de
silence, l'électeur voyant Tollius rêveur, ajouta cette
parole remarquable : « Tollius, vous êtes alchi-
miste. Il est possible que vous fassiez de l'or
avec du cuivre; je vous défie de faire un
prussien avec un vandale. »
La fusion éiait difficile en effet; pourtant, ce
qu'aucun alchimiste n'eût pu faire , la nationalité
allemande, aidée par la grande clarté du dix-neu-
vième siècle , finira par l'accomplir.
A l'heure qu'il est , les mêmes phénomènes con-
stituants se manifestenl en Allemagne et en France.
Ce que rétablissement des départements a f;iii pour
la France, l'union des douanes le fait pour l'Alle-
magne ; elle lui donne l'unité.
FI faut, pour <[u<' l'univers soit en équilibre, qu'il
y ait en Europe, comme la double clef de voûte «lu
continent, deux grands états du Rhin, tous deux
fécoiiilés ci étroitement unis par ce fleuve régénéra-
teur; l'un septentrional el oriental, l'Allemagne,
s'appuyant à la Baltique, à l'Adriatique el à la mer
Noire, avec la Suède, le Danemarck, la Grèce el 1rs
principautés du Danube pour ans boulants; l'autre,
méridional et occidental, la France, s'appinant à la
Méditerranée el à l'Océan, avec l'Italie et l'Espagne
pour contreforts.
Depuis mille ans, la même question s'est déjà
présentée plusieurs fois en d'autres termes, <•! ce
ao,
234 CONCLUSION.
plan a déjà été essayé par trois grands princes.
D'abord, par Charlcmagne. Au huitième aède ,
ce n'était pas les turcs et les espagnols, ce n'était
pas les anglais et les russes , c'était les saxons et les
normands. Charlcmagne construisit son Étal contre
eux. L'empire de Charlemagne est une première
épreuve encore vague et confuse, mais pourtant re-
connaissante, de l'Europe que nous venons d'es-
quisser, et qui sera un jour , sans nul doute , l'Eu-
rope définitive.
Plus tard, par Louis XIV. Louis XIV voulut bâtir
l'état méridional du Rhin tel que nous l'avons indi-
qué. Il mit sa famille en Espagne , en Italie et en
Sicile , et y appuya la France. L'idée était neuve ,
mais la dynastie était usée; l'idée était grande, mais
la dynastie était petite. Cette disproportion empêcha
le succès.
L'œuvre était bonne , l'ouvrier était bon , l'outil
était mauvais.
Enfin par Napoléon. Napoléon commença par ré-
tablir, lui aussi, l'état méridional du Rhin. Il in-
stalla sa famille non-seulement en Espagne, en Lom-
bardie, eu Étrurie et à Xaples, mais encore dans le
duché de Berg et en Hollande , afin d'avoir en bas
toute la Méditerranée et en haut tout le cours du
Rhin jusqu'à l'Océan. Puis, quand il eut refait ainsi
ce qu'avait fait Louis XIV, il voulut refaire ce qu'a-
vait fait Charlemagne. Il essaya de constituer l'Aile-
CONCLUSION. 235
magne d'après la même pensée que la France. Il
épousa l'Autriche , donna la Westphalie à son frère,
la Suède à Bernadotte, et promit la Pologne à Po-
niatowski. C'est dans celle œuvre immense qu'il
rencontra l'Angleterre, la Russie et la Providence,
et qu'il se brisa. Les temps n'étaient pas encore ve-
nus. S'il eût réussi, le groupe continental était formé.
Peut-être faut-il que l'œuvre de Charlemagne et
de Napoléon st: refasse sans Napoléon et sans Char-
lemagne. Ces grands hommes ont peut-être l'incon-
vénient de trop personnifier l'idée et d'inquiéter par
leur entité, plutôt française que germanique, la jalou-
sie des nationalités. Il en peut résulter des méprises,
et les peuples en viennent à s'imaginer qu'ils ser-
vent un homme et non une cause, l'ambition d'un
seul et non la civilisation de tous. Mois ils se déta-
chent. C'est ce qui est arrivé en 1813. Il ne faut
pas <pie ce soit Charlemagne ou Bonaparte qui se
défende contre les ennemis de l'orienl ou les enne-
mis de L'occident ; il faut que ce soit l'Europe.
Quand L'Europe centrale sera constituée, et elle le
Sera un jour, l'intérêt «le ions sera évident; la
France , adossée à l'Allemagne, fera front à l'Angle-
terre, qui esi, comme nous l'avons déjà dit , l'espril
de commerce, et la rejettera dans L'Océan; l'Alle-
magne, adossée ;i la France, fera front à la llussir,
qui, nous L'avons dit de même, est l'esprit de con-
quête, ei la rejettera dans L'Asie.
230 CONCLUSION.
Le commerce est à sa place clans l'Océan.
Quanl à l'esprit de conquête , qui a la guerre
pour instrument , il retrempe et ressuscite les civi-
lisations mortes, et tue les civilisations vivantes. La
guerre est pour les unes la renaissance, pour les
autres la fin. L'Asie en a besoin, l'Europe non.
La civilisation admet l'esprit militaire et l'esprit
commercial ; mais elle ne s'en compose pas unique-
ment. Elle les combine dans une juste proportion
avec les autres éléments humains. Elle corrige l'es-
prit guerrier par la sociabilité , et l'esprit marchand
par le désintéressement. S'enrichir n'est pas son
objet exclusif; s'agrandir n'est pas son ambition su-
prême. Éclairer pour améliorer , voilà son but ; et à
travers les passions , les préjugés , les illusions , les
erreurs et les folies des peuples et des hommes, elle
fait le jour par le rayonnement calme et majestueux
de la pensée.
Résumons. L'union de l'Allemagne et de la France,
ce serait le frein de l'Angleterre et de la Russie, le
salut de l'Europe , la paix du monde.
C'est ce que la politique anglaise et la politique
russe, maîtresses du congrès de Vienne, ont com-
pris en 1815.
Il y avait alors rupture de fait entre la France et
l'Allemagne.
Les causes de cette rupture valent la peine d'être
rappelées en peu de mois.
Le czar, par enthousiasme pour Bonaparte , avait
été un moment français; mais voyant Napoléon édi-
fier le nord de l'Europe contre la Russie, il était
redevenu russe. El , quelle que pûl être son amitié
d'homme privé pour Alexandre, Napoléon, en for-
tifiant L'Europe contre les russes, ne méritait aucun
blâme. Il est aussi impossible aux Cliarlema^ne el
238 CONCLUSION.
aux Napoléon de no pas construire leur Europe
d'une certaine façon qu'au castor de ne pas bâtir sa
hutte selon une certaine forme et contre un certain
vent. Quand il s'agit de la conservation et de la pro-
pagation , ces deux grandes lois naturelles , le génie
a son instinct aussi sûr, aussi fatal , aussi étranger à
tout ce qui n'est pas le but, que l'instinct de la
brute. Il le suit, laissez-le faire, et, dans l'empereur
comme dans le castor, admirez Dieu.
L'Angleterre, elle, n'avait même pas eu le mo-
ment d'illusion d'Alexandre. La paix d'Amiens avait
duré le temps d'un éclair; Fox tout au plus avait
été fasciné par Bonaparte. L'Europe de Napoléon
était bâtie également et surtout contre elle ; aussi ,
pour s'allier à l'Angleterre, le czar n'eut qu'à pren-
dre sa main qui était tendue vers lui depuis long-
temps. On sait les événements de 1812. L'empereur
Napoléon s'appuyait sur l'Allemagne comme sur la
France ; mais , harcelé de toutes parts , haï et trahi
par les rois de vieille souche ; piqué par la nuée des
pamphlets de Londres comme le taureau par un
essaim de frelons , gêné dans ses moyens d'action ,
troublé dans son opération colossale et délicate, il
avait fait deux grandes fautes, l'une au midi, l'autre
au nord ; il avait froissé l'Espagne et blessé la
Prusse. Il s'ensuivit une réaction terrible et juste
sous quelques rapports. Comme l'Espagne, la Prusse
se souleva. L'Allemagne trembla sous les pieds de
CONCLUSION. 23y
l'empereur. Cherchant du talon son point d'appui ,
il recula jusqu'en France, où il retrouva la terre
ferme. Là, durant trois grands mois, il lutta comme
un géant corps à corps avec l'Europe. Mais le duel
était inégal; ainsi que dans les combats d'Homère,
l'Océan et l'Asie secouraient l'Europe. L'Océan vo-
missait les anglais; l'Asie vomissait les cosaques.
L'empereur tomba; la France se voila la tète; mais
avant de fermer les yeux, a L'avant-garde des hordes
russes, elle reconnut l'Allemagne.
De là une rupture entre les deux peuples. L'Al-
lemagne avait sa rancune; la France eut sa colère
Mais chez des nations généreuses , sœurs par le
sang et par la pensée, les rancunes passent, les co-
lères tombent; le grand malentendu de 1813 devait
finir par s'éclaircir. L'Allemagne, héroïque dans la
guerre, redevient rêveuse à la paix. Tout ce qui est
illustre, tout ce cpii est sublime, même hors de sa
frontière, plaît à son enthousiasme sérieux et désin-
téressé. Quand son ennemi est digne d'elle, elle le
combat tant qu'il est debout ; elle l'honore des qu'il
est tombé. Napoléon était trop grand pour qu'elle
n'en revint pas à l'admirer, trop malheureux pour
qu'elle n'en vînl pas à l'aimer. E1 pour la France, à
qui Sainte-Hélène a serré le cœur, quiconque ad-
mire et aime l'empereur esl français. Les deux na-
tions étaieni donc invinciblement amenées dans un
temps donne a b'( ntendre et a se réconcilier.
240 CONCLUSION.
L'Angleterre et la Russie prévirent cet avenir
inévitable; et pour L'empêcher, peu rassurées par
la chute de l'empereur, niolif momentané cl» rup-
ture, elles créèrent entre l'Allemagne et la France
un motif permanent de haine.
Elles prirent à la France et donnèrent à l'Alle-
magne la rive gauche du Rhin.
XI
Ceci était d'une politique profonde.
C'était entamer le grand état méridional du Rhin
ébauché par Charlemagne, construit par Louis XIV,
complété et restauré par Napoléon. C'était affaiblir
l'Europe centrale, lui créer faclicemenl une sorte
de maladie chronique, et la tuer peut-être, avec le
temps, en lui mettant près du cœur un ulcère tou-
jours douloureux , toujours gangrené. C'était faire
brèche à la France, à la vraie France, qui est rhé-
nane comme elle est méditerranéenne; Ftûnoia
rhenana, disent les vieilles chartes carlovingien-
nés. (l'était poster une avant-garde étrangère à cinq
journées de Paris. C'était surtout irriter à jamais I,i
France contre l'Allemagne*
III. 21
242 CONCLUSION.
Cette politique profonde, qu'on reconnaît clans la
conception d'une pareille pensée , se retrouve dans
l'exécution.
Donner la rive gauche du Rhin à l'Allemagne ,
c'était une idée. L'avoir donnée à la Prusse, c'est
un chef-d'œuvre.
Chef-d'œuvre de haine , de ruse , de discorde et
de calamité ; mais chef-d'œuvre. La politique en a
comme cela.
La Prusse est une nation jeune , vivace, énergi-
que, spirituelle , chevaleresque , libérale, guerrière,
puissante. Peuple d'hier qui a demain. La Prusse
marche à de hautes destinées, particulièrement sous
son roi actuel, prince grave, noble, intelligent cl
loyal , qui est digne de donner à son peuple cette
dernière grandeur, la liberté. Dans le sentiment
vrai et juste de son accroissement inévitable, par un
point d'honneur louable , quoique à notre avis mal
entendu, la Prusse peut vouloir ne rien lâcher de ce
qu'elle a une fois saisi.
La politique anglaise se garda bien de donner
celte rive gauche à l'Autriche. L'Autriche évidem-
ment depuis deux siècles décroît et s'amoindrit.
Au dix-huitième siècle, époque où Pierre-le-Grand
a fait la Russie , Frédéric-le-Grand a fait la Prusse ;
et il l'a faite en grande partie avec des morceaux de
l'Autriche.
CONCLUSION. 243
L'Autriche , c'est le passé de l'Allemagne ; la
Prusse, c'est l'avenir.
A cela près que la France , comme nous le mon-
trerons tout à l'heure, est à la fois vieille et jeune,
ancienne et neuve , la Prusse est en Allemagne ce
que la France est en Europe.
Il devrait y avoir entre la France et la Prusse ef-
fort cordial vers le même but, chemin fait en com-
mun , accord profond , sympathie. Le partage du
Rhin crée une antipathie.
Il devrait y avoir amitié ; le partage du Rhin crée
une haine.
Brouiller la France avec l'Allemagne, c'était quel-
que chose; brouiller la France avec la Prusse, c'é-
tait tout.
Redisons-le, l'installation de la Prusse dans les
provinces rhénanes a été le fait capital (\u congrès
de Vienne. Ce fut la grande adresse de lord Caslle-
reagh et la grande faute de M. de Talleyrand.
XIT.
Du reste, dans le fatal remaniement de 1815, il
n'y a pas eu d'autre idée que celle-là. Le surplus a
été fait au hasard. Le congrès a songé à désorgani-
ser la France, non à organiser l'Allemagne.
On a donné des peuples aux princes et des prin-
ces aux peuples, parfois sans regarder les voisina-
ges, presque toujours sans consulter l'histoire, le
passé , les nationalités , les amours-propres. Car les
nations aussi ont leurs amours-propres qu'elles écou-
tent souvent, disons-le à leur honneur, plus que
leurs intérêts.
