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Full text of "Le Rhin : lettres à un ami"

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LE  RHIN  J 

LETTRES    A    UN    AMI 

PAR 

VICTOR     HUGO 

TOME    TROISIÈME 


PARIS 

AU   SIEGE   DE   La  BOC1ÉTÉ  POUR   L'EXPLOITATION  l»ES    OBl'VHI 

i»r.  ViCTOH  HUGO, 
(Ml/.     DURIEZ     ET    C", 

l'ilir      McillMi'llr    l.-|'i  i.M  . 

IS4S 


ffi. 

V. 


• 


LE  RHIN 


PARIS.  IMP.    SIMOH    RAÇON   ET   COMP. ,    RUE   H  l.liFL  l.ill,    I. 


LE  RHJN 


LETTRES  A  U>  AMI 


Y  ICTOK     11  l  Cï  O 


1)1.    I.  ACADÉMIE   FRAHÇAJSbi 


TOMK    TROISIÈME 


PARIS 

\c  sn'i.h  uu  i.a  société  poi  i.  l'exploitation  dj  s  ŒUVRES  DH  riCTOB  HCCO 

CHEZ  DURIEZ  ET  O 

rue   monsieur  i,40 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lerhinlettresu03hugo 


1839. 


m. 


LETTRE  XXIX. 


STRASBOURG. 


Ce  qu'on  voit  d'une  fenêtre  de  la  Maison-Rouge.  —  Parallèle 
entre  le  postillon  badoi»  et  le  postillon  français,  où  l'un 
,,,,,  ne  se  montre  pas  aveuglé  par  l'amour-propre  national. 
—  Une  nuit  horrible.  —Nouvelle  manière  d'être  tiré  a  quatre 

.hcviniN. D.-sti ii»ti«.i.  complète  el  détaillée  de  la  ville  de  Se- 

janne.  Peinture  approfondie  el  minutieuse  de  Pbalsbourg, 

Vitry-sur-Marne.  —  Bar-le-Duc.  —  L'auteur  fait  des  plati- 
tudes aux  naïade*.  ~ Tout  être  a  l'odeur  de  ce  qu'il  '"■'"(:•■- 

'Il rie  de  l'architecture  et  du  climat.  —  Haute  statistique  à 

propos  des  confitures  de  Bar.  —  L'auteur  songe  à  nne  chose 
qui  disait  la  joie  d'un  enfant.— Paysages.—  Ligny.— Tonl.— 
La  cathédrale.  —  L'auteur  dit  son  fait  à  la  cathédrale  d'Or- 
léans, —  Nancy.  —  Croquis  galant  de  la  place  de  L'Hôlel-de- 
\  ille.  —  Théorie  et  apologie  dn  rococo.  —  Réveil  en  malle- 
poste  au  point  du  jour.  —  Vision  magnifique.  —  La  c6te  de 
Saverne.  —  Paragraphe  qui  commence  dans  le  ciel  el  qui  finit 
dans  un  plat  h  barbe.  —  Les  paysans.  —  Les  rouliers.  — 
Waaseloone.  —La  routa  tourne.  —  apparition  du  Munster. 

Stras! in  ,  ,'iomi. 

Mo  voilà  à  Strasbourg,  mon  ami.  J'ai  ma  fenêtre 
ouverte  sur  la  place  d'Armes.  J'ai  à  ma  droite  un 
bmiquel  d'arbres,  à  ma  gauche  le  Munster,  donl  les 


4  LETTRE  XXIX. 

cloches  sonnent  à  toute  volée  en  ce  moment  ;  devant 
moi  au  fond  de  la  place  une  maison  du  seizième 
siècle,  fort  belle,  quoique  badigeonnée  en  jaune 
avec  contrevents  verts;  derrière  celte  maison,  les 
hauts  pignons  d'une  vieille  nef  où  est  la  bibliothè- 
que de  la  ville;  au  milieu  de  la  place,  une  baraque 
en  bois  d'où  sortira ,  dit-on ,  un  monument  pour 
Kléber;  tout  autour,  un  cordon  de  vieux  toits  assez 
pittoresques  ;  à  quelques  pas  de  ma  fenêtre ,  une 
lanterne-potence  au  pied  de  laquelle  baragouinent 
quelques  gamins  allemands,  blonds  et  ventrus.  De 
temps  en  temps,  une  svelte  chaise  de  poste  anglaise, 
calèche  ou  landau ,  s'arrête  devant  la  porte  de  îa 
Maison-Rouge  —  que  j'habite,  —  avec  son  pos- 
tillon badois.  Le  postillon  badois  est  charmant;  il  a 
une  veste  jaune-vif,  un  chapeau  noir  verni  à  large 
galon  d'argent,  et  porte  en  bandoulière  un  petit  cor 
de  chasse  avec  une  énorme  touffe  de  glands  rouges 
au  milieu  du  dos.  Nos  postillons,  à  nous,  sont  hi- 
deux ;  le  postillon  de  Longjumeau  est  un  mythe  ; 
une  vieille  blouse  crottée  avec  un  affreux  bonnet  de 
coton,  voilà  le  postillon  français.  Maintenant,  sur  le 
tout,  postillon  badois,  chaise  de  poste,  gamins  alle- 
mands ,  vieilles  maisons ,  arbres ,  baraques  et  clo- 
cher, posez  un  joli  ciel  mêlé  de  bleu  et  de  nuages , 
et  vous  aurez  une  idée  du  tableau. 

J'ai  eu,  du  reste,  peu  d'aventures;  j'ai   passé 
deux  nuits  en  malle-poste ,  ce  qui  m'a  laissé  une 


STRASBOURG.  S 

haute  idée  de  la  solidité  de  notre  machine  humaine. 
C'est  une  horrible  chose  qu'une  nuit  en  malle- 
poste.  Au  moment  du  départ  tout  va  bien,  le  pos- 
tillon fait  claquer  son  fouet,  les  grelots  des  chevaux 
babillent  joyeusement,  on  se  sent  dans  une  situation 
étrange  et  douce ,  le  mouvement  de  la  voiture 
donne  à  l'esprit  de  la  gaieté  et  le  crépuscule  de  la 
mélancolie.  Peu  à  peu  la  nuit  tombe,  la  conversa- 
tion des  voisins  languit ,  on  sent  ses  paupières  s'a- 
lourdir, les  lanternes  de  la  malle  s'allument,  elle 
relaie,  puis  repart  comme  le  vent,  il  fait  tout  à  fait 
nuit,  on  s'endort,  c'est  précisément  ce  moment-là 
que  la  route  choisit  pour  devenir  affreuse  ;  les  bos- 
ses et  les  fondrières  s'enchevêtrent  ;  la  malle  se  met 
à  danser.  Ce  n'est  plus  une  route ,  c'est  une  chaîne 
de  montagnes  avec  ses  lacs  et  ses  crêtes,  qui  doit 
faire  des  horizons  magnifiques  aux  fourmis.  Alors 
deux  mouvements  contraires  s'emparent  de  la  voi- 
ture et  la  secouent  avec  rage  comme  deux  énormes 
mains  qui  l'auraient  empoignée  en  passant  :  un 
mouvement  d'avant  en  arrière  et  d'arrière  en  avant, 
et  un  mouvement  de  gauche  à  droite  et  de  droite  à 
gauche,  —  le  tangage  et  le  roulis.  Il  résulte  de  celte 
heureuse  complication  que  toute  secousse  se  multi- 
plie par  elle-même  à  la  bailleur  des  essieux  ,  el 
qu'elle  monte  à  la  troisième  puissance  dans  l'inté- 
rieur de  la  voiture  ;  si  bien  qu'un  caillou  gros 
comme  le  poing  vous  f.iit   COgner  huit  fois  de  suite 

i. 


r,  lettre  xxix. 

la  tête  au  même  endroit,  comme  s'il  s'agissait  d'y 
enfoncer  un  clou.  C'est  charmant.  A  dater  de  ce 
moment-là,  on  n'est  plus  dans  nue  voiture,  on  est 
dans  un  tourbillon.  Il  semble  que  la  malle  soil  en- 
trée en  fureur.  La  confortable  malle  inventée  par 
M.  Conte  se  métamorphose  en  une  abominable  pa- 
tache,  le  fauteuil-Voltaire  n'est  plus  qu'un  infâme 
lape-cul.  On  saute ,  on  danse  ,  on  rebondit ,  on  re- 
jaillit contre  son  voisin ,  —  tout  en  donnant.  Car 
c'est  là  le  beau  de  la  chose,  on  dort.  Le  sommeil 
vous  tient  d'un  côté ,  l'infernale  voiture  de  l'autre. 
De  là  un  cauchemar  sans  pareil.  Rien  n'est  compa- 
rable aux  rêves  d'un  sommeil  cahoté.  On  dort  et 
l'on  ne  dort  pas,  on  est  tout  à  la  fois  dans  la  réalité 
et  dans  la  chimère.  C'est  le  rêve  amphibie.  De  temps 
en  temps  on  entr'ouvre  la  paupière.  Tout  a  un  as- 
pect difforme,  surtout  s'il  pleut,  comme  il  faisait 
l'autre  nuit.  Le  ciel  est  noir,  ou  plutôt  il  n'y  a  pas 
de  ciel,  il  semble  qu'on  aille  éperdument  à  travers 
un  gouffre;  les  lanternes  de  la  voiture  jettent  une 
lueur  blafarde  qui  rend  monstrueuse  la  croupe  des 
chevaux  ;  par  intervalles ,  de  farouches  tignasses 
d'ormeaux  apparaissent  brusquement  dans  la  clarté, 
et  s'évanouissent;  les  flaques  d'eau  pétillent  et  fré- 
missent sous  la  pluie  comme  une  friture  dans  la 
poêle  ;  les  buissons  prennent  des  airs  accroupis  et 
hostiles;  les  tas  de  pierres  ont  des  tournures  de  ca- 
davres gisants;  on  regarde  vaguement;  les  arbres 


STRASBOURG .  7 

de  la  plaine  ne  sont  pins  des  arbres,  ce  sont  des 
géants  hideux  qu'on  croit  voir  s'avancer  lentement 
vers  le  bord  de  la  route  ;  tout  vieux  mur  ressemble 
à  une  énorme  mâchoire  édentée.  Tout  à  coup  un 
spectre  passe  en  étendant  les  bras.  Le  jour,  ce  se- 
rail  tout  bonnement  le  poteau  du  chemin,  et  il  vous 
dirait  honnêtement  :  Route  de  Coulommiers  à 
Sèzanne,  La  nuit,  c'est  une  larve  horrible  qui 
semble  jeter  une  malédiction  au  voyageur.  Et  puis, 
je  ne  sais  pourquoi  on  a  l'esprit  plein  d'images  de 
serpents  ;  c'est  à  croire  que  des  couleuvres  vous 
rampent  dans  le  cerveau;  la  ronce  siffle  au  bord  du 
talus  comme  une  poignée  d'aspics  ;  le  fouet  du  pos- 
tillon est  une  vipère  volante  qui  suit  la  voiture  et 
cherche  à  vous  mordre  à  travers  la  vitre;  au  loin, 
dans  la  brunie ,  la  ligne  des  collines  ondule  comme 
le  ventre  d'un  boa  qui  digère,  et  prend  dans  les 
grossissements  du  sommeil  la  figure  d'un  dragon 
prodigieux  qui  entourerait  l'horizon.  Le  vent  râle 
comme  un  cyclope  fatigué,  et  vous  fait  rê?er  à  quel- 
que ouvrier  effrayant  qui  travaille  avec  douleur  dans 
les  ténèbres.  —  Tout  vil  de  celte  vie  affreuse  que 
les  nuits  d'orage  donnent  aux  choses. 

Les  villes  qu'on  traverse  se  niellent  aussi  à  dan- 
ser, les  rues  moulent  et  descendenl  perpendirulai- 
rement,  les  maisons  se  penchent  pèle-inèle  sur  la 
voiture,  el  quelques-unes  y  regardcnl  avec  des  yeux 
de  braise.  Ce  sont  relies  qui  oui  encore  des  fenêtres 

écl.'lil'ées. 


8  LETTRE  XXIX. 

Vers  cinq  heures  du  matin,  on  se  croit  brisé;  le 
soleil  se  lève,  on  n'y  pense  plus. 

Voilà  ce  que  c'est  qu'une  nuit  en  malle-poste,  et 
je  vous  parle  ici  des  nouvelles  malles,  qui  sont  d'ail- 
leurs d'excellentes  voitures  le  jour,  quand  la  route 
est  bonne,  —  ce  qui  est  rare  en  France. 

Vous  pensez  bien ,  cber  ami ,  qu'il  me  serait  dif- 
ficile de  vous  donner  idée  d'un  pays  parcouru  de 
cette  manière.  J'ai  traversé  Sézanne,  et  voici  ce  qui 
m'en  reste  :  une  longue  rue  délabrée ,  des  maisons 
basses ,  une  place  avec  une  fontaine  ,  une  boutique 
ouverte  où  un  homme  éclairé  d'une  chandelle  ra- 
bote une  planche.  J'ai  traversé  Phalsbourg,  et  voici 
ce  que  j'en  ai  gardé  :  un  bruit  de  chaînes  et  de 
ponts-levis,  des  soldats  regardant  avec  des  lanternes, 
et  de  noires  portes  fortifiées  sous  lesquelles  s'en- 
gouffrait la  voiture. 

De  Vitry-sur-Marne  h  Nancy,  j'ai  voyagé  au  jour. 
Je  n'ai  rien  vu  de  bien  remarquable.  Il  est  vrai  que 
la  malle-poste  ne  laisse  rien  voir. 

Vitry-sur-XIarne  est  une  place  de  guerre  rococo. 
Saint-Dizier  est  une  longue  et  large  rue  bordée  ça 
et  là  de  belles  maisons  Louis  XV  en  pierres  de  taille. 
liar-le-Duc  est  assez  pittoresque  ;  une  jolie  rivière  y 
passe.  Je  suppose  que  c'est  l'Ornain;  mais  je  n'af- 
firme rien  en  fait  de  rivière ,  depuis  qu'il  m'est 
arrivé  de  soulever  toute  la  Bretagne  pour  avoir  con- 
fondu la  Vilaine  avec  le  Couasnon.  Les  naïades  sont 


STRASBOURG.  9 

susceptibles,  et  je  ne  me  soucie  pas  de  me  colleter 
avec  des  fleuves  aux  cheveux  verts.  Mettez  donc 
(pie  je  n'ai  rien  dit. 

A  propos,  j'ai  fait  tout  ce  voyage  accosté  d'un 
brave  notaire  de  province  qui  a  son  officine  dans  je 
ne  sais  plus  quelle  petite  ville  du  midi  et  qui  va 
passer  ses  vacances  à  Bade,  parce  que,  dit-il,  tout 
le  monde  va  à  Bade,  Aucun."  conversation  possi- 
ble, bien  entendu.  Ce  digne  tabellion  sent  le  papier 
timbré  comme  le  lapin  de  clapier  sent  le  chou. 

Du  reste,  comme  le  voyage  rend  causeur,  j'ai  es- 
sayé de  l'entamer  de  cent  façons  pour  voir  si  je  le 
trouverais  mangeable,  comme  parle  Diderot.  .le 
l'ai  ébréché  de  tous  les  côtés,  mais  je  n'ai  rien  pu 
casser  qui  ne  fût  stupide.  Il  y  a  beaucoup  de  gens 
comme  cela.  .l'étais  comme  ces  enfants  qui  veulent 
à  toute  force  mordre  dans  un  faux  bonbon;  ils  cher- 
chent du  sucre,  ils  trouvent  du  plâtre. 

La  ville  de  Bar  est  dominée  par  un  immense  co- 
teau vignoble  qui  est  tout  vert  en  aoûl  el  qui,  au 
moment  où  j'y  passais,  s'appuyait  sur  un  ciel  loul 
bleu.  Rien  de  cru  dans  ce  bien  et  (buis  ce  vert, 
qu'enveloppait  chaudement  un  rayon  de  soleil.  Aux 
environs  de  Bar-le-Duc  la  mode  est  que  les  maisons 
de  quelque  prétention  aient ,  au  lieu  de  porte  bâ- 
tarde, un  petit  porche  en  pierre  de  taille,  à  plafond 
carré,  élevé  sur  perron.  <.Vst  assez  joli.  Vous  savez 
que  j'aime  à  noter  les  originalités  des  architectures 


10  LETTRE  XXIX. 

locales,  je  vous  ai  dit  cela  cent  fois,  quand  l'archi- 
tecture est  naturelle  et  non  frelatée  par  les  archi- 
tectes. Le  climat  s'écrit  dans  l'architecture.  Pointu, 
un  toit  prouve  la  pluie;  plat ,  le  soleil;  chargé  de 
pierres,  le  vent. 

Du  reste,  je  n'ai  rien  remarqué  à  Bar-le-Duc,  si 
ce  n'est  que  le  courrier  de  la  malle  y  a  commandé 
quatre  cents  pots  de  confitures  pour  sa  vente  de 
l'année,  et  qu'au  moment  où  je  sortais  de  la  \ille  il 
y  entrait  un  vieux  cheval  éclopé,  qui  s'en  allait  sans 
doute  chez  l'équarrisseur.  Vous  souvient-il  de  ce 
fameux  saval  de  notre  douce  enfant ,  de  notre 
chère  petite  D. ,  lequel  est  resté  si  long-temps  ex- 
posé à  tous  les  ouragans  et  fondant  sous  toutes  les 
pluies  dans  un  coin  du  balcon  de  la  Place-Royale , 
avec  un  nez  en  papier  gris,  ni  oreilles  ni  queue,  et 
plus  rien  que.  trois  roulettes  ?  c'est  mon  pauvre  che- 
val de  Bar-le-Duc. 

De  Vitry  à  Saint-Dizier  le  paysage  est  médiocre. 
Ce  sont  de  grosses  croupes  à  blé,  tondues,  rousses, 
d'un  aspect  maussade  en  cette  saison.  Plus  de  la- 
boureurs, plus  de  moissonneurs,  plus  de  glaneuses 
marchant  pieds  nus,  tête  baissée,  avec  une  maigre 
gerbe  sous  le  bras.  Tout  est  désert.  De  temps  en 
temps  un  chasseur  et  un  chien  d'arrêt,  immobiles 
au  haut  d'une  colline,  se  dessinent  en  silhouette  sur 
le  clair  du  ciel. 

On  ne  voit  pas  les  villages;  ils  sont  blottis  mire 


STRASBOURG.  il 

les  collines ,  dans  de  petites  vallées  vertes  au  fond 
desquelles  coule  presque  toujours  un  petit  ruisseau. 
Par  instants  on  aperçoit  le  bout  d'un  clocher. 

Une  fois  ce  bout  de  clocher  m'a  présenté  un  as- 
pect singulier.  La  colline  était  verte  ;  c'était  du  ga- 
zon. Au-dessus  de  cette  colline  on  ne  voyait  absolu- 
ment rien  cpie  le  chapeau  d'étain  d'une  tour  d'église 
lequel  semblait  posé  exactement  sur  le  haut  du  co- 
teau. Ce  chapeau  était  de  forme  flamande.  (  En 
Flandre,  dans  les  églises  de  village,  le  clocher  a  la 
forme  de  la  cloche.)  Vous  Voyez  cela  d'ici  :  un  im- 
mense tapis  vert  sur  lequel  on  eût  dit  que  Gargan- 
tua avait  oublié  sa  sonnette. 

Après  Saint-Dizier  la  route  est  agréable.  Une 
fraîche  chevelure  d'arbres  se  répand  de  tous  les  cô- 
tés, les  vallons  se  creusent,  les  collines  s'etïlanqueui 
et  prennent  par  moments  un  faux  air  de  montagnes. 
Ce  qui  aide  à  l'illusion  ,  c'est  que  parfois,  et  malgré 
le  joli  aspect ,  la  terre  est  maigre,  le  haut  des  col- 
lines est  malade  et  pelé.  On  sent  que  la  terre  n'a 
pas  la  force  de  pousser  sa  sève  jusque-là.  Cela  ne 
grandit  les  collines  qu'en  apparence,  mais  enfin  ceil 
les  grandit. 

Une  jolie  ville,  c'est  Ligliy.  Trois  on  qualie  col- 
lines en  se  rencontranl  oui  fait  une  \ allée  en  étoile. 
Les  maisons  de  l.i-nv  sont  toutes  entassées  au  fond 
(le  cette  vallée  comme  si  «'Iles  a\ainil  «lissé  (In  haut 

d.s  eoUmes  Cela  fait  un-'  petite  ville  ratluâiite  à 


12  LETTRE  XXIX. 

voir;  et  puis  il  y  a  une  jolie  rivière  et  deux  belles 
tours  eu  ruine.  Ces  collines  sont  charmantes,  elles 
ont  l'obligeance  de  forcer  la  malle-posie  à  monter 
au  pas,  si  bien  que  j'ai  pu  descendre,  suivre  la  voi- 
lure à  pied  et  voir  la  ville. 

J'ai  des  doutes  à  l'endroit  de  la  cathédrale  de 
Toul.  Je  la  soupçonne  d'avoir  quelque  alïinité  avec 
la  cathédrale  d'Orléans,  cette  odieuse  église  qui  de 
loin  vous  fait  tant  de  promesses  et  qui  de  près  n'en 
lient  aucune.  Cependant  j'ai  moins  mauvaise  idée 
de  l'église  de  Toul;  il  est  vrai  que  je  ne  l'ai  pas  vue 
de  près.  Toul  est  dans  une  vallée ,  la  malle  y  des- 
cend au  galop ,  le  soleil  se  couchait ,  il  jetait  un  ad- 
mirable rayon  horizontal  sur  la  façade  de  la  cathé- 
drale ;  l'édifice  a  un  aspect  de  vétusté  singulière ,  il 
a  de  la  masse,  c'était  très-beau.  En  approchant  j'ai 
cru  voir  qu'il  y  avait  au  moins  autant  de  délabre- 
ment que  de  vieillesse,  que  les  tours  étaient  octogo- 
nes ,  ce  qui  m'a  déplu ,  et  qu'elles  étaient  surmon- 
tées d'une  balustrade  pareille  au  couronnement  des 
tours  d'Orléans ,  ce  qui  m'a  choqué.  Cependant  je 
ne  condamne  pas  la  cathédrale  de  Toul.  Vue  par 
l'abside,  elle  est  assez  belle.  Au  moment  où  nous 
passions  le  pont  de  Toul,  mon  compagnon  de  voyage 
m'a  demandé  si  la  maison  de  Lorraine  n'était  pas  la 
même  chose  que  la  maison  de  Médicis. 

Nancy,  comme  Toul,  est  dans  une  vallée ,  mais 
dans  une  belle ,  large  et  opulente  vallée.  La  ville  a 


STRASBOURG.  13 

peu  d'aspect  ;  les  clochers  de  la  cathédrale  sont  des 
poivrières  pompadour.  Cependant  je  me  suis  récon- 
cilié avec  Nancy,  d'abord  parce  que  j'y  ai  dîné,  et 
j'avais  grand  faim;  ensuite  parce  que  la  place  de 
l'Hôtel-de-Ville  est  une  des  places  rococo  les  plus 
jolies,  les  plus  gaies  et  les  plus  complètes  que  j'aie 
vues.  C'est  une  décoration  fort  bien  faite  et  mer- 
veilleusement ajustée  avec  toutes  sortes  de  choses 
qui  sont  bien  ensemble  et  qui  s'entr'aidenl  pour 
l'effet  :  des  fontaines  en  rocaille,  des  bosquets  d'ar- 
bres (aillés  et  façonnés ,  des  grilles  de  fer  épaisses , 
dorées  et  ouvragées,  une  statue  du  roi  Stanislas,  un 
arc  de  triomphe  d'un  style  tourmenté  et  amusant, 
des  façades  nobles,  élégantes,  bien  liées  entre  elles 
et  disposées  selon  des  angles  intelligents.  Le  pavé, 
lui-même,  fait  de  cailloux  pointus,  est  à  comparti- 
ments comme  une  mosaïque.  C'est  une  place  mar- 
quise. 

J'ai  vraiment  regretté  (pie  le  temps  me  manquât 
pour  voir  en  détail  et  à  mon  aise  celle  ville  toute 
dans  le  style  de  Louis  XV.  L'architecture  du  dix- 
huitième  siècle ,  quand  elle  est  riche ,  finit  par  ra- 
cheter son  mauvais  goût.  Sa  fantaisie  végète  el  s'é- 
panouit au  somme I  des  édiûces  en  buissons  de  Qeurs 
si  extravagantes  el  si  touffues  que  toute  colère  s'en 
va  el  qu'oïl  s'y  acoquine.  Dans  les  climats  chauds, 
à  Lisbonne,  par  exemple,  qui  est  .nissi  une  \ille 
rococo,  il  semble  que  le  soleil  ail  ai^i  sur  celle  m- 
lit. 


14  LETTRE  XXLV. 

géuuion  de  pierre  connue  sur  l'autre  végétation.  On 
dirait  qu'une  sève  a  circulé  dans  le  granit;  elle  b'j 
est  gonflée ,  s'y  est  fait  jour  et  jette  de  toutes  parts 
de  prodigieuses  branches  d'arabesques  qui  se  dres- 
sent enflées  vers  le  ciel.  Sur  les  couvents ,  sur  les 
palais,  sur  les  églises,  l'ornement  jaillit  de  partout, 
à  tout  propos,  avec  ou  sans  prétexte.  Jl  n'y  a  pas  à 
Lisbonne  un  seul  fronton  dont  la  ligne  soit  restée 
tranquille. 

Ce  qui  est  remarquable ,  et  ce  qui  achève  d'as- 
similer l'architecture  du  dix-huitième  siècle  à  une 
végétation,  j'en  faisais  encore  l'observation  à  Nancy 
en  côtoyant  là  cathédrale ,  c'est  que ,  de  même  que 
le  tronc  des  arbres  est  noir  et  triste ,  la  partie  infé- 
rieure des  édifices  pompadour  est  nue ,  morose , 
lourde  et  lugubre.  Le  rococo  a  de  vilains  pieds. 

J'arrivais  à  Nancy  dimanche  à  sept  heures  du 
soir  ;  h  huit  heures  la  malle  repartait.  Cette  nuit  a 
été  moins  mauvaise  que  la  première.  Étais-je  plus 
fatigué  ?  la  route  était-elle  meilleure  ?  Le  fait  est 
que  je  me  suis  cramponné  aux  brassières  de  la  voi- 
ture et  que  j'ai  dormi.  C'est  ainsi  que  j'ai  vu  Phals- 
bourg. 

Vers  quatre  heures  du  matin,  je  me  suis  réveillé. 
Un  vent  frais  me  frappait  le  visage ,  la  voiture,  lan- 
cée au  grand  galop,  penchait  en  avant,  nous  descen- 
dions la  fameuse  côte  de  Saverne. 

C'est  là  une  des  belles  impressions  de  ma  Aie.  La 


STRASBOURG.  15 

pluie  avait  cessé,  les  brumes  se  dispersaient  aux 
quatre  vents ,  le  croissant  traversait  rapidement  les 
nuées  et  par  moments  voguait  librement  dans  un 
trapèze  d'azur  comme  une  barque  dans  un  petit 
lac.  Une  brise,  qui  venait  du  Rhin  ,  faisait  frisson- 
ner les  arbres  au  bord  de  la  route.  De  temps  en 
temps  ils  s'écartaient  et  me  laissaient  voir  un  abîme 
vague  et  éblouissant  :  au  premier  plan ,  une  futaie 
sous  laquelle  se  dérobait  la  montagne  ;  en  bas,  d'im- 
menses plaines  avec  des  méandres  d'eau  reluisant 
comme  des  éclairs  ;  au  fond ,  une  ligne  sombre, 
confuse  et  épaisse,  —  la  Forêt-Noire,  —  tout  un 
panorama  magique  entrevu  au  clair  de  lune.  Ces 
spectacles  inachevés  ont  peut-être  plus  de  prestige 
encore  que  les  autres.  Ce  sont  des  rêves  qu'on 
touche  et  qu'on  regarde.  Je  savais  que  j'avais  sous 
les  yeux  la  France,  l'Allemagne  et  la  Suisse  ,  Stras- 
bourg avec  sa  flèche,  la  Forêt-Noire  avec  ses  mon- 
tagnes, le  Rhin  avec  ses  détours  ;  je  cherchais  tout, 
je  supposais  tout  et  je  ne  voyais  rien.  Je  n'ai  jamais 
éprouvé  de  sensation  plus  extraordinaire.  Mêlez  à 
cela  l'heure,  la  course,  les  chevaux  emportés  par  la 
pente,  le  hruil  violent  des  roues,  le  frémissement 
des  vitres  abaissées,  le  passage  fréquent  des  ombres 
des  arbres,  les  souilles  qui  sortent  le  matin  des 
montagnes,  une  sorte  de  murmure  que  faisait  déjà 
la  plaine,  la  beauté  du  ciel,  et  \mis  comprendrai  ce 

que  je   sentais.   Le  jonr,  cette  vallée  émerveille;   la 

nnii .  elle  fascine, 


ir.  LETTRE  XXIX. 

La  descente  se  fait  en  un  quart  d'heure.  Elle  a 
cinq  quarts  de  lieue.  —  Une  demi-heure  plus  tard, 
c'était  le  crépuscule  ;  l'aube  à  ma  gauche  étamait  le 
bas  du  ciel,  un  groupe  de  maisons  blanches  couver- 
tes de  tuiles  noires  se  découpait  au  sommet  d'une 
colline,  le  véritable  azur  du  jour  commençait  à  dé- 
border l'horizon  ,  quelques  paysans  passaient  déjà 
allant  à  leurs  vignes,  une  lumière  claire,  froide  et 
violette  luttait  avec  la  lueur  cendrée  de  la  lune ,  les 
constellations  pâlissaient,  deux  des  pléiades  avaient 
disparu ,  les  trois  chevaux  du  Chariot  descendaient 
rapidement  vers  leur  écurie  aux  portes  bleues  ,  il 
faisait  froid,  j'étais  gelé,  il  a  fallu  lever  les  vil  tes. 
Un  moment  après  le  soleil  se  levait ,  et  la  première 
chose  qu'il  me  montrait ,  c'était  un  notaire  de  vil- 
lage faisant  sa  barbe  à  sa  fenêtre ,  le  nez  dans  un 
miroir  cassé,  sous  un  rideau  de  calicot  rouge. 

Une  lieue  plus  loin ,  les  paysans  devenaient  pitto- 
resques, les  rouliers  devenaient  magnifiques;  j'ai 
compté  à  l'un  d'eux  treize  mulets  attelés  de  chaînes 
largement  espacées.  On  sentait  l'approche  de  Strasr 
bourg,  la  vieille  ville  allemande. 

Tout  en  galopant  nous  traversions  Wasselonne, 
long  boyau  de  maisons  étranglé  dans  la  dernière 
gorge  des  Vosges  du  côté  de  Strasbourg.  Là,  je 
n'ai  pu  qu'entrevoir  une  singulière  façade  d'église 
surmontée  de  trois  clochers  ronds  et  pointus ,  jux- 
taposés, que  le  mouvement  de  la  voiture  a  brus- 


•  STRASBOURG.  17 

quement  apportée  devant  ma  vitre  et  tout  de  suite 
remportée  en  la  cahotant  comme  une  décoration  de 
théâtre. 

Tout  à  coup ,  à  un  tournant  de  la  route ,  une 
brume  s'est  enlevée,  et  j'ai  aperçu  le  Munster.  Il 
était  six  heures  du  matin.  L'énorme  cathédrale ,  le 
sommet  le  plus  haut  qu'ait  bâti  la  main  de  l'homme 
après  la  grande  pyramide ,  se  dessinait  nettement 
sur  un  fond  de  montagnes  sombres  d'une  forme 
magnifique,  dans  lesquelles  le  soleil  baignait  ça  et 
là  de  larges  vallées.  L'œuvre  de  Dieu  faite  pour  les 
hommes,  l'œuvre  des  hommes  faite  pour  Dieu,  la 
montagne  et  la  cathédrale,  luttaient  de  grandeur. 
Je  n'ai  jamais  rien  vu  de  plus  imposant. 


LETTRE  XXX. 


STRASBOURG. 


La  cathédrale.  —  La  façade.  —  L'abside.  —  L'auteur  l'exprime 
avec  une  extrême  réserve  sur  le  compte  de  sou  emmenée 
monseigneur  le  cardinal  île  Rohan,  évêqne  «le  Strasbourg.  ■ — 
. —  Les  vitraux.  —  La  chaire,  —   Les  fonts  baptismaux,  — 

—  Deux  tombeaux,  —  Quelques  âneries  à  propos  d'un  anglais. 

—  Le  bras  gauche  de  la  croix,  —  Le  liras  droit. —  Le  suisse 
mal  venu  et  mal  nu-né.  —  Le  Munster.  —  Qui  l'auteur  ren- 
contre eu  y  moulant.  —  L'auteur  sur  le  Munster.  —  Stras- 
bourg à  vol  d'oiseau.  —  Panorama.  —  Statues  des  deux  archi- 
tectes du  clocher  de  Strasbourg.  —  Saint-Thomas,  —  Le 
tombeau  du  maréchal  de  Saxe.  —  Aulrcs  tombeaux.  —  Au- 
dessus  du  prêtre,  le  curé;  au-dessus  du  curé,  l'évoque;  au- 
dessus  de  l'évéque,  le  cardinal  ;  au-dessus  du  cardinal,  le 
pape)  an-dessus  du  i>.i|>c,  le  sacristain,  —  Le  gros  bedeau 
joufflu  offre  •<  l'auteur  de  le  conduire  dans  une  cachette, 
Un  comte  de  Nassau  ci  une  comtesse  de  Nassau  sous  verre, 
—  Quelle  est  la  dernière  humiliation  réservée  a  l'homme. 

Septembre, 

Hier  j'ai  visitt''  l'église.  Le  Munster  est  véritable- 
menl  une  merveille.  Les  portails  de  l'église  sonl 
beaux,  particulièrement  !<■  portail  roman;  il  y  i  wir 


50  LETTRE   XXX. 

la  façade  de  très-superbes  figures  à  cheval,  la  rosaco 
est  aoble  et  bien  coupée,  toute  la  face  de  l'église  est 
un  poème  savamment  composé.  Mais  le  véritable 
triomphe  de  cette  cathédrale,  c'est  la  flèche,  (l'est 
une  vraie  tiare  de  pierre  avec  sa  couronne  et  sa 
croix.  C'est  le  prodige  du  gigantesque  et  du  délicat. 
J'ai  vu  Chartres,  j'ai  vu  Anvers,  il  me  fallait  Stras- 
bourg. 

L'église  n'a  pas  été  terminée.  L'abside ,  miséra- 
blement tronquée,  a  été  arrangée  au  goût  du  car- 
dinal de  Rohan ,  cet  imbécile,  l'homme  du  collier. 
Elle  est  hideuse.  Le  vitrail  qu'on  y  a  adapté  a  un 
dessin  de  tapis  courant.  C'est  ignoble.  Les  autres 
vitraux  sont  beaux ,  excepté  quelques  verrières  re- 
faites, notamment  celle  de  la  grande  rose.  Toute 
l'église  est  honteusement  badigeonnée  ;  quelques 
parties  de  sculpture  ont  été  restaurées  avec  quel- 
que goût.  Cette  cathédrale  a  été  touchée  par  toutes 
mains.  La  chaire  est  un  petit  édifice  du  quinzième 
siècle,  gothique  fleuri,  d'un  dessin  et  d'un  stxle 
ravissants.  Malheureusement  on  l'a  dorée  d'une 
façon  slupide.  Les  fonts  baptismaux  sont  de  la 
môme  époque  et  supérieurement  restaurés.  C'est 
un  vase  entouré  d'une  broussaille  de  sculpture  la 
plus  merveilleuse  du  monde.  A  côté,  dans  une  cha- 
pelle sombre ,  il  y  a  deux  tombeaux.  L'un ,  celui 
d'un  évoque  du  temps  de  Louis  V,  est  cette  pensée 
redoutable  que  l'art  gothique  a  exprimée  sous  tou- 


STRASBOURG.  21 

tes  les  formes  :  un  lit  sous  lequel  est  un  tombeau, 
le  sommeil  superposé  a  la  mort ,  l'homme  au  cada- 
vre, la  mort  à  l'éternité.  Le  sépulcre  a  deux  étages. 
L'évéque ,  dans  ses  habits  pontificaux  et  mitre  en 
tête ,  est  couché  dans  son  lit ,  sous  un  dais  ;  il  dort. 
Au-dessous,  dans  l'ombre,  sous  les  pieds  du  lit,  on 
entrevoit  une  énorme  pierre  dans  laquelle  sont  scel- 
lés deux  énormes  anneaux  de  fer;  c'est  le  couvercle 
du  tombeau.  On  n'en  voit  pas  davantage.  Les  ar- 
chitectes du  seizième  siècle  montraient  le  cadavre 
(vous  vous  souvenez  des  tombeaux  de  Brou),  ceux 
du  quatorzième  le  cachaient  ;  c'est  encore  plus  ef- 
frayant. Rien  de  plus  sinistre  que  ces  deux  anneaux. 
Au  plus  profond  de  ma  rêverie,  j'ai  été  distrait 
par  un  anglais  qui  faisait  des  questions  sur  l'affaire 
du  collier  et  sur  madame  de  Lamotte,  croyant  voir 
là  le  tombeau  du  cardinal  de  Rohan.  Dans  tout 
autre  lieu  je  n'aurais  pu  m'empècher  de  lire.  Après 
tout ,  j'aurais  eu  tort.  Qui  n'a  pas  son  coin  d'igno- 
rance grossière?  Je  connais,  et  vous  connaissez 
comme  moi  un  savant  médecin  qui  dit  poudre 
m  \  i  liii'iCE ,  ce  qui  prouve  qu'il  ne  sait  ni  le  latin 
ni  le  fiançais.  Je  ne  sais  plus  quel  avocat  ,  adver- 
saire de  la  propriété  littéraire  à  la  chambre  des  dé- 
putés, «lit  :  monsieur  Réaumur t  monsieur 
Fahrenheit,  monsieur  Centigrade.  Un  philo- 
sophe infaillible,  notre  contemporain,  a  imaginé  le 
prétéril   recollexit,  Raulin  ,  très-docte  recteur  «  I *  • 


52  LKTTRE  XX  V. 

l'Université  de  Paris  au  quinzième  siècle,  s'indi- 
quait que  les  écoliers  écrivissent  :  mater  tuus, 
paler  tua,  et  il  (lisait  :  Marmouseli.  Le  barba- 
risme faisait  la  morale  au  solécisme. 

Je  reviens  à  ma  cathédrale.  Le  tombeau  dont  je 
viens  de  vous  parler  est  dans  le  bras  gauche  de  la 
croix.  Dans  le  bras  droit  il  y  a  une  chapelle  qu'un 
échafaudage  m'a  empêché  de  voir.  A  côté  de  cette 
chapelle  court  une  balustrade  du  quinzième  siècle 
appliquée  sur  le  mur.  Une  figure  peinte  et  sculptée 
s'appuie  sur  cette  balustrade ,  et  semble  admirer  un 
pilier  entouré  de  statues  superposées  qui  est  vis-à- 
vis  d'elle,  et  qui  est  d'un  effet  merveilleux.  La  tra- 
dition veut  que  cette  figure  représente  le  premier 
architecte  du  Munster,  Herwyn  de  Steinbach. 

Les  statues  me  disent  beaucoup  de  choses  ;  aussi 
j'ai  toujours  la  manie  de  les  questionner,  et,  quand 
j'en  rencontre  une  qui  me  plaît,  je  reste  long-temps 
avec  elle.  J'étais  donc  tète  à  tète  avec  le  grand 
Herwyn  et  profondément  pensif  depuis  plus  d'une 
grosse  heure ,  lorsqu'un  bélître  est  venu  me  déran- 
ger. C'était  le  suisse  de  l'église ,  qui ,  pour  gagner 
trente  sous ,  m'offrait  de  m'expliquer  sa  cathédrale. 
Figurez-vous  un  horrible  suisse ,  mi-parti  d'alle- 
mand et  d'alsacien  ,  et  me  proposant  ses  explica- 
tions :  —  Mon  sir,  fous  af're  pas  fu  té  cham- 
petfe  ?  —  J'ai  congédié  assez  durement  ce  mar- 
chand de  baragouin. 


STRASBOURG.  23 

Je  n'ai  pu  voir  l'horloge  astronomique  qui  esl 
dans  la  nef,  et  qui  est  un  charmant  petit  édifice 
fantastique  du  seizième  siècle.  On  esl  en  train  de 
la  restaurer  et  elle  est  recouverte  d'une  chemise  en 
planches. 

L'église  vue ,  je  suis  monte  sur  le  clocher.  Voua 
connaissez  mon  goût  pour  le  Voyage  perpendiru- 
laire.  Je  n'aurais  eu  garde  de  manquer  la  plus  haute 
flèche  du  monde.  Le  Munster  de  Strasbourg  a  près 
de  cinq  cents  pieds  de  haut.  Il  est  de  la  famille  des 
clochers  accostés  d'escaliers  à  jour.  C'est  une  chose 
admirable  de  circuler  dans  cette  monstrueuse  masse 
de  pierre  toute  pénétrée  d'air  et  de  lumière,  é\idée 
comme  un  joujou  de  Dieppe ,  lanterne  aussi  bien 
(pie  pyramide,  qui  vibre  et  qui  palpite  à  tous  les 
souflles  du  vent.  Je  suis  monté  jusqu'au  haut  des 
escaliers  verticaux.  J'ai  renronlré  en  montant  un 
visiteur  qui  descendait  loui  pâle  ei  tout  tremblant, 
ii  demi  porté  par  SOll  guide.  11  n'y  a  pourl.ml  am  un 
danger.  Le  danger  pourrait  commencer  au  point  où 
je  me  suis  arrêté,  à  la  naissance  de  la  flèche  pro- 
prement dite.  Quatre  escaliers  à  jour  en  spirale, 
correspondant  aux  quatre  tourelles  verticales,  en- 
roulés dans  un  enchevêtrement  délicat  de  pierre 
amenuisée  et  ouvragée ,  s'appuienl  sur  II  flèche, 
dont  ils  suhent  l'angle,  ei  rampent  Jusqu'à  ce  qu'on 
appelle  1,1  couronne)  a  environ  trente  pieds  de  dis- 
tança de  la  lanterne  surmontée  d'une  croix  qui  feii 


24  LETTRE  XXX. 

le  sommet  du  clocher.  Les  marches  de  ces  escaliers 
sont  très-hautes  et  très-étroites ,  et  vont  se  rétrécis- 
sant à  mesure  qu'on  monte.  Si  bien  qu'en  haut 
elles  ont  à  peine  la  saillie  du  talon.  Il  faut  gravir 
ainsi  une  centaine  de  pieds,  et  l'on  est  à  quatre 
cents  pieds  du  pavé.  Point  de  garde-fous,  ou  si  peu 
qu'il  n'est  pas  la  peine  d'en  parler.  L'entrée  de  cet 
escalier  est  fermée  par  une  grille  de  fer.  On  n'ouTre 
cette  grille  que  sur  une  permission  spéciale  du 
inaire  de  Strasbourg,  et  l'on  ne  peut  monter  qu'ac- 
compagné de  deux  ouvriers  couvreurs,  qui  vous 
nouent  autour  du  corps  une  corde  dont  ils  attachent 
le  bout  de  distance  en  distance ,  à  mesure  que  vous 
montez,  aux  barres  de  fer  qui  relient  les  meneaux. 
Il  y  a  huit  jours  trois  femmes ,  trois  allemandes, 
une  mère  et  ses  deux  fdles,  ont  fait  cette  ascension. 
Du  reste  personne ,  excepté  les  couvreurs  qui  ont  à 
restaurer  le  clocher,  ne  monte  jusqu'à  la  lanterne. 
Là  il  n'y  a  plus  d'escalier,  mais  de  simples  barres 
de  fer  disposées  en  échelons. 

D'où  j'étais,  la  vue  est  admirable.  On  a  Stras- 
bourg sous  ses  pieds,  vieille  ville  à  pignons  dentelés 
et  à  grands  toits  chargés  de  lucarnes ,  coupée  de 
tours  et  d'églises,  aussi  pittoresque  qu'aucune  ville 
de  Flandre.  L'Ill  et  le  Rhône ,  deux  jolies  rivières, 
égaient  ce  sombre  amas  d'édifices  de  leurs  flaques 
d'eau  claires  et  vertes.  Tout  autour  des  murailles 
s'étend  à   perte   de  vue   une   immense   campagne 


STRASBOURG.  25 

pleine  d'arbres  et  semée  de  villages.  Le  Rhin ,  qui 
s'approche  à  une  lieue  de  la  ville ,  court  dans  cette 
campagne  en  se  tordant  sur  lui-même.  En  faisant 
le  tour  du  clocher  ou  voit  trois  chaînes  de  monta- 
gnes, les  croupes  de  la  Forêt  Noire  au  nord,  les 
Vosges  à  l'ouest,  au  midi  les  Alpes. 

On  est  si  haut  que  le  paysage  n'est  plus  un  pay- 
sage; c'est,  comme  ce  que  je  voyais  sur  la  monta- 
gne de  Heidelberg,  une  carte  de  géographie,  mais 
une  carte  de  géographie  vivante ,  avec  des  brumes, 
des  fumées,  des  ombres  et  des  lueurs,  des  frémisse- 
ments d'eaux  et  de  feuilles,  des  nuées,  des  pluies  et 
des  rayons  de  soleil. 

Le  soleil  fait  volontiers  fête  à  ceux  qui  sont  sui- 
de grands  sommets.  Au  moment  où  j'étais  sur  le 
Munster  il  a  tout  à  coup  dérangé  les  nuages  dont  le 
ciel  avait  été  couvert  toute  la  journée,  et  il  a  mis  le 
feu  à  toutes  les  fumées  de  la  ville,  à  toutes  les  \;i- 
peurs  de  la  plaine,  tout  en  versant  une  pluie  d'or 
sur  Saverne  dont  je  revoyais  la  côte  magnifique  à 
douze  lieues  au  fond  de  l'horizon  à  travers  une  gaze 
resplendissante.  Derrière  moi  un  gros  nuage  pleu- 
vait sur  le  Rhin  ;  à  mes  pieds  la  ville  jasait  douce- 
ment, et  ses  paroles  m'arrivaient  à  travers  des  bouf- 
fées de  vent  ;  les  cloches  de  cent  villages  sonnaient  ; 
des  pucerons  roux  et  blancs,  qui  étaient  un  trou- 
peau de  bœufs ,  mugissaient  dans  une  prairie  à 
droite  ;  d'autres  pucerons  bleus  et  rouges ,  qui 
m. 


•2(i  LETTRE  \\\ 

étaient  dos  canonniers ,  faisaient  L'exercice  à  feu 
dans  le  polygone  à  gauche;  un  scarabée  noir,  qui 
était  une  diligence,  courait  sur  la  route  de  Metz  ; 
et  au  nord  ,  sur  la  croupe  d'une  colline  ,  le  château 
du  grand-duc  de  Bade  brillait  dans  une  flaque  de 
lumière  connue  une  pierre  précieuse.  Moi,  j'allais 
d'une  tourelle  à  l'autre ,  regardant  ainsi  tour  à  tour 
la  France,  la  Suisse  et  l'Allemagne  dans  un  seul 
rayon  de  soleil. 

Chaque  tourelle  fait  face  à  une  nation  différente. 

En  redescendant  je  me  suis  arrêté  quelques  in- 
stants à  l'une  des  portes  hautes  de  la  tourelle-esca- 
lier. Des  deux  côtés  de  cette  porte  sont  les  figures 
en  pierre  des  deux  architectes  du  Munster.  Ces 
deux  grands  poètes  sont  représentés  accroupis,  le 
dos  et  la  face  renversés  en  arrière  ,  comme  s'ils  s'é- 
merveillaient de  la  hauteur  de  leur  œuvre.  Je  me 
suis  mis  à  faire  comme  eux ,  et  je  suis  resté  aussi 
statue  qu'eux-mêmes  pendant  plusieurs  minutes. 
Sur  la  plate-forme ,  on  m'a  fait  écrire  mon  nom 
dans  un  livre  ;  après  quoi  je  m'en  suis  allé.  Les 
cloches  et  l'horloge  n'offrent  aucun  intérêt. 

Du  Munster  je  suis  allé  à  Saint  Thomas,  qui  est 
la  plus  ancienne  église  de  la  ville ,  et  où  est  le  tom- 
beau du  maréchal  de  Saxe.  Ce  tombeau  est  à  Stras- 
bourg ce  que  l'Assomption  de  Bridait  est  à  Chartres, 
une  chose  fort  célèbre ,  fort  vantée ,  et  fort  médio- 
cre. C'est  une  grande  machine  d'opéra  en  marbre, 


STRASBOURG.  27 

dans  le  maigre  slyle  de  Pigalle ,  et  sur  laquelle 
Louis  XV  se  vante  en  style  lapidaire  d'être  l'auteur 
et  le  guide  —  auctor  et  dux  —  des  victoires  du 
maréchal  de  Saxe.  On  vous  ouvre  une  armoire  dans 
laquelle  il  y  a  une  tête  à  perruque  en  plaire  ;  c'est 
le  buste  de  Pigalle.  —  Heureusement  il  y  a  auire 
chose  h  voir  à  Saint-Thomas  :  d'abord  l'église  elle- 
même,  qui  est  romane,  et  dont  les  clochers  trapus 
et  sombres  ont  un  grand  caractère  ;  puis  les  vitraux, 
qui  sont  beaux,  quoiqu'on  les  ait  stupidement  blan- 
chis dans  leur  partie  inférieure  ;  puis  les  tombeaux 
et  les  sarcophages,  qui  abondent  dans  cette  église. 
L'un  de  ces  tombeaux  est  du  quatorzième  siècle  ; 
c'est  une  lame  de  pierre  incrustée  droite  dans  le 
mur  sur  laquelle  est  sculpté  un  chevalier  allemand 
de*  la  plus  superbe  tournure.  Le  cœur  du  chevalier 
dans  une  boîte  en  vermeil  avait  été  déposé  dans  un 
petit  trou  carré  creusé  au  ventre  de  la  figure.  Kn 
93  ,  des  Brutus  locaux  ,  par  haine  des  chevaliers  et 
par  amour  des  boîtes  en  vermeil ,  ont  arraché  le 
coMir  à  la  statue.  Il  ne  reste  plus  que  le  trou  carré 
parfaitement  vide.  Sur  une  autre  lame  de  pierre  est 
sculpté  un  colonel  polonais,  casque  ol  panache  en 
tête,  dans  cette  belle  armure  que  les  gens  de  guerre 
portaient  encore  au  div-seplième  siècle.  On  croit 
que  c'est  un  chevalier;  point,  c'est  un  colonel.  Il  y 
a  en  outre  deux  merveilleux  sarcophages  en  pierre; 
l'un ,  qui  est  gigantesque  et  tout  chargé  de  blasons 


58  LETTRE  XXX. 

dans  le  style  opulent  du  seizième  siècle  ,  est  le  cer- 
cueil d'un  gentilhomme  danois  qui  dort,  je  ne  sais 
pourquoi,  dans  cette  église;  l'autre,  plus  curieux 
encore,  sinon  plus  beau,  est  caché  dans  \mo  ar- 
moire, comme  le  buste  de  Pigalle.  Règle  générale  : 
les  sacristains  cachent  tout  ce  qu'ils  peuvent  cacher 
parce  qu'ils  se  font  payer  pour  laisser  voir.  De  cette 
façon  on  fait  suer  des  pièces  de  cinquante  centimes 
à  de  pauvres  sarcophages  de  granit  qui  n'en  peu- 
vent mais.  Celui-ci  est  du  neuvième  siècle:  grande 
rareté.  C'est  le  cercueil  d'un  évêque  qui  ne  devait 
pas  avoir  plus  de  quatre  pieds  de  haut,  à  en  juger 
par  son  étui.  Magnifique  sarcophage  du  reste,  cou- 
vert de  sculptures  byzantines ,  figures  et  (leurs ,  et 
porté  par  trois  lions  de  pierre ,  un  sous  la  tête, 
deux  sous  les  pieds.  Comme  il  est  dans  une  armoire 
adossée  au  mur,  on  n'en  peut  voir  qu'une  face. 
Cela  est  fâcheux  pour  l'art  ;  il  vaudrait  mieux  que 
le  cercueil  fût  en  plein  air  dans  une  chapelle.  L'é- 
glise ,  le  sarcophage  et  le  voyageur  y  gagneraient  ; 
mais  que  deviendrait  le  sacristain  ?  Les  sacristains 
avant  tout  ;  c'est  la  règle  des  églises. 

Il  va  sans  dire  que  la  nef  romane  de  Saint-Tho- 
mas est  badigeonnée  en  jaune  vif. 

J'allais  sortir,  quand  mon  sacristain  protestant, 
gros  suisse  rouge  et  joufllu,  d'une  trentaine  d'an- 
nées ,  m'a  arrêté  par  le  bras  :  —  Voulez-vous  voir 
des  momies?  —  J'accepte.   Autre  cachette,   autre 


STRASBOURG. 

serrure.  J'entre  dans  un  caveau.  Ces  momies  n'ont 
rien  d'égyptien.  C'est  un  comte  de  Nassau  et  sa  fille 
qu'on  a  trouvés  embaumés  en  fouillant  les  caves  de 
l'église,  et  qu'on  a  mis  dans  ce  coin  sous  verre.  Ces 
deux  pauvres  morts  dorment  la  au  grand  jour,  cou- 
chés dans  leurs  cercueils ,  dont  on  a  enlevé  le  cou- 
vercle. Le  cercueil  du  comte  de  Nassau  est  orné 
d'armoiries  peintes.  Le  vieux  prince  est  vêtu  d'un 
costume  simple  coupé  à  la  mode  de  Henri  IV.  Il  a 
de  grands  gants  de  peau  jaune ,  des  souliers  noirs  à 
hauts  talons,  un  collet  de  guipure  et  un  bonnet  de 
linge  bordé  de  dentelle.   Le  visage  est  de  couleur 
bistre.  Les  yeux  sont  fermés.  On  voit  encore  quel- 
ques poils  de  la  moustache.  Sa  fille  porte  le  splen- 
dide  costume  d'Elisabeth.    La  tête  a  perdu  forme 
humaine;  c'est  une  tète  de  mort;  il  n'y  a  plus  de 
cheveux  ;  un  bouquet  de  rubans  roses  est  seul  resté 
sur  le  crâne  nu.  La  morte  a  un  collier  au  cou,  des 
bagues  aux  mains ,  des  mules  aux  pieds,  une  foule 
de  rubans,  de  bijoux  et  de  dentelles  sur  les  man- 
ches, et  une  petit"'  croix  de  chanoinesse  richement 
.'•maillée  sur  la  poitrine.  Elle  croise  ses  petites  mains 
grises  et  décharnées  et  elle  dort  sur  un  lit  de  linge 
comme  les  enfants  en  font  pour  leurs  poupées.    Il 
m'a  semblé   en   effel   voir  la  hideuse  poupée  (le  l.i 

mort,  ou  recommande  de  ne  pas  remuer  le  cer- 
nieil.  Si  l'on  touchait  ii  ce  qui  a  été  I..  princesse  de 

Nassau,  cela  tomberait  en  poussière. 


30  LETTRE  XXX. 

Eu  me  retournant  pour  voir  le  couite,  j'ai  été 
frappé  de  je  ne  sais  quelle  couche  luisante  beurrée 
sur  son  visage.  Le  sacristain  —  toujours  le  sacri- 
stain —  m'a  expliqué  qu'il  y  a  huit  ans,  lorsqu'on 
avait  trouvé  cette  momie,  on  avait  cru  devoir  la 
vernir.  Que  dites-vous  de  cela?  A  quoi  bon  avoir 
été  comte  de  Nassau  pour  être,  deux  cents  ans  après 
sa  mort,  verni  par  des  badigeonneurs  français?  La 
Bible  avait  promis  au  cadavre  de  l'homme  toutes 
les  métamorphoses ,  toutes  les  humiliations,  toutes 
les  destinées,  excepté  celle-ci.  Elle  avait  dit  :  — Les 
vivants  te  disperseront  comme  la  poussière,  te  foule- 
ront aux  pieds  comme  la  boue,  te  brûleront  comme 
le  fumier;  —  mais  elle  n'avait  pas  dit  :  —  Ils  fini- 
ront par  te  cirer  comme  une  faire  de  bottes! 


LETTRE  XXXI, 


FREIBLRG    EN    BRISGAW 


Profil  pittoresque  d'une  malle-poste  badoise.  —  Ouille  clarté 
les  lanternes  de  celte  malle  jettent  sur  le  pays  de  M.  de  Bade. 
Encore  an  réveil  au  point  du  jour.  —  L'auteur  est  outre  des 
insolences  d'un  petit  nain  gros  comme  une  noix  rpii  s'entend 
avec  un  écrou  mal  graissé  pour  se  moquer  de  lui.  —  Ciel  du 
matin.  —  Vénus.  —  Ce  qui  se  dresse  tout  à  coup  sur  le  ciel, 
—  Entrée  à  Frciburg,  —  Commencement  d'une  aventure 
étrange,  —  Le  voyageur,  n'ayant  plus  le  sou  et  ne  sacbant 
que  devenir,  regarde  une  fontaine.  —  Suite  de  l'aventure 
étrange,  —  Mystères  de  la  maison  où  il  y  avait  une  lanterne 
allumée.  —  Les  spectres  à  table.  —  Le  voyageur  se  livre  à 
divers  exorcismes,  — 11  a  la  bonne  idée  de  prononcer  un  mot 
magique.  —  Effets  de  ce  mot.  —  La  fille  pâle.  —  Dialogue 
effrayant  et  laconique  du  voyageur  et  de  la  lille  paie,  ■ —  Der- 
nier prodige.  —  Le  voyageur  sauvé  miraculeusement  rend 
témoignage  à  la  grandeur  de  Dieu.  —  N'est-il  pas  é\  ident  que 
baragouiner  le  latin  et  estropier  l'espagnol)  c'est  savoir  l'aile- 
mand?  L'Hôtel  de  lu  Coût  de  Zœhringen,  —  Ce  que  le 
voyageur  avail  rail  la  veille.  ■ — -Histoire  attendrissante  de  In 
julic  comédienne  et  des  douaniers  qui  lui  font  payer  dix-sepl 
sous.  —  Le  Munster  de  Freiburg  comparé  au  Munster  de 
Strasbourg.  —  l'n  peu  d'archéologie.  —  La  maison  qui  est 
près  de  l'église.— Parallèle  sérieux  el  impartial  an  point  de 
vue  du  goût,  de  l'art  et  de  la  science,  entre  les  membres  d<  - 
conseils  munit  ipam  de  France  el  d'Allemagne  et  les  tain  i,  •  - 
de  la  mer  du  .Sud         Quel  est  le  hadigeonnage  qui  réussit  ri 


32  LETTRE  XXXI. 

■jiii  prospère  sur  1rs  bords  du  Rhin.  —  L'église  «le  Freiburg. 

—  Les  verrières.  —  La  chaire.  —  L'auteur  bâlonne  les  ar- 
chitectes  sur  l'échiné  des  marguilliers.  —  Tombeau  du  dur 
Bertholdus.  —  Si  jamais  ce  duc  se  présente  chez  l'auteur,  le 
portier  a  ordre  de  ue  poiul  le  laisser  monter.  • —  Sarcophages. 

—  Le  chœur.  —  Les  chapelles  de  l'abside.  ■ —  Tombeaux  des 
ducs  de  Zaehringen. —  L'auteur  déroge  à  tentes  ses  habitudes  et 
ne  monte  j>as  au  clocher.  —  Pourquoi. —  Il  monte  plus  haut. 

—  Freiburg  à  vol  d'oiseau.  —  tir 1  aspect  de  la  nature.  — 

L'autre  vallée.  ■ —  Quatre  lignes  qui  sont  d'un  gourmand. 

G  septembre. 


Voici  mon  entrée  à  Freiburg  :  —  il  était  près  de 
quatre  heures  du  matin  ;  j'avais  roulé  toute  la  nuit 
dans  le  coupé  d'une  malle-poste  badoise,  armoriée 
d'or  à  la  tranche  de  gueules,  et  conduite  par  ces 
beaux  postillons  jaunes  dont  je  vous  ai  parlé  ;  tout 
en  traversant  une  foule  de  jolis  villages  propres, 
sains,  heureux,  semés  de  jardinets  épanouis  autour 
des  maisons,  arrosés  de  petites  rivières  vives  dont 
les  ponts  sont  ornés  de  statues  rustiques  que  j'en- 
trevoyais aux  lueurs  de  nos  lanternes,  j'avais  causé 
jusqu'à  onze  heures  du  soir  avec  mon  compagnon 
de  coupé,  jeune  homme  fort  modeste  et  fort  intelli- 
gent ,  architecte  de  la  ville  de  Haguenau  ;  puis , 
comme  la  route  est  bonne,  comme  les  postes  de 
M.  de  Rade  vont  fort  doucement,  je  m'étais  en- 
dormi. Donc,  vers  quatre  heures  du  matin,  le  souf- 
fle gai  et  froid  de  l'aube  entra  par  la  vitre  abaissée 
et  me  frappa  au  visage;  je  m'éveillai  h  demi,  ayant 


FREIBURG  EN  BRISGAW.  33 

déjà  l'impression  confuse  dos  objets  réels ,  et  con- 
servant encore  assez  du  sommeil  et  du  rêve  pour 
suivre  de  l'œil  un  petit  nain  fantastique  vêtu  d'une 
chape  d'or,    coiffé  d'une    perruque    rouge,    haut 
comme  mon  pouce,  qui  dansait  allègrement  der- 
rière le  postillon,  sur  la  croupe  du  cheval  porteur, 
faisant  force  contorsions  bizarres,  gambadant  comme 
un  saltimbanque,  parodiant  toutes  les  postures  du 
postillon,  et  esquivant  le  fouet  avec  des  soubresauts 
comiques  quand  par  hasard  il  passait  près  de  lui. 
De  temps  en  temps  ce  nain  se  retournait  vers  moi , 
et  il  me  semblait  qu'il  me  saluait  ironiquement  avec 
de  grands  éclats  de  rire.  Il  y  avait  dans  L'avant-train 
de  la  voilure  un  écrou  mal  graissé  qui  chantait  une 
chanson  dont  le  méchant  petit  drôle  paraissait  s'a- 
muser beaucoup.  Par  moments,  ses  espiègleries  et 
ses  insolences  me  mettaient  presque  en  colère ,  et 
j'étais  tenté  d'avertir  le  postillon.   Quand  il  y  eut 
plus  de  jour  dans  l'air  et  moins  de  sommeil  dans 
ma  tête,  je  reconnus  que  ce  nain  sautant  dans  sa 
chape  d'or  était  un  petit  bouton  de  cuivre  à  houppe 
écarlate  \issé  dans  la  croupière  du  cheval.   Tous  les 
mouvements  du  cheval   se  communiquaient   à   la 
croupière   en   s'exagérant  ,    et    faisaient    prendre  au 

bouton  de  cuivre  mille  folles  attitudes.  —  Je  me 
réveillai  tout  à  fait.  —  Il  avait  plu  toute  la  nuit, 
mais  le  vent  dispersait  les  nuées;  des  lu  unies  hu- 
ileuses et  diffuses  salissaient  çà  el  là  le  riel  tomme 


34  LETTRE  XXXI. 

les  épluchures  d'une  fourrure  noire;  à  ma  droite 
s'étendait  une  vaste  plaine  brune  à  peine  effleurée 
par  le  crépuscule;  à  ma  gauche,  derrière  une  col- 
line sombre  au  sommet  de  laquelle  se  dessinaient  de 
vives  silhouettes  d'arbres,  l'orient  bleuissait  vague- 
ment. Dans  ce  bleu,  au-dessus  des  arbres,  au-des- 
sous des  nuages ,  Vénus  rayonnait.  —  Vous  savez 
comme  j'aime  Vénus.  —  Je  la  regardais  sans  pou- 
voir en  détacher  mes  yeux,  quand  tout  à  coup,  à 
un  tournant  de  la  roule,  une  immense  flèche  noire 
découpée  à  jour  se  dressa  au  milieu  de  l'horizon. 
Nous  étions  à  Freiburg. 

Quelques  instants  après,  la  voiture  s'arrêta  dans 
une  large  rue  neuve  et  blanche  ,  et  déposa  son  con- 
tenu pêle-mêle,  paquets,  valises  et  voyageurs,  sous 
une  grande  porte  cochère  éclairée  d'une  chétive 
lanterne.   Mon  compagnon  français  me  salua  et  me 
quitta.  Je  n'étais  pas  fâché  d'arriver,  j'étais  assez 
fatigué.  J'allais  entrer  bravement  dans  la  maison, 
quand  un  homme  me  prit  le  bras  et  me  barra  le 
passage  avec  quelques  vives  paroles  en  allemand , 
parfaitement  inintelligibles  pour  moi.  Je  me  récriai 
en  bon  français,  et  je  m'adressai  aux  personnes  qui 
m'entouraient;  mais  il  n'y  avait  plus  là  que  des 
voyageurs  prussiens,  autrichiens,  badois,  emportant 
l'un  sa  malle  ,  l'autre  son  porte-manteau  ,  tous  fort 
allemands  et  fort  endormis.    Mes  réclamations  les 
éveillèrent  pourtant  un  peu  ,  et  ils  me  répondirent. 


I-RE1BIT.G  EN  BMSGAW.  3ô 

Mais  pas  un  mot  de  français  chez  eux,  pas  un  mot 
d'allemand  chez  moi.  Nous  baragouinions  de  part  et 
d'autre  à  qui  mieux  mieux.  Je  finis  cependant  par 
comprendre  que  cette  porte  cochère  n'était  pas  un 
hôtel  :  c'était  la  maison  de  la  poste,  et  rien  de  plus. 
Comment  faire?  où  aller?  Ici  on  ne  me  comprenait 
plus.  Je  les  aurais  bien  suivis;  mais  la  plupart  étaient 
des  fribourgeois  qui  rentraient  chez  eux,  et  ils  s'en 
allaient  tous  de  différente  côtés.  J'eus  le  déboire  de 
les  voir  partir  ainsi  les  uns  après  les  autres  jusqu'au 
dernier,  et  au  bout  de  cinq  minutes  je  restais  seul 
sous  la  por'e  cochère.  La  voiture  était  repartie.  Ici, 
je  m'aperçus  que  mon  sac  de  nuit ,  qui  contenait 
non-seulement  mes  hardes,  mais  encore  mon  ar- 
gent, avait  disparu.  Cela  commençait  à  devenir  tra- 
gique. Je  reconnus  que  c'était  là  un  cas  providen- 
tiel; cl  me  trouvant  ainsi  tout  à  coup  sans  habits, 
sans  argent  et  sans  gîte ,  perdu  chez  les  sannates  , 
qui  plus  est ,  je  pris  à  droite ,  et  je  me  mis  à  mar- 
cher devant  moi.  J'étais  assez  rêveur.  Cependant  le 
soleil ,  qui  n'abandonne  personne ,  avait  continué  H 
roule.  Il  faisait  petit  jour;  je  regardais  l'une  après 
l'autre  toutes  les  maisons,  comme  un  homme  qui 
aurait  bonne  envie  d'entrer  dans  une;  mais  elles 
étaient  toutes  badigeonnées  ei  jaune  et  en  grâ  el 
parfaitement  closes.    Pour  toute  consolation,  dads 

mon  exploration  forl  perplexe,  je  rencontra  i 

exquise  fontaine  du  quinzième  siècle  ,   qui  jetau 


M  LETTRE  XXXI. 

joyeusement  son  eau  dans  un  large  bassin  de  pierre 
par  quatre  robinets  de  cuivre  luisant.  Il  y  avait  assez 
de  jour  pour  que  je  pusse  distinguer  les  trois  étages 
de  statuettes  groupées  autour  de  la  colonne  cen- 
trale, et  je  remarquai  avec  peine  qu'on  avait  rem- 
placé la  figure  en  grès  de  Heilbron,  qui  devait  cou- 
ronner ce  charmant  petit  édifice,  par  une  méchante 
Renommée-girouette  de  fer-blanc  peint.  Après  avoir 
tourné  autour  de  la  fontaine  pour  bien  voir  toutes 
les  figurines,  je  me  remis  en  marche. 

A  deux  ou  trois  maisons  au  delà  de  la  fontaine, 
une  lanterne  allumée  brillait  au-dessus  d'une  porte 
ouverte.  Ma  foi,  j'entrai. 

Personne  sous  la  porte  cochère. 

J'appelle,  on  ne  me  répond  pas. 

Devant  moi,  un  escalier;  à  ma  gauche,  une  porte 
bâtarde. 

Je  pousse  la  porte  au  hasard  ;  elle  était  tout  con- 
tre, elle  s'ouvre.  J'entre,  je  me  trouve  dans  une 
chambre  absolument  noire,  avec  une  vague  fenêtre 
à  ma  gauche. 

J'appelle. 

—  Hé!  quelqu'un'. 

Pas  de  réponse. 

Je  tàte  le  mur,  je  trouve  une  porte  ;  je  la  pousse, 
elle  s'ouvre. 

Ici,  une  autre  chambre  sombre,  avec  une  lueur 
au  fond  et  une  porte  entrebâillée. 


FRE1BURG  EN  BRISGAW.  37 

Je  vais  à  cette  porte  et  je  regarde. 

Voici  l'effrayant  qui  commence. 

Dans  une  salle  oblongue,  soutenue  à  son  milieu 
par  deux  piliers,  et  très-vaste  ,  autour  d'une  longue 
table  faiblement  éclairée  par  des  chandelles  posées 
de  distance  en  dislance  ,  des  formes  singulières 
étaient  assises. 

C'étaient  des  êtres  pâles,  graves,  assoupis. 

Au  haut  bout  de  la  table,  le  plus  proche  de  moi, 
se  tenait  une  grande  femme  blême,  coiffée  d'un 
béret  surmonté  d'un  énorme  panache  noir.  A  côté 
d'elle,  un  jeune  homme  de  dix-sept  ans,  livide  et 
sérieux,  enveloppé  d'une  immense  robe  de  chambre 
à  ramages ,  avec  un  bonnet  de  soie  noire  sur  les 
yeux.  A  côté  du  jeune  homme,  un  vieillard  à  visage 
vert  dont  la  tête  portait  trois  étages  de  coiffures  : 
premier  élage,  un  bonnet  de  coton  ;  deuxième  étage, 
un  foulard  ;  troisième  étage,  un  chapeau. 

Puis  s'échelonnaient  de  chaise  en  chaise  cinq  ou 
si\  casse-noisettes  de  Nuremberg  vivants,  grotesque- 
ment  accoutrés,  et  engloutis  sous  d'immenses  feu- 
tres; faces  bistrées  avec  des  yeux  d'émail. 

Le  reste  de  la  longue  table  était  désert,  et  la 
nappe,  blanche  et  nue  connue  un  linceul,  se  perdait 
dans  l'ombre,  au  fond  de  la  salle. 

Chacun  de  ces  singuliers  convives  avail  devant  lui 
une  tasse  blanche  el  quelques  vases  de  forme  inu- 
sitée sur  un  petil  plateau. 

ni.  • 


38  LETTRE   \\\l. 

Aucun  d'eux  ne  disait  mol. 

De  temps  en  temps,  et  dans  le  plus  profond  si- 
lence, ils  portaient  à  leurs  lèvres  la  tasse  blanche 
où  fumait  une  liqueur  noire  qu'ils  buvaient  grave- 
ment. 

Je  compris  que  ces  spectres  prenaient  du  café. 

Toute  réflexion  faite,  et  jugeant  que  le  moment 
était  venu  de  produire  un  effet  quelconque,  je  pous- 
sai la  porte  entr'ouverte  et  j'entrai  vaillamment  dans 
la  salle. 

Point  ;  aucun  effet. 

La  grande  femme,  coiffée  en  héraut  d'armes, 
tourne  seule  la  tête,  me  regarde  fixement,  avec  des 
yeux  blancs,  et  se  remet  à  boire  son  philtre. 

Du  reste,  pas  une  parole. 

Les  autres  fantômes  ne  me  regardaient  même  pas. 

In  peu  déconcerté ,  ma  casquette  à  la  main ,  je 
fais  trois  pas  vers  la  table,  et  je  dis,  tout  en  crai- 
gnant fort  de  manquer  de  respect  à  ce  château  d'U- 
dolphe  : 

—  Messieurs,  n'est-ce  pas  ici  une  auberge  ? 

Ici  le  vieillard  triplement  coiffé  produisit  une  es- 
pèce de  grognement  inarticulé  qui  tomba  pesam- 
ment dans  sa  cravate.  Les  autres  ne  bougèrent  pas. 

Je  vous  avoue  qu'alors  je  perdis  patience,  et  me 
voilà  criant  à  tue-tête  :  —  Holà  !  hé  !  l'aubergiste  ! 
le  tavernier  !  de  par  tous  les  diables  !  l'hôtelier  !  le 
garçon  !  quelqu'un  !  Ko t hier  ! 


FREIBURG  EN  BRISGAW.  39 

J'avais  saisi  au  vol,  dans  mes  allées  et  venues  sur 
le  Rhin,  ce  mot  :  Kellner,  sans  en  savoir  le  sens, 
et  je  l'avais  soigneusement  serré  dans  un  coin  de 
ma  mémoire  avec  une  vague  idée  qu'il  pourrait 
m'etre  bon. 

En  effet,  à  ce  cri  magique  :  Kellner!  une  porte 
s'ouvrit  dans  la  partie  ténébreuse  de  la  caverne. 

Sésame,  ouvre-loi!  n'aurait  pas  mieux  réussi. 

Celte  porte  se  referma  après  avoir  donné  passage 
à  une  apparition  qui  vint  droit  à  moi  : 

Une  jeune  fille,  jolie,  pale,  les  yeux  battus,  velue, 
de  noir,  portant  sur  la  tète  une  coiffure  étrange,  qui 
avait  l'air  d'un  énorme  papillon  noir  posé  à  plat  sur 
le  front,  les  ailes  ouvertes. 

Elle  avait,  en  outre,  une  large  pièce  de  soie  noire 
roulée  autour  du  cou,  comme  si  ce  gracieux  spectre 
eût  eu  à  cacher  la  ligne  rouge  et  circulaire  de  Marie 
Stuart  et  de  Marie-Antoinette. 

—  Kellner?  me  dit-elle. 

Je  répondis  avec  intrépidité  :  —  Kellner! 

Elle  prit  un  (lambeau  et  nie  lit  signe  de  la  sui\re. 

INous  rentrâmes  dans  les  chambres  par  où  j'étais 
venu,  et,  au  beau  milieu  de  la  première,  sur  un 
banc  de  bois,  elle  nie  montra  a\ec  un  sourire  un 
homme  dormant  du  sommeil  profond  des  justes,  fi 
tète  sur  mon  sac  de  nuil. 

l'oit    surpris   de    ce   dernier    prodige,    je   SfîCOU   i 

l'homme;  il  s'éveilla:  la  jeune  fille  et  lui  échang< 


40  LETTRE  XXXI. 

rent  quelques  paroles  à  voix  basse,  et  deux  minutes 
après  nous  nous  retrouvions,  mon  sac  de  nuit  et 
moi,  fort  confortablement  installés  dans  une  cham- 
bre excellente,  à  rideaux  blancs  comme  neige. 

Or,  j'étais  à  Y  hôtel  de  la  Cour-de-Zœhringen. 

Voici  maintenant  l'explication  de  ce  conte  d'Anne 
Radcliffe  : 

A  la  douane  de  Kehl ,  le  conducteur  de  la  malle 
badoise  m'ayant  entendu  parler  latin  (non  sans  bar- 
barismes) avec  un  digne  pasteur  qui  s'en  retournait 
à  Zurich ,  et  espagnol  avec  un  colonel  Duarte ,  qui 
va  par  la  Savoie  rejoindre  don  Carlos,  en  avait  con- 
clu que  je  savais  l'allemand,  et  ne  s'était  plus  au- 
trement inquiété  de  moi.  A  Freiburg,  le  kellner, 
c'est-à-dire  le  factotum  de  l'hôtel  de  Zaehringen, 
attendait  la  malle-poste  à  son  arrivée,  et  le  courrier, 
en  débarquant,  m'avait  montré  à  lui  à  mon  insu,  en 
lui  disant  :  Voilà  un  voyageur  pour  vous,  puis 
lui  avait  remis  mon  sac  de  nuit  pendant  que  je  me 
démenais  au  milieu  des  allemands.  Le  kellner,  me 
croyant  averti ,  avait  pris  les  devants  avec  mon  sac 
et  était  allé  m'attendre  à  l'hôtel,  où  il  dormait  dans 
la  salle  basse.  Vous  devinez  le  reste. 

Il  y  a  pourtant  dans  l'aventure  un  hasard  d'une 
grande  beauté  :  c'est  qu'en  sortant  de  la  poste  j'ai 
pris  à  droite,  et  non  à  gauche.  Dieu  est  grand. 

Les  spectres  impassibles  qui  buvaient  du  café 
étaient  tout  bonnement  les  vovageurs  de  la  diligence 


FREIBURG  EN  BRISGAW.  41 

de  Francfort  à  Genève,  qui  mettaient  à  profit  l'heure 
de  répit  que  la  voiture  leur  accorde  au  point  du 
jour  ;  braves  gens  un  peu  affublés  à  l'allemande , 
qui  me  paraissaient  étranges  et  auxquels  je  devais 
paraître  absurde.  La  jeune  fille ,  c'était  une  jolie 
servante  de  l'hôtel  de  Zaehringen.  Le  grand  papillon 
noir,  c'est  la  coiffure  du  pays.  Coiffure  gracieuse. 
De  larges  rubans  de  soie  noire  ajustés  en  cocarde 
sur  le  front ,  cousus  à  une  calotte  également  noire , 
quelquefois  brodée  d'or  à  son  sommet,  derrière  la- 
quelle les  cheveux  tombent  sur  le  dos  en  deux  lon- 
gues nattes.  Les  deux  bouts  de  l'épaisse  cravate 
noire,  qui  est  aussi  une  mode  locale,  tombent  éga- 
lement derrière  le  dos. 

Il  était  sept  heures  du  soir,  la  veille ,  quand  je 
quittais  Strasbourg.  La  nuit  tombait  quand  j'ai 
passé  le  Rhin,  à  Kehl,  sur  le  pont  de  bateaux.  Iln 
touchant  l'autre  rive,  la  malle  s'est  arrêtée,  et  les 
douaniers  badois  ont  commencé  leur  travail.  J'ai 
livré  mes  clefs  et  je  suis  allé  regarder  le  Rhin  au 
crépuscule.  Cette  contemplation  m'a  l'ait  passer  le 
temps  de  la  douane  et  m'a  épargné  le  déplaisir  de 
voir  ce  que  mon  compagnon  l'architecte  m'a  raconté 
ensuite  d'une  pauvre  comédienne  allant  à  Carlsruhe; 

assc/.   jolie   bohémienne  ,   que   les  douaniers  se  SOnl 

divertis  à  tourmenter,  lui  faisant  payer  dix-sepl  sons 
pour  une  tournure  en  calicot  non  ourlée,  el  lui 

tirant  (le   sa    Valise   Ions   ses   Clinquants  et   tontes  ses 


42  LETTRE  XXXI. 

perruques,  à  la  grande  confusion  de  la  pauvre  fille. 

Le  munster  de  Freiburg,  à  la  hauteur  près,  vain 
le  munster  de  Strasbourg.  C'est,  avec  un  dessin 
différent,  la  même  élégance,  la  même  hardiesse, 
la  même  verve,  la  même  masse  de  pierre  rouillée  et 
sombre,  piquée  ça  et  là  de  trous  lumineux  de  toute 
forme  et  de  toute  grandeur.  L'architecte  du  nou- 
veau clocher  de  fer  à  Rouen  a  eu,  dit-on,  le  clocher 
de  Freiburg  en  vue.  Hélas  ! 

Il  y  a  deux  autres  clochers  a  la  cathédrale  de 
Freiburg.  Ceux-là  sont  romans,  petits,  bas,  sévères, 
à  pleins  cintres  el  à  dentelures  byzantines,  et  posés, 
non  comme  d'ordinaire  aux  extrémités  du  transept , 
mais  dans  les  angles  que  fait  l'intersection  de  la 
petite  nef  avec  la  grande  nef.  Le  munster  est  égale- 
ment,  en  quelque  sorte,  indépendant  de  l'église, 
quoiqu'il  y  adhère.  Il  est  bâti  à  l'entrée  de  la  grande 
nef,  sur  un  porche  presque  roman,  plein  de  statues 
peintes  et  dorées,  du  plus  grand  intérêt.  Sur  la 
place  de  l'église,  il  y  a  une  jolie  fontaine  du  sei- 
zième siècle,  el  en  avant  du  porche,  trois  colonnes 
du  même  temps,  qui  portent  la  statue  de  la  Vierge 
entre  les  deux  ligures  de  saint  Pierre  et  de  saint 
Paul.  Au  pied  de  ces  colonnes  le  pavé  dessine  un 
labyrinthe. 

A  droite ,  l'ombre  de  l'église  abrite ,  sur  la  même 
place,  une  maison  du  quinzième  siècle,  à  toit  im- 
mense en  tuiles  de  couleur,  à  pignons  en  escaliers, 


FREIBURG  EN  BRISGAW.  43 

flanquée  de  deux  tourelles  pointues ,  portée  sur 
quatre  arcades,  percée  de  haies  charmantes,  char- 
gée de  blasons  coloriés,  avec  balcon  ouvragé  au  pre- 
mier étage,  et,  entre  les  fenêtres-croisées  de  ce  bal- 
con, quatre  statues  peintes  et  dorées,  qui  sont  Maxi- 
milieu  Ier,  empereur  ;  Philippe  Ier,  roi  de  Castille  ; 
Charles-Quint,  empereur;  Ferdinand  Ier,  empereur. 
Cet  admirable  édifice  sert  à  je  ne  sais  quel  plat 
usage  municipal  et  bourgeois,  et  on  l'a  badigeonné 
en  rouge.  De  ce  côté-ci  du  Rhin ,  on  badigeonne 
en  rouge.  Ils  arrangent  leurs  églises  comme  les  sau- 
vages de  la  mer  du  Sud  arrangent  leurs  visages. 

Le  munster,  par  bonheur,  n'est  pas  badigeonné'. 
L'église  est  enduite  d'une  couche  de  gris,  ce  qui 
est  presque  tolérable  quand  on  songe  qu'elle  aurait 
pu  être  accommodée  en  couleur  de  betterave.  Lés 
vitraux,  à  peu  près  tous  conservés,  SOU1  d'une  mer- 
veilleuse beauté.  Gomme  la  flèche  occupe  sur  la 
façade  la   place  de  la  grande  rosace,  les  baB-COtés 

aboutissent  à  deux  moyennes  rosaces  inscrites  dans 
des  triangles  de  l'effel  le  plus  mystérieux  et  le  plus 
charmant.  La  chaire,  gothique  flamboyant,  esl  bu- 
perbej  la  ((tille  qu'on  y  a  ajoutée  est  misérable.  Ces 
sortes  de  chaires  n'avaient  pas  de  chef.  Voilà  ce  que 
les  marguilliers  devraient  Bavoir,  avant  de  Iripoter  à 
leur  fantaisie  ces  beaux  édifices.  Toute  la  partie 
1  esi  romane,  ainsi  que  les  deux  por 

lails  latéraux,  dontjl'un,  celui  de  droite,  est  mas 


44  LETTRE  XXXI. 

que  par  un  porche  de  la  renaissance.  Rien  de  plus 
curieux,  selon  moi,  que  ces  rencontres  du  style  ro- 
man et  du  style  de  la  renaissance  ;  l'archivolte  by- 
zantine ,  si  austère  ,  l'archivolte  néo-romaine ,  si 
élégante ,  s'accostent  et  s'accouplent ,  et ,  comme 
elles  sont  toutes  deux  fantastiques,  cette  base  com- 
mune les  met  en  harmonie  et  fait  qu'elles  se  tou- 
chent sans  se  heurter. 

Un  cordon  d'arcades  romanes  engagées  ourle  des 
deux  côtés  le  bas  de  la  grande  nef.  Chacun  des  cha- 
piteaux voudrait  être  dessiné  à  part.  Le  style  roman 
est  plus  riche  en  chapiteaux  que  le  style  gothique. 

Au  pied  de  l'une  de  ces  arcades  gît  un  duc  Ber- 
tholdus,  mort  en  1218,  sans  postérité,  et  enterré 
sous  sa  statue  :  sub  ftâc  statua,  dit  l'épitaphe. 
Hœc  statua  est  un  géant  de  pierre  à  long  corsage, 
adossé  au  mur,  debout  sur  le  pavé ,  sculpté  dans  la 
manière  sinistre  du  douzième  siècle,  qui  regarde  les 
passants  d'un  air  formidable.  Ce  serait  un  effrayant 
commandeur.  Je  ne  me  soucierais  pas  de  l'entendre 
monter  un  soir  mon  escalier. 

Cette  grande  nef,  assombrie  par  les  vitraux,  est 
toute  pavée  de  pierres  tumulaires  verdies  de  mousse  ; 
on  use  avec  les  talons  les  blasons  ciselés  et  les  faces 
sévères  des  chevaliers  du  Brisgaw,  fiers  gentils- 
hommes qui  jadis  n'auraient  pas  enduré  sur  leurs 
visages  la  main  d'un  prince,  et  qui  maintenant  y 
souffrent  le  pied  d'un  bouvier. 


FRFJBURG  EN  BBISGAW.  45 

Avant  d'entrer  au  chœur,  il  faut  admirer  deux 
portiques  exquis  de  la  renaissance,  situés,  l'un  à 
droite,  l'autre  à  gauche,  dans  les  bras  de  la  croisée  ; 
puis,  dans  une  chapelle  grillée,  au  fond  d'une  petite 
caverne  dorée,  on  entrevoit  un  affreux  squelette  vêtu 
de  brocart  d'or  et  de  perles,  qui  est  saint  Alexan- 
dre, martyr;  puis  deux  lugubres  chapelles,  égale- 
ment grillées  et  qui  se  regardent ,  vous  arrêtent  : 
l'une  est  pleine  de  statues,  c'est  la  Cène,  Jésus,  tous 
les  apôtres,  le  traître  Judas;  l'autre  ne  contient 
qu'une  figure ,  c'est  le  Christ  au  tombeau  ;  deux 
funèbres  pages  ,  dont  l'une  achevé  L'autre  ,  le  verso 
et  le  recto  de  ce  merveilleux  poème  qu'on  appelle 
la  Passion.  Des  soldats  endormis  sont  sculptés  sur  le 
sarcophage  du  Christ. 

Le  sacristain  s'est  réservé  le  chœur  et  les  cha- 
pelles de  l'abside.  On  entre,  mais  on  paye.  Du 
reste,  on  ne  regrette  pas  son  argent  Cette  abside, 
comme  celles  de  Flandre,  est  un  musée,  et  un  mu- 
sée varié.  Il  y  a  de  l'orfèvrerie  byzantine,  il  y  a  de 
la  menuiserie  flamboyante ,  il  y  a  des  étoiles  de  Ve- 
nise, il  y  a  des  tapisseries  de  Perse,  il  \  a  des  ta- 
bleaux qui  sont  de  llolhcin,  il  y  a  de  |;i  serrurerie  - 

bijou  qui  pourrait  ('ire  de  Biscornette.  l.es  tombeaux 
des  ducs  de  Zaehringen  ,  qui  sont  dans  le  chœur, 

smii  de  très-belles  l. s  noblement  sculptées;  les 

deux  portes  romanes  des  petits  clochers,  <l<»ui  l'une 
ii  dentelures,  sont  forl  curieuses;  m. us  ce  que  j'ai 


16  LETTRE  XXXI. 

admiré  surtoul ,  c'est ,  dans  uns  chapelle  du  fond  , 

un  Clirisi  byzantin,  d'environ  cinq  pieds  de  haut, 
rapporté  de  Palestine  par  un  évêque  de  Freiburg. 
LeChrisI  el  la  croix  sont  en  cuivre  doré  rehaussé 

de  pierres  brillantes.  Le  Christ,  façonné  d'un  style 
barbare,  mais  puissant,  est  vêtu  d'une  tunique  ri- 
chement ouvragée.  I  n  gros  rubis  non  taillé  figure 
la  plaie  du  côté.  La  statue  en  pierre  de  l'évêque, 
adossée  au  mur  voisin,  le  contemple  avec  adoration. 
L'évêque  est  debout  ;  il  a  une  fïère  figure  barbue , 
la  mitre  en  tête,  la  crosse  au  poing,  la  cuirasse  sur 
le  ventre,  l'épée  au  côté,  l'écu  au  coude,  les  bottes 
de  fer  aux  jambes  et  le  pied  posé  sur  un  lion.  C'est 
très-beau. 

Je  ne  suis  pas  monté  au  clocher.  Freiburg  est 
dominé  par  une  grande  colline,  presque  montagne, 
plus  haute  que  le  clocher.  J'ai  mieux  aimé  monter 
sur  la  colline.  J'ai  d'ailleurs  été  payé  de  ma  peine 
par  un  ravissant  paysage.  Au  centre,  à  mes  pieds, 
la  noire  église  avec  son  aiguille  de  deux  cent  cin- 
quante pieds  de  haut  ;  tout  autour  les  pignons  taillés 
de  la  ville,  les  toits  à  girouettes,  sur  lesquels  les 
tuiles  de  couleur  dessinent  des  arabesques;  çà  et  là, 
parmi  les  maisons ,  quelques  vieilles  tours  carrées 
de  l'ancienne  enceinte;  au  delà  de  la  ville  une  im- 
mense plaine  de  velours  vert  frangée  de  haies  vives 
sur  laquelle  le  soleil  fait  reluire  les  vitres  des  chau- 
mières comme  des  sequins  d'or  ;  des  arbres ,   des 


PREIBURG  EN  BRISGAW.  47 

vignes,  des  routes  qui  s'enfuient;  à  gauche,  une 
hauteur  boisée  dont  la  forme  rappelle  la  corne  du 
duc  de  Venise;  pour  horizon,  quinze  lieues  de 
montagnes.  Il  avait  plu  toute  la  journée,  mais  quand 
j'ai  été  au  haut  de  la  colline,  le  ciel  s'est  éclairci,  et 
une  immense  arche  de  nuages  s'est  arrondie  au-des- 
sus de  la  sombre  flèche  toute  pénétrée  des  rayons 

du  soleil. 

Au  moment  où  j'allais  redescendre  j'ai  aperçu  un 
sentier  qui  s'enfonçait  entre  deux  murailles  de  ru- 
chers à  pic  J'ai  suivi  ce  sentier,  et  au  bout  de 
quelques  pas  je  me  suis  trouvé  brusquement  comme 
à  la  fenêtre  sur  une  autre  vallée  toute  différente  de 
celle  de  Frcihurg.  On  s'en  croirait  à  cent  lieues. 
C'est  un. vallon  sombre,  étroit,  morose,  avec  quel- 
ques maisons  à  peine  parmi  les  arbres,  resserré  de 
toutes  parts  entre  de  hautes  collines.  Un  lourd  pla- 
fond de  nuées  s'appuyait  sur  les  croupes  espacées 
des  montagnes  comme  un  toit  sur  des  créneaux; 

ei  ,  par  les  intervalles  des  collines,   connue  par  les 
lucarnes  d'une  tour  énorme,  je  voyais  le  ciel  bleu. 
A  propos,  à  Freiburg  j'ai  mangé  des  truites  ^ 
Baut-Rhin,  qui  sonl  d'excellents  petits  poissons  — 

et  fort  jolis;  bleus,  tachés  de  rouge. 


LETTRE   XXXII 


15  A  L  E . 


Paysages.  — Profil  «1rs  compagnons  de  voyage  de  l'auteur. — 
Joli  costume  des  jeunes  filles.  —  Ce  qu'un  philosophe  peul 
conduire.  —  I<i  le  lecteur  \<>ii  passer  un  peu  de  Forêt-Noire. 

—  Bàle.  —  L'hôtel  de  la  Cigogne.  —  Théorie  des  fonlaim  s. 

—  Tombeau  d'Érasme. —  Autres  tombeaux, 


Baie ,  7  septembre. 

Hier,  cher  ami,  à  cinq  heures  du  malin,  j'ai 
quitté  Freiburg.  A  midi  . j'entrais  dans  Bâle.  La 
rouie  que  je  fais  esl  chaque  jour  plus  pittoresque. 
.l'.ii  vu  lever  le  soleil.  Vers  six  heures  il  a  puissam- 
ment troué  les  nuages,  el  ses  rayons  horizontaux 
sonl  allés  au  loin  l'aire  surgir  à  l'horizon  les  gibbo- 
siiés  monstrueuses  du  Jura.  Ce  sonl  déjà  des  bosses 
formidables.  <m  seul  que  ce  Boni  les  dernières  on- 
dulations de  ces  ('lionnes  vagues  de  granil  qu'on 
appelle  les  ilpes. 

Le  coupé  i\>'  la  diligence  badoise  étaiÇpris.  L'in- 
ni. 


50  LETTRE  X.WII 

térieur  était  ainsi  compost'  :  un  bibliothécaire  alle- 
mand, triste  d'avoir  oublié  sa  blouse  dans  une  au- 
berge du  moni  Rigi;  un  petit  vieillard  habillé  comme 
sons  Louis  XV,  se  moquant  d'un  autre  vieillard  en 
costume  d'incroyable  qui  me  faisait  l'effel  d'Elleviou 
en  voyage,  et  lui  demandant  s'il  avait  vu  le 
pays  des  grisons;  enfin  un  grand  commis-mar- 
chand, colporteur  d'étoffes  et  déclarant  avec  un  gros 
rire  que,  comme  il  n'avait  pu  placer  ses  échantil- 
lons, il  voyageait  en  vins  (en  vain)  ;  de  plus  ayant 
sur  les  joues  des  favoris  comme  les  caniches  tondus 
en  ont  ailleurs.  —  Voyant  ceci ,  je  suis  monté  sur 
l'impériale. 

Il  faisait  assez  froid;  j'y  étais  seul. 

Les  jeunes  filles  de  ce  côté  du  Haut-Rhin  ont  un 
costume  exquis  :  cette  coiffure-cocarde  dont  je  vous 
ai  parlé,  un  jupon  brun  à  gros  plis  assez  court  et 
une  veste  d'homme  en  drap  noir  avec  des  morceaux 
de  soie  rouge  imitant  des  crevés  et  des  taillades 
cousus  à  la  taille  et  aux  manches.  Quelques-unes , 
au  lieu  de  cocarde,  ont  un  mouchoir  rouge  noué  en 
fiebu  sous  le  menton.  Elles  sont  charmantes  ainsi. 
Cela  ne  les  empêche  pas  de  se  moucher  avec  leurs 
doigts. 

Vers  huit  heures  du  matin  ,  dans  un  endroit  sau- 
vage et  propre  à  la  rêverie,  j'ai  vu  un  monsieur 
d'âge  vénérable,  vêtu  d'un  gilet  jaune,  d'un  panta- 
lon gris  cl  d'une  redingote  grise,  et  coiffé  d'un 


IULE. 


51 


vaste  chapeau  rond,  avant  un  parapluie  sous  le  bras 
gauche  et  un  livre  à  La  main  droite.  Il  lisait  aitenli- 
vement,  Ce  qui  in  inquiétait,  c'est  qu'il  avait  un 
fouet  à  la  main  gauche,  De  plus,  j'entendais  des 
grognementB  singuliers  derrière  une  broussaille  qui 
bordait  la  roule.  Tout  à  coup  la  broussaille  s'est  in- 
terrompue, et  j'ai  reconnu  que  ce  philosophe  con- 
duisait un  troupeau  de  cochons. 

Le  chemin  de  Freiburg   à    Bâle  court  le  long 
d'une  magnifique  chaîne  de  collines  déjà  assez  hau- 
tes pour  l'aire  obstacle  aux  nuages.    !>,■  temps  en 
temps  on  rencontre  sur  la  roule  un  chariot  attelé 
de  bœufs  conduit  par  un  paysan  en  grand  chapeau. 
dont  l'accoutrement  rappelle  la  Basse-Bretagne  j  ou 
bien  un  routier  traîné  par  huit  mulets  ;  ou  une  Ion- 
gue  poutre  qui  a  été  un  sapin,  et  qu'on  transporte  à 
Bâle  sur  deux  paires  de  roues  qu'elle  réunit  comme 
un  trait  d'union;  ou  une  vieille  femme  a  genoux 
devant  une  vieille  croix  sculptée»  Deux  heures  avattl 
d'arriver  à  Bâle,  la  rouie  traverse  un  coin  de  forêt  : 
des  halliers  profonds,  des  pins,  des  sapins,  «les  mé- 
Lètes:  par  moments  une  clairière,  dans  laquelle  un 
grand  chêne  se  dresse  seul  connu.'  le  chandelier  :> 

sepl  brandies;  pois  des  ravins  où  l'un  entend  mur- 
num.r  (|,.s  torrents.  <:'<'si  la  Forêt-Noire. 

.1,.  Xous  parlerai  de  Bâle  en  détail  dans  ma  pro- 
(.,M111(,  1^^.  je  me  suis  logé  I  /"  Cigogne,  el  de 
,.,  fenétre  oU  je  voue  écris  j«  vota  dans  une  pétale 


62  LETTRE  XXXI F. 

place  deux  jolies  fontaines  côte  à  côte  ,  l'une  du 
quinzième  siècle ,  l'autre  du  seizième.  La  plus 
grande,  celle  du  quinzième  siècle,  se  dégorge  dans 
un  bassin  de  pierre  plein  d'une  belle  eau  verte, 
moirée ,  que  les  rayons  du  soleil  semblent  remplir, 
en  s'y  brisant,  d'une  foule  d'anguilles  d'or. 

C'est  une  chose  bien  remarquable  d'ailleurs  que 
ces  fontaines.  J'en  ai  compté  huit  à  Freiburg;  à 
Bâle  il  y  en  a  à  tous  les  coins  de  rue.  Elles  abon- 
dent à  Lucerne,  à  Zurich,  à  Berne,  à  Soleure.  Cela 
est  propre  aux  montagnes.  Les  montagnes  engen- 
drent les  torrents,  les  torrents  engendrent  les  ruis- 
seaux, les  ruisseaux  produisent  les  fontaines;  d'où 
il  suit  que  toutes  ces  charmantes  fontaines  gothiques 
des  villes  suisses  doivent  être  classées  parmi  les  fleurs 
des  Alpes. 

J'ai  vu  de  belles  choses  à  la  cathédrale,  et  j'en  ai 
vu  de  curieuses ,  entre  autres,  le  tombeau  d'Érasme. 
C'est  une  simple  lame  de  marbre,  couleur  café,  po- 
sée debout ,  avec  une  très-longue  épitaphe  en  latin. 
Au-dessus  de  l' épitaphe  est  une  figure  qui  ressem- 
ble ,  jusqu'à  un  certain  point ,  au  portrait  d'Érasme 
par  Holbein ,  et  au  bas  de  laquelle  est  écrit  ce  mot 
mystérieux  :  Terminus.  Il  y  a  aussi  le  sarcophage 
de  l'impératrice  Anne ,  femme  de  Rodolphe  de 
Habsbourg ,  avec  son  enfant  endormi  près  d'elle  ; 
et ,  dans  un  bras  de  la  croisée ,  une  autre  tombe  du 
quatorzième  siècle  sur  laquelle   est  couchée  une 


BALE.  53 

sombre  marquise  de  pierre,  la  dame  de  Hochburg. 
—  Mais  je  ne  veux  pas  empiéter;  je  vous  conterai 
liûle  dans  ma  prochaine  lettre. 

Demain,  à  cinq  heures  du  matin,  je  pars  pour 
Zurich,  où  vient  d'éclater  une  petite  chose  qu'on 
appelle  ici  une  révolution.  Que  j'aie  une  tempête 
sur  le  lac,  et  le  spectacle  sera  complet. 


S. 


LETTUE   XXXÏII. 


B  A  L  E 


La  Plume  et  le  Canif,  élégie.  —  Frick. — Bàle.  —  La  cathédrale. 

—  Indignation  du  voyageur.  —  Le  b  é.  — Les  flè- 
ches, —  La  façade.  ■ —  Liés  deux  seuls  saitits  qui  aient  des 
chevaux.  —  Le  portail  de  gauche.  —  La  rosace.  —  Li 

de  droite.  —  Le  cloître.  —  Regret  amer  au  cloître  de  Saint- 
SVandrille.  — Luxe  dés  tombeaux.  —  Intérieur  de  l'église. 

—  Les  stalles.  —  La  chairei  —  La  crypte.  —  Peur  qu'on  v  a. 

—  Les  archives. —  Le  haul  «h -^  clochers.- —  Bftle  à  \<>l  d'oi- 
si-.ni.  — !  Promenade  dan-  la  ville.  —  Ce  que  l'architecture 
locale  a  de  particulier.  ■ —  La  maison  ilr>  armuriers»  —  L'Hô- 
tel de-Ville. — Munatius  Plancus, —  L'auteur  rencontre  avec 
plaisir  le  valet  de  trèfle  à  la  porte  d'une  auberge.  —  L'archéo- 
logie sérail  perdue  si  les  servantes  oe  venaient  pas  au  secours 
îles  antiquaires.  —  La  Bibliothèque  —  Holbeiu  partout,  --• 
I  ble   de   l>   di  te,   — ■  S . . i 1 1 >   admirables  el    exemplaires 

ilrs  biblioth  i  i  1 1     de  Bàle  | un  tableau  de  Rubens.  — ■ 

Remarque  importante  el  dernière  sur  la  Bibliothèque.  —  Fin 
de  li  légic  de  la  Plume  el  du  '  anif. 


Frii  k  ,  H  septembre. 

Cher  ami,  j'ai  une  affreuse  plume t  el  j'attends 
un  canif  pour  la  tailler.  Cela  ne  m'einpéchc  pas  de 


56  LETTRE  XXXIII. 

vous  écrire ,  comme  vous  voyez.  L'endroit  où  je 
suis  s'appelle  Frick,  et  ne  m'a  rien  offert  de  remar- 
quable qu'un  assez  joli  paysage  et  un  excellent  dé- 
jeuner que  je  viens  de  dévorer.  J'avais  grand'  faim. 

—  Ah  !  on  m'apporte  un  canif  et  de  l'encre.  J'avais 
commencé  cette  lettre  avec  ma  carafe  pour  écri- 
toire.  Puisque  j'ai  de  bonne  encre ,  je  vais  vous 
parler  de  Bfde,  comme  je  vous  l'ai  promis. 

Au  premier  abord  la  cathédrale  de  Bàle  choque 
et  indigne.  Premièrement,  elle  n'a  plus  de  vitraux  ; 
deuxièmement ,  elle  est  badigeonnée  en  gros  rouge, 
non-seulement  à  l'intérieur,  ce  qui  est  de  droit, 
mais  à  l'extérieur,  ce  qui  est  infâme  ;  et  cela ,  de- 
puis le  pavé  de  la  place  jusqu'à  la  pointe  des  clo- 
chers :  si  bien  que  les  deux  flèches,  que  l'architecte 
du  quinzième  siècle  avait  faites  charmantes ,  ont 
l'air  maintenant  de  deux  carottes  sculptées  à  jour. 

—  Pourtant ,  la  première  colère  passée  ,  on  regarde 
l'église,  et  l'on  s'y  plaît;  elle  a  de  beaux  restes.  Le 
toit,  en  tuiles  de  couleur,  a  son  originalité  et  sa 
grâce  (la  charpente  intérieure  est  de  peu  d'intérêt). 
Les  flèches,  flanquées  d'escaliers  -  lanternes  ,  sont 
jolies.  Sur  la  façade  principale  il  y  a  quatre  curieu- 
ses statues  de  femmes  :  deux  femmes  saintes  qui 
rêvent  et  qui  lisent;  deux  femmes  folles,  à  peine 
vêtues,  montrant  leurs  belles  épaules  de  Suissesses 
fermes  et  grasses ,  se  raillant  et  s'injuriant  avec  de 
grands  éclats  de  rire  des  deux  côtés  du  portail 


BALE.  57 

gothique.  Cotte  façon  de  représenter  le  diable  est 
neuve  et  spirituelle.  Deux  saints  équestres,  saint 
Georges  et  saint  Martin ,  figurés  à  cheval  et  plus 
grands  que  nature,  complètent  l'ajustement  de  la 
façade.  Saint  Martin  partage  à  un  pauvre  la  moitié 
de  son  manteau,  qui  n'était  peut-être  qu'une  mé- 
chante couverture  de  laine ,  et  qui  maintenant , 
transfiguré  par  l'aumône,  est  en  marbre,  en  granit, 
en  jaspe,  en  porphyre,  en  velours,  en  salin,  en 
pourpre,  en  drap  d'argent,  en  brocart  d'or,  brodé 
en  diamants  et  en  perles ,  ciselé  par  Benvenuto, 
sculpté  par  Jean  Goujon ,  peint  par  Raphaël.  — 
Saint  Georges,  sur  la  tète  duquel  deux  anges  posent 
un  morion  germanique  ,  enfonce  un  grand  coup  de 
lance  dans  la  gueule  du  dragon  qui  se  lord  sur  une 
plinthe  composée  de  végétaux  hideux. 

Le  portail  de  gauche  est  un  beau  poème  roman. 
Sous  l'archivolte,  les  quatre  évangélisies  ;  à  droite 
et  à  gauche,  toutes  les  œuvres  de  charité  Ggurées 
dans  de  petites  stalles  superposées,  encadrées  de 
dem  piliers  et  surmontées  d'une  architrave.  Cela 
fait  (Uux  espèces  de  pilastres  au  somme!  desquels 
un  ange  glorificateur  embouche  la  trompette.   Le 

poème  se  termine  par  une  ode. 

Une  rosace  byzantine  complète  ce  portail;  et, 
par  un  beau  soleil  ,  c'est  un  tableau  charmanl  dans 
une  bordure  Buperbe. 

Le   portai]   de  droite  est   moins  curieux  ,   nuis  il 


M  LETTRE    \WIII. 

communique  avec  un  noble  cloître  du  quinzième 
siècle,  pavé,  lambrissé  el  plafonné  de  pierres  sépul- 
crales ,  qui  a  quelque  analogie  avec  l'admirable 
cloître  de  Saint- Wandrille  ,  si  stupidement  détruit 
par  je  ne  sais  quel  manufacturier  inepte.  Les  tom- 
beaux pendent  et  se  dressent  de  toutes  parts  sous 
les  ogives  à  meneaux  flamboyants  ;  ce  sont  des 
lames  ouvragées,  celles-ci  en  pierres,  d'autres  en 
marbre,  quelques-unes  en -cuivre  ;  elles  tombent  en 
ruine;  la  mousse  mange  le  granit,  l'oxyde  mangé 
le  bronze.  C'est,  du  reste,  une  confusion  de  tout 
les  styles  depuis  cinq  cents  ans,  qui  fait  voir  l'é- 
croulement de  l'architecture.  Toutes  les  formes 
mortes  de  ce  grand  ait  sont  là,  pêle-mêle,  se  heur- 
tant par  les  angles ,  démolies  l'une  par  l'autre, 
comme  ensevelies  dans  ces  tombes  :  l'ogive  et  le 
plein-cintre ,  l'arc  surbaissé  de  Charles-Quint ,  le 
fronton  échancré  de  Henri  III,  la  colonne  torse  de 
Louis  XIII,  la  chicorée  de  Louis  XV.  Toutes  ces  fan- 
taisies successives  de  la  pensée  humaine,  accrochées 
au  mur  comme  des  tableaux  dans  un  salon ,  enca- 
drent des  épitaphes.  Une  idée  unique  est  au  centre 
de  ces  créations  éblouissantes  de  l'art,  — la  mort. 
La  végétation  variée  et  vivante  de  l'architecture 
fleurit  autour  de  cette  idée. 

Au  centre  du  cloître  il  y  a  une  petite  cour  carrée 
pleine  de  cette  belle  herbe  épaisse  qui  pousse  sur 
les  morts. 


BALE. 


Dans  l'intérieur  de  l'église,  outre  les  tombes  dont 
je  vous  ai  parlé  dans  ma  dernière  lettre,  j'ai  trouvé 
drs  st., Iles  en  menuiserie  du  quinzième  et  du  sei- 
zième siècle.  Ces  petits  édifices  en  buis  ciselé  soûl 
pour  moi  des  livres  très-amusants  à  lire  ;  chaque 
stalle  est  un  chapitre.  La  grande  boiserie  d'Amiens 
est  l'Iliade  de  ces  épopées. 

La  chaire  ,  qui  est  du  quinzième  siècle ,  sort  du 
pavé  comme  une  grosse  tulipe  de  pierre,  enchevê- 
trée sous  uo  réseau  d'inextricables  nervures.  Ils  ont 
mis  à  celte  belle  Heur  une  coiffe  absurde,  comme  à 
Freihurg.  —  En  général,  le  calvinisme,  sans  mau- 
vaise  intention  d'ailleurs,  a  malmené  cette  pauvre 
église  ;  il  l'a  badigeonnée,  il  a  blanchi  les  fenêtres, 
-il  a  masqué  d'une  balustrade  à  mollets  le  bel  ordre 
roman  des  hautes  travées  de  la  nef,  el  puis  il  a  ré- 
pandu sous  celte  belle  \oùle  catholique  je  ne  sais 
quelle  atmosphère  puritaine  qui  ennuie.  La  vieille 
cathédrale  du  prince-évôque  de  Baie,  lequel  portait 
d'argent  à  la  crosse  de  sable,  n'est  plus  qu'une 
chambre  protestante. 

Pourtant  le  méthodisme  a  respecté  les  chapiteaux 
romans  du  chœur,  qui  sont  des  plus  mystérieux  el 
des  plus  remarquables  j  il  a  respecté  la  crypte  pla- 
cée sous  l'autel,  OÙ  il  J  a  des  piliers  du  douzième 
sir.  leel  des  p.-iilt  lires  du  tiei/ieliie.   (  M:el.|iies  llimis- 

tres  romans  ,  d'une  difformité  chimérique,  arrachi  - 
de  je  ne  sais  quelle  église  ancienne  disparue,  lisent 


Go  LETTRE  X XXI II. 

là ,  sur  le  sombre  pave  de  cette  crypte ,  comme  des 
dogues  endormis.  Ils  sont  si  effrayants  qu'on  marche 
auprès  d'eux  dans  l'ombre  avec  quelque  peur  de  les 
réveiller. 

La  vieille  femme  qui  me  conduisait  m'a  offert  de 
me  montrer  les  archives  de  la  cathédrale,  j'ai  ac- 
cepté. Voici  ce  que  c'est  que  ces  archives  :  un  im- 
mense coffre  en  bois  sculpté  du  quinzième  siècle, 
magnifique,  mais  vide.  —  Quand  on  entre  dans  la 
chambre  des  archives  ,  on  entend  un  bâillement 
effroyable  ;  c'est  le  grand  coffre  qui  s'ouvre.  —  Je 
reprends.  Une  vaste  armoire  du  même  temps ,  à 
mille  tiroirs.  J'ai  ouvert  quelques-uns  de  ces  tiroirs  ; 
ils  sont  vides.  Dans  un  ou  deux  j'ai  trouvé  de  pe- 
tites gravures  représentant  Zurich ,  Berne ,  ou  le 
mont  Rigi  ;  dans  le  plus  grand  il  y  a  une  image  de 
quelques  hommes  accroupis  autour  d'un  feu  ;  en 
bas  de  cette  image ,  qui  est  du  goût  le  plus  suisse, 
j'ai  lu  cette  inscription  :  Bivoic  des  Bohémiens. 
Ajoutez  à  cela  quelques  vieilles  bombes  en  fer  po- 
sées sur  l'appui  d'une  fenêtre ,  une  masse  d'armes, 
deux  épieux  de  paysan  suisse  qui  ont  peut-être  mar- 
telé Charles-le-ïéméraire  sous  leurs  quatre  rangées 
de  clous  disposées  en  mâchoires  de  requin,  de  mé- 
diocres reproductions  en  cire  de  la  Danse  macabre 
de  Jean  Klauber,  détruite  en  1805  avec  le  cime- 
tière des  Dominicains  ;  une  table  chargée  de  fossiles 
de  la  Forêt-Noire  ;  deux  briques-faïences  assez  eu- 


BALE.  61 

rieuses  du  seizième  siècle  ;  un  almanach  de  Liège 
pour  1837,  el  vous  aurez  les  archives  de  la  cathé- 
drale de  Bàle.  Ou  arrive  à  ces  archives  par  une 
helle  grille  noire,  touffue,  tordue,  et  savamment 
brouillée,  qui  a  quatre  cents  ans.  Des  oiseaux  et 
des  chimères  sont  perchés  ça  et  là  dans  ce  sombre 
feuillage  de  fer. 

Du  haut  des  clochers  la  vue  est  admirable.  J'avais 
sous  mes  pieds,  à  une  profondeur  de  trois  cent  cin- 
quante pieds,  le  Rhin  large  et  vert  ;  autour  de  moi 
le  grand  Bàle,  devant  moi  le  petit  Bàle  :  car  le  Rhin 
a  fait  de  la  ville  deux  morceaux  ;  et ,  comme  dans 
toutes  les  villes  que  coupe  une  rivière,  un  côté  s'esl 
développé  aux  dépens  de  L'autre.  A  Paris  c'esl  la 
rive  droite,  à  Bàle  c'est  la  rive  gauche.  Les  deux 
Bàle  communiquent  par  un  long  ponl  de  buis,  sou- 
vent rudoyé  parle  Rhin ,  qui  n'a  plus  de  piles  de 
pierre  que  d'un  seul  côté  et  au  centre  duquel  se 
découpe  une  jolie  tourelle- guérite  du  quinzième 
siècle.  Les  deux  villes  fout  au  Rhin  des  deux  côtés 
une  broderie  ravissante  de  pignons  taillés,  île  faça- 
des 'J,nl|ii<[iies,  (le  Inils  il  girouettes ,  de  loiirelles  el 

de  tours.  Cel  ourlet  d'anciennes  maisons  se  répète 
sur  le  Rhin  ci  s'\  renverse.  Le  ponl  reflété  prend 
l'aspect  étrange  d'une  grande  échelle  couchée  d'une 
rive  à  l'autre.  Des  bouquets  d'arbres  et  une  foule 
de  jardins  suspendus  aux  devantures  des  maisons   c 

mélenl  aux  zigzags  de  toutes  tes  vieilles  architec- 

iii. 


(,'  IJ.I  Mil.   X.WIII. 

turcs.  Les  croupes  des  t'-^liscs,  les  tours  des  encein- 
tes fortifiée»,  foui  de  gros  nœuds  sombres  auxquels 

se  rattachent  de  temps  en  temps  les  lignes  rapri- 

cieuses  qui  courent  on  tumulte  des  clochers  un 
pignons,  des  pignons  aux  lucarnes.  Tout  cela  rit, 
chaule,  parle,  jase,  jaillit,  rampe,  coule,  marche, 
danse,  brille  au  milieu  d'une  haute  clôture  de  mon- 
tagnes qui  ne  s'ouvre  à  l'horizon  que  pour  laisser 
passer  le  Rhin. 

Je  suis  redescendu  dans  la  ville ,  qui  abonde  en 
fantaisies  exquises,  en  portes  bien  imaginées,  en 
ferrures  extravagantes,  en  constructions  curieuses 
de  toutes  les  époques.  Il  y  a,  entre  autres,  un  grand 
logis  qui  sert  aujourd'hui  de  hangar  à  un  roulage, 
et  qui  a  à  toutes  les  baies,  guichets,  portes,  fenê- 
tres ,  des  nœuds  gordiens  de  nervures  ,  souvent 
tranchés  par  l'architecte  et  les  plus  bizarres  du 
monde.  Je  n'ai  rien  rencontré  de  pareil  nulle  part. 
La  pierre  est  là  tordue  et  tricotée  comme  de  l'osier. 
Vous  pouvez  voir  des  anses  de  panier  en  Norman- 
die ;  mais ,  pour  voir  le  panier  tout  entier,  il  faut 
venir  à  Bàle.  Près  de  ce  roulage,  j'ai  visité  l'an- 
cienne maison  des  armuriers,  bel  édifice  du  sei- 
zième siècle ,  avec  des  peintures  en  plein  air  sur  la 
devanture  ,  dans  lesquelles  Vénus  et  la  Vierge  sont 
fort  accortement  mêlées. 

L'hôtel-de-ville  est  du  même  temps.  La  façade, 
surmontée  d'un  homme  d'armes  empanaché ,  qui 


BALE.  63 

porte  l'écu  de  la  ville,  serait  belle  si  elle  n'était 
badigeonnée  (en  rouge,  toujours!)  et,  qui  plus  est, 
ornée  d'affreux  personnages  peints  accoudés  à  un 
balcon  ligure  qui  est  dans  le  style  gothique  de  1810. 
La  cour  intérieure  a  subi  le  même  tatouage.  Le 
grand  escalier  aboutit  à  deux  statues  :  l'une,  qui 
est  en  bas ,  esl  un  fort  beau  guerrier  de  la  renais- 
sauce  qui  a  la  prétention  de  représenter  le  consul 
romain  Munaiius  Plancus;  l'autre,  qui  est  en  haut, 
au  coin  de  l'imposte  d'une  porte  surbaissée,  est  un 
Valet  de  ville  qui  lient  une  lettre  à  la  main  :  il  esl 
peint,  vêtu  mi-parti  de  noir  et  de  blanc,  qui  est  le 
blason  de  la  ville,  et  la  lettre,  bien  pliée  ,  a  un  ea- 
cliet  rouge.  Ce  valet  de  \ille  gothique  a  surnagé  sur 
toutes  les  révolutions  de  l'Europe.  Je  l'avais  ren- 
contré le  matin  même  près  de  l'hôtel  des  Trois- 
Rois,  allant  par  la  ville,  bien  portant  et  bien  vivant, 
précédé  de  son  lioninie  d'armes  portant  une  épée  ; 
ee  qui  faisait   beaucoup  rire  quelques  commis  nui 

chands,  lesquels  lisaient  le  Constitutionnels  la 
porte  d'un  estaminet. 

1  ne  l'i.iiclie  servante   est  sortie  tout  à  coup  de  la 

porte  surbaissée;  elle  m'a  adressé  quelques  paroles 

en  allemand,  et,  comme  je  ne  la  comprenais  pas,  je 

l'ai  sui\ie.  Bien  m'en  a  pris,  l.a  bonne  fille  m'a  in- 
troduit dans  une  chambre  où  il  \  a  un  escalier  à  \i-> 

des  plus  exquis  ,  puis  dans  une  ville  toute  en  <  Inm 

poli,  avec  de  beaux  vitraux  aux  croisées  el  une  su 


04  LETTRE  XXXIII. 

perbe  porle  de  la  renaissance  à  la  place  où  nous 
mettons  d'ordinaire  la  cheminée  :  ici,  comme  en 
Alsace,  comme  m\  Allemagne,  il  n'y  a  pas  de  che- 
minées, il  y  a  des  poêles.  Voyant  tontes  ces  merveil- 
les, j'ai  donné  à  la  gracieuse  fille  une  belle  pièce 
d'argent  de  France  qui  l'a  fait  sourire. 

Sur  l'escalier  de  cet  hôtel-de-ville  il  y  a  une  cu- 
rieuse fresque  du  Jugement  dernier  qui  est  du  sei- 
zième siècle. 

Je  n'aurais  pas  quitté  Bàle  sans  visiter  la  Biblio- 
thèque.  Je  savais  que  Bàle  est  pour  les  Holbein  ce 
que  Francfort  est  pour  les  Albert  Durer.  A  la  Bi- 
bliotbèque,  en  effet,  c'est  un  nid,  un  tas,  un  en- 
combrement ;  de  quelque  côté  qu'on  se  tourne, 
tout  est  Holbein.  Il  y  a  Luther,  il  y  a  Érasme ,  il  y 
a  Mélanchthon,  il  y  a  Catherine  de  Bora,  il  y  a  Hol- 
bein lui-même  ;  il  y  a  la  femme  de  Holbein ,  belle 
femme  d'une  quarantaine  d'années ,  encore  char- 
mante ,  qui  a  pleuré  et  qui  rêve  entre  ses  deux  en- 
fants pensifs ,  qui  vous  regarde  comme  une  femme 
qui  a  souffert  et  qui  pourtant  vous  donne  envie  de 
baiser  son  beau  cou.  Il  y  a  aussi  Thomas  Morus 
avec  toute  sa  famille ,  avec  son  père  et  ses  enfants, 
avec  son  singe ,  car  le  grave  chancelier  aimait  les 
singes.  Et  puis  il  y  a  deux  Passions,  l'une  peinte, 
l'autre  dessinée  à  la  plume  ;  deux  Christ  morts,  ad- 
mirables cadavres  qui  font  tressaillir.  Tout  cela  est 
de  Holbein  ;  tout  cela  est  divin  de  réalité,  de  poésie 


BALE.  65 

cl  d'invention.  J'ai  toujours  aimé  Holbcin  ;  je  trouve 
dans  sa  peinture  les  deux  choses  qui  me  touchent, 
la  tristesse  et  la  douceur. 

Outre  les  tableaux,  la  Bibliothèque  a  des  meu- 
bles ;  force  bronzes  romains  trouvés  à  Augst ,  un 
coffre  chinois,  une  tapisserie-portière  de  Venise, 
une  prodigieuse  armoire  du  seizième  siècle  (dont 
on  a  déjà  offert  douze  mille  francs,  me  disait 
mon  guide) ,  et  enfin  la  table  de  la  Diète  des  treize 
cantons.  C'est  une  magnifique  table  du  seizième 
siècle,  portée  par  des  guivres,  des  lions  et  des  saty- 
res qui  soutiennent  le  blason  de  Bâle,  ciselée  aux 
armes  des  cantons,  incrustée  d'étain ,  de  nacre  ri 
d'ivoire  ;  table  autour  de  laquelle  méditaient  ces 
avoyers  et  ces  landammans  redoutés  des  empereurs  : 
table  qui  faisait  lire  à  ces  gouverneurs  d'hommes 
cette  solennelle  inscription  :  Supra  naturam 
prœsto  est  Deus.  —  Elle  est,  du  reste,  en  mau- 
vais état.   La   bibliothèque  <le   Bâle  est  assez  mal 

tenue  ;  les  objels  \   sont   rangés   comme  des  écailles 

d'huîtres.  J'ai  vu  sur  un  bahut  un  petil  tableau  de 
Rubens  qui  est  posé  debout  contre  une  pile  de  bou- 
quins, et  qui  a  déjà  dû  tomber  bien  des  fnis,  car  le 
cadre  est  tout  brisé.  —  Vous  voyez  qu'il  j  a  du  peu 
de  iniii  dans  cette  bibliothèque,  des  tableaux,  des 
meubles ,  «les  étoffes  rares  ;  il  y  a  aussi  quelques 
livres. 
Mon   iimi  ,   j'arrête  ici  cette  lettre,  griffonnée, 


Gfi  LETTRE  XXXIII 

comme  vous  le  pouvez  voir,  sur  je  ne  sais  quel  pa- 
pyrus égyptien  plus  poreux  et  plus  altéré  qu'une 

éponge.  Voici  un  supplice  que  j'enregistre  parmi 
ceux  que  je  ne  souhaite  pas  à  mes  pires  ennemis  : 
écrire  avec  une  plume  qui  crache  sur  du  papier 
qUi  boit. 


LETTRE  XXXIV. 


ZURICH. 


L'auteur  entend  un  tapage  nocturne,  se  penche  et  reconnaît  tpe 
c'est  une  révolution.  —  Sérénité  dé  la  nuit.  — Vénus.  —  Cho- 
ie) violentes  mêlées  aux  petites  choses.  —  Enceinte  murale 
de  Bâle.  Quel  succès  les  Bâlois  obtiennent  dans  U-  redou- 
table fossé  de  leur  'ville.  —  Familia.  ités  bardies  de  l'autcui 
avec  une  gargouille,  —  Les  portes  de  Balé.  —  L'aMnée  de 

Bile.  Une  fontaine  .11  mauvais  lieu.  —  Roule  de  Bâle  a 

Zurich.—  Creuzach.  —  Augst.  -  L'Ergols.  -  Warmbach 
—  «liinfelden.  —  Une  fontaine  en  bon  lieu.— L'auteur  prend 
place  parmi  les  chimistes. 

r»  septembt  e. 

Je  suis  à  Zurich.  Quatre  heures  dn  matin  vien- 
nent de  sonnor  au  beffroi  de  la  ville  avec  accompa- 
gùemenl  de  trompette».  J'ai  cru  entendre  la  diane, 
j'ai  ouverl  ma  fenêtre,  il  faii  nuil  noire  el  personne 

ne  dort  La  ville  de  Zurich  bourd le  comme  une 

ruche  irritée.  Les  ponts  de  l><>is  iremblenl  sons  le 
pas  mesuré  dès  bataillons  qui  passenl  confusémeni 


68  LETTRE  XXXIV. 

dans  l'ombré.  On  entend  le  tambour  dans  les  col- 
lines. Des  marseillaises  alpestres  se  chantent  devant 
les  tavernes  allumées  au  coin  des  rues.  Des  bisets 
zurichois  font  l'exercice  dans  une  petite  place  voi- 
sine de  l'hôtel  de  l'Épée,  que  j'habite,  et  j'entends 
les  commandements  en  français  :  Portez  arme! 
Arme  bras!  —  De  la  chambre  à  côté  de  la  mienne 
une  jeune  fille  leur  répond  par  un  chant  tendre, 
héroïque  et  monotone  ,  dont  l'air  m'explique  les 
paroles.  Il  y  a  une  lucarne  éclairée  dans  le  beffroi 
et  une  autre  dans  les  hautes  flèches  de  la  cathé- 
drale. La  lueur  de  ma  chandelle  illumine  vague- 
ment un  grand  drapeau  blanc  étoile  de  zones  bleues, 
qui  est  accroché  au  quai.  On  entend  des  éclats  de 
rire ,  des  cris ,  des  bruits  de  portes  qui  se  ferment, 
des  cliquetis  bizarres.  Des  ombres  passent  et  repas- 
sent partout.  Une  joyeuse  rumeur  de  guerre  tient 
ce  petit  peuple  éveillé.  Cependant,  sous  le  reflet  des 
étoiles ,  le  lac  vient  majestueusement  murmurer 
jusqu'auprès  de  ma  fenêtre  toutes  ces  paroles  de 
tranquillité  ,  d'indulgence  et  de  paix  que  la  nature 
dit  à  l'homme.  Je  regarde  se  décomposer  et  se  re- 
composer sur  les  vagues  les  sombres  moires  de  la 
nuit.  Un  coq  chante,  et  là-haut,  à  ma  gauche,  au- 
dessus  de  la  cathédrale,  entre  les  deux  clochers  noirs, 
Vénus  étincelle  comme  la  pointe  d'une  lance  entre 
deux  créneaux. 

C'est  qu'il  y  a  une  révolution  à  Zurich.  Les  pe- 


ZURICH.  C9 

tiles  Ailles  veulent  faire  comme  les  grandes.  Tout 
marquis  veut  avoir  un  page.  Zurich  vient  de 
tuer  son  bourgmestre  et  de  changer  son  gouver- 
nement. 

Moi ,  puisqu'ils  m'ont  éveillé ,  je  profite  de  cela 
pour  vous  écrire ,  mon  ami.  Voilà  ce  que  vous  ga- 
gnerez à  celte  révolution. 

Le  jour  se  levait  hier  matin  quand  j'ai  quitté 
Bâle.  La  route  qui  mène  à  Zurich  côtoie  pendant 
nu  demi-quart  de  lieue  les  vieilles  tours  de  la  ville. 
Je  ne  VOUS  ai  pas  parlé  des  louis  de  Bâle;  elles  sunl 
pourtant  remarquables,  toutes  de  formes  et  de  hau- 
teurs différentes ,  séparées  les  unes  des  autres  par 
une  enceinte  crénelée  appuyée  sur  un  fossé  formi- 
dable où  la  ville  de  Râle  cultive  avec  succès  les 
pommes  de  terre.  Du  temps  des  arcs  el  dis  (lèches 
celle  enceinte  était  une  forteresse  redoutable;  niain- 
tenanl  ce  n'est  plus  qu'une  chemise. 

Les  entrées  de  la  ville  sont  encore  ornées  de  ces 
belles  herses  du  quatorzième  siècle  ,  donl  les  dénis 

crochues  garnissent  le  haut  des  portes,  si  bien  qu'en 
sortant  d'une  tour  on  croit  sortir  de  h  gueule  d'un 
monstre.  A  propos,  avant-hier,  an  pins  haul  de  la 
flèche  de  Bâle  il  \  avail  une  gargouille  qui  me  re- 
gardait fixement  ;  je  me  suis  penché,  je  lui  ai  mis 
résolument  la  main  dans  la  gueule,  il  n'en  a  été  que 
cela.  Vous  pouvez  conter  la  chose  aux  gens  qui  s'é- 
merveillent de  Van-  Imbursh. 


70  LETTRE  XXXIV. 

Presque  toutes  les  entrées  du  grand  Bâle  sont  des 
portes-forteresses  d'un  beau  caractère,  surtout  celle 
<[iii  mène  au  polygone,  fier  donjon  à  toit  aigu,  flan- 
qué  de  deux  tourelles,  orné  de  statues  comme  la 
porte  de  Vincennes  et  L'ancienne  porte  du  vieux 
Louvre.  Il  va  sans  dire  qu'on  l'a  ratissé,  raboté, 
mastiqué  et  badigeonné  (en  rouge).  Deux  archers 
sculptés  dans  les  créneaux  sont  curieux.  Ils  appuient 
Contre  le  mur  leurs  souliers  à  la  poulaine  et  sem- 
blent soutenir  avec  d'énormes  efforts  les  armes  de  la 
ville,  tant  elles  sont  lourdes  à  porter.  En  ce  moment 
passait  sous  la  porte  un  peloton  d'environ  deux  cents 
hommes  qui  revenaient  du  polygone  avec  un  canon. 
Je  crois  que  c'est  l'armée  de  Bâle. 

Près  de  cette  porte  est  une  délicieuse  fontaine  de 
la  renaissance  qui  est  couverte  de  canons,  de  mor- 
tiers et  de  piles  de  boulets  sculptés  autour  de  son 
bassin,  et  qui  jette  son  eau  avec  le  gazouillement 
d'un  oiseau.  Celte  pauvre  fontaine  est  honteusement 
mutilée  et  dégradée;  la  colonne  centrale  était  char- 
gée de  figures  exquises  dont  il  ne  reste  plus  que  les 
torses  et,  par-ci,  par-là,  un  bras  ou  une  jambe. 
Pauvre  chef-d'œuvre  violé  par  tous  les  soudards  de 
l'arsenal  !  —  Mais  je  reprends  la  route  de  Bâle  à 
Zurich. 

Pendant  quatre  heures,  jusqu'à  Rhinfelden  ,  elle 
côtoie  le  Rhin  dans  une  vallée  ravissante  où  pou- 
vaient, du  haut  des  nuages,  toutes  les  lueurs  hu- 


ZURICH.  71 

inities  du  malin.  On  laisse  à  gauche  Creuzach,  dont 
la  haute  tour,  tachée  d'un  cadran  blanc,  s'aperçoit 
des  clochers  de  I'.àle;  puis  en  traverse  Augsl.  Augst, 
voilà  un  nom  bien  barbare.  Eh  bien,  ce  nom,  c'est 
Augusta.  Augst  est  une  ville  romaine,  la  capitale  des 
Rauraques,  l'ancienne  Raurica,  l'ancienne  Augusta 
Rauracorum,  fondée  par  le  consul  Munalius  Plancus, 
auquel  les  I>àlois  ont  érigé  une  statue  dans  leur  Ilo- 
tel-de- Ville,  avee  épitaphe  rédigée  par  un  brave  pé- 
dant  qui  s'appelait  Beatus  Rhcnanus.  Voilà  une  bien 
grosse  gloire,  disais-je,  et  une  bien  petite  ville.  En 
ell'ei ,  l' Augusta  Rauracorum  n'est  plus  maintenant 
qu'un  adorable  décor  pour  un  vaudeville  suisse.  I  n 
groupe  de  cabanes  pittoresques,  posé  suc  un  rocher, 
rattaché  par  deux  \icilles  portes-forteresses 5  deux 
ponis  moisis,  sous  lesquels  galope  un  joli  torrent, 
l'Ergolz,  qui  descend  de  la  montagne  en  écartant 
les  branches  des  arbres;  1111  brnil  de  roues  de  mou- 
lins, des  balcons  de  bois  é^,a\és  de  \igues,  un  vicuv 
cimetière  où  j'ai  remarqué  en  passant  une  tombe 
étrange  du  quatrième  siècle  el  qui  a  l'air  de  s'é- 
crouler dans  le  Rhin  auquel  il  est  adossé;  \<>ilà 
Augst,  voilà  Raurica,  voilà  Augusta.  Le  sol  est  bou- 
leversé par  les  fouilles.  On  en  tire  un  las  de  petites 
statuettes  de  bronze  dont  la  bibliothèque  île  Bàle  se 
fait  un  petit  dunkerque. 

(ne  demi-heure  plus  loin,  but  l'autre  rive  du 
Rhin,  ce  jnli  ruban  de  vieilles  maisons  de  bois, 


72  LETTRE  \\\IV. 

coupé  par  une  cascade ,  c'est  Warmbach.  Et  puis  , 
après  une  demi-lieue  d'arbres,  de  ravins  et  de  prai- 
ries, le  Rhin  s'ouvre;  au  milieu  de  l'eau  s'accroupit 
un  gros  rocher  couvert  de  ruines  et  rattaché  aux 
deux  rives  par  un  pont  couvert ,  bâti  en  bois ,  d'un 
aspect  singulier.  Une  petite  ville  gothique,  hérissée 
de  tours,  de  créneaux  et  de  clochers,  descend  en 
désordre  vers  ce  pont  :  c'est  Rhinfelden,  une  cité 
militaire  et  religieuse ,  une  des  quatre  villes  fores- 
tières, un  lieu  célèbre  et  charmant.  Cette  ruine  au 
milieu  du  Rhin ,  c'est  l'ancien  château ,  qu'on  ap- 
pelle la  Pierre-de-Rhinfelden.  Sous  ce  pont  de  bois 
qui  n'a  qu'une  arche,  au  delà  du  rocher,  du  côté- 
opposé  à  la  ville,  le  Rhin  n'est  plus  an  fleuve,  c'est 
un  gouffre.  Force  bateaux  s'y  perdent  tous  les  jours. 
—  Je  me  suis  arrêté  un  grand  quart  d'heure  a 
Rhinfelden.  Les  enseignes  des  auberges  pendent  à 
d'énormes  branches  de  fer  touffues ,  les  plus  amu- 
santes du  monde.  La  grande  rue  est  réjouie  par 
une  belle  fontaine  dont  la  colonne  porte  un  noble 
homme  d'armes  qui  porte  lui-même  les  armes 
de  la  ville  de  son  bras  élevé  fièrement  au-dessus  de 
sa  tête. 

Après  Rhinfelden  jusqu'à  Bruck,  le  paysage  reste 
charmant ,  mais  l'antiquaire  n'a  rien  à  regarder,  à 
moins  qu'il  ne  soit  comme  moi  plutôt  curieux 
qu'archéologue ,  plutôt  flâneur  de  grandes  routes 
que  voyageur.  Je  suis  un  grand  regardeur  de  toutes 


ZURICH.  73 

choses,  rien  de  plus;  mais  je  crois  avoir  raison; 
toute  chose  contient  une  pensée  ;  je  tache  d'extraire 
la  pensée  de  la  chose.  C'est  une  chimie  comme  une 
autre. 


m 


LETTRE  XXXY. 


ZURICH. 


Paytàges.  — Tableau*  llmiamls  en  Suisse.  —  La  vache1.  —  Lé 
cheval  <jui  oc  se  eabre  jamais»  —  Le  rustre  qui  se  comporte 
;u,.,  le  beau  sexe  comme  s'il  était  élève  de  Buckingham. — 
La  ruche  et  la  cabane.  —  Microcosme.  —  Lé  grand  dahs  le 
petjt.  —Sekingcn.  —  La  vallée  <le  TAar.  —  Quelle  ruine  i.< 
nieuse  la  domine.  —  Brugg.  —  L'auteur,  après  une  longue  et 
patiente  étude,  donne  une  folile  de  détails  scientifiques  el 
importants  touchant  la  tête  rfe  foin  qui  est  sculptée  dan»  la 
muraille  de  Brugg»  -*•  Costumes  el  coutumes.  —  Les  Fem- 
mes el  ies  hommes  .1  Brugg.  —  Chose  qui  se  comprend  pai  • 
tout,  excepté  a  Brugg.  «- L'auteui  décrit,  dans  l'itttértl  d< 
l'an,  utte  coiffure  qui  est  à  toutes  les  coiffures  connues  et 
que  l'ordre  composite  est  aui  quatre  ordres  réguhi  1  Dan- 

ger de  mal  proooncei  le  prémiét  mol  d'une  proc  lamation.  — 

Baden. La  Limmat.  —  Fontaine  qui  ressemble  à  un 

besque  dessinée  par  Raphaël.—  Àaua  verLigena,        Soleil 
,  oui  I.  un.  —  Paysage.  —  Sombre  vision  <  1  sombré  souvenir. 

Les  villages.  —  théorie  de  la  chaumière  suriqti 

La  royageui     '■  ndort  .1  m     s  voil 0 mi  ni  il 

se  réveille.  —  -  Une  crypte  comme  il  n'eu  1  jamais  vu.  —  Zu- 
,,,  1,  .m  gratte  jour.        1  .'.mu. m  ail  beaUi  oujl  de  mal  di   la 

ville  el  be; |>  de  bien  du  Inc,  —  La  oomlohvnacn 

L'auteur  s'explique  l'émeuii   d<    Zuricli         Li    I I  du  lar. 

\  qui  la  ville  de  Zurich  doil  beaucoup  pi ' 

venue  I.  Inrtl   de  Wrlli  mhi  1  1  '   • 


76  LETTRE  XXXV. 

a  V hôtel  de  l'Épée,  par  la  raison  qu'il  y  a  <'tr  fort  mal.  —  l'n 
vers  de  Ronsard  dont  l'hôtelier  pourrait  faire  son  enseigne. 
—  Elymologie,  archéologie,  topographie,  érudition,  citation  et 
économie  politique  en  huii  lignes.  —  Où  l'auteur  prouve  qu'il 
a  les  bras  longs. 

Septembre. 


Quand  on  voyage  en  plaine,  l'intérêt  du  voyage 
est  au  bord  de  la  route  ;  quand  on  parcourt  un  pays 
de  montagnes,  il  est  à  l'horizon.  Moi,  — même  avec 
cette  admirable,  ligne  du  Jura  sous  les  yeux,  — je 
veux  tout  voir,  et  je  regarde  autant  le  bord  du  che- 
min que  le  bord  du  ciel.  C'est  que  le  bord  de  la 
route  est  admirable  dans  cette  saison  et  dans  ce 
pays.  Les  prés  sont  piqués  de  fleurs  bleues ,  blan- 
ches, jaunes,  violettes,  comme  au  printemps;  de 
magnifiques  ronces  égratignent  au  passage  la  caisse 
de  la  voiture;  ça  et  là,  des  talus  à  pic  imitent  la 
forme  des  montagnes,  et  des  filets  d'eau  gros  comme 
le  pouce  parodient  les  torrents  ;  partout  les  arai- 
gnées d'automne  ont  tendu  leurs  hamacs  sur  les 
mille  pointes  des  buissons  :  la  rosée  s'y  roule  en 
grosses  perles. 

Et  puis ,  ce  sont  des  scènes  domestiques  où  se 
révèlent  les  originalités  locales.  Près  de  Rhinfelden, 
trois  hommes  ferraient  une  vache  qui  avait  l'air 
très- bête,  empêchée  et  prise  dans  le  travail.  A 
Augst,  un  pauvre  arbre  difforme,  appuyé  sur  four- 
che, servait  de  cheval  aux  petits  garçons  du  village, 


ZURICH.  77 

gamins  qui  ont  Rome  pour  aïeule.  Près  de  la  porte 
de  Bàle ,  un  homme  battait  sa  femme ,  ce  que  les 
paysans  font  comme  les  rois.  Buckingham  ne  disait- 
il  pas  à  madame  de  Chevreuse  qu'il  avait  aimé 
trois  reines,  et  qu'il  avait  été  obligé  de  les 
gourmer  toutes  les  trois!  A  cent  pas  de  Frick, 
je  voyais  une  ruche  posée  sur  une  planche  au-des- 
sus de  la  porte  d'une  cabane.  Les  laboureurs  en- 
traient et  sortaient  par  la  porte  de  la  cabane ,  les 
abeilles  entraient  et  sortaient  par  la  porte  de  la  ru- 
che ;  hommes  et  mouches  faisaient  le  travail  du  bon 
Dieu. 

Tout  cela  m'amuse  et  me  ravit.  A  Freiburg  j'ai 
oublié  long-temps  l'immense  paysage  que  j'avais 
sous  les  yeux  pour  le  carré  de  gazon  dans  lequel 
j'étais  assis.  C'était  sur  une  petite  bosse  sauvage  de 
la  colline.  Là  aussi  il  y  avait  un  monde  Les  scara- 
bées marchaient  lentement  sous  les  libres  profondes 
de  la  végétation;  des  fleurs  de  ciguë  en  parasol  imi- 
taieol  les  pins  d'Italie;  une  longue  feuille,  pareille  à 
une  cosse  de  haricots  entr'ouverte,  laissait  voir  de 

belles  gouttes  de  pluie  comme  un  collier  de  dia- 
mants dans  un  écrill  de  satin  vert;  un  pauvre  bour- 
don m  mille,  en   velours  jaune   et    noir,   remontait 

péniblement  le  long  d'une  branche  épineuse  ;  des 
nuées  épaisses  de  moucherons  lui  cachaient  le  jour; 
une  clochette  bleue  tremblai)  auvent,  el  toute  une 

nation  de  pucerons  s'était  abritée  BOUS  Cette  énorme 


78  LETTRE  XXW. 

tonte  ;  près  d'une  flaque  d'eau  qui  n'eût  pas  rempli 
une  cuvette,  je  voyais  sortir  de  la  vase  et  se  tordre 
vers  le  ciel,  en  aspirant  l'air,  un  ver  de  terre  sem- 
blable aux  pythons  antédiluviens,  et  qui  a  peut-être 
aussi  lui,  dans  l'univers  microscopique,  son  Hercule 
pour  le  tuer  et  son  Cuvier  pour  le  décrire.  Kn 
somme,  cet  univers-là  est  aussi  grand  que  l'autre. 
Je  me  supposais  ftlicromégas;  mes  scarabées  étaient 
des  megatheriums  giganteums,  mon  bourdon  était 
un  éléphant  ailé,  mes  moucherons  étaient  des  aigles, 
ma  cuvette  d'eau  était  un  lac,  et  ces  trois  touffes 
d'herbe  haute  étaient  une  forêt  vierge.  —  "Nous  me 
reconnaissez  là,  n'est-ce  pas,  ami?  —  A  Rhinfelden, 
les  exubérantes  enseignes  d'auberge  m'ont  occupé 
comme  des  cathédrales  ;  et  j'ai  l'esprit  fait  ainsi 
qu'à  de  certains  moments  un  étang  de  village  ,  clair 
comme  un  miroir  d'acier,  entouré  de  chaumières  et 
traversé  par  une  flottille  de  canards ,  me  régale  au- 
tant que  le  lac  de  Genève. 

A  Rhinfelden  on  quitte  le  Rhin  et  on  ne  le  revoit 
plus  qu'un  instant  à  Sekingen  :  laide  église ,  pont 
de  bois  couvert,  ville  insignifiante  au  fond  d'une  dé- 
licieuse vallée.  Puis  la  route  court  à  travers  de 
joyeux  villages,  sur  un  large  et  haut  plateau  autour 
duquel  on  voit  bondir  au  loin  le  troupeau  mon- 
strueux des  montagnes. 