Un seul exemple, qui est éclatant, suffira pour
indiquer de quelle manière s'est fait sous ce rap-
port le travail du congrès. Mayence est une ville
CONCLUSION. 245
illustre. Mayence , au neuvième siècle , était assez
forte pour châtier son archevêque Hatto ; Mayence ,
au douzième siècle , était assez puissante pour dé-
fendre contre l'empereur et l'empire son archevê-
que Adalbert. Mayence, en 1225, a été le centre de
la hanse rhénane et le nœud des cent villes. Elle a
été la métropole des minncsaenger, c'est-à-dire de
la poésie gothique; elle a été le berceau de l'impri-
merie, c'est-à-dire de là pensée moderne. Elle garde
et montre encore la maison qu'ont habitée, de H43
à 1450, Gutenberg, Jean Fust et Pierre Schœffer,
et qu'elle appelle par une magnifique et juste assi-
milation Dreykœnigshof , la maison des trois
rois. Pendant huit cents ans Mayence a été la capi-
tale du premier des électorals germaniques ; pendant
vingt ans Mayence a été un des fronts de la France.
Le congrès l'a donnée comme une bourgade à un
étal <lu cinquième ordre, à la liesse.
Mayence avait une nationalité distincte, tranchée,
hautaine et jalouse L'électoral de Mayence pesait
en Europe. Aujourd'hui elle a garnison étrangère.
Elle n'est plus qu'une sorte de corps-de-garde où
l'Autriche et la Prusse foui l'action, l'œil l\\(' sur la
France.
Mayence avait gravé en 1135 sur les portes de
bronze (pie lui avait données Willigis les libertés
que lui avait données Ad.ilheri. Elle a encore les
portes de bronze, mais elle n'a plus les libertés,
ai.
246 CONCLUSION.
Dans le plus profond de son histoire , Mayoncc a
des souvenirs romains ; le tombeau de Drusus est
chez elle. Elle a des souvenirs français; Pépin, le
premier roi de France qui ait été sacré, a été sacré,
en 750, par un archevêque de Mayence , saint Bo-
niface. Elle n'a point de souvenirs hessois, à moins
que ce ne soit celui-ci : au seizième siècle, son ter-
ritoire fut ravagé par Jean-le-Batailleur, landgrave
de Hesse.
Ceci montre comment le congrès de Vienne a
procédé. Jamais opération chirurgicale ne s'est faite
plus à l'aventure. On s'est hâté d'amputer la France,
de mutiler les nationalités rhénanes , d'en extirper
l'esprit français. On a violemment arraché des mor-
ceaux de l'empire de Napoléon; l'un a pris celui-ci,
l'autre celui-là , sans regarder même si le lambeau
par hasard ne souffrait pas, s'il n'était pas séparé de
son centre , c'est-à-dire de son cœur, s'il pouvait
reprendre vie autrement et se rattacher ailleurs.
On n'a posé aucun appareil , on n'a fait aucune li-
gature. Ce qui saignait il y a vingt-cinq ans saigne
encore.
Ainsi, on a donné à la Bavière quelques anneaux
de la chaîne des Vosges, vingt-six lieues de long sur
vingt et une de large , cinq cent dix-sept mille qua-
tre-vingts âmes , trois morceaux de nos trois dépar-
lements de la Sarre , du Bas-Rhin et du Mont-
Tonnerre. Avec ces trois morceaux la Bavière a fait
CONCLUSION. 247
quatre districts. Pourquoi ces chiffres et pas d'au-
tres? Cherchez une raison; vous ne trouvez que le
caprice.
On a donné à Hesse-Darmstadt le bout septen-
trional des Vosges , le nord du département du
Mont-Tonnerre, et cent soixante-treize mille quatre
cents âmes. Avec ces âmes et ces Vosges, la Hesse a
fait onze cantons.
Si l'on promène son regard sur une carte d'Alle-
magne vers le confluent du Mein et du Rhin, on
est agréablement surpris d'y voir s'épanouir une
grande fleur à cinq pétales, découpée en 1815 par
les ciseaux délicats du congrès. Francfort est le pis-
til de cette rose. Ce pistil , où vivent en plein déve-
loppement deux bourgmestres, quarante-deux séna-
teurs, soixante administrateurs et quatre-vingt-cinq
législateurs, contient quarante-six mille habitants,
dont cinq mille juifs. Les cinq pétales, peints tous
sur la carte de différentes couleurs, appartiennent à
cinq états différents : le premier est à la Bavière, le
deuxième es! .:i Hesse-Cassel, le. troisième à Hesse-
Bombourg, le quatrième à Nassau , le cinquième a
Hesse-Darmstadt,,
Était-il nécessaire d'accommoder el d'envelopper
de cette façon une noble ville où il semble, lors-
qu'on y est, (prou sente battre le cœur de l'Alle-
magne? Les empereurs j étaient élus h couronnés;
la diète germanique j délibère; Goethe j est né.
î>48 CONCLUSION.
Lorsqu'il parcourt aujourd'hui les provinces rhé-
nanes, sur lesquelles rayonnait il n'y a pas trente
ans celte puissante homogénéité qui a pénétré si
profondément en inoins d'un siècle et demi l'antique
landgraviat d'Alsace, le voyageur rencontre de temps
à autre un poteau hlanc et hleu , il est en Bavière ;
puis voici un poteau hlanc et rouge , il est dans la
Hesse ; puis voilà un poteau blanc et noir , il est en
Prusse. Pourquoi ? Y a-t-il une raison à cela ? A-t-
on passé une rivière, une muraille, une montagne?
A-t-on touché une frontière ? Quelque chose s'est-il
modifié dans le pays qu'on a traversé? Non. Txien
n'a changé que la couleur des poteaux. Le fait est
qu'on n'est ni en Prusse, ni dans la Hesse, ni en
Bavière ; on est sur la rive gauche du Rhin, c'est-a-
dire en France , comme sur la rive droite on est en
Allemagne.
Insistons donc sur ce point, l'arrangement de
1815 a été une répartition léonine. Les rois ne se
sont dit qu'une chose : Partageons. — Voici la
robe de Joseph , déchirons-la , et que chacun garde
ce qui lui restera aux mains. — Ces pièces sont au-
jourd'hui cousues au bas de chaque état ; on peut
les voir ; jamais loques plus bizarrement déchique-
tées n'ont traîné sur une mappemonde. Jamais hail-
lons ajustés bout à bout par la politique humaine
n'ont caché et travesti plus étrangement les éternels
et divins compartiments des fleuves, des mers et
des montagnes.
CONCLUSION. 249
Et , tôt ou tard les nobles nations du Rhin y ré-
fléchiront, c'est d'elles que le congrès s'est le moins
préoccupé. On a pu entrevoir dans ces quelques
lignes nécessairement sommaires avec quel dédain
le congrès a traité l'histoire, le passé, les affinités
géographiques et commerciales, tout ce qui consti-
tue l'entité des nations. Chose remarquable, on dis-
tribuait des peuples et l'on ne songeait pas aux peu-
ples. On s'agrandissait , on s'arrondissait, on s'éten-
dait, voilà tout. Chacun payait ses dettes avec un
peu de la France. On faisait des concessions viagères
et des concessions à réméré. On s'accommodait
entre soi. Tel prince demandait des arrhes; on lui
donnait une ville. Tel autre réclamait un appoint ;
on lui jetait un village.
Mais sous cette légèreté apparente, nous l'avons
indiqué, il y avait une pensée profonde, une pensée
anglaise et russe qui s'e\éculait, disons-le, aussi bien
aux dépens de ['Allemagne qu'aux dépens de la
France. Le Rhin est le Heine qui doit les unir; on
en a fait le Qeuve qui les divise.
XIII
Cette situation évidemment est factice, violente,
contre nature , et par conséquent momentanée. Le
temps ramène tout à l'équation ; la France revien-
dra à sa forme normale et à ses proportions néces-
saires. A notre avis , elle doit et elle peut y revenir
pacifiquement , par la force des choses combinée
avec la force des idées. A cela pourtant il y a deux
obstacles :
Un obstacle matériel ;
Un obstacle moral.
XIV
L'obstacle matériel , c'est la Prusse.
Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avoua
déjà dit à ce sujet. Il est impossible pourtant que
dans un temps donné la Prusse ne reconnaisse pas
trois choses :
La première, c'est que, le caractère personnel «les
primes toujours laissé hors de question, l'alliance
Hisse n'est pas et ne peul p;is èlre un fait simple el
clair pour un étal de l 'Europe centrale. Ce sont là
des rapprochements donl l'arrière-pensée est trans-
parente. Entre royaumes el entre peuples on peut
s'. muer de beaucoup de façons, i.a Russie aime L'Al-
lemagne comme L'Angleterre aime le Portugal el
L'Espagne, comme le Loup aime te mouton.
252 ro.NCLI MU\.
La deuxième, c'est que, malgré tous les efforts
de la Prusse depuis vingt-cinq ans , malgré force
concessions de bien-être , comme l'abaissement des
taxes sur le tabac , le houblon et le vin, si paternel
qu'ait été son gouvernement , et nous le reconnais-
sons , la rive gauche du Rhin est restée française ;
tandis que la rive droite, naturellement et nécessai-
ment allemande, est devenue tout de suite prus-
sienne. Parcourez la rive droite, entrez dans les au-
berges, dans les tavernes, dans les boutiques ; par-
tout vous verrez le portrait du grand Frédéric et la
bataille de Rosbach accrochés au mur. Parcourez la
rive gauche, visitez les mêmes lieux, partout vous y
trouverez Napoléon et Austcrlitz, protestation muette.
La liberté de la presse n'existe pas dans les posses-
sions prussiennes , mais la liberté de la muraille y
existe encore , et elle suffit , comme on voit , pour
rendre publiques les pensées secrètes.
En troisième lieu , la Prusse remarquera que son
état , tel que les congrès l'ont coupé , est mal fait.
Qu'est-ce en effet que la Prusse aujourd'hui ? Trois
îles en terre ferme. Chose bizarre à dire, mais vraie.
Le Rhin, et surtout le défaut de sympathie et d'u-
nité, divisent en deux le grand-duché du Bas-Rhin,
qui est lui-même séparé de la vieille Prusse par un
détroit où passe un bras de la confédération germa-
nique et où le Hanovre et la Hesse électorale font
leur jonction. Entre les deux points les plus rap-
CONCLUSION. 253
proches de ce détroit, Liebenau et Wilzenhs, est
précisément^ situé Cassel, comme pour interdire toute
communication. Etrange sujétion presque absurde à
exprimer, le roi de Prusse ne peut aller chez lui
sans sortir de chez lui.
Il est évident que ceci encore n'est qu'une situa-
tion provisoire.
La Prusse, disons-le-lui à elle-même, tend à de-
venir et deviendra un grand royaume homogène, lié
dans toutes ses parties, puissant sur terre et sur
mer. A l'heure qu'il est la Prusse n'a de ports que
sur la Baltique, mer dont la profondeur n'atteint
pas les huit cents pieds du lac de Constance, mer
plus facile à fermer encore que la Méditerranée et
qui n'a pas, comme la Méditerranée, l'inappré-
ciable avantagé d'être le bassin même de la civilisa-
lion. Un peuple enfermé dans la Méditerranée a pu
devenir Rome. Que deviendrait un peuple enfermé
dans la Baltique ? Il faut à la Prusse des ports sur
l'Océan.
Nul n'a le secrel de l'avenir, et Dieu seul, de son
doigt inflexible, avance, recule ou efface souverai-
nement les lignes vertes et rouges que les hommes
tracenl sur les mappemondes. Mais dès l\ présenl on
peut le constater, car une partie en esl déjà visible,
le travail divin se fait. Des à présenl la Providence
remel en ordre, avec s;> lenteur infaillible et majes-
tueuse, ce qu'on I dérangé les congrès. Eu séparant,
III. 22
254 CONCLUSION.
par l'avènement béni d'une jeune fille, la ronronne
de Hanovre de la couronne d'Angleterre, en isolant
le petit royaume du grand, en frappant de din rses
incapacités morales et physiques, on pourrait dire
de tous les aveuglements à la fois, la branche de
Brunswick restée allemande ou redevenue allemande,
c'est-à-dire en la marquant pour une extinction pro-
chaine, il semble qu'elle laisse déjà entrevoir son
moyen et son but : le Hanovre à la Prusse et le
Rhin à la France.
Quand nous disons le Rhin, nous entendons la
rive gauche. Or la Prusse a plus de rive droite que
de rive gauche , et elle gardera la rive droite.
Pour le Hanovre, l'incorporation à la Prusse, c'est
un grand pas vers la liberté , la dignité et la gran-
deur. Pour la Prusse, la possession du Hanovre,
c'est d'abord l'homogénéité du territoire, la suppres-
sion du détroit et de l'obstacle, la jonction du duché
du Rhin à la vieille Prusse; ensuite, c'est l'absorp-
tion inévitable de Hambourg et d'Oldenbourg, c'est
l'Océan ouvert, la navigation libre, la possibilité
d'être aussi puissante par la marine que par l'armée»
Qu'est-ce que la rive gauche du Rhin h côté de
tout cela ?
Quant à l'Allemagne proprement dite , c'est dans
les principautés du Danube que sont ses compensa-
tions futures. Ycsl-i] pas évident que l'empire otto-
man diminue et s'atrophie pour que l'Allemagne
s'agrandisse?
XV
L'obstacle moral, c'est l'inquiétude que la Franco
éveille en Europe.