Tout  à  coup  on  rencontre  un  bouquet  d'arbres 
près  d'une  auberge  ,  on  entend  le  bruit  de  la  roue 


ZURICH.  79 

qui  s'enraie,  et  la  route  plonge  dans  l'éblouissante 
vallée  de  l'Aar. 

L'oeil  se  jette  d'abord  au  fond  du  ciel  et  y  trouve, 
pour  ligne  extrême  ,  des  crêtes  rudes ,  abruptes  et 
rugueuses  ,  qui  je  crois  être  les  Cimes-Grises  ;  puis 
il  va  au  bas  de  la  vallée  chercher  Brugg,  belle  petite 
ville  roulée  cl  serrée  dans  une  ligature  pittoresque 
de  murs  et  de  créneaux  ,  avec  pont  sur  l'Aar  ;  puis 
il  remonte  le  long  d'une  sombre  ampoule  boisée  61 
s'arrête  à  une  haute  ruine.  Cette  ruine ,  c'est  le 
chfiteau  de  Habsburg,  le  berceau  de  la  maison  d'Au- 
triche. J'ai  regardé  long-temps  cette  tour  d'où  s'est 
envolée  l'aigle  à  deux  têtes. 

L'Aar,  obstrué  de  rochers ,  déchire  en  caps  et  en 
promontoires  le  fond  de  la  vallée.  Ce  beau  paysage 
est  un  des  grands  lieux  de  l'histoire.  Home  s'\  esi 
battue,  la  fortune  de  Vilellius  y  a  écrasé  relie  de 
Galba,  l'Autriche  y  est  née.  De  ce  donjon  croulant. 
bâti  au  onzième  siècle  par  mi  simple  gentilhomme 
d'Alsace  appelé  Uadbol ,  découle  sur  toute  l'histoire 
de  l'Europe  moderne  le  Qeuve  Immense  des  archi- 
ducs et  des  empereurs. 

\u   mird  ,   la  vallée  se   perd  dans  une  brume.  Là 

est  le  confluent  de  l'Aar,  de  la  Reusa  et  de  la  Lim- 
ais! La  Limmal  vient  du  lac  de  Zurich  et  apporte 

les    foules   du    mont  Todi  ;    l'Aar  vient   des  Lies  de 
il) 1 1 n  et  de  lîrieii/,,  et  apporte  les  OSSCSdea  du  (iiim 

mII  :  l,i  iienss  \  icni  du  lac  des  Ouatrp-Canlons ,  ei 


80  LETTRE  XXXV. 

apporte  les  torrents  du  Rigi ,  du  "Windgalle  et  du 
Mont-Pilate.  Le  Rhin  porte  tout  cela  à  l'Océan. 

Tout  ce  que  je  viens  de  vous  écrire  ,  ces  trois  ri- 
vières, cette  ruine  et  la  forme  magnifique  des  blocs 
que  ronge  l'Aar,  emplissaient  ma  rêverie  pendant 
que  la  voiture  descendait  au  galop  vers  Brugg.  Tout 
à  coup  j'ai  été  réveillé  par  la  manière  charmante 
dont  se  compose  la  ville  quand  on  en  approche. 
C'est  un  des  plus  ravissants  tohu-bohu  de  toits,  de 
tours  et  de  clochers  que  j'aie  encore  vus.  Je  m'é- 
tais toujours  promis,  si  jamais  j'allais  à  Brugg,  de 
faire  grande  attention  à  un  très-ancien  bas-relief 
incrusté  dans  la  muraille  près  du  pont,  qui,  dit-on, 
représente  une  tête  de  hun.  Comme  c'était  diman- 
che, le  pont  était  couvert  d'un  tas  de  jolies  filles  cu- 
rieuses, souriantes,  dans  leurs  plus  beaux  atours,  si 
bien  que  j'ai  oublié  la  tête  du  hun. 

Quand  je  m'en  suis  souvenu ,  la  ville  était  à  une 
lieue  derrière  moi. 

Avec  leur  cocarde  de  rubans  sur  le  front ,  moins 
exagérée  qu'à  Freiburg,  leur  cuirasse  de  velours 
noir  traversée  de  chaînes  d'argent  et  de  rangées  de 
boulons,  leur  cravate  de  velours  à  coins  brodés  d'or 
serrée  au  cou  comme  le  gorgeret  de  fer  des  cheva- 
liers, leur  jupe  brune  à  plis  épais  et  leur  mine 
éveillée ,  les  femmes  de  Brugg  paraissent  toutes  jo- 
lies; beaucoup  le  sont.  Les  hommes  sont  habillés 
Comme  nos  maçons  endimanchés,  et  sont  affreux.  Je 


ZURICH.  81 

comprends  qu'il  y  ait  des  amoureux  à  lirugg  ;  je  ne 
conçois  pas  qu'il  y  ait  des  amoureuses. 

La  ville ,  propre  ,  saine ,  heureuse  d'aspect ,  faite 
de  jolies  maisons  presque  toutes  ouvragées,  n'est 
pas  moins  appétissante  au  dedans  qu'au  dehors.  Lue 
chose  singulière,  c'est  que  les  deux  sexes,  dans  leurs 
réunions  du  dimanche,  y  jouent  le  jeu  d'Alphée  et 
d'Aréthuse.  Quand  j'ai  traversé  la  ville  ,  j'ai  vu 
toutes  les  femmes  à  la  porte  du  Pont ,  et  tous  les 
hommes  à  l'autre  bout  de  la  grande  rue,  à  la  porte 
de  Zurich.  Dans  les  champs,  les  sexes  ne  se  mêlent 
pas  davantage;  on  rencontre  un  groupe  d'hommes, 
puis  un  groupe  de  femmes;  cet  usage,  que  les  en- 
fants eux-mêmes  subissent ,  est  propre  à  tout  le 
canton  et  va  jusqu'à  Zurich.  C'est  une  chose  étrange, 
et,  comme  beaucoup  de  choses  étranges,  c'est  une 
chose  sage.  Dans  ce  pays  de  sè\e  et  <l<'  beauté,  de 
nature  exubérante  et  de  costumes  exquis,  la  nature 
tend  à  rendre  l'homme  entreprenant ,  le  costume 
rend  la  femme  coquette;  la  coutume  intervient,  sé- 
pare les  sexes  et  pose  une  barrière. 

Cette  vallée,  du  reste,  n'est  pas  seulement  un 
confluent  de  rivières,  c'est  aussi  un  confluent  <!<■ 
costumes.  On  passe  la  Reuss,  la  cuirasse  de  velours 
noir-  devient  un  corselet  de  damas  à  (leurs,  au  beau 
milieu  duquel  elles  cousent  un  large  galon  d'or.  On 
l>.isse  la  Limmat,  la  jupe  brune  devient  une  jupe 
rouge  avec  un  tablier  de  mousseline  brodée,   routes 


82  LETTRE  XXXV. 

les  coiffures  se  mêlent  également;  en  dix  minutes 
on  rencontre  de  belles  filles  avec  de  grands  peignes 
exorbitants  comme  à  Lima,  avec  des  cbapeaux  de 
paille  noire  à  baute  forme  comme  à  Florence ,  avec 
une  dentelle  sur  les  yeux  comme  a  Madrid.  Toutes 
ont  un  bouquet  de  fleurs  naturelles  au  côté.  Raffi- 
nement. 

La  variété  des  coiffures  est  telle  que  je  m'atten- 
dais à  tout.  Après  le  pont  de  la  Reuss ,  il  y  a  une 
petite  côte.  Je  la  montais  à  pied.  Je  vois  venir  à 
moi  une  vieille  femme  coiffée  d'une  espèce  de  vaste 
sombrero  espagnol  en  cuir  noir,  dans  l'ornement 
duquel  entraient  pour  couronnement  une  paire  de 
bottes  et  un  parapluie.  J'allais  enregistrer  cette  coif- 
fure bizarre ,  quand  je  me  suis  aperçu  que  cette 
bonne  femme  portait  tout  simplement  sur  sa  tête  la 
valise  d'un  voyageur.  Le  voyageur  suivait  à  quel- 
ques pas;  brave  bonhomme,  qui  se  piquait  proba- 
blement de  parler  français ,  et  qui  m'a  accosté  pom- 
me raconter  la  révolution  de  Zurich.  Tout  ce  que 
j'y  ai  pu  comprendre,  à  travers  force  baragouin, 
c'est  qu'il  y  avait  eu  une  proclamation  du  bourg- 
mestre, et  que  cette  proclamation  commençait  ainsi  : 
Braves  Iroqiiois!  —  Je  présume  que  le  digne 
homme  voulait  dire  :  Braves  Zuriquois. 

La  vallée  de  l'Aar  a  deux  bracelets  charmants  : 
Brugg  qui  l'ouvre ,  Raden  qui  la  ferme.  Baden  est 
sur  la  Limmat.  On  suii  depuis  une  demi-heure  le 


ZURICH.  83 

bord  de  la  Limmat,  qui  fait  un  tapage  horrible  au 
fond  d'un  charmant  ravin  dont  tous  les  éboulc- 
ments  sont  plantés  de  vignes.  Tout  a  coup  une 
porte -donjon  à  quatre  tourelles  barrc  la  roule  ; 
au-dessous  de  cette  porte  se  précipitent  pêle-mêle 
dans  le  ravin  des  maisons  de  bois  dont  les  man- 
sardes semblent  se  cahoter;  au-dessus,  parmi  les 
arbres,  se  dresse  un  vieux  château  ruiné  dont  les 
créneaux  font  une  crête  de  coq  à  la  montagne. 
Tout  au  fond,  sous  un  pont  couvert,  la  Limmat 
passe  en  toute  hâte  sur  un  lit  de  rochers  qui  donne 
aux  vagues  une  forme  violente.  Et  puis  on  aperçoit 
un  clocher  à  tuiles  de  couleur  qui  semble  revêtu 
d'une  peau  de  serpent.  C'est  Badcn. 

Il  y  a  de  tout  à  Badcn  :  des  ruines  gothiques, 
des  ruines  romaines,  des  eaux  thermales,  une  statue 
d'Isis,  des  fouilles  où  l'on  trouve  force  dés  à  jouer, 
un  hôtel-de-ville  où  le  prince  Eugène  et  le  maréchal 
de  \illars  ont  échangé  des  signatures ,  etc.  Comme 
je  voulais  arriver  à  Z-urich  avant  la  nuit,  je  me  suis 
contenir  de  regarder  sur  la  place,  pendant  qu'on 
changeait  de  chevaux,  une  charmante  fontaine  de 
la  renaissance  surmontée,  connue  celle  de  Rhinfel- 
den  ,  d'une  hautaine  et  sévère  Qgure  de  soldai. 
L'eau  jaillit  par  la  gueule  d'une  effrayante  guivre 
de  bronze  qui  roule  sa  queue  dans  les  ferrures  de 
la  fontaine.  Deux  pigeons  familiers  s'étaient  perchés 
sur  cette  guivre,  et  l'un  d'eux  buvait  eu  trempaul 


84  LETTRÉ  XXXV. 

son  bec  dans  le  filet  d'eau  arrondi  qui  tombait 
du  robinet  dans  la  vasque,  fin  comme  un  cheveu 
d'argent. 

Les  Romains  appelaient  les  eaux  thermales  de 
Radcn  tes  eaux  bavardes,  «  aquae  verbigenae.  »  — 
Quand  je  vous  écris,  mon  ami,  il  me  semble  que 
j'ai  bu  de  cette  eau. 

Le  soleil  baissait ,  les  montagnes  grandissaient, 
les  chevaux  galopaient  sur  une  route  excellente  en 
sens  inverse  de  la  Limmat  ;  nous  traversions  une 
région  toute  sauvage  ;  sous  nos  pieds  il  y  avait  un 
couvent  blanc  à  clocher  rouge,  semblable  à  un  jouet 
d'enfant  ;  devant  nos  yeux ,  une  montagne  à  forme 
de  colline,  mais  si  haute  qu'une  forêt  y  semblait 
une  bruyère  ;  dans  le  jardin  sévère  du  couvent,  un 
moine  blanc  se  promenait  causant  avec  un  moine 
noir;  par-dessus  la  montagne,  une  vieille  tour  mon- 
trait à  demi  sa  face  rougie  par  le  soleil  horizontal. 
Qu'était  cette  masure?  Je  ne  sais.  Conrad  de  Tà- 
gerfelden  ,  un  des  meurtriers  de  l'empereur  Albert, 
avait  son  château  dans  cette  solitude.  —  En  était- 
ce  la  ruine  ?  —  Moi ,  je  ne  suis  qu'un  passant  et 
j'ignore  tout,  j'ai  laissé  leur  secret  à  ces  lieux  sinis- 
tres ,  mais  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  songer 
vaguement  au  sombre  attentat  de  1308  et  à  la  ven- 
geance d'Agnès,  pendant  que  celte  tour  sanglante, 
cachée  peu  à  peu  par  les  plis  du  terrain ,  rentrait 
lentement  dans  la  montagne. 


ZURICH.  85 

La  route  a  tourné  ;  une  crevasse  inattendue  a 
laissé  passer  un  immense  rayon  du  couchant  ;  les 
villages,  les  fumées,  les  troupeaux  et  les  hommes 
ont  reparu  ,  et  la  belle  vallée  de  1?  Limmat  s'est 
remise  à  sourire.  Les  villages  sont  vraiment  remar- 
quables dans  ce  canton  de  Z.urich.  Ce  sont  de  ma- 
gnifiques chaumières  composées  de  trois  comparti- 
ments. A  un  bout ,  la  maison  des  hommes ,  en  bois 
et  en  maçonnerie,  avec  ses  trois  étages  de  fenêtres- 
croisées  basses ,  à  petits  vitraux  ronds  ;  à  l'autre 
boni,  la  maison  des  bêtes,  étable  et  écurie,  en  plan- 
ches; au  centre,  le  logis  des  chariots  et  des  usten- 
siles, fermé  par  une  grande  porte  cochère.  Dans  le 
faîtage,  qui  est  énorme,  la  grange  et  le  grenier. 
Trois  maisons  sous  un  toit.  Trois  tètes  sous  un  bon- 
net. Voilà  la  chaumière  zuriquoise.  Comme  vous 
voyez,  c'est  un  palais. 

La  nuii  était  tout  à  fait  tombée,  je  m'étais  tout 
platement  endormi  dans  la  voiture,  quand  un  bruit 
de  planches  sous  le  piétinement  des  chevaux  m'a 

réveillé.  J'ai  ouvert  les  veux.  J'étais  dans  une  es- 
pèce de  caverne  en  charpente  de  l'aspecl  le  plus 
singulier.   Au-dessus  de  moi ,  de  grosses  poutres 

courbées  en  cintres  surbaissés  et   arr-boutées  d'une 

manière  inextricable  portaient  une  voûte  de  ténè- 
bres; à  droite  et  à  gauche,  de  basse-,  arcades  faites 
de  Solives  trapues  nie  laissaient  enli  e\oir  deux  -aie- 
lies  obscures  et  étroites,  percées  ça  et  là  de  trous 

lit  H 


80  LETTRE  XXXV. 

carrés  par  lesquels  m'armaient  la  brise  de  la  nuit 
et  le  bruit  d'une  rivière.  Tout  au  fond  ,  à  l'extré- 
mité de  cette  étrange  crypte,  je  voyais  briller  vague- 
ment des  baïonnettes.  La  voiture  roulait  lentement 
sur  un  plancher  des  fentes  duquel  sortait  une  ru- 
meur assourdissante.  Une  torche  éloignée,  qui  trem- 
blait au  vent ,  jetait  des  clartés  mêlées  d'ombres  sur 
ces  massives  arches  de  bois.  J'étais  dans  le  pont 
couvert  de  Zurich.  Des  patrouilles  bivouaquaient  à 
l'cntour.  Rien  ne  peut  donner  une  idée  de  ce  pont, 
vu  ainsi  et  à  cette  heure.  Figurez- vous  la  forêt 
d'une  cathédrale  posée  en  travers  sur  un  fleuve  et 
s'ébranlant  sous  les  roues  d'une  diligence. 

Pendant  que  je  vous  écris  tout  ce  fatras  le  jour 
a  paru.  Je  suis  un  peu  désappointé.  Zurich  perd 
au  grand  jour;  je  regrette  les  vagues  profils  de  la 
nuit.  Les  clochers  de  la  cathédrale  sont  d'ignobles 
poivrières.  Presque  toutes  les  façades  sont  ratissées 
et  blanchies  au  lait  de  chaux.  J'ai  à  ma  gauche  une 
espèce  d'hôtel  Guénégaud.  .Mais  le  lac  est  beau  ; 
mais ,  là-bas ,  la  barrière  des  Alpes  est  admirable. 
Elle  corrige  ce  que  le  lac ,  bordé  de  maisons  blan- 
ches et  de  cultures  vertes,  a  peut-être  d'un  peu 
trop  riant  pour  moi.  Les  montagnes  me  font  tou- 
jours l'effet  de  tombes  immenses  ;  les  basses  ont  un 
noir  suaire  de  mélèzes ,  les  hautes  ont  un  blanc  lin- 
ceul de  neige. 


ZÏ'RICH.  87 


Quaire  heures  après  midi. 


Je  viens  de  faire  une  promenade  sur  le  lac  dans 
une  façon  de  petite  gondole  à  trente  sons  par  heure, 
comme  un  fiacre.  J'ai  jeté  généreusement  trois 
francs  dans  le  lac  de  Zurich  ;  je  les  regrette  un  pou. 
C'est  beau  ,  mais  c'est  bien  aimable  Ils  ont  un 
New-Munster  qu'ils  vous  montrent  avec  orgueil  et 
qui  ressemble  à  l'église  de  Pantin.  Les  sénateurs 
zuriquois  habitent  des  \illas  de  plâtre,  lesquelles 
ont  un  faux  air  des  guinguettes  de  Vaugirard.  Dieu 
me  pardonne  !  j'ai  vu  passer  un  omnibus  comme  à 
Passy.  Je  ne  m'étonne  plus  si  ces  gaillards-là  font 
des  révolutions. 

Heureusement  l'eau  bleue  du  lac  est  transpa- 
rente, .le  \(iy,iis  dans  des  profondeurs  vitreuses  «les 
montagnes   au   fond   du   lac   et    (les   forêts   soi'   ces 

montagnes.  Des  rochers  et  des  algues  me  figuraient 
assez  bien  la  terré  noyée  par  le  déluge,  et,  en  me 
penchant  sur  le  bord  de  mon  Gacre  à  dru\  rames, 

j'avais  les  émotions  de  \né  quand  il  se  niellait  a  la 

fenêtre  de  l'arche,  De  temps  en  temps  je  voyais  pas- 

ser  de  gros  poissons  zébrés  de  rubans  noirs  Comme 
des  libres.  J'.ii  sau\é  du  boni  de  ma  canne  dm\  OU 

trois  mouches  qui  se  noyaient 
Ll  ville  doit  beaucoup  plaire  But  personnes  qui 


88  LETTRE  XXXV. 

adorent  la  façade  du  séminaire  de  Saint-Sulpice.  On 
y  bâtit  en  ce  moment  des  édifices  superbes,  dont 
l'architecture  rappelle  la  Madeleine  et  le  corps-de- 
garde  du  boulevard  du  Temple.  Quant  à  moi,  en 
mettant  à  part  le  portail  roman  de  la  cathédrale, 
quelques  vieilles  maisons  perdues  et  comme  noyées 
dans  les  neuves ,  deux  aiguilles  d'église  et  trois  ou 
quatre  tours  d'enceinte ,  dont  une ,  qui  est  énorme, 
ressemble  au  ventre  pantagruélique  d'un  bourg- 
mestre, je  ne  suis  pas  digne  d'admirer  Zurich.  J'ai 
vainement  cherché  la  fameuse  tour  du  Wellemberg, 
qui  était  au  milieu  de  la  Liinmat ,  et  qui  avait  servi 
de  prison  au  comte  de  Habsbourg  et  au  conseiller 
Waldman  ,  décapité  en  1488.  L'aurait-on  démolie  ? 
Pendant  que  je  suis  en  train,  pardieu,  parlons  de 
l'auberge  !  A  Y  hôtel  de  i'Épée ,  le  voyageur  n'est 
pas  écorché  ;  il  est  savamment  disséqué.  L'hôtelier 
vous  vend  la  vue  de  son  lac  à  raison  de  huit  francs 
par  fenêtre  et  par  jour.  La  chère  que  l'on  fait  à 
Y  hôtel  de  i'Épée  m'a  rappelé  un  vers  de  Ronsard, 
qui,  à  ce  qu'il  paraît,  dînait  mal  : 

La  vie  est  attelée 
A  deux  mauvais  chevaux,  le  boire  et  le  manger. 

Nulle  part  ces  deux  chevaux  ne  sont  plus  mau- 
vais qu'à  Yliôtcl  de  i'Épée. 

A  propos ,  je  ne  vous  ai  pas  dit  que  Zurich  s'ap- 
pelait autrefois  Turegum.  La  Limmat  le  divise  en 


ZURICH.  8!» 

deux  villes ,  le  grand  Zurich  et  le  petit  Zurich  ,  que 
réunissent  trois  beaux  ponts ,  sur  lesquels  les 
bourgeois  se  promènent  souvent,  dit  Georges 
Bruin  de  Cologne.  La  vigne  est  bien  exposée  au 
soleil.  Il  y  a  le  vin  de  Zurich  et  le  blé  de  Zurich. 

Je  vous  embrasse ,  quoique  je  sois  à  treize  cent 
vingt  pieds  au-dessus  de  vous. 


LETTRE  XXXVI 


z  r  ri  c  n. 


Il  pli-ut.  —  Description  d'une  chatnbre.  —  Ri-flet  du  dehors  dans 
I  intérieur  —  Le  voyageur  prend  le  parti  de  Fouiller  dam  le 
dftriolréSi  — Ce  tjlt'll  y  tnuivc.  —  Amdttrs  «ihIm./  i,  u 
turc-,  honteuses  (!<■  Napoléon  Bttonaparfe,  — ■  Le  livre.  —  Les 
c  itampes. . —  1811.  —  ls  10.  —  Choses  curieuses,  —  Choses 
ierleutPS.  —  11  plettt. 


Septembre, 

J'il  quitté  l'hôtel  de  l'Kpée.  Je  suis  \cmi  me 

lOgôï  dans  la  ville  ,  n'importe   0Û.   .!•'   n'ai    plus  la 
fflallVaise  ËUbeCgO,  mais  je  n'ai  plus  la  Vue  ilii  lac 

H  \  ii  des  moments  où  j«'  regrette  en  bloc  le  mé- 
chant dîner  et  le  magnifique  paysage. 

Avant-hier, c'était  un  de  ces  motnents»lBi  il  pieu 
\,iii.  J'étais  enfermé  dans  la  chambre  que  j'habite  : 


92  LETTRE  XXXVI. 

—  une  petite  chambre  triste  et  froide ,  ornée  d'un 
lit  peint  en  gris  à  rideaux  blancs  ,  de  chaises  à  dos- 
sier en  lyre,  et  d'un  papier  bleuâtre  bariolé  de  ces 
dessins  sans  gcùl  et  sans  style  qu'on  retrouve  indis- 
tinctement sur  les  robes  des  femmes  mal  mises  et 
sur  les  murs  des  chambres  mal  meublées.  J'ai  ou- 
vert la  fenêtre ,  qui  est  une  de  ces  hideuses  fenêtres 
d'il  y  a  cinquante  ans  qu'on  appelait  fenêtres-guil- 
lotines ,  et  je  regardais  mélancoliquement  la  pluie 
tomber.  La  rue  était  déserte  ;  toutes  les  croisées  de 
la  maison  d'en  face  étaient  fermées  ;  pas  un  profil 
aux  vitres,  pas  un  passant  sur  ce  pavage  de  petits 
cailloux  ronds  et  noirs  que  la  pluie  faisait  reluire 
comme  des  châtaignes  mûres.  La  seule  chose  qui 
animât  le  paysage,  c'était  la  gouttière  du  toit  voisin, 
espèce  de  gargouille  eu  fer-blanc  figurant  une  tête 
d'âne  à  bouche  ouverte ,  d'où  la  pluie  tombait  à 
flots  ;  une  pluie  jaune  et  sale  qui  venait  de  laver  les 
tuiles  et  qui  allait  laver  le  pavé.  Il  est  triste  qu'une 
chose  prenne  la  peine  de  tomber  du  ciel  sans  au  tre 
résultat  que  de  changer  la  poussière  en  boue. 

J'étais  retenu  au  gîte;  le  gîte  était  médiocrement 
plaisant.  Que  faire  ?  La  Fontaine  a  fait  le  vers  de  la 
circonstance.  Je  songeais  donc.  Par  malheur,  j'étais 
dans  une  de  ces  situations  d'âme  que  vous  connais- 
sez sans  doute ,  où  l'on  n'a  aucune  raison  d'être 
triste  et  aucun  motif  d'être  gai  ;  où  l'on  est  égale- 
ment incapable  de  prendre  le  parti  d'un  éclat  de 


ZURICH.  93 

rire  ou  d'un  torrent  de  larmes  ;  où  la  vie  semble 
parfaitement  logique  ,  unie  ,  plane  ,  ennuyeuse  et 
triste  ;  où  tout  est  gris  et  blafard  au  dedans  comme 
au  dehors.  Il  faisait  en  moi  le  même  temps  que 
dans  la  rue,  et,  si  vous  me  permettiez  la  métaphore, 
je  dirais  qu'il  pleuvait  dans  mon  esprit.  Vous  le 
savez ,  je  suis  un  peu  de  la  nature  du  lac  ;  je  réflé- 
chis l'azur  ou  la  nuée.  La  pensée  que  j'ai  dans 
l'âme  ressemble  au  ciel  que  j'ai  sur  la  tête. 

En  retournant  son  œil,  —  passez -moi  encore 
cette  expression  ,  —  on  voit  un  paysage  en  soi.  Or, 
en  ce  moment-là ,  le  paysage  que  je  pouvais  voir  en 
moi  ne  valait  guère  mieux  que  celui  que  j'avais 
sous  les  yeux. 

Il  y  avait  deux  ou  trois  armoires  dans  la  cham- 
bre. Je  les  ouvris  machinalement ,  comme  si  j'avais 
eu  chance  d'y  trouver  quelque  trésor.  Or,  les  ar- 
moires d'auberge  son!  toujours  vides  ;  une  armoire 
pleine,  c'est  l'habitation  permanente.  N'a  pas  de 
nid  qui  passe.  Je  ne  trouvai  donc  rien  dans  les  ar- 
moires. 

Pourtant,  au  moment  où  je  refermais  la  dernière, 
j'aperçus  sur  la  tablette  d'en  haut  je  ne  sais  quoi 
qui  me  parut  quelque  chose.  J'j  mis  la  main.  C'était 
d'abord  de  U  poussière,  el  puis  c'était  un  livre,  l  n 

pelil    livre   carré    comme   les   ahnanarhs  de   Liège, 

bioché  en  papier  ^iis,  couvert  de  cendre,  oublié  là 
depuis  des  années.  Quelle  bonne  fortune  1  Je  secoue 


94  LETTRE  XXXVF. 

la  poussière,  j'ouvre  au  hasard.  C'était  en  fran- 
çais. Je  regarde  le  titre  :  —  Amours  secrètes  et 
Aventure*  honteuses  de  Napoléon  Buona- 
partc,  avec  gravures.  —  Je  regarde  les  gravures  : 

—  un  homme  à  gros  ventre  et  h  profil  de  polichi- 
nelle ,  avec  redingote  et  petit  chapeau  ,  mêlé  a 
toutes  sortes  de  femmes  nues.  Je  regarde  la  date  : 

—  I8I/1. 

J'ai  eu  la  curiosité  de  lire.  O  mon  ami,  que  vous 
dire  de  cela  ?  Comment  vous  donner  une  idée  de  ce 
livre  imprimé  à  Paris  par  quelque  libelliste  et  ou- 
blié à  Zurich  par  quelque  autrichien  ?  —  Napoléon 
Buonaparté  était  laid  ;  ses  petits  yeux  enfoncés ,  son 
profil  de  loup  et  ses  oreilles  découvertes  lui  faisaient 
une  figure  atroce.  —  Il  parlait  mal  ;  n'avait  aucun 
esprit  et  aucune  présence  d'esprit  ;  marchait  gau- 
chement ;  se  tenait  sans  grâce  et  prenait  leçon  de 
Talma  chaque  fois  qu'il  fallait  «  trôner.  »  —  Du 
reste ,  sa  renommée  militaire  était  fort  exagérée  ;  il 
prodiguait  la  vie  des  hommes  ;  il  ne  remportait  des 
victoires  qu'à  force  de  bataillons.  (Reprocher  les 
bataillons  aux  conquérants  !  ne  croiriez-vous  pas 
entendre  ces  gens  qui  reprochent  les  métaphores 
aux  poètes  ?  )  —  Il  a  perdu  plus  de  batailles  qu'il 
n'en  a  gagné.  —  Ce  n'est  pas  lui  qui  a  gagné  la  ba- 
taille de  iMarengo ,  c'est  Desaix  ;  ce  n'est  pas  lui  qui 
a  gagné  la  bataille  d'Austerlitz,  c'est  Soult  ;  ce  n'est 
pas  lui  qui  a  saçué  la  bataille  de  la  Moskowa ,  c'est 


Zl  I1ICH.  05 

Ney  l,  —  Ce  n'était  qu'un  Capitaine  du  second  or- 
dre, fort  inférieur  aux  généraux  du  grand  siècle,  à 
Turenne,  à  Coudé,  à  Luxembourg,  à  Vendôme  ;  et 
même  de  nos  jours,  son  «  talent  militaire  »  n'était 
rien  ,  comparé  au  «  génie  guerrier  »  du  duc  de 
Wellington.  De  sa  personne,  il  était  poltron.  Il  avait 
peur  au  feu.  Il  se  cachait  pendant  la  canonnade  à 
Brienne.  (A  Brienne  !)  —  Il  a\ait  vices  sur  vices. 
—  Il  mentait  comme  un  laquais.  —  Il  était  avare 
au  point  de  ne  donner  que  dix  francs  par  jour  à 
une  femme  qu'il  entretenait  dans  une  petite  nie  soli- 
taire du  faubourg  Saint-Marceau  (l'auteur  dit  :  ./'r(/' 
vu  la  rue,  la  maison  et  la  femme).  Il  était  jaloux 
au  point  d'enfermer  cette  femme  ,  qui  ne  sortait 
presque  jamais  et  vivait  séparée  du  monde  entier, 
sans  une  créature  humaine  puni  la  servir,  en  proie 
au  desespoir  et  à  la  terreur.  Voilà  CC  que  c'était 
(pie  l'amour  de  Napoléon  Huonapai  lé  !  —  H  avait 
en  outre,  —  car  ce  jaloux  féroce  était  un  libertin 
effronté,  Othello  compliqué  de  don  Juan,  —  il  avait 
en  outre,  dans  tous  les  quartiers  de  Paris,  de  pe- 
tites chambres,  des  caves,  des  mansardas,  des 

oubliettes    louées   sous    des    noms    supposa  ,   où    il 


1  En  ist  i  "ii  m-  aervail  i  • •■  Buanapar  <  je  '• 

,,, ,,,i  reaommi     de    lit  uli  aaul    de  N  ipoli  ou;  aujourd'hui  loui 

.ii    ..  place:  Dcsaix,  Soulf,  Ney,  i  de  grandes  el  illustre* 

Bguret;  Nanoleon  eil   tleni     ■<  gloire  ■  •    rpi*îl  était   'i  i 

h  un .-,  |'l.ui| h 


i)6  LETTRE  VWYl. 

attirait  sous  divers  prétextes  des  jeunes  GDes  pau- 
vres, etc.,  etc.,  etc.  De  là  des  troupeaux  d'enfante, 

petites  dynasties  inédites,  relégués  aujourd'hui  dans 
des  greniers  ou  ramassant  des  loques  et  des  haillons 
au  coin  des  bornes  sous  une  hotte  de  chiffonnier. 
Voilà  ce  que  c'était  que  (es  amours  de  Napoléon 
Buon aparté  !  —  Qu'en  dites-vous  ?  La  première  his- 
toire rappelle  un  peu  Geneviève  de  Brabant  au  fond 
de  son  bois  ;  la  seconde  est  renouvelée  du  Mino- 
taure.  J'en  ai  entrevu  bien  d'autres  et  de  pires, 
mais  je  n'ai  pas  eu  le  courage  d'aller  plus  loin.  Je 
n'ai  jamais  de  bien  longues  rencontres  avec  ces 
livres  que  l'ennui  ouvre  et  que  le  dégoût  ferme. 

Vous  riez  de  cela  ?  Je  vous  avoue  que  je  n'en  ris 
pas.  Il  y  a  toujours  dans  les  calomnies  dirigées  con- 
tre les  grands  hommes ,  tant  qu'ils  sont  vivants, 
quelque  chose  qui  me  serre  le  cœur.  Je  me  dis  : 
Voilà  donc  de  quelle  manière  la  reconnaissance  con- 
temporaine a  traité  ces  génies  que  la  postérité  en- 
toure de  respect ,  les  uns  parce  qu'ils  ont  fait  leur 
nation  plus  grande,  les  autres,  parce  qu'ils  ont  fait 
l'humanité  meilleure  !  Soyez  Molière,  on  vous  accu- 
sera d'avoir  épousé  votre  fdle  ;  soyez  Napoléon ,  on 
vous  accusera  d'avoir  aimé  vos  sœurs.  ■ —  La  haine 
et  l'envie  ne  sont  pas  inventives,  direz-vous  ;  elles 
répètent  toujours  à  peu  près  les  mêmes  niaiseries, 
lesquelles  deviennent  inoffensives  à  force  d'être  ré- 
pétées. Qu'est-ce  qu'une  calomnie  qui  est  un  pla- 


ZURICH.  'J7 

giat ?  —  Sans  doute,  si  le  public  le  savait;  mais 
est-ce  que  le  public  sait  que  ce  que  l'on  dit  aujour- 
d'hui  du  grand  homme  d'aujourd'hui  est  précisé- 
ment ce  qu'on  disait  hier  du  grand  homme  d'hier  ? 
D'accord.  Mais  la  foule  ignore  tout.  Les  grands 
hommes  ont  dédaigné  tout  cela  ,  direz-vous  encore  ; 
sans  doute  ;  mais  qui  vous  dit  qu'ils  n'ont  pas  souf- 
fert autant  qu'ils  ont  dédaigné  ?  Qui  sait  tout  ce 
qu'il  y  a  de  douleurs  poignantes  dans  les  profon- 
deurs muettes  du  dédain  ?  Qu'y  a-l-il  de  plus  révol- 
tant que  l'injustice,  et  quoi  de  plus  amer  que  de 
recevoir  une  grande  injure  quand  on  mérite  une 
grande  couronne?  Savez-vous  si  cet  odieux  petit 
livre  dont  vous  riez  aujourd'hui  n'a  pas  été  officieu- 
sement envoyé  en  1815  au  prisonnier  de  Sainte- 
Hélène,  et  n'a  pas  fait,  tout  slupide  qu'il  vous  sem- 
ble et  qu'il  est,  passer  une  mauvaise  nuit  à  l'homme 
qui  dormait  d'un  si  profond  sommeil  la  veille  de 
Marengo  et  d'Austerlitz?  N'y  a-t-il  pas  des  moments 
où  la  haine,  dans  ses  affirmations  effrontées  et  fu- 
rieuses, peut  faire  illusion,  même  au  génie  qui  .1  la 
conscience  de  sa  force  et  de  son  avenir,?  Apparaître 
caricature  à  la  postérité  quand  on  a  tout  fait  pour 
lui  laisser  une  grande  ombre!  Non,  mon  ami,  je 
ne  puis  rire  de  cet  infâme  petit  libelle.  Quand  j'ex- 
plore les  bas-fonds  du  passé,  et  quand  je  visite  les 
caves  ruinées  d'une  prison  d'autrefois,  je  prends 
ton!  au  sérieux  ,  les  vieilles  calomnies  que  je  PS 
m  \) 


98  LETTRE  XXXYI. 

niasse  dans  l'oubli  et  les  hideux  instruments  de  tor- 
ture rouilles  que  je  trouve  dans  la  poussière. 

Flétrissure  et  ignominie  à  ces  misérables  valets 
des  basses-œuvres  qui  n'ont  d'autre  fonction  que  de 
tourmenter  vivants  ceux  que  la  postérité  adorera 
morts  ! 

Si  l'auteur  sans  nom  de  cet  ignoble  livre  existe 
encore  aujourd'hui  dans  quelque  coin  obscur  de 
Paris,  quel  châtiment  ce  doit  être  pour  cet  immonde 
vieillard,  dont  les  cheveux  blancs  ne  sont  qu'une 
couronne  d'opprobre  et  de  honte ,  de  voir,  chaque 
fois  qu'il  a  le  malheur  de  passer  sur  la  place  Ven- 
dôme, Napoléon,  devenu  homme  de  bronze,  salué  à 
toute  heure  par  la  foule ,  enveloppé  de  nuées  et  de 
rayons,  debout  sur  son  éternelle  gloire  et  sur  sa  co- 
lonne éternelle  ! 

Depuis  que  j'avais  fermé  ce  volume,  tout  s'était 
assombri;  la  pluie  était  devenue  plus  violente  au 
dehors,  et  la  tristesse  plus  profonde  en  moi.  Ma  fe- 
nêtre était  restée  ouverte ,  et  mon  regard  s'attachait 
machinalement  à  la  grotesque  gouttière  de  fer-blanc 
qui  dégorgeait  avec  furie  un  flot  jaunâtre  et  fan- 
geux. Celte  vue  m'a  calmé.  Je  me  suis  dit  que  la 
plupart  du  temps  ceux  qui  font  le  mal  n'en  ont  pas 
pleine  conscience,  qu'il  y  a  chez  eux  plus  d'igno- 
rance et  d'ineptie  encore  que  de  méchanceté  ;  et  je 
suis  demeuré  là  immobile,  silencieux,  recueillant  les 
enseignements  mystérieux  que  les  choses  nous  don- 


ZURICH.  99 


ncnt  par  les  harmonies  qu'elles  ont  entre  elles,  le 
coude  appuyé  sur  ce  stupide  pamphlet  d'où  s'était 
épanché  tant  de  haine  el  de  calomnie ,  et  l'œil  fixé 
sur  celte  bouche  d'àne  qui  vomissait  de  l'eau  sale. 


LETTRE   XXXVII. 


SCHAFFHAUSF.N. 


Vue  de  Schaffhotue.  —  Schaffhausen.  —  Schaffouse,  —  Scha- 
plui.se.  —  Schapfuse.  —  Shaphusia.  —  Probalopolis  —  Ef- 
froyable combat  el  mêlée  terrible  «les  érudits  el  de9  antiqtiai 
res. —  Deux  des  | >l  1 1  ^  redoutables  s'attaquent  avec  Furie. —  L'au- 
teur a  la  lâcheté  de  s'enfuir  du  champ  de  bataille,  les  l;iis>.iiii 
ans  i>rises. —  Le  château  Munoth.  —  Ce  qu'était  Schaffhousc 
il  y  a  deux  cents  ans.  —  Quel  était  le  joyau  d'une  ville  libre. 
—  L'aiiii-iir  dtne.  —  Une  des  innombrables  aventures  qui  ar- 
rivent .'i  ceux  qui  ont  la  hardiesse  de  voyager  ;i  travers  les 
orthographes  des  pays.  —  Calaïsche  i  la  choule.  —  L'au- 
teur offre  tranquillement  de  faire  ce  qui  eût  épouvanté  Gai 
gantas. 


itemb 


Je  suis  à  SchafThouse  depuis  quelques  heures. 
Écrivez  Schaffhausen,  cl  prononcez  toul  ce  qu'il 
vous  plaira.  Figurez  \<>us  un  knxur  suisse,  un  Ter- 
racine  allemand,  une  ville  du  quinzième  siècle,  « I« » t » i 


102  LETTRE  XXXVII. 

les  maisons  tiennent  le  milieu  outre  les  chalets 
d'Unterseen  et  les  logis  sculptés  du  vieux  Rouen, 
perchée  dans  la  montagne ,  coupée  par  le  Rhin  qui 
se  tord  dans  son  lit  de  roches  avec  une  grande  cla- 
meur, dominée  par  des  tours  en  ruine ,  pleine  de 
rues  à  pic  et  en  zigzag,  livrée  au  vacarme  assour- 
dissant des  nymphes  ou  des  eaux,  —  nymphis, 
lymphis,  transcrivez  Horace  comme  vous  voudrez, 
—  et  au  tapage  des  laveuses.  Après  avoir  passé  la 
porte  de  la  ville,  qui  est  une  forteresse  du  treizième 
siècle,  je  me  suis  retourné,  et  j'ai  vu  au-dessus  de 
l'ogive  cette  inscription  :  salvs  exevntibvs.  J'en 
ai  conclu  qu'il  y  avait  probablement  de  l'autre  côté  : 
PAX  INTKANTÎBYS.  J'aime  cette  façon  hospitalière. 

Je  vous  ai  dit  d'écrire  Schaffhausen  et  de  pro- 
noncer tout  ce  qu'il  vous  plairait.  Vous  pouvez 
écrire  aussi  tout  ce  qu'il  vous  plaira.  Rien  n'est 
comparable,  pour  l'entêtement  et  la  diversité  d'avis, 
au  troupeau  des  antiquaires ,  si  ce  n'est  le  troupeau 
des  grammairiens.  Platine  écrit  Schaphuse,  Strum- 
phius  écrit  Schapfuse,  Georges  Bruin  écrit  Sha- 
phusia,  et  Miconnis  écrit  Proéatopotis.  Tirez- 
vous  de  là.  Après  le  nom  vient  l'élymologie.  Autre 
affaire.  Schaffhausen  signifie  la  ville  du  mouton  , 
dit  Glarean.  —  Point  du  tout!  s'exclame  Strum- 
phius.  Schaffhausen  veut  dire  port  des  bateaux, 
de  scka fa,  barque,  et  de  hausc,  maison.  —  Ville 
du  mouton!  répond  Glarean;  les  armes  de  la  ville 


SCHAFFHAUSEN.  103 

sont  d'or  au  bélier  de  sable.  —  Porl  des  bateaux  ! 
repart  Strumphius  ;  c'est  Jà  que  les  bateaux  s'arrè- 
tent,  dans  l'impossibilité  d'aller  plus  loin.  —  Ma 
foi  !  que  l'étymologifi  devienne  ce  qu'elle  pourra.  Je 
laisse  Strumphius  et  Glarcan  se  prendre  aux  roi  Iles. 

Il  faudrait  batailler  aussi  à  propos  du  vieux  châ- 
teau Munolb,  qui  est  près  de  Sclialïhonse ,  sur 
l'Emmersberg,  et  qui  a  pour  étymologie  Munitio, 
disent  les  antiquaires,  à  cause  d'une  citadelle  ro- 
maine qui  était  là.  Aujourd'hui  il  n'y  a  plus  (pic 
quelques  ruines,  une  grande  tour  et  une  immense 
voûte  casematée  qui  peut  couvrir  plusieurs  centaines 
d'hommes. 

Il  y  a  deux  siècles  Schaffhouse  était  plus  pitto- 
resque encore.  L'hôlel-de-ville,  le  couvent  de  la 
Toussaint,  l'église  Saint-Jean,  étaient  dans  toute  leur 
beauté;  l'enceinte  de  tours  était  intacte  et  complète. 
Il  y  en  avait  treize,  sans  compter  le  chàleau  61  sans 
compter  les  deux  hautes  tours  sur  lesquelles  s'ap- 
puyail  cet  étrange  et  magnifique  pool  suspendu  sur 
le  Rhin  (pie  notre  Ondinot  lit  sauter  le  1.".  au  il 
1709  avec  celle  ignorance  cl  cette  insouciance  des 

chefs-d'œuvre  qui  n'est  pardonnable  qu'aux  héros. 
Enfin,  hors  de  la  cité,  au  delà  de  la  porte-donjon 
qui  \a  vers  la  Forôt-Noire,  dam  la  montagne,  sur 
une  éininenrc,  à  côté  d'une  chapelle,  on  distinguait 
au  loin,  dans  la  brume  de  l'horizon  ,  un  hideux  pe 
tii  édifice  de  charpente  cl  «le  pierre,  —  le  gibet,  tu 


104  LETTRE  XXXVII. 

moyen  âge ,  et  même  il  n'y  a  pas  plus  de  cent  ans , 
dans  toute  commune  souveraine,  une  potence  con- 
venablement garnie  était  une  chose  élégante  et  ma- 
gistrale. La  cité  ornée  de  son  gibet,  le  gibet  orné  de 
son  pendu,  cela  signifiait  faille  Libre. 

J'avais  grand'faim,  il  était  tard,  j'ai  commencé 
par  dîner.  On  m'a  apporté  un  dîner  français ,  servi 
par  un  garçon  français,  avec  une  carte  en  français. 
Quelques  originalités  ,  sans  doute  involontaires,  se 
mêlaient,  non  sans  grâce,  à  l'orthographe  de  cette 
carte.  Comme  mes  yeux  erraient  parmi  ces  riches 
fantaisies  du  rédacteur  local ,  cherchant  à  compléter 
mon  dîner,  au-dessous  de  ces  trois  lignes  : 

Haumelette  au  c  liant  pinnions, 
Biffeteque  au  craison, 
Hépole  d'agnot  au  laidgume, 

je  suis  tombé  sur  ceci  : 

Calaïsche  à  la  choute,  —  10  francs. 

Pardieu!  me  suis-je  dit,  voilà  un  mets  du  pays  : 
calaïsche  à  la  choute.  Il  faut  que  j'en  goûte.  Dix 
francs  !  cela  doit  être  quelque  raffinement  propre  à 
la  cuisine  de  Schaffhouse.  J'appelle  le  garçon.  — 
Monsieur,  une  calaïsche  à  la  choute.  Ici  le  dialogue 
s'engage  en  français.  Je  vous  ai  dit  que  le  garçon 
parlait  français. 

—  Vort  pien ,  monsir.  Temain  matin. 


SCHAFFHAUSEN.  «05 

—  Non,  dis-je,  tout  de  suite. 

—  Mais,  monsir,  il  est  pien  tard. 

—  Qu'est-ce  que  cela  fait  ? 

—  Mais  il  sera  nuit  tans  eine  hère. 

—  Eh  bien  ? 

—  Mais  monsir  ne  bourra  bas  foir. 

—  Voir!  voir  quoi?  Je  ne  demande  pas  à  voir. 

—  Che  ne  gombrends  bas  monsir. 

—  Ah  çà!  c'est  donc  bien  beau  à  regarder,  votre 
calaïsche  à  la  choute? 

—  Voit  peau,  monsir,  atmiraple,  manifigue! 

—  Eh  bien,  vous  m'allumerez  quatre  chandelles 
tout  autour. 

—  Guadre  janlelles  !  Monsir  choue.  (Lisez  :  Mon- 
sieur jotte.)  Che  ne  gombrends  bas. 

Pardieu!  ai-je  repris  avec  quelque  impatience, 

je  me   comprends  bien ,  moi .  j'ai   faim.  Je  veux 
manger. 

—  Mancher  gouoi? 

—  Manger  votre  calaïsche. 

—  Notre  calaïsche  î 

—  Votre  choute. 

—  Notre  choute  !  mancher  non-'  choute!  Monsir 
choue.  Mancher  la  choute  ti  Rhin  ! 

Ici  je   suis    parti   d'un   éclal   de  rire.    I.e  pauvre 

diable  de  garçon  ne  comprenait  pins,  el  moi,  je 
venais  de  comprendre.  J'avais  été  le  jouel  ^'nwr 
hallucination  produite  sur  mon  cerveau  par  l'ortho 


100  LETTRE  XXXVII. 

graphe  éblouissante  de  l'aubergiste.  Catatsche  à 
l 1  choute  signifiait  calèche  à  la  chute,  En  d'au- 
tres ternies,  après  vous  avoir  offert  à  dîner,  la  carte 
vous  offrait  complaisamment  une  calèche  pour  aller 
voir  la  chute  du  Rhin  à  Laufen ,  moyennant  dix 
francs. 

Me  voyant  rire,  le  garçon  m'a  pris  pour  un  fou, 
et  s'en  est  allé  en  grommelant  :  —  Plancher  la 
choute  !  églairer  la  choute  ti  Rhin  afec  guadre  jan- 
telles  !  Ce  monsir  choue. 

J'ai  retenu  pour  demain  matin  une  caiaïschc  à 
la  c  fiante. 


LETTRE    XXXVIM. 


LA   CATARACTE   DU    RHIN. 


I  1 1  h  ni  place.  —  Arrivée.  —  Le  château  de  liaufen.  —  La  m 
taracte.  Aspecl  —  Dé  lai  h.  —  Causerie  du  guide.  ■ — L'en- 
fant. —  L<s  stations.  —  D'où  l'un  voit  le  mieux.  —  L'auteur 
s'adosse  au  rocher.  —  Un  décor.  —  Due  signature  el  un  pa- 
raphe.—  Le  jour  baisse.  —  L'auteur  passe  le  Rhin, —  Le  Rliiu, 
le  Rhône.  —  La  cataracte,  en  cinq  parties,  —  Le  forçat. 


Lautcu ,  septembre. 

Mon  ami,  que  vous  dire?  Je  viens  uV  voir  cette 
chose  inouïe.  Je  n'en  suis  qu'à  quelques  pas.  J'en 
entends  le  bruit.  Je  vous  écris  Bans  savoir  ce  qui 

tombe  de  ma  pensée.    Les  idées  et   les  images  s'y 

entassent  pêle-inêle,  s'y  précipitent,  s'y  heurtent, 
s'y  brisent,  ei  s'en  vont  en  famée,  en  écume,  en 
rumeur,  eo  nuée,  j'ai  en  moi  comme  an  bouillon- 
neineni  immense,  il  me  semble  que  j'ai  la  chute  di 
Rhin  dans  le  cerveau. 


108  li.tïp.i:  X.WVIII. 

J'écris  au  hasard,  comme  cela  vient  Vous  com- 
prendrez si  vous  pouvez. 

On  arrive  à  Laufen.  C'est  un  château  du  trei- 
zième siècle,  d'une  fort  belle  masse  et  d'un  fort  bon 
style.  Il  y  a  à  la  porte  deux  guivres  dorées,  la 
gueule  ouverte.  Elles  aboient.  On  dirait  que  ce  sont 
elles  qui  font  le  bruit  mystérieux  qu'on  entend. 

On  entre. 

On  est  dans  la  cour  du  château.  Ce  n'est  plus  un 
château  ,  c'est  une  ferme.  Poules ,  oies ,  dindons , 
fumier  ;  charrette  dans  un  coin  ;  une  cuve  à  chaux. 
Une  porte  s'ouvre.  La  cascade  apparaît. 

Spectacle  merveilleux  ! 

Effroyable  tumulte  !  Voilà  le  premier  effet.  Puis 
on  regarde.  La  cataracte  découpe  des  golfes  qu'em- 
plissent de  larges  squammes  blanches.  Comme  dans 
les  incendies ,  il  y  a  de  petits  endroits  paisibles  au 
milieu  de  cette  chose  pleine  d'épouvante  ;  des  bos- 
quets mêlés  à  l'écume  ;  de  charmants  ruisseaux 
dans  les  mousses;  des  fontaines  pour  les  bergers  ar- 
cadiens  de  Poussin ,  ombragées  de  petits  rameaux 
doucement  agités.  —  Et  puis  ces  détails  s'évanouis- 
sent, et  l'impression  de  l'ensemble  vous  revient. 
Tempête  éternelle.  Neige  vivante  et  furieuse. 

Le  flot  est  d'une  transparence  étrange.  Des  ro- 
chers noirs  dessinent  des  visages  sinistres  sous  l'eau. 
Ils  paraissent  toucher  la  surface  et  sont  à  dix  pieds 
de  profondeur.  Au-dessous  des  deux  principaux  vo- 


LA  CATARACTE  DV  RHIN.  109 

mitoires  de  la  chute,  deux  grandes  gerbes  d'écume 
s'épanouissent  sur  le  fleuve  et  s'y  dispersent  en  nua- 
ges verts.  De  l'autre  côté  du  Rhin ,  j'apercevais  un 
groupe  de  maisonnettes  tranquilles,  où  les  ména- 
gères allaient  et  venaient. 

Pendant  que  j'observais,  mon  guide  me  parlait. 
—  Le  lac  de  Constance  a  gelé  dans  l'hiver  de  1829 
à  1830.  11  n'avait  pas  gelé  depuis  cent  quatre  ans. 
On  y  passait  en  voiture.  De  pauvres  gens  sont  morts 
de  froid  à  Schaffhouse.  — 

Je  suis  descendu  un  peu  plus  bas ,  vers  le  gouf- 
fre. Le  ciel  était  gris  et  voilé.  La  cascade  fait  un 
rugissement  de  tigre.  Bruit  effrayant,  rapidité  terri- 
ble. Poussière  d'eau ,  tout  à  la  fois  fumée  et  pluie. 
A  travers  cette  brume  on  voit  la  cataracte  dans  tout 
son  développement.  Cinq  gros  rochers  la  coupent 
en  cinq  nappes  d'aspects  divers  et  de  grandeurs  dif- 
férentes. On  croit  voir  les  cinq  piles  rongées  d'un 
pont  de  titans.  L'hiver,  les  glaces  font  des  arches 
bleues  sur  ces  culées  noires. 

Le  plus  rapproché  de  ces  rochers  est  d'une  foi  nie 
étrange  ;  il  semble  voir  sortir  de  l'eau  pleine  de 
rage  la  tête  hideuse  et  impassible  d'une  idole  in- 
doue,  à  trompe  d'éléphant.  Des  arbres  el  «les  brous- 
sailles qui  s'entremêlent  à  son  sommet  lui  font  des 
cheveux  hérissés  ei  horribles. 

A  l'endroit  le  plus  épouvantable  de  l.i  chute,  un 

grand  rocher  disparaît   el   reparaît   sons  l'écume 

III.  [0 


110  LETTRE  XXXVIII. 

comme  le  crâne  d'un  géant  englouti ,  hatlu  depuis 
six  mille  ans  de  cette  douche  effroyable. 

Le  guide  continue  son  monologue.  —  La  chute 
du  Rhin  est  à  une  lieue  de  Schalïhouse.  La  masse 
du  fleuve  tout  entière  tombe  là  dune  hauteur  de 
«  septante  pieds.  »  — 

L'âpre  sentier  qui  descend  du  château  de  Laufen 
à  l'abîme  traverse  un  jardin.  Au  moment  où  je 
passais  assourdi  par  la  formidable  cataracte ,  un  en- 
fant, habitué  à  faire  ménage  avec  cette  merveille  du 
monde ,  jouait  parmi  des  fleurs  et  mettait  en  chan- 
tant ses  petits  doigts  dans  des  gueules-de-loup  roses. 

Ce  sentier  a  des  stations  variées ,  où  l'on  paie  un 
peu  de  temps  en  temps.  La  pauvre  cataracte  ne 
saurait  travailler  pour  rien.  Voyez  la  peine  qu'elle 
se  donne.  Il  faut  bien  qu'avec  toute  cette  écume 
qu'elle  jette  aux  arbres,  aux  rochers,  aux  fleuves, 
aux  nuages,  elle  jette  aussi  un  peu  quelques  gros 
sous  dans  la  poche  de  quelqu'un.  C'est  bien  le 
moins. 

Je  suis  parvenu  par  ce  sentier  jusqu'à  une  façon 
de  balcon  branlant  pratiqué  tout  au  fond ,  sur  le 
gouffre  et  dans  le  gouffre. 

Là ,  tout  vous  remue  à  la  fois.  On  est  ébloui , 
étourdi ,  bouleversé ,  terrifié  ,  charmé.  On  s'appuie 
à  une  barrière  de  bois  qui  tremble.  Des  arbres 
jaunis ,  —  c'est  l'automne ,  —  des  sorbiers  rouges 
entourent  un  petit  pavillon  dans  le  style  du  Café 


LA  CATARACTE  DU  RHIN.  1 1 1 

Turc ,  d'où  l'on  observe  l'horreur  de  la  chose.  Les 
femmes  se  couvrent  d'un  collet  de  toile  cirée  (un 
franc  par  personne).  On  est  enveloppé  d'une  ef- 
froyable averse  tonnante. 

De  jolis  petits  colimaçons  jaunes  se  promènent 
voluptueusement  sous  cette  rosée  sur  le  bord  du 
balcon.  Le  rocher  qui  surplombe  au-dessus  du  bal- 
con pleure  goutte  à  goutte  dans  la  cascade.  Sur  la 
roche  qui  est  au  milieu  de  la  cataracte  se  dresse  un 
chevalier-troubadour  en  bois  peint,  appuyé  sur  un 
bouclier  rouge  à  croix  blanche.  Un  homme  a  dû 
risquer  sa  vie  pour  aller  planter  ce  décor  de  l'Am- 
bigu au  milieu  de  la  grande  et  éternelle  poésie  de 
Jéhovah. 

Les  deux  géants  qui  redressent  la  tête,  je  veux 
dire  les  deux  plus  grands  rochers ,  semblent  se 
parler.  Ce  tonnerre  est  leur  voix.  Au-dessus  d'une 
épouvantable  croupe  d'écume  on  aperçoit  une  mai 
Bonnette  paisible  avec  sou  petit  verger.  On  dirait 
que  cciir  affreuse  hydre  est  condamnée  à  porter 
éternellement  sur  son  dos  cette  douce  et  heureuse 
cabane. 

Je  suis  allé  jusqu'à  l'extrémité  du  balcon;  je  me 

suis  adossé  au  rocher. 

L'aspecl  devient  encore  plus  terrible.  <;Vst  un 
écroulement  effrayant.   Le  gouffre  hideux  et  splen- 

dide   jette   a\ee   rage   une  pluie  de   perles   ;iu   visagO 

de  ceux  qui  osent  le  regarder  de  si  près,  '.'est  ,-id 


M  2  LETTRE  XXXVIII. 

mirable.  Les  quatre  grands  gonflements  de  la  cata- 
racte tombent,  remontent  et  redescendent  sans  cesse. 
On  croit  voir  tourner  devant  soi  les  quatre  roues 
fulgurantes  du  char  de  la  tempête. 

Le  pont  de  bois  était  inondé.  Les  planches  glis- 
saient. Des  feuilles  mortes  frissonnaient  sous  mes 
pieds.  Dans  une  anfractuosité  du  roc,  j'ai  remarqué 
une  petite  touffe  d'herbe  desséchée.  Desséchée  sous 
la  cataracte  de  Schaffhouse !  dans  ce  déluge,  une 
goutte  d'eau  lui  a  manqué.  Il  y  a  des  cœurs  qui  res- 
semblent à  cette  touffe  d'herbe.  Au  milieu  du  tour- 
billon des  prospérités  humaines ,  ils  se  dessèchent. 
Hélas!  c'est  qu'il  leur  a  manqué  cette  goutte  d'eau 
qui  ne  sort  pas  de  la  terre,  mais  qui  tombe  du  ciel, 
l'amour  ! 

Dans  le  pavillon  turc,  lequel  a  des  vitraux  de 
couleur,  et  quels  vitraux!  il  y  a  un  livre  où  les  visi- 
teurs sont  priés  d'inscrire  leurs  noms.  Je  l'ai  feuil- 
leté. J'y  ai  remarqué  cette  signature  :  Henri,  avec 
ce  paraphe  ^\).  Est-ce  un  V  ? 

Combien  de  temps  suis-je  resté  là,  abîmé  dans  ce 
grand  spectacle  !  Je  ne  saurais  vous  le  dire.  Pendant 
cette  contemplation,  les  heures  passeraient  dans  l'es- 
prit comme  les  ondes  dans  le  gouffre ,  sans  laisser 
trace  ni  souvenir. 

Cependant  on  est  venu  m'avertir  que  le  jour 
baissait.  Je  suis  remonté  au  château,  et  de  là  je  suis 
descendu  sur  la  grève  d'où  l'on  passe  le  Rhin  pour 


LA  CATARACTE  DU  RHIN.  113 

gagner  la  rive  droite.  Cette  grève  est  au  bas  de  la 
chute,  et  l'on  traverse  le  fleuve  à  quelques  brasses 
de  la  cataracte.  On  s'aventure  pour  ce  trajet  dans  un 
petit  batelet  charmant,  léger,  exquis,  ajusté  comme 
une  pirogue  de  sauvage ,  construit  d'un  bois  souple 
comme  de  la  peau  de  requin,  solide,  élastique,  fi- 
breux ,  touchant  les  rochers  à  chaque  instant  et  s'y 
écorchant  à  peine,  manœuvré  comme  tous  les  ca- 
nots du  Rhin  et  de  la  Meuse,  avec  un  crochet  et  un 
aviron  en  forme  de  pelle.  Rien  n'est  plus  étrange 
que  de  sentir  dans  cette  coquille  les  profondes  et 
orageuses  secousses  de  l'eau. 

Pendant  que  la  barque  s'éloignait  du  port,  je  re- 
gardais au-dessus  de  ma  tête  les  créneaux  couverts 
de  tuiles  et  les  pignons  taillés  du  château  qui  domi- 
nent le  précipice.  Des  filets  de  pêcheurs  séchaient 
sur  les  cailloux  au  bord  du  fleuve.  On  pêche  donc 
dans  ce  tourbillon  ?  Oui ,  sans  doute.  Gomme  les 
poissons  ne  peuvent  franchir  la  cataracte,  on  prend 
là  beaucoup  de  saumons.  D'ailleurs,  dans  quel  tour- 
billon l'homme  no  pêche-t-il  pas? 

Maintenant  je  voudrais  résumer  toutes  ces  sen- 
sations si  \i\eset  presque  poignantes.  Première  im- 
pression :  on  ne  sail  que  dire,  on  est  écrasé  comme 

par  tous  les  grands  poèmes.  Puis  l'ensemble  se  dé- 
brouille. i,cs  beautés  se  dégagent  de  la  nuée.  Somme 
toute,  c'esl  grand,  sombre,  terrible,  hideux  .  ma 

gnifique,  inexprimable. 

10. 


114  LETTRE  XXXV111. 

De  l'autre  côté  du  Rhin,  cela  fait  tourner  des 
moulins. 

Sur  une  rive,  le  château;  sur  l'autre,  le  village, 
qui  s'appelle  Neuhausen. 

Tout  en  nous  laissant  aller  au  balancement  de  la 
barque,  j'admirais  la  superbe  couleur  de  cette  eau. 
On  croit  nager  dans  de  la  serpentine  liquide 

Chose  remarquable ,  chacun  des  deux  grands 
lleuves  des  Alpes,  en  quittant  les  montagnes,  a  la 
couleur  de  la  mer  où  il  va.  Le  Rhône ,  en  débou- 
chant du  lac  de  Genève ,  est  bleu  comme  la  Médi- 
terranée ;  le  Rhin  ,  en  sortant  du  lac  de  Constance, 
est  vert  comme  l'Océan. 

[Malheureusement  le  ciel  était  couvert.  Je  ne  puis 
donc  pas  dire  que  j'ai  vu  la  chute  de  Laufen  dans 
toute  sa  splendeur.  Rien  n'est  riche  et  merveilleux 
comme  cette  pluie  de  perles  dont  je  vous  ai  déjà 
parlé ,  et  que  la  cataracte  répand  au  loin.  Cela  doit 
être  pourtant  plus  admirable  encore  lorsque  le  so- 
leil change  ces  perles  en  diamants  et  que  l'arc-en- 
ciel  plonge  dans  l'écume  éblouissante  son  cou  d'é- 
meraude  comme  un  oiseau  divin  qui  vient  boire  à 
l'abîme. 

De  l'autre  bord  du  Rhin ,  d'où  je  vous  écris  en 
ce  moment ,  la  cataracte  apparaît  dans  son  entier, 
divisée  en  cinq  parties  bien  distinctes  qui  ont  cha- 
cune leur  physionomie  à  part  et  forment  une  espèce 
de  crescendo.  La  première  ,  c'est  un  dégorgement 


LA  CATARACTE  DU  RHIN.  115 

de  moulin;  la  seconde,  presque  symétriquement 
composée  par  le  travail  du  flot  et  du  temps ,  c'est 
une  fontaine  de  Versailles  ;  la  troisième ,  c'est  une 
cascade  ;  la  quatrième  est  une  avalanche  ;  la  cin- 
quième est  le  chaos. 

Un  dernier  mot,  et  je  ferme  cette  lettre.  A  quel- 
ques pas  de  la  chute ,  on  exploite  la  roche  calcaire , 
qui  est  fort  belle.  Du  milieu  d'une  des  carrières 
qui  sont  là,  un  galérien  ,  rayé  de  gris  et  de  noir,  la 
pioche  à  la  main  ,  fa  double  chaîne  au  pied  ,  regar- 
dait la  cataracte.  Le  hasard  semble  se  complaire 
parfois  à  confronter  dans  des  antithèses ,  tantôt  mé- 
lancoliques, tantôt  effrayantes ,  l'œuvre  de  la  nature 
et  l'œuvre  de  la  société. 


LETTRE   XXXIX. 


YIYF.Y.   —   C.IIILLON.    —   LAUSANNE. 


Ce  que  l'auteur  cherche  dans  ses  voyages.  —  Vévey.  — L'église. 

—  La  vieille  femme  bedeau.  —  Deux  tombeaux.  —  Edmond 
Ludlow.  —  Andrew  Broughton.  —  David.  —  Les  proscrits. 

—  Comparaison  des  épitaphes.  —  Philosophie.  —  On  troi- 
sième tombeau.  —  L'apothicaire.  —  Néant  des  choses  hu- 
maines proclamé  par  celui  <pti  a  passé  sa  vie  à  poursuivre 
M.  de  Pourceaugnac,  —  Le  soir.  —  Souvenirs  de  jeunesse. 

—  Vaugirard  et  Meillerie.  —  Paysage.  —  Clair  de  lune.  — 
Histoire.  —  Traces  de  tous  les  peuples  en  Suisse.  —  Les  grecs. 

—  Les    romains.  —   Les   Imns.  —  Les   hongrois.  —  Cbillon. 

—  Le  châtean.  —  Une  femme  française.  —  La  crypte,  —  Les 
trois  souterrains.  —  Détails  sinistres.  —  Le  gibet.  — ■  Les 
cachots.  —  Bonnivard.  —  La  cage  donne  la  même  allure  au 
penseur  el  à  la  bétc  fauve.  —  Touchante  e(  lugubre  histoire 
de  Michel  Cotié.  —  -s,,s  dessins  sur  la  muraille,  —  Impuis- 
sance démontrée  de  saint  Christophe.  —  Nom  de  lord  Byron 
gravé  par  lui-même  sur  un  pilier.  —  Détails.  —  La  voûte  de- 
vient bleue.  —  Magnificences  secrètes  el  générosités  cachées 
de  la  nature.  —  Les  martins-pécheurs.  —  Sepl  colonnes,  sept 
cellules,  — Trois  cachots  superposés,  —  Peintures  faites  pô- 
les prisonniers,  —  Les  oubliettes,  —  Ce  qu'on  y  a  trouvé.  — 
l.i  cave  comblée,  —  Permission  refusée  à  lord  Byron 
L'auteur  descend  dans  le  caveau  où  Byron  na  pas  pu  entrer, 

i  ,   qu'il  \  \"ii    —  Le  due  Pierre  de  Savoie,        I  ncore  la 
destinée  des  sart  ophages.  —  Le  t  imetière.  —  La  chapelle,  — 


118  LETTRE  XXXIX. 

La  chambre  des  ducs  de  Savoie.  —  Intérieur  —  Ce  qu'en  cuit 
Fait  les  gens  de  Berne.  —  La  fenêtre.  —  La  porte.  — Traces 
de  l'assaut.  — Quel  oiseau  passait  son  bec  par  le  trou  qui  est 
au  bas  île  la  porte.  —  La  salle  de  justice  —  De  quoi  elle  est 
meublée  aujourd'hui.  —  La  chambre  de  la  torture.  —  La 
grosse  poutre.  — Les  trois  trous.  — Affreux  détails. —  Une 
particularité  du  château  de  Chilien.  —  L'auteur  démontre  que 
les  petits  oiseaux  n'ont  pas  la  moindre  idée  de  l'invention  de 
l'artillerie.  —  Ludlov«  et  Bonnivard  confrontés.  —  Lausanne. 

—  Ce  que  Taris  a  de  plus  que  Yevey.  —  Le  mauvais  goût 
calviniste.  —  Lausanne  enlaidie  par  les  embellissent.  — 
L'Ilotel-de-Villc.  — Le  château  des  baillis.  —  La  cathédrale. 

—  Vandalisme.  —  Quelques  tombeaux.  —  Le  chevalier  de 
Granson. —  Pourquoi  les  mains  coupées.  —  M.  de  Rebecque. 

—  Lausanne  a  vol  d'oiseau.  —  Paysage.  —  Orage  de  nuit  qui 
s'annonce.  —  Retour  à  Paris. 

Vévey,  21  septembre. 


A  M.   LOUIS   B. 

Je  vous  écris  cette  lettre ,  cher  Louis ,  à  peu  près 
au  hasard ,  ne  sachant  pas  où  elle  vous  trouvera ,  ni 
même  si  elle  vous  trouvera.  Où  êtes-vous  en  ce  mo- 
ment? que  failes-vous?  Êtes-vous  à  Paris?  êtes-vous 
en  Normandie?  Avez-vous  l'œil  fixé  sur  les  toiles 
que  votre  pensée  fait  rayonner,  ou  visitez-vous, 
comme  moi,  la  galerie  de  peinture  du  bon  Dieu?  Je 
ne  sais  ce  que  vous  faites  ;  mais  je  pense  à  vous ,  je 
vous  écris,  et  je  vous  aime. 

Je  voyage  en  ce  moment  comme  l'hirondelle.  Je 
vais  devant  moi  cherchant  le  beau  temps.  Où  je 
vois  un  coin  du  ciel  bleu ,  j'accours.  Les  nuages, 


VEVEY.  —  CHILLON.  —  LAUSANNE.         119 

les  pluies ,  la  bise ,  l'hiver,  viennent  derrière  moi 
comme  des  ennemis  qui  me  poursuivent,  et  recou- 
vrent les  pauvres  pays  à  mesure  que  je  les  quitte. 
Il  pleut  maintenant  à  verse  sur  Strasbourg  ,  que  je 
visitais  il  \  a  quinze  jours;  sur  Zurich ,  où  j'étais  la 
semaine  passée;  sur  Berne,  où  j'ai  passé  hier.  Moi , 
je  suis  à  Vévey,  jolie  petite  ville ,  blanche  ,  propre , 
anglaise,  confortable,  chauffée  par  les  pentes  méri- 
dionales du  mont  Chardonne  comme  par  des  poêles 
et  abritée  par  les  Alpes  comme  par  un  paravent. 
J'ai  devant  moi  un  ciel  d'été,  le  soleil,  des  coteaux 
couverts  de  vignes  mûres,  et  cette  magnifique  éme- 
raude  du  Léman  enc!  àssée  dans  des  montagnes  de 
neige  comme  dans  une  orfèvrerie  d'argent.  —  Je 
vous  regrette. 

Vévey  n'a  que  trois  choses  ;  mais  ces  trois  choses 
sont  charmantes  :  sa  propreté ,  son  climat  et  son 
église.  —  Je  devrais  me  borner  à  dire  la  tour  de 
son  église  ;  car  l'église  elle-même  n'a  plus  rien  de 
remarquable.  Elle  a  subi  cette  espèce  de  dévastation 
soigneuse,  méthodique  et  vernissée  que  le  protes- 
tantisme  inflige  aux  églises  gothiques.  Tout  esl  ra- 
tissé, raboté,  balayé,  défiguré,  blanchi,  lustré  et 

frotté.  C'est  un  mélange  stupide  et  prétentieux  de 
barbarie  et  de  nettoyage.  Plus  d'autel,  plus  de  cha- 
pelles, plus  de  reliquaires,  plus  de  figures  peintes 

ou   sculptées;    une   table    el    des    s|;dles   de    bois  qui 

encombrent  la  nef,  voila  l'église  de  vévey, 


120  LETTRE  XXXIX. 

jj  Je  m'y  promenais  assez  maussademenl ,  escorté 

de  cette  vieille  femme  ,  toujours  la  même,  qui  tient 
lieu  de  bedeau  au\  églises  calvinistes,  et  me  co- 
gnant les  genoux  aux  bancs  de  monsieur  le  préfet, 
de  monsieur  le  juge  de  paix,  de  messieurs  les  pas- 
leurs,  etc.,  etc.,  quand,  à  côté  d'une  chapelle  con- 
damnée où  m'avaient  attiré  quelques  belles  vieilles 
consoles  du  quatorzième  siècle  oubliées  là  par  l'ar- 
chitecte puritain ,  j'ai  aperçu  dans  un  enfoncement 
obscur  une  grande  lame  de  marbre  noir  appliquée 
au  mur.  C'est  la  tombe  d'Edmond  Ludlow,  un  des 
juges  de  Charles  Ier,  mort  réfugié  à  Vévey  en  1698. 
Je  croyais  celte  tombe  à  Lausanne.  Comme  je  me 
baissais  pour  ramasser  mon  crayon  tombé  à  terre , 
le  mot  depositorium  ,  gravé  sur  la  dalle ,  a  frappé 
mes  yeux.  Je  marchais  sur  une  autre  tombe ,  sur 
un  autre  régicide,  sur  un  autre  proscrit,  Andrew 
Broughton.  Andrew  Broughton  était  l'ami  de  Lud- 
low. Comme  lui  il  avait  tué  Charles  1er,  comme  lui 
il   avait   aimé   Cromwell ,   comme  lui  il  avait  haï 
Cromwell ,  comme  lui  il  dort  dans  la  froide  église 
de  Vévey.  —  En  1816  David,  en  fuite  comme  Lud- 
low et  Broughton  ,   a  passé  à  Vévey.   A-t-il  visité 
l'église?  Je  ne  sais;  mais  les  juges  de  Charles  Ier 
avaient  bien  des  choses  à  dire  au  juge  de  Louis  XVI. 
Ils  avaient  à  lui  dire  que  tout  s'écroule  ,  même  les 
fortunes  bâties  sur  un  éebafaud  ;  que  les  révolutions 
ne  sont  que  des  vagues,  où  il  ne  faut  être  ni  écume 


VÉVEY.  -  CII1LL0N.   -  LAUSANNE.         121 

ni  fange;  que  toute  idée  révolutionnaire  est  un  ou- 
til qui  a  deux  tranchants,  l'un  avec  lequel  on  coupe, 
l'autre  auquel  on  se  coupe;  que  l'exilé  qui  a  fait 
des  exilés,   que  le  proscrit  qui  a  été  prescripteur 
traînent  après  eux  une  mauvaise  ombre ,  une  pitié 
mêlée  de  colère,  le  reflet  des  misères  d'autrui  flam- 
boyant comme  l'épée  de  l'ange  sur  leur  propre  mal- 
heur. Ils  pouvaient  dire  aussi  à  ce  grand  peintre,  — 
n'est-ce  pas,  Louis  ?  —  que  pour  le  penseur,  en  un 
jour  de  contemplation  ,  il  sort  de  la  sérénité  du  ciel 
et  de  l'azur  profond  du  Léman  plus  d'idées  nobles , 
plus   d'idées  bienveillantes,    plus   d'idées  utiles  à 
l'humanité  qu'il   n'en  sort  en  dix  siècles  de  vingt 
révolutions  comme  celles  qui  ont  égorgé  Charles  Ier 
et  Louis  XVI;  et  qu'au-dessus  des  agitations  poli- 
tiques, éternellement  au-dessus  de  ces  tempêtes  cli- 
matériques  des  nations,  dont  le  flux  bourbeux  ap- 
porte aussi  bien  Maral  que  Mirabeau,  il  y  a',  pour 
les  grandes  .unes,  l'art,  qui  conîient  l'intelligence 
de  l'homme,  et  la  nature,  qui  contient  l'intelligence 

de  Dieu  ! 

Pendant  que  je  me  laissais  aller  à  tontes  ces  rê- 
vasseries, un  rayon  du  soleil  couchant,  entré  par  je 
ne  sais  quelle  lucarne  et  comme  dépaysé  dans  cette 

église  nue  H  moine,  est  \rnu  se  poser  sur   les    lom- 

bes  comme  la  lumière  d'un  flambeau  ,  et  j'ai  lu  les 
épitaphes.  Ce  sont  de  longues  et  graves  protestations 
où  semble  respirer  l'âme  des  deux  vieux  régicides, 


1 1 


122  LETTRE  X\\l\. 

hommes  intègres,  purs  cl  grands  (railleurs.  Tous 
deux  exposent  les  faits  de  leur  \ie  et  le  fait  de  leur 
mort  sans  colère,  mais  sans  concession.  Ce  sont  des 
phrases  rigides  et  hautaines ,  dignes  en  effet  d'être 
dites  par  le  marbre.  On  sent  que  tous  deux  regret- 
tent la  patrie.  La  patrie  est  toujours  belle  ,  même 
Londres  vue  du  Léman.  Mais  ce  qui  m'a  frappé, 
c'est  que  chacun  des  deux  vieillards  a  pris  une  pos- 
ture différente  dans  le  tombeau.  Edmond  Ludlow 
s'est  envolé  joyeux  vers  les  demeures  éternelles,  se- 
lles œtcvnas  lœtus  advolavit ,  dit  l'épitaphe  de- 
bout contre  le  mur.  Andrew  Broughton,  fatigué  des 
tra\  aux  de  la  vie ,  s'est  endormi  dans  le  Seigneur, 
in  Domino  obdormivit,  dit  l'épitaphe  couchée  à 
terre.  Ainsi,  l'un  joyeux,  l'autre  las.  L'un  a  trouvé 
des  ailes  dans  le  sépulcre,  l'autre  y  a  trouvé  un 
oreiller.  L'un  avait  tué  un  roi  et  voulait  le  paradis; 
l'autre  avait  fait  la  même  chose  et  demandait  le 
repos. 

Ne  vous  semble-t-il  pas ,  comme  à  moi ,  qu'il  \  a 
dans  ces  deux  petites  phrases  si  courtes  la  clef  des 
deux  hommes  et  la  nuance  des  deux  convictions  ? 
Ludlow  était  un  penseur  ;  il  avait  déjà  oublié  le  roi 
mort ,  et  ne  voyait  plus  que  le  peuple  émancipé. 
Broughton  était  un  ouvrier;  il  ne  songeait  plus  au 
peuple,  et  avait  toujours  présente  à  l'esprit  cette 
rude  besogne  de  jeter  bas  un  roi.  Ludlow  n'avait 
jamais  vu  que  le  but ,  Broughton  que  le  moyen. 


VÉVEY.  -  CHILLON.  -  LAUSANNE.  123 
Ludlow  regardait  en  avant ,  Broughton  regardait  en 
arrière.  L'un  est  mort  ébloui ,  l'autre  harassé. 

Comme  je  (initiais  ces  deux  tombes,  une  troi- 
sième  épitapbe   m'a   attiré,   longue   et   solennelle 
apostrophe  au  voyageur  gravée  en  or  sur  marbre 
noir,  comme  celle  de  Ludlow.  Mon  pauvre  Louis, 
à  côté  de  toute  grande  chose  il  y  a  une  parodie. 
Près  des  deux  régicides  il  y  a  un  apothicaire.  C'est 
un    respectable   praticien,   appelé   Laurent   Matte, 
fort  honnête  et  fort  charitable  homme  d'ailleurs, 
qui ,  parce  qu'il  lui  est  arrivé  de  faire  fortune  à 
Libourne  et  de  se  retirer  du  commerce  à  Vévey, 
veut  absolument  que  le  passant  s'arrête  et  réflé- 
chisse sur  l'inconstance  des  choses  humaines  :  Mo- 
ntre parumper,  qui  hàc  transis,  et  respice 
raum  humanarum  inconstantiam  et  ludt- 

ùrinm.  , 

Si  jamais  tombe  emphatique  a  été  ridicule,  c  est 
à  coup  sur  celle  qui  coudoie  les  deux  pierres  Bé- 
vères  sous  lesquelles  Ludlow  et  Broughton  gisenl 
avec  leurs  mains  sanglantes. 

Le  soir,  —  c'était  hier,  —  je  me  suis  promené 
au  bord  du  lac  J'ai  bien  pensé  à  vous,  Louis,  el 
|    „ns  douces   promenades   de   1828,  quand  nous 

avions  vingt-quatre  ans,  quand  nous  faisiez  Ma- 
teppa,  quand  je  faisais  Uê  Orientâtes,  quand 
„ous  dous  contentions  d'un  rayon  horizontal  du 
eonchantéttlôsurYaugirard.  La  lune  était  presque 


124  LETTRK  XXXIX. 

dans  son  plein.  La  haute  crête  de  Meillerie,  noire 
au  sommet  et  vaguemenl  modelée  à  mi-côte,  em- 
plissait l'horizon.  Au  fond,  à  ma  gauche,  au-dessous 
de  la  lune,  les  dents  d'Oche  mordaient  un  charmant 
nuage  gris -perle  ,  et  toutes  sortes  de  montagnes 
fuyaient  tumultueusement  dans  la  vapeur.  L'admi- 
rable clarté  de  La  lune  calmait  tout  ce  côté  violent 
du  paysage.  Je  marchais  au  bord  même  du  flot. 
C'était  la  nuit  de  l'équinoxe.  Le  lac  avait  cette  agi- 
tation fébrile  qui ,  à  l'époque  des  grandes  marées, 
saisit  toutes  les  masses  d'eau  et  les  fait  frissonner. 
De  petites  lames  envahissaient  par  moments  le  sen- 
tier de  cailloux  où  j'étais,  et  mouillaient  la  semelle 
de  mes  bottes.  A  l'ouest,  vers  Genève,  le  lac,  perdu 
sous  les  brumes ,  avait  l'aspect  d'une  énorme  ar- 
doise. Des  bruits  de  voix  m'arrivaient  de  la  ville,  et 
je  voyais  sortir  du  port  de  Vévey  un  bateau  allant  à 
la  pêche.  Ces  bateaux-pêcheurs  du  Léman  ont  une 
forme  que  le  lac  leur  a  donnée.  Ils  sont  munis  de 
deux  voiles  latines  attachées  en  sens  inverse  à  deux 
mâts  différents,  afin  de  saisir  les  deux  grands  vents 
qui  s'engouffrent  dans  le  Léman  par  ses  deux  bouts, 
l'un  par  Genève ,  qui  vient  des  plaines ,  l'autre  par 
Villeneuve,  qui  vient  des  montagnes.  Au  jour,  au 
soleil ,  le  lac  est  bleu ,  les  voiles  sont  blanches ,  et 
elles  donnent  à  la  barque  la  figure  d'une  mouche 
qui  courrait  sur  l'eau  les  ailes  dressées.  La  nuit 
l'eau  est  grise  et  la  mouche  est  noire.  Je  regardais 


VÉVEY.  —  CHILLON.  —  LAUSANNE.         155 

donc  cette  gigantesque  mouche,  qui  marchait  lente- 
ment vers  Meillerie,  découpant  sur  la  clarté  de  la 
lune  ses  ailes  membraneuses  et  transparentes.  Le 
lac  jasait  à  mes  pieds.  Il  y  avait  une  paix  immense 
dans  cette  immense  nature.  C'était  grand  et  c'était 
doux.  Un  quart  d'heure  après  la  barque  avait  dis- 
paru ,  la  fièvre  du  lac  s'était  calmée,  la  ville  s'était 
endormie.  J'étais  seul,  mais  je  sentais  vivre  et  rêver 
toute  la  création  autour  de  moi. 

Je  songeais  à  mes  deux  régicides ,  qui  prennent, 
eux  aussi ,  leur  part  de  ce  sommeil  et  de  ce  repos 
de  toutes  choses  dans  ce  beau  lieu.  Je  m'abîmais 
dans  la  contemplation  de  ce  lac  que  Dieu  a  rempli 
de  sa  paix  et  que  les  hommes  ont  rempli  de  leurs 
guerres.  C'est  un  triste  privilège  des  lieux  les  plus 
charmants  d'attirer  les  invasions  et  les  avalanches. 
Les  hommes  sont  comme  la  neige ,  ils  fondent  et  se 
précipitent  dans  les  vallées  éclairées  par  le  soleil. 
Toute  celle  ra\ issanle  CÔte  liasse  «lu  Léman  a  été, 
depuis  trois  mille  ans,  sans  cesse  dévastée  par  des 
passants  armés  qui  venaient  ,  chose  étrange  ,  du 
midi  aussi  bien  que  du  nord.  F. es  romains  y  ont 
trouvé  la  trace  des  grecs  :  les  allemands  y  onl 
trouvé  la  trace  des  arabes.  La  tour  de  Glérolle  à 
été  bâlie  par  les  romains  contre  les  Imus.  Neuf 
cents  ans  plus  tard  la  tour  de  Goure  à  été  bâtie  par 
les  vaudois  contre  les  hongrois.  L'une  garde  Vévey; 

l'autre    protège    Lausanne.    En    feuillet. ml  ,    l'autre 

1 1. 


126  LETTRE  XXXIX. 

jour,  dans  la  bibliothèque  de  Bàle,  un  assez  curieux 
exemplaire  des  Commentaires  de  César  ,  je  suis 
tombé  sur  un  passage  où  César  dit  qu'on  trouva 

dans  le  camp  des  helvétiens  des  tablettes  écrites  en 
caractères  grecs ,  et  j'en  ai  pris  note  :  Repertœ 
suni  tabulas  titteris  greecis  confetti  (de  Bell. 
gall.,  xl,  i). 

Les  romains  ont  laissé  à  ce  délicieux  pays  deux 
ou  trois  tours  de  guerre,  des  tombeaux,  entre  au- 
tres, la  sombre  et  touchante  épitapbe  de  Julia  Alpi- 
nula ,  des  armes,  des  bornes  militaires,  la  grande 
voie  militaire  qui  balafre  ces  admirables  vallées  de- 
puis le  Valais  jusqu'à  Avenclies,  par  Vévey  et  Atta- 
lins ,  et  dont  on  découvre  encore  ça  et  là  quelques 
arrachements.  Les  grecs  lui  ont  laissé  des  proces- 
sions-pantominv  s  qui  rappellent  les  théories,  et  où 
il  y  a  des  jeunes  filles  couronnées  de  lierre  qu'on 
traîne  sur  des  chars.  Ils  lui  ont  laissé  aussi  les 
koraules  de  la  Gruyère ,  ces  danses  que  leur  nom 
explique  ,  ^opoç  et  a.b\y\.  Ainsi  des  forteresses ,  des 
sépulcres ,  uue  épitaphe  qui  est  une  élégie ,  une 
route  stratégique,  voilà  l'empreinte  de  Rome;  des 
processions  qui  semblent  ordonnées  par  Thespis  et 
■une  danse  au  son  de  la  flûte ,  voilà  la  trace  de 
la  Grèce. 

Ce  matin  je  suis  allé  à  Chillon  par  un  admirable 
soleil.  Le  chemin  court  entre  des  vignes  au  bord  du 
lac.  Le  vent  faisait  du  Léman  une  immense  moire 


VÉVEY.  —  CHILLON.  —  LAUSANNE.         12  7 

bleue  ;  les  voiles  blanches  élincelaient.  Au  bas  de  la 
route  les  mouettes  s'accostaient  gracieusement  sur 
des  îoches  à  fleur  d'eau.  Vers  Genève  l'horizon  imi- 
tait l'océan. 

Chillon  est  un  bloc  de  tours  posé  sur  un  bloc  de 
rochers.  Tout  le  château  est  du  douzième  et  du 
treizième  siècle,  à  l'exception  de  quelques  boiseries, 
portes,  tables,  plafonds,  etc.,  qui  sont  du  seizième. 
Il  sert  aujourd'hui  d'arsenal  et  de  poudrière  au 
canton  de  Vaud.  La  bouche  des  canons  touche  l'em- 
brasure des  catapultes. 

C'est  une  femme  française  qui  fait  faire  aux  visi- 
teurs la  promenade  du  château  avec  beaucoup  de 
bonne  grâce  et  d'intelligence. 

La  crypte ,  qui  est  au  niveau  des  eaux  du  lac, 
se  partage  en  trois  souterrains  principaux.  Le  pre- 
mier, qui  est  ajusté  comme  une  serrure  à  L'entrée 
des  deux  autres,  était  la  salle  des  gardes.  C'est  u\w 
vaste  nef  formée  de  deux  voûtes  Ogives  juxtaposées 
dont  1rs  retombées  s'appuient,  au  milieu  de  la  salle, 
sur  une  rangée  de  piliers  qui  la  traverse.  Le  second 

souterrain  ,  pins  petit,  se  divise  en  deux  chambres 
fort  sombres.  La  première  était  un  cachol  ,  la 
deuxième  est  un  lieu  sinistre.  Dans  la  première  ou 
entrevoil  un  grand  lit  de  pierre  creusé  dans  le  roc 
a  if  ;  dans  la  seconde,  entre  deux  énormes  piliers 
carrés  dont  l'un  esl  le  mur  même  ,  on  distingue 

confusément,  après  une  station  de  quelques  ininules 


128  LETTRE  XXXIX 

dans  cotte  cave,  un  madrier  scellé  transversalement 
par  les  deux  bouts  dans  le  granit  brut ,  et  dont 
l'arête  supérieure  présente  des  façons  de  dénis  de 
scie,  comme  si  elle  avait  été  usée  et  entaillée  pro- 
fondément et  à  différents  endroits  par  une  corde  ou 
par  une  chaîne  qu'on  y  aurait  nouée.  Au  milieu  de 
cette  traverse  il  y  a  un  trou  carré  qui  laisse  passer 
le  jour,  si  l'on  peut  appeler  jour  la  lueur  blafarde  et 
terreuse  qui  s'accroche  ça  et  là  aux  angles  de  la 
voûte.  Ce  vague  et  horrible  appareil  est  un  gibet. 
Ces  entailles  ont  été  faites  en  effet  par  des  chaînes 
patibulaires.  Ce  trou  laissait  passer  la  corde  d'en- 
cas.  Les  deux  échelles  du  patient  et  du  bourreau , 
qui  étaient  appliquées  aux  deux  piliers  vis-à-vis  l'une 
de  l'autre ,  ont  disparu.  En  face  du  gibet  il  y  avait 
dans  la  muraille  un  perluîs  par  où  l'on  jetait  le  ca- 
davre au  lac.  Ce  pertuis  a  été  muré,  et  s'est  changé 
en  une  niche  basse  pleine  de  ténèbres  qui  fait  une 
tache  noire  au  pied  du  mur.  A  deux  pas  de  cette 
niche  aboutit  l'escalier  à  vis  de  la  chambre  de  justice 
avec  sa  massive  porte  de  chêne  à  peine  équarrie. 

La  troisième  salle  ressemble  à  la  première  ;  seule- 
ment elle  est  beaucoup  plus  obscure.  Les  meur- 
trières ont  été  comblées  et  se  sont  tranformées  en 
soupiraux.  Dans  chaque  entrecolonnement  il  y  avait 
un  cachot.  On  a  jeté  bas  les  cloisons,  et  les  compar- 
timents qu'avaient  remplis  tant  de  misères  diverses 
pendant  trois  siècles  se  sont  effacés.   C'est  le  cin- 


VÉVEY.  —  CHILLON.  —  LAUSANNE.         129 

quième  de  ces  compartiments  que  Bonnivard  a  rendu 
célèbre.  Il  ne  reste  plus  de  son  cachot  que  le  pilier, 
de  la  chaîne  de  ses  pieds  qu'un  anneau  scellé  dans 
ce  même  pilier,  de  la  chaîne  de  son  cou  qu'un  trou 
dans  la  pierre.  L'anneau  de  cette  chaîne  a  été  arra- 
ché. Je  suis  resté  long-temps  comme  rivé  moi-même 
à  ce  pilier,  autour  duquel  ce  libre  penseur  a  tourné 
pendant  six  ans  comme  une  bête  fauve.  Il  ne  pou- 
vait se  coucher  —  sur  le  roc  —  qu'à  grand'peine 
et  sans  pouvoir  allonger  ses  membres.  Il  n'avait  en 
effet  d'autres  distractions  (pie  les  distractions  des 
bêtes  faines  renfermées.  Il  usait  le  bas  du  pilier 
avec  son  talon.  J'ai  mis  ma  main  dans  le  trou  qu'il 
a  fait  ainsi.  Et  il  marquait,  en  l'usant  de  même  avec 
le  pied  ,  la  saillie  de  granit  où  sa  chaîne  lui  permet- 
tait d'atteindre.  Pour  tout  horizon  il  avait  la  hideuse 
muraille  de  roc  vif  opposée  au  mur  qui  trempe  dans 
le  lac.  — Voilà  dans  quelles  cages  on  mettait  la  pen- 
sée en  1530. 

Le  premier  des  cinq  compartiments  ne  m'a  pas 
inoins  intéressé  que  !«•  cinquième.  Dans  le  cachot 
de  Bonnivard  il  y  a  eu  l'intelligence,  dans  celui-ci  il 
y  a  eu  le  dévouement  l  n  jeune  homme  de  Genève, 
nommé  Michel  Cotié,  avait  pour  le  prieur  de  Saint- 
Victor  un  attàchemenl  môle  d'admiration.  Quand  il 
sut  Bonnivard  à  Chillon,  il  voulut  le  sauver.  Il  con- 
naissait If  château  de  Chillon  p ■  j  avoir  servi;  il 

s'\  introduisit  de  nouveau  et  s'\  Ht  donner  j<'  ae 


130  LETTRE  XXXIX. 

sais  quelle  besogne  domestique.  Quoique  impru- 
dence le  trahit  :  il  fut  pris  essayant  de  communi- 
quer avec  Bonnivard.  On  le  traita  en  espion  et  on 
le  mit  dans  un  cachot  (le  premier  à  droite  en  en- 
trant). On  l'aurait  bien  pendu,  niais  le  duc  de  Sa- 
voie voulait  des  aveux  qui  compromissent  Bonnivard. 
Gotié  résista  vaillamment  à  la  toiture.  Une  nuit  il 
tenta  de  s'échapper  :  il  scia  sa  chaîne  et  perça  son 
mur  avec  un  clou  ,  il  grimpa  jusqu'à  un  des  soupi- 
raux et  arracha  une  barre  de  fer.  Là  il  se  crut 
sauvé.  La  nuit  était  très-noire  ;  il  se  jeta  dans  le  lac  ; 
il  n'avait  séjourné  au  château  que  l'été  ,  et  il  avait 
remarqué  que  l'eau  du  lac  montait  à  quelques  pieds 
au-dessous  des  soupiraux,  mais  c'était  l'hiver;  en 
hiver,  il  n'y  a  plus  de  fontes  de  neige,  l'eau  du  lac 
baisse  et  laisse  à  découvert  les  rochers  dans  lesquels 
est  enraciné  Chillon  ;  il  ne  les  vit  pas  et  s'y  brisa.  — 
Voilà  l'histoire  de  Cotié. 

Rien  ne  reste  de  lui  que  quelques  dessins  char- 
bonnés  sur  le  mur.  Ce  sont  des  figures  demi-nature 
qui  ne  manquent  pas  d'un  certain  style  :  un  Christ 
en  croix  presque  effacé ,  une  Sainte  à  genoux  avec 
sa  légende  autour  de  sa  tête  en  caractères  gothiques, 
un  Saint  Christophe  (que  j'ai  copié  ;  vous  savez  ma 
manie),  cl  un  Saint  Joseph.  L'aventure  de  Cotié 
dément,  à  mon  grand  regret,  la  tradition  Clirlsto- 
fori  fiiclcm,  etc.  Son  Saint  Christophe  ne  l'a  pas 
sauvé  de  mort  violente. 


VÉYEY.  -  CHILLON.  -  LAUSANNE.  131 
Le  soupirail  par  où  Michel  Cotié  s'est  précipité 
fait  face  au  troisième  pilier.  C'est  sur  ce  pilier  que 
Byron  a  écrit  son  nom  avec  un  vieux  poinçon  à 
manche  d'ivoire,  trouvé  en  1536  dans  la  chambre 
du  duc  de  Savoie ,  par  les  bernois  qui  délivrèrent 
Bonnivard.  Ce  nom  Byron,  gravé  sur  la  colonne 
de  granit,  en  grandes  lettres  un  peu  inclinées,  jette 
un  rayonnement  et  range  dans  le  cachot. 

11  était  midi,  j'étais  encore  dans  la  crypte,  je 
dessinais  le  Saint  Christophe  ;  —  je  lève  les  yeux 
par  hasard  ,  la  voûte  était  bleue.  —  Le  phénomène 
de  la  Grotte  d'Azur  s'accomplit  dans  le  souterrain 
de  Chilien,  et  le  lac  de  Genève  n'y  réussit  pas  moins 
bien  epic  la  Méditerranée.  Vous  le  voyez,  Louis,  la 
nature  n'oublie  personne;  «'lie  n'oubliait  pas  bonni- 
vard dans  sa  basse-fosse.  A  midi  elle  changeait  le 
souterrain  en  palais;  elle  tendait  toute  la  voûte  de 
celle  splendide  moire  bleue  dont  je  vous  parlais  tout 
à  L'heure,  et  le  Léman  plafonnait  le  cachot 

El  |>uis,  elle  envoyait  au  prisonnier  des  martins- 
pêcheura  qui  venaient  rire  el  jouer  dans  sou  sou- 
pirail. — Les  ducs  de  Savoie  oui  disparu  du  château 
de  Chillon,  les  mai  lim-pédieins  l'habilenl  toujours. 
L'affrétée  crypte  m'  leur  fait  p;is  peur;  on  dirait 
qu'ils  la  croient  bâtie  pour  eux;  ils  entrent  hardi- 
ment par  les  meurtrières,  h  s'j  abritent ,  tantôt  ^y 
soleil,  tantôt  d<'  l'orage. 

Il  y  a  sept  COloniieS  dans  l,i  crv  pie  ,  il  \   avait  sept 


132  LETTRE  XXXIX. 

cachots.  Les  gens  de  Berne  y  trouvèrent  six  prison- 
niers, parmi  lesquels  Bonnivard  ;  et  les  délivrèrent 
tous,  excepté  un  meurtrier  nommé  Albrignan,  qu'ils 
pendirent  à  la  traverse  de  la  chambre  noire.  C'est  la 
dernière  fois  que  ce  gibet  a  servi. 

Chaque  tour  de  Chillon  pourrait  raconter  de 
sombres  aventures.  Dans  l'une,  on  m'a  montré  trois 
cachots  superposés;  on  entre  dans  celui  du  haut  par 
une  porte,  dans  les  deux  autres  par  une  dalle  qu'on 
soulevait  et  qu'on  laissait  retomber  sur  le  prison- 
nier. Le  cachot  d'en  bas  recevait  un  peu  de  lumière 
par  une  lucarne  ;  le  cachot  intermédiaire  n'avait  ni 
air  ni  jour.  Il  y  a  quinze  mois,  on  y  est  descendu 
avec  des  cordes ,  et  l'on  a  trouvé  sur  le  pavé  un  lit 
de  paille  fine  où  la  place  d'un  corps  était  encore 
marquée ,  et  ça  et  là  des  ossements  humains.  Le 
cachot  supérieur  est  orné  de  ces  lugubres  peintures 
de  prisonnier  qui  semblent  faites  avec  du  sang.  Ce 
sont  des  arabesques,  des  fleurs,  des  blasons,  un  pa- 
lais à  fronton  brisé  dans  le  style  de  la  renaissance. 
—  Par  la  lucarne  le  prisonnier  pouvait  voir  un  peu 
de  feuilles  et  d'herbe  dans  le  fossé. 

Dans  une  autre  tour,  après  quelques  pas  sur  un 
plancher  vermoulu  qui  menace  ruine  et  où  il  est 
défendu  de  marcher,  j'ai  aperçu  par  un  trou  carré 
un  abîme  creusé  dans  la  masse  même  de  la  tour  : 
ce  sont  les  oubliettes.  Elles  ont  quatre-vingt-onze 
pieds  de  profondeur,  et  le  fond  en  était  hérissé  de 


VÉVEY.  —  CHILLON.  —  LAUSANNE.         133 

couteaux.  Ou  y  a  trouvé  un  squelette  disloqué  et 
une  vieille  couverture  en  poil  de  chèvre  rayée  de 
gris  et  de  noir,  qu'on  a  jetée  dans  un  coin  ,  et  sur 
laquelle  j'avais  les  pieds  tandis  que  je  regardais  clans 
le  gouffre: 

Dans  une  autre  tour  il  y  avait  une  cave  comblée. 
Lord  Byron  en  1816  demanda  la  permission  d'y 
faire  des  fouilles.  On  la  lui  refusa  sous  je  ne  sais 
quels  prétextes  d'architecte.  Depuis  on  a  déblayé  le 
caveau.  J'y  suis  descendu.  C'est  là  qu'était  la  sépul- 
ture du  duc  Pierre  de  Savoie,  qui  fut  un  des  grands 
hommes  de  son  temps,  et  qu'on  avait  surnommé  le 
petit  Charlemagne  (deux  mots  mal  accouplés , 
soit  dit  en  passant).  L'an  1268  le  duc  Pierre  fut 
descendu  en  grande  pompe  dans  ce  caveau.  Au- 
jourd'hui, le  tombeau  et  le  duc,  tout  a  disparu.  J'ai 
vu  la  vieille  porte  pourrie  du  caveau ,  sr.ns  gomls  et 
sans  serrure,  appuyée  au  miu-  sous  le  hangar  d'une 
(oui  \oisine;  et  il  ne  reste  plus  rien  du  grand  (\\\c 
Pierre  que  L'empreinte  carrée  du  chevet  de  son  sar- 
cophage, arraché  de  la  muraille  par  les  bernois. 

Celle  cour  voisine  était  elle-même  un  cimetière 
où  plusieurs  grands  seigneurs  savoyards  avaient  des 
tombes,  il  n'\  a  plus  maintenant  qu'un  peu  d'herbe 
et  un  vieux  lierre  mort  autour  d'une  vieille  poutre 
déchaussée. 

Je  n'ai  pu  visiter  la  chapelle,  qui   est  pleine  de 

gargousses,  La  chambre  des  ducs  est  au-dessus  «lu 

lit.  12 


134  LETTRE  XXXIX. 

caveau  sépulcral.  Les  bernois  en  avaient  inutile  les 
lambris,  et  en  avaient  l'ait  un  corps-de-gardc.  La 
l'innée  des  pipes  a  noirci  le  plafond  de  bois  à  cais- 
sons fleurdelisés  cl  à  nervures  semées  de  croix  d'ar- 
gent. L'ours  de  Berne  est  peint  sur  la  cheminée. 
L'écusson  de  Savoie  est  gratté.  On  montre  un  trou 
dans  leur  mur  où,  dit-on,  il  y  avait  un  trésor,  et 
d'où  les  gens  de  Berne  ont  tiré  avec  de  grands  cris 
de  joie  les  belles  orfèvreries  de  M.  de  Savoie.  Le 
fait  est  que  tous  ces  merveilleux  vases  de  Benvenuto 
et  de  Colomb  ont  dû  faire  un  admirable  effet  en 
roulant  pêle-mêle  dans  un  corps-de-garde.  Vous 
voyez  d'ici  le  tableau.  Si  vous  le  faisiez ,  Louis ,  il 
serait  ravissant.  —  La  chambre  était  ornée  d'une 
belle  chasse  peinte  à  fresque  dont  on  voit  encore 
quelques  jambes  et  quelques  bras.  La  fenêtre  est 
une  croisée  du  quinzième  siècle  assez  finement 
sculptée  au  dehors. 

La  porte  de  cette  chambre  ducale  a  été  arrachée 
après  l'assaut.  On  me  l'a  montrée  dans  une  grande 
salle  voisine ,  où  il  y  a  ,  par  parenthèse ,  quelques 
tables  curieuses  et  une  belle  cheminée.  C'est  une 
porte  de  chêne  massif  doublée  avec  des  cuirasses 
aplaties  sur  l'enclume.  Vers  le  bas  de  la  porte  est 
une  ouverture  ronde  à  biseau  par  laquelle  passait  le 
bec  d'un  fauconneau.  Une  balle  bernoise  a  profon- 
dément troué  l'armature  de  fer,  et  s'est  arrêtée  dans 
le  chêne.  En  mettant  le  doigt  dans  le  trou  on  sent 
la  balle. 


VÉVEY.  —  CHILLON.  —  LAUSANNE.         135 

La  salle  de  justice  est  voisine  de  la  chambre  du- 
cale. Figurez-vous  une  magnifique  nef,  plafonnée 
à  caissons,  chauffée  par  une  cheminée  immense, 
égayée  par  dix  ou  douze  fenêtres  ogives  trilobées  du 
treizième  siècle,  et  meublée  aujourd'hui  de  canons, 
ce  qui  ne  la  dépare  pas.  Toutes  les  salles  voisines 
sont  pleines  de  boulets,  de  bombes,  d'obusiers  et  de 
canons,  dont  quelques-uns  ont  encore  la  belle  forme 
monstrueuse  des  derniers  siècles.  On  entrevoit  par 
les  portes  entre-bàillées  ces  formidables  bouches  de 
cuivre  qui  reluisent  dans  l'ombre. 

Au  bout  de  la  salle  de  justice  est  la  chambre  de 
torture.  A  quelques  pieds  au-dessous  du  plafond, 
une  grosse  poutre  la  traverse  de  part  en  part.  J'ai 
vu  dans  cette  poutre  h-s  trois  trous  par  où  passait  la 
corde  de  l'estrapade. 

dette  solive  s'appuie  sur  un  pilier  de  bois  cou- 
ronné d'un  charmant  chapiteau  du  quatorzième  siè- 
cle, qui  a  été  peint  el  dure,  Le  bas  du  pilier,  auquel 
on  attachait  le  patient,  est  déchiré  par  des  brûlures 
noires  et  profondes.  Les  instruments  de  torture,  en 

se  promenant  sur  L'homme,  rencontraient  le  bois  de 

temps  en   temps.    De  là  ces  hideuses  cicatrices.   I.a 
chambre   est    éclairée    par    une   belle    fenêtre  ogive 

qu'emplil  un  paysage  éblouissant. 

t  ne  chose  remarquable,  c'est  que  le  château  de 
Ghillon,  quoique  entouré  d'eau,  esl  préservé  de 
toute  humidité  à  tel  poinl  qu'on  en  laisse  les  fené 


136  LETTRE  XXXIX. 

très  ouvertes  hiver  comme  été.  Au  printemps,  les 
petits  oiseaux  viennent  faire  leur  nid  dans  la  bouche 
des  nbusiers. 

Après  une  visite  de  trois  heures  j'ai  quitté  Chil- 
lon,  et,  rentré  à  Vévey,  je  suis  allé  revoir  Ludlow 
dans  son  église.  C'est  avec  un  grand  sens ,  selon 
moi ,  que  la  Providence  a  rapproché  la  tombe  de 
Ludlow  du  cachot  de  Bonnivard.  In  fil  mystérieux, 
qui  traverse  les  événements  de  deux  siècles,  lie  ces 
deux  hommes.  Bonnivard  et  Ludlow  avaient  la  même 
pensée  :  l'émancipation  de  l'esprit  et  du  peuple.  La 
réforme  de  Luther,  à  laquelle  coopérait  Bonnivard, 
est  devenue  en  cent  trente  ans  la  révolution  de 
Cromwell ,  dans  laquelle  trempait  Ludlow.  Ce  que 
Bonnivard  voulait  pour  Genève,  Ludlow  le  voulait 
pour  Londres.  Seulement,  Bonnivard,  c'est  l'idée 
persécutée  ;  Ludlow,  c'est  l'idée  persécutrice  ;  ce 
que  le  duc  de  Savoie  avait  fait  à  Bonnivard,  Ludlow 
l'a  rendu  avec  usure  à  Charles  Ier.  L'histoire  de  la 
pensée  humaine  est  pleine  de  ces  retours  surpre- 
nants. Donc ,  et  c'est  ici  que  se  clôt  le  magnifique 
syllogisme  de  la  Providence ,  près  de  la  prison  de 
Bonnivard  il  fallait  le  sépulcre  de  Ludlow. 


VÉVEY.  —  CHILLON.  —  LAUSANNE.  137 


Lausanne,  22  septembre,  dix  heures  du  soir. 

C'est  à  Lausanne,  cher  Louis,  que  j'achève  cette 
interminable  lettre.  Un  vent  glacial  me  vient  par  ma 
fenêtre  ;  mais  je  la  laisse  ouverte  pour  l'amour  du 
lac,  que  je  vois  presque  entier  d'ici.  Chose  bizarre  , 
Vévey  est  la  ville  la  plus  chaude  de  la  Suisse  ,  Lau- 
sanne en  est  la  plus  froide.  Quatre  lieues  séparent 
Lausanne  de  Vévey  ;  la  Provence  touche  la  Sibérie. 

L'année  donne  en  moyenne  à  Paris  cent  cinquante 
et  un  jours  de  pluie;  à  Vévey,  cinquante-six.  Prenez 
cela  comme  vous  voudrez ,  et  ouvrez  votre  parapluie. 

Lausanne  n'a  pas  un  monument  que  le  mauvais 
goût  puritain  n'ait  gâté.  Toutes  les  délicieuses  fon- 
taines du  quinzième  siècle  ont  été  remplacées  par 
d'affreux  cippcs  de  granit,  bêtes  et  laids  comme  des 
cippes  qu'ils  sont.  L'Hôtcl-de- Ville  a  son  beffroi ,  son 
toit  et  ses  gargouilles  de  fer  brodé ,  découpé  et  peint  ; 
mais  les  fenêtres  et  les  portes  ont  été  fâcheusement 
retouchées.  Le  vieux  château  des  baillis ,  cube  de 
pierre  rehaussé  par  des  mâchicoulis  en  briques,  avec 
quatre  tourelles  aux  quatre  angles,  est  d'une  fort 
belle  masse;  mais  toutes  les  baies  ont  élé  refaites; 
les  contrevents  verts  de  Jean-Jacques  se  sont  stupi- 
dement cramponnés  aux  vénérables  croisées  à  croix 
de  Guillaume  de  Challanl.  La  cathédrale  est  un  noble 

l?. 


138  LETTRE  XXXTX. 

édifice  du  treizième  el  do  quatorzième  siècle;  mais 
presque  toutes  les  figures  ont  été  soigneusement  am- 
putées; mais  il  n'y  a  plus  un  tableau:  mais  il  n'y  a 
plus  une  verrière  ;  mais  elle  est  badigeonnée  en  gris 
de  papier  a  sucre;  mais  ils  ont  pauvrement  remis  à 
neuf  la  flècbe  du  cloeber  de  la  croisée,  et  ils  ont 
posé  sur  le  cloeber  du  portail  le  bonnet  pointu  du 
magicien  Rotbomago.  Cependant  il  y  a  encore  de 
superbes  statues  sous  le  portail  méridional,  et,  à 
quelques  figurines  près,  on  a  laissé  intacte  la  belle 
porte  flamboyante  de  M.  de  Monlfaucon  ,  le  dernier 
évèque  qu'ait  eu  Lausanne.  Dans  l'intérieur,  je  me 
trompais ,  il  reste  un  vitrail ,  celui  de  la  rosace.  Ils 
ont  respecté  aussi  un  ebarmant  banc  d'œuvre  de  la 
transition,  mêlé  de  gothique  fleuri  et  de  renaissance, 
don  de  ce  même  M.  de  Montfaucon  ;  un  grand  nom- 
bre de  chapiteaux  romans,  d'une  complication  ex- 
quise, et  quelques  tombeaux  admirables,  entre  autres 
celui  du  chevalier  de  Granson ,  qui  est  couché  sur  sa 
tombe ,  les  mains  coupées ,  ayant  été  vaincu  dans  un 
duel.  Au-dessous  du  chevalier,  vêtu  de  sa  chemise 
de  fer,  j'ai  remarqué  la  pierre  mortuaire  de  M.  de 
Rebecque ,  aïeul  de  Benjamin  Constant. 

Quand  je  suis  sorti  de  l'église,  la  nuit  tombait,  et 
j'ai  encore  pensé  à  vous ,  mon  grand  peintre.  Lau- 
sanne est  un  bloc  de  maisons  pittoresques ,  répandu 
sur  deux  ou  trois  collines,  qui  partent  du  même 
nœud  central ,  et  coiffé  de  la  cathédrale  comme  d'une 


VÉVEY.  —  CHILLON.  —  LAUSANNE.  139 

tiare.  J'étais  sur  l'esplanade  de  l'église  devant  le 
portail ,  et  pour  ainsi  dire  sur  la  tète  de  la  ville.  Je 
voyais  le  lac  au-dessus  des  toits,  les  montagnes  au- 
dessus  du  lac,  les  nuages  au-dessus  des  montagnes, 
et  les  étoiles  au-dessus  des  nuages.  C'était  comme  un 
escalier  où  ma  pensée  montait  de  marche  en  marche 
et  s'agrandissait  à  chaque  degré.  Vous  avez  remarqué 
comme  moi  que,  le  soir,  les  nuées  refroidies  s'al- 
longent, s'aplatissent  et  prennent  des  formes  de 
crocodiles.  Un  de  ces  grands  crocodiles  noirs  nageait 
lentement  dans  l'air,  vers  l'ouest  ;  sa  queue  ohstruait 
un  porche  lumineux  bâti  par  les  nuages  au  couchant  ; 
une  pluie  tombait  de  son  ventre  sur  Genève  ,  ense- 
velie dans  les  bruines  ;  dvux  ou  trois  étoiles  éblouis- 
santes sortaient  de  sa  gueule  comme  des  étincelles. 
Au-dessous  de  lui,  le  lac,  sombre  et  métallique,  se 
répandait  dans  les  terres  connue  une  flaque  de  plomb 
fondu.  Quelques  fumées  rampaient  sur  les  toits  de 
la  ville.  Au  midi,  l'horizon  était  horrible.  On  n'en- 
trevoyait <pie  les  larges  bases  des  inouï, ignés  enfouies 
sous  une  monstrueuse  excroissance  de  vapeurs.  Il  y 
aura  une  tempête  cette  nuit 

Je  rentre  et  je  \ous  écris,  .l'aimerais  bien  mieux 
vous  serrer  la  main  et  vous  parler.  le  lâche  que  ma 
lettre  soil  une  sorte  de  fenêtre  par  laquelle  \«>iis 
puissiez  voir  ce  que  je  \<tis. 

\dieu,  Louis ,  à  bientôt.   Nous  savez  comme  je 

suis  à  nous;  soyez  à  moi  de  votre  côté. 


140  LETTRE  XXXIX. 

Vous  faites  de  belles  choses,  j'en  suis  sûr;  moi 
j'en  pense  de  bonnes,  et  elles  sont  pour  vous;  car 
vous  êtes  au  premier  rang  de  ceux  que  j'aime.  Vous 
le  savez  bien  ,  n'est-ce  pas  ? 

Je  serai  à  Paris  dans  dix  jours. 


CONCLUSION. 


Voici  de  quelle  façon  était  constituée  l'Europe  dans 
la  première  moitié  du  dix-septième  siècle  ,  il  y  a  un 
peu  plus  de  deux  cents  ans. 

Six  puissances  de  premier  ordre  :  le  Saint-Siège , 
le  Saint-Empire,  la  France,  la  Grande-Bretagne; 
nous  dirons  tout  à  l'heure  quelles  étaient  les  deux 
antres. 

Unit   puissances   de  second   ordre  :   Venise,   les 

Cantons  suisses ,  les  Provinces-!  nies,  le  Danemark, 

la  Suède,    la  Hongrie,  la  Pologne,  la  Mosco\ie. 

Cinq  puissances  de  troisième  ordre  :  la  Lorraine  , 
la  Savoie,  la  Toscane,  Cènes,  Malle. 

Enfin  si\  éiais  de  quatrième  ordre  :  t  rbîn,  Man 
loue,  Modem,  Lticqnes,  Raguse,  Génère. 


144  CONCLUSION. 

En  décomposant  ce  groupe  de  vingt-cinq  états  et 
en  le  reconstituant  selon  la  forme  politique  de  chacun, 
on  trouvait  :  cinq  monarchies  électives ,  le  Saint- 
Siège,  le  Saint-Empire,  les  royaumes  de  Danemark, 
de  Hongrie  et  de  Pologne  ;  douze  monarchies  héré- 
ditaires ,  l'empire  turc ,  les  royaumes  de  France ,  de 
Grande-Bretagne,  d'Espagne  et  de  Suède,  les  grands- 
duchés  de  Moscovie  et  de  Toscane,  les  duchés  de 
Lorraine,  de  Savoie,  d'L'rbin,  de  Mantoue  et  de 
Modènc;  sept  républiques,  les  Provinces-Unies,  les 
treize-cantons,  Venise,  Gènes,  Lucques,  Raguse  et 
Genève;  enfin  Malte,  qui  était  une  sorte  de  répu- 
blique à  la  fois  ecclésiastique  et  militaire  ,  ayant  un 
chevalier  pour  évêque  et  pour  prince ,  un  couvent 
pour  caserne ,  la  mer  pour  champ ,  une  île  pour 
abri ,  une  galère  pour  arme  ,  la  chrétienté  pour 
patrie ,  le  christianisme  pour  client ,  la  guerre  pour 
moyen ,  la  civilisation  pour  but. 

Dans  cette  énumération  des  républiques  nous 
omettons  les  infiniment  petits  du  monde  politique , 
nous  ne  citons  ni  Andorre ,  ni  San-Marino.  L'histoire 
n'est  pas  un  microscope. 

Comme  on  vient  de  le  voir,  les  deux  grands  trô- 
nes électifs  s'appelaient  Saints.  Le  Saint-Siège  ,  le 
Saint-Empire. 

La  première  des  républiques ,  Venise ,  était  un 
état  de  second  ordre.  Dans  Venise  le  doge  était  con- 
sidéré comme  personne  privée  et  n'avait  rang  que  de 


CONCLUSION.  1.45 

simple  duc  souverain  ;  hors  de  Venise  le  doge  était 
considéré  comme  personne  publique  ,  il  représentait 
la  république  même  et  prenait  place  parmi  les  tètes 
couronnées.  Il  est  remarquable  qu'il  n'y  avait  pas  de 
république  parmi  les  puissances  de  premier  ordre, 
mais  qu'il  y  avait  deux  monarchies  électives ,  Rome  et 
l'Empire;  il  est  remarquable  qu'il  n'y  avait  point  de 
monarchies  électives  parmi  les  états  de  troisième  et 
de  quatrième  rang,  mais  qu'il  y  avait  cinq  républi- 
ques :  Malte,  Gênes;  Lucqucs,  Raguse,  Genève. 

Les  cinq  monarques  électifs  étaient  tous  limités  , 
le  pape  par  le  sacré  collège  et  les  conciles ,  l'empe- 
reur par  les  électeurs  et  les  diètes,  le  roi  de  Dane- 
mark par  les  cinq  ordres  du  royaume ,  le  roi  de 
Hongrie  par  le  palatin  qui  jugeait  le  roi  lorsque  le 
peuple  l'accusait ,  le  roi  de  Pologne  par  les  palatins, 
les  grands  châtelains  et  les  nonces  terrestres.  En  effet, 
qui  dit  élection  dit  condition. 

Les  douze  monarchies  héréditaires  ,  les  petites 
comme  les  grandes,  étaient  absolues,  à  L'exception 
du  roi  de  la  Grande-Bretagne,  limité  par  les  deux 
chambres  du  parlement,  et  du  roi  de  Suède,  dont 
le  trône  avait  été  électif  jusqu'à  Gustave  Wasa,  el 
qui  était  limité  par  ses  douze  conseillers,  par  les 
vicomtes  des  territoires  el  par  la  bourgeoisie  presque 
souveraine  «le  Stockholm.  A  ces  deux  princes  on 
pourrait  jusqu'à  nu  certain  point  ajouter  le  roi  de 
France,  qui  avail  à  compter,  fort  rarement,  il  est 
III.  13 


146  CONCLUSION. 

vrai ,  avec  les  états-généraux,  et  un  peu  plus  souvent 
avec  les  huit  grands  parlements  du  royaume.  Les 
deux  petits  parlements  de  Metz  et  de  Basse-Navarre 
ne  se  permettaient  guère  les  remontrances;  d'ailleurs 
le  roi  n'eut  point  fait  état  de  ces  jappements. 

Des  huit  républiques,  quatre  étaient  aristocra- 
tiques :  Venise,  Gènes,  Raguse  et  Malte  ;  trois  étaient 
bourgeoises  :  les  Provinces-Unies ,  Genève  et  Luc- 
ques  ;  une  seule  était  populaire ,  la  Suisse.  Encore  y 
estimait-on  fort  la  noblesse ,  et  y  avait-il  certaines 
villes  où  nul  ne  pouvait  être  magistrat  s'il  ne  prouvait 
quatre  quartiers. 

Malte  était  gouvernée  par  un  grand-maître  nommé 
à  vie,  assisté  des  huit  baillis  conventuels  qui  avaient 
la  grand'eroix  et  soixante  écus  de  gages ,  et  conseillé 
par  les  grands-prieurs  des  vingt  provinces.  Venise 
avait  un  doge  nommé  à  vie;  toute  la  république  sur- 
veillait le  doge ,  le  grand  conseil  surveillait  la  répu- 
blique ,  le  sénat  surveillait  le  grand  conseil,  le  conseil 
des  Dix  surveillait  le  sénat,  les  trois  inquisiteurs 
d'état  surveillaient  le  conseil  des  Dix,  la  bouche  de 
bronze  dénonçait  au  besoin  les  inquisiteurs  d'état. 
Tout  magistrat  vénitien  avait  la  pâleur  livide  d'un 
espion  espionné.  Le  doge  de  Gènes  durait  deux  ans; 
il  avait  à  compter  avec  les  vingt-huit  familles  ayant 
six  maisons ,  avec  le  conseil  des  Quatre-Cents ,  le 
conseil  des  Cent,  les  huit  gouverneurs,  le  podesta 
étranger,  les  syndics  souverains ,  les  consuls,  la  rote, 


CONCLUSION.  H  7 

l'office  de  Saint-Georges  et  l'office  des  kh l.  Les  deux 
ans  finis,  on  le  venait  chercher  au  palais  ducal  et  on 
le  reconduisait  chez  lui  en  disant  :  V ostra  screnità 
ha  finito  suo  tempo ,  voslra  ecceUemà  sene 
vadaà  casa.  Raguse,  microcosme  vénitien,  espèce 
d'excroissance  maladive  de  la  vieille  Albanie  poussée 
sur  un  rocher  de  l'Adriatique,  aussi  bien  nid  de 
pirates  que  cité  de  gentilshommes,  avait  pour  prince 
un  recteur  nommé  à  la  fois  de  trois  façons,  par  le 
scrutin,  par  l'acclamation  et  par  le  sort.  Ce  doge  nain 
régnait  un  mois ,  avait  pour  tuteurs  et  surveillants 
durant  son  autorité  de  trente  jours  le  grand  conseil, 
composé  de  tous  Les  nobles,  les  soixante  pregadi ,  les 
onze  du  petit  conseil,  les  cinq  pourvoyeurs,  les  six 
consuls  ,  les  cinq  juges,  les  trois  officiers  de  la  laine, 
le  collège  des  Trente,  les  deux  camerlingues,  les 
trois  trésoriers,  les  six  capitaines  de  nuit,  les  trois 
chanceliers  et  les  comtes  du  dehors;  et,  sou  règne 
fini,  il  recevait  pour  sa  peine  cinq  ducats.  Les  sept 
Provinces-Unies  s'administraient  par  un  stathouder 
qui  s'appelait  Orange  ou  Nassau,  quelquefois  par 
oViin  ,  el  par  leurs  états-généraux  où  siégeaient  les 
nobles,  les  bonnes  villes,  1rs  paysans  des  Onimelandes, 
et  d'où  la  Hollande  et  la  Liise  excluaient  le  clergé  ; 

Lirecbi  l'admettait.  Luoques,  que  gouvernaient  les 

1   P neer  Vojfice  de  s  quatre  quatre,  Ce  conseil  ri.iii   ainsi 

' mi  poui  .i\.im  6\é  institue1  en  l  i  î  i.  Il  était  c pose  de  huii 

liomni 


148  CONCLUSION. 

dix-huit  citoyens  du  conseil  du  colloque,  les  cent 
soixante  du  grand  conseil ,  et  le  commandeur  de  la 
seigneurie  assisté  des  trois  tierciers  de  Saint-Sauveur, 
de  Saint-Paulin  et  de  Saint-Martin,  avait  pour  chef 
culminant  un  gonfalonier  élu  par  les  assorteurs.  Les 
vingt-cinq  mille  habitants  formaient  une  sorte  de 
garde  nationale  qui  défendait  et  pacifiait  la  ville;  cent 
soldats  étrangers  gardaient  la  seigneurie.  Vingt-cinq 
sénateurs ,  c'était  tout  le  gouvernement  de  Genève. 
La  diète  générale  assemblée  à  Berne,  c'était  l'autorité 
suprême  où  ressortissaient  les  treize  cantons,  régis  cha- 
cun séparément  parleurlandammanou  leur  avoyer. 

Ces  républiques,  on  le  voit,  étaient  diverses.  Le 
peuple  n'existait  pas  à  Malte  ,  ne  comptait  pas  à  Ve- 
nise ,  se  faisait  jour  à  Gênes ,  parlait  en  Hollande  et 
régnait  en  Suisse.  Ces  deux  dernières  républiques , 
la  Suisse  et  la  Hollande ,  étaient  des  fédérations. 

Ainsi,  dès  le  commencement  du  dix -septième 
siècle,  dans  les  vingt-cinq  états  du  groupe  européen, 
la  puissance  sociale  descendait  déjà  de  nuance  en 
nuance  du  sommet  des  nations  à  leur  base,  et  avait 
pris  et  pratiqué  toutes  les  formes  que  la  théorie  peut 
lui  donner.  Pleinement  monarchique  dans  dix  états, 
elle  était  monarchique,  mais  limitée,  dans  sept,  aris- 
tocratique dans  quatre ,  bourgeoise  dans  trois ,  plei- 
nement populaire  clans  un. 

Dans  ce  groupe  construit  par  la  Providence,  la 
transition  des  états  monarchiques  aux  états  popu- 


CONCLUSION.  149 

laires  était  visible.  C'était  la  Pologne  ,  sorte  d'état 
mi-parti,  qui  tenait  à  la  fois  aux  royaumes  parla 
couronne  de  son  chef  et  aux  républiques  par  les 
prérogatives  de  ses  citoyens. 

Il  est  remarquable  que  dans  cet  arrangement  de 
tout  un  monde  ?  par  je  ne  sais  quelle  loi  d'équilibre 
mystérieux,  les  monarchies  puissantes  protégeaient 
les  républiques  faibles,  et  conservaient,  pour  ainsi 
dire ,  curieusement  ces  échantillons  de  la  bourgeoi- 
sie d'alors,  ébauches  de  la  démocratie  future,  larves 
informes  de  la  liberté.  Partout  la  Providence  a  soin 
des  germes.  Le  grand  duc  de  Toscane,  voisin  de 
Gênes,  eût  bien  voulu  lui  prendre  la  Corse;  et 
comme  Lucques  était  chez  lui,  il  avait  cette  chétive 
république  sous  la  main  ;  mais  le  roi  d'Espagne  lui 
défendait  de  toucher  à  Gênes,  et  l'empereur  d'Alle- 
magne lui  défendait  de  toucher  à  Lucques.  Ragusc 
était  située  entre  deux  formidables  voisins,  Venise  à 
l'occident ,  Constantinople  à  l'orient.  Les  ragusains, 
inquiels  à  droite  et  à  gauche,  eurent  l'idée  d'offrir 
au  grand-seigneur  quatorze  mille  sequins  par  an;  le 
grand  seigneur  accepta,  et  à  dater  de  ce  jour  il  pro- 
tégea les  franchises  des  ragusains.  I  ne  ville  ache- 
tant de  la  liberté  au  sultan,  c'esl  déjà  un  fait  étrange; 
les  résultats  en  étaienl  plus  étranges  encore.  De 
temps  en  temps  Venise  rugissait  vers  Raguse,  le  sultan 
mettaii  le  holà;  la  grosse  république  voulait  dévorer 
la  petite,  un  despote  l'en  empêchait. 

13. 


150  CONCLUSION. 

Spectacle  singulier!  un  louveteau  menacé  par  une 
louve  et  défendu  par  un  tigre. 

Le  Saint-Empire  ,  cœur  de  l'Europe  ,  se  compo- 
sait comme  l'Europe,  qui  semblait  se  refléter  en  lui. 
A  l'époque  où  nous  nous  sommes  placés ,  quatre- 
vingt-dix-huit  états  entraient  dans  cette  vaste  agglo- 
mération qu'on  appelait  l'empire  d'Allemagne,  et 
s'étageaient  sous  les  pieds  de  l'empereur  ;  et  dans 
ces  quatre-vingt-dix-huit  états  étaient  représentés, 
sans  exception  ,  tous  les  modes  d'établissements  po- 
litiques qui  se  reproduisaient  en  Europe  sur  une 
plus  grande  échelle.  Il  y  avait  les  souverainetés  hé- 
réditaires ,  au  sommet  desquelles  se  posaient  un  ar- 
chiduché,  l'Autriche,  et  un  royaume,  la  Bohème; 
les  souverainetés  électives  et  viagères,  parmi  les- 
quelles les  trois  électorals  ecclésiastiques  du  Rhin 
occupaient  le  premier  rang  ;  enfin  il  y  avait  les 
soixante-dix  villes  libres,  c'est-à-dire  les  répu- 
bliques. 

L'empereur  alors,  comme  empereur,  n'avait  que 
sept  millions  de  rente.  Il  est  vrai  que  l'extraordi- 
naire était  considérable,  et  que,  comme  archiduc 
d'Autriche  et  roi  de  Bohême ,  il  était  plus  riche.  Il 
tirait  cinq  millions  de  rente  rien  que  de  l'Alsace,  de 
la  Souabe  et  des  Grisons ,  où  la  maison  d'Autriche 
avait  sous  sa  juridiction  quatorze  communautés. 
Pourtant ,  quoique  le  chef  du  corps  germanique  eût 
en  apparence  peu  de  revenu  ,  l'empire  d'Allemagne 


CONCLUSION.  151 

au  dix-septième  siècle  était  immense.  Il  atteignait  la 
Baltique  au  nord,  l'Océan  au  couchant,  l'Adriatique 
au  midi.  11  touchait  l'empire  ottoman  de  Knin  à 
Szolnock,  la  Hongrie  à  Boszormeny,  la  Pologne  de 
Munkacz  à  Laucnbourg,  le  Danemark  à  Rendhnrg, 
la  Hollande  à  Groningue,  les  Flandres  à  Aix-la-Cha- 
pelle, la  Suisse  à  Constance,  la  Lombardie  et  Venise 
à  Roveredo ,  et  il  entamait  par  l'Alsace  la  France 
d'aujourd'hui. 

L'Italie  n'était  pas  moins  bien  construite  que  le 
Saint-Empire.  Quand  on  examine,  siècle  par  siècle, 
ces  grandes  formations  historiques  de  peuples  et 
d'états ,  on  y  découvre  à  chaque  instant  mille  sou- 
dures délicates,  mille  ciselures  ingénieuses  faites  par 
la  main  d'en  haut,  si  bien  qu'on  finit  par  admirer 
un  continent  comme  une  pièce  d'orfèvrerie. 

Moins  grande  et  moins  puissante  que  l'Allemagne, 
l'Italie,  grâce  à  son  soleil,  était  plus  alerte,  plus  re- 
muante, et  en  apparence  plus  \i\ace.  Le  réseau  des 
intérêts  y  était  croisé  de  façon  à  ne  jamais  se  rom- 
pre ei  à  ne  jamais  se  débrouiller.  De  là  un  balance^- 
nieni  perpétue]  ei  admirable,  une  continuelle  intri- 

gue  de  Ions  contre  chacun  el  de  chacun  contre 
Ions;  momemenl  d'hommes  el  d'idées  qui  circulai: 
comme  la  \  ie  inèine  diins  loi  il  es  les  \  eines  de  l'Italie. 

Le  duc  de  Savoie,  situé  dans  la  montagne,  était 
fort  C'était  un  très-grand  seigneur;  il  était  marquis 
de  Suze ,  de  Clèves el  de  Saluées ,  comte  de  Nue  el 


152  CONCLUSION. 

de  Mauriemie,  et  il  avait  un  million  d'or  de  revenu. 
Il  était  l'allié  des  suisses  qui  désiraient  un  voisinage 
tranquille;  et  il  était  l'allié  de  la  France,  qui  avait 
besoin  de  ce  duc  pour  faire  frontière  aux  princes 
d'Italie,  et  qui  avait  payé  son  amitié  au  prix  du 
marquisat  de  Saluées;  il  était  l'allié  de  la  maison 
d'Autriche,  à  laquelle  il  pouvait  donner  ou  refuser 
le  passage  dans  le  cas  où  elle  aurait  voulu  faire 
marcher  ses  troupes  du  Milanez  vers  les  Pays-Bas, 
gui  ne  sont  du  tout  paisibles  et  branlent  tou- 
jours an  manche,  comme  disait  Mazarin;  enfin, 
il  était  l'allié  des  princes  d'Allemagne,  à  cause  de  la 
maison  de  Saxe  dont  il  descendait.  Ainsi  crénelé 
dans  cette  quadruple  alliance ,  il  semblait  inexpu- 
gnable; mais  comme  il  avait  trois  prétentions,  l'une 
sur  Genève  contre  la  république ,  l'autre  sur  Mont- 
ferrat  contre  le  duc  de  Mantoue  ,  la  troisième  sur 
l'Achaïe  contre  la  Sublime-Porte,  c'était  par  là  que 
la  politique  le  saisissait  de  temps  en  temps  pour  le 
secouer  ou  le  retourner.  Le  grand  duc  de  Toscane 
avait  un  pays  qu'on  appelait  Y  état  de  fer,  une 
frontière  de  forteresses  et  une  frontière  de  mon- 
tagnes ,  quinze  cent  mille  écus  de  revenu  ,  dix  mil- 
lions d'or  dans  son  trésor  et  deux  millions  de  joyaux, 
cinq  cents  chevaux  de  cavalerie ,  trente-huit  mille 
gens  de  pied,  douze  galères,  cinq  galéasses  et  deux 
galions,  son  arsenal  à  Pisc ,  son  port  militaire  à  l'île 
d'Elbe,  son  four  à  biscuit  à  Livonrne.ll  était  allié 


CONCLUSION.  153 

de  la  maison  d'Autriche  par  mariage ,  et  du  duc  de 
Mantoue  par  parenté;  mais  là  Corse  le  brouillait 
avec  Gênes ,  la  question  des  limites  avec  le  duc 
d'Urbin ,  moindre  que  lui ,  la  jalousie  avec  le  duc 
de  Savoie,  plus  grand  que  lui.  Le  défaut  de  ses 
montagnes,  c'était  d'être  ouvertes  du  côté  du  pape  ; 
le  défaut  de  ses  forteresses,  c'était  d'être  des  forte- 
resses de  guerre  civile,  plutôt  faites  contre  le  peuple 
que  contre  l'étranger;  le  défaut  -de  son  autorité, 
c'était  d'être  assise  sur  trois  anciennes  républiques , 
Florence,  Sienne  et  Pisc,  fondues  et  réduites  en 
une  monarchie.  Le  duc  de  Mantoue  était  Gonzague  ; 
outre  Mantoue ,  très-forte  cité  bâtie  avant  Troie  ,  et 
où  l'on  ne  peut  entrer  que  par  des  ponts,  il  avait 
soixante-cinq  villes,  cinq  cent  mille  écus  de  revenu, 
et  la  meilleure  cavalerie  de  l'Italie;  mais,  comme 
marquis  de  Monlferrat,  il  sentait  le  poids  du  duc  de 
Savoie.  Le  duc  de  Modènc  était  Est  ;  il  avait  Mo- 
dène  et  Reggio  ;  mais ,  comme  dur  prétendant  de 
Ferrare,  il  sentait  le  poids  du  pape.  Le  duc  d'Urbin 
était  Montefeltro;  il  s'étendail  sur  soixante  milles  de 

longueur  et  sur  trente-cinq  de  largeur,  avait  un  peu 
d'Ombrie  et  un  peu  «le  Marche,  sepl  villes,  trois 
cents  «liai  aux  et  douze  cents  soldats  aguerris  ;  mais. 

comme  voisin  d'Aiieùne,  il  sentait  le  poids  du  pape 
et  lui  payait  chaque  année  dvux  mille  deux  rent 
quarante  écus.  Au  centre  même  de  l'Italie,  dans  \w\ 
étal  de  forme  bizarre  qui  coupait    la  presqu'île  eu 


154  CONCLUSION. 

deux  comme  une  écharpc ,  résidait  le  pape ,  dont 
nous  esquisserons  peut-être  plus  loin  en  détail  la 
puissance  comme  prince  temporel.  Le  pape  tenait 
dans  sa  main  droite  les  clefs  du  paradis ,  ce  qui  ne 
l'empêchait  pas  d'avoir  sous  sa  main  gauche  la  clef 
de  l'Italie  inférieure,  Gaëte.  Indépendamment  de 
l'état  de  l'église,  il  était  souverain  et  seigneur  direct 
des  royaumes  de  Naples  et  de  Sicile ,  des  duchés 
d'Urbin  et  de  Parme,  et,  jusqu'il  Henri  VIII,  il 
avait  reçu  l'hommage  des  rois  bretons  pour  l'Angle- 
terre et  l'Irlande.  Il  était  d'autant  plus  maître  en 
Italie  que  Naples  et  Milan  étaient  à  un  roi  absent. 
Sa  grandeur  morale  était  immense.  Respecté  de 
près,  vénéré  de  loin ,  conférant  sans  s'amoindrir  des 
dignités  égales  aux  royautés ,  couronnant  ses  cardi- 
naux de  cet  hexamètre  hautain  :  Princlpibiis 
pr(cstant  cl  régions  œquiparantur ,  pouvant 
donner  sans  perte  ,  récompenser  sans  dépense  et 
châtier  sans  guerre,  il  gouvernait  toutes  les  prin- 
cesses de  la  chrétienté  avec  la  rose  d'or  qui  lui  re- 
venait à  deux  cent  trente  écus,  et  tous  les  princes 
avec  l'épée  d'or  qui  lui  revenait  à  deux  cent  qua- 
rante ;  et ,  pour  faire  humblement  agenouiller  les 
empereurs  d'Allemagne,  lesquels  pouvaient  mettre 
sur  pied  deux  cent  mille  hommes,  ce  qui  représente 
aujourd'hui  un  million  de  soldats,  il  suffisait  qu'il 
leur  montrât  les  bonnets  et  les  panaches  de  sa  garde 
suisse  qui  lui  coûtait  deux  cents  écus  par  an. 


CONCLUSION.  155 

Au  nord  de  l'Europe  végétaient  dans  la  pénombre 
polaire  deux  monarchies  trop  lointaines  en  appa- 
rence pour  agiter  le  centre.  Pourtant ,  au  seizième 
siècle,  à  la  demande  de  Henri  II,  Christiem  II,  roi 
de  Danemark ,  avait  pu  envoyer  en  Ecosse  dix  mille 
soldats  sur  cent  navires.  La  Suède  avait  trente-deux 
enseignes  de  sept  cents  hommes  de  pied  chacune , 
treize  compagnies  ordinaires  de  cavalerie,  cinquante 
voiles  en  temps  de  paix,  soixante-dix  en  temps  de 
guerre ,  et  versait  par  an  sept  tonnes  d'or,  environ 
cent  mille  talers,  au  trésor  royal.  La  Suède  parut 
peu  brillante  jusqu'au  jour  où  Charles  XII  résuma 
toute  sa  lumière  en  un  éclair  éblouissant. 

A  cette  époque ,  la  France  militaire  parlait  haut 
en  Europe;  mais  la  France  littéraire  bégayait  en- 
core. L'Angleterre ,  pour  les  nations  du  continent , 
n'était  qu'une  île  considérable  occupée  d'un  com- 
mencement obscur  de  troubles  intérieurs.  La  Suisse, 
c'est  là  sa  lâche  aux  yeux  de  l'historien  ,  vendait  des 
armées  à  qui  en  voulait.  Celui  qui  écril  ces  lignes 
visitait  il  y  a  quelques  .mures  l'arsenal  de  Lucerne. 
Tout  en  admirant  les  vitraux  du  seizième  siècle  (pie 
le  sénat  lucernois  a  failli,  dit-on,  laisser  emporter 
par  un  financier  étranger,  moyennant  mille  francs 
par  croisée,  il  arriva  dans  une  salle  où  son  guide 
lui  montra  deux  choses  :  une  grossière  reste  de 
montagnard  auprès  d'uni'  pique,  et  une  magnifique 

BOUqueniUe  rouge  galonnée  d'or  auprès  d'une  halle- 


156  CONCLUSION. 

barde.  La  grosse  veste,  c'était  l'habit  des  paysans  de 
Sempach;  la  souquenille  galonnée,  c'était  l'uniforme 
de  la  garde  suisse  de  l'empereur  d'Allemagne.  Le 
visiteur  s'arrêta  devant  celte  triste  et  saisissante  an- 
tithèse. Ce  haillon  populaire,  cette  défroque  impé- 
riale, ce  savon  de  pâtre,  cette  livrée  de  laquais,  c'é- 
tait toute  la  gloire  et  toute  la  honte  d'un  peuple 
pendues  à  deux  clous. 

Des  voyageurs  étrangers  qui  parcouraient  aussi 
l'arsenal  de  Lucerne  s'écrièrent,  en  passant  près  de 
l'auteur  de  ce  livre  :  Que  fait  cette  hallebarde  à 
côté  de  cette  pique?  Il  ne  put  s'empêcher  de  leur 
répondre  :  Elle  fait  V histoire  de  la  Suisse  l. 

1  Les  blâmes  généraux  de  l'histoire  admettent  toujours  Les 
restrictions  individuelles.  11  faut  circonscrire  la  sévérité  pour 
rester  dans  le  juste  et  dans  le  vrai.  Sans  contredit,  el  nonobstant 
tous  les  motifs  d'économie  politique  pris  dans  un  excédant  «le 
population  qui  se  fût  plus  honorablement  écoulé  en  émigrations 
ou  en  colonies,  sans  contredit,  ces  ventes  d'armées  faites  par  un 
peuple  libre  à  tous  les  despotismes  qui  avaient  besoin  de  soldats, 
sont  une  chose  immorale  et  honteuse.  C'était,  redisons-le,  trans- 
former des  citoyens  en  condottieri  ,  un  homme  libre  en  laus- 
knecht ,  l'uniforme  en  livrée.  Il  est  malheureusement  vrai  de 
dire  qu'au  dix-septième  et  même  au  dix-huitième  siècle,  l'habit 
militaire  des  suisses  capitules  avait  cet  aspect.  Il  est  triste  égale- 
ment que  le  mot  Suisse,  qui  éveille  dans  l'esprit  une  idée  d'in- 
dépendance, puisse  y  éveiller  aussi  une  idée  de  domesticité. 
Nous  avons  encore  le  suisse  des  hôtels,  le  suisse  des  cathédra- 
les. //  m'avait  fait  venir  d'Amiens  pour  être  suisse.  Mais  il  se- 
rait inique  d'étendre  la  réprobation  que  soulève  un  fait  de 
nation,  considéré  dans  son  ensemble,  à  tous  les  individus,  sou- 
vent honorables  et  purs,  qui  ont  participé  à  ce  fait  ou  l'ont  subi. 
Hâtons-nous  de  le  proclamer,  sous  cette  livrée  il   y  a   eu  des 


CONCLUSION.  157 

L'esquisse  qu'on  peut  faire  en  son  esprit  de  l'Eu- 
rope h  celte  époque  ne  serait  pas  complète  si  l'on 
ne  se  figurait  au  Nord  ,  dans  le  crépuscule  d'un  hi- 
ver éternel,  une  étrange  figure  assise,  un  peu  en 
deçà  du  Don,  sur  la  frontière  de  l'Asie.  Ce  fantôme, 
qui  occupait  les  imaginations' au  dix-septième  siè- 
cle, comme  un  génie,  moitié  dieu,  moitié  prince, 
des  Mille  et  une  Nuits ,  s'appelait  le  grand-knez 
de  JMoscovie. 