La France en effel , pour le monde entier, c'esl la
pensée, c'esl l'intelligence, la publicité, le livre, la
presse, la tribune, la paroi.' ; «'est la langue, la pire
des choies, dit Ésope ; — la meilleure aussi.
Pour apprécier quelle est l'influence «le la France
dans l'atmosphère continentale et quelle lumière et
quelle chaleur elle y répand, il snllil de comparera
l'Europe d'il J a deui cents ans , dont nous avons
crayonné le tableau en commençant, l'Europe d'au-
jourd'hui.
S'il est vrai que le progrès des sociétés soit, al
nous le croyons fermement, de marcher par «les
256 CONCLUSION.
transformations lentes, successives el pacifiques, du
gouvernement d'un seul au gouvernement de plu-
sieurs el du gouvernement de plusieurs au gouver-
nement de tous; si cela est vrai, au premier aspect il
semble évident que l'Europe, loin d'avancer, comme
les bons esprits le pensent , a rétrogradé.
En effet, sans même pour l'instant faire figurer
dans ce calcul les monarchies secondaires de la con-
fédération germanique , et en ne tenant compte que
des états absolument indépendants, on se souvient
qu'au dix-septième siècle il n'y avait en Europe que
douze monarcliies béréditaires; il y en a dix-sept
maintenant.
Il y avait cinq monarchies électives ; il n'y en a
plus qu'une, le Saint-Siège.
Il y avait huit républiques: il n'y en a plus qu'une,
la Suisse.
La Suisse, il faut d'ailleurs l'ajouter, n'a pas seu-
lement survécu, elle s'est agrandie. De treize cantons
elle est montée à vingt-deux. Disons-le en passant,
■ — car, si nous insistons sur les causes morales,
nous ne voulons pas omettre les causes physiques ,
— toutes les républiques qui ont disparu étaient
dans la plaine ou sur la mer ; la seule qui soit restée
était dans la montagne. Les montagnes conservent
les républiques. Depuis cinq siècles, en dépit des
assauts et des ligues, il y a trois républiques mon-
tagnardes dans l'ancien continent : une en Europe ,
CONCLUSION. 257
la Suisse , qui tient les Alpes ; une en Afrique- ,
l'Abyssinie1, qui tient les montagnes delà Lune;
une en Asie, la Circassic, qui tient le Caucase.
Si, après l'Europe, nous examinons la confédé-
ration germanique , ce microcosme de l'Europe ,
voici ce qui apparaît : à part la Prusse et l'Autriche,
qui comptent parmi les grandes monarchies indé-
pendantes , les six principaux états de la confédéra-
tion germanique sont : la Bavière , le Wurtemberg ,
la Saxe, le Hanovre, la Hesse et Bade. De ces six
états, les quatre premiers étaient des duchés, ce
sont aujourd'hui des royaumes ; les deux derniers
étaient , la Hesse un landgravial et Bade un margra-
viat, ce sont aujourd'hui des grands-duchés.
Quant aux états électifs et viagers du corps ger-
manique, ils étaient nombreux et comprenaient une
foule de principautés ecclésiastiques ; tous ont cessé
d'exister, el à leur tête se sont éclipsés pour jamais
les trois grands électorals archiépiscopaux du Rhin.
Si nous passons aus étais populaires , nous trou-
vons ceci: il y avait en Allemagne soixante-dix villes
libres ; il n'y en a plus que quatre : l'rancforl-sur-
le-Mein, Hambourg, Lubeck et Brème.
Mi qu'on le remarque bien , pour faire ce rappro-
chement nous ne nous sommes pas mis dans les
conditions les plus favorables à ce que nous voulions
1 Le \Ii\-.nmis repoiisucnl < e injurieux le nom A'AhjrS'
"m. Il - • | ' i > > lient tgasiiens, ce qui lignifie libres,
■>.->..
258 CONCLUSION.
démontrer, car si au lieu de 1630 nous avions choisi
1650, par exemple, nous aurions pu retrancher
aux états monarchiques et ajouter aux états démo-
cratiques du dix-septième siècle la république an-
glaise qui a disparu aujourd'hui comme les autres.
Poursuivons
Des cinq monarchies électives, deux étaient de
premier rang, Rome et l'Empire. La seule qui reste
maintenant , Rome , est tombée au troisième rang.
Des huit républiques, une, Venise, était une
puissance de second rang. La seule qui subsiste de
nos jours, la Suisse, est, comme Rome, un élat de
troisième ordre.
Les cinq grandes puissances actuellement diri-
geantes, la France, la Prusse, l'Autriche, la Russie
et l'Angleterre , sont toutes des monarchies hérédi-
taires.
Ainsi, d'après cette confrontation surprenante,
qui a gagné du terrain ? la monarchie. Qui en a
perdu ? la démocratie.
Voilà les faits.
Eh bien , les faits se trompent. Les faits ne sont
que des apparences. Le sentiment profond et una-
nime des nations dément les faits et dit que c'est le
contraire qui est vrai.
La monarchie a reculé , la démocratie a avancé.
Pour cpie le côté libéral de la constitution de la
vieille Europe non-seulement n'ait rien perdu, mais
CONCLUSION. 259
encore ait prodigieusement gagné, malgré la multi-
plication et l'accroissement des royautés, malgré la
chute de tous les états viagers et, en quelque sorte,
présidentiels de l'Allemagne, malgré la disparition
de quatre grandes monarchies électives sur cinq, de
sept républiques sur huit et de soixante-six villes
libres sur soixante-dix, il suffit d'un fait : la France
a passé de l'état de monarchie pure à l'état de mo-
narchie populaire.
Ce n'est qu'un pas, mais ce pas est fait par la
France; et, dans un temps donné, tous les pas que
fait la France , le monde les fera. Ceci est tellement
vrai (pie, lorsqu'elle se hâte , le monde se révolte
contre elle et la prend à partie, trouvant plus facile
encore de la combattre que de la suivre. Aussi la
politique de la Fiance doit-elle être une politique
conductrice ci toujoun se résumer en deux mots :
ne jamais marcher assez lentement pour arrêter
l'Europe, ne jamais marcher assez \iU' pour empo-
cher l'Europe de rejoindre.
Le tableau que nous venons de dresser dans les
quelques pages qui précèdent prouve encore, el
prouve souverainement , ceci : c'est que les mois ne
sniil rien, C'est que les idées sont tout A quoi hou
batailler en effet pour ou contre ie mot répuùliqve,
par exemple, lorsqu'il est démontré que sept répu-
bliques, quatre états électifs el soixante-six villes
franches tiennent moins de place dans la civilisation
260 CONCLUSION.
européenne qu'une idée de liberté semée par la
France à tous les vents !
lui eiïet, les états nuisent ou servent à la civili-
sation , non par le nom qu'ils portent, niais par
l'exemple qu'ils donnent. Un exemple est une pro-
clamation.
Or, quel est l'exemple que donnaient les républi-
ques disparues , et quel est l'exemple que donne la
France ?
Venise aimait passionnément l'égalité. Le doge
n'avait que sa voix au sénat. La police entrait chez
le doge comme chez le dernier citoyen, et, masquée,
fouillait ses papiers en sa présence sans qu'il osât
dire un mot. Les parents du doge étaient suspects à
la république par cela seul qu'ils étaient parents du
doge. Les cardinaux vénitiens lui étaient suspects
comme princes étrangers. Catherine Corna ro, reine
à Chypre , n'était à Venise qu'une dame de Venise.
La république avait proscrit les titres héraldiques.
Un jour un sénateur, nommé par l'empereur comte
du Saint-Empire, fit sculpter en pierre sur le fronton
de sa porte une couronne comtale au-dessus de son
blason. Le lendemain matin la couronne avait dis-
paru. Le conseil des Dix l'avait fait briser pendant
la nuit à coups de marteau. Le sénateur dévora
l'affront et fit bien. Sous François Foscari, quand le
roi de Dacie vint séjourner à Venise , la république
lui donna rang de citoyen ; rien de plus. Jusqu'ici
CONCLUSION. 26 1
tout va d'accord, et l'égalité la plus jalouse n'aurait
rien à reprendre. Mais au-dessous des citoyens il y
avait les citadins. Les citoyens , c'était la noblesse ;
les citadins, c'était le peuple. Or, les citadins, c'est-
à-dire le peuple, n'avaient aucun droit. Leur magis-
trat suprême, qui s'appelait le chancelier des citadins
et qui était une façon de doge plébéien, n'avait rang
que fort loin après le dernier des nobles. Il y avait
entre le lias et le haut de l'état une muraille infran-
chissable , el en aucun cas la ciladinance ne menait
à la seigneurie, lue fois seulement, au quatorzième
siècle, trente bour^eoisopulenlsse ruinèrent presque
pour sauver la république et obtinrent en récom-
pense, ou, pour mieux dire, en payement, la no-
blesse; mais cela fit presque une révolution ; et ces
trente noms, aux yeux des patriciens purs, ont été
jusqu'à nos jours les trente taches du livre d'or. La
seigneurie déclarait ne devoir au peuple qu'une chose,
le pain à bon marché. Joignez à cela le carnaval de
cinq mois, et Juvénal pourra dire : Panem ci eir-
censes. Voilà comment Venise comprenait l'égalité.
— Le droit public fiançais a aboli tout privilège. Il
a proclamé la libre accessibilité de toutes les apti-
tudes ii tous les emplois, et cette parité du premier
comme du dernier régnicole devant le droit politique
est la seule \raie, hi seule raisonnable , la seule ab-
solue. Quel que SOil le hasard de la naissance, elle
extrait de l'ombre, constate et consacre les supé-
262 CONCLUSION.
riorités naturelles, et par l'égalité des conditions elle
met en saillie l'inégalité des intelligences.
Dans Gênes comme dans Venise il y avait deux
états: la grande république, régie par ce qu'on ap-
pelait le Palais , c'est-à-dire par le doge et l'aristo-
cratie ; la petite république, régie par l'office de
Saint-Georges. Seulement, au contraire de Venise,
mainte fois la république d'en bas gênait, entravait,
et même opprimait la république d'en haut. La
communauté de Saint-Georges se composait de tous
les créanciers de l'état, qu'on nommait les prêteurs.
Elle était puissante et avare et rançonnait fréquem-
ment la seigneurie. Elle avait prise sur toutes les
gabelles, part à tous les privilèges, et possédait
exclusivement la Corse qu'elle gouvernait rudement.
Rien n'est plus dur qu'un gouvernement de nobles,
si ce n'est un gouvernement de marchands. Prise
absolument et en elle-même , Gênes était une nation
de débiteurs menée par une nation de créanciers. A
Venise, l'impôt pesait surtout sur la citadinance; à
Gènes, il écrasait souvent la noblesse. — La France,
qui a proclamé l'égalité de tous devant la loi, a aussi
proclamé l'égalité de tous devant l'impôt. Elle ne
souffre aucun compartiment dans la caisse de l'état.
Chacun y verse et y puise. Et ce qui prouve la bonté
du principe, de même que son égalité politique res-
pecte l'inégalité des intelligences, son égalité devant
l'impôt respecte l'inégalité des fortunes.
CONCLUSION. 263
•A Venise, l'état vendait les offices, et moyennant
un droit qu'on appelait dépéi de conseil, les mi*
neuis pouvaient entrer* siéger et voter avant l'âge
dans les assemblées. — La France a aboli la vénalité
des fonctions publiques.
A Venise le silence régnait. — En France la pa-
role gouverne.
A Gènes, la justice était rendue par une rote
toujours composée de cinq docteurs étrangers. A
Lucqoes, la rote ne contenait que trois docteurs,
le premier était podesta, le second juge civil, le
troisième juge criminel ; et non-seulement ils de-
vaient être étrangers , mais encore il fallait qu'ils
fussent nés à plus de cinquante milles de Lucques.
— La France a établi, en principe et en fait, que la
seule justice esi la justice du pays.
A Gênes, le doge était gardé par cinq cents alle-
mands; à Venise, la république était défendue en
teiic ferme par une armée étrangère, toujours com-
mandée par un général étranger : à Raguse, les lois
étaient placées sous la protection de cent hongrois,
menés par leur capitaine , lesquels servaient aux
exécutions; à Lucques, la seigneurie était protégée
dans son palais par cent soldats étrangers, qui,
comme les juges , ne pouvaient être nés à moins de
«implante milles de la cité. — La France met le
prince, le gouvernement et le droit publie sous la
protection des gardes nationales. Les anciennes ré-
264 CONCLUSION.
publiques semblaient se défier d'elles-mêmes. La
France se fie à la France.
A Lucques , il y avait une inquisition de la vie
privée , qui s'intitulait conseil des discotes. Sur
une dénonciation jetée dans la boîte du conseil, tout
citoyen pouvait être déclaré discole , c'est-à-dire
homme de mauvais exemple, et banni pour trois ans,
sous peine de mort en cas de rupture de ban. De là,
des abus sans nombre. — La France a aboli tout
ostracisme. La France mure la vie privée.
En Hollande, l'exception régissait tout. Les étals
votaient par province et non par tète. Chaque pro-
vince avait ses lois spéciales, féodales en West-Frise,
bourgeoises à Groningue , populaires dans les Om-
melandes. Dans la province de Hollande, dix-huit
villes seulement i avaient droit d'être consultées pour
les affaires générales et ordinaires de la république ;
sept autres2 pouvaient être admises à donner leur
avis, mais uniquement lorsqu'il s'agissait de la paix
ou de la guerre, ou de la réception d'un nouveau
prince. Ces vingt-cinq exceptées, aucune des autres
villes n'était consultée, celles-là parce qu'elles ap-
1 Donlrectit, Harlem, Delft, Leyde, Amsterdam, Coude, Ro!-
lerdam , Gorcum , Schiedam , Schoonhewe , Briel , ilcmar ,
Hoorne, Inchuisem, Edaui, Monickendam , Mcdemfolvck, ci
Purmeseynde.