Ce  personnage  ,  plutôt  asiatique  qu'européen  , 
plutôt  fabuleux  que  réel ,  régnait  sur  un  vaste  pays 
périodiquement  dépeuplé  par  les  courses  des  tar- 
tares.  Le  roi  de  Pologne  avait  la  Russie -Noire, 
c'est-à-dire  la  terre  ;  lui ,  il  avait  la  Russie-Blanche, 
c'est-à-dire  la  neige.  On  faisait  cent  récits  et  cent 
contes  de  lui  dans  les  salons  de  Paris,  et  tout  en 
s'extasiant  sur  les  sixains  de  Benscradeà  Julie  d'An- 
gennes,  on  se  demandait,  pour  varier  la  conversa- 
tion, s'il  élail  bien  prouvé  que  le  grand-knez  pût 
mettre  en  campagne  trois  cent  mille  chevaux.  La 

héros.  Les  Misses  même  capitules,  onl  été  Bouvenl  sublimes. 
Après  avoir  vendu  leur  service  qui  pouvait  s'acheter,  ils  ont 

donné  leur  dévoue m  qui  ne  pouvait  si'  payer.  Abstraction 

faite  de  l'origine  Fâcheuse  des  concordats  militaires,  à  un  cer- 
tain point  ili-  mii'  historique  que  l'auteur  de  ce  livre  csl  loin  il'' 
répudier,  1rs  suisses,  par  exemple,  oui  été  admirablei  aux 
I  "'l' i  ies.  Il  est  beau,  peut-être,  que  la  nation  qui,  la  première 

en  l pe,  •■  donné  son  sang  poui   la  liberté  u.ii^s.mir ,  pait 

donné  la  dernière  pour  la  royauté  i 'ante;  el  sous  ce  rap- 
port le  10  août  1793  n'esl  pas  indigne  du  17  novembre  lft)7. 
III.  14 


158  CONCLUSION. 

chose  paraissait  chimérique,  et  ceux  qui  la  décla- 
raient  impossible  rappelaient  que  le  roi  de  Pologne 
Etienne  était  outré  victorieusement  en  Moscovie  et 
avait  failli  la  conquérir  avec  soixante  mille  hommes, 
et  qu'en  1560  le  roi  de  Mongol  était  venu  à  Mos- 
cou avec  quatre-vingt  mille  chevaux  et  l'avait  brû- 
lée. Le  knez  est  fort  riche,  écrivait  madame  Pi- 
lou, il  est  seigneur  et  maître  absolu  de  toutes 
choses.  Ses  sujets  chassent  aux  fourrures.  Il 
prend  pour  lui  les  meilleures  peaux  et  les 
plus  chères,  et  se  fait  sa  portion  à  sa  volonté. 
Les  princes  d'Europe,  par  curiosité  plus  encore  que 
par  politique,  envoyaient  au  knez  des  ambassades 
presque  ironiques.  Le  roi  de  France  hésitait  à  le 
traiter  d'altesse.  C'était  le  temps  où  l'empereur 
d'Allemagne  ne  donnait  au  roi  de  Pologne  que  de  la 
sérénité ,  et  où  le  marquis  de  Brandebourg  tenait  à 
insigne  honneur  d'être  archichambellan  de  l'empire. 
Philippe  Pcrnisten,  que  l'empereur  avait  envoyé  à 
Moscou  pour  savoir  ce  que  c'était ,  était  revenu 
épouvanté  de  la  couronne  du  knez ,  qui  surpassait 
en  valeur,  disait-il,  les  quatre  couronnes  réunies 
du  pape ,  du  roi  de  France ,  du  roi  catholique  et  de 
l'empereur.  Sa  robe  était  toute  semée  de  dia- 
mants, rubis,  emeraudes  et  autres  pierres 
grosses  comme  des  noisettes.  Pernistern  avait 
rapporté  en  présent  à  l'empereur  d'Allemagne  huit 
quarantaines  de  zoboles  et  de  martres  zibe- 


CONULUSION.  159 

Unes,  dont  chacune  fut  estimée  à  Vienne 
deux  cents  (ivres.  Il  ajoutait,  du  reste,  que  les 
Circassiens  des  cinq  montagnes  étaient  pour 
ce  prince  un  grand  embarras.  Il  estimait  l'in- 
fanterie moscovite  à  vingt  mille  hommes.  Quoi 
qu'il  en  fût  de  ces  narrations  orientales,  c'était  une 
distraction  pour  l'Europe ,  occupée  alors  de  tant  de 
grosses  guerres ,  d'écouter  de  temps  en  temps  le 
petit  cliquetis  d'épées  divertissant  et  lointain  que 
faisait  dans  son  coin  le  knez  de  iMoscovie  ferraillant 
avec  le  précop,  prince  des  tartarcs. 

On  n'avait  sur  sa  puissance  et  sa  force  que  des 
idées  très-incertaines.  Quant  à  lui ,  plus  loin  que  le 
roi  de  Pologne,  plus  loin  que  le  roi  de  Hongrie, 
majesté  à  tète  rase  et  à  moustaches  longues,  plus 
loin  que  le  grand-duc  de  Lithuanie,  prince  déjà  fort 
sauvage  à  voir  ,  habillé  d'une  pelisse  et  coiffé  d'un 
bonnet  de  fourrures,  on  l'apercevait  assez  nette  - 
ment,  immobile  sur  une  sorte  de  chaire-trône  ,  en- 
tre l'image  de  Jésus  h  l'image  de  la  Vierge,  crosse, 

mitre,    les   mains   pleines   de   b;igues ,    vêtu    d'une 

longue  robe  blanche  comme  le  pape ,  et  entouré 

d'hommes  couverts  d'or  de  la  tète  aux  pieds.  Quand 
des  ambassadeurs  européens  étaient  chez  lui,  il 
changeait  de  mitre  tous  les  jours  pour  les  éblouir. 

Au  delà  de   la    UoSCOVie  et   du   grand-knez ,  dans 

plus  d'éloignemenl  et  dans  moins  de  lumière,  on 
pouvait  distinguer  un  pa\s  immense  lu  centre  du- 


ICO  CONCLUSION. 

quel  brillait  dans  l'ombre  le  lac  de  Caniclu  plein  de 
perles,  et  où  fourmillaient,  échangeant  entre  eux 
des  monnaies  d'écorce  d'arbres  et  de  coquilles  de 
mer,  des  femmes  fardées,  habillées,  comme  la  terre 
non  cultivée,  de  noir  en  été  et  de  blanc  en  hiver,  et 
des  hommes  vêtus  de  peaux  humaines  écorchées  sur 
leurs  ennemis  morts.  Dans  l'épaisseur  de  ce  peuple 
qui  pratiquait  farouchement  une  religion  composée 
de  Mahomet,  de  Jésus-Christ  et  de  Jupiter,  dans  la 
ville  monstrueuse  de  Cambalusa,  habitée  par  cinq 
mille  astrologues  et  gardée  par  une  innombrable  ca- 
valerie, on  entrevoyait,  au  milieu  des  foudres  et  des 
vents ,  assis,  jambes  croisées ,  sur  un  tapis  circulaire 
de  feutre  noir ,  le  grand  khan  de  Tartarie  qui  répé- 
tait par  intervalles  d'un  air  terrible  ces  paroles  gra- 
vées sur  son  sceau  :  Dieu  au  ciel ,  le  grand- 
khan  sur  terre. 

Les  oisifs  parisiens  racontaient  du  khan,  comme 
du  knez,  force  choses  merveilleuses.  L'empire  du 
khan  des  tartares  avait  été  fondé ,  disait-on  ,  par  le 
maréchal  Ganguiste  que  nous  nommons  aujourd'hui 
Gengis-Khan.  L'autorité  de  ce  maréchal  était  telle 
qu'il  fut  obéi  un  jour  par  sept  princes  auxquels  il 
avait  commandé  de  tuer  leurs  enfants.  Ses  succes- 
seurs n'étaient  pas  moindres  que  lui.  Le  nom  du 
grand-khan  régnant  était  écrit  au  fronton  de  tous 
les  temples  en  lettres  d'or ,  et  le  dernier  des  titres 
de  ce  prince  était  âme  de  Dieu,  Il  partageait  avec 


CONCLUSION.  161 

le  grand-knez  la  royauté  des  hordes.  Un  jour ,  ap- 
prenant par  les  astrologues  que  la  ville  de  Gamba- 
lusa  devait  se  révolter,  Cublai-Khan  en  fit  faire  une 
autre  à  côté,  qu'il  appela  Taïdu.  Voilà  ce  que  c'était 
que  le  grand-khan. 

Au  dix-septième  siècle,  n'oublions  pas  qu'il  n'y 
a  de  cela  que  deux  cents  ans,  il  y  avait  hors  d'Eu- 
rope, au  nord  et  à  l'orient,  une  série  fantastique  de 
princes  prodigieux  et  incroyables ,  échelonnés  dans 
l'ombre;  mirage  étrange,  fascination  des  poètes  et 
des  aventuriers ,  qui  au  treizième  siècle  avait  fait 
rêver  Dante  et  partir  Marco-Polo.  Quand  on  allait 
vers  ces  princes,  ils  semblaient  reculer  dans  les  té- 
nèbres; mais  en  chercbanl  leur  empire  on  trouvait 
tantôt  un  monde ,  comme  Colomb ,  tantôt  une  épo- 
pée, comme  Camoens.  Vers  la  frontière  septentrio- 
nale de  l'Europe,  la  première  de  ces  figures  ex- 
traordinaires, la  plus  rapprochée  el  la  mieux  éclairée, 
c'était  If.  grand-duc  de  Lilhuanie;  la  deuxième, 
distincte  encore,  c'était  le  grand-knez  de  Moscovie; 
la  troisième,  déjà  confuse,  c'était  le  grand-khan  de 
Tartarie;  et  an  delà  de  ces  trois  usions,  le  grand- 

gérif  Sur  son  trône  d'argenl  ,  le  grand -sophi  sur  son 
trône  d'or,  le  grand-zainorin  sur  son  trône  d'airain, 
le  grand  mogol  entouré  d'éléphants  et  de  canons  de 
bronze,  le  sceptre  étendu  sur  quarante-sepl  royau- 
mes, le  grand-lama,  le  grand-cathay,  le  grand-daîr, 
de  pins  en  pins  vagues,  île  plus  en  plus  étranges,  de 

i  i. 


162  CONCLUSION. 

plus  on  plus  énormes,  allaient  se  perdant  les  uns 

derrière  les  autres  dans  les  brumes  profondes  de 
l'Asie. 


II 


Sauf  quelques  détails  qui  viendront  en  leur  lieu 
et  qui  ne  dérangeront  en  rien  cet  ensemble,  telle 
était  l'Europe  au  moment  que  nous  avons. indiqué. 
Comme  on  l'a  pu  reconnaître ,  le  doigt  divin ,  qui 
conduit  les  générations  de  progrés  en  progrès,  était 
dés  lois  partout  ïisible  dans  la  disposition  intérieure 
,m  extérieure  «les  éléments  qui  la  constituaient,  et 
ccitc  ruche  de  royaumes  el  de  nations  était  admira- 
blement construite"  pour  que  déjà  les  idées  y  pussent 
Aller  et  venir  a  leur  aise  el  faire  dans  l'ombre  la  Ci- 
vilisation. 

A  ne  prendre  (pie  lYnsemble,  el  en  adinellant  les 
résilierions  qui  sont  dans  toutes  les  mémoires ,  CC 
travail,  qui  est  la  \ériiable  affaire  du  K'ure  biunain. 


164  CONCLUSION. 

so  faisait  au  commencement  du  dix-septième  siècle 
en  Europe  mieux  que  partout  ailleurs.  En  ce  temps 
où  vivaient,  respirant  le  même  air,  et  par  consé- 
quent, fût-ce  à  leur  insu,  la  même  pensée,  se  fécon- 
dant par  l'observation  des  mêmes  événements,  Ga- 
lilée, Grolius,  Descartes,  Gassendi,  Harvey,  Lope  de 
Vega,  Guide,  Poussin,  Ribera,  Van-Dyck,  Rubens, 
Guillaume  d'Orange,  Gustave  Adolphe,  "Walstein , 
le  jeune  Richelieu,  le  jeune  Rembrandt,  le  jeune 
Salvator  Rosa,  le  jeune  Milton,  le  jeune  Corneille  et 
le  vieux  Shakspeare  ,  chaque  roi ,  chaque  peuple  , 
chaque  homme,  par  la  seule  pente  des  choses,  con- 
vergeaient au  même  but,  qui  est  encore  aujourd'hui 
la  fin  où  tendent  les  générations,  l'amélioration  gé- 
nérale de  tout  par  tous,  c'est-à-dire  la  civilisation 
même.  L'Europe,  insistons  sur  ce  point,  était  ce 
qu'elle  est  encore,  un  grand  atelier  où  s'élaborait  en 
commun  cette  grande  œuvre. 

Deux  seuls  intérêts ,  séparés  dans  un  but  égoïste 
de  l'activité  universelle,  épiant  sans  cesse  pour 
choisir  leur  moment  le  vaste  atelier  européen  ,  l'un 
procédant  par  invasion,  l'autre  par  empiétement; 
l'un  bruyant  et  terrible  dans  son  allure,  brisant 
de  temps  à  autre  les  barrières  et  faisant  brèche  à 
la  muraille  ;  l'autre  habile ,  adroit  et  politique ,  se 
glissant  par  toute  porte  entr'ouverte ,  tous  deux  ga- 
gnant continuellement  du  terrain,  troublaient,  pres- 
saient entre  eux  et  menaçaient  alors  l'Europe.  Ces 


CONCLUSION.  165 

deux  intérêts,  ennemis  d'ailleurs,  se  personnifiaient 
en  deux  empires;  et  ces  deux  empires  étaient  deux 
colosses. 

Le  premier  de  ces  deux  colosses,  qui  avait  pris 
position  sur  un  côté  du  continent  au  fond  de  la 
Méditerranée ,  représentait  l'esprit  de  guerre ,  de 
violence  et.  de  complète  :  la  barbarie.  Le  second, 
situé  de  l'autre  côté,  au  seuil  de  la  même  mer, 
représentait  l'esprit  de  commerce ,  de  ruse  et  d'en- 
vahissement :  la  corruption.  Certes,  voilà  bien  les 
deux  ennemis  naturels  de  la  civilisation. 

Le  premier  de  ces  deux  colosses  s'appuyait  puis- 
samment à  l'Afrique  et  à  l'Asie.  En  Afrique  il  avait 
Alger,  Tunis,  Tripoli  de  Barbarie  et  l'Egypte  entière 
d'Alexandrie  à  Syène ,  c'est-à-dire  toute  la  côte  de- 
puis le  Penon  de  Vêlez  jusqu'à  l'isthme  de  Suez; 
de  là  il  s'enfonçait  dans  l'Arabie  Troglodyte*  depuis 
Suez  sur  la  mer  Rouge  jusqu'à  Suakem. 

Il  possédait  trois  des  cinq  labiés  en  lesquelles 
Ptolémée  a  di\isé  l'Asie,  la  première,  la  quatrième 
et  la  cinquième. 

Posséder  la  première  table,  c'était  avoir  le  l'ont , 
la  Bithynie,  la  Phrygie,  la  Lycie,  la  Paphlagonie, 
la  Galatie,  la  Pamphylie,  la  Gappadoce,  l'Arménie 
mineure,  la  Garamanie,  c'est-à-dire  tout  le  Tra 
pe/.iis  de  gtolémée  depuis  Alexandrette  jusqu'à 
Trébisonde. 

Posséder  la  quatrième  table,  c'était  avoir  Chypre, 


166  CONCLUSION. 

la  Syrie,  la  Palestine,  tout  le  rivage  depuis  Eiramide 
jusqu'à  Alexandrie,  l'Arabie- Déserte  et  l'Arabie- 
Pétrée,  la  Mésopotamie  et  Babylone,  qu'on  appelait 
Bagadet. 

Posséder  la  cinquième  table,  c'était  avoir  tout  ce 
qui  est  compris  entre  deux  lignes  dont  l'une  monte 
de  Trébisonde  au  nord  jusqu'à  PHermanassa  de 
Ptolémée  et  jusqu'au  Bosphore  Cimmérien,  que  les 
italiens  appelaient  Bouche-de-Saint-Jean ,  et  dont 
l'autre,  entamant  l'Arabie-Heureuse,  va  de  Suez  à 
l'embouchure  du  Tigre. 

Outre  ces  trois  immenses  régions,  il  avait  la 
Grande-Arménie  et  tout  ce  que  Plolémée  met  dans 
la  troisième  table  d'Asie  jusqu'aux  confins  de  la 
Perse  et  de  la  ïartarie. 

Ainsi  ses  domaines  d'Asie  touchaient  au  nord 
l'Archipel,  la  mer  de  Marmara,  la  mer  Noire,  le 
Palus-iMéotide  et  la  Sarmatié  Asiatique;  au  levant  la 
mer  Caspienne ,  le  Tigre  et  le  golfe  Persique  qu'on 
nommait  mer  d'Elcalif;  au  couchant  le  golfe  Ara- 
bique, qui  est  la  mer  Rouge;  au  midi  l'Océan  des 
Indes. 

En  Europe,  il  avait  l'Adriatique  à  partir  de  Knin 
au-dessus  de  Raguse,  l'Archipel,  la  Propontide,  la 
mer  Noire  jusqu'à  Caffa ,  en  Crimée,  qui  est  l'an- 
cienne Théodosie;  la  Haute-Hongrie  jusqu'à  Bude; 
la  Thrace,  aujourd'hui  la  Roumélie;  toute  la  Grèce, 
c'est-à-dire  la  Thessalie,  la  Macédoine,  l'Épire,  l'A- 


CONCLUSION.  167 

chaïe  et  la  M  orée  ;  presque  toute  l'Illyric  ;  la  Dal- 
niatie ,  la  Bosnie,  la  Servie,  la  Dacie  et  la  Bulgarie  ; 
la  Moldavie,  la  Yalachie  et  la  Transylvanie,  dont  les 
trois  vaivodes  étaient  à  lui;  tout  le  cours  du  Danube 
depuis  YValzen  jusqu'à  son  embouchure. 

Il  possédait  en  rivages  de  nier  onze  mille  deux 
cent  quatre-vingts  milles  d'Italie,  et  en  surface  de 
terre  un  million  deux  cent  trois  mille  deux  cent  dix- 
neuf  milles  carrés. 

Qu'on  se  figure  ce  géant  de  neuf  cents  lieues 
d'envergure  et  de  onze  cents  lieues  de  longueur 
couché  sur  le  ventre  en  travers  du  vieux  monde,  le 
talon  gauche  en  Afrique,  le  genou  droit  sur  l'Asie, 
un  coude  sur  la  Grèce,  un  coude  sur  la  Thrace, 
l'ombre  de  sa  tète  sur  l'Adriatique ,  l'Autriche ,  la 
Hongrie  et  la  l'odolie,  avançant  sa  face  monstrueuse 
tantôt  sur  Venise,  tantôt  sur  la  Pologne ,  tantôt  sur 
l'Allemagne,  et  regardant  l'Europe. 

L'autre  colosse  avait  pour  chef-lieu  ,  sous  le  plus 
beau  ciel  du  monde,  une  presqu'île  baignéti  au  le- 
vant par  la  .Méditerranée,  au  couchant  par  l'Océan, 
séparée  de  l'Afrique  par  un  étroit  bras  de  mer,  et 
de  l'Europe  par  une  haute  chaîne  de  montagnes. 
Cette  presqu'île  contenail  dix-huil  royaumes,  aux- 
quels il  imprimait  son  unité. 

Jl  tenait  Serpa  et  Tanger,  qui  sont  les  verrous  du 
détroit  de  Gibraltar,  et  selon  qu'il  lui  plaisait  de  l'ou- 
vrir et  de  le  fermer,  il  faisait  de  la  Méditerranée 


168  CONCLUSION. 

une  mer  ou  un  lac.  De  sa  presqu'île  il  répandait  ses 
flottes  dans  celte  mer  par  vingt-huit  grands  ports 
métropolitains  ;  il  en  avait  trente-sept  sur  l'Océan. 

Il  possédait  en  Afrique  le  Penon  de  Vêlez ,  Me- 
lilla',  Oran ,  Marzalcahil ,  qui  est  le  meilleur  havre 
de  la  Méditerranée,  Nazagan  et  toute  la  côte  depuis 
le  cap  d'Aguirra  jusqu'au  cap  Gardafu  ;  en  Améri- 
que, une  grande  partis  de  la  presqu'île  septentrio- 
nale, la  côte  de  Floride,  la  Nouvelle-Espagne,  le 
Yucatan,  le  Mexique  et  le  cap  de  Californie,  le  Chili, 
le  Pérou,  le  Brésil,  le  Paraguay,  toute  la  presqu'île  mé- 
ridionale jusqu'aux  Patagons;  en  Asie,Ormuz,  Diu, 
Goa ,  Malacca,  qui  sont  les  quatre  plus  fortes  places 
de  la  côte,  Daman,  Bazin,  Zanaa,  Ciaul,  le  port  de 
Colomban;  les  royaumes  de  Camanor,  de  Cochin  et 
de  Colan,  avec  leurs  forteresses,  et,  Calicut  excepté, 
tout  le  rivage  de  l'océan  des  Indes,  de  Daman  à 
31elipour. 

11  avait  dans  la  mer ,  et  dans  toutes  les  mers ,  les 
trois  îles  Baléares,  les  douze  îles  Canaries,  les 
Açores,  Santo-Puerto,  Madère,  les  sept  îles  du  Cap- 
Vert,  Saint-Thomas,  l'Ue-Dieu,  Mozambique,  la 
grande  île  de  Baaren,  l'île  de  Manar,  l'île  de  Ceylan; 
quarante  des  îles  Philippines ,  dont  la  principale , 
Luzan,  est  longue  de  deux  cents  lieues;  Porto-Rico, 
Cuba ,  Saint-Domingue  ;  les  quatre  cents  îles  Lu- 
cayes  et  les  îles  de  la  mer  du  Nord ,  dont  on  ne  sa- 
vait pas  le  nombre. 


CONCLUSION.  169 

C'était  avoir  à  soi  toute  la  mer,  presque  toute 
l'Amérique,  et  en  Afrique  et  en  Asie  à  peu  près 
tout  ce  que  l'autre  colosse  ne  possédait  pas.  • 

En  Europe,  outre  sa  vasle  presqu'île,  centre  de 
sa  puissance  et  de  sou  rayonnement,  il  avait  la  Sar- 
daigne  et  la  Sicile,  qui  sont  trop  des  royaumes  pour 
n'être  comptées  que  comme  des  îles.  Il  tenait  l'Italie 
par  les  deux  extrémités,  par  le  royaume  de  Naples 
et  par  le  duché  de  Milan,  qui  tous  deux  étaient  à 
lui.  Quant  à  la  France ,  il  la  saisissait  peut-être  plus 
étroitement  encore,  et  les  trois  états  qu'il  avait  sur 
ses  frontières,  traçant  une  sorte  de  demi-cercle,  le 
Roussillon,  la  Franche-Comté  et  la  Flandre,  étaient 
comme  son  bras  passé  autour  d'elle. 

Le  premier  de  ces  deux  colosses,  c'était  la  Tur- 
quie ;  le  second ,  c'était  l'Espagne. 


III.  15 


III 


Ces  deux  empires  inspiraient  à  l'Europe,  l'un  une 
profonde  terreur,  l'autre  une  profonde  défiance. 

Par  la  Turquie  ,  c'était  l'esprit  de  l'Asie  qui  se 
répandait  sur  l'Europe  ;  par  l'Espagne ,  c'était  l'es- 
prit de  l'Afrique. 

L'islamisme,  sous  Mahomet  II,  avait  enjambé  for- 
midablement l'antique  passage  du  Bœuf,  Bos-Poros, 
et  avait  insolemment  planté  sa  queue  de  cheval  atta- 
chée à  une  pique  daus  la  ville  qui  a  sept  collines 
comme  Rome,  et  qui  avait  eu  des  églises  quand 
Rome  n'avait  encore  que  des  temples. 

Depuis  cette  fatale  année  ihô'ô ,  la  Turquie, 
comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  avait  représenté 
en  Europe  la  barbarie.  En  effet,  tout  ce  qu'elle 


CONCLUSION.  171 

touchait  perdait  en. peu  d'années  la  forme  de  la  civi- 
lisation. Avec  les  turcs,  et  en  même  temps  qu'eux, 
l'incendie  inextinguible  et  la  peste  perpétuelle  s'é- 
taient intallés  à  Constantinople.  Sur  cette  ville  qu'avait 
dominée  si  long-temps  la  croix  lumineuse  de  Cons- 
tantin ,  il  y  avait  toujours  maintenant  un  tourbillon 
de  flamme  ou  un  drapeau  noir. 

Un  de  ces  hasards  mystérieux  où  l'esprit  croit  voir 
lisiblement  écrits  les  enseignements  directs  de  la 
Providence,  avait  donné,  comme  proie;  à  ce  redou- 
table peuple,  la  métropole  même  de  la  sociabilité 
humaine,  la  patrie  de  la  pensée,  la  terre  de  la  poésie, 
de  la  philosophie  et  de  l'art,  la  Grèce.  A  l'instant 
même,  au  seul  contact  des  turcs,  la  Grèce,  fille  de 
L'Egypte  et  mère  de  l'Italie,  la  Grèce  était  devenue 
barbare.  Je  ne  sais  quelle  lèpre  avait  défiguré  son 
peuple,  son  sol,  ses  monuments,  jusqu'à  son  admi- 
rable idiome.  Une  foule  de  consonnes  farouches  et 
de  syllabes  hérissées  avait  crû,  comme  la  végétation 

d'épines  et  de  broussailles  qui  obstine  les  mines, 
sur  ses  mots  les  plus  doux  ,  les  pins  sonores,  les  pins 

harmonieux  ,  les  mieux  prononcés  par  les  poètes. 

Le  grée,  en  passant  par  la  bouche  i\v^  turcs,  m 
était  retombé  patois.  Les  VOCableS  turcs,  bombe  de 
Ions  les  idiomes  d'\sie,   a\aienl    troublé  à  jamais, 

en  s'\  précipitant  pêle-mêle,  celle  langue  si  trans- 
parente ,  si  pure  cl  si  splendide  ,  langue  de  cristal 
d'où  était  sortie    i poésie   de   diamant.   Les  noms 


172  *  CONCLUSION. 

dos  villes  grecques  s'étaient  déformés  et  étaient  de- 
venus hideux.  Les  contrées  voisines,  sur  lesquelles 
Hellé  rayonnait  jadis,  avaient  subi  la  même  souillure  ; 
A rgos  s'était  changée  en  Filoquia,  Delos  en  Dili, 
Didymo-Tychos  en  Dimotuc,  Tzolorusen  Tchourli, 
Zephirium  en  Zafra,  Sagalessus  en  Sadjaklu,  Nyssa 
en  Nous-Shehr,  Moryssus  en  Mondons,  Cybistraen 
Bustereh,  le  fleuve  Acheloùs  en  Aspro-Potamos ,  et 
le  fleuve  Poretus  en  Pruth.  N'est-ce  pas  avec  le 
sentiment  douloureux  qu'inspirent  la  dégradation  et 
la  parodie  qu'on  reconnaît,  dans  Stan-Ko,  Cos , 
patrie  d'Apelles  et  d'Hippocrate  ;  dans.Fionda, 
Phasélis ,  où  Alexandre  fut  obligé  de  mettre  un  pied 
dans  la  mer,  tant  le  passage  Climax  était  étroit;  dans 
Hesen-now ,  Novus ,  où  était  le  trésor  de  Mithridate  ; 
dans  Skipsilar,  Scapta-Iîyla,  où  Thucydide  avait  des 
mines  d'or  et  écrivait  son  histoire  ;  dans  Temeswar, 
Tomi,  où  fut  exilé  Ovide  ;  dans  Kokso,  Coutousos, 
où  fut  exilé  saint  Chrysostome;  dans  Giustendil, 
Jnstiniana,  berceau  de  Justinien  ;  dans  Salenti, 
ïrajanopolis,  tombeau  de  Trajan  !  L'Olympe,  l'Ossa, 
le  Pelion  et  le  Pinde  s'appelaient  le  beylick  de  Jauina*, 
un  pacha  accroupi  sur  une  peau  de  tigre  fronçait  le 
sourcil  dans  la  même  montagne  que  Jupiter.  La  dé- 
rision amère  qui  semblait  sortir  des  mots  sortait 
aussi  des  choses  :  l'Étolie,  cette  ancienne  république 
si  puissante  et  si  fière,  formait  le  Despotat.  Quant  à 
la  vallée  de  Tempe  ,   fiigida   Tempe,  devenue 


CONCLUSION.  173 

sauvage  et  inaccessible  sous  le  nom  de  Lycostomo , 
pleine  désormais  de  haine,  de  ronces  et  d'obscurité, 
elle  s'était  métamorphosée  en  vallée  des  loups. 

L'idée  terrible  qu'éveille  la  barbarie  faite  nation , 
ayant  des  flottes  et  des  armées,  s'incarnait  vivante  et 
complète  dans  le  sultan  des  turcs.  C'est  à  peine  si 
l'Europe  osait  regarder  de  loin  ce  prince  effrayant. 
Les  richesses  du  sultan  ,  du  turc ,  comme  on  l'ap- 
pelait, étaient  fabuleuses  ;  son  revenu  dépassait  fpiinze 
millions  d'or.  La  sultane  sœur  de  Sélim  avait  deux 
mille  cinq  cents  sequins  d'or  de  rente  par  jour.  Le 
Turc  était  le  plus  grand  prince  en  cavalerie.  Sans 
compter  sa  garde  immédiate  ,  les  quatorze  mille  ja- 
nissaires ,  qui  étaient  une  infanterie  ,  il  entretenait 
constamment  autour  de  lui ,  sur  le  pied  de  guerre, 
cinquante  mille  spahis  et  cent  cinquante  mille  tima- 
riots,  ce  qui  faisait  deux  cent  mille  chevaux.  Ses 
galères  étaient  innombrables.  L'année  d'après  Lé- 
pante,  la  flotte  ottomane  tenait  encore  tète  à  toutes 
les  marines  réunies  de  la  chrétienté.  11  avait  de  si 
grosse  artillerie  que,  s'il  fallait  en  croire  les  bruits 
populaires,  le  vent  de  ses  canons  ébranlait  les  mu- 
railles. On  se  souvenait  avec  frayeur  qu'au  siège  de 
Constantinople  Mahomel  II  avait  fail  construire,  en 
maçonnerie  liée  de  cercles  de  fer,  un  mortier  mons- 
trueux qu'on  manœuvrait  sur  rouleaux ,  que  deux 
mille  jougs  de  bœufs  pouvaient  à  peine  traîner  et 
qui,   inclinant    sa  gueule   sui    la   ville,    J    Vomissait 

15, 


174  CONCLUSION. 

nuit  et  jour  des  torrents  de  bitume  et  des  blocs  de 
rochers.  Les  autres  princes,  avec  leurs  engins  et 
leurs  bombardes,  semblaient  peu  de  chose  auprès 
de  ces  sauvages  sultans  qui  versaient  ainsi  des  vol- 
cans sur  les  villes.  La  puissance  du  Turc  était  telle- 
ment démesurée,  et  il  savait  si  bien  faire  front  de 
toutes  parts,  que,  tout  en  guerroyant  contre  l'Eu- 
rope ,  Soliman  avait  pris  à  la  Perse  le  Diarbékir  et 
Amurat  la  Médie  ;  Sélim  avait  conquis  sur  les  ma- 
melucks  l'Egypte  et  la  Syrie ,  et  Amurat  III  avait 
exterminé  les  Géorgiens  ligués  avec  le  sophi.  Le 
sultan  ne  mettait  en  communication  avec  les  rois  de 
la  chrétienté  que  la  porte  de  son  palais.  Il  datait  de 
son  étrier  impérial  les  lettres  qu'il  leur  écrivait,  ou 
plutôt  les  ordres  qu'il  leur  donnait.  Quand  il  avait 
un  accès  de  colère,  il  faisait  casser  les  dents  à  leurs 
ambassadeurs  à  coups  de  poing  par  le  bourreau. 
Pour  les  turcs  mêmes,  l'apparition  du  sultan,  c'était 
l'épouvante.  Les  noms  qu'ils  lui  donnaient  expri- 
maient surtout  l'effroi  ;  ils  l'appelaient  le  fils  de 
l'esclave,  et  ils  nommaient  son  palais  d'été  la 
maison  du  meurtrier.  Ils  l'annonçaient  aux  autres 
nations  par  des  glorifications  sinistres.  Où  son 
cheval  passe,  disaient-ils,  l'herbe  ne  croît  pi  as. 
Le  roi  des  Espagnes  et  des  Indes,  espèce  de 
sultan  catholique,  était  plus  riche  à  lui  seul  que 
tous  les  princes  de  la  chrétienté- ensemble.  A  ne 
compter  que  son  revenu  ordinaire ,  il  tirait  chaque 


V! 


CONCLUSION.  175 

année  d'Italie  et  de  Sicile  quatre  millions  d'or,  deux 
millions  d'or  du  Portugal ,  quatorze  millions  d'or  de 
l'Espagne,  trente  millions  d'or  de  l'Amérique.  Les 
dix-sept  provinces  de  l'état  des  Pays-Bas ,  qui  com- 
prenait alors  l'Artois,  le  Cambrésiset  les  Ardennes, 
payaient  annuellement  au  roi  catholique  un  ordinaire 
de  trois  millions  d'or.  Milan  était  une  riche  proie , 
convoitée  de  toutes  parts,  et  par  conséquent  malaisée 
à  garder.  Il  fallait  surveiller  Venise,  voisine  jalouse  ; 
couvrir  de  troupes  la  frontière  de  Savoie  pour  arrê- 
ter le  duc,  se  ruant  à  Vimpourvu,  comme  disait 
Sully;  bien  armer  le  fort  de  Fuentes ,  pour  tenir  en 
respect  les  suisses  et  les  grisons  ;  entretenir  et  ré- 
parer les  bonnes  citadelles  du  pays,  surtout  Novarrc, 
Pavic,  Crémone,  qui  a,  comme  écrivait  Montluc, 
une  tour  forte  tout  ce  qui  se  peut,  qu'on  inet 
entre  les  merveilles  de  ÏEueopc.  Comme  la 
ville  était  remuante ,  il  fallait  y  nourrir  une  garnison 
espagnole  de  six  cents  hommes  d'armes,  de  mille 
chevau-légers  el   de  trois  mille  fantassins,    el    bien 

tenir  en  état  le  château  de  Milan,  auquel  on  travaillai! 

Bans  Cesse.  Milan,  on  le  voit,  COÛtail  fort  cher;  pour- 
tant ,  Ions  fiais  faits,  le  ÎWilane/.  rapportait  tous  les 
ans  a  L'Espagne  huit  eenl  mille  ducats.  Les  plus 
petites  fractions  de  cette  énorme  monarchie  don- 
naient leur  denier  ;  les  îles  lî.iléi ires  \ersaient  par  an 

cinquante  mille  écus,  l'ouï  ceci,  nous  le  répétons, 

n'el.ul    que    le   revenu   ordinaire.     L'eUranrdiiiaii  e 


176  CONCLUSION. 

était  incalculable.  Le  seul  produit  de  la  Cruzade 
valait  le  revenu  d'un  royaume;  rien  qu'avec  les 
subsides  de  l'église  le  roi  entretenait  continuellement 
cent  bonnes  galères.  Ajoutez  à  cela  la  vente  des 
conimanderies  ,  les  caducités  des  états  et  des  biens  , 
les  alcavales,  les  tiers,  les  confiscations,  les  dons 
gratuits  des  peuples  et  des  feudataires.  Tous  les  trois 
ans  le  royaume  de  Naples  donnait  douze  cent  mille 
écus  d'or,  et,  en  1615,  la  Castille  offrait  au  roi,  qui 
daignait  accepter,  quatre  millions  d'or  payables  en 
quatre  ans. 

Cette  richesse  se  résolvait  en  puissance.  Ce  que 
le  sultan  était  par  la  cavalerie,  le  roi  d'Espagne 
l'était  par  l'infanterie.  On  disait  en  Europe  :  cava- 
lerie turque,  infanterie  espagnole.  Être  grave 
comme  un  gentilhomme,  diligent  comme  un  mi- 
quelet ,  solide  aux  chocs  d'escadrons ,  imperturbable 
à  la  mousquetade,  connaître  son  avantage  et  son 
désavantage  à  la  guerre ,  conduire  silencieusement 
sa  furie ,  suivre  le  capitaine ,  rester  dans  le  rang ,  ne 
point  s'égarer,  ne  rien  oublier,  ne  pas  disputer,  se 
servir  de  toute  chose,  endurer  le  froid,  le  chaud, 
la  faim,  la  soif,  le  malaise,  la  peine  et  la  fatigue, 
marcher  comme  les  antres  combattent ,  combattre 
comme  les  autres  marchent ,  faire  de  la  patience  le 
fond  de  tout  et  du  courage  la  saillie  de  la  patience  : 
voilà  quelles  étaient  les  qualités  du  fantassin  espa- 
gnol. C'était  le  fantassin  castillan  qui  avait  chassé  les 


CONCLUSION.  177 

maures,  abordé  l'Afrique,  dompté  la  côte,  soumis 
l'Ethiopie  et  la  Gafrerie,  pris  IMalacca  et  les  îles 
Moluques ,  conquis  les  vieilles  Indes  et  le  nouveau 
monde.  Admirable  infanterie  qui  ne  se  brisa  que  le 
jour  où  elle  se  heurta  au  grand  Condé  !  Après  l'in- 
fanterie espagnole  venait,  par  ordre  d'excellence, 
l'infanterie  wallonne ,  et  l'infanterie  wallonne  était 
aussi  au  roi  d'Espagne.  Sa  cavalerie,  qui  ne  le  cé- 
dait qu'à  la  turque,  était  la  mieux  montée  qui  fût 
enEurope  ;  elle  avait  les  genêts  d'Espagne,  les -cour- 
siers de  Règne,  les  chevaux  de  Bourgogne  et  de 
Flandre.  Les  arsenaux  du  roi  catbolique  regorgeaient 
de  munitions  de  guerre.  Rien  que  dans  les  trois 
salles  d'armes  de  Lisbonne ,  il  y  avait  des  corselets 
pour  quinze  mille  hommes  de  pied,  et  des  cuirasses 
pour  dix  mille  cavaliers.  Ses  forteresses  étaient  sans 
nombre  et  partout,  et  dix  d'entre  elles,  Collioùre, 
Perpignan  et  Salses  au  midi ,  au  nord  Gravclines, 
Dunkerque,  Hesdin,  Arras,  Valenciennes,  Philip- 
peville  ei  Marienbourg,  faisaient  brèche  à  la  France 
d'aujourd'hui. 

La  plus  grande  puissance  de  l'Espagne,  si  puis- 
saule  par  ses  forteresses,  sa  cavalerie  et  son  infan- 
terie, ce  n'étail  ni  son  infanterie,  ni  sa  cavalerie, 
ni  ses  foi  1er  esses  ;  c'était  sa  Huile.  Le  roi  catholique, 

qui  avaii  les  meilleurs  hommes  de  guerre  de  l'Eu- 
rope ,  avait  aussi  les  meilleurs  hommes  «le  mer. 
\ueiin  peuple  navigateur  n'égalait  à  cette  époque  les 


178  CONCLUSION. 

catalans ,  les  biscayens ,  les  portugais  et  les  génois. 
Séville,  qui  comptait  alors  parmi  les  principales  villes 
maritimes  de  l'Europe,  l>i<'ii  que  située  assez  avant 
dans  les  terres,  et  où  abordaient  toutes  les  Hottes  du 
Mexique  et  du  Pérou ,  était  une  pépinière  de  ma- 
telots. 

Pour  nous  faire  une  idée  complète  du  poids  qu'a- 
vait l'Espagne  autrefois  comme  puissance  maritime, 
nous  avons  voulu  savoir  au  juste  ce  que  cétail  que 
la  grande  armada  de  Philippe  II,  si  fameuse  et  si 
peu  connue,  comme  tant  de  choses  fameuses.  L'his- 
toire en  parle  et  s'en  extasie  ;  mais  l'histoire,  qui 
hait  le  détail  et  qui ,  selon  nous ,  a  tort  de  le  haïr, 
ne  dit  pas  les  chiffres.  Ces  chiffres,  nous  les  avons 
cherchés  dans  l'ombre  où  l'histoire  les  avait  laissés 
tomber  ;  nous  les  avons  retrouvés  à  grand'peine  ;  les 
voici.  Rien,  à  notre  sens,  n'est  plus  instructif  et  plus 
curieux. 

C'était  en  1588.  Le  roi  d'Espagne  voulut  en  finir 
d'une  seule  fois  avec  les  anglais ,  qui  déjà  le  harce- 
laient et  taquinaient  le  colosse.  Il  arma  une  flotte. 
Il  y  avait  dans  cette  flotte  vingt-cinq  gros  vaisseaux 
de  Séville,  vingt-cinq  de  Biscaye,  cinquante  petits 
vaisseaux  de  Catalogne  et  de  Valence  ,  cinquante 
barques  de  la  côte  d'Espagne,  vingt  chaloupes  des 
quatre  villages  de  la  cote  de  Guipuscoa,  centgabares 
de  Portugal ,  quatorze  galères  et  quatre  galéaces  de 
Naples ,  douze  galères  de  Sicile,  vingt  galères  d'Es- 


CONCLUSION.  1"'J 

pagne,  et  trente  ourques  d'Allemagne  ;  en  tout  trois 
cent  cinquante  voiles  manœuvrées  par  neuf  mille 
marins. 

On  n'apprécierait  pas  exactement  cette  escadre  si 
l'on  ne  se  rappelait  ce  que  c'était  alors  qu'une  galère. 
Une  galère  représentait  une  somme  considérable. 
Toute  la  côte  septentrionale  d'Afrique,  Alger  et 
Tripoli  exceptées,  ne  produisait  pas  au  sultan  de 
quoi  faire  et  maintenir  deux  galères. 

L'approvisionnement  de  bouche  de  l'armada  était 
immense.  En  voici  le  cliiiïre  très-singulier  et  très- 
exact  :  cent  soixante-sept  mille  cinq  cents  quintaux 
de  biscuit,  fournis  par  Murcie,  Burgos,  Campos, 
la  Sicile,  Naples  et  les  îles  ;  onze  mille  quintaux  de 
chair  salée,  fournis  par  l'Estramadurc,  la  Galice  et 
les  Asluries  ;  onze  mille  quintaux  de  lard  ,  fournis 
par  Séville,  Ronda  et  la  Biscaye;  vingt-trois  mille 
barils  de  poisson  salé,  fournis  par  Cadix  et  l'Algarve  ; 
vingt-nuit  mille  quintaux  de  fromage,  fournis  par 
Mayorque,  Scncgallo  et  le  Portugal  ;  quatorze  mille 
quioljiix  de  riz,  fournis  par  Gènes  et  Valence; 
Tingt-troiS  mille  poidl  d'huile  el  de  vinaigre,  fouillis 
par  l'Andalousie:  le  poids  valait  Vingt-ciflq  livre»  J 
\iii'j,l-MX  mille  fonègUefl  de  le\es.  fournies  p,il'  <  ..ir 
ihâgène  et  la  Sicile;  vingt-six  mille  poinrons  de  \in, 

fournis  par  Malaga,  Maxovella,  Gères*  el  Séville.  Les 
provnioM  en  blé,  fer  et  toiles  venaient  d' Andalousie, 

de  Niiples  el  de  r,is,;i\  e.    I.e  lol.il  s'en  est  perdu. 


180  CONCLUSION. 

Cette  flotte  portait  une  armée  :  vingt-cinq  mille 
espagnols,  cinq  mille  tiivs  des  régiments  d'Italie, 

six  mille  des  Canaries,  des  Indes  et  des  garnisons 
de  Portugal,  le  reste  de  recrues;  douze  mille  ita- 
liens, commandes  par  dix  mestres-de-camp  ;  vingt- 
cinq  mille  allemands,  douze  cents  chevau-légers  de 
Castille,  deux  cents  de  la  côte  et  deux  cents  de  la 
frontière,  c'est-à-dire  seize  cents  cavaliers,  trois 
mille  huit  cents  canonniers  et  quatre  cents  gasta- 
dours  ;  ce  qui ,  en  y  comprenant  les  neuf  mille  ma- 
rins, faisait  en  tout  soixante-seize  mille  huit  cents 
hommes. 

Ce  monstrueux  armement  eût  anéanti  l'Angleterre. 
Un  coup  de  vent  l'emporta. 

Ce  coup  de  vent ,  qui  souffla  dans  la  nuit  du  2  sep- 
tembre 1588,  a  changé  la  forme  du  monde. 

Outre  ses  forces  visibles,  l'Espagne  avait  ses  forces 
occultes.  Certes ,  sa  surface  était  grande ,  mais  sa 
profondeur  était  immense.  Elle  avait  partout  sous 
terre  des  galeries,  des  sapes,  des  mines  et  des  contre- 
mines,  des  fils  cachés,  des  ramifications  inconnues, 
des  racines  inattendues.  Plus  tard  ,  quand  Richelieu 
commença  à  donner  des  coups  de  bêche  dans  le  vieux 
sol  européen ,  il  était  surpris  à  chaque  instant  de 
sentir  rebrousser  l'outil  et  de  rencontrer  l'Espagne. 
Ce  qu'on  voyait  d'elle  au  grand  jour  allait  loin  ;  ce 
qu'on  ne  voyait  pas  pénétrait  plus  avant  encore.  On 
pourrait  dire  que  dans  les  affaires  de  l'univers  à  cette 


CONCLUSION.  181 

époque  il  y  avait  encore  plus  d'Espagne  en  dessous 
qu'en  dessus. 

Elle  tenait  aux  princes  d'Italie  par  les  mariages  : 
Austria,  nube  ;  aux  républiques  marchandes,  par 
le  commerce  :  au  pape ,  par  la  religion  ,  par  je  ne 
sais  quoi  de  plus  catholique  que  Rome  même  ;  au 
monde  entier,  par  l'or  dont  elle  avait  la  clef.  L'A- 
mérique était  le  coffre-fort ,  l'Espagne  était  le  cais- 
sier. Comme  maison  d'Autriche  ,  elle  dominait  pom- 
peusement l'Allemagne  et  la  menait  sourdement. 
L'Allemagne,  dans  les  mille  ans  de  son  histoire  m<>- 
dernei  a  été  possédée  une  fois  par  le  génie  de  la 
France,  sous  Charlemagne,  et  une  fois  par  le  génie 
de  l'Espagne,  sous  Charles-Quint.  Seulement,  Char- 
les-Quint mort,  l'Espagne  n'avait  pas  lâché  l'Alle- 
magne. 

Comme  on  voit,  l'Espagne  avait  quelque  chose  de 
plus  puissani  encore  que  sa  puissance,  c'était  sa 
politique.  La  puissance  esl  le  bras,  la  politique  es) 
la  main. 

L'Europe,  on  le  conçoit ,  étail  mal  à  l'aise  entre 

ees  deux  <  1 1 1 j ii ces  dantesques  ,  qui  pesaient  sur  elle 

du  poids  de  deux  mondes.  Comprimée  par  l'Espagne 
à  l'occident  el  par  la  Turquie  à  l'orient ,  chaque  jum- 
elle semblait  se  rétrécir;  et  la  frontière  européenne, 
lentement  repoussée,  reculait  vers  le  centre.  La 
moitié  de  la  Pologne  et  la  moitié  de  la  Hongrie  étaient 
déjà  envahies,  el  c'est  à  peine  si  Varsovie  el  Bude 
m.  ,, 


182  CONCLUSION. 

étaient  en  deçà  de  la  barbarie.  L'ordre  méditerra- 
néen de  Saint-Jean-de-Jérusalem  avait  été  refoulé 
sous  Charles -Quint  de  Rhodes  à  Malle.  Gènes,  dont 
la  domination  atteignait  jadis  le  Tanaïs  ;  Gènes,  qui 
autrefois  possédait  Chypre,  Lcsbos,  Chio,  Péra  et 
un  morceau  de  la  Thrace  ,  et  à  laquelle  L'empereur 
d'Orient  avait  donné  Mitylène,  avait  successivement 
lâché  pied  devant  les  turcs  de  position  en  position  , 
et  se  voyait  maintenant  acculée  à  la  Corse. 

L'Europe  résistait  pourtaut  aux  deux  états  enva- 
hisseurs. Llle  bandait  contre  eux  toutes  ses  forces  , 
pour  employer  l'énergique  langue  de  Sully  et  de 
Matthieu.  La  France,  l'Angleterre  et  la  Hollande  se 
roidissaient  contre  l'Espagne;  le  Saint-Empire,  aidé 
par  la  Pologne,  la  Hongrie,  Venise,  Rome  et  Malte, 
luttait  contre  les  turcs. 

Le  roi  de  Pologne  était  pauvre ,  quoiqu'il  fût  plus 
riche  que  s'il  eût  été  roi  d'un  des  trois  royaumes 
d'Ecosse ,  de  Sardaigne  ou  de  Navarre ,  lesquels  ne 
rapportaient  pas  cent  mille  écus  de  rente  ;  il  avait  six 
cent  mille  écus  par  an  ,  et  la  Lilhuanie  le  défrayait. 
Excepté  quelques  régiments  suisses  ou  allemands,  il 
n'entretenait  pas  d'infanterie  ;  mais  sa  cavalerie , 
composée  de  cent  mille  combattants  polonais  et  de 
soixante-dix  mille  lithuaniens,  était  excellente.  Cette 
cavalerie,  protégeant  une  vaste  frontière,  avait  cela 
d'efficace  pour  défendre  contre  les  hordes  du  sultan 
l'immense  et  tremblant  troupeau  des  nations  civilisées, 


CONCLUSION.  183 

qu'elle  était  organisée  à  la  turque ,  et  que ,  sauvage, 
farouche  et  violente  dans  son  allure  ,  elle  ressemblait 
à  la  cavalerie  ottomane  comme  le  chien-loup  res- 
semble au  loup.  L'empereur  couvrait  le  reste  de  la 
frontière  de  terre  de  Knin,  sur  l'Adriatique,  àSzol- 
nock,  près  du  Danube,  avec  vingt  mille  lansquenets, 
dépense  insuffisante  en  temps  de  guerre,  qui  fatiguait 
l'empire  en  temps  de  paix.  Venise  et  Malte  cou- 
vraient la  mer. 

Nous  ne  mentionnons  plus  Gènes  qu'en  passant. 
Gênes,  trop  de  fois  humiliée,  surveillait  sa  rivière 
avec  quatre  galères,  en  laissait  pourrir  vingt-cinq  dans 
son  arsenal ,  se  risquait  peu  au  dehors  et  s'abritait 
sous  le  roi  d'Espagne. 

Malte  avait  trois  cuirasses  :  ses  forteresses,  ses 
navires  et  la  valeur  de  ses  chevaliers.  Ces  braves 
gentilshommes,  soumis  dans  Malte  à  des  règles  somp- 
tuaires  tellement  sévères  que  le  plus  qualifié  d'entre 
cuv  ne  pouvait  se  faire  l'aire  un  habit  neuf  sans  la 
permission  du  bailli  drapier,  se  vengeaient  de  ces 
contraintes  claustrales  par  un  déchaînement  de  bra- 
voure inouï,  ci ,  brebis  dans  l'ile,  devenaient  lions 
sur  mer.  I  ne  galère  de  Malle,  qui  ne  portail  jamais 
plus  de  sei/.e  canons  et  de  cinq  cents  combattants, 

attaquait  sans  hésiter  trois  galions  unes. 

Venise,  opulente  et  hardie,  appuyée  sur  sept  villes 
furies  qui  étaient  à  elle  en  Lombardie  el  dans  la 
Marche ,  malin  sse  du  Frioul  el  de  l'Istrie,  maîtresse 


isi  CONCLUSION. 

do  l'Adriatique  donl  la  garde  lui  coûtai!  cinq  mille 
ducats  par  an  ,  bloquant  les  uscoquesavec  cinq  fastes 

toujours  années,  fièrement  installée  à  Corfou,  à 
Zante,  à  Céphalonie,  dans  toutes  les  îles  de  la  côte 
depuis  Zara  jusqu'à  Cérigo,  entretenant  perpétuel- 
lement sur  le  pied  de  guerre  vingt-cinq  mille  cernides, 
trente-cinq  mille  lansquenets,  suisses  et  grisons, 
quinze  cents  lances ,  mille  clievau-légers  lombards  et 
trois  mille  stradiots  dalmates ,  Venise  faisait  résolu- 
ment obstacle  au  sultan.  Même  lorsqu'elle  eut  perdu 
Andro  et  Paros  qu'elle  avait  dans  l'Archipel ,  elle 
garda  Candie;  et  là  ,  debout  sur  ce  magnifique  bar- 
rage naturel  qui  clôt  la  mer  Egée ,  fermant  aux  turcs 
la  sortie  de  l'Archipel  et  l'entrée  de  la  Méditerranée , 
elle  tint  en  échec  la  barbarie. 

Le  service  de  mer  à  Venise  impliquait  noblesse. 
Tous  les  capitaines  et  les  surcomites  des  navires 
étaient  nobles  vénitiens.  La  république  avait  toujours 
en  mer  quarante  galères ,  dont  vingt  grosses.  Elle 
avait  dans  son  admirable  arsenal ,  unique  au  monde , 
deux  cents  galères ,  des  ouvriers  capables  de  mettre 
hors  du  port  trente  vaisseaux  en  dix  jours ,  et  un 
armement  suffisant  pour  toutes  les  marines  de  la 
terre. 

Le  Saint-Siège  était  d'un  grand  secours.  Rien  n'est 
plus  curieux  que  de  rechercher  aujourd'hui  quel 
prince  temporel ,  quelle  puissance  politique  et  mili- 
taire il  y  avait  alors  dans  le  pape  ,  si  haut  situé  comme 


CONCLUSION.  185 

prince  spirituel.  Rome,  qui  avait  eu  jadis  cinquante 
milles  d'enceinte ,  n'en  avait  plus  que  seize  ;  ses 
portes ,  divisées  autrefois  en  quatorze  régions,  étaient 
réduites  à  treize;  elle  avait  subi  sept  grands  pillages 
historiques;  mais,  quoique  violée,  elle  était  restée 
sainte;  quoique  démantelée,  elle  était  restée  forte. 
Rome,  s'il  nous  est  permis  de  rappeler  ce  que  nous 
avons  dit  ailleurs ,  sera  toujours  Rome.  Le  pape 
tenait  une  des  marches  d'Italie  ,  Ancône  ,  et  l'un  des 
quatre  duchés  lombards,  Spolette;  il  avait  Ancône, 
Comachio  et  les  bouches  du  Pô  sur  le  golfe  de  Venise, 
Civita-Vecchia  sur  la  mer  T\  rrhène.  L'état  de  l'Église 
comprenait  la  Campagne  de  Rome  et  le  Patrimoine 
de  saint  Pierre,  la  Sabine ,  l'Ombrie ,  c'est-à-dire 
toute  l'ombre  de  l'Apennin  ,  la  marche  d' Ancône  ,  la 
Romagne,  le  duché  de  Ferrare,  le  pays  de  Pérouse, 
le  Bolonais  et  un  peu  de  Toscane;  une  ville  du  pre- 
mier ordre  ,  Rome;  une  du  second,  Bologne;  huit 
du  troisième ,  Ferrare,  Pérouse,  Ascoli,  Ancône, 
Forli,  Ravenoe,  Fermo  et  Viterbe;  quarante-cinq 
place  de  loni  rang,  parmi  lesquelles  Ilimini,  Cesena, 
Faënza  et  Spolette;  cinquante  évêchés  et  un  million 
et  demi  d'habitants.  En  outre,  le  saint-père  possédait 
en  France  le  comtal  Venaissin,  qui  avait  pour  cœur 
le  redoutable  palais-forteresse  d'Avignon.  F. 'état  ro- 
main ,  vu  sur  une  carte,  présent. lit  la  forme,  qu'il  a 
encore,  d'une  ligure  assise  dans  la  grave  posturedes 
dieux  d'Egypte,  avec  l'Abruzze  pour  chaise,  Modène 

16. 


186  CONCLUSION. 

et  la  Lombardie  sur  sa  tète,  la  Toscane  sur  sa  poi- 
trinc,  la  terre  de  Labour  sous  ses  pieds,  adossée  à 
l'Adriatique  et  ayant  la  Méditerranée  jusqu'aux  ge- 
noux. Le  souverain  pontife  était  riche.  Il  semait  des 
indulgences  et  moissonnait  des  ducats.  Il  lui  suffisait 
de  donner  une  signature  pour  faire  contribuer  le 
monde.  Tant  que  j'aurai  une  plume ,  disait 
Sixte-Quint,  j'aurai  de  l'argent.  Propos  de  pape 
ou  de  grand  écrivain.  En  effet  Sixte-Quint ,  qui  était 
un  pape  lettré,  artiste  et  intelligent,  n'hésitant  devant 
aucune  dépense  royale ,  mit  en  cinq  ans  quatre  mil- 
lions d'or  en  réserve  au  château  Saint-Ange.  Avec 
les  contributions  de  tous  les  fidèles  de  l'univers ,  le 
saint-père  se  donnait  une  bonue  armée ,  vingt-cinq 
mille  hommes  dans  la  Marche  et  la  Romagne,  vingt- 
cinq  mille  hommes  dans  la  Campagne  et  le  Patri- 
moine ;  la  moitié  aux  frontières,  la  moitié  sous  Rome. 
Au  besoin  il  grossissait  cet  armement.  Grégoire  VII 
et  Alexandre  III  tinrent  tète  à  des  princes  qui  dis- 
posaient des  forces  de  l'empire ,  à  son  apogée  dans 
leur  temps,  jointes  aux  troupes  des  Deux-Siciles.  Un 
jour  le  duc  de  Ferrare  se  permit  d'aller  faire  du  sel 
à  Comachio.  Le  saint  père  s  nous  citons  ici  deux 
lignes  d'une  lettre  de  Mazarin  ,  avec  ses  raisons  et 
une  armée  qu'il  leva,  amena  le  duc  au  re- 
pentir,  et  lui  prit  son  état.  Voilà  ce  que  c'était  que 
les  soldats  du  pape.  Cette  milice  faisait  admirable- 
ment respecter  l'état  romain.  Ajoutez  à  cela  l'Ombrie, 


CONCLUSION.  187 

grande  forteresse  naturelle  où  Annibal  s'est  rebroussé, 
et  pour  cotes ,  au  nord  comme  au  midi ,  les  rivages 
les  plus  battus  des  vents  de  toute  l'Italie.  Aucune 
descente  possible.  Le  pape  ,  sur  les  deux  mers ,  était 
gardé  et  défendu  par  la  tempête. 

Posé  et  assuré  de  cette  façon,  il  coopérait  au  grand 
et  perpétuel  combat  contre  le  turc.  Aujourd'hui  le 
saint-père  envoie  des  camées  au  pacha  d'Egypte  et 
se  promène  sur  le  bateau  à  vapeur  Mahmoudièh. 
—  Fait  inouï  et  qui  montre  brusquement ,  quand  on 
y  réfléchit ,  le  prodigieux  changement  des  choses , 
le  pape  assis  paisiblement  dans  cette  invention  des 
huguenots  baptisée  d'un  nom  turc  !  — Dans  ce  temps- 
là  il  remplissait  vaillamment  son  office  de  pape  et 
envoyait  ses  galères  mitrées  d'une  tiare  à  Lépante. 
Dès  que  les  croissants  et  les  turbans  surgissaient ,  il 
n'avait  plus  rien  à  lui,  ni  un  soldat,  ai  un  écu;  il 
contribuait  à  son  tour.  Ainsi,  dans  l'occasion  ,  ce 
que  les  chrétiens  avaient  donné  au  pape,  le  pape  le 
rendait  à  la  chrétienté.  Dans  la  ligne  de  1542  contre 
les  ottomans,  Paul  III  envoya  à  Charles-Quint  douze 
mille  fantassins  et  cinq  cents  chevaux. 

A  la  (in  du  seizième  siècle ,  en  1588,  un  orage 
avait  sauvé  l'Angleterre  de  l'Espagne;  à  la  lin  du 
dix-septième,  en  1683,  Sobieski  sauva  l'Allemagne 
de  la  Turquie.  Sauver  l'Angleterre ,  c'était  sauver 
r  Angleterre  ;  sauver  l'Allemagne,  c'était  Bauver  l'Eu- 
rope. On  pourrait  dire  qu'en  cette  mémorable  con- 


188  CONCLUSION. 

jôncture ,  la  Pologne  fit  l'office  de  la  France.  Jus- 
qu'alors c'était  toujours  la  France  que  la  barbarie 
avait  rencontrée ,  c'était  toujours  devant  la  France 
qu'elle  s'était  dissoute.  En  496,  venant  du  nord,  elle 
s'était  brisée  à  Clovis;  en  732  ,  venant  du  midi,  elle 
s'était  brisée  à  Charles-Martel. 

Cependant,  ni  l'invincible  armada  vaincue  par 
Dieu ,  ni  Kara-Mustapha  battu  par  Sobieski  ,  ne 
rassuraient  pleinement  l'Europe.  L'Espagne  et  la 
Turquie  étaient  toujours  debout,  et  le  dix-septième 
siècle  croyait  les  voir  grandir  indéfiniment,  de  plus 
en  plus  redoutables  et  de  plus  en  plus  menaçantes , 
dans  un  terrible  et  prochain  avenir.  La  politique, 
cette  science  conjecturale  comme  la  médecine,  n'avait 
alors  pas  d'autre  prévision.  A  peine  se  tranquillisait-on 
un  peu  par  moments  en  songeant  que  les  deux  co- 
losses se  rencontraient  sur  la  mer  Rouge  et  se  heur- 
taient en  Asie. 

Ce  choc  dans  l' Arabie-Heureuse,  si  lointain  et  si 
indistinct,  ne  diminuait  pas  ,  aux  yeux  des  penseurs, 
les  fatales  chances  qui  s'amoncelaient  sur  la  civilisa- 
tion. A  l'époque  dont  nous  venons  d'esquisser  le 
tableau  ,  l'anxiété  était  au  comble.  Un  écrit  intitulé  : 
Les  forces  du  roy  d'Espagne,  imprimé  a  Paris 
en  1627  avec  privilège  du  roi  et  gravures  d'Isac 
Jaspar,  dit  :  «  L'ambition  de  ce  roy  seroit  de  pos- 
«  séder  toute  chose.  Ses  flottes,  qui  vont  et  viennent, 
»  brident  l'Angleterre  et  empeschent  les  nauires  des 


CONCLUSION.  189 

»  austres  estats  de  courir  à  leur  fanlasie.  »  Dans  un 
autre  écrit ,  publié  vers  la  même  époque  et  qui  a  pour 
titre  :  Discours  sommaire  de  V estât  du  Turc  , 
nous  lisons  :  «  Il  (  le  Turc)  donne  avec  beaucoup  de 
»  sujet  l'alarme  à  la  chrestienté,  vu  qu'il  a  tant  de 
»  moyens  de  faire  une  grosse  armée  en  la  levant  sur  les 
»  pays  qu'il  possède.  Il  faudroit  manquer  du  tout 
»  de  jugement  pour  estre  sans  appréhension  d'un 
»  tel  déluge,  o 


IV 


Aujourd'hui,  par  la  force  mystérieuse  des  choses, 
la  Turquie  est  tombée ,  l'Espagne  est  tombée. 

A  l'heure  où  nous  parlons ,  les  assignats  * ,  cette 
dernière  vermine  des  vieilles  sociétés  pourries,  dé- 
vorent l'empire  turc. 

Depuis  long-temps  déjà  une  autre  nation  a  Gi- 
braltar, comme  le  sauvage  qui  coud  à  son  manteau 
l'ongle  du  lion  mort. 

Ainsi,  en  moins  de  deux  cents  ans,  les  deux  co- 
losses qui  épouvantaient  nos  pères  se  sont  évanouis. 

L'Europe  est-elle  délivrée  ?  Non. 

Comme  au  dix-septième  siècle,  un  double  péril  la 

1   Pu  Turquie  ils  s'appellent  schim. 


CONCLUSION.  191 

menace.  Les  hommes  passent,  mais  l'homme  reste; 
les  empires  tombent,  les  égoïsmes  se  réforment.  Or, 
à  l'instant  où  nous  sommes,  de  même  qu'il  y  a  deux 
cents  ans,  deux  immenses  égoïsmes  pressent  l'Eu- 
rope et  la  convoitent.  L'esprit  de  guerre,  de  vio- 
lence et  de  conquête  est  encore  debout  à  l'orient  ; 
l'esprit  de  commerce,  de  ruse  et  d'aventure  est  en- 
"  core  debout  à  l'occident.  Les  deux  géants  se  sont  un 
peu  déplacés  et  sont  remontés  vers  le  nord,  comme 
pour  saisir  le  continent  de  plus  haut. 

A  la  Turquie  a  succédé  la  Russie  ;  à  l'Espagne  a 
succédé  l'Angleterre. 

Coupez  par  la  pensée,  sur  le  globe  du  monde,  un 
segment  qui,  tournant  autour  du  pôle,  se  développe 
du  cap  Nord  européen  au  cap  Nord  asiatique ,  de 
Tornéa  au  Kamtschatka,  de  Varsovie  au  golfe  d'A- 
nadvr,  de  la  mer  Noire  à  la  mer  d'Okhotsk,  el  qui, 
au  couchant,  entamant  la  Suéde,  bordant  La  Balti- 
que, dévorant  la  Pologne,  au  midi,  échancranl  la 
Turquie,  absorbant  le  Caucase  el  la  mer  Caspienne, 
envabissani  La  Perse,  suivant  la  Longue  chaîne  qui 
commence  aux  monts  Ouralsel  unit  au  cap  Orien- 
tal, côtoie  le  Turkestan  et  La  Chine,  heurte  le  Japon 
par  le  cap  Lopatka,  et,  parti  du  milieu  de  l'Europe, 
aille  au  détroit  de  Behring  toucher  l'Amérique  à 
travers  l'Asie;  outre  la  Pologne,  jetei  pêle-mêle 
dans  ce  monstrueux  segmenl  la  Crimée,  La  Géorgie, 
le  chirvan,  l'Imiretée,  L'Abascie,  L'Arménie  et  La 


192  CONCLUSION. 

Sibérie;  groupez  à  l'cntour  les  îles  de  la  Nouvelle- 
Zemble,  Spitzberg,  Vaigatz  et  Kalgouef,  Aland, 
Dagho  et  Oesel,  Clarke,  Saint-Mathieu,  Saint-Paul, 

Saint-Georges,  les  Aleuticnnes,  Kodiak ,  Silka  et 
l'archipel  du  Prince-de-Galles;  dispersez  dans  cet 
espace  immense  soixante  millions  d'hommes,  vous 
aurez  la  Russie. 

La  Russie  a  deux  capitales;  l'une  coquette,  élé- 
gante ,  encombrée  des  énormes  colifichets  du  goût 
pompadour  qui  s'y  sont  faits  palais  et  cathédrales, 
pavée  de  marbre  blanc,  bâtie  d'hier,  habitée  par  la 
cour,  épousée  par  l'empereur;  l'autre,  chargée  de 
coupoles  de  cuivre  et  de  minarets  d'étain,  sombre, 
immémoriale  et  répudiée.  La  première,  Saint-Pé- 
tersbourg, représente  l'Europe;  la  seconde,  Moscou, 
représente  l'Asie.  Comme  l'aigle  d'Allemagne,  l'aigle 
de  Russie  a  deux  tètes. 

La  Russie  peut  mettre  sur  pied  une  armée  de 
onze  cent  mille  hommes. 

Le  débordement  possible  des  Russes  fait  réparer 
la  muraille  de  Chine  et  bâtir  la  muraille  de  Paris. 

Ce  qui  était  le  grand-knez  de  Moscovie  est  à 
présent  l'empereur  de  Russie.  Comparez  les  deux 
figures ,  et  mesurez  les  pas  que  Dieu  fait  faire  à 
l'homme. 

Le  knez  s'est  fait  tzar,  le  tzar  s'est  fait  czar,  le 
czar  s'est  fait  empereur.  Ces  transformations,  di- 
sons-le, sont  de  véritables  avatars.  A  chaque  peau 


CONCLUSION.  193 

qu'il  dépouille,  le  prince  moscovite  devient  de  plus 
en  plus  semblable  à  l'Europe  ,  c'est-à-dire  à  la  civi- 
lisation. 

Pourtant,  que  l'Europe  ne  l'oublie  pas,  ressem- 
bler ce  n'est  pas  s'identifier. 

L'Angleterre  a  l'Ecosse  et  l'Irlande ,  les  Hébrides 
et  les  Orcades  ;  avec  le  groupe  des  îles  Schctland , 
elle  sépare  le  Danemarck  des  îles  Féroé  et  de  l'Is- 
lande, ferme  la  mer  du  Nord,  et  observe  la  Suède; 
avec  Jersey  et  Guerncscy  elle  ferme  la  Manche  et 
observe  la  France.  Puis  elle  part,  elle  tourne  autour 
de  la  péninsule,  pose  son  influence  sur  le  Portugal 
cl  son  talon  sur  Gibraltar,  et  entre  dans  la  Méditer- 
ranée après  en  avoir  pris  la  clef.  Elle  enjambe  les 
Baléares,  la  Corse,  la  Sar daigne  et  la  Sicile;  là  elle 
s'arrête,  trouve  Malte,  et  s'y  installe  entre  la  Sicile 
et  Tunis,  entre  l'Italie  et  L'Afrique;  «le  Malle,  elle 
gagne  Corfou  ,  d'où  elle  surveille  la  Turquie  en  fer- 
mant la  mer  Adriatique;  Sainte-Maure,  Céphalonie 

et  /.aille,  d'OÙ  elle  surveille  la  Violée  en  dominant 
la  nier  Ionienne;  GérigO,  d'où  elle  surveille  Candie 

en  bloquant  L'Archipel,  [ci  il  faut  rebrousser  che- 
min, l'Egypte  barre  le  passage,  L'isthme  de  Sue/. 

n'esl    pas   encore    COUpé;  elle  revient   sur  ses  pas, 

et  rentre  dans  l'Océan.  Elle  a  tourné  L'Espagne, 
celte  petite  presqu'île;  elle  va  tourner  L'Afrique, 
cette  presqu'île  énorme.  Le  trajet  esl  malaisé  sur 
cette  plage  où  \m  océan  de  sable  se  mêle  au  grand 

[II.  17 


194  CONCLUSION. 

océan  des  flots.  Comme  un  homme  qui  traverse  un 
gué  avec  précaution  de  pierre  en  pierre ,  elle  a  des 
repos  marqués  pour  tous  les  pas  qu'elle  fait.  Elle 
met  d'abord  le  pied  à  Saint-James ,  à  l'embouchure 
de  la  Gambie,  d'où  elle  épie  le  Sénégal  français.  Son 
second  pas  s'imprime  sur  la  côte ,  à  Cachéo,  le  troi- 
sième à  Sierra-Leone ,  le  quatrième  au  cap  Corse. 
Puis  elle  se  risque  dans  l'océan  Atlantique  ,  et  réu- 
nit sous  son  pavillon  l'Ascension,  Sainte-Hélène  et 
Fernando-Po,  triangle  d'îles  qui  entre  profondément 
dans  le  golfe  de  Guinée.  Ainsi  appuyée,  elle  atteint 
le  Cap  et  s'empare  de  la  pointe  d'Afrique  comme 
elle  s'est  emparée  à  Gibraltar  de  la  pointe  d'Europe. 
Du  Cap ,  elle  remonte ,  au  nord ,  de  l'autre  côté  de 
la  presqu'île  africaine,  aborde  les  Mascarenhas ,  l'île 
de  France  et  Port-Louis ,  d'où  elle  tient  en  respect 
Madagascar,  et  s'établit  aux  îles  Seychelles,  d'où 
elle  commande  toute  la  côte  orientale  du  cap  Del- 
gado  au  cap  Gardafù.  Ici  il  n'y  a  plus  que  la  mer 
Rouge  qui  la  sépare  de  la  Méditerranée  et  de  l'Ar- 
chipel ;  elle  a  fait  le  tour  de  l'Afrique  ;  elle  est  pres- 
que revenue  au  point  d'où  elle  était  partie.  Voici  la 
mer  des  Indes,  voilà  l'Asie. 

L'Angleterre  entre  en  Asie;  des  Seychelles  aux 
Laquedives  il  n'y  a  qu'un  pas,  elle  prend  les  Laque- 
dives;  après  quoi  elle  étend  la  main  et  saisit  l'Hin- 
doustan  s  tout  l'Hindoustan,  Calcutta,  Madras  et 
Bombay,  ces  trois  provinces  de  la  Compagnie  des 


CONCLUSION.  195 

Indes ,  grandes  comme  des  empires ,  et  sept  royau- 
mes, Népaul,  Oude,  Barode,  Nagpour,  Nizam , 
Maïssour  et  Travancore.  Là  elle  touche  à  la  Russie; 
le  Turkestan  chinois  seul  l'en  sépare.  Maîtresse  du 
golfe  d'Oman  que  borde  l'immense  côte  qu'elle  pos- 
sède de  Haydérabad  h  Trivanderam ,  elle  atteint  la 
Perse  et  la  Turquie  par  le  golfe  Persique ,  qu'elle 
peut  fermer ,  et  l'Egypte  par  la  mer  Rouge  ,  qu'elle 
peut  bloquer  également.  L'IIindoustan  lui  donne 
Ceylan.  De  Ceylan  elle  se  glisse  entre  les  îles  Nico- 
bar  et  les  îles  Andammans,  prend  terre  sur  la  lon- 
gue côte  des  monts  Mogs,  dans  l'Indo-Chine ,  et  la 
voilà  qui  tient  le  golfe  du  Bengale.  Tenir  le  golfe  du 
Bengale ,  c'est  faire  la  loi  à  l'empire  des  Birmans. 
Les  monts  Mogs  lui  ouvrent  la  presqu'île  de  Ma- 
lacca;  elle  s'y  étend  et  s'y  consolide.  De  Malacca  elle 
observe  Sumatra,  des  îles  Sincapour  elle  observe 
Bornéo.  De  cette  façon,  possédant  le  cap  Romnnia 
ci  le  cap  Comorin ,  elle  a  les  deux  grandes  pointes 

<l'  \sie  comme  elle  a  la  pointe  d'Kuropo,  comme  elle 

a  la  pointe  d'Afrique. 

A  l'heure  où  nous  sommes,  elle  attaque  la  Chine 
de  vive  force  après  avoir  essa\é  de  l'empoisonner, 
ou  du  moins  de  rendormir. 

Ce  n'est  pis  tout;  il  reste  deux  mondes,  la  Nou- 
velle-Hollande et  l'Amérique,  elle  les  saisit.  De  Ma- 
lacca, elle  traverse  le  groupe  inextricable  des  îles  île 
la  Sonde,  celte  conquête  de  la  vieille  navigation  liol- 


190  CONCLUSION. 

landaise,  et  s'empare  de  la  Nouvelle-Hollande  tout 
entière,  terre  vierge  qu'elle  féconde  avec  des  forçats, 

et  qu'elle  garde  jalousement,  crénelée  dans  les  îles 
Bathurst  au  nord  et  dans  l'île  de  Diéinen  au  sud 
comme  dans  deux  forteresses. 

Puis  elle  suit  un  moment  la  roule  de  Cook,  laisse 
à  sa  gauche  les  six  archipels  de  l'Océanie,  louvoie 
devant  la  longue  muraille  des  Cordelières  et  des 
Andes,  double  le  cap  Horn,  remonte  les  côtes  de  la 
Patagonie  et  du  Brésil,  et  prend  terre  enfin  sous 
l'équateur  au  sommet  de  l'Amérique  méridionale 
à  Stabrock,  où  elle  crée  la  Guyane  anglaise.  Un  pas, 
et  elle  est  maîtresse  des  Iles  du  Veut,  ce  cromlech 
d'îles  qui  clôt  la  mer  des  Antilles  ;  un  autre  pas ,  et 
elle  est  maîtresse  des  îles  Lucayes,  longue  barri- 
cade qui  ferme  le  golfe  du  Mexique.  Il  y  a  vingt- 
quatre  petites  Antilles,  elle  en  prend  douze;  il  y  a 
quatre  grandes  Antilles,  Cuba,  Saint-Domingue,  la 
Jamaïque  et  Porlo-Ricco  ,  elle  se  contente  d'une,  la 
Jamaïque ,  d'où  elle  gêne  les  trois  autres.  Ensuite , 
au  milieu  même  de  l'isthme  de  Panama ,  à  l'entrée 
du  golfe  d'Honduras,  elle  découpe  en  terre  ferme 
un  morceau  du  Yucatan,  et  y  pose  son  établissement 
de  Balize  comme  que  vedette  entre  les  deux  Amé- 
riques. Là,  pourtant,  le  i\Iexique  la  tient  en  échec, 
et ,  au  delà  du  Mexique ,  les  États-Unis ,  cette  colo- 
nie dont  la  nationalité  est  un  affront  pour  elle.  Elle 
se  rembarque,  et  des  îles  Lucayes,  s'appuyantsurles 


CONCLUSION.  197 

Bermudes  où  elle  plante  son  pavillon,  elle  atteint 
Terre-Neuve  ,  cette  île  qui ,  vue  à  vol  d'oiseau,  a  la 
forme  d'un  chameau  agenouillé  sur  l'Océan  et  levant 
sa  tète  vers  le  pôle.  Terre-Neuve',  c'est  la  station 
de  son  dernier  effort.  Il  est  gigantesque.  Elle  allonge 
le  bras  et  s'approprie  d'un  coup  tout  le  nord  de  l'A- 
mérique, de  l'océan  Atlantique  au  Grand-Océan,  les 
îles  de  la  Nouvelle-Ecosse,  le  Canada  et  le  Labrador, 
la  baie  d'Hudson  et  la  mer  de  Baffin  ,  le  Nouveau- 
Norfolk,  la  Nouvelle-Calédonie  et  les  archipels  de 
Quadra  et  de  Vancouver,  les  Iroquois,  les  Chi- 
peouays,  les  Eskhnaux  ,  les  kristinaux,  les  Koliou- 
gis,  et,  au  moment  de  saisir  les  Ougalncmioutis  et 
les  Kitègues,  elle  s'arrête  tout  à  coup  :  la  Russie 
est  là.  Où  l'Angleterre  est  venue  par  mer,  la  Russie 
est  venue  par  terre,  car  le  détroit  de  Behring  ne 
compte  pas,  et  là,  sous  le  cercle  polaire,  parmi  les 
sauvages  hideux  el  effarés,  dans  les  glaces  et  les 
banquises,  .à  la  réverbération  des  neiges  éternelles , 
ii  la  lueur  des  aurores  boréales,  les  deux  colosses  se 
rencontrent  et  se  reconnaissent. 

Réi  apitùlons  :  l'Angleterre  lient  les  six  plus  grands 

golfes    du    inonde,   qui    sonl    les    golfes   de    Guinée, 

d'Oman,  de  Bengale,  du   Mexique,  de  Baffin  el 

d'Hudson  ;  elle  on\  re  ou  ferme  à  son  Lié  neuf  mers, 

la  mer  du  Nord,  l;i  Manche,  la  Méditerranée,  l'A- 
driatique, la  mer  Ionienne,  l,i  nier  de  l'Archipel,  le 
■jolie  Persiqoe,  la  mer  Rouge,  la  mer  des  Antilles. 

17. 


198  CONCLUSION. 

Elle  possède  en  Amérique  un  empire,  la  Nouvelle- 
Bretagne,  en  Asie  un  empire,  l'IIindoustan,  et  dans 
le  Grand-Océan  un  monde,  la  Nouvelle-Hollande. 

En  outre,  elle  a  d'innombrables  îles  qui  sont,  sur 
toutes  les  mers  et  devant  tous  les  continents,  comme 
des  vaisseaux  en  station  et  à  l'ancre ,  et  avec  les- 
quelles, île  et  navire  elle-même,  embossée  devant 
l'Europe,  elle  communique,  pour  ainsi  dire  sans 
solution  de  continuité,  par  ses  innombrables  vais- 
seaux, îles  flottantes. 

Le  peuple  d'Angleterre  n'est  pas  pour  lui:même 
un  peuple  souverain ,  mais  il  est  pour  d'autres  na- 
tions un  peuple  suzerain.  Il  gouverne  féodalement 
deux  millions  trois  cent  soixante-dix  mille  écossais , 
buit  millions  deux  cent  quatre-vingt  mille  irlandais, 
deux  cent  quarante-quatre  mille  africains ,  soixante 
mille  australiens ,  un  million  six  cent  mille  améri- 
cains et  cent  vingt-quatre  millions  d'asiatiques  ;  c'est- 
à-dire  que  quatorze  millions  d'anglais  possèdent  sur 
la  terre  cent  trente-sept  millions  d'hommes. 

Tous  les  lieux  que  nous  avons  nommés  dans  les 
quelques  pages  qu'on  vient  de  lire,  sont  les  points 
d'attache  de  l'immense  filet  où  l'Angleterre  a  pris  le 
monde. 


Voici  ce  qui  a  perdu  la  Turquie. 
Premièrement,   l'immensité  du  territoire  formé 
d'états  juxtaposés  et   non  cimentés.  Le  ciment  des 
nations,  c'est  une  pensée  commune.  Des  peuples  De 
peuvent  adhérer   entre  eux  s'ils  n'ont  une  même 
langue  dont  les  mois  circulent  comme  la  monnaie 
de  l'esprit  de  «mis  possédée  tour  à  tour  par  chacun. 
Or,  ce  qui  fait  circuler  la  langue,  ce  qui  imprime 
une  effigie  aux  mots,  ce  qui  crée  la  pensée  com- 
mune, c'esl  avant  tout  l'art,  la  poésie,  la  littérature, 
humaniorté  litterœ.  Point  d'art  ni  de  lettres  en 
Turquie,  donc  point  de  langue  circulant  de  peuple 

B  peuple  ,  "point  de  pensée  commune ,  point  d'nmlé. 
[Ci  on  pariait  latin,  là  «rec,  ailleurs  slave,  plus  loin 


200  CONCLUSION. 

arabe,  persan  ou  hindou.  Ce  n'était  pas  un  empire  , 
c'était  un  bloc  taillé  par  le  sabre,  un  composé  hy- 
bride de  nations  qui  se  touchaient ,  mais  qui  ne  se 
pénétraient  pas.  Ajoutez  à  cela  des  déserts ,  faits 
tantôt  par  la  conquête,  tantôt  par  le  climat,  immen- 
ses solitudes  que  la  sève  sociale  ne  pouvait  traverser. 
Deuxièmement,  le  despotisme  du  prince.  Le  sul- 
tan était  tout  ensemble  pontife  et  empereur  ,  souve- 
rain temporel  et  souverain  spirituel,  chef  politique, 
chef  militaire  et  chef  religieux.  Ses  sujets  lui  appar- 
tenaient, biens,  corps  et  esprit,  d'une  façon  absolue 
et  terrible,  comme  sa  chose  et  plus  que  sa  chose.  Il 
pouvait  les  condamner  et  les  damner.  Sultan  ,  il 
avait  leur  vie  ;  commandeur  des  croyants ,  il  avait 
leur  âme.  Or,  malheur  à  l'individu  qui  est  en  même 
temps  ordinaire  comme  homme  et  extraordinaire 
comme  prince  !  Trop  de  pouvoir  est  mauvais  à 
l'homme.  Être  prêtre,  être  roi,  être  Dieu,  c'est 
trop.  Le  bourdonnement  confus  de  toutes  les  vo- 
lontés éveillées  qui  demandent  à  être  satisfaites  à  la 
fois  assourdit  le  pauvre  cerveau  de  celui  qui  peut 
tout,  étourdit  son  intelligence,  dérange  la  génération 
de  sa  pensée  et  le  rend  fou.  On  pourrait  dire  et  dé- 
montrer ,  preuves  en  main ,  que  la  plupart  des  em- 
pereurs romains  et  des  sultans  ont  été  dans  une  si- 
tuation cérébrale  particulière.  Sans  doute  il  faut 
admettre,  et  l'histoire  enregistre  par  intervalles  l'ad- 
mirable accident  d'un  despote  illustre ,  intelligent  et 


CONCLUSION.  201 

supérieur;  mais  eu  général  et  presque  toujours  le 
sultan  est  vulgaire.  De  là  des  désordres  sans  nom- 
bre ;  l'effroyable  oscillation  d'une  volonté  suprême 
qui  heurte  et  brise  tout  au  hasard  dans  l'état.  Le 
despotisme,  utile,  expédient,  inspirateur,  parfois 
nécessaire ,  pour  les  hommes  de  génie ,  effare  et 
trouble  l'homme  médiocre.  Le  vin  des  forts  est  le 
poison  des  faibles. 

Troisièmement,  les  révolutions  de  sérail,  les  con- 
spirations de  palais;  le  despote  étranglant  ses  frères, 
les  frères  empoisonnant  ou  égorgeant  le  despote;  la 
défiance  du  père  au  fils  et  du  fils  au  père  ;  le  soup- 
çon dans  le  foyer ,  la  haine  dans  l'alcôve,  des  mala- 
dies inconnues,  des  fièvres  suspectes,  des  morts 
obscures;  l'éternel  complot  des  grands,  toujours 
placés  entre  une  ascension  sans  terme  et  une  chute 
sans  fond;  l'émeute  et  le  bouillonnement  des  petits, 
toujours  malheureux,  toujours  irrités;  la  terreur 
dans  la  famille  impériale,  le  tremblement  dans  l'em- 
pire ;  faits  graves,  tristes  et  permanents  qui  dérou- 
lent du  despotisme. 

Quatrièmement,  un  gouvernemenl  mauvais,  à  la 
fois  dur  et  mon  ,  lequel  sort  en  rbanrelanl  de  ce 
despote  qui  ne  pense  jamais  cl  de  ce  palais  qui 
tremble  ton  joins;  pouvoir  sans  cohésion  superposé 
à  un  étal  sans  unité.  Les  populations  de  cel  empire 
à  demi  barbare  sont  dans  l'ombre  ;  d'elles-mêmes  él 
d'autrui,  de  leurs  intérêts,  de  leur  avenir,  elles  dis- 


202  CONCLUSION. 

tinguent  et  savent  peu  de  choses;  le  gouvernement, 

qui  devrait  les  guider  et  qui  s'y  hasarde  en  effet, 
ignore  presque  tout  et  méconnaît  le  reste.  Or,  poul- 
ies gouvernements  comme  pour  les  individus,  mé- 
connaître est  pire  qu'ignorer.  Où  ira  cette  nation 
forte,  puissante,  exubérante,  redoutable,  mais  igno- 
rante? Qui  la  mène  et  où  la  mène-t-on?  Elle  tâtonne 
et  voit  à  peine  devant  elle  ;  son  gouvernement  y  voit 
moins  encore.  Étrange  spectacle!  un  myope  conduit 
par  un  aveugle. 

Cinquièmement,  la  servitude  posée  comme  un  bat 
sur  le  peuple.  Sous  la  domination  turque ,  le  labou- 
reur ne  s'appartenait  pas;  il  était  à  un  propriétaire. 
Il  y  avait  un  premier  bétail ,  le  troupeau  ;  et  un 
deuxième  bétail ,  le  paysan.  Ainsi ,  la  dépopulation 
partout ,  point  de  vraie  culture,  un  sillon  détesté  du 
laboureur.  La  propriété  et  la  liberté  font  aimer  la 
terre  a  l'homme  ;  la  servitude  la  lui  fait  haïr.  Le 
cœur  se  serre  en  étudiant  cet  état  ;  qu'on  l'examine 
en  haut  ou  qu'on  le  regarde  en  bas,  les  deux  extré- 
mités se  ressemblent  par  la  misère  intellectuelle. 
Que  peut  devenir  la  sociabilité  humaine  entre  un 
prince  que  le  despotisme  hébète  et  un  paysan  que 
l'esclavage  abrutit  ? 

Sixièmement ,  l'abus  des  colonies  militaires.  Les 
timariots  étaient  des  colons  soldats.  C'est  une  erreur 
qu'avaient  les  turcs  de  croire  qu'on  refait  de  la  po- 
pulation de  cette  manière.  Le  procédé  manque  le 


CONCLUSION.  203 

but.  Un  village  qui  est  un  régiment  n'est  plus  un 
village.  Un  régiment  est  toujours  coupé  carrément  ; 
un  village  doit  choisir  son  lieu  et  y  germer  naturel- 
lement et  y  croître  au  soleil.  Un  village  est  un  arbre, 
un  régiment  est  une  poutre.  Pour  faire  le  soldat,  on 
tue  le  paysan.  Or ,  pour  la  vie  intérieure  et  profonde 
des  empires,  mieux  vaut  un  paysan  qu'un  soldat. 

Septièmement ,  l'oppression  des  pays  conquis;  une 
langue  barbare  imposée  aux  vaincus;  une  noble  na- 
tion ,  illustre,  historique  ,  grande  dans  les  souvenirs 
et  les  sympathies  de  l'Europe,  jadis  libre,  jadis  ré- 
publicaine, décimée,  extirpée,  livrée  au  sabre  et  au 
fouet,  écrasée  dans  l'homme,  dans  la  femme  et  jus- 
que dans  l'enfant  ;  déracinée  de  son  propre  sol,  trans- 
plantée au  loin  ,  jetée  au  vent,  foulée  aux  pieds.  Ces 
voies  de  fait  du  peuple  vainqueur  sur  le  peuple  vaincu 
sont  accompagnées  de  cris  d'horreur,  et  finissent  par 
révolter  toute  la  terre.  Quand  l'heure  a  enfui  sonné, 
les  peuples  opprimasse  lèvent,  et  le  monde  se  lève 

de  leur  CÔté. 

Huitièmement,  la  religion  sans  l'intelligence,  la 

loi  sans  la  réflexion,  c'est-à-dire  l'idolâtrie  ;  un  peu- 
ple, dévot  sans  perception  directe  du  beau,  du  juste 

et  du  vrai,  qui  n'a  plus  dans  la  tète  que  les  deux 

yeux  louches  et  faux  de   sa  cro\  anee  ,  le  fatalisme  à 

travers  lequel  il  voit  l'homme,  le  fanatisme  à  travers 

lequel  il  VOil  Dieu. 

Ainsi,  un  grand  territoire  mal  lié,  w\  gouverne- 


204  CONCLUSION. 

nient  inintelligent ,  les  conspirations  de  palais,  l'abus 
des  colonies  militaires,  la  servitude  du  paysan  ,  l'op- 
pression féroce  des  pays  conquis,  le  despotisme  dans 
le  prince ,  le  fanatisme  dans  le  peuple  :  voilà  ce  qui 
a  perdu  la  Turquie.  Que  la  Russie  y  songe. 

Voici  ce  qui  a  perdu  l'Espagne  : 

Premièrement ,  la  manière  dont  le  sol  était  pos- 
sédé. En  Espagne ,  tout  ce  qui  n'appartenait  pas  au 
roi  appartenait  à  l'église  ou  à  l'aristocratie.  Le  clergé 
espagnol  était ,  qu'on  nous  permette  ce  mot  sévère- 
ment évangélique  ,  scandaleusement  riche.  L'arche- 
vêque  de  Tolède,  du  temps  de  Philippe  NI,  avait 
deux  cent  mille  ducats  de  rente,  ce  qui  représente 
aujourd'hui  environ  cinq  millions  de  francs.  L'abbesse 
de  las  Buelgas  de  Burgos  était  daine  de  vingt-quatre 
villes  et  de  cinquante  villages ,  et  avait  la  collation 
de  douze  commanderies.  Le  clergé,  sans  compter  les 
dîmes  et  les  prébendes ,  possédait  un  tiers  du  sol  ;  la 
grandesse  possédait  le  reste.  Les  domaines  des  grands 
d'Espagne  étaient  presque  de  petits  royaumes.  Les 
rois  de  France  exilaient  un  duc  et  pair  dans  ses  terres; 
les  rois  d'Espagne  exilaient  un  grand  dans  ses  états ,  en 
sus  est  ados.  Les  seigneurs  espagnols  étaient  les  plus 
grands  propriétaires ,  les  plus  grands  cultivateurs  et 
les  plus  grands  bergers  du  royaume.  En  1617  le 
marquis  de  Gebraleon  avait  un  troupeau  de  huit  cent 
mille  moutons.  De  là  des  provinces  entières,  la  Vieille- 
Caslille  ,  par  exemple ,  laissées  en  friche  et  abandon- 


CONCLUSION.  205 

nées  à  la  vainc  pâture.  Sans  cloute  la  petite  propriété 
et  la  petite  culture  ont  leurs  inconvénients,  mais  elles 
ont  d'admirables  avantages.  Elles  lient  le  peuple  au 
sol  individu  par  individu.  Dans  chaque  sillon,  pour 
ainsi  dire ,  est  scellé  un  anneau  invisible  qui  attache 
le  propriétaire  à  la  société.  L'homme  aime  la  patrie 
à  travers  le  champ.  Qu'on  possède  un  coin  de  terre 
ou  la  moitié  d'une  province ,  on  possède,  tout  est  dit, 
c'esl  là  le  grand  fait.  Or,  quand  l'église  et  l'aristo- 
cratie possèdent  tout,  le  peuple  ne  possède  rien; 
quand  le  peuple  ne  possède  rien ,  il  ne  tient  à  rien. 
A  la  première  secousse  il  laisse  tomber  l'état. 

Deuxièmement,  la  profonde  misère  des  classes 
inférieures.  Quand  tout  est  en  haut,  rien  n'est  en 
bas.  Le  champ  était  aux  seigneurs,  par  conséquent 
le  blé,  par  conséquent  le  pain.  Ils  vendaient  le  pain 
au  peuple,  cl  le  lui  vendaient  cher.  Faute  affreuse  , 
que  font  toujours  toutes  les  aristocraties.  De  là  des 
famines  factices.  Du  temps  même  de  Charles-Quint, 
dans  les  hivers  rigoureux,  les  pauvres  mouraient  de 

froid  et  de  faim  dans  les  rues  de  Madrid.  Or,  profonde 
misère,  profonde  rancune.  La  faim  fait  un  trou  dans  le 
CQBUr  du  peuple  et  v  met  la  haine.  Au  jour  venu,  tou- 
tes les  poitrines  s'ouvrent,  et  une  révolution  en  sort. 
En  attendant  (pie  les  révolutions  éclatent,  le  vol 
s'organise.  Les  voleurs  tenaient  Madrid.  Ailleurs  ils 
forment  une  bande;  à  Madrid  ils  formaient  une  cor- 
poration. Tout  Voyageur  prudent  capitulait  avec  eux, 
lll.  i,s 


206  CONCLUSION. 

les  comptait  d'avance  dans  les  frais  de  sa  route  et 
leur  faisait  leur  part.  Nul  ne  sortait  de  chez  soi  sans 
emporter  la  bourse  des  voleurs.  Pendant  la  minorité 
de  Charles  II ,  sous  le  ministère  du  second  don  Juan 
d'Autriche,  le  corrégidorde  .Madrid  adressait  requête 
à  la  régente  pour  la  supplier  d'éloigner  de  la  ville  le 
régiment  d'Aytona,  dont  les  soldats,  la  nuit  venue", 
aidaient  les  bandits  à  détrousser  les  bourgeois. 

Troisièmement ,  la  manière  dont  étaient  possédés 
et  administrés  les  pays  conquis  et  les  domaines  d'ou- 
tre-mer. Il  n'y  avait  pour  tout  le  Nouveau-Monde 
que  deux  gouverneurs,  le  vice-roi  du  Pérou  et  le 
vice-roi  du  Mexique  ;  et  ces  deux  gouverneurs  étaient 
eu  général  mauvais.  Représentants  de  l'Espagne ,  ils 
la  calomniaient  par  leurs  exactions  et  la  rendaient 
odieuse.  Us  ne  montraient  à  ces  peuples  lointains  que 
deux  faces,  la  cupidité  et  la  cruauté,  pillant  le  bien 
et  opprimant  l'homme.  Ils  détruisaient  les  princes 
naturels  du  pays  et  exterminaient  les  populations 
indigènes.  Quant  aux  vice-royautés  d'Europe,  il  y 
avait  un  proverbe  italien.  Le  voici  ;  il  dit  éuergique- 
ment  ce  que  c'était  que  la  domination  espagnole  : 
L'officier  de  Sicile  ronge  ,  l'officier  deNaples 
mange  ,  l'officier  de  Milan  dévore. 

Quatrièmement,  l'intolérance  religieuse.  Nous  re- 
parlerons peut-être  plus  loin  de  l'inquisition.  Disons 
seulement  ici  que  les  évêques  avaient  un  poids  im- 
mense en  Espagne.  Des  classes  entières  de  régnicoles, 


CONCLUSION.  207 

les  hérétiques  et  les  juifs,  étaient  hors  la  loi.  Tout 
clergé  pauvre  est  évangéliquc  ;  tout  clergé  riche  est 
mondain,  sensuel,  politique,  et  par  conséquent  in- 
tolérant. Sa  position  est  convoitée ,  il  a  besoin  de  se 
défendre,  il  lui  faut  une  arme,  l'intolérance  en  est 
une.  Avec  cette  arme  il  blesse  la  raison  humaine  et 
tue  la  loi  divine. 

Cinquièmement ,  l'énormité  de  la  dette  publique. 
Si  riche  que  fût  l'Espagne ,  ses  charges  l'obéraient. 
Les  gaspillages  de  la  cour ,  les  gros  gages  des  digni- 
taires ,  les  bénéfices  ecclésiastiques  ,  l'ulcère  sans 
cesse  agrandi  de  la  misère  populaire ,  la  guerre  des 
Pays-Bas,  les  guerres  d'Amérique  et  d'Asie,  la  cherté 
de  la  politique  secrète ,  l'entretien  des  supports  ca- 
chés qu'on  avait  partout,  le  travail  souterrain  de 
l'intrigue  -universelle  qu'il  fallait  payer  et  soutenir 
dans  le  monde  entier ,  ces  mille  causes  épuisaient 
l'Espagne.  Les  coffres  étaient  toujours  vides.  On 
attendait  le  galion  ,  et ,  comme  écrivait  le  maréchal 
de  Tessé,  si  quelque  tempête  le  fait  périr  ou  si 
quelque  ennemi  l'emporte,  toute  chose  est  au 
désespoir.  Sous  Philippe  III,  le  marquis  de  Spinola 
était  obligé  de  payer  de  ses  deniers  l'année  des  Pays- 
Bas,  il  y  a  deux  siècles ,  l'Europe ,  sous  le  rappofl 
financier,  ressemblai  à  une  famille  mal  administrée  ; 
les  monarchies  étaient  l'enfant  prodigue,  les  répu- 
bliques étaient  L'usurier.  C'esl  l'éternelle  histoire  du 
gentilhomme  empruntant  au  marchand.  Nous  avons 


208  CONCLUSION. 

vu  ((ne  la  Suisse  vendait  des  armées  ;  la  Hollande, 

Venise  et  Gènes  vendaient  de  l'argent  Ainsi  un  prince 
achetait  aux:  treize  cantons  une  apnée  toute  faite, 
les  cantons  livraient  l'année  à  jour  fixe,  Venise  la 

payait;  puis,  quand  il  fallait  rembourser  Venise,  le 
prince  donnait  une  province,  quelquefois  tout  son 
état  v  passait.  L'Espagne  empruntait  de  lout  coté  et 
devait  partout.  En  1600  le  roi  catholique  devait ,  à 
Cènes  seulement,  seize  millions  d'or. 

Sixièmement,  une  nation  voisine,  une  nation  sœur, 
pour  ainsi  parler,  ayant  long-temps  vécu  à  part, 
ayant  eu  ses  princes  et  ses  seigneurs  particuliers , 
envahie  un  beau  matin  par  surprise ,  presque  par 
trahison,  réunie  violemment  à  la  monarchie  centrale, 
de  royaume  faite  province  et  traitée  en  pays  conquis. 

Septièmement,  la  nature  de  l'armement  en  Es- 
pagne. L'armement  de  terre  était  peu  de  chose  com- 
paré à  l'armement  de  mer.  La  puissance  espagnole 
reposait  principalement  sur  la  flotte.  C'était  dépendre 
d'un  coup  de  vent.  L'aventure  de  l'armada,  c'est 
l'histoire  de  l'Espagne.  Un  coup  de  vent ,  qu'on  l'ap- 
pelle trombe,  comme  en  Europe,  ou  typhon,  comme 
en  Chine ,  est  de  tous  les  temps.  Malheur  à  la  puis- 
sance sur  laquelle  le  vent  souffle  ! 

Huitièmement ,  l'éparpillement  du  territoire.  Les 
vastes  possessions  de  l'Espagne,  disséminées  sur  toutes 
les  mers  et  dans  tous  les  coins  de  la  terre ,  n'avaient 
aucune  adhérence  avec  elle.  Quelques-unes ,  les  lu- 


CONCLUSION.  209 

des,  par  exemple ,  étaient  à  quatre  mille  lieues  d'elle, 
et ,  comme  nous  l'avons  dit ,  ne  se  liaient  a  la  mé- 
tropole que  par  le  sillage  de  ses  vaisseaux.  Or,  qu'est- 
ce  que  le  sillage  d'un  vaisseau  ?  Un  fil.  Et  combien 
de  temps  croit-on  que  puisse  tenir  un  monde  attaché 
par  un  fil  ? 

L'an  passé  nous  trouvâmes  dans  je  ne  sais  plus 
quelle  poussière  un  vieux  livre  que  personne  ne  lit 
aujourd'hui  et  que  personne  n'a  lu  peut-être  quand 
il  a  paru.  C'est  un  in-quarto  intitulé  :  Discours  de 
ta  monarchie  d'Espagne,  publié  sans  nom  d'au- 
teur, en  1617,  à  Paris,  chez  Pierre  Chevalier,  rue 
Saint-Jacques,  à  l'enseigne  de  Saint-Pierre,  près 
les  Mathurins.  Nous  ouvrîmes  ce  livre  au  hasard,  et 
nous  tombâmes,  page  152,  sur  le  passage  que  nous 
transcrivons  textuellement  :  «  Quelques-uns  tiennent 
»  que  cette  monarchie  ne  peut  estre  de  longue  durée, 
»  à  cause  que  ses  terres  sont  tellement  séparées  et 
»  esparses,  el  qu'il  faut  des  despences  incroyables 
»  pour  enuoyer partout  et  des  vaisseaux  el  des  hom- 
•»  mes,  et  niesine  que  ceuv  qui  sont  natifs  des  pais 
•  »  esloignés  peuvent  enfin  entier  en  considération  du 

»  petit  nombre  des  espagnols,  prendre  courage,  el 
a  se  liguer  contre  eux;  el  les  chasser.  »  c'est  en  1617, 
a  l'époque  ou  l'Europe  tremblait  devant  l'Espagne, 
à  l'apogée  de  la  monarchie  castillane,  qu'un  inconnu 
osait  écrire  el  imprimer  cette  folle  prophétie.  Cette 

folle  prophétie  ,  c'était  l'avenir.    Deux  cents  ans  plus 

18. 


210  CONCLUSION. 

tard,  elle  s'accomplissait  dans  tous  ses  détails,  et 
aujourd'hui  chaque  mot  de  l'anonyme  de  1617  ni 
devenu  un  fait  :  les  terres  êparses  ont  amené  les 
dépenses  incroyables,  la  métropole  s'est  épuisée 
en  hommes  et  en  vaisseaux ,  (es  natifs  des 
pays  éloignés  sont  entrés  en  considération  du 
petit  nombre  des  espagnols ,  ont  pris  courage, 
se  sont  ligués  contre  eux,  et  les  ont  chassés.  On 
pourrait  dire  que  le  messie  Bolivar  est  ici  prédit  tout 
entier.  — Il  y  a  deux  siècles,  toute  l'Amérique  était 
un  groupe  de  colonies;  aujourd'hui,  réaction  frap- 
pante, toute  l'Amérique,  au  Brésil  près,  est  un  groupe 
de  républiques. 

Ainsi ,  une  riche  aristocratie  possédant  le  sol  et 
vendant  le  pain  au  peuple  ;  un  clergé  opulent ,  pré- 
pondérant et  fanatique ,  mettant  hors  la  loi  des  classes 
entières  de  régnicoles;  l'intolérance  épiscopale;  la 
misère  du  peuple  ;  l'énormité  de  la  dette  ;  la  mau- 
vaise administration  des  vice  -  rois  lointains  ;  une 
nation  sœur  traitée  en  pays  conquis  ;  la  fragilité 
d'une  puissance  toute  maritime  assise  sur  la  vague, 
de  l'océan  ;  la  dissémination  du  territoire  sur  tous  • 
les  points  du  globe  ;  le  défaut  d'adhérence  des  pos- 
sessions avec  la  métropole  ;  la  tendance  des  colonies 
à  devenir  nations  :  voilà  ce  qui  a  perdu  l'Espagne. 
Que  l'Angleterre  y  songe. 

Enfin ,  pour  résumer  ce  qui  est  commun  à  l'em- 
pire ottoman  et  à  la  monarchie  espagnole,  l'égoïsme, 


CONCLUSION.  2 1  i 

un  égoïsme  implacable  et  profond,  — chose  étrange, 
de  l'égoïsme  et  point  d'unité  !  —  Une  politique  im- 
morale, violente  ici,  fourbe  là,  trahissant  les  al- 
liances pour  servir  les  intérêts  ;  être,  l'un,  l'esprit 
militaire  sans  les  qualités  chevaleresques  qui  font 
du  soldat  l'appui  de  la  sociabilité  ;  être,  l'autre,  l'es- 
prit mercantile  sans  l'intelligente  probité  qui  fait  du 
marchand  le  lien  des  états;  représenter,  comme 
nous  l'avons  dit,  le  premier,  la  barbarie  ;  le  second, 
la  corruption  ;  en  un  mot,  être,  l'un,  la  guerre, 
l'autre,  le  commerce,  n'être  ni  l'un  ni  l'autre  la 
civilisation  :  voilà  ce  qui  a  fait  choir  les  deux  colosses 
d'autrefois.  Avis  aux  deux  colosses  d'aujourd'hui. 


VI 


Avant  d'aller  plus  loin ,  nous  sentons  le  besoin  de 
déclarer  que  ceci  n'est  qu'une  froide  et  grave  étude 
de  l'histoire.  Celui  qui  écrit  ces  lignes  comprend  les 
haines  de  peuple  à  peuple,  les  antipathies  de  races, 
les  aveuglements  des  nationalités,  il  les  excuse,  mais 
il  ne  les  partage  pas.  Rien,  dans  ce  qu'on  vient  de 
lire ,  rien ,  clans  ce  qu'on  va  lire  encore ,  ne  con- 
tient une  réprobation  qui  puisse  retomber  sur  les 
peuples  mêmes  dont  l'auteur  parle.  L'autour  blâme 
quelquefois  les  gouvernements ,  jamais  les  nations. 
En  général ,  les  nations  sont  ce  qu'elles  doivent  être  ; 
la  racine  du  bien  est  en  elles ,  Dieu  la  développe  et 
lui  fait  porter  fruit.  Les  quatre  peuples  mêmes  dont 
on  trace  ici  la  peinture  rendront  a  la  civilisation  de 


CONCLUSION.  213 

notables  services  le  jour  où  ils  accepteront  comme 
leur  but  spécial  le  but  commun  de  rimmamte.  L  Es- 
pagne est  illustre  ,  l'Angleterre  est  grande  ;  la  Russie 
et  la  Turquie  elle-même  renferment  plusieurs  des 
meilleurs  germes  de  l'avenir. 

Nous  croyons  encore  devoir  le  déclarer  dans  la 
profonde  indépendance  de  notre  esprit,  nous  né- 
tendons   pas  jusqu'aux  princes  ce  que  nous  disons 
des  gouvernements.  Rien  n'est  plus  facile  aujour- 
d'hui que  d'insulter  les  rois.  L'insulte  aux  rois  est 
une  flatterie  adressée  ailleurs.  Or,  flatter  qui  que  ce 
soit  de  celte  façon,  en  haut  ou  en  bas,  c'est  une 
idée  que  celui  qui  parle  ici  n'a  pas  besoin  d'éloigner 
de  lui  ;  il  se  sent  libre  ,  et  il  est  libre ,  parce  qu  .1  se 
reconnaît  la  force  de  louer  dans  l'occasion  quiconque 
lui  semble  louable,  fût-ce  un  roi.  Il  le  dit  donc 
hautement  et  en  pleine  conviction ,  jamais ,  et  ceci 
prouVe  l'eicellence  de  notre  siècle,  jamais,  en  aucun 
temps,  quelle  que  soit  l'époque  de  l'histoire  qu  on 
veuille  confronter  avec  la  nôtre,  les  princes  et  les 
peuples  n'onl  wlu  ce  qu'ils  valent  maintenant. 

Qu'on  ne  cherche  donc  dans  l'examen  historique 
auquel  il  se  livre  ici  aucune  application  blessante  ni 
pour  l'honneur  «1rs  royautés  ni  pour  la  dignité  des 
nati0ns;  il  n'y  en  a  pas.  C'est  avanl  tout  un  travail 
philosophique  el  spéculatif.  Ce  sont  des  faits  géné- 
raux, rien  de  plus;  ce  sonl  des  idées  générales, 
ricn  de  plus.  L'auteur  n'a  aucun  Bel  dans  I  àme. 


214  CONCLUSION. 

Il  attend  candidement  l'avenir  serein  de  l'huma- 
nité. Il  a  espoir  dans  les  princes;  il  a  foi  dans  les 
peuples. 


VII 


Cela  dit  une  fois  pour  toutes,  continuons  l'examen 
des  ressemblances  entre  les  deux  empires  qui  ont 
alarme  le  passé  et  les  deux  empires  qui  inquiètent 

le  présent. 

Première  ressemblance.  Il  y  a  du  tartare  dans  le 
turc,  il  y  en  ;i  aussi  dans  le  russe.  Le  génie  des  peu- 
ples garde  toujours  quelque  chose  de  sa  murce. 

Les  mies,  lils  des  tartares,  sont  des  hommes  du 
,„„■,!,  descendus  à  traders  l'Asie,  qui  sont  entrés 

en  Europe  par  le  midi. 

Napoléon  a  Sainle-llélrneadit:  Gra liez  U  vus*<\ 
vous  trouverez  le  tartare,  O  qu'Haditdu  russe, 

on  peul  If  dite  du  Une. 

L'homme  du  nord  proprement  dd  eal  toujours  !<• 


216  CONCLUSION. 

même.  A  de  certaines  époques  climatériques  ot  fa- 
tales, il  descend  du  pôle  et  se  fait  voir  aux  nations 
méridionales,  puis  il  s'en  va,  et  il  revient  deux 
mille  ans  après,  et  l'histoire  le  retrouve  tel  qu'elle 

l'avait  laissé. 

Voici  une  peinture  historique  cpie  nous  avons  sous 
les  yeux  en  ce  moment  :  «  C'est  là  vraiment  l'homme 
n  barbare.  Ses  membres  trapus ,  son  cou  épais  et 
»  court,  je  ne  sais  quoi  de  hideux  qu'il  a  dans  tout  le 
»  corps,  le  font  ressembler  à  un  monstre  à  deux  pieds 
»  ou  à  ces  balustres  taillés  grossièrement  en  figures 
»  humaines  qui  soutiennent  les  rampes  des  escaliers. 
»  Il  est  tout  à  fait  sauvage.  Il  se  passe  de  feu  quand 
»  il  le  faut ,  même  pour  préparer  sa  nourriture.  Il 
»  mange  des  racines  et  des  viandes  cuites  ou  plutôt 
»  pourries  sous  la  selle  de  son  cheval.  Il  n'entre  sous 
»  un  toit  que  lorsqu'il  ne  peut  faire  autrement.  Il  a 
a  horreur  des  maisons  comme  si  c'était  des  tom- 
»  beaux.  Il  va  par  vaux  et  par  monts,  il  court  devant 
»  lui,  il  sait  depuis  l'enfance  supporter  la  faim,  la 
»  soif  et  le  froid.  Il  porte  un  gros  bonnet  de  poil  sur 
»  la  tête ,  un  jupon  de  laine  sur  le  ventre ,  deux 
»  peaux  de  boucs  sur  les  cuisses,  sur  le  dos  un 
»  manteau  de  peaux  de  rats  cousues  ensemble.  Il 
»  ne  saurait  combattre  à  pied.  Ses  jambes,  allourdies 
»  par  de  grandes  bottes ,  ne  peuvent  marcher  et  le 
»  clouent  à  sa  selle,  de  sorte  qu'il  ne  fait  qu'un  avec 
»  son  cheval,  lequel  est  agile  et  vigoureux,  mais 


CONCLUSION.  217 

»  petit  et  laid.  Il  vit  à  cheval,  il  traite  à  cheval,  il 
»  achète  et  vend  à  cheval,  il  boit  et  mange  à  cheval, 
»  il  dort  et  rêve  à  cheval. 

»  Il  ne  laboure  point  la  (erre ,  il  ne  cultive  pas  les 
»  champs,  il  ne  sait  ce  que  c'est  qu'une  charrue.  Il 
»  erre  toujours ,  comme  s'il  cherchait  une  patrie  ou 
»  un  foyer.  Si  vous  lui  demandez  d'où  il  est,  il  ne 
»  saura  que  répondre.  Il  est  ici  aujourd'hui ,  mais 
»  hier  il  était  là  ;  il  a  été  élevé  là-bas,  mais  il  est  né 
»  plus  loin. 

»  Quand  la  bataille  commence  ,  il  pousse  un  hur- 
»  lement  terrible,  arrive,  frappe,  disparaît  et  revient 
»  comme  l'éclair.  En  un  instant  il  emporte  et  pille 
»  le  camp  assailli.  Il  combat  de  près  avec  le  sabre, 
»  et  de  loin  avec  une  longue  lance  dont  la  pointe  est 
»  artistement  emmanchée.  » 

Ceci  est  l'homme  du  nord.  Par  qui  a-l-il  été  es- 
quissé, à  quelle  époque  et  d'après  qui?  Sans  doute 
en  1814,  par  quelque  rédacteur  effrayé  du  Moni- 
teur, d'après  le  Cosaque,  dans  le  temps  où  la 
France  pliait?  Non  ,  ce  tableau  a  été  fait  d'après  le 
liim,  en  375,  par  Ammien  Marcellin  el  Jordanis1, 
dans  le  temps  où  Rome  tombait.  Quinze  cents  ans 
se  sont  écoulés,  la  figure  a  reparu  ,  le  portrait  res- 
semble encore. 

Notons  en  passant  (pic  les  buns  de  ."575  comme  les 

1  Voyct  Jordanii ,  i\.  Ammien  Marcellin,  12. 
lit.  ,g 


218  CONCLUSION. 

cosaques  de  1814  venaient  des  frontières  de  la 
Chine. 

L'homme  du  midi  change,  se  transforme  et  se 
développe,  fleurit  et  fructifie ,  meurt  et  renaît 
comme  la  végétation  ;  l'homme  du  nord  est  éternel 
comme  la  neige. 

Deuxième  ressemblance.  En  Russie  comme  en 
Turquie  rien  n'est  définitivement  acquis  à  personne, 
rien  n'est  tout  à  fait  possédé ,  rien  n'est  nécessaire- 
ment héréditaire.  Le  russe  comme  le  turc  peut , 
d'après  la  volonté  ou  le  caprice  d'en  haut ,  perdre 
son  emploi,  son  grade,  son  rang,  sa  liberté,  son 
bien,  sa  noblesse,  jusqu'à  son  nom.  Tout  est  au 
monarque  ,  comme  dans  de  certaines  théories  plus 
folles  encore  que  dangereuses,  qu'on  essaiera  vai- 
nement à  l'esprit  français ,  tout  serait  à  la  com- 
munauté. Il  importe  de  remarquer,  et  nous  livrons 
ce  fait  à  la  méditation  des  démocrates  absolus ,  que 
le  propre  du  despotisme ,  c'est  de  niveler.  Le  des- 
potisme fait  l'égalité  sous  lui.  Plus  le  despotisme  est 
complet ,  plus  l'égalité  est  complète.  En  Russie 
comme  en  Turquie ,  la  rébellion  exceptée ,  qui  n'est 
pas  un  fait  normal ,  il  n'y  a  pas  d'existence  décidé- 
ment et  virtuellement  résistante.  Un  prince  russe 
se  brise  comme  un  pacha  ;  le  prince  comme  le  pacha 
peut  devenir  simple  soldat  et  n'être  plus  dans  l'ar- 
mée qu'un  zéro  dont  un  caporal  est  le  chiffre.  Un 
prince  russe  se  crée  comme  un  pacha.   Un  porte- 


CONCLUSION.  219 

balle  devient  Méhémet-Ali  ;  un  garçon-pâtissier  de- 
vient Menzikoff.  Cette  égalité ,  que  nous  constatons 
ici  sans  la  juger,  monte  même  jusqu'au  trône  et, 
toujours  en  Turquie,  parfois  en  Russie,  s'accouple 
à  lui.  Une  esclave  est  sultane  ;  une  servante  a  été 
czarine. 

Le  despotisme ,  comme  la  démagogie ,  hait  les  su- 
périorités naturelles  et  les  supériorités  sociales.  Dans 
la  guerre  qu'il  leur  fait,  il  ne  recule  pas  plus  qu'elle 
devant  les  attentats  qui  décapitent  la  société  même. 
Il  n'y  a  pas  pour  lui  d'hommes  de  génie;  Thomas 
Morus  ne  pèse  pas  plus  dans  la  balance  de  Henri  Tu- 
dor  que  Bailly  dans  la  balance  de  Marat.  Il  n'y  a  pas 
pour  lui  de  têtes  couronnées;  iMarie  Stuart  ne  pèse 
pas  plus  dans  la  balance  d'Elisabeth  que  Louis  XVI 
dans  la  balance  de  Robespierre. 

La  première  chose  qui  frappe  quand  on  compare 
la  Russie  à  la  Turquie,  c'est  une  ressemblance;  la 
première  chose  qui  frappe  quand  on  compare  l'An- 
gleterreà  l'Espagne,  c'est  une  dissemblance.  En  Es- 
pagne, la  royauté  est  absolue;  en  Angleterre,  elle 
est  limitée. 

lui  j  réfléchissant ,  on  arrive  à  ce  résolut  singu- 
lier :  cette  dissemblance  engendre  une  ressemblance. 

I. 'excès  (in  mniiairliisiiie  pnuluil  ,  i|ii;inl  ;i  l'autorité 

royale,  et  à  ne  le  considérer  que  sons  ce  point  de 
rue  spécial,  le  môme  résultat  (pie  l'excès  du  consti- 
tutionnalisme.  Dans  l'on  et  dans  l'autre  ras  le  roi  est 
annulé. 


220  CONCLUSION. 

Le  roi  d'Angleterre,  servi  ii  genoux,  esl  un  roi 
nominal  ;  le  roi  d'Espagne ,  sen  i  de  même  à  genoux, 

est  aussi  un  roi  nominal.  Tous  deux  sont  impecca- 
bles. Chose  remarquable,  l'axiome  fondamental  de 
la  monarchie  la  plus  absolue  est  également  l'axiome 
fondamental  de  la  monarchie  la  plus  constitution- 
nelle. Ei  rey  no  cae ,  le  roi  ne  tombe  pas ,  dit  la 
vieille  loi  espagnole  ;  The  king  can  do  nu  wrong, 
le  roi  ne  peut  faillir,  dit  la  vieille  loi  anglaise.  Quoi 
de  plus  frappant,  quand  on  creuse  l'histoire,  que  de 
trouver ,  sous  les  faits  en  apparence  les  plus  divers , 
le  monarchisme  pur  et  le  constitutionnalisme  rigou- 
reux assis  sur  la  même  base  et  sortant  de  la  même 
racine  ! 

Le  roi  d'Espagne  pouvait  être  ,  saus  inconvénient , 
de  même  que  le  roi  d'Angleterre,  un  enfant,  un 
mineur ,  un  ignorant ,  un  idiot.  Le  Parlement  gou- 
vernait pour  l'un;  le  Despacho  Universal  gouvernait 
pour  l'autre.  Le  jour  où  la  nouvelle  de  la  prise  de  Mons 
parvint  à  Madrid,  Philippe  IV  se  réjouit  très-fort  en 
plaignant  tout  haut  ce  pauvre  roi  de  France,  ese 
fobrecito  rey  de  Francia.  Personne  n'osa  lui  dire 
que  c'était  à  lui ,  roi  d'Espagne ,  que  Mons  appar- 
tenait. Spinola ,  investissant  Breda ,  que  les  hollan- 
dais défendaient  admirablement ,  écrivit  dans  une 
longue  lettre  à  Philippe  III  le  détail  des  innombra- 
bles impossibilités  du  siège  ;  Philippe  III  lui  renvoya 
sa  lettre  après  avoir  seulement  écrit  en  marge  de  sa 


CONCLUSION.  221 

main  :  Marquis,  prends  Breda.  Pour  écrire  un 
pareil  mot ,  il  n'y  a  que  la  stupidité  ou  le  génie ,  il 
faut  tout  ignorer  ou  tout  vouloir,  être  Philippe  III 
ou  Bonaparte.  Voilà  à  quelle  nullité  pouvait  tomber 
le  roi  d'Espagne,  isolé  qu'il  était  de  toute  pensée  et 
de  toute  action  par  la  forme  même  de  son  autorité. 
La  grande  charte  isole  le  roi  d'Angleterre  à  peu  près 
de  la  même  façon.  L'Espagne  a  lutté  contre  Louis  XIV 
avec  un  roi  imbécile;  l'Angleterre  a  lutté  contre  Na- 
poléon avec  un  roi  fou. 

Ceci  ne  prouve-t-ii  point  que  dans  les  deux  cas  le 
roi  est  purement  nominal?  —  Est-ce  un  bien  ?  Est- 
ce  un  mal  ?  C'est  là  encore  un  fait  que  nous  consta- 
tons sans  le  juger. 

Rien  n'est  moins  libre  qu'un  roi  d'Angleterre, 
si  ce  n'est  un  roi  d'Espagne.  A  tous  les  deux  on  dit  : 
Vous  pouvez  tout,  à  ta  condition  de  ne  rù  n 
vouloir.  Le  parlement  lie  le  premier,  L'étiquette  lie 
le  second  ;  et ,  ce  sont  là  les  ironies  de  l'histoire ,  ces 
den\  entraves  si  différentes  produisent  dans  de  cer- 
tains ras  les  mêmes  effets.  Quelquefois  le  parlement 
se  révolte  et  tue  le  roi  d'Angleterre  :  quelquefois  l'é- 
tiquette se  révolte  et  tue  le  roi  d'Espagne.  Parallé- 
lisme bizarre,  mais  incontestable,  dans  lequel  l'é- 
chafaud  de  Charles  I,r  a  pour  pendant  le  brasier  de 
Philippe  ni. 

I  n  des  résultats  les  plus  considérables  de  celte  an- 
nulation de  l'autorité  royale  par  des  (anses  pourtant 

19. 


m  CONCLUSION. 

presque  opposées,  c'est  que  la  loi  salique  devient 
inutile.  En  Espagne  comme  en  Angleterre,  1rs  fem- 
mes peuvent  régner. 

Entre  les  deux  peuples  il  existe  encore  plus  d'un 
rapport  qu'enseigne  une  comparaison  attentive.  En 
Angleterre  comme  en  Espagne,  le  fond  du  caractère 
national  est  fait  d'orgueil  et  de  patience.  C'est  là  ,  à 
tout  prendre,  et  sauf  les  restrictions  que  nous  indi- 
querons aillieurs,  un  admirable  tempérament  et  qui 
pousse  les  peuples  aux  grandes  choses.  L'orgueil  est 
vertu  pour  une  nation  ;  la  patience  est  vertu  pour 
l'individu. 

Avec  l'orgueil  on  domine;  avec  la  patience  on  co- 
lonise. Or,  que  trouvez-vous  au  fond  de  l'histoire 
d'Espagne  comme  au  fond  de  l'histoire  de  la  Grande- 
Bretagne  ?  Dominer  et  coloniser. 

Tout  à  l'heure  nous  tracions ,  l'oeil  fixé  sur  l'his- 
toire ,  le  tableau  de  l'infanterie  castillane.  Qu'on  le 
relise.  C'est  aussi  le  portrait  de  l'infanterie  anglaise. 

Tout  à  l'heure  nous  indiquions  quelques  traits  du 
clergé  espagnol.  En  Angleterre  aussi  il  y  a  un  ar- 
chevêque de  Tolède;  il  s'appelle  l'archevêque  de 
Cantorbéry. 

Si  l'on  descend  jusqu'aux  moindres  particularités, 
on  voit  que,  pour  ces  petits  détails  impérieux  de  vie 
intérieure  et  matérielle  qui  sont  comme  la  seconde 
nature  des  populations ,  les  deux  peuples ,  chose  sin- 
gulière ,  sont  de  la  même  façon  tributaires  de  l'O- 


CONCLUSION.  223 

céan.  Le  thé  est  pour  l'Angleterre  ce  qu'était  pour 
l'Espagne  le  cacao  :  l'habitude  de  la  nation;  et  par 
conséquent,  selon  la  conjoncture,  une  occasion  d'al- 
liance ou  un  cas  de  guerre. 

Passons  à  un  autre  ordre  d'idées. 

Il  y  a  eu  et  il  y  a  encore  chez  certains  peuples  un 
dogme  affreux  ,  contraire  au  sentiment  intérieur  de 
la  conscience  humaine,  contraire  à  la  raison  publi- 
que qui  fait  la  vie  même  des  États.  C'est  cette  fatale 
aberration  religieuse,  érigée  en  loi  dans  quelques 
pays,  qui  établit  en  principe  et  qui  croit  qu'en  brû- 
lant le  corps  on  sauve  l'âme,  que  les  tortures  de  ce 
monde  préservent  une  créature  humaine  des  tortu- 
res de  l'autre,  que  le  ciel  s'achète  par  la  souffrance 
physique;  et  que  Dieu  n'est  qu'un  grand  bourreau 
souriant,  du  haut  de  l'éternité  de  son  enfer,  à  tous 
les  hideux  petits  supplices  que  l'Iionnue  peut  inven- 
ter.  Si  jamais  dogme  lui  contraire  au  développement 
delà  sociabilité  humaine,  c'est  celui-là.  C'est  lui  qui 
s'attelle  à  l'horrible  chariot  de  Jaghernaut;  c'est  lui 
qui  présidai!  il  y  a  un  siècle  aux  exterminations  an- 
nuelles de  Dahomet.  Quiconque  seul  et  raisonne  le 
repousse  avec  horreur.  Les  religions  de  l'orient  l'ont 
vainement  transmis  ;'"*  religions  de  l'occident.  Au- 
cune philosophie  ne  l'a  adopté.  Depuis  trois  mille; 
ans,  sans  attirer  un  seul  penseur,  la  pâle  clarté  de 
ces  doctrines  sépulcrales  rougit  vaguement  le  bas  du 
porche  monstrueux  des  théogonies  de  l'Inde,  sombre 


29.4  CONCLUSION.     . 

et  gigantesque  édifice  qui  se  perd ,  à  demi  entrevu 
par  l'humanité  terrifiée  ,  dans  les  ténèbres  sans  fond 
du  mystère  infini. 

Cette  doctrine  a  allumé  en  Europe  au  seizième 
siècle  les  bûchers  desjuifs  et  des  hérétiques;  l'inqui- 
sition les  dressait,  l'Espagne  les  attisait.  Cette  doc- 
trine allume  encore  de  nos  jours  en  Asie  le  bûcher 
des  veuves;  l'Angleterre  ne  le  dresse  ni  ne  l'attise, 
mais  elle  le  regarde  brûler. 

Nous  ne  voulons  pas  tirer  de  ces  rapprochements 
plus  qu'ils  ne  contiennent.  Il  nous  est  impossible 
pourtant  de  ne  pas  remarquer  qu'un  peuple  qui  se- 
rait pleinement  dans  la  voie  de  la  civilisation  ne  pour- 
rait tolérer ,  même  par  politique ,  ces  lugnbres , 
atroces  et  infâmes  sottises.  La  France  au  seizième 
siècle  a  rejeté  l'inquisition.  Au  dix-neuvième  ,  si 
l'Inde  était  colonie  française ,  la  France  eût  depuis 
long-temps  éteint  le  suttee. 

Puisqu'en  notant  çà  et  là  les  points  de  contact  ina- 
perçus ,  mais  réels ,  de  l'Espagne  et  de  l'Angleterre, 
nous  avons  parlé  de  la  France,  observons  qu'on  en 
retrouve  jusque  dans  les  événements  en  apparence 
purement  accidentels.  L'Espagne  avait  eu  la  captivité 
de  François  Ier  ;  l'Angleterre  a  partagé  cette  gloire 
ou  cette  honte.  Elle  a  eu  la  captivité  de  Napoléon. 

Il  est  des  choses  caractéristiques  et  mémorables 
qui  reviennent  et  se  répètent,  pour  l'enseignement 
des  esprits  attentifs,    dans  les  échos  profonds   de 


CONCLUSION.  225 

l'histoire.  Le  mot  de  Waterloo  :  La  garde  meurt 
et  ne  se  rend  pas ,  n'est  que  l'héroïque  traduction 
du  mot  de  Pavie  :  Tout  est  perdu,  fors  ('hon- 
neur. 

Enfin,  outre  les  rapprochements  directs,  l'histoire 
révèle ,  entre  les  quatre  peuples  qui  font  le  sujet 
de  ce  paragraphe,  je  ne  sais  quels  rapports  étranges 
et,  pour  ainsi  parler,  diagonaux,  qui  semblent  les 
lier  mystérieusement  et  qui  indiquent  au  penseur 
une  similitude  secrète  de  conformation  et,  par  con- 
séquent peut-être,  de  destination.  Enregistrons-eu 
ici  deux  seulement.  Le  premier  va  de  l'Angleterre  à 
la  Turquie  :  Henri  VIII  tuait  ses  femmes  comme 
Mahomet  II.  Le  deuxième  va  de  la  Russie  à  l'Fspa- 
gne  :  Pierre  Ier  a  tué  son  fils  comme  Philippe  IL 


VIII. 


La  Russie  a  dévoré  la  Turquie. 

L'Angleterre  a  dévoré  l'Espagne. 

C'est ,  à  notre  sens ,  une  dernière  et  définitive  as- 
similation. Un  état  n'en  dévore  un  autre  qu'à  la  con- 
dition de  le  reproduire. 

Il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  deux  cartes  d'Europe 
dressées  à  cinquante  ans  d'intervalle,  pour  voir  de 
quelle  façon  irrésistible ,  lente  et  fatale  la  frontière 
moscovite  envahit  l'empire  ottoman.  C'est  le  sombre 
et  formidable  spectacle  d'une  immense  marée  qui 
monte.  A  chaque  instant  et  de  toutes  parts  le  flot 
gagne,  la  plage  disparaît.  Le  flot,  c'est  la  Russie; 
la  plage,  c'est  la  Turquie.  Quelquefois  la  lame  recule, 
mais  elle  surgit  de  nouveau  le  moment  d'après,  et 


CONCLUSION.  227 

cette  fois  elle  va  plus  loin.  Tue  grande  partie  de  la 
Turquie  est  déjà  couverte,  et  on  la  distingue  encore 
vaguement  sous  le  débordement  russe.  Le  20  août 
1828,  une  vague  est  allée  jusqu'à  Andrinople.  Elle 
s'est  retirée  ;  mais  lorsqu'elle  reviendra ,  elle  attein- 
dra Constantinople. 

Quant  à  l'Espagne,  les  dislocations  de  l'empire  ro- 
main et  de  l'empire  carlovingien  peuvent  seules  don- 
ner une  idée  de  ce  démembrement  prodigieux.  Sans 
compter  le  Milancz  que  l'Autriche  a  pris,  sans  compter 
le  Roussillon  ,  la  Franche-Comté,  les  Ardennes,  le 
Cambrésis  et  l'Artois  qui  ont  fait  retour  à  la  France, 
des  morceaux  de  l'antique  monarcbie  espagnole  il 
s'est  formé  en  Europe)  et  encore  laissons-nous  en 
dehors  le  royaume  d'Espagne  proprement  dit ,  qua- 
tre royaumes  :  le  Portugal,  la  Sardaignc,  les  Dcux- 
*  Siciies,  la  Iï<lyir[ii(>  ;  en  Asie,  une  vice-royauté , 
l'Inde,  égale  h  un  empire;  et,  en  Amérique,  neuf 
républiques  :  le  Mexique,  le  Guatemala,  la  Colom- 
bie, le  Pérou,  Bolivia,  le  Paraguay,  l'Uruguay,  la 
Plata  et  le  Chili.  Soit  par  influence,  soit  par  souve- 
raineté directe,  la  Grande-Bretagne  possède  aujour- 
d'hui la  plus  grande  part  de  cel  énorme  héritage. 
Elle  a  à  peu  près  toutes  les  lies  qu'avait  l'Espagne  et 
qui,  presque  littéralement,  étaient   innombrables. 

Connue  nous  le  disions  on  commençant,  ello  il  dé- 
voré l'Espagne,  de  même  que  l'Espagne  avait  dévoré 
le  Portugal.  Aujourd'hui,  en  parcourant  du  regard 


228  CONCLUSION. 

les  domaines  britanniques,  on  ne  voit  que  noms  por- 
tugais et  castillans,  Gibraltar,  Sierra-Lconc ,  la  As- 
cension, Fernaudo-Po,  las  Mascarenhas,  el  Cabo  Del- 
gado,  el  Cabo  Guardafu,  Honduras,  las  Lucaïas,  las 
Bermudas,  la  Barbada,  la  Trinidad,  Tabago,  Santa- 
Margarita,  la  Granada,  San-Cristoforo,  Antigoa.  Par- 
tout l'Espagne  est  visible,  partout  l'Espagne  reparaît. 
Même  sous  la  pression  de  l'Angleterre,  les  fragments 
de  l'empire  de  Cbarles-Quint  n'ont  pas  encore  perdu 
leur  forme  ;  el ,  qu'on  nous  passe  cette  comparaison 
qui  rend  notre  pensée ,  on  reconnaît  toute  la  monar- 
chie espagnole  dans  les  possessions  de  la  Grande- 
Bretagne  comme  on  retrouve  un  jaguar  à  demi  di- 
géré dans  le  ventre  d'un  boa. 


IX. 


Ainsi  que  nous  l'avons  indiqué  sommairement 
dans  le  paragraphe  V,  les  deux  grands  empires  du 
dix-septième  siècle  portaient  dans  leur  constitution 
même  les  causes  de  Leur  décadence.  Mais  ils  vivaient 
momentanément  d'une  vie  fébrile  si  formidable 
qu'avant  de  mourir  ils  eussent  pu  étouffer  la  civi- 
lisation, il  fallait  qu'un  fait  extérieur  considérable 

donnai  aux  causes  de  chute  qui  riaient  en   eu\    le 

temps  de  se  développer.  Ce  fait ,  que  nous  avons 
également  signalé,  «"est  la  résistance  de  l'Europe, 
au  dix-septième  siècle,  l'Europe,  gardienne  delà 

Civilisation,  menacée  au  levant  et  an  conelianl.a  ré- 
sisté à  la  Turquie  et  à  l'Espagne.  An  dix-neuvième 
sie.le,  l'Europe,  replacée  par  les  combinaisons  sou- 
ru.  ™ 


230  CONCLUSION. 

veraines  de  la  Providence  identiquement  dans  la 
même  situation,  doit  résister  à  la  Russie  et  à  l'An- 
gleterre. 

Maintenant,  comment  résistera-t-elle ?  que  reste- 
1— il ,  à  ne  l'envisager  que  sous  ce  point  de  vue  spé- 
cial, de  la  vieille  Europe  qui  a  lutté,  et  où  sont  les 
points  d'appui  de  l'Europe  nouvelle  ? 

La  vieille  Europe ,  cette  citadelle  que  nous  avons 
lâché  de  reconstruire  par  la  pensée  dans  les  pages 
où  nous  avons  placé  notre  point  de  départ,  est  au- 
jourd'hui à  moitié  démolie  et  trouée  de  toutes  parts 
de  brèches  profondes. 

Presque  tous  les  petits  états,  duchés,  républiques 
ou  villes  libres,  qui  contribuaient  à  la  défense  géné- 
rale ,  sont  tombés. 

La  Hollande,  trop  de  fois  remaniée,  s'est  amoin- 
drie. 

La  Hongrie  ,  devenue  le  pays  de  Galles,  les  Astu- 
ries  ou  le  Dauphiné  de  l'Autriche,  s'est  effacée. 

La  Pologne  a  disparu. 

Venise  a  disparu. 

Gênes  a  disparu. 

Malte  a  disparu. 

Le  pape  n'est  plus  que  nominal.  La  foi  catholique 
a  perdu  du  terrain  ;  perdre  du  terrain  c'est  perdre 
des  contribuables.  Rome  est  appauvrie.  Or,  ses  états 
ne  suffiraient  pas  pour  lui  donner  une  armée  ;  elle 
n'a  point  d'argent  pour  en  acheter  une,  et  d'ailleurs 


CONCLUSION.  231 

nous  ne  sommes  plus  dans  le  siècle  où  l'on  en  vend. 
Comme  prince  temporel ,  le  pape  a  disparu. 

Que  reste-t-il  donc  de  tout  ce  vieux  monde?  Qui 
est-ce  qui  est  encore  debout  en  Europe  ?  Deux  na- 
tions seulement  :  la  France  et  l'Allemagne. 

Eh  bien ,  cela  pourrait  suffire.  La  France  et  l'Al- 
lemagne sont  essentiellement  l'Europe.  L'Allemagne 
est  le  cœur  ;  la  France  est  la  tête. 

L'Allemagne  et  la  France  sont  essentiellement  la 
civilisation.  L'Allemagne  sent;  la  France  pense. 

Le  sentiment  et  la  pensée,  c'est  tout  l'homme 
civilisé. 

Il  y  a  entre  les  deux  peuples  connexion  intime , 
consanguinéité  incontestable.  Ils  sortent  des  mêmes 
sources;  ils  ont  lutté  ensemble  contre  les  romains; 
ils  sont  frères  dans  le  passé,  frères  dans  le  présent, 
frères  dans  l'avenir. 

Leur  mode  de  formation  a  élé  le  même.  Us  ne 
sont  pas  des  insulaires,  ils  ne  sont  pas  des  conqué- 
rants; ils  sont  les  vrais  lils  du  sol  européen. 

Le  caractère  sacré  et  profond  de  lils  du  sol  leur 
est  tellement  inhérent  et  se  développe  en  eux  si 
puissamment  qu'il  a  rendu  longtemps  impossible, 
même  malgré  l'effort  des  années  et  la  prescription 
de  l'antiquité,  leur  mélange  avec  toul  peuple  enva- 
hisseur, quel  qu'il  fût  et  de  quelque  part  qu'il  flnt, 

Sans  compter  les  juifs,  nation  enivrante  et  non  eon- 
quérante,  qui  est  d'ailleurs  dans  l'exception  partout, 


232  CONCLUSION. 

on  peut  citer,  par  exemple,  des  races  slaves  qui  ha- 
bitent le  sol  allemand  depuis  dix  siècles  et  qui  n'é- 
taient pas  encore  allemandes  il  y  a  cent  cinquante  ans. 
Rien  de  plus  frappant  à  ce  sujet  que  ce  que  raconte 
Tollius.  En  1687,  il  était  à  la  cour  de  Brandebourg; 
l'électeur  lui  dit  un  jour  :  «  J'ai  des  vandales  dans 
»  mes  états.  Ils  habitent  les  côtes  de  la  mer  Baltique. 
»  Us  parlent  esclavon,  à  cause  de  l'Esclavonie  d'où 
»  ils  sont  venus  jadis.  Ce  sont  des  gens  fourbes,  in- 
»  fidèles,  aimant  le  changement,  séditieux;  ils  ont 
»  nombre  de  bourgs  de  cinq  et  six  cents  pères  de 
»  famille;  ils  ont  en  secret  un  roi  de  leur  nation, 
»  lequel  porte  sceptre  et  couronne,  et  à  qui  ils  payent 
»  chaque  année  un  sesterce  par  tète.  J'ai  aperçu  une 
»  fois  ce  roi ,  qui  était  un  jeune  homme  bien  dispos 
»  de  corps  et  d'esprit  ;  comme  je  le  considérais  at- 
»  tentivement,  un  vieillard  s'en  aperçut,  entrevit  ma 
»  pensée,  et  pour  m'en  détourner  il  tomba  a  coups  de 
»  bâton  sur  ce  roi  qui  était  son  roi,  et  le  chassa  comme 
«un  esclave.  Ils  ont  l'esprit  léger,  et  reculent, 
»  quand  on  les  approche ,  dans  des  bois  et  des  ma- 
»  rais  inaccessibles;  c'est  ce  qui  m'a  empêché  d'ou- 
»  vrir  chez  eux  des  écoles  ;  mais  j'ai  fait  traduire 
»  dans  leur  langue  la  Bible ,  les  Psaumes  et  le  calé- 
»  chisme.  Ils  ont  des  armes,  mais  secrètement.  Une 
»  fois,  ayant  avec  moi  huit  cents  grenadiers,  je  me 
»  trouvai  tout  à  coup  environné  de  quatre  ou  cinq 
»  mille  vandales;  mes  huit  cents  grenadiers  eurent 


CONCLUSION.  233 

»  grand'peinc  à  les  dissiper.  »  Après  un  moment  de 
silence,  l'électeur  voyant  Tollius  rêveur,  ajouta  cette 
parole  remarquable  :  «  Tollius,  vous  êtes  alchi- 
miste. Il  est  possible  que  vous  fassiez  de  l'or 
avec  du  cuivre;  je  vous  défie  de  faire  un 
prussien  avec  un  vandale.  » 

La  fusion  éiait  difficile  en  effet;  pourtant,  ce 
qu'aucun  alchimiste  n'eût  pu  faire ,  la  nationalité 
allemande,  aidée  par  la  grande  clarté  du  dix-neu- 
vième siècle  ,  finira  par  l'accomplir. 

A  l'heure  qu'il  est ,  les  mêmes  phénomènes  con- 
stituants se  manifestenl  en  Allemagne  et  en  France. 
Ce  que  rétablissement  des  départements  a  f;iii  pour 
la  France,  l'union  des  douanes  le  fait  pour  l'Alle- 
magne ;  elle  lui  donne  l'unité. 

FI  faut,  pour  <[u<'  l'univers  soit  en  équilibre,  qu'il 
y  ait  en  Europe,  comme  la  double  clef  de  voûte  «lu 
continent,  deux  grands  états  du  Rhin,  tous  deux 
fécoiiilés  ci  étroitement  unis  par  ce  fleuve  régénéra- 
teur; l'un  septentrional  el  oriental,  l'Allemagne, 
s'appuyant  à  la  Baltique,  à  l'Adriatique  el  à  la  mer 
Noire,  avec  la  Suède,  le  Danemarck,  la  Grèce  el  1rs 

principautés  du  Danube  pour  ans  boulants;  l'autre, 
méridional  et  occidental,  la  France,  s'appinant  à  la 

Méditerranée  el  à  l'Océan,  avec  l'Italie  et  l'Espagne 
pour  contreforts. 