2 Woordem, Oudewater, Ghertruydenberg , Heusden, Naer-
ilcii , Weesp et Miiyden.
CONCLUSION. 265
partenaient à dos seigneurs particuliers, celles-ci
parce qu'elles c'étaient pas villes fermées. Trois
villes impériales , battant monnaie , gouvernaient
l'Ower-Yssel, chacune avec une prérogative inégale;
Deventer était la première , Campcn la seconde et
Zwol la troisième. Les villes et les villages du duché
de Brabant obéissaient aux états-généraux sans avoir
le droit d'y être représentés. — En France , la loi
est une pour toutes les cités comme pour tous les
citoyens.
Genève était protestante, mais Genève était into-
lérante. Le pétillement sinistre des bûchers accom-
pagnait la voix querelleuse de ses docteurs. Le fagot
de Calvin s'allumait aussi bien et flambait aussi clair
à Genève que le fagot de Torquemada à Madrid. —
La France professe, affirme et pratique la liberté de
conscience,
Qui h' croirait ï la Suisse, en apparence populaire
ci paysanne, étail un paysde privilège, de hiérarchie
ri d'inégalité. La république étail partagée en trois
lé-ions. I ;i première région comprenait les treize
canions et axait la souveraineté. La deuxième région
contenait l'abbé el la ville de Saint-Gall, les Grisons,
les Valaisans , Richterschwyl , Biel et Mulhausen. La
troisième région englobait sous une sujétion passive
les pays conquis, soumis ou achetés, (.es pav s étaient
gouvernés de la façon la plus inégale el la plus sin-
gulière. Ainsi, Bade en Argovie, acquise en l/ii5,
ni.
366 CONCLUSION.
et la Turgo\ie, acquise en I/16O, appartenaient mi
huit premiers cantons. Les sept premiers cantons
régissaient éxclusirement les Libres Provinces prises
en Hl 5 et Sargans vendu à la Suisse en 1/j83 par
le comte Georges de Werdenberg. Les trois premiers
cantons étaient suzerains de Bilitona et de Bellinzona.
Ragatz, Lugano, Locarno, Mertdrisio, le Val-Maggia,
donnés à la Confédération en 1513 par François
Sforce , duc de Milan , obéissaient à tous les cantons ,
Appenzell excepté. — La France n'admet pas de
hiérarchie entre les parties du territoire. L'Alsace
est égale à la Touraine, le Dauphiné est aussi libre
que le Maine, la Francbe-Comté est aussi souveraine
que la Bretagne , et la Corse est aussi française que
l'Ile-de-France.
On le voit, et il suffit pour cela d'examiner la
comparaison que nous venons d'ébaueber , les an-
ciennes républiques exprimaient des généralités lo-
cales; la France exprime des idées générales.
Les anciennes républiques représentaient des in-
térêts. La France représente des droits.
Les anciennes républiques, venues au hasard,
étaient le fruit tel quel de l'histoire , du passé et du
sol. La France modifie et corrige l'arbre , et sur un
passé qu'elle subit greffe un avenir qu'elle choisit.
L'inégalité entre les individus , entre les villes ,
entre les provinces , l'inquisition sur la conscience ,
l'inquisition sur la vie privée, l'exception dans l'impôt,
CONCLUSION. 267
la vénalité des charges, la division par castes ,>
saence imposé à la pensée, .la défiai feite toi de
rétat une justice étrangère clans la cité , une année
étrangère dans le pays, voifâ ce qu'admettaient selon
le besoin de leur politique on de lenrs intérêts les
ânciennes républiques. -La nation une, le droit
égal, ,a conscience inviolable , la pensée reine , li
privilégeaholi, l'impôt consenti, la justice nationale,
?armée nationale, voUà ce que proclame la France.
, es anciennes républiques résultaient toujours,! un
cas donné, souvent unique, d'une coÏQcidence ne
phénomènes, d'un arrangement fortuit d éléments
disparates, d'un accident; jamais d'un système, ta
France croit en même temps qu'elle est; elle discute
M base et la critique, et l'éprouve assise par aaase;
elle pose des dogmes et en conclut l'état; elle a une
foi, l'amélioration; un culte, la liberté; un évangile
l, vrai en tout. Les républiques disparues vivaient
petitemenl el sobremen. dans leur cbétif ménage
p0litiqUe; elles songeaient à elles et nenqu à eUes,
enea ne proclamaient rien , elles n'enseignaient rien;
eues ne gênaient ni n'enlaidissaient aucun deapousme
par le voisinage de leur libertéi elles n'avaient rien
en eues qui pût aller aui autres nations. U France,
elle, stipule pour le peuple et pour tous les peuples,
pourl'hommeetpQurtousleshorames, pour la con-
tenue el pour toutes les consciences, EUe a ce qui
sauvc 1rs nations, l'unité; elle n'a pu ce qui m
268 CONCLUSION.
perd, l'égoïsmc. Pour elle, conquérir des provinces,
c'est bien ; conquérir des esprits, c'csl mieux. Les
républiques dupasse, crénelées dans leur coin, fai-
saient toutes quelque chose de limité et de spécial ;
leur forme, insistons sur ce point, était inapplicable
à autrui ; leur but ne sortait point d'elles-mêmes.
Celle-ci construisait une seigneurie, celle-là une
bourgeoisie, cette autre une commune, cette dernière
une boutique. La France construit la société humaine.
Les anciennes républiques se sont éclipsées. Le
monde s'en est à peine aperçu. Le jour où la France
s'éteindrait, le crépuscule se ferait sur la terre.
Nous sommes loin de dire pourtant que les an-
ciennes républiques furent inutiles au progrès de
l'Europe , mais il est certain que la France est né-
cessaire.
Pour tout résumer en un mot , des anciennes ré-
publiques il ne sortait que des faits; de la France il
sort des principes.
Là est le bienfait. Là aussi est le danger.
De la mission même que la France s'est donnée,
c'est-à-dire, selon nous, a reçue d'en haut, il résidte
plus d'un péril, surtout plus d'une alarme.
L'extrême largeur des principes français fait que
les autres peuples peuvent vouloir se les essayer. Être
Venise, cela ne tenterait aucune nation ; êtrela France,
cela les tenterait toutes. De là des entreprises éven-
tuelles que redoutent les couronnes.
CONCLUSION. 209
La Franco parle haut, et toujours, et à tous. De
là un grand bruit qui fait veiller les uns ; de là un
grand ébranlement qui fait trembler les autres.
Souvent ce qui est promesse aux peuples semble
menace aux princes.
Souvent aussi qui proclame déclame.
La France propose beaucoup de problèmes à la
méditation des penseurs. Mais ce qui fait méditer les
penseurs fait aussi songer les insensés.
Parmi ces problèmes, il y en a quelques-uns que
les esprits puissants el \ mis résolvent par le bon sens ;
il v en ;. d'autres que les esprits faux résolvent par
le sophisme; il y en a d'autres (pie les «-spriis farou-
ches résolvent par l'émeute, le guet-apens ou l'as-
sassinat.
Et pins t _ et ceci d'ailleurs est l'inconvénient des
théories, — on commence par nier le privilège, et
l'on a raison tout à fait; puis on nie L'hérédité, ''t
l'on n'a plus raison qu'à demi ; puis on nie la pro-
priété , el l'on n'a plus raison du tout; puis on nie
|a famiHe, et l'on a complètement tort; poison nie
I,. cœur humain, el l'on est monstrueux. Même, en
niant le privilège, on a en tort de ne point distinguer
tout d'abord entre le privilège institué dans l'intérêl
,1,. l'individu, celui là est mauvais, h le privilège
institué dans l'intérêl de la société, celui-ci esl bon.
L'esprit <!«• l'homme, mené par cette chose aveugle
qu'on appelle la logique, va volontiers du général .1
33.
270 CONCLUSION.
l'absolu, et de l'absolu à l'abstrait. Or, en politique,
l'abstrait devient aisément féroce. D'abstraction en
abstraction on devient Néron ou Mai al. Dans le demi-
siècle qui vient de s'écouler , la France, car nous ne
voulons rien atténuer, a suivi cette pente , niais elle
a fini par remonter vers le vrai. En 89 elle a rêvé
un paradis, en 93 elle a réalisé un enfer; en 1800
elle a fondé une dictature , en 1815 une restauration ,
en 1830 un état libre. Elle a composé cet état libre
d'élection et d'hérédité; elle a dévoré toutes les folies
avant d'arriver à la sagesse ; elle a subi toutes les
révolutions avant d'arriver h la liberté. Or, à sa
sagesse d'aujourd'bui on reprocbe ses folies d'hier ;
à sa liberté on reproche ses révolutions.
Qu'on nous permette ici une digression , qui d'ail-
leurs va indirectement à notre but. Tout ce qu'on
reproche à la France , tout ce que la France a fait ,
l'Angleterre l'avait fait avant elle. — Seulement , —
est ce pour ce motif qu'on ne reproche rien à celle-
là? — les principes qui ont surgi de la révolution
anglaise sont moins féconds que ceux qui se sont
dégagés de la révolution française. L'une, égoïste
comme toutes ces autres républiques qni sont mortes,
n'a stipulé que pour le peuple anglais ; l'autre , nous
l'avons dit tout à l'heure, a stipulé pour l'humanité
tout entière.
Du reste, le parallèle est favorable h la France.
Les massacres du Connaught dépassent 93. La révo-
CONCLUSION. 271
lution anglaise a en plus do puissance pour le mal que
la nôtre el moins de puissance pour le bien; elle a
tué un plus grand roi el produit un msins grand
homme. On admire Charles Ier, on ne peut que
plaindre Louis XVI. Quant à Cromwell, l'enthou-
siasme hésite devant ce grand homme difforme. Ce
qu'il a de Scarron gâte ce qu'il a de Richelieu ; ce
qu'il a de Robespierre gâte ce qu'il a de Napoléon.
On pourrait dire que la révolution britannique BSl
circonscrite dans sa portée et dans son rayonnement
par la mer, comme l'Angleterre elle-même. La mer
isole les idées et les événements comme les peuples,
Le protectorat de 1657 est à l'empire de 1811 dans
la proportion d'une île à un continent.
Si frappantes que fussent, au milieu même du
dix-septième siècle, ces aventures «l'une puissante
Million, les contemporains y croyaient à peine. Rien
de précis ne se dessin, ni dans cel étrange tumulte.
Les peuples de ce côté du détroit nYnlre\o\aiei)l les
grandes et fatales figures de la révolution anglaise
«pie derrière l'écume des falaises et les brumes do
l'océan, La sombre <•! orageuse tragédie où étince-
I, lient l'épée «le Coinwell et la hache de Ileulel n'ap-
paraissait aux rois du continent qu'a travers l'éternel
rideau de tempêtes «pie la nature déploie entre
l'Angleterre et l'Europe, \ cette distancée! dans ce
brouillard, ce n'étaient pins des hommes, ('étaient
«les ombres,
275! CONCLUSION.
Chose bien digne de remarque et d'insistance ,
dans l'espace d'un demi-siècle deux tètes royales ont
pu tomber en Angleterre, l'une sous un couperet
royal , l'antre sur un échafaud populaire , sans que
les tètes royales d'Europe en fussent émues autre-
ment que de pitié. Quand la tète de Louis XVI tomba
à Paris , la chose parut toute nouvelle et l'attentat
sembla inouï. Le coup frappé par la main vile de
jYlarat et de Couthon retentit plus avant dans la ter-
reur des rois que les deux coups frappés par le bras
souverain d'Elisabeth et par le bras formidable de
Cromwell. Il serait presque exact de dire que, poul-
ie monde, ce qui ne s'est pas fait en France ne s'est
pas encore fait.
1587 et 1649, deux dates pourtant bien lugubres,
sont comme si elles n'étaient pas et disparaissent sous
le flamboiement hideux de ces quatre chiffres sinis-
tres : 1793.
Il est certain, quant à l'Angleterre, que le peni-
tus loto divisos orbe Brltannos a été long-temps
vrai. Jusqu'à un certain point il l'est encore. L'An-
gleterre est moins près du continent qu'elle ne le
croit elle-même. Le roi Canut-le-Grand, qui vivait
au onzième siècle, semble à l'Europe aussi lointain
que Charlemagne. Pour le regard, les chevaliers de
la Table ronde reculent dans les brouillards du moyen
âge presque au même plan que les paladins. La re-
nommée de Shakspeare a mis cent quarante ans à
CONCLUSION. 273
traverser le détroit. De nos jours, quatre cents en-
fants de Paris, silencieusement amoncelés comme les
mouches d'octobre dans les angles noirs de la vieille
Porte-Sain t-i\Iar tin et piétinant sur le pavé pendant
trois soirées, troublent plus profondément L'Europe
que tout le sauvage vacarme des élections anglaises.
Il y a donc dans la peur (pie la France inspire aux
princes européens un effet d'optique et un effet d'a-
coustique , double grossissement dont il faudrait se
défier. Les rois ne voient pas la France telle qu'elle
est. L'Angleterre fait du mal; la France fait du bruit.