Depuis   mille  ans,    la   même  question  s'est   déjà 

présentée  plusieurs  fois  en  d'autres  termes,  <•!  ce 

ao, 


234  CONCLUSION. 

plan  a  déjà  été  essayé   par  trois  grands  princes. 

D'abord,  par  Charlcmagne.  Au  huitième  aède , 
ce  n'était  pas  les  turcs  et  les  espagnols,  ce  n'était 
pas  les  anglais  et  les  russes  ,  c'était  les  saxons  et  les 
normands.  Charlcmagne  construisit  son  Étal  contre 
eux.  L'empire  de  Charlemagne  est  une  première 
épreuve  encore  vague  et  confuse,  mais  pourtant  re- 
connaissante, de  l'Europe  que  nous  venons  d'es- 
quisser, et  qui  sera  un  jour ,  sans  nul  doute ,  l'Eu- 
rope définitive. 

Plus  tard,  par  Louis  XIV.  Louis  XIV  voulut  bâtir 
l'état  méridional  du  Rhin  tel  que  nous  l'avons  indi- 
qué. Il  mit  sa  famille  en  Espagne ,  en  Italie  et  en 
Sicile ,  et  y  appuya  la  France.  L'idée  était  neuve , 
mais  la  dynastie  était  usée;  l'idée  était  grande,  mais 
la  dynastie  était  petite.  Cette  disproportion  empêcha 
le  succès. 

L'œuvre  était  bonne ,  l'ouvrier  était  bon  ,  l'outil 
était  mauvais. 

Enfin  par  Napoléon.  Napoléon  commença  par  ré- 
tablir, lui  aussi,  l'état  méridional  du  Rhin.  Il  in- 
stalla sa  famille  non-seulement  en  Espagne,  en  Lom- 
bardie,  eu  Étrurie  et  à  Xaples,  mais  encore  dans  le 
duché  de  Berg  et  en  Hollande ,  afin  d'avoir  en  bas 
toute  la  Méditerranée  et  en  haut  tout  le  cours  du 
Rhin  jusqu'à  l'Océan.  Puis,  quand  il  eut  refait  ainsi 
ce  qu'avait  fait  Louis  XIV,  il  voulut  refaire  ce  qu'a- 
vait fait  Charlemagne.  Il  essaya  de  constituer  l'Aile- 


CONCLUSION.  235 

magne  d'après  la  même  pensée  que  la  France.  Il 
épousa  l'Autriche  ,  donna  la  Westphalie  à  son  frère, 
la  Suède  à  Bernadotte,  et  promit  la  Pologne  à  Po- 
niatowski.  C'est  dans  celle  œuvre  immense  qu'il 
rencontra  l'Angleterre,  la  Russie  et  la  Providence, 
et  qu'il  se  brisa.  Les  temps  n'étaient  pas  encore  ve- 
nus. S'il  eût  réussi,  le  groupe  continental  était  formé. 
Peut-être  faut-il  que  l'œuvre  de  Charlemagne  et 
de  Napoléon  st:  refasse  sans  Napoléon  et  sans  Char- 
lemagne. Ces  grands  hommes  ont  peut-être  l'incon- 
vénient de  trop  personnifier  l'idée  et  d'inquiéter  par 
leur  entité,  plutôt  française  que  germanique,  la  jalou- 
sie des  nationalités.  Il  en  peut  résulter  des  méprises, 
et  les  peuples  en  viennent  à  s'imaginer  qu'ils  ser- 
vent un  homme  et  non  une  cause,  l'ambition  d'un 
seul  et  non  la  civilisation  de  tous.  Mois  ils  se  déta- 
chent. C'est  ce  qui  est  arrivé  en  1813.  Il  ne  faut 
pas  <pie  ce  soit  Charlemagne  ou  Bonaparte  qui  se 
défende  contre  les  ennemis  de  l'orienl  ou  les  enne- 
mis de  L'occident  ;  il  faut  que  ce  soit  l'Europe. 
Quand  L'Europe  centrale  sera  constituée,  et  elle  le 

Sera    un  jour,    l'intérêt    «le    ions   sera   évident;    la 

France  ,  adossée  à  l'Allemagne,  fera  front  à  l'Angle- 
terre, qui  esi,  comme  nous  l'avons  déjà  dit ,  l'espril 
de  commerce,  et  la  rejettera  dans  L'Océan;  l'Alle- 
magne, adossée  ;i  la  France,  fera  front  à  la  llussir, 

qui,  nous  L'avons  dit  de  même,  est  l'esprit  de  con- 
quête, ei  la  rejettera  dans  L'Asie. 


230  CONCLUSION. 

Le  commerce  est  à  sa  place  clans  l'Océan. 

Quanl  à  l'esprit  de  conquête ,  qui  a  la  guerre 
pour  instrument ,  il  retrempe  et  ressuscite  les  civi- 
lisations mortes,  et  tue  les  civilisations  vivantes.  La 
guerre  est  pour  les  unes  la  renaissance,  pour  les 
autres  la  fin.  L'Asie  en  a  besoin,  l'Europe  non. 

La  civilisation  admet  l'esprit  militaire  et  l'esprit 
commercial  ;  mais  elle  ne  s'en  compose  pas  unique- 
ment. Elle  les  combine  dans  une  juste  proportion 
avec  les  autres  éléments  humains.  Elle  corrige  l'es- 
prit guerrier  par  la  sociabilité  ,  et  l'esprit  marchand 
par  le  désintéressement.  S'enrichir  n'est  pas  son 
objet  exclusif;  s'agrandir  n'est  pas  son  ambition  su- 
prême. Éclairer  pour  améliorer ,  voilà  son  but  ;  et  à 
travers  les  passions ,  les  préjugés ,  les  illusions ,  les 
erreurs  et  les  folies  des  peuples  et  des  hommes,  elle 
fait  le  jour  par  le  rayonnement  calme  et  majestueux 
de  la  pensée. 

Résumons.  L'union  de  l'Allemagne  et  de  la  France, 
ce  serait  le  frein  de  l'Angleterre  et  de  la  Russie,  le 
salut  de  l'Europe ,  la  paix  du  monde. 


C'est  ce  que  la  politique  anglaise  et  la  politique 
russe,  maîtresses  du  congrès  de  Vienne,  ont  com- 
pris en  1815. 

Il  y  avait  alors  rupture  de  fait  entre  la  France  et 
l'Allemagne. 

Les  causes  de  cette  rupture  valent  la  peine  d'être 
rappelées  en  peu  de  mois. 

Le  czar,  par  enthousiasme  pour  Bonaparte ,  avait 

été  un  moment  français;  mais  voyant  Napoléon  édi- 
fier le  nord  de  l'Europe  contre  la  Russie,   il  était 

redevenu  russe.   El ,  quelle  que  pûl  être  son  amitié 

d'homme  privé  pour  Alexandre,  Napoléon,  en  for- 
tifiant L'Europe  contre  les  russes,  ne  méritait  aucun 
blâme.    Il  est  aussi   impossible  aux  Cliarlema^ne  el 


238  CONCLUSION. 

aux  Napoléon  de  no  pas  construire  leur  Europe 
d'une  certaine  façon  qu'au  castor  de  ne  pas  bâtir  sa 
hutte  selon  une  certaine  forme  et  contre  un  certain 
vent.  Quand  il  s'agit  de  la  conservation  et  de  la  pro- 
pagation ,  ces  deux  grandes  lois  naturelles ,  le  génie 
a  son  instinct  aussi  sûr,  aussi  fatal ,  aussi  étranger  à 
tout  ce  qui  n'est  pas  le  but,  que  l'instinct  de  la 
brute.  Il  le  suit,  laissez-le  faire,  et,  dans  l'empereur 
comme  dans  le  castor,  admirez  Dieu. 

L'Angleterre,  elle,  n'avait  même  pas  eu  le  mo- 
ment d'illusion  d'Alexandre.  La  paix  d'Amiens  avait 
duré  le  temps  d'un  éclair;  Fox  tout  au  plus  avait 
été  fasciné  par  Bonaparte.  L'Europe  de  Napoléon 
était  bâtie  également  et  surtout  contre  elle  ;  aussi , 
pour  s'allier  à  l'Angleterre,  le  czar  n'eut  qu'à  pren- 
dre sa  main  qui  était  tendue  vers  lui  depuis  long- 
temps. On  sait  les  événements  de  1812.  L'empereur 
Napoléon  s'appuyait  sur  l'Allemagne  comme  sur  la 
France  ;  mais ,  harcelé  de  toutes  parts ,  haï  et  trahi 
par  les  rois  de  vieille  souche  ;  piqué  par  la  nuée  des 
pamphlets  de  Londres  comme  le  taureau  par  un 
essaim  de  frelons ,  gêné  dans  ses  moyens  d'action , 
troublé  dans  son  opération  colossale  et  délicate,  il 
avait  fait  deux  grandes  fautes,  l'une  au  midi,  l'autre 
au  nord  ;  il  avait  froissé  l'Espagne  et  blessé  la 
Prusse.  Il  s'ensuivit  une  réaction  terrible  et  juste 
sous  quelques  rapports.  Comme  l'Espagne,  la  Prusse 
se  souleva.  L'Allemagne  trembla  sous  les  pieds  de 


CONCLUSION.  23y 

l'empereur.  Cherchant  du  talon  son  point  d'appui , 
il  recula  jusqu'en  France,  où  il  retrouva  la  terre 
ferme.  Là,  durant  trois  grands  mois,  il  lutta  comme 
un  géant  corps  à  corps  avec  l'Europe.  Mais  le  duel 
était  inégal;  ainsi  que  dans  les  combats  d'Homère, 
l'Océan  et  l'Asie  secouraient  l'Europe.  L'Océan  vo- 
missait les  anglais;  l'Asie  vomissait  les  cosaques. 
L'empereur  tomba;  la  France  se  voila  la  tète;  mais 
avant  de  fermer  les  yeux,  a  L'avant-garde  des  hordes 
russes,  elle  reconnut  l'Allemagne. 

De  là  une  rupture  entre  les  deux  peuples.  L'Al- 
lemagne avait  sa  rancune;  la  France  eut  sa  colère 

Mais  chez  des  nations  généreuses ,  sœurs  par  le 
sang  et  par  la  pensée,  les  rancunes  passent,  les  co- 
lères tombent;  le  grand  malentendu  de  1813  devait 
finir  par  s'éclaircir.  L'Allemagne,  héroïque  dans  la 
guerre,  redevient  rêveuse  à  la  paix.  Tout  ce  qui  est 
illustre,  tout  ce  cpii  est  sublime,  même  hors  de  sa 
frontière,  plaît  à  son  enthousiasme  sérieux  et  désin- 
téressé. Quand  son  ennemi  est  digne  d'elle,  elle  le 
combat  tant  qu'il  est  debout  ;  elle  l'honore  des  qu'il 
est  tombé.   Napoléon  était  trop  grand  pour  qu'elle 
n'en  revint  pas  à  l'admirer,  trop  malheureux  pour 
qu'elle  n'en  vînl  pas  à  l'aimer.  E1  pour  la  France,  à 
qui  Sainte-Hélène  a  serré  le  cœur,  quiconque  ad- 
mire et  aime  l'empereur  esl  français.  Les  deux  na- 
tions étaieni  donc  invinciblement  amenées  dans  un 
temps  donne  a  b'(  ntendre  et  a  se  réconcilier. 


240  CONCLUSION. 

L'Angleterre  et  la  Russie  prévirent  cet  avenir 
inévitable;  et  pour  L'empêcher,  peu  rassurées  par 
la  chute  de  l'empereur,  niolif  momentané  cl»  rup- 
ture, elles  créèrent  entre  l'Allemagne  et  la  France 
un  motif  permanent  de  haine. 

Elles  prirent  à  la  France  et  donnèrent  à  l'Alle- 
magne la  rive  gauche  du  Rhin. 


XI 


Ceci  était  d'une  politique  profonde. 

C'était  entamer  le  grand  état  méridional  du  Rhin 
ébauché  par  Charlemagne,  construit  par  Louis  XIV, 
complété  et  restauré  par  Napoléon.  C'était  affaiblir 
l'Europe  centrale,  lui  créer  faclicemenl  une  sorte 
de  maladie  chronique,  et  la  tuer  peut-être,  avec  le 
temps,  en  lui  mettant  près  du  cœur  un  ulcère  tou- 
jours douloureux  ,  toujours  gangrené.  C'était  faire 
brèche  à  la  France,  à  la  vraie  France,  qui  est  rhé- 
nane comme  elle  est  méditerranéenne;  Ftûnoia 
rhenana,  disent  les  vieilles  chartes  carlovingien- 
nés.  (l'était  poster  une  avant-garde  étrangère  à  cinq 
journées  de  Paris.  C'était  surtout  irriter  à  jamais  I,i 
France  contre  l'Allemagne* 

III.  21 


242  CONCLUSION. 

Cette  politique  profonde,  qu'on  reconnaît  clans  la 
conception  d'une  pareille  pensée  ,  se  retrouve  dans 
l'exécution. 

Donner  la  rive  gauche  du  Rhin  à  l'Allemagne , 
c'était  une  idée.  L'avoir  donnée  à  la  Prusse,  c'est 
un  chef-d'œuvre. 

Chef-d'œuvre  de  haine ,  de  ruse ,  de  discorde  et 
de  calamité  ;  mais  chef-d'œuvre.  La  politique  en  a 
comme  cela. 

La  Prusse  est  une  nation  jeune  ,  vivace,  énergi- 
que, spirituelle ,  chevaleresque  ,  libérale,  guerrière, 
puissante.  Peuple  d'hier  qui  a  demain.  La  Prusse 
marche  à  de  hautes  destinées,  particulièrement  sous 
son  roi  actuel,  prince  grave,  noble,  intelligent  cl 
loyal ,  qui  est  digne  de  donner  à  son  peuple  cette 
dernière  grandeur,  la  liberté.  Dans  le  sentiment 
vrai  et  juste  de  son  accroissement  inévitable,  par  un 
point  d'honneur  louable ,  quoique  à  notre  avis  mal 
entendu,  la  Prusse  peut  vouloir  ne  rien  lâcher  de  ce 
qu'elle  a  une  fois  saisi. 

La  politique  anglaise  se  garda  bien  de  donner 
celte  rive  gauche  à  l'Autriche.  L'Autriche  évidem- 
ment depuis  deux  siècles  décroît  et  s'amoindrit. 

Au  dix-huitième  siècle,  époque  où  Pierre-le-Grand 
a  fait  la  Russie ,  Frédéric-le-Grand  a  fait  la  Prusse  ; 
et  il  l'a  faite  en  grande  partie  avec  des  morceaux  de 
l'Autriche. 


CONCLUSION.  243 

L'Autriche ,  c'est  le  passé  de  l'Allemagne  ;  la 
Prusse,  c'est  l'avenir. 

A  cela  près  que  la  France ,  comme  nous  le  mon- 
trerons tout  à  l'heure,  est  à  la  fois  vieille  et  jeune, 
ancienne  et  neuve ,  la  Prusse  est  en  Allemagne  ce 
que  la  France  est  en  Europe. 

Il  devrait  y  avoir  entre  la  France  et  la  Prusse  ef- 
fort cordial  vers  le  même  but,  chemin  fait  en  com- 
mun ,  accord  profond ,  sympathie.  Le  partage  du 
Rhin  crée  une  antipathie. 

Il  devrait  y  avoir  amitié  ;  le  partage  du  Rhin  crée 
une  haine. 

Brouiller  la  France  avec  l'Allemagne,  c'était  quel- 
que chose;  brouiller  la  France  avec  la  Prusse,  c'é- 
tait tout. 

Redisons-le,  l'installation  de  la  Prusse  dans  les 
provinces  rhénanes  a  été  le  fait  capital  (\u  congrès 
de  Vienne.  Ce  fut  la  grande  adresse  de  lord  Caslle- 

reagh  et  la  grande  faute  de  M.  de  Talleyrand. 


XIT. 


Du  reste,  dans  le  fatal  remaniement  de  1815,  il 
n'y  a  pas  eu  d'autre  idée  que  celle-là.  Le  surplus  a 
été  fait  au  hasard.  Le  congrès  a  songé  à  désorgani- 
ser la  France,  non  à  organiser  l'Allemagne. 

On  a  donné  des  peuples  aux  princes  et  des  prin- 
ces aux  peuples,  parfois  sans  regarder  les  voisina- 
ges, presque  toujours  sans  consulter  l'histoire,  le 
passé ,  les  nationalités ,  les  amours-propres.  Car  les 
nations  aussi  ont  leurs  amours-propres  qu'elles  écou- 
tent souvent,  disons-le  à  leur  honneur,  plus  que 
leurs  intérêts. 

Un  seul  exemple,  qui  est  éclatant,  suffira  pour 
indiquer  de  quelle  manière  s'est  fait  sous  ce  rap- 
port le  travail  du  congrès.  Mayence  est  une  ville 


CONCLUSION.  245 

illustre.  Mayence ,  au  neuvième  siècle ,  était  assez 
forte  pour  châtier  son  archevêque  Hatto  ;  Mayence  , 
au  douzième  siècle ,  était  assez  puissante  pour  dé- 
fendre contre  l'empereur  et  l'empire  son  archevê- 
que Adalbert.  Mayence,  en  1225,  a  été  le  centre  de 
la  hanse  rhénane  et  le  nœud  des  cent  villes.  Elle  a 
été  la  métropole  des  minncsaenger,  c'est-à-dire  de 
la  poésie  gothique;  elle  a  été  le  berceau  de  l'impri- 
merie, c'est-à-dire  de  là  pensée  moderne.  Elle  garde 
et  montre  encore  la  maison  qu'ont  habitée,  de  H43 
à  1450,  Gutenberg,  Jean  Fust  et  Pierre  Schœffer, 
et  qu'elle  appelle  par  une  magnifique  et  juste  assi- 
milation Dreykœnigshof ,  la  maison  des  trois 
rois.  Pendant  huit  cents  ans  Mayence  a  été  la  capi- 
tale du  premier  des  électorals  germaniques  ;  pendant 
vingt  ans  Mayence  a  été  un  des  fronts  de  la  France. 
Le  congrès  l'a  donnée  comme  une  bourgade  à  un 
étal  <lu  cinquième  ordre,  à  la  liesse. 

Mayence  avait  une  nationalité  distincte,  tranchée, 
hautaine  et  jalouse  L'électoral  de  Mayence  pesait 
en  Europe.  Aujourd'hui  elle  a  garnison  étrangère. 
Elle  n'est  plus  qu'une  sorte  de  corps-de-garde  où 

l'Autriche  et  la  Prusse  foui  l'action,    l'œil  l\\('  sur  la 

France. 

Mayence  avait  gravé  en  1135  sur  les  portes  de 
bronze  (pie  lui  avait  données  Willigis  les  libertés 
que  lui  avait  données  Ad.ilheri.  Elle  a  encore  les 
portes  de  bronze,  mais  elle  n'a  plus  les  libertés, 

ai. 


246  CONCLUSION. 

Dans  le  plus  profond  de  son  histoire ,  Mayoncc  a 
des  souvenirs  romains  ;  le  tombeau  de  Drusus  est 
chez  elle.  Elle  a  des  souvenirs  français;  Pépin,  le 
premier  roi  de  France  qui  ait  été  sacré,  a  été  sacré, 
en  750,  par  un  archevêque  de  Mayence ,  saint  Bo- 
niface.  Elle  n'a  point  de  souvenirs  hessois,  à  moins 
que  ce  ne  soit  celui-ci  :  au  seizième  siècle,  son  ter- 
ritoire fut  ravagé  par  Jean-le-Batailleur,  landgrave 
de  Hesse. 

Ceci  montre  comment  le  congrès  de  Vienne  a 
procédé.  Jamais  opération  chirurgicale  ne  s'est  faite 
plus  à  l'aventure.  On  s'est  hâté  d'amputer  la  France, 
de  mutiler  les  nationalités  rhénanes ,  d'en  extirper 
l'esprit  français.  On  a  violemment  arraché  des  mor- 
ceaux de  l'empire  de  Napoléon;  l'un  a  pris  celui-ci, 
l'autre  celui-là ,  sans  regarder  même  si  le  lambeau 
par  hasard  ne  souffrait  pas,  s'il  n'était  pas  séparé  de 
son  centre ,  c'est-à-dire  de  son  cœur,  s'il  pouvait 
reprendre  vie  autrement  et  se  rattacher  ailleurs. 
On  n'a  posé  aucun  appareil ,  on  n'a  fait  aucune  li- 
gature. Ce  qui  saignait  il  y  a  vingt-cinq  ans  saigne 
encore. 

Ainsi,  on  a  donné  à  la  Bavière  quelques  anneaux 
de  la  chaîne  des  Vosges,  vingt-six  lieues  de  long  sur 
vingt  et  une  de  large ,  cinq  cent  dix-sept  mille  qua- 
tre-vingts âmes ,  trois  morceaux  de  nos  trois  dépar- 
lements de  la  Sarre ,  du  Bas-Rhin  et  du  Mont- 
Tonnerre.  Avec  ces  trois  morceaux  la  Bavière  a  fait 


CONCLUSION.  247 

quatre  districts.  Pourquoi  ces  chiffres  et  pas  d'au- 
tres? Cherchez  une  raison;  vous  ne  trouvez  que  le 
caprice. 

On  a  donné  à  Hesse-Darmstadt  le  bout  septen- 
trional des  Vosges ,  le  nord  du  département  du 
Mont-Tonnerre,  et  cent  soixante-treize  mille  quatre 
cents  âmes.  Avec  ces  âmes  et  ces  Vosges,  la  Hesse  a 
fait  onze  cantons. 

Si  l'on  promène  son  regard  sur  une  carte  d'Alle- 
magne vers  le  confluent  du  Mein  et  du  Rhin,  on 
est  agréablement  surpris  d'y  voir  s'épanouir  une 
grande  fleur  à  cinq  pétales,  découpée  en  1815  par 
les  ciseaux  délicats  du  congrès.  Francfort  est  le  pis- 
til de  cette  rose.  Ce  pistil ,  où  vivent  en  plein  déve- 
loppement deux  bourgmestres,  quarante-deux  séna- 
teurs, soixante  administrateurs  et  quatre-vingt-cinq 
législateurs,  contient  quarante-six  mille  habitants, 
dont  cinq  mille  juifs.  Les  cinq  pétales,  peints  tous 
sur  la  carte  de  différentes  couleurs,  appartiennent  à 
cinq  états  différents  :  le  premier  est  à  la  Bavière,  le 
deuxième  es!  .:i  Hesse-Cassel,  le.  troisième  à  Hesse- 
Bombourg,  le  quatrième  à  Nassau  ,  le  cinquième  a 
Hesse-Darmstadt,, 

Était-il  nécessaire  d'accommoder  el  d'envelopper 
de  cette  façon  une  noble  ville  où  il  semble,  lors- 
qu'on y  est,  (prou  sente  battre  le  cœur  de  l'Alle- 
magne? Les  empereurs  j  étaient  élus  h  couronnés; 
la  diète  germanique  j  délibère;  Goethe  j  est  né. 


î>48  CONCLUSION. 

Lorsqu'il  parcourt  aujourd'hui  les  provinces  rhé- 
nanes, sur  lesquelles  rayonnait  il  n'y  a  pas  trente 
ans  celte  puissante  homogénéité  qui  a  pénétré  si 
profondément  en  inoins  d'un  siècle  et  demi  l'antique 
landgraviat  d'Alsace,  le  voyageur  rencontre  de  temps 
à  autre  un  poteau  hlanc  et  hleu  ,  il  est  en  Bavière  ; 
puis  voici  un  poteau  hlanc  et  rouge ,  il  est  dans  la 
Hesse  ;  puis  voilà  un  poteau  blanc  et  noir ,  il  est  en 
Prusse.  Pourquoi  ?  Y  a-t-il  une  raison  à  cela  ?  A-t- 
on passé  une  rivière,  une  muraille,  une  montagne? 
A-t-on  touché  une  frontière  ?  Quelque  chose  s'est-il 
modifié  dans  le  pays  qu'on  a  traversé?  Non.  Txien 
n'a  changé  que  la  couleur  des  poteaux.  Le  fait  est 
qu'on  n'est  ni  en  Prusse,  ni  dans  la  Hesse,  ni  en 
Bavière  ;  on  est  sur  la  rive  gauche  du  Rhin,  c'est-a- 
dire  en  France ,  comme  sur  la  rive  droite  on  est  en 
Allemagne. 

Insistons  donc  sur  ce  point,  l'arrangement  de 
1815  a  été  une  répartition  léonine.  Les  rois  ne  se 
sont  dit  qu'une  chose  :  Partageons.  —  Voici  la 
robe  de  Joseph  ,  déchirons-la ,  et  que  chacun  garde 
ce  qui  lui  restera  aux  mains.  —  Ces  pièces  sont  au- 
jourd'hui cousues  au  bas  de  chaque  état  ;  on  peut 
les  voir  ;  jamais  loques  plus  bizarrement  déchique- 
tées n'ont  traîné  sur  une  mappemonde.  Jamais  hail- 
lons ajustés  bout  à  bout  par  la  politique  humaine 
n'ont  caché  et  travesti  plus  étrangement  les  éternels 
et  divins  compartiments  des  fleuves,  des  mers  et 
des  montagnes. 


CONCLUSION.  249 

Et ,  tôt  ou  tard  les  nobles  nations  du  Rhin  y  ré- 
fléchiront, c'est  d'elles  que  le  congrès  s'est  le  moins 
préoccupé.  On  a  pu  entrevoir  dans  ces  quelques 
lignes  nécessairement  sommaires  avec  quel  dédain 
le  congrès  a  traité  l'histoire,  le  passé,  les  affinités 
géographiques  et  commerciales,  tout  ce  qui  consti- 
tue l'entité  des  nations.  Chose  remarquable,  on  dis- 
tribuait des  peuples  et  l'on  ne  songeait  pas  aux  peu- 
ples. On  s'agrandissait ,  on  s'arrondissait,  on  s'éten- 
dait, voilà  tout.  Chacun  payait  ses  dettes  avec  un 
peu  de  la  France.  On  faisait  des  concessions  viagères 
et  des  concessions  à  réméré.  On  s'accommodait 
entre  soi.  Tel  prince  demandait  des  arrhes;  on  lui 
donnait  une  ville.  Tel  autre  réclamait  un  appoint  ; 
on  lui  jetait  un  village. 

Mais  sous  cette  légèreté  apparente,  nous  l'avons 
indiqué,  il  y  avait  une  pensée  profonde,  une  pensée 
anglaise  et  russe  qui  s'e\éculait,  disons-le,  aussi  bien 
aux  dépens  de  ['Allemagne  qu'aux  dépens  de  la 
France.  Le  Rhin  est  le  Heine  qui  doit  les  unir;  on 
en  a  fait  le  Qeuve  qui  les  divise. 


XIII 


Cette  situation  évidemment  est  factice,  violente, 
contre  nature ,  et  par  conséquent  momentanée.  Le 
temps  ramène  tout  à  l'équation  ;  la  France  revien- 
dra à  sa  forme  normale  et  à  ses  proportions  néces- 
saires. A  notre  avis ,  elle  doit  et  elle  peut  y  revenir 
pacifiquement ,  par  la  force  des  choses  combinée 
avec  la  force  des  idées.  A  cela  pourtant  il  y  a  deux 
obstacles  : 

Un  obstacle  matériel  ; 

Un  obstacle  moral. 


XIV 


L'obstacle  matériel ,  c'est  la  Prusse. 

Nous  ne  reviendrons  pas  sur  ce  que  nous  avoua 
déjà  dit  à  ce  sujet.  Il  est  impossible  pourtant  que 
dans  un  temps  donné  la  Prusse  ne  reconnaisse  pas 
trois  choses  : 

La  première,  c'est  que,  le  caractère  personnel  «les 
primes  toujours  laissé  hors  de  question,  l'alliance 

Hisse  n'est  pas  et   ne  peul    p;is  èlre  un  fait  simple  el 

clair  pour  un  étal  de  l 'Europe  centrale.  Ce  sont  là 
des  rapprochements  donl  l'arrière-pensée  est  trans- 
parente. Entre  royaumes  el  entre  peuples  on  peut 
s'. muer  de  beaucoup  de  façons,  i.a  Russie  aime  L'Al- 
lemagne  comme  L'Angleterre  aime  le  Portugal  el 
L'Espagne,  comme  le  Loup  aime  te  mouton. 


252  ro.NCLI  MU\. 

La  deuxième,  c'est  que,  malgré  tous  les  efforts 
de  la  Prusse  depuis  vingt-cinq  ans ,  malgré  force 
concessions  de  bien-être ,  comme  l'abaissement  des 
taxes  sur  le  tabac  ,  le  houblon  et  le  vin,  si  paternel 
qu'ait  été  son  gouvernement ,  et  nous  le  reconnais- 
sons ,  la  rive  gauche  du  Rhin  est  restée  française  ; 
tandis  que  la  rive  droite,  naturellement  et  nécessai- 
ment  allemande,  est  devenue  tout  de  suite  prus- 
sienne. Parcourez  la  rive  droite,  entrez  dans  les  au- 
berges, dans  les  tavernes,  dans  les  boutiques  ;  par- 
tout vous  verrez  le  portrait  du  grand  Frédéric  et  la 
bataille  de  Rosbach  accrochés  au  mur.  Parcourez  la 
rive  gauche,  visitez  les  mêmes  lieux,  partout  vous  y 
trouverez  Napoléon  et  Austcrlitz,  protestation  muette. 
La  liberté  de  la  presse  n'existe  pas  dans  les  posses- 
sions prussiennes ,  mais  la  liberté  de  la  muraille  y 
existe  encore ,  et  elle  suffit ,  comme  on  voit ,  pour 
rendre  publiques  les  pensées  secrètes. 

En  troisième  lieu ,  la  Prusse  remarquera  que  son 
état ,  tel  que  les  congrès  l'ont  coupé ,  est  mal  fait. 
Qu'est-ce  en  effet  que  la  Prusse  aujourd'hui  ?  Trois 
îles  en  terre  ferme.  Chose  bizarre  à  dire,  mais  vraie. 
Le  Rhin,  et  surtout  le  défaut  de  sympathie  et  d'u- 
nité, divisent  en  deux  le  grand-duché  du  Bas-Rhin, 
qui  est  lui-même  séparé  de  la  vieille  Prusse  par  un 
détroit  où  passe  un  bras  de  la  confédération  germa- 
nique et  où  le  Hanovre  et  la  Hesse  électorale  font 
leur  jonction.  Entre  les  deux  points  les  plus  rap- 


CONCLUSION.  253 

proches  de  ce  détroit,  Liebenau  et  Wilzenhs,  est 
précisément^  situé  Cassel,  comme  pour  interdire  toute 
communication.  Etrange  sujétion  presque  absurde  à 
exprimer,  le  roi  de  Prusse  ne  peut  aller  chez  lui 
sans  sortir  de  chez  lui. 

Il  est  évident  que  ceci  encore  n'est  qu'une  situa- 
tion provisoire. 

La  Prusse,  disons-le-lui  à  elle-même,  tend  à  de- 
venir et  deviendra  un  grand  royaume  homogène,  lié 
dans  toutes  ses  parties,  puissant  sur  terre  et  sur 
mer.  A  l'heure  qu'il  est  la  Prusse  n'a  de  ports  que 
sur  la  Baltique,  mer  dont  la  profondeur  n'atteint 
pas  les  huit  cents  pieds  du  lac  de  Constance,  mer 
plus  facile  à  fermer  encore  que  la  Méditerranée  et 
qui  n'a  pas,  comme  la  Méditerranée,  l'inappré- 
ciable avantagé  d'être  le  bassin  même  de  la  civilisa- 
lion.  Un  peuple  enfermé  dans  la  Méditerranée  a  pu 
devenir  Rome.  Que  deviendrait  un  peuple  enfermé 
dans  la  Baltique  ?  Il  faut  à  la  Prusse  des  ports  sur 
l'Océan. 

Nul  n'a  le  secrel  de  l'avenir,  et  Dieu  seul,  de  son 
doigt  inflexible,  avance,  recule  ou  efface  souverai- 
nement les  lignes  vertes  et  rouges  que  les  hommes 
tracenl  sur  les  mappemondes.  Mais  dès  l\  présenl  on 
peut  le  constater,  car  une  partie  en  esl  déjà  visible, 
le  travail  divin  se  fait.  Des  à  présenl  la  Providence 
remel  en  ordre,  avec  s;>  lenteur  infaillible  et  majes- 
tueuse, ce  qu'on I  dérangé  les  congrès.  Eu  séparant, 

III.  22 


254  CONCLUSION. 

par  l'avènement  béni  d'une  jeune  fille,  la  ronronne 
de  Hanovre  de  la  couronne  d'Angleterre,  en  isolant 
le  petit  royaume  du  grand,  en  frappant  de  din  rses 
incapacités  morales  et  physiques,  on  pourrait  dire 
de  tous  les  aveuglements  à  la  fois,  la  branche  de 
Brunswick  restée  allemande  ou  redevenue  allemande, 
c'est-à-dire  en  la  marquant  pour  une  extinction  pro- 
chaine, il  semble  qu'elle  laisse  déjà  entrevoir  son 
moyen  et  son  but  :  le  Hanovre  à  la  Prusse  et  le 
Rhin  à  la  France. 

Quand  nous  disons  le  Rhin,  nous  entendons  la 
rive  gauche.  Or  la  Prusse  a  plus  de  rive  droite  que 
de  rive  gauche  ,  et  elle  gardera  la  rive  droite. 

Pour  le  Hanovre,  l'incorporation  à  la  Prusse,  c'est 
un  grand  pas  vers  la  liberté ,  la  dignité  et  la  gran- 
deur. Pour  la  Prusse,  la  possession  du  Hanovre, 
c'est  d'abord  l'homogénéité  du  territoire,  la  suppres- 
sion du  détroit  et  de  l'obstacle,  la  jonction  du  duché 
du  Rhin  à  la  vieille  Prusse;  ensuite,  c'est  l'absorp- 
tion inévitable  de  Hambourg  et  d'Oldenbourg,  c'est 
l'Océan  ouvert,  la  navigation  libre,  la  possibilité 
d'être  aussi  puissante  par  la  marine  que  par  l'armée» 

Qu'est-ce  que  la  rive  gauche  du  Rhin  h  côté  de 
tout  cela  ? 

Quant  à  l'Allemagne  proprement  dite ,  c'est  dans 
les  principautés  du  Danube  que  sont  ses  compensa- 
tions futures.  Ycsl-i]  pas  évident  que  l'empire  otto- 
man diminue  et  s'atrophie  pour  que  l'Allemagne 
s'agrandisse? 


XV 


L'obstacle  moral,  c'est  l'inquiétude  que  la  Franco 
éveille  en  Europe. 

La  France  en  effel ,  pour  le  monde  entier,  c'esl  la 
pensée,  c'esl  l'intelligence,  la  publicité,  le  livre,  la 
presse,  la  tribune,  la  paroi.'  ;  «'est  la  langue,  la  pire 
des  choies,  dit  Ésope  ;  —  la  meilleure  aussi. 

Pour  apprécier  quelle  est  l'influence  «le  la  France 
dans  l'atmosphère  continentale  et  quelle  lumière  et 

quelle  chaleur  elle  y  répand,  il  snllil  de  comparera 
l'Europe  d'il  J  a  deui  cents  ans  ,   dont  nous   avons 

crayonné  le  tableau  en  commençant,  l'Europe  d'au- 
jourd'hui. 

S'il  est  vrai  que  le  progrès  des  sociétés  soit,  al 
nous  le  croyons  fermement,  de  marcher  par  «les 


256  CONCLUSION. 

transformations  lentes,  successives  el  pacifiques,  du 
gouvernement  d'un  seul  au  gouvernement  de  plu- 
sieurs el  du  gouvernement  de  plusieurs  au  gouver- 
nement de  tous;  si  cela  est  vrai,  au  premier  aspect  il 
semble  évident  que  l'Europe,  loin  d'avancer,  comme 
les  bons  esprits  le  pensent ,  a  rétrogradé. 

En  effet,  sans  même  pour  l'instant  faire  figurer 
dans  ce  calcul  les  monarchies  secondaires  de  la  con- 
fédération germanique ,  et  en  ne  tenant  compte  que 
des  états  absolument  indépendants,  on  se  souvient 
qu'au  dix-septième  siècle  il  n'y  avait  en  Europe  que 
douze  monarcliies  béréditaires;  il  y  en  a  dix-sept 
maintenant. 

Il  y  avait  cinq  monarchies  électives  ;  il  n'y  en  a 
plus  qu'une,  le  Saint-Siège. 

Il  y  avait  huit  républiques:  il  n'y  en  a  plus  qu'une, 
la  Suisse. 

La  Suisse,  il  faut  d'ailleurs  l'ajouter,  n'a  pas  seu- 
lement survécu,  elle  s'est  agrandie.  De  treize  cantons 
elle  est  montée  à  vingt-deux.  Disons-le  en  passant, 
■ —  car,  si  nous  insistons  sur  les  causes  morales, 
nous  ne  voulons  pas  omettre  les  causes  physiques , 
—  toutes  les  républiques  qui  ont  disparu  étaient 
dans  la  plaine  ou  sur  la  mer  ;  la  seule  qui  soit  restée 
était  dans  la  montagne.  Les  montagnes  conservent 
les  républiques.  Depuis  cinq  siècles,  en  dépit  des 
assauts  et  des  ligues,  il  y  a  trois  républiques  mon- 
tagnardes dans  l'ancien  continent  :  une  en  Europe , 


CONCLUSION.  257 

la  Suisse ,  qui  tient  les  Alpes  ;  une  en  Afrique- , 
l'Abyssinie1,  qui  tient  les  montagnes  delà  Lune; 
une  en  Asie,  la  Circassic,  qui  tient  le  Caucase. 

Si,  après  l'Europe,  nous  examinons  la  confédé- 
ration  germanique  ,  ce  microcosme  de  l'Europe , 
voici  ce  qui  apparaît  :  à  part  la  Prusse  et  l'Autriche, 
qui  comptent  parmi  les  grandes  monarchies  indé- 
pendantes ,  les  six  principaux  états  de  la  confédéra- 
tion germanique  sont  :  la  Bavière ,  le  Wurtemberg , 
la  Saxe,  le  Hanovre,  la  Hesse  et  Bade.  De  ces  six 
états,  les  quatre  premiers  étaient  des  duchés,  ce 
sont  aujourd'hui  des  royaumes  ;  les  deux  derniers 
étaient ,  la  Hesse  un  landgravial  et  Bade  un  margra- 
viat, ce  sont  aujourd'hui  des  grands-duchés. 

Quant  aux  états  électifs  et  viagers  du  corps  ger- 
manique, ils  étaient  nombreux  et  comprenaient  une 
foule  de  principautés  ecclésiastiques  ;  tous  ont  cessé 
d'exister,  el  à  leur  tête  se  sont  éclipsés  pour  jamais 
les  trois  grands  électorals  archiépiscopaux  du  Rhin. 

Si  nous  passons  aus  étais  populaires ,  nous  trou- 
vons ceci:  il  y  avait  en  Allemagne  soixante-dix  villes 
libres  ;  il  n'y  en  a  plus  que  quatre  :  l'rancforl-sur- 
le-Mein,  Hambourg,  Lubeck  et  Brème. 

Mi  qu'on  le  remarque  bien  ,  pour  faire  ce  rappro- 
chement nous  ne  nous  sommes  pas  mis  dans  les 
conditions  les  plus  favorables  à  ce  que  nous  voulions 

1  Le     \Ii\-.nmis  repoiisucnl   < e  injurieux  le  nom  A'AhjrS' 

"m.  Il    -  •  | ' i > >  lient    tgasiiens,  ce  qui  lignifie  libres, 

■>.->.. 


258  CONCLUSION. 

démontrer,  car  si  au  lieu  de  1630  nous  avions  choisi 
1650,  par  exemple,  nous  aurions  pu  retrancher 
aux  états  monarchiques  et  ajouter  aux  états  démo- 
cratiques du  dix-septième  siècle  la  république  an- 
glaise qui  a  disparu  aujourd'hui  comme  les  autres. 

Poursuivons 

Des  cinq  monarchies  électives,  deux  étaient  de 
premier  rang,  Rome  et  l'Empire.  La  seule  qui  reste 
maintenant ,  Rome  ,  est  tombée  au  troisième  rang. 

Des  huit  républiques,  une,  Venise,  était  une 
puissance  de  second  rang.  La  seule  qui  subsiste  de 
nos  jours,  la  Suisse,  est,  comme  Rome,  un  élat  de 
troisième  ordre. 

Les  cinq  grandes  puissances  actuellement  diri- 
geantes, la  France,  la  Prusse,  l'Autriche,  la  Russie 
et  l'Angleterre ,  sont  toutes  des  monarchies  hérédi- 
taires. 

Ainsi,  d'après  cette  confrontation  surprenante, 
qui  a  gagné  du  terrain  ?  la  monarchie.  Qui  en  a 
perdu  ?  la  démocratie. 

Voilà  les  faits. 

Eh  bien ,  les  faits  se  trompent.  Les  faits  ne  sont 
que  des  apparences.  Le  sentiment  profond  et  una- 
nime des  nations  dément  les  faits  et  dit  que  c'est  le 
contraire  qui  est  vrai. 

La  monarchie  a  reculé  ,  la  démocratie  a  avancé. 

Pour  cpie  le  côté  libéral  de  la  constitution  de  la 
vieille  Europe  non-seulement  n'ait  rien  perdu,  mais 


CONCLUSION.  259 

encore  ait  prodigieusement  gagné,  malgré  la  multi- 
plication et  l'accroissement  des  royautés,  malgré  la 
chute  de  tous  les  états  viagers  et,  en  quelque  sorte, 
présidentiels  de  l'Allemagne,  malgré  la  disparition 
de  quatre  grandes  monarchies  électives  sur  cinq,  de 
sept  républiques  sur  huit  et  de  soixante-six  villes 
libres  sur  soixante-dix,  il  suffit  d'un  fait  :  la  France 
a  passé  de  l'état  de  monarchie  pure  à  l'état  de  mo- 
narchie populaire. 

Ce  n'est  qu'un  pas,  mais  ce  pas  est  fait  par  la 
France;  et,  dans  un  temps  donné,  tous  les  pas  que 
fait  la  France ,  le  monde  les  fera.  Ceci  est  tellement 
vrai  (pie,  lorsqu'elle  se  hâte ,  le  monde  se  révolte 
contre  elle  et  la  prend  à  partie,  trouvant  plus  facile 
encore  de  la  combattre  que  de  la  suivre.  Aussi  la 
politique  de  la  Fiance  doit-elle  être  une  politique 
conductrice  ci  toujoun  se  résumer  en  deux  mots  : 
ne  jamais  marcher  assez  lentement  pour  arrêter 
l'Europe,  ne  jamais  marcher  assez  \iU'  pour  empo- 
cher l'Europe  de  rejoindre. 

Le  tableau  que  nous  venons  de  dresser  dans  les 
quelques  pages  qui  précèdent  prouve  encore,  el 
prouve  souverainement ,  ceci  :  c'est  que  les  mois  ne 

sniil  rien,  C'est  que  les  idées  sont  tout   A  quoi  hou 

batailler  en  effet  pour  ou  contre  ie  mot  répuùliqve, 
par  exemple,  lorsqu'il  est  démontré  que  sept  répu- 
bliques, quatre  états  électifs  el  soixante-six  villes 
franches  tiennent  moins  de  place  dans  la  civilisation 


260  CONCLUSION. 

européenne  qu'une  idée  de  liberté  semée  par  la 

France  à  tous  les  vents  ! 

lui  eiïet,  les  états  nuisent  ou  servent  à  la  civili- 
sation ,  non  par  le  nom  qu'ils  portent,  niais  par 
l'exemple  qu'ils  donnent.  Un  exemple  est  une  pro- 
clamation. 

Or,  quel  est  l'exemple  que  donnaient  les  républi- 
ques disparues ,  et  quel  est  l'exemple  que  donne  la 
France  ? 

Venise  aimait  passionnément  l'égalité.  Le  doge 
n'avait  que  sa  voix  au  sénat.  La  police  entrait  chez 
le  doge  comme  chez  le  dernier  citoyen,  et,  masquée, 
fouillait  ses  papiers  en  sa  présence  sans  qu'il  osât 
dire  un  mot.  Les  parents  du  doge  étaient  suspects  à 
la  république  par  cela  seul  qu'ils  étaient  parents  du 
doge.  Les  cardinaux  vénitiens  lui  étaient  suspects 
comme  princes  étrangers.  Catherine  Corna ro,  reine 
à  Chypre ,  n'était  à  Venise  qu'une  dame  de  Venise. 
La  république  avait  proscrit  les  titres  héraldiques. 
Un  jour  un  sénateur,  nommé  par  l'empereur  comte 
du  Saint-Empire,  fit  sculpter  en  pierre  sur  le  fronton 
de  sa  porte  une  couronne  comtale  au-dessus  de  son 
blason.  Le  lendemain  matin  la  couronne  avait  dis- 
paru. Le  conseil  des  Dix  l'avait  fait  briser  pendant 
la  nuit  à  coups  de  marteau.  Le  sénateur  dévora 
l'affront  et  fit  bien.  Sous  François  Foscari,  quand  le 
roi  de  Dacie  vint  séjourner  à  Venise ,  la  république 
lui  donna  rang  de  citoyen  ;  rien  de  plus.   Jusqu'ici 


CONCLUSION.  26 1 

tout  va  d'accord,  et  l'égalité  la  plus  jalouse  n'aurait 
rien  à  reprendre.  Mais  au-dessous  des  citoyens  il  y 
avait  les  citadins.  Les  citoyens ,  c'était  la  noblesse  ; 
les  citadins,  c'était  le  peuple.  Or,  les  citadins,  c'est- 
à-dire  le  peuple,  n'avaient  aucun  droit.  Leur  magis- 
trat suprême,  qui  s'appelait  le  chancelier  des  citadins 
et  qui  était  une  façon  de  doge  plébéien,  n'avait  rang 
que  fort  loin  après  le  dernier  des  nobles.  Il  y  avait 
entre  le  lias  et  le  haut  de  l'état  une  muraille  infran- 
chissable ,  el  en  aucun  cas  la  ciladinance  ne  menait 
à  la  seigneurie,  lue  fois  seulement,  au  quatorzième 
siècle,  trente  bour^eoisopulenlsse  ruinèrent  presque 
pour  sauver  la  république  et  obtinrent  en  récom- 
pense,  ou,  pour  mieux  dire,  en  payement,  la  no- 
blesse; mais  cela  fit  presque  une  révolution  ;  et  ces 
trente  noms,  aux  yeux  des  patriciens  purs,  ont  été 
jusqu'à  nos  jours  les  trente  taches  du  livre  d'or.  La 
seigneurie  déclarait  ne  devoir  au  peuple  qu'une  chose, 
le  pain  à  bon  marché.  Joignez  à  cela  le  carnaval  de 
cinq  mois,  et  Juvénal  pourra  dire  :  Panem  ci  eir- 
censes.  Voilà  comment  Venise  comprenait  l'égalité. 
—  Le  droit  public  fiançais  a  aboli  tout  privilège.  Il 
a  proclamé  la  libre  accessibilité  de  toutes  les  apti- 
tudes ii  tous  les  emplois,  et  cette  parité  du  premier 
comme  du  dernier  régnicole  devant  le  droit  politique 

est  la  seule  \raie,  hi  seule  raisonnable  ,  la  seule  ab- 
solue. Quel  que  SOil  le  hasard  de  la  naissance,   elle 

extrait  de  l'ombre,  constate  et  consacre  les  supé- 


262  CONCLUSION. 

riorités  naturelles,  et  par  l'égalité  des  conditions  elle 
met  en  saillie  l'inégalité  des  intelligences. 

Dans  Gênes  comme  dans  Venise  il  y  avait  deux 
états:  la  grande  république,  régie  par  ce  qu'on  ap- 
pelait le  Palais ,  c'est-à-dire  par  le  doge  et  l'aristo- 
cratie ;  la  petite  république,  régie  par  l'office  de 
Saint-Georges.  Seulement,  au  contraire  de  Venise, 
mainte  fois  la  république  d'en  bas  gênait,  entravait, 
et  même  opprimait  la  république  d'en  haut.  La 
communauté  de  Saint-Georges  se  composait  de  tous 
les  créanciers  de  l'état,  qu'on  nommait  les  prêteurs. 
Elle  était  puissante  et  avare  et  rançonnait  fréquem- 
ment la  seigneurie.  Elle  avait  prise  sur  toutes  les 
gabelles,  part  à  tous  les  privilèges,  et  possédait 
exclusivement  la  Corse  qu'elle  gouvernait  rudement. 
Rien  n'est  plus  dur  qu'un  gouvernement  de  nobles, 
si  ce  n'est  un  gouvernement  de  marchands.  Prise 
absolument  et  en  elle-même ,  Gênes  était  une  nation 
de  débiteurs  menée  par  une  nation  de  créanciers.  A 
Venise,  l'impôt  pesait  surtout  sur  la  citadinance;  à 
Gènes,  il  écrasait  souvent  la  noblesse.  —  La  France, 
qui  a  proclamé  l'égalité  de  tous  devant  la  loi,  a  aussi 
proclamé  l'égalité  de  tous  devant  l'impôt.  Elle  ne 
souffre  aucun  compartiment  dans  la  caisse  de  l'état. 
Chacun  y  verse  et  y  puise.  Et  ce  qui  prouve  la  bonté 
du  principe,  de  même  que  son  égalité  politique  res- 
pecte l'inégalité  des  intelligences,  son  égalité  devant 
l'impôt  respecte  l'inégalité  des  fortunes. 


CONCLUSION.  263 

•A  Venise,  l'état  vendait  les  offices,  et  moyennant 

un  droit  qu'on  appelait  dépéi  de  conseil,  les  mi* 
neuis  pouvaient  entrer*  siéger  et  voter  avant  l'âge 
dans  les  assemblées.  —  La  France  a  aboli  la  vénalité 
des  fonctions  publiques. 

A  Venise  le  silence  régnait.  —  En  France  la  pa- 
role gouverne. 

A  Gènes,  la  justice  était  rendue  par  une  rote 
toujours  composée  de  cinq  docteurs  étrangers.  A 
Lucqoes,  la  rote  ne  contenait  que  trois  docteurs, 
le  premier  était  podesta,  le  second  juge  civil,  le 
troisième  juge  criminel  ;  et  non-seulement  ils  de- 
vaient être  étrangers  ,  mais  encore  il  fallait  qu'ils 
fussent  nés  à  plus  de  cinquante  milles  de  Lucques. 
—  La  France  a  établi,  en  principe  et  en  fait,  que  la 
seule  justice  esi  la  justice  du  pays. 

A  Gênes,  le  doge  était  gardé  par  cinq  cents  alle- 
mands; à  Venise,  la  république  était  défendue  en 
teiic  ferme  par  une  armée  étrangère,  toujours  com- 
mandée par  un  général  étranger  :  à  Raguse,  les  lois 
étaient  placées  sous  la  protection  de  cent  hongrois, 
menés  par  leur  capitaine  ,  lesquels  servaient  aux 
exécutions;  à  Lucques,  la  seigneurie  était  protégée 
dans  son  palais  par  cent  soldats  étrangers,  qui, 
comme  les  juges ,  ne  pouvaient  être  nés  à  moins  de 
«implante  milles  de  la  cité.  —  La  France  met  le 
prince,  le  gouvernement  et  le  droit  publie  sous  la 
protection  des  gardes  nationales.  Les  anciennes   ré- 


264  CONCLUSION. 

publiques  semblaient  se  défier  d'elles-mêmes.  La 
France  se  fie  à  la  France. 

A  Lucques ,  il  y  avait  une  inquisition  de  la  vie 
privée ,  qui  s'intitulait  conseil  des  discotes.  Sur 
une  dénonciation  jetée  dans  la  boîte  du  conseil,  tout 
citoyen  pouvait  être  déclaré  discole ,  c'est-à-dire 
homme  de  mauvais  exemple,  et  banni  pour  trois  ans, 
sous  peine  de  mort  en  cas  de  rupture  de  ban.  De  là, 
des  abus  sans  nombre.  —  La  France  a  aboli  tout 
ostracisme.  La  France  mure  la  vie  privée. 

En  Hollande,  l'exception  régissait  tout.  Les  étals 
votaient  par  province  et  non  par  tète.  Chaque  pro- 
vince avait  ses  lois  spéciales,  féodales  en  West-Frise, 
bourgeoises  à  Groningue  ,  populaires  dans  les  Om- 
melandes.  Dans  la  province  de  Hollande,  dix-huit 
villes  seulement i  avaient  droit  d'être  consultées  pour 
les  affaires  générales  et  ordinaires  de  la  république  ; 
sept  autres2  pouvaient  être  admises  à  donner  leur 
avis,  mais  uniquement  lorsqu'il  s'agissait  de  la  paix 
ou  de  la  guerre,  ou  de  la  réception  d'un  nouveau 
prince.  Ces  vingt-cinq  exceptées,  aucune  des  autres 
villes  n'était  consultée,  celles-là  parce  qu'elles  ap- 


1  Donlrectit,  Harlem,  Delft,  Leyde,  Amsterdam,  Coude,  Ro!- 
lerdam  ,  Gorcum  ,  Schiedam  ,  Schoonhewe  ,  Briel  ,  ilcmar , 
Hoorne,  Inchuisem,  Edaui,  Monickendam ,  Mcdemfolvck,  ci 
Purmeseynde. 

2  Woordem,  Oudewater,  Ghertruydenberg ,  Heusden,  Naer- 
ilcii ,  Weesp  et  Miiyden. 


CONCLUSION.  265 

partenaient  à  dos  seigneurs  particuliers,  celles-ci 
parce  qu'elles  c'étaient  pas  villes  fermées.  Trois 
villes  impériales  ,  battant  monnaie  ,  gouvernaient 
l'Ower-Yssel,  chacune  avec  une  prérogative  inégale; 
Deventer  était  la  première  ,  Campcn  la  seconde  et 
Zwol  la  troisième.  Les  villes  et  les  villages  du  duché 
de  Brabant  obéissaient  aux  états-généraux  sans  avoir 
le  droit  d'y  être  représentés.  —  En  France ,  la  loi 
est  une  pour  toutes  les  cités  comme  pour  tous  les 
citoyens. 

Genève  était  protestante,  mais  Genève  était  into- 
lérante. Le  pétillement  sinistre  des  bûchers  accom- 
pagnait la  voix  querelleuse  de  ses  docteurs.  Le  fagot 
de  Calvin  s'allumait  aussi  bien  et  flambait  aussi  clair 
à  Genève  que  le  fagot  de  Torquemada  à  Madrid.  — 
La  France  professe,  affirme  et  pratique  la  liberté  de 
conscience, 

Qui  h'  croirait  ï  la  Suisse,  en  apparence  populaire 
ci  paysanne,  étail  un  paysde  privilège,  de  hiérarchie 
ri  d'inégalité.  La  république  étail  partagée  en  trois 
lé-ions.  I  ;i  première  région  comprenait  les  treize 
canions  et  axait  la  souveraineté.  La  deuxième  région 
contenait  l'abbé  el  la  ville  de  Saint-Gall,  les  Grisons, 
les  Valaisans ,  Richterschwyl ,  Biel  et  Mulhausen.  La 

troisième  région  englobait  sous  une  sujétion  passive 
les  pays  conquis,  soumis  ou  achetés,  (.es  pav  s  étaient 

gouvernés  de  la  façon  la  plus  inégale  el  la  plus  sin- 
gulière. Ainsi,  Bade  en  Argovie,  acquise  en  l/ii5, 

ni. 


366  CONCLUSION. 

et  la  Turgo\ie,  acquise  en  I/16O,  appartenaient  mi 
huit  premiers  cantons.  Les  sept  premiers  cantons 
régissaient  éxclusirement  les  Libres  Provinces  prises 

en  Hl 5  et  Sargans  vendu  à  la  Suisse  en  1/j83  par 
le  comte  Georges  de  Werdenberg.  Les  trois  premiers 
cantons  étaient  suzerains  de  Bilitona  et  de  Bellinzona. 
Ragatz,  Lugano,  Locarno,  Mertdrisio,  le  Val-Maggia, 
donnés  à  la  Confédération  en  1513  par  François 
Sforce  ,  duc  de  Milan ,  obéissaient  à  tous  les  cantons , 
Appenzell  excepté.  —  La  France  n'admet  pas  de 
hiérarchie  entre  les  parties  du  territoire.  L'Alsace 
est  égale  à  la  Touraine,  le  Dauphiné  est  aussi  libre 
que  le  Maine,  la  Francbe-Comté  est  aussi  souveraine 
que  la  Bretagne ,  et  la  Corse  est  aussi  française  que 
l'Ile-de-France. 

On  le  voit,  et  il  suffit  pour  cela  d'examiner  la 
comparaison  que  nous  venons  d'ébaueber ,  les  an- 
ciennes républiques  exprimaient  des  généralités  lo- 
cales; la  France  exprime  des  idées  générales. 

Les  anciennes  républiques  représentaient  des  in- 
térêts. La  France  représente  des  droits. 

Les  anciennes  républiques,  venues  au  hasard, 
étaient  le  fruit  tel  quel  de  l'histoire ,  du  passé  et  du 
sol.  La  France  modifie  et  corrige  l'arbre ,  et  sur  un 
passé  qu'elle  subit  greffe  un  avenir  qu'elle  choisit. 

L'inégalité  entre  les  individus ,  entre  les  villes , 
entre  les  provinces ,  l'inquisition  sur  la  conscience  , 
l'inquisition  sur  la  vie  privée,  l'exception  dans  l'impôt, 


CONCLUSION.  267 

la  vénalité  des  charges,  la  division  par  castes ,> 
saence  imposé  à  la  pensée, .la  défiai  feite  toi  de 

rétat    une  justice  étrangère  clans  la  cité  ,  une  année 
étrangère  dans  le  pays,  voifâ  ce  qu'admettaient  selon 
le  besoin  de  leur  politique  on  de  lenrs  intérêts  les 
ânciennes  républiques.  -La  nation  une,  le  droit 
égal,  ,a  conscience  inviolable ,  la  pensée  reine ,  li 
privilégeaholi,  l'impôt  consenti, la  justice  nationale, 
?armée  nationale,  voUà ce  que  proclame  la  France. 
,  es  anciennes  républiques  résultaient  toujours,!  un 
cas  donné,  souvent  unique,  d'une  coÏQcidence  ne 
phénomènes,  d'un  arrangement  fortuit  d éléments 

disparates,  d'un  accident;  jamais  d'un  système,  ta 
France  croit  en  même  temps  qu'elle  est;  elle  discute 

M  base  et  la  critique,  et  l'éprouve  assise  par  aaase; 
elle  pose  des  dogmes  et  en  conclut  l'état;  elle  a  une 
foi,  l'amélioration;  un  culte,  la  liberté;  un  évangile 
l,  vrai  en  tout.  Les  républiques  disparues  vivaient 
petitemenl  el  sobremen.  dans  leur  cbétif  ménage 
p0litiqUe;  elles  songeaient  à  elles  et  nenqu  à  eUes, 

enea  ne  proclamaient  rien ,  elles  n'enseignaient  rien; 
eues  ne  gênaient  ni  n'enlaidissaient  aucun  deapousme 

par  le  voisinage  de  leur  libertéi  elles  n'avaient  rien 
en  eues  qui  pût  aller  aui  autres  nations.  U  France, 
elle,  stipule  pour  le  peuple  et  pour  tous  les  peuples, 
pourl'hommeetpQurtousleshorames,  pour  la  con- 
tenue el  pour  toutes  les  consciences,  EUe  a  ce  qui 
sauvc  1rs  nations,  l'unité;  elle  n'a  pu  ce  qui  m 


268  CONCLUSION. 

perd,  l'égoïsmc.  Pour  elle,  conquérir  des  provinces, 
c'est  bien  ;  conquérir  des  esprits,  c'csl  mieux.  Les 
républiques  dupasse,  crénelées  dans  leur  coin,  fai- 
saient toutes  quelque  chose  de  limité  et  de  spécial  ; 
leur  forme,  insistons  sur  ce  point,  était  inapplicable 
à  autrui  ;  leur  but  ne  sortait  point  d'elles-mêmes. 
Celle-ci  construisait  une  seigneurie,  celle-là  une 
bourgeoisie,  cette  autre  une  commune,  cette  dernière 
une  boutique.  La  France  construit  la  société  humaine. 

Les  anciennes  républiques  se  sont  éclipsées.  Le 
monde  s'en  est  à  peine  aperçu.  Le  jour  où  la  France 
s'éteindrait,  le  crépuscule  se  ferait  sur  la  terre. 

Nous  sommes  loin  de  dire  pourtant  que  les  an- 
ciennes républiques  furent  inutiles  au  progrès  de 
l'Europe ,  mais  il  est  certain  que  la  France  est  né- 
cessaire. 

Pour  tout  résumer  en  un  mot ,  des  anciennes  ré- 
publiques il  ne  sortait  que  des  faits;  de  la  France  il 
sort  des  principes. 

Là  est  le  bienfait.  Là  aussi  est  le  danger. 

De  la  mission  même  que  la  France  s'est  donnée, 
c'est-à-dire,  selon  nous,  a  reçue  d'en  haut,  il  résidte 
plus  d'un  péril,  surtout  plus  d'une  alarme. 

L'extrême  largeur  des  principes  français  fait  que 
les  autres  peuples  peuvent  vouloir  se  les  essayer.  Être 
Venise,  cela  ne  tenterait  aucune  nation  ;  êtrela  France, 
cela  les  tenterait  toutes.  De  là  des  entreprises  éven- 
tuelles que  redoutent  les  couronnes. 


CONCLUSION.  209 

La  Franco  parle  haut,  et  toujours,  et  à  tous.  De 
là  un  grand  bruit  qui  fait  veiller  les  uns  ;  de  là  un 
grand  ébranlement  qui  fait  trembler  les  autres. 

Souvent  ce  qui  est  promesse  aux  peuples  semble 
menace  aux  princes. 

Souvent  aussi  qui  proclame  déclame. 
La  France  propose  beaucoup  de  problèmes  à  la 
méditation  des  penseurs.  Mais  ce  qui  fait  méditer  les 
penseurs  fait  aussi  songer  les  insensés. 

Parmi  ces  problèmes,  il  y  en  a  quelques-uns  que 
les  esprits  puissants  el  \  mis  résolvent  par  le  bon  sens  ; 
il  v  en  ;.  d'autres  que  les  esprits  faux  résolvent  par 
le  sophisme;  il  y  en  a  d'autres  (pie  les  «-spriis  farou- 
ches résolvent  par  l'émeute,  le  guet-apens  ou  l'as- 
sassinat. 

Et  pins  t  _  et  ceci  d'ailleurs  est  l'inconvénient  des 
théories,  —  on  commence  par  nier  le  privilège,  et 
l'on  a  raison  tout  à  fait;  puis  on   nie  L'hérédité,  ''t 
l'on  n'a  plus  raison  qu'à  demi  ;  puis  on  nie  la  pro- 
priété ,  el  l'on  n'a  plus  raison   du   tout;  puis  on  nie 
|a  famiHe,  et  l'on  a  complètement  tort;  poison  nie 
I,.  cœur  humain,  el  l'on  est  monstrueux.  Même,  en 
niant  le  privilège,  on  a  en  tort  de  ne  point  distinguer 
tout  d'abord  entre  le  privilège  institué  dans  l'intérêl 
,1,.  l'individu,  celui  là  est   mauvais,  h  le  privilège 
institué  dans  l'intérêl  de  la  société,  celui-ci  esl  bon. 
L'esprit  <!«•  l'homme,  mené  par  cette  chose  aveugle 
qu'on  appelle  la  logique,  va  volontiers  du  général  .1 


33. 


270  CONCLUSION. 

l'absolu,  et  de  l'absolu  à  l'abstrait.  Or,  en  politique, 
l'abstrait  devient  aisément  féroce.  D'abstraction  en 
abstraction  on  devient  Néron  ou  Mai  al.  Dans  le  demi- 
siècle  qui  vient  de  s'écouler ,  la  France,  car  nous  ne 
voulons  rien  atténuer,  a  suivi  cette  pente  ,  niais  elle 
a  fini  par  remonter  vers  le  vrai.  En  89  elle  a  rêvé 
un  paradis,  en  93  elle  a  réalisé  un  enfer;  en  1800 
elle  a  fondé  une  dictature ,  en  1815  une  restauration , 
en  1830  un  état  libre.  Elle  a  composé  cet  état  libre 
d'élection  et  d'hérédité;  elle  a  dévoré  toutes  les  folies 
avant  d'arriver  à  la  sagesse  ;  elle  a  subi  toutes  les 
révolutions  avant  d'arriver  h  la  liberté.  Or,  à  sa 
sagesse  d'aujourd'bui  on  reprocbe  ses  folies  d'hier  ; 
à  sa  liberté  on  reproche  ses  révolutions. 

Qu'on  nous  permette  ici  une  digression ,  qui  d'ail- 
leurs va  indirectement  à  notre  but.  Tout  ce  qu'on 
reproche  à  la  France ,  tout  ce  que  la  France  a  fait , 
l'Angleterre  l'avait  fait  avant  elle.  —  Seulement ,  — 
est  ce  pour  ce  motif  qu'on  ne  reproche  rien  à  celle- 
là?  —  les  principes  qui  ont  surgi  de  la  révolution 
anglaise  sont  moins  féconds  que  ceux  qui  se  sont 
dégagés  de  la  révolution  française.  L'une,  égoïste 
comme  toutes  ces  autres  républiques  qni  sont  mortes, 
n'a  stipulé  que  pour  le  peuple  anglais  ;  l'autre ,  nous 
l'avons  dit  tout  à  l'heure,  a  stipulé  pour  l'humanité 
tout  entière. 

Du  reste,  le  parallèle  est  favorable  h  la  France. 
Les  massacres  du  Connaught  dépassent  93.  La  révo- 


CONCLUSION.  271 

lution  anglaise  a  en  plus  do  puissance  pour  le  mal  que 
la  nôtre  el  moins  de  puissance  pour  le  bien;  elle  a 
tué  un  plus  grand  roi  el  produit  un  msins  grand 
homme.  On  admire  Charles  Ier,  on  ne  peut  que 
plaindre  Louis  XVI.  Quant  à  Cromwell,  l'enthou- 
siasme hésite  devant  ce  grand  homme  difforme.  Ce 
qu'il  a  de  Scarron  gâte  ce  qu'il  a  de  Richelieu  ;  ce 
qu'il  a  de  Robespierre  gâte  ce  qu'il  a  de  Napoléon. 

On  pourrait  dire  que  la  révolution  britannique  BSl 
circonscrite  dans  sa  portée  et  dans  son  rayonnement 
par  la  mer,  comme  l'Angleterre  elle-même.  La  mer 
isole  les  idées  et  les  événements  comme  les  peuples, 
Le  protectorat  de  1657  est  à  l'empire  de  1811  dans 
la  proportion  d'une  île  à  un  continent. 

Si  frappantes  que  fussent,  au  milieu  même  du 
dix-septième  siècle,  ces  aventures  «l'une  puissante 
Million,  les  contemporains  y  croyaient  à  peine.  Rien 
de  précis  ne  se  dessin, ni  dans  cel  étrange  tumulte. 

Les  peuples  de  ce  côté  du  détroit   nYnlre\o\aiei)l  les 

grandes  et  fatales  figures  de  la  révolution  anglaise 
«pie  derrière  l'écume  des  falaises  et  les  brumes  do 
l'océan,  La  sombre  <•!  orageuse  tragédie  où  étince- 

I, lient  l'épée  «le  Coinwell  et  la  hache  de  Ileulel  n'ap- 
paraissait aux  rois  du  continent  qu'a  travers  l'éternel 

rideau    de    tempêtes    «pie   la    nature    déploie    entre 

l'Angleterre  et  l'Europe,  \  cette  distancée!  dans  ce 
brouillard,  ce  n'étaient  pins  des  hommes,  ('étaient 
«les  ombres, 


275!  CONCLUSION. 

Chose  bien  digne  de  remarque  et  d'insistance , 
dans  l'espace  d'un  demi-siècle  deux  tètes  royales  ont 
pu  tomber  en  Angleterre,  l'une  sous  un  couperet 
royal ,  l'antre  sur  un  échafaud  populaire ,  sans  que 
les  tètes  royales  d'Europe  en  fussent  émues  autre- 
ment que  de  pitié.  Quand  la  tète  de  Louis  XVI  tomba 
à  Paris ,  la  chose  parut  toute  nouvelle  et  l'attentat 
sembla  inouï.  Le  coup  frappé  par  la  main  vile  de 
jYlarat  et  de  Couthon  retentit  plus  avant  dans  la  ter- 
reur des  rois  que  les  deux  coups  frappés  par  le  bras 
souverain  d'Elisabeth  et  par  le  bras  formidable  de 
Cromwell.  Il  serait  presque  exact  de  dire  que,  poul- 
ie monde,  ce  qui  ne  s'est  pas  fait  en  France  ne  s'est 
pas  encore  fait. 

1587  et  1649,  deux  dates  pourtant  bien  lugubres, 
sont  comme  si  elles  n'étaient  pas  et  disparaissent  sous 
le  flamboiement  hideux  de  ces  quatre  chiffres  sinis- 
tres :  1793. 

Il  est  certain,  quant  à  l'Angleterre,  que  le  peni- 
tus  loto  divisos  orbe  Brltannos  a  été  long-temps 
vrai.  Jusqu'à  un  certain  point  il  l'est  encore.  L'An- 
gleterre est  moins  près  du  continent  qu'elle  ne  le 
croit  elle-même.  Le  roi  Canut-le-Grand,  qui  vivait 
au  onzième  siècle,  semble  à  l'Europe  aussi  lointain 
que  Charlemagne.  Pour  le  regard,  les  chevaliers  de 
la  Table  ronde  reculent  dans  les  brouillards  du  moyen 
âge  presque  au  même  plan  que  les  paladins.  La  re- 
nommée de  Shakspeare  a  mis  cent  quarante  ans  à 


CONCLUSION.  273 

traverser  le  détroit.  De  nos  jours,  quatre  cents  en- 
fants de  Paris,  silencieusement  amoncelés  comme  les 
mouches  d'octobre  dans  les  angles  noirs  de  la  vieille 
Porte-Sain t-i\Iar tin  et  piétinant  sur  le  pavé  pendant 
trois  soirées,  troublent  plus  profondément  L'Europe 
que  tout  le  sauvage  vacarme  des  élections  anglaises. 

Il  y  a  donc  dans  la  peur  (pie  la  France  inspire  aux 
princes  européens  un  effet  d'optique  et  un  effet  d'a- 
coustique ,  double  grossissement  dont  il  faudrait  se 
défier.  Les  rois  ne  voient  pas  la  France  telle  qu'elle 
est.  L'Angleterre  fait  du  mal;  la  France  fait  du  bruit. 