Les diverses objections qu'on oppose en Europe,
depuis hS.'SO surtout, à l'esprit français doivent , à
notre avis, être toutes abordées de front, et pour
notre part nous ne reculerons devant aucune. Au
dix-neuvième siècle, nous le proclamons avec joie
el avec orgueil , le but de la France, c'est le peuple,
c'est L'élévation graduelle des intelligences, c'esl l'a-
doucissement progressif du sort des classes nom-
breuses ei affligées, c'esl le présent amélioré par
L'éducation des hommes, c'esl L'avenir assuré par
L'éducation des enfants. Voilà, certes, une sainte et
illustre mission. Nous ne nous dissimulons pas pour-
tant qu'à celte heure une portion du peuple, à coup
sûr la moins digne el peut-être la moins souffrante,
semble agitée de mauvais instincts; l'envie et La ja-
lousie b'j éveillent ; le paresseux d'en bas regarde
avec fureur l'oisif d'en haut , auquel il ressemble
274 CONCLUSION.
pourtant ; et, placée entre ees deui eitrêmei <|ni u
touchent plus qu'ils ne le croient, la vraie société,
la grande société qui produit et qui pense parait me-
nacée dans le conflit Un travail souterrain de haine
et de colère se fait dans l'ombre, de temps en temps
de graves symptômes éclatent , el nous ne nions pas
que les hommes sages, aujourd'hui si affectueuse-
ment inclinés sur les classes souffrantes, ne doivent
mêler peut-être quelque défiance à leur sympathie.
Selon nous, c'est le cas de surveiller, ce n'est point
le cas de s'effrayer. Ici encore, qu'on y songe bien,
dans tous ces faits dont l'Europe s'épouvante et qu'elle
déclare inouïs, il n'y a rien de nouveau. L'Angle-
terre avait eu avant nous des révolutionnaires; l'Al-
lemagne , qu'elle nous permette de le lui dire , avait
eu avant nous des communistes. Avant la France ,
l'Angleterre avait décapité la royauté ; avant la France,
la Bohème avait nié la société. Les hussites, j'ignore
si nos sectaires contemporains le savent , avaient pra-
tiqué dès le quinzième siècle toutes leurs théories.
Ils arboraient deux drapeaux : sur l'un ils avaient
écrit: Vengeance du petit contre te grand ! et
ils attaquaient ainsi l'ordre social momentané ; sur
l'autre ils avaient écrit : Réduire à cinq foutes
les villes de la terre ! et ils attaquaient ainsi l'or-
dre social éternel. On voit que, par l'idée, ils étaient
aussi « avancés » que ce qu'on appelle aujourd'hui les
communistes; par l'action, voici où ils en étaient
CONCLUSION. 275
— ils avaient chassé an roi , Sigismond , de sa ca-
pitale, Prague; ils étaient maîtres d'un royaume, la
Bohême ; ils avaient un général homme de génie ,
Ziska ; ils avaient bravé un concile , celui de Bàle,
en 1431, et huit diètes, celle de Brinn , celle de
Vienne , celle de Presbourg, les deux de Francfort
et les trois de Nuremberg; ils avaient tenu eux-mè-
mes une diète à Czaslau , déposé solennellement un
roi et créé une régence; ils avaient affronté deux
croisades suscitées contre eux par Martin A : ils
épouvantajem l'Europe à tel point qu'on avaii établi
contre eux un conseil permanent à Nuremberg, une
milice perpétuelle commandée par l'électeur de
Brandebourg, une paix générale cpii permet lait à
l'Allemagne de réunir toutes ses forces pour leur
extermination, el un impôt universel, le denier
commun . que le prince souverain payait comme le
paysan. La terreur de leur approche avait fait trans-
porter la couronne de Charlemagne el Icb joyaux de
l'empire de Carlslein à Bude, el de Bude ii Nu-
remberg, l K avaient effroyablement <lé\,isté , en pré-
sence de l'Allemagne armée et effarée, huit provin-
ces, la iWisnie, la Franconie, la Bavière, la Lusace,
la s,i\e, l'Autriche, le Brandebourg et la Prusse;
Ma avaient battu les meilleurs capitaines de l'Europe,
l'empereur Sigismond, le duc Coribut Jagellon, le
i .mimai .lulini , |Y|c< tnir <|r Brandebourg el le lé-
gal du pipe. Devant Prague, à Tcutachbroda , a
276 CONCLUSION.
Saatz, à Anssig, à Riesenberg, devant Mies et de-
vant Tans, ils avaient exterminé huit fois l'armée du
saint empire , et dans ces huit armées, il y en avait
une de cent mille hommes , commandée par l'empe-
reur Sigismond, une de cent vingt mille hommes,
commandée par le cardinal Julien , et une de deux
cent mille hommes, commandée par les électeurs de
Trêves, de Saxe et de Brandebourg. Cette dernière
seulement, dans l'état des forces militaires du
quinzième siècle , représenterait aujourd'hui un ar-
mement de douze cent mille soldats. Et combien de
temps dura cette guerre faite par une secte à l'Eu-
rope et au genre humain ? seize ans. De 14 -0 à 1436.
Sans nul doute, c'était là un sauvage et gigantesque
ennemi. Eh bien , la civilisation du quinzième siècle,
par cela même que c'était la barbarie et qu'elle était
la civilisation, a été assez forte pour le saisir, l'é-
treindre et l'étouffer. Croit-on que la civilisation
du dix-neuvième siècle doive trembler devant une
douzaine de fainéants ivres qui épellent un libelle
dans un cabaret ?
Quelques malheureux , mêlés à quelques miséra-
bles , voilà les hussites du dix-neuvième siècle. Con-
tre une pareille secte, contre un pareil danger, deux
choses suffisent : la lumière dans les esprits, un ca-
poral et quatre hommes dans la rue.
Rassurons-nous donc et rassurons le continent.
La Russie et l'Angleterre laissées dans l'exception,
CONCLUSION'. 277
et nous avons assez dit pourquoi , on reconnaît en
Europe, sans compter les petits états, deux sortes
de monarchies, les anciennes et les nouvelles. Sauf
les restrictions de détail, les anciennes déclinent, les
nouvelles grandissent. Les anciennes sont : l'Espa-
gne, le Portugal, la Suède, le Danemarck , Home,
Naples et la Turquie. A la tète de ces vieilles monar-
chies est l'Autriche, grande puissance allemande. Les
nouvelles sont : la Belgique, la Hollande, la Saxe, la
Bavière, le Wurtemberg , la Sardaignc et la Grèce.
A la tête de ces jeunes royaumes est la Prusse, autre
grande puissance allemande. Une seule monarchie
dans ce groupe d'états de tout âge jouit d'un magni-
fique privilège , elle est tout à la fois vieille et jeune,
elle a autant de passé que l'Autriche et autant d'a-
venir (pie la Prusse : c'est la France.
Ceci a'indique-t-i] pas clairement le rôle néces-
saire de la France? La France est le point d'inter-
section de ce qui a été et de ce qui sera, le lien com-
mun des vieilles royautés et des jeunes nations, le
peuple qui se souvienl et le peuple qui espère. Le
QeUVe des siècles peut couler; le passade de l'huma-
nité est assuré; la France est le pont granitique qui
portera les générations d'une rive à l'autre.
Qui donc pourrait songer à briser ce pont provi-
dentiel? qui donc pourrait songer à détruire on à
démembrer la France? >. échouer serait B'avouer fou.
ï réussir sciait se faire parricide.
III.
278 CONCLUSION.
Ce qui inquiète étrangement les couronnes, c'est
que la France) par cette puissance de dilatation qui
est propre à tous les principes généreux, tend à ré-
pandre au dehors sa liberté.
Ici il est besoin de s'entendre.
La liberté est nécessaire à l'homme. On pourrait
dire que la liherté est l'air respirable de l'âme hu-
maine. Sous quelque forme que ce soit, il la lui faut.
Certes, tous les peuples européens ne sont point coin •
plétement libres ; mais tous le sont par un côté. Ici
c'est la cité qui est libre, là c'est l'individu; ici c'est
la place publique, là c'est la vie privée; ici c'est la
conscience , là c'est l'opinion. On pourrait dire qu'il
y a des nations qui ne respirent que par une de leurs
facultés comme il y a des malades qui ne respirent
que d'un poumon. Le jour où cette respiration leur
serait interdite ou impossible , la nation et le malade
mourraient. En attendant, ils vivent, jusqu'au jour
où viendra la pleine santé , c'est-à-dire la pleine li-
berté. Quelquefois la liberté est dans le climat ; c'est
la nature qui la fait et qui la donne. Aller demi-nu,
le bonnet rouge sur la tète , avec un haillon de toile
pour caleçon et un haillon de laine pour manteau ;
se laisser caresser par l'air chaud, par le soleil rayon-
nant , par le ciel bleu , par la mer bleue ; se coucher
à la porte du palais à l'heure même où le roi s'y cou-
che dans l'alcôve royale et mieux dormir dehors que
le roi dedans; faire ce qu'on a eut; exister presque
CONCLUSION. 279
sans travail , travailler presque sans fatigue , chanter
soir et malin, vivre comme l'oiseau , c'est la liberté
du peuple à Naples. Quelquefois la liberté est dans le
caractère même de la nation ; c'est encore là un don
du ciel. S'accouder tout le jour dans une taverne ,
aspirer le meilleur tabac , humer la meilleure bière ,
boire le meilleur vin , n'oter sa pipe de sa bouche
que pour y porter son verre , et cependant ouvrir
toutes grandes les ailes de son âme, évoquer dans
son cerveau les poêles et les philosophes, dégager de
tout la vertu, construire des utopies, déranger le
présent, arranger l'avenir, faire éveillé tous les beaux
songea qui voilent la laideur des réalités , oublier el
se souvenir à la fois, et vivre ainsi, noble, grave,
sérieux, le corps dans la fumée, l'esprit dans les
chimères : c'est la liberté de l'allemand. Le napoli-
tain a la liberté matérielle, l'allemand a la liberté
morale. La liberté du lazzarone a fait Hossini, la li-
berté de l'allemand a fait Hoffmann. Nous fiançais,
nous avons la liberté morale comme l'allemand et la
liberté politique comme l'anglais; mais nous n'avons
pas la liberté matérielle. Nous sommes esclaves du
climat; nous sommes esclavi s du travail. Ce mol
doux ei charmant , Ubre oomrnel'air, on paul le
dire du lazzarone , on ne peut le dire de nmis. Ne nous
plaignons pas, car la liberté matérielle est la seule qui
puisse se passer de dignité ; el en France, à ce poini
d'initiative civilisatrice où la nation 68) parvenue, il
280 CONCLUSION.
ne suffit pas que l'individu soit libre, il faut encore
qu'il soit digne. Notre partage est beau. La France
est aussi noble que la noble Allemagne; et, déplus
que l'Allemagne , elle a le droit d'appliquer directe-
ment la force fécondante de son esprit à l'améliora-
tion des réalités. Les allemands ont la liberté de la rê-
verie; nous avons la liberté de la pensée.
Mais , pour que la libre pensée soit contagieuse, il
faut que les peuples aient subi de longues prépara-
lions , plus divines encore qu'bumaines. Ils n'en
sont pas là. Le jour où ils en seront là , la pensée
française , mûrie par tout ce qu'elle aura vu et tout
ce qu'elle aura fait, loin de perdre les rois, les sau-
vera.
C'est du moins notre conviction profonde.
A quoi bon donc gêner et amoindrir cette France,
qui sera peut-être dans l'avenir la providence des
nations?
A quoi bon lui refuser ce qui lui appartient ?
On se souvient que nous n'avons voulu chercher
de ce problème que la solution pacifique ; mais , à la
rigueur, n'y en aurait-il pas une autre? Il y a déjà
dans le plateau de la balance où se pèsera un jour la
question du Rhin un grand poids, le bon droit de la
France. Faudra-t-il donc y jeter aussi cet autre poids
terrible, la colère de la France !
Nous sommes de ceux qui pensent fermement et
qui espèrent qu'on n'en viendra point là.
CONCLUSION. 281
Qu'on songe à ce que c'est que la France.
Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg, Londres, ne
sont que des villes ; Paris est un cerveau.
Depuis vingt-cinq ans, la France mutilée n'a cessé
de grandir de cette grandeur qu'on ne voit pas avec
les yeux de la chair, mais qui est la plus réelle de
toutes, la grandeur intellectuelle. Au moment où
nous sommes, l'esprit français se substitue peu à peu
à la vieille àme de chaque nation.
Les plus hautes intelligences qui, à l'heure qu'il
est , représentent pour l'univers entier la politique ,
la littérature, la science et l'art, c'est la France qui
les a et qui les donne à la civilisation.
La France aujourd'hui est puissante autrement,
mais autant qu'autrefois.
Qu'on la satisfasse donc. Surtout qu'on réfléchisse
à ceci :
L'Europe ne peut être tranquille tant que la
France n'est pas contente.
El après tout enfin, quel intérêt pourrait avoir
l'Europe à ce que la France, inquiète, comprimée,
à l'étroit dans des frontières contre nature, obligée de
chercher une issue h la sève qui bouillonne en elle,
devint forcément , à défaut d'autre rôle, une Rome
de la civilisation future, affaiblie matériellement,
mais moralement agrandie; métropole de l'huma-
nité, comme l'autre Home l'est de la chrétienté, re-
gagnant en influence plus qu'elle n'aurait perdu en
•8' CONCLUSION.
territoire, retrouvant sous une autre forme la supré-
matie qui lui appartient et qu'on oc lui enlèvera pas,
remplaçant sa vieille prépondérance militaire par un
formidable pouvoir spirituel qui ferait palpiter le
inonde, vibrer les fibres de chaque homme et trem-
bler les planches de chaque trône; toujours invio-
lable par son épée, mais reine désormais par son
clergé littéraire, par sa langue universelle au dix-
neuvième siècle comme le latin l'était au douzième ,
par ses journaux, par ses livres, par son initiative
centrale, par les sympathies, secrètes ou publiques,
mais profondes, des nations; ayant ses grands écri-
vains pour papes , et quel pape qu'un Pascal ! ses
grands sophistes pour antechrists, et quel antechrist
qu'un Voltaire! tantôt éclairant, tantôt éblouissant,
tantôt embrasant le continent avec sa presse comme
le faisait Rome avec sa chaire , comprise parce
qu'elle serait écoutée , obéie parce qu'elle serait
crue, indestructible parce qu'elle aurait une racine
dans le cœur de chacun , déposant des dynasties au
nom de la liberté , excommuniant des rois de la
grande communion humaine , dictant des chartes-
évangiles, promulguant des brefs populaires, lançant
des idées et fulminant des révolutions !
XVI
Récapitulent :
Il y a deux cents ans, doux étals envahisseurs
pressaient l'Europe.
Eu d'antres termes, deux égoïsmes, menaçaient la
civilisation.
Ces deux étais, ces deux égoïsmes, étaient la
Turquie el l'Espagne.
L'Europe s'esl défendue.
(les deux états sont tombés,
aujourd'hui !<• phénomène alarmant se reproduit.
Deux aillées élals, assis sue les mêmes baS68 < 1 1 1< *
les précédents , forts des mêmes forces el mus du
même mobile , menacent l'Europe.
984 CONCLUSION.
Ces deux états, ces deux égoïsmes, sont la Russie
et l'Angleterre.
L'Europe doit se défendre.
L'ancienne Europe , qui était d'une construction
compliquée, est démolie ; l'Europe actuelle est d'une
forme plus simple. Elle se compose essentiellement
de la France et de l'Allemagne , double centre au-
quel doit s'appuyer au nord comme au midi le
groupe des nations.
L'alliance de la France et de l'Allemagne, c'est
la constitution de l'Europe. l'Allemagne adossée à la
France arrête la Russie; la France amicalement
adossée à l'Allemagne arrête l'Angleterre.
La désunion de la France et de l'Allemagne, c'est
la dislocation de l'Europe. L'Allemagne hostilement
tournée vers la France laisse entrer la Russie ; la
France hostilement tournée vers l'Allemagne laisse
pénétrer l'Angleterre.
Donc , ce qu'il faut aux deux états envahisseurs ,
c'est la désunion de l'Allemagne et de la France.
Cette désunion a été préparée et combinée habi-
lement en 1815 parla politique russe-anglaise.
Cette politique a créé un motif permanent d'ani-
mosité entre les deux nations centrales.
Ce motif d'animosité, c'est le don de la rive gau-
che du Rhin à l'Allemagne. Or cette rive gauche
appartient naturellement à la France.
Pour que la proie fût bien gardée, on l'a donnée
CONCLUSION. 285
au plus jeune et au plus fort des peuples allemands ,
à la Prusse.
Le congrès de Vienne a posé des frontières sur les
nations comme des harnais de hasard et de fantaisie,
sans même les ajuster. Celui qu'on a mis alors à la
France accablée, épuisée et vaincue, est une che-
mise de gêne et de force; il est trop étroit pour
elle. Il la gêne et la fait saigner.
Grâce à la politique de Londres et de Saint-Pé-
tersbourg, depuis vingt-cinq ans nous sentons l'ar-
dillon de l'Allemagne dans la plaie de la France.
De là, en effet, entre les deux peuples, faits pour
s'entendre et pour s'aimer, une antipathie qui pour-
rait devenir une haine.
Pendant que les deux nations centrales se crai-
gnent, s'observeni et se menacent , la Russie se dé-
veloppe silencieusement, l'Angleterre s'étend dans
l'ombre.
Le péril croît de jour en jour. Une sape profonde
es) creusée. Lu grand incendie corne peut-être dans
les ténèbres. L'an dernier, grâce à l'Angleterre, le
feu a failli prendre à l'Europe.
Or, qui pourrai! dire ce «pie deviendrait l'Europe
dans cet embrasement, pleine comme elle esl d'es-
prits, de têtes el de nations combustibles î
La civilisation périrait.
Elle ne peui périr. H faul donc que les deux na-
tions centrales s'entendent.
2S6 CONCLUSION.
Heureusement , pi la Fiance ni l'Allemagne ne
sont égoïstes. Ce sont deux peuples sincères, désin-
léressés et nobles; jadis nations de chevaliers, au-
jourd'hui nations de penseurs; jadis grands par l'é-
pée, aujourd'hui grands par l'esprit, Leur présent
ne démentira pas leur passé ; l'esprit n'est pas moins
généreux que l'épée.
Voici la solution : abolir tout motif de haine entre
les deux peuples ; fermer la plaît1 faite à notre flanc
en 1S15 ; effacer les traces d'une réaction violente ;
rendre à la France ce que Dieu lui a donné, la rive
gauche du Rhin.
A cela deux obstacles.
Un obstacle matériel; la Prusse. Mais la Prusse
comprendra tôt ou tard que, pour qu'un état soit
fort, il faut que toutes ses parties soient soudées
entre elles; que l'homogénéité vivifie , et que le
morcellement tue ; qu'elle doit tendre à devenir le
grand royaume septentrional de l'Allemagne; qu'il
lui faut des ports libres, et que, si beau que soit le
Rhin, l'Océan vaut mieux.
D'ailleurs, dans tous les cas, elle garderait la rive
droite du Rhin.
Un obstacle moral; les défiances que la France
inspire aux rois européens, et par conséquent la né-
cessité apparente de l'amoindrir. Mais c'est là pré-
cisément qu'est le péril. On n'amoindrit pas la
France, on ne fait que l'irriter. La France irritée.
CONCLUSION. 287
est dangereuse. Calme, elle procède par le progrès ;
courroucée, elle peut procéder par les révolutions.
Les deux obstacles s'évanouiront.
Comment? Dieu le sait. Mais il est certain qu'ils
s'évanouiront.
Dans un temps donné , la France aura sa part du
Rhin et ses frontières naturelles.
Cette solution constituera l'Europe , sauvera la
sociabilité humaine et fondera la pais définitive.
Tous les peuples y gagneront. L'Espagne , par
exemple, qui est restée illustre, pourra redevenir
puissante. L'Angleterre Voudrait faire de L'Espagne
le marché de ses produits, le point d'appui de sa
navigation; la France voudrait faire de l'Espagne la
sœur de son influence, de sa politique et de sa civili-
sation. Ce sera à L'Espagne de choisir : continuer de
descendre, ou commencer à remonter; être une an-
nexe à Gibraltar, on être le contrefort de la France.
L'Espagne choisira la grandeur.
Tel est, selon nous, pour Le continent entier, L'i-
névitable avenir, déjà visible et distinct dans le cré-
puscule des choses lutines.
I ne !<>is le motif de haine disparu, aucun peuple
n'est à craindre pour L'Europe Que l'Allemaguc
hérisse sa crinière cl pousse son rugisseuienl vers
l'orient : que la fiance omre ses ailes cl secoue s,i
foudre vers l'occident. i)e\;uti le formidable accord
(lu lion et (le L'aigle, le monde obéira.
XVII
Qu'on ne se méprenne pas sur noire pensée :
nous estimons que l'Europe doit , à toute aventure ,
veiller aux révolutions et se fortifier contre les guer-
res; mais nous pensons en même temps que, si au-
cun incident hors des prévisions naturelles ne vient
troubler la marche majestueuse du dix-neuvième
siècle, la civilisation, déjà sauvée de tant d'orages et
de tant d'écueils, ira s'éloignant de plus en plus
chaque jour de cette Charybde qu'on appelle guerre
et de cette Scylla qu'on appelle révolution.
Utopie, soit. Mais qu'on ne l'oublie pas, quand
elles vont au même but que l'humanité, c'est-à-dire
vers le bon, le juste et le vrai, les utopies d'un siècle
sont les faits du siècle suivant. Il y a des hommes
CONCLUSION. 289
qui disent : cela sera ; et il y a d'autres hommes
qui disent : voici comment. La paix perpétuelle a
été un rêve jusqu'au jour où le rêve s'est fait che-
min de fer et a couvert la terre d'un réseau solide,
tenace et vivant. Watt est le complément de l'abbé
de Saint-Pierre.
Autrefois , à toutes les paroles des philosophes on
s'écriait : Songes et chimères qui s'en iront en
fumée. — Ne rions plus de la fumée ; c'est elle qui
mène le monde.
Pour que la paix perpétuelle fût possible et devînt
de théorie réalité, il fallait deux choses : un véhicule
pour le service rapide des intérêts , et un véhicule
pour l'échange rapide des idées; en d'autres termes,
un mode de transport uniforme, unitaire et souve-
rain, et une langue générale. Ces deux véhicules,
qui tendent à effacer les frontières des empires et
des intelligences, l'univers les a aujourd'hui: le
premier, c'esl le chemin de fer ; le second, c'esl la
langue française.
Tels sont an di\-neu\ièine siècle, pour tous les
peuples en Noie de progrès, les deux moyens de
communication, c'est-à-dire de civilisation, c'est-à-
dire de paix. On \a en wagon et l'on parle français.
i.,. chemin de 1er règne par la toute-puissance de
sa rapidité; la langue française, par sa clarté, ce qui
est la rapidité d'une langue, ei par la suprématie
séculaire de sa littérature.
III.
290 CONÇU SIOR.
Détail remarquable, qui sera presque incroyable
pour l'avenir, et qu'il est impossible de ne pas si-
gnaler en passant : de tous les peuples et <1«' tous les
gouvernements qui se servent aujourd'hui de cm
deux admirables moyens de communication et d'é-
change, le gouvernement de la France est celui qui
paraît s'être le moins rendu compte de leur effica-
cité. A l'heure où nous parlons, la France a à peine
quelques lieues de chemin de fer. En 1837, ou a
donné un petit rail-way connue un joujou à ce grand
enfant qui se nomme Paris ; et pendant quatre ans
on s'en est tenu là. Quant à la langue française,
quaul à la littérature française , elle brille est res-
plendit pour tous les gouvernements et pour toutes
les nations, excepté po r le gouvernement français.
La France a eu et la France a encore la première
littérature du monde. Aujourd'hui même, nous ne
nous lasserons pas de le répéter, notre littérature
n'est pas seulement la première ; elle est la seule.
Toute pensée qui n'est pas la sienne s'est éteinte;
elle est plus vivante et plus vivace que jamais. Le
gouvernement actuel semble l'ignorer, et se conduit
en conséquence; et c'est là, nous le lui disons avec
une profonde bienveillance et une sincère sympathie,
une des plus grandes fautes qu'il ait commises de-
puis onze ans. Il est temps qu'il ouvre les yeux ; il
est temps qu'il se préoccupe , et qu'il se préoccupe
sérieusement des nouvelles générations, qui sont lit-
CONCLUSION. 291
téraires aujourd'hui comme elles étaient militaires
sous l'empire. Elles arrivent sans colère parce qu'el-
les sont pleines de pensées ; elles arment la lumière
à la main; mais, qu'on y songe, nous l'avons dit
tout à l'heure en d'autres termes, ce qui peut éclai-
rer peut aussi incendier. Qu'on les accueille donc et
qu'on leur donne leur place. L'art est un pouvoir ;
la littérature est une puissance. Or, il faut respecter
ce qui est pouvoir, et ménager ce qui est puissance.
Reprenons. Dans notre pensée donc, si l'avenir
amène ce que nous attendons, les chances de guerre
et de révolution iront diminuant de jour en jour. A
notre sens, elles ne disparaîtront jamais tout à fait.
La paix universelle est unr hyperbole dont le genre
humain suit l'asymptote.
Suivre celle radieuse asymptote, voilà la loi de
l'humanité. Au dix-neuvième siècle toutes les na-
tions \ marchent ou j marcheront, même la Russie,
môme l'Angleterre.
Quant à nous, à la condition que l'Europe cen-
trale lût constituée comme nous l'avons indiqué plus
haut, nous sommes de ceux qui verraienl sans jalou-
sie et sans inquiétude la Russie, que le Caucase ar-
rête eu ce moment, faire le tour de la mer Nuire;
et, comme jadis les turcs, ces autres hommes du
nord, arriver a Constantinople par l'Asie-Mineure.
Nous l'avons déjà dit. la Russie est mauvaise a l'Eu-
rope pi |1(,„i1(. ;, l'Asie. Pour nous «lie est obscure,
M2 CONCLUSION.
pour l'Asie elle est lumineuse; pour nous elle est
barbare, pour l'Asie elle est chrétienne. Les peuples
ne sont pas tons éclairés au même degré et de la
même façon : il fait nuit en Asie, il fait jour en Eu-
rope. La Russie est une lampe.
Qu'elle se tourne donc vers l'Asie, qu'elle y ré-
pande ce qu'elle a de clarté, et, l'empire ottoman
écroulé, grand fait providentiel qui sauvera la civi-
lisation, qu'elle rentre en Europe par Constanti-
nople. La France rétablie dans sa grandeur verra
avec sympathie la croix grecque remplacer le crois-
sant sur le vieux dôme byzantin de Sainte-Sophie.
Après les turcs , les russes ; c'est un pas.
Nous croyons que le noble et pieux empereur qui
conduit, au moment où nous sommes, tant de mil-
lions d'habitants vers de si belles destinées, est digne
de faire ce grand pas ; et quant à nous, nous le lui sou-
haitons sincèrement. Mais , qu'il y songe , le traite-
ment cruel qu'a subi la Pologne peut être un obstacle
à son peuple dans le présent et une objection à sa
gloire devant la postérité. Le cri de la Grèce a soulevé
l'Europe contre la Turquie. Ceci est pour l'empire.