Les  diverses  objections  qu'on  oppose  en  Europe, 
depuis  hS.'SO  surtout,  à  l'esprit  français  doivent ,  à 
notre  avis,  être  toutes  abordées  de  front,  et  pour 
notre  part  nous  ne  reculerons  devant  aucune.  Au 
dix-neuvième  siècle,  nous  le  proclamons  avec  joie 
el  avec  orgueil  ,  le  but  de  la  France,  c'est  le  peuple, 

c'est  L'élévation  graduelle  des  intelligences,  c'esl  l'a- 
doucissement progressif  du  sort  des  classes  nom- 
breuses ei  affligées,  c'esl  le  présent  amélioré  par 
L'éducation  des  hommes,  c'esl  L'avenir  assuré  par 
L'éducation  des  enfants.  Voilà,  certes,  une  sainte  et 
illustre  mission.  Nous  ne  nous  dissimulons  pas  pour- 
tant qu'à  celte  heure  une  portion  du  peuple,  à  coup 
sûr  la  moins  digne  el  peut-être  la  moins  souffrante, 
semble  agitée  de  mauvais  instincts;  l'envie  et  La  ja- 
lousie b'j  éveillent  ;  le  paresseux  d'en  bas  regarde 
avec  fureur  l'oisif  d'en  haut  ,  auquel  il  ressemble 


274  CONCLUSION. 

pourtant  ;  et,  placée  entre  ees  deui  eitrêmei  <|ni  u 
touchent  plus  qu'ils  ne  le  croient,  la  vraie  société, 
la  grande  société  qui  produit  et  qui  pense  parait  me- 
nacée dans  le  conflit  Un  travail  souterrain  de  haine 
et  de  colère  se  fait  dans  l'ombre,  de  temps  en  temps 
de  graves  symptômes  éclatent ,  el  nous  ne  nions  pas 
que  les  hommes  sages,  aujourd'hui  si  affectueuse- 
ment inclinés  sur  les  classes  souffrantes,  ne  doivent 
mêler  peut-être  quelque  défiance  à  leur  sympathie. 
Selon  nous,  c'est  le  cas  de  surveiller,  ce  n'est  point 
le  cas  de  s'effrayer.  Ici  encore,  qu'on  y  songe  bien, 
dans  tous  ces  faits  dont  l'Europe  s'épouvante  et  qu'elle 
déclare  inouïs,  il  n'y  a  rien  de  nouveau.  L'Angle- 
terre avait  eu  avant  nous  des  révolutionnaires;  l'Al- 
lemagne ,  qu'elle  nous  permette  de  le  lui  dire ,  avait 
eu  avant  nous  des  communistes.  Avant  la  France , 
l'Angleterre  avait  décapité  la  royauté  ;  avant  la  France, 
la  Bohème  avait  nié  la  société.  Les  hussites,  j'ignore 
si  nos  sectaires  contemporains  le  savent ,  avaient  pra- 
tiqué dès  le  quinzième  siècle  toutes  leurs  théories. 
Ils  arboraient  deux  drapeaux  :  sur  l'un  ils  avaient 
écrit:  Vengeance  du  petit  contre  te  grand  !  et 
ils  attaquaient  ainsi  l'ordre  social  momentané  ;  sur 
l'autre  ils  avaient  écrit  :  Réduire  à  cinq  foutes 
les  villes  de  la  terre  !  et  ils  attaquaient  ainsi  l'or- 
dre social  éternel.  On  voit  que,  par  l'idée,  ils  étaient 
aussi  «  avancés  »  que  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  les 
communistes;  par  l'action,  voici  où  ils  en  étaient 


CONCLUSION.  275 

—  ils  avaient  chassé  an  roi ,  Sigismond  ,  de  sa  ca- 
pitale, Prague;  ils  étaient  maîtres  d'un  royaume,  la 
Bohême  ;  ils  avaient  un  général  homme  de  génie  , 
Ziska  ;  ils  avaient  bravé  un  concile  ,  celui  de  Bàle, 
en  1431,  et  huit  diètes,  celle  de  Brinn ,  celle  de 
Vienne  ,  celle  de  Presbourg,  les  deux  de  Francfort 
et  les  trois  de  Nuremberg;  ils  avaient  tenu  eux-mè- 
mes  une  diète  à  Czaslau ,  déposé  solennellement  un 
roi  et  créé  une  régence;  ils  avaient  affronté  deux 
croisades  suscitées  contre  eux  par  Martin  A  :  ils 
épouvantajem  l'Europe  à  tel  point  qu'on  avaii  établi 
contre  eux  un  conseil  permanent  à  Nuremberg,  une 
milice  perpétuelle  commandée  par  l'électeur  de 
Brandebourg,  une  paix  générale  cpii  permet  lait  à 
l'Allemagne  de  réunir  toutes  ses  forces  pour  leur 
extermination,  el  un  impôt  universel,  le  denier 
commun  .  que  le  prince  souverain  payait  comme  le 
paysan.  La  terreur  de  leur  approche  avait  fait  trans- 
porter la  couronne  de  Charlemagne  el  Icb  joyaux  de 
l'empire  de  Carlslein  à  Bude,  el  de  Bude  ii  Nu- 
remberg, l K  avaient  effroyablement  <lé\,isté  ,  en  pré- 
sence de  l'Allemagne  armée  et  effarée,  huit  provin- 
ces, la  iWisnie,  la  Franconie,  la  Bavière,  la  Lusace, 
la  s,i\e,  l'Autriche,  le  Brandebourg  et  la  Prusse; 
Ma  avaient  battu  les  meilleurs  capitaines  de  l'Europe, 
l'empereur  Sigismond,  le  duc  Coribut  Jagellon,  le 

i  .mimai  .lulini  ,  |Y|c<  tnir  <|r  Brandebourg  el  le  lé- 
gal du  pipe.   Devant   Prague,  à  Tcutachbroda ,   a 


276  CONCLUSION. 

Saatz,  à  Anssig,  à  Riesenberg,  devant  Mies  et  de- 
vant Tans,  ils  avaient  exterminé  huit  fois  l'armée  du 
saint  empire  ,  et  dans  ces  huit  armées,  il  y  en  avait 
une  de  cent  mille  hommes ,  commandée  par  l'empe- 
reur Sigismond,  une  de  cent  vingt  mille  hommes, 
commandée  par  le  cardinal  Julien  ,  et  une  de  deux 
cent  mille  hommes,  commandée  par  les  électeurs  de 
Trêves,  de  Saxe  et  de  Brandebourg.  Cette  dernière 
seulement,  dans  l'état  des  forces  militaires  du 
quinzième  siècle ,  représenterait  aujourd'hui  un  ar- 
mement de  douze  cent  mille  soldats.  Et  combien  de 
temps  dura  cette  guerre  faite  par  une  secte  à  l'Eu- 
rope et  au  genre  humain  ?  seize  ans.  De  14 -0  à  1436. 
Sans  nul  doute,  c'était  là  un  sauvage  et  gigantesque 
ennemi.  Eh  bien  ,  la  civilisation  du  quinzième  siècle, 
par  cela  même  que  c'était  la  barbarie  et  qu'elle  était 
la  civilisation,  a  été  assez  forte  pour  le  saisir,  l'é- 
treindre  et  l'étouffer.  Croit-on  que  la  civilisation 
du  dix-neuvième  siècle  doive  trembler  devant  une 
douzaine  de  fainéants  ivres  qui  épellent  un  libelle 
dans  un  cabaret  ? 

Quelques  malheureux ,  mêlés  à  quelques  miséra- 
bles ,  voilà  les  hussites  du  dix-neuvième  siècle.  Con- 
tre une  pareille  secte,  contre  un  pareil  danger,  deux 
choses  suffisent  :  la  lumière  dans  les  esprits,  un  ca- 
poral et  quatre  hommes  dans  la  rue. 

Rassurons-nous  donc  et  rassurons  le  continent. 

La  Russie  et  l'Angleterre  laissées  dans  l'exception, 


CONCLUSION'.  277 

et  nous  avons  assez  dit  pourquoi ,  on  reconnaît  en 
Europe,  sans  compter  les  petits  états,  deux  sortes 
de  monarchies,  les  anciennes  et  les  nouvelles.  Sauf 
les  restrictions  de  détail,  les  anciennes  déclinent,  les 
nouvelles  grandissent.  Les  anciennes  sont  :  l'Espa- 
gne, le  Portugal,  la  Suède,  le  Danemarck  ,  Home, 
Naples  et  la  Turquie.  A  la  tète  de  ces  vieilles  monar- 
chies est  l'Autriche,  grande  puissance  allemande.  Les 
nouvelles  sont  :  la  Belgique,  la  Hollande,  la  Saxe,  la 
Bavière,  le  Wurtemberg  ,  la  Sardaignc  et  la  Grèce. 
A  la  tête  de  ces  jeunes  royaumes  est  la  Prusse,  autre 
grande  puissance  allemande.  Une  seule  monarchie 
dans  ce  groupe  d'états  de  tout  âge  jouit  d'un  magni- 
fique privilège  ,  elle  est  tout  à  la  fois  vieille  et  jeune, 
elle  a  autant  de  passé  que  l'Autriche  et  autant  d'a- 
venir (pie  la  Prusse  :  c'est  la  France. 

Ceci  a'indique-t-i]  pas  clairement  le  rôle  néces- 
saire de  la  France?  La  France  est  le  point  d'inter- 
section de  ce  qui  a  été  et  de  ce  qui  sera,  le  lien  com- 
mun des  vieilles  royautés  et  des  jeunes  nations,  le 
peuple  qui  se  souvienl  et  le  peuple  qui  espère.  Le 

QeUVe  des  siècles  peut  couler;  le  passade  de  l'huma- 
nité est  assuré;  la  France  est  le  pont  granitique  qui 
portera  les  générations  d'une  rive  à  l'autre. 

Qui  donc  pourrait  songer  à  briser  ce  pont  provi- 
dentiel? qui  donc  pourrait  songer  à  détruire  on  à 
démembrer  la  France?  >.  échouer  serait  B'avouer  fou. 

ï    réussir  sciait  se  faire  parricide. 
III. 


278  CONCLUSION. 

Ce  qui  inquiète  étrangement  les  couronnes,  c'est 
que  la  France)  par  cette  puissance  de  dilatation  qui 
est  propre  à  tous  les  principes  généreux,  tend  à  ré- 
pandre au  dehors  sa  liberté. 

Ici  il  est  besoin  de  s'entendre. 

La  liberté  est  nécessaire  à  l'homme.  On  pourrait 
dire  que  la  liherté  est  l'air  respirable  de  l'âme  hu- 
maine. Sous  quelque  forme  que  ce  soit,  il  la  lui  faut. 
Certes,  tous  les  peuples  européens  ne  sont  point  coin  • 
plétement  libres  ;  mais  tous  le  sont  par  un  côté.  Ici 
c'est  la  cité  qui  est  libre,  là  c'est  l'individu;  ici  c'est 
la  place  publique,  là  c'est  la  vie  privée;  ici  c'est  la 
conscience  ,  là  c'est  l'opinion.  On  pourrait  dire  qu'il 
y  a  des  nations  qui  ne  respirent  que  par  une  de  leurs 
facultés  comme  il  y  a  des  malades  qui  ne  respirent 
que  d'un  poumon.  Le  jour  où  cette  respiration  leur 
serait  interdite  ou  impossible ,  la  nation  et  le  malade 
mourraient.  En  attendant,  ils  vivent,  jusqu'au  jour 
où  viendra  la  pleine  santé ,  c'est-à-dire  la  pleine  li- 
berté. Quelquefois  la  liberté  est  dans  le  climat  ;  c'est 
la  nature  qui  la  fait  et  qui  la  donne.  Aller  demi-nu, 
le  bonnet  rouge  sur  la  tète ,  avec  un  haillon  de  toile 
pour  caleçon  et  un  haillon  de  laine  pour  manteau  ; 
se  laisser  caresser  par  l'air  chaud,  par  le  soleil  rayon- 
nant ,  par  le  ciel  bleu ,  par  la  mer  bleue  ;  se  coucher 
à  la  porte  du  palais  à  l'heure  même  où  le  roi  s'y  cou- 
che dans  l'alcôve  royale  et  mieux  dormir  dehors  que 
le  roi  dedans;  faire  ce  qu'on  a  eut;  exister  presque 


CONCLUSION.  279 

sans  travail ,  travailler  presque  sans  fatigue ,  chanter 
soir  et  malin,  vivre  comme  l'oiseau  ,  c'est  la  liberté 
du  peuple  à  Naples.  Quelquefois  la  liberté  est  dans  le 
caractère  même  de  la  nation  ;  c'est  encore  là  un  don 
du  ciel.  S'accouder  tout  le  jour  dans  une  taverne , 
aspirer  le  meilleur  tabac  ,  humer  la  meilleure  bière , 
boire  le  meilleur  vin ,  n'oter  sa  pipe  de  sa  bouche 
que  pour  y  porter  son  verre ,  et  cependant  ouvrir 
toutes  grandes  les  ailes  de  son  âme,  évoquer  dans 
son  cerveau  les  poêles  et  les  philosophes,  dégager  de 
tout  la  vertu,  construire  des  utopies,  déranger  le 
présent,  arranger  l'avenir,  faire  éveillé  tous  les  beaux 
songea  qui  voilent  la  laideur  des  réalités ,  oublier  el 
se  souvenir  à  la  fois,  et  vivre  ainsi,  noble,  grave, 
sérieux,  le  corps  dans  la  fumée,  l'esprit  dans  les 
chimères  :  c'est  la  liberté  de  l'allemand.  Le  napoli- 
tain a  la  liberté  matérielle,  l'allemand  a  la  liberté 
morale.  La  liberté  du  lazzarone  a  fait  Hossini,  la  li- 
berté de  l'allemand  a  fait  Hoffmann.  Nous  fiançais, 
nous  avons  la  liberté  morale  comme  l'allemand  et  la 

liberté  politique  comme  l'anglais;  mais  nous  n'avons 

pas  la  liberté  matérielle.  Nous  sommes  esclaves  du 
climat;  nous  sommes  esclavi  s  du  travail.    Ce  mol 

doux  ei  charmant ,  Ubre  oomrnel'air,  on  paul  le 

dire  du  lazzarone  ,  on  ne  peut  le  dire  de  nmis.  Ne  nous 

plaignons  pas,  car  la  liberté  matérielle  est  la  seule  qui 
puisse  se  passer  de  dignité  ;  el  en  France,  à  ce  poini 

d'initiative  civilisatrice  où  la  nation  68)  parvenue,  il 


280  CONCLUSION. 

ne  suffit  pas  que  l'individu  soit  libre,  il  faut  encore 
qu'il  soit  digne.  Notre  partage  est  beau.  La  France 
est  aussi  noble  que  la  noble  Allemagne;  et,  déplus 
que  l'Allemagne  ,  elle  a  le  droit  d'appliquer  directe- 
ment la  force  fécondante  de  son  esprit  à  l'améliora- 
tion des  réalités.  Les  allemands  ont  la  liberté  de  la  rê- 
verie; nous  avons  la  liberté  de  la  pensée. 

Mais ,  pour  que  la  libre  pensée  soit  contagieuse,  il 
faut  que  les  peuples  aient  subi  de  longues  prépara- 
lions  ,  plus  divines  encore  qu'bumaines.  Ils  n'en 
sont  pas  là.  Le  jour  où  ils  en  seront  là ,  la  pensée 
française ,  mûrie  par  tout  ce  qu'elle  aura  vu  et  tout 
ce  qu'elle  aura  fait,  loin  de  perdre  les  rois,  les  sau- 
vera. 

C'est  du  moins  notre  conviction  profonde. 

A  quoi  bon  donc  gêner  et  amoindrir  cette  France, 
qui  sera  peut-être  dans  l'avenir  la  providence  des 
nations? 

A  quoi  bon  lui  refuser  ce  qui  lui  appartient  ? 

On  se  souvient  que  nous  n'avons  voulu  chercher 
de  ce  problème  que  la  solution  pacifique  ;  mais ,  à  la 
rigueur,  n'y  en  aurait-il  pas  une  autre?  Il  y  a  déjà 
dans  le  plateau  de  la  balance  où  se  pèsera  un  jour  la 
question  du  Rhin  un  grand  poids,  le  bon  droit  de  la 
France.  Faudra-t-il  donc  y  jeter  aussi  cet  autre  poids 
terrible,  la  colère  de  la  France  ! 

Nous  sommes  de  ceux  qui  pensent  fermement  et 
qui  espèrent  qu'on  n'en  viendra  point  là. 


CONCLUSION.  281 

Qu'on  songe  à  ce  que  c'est  que  la  France. 

Vienne,  Berlin,  Saint-Pétersbourg,  Londres,  ne 
sont  que  des  villes  ;  Paris  est  un  cerveau. 

Depuis  vingt-cinq  ans,  la  France  mutilée  n'a  cessé 
de  grandir  de  cette  grandeur  qu'on  ne  voit  pas  avec 
les  yeux  de  la  chair,  mais  qui  est  la  plus  réelle  de 
toutes,  la  grandeur  intellectuelle.  Au  moment  où 
nous  sommes,  l'esprit  français  se  substitue  peu  à  peu 
à  la  vieille  àme  de  chaque  nation. 

Les  plus  hautes  intelligences  qui,  à  l'heure  qu'il 
est  ,  représentent  pour  l'univers  entier  la  politique , 
la  littérature,  la  science  et  l'art,  c'est  la  France  qui 
les  a  et  qui  les  donne  à  la  civilisation. 

La  France  aujourd'hui  est  puissante  autrement, 
mais  autant  qu'autrefois. 

Qu'on  la  satisfasse  donc.  Surtout  qu'on  réfléchisse 
à  ceci  : 

L'Europe  ne  peut  être  tranquille  tant  que  la 
France  n'est  pas  contente. 

El  après  tout  enfin,  quel  intérêt  pourrait  avoir 
l'Europe  à  ce  que  la  France,  inquiète,  comprimée, 
à  l'étroit  dans  des  frontières  contre  nature,  obligée  de 
chercher  une  issue  h  la  sève  qui  bouillonne  en  elle, 
devint  forcément  ,  à  défaut  d'autre  rôle,  une  Rome 
de  la  civilisation  future,  affaiblie  matériellement, 
mais  moralement  agrandie;  métropole  de  l'huma- 
nité, comme  l'autre  Home  l'est  de  la  chrétienté,  re- 
gagnant en  influence  plus  qu'elle  n'aurait  perdu  en 


•8'  CONCLUSION. 

territoire,  retrouvant  sous  une  autre  forme  la  supré- 
matie qui  lui  appartient  et  qu'on  oc  lui  enlèvera  pas, 
remplaçant  sa  vieille  prépondérance  militaire  par  un 
formidable  pouvoir  spirituel  qui  ferait  palpiter  le 
inonde,  vibrer  les  fibres  de  chaque  homme  et  trem- 
bler les  planches  de  chaque  trône;  toujours  invio- 
lable par  son  épée,  mais  reine  désormais  par  son 
clergé  littéraire,  par  sa  langue  universelle  au  dix- 
neuvième  siècle  comme  le  latin  l'était  au  douzième  , 
par  ses  journaux,  par  ses  livres,  par  son  initiative 
centrale,  par  les  sympathies,  secrètes  ou  publiques, 
mais  profondes,  des  nations;  ayant  ses  grands  écri- 
vains pour  papes ,  et  quel  pape  qu'un  Pascal  !  ses 
grands  sophistes  pour  antechrists,  et  quel  antechrist 
qu'un  Voltaire!  tantôt  éclairant,  tantôt  éblouissant, 
tantôt  embrasant  le  continent  avec  sa  presse  comme 
le  faisait  Rome  avec  sa  chaire ,  comprise  parce 
qu'elle  serait  écoutée ,  obéie  parce  qu'elle  serait 
crue,  indestructible  parce  qu'elle  aurait  une  racine 
dans  le  cœur  de  chacun ,  déposant  des  dynasties  au 
nom  de  la  liberté ,  excommuniant  des  rois  de  la 
grande  communion  humaine ,  dictant  des  chartes- 
évangiles,  promulguant  des  brefs  populaires,  lançant 
des  idées  et  fulminant  des  révolutions  ! 


XVI 


Récapitulent  : 

Il  y  a  deux  cents  ans,  doux  étals  envahisseurs 
pressaient  l'Europe. 

Eu  d'antres  termes,  deux  égoïsmes,  menaçaient  la 
civilisation. 

Ces  deux  étais,  ces  deux  égoïsmes,  étaient  la 
Turquie  el  l'Espagne. 

L'Europe  s'esl  défendue. 

(les  deux  états  sont  tombés, 

aujourd'hui  !<•  phénomène  alarmant  se  reproduit. 

Deux  aillées  élals,  assis  sue  les  mêmes  baS68  < 1 1 1< * 

les  précédents ,  forts  des  mêmes  forces  el  mus  du 
même  mobile ,  menacent  l'Europe. 


984  CONCLUSION. 

Ces  deux  états,  ces  deux  égoïsmes,  sont  la  Russie 
et  l'Angleterre. 

L'Europe  doit  se  défendre. 

L'ancienne  Europe ,  qui  était  d'une  construction 
compliquée,  est  démolie  ;  l'Europe  actuelle  est  d'une 
forme  plus  simple.  Elle  se  compose  essentiellement 
de  la  France  et  de  l'Allemagne ,  double  centre  au- 
quel doit  s'appuyer  au  nord  comme  au  midi  le 
groupe  des  nations. 

L'alliance  de  la  France  et  de  l'Allemagne,  c'est 
la  constitution  de  l'Europe.  l'Allemagne  adossée  à  la 
France  arrête  la  Russie;  la  France  amicalement 
adossée  à  l'Allemagne  arrête  l'Angleterre. 

La  désunion  de  la  France  et  de  l'Allemagne,  c'est 
la  dislocation  de  l'Europe.  L'Allemagne  hostilement 
tournée  vers  la  France  laisse  entrer  la  Russie  ;  la 
France  hostilement  tournée  vers  l'Allemagne  laisse 
pénétrer  l'Angleterre. 

Donc ,  ce  qu'il  faut  aux  deux  états  envahisseurs , 
c'est  la  désunion  de  l'Allemagne  et  de  la  France. 

Cette  désunion  a  été  préparée  et  combinée  habi- 
lement en  1815  parla  politique  russe-anglaise. 

Cette  politique  a  créé  un  motif  permanent  d'ani- 
mosité  entre  les  deux  nations  centrales. 

Ce  motif  d'animosité,  c'est  le  don  de  la  rive  gau- 
che du  Rhin  à  l'Allemagne.  Or  cette  rive  gauche 
appartient  naturellement  à  la  France. 

Pour  que  la  proie  fût  bien  gardée,  on  l'a  donnée 


CONCLUSION.  285 

au  plus  jeune  et  au  plus  fort  des  peuples  allemands  , 
à  la  Prusse. 

Le  congrès  de  Vienne  a  posé  des  frontières  sur  les 
nations  comme  des  harnais  de  hasard  et  de  fantaisie, 
sans  même  les  ajuster.  Celui  qu'on  a  mis  alors  à  la 
France  accablée,  épuisée  et  vaincue,  est  une  che- 
mise de  gêne  et  de  force;  il  est  trop  étroit  pour 
elle.  Il  la  gêne  et  la  fait  saigner. 

Grâce  à  la  politique  de  Londres  et  de  Saint-Pé- 
tersbourg, depuis  vingt-cinq  ans  nous  sentons  l'ar- 
dillon de  l'Allemagne  dans  la  plaie  de  la  France. 

De  là,  en  effet,  entre  les  deux  peuples,  faits  pour 
s'entendre  et  pour  s'aimer,  une  antipathie  qui  pour- 
rait devenir  une  haine. 

Pendant  que  les  deux  nations  centrales  se  crai- 
gnent, s'observeni  et  se  menacent ,  la  Russie  se  dé- 
veloppe silencieusement,  l'Angleterre  s'étend  dans 

l'ombre. 

Le  péril  croît  de  jour  en  jour.  Une  sape  profonde 
es)  creusée.  Lu  grand  incendie  corne  peut-être  dans 
les  ténèbres.  L'an  dernier,  grâce  à  l'Angleterre,  le 
feu  a  failli  prendre  à  l'Europe. 

Or,  qui  pourrai!  dire  ce  «pie  deviendrait  l'Europe 
dans  cet  embrasement,  pleine  comme  elle  esl  d'es- 
prits, de  têtes  el  de  nations  combustibles  î 

La  civilisation  périrait. 

Elle  ne  peui  périr.  H  faul  donc  que  les  deux  na- 
tions centrales  s'entendent. 


2S6  CONCLUSION. 

Heureusement ,  pi  la  Fiance  ni  l'Allemagne  ne 
sont  égoïstes.  Ce  sont  deux  peuples  sincères,  désin- 
léressés  et  nobles;  jadis  nations  de  chevaliers,  au- 
jourd'hui nations  de  penseurs;  jadis  grands  par  l'é- 
pée,  aujourd'hui  grands  par  l'esprit,  Leur  présent 
ne  démentira  pas  leur  passé  ;  l'esprit  n'est  pas  moins 
généreux  que  l'épée. 

Voici  la  solution  :  abolir  tout  motif  de  haine  entre 
les  deux  peuples  ;  fermer  la  plaît1  faite  à  notre  flanc 
en  1S15  ;  effacer  les  traces  d'une  réaction  violente  ; 
rendre  à  la  France  ce  que  Dieu  lui  a  donné,  la  rive 
gauche  du  Rhin. 

A  cela  deux  obstacles. 

Un  obstacle  matériel;  la  Prusse.  Mais  la  Prusse 
comprendra  tôt  ou  tard  que,  pour  qu'un  état  soit 
fort,  il  faut  que  toutes  ses  parties  soient  soudées 
entre  elles;  que  l'homogénéité  vivifie ,  et  que  le 
morcellement  tue  ;  qu'elle  doit  tendre  à  devenir  le 
grand  royaume  septentrional  de  l'Allemagne;  qu'il 
lui  faut  des  ports  libres,  et  que,  si  beau  que  soit  le 
Rhin,  l'Océan  vaut  mieux. 

D'ailleurs,  dans  tous  les  cas,  elle  garderait  la  rive 
droite  du  Rhin. 

Un  obstacle  moral;  les  défiances  que  la  France 
inspire  aux  rois  européens,  et  par  conséquent  la  né- 
cessité apparente  de  l'amoindrir.  Mais  c'est  là  pré- 
cisément qu'est  le  péril.  On  n'amoindrit  pas  la 
France,  on  ne  fait  que  l'irriter.  La  France  irritée. 


CONCLUSION.  287 

est  dangereuse.  Calme,  elle  procède  par  le  progrès  ; 
courroucée,  elle  peut  procéder  par  les  révolutions. 

Les  deux  obstacles  s'évanouiront. 

Comment?  Dieu  le  sait.  Mais  il  est  certain  qu'ils 
s'évanouiront. 

Dans  un  temps  donné ,  la  France  aura  sa  part  du 
Rhin  et  ses  frontières  naturelles. 

Cette  solution  constituera  l'Europe  ,  sauvera  la 
sociabilité  humaine  et  fondera  la  pais  définitive. 

Tous  les  peuples  y  gagneront.  L'Espagne ,  par 
exemple,  qui  est  restée  illustre,  pourra  redevenir 
puissante.  L'Angleterre  Voudrait  faire  de  L'Espagne 
le  marché  de  ses  produits,  le  point  d'appui  de  sa 
navigation;  la  France  voudrait  faire  de  l'Espagne  la 
sœur  de  son  influence,  de  sa  politique  et  de  sa  civili- 
sation. Ce  sera  à  L'Espagne  de  choisir  :  continuer  de 
descendre,  ou  commencer  à  remonter;  être  une  an- 
nexe à  Gibraltar,  on  être  le  contrefort  de  la  France. 

L'Espagne  choisira  la  grandeur. 

Tel  est,  selon  nous,  pour  Le  continent  entier,  L'i- 
névitable avenir,  déjà  visible  et  distinct  dans  le  cré- 
puscule des  choses  lutines. 

I  ne  !<>is  le  motif  de  haine  disparu,  aucun  peuple 

n'est  à  craindre  pour  L'Europe  Que  l'Allemaguc 

hérisse  sa  crinière  cl  pousse  son  rugisseuienl  vers 
l'orient  :  que  la  fiance  omre  ses  ailes  cl  secoue  s,i 

foudre  vers  l'occident.  i)e\;uti  le  formidable  accord 

(lu  lion  et  (le  L'aigle,  le  monde  obéira. 


XVII 


Qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  noire  pensée  : 
nous  estimons  que  l'Europe  doit ,  à  toute  aventure  , 
veiller  aux  révolutions  et  se  fortifier  contre  les  guer- 
res; mais  nous  pensons  en  même  temps  que,  si  au- 
cun incident  hors  des  prévisions  naturelles  ne  vient 
troubler  la  marche  majestueuse  du  dix-neuvième 
siècle,  la  civilisation,  déjà  sauvée  de  tant  d'orages  et 
de  tant  d'écueils,  ira  s'éloignant  de  plus  en  plus 
chaque  jour  de  cette  Charybde  qu'on  appelle  guerre 
et  de  cette  Scylla  qu'on  appelle  révolution. 

Utopie,  soit.  Mais  qu'on  ne  l'oublie  pas,  quand 
elles  vont  au  même  but  que  l'humanité,  c'est-à-dire 
vers  le  bon,  le  juste  et  le  vrai,  les  utopies  d'un  siècle 
sont  les  faits  du  siècle  suivant.  Il  y  a  des  hommes 


CONCLUSION.  289 

qui  disent  :  cela  sera  ;  et  il  y  a  d'autres  hommes 
qui  disent  :  voici  comment.  La  paix  perpétuelle  a 
été  un  rêve  jusqu'au  jour  où  le  rêve  s'est  fait  che- 
min de  fer  et  a  couvert  la  terre  d'un  réseau  solide, 
tenace  et  vivant.  Watt  est  le  complément  de  l'abbé 
de  Saint-Pierre. 

Autrefois ,  à  toutes  les  paroles  des  philosophes  on 
s'écriait  :  Songes  et  chimères  qui  s'en  iront  en 
fumée.  —  Ne  rions  plus  de  la  fumée  ;  c'est  elle  qui 
mène  le  monde. 

Pour  que  la  paix  perpétuelle  fût  possible  et  devînt 
de  théorie  réalité,  il  fallait  deux  choses  :  un  véhicule 
pour  le  service  rapide  des  intérêts ,  et  un  véhicule 
pour  l'échange  rapide  des  idées;  en  d'autres  termes, 
un  mode  de  transport  uniforme,  unitaire  et  souve- 
rain, et  une  langue  générale.  Ces  deux  véhicules, 
qui  tendent  à  effacer  les  frontières  des  empires  et 
des  intelligences,  l'univers  les  a  aujourd'hui:  le 
premier,   c'esl  le  chemin  de  fer  ;  le  second,  c'esl  la 

langue  française. 

Tels  sont  an  di\-neu\ièine  siècle,  pour  tous  les 

peuples  en  Noie  de  progrès,  les  deux  moyens  de 
communication,  c'est-à-dire  de  civilisation,  c'est-à- 
dire  de  paix.  On  \a  en  wagon  et  l'on  parle  français. 
i.,.  chemin  de  1er  règne  par  la  toute-puissance  de 
sa  rapidité;  la  langue  française,  par  sa  clarté,  ce  qui 
est  la  rapidité  d'une  langue,  ei  par  la  suprématie 

séculaire  de  sa  littérature. 

III. 


290  CONÇU  SIOR. 

Détail  remarquable,  qui  sera  presque  incroyable 
pour  l'avenir,  et  qu'il  est  impossible  de  ne  pas  si- 
gnaler en  passant  :  de  tous  les  peuples  et  <1«'  tous  les 
gouvernements  qui  se  servent  aujourd'hui  de  cm 
deux  admirables  moyens  de  communication  et  d'é- 
change, le  gouvernement  de  la  France  est  celui  qui 
paraît  s'être  le  moins  rendu  compte  de  leur  effica- 
cité. A  l'heure  où  nous  parlons,  la  France  a  à  peine 
quelques  lieues  de  chemin  de  fer.  En  1837,  ou  a 
donné  un  petit  rail-way  connue  un  joujou  à  ce  grand 
enfant  qui  se  nomme  Paris  ;  et  pendant  quatre  ans 
on  s'en  est  tenu  là.  Quant  à  la  langue  française, 
quaul  à  la  littérature  française ,  elle  brille  est  res- 
plendit pour  tous  les  gouvernements  et  pour  toutes 
les  nations,  excepté  po  r  le  gouvernement  français. 
La  France  a  eu  et  la  France  a  encore  la  première 
littérature  du  monde.  Aujourd'hui  même,  nous  ne 
nous  lasserons  pas  de  le  répéter,  notre  littérature 
n'est  pas  seulement  la  première  ;  elle  est  la  seule. 
Toute  pensée  qui  n'est  pas  la  sienne  s'est  éteinte; 
elle  est  plus  vivante  et  plus  vivace  que  jamais.  Le 
gouvernement  actuel  semble  l'ignorer,  et  se  conduit 
en  conséquence;  et  c'est  là,  nous  le  lui  disons  avec 
une  profonde  bienveillance  et  une  sincère  sympathie, 
une  des  plus  grandes  fautes  qu'il  ait  commises  de- 
puis onze  ans.  Il  est  temps  qu'il  ouvre  les  yeux  ;  il 
est  temps  qu'il  se  préoccupe ,  et  qu'il  se  préoccupe 
sérieusement  des  nouvelles  générations,  qui  sont  lit- 


CONCLUSION.  291 

téraires  aujourd'hui  comme  elles  étaient  militaires 
sous  l'empire.  Elles  arrivent  sans  colère  parce  qu'el- 
les sont  pleines  de  pensées  ;  elles  arment  la  lumière 
à  la  main;  mais,  qu'on  y  songe,  nous  l'avons  dit 
tout  à  l'heure  en  d'autres  termes,  ce  qui  peut  éclai- 
rer peut  aussi  incendier.  Qu'on  les  accueille  donc  et 
qu'on  leur  donne  leur  place.  L'art  est  un  pouvoir  ; 
la  littérature  est  une  puissance.  Or,  il  faut  respecter 
ce  qui  est  pouvoir,  et  ménager  ce  qui  est  puissance. 
Reprenons.  Dans  notre  pensée  donc,  si  l'avenir 
amène  ce  que  nous  attendons,  les  chances  de  guerre 
et  de  révolution  iront  diminuant  de  jour  en  jour.  A 
notre  sens,  elles  ne  disparaîtront  jamais  tout  à  fait. 
La  paix  universelle  est  unr  hyperbole  dont  le  genre 
humain  suit  l'asymptote. 

Suivre  celle  radieuse  asymptote,  voilà  la  loi  de 
l'humanité.  Au  dix-neuvième  siècle  toutes  les  na- 
tions \  marchent  ou  j  marcheront,  même  la  Russie, 
môme  l'Angleterre. 

Quant  à  nous,  à  la  condition  que  l'Europe  cen- 
trale lût  constituée  comme  nous  l'avons  indiqué  plus 
haut,  nous  sommes  de  ceux  qui  verraienl  sans  jalou- 
sie et  sans  inquiétude  la  Russie,  que  le  Caucase  ar- 
rête eu  ce  moment,  faire  le  tour  de  la  mer  Nuire; 

et,  comme  jadis  les  turcs,  ces  autres  hommes  du 
nord,  arriver  a  Constantinople  par  l'Asie-Mineure. 
Nous  l'avons  déjà  dit.  la  Russie  est  mauvaise  a  l'Eu- 
rope pi  |1(,„i1(.  ;,  l'Asie.  Pour  nous  «lie  est  obscure, 


M2  CONCLUSION. 

pour  l'Asie  elle  est  lumineuse;  pour  nous  elle  est 
barbare,  pour  l'Asie  elle  est  chrétienne.  Les  peuples 
ne  sont  pas  tons  éclairés  au  même  degré  et  de  la 
même  façon  :  il  fait  nuit  en  Asie,  il  fait  jour  en  Eu- 
rope. La  Russie  est  une  lampe. 

Qu'elle  se  tourne  donc  vers  l'Asie,  qu'elle  y  ré- 
pande ce  qu'elle  a  de  clarté,  et,  l'empire  ottoman 
écroulé,  grand  fait  providentiel  qui  sauvera  la  civi- 
lisation, qu'elle  rentre  en  Europe  par  Constanti- 
nople.  La  France  rétablie  dans  sa  grandeur  verra 
avec  sympathie  la  croix  grecque  remplacer  le  crois- 
sant sur  le  vieux  dôme  byzantin  de  Sainte-Sophie. 
Après  les  turcs ,  les  russes  ;  c'est  un  pas. 

Nous  croyons  que  le  noble  et  pieux  empereur  qui 
conduit,  au  moment  où  nous  sommes,  tant  de  mil- 
lions d'habitants  vers  de  si  belles  destinées,  est  digne 
de  faire  ce  grand  pas  ;  et  quant  à  nous,  nous  le  lui  sou- 
haitons sincèrement.  Mais ,  qu'il  y  songe ,  le  traite- 
ment cruel  qu'a  subi  la  Pologne  peut  être  un  obstacle 
à  son  peuple  dans  le  présent  et  une  objection  à  sa 
gloire  devant  la  postérité.  Le  cri  de  la  Grèce  a  soulevé 
l'Europe  contre  la  Turquie.  Ceci  est  pour  l'empire. 
LePalatinata  terni  Turenne, ceci  est  pour  l'empereur. 

Quand  on  approfondit  le  rôle  que  joue  l'Angle- 
terre dans  les  affaires  universelles  et  en  particulier 
sa  guerre,  tantôt  sourde,  tantôt  flagrante,  mais  per- 
pétuelle, avec  la  France,  il  est  impossible  de  ne  pas 
songer  h  ce  vieil  esprit  punique  qui  a  si  long-temps 


CONCLUSION.  293 

lutté  contre  l'antique  civilisation  latine.  L'esprit  pu- 
nique, c'est  l'esprit  de  marchandise,  l'esprit  d'aven- 
ture l'esprit  de  navigation,  l'esprit  de  lucre,  l'esprit 
d'égoïsme,  et  puis  c'est  autre  chose  encore,  c'est 
l'esprit  punique.  L'histoire  le  voit  poindre  au  fond 
de  la  Méditerranée,  en  Phénicie,  à  Tyr  et  à  Sidon. 
Il  est  antipathique  à  la  Grèce,  qui  le  chasse.  11  part, 
l„„ge  la  côte  d'Afrique,  y  fonde  Carthage,  et  de  la 
cherche  à  entamer  l'Italie.   Scipion  le  combat,  en 
triomphe  et  croit  l'avoir  détruit!  Erreur!  le  talon 
du  consul  n'a  écrasé  que  des  murailles;  l'esprit  pu- 
nique a  survécu.  Carthage  n'est  pas  morte.  Depuis 
deux  mille  ans  elle  rampe  autour  de  l'Europe.  Elle 
sYst  d'abord  installée  en  Espagne,  où  elle  semble 
avoir  retrouvé  dans  sa  mémoire  le  souvenir  phéni- 
cien du  monde  perdu;  elle  a  été  chercher  l'Amé- 
rique à  travers  les  mers,  s'en  est  emparée,  et,  nous 
aTOns  vu  comment,  crénelée  dans  la  péninsule  es- 
pagnole, elle  a  saisi  un  moment  l'univers  entier.  La 
prûvidence  lui  a  fait  lâcher  pris,-.  Maintenanl  eue 
est  en  Angleterre;  elle  a  de  nouveau  enveloppé  le 
monde,  elle  le  tient,  et  elle  menace  l'Europe.  Mais 
si  Carthage  s'est  déplacée,  Rome  s'est  déplacée  aussi. 
Carthage  l'a  retrouvée  vis-à-vis  d'elle,  comme  jadis, 
but  la  rive  opposée,  autrefois  Rome  s'appelait  Vrbs, 
surveillait  la  Méditerranée  et  regardait  l'Afrique; 
aujourd'hui  Rome  se  nomme  Paris,  surveille  l'Océan 
et  regarde  l'Angleterre. 


294  CONÇU  SION. 

Cet  antagonisme  de  l'Angleterre  et  de  la  France 
est  si  frappant  que  toutes  les  Dations  s'en  rendent 
compte.  Nous  venons  de  le  représenter  par  Carthage 
et  Home;  d'autres  l'ont  exprimé  différemment,  mais 
toujours  d'une  manière  frappante  et  en  quelque 
sorte  visible.  L'Angleterre  est  te  chat,  disait  le 
grand  Frédéric  ,  la  F  faner  eut  le  chien.  En 
droit,  dit  le  légiste  Houard,  les  anglais  sont  des 
juifs,  les  français  des  chrétiens.  Les  sauvages 
mêmes  semblent  sentir  vaguement  cette  profonde 
antithèse  des  deux  grandes  nations  policées.  Le 
Christ,  disent  les  indiens  de  l'Amérique,  était  un 
français  qae  les  anglais  crucifièrent  éi  Lon- 
dres. Ponce-Pilatc  était  un  officier  au  service 
de  V Angleterre. 

Eh  bien!  notre  foi  à  l'inévitable  avenir  est  si  re- 
ligieuse ,  nous  avons  pour  l'humanité  de  si  hautes 
ambitions  et  de  si  fermes  espérances,  que,  dans 
notre  conviction,  Dieu  ne  peut  manquer  un  jour  de 
détruire,  en  ce  qu'il  a  de  pernicieux  du  moins,  cet 
antagonisme  des  deux  peuples,  si  radical  qu'il  sem- 
ble et  qu'il  soit. 

Infailliblement,  ou  l'Angleterre  périra  sous  la  ré- 
action formidable  de  l'univers ,  ou  elle  comprendra 
que  le  temps  des  Carthages  n'est  plus.  Selon  nous, 
elle  comprendra.  JNe  fût-ce  qu'au  point  de  vue  de 
la  spéculation ,  la  foi  punique  est  une  mauvaise  en- 
seigne ;  la  perfidie  est  un  fâcheux  prospectus.  Pren- 


CONCLUSION.  295 

dre  constamment  en  traître  l'humanité  entière,  c'est 
dangereux;  n'avoir  jamais  qu'un  veut  dans  sa  voile, 
son  intérêt  propre,  c'est  triste;  toujours  venir  en 
aide  au  fort  contre  le  faible,  c'est  lâche;  railler  sans 
cesse  ce  qu'on  appelle  la  politique  sentimentale, 
et  ne  jamais  rien  donner  à  l'honneur,  à  la  gloire,  au 
dévouement,  à  la  sympathie,  à  l'amélioration  du 
sort  d'autrui ,  c'est  un  petit  rôle  pour  an  grand 
peuple.  L'Angleterre  le  sentira. 

Les  îles  sont  faites  pour  servir  les  continents,  non 
pour  les  dominer;  les  navires  sont  faits  pour  servir 
les  villes ,  qui  sont  le  premier  chef-d'œuvre  de 
l'homme;  le  navire  n'est  que  le  second.  La  mer  est 
un  chemin,  non  une  patrie.  La  navigation  est  un 
moyen,  non  un  but;  surtout  elle  n'est  pas  son  pro- 
pre luit  ii  elle-même.  Si  elle  ne  porte  pas  la  civilisa- 
tion, ipie  l'océan  l'engloutisse  ! 

Que  le  réseau  des  innombrables  sillages  de  toutes 
les  marines  se  joigne  el  se  soude  boni  à  bout  au 
réseau  île  tous  les  chemins  de  1er  pour  continuer 
sur  l'océan  l'immense  circulation  des  intérêts,  des 
perfectionnements  et  des  idées;  que  par  ces  mille 
veines  la  sociabilité  européenne  se  répande  aux  ex- 
trémités de  la  terre;  que  l'Angleterre  même  ait  la 
première  de  ces  marines,  pourvu  que  la  France  ail 

la  seconde,  rien  de  mieux.  De  celle  façon  l'Angle- 
terre suivra  sa  lui  tout  eu  suivant  la  lui  générale. 
De  cette  façon,  le  principe  vivifiant  «lu  globe  sera 


296  CONCLUSION. 

représente''  par  trois  nations  :  L'Angleterre,  qui  aura 
l'activité  commerciale  ;  l'Allemagne,  qui  aura  l'ex- 
pansion morale  ;  la  France,  qui  aura  le  rayonnement 
intellectuel. 

On  le  voit,  notre  pensée  n'exclut  personne.  La 
Providence  ne  maudit  et  ne  déshérite  aucun  peuple. 
Selon  nous,  les  nations  qui  perdent  l'avenir,  le  per- 
dent par  leur  faute. 

Désormais,  éclairer  les  nations  encore  obscures, 
ce  sera  la  fonction  des  nations  éclairées.  Faire  l'é- 
ducation du  genre  humain,  c'est  la  mission  de  l'Eu- 
rope. 

Chacun  des  peuples  européens  devra  contribuer 
à  cette  sainte  et  grande  œuvre  dans  la  proportion 
de  sa  propre  lumière.  Chacun  devra  se  mettre  en 
rapport  avec  la  portion  de  l'humanité  sur  laquelle  il 
peut  agir.  Tous  ne  sont  pas  propres  à  tout. 

La  France  ,  par  exemple ,  saura  mal  coloniser  et 
n'y  réussira  qu'avec  peine.  La  civilisation  complète, 
à  la  fois  délicate  et  pensive ,  humaine  en  tout  et, 
pour  ainsi  parler,  à  l'excès,  n'a  absolument  aucun 
point  de  contact  avec  l'état  sauvage.  Chose  étrange 
à  dire  et  bien  vraie  pourtant,  ce  qui  manque  à  la 
France  en  Alger,  c'est  un  peu  de  barbarie.  Les 
turcs  allaient  plus  vite,  plus  sûrement  et  plus  loin; 
ils  savaient  mieux  couper  des  tètes. 

La  première  chose  qui  frappe  le  sauvage,  ce  n'est 
pas  la  raison ,  c'est  la  force. 


CONCLUSION.  297 

Ce  qui  manque  à  la  France,  l'Angleterre  l'a  ;  la 
Russie  également. 

piles  conviennent  pour  le  premier  travail  de  la 
civilisation;  la  France  pour  le  second.  L'enseigne- 
ment des  peuples  a  deux  degrés,  la  colonisation  et 
la  civilisation.  L'Angleterre  et  la  Russie  coloniseront 
le  monde  barbare;  la  France  civilisera  le  monde  co- 
lonisé. 


XVIII 


Qu'on  nous  permette  en  terminant  de  déplacer 
un  peu ,  pour  donner  passage  à  une  réflexion  der- 
nière, le  point  de  vue  spécial  d'où  cet  aperçu  a  été 
consciencieusement  tracé.  Si  grandes  et  si  nobles 
que  soient  les  idées  cpii  font  les  nationalités  et  qui 
groupent  les  continents,  on  sent  pourtant  ..quand 
on  les  a  parcourues ,  le  besoin  de  s'élever  encore 
plus  haut  et  d'aborder  quelqu'une  de  ces  lois  gé- 
nérales de  l'humanité  qui  régissent  aussi  bien  le 
.monde  moral  que  le  monde  matériel  et  qui  fécon- 
dent, en  s'y  superposant  ça  et  là,  les  idées  nationales 
et  continentales. 

Rien  dans  ce  que  nous  allons  dire  ne  dément  et 
n'infirme,  tout,  au  contraire,  corrobore  ce  que  nous 


CONCLUSION.  29<J 

venons  de  dire  dans  1rs  pages  qu'on  a  lues.  Seule- 
ment nous  embrassons  cela ,  et  autre  chose  encore. 
C'est,  avant  de  finir,  un  dernier  conseil  qui 
dresse  aux  esprits  spéculatifs  et  métaphysiques  aussi 
bien  qu'aux  hommes  pratiques.   En  montant  d  idée 
en  idée,  nous  sommes  arrivé  au  sommet  de  notre 
pensée;  c'est,   avant  de  redescendre     un  dernier 
coup  d'œil  sur  cet  horizon  élargi.  Rien  de  plus. 

'Autrefois,  du  temps  où  rivaient  les  antiques  so- 
ciétés.; le  midi  gouvernait  le  monde  et  le  nord  \e 
bouleversait;  de  même  dans  un  ordre  de  faits  diffé- 
rent mais  parallèle,  l'aristocratie,  riche,  éclairée  et 
heureuse,  menait  l'état,  et  la  démocratie,  pauvre, 
sombre  et  misérable,  le  troublait  Si  diverse*  que 
soient  en  apparence,  au  premier  coup  dceil.l his- 
toire extérieure  et  l'histoire  intérieure  des  nations 
depuis  trois  nulle  ans,  au  fond  de  ces  demi  histoires 
a  n-N  a  qu'un  seul  fait  :  la  lutte  du  ...alaise  contre 
i(,  bien_être.  v  de  certains  moments  les  peuples  ma 
situés  dérangent  l'ordre  européen,  les  claies  mal 
partagées  dérangent  l'ordre  social.  Tantôt  1  Europe, 
tantôt  l'état,  sont  brusquement  et  violemment  atta- 
qués, l'Europe  par  ceux  qui  onl  froid,  létatpai 
ceux  qui  onl  faims  c'esU-dire  l'une  par  le  uord, 
l'autre  P..r  le  peuple.  Le  nord  procède  par  inva- 
sions ,  et  le  peuple  par  révolutions.  De  là  vient  qu  a 
de  certaines  époques  la  civilisation  s'affaisse  el  dis 
paraît  momentanément  mus  d'effrayant»  irruptioM 


300  CONCLUSION. 

de  barbares,  venant  les  unes  du  dehors,  les  autres 
du  dedans  ;  les  unes  accourant  vers  le  midi  du  fond 
du  continent,  les  autres  montant  vers  le  pouvoir  du 
bas  de  la  société.  Les  intervalles  qui  séparent  ces 
grandes  et,  disons-le,  ces  fécondes  quoique  doulou- 
reuses catastrophes,  ne  sont  autre  chose  que  la  me- 
sure de  la  patience  humaine  marquée  par  la  Provi- 
dence dans  l'histoire.  Ce  sont  des  chiffres  posés  là 
pour  aider  h  la  solution  de  ce  sombre  problème  : 
Combien  de  temps  une  portion  de  l'humanité  peut- 
elle  supporter  le  froid  ?  Combien  de  temps  une  por- 
tion de  la  société  peut-elle  supporter  la  faim? 

Aujourd'hui  pourtant,  il  semble  s'être  révélé  une 
loi  nouvelle,  qui  date,  pour  le  premier  ordre  de 
faits,  de  l'abaissement  de  la  monarchie  espagnole, 
et  pour  le  second ,  de  la  transformation  de  la  mo- 
narchie française.  On  dirait  que  la  Providence ,  qui 
tend  sans  cesse  vers  l'équilibre  et  qui  corrige  par 
des  amoindrissements  continuels  les  oscillations  trop 
violentes  de  l'humanité,  veut  peu  à  peu  retirer  aux 
régions  extrêmes  dans  l'Europe  et  aux  classes  ex- 
trêmes dans  l'état  cet  étrange  droit  de  voie  de  fait 
qu'elles  s'étaient  arrogé  jusqu'ici ,  les  unes  pour  ty- 
ranniser et  pour  exclure ,  les  autres  pour  agiter  et 
pour  détruire.  Le  gouvernement  du  monde  semble 
appartenir  désormais  aux  régions  tempérées  et  aux 
classes  moyennes.  Charles-Quint  a  été  le  dernier 
grand  représentant  de  la  domination  méridionale, 


CONCLUSION.  301 

connue  Louis  XIV  le  dernier  grand  représentant  de 
la  monarchie  exclusive.  Cependant,  quoique  le  midi 
ne  règne  plus  sur  l'Europe ,  quoique  l'aristocratie 
ne  règne  plus  sur  la  société ,  ne  l'oublions  pas ,  les 
classes  moyennes  et  les  nations  intermédiaires  ne 
peuvent  garder  le  pouvoir  qu'à  la  condition  d'ouvrir 
leurs  rangs.  Des  masses  profondes  sommeillent  et 
souffrent  dans  les  régions  extrêmes  et  attendent, 
pour  ainsi  dire,  leur  tour.  Le  nord  et  le  peuple  sont 
les  réservoirs  de  l'humanité.  Aidons-les  à  s'écouler 
tranquillement  vers  les  lieux,  vers  les  choses  et  vers 
les  idées  qu'ils  doivent  féconder.  Ne  les  laissons  pas 
déborder.  Offrons,  à  la  fois  par  prudence  et  par  de- 
un  r,  une  issue  large  et  pacifique  aux  nations  mal 
situées  vers  les  zones  favorisées  du  soleil ,  et  aux 
classes  mal  partagées  vers  les  jouissances  sociales. 
Supprimons  le  malaise  partout.  Ce  sera  supprimer 
les  causes  de  guerres  dans  le  continent  cl  les  (anses 
de  révolutions  dans  l'étal.  Pour  la  politique  inté- 
rieure comme  pour  la  politique  extérieure,  pour  les 
mitions  entre  elles  comme  pour  les  classes  dans  le 
pays,  pour  l'Europe  comme  pour  la  société,  le  se- 
cret de  i.i  paix  est  peut-être  dans  un  seul  mot  :  don- 
ner au  nord  sa  part  de  midi  et  au  peuple  sa  pari  de 

pouvoir. 

Parii ,  rc  lit  en  juillet  is  ;  i . 

I  IN   1)L  TROISIÈME  BT  DERMES    VOL1  JiE. 

III.  26 


TABLE 

DU  TROISIÈME  VOLUME. 


LETTRE  VINGT-NEUVIÈME. 

STIUSIiOURG. 

Ce  qu'on  voil  d'une  fenêtre  de  la  Maison-Rouge,  —  Parallèle 
entre  le  postillon  badoi)  el  le  postillon  français,  où  l'au- 
leui  ne  le  i itre  pas  aveuglé  par  L'amour^propre  national. 

—  Une  miii  horrible,  —  Ni  un  ri  le  manière  d'être  lire  à  quatre 
chevaux.— Description  complète  el  détaillée  de  la  ville  de  Se 
zanne    ~  -  Peinture  approfondie  el  minutieuse  de  Phalsbourg, 

—  Vilry-sur  Marne.  —  Bar-le-Duc. — ■  L'auteur  fail  des  plati- 
tudes aux  naïades.  —Tout  être  a  l'odeur  de  ce  qu'il  mange. 
Théorie  de  l'an  liiteciure  <  i  du  climat,  —  Haute  statistique  ;i 
propos  des  confitures  de  Bar.  -  [•'auteur  songe  .1  une  1  liose 
qui  faisait  la  | d'un  eufani        Paj  jagrs.—  Liguy. —  l  oui 

La  cathédrale,  I  'auteur  dil  fail  ■>  la  1  ithédralc  d'Or- 
léans. Nancy.  Croquis  galant  de  la  place  do  l'H6tcl-dc« 
Ville,  -   Théorie  01  apologie  ilti  Réveil  e aile 


304  TA BLK 

poste  au  |)iiim  du  jour.  — Vision  magnifique.  —  La  cèle  de 

Si i\  ei  ne.  —  Par  igraphe  qui  co ence  dans  l>-  i  iel  ci  qui  finit 

.tlans  un  plat  à  barbe.  —  Les  paysans.  —  Les  milliers.  — 
Wasselonne. —  La  route  tourne. — Apparition  du  Munster.    3 


LETTRE   TRENTIÈME. 

STRASBOURG. 

La  cathédrale.  —  Lu  façade.  —  L'absida.  —  L'auteur  s'exprime 
avec  une  extrême  réserve  sur  le  compte  de  son  éminenre 
monseigneur  le  cardinal  de  Rolian,  évéque  de  Strasbourg.  — 

—  Les  vitraux.  —  La  chaire.  —  Les  fonts  baptismaux.  — 

—  Deux  tombeaux'.  —  Quelques  âneries  à  propos  d'un  anglais. 

—  Le  bras  gauche  de  la  croix.  —  Le  bras  droit. —  Le  suisse 
mal  venu  et  mal  mené.  —  Le  Munster.  —  Qui  l'auteur  ren- 
contre en  y  moulant.  —  L'auteur  sur  le  Munster.  —  Stras- 
bourg à  vol  d'oiseau.  —  Panorama.  —  Statues  des  deux  archi- 
tectes du  clocher  de  Strasbourg.  —  Saint-Thomas.  —  Le 
tombeau  du  maréchal  de  Saxe.  —  Autres  tombeaux.  —  Au- 
dessus  du  prêtre,  le  cure;  au-dessus  du  cure,  l'cvêque;  au- 
dessus  de  l'évêque,  le  cardinal;  au-dessus  du  cardinal,  le 
pape;  au-dessus  du  pape,  le  sacristain.  —  Le  gros  bedeau 
joufflu  offre  à  l'auteur  de  le  conduire  dans  une  cachette.  — 
Un  comte  de  Nassau  et  une  comtesse  de  Nassau  sous  verre. 

—  Quelle  est  la  dernière  humiliation  réservée  à  l'homme.    19 


LETTRE  TRENTE-UNIÈME. 

KREIBTRG   EN   BRISGAW. 

Profil  pittoresque  d'une  malle-poste  badoise.  —  Quelle  clarté 
les  lanternes  de  cette  malle  jettent  sur  le  pays  de  M.  de  Bade. 


DU  TROISIÈME  VOLUME.  305 

Encore  un  réveil  au  point  du  jour.  —  L'auteur  est  outré  des 
insolences  d'un  petit  nain  gros  comme  une  noix  qui  s'entend 
avec  an  écrou  mal  graissé  pour  se  moquer  de  lui.  —  Ciel  du 
matin.  —  Vénus.  —  Ce  qui  se  dresse  tout  à  coup  sur  le  ciel. 

—  Entrée  à  Freiburg.  —  Commencement  d'une  aventure 
étrange.  — Le  voyageur,  n'ayant  plus  le  sou  et  ne  sachant 
que  devenir,  regarde  une  fontaine.  —  Suite  de  l'aventure 
étrange.  —  Mystères  de  la  maison  où  il  y  avait  une  lanterne 
allumée.  —  Les  spectres  à  table.  —  Le  voyageur  se  livre  à 
divers  exorcismes.  — Il  a  la  bonne  idée  •  1 1-  pronoucer  un  mot 
magique.  —  Effets  de  ce  mol.  —  La  fille  pale.  —  Dialogue 
effrayant  ci  laconique  du  voyageur  et  de  la  fille  pâle.  —  Der- 
nier prodige.  —  Le  voyageur  sauvé  miraculeusement  rend 
témoignage  a  la  grandeur  de  Dieu.  —  NYsi-il  pas  é>  ident  (pic 
baragouiner  le  latin  et  estropier  l'espagnol,  c'est  savoir  l'aile- 
mand? —  L'Hôtel  de  In  l'ont-  de  Zœhringen,  —  Ce  que  le 
voyageur  avait  fait  la  veille.  —  Histoire  attendrissante  de  la 
jolie  comédienne  ri  dis  douaniers  qui  lui  loin  payer  dix-sepl 
sons.  —  Le  Munster  de  Freiburg  comparé  au  Munster  de 
Strasbourg.  — ■  l'n  peu  d'archéologie.  —  La  maison  qui  est 
près  de  l'église. — 'Parallèle  sérieux  el  impartial  au  point  de 
vue  du  goût,  de  l'an  el  delà  science,  entre  les  membres  des 
conseils  munit  ipaux  de  France  ri  d'Allemagne  ci  1rs  sauvages 
delà  merduSud. — Quel  est  le  badigeonnage  qui  réussi)  el 
qui  prospère  sur  les  bords  du  Rhin.  — ■  L'église  de  Freiburg. 

—  Les  verrières.  -  La  chaire.  —  L'auteur  bâl e  1rs  ar- 
chitectes sur  l'échiné  des  marguilliers.  —  Tombeau  du  duc 
Bertholdus.  —  Si  jamais  ce  duc  se  présente  chei  l'auteur,  le 
portier  o  ordre  '!<■  ne  point  le  laisser  monter.       San  ophages. 

—  Le  ch r.  —  Les  i  hapelles  de  l'abside,  —  Tombeaux  des 

ducs  de  Z.iln  i  1 1  [  ;  «  •  1 1  -  -L'auteur  déroge  à  toutes  ses  habitudes  el 
ne  monte  pas  au  clocher.  —  Pourquoi  —  Il  monte  plus  haut. 

—  Freiburg  a  vol  d oiseau.  —  <o  tnd  aspei  i  de  la  nature,  — 
L'antre  vallée.  -  .Quatre  lignes  qui  sonl  d'un  gourmand,  'tl 


36. 


306  TABLF 

LETTRE  TRENTE-DEUXIÈME. 

ItAI.E. 

Paysages.  — Profil  des  compagnons  de  voyage  de  l'auteur.  — 
Joli  costume  des  jeunes  filles,  —  Ce  qu'un  philosophe  peut 
conduire.  —  Ici  le  lecteur  voit  passer  un  peu  de  Forêt-Noire. 

—  Bâle.  — L'hôtel  de  la  Cigogne.  —  Théorie  îles  fontaines. 

—  Tombeau  d'Érasme. —  Antres  tombeaux.  49 

LETTRE  TRENTE-TROISIÈME. 

BALE. 

La  Plume  et  le  Canif,  élégie.  — Frick. — Bâle.  — La  cathédrale. 

—  Indignation  du  voyageur.  —  Le  badigeounage.  —  Les  flè- 
ches. —  La  façade.  —  Les  deux  seuls  saints  qui  aient  des 
chevaux.  —  Le  portail  de  gauche.  —  La  rosace.  —  Le  portail 
de  droite.  —  Le  cloître.  —  Regret  amer  an  cloître  de  Saint- 
Wandrille.  —  Luxe  des  tombeaux.  —  Intérieur  de  l'église. 

—  Les  stalles. — La  chaire.  —  La  crypte.  —  Peur  qu'un  v  a. 

—  Les  archives. —  Le  haut  des  clochers. — ■  Bâle  à  vol  d'oi- 
seau. —  Promenade  dans  la  ville.  —  Ce  que  l'architecture 
locale  a  de  particulier.  —  La  maison  des  armuriers.  —  L'IIô- 
tel-de-Ville.  —  M unatius Plancus. —  L'auteur  rencontre  avec 
plaisir  le  valet  de  trèfle  à  la  porte  d'une  auberge.  —  L'archéo- 
logie serait  perdue  si  les  servantes  ne  venaient  pas  au  secours 
des  antiquaires.  —  La  Bibliothèque.  —  Holbein  partout.  — 
La  table  de  la  diète.  —  Soins  admirables  et  exemplaires 
des  bibliothécaires  de  Baie  pour  un  tableau  de  Bubens.  — ■ 
Remarque  importante  et  dernière  sur  la  Bibliothèque.  — Fin 
de  l'élégie  de  la  Plume  et  du  Canif.  55 


DU  TROISIÈME  VOLUME.  307 


LETTRE  TRENTE-QUATRIÈME. 


L'auteur  entend  un  tapage  nocturne,  se  penche  et  reconnaît  que 
c'est  une  révolution. — sérénité  clc  la  nuit.  —  Vénns.  —  Gho 
ses  violentes  mêlées  aux  petites  choses.  —  Enceinte  murale 
de  Bflle.  —  Quel  succès  les  Bâioia  obtiennent  dans  le  redou- 
table fossé  de  leur  ville.  —  Familiarités  bardies  de  l'auleui 
avec  une  gargouille,  —  Les  portes  de  Hâle.  —  L'armée  de 
Hâlc.  —  Une  fontaine  en  mauvais  lien.  —  Boute  «le  Bâle  à 
Zurich. —  Creuzach.  —  ilugst.  —  L'Ergohf.  —  Warmbach. 
—  Rhinfelden.  —  Une  fontaine  en  bon  lieu.  —  L'auteur  prend 
place  parmi  les  chimistes.  07 


L  E  T  T  R  E  T  R  E  N  T  E  -  C I N  0  U 1 1  :  ME. 


Paysages  —  Tableaux  flamands  en  Suisse.  —  La  vache.  —  Le 
cheval  qui  ne  se  cabre  jamais,  —  Le  rustre  < f  ■  i  i  se  comporte 
bv£i  le  beau  sete  comme  s'il  était  élève  «le  Buckingham 
I  m  ruche  et  la  cabane.  Microcosme,  —  Le  grand  dans  le 
petit,  •  Sekingen.  —  La  vallée  de  l'Aar.  •  Quelle  ruine  Fa- 
meuse l,i  domine,  —  Brttgg,        L'auteur,  après  une  longue  ••( 

patiente   élude,  d ne  foule  de  détail)  scientifiques  ci 

importants  louchant  la  tête  tle  l<  n  qui   est  sculptée  dans     i 
muraille  de   Brugg        Coslumcs  et   coutumes  Les   Fein 

mes  et  l<     hommi  i  ■  <  Brugg.  —  Chose  qui  se  comprend  pai 
icnit,  excepté   ■■   Brugg.- — L'auteur  décrit,  dans  l'intérêt  d< 


308  TABLE 

L'art,  une  coiffure  qui  est  à  toutes  1rs  coiffures  connues  ce 
que  l'ordre  composite  est  aux  quatre  ordres  régulii  rs.  —  Dan- 
ger tle  mal  prononça  le  premier  mot  d'une  proclamation.  — 
li.nli  h.  —  la  Limmat.  —  Fontaine  qui  ressemble  a  une  ara- 
besque dessinée  par  Raphaël.  —  Aquœ  verbigenœ,  —  Soleil 
couchant.  —  Paysage.  —  Sombre  vision  et  sombre  souvenir. 

—  Les  villages.  —  Théorie  de  la  chaumière  zoriquoise,  — 
Le  voyageur  s'endort  dans  sa  voiture.  —  Où  et  comment  il 
se  réveille.  —  Une  crypte  comme  il  n'en  a  jamais  vu.  —  Zu- 
rich au  grand  jour.  —  L'auteur  dit  beaucoup  de  mal  de  la 
ville  et  beaucoup  de  bien  du  lac.  —  La  gondole-fiacre.  — 
L'auteur  s'explique  l'émeute  de  Zurich.  —  Le  fond  du  lac. 
■ — A  qui  la  ville  de  Zurich  doit  beaucoup  plaire. —  Qu'est  de- 
venue la  tour  de  Wellemberg? —  L'auteur  cherche  à  nuire 
à  V  hôtel  de  l'Epée,  par  la  raison  qu'il  y  a  été  fort  mal.  —  Un 
vers  de   Ronsard  dont  l'hôtelier  pourrait  faire  son  enseigne. 

—  Etymologie,  archéologie,  topographie,  érudition,  citation  et 
économie  politique  en  huit  ligues.  —  Où  railleur  prouve  qu'il 
a  les  bras  longs.  ^  75 


LETTRE   TRENTE-SIXIÈME. 

ZURICH. 

Il  pleut.  —  Description  d'une  chambre.  —  Reflet  du  dehors  dans 
l'intérieur  —  Le  voyageur  prend  le  parti  de  fouiller  dans  les 
armoires.  —  Ce  qu'il  y  trouve.  —  Amours  secrètes  et  Aven- 
turcs  honteuses  de  Napoléon  Buonaparte.  —  Le  livre.  —  Les 
estampes. —  1814.  —  1840- —  Choses  curieuses.  —  Choses 
sérieuses. —  Il  pleut.  91 


DU  TROISIÈME  VOLUME.  309 

LETTRE   TRENTE-SEPTIÈME. 

SCHAFFHADSEN. 

Vue  de  Schaffhouse.  —  Schaffhausen.  —  Schaffouse.  — Srha- 
phuse,  —  Scliapfuse.  —  Shaphusia,  —  Probalopolîs  —  F,f- 
froyable  combat  et  mêlée  terrible  des  érudits  ei  des  antiquai- 
res.—  Deux  «les  plus  redoutables  s'attaquent  avec  furie. —  L'au- 
teur a  la  lâcheté  de  s'enfuir  du  champ  de  bataille,  les  laissant 
aux  prises. —  Le  château  Vluuoth.  —  Ce  qu'étail  Schaffhouse 
il  y  a  deux  cents  ans.  —  Quel  était  le  joyau  d'une  ville  libre, 
—  L'auteur  dîne.  —  Une  des  innombrables  aventures  qui  ar- 
rivenl  à  ceirx  <|ui  ont  la  hardiesse  de  voyager  à  travers  les 
orthographes  des  pays.  —  Calaïsche  à  la  chôme.  —  L'au- 
teur offre  tranquillement  de  faire  ce  <|ul  eût  épouvanté  Gar- 
gantua. 101 

LETTRE  TRENTE-HUITIÈME. 

LA   CATARACTE  DU   RHIN. 

Écrit  sut-  plaee.  —  Arrivée.  —   l.e  château  de  l.aufeu.  —  ]    ICI 

ur. h  le.  . —  Aspect.  —  Détails.  —  Causerie  du  guide,  —  L'en- 
fant. —  Les  nations.  —  D'où  l'on  voit  le  mieux.  —  L'auteur 
s'adosse  au  rocher. — l'u  déi  or.  ■ —  Une  signature el  un  para- 
phe Le  joui  baisse,  L'auteur  passe  le  Rhin. —  Le  Rhin, — 
I  e  Rhône,  —  Ls  cala ra<  te  en  cinq  parties,  —  l.e  forçai    101 


310  TABLE 


LETTRE  TRENTE-NEUVIÈME. 

YKVEY. —  CHTLLON.  —  LAUSANNE. 

A  M.  Louis  B. 

Ce  qui»  Fauteur  cherche  dans  ses  voyages.  —  Vc'vey.  —  L'église. 

—  La  vieille  Femme  bedeau.  • —  Deux  tombeaux.  —  Edmond 
Ludlow.  —  Andrew  Broughton.  —  David.  —  Les  proscrits. 

—  Comparaient  des  épitaphes.  —  Philosophie.  —  l'u  troi- 
sième tombeau.  —  L'apothicaire.  —  Néant  des  choses  hu- 
maines proclamé  par  celui  qui  a  passé  ■>•!  \ic  à  poursuivre 
M.  de  Pourceaugnac.  —  Le  soir.  —  Souvenirs  de  jeunesse. 

—  Vaugirard  et  Meillerie.  —  Paysage.  —  Clair  de  lune.  — 
Histoire. —  Traces  de  tous  les  peuples  eu  Suisse. —  Les  grecs. 

—  Les   romains.  —  Les  hnns.  —  Les  hongrois.  —  Chillon. 

—  Le  château.  —  Une  femme  française.  —  La  crypte.  —  Les 
trois  souterrains.  —  Détails  sinistres.  —  Le  gibet.  —  Les 
cachots.  —  Bonnivard.  —  La  cage  donne  la  même  allure  au 
penseur  et  à  la  bêle  fauve.  —  Touchante  et  lugubre  histoire 
de  Miche]  Colié.  —  Ses  dessins  sur  la  muraille.  —  Impuis- 
sance démontrée  de  saint  Christophe.  —  Nom  de  lord  Byron 
grave  par  lui-même  sur  un  pilier.  —  Détails.  —  La  voûte  de- 
vient bleue.  —  Magnificences  secrètes  et  générosités  cachées 
de  la  nature.  —  Les  martins-pêcheurs.  —  Sept  colonnes,  sept 
cellules.  —  Trois  cachots  superposés.  —  Peintures  faite.-  par 
les  prisonniers.  —  Les  oubliettes.  —  Ce  qu'on  y  a  trouvé.  — 
La  cave  comblée.  —  Permission  refusée  à  lord  Byron.  — 
L'auteur  descend  dans  le  caveau  où  Byron  n'a   pas  pu  entrer. 

—  Ce  qu'il  y  voit.  —  Le  duc  Pierre  de  Savoie.  —  Encore  la 
destinée  des  sarcophages.  — Le  cimetière.  —  La  chapelle.  — 
La  chambre  des  ducs  de  Savoie.  — Intérieur  —  Ce  qu'en  ont 


DU  TROISIEME  VOLUME.  311 

fait  les  {jcns  de  Berne.  —  La  fenêtre.  —  La  porte.  — Traces 
île  l'assaut.  — Quel  oiseau  passait  sou  bec  par  le  trou  <pii  est 
au  lias  de  la  porte.  —  La  salle  de  justice  —  De  quoi  elle  est 
meublée  aujourd'hui.  —  La  chambre  de  la  toiture.  —  La 
grosse  poutre.  —  Les  trois  trous.  —  Affreux  détails.  —  Une 

particularité  du  château  de  Chillon.  —  L'auteur  dé itre  <pie 

les  petits  oiseaux  n'ont  pas  la  moindre  idée  de  l'invention  de 
l'artillerie.' — Ludlow  et  Botinivard  confrontés.  — Lausanne. 

—  Ce  que  Paris  a  de  plus  que  Vévey.  —  Le  mauvais  p,oùt 
calviniste.  —  Lausanne  enlaidie  par  les  embelltsseurs.  — 
L'Hôtel-de-Ville.  —  Le  château  des  baillis.  —  La  cathédrale 

—  Vandalisme.  —  Quelques  tombeaux.  —  Le  chevalier  <\c 
Granson.  —  Pourquoi  les  mains  coupées. —  M.  de  Rebei  que. 

—  Lausanne  à.  vol  d'oiseau.  —  Paysage.  —  Orage  de  nuit  qui 
s'annonce.  —  lie  tour  à  Paris.  117 


CONCLUSION. 


FIN.