LePalatinata terni Turenne, ceci est pour l'empereur.
Quand on approfondit le rôle que joue l'Angle-
terre dans les affaires universelles et en particulier
sa guerre, tantôt sourde, tantôt flagrante, mais per-
pétuelle, avec la France, il est impossible de ne pas
songer h ce vieil esprit punique qui a si long-temps
CONCLUSION. 293
lutté contre l'antique civilisation latine. L'esprit pu-
nique, c'est l'esprit de marchandise, l'esprit d'aven-
ture l'esprit de navigation, l'esprit de lucre, l'esprit
d'égoïsme, et puis c'est autre chose encore, c'est
l'esprit punique. L'histoire le voit poindre au fond
de la Méditerranée, en Phénicie, à Tyr et à Sidon.
Il est antipathique à la Grèce, qui le chasse. 11 part,
l„„ge la côte d'Afrique, y fonde Carthage, et de la
cherche à entamer l'Italie. Scipion le combat, en
triomphe et croit l'avoir détruit! Erreur! le talon
du consul n'a écrasé que des murailles; l'esprit pu-
nique a survécu. Carthage n'est pas morte. Depuis
deux mille ans elle rampe autour de l'Europe. Elle
sYst d'abord installée en Espagne, où elle semble
avoir retrouvé dans sa mémoire le souvenir phéni-
cien du monde perdu; elle a été chercher l'Amé-
rique à travers les mers, s'en est emparée, et, nous
aTOns vu comment, crénelée dans la péninsule es-
pagnole, elle a saisi un moment l'univers entier. La
prûvidence lui a fait lâcher pris,-. Maintenanl eue
est en Angleterre; elle a de nouveau enveloppé le
monde, elle le tient, et elle menace l'Europe. Mais
si Carthage s'est déplacée, Rome s'est déplacée aussi.
Carthage l'a retrouvée vis-à-vis d'elle, comme jadis,
but la rive opposée, autrefois Rome s'appelait Vrbs,
surveillait la Méditerranée et regardait l'Afrique;
aujourd'hui Rome se nomme Paris, surveille l'Océan
et regarde l'Angleterre.
294 CONÇU SION.
Cet antagonisme de l'Angleterre et de la France
est si frappant que toutes les Dations s'en rendent
compte. Nous venons de le représenter par Carthage
et Home; d'autres l'ont exprimé différemment, mais
toujours d'une manière frappante et en quelque
sorte visible. L'Angleterre est te chat, disait le
grand Frédéric , la F faner eut le chien. En
droit, dit le légiste Houard, les anglais sont des
juifs, les français des chrétiens. Les sauvages
mêmes semblent sentir vaguement cette profonde
antithèse des deux grandes nations policées. Le
Christ, disent les indiens de l'Amérique, était un
français qae les anglais crucifièrent éi Lon-
dres. Ponce-Pilatc était un officier au service
de V Angleterre.
Eh bien! notre foi à l'inévitable avenir est si re-
ligieuse , nous avons pour l'humanité de si hautes
ambitions et de si fermes espérances, que, dans
notre conviction, Dieu ne peut manquer un jour de
détruire, en ce qu'il a de pernicieux du moins, cet
antagonisme des deux peuples, si radical qu'il sem-
ble et qu'il soit.
Infailliblement, ou l'Angleterre périra sous la ré-
action formidable de l'univers , ou elle comprendra
que le temps des Carthages n'est plus. Selon nous,
elle comprendra. JNe fût-ce qu'au point de vue de
la spéculation , la foi punique est une mauvaise en-
seigne ; la perfidie est un fâcheux prospectus. Pren-
CONCLUSION. 295
dre constamment en traître l'humanité entière, c'est
dangereux; n'avoir jamais qu'un veut dans sa voile,
son intérêt propre, c'est triste; toujours venir en
aide au fort contre le faible, c'est lâche; railler sans
cesse ce qu'on appelle la politique sentimentale,
et ne jamais rien donner à l'honneur, à la gloire, au
dévouement, à la sympathie, à l'amélioration du
sort d'autrui , c'est un petit rôle pour an grand
peuple. L'Angleterre le sentira.
Les îles sont faites pour servir les continents, non
pour les dominer; les navires sont faits pour servir
les villes , qui sont le premier chef-d'œuvre de
l'homme; le navire n'est que le second. La mer est
un chemin, non une patrie. La navigation est un
moyen, non un but; surtout elle n'est pas son pro-
pre luit ii elle-même. Si elle ne porte pas la civilisa-
tion, ipie l'océan l'engloutisse !
Que le réseau des innombrables sillages de toutes
les marines se joigne el se soude boni à bout au
réseau île tous les chemins de 1er pour continuer
sur l'océan l'immense circulation des intérêts, des
perfectionnements et des idées; que par ces mille
veines la sociabilité européenne se répande aux ex-
trémités de la terre; que l'Angleterre même ait la
première de ces marines, pourvu que la France ail
la seconde, rien de mieux. De celle façon l'Angle-
terre suivra sa lui tout eu suivant la lui générale.
De cette façon, le principe vivifiant «lu globe sera
296 CONCLUSION.
représente'' par trois nations : L'Angleterre, qui aura
l'activité commerciale ; l'Allemagne, qui aura l'ex-
pansion morale ; la France, qui aura le rayonnement
intellectuel.
On le voit, notre pensée n'exclut personne. La
Providence ne maudit et ne déshérite aucun peuple.
Selon nous, les nations qui perdent l'avenir, le per-
dent par leur faute.
Désormais, éclairer les nations encore obscures,
ce sera la fonction des nations éclairées. Faire l'é-
ducation du genre humain, c'est la mission de l'Eu-
rope.
Chacun des peuples européens devra contribuer
à cette sainte et grande œuvre dans la proportion
de sa propre lumière. Chacun devra se mettre en
rapport avec la portion de l'humanité sur laquelle il
peut agir. Tous ne sont pas propres à tout.
La France , par exemple , saura mal coloniser et
n'y réussira qu'avec peine. La civilisation complète,
à la fois délicate et pensive , humaine en tout et,
pour ainsi parler, à l'excès, n'a absolument aucun
point de contact avec l'état sauvage. Chose étrange
à dire et bien vraie pourtant, ce qui manque à la
France en Alger, c'est un peu de barbarie. Les
turcs allaient plus vite, plus sûrement et plus loin;
ils savaient mieux couper des tètes.
La première chose qui frappe le sauvage, ce n'est
pas la raison , c'est la force.
CONCLUSION. 297
Ce qui manque à la France, l'Angleterre l'a ; la
Russie également.
piles conviennent pour le premier travail de la
civilisation; la France pour le second. L'enseigne-
ment des peuples a deux degrés, la colonisation et
la civilisation. L'Angleterre et la Russie coloniseront
le monde barbare; la France civilisera le monde co-
lonisé.
XVIII
Qu'on nous permette en terminant de déplacer
un peu , pour donner passage à une réflexion der-
nière, le point de vue spécial d'où cet aperçu a été
consciencieusement tracé. Si grandes et si nobles
que soient les idées cpii font les nationalités et qui
groupent les continents, on sent pourtant ..quand
on les a parcourues , le besoin de s'élever encore
plus haut et d'aborder quelqu'une de ces lois gé-
nérales de l'humanité qui régissent aussi bien le
.monde moral que le monde matériel et qui fécon-
dent, en s'y superposant ça et là, les idées nationales
et continentales.
Rien dans ce que nous allons dire ne dément et
n'infirme, tout, au contraire, corrobore ce que nous
CONCLUSION. 29<J
venons de dire dans 1rs pages qu'on a lues. Seule-
ment nous embrassons cela , et autre chose encore.
C'est, avant de finir, un dernier conseil qui
dresse aux esprits spéculatifs et métaphysiques aussi
bien qu'aux hommes pratiques. En montant d idée
en idée, nous sommes arrivé au sommet de notre
pensée; c'est, avant de redescendre un dernier
coup d'œil sur cet horizon élargi. Rien de plus.
'Autrefois, du temps où rivaient les antiques so-
ciétés.; le midi gouvernait le monde et le nord \e
bouleversait; de même dans un ordre de faits diffé-
rent mais parallèle, l'aristocratie, riche, éclairée et
heureuse, menait l'état, et la démocratie, pauvre,
sombre et misérable, le troublait Si diverse* que
soient en apparence, au premier coup dceil.l his-
toire extérieure et l'histoire intérieure des nations
depuis trois nulle ans, au fond de ces demi histoires
a n-N a qu'un seul fait : la lutte du ...alaise contre
i(, bien_être. v de certains moments les peuples ma
situés dérangent l'ordre européen, les claies mal
partagées dérangent l'ordre social. Tantôt 1 Europe,
tantôt l'état, sont brusquement et violemment atta-
qués, l'Europe par ceux qui onl froid, létatpai
ceux qui onl faims c'esU-dire l'une par le uord,
l'autre P..r le peuple. Le nord procède par inva-
sions , et le peuple par révolutions. De là vient qu a
de certaines époques la civilisation s'affaisse el dis
paraît momentanément mus d'effrayant» irruptioM
300 CONCLUSION.
de barbares, venant les unes du dehors, les autres
du dedans ; les unes accourant vers le midi du fond
du continent, les autres montant vers le pouvoir du
bas de la société. Les intervalles qui séparent ces
grandes et, disons-le, ces fécondes quoique doulou-
reuses catastrophes, ne sont autre chose que la me-
sure de la patience humaine marquée par la Provi-
dence dans l'histoire. Ce sont des chiffres posés là
pour aider h la solution de ce sombre problème :
Combien de temps une portion de l'humanité peut-
elle supporter le froid ? Combien de temps une por-
tion de la société peut-elle supporter la faim?
Aujourd'hui pourtant, il semble s'être révélé une
loi nouvelle, qui date, pour le premier ordre de
faits, de l'abaissement de la monarchie espagnole,
et pour le second , de la transformation de la mo-
narchie française. On dirait que la Providence , qui
tend sans cesse vers l'équilibre et qui corrige par
des amoindrissements continuels les oscillations trop
violentes de l'humanité, veut peu à peu retirer aux
régions extrêmes dans l'Europe et aux classes ex-
trêmes dans l'état cet étrange droit de voie de fait
qu'elles s'étaient arrogé jusqu'ici , les unes pour ty-
ranniser et pour exclure , les autres pour agiter et
pour détruire. Le gouvernement du monde semble
appartenir désormais aux régions tempérées et aux
classes moyennes. Charles-Quint a été le dernier
grand représentant de la domination méridionale,
CONCLUSION. 301
connue Louis XIV le dernier grand représentant de
la monarchie exclusive. Cependant, quoique le midi
ne règne plus sur l'Europe , quoique l'aristocratie
ne règne plus sur la société , ne l'oublions pas , les
classes moyennes et les nations intermédiaires ne
peuvent garder le pouvoir qu'à la condition d'ouvrir
leurs rangs. Des masses profondes sommeillent et
souffrent dans les régions extrêmes et attendent,
pour ainsi dire, leur tour. Le nord et le peuple sont
les réservoirs de l'humanité. Aidons-les à s'écouler
tranquillement vers les lieux, vers les choses et vers
les idées qu'ils doivent féconder. Ne les laissons pas
déborder. Offrons, à la fois par prudence et par de-
un r, une issue large et pacifique aux nations mal
situées vers les zones favorisées du soleil , et aux
classes mal partagées vers les jouissances sociales.
Supprimons le malaise partout. Ce sera supprimer
les causes de guerres dans le continent cl les (anses
de révolutions dans l'étal. Pour la politique inté-
rieure comme pour la politique extérieure, pour les
mitions entre elles comme pour les classes dans le
pays, pour l'Europe comme pour la société, le se-
cret de i.i paix est peut-être dans un seul mot : don-
ner au nord sa part de midi et au peuple sa pari de
pouvoir.
Parii , rc lit en juillet is ; i .
I IN 1)L TROISIÈME BT DERMES VOL1 JiE.
III. 26
TABLE
DU TROISIÈME VOLUME.
LETTRE VINGT-NEUVIÈME.
STIUSIiOURG.
Ce qu'on voil d'une fenêtre de la Maison-Rouge, — Parallèle
entre le postillon badoi) el le postillon français, où l'au-
leui ne le i itre pas aveuglé par L'amour^propre national.
— Une miii horrible, — Ni un ri le manière d'être lire à quatre
chevaux.— Description complète el détaillée de la ville de Se
zanne ~ - Peinture approfondie el minutieuse de Phalsbourg,
— Vilry-sur Marne. — Bar-le-Duc. — ■ L'auteur fail des plati-
tudes aux naïades. —Tout être a l'odeur de ce qu'il mange.
Théorie de l'an liiteciure < i du climat, — Haute statistique ;i
propos des confitures de Bar. - [•'auteur songe .1 une 1 liose
qui faisait la | d'un eufani Paj jagrs.— Liguy. — l oui
La cathédrale, I 'auteur dil fail ■> la 1 ithédralc d'Or-
léans. Nancy. Croquis galant de la place do l'H6tcl-dc«
Ville, - Théorie 01 apologie ilti Réveil e aile
304 TA BLK
poste au |)iiim du jour. — Vision magnifique. — La cèle de
Si i\ ei ne. — Par igraphe qui co ence dans l>- i iel ci qui finit
.tlans un plat à barbe. — Les paysans. — Les milliers. —
Wasselonne. — La route tourne. — Apparition du Munster. 3
LETTRE TRENTIÈME.
STRASBOURG.
La cathédrale. — Lu façade. — L'absida. — L'auteur s'exprime
avec une extrême réserve sur le compte de son éminenre
monseigneur le cardinal de Rolian, évéque de Strasbourg. —
— Les vitraux. — La chaire. — Les fonts baptismaux. —
— Deux tombeaux'. — Quelques âneries à propos d'un anglais.
— Le bras gauche de la croix. — Le bras droit. — Le suisse
mal venu et mal mené. — Le Munster. — Qui l'auteur ren-
contre en y moulant. — L'auteur sur le Munster. — Stras-
bourg à vol d'oiseau. — Panorama. — Statues des deux archi-
tectes du clocher de Strasbourg. — Saint-Thomas. — Le
tombeau du maréchal de Saxe. — Autres tombeaux. — Au-
dessus du prêtre, le cure; au-dessus du cure, l'cvêque; au-
dessus de l'évêque, le cardinal; au-dessus du cardinal, le
pape; au-dessus du pape, le sacristain. — Le gros bedeau
joufflu offre à l'auteur de le conduire dans une cachette. —
Un comte de Nassau et une comtesse de Nassau sous verre.
— Quelle est la dernière humiliation réservée à l'homme. 19
LETTRE TRENTE-UNIÈME.
KREIBTRG EN BRISGAW.
Profil pittoresque d'une malle-poste badoise. — Quelle clarté
les lanternes de cette malle jettent sur le pays de M. de Bade.
DU TROISIÈME VOLUME. 305
Encore un réveil au point du jour. — L'auteur est outré des
insolences d'un petit nain gros comme une noix qui s'entend
avec an écrou mal graissé pour se moquer de lui. — Ciel du
matin. — Vénus. — Ce qui se dresse tout à coup sur le ciel.
— Entrée à Freiburg. — Commencement d'une aventure
étrange. — Le voyageur, n'ayant plus le sou et ne sachant
que devenir, regarde une fontaine. — Suite de l'aventure
étrange. — Mystères de la maison où il y avait une lanterne
allumée. — Les spectres à table. — Le voyageur se livre à
divers exorcismes. — Il a la bonne idée • 1 1- pronoucer un mot
magique. — Effets de ce mol. — La fille pale. — Dialogue
effrayant ci laconique du voyageur et de la fille pâle. — Der-
nier prodige. — Le voyageur sauvé miraculeusement rend
témoignage a la grandeur de Dieu. — NYsi-il pas é> ident (pic
baragouiner le latin et estropier l'espagnol, c'est savoir l'aile-
mand? — L'Hôtel de In l'ont- de Zœhringen, — Ce que le
voyageur avait fait la veille. — Histoire attendrissante de la
jolie comédienne ri dis douaniers qui lui loin payer dix-sepl
sons. — Le Munster de Freiburg comparé au Munster de
Strasbourg. — ■ l'n peu d'archéologie. — La maison qui est
près de l'église. — 'Parallèle sérieux el impartial au point de
vue du goût, de l'an el delà science, entre les membres des
conseils munit ipaux de France ri d'Allemagne ci 1rs sauvages
delà merduSud. — Quel est le badigeonnage qui réussi) el
qui prospère sur les bords du Rhin. — ■ L'église de Freiburg.
— Les verrières. - La chaire. — L'auteur bâl e 1rs ar-
chitectes sur l'échiné des marguilliers. — Tombeau du duc
Bertholdus. — Si jamais ce duc se présente chei l'auteur, le
portier o ordre '!<■ ne point le laisser monter. San ophages.
— Le ch r. — Les i hapelles de l'abside, — Tombeaux des
ducs de Z.iln i 1 1 [ ; « • 1 1 - -L'auteur déroge à toutes ses habitudes el
ne monte pas au clocher. — Pourquoi — Il monte plus haut.
— Freiburg a vol d oiseau. — <o tnd aspei i de la nature, —
L'antre vallée. - .Quatre lignes qui sonl d'un gourmand, 'tl
36.
306 TABLF
LETTRE TRENTE-DEUXIÈME.
ItAI.E.
Paysages. — Profil des compagnons de voyage de l'auteur. —
Joli costume des jeunes filles, — Ce qu'un philosophe peut
conduire. — Ici le lecteur voit passer un peu de Forêt-Noire.
— Bâle. — L'hôtel de la Cigogne. — Théorie îles fontaines.
— Tombeau d'Érasme. — Antres tombeaux. 49
LETTRE TRENTE-TROISIÈME.
BALE.
La Plume et le Canif, élégie. — Frick. — Bâle. — La cathédrale.
— Indignation du voyageur. — Le badigeounage. — Les flè-
ches. — La façade. — Les deux seuls saints qui aient des
chevaux. — Le portail de gauche. — La rosace. — Le portail
de droite. — Le cloître. — Regret amer an cloître de Saint-
Wandrille. — Luxe des tombeaux. — Intérieur de l'église.
— Les stalles. — La chaire. — La crypte. — Peur qu'un v a.
— Les archives. — Le haut des clochers. — ■ Bâle à vol d'oi-
seau. — Promenade dans la ville. — Ce que l'architecture
locale a de particulier. — La maison des armuriers. — L'IIô-
tel-de-Ville. — M unatius Plancus. — L'auteur rencontre avec
plaisir le valet de trèfle à la porte d'une auberge. — L'archéo-
logie serait perdue si les servantes ne venaient pas au secours
des antiquaires. — La Bibliothèque. — Holbein partout. —
La table de la diète. — Soins admirables et exemplaires
des bibliothécaires de Baie pour un tableau de Bubens. — ■
Remarque importante et dernière sur la Bibliothèque. — Fin
de l'élégie de la Plume et du Canif. 55
DU TROISIÈME VOLUME. 307
LETTRE TRENTE-QUATRIÈME.
L'auteur entend un tapage nocturne, se penche et reconnaît que
c'est une révolution. — sérénité clc la nuit. — Vénns. — Gho
ses violentes mêlées aux petites choses. — Enceinte murale
de Bflle. — Quel succès les Bâioia obtiennent dans le redou-
table fossé de leur ville. — Familiarités bardies de l'auleui
avec une gargouille, — Les portes de Hâle. — L'armée de
Hâlc. — Une fontaine en mauvais lien. — Boute «le Bâle à
Zurich. — Creuzach. — ilugst. — L'Ergohf. — Warmbach.
— Rhinfelden. — Une fontaine en bon lieu. — L'auteur prend
place parmi les chimistes. 07
L E T T R E T R E N T E - C I N 0 U 1 1 : ME.
Paysages — Tableaux flamands en Suisse. — La vache. — Le
cheval qui ne se cabre jamais, — Le rustre < f ■ i i se comporte
bv£i le beau sete comme s'il était élève «le Buckingham
I m ruche et la cabane. Microcosme, — Le grand dans le
petit, • Sekingen. — La vallée de l'Aar. • Quelle ruine Fa-
meuse l,i domine, — Brttgg, L'auteur, après une longue ••(
patiente élude, d ne foule de détail) scientifiques ci
importants louchant la tête tle l< n qui est sculptée dans i
muraille de Brugg Coslumcs et coutumes Les Fein
mes et l< hommi i ■ < Brugg. — Chose qui se comprend pai
icnit, excepté ■■ Brugg.- — L'auteur décrit, dans l'intérêt d<
308 TABLE
L'art, une coiffure qui est à toutes 1rs coiffures connues ce
que l'ordre composite est aux quatre ordres régulii rs. — Dan-
ger tle mal prononça le premier mot d'une proclamation. —
li.nli h. — la Limmat. — Fontaine qui ressemble a une ara-
besque dessinée par Raphaël. — Aquœ verbigenœ, — Soleil
couchant. — Paysage. — Sombre vision et sombre souvenir.
— Les villages. — Théorie de la chaumière zoriquoise, —
Le voyageur s'endort dans sa voiture. — Où et comment il
se réveille. — Une crypte comme il n'en a jamais vu. — Zu-
rich au grand jour. — L'auteur dit beaucoup de mal de la
ville et beaucoup de bien du lac. — La gondole-fiacre. —
L'auteur s'explique l'émeute de Zurich. — Le fond du lac.
■ — A qui la ville de Zurich doit beaucoup plaire. — Qu'est de-
venue la tour de Wellemberg? — L'auteur cherche à nuire
à V hôtel de l'Epée, par la raison qu'il y a été fort mal. — Un
vers de Ronsard dont l'hôtelier pourrait faire son enseigne.
— Etymologie, archéologie, topographie, érudition, citation et
économie politique en huit ligues. — Où railleur prouve qu'il
a les bras longs. ^ 75
LETTRE TRENTE-SIXIÈME.
ZURICH.
Il pleut. — Description d'une chambre. — Reflet du dehors dans
l'intérieur — Le voyageur prend le parti de fouiller dans les
armoires. — Ce qu'il y trouve. — Amours secrètes et Aven-
turcs honteuses de Napoléon Buonaparte. — Le livre. — Les
estampes. — 1814. — 1840- — Choses curieuses. — Choses
sérieuses. — Il pleut. 91
DU TROISIÈME VOLUME. 309
LETTRE TRENTE-SEPTIÈME.
SCHAFFHADSEN.
Vue de Schaffhouse. — Schaffhausen. — Schaffouse. — Srha-
phuse, — Scliapfuse. — Shaphusia, — Probalopolîs — F,f-
froyable combat et mêlée terrible des érudits ei des antiquai-
res.— Deux «les plus redoutables s'attaquent avec furie. — L'au-
teur a la lâcheté de s'enfuir du champ de bataille, les laissant
aux prises. — Le château Vluuoth. — Ce qu'étail Schaffhouse
il y a deux cents ans. — Quel était le joyau d'une ville libre,
— L'auteur dîne. — Une des innombrables aventures qui ar-
rivenl à ceirx <|ui ont la hardiesse de voyager à travers les
orthographes des pays. — Calaïsche à la chôme. — L'au-
teur offre tranquillement de faire ce <|ul eût épouvanté Gar-
gantua. 101
LETTRE TRENTE-HUITIÈME.
LA CATARACTE DU RHIN.
Écrit sut- plaee. — Arrivée. — l.e château de l.aufeu. — ] ICI
ur. h le. . — Aspect. — Détails. — Causerie du guide, — L'en-
fant. — Les nations. — D'où l'on voit le mieux. — L'auteur
s'adosse au rocher. — l'u déi or. ■ — Une signature el un para-
phe Le joui baisse, L'auteur passe le Rhin. — Le Rhin, —
I e Rhône, — Ls cala ra< te en cinq parties, — l.e forçai 101
310 TABLE
LETTRE TRENTE-NEUVIÈME.
YKVEY. — CHTLLON. — LAUSANNE.
A M. Louis B.
Ce qui» Fauteur cherche dans ses voyages. — Vc'vey. — L'église.
— La vieille Femme bedeau. • — Deux tombeaux. — Edmond
Ludlow. — Andrew Broughton. — David. — Les proscrits.
— Comparaient des épitaphes. — Philosophie. — l'u troi-
sième tombeau. — L'apothicaire. — Néant des choses hu-
maines proclamé par celui qui a passé ■>•! \ic à poursuivre
M. de Pourceaugnac. — Le soir. — Souvenirs de jeunesse.
— Vaugirard et Meillerie. — Paysage. — Clair de lune. —
Histoire. — Traces de tous les peuples eu Suisse. — Les grecs.
— Les romains. — Les hnns. — Les hongrois. — Chillon.
— Le château. — Une femme française. — La crypte. — Les
trois souterrains. — Détails sinistres. — Le gibet. — Les
cachots. — Bonnivard. — La cage donne la même allure au
penseur et à la bêle fauve. — Touchante et lugubre histoire
de Miche] Colié. — Ses dessins sur la muraille. — Impuis-
sance démontrée de saint Christophe. — Nom de lord Byron
grave par lui-même sur un pilier. — Détails. — La voûte de-
vient bleue. — Magnificences secrètes et générosités cachées
de la nature. — Les martins-pêcheurs. — Sept colonnes, sept
cellules. — Trois cachots superposés. — Peintures faite.- par
les prisonniers. — Les oubliettes. — Ce qu'on y a trouvé. —
La cave comblée. — Permission refusée à lord Byron. —
L'auteur descend dans le caveau où Byron n'a pas pu entrer.
— Ce qu'il y voit. — Le duc Pierre de Savoie. — Encore la
destinée des sarcophages. — Le cimetière. — La chapelle. —
La chambre des ducs de Savoie. — Intérieur — Ce qu'en ont
DU TROISIEME VOLUME. 311
fait les {jcns de Berne. — La fenêtre. — La porte. — Traces
île l'assaut. — Quel oiseau passait sou bec par le trou <pii est
au lias de la porte. — La salle de justice — De quoi elle est
meublée aujourd'hui. — La chambre de la toiture. — La
grosse poutre. — Les trois trous. — Affreux détails. — Une
particularité du château de Chillon. — L'auteur dé itre <pie
les petits oiseaux n'ont pas la moindre idée de l'invention de
l'artillerie.' — Ludlow et Botinivard confrontés. — Lausanne.
— Ce que Paris a de plus que Vévey. — Le mauvais p,oùt
calviniste. — Lausanne enlaidie par les embelltsseurs. —
L'Hôtel-de-Ville. — Le château des baillis. — La cathédrale
— Vandalisme. — Quelques tombeaux. — Le chevalier <\c
Granson. — Pourquoi les mains coupées. — M. de Rebei que.
— Lausanne à. vol d'oiseau. — Paysage. — Orage de nuit qui
s'annonce. — lie tour à Paris. 117
CONCLUSION.
FIN